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La Poupée sanglante

La Poupée sanglante

de Gaston Leroux

Chapitre 1 Derrière les rideaux

Bénédict Masson avait sa boutique dans un des coins les plus retirés, les plus paisibles et aussi les plus vieillots de l’Île-Saint-Louis. Bénédict Masson était relieur d’art, ce qui ne l’empêchait pas de vendre des cartes postales et de se livrer à un petit commerce de papeterie dans ce quartier désuet, manière de province dans la capitale, qui semble défendue par sa ceinture d’eau de cette éternelle bacchanale que l’on est convenu d’appeler la vie parisienne.

Dans cette rue, dont le nom a été changé depuis, et qui s’appelait – il n’y a pas bien longtemps encore – la rue du Saint-Sacrement-en-l’Isle, à l’ombre de vieux hôtels qui furent, il y a deux siècles, le rendez-vous de tous les beaux esprits, se sont ouverts ou plutôt entrouverts une demi-douzaine de boutiques, quelques débits, un modeste magasin d’horlogerie, dans la prétention exorbitante d’y entretenir un semblant de vie… Eh bien, c’est de cette petite rue, habitée par notre relieur, c’est de ce quartier qui semblait ne devoir plus exister que par ses propres souvenirs qu’est sortie l’une des plus prodigieuses aventures de cette époque et, à tout prendre, la plus sublime ! Sublime, l’aventure de Bénédict Masson l’a été sûrement, car elle fut une Date (avec un grand D) dans l’histoire de l’Humanité, mais en même temps que sublime, elle fut aussi épouvantable… et Paris, qui n’en a surtout connu que l’épouvante,en tressaille encore.

Pour la juger à bon escient, il faut laprendre à son origine. Traversons le pont Marie et regardons autourde nous. Si nous admettons que la vie ne se traduit exclusivementpoint par le mouvement, nous pouvons envisager cette vérité quedans l’Île-Saint-Louis, plus que partout ailleurs, il y a toujourseu une vie intense, mais dans le domaine intellectuel. Sans évoquerles ombres lointaines de Voltaire et de Mme Du Châtelet, lespeintres, les poètes, les écrivains y ont, de tout temps, éludomicile : George Sand, Baudelaire, Théophile Gauthier, Gérardde Nerval, Daubigny, Corot, Barye, Daumier y installèrent leurspénates. À l’angle de la rue Le Regrattier, qui, autrefois, étaitla rue de la Femme-sans-Tête, se dresse, au fond d’une niche, uneVierge mutilée, qui a vu défiler toute la pléiade romantique. NotreBénédict Masson, qui n’était pas seulement relieur d’art, maispoète, – un étrange poète, comme on en a vu quelques-uns en cestemps-ci qui sont troubles, – prétendait habiter la chambre même oùavait vécu quelque temps – et souffert – l’auteur des Fleurs dumal !

Naturellement il en concevait, dans sonhumilité, un singulier orgueil.

Mais nous ne saurions mieux connaîtreBénédict Masson que par lui-même. Comme tous ceux qui croient êtreagités par quelque démon supérieur, il se complaisait à tenirregistre des moindres événements d’une existence qui,apparemment, semblait s’être déroulée, jusqu’au jour oùnous sommes arrivés – Bénédict Masson pouvait avoir dans lestrente-cinq ans – dans la plus terne monotonie. Je souligne leapparemment parce qu’il s’est trouvé des gens pourprétendre que ces sortes de Mémoires, tracés au jour le jour,avaient été rédigés dans un but des plus intéressés, ne relatantque ce qui pouvait faire croire à l’innocence d’un monstre quivivait dans la crainte perpétuelle que l’on ne découvrît sescrimes. Ceux qui ont prétendu cela avaient bien des excuses etpeut-être bien des raisons, mais avaient-ils raison ? C’est ceque nous verrons un jour.

Pour moi, j’ai toujours été frappé del’accent de sincérité qui se trouve dans les Mémoires de BénédictMasson, même et surtout, dans leurs passages les plusdésordonnés.

À la date qui nous occupe, nous sommesfin mai. La journée avait été chaude ; le printemps, cetteannée-là, était l’un des plus précoces qu’on eût vus depuislongtemps à Paris.

Il est neuf heures du soir ; dansce coin de rue déserte, noyée d’ombre, le dernier bruit qui s’estfait entendre a été le timbre de la porte du magasin de MlleBarescat, mercière, qu’elle fermait elle-même après avoir mis levolet…

De la lumière encore à deux vitres,celle du relieur et celle de l’horloger…

La boutique de Bénédict Masson faisaitface, ou à peu près, à celle du vieux Norbert que l’on ne voyaitguère sortir que le dimanche pour aller à l’office àSaint-Louis-en-l’Île, avec sa fille et son neveu.

Le reste du temps, il restait cachéderrière ses rideaux de serge verte, penché sur ses outils,travaillant fort mystérieusement à des travaux qui, au surplus,dans la partie, l’avaient déjà rendu célèbre. Il avait inventé unesorte de régulateur qui eût pu faire sa fortune, mais qui n’avaitréussi qu’à le dégoûter à jamais des hommes d’affaires. Maintenant,il ne semblait plus travailler que pour l’art, à la poursuite d’unechimère où d’autres, avant lui, avaient laissé leurraison.

Ses confrères, avec lesquels il avaitrompu tout commerce, s’entretenaient de lui avec une condescendanceattristée ; les plus renseignés parlaient d’une sorte« d’échappement » contraire à toutes les lois connues dela mécanique et grâce auquel le malheureux prétendait réaliser lemouvement perpétuel. C’était tout dire !

En attendant, on pouvait voir à sadevanture un fort curieux ouvrage d’horlogerie dont les engrenagesextérieurs prenaient des formes jusqu’alors inconnues. Il y avaitlà, entre autres pièces bizarres, des roues carrées. Cependant leshabitants de l’île affirmaient que ce « mouvement »durait depuis des années et qu’il ne le remontait jamais. MlleBarescat, la mercière, en eût mis « sa main au feu ».Bref, entre le pont Marie et le pont Saint-Louis, le vieux Norbertfaisait figure d’un personnage un peu diabolique.

Ce soir-là, Bénédict Masson n’avaitd’yeux, derrière ses rideaux, que pour la boutique de l’horloger,et nous pouvons dire tout de suite que ce n’était point la vue duvieux Norbert qui l’empêchait de travailler. Sa fille venait depénétrer dans l’atelier.

Parcourons maintenant les Mémoires unpeu désordonnés de Bénédict Masson. Nous serons immédiatementrenseignés sur bien des choses.

La voilà, dit Bénédict dans cesMémoires, la voilà telle que je me la suis toujours imaginée, celleà qui je dois donner ma vie ; la voilà telle que Dieu l’afaite pour mon cœur d’homme avide de beauté et de mystère. Non,non, en vérité, il n’y a rien de plus beau au monde ni de plusmystérieux que cette Christine. Rien de plus calme au monde. Qu’ya-t-il de plus mystérieux que le calme et de plus profond et deplus insondable ? Les flots en furie m’intéressent, mais unemer calme m’épouvante. Les yeux calmes de cette Christinem’effraient et m’attirent. On peut se perdre dans des yeux pareils,c’est l’abîme.

Mais les imbéciles ne comprennent pascela… Qui comprendrait Christine ? Pas son vieil abrutid’horloger de père, assurément, toujours penché sur ses rouescarrées et qui n’a peut-être pas vu sa fille depuis desannées, ni son godiche de cousin de fiancé de Jacques, le phénomènede l’École de médecine, oui : un sujet exceptionnel paraît-il,et qui est quelque chose comme prosecteur à la Faculté,oh ! un bûcheur, un brave garçon qui fait les quatre volontésde la mademoiselle, qui passe son temps en dehors des travaux del’amphithéâtre à la regarder, mais qui ne la voitpas ! Il y en a des tas, comme celui-là, qui la regardentparce qu’elle est belle, mais je suis le seul à la voir,moi, Bénédict Masson !

Cette fille-là n’a rien à faire avec lespoulettes d’aujourd’hui : la taille et l’air d’unearchiduchesse, ni plus ni moins, plutôt plus que moins, une nuquede déesse, au-dessus de laquelle se tord une chevelure aux refletsde vieux cuivre ; quand elle suspend à la patère le chapeaudont elle vient de se défaire, comme en ce moment, elle a lacambrure et tout le mouvement du bras de l’amazone du Capitole, cequi n’est pas peu dire à mon goût, car je n’ai jamais vu, dans tousmes voyages, d’aussi belle Diane. Ce que doivent être ses jambes,ses nobles jambes, la pensée ne peut s’y attacher sans être enflamme, pour peu qu’on l’ait vue marcher, se déplacer : c’està baiser la trace de ses pas.

Quant au visage, il est d’un ovaleparfait, mais le nez a heureusement une courbe légère qui enlève dela froideur à toute cette régularité ; le dessin de la boucheest d’une pureté angélique, la lèvre n’est point charnue. Là est labeauté idéale et vivante. Cette belle personne, qui est uneartiste, et qui donne des leçons de modelage pour vivre, ne devraitavoir d’autre modèle qu’elle-même.

Mais tout cela, tout le monde le voit.Ce qu’on ne voit pas, c’est qu’il y a au fond de son calme et fatalregard, au fond de ces yeux-là, il y a – je vais vous le dire –l’étonnement immense, prodigieux et qui ne cessera jamais : devivre – elle qui était faite pour l’Olympe – au fond de cettemisérable boutique de l’Île-Saint-Louis, entre cet horloger et cecarabin ! Ceci dit, elle aime son père et son cousin avec quielle se mariera un jour, dit-on, le plus tard possible,espérons-le. Ah ! misère ! comment ne se suicide-t-ellepas ?… C’est qu’elle est en même temps la Beauté et laVertu ! Magnifique comme une statue païenne, sage comme uneimage de missel ! Ah ! il n’y a rien à dire ! C’estla madone de l’Île-Saint-Louis !… Eh bien, écoutez !voilà ce qui m’est arrivé, ce soir…

Le vieux Norbert, sa fille et son neveun’habitent pas sur la rue. Il n’y a là que la boutique. Ils logentdans un pavillon qui est séparé de la boutique par un jardin. Cepavillon, je ne l’avais jamais vu. À l’exception d’une femme deménage qui vient chez eux le matin, personne ne pénètre jamaislà-dedans. Or, voilà que j’ai trouvé le moyen d’apercevoir lepavillon… Oui, cette nuit même, après que les lumières furentéteintes sur la rue, je me suis introduit par une échelle dans legrenier de la maison que j’habite et, par une lucarne, j’aivu !

Le pavillon a deux étages… le deuxièmeétage est transformé en sorte d’atelier vitré auquel on accède parun escalier de bois extérieur. L’horloger et le neveu couchent aupremier, Christine couche dans l’atelier. Il faisait un clair delune éblouissant. Christine resta plus d’une heure, accoudée à larampe qui court tout au long de l’atelier, formant balcon. Quellenuit pour un poète et pour un amoureux ! Soudain, elle quittale balcon et, d’un pas furtif, descendit quelques marches del’escalier. Puis elle s’arrêta et prêta l’oreille du côté del’appartement de son père et de son fiancé. Enfin, elle remonta,toujours avec de grandes précautions ; elle pénétra dansl’atelier, se dirigea vers un énorme bahut qui en occupe le fond,sortit une clef de sa poche, ouvrit la porte de l’armoire. Et jevis sortir de cette armoire un homme, qu’elle embrassa. Et puis jene vis plus rien, car elle s’était empressée de fermer laporte-fenêtre et de tirer les rideaux.

Chapitre 2Où Bénédict Masson n’est pas au bout de ses étonnements

La nuit que je passai, il est facile del’imaginer ! Moi qui avais tout vu dans le regard deChristine, je n’avais pas prévu cela : un monsieur caché dansune armoire ! Décidément je ne serai jamais qu’un poète,c’est-à-dire la plus pauvre chose qui existe au monde :« Tu étais tout pour moi, mon amour ; pour toi mon âmelanguissait – tout pour moi : une île verte dans la mer, – unefontaine et un autel tout enguirlandé de fruits et de fleursféeriques ! – Mais je n’avais pas prévu cela : lemonsieur dans l’armoire ! – Désormais la coupe d’or estbrisée ! que le glas sonne ! Encore une âme sainte quiflotte sur le flot noir !… Une de plus !… Ah ! lesfilles de Satan !… »

Eh bien, je vais vous dire : cettenuit d’insomnie ne fut pas remplie seulement par le désespoir, larage contre ma stupidité innée, mais aussi par une espèced’allégresse diabolique, et vous allez comprendre tout de suite cesentiment complexe. J’adorais Christine non seulement comme un angeque je continuerai toute ma vie de pleurer, mais je l’aimais aussicomme une femme, comme la plus belle des femmes… et là était monsupplice, car cette femme, je savais qu’elle ne serait jamais àmoi, qu’elle ne m’aimerait jamais, que je ne pourrais peut-êtrejamais en approcher ; mais l’atrocité de cette absoluecertitude était encore doublée par l’idée que ce joyau de Dieu, unbeau jour, le carabin d’en face, le prosecteur modèle, le menuisierde la chirurgie, se le passerait au doigt et irait trouver monsieurle maire, pour les justes noces !

Or, le monsieur de l’armoire, quej’aurais tué comme un chien, l’occasion s’en présentant, tout demême, je lui en voulais moins qu’à l’autre, car il me vengeait etcomment !…

Et voici qu’il est temps que je vousdise pourquoi je n’avais aucun espoir du côté de Christine ;cela tient en trois mots :

… Je suislaid !

Le cousin non plus n’est pas beau :il est quelconque, ce qui, à mes yeux, est pire… son Jacques – jel’ai bien observé quand il passe sous mes fenêtres – a la tailleplutôt épaisse ; c’est un petit homme court, dans lesvingt-huit ans, myope, au large front blanc, aux pommettessaillantes, à la bouche saine, mais trop grande, entourée d’unecourte barbe blonde qui semble avoir la douceur et la faiblesse descheveux des tout petits enfants ; quand il se découvre, ilmontre un crâne déjà dénudé par l’étude. Voilà le héros ! Çan’est pas grand-chose ; mais enfin, ça n’est pas un monstre,et avec un titre à la Faculté, ça peut faire un mari sortable, maismoi, je suis un monstre !… je suis d’une laideur terrible.Pourquoi terrible ? Parce que toutes les femmes mefuient !

Y a-t-il au monde quelque chose de plusterrible que cela ? Jamais mes bras ne se sont refermés surune femme ! Elles n’ont pas pu ! L’idée que je pourraisles embrasser, la seule idée de cela les épouvante ! C’estcomme je vous le dis… je n’exagère rien !… Ah !misère ! misère ! comme dit l’autre : « Une viede feu bout dans mes veines !… Chaque femme serait pour moi ledon d’un monde !… j’entends à la fois mille rossignols. Aubanquet de la vie, je pourrais dévorer tous les éléphants del’Hindoustan et prendre pour cure-dent la flèche de la cathédralede Strasbourg ! La vie est le bien suprême ! » Etmoi je ne puis pas vivre !…

Pourquoi cette affreuse gaine autour demon cerveau ? Pourquoi cette asymétrie entre les deux côtés demon visage ? (mon visage !), cette proéminence effrayantede sourcils, cette avancée subite de la mâchoire inférieure ?Pourquoi ce chaos ? L’Homme qui rit était bienheureux. Au moins, il riait ! il riait pour les autres !…Mais moi, qu’est-ce que je suis pour les autres ? Ni celui quirit, ni celui qui pleure ! Ma face est un mystèreépouvantable !

Vais-je me résoudre à avouer une chosequi m’entraînera peut-être plus loin que je ne ledésirerais ?…

Ma foi ! dans l’état d’esprit où jesuis, qu’ai-je à craindre ? qu’ai-je à redouter ? La pireaventure, la plus extraordinaire aventure peut m’arriver, elle nedépasserait pas celle de cette nuit !… Je n’avais plus qu’uneraison de vivre : voir Christine ! Depuis que je l’ai vueembrasser un monsieur qu’elle cache dans une armoire, comme disentles matelots : « À Dieu vat ! »…

Eh bien, il n’y a pas très, trèslongtemps que je me vois aussi laid que cela ! Il y a encoredeux ans, je m’imaginais que ma figure n’était pointnécessairement, pour tout le monde, un objet d’horreur ! Jesavais bien, hélas ! que je ne pouvais plaire aux femmes, maisj’avais encore des illusions… Réfugié dans ma tour d’ivoire, devantma glace, je me prenais à qualifier ma laideur de sublime. Je meregardais de profil, de trois quarts, je me faisais des mines,j’essayais différentes façons de me coiffer, je cherchais desmodèles de laideur dont il n’eût pas été déshonorant de serapprocher… J’en étais arrivé à me dire, par exemple, que jen’étais pas beaucoup plus laid que Verlaine… qui a été aimé, qui asu ce que c’est que l’amour, tout l’amour, si on l’encroit…

« Ah ! les beaux jours debonheur indicible où nous joignions nos bouches !… qu’il étaitbleu le ciel, et grand l’espoir ! » etc.

Ah ! la bouche de Verlaine !Paix à ses cendres, c’est mon plus grandpoète !…

Tout de même, je me disais : S’il aété aimé, ça n’est certes pas pour sa beauté ! Il y a donc desfemmes capables de se laisser séduire uniquement par le rêve, parle rêve d’un poète, par ce que contient de divine liqueur le vasegrossier créé, dans un jour cruel, par une nature ironique etmarâtre. Le tout est d’avoir l’occasion de se fairecomprendre ! Cette occasion, voilà comme je la fisnaître…

À la dernière exposition des maîtres dela reliure, j’avais eu un joli succès. Mes reliures romantiquesavaient obtenu un premier prix. Je fis paraître des annonces dansles journaux pour demander des élèves femmes. Je n’eus paslongtemps à attendre. Dès le lendemain, une jeune fille seprésentait : Mlle Henriette Havard, charmante, paraissant fortintelligente, disant qu’elle avait perdu ses parents, qu’elle étaità charge à une vieille tante et qu’elle voulait gagner sa vie. Elleme proposait d’être en même temps mon élève et mon employée.L’affaire fut vite conclue. Je possède aux environs de Paris unepetite villa, à l’orée d’un bois, à quelques pas d’un étang, dansun endroit assez désert ; mais j’aime la solitude ;j’imaginai sans peine que je l’aimerais davantage avec cette joliefille. C’est là, du reste, que je travaillais tous les étés. J’ydonnai rendez-vous à Henriette pour le lendemain.

Ce soir-là, je m’étais tenu dans lapénombre. Le lendemain, à la campagne, elle put me voir, au grandjour. Tant est que le surlendemain, je ne la revis plus !… Jel’attendis trois jours. Elle m’avait donné l’adresse de sa tante.J’allai chez cette tante et lui demandai des nouvelles de sa nièce,elle me répondit avec assez d’indifférence, du reste, qu’elle nel’avait pas revue. Je n’insistai pas. Je ne voulais pas avoir l’airplus inquiet qu’elle-même.

Sur ces entrefaites, une autre élèvefemme vint se présenter, Mme Claire Thomassin, une veuve,jeune également et jolie… Elle resta chez moi un jour… Cette fois,ce fut un monsieur dans les cinquante ans qui vint, quarante-huitheures plus tard, me poser des questions sur Mme Claire. Jelui répondis que je n’avais plus eu de ses nouvelles depuis sondépart de chez moi. Il s’en alla fort triste.

Eh bien, j’ai encore eu quatre élèvesfemme… L’une est restée cinq jours, deux autres pas plus devingt-quatre heures, la dernière est restée trois semaines. Aveccelle-ci, j’ai pu croire que le miracle allait s’accomplir :eh bien, au dernier moment, elle s’est éclipsée, comme lesautres !

Pour cette dernière, j’ai voulu en avoirle cœur net et j’ai fait une enquête… je n’ai pu savoir, nul n’a pusavoir ce qu’elle était devenue ! Cette fois, je ne cacheraipas qu’une angoisse sourde, démesurée, commença de m’étreindre…Je n’oserai pas faire remonter mon enquête plus haut,redoutant d’apprendre que les trois autres aussi avaientdisparu ! Il y en avait déjà trois, à ma connaissance, etc’était suffisant !…

Que les femmes me fuient parce que jesuis laid, je comprends cela, mais qu’elles me fuient jusqu’au boutdu monde, qu’elles me fuient jusqu’à disparaître, qu’elles mefuient jusqu’au suicide, cela dépasse tout !Qu’imaginer ? qu’imaginer en dehors de ces hypothèses ?…Mettez-vous à ma place ! C’est épouvantable !… Encore si,pour une raison ou pour une autre, pour six autresraisons, elles s’étaient toutes suicidées, on aurait retrouvéleurs cadavres, mais on ne les a retrouvées ni mortes, nivivantes !

Mon Dieu ! je parle comme sij’étais sûr du sort des trois autres !… Eh bien, oui ! aufond de moi-même, je crois que le même mystère les lie toutes lessix… le même mystère de mort !… Et personne ne se doute decela, que moi !… Heureusement !… Tout cela est tellementformidable et tellement absurde, que je ne veux plus ypenser !… J’avais trouvé un très bon moyen de ne plus ypenser, c’était de m’absorber dans la vision et dans l’amour deChristine !… Et maintenant !…

Maintenant je ne quitte plus des yeux laporte de l’horloger…  C’est aujourd’hui dimanche,elle va sortir tout à l’heure pour aller à la messe, entreson père et le carabin !… La voilà ! la voilà avec songrand air d’archiduchesse, et son front de madone et son calmeregard ! Le carabin lui porte son livre de messe !…Ah ! moi aussi j’irais bien à confesse, pour elle !… Maisaujourd’hui je ne les suivrai pas !… Je reste derrière mesrideaux… Assurément je vais voir sortir l’homme de cettenuit ! Je veux savoir qui est son amant ! Après on verrace qu’on fera !

Voilà une demi-heure que j’attends qu’ilsorte… et toujours rien ! Aujourd’hui dimanche, la devanturede la boutique montre visage de bois. Tous les volets sont mis,même à la porte vitrée. Et cette porte ne s’ouvre pas !…Qu’attend-il ?… La rue est déserte, tout à fait déserte… Et ilne peut sortir que par cette porte… Cette partie de l’immeublehabité par cette étrange famille est ainsi faite qu’elle n’offrepas d’autre issue que celle que je surveille. En vérité, ils viventenfermés là-dedans comme dans une prison, et le jardin intérieur,si tant est que l’on puisse donner ce nom à un quadrilatère plantéde trois arbres, m’a produit l’effet d’un préau, entre ses deuxhauts murs qui l’étreignent et le défendent du regard. Ce coin debâtisse et de jardin, habité par l’horloger et sa famille, avaitfait partie jadis du fameux hôtel de Coulteray, dont l’entréeprincipale donne encore quai de Béthune et appartient toujours –événement unique dont tous les anciens hôtels de l’Île-Saint-Louisne sauraient offrir d’autre exemple – au dernier représentant d’unefamille illustre, comme on sait, à bien des titres, au marquisactuel Georges-Marie-Vincent de Coulteray, marié assez récemment, àla suite d’un voyage qu’il fit aux Indes anglaises, à la fillecadette du gouverneur de Delhi, Miss Bessie Clavendish.

J’ai aperçu une seule fois, en passantun soir sur le quai, le marquis et la marquise au moment où ilssortaient dans leur magnifique auto, qu’éclairaient une lampeélectrique intérieure : la marquise est une toute jeunepersonne qui me parut assez languissante, mais non dénuéed’intérêt, à cause d’une certaine beauté diaphane propre à quelquesAnglaises, mais qui tend de plus en plus à disparaître en cetteépoque de sports.

À côté de cette héroïne de Walter Scott,le marquis, en dépit de ses cheveux précocement blanchis, faisaitfigure solide et bien vivante ; dans sa face rose où circulele sang généreux, brille un regard bleu d’acier, étonnamment jeuneencore et émouvant pour un homme de cinquante ans et plus.Georges-Marie-Vincent est l’arrière-petit-fils du célèbre marquisde Coulteray qui, sous Louis XV, entre autres fantaisies, se séparade sa femme, laquelle ne voulait point entendre parler de divorceni quitter le domicile conjugal, s’en sépara, dis-je, par ce hautmur qui coupe encore maintenant la propriété en deux, laissant à lamalheureuse ce petit pavillon où elle s’était réfugiée et où ellemourut, séquestrée volontaire. C’est là que la nuit, quand son pèreet son fiancé reposent, la vertueuse Christine reçoit sonamant.

Celui-ci, dont je continue de surveillerl’apparition sur le seuil qu’il doit forcément franchir pour sortirde sa prison d’amour me fait bien attendre derrière mes rideaux.Et, ma foi, l’heure se passe sans que j’aie vu s’entrouvrir laporte de l’horloger. Et l’horloger lui-même revient de la messeavec la fière Christine et l’intrépide fiancé.

Alors, le monsieur va passer encoretoute sa journée dans son armoire en attendant la nuit prochaine etles revanches qu’il s’en promet !

Cette idée, dois-je l’avouer, necontribue point beaucoup à calmer mes esprits, d’autant que jepense à une chose, c’est que si je n’ai point vu sortir lemystérieux hôte de Christine, je ne l’ai point vu entrer non plus,et tout ceci fait que je dois me demander depuis combien de tempsdure cette étrange idylle au fond d’une armoire !

Je me surprends à rire férocement enpensant aux femmes en général et à celle-ci en particulier. Cettedivine Christine, dont mon cœur est plein, je lui souhaite quelquebonne catastrophe, pour le soulagement de mon âme et de laconscience universelle ! Je ne sortirai pasd’aujourd’hui !…

Cinq heures. – Cequi vient de m’arriver est bien la dernière des choses à laquelleje m’attendais ! Elle est venue ! Elle est venueici ! Mais n’anticipons pas, car tout vaut la peine d’êtreraconté et je sens que je ne suis pas au bout de mesétonnements !

D’ordinaire, l’après-midi du dimanche,les Norbert, père et fille, et Jacques Cotentin (le fiancé) sortenttous trois pour une petite promenade ; aujourd’hui, le vieuxet Jacques sont partis tout seuls ; la fille les a accompagnésjusque sur le seuil, leur a adressé quelques bonnes paroles qu’ellesoulignait de son sourire de souveraine, puis elle a refermé laporte de la boutique et moi je n’ai fait qu’un bond jusqu’à monobservatoire, là-haut, sous les toits.

