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La Maternelle

La Maternelle

de Léon Frapié

À une femme qui est ta sincère institutrice et qui,– par le privilège de l’entière bonté – est, toute fervente aussi, l’Épouse et la Mère.

Je fus fiancée à vingt-trois ans. Il était temps.

Par une grâce, dit-on, assez rare, le surmenage des études classiques n’avait rien détraqué en moi, la longue attente virginale n’avait pas perverti mon imagination.Élevée sans mère depuis l’âge de douze ans, j’étais très simple,très saine, très « nature » ; de visage coloré, de caractère gai, de gestes vifs. Mais, enfin, il était temps que la certitude d’un prochain mariage vint secourir la belle patience de mon tempérament.

Mon fiancé avait le profil chevaleresque d’un Louis XIII adouci, et sa conversation mettait en poésie les plus ordinaires circonstances de la vie. J’éprouvais auprès de lui une exaltation heureuse, tout en pensée. Après son départ, je me sentais alourdie, comme si mon corps même portait aussi une rêverie à bientôt exhaler.

Or mon père mourut subitement de l’issuedésastreuse d’une affaire d’argent.

Je me trouvai, du jour au lendemain,orpheline, pauvre, délaissée, car la poésie de mon fiancé nesurvécut pas à la perte de ma dot. Et je ne pus empêcher ma douleurd’amante d’envahir ma douleur filiale.

Un seul parent me restait : un oncle,vieil officier retraité, qui, naguère, avait été profondémentindigné de mon succès aux examens du baccalauréat et de la licenceès lettres. Il consentit rageusement à me recueillir.

Après deux mois de solitude larmoyante,l’inévitable réaction afflua. Je n’avais pas en vain frôlé de siprès le mariage : j’éprouvai le besoin de sortir, d’agir, devivre.

Un soir, au retour d’une promenade séduisanteet triste, commencée lentement, puis raccourcie de pas rapides, jeprononçai cette inflexible décision qui devait être la sauvegardede ma sagesse : « Il ne faut pas que je m’ennuie ».Et je priai mon oncle de me chercher d’urgence un emploi dansl’enseignement.

Mon oncle se flattait justement de quelquesaccointances au ministère. Il ne tarda pas à rapporter cedéplorable renseignement que je ne serais jamais institutriceprimaire : toutes les places étaient promises, plusieursannées à l’avance, et d’ailleurs je n’avais pas le diplômevoulu.

– Comprends-tu ? me disait-il avecune aigreur qui n’était pas exempte de triomphe, le brevetd’aptitude à l’enseignement primaire, c’est le brevet élémentaire.L’as-tu ? Non. Eh bien, tu collectionnerais tous les diplômesde la création : licenciée, doctoresse, agrégée, académicienneet même décorée, tu ne pourrais pas enseigner la grammaire. Ça secomprend, pourtant !

Oh ! ces bouffées de mépris qui sortaientde sa pipe ! Ces jets de salive invincibles ! Oh !ces regards pratiques, insoutenables, clairs comme le néant, quiincriminaient mon visage nerveux, mes traits évaporés et tout lechimérique de ma personne mince !

Je ne pouvais pas attendre six mois l’examen,d’ailleurs platonique, du brevet élémentaire. Je me déclarai prêteà accepter, séance tenante, n’importe quel travail.

Alors apparut, sans remède, la tare d’avoirtrop d’instruction.

Je vois encore mon oncle courroucé tombant surune chaise au retour de courses éreintantes :

– Il ne manque pas d’emplois que tupourrais obtenir, si tu n’avais pas tes sacrés diplômes !Tiens, il y a une place de femme de service d’école maternelle…mais la condition, c’est d’être à peu près illettrée.

La logique le criait : jamais on ne menommerait femme de service si l’on savait que j’étais bachelière,licenciée. Voyons, voyons, la main sur le cœur : parconvenance, par égard pour l’instruction, par respect humain, –oui, monsieur, par respect humain, – on me laisserait plutôt mourirde faim !

J’étais atterrée ; mon oncle m’accablaitde ses regards sévères.

– Je pourrais les déchirer, les brûlermes diplômes ? hasardai-je.

Un haussement d’épaules rebuté :

– Ça n’avancerait pas ; il en restequelque chose sur toi, dans ta façon de parler… c’estineffaçable.

– Je baissai la tête sous le poids de monindignité.

Mais la nécessité poussait son aiguilloninsupportable. Il fut décidé que j’essaierais tout de même dedissimuler mes fâcheux antécédents ; je protesterais contre lesoupçon d’une capacité supérieure à lire et écrire.

Ce fut fait bravement, ma foi, avec même unepointe d’espièglerie, au début, car je suis d’un tempérament assezenjoué.

Je hantai les bureaux, comme il convenait,pendant que mon oncle, de son côté, mobilisait ses relations lesplus galonnées.

Ah ! cette tare de l’instruction !Je ne sais quoi me trahissait : les employés me toisaient, maldisposés.

– Femme de service ?… Il faut desaptitudes.

J’avais beau torturer ma pauvre tête pourtrouver le mot trivial, pour forger la tournure de phraseincorrecte, j’avais beau m’appliquer à faire des cuirs, cesmessieurs se méfiaient ; une prévention hostile se devinaitsous leur politesse étriquée.

– Les emplois de femme de service sontdes emplois modestes, qui ne permettent aucune ambition, mais quiexigent des qualités pratiques, sérieuses. On les destine depréférence à des personnes de condition ordinaire, sansprétentions.

C’est qu’il s’agit de ne pas dépasser leniveau, quand-on brigue un emploi !

On n’obtient rien sans effort. Je travaillai.Je lus des feuilletons populaires, je me bourrai des œuvres lesplus dénuées de style. Je fus assidue jusqu’à l’anémie.

Ah ! j’en ai attrapé des maux de tête,des vertiges, à désapprendre !

Je l’ai compris plus tard : dans lesbureaux, j’aurais dû rire bêtement et complaisamment en tortillantla pointe de mon corsage, les paupières baissées, l’airsubjugué ; j’aurais dû peut-être laver moins mes mains,répandre sur ma robe un peu d’eau-de-vie, de façon à présenterl’odeur de ma condition ; sait-on les choses qui donnentconfiance à l’administration ?

Heureusement je sus recevoir à la figure, enfille qui a quelques motifs de honte, la supériorité ricanante desmessieurs expéditionnaires ; et, malgré ma maladresse à fairevaloir, d’autorité, que j’étais sans culture aucune, – à force depersévérance dans l’abaissement ignare, – j’obtins l’emploi defemme de service à l’école maternelle de la rue des Plâtriers,20e arrondissement.

Un matin d’octobre, mes diplômes celés à toutjamais au fond d’une malle, je prie le tablier bleu et lebalai.

Mais, dès le premier jour, une misèreinattendue m’étreignit l’âme. On ne quitte pas si facilement sonrang, on n’abolit pas si facilement ses facultés maîtresses.

Comme des besoins artificiels tenaillentl’alcoolique repentant dont le corps réclame impérieusementl’humectation vénéneuse, de même, à cause des lettres et del’éducation que l’on m’avait inoculées, – j’étais travaillée d’unimmense besoin de satisfaction intellectuelle, – le soir, aprèsavoir fait le ménage de mon école, – et je me raccrochaiséperdument à mon passé.

Puis, j’avais vingt-trois ans, j’avais étéfiancée ; Paris bouillonnait autour de moi ; une sèveaffectueuse m’accablait de son expansion impossible.

Mais je ne voulais pas m’ennuyer. Alors jesentis qu’en dehors de mon métier manuel, il fallait inventer unetâche qui me prouvât la persistance de ma personnalité première. Jedevais, chaque jour, au miroir de ma conscience, me reconnaîtrepour une personne de quelque culture et de quelque sentiment. Ilfallait, dans ma vie, une garantie de santé morale, une manieélevée à laquelle je dédierais tout mon idéal et qui userait toutesmes virtualités.

Donc, par impulsion romanesque, – sans douteparce que j’avais lu des livres où le personnage intéressant, à unmoment bien choisi, se mettait à buriner ses mémoires, – je résolusd’écrire le journal de ma vie à l’école, le journal de ma vierapportée à l’observation passionnée des enfants.

D’ailleurs, pouvais-je mieuxtrouver ?

Puisque des enfants composaient mon entouragepermanent et que j’avais un si douloureux besoin de penser etd’aimer !

I

L’école est dans une rue pauvre d’un quartierpauvre, assez différent d’un quartier ouvrier proprement dit.

Voici le paysage : les ruisseaux ont unemaladie noire ; la chaussée, de la largeur de deux fiacres,sue gras quand elle n’est pas noyée par la pluie ; lestrottoirs, trop peu respectés des chiens, des enfants et desivrognes, abondent en épluchures traîtresses.

Les boutiques à badigeon sombre portent unegourme négligée d’éclaboussures ; les maisons, au-dessus,tendent leurs faces chiffonnières, cendrées, avec des traînées delarmes couleur de café ; les fenêtres étroites, malsaines,n’ont que de la friperie à laisser voir. Des lanternes interlopes,çà et là, dépassent seules l’alignement.

Une odeur de graillon suspecte et compliquéeest attachée pour toujours à la vieillesse du sol et desimmeubles.

Sur vingt boutiques, on en compte quatorze demarchands de vin et quatre de brocanteurs, il y a levins-restaurant, le vins-épicerie, la fruiterie et vins, levins-crémier, le vins-tabac, le vins-concert et bal musette, lecharbons et vins, le bar, la distillerie, le grand comptoir, et,pour chaque débit, un hôtel meublé.

La rue part du boulevard de Ménilmontant. Lesfiacres y sont rares et les passants peu variés : la majoritédes gens apparaissent en savates et nu-tête ; des journéesentières peuvent s’écouler sans que l’on rencontre un pardessus ouun chapeau de haute forme. Cependant l’animation ne manque pas. Desquantités d’affaires se traitent dehors à grands éclats de voix etcomportent l’appoint de solides horions. Quand l’école n’est pasouverte, des déballages considérables d’enfants jonchent letrottoir et la chaussée.

Un drapeau déteint signale de loin un locald’utilité publique. De près, on reconnaît une école, aux fenêtresélevées du rez-de-chaussée à boiseries jaune foncé et àl’architecture de pierres de taille agrémentée, dans le bas,d’affiches officielles et d’inscriptions scabreuses charbonnées parles gamins. Devant cette façade, le pavé en bois, succédant au pavéde grès, fait taire brusquement les voitures.

Quatre marches extérieures conduisent dans unevaste entrée dallée, peinte en gros vert jusqu’à hauteur d’appui,en vert d’eau jusqu’au plafond et caractérisée par trois tableauxd’honneur publiant les noms des meilleurs élèves. À gauche, la logede la concierge et un escalier d’appartement ; à droite, lebureau de la directrice, le préau et la cantine ; en face, lacour de récréation.

C’est une petite école maternelle de troisclasses, parfaitement insuffisante pour le quartier. Mais, quediable ! la grandeur d’une école dépend du terrain acquis etnon du chiffre de la population.

Une directrice et deux adjointes se partagentun stock d’environ deux cents enfants. La directrice se charge destout petits, de deux à trois ans ; les deux autres divisionscomprennent les moyens, de trois à cinq ans, et les grands, de cinqà sept.

La classe des tout petits et celle des grandssont au rez-de-chaussée, à la suite du préau. Le premier étage estoccupé par la classe des moyens et par l’appartement de ladirectrice.

Dans la cour en rectangle, un marronnier autronc noir est prisonnier, tout seul, à peu de distance du coin oùs’alignent les dix cabines de water-closets. À cet arbrenostalgique, les propriétés mitoyennes ne montrent que leurfond : trois grands murs aveugles, avec des ébrèchements depoutres et de meulières.

Mes fonctions de femme de service ont commencéle 1er octobre. Quelques jours avant, j’étais alléerecevoir ma nomination de la directrice. Car c’est la directricequi nomme ; seulement (il y a un petit seulement) sadélégation est soumise à l’agrément du préfet, et, lorsqu’une placeest vacante, la préfecture a soin d’envoyer plusieurs postulanteset de faire savoir que l’une d’elles, expressément désignée, étantparticulièrement recommandable et recommandée,« l’administration serait très heureuse » de lui voiraccorder la préférence. À part cela, le choix de la directrice estabsolument libre.

Ma directrice est une femme de quarante ans,veuve, encore très belle, extrêmement bien parée, avec toutessortes de recherches pour dissimuler un embonpoint regrettable.J’ai admiré, dans sa réception, une pratique consommée del’amabilité :

– Aimez-vous les enfants ? a-t-elledemandé d’une apostrophe rieuse, en m’analysant d’un regardperplexe, puis, sans écouter mes protestations de dévouement, ellem’a expliqué allègrement mes fonctions, d’après le Règlement,invoqué comme un avantage, à tout bout de phrase.

La femme de service est priée d’arriverstrictement à six heures du matin, pour l’allumage des feux, enhiver, pour l’arrosage de la cour et l’aération des classes en été.À partir de sept heures, en été, et de huit heures, en hiver, elledoit être continuellement à la disposition de la directrice et desadjointes pour tous les soins matériels nécessaires aux enfants etnotamment pour la conduite aux cabinets et aux lavabos, à neufheures, avant l’entrée en classe et à une heure, après le déjeuner.Le matin, pendant la classe, c’est-à-dire de neuf heures un quart àonze heures et demie, elle entretient les feux, prépare les panierset les tables de réfection, répond à tous les appels, en casd’accidents malpropres, et garde les élèves si la directrice ou unemaîtresse a besoin de s’absenter. Ensuite elle habille ceux quivont prendre leur repas dans la famille, elle sert le déjeuner,sous la surveillance d’une maîtresse et aide les tout petits àmanger.

Après le repas et le service de la cour, ilfaut dégraisser les tables et le parquet. À quatre heures,distribution des paniers, habillage et organisation de la sortieavec les maîtresses. Ensuite, nettoyage minutieux des classesévacuées, et, seulement après le départ du dernier enfant, balayagedu préau. Les enfants que les parents viennent chercher peuventrester jusqu’à six heures en hiver, jusqu’à sept heures en été.Dans les temps froids, on monte de la cave environ dix seaux decharbon de terre. En somme, la journée est à peu près terminée àsept heures, en hiver, et à huit, en été.

Je m’inclinai en grande satisfaction. Jen’entrevoyais pas plus de treize à quatorze heures de travailquotidien pour mes quatre-vingts francs par mois et je medisais : il n’y a encore rien de tel que l’Administration.

Avant de me congédier, la directrice ajoutarondement avec un sourire de générosité personnelle :

– Quand deux jours de fête se succèdent,vous employez l’un d’eux, celui que vous voulez, à faire lelessivage général des parquets.

Les impressions de ma première journée furentdiverses et fortes.

Un étonnement, dès le début : je n’étaispas seule de service, j’avais une collègue, particulièrementchargée de la cantine et du bureau de la directrice, mais tenueaussi de me seconder : Mme Paulin, une femmed’aspect torchon et bienveillant, de type méridional, brune,solide, vive et d’âge indéterminé : j’aurais hésité entretrente et cinquante ans.

M’ayant regardée mettre mon tablier bleu surma jupe noire, elle me demanda fort naturellement :

– Vous n’avez pas déjà servi dans unebrasserie ?

À huit heures moins dix, la directrice arrivadans le préau qui fut laissé grand ouvert : une salle de vingtmètres de longueur sur douze de largeur : quatre fenêtres surla rue, trois fenêtres et une sortie sur la cour de récréation.Comme aucune personne étrangère à l’école ne doit pénétrer dans leslocaux, l’entrée du préau, après la porte, est défendue par unebarrière à claire-voie dans laquelle est pratiqué juste le passaged’un enfant.

À huit heures moins cinq, ouverture de laporte de la rue par la concierge, une vieille, à la bouche cousue.Aussitôt, des enfants apparurent dans le préau, comme s’ilspoussaient la trappe d’un piège. La directrice siégeant devant unpupitre, contre la balustrade à droite, – leur consigne est depasser devant elle, de lui remettre, s’il y a lieu, les deux sousde cantine, d’aller poser panier, coiffure et vêtements, au bout dela salle ; sous les fenêtres de la-rue, entre le calorifère etles lavabos, puis d’obliquer vers le mur entre les deux portes declasses, face à l’entrée, où filles et garçons mêlés s’asseyent surdes bancs en trois groupes différents, selon leur importancephysique.

C’était une arrivée ininterrompue, offrantcette première image, en gros : un monde lilliputien avectabliers, mollets nus tout minces et grosses chaussures à cordons.Quelques enfants amenés par leur mère pleuraient en dehors de labalustrade, mais, une fois enclos, ils reniflaient une consolationimmédiate, en s’entendant interpeller gentiment par ladirectrice :

– Eh bien ! eh bien !

Beaucoup arrivaient par paires : detaille inégale, ils se tenaient par la main et traînaient lespieds, puis se séparaient avec un « galochage »rapide.

« Mon Dieu, qu’ils sont petits !Quels brimborions que les élèves d’une écolematernelle ! » Telle fut ma remarque inattendue etj’étais saisie d’une disproportion presque comique entre la hauteurdes bambins et la distance du plafond, à cinq mètres du plancher,car il faut grimper sur une chaise pour ouvrir les fenêtres etelles sont encore surmontées d’un vasistas.

La directrice tapa dans ses mains, sans grandeconviction, vers les bancs grouillants et bruissants.

– Voyons, là-bas, un peu moins devacarme !

Une centaine de jeunes têtes présentèrentpendant cinq secondes l’attention de leurs yeux vifs, puisredevinrent exactement aussi mouvantes et babillantes.

Une autre remarque : il y avait deuxcatégories de « binettes » : les parisiennes pures,plus mièvres et plus ciselées, et les parisiennes d’occasion, plusépaisses, avec des traits rudes, sous lesquels on déchiffrait lenormand ou l’auvergnat.

Je plaçais toujours de nouveaux paniers et denouveaux bérets. Un bruit confus d’éléments régnait dans le préau,j’avais l’impression d’un envahissement total, par écluseslointaines, de l’atmosphère. D’autre part, une dispositioninconnaissable s’éveillait en moi. N’avais-je pas éprouvé, unefois, ce vague attendrissement à la vue de chats nouveau-nés ?Et la question de la directrice me revenait :« Aimez-vous les enfants ? »

J’étais toute drôle : comme gênée etsollicitée.

La directrice me montra un enragébonhomme : je l’avais déjà fait asseoir deux fois, et il étaitencore debout qui interpellait et tirait ses camarades. Pour qu’ilrestât en place, je lui appuyai ma montre à l’oreille, une montred’homme à fort tic tac : « Écoute ! »

Il prononça aussitôt d’un ton d’attentiongrave et dégagé : « Toc, toc, toc, toc ! »puis, levant le nez, avec un sourire malin, supérieur :

– C’est pas une montre que tu me mets là,c’est une auto.

Ah ! cette assurance ! cettepuissance riante et indulgente ! Avait-il trois ans ? Jen’attendais de ce tout petit qu’un gazouillis dénué de sens… Alors,brusquement, ce fut l’entrée de l’enfance dans mon cerveau ;ce fut net, entier, définitif comme une révélation. Jusqu’àprésent, je n’avais guère perçu de rapport vital entre moi et lesenfants ; je ne spécialisais pas de sentiments à leurégard.

L’éclair de ma pensée pénétra l’immensitéinconnue : ce petit être ne sait rien, vous y touchez, il ensort les plus notables réflexions. La clarté de son visage estfaite de myriades d’expressions, comme une nappe d’eau est faite demyriades de molécules et cette transparence enfantine, pareille àcelle de la mer, du ciel, est riche de tous les reflets créésdepuis l’origine du monde et perdus par nous, grandespersonnes ; ce qui naît étant supérieur en passé et en avenirà ce qui a déjà vécu.

Je suis sûre que ma physionomie fut changéepour toujours et je continuai à manipuler les élèves arrivants avecl’aise forcée d’une personne qui a reçu une atteintesubjuguante.

Quelques-uns devisaient tout seuls pendant queje les déshabillais.

Un autre choc : j’admirai subitement ceverbiage spécial caractérisé par la suppression de ne avecpas et par l’absence de liaisons : « C’est pas(h) une montre, c’est (h) une auto », etaussi par l’ignorance des élisions ordinaires : « Il apleuré parce que il voulait pas (h) aller àl’école, si il voulait (h) aller à l’école,si il avait pas du chocolat. »

Ce parler lent, poussif, bonhomme, fait pourconduire l’évidence tranquille, recèle une preuve touchanted’intimité avec soi-même et de franchise confiante ; c’estfoncièrement et uniquement puéril.

Mais la voix de la directrice coupa monattendrissement :

– Rose, Rose, là-bas !…

Un « moyen » pleurait sur sonbanc ; un camarade bien plus petit s’était dérangé et luiessuyait les yeux avec son mouchoir, d’un geste drôle, à distance,comme on effacerait de la craie sur un tableau noir. Il sedépêchait, le visage contracté, tâchant d’empêcher ces pleurs de legagner lui-même.

– Vite, Rose, le moins de contactphysique possible d’enfant à enfant. Je vous ai donné lesinstructions relatives à la lutte contre les maladiescontagieuses.

À huit heures et demie, la directrice futremplacée par une adjointe, Mme Galant, grossefemme assez commune, qui avait l’air d’une marchande des Hallescossue, plutôt que d’une institutrice. La directrice passa dans sonbureau pour recevoir des parents d’élèves postés dans l’entrée.

Pendant la courte cessation de surveillancerésultant du changement de maîtresse, éclata un brouhaha formidabled’enfants dérangés et querelleurs.

– Madame ! Madame !

L’adjointe s’approcha des bancs, harcelée parce mot crié sur tous les tons, archi-aigus, gémisseurs,rageurs :

– Madame ! Madame !

On entendait de véritables miaulements, desvoix de polichinelle.

Mme Galant se pencha, prononçades paroles perdues, allongea des gestes de magnétiseur,d’escamoteur, qui replacèrent les gamins sur leurs bancs, puis,redressée, elle frappa dans ses mains et commanda, s’adressantsurtout au groupe des « moyens », ses élèves :

– Chantons !

On dit qu’il est un petit vieux

Cent bouches s’ouvrirent, rondes, d’où jaillitun son unanime :

On dit qu’il est un petit vieux

Qui vient le soir jeter du sable

Dans tous les pauvres petits yeux

Des enfants qui sortent de table.

J’étais stupéfaite de la façon commode dont lamaîtresse s’était débarrassée des plaintes, des cris, despleurs : « Chantons ! » Et le comble c’étaitqu’en un instant le piaulement était devenu chant dans la bouchedes enfants. C’est-à-dire que la bouche, ouverte pour exhaler ungémissement avait, par un brusque tour de clé, modulé une notegaie.

De nouveaux bambins entraient toujours, enfile interminable.

Le chant augmenta et précisa ma particulièreémotion de débutante et de dépaysée. C’était d’abord l’émotion del’innombrable, une impression d’envahissement non seulement del’espace, mais de moi-même. Je reconnaissais aussi l’école pour unlieu unique, retranché, où les gens, métamorphosés, prenaient unerespiration de commande. Puis, je souriais malgré moi et j’avaiscomme une douce envie de pleurer.

Je sus que mon sentiment majeur était lapitié : le chant commun, traînard, grêle, révélait tout à couples qualités des corps d’où il vibrait. Quelle singularité !Tous ces enfants étaient de l’espèce chétive, de l’humanitémiséreuse.

L’entrée ayant cessé, j’enfilai les bancs duregard ; l’aspect peuple était saisissant : un ensemblede figures pâlotes, propres, mais « pas fraîches » ;on sentait la chair creuse, la substance inférieure, les cheveuxmêmes paraissaient communs et fanés.

Ce n’était pas seulement l’enfance et safragilité, ce n’était pas seulement le mystère des existencescommençantes qui m’inquiétait, c’était la notion pénétrante depauvreté. Tous ces enfants formaient une seule race dénuée, etl’habillement uniforme, – tabliers disgracieux, chaussettes maltirées, souliers mal lacés, – reproduisaient l’aspect miteux etdéteint du quartier.

Obligés de lever la frimousse pour chanter,ils me scrutaient : j’étais du nouveau pour eux. Je sentisleurs yeux clairs me toucher ; puis, on aurait dit que toutesles bouches bâillaient à qui crierait le plus fort, en monhonneur ; puis le nez, les oreilles me sollicitèrent. Lemélange des cheveux de filles et des cheveux de garçons me frappaaussi. Je me rappelle encore deux croix, avec des rubans rouges surdes tabliers noirs et, au bout d’un banc, un garçon : grandfront, nez ébréché, joues caves, bouche de travers ; ilsemblait bramer vers moi un appel interminable.

Avant neuf heures, la directrice revint,suivie de la deuxième adjointe. Celle-ci était toute jeune, brune,grande, mince, bien habillée. Son visage faisait penser à une imagede Diane par la régularité grecque des traits et par une certaineexpression majestueuse donnée au front et à l’abaissement despaupières : « Mortels, ne me touchez pas ! »Mlle Bord avait le gouvernement des« grands ».

Il y eut une rapide inspection de propreté.Quelques enfants furent envoyés au lavabo.Mme Paulin s’élança du fond de sa cantine, fitsemblant de m’aider à passer l’éponge sur un nez sale et, désignantde la tête la jeune adjointe, me confia comme le renseignement leplus important du monde :

– C’est la normalienne.

Là-dessus, elle s’en retourna dans sacuisine ; elle n’était venue que pour me souffler cette graveparole.

Sur un coup de sifflet, trois rangs seformèrent et ce fut la conduite aux cabinets. Je suis chargée dudéboutonnage, du relevage de chemise et du reboutonnage des petitsqui ne savent pas procéder seuls.

Dieu qu’ils sont bas ! pas plus hauts quele siège d’une chaise ! Il ne suffit pas que je me courbe endeux, il faut que je me tienne accroupie ; on ne se doute pascombien cette position est fatigante. Mes clients font la queueprès de moi et arrivent dans mes mains chacun à son tour. J’ouvre,je trousse, très vite… cinq, six, allez ! Je reprends, jerajuste ; allez, allez !

Un blondin drôlement culotté que je croisavoir suffisamment préparé ne bouge pas ; il me considèrefixement et me dit d’un ton d’autorité impatiente :

– Eh bien ! sors-moi mabête !

Le toucher nouveau, inattendu, me donne unecrispation et mes doigts ont peur comme d’une fragilité quipourrait s’écraser. Mais quoi ! il n’y a pas à penser, il y ale devoir : allez, allez ! Je complète mon déboutonnaged’un tâtonnement ; je me hâte, les sourcils serrés, je ne veuxrien éprouver… je farfouille…

– J’en ai pas encore, me dit bonnementune gamine à cheveux ras.

Dès que j’eus fini, s’effectua l’entrée enclasse. Mon service est d’accompagner le rang des tout petits dansla classe de la directrice et de les placer sur les bancs, face aubureau.

– Pour vous les faire connaîtrerapidement, ce qui est indispensable, me dit la directrice,amusez-vous à les séparer par sexe.

Mais je me trouvai fort embarrassée – cesmioches de deux à trois ans étaient tous en robe et ils parlaientmal. Beaucoup n’avaient pas plus une tête de garçon qu’une tête defille.

La directrice ne s’occupait pas de moi ;elle compulsait et signait des papiers.

Impossible de trier mon troupeau : envoici deux que j’ai mis à droite, je les reprends, je les range àgauche ; pour celui-là, j’ai envie d’opérer le changementinverse.

– Comment t’appelles-tu ?

– Zizi.

Je ne suis pas plus avancée.

Heureusement, Mme Paulinapparut :

– Je me doutais que vous seriez le becdans l’eau, dit-elle ; tenez, voilà la manière, quand on neles connaît pas par leurs noms.

Sans s’attarder à des réflexions, elle attrapaZizi à pleines mains, par le milieu du corps, le retourna la têteen bas et regarda la marque, comme on retournerait et regarderaitl’envers d’une potiche. Cette évolution fut si rapide que l’enfantn’eut pas le temps de dire ouf.

– Allez, c’est une fille. Et toi ?…Loulou ? Fais voir un peu ton bulletin. Crac ! les pattesen l’air.

Elle en déchiffra ainsi une douzaine, àl’envers, en moins d’une minute ; absolument le chic del’ouvrière parisienne : vite et bien.

Elle me laissa, et je me tirai d’affairepassablement. Mais j’étais ahurie par le bruit incohérent de mesmarmots ; leurs pieds surtout ne cessaient pas de tapoter etde racler. Mes « chuut » et mes agitations de main neproduisaient aucun effet. Et soudain, derrière moi, la directriceproféra je ne sais quel mot ; épandit je ne sais quelsigne : tout se tut.

Alors, j’entendis et je vis qu’un exercice delecture au tableau était déjà en train, dans la classe des grands,éclairée sur la cour et séparée de celle-ci, donnant sur la rue,par une simple cloison vitrée. J’entendis au premier étage, dans laclasse des moyens, une récitation unanime.

Et je connus le silence particulier d’uneécole : un silence ronflant, vivant. Ou plutôt, faut-il dire,le bruit ordonné, groupé, équivaut au silence. C’est le désordre dubruit qui est fatigant, mais le son réglé d’une classe ne se mêlepas à la représentation d’une autre classe, on l’écarte àvolonté.

– Allez préparer vos paniers pour ledéjeuner ; n’oubliez pas la sciure humide sur le parquet.Surtout ne quittez pas le préau ; ces dames peuvent avoirbesoin de vous d’un instant à l’autre.

Vers dix heures, des pas précipités me firentsursauter : un monsieur s’était introduit dans l’école. Ils’arrêta, le temps de me toiser et de me crier : « Madamela directrice ! » puis il fila tout droit à la petiteclasse.

Mme Paulin accourut, l’aireffrayé :

– C’est le délégué cantonal ! Vousavez été nommée à la place de sa protégée ; il vient voircomment c’est arrivé. Il est furieux. Gare à vous !

– Comment, gare à moi ?

– Dame ! Il vous a déjà regardée dehaut en bas. Et s’il indispose la directrice contre vous ? Ily a cinq ans, le délégué d’avant, un vieux, avait pris la femme deservice en grippe, il a fini par la faire renvoyer.

– Délicieux ! Je vais être heureusedans cette école. Mais je sais que la fonction d’un déléguécantonal est d’examiner la tenue de l’école ; il n’a nullementà s’occuper de moi.

– Oh ! ditMme Paulin avec philosophie, tout le monde peutfaire des misères à une subalterne : y a même pas besoin demotif.

– Est-ce qu’il vient souvent, cedélégué ?

– Pour ça, oui ! C’est de ces gensqui ne savent pas trop ce qu’ils veulent. Les enfants l’intéressentbeaucoup : il aime bien à bavarder, la directrice aussi ;alors, voilà, il s’amène.

– Bon ! Je pourrai l’admirer àloisir. J’ai seulement vu qu’il avait un pardessus noir, unmagnifique chapeau de soie, à preuve qu’il avait oublié de leretirer, dans sa colère. Il est assez jeune ?

– C’te question ! S’il estjeune ? À peine trente ans. Il s’appelle Libois. Il est trèsbien pour un blond : ni trop grand, ni trop petit. Si lanormalienne était maligne…

Je me souviens maintenant de la premièrerécréation : de dix heures un quart à dix heures troisquarts.

Une file d’enfants sortait indéfiniment par laporte de la grande classe et, vue du préau, faisait penser à unemèche noirâtre tirée par une maîtresse le long du mur de lacour.

Subitement, à un signal, la mèche sauta :les enfants jaillirent, s’éparpillèrent, tourbillonnèrent, secroisèrent avec mille éclats de voix. Tous, sans exception, aumoment précis, éprouvèrent le besoin d’exhaler un« aah ! » sauvage, de s’élancer, de faire le moulinavec leurs bras ; toutes les bouches étaient béantes, tous lescorps agités, sans idée, par explosion, exactement. Puis, l’instantd’après, les têtes se cherchèrent, il se forma cinq ou six gros tasmouvants de tabliers et de mollets ; entre ces masses, desbrimborions tournant, recueillis par leurs aînés, des fillettes quise tenaient par le bras, à quatre, et marchaient, très occupées deleur bavardage, et aussi, dans tous les sens, des poursuitesincompréhensibles organisées à grands cris.

Je lançais ma sciure à poignées, à la façond’un garçon de café saupoudrant de sable sa terrasse, je restai lebras en l’air, saisie par un spectacle de foule. Dix fois, despoursuivants hurleurs étaient passés, dédaignés, près d’un groupede « moyens » affairés à échanger des bons points ;soudain, comme par l’effet d’une onde électrique, tout le groupe seprécipita, braillant avec les camarades, sans signification, sansmotif ; alors, d’autres groupes frôlés se joignirent, desgrands entraînèrent leurs petits frères, des causeurs tranquillessautèrent, brusquement emballés, plus éperdus, plus frénétiques,clamant plus fort que les premiers, et ce fut une ruée d’élément,un haro unanime, un emportement destructeur et oppresseur :panique, assaut, joie brute. Puis, brusquement encore et sans causeencore, il y eut baisse et discordance des cris, éparpillement dunombre. Le mal que l’on pourchassait était-il censément puni ?Ou bien le fléau que l’on fuyait était-il évité ? Impossiblede savoir, c’était la foule.

Les adjointes s’émouvaient peu ; ellesréclamaient de la modération par acquit de conscience et nequittaient pas une étroite longueur bitumée devant la classe et lepréau. Les mioches branlants trouvaient un refuge dans la promenadede leurs jupes. Pourtant, quelques-uns furent bousculés.

Les femmes de service mangent dans la cantine,un quart d’heure avant la sortie des élèves. J’ai le grand avantagede recevoir gratis de la viande et des légumes à volonté, (Lacantinière prélève, de droit, deux gamelles et l’on tolère qu’ellepartage avec sa collègue.)

Mme Paulin, qui entend biengarder sur moi un légitime ascendant, me dit avec une sollicitudesévère :

– Vous êtes anémique, il faudra vousbourrer solidement.

Elle essuie le bout de son nez avec son brasnu et me rapporte du bœuf. Elle me regarde grignoter, maternelle,et son visage s’éclaire d’une lueur gaie qui me faitrougir :

– Faut bien que jeunesse se passe.

Et je devine qu’elle excuse, qu’elle admiremon anémie dont les causes folâtres ne lui échappent pas.

C’est une excellente personne ; son zèleamical baisserait, si elle savait qu’il ne m’est rien arrivé, maisrien du tout, dans cette jeunesse qui se passe.

Je bredouille, la bouche pleine :

– Merci, vous êtes trop aimable… je nemangerai jamais tout ça… je vous assure que je suis très bienportante.

Une singulière pudeur m’empêche d’entrer enexplications autres, et je perdrais contenance tout à fait, s’il mefallait fournir ce détail de conséquence :

« Avant d’être ici, je n’avais jamaisquitté ma famille. »

Les enfants qui déjeunent à l’école défilentdans le préau et prennent leur panier, entre le lavabo et lecalorifère.

Je distribue, avec Mme Paulin,les cuillers et les gamelles toutes servies, légumes et viandecoupée.

– Silence et les mains au dos ! Onne commence pas à manger avant que la distribution soitcomplète.

Les enfants doivent apporter leur serviette,leur pain et leur boisson. Quelques-uns ont du vin, beaucoup tropde vin ; très peu ont du dessert.

Mlle Bord est « deservice de déjeuner ». Nous secourons les tout petits, nousobtenons qu’ils fourrent au moins autant de nourriture dans leurbouche que sur la table et sur leur serviette.

Je suis captivée parMlle Bord : son aspect, sa voix, tous sesprocédés sont remplis de pédagogie. Je constate que sa froide etrégulière beauté exerce une souveraine influence sur la gentécolière.

– Quel âge as-tu, toi ?demande-t-elle.

– Quatre ans.

– Eh bien, puisque tu as quitté ta placesans permission, tu n’as plus que deux ans ; voilà tapunition. Tu as beau me regarder, je te dis que tu n’as plus quedeux ans, mon bonhomme.

Le bonhomme, navré, suffoquant, suitmademoiselle, avec des yeux de chien battu.

Autre algarade :

– Mais, voyez donc, Rose, celui-là quiplonge ses mains dans sa gamelle ! Toi, pour le coup, tumangeras ton pain à l’envers. Tu la vois ta tartine, je la retourneà l’envers, et mors dedans, maintenant. Regardez tous : ilmange son pain à l’envers !

Le malheureux, couvert de honte, baisse lespaupières et mâche avec amertume.

J’ai oublié de dire que la directrice m’avaitdemandé très aimablement si je voulais bien qu’on m’appelât de monpetit nom, tout court, Rose. Si j’avais été mariée, on m’auraitdonné mon titre de femme, comme à la cantinière,Mme Paulin. Mais on nommait l’adjointe de la grandeclasse « mademoiselle », la-directrice« madame », la maîtresse de la classe moyenne« Mme Galant » ; quant à moi,vraiment, on ne pouvait se dispenser de cette appellation,d’ailleurs fort seyante : Rose.

J’ai fonctionné l’après-midi, comme le matin,sans trop de maladresse, guidée par ma collègue et par « cesdames ». À quatre heures, avec Mme Galant,j’ai conduit, jusqu’au coin de la rue, le rang des élèves qui s’envont seuls.

Il m’a semblé que je n’avais pas respiré larue depuis un mois. Comme elle a une odeur, une clarté, uneanimation différentes de celles de l’école ! Et comme unenfant vu sur le trottoir ne suggère par les mêmes pensées que vudans l’école !

Une cinquantaine de bambins, que l’on vientchercher séparément, sont restés sur les bancs du préau.

Le dernier enfant parti, les maîtresses, lacantinière parties, une lâche mélancolie me saisit, quand je metrouvai seule, mon balai à la main, dans le vide immense dupréau.

Immobile, je considérais les choses, leurdemandant l’apparence d’être vivantes : les deux cents patèresau mur, les cordes pendantes des vasistas, les quatre tuyaux à gaztombant du plafond avec leurs abat-jour de métal émaillé… Jecomptais les raies du parquet, je cherchais le souvenir des enfantssur les bancs reluisants.

Étais-je assez abandonnée ? Était-ce moicette personne quelconque ; empruntée, dépaysée, en tablierbleu, en costume vulgaire, en coiffure vieillissante ? Cettepersonne au visage réservé jusqu’à être inintelligent ?

J’aurais dû me réjouir, pourtant :d’après leur façon de commander, ces dames m’avaient jugée dupremier coup : une fille pleine de bonne volonté, capable decomprendre le service, mais gnian-gnian, comme on est à lacampagne. Cette appréciation me vaudrait un affable mépris,autrement dit : la paix, la sécurité, le bonheur…

Mon énergie s’affaissait, comme si le bruit del’école l’avait seul soutenue jusque-là : « Voyons, femmede service, moi ?… rien d’autre ?… il faut terriblementtenir à la vie… »

Et, tout à coup, je pensai :

« Il ne faut pas oublier que j’ai unennemi dangereux : le délégué cantonal. Après son départ, ilm’a bien semblé que la directrice m’apostrophait d’un ton plussec. »

Fait curieux : l’idée de lutter meremonta le moral. Comme j’ai des choses amères en moi ! Commecela me soulagerait de pouvoir haïr quelqu’un !

« J’espère bien, monsieur le délégué, quevous serez vaillant à venger votre mécompte. J’ai soufflé la placede votre protégée !… Comme je vous évoque bien ! Vousêtes l’Autorité et vous êtes un monsieur !… Jamais vous neréunirez tout l’odieux que je souhaite, moi, l’ex-jeune fille dumonde ; l’ex-fiancée, « promue » femme de service.Je n’aurais peut-être pas eu le courage de continuer mon durmétier, mais vraiment je tiens à vous fournir l’occasion d’exercervos forces. Comment punissez-vous les femmes qui ontdémérité : par insolence directe, ou bien, traîtreusement, pardélation ? Je veux, quitte à en mourir, compléter monexpérience de la valeur masculine !… J’ai reçu indûmentquelques baisers à valoir sur une dot que je n’ai pas pulivrer ; ils me reviennent aux joues quelquefois, ces baisers…Monsieur le délégué, j’aurais besoin, pour ma guérison, d’êtresouffletée de main d’homme… »

Mais j’aperçus la concierge de l’école qui,les lèvres pincées, m’épiait avec application par la porte vitréede la cour. Je balayai.

Le manque d’habitude produit des résultatsbien ridicules. Ne rentrai-je pas chez moi nantie d’ampoules à neplus pouvoir fermer la main ! Par places, la peau étaitenlevée. J’avais trop serré le balai.

Puis de m’être courbée si bas sur les enfants,je me couchai avec le torticolis, avec mal dans le dos, mal dansles reins, mal dans les jambes.

Le matin, au réveil, chaque mouvementm’arrachait un cri. Mais quoi ! Il fallait marcher ou renoncerà mon emploi.

Je me suis rappelé l’opinion commune en usagepour les douleurs articulaires : « Il faut que ças’échauffe ! » Je me suis bousculée ; ça s’estéchauffé. J’ai pu continuer mon service, mais l’air piteux, voûtée,la bouche entr’ouverte, les yeux abêtis, à cause des lancinementsintolérables.

La directrice, absolument charmante, m’ainterpellée :

– Eh bien, Rose, à la bonne heure !…vous avez pris le courant du premier coup : restez ainsi ettout ira bien.

Mme Paulin, essuyant plus quejamais son nez avec son bras nu, a tourné autour de moi, du matinau soir, comme une mère poule inquiète.

À l’issue de ma troisième journée, au milieude la petite classe, comme je me recueillais dans ce silence avidepropre aux locaux administratifs et qui propage en sonorité creusele moindre heurt du pied contre un meuble, – ce fait stupéfiantm’est apparu nettement : de tout le personnel d’une écolematernelle, c’est la femme de service qui assume le rôle le plusindispensable ; une maîtresse, la directrice même peuts’absenter sans trop d’inconvénient, mais on ne saurait se passerun seul jour des deux manœuvres : la cantinière et la préposéeà la propreté. Cette dernière, – la véritable femme de service, –s’honore de rapports exclusifs avec les enfants ; dix fois,vingt fois par jour, on la requiert dans chaque classe pour unoffice où personne ne peut la remplacer. Je sais même que, par unléger accroc au règlement, on lui confie la surveillance aux heuresextrêmes où les enfants sont peu nombreux dans le préau : dehuit heures à huit heures un quart, le matin, de cinq heures etdemie à six heures, le soir.

Mais, voilà le plus renversant :vis-à-vis des tout petits, elle seule représente l’école. En effet,on ne leur fait pas la classe, à ces mioches, il s’agit en réalitéde les garder et de les soigner. Or, tous les soins appartiennent àla femme de service, d’une part, et, d’autre part, la garde luiincombe une partie du temps, la directrice étant souvent dérangée.Aussi la maîtresse est-elle bien plus éloignée des petiots que lajournalière ; ils s’égalent aux enfants riches qui connaissentbien plus leur gouvernante que leur mère. À la moindre alarme, ilssavent bien : c’est le « tablier bleu » qu’ilscherchent, qu’ils attendent.

Certes, on ne doute pas que ces dames n’aimentleur troupeau : la directrice, notamment, se désole de sonunion stérile et elle adopte, du cœur, tous les bambins gentillets.Mais le dévouement du personnel enseignant n’amoindrit pas la femmede service : déchoir elle ne peut !

Je promenais mon plumeau sur les tablesminuscules, et mon ombre démesurée époussetait le mur, le tableaunoir, les cartes d’histoire naturelle. « Ça yest ! » me dis-je, immobilisée tout à coup par l’évidencede mon souvenir, « en trois jours, les tout petits ont déjàpris possession de moi : ils m’appellent Rose, me tutoient,s’accrochent à ma robe. Que je veuille ou non, je sens bien que jene m’appartiens plus : aujourd’hui, du matin au soir, j’aimanœuvré sans personnalité, captée, tirée, hypnotisée pareux. »

C’est qu’il faut voir ces brimborions, cesriens qui vous viennent à peine au genou : ces corps sanspoids où saillissent des os de chat maigre, ces malheureusesfrimousses cireuses ! Ça ne tient pas debout, ça vacille mêmeassis, il faut continuellement que ça s’appuie des yeux sur unegrande personne. Et il faut voir leur vigilance à ne pas perdre matrace : dans l’isolement et la bousculade de l’école, je suisla consolation et la protection. Il faut absolument que je répondeà cette confiance touchante… C’est un peu fort !… je suisprise malgré moi… Mais quel rôle écrasant ! Pourrai-je ?…Voyons, mes pauvres enfants, je ne suis pas préparée, moi… si voussaviez : je ne suis pas maternelle… je suis une jeune fillequi n’a eu ni frère, ni sœur… J’essaie, je veux bien… un petitjupon détaché, un petit doigt qui a du bobo, voilà, voilà, je faisde mon mieux… Mais, mes pauvres enfants, vous êtes si peuappétissants, si lamentables !… et vous sentez l’aigre, lacrasse, le linge douteux.

II

J’habite, à quelques pas de l’école, dans lamême rue, une des rares maisons qui ne soient pas un hôtel meublé.Il y a une sage-femme au premier et un trafiquant enreconnaissances du Mont-de-Piété au troisième. Ma chambre est ausixième étage sur la cour.

Mon oncle, mon dernier parent, ayant fait unchoix judicieux des meubles dont il pouvait se séparer, me les adonnés.

Mes biens mobiliers ne se composent passeulement d’un lit de sangle et d’une malle, je possède, en outre,une étagère avec des livres, une table, une chaise et un fauteuil.Seulement, voilà : ma table est un guéridon de jeu, ma chaise,une fumeuse, et mon fauteuil un rocking-chair en osier quelque peudétraqué ; si l’on ne s’assied pas juste au milieu, elle sedéforme, gémit et fuit tout d’un côté ; on peut jouir à lafois du roulis et du tangage sur ce fauteuil : pour seremettre, on peut faire du cheval sur la chaise.

Le soir, au sortir de l’école, je prends, auvins-restaurant qui est en bas de chez moi, du bouillon dans uneboîte à lait et une portion dans une assiette. Il faut que jetraverse la salle où s’alimentent des hommes et des femmes d’aspectétrange ; des boulettes de pain me cinglent la figure et desmots d’argot moqueurs courent après mes jupons. Je monte vite. Machambre cellulaire, au papier ridé, ne me ragaillardit pas ;mon dîner n’est pas bon.

Mais je ne veux pas me sentirabandonnée ; je ne veux pas m’ennuyer. Vite, je me débarrassede la corvée de manger, puis je remue mes livres, je pose du papiersur ma table : la solitude et le silence font sortir de moitoute l’animation recueillie dans la journée, j’écris.

Des jours ont passé. Comment celava-t-il ? Je ne peux pas répondre autrement : cela vabien.

Et d’abord, j’ai revu le fameuxM. Libois, délégué cantonal.