Je suis arrivé à temps pour la voirtraverser le petit jardin, et gravir l’escalier extérieur quiconduit à l’atelier, au dernier étage du pavillon du fond ; laporte-fenêtre en était déjà grande ouverte sur le balcon etj’apercevais l’armoire ; elle l’ouvrit sans hésitation etl’homme en sortit.

Elle le prit par la main et lui murmuraquelque chose à l’oreille ; sans doute lui apprenait-elle quela maison était délivrée de toute fâcheuse présence et qu’elle leurappartenait pour quelques heures, car il se dirigea immédiatementsur le balcon à la rampe duquel il s’appuya, regardant en bas dansle jardin avec un air de profonde méditation.

Cette fois, je le voyais bien et endétail. Mâtin ! elle sait les choisir, ses amants, la belleChristine ! En voilà un tout à fait à sa taille et tel que jen’imagine point qu’une fille d’Ève puisse en désirer de plus beauau monde ! Ah ! quand j’ai vu cette royale figure, cemagnifique morceau d’humanité, je jure que j’ai maudit le Créateurqui m’a fait ce qu’il m’a fait et qui a réservé pour celui-ci cetteface de victoire !

Cet homme est dans toute la force del’âge ; une harmonie parfaite dirige ses mouvements ;rien ne semble l’émouvoir ; à côté de lui Christine qui m’en atoujours imposé par ses beaux airs impassibles me paraît une petitefolle ; il est vrai que je ne la reconnais plus et qu’elle acomme changé de nature. Avec son plus radieux sourire, ellel’appelle avec des gestes enfantins :Gabriel !

Ma foi ! il est beau comme l’angeGabriel ce jeune homme de trente ans ! Ah ! comme ilssont beaux tous les deux ! quel couple !

Il faut que je vous dise maintenantcomment Gabriel est habillé, car c’est bien encore là une chose pasordinaire du tout ! Il est enveloppé des pieds à la tête dansune cape à collets comme on en voyait au temps de la Révolution, etil porte, suivant la mode d’alors, de petites bottes à revers. Sibien qu’en le voyant sortir de cette armoire, au fond de cettevieille demeure cachée de l’Île-Saint-Louis, on eût pu croireassister à quelqu’une des aventures du chevalier de Fersen, venumystérieusement dans la capitale pour aider à l’évasion de laroyale prisonnière ; il n’est point jusqu’à l’accoutrement deChristine qui ne se prête à l’illusion, avec ce fichuMarie-Antoinette qu’elle a croisé sur son sein demi-nu.

Quelle comédie se jouent-ils là ?Comment cela a-t-il commencé ? Comment cela finira-t-il ?Où sommes-nous ? Je n’y comprends plus rien !

Cet homme ne lui a pas encore adressé laparole, mais il a obéi à son appel. Gabriel descend l’escalierdevant Christine…

Les voilà tous les deux maintenant dansle jardin. Il s’est assis sous le platane, devant une petite tablegarnie d’une nappe où se trouvent encore des fruits et des flacons.Je le vois mal ; je la vois mieux, elle ; elle tourneautour de lui, elle lui parle, elle s’assied près de lui, elle metsa tête sur son épaule, je les vois de dos et l’arbre me gêne. Ilsne bougent plus ; ils restent ainsi tendrement l’un près del’autre pendant des minutes que je ne saurais compter et qui ontété des plus cruelles de ma vie.

Ah ! une tête de femme sur monépaule ! Et la tête de Christine !

Si je pouvais lui manger le cœur, àl’autre !

Enfin ils se sont levés, ils se tenaientpar la main ; ils ont gravi l’escalier et elle le tenaittoujours par la main, et c’est elle qui l’a entraîné dans l’atelieret qui en a refermé la porte.

Je suis redescendu comme un fou, dansmon atelier, à moi ! Et j’ai pleuré ! oui ! j’aipleuré ! Ces idiots de poètes disent qu’on pleure des larmesde sang. Je le saurais bien !

Tout à coup on a frappé à la vitre dumagasin. C’était elle. Elle ! Elle ! Elle qui ne m’avaitjamais adressé la parole ! Elle qui avait toujours passé àcôté de moi comme si je n’existais pas !

J’ouvris en m’accrochant à la porte pourne pas tomber. Elle me vit chancelant, hagard, les yeux rouges. Jesuis horrible. Je devais être hideux !

Elle eut cette pitié suprême de nes’apercevoir de rien ! Elle me dit avec un air de noblessecalme qui tour à tour m’enchante, m’écrase oum’horripile :

« Monsieur Bénédict Masson, vousêtes un artiste ; je viens vous confier ce que j’ai de plusprécieux dans ma bibliothèque, ces cinq Verlaine que vousarrangerez à votre goût qui est parfait ! Vous aurez seulementla bonté de me montrer un de ces jours vos maroquins que je veuxchoisir de couleur différente pour chaqueouvrage. »

Et comme je me précipitais gauchementsur un petit stock de peaux qui me restait, elle leva sa belle mainpâle : « Non, pas aujourd’hui Excusez-moi, je suis un peupressée ! » Et elle s’en fut avec son regard céleste etson front d’ange.

Je n’avais pas prononcé une parole.J’étais comme anéanti. Tout équilibre était rompu en moi. Maiselle, elle en avait de reste, de l’équilibre ! Il lui enfallait pour naviguer aussi tranquillement dans une histoirepareille.

Deux heures du matin. –Effroyable ! Cette comédie ne pouvait décemment durer.Je viens d’assister au plus rapide et au plus sombre des drames. Ilétait un peu plus de minuit ; j’étais là-haut, souffrant tousles supplices, tandis qu’une lumière, au dernier étage du pavillon,témoignait que Christine ne reposait pas encore, et tout à coup, enbas, dans la clarté lunaire qui inondait le jardin, j’ai vuparaître le vieux Norbert qui se mit à escalader l’escalier commeun chat, et puis d’un coup d’épaule, défonça la porte et il y eutla clameur de Christine : « Papa ! »

Mais Norbert dressait déjà au-dessus desa tête une arme formidable, quelque chose comme un chenet debronze qui s’abattit, tandis que Christine suppliait :« Ne le tue pas ! Ne le tuepas ! »

Il y eut une forme bondissante – l’homme– qui vint crouler jusque sur le balcon en étendant les bras,tandis que l’arme terrible continuait à le fracasser.

Et il ne bougea plus ! Christine,délirante, s’était jetée sur sa poitrine.

Et puis, il y eut un silenceextraordinaire.

Le vieux, qui avait croisé les bras,montrait une figure de fou.

À ce moment, Jacques sortit à son tourde son appartement et vint se mêler à la scène : Alors,Christine se releva et dit : « Papa l’atué ! »

Le vieux prononça distinctement :« Il ne m’obéissait plus ! et c’était de tafaute ! j’aurais dû m’en douter ! »

Quant au fiancé, il ne dit mot, ilramassa le cadavre, le poussa dans l’atelier où ils s’enfermèrenttous et où ils sont encore au moment où j’écris ceslignes.

Chapitre 3N’aurait-elle qu’un métronome sous son corsage ?

Gabriel est mort ! Gabriel estmort ! Le vieux en a fait de la charpie ! Moi, je neconsidère plus que cela qui est capital. Le reste s’expliqueraaprès, si c’est absolument nécessaire, mais pour moi, il n’y a denécessaire que la mort de Gabriel. Il n’est plus entre moi etChristine ! En serai-je beaucoup plus avancé ? Peuimporte ! Mon cœur est rafraîchi de tout le sang que le vieuxa répandu !

Elle ne posera plus sa tête sur l’épaulede ce jeune homme, beau comme un demi-dieu, et je ne les verraiplus s’embrasser. Que vont-ils faire du cadavre ? J’ai attendutoute la nuit, mais la porte de l’atelier ne s’est pasrouverte.

Alors, n’en pouvant plus de fatigue etd’émotion, je suis redescendu chez moi, je me suis jeté sur mon litet je me suis endormi dans une allégresse immense. Au réveil,j’avais l’âme encore en fête : Gabriel estmort !

Oh ! ce cri de triomphe au seuil dela vie retrouvée !

Ce cœur est grave et joyeux qui saignedans ma poitrine ! Comment osé-je écrire de tels mots defeu ! Me réjouir d’un lâche assassinat ! Ah bah !moi aussi j’opte pour le principe de Schelling : « Lesesprits supérieurs sont au-dessus des lois ! » Suis-je unesprit supérieur ? Peut-être oui ? Peut-être non ?Mais à coup sûr, je suis un mauditsupérieur !

Et cela comporte des droits que necomprennent point les autres créatures… depuis que je suis aumonde, Dieu m’a tenté ! Attention ! assez divagué !…assez se vautrer dans le sacrilège… Redescendons sur la terre…Voici la femme de ménage qui vient frapper à la porte de laboutique.

D’ordinaire, à cette heure – huit heures–, le vieux est déjà derrière ses rideaux, penché sur ses rouescarrées et Mme Langlois n’a qu’à pousser la porte. Mais,aujourd’hui, les volets sont encore en place. La mère Langlois –que je connais bien puisqu’elle me sert, comme femme de ménage, moiaussi – est toute désemparée. Elle frappe. Elle frappe de son poingdesséché et impatient. Enfin on lui ouvre. C’est le vieux. Elleentre et M. le prosecteur sort tout de suite dans la rue, presqueen courant ! Il doit être en retard pour son cours. Je leregarde bien au passage. À part ses sourcils froncés, il me paraîtaussi insignifiant que tous les jours.

La porte de la boutique est restéeentrouverte ; je n’aperçois plus le vieux ! Ah !entrer là-dedans ! Moi qui sais ! moi qui pourraisvoir !… car on s’arrangera bien pour que la mère Langlois nevoie rien, elle ! mais, moi !… Et tout à coup, sans plusréfléchir, je saisis mon stock de peaux et je traverse la rue etj’entre dans la maison du crime… Je traverse la boutique, la petitesalle à manger qui se trouve derrière cette première pièce et danslaquelle la mère Langlois accomplit déjà les gestes de sa fonction.Le balai en main, elle m’interpelle au passage, mais je suis déjàdans le jardin.

Là, je me heurte au vieux Norbertstupéfait, anéanti devant cet événement extraordinaire : unaudacieux a osé franchir les cinq mètres carrés de sa boutique etse promène dans son jardin comme chez lui !

« Que voulez-vous, monsieur ?finit-il par marmotter en fixant sur moi des yeux gris d’unehostilité aiguë.

– Monsieur, je suis lerelieur.

– Mais je croyais que ma filles’était entendue avec vous ? »

Et il a ajouté quelques paroles entreses dents d’après lesquelles je crus comprendre que Christine avaitdonné à la visite qu’elle m’avait faite une importance qui luiavait servi de prétexte à ne pas accompagner l’horloger et sonneveu dans la promenade du dimanche.

À ce moment, la voix de Christine se fitentendre derrière nous :

« Laisse monter monsieur,papa !… »

Je ne me le fis pas dire deux fois etsans attendre la permission du vieux, que je laissai un peudésemparé, je gravis en hâte l’escalier qui conduisait à l’ateliersur le balcon duquel Christine restait penchée.

Elle était aussi calme que je l’avaisvue la veille chez moi et rien dans son air, dans sa physionomie,ne présentait le moindre reflet du terrible drame de lanuit.

Quelles étaient mes pensées alors ?Aurais-je pu le dire ? J’allais me trouver dans cette pièce oùje savais que nul ne pénétrait jamais qu’elle, Christine, son pèreet son fiancé – et leur victime – et cela quelques heures aprèsl’assassinat ! et c’était Christine elle-même qui, du geste leplus naturel, m’en poussait la porte.

Mes yeux étaient allés tout de suite auxsolives du balcon, au plancher de l’atelier, à la table, au bahut,comme si je devais fatalement y trouver les traces sanglantes ducrime. C’était enfantin ! Du moment qu’elle me recevait là,c’est que le nécessaire avait été fait ! Lenécessaire ? Le plancher ne paraissait même pas balayé… Rien,rien, rien dans cette longue pièce où le jour pénétrait à flotsn’eût pu retenir le regard le plus averti – le mien – qui avaitvu assassiner Gabriel !

Bien mieux : je savais, par lesdemi-confidences de la mère Langlois, que le vieux et sa fille etle fiancé s’enfermaient là des heures et des heures, tous rideauxtirés sur les vitres, pour une besogne de mystère qui – je l’aidéjà fait entendre – commençait à troubler quelques pauvrescervelles dans le quartier ; or, on pouvait, en vérité, sedemander après un coup d’œil sur ce banal atelier si la mèreLanglois n’avait pas rêvé !

Un vaste divan dans un coin, destentures, quelques toiles, des études, des modelages d’aprèsl’antique accrochés au mur, deux sellettes, supportant une vagueglaise entourée de linges desséchés, une bibliothèque vitrée danslaquelle il n’y avait pas de livres mais quelques statuettespolychromes qui me rappelèrent que deux ans auparavant MlleChristine Norbert avait exposé aux Indépendants un Antinoüsd’étagère, d’une singulière beauté, mais qui avait fait surtoutparler de lui par la matière toute nouvelle dont il était fait et àlaquelle on cherchait à donner un nom, quand l’artiste avait unbeau matin, sans explications, retiré son envoi.

Au fond de la pièce, une portière à demisoulevée donnant sur une petite chambre qui était certainement lachambre de Christine.

Mes yeux, qui ne pouvaient s’arrêter surrien, retournèrent au bahut.

Mais Christine me rappela tranquillementl’objet de ma visite en me priant de m’asseoir dans le fauteuil où,l’avant-dernière nuit, j’avais vu s’asseoir Gabriel.

Si elle était calme, je ne l’étaispas ! Ma cervelle était en feu, mes mainstremblaient.

Elle s’assit en face de moi ; jen’osais pas la regarder. On lui avait assassiné, la nuit dernière,son amant, et elle s’intéressait au grain et à la couleur de mespeaux !

Elle me dit qu’elle me fourniraitquelques dessins d’après lesquels j’aurais à établir unemosaïque.

« C’est donc une reliure de grandluxe ? demandai-je.

– Oui, me répondit-elle, et je vaisvous avouer que ces livres ne sont pas à moi et qu’ils ne sont paspour moi. C’est un secret que je trahis, mais je suis sûre que vousne me vendrez pas ! Ils appartiennent à M. le marquis deCoulteray, notre propriétaire, que j’ai vu dernièrement et quicherche un relieur d’art qui veuille bien se consacrer à sabibliothèque dans des conditions assez exceptionnelles, du reste,mais qui ne vous gêneraient peut-être pas, vous, qui êtes sonvoisin ! Je lui ai parlé de vous et il s’est servi de moi pourvous mettre à l’épreuve. Vous m’excuserez ! »

Je remerciai en balbutiant comme unenfant timide et confus. Cette histoire de livres m’intéressaitpeu, mais l’idée qu’elle avait pensé à moi ! que j’existaispour elle ! qu’elle avait fait un geste pour me rendreservice ! J’étais comme enivré. Tout à l’heure, j’avais abordécette belle fille avec horreur, me demandant quel impassiblemétronome battait sous son corsage, et maintenant j’aurais baisé lebas de sa robe comme à la déesse de la Pitié.

Oui, oui, celle-là était adorable debien vouloir se pencher sur mon abomination, de sourire à mahideur ! car elle me sourit ! Ô ange !

Tout de même, la nuit dernière, à cetteplace même, on lui a assassiné son amant !

Cette idée, resurgie tout à coup, mefait chanceler. Mon regard stupide fait encore une fois le tour decette pièce maudite qui ne me livre rien de son secret, et puiss’arrête encore sur le bahut ! Le bahut d’où il est sorti etoù ils l’ont peut-être rejeté en attendant qu’ils lui fassent uneautre tombe !… car il est peut-être encore là, le mortmagnifique !…

Je suis sûr qu’il yest !…

Une force dont je ne suis pas le maîtredirige mes pas vers le meuble fatal. « Où allez-vous ;monsieur ?… » Cette fois il me semble que sa voix estmoins sûre et que le geste avec lequel elle m’arrête a été un peuhâtif.

C’est à mon tour d’avoir pitié. Je meressaisis… je dis n’importe quoi :

« C’est un vieux bahutnormand !…

– Ce n’est pas un bahut, monsieur,c’est une vieille armoire de la Renaissance provençale, tout cequ’il y a de plus authentique… le seul meuble qui me reste de mamère, monsieur, qui le tenait de sa grand-mère !… Il y a eulà-dedans de bien beau linge et solide comme on n’en fait plus àprésent ! »

Je m’incline pour prendre congé… Elle metend la main. Je sens que si je touche cette main de mes lèvres, jevais faire des folies et je me sauve !… Après tout, il estmort ! il est mort ! Et c’est le principal !… Levieux Norbert était dans son droit ! le droit romain, leseul ! droit de vie et de mort sous ton toit !… Il estvrai que s’il a tué le monsieur à la cape, il n’a pas touché à uncheveu de sa fille… Il a bien fait ! Une créature pareille,c’est sacré, quoi qu’elle fasse ! Brave paterfamilias ! Je lui serre la main dans sa boutique avant decourir m’enfermer dans la mienne. Tout cela esthorrible !…

Chapitre 4La rouge goutte de sang pèse plus que la mer en colère

« Oui, môssieu Bénédicque, oui,c’est comme je vous le dis, il se passe là des choses qu’est pasnaturelles ; quand je vous ai aperçu ce matin traversant leursalle à manger, j’ai voulu me jeter sur vous pour que vous nepassiez pas, tant je craignais un malheur ! J’ai cru un jourqu’ils allaient me dévorer parce que je m’étais rendue dans lejardin sans leur permission ! Pire que des sauvages, je vousdis ! Pire que des sauvages !

« Ils ne veulent personne, personneautour d’eux ! J’suis même étonnée qu’ils fassent venir unefemme de ménage, mais il y a des choses que la demoiselle peut pasfaire ; elle ne peut pas laver la vaisselle, parexemple ! ça la répugne, c’te poupée aux mains de grandemadame qui n’a pas le sou ! car ça n’a pas le sou ! etc’est fier comme si ça n’avait pas tout vendu, pièce parpièce ! J’ai vu filer l’argenterie, moi ! des morceauxqui ne dataient pas d’hier, pour sûr ! des souvenirs defamille, et des tableaux, et des meubles ! Depuis trois ans,ça se vide là-dedans, et comment, et pourquoi ?

« On dit que le vieux cherche lemouvement perpétuel ! Qu’est-ce que c’est que ça, « lemouvement perpétuel » ? Je l’ai trouvé, moi, le mouvementperpétuel ! C’est-y point que je ne remue pas tout letemps ? Jamais une minute de repos pour le pauvremonde.

« Mais s’il est toqué, le pèreNorbert, est-ce que les deux autres ne devraient pas avoir de laraison pour lui ? Ma parole ! le médecin paraît aussi« maboule » dans son petit laboratoire du fond du jardinque le vieux et la demoiselle dans leur atelier ! je le disaisencore tout à l’heure à c’te bonne mam’zelle Barescat ; quandil sort de là-dedans au matin que j’arrive et qu’il court à sonamphithéâtre, c’est lui qui a une figure de macchabée ! À quoidonc qu’il a passé la nuit ?

« Quant à la demoiselle, parexemple, elle a toujours l’air de se promener dans leparadis ! Elle passe auprès de vous comme si on n’était pasplus qu’une puce !

« Tout de même, depuis deux jours,je lui ai vu les yeux rouges.

« Voyez-vous, môssieu Bénédicque,c’te maison-là me fait peur ! J’ai eu bien souvent envie de neplus y retourner… Sans Mlle Barescat, qu’est aussi curieuse quemoi, il y a beau temps que je leur aurais tiré marévérence !… »

C’est dans l’arrière-boutique de MlleBarescat, la mercière, centre de tous les potins du quartier, quecette conversation a eu lieu ; c’est là que je suis venutrouver, sous un prétexte quelconque, la mère Langlois. Lebavardage de ces deux femmes me paraît redoutable pour lesautres !…

Mlle Barescat écoute la mère Langlois enhochant la tête et en caressant son chat… Pour rien au monde, MlleBarescat ne consentirait à se séparer de son chat : la mortseule peut les désunir, mais l’absence ne les séparerajamais : ils reçoivent toutes les confidences de compagniereconduisant les gens à la porte, et, restés seuls, trament depetits complots qui peuvent conduire les personnages les plustranquilles au déménagement ou au suicide.

Tout de même, j’essaie de merassurer ; les propos chez la mercière ne dépassent point lalimite ordinaire du commérage. Enfin, je fais une déclarationdestinée dans mon petit esprit à apaiser les inquiétudes deMme Langlois.

« L’imagination est une bellechose, madame Langlois, elle pare les intelligences les plus terneset donne à votre conversation, en particulier, une couleur quej’apprécie, car j’ai toujours aimé les contes qui font un peu peuret, à ce point de vue, je suis resté très enfant ; ainsi je neme lasserai point de vous entendre parler du vieux Norbert, de sonneveu et de sa fille et de l’étrange existence qu’ils mènent ;enfin, je ne vous cacherai rien en vous disant que c’est beaucoup àcause de vos histoires, que j’ai pénétré si brusquement dans lejardin défendu et que j’ai gravi avec tant de hâte l’escalier quiconduit à l’atelier mystérieux. La vérité me force à vous dire,madame Langlois, que je n’ai rien trouvé chez les Norbert qui pûtjustifier l’angoisse avec laquelle vous servez ces braves gens.L’atelier n’a rien que de très banal, j’en ai vu vingt commecelui-là dans ma vie.

– Eh ben, alors !m’interrompit-elle en lançant à Mlle Barescat un coup d’œilsournois, pourquoi en font-ils un pareil mystère qu’ils ne veulentseulement point que j’aille y fiche un coup debalai ?

– Les artistes ont de ceslubies ! fis-je.

– Je vois que les artistes aimentla poussière !… C’est d’autant plus incompréhensible quela belle Christine est toujours propre comme un sou neuf… Ah !c’est pas elle qui balaie, bien sûr !… Tenez, il n’y a qu’unhomme dans l’atelier, en dehors bien entendu du vieux Norbert et deson neveu. C’était, il y a de cela deux mois… j’en aiparlé à Mlle Barescat… oh ! un drôle de type… il étaithabillé avec un manteau qui l’enfermait des pieds à la tête, et ilavait des bottes…

– Eh bien,vous voyez qu’ils reçoivent des étrangers, dis-je en essayant deconserver à ma voix le ton le plus naturel, bien que je fussesingulièrement ému par la dernière déclaration de la femme deménage.

– Pour étranger, ça se pourraitbien qu’il soit étranger… Il en avait l’air… On ne s’habille pluscomme ça chez nous… Il avait un chapeau noir à boucle, comme on envoit au cinéma dans les drames du temps de la Révolution. Mafoi ! on aurait dit un comédien… un beau garçon du reste, maisje n’ai pas eu le temps de le voir beaucoup… C’était un après-midioù j’étais venue par hasard et comme ils ne m’attendaient pas… Ilsl’ont fait filer tout de suite… Il était assis dans le jardin… MlleChristine l’a entraîné dare-dare dans l’atelier… le neveu les asuivis là-haut… Quant au vieux, il m’avait déjà saisie par lepoignet et me ramenait dans sa boutique, et j’aurai toujours dansl’oreille le ton sur lequel il m’a demandé : « Eh bien,que voulez-vous, mère Langlois ? » Et là-dessus, quelcoup d’œil ! Je lui ai répondu : « Je vous demandebien pardon de vous avoir dérangé, m’sieur Norbert !… je nesavais pas que vous aviez de la visite ! »

« Il a grogné je ne sais quoi entreses dents, je lui ai dit ce que j’avais à lui dire et j’ai fichu lecamp !… Vous vous en rappelez, mademoiselleBarescat ? »

Si Mlle Barescat « s’enrappelait » ! Le chat aussi avait l’air de « s’enrappeler ». Ils ronronnaient tous deux en signe d’assentiment,l’une caressant l’autre.

« Nous avons même attenduqu’il ressorte ! mais il n’est pas ressorti !…ajouta la mère Langlois… Et cet homme-là, je ne l’ai jamaisrevu !

– Je ne l’ai même jamais vuentrer ! » exprima la mercière en faisant glisser seslunettes sur son front et en me fixant de ses yeux couleur depoussière.

Alors je dis :

« Je sais de qui vous voulezparler !… c’est un ami de la famille. Moi, je l’ai vu entrerquelquefois et je me rappelle très bien l’avoir vu sortir, il y adeux mois environ, vers les dix heures dusoir !… »

Je mens ! je mens !… je mefais leur complice !… je veux la sauver !… quoi qu’elleait fait ! quoi qu’ils aient fait !…

Je passe une fin de journée asseztrouble… J’essaie de ramener ma pensée autour du drame dont j’aiété le témoin… de l’éclairer aux quelques lueurs des proposentendus chez la mercière…

Ainsi… il y a deux mois, Gabriel étaitdéjà dans la maison de l’horloger !… Et je n’en savaisrien ! Et il avait toute la famille autour de lui !Christine ne le recevait donc pas en cachette ?… Non !…Mais elle le gardait en cachette, dans l’armoire !…Dame !… Évidemment !… dame !…

Les autres le croyaient parti !… Etil était dans l’armoire !

Tout cela est bien extraordinaire… carenfin ! il n’était pas depuis deux mois dans ce meuble, quandon l’a assassiné !…

Comment a-t-il échappé à l’attentionsoutenue, à l’espionnage continuel de la mercière, de lafemme de ménage, et de moi, Bénédict Masson, toujours à l’affûtderrière mes rideaux !…

Quand je me rappelle la scène atroce, envérité, je suis bien obligé de considérer que les deux hommes n’ontpas été absolument surpris par l’événement…

Les paroles du père, qui depuis chantentà mon oreille une singulière musique à laquelle je m’efforce envain de donner un sens, attestent bien ceci, au moins, qu’iln’était pas absolument surpris de trouver sa fille en compagnie dumystérieux visiteur : « Il ne m’obéissait plus !et c’était de ta faute ! j’aurais dû m’endouter ! »

Quelles paroles bizarres dans un pareilmoment ! tandis que Christine, éperdue, suppliant levieux : « Ne le tue pas ! Ne le tuepas ! »

Et le vieux l’avait tué tout demême !… Pourquoi ?… Pourquoi ?… Est-ce parce qu’ill’avait trouvé avec sa fille ?… Est-ce parce qu’il ne luiobéissait plus ! Peut-être à cause des deux choses !…Mais en quoi l’autre ne lui obéissait plus ?… Qu’est-ce que levieux exigeait de ce malheureux jeune homme que j’ai vu massacreravec une furie si soudaine ?…

Quant au fiancé, il devait savoir aussi,lui, de quoi « il retournait » car si quelqu’un conservason sang-froid dans cette affaire, ce fut bienlui !

Norbert, après avoir tué, avait l’aird’un fou ! Christine poussait des soupirs à rendrel’âme ! mais, lui, Jacques Cotentin, avait ramassé le cadavresans émoi apparent et l’avait poussé dans l’atelier sans dire unmot…

Et maintenant, qu’ont-ils fait ducadavre ?… Ils ne l’ont pas encore enfoui dans le jardin… cesera peut-être pour cette nuit !… je passerai la nuit à malucarne… j’ai le pressentiment que, cette nuit, je verrai quelquechose !… Les deux hommes ont l’air trop préoccupé ! jedevine bien ce qui les gêne… « La rouge goutte de sang pèseplus que la mer en colère !… » Lady Macbeth en a faitl’expérience avant mes voisins de l’Île-Saint-Louis…

Cette nuit-là…oui, cette nuit-là pèsera encore sur ma mémoire, nuit lourdeavec ses nuages de suie, son eau de plomb, car il a plu un peu, ila plu des larmes brûlantes, et des lueurs de soufre.

C’est par cette nuit-là que la« Vierge » s’est encore levée, m’est encore apparue avecson harmonieuse douleur.

C’est de Christine que je parle.Pourquoi ne continuerais-je pas à l’appeler la« Vierge » ? Parce que mes yeux ont vu ! ont vuquoi ? Est-ce que je sais ce que mes yeux ont vu ? Est-cequ’ils le savent ? Toute réflexion faite… On peut cacher unmonsieur dans une armoire et rester pure ! Il me plaît depenser cela !… Je trouve Boubouroche sublime et plusintéressant que tous les Sganarelles qui rient au parterre… Il meplaît que l’affreux drame – dont j’ignore tout – n’ait pas diminuéma Divinité !…

Écoutez ! écoutez bien ceci !moi aussi, j’ai mon drame – dont j’ignore tout également – un dramequi m’étreint de ses tentacules invisibles, mais qui, peu à peu,finiront par sucer toute ma pensée… un drame au bout duquel, sile hasard le veut, il y a peut-être l’échafaud !… Etcependant, moi aussi, je suis pur !

Seigneur Dieu, ne jugeonspersonne !… Ayons peur des formes que prennent les choses ennous frôlant et ne disons point tout haut avec le triste orgueil dela créature qui ne dispose que de ses cinq sens « ceciest » ou « ceci n’est pas »… Méfions-nous !méfions-nous ! l’Univers est autour de nous comme une immenseembûche… d’autres avant moi ont prononcé le mot :Farce !

Je n’irai pas jusqu’à ce mot-là tant queje croirai en Christine.

La nuit est si lourde et si basse autourde l’île que celle-ci semble plus isolée que jamais de laville.

Elle est comme sous une cloche quim’étouffe.

C’est à peine si je puisrespirer…

Tout d’un coup, j’ai entendu la voix quiremplissait l’effrayant silence.

C’est la première fois que j’entendssa voix à cette distance, et, peut-être, après tout, mesuis-je imaginé l’avoir entendue ?… Non ! c’est bien ellequi a prononcé ces mots… je n’aurais pas pu les inventer… je veuxdire que je n’avais aucune raison pour les inventer… C’étaient desmots très simples. Elle disait : « Au revoir,Gabriel ! »

Elle ne bougeait pas. Elle était sur lebalcon. Sa voix remplissait solennellement l’air si lourd, la nuitsoufrée… Et devant elle, passa le cortège… C’étaient le vieuxNorbert et son neveu qui portaient, roulé dans une couverture, lecadavre !

L’armoire était ouverte derrière eux…Ainsi, j’avais bien deviné… Le cadavre était encore là quandj’étais monté dans l’atelier !

Eh bien, cette Christine estsurhumaine !… Non ! Non !… Tu n’es pas une poupéesans cœur, ô céleste créature !…

Maintenant que j’ai entendu ta voix d’ordans cette affreuse nuit de silence, ta voix qui disait « aurevoir » aux restes ensanglantés de l’un des plus beaux filsdes hommes, j’ai compris ton impassibilité de statue… Aurevoir ! tu es donc décidée à le rejoindre au fond de cetinconnu où il y a promesse d’union des âmes, mais où peut-êtreaussi règne le grand Pan de jadis, revêtu de sa peau deléopard ! ô païenne Christine !…

Disparais donc et moi aussi jedisparaîtrai de cette terre au sein de laquelle j’ai hâte dedéposer mon abominable défroque.

Je voudrais être ce cadavre que tupleures… et qu’ils descendent dans le jardin…

Toi, tu n’as pas voulu en voir davantageet tu t’es redressée dans la nuit jaune et tu as disparu tandisqu’ils s’enfonçaient dans le puits d’ombre…

Mais rien ne remue plus au fond del’ombre… S’ils creusaient une fosse, je verrais leurs gestesnoirs…

Le rez-de-chaussée du pavillon atoujours été pour moi quelque chose d’obscur et de mal défini.Trois portes étroites et cintrées donnant sur le jardin et nes’ouvrant jamais, toutes clouées de planches. Deux fenêtres, une àchaque extrémité, bouchées de persiennes. Deux ou trois fois,pendant ma faction, il y a eu comme un éclair intérieur quitraversait tout cela, comme une immense étincelle électriqueentr’aperçue par les interstices des cloisons mal jointes… et puistout retombait à la nuit…

C’est là que le neveu travaille quand iln’est pas renfermé là-haut dans l’atelier avec Christine et levieux Norbert… Sans doute doit-il se livrer à des expériences deradiographie… De nos jours, il n’y a plus de médecin ni dechirurgien sans électricité… Je sais aussi (bavardages deMme Langlois) qu’à ce rez-de-chaussée, à droite, il y a unimmense fourneau avec toutes sortes d’instruments, de cornues, deballons de verre (comme dans les laboratoires de sorciers du tempsjadis, au cinéma).

Et, cette nuit, à travers lespersiennes, c’est de là que vient la lueur… et non pas unétincellement électrique… mais une lueur de flamme ardente quisemble intérieurement lécher les murs et puis qui s’éteint toutd’un coup… pour reprendre soudain et s’éteindre encore… Combustionbizarre, désordonnée, activée sans doute par le jet de quelqueliquide inflammable…

Et puis, tout à coup, au-dessus du toit,dans la nuit jaune et basse… bouillonne un tourbillon sombre épaisfunèbre, qui hésite dans la direction à suivre et finalements’étale sur l’île, rabat ses scories jusque sur les quais déserts,nous enveloppe d’un voile de deuil sinistre en même temps que d’uneatmosphère inquiétante… où persiste une horrifianteodeur !…

Ah ! lesimprudents !

Chapitre 5Tu viens t’asseoir et tu lances des œillades minaudières

Mercredi. –Bon ! Christine n’est pas morte de désespoir ! Elleest dans mon atelier et bien vivante, je vous l’assure !C’est vraiment gentil à elle d’être venue merassurer !… car c’est bien pour moi, cette fois, qu’ellea franchi mon seuil, comme si elle avait deviné que sa présenceseule pouvait calmer mon angoisse, comme si elle savait que jesavais !

Elle est venue, mais où veut-elle envenir ? où veut-elle en venir ?

Elle est pleine de grâces et sa toiletteest charmante : une nouvelle robe de printemps, qu’elle s’estconfectionnée elle-même assurément, mais avec ses doigts d’artisteet qui ne prévoyaient pas le deuil !…

Ce qu’une jolie fille peut faire avec dulinon blanc et bleu et un peu de broderie au point decroix !…

Certes ! ce n’est point à monintention que cette robe a été faite, mais je ne saurais douter quec’est pour moi qu’on l’a mise !

Si vraiment son cœur est en deuil, cevêtement de clarté est bien redoutable !… Quel est donc sondessein pour que Christine soit coquette avec lemonstre ?

Question à laquelle j’essaie de meraccrocher éperdument pour ne point perdre pied à ce nouveautournant de l’inexplicable aventure ! Et puis j’abandonne maquestion, je lâche tout et je me sens tourner au fond du gouffre,heureux affreusement de m’y enfoncer pour elle, sous son regard quime sourit, qui a besoin de moi – car elle ne serait pas là avectoute sa coquetterie si elle n’avait pas besoin de moi – besoin demoi, dans son crime !…

Qu’elle fasse de moi ce qu’ellevoudra !… Je suis prêt à prendre toutes lesresponsabilités !…

Je ne saurais concevoir que le moindredanger menace cette admirable enfant, dont les longues mains nuesjouent entre les pages de Verlaine.

Pour qui, comme moi, a regardé passerpendant plus de deux ans cette méprisante archiduchesse, il fautqu’il se soit produit quelque chose de fabuleux pour que cettegrâce minaudière soit venue s’asseoir, en face de moi, devant moncomptoir !…

Ce crime, je le bénis !… et cettehorrible odeur qui me faisait râler, cette nuit, sous mon toit… lamaudite odeur de l’holocauste qui devait me poursuivre toute lavie… je ne la sens déjà plus… car son parfum à elle estvenu !…

Ah ! l’odeur de sa chair vivante etnue sous les linons cerclés de petits points decroix !

La vie est plus forte que lamort !

Va, mon enfant, parle !…

Attends un peu, d’abord je vais envoyeren course l’apprenti qui rôde en reniflant comme un phoque au fondde l’escalier… et puis je vais fermer la porte pour que la ruen’entre pas chez nous !… car la rue est chez moi !… Voilàune histoire qui fournira les veillées de l’île !… Le museaupointu de Mlle Barescat s’est avancé entre les hublots inquiétantsde ses lunettes et sous l’arc de triomphe de son bonnettuyauté ; la face plate de la mère Langlois reflète un coucherde soleil, là-bas, à l’horizon borné par la boutique de lacharcutière… Derrière les vitres, les rideaux frémissent sousd’agiles mitaines…

« Monsieur, je viens à vous comme àun ami !… »

J’essaie de sourire :

« Un ami ? Mais vous ne meconnaissez pas !

– Si, monsieur, je vousconnais !… D’abord vous êtes mon voisin depuis des années et,comme je suis curieuse, j’ai voulu savoir qui était monvoisin…

– Un pauvre relieur,mademoiselle.

– Un grand poète,monsieur ! »

Je n’ai pas bronché. Mon silence ne l’apas embarrassée le moins du monde. Elle a appuyé son coude d’ivoire(car les manches de cette blouse de linon sont très courtes) surles volumes qui traînaient devant elle, a posé doucement sa têteadorable sur les pétales de sa main que ne déshonorait aucun bijouet, en me regardant – en me regardant – elleprononça :

« – Dédié à celle qui passe. –Pour l’amour de Dieu, ne remue pas les sourcils quand tu passesprès de moi ; que ton regard reste glacé dans son lacimmobile ; les minauderies de tes yeux, si tu voulais,boiraient le sang de bien des gens. Au nom de ta jeunesse, douceaimée, ne me fais pas pleurer !… Je suis orphelin, je suisenfant !… Rien ne pourrait me retenir !… Ne m’attire pasdans ton feu !… Ton amour m’a rendu pareil aux nuages déchiréspar l’orage. »

– Assez ! interrompis-je dansune agitation qui touchait à l’attaque de nerfs… Assez ! cesont de très mauvais vers… Vous oubliez que si la reliure qui lesparait, à la dernière exposition des maîtres, a obtenu le prix, euxn’ont eu aucun succès… Ce qui est justice, car, après tout ilsn’étaient signés d’aucun nom connu !…

– Ils n’étaient pas signés dutout ! laissa-t-elle tomber sans s’émouvoir autrement del’état où elle me voyait, mais j’ai bien pensé qu’ils étaient devous !… »

Je pâlis atrocement sans oser laregarder. À l’ivresse de tout à l’heure succédait une rage quim’étouffait… Sans aucun doute cette fille se moquait de moi :et avec quelle tranquille audace ! Enfin je pus m’exprimer etje lui jetai :

« Vous êtes cruelle !… Dureste, j’ai toujours pensé que vous étiez trop belle pour n’êtrepoint la cruauté même et peut-être sans que vous vous en doutiez,ce qui est votre seule excuse !…

– Continuez donc, fit-ellelentement ; je ne suis point venue chercher ici descompliments !

– Qu’êtes-vous venuechercher ?… »

Ces mots terribles, j’aurais voulu lesrattraper. Mais j’étais comme forcené. Et ainsi qu’il arrive auxplus timides quand ils donnent un essor inattendu à leur hardiesse,je perdis toute mesure. Sans attendre sa réponse, je l’accablai dereproches stupides comme si elle m’avait donné quelque droit surelle, par sa conduite antérieure vis-à-vis de moi…

Eh bien, oui, j’avais fait des vers,mais pour moi tout seul, et il n’appartenait à personne au monde,pas même à elle de venir railler ma solitude et madétresse !…

« Vous prétendez me connaître, luidis-je encore, et vous n’avez rien trouvé de mieux, avant depénétrer ici, que de prendre pour complice ma vanitéd’auteur ! Si vous soupçonniez le mépris que j’ai pour moi etpour les autres, pour tous les autres, vous vous seriezabstenue d’apprendre par cœur un méchant sonnet que j’avais depuislongtemps oublié ! »

Elle ne broncha pas, mais quand j’eusfini, elle se remit tranquillement à dire de mes vers et même de maprose, qui est assez rare, – où ? dans quelle boîte, sur lesquais, avait-elle pu dénicher les misérables opuscules ? –elle connaissait toute mon œuvre, ma pauvre, déchirante,blasphématoire, attendrissante, révoltante œuvre… aussi bien quemoi !… mieux que moi… car sa façon de dire attestait qu’elleajoutait quelquefois un sens supérieur à un texte dont toute lavaleur ne m’était pas encore apparue…

Décidément l’intelligence de Christineest prodigieuse. Je dis cela naïvement, sincèrement, parce que jesuis très difficile à comprendre et qu’elle est à peu près la seuleà m’avoir compris. En tout cas, je suis anéanti devant cetterévélation ! Depuis un temps que je ne saurais apprécier,cette fille qui passait près de moi sans me regarder jamais, vivaitavec mes pensées !…

Pourquoi a-t-elle tant attendu pour merévéler cela ? Pourquoi ? Pourquoi aujourd’hui plutôtqu’hier ?…

Sans doute lit-elle en moi comme en unlivre, car elle répond sans plus tarder :

« Monsieur, vous m’avez demandétout à l’heure : « Qu’êtes-vous venuechercher ? » Monsieur, je suis venue vous demander ungrand service !… Mon père, mon cousin et moi nous traversonsen ce moment une crise atroce… (Ah ! ah ! pensai-jeencore, nous y voilà ! Elle sait que je sais ! que j’aivu ! Elle éprouve le besoin de s’expliquer, elle plie sous lanécessité d’entrer en pourparlers avec le voisin d’en face !Quel mensonge vais-je entendre ?…)

« Oui, atroce ! répéta-t-elle(elle baissa la tête, et ses yeux me quittèrent, et la salle seremplit d’une ombre opaque)… Nous sommes ruinés… Nous avons mangédepuis longtemps l’héritage de ma mère… et ce que nous gagnons estinsignifiant !… Monsieur, je vois sur ce rayon, derrière vous,les Études philosophiques de Balzac. Avez-vous lu LaRecherche de l’absolu ? Oui, naturellement, vous l’avezlu. Je ne sais si vous êtes de mon avis, mais j’estime que ce romanest, avec Louis Lambert, la plus belle œuvre de Balzac, laplus noble et aussi la plus dramatique. Quoi de plus angoissant, envérité, que le sort de cette famille bourgeoise et prospère et peuà peu ruinée par l’idée de génie ? Rien ne résiste à la foliesublime de l’inventeur, et les enfants sont obligés de subir ladébâcle du vieux Claës, comme… Vous m’avez comprise,monsieur ! Seulement, en ce qui concerne l’horloger Norbert del’Île-Saint-Louis, il y a une petite différence… Les enfants duhéros de Balzac ne croient pas à son génie, sa femme non plus dureste (et elle n’en apparaît que plus touchante dans sondévouement), tandis que les enfants de Norbert – je veux parler deson pupille et de moi, monsieur – ont la foi la plus absolue dansl’idée et n’auraient pas hésité, si cela avait été nécessaire, àmettre leur père sur la paille dans le cas où il eûthésité !…

– Mâtin ! fis-je… tout celapour le mouvement perpétuel !

– Pour cela, ou pour autre chose,monsieur !

– Oh ! ne me croyez pasindiscret ! Je savais qu’en vous parlant du mouvementperpétuel, je ne vous apprendrais rien des bruits qui courent dansles arrière-boutiques du quartier. »

Christine releva la tête etsourit ; tout fut de nouveau illuminé agiorno.

« Reparlons sérieusement, je vousprie… Sur la paille, nous le sommes donc !… et je vais vousdire tout de suite de quoi nous vivons… Je vous ai déjà prouvé queje vous connaissais mieux que vous ne l’imaginiez… Je vais vousprouver maintenant que je vous considère comme un ami… (sa figuredevint extraordinairement grave)… oui, je vais vous parler comme àun ami, comme à un frère (c’est cela ! je m’yattendais !… comme à un frère !… c’est toujours comme àun frère que ces dames me parlent)…

« … Nous sommes à l’entièredisposition de notre propriétaire… le marquis de Coulteray… Nouslui devons plusieurs termes… il peut, si bon lui semble, nousmettre à la porte demain ! S’il ne le fait pas, c’est à causede moi !… le marquis de Coulteray me fait lacour !… (Comment ! encore un ! Et elle estvenue pour me dire cela !… Il me semble que la madone del’Île-Saint-Louis est bien occupée entre son fiancé, le cadavre deson Gabriel, son marquis et son frère : le relieurd’art de l’Île-Saint-Louis ! Ô Christine ! énigme de plusen plus indéchiffrable !)… une cour très convenable… du moinsjusqu’à présent… Ma présence chez lui, lui plaît… il prétend mêmequ’elle lui est nécessaire… Je passe quelques heures tous les joursdans son hôtel, sous prétexte de petits travaux à effectuer… desétains… de la ferronnerie pour de vieux lutrins… des ciselures pourantiphonaires. Sa bibliothèque est unique… vousverrez !

– Ah ! je verrai cela !…fis-je pour dire quelque chose et d’un air tout à faitdésemparé.

– Mon Dieu, oui ! du moins, jel’espère, sans quoi il n’y aurait aucune raison pour que je viennevous faire de telles confidences…

– Bien !… bien !… je vousécoute… continuez !…

– À l’extrémité de cettebibliothèque se trouve une petite pièce de quelques mètres carrésque le marquis a fait transformer pour moi en atelier et qui vousservira à vous aussi si… mon Dieu ! si vous le voulezbien ! si vous consentez à donner une suite à ma propositionde l’autre jour !… Monsieur Bénédict Masson, j’ai confiance envous !… je vous dis tout ! (Oh ! ce que les femmespeuvent mentir !) Venez à mon secours !… Si je romps avecle marquis… non seulement je perds la petite pension qui nous faitvivre, mais je suis sûre qu’il n’hésitera pas à nous mettre à laporte !… Or, nous ne pouvons quitter notre domicile del’Île-Saint-Louis sans une véritablecatastrophe ! »

Là-dessus, un silence. Cette fois, nousy voilà ! Il est toujours dangereux de quitter un endroitencore tout chaud d’un assassinat ! Un cadavre laisse souventdes traces, même quand on l’a fait passer par un poêle ! Lachronique judiciaire ne nous en apporte que trop d’exemples !…Ainsi pensai-je, car enfin, pendant qu’elle m’entretenait de cettenouvelle histoire à laquelle je ne m’attendais pas, je ne songeaisqu’au drame, moi, que j’avais vu, et dont elle avait l’air de neplus se souvenir !… Mais, comme on dit au Palais, nous allonsentrer dans le vif du débat, si tant est que l’on puisses’exprimer ainsi en parlant d’un mort… Eh bien, je me suis encoretrompé ! Gabriel, ni de près, ni de loin, ne fera les frais decette conversation. Christine, en effet, continue,attristée…

« Oui, une véritable catastrophe…pour nos travaux ! Nous ne pouvons les transporterailleurs… cela est impossible, matériellement et financièrement… Ceserait la fin de tout !… Ce serait la fin de trois vies,et peut-être davantage ! »

Alors, c’est bien vu, bienentendu ? De Gabriel, pas question ! Elle s’imagine queje ne sais rien… Tout de même, elle sait, elle, et cela ne sembleaucunement la préoccuper ! Après tout, qu’est-ce que jem’imagine ? Elle ne pense peut-être qu’à cela, avec sa figurevermeille et cette parure de clarté !… Alors, unmonstre ?… Pourquoi pas ?… Avec elle je navigue du ciel àl’enfer avec une rapidité d’onde hertzienne. Nous sommes deuxmonstres, bien faits pour nous entendre…

« Si je vous comprends bien, vousme demandez d’accepter tout de suite d’être quelque chose comme lebibliothécaire-relieur de M. le marquis de Coulteray, et celaparce que vous craignez de rester seule avec lui !…

– C’est cela, monsieur !… vousvoyez la confiance…

– Parfaitement ! laconfiance !… la confiance !… Compris !… Mais lemarquis, lui, ne pourra me voir venir que comme unennemi !…

– Non ! car j’ai posé mesconditions !… Il vaut mieux que vous sachiez tout… Je voulaispartir… enfin je faisais celle qui voulait partir… ne plus revenirchez lui !… Il m’avait dit des choses qui m’avaient déplu… Ilest très grand seigneur… extrêmement poli et parfois incroyablementaudacieux… Il a pu croire que je ne reviendrais plus !… Il m’asuppliée… Je lui ai dit que je ne resterais que si, désormais, il yavait un tiers entre nous… Il a accepté… La chose s’est passée toutrécemment… ce matin même… et je suis venue vous voir… j’ai pensé àvous tout de suite…

– Oui, comme à un vieil ami, commeà un frère… je sais !… Mais la marquise, demandai-je tout àcoup, qu’est-ce qu’elle fait dans tout cela ?

– Dans tout cela, réponditChristine en fronçant ses beaux sourcils, dans tout cela, lamarquise m’a suppliée de rester, elle aussi ! »(C’est toujours ainsi, pensai-je.)

Chapitre 6La marquise de Coulteray

Christine me conduira où elle voudra.J’accepte tout ce qu’elle me propose. Je suis le dernier deslâches, car maintenant je sais pourquoi elle est venue me trouver,elle, et pourquoi il me subira auprès d’elle, lui !… je suislaid !….

Je le crois bien qu’ils ont pensé à moitout de suite, quand la nécessité de mettre un tiers dans leurintimité leur est apparue. Ne suis-je pas « le tiers »idéal ? Ni l’un ni l’autre n’auront rien à craindre de mesentreprises, pensent-ils, – mais, entre nous, le monstre n’aime pasqu’on le taquine.

Nous allons bien voir. Laissons-nousconduire, puisque je ne puis faire autrement.

Nous voici tous les deux dans la petiterue qui conduit au quai, la petite rue qui n’est à l’ordinairequ’un courant d’air et qui, ce matin, est ravagée par un vent quinettoie furieusement toute l’île des scories de la nuit !Ah ! poussière des nuits ! odeur funèbre ! Autant enemporte le vent ! Je ne vois plus, moi, dans le vent, que lesjambes de Christine gantées de soie, tapant leurs petits talonsLouis XV sur le vieux pavé du roi – « sous tes souliers desatin – sous tes charmants pieds de soie – moi je mets ma grandejoie – mon génie et mon destin ! »

Elle a encore bien grande allure, cettedemeure décrépite qui se dresse devant nous comme une ombrefastueuse du passé… L’hôtel Coulteray est assurément, avec l’hôtelLauzun, l’un des plus beaux de l’île, sinon le plus beau, en toutcas l’un des mieux conservés dans sa vieillotterie, celui qui a étéle moins retouché par nos architectes modernes… Nous avons pénétrésous la voûte, que ferme l’énorme porte cloutée à double vantail,par un portillon derrière lequel nous avons trouvé un noblevieillard (coiffé d’une casquette galonnée) qui semblait nousattendre. Le portillon rendit derrière nous un bruit sourd et nousentrâmes dans une ombre lourde de plusieurs siècles.

Puis ce fut la cour d’honneur queChristine me fit traverser rapidement sur un pavé encadré de mousseoù elle était la seule à ne pas chanceler…

Elle ne me donna point le tempsd’admirer la courbe harmonieuse du perron… nous étions déjà dans lehaut et grand vestibule où nous fûmes accueillis, sortant de je nesais quelle niche, par une espèce de chat humain dont la figure debronze poli, trouée de deux yeux énormes de jade, s’enturbannaitd’une soie immaculée…

« Sing-Sing ! » mesouffla Christine, le petit valet de pied hindou du marquis… untrès gentil garçon et très serviable, mais un peu encombrant, tropsouvent fourré dans vos pattes, ou s’allongeant sur une corniche,se balançant au-dessus d’une porte « histoire de vous fairepeur, pour rire »… « Chassez-le en claquant dans lesmains, comme pour un petit animal qu’il est… Sauve-toi,Sing-Sing ! »

Sing-Sing nous quitte et en trois bondsva rejoindre une sorte de niche rembourrée, qui tient de lacorbeille et de la guérite où, sous des couvertures, il attend desordres en méditant ses petites farces.