Déception ! Malgré les dires deMme Paulin, mon impression est qu’il ne m’honorerad’aucune persécution. Il ne regarde pas les femmes de service, il abien trop affaire avec la directrice : ce qu’ils en débitenttous les deux ! Pas possible, ils ne parlent pas del’école.

Mme Paulin a raison sur cepoint : ce monsieur n’est pas mal ; une belle santé, mafoi ! Il sait interroger les enfants ; son visagebienveillant, réfléchi, n’est pas précisément gai, il porte plutôtle reflet de la gaité, avec une certaine lassitude élégante.

Ce monsieur tenait à la main des revues et unlivre ; sans doute il fait de la littérature. Parbleu !son affection pour les enfants consiste en la recherche dedocumentation. Ce monsieur met les pauvres en chefs-d’œuvre… Jem’étonnais aussi qu’il donnât son temps pour rien avec une telleprodigalité : le code masculin s’oppose aux dépenses sansprofit.

Ses yeux pâles, ses yeux de Russe,inventorient de temps en temps la normalienne. Bonnechance !

Je l’ai frôlé une fois par la nécessité duservice, une autre fois, exprès ; je voulais m’assurer de sonindifférence.

Je suis émerveillée à la fois dufonctionnement facile et des bienfaits de l’école maternelle.

Du reste, l’agencement apparaît impropre àl’usage domestique, à la vie ordinaire ; dans l’air, dansl’odeur, la couleur, la disposition des lieux, il y a uneincrustation de discipline, par quoi les gens et les enfants, unefois là, se trouvent changés, scolarisés… les genseux-mêmes, moi-même… L’« administratif » s’empare de moi,bon gré mal gré, sous le plafond de cinq mètres.

Avant d’être du métier, je me demandaiscomment on pouvait manœuvrer à souhait cent, deux cents bambins.C’est relativement simple, à cause de l’aspect autoritaire quereçoivent les grandes personnes dans le désert des locaux, à causeenfin du groupement et de ses lois : sur une file de cinquanteenfants, il suffit de cinq ou six qui exécutent un ordre pourentraîner les autres. Toutes les marches en rang, du préau auxclasses, des classes à la cour, se font en chantant ; latranquillité sur les bancs s’obtient aussi par des chants, ou pardes mouvements de bras. Évidemment il ne faut pas avoir peur derépéter, ni de crier le commandement ; mais enfin, je leconstate, une réunion d’enfants ressemble à une mécanique bienengrenée : inutile que le conducteur touche toutes les piècesde la machine, il suffit de mettre en branle la force motrice.

Il est risible et touchant de voir le sursautdu « signal » chez les élèves de deux ans. Ces innocentsqui sont l’instabilité et le bruit perpétuels, on les faits’immobiliser, se taire pendant des quarts d’heure ! ces bébésqui devraient être l’insouciance, la libre impulsion même, on lesfait obéir strictement au sifflet !

Je mets en principe que les enfants ne sont,par nature, ni très méchants, ni très audacieux ; et, à partquelques inconscients, ils sont très facilement intimidables.

Mais, grands dieux ! n’aurais-je pas unfaible pour les indisciplinés ? pour lesmalintentionnés ! ! ! Je préfère ne pas approfondiret raconter un incident gentil.

Dans un petit espace, entre le mur et le tuyaudu vaste poêle du préau, je cache un torchon qu’il m’est très utilede trouver sous la main, pour accourir, en armes, à touteréquisition. Dès le début, j’avais adopté cet endroit et, chaquejour, trois, quatre fois, mon torchon était tiré de là et jeté parterre à mon grand agacement, car la directrice me répète souventavec sa haute autorité :

– Surtout, Rose, de l’ordre ; nelaissez pas traîner vos ustensiles !

Aujourd’hui, vers une heure, avant la conduiteaux cabinets, comme la marmaille grouillait dans le préau, j’aisurpris une gamine, qui, sournoisement, l’œil sur moi, fouillaitdans ma cachette. C’était la coupable ! je n’avais jamais faitattention à elle, je ne l’aurais pas reconnue dans la rue pour uneélève de l’école, mais elle, elle m’avait observée, elle savait mapersévérance à placer mon chiffon ; une poupée de six ans,tête brune, ovine, vaguement juive, les cheveux relevés par unpeigne, ce qui favorisait l’avancée d’effronterie de ses sourcils,de son nez, de tout son petit museau.

Je m’approchai, réellement furieuse.

Alors elle, avec un sourire qui contenaittoutes les réprimandes susceptibles de lui être adressées et toutesles excuses de sa part, et tous les appels à mon indulgence degrande personne, avec un hochement de tête repentant et d’uneadorable malice :

– Je suis méchante, hein ?

Oh ! ce prodigieux, cet incommensurableinattendu de l’enfance ! Et quelle féminité dans cebrimborion ! J’ai vu une jolie femme accoutumée à tourmenterson mari, cumuler ce jeu irrésistible, cet aveu qui subjugue etoblige à tous les pardons, cette inspiration aux racinesintrouvables qui fait servir la méchanceté même à obtenir unredoublement d’affection.

– Petite Louise Guittard, je mesouviendrai de toi… quand j’aurai des bonbons.

Dans la classe de la directrice, tout enassurant le mouchage des nez et l’équilibre des bambins, parfoismobiles sur leurs bancs comme des feuilles au vent, je m’intéresseaux travaux de Mlle Bord. Mon infime emploi medevient cher, parce qu’il me permet de constater, sur le vif et dèsl’origine, la fonction grandiose de l’école maternelle.

La méthode actuelle consiste principalement àfaire des récits. À travers la cloison vitrée, je vois et j’entendsla normalienne, debout à son bureau, qui raconte une leçon.Correctement vêtue de noir, calme, sculpturale, ni gaie, ni triste,elle est à sa juste place et remplit son rôle exact. Ellereprésente le bien, elle le dégage, elle le projette.

Et j’ai un plaisir grave à compter, en faced’elle, cinq rangées de douze enfants : les garçons tondus,les filles, aux cheveux noués d’un bout de ruban. L’ensembleapparaît toujours gris, piteux, mais, grâce au large éclairage deserre, un aspect vivant, printanier, prometteur, se découvre aussi.Tous reflètent et absorbent la maîtresse, les uns avec vibration,les autres avec un abandon végétatif, le buste mou, la têteinclinée sur l’épaule, les lèvres disjointes. Mais la significationest unanime :

« Tiens : nous sommes la simple,sereine et ouverte nature ; va, tu n’as qu’à susciter en nousla potentielle richesse. »

Mon impression s’accentue : il n’y a riend’arrêté dans ces âmes, ni bon, ni mauvais ; c’est l’indéciseéclosion. Et alors ?… On dirait que mon corps se resserre etque mon front s’évase-… Pensez donc : non seulement onaccueille les enfants à deux ans, mais la plupart viennent de lacrèche où ils ont été admis dès leur naissance ! Comme cetélevage est prévoyant et généreux de la part de la société !L’humanité a procréé, voilà son sang ; attention ! dameSociété, c’est pour vous que vous travaillez !

Une fois, au milieu de ces réflexions,Mme Galant me fit appeler dans sa classe pour unenfant pris de vomissement. Cette maîtresse, en contact avec sesélèves, me parut bien épaisse et bien placide ; je fus étonnéedu peu d’acuité, du peu d’élan, du peu de flamme de sa physionomie.Il me semble que moi… Car, enfin, il n’y a pas à douter :l’école maternelle tente le premier labourage et la premièresemaille… Voyons : la normalienne, la directrice, la grosseMme Galant, les a-t-on placées là, au hasard, aupetit bonheur, comme on en aurait placé d’autres ?… Laissonsces idées ; tout est pour le mieux. Aurais-je eu la grande âmed’une bonne institutrice ? Aurais-je eu le don ?… Allons,pas d’extravagances… à chacun son lot… à chacun selon sesmoyens.

À genoux et à force de bras, j’ai lessivélongtemps le parquet souillé, et quand mes genoux et mes bras ontété brisés, j’ai retrouvé la perspective juste.

Certes, l’attitude correcte de ces dames à monégard ne se dément dans aucune circonstance ; mais, quandelles réclament Rose pour certaines besognes, elles possèdentvraiment, sans affectation, un air, un accent qui établissent ladistance infranchissable entre nous ; on sent combien untablier bleu différencie une femme d’une autre ; on apprécieque le rang est le rang, dans le monde. Ces dames préféreraientsupporter les pires privations plutôt que de toucher à mon torchon.J’avoue que ma corvée est souvent pénible ; et quand il fautse baisser, s’aplatir, s’appliquer à la propreté sous les yeuxhauts et froids d’une supérieure en tablier noir, sous les yeuxamusés de cinquante enfants, Rose devient un peu pâle… et s’il n’yavait pas les quatre-vingts francs par mois pour vous remettre lecœur…

Bien entendu, M. le délégué cantonal adaigné me regarder pour la première fois avec quelque insistance, àun moment où je nettoyais le plancher.

Il a dû le faire exprès ! Toute madignité de créature humaine a réagi en une sueur subite.

M’a-t-il assez examinée, ce monsieur, avec sesmains gantées pleines de brochures et son air de somnolencepensive ! Il expliquait à la directrice les avantages dulinoléum sur le parquetage.

Dessine-t-il ?… J’ai l’échine un peumaigre, n’est-ce pas ?…

A-t-il comparé les postures ? Lanormalienne n’était pas à trois mètres de me marcher sur lesmains.

Si ce Libois avait donc pu glisser et s’étalertout de son long !… Il me semble que désormais nous ne seronsquittes qu’à égalité d’humiliation.

D’ailleurs, ce monsieur est fondé à montrerquelque suffisance : la présence d’un personnage mâledétenteur d’une parcelle de la puissance publique, dans une écoletenue par des femmes, propage un indiscutable émoi.

Dans ce milieu si spécial, on aperçoit avecune singulière amplification « l’état de commerce »institué entre les deux sexes, – en ce sens que chaque personnecherche aussitôt à présenter son maximum d’importance.

Une rumeur électrique : M. ledélégué ! Immédiatement, la grosse Mme Galant,elle-même, compose son maintien. La normalienne rectifie sesbandeaux et devient « d’un marbre plus pur ».Mme Paulin déploie sa malice guetteuse de femme dupeuple : il lui faut un roman, du moment qu’il y a un coqparmi les poules. La directrice arbore une féminitéparticulière ; j’exclus tout soupçon de marivaudage entre elleet le délégué, mais ils se rendent satisfaits l’un et l’autre…

Eh bien ! moi-même… quel bavardage, laRose au torchon !

Dieu merci, mes pires vicissitudes seronttoujours distraites par la merveilleuse œuvre scolaire.L’admiration vous empoigne devant « l’emploi du temps »qui comprend, dès la classe moyenne, dans une seule journée, lesmatières suivantes : exercices de lecture, d’écriture, delangage, anecdotes, récits, interrogations portant sur l’histoirenationale et la géographie, calcul, chant, dessin, morale ettravail manuel.

La normalienne fait un véritable cours et elley joint le prestige d’une méthode brillante. Hier, je l’entendaisdiscourir eu géographie, puis poser des questions :

– Qu’est-ce qu’une mer ?

Un chœur unanime et chantantrépondait :

– Une mer est une grande étendue d’eausalée.

Seulement, comme j’étais occupée à ramasserdes papiers sous le dernier banc, je me suis aperçue que plusieursrangées d’enfants criaient avec un entrain parfait :

– Ma grand’mère elle est étendue dansl’eau salée.

Les mamans des élèves sont plus rapprochées demoi que ces « dames ». Je crois même que plusieursm’accordent une familiarité d’égalité, comme font les bourgeois auxdomestiques de grande maison dont ils attendent un service.

Passé quatre heures, quand a lieu la sortiesurveillée des élèves rentrant seuls, on trouve toujours sur letrottoir, devant la porte, un groupe de femmes en cheveux, entablier, camisole et fichu de laine, un panier ou un nourrisson aubras, jeunes mais fanées, qui regardent sortir le rang, apathiqueset bavardes. Une à une, elles vont appeler leur enfant resté dansle préau, ensuite elles se rejoignent à quelques pas de l’école etrecommencent leur conversation, flanquées de leurs gamins qui sehouspillent.

Quelques-unes me font signe :« bonjour », au passage du rang, puis me demandent :« Envoyez-moi ma bonne pièce ! »

Mais chez la plupart se révèle un sentimentdouble : entre elles et moi, il existe la séparationcompliquée de la domesticité et de la force. D’une part, je suispayée pour leur préparer et leur servir leur enfant et, à cetégard, je mérite un certain mépris malveillant ; d’autre part,j’appartiens à l’administration à laquelle se doit quelquedéférence intéressée.

Le jour de mon début, une mère à qui jedélivrais sa fillette l’arrêta contre la balustrade :

– Fais voir si tu as ton mouchoir ?Ah, bon ! le voilà… C’est que je ne veux pas vous en laisserun tous les jours, dit-elle, en me toisant de coin et en secouantla tête pour ajouter implicitement : Je sais que vous empochezles mouchoirs qui traînent, mais, moi, on ne me roule pas.

Mme Paulin, énergique etprotectrice, me remonte de temps en temps.

– Il faut être d’accord avec les parentsdes gosses, mais il ne faut pas avoir peur de leur parler.

En grattant ses bras nus, elle m’étudie aveccuriosité et mécontentement ; elle flaire en moi quelque chosede pas ordinaire et qui ne l’enchante pas :

– Vous, vous auriez mieux réussi d’êtreentretenue par des étudiants, m’a-t-elle dit une fois, dans sabienveillance bougonne.

Et, de fait, en un mois, je ne suis pas encoreadaptée. Pour être bien la femme de mes fonctions, il faut que jedevienne du même monde que les enfants, que leurs mères, queMme Paulin. J’y incline : je sens que lemilieu me transforme, que des quantités de forces contribuent à meniveler, à m’incorporer. Malheureusement, « la bête ne vautpas cher » ; et, d’abord, je me rends bien compte que jemanque de camaraderie avec ma collègue ; il semblerait quej’aie désappris la phraséologie : je demande de bon gré lesbrèves indications de service, je souris le plus sincèrementpossible, je prodigue les acquiescements obligeants, mais, en dépitde mes efforts, je ne trouve rien à raconter. Or la vraiecordialité n’existe que par la longueur des histoires que l’ondévide, d’une bouche à l’autre, entre commères. Je le sais, je lesais ! j’ai honte de ma sécheresse : des femmes que j’aivues, à quatre heures, s’épancher ensemble, devant l’école, je lesrepince à six heures, au même endroit, en pleine effusion.

D’une façon générale, je pèche par défaut degaieté ; malgré mon tempérament plutôt espiègle et, quoiquej’arrive à balayer, torchonner, arranger des culottes avec unepatiente sérénité, il reste un nuage. Pourtant j’ai emprunté un ticà Mme Paulin dans l’action des besognesparticulièrement fatigantes ou répugnantes. Je souffle entre meslèvres, trois ou quatre notes, en échappement de vapeur, toujoursles mêmes : tuu… tuutuutû – tû – tû tûtu. C’est trèspratique ; cela empêche de penser : on va, on va, commeune machine.

Mais la vraie gaieté peuple, à fondd’insouciance et d’inconséquence, je ne l’acquerrai sans doutequ’avec les années.

En attendant, je me suis offert un petitamusement.

Le régulier, le périodique, le calamiteuxM. Libois avait passé dans les trois classes, il avaitrecueilli les hommages de ces dames : « Oui, monsieur ledélégué, – Bien, parfaitement, monsieur le délégué », et desrévérences et des gestes obséquieux.

Il revint dans le préau en disant à ladirectrice :

– Amenez-moi donc cet enfant ici, endehors des autres.

Il resta un moment seul, planté non loin dulavabo, à moitié dissimulé par un pilier ; ses brochuresplacées sur un banc.

Je ne sais par quelle impulsion, je sortis dela cantine qui nous sert d’observatoire, à moi et àMme Paulin, j’obliquai vers le lavabo, l’airaffairé, une éponge à la main, comme si j’ignorais la présence del’intrus. Je me disais : « Il m’agace, ce poseur avec sesbrochures ».

Je reconnus sur le banc la Revue des DeuxMondes. Alors, ce fut plus fort que moi, je bougonnai touthaut, sans m’arrêter :

– Qui est-ce qui nous amène Brunetièreici ?

M. le délégué dut virevolter à la manièred’un enfant dont on a sournoisement tiré les cheveux parderrière.

Je lavais mon éponge tranquillement. Jeretournai vers la cantine, le nez en l’air. Vous pouvez m’examinertant qu’il vous plaira, cher monsieur ; à mon tour de négligervotre quelconque personnalité.

Le 31 octobre, il a plu toute la journée.Ah ! la pluie d’arrière-saison à Ménilmontant ! La pluiene doit pas pleurer si désespérément dans un autre endroit ;je ne me souviens pas, du temps où j’habitais chez mes parents,d’avoir rencontré sous l’ondée un arbre aussi noir, aussi désoléque le marronnier de la cour.

Les enfants sont arrivés, la plupart nu-têteet mal chaussés ; les uns, pareils à des épouvantails, avecleurs vêtements de guingois collés sur leur carcasse maigre, et deségouttures au bout des doigts et au bout du nez ; les autres,des petits tas informes, comparables aux vieux paillassons dont lesbalayeurs municipaux se servent pour barrer les ruisseaux. Destignasses aquatiques rappellent la race bâtarde de certains vilainschiens d’aveugles.

Les premiers entrés ont marqué leurs pasjuteux sur le parquet, de la barrière aux patères et des patèresaux bancs ; bientôt, un chemin de boue s’est dessiné dans lepréau.

À dégrafer les capuchons, j’ai la peau desdoigts frisée comme après une lessive.

Tiens ! voici Louise Guittard ; elleme convie à rire des perles qui pendent aux oreilles desgarçons.

Mais je m’agace de la stupide et pernicieusemanie des foulards. Il semble, dans le peuple, qu’un foularddispense de donner à un enfant une coiffure, des chaussures, unvêtement suffisant ; du moment qu’il a un chiffon au cou, ilest bien soigné, il n’attrapera pas de mal !

Attention ! Là-bas, sur les bancs,s’élève une rumeur que je connais bien : la rumeur desaccidents de culotte ; et je distingue chez une gamine cetteinquiétude dont la source ne se dissimule pas.

Je m’approche en même temps que ladirectrice : une mare s’est étalée sous la gamine et celle-ci,terrifiée, mal parlante, se défend :

– J’avais… j’avais pas envie.

Une plus grande la montre du doigt et glapitd’un air enchanté :

– Madame ! c’est la môme Prévot…

– Hein ? Comment avez-vousdit ? je n’ai pas bien entendu, interrompt la directrice.

– C’est Marie Prévot, madame, c’est sontablier qui coule ! Sa mère part à six heures, alors, madame,all’ était dehors, toute mouillée ; c’est moi qui l’amène,madame, all’ demeure dans ma maison.

– C’est bon ! du silence… Adam auratrois mauvais points… Tiens, toi, et ne tousse pas, surtout.

La directrice donne une pastille à MariePrévot, et tourne le dos, après avoir réfléchi un instant.

La femme de service ne peut se permettre deformuler un avis ; aussi m’en gardais-je bien ; seulementje ronchonne distinctement :

– Parbleu ! on ne va pas encombrernotre cantine…

La directrice fait volte-face et mefoudroie.

– Votre cantine ! dirait-on pas quec’est un sanctuaire ?… Justement, j’y pensais :conduisez-moi cette enfant à Mme Paulin et qu’onl’asseye près de la cuisinière.

La pluie a comme grossi des tares invisiblesautour de moi. La pauvreté ambiante m’afflige, et de plus – voilàoù se manifeste le grossissement – un fait existe ici-même, sansjamais cesser, qui est profondément douloureux… parfois dessouffles d’avertissement affreux sortent des murs de l’école, commepar moment, dans le quartier, des relents d’infection émigrent desruisseaux et des allées de maisons. Et surtout, dans cette matinéedu 31 octobre, vers dix heures, quand les trois classesfonctionnaient, les tout petits chantant, les moyens et les grandsécoutant un récit, j’ai eu l’intuition d’un grand malheur ;puis, le coup de folie amusante de la récréation est arrivé avantque rien se soit précisé.

À moi la faculté de réagir ! Los audouble contenu – favorable et adverse – des faits et ces idées.

Le mauvais temps rend particulièrementévidents les bienfaits de l’école, et il n’est pas besoin deprouver combien le vaste abri administratif est préférable à la ruenoyée, au logement étroit et malsain.

Les enfants lâchés font penser parfois à desvolailles qui cherchent à picorer ; ils quêtent, s’approchent,on dirait qu’ils vont becqueter les camarades ; ils se fuient,se réunissent, rient, se fâchent, s’évadent ; il y a desvolontés brutales, des minauderies, des complots, des promesses,des menaces ; des trésors sortent des poches, yrentrent ; des gestes se précipitent, se retirent. Des toutpetits se griffent, des fillettes interviennent, justicières ;des commères ne tarissent pas, des forcenés glissent, tapent dutalon, chantent, braillent, en amateurs solitaires. Le cri pointudes filles se dégage en maître.

Encore un bienfait scolaire révélé fortementpar la récréation : le mélange rend les enfants égaux.

À vrai dire, les classes de la société ne sontguère tranchées. Pourtant, on pourrait établir troiscatégories : 1° les enfants de boutiquiers ;2° les enfants de marchands ambulants, d’employés manuels,d’ouvriers à travail et à ménage réguliers ; 3° lesenfants de gens à métier inclassable, à existence instable, – cesderniers les plus nombreux. Car il est caractéristique, dans cequartier, que des quantités de familles (?) logent dans les hôtelsmeublés ; des locations qui se paient à la semaine, voire à lajournée !

Ce n’est pas un semblant de mélange dans notreécole : j’en atteste le tableau suivant. (Heureusement que ladirectrice ne le voit pas ! autrement, gare aux fameusesprescriptions d’hygiène !) Près du lavabo, un gros blond, àtête de Normand, admet cinq camarades à partager un sucre depomme ; mais les doigts se poissent sans parvenir à casser lebâton ; alors, après la manipulation générale, on le passe debouche en bouche : chacun a droit à cinq ou sixsucements ; pendant que l’on déguste, les autres écarquillentles yeux, remuent à vide les lèvres et la langue, avalent leursalive. Mais la plus égalitaire tendance comporte desrestrictions ; il y a des réprouvés : tout seul contre lemur, délaissé, ignoré, un bambin affreux, à tête de singe malade,suit la scène de sucement avec une effrayante expression d’aviditéet de résignation ; il croise ses bras sur sa poitrine, il lesserre, il les enfonce ; je vois sa peau remuer ; ilfrémit des pieds à la tête.

Je suis allée lui montrer une pastille dechocolat ; il n’a pas-bougé ; ses sourcils froncés ontexprimé qu’il était blasé sur ce genre de mauvaise plaisanterie etqu’il avait sa fierté stoïque. Je lui ai mis le bonbon entre leslèvres ; vite, il l’a happé, mais il me regardait, tellementsaisi par une notion extraordinaire que, certainement, il nesentait pas le goût. Richard est son nom.

À l’exemple des maîtresses, je suis toujoursmunie de sucreries. Car, à l’école maternelle, les dragées fontpartie des récompenses, avec les bons points et la croix. On aainsi utilisé ingénieusement, pour la discipline et l’émulation,les trois principaux instincts des enfants : instinct degourmandise, instinct de propriété, instinct de domination.

La grosse Mme Galant, debout,loin de moi, contre la porte de la cour, crie beaucoup et confisquedes bons points, des billes, des soldats en papier, desbouchons ; voilà donc pourquoi ses poches de tablier segonflent, telles des mamelles supplémentaires.

La directrice et Mlle Bordsont en grande conversation près de la balustrade : trèsdroites, très nobles de lignes, elles avèrent l’impériale facultéde planer au-dessus de la multitude, sans la voir, sansl’entendre.

J’ai bien réussi d’avoir bougonné aprèsBrunetière ! M. Libois n’en est pas encore revenu. Ilm’accable de sa curiosité. Je redouble d’impassibilité,d’inattention à l’existence de cc bipède pareil à tous lesautres.

Sur une question qu’il a posée pendant que jetrimais pour la sortie du déjeuner, la directrice m’a considérée aupassage, avec étonnement, et elle a répondu : « Non, non,je ne crois pas. »

À vrai dire, il m’ennuie énormément, ilm’exaspère. Je n’ai pas de goût pour la gloire.

– Enfin, dis-je àMme Paulin, jamais un délégué cantonal n’a montrépareil zèle ! Il ne rate pas une semaine.

– Chuutt ! Malheureuse ! asoufflé Mme Paulin. Il est médecin, il n’exercepas ; mais, souvent, il remplace le médecin de l’école qui estun de ses amis et qui devrait inspecter ici au moins toutes lesquinzaines, sans manquer. Vous avez bien vu, l’autre jour :M. Libois a passé la revue générale des enfants dans lesclasses, parce que son ami était empêché sans doute. Surtout, pasun mot ; censément il n’y a que la directrice qui sait letruc.

Je me suis découvert des tendances à ladélation.

Je comprends très bien maintenant « lebesoin de méchanceté » chez les enfants ; cela existecomme une sorte d’appétit physique. J’aurais éprouvé un bonheurimmense à pouvoir aller jacasser partout, telle une gaminemalicieuse : « Le délégué cantonal et la directrices’entendent pour tromper l’administration ; le médecin del’école signe des rapports sans se déranger ; le déléguécantonal sort gravement de son rôle…

La conduite aux cabinets, d’une heure à uneheure un quart, a eu lieu sous une averse torrentielle, et, toutl’après-midi, les enfants ont été insupportables. On ne se doutepas combien la discipline scolaire est influencée par lesvariations du baromètre. Il semble notamment que l’humiditéatmosphérique s’interpose pour diminuer le magnétisme autoritairede ses maîtresses.

La directrice m’a laissé complètement lespetits, devenus hargneux et qui n’arrêtaient pas de s’asticoter, dese tortiller sur leurs bancs.

J’ai organisé le premier et le plus simple desexercices de pliage. Chaque enfant reçoit un morceau depapier, à charge de la rouler en balle, « comme si l’onvoulait faire jouer le petit chat ». Explicationsconcomitantes :

– Pourquoi le papier se met-il enboule ? parce que le creux de la main est rond.

– Pourquoi des balles de plusieursgrosseurs ? parce que les morceaux de papiers n’étaient pastous pareils et aussi parce que Totor a serré plus fort que Marie,– c’est un homme !

Nous jetons les balles en l’air et nous lesrattrapons, d’abord dans les deux mains, puis dans une seule main,la droite, la gauche. Je pose un vaste cornet sur le bureau ;chacun essaie de lancer sa balle dedans, puis tous ensemblebombardent le but.

Je donne sept balles à un enfant, il lesrenvoie en annonçant avec moi : dimanche, lundi, mardi,mercredi, etc. Tous ces jours-là font une semaine. Chaque jour ases qualités : le dimanche est le premier de la semaine ;le samedi est le dernier, le jour numéro sept, le jour où l’ondistribue les croix, etc.

À Julie Leblanc (trois ans) :

– Qu’est-ce que c’est lesamedi ?

Julie devine qu’on veut lui faire dire unegentillesse ; elle se contorsionne, baisse les paupières etsourit sans répondre.

– Tu ne sais pas ?

– Si.

– Tu ne veux pas le dire ?

– Si.

– Eh bien, qu’est-ce que c’est lesamedi ?

Alors, la mignonne, délicieuse, fière,séraphique :

– C’est le jour où qu’on se soûle.

Je n’entends pas. On n’entend jamais cesétourderies qui sont sans réplique ; on bifurquevivement :

– Eh ! toi, là-bas, ne déchire doncpas ta balle ! Nous allons ranger notre ménage, car il ne fautpas de vilains fouillis dans la classe, et il ne faut pas gâcherses affaires ; déplions les papiers soigneusement et nous lesmettrons en pile dans l’armoire pour les retrouver demain ;ils serviront à faire des bateaux ou des cocottes.

Les deux adjointes, de leur côté, se sontégosillées au point que la normalienne souffrait le soir d’unéraillement de larynx pénible à entendre.

J’ai été étonnée de la détérioration complètedes grands, rendus intolérants et rapporteurs par l’humidité.

– Mademoiselle ! il a craché parterre.

– Appelez Rose… Non, elle ne peut pasquitter les élèves de Madame. C’est toi, Adam, qui as craché !Tu vas essuyer avec un papier et le jeter dans le poêle.

Tumulte. Adam récrimine : « Salecafard » Le mot court : cafard ! cafetière !Mademoiselle crie, se dérange, lance des gestes exaspérés pourmaintenir les têtes immobiles. J’entends que le cracheur et lecafard seront punis : ils rendront leur cahier, ils n’écrirontpas.

La pluie a apporté le bruit nouveau de latoux. Les enfants toussent comme ils rient, par contagion ;mais certains rauquements véritables me cognent dansl’estomac ; les rangées grises de marmots figurent des ballotsde marchandises avariées ; çà et là, quelques enfants decommerçants assez bien habillés, joufflus, roses, font ressortirdavantage la moisissure du stock.

Bah ! au diable le pessimisme ! Enrang pour la sortie : les élèves sont enchantés de retournerpatauger et de trouver la rue obscure à quatre heures. Un maçon etsa femme attendent leur progéniture sous la pluie. Ils ne possèdentqu’un chapeau de famille, un vieux feutre marron taché deplâtre ; c’est la femme qui l’a sur la tête, mais voici lagamine attendue : à son tour d’en jouir. Elle disparaîtcomiquement sous ce couvercle trop vaste ; les parentsrecueillent et renvoient de gros rires à droite et à gauche ;ils ne donneraient pas ce « coup de temps-là » pour cher.Qu’importe leur propre chevelure marécageuse ? Ils rentrerontpar le chemin le plus long.

Personne, ici, n’a de prétention à la suavité.La petite du maçon, au moment du départ, pleurait en tenant sonderrière à deux mains.

– Qu’est-ce que tu as, mamignonne ?

Un garçon blasé sur le pleurnichage féminin ahaussé les épaules et m’a renseignée :

– C’est Machin qui lui a flanqué un coupde pied dans l’ livarot…

III

Dimanche. J’ai fait mon ménage, à fond, lematin, pour me réchauffer. L’après-midi, je me suis promenéejusqu’aux Buttes-Chaumont.

Les dimanches précédents, j’avais rendu visiteà mon oncle, mais je le dérangeais. Ce jour-là, il reçoit lesattentions d’une jeune personne qui a été élevée à Saint-Denis, àla Maison de la Légion d’honneur, et qui ne montre pas d’estimepour moi.

Je n’ai pas d’amies à qui je puisse confierque je suis femme de service et que j’habite la sinistre rue desPlâtriers, et il ne me plaît pas de mentir.

Mes amies !… Ayant encore beaucoup àapprendre, j’aurais tort de retourner à elles et de contrarier monadaptation par des fréquentations inopportunes.

Car, – ne l’ai-je pas déjà signalé ? –nous autres, gens de Ménilmontant, nous proférons un langagespécial et nous nous entretenons de sujets spéciaux.

Un amour de deux ans, – à cet âge, ô mesamies, où les chérubins de votre monde inventent une poésie pourjaser des douceurs dont on les entoure, – un amour de deux ansbalbutie toujours ses premières paroles, à l’école, pour seplaindre d’avoir été malmené. Il faut le voir froncer leslèvres : « Yose ! Yose ! » des lèvres quiont l’air de vouloir téter encore :

– Yose ! sale gosse là-bas, m’a f…une bâfre su’ la deule…

Et les mignonnes de six ans, l’une des chosesdont elles ont le plus à disserter, savez-vous ?… Elles nedisent pas : « Maman va m’acheter un petit frère ».Non, mes amies, on ne s’exprime pas ainsi dans le quartier desButtes-Chaumont. On a six ans, des jupons de poupée, des molletsminces à faire pleurer, un tablier à manches courtes laissant voirla chair trop frêle des poignets, une figure de soubrette ratée,sérieuse et chiffonnée, avec un nez drôle retroussé ; onjabote en se promenant dans la cour de l’école.

Une camarade demande :

– Pourquoi que ta mère ne vient plus techercher, à la sortie ?

On ne dit même pas : « Maman estenceinte » On se penche, on pointe le menton, et l’on jetted’un ton péremptoire et résigné, applicable aux faits périodiques,inévitables et ennuyeux :

– Maman !… Elle a sabutte.

Vraiment, je ne peux plus aller rendre visiteà Mlle Yvonne de Pérignon, avenue de Villiers, prèsdu pare Monceau.

Mme Paulin m’avait invitée, audébut.

– Venez donc prendre le café, rue desMaronites, à deux pas d’ici, y a des voisins, des jeunes gens, onblague.

Je n’ai pas accepté, à cause de mononcle ; censément. Et je suis affreusement seule.

Le quartier revêt son aspect dudimanche : quelques boutiques sont fermées, les commerces devins sont plus encombrés, ils vendent beaucoup « àemporter », le comptoir devient ami de la famille ; onvoit des bambins se hausser sur la pointe des pieds pour poser leurfiole vide sur le zinc. Les passants plus rares s’offrent uneallure de baguenaude ; les gens « bouclés » pendantla semaine se mettent à l’air, les autres, au contraire, fatiguésd’être dehors, restent chez eux. Ces gens du dimanche rendent larue inhabituelle et plus étrangère.

Au cours de ma promenade, j’ai reconnu avecplaisir des enfants de l’école. Devant chez moi, deux garçons, àplat ventre sur le trottoir, soufflaient dans le ruisseau sur unbateau fait d’un bouchon et d’une allumette. Quelques-uns, mêlés àdes grands de l’école primaire, armés de manches à balai, formaientdes groupes belliqueux ; je ne suis pas sûre que les grandsseuls fumaient. Une bande, se livrant au jeu ultra-chic dutraîneau, fauchait le trottoir : deux gamins s’accroupissentsur une planche supportée par quatre roues hautes de troisdoigts ; les camarades poussent, appuyés à la planche et auchargement ; avec un formidable vacarme de cris et deroulement, le traîneau, mené de travers, heurte les boutiques ouverse sur la chaussée. On relègue les voyageurs assommés dans uncoin ; d’autres marmots se disputent à qui fera le nouveauchargement.

Une fillette m’a dit bonjour. Elle a sept ans,on ne lui en donnerait pas quatre ; ses condisciplesl’appellent « la Souris ». Elle accompagnait sa mère,marchande des quatre-saisons, elle poussait le dessous de lavoiture et criait d’une voix drôle, courageuse : « Quat’sous les pommes, quat’ sous la livre » ; une vieille voixdes rues, qui n’aurait pas pu servir à aucun jeu d’enfant.

Les Buttes-Chaumont ! Cela m’a rappelémon enfance : du bonheur confiant, simple et doux. Des chosesinutiles à mettre ici.

Je suis rentrée avec la nuit, parce que, lesoir, ma rue me fait peur avec toutes ses lanternes d’hôtelsmeublés, ses faux éclairages de marchands de vin et des gens quirôdent et s’effacent, et d’autres plantés là qui semblent vousévaluer. La façade sombre de l’école ménage un espace louche, enretrait, ou stationnent toujours des femmes, des hommes, et, auloin, c’est le boulevard de Ménilmontant, encore plus hasardeux,trop vaste, avec ses arbres égarés et ses tramways hurleurs quifuient le long des réverbères.

Je suis rentrée pas très réchauffée… Onaimerait voir un visage en ouvrant sa porte ; on aimerait voirautre chose qu’une fumeuse, une table de jeu et un rocking-chair…J’ai toujours un serrement de cœur sur le seuil de ma chambre.

Au-dessus de la fenêtre, un piton à rideaux,trop haut planté, conserve un bout de cordon qui oscille etaccueille mon arrivée.

Mais je ne veux pas me laisser agripper par ledécouragement. J’ai pris un livre, sans retirer mon manteau ;l’haleine tiède de la lampe est venue sur mon front et m’a empêchéede lire : j’ai pensé à des promenades de famille, d’amis, defiancés, dans un décor de quartier opulent… nous marchons,souriants… l’avenue se profile claire et monumentale… quand lesmots ont été très caressants, nous nous taisons pour sentir leurdouceur s’élargir à l’infini et, d’un accord spontané, nous nousretournons pour attendre les parents qui sourient derrière nous…J’ai rêvé à de l’affection, à la bonté des choses…

L’obsédante physionomie de M. Liboiss’est imposée à ma méditation.

Est-ce drôle ! Mon ex-fiancé disparaîtdans ce passé chimérique, ses traits échappent à ma mémoire. Je nele hais pas.

Quel soulagement j’éprouverais pourtant àdétester quelqu’un ! Je le sens bien, voilà ce que cherche monintime vitalité : un dérivatif de rancune. Et j’aimerais bienmieux les enfants !

J’ai peur que le délégué cantonal ne porte unintérêt sincère à la malheureuse population de l’école. Cela me legâterait, ce monsieur d’importance. Il faut que le personnage gardecette propriété de crispation qui galvanise une femme… Oui, voyons…à l’avenir je savourerai un âcre plaisir à être encore à genoux parterre, les mains dans l’ordure en sa présence. Je me complais dansma bassesse. Ainsi, un enfant puni dans son amour-propre sebarbouille, se rend ignoble par bravade, par excès de rage.

Les hommes ne mépriseront jamais assez lesfemmes. Mme Paulin m’a lu, hier, ce drame sur soncher Petit Journal ; un désespéré n’ayant pu obtenirla haute position qu’il convoitait a corrigé le sort par deux coupsde revolver. Nous recélons plus de lâcheté, nous, les femmes :si nous ne pouvons pas gravir les marches, nous acceptons de leslaver…

Un frisson m’a secouée ; j’ai attrapé mespaperasses, je me suis mise à les feuilleter, à faire un brin detoilette à mes notes ; j’ai attifé des phrases, comme si ellesdevaient un jour se produire en public. Et, finalement, je me suisobligée à songer à mon métier. Je veux « rejoindre »l’employé qui a la nostalgie du bureau et ne saurait se livrer à lamoindre spéculation en dehors du service ; celui-là est unsage, il construit du bonheur avec les éléments mesquins que lesort lui a départis.

Demain, j’aurai une journée fatigante ;les enfants sont durs à tenir le lundi… Ah ! m’y voici !voici le préau avec ses boiseries jaunes, sa barrière marron. Voicila classe de la normalienne ; derrière le bureau, deuxtableaux noirs et des ouvrages de marqueterie, en laine sur carton,accrochés au mur ; les tables ; dans un coin, le poêle,dans l’autre coin, l’armoire qui renferme des livres, des cahierset les fournitures pour le travail manuel, obligatoire tous lesjours de trois heures et demie à quatre heures ; de la paillede différentes couleurs pour le tressage, du papier en bande pourle tissage, du carton pour le piquage, des perles, de la laine,etc. Au mur encore, très haut, sur de grandes pancartes, sontreprésentées des îles, des montagnes, des mers, pour aiderl’explication des termes géographiques, puis des plantes, desfruits et des légumes, illustrations des leçons de choses. Voici laclasse de la directrice, autant dire ma classe : les cartesmurales montrent des animaux ; les tables et les bancs ont lahauteur du « petit banc » cher aux ouvreuses ;l’armoire contient du papier de différentes couleurs (car les toutpetits font déjà du pliage compliqué) et des jeux de constructionet des guignols ; il est si difficile d’occuper, d’amuser, degarder assis ces bambins ; j’ai dû apprendre à faire lesmarionnettes… Ah ! mon Dieu, demain matin, à six heures, mesfeux ; pourvu que l’allumage ne rate pas… Pourvu que le tempsreste sec ; je n’aime pas manipuler des épaves. Je voisl’arrivée, l’inspection de propreté, la conduite aux cabinets,l’entrée en classe… pourvu que le pain ne soit pas mouillé dans lespaniers… pourvu qu’on n’entende pas trop souvent les appelsd’alarme : « Rose, venez vite, Chéron saigne encore dunez. – Rose, conduisez Guittard au lavabo… »

Comme je me sens mieux ! on dirait que lalampe a réchauffé toute ma chambre. J’aurais tort de meplaindre : n’est-ce pas moi qui ai la plus bellefamille ? Je peux dépenser à plein cœur toutes mes forcesd’affection et, voyons, cet attendrissement qui me pénètre meprouve aussi que je suis aimé !

Mais oui : je connais tous les petits parleurs noms (je n’ai plus besoin de les chavirer pour lire leurmarque et ma sensibilité sait même établir une distinction entrechaque… il y en a de si laids que leur regard m’arrache de ma placeet me fait venir, toute penchée. Ces exigeants, ils m’ontcomplètement adoptée ! Il arrive aussi qu’un petit se dérangesans parler et, levant irrésistiblement vers moi son museausouffreteux, m’apporte ses pauvres mains rouges à dégourdir… Alors,alors, il faut bien croire que la maternité est en moi, sans quoicet enfant ne la solliciterait pas si impérieusement… alors, il estbien certain qu’un petit enfant, quel qu’il soit, appartient àtoute grande personne… des fibres rattachent une génération à uneautre.

Je connais aussi, par leurs noms et par leurstypes, la plupart des moyens et des grands ; mais eux necommercent guère avec moi.

On ne se figure pas combien il est rare quedes enfants accordent leur attention à qui ne les soigne pasconstamment. Ils vous lorgnent, ils notent vos ridicules aupassage, avec leur extraordinaire faculté d’observation, ilss’adressent à votre complaisance, mais vous ne faites pas partie dumonde de leur pensée. Cela me chiffonne… surtout les élèves deMlle Bord : ce sont déjà des personnagesdéfinis, je désirerais être admise dans leur intimité, je me sens àleur niveau… Et pourquoi donc me dédaigneraient-ils ? Est-cequ’ils copieraient la correcte et supérieure politesse deMademoiselle à mon égard ? Quand la sculpturale normalienne meparle, ses yeux ne posent pas sur moi, ils s’étendent audelà ; elle ne doit pas savoir si je suis brune ou blonde. Sesélèves empruntent ce regard distrait, négligent, pour me demanderleur panier, leur béret. J’ai beau les aider, à l’arrivée, audépart, les rafistoler dans la journée, leur servir à déjeuner, ilsne m’aiment pas à la façon de mes tout petits. Je me sens pareilleà une demoiselle habituée aux adulations, qui croit sa beautéirrésistible et qui rencontre un jeune homme parfaitementindifférent ; elle le déteste, elle cherche des rivales àdétester, elle devient capable des pires sottises pour s’imposer àlui… Eh bien, oui ! je suis ambitieuse, orgueilleuse,jalouse ! oui, jalouse… Et j’ai voulu obtenir del’attention ; j’en ai obtenu.

Je ne parle pas de Richard, l’affreux gamin àtête de singe malade, à qui j’ai révélé le goût des pastilles dechocolat. Le cas est tout à fait à part. Il existe entre nous unpacte, intensément sérieux, exempt de sentimentalité. C’est Richardqui a délimité nos rapports. Je lui avais donné un bonbon ; sastupéfaction diminuée, il a exigé de rentrer dans leraisonnable ; on ne peut pas vivre sans attribuer aux faitsune logique. Son expérience ne lui permettait pas de concevoir undon gratuit, il a tiré de sa poche un bout de papier crayonné.

– Tiens, alors je te donne un dessin,a-t-il dit simplement. Et son alors contenaitl’inflexibilité des obligations réciproques.

Depuis cette époque, presque chaque jour, il ya échange entre nous, après quatre heures, dans le préau. (Verstrois heures, la normalienne distribue des carrés de papier et descrayons et autorise l’art fantaisiste.) Je tends un bonbon, Richardtend son croquis, nous ne sourcillons pas.

Pourtant un sentiment ondule chez Richard,mais je ne discerne pas si c’est de la reconnaissance, ou un soucid’honnêteté. Il a œuvré pour moi, expressément, avec conscience,avec goût, selon l’invariable répertoire graphique des jeunesenfants : une locomotive, un bateau, un cheval, un bonhomme.De plus, je constate qu’il laisse le moins de blanc possible ;il affiche, un air satisfait qui signifie : « Tu es bienservie, j’espère ? » Très attentif au sort de sacréation, il ne me quitte pas des yeux que je ne l’aieprécieusement logée dans ma poche.

Quand je me flatte d’avoir obtenu del’attention, je fais allusion à une autre histoire.

Vendredi dernier, il était dix heures passées,je profitais de la présence de Madame dans sa classe pour préparerles tables du déjeuner ; soudain, j’entendis la normaliennequi se fâchait à l’extrême :

– Vraiment, c’est intolérable !Adam ! je ne veux plus de vous ; sortez cinq minutes à laporte, dans le préau, avec Rose.

Depuis le premier jour, je connaissais Adam,le mauvais sujet de la grande classe ; sept ans bientôt, assezgrand, trapu, blond, le teint coloré, la face tauresque ;l’apparence d’un hercule pas méchant, un peu narquois, doué decette intelligence ronde qu’on appelle un gros bon sens ; leregard gai, hardi, coutumier d’une fixité limpide à déconcertermême les grandes personnes. Il représente la vie puissante, décidéeà s’élargir sans précaution ; au déjeuner, il finit lesgamelles restées en souffrance, il mange le gras ; à larécréation, il règne, il conduit toujours une bande, il estparticulièrement autoritaire avec les filles.

Il vient à moi, son tablier retroussé, lesdeux mains dans les poches de pantalon et tranquillement, avecphilosophie, le regard voyageur, il me dit :

– Elle m’a f… à la porte.

(Les enfants ont un langage d’apparat pour lesmaîtresses, mais entre eux, dans la cour, dehors, ils reprennent lestyle du quartier.)

– Tiens ! qu’est-ce que tu as doncfait ? m’informai-je avec beaucoup d’intérêt.

Un haussement d’épaules :

– Ah ! je rigolais.

Et il se détourna vers la cour sans pluss’occuper de moi. Je fus piquée de ce peu d’expansion ; uneimpulsion inexplicable me fit simuler la plus violenteindignation :

– Eh bien, je vais la disputer,Mademoiselle. Dans un instant c’est la récréation : garelà-dessous ! Ah ! elle te met à la porte ! je m’envais l’arranger moi : elle n’a pas le droit de te renvoyer…et, si elle n’est pas contente, je suis plus forte qu’elle.

Adam se campa en face de moi, considéra monvisage, me toisa ; il n’y avait pas à douter de marésolution ; j’avais à demi retroussé mes manches, ce qui – àMénilmontant – est l’indice du sérieux. Il ne répondit pas, nesourit pas, mais une houle passa dans ses yeux bleu foncé,profonds, énigmatiques.

Presque aussitôt retentit le coup desifflet : la longue mèche se déroula : les grands sortantdirectement dans la cour, les petits venant derrière dans la grandeclasse, par la porte de la cloison vitrée ; et, à la queue,les moyens descendant du premier étage. La mèche éclata. Je medirigeai vers la normalienne en station près du marronnier. Adam secollait à moi et tâchait de lire ma physionomie. J’allais d’un airdécidé, querelleur. (Mon intention était de dire : Je vousamène Adam repentant, qui désire prendre part à la récréation.)