Christine a poussé une porte, noustraversons plusieurs salons aux incomparables boiseries, auxvieilles dorures, aux meubles garnis de housses laissant passerleurs pieds écaillés… Ah ! glorieux passé ! glorieux etintact passé ! Mais pourquoi, tout à coup surgie, dans lecadre d’une porte au trumeau Louis XV, cette statue du Pendjab, cethercule indien qui froidement nous salue en nous ouvrant, d’ungeste auguste, la porte de la bibliothèque ?

« Celui-ci, dit Christine, c’estSangor, le premier valet de chambre du marquis, son domestique deconfiance. Sangor le fait un peu à la divinité. Il a toujours l’airde sortir d’une conférence avec Bouddha… et il vous apporte unverre d’eau sucrée comme s’il vous faisait présent de tous lestrésors de Golconde. Faire bien attention à lui… On le prendraitfacilement pour une brute et je le crois très intelligent. On nesait jamais s’il vous comprend, mais il vous devine !Avec cela, fort comme une cariatide !

– Mais il n’y a donc que des domestiquesindiens, ici ?

– Non, vous avez déjà vu leportier, il est Français. C’est le seul. La domesticité de lamarquise est anglaise. Les gens du marquis sont indiens… Vous savezqu’il s’est marié là-bas en Hindoustan…

– Oui, je sais… Mais dites-moi,elle est prodigieuse cette bibliothèque, vous n’avez rienexagéré.

– Je n’exagère jamaisrien !… »

Dans cette bibliothèque pâle, pâle, auxvieux bois effacés, aux moulures effritées derrière des treillisdédorés et légers comme les premiers enlacements d’une corbeilledestinée au boudoir d’une coquette… il y avait là des milliers etdes milliers de volumes dans leurs reliures centenaires… Sur lestables, sur les lutrins, je soupçonnai, du premier coup d’œil, desmerveilles…

« Vous verrez ! vousverrez ! me dit Christine… il y a là des livres sansprix ! des autographes rarissimes comme n’en possède pasl’Arsenal : tenez, dans ce coffret fleurdelisé, voici le livred’heures de Blanche de Castille qu’elle légua à son petit saint defils… Lisez : « C’est le psautier de Mgr Loys, lequel futà sa mère » ; il provient des trésors dispersés de laSainte-Chapelle ; puis la bible de Charles V, portant de lamain même du roi : « Ce livre à moy, roy deFrance »… et ce missel dont chaque feuille est encadrée d’uneincomparable guirlande due au pinceau du « maître auxfleurs », ce grand artiste dont on ignore le nom… Ah !cher relieur d’art, mon voisin, quels trésors pour vous ici,quelles inspirations… Voici encore, dans ce coffret, la lettred’amour de Henri IV embrassant « un mylion de fois » lamarquise de Verneuil… Le marquis veut faire un recueild’autographes s’il trouve un relieur digne de les réunir.Tenez-vous bien, monsieur Bénédict Masson. »

J’étais transporté. Il n’y avait plus enmoi que l’artiste… l’amoureux lui-même semblait avoir fui… quand,tout à coup, dans cette grande pièce pâle où glissait une lumièreavare, je sentis que le drame (que j’avais oublié un instant)pénétrait avec cette figure de rêve, emmitouflée de fourruresblanches, qui s’acheminait vers nous… quel drame ?… celui d’àcôté que j’avais vu, en partie, se dérouler sous mes yeux ?…celui d’ici que je ne connaissais pas encore ?… Peut-être bienles deux à la fois.

Oui, quand je me rappelle cette premièreheure singulière, passée dans le vieil hôtel de Coulteray, ce quidomine en moi, c’est l’impression que l’un de ces drames pourraitpeut-être un jour s’expliquer par l’autre, en tout cas qu’ilsn’étaient pas étrangers l’un à l’autre… et que ce mur, bâti jadispour séparer l’antique demeure, ne séparait plus rien du toutdepuis que Christine en faisait si facilement le tour.

Qu’y avait-il de vrai dans tout cequ’elle m’avait raconté le matin même ? J’allais peut-être lesavoir de la bouche de ce fantôme pâle qui s’avançait vers nous…c’était la marquise ; je l’avais reconnue, bien qu’ellem’apparût encore plus exsangue que lorsque je l’avais vue pour lapremière fois. Son apparition me plongea immédiatement dans cetteindéfinissable rêverie que nous cause une musique douce et triste,apportée à nos oreilles par une brise lointaine à travers un grandsilence… quel souffle de l’au-delà soulevait cette fragileimage ? Autant Christine semblait la réalisation idéale de lavie, par sa ressemblance avec les plus suaves figures de laRenaissance italienne, autant le visage de la marquise avait un airde songe aux transparences si délicates qu’on eût craint de lesprofaner par l’examen. Je ne me lassais pas de regarder Christine,mais devant cette langoureuse lady, on ne pouvait que baisser lesyeux par crainte de l’effleurer ou peut-être même par pitié…d’autant que cette forme fugitive était éclairée doucement par letriste flambeau d’un regard plein d’inquiétude et dedouleur.

Je pus constater tout de suite quej’étais attendu, car Christine ne m’eut pas plus tôt présenté quela marquise me remercia presque avec effusion d’être venu, et assezhâtivement du reste, comme si elle eût craint d’être surprise…D’une voix qui rappelait le pépiement craintif d’un petit oiseautombé du nid, elle me dit :

« Mlle Norbert nous a parlé devous… Vous êtes le bienvenu… Le marquis a besoin d’un homme commevous pour ses collections, auxquelles il attache un si grand prix…Figurez-vous que Mlle Norbert voulait nous quitter !… C’est sitriste ici !… Elle prendra patience dans la compagnie d’unartiste comme vous ! Moi aussi, j’aime les livres… je viendraivous voir de temps en temps. Je m’ennuie… si vous saviez comme jem’ennuie ! Il faut me pardonner… J’ai été élevée aux Indes,n’est-ce pas ? Il ne faut pas me quitter ! Il ne faut pasme quitter !… »

Là-dessus, elle s’en alla ou plutôt sesauva… disparut au bout de la pièce comme si elle passait à traversles murs, en répétant ces mots : « Il ne faut pas mequitter ! »

Christine ne m’avait donc pas menti. Etc’était peut-être moins pour le marquis que pour la marquisequ’elle restait, et par charité… si elle avait mené une véritableintrigue avec cet homme, elle ne m’en eût certes pointaverti !… elle murmura :

« Pauvrefemme ! »

Nous restâmes un instant silencieux. Àtravers la vitre je regardais le jardin qui s’étendait derrièrel’hôtel et qui me parut un peu négligé, ce qui n’était point pourme déplaire. L’été tout proche paraissait déjà en vainqueur dans lefouillis de verdure et la libre éclosion des fleurs… Je me tournaivers Christine :

« La santé de la marquise me paraîtbien précaire. »

Elle me répondit, en appuyant son frontà la vitre :

« Cela dépend des jours. Parfois onla croirait près d’expirer… et puis, avec quelques bons jus deviande, elle reprend des forces… elle paraît normalealors !…

– Comment, normale ?… Quevoulez-vous dire ?

– Rien… seulement je crois quela marquise a beaucoup d’imagination… Oui, il y a des jours oùelle se croit plus malade qu’elle ne l’est… cela suffit pourqu’elle le devienne tout à fait… »

Et, sans transition, Christinecontinua :

« Ah ! monsieur Masson… jevoulais vous dire une chose… Vous voyez cette petite porte là-bas,au fond du jardin… elle donne sur la rue que nous avons suivie pourvenir jusqu’ici… Elle est à quelque cinquante mètres de chez vous…Il vous serait donc beaucoup plus commode de venir directement icipar cette porte et d’entrer par la porte de la bibliothèque quidonne sur le jardin que de faire le tour par la grande entrée, etd’avoir à attendre la bonne volonté du « suisse », commeon dit encore ici !… Je demanderai donc au marquis qu’il vousen donne la clef !

– Et vous croyez que le marquis ladonnera à un inconnu ?

– D’abord, vous n’êtes pas uninconnu… et puis le marquis ne refusera pas cette clef, du momentque c’est moi qui la demande pour vous ! Seulement, quand vousl’aurez, vous me la donnerez… à moi !

– À vous ?

– Oui, à moi ! Oh !n’ouvrez pas ces yeux étonnés… et qui attestent les plus méchantespensées. Monsieur Bénédict Masson, si j’ai besoin de cette clef, cen’est point pour venir ici en cachette, je vous prie de le croire…c’est pour m’enfuir, si c’est nécessaire ! »

J’en pouvais à peine croire mesoreilles !

« Ce marquis est donc bienredoutable ? fis-je…

– … Vous leverrez ! »

Encore un silence… Je le verrai si jeveux, car, enfin, rien encore n’est décidé, mais cette opinion, jeme garde bien de l’exprimer, la jugeant, du reste, vaine et inutileà cause du peu de cas que je fais de ma volonté en face de celle deChristine… Cependant, je ne puis dissimuler mon inquiétude ;depuis quelques minutes, la marquise et Christine m’ont promenédans une atmosphère tellement incertaine… La fille de l’horlogercomprend mon hésitation :

« Il ne se passe pas autre choseici que ce que je vous ai dit, et qui n’a rien de tout à faitexceptionnel !…

– Le marquis, on ne le verrapas ?

– Peut-être pas aujourd’hui !…J’avais espéré… mais il est encore un peu honteux après la scène dece matin…

– Ah ! c’est cematin…

– Oui, il a voulum’embrasser !… C’est tout ce qu’il y a eu de grave entre nous…C’est pardonnable !…

– Comment donc !

– Et je lui pardonne !… Maisje prends mes précautions pour l’avenir, voilàtout !

– Oui, la clef… la clef… etmoi ! »

Elle a compris mon égarement, et alorsil s’est passé cette chose stupéfiante : elle m’a pris la mainet l’a gardée dans la sienne, comme si cette main lui appartenait,d’un geste qui prenait possession définitivement de ma personne, etm’a dit :

« Soyez mon ami !… Il y alongtemps que je le désire ! »

Longtemps !… Et cependant, quandelle était passée près de moi pendant des mois, des années, ellen’avait pas « remué le sourcil » et son regard étaitresté « glacé dans son lac immobile »… Ah ! pitié,pitié, Christine !… « Ne me fais paspleurer ! » comme disent mes pauvres vers… je suisorphelin… Je suis enfant ! Ne m’attire pas dans ton feu !Rien ne pourrait me retenir ! Et peut-être ne mepardonnerais-tu pas aussi facilement que tu as pardonné aumarquis.

J’étais sans voix et je n’osais bougerde peur d’une catastrophe, d’une bévue de ma part, d’unemaladresse, d’une caresse qui, si humblement se fût-elle présentée,ne pouvait être, venant de moi, qu’une forme de la brutalité…(j’étais payé, je vous le jure, pour savoir là-dessus à quoi m’entenir)… ma main dut cependant la brûler, car elle la quitta soudaincomme on quitte un fer rouge ; cependant à son geste tropprompt, elle trouva une excuse :

« Lamarquise ! »

Moi, je n’avais rien entendu. Lesfourrures blanches étaient en effet revenues… Elles étaientderrière nous, enveloppant une figure inquiète et souriante etlointaine, comme un vieux pastel.

« Vous nous restez, monsieurBénédict Masson ? »

Oui, oui ! je leur reste !… jeleur reste ! Elles peuvent bien êtretranquilles !

Chapitre 7Le marquis

1erjuin. –J’ai vu le marquis ; c’est un bon vivant. Maisauparavant, j’avais vu ses portraits. C’est une anecdoteassez bizarre qu’il faut que je rapporte ici, car elle a été pourmoi l’occasion de la première lueur projetée sur la singulièreintellectualité de la marquise.

Christine n’était pas là et j’étaisassez embarrassé de ma personne ; c’était la seconde fois queje venais sans rencontrer âme qui vive, car je ne compte point pourdes âmes le petit chat Sing-Sing et la cariatide Sangor ; jen’osais encore toucher à rien, et pour calmer mon impatience,j’essayai de fixer mon attention sur quatre portraits représentantle père, le grand-père, l’arrière-grand-père et le trisaïeul de monhôte, enfin toute la série des Coulteray jusqu’à Louis XV… Lesautres se trouvaient, paraît-il, dans la galerie du premier étage…Mais ceux-ci me suffisaient pour le moment.

Ces quatre images me présentaientl’histoire du costume masculin en France pendant une période decent cinquante ans, avec cette particularité bizarre que cesdifférents accoutrements semblaient habiller le même personnage,tant les Coulteray se ressemblaient de père en fils.

Il n’était point jusqu’aux manières,jusqu’au ton, si j’ose dire, qui ne se répétassent ; bref,sous les dentelles et les basques de l’habit Louis XV, sous lacravate à la Garat, l’habit et les guêtres à l’anglaise de l’an IX,sous la redingote à large collet du temps de Charles X, sousl’habit à la française du Second Empire, on retrouvait le mêmeCoulteray haut en couleur, au nez fort, à la bouche charnue, maisdont le dessin ne manquait point de finesse, aux yeux d’un feubizarre et troublant, à la mâchoire dure, au front un peu étroit,mais volontaire, souligné de sourcils réunis à leur racine, et, surtout cela, un grand air d’audace un peu insolente qui semblaitdire : le monde m’appartient !

La vision que j’avais eue du marquisactuel, au fond d’une voiture rapide, avait été trop fugitive pourque je pusse dire qu’il continuait d’aussi près que les autres laressemblance avec le trisaïeul. Je prononçai touthaut :

« Ici, manque le portrait deGeorges-Marie-Vincent. »

Or, j’avais à peine fini d’exprimer mapensée que, derrière moi, une voix se fitentendre :

« Il y est ! »

Je me retournai.

La marquise était là, toujoursgrelottant dans ses fourrures… je m’inclinai.

« Vous ne le voyez pas ?demanda-t-elle.

– Où donc ? fis-je un peuétonné de l’air dont elle me disait cela… car elle paraissaitparler comme dans un rêve, et ses yeux étaient immenses…

– Où ? maislà !… »

Et du doigt elle me désignait les quatreportraits.

« Lequel ? interrogeai-jeencore, et de plus en plus stupéfait.

– N’importelequel ! » me répliqua-t-elle dans unsouffle.

Et, comme vaincue par un grand effort,elle se laissa glisser dans un fauteuil.

C’est là-dessus que la porte s’ouvrit etque le marquis fit son entrée.

Je ne sais s’il vit sa femme. Je croisqu’il ne l’aperçut pas. Elle était placée de telle sorte qu’ilpouvait très bien ne pas la voir. En tout cas, elle ne fit aucunmouvement. Elle resta tapie dans son coin, comme une petite bêteblanche, peureuse, retenant son souffle…

Dès que je vis de près le marquis, jecompris ce qu’elle avait voulu dire avec son « n’importelequel ». C’était vrai qu’il ressemblait à n’importe lequel deceux qui étaient alignés sur le mur.

« Ah ! monsieur Bénédict Masson,sans doute !… Oui ! Eh bien, je suis on ne peut plusheureux de vous rencontrer ! Mlle Norbert m’a souventparlé de vous, et je suis tout à fait votre obligé puisque vousvoulez bien me consacrer un peu de votre temps !… Vous verrezque vous aurez de quoi l’occuper ici !…

« Ah ! vous étiez encontemplation devant les Coulteray ! C’est un spectacle qui envaut bien un autre ! Croyez-vous qu’ils n’ont pas l’air des’ennuyer, les gaillards ! De fait, ils ont toujours eu unetrès mauvaise réputation… Je ne leur en veux pas pour cela !…Une belle lignée, n’est-ce pas, monsieur ?… Et toujours fidèleà son roy. Vous connaissez notre devise : « Plus quede raison ! »

« Belle devise ! toujours plusque de raison, dans le bien comme dans le mal, à la guerre commedans les plaisirs ! Je parle du temps où il y avait desplaisirs !… Ces gaillards-là ont connu ce temps-là !… Jeles envie !… Aujourd’hui, nous n’avons plus que quelquesdistractions, et encore on ne peut même plus chasser !… Vousimaginez-vous Georges-Marie-Vincent se faisant la main comme sontrisaïeul en abattant un couvreur sur un toit ?… Non, n’est-cepas ? Ni moi non plus ! tout de même, dans ce temps-là,il ne s’est pas trouvé un garde champêtre pour lui dresserprocès-verbal !…

« Ah ! c’était un type queLouis-Jean-Marie-Chrysostome, premier écuyer de Sa Majesté !…nous avons fait du beau !… nous avons fait du beau !…Monsieur, nous sommes maudits dans tous les manuels de l’histoirede France, rédigés par les francs-maçons d’aujourd’hui… parce queles francs-maçons d’autrefois !… nous avons tous été plus oumoins francs-maçons… je me rappelle – la chose est arrivée à mongrand-père, qui était le premier gentilhomme de la chambre de LouisXVIII – je me rappelle que ce soir-là on a bienri… c’était un soir d’initiation, mon arrière-grand-père apassé « pour de bon » son épée à travers le corps del’initié qui avait tenu, en ville, des propos fort désagréablespour l’honneur d’une dame qui avait celui d’être à la fois lamaîtresse de Sa Majesté et de mon bisaïeul : « Ça,c’était une épreuve. » Le pauvre garçon en est mort,comme de juste ; et il y a eu contre Marie-Joseph-Gaspard unelevée de truelles. Il ne s’en est pas plus mal porté, comme vousvoyez !… »

Et, en prononçant ces derniers mots, ilse tournait vers moi, de telle sorte que, ma parole, on ne savaitau juste de qui il parlait quand il disait ce « comme vousvoyez »… du portrait de Marie-Joseph-Gaspard ou delui-même !…

Et il riait, il riait de tout son cœuret de toute sa bouche aux dents éclatantes, aux canines aiguës…Ah ! c’était un homme de belle humeur, et qui devait boire secet manger saignant…

« Vous avez remarqué comme nousnous ressemblons tous ?… Ah ! on continue lalignée… » (M’est avis que ce jour-là le marquis avait dûboire, pour faire honneur à sa devise ! « Plus que deraison ! » – plus aequo, comme nous disons enlatin). En tout cas, celui-là était sans mystère… et ne vousdonnait point comme la marquise « des idées de fantôme »,pour parler comme les bonnes femmes…

Et il nous planta là, cependant queSing-Sing courait devant lui, ouvrant les portes, et que nousentendions son rire énorme qui semblait la seule chose dans cevieil hôtel endormi.

Puis, tout retomba au silence, touts’effaça à nouveau, et la petite nuée blanche, derrière moi,prononça :

« Ne trouvez-vous pas qu’il esteffrayant ?

– Pas le moins du monde,répondis-je en souriant… je trouve que M. le marquis est enbonne santé…

– Il le peut ! il lepeut ! dit-elle dans un souffle… C’est justement ce queje vous disais : « Il est effrayant de bonnesanté ! »

Ce qu’elle me disait, je le comprenaisde moins en moins, et l’air de mystère avec lequel elle me disaitcela me parut tout à fait puéril. Que pouvait-elle vouloir me faireentendre avec ce : il le peut, il lepeut !…

Elle reprit, en remontant d’un gestefrileux sa fourrure sur son épaule nue :

« Avez-vous remarqué que lemarquis, quand il parle des Coulteray, de celui-ci, de celui-là oud’un autre, dit souvent : je ?…

– Mon Dieu, madame, sans doute,dit-il je comme il dirait nous… nous, lesCoulteray…

– Non ! non !… ce n’estpas cela ! il dit : je… je me rappelle… et ainsiil raconte l’anecdote comme si la chose lui était arrivée àlui-même… »

Où voulait-elle en venir ?… Elleavait toujours ses yeux immenses, reflétant une pensée qu’elleétait seule à voir…

« Madame, quand M. le marquism’a dit : « Je me rappelle », il faut évidemmentcomprendre : « Je me rappelle que l’on m’araconté »… Il ne saurait en être autrement… M. le marquisne saurait se rappeler une chose qui s’est passée lorsqu’il n’étaitmême pas né…

– C’est la raison même !…prononça-t-elle avec un soupir… c’est la raisonmême… »

Elle se leva…

« Il est parti tout de suite,expliqua-t-elle, parce que Christine n’était pas là !… Je vousen prie, monsieur Masson, quand Christine est là, ne la quittezsous aucun prétexte… Au revoir, monsieur Masson !… Ah !Sing-Sing était derrière nous, qui nousécoutait !… »

Je me retournai… En effet, le petitsinge indien montrait ses yeux de jade derrière la porteentrouverte… Et je le chassai en claquant des mains, commeChristine me l’avait recommandé.

Avant de me quitter, la marquise metendit la main d’un geste extrêmement las…

« J’ai la plus grande confiance envous, monsieur Masson… Je vous dis des choses… des choses… dontvous ne comprendrez l’importance que plus tard… Christine neveut pas comprendre, elle !… je suis bien heureuse devous savoir ici ! »

Elle glissa, disparut… pauvre petitechose grelottante, par cette belle journée de juin tiède… Par unefenêtre entrouverte, le jardin embaumé entrait dans labibliothèque, comme la vie entre dans un tombeau privé de sa momie…Et ce fut encore de la vie qui entra avec Christine, rayonnante dejeunesse… les joues pourpres, la bouche en fleur…

Elle me donna ses deuxmains :

« Vous ne vous êtes pas trop ennuyésans moi ?… »

Je ne lui répondis pas, qu’eussé-je pului dire ? Qu’il n’y avait de vie pour moi que prèsd’elle ?… Mon cœur tumultueux m’étouffait.

Vit-elle mon trouble ? Oui, sansdoute… Elle ne fit rien paraître en tout cas…

Elle défit son chapeau d’un gesteadorable, de ce geste qui lui était particulier et qui mettaitautour de sa tête la couronne lumineuse de son brasrose…

« Allons travailler ! medit-elle… Eh bien, vous avez vu la marquise ?

– Oui ! Et le marquis aussi…le marquis ne m’a pas l’air bien compliqué… mais lamarquise !…

– Ah ! oh ! cela adéjà commencé !… Racontez-moi ce qu’elle vous adit… »

Je lui fis une narration complète del’entrevue…

« Pauvre femme !soupira-t-elle, elle ne vous a pas paru… un peu… un peufolle ?…

– En tout cas, elle est bizarre…Comment se fait-il qu’elle ait toujours froid ?…

– Je vous dis que c’est une femmepleine d’imagination… elle s’imagine qu’elle a froid… et elle afroid !… Savez-vous son idée ?… l’idée qui la transit…l’idée qui la fait se promener comme une ombre dans cet hôtel de laBelle au Bois dormant… c’est à ne pas croire… et je ne l’aurais pascru si le marquis lui-même ne m’avait pas ouvert les yeux surl’étrange monomanie de sa femme… dont il a été le premier àsouffrir, car il a beaucoup aimé les femmes… Eh bien, mon chermonsieur Masson, la marquise s’imagine que tous les marquis quevous voyez sur la muraille et celui d’aujourd’huiGeorges-Marie-Vincent… c’est le même !…

– Ah !je comprends !… je comprends maintenant !…

– N’est-ce pas ? vouscomprenez son « n’importe lequel » ? qu’elle m’adéjà servi à moi et que j’ai répété au marquis qui m’a toutexpliqué avec une grande tristesse…

– En effet, elle estfolle !

– Oui, pour elle, le marquis LouisXV que vous voyez là, sur le mur, le fameuxLouis-Jean-Marie-Chrysostome… n’est pas mort… pas plus que lesautres !… et le Georges-Marie-Vincent d’aujourd’hui, c’estencore et toujours Louis-Jean-Marie-Chrysostome !… jedis : et toujours ! parce qu’elle est persuadée que,maintenant, il ne peut plus mourir !… à moins… àmoins…

– Àmoins ?…

– Ah ! fit Christine, cettefois, vous m’en demandez trop long… Ce serait entrer dans un ordred’idées que je n’ai pas encore le droit d’aborder avec vous !…Le marquis, que vous voyez si gai, si bon vivant, ne tient pasà ce que l’on connaisse toutes ses misères… Du reste, quand jele vois trop exubérant, je me doute bien qu’il cherche à lesoublier !… Je vous dit qu’il a beaucoup aimé sa femme… et jesuis certaine qu’il l’aime encore… et même qu’il n’aimequ’elle !…

« Il essaie parfois de rire avecmoi de ce qui lui arrive… mais je ne me trompe pas au faux éclat desa raillerie… « Regardez-moi ! me fait-il et dites-moi sij’ai l’air d’un Cagliostro… d’un comte de Saint-Germain… La farceest drôle ! Eh bien, cette idée est venue tout d’un coup à mafemme… et elle ne peut plus s’en détacher !… Jusqu’alors, elleme regardait avec amour… maintenant, elle ne peut plus me voir sansépouvante ! C’est tellement drôle, Christine, qu’il faut queje vous embrasse !… »

« Voilà le genre, cher monsieurBénédict Masson, seulement, moi, je ne veux pas que le marquism’embrasse… parce que, moi, je suis fiancée…

– C’est vrai, vous êtesfiancée !… il y a même longtemps que vous êtes fiancée, jecrois…

– Oui, assez longtemps.

– Et pour longtempsencore ? » osai-je demander.

Elle ne me répondit pas. Elle revint ànotre conversation.

« La marquise est une petiteAnglaise sentimentale, élevée aux Indes, où les théories spiritesles plus extravagantes ravagent les salons de la haute société.Elle a certainement assisté à des séances d’un fakirisme quibouleverse les cervelles incertaines… et la marquise est unecervelle incertaine.

« De plus, elle lit beaucoup !Elle se bourre de romans de « l’au-delà ». D’un autrecôté, le marquis, exubérant de vie, n’a peut-être pas su comprendrequ’il fallait traiter avec la plus extrême délicatesse cettefragilité suspendue entre deux mondes. Bref, la rupture estcomplète aujourd’hui… ou est bien près de le devenir. Il y a deshistoires du Parc-aux-Cerfs ; sur le fameuxLouis-Jean-Marie-Chrysostome qui, comme tous les seigneurs de sontemps, pratiquait plus ou moins l’occultisme. La pauvre petite lesa lues… elle a vu ici les quatre portraits qui sont, en effet, siétrangement ressemblants. Et voilà ! Maintenant vousconnaissez la marquise. Tâchez de la guérir de son idée fixe sivous le pouvez, monsieur Bénédict Masson.

– J’ai encore une question à vousposer, mademoiselle Christine… Est-ce que la marquise estjalouse ?

– Non, pourquoi ?

– Parce qu’elle m’a dit en s’enallant : « Surtout lorsque Christine sera ici, ne laquittez sous aucun prétexte. »

– Oui, je sais pourquoi elle vous adit cela ! La jalousie n’a rien à faire là-dedans, et cela n’aaucune importance… mais, autant que possible, je préfère en effetque vous soyez là quand j’y suis. »

Tout de même Christine ne m’a pas ditpourquoi la marquise m’avait dit cela.

Chapitre 8Où l’on reparle de Gabriel

4 juin. – Si jem’attendais à celle-là !

D’abord, il est bon que l’on sache que« mon aventure » a causé dans le quartier une petiterévolution.

Ce n’est pas sans émoi quel’Île-Saint-Louis a appris que Mlle Norbert me rendait defréquentes visites, et quand on a su que j’accompagnais la fille del’horloger chez le marquis de Coulteray et que nous passions desheures ensemble, en tête-à-tête dans sa bibliothèque (indiscrétiondu noble vieillard à la casquette galonnée, promu à la garde dugrand portail), toutes les boutiques, de la rue Le Regrattier aupont Sully et du quai d’Anjou au quai de Béthune, entrèrent enrumeur. On savait que je ne fréquentais point la messe ; aussiquand on m’aperçut, un dimanche, pénétrant sous les voûtes deSaint-Louis-en-l’Île, sur les talons de la famille Norbert, on enconclut que j’étais un garçon perdu !

Pour tout le monde, l’archiduchesse avecses grands airs, m’avait « réduit à zéro ! ». Ellem’avait pris « sous le charme ». Je n’en mangeais plus,je n’en dormais plus, je n’en parlais plus.

De fait, j’avais deux ou trois foisnégligé de répondre aux questions insidieuses deMme Langlois : événement grave. J’imagine que, dans lemême moment, l’arrière-boutique de Mlle Barescat ne chômait pas etque l’on devait dresser des plans pour me sauver des maléfices de« la famille du sorcier ».

Moi, un garçon si tranquille, si rangé,si ponctuel et qui était toujours si poli avec sa femme deménage !

Mme Langlois s’était juré de meprouver qu’elle existait encore… et voici comment elle yparvint.

Hier, vers les onze heures du matin, jerentrais dans ma chambre, venant de l’hôtel de Coulteray oùChristine n’avait pas paru, ce qui m’avait mis de la plus méchantehumeur du monde, ma conversation prolongée avec le marquis (qui,lui aussi, semblait attendre Christine) n’ayant pu calmer monimpatience… je trouvai Mme Langlois qui devait avoir fini sonménage depuis longtemps, mais qui, inlassablement, lerecommençait.

Je vis tout de suite que la brave femmeavait quelque chose à me dire. La façon dont elle ferma la portederrière moi, dont elle se planta les poings sur les hanches,enfin, toute l’émotion qui la gonflait m’annonçait que j’allaisapprendre du nouveau. Je ne me trompais pas.

« Eh bien, commença-t-elle, elle vaun peu fort, votre princesse !… Vous ne l’avez pasvue ce matin chez votre marquis, n’est-cepas ?…

– Pardon, madame Langlois, pardon…Je pense que c’est de Mlle Norbert qu’il s’agit… Sachez donc, unefois pour toutes, que Mlle Norbert fait ce qu’elle veut… et je vousdirai même que ce qu’elle fait ou ne fait pas ne m’intéresse enaucune façon !… Au revoir, madame Langlois, et rappelez-moi aubon souvenir de Mlle Barescat !… »

La bonne femme devint cramoisie, puispassa au violet foncé, se mordit les lèvres, croisa fébrilement sonfichu sur sa poitrine plate, enfin se dirigea vers la porte… maisavant de me quitter elle se retourna :

« C’était pour vous dire que lebeau jeune homme est revenu ! »

Je ne pus m’empêcher de luidemander :

« Quel beau jeunehomme ?

– Le jeune homme en manteau avecdes bottes et le chapeau à boucle… »

Je sentis que tout chavirait autour demoi… Je balbutiai :

« Celui que…

– Oui, celui dont je vous ai parléun jour chez Mlle Barescat… eh bien, il est revenu !… Lebeau Gabriel est revenu !… »

Je la fixai d’un œil hagard.

Étant tout à fait dans l’impossibilitéde cacher mon émotion, la mère Langlois jouissait amplement del’effet qu’elle produisait.

« Ah ! ah ! vous ne mechassez pas, maintenant !… Ah ! c’est qu’il lui en faut àla petite, vous savez !… Avec ses grands airs… avec ses grandsairs ! »

J’avais envie d’étrangler cette horriblefemme. Je me retenais pour ne point lui sauter à lagorge…

Par un prodigieux effort sur moi-même,j’arrivai à prononcer d’une voix à peu près normale, cependant quej’essuyais la sueur qui me coulait des tempes :

« Vous m’étonnez, madame Langlois…Je savais que ce jeune homme était malade…

– Oh ! il a l’air bien démoli…ça ; c’est vrai mais voilà la bonne saison… avec les soins dela jeune personne, il sera vite rétabli !…

– Vous l’avez vu rentrer chez lesNorbert ?

– Rentrer ?… Non, je ne l’aipoint vu rentrer… ce particulier-là, je vous ai déjà dit que je nesais pas par où il passe, bien sûr ?… On dirait qu’ils lecachent chez eux !… Il est peut-être poursuivi par lapolice !… Je l’ai toujours dit : c’est sûrement unétranger pour être habillé comme ça !… Si vous trouvez quetout ça est naturel… Enfin, je vais dire une chose… Voilà troisjours qu’ils m’ont remerciée…

– Ah ! oui, madame Langlois,ils vous ont remerciée ? Mais alors commentsavez-vous ?…

– Comment je sais !… commentje sais… Quand la mère Langlois veut savoir quelque chose, elleferait la pige à la Tour Pointue, vous pouvez en êtreassuré !… C’est comme je vous le dis ! et je leprouve !… Quand ils m’ont eu fichue à la porte, je m’ai écriéedans mon intérieur : « Celle-là, vous ne l’emporterez pasau paradis !… » Faut vous dire que j’avais remarqué que,du haut d’une lucarne de votre bâtisse, il aurait été facile devoir ce qui se passait chez eux !… Je me l’avais dit plusieursfois… Ce matin, j’ai vu partir ce carabin qui s’en allait à sonécole comme tous les matins… puis ça a été le tour du vieuxNorbert… Je m’attendais à voir sortir à son heure la Christine pouraller chez son marquis, où elle est maintenant tout le tempsfourrée, ça n’est un secret pour personne… pas même pour vous, soitdit sans vous offenser !… mais les minutes, les quarts d’heurepassent : pas de Christine !… Je m’ai dit :« Qu’est-ce qu’elle peut bien faire là-dedans touteseule ?… À moins qu’elle ne mette en train une autre femme deménage ?… Faudrait voir ! »

« Bref, je ne fais ni une ni deux…je grimpe tout là-haut par une petite échelle, j’arrive dans legrenier… Me voilà à la lucarne… Et qu’est-ce que je vois ?… LaChristine et le beau jeune homme qui se baladaient tous lesdeux !… Ils faisaient tout doucement le tour du jardin… Ellel’avait à son bras et lui disait des Gabriel par-ici… des Gabrielpar-là !…

« Lui, il ne paraissait pas aussifaraud que la première fois que je l’avais vu… quand il se tenaitsi droit, si droit qu’on aurait cru qu’il avait avalé un manche àbalai… Il était un peu raplapla… et elle lui parlait doucementcomme quelqu’un qui encourage un malade… ils sont allés s’asseoirderrière l’arbre. Là, il s’est laissé tomber dans le fauteuil debois… et elle… eh bien ! elle l’a embrassé !

– Si c’est un parent… fis-je, lavoix blanche… il n’y a rien d’extraordinaire àcela !

– Oh ! elle ne l’embrasse pascomme un parent, vous savez ! et elle a une façon de leregarder !

– Allons, allons, madame Langlois,ne soyez pas une mauvaise langue. Mlle Norbert est une fillehonnête à la conduite de laquelle on n’a rien àreprocher.

– Oh ! moi, je veuxbien ! moi, je veux bien !… Tout de même, elle ne vous apas raconté que, pendant que vous l’attendiez chez le marquis, ellesoigne si bien le petit parent en question chez elle, un parent quepersonne ne connaît ni d’Ève, ni d’Adam !

– Elle m’en parlera peut-être cetaprès-midi ! Et ne craignez rien, madame Langlois, jem’empresserai aussitôt de vous en faire part, car je vois que l’onne peut rien vous cacher !

– Je crois que vous m’en voulez,monsieur Masson !…

– Moi ?… Et de quoi donc, mabrave femme ! Mais dites-moi, ils sont restés longtemps dansle jardin ?

– Non, pas même une demi-heure…Elle s’est levée la première et elle lui a dit :

« Rentrons ! Papa ne va pastarder à revenir ! »

« Oh ! il est docile… Elledoit, sûr, faire des hommes ce qu’elle veut, cette fille-là !…Elle s’est penchée… elle lui a pris le bras, et ils sont rentréstout doucement en faisant le tour du pavillon, sur la droite… Voussavez que la porte du laboratoire de M. Jacques donne sur lecôté… dans la petite allée, en face du mur… Ils sont rentrés parlà… J’ai encore attendu… Elle est sortie du pavillon au bout d’unquart d’heure environ… et elle est allée s’enfermer tout là-hautdans son atelier !… Quelle drôle d’existence ils ont cesgens-là !…

– Pourquoi ?… Ce jeune hommeest malade… il a pris pension chez celui qui le soigne… et s’il estde la famille…

– Oh ! je suistranquille !… Pour être de la famille, il enest !… »

Là-dessus, pour que je n’aie aucun doutesur l’allusion, Mme Langlois ajoute :

« Et quand on pense que ça se ditfiancée !… Bien du plaisir, monsieur Masson ! À propos,vous me donnerez quelques sous pour acheter du « brillantbelge »…

Et elle est partie,triomphante…

Ainsi Gabriel n’est pas mort !… Ehbien, pour Christine, j’aime mieux ça !… !

Il faut donc en conclure que, suivantl’expression de la mère Langlois, ce jeune homme avait étésimplement démoli… et ce sont les soins de Christineet de Jacques Cotentin qui l’ont sauvé.

Dès la nuit même de l’affaire, leprosecteur avait dû rassurer Christine et le père Norbert lui-mêmesur les suites de l’accès de rage qui avait jeté comme foul’horloger sur son hôte mystérieux…

Ce n’est pas un cadavre que dans la nuitdu lendemain on avait descendu sous mes yeux, dans une couverture,mais un malade, un démoli auquel on avait dû faire lespremiers pansements dans la chambre de Christine, et que l’on avaittransporté dès qu’on l’avait pu, chez le prosecteur, où il étaitencore !…

Et moi. je m’étais imaginé des choses…J’avais respiré une odeur !…

L’esprit va loin sur la mauvaise route…Ce n’est pas la première fois que je m’en aperçois depuis…Henriette Havard… et les autres… toutes les autres qui ne sont pasrevenues… Je suis porté à voir des drames partout… alors que, leplus souvent, il n’y a que de la comédie !…

Ce que je venais d’apprendre n’éclairaitpoint les ténèbres qui entourent ce singulier personnage deGabriel, ne me renseignait point sur sa présence dans l’armoire,sur la façon dont il pénètre chez les Norbert, ni sur l’attitude detoute la famille à son égard… Mais au moins Christine, que j’avaisvue si tranquille au lendemain du drame ne m’apparaît plus comme unmonstre inexplicable, comme une poupée sans cœur et sans pitié,comme une froide figure de beauté que j’adorais quandmême, mais à laquelle je ne pouvais songer, dans le moment queje n’étais point sous le joug de son regard, sans une déchirantehorreur !…

Tout cela est très bien ! trèsbien !… Seulement !… seulement Gabriel vit et ellel’aime !…

Ah ! que mes lèvres brûlaient quandje l’ai revue cet après-midi… comme j’étais près de lui dire :« Eh bien, Gabriel va mieux ? » Mais je me suis tuau bord de l’abîme… Oui, j’ai senti nettement que ce mot-là,« Gabriel », je n’avais pas le droit de leprononcer !… C’est son secret !… le secret de soncœur ! comme on dit dans les romans… c’est son roman… Et moi,je suis hors de son roman… je suis hors de son cœur… Je suisseulement près d’elle… Si je veux rester près d’elle, tâchonsd’oublier Gabriel !…

Elle est toute joie… Ainsi s’explique lerayonnement de ces derniers jours… Gabriel va mieux, Gabriel sort àson bras dans le jardin… Tâchons d’oublier Gabriel !…Hélas ! je ne pense qu’à lui ! Heureusement que le dramed’ici me reprend avec une certaine brutalité…

Nous nous trouvions, Christine et moi,dans la petite pièce que l’on a mise à notre disposition au fond dela bibliothèque, quand nous vîmes arriver la marquise dans uneagitation qui faisait pitié… Sing-Sing accourait derrière elle…Elle murmura, comme si le souffle allait luimanquer :

« Chassez cette petite bêteimmonde !… »

Je chassai Sing-Sing, qui ne protestapas…

« Que vous a-t-il fait,madame ? demandai-je… Vous devriez vous plaindre aumarquis. »

Elle eut un pâle sourire.

« Sing-Sing ne me fait rien que deme suivre partout, et il n’y a rien là que je puisse apprendre aumarquis… »

Elle était en proie à un tremblementsingulier, des plus pénibles à voir. Elle se tourna du côté deChristine :

« Je vous en supplie, fit-elle,protégez-moi !… Vous qui avez de l’influence sur le marquis,dites-lui qu’il faut me laisser en paix… que ma pauvre têtes’égare… et que ce docteur finira par me rendre tout à faitfolle !…

– Quel docteur ? »demandai-je.

À ce moment, la porte de notre cabinets’ouvrit et la cariatide de bronze apparut dans l’embrasure…L’hercule indien courbait la tête et les épaules comme s’ilsoutenait toute la maison :

« M. le marquis fait prierMadame la marquise de se rendre dans ses appartements, où ledocteur l’attend. »

Je regardais la pauvre femme ; elleclaquait des dents… Rodin, pour sa porte de l’enfer, n’a pasinventé une figure où l’effroi de ce qui va arrivercreusât des rides plus cruelles… Ravagée par l’épouvante, elle nousregarda tour à tour éperdument… En vérité, je ne savais quellecontenance tenir, ignorant en somme de ce dont il était question…Mais toute ma pitié allait à cet oiseau blessé qui cherchait unrefuge…

Christine lui dit avectristesse :

« Allez, madame, vous savez bienque c’est pour votre santé ! »

Elle entrouvrit ses lèvres exsangues,mais les mots ne sortirent point… Elle tremblait de plus en plus…Elle me regarda de ses yeux immenses et glacés…

« Mon Dieu ! fis-je, monDieu !… »

Je ne trouvais pas autre chose àdire.

Sangor répéta encore sa phrase… lesépaules de plus en plus courbées, comme si, sous le poids, ilallait laisser choir toute la bâtisse… et, plus il était courbé,plus il paraissait formidable dans son épaisseur musclée. Enfin,comme cette scène semblait ne devoir pas avoir de fin, l’hercule sedéplaça, se courba encore, allongea vers la marquise un brasredoutable. Celle-ci fut debout en une seconde statuette del’horreur, devant cette statue de la force, et ils disparurent tousdeux, tandis que l’on entendait rire Sing-Sing derrière les portesrefermées.

Ce que je venais de voir m’avait brisé.Certainement si je n’avais vu Christine si calme, je seraisintervenu. Comme je la regardais et qu’elle ne disaitrien :

« Mais enfin ! m’écriai-je,vous, vous savez ce qu’on va lui faire ! Pourquoi cetteépouvante ? Quel est ce docteur dont la seule évocation sembleépuiser sa vie ?

– Sans ce docteur-là, elle seraitdéjà morte ! répondit Christine. Vous la verrez dans huitjours, elle ne sera plus reconnaissable ! Aujourd’hui, cen’est plus qu’une ombre ! Elle est sans forces… sanscouleurs ! Vous serez stupéfait de la voir agir à nouveau avectous les gestes de la vie et toutes les grâces de lajeunesse.

– Qui donc est cet homme quiaccomplit un pareil miracle ?

– C’est un médecin hindou qui a unegrande réputation en Angleterre et qui vient souvent à Paris, où ila aussi son cabinet, avenue d’Iéna… oh ! il est bien connu…Vous avez dû en entendre parler… le docteur Saïb Khan…

– Oui, je crois… N’a-t-on paspublié dernièrement son portrait dans le RoyalMagazine ?…

– Parfaitement, c’estlui !…

– Et qu’est-ce qu’il luiordonne ?

– Oh ! la chose la plusnaturelle du monde… des sérums… des jus de viande…

– Et pour que la marquise prenne unpeu de viande, on a besoin de faire venir le docteur Saïb Khan,qu’elle a en si profonde horreur ? Vous m’avouerez, Christine,que tout cela est de plus en plus incompréhensible…

– Pourquoi donc ?… Si vous lavoyez dans cet état, c’est qu’elle se refuse à prendre quoi que cesoit avec une obstination qu’on ne retrouve que chez les grévistesde la faim !… Or, Saïb Khan est le seul qui puisse la fairemanger !

– Comment cela ?

– Il l’hypnotise !… Vousconnaissez son système… on en a assez parlé… Agir sur l’esprit pourguérir la matière !… Ça n’est pas une nouveauté, mais l’Indepossède depuis des siècles une thérapeutique de l’esprit auprès delaquelle la science de nos Charcots modernes est un balbutiementd’enfant nouveau-né… Évidemment, quand Saïb Khan a affaire à unecliente difficile comme la marquise… une cliente qui se refuse… ildoit agir avec une brutalité psychique dont je n’ai même pas uneidée et qui, à l’avance, anéantit la pauvre femme… Vous comprenezmaintenant pourquoi son égarement ne me donnait que de latristesse… pourquoi j’encourageais la malheureuse… pourquoi je luidisais que « c’était pour sonbonheur ! »…

– Et tout cela parce qu’elles’imagine qu’elle est mariée à… »

Christine me regardafixement.

« Mariée à qui ?… Dites toutevotre pensée, insista-t-elle.

– Eh bien, mariée à un phénomènequi est plus fort que la mort… Est-ce biencela ? »

Elle hocha la tête d’une façon qui ne mesatisfit qu’à moitié. J’insistai à mon tour :

« Tout cela ne tient pas debout…Elle pourrait s’imaginer cela et ne pas se laisser mourir defaim !

– Qu’est-ce que vous voulez que jevous dise ?… Qu’est-ce que vous voulez que je vousdise ? »

Je repris, au bout d’uninstant :

« Si je vous entends bien, ce SaïbKhan ne peut la guérir que pour quelquessemaines… »

Sans me regarder, Christine merépondit :

« Hélas ! Il est étrangemême de voir avec quelle régularité de pendule la marquise glissede la vie à la mort pour remonter de la mort à la vie etredescendre ensuite ! Au bout d’un certain temps, chezelle, l’idée réapparaît, qui finira par la tuer si on ne l’enguérit pas… Le marquis n’a plus d’espoir qu’en SaïbKhan.

– En dehors de l’idée, pour tout lereste, elle est lucide ?

– Très lucide et mêmeremarquablement intelligente.

– Alors il est inimaginable quel’on ne puisse lui faire toucher du doigt l’absurdité de sonidée !… je dis bien toucher du doigt… car enfin, pour tous cesCoulteray, depuis Louis-Jean-Marie-Chrysostome jusqu’àGeorges-Marie-Vincent, on a bien dressé des actes de naissance etde décès… des actes authentiques ?

– Pas pour tous ! et c’estbien là ce qui fait le malheur du marquis… Il y a deux Coulterayqui sont morts assez mystérieusement à l’étranger… vous savezqu’ils étaient grands coureurs d’aventures… Certains sont nés àl’étranger et il est exact que certains papiers ne sont pas d’uneauthenticité absolue, mais vous savez qu’aux deux siècles passés,c’était là chose courante, même en France, et que les naissances,les mariages, les morts étaient prouvés, surtout dans les grandesfamilles, moins par des documents que l’on négligeait d’établir ouque les révolutions avaient pu faire disparaître que par letémoignage des contemporains… La marquise est au courant de cetteparticularité… On n’a pas pu lui prouver la mort des Coulteray, nileur naissance… d’une façon formelle à ses yeux… car j’ai toutesses confidences… et le marquis, d’autre part, a mis à madisposition tous les documents dont il disposait… Voilà où nous ensommes… C’est inimaginable…

– Mais enfin, si elle était sained’esprit… comment la première idée d’une chose pareille luiest-elle venue ?…

– La première idée… la premièreidée… Mon Dieu ! mon cher monsieur Bénédict Masson, jene pourrais pas vous dire… je n’en sais rien,moi !… »

Il y avait de l’hésitation dans saréponse… Sans doute avais-je fait, sans le savoir, allusion àcette autre chose dont elle ne m’avait encore rien dit etqui était au nombre de ces grandes misères dont le marquis nefaisait point part à tout le monde et dont, au surplus, ilparaissait fort bien se consoler…

Pendant toute la fin de cetteconversation, Christine avait eu la tête penchée sur un ouvrage deciselure assez délicat et semblait très absorbée par le trait queson stylet creusait, avec une aisance singulière, dans la plaquetoute préparée… Je me penchai au-dessus d’elle, pourvoir.

« C’est pour vous que je travaille,fit-elle de sa voix harmonieuse et calme… Vous incrusterez cetteplaque dans votre reliure des Dialoguessocratiques… »

Alors je reconnus certain profilapollonien, l’œil fendu en amande, le dessin de la bouche, l’ovaleparfait du type qui avait peut-être été celui d’Alcibiade ou dequelque autre disciple se promenant sous les ombrages du dieuAcadémos, mais qui ressemblait « comme deux gouttesd’eau » à Gabriel…

Chapitre 9Dorga

8 juin. –Christine avait encore raison. J’ai revu la marquise. Elleest méconnaissable.

Trois jours ont suffi pour cettetransformation. Maintenant, c’est bien une personne vivante. Entout cas, elle semble reprendre goût à la vie…

Elle sort… ou on la sort envoiture découverte, une voiture attelée… Elle adore, paraît-il, leschevaux… Elle revient du Bois les joues fleuries… Son regardcependant est toujours triste, inquiet, mais le sang circule ànouveau dans ses veines… L’esprit est toujours malade… mais lecorps va mieux…

Elle sort avec sa dame de compagnieanglaise… Sangor conduit. Il a à côté de lui Sing-Sing… Elle nereçoit jamais de visite… Christine me dit que c’est elle qui neveut recevoir personne… Elle refuse d’aller dans le monde… Et lemonde n’insiste pas… Le bruit a commencé à se répandre que lapauvre jeune femme n’avait pas une cervelle très, très solide… Sessilences, ses bizarreries… son air de plus en plus lointain ontdétaché d’elle, peu à peu, toute la société du marquis.

Dans les premiers mois de son retour enFrance, le marquis a donné quelques fêtes dans son hôtel et puistout ce mouvement qui ressuscitait le quai de Béthune a cessé assezbrusquement. On plaint Georges-Marie-Vincent.

Néanmoins, ses amis se félicitent qu’ilait « pris le dessus » sur ses malheursdomestiques.

Je tiens naturellement tous ces détailsde Christine. Elle est très renseignée.

« Le sang des Coulteray est plusfort que tout ! me dit-elle. Ils en ont vu biend’autres !… Un petit bourgeois serait écrasé par cetteinfortune. Lui, il prend des maîtresses. Il aurait voulu me mettredans sa collection… ça n’a pas réussi. Il est déjà consolé, ou dumoins je l’espère. Je ne suis, je ne puis être que son amie etl’amie de la marquise… ils ont besoin de moi entre eux deux. Vousavez le secret de ma situation ici. »

Sur ces entrefaites, le marquis estentré, un flacon et des gobelets d’argent à la main. Ses yeuxbrillaient.

« Il faut que je vous fasse goûter,dit-il, ce que Saïb Khan vient de trouver pour la marquise. Elle ya goûté. Elle a déclaré cela excellent ! Je vous crois, ondirait du cocktail !… Et savez-vous ce que c’est ? Unmélange de sang de cheval, d’hémoglobine, de je ne saisquoi !… Goûtez-moi cela, je vous dis !… aucune fadeur… aucontraire… une saveur capiteuse… et chaud à l’estomac comme unvieil armagnac ! Ça réveillerait un mort !… Et ça vousdonne un appétit ! »

Nous bûmes. C’était, en effet, tout ceque disait le marquis.

« Avec cela, ma petite Christine,nous la remettrons debout en quinze jours !… »

Il se tourna vers moi :

« Vous étiez là quand on est venula chercher pour le docteur ?… Christine vous araconté ?… Vous êtes un ami… La pauvre enfant ! sinous pouvions la sauver !… Bah ! que le corps se portebien et la tête ira mieux !… »

Il s’est frappé le front et s’en estallé avec son flacon et ses gobelets, enchanté,rayonnant !…

« C’est chaque fois la mêmechose ! me dit Christine… chaque fois il s’imagine que safemme est sauvée ! En attendant, il va aller ce soir rejoindresa Dorga !

– Sa Dorga ?

– Oui, la danseusehindoue !…

– Décidément, il a beau en êtrerevenu, il ne sort pas de l’Inde, cet homme-là !…

– Il l’a ramenée de là-bas en mêmetemps que sa femme…

– Vous m’aviez dit qu’il adorait lamarquise !

– Êtes-vous naïf !… UnCoulteray peut adorer sa femme et avoir dix maîtresses… Celle-cilui fait honneur… elle fait courir tout Paris… »

9 juin. – J’ai vuDorga… Oui, moi qui ne sors pas le soir dix fois par an, j’ai eu lacuriosité d’assister aux danses de la belle Hindoue… Je suis alléau music-hall. Il y avait, comme on dit dans le jargon descommuniqués de théâtre, une salle« resplendissante ».

Je m’attendais à une petite danseusedemi-nue, avec quelques bijoux sur la peau, des disques aux seins,une ceinture de métal et de lourds bracelets aux chevilles ;je m’attendais encore à quelques déhanchements rythmés dans undécor de pagode, enfin « le genre » si ennuyeux qui adébarqué en Europe avec la dernière exposition. J’ai vu apparaîtreune superbe créature, au teint à peine ambré, dans une toilette degala à la dernière mode.