– Nous allons voir, annonçai-je ensecouant mon poing, quand je ne fus plus séparée que par une chaîned’enfants de la normalienne qui me tournait le dos. Ah !ah ! Mademoiselle.

Brusquement, Adam me saisit la main droite ety planta un coup de dent terrible.

Arrêtée net, je poussai un cri ; je medégageai :

– Oh ! le vilain méchant !

Il ne se sauvait pas, il continuait, par sonattitude, à me défendre d’avancer. Ses yeux combattaient,implacables, ce n’étaient pas des lueurs mauvaises, mais des lueurs« de justice ». (Je parlerai un jour du sentiment de lajustice chez les enfants.)

Je cachai ma main saignante sous mon tablier.Les clameurs de la récréation avaient dominé mon cri de douleur. Lanormalienne rejoignait sa collègue.

– Je plaisantais, dis-je à Adam, tu es unbrutal ; je voulais que tu demandes pardon à Mademoiselle.

Une espèce de sourire détendit sonénergie ; il allongea une moue significative vers ma maincachée « On ne fait pas de ces blagues-là, tantpis ! »

Des voix en folie le requirent ; ilrompit là, sans autre formalité. D’un geste, il rallia toute unebande.

– Au chemin de fer ! ordonna-t-il.Et il s’élança, imitant le sifflet de la locomotive et suivi de sacohorte grossissante.

Tout de même, je suis contente. Adam faitattention à moi, maintenant.

Samedi, à plusieurs reprises, il m’a frôléeavec prudence, le regard en coin sur mon pouce entortillé, puisl’air dégagé comme un qui ne se souvient pas.

– Alors, tu aimes bienMademoiselle ? lui ai-je demandé au moment de déjeuner.

– Je sais pas.

Ses prunelles ont miroité hardiment sur moipour ajouter : « Recommence à vouloir l’attaquer, tuverras ! »

Le soir, à la sortie de quatre heures, jen’arrivais pas à former la queue du rang, dans le préau ; unevingtaine de mioches, occupés d’une bêtise, clignaient gentiment,riaient et ne faisaient rien de ce que je commandais. Je n’enpouvais plus de m’égosiller, de m’élancer vers l’un, vers l’autre.Adam s’est retourné, les épaules remontées, le mufle tendu,menaçant :

– Voulez-vous vous mettre en rang, tas dem…, morveux !

Cette aimable apostrophe les a décidésimmédiatement. Et j’ai senti, dans mon instinct femelle, quemaintenant Adam me protégeait.

Aujourd’hui lundi, je savais bien que la tâcheserait rude. Mme Galant a été indisposée, prised’étourdissements, tellement « les moyens » étaientinsupportables. De fait, pendant toute la durée de la classe, jen’ai cessé de les entendre taper des pieds. Les petits, excités parle vacarme au-dessus de leur tête, galochaient aussi, tant qu’ilspouvaient. La directrice a fini par passer la main.

– Rose, j’y renonce, je me réfugie dansmon cabinet. Ouvrez l’armoire et tâchez de les calmer avec lesguignols et les constructions.

L’inévitable M. Libois n’est-il pas entrétout de go dans la classe, croyant y trouver la directrice ?J’oserai dire que nous avons croisé nos regards.

Selon ma consigne, j’étais dans le bureau, àla place même de la directrice.

(Que voulez-vous, monsieur le délégué, on nepeut pas toujours me contempler à quatre pattes ; j’aiquelquefois ordre de me tenir debout.)

Je l’avais vu venir, par la portevitrée ; aussi, Dieu me pardonne ! ce sont les yeux del’Autorité qui ont « flanché », comme nous disons àMénilmontant.

(Eh ! Eh ! cher monsieur, un de voscongénères a bien voulu, naguère, concéder que mes yeux noirspossédaient une certaine force… et vraiment, vos yeux slaves sontun peu trop pâlots…)

Et puis, l’Autorité n’a pas eu le temps derentrer toute l’amabilité préparée pour Mme ladirectrice, il en est même resté quantité considérable : undéférent et gracieux penchement d’homme du monde. Dommage de perdretant d’élégance pour une femme de service !

(Je crois que vous auriez voulu dire quelquechose, monsieur le délégué ? Mais il ne m’appartient pas devous entendre.)

Avec la même intonation qu’une authentiqueinstitutrice, j’ai ordonné à mes mioches de se lever en l’honneurde l’Autorité et je les ai gardés sous mon geste jusqu’à ce qu’ilvous ait plu de battre en retraite.

J’ai eu l’impression d’une insistance… Mais jepratique aussi bien qu’une autre cet abaissement de paupières quiétend une barrière infranchissable…

C’est incompréhensible : le lundi,l’école présente un aspect particulier ; les enfants nechantent pas de leur voix ordinaire, leur visage porte des tracesde fatigue malsaine.

– Ils ont des têtes « de lendemainde noce », dit Mme Paulin.

À dix heures moins un quart, la normaliennen’avait pas commencé les exercices de lecture. À onze heures, sonrécit de géographie se coupait à chaque phrase d’une distributionde mauvais points ; l’instant de montrer une presqu’île sur lacarte murale, trois gamins poussés par leurs voisins tombaient lederrière par terre.

Adam était à tuer ; ses camarades aussilâchaient l’excessif de leurs propensions. Richard se grattait despieds à la tête et envoyait des coups de pattes à Gillon qui lepinçait. Il faut, du reste, que j’introduise ici les personnagesmarquants de la grande classe.

Une réunion de soixante enfants possède uncertain lot de types : six ou sept individuscomplets, fortement caractérisés, ressortent et résumentl’ensemble ; les autres sont des exemplaires intérieurs, descopies plus ou moins effacées. Eh bien, dans la classe de lanormalienne, les types, je les dégage et les vois constammentémergeant, frappés de lumière ; c’est maladif, j’allais écrire« vicieux », plus exactement peut-être. Connaître à fondces enfants personnalisés, garçons et filles, correspond à uneexigence de ma nature, de ma féminité ; le malsain est quecela se relie à des imaginations, à des regrets, à des aspirations…Parfois, je suis effrayée de ma perspicacité, en quelque sorteinavouable.

J’ai commencé par Adam, continuonsl’exhibition.

Le lundi, parmi les élèves qui ont encore plusmauvaise « touche » que d’habitude, la palme revient àBonvalot et la normalienne peut lui prodiguer des leçons demorale ! Il siège à la dernière rangée des tables ; ilconstitue le type « inquiétant » : blême, lespommettes vieilles, sinistres, la bouche torse, les yeux coupants,il a la manie de crachoter continuellement ; du reste, il doitfumer. On rencontre, dans le quartier, des adultes à saressemblance, de ceux que les faits divers des journaux désignentcomme de « pâles voyous ». Ses joues se plissent d’unrire jaune, pas gai. Il est détesté par ces dames et même parMme Paulin, sans motif bien précis, car on neremarque pas qu’il dévalise les petits ou qu’il batte les fillesplus que ne le font les autres grands. À vrai dire, on ne le punitpas énormément ; on l’exclut, du regard on le rejette ;il perçoit la réprobation et s’endurcit. Je ne peux considérer sonlong cou sans un malaise étrange et cet enfant au tablier rapiécé,aux souliers troués m’inspire encore plus de pitié que derépulsion : une pitié glaciale, frissonnante… Ses cheveuxlaids, d’un châtain terni, mal plantés, encombrent ses tempes etparaissent toujours trop longs. Je retrouverais Bonvalot dans lesjournaux illustrés : tête d’assassin, tête d’assassiné.

Croirait-on que je le préfère à Gillon quitrône à la table du milieu ? Gillon, espèce de méridional,brun frisé, fils d’un employé ; étale l’insolence, la santé,la superbe, la suprématie de la sottise. Quand il approche tropbouffi, trop engoncé de vêtements chauds et que rien ne se sauveautour de lui, je sens la bêtise reine du monde. Cet après-midi oùla classe était déjà si agitée, pendant la leçon de calcul à deuxheures, pendant le dessin à trois heures, pendant le travailmanuel, il n’a cessé de réclamer : « Mademoiselle !Mademoiselle ! » d’une voix exaspérante. Du reste, tousles jours, à toutes les leçons, il se plaint que ses voisins« copient sur lui », ou se moquent de lui. Et il a descamarades qui le suivent, qui l’écoutent ; dans la cour, ilorganise des jeux tels que d’empêcher les filles de parler envenant fourrer la tête entre elles pour les écouter, en lesséparant de force lorsque, bras dessus, bras dessous, à quatre oucinq, elles déambulent en vraies commères ; d’autres jeuxconsistent à « faire les cornes », à conspuer, à entourerd’un rond dansant et grimaçant les punis, les malchanceux, les plusdécriés de l’école, ceux qui arrivent trop barbouillés, trop malficelés, et que je suis obligée de remettre en état. Certes, jepréfère encore à Gillon l’idiote Berthe Hochard reléguée dans laclasse de Mme Galant ; l’idiote au moins n’aque des idées bêtes. Oh ! la binette obtuse et arrogante deGillon déclarant : « Mon père à moi est employé dans unbureau. » Je le vois devenu grand… officier d’académie…détenteur d’une parcelle d’autorité… Tenez, j’aime Bonvalot, à quij’ai donné, en dedans de moi, un surnom sinistre, un surnom blêmeet fuyant…

À la première table, tout près de la cloisonvitrée, Louise Cloutet se tient droite, reflétant exactement lasagesse de la normalienne ; c’est elle que les camarades ontsurnommée « la Souris » à cause de sa taille minuscule.Brune, son bout de natte serré d’une rosette grenat, non pas enruban, mais en tresse vulgaire, la peau foncée, les yeux noirs,petits, luisants, la figure déjà faite, elle a une physionomiesérieuse de femme pauvre, entendue et courageuse. Son tablier noirbouclé d’une ceinture de cuir jaune est presque toujours paré de lacroix ; avec ses gros souliers de garçon, ses chaussettesnoires et ses mollets bis, incroyablement minces, elle n’offreaucune séduction de petite fille ; mais elle fait aimer lavie, elle vous porte à savoir accepter la destinée allègrement.Elle me présage la ménagère parfaite ; ses gestes disentl’économie, la résolution, l’affection, l’indulgence généreuse.C’est surtout la femelle dans le sens de la bonté infinie. Il fautla voir arriver avec son panier, son carton et son frère, un bambinde trois ans, de l’espèce naine aussi, qu’elle appelle son« poussin » ; il faut la voir, au déjeuner,surveiller la nutrition du poussin ! Dans la cour, elle nejoue qu’avec lui comme une poupée. Son dévouement s’est communiquéà trois ou quatre autres gamines ; elle groupe les maternelleset, par amour pour « le sien », elle soigne, elle amuseles petits des autres. Elle danse en rond ; comme elle sait serapetisser, se rajeunir ! Le poussin est laid etgrognon ; quand il murmure une phrase, le visage de sa sœur,admiratif et ravi, se tourne vers chacun ; « Hein !est-il gentil et intelligent ! » Au milieu de larécréation, si la bande des brise-tout vient à passer, LouiseCloutet transporte le poussin à pleins bras, de place en place,hors de leur atteinte ; son front bouge, la vigilance semblele tendre et l’arrondir : Adam pourrait s’approcher avec sagrosse face et ses épaules de déménageur, il trouverait à quiparler !

Le poussin m’a néanmoins adoptée, comme lesautres tout petits. Louise alors ?… Cela n’a pas étélong : la première fois qu’elle a vu son frère cramponné enmaître à mon tablier, elle m’a absorbée d’un regard intense et ellem’a connue. La Souris m’a promue son égale. La Souris ! Jetâche d’être digne de cette compagne maternelle qui, noyée dans letas, d’un signe ami, m’élève aux régions immenses de sa bravesérénité.

Virginie Popelin, à la deuxième rangée,derrière la Souris, c’est la vicieuse née, incorrigible ethypocrite jusqu’au merveilleux. Blonde claire, bouclée, avec unminois de coquette chiffonnée, trop maigre, d’un rose trop déteint,agréable seulement à distance ; je la vois grandie, trèsdévergondée, mais pas dans la catégorie des filles perdues ;au contraire, je l’imagine mariée, jouissant de la considérationbourgeoise. Pendant les récréations, elle n’est occupée qu’à unechose : farfouiller les culottes des petits garçons soi-disantdéboutonnées, ou conduire des garçons aux cabinets, ou inviter lesgarçons en robe à se baisser pour jouer dans le sable. Douée d’unregard sournois étonnamment rapide, elle singe la maternité de laSouris. Quand on la surprend de loin, en faute, rien ne sauraitdonner une idée de sa promptitude à rejeter ses mains derrière sondos, à attraper une pose insouciante, distraite, le nez enl’air ; on lui adjugerait tous les agréments : candeur,réflexion, rêverie charmante. Saisie sur le fait, elle nie, lespaupières baissées, le bas du visage pincé, avec une obstination defausse pudeur absolument déconcertante.

Je demande quantité de renseignements àMme Paulin pendant le sursis restaurateur où noussommes seules, dans la cantine, avant le déjeuner des enfants.Mme Paulin conserve dans les archives de sa mémoirel’histoire de tous les habitants du quartier. Il y a huit ansenviron, la mère de Virginie, mariée, sans enfant, jeune, ronde,fraîche, était concierge d’une maison où demeurait un contrôleur del’enseignement, célibataire. Sans instruction aucune, elle épelaità peine les noms des locataires. Un jour, faute d’avoir sudéchiffrer la mention « très urgent », elle néglige unelettre adressée au monsieur vérificateur. Grave affaire.

– Eh ! mais, dit aux concierges ledestinataire lésé, vous voyez le danger ! Madame ne peutrester complètement illettrée, elle a des dispositions et del’intelligence, il faut qu’elle monte chez moi, le soir, aprèsdîner, prendre quelques leçons.

– J’ignore, déclareMme Paulin, si la culture a bien marché, mais, unfait certain, c’est que Virginie est née un an après. Et cettegamine-là, elle a bien hérité de la coquetterie de sa mère, mais jevous promets aussi qu’elle en a de la rouerie d’inspecteur !Moi, à la regarder faire la sainte nitouche, je reconnais le mielde ces messieurs fonctionnaires qui sont tout indulgence et justiceet bonhomie par devant vous et qui vous flanquent des rapportssalement traîtres au derrière : Je ne dis pas qu’ils sont toustaillés dans le même drap, ces gros messieurs, mais j’ai vingt ansd’école et je sais ce que je sais…

Revenons au portrait actuel. Virginie hésite àse frotter aux garçons de sa classe qui sont trop grands et surtoutelle ne peut pas leur imposer ses complaisances ; mais alors,comble de la ruse, elle leur demande service.

Une fois, elle s’était rencontrée dans le coindu lavabo avec Bonvalot : celui-ci attiré par un gamin quisuçait un bout de sucre d’orge ; elle-même alléchée par lesusdit gamin qui laissait voir un coin de sa chemise. Empêchée,elle a sollicité Bonvalot :

– Boutonne-moi mon tablier.

– Voilà.

Je lavais les éponges des tableaux noirs. J’airemarqué son sourire remerciant, gâté d’incitation perverse, et, uninstant après, sa voix courtisane :

– Resserre-moi mon nœud de ceinture,derrière, veux-tu ?

Mais Bonvalot l’a empoignée par une épaule etl’a fait pirouetter, en grognant d’un accent canailleinimitable :

– Ah ! Mais, t’as pas fini,toi ? Tu sais, j’aime pas être embêté par les femmes.

Bonvalot n’est pourtant pas insensible au beausexe. Aujourd’hui encore, dans la cour, je l’ai vu pousser JuliaKasen et la faire cogner du front contre le marronnier, parcequ’elle déclinait ses amabilités Depuis longtemps, je suis peinéede certaines persécutions impunément exercées. Parbleu ! lasurveillance détaillée est si difficile dans le pêle-mêle hurleuret forcené de deux cents enfants ! Et il n’y a que deuxmaîtresses « de service de récréation », après ledéjeuner les deux adjointes, ou la directrice et une adjointe. Latroisième maîtresse, ayant participé au service du réfectoire,déjeune à son tour.

Les deux surveillantes se promènent sur labordure asphaltée ; pour plus de vigilance, elles ne doiventpas se parler, d’après le Règlement. Mais leur regard pédagogique abeau courir sur les types, les Adam, les Bonvalot, lesPopelin, il ne peut s’arrêter qu’aux gros faits excessifs.

Julia Kasen est une brune pâle à faceorientale, d’une coulée pure, ombrée de sourcils et de cilssplendides. Si je ne comptais sur la régénérante influence del’école, je dirais que sa destinée infaillible est de devenir unemisérable esclave de la débauche ; et, chose curieuse, cetteenfant ne passe jamais auprès de moi sans me regarder à la dérobée,ou franchement avec un sourire faible et honteux comme si« nous savions », elle et moi. Ses parents sont desjournaliers estimables quelconques, mais elle est jolie, d’unecertaine joliesse spéciale, professionnelle quasiment, et sonallure se ressent aussi d’une sorte de nonchalance fataliste. Etpourquoi Bonvalot a-t-il l’instinct de la cramponner sanscesse ? On devine qu’elle le déteste, elle se crispe, essaiede s’échapper, puis elle le subit, elle se laisse promener par lebras, soumise.

– Rose, Mademoiselle a dit que vousveniez essuyer par terre.

Saluons Léon Chéron communément chargé desmessages de la normalienne ; un brun qui saigne souvent dunez, petite tête régulière, sans accentuation, un type par ledéfinitif de sa banalité. C’est l’échantillon de l’écolier sage,toujours décoré, toujours inscrit au tableau d’honneur ;tablier noir bien tiré, bien boutonné ; intelligence moyenne,droite, pas futé, mais appliqué. À la première table, il est leplus relié à la maîtresse par son attention tendue ; sesoreilles sont écartées, croirait-on, par excès de zèle. Au plusfort des jeux, dans la cour, il ne manque pas de jeter des regardsraisonnables sur Mademoiselle. Des parents à principes doiventl’élever sévèrement ; il a deux frères qui ne le vaudrontpas : un, avec Mme Galant et un, dans les toutpetits, qui vient de la crèche. En somme, une volonté suffisante etlouable. Je le détermine, – par transposition d’âge : artisanà nombreuse famille, besogneux et optimiste ; boncontribuable, bon électeur, bon père, bon travailleur ;l’élément régulier, conservateur, pondéré dans le peuple.

Oui, c’est Léon Chéron le préféré de lanormalienne ; mais la confiance de Mademoiselle, à force desolidité, devient trop distraite et il arrive que le détestableAdam reçoit bien plus d’attentions que le préféré, je saisis mêmeque les beaux yeux marrons de la normalienne fixés sur Adamaffectent une sévérité menteuse, et quand Mademoiselle s’indignevers la directrice : « Madame, voyez ! encore cemonstre d’Adam à cheval sur cette porte de cabinet ! » jedépiste là-dessous un certain sentiment féminin dont ne bénéficierajamais le sage Léon Chéron.

À considérer ces deux enfants sidissemblables, on mesure déjà combien importante est l’éducation dela volonté, mais pour être édifié complètement il faut étudier LéonDucret : celui-là n’a pas de volonté du tout ; un gaminblond fadasse, à visage anguleux, incolore, qui reste où on leconsigne sans oser décamper. Ni bon, ni méchant, il n’est passympathique ; il tortille un dos craintif de basfonctionnaire ; ses jeux diffèrent de ceux descamarades ; tous ses gestes ont des crans d’arrêt : ondirait que la surveillance l’a aplati jusqu’à lui retirer dusouffle, jusqu’à l’estropier. Il désobéit, mais bêtement, pour desriens et avec une ruse mesquine ; il fait penser à l’employéqui use ses facultés à tromper la vigilance du chef, pour desniaiseries : pour lire son feuilleton, pour s’absenter dixminutes. Par exemple, Ducret fourre des cailloux dans ses poches, àla récréation, puis, dans la classe, dissimulé par les élèves assisdevant lui, il lime furtivement des entailles à sa table. Pris enfaute, il s’anéantit, sans ressort. Et pourtant il a été placé à lacrèche dès sa naissance et, depuis quatre ans, il vit à l’écolematernelle. Fallait-il qu’il fût d’une nature inconsistante !Car enfin, ce ne peut pas être l’élevage administratif même quil’ait plié comme un chiffon et rendu si nul ? D’ailleurs, il aune sœur et deux frères plus jeunes et de pire acabit :rabougris, affamés, hagards.

Pour faire pendant à Léon Ducret, côté desfilles, je citerais plutôt dix noms qu’un : BertheCadeau ? Gabrielle Fumet ? Vraiment, je ne peux choisir,elles sont dix dans la classe qui se ressemblent comme dessœurs : visage vieux, allongé, chlorotique, grand nez, grandmenton, physionomie d’une laideur triste vraiment pauvre, corpsmaigre sans grâce et même agaçant par trop d’apathie. C’est le typele plus nombreux et le plus adhérent au quartier. Ça ne parlepresque pas, ça ne sait pas s’amuser, ça ne désobéit presque pas,ça décourage la taquinerie des garçons, ça n’existe presquepas : si bien, dis-je, que, dans le tas, il n’y a pas de sujetfaisant relief. Et elles sont bêtes : l’esprit inextensiblecomme leur figure pierreuse, comme leur corps chétif ; enfin,au lieu d’énergie, de l’entêtement dans le nuisible ou dansl’inutile.

On ne se représente guère une famille fondéepar les Berthe Cadeau, par les Gabrielle Fumet : ça doitdisparaitre on ne sait comment, sans laisser de traces… Ou alors,tout l’opposé ; ça pourrait avoir des enfants, des avortons,beaucoup, sans conscience, par veulerie, presque par maladie, commeun animal a des portées successives… des enfants que ça laisseraitcroupir, sans les soigner… Heureusement que l’école va infuser sonsang « à ces visages pointus ».

Au-dessous, il n’y a plus à mettre que BertheHochard ; l’arriérée de chez Mme Galant :elle reste des heures immobile, assise ou debout, paraissant nerien voir, ne rien entendre. De face, les yeux perdus dansl’espace, la bouche fixe entr’ouverte, les joues inertes, elleévoque l’idée d’une humanité à bout de souffrance, arrivée àl’éternel repos. De côté, l’on s’aperçoit qu’elle a la têtedéformée, cabossée, aplatie, comme par de monstrueuses gifles etque les traits broyés tiennent leur expression immuable d’unesuperposition d’abominables épouvantes. Et l’on se demande quellesétapes affreuses la race a pu gravir, combien il a fallu degénérations suppliciées pour aboutir à un tel anéantissement dansl’horreur ! Et l’on se demande qui a pu souffleter d’un teloutrage indélébile la majesté humaine !

Lorsque je monte au premier, dans la classe deMme Galant, pour arranger le feu, le poêle étant àdroite du bureau, face aux élèves, une cinquantaine de pairesd’yeux s’enquièrent vite de ce que je fais ; seule, BertheHochard, assise à la première table, ne permet pas un vacillement àson regard de pierre. On chante ; les cinquante bouchess’ouvrent à qui la plus ronde sur les e, les i,les a, une partie des gamins rendent distraitement lessons par impulsion mécanique, les autres poussent les voyellesexagérément par sentiment des mots ou par espièglerie, au milieu dece jeu cadencé des gosiers, les lèvres mortes de Berthe Hochardexhalent sans fin le silence intérieur. Si la maîtresse improviseune leçon en s’aidant des pancartes murales qui représentent desplantes, des fruits, l’attention sort en couleur, en relief, desfronts, des yeux, des nez, des joues, la compréhension miroite etchatoie au fin bout des museaux, palpite aux cils et se pose auxmentons ; quelquefois, Mme Galant provoquevolontairement un rire général qui fuse tout droit d’abord, puistrinque et se mêle de voisin à voisin ; alors, il faut bienfrissonner. Berthe Hochard garde sa rigidité inexorable,hallucinante : elle est arrivée ! toutes lesémotions, toutes les larmes, tout le sang, tous les cris, toutesles convulsions ont été arrachées d’elle – et elle attendpatiemment que les autres voyageurs veuillent bien larejoindre !

Je m’améliore beaucoup depuis que je connaisdes enfants de la grande classe.

Ces élèves ont un attachement vrai pour leurinstitutrice, mais ils ne sont pas précisément amis avecelle ; ils sont disposés, mais une mésententesubsiste.

D’une façon générale, les maîtresses abordentles enfants avec trop de pédagogie ; par préjugé de métier,elles les croient trop « enclins à mal agir ». En lesabordant « comme tout le monde », au naturel, on doitmieux réussir.

Quelle précieuse découverte ! Je veux« être amie », moi ! Je veux leur cœur, leurcaractère original ; je veux qu’ils daignent m’admettre dansleur intimité, qu’ils me fassent la charité de leur franchebrutalité. Donc, je me rends le plus possible camarade et pareilleà eux.

Et voici ma chance : ils portent l’odeurde leur famille, ils sentent le fer, l’huile, le charbon desmachines et des outils, le vernis d’ébéniste, les pommes de terrefrites, la sueur, le vin, le musc ; ils répètent aussi lesmanières de leur entourage : les uns font la chaloupe enmarchant, les autres accusent l’allure lente d’ouvriers fatigués,l’air de traîner une voiture à bras derrière eux, l’air de tirer,du dos, l’immémoriale misère. Eh bien ! ils m’imprègnent deleur odeur, puisque je les manipule, puisque je nettoie leurstraces, puisque je m’agenouille… Oh ! cette fadeur que mesvêtements éparpillent dans ma chambre ! Je me rappelle quej’aimais la verveine autrefois… Non, je ne me rappelle rien… Ehbien, aussi, je prends leur allure, une dégaine peuple, ouvrière,carrée, lourde. Je traverse ballante le préau, j’appuie d’unehanche sur l’autre pour apporter une éponge de tableau noir, je mebaisse d’une masse, avec une grâce de coltineur pour mon servicedes cabinets. J’ignore les hésitations de mains blanches, jetripote à même, aïe donc ! J’apostrophe les enfants comme sij’allais leur offrir un verre sur le comptoir et ma voix grattel’accent de Ménilmontant. Telle est l’impression que je me fais àmoi-même, à juste titre sans doute, car non seulement les enfants,mais les mères se familiarisent étonnamment avec moi. Je m’améliorebeaucoup.

Il y a une porteuse de pain,Mme Fradin, qui, dès la Toussaint, s’est improviséed’autorité mon amie. Son gamin est un grand qui vient tout seul àl’école et s’en va de même et je n’ai pas encore deviné commentelle me connaît si bien. Nos rencontres ont lieu le matin, dans larue, à six heures. Elle m’interpelle :

– Hein ! ma vieille, on a du mal àcommencer la journée si tôt ? Qui est-ce qui vousréveille ?… Ah ! oui, la vie est dure à nousautres ; c’est les pieds qui souffrent… pas vrai ?

Je suis forcée de m’arrêter et de soutenir uninstant la conversation. D’abord, par tempérament, je désire garderles meilleurs rapports avec le quartier ; et puis, je n’oubliepas le mot d’ordre administratif : « Il faut être bienavec tout le monde » or la femme de service n’a qu’un moyen deréaliser ce programme, c’est de montrer les qualités d’une parfaitecancanière.

Chaque fois que Mme Fradin metrouve l’air un peu sombre, elle compatit :

– Hein, ma vieille, c’est les pieds quisouffrent !

Du personnel de l’école, c’est moi que lesparents voient le plus souvent et de plus près. Le matin, àl’arrivée, je me tiens toujours contre la barrière du préau(Maintenant que je suis au courant, la directrice ne descend plusdès l’ouverture.) À onze heures, avec une adjointe, je conduis aucoin de la rue les élèves qui s’en retournent déjeuner ; desbonnes femmes m’attrapent par la manche ; il faut absolumentéchanger quelques paroles ; puis je délivre les enfants quel’on vient chercher ; encore quelques mots. À quatre heures,même conduite dehors, même nécessité de lambiner un instant sur letrottoir.

– Malheureux, que vous n’ayez pas letemps d’accepter un verre.

– Pas le temps du tout, merci.

– Prenez donc une prise.

De quatre à six, même remise d’enfantsréclamés à l’intérieur, avec les quelques coups de langueindispensables. Enfin, passé six heures, s’il y a un gamin d’oublié– fait assez fréquent – je vais le restituer à domicile ; et,dame, il faut bien que la mère m’explique tout au long pourquoielle l’a oublié. Si c’est seulement qu’elle n’a pas eu letemps de courir jusqu’à l’école, je suis perdue : je neme tire pas de l’explication à moins d’une grande heure dans lecourant d’air du palier et de l’escalier.

Au milieu même de la journée, il m’arrived’emmener un enfant chez qui le médecin inspecteur a reconnu dessymptômes de maladie contagieuse. Les précautions sont des plusstrictes ; la directrice fait écarter vivement les élèves, lesadjointes, de l’enfant dangereux ; une sollicitudeattendrissante vibre dans sa voix :

– Que personne n’y touche !… Rose,prenez-le par la main.

J’ai dû m’attribuer faussement uneépouvantable gastralgie pour pouvoir refuser sans offense lesnombreuses offres de café, imposées par le code du savoir-vivre. (ÀMénilmontant, le hasard veut toujours, dans chaque maison, que lecafé soit justement prêt, là, sur le poêle.) Grâce à ma mine peubrillante, la chance m’a favorisée, il y a, comme ça, des réussitesqui tiennent à peu de chose : non seulement ma gastralgie estacceptée, mais elle devient un fait du quartier ;j’ai déjà entendu plusieurs fois, dans le groupe des mères, devantla porte de l’école, cette apostrophe effrayante :« Quand vous aurez une gastralgie, commeRose !… »

Le moment particulièrement propice auxrapprochements se doit situer entre cinq heures et demie et sixheures. Quand il ne reste plus qu’une demi-douzaine d’enfants, lamaîtresse qui était de service s’en va. Les mères viennent l’uneaprès l’autre et, me trouvant seule, s’accoudent à la balustrade.Des « spéculations » variées :

– Quel sale temps ? Vous en avez dubalayage dans ce préau ! Et ce poêle, combien peut-il brûlerde charbon ? C’est rudement commode, votre lavabo ; nous,qu’il faut monter l’eau de la cour au cintième !…

J’ai presque toujours les mêmesvisiteuses : la mère de Gabrielle Fumet, celle de LouiseGuittard, la mère Doré.

La mère de Virginie Popelin, qui laissesouvent passer l’heure, me donne deux sous de pourboire toutes lesfins de quinzaine.

Quel bouleversement, la première fois !Ma main qu’il a fallu avancer… ces deux sous tout chauds… la marquedécisive de mon métier, quoi ! (Le premier argent dudéshonneur doit être ainsi difficile à tenir.) Mais là, pas degastralgie pour m’excuser ; là, en conscience, je ne pouvaisrefuser que par orgueil, et je ne veux pas faire la fière. Enfinune pensée est venue, à point, aider mon geste ; au déjeuner,il se trouve toujours des paniers dégarnis : il est bon, parconséquent, d’avoir quelques deux sous de pain à distribuer. J’aiaccepté, pour mes becs affamés, mentalement ; j’ai puarticuler le remerciement et corriger la pourpre honteuse de monvisage par un regard presque brave.

Halte-là ! je ne dis pas tout et je mefais meilleure que je ne suis : en un brusque frisson j’airevécu mes lointaines ambitions de jeune fille et c’est surtoutl’amertume du regret qui m’a décidée à empocher un pourboire.

Comme on a de la peine à se résigner, sansmanifestation, à être une créature finie ! Moi, par accèsintermittents, je me repais de ma déchéance à tel point que merehausser serait peut-être le plus grand tort à me faire ;sans le désastre à parachever, ma vie aurait moins d’intérêt…

Le Règlement défend aux gens de service derecevoir des sous. Je voudrais que l’administration fût informée demon délit. Je voudrais subir l’interrogatoire de quelqu’und’important ; il me semble que je m’enfoncerais dansl’ignominie :

– Oui, oui, j’ai tendu la main, j’aiquémandé des pourboires, afin, parbleu ! d’imiter mespareilles, d’aller chez le marchand de vin.

Mon Dieu, qu’est-ce que j’ai donc ? Cemensonge me plairait, comme s’il devait faire souffrir…qui ?

J’apporte, le matin, le restant de mon pain,parce que « je n’aime pas le rassis », dis-je àMme Paulin ; le morceau est généralement assezgros.

Mme Paulin m’a d’aborddémontré que c’était bien facile d’éviter cette perte en achetantmoins de pain à la fois. Puis, devant l’heureux emploi de monsuperflu, elle n’a plus rien dit : seulement, elle m’ainspectée longuement, passive, là, grattant ses gros bras nus,ayant l’air de subir une infiltration forcée ; et maintenantelle apporte aussi « ses croûtes ». Qu’est-ce que vousvoulez, elle est comme moi, elle n’a pas l’appétit régulier ;elle a pris trop de pain, elle ne va pas le jeterpeut-être ?

Les adjointes évitent le plus possible lecontact des parents. D’abord, la hiérarchie exige que la directriceseule écoute les réclamations, et puis les adjointes ne veulent passe commettre avec les femmes du quartier des Plâtriers, nis’exposer à des invectives ou à l’offre d’un pourboire. Il fautvoir la maîtresse « de service » le soir, après quatreheures. Les paniers ont été alignés près de la sortie, par terre.Quand on vient appeler un enfant, il quitte son banc et doitprendre son panier au passage ; mais, le plus souvent, il nele reconnaît pas, malgré sa mère qui lui indique au travers desbarreaux : « Celui-là… non… plus loin… »

L’adjointe préside, à deux pas de labalustrade, moi je torchonne au fond du préau, ou même dans une desclasses ; l’adjointe appelle de haut :

– Rose, trouvez donc le panier.

À aucun prix, elle ne se mêlerait à larecherche de la mère.

Avec tous les individus que je connaismaintenant, ma pensée travaille singulièrement : je peux, àtels enfants, attribuer tels auteurs, par induction, à telsparents, telle existence. Je constate en moi des acquisitionsstupéfiantes et des erreurs, des préjugés en déroute, que j’auraisgardés forcément si je n’avais pas touché à la pâte même dupeuple.

D’autre part, maintenant que l’école n’estplus un ensemble anonyme, je l’envisage sous un jour nouveau.J’avais commencé par discerner son rôle général, son but selonla théorie ; depuis quelque temps, mon observationdevient pratique et je dois dire qu’elle n’est plusoptimiste sans réserve. Je crains bien que cette espèce depressentiment noir dont je suis obsédée pendant mon service ne serapporte à l’enseignement même. J’entrevois un enchaînementformidable : les parents, les enfants, l’école, lasociété.

Le souci naît le soir, avec la fatigue, avecla diminution du vacarme scolaire.

Passé cinq heures et demie, le vaste préauprend un aspect morne et vacant de salle publique, avec sespapillons de gaz qui bougent de distance en distance. Les quelquesenfants restant, épars sur un banc, sont disposés à sommeiller ou àpleurnicher. Je m’assieds en face d’eux et j’essaie de stimuler laconversation :

– Où demeures-tu, toi ? Ettoi ? et ton papa, qu’est-ce qu’il fait ? Es-tu allé surles chevaux de bois, à la fête ?

Une remarque : les enfants, si bavardsentre eux, ont peu de mots au service des grandes personnes ;semblablement les paysans ne savent quoi dire aux gens de laville ; mais n’inférez pas, de là, qu’ils soienttaciturnes.

Je persiste à discourir pour dissiper le noirqui me pénètre ; je veux me réfugier dans la douceur égayantedes enfants. Voici Kliner penché comme un pantin disloqué ; ilmontre, à la gorge, une profonde cicatrice ; sa voix difficilescie lentement des sons en bois.

– Qu’est-ce que tu as donc eu aucou ?

– J’ai eu un coup de couteau.

– Où est-ce arrivé ? Cheztoi ?

– Oui, chez nous.

– Ce n’est pas ton papa, poursûr ?

– J’en ai pas.

– Qui ça, alors ?

– Eh bin, pardié, un homme qui venaitdormir.

– Qu’est-ce qu’elle a dit, tamaman ?

– Alle a dit comme ça : ah bin tantfaire, aurait fallu le tuer tout à fait. Eh ! Rose,eurgardez donc le gaz comme i’ danse, i’ faitguignol ! tututu, tututu, danse, danse, danse, tu…

Nous rions aux anges ; les paupièresmi-closes, le nez en l’air, le gosier offert.

Le plus beau rire appartient à Irma Guépin.J’aime bien qu’elle reste tard, le soir ; je m’amuse àl’attifer, à ornementer sa chevelure opulente. Des yeux bleusécarquillés, un nez court, une bouche trop fendue, le frontéclairé, une blondeur et une blancheur alsaciennes, elle rit toutle temps, à tout le monde, et surtout aux garçons. Si elle nechangeait pas, ce serait le type de la fille facile par douceur,par envie de folâtrer, par tempérament bêta et bonasse. En voilàencore une sur quoi l’école devra avoir une action des plusraffermissantes ! Pas de vice en elle ; ce ne serait pasune personne de mauvaise vie, à vrai dire, car elle ne garderaitpas assez de rigueur pour vivre de son inconduite ; ce seraitl’ouvrière sans mœurs, des romances populaires, en plein vent, quise laisse cueillir par le plus hardi. Il faut voir comme Irma est« sans défense » devant Adam. Celui-ci, par exemple, n’ajamais de dessert, il n’hésite pas à s’adresser aux privilégiés etde préférence aux filles ; elles sont plusieurs qui ne luirefusent jamais. Il demande avec une autorité qui magnétise ;la gamine rit à son audace, à sa santé brutale, et donne. Il y a lasoumission d’un sexe à l’autre ; on devine des générations defemmes battues par les mâles et gourmandes de la force.

Je m’assieds et elle se tient debout, entremes genoux. Je ne possède plus de chiffons élégants, moi, je neconnais plus la coquetterie personnelle, et voilà qu’un plaisirm’alanguit comme si je reprenais mon miroir de jeune fille, mescolifichets d’autrefois. L’instinct de mignardise apparaît vitechez cette gentille Irma proprette et gracieuse ; elle seprête à mon jeu comme à une leçon de « bon goût ».

Ce soir, mon chiffonnage de ruban n’allait pascomme je voulais, rien de léger, de mousseux. Et soudain, j’ai vumes ongles usés, mes doigts imprégnés d’une crasse indélébile parle nettoyage du poêle, par le balayage, le lavage. J’ai baisé IrmaGuépin au front et j’ai laissé son ruban neuf, qui était d’unefraîcheur trop délicate pour les mains rugueuses d’une femme deservice.

Que noterais-je encore ?

À l’école où j’ai fait mes études, les grandesélèves choisissaient toutes une petite qui était « leurfille », c’est-à-dire leur protégée et leur poupée. J’ai prisIrma Guépin comme fille, sans y penser, par répétition d’actesanciens. On s’est même aperçu de cette préférence avant que j’eneusse pleine conscience moi-même. La directrice m’a secouée unefois.

– Surveillez donc votre Irma,là-bas.

Quand je l’ai eu baisée au front, Irma estrestée debout devant moi et, tout à coup, son rire a modulé unesonorité particulière :

– Mon ruban mauve, maman me l’a achetéavec une pièce de vingt sous que M. Libois m’a donnée.

– Bien, bien.

– Il attendait le tramway, il m’a parlé,M. Libois. Il m’a demandé qui j’aimais le mieux à l’école.

Irma m’observait dans les yeux avec un airextraordinairement futé et elle chantait :

– Oui, il m’a demandé… il m’a demandé,dé, dé, dé…

J’avais la bouche sèche. Est-ce bête ! Onm’aurait tuée, on ne m’aurait pas décidée à poser une question àIrma !

Elle a continué à chanter, à faire des minesespiègles :

– Alors je lui ai dit… je lui ai ditquelqu’un… il m’a donné vingt sous.

IV

Quand je suis dans la classe des tout petits,à les amuser avec les guignols, avec les constructions, à leurrépéter les formules de la directrice, premières notions du bien etdu mal, à les empêcher de s’égratigner, je trouve encore le moyen,à travers la cloison vitrée, de noter l’ordre des leçons de lanormalienne. Je laisse passer sans attention le calcul, lagéographie, la lecture, le dessin, l’écriture, les exercicesmanuels, mais les causeries de morale m’émeuvent toujours. Lanormalienne les répand dans la perfection ; un manuel luifournit des canevas qu’elle développe d’abondance et selon laméthode. Je la vois, debout dans son bureau, sa voix sonne d’unesincérité pénétrante, son visage fin nuance et anime lespropositions, son corps flexible situe les choses ; tous lesélèves se penchent, obéissent à un rythme et, en un instant, unetotale harmonie possède la classe.

« Écoutez bien comment le petit Gaston aété puni pour n’avoir pas obéi à sa maman… » C’est la grandeœuvre ! Le récit familier, c’est la source où rafraîchir etvivifier cette fragile humanité.

15 janvier. – Un fait est venubrusquement bouleverser mes idées, puis leur imposer un coursnouveau, torrentiel.

Ah çà ! est-ce que les bienfaits del’école ne seraient que théoriques et apparents ? est-ce quel’enseignement commettrait cette erreur prodigieuse de ne pas tenircompte de la réalité, de se baser sur le convenu, sans souci duvrai ?

C’était après quatre heures, je revenais deconduire le rang au coin de la rue, avecMme Galant. La mère Doré demandait sa fille, unebrunette louchante, d’une joliesse maladive, et elle parlait à ladirectrice par-dessus la barrière du préau. Je me mis à transporterprès de la sortie les paniers restés entre le poêle et lelavabo.

Et voilà que j’entends cet énoncé d’uneconviction sévère :

– Punissez-la, madame la directrice, carelle est vicieuse et je ne veux pas de ça… Mademoiselle, à cinqans, se connaît déjà et ne demande qu’à se montrer… Je ne veux pasde ce vice-là maintenant… quand elle aura l’âge, elle aural’âge…

Et la femme, en scandant cette dernièrephrase, arborait les signes hautains d’une expérience absolue,indiquant que le vice était de rigueur, promettant de l’admettrequand il faudrait et promettant que ce serait trèsprochainement.

J’écarquillai les yeux : la mère Doré estgrande, robuste, la poitrine canonnante. Les bras nus ; bruneavec un peigne de cuivre dans les cheveux étagés impérialement,elle a une mine de voracité charnelle fixée par l’habitude, unelaideur de Junon sans âge, à traits grecs exagérés, grossis,couperosée par les liqueurs chères aux laveuses.

Elle détenait un air parfait de« parent d’élève » ; elle était bien dansla fonction, rien de faux ne jurait dans son accent, ni dans sapose ; c’était bien la mère, avec son droit calme et supérieurde diriger l’enfant, droit sacré, fortifié, éternisé par l’ensembledes institutions et des idées ; et elle s’appuyait solidement,normalement, sur l’école.

La directrice obligée d’acquiescer hochait latête vers l’enfant.

Et, dans le même instant, juxtaposée à lapuissance de la mère Doré, j’ai revu la sérénité, la fascinationirrésistible de la directrice, de la normalienne, deMme Galant, haussées dans leur chaire et proclamantà leurs troupes :

« Vous devez obéissance à vos parents –vous devez suivre l’exemple de vos parents ; tout ce que vosparents disent, ordonnent et font est bien dit, bien ordonné, bienfait, car ils incarnent la sagesse éprouvée en dehors de laquellevous seriez perdus. »

Eh, oui ! les devoirs envers la famille,devoirs de soumission et de conformisme, c’est la leçon de tous lesjours, c’est l’anneau de départ qui commande l’enchainement dureste.

Cependant, la mère Doré s’en allait ; oncriait les noms d’autres enfants, je donnais les capuchons, lespaniers.

Je sentais comme des griffes qui labouraienten moi cette notion : mais non ! les parents ne sont pasparfaits, bien au contraire ; ce qu’ils font est rarement bienfait ; il ne faut pas que les enfants les imitent… Eh, mais,alors… alors l’enseignement de l’école se trompe !

J’étais tout ahurie, je boutonnais de travers,je confondais les paniers, je présentais un béret à Bonvalot !une coiffure sur les cheveux délavés de Bonvalot ! C’étaitaussi cocasse que d’allouer des gants à un manchot. La directricem’appelait, je n’entendais pas ; une courbature extraordinairem’était causée par l’exercice habituel de m’accroupir, de merelever, de m’accroupir encore devant les tout petits.Mme Paulin traversait silencieusement le préau avecun seau plein de son mouillé pour le balayage des classes, jesursautais : « Hein ? qu’est-ce que vousvoulez ? »

Pendant la dernière heure de garde, j’étaisencore mal équilibrée. Je ne trouvais rien à dire à « mafille » Irma Guépin, j’ai fini par remarquerbêtement :

– Tiens, tu n’as plus ton rubanmauve ?

– Celui acheté avec les sous deM. Libois ? Non, je ne l’ai plus, il est tombé dans laboue.

Elle m’a contemplée fixement avec un rireémoustillant, selon son habitude. Pourquoi ai-je rougi jusqu’auxcheveux ? Pourquoi cette moiteur aux mains, – et cettesingulière sensation de vide quand Irma a été partie ?

Ce soir, dans ma chambre, là, posément,j’essaie de mettre un peu d’ordre dans mes idées. Voyons, je suisbien de sang-froid, les choses n’ont pas changé : voici mafumeuse, et ma table de jeu, et le piton à rideau, là-haut… Ehbien, la population du quartier, ces gens, les parents des enfants,je les vois bien aller et venir dans la rue, je connais leurextérieur, leurs gestes, leur langage et je sais le secret de leuractivité ; ce sont, pour la plupart, des pauvres hères assezbas, travaillant trop ou croupissant trop, mangeant mal, buvantmal, tournant dans un cercle étroit de souffrance, de laideur,d’ignorance et de préjugé, ayant une petite animation cérébraledésastreusement entretenue, une intelligence de samedi de paie, decafé-concert, de lendemain de noce et de tirage au sort… Ehbien ! tout examiné, le but serait que les enfants diffèrentd’eux le plus possible ; je n’extravague pas !

Réfléchissons maintenant à cet enseignement siintransigeant sur le chapitre spécial de la famille ; voyons,je ne me trompe pas non plus, j’entends bien raconter tous lesjours l’histoire du petit mouton qui n’a pas voulu passer juste parle chemin où passait sa mère et qui, à cause de cela, a été mangépar le loup. Que signifie cette infaillibilité des parents ? Àquoi tend ce dogme à voie unique ? Si ce n’est àrendre la génération qui vient d’éclore pareille à sadevancière ?

On ne se contente pas de dire :« Vous devez écouter les bons conseils de tranquillité, depropreté, de sobriété », non ! une insistancegénéralisante semble prévoir les ordres inadmissibles et prescrirela soumission passive même à l’absurde, même au mal.