Mâtin ! le marquis aime lescontrastes ! La marquise et Dorga, c’est le jour et la nuit,un jour blême, à son déclin, à son dernier rayon sous un ciel dunord au crépuscule anémique, et voici la nuit chaude, brûlante,fabuleuse où flambent tous les feux de l’Orient ; mais plusque les bijoux qui l’étoilent, plus que la ferronnière quiétincelle sur son front dur, éclatent les yeux de cruelle voluptéde Dorga.

L’Orient dans une robe de la rue de laPaix, les jambes de la déesse Kali dans des bas de soie et dansantun shimmy que l’on écoute dans un silence oppressé.

Après la dernière danse, quand la salleput respirer, une foudroyante acclamation a attesté la satisfactiondes spectateurs qui « en voulaient encore »… Mais labelle danseuse avait disparu, assez méprisante, et ne revintplus…

Les lumières jaillirent sur les visagespâles ou cramoisis, au gré des tempéraments, et j’aperçus lemarquis, écarlate, qui sortait d’une loge avec SaïdKhan…

Il daigna mereconnaître :

« Vous avez vu ? me jeta-t-il…hein, vous avez vu ?… Quellemerveille !… »

Et, à ma grande stupéfaction, il me pritsous le bras :

« Allons laféliciter !… »

Je me laissai entraîner. Nous fûmesbientôt dans sa loge, assiégée, mais qui ne s’ouvrit que pour nous…Cette fois, elle était demi-nue au milieu des fleurs.

Le marquis me présenta :

« M. Bénédict Masson, un grandpoète ! »

Je ne protestai pas… J’eusse étéincapable de dire un mot. Je la regardais à la dérobée,honteusement et l’air mauvais… un air que je prends souvent avecles femmes pour masquer ma timidité. Quant à elle, elle m’avaitjeté un coup d’œil dans la glace et ne s’était même pas retournée…Quelques vagues paroles de politesse. Elle devait me trouver trèsmal habillé. Elle réclama du champagne, passa derrière un paravent,et je m’enfuis, la tête chaude, les oreilles sonnantes…

Je me sentais une haine farouche pour lemarquis… et pour tous les hommes riches, qui n’ont qu’à se baisseret à se ruiner pour ramasser de pareilles femmes !…

Et moi ! moi ! qu’est-ce quej’aurai jamais ?… L’image de Christine en moi… charmante etsubtile effigie !…

Ah ! Seigneur Dieu ! j’aienvie de me tatouer la peau comme un colonial… comme un« joyeux »… Un cœur avec une flèche, et, autour :« J’aime Christine !… » Quand je me regarderai dansla glace de mon armoire, je croirai peut-être que c’estarrivé !…

Chapitre 10L’autre chose

10 juin. – Lespectacle que me donnait Dorga m’avait empêché de prêter la moindreattention au médecin hindou, au fameux Saïb Khan, qui se trouvaitdans la loge avec le marquis. C’est à peine si je me rappelai sesyeux de femme, des yeux noirs de houri dans un masque barbu. Maisle marquis est descendu aujourd’hui dans la bibliothèque avec SaïbKhan, et j’ai pu observer celui-ci tout à mon aise.

Saïb Khan a plutôt le type afghan. Ilest beau. Ils sont très beaux dans ce pays-là. Il est moins bronzéque les princes indiens des bords du Gange. Son visage sévère estentouré d’une barbe de jais, très soignée, qui se termine enpointe. Il a une stature puissante qui rappelle celle de Sangor, delarges épaules, une taille fine. Il est admirablement habillé,chaussé : élégance simple, impeccable. Je comprends sapuissance sur les femmes, le trouble qu’il inspire. Il paraît sisûr de lui qu’il est à peu près impossible que l’on reste sansinquiétude en face du double mystère de ces yeux de femme et decette bouche carnassière…

Où donc ai-je déjà vu ce dangereuxsourire, aux dents de tigre ?… Eh ! mais dans lesportraits !… surtout, surtout dans celui deLouis-Jean-Marie-Chrysostome, le premier des quatre… et ce sourire,toujours un peu féroce, mais à une moindre puissance, il erreencore de temps à autre sur les lèvres de ce bon vivant deGeorges-Marie-Vincent !…

Tous deux se sont intéressés à mestravaux qui consistent pour le moment à faire un relevé desdocuments les plus rares, les plus précieux qui se trouventaccumulés, en pagaille, dans un coin de la bibliothèque, et qu’ilfaudra classer, réunir, suivant un plan que je suis libre d’établirà mon gré et suivant mes goûts…

Le marquis est loin d’être une brute.J’ai trouvé en lui non un collectionneur « averti », carcette collection ne lui doit rien, ou à peu près, mais un véritableérudit, très au courant du mouvement littéraire depuis deuxsiècles : ceci, je ne puis le nier, je ne puis le nier… unhomme qui, dans ses voyages, s’est toujours intéressé auxbibliothèques… Nous avons eu une longue discussion sur celle deFlorence et sur le manuscrit de Longus et sur la fameuse tached’encre de Paul-Louis Courier… Il ne donne pas raison à Paul-Louis,qui traite bien à la légère un pareil crime !… Je nesavais pas le marquis si amoureux de Daphnis et de Chloé. Mais toutcela, c’est de la littérature… la réalité, c’estDorga !…

Ainsi pensai-je et telle était aussisans doute la pensée de Saïb Khan, dont le sourire s’élargit surl’éclatante menace de sa mâchoire de bête fauve…

Ils s’en allèrent et ils durent quitteraussitôt l’hôtel, car j’entendis le bruit d’une auto quis’éloignait dans la cour d’honneur…

Presque aussitôt, la porte qui donnaitsur le petit vestibule s’ouvrit et la marquiseparut :

« Où a-t-il appris tout cela ?me souffla-t-elle… Où a-t-il appris cela ?… Pourriez-vous mele dire ? Georges-Marie-Vincent a eu une instruction trèsnégligée… d’après même ce qu’il raconte. Il n’a jamais su me direle nom de son précepteur… Alors ?… »

Elle avait écouté derrière la porte…C’est donc en vain que, physiquement, elle se portait mieux !L’idée était toujours là… cette idée absurde qui mefaisait la regarder maintenant avec une tristesse infinie… Elle nese méprit point à mon air :

« Je vous fais de la peine,n’est-ce pas ? Christine a dû exciter votrepitié !… »

Et plus bas :

« Elle n’est pas ici,Christine ?

– Non ! elle vient departir !…

– Oh ! tant mieux, fit-elle,nous allons pouvoir causer… Elle vous a dit, bien entendu,« l’idée »… Ils me croient tous folle ici… Il y a desmoments où je voudrais être morte !… oui, morte !… maisj’ai peur même de la mort !… Oui, il y a des moments où j’aipeur de la mort plus que de tout !… et je vous dirai pourquoi,un jour… à moins que vous ne le deviniez d’ici là !… j’ai peurde la mort ; j’ai peur de la vie, j’ai peur de SaïbKhan !… Celui-là est tout-puissant… Il peut tout ce qu’il estpossible de pouvoir… s’il avait pu m’arracher l’idée du corps commeon arrache une dent, ce serait chose faite depuis longtemps… jel’ai connu aux Indes… aucune idée ne lui résiste !… Pourquoin’a-t-il pas réussi avec moi ?… parce que, chez moi, l’idéen’est pas seulement une idée, c’est le reflet de la réalité… Vouscomprenez bien… ce n’est pas une imagination sur laquelle un hommecomme Saïb Khan puisse agir… c’est la vérité vivante et naturelle…contre laquelle il n’y a rien à faire… Saïb Khan commanderait à unemontagne de disparaître que l’Himalaya n’en serait point remué sursa base, n’est-ce pas ?… Eh bien, il n’est pas plus en sonpouvoir de disperser le bloc inséparable, indestructible… jusqu’àce jour… le bloc des Coulteray !… M’avez-vous comprise ?…M’avez-vous comprise ?… »

Elle posa sur ma main sa mainbrûlante : « Je vous dis que c’est lemême ! »

Ses yeux immenses cherchaient les miens…je n’osais la regarder pour qu’elle ne vît pas toute la pitiéqu’elle m’inspirait !

« Madame ! madame !comment pouvez-vous ! comment une femme comme vous, de votreintelligence !… Madame, prenez garde ! Il n’y a rien deplus redoutable au monde que le merveilleux. C’est un domaine où sesont perdus les esprits les plus solides. Il y a des idées, madame,avec lesquelles il ne faut pas jouer !

– Jésus-Marie !s’écria-t-elle, ai-je l’air de jouer ? Je parle sérieusement.Ceci est un fait. Georges-Marie-Vincent n’a reçu aucuneinstruction. Seul, le premier des quatre, disons des cinq, aveccelui d’aujourd’hui… Seul Louis-Jean-Marie-Chrysostome, qui étaitl’un des plus débauchés seigneurs de la cour de Louis XV, fut aussiune sorte de savant.

– Je sais, fis-je, avec cela beauparleur. Il tenait tête à Duclos. Il brillait chez d’Holbach. Il aécrit des articles pour la Grande Encyclopédie.

– Je ne vous apprends donc rien denouveau, acquiesça-t-elle. Il avait été élevé par les soins de sononcle, l’évêque de Fréjus. Eh bien, monsieur Masson, je vousaffirme que la conversation que vous avez eue tout à l’heure avecGeorges-Marie-Vincent n’aurait pas été possible siLouis-Marie-Chrysostome n’avait pas reçu cetteéducation-là ! »

Je sursautai.

« Tout de même, madame,permettez-moi de vous dire que Paul-Louis Courier n’avait pasencore taché d’encre le manuscrit de Longus au temps de LouisXV ! »

Elle pinça les lèvres.

« Il ne me manquait plus que vousme prissiez pour une sotte ! laissa-t-elle tomber. J’ai vouludire que, sans cette éducation-là, sans les souvenirs classiquesqu’elle comporte, Georges-Marie-Vincent ne s’intéresserait guèreaux trésors de la bibliothèque de Florence.

– Excusez-moi, madame !… Il ya une chose en tout cas que je puis vous dire et qui m’a, en effet,toujours étonné… c’est la solidité de cette instruction classiquechez le marquis.

– N’est-cepas ?… »

De nouveau ses yeux brillèrent… denouveau elle me prit la main…

« Ah ! si vous vouliez êtremon ami… mon ami !… »

Je prononçai quelques paroles dedévouement… Son agitation subite m’inquiétait… Je regrettais d’êtreseul avec elle… J’aurais voulu voir apparaître Sangor et mêmeSing-Sing…

« Oui !… je le sens !…vous me comprendrez, vous, vous !… Il le faut ou je ne suisplus que la plus misérable chose du monde, entre la vie et lamort ! Ni Saïb Khan, ni Christine ne veulent mecomprendre !… Christine me prend pour une folle… SaïbKhan pour une malade… et il me ressuscite… malgré moi !…Ah ! pourquoi me ressuscite-t-il ?… Pourquoi meressusciter pour l’autre ?… À moins qu’il ne soit soncomplice !… ce que je finirai bien par croire… car enfin… J’aihorreur de toute la vie que Saïb Khan me redonne, au prix dequelles douleurs !… Et cependant il m’est défendu demourir ! Ah ! mon ami, mon ami !… Êtes-vousjamais allé au château de Coulteray ? Vous ne l’avez pasvisité, non ?… C’est un château comme on dit :historique… là-bas… entre la Touraine et la Sologne… La chapelleest un chef-d’œuvre comparable à l’église de Brou… Mais je vousprie de croire que ce ne sont point ses dentelles gothiques quim’ont attirée… non… il faut descendre dans la crypte… Là sont lestombeaux des Coulteray… Monsieur Bénédict Masson, le tombeau deLouis-Jean-Marie-Chrysostome est vide !… Vide, je vousdis !… Comprenez-vous ?

– Mais non, je ne comprendspas ! »

Elle parut excédée de mon insistance àne pas comprendre :

« Vide ! et c’est le derniertombeau des Coulteray !… Il n’y en a plus d’autre. On ne meurtplus chez les Coulteray…

– Mais, madame, s’ils sont morts àl’étranger !…

– Évidemment !Évidemment !… Mais je vous répète que le tombeau estvide !…

– Eh bien… la Révolution est passéepar là… et combien de tombeaux…

– Ce n’est pas cela ! ce n’estpas cela !… La Révolution n’a rien à faire là-dedans… Lelendemain du jour où l’on a descendu le corps deLouis-Jean-Marie-Chrysostome dans la crypte, on a trouvé la pierredéplacée et le tombeau vide !…

– Et alors ?

– Comment et alors ?… Maisvous ne connaissez donc pas l’histoire des Coulteray ?… Jevous croyais plus renseigné sur Louis-Jean-Marie-Chrysostome… Vousme disiez tout à l’heure qu’il avait écrit des articles pour laGrande Encyclopédie… Il n’a écrit qu’un article… un seul… et vousne savez pas sur quoi ? Vous n’en connaissez pas lesujet ? Attendez-moi ici, je vais vous lechercher ! »

Elle se sauva et je restai là, étourdipar cette conversation ahurissante et qui me choquait par sonmanque de liaison… Que cette femme fût tout à fait folle, cela nefaisait plus maintenant pour moi l’ombre d’undoute !…

Elle revint quelques minutes plus tard,haletante :

« Vite ! vite ! mejeta-t-elle… emportez tout cela chez vous. Dissimulez cepaquet !… Lisez et vous saurez tout !… Sing-Sing est dansl’escalier !… Sangor arrive !…Adieu ! »

Elle m’avait laissé sur la table, devantmoi, un petit paquet enveloppé dans un journal de modes et nouéd’un ruban noir… Je le glissai sous mon veston et je rentrai chezmoi… J’étais persuadé que j’allais enfin savoir ce que c’était quel’autre chose…

Chapitre 11« Priez pour elle ! »

À dix heures du soir, derrière lesvolets clos de mon atelier, je lisais encore… Maintenant je sais ceque c’est que l’autre chose… C’est inimaginable à notreépoque !… Maintenant je comprends pourquoi elle me répétait decet air hagard… J’ai peur de la mort !… elle qui adéjà si peur de la vie !… Je comprends le sens qu’elleattachait à cette phrase : Il m’est défendu demourir !…

On a frappé à mes volets… j’entends lavoix de Christine… Comment ose-t-elle me faire une visite, à uneheure pareille ? Et pourquoi ?… Je vais ouvrir… Elle estaccompagnée de son fiancé Jacques Cotentin, qu’elle me présente…Ils sont allés, par cette tiède soirée de juin, faire un tour surles quais et, en rentrant, elle a aperçu de la lumière chezmoi !… Alors elle est venue me dire « un petitbonsoir » en passant.

… Et ils entraient tous deux commechez un vieil ami de la famille.

Jamais je n’avais vu de si près leprosecteur et je m’en serais fort bien passé, mais l’idée queChristine ne l’aimait pas et qu’elle le trompait, tout au moinsmoralement, avec Gabriel, me le rendait supportable.

Je vis qu’il avait de grands yeux bleusde myope, intelligents et pensifs, sous son air bourru. Je ne saispas s’il se rendait bien compte qu’il était chez moi. Il me parutvoyager dans la lune comme bien des savants, mais, à son âge,c’était peut-être un genre.

« Eh bien, fit Christine ens’asseyant. Elle vous a donné le paquet ? Vous avez lu. Jeviens de la part du marquis vous prier de garder tout cela chezvous, ou de le détruire ; en tout cas, de ne pas le luirendre. Ce sont ces papiers-là qui l’ont rendue malade, lapauvre femme ! Vous connaissez maintenant le point de départde toutes ses imaginations ?

– Si je ne m’abuse, le voilà !fis-je en mettant la main sur un opuscule intitulé : Lesplus célèbres Broucolaques. « Broucolaque » est lemot dont se servaient les Grecs pour désigner ce que lasuperstition moderne désigne sous le nom de« vampires » !

Cet ouvrage, imprimé à Paris sous laRévolution, parlait le plus sérieusement du monde de ces êtresque l’on croit morts et qui ne le sont pas, et qui sortent lanuit de leurs tombeaux pour se nourrir du sang des vivants pendantleur sommeil… Quelques-uns de ces vampires dont on citait les nomsretournent repus dans leur sépulture. C’est là qu’on a pu ensurprendre un certain nombre, surtout en Hongrie et dansl’Allemagne du Sud : ils avaient un coloris vermeil, leursveines étaient encore gonflées de tout le sang qu’ils avaient sucé,on n’avait qu’à les ouvrir pour voir ce sang couler aussi frais quecelui d’un jeune homme de vingt ans… Certains ne reviennentjamais dans leur tombeau, dont ils ont l’horreur… ce sont,évidemment, les plus dangereux… parce qu’il n’y a aucune raisonpour que l’on s’en débarrasse jamais… on ne sait plus où lestrouver… Ils se confondent avec le reste des mortels, dont ilsépuisent la vie au profit de la leur indéfinimentprolongée…

La seule façon à peu près sûre que l’ona de détruire un « broucolaque » est de réduire sadépouille en cendres après lui avoir préalablement tranché latête…

Mais comment être sûr que l’on a bienaffaire à un broucolaque, à moins qu’on ne le trouve rose etvermeil dans son tombeau ?…

Le dernier nom de broucolaque cité parl’opuscule était celui du marquisLouis-Jean-Marie-Chrysostome de Coulteray, dont la vie,surtout dans les dernières années du règne de Louis XV, avait étéune épouvante pour les pères de famille qui avaient de joliesfilles à marier. Ces honnêtes bourgeois avaient bien cru êtredébarrassés du monstre à sa mort, mais, dès le lendemain, onapprenait que Louis-Jean-Marie-Chrysostome avait quitté sonsépulcre, où il n’était jamais revenu.

Nombreux étaient les témoignages de gensqui prétendaient l’avoir vu, depuis, rôder, la nuit, autour deleurs demeures… des jeunes filles, des jeunes femmes qui avaient eul’imprudence de dormir la fenêtre de leur chambre ouverte étaientretrouvées le lendemain matin dans un état de dépérissement absolu,et l’on n’avait pas tardé à acquérir la preuve (par la découverteque l’on faisait d’une petite blessure derrière l’oreille) que levampire était passé par là !…

Enfin l’opuscule ajoutait que le destinde ces jeunes personnes était d’autant plus funeste qu’il est avérédepuis la plus haute Antiquité que les victimes deviennentvampires elles-mêmes après leur mort !…

Tous les ouvrages que j’avais trouvésdans le paquet noué d’un ruban noir traitaient du même sujet.C’étaient des « Histoires horribles et épouvantables de ce quis’est fait et passé au faubourg S. Marcel à la mort d’un misérablebroucolaque » ; des « Revenants, des fantômes etautres qui ne veulent mie quitter la terre » ; des« Comment se nourrissent les vampires », un « Traitésur la façon de vivre des broucolaques dans leur sépulcre et horsde leur sépulcre » ; enfin le fameux article deChrysostome de Coulteray qui avait paru dans la première édition dela Grande Encyclopédie et dans lequel l’auteur parlait des vampiresavec une assurance et une science qui eussent effrayé si ellesn’avaient fait sourire…

On y lisait ceci, entre bien d’autreschoses :

« On donne, comme on sait, le nomde vampire à un mort qui sort de son tombeau pour venir tourmenterles vivants. Il leur suce le sang… Quelquefois il les serre àla gorge comme pour les étrangler ; toute espèced’attachement, tout lien d’affection paraît rompu chez lesvampires, car ils poursuivent de préférence leurs amis et leursparents !… », etc.

« Vous comprenez, exprima Christineavec un triste sourire, pourquoi le marquis désirait tant voir lamarquise se livrer à un autre genre de lecture ?… Maintenant,vous connaissez toutes ses misères, mais la pire de toutes est biencelle-ci, pour laquelle il vous demande le secret le plus absolu…Il ne tient pas à être ridicule !

– Ridicule ?

– Un vampire, de nos jours, feraitla joie de Paris… Si on apprenait jamais que la marquise croit queson mari passe ses nuits à lui sucer le sang… on ne s’ennuieraitpas dans les salons, ni à Montmartre, ni aux revues de fin d’année,je vous prie de le croire !… Voilà pourquoi on la surveilletant…

– Un mot imprudent etGeorges-Marie-Vincent n’a plus qu’à retourner auThibet !… »

Comme je ne disais rien, ellecontinua :

« Elle ne vous a jamais montréle bobo qu’elle a dans le cou ? Non ?… c’estpeut-être qu’il est guéri pour le moment !… mais je suistranquille ! au premier bouton qui lui poussera sur l’épaule,« vous n’y couperez pas !… » Mon ami, vous passezmaintenant par les étapes qu’elle m’a infligées… Elle vous montrerala petite piqûre par le truchement de laquelle cet affreux marquislui prend son sang et sa vie !… vous ne riezpas ?

– Ma foi, non !… répondis-je…Le marquis a sans doute raison de craindre le ridicule, mais laplus à plaindre, c’est encore elle assurément !…

– Vous avez raison !… répliquaChristine en reprenant son air le plus sérieux… il n’y a plus qu’àprier pour elle !

– Priez pour elle ! »répéta une voix qui jusqu’alors ne s’était guère faitentendre…

Je fus surpris du ton sur lequel M. leprosecteur avait prononcé ces quelques paroles :

« Vous ne croyez pas aux vampires,monsieur ? demandai-je en souriant, cette fois…

– Monsieur, me répondit JacquesCotentin, je crois à tout et je ne crois à rien. Nous vivons dansun temps où le miracle d’hier crée l’industrie de demain. Dans tousles domaines nous nous heurtons à des hypothèses contradictoires.La science se promène incertaine dans ce chaos de pointsd’interrogation qu’est notre petit univers. Y a-t-il plusieursmondes ? Edgar Poe, l’un de nos plus grands philosophes – jeparle sérieusement –, a prouvé par une série d’équations, qui envalent bien d’autres, qu’il y a plusieurs mondes et par conséquentplusieurs dieux. D’autres ont non moins prouvé qu’il n’y en a qu’unseul, mais ils ne sont point d’accord sur lequel. Le Dieu deSocrate, de Descartes, n’a rien à faire avec celui de Pascal, nisurtout avec celui de Spinoza !… Déisme ?Panthéisme ? Où est la vérité ?… Et vous me demandez s’ily a des vampires ? S’il est possible qu’un seul Coulteray aitvécu cent cinquante ou deux cents ans ?

« Mais je n’en sais rien, moi,monsieur ! continua-t-il de sa voix un peu professorale etqu’enrouait une laryngite chronique… mais ceci est le secret de lavie et de la mort que nous n’avons pas encore pénétré, mais quenous ne désespérons pas de violer un jour !… Où commencela vie ?… où commence la mort ?… Partout ! nullepart ! Ni commencement, ni fin ! Que voyons-nous ?Qu’observons-nous ? Des transformations, des mouvements quirecommencent… que nous pouvons appeler : les pulsations ducœur de Dieu !… Voilà ce que l’expérience déjà nous aappris !… Une chose que l’on croit morte n’est que de lavie en sommeil… La science, un jour, monsieur, comme nousl’avons fait pour l’électricité avec la bouteille de Leyde,arrivera à mettre en flacon les éléments de cette vie épars dans ceque nous croyons être aujourd’hui de la mort !… Et ce jour-lànous aurons recréé de la vie !… Nous aurons tiré la vie de lamort comme on pourrait tirer, en principe, du radium de cettetable !… En attendant, monsieur, je ne puis dire qu’une choseà Christine : « Priez ! Priez pour lamarquise !… Priez pour ceux qui ne croient à rien !…Priez pour moi et que Jésus, la Bonté même, comme répètent lespetits enfants, ait pitié de tout le monde… »

– Priez pour moi aussi, fis-je enme tournant vers Christine…

– Ainsi soit-il ! »laissa-t-elle tomber, de cet air grave et religieux qu’elle avaitquand elle se rendait à la messe àSaint-Louis-en-l’Île !…

Ils me serrèrent la main et mequittèrent.

Chapitre 12L’homme aux bras rouges

Décidément, pas banal, le fiancé. C’estun cerveau, cet homme-là ! Ce qu’il raconte est fameux !Christine, telle que je la connais maintenant, ne doit pass’ennuyer entre son horloger de père qui cherche le mouvementperpétuel et son prosecteur qui cherche, lui aussi, quelque chosecomme ça avec ses études sur les pulsations du cœur deDieu !

Et moi qui la plaignais ! Ilsdoivent mener une vie morale d’une intensité singulière entre leursquatre murs ! et je ne compte pas Gabriel !

Non ! mais je ne cesse d’ypenser !

Gabriel – est-il besoin de ledire ? – m’intéresse autrement que la marquise ! Sonsecret me touche de plus près !

Naturellement je ne puis séparer lapensée de Gabriel et celle de Christine.

Depuis les confidences de la mèreLanglois, j’ai essayé de les surprendre tous les deux… en tous lescas, d’assister de loin à leurs chasteseffusions !…

Mais mes veilles ont étéinutiles…

Gabriel ne m’est apparu qu’au bout dustylet de Christine, dans cette figure qu’elle caresse avec amour,sur la plaque d’argent.

Je suis habitué à souffrir et à ce quel’on ne s’aperçoive pas de mes souffrances… mais un jour jecrierai ! oui, il faudra que je crie !…

Mon Dieu ! faites que ce soit leplus tard possible, car, ce jour-là, ce sera la fin…

Évidemment !…

Depuis deux jours que la marquise m’aremis tous ses petits recueils et traités pour« Broucolaques », je ne l’ai pas revue…

Et j’en suis enchanté…

Je la plains, mais ellem’excède !…

Je voudrais qu’elle me laissât un peuseul avec mes pensées, qui appartiennent maintenant exclusivementau trio Christine-Jacques-Gabriel…

J’essaie de démêler la figure durôle de Christine dans cette étrange comédie sanglante, quitient du burlesque et du crime.

Et je n’arrive point à en isoler laligne.

Christine m’apparaît bien douce avec sonfiancé de Jacques et… et bien tendre avec son quoi deGabriel ?

Oui, « quid » deGabriel ?

Et quid de moi aussi (aprèstout) !

De cette histoire de cœur, ensuis-je ?… Eh bien, oui ! je crois que j’en suis !…Ah ! il y a des moments où je crois que j’ensuis !… très peu ! oh ! très peu ! maisenfin… je ne suis pas difficile !… il me faudrait si peu dechose !… J’imagine que je compte tout de même dans cetteaffaire-là ! que je ne suis pas simplement un spectateur pourelle !…

Est-ce que « jedéménage » ? Tout à l’heure, j’écrivais qu’elle nes’apercevait de rien… et qu’un jour je crierais !…Alors ? alors ?…

Alors, tout bien réfléchi, commentconcevoir qu’une fille intelligente comme Christine n’a absolument,absolument rien vu du drame qui se passait sous monmasque ?

Eh bien, admettons… Mais alors pourquoigrave-t-elle le profil de l’autre devant moi ?…

Niais que tu es !… est-ce qu’ellesait que tu le connais, l’autre ?

Qu’importe !… Un si beau profildevant ta hideur, n’est-ce pas à te faire crier ?…

Eh ! mon bonhomme ! elleattend peut-être que tu cries !

En fin de compte, je constate que jesuis bien malade… Je n’ose pas regarder vers la fin de cettemaladie-là… Je m’empoisonne avec une joie !… Je sais que laguérison n’est pas possible et je n’en veux pas !… Je retourneà l’air qu’elle respire et qu’elle veut bien partager avec moicomme un intoxiqué court à son stupéfiant… Je suis souvent lepremier arrivé et je l’attends !… jel’attends !…

Je ne l’ai pas vue de la journée ;ça, c’est un peu fort !

Je n’ai vu du restepersonne !

Oh ! je suis bien décidé, ce soir,à aller monter ma garde à ma petite lucarne !… Si je ne revoispas Gabriel, je la verrai peut-être, elle !… Chose singulière,je n’ai pas vu ce matin, avant de partir, l’horloger derrière savitre, ni sortir le prosecteur… ni Christine… On n’a vu sortirpersonne.

Seulement le soir, vers neuf heures,j’ai vu arriver un personnage nouveau…

Ce qu’il y a de certain, c’est que c’estla première fois que j’aperçois ce drôle de bonhomme, trapu, à coude taureau, au front bas qui glisse le long des murs comme s’ilavait honte de respirer l’air de tout le monde. Il est coiffé d’unecasquette ronde sans visière, vêtu d’un costume informe que l’ondirait taillé dans un sac.

Il porte sous le bras une grande boîteenveloppée dans une gaine de cuir…

Il a l’air de l’aide dubourreau.

On devait l’attendre chez les Norbert,car il n’a pas eu à frapper à la porte, qui s’est ouverte devantlui et qui a été refermée aussitôt…

Vous pensez si j’ai grimpélà-haut !

On a l’air très affairé dans la maison…Plusieurs fois j’ai vu Christine traverser le jardin. Elle étaitvêtue d’une grande blouse blanche comme une infirmière… Elles’entretenait vivement et à voix basse avec son fiancé qui, luiaussi, avait la blouse des infirmiers.

Jacques avait l’air de la réconforter,car elle paraissait très agitée…

Ils disparurent derrière le petitpavillon à droite.

Je n’aperçus point le nouveaupersonnage, pas plus que le vieux Norbert, du reste.

Une heure se passa ainsi, dans le plusgrand silence ; de la lumière brillait à droite, aurez-de-chaussée du pavillon, entre les lamelles despersiennes…

Soudain le même tourbillon noir quej’avais vu sortir de la cheminée, certain soir, et se répandrecomme un voile funèbre sur toute l’île monta au-dessus du toit… etla même épouvantable odeur vint affreusement me surprendre à malucarne.

Cette nuit-ci, il n’y avait pas de vent.La chaleur était étouffante et cette odeur maudite s’appesantissaitsur vous à vous faire pâmer d’horreur.

Tout à coup les persiennes s’ouvrirentau rez-de-chaussée du pavillon et, dans une lueur de sang creuséed’ombres comme une gravure de Goya, surgit devant moi un spectacleque je n’oublierai jamais.

Le grand fourneau aux expériences, surla droite, semblait brûler d’un feu d’enfer ; à côté de là,près d’une table où, sur une nappe blanche s’étalaient des débrisd’humanité, l’homme trapu se tenait, un tablier aux reins, lapoitrine quasi nue, les bras retroussés jusqu’au coude, des brasrouges comme s’ils avaient plongé dans les entraillessanglantes.

Le prosecteur était penché sur lefourneau, faisant rougir des tenailles dont il examinait, de tempsà autre, les pinces incandescentes.

Le père Norbert et Christine, plus prèsde la fenêtre, étaient penchés de chaque côté d’une tabled’opération que j’apercevais en raccourci et sur laquelle étaitétendu Gabriel dont je ne voyais bien que le front et les yeux clossurélevés de mon côté.

Le reste du visage disparaissaitvaguement sous des linges, sous une accumulation blanchâtre qui luicachait le nez et la bouche ; quant au corps, Norbert etChristine me le cachaient et ce n’est que bien imparfaitement quej’assistai, de mon petit observatoire, à une interventionchirurgicale qui devait être tout à fait exceptionnelle…

Je répète tout à fait exceptionnellecar, bien que, de toute évidence, Gabriel fût endormi, celan’empêcha point le patient, à diverses reprises, de se soulever àdemi dans une espèce de bondissement désordonné et farouche pourretomber presque aussitôt entre l’horloger et sa fille qui luitenaient les mains et les bras et le rétablissaient dans saposition première.

Par trois fois les pinces incandescentesavaient accompli leur office !

Quel office ?

Il ne s’agissait point là simplement des« pointes de feu », ni même de quelque chosed’approchant, comme l’on pense bien.

C’était l’intérieur du corps que l’ontravaillait et que j’entendais grésiller de ma fenêtre.

Et puis Jacques jeta ses tenailles et,aidé de l’homme aux bras rouges, resta penché sur Gabriel pendantun temps qui me parut infiniment long.

Christine me tournait le dos ;j’imaginais facilement que, de la façon dont elle était placée etdont elle tenait le poignet du patient, elle ne cessait de tâter lepouls de celui-ci, précaution primordiale dans une intervention quime paraissait se prolonger au-delà des bornesordinaires…

Enfin l’opérateur et son aide serelevèrent.

Ils étaient rouges de la tête aux pieds,effrayants à voir.

Jacques jeta ses petits outils d’acier,instruments de torture et de salut, sur la table où se trouvaienttout à l’heure les débris d’humanité que je ne voyais plus et quidevaient brûler dans le fourneau du laboratoire, car l’épouvantableodeur persistait…

Et, distinctement, j’entendis Jacquesqui disait :

« En voilà assez pour cettefois. Il faut faire disparaître tout ce sang… et maintenant dusérum, du sérum, du sérum !… »

Sur quoi Christine se retourna et vintfermer la fenêtre.

Elle avait un visage tout à fait rassuréet une sorte d’allégresse semblait rayonner sur son beau frontcalme.

C’est en vain que je cherchai sur sestraits adorés la trace de l’émotion au moins physique qui avait dû« lui soulever le cœur » pendant ces horriblesminutes…

Rien !…

Elle que j’avais vue si inquiète, dansle jardin, quelques instants auparavant, elle avait su se faire uncœur chirurgical, pendant une opération d’où dépendait la vie decelui qu’elle aimait ; et elle avait assisté à cette tragédiedu scalpel et des pinces de feu, en professionnelle.

Ah ! c’est « une nature »fortement équilibrée.

Une femme, comme on dit aujourd’hui,dans l’argot de Paname, « bien balancée », moi je parleau point de vue moral comme au point de vuephysique !

Et je suis sûr qu’elle se tirera« avec le sourire » de cette aventure qui aurait pun’être qu’un assassinat !

Gabriel sera aimé, Jacques sera marié,le vieux Norbert, heureux entre sa fille et les deux hommes quiassureront le bonheur de cette charmante enfant, retourneratranquillement à ses roues carrées.

Et moi !… et moi !…

Moi, me voici sur la piste de l’hommeaux bras rouges et au cou de taureau qui vient desortir.

Peut-être, par lui, saurai-je enfin quiest Gabriel !

Il a emporté cette espèce de boîtegainée de cuir d’une couleur indéfinissable que je lui avais déjàvue sous le bras à sa première apparition.

Il remonta vers la cité et j’attendisqu’il eût traversé le pont pour le franchir à mon tour. Maintenantil passe devant la Morgue, toujours la tête penchée, avec son airpeureux, honteux et de son pas lourd et solide.

La nuit est belle ; il y a desfamilles qui se promènent autour du square Notre-Dame.

Il traverse la Seine, enfile le boyaunoir de la rue des Bernardins, débouche sur le boulevardSaint-Germain, glisse le long des murs deSaint-Nicolas-du-Chardonnet et tourne à gauche dans la rueSaint-Victor.

Là il pénètre dans la boutique d’unmarchand de vin et dès qu’il apparaît sur le seuil j’entendsplusieurs voix qui le saluent par ces mots :« Tiens ! v’là le pèreMacchabée ! »

Ce mastroquet donne à manger… Il y a làune clientèle qui soupe… Des clients habituels, certainement… Monentrée va faire sensation… Je ne suis pas mis avec une extrêmeélégance… Bah ! on me prendra pour un étudiant en médecinenouvellement installé dans le quartier…

Le principal est que je ne perde pas devue mon père Macchabée !…

Il n’a, du reste, rien répondu à cesinistre sobriquet, il est allé s’installer à une table dans uncoin.

Je vois tout ce qui se passe par laporte grande ouverte sur la tiédeur de la nuit.

J’entre à mon tour, et la bande dessoupeurs fait silence. Et soudain, une voix :

« Eh ben, monvieux ! »

Et j’entends des riresétouffés…

J’y suis habitué… je n’y fais pasattention… Ma vie ne serait qu’un pugilat… Ce n’est pas monélégance très « relative » qui a fait sensation, c’estnaturellement ma laideur… Et pour que je n’en doutepas :

« Dis donc, Charlot, ta femme quicherche un amoureux !… »

Cette fois on s’esclaffe…

Seul, Charlot, le patron, reste digne…Il vient me demander ce qu’il faut me servir…

Je n’ai pas dîné… je ne sais pas commentje vis… je ne sais pas si j’ai faim, je ne sais pas si je pourraimanger… Je demande, comme le « père Macchabée », unmorceau de gruyère, du pain et une canette.

Les « joyeux soupeurs »essaient plusieurs fois d’entrer en conversation avec monhomme.

« Eh ben, père Macchabée, ç’a été,aujourd’hui, la distribution ? »

Le père Macchabée finit par s’énerveret, pliant son journal du soir qu’il lisait tout en mangeant, toiseson interlocuteur du haut en bas, semble apprécier sa structuresquelettique à sa juste valeur et lui jette d’une voix douce, dureste, qui contraste avec son aspect rude et sauvage…

« Toi, mon vieux, à ladistribution, je ne donnerais pas dix francs de ta carcasse,même au prix qu’est le change ! »

Plus de doute, le père Macchabée estgarçon d’amphithéâtre ou quelque chosed’approchant :

« Te fâche pas, Baptiste, faitl’autre en se levant. S’il n’y a plus moyen deplaisanter !… »

J’attends que Baptiste soit parti… etpar la conversation des « joyeux soupeurs », qui sont euxaussi « de la partie », employés dans les hôpitaux de larive gauche, j’apprends que Baptiste est un ours, jamais à larigolade… Paraît que c’est un ancien maraîcher ruiné par la grêleet les usuriers, recueilli par Monsieur Jacques Cotentin(ils parlent de M. Jacques Cotentin sur le ton du plus grandrespect), qui l’a fait entrer aux « travaux pratiques »,puis qui s’est mis à s’en servir pour ses travaux particuliers…C’est lui qui lui met de côté les pièces anatomiques dont leprosecteur a besoin pour ses expériences personnelles…

On a mis, à l’école, à la disposition duprosecteur, et à de certaines heures qui ne gênent personne, unpavillon dans lequel Jacques Cotentin et le père Macchabées’enferment… Tout cela en marge des règlements… Mais personne neréclame… Tout est permis à Jacques Cotentin… Ce Jacques Cotentinest donc un génie ?…

Chapitre 13Une mystérieuse blessure

25 juin. –Non ! je ne demanderai pas à M. Baptiste (le pèreMacchabée) dont je connais maintenant l’adresse – qui estGabriel.

Je ne lui demanderai ni cela ni autrechose !

D’abord, parce qu’il y a des chancespour qu’il n’en sache rien lui-même et puis parce que je suis à peuprès sûr qu’il ne répondra rien du tout !

Il faut que cet homme soit dévoué corpset âme à Jacques Cotentin pour que celui-ci, qui ne veut même pasun « aide », le fasse assister à ses travaux où il ne luirend que des services de manœuvre.

La figure, si banale (vous savez qu’iln’est même pas laid) de Jacques Cotentin, a pris subitement dansmon esprit des proportions immenses. J’ai voulu lire quelques-unsdes articles qu’il publie de temps à autre dans la nouvelle Revued’anatomie et de physiologie humaines. C’est tout à faitremarquable.

Il y a là une hauteur et une audace devues qui bouleversent toutes les vieilles théories. En d’autrestemps, je ne doute point que toute l’antique école en eût frémi.Mais maintenant on se passionne pour l’inconnu. La guerre a passépar là, creusant un abîme entre le passé et l’avenir, ou lecomblant, à votre gré.

J’ai sous les yeux un article sur« la dégradation de l’énergie dans l’être vivant » où, àpropos des théories si intéressantes de Bernard Brunhes, je relèveces phrases dont la dernière me fit sursauter :

« En une semblable thermodynamique,on pourrait rencontrer des corps qui se transformeraient dans uncertain sens, alors que la thermodynamique classique annonce leuréquilibre ou leur transformation en sens inverse… Un systèmepourrait, en une transformation isothermique, fournir un effetutile supérieur à sa perte d’énergie utilisable : LEMOUVEMENT PERPÉTUEL NE SERAIT PLUS IMPOSSIBLE. »

M. Duhem, à la fin de son ouvragesur la viscosité, le frottement et les faux équilibres chimiquesn’a rien écrit de plus fort… et nous nous trouvons en face del’hypothèse d’Helmholtz réalisée, l’hypothèse d’unerestauration possible de l’énergie utilisable dans lesêtres vivants !…

C’est-à-dire la mortvaincue !…

Toujours le mouvementperpétuel !…

Ainsi, c’est la même pensée qui lesanime, le vieil horloger et le jeune prosecteur, le premier aupoint de vue mécanique, le second au point de vuephysiologique.

Ah ! certes oui ! la vie descerveaux doit être intense, derrière ce mur le long duquel je mepromène en attendant Christine… et qui sépare les deux dramesétranges dont je n’ai pas encore la clef…

En attendant, j’ai celle de la petiteporte qui donne sur le jardin des Coulteray, dans lequel je metrouve en ce moment. Le marquis n’a fait aucune difficulté pour medonner cette clef, paraît-il, car je n’étais pas là quand elle lalui a demandée… Il me l’a remise à moi, le plus naturellement dumonde :

« Comme cela, vous viendrez quandvous voudrez !… Vous êtes chez vous. »

Ceci se passait hier… Je dois remettrela clef à Christine aujourd’hui… Mais il est cinq heures du soir etelle n’est pas encore arrivée… Depuis quelques jours, elle se faitplus rare et j’imagine que Gabriel doit réclamer sessoins…

La santé de ce cher mystérieux garçondoit être meilleure, si j’en crois les belles couleurs deChristine…

L’intervention chirurgicale l’auradéfinitivement sauvé… et je ne désespère pas de le revoir sepromener dans le petit enclos des Norbert, au bras de sa belleinfirmière…

Chose inouïe ! Il me semblemaintenant que je vais haïr Christine !… et savez-vouspourquoi ? Ô mystère du cœur humain ! comme dit l’autre…parce qu’elle trompe, pour ce bellâtre, un JacquesCotentin !…

Maintenant que j’ai pénétré un peu dansce cerveau-là, oui, oui, Christine ne m’apparaît plus que comme unepoupée haïssable, méprisable, odieuse !… Si elle ne l’aimepas, elle n’avait qu’à ne rien lui promettre ! ou si elle nel’aime plus, elle n’a qu’à le lui dire ! Mais tromper un hommepareil !… Attention !… la voilà !… Quellejeunesse !… Comment Gabriel ne guérirait-il pas avec cesourire à son chevet ? Cette belle main tirerait un mort dutombeau !

À propos de mort et de tombeau, je n’aitoujours pas revu la marquise… et par conséquent je n’ai pas eu àme préoccuper de prétextes plausibles pour ne point lui rendretoutes ses vieilles petites histoires de broucolaques que j’aicontinué à feuilleter, du reste, et qui ont fini par me rebuter parleur stupidité.

Christine l’aurait vue, elle. Où ?Quand ? Comment ? Je n’en sais rien.

Elle m’a dit que la marquise étaitredevenue languissante, et que Saïb Khan la voyait presque tous lesjours.

« Vous êtes bien en retard ?fis-je à Christine en la regardant bien dans les yeux.

– Pourquoi me regardez-voustoujours ainsi ? me répondit-elle en accentuant son sourire.On dirait que vous avez toujours quelque chose à mereprocher.

– Eh ! je n’ai pas autre choseà vous reprocher que votre absence, n’est-ce rien quecela ?

– Monsieur est galant ! »laisse-t-elle tomber en me regardant d’un air un peu narquoispar-dessus son épaule et tout en se dirigeant vers labibliothèque.

J’avais rougi jusqu’à la racine descheveux. Voilà où j’en suis, moi, Bénédict Masson !… à depareilles fadeurs ! Penses-tu que cela prenne,Adonis ?

Quand nous fûmes dans la bibliothèque etque je lui eus donné la clef du jardin, elle medit :

« Nous sommes maintenant tout àfait chez nous, ici ! Nous arrivons par le jardin, nouspartons quand nous voulons ! Nous n’avons pas affaire au noblevieillard costumé en suisse, nous n’avons plus à traverser toutl’hôtel sous les regards inquisiteurs de Sangor et parmi lesbondissements de ouistiti de Sing-Sing.

– Parlez pour vous, fis-je. Moi jen’ai pas de clef.

– J’en aurai fait faire une demainpour vous. C’est entendu avec le marquis ! Il tient à ce quenous soyons chez nous, à ce que nous ne soyons dérangés parpersonne.

– Ah ! oui ?

– Il tient si bien à cela, fit-elleen se dirigeant vers la porte qui donnait de la bibliothèque sur lepetit vestibule, que cette porte est fermée, condamnée… Il n’y aplus que lui qui puisse pénétrer ici…

– Vraiment ? fis-je un peuétonné… Voilà bien des précautions !

– Il ne veut pas que lamarquise vienne vous ennuyer !

– Oh !j’ai compris ! »

J’aurais dû me réjouir de cet isolementdans lequel on nous laissait désormais, Christine et moi ;cependant les circonstances assez obscures dans lesquellesl’événement se produisait… et la pensée de cette autre isolée quiagonisait là-haut, épuisée par une folle imagination, me causèrentune sorte de malaise que je n’aurais su définir, mais que l’onéprouve généralement à la veille de quelque malheur dont on a levague pressentiment… De fait, un bien singulier et même tragiqueincident vint, quelques minutes plus tard nous bouleverser,Christine et moi, à un point que je ne saurais dire…

Nous avions commencé de travailler, unefenêtre ouverte sur le jardin, quand, tout à coup, nous fûmessurpris par un grand cri de douleur qui emplit toutl’hôtel…

Christine et moi nous nous étionsdressés, aussi pâles l’un que l’autre… Nous avions reconnu la voixde la marquise…

Et puis ce furent des gémissements, desappels, les cris gutturaux de Sangor, le miaulement de Sing-Singet, par-dessus tout, les ordres brefs, répétés, rageurs dumarquis :

« Courez ! mais courezdonc !… »

Enfin, dans le vestibule, dansl’escalier, dans tout l’hôtel, un tumulte de galopade et de meublesbousculés, renversés…

Je me précipitai sur la porte quirésiste. Christine m’appela :

« Par le jardin !… par lejardin !… »

Et nous nous jetâmes dans le jardin quicommuniquait par une petite allée avec la cour d’honneur danslaquelle nous arrivâmes, haletants…

Sur le seuil de la voûte sombre, dont laporte était fermée, se tenait le noble vieillard, qui paraissaitfort ému et restait là, planté sur ses pieds, comme s’il eût étéincapable de faire un mouvement.

Aussitôt qu’il nous aperçut, il nouscria :

« Ne vous mêlez pas de ça !…Ne vous mêlez pas de ça !… C’est encore Mme la marquisequi a une de ses crises !… »

Mais nous passâmes outre et, gravissantquatre à quatre le perron, nous entrâmes dans l’hôtel.

Tout le bruit était maintenant aupremier étage.

Dirigés par le tumulte, par un grandbruit de porte brisée, défoncée… nous fûmes bientôt dans uncorridor qui donnait sur les appartements de la marquise… Une portegisait là, crevée comme par une catapulte. La chambre de lamarquise…

La malheureuse gémissait, se débattaitentre les mains du marquis… Elle avait une toilette de demi-gala enlambeaux… Ses éternelles fourrures gisaient sur le parquet, à sespieds, comme un tapis de neige… Et elle était plus blanche que sesfourrures, aussi blanche que la neige…

Sing-Sing, dont les yeux de jadebrûlaient d’un éclat insupportable, aidait le marquis à lamaintenir.

Dès que la malheureuse nous aperçut,elle jeta un grand cri, où elle mettait je ne sais quelespoir :

« Cette fois, c’est aubras ! nous cria-t-elle…Tenez ! »

Et elle leva son bras, et nous vîmes,non loin de l’épaule, une petite blessure qui laissait coulerabondamment un sang vermeil…

« Ah ! vous étiezici ! fit le marquis (paroles qui me frappèrent… il nenous croyait donc pas dans l’hôtel)… Tant mieux ! vous allezm’aider à la calmer… Ça n’est rien du tout… moins que rien !…Elle s’est fait une petite blessure… je parie qu’elle s’estpiquée au rosier !… et voilà dans quel état nous latrouvons !… »

Pendant qu’il parlait ainsi, la marquisene cessait de répéter dans une espèce de hoquet :

« Ne me quittez pas !… Surtoutne me quittez pas !… »

Là-dessus Sangor accourut… Il parutaussi surpris que son maître de nous trouver là… Il avait à la mainun flacon sur l’étiquette duquel je lus : citrate desoude.

Le marquis, aussitôt qu’il vit leflacon, cria à Sangor :

« Imbécile ! ce n’est pas ceflacon-là !… Je t’ai demandé le chlorure decalcium ! »

Sangor s’inclina, s’en alla et revintpresque aussitôt avec le chlorure de calcium demandé.

Le sang qui coulait de la petite plaies’arrêta bientôt sous l’action du chlorure… Le marquis prodiguaitses soins à sa femme avec une grande douceur et des parolesd’encouragement, tandis qu’elle se pâmait…

Je regardai la blessure, elle n’étaitpas plus grande qu’une grosse piqûre d’aiguille.

Sur ces entrefaites, le docteur hindouse présenta.

Le marquis lui dit :

« Elle s’est blessée au bras… etnaturellement, une nouvelle crise ! »

Sur quoi Saïb Khan nous pria de lelaisser seul avec sa malade.

Celle-ci rouvrit les yeux et nousregarda d’un air tellement suppliant que j’en eus le cœur malade.Cependant, sous le regard de Saïb Khan, et aussi sous celui dumarquis, elle n’eut pas la force de prononcer une parole. Seslèvres tremblantes ne laissèrent passer qu’un faible gémissement.Il fallut la quitter.

Le marquis nous faisait déjà signe. Noussortîmes de la chambre. Sangor et Sing-Sing marchaient derrièrenous.

Le marquis nous montra la portebrisée :

« Vous voyez, nous expliqua-t-il,j’ai dû enfoncer la porte ! Nous ne pouvons la laisser seulependant ses crises. Elle se tuerait, se jetterait par la fenêtre,se ferait éclater le front sur les murs !

– Comment cela est-ilarrivé ? » demanda Christine.

Quant à moi, je ne demandai rien.J’étais affreusement troublé et j’osais à peine regarder lemarquis, tant j’avais peur qu’il pût lire dans ma pensée. Dans matrès hésitante mais effroyablement inquiète pensée.

Il nous conduisit dans un petit salonqui était réservé à la marquise, au rez-de-chaussée, et dont lafenêtre était encore ouverte sur le jardin. Contre cette fenêtregrimpait un rosier.

« Elle respirait l’air du soir àcette fenêtre, nous expliqua-t-il… Moi, je ne l’ai point vue, maisSing-Sing, qui sortait du garage, l’aperçut au moment où ellejetait son cri de la crise ! Et aussitôt, dans uneclameur désespérée que je ne lui avais pas entendue depuislongtemps, elle courait au premier étage s’enfermer dans sachambre… Moi, j’étais dans mon bureau quand tout ce tumulte éclata…Je n’avais pas besoin d’explications… Je savais de quoi ilétait encore question… Nous courions déjà tous derrière elle…Il fallut forcer sa porte… Vous en savez maintenant autant que moi,ajouta-t-il en se tournant de mon côté, puisque personnen’ignore plus rien de mon malheur !… »

Christine et moi, regagnâmes notrebibliothèque, elle très attristée, moi de plus en plusagité…

« Que vous semble de toutceci ? » me demanda-t-elle.

Je lui dis :

« Christine, quand nous sommesentrés dans la chambre, avez-vous remarqué la figure dumarquis ?