Jusqu’à présent, les leçons de docilitém’avaient paru indispensables, adressées à des enfants de deux àsept ans. Quoi de plus naturel ? « Va faire lescommissions. – Mange ta soupe comme papa. – Imite la tenueconvenable des grandes personnes. » Oui ! Mais il fautpenser à leur terrible faculté de tirer la conséquence totale d’uneidée : « Si l’exemple des parents est bon pour une chose,il est bon pour toutes », disent les enfants. Leur logiquerudimentaire, de roc, de fer, est impénétrable à tout raisonnementcontradictoire et « distingueur » ; elle se confondavec le sentiment de la « justice égale », lequelprédomine immanquablement, étant dérivé lui-même de l’instinct deconservation. (Jolie phrase et d’un poids montagneux ! Ellen’a que le défaut d’infirmer la donnée précédente – pas plus ;– car si la dialectique enfantine même est à voie unique,les préceptes absolus ne nuisent pas expressément, ou tout aumoins, à quoi servirait-il de faire des réserves ?)

Quoi conclure ? On ne peut pourtant pasprescrire aux enfants de n’écouter personne en dehors de l’école etde discerner seuls le bien et le mal… Je m’étais couchée, je mesuis relevée. Les échos du soir étaient venus me tenir compagnie,comme d’habitude : ce furent d’abord, envoyés par la maison,un cognement de querelle de ménage, sourd, consistant et un autrecognement de « correction d’enfant » plus écraseur ;puis, envoyés par la rue, l’appel « à l’assassin » et lagalopade ordinaire des bottes de sergents de ville traînantderrière elles une queue de rumeurs. On ne se lève pas pour si peu.Mais, de longs cris montent de chez la sage-femme, des hurlementsaffreux de douleur et aussi des râles de fécondité,d’assouvissement, qui se répercutent dans ma chair en une tristesseintolérable. Je me remets à écrire sans bas, en camisole, je veuxavoir froid, je veux que mes jambes se glacent.

Je me rappelle des récréations où le courantest de jouer au papa et à la maman : cela tourne toujours detelle sorte que, malgré les remontrances antérieures, Adam embaucheune bande pour faire la noce. Des chérubins roses, des fillettesaux yeux bleus hallucinants d’infinie candeur, des innocents dedeux ans, savent déjà la règle du jeu.

– Ohé, les autres ! on est enbombe.

– Tu paies un verre ?

– Viens donc, on a touché sa paie.

– Mais non, on est des« tonscrits » avec des « liméros ».

Ils se tiennent à sept, huit, par le bras, ilschantent avec des gestes, des zigzags de godaille. Les voixprennent le ton crapuleux :

– Eh bin, de quoi ? tu vas pasturbiner, j’espère !

La troupe grossit. Quelle ardeur ! quelletransfiguration ! Les plus misérables, les petits à nez salequi ont toujours froid, ressuscitent. Richard l’affreux, qui nejoue jamais, cesse d’être délaissé ; on l’accepte, brasdessus, bras dessous. Julia Kasen se trémousse au bras deBonvalot.

Il est défendu d’imiter l’homme soûl, dans lacour ; on entraîne Vidal, il ne demande pas mieux que demarcher en tête du cortège. Quelle joie hurlante ! Vidalbossu, déjeté, sans équilibre sur de pauvres jambes tordues, sedéplaçant avec un sautèlement, un battement de membres, uneoblicité tombante d’oiseau blessé ou de crapaud mutilé. Vidal faitle pochard, au naturel !

La folie gagne.

La Souris, chargée de son précieux fardeau, sedécide : avec son air de femme sérieuse voulant que son enfantait sa part comme les autres, elle crie : « Attendez-moidonc ! et mon poussin ! il en est aussi ! »

Ah ! c’est bon d’avoir froid ! Maiscette femme hurlante n’en finira donc pas ?… Tiens,je ris maintenant.

Un jeudi matin, j’ai reconduit le plus jeunefrère de Léon Ducret qui avait été pris de vertige en arrivant àl’école. Dans la cour de sa maison, la concierge avait voulu tuerun lapin en lui crevant simplement un œil et en le suspendant parune patte la tête en bas. La marmaille du lieu faisait cercle, prèsde la pompe. Le lapin gigotait depuis longtemps sans doute, cartoute une pluie de sang était visible au mur et sur les pavés.Comme je passais, la concierge en colère gourmandait :

– Ah çà ! Tu n’en finiras doncpas de mourir, toi, ce matin ?

Elle employait le ton sévère des parents quine tolèrent pas qu’on prenne de mauvaises habitudes.

Je ris. Il me semble que je n’ai plus dejambes… Je crois bien que l’enseignement moral se fiche dumonde : il supposerait tranquillement que les parents, nonseulement sont exempts de tout défaut, mais possèdent les plushautes vertus et beaucoup d’argent avec. Cet enseignementainsi basé serait d’un comique prodigieux dans mon quartier desPlâtriers.

J’ai vu tant de drames en reconduisant lesenfants ! et ces drames dont j’aurais désiré enfouir lesouvenir, les cris de la femme les arrachent et les étalent.

La directrice est logée au-dessus du préau. Unsoir elle descend :

– Comment ! Gabrielle Fumet estencore là ? On l’a oubliée, renduisez-la bien vite.

Elle va consulter les fiches dans son cabinetet me rapporte l’adresse : rue de Palikao, 20.

Au cinquième étage. La porte s’ouvre decinquante centimètres. J’aperçois une femme sur une chaise, quicoud et deux enfants tout habillés sur un lit. Je n’entre pas etpour cause.

La femme s’excuse, par l’entre-bâillement,d’avoir laissé sa fille ; elle n’a pas d’horloge et elleespérait qu’il n’était pas si tard. Mon Dieu, quelle heure est-ildonc ?

– Sept heures et demie.

Elle sursaute et fond en larmes.

– Ah Dieu ! voilà que mes doigts seralentissent !

Et elle me raconte (toujours parl’entrebâillement) :

– Je couds des épaulettes, six sous lecent. Jusqu’à présent j’abattais à toute vitesse mes cinquante àl’heure. Mais voilà un cent pas fini, je l’ai commencé vers cinqheures.

Je reste là, je bredouille uneconsolation : elle se sera trompée d’heure.

La petite Gabrielle se glisse devant moi etgrimpe sur le lit.

– Déchausse-toi, au moins, dit la mèretoujours pleurante ; elle continue, de mon côté :

– Je suis veuve, il faut pourtant quej’arrive à gagner mes trente sous pour nous quatre. Et vous voyez,quand je suis levée, il faut que les enfants soient sur le lit, jene me couche que lorsqu’ils sont partis. Je sors sur le carré pourqu’ils se préparent ; il n’y a pas de place par terre pournous quatre ensemble.

Brusquement, elle s’effare :

– Eh, mais ! je suis là, monaiguille arrêtée !

Elle s’est accordé la récréation, le luxe depleurer !

Une voix d’enfant vieille et sentencieuses’échappe du lit :

– Oui, tes yeux vont se brouiller, tu vasbousiller et tu auras encore « du refusé ».

Je me suis esquivée, en me demandant quelsalaire fantastique pouvait toucher celui ou celle qui assumait cemétier terrifiant de refuser de l’ouvrage fait à la veuveFumet ! Je ne l’ai pas dépeinte, elle… parce qu’il faudraitdes mots trop livides ; mon sang se retire, je me trouveraismal.

Voilà pourquoi j’ai ri tout à l’heure.Gabrielle Fumet est une élève de Mme Galant etj’évoque cette maîtresse, dans son bureau, grosse, bonne, avec uneaccentuation posée, pénétrante, des gestes sûrs etréglementaires ; elle dit : Écoutez bien cettehistoire : « La chambre de Louise », et son jeu dephysionomie friand fait ouvrir les yeux, les becs et les âmes.

« Huit heures sonnent à l’horloge ;Louise va partir à l’école. Elle va chercher son panier dans sachambre. À la bonne heure ; voilà une chambre dans un ordreparfait. Rien ne traîne sur les meubles. Les chaises sont à leurplace. Le petit lit blanc est admirablement fait. On aperçoit despantoufles bleues dessous. Les effets de nuit sont soigneusementpliés. Tous les jouets sont rangés avec goût dans une armoire. Lapoupée et le trousseau sont dans un tiroir. C’est que Louise abeaucoup d’ordre et de soin. Jamais elle n’égare son mouchoir nises rubans. C’est une grande qualité que l’ordre et tous lesenfants devraient ressembler à Louise. Dans une maison, il fautune place pour chaque chose et chaque chose à saplace. »

Je ris tout haut !… La veuve Fumet,obligée d’attendre pour se coucher que ses enfants soient partis…Ah, ah, ah ! Gabrielle toute ratatinée, à qui sa mère doitrecommander de ne pas grandir, pour laisser un peu de place ;cette pauvrette moribonde, le cou tendu, le bec ouvert, recevant lapâtée morale de Mme Galant !

Ma maison plonge enfin dans le silence. Lafemme a dû finir d’accoucher ou de mourir. Délimitons l’importancedes choses. Évidemment, il y a deux parts : l’enseignement desconnaissances primaires, inerte, et l’enseignement moral, sensible.Ce n’est pas la géographie ni le calcul plus ou moins justementserinés qui influencent l’enfant pour toute la vie, ce qu’un enfantsubit de grave à l’école, c’est la culture des sentiments.Il apprend à vouloir ou à refuser. Il ne fait que tâter constammentavec l’instinct ce qui convient ou ne convient pas à sa proprepousse. Je me représente d’imperceptibles prolongements de nerfsdans l’espace, fouillant, s’allongeant, se retirant à la manièredes cornes d’escargot. L’école propose des préférences, deshabitudes, des directions à ces invisibles tentaculesnerveuses.

Comment, à la fois, montrer à l’enfant dupossible à aimer – et rejeter l’erreur routinière de luirendre chères sa servitude, ses tares ?

Justement hier, – non, avant-hier, –M. le délégué cantonal, dans une conversation avec ladirectrice, a émis cette opinion.

– On n’introduit rien dans unenfant ; il possède des germes, les uns ataviques, les autresactuels, que l’on développe ou que l’on étouffe, pas plus…

Très juste ? mais cela n’améliore pasl’enseignement.

M. Libois s’approchait machinalement dulavabo où j’étais occupée. J’ai eu l’impression qu’il haussait lavoix, qu’il façonnait sa phrase, pour que la directrice ne fût passeule à jouir de son discours. La normalienne était dans lepréau.

Je lavais une bosse, dans les cheveux d’unbambin. M. Libois est intervenu en sa qualité dedocteur :

– Ça ne te fait pas mal là ?… nilà ?

Il se pourrait que la vibration mâle de savoix eût un charme pour les enfants ; ils sourient avecconfiance, ils n’ont pas peur de ses mains longues de savant.

M. Libois m’a demandé du ton le plusnaturel :

– Petit traumatisme ?

On appelle cela, je crois, « jeter unesonde ».

Et moi, surprise par cette interpellation, aulieu de feindre de ne pas comprendre son mot grec, j’ai répliquécomme une étourdie :

– Ce n’est pas une plaie, une simpleecchymose.

J’ai senti, d’un choc, son regard et ma bêtisetout à la fois, comme un inculpé saisit, à l’avidité du juged’instruction, qu’il a parlé imprudemment.

M. Libois a tourné les talons trop vite,tel un visiteur indélicat qui emporte un objet chipé.

Après tout, je m’en moque de sa curiosité.

16 janvier. – Ce matin, la rue et lafaçade de l’école m’ont semblé toutes changées ; il gelait aumoins à dix degrés ; la rue déserte et sonore dormait comme lacour triste d’un vieil et sale immeuble. Devant ma porte, un grospavage extraordinairement bossué et défoncé résume le délabrementdu quartier ; plus loin, le bout de pavage en bois paraîtemprunté à une partie riche de Paris ; la façade de l’écolecubique, en pierres de taille, d’une estompe de monument, avec sondrapeau, ses affiches au rez-de-chaussée, tranche sans pouvoirs’accorder avec le gris jaune des maisons en plâtre, ni avec lesdevantures de boutique en bois peint de rouges variés.

J’ai attendu dans l’entrée que la conciergeeût tourné le compteur et allumé le gaz. La lumière a jailli toutd’un coup, et j’ai regardé, comme si je ne les avais jamais vus, lavieille femme toujours muette, la loge, le cabinet et l’escalier dela directrice, les murs peints couleur vert d’eau et les troistableaux d’honneur.

J’ai vite fermé les vasistas du préau, desclasses et commencé l’allumage des poêles. Les bouts de cordes sebalancent longtemps, comme, dans ma chambre, fait le cordon derideau au-dessus de ma fenêtre : bonjour, bonjour. Un petitbéret de fille oublié, coiffant une seule des deux cents patères dupréau, évoquait une idée d’enfance et aurait suffi à indiquer à unétranger l’usage de la vaste salle, meublée, tout autour, de bancstrès bas. L’odeur de crayon, de chien mouillé et de pommes de terrefrites, que je ne remarquais plus les jours précédents, m’a causéune espèce de crainte administrative ; le bruit de mes pas m’afait sentir le vide et la grandeur des classes. J’étais dépayséecomme après des vacances.

Mme Paulin est arrivée, bonnefemme, indulgente, charitable ; elle m’a dit :

– Vous avez des yeux comme des entonnoirsà baisers… Alors, c’était son jour à votre ami ?

Elle approuvait que sa jeune collègue se fûtpayé un peu de bon temps. J’ai souri, les bras tirés par mes seauxde charbon.

Mme Paulin m’a porté plusieursseaux, d’un poêle à l’autre, par complaisance et elle emmanchait degrands coups de tisonnier, en maugréant :

– Vous avez bien raison de profiter devotre jeunesse ; seulement je voudrais vous voir mangerdavantage…, y a rien dans c’te poitrine-là, ma petite…M. Libois m’a demandé si nous étions bien nourries…

Y a rien !… Il est de fait que je merétrécissais, tout incomplète.

L’arrivée des enfants m’a beaucoupsecourue ; d’autant plus que le premier entré a été un petitboiteux qui fait toujours le chien après moi : il enfonce satête dans mon tablier, frotte ses cheveux, relève son museau quivoudrait lécher et, plusieurs fois, avant d’atteindre sa place, ilse retourne, s’arrête sur une patte et me contemple, souriant debonté espiègle.

Par ce froid terrible, les enfants apportentdes têtes violacées et pochées d’ivrognes pleurards. Des petitesfilles clopinent raidies, cassées en deux comme des vieilles, lesmains ramenées au creux de l’estomac, un panier au coude, au lieude cabas. Je dénoue les grands fichus de laine attachés derrière ledos ; des avortons allongent leurs mains tuméfiées devant montablier bleu, comme ils les approcheraient d’un poêle brûlant.

Dans le bruit grandissant des galoches et desnez mouchés, j’étais dolente, le cerveau usé, le cœur fondant, sansaucune envie de critiquer. J’avais froid aussi ; le préau etles classes ne s’attiédissent à dix degrés que vers neuf heures etles seize degrés réglementaires, on ne les obtient que le soir,parce qu’il faut aérer à chaque sortie des classes, quelle que soitla température.

Bonvalot « radine » sans hâte, levisage plus coupant que d’habitude, l’air d’un condamné qui ne veutpas trembler. Des bambins mal éclos n’ont que leur tablier et unerobe au ras du derrière ; quand ils se baissent, quand ilss’asseyent, on voit bleuir des coins de chair et leur mine piteuse,étonnée, dit qu’ils ne savent pas au juste d’où ils souffrent, nipourquoi ils souffrent.

Les voix gelées sont affaiblies, les toux sontgrossies ! Lorsque je fourgonne le feu, une trentaine de toutpetits me surveillent avec avidité ; ils attendent que je leurprocure la chaleur, comme ils attendent que je distribue lesgamelles.

L’inspection de propreté. Le froid a mangé lacrasse des mains comme il a supprimé la boue de la rue.

La conduite aux cabinets. Péniblenécessité ; un vent griffeur souffle dans la cour. La-misèredes accoutrements se révèle : des loques innommables serventde chemises, de jupons, de caleçons. Pitié ! Des innocentsn’ont même pas chaud à leur pauvre ventre ! Mes pauvrespetits ! les garçons… on ne leur trouve plus rien ; despoupées, dont le dessous n’est pas assez protégé, tournent unregard désespérant, comme lointain et anxieux.

La directrice m’a laissé sa classe.

– Faites-leur exécuter des mouvements debras pour les réchauffer ; j’ai mes écritures de décembre àterminer.

J’entends la normalienne :

– Puisque vous avez trop froid pourécrire, si vous êtes raisonnables, je vous raconterai encore« la Mésange »… Adam !

Je me suis ensoleillée de contentement et dedésir comme les élèves de mademoiselle. « La Mésange »c’est une vraie récompense d’écouter cette histoire d’oiseaux quiont des petits.

Avant la délectation de « laMésange », j’inventorie avec réconciliation les deuxclasses : les pancartes d’animaux et de plantes, les armoires,les tables et les rangées d’enfants. Un mélange de chaleur, d’odeuret de bruit me pénètre, je soupire longuement et me regonfle. Jesens, comme au toucher, l’existence multiple, la respiration del’école.

Mademoiselle va commencer. Droite,sculpturale, le visage blanc et doux, au-dessus de son costumenoir, elle a bien l’âme institutrice ; quelque chose d’unique,de professionnel s’émane d’elle et les enfants apprivoisésperçoivent bien qu’elle est d’une race à part.

Comme sa voix claire et prenante porte jusqu’àmoi, au travers de la cloison, j’interromps les mouvements de braset je dis à mes tout petits, d’un air de malicemystérieuse :

– Vous ne savez pas ? Nous allonsécouter une belle histoire de Mademoiselle, comme si nousétions des grands !

Et nous voilà tous enchantés de cette espècede larcin, de cette audition chipée aux grands.

Je sais que Mademoiselle illustrera son récitde dessins au tableau noir, merveilleux instantanés faits desimples lignes ; je profiterai des pauses pour répéter lesdonnées principales à mes mioches. Ils placent les mains sur lesgenoux et lèvent le nez ; les uns bayent d’attention, d’autresrentrent leur lèvre inférieure et avancent leurs dents du haut à lamoitié de leur menton ; des filles pincent un petit becpointu.

« La Mésange », je veux l’écrired’un souvenir exact, parce que j’ai entendu la normalienne affirmerà Mme Galant que c’était une relation vraie où pasun détail n’était inventé. (Notre délégué cantonal l’aurait écoutéeune fois avec la plus vive émotion. Un bon point, monsieur !Vous serez un excellent père.)

« Une vieille dame habitait à la campagneavec son chat nommé Mistigris. La maison était blanche avec un toitrouge, on y entrait par un perron, c’est-à-dire un escalier depierre, comme celui de l’école, qui avait cinq marches et une rampeen fer.

« Le jardin, devant la maison, étaitentouré d’un mur blanc, au-dessus duquel on pouvait passer la têteet il était tout plein de soleil, parce que les poiriers, lespruniers et les cerisiers n’étaient guère plus hauts que lemur ; mais, en face du perron, il y avait un très grosmarronnier, plus grand que celui de notre cour, qui donnait un belombrage sur la maison. Les arbres à fruits étaient placés sur deuxrangs et, entre eux on voyait une corbeille de fleurs dans le genrede celles des Buttes-Chaumont au mois de mai et on aurait dit d’uneplace de fête où les abeilles, les oiseaux et les papillons necessaient de passer et de se balancer.

« Chaque jour, après déjeuner, la vieilledame venait s’asseoir sur un fauteuil d’osier, au bas du perron etelle mettait ses lunettes et elle faisait de la tapisserie enlevant les yeux de temps en temps sur le marronnier où les feuillesremuaient doucement et faisaient un chuchotement comme certainsélèves qui se figurent qu’on ne les entend pas.

« Mistigris, qui ne quittait jamais samaîtresse, s’installait sur la dernière marche. Assis, la queuesous les pattes, sans bouger, il regardait les abeilles, lespapillons qui tournaient autour des fleurs. Des grains d’orremuaient dans ses yeux et il avait l’air d’écouter avec ses yeuxle bruit d’une charrette sur la route, le sifflet du chemin de fertrès loin. Si une mouche s’approchait, il faisait un mouvement detête ; il surveillait aussi, de côté, sa maîtresse quitravaillait et quand il avait bien vu que rien n’était changé dansle monde, il se léchait les pattes, se mettait en rond etdormait.

« Un jour, comme la vieille dame allaits’asseoir dans son fauteuil d’osier, voilà qu’elle entend des crisd’oiseaux, ah, mais ! des cris aigus, précipités, affreux etelle voit deux mésanges qui voletaient comme des perdues autour dumarronnier ; les ailes battaient vite et faisaient penser àdes mains malheureuses qui tremblent, qui ne savent pas où seposer ; les petits oiseaux approchaient des branches,s’éloignaient, approchaient encore : Mistigris était dansl’arbre auprès d’un nid où les petits montraient leur bec etc’étaient le père et la mère qui criaient pour le chasser.

« Aussitôt la vieille dame, touteffrayée, appelle Mistigris ! Mistigris ! mais il ne veutpas venir, alors elle cherche quoi faire, elle ramasse des caillouxet les lance entre les branches.

« Mistigris tourne bien la têtebrusquement, d’un côté, de l’autre, comme un malfaiteur inquiet,mais les cailloux ne l’atteignent pas ; il se jette sur le nidet vite, vite, il croque les petits, malgré l’égosillement affreuxdes deux mésanges.

« Il descend de l’arbre, en voulant avoirl’air ignorant et tranquille ; mais, avec des précautions depoltron, il avance une patte, puis l’autre, lentement.

« Dès qu’il est par terre, la vieilledame, pleurante et indignée, le gronde sévèrement.

« C’est abominable ce qu’il a fait là, etil n’a pas d’excuse, il venait de déjeuner ; et quand même ilaurait eu faim, jamais, jamais il ne devait manger les petitsoiseaux.

« Mistigris rampait, levait à moitié satête sournoise ; il voulait faire croire qu’il ne savaitpas : on lui avait appris que c’était bien d’attraper lessouris, alors il attrapait toutes les petites bêtes.

« Non ! la dame disait qu’il nedevait jamais tuer, même des souris ; car les souris sont depauvres animaux qui ne font pas grand dégât.

« Et elle le chassa en jetant son derniercaillou :

« – Allez-vous-en, vilainmonstre !

« Mistigris s’en alla bouder dans lamaison dont la porte restait ouverte.

« Le lendemain, comme d’habitude, aprèsle déjeuner, la dame vient s’asseoir au bas du perron, à l’ombre.Mistigris derrière elle arrive, en s’étirant comme unparesseux ; il se place sur la dernière marche. Aussitôt, ah,mon Dieu ! une plainte déchirante sort du marronnier. C’est lamésange, la mère des petits oiseaux mangés, qui est perchée près dunid vide et qui reconnaît Mistigris. Elle lui envoie un cri,quelque chose comme un cui, cui, prolongé, mais non, un criimpossible à répéter et qui doit signifier : « Rends-moimes petits, rends-moi mes petits ! »

« Et voilà cette plainte qui continuelente, pénétrante, toujours pareille. Alors, ce même gémissement,sans arrêter, toujours, toujours, cela fait une tristesse qui restedans l’air comme du gris de brouillard et qui s’élargit ;toujours, toujours.

« Les autres oiseaux du jardin setaisent ; on dirait que les feuilles cessent de bouger, queles fleurs se baissent, que les papillons se cachent.

« Ce n’est pas seulement une plainted’oiseau que l’on entend, c’est bien plus grand : c’est uneplainte de maman ! On dirait qu’il y a aussi l’arbre, lesoleil, le ciel qui pleurent avec la mésange. Figurez-vous toutesles choses qui pleurent autour de vous. Sachez alors que toutes lesmamans du monde, les mamans des enfants et les mamans des animaux,pleurent de la même manière quand on leur a pris leur petit,puisque l’on a fait du mal à la vie que nous respirons, puisquec’est tout qui souffre du même coup, c’est la maison et c’est larue !

« Les chats ne comprennent pas le langagedes oiseaux ; mais Mistigris a compris tout de suite lamésange, comme si c’était sa mère, à lui, qui pleurait !« Cui, cui, rends-moi mes petits, rends-moi mespetits ! »

« Il a regardé vite, là-haut, dans lemarronnier, puis le voilà qui a fait semblant de ne pas entendre,il tourne le front du côté des poiriers et des pruniers, ils’occupe des mouches qui volent là-bas, il cligne ses yeux, commesi leur poussière d’or le gênait, et il a l’air de compter lesfleurs penchées, plus loin encore, tout là-bas.

« Mais la mésange est toujours là, sur labranche qui lève son petit bec, et le baisse et le relève, droitvers lui, sans arrêt, toujours, toujours, pleurant la mêmeplainte : « Rends-moi mes petits ! rends-moi mespetits ! »

« Malgré lui, peu à peu, Mistigris ramèneses moustaches devant l’arbre, il les incline et flaireattentivement la pierre du perron à ses pieds.

« Mais la mésange continue de crier.

« Et peu à peu, la tête de Mistigris serelève, il faut qu’il regarde ! il faut qu’il entende !il faut qu’il reste là, les yeux fixés sur la mésange qui leharcèle.

« Alors les cris de la maman qui sepenche et se redresse sans faiblir sont comme des aiguilles quechaque balancement enfoncerait ; des frissons remuent le dosde Mistigris, ses poils font l’effet de l’herbe soufflée par levent. Il se tient de plus en plus tendu d’attention, forcé delaisser entrer toute la peine et tout le reproche de la mère. Et levoilà torturé aussi de cette tristesse de toutes les choses qui sejette et s’amasse en lui. Il ouvre la bouche pour miauler, aucunbruit ne sort. Il veut se détourner, mais non, sa tête revient, ilfaut qu’il écoute.

« Encore des frissons le long de soncorps, et la plainte frappe sans rémission, toujours pareille et ilest malheureux, il ne peut rien, rien. Cela devient tellementintolérable qu’il arrive à faire vers sa maîtresse un miaulementsuppliant :

« – Je t’en prie, délivre-moi, fais-lataire !

« La vieille dame écoute l’oiseau,malheureuse aussi, les deux mains sur ses genoux, ayant laissétomber sa tapisserie par terre. Elle répond tout bas,gravement :

« – Non, non, Mistigris, tu as mangé sespetits.

« Mistigris reste cloué là et ne répètemême pas son miaulement misérable.

« Tout à coup, il essaie encore de jetersa tête de biais, son dos tressaille d’une secousse violente et sesoreilles s’aplatissent : voilà qu’il a peur !

« En effet, le cri de la mèrechange ; maintenant c’est un cri de colère :« Ah ! tu ne veux pas me rendre mes petits-! » C’estun cri de colère terrible, irrésistible ; il révolte l’airtout autour.

« Et un oiseau arrive près de la mésange,sur une branche : c’est le père des petits oiseaux mangés.

« – Va ! va ! crie la mère.

« Alors, excité, le père s’envole, faitun cercle, sans bruit, vers Mistigris et revient à l’arbre.Mistigris effrayé ne bouge pas et, malgré ses prunelles qui neveulent pas, il voit l’oiseau ! Il entend le silence des ailesil sent leur battement.

« – Va ! Va !

« Alors, le mâle décrit des courbes deplus en plus rapprochées de Mistigris ; et chaque fois aussiil revient se percher de plus en plus près de Mistigris. Il ne lequitte pas, il le vise, il mesure la distance, le voici sur la plusbasse branche, le voici sur la rampe du perron, le voici sur unemarche.

« Mistigris baisse le cou, il respire endessous, de côté, il ne peut plus bouger ; le cri terrible dela mère le paralyse.

« Et soudain, oui là vraiment, le petitoiseau pas plus gros qu’une noix s’abat sur le front du chat, entreles oreilles et tiens donc, tiens donc, à coups de bec,furieusement, sur son nez : tiens donc, méchant ! mangeurde pauvres petits innocents.

« Puis il s’envole, va rejoindre la mèremésange.

« Un grand silence. Tout le jardinregarde Mistigris.

« Mistigris abattu, sentant que toute lanature est contre lui, toutes les choses et tout ce qui respire, nepouvant plus rester devant l’arbre, ne pouvant plus rester devantles plantes ni devant la lumière, Mistigris se coule misérable, latête basse, la queue basse, vers la maison ; il se traîne dansun coin noir.

« Et tous les jours, au moins pendant unmois, dès que Mistigris, après le déjeuner, apparaissait auprès desa maîtresse, la mère mésange était là dans l’arbre qui l’attendaitet qui commençait aussitôt sa plainte déchirante, incessante ettoujours pareille : « Cui, cui, rends-moi mes petits,rends-moi mes petits ! »

« Mistigris l’écoutait, la tête fixe.

« Puis, le mâle arrivait.

« Mais Mistigris s’en allait dès qu’il levoyait voler en rond et s’approcher.

« Enfin, Mistigris n’eut plus le couragede se poser sur le perron. Il descendait les cinq marches,apercevait la mésange dans l’arbre et s’en retournait…

« Cette bonne mésange, ses petits lui ontété rendus ; le nid est refait, le nid est habité.

« Mistigris a regardé le nid renaître, duhaut du perron et un jour il a compris qu’il était pardonné. Ilrevient s’asseoir à sa place ordinaire sur la dernière marcheauprès de la vieille dame qui fait de la tapisserie.

« La mère mésange ne se plaint plus, onvoit sa tête qui sort du nid. Elle et Mistigris restent des heuresà se regarder, sans crainte, sans méchanceté. Mistigris, devenutrès sage, songe profondément. Il songe qu’une maman de mésange estplus forte qu’un chat armé de ses griffes et de ses crocs ; ilsonge à cette chose qui torture les chats mangeurs d’oiseaux, ilsonge à cette chose qui fait renaître les petits oiseauxmangés.

« De temps en temps, le mâle apporte labecquée. La mère se lève, les petits becs s’agitent dans lenid.

« Alors, Mistigris fait semblant d’avoirentendu du bruit dans la maison ; il se dérange tout doucementet se pose, tournant le dos à l’arbre. »

Je n’essaierai pas de restituer par des motsla beauté haute, électrisante, de la normalienne, auteur de cerécit.

Je ne peux pas dire non plus toutes lesémotions des deux classes.

Seulement ceci :

À l’endroit où le chat croque les petits,plusieurs mioches se sont vite serrés l’un contre l’autre et sontdemeurés recroquevillés, conscients d’être bons à manger, euxaussi. Une fillette a entouré sa sœur jumelle de son bras, et sesyeux noirs, bougeurs, scintillaient comme des diamants au soleil.Un tout petit a lancé les mains en avant :

– Rose, prends-moi !

Enfin, à ce passage : « Cette bonnemésange, ses petits lui ont été rendus… Mistigris a regardé le nidrenaître… » là, un nouveau de la grande classe, dont je nesais pas le nom, s’est dressé frémissant, menaçant, les yeuxretournés, brute altérée de justice :

– Je veux pas qu’il lesremange !

Tel fut son accent sauvage, tel fut son coupde mâchoire aveugle, que j’ai compris l’exactitude de symboliser lepeuple par un lion très noble et très massif.

V

Ce matin, à neuf heures moins un quart, dansle préau, on a entendu venir de la rue des cris affreux d’enfant etun murmure de foule. La directrice qui comptait les sous de lacantine, assise près de la barrière, a échangé un regard impuissantavec Mme Galant.

Depuis quelques minutes, l’entrée avait cessécomplètement. Tous les matins le courant d’enfants arrivants secoupe ainsi, pendant un temps plus ou moins long ; il estarrêté par un accident ordinaire de la rue : rixe entre hommesou femmes, excentricités d’ivrogne, amours de chiens.

Cette fois, un père amenait sa fille à forcede gifles et de poussades ; une troupe d’élèves accourus detous les bouts du quartier formait cortège ; il y eut unenvahissement tumultueux.

L’enfant battue fut projetée la première dansle préau : Louise Guittard ; un crêpe est piqué à sonbéret depuis huit jours ; c’est… c’est son secondpère qui l’accommode si rudement.

Je l’ai vite prise par le bras et conduite aulavabo, sa figure de pauvre mouton, barbouillée de larmes, étaitenflée, labourée d’ecchymoses.

Les camarades ont afflué derrière, bruyants,excités, hilarants, profitant de leur nombre pour continuer àmanifester, l’accent canaille :

– Mince alors ! T’as vu c’tepâtée !

Ils viennent poser leurs paniers près del’endroit où je tamponne Guittard ; plusieurs, chez quipersiste l’émerveillement de la magistrale correction, portenteux-mêmes de terribles marques paternelles sur le visage.

Que de notations instructives j’aurais àenregistrer ! Voir battre un camarade est une occasiond’importance qui fait sortir la nature, qui grossit et accentue lesphysionomies et, dans tous les cas, il apparaît incontestablementque notre vieille âme héroïque et conquérante n’est pasmorte ; j’en juge à la façon dont Bonvalot tire les cheveux àJulia Kasen, sans méchanceté, par débordement enthousiaste.

Le choc nerveux s’est communiqué aux gaminsdéjà assis ; les cous se sont allongés vers Louise Guittard,les figures ont grimacé leur expression « de la rue »,j’ai vu courir le long des bancs l’avidité féroce, stupide et lâchede la foule.

Mme Galant a donné le signaldu chant, comme unique moyen d’apaisement. La pédagogie a de cesinspirations : un hosanna criard se déchaine :

Petit papa, c’est aujourd’hui tafête…

J’avais des fleurs pour couronner tatête…

Quant à moi, l’émotion concentre ma forced’observation sur les laideurs. Quelle lamentable espèced’enfants ! J’en compte çà et là une quantité, filles,garçons, grands, petits, moyens, qui, sans erreur possible, – ontle visage modelé par les coups. En a-t-il fallu des brutalitésdepuis leur naissance ! Car la chair reprend sa forme aprèsune torgnole, le sourire renaît après les pleurs. En a-t-il falludes réitérations pour que des coins de visage restent de travers,pour que les joues gardent l’air giflé, pour que l’apparence derenifler des larmes s’installe définitivement, même quand l’enfantrit !

Mais il y a pis que les déformationsaccidentelles ! Cette enfance pèche par mille stigmates dedégénérescence. Voici la petite Doré atteinte de strabisme et vingtautres, victimes de la même hérédité alcoolique. Quand ce ne sontpas les yeux, ce sont les hanches qui chavirent : nouspossédons toute une collection de coxalgies ; nous recélonstrois boiteux, sans compter Vidal, le bossu ; quant auxrachitiques, aux noués, aux scrofuleux, on ne les distingue mêmepas : autant prendre l’effectif entier, à un degré près.

Les ressemblances d’animaux ne se doivent pasdédaigner : beaucoup d’enfants, émules de Richard, offrent desfaces de singes, vieilles à grandes rides, et leur gaieté plissetoujours péniblement. Nous foisonnons en têtes de poissons, àbouches molles, en félins à nez aplatis, en boucs, en crânes platsde casoars, en mâchoires de lévriers, en mentons qu’on croiraittombés, allongés en excroissances morbides. Des oreilles décolléesdeviennent si drôles, montrées par un gamin qui glapit :

– Madame ! i’ n’a pas lavé sesgarde-crotte !

Des petites filles vocalisent, la nuquerenversée ; je reconnais des têtes de noyées, des physionomiesde mortes que se sont disputées l’éclampsie et l’inanition.

Par compensation, aucun tableau poétique dumonde ne saurait être égalé à celui offert par la mignonne LouiseGuittard, la tête penchée sur l’épaule, les yeux en velours, leslèvres tuméfiées, chantant de toute sa bonté convaincue :

Petit papa, c’est aujourd’hui tafête…

À propos de Louise Guittard,Mme Paulin m’a informée.

– V’là encore une adresse pour Libois.(Elle dit Libois tout court ; j’ai essayé, ça ne me va pas.)Il s’occupe des enfants les plus battus : il ose lui-mêmeendoctriner les parents, ou bien il les signale.

– Tiens ! la philanthropiepolicière.

Mme Paulin hausse lesépaules :

– Non ! il les signale pour leurfaire coller un secours ! Il prétend que c’est avec des painsde quatre livres que l’on empêche le mieux les parents d’assommerleurs gosses ! Des bêtises ! Les gens le sauront, ilsbattront le rappel exprès… Est-il assez godiche, le délégué !Il ne vous parle jamais ?

– Dieu non !

– Moi, il me parle, même dans la rue. Etpuis la directrice fait porter souvent des lettres chez lui, ausujet des maladies contagieuses, je crois. Ça devrait être votreservice. Écoutez, il ne faut pas m’en vouloir, je n’ai pasintrigué. C’est lui-même qui a dit à la directrice :« Envoyez-moi de préférence Mme Paulin, parceque je la connais. » Du reste, il habite dans mes parages, lagrande belle maison neuve en face du métro. Alors quand il est là,je monte la lettre. Je ne suis pas forcée, mais, n’est-cepas ? on aime bien voir l’intérieur de ces messieurs. Etcroiriez-vous qu’il est devenu bavard tout d’un coup !« Vous avez bien fait de monter, Madame Paulin. Qu’est-ce queje vais vous offrir ? Un verre de bordeaux ? Et l’école,ça marche le service ? Vous vivez d’accord ? – D’accordavec Rose, que je réponds ! Pour sûr, Rose, monsieur, j’en aijamais vu une pareille. »

Cette pie borgne n’a-t-elle pas raconté je nesais quelle histoire à propos du pain qui manque dans les panierset de notre petite invention d’y suppléer. Elle devait être un peugrise. M. Libois, paraît-il, avait l’air, à chaque instant, dechercher des objets qu’il ne trouvait pas, – ou d’un chien à quil’on marche sur la patte (parbleu ! il se détournait pourrire). Il lui a donné la bouteille entamée à emporter, il lui adonné le paquet de biscuits, il lui a serré les mains. Une paired’amis, quoi !… (Il ne savait plus comment s’endébarrasser.)

Dans tous les cas, il faut que je signifie àMme Paulin de ne plus me mêler à sescommérages.

La directrice a séjourné dans sa classe toutela matinée. J’ai eu suffisamment de besogne après les poêles qui netiraient pas ; impossible de dégourdir la température à dixdegrés, excepté au premier, chez Mme Galant. Ilfaut dire que, dans la classe de la normalienne, au-dessus desfenêtres et de la porte donnant sur la cour, les vasistas quiferment mal, attendent l’architecte depuis un an.

Armée de mon tisonnier, en allant d’un poêle àl’autre, je n’ai pas cessé de recenser les tares de ma populationenfantine. Et l’atavisme moral ! Et les perversionsinstinctives !

L’autre jour, quand Mademoiselle racontait« la Mésange », plusieurs de ses élèves, aux phrases ducommencement, – restaient distraits, à peine intéressés, – Gillon,par exemple, – c’était déjà de l’obtusion intellectuelle, maisd’autres riaient malignement : indice de perversion ; etje me rappelle maintenant, placée de côté comme j’étais, avoirremarqué des crânes singuliers, en ruines, avec des pansabattus.

Il est vrai qu’au milieu du récit, Irma Guépinpleurait, la Souris, sublime, contractée à l’extrême, vibrait d’uneseule pièce ; j’aurais compté les ondes frémissantes de soncorps ; Adam assombrissait terriblement son facies de taureau.À la fin, il régnait une palpitation générale ; il planaitquelque chose de plus fort que le destin de ces enfants et qui lesemportait, les transformait, les sauvait : le grand souffle dusentiment. Et Bonvalot n’était plus l’assassin, ni Virginie Popelinla vicieuse, ni Julia Kasen la sacrifiée ; et Léon Chéron,Léon Ducret et les « visages pointus », Gabrielle Fumet,Berthe Cadeau, s’embellissaient de personnalité.

Mes tout petits eux-mêmes amenuisaient leursfrimousses pour saisir la délicatesse des mots et leurs becs, leursnez travaillaient, tels des menottes malhabiles qui cherchent àprendre un objet un peu trop gros, un peu trop lourd.

Mais comment faire durer cette minutesentimentale, tout de suite envolée ?

Il me semble que la classe a une âmecollective, lourde, croupissante, où s’envase la servitudemisérable : quelle peut être l’action de la maîtresse surcette stagnation ? N’est-ce pas seulement une actionpassagère, rapide et vaine comme le souffle du vent surl’eau ?

Ainsi, chez ces mêmes enfants si indignéscontre Mistigris, j’ai vu apparaître, au bout de peu de temps,l’inclination du peuple envers les brigands. Hier, Mademoiselleorganise cette expérience d’inviter ses élèves à raconter eux-mêmes« la Mésange », chacun participera à la narration pour unépisode, à la suite. La parole est à Louis Clairon.

J’ai observé Clairon, un garçon de lacatégorie simiesque, nature bretonne, à l’air intelligent ettêtu.

– Y avait un chat qui avait faim…

– Mais non, rectifie mademoiselle,Mistigris venait de déjeuner.

– Y avait un chat qui était encolère…

– Mais pas du tout…

Le parti pris était flagrant ; Clairon serappelait très bien, mais il ne voulait pas que le chat-brigand fûtsans excuse ; il n’a pas cédé :

– Y avait un chat qui n’avait rien dutout…

Et voilà le malheur : l’inclination dupeuple pour les brigands n’est pas l’instinctive bienveillance àl’égard du réprouvé ayant osé agir contre tous, elle n’est pas duenon plus à l’obscure perception qu’un malfaiteur c’est un pauvre etqu’un pauvre c’est « du peuple », non, je crois plusbanalement que cette inclination révèle un goût fanfaron del’oppression et découle des romans feuilletons, des mélodrames, dela mauvaise éducation héroïque, du besoin d’art malservi.

Je voudrais garder ma confiance entière dansles bienfaits de l’enseignement moral. Vain désir ! La réalitébrutale m’étreint à chaque instant.

J’ai entendu la mère Doré renouveler saplainte à la directrice :

– Punissez cette morveuse, elle a déjàdes idées… c’est trop jeune, est-ce vrai ? madame ? c’esttrop jeune.

Il faut que l’école touche joliment juste pouravoir une influence améliorante !

Alors, une morale par enfant ?

Dame ! Que dirait-on d’un hôpital où lesmalades seraient répartis pêle-mêle dans les salles, d’après leurâge simplement, et où un médecin, n’ayant pas le moyen d’examinerchaque cas particulier, prescrirait la même potion pour soixantepatients différents ?

Quelle tête ferait le visiteur à considérerles malades un à un ? J’en suis là : je ne puism’empêcher de détailler les enfants, de scruter les parents, lequartier, et de m’arrêter à chaque tare particulière.

Et alors, étant agenouillée entre un banc etune table à nettoyer par terre, j’aspire comme des bouffées devérité : on ne peut pas alléguer que l’école se trompe –appréciation trop vague – il faut spécifier : la leçon a letort d’être servie pareille à tous, aux forts, aux faibles, auxgentils, aux affreux ; tel conseil profitable à Pierre peutparfaitement nuire à Paul.

La morale c’est le bien de l’individuconsidéré dans son milieu. Chaque nature et chaque situation a lasienne. Quelle révélation ! Et maintenant j’écoute cesmalheureuses maîtresses verser leur médication collective, sanssouci ni de tempérament, ni de famille, ni de condition économique.Je ramasse des papiers, je renifle les odeurs différentes desenfants et je me dépite : mais fourrez donc le nez sur vosélèves !

Certes, ces dames moralisent à propos detoutes les choses diverses (conformément au manuel spécialde leur métier), mais pas à propos des enfants divers.

Tous les exercices de la classe et les jeux dela récréation doivent fournir prétexte à sapience. On ne l’oubliepas ; il n’est pas jusqu’au modèle d’écriture qui ne porte sesfruits.

La leçon que l’on arrose le plus de vertueuxpropos est celle de calcul. Morale et calcul, à premièreconsonance, cela ne se marie pas nécessairement.

La normalienne, le lundi, le mercredi et levendredi, d’une heure trois quarts à deux heures et demie, secharge, des plus aisément, la craie à la main, de cet heureuxrapprochement.

« J’ai deux douzaines de cerises, vousallez les voir sur le tableau ; j’en veux faire trois partségales : une que je mangerai de suite, une que je conserveraipour ce soir, une que j’offrirai à un camarade. »

Et la craie marche, et la langue, et tout ypasse – sans que le truquage apparaisse – l’addition, lasoustraction, la division, la frugalité, la prévoyance, l’économie,la générosité… et un cerisier et une assiette et une table.

C’est bien. Et je ne suis nullementsatisfaite.

Du reste, j’ai l’esprit chagrin et il nem’arrive que des ennuis.

Je suis allée dimanche, voir mon oncle, surune convocation brève et peu aimable.

– Qu’est-ce qu’il y a ? m’a-t-ilcrié à brûle-pourpoint.

– Mon oncle, c’est vous quim’appelez…

– Tu ne sais rien ? Qu’est-ce que çaveut dire : on est venu dans le quartier, chez la concierge,faire une enquête… oui, quand tu écarquilleras les yeux… et c’étaitsurtout toi, tes antécédents, que l’on voulait connaître. Tu y esmaintenant ? Qu’est-ce que cela veut dire ?

– Mon oncle, peut-êtrel’Administration…

– Ce n’est pas l’Administration ; ils’agit d’une de ces agences qui font des recherches dans l’intérêtdes familles.

J’ai fini par rabrouer mon onclevertement ; il avait l’air de douter de ma conduite.

Et je ne veux pas approfondir cette histoirede concierge. Que m’importe ?

J’ai beau faire, une inquiétude inexplicablevit en moi. Des riens m’agacent, sans motif.

Et me voici dans ma chambre. Si seulementj’avais du feu, je serais moins mal pensante ; le bec de malampe à pétrole parcimonieux, avare, ne me communique pas l’égoïsmedigne et accommodant du monde qui a chaud.

Le temps de monter mes six étages, mon dînerétait figé ; et je ne m’habitue pas à ces gens à accroche-cœurattablés en bas dans la gargote, ni à leurs éclaboussures d’argot,ni à leurs bouchons, ni à leurs boulettes de pain.

Ma digestion ne s’accomplit pas, je ne peuxpas me coucher ; pour un peu, je sortirais. J’ai peur et j’aienvie… Quel réconfort trouverais-je dehors ? Voilà bien dequoi soulager ma douloureuse aspiration vers une bonté aimante etbelle : la rue des Plâtriers, le boulevard de Ménilmontantavec leurs ombres, leurs projections blafardes de débitsempoisonneurs et ces gens à démarche rôdeuse qui ne vont nulle partet ces formes inquiétantes qui stationnent, et ces coups de siffletsinistres…

J’ai honte de moi, je voudrais un prétexte… jevoudrais avoir oublié quelque chose à l’école. J’irais… une foisles réverbères allumés, la fonction du quartier c’est la débauche…toute femme jeune passe au milieu de la convoitise et de laconcurrence… je ferais quelques pas, je sentirais toutes sortes demenaces autour de moi. Devant la façade assombrie de l’école, jeverrais des personnes en train de chercher, de parler, de monter lagarde. Juste là, sous le drapeau, et le long des affiches, jeretrouverais le même trottoir occupé qu’à onze heures et à quatreheures lorsque l’on attend la sortie des élèves… à peu près mêmesvisages, mêmes vêtements. Faut-il l’écrire ? de celles quiviennent chercher leur enfant dans la journée, il y en a, je crois,qui reviennent la nuit devant l’école.

Sans doute, c’est seulement la curiosité devérifier qui m’attire dehors… Belle curiosité ! c’est plutôtmon intolérable solitude qui me pervertit.

J’ai souvent rêvé cette inouïe fortune :un enfant que l’on ne viendrait pas retirer le soir et dont je neretrouverais pas les parents à l’adresse marquée sur la fiche, jel’emmènerais chez moi, je le ferais dîner, je le coucherais, je ledorloterais. Comme cela doit être bon d’avoir un enfant à embrasserdans le silence du chez soi, quand, dehors, guette la nuithostile !

Le fait s’est produit,Mme Paulin me l’a raconté : un bébé de quatreans, demeurant soi-disant rue des Panoyaux ; l’heure passe, onle reconduit ; à cet endroit, la mère était inconnue.Perplexité. Le petit, paraît-il, a eu comme une intuitionterrible : il s’est mis à réclamer sa mère avec cet affolementde l’instinct vers une seule protection, avec cette épouvante del’être perdu qui sent la voracité partout, autour de lui… ah !mais, de tels cris, par les rues, que n’importe où la mère auraitété, à proximité, elle serait sortie. La femme de service a ramenél’enfant à l’école.

– On aurait dû se douter de quelquechose, dit Mme Paulin. Ce mioche de misère qui, lamoitié du temps manquait de pain, ce jour-là, on avait trouvé unénorme gâteau dans son panier…, on aurait dû comprendre… Je merappelle ; on en a coupé une douzaine de parts et même lemioche n’en a pas goûté, tellement il était content de voir bâfrerles autres, de faire le riche…

La directrice l’a mis en garde chez laconcierge. On l’a hébergé quatre jours, après avoir informé lamairie, le commissaire. Pendant quatre jours, il a appelé, il agratté aux murs, aux portes, voulant aller chercher sa mère.Jamais, jamais on n’a eu d’elle aucune nouvelle. L’Assistancepublique est venue retirer de la bouche de l’enfant ce motanti-administratif : maman.

Parfois toutes mes fibres crient que j’étaisfaite pour avoir des enfants ; alors, exclue du mariage,créature dénaturée, je forme des imaginations monstrueuses !Il y en a un petit que je guette : Louis Clairon… sa mère al’air si fini !

Avant la fermeture, quand les maîtresses sontparties, j’essaie mes chances :

– Qui est-ce qui veut s’en aller avec moiet que je sois sa maman ?

Hélas ! personne ne se précipite dans mesbras.

Je m’habitue aux déboires. Dans les premierstemps, le soir, au milieu du préau, sous le gaz, assise sur un banctrop bas en face de trois ou quatre bambins, je conversais naïve etignorante, je tâchais d’accorder ma voix à la douceur et à lapureté enfantines, je modulais une intonation chantante, jolie,délicate :

– Dis donc, Léonie, maman va venir, tuvas rentrer à la maison, il y a une table ronde, hein, je suissûre ? Et la soupe est sur le fourneau…

À mesure que je parlais, Léonie Gras, uneroussotte frisée comme un caniche, faisait : non, non, de latête, souriant avec des yeux malins, telle une enfant que l’ontaquine par une offre dérisoire : « Donne-moi tesdragées, je te donnerai une poignée de cailloux ». Elle mesouffla sur le nez comme sur une bougie, par dédain, puiss’expliqua :

– Non ! on mange chez l’troquet avecmaman.

Elle ponctua cette déclaration d’un avancementde menton : « Voilà, ça t’ennuie, tu esjalouse ! »

– Ah ! fis-je interloquée, maisaprès tu vas faire dodo ?

– Non, maman boit avec des gens et moi jeliche les verres.

Et encore ce coup de menton qui signifie enlangage de Ménilmontant : « Voilà, ma vieille, ça te lacoupe ! »

Ensuite ce fut Bonvalot, blafard, lespommettes trouant la peau, le cou détiré. Il était en retenue.

– Tu aimes bien ta mère ?

Signe de tête négatif.

– Comment ! tu n’aimes pas tamère ?

– Non, a’ m’bat. (Brèche-dents, il cracheà distance, en soulevant à peine les lèvres.)

– Et ta tante, que j’ai vue une fois, tul’aimes ?

Hochement négatif.

– A’ m’bat.

– Et ta grande sœur ?

Même jeu.

– A’ m’bat.

Il crachote froidement, d’un air demillionnaire qui regrette mais ne saurait vous accorder ce que vousdemandez.

– Et ton père ?

– Y bat maman… il lui jette les assiettesà la tête, elle lui rejette les morceaux.

– Et moi, tu ne m’aimes pas nonplus ?

Silence. Il crache moins loin. Puis, un signefurtif, entre nous deux seulement, indiquant que, tout de même, ila un sentiment pour moi.

– Tu m’aimes parce que je te donne desbonbons ?

– Non.

– Parce que je t’apporte ta gamelle, jete débarbouille ?

– Non.

– Pourquoi alors ?

Il me regarde, mécontent, rechigné, puis, lespaupières baissées, il dit sans amabilité :

– Parce que y a des images dans tesyeux.

J’y pense maintenant, ce n’est pas biendangereux de prôner aux enfants la soumission et l’admirationenvers les parents indignes. Est-ce que Bonvalot coupedans les leçons sur les parents ? Admettons, mais nous voilàloin des bienfaits suprêmes de l’école ! Nous en sommes àplaider son innocuité.

Certes, l’enfant ne tient pas grand compte desconseils. Toutefois, dans le cas de contradiction apparente, ils’empresse de choisir ; ayant entendu ces deuxexhortations : « Imite tes parents. – Sois sobre »,si les parents se grisent, l’enfant aura soin de ne considérer quel’exhortation à suivre l’exemple familial.

5 février. – J’en étais sûre !Je passe mon temps à confronter les leçons et la matièreenfantine : voyons si « ça colle »…

Ce matin, dans la grande classe, c’étaientsurtout le dos, les épaules que j’observais ; quellesdifférences dans les nuques ! Adam concentre là sa force etGillon sa bêtise ; quelques petites filles montrent déjà, sousleur natte, une pureté de marbre : Julia Kasen, Irma Guépin,Léon Chéron et la Souris ont la nuque archibrune et mince,mince !

La normalienne donnait un simple exposéhistorique. Superficiellement, tous les enfants avaient l’air aussiabsorbant, aussi bénéficiant ; mais, à fixer mon attention, jevoyais les phrases tomber différemment sur eux ; un dépitirrésistible me crispait : cette forme de parole ne s’adaptepas à cette forme de tête…

Quel malheur, quand la normalienne ne pénètrepas dans les ténèbres des petites intelligences, ou quand elleouvre aux enfants un aspect trop compliqué de son intelligence, àelle ! On croirait voir quelqu’un offrir de bonne foi descouleurs à un aveugle et attendre qu’il choisisse.

Ma solide complexion de Parisienne« mollit » singulièrement.

Le délégué cantonal a chaperonné une nouvelledame patronnesse, une grosse vieille en deuil, à qui l’on aprésenté le personnel, y compris les femmes de service.

M. Libois s’est fendu d’un petit discourssur les mérites de chacune : très dévouéeMme la directrice, très dévouées,Mlle Bord, Mme Galant,Mme Paulin.

Pourquoi ai-je rougi comme une imbécile quandmon tour est venu ? Et pourquoi l’autre – imbécileaussi, – qui était souriant sans solennité, pour dire les méritesde ces dames, – a-t-il semblé plus sérieux… pourquoi s’est-ildispensé de me regarder ?

« Et enfin Mlle Rose,dont vous… dont les soins maternels n’ont pas moinsd’importance… »

D’ailleurs, rien d’anormal ; autrement,Mme Paulin n’aurait pas manqué de le remarquer.

Pourquoi suis-allée pleurer dans lacour ?

Il ne faut s’en prendre à personne ; jetraverse une crise. N’ai-je pas déjà pleuré hier, à propos d’unpetit nouveau ? Sa mère venait le chercher ; il a hésitécomme s’il ne disposait que d’un baiser, il allait me le donner,vite il l’a donné à sa mère. Je suis restée la tête basse…

À la vérité, j’ai attrapé un tourment jaloux àvoir tous ces enfants des autres, à voir tous ces gens quipossèdent des enfants. Je voudrais posséder aussi.

Le mal est plus grave que l’on necroirait ; je n’ose l’avouer : « J’ai fait unnid ! » J’ai disposé un coin dans ma chambre pourrecueillir d’aventure un enfant abandonné… j’arrange des bouts dechiffons… Un précédent existe, juste dans la famille ; mononcle a longtemps gardé une vieille tourterelle apprivoisée quicouvait un œuf en bois, à repriser les bas…

J’ai signalé une espèce très commune dans lesquartiers pauvres : des enfants à visage pointu, front pointu,nez pointu, menton pointu ; comme si, à pleine main, on enavait pincé la cire blette. Ah ! oui, la cire ! Car on nepeut guère nommer chair cette substance décolorée, creuse, oùtransparaissent quelques veines ténues, bleuâtres. Et ces visagesd’enfants n’expriment que l’incapacité ; leur seul caractère,c’est la laideur, même pas excessive. Voilà une régénérescence quis’impose !

La voyez-vous, grandie, cette élève à figurepointue ? appelez-la Berthe Cadeau, ou Gabrielle Fumet :une couturière osseuse et graillonnante, au long nez pointillécomme ses doigts, dédaignée par la débauche même ; tenez, ellehabite là, sur mon palier, dans la chambre voisine de lamienne : une pauvre assassinée, n’ayant jamais rien osé, dontle masque hébété s’effraye lorsqu’on parle du mieux àrevendiquer.

Eh bien, en guise de régénérescence parl’école, écoutez la leçon d’inertie, de routine, qui s’abat sur lesnuques molles.

« L’ambition punie. – Il y avait unefois, dans en colombier, deux pigeons qui s’aimaientbeaucoup ; ils allaient chercher du grain dans l’aire dufermier et se désaltéraient dans l’onde pure d’une fontaine. Onentendait le murmure de ces heureux pigeons et leur vie étaitdélicieuse. Mais, hélas ! l’un d’eux se dégoûta des plaisirsd’une vie tranquille. Il se laissa séduire par une folle ambitionet livra son esprit aux projets de la politique. Le voilà quiabandonne son vieil ami. Il part du côté du Levant. Il voit despigeons qui servent de courriers, il envie leur sort.

« On le met bientôt dans leurs rangs. Ilporte, attachées à son pied, les lettres d’un pacha et fait aumoins trente lieues par jour.

« Mais un jour, le Grand Seigneursoupçonnant le pacha d’infidélité voulut savoir ce que contenaientles lettres. Une flèche tirée perce le pauvre pigeon et il tombeensanglanté. Pendant qu’on lui ôte les lettres pour les lire, ilexpire plein de douleur, condamnant son ambition et regrettant ledoux repos de son colombier où il pouvait vivre en sûreté avec sonami. Que d’hommes ressemblent à ce pigeon ! Ils dédaignent lebonheur qu’ils ont sous la main, pour courir après un bonheur qui,toujours, leur échappe. »

Il faut voir, dis-je, cet enseignements’appesantir sur la misère des chairs étiolées et des tabliersrapiécés !

Et l’histoire d’une petite curieuse :

« Berthe a un très grand défaut :elle est d’une curiosité incroyable, elle veut tout entendre, toutsavoir, toucher à tout. Quand elle marche dans la rue, sa têteressemble à une girouette, elle ne cesse de tourner ! Elleveut suivre ce qui se passe à droite, à gauche, devant, derrière.Si deux personnes causent ensemble, elle tâche d’entendre cequ’elles disent. Sa mère a honte de l’emmener en visite, parce que,en arrivant, elle inspecte la pièce où elle est et regarde lesobjets les uns après les autres. Elle ouvre les tiroirs pour palperce qu’ils renferment. Elle feuillette librement les livres qui sontsur la table ! Un jour, elle s’est permis d’ouvrir une boîtequi appartenait à un collectionneur d’insectes ; dans cetteboîte, il avait renfermé un énorme bourdon à corps velu ;l’affreux insecte armé de son dard a sauté à la figure de la petitecurieuse. »

Où en est mon drame dans tout cela ? Jedevais enregistrer les améliorations de cette année décisive, envoilà un tiers d’écoulé : quoi d’amélioré chez GabrielleFumet, chez Bonvalot, chez la petite Doré ? Je note del’assouplissement, de la discipline, de la mécanisation ;certes, les rangs manœuvrent de mieux en mieux pour la conduite auxcabinets, pour la sortie du déjeuner. Les superbes leçons sur lesinconvénients de la turbulence, de l’impétuosité, de la vivacitésemblent avoir porté leurs fruits… Je me demande si l’école n’a paspour principal effet de rendre convenable, polie, résignée, lamisère physique et morale ? Habile résultat, certes, à unpoint de vue spécial… mais enfin je croyais que l’on devaitredresser, développer, armer cette enfance inférieure ?

Allons, tout le monde ensemble : le salut– puis les mains au dos… Ah ! la belle uniformité !

La pauvreté, le vice, la maladie ontenfanté ; la misère humaine a enfanté, elle vous envoie saprogéniture, avec des supplications… Vous rangez par grandeur, pargrosseur, par âge, vous dites : « Soyez bien sages, nebougez pas ! » Puis : « Exécutez bien tous lemême mouvement, attention ! »

Et l’alcoolisme, la tuberculose, la fringale,la névrose, le rachitisme contorsionnent en chœur le mêmesimulacre !

Ainsi, font, font, font, les petitesmarionnettes !…

7 février. – Ma mauvaise chances’accentue. Décidément je ne trouve plus de justice nullepart ! Ne me semble-t-il pas que les punitions infligées auxenfants manquent trop cruellement de mesure !

Enfin que l’on réfléchisse : la mêmepunition est bénigne ou monstrueuse selon la sensibilitéet la condition de l’enfant. Ici encore, avant desentencier, il faudrait envisager la monographie desadministrés.

Parbleu ! cette étude individuelle estimpossible et l’éternel résultat se produit : les peccadillessont terriblement châtiées, les grosses fautes sont presqueexonérées. (Ces dernières appartiennent aux enfants qui ont del’estomac et qui digèrent facilement les fortes réprimandes,les premières sont le fait des délicats, émotionnés par des riens.)Je ne demande pas la punition proportionnelle des grosses fautes,je souhaite la décharge des peccadilles.

À la récréation de ce matin, j’ai observé unpetit nouveau qui, nécessairement, avait la sensation d’être perdudans l’école étrangère, – pour avoir retiré sa ceinture, on l’amis, selon l’usage, en pénitence, cinq minutes, contre le mur de lacour, face au marronnier, en lui disant : « Tu vas resterlà tout seul, personne ne s’occupe plus de toi. »Punition excessive parce que l’enfant était nouveau. Pendantquelques instants il a connu l’infini désespoir de l’abandon total.Contre son mur, il faisait penser à un aveugle, à unasphyxié : il tâtait le vide à mains tremblantes, il ouvraitle bec, palpitait, affolé d’être tout seul. Sait-on combien unenfant se laisse suggestionner ? Combien son imagination lepeut halluciner ? Les désolations sans cause sont peut-êtreles plus atroces.

Mme Galant détient le recorddes punitions regrettables. C’est une maîtresse fanatiquementdévouée à l’enseignement – je ne dis pas dévouée aux enfants – elleemploie une pédagogie de dévote : implacable, sans pardon.Quand elle a annoncé une punition, elle s’en souvient, fût-ce troisjours après, et elle possède cette extraordinaire faculté depouvoir sévir comme cela, à froid.

Beaucoup d’élèves ont la terreur du sergent deville, du commissaire. Ces croquemitaines lui servent tropfréquemment, – sans discernement.

J’ai pris des informations, moi.Parbleu ! ces enfants ont pour parents des camelots, desmarchands des quatre-saisons, des ambulants, continuellementpourchassés et saisis par la police ! Les enfants ont, denaissance, ils ont par habitude, ils ont dans le sang, dansl’estomac, l’effroi du sergent de ville ; ils savent desexemples terrifiants de désastres causés par les« agents ».

Ce soir, au moment de la sortie de quatreheures, dans le préau, Mme Galant s’est tout à coupfaite sévère :

– S’il te plaît, Kliner, j’ai promisavant-hier de te conduire chez le commissaire ; arrive un peuavec moi, mon bonhomme.

J’ai vu la mort passer sur le visage deKliner ; ses yeux se sont retournés d’ans un horriblestrabisme. On ne soupçonne pas la quantité d’épouvante que peutcontenir la carcasse d’un enfant de cinq ans.

Évidemment Mme Galant necalcule pas ses effets : c’est de la chance, quoi !

Mais, assez de couleur sombre, j’avoue qu’ilest bon, parfois, de ne pas tenir compte de la situation dechacun ; par exemple, chez nous, on ne constate pas depréférence injuste, pas de traitement selon que les enfantsparaissent être de famille plus ou moins aisée (imperfectionfréquente des établissements privés, des écoles payantes). La pitiémême se manifeste modérément et j’approuve : c’est souventgriffer la misère que de la plaindre, ouvertement.

Certes, la gentillesse de visage et d’allureexerce son attirance, mais je l’affirme, on lâche les cajoleriesinstinctivement, sans idée de rang. Et, par contre, on surmonte, ondéguise la répulsion de la laideur.

Je vois la normalienne mettre une applicationvraiment généreuse à traiter les affreux – Vidal, Richard –comme les autres, comme s’il n’existait aucune différenceentre eux et les plus agréables, ce qui, – vis-à-vis des camarades– est bien plus charitable que de témoigner de la compassion.

– Voyons, quelqu’un de solide pourreporter la pelle à Rose ? Mais oui, Vidal.

Je le certifie : le front superbe deMademoiselle jure à la face du ciel que Vidal le bossu, – crapaudet oiseau mutilé – est aussi solide qu’Adam. Je certifie que Vidal,sa pelle à la main, a conscience d’être pareil à tous. Et il y a cesublime : personne ne rit ! Mademoiselle impose sespropres yeux à toute la classe, Mademoiselle délègue sa proprebeauté à Vidal.

À propos de beauté, demandez le grandévénement du jour ! la grande découverte de ces dames :« Notre délégué se néglige ! »

Ces dames n’ont plus d’autre sujet deconversation. Pensez donc : après trois ans de chapeau deforme et de pardessus ultra chic, M. le délégué est apparuavec un simple « melon » et une espèce decover-coat ! Littéralement, son élégance a descendude plusieurs crans !

Ces dames ne subissent plus si fort leprestige autoritaire de M. le délégué. Je ne suis pas faitecomme tout le monde, moi : j’oserais plutôt moins le regardermaintenant.

Pour en revenir au problème des punitions, jevoudrais les remplacer par du raisonnement et del’explication : « Tu as fait cela, c’est mal, je vaist’expliquer pourquoi. Écoutez, vous autres, pourquoi votre camaradea mal agi. »

La pédagogie officielle prône chaleureusementce système. Mais où trouver le temps, le moyen, avec soixanteenfants par maîtresse ?

Et puis, encore ce procédé est si dangereuxquand on ignore la condition des élèves.

Hier matin, aussitôt l’appel terminé, dans laclasse, la normalienne à son bureau, le visage composé, annonced’une voix caustique :

– Je vais vous raconter une histoire deMlle Brouillon.

Toutes les têtes se tournent vers HélèneLeblanc.

– Mlle Brouillon, unegrande fille de six ans, habille sa petite sœur. Savez-vouscomment ? Elle lui a mis des chaussettes dépareillées !Voilà trois jours aussi, que Mlle Brouillon négligede faire recoudre les boutons à son tablier.

Moi qui suis allée reconduire les deux petitesLeblanc oubliées récemment à l’école, je connais une autrehistoire. Leur mère a filé, voilà quatre jours, abandonnant mari etenfants, emportant pêle-mêle une partie du linge ; si bien quebeaucoup de pièces se trouvent dépareillées, notamment deschaussettes, – et que les boutons de tablier restent décousus.

Accablée sous le regard de la classe,Mlle Brouillon se durcit, dans le sentiment dublâme immérité.

Et il y a sa voisine, Léonie Gras, – l’air pasbête et pas commode, – qui sait la fugue de la mère et qui fixe desinguliers yeux récriminateurs sur la maîtresse.

Oh ! Oh ! Mademoiselle lanormalienne, prenez garde au sentiment de la justice aussi bienchez l’enfant réprimandé que chez l’enfant témoin !

Pensez donc ! La logique sentimentaledétermine la personnalité présente et future : dès lespremiers ans, l’enfant se fait une base de « justicepossible » sur laquelle il appuiera toute sa vie ; et dela justice rendue à lui-même, il dégage sa propre dette debonté.

Analysez Mlle Brouillon, lefront contracté, les yeux sombres, la bouche serrée : safaculté de comparer travaille, cristallise, forme du définitif.Prenez garde ! Sous l’influence de votre admonestationmalavisée, Mlle Brouillon va fausser saconscience.

Dans la plupart des cas, je crois quel’exemple du mal serait moins dangereux sans le soulignement de lapunition. Celle-ci ne garantit pas l’avenir, elle n’intimide queles inoffensifs, tandis qu’elle donne de l’intérêt au mal.Infailliblement les enfants sont fiers d’un camarade coupable d’uneaction « à suite répressive ».

Un jour, M. l’inspecteur primaire arriveà onze heures, une partie des enfants étant en rang, dans le préau,prêts à partir déjeuner. L’inspecteur, c’est le chef suprême devantlequel les adjointes, la directrice même, bégaient ettremblent : si un enfant se tient de travers devantM. l’inspecteur, ces dames se croient perdues. À l’aspect d’untel personnage, les élèves devaient donc saluer de la main,militairement, et se redresser le plus correctement possible.Pendant l’instant où les maîtresses présentent leurs proprescivilités, Adam, – toujours écouté, – fait un signe, lance unordre : « Les bérets sur les têtes et les mains dans lespoches ! »

La directrice, Mme Galant,Mademoiselle en ont pleuré.

La punition d’Adam a été le retrait de tousses bons points, l’interdiction partielle de jeu et de travail encommun pendant plusieurs jours.

Mais, ensuite, il fallait entendre les gaminsfanfarer devant les absents, devant les aînés de l’écoleprimaire :

– Adam a rendu tous ses bonspoints ! Il ne jouera pas, il n’écrira pas pendant unesemaine !

Traduction : « Hein ! Adam estépatant ! et, par conséquent, nous, ses camarades, sommesépatants. »

Adam n’a pas eu un moment de honte devant lescopains ; il se sent soutenu. Toute punition éveille lasolidarité latente. Et, chez les enfants, fonctionne puissammentl’instinct coaliseur des êtres de même espèce, de même faiblesse.Devant le châtiment, les bons élèves même reconnaissent qu’il y aun ennemi commun : le maître.

Ce soir, j’avais mon spleen : il avaitfait un après-midi splendide, avec un soleil de fiançailles et dessouffles d’air moite ensorcelants, et l’école sentait la prison, lelocal étranger à la vie… et mes mains couturées, corrodées decrasse étaient si laides sur mon tablier taché… Et je regrettais detant maigrir ; le dégraissement ne m’embellit pas,fichtre ! je n’ai plus besoin de me composer une coiffurevieillissante : la mère Guittard, qui a bien quarante-cinqans, m’a dit en montrant Louise :

– Son père a encore mangé la moitié de sapaie ! Ça ne vous étonne pas ? À nos âges on estfixé sur la rosserie des hommes, pas vrai ?

Toutes sortes de circonstances contribuaient àme mal disposer.

Mme Paulin m’avait agacée ausuprême degré :

– Dites donc, Rose, ces dames ont bienraison : il se néglige ! il ne met plusde gants.

– En quoi cela peut-il nousintéresser ? je ne comprends pas cette manie de s’occuper del’extérieur des gens. M. Libois ne met plus de gants pourentrer dans l’école des Plâtriers, la belle prouesse ! Ça luifait un ridicule de moins.

Jamais je n’avais parlé àMme Paulin sur un ton aussi insolent. La pauvreexcellente femme, un soufflet n’aurait pas autrement fait jaillirses larmes.

Je me suis excusée ensuite : une fatiguede tête, le bruit des classes… il y a des moments où il ne faudraitpas s’occuper de moi ; les paroles me crispent sans même queje les comprenne.

Là-dessus, passée l’heure réglementaire,Tricot restait à m’embarrasser.

Il ne songeait nullement à pleurer :l’impossible tâche de rattacher les ficelles de ses souliers endécomposition l’absorbait complètement. Sans doute pensait-il à laneige fondue, à la boue glaciale dont le quartier ne se nettoie pasdepuis un mois.

Tricot est un des plus marmiteux : ondirait que ses vêtements ont séjourné un temps déraisonnable dansla Seine ; il a une face de vieille femme de bureau debienfaisance, et des vilains cheveux « en tête deloup. »

Alors, je ne sais pourquoi, un irrésistiblebesoin m’a prise de le tourmenter.

– Ma foi, puisqu’on ne vient pas techercher, je vais éteindre le gaz et t’enfermer là, seul, toute lanuit.

Sursaut d’épouvante de l’enfant.

Écroulée sur un banc, en face de lui,j’ajoute, la voix dure :

– Tu comprends, ça ne m’amuse pas deposer là pour toi.

Des mains qui se précipitent, battent l’air,implorantes ; un bégaiement :

– Ma… ma… maman va venir tout de suite…attends encore un peu… tiens, écoute, on l’entend qui marche.

– Non, non, je ne veux pas attendre.

Tricot quitte son banc ; piétinementaffolé.

– Si, si… écoute, elle est arrêtée à laporte qui parle…

De vagues roulements de voitures traversent lesilence. Il lève l’index et tâche de me « donner lechange » : Ah… ah…

– Non !

Je sors un trousseau de clés de ma poche.

Le menton de vieille femme danse et les yeuxextravagants m’enveloppent tout entière pour m’empêcher defuir.

– Je… je te raconterai une histoire,veux-tu ? Je te raconterai la fête de Ménilmontant ;pendant ce temps-là, maman arrivera.

– Non…

– Dimanche, je t’emmènerai à la fête. Tuverras les manèges de cochons, il y en a de gros comme un cheval…et des noirs… mais les blancs sont bien plus drôles, avec la queueen ficelle…, et tu sais… la tête remue pour de vrai !

– Non.

Et je me lève.

Alors Tricot s’élance, s’accroche à montablier et, pleurant, les yeux hagards, cherchant mes yeux pour lesfasciner, il parle d’une modulation rapide et caressante, avectoute la persuasion d’une grande personne qui veut embobiner unbébé :

– Si tu veux me garder encore, je temènerai voir où qu’on vend des gâteaux… tu sentiras comme ça sentbon… tu verras qu’on met du sucre dessus avec une boîte à sel… tuverras…

J’éteins le bec de gaz au-dessus de ma tête etje me moque :

– Tu verras… tu sentiras… en v’là un beaurégal.

Alors, éperdu, Tricot arrache de sesentrailles le cri suprême :

– Je t’apporterai un sou !

Il a bien fallu que j’éclate de rire pour nepas éclater en sanglots.

– Voyons, tu ne devines pas que jeplaisante ? Je ne m’en vais pas… tu sais bien qu’il fautencore que je balaie.

Tricot a été un moment avant de se remettre,haletant, regardant le parquet sali. Tout de même, il m’a faitrasseoir et il s’est planté debout contre mes genoux, les mainsdessus, pour que je ne me relève pas ; il a essuyé ma jouemouillée avec le coin de son tablier et – tout de même – pour plusde sûreté, il a tenu à me distraire en me racontant « Le petitgarçon qui était tombé dans un puits ».

Le gaz fait : chuutt ; là-bas, lelavabo, le calorifère, les patères au mur. Un grand silence ;le mobilier scolaire même semble attentif. Tricot me cajole avec debons yeux de grand’mère ; il a une gentille petite voixsimple. J’écoute, en mordillant mon pouce, les paupièresbaissées.

« C’était un autre petit garçon qui avaitété bien plus méchant que ça encore. Sa maman l’avaitenvoyé faire une commission et il était tombé dans le puits en sepenchant trop pour tâcher de voir des poissons. On lui avaitpourtant assez défendu de se pencher là… Au fond du puits, il avaitde l’eau jusqu’au menton et il appelait : « Maman !Maman ! » parce qu’il avait peur là tout seul.

« Mais sa maman n’entendait pas parcequ’elle était occupée à causer avec la fruitière, puis après avecla mercière, puis après avec l’épicière du coin.

« Heureusement un monsieur passe et ildemande :

« – Qu’est-ce qu’il y a pour crier commeça ?

« – C’est moi qu’es dans lepuits :

« Alors le monsieur fait descendre leseau et dit : Assieds-toi dedans. Il tire sur la corde et ilremonte le seau qui n’était pas rempli qu’avec de l’eau, puisque lepetit garçon était dedans.

« Et le petit garçon sort du seau et ilse secoue comme un chien baigné, en envoyant des gouttes toutautour.

« V’là justement sa mère qui arrive. Ellecroit que c’est le monsieur qui a poussé son petit garçon dans lepuits et elle se met en colère, parce que ça abîme joliment leseffets et les souliers d’être trempés comme ça.

« Et elle dit au monsieur que c’était pasmalin de faire un tour pareil à un enfant pour qu’après il soitrossé par sa mère. Et elle voulait sauter après la barbe dumonsieur. Mais il a expliqué que c’était lui, au contraire, quiavait retiré le petit garçon du puits.

« Alors la maman a dit au petitgarçon :

« – Attends un peu, tu vas me lepayer !

« Et comme il faisait un froid de chien,que tous les ruisseaux étaient gelés, la maman a invité le monsieurà entrer chez le marchand de vin et à prendre un verre, histoire decauser un peu. Pendant ce temps-là, le petit garçon était sur letrottoir, derrière la porte, qui égouttait, en attendant derecevoir sa volée. »

VI

C’est sûrement par accident que j’ai voulufaire souffrir Tricot.

Du reste, il a compris que je n’étais pasfoncièrement mauvaise, que j’avais plutôt besoin d’être traitée parla douceur et il ne me tient pas rancune : quand je passe, montorchon à la main, tirant mes épaules de manœuvre, il me considèreavec sollicitude et il réfléchit avec la même gravité que devantl’état de purée de ses chaussures.

Je dois même dire, à mon avantage, que monintimité augmente avec les élèves. Dame ! ma finesses’applique à ne rien négliger. Tout en acceptant l’importance desgrandes personnes, l’enfant veut qu’on ait égard à sapersonnalité ; il faut s’occuper de ses affaires, le prendreau sérieux, montrer qu’on le connaît.

Ma popularité s’établira solidement à lalongue, parce que je suis en bons termes avec les têtes principalesqui attirent et conduisent des groupes. Ces chefs, je m’adresse àeux ; en quelque sorte, je leur demande des nouvelles de lacorporation.

– Ça va-t-il le métro ? (On jouebeaucoup au Métropolitain.)

Ou bien :

– Qu’est-ce qu’on fait, le soir, quandpapa ou maman n’est pas rentré à huit, neuf heures ?

– On va voir au poste qu’est-ce qui abien pu arriver.

Je prouve ma bonne volonté à m’instruire parune moue patiente, amusée ou consternée ; on ne peut douterque les questions corporatives m’intéressent réellement. Il nes’agit pas d’un vain bavardage : on me répond posément.

Lorsque la directrice est en conférence avecune personne officielle, dans son cabinet, il faut du silence àtout prix. La normalienne envoie trois ou quatre de ses élèves(généralement Richard, Léon Chéron, Irma Guépin), pour m’aider àoccuper sans bruit les tout petits. Nous distribuons – sur lesgenoux, dans le creux du tablier, – des tuyaux de paille coupésmenu, de la dimension d’un grain de blé, et des bouts de fil ;nous montrons à faire des bagues, des chaînes de montre, desbracelets. La coquetterie séduit même les mioches de deuxans ; tous s’appliquent, – à langue tirée. Voici de latranquillité pour une heure.

Moi et mes aides, nous n’avons qu’à veiller àce qu’ils n’avalent pas leur fil ou leurs pailles. Alors, face àl’atelier, nous causons choses sérieuses. Irma, les mains dans sespoches de tablier, riante, rengorgée, pérore à son gré :

– Une fois que maman s’avaitdisputée avec sa patronne, j’ai été au poste avec mon petit frèreMimile dans les bras ; il braillait tellement pour téter, quele brigadier a renvoyé maman tout de suite. Maintenant que Mimilene tette plus, puisqu’il est mort, Mme Chartier meprête sa petite Lisette pour aller chercher maman au poste, maisLisette pleure pas assez fort, rapport qu’elle est née à sept mois,qu’on dit, alors je suis obligée de la pincer… »

Richard, philosophe, intervient avec ce talentqu’ont certains enfants de répéter et de prendre à leur compte lesdires des grandes personnes :

– C’est le monde renversé, c’tepatronne-là : c’est elle qui se pique le nez et qui cherchedes raisons aux ouvrières !

Irma, contrariée, mais n’y pouvantrien :

– Oui, c’est le monde renversé !

Léon Chéron ne bavarde pas ; il courtde-ci de-là, ramasser les pailles qui roulent.

Moi. – Les jours allongent, on peut jouer lesoir dans la rue ; avez-vous recommencé le traineau ?

Richard. – Le traîneau de Kliner est cassé, ya une roulette qu’est tombée dans l’égout, faudrait la remplacerpar une roulette de lit. J’ai essayé d’en enlever une au lit àmaman, j’ai pas pu… Mais, de ce moment c’est la guerre entre lesPlâtriers et les Panoyaux, parce que les ceusses del’école des Panovaux ont chiné nos croix qui sont pas sibelles qu’à eux… Dimanche, on les attend su’ le tas d’sable duboulevard…

Aujourd’hui, avant le déjeuner, j’ai regardédans le panier de Gabrielle Fumet. Il ne contenait rien, – selonl’habitude. Quelques autres paniers se promènent ainsi, toujoursvides. J’ai interrogé là-dessus, d’un air détaché, aimable, laSouris qui est à la tête d’un groupe auquel se rattache GabrielleFumet. J’ai appris, – d’un regard large, ironique à peine, qui amesuré ma triste ignorance et qui lui a pardonné, – j’ai appris quel’on apporte son panier vide par convenance, par respect humain,pour ne pas choquer le monde. On ne montre pas son derrière dans larue, ni dans l’école, n’est-ce pas ? Eh bien, on ne montre pasnon plus sa débine.

Sur la question du pain, les enfants sontd’une sévérité tragique, il ne faut pas badiner avec cela.

Je me rappelle que la normalienne s’est fait« moucher » une fois ; elle n’y reviendra plus. Ellesurveillait le déjeuner.

Léonie Gras, à un bout de table, mangeait sanspain.

Mademoiselle, très affable, mais en même tempstrès déesse, demanda d’un ton trop négligent :

– Tiens, toi, pourquoi n’as-tu pas detartine ?

Léonie présente son masque extraordinairementcreusé, expérimenté. Un temps : un regard rigide, pointu, dansles yeux de la normalienne. Puis une phrase à mots froids détachés,qui font remuer la maigreur et le douloureux des joues :

– Il a plu toute la soirée.

Ce renseignement jeté à la normalienne – dequelle hauteur de misère ! – contenait la plus sanglanteprotestation.

« Vous vous moquez pas mal qu’il pleuve,vous qui gagnez votre pain, à l’abri, le jour… Pourtant, ilfaudrait réfléchir que le mauvais temps a de l’importance pourd’autres… et vous devriez faire attention à vos paroles ; toutle monde ne peut pas être « Mademoiselle » et enseignerla morale en costume noir, sans se crotter. »

Moi, un seau d’eau glacée ne me serait pasautrement descendu par tous les membres.

La normalienne n’a pas insisté ; elles’est détournée inopinément vers Berthe Hochard, de qui elle aredressé la serviette ; elle s’est éloignée.

« Va, va, ma fille, me suis-je dit enmoi-même ; va préparer quelque belle leçon conforme auprogramme. »

Toute cette journée, elle m’a semblé porteravec moins d’aisance son air habituel de virginité impérieuse.Aurait-elle compris que son attribut de Diane est un luxe, lequel –comme tous les luxes – est compensé par une misère correspondanteet qu’il ne faut pas, dans une satisfaction inconsidérée, blesserles gens qui peinent pour vous.

Encore à propos du pain. Je sais bien qu’unefemme de service ne peut se permettre d’avoir une idée : lesadjointes même doivent laisser à la directrice le monopole deformuler des opinions concernant l’école. Si une mesure inusitéeparaît s’imposer, les adjointes consultent naïvement,inférieurement, de façon que l’initiative émane de Madame.Mais enfin voyons (notre pain rassis, à Mme Paulinet à moi, est insuffisant), ne pourrait-on organiser « unservice ad hoc ? » Le matin, à l’insu de quiconque, unemain discrète glisserait un trognon dans chaque panier vide. Nousregorgeons de dames patronnesses prêtes à souscrire. Et leprésident de la délégation cantonale, donc ! En voilà un quiest disposé aux participations généreuses. Il accompagne parfoisM. Libois.

Il a la manie des discours solennels et neufs,toutes les classes réunies, dans le préau :

– Mes enfants, je suis été petitcomme vous…

C’est un ancien entrepreneur enrichi. Jel’aime bien ; il distribue des sous aux gamins qui lereconnaissent dans la rue et nasillent tout au long, sans setromper :

– Bonjour, m’sieu l’président de ladélégation cantonale !

Il m’a interpellée une fois en me crochetantle menton de son index :

– Vous, la fille, si vous lâchez votreplace, venez me trouver ! Vous avez l’air d’une bonnebougresse.

Dieu me pardonne ! j’ai vu rougirM. Libois. D’ordinaire on s’émeut ainsi pour les gens auxquelson tient de près. Par exemple, on rougit de voir son pèreridicule.

M. Libois porte tant d’intérêt àM. le président de la délégation !

Je n’aurais jamais cru qu’une pourpre aussisubite et aussi intense pût monter au visage d’un homme.

Tous les mois, la grosse dame patronnesse endeuil apporte des sacs de bonbons. Il faut des gâteries auxpauvres, d’accord. Mais la donatrice exagère : une moitié del’argent pourrait être appliquée à des achats de pain ; lejour des bonbons je ne cesse de dépoisser avec mon éponge les toutpetits qui ressemblent à des oiseaux pris dans la glu ; lesucre vous colle partout, aux tables, aux bancs, aux portes.

Et puis un fait notoire : dans unquartier besogneux, les enfants sont plus privés de soupe que deconfiserie. Parfaitement ; il est de mode, par exemple, defaire déjeuner un mioche avec un rogaton douteux, une bribeinsuffisante, mais de lui donner deux sous pour acheter desbonbons. Une tartine de saindoux et deux sous de pastilles dementhe, – laisse-moi t’embrasser, gros joufflu…

On ne saurait imaginer la bizarrerie desparents à Ménilmontant. Ainsi, l’on croit peut-être que la majeurepartie des enfants mangent à la cantine : il est tellementavantageux pour eux de recevoir, moyennant deux sous, unenourriture saine, abondante, bien chaude l’hiver ! Lacorrosive charcuterie revient excessivement cher. Eh bien ! iln’y a pas la moitié des élèves qui déjeunent à l’école.Soupçonne-t-on pourquoi ? Parce que c’est trop d’ariad’aménager le panier, c’est-à-dire d’y mettre un chiffon deserviette, un morceau de pain et une bouteille bouchée. Mêmedes indigents qui ont la cantine gratuite n’en font pas profiterleurs enfants ! c’est trop d’aria.

Maintenant que je suis camarade avec beaucoupde mères, j’essaie de les raisonner. Sans avoir l’air d’y toucher,dans nos jacasseries, en passant ; mais on ne remue pas labêtise inerte, on ne remue pas la misère déchue à l’état de massecroupissante.

L’autre jour, je voyais Louise Guittard,piteuse, famélique, sur le banc, dans le préau, attendant qu’onvînt la chercher pour déjeuner. Enfin, à midi et demi, sa mèrearrive. Il tombait de la neige ; sa gamine n’avait pas decoiffure.

– Vous devriez la laisser déjeuner ici,dis-je ; regardez, là-bas, ce réfectoire. Alors la mère, unefemme avachie, aussi molle de cerveau que de corps :

– Ah ! qu’est-ce que vousvoulez ? Le matin on n’en finit pas… s’il fallait encorepréparer un panier !…

Au bout d’une demi-heure, Guittard est revenueglacée, les yeux cernés, le nez rouge dans sa face blême. Je nesais quel ignoble repas elle avait fait, mais elle fleurait leroquefort et la mauvaise « vinasse ».

Tout l’après-midi, à la dernière table de lagrande classe, elle m’a peinée : un hoquet affreux soulevaitses dérisoires épaules pointues, projetait son menton, déclanchaitson gosier. La normalienne discourait généreusement dans sachaire ; Guittard avait l’air de ne pouvoir absolument pasavaler ses paroles.

La mère Guittard ne mérite pas d’être admiréecomme une exception.

La semaine dernière une femme amène un élèvenouveau : tablier blanc et tête malpropre.

– Madame, dit la directrice, laissezl’enfant pour aujourd’hui, mais nous n’acceptons pas de tablierblanc, c’est sale tout de suite : si vous n’en avez pasd’autres, je vous donnerai de l’étoffe pour en tailler unnoir ; et puis je vous prierai de faire couper les cheveux etnettoyer la tête de l’enfant : j’ai des bons gratuits à votredisposition.

La mère déclare « qu’elle n’a pas besoinde tout ça ». Le lendemain elle n’envoie pas l’enfant, lesurlendemain il arrive seul, à dix heures et tel que le premierjour : tablier blanc déjà maculé, chevelure en friche.

– Rose, reconduisez cet enfantimmédiatement et dites que le Règlement est formel : untablier de couleur et la tête propre ; rappelez que, si l’onveut, cela ne coûte rien.

La mère, occupée à moudre du café, tout deboutsur le palier, en compagnie d’une voisine, lâcha le tiroir dumoulin, par la violence de son indignation.

Elle avait laissé radoter la directrice ;jamais elle n’aurait cru possible une pareilleprétention !

Elle m’accabla d’invectives, attrapa sonenfant comme si elle l’arrachait à mes mains indignes et me cria sarésolution sous le nez :

– Ah bien ! s’il faut tantd’histoires pour envoyer un enfant à l’école, celui-ci n’irapas ! J’ai bien moins de mal à le garder à la maison ; iljouera dans l’escalier.

Si un élève habitué à manger à la cantinen’apporte pas ses deux sous, par hasard, on ne lui refuse pas lagamelle, bien entendu. On fait crédit très facilement ; ladirectrice sait même, en bonne charité, oublier les dettes, le caséchéant ; mais elle doit prendre garde qu’on n’abuse.

Il arrive aux enfants de perdre leurs sous,mais aussi, de temps en temps, l’un, l’autre succombe à latentation : il achète une toupie, des billes, n’importequoi.

– Où sont tes deux sous ?

– Je sais pas.

Il y aurait danger de se contenter de tellesréponses.

Parfois, on est fort embarrassé :

– Virginie, la cantine ?

– Madame, maman m’avait donné mes deuxsous, mais, en route, v’là papa qu’avait plus de tabac, alors, ilm’a dit : « Tu raconteras à l’école que tu les asperdus. »

(Mes enfants ne mentez jamais : voilà,Virginie ne ment pas.)

(Mes enfants, vos parents sont parfaits :soyez tranquille, Virginie a le fin sourire ; elle sait queson papa est un malin, au-dessus de toutes les vérités.)

Certains parents ont de l’amour-propre. Tantpis pour l’estomac des enfants.

Les deux petites Cadeau sont nourries à lacantine dix jours de suite ; puis interruption :censément elles vont déjeuner à la maison. C’est la fin dequinzaine et l’on n’a plus quatre sous à leur donner pour lacantine. Il suffirait d’un mot à la directrice pour arranger leschoses. Non ; le boulanger fournit à crédit. Se tenantsagement par la main, les deux petites Cadeau sortent prendre unelivre de pain, le mangent dans la rue, par la pluie et par la bise,et quand le temps convenable est écoulé, elles rentrent ens’essuyant la bouche, comme les gros gourmands, les lèvres grasses,à plusieurs reprises, sur le poignet.

20 février. – À cause de macamaraderie, de plus en plus cimentée, avec les mamans des élèves,je subis des conversations inouïes.

Un soir, comme je sortais, mon ouvrageterminé, à sept heures passées, deux femmes flanquées de leursmioches bavardaient devant la porte de l’école ; certainementleur exorde remontait à plus de trois quarts d’heure. Il gelaitassez fort.

Elles se séparèrent et l’une d’elles,Mme Pluck, m’accompagna jusqu’à ma porte, tout enparlant « dare-dare » sans perdre de temps :

– Hein ? Croyez-vous que ça a de lachance les enfants, aujourd’hui ? Croyez-vous que c’estsoigné : on vient les chercher… Moi, à six ans, je gagnais mavie.

– Pas possible ? quel travailpouviez-vous donc faire ?

Il a bien fallu que nous nous arrêtions sur letrottoir, devant chez moi ; on ne peut pas laisser unehistoire en train. Le jeune Pluck, tout ratatiné par le froid, latête penchée sur l’épaule, toussotait péniblement, à petitessecousses exténuées.

– Ma mère était cardeuse de matelas et, àcette époque-là, on défaisait la laine à la main ; c’était monouvrage, dès six ans, quand on commence à devenirraisonnable… Dame, on en boulotte de la poussière ! etpuis, n’est-ce pas ? les gens ne font guère carder les matelasqu’après un décès ; en v’là de la mauvaise poussière, car il ya poussière et poussière, mais celle-là c’est rudement de lamauvaise. J’en ai-t-y attrapé des drôles de maladies ! dans lenez, des polypes, on aurait dit du corail qui me poussait ; etdans la gorge, des angines ! Les amygdales, on me les aretirées à huit ans, bien sûr, ça ne sert à rien… Ah ! puis,je ne sais plus tout ce qu’on m’a encore charcuté… Eh bien, aufait, je n’ai plus qu’un poumon… J’ai gagné ma vie, je ne dis rien.Tout le monde ne peut pas avoir deux poumons, non plus, pasvrai ? Mais c’est pour vous dire que les gosses d’aujourd’huisont bien heureux… Le mien, le médecin prétend qu’il est un peutuberculeux, laissez donc, si c’est ça, il ne sera passoldat : autant de gagné.

J’ai pensé ne pas en être quitte avant minuit.Des hommes entraient dans la gargote, puis sortaient et nousapostrophaient :

– Vous feriez bien mieux de rentrerjacter devant le comptoir ; ça serait un vermout queje picterais, si toutefois j’étais pas de trop.

La chère amie m’a raconté toute sa vie. Dureste, c’est leur manie, aux femmes du quartier : dévidertoutes leurs affaires à la personne la moins connue, dès lapremière rencontre.

Et alors, maintenant, chaque fois que la mèrePluck peut m’attraper dans la rue, elle n’a plus depréambule ; c’est toujours la même histoire quicontinue :

– Comme je vous le disais… les femmes ontnécessairement quelque chose qui cloche du côté du ventre, maismoi, déjà, étant gamine, avec cette poussière de matelas qui selogeait partout…

Je suis forcée de faire des progrès. Il n’yaura bientôt plus de différence, au point de vue conversationrenseignée, entre moi et n’importe quelle matrone deMénilmontant.

Tous les samedis matin, à six heures, je suisguettée par la mère de Léon Ducret ; elle est employée commeextra chez le vins-hôtel meublé attenant à l’école.

– Parce que, le samedi soir, ça sesuccède les chambres, et il faut préparer tout un matériel,m’a-t-elle expliqué.

Elle est enceinte. Sa première causerie s’estlimitée à l’historique complet de quatre grossesses précédentes.D’inévitables questions m’ont, toutefois, assaillie :

– Vous n’avez pas d’enfants ?

– Non, ai-je répondu, le visage un peudétourné, comme si j’apercevais quelque chose de curieux au bout dela rue, vers le boulevard.

– Vous n’en avez jamais eu ?

– Non, ai-je fait d’un ton modeste, avecun léger coup d’épaule qui pouvait signifier : « Ça s’esttrouvé comme ça. » Je n’ai pas eu la bêtise d’alléguer que jene suis pas mariée, cette circonstance n’ayant aucun rapport avecla question.

Mme Ducret m’a expertisée dela tête aux pieds avec une moue désapprobatrice.

– Oui, je sais bien, a-t-elle prononcé,on se drogue… mais ça abîme…

Elle a froncé les sourcils, elle me trouveterriblement abîmée.

Et voilà dix samedis, vingt samedis, qu’ellem’entretient de son ventre fécond et des inconvénients menaçants dema stérilité voulue.

C’est une persécution formidable : à sixheures le matin, à la sortie du déjeuner, à la sortie de quatreheures, le soir à sept heures, le dimanche à n’importe quel moment,la mère de Julie Kasen, celles de Léon Chéron, de Louise Guittard,de Bonvalot, de Tricot, d’Irma Guépin, la mère Doré, toutes, dèsqu’elles peuvent me saisir, ont à se plaindre des infirmitésspéciales du sexe, toutes ont à m’exposer des théories populairesde gynécologie.

Et il faut non seulement que j’entende, maisencore que je réponde, sans faire la pimbêche, puisque le monde oùje vis se caractérise principalement par cet échangecontinuel : confidences immédiates, complètes, et curiositécynique, impérieuse, sur le chapitre intime.

De toute façon, je ne pourrais donc pas éviterce genre de conversation aussi banal que l’appréciation de latempérature ; et d’ailleurs à qui la faute ? Il paraît –miséricorde ! – que j’ai une mine « quiengage » : une ciselure parisienne avec « censémentdes restes de masque », m’a ditMme Paulin ; et les autres camarades ne mel’ont pas mâché ; dès qu’on me voit, on est édifié sur montempérament, on sent combien je suis femme et que « j’ai passépar tous les chemins ».

La mère Doré secouant sa coiffure impérialediadémée de cuivre, daigne amicalement m’accepter à sonniveau :

– On a bien des embêtements, mais il y ade sacrés bons moments tout de même, hein ! la Rose defeu ?

Et c’est pourtant vrai : ses yeuxluisants de coquetterie goulue peuvent se comparer à mes yeuxbrillants de réflexion morale.

Maintenant que je me civilise, maintenant queBonvalot, Adam, Richard et mes amours de babies en robe d’azurm’ont appris que les yeux se disent : leschâsses, les mirettes, en langage familier, j’ai fait aussicette découverte : lorsque je viens chercher ma portion lesoir à la gargote, le sarcasme boueux des consommateurs s’attaquesurtout à mes yeux. Et j’ai peur… j’ai peur bientôt de toutcomprendre !

La récréation d’aujourd’hui. L’explosionhabituelle, le fouillis des têtes, des bras disloqués, les crispour le plaisir de crier, le galop pour le plaisir de galoper.Puis, les mots, si charmants :

– Louise, veux-tu, on va jouer au papa età la maman ? Alors, Louise, angélique, sérieuse, pas entrain :

– Ah ! bin, non, j’me bats pas.

Mais, au bout de la cour, à l’opposé de labande d’asphalte où piétinent les maîtresses, en revenant detravailler aux cabinets, je surprends une vingtaine d’élèves,filles et garçons, Bonvalot, Adam, Irma Guépin, etc., acharnés àconspuer Tricot qui est en guenilles : sa chemise passe auderrière, ses genoux de pantalon sont arrachés, son tablier sansbouton échappe aux épingles, sa figure est en mauvais état, sescheveux semblent avoir servi à balayer. La troupe épileptiquebraille cette moquerie :

– Ah ! la purée ! Ah ! lapurée !

Eh bien, ce matin, la normalienne a commentéune petite fable, « La Renoncule et l’Œillet », d’oùcette objurgation : « il faut rechercher la bonnesociété, rejeter les promiscuités disgracieuses, juger les gens surl’extérieur », d’où aussi un parallèle entre l’enfant bientenu et l’enfant mal tenu… Et la férocité à conspuer Tricot et samisère pourrait bien n’être que l’effet de cette leçon imprudente.La normalienne ne se défie pas assez des interprétations « àcôté ». Pauvre Tricot ! Il faut fuir la mauvaisecompagnie. Y a-t-il pire approche que la sienne ?

Il est vrai que Mademoiselle a eu soind’amender sa morale par un aperçu complémentaire :« Toutefois, pour être heureux, il faut regarder au-dessous desoi, jamais au-dessus. »

Je ne connais guère qu’une demi-douzained’enfants, comme la Souris, Léon Chéron qui puissent prendre cetteleçon dans le sens utile ; les autres entendront plutôt qu’ilfaut guetter le malheur d’autrui et s’en réjouir.

Et encore, non, je répudie la tendancetotalement.

Irma Guépin… Qui expliquera l’intuition desenfants ? Qui expliquera surtout la transmission magnétiqueentre personnes du sexe, quelle que soit la différenced’âge ?

Depuis qu’Irma Guépin est ma préférée, elle atoujours eu ce jeu, le soir, dans l’intimité des quelques enfantsrestants, de m’embrasser à l’improviste – pour me faire peur – cou,cou ! – au moment où je suis distraite par un autrebambin.

L’autre soir, elle s’est arrêtée enchemin : à un mouvement de mes cils, elle a senti que, si ellem’embrassait à l’improviste, elle recevrait un soufflet.

Cela aurait été infailliblement !Pourquoi, mon Dieu ? Je me le suis demandé l’instantd’après.

Il n’est pas permis de devenir pareillementintolérante.

J’ai adressé un signe rassurant à Irma.

– Allons, viens sur mes genoux !

Si les maîtresses étaient seulement douées dela pénétration enfantine !

Elles usent étroitement de formulesconvenues ; sans même se méfier de la double face des mots, àplus forte raison ne soupçonnent-t-elles pas l’effet produit,compliqué, désastreux, qui peut résulter d’un appoint inattendud’atavisme ou d’exemple.

Par une ironie sans pareille, le dévouementsublime, la foi professionnelle totale se trouvent unis à demesquins préjugés, à une vue fausse du peuple, du monde. Et cetteconstatation stupéfiante s’impose que la carrière d’institutriceest étrangère au progrès des idées, étrangère même aux intérêtsféminins.

J’ai entendu la directrice, au visage fin etbienveillant, dire carrément :

– Je parcours la Revueféministe, parce que M. Libois me la prête, mais vouspensez bien que je n’achèterais pas cette publication dedéséquilibrées.

Étant donné ce retard indéniable sur lemouvement intellectuel, il faudrait savoir comment sont fabriquéesles institutrices.

Mlle Bord a encore moins l’air« de se douter de quelque chose » queMme Galant ; ou plutôt la normalienne estmieux l’adepte de notre enseignement aveugle, dogmatique.

Mais, au fait, les institutrices sont de deuxsortes : les normaliennes et les autres, simplement pourvuesdu brevet élémentaire ou du brevet supérieur.Mme Paulin m’a appris cette importante différence,du premier jour, rien qu’à sa façon d’appelerMlle Bord, « la normalienne », etmoi-même, depuis, j’ai constaté non seulement une dissemblance,mais un antagonisme entre les institutrices. La normalienne secroit d’une autre essence que sa collègue ; elle jugeinférieure et « popote » toute institutrice qui ne sortpas de la fabrique spéciale. Mme Galant est quelquepeu médisante et ironique à l’égard de Mademoiselle.

Dès qu’un problème me tracasse, il faut quej’en glose – directement ou indirectement – toute seule et devantle monde. J’ai pris ce travers de m’entretenir avec moi-même (àpreuve ces notes que j’écris) et je marmonne à demi-voix, en allantet venant, dans le préau, dans l’escalier, dans la cour del’école ; c’est le tic des gens solitaires et aussi c’est bien« peuple » avec cette habitude et la manie de siffler enfrottant, je suis tout à fait « de mon métier ».

En outre, machinalement, pendant notre quartd’heure de déjeuner, je lance à Mme Paulin desparoles qu’elle ne peut comprendre, faute d’en connaître lespréoccupations de départ, et elle me regarde sans répondre, un peualarmée de mon état mental.

– Je voudrais bien savoir ce qui se passeà l’école normale, dis-je inopinément, entre deux bouchées.Mme Paulin saute de sa chaise, comme piquée au plusgras ; elle achève de retrousser ses manches au-dessus de soncoude, essuie le bout de son nez sur son bras et me foudroie de sesprunelles irritées :

– Vous n’allez pas faire la bêtise dedemander à être femme de service à l’École normale ? En v’làde l’orgueil… Ça vous quittera, ma petite… Parbleu !« attachée » à l’École normale, ça frime, on se gobe…Mais, j’en parle savamment, j’y ai été volée, moi : telle quevous me voyez j’ai été pendant dix-huit mois auxiliaire à l’Écolenormale – eh bien, croyez-moi, c’est une sale boîte… Et puis,tenez, voulez-vous que je vous dise encore une chose qui m’inquiètepour vous ? C’est l’ambition qui vous perdra, na !

Il faut noter que Mme Paulinse considère comme « appartenant à l’enseignement » etque, par conséquent, elle a été obligée de prendre parti dans laquerelle entre normaliennes et non normaliennes.

Elle est contre les normaliennes.

– Ces poseuses-là ne sont bonnes qu’àjeter de la poudre aux yeux. Dame ! pour cela, elles s’yentendent.

Et maintenant, grâce à elle, je suis à peuprès renseignée : j’ai pu compléter ses histoires par lesmodèles placés sous mes yeux et (à un certain point de vue) parl’analyse de mon propre cas. Voici donc l’opinion que je mefais.

Les jeunes filles internes à l’école normalemènent une vie incomplète et artificielle. D’abord elles sont tropséparées du dehors, trop éloignées des affections naturelles et duspectacle du monde ; puis, jusqu’à dix-huit et vingt ans,elles s’exilent encore, absorbées par l’idée du brevet supérieur àconquérir, sans autres préoccupations que celles des compositionset des examens ; elles ne prennent même pas assez d’exerciceet de récréation. De sorte qu’elles ont peu de santé, des minesgraves et ennuyées, des amitiés romanesques pour leurs maîtresseset pour leurs compagnes et que, de plus, elles sont profondémentpénétrées de leur propre supériorité.

Ce sont des personnes de serre chaude ;leur savoir professionnel même est purement théorique ; ellesconnaissent les enfants d’après leurs livres, elles apprennent àfaire la classe par « principe ».

Les normaliennes sont des demoisellesqui ne savent ni raccommoder, ni enlever une tache, ni mettre lecouvert ; jamais elles n’ont touché un balai, un torchon, unfer à repasser (l’économie domestique n’existe dans le programmequ’à l’état doctrinal) ; quelle peut être leur conception desrapports entre les divers éléments sociaux ?

On prépare ces élues à être tout, excepté devraies femmes et des mères intelligentes et bonnes. Et ce sont cesdemoiselles, névrosées et pédantes, incapables de s’assurer lasanté, la gaieté, de se servir elles-mêmes, de participer autravail commun de la cuisine et du nettoyage, – ce sont ces« précieuses » totalement ignorantes des individus, desgroupes, des concurrences matérielles, qui se chargent de soignerl’enfance, de former l’intelligence et le cœur des petits enfants,en vue des terribles difficultés de la vie !

Aussi, avec quelle magistrale inconscience,avec quel superbe dévouement propagent-elles l’erreur et lepréjugé ! Avec quel sublime aveuglement distribuent-elles lapâture uniforme, à tort et à travers ! Et il faut avouer que,comme institutrices, elles font de l’effet !

Les autres, simples titulaires de brevet,vaudraient mieux, s’il n’y avait pas cette satanée rivalité qui lesoblige à parader aussi et à montrer un savoir livresque égal àcelui des normaliennes. Je crois que la générosité femelle estéquivalente de part et d’autre, mais les non normaliennes seraientséparées des élèves par un abîme moins grand. Et encore…

Ce soir ma concierge m’a remis une nouvellemissive de mon oncle, toujours dans le style bourru etlaconique.

« Maintenant, je dois être fixée surcette enquête, dit-il. Ce n’était pas la peine de faire lasainte-nitouche. Alors il est probable que l’on me verrabientôt. »

Alors me laisse rêveuse. Non, mononcle, je ne suis aucunement fixée, je ne veux rien savoir. Jen’irai pas vous demander l’explication de vos excusesdissimulées…

Subitement, pourquoi ce soupçon absurde, enéclair, – que Mme Paulin et mon oncle se sontabouchés ? Folie. Toutefois, j’en suis sûre maintenant, – peuaprès notre conversation sur l’École normale, – j’ai surpris undouble jeu : Mme Paulin m’observait à ladérobée. Elle continue d’ailleurs et, de plus, elle s’empresse à decordiales complaisances, – comme quelqu’un qui a« vendu » son camarade et qui n’a pas cessé del’aimer…

VII

20 mars. – Encore une bellejournée ; dès le matin, le temps a été clair et doux ; jeregrettais d’avoir si peu de chemin à parcourir pour me rendre àmon travail ; j’aurais marché indéfiniment, je humais dansl’air toutes sortes d’incitations à rester dehors, toutes sortesd’espoirs à chercher dans le lointain.

Mais c’est étrange comme l’école changed’aspect, lorsque l’air est vivifiant, frais, sain. Je n’avais pasencore si fortement remarqué cette couleur jaune-marron desboiseries, des tables, des armoires, des bancs ; et cettehauteur de plafond, ces cordes pendantes de vasistas !

Et comme le grand espace du préau, desclasses, sent la cage ! Un froid d’insensibilité s’émanait desmurs, du mobilier, j’étais égarée, seule, dans un endroit nonaffectueux, non disposé pour contenir et dégager de la tiédeurcordiale. Est-ce drôle, ce besoin de m’éparpiller qui se tourne ennostalgie ! Le marronnier noir avec ses bourgeons blancs etroses prêts à éclater m’a singulièrement attendrie. Est-il assezfaubourien et spécial en son genre ! Il pousse là, enferméentre quatre murs, dans le sol parisien, sans humus ; il a unentêtement de pauvre à vivre étiolé, sans suc, sans brise, martelé,tailladé par la cohue des récréations, il prouve un enracinementtenace pareil à celui des enfants d’ici qui poussent sans air, sanschaleur, sans nourriture.

La journée habituelle s’est écoulée. J’ai étéarrachée à mon spleen par l’engrenage du service.

Le médecin et le délégué cantonal sont restéslongtemps en conversation avec la directrice pendant la récréation.J’ai entendu que l’on se préoccupait des épidémies inévitablesfavorisées par le changement de saison.

Je m’aperçois que le printemps agit sur lesenfants ; ils ne savent pas, ils se tortillent, ils flairent,ils interrogent le ciel, comme par l’instinct de s’envoler.

J’observe « ceux en cire », lesanémiques avec des têtes d’octogénaires, les moribonds dont lecramponnement à l’existence ne s’explique pas, puisqu’ils n’ont nisang, ni chair, – ceux-là le printemps doit leur donner l’alarme ded’épidémie qui les guette ; on dirait que la besoin desubstance vivifiante, s’émeut obscurément en eux, ils ouvrent lebec, ils remuent les mâchoires à vide, ils désirent de la salive,de la sève. Dimanche dernier, sur un arbuste poudreux, en caissedevant un marchand de vin, j’ai vu une chenille maladive qui setraînait péniblement, qui s’arrêtait, balançait la tête, cherchaitla vraie verdure, – pourquoi ai-je pensé à GabrielleFumet ?

D’autre part, certains bruns aux yeuxbrillants ont du sang de bohémiens dans les veines, on devine chezeux un souvenir de migration ; les portes, les murs semblentles gêner ; ils se consultent sans trouver à quoi jouer etpourtant une fermentation inaccoutumée les soulève.

Deux élèves ont cané l’école(traduction : ils ont fait l’école buissonnière), le frère etla sœur – six ans et quatre ans, – se tenant par la main, avec leurpanier du déjeuner, sont allés aux Buttes-Chaumont – les pattesflaneuses, le nez en avant, renifleur, attirés par l’odeur. Ils ontmangé leur pain, assis par terre, dans le jardin. Mais la fillette,fatiguée, a fini par se mettre à pleurer, le garçon n’a plusreconnu son chemin. Un cantonnier les a ramenés à trois heures, unpeu avant la fin de la récréation. Grand scandale ! On les aplantés contre le mur, au pilori ; toute l’école a défilédevant eux. Il y a eu un speech de la directrice, sur ces deuxvagabonds qui auraient pu être ramassés par des saltimbanques.

Oh ! la tête des deux vagabondssanglotants ! Le frère avec un grand front, un nez large, lasœur avec une de ces bouches trop fendues, faites pour vomir lescris puissants de rassemblement. Et le défilé ! Les toutpetits qui suffoquaient et commençaient à pleurer, parcontagion ; la mine pensive de Tricot, l’air narquois deBonvalot, le regard apitoyé de la Souris et la mine rancunière deLéonie Gras, qui n’a pas voulu regarder, elle !

– Parbleu, c’est les deux Pantins, m’adit Mme Paulin ; ils s’appellent Pantois, maison les surnomme Pantins, parce que l’été, vous verrez, ils sonttout raides, tout mal articulés. Ah ! les deux petits bougres,ils sentent venir l’été !… Figurez-vous qu’ils sont quatreenfants, il y en a un plus grand et un plus petit que les deuxd’ici, avec le père et la mère, ça fait six personnes : ilshabitent une chambre au sixième étage si bien exposée qu’en été ilest absolument impossible de dormir dans cette étuve, ah !mais, une fournaise à se sauver… Alors, on accroche tous lesmeubles au mur et au plafond, – c’est drôle les chaises et la tableau plafond ? – on passe le chiffon mouillé par terre et on secouche à même, avec une simple chemise, sur le carrelage nu, c’estle seul moyen d’arriver à dormir un peu… seulement, je vous le dis,ces deux gosses ont une drôle de touche, l’été, ils sont comme enbois… Comprenez-vous, ils ont vu le soleil aujourd’hui… ils ontétouffé, ils ont cherché de l’air… Ah ! les deux petitsbougres !

À la sortie de quatre heures, le châtimentcontinue : les deux Pantins sont dans le préau, assis à part,tels des pestiférés, contre le mur, entre les deux portes declasses. La punition réussit, car, serrés l’un contre l’autre, ilspleurent interminablement, affaissés comme des loques.

Au milieu du préau, la directrice,Mme Galant, la normalienne délibèrent : lesdeux Pantins s’en vont seuls d’habitude, faut-il les faireaccompagner, ou bien faut-il envoyer chercher la mère ?

Ces dames sont là, plantées, noires, pleinesde pédagogie et de conviction, décidées à opérer le sauvetage, laguérison morale des deux vagabonds, à tout prix ; leurs yeuxplanent, leurs fronts se chargent de nuages, elles semblentconsulter le bâtiment scolaire, les lignes droites, les anglesrigides, la peinture marron et cette atmosphère de Règlementinhérente aux locaux.

Mme Galant qui n’est pas deservice conduira les deux-Pantins à leur porte, et demain, onenverra une lettre aux parents : une sévère corrections’impose.

– Et puis, a demandé la directrice,n’avez-vous pas, dans votre livre de morale, quelques histoires quis’appliquent à leur cas ?

– Nous en avons certainement, a dit lanormalienne.

– Il y en a qui s’appliquent tout àfait ! a prononcé avec force Mme Galant, et,fanatique, implacablement dévouée à la pédagogie, elle a emmené lesdeux Pantins. Ils sont venus à elle : deux pauvres dosétriqués, rétrécis, de guingois, deux fronts piteux, à demi levéspour implorer une entente miséricordieuse, – maisMme Galant pensait trop haut, à ce moment-là, ellen’a rien vu.

L’obscure incitation du printemps chez lesenfants, l’obscur désir d’évasion, de nouveau et parconséquent de beau, porte à réfléchir au besoin d’art chezle peuple.

Il s’avère que, chez le peuple, les louablessouhaits « d’en dehors » tournent mal, parfatalité : la poétique, saine, nécessaire influence duprintemps tourne à la flânerie affameuse ; l’aspirationmagnifique sert à renforcer les préjugés, la servitude, lamisère.

Le besoin d’art conduit au café-concert inepteet ordurier, aux bars, aux débits à ornementation brillante, ilconduit à acclamer l’apparat militaire, à lire Rocambole avecpassion, à bayer d’aise devant les enluminures violentes desjournaux illustrés : reproductions de fêtes officielles,apothéoses de gouvernants, accidents, crimes, exécutions.

Les enfants jouent à la guerre, aucheval, au voleur ; ils reproduisent dans leurs jeux leurdestinée d’obéir, d’être exploités et malmenés ; et, laconception du mieux, le besoin d’art, ne peut élever chacun qu’aurêve de devenir, à son tour, celui qui commande, celui qui exploiteou qui frappe : l’officier, le cocher, le gendarme.

Mme Paulin, elle-même, paraîttoute singulière, tout « marchande de printemps ». Elleme fait penser aux duègnes du théâtre classique.

Dès le premier jour, elle m’a voué une sincèreaffection ; maintenant ses égards s’accentuent, elle mesoigne, elle me couve, dirai-je, comme une mère ayant unfils à marier.

Et je me rappelle cette invitation dejadis : « Venez donc, le dimanche ; dans ma maison,il y a des jeunes gens, on s’amuse ». Elle m’avait même citéle fils de sa concierge : « Un garçon qui a fréquentébeaucoup les cours du soir – et de plus, réformé du servicemilitaire pour un motif qui n’empêche pas lessentiments ».

Elle avait eu l’intelligence de ne pasinsister. Une nouvelle lubie serait vraiment comique !

Dans tous les cas, elle m’a demandé, –négligemment, trop négligemment, – si je ne pensais pas à memarier.

J’étais d’assez bonne humeur :

– Pourquoi pas ? je suis comme lesautres. Seulement, je veux quelqu’un de ma sorte, ai-je dit avecl’idée de me moquer d’elle.

Mais Mme Paulin est beaucoupplus fine que l’on ne croirait. Elle pressent, par exemple, que« quelqu’un de ma sorte », ce n’est pas un garçon desalle, malgré ma qualité de femme de service.

Tiens ! tiens ! Elle a hoché la têteet elle a gratté son bras nu avec la gravité demi-souriante d’unerespectable personne qui connaît les derniers secrets duprintemps.

Le beau temps persiste. Depuis deux jours monexigence aventureuse s’enquiert des livres que l’on confectionnepour les écoles. Ces ouvrages officiels revêtent une importanceconsidérable, puisque les institutrices s’en rapportent à eux, sansdiscuter, puisqu’elles y ont recours dans tel cas grave comme levagabondage des deux Pantins.

J’ai pu chiper, oublié sur le bureau, un deslivres où la normalienne choisit ses thèmes oraux ;titre : « Morale pratique de l’école enfantine ». Unpetit livre à couverture bleue, gentil, coquet. Ce bleu sur matable, près de la lampe, égaie ma chambre, émoustille mesidées ; je souris à ma fumeuse, à ma rocking-chair et me voiciinfusée d’une indulgence infinie.

Aujourd’hui, les enfants ont étéparticulièrement instables et inattentifs ; il a fallus’égosiller après eux, du matin au soir ; on aurait cru quequelqu’un les attendait, les appelait, dans la rue, au loin. Ilsont joué à faire la noce. Et maintenant, je comprends très bien lanoce dans le peuple, le besoin de dépenser, de gâcher, l’illusionde la liberté, l’incursion hors de la misère, l’illusion d’être –pendant un moment – d’une autre catégorie sociale, de la classeheureuse… Comme ça va bien avec le printemps !

Quelle récréation forcenée ! Il fallaitvoir Adam… Lorsqu’une idée a frappé les enfants au cours d’uneleçon, souvent ils la reprennent entre eux à la récréation, – commeà l’entr’acte du théâtre de Belleville, on s’extasie sur les coupsde scène. Ce matin, Mademoiselle avait prononcé, dans un récitd’histoire, cette phrase quelconque : « Alors lesNormands ont pillé la vallée de la Garonne », il fallait voirAdam, deux heures après, au milieu de la cour, faire rouler sesépaules et avancer son mufle écarquillé dans une formidableadmiration compétente :

– Hein ! mon vieux ! lesNormands ont pigé et avalé la Garonne !

Et c’est samedi de paie ce soir ! Enquittant l’école, j’ai perçu, deviné, flairé un brouhaha, unéclairage, une odeur de grande liesse commençante… Je vais lire etj’ai du bleu dans l’esprit : un murmure confus filtre àtravers les murs, eh bien ! il ne m’est pas désagréable desentir l’énorme effervescence nocturne du quartier venir jusqu’àmoi.

Dimanche. – J’ai cessé de lire versdeux heures du matin, quand la rue a retrouvé son calme. Ceux quiont fait la noce n’ont pas la tête plus en capilotade que moi.

Le séduisant livre bleu ne contient qu’untraité de singeries ; d’un bout à l’autre, le conseil faux,anti-naturel, sue l’insensibilité grossièrement roublarde.

Je parlerai seulement de la première partie,consacrée à la réglementation des rapports de cœur à cœur.

1° Le respect envers les parents. – Uneprofane comme moi n’aurait jamais pensé à révéler aux enfantsqu’ils devaient réfléchir et calculer avant de se jeter dans lesbras de leur mère. Eh bien, il est indispensable de débiter desleçons là-dessus, il est indispensable qu’une personne diplômée,officiellement déléguée, une spécialiste, quoi ! intervienneet apprenne aux enfants – dès l’âge de deux ans – « qu’il fautbannir tout ce qui, dans leurs rapports avec les parents, tombedans une camaraderie condamnable ». Je copie textuellement. Etl’auteur, avec gravité – je l’affirme – enseigne les signesextérieurs de respect et d’amour à donner aux parents ;exactement comme on procède au régiment pour le soldat et lessupérieurs.

Oui, madame, l’enfant qui saura bien cetteleçon de gestes aura du respect pour ses parents ; oui,madame, l’enfant qui composera bien scrupuleusement samine en approchant sa mère, celui-là aimera lemieux sa mère.

Le livre, avec une logique implacable, exposeensuite qu’autrefois les signes de respect n’étaient pasles mêmes, ils étaient plus accentués : il s’agitdonc bien d’une mode, d’une convention strictement réglée, àlaquelle on doit être attentif. Autrefois, un enfant disait vous àses parents et s’agenouillait souvent avec crainte ;aujourd’hui, l’on peut se dispenser du vous et de lacrainte, mais « la distance entre parents et enfants n’en estpas moins grande », et il n’en existe pas moins une nécessitéde « démonstrations » qui prime tout.

Malheureusement je ne peux pas reproduire latexture sinistre et pierreuse de cette leçon.

Une pareille matière, bien entendu, comportedes exemples historiques. L’auteur cite comme fils « presqueirréprochable », le marquis de Mirabeau « qui s’accusaitd’avoir profité de la loi qui abrégeait le deuil, autrefoisextrêmement long après la mort d’un père ». Hein ? est-cebeau, est-ce d’un noble cœur, d’une profonde sensibilité, ceMirabeau qui dissertait et se dépitait publiquement de son manquede tenue ? Et comme les enfants doivent comprendre que,regretter son père, c’est exhiber longtemps des habits noirs !Le code sur la façon de traiter la famille va ainsi jusqu’aubout : du salut au crêpe ! Quelle prévoyance de la partdes éducateurs ! Les parents n’ont pas à s’inquiéter :tout est réglé jusqu’après leur disparition ! Et quellecommodité pour la jeunesse munie d’un programme classiqued’affection pour toutes les circonstances !

Je ne commenterai pas l’obéissance aveugle dueaux parents « qui sont les représentants de la loi »,parce que je veux rester sur les choses qui parlent au cœur del’enfant ; nous sommes dans le sentiment – avec l’auteur, –restons-y.

Il y a un chapitre spécial sur ledevoir d’aimer ses parents. Un enfant pourrait ne pasaimer ses proches croyant que c’est facultatif ; on luisignifie que c’est obligatoire et crac ! il se dépêche.

Un exemple de dévouement filial est fourni.Car, enfin faut-il savoir dans quelle forme il est préférable de sedévouer filialement. Découpez-moi votre abnégation sur le patronci-dessous :

« Une maison s’écroule ; dans lesdécombres on retrouve le propriétaire appuyé sur les deux poignetsle dos en voûte, supportant à grand’peine une masse de décombres etprotégeant sa mère qui était tombée devant lui et qu’il auraitétouffée sans son admirable dévouement. Retiré des décombres, dèsqu’il peut parler, il s’écrie : « Je sais que je suisruiné, mais je ne me plains pas, j’ai eu le bonheur de sauver mamère. »

Voilà le cri filial, voilà le jet de l’âme,voilà la première exhalation de l’homme transporté d’affectionémue : « Je sais que je suis ruiné… » On le voitmesurant d’un regard circulaire l’importance du dégât. Puis :« Je ne me plains pas », seconde préoccupationd’intérêt ; il annonce d’avance la générosité de ce qu’il vaproférer, afin d’en tirer toute la compensation possible, « Jene me plains pas », c’est-à-dire : « Malgré la perteimmense que je subis, vous allez admirer ma grandeurd’âme… »

Hein ! ce mélange de calcul et deprétendu dévouement, cette façon de peser la perte et le reliquat,cela sent-il assez le convenu, l’ostentation papelarde, l’absencede tout sentiment vrai ? Hein ! est-ce assez ensignes extérieurs, cette morale ?

Et comme on se représente bien les enfantsfaçonnés sur cet unique souci de l’apparence ! Comme on lesvoit, parlant, agissant pour être appréciés, sans âme et sansnaturel, incapables de la moindre impulsion désintéressée.

J’en connais des quantités, à l’école, quijouent la comédie « du bon cœur ». Virginie Popelin,notamment, excelle dans le genre : lorsque les maîtressesconfèrent entre elles, à proximité ou bien dans l’entrée quand desparents stationnent, elle a d’abord un coup d’œil calculateur et demise en scène, pour s’assurer du public attentif, puis sa voixmonte, d’une amabilité creuse, d’un timbre faux trop poussé à lasonorité :

– Je mangerais bien mon bonbon… mais jem’en passerai, tiens, je te donne mon bonbon, prends-le, c’est pourtoi.

Et, sournoisement, elle guigne le boneffet de sa générosité. N’est-ce pas d’exacte tradition ?La vertu sur commande, au moment favorable :faire le bien pour la galerie ! Du reste, le livre ne s’encache pas, avec son titre d’une exactitude impudente la Moralepratique. Oh ! l’inconscience, l’âpre cuistrerie dufaiseur d’histoires morales !

Quel funèbre dévot laïque, noir, sec, compassépeut avoir conçu l’idée de codifier la tendresse, la palpitation del’être, le don éperdu de toutes les fibresimpressionnables ?

Je viens d’interroger la couverture du livrebleu : ils sont deux auteurs, ils se sont mis à deux pouramplifier le noble souffle purificateur : un maître d’études,et son chef. Parbleu ! ces gens ont tellement l’habitude decraindre le qu’en dira-t-on, et d’agir pour le résultatsuperficiel, ils sont contraints à un tel truquage professionnel,qu’en fait de morale, innocemment, ils indiquent aux enfants laroublardise ; ils n’enseignent pas le bien, ilsenseignent à prendre les attitudes louables : del’artificiel, rien que de l’artificiel. Ce sont des fonctionnairesqui ne voient que sous le joug administratif et, – je le sens bientous les jours à l’école, – il n’y a pas de nature possible enatmosphère administrative.

En effet, – je l’ai constaté, je l’ai entenduavouer par des maîtresses, je l’ai entendu conseiller presquecrûment par la directrice et par l’inspecteur, – dansl’enseignement, le mot d’ordre n’est pas de fournir des leçons quiprofitent aux enfants, il s’agit de leçons qui fassent del’effet au regard du public. Et pas moyen d’échapper à cetteobligation.

Extérieur ! Extérieur !Apparence ! L’instituteur, l’inspecteur, ne peuvent pastravailler pour les enfants, ils sont forcés de travailler pour lesnotes hiérarchiques, pour le règlement, pour l’administration. Etl’administration est forcée de fonctionner « pour lastatistique », pour les rapports et les comptes rendus.

La frime s’impose dans tout. Ainsi lagrosse annonce clamée sur tous les tons, à propos de l’entretien del’école, c’est : Propreté. Hygiène. Mais il ne s’agitpas que le nettoyage soit réel. À chaque instant la directriceguide mon zèle :

– Rose, je vous recommande les cuivres,les boutons de porte, ce qui brille… mon Dieu, le reste…

Et elle déploie un geste indulgent, qui medispense de balayer très soigneusement dans les coins.

Quand on prévoit la visite d’une autoritéquelconque, alors on soigne pour de bon la propreté du préau. Rienn’est plus important que l’hygiène de ce grand local, sifoncièrement scolaire. Alors, je m’en paie du frottage et dulavage, mais pour ne pas salir le préau, on y laisse lesélèves le moins de temps possible ; plus il fait mauvais etplus on les maintient dans la cour ; on les parque sous lepetit bout d’auvent, les pieds dans l’eau, sans jouer. En effet, ilfaut pouvoir parader :

– Voyez comme nous observons lesrèglements sur l’hygiène ! Voyez comme nous avons souci del’extrême propreté si indispensable à la santé des enfants !Voyez la netteté du plancher !

Cet hiver, parfois, les tout petitsressemblaient à des animaux, chats, chiens, hors de la maison, quidésirent rentrer ; pelotonnés dans leurs loques, ils fixaientobstinément les fenêtres, la porte du préau où il faisait chaud,comme si la force de leurs grelottements devait faire ouvrir.

– Pas moyen de vous réchauffer, meschéris, nous attendons le délégué cantonal…

À moi-même, l’école inculque des qualitéscomme à tout le monde : j’ai acquis une tendance expresse aumensonge !

Il n’est pas vrai qu’on laisse les enfantsdehors « pour le délégué cantonal ». C’est la visite del’inspecteur primaire, de l’adjoint au maire, ou des damespatronnesses qui leur vaut cette mise à l’air. Le délégué cantonala même protesté contre cette incohérence « de soigner leménage du préau pour ne pas s’en servir ». Parbleu ! il aprotesté pour ce motif que les femmes de service bénéficient seulesdu non-usage du préau.

Je mens encore.

Mme Paulin, devenuesingulièrement sans-gêne avec l’autorité, s’est écriée d’un nonrude :

– On voit bien que monsieur de déléguén’est pas chargé de nettoyer la boue des parquets.

Et M. Libois s’est tu « comme unpetit garçon ». Avez-vous remarqué ? m’a ditMme Paulin.

Après tout, s’il me plait de mentir, àmoi…

J’ai remis le livre bleu à sa place sur lebureau de la normalienne. Mes appréciations manquent peut-être demesure. J’avais trouvé l’école trop parfaite, pour commencer, jeréagis à l’excès ; c’est un défaut très féminin d’aller d’uneexagération à l’autre.

Comment moraliser en gros autrement qu’avecdes histoires du genre critiqué ci-dessus ? Or on ne peut pasfaire du détail. Et tout de même, ces histoires prêchent ladouceur, la bonté ; elles ont déjà le mérite considérabled’appeler l’attention vers un idéal.

Admettons. Mais, nous atteignons le moisd’avril, la grande année s’avance et je ne vois toujours pasresplendir heureusement le dénouement de mon drame.

Avec le système de jeter de la poudre auxyeux, de s’attacher à l’extérieur, de niveler surtout, l’écolediminue les enfants ; autant de simulacres imposés, autant depersonnalité retirée. Et il ne faut pas oublier que nous avonsaffaire à une race débilitée et que, parmi les causes de la misère,se place en premier lieu le défaut de volonté profonde, réfléchie.Que deviendront les enfants-marionnettes, sortant de l’école,l’énergie changée en politesse hypocrite, la décision subordonnéeuniquement au souci du trompe-l’œil ?

La loi de l’obéissance à l’école même vientencore aggraver les regrettables leçons de résignation et decroupissement.

– Adam, fais ça…

– Mademoiselle, je…

– Pas d’explication…

L’enfant n’a pas le droit de défendre savolonté. Il faudrait au contraire le laisser dire, puis lepersuader, et non le contraindre. Mais je baisse la tête,à mon tour, devant cette objection ironique : « Avecsoixante élèves par maîtresse ? »

Allons, allons, pas d’utopie ; il faut dupratique à l’école, du solide et du pas compliqué.

Aujourd’hui, pendant la récréation,j’observais trois gamins : Ducret, Virginie Popelin, MarieDoré ; sans erreur possible, à leur faux air de sagesse, àleur vigilance sournoise vers les maîtresses, ils jouaient àquelque chose de défendu. Eh bien ! ils sont arrivés à unetelle perfection de clandestinité, que je n’ai jamais pu découvrirà quoi ils s’occupaient.

– Parbleu ! ces trois-là sont àl’école depuis l’âge de deux ans… Que dis-je ? Ils ont été misà la crèche le lendemain de leur naissance ; âgés de six ans,ils ont six ans de discipline ? Leur figure même estscolarisée ! Ils exhibent ici une expression spéciale, unephysionomie d’uniforme.

Et voilà précisément le désastreux : cesenfants ne sont plus nature et pourtant on n’a pas amendéleurs instincts profonds ! Les germes de plein airsusceptibles d’apporter la réaction utile ont été étouffés, tandisque demeure la perversion qui rampe et se tapit pour mieux sévirplus tard. Allez donc corriger les goûts de malpropreté de VirginiePopetin, de Marie Doré, maintenant qu’elles se réfugient derrièrele signe extérieur de propreté !

Je voudrais bien changer d’horizon, mais j’aibeau déplacer mon objectif, la vision gaie ne se présente pas. Etencore je m’astreins à la plus grande modération, mes constatationspénibles sont triées. Par exemple, je n’ai pas encore parlé de lafaçon dont les enfants se battent pour de bon, dans larue, je n’ai pas dépeint non plus les scènes scandaleuses faitespar les parents dans l’école même.

Pour excuser ma manie d’écrire, je me distoujours « ces notes peuvent rendre service ». Oui, à lacondition que leur sincérité ne fasse aucun doute. Or, pour trouvercréance, il ne faut pas être trop vrai.

Les gens sont si heureux de pouvoir hausserles épaules et crier à l’exagération ! C’est un procédé sicommode de ne pas croire aux histoires trop tristes et quiéconomise la pitié, si congrûment !

Donc, je resterai « dans la moyenne desfaits ». Pour être capable d’admettre les énormités, il fautune préparation progressive. Moi-même, à mes débuts à laMaternelle, avant « d’être de Ménilmontant », que dechoses j’aurais obstinément rejetées comme impossibles !…Allons, allons, gens ordinaires, gens d’un autre quartier, commentvoulez-vous atteindre la même foi et la même compréhension que moi,qui fus témoin de l’incident suivant !

Un matin glacial, Marie Fadette, cinq ans,apparaît, tablier pas boutonné, souliers pas noués, très pâle. (Onconnaît les différentes pâleurs d’élèves ; pâleur de faim, defroid, de phtisie, de mauvais coups reçus…) Marie Fadette étaitd’une lividité insolite. Et puis, elle n’a pas l’air d’arriver àl’école, elle a l’air d’aller ailleurs, de déménager avec sonpanier.

La directrice, non moins pénétrante que moi,l’arrête au passage, et voici Marie entre nous deux. Aussitôt là,sur le couvercle du panier, nous remarquons une large tacheroussâtre.

– Où as-tu mal ?

Pas de réponse.

– Tu es tombée ?

Signe négatif.

– Ta maman t’a corrigée ?

Même signe.

– Eh bien, parle, voyons !

Les enfants du préau se taisent un instant parcuriosité, et certainement aussi par instinct : quelque chosed’invisible est entré avec Marie Fadette.

Elle ne répond pas et, pendant la courtecessation de surveillance, un gamin mal assis tombe du banc, toutd’une pièce, avec bruit. Sursaut de Marie Fadette en arrière, etune pétrification épouvantée, les yeux désorbités, la bouchebéante, vers le camarade un instant étendu.

– Va t’asseoir, dit la directricesoucieuse. Marie n’était pas placée depuis cinq minutes que deuxhommes demandaient Mme la directrice ;chapeaux mous, vestons, grosses moustaches de sergents de ville.Colloque rapide à voix basse, au-dessus de la balustrade.

Madame, pâle à son tour, se retourne vers lesenfants :

– Marie ! Appelle-t-elle.

Il y a vingt Marie dans le préau. PourquoiMadame n’a-t-elle pas besoin d’ajouter un nom ? Pourquoi savoix changée fait-elle comprendre de quelle Marie il s’agit ?Tous les enfants regardent Marie Fadette qui, seule, s’est levée.Quel pauvre petit être traversant le préau ! Et quel aspect,le peuple des condisciples ! une attention, un aird’expérience, comme vers un spectacle d’arrestation.Oh ! la tête fatale de Bonvalot ! Oh !l’implacabilité présidentielle de Berthe Hochard !

Marie Fadette sait qu’elle doit reprendre sonpanier. Je le lui donne ; il est vide.

– Allons, viens, ma petite, dit un deshommes d’une voix autoritaire le plus possible adoucie.

Une si petite main s’avance, d’un gestefini, sans espoir !… Je n’avais jamais vu si largepoigne s’abattre sur l’innocence. Et jamais plus il ne fut questionde cette éclosion promise à la douceur des jours, qui avait nomMarie Fadette.

Eh bien, gens ordinaires, gens « d’unautre quartier », quand vous aurez vu arriver à l’école uneenfant de cinq ans dont la mère a été assassinée pendant la nuit(l’imaginez-vous s’habillant seule, enjambant le corps, prenant sonpanier ?) quand vous aurez subi cette préparation, nous nousentendrons peut-être et je pourrai tout dire ! Enattendant, je suis obligée de rester modestement dans les faitsmoyens.

Les batailles se succèdent régulièrement, onse promet une tripotée pour telle heure ; cela fait partie del’emploi du temps. Les batailles complètent le devoir d’aller àl’école, n’est-ce pas surtout pour se retrouver et se cogner quel’on afflue chaque jour à cet endroit déterminé ? Aujourd’huiencore Richard et Pluck ont à moitié assommé Tricot et Kliner. Despassants indignés sont entrés prévenir la concierge de l’école. Ladirectrice a écarté les mains : « Nous ne pouvons pas lestenir en laisse. »

– Tu sais, ai-je dit à Richard, si tubats encore Kliner je ne « change » plus avec toi, tugarderas tes dessins.

Et pour bien rester dans mon rôle, j’ai ajoutérésolument :

– Je « changerai » avec unautre.

Car enfin, moi qui ne me bats pas, si je suisune vraie camarade, je ne dois pas avoir d’autre préoccupation quede troquer mes bonbons contre « quéque chose ».

Dans la rue, les plus pauvres se lorgnent detravers ; ce sont toujours les déguenillés qui« écopent ». Les quelques enfants de commerçants,représentent censément la classe aisée, subissent moinsd’avanies ; non pas qu’ils vaillent mieux sous le rapport ducaractère, mais l’éducation est ainsi dirigée que les malheureuxs’attaquent de préférence à la misère ; un qui a son tablierdéchiré se moquera d’un qui a son pantalon troué ; un quitousse enverra une poussade à un qui boite ; la faiblesse etla gueuserie attirent les coups.

« N’élevez pas vos regards trophaut ; luttez entre vous. – La violence envers les faibles estpermise : témoin l’action des parents sur les enfants ;témoin l’éternel refrain de style national : les étrangersnous sont inférieurs, au physique, au moral, ce sont des misérablesauprès de nous, Grands Français, il faut les battre. »

Du reste, l’éducation vient simplement en aideà la propension naturelle : on incline toujours vers le plusfacile à faire. Les bas malfaiteurs dévalisent un débardeur, sur lequai, pour cent sous, plutôt que d’assaillir une poche contenantcent francs. Les cochers d’omnibus et les charretiers « ne seratent pas », réciproquement ; on jurerait qu’ils nepeuvent s’en prendre à d’autres de la difficulté de vivre.

Du reste encore, s’il en était autrement, lesgens comme il faut ne connaîtraient plus de sécurité, ou bien lemonde changerait et – Dieu merci ! – le monde n’a pas envie dechanger.

Pendant que ces pensées me tracassent,évidemment je ne sème pas les éclats de joie, mais enfin, qu’est-ceque Mme Paulin peut bien me vouloir depuis quelquetemps ? Elle m’engage doucement à quelques frais detoilette : « Je suis jeune, agréable ; malgré maprofession de femme de service, on pourrait me remarquer tout demême, si j’avais un peu de coquetterie. On a vu plus drôle queça… »

Pourquoi s’obstine-t-elle à un certain sujetde conversation ? Elle se demande « si je n’ai paséprouvé des peines de cœur et si je ne suis pas entrée ici commeune autre serait allée au couvent. Il ne faut pas ainsi renoncer àla vie ». Textuel.

Pas possible, madame Paulin, vous avez trouvécela toute seule ? J’ai été obligée de lui déclarer sèchementque ces questions personnelles m’étaient désagréables. On peutplaisanter une fois et n’être pas disposée à continuerindéfiniment.

Nous déjeunions.

– Bien, a répondu de bonne grâceMme Paulin, on ne parlera plus que du service.

Elle est allée hier porter une lettre chezM. Libois – affaire de service – je n’ai rien à dire ?déclara-t-elle. « Le délégué n’est pas le monsieur qu’onpourrait croire : très simple et très délicat, il n’est pasriche ; il a de quoi vivre en s’occupant depublications ; il se spécialise dans les études sur laprotection de l’enfance, car il a beaucoup de cœur et – le plusétonnant – il est extrêmement timide. Mme Paulin nemangeait guère, elle épluchait sa nourriture, elle s’adressait àson assiette plutôt qu’à moi. Un serrement d’estomac auquel je suissujette depuis quelques semaines me laisse peu d’appétit etm’obligeait aussi à chipoter dans mon assiette.

« Et Mme Paulin a pleuréla dernière fois qu’elle a vu M. Libois chez lui, parce quecet homme-là est vraiment bon… parce que vraiment il faudrait êtrebarbare… »

J’ai prié Mme Paulin dem’excuser : l’heure était sonnée, mon service ne me permettaitpas de rester dans la cantine.

Après les seules dispositions énergiques desenfants, n’oublions pas celles des parents. Il ne se passe pas dejours que des algarades fâcheuses n’éclatent devant la barrière dupréau : invectives et menaces lancées à pleine voix, contreles maîtresses, contre moi, contre « cette saleadministration ».

Hier. La mère Tricot vient chercher songarçon ; la voici derrière la balustrade, elle porte un paquetde linge mouillé sur l’épaule droite et un seau avec battoir, eaude javelle, etc., dans la main droite ; elle conduit de lamain gauche une fillette toute petite, et, bien entendu, elle estenceinte.

Tricot n’arrive pas à reconnaître son panierdans la rangée installée par terre. La normalienne, qui est deservice, le regarde farfouiller et finit par appeler :

– Rose ; s’il vous plaît…

Alors, la mère Tricot, à gorge déployée,contre la normalienne :

– Mais reluquez-moi c’te mijaurée, c’temomie, qui ne peut seulement pas se baisser ! Il ne voussalira pas, ce panier… Dire que nous payons ces propres àrien ! Croirait-on pas qu’elle a pondu l’obélisque avec sarobe noire ? En v’là un métier de feignante… Enfin il ne saitpas, cet enfant… il a besoin qu’on l’aide… et il est autant que lesautres, vous entendez, espèce de momie ? il vaut mieux quevous, cet enfant-là.

J’ai donné le panier. Tricot franchit labarrière. Sa chère mère, qui réclamait si passionnément des égardspour lui, pose son seau par terre et lui détache une formidabletorgnole :

– Mais aussi, tu ne peux pas le préparerd’avance, ton panier.

Les enfants gardent-ils de la rancune contreleurs parents, après avoir été « corrigés » ? Non,ils sont solidaires des parents, dont ils partagent de bonne heureles souffrances et « ils comprennent les claques ». Ilss’habituent à être claqués comme on s’habitue à mal manger ;on pourrait même dire que, parfois, ils y prennent goût :certains parents ont la taloche gaie, ils rossent jovialement, pourun peu on provoquerait les « corrections ». Et aussi, lesenfants excusent les punitions même injustes, qui s’abattent d’uncoup, par la vivacité du sentiment ; cela n’a pasd’importance ; on n’y pense plus, de part et d’autre, au boutd’un instant. La punition réfléchie, celle qui s’aggrave derèglement, est moins bien acceptée ; les punitions de l’école,assumant un caractère de permanence, pourraient rendre les enfantsvindicatifs et sournois. Tricot n’a pas sourcillé, sa tête aseulement cogné contre la barrière ; chargé de son panier, ila eu la complaisance avisée de prendre à son bras le seau de samère et, l’air entendu, il est parti devant, comme un homme. C’estlui qui, appréciant sa mère, d’un ton de médiocrité satisfaite,disait à Louise Guittard en se frottant une bosse aufront :

– Pendant qu’a m’bat, on a la paix.

Je le répète, c’est une affaire dequartier : les parents ont une façon particulière decomprendre leurs droits vis-à-vis de l’école – et une façon nonmoins particulière d’aimer leurs enfants qu’ils rossent sibien.

On note d’abord curieusement la crainte,l’hostilité et l’exigence des gens du peuple à l’égard del’administration. « C’est nous qui payons ; lesadministratifs sont là pour nous servir », et, en même temps,pour eux, l’école tient du bureau de bienfaisance. Ils s’humilientpour obtenir la cantine gratuite, pour participer à la distributiondes galoches et des tabliers qui a lieu après la Toussaint, maisils s’humilient « à coup sûr ». Ils prétendent céder enpartie leur progéniture à l’administration.

Ainsi, une fois, Léon Ducret avait perdu unepièce de quarante sous en allant faire une course pour uncommerçant, sa mère est venue réclamer à la directrice, sanshésitation :

– Madame, ce petit a perdu quarante sous,faudrait que l’école les rembourse.

Dans son idée, l’école était responsable dugamin. Les gens sont très pénétrés aussi du respect hiérarchique.Ils menacent peu la directrice, mais ils se rendent compte qu’uneinstitutrice adjointe est une salariée d’un genre à part, guèremieux lotie qu’eux-mêmes, et – selon leur expression vindicative –ils ne la ratent pas : facilement, ils adressent une plainte àM. l’inspecteur, ou à M. le directeur de l’enseignement,sur du papier de cérémonie, avec force protestations de dévouementservile.

À propos ! ces dames ont épilogué aveceffarement sur un départ dramatique de M. Libois,dernièrement. La normalienne m’ayant hélé de haut – de très haut –pour un enfant indisposé, M. Libois aurait fait mine des’élancer vers la normalienne, vers l’enfant, puis, – brusquement,« pâle comme un mort » il se serait retiré.

Il n’a pas le cœur solide, pour un médecin,M. Libois !

Le plus étrange, c’est queMme Paulin, ensuite, jubilait et œilladait vers lanormalienne avec méchanceté.

Oui, tous les parents ont une façon d’aimerleurs enfants. Je m’étais trompée sur le compte de certaines femmesmollasses, – de nature bovine pour ainsi dire, – en les croyantcomplètement égoïstes et apathiques, à cause de leur manie degeindre continuellement, d’être toujours en traitement, d’avoir latête entortillée, le cou raide. Évidemment, la grande affaire deleur existence, c’est la conversation sur leur santé, – non pas surune autre misère, non pas sur leur condition sociale, non ! –sur leur malheureuse santé, sur leurs infirmités féminines, surleurs grossesses, – mais il ne faudrait pas confisquer un bon pointmal à propos à leur enfant !

La mère des deux Pantins est venue, une fois,à la rentrée d’une heure, déclarer véhémentement que, si son aînéne sortait pas le soir avec sa croix qu’on lui avait retirée lematin, « ça ne se passerait pas comme ça », et elle estrestée tout l’après-midi, sur le trottoir, à faire le siège del’école, avec deux autres voisines solidaires.

Oui, dans le peuple, on a beau laisser lesenfants sans soins et les brutaliser d’importance, on les aime eton les respecte.

Un auteur latin a formulé cette bellemaxime : le plus grand respect est dû aux enfants. Cettedéclaration fondamentale, je l’ai vue développée dans les livres etsur la scène avec la puissante magie de l’art, je l’ai vuemagnifiquement obéie, dans la vie, par des gens de haute situationou de prépondérante intellectualité. J’ai perçu avec une émotionpalpitante, non seulement le respect, mais le sacrifice dûaux enfants. Mais quelqu’un m’a fait sentir la sainteté de l’œuvrede race dans ma chair même, « en pratiquesublime ». (je ne sais pas si je dis bien, la valeur destermes m’échappe, je roule dans un abîme.)

Elles étaient là – deux femmes singulières –qui parlaient haut devant la porte, sous la réverbère, chacunetenue au jupon par une fillette écoutant, le museau dressé, lesdoigts dans le nez. Sur une allégation dubitative, la mère deLéonie Gras a grandi, d’un sursaut, devant son interlocutrice, etjamais tête renversée en arrière, front superbe, bas de visageserré, paupières de Diane, n’ont exprimé la sévérité d’un acte dedevoir, avec plus d’effluves nobles :

– Moi ! ma chère, tout le temps quej’ai été enceinte, pas une seule fois, je n’ai accepté moins decent sous.

Eh bien, quoi ! Je ne suis plus moi-même,je le sais bien ; je n’ai plus d’ingénuité, plusd’ignorance ; plus d’illusion. J’ai pour tant conservé lafaculté de rougir et certes mon sang se jette encore devant lesmots énormes, pour protéger ma dignité, mais on ne s’en aperçoitguère à cause de mon teint de gras double, de ma bouche au rictusblasé, de mes yeux meurtris.

Mon âme me semble encrassée sans remède, commemes mains.

Le dimanche ne me ressuscite pas.

Qui n’a déjà remarqué une vieille fille,pauvre, seule, – vingt-cinq ou quarante ans, sait-on ? – sepromenant, un jour de fête dans Paris ? Quand les famillespassantes se mêlent du regard, du sourire, se sentent en cohésion,en sympathie dans leur quartier, dans la ville, – la vieille fillea beau vouloir ressembler à tout le monde et faire semblant d’avoirun but, un motif de vivre, – comme on dégage l’être dépareillé,sans attache, sans aimantation !

Cet après-midi j’apercevais dans les vitragesmon corsage plat, mon chapeau sans jeunesse, mon visage désabusé…Pourquoi cette manie de frôler les boutiques ? Pourquoi cetteinsoulevable timidité sur mes paupières ? Il ne me manquaitplus qu’un livre de messe à la main. Mme  Paulin,qui devait guetter le retour de ma triste promenade, est venue mefaire une visite dans ma chambre !

– Une idée qui m’a prise par hasard,a-t-elle exprimé si bien, que la préméditation n’était pasdouteuse.

Elle m’a raconté toute une période de savie : ses fiançailles, des détails sur son défunt mari. Elleest arrivée, sans trop de maladresse, à des considérations sur lanécessité du mariage ; elle a recommencé des allusions quej’ai supportées par faiblesse, par découragement.

Certes, le moment avait été choisi à point.Accoudée à ma table de jeu, dans une sensation affreuse d’abandon,je répondais par des haussements d’épaules, par des motsd’indifférence à l’égard des décisions du sort.

Oui ! mais n’ai-je pas eu l’aird’acquiescer « à n’importe quoi » ? Et j’ai laisséformuler des conseils trop explicites, – presque des« propositions » !

Maintenant je me reprends. Quelle est cettenouvelle persécution ? Ne suis-je pas folle de l’avoirpermise ? Et vraiment, n’ai-je pas entrevu… ?

Je me révolte ! Chassons ces pensées.

Non, abordons-les carrément, une bonne fois,pour en finir ! Assez de lâcheté, assez d’hypocrisie, assez deme tromper moi-même : Mme Paulin a unemission et depuis longtemps déjà ; aucun doutelà-dessus.

C’est prodigieusement bête d’avoir chargé demission Mme Paulin, malgré son âge d’expérience… àmoins que cela ne soit profondément « psychologique »,…car, de qui aurais-je toléré les allusions si bien réussies parMme Paulin ?

Non ! il n’y a là que de l’audaceindécente et de la stupidité. L’affaire est réglée.

Parfois, le matin, à six heures, rien qued’avoir traversé la rue déserte, pleine de clarté, de fraîcheur etrecueillie dans le silence, – malgré çà et là, un vieux soulier, unmorceau de corset, une loque, épaves du mouvement nocturne, –j’arrive au travail, tout offerte à la vie belle et généreuse. Maisje ne me sens pas uniquement dévouée aux bambins, monattendrissement trop féminin et pas assez maternel, s’envole audelà de l’école. J’attrape alors mes torchons, je cherche mescuivres à frotter, les taches à enlever aux parquets du préau, desclasses, de l’escalier.

Ah ! quand la poésie vous lancine, quandvotre substance voudrait s’éparpiller en amour et recevoir lebaiser de la nature entière, du soleil, des arbres – le bonremède : frotter par terre, à genoux, brosser avec rage, lesbras nus ! Va, rêve donc, sale bête !

Ah ! j’en ai étouffé des soupirs sous lebruit de la brosse de chiendent ! Ah ! le besoin deparler avec intelligence et tendresse, j’en ai flanqué de lapotasse là-dessus !

Et il faut ajouter que depuis trop longtempsMme Paulin me couve avec une affection patiente,avec une sorte de supplication, les yeux humides :

– Mon enfant, pourquoi te fais-tu du malà toi-même ?

Assez ! assez ! je ne veux rien quede l’anéantissement. Enfin, après deux heures de suée, quand lesenfants arrivent, je leur appartiens sans réserve ; aplatie,matée, j’ai pour eux une bonté de bête de somme docile,éclopée ; ils peuvent me tirailler, m’appeler, me fairebaisser et relever cent fois de suite, ils reçoivent tous le mêmesourire usé, complaisant. Et Mme Paulin peutprendre ses airs penchés !

Une sorte d’hébétement me béatifie ; jejuge les choses en « bonne femme ». Je ne pense plus ouje pense tout court, niais, superficiel.

Les tout petits, qui sont encore, dans unecertaine mesure, de jeunes animaux, me sentent une créature infime,pareille à eux ; ils mirent leur passivité dans lamienne ; le plus qu’ils peuvent, ils se frottent à moi, metendent leurs yeux, leurs nez. Parfois, devant le lavabo, quand lesclasses fonctionnent, je baise un petit museau mâchuré, quicomprend bien que je ne suis pas d’un acabit raffiné.

J’ai constaté que plusieurs enfants nesavent pas embrasser ; oui, des enfants, la réalisation,le symbole du baiser ! C’est mignon, faible, à peine éclos, çadevrait battre du bec vers vous comme ça ouvre les yeux… Non !ce geste ne se pratique pas dans leur entourage, on ne leur a pasappris, ils n’ont pas eu l’occasion… Ils veulent bien, ilsfouillent, ils appuient leur bouche maladroitement. Richard – jel’ai vu souvent au clignement de ses yeux, à une nervosité deslèvres, – il essaierait bien, mais il ne peut pas se décider…

On n’imagine pas ce singulier effet : lapremière fois que, sur le point d’embrasser un enfant, je me suisaperçue qu’il ne comprenait pas l’intention de mes lèvres, cela m’aendolorie comme si je découvrais une mutilation.

Il y a des essais de baiser que l’on n’oubliepas.

Un dimanche, – j’avais lu, dans le journal,des histoires peu égayantes ; le crime du jour était celuid’un conscrit ayant assassiné une vieille femme, sa bienfaitrice, –l’après-midi, au début de ma promenade, je reconnais Bonvalot quitraînait lugubrement à la chasse aux bouts de cigarettes. Uneimpulsion irrésistible, – je ne sais quel besoin d’être d’accordavec quelqu’un, – m’a fait appeler :

– Veux-tu qu’on soit amis, tous lesdeux ?

– Ça m’est égal…

– Quand tu n’es pas à l’école, ledimanche matin, il faut venir me voir. J’ai des livres à images,j’ai des choses à manger et puis, j’ai des sous… Tiens, entrons aubazar, je veux t’acheter ce qu’il te plaira ; choisis…Bon ! mais tu vas m’embrasser.

Bonvalot est un de ceux qui ne savent pas. Ila posé, enfoncé son museau près de mon oreille ; et – je lecertifie – j’ai senti à mon cou, le froid impressionnant de sonnez, comme le froid de l’objet qu’il avait choisi avidement, sanshésitation : un couteau.

Mais pourquoi ces histoires decaresses ?

Je vis dans une obsession continuelle :un danger moral me menace.

Mme Paulin ne m’entretientplus de rien hors les questions de service, et elle me persécutedavantage que si elle disait les préoccupations inscrites sur sonvisage. Ses yeux me suivent et me tourmentent. Heureusement quej’ai mon précieux dérivatif.

Aujourd’hui le lessivage a fonctionnérudement ; j’en suis tout avachie. Ce soir, le coude sur matable, je souris à tout ce qui me passe par la tête… Bonjour,Tricot… Celui-là, pour donner un baiser, il ferme les yeux et iltire le gosier, comme s’il avalait un cachet trop gros.

Aux environs du jour de l’an, quand il a gelési fort, la dame patronnesse en deuil, qui apporte tant de bonbons,assistait à une récréation dans la cour. Tricot se trouva prèsd’elle, arrêté ; on voyait sa chair des cuisses, on devinaitque le tablier ne recouvrait aucun vêtement chaud.

– Mon Dieu, ce pauvre amour, comme ildoit avoir froid ! dit la dame avec un mouvement de recul.

Je me rappelle la mine de Tricot, cherchantautour de lui, par terre, où était le chien, la bête soignée, quiinspirait si douce pitié à la belle dame. Puis-je faire autrementque de sourire, très amusée ?

Vraiment, je me trouverais dans un étatexcellent, s’il n’y avait pas cette Mme Paulin quime plonge dans la honte avec ses mines de garde-malade fanatique,implacablement décidée.

Je lui tiens rancune d’avoir prononcé desparoles insensées qui, maintenant, me donnent à l’infini lesentiment de ma déchéance. Je considère comme criminel de présenterà notre détresse une espérance irréalisable…

Une espérance ?… Alors, mon mal, ce n’estpas la volonté de refuser ?… C’est la timidité decroire ?

Je m’égare, je ne sais plus lire en moi-même.Je voudrais m’en aller loin, loin… être morte.

Ma déchéance s’accomplit si manifestement quej’éprouve une admiration obséquieuse pour plusieurs enfants chezqui subsistent des lignes de distinction et de beauté.

Ce matin, Irma Guépin et Léonie Grastournaient une corde, Julia Kasen sautait : brune, mince,tablier noir serré, chaussettes noires, les bras collés au corps,elle dansait sans autre mouvement que le rebondissement rythmé d’unobjet élastique. Cette impassibilité officiante n’appartient qu’àJulia ; il semble que des effluves divinisent son visage fixe.Une forme féminine très pure vous reste dans les yeux, monte etdescend, se balance comme un insecte dans le soleil… Je revenais demon service des cabinets, j’ai arrondi de gros yeux indolents,telle une servante commune qu’émerveille sincèrement la finessearistocratique de sa jeune maîtresse.

Un peu plus loin, dans la cour, une autresatisfaction m’a requise : la Souris a adopté les deux petitesLeblanc dont la mère « a filé ». Sans négliger « lepoussin », très réellement et sans comédie, elle les a prisessous sa garde. Elle arrange leurs cheveux, leur col. « Tu n’aspas oublié ton mouchoir, aujourd’hui ? demande-t-elle,donne-le, tu as du noir au front. » Elle pose les questionsque doit poser une mère : « Combien de bons points, cematin ? Et toi, as-tu bien mangé ? » Elle répète lamorale des mamans :

– Voyons, tenez-vous droites, ne faitespas de grimaces !

Il faut voir la confiance tranquille des deuxpauvres petites, si désemparées depuis leur abandon.

Comment l’aimant a-t-il agi entre la Souris etles deux Leblanc ? Mystère. Mais là, vraiment, les deuxinnocentes ne sont plus sans mère, une fois arrivées à l’école.

Rien que des choses touchantes. LouiseGuittard manquait à l’appel depuis trois semaines, j’avais entenduparler d’un coup de pied trop sévère lancé par son pseudo-père. Àquatre heures, – le rang conduit au coin de la rue, – j’ai apprisqu’elle avait la jambe cassée : une chute dans l’escalier, –dit-on, sans insister, – il a fallu la placer à l’hôpital.

Sa mère s’était arrêtée devant la porte del’école, après avoir communiqué des nouvelles à la directrice. Toutun groupe de femmes bavardait avec elle.

Et voilà que j’entends, au passage, une voixémue, heureuse :

– Pauv’ gosse ! d’avoir la jambecassée, elle n’a jamais été à pareille fête !

Je suis demeurée ébahie devant l’airémerveillé, attendri de toutes les ménagères, y compris laprincipale intéressée. Du reste, celle-ci m’a saisie par le bras etm’a fourni des explications avec complaisance et fierté, pourm’éblouir en même temps que les autres commères :

– Figurez-vous que Louise a un lit !un vrai lit ! du linge blanc ! des repas réguliers…Mme la directrice l’a visitée et lui a apporté unepoupée.

C’est une joie qui emplit les cœurs et gagnetout le trottoir ; le rassemblement augmente :décidément, d’avoir la jambe cassée, elle n’a jamais été à pareillefête ! Pauv’ gosse, quel bonheur pour elle ! Les yeux ensont humides.

Une pointe d’envie se discerne dansl’enchantement de certaines mamans et des regards se promènent surdes moutards, comme si l’on cherchait ce qu’on pourrait bien leurdémolir.

J’ai béni le sort, comme les autres bonnesfemmes. Et je voudrais bien rester toujours ainsiapprobatrice : le corps mou, le cerveau mou.

Quand la gaieté s’y met, elle peut atteindreau formidable. Un souvenir du matin m’est revenu, comme j’allais mecoucher. Assise au bord de mon lit, je me suis abattue, la têtedans l’oreiller et j’ai ri silencieusement, j’ai ri à mourir. (Voussentez toute votre substance qui fond, s’écroule et s’en va ;un évanouissement terminerait ce flux incoercible si vous ne vousleviez pour suivre les murs à tâtons…)

La mère de Louise Clairon a demandé la cantinegratuite pour son enfant. On a envoyé à la directrice les rapportset certificats nécessaires en l’occurrence. J’ai pu jeter un coupd’œil dessus. Il y a un rapport du commissaire de police :trois lignes, pas plus, c’est laconique et grand.

Si quelqu’un y résiste, c’est que – selontoute probabilité – mon hilarité avait une source maladive. Mais,peut-être aussi, manque-t-il ce fait d’avoir vu l’air de dénûmentaffamé de Louis Clairon, ce matin même : un enfant qui n’a paseu sa soupe et qui arrive blême, verdâtre… Trois lignes, puis unpoint, c’est tout : « La nommée femme Clairon a vécupendant plusieurs années avec un individu qui l’a abandonnée, n’alaissé que deux manches de parapluies. »

VIII

Toute la semaine, j’ai gardé un rire nerveux,effrayant, un rire « de Saint-Guy ».

Enfin, dimanche, la mesure a débordé :Mme Paulin m’a fait une seconde visite, en grandapparat : nu-tête, mais des mitaines noires, une chaîne de coudorée, l’air d’une charbonnière glorieuse. Alors, j’ai eu une crisede larmes telle que la couturière phtisique, ma voisine, a dûperdre plusieurs sous à écouter la scène derrière ma porte.J’espère que maintenant je suis guérie. Nous étions assises face àface, Mme Paulin sur le bord du rocking-chair, moisur le bord du lit.

J’ai vidé mon cœur :

– Eh bien, oui, si vous voulez le savoir,j’ai dû me marier avec un galant homme élégant, instruit – qui m’alâchée parce que je n’avais plus de dot. Oui ! je suiscouverte de diplômes ! Oui, j’étais une demoiselle du monde…Et je ne veux plus recommencer l’expérience. Est-ce que je sais sil’on ne se moque pas de moi ?… Sans doute, on a besoin dedocumentation, on veut voir… on a trouvé le cas bizarre… Je ne suispas à marier !… On ne bafouera pas ma tendresse une secondefois… Et d’abord une sorte de contrat d’honneur m’empêcheraitd’abandonner ces pauvres enfants qui m’ont donné leur affection etqui ont besoin de mon dévouement… Tenez, si je me mariais, jevoudrais, en guise de dot, adopter un des plus misérables… LouisClairon… que je dirais mien et je voudrais être épousée pour mondéshonneur… Laissez-moi !… Et puis, vous savez :quelqu’un me gêne, m’excède, je ne veux plus le voir àl’école… et je vais demander à permuter… Laissez-moi, je veuxchanger d’école.

Mme Paulin a eu l’intelligentebienveillance de ne pas m’interrompre. Ensuite elle m’a essuyé lesyeux, elle m’a consolée par de vagues paroles accommodantes, elles’est bien gardée de discuter : tout ce que j’ai voulu m’a étéconcédé, promis, comme à un enfant gâté.

Elle m’a embrassée avant de partir. Je merappelle maintenant qu’elle n’avait pas précisément l’air d’unepersonne qui a perdu la partie, – sans doute la satisfaction deconnaître « mon histoire ».

25 mai. – Ce matin, dans la classe dela directrice, je me suis agitée comme une folle, à entendreprofesser la normalienne. Les tout petits se sont amusés : àleur idée, je faisais la comédie sans guignols.

« Un Arabe mourant de faim dans ledésert, trouve un sac d’argent ; il aurait bien préférétrouver un sac de dattes, aussi rejette-t-il avec dépit ce trésorinutile. Morale à développer : l’argent ne rend pas heureux,il faut le laisser aux gens déraisonnables. »

Je dénonce la tromperie malfaisante de cetenseignement, puisque l’argent est le sang vital des sociétésactuelles. Déplorez le fait, si vous voulez, mais ne faussez pas laréalité.

Ah ! les bons élèves crédules, LéonChéron, Irma Guépin, la Souris ! Ah ! mes pauvres visagespointus !… à l’assassin ! à l’assassin !

J’étais donc dans une disposition d’espritdéfavorable ; à la sortie du déjeuner, la mère de Vidal – lebossu ornithobatracien – a voulu absolument bavarder un peu.

– Votre Eugène n’a pas de chance, dis-je,il me semble que son cou et son épaule se paralysent, sa tête netourne plus…

Très misérable, un nourrisson sur le bras, lamère Vidal détient un accent d’acceptation résignée impossible àimaginer ; elle vous expose, avec une conviction irrécusable,des nécessités stupéfiantes :

– Le père était alcoolique ;n’est-ce pas ? c’était forcé : il avait été au Tonkincinq ans… il avait la médaille, c’était forcé qu’il soit alcoolique– et vous savez comme les alcooliques ont des enfants, à chaquecoup, ça ne peut pas rater, vous le savez… eh bien, tousles enfants que j’ai eus avec cet homme-là sont morts, saufEugène ; ils étaient tous estropiés… (Tous, on diraitqu’il s’agit d’une quantité, une vingtaine au moins.) J’en aid’autres de meilleure santé, – ajoute-t-elle d’un air récompensé,avantageux (et comme un commerçant dirait : j’ai des produitsd’autres marques meilleures), – tenez, en v’là un, d’un cocher, iln’aura qu’un peu de coxalgie, là, dans la hanche…

Elle secouait sur son bras un avortonratatiné, verdâtre, inerte.

Par une subite et puissante clairvoyance,devant cette femme inconsciente et ses deux lamentablesprocréations, ma mauvaise humeur a laissé l’école et s’est attaquéeaux parents.

Gare à vous ! voilà du nouveau.

L’année scolaire prendra fin dans deux mois,mon expérience grandit. Ce soir, je suis très forte. Les objetsautour de moi projettent une médiocrité austère. Ma privation,toute ma privation de fille pauvre m’élève à la vision justicière.Le silence de ma chambre – comme le calme en moi – est solennel. Jetouche à la vérité.

La mère Vidal est là, dans ma pensée, avec sesdeux avortons, qui attend un verdict, – et d’autres sont là quiattendent de comparaître… Et je sais maintenant que la sévéritépremière de mon jugement portera sur le crime desparents !

Il faut dire d’abord que j’ai des motifsd’être si hautement calme !… Il ne vientplus !

J’exagère ma placidité jusqu’à l’insolencedevant Mme Paulin.

L’école est plongée dans la stupeur par cettedisparition inexpliquée : un mois entier !

Je me sens très bien, très à l’aise… à partquelques étourdissements, vite dissipés, le matin.

Et Mme Paulin ne bronche pas,quoique j’atteigne à l’inconvenance odieuse par mes attitudesfroides, sereines, par mon air « de n’avoir jamais entenduparler de rien… »

Quelles menaces lui a-t-on faites ? – etquelles promesses ensemble ? – pour qu’elle observe une tellerésignation !

Non ! vous m’aimez bien sincèrement,Mme Paulin, et c’est à cause même de la force priseen votre affection, que – telle une enfant ingrate, – je suisméchante à plaisir.

Oh ! comme vous m’aimez de toute votreâme de peuple ! Et comme, là, vous m’êtes supérieure !…Jamais je ne serai « peuple » autant que vous, au pointde vue de l’affection dévouée. Et j’ai beau vous aimer aussi, – jene peux pas renoncer à l’agréable perception de faire souffrir àmon tour.

Il ne vient plus !… J’en rissous cape en traversant les classes.

Mais il ne s’agit pas de cela.

Des images stationnent dans ma mémoire, –comme les femmes dans l’entrée de l’école, – des images barbaresque j’aurais toujours voulu laisser dehors… Je vais« juger ! »

Il y a quatre frères et sœurs du nom deDucret, à l’école ; des enfants malingres, avec accentuation àmesure que les âges descendent, mais aucune difformité ; ilsn’ont d’effrayants que les yeux, hagards, trop écarquillés etvacillants. Généralement, leur panier contient la valeur d’un soude pain pour eux quatre. Ils ont toujours faim, leurs yeux defringale vous suivent dans le préau, dans les classes, dans lacour. Un jour de cet hiver, nous avions commencé de déjeuner,Mme Paulin et moi ; après quelques bouchéesnous avons cessé, nous ne pouvions plus consommer notre pain ;et Mme Paulin a dit le motif : « On sentla faim des Ducret d’ici… »

Trois de ces enfants s’en vont seuls, à quatreheures, mais la mère vient chercher le dernier, âgé de deux ans,parce qu’il a des vertiges ; de temps en temps, il tourne surses jambes et tombe comme une masse.

La veille de Pâques, on l’avait oublié ;je dus le reconduire à sept heures, rue des Panoyaux.

La concierge rit sur mon passage.

– Ah ! vous auriez attendu longtempsqu’on aille vous le réclamer ! Le père est rentré pleind’absinthe, y a de l’occupation là-haut.

Je monte et je trouve, dans l’escalier, assisde marche en marche, d’abord les trois Ducret de l’écolematernelle, puis trois autres plus âgés. Ils devaient être làdepuis longtemps et, d’après leur façon de regarder la porte dulogement, ils attendaient, pour entrer, la terminaison d’une choseordinaire se passant à l’intérieur. Mais je n’ai pas deviné cela,sur le moment ; je suivais mon petit, en ne pensant qu’auvertige. Il file devant ses frères, va jusqu’à la porte et lapousse ; mal fermée, elle s’ouvre toute grande.

En face, je vois le lit, un homme et une femmepris à l’improviste. Des jurons de l’homme et une voix plusgênée : « Allons, entre et ferme la porte. »

Eh bien, je le déclare, renseignée par unehorreur inexprimable et par ma pitié pour les petits Ducret siaffreusement misérables, il existe un crime de lèse-humanité quis’appelle : le crime d’avoir trop d’enfants.

Mais voici une autre comparution.

C’est dans la rue grouillante et malpropre. Lajournée finie, la mère Fondant et une de ses amies m’ontentreprise ; nous obstruons le trottoir ; l’haleine faded’une allée d’hôtel meublé nous caresse le visage, il fait doux ethumide, et, comme dit Mme Paulin, « le tempsest à l’amour ».

– Quand on a beaucoup d’enfants il fautbien taper dessus, affirme la mère Fondant… ou alors faudrait êtretrès riche…

– Oui, dit l’autre femme en riant à dentsblanches vers un gaillard qui l’a bousculée, de cogner sur lesgrands ça aide à élever les petits. Pas vrai, Rose ?

– Écoutez, les enfants qui pleurent, cen’est pas gai…

– Rose est feignante…

De là une dissertation sur la façon de« corriger » les enfants ; le battage des enfantsétant assimilé à une nécessité domestique, telle que le battage destapis.

– Ça ne se bat guère avant cinq ou sixmois.

– Le matin, de préférence, ça les remontepour la journée.

– Dame ! le dimanche, ils écopentdavantage, parce qu’on a plus de temps.

– Moi, les miens je les ai toujoursépoussetés avec une baguette, parce que, chez mon père, autrefois,y en a eu un d’éborgné par un coup de poing ; alors, c’estdans la famille : ma sœur aussi, les siens ne sont rossés qu’àla baguette.

– Quand mon quatrième est né, j’étais sien colère que je n’arrêtais pas de cogner sur l’aîné comme sic’était de sa faute « Toi, chameau, si tu n’étais pas là, çane m’en ferait pas quatre. »

– Enfin, Rose, venez-vous prendre unverre, on est toute en beurre de ce temps-là ?

– Vous savez bien qu’elle ne peut pas,avec sa gastralgie.

Je me rappelle, en effet, la mère Fondantamenant ses trois enfants à l’école et poussant à part l’aînéGaston.

– Celui-là, madame, n’ayez pas peur detaper dessus, c’est un sale enfant ! il a tous lesdéfauts !

Elle criait ces mauvaises paroles avec unepassion sincère, saisissante.

Pauvre bambin inerte ! « Tous lesdéfauts » Il ne parlait pas, n’agissait pas, il ne cherchaitqu’à se cacher ; sitôt lâché par sa mère, il se réfugiaiteffaré dans les jupes de la maîtresse présente. Pareil à un chienqui discerne les personnes amies des bêtes, il m’avait devinée, sapréférence était pour moi. Aux heures de présence dans le préau, –à moins d’employer la menace, – il me suivait partout en tenant uncoin de mon tablier. « Il ne me gêne aucunement, disais-je àla directrice », et, le plus souvent, on tolérait sa manie. Mapitié pour lui différait complètement de mon affection souriantepour Irma Guépin, « ma fille ».

Son âge le plaçait chezMme Galant ; mais il se désolait tant demonter l’escalier sans moi, qu’on le laissait dans la petiteclasse. (Je crois aussi que, chez Mme Galant, ilfaisait un pendant trop lamentable à Berthe Hochard).

Assis au premier rang, dans la classe de ladirectrice, les mains sur les genoux, une épaule remontée parl’habitude de la peur, avec sa figure trop longue, toujours pochée,on aurait dit qu’il comptait interminablement les coups reçus etles coups à venir ; à chaque bruit de l’école un peu accentué,raclement de galoche, ou bien choc sur le bois du bureau, unesecousse remuait son dos étroit, cassé, osseux. Quand la directriceracontait de gentilles historiettes : « Vos parents sontbons – ils n’agissent que pour votre bien – votre papa et votremaman se donnent beaucoup de peine pour que vous ne manquiez derien… » je me suis souvent demandé comment elle n’était pasfascinée par le poche-œil de Gaston Fondant, irradiant vert, jaune,noir, à la rencontre de ses paroles.

Pendant la récréation, Fondant restait isolé,immobile contre le mur ou contre le marronnier. Les autres gamins,quoiqu’ils fussent pour la plupart des enfants battus eux-mêmes, ledélaissaient, sans affectation, par instinct simplement : ilsentait trop les coups. De temps en temps, seulement, l’un desquelques enfants gâtés de l’école s’approchait, venait flairer avecune curiosité prudente la chair massacrée de Fondant.

À la voix de sa mère, le soir, son peu de sangse sauvait du visage et se cachait vite dans son cœur.

– Hein ! croyez-vous, il ne veut pasvenir, il coucherait à l’école, grinçait la mégère. Ah ! lesale enfant ! il est jaloux des autres… Quant à ça, tu peux ycompter, plus tu auras de frères, plus tu recevras deraclées !

Oui, je le crie, je l’affirme, je lerâle : les pauvres commettent un crime en ayant beaucoupd’enfants, puisqu’alors – selon leur propre théorie – ils sontobligés de les maltraiter.

Et l’abomination va bien plus loin qu’on nepense : si la famille est mauvaise, l’école est mauvaise àproportion, puisque son enseignement moral est basé sur la famillesupposée parfaite.

Le jour où j’ai débuté,Mme Paulin m’a offert cette sentence encadeau : « Quand il y a tant de brutalités à la maison,il en faut absolument à l’école. »

Et ici une digression. À mon tour d’êtrejugée.

Je n’avais jamais parlé, dans mes notes, deGaston Fondant, par une sorte de coquetterie. L’ayant un peuadopté, cet enfant, je n’allais pas m’en vanter. Sainte fille,va ! Bonne et modeste, quoi ! Toutes les qualités.

Comédienne !

Ce fut un de ces jours printaniers où lesbâtiments administratifs suintent une austérité froide encontradiction avec la nature et avec le besoin d’affection et desécurité que l’on porte en soi. Et, il faut le dire aussi, un jourde persécution de Mme Paulin. Je terminais cetteséance de prison dans un état d’agacement égoïste. Gaston Fondantet ses deux frères restaient les derniers dans le préau ; jerangeais pour n’avoir plus qu’à balayer après leur départ.

Gaston avait voulu me suivre, selonl’habitude, en trottinant accroché à ma jupe. Je l’avaisrenvoyé : « Laisse-moi ! » de telle façon qu’ilétait allé se blottir près de ses frères.

Comme je partais la corbeille débordante depapiers récoltés dans les coins et sous les bancs, il tira montablier au passage ; des papiers tombèrent. Je me baissai,posai la corbeille par terre, et, avant de rien ramasser, d’uneimpulsion nerveuse irrésistible, je lançai une claque à l’enfant.Moi ! j’ai fait cela !

Mme Paulin me l’avaitannoncé : « On ne peut pas s’en empêcher. »

Oh ! ce fut affreux ; mes doigts, –faute de trouver assez de ressort, – avaient atteint les petitsos ! Et la chair était si pauvre qu’elle ne rougit même passous le choc ! Puis, je vis cette tête d’innocent préparé« à en recevoir encore », qui s’était levée de surpriseet demeurait offerte. Les yeux disaient : « Toiaussi ? Eh bien, va, fais-moi du mal si ça te soulage…, maisoui, c’est dans la nature des plus forts de torturer… j’ai déjàtant souffert… un peu plus, un peu moins… »

Et puis, comme ma gifle restait isolée, il eutune espèce de sourire : « Je ne t’en veux pas, va !dans le fond, tu n’es pas méchante… tu ne savais pas,hein ? »

Après ce jour-là, Fondant continua de seréfugier en moi, mais sa main, à mon jupon, ne s’attachait plusavec autant de ténacité. Des remords creusaient ma consciencevéreuse : ma brutalité n’avait-elle pas retiré à cet enfant ladernière croyance en la Bonté ? N’avais-je pas lâchementabattu sa mourante volonté de vivre ? Il ne se jetait plusdans moi à corps perdu, il me sondait avant :« Veux-tu ? » et ses yeux jaunâtres exprimaient unsouvenir qui me lancinait. Je lui trouvais une langueur pensive« de malade qui aurait pu être guéri ». Autrefois, jem’adressais à lui par des mots espacés : « Tevoilà ?… viens !… » le silence entre nous étaitnaturel et plein de signification. Après ma brutalité, j’auraisvoulu lui parler davantage et je ne pouvais pas… rien ne sortait…J’essayai de lui caresser la joue, mais il eut peur de ma main etsa chair en coton fit rétracter mes doigts.

Enfin, un matin, la Souris tirait mon tablierdans le préau :

– Rose, Rose…

À force d’être assourdie, on prend l’habitude,avec les enfants, de ne presque jamais répondre au premierappel.

– Rose…

Puis, on répond sans écouter, niregarder :

– Oui, oui, bon…

Cependant la voix de la Souris vibraitautrement qu’à l’ordinaire.

– Eh bien, quoi, Rose ? qu’est-cequ’elle a fait, Rose ? demandai-je.

La Souris haussait vers moi des yeux de ciel,un front comme le miroir de ma propre conscience, un visage gravesur lequel était imprégné de l’ineffaçable :

– Rose, Fondant est mort.

Eh bien, oui, na ! Je suis mauvaise, jele sais bien… l’école aussi est mauvaise et l’on ne voit partoutque crimes contre l’enfance.

On vous assène, à chaque instant, sur la tête,« les prérogatives du père de famille », qui doncrevendiquera contre tout le monde les droits criants del’enfant ? Non seulement l’enfant a le droit qu’on nel’empoisonne pas d’alcool et qu’on ne l’empoisonne pas de croyancesasservissantes, mais il porte en lui l’exigence essentielle dene pas avoir trop de frères et de sœurs. (On laisse bien auxlégumes, dans les champs, la quantité de terre voulue pour qu’ilspoussent !)

Et voici des visions qui comparaissent pourhurler cette dernière justice.

Voici des gamins de six ans, noués, arrêtésdans leur croissance, atrophiés sans espoir, par la fatigue deporter continuellement les tout petits sur les bras.

Voici des fillettes, vieilles à treize ans,usées littéralement par le soin de la marmaille. Celle-ci, c’estJoséphine Guépin, qui vient chercher sa sœur et ses deux frères, jene l’ai jamais rencontrée sans un enfant au bras et un autre à sajupe ; elle est finie, le dos rond, le buste déjeté. Ellereste un instant le bec ouvert avant de parler, le temps de gonflerun peu sa poitrine aplatie, et, les yeux ternes, elle me dit sansrancune, sincèrement :

– Maman s’en fiche d’avoir des enfants,c’est moi qui ai tout le mal.

Voici les trois enfants Chéron quis’approchent. Trois qualités de produits : bonne, médiocre,mauvaise. L’aîné, Léon, six ans, a été élevé par sa mère, c’est unbon petit garçon, à intelligence droite, à volonté assez accentuée.Le second, quatre ans, a été mis en nourrice, il a souffert, il estmoins intelligent, moins énergique. Le troisième a été confié à lacrèche. Les enfants de la crèche se reconnaissent entre tous :ils sont plus vieux, plus décolorés, plus mécanisés ; ilsportent en bêtise sournoise la marque de l’élevageadministratif.

Juin. – Aujourd’hui, à déjeuner,Mme Paulin m’a annoncé un décès par accident :chez les Tricot, le dernier né a été étouffé dans la nuit.

– On n’y comprend rien, me dit-elle, fautque la mère l’ait pris machinalement en dormant, car le soir ellel’avait arrangé au mieux. N’est-ce pas ? on n’a ni la place nila literie suffisante, on est obligé de coucher le petit dernierdans le lit des parents : comment empêcher qu’il roule parterre ou qu’il soit écrasé ? Eh bien, on a un excellent moyen,employé dans toutes les familles, surtout en été : la mèredort sur le dos, le petit entre ses jambes ; rien de pluspratique, et aucun danger ; il peut ballotter, à droite et àgauche, il ne tombera pas et il est très bien là, dans le creux. Jevous dis, c’est le bon système : chez les Pantois, le ménagen’a qu’un lit d’une personne, deux gamins dorment par terre, lepère, dans le lit couche, de champ, contre le mur et ledernier gosse entre les jambes de la mère ; bontédivine ! il n’y a pas un pouce de terrain de perdu.

Tout de suite, je saisis l’occasion : ilva m’être facile de démontrer que ce n’est pas aimer les enfants,ni rendre service à la société ! d’en avoir quatre quand on nepeut en loger, en nourrir, en soigner que deux. La belle avancepour le pays d’assumer des frais de végètement et demortalité !

Mais Mme Paulin m’interrompt,la mine grave et, avec un accent religieux :

– Une grande famille, c’est toujoursbeau ; ainsi, chez moi, nous étions une bellefamille : onze enfants.

– Tous vivants ?

– On ne sait pas.

– Comment ? on ne saitpas ?

– Dame, non ! Sitôt qu’un avait dixans, il partait, cédé à des maîtres pour sa nourriture ; on nele revoyait plus jamais. Je ne connais pas six de mes frères etsœurs. Mais enfin : onze enfants, c’est une belle famille etmes parents, à cause de cela, avaient bien de la considération,jusque dans les pays d’alentour.

Mme Paulin, attendrie, levaitdes yeux extatiques. Une immense lassitude a coulé par mes membres,je n’ai même pas essayé d’exposer que la famille cesse dès qu’il ya trop d’enfants, puisque, forcément, on ne se connaît même pasentre frères et sœurs. J’ai mis plusieurs minutes à plier maserviette dans la perfection et Mme Paulin adit :

– Nous sommes riches, vous mangez demoins en moins.

(C’est vrai : je perds l’appétit. Je suisbrisée sans avoir travaillé. Je subis des attendrissements qui nese rapportent pas aux enfants…

(Il ne vient plus. J’ai obtenusatisfaction. Dans la journée, je me plais à observer sur le visagede Mme Paulin un certain vieillissement, – comme lereflet transmis d’une souffrance… Qu’est-ce que j’ai à pleurer, lanuit, dans ma chambre ?… Le dimanche, je redoute une visite deMme Paulin, – ne suis-je pas déçue, le soir venu,de n’avoir vu personne !)

Nous avons fait le service du déjeuner, nousavons donné la pâtée à notre misérable troupe, nous avons comptéceux qui n’ont jamais de pain, ceux qui en manquent aujourd’hui,mais qui boiront la valeur d’une chopine de vin pur, ceux qui ontdu dessert.

Les convives doivent attendre que toutes lesparts soient apportées avant de commencer la danse des cuillères,autrement on ne s’y reconnaîtrait plus : l’avalage despremiers servis irait plus vite que la distribution. Il faut voirces petits Tantales !… Par pitié on sert les Ducret lesderniers : une fois l’aîné s’était évanoui d’aspirer la vapeurde sa soupe ; le cadet, les mains au dos, essayait delaper ; son menton grelottant sur le fer de l’écuelle« jouait la Marseillaise ». (Appréciation descamarades.)

Mangez !… Ah ! ce mouvement desmâchoires qui fait remuer les tempes livides aux veinesdécolorées ! Et ceux qui ont tellement faim qu’ils ne peuventplus manger ! Ceux qui sont habitués à de telles saletésqu’ils ne peuvent digérer une nourriture saine ! Et Pluck« que sa toux nourrit ! »

Des tout petits lèvent les dents lentement,comme s’ils n’avaient plus de salive, comme des vieux dont lesmandibules usées pèsent « du plomb ».

La Souris gave son « poussin » avantde se permettre une bouchée. Puis elle surveille les deux petitesLeblanc et s’arrête inquiète, si elles font mine de chipoter.

Mais, tout à coup, son regard noir pèse surmoi et me suit ; sûrement, quelque chose cloche dans le repas.Je cherche : reste-t-il, un enfant qui n’a pas de pain ?Non, pourtant… Voyons, c’est au bout de la tablée, en face, que çane va pas… Parbleu ! Tricot a la lèvre fendue par un horionpaternel et tellement enflée qu’il ne peut introduire la cuillèreordinaire, je lui prête une cuillère à café.

Quoi encore, maintenant ? un flottement,une agitation, tous se penchent du même côté. En effet, il seproduit un fait incroyable, insensé, abasourdissant :Gabrielle Fumet a trouvé un biscuit dans son panier ! Celadépasse tellement tout ce que l’imagination la plus folle aurait puinventer d’impossible, – il est tellement extravagant que GabrielleFumet puisse « avoir du dessert », que tous s’émeuvent,bayent, rient, se regardent pour bien se reconnaître et murmurenten rêve : Gabrielle Fumet !…

Mme Paulin dirige vers moi unsourire entendu qui signifie : « Farceuse,va ! » mais, j’en ai autant à son service.Mme Galant nous considère aussi, l’une aprèsl’autre, avec un clignement de connivence. Le mystère nes’éclaircira pas. Irma Guépin rit aux anges – elle n’a jamais rienvu de si heureux ; elle donne son dessert à Adam ;immédiatement une contagion de partage se déclare et ce n’est passeulement Gabrielle Fumet, c’est Vidal, Tricot, les Ducret, dixautres qui mangent du dessert pour la première fois de leurvie !

Après le déjeuner, je siffle en balayant, puisje parle toute seule :

– Soyez moins nombreux et tout le mondeaura du dessert. Je me demande si c’est avec préméditationque les misérables sont si prolifiques ? C’est plutôt parignorance, qu’ils pèchent ; dans ce cas, je placerai au-dessusde tout la haute moralité la charité, de leur enseigner à ne pasprocréer criminellement.

Je maudis ma stupide situation dedemi-savante… Voilà une propagande qui concerne un philanthropecomme M. le délégué cantonal ? Que devient-il ?…J’en ris sous cape.

Le soir, je ne fais plus la conversation avecles trois ou quatre bambins retardataires ; je m’assieds enface d’eux, au milieu du préau, sous l’appareil à gaz, et je songe,ayant l’air de compter indéfiniment, là-bas, dans l’ombre, descordes qui pendent. C’est désolant : je rêvasse, oubliant mêmeles enfants autour de moi, je songe dans le lointain… je songe queje suis bien malheureuse.

Irma Guépin s’est levée sans bruit, elle aredressé des cheveux, près de mon oreille, elle a arrangé une caquede ma cravate, absolument comme elle aurait accommodé sa poupée àson idée, avec des mouvements de tête sérieuse, penchée à droite,penchée à gauche ; elle a ramassé ma main gauche et l’a misesur mon genou, pareille à la droite. Je renonçais au moindreautomatisme. Satisfaite de ma pose ; elle a passé derrière lebanc et a piqué sur ma joue, de côté, un baiser « de petitemaman », réservé aux têtes de poupée, puis elle est retournées’asseoir auprès de Tricot.

– C’est ta mère qui viendra techercher ? a-t-elle demandé.

– Je ne sais pas, maman pleure.

– Pourquoi qu’elle pleure ?

– Parce que papa l’a battue… (avecfierté) tu sais, il est fort papa, quand il cogne, çarebondit !

– Pourquoi qu’il l’a battue ?

– Parce qu’il trouve que le peintre vienttrop souvent à la maison.

Silence. Méditation profonde de part etd’autre.

– C’est peut-être ta sœur quiviendra ; dans quelle classe qu’elle est ?

– Dans la classe du certificat d’études.(Un geste péremptoire, une voix d’absolue certitude). Si Mauriceest là pour lui faire la cour elle ne viendra pas ; elle sefiche pas mal de moi dans ces moments-là. Veux-tu qu’on joue à sefaire la cour ?

– Comment qu’on fait ?

– …………………

– Ah bin, non, t’as les mains tropnoires…

Juin. – Voilà plus de huit soirsconsécutifs que je reste assise dans ma chambre, après dîner, sansme décider à prendre la plume. Le peu d’amélioration produite à lafin de l’année scolaire me décourage. Et puis, je voudrais savoirdes choses… et j’ai peur… Un trouble général persiste en moi :un mélange de dévouement et de « la maladie d’un êtreanormal ». Je voudrais sauver les misérables des crimes del’amour… Et moi, de quoi est-ce que je souffre ?…

Où vais-je ? Un courant plus fort que mavolonté m’entraîne : j’envisage maintenant hardiment unecertaine éventualité ; je discute le pour et le contre. Ensomme, je n’ai pas fait vœu de célibat… mon grand ennui provientsurtout des circonstances inaccoutumées… autrement, mon Dieu, jen’éprouve pas une répugnance invincible.

Détail curieux : à ces moments dedélirante imagination, il me semble que j’ai des torts envers lesenfants de l’école : je sens naître des remords dedéserteuse.

Enfin, aujourd’hui, je me suis réconfortéedans l’admiration de Louise Cloutet (la Souris). De jour en jour,le visage de cette enfant se purifie et s’élève ; lerayonnement sage, souriant et bon de ses yeux noirs s’étend de plusen plus loin ; elle prend la morale scolaire juste du bon côtéet dans la proportion voulue. L’école serait valeureuse quand ellen’aurait sauvé et façonné que cette grande personnalité !

Cet après-midi, à regarder la Souris dans laclasse de la normalienne, à la première table, il me semblait quetoute l’école fonctionnait pour elle, passait en elle, que toute lamorale enseignée devenait vivante par cette enfant qui étaitchargée d’en porter la projection salubre dans les ténèbres duquartier.

Elle arrive maintenant, le matin, avec sestrois enfants : le poussin et les deux Leblanc. Quand ellefait miroiter devant eux son front marmoréen, semblable à celui dela normalienne, il y a vingt ans de distance entre elle-même eteux.

J’ai lieu de penser que la mère de la Sourisintervient aussi dans le soin et la protection des deux enfantssans mère.

Au fait, j’ai rencontréMme Cloutet un dimanche matin. J’avais vu desprodiges, autrefois, au cirque : par exemple, un homme sesuspend par les pieds à un trapèze, la tête en bas, on accroche uncheval à ses bras, dans l’espace, l’homme s’allonge comme unélastique. Mais aucun spectacle d’effort ne saurait être plusstupéfiant que celui offert par la mère Cloutet, poussant, dans lacôte de Ménilmontant, une voiture chargée de cinquante kilos decerises. « À la douce, cerises, à la douce ! » Unefemme guère plus grande, ni large que la Souris, une arête de dostoute pointue et une voix si sympathique « de bonnemisère », demandant seulement à rendre service et à manger. Jem’étonnais que les gens ne fussent pas crochetés par cette voix, sipersuasivement chantante sous l’écrasement ; je m’étonnais quetoute la rue ne s’approchât pas…

Cette femme est capable de tout. Sûrement lespetites Leblanc ont affaire à elle. J’avais demandé naguère àl’aînée comment s’arrangeait son dîner :

– Papa est trop ennuyé le soir, il medit : « Tiens, v’là six sous, achetez ce que vousvoudrez. » Il s’en va ; j’achète du saucisson ou du brie,on se couche, on ne le revoit plus.

À présent, j’augure que les petites Leblancmangent de la soupe le soir : depuis peu, la plus jeune sembleavoir les joues mieux nourries. Miracle ! c’est comme de lavraie chair qui lui viendrait à la figure !

Un souvenir, à propos de Louise Cloutet et descadeaux qui sont envoyés à l’école par les parents du quartier desPlâtriers. Le surlendemain du jour de l’an, j’ai vu la Sourisarriver en royal appareil : un brin de plumeau à son béret,drapée jusqu’à terre d’un capuchon éteignoir.

Et quand vous auriez vu Dieu le père tenir ensa main l’univers, – j’ai vu la Souris apporter uneorange !

Allons, je ne resterai plus un seul jour sansécrire ; cet exercice intellectuel entretient ma clairvoyanceet conserve ma dignité. Le travail manuel profite à ma santé ;il me donne en outre la satisfaction d’un office utile par quoi jesuis en règle avec la société.

J’ai pris ma lampe et, dans une glace pendue àl’espagnolette de ma fenêtre, j’ai constaté qu’une louable sérénitééclairait mon visage. De quoi me plaindrais-je ? ma solitudeet ma condition m’ont instruite profondément : jesuis débarrassée d’un maquillage produit par les livres, parl’éducation première ; je juge, j’analyse, je réprouve et jenie, seule contre l’opinion admise, j’attends, je souffre, j’ai desconsolations, je vis, quoi !

Allons, allons, désormais pas d’imaginations,pas de projets malsains, pas de désertion ! Et pourêtre bien sûre de rester dans le bien et dans la vérité, avant deme coucher, j’ai déchiré mes diplômes cachés au fond d’unemalle ; comme une personne guérie d’une vilaine maladiedéchire les ordonnances médicales, et l’on peut venir : Voyezmon tablier bleu, mes mains raboteuses… moi ? J’ai toujoursété « du peuple », je n’ai jamais su que ce que lesenfants m’ont appris, je n’ai jamais rêvé de changer masituation…

Je vais bien dormir d’un sommeil souriant,j’en suis sûre : dans ma poche j’ai retrouvé des miettes depâtisseries. Kliner, revenant de déjeuner à la maison, m’a offert,en cachette, derrière le poêle, un morceau de gaufrette de ladimension d’un timbre-poste, soigneusement au chaud dans le creuxde sa main.

– Je t’ai gardé ta part.

– Ah ! vraiment ? merci, tu esbien gentil d’avoir pensé à moi.

Kliner est ce brun à la gorge entaillée :la figure émaciée, mais l’air intelligent, avec des yeux de geaid’une continuelle mobilité.

J’ai tenu mon poing fermé devant ma bouche etfeint de mâcher longuement ; j’ai même tiré le cou plusieursfois pour avaler.

Kliner, de toute la tension de ses facultés,regardait descendre en moi l’ambroisie et guettait monemparadisement. Car enfin, ça se voit extérieurement une si rarepénétration, ça transforme une personne immédiatement uneabsorption si succulente !

– C’est rien bon, mon vieux ! ai-jeexhalé rayonnante.

Alors lui, parti dans les grandeurs,millionnaire, reprend :

– Hein ? c’est pas du mangerd’ouvrier !

Et, comme deux élus qui, – à l’insu de lafoule envieuse et malgré la coalition universelle – ont connu lafortune, tout l’après-midi, chaque fois que nos yeux ont pu serencontrer, « nous avons bien rigolé ».

Et mes remords sont tout à fait guéris :il n’y a plus aucun danger de désertion ; je suisforte !

Juillet. – Pendant la récréation,dans la cour même, les enfants exhalent une joie forcée de faussedélivrance ; ils apporteraient un autre tumulte dans la rue,ou dans un square. Moi, le matin, ma figure change, il tombe dessusquelque reflet de la pédagogie de ces dames ; et, aussi,intérieurement, j’éprouve la sensation de dépendre d’une autoritéqui ne peut pas se familiariser ; d’instinct, mon corps serétrécit et se garde.

Je voulais constater un résultat à la fin del’année scolaire, le voici : tout le monde a perdu de sonessence propre, tout le monde subit l’influence occulte del’« administratif ».

Dès l’entrée, – à cause de l’odeur unique, dela construction générale haute et déserte, du mobilier symétrique,fait pour l’alignement, à cause du Règlement affiché, imprégné dansl’air, – les enfants et les grandes personnes prennent une âme« de commande ».

Les enfants arrivent, ils décrivent un salutspécial, un salut « qui ne sert qu’à l’école » ; ilscomposent leur voix, leur regard.

Combien de force, de beauté, de possibilitéheureuse apportée là, et détruite ! Car, il faut ledire : c’est le meilleur de l’individu qui se dissout àl’école.

De même que l’art est vivifié et renouvelé parles excessifs, par les « sauvages », de même la vie estorientée vers le mieux par les turbulents. L’espoir de lagénération est dans les mauvais écoliers.

C’est Adam, surnommé par ces dames« L’Exempt de bien faire » qui présente pour moi l’aveniren progrès.

Que diable ! ce n’est pas le sage LéonChéron, le discipliné ne contenant aucun imprévu, qui peut recélerl’Espoir !

J’ai reçu une convocation solennelle de mononcle : « Il sera heureux de tenir le rôle qui eûtappartenu à mon père dans la circonstance présente. » Ilm’attend après-demain, dès le commencement des vacances.

Voilà où j’en suis ! J’ai beau ne pasagir : les événements marchent en dehors de moi, malgrémoi ! Et la situation va se dénouer, à sa date, semble-t-il,comme si j’avais pris part à une série de faits convenus.

Que de chemin parcouru ! Cette lettre demon oncle ne m’a pas révoltée ; elle m’a seulement donné untremblement qui dure encore et aussi une lourdeur de sang et depensée… Ai-je donc rêvé ma résistance ? Il y a donc en moideux personnes : l’une qui refusait, l’autre quiacquiesçait ?

Je ne suis pas sûre des paroles de lassitudeque j’ai laissé entendre à Mme Paulin ; sansdoute elles équivalaient à un consentement.

À moi-même que répondre ? je ne peux pasdire que je n’aime pas ?…

Mais, à mesure que mon amour se dénonce, mesremords aussi se précisent. Et je ne peux pourtant pas mentir dujour au lendemain à toutes mes résolutions !

Demain est le dernier jour de classe : ilfaudrait que cette journée fût bien mauvaise pour que je faillisseà mon devoir qui est de rester au service des enfants.

Oh ! rien n’a été omis. EtMme Paulin à suivi fanatiquement les instructionsreçues. On a fait combattre par avance mes scrupules si graves, messcrupules de conscience : « Les gens du peuple netiennent pas à vous ; ils ne comprennent pas votre sacrifice.Vous les servirez mieux de loin que de près. Il ne faut pasdescendre au niveau des humbles, il faut les élever à soi,etc. »

Vraiment ? Eh bien ! si, demain, lesparents, les enfants me renient, nous verrons…

Mais j’espère bien être empêchée de me rendrechez mon oncle, après-demain. Si j’y vais, c’en est fait !… Jele sens à ma faiblesse physique, à ma volonté qui s’égare, à mamémoire obscurcie… quelle honte ! je le sens au trouble quim’envahit… le trouble de mes premières fiançailles ! Lacréature humaine subit des lois bien ironiques : j’ai beau merépéter qu’une fois déjà j’ai été déçue, bafouée, tant pis !l’aspiration renaît !

Ce sont « les gens d’ici » quidécideront. Demain, j’aurai une attitude qui criera verstous : « Ne me laissez pas partir ! » Et nousverrons !

Je veux passer cette nuit à écrire, à penser,je veillerai « en compagnie des enfants de l’école » àqui je me confesserai d’avance, en cas de défaillance.

Et, quelle que soit la journée de demain,j’aurai soin d’en tracer la relation – comme le testament d’uneexistence au seuil d’une autre existence.

Car, aujourd’hui encore je suis une« personne provisoire », l’épreuve de demain fera de moidéfinitivement une vieille fille ou une femme… (Donc, je ne doutepas : mon mariage est certain, si je veux !)

Sais-je ?… De toute façon, un plaidoyerdemeurera pour prouver que je n’ai pas déserté de mon pleingré !

Mais je ne déserterai pas ! Mes petitsenfants, je vous évoque tous, là, dans ma chambre : ne melaissez pas partir, accrochez-vous à moi, comme vous avez fait tantde fois par jeu.

Écoutez bien : j’étais une bourgeoise,différente de vous, de vos parents ; j’étais d’une autre« classe sociale », comme on dit… Eh bien, cetteclasse veut me reprendre ! Il paraît qu’on nes’évade pas de sa classe ! On se figure pendant quelquetemps que l’on a changé de camp, on s’illusionne soi-même, c’est unsemblant !

Mais je commettrais la pire des lâchetés àvous abandonner ! Vous avez des droits sur moi ! Vousm’aimez, vous comptez sur moi, – mes soins maternels sont attenduspar votre besoin de vivre. Et, après cette année d’affectionréciproque, je ne vous verrais plus !

Vous ne savez pas ? On m’a promis que jevous reverrais – autrement qu’en tablier bleu !

Non ! Adam, piges-tu ? Rose, devenueune madame et visitant l’école ! Bonvalot, tudégotes ?… Si je fais ça, Bonvalot, enlève ta galoche et ne merate pas !

Et vous, les mamans, les femmes deMénilmontant, qui m’accostez dans la rue, qui me traitez encamarade, j’aurai eu beau faire : je ne suis pas de votrebord, je ne suis qu’une déguisée ! Est-ce vrai ? Est-cepossible ?

Mes pauvres amis, je n’ai pas dit le plusterrible : si je m’en allais, je ne pourrais plus vous aimer.Si je m’en allais, pour me marier, je voudrais avoir des enfants àmoi, j’aurais des enfants de ma propre chair et ma maternité pourvous n’existerait plus !

Ne me laissez pas partir ! Votre contacta développé en moi une sorte de sauvagerie maternelle ; je lesens bien au serrement brutal de mes fibres, je serais comme unebête qui a des petits, je n’aimerais plus que « lesmiens » ! Des enfants à moi !… À cette imagination,le sang martèle mes tempes… on dirait que mes entrailles vonts’évanouir…

IX

Je donne sincèrement – et sauf quelqueslacunes – la relation de cette dernière journée qui a fixé monsort.

Mes étourdissements du matin ont été un peuplus inquiétants que d’ordinaire : la fatigue d’avoir passéune partie de la nuit à méditer, à écrire, – et la conscience quece moment de ma vie est décisif.

Le dernier jour de classe !

Les portes s’ouvrent. Miséricorde ! ondirait qu’il n’y a plus de mauvais garnements ! Adam, Tricot,Bonvalot, – d’autres, toute la clique, – vous décochent leur espècede salut militaire ; c’est dégoûtant de correction.

Voici les élèves sur les bancs qui attendentpaisiblement l’inspection de propreté et la conduite auxcabinets ; à peine si quelques tout petits miaulent, setiraillent, se grafignent d’une patte molle. Est-ce la chaleur quiles abat ? Le thermomètre du préau marque vingt degrés dèsneuf heures du matin.

Voici la normalienne dans sa classe. J’imaginede torchonner les vitres de la porte d’entrée donnant dans lepréau, pendant qu’elle improvise un discours de circonstance.

– Vous avez bien profité de mes leçons,vous en serez récompensés dans toute votre vie…

Je frotte avec rage : Voyons,mademoiselle, ne faut-il pas un fond, au bonheur, pour attacher sesracines ? chez ces misérables, est-ce votre prédication quiconstituera la base indispensable ? est-ce que, dans lasociété, les bonnes qualités toutes nues – sans assaisonnement deprotection, de capital, etc., – fournissent l’origine dusuccès ? Mademoiselle, est-ce que votre sagesse ne rendra pasplutôt ces déshérités mieux exploitables ?

La normalienne continue, fervente, visitée parun rayon de soleil blanchissant, sévèrement belle dans sachaire :

– Vous souvenez-vous ? quand vousêtes arrivés ici, plus petits, vous lanciez de vilains gestes, vousemployiez de vilains mots, et vous étiez criards, indolents,turbulents ! Regardez comme vous êtes changés !… Au moisd’octobre vous irez à la grande école, on dira tout de suite :« Oh ! oh ! ceux-ci viennent de l’école maternelle,ce sont les plus sages… »

J’ai beau siffler au-dessus de ma main quifonctionne, la critique bouillonne quand même : Ah !mademoiselle, pendant l’année écoulée, vous avez beaucoup parléentre ces murs, mais vous n’avez rien modifié de ce qui règne audehors. Ah ! l’immense ironie : « Soyez sobres, ayezle respect de vous-mêmes et des autres, soyez justes, soyez bons,etc. » – et dehors : les cabarets, les taudis, labestialité, l’exploitation !… Croyez-vous que votreenseignement changera la production du quartier ? Chaqueportion de Paris garde sa spécialité : dans le faubourgSaint-Antoine, on fabrique des meubles, dans le Marais, se produitl’article de Paris – il semble que, dans le quartier des Plâtriers,on fait de la misère, des enfants, de la prostitution, del’alcoolisme.

Les heures passent et – fait singulier –j’oublie la réalité, par longs intervalles : l’échéance dedemain sort totalement de ma pensée. Mes enfants, vous ne melaisserez pas partir, moi qui vois si clair, moi qui connais sibien votre intérêt !

Un grand événement cet après-midi.

Une ancienne institutrice vient de seprésenter, – qui – vu sa retraite insuffisante – a l’autorisationde parcourir les écoles et de photographier les élèves par groupes.La vieille qui n’a plus de larynx et s’exprime surtout parhochements de tête, par sourires, par signes, avoue qu’endéfinitive elle ne gagne rien à ce métier, mais elle conserve lajoie « de voir des classes », d’être au courant del’enseignement ».

Je considère son costume d’institutrice,autrefois noir, son chapeau ravagé, ses gants troués ; je nesais quelle envie me prend d’aller m’incliner devant cette détresseacharnée à rester « chargée de service ».

Aurai-je maintenant l’égoïsme dedéserter ?

– Mes enfants, annonce la directrice,comme c’est le dernier jour de classe, la dame déposera lesphotographies chez la concierge de l’école ; la semaineprochaine, chacun pourra en retirer une, moyennant cinquantecentimes.

La dame aux gants troués s’empresse deréclamer, en cachette, que l’on veuille bien « en donnerquelques-unes gratis, aux plus pauvres ». La dame au corsagereprisé flaire la population de l’école, elle n’a pas peur de nepas en vendre beaucoup, elle a peur que tout le monde n’en aitpas.

En place pour le premier groupe, dans la cour,à l’opposé du marronnier et des cabinets ; les élèves de lagrande classe par étages : une rangée d’enfants accroupis surles cailloux, ceux de la seconde rangée assis sur des bancs, ceuxde la troisième rangée tout debout par terre et ceux de laquatrième rangée debout sur les bancs.

L’ensemble de l’étalage rappelle lesexhibitions de ce marché de brocanteurs dénommé « le Marchéaux puces ».

La normalienne anémique – selon le devoir detoute bonne institutrice à la fin de l’année scolaire, – fiévreuse,fanatique, s’évertue à maintenir la tranquillité dans lesrangées : il ne faudrait pas de flottement et pas de mauvaisetenue.

Et, tout d’abord, mon cœur se serre auspectacle dérisoire de cette jeune fille, usée à vingt ans, chargéed’entraver et d’embellir ce demi-cent de gamins, ce lot débordantde pauvreté, de laideur, de maladie et de vice.

On n’en finit pas de les placerconvenablement : on a beau masquer des horreurs, ilen ressort toujours de nouvelles : c’est Kliner qui tourne safigure du mauvais côté, du côté assassiné ; c’est Tricot quiremue ses pouces de pieds par les trous de ses chaussures ;c’est la petite Doré qui louche plus que d’habitude, c’est Vidalqui abuse de sa bosse, c’est Bonvalot qui crachote et allonge tropson long cou ; si l’on redresse Virginie Popelin, on exhibefâcheusement Pluck qui tousse trop pour se tenir droit.

Il faudrait à chaque enfant une mise enlumière à part, devant l’appareil photographique ; de mêmequ’il faudrait une éducation pour chaque tempérament bien défini etbien situé.

En effet, selon que je me déplace, les mêmestêtes présentent des aspects de dégénérescence répulsive, ou desaspects de croissance normale, touchante. Je médite :

– Certains ingrédients se qualifient dedangereux, étant à la fois remèdes et poisons. De même,nos élèves ont des instincts dangereux.

Attention donc ! imprudentesinstitutrices, vous excitez chez cet enfant une certaine partieatavique à laquelle il fallait se garder soigneusement de toucher,tandis que, cette même partie, vous ne l’exaltez pas assez chez cetautre enfant ! Vous n’avez rien à leur donner à cesmalheureux, mais vous avez à mettre en valeur, ou à atténuer cequ’ils possèdent virtuellement.

Tenez, Adam doit se manifester dansl’exceptionnel ; si vous ne lui procurez pas del’exceptionnel bon, il tombera dans l’exceptionnelmauvais ; et ils sont nombreux, les camarades de mêmeacabit : leur « sauvagerie » bien employée en feraitdes gens précieux, des sauveteurs, – mal entreprise, elle lesrendra « ennemis de la société ».

Tant pis ! l’école est tropnombreuse : sur ces germes si divers, on étale uniformémentune couche d’engrais moral – et alors, quel étouffement, quellefermentation !

Je réarrange quelques chevelures de fillettes.Mme Paulin me surveille à la dérobée, anxieuse etforte. Bien entendu, elle n’ignore pas la convocation de mon oncle.Elle cherche à deviner ma décision. Ses traits rigides disent qu’aubesoin elle me conduira de force.

Ah ! la photographe déclare que le groupeest enfin « bien composé » ; les enfants immobilesont compris la nécessité du signe extérieur de sagesse, lanormalienne les hypnotise, sculpturale, un livre à la main (lelivre bleu).

– La photographie « fera del’effet », prévoit la directrice, au comble de lasatisfaction.

Et maintenant : garde à vous !regardez bien ce qui va sortir de cette boîte… regardez encore… ilfaut trois clichés.

Tout à coup, dans un éclair de révélation,j’ai découvert ce qui couvait sous la couche de morale. Pendant uninstant les têtes se sont offertes déscolarisées, naturelles,transparentes, vers l’appareil, et il m’a semblé voir ces innocentsde cinq à sept ans, dans leur faiblesse, tendre la gorge àl’avenir.

Mes enfants, je ne vous quitteraipas !

J’ai vu Irma Guépin, Louise Cloutet, JuliaKasen, Berthe Cadeau, tendre la gorge aux différents martyres desfemelles pauvres : martyre de l’amour, martyre de lamaternité, martyre de la débauche, martyre du travail impayé, IrmaGuépin avec ses yeux bleus écarquillés, son nez court, sa blancheuret sa blondeur alsaciennes, souriant sans défense ; LouiseCloutet avec sa physionomie de ménagère soucieuse d’économie, JuliaKasen, d’une joliesse orientale, nacrée, Berthe Cadeau figurepointue de couturière héroïque et bornée.

J’ai vu l’un des Ducret, les yeux hagards,serrant son bec affamé pour toujours : j’ai vu Tricot avec satête de vieille femme du bureau de bienfaisance, ses cheveux enchicorée fanée, j’ai vu Richard affreux, simiesque et résigné,cherchant en vain à échanger leur laideur obligeante contre un peude bienveillance ; j’ai vu Léon Chéron et l’aînée des Leblancpromettre leur sang et leur substance à quelque maîtreinsatiable ; et Louise Guittard, avec sa tête ovine, résignéeaux coups, ressemblant au petit mort Gaston Fondant ; etBonvalot fermé, les tempes farouches, affrontant sa mauvaisedestinée, les bras croisés ; et une gamine sans nom, – Marietout court, – le visage dur, expérimenté, sinistre, et Pantois,l’un des vagabonds, les épaules aplaties, les yeux bas – les ailescoupées !

J’ai vu le sort de ces enfants renduinévitable par l’école ; ils attendaient ficelés, prêts à êtrelivrés ; leurs vêtements loqueteux ; leur chair creuse ettarée attendaient…

Pluck ne toussait plus, parti déjà dans uneespèce de sérénité moribonde. (Le médecin a dit que ce n’était pasla peine de l’inscrire à la grande école : octobre est troploin pour sa frêle poitrine.) Et, justement, non loin du groupe,reléguée dans un coin pour tout le temps de la photographie –Berthe Hochard demeurait pétrifiée dans l’éternelle tranquillité.Alors Pluck et Hochard m’ont fait l’effet de deux libérés« ayant fini de souffrir ».

Un frisson m’a saisie : quel tributdevaient encore payer les camarades pour rejoindre les deuxarrivés !

– Mes enfants, n’est-ce pas ? il nefaut pas que je vous abandonne ? Je suis des vôtres !

Et pourtant, machinalement, j’ai avancé lesmains pour me garer ; pensez donc ! cette immense moissonde larmes, de sang, d’abjection, promise par une école de quartierpauvre !

Imaginez le « futur » dévoilé :au premier regard, on s’enfuirait éperdu d’horreur !… Cespetites têtes, ces petits corps, ces fragilités affamées dedouceur, pensez donc cette chétive enfance pantelante, sansrien devant les ronces, les crocs, les griffes del’avenir !

Mais, si l’on pouvait seulement prévoirapproximativement, on ne résisterait pas à devenir foud’épouvante : ça, ça qui vous regarde, cette misère deviendragrande et vivra ! ça, ça, ces douces petites lèvres qui,éclosent, c’est la matière, le fond, la substance de la misèrefuture ! Vous savez bien, les crimes, les suicides, lestrafics odieux, toute l’abomination humaine, ça pousse comme autrechose, les voici !

Assez ! assez ! je ne veux pas quela Souris offre si tendrement sa chair à manger ! Assez desourire, Julia Kasen ; assez, Irma Guépin…, ils tetueront !… assez, Léon Chéron, avec ta croix desagesse !…

J’allais crier, peut-être, heureusement lapose était finie. La normalienne emmenait ses élèves,Mme Galant s’apprêtait à placer les siens.

Il s’agissait encore d’arranger un joligroupe, faisant de l’effet, avec un Ducret, unPantois, un Chéron, une Leblanc. J’ai laissé la vieilleinstitutrice photographe à l’œuvre, j’ai marché jusqu’aux cabinets,pour rien, pour remuer ; j’ai donné un coup de balaiinutile.

Puis, est venu le tour des tout petits. Ledirectrice a appelé : Rose et Mme Paulin. Legroupe n’était pas facile à coordonner. Il fallait d’abord mouchertous les nez.

Je ne me sentais pas dans mon état ordinaire,la sueur me perlait aux tempes, une sorte de vapeur gênait ma vue.C’étaient mes tout petits à moi ; ils m’accueillaient avec desmines espiègles et bonnes, fronçant le nez, rapetissant les yeux,pinçant le bec. Mais la douce aimantation qui existe entre eux etmoi me faisait souffrir ; ces enfants étaient encore frais,presque sans stigmates ; à les toucher, j’éprouvais le malaisede toucher à du sang, à de la chair écorchée.

Allons, trêve de gentillesses, il ne faut plusoser un mouvement ; présentons les têtes ! Soyonssages !

Alors, ce fut étrange, il me sembla d’abordque tous ces minois innocents agrandissaient une supplication versmoi, ils comprenaient, ils demandaient grâce. L’effroi béant desyeux me saisissait et faisait lentement mon sang se retirer et monsouffle cesser.

Puis cette terrifiante scène exista : cespauvres yeux avaient une voix et criaient : Nous sommesperdus ! Nous savons ! Tu nous abandonnes ! Et tudissimules bien inutilement : il y a longtemps que c’estdécidé… Tiens ! M. le délégué vient te chercher avecson visage bienveillant.

La paralysie me clouait ; j’essayaipourtant de me retourner pour voir.

Ensuite je ne sais plus… Des heures s’étaientécoulées, il ne restait que deux ou trois enfants dans le préau. Jeme rappelle la directrice :

– Vous avez été indisposée, Rose, je vousdispense du service, Mme Paulin le finira. Vouspouvez vous en aller.

Arrivée à ma porte, je n’ai pas voulu monter,j’ai eu peur de la solitude dans ma chambre malchanceuse.

J’ai préféré continuer mon chemin sans butdéterminable. D’après mon imagination confuse, « l’onm’attendait », je devais apparaître à quelque endroit duquartier pour empêcher un grand malheur. Et je voulais discuteravec moi-même : irais-je demain chez mon oncle ? Il mesemblait qu’en marchant je trouverais l’irréfutable motif à resterfemme de service. Et cette découverte – dans la rue – étaitindispensable ; l’école ne me tenait pas par des liensinarrachables.

Un fait dominait ma mémoire, j’ignore par quelphénomène : on était allé chercher un médecin, ilétait venu, lui ! Il avait disparu au moment de marésurrection. Mais on avait dû, un certain temps, le laisser seuldans la cantine où j’étais évanouie ; j’avais la certitudequ’un baiser puissant, fougueux, m’avait été donné et – malgré masyncope – mon être tout entier avait bu ce baiser ! La preuveétait que j’en portais encore le feu en moi…

J’ai voyagé à l’aventure, tournant dans lequartier, d’abord la rue des Panoyaux, la rue des Couronnes, la ruedes Maronites. Puis, par l’habitude du dimanche, le chemin desButtes-Chaumont m’a requise. Là, j’ai voulu revenir chez moi, mais,dans mon trouble, j’ai continué à m’éloigner vers la Villette, lelong d’une rue interminable, la rue Bolivar, je crois. C’estseulement au débouché du Canal que j’ai retrouvé ma direction parles boulevards extérieurs.

Mais que de temps, que de divagation, que dedistance ! Par-ci, par-là, je m’arrêtais pour rattraper lanotion du réel, je m’obligeais à nommer les chosesenvironnantes : « Voyons… telle rue… bon ! unemarchande de frites et de gras double… un marchand de chaussuresd’occasion, de cinquante centimes à deux francs ; il y a dessouliers de bal. » Malgré moi, à chaque arrêt, des enfants del’école s’interposaient dans ma pensée ; je les voyais avecles yeux de l’âme dans des attitudes ayant existé, j’évoquais destraits de leur destinée et leur image hallucinante m’attirait commedans un trou ; je serais tombée, si je n’avais précipitammentcontinué ma marche.

Et voici l’impression en quelque sortematérielle, survivant à chaque apparition : ma chair seséparait du quartier, ma personnalité se retirait d’un milieu quin’était pas le sien, je retournais par aspiration naturelle vers maclasse d’origine.

Dans une rue, j’ai été offusquée de la teinteuniformément rousse des devantures de boutiques, ce rouge de vieuxsang me crispait ; j’ai voulu me planter devant les affiches,du concert Mélino, j’ai lu tout haut des noms d’acteurs… la petiteIrma… Soudain, j’ai eu la vision de la petite Doré : je larencontrais, avec un cabas au bras où se dissimulait à moitié unebouteille contenant un liquide verdâtre.

– Qu’est-ce que tu apportes là ?

– Du lait, Rose.

Elle ajoutait tout bas : « Quatresous de lait pour eux cinq, il n’y en aura pas assez pour les fairedormir ; quatre sous d’absinthe, y en aura assez… Dodo,l’enfant do… » Et elle sortait la langue avec un air sicontrarié d’être obligée de mentir, puisque sa maman le lui avaitrecommandé, elle inclinait gracieusement sa mignonne tête d’enfantobéissante, que je me penchais du même mouvement… C’était levertige ! vite, vite, j’ai, marché…

Au milieu d’une chaussée bruyante de voitures,j’ai souvenance d’avoir compté des quantités de vieux ouvriers enblouse noire, ou en gilets à manches qui étaient tous Léon Chérondevenu homme : l’artisan honnête, régulier, intelligent,sobre, qui entretient soigneusement une nombreuse famille. C’estlui qui, avec ses douze heures de travail et ses six francs parjour, vous fournit les jolis trottins, les délicieuses modistes,les minois affriolants sans lesquels Paris ne serait pas Paris. Ilpart le matin à l’atelier, rentre, se couche, repart, donne sonargent ; on lui raconte n’importe quoi, lorsque les fillessont en retard ; quand il a usé sa vie à les élever jusqu’àdix-huit ans, un soir, elles disparaissent. Peu après, c’est unvieux triste qui retombe aux salaires d’apprenti ; il acinquante ans, c’est un vieux d’hôpital.

J’ai changé de rue ; il n’y avait plus devoitures, la chaussée était trop étroite ; par les fenêtresdes maisons, toutes sortes de nippes et d’ustensiles débordaient,les taudis étaient si délabrés que je voyais branler les murs, j’aibien été forcée de m’arrêter ; les maisons vacillaient. Jesuis restée longtemps appuyée, le dos à une porte, en face d’unefabrique d’où sortaient interminablement des fantômes de femmes enqui je reconnaissais Gabrielle Fumet, Berthe Cadeau ; maisvoilà qu’elles me souriaient éperdument de toute leur phtisiepointue, parce qu’il n’y avait pas de pain dans leurs paniersfermés… Montrez-moi, un peu… J’ai dû encore reprendre ma course. Jene suis pas entrée dans les Buttes-Chaumont, il m’a suffi detoucher à la grille, je scrutais avec application les cailloux parterre, j’ai vu Kliner, dans le préau.

– Eh ! toi, là-bas, ne file donc pascomme ça ! Tes deux sous de cantine, s’il te plaît ?demandait la directrice.

– Je les ai pas ; papa en a pas.

– Je croyais… (Elle allait dire : Jecroyais que tu n’avais pas de papa.)

L’enfant continuait :

– Il attend que maman lui en envoie, ellelui en envoie pas.

– Où est-elle, ta maman ?

Allons, les grands artistes, il s’agit d’unseul enfoncement du regard, d’exprimer aussi clairement que si vousarticuliez pour être applaudis du parterre au poulailler, ils’agit, dis-je, de répondre avec les yeux :

– Ma maman, ma protection, mon admirationet mon affection, ma maman à moi, tout petit, elle est absente pourcause de démêlés avec la police…

Non, laissez-nous, cabotins, gens d’un l’autrequartier, artistes, gens ignares que vous êtes, je crois qu’il fautavoir des yeux bleus de six ans, la tête exsangue, à moitiédécollée et être un élève de la Maternelle de Ménilmontant… Tenez,il faut d’abord fourrer sa langue sous les dents du fond à gauche,cela entr’ouvre la bouche, de travers et fait saillir la pommette…Le vertige ! le vertige !…

J’ai marché droit et vite, à heurter lespassants. Mes souvenirs se perdent alors, mais je me suiscertainement trouvée non loin du Canal, à la Villette, au déclin dujour, vers huit heures par conséquent, et j’ai certainementrencontré, pour de bon, la Souris, sa mère et le poussin qui m’ontdépassée sans me reconnaître. Mme Cloutet allait àgrands pas, courbée, le poussin pleurait lugubrement sur sonbras ; elle avait un air d’évasion muette. La Souris tenaitson jupon, obligée de courir pour la suivre, et elle levait sonvisage sérieux, doux, ses petites jambes se hâtaient, son petittablier noir flottait, et elle disait d’une voix maternelle,pénétrante et indulgente :

– Il est bien petit, ton poussin, maman,mais il est bien méchant.

Je n’ai pas voulu continuer dans la mêmedirection ; du reste, on apercevait le boulevardextérieur.

Si je m’asseyais sur un banc ?

Et demain ? Qu’ai-je doncdécidé ?

Les gaz s’allumaient, des gens équivoquescirculaient. J’ai subi l’apparition de Gillon donnant le bras, deforce, à Julia Kasen, délicate et jolie. Gillon représente touteune race savourant la beauté à sa manière ; sans douterépète-t-il quelque façon paternelle, car il éructe avec sonoritéet prononce d’un ton de domination gaillarde :

– Quante j’aime, v’là comme jesoupire !

Oh ! sur moi, les yeux de pervenche deJulia Kasen !… Debout !

Je ne me suis plus ralentie avant d’avoiratteint ma rue des Plâtriers ; l’ombre s’accumulait propiceaux frôlements audacieux et aux talonnements quiaccompagnent : quante j’aime, quantej’aime…

Enfin, je suis arrivée devant l’école,croulante de lassitude et rentrée dans mon bon sens, c’est-à-dire –comme après m’être brisée à lessiver ou à frotter – devenue sage,molle, sans idée, approbatrice.

La photographie de l’après-midi, l’aspect desgroupes, les visions de ma course errante, toutes les impressionspénibles s’éloignaient et s’effaçaient. À peine me restait-il unsouffle de faculté critique qui achevait de s’épuiser dans unsemblant d’ironie et qui allait faire place à la béate acceptation.Je me parlais toute seule, gentiment, arrêtée sur lachaussée :

– Eh bien ! oui, c’est l’école etson drapeau national, et ses affiches officielles, et soninscription imperturbable : Liberté – Égalité – Fraternité.C’est le puissant et austère monument, cubique et massif, qui secarre dans le quartier ; le grand Dépôt de Morale !… On adit : Faites-nous beaucoup d’enfants, apportez encore etencore des enfants ; ici, c’est la vinfabrique de Bonheur…Pourquoi pas ? L’école donne tout le possible… et ils seronttoujours bien aussi heureux que leurs parents… leurs parentsvivent, après tout… ils les imiteront…

Un fiacre me fit monter sur le trottoir.J’avais un immense besoin de repos physique et de paix morale,j’aspirais avidement à sourire à quelqu’un, à être d’accord, àtrouver du bien, rien que du bien. Je souriais à l’école.

– Eh, mais ! l’affiche est déjàcollée sur la porte : « La rentrée des classes aura lieule 18 août. » C’est vrai : je suis en vacances !

L’année scolaire était finie, ma tâche étaitfinie, je n’avais plus à me tourmenter. J’éprouvais unesatisfaction de peine récompensée, de loisir gagné, je tournais latête à droite, à gauche, pour jouir tout de suite des vacances.Quant à demain, j’étais soulagée complètement ; leschoses s’accordaient je ne sais comment : j’irais demain, chezmon oncle – et cependant je ne déserterais pas.

Toutes les devantures de marchands de vinflamboyaient et toutes les lanternes d’hôtels meublés : levins-restaurant, le vins-tabac, le vins-crémier, l’épicerie etvins… et l’hôtel des Passagers, et l’hôtel de l’Habitude… Dans larue traînaient encore des odeurs d’absinthe et d’oignon, et déjàdes relents de musc ; on ne voyait plus de petits enfants,mais des moyens couraient encore et criaient ; des passantsallaient, étranges, imprécis, lents comme des gens en avance ;c’était encore la soirée, pas encore la nuit. Un bien-êtrem’envahissait, une douce fermentation : tout se tenait,l’école, les maisons, l’éclairage, l’odeur ; cela formait unmilieu ami, où l’on était chez soi, à sa place, dans sonquartier.

J’appréciais l’organisation des choses :avoir quinze jours de repos payé, avec cette conscience du devoiraccompli, avec cette espèce de provision d’honneur !

Deux femmes se concertaient dans le retraitd’ombre de l’école, juste avant la lumière blanche du marchand devin attenant. Je les connaissais ; l’une était la mère deLéonie Gras, l’autre, son nom m’échappait.

– Bonsoir, dis-je, en secouant la têtecomme une camarade. Et j’ajoutai à demi-voix : N’est-ce pas,que vous voulez que je reste ?

– Tiens ! c’est la Rose…

Elles s’approchèrent :

– Croyez-vous qu’en v’là unmalheur !

– Quoi ? quel malheur ?demandai-je.

– Comment vous ne savez pas ? Lamère Cloutet vient de se fiche dans le canal avec ses deuxgosses ; on l’a retirée encore vivante et c’est une grandechance, car elle est enceinte, mais les deux pauv’ gosses sontnoyés.

– Hein ?… la Souris, lepoussin ?… ma pauvre petite mère Souris ?

Mais j’étais trop avachie de fatigue, j’avaisusé tout mon désespoir, toute ma raison sensible, l’affreusenouvelle ne put qu’achever mon hébétement. Je restai un moment àessayer d’atteindre la catastrophe avec ma pitié, à essayerd’accorder mes nerfs à cette affliction, les larmes ne jaillirentpas, il ne sortit de moi qu’une loquacité délirante ; parlerme soulageait comme une émission de sanglots.

– Ah ! la mère est sauvée etjustement qu’elle était enceinte ! c’en est une chance,là ! on peut dire !… Figurez-vous que j’arrive de loin etje les avais rencontrés tous les trois… elle portait le petit quipleurait, il pleurait à fond, vous savez ces pleurs sansconsolation où coule la détresse accumulée de toute une race… et laSouris, si vous aviez vu ses mignonnes jambes quitricotaient ! Vous connaissez sa voix sage et bonne ?Voilà qu’en passant près de moi, elle raisonnait : « Ilest bien petit, ton poussin, maman, mais il est bienméchant ! » Si vous aviez entendu la façon aimante dontelle appuyait sur l’e du petit : « Ilest bien petit, ton poussin… » Et, faut croire que je medoutais de quelque chose ; en sortant de l’école, je suisallée par là sans motif… Mais je n’ai pas voulu les suivre et je merappelle : au bout, c’était le Canal et l’on apercevait lesdeux montants d’une passerelle comme deux longs bras noirs vers leciel… Alors, on l’a repêchée tout de suite, la mère ?

Ce récit terminé, je le recommençai presqueidentique, puis, n’étant pas encore apaisée, je portais la têtede-ci de-là, cherchant une continuation à mon discours.

À la longue, les deux femmes me regardèrentcurieusement ; l’une dit :

– La mère Cloutet a bu un coup… ça arriveà tout le monde.

L’intérieur du marchand de vin tirait monattention ; une gamine y dormait, le front sur une table demarbre, je reconnus Léonie Gras et me rappelai qu’elle manquaitl’école depuis un certain temps. Alors, j’obéis à mon stupidebesoin de verbiage.

– Tiens ! Léonie là-bas, ses cheveuxfrisés cachent presque le verre… vous ne l’envoyez donc plus àl’école ? Vous auriez tort, vous savez, pour façonner lesenfants, dans leur intérêt moral…

Quelle surprise ! La mère Gras se penchad’une détente brusque et me répondit :

– Venez donc un peu que je vous explique,vous Rose, la Maternelle ; y a longtemps que j’ai envie devous causer… Venez donc là, dans le coin.

Elle bombait ses épaules et avançait le mentoncomme Adam quand il va se battre ; son intonation copiaitcelle des provocations en usage dans le quartier :« Viens donc un peu, su’ l’ boul’vard, si t’es pas unfeignant ! »

Je la suivis, moitié de gré, moitié parcequ’elle me tenait le coude. Elle se mit à me parler dans lafigure.

– Non, elle n’ira plus à vot’ école mafille… c’est pas la peine, pour apprendre qu’il faut rester dans ladébine comme père et mère et se tenir bien tranquille, en crevantde faim tout comme eusses et surtout pas oublier de diremerci… Mais c’est pas vrai, vos histoires ! il ne suffit pasd’être poli… Et qu’est-ce que t’avais l’air de rigoler en meregardant, avec ton intérêt moral ? L’intérêt c’est debouffer… J’y ai été à l’école, moi, est-ce que ça m’a empêchée decrever la misère ?… Ah ! oui, j’ai fait comme ma mère,pour sûr !… Et quand ma gosse me répétait vos bonimentsd’école, je croyais entendre mes premiers patrons : del’ordre, de la propreté, du respect, de l’obéissance, de lapolitesse… Oui ! et des dix-huit heures de travail et malnourrie, et pas de pitié, pas de bon Dieu, jusqu’à ce qu’on vousflanque dans le ruisseau… Et v’là que c’est toujours les mêmesboniments que de mon temps ! mais je veux autre chose !…Dis donc, la Maternelle, est-ce que tu crois que c’est toujours lesmêmes qui la danseront !… Dis donc, chienne de garde, chienned’administration, me v’là, moi, devant ta baraque en pierres detaille, et v’là ma gosse…, est-ce que : tu crois que ça varecommencer ? Je te le demande ?… Qué que tudis ?… Tu veux pas me répondre… De quoi que tu te mêlesalors ?… On n’a pas besoin de toi, laisse donc lesmalheureux ; tu n’auras pas ma gosse pour ton école decrève-la-faim !… Va-t’en de not’passage !…

Et, du geste le plus irréconciliable qu’eûtjamais précipité la maternité en révolte, elle me chassa de samisère.

FIN

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Tags: Leon Frapie