– Non ! je ne regardais que lamarquise !…

– Eh bien, moi, j’ai regardé lemarquis… Il n’était pas beau à voir, vous savez !… Ses yeuxsanguinolents paraissaient prêts à jaillir de ses orbites commedeux billes de rubis, sa bouche s’ouvrait sur une denture ardente,féroce et toute sa figure ressemblait à un de ces masques japonaisfabriqués pour terrifier l’ennemi ! Je n’ai jamais rien vu decomparable à cette vision si ce n’est l’air férocement joyeux dubuste du marquis de Gonzague que l’on cache soigneusement àMantoue, au rez-de-chaussée du Museo Patrio, dans unepetite salle de débarras, recevant le jour par la place Dante… Cemarquis-là avait cet air, paraît-il, la veille de Fornoue, le jouroù il paya dix ducats la première tête française coupée par sesstradiots, et il baisa sur la bouche l’homme qui la lui apportait…Ce n’était pas un vampire, mais c’était tout de même un buveur desang à sa manière !…

– Précisez votre pensée… me fitChristine d’une voix sourde, croyez-vous que nous ayons réellementsurpris « notre marquis à nous » la veille deFornoue ?

– Ce seraittellement formidable, que, justement, je n’ose préciser mapensée…

« Il n’y avait peut-être là qu’uneapparence, m’empressai-je d’ajouter.

– En tout cas, murmura-t-elle, sila veille de Fornoue, Gonzague croyait se repaître de notre sang,son attente a été bien déçue le lendemain…

– Oui ! quelqu’un est venu quia troublé la fête…

– Mon impression également,acquiesça-t-elle, est que nous avons dérangé tous cesgens-là !… Mais en supposant les choses au naturel,il ne faut pas nous étonner que le marquis ait été désagréablementsurpris par notre arrivée…

– Et si c’étaitvrai ?…fis-je.

– Quoi ? si c’étaitvrai ?… quoi, si c’était vrai ? répéta-t-elle.

– Oui ! laissons toutes lesautres histoires de côté ! Il n’est pas besoin d’avoir vécudeux cents ans pour avoir des instincts de bête fauve…

– Alors vous croyez ?… vouspouvez croire ?…

– Écoutez, Christine, vousrappelez-vous que Sangor, lorsqu’il est arrivé la première foisdans la chambre, apportait un flacon ?

– Oui, un flacon contenant ducitrate de soude, il me semble ?

– C’est bien cela !

– Et le marquis lui a dit de lereporter et de revenir avec du chlorure decalcium ?

– Parfait ! Et qu’est-cequ’il a fait avec le chlorure de calcium, Christine, pouvez-vous mele dire ?

– Eh bien, il a arrêté lesang !…

– C’est cela même… mais savez-vous,Christine, ce que l’on fait avec le citrate desoude ?

– Non !…

– Eh bien, avec le citrate desoude, on le fait couler ! »

Elle me regarda comme si je devenaisfou, à mon tour.

« On le fait couler ?répéta-t-elle.

– Oui, en ce sens qu’on lelaisse couler, en empêchant de se former le caillot de sangqui fermerait la blessure… Frottez la blessure, ou la piqûre, avecdu citrate de soude et la veine continuera à se vider de son sangcomme l’eau coule d’un robinet… Enfin, ce n’est pas tout !…Une bouche qui aspirerait ce sang et qui serait frottée decitrate de soude n’aurait pas à redouter la coagulation aveclaquelle il faut toujours compter…

– Mais c’esteffrayant, ce que vous me dites là ! Où avez-vous appris toutcela ?

– Mais dans les livres de lamédecine la plus sommaire… vous n’avez donc pas chez vous leLabosse illustré ?… Quand on est relieur, Christine, et qu’onne s’intéresse pas seulement à la reliure… on finit par apprendrebien des petites choses. »

Elle me regardait toujours et je visbien que maintenant elle était au moins aussi agitée que moi… Elleme répéta encore : « Mais c’est effrayant ! Lascience à l’usage du vampirisme !…

– De nos jours, fis-je en manièrede conclusion, le vampirisme – si vampirisme il y a – ne peut êtreque scientifique. »

Nous nous surprîmes à regarder lesquatre portraits des quatre Coulteray qui, là-haut, sur le mur,nous souriaient d’une façon si énigmatique et si troublante – trèstroublante – dans le jour qui tombait, ne laissant au contour deschoses qu’une ligne indécise, une sorte d’effacement depastel.

« C’est vrai qu’ils se ressemblenttout à fait étrangement, très étrangement, dit-elle.

– Eh ! si c’est le même !repris-je en essayant de mettre dans le ton dont je disais cela unpeu d’ironie et de désinvolture… il a eu le temps deperfectionner sa méthode. »

Mais nous cessâmes bientôt deplaisanter… car il y avait encore des gémissementslà-haut !…

Et comme ces gémissements seprolongeaient, nous ne pûmes nous empêcher defrissonner.

« Tout de même, fis-je, il seraitbon de savoir comment cette blessure est arrivée… Après tout, lemarquis peut nous raconter ce qu’il veut !… »

Chapitre 14Veillée

Il était tard maintenant, l’heure dudîner était passée depuis longtemps… nous ne nous décidions point àquitter ces lieux habités par une si mystérieuse douleur… On devaitnous croire partis…

Notre dessein n’était point de nousdissimuler : cela eût été indigne de nous, mais en de tellescirconstances on pouvait peut-être avoir besoin de notresecours ; en tout cas, c’est ce que nous pouvions répondre àqui s’étonnerait de nous trouver encore là…

Dans notre cabinet de travail, nousavions allumé la petite lampe électrique portative dont la lueurdessinait un carré clair dans la nuit du jardin.

Un grand silence s’était fait soudaindans l’hôtel, silence qui nous pesait peut-être encore plus que legémissement lugubre et monotone qui nous tenait dans une angoissesi aiguë tout à l’heure…

Une demi-heure se passa ainsi ;nous travaillions vaguement à je ne sais quoi, livrés, Christine etmoi, à des pensées que nous n’osions sans doute pas nouscommuniquer… Enfin je lui demandai :

« Et vous, Christine, lemarquis vous laisse-t-il tranquillemaintenant ? »

Elle fut surprise par ce « etvous ? ».

« Comment, et moi ?Pourquoi et moi ? fit-elle, assez émue… Croyez-vousqu’il y ait un rapprochement quelconque à faire entre… entre lesimaginations de là-haut… et ce qui s’est passéici ?

– Enfin il n’a pas renouvelé satentative ? »

Elle sembla hésiter une seconde etpuis :

« Non… je me suis arrangée pourcela !…

– Au fait, je dois constater que lemarquis s’est toujours montré devant moi d’une correction parfaiteà votre égard !… On dirait qu’il n’ose pas vous regarder, mêmequand il vous parle.

– Sans doute est-il un peu honteux,expliqua-t-elle avec simplicité, de s’être laissé aller à… à ce quenous pouvons appeler la violence de son tempérament… C’est vraique, dans ces moments-là, il n’était pas beau à voir… On n’auraitsu dire s’il voulait m’embrasser ou me mordre !…

– Ou vous mordre ! répétai-jeen la regardant…

– Oh ! mais attention !fit-elle en me souriant… c’est une façon de parler… je ne crois pasaux vampires, moi !… mais tout de même, il m’a faitpeur !…

– C’est extraordinaire que voussoyez restée ici, Christine !

– Je vous ai déjà expliquépourquoi, monsieur Bénédict Masson !… »

Elle me jeta cette réplique comme si jel’avais outragée…

Ce fut elle qui rompit le silencepénible, qui avait suivi…

« Dites-moi, mon ami, c’est vraique vous avez une charmante maison decampagne ? »

Je m’attendais si peu à cette questionque j’en fus bouleversé.

« Pourquoi, pourquoi medemandez-vous cela ? »

Elle me considéra avec un étonnementprofond :

« Mais… qu’est-ce qui vous troubleainsi ?… Ma question n’a rien que de très naturel…

– Pourquoi me parlez-vous de mamaison de campagne ?…

– Mon Dieu, si j’avais su… vousvoilà tout pâle !… C’est le marquis qui m’a dit :« M. Bénédict Masson a une charmante maison de campagne…je m’étonne qu’il ne vous y ait pas encoreinvitée !… »

– Comment sait-il que j’ai une« charmante » maison de campagne ? Christine !Christine !… ma maison de campagne n’est pas charmante, c’estla plus triste, la plus mélancolique demeure que l’on puisserencontrer entre la lisière d’un bois et un étang noir, limoneux,aux eaux de plomb !… Christine, je ne vous y inviteraijamais !… et n’y venezjamais !… »

Elle était de plus en plusstupéfaite :

« Quel drôle de garçon vousfaites ! finit-elle par dire… Si je m’attendais à cette…véhémence !… bien, bien, mon ami, je n’insiste pas…

– Le marquis ne vous a pas ditcomment il savait ?

– Mais si… il a eu, un moment,l’intention d’acheter d’immenses terrains du côté deCorbillères-les-Eaux… C’est bien par là, n’est-cepas ?

– Oui… moi, je suis sur l’étang…tout au bord de l’étang… de l’étang noir !…

– Eh bien, le marquis, qui a visitéle pays et qui a dû se renseigner sur les propriétaires desterrains qu’il voulait acheter pour les réunir en une seulepropriété… le marquis trouva votre villa charmante, voilàtout. »

J’étais tellement agité que j’allai à lafenêtre que j’ouvris… j’avais besoin de respirer… j’essayai dereprendre mon calme… Je m’en voulais mortellement de n’avoir pas sume contenir…

À ce moment, dans le carré de lumièrequi s’allongeait devant moi, sur la pelouse, une forme blancheglissa, légère et silencieuse comme un fantôme.

Je n’eus que le temps de me précipiter àla porte qui était restée ouverte sur le jardin pour recevoir dansles bras cette pauvre chose agonisante, et qui déjà ne pesait pasplus qu’une ombre… Son souffle expirait sur ses lèvresexsangues ; l’ovale de son visage s’était allongé en une ligneplus idéale encore, la mort semblait déjà fixer cette fragile imagepour l’éternité et la lueur qui errait au fond de ses orbitescreuses comme deux abîmes n’appartenait plus aux feux de cemonde…

C’est en regardant des choses que nousne pouvions pas voir, nous autres qui n’étions point comme elle surla frontière du néant, qu’elle nous dit à tous deux (car Christine,elle aussi, s’était précipitée) :

« Eh bien, êtes-vousconvaincus, cette fois. Ils ne m’ont laissé quel’âme !… »

Nous la déposâmes dans un fauteuil avecd’infinies précautions ; sa tête renversée sur le dossierétait belle comme un marbre sur une tombe, elle semblait considérerune dernière fois (et cette fois sans épouvante, car elle espéraitlui échapper en franchissant les portes de la mort) le monstreen quatre images qui, du haut du mur, lui adressait sans selasser son redoutable sourire :

« Vous avez vu aujourd’hui,fit-elle avec effort, sa cinquième figure au moment où il va boirema vie !… Dites-moi s’il ne vous a pas épouvantés !… Etmaintenant il est parti !… il est parti avec tout mon sang… etje vais mourir, car je n’ai plus peur de lamort !

« Oui, je me suis entendue avecSangor, qui fait tout ce que l’on veut, pourvu que ce ne soit pasdéfendu par sa religion… quand je serai morte, il viendra, dans matombe, me couper la tête, et ainsi, il n’y aura pas de danger queje revienne, comme le monstre, boire le sang desvivants…

« Les vivants peuvent êtretranquilles, bien tranquilles !

« C’est un fait !… C’est laseule manière qu’il a de me sauver de la vie et de lamort…

« Oh ! je suis bienheureuse ! je suis sûre de Sangor ! il me coupera la têtecomme c’est ordonné dans le livre contre larésurrection !…

« Monsieur Bénédict Masson, vousavez lu mes livres !… Alors, vous savez bien qu’il faudraqu’on me coupe la tête !…

« Je suis sûre de Sangor… je lui aidonné un collier de perles magnifique !… »

Elle prononçait ces bouts de phrasecomme si elle allait mourir après chaque mot…

Et moi, j’aurais bien voulu lui poserune question pendant qu’il en était tempsencore…

Je profitai d’un moment où elle se tut,la tête renversée, les paupières lourdes, la gorge tendue comme sielle s’offrait déjà au couteau de Sangor…

Je dis :

« Le marquis nous a conté que vouspreniez l’air à la fenêtre du boudoir et que vous veniez de vouspiquer le bras aux épines du rosier qui monte contre le mur… et quec’est alors que vous avez poussé ce grand cri… »

Les paupières se relevèrent pour laisserpasser une petite flamme qui, presque aussitôt, s’éteignit entreles cils rapprochés.

« Je ne me suis point piquée aurosier, on ne crie point à la mort quand on se pique à un rosier…j’ai crié quand il m’a mordue !…

– Il étaitavec vous dans le boudoir ?

– Mais non !…

– Alors il était dans lejardin ?

– Mais non !… je ne sais pasoù il était !…

– Comment ! il n’était pasavec vous et il vous a mordue ?

– Certes !… Il mord comme ilveut ! quand il veut ! C’est en vain que je m’entoure defourrures !

– Mais enfin, il ne mord pas àdistance ?

– Si !… »

Il n’y avait plus rien à dire… L’affaireétait jugée…

Nous étions là tous les trois, accabléssous des idées différentes, quand Sangor parut.

Il emporta dans ses bras puissants lamalheureuse dont la tête roula sur son épaule, sa tête que jevoyais déjà détachée du tronc, dans un rêve d’horreur et defolie…

Du reste, tout ne m’apparaît plus quesous ces affreuses couleurs… Et il n’est pas jusqu’au regard deChristine que je ne trouve un peu trouble, quand, restés seuls, jelui demande encore : « Eh bien… que dites-vous de toutcela ?… »

Chose singulière, c’est la première foisque je ne lui entends pas dire en parlant de la marquise :« Elle est folle ! »

Chapitre 15La catastrophe

30 juin. – C’estfini ! tout est fini ! et c’est bien de ma faute !Comme on dit dans les romans populaires : « J’enpleurerai longtemps des larmes de sang ! » J’ai perduChristine et me voilà exilé à nouveau dans ma sinistre petitemaison de campagne de Corbillères, auprès de l’étang aux eaux deplomb ! »

« Corbillères, corbillard »…je passe mes journées à mener le deuil de mes dernières illusionset de mon fol amour…

Cette dernière phrase insipide mesoulève le cœur… Illusion ? fol amour ? Est-ce avec cetteeau de rose que je vais pouvoir écrire ce qui est arrivé ?…J’étais devenu comme une bête ensorcelée autour deChristine.

Il faut vous dire que, depuis huitjours, nous étions seuls dans l’hôtel.

Le marquis avait emporté la marquiseexpirante à son vieux château de Coulteray, sans doute pour qu’ellefût plus près de son tombeau qui l’y attendait.

Toute la domesticité avaitsuivi.

Seul, avec Christine !…

Et voici ce qui est arrivé.

C’était un soir… après dîner… dans lejardin où nous revenions quelquefois, Christine et moi, sans nousêtre donné rendez-vous…

Depuis les dernières scènes auxquellesnous avions assisté, quelque chose d’assez mystérieux semblait nousavoir rapprochés davantage, du moins je me l’imaginais, car jamaisencore je n’avais vu Christine aussi confiante, ni aussi simpleavec moi, ni aussi près de moi…

C’était un soir d’une douceur ineffableaprès la grosse chaleur du jour… je n’avais jamais été aussiheureux ; nous étions assis l’un près de l’autre ; unmême attendrissement – qui n’était peut-être, hélas ! que del’apaisement chez Christine – nous tenait silencieux… Mes penséestournaient à la romance… autour de nous les murailles grises sefondaient dans le repos ; un chêne solitaire vacillaitd’ivresse en se penchant au-dessus de l’abîme obscur de nos cœurs…Ma main se posa sur sa main – geste inconscient s’il en fut jamais– et sa main tiède resta dans la mienne.

Évidemment, évidemment, quand je penseencore à cette minute précieuse, c’est vers toi que je me retourne,nuit, ténèbre propice, voile sacré derrière lequel s’oublia malaideur !

De ce que Christine n’avait pas retirésa main, je concluais volontiers que mon contact ne lui déplaisaitpoint – et cela pouvait déjà passer pour la plus grande victoire dema vie – quand elle me demanda sur le ton de la plus sournoiseconfidence :

« Est-elle vraimentfolle ?

– Qui donc ? interrogeai-je,assez dépité de constater que, dans le moment même, sa pensée étaitsi loin de moi que je ne la rejoignais pas.

– Mais… lamarquise ?

– Je vous avouerai, fis-je, avec unpeu d’humeur, que je ne pensais plus à cette malheureuse… Pourquoime demandez-vous cela ?…

– Parce que…

– Parce que… quoi ?N’étions-nous pas d’accord là-dessus ?… Pouvons-nous autrechose pour elle que la plaindre ?

– Oui, oui !… laplaindre !… répéta-t-elle avec sa voix de rêve… Elle n’a passu résister, elle !… résister àl’ambiance !…

– Que voulez-vous dire ?Expliquez-vous, Christine ?

– Mon cher Bénédict, si je vous discette chose à laquelle j’étais cependant résolue à n’attacheraucune importance, c’est à cause d’une certaine coïncidence dont jene laisse pas d’être assez troublée, je l’avoue…

– Vous m’intriguez, Christine…(Pendant ce temps sa main était toujours dans la mienne et celam’inspirait des pensées telles que j’avais le plus grand mal à lasuivre.)

– Eh bien ! moi aussi,j’ai été piquée !…

– Seigneur Dieu !…Expliquez-vous, Christine, expliquez-vous !

– Oui, j’ai été piquée par lerosier… Oh ! il y a quelque temps de cela !… Et au bras,comme elle, et au même endroit qu’elle !… Et avantelle !… »

J’essayais de voir son visage, mais ellele tenait penché et détourné de moi…

« En vérité ! envérité !… voilà une bien grande aventure ! déclarai-jeassez froidement… elle s’y est penchée elle-même et vous avez étépiquée par le même rosier !… C’est là quelque chose de tout àfait extraordinaire !…

– Non ! releva-t-elledoucement, toujours de sa lointaine voix, non… ce n’est pas tout àfait extraordinaire… mais figurez-vous qu’à la suite de cettepiqûre, je me suis sentie comme engourdie, sinon empoisonnée, enfindans un état de faiblesse cérébrale telle que, rentrée dans labibliothèque, je me suis étendue sur le divan tout juste pourfermer les paupières et pour avoir le plus douloureux desrêves…

– Quel rêve ?

– J’ai vu le marquis, avec cettefigure atroce que vous lui avez découverte l’autre soir quand vousavez pénétré chez la marquise après l’accident… Il s’est approchéde moi… et malgré tous mes efforts pour l’éloigner, il s’est emparéde mon bras et, collant ses lèvres à ma blessure, il aspirait toutmon sang… toute ma vie !…

– Vous avez eu vraiment cerêve-là ?…

– Vraiment !…

– La marquise vous avait déjàraconté toutes ses histoires de broucolaque ?…

– Oui !…

– Et vous vous étiez endormie surle divan, au-dessous des quatre portraits des quatreCoulteray ?

– C’est cela même.

– Alors concluez vous-même,Christine !…

– J’ai conclu ! j’aiconclu !… Oh !… Oh !… j’ai conclu !… mais alorsje n’avais pas vu la marquise piquée comme moi au bras, en sepenchant à la même fenêtre, et je ne l’avais pas vue revenir commeun fantôme nous crier : « Eh bien, êtes-vousconvaincus cette fois, ils ne m’ont laissé quel’âme !… »

– Ahça ! mais, Christine…

– Évidemment… « Ah ça !mais !… » c’est bien ce que je me dis…

– Enfin, comment cela a-t-il finipour vous ? repris-je, assez impatienté du ton plaintif et unpeu inquiétant qu’elle prenait pour me raconter sonrêve…

– Eh bien, cela a fini quand je mesuis réveillée…

– Oui !…

– Le marquis n’était paslà ?

– Non. La première chose que mesyeux rencontrèrent fut l’image des quatre Coulteray, là-haut, dansleurs cadres.

– Et comment voussentiez-vous ?

– Brisée !

– Et qu’avez-vousfait ?

– Je suis allée trouver le marquis,pour lui dire que l’air de sa maison ne me valait rien du tout… etque, me sentant un peu souffrante, je serais peut-être quelquetemps sans revenir…

– Lui avez-vous raconté votrerêve ?

– Oui !…

– Et qu’a-t-ildit ?

– Que sa femme nous rendrait tousfous, ici !… Et il me conseilla d’aller me reposer une semaineou deux à la campagne… c’est même la première fois qu’il meparla de Corbillères-les-Eaux ! »

Je tressaillis, mais elle ne s’enaperçut même pas…

« Et vous n’êtes pas allée à lacampagne ?…

– Non !… je ne pouvais alorsquitter ni papa, ni Jacques… » (je pensai : niGabriel).

Il y eut un silence,puis :

« Vous me prenez sans doute pourune sotte… et j’ai peut-être eu tort de vous montrer que cettemaison, avec ses singuliers habitants et leurs airs de mystère afait entrer en moi un étrange sentiment d’inquiétude… depuisl’accident de l’autre jour…

– Et cependant, vous n’y êtesjamais venue plus souvent ! murmurai-je en me rapprochantd’elle… (nos mains étaient toujours unies)… Ah !Christine ! Christine ! ma pauvre chère âme… chaquemaison, comme chaque cœur a son mystère (ce fut à son tour detressaillir)… je vous jure, Christine, que votre piqûre de rosierdont a saigné votre bras n’est rien à côté de certaines autresaffreuses blessures par lesquelles s’épanche, se répand, coulejusqu’à la dernière goutte la vie d’un cœur. Pourquoi donner auxvampires la figure des morts ? Le plus grand broucolaque dumonde est un tout petit enfant aux joues roses avec un carquois etdes flèches… et il s’appelle l’Amour !

– Vous avez raison, monami ! » fit Christine dans un souffle en baissant tout àfait la tête…

Quel silence suivit ces dernièresparoles !… J’osai murmurer enfin à l’oreille de celle qui setaisait près de moi… j’osai murmurer le commencement d’unecomplainte de ma fabrication qu’elle avait dû goûterparticulièrement, puisqu’elle l’avait apprise parcœur :

« Ô dame douce ! comment es-tuvenue ici ? – étranges sont tes paupières – étrange tonvêtement – et étrange la longueur glorieuse de testresses ! »

Elle ne me laissa pas continuer, mais samain serra nerveusement la mienne et cette pression précipita lecours de ma vie jusqu’à la sensation de l’étouffement.

« Remettez-vous, mon cher Bénédict,me fit-elle, en se levant et en me rendant ma main. Vousavez tort de dire toutes ces belles choses pour moi ! Monvêtement n’est pas étrange, vous n’avez jamais vu se déroulerma chevelure, car je ne suis ni excentrique, ni coquette, et si jeviens ici plus souvent que de coutume, c’est que le marquis n’y estplus ! »

Là-dessus, elle rentra dans labibliothèque et moi je retombai, assommé, sur mon banc.

Ce n’est que quelques instants plus tardque je me relevai vacillant et prêt aux injures. Mais je retrouvaiChristine dans notre petit atelier. Elle pleurait…

Oubliant déjà ma fureur, je m’apprêtaisà prononcer quelques bonnes paroles où, naturellement, je n’auraispoint manqué de me donner tous les torts, quand je m’aperçus queles larmes de Christine coulaient sur l’image burinée (à laquelleelle avait travaillé avec une assiduité qui déjà m’avait fait tantsouffrir) du beau Gabriel.

Aussitôt, je sentis en moi un fleuved’amertume d’où je laissai tomber quelquesgouttes :

« Certes ! fis-je… si j’étaisaussi beau que celui-là ! »

J’avais cru l’embarrasser ; quelleerreur ! Elle levait sur moi des yeux brillants d’uneindéniable sympathie et elle me dit, sans gêne :

« Oh ! oui !… si vousaviez été aussi beau que lui !… »

C’était à pouffer de rire, si je n’avaisété aussi amoureux et si j’avais pu oublier une seconde que j’étaisla première victime de cette situation ridicule.

Le plus inouï, qui commença de m’ouvrird’étranges horizons, fut que Christine tenta immédiatement deprendre cette place (de première victime) pourelle !…

« Oh ! mon ami, mon cher grandami !… gémit-elle, je suis bien malheureuse !…

– Eh bien, et moi, m’écriai-je…croyez-vous que je me promène dans lesChamps-Élysées ?…

– Vous êtes beaucoup moins àplaindre que moi ! m’expliqua-t-elle avec cette logiquespontanée, candide et irréfutable que l’on trouve à peu près cheztoutes les femmes… oui, beaucoup moins à plaindre puisque c’est parma faute que vous êtes malheureux !… Et s’il n’y avait quevous !…

– Ah !oui ! fis-je de plus en plus abasourdi, il y a encore leprosecteur !… Mais pourquoi ne l’épousez-vouspas ?… »

J’éprouvais une joie funeste à medéchirer et à la déchirer, elle aussi, autant qu’il était dans mesmoyens de le faire, moyens que j’espérais bien pousser jusqu’aubout, maintenant que nous avions entrepris cette marche àl’abîme.

« Parce que je ne l’aime pas !m’avoua-t-elle avec un gros soupir, et en continuant de laissercouler ses libres larmes sur l’image quej’abhorrais !…

– Et comment, ne l’aimant pas, luiavez-vous promis le mariage, pourriez-vous m’expliquer cela,Christine ?

– Fort honnêtement, répondit-elle…Jacques ne vit que pour moi, depuis sa plus tendre enfance. Le peuque vous en connaissez maintenant vous permettra d’apprécier mesparoles sans sourire, quand je vous aurai dit qu’il est en train dedevenir l’un des premiers, peut-être le premier savant de cesiècle. Eh bien, Jacques se moque de la gloire, de la fortune et detout ce qui se rattache à l’humanité en général ! Il ne vitque pour moi ! Ce génie, que l’on ne peut entendre dix minutessans être ébloui, n’a qu’un but : me serrer dans ses bras etme faire la mère de ses enfants !… Et vous auriez voulu que,d’un mot, je souffle sur cette flamme, que je fasse de la cendre dece foyer où viendra peut-être se réchauffer l’humanitéfuture !… Non !… Je lui appartiens !… Il lesait !… C’est ce qui fait sa force !… S’il avait voulu,j’aurais déjà été à cet homme-là !… mais il a son idée, luiaussi, et son orgueil… Il veut m’apporter sa dot : quelquechose que l’on n’a point déposé encore dans une corbeille demariage :

« La chaîne d’or avec laquelleles hommes, devenus créateurs de la vie, tiendront à leur tour laDivinité vaincue !

– C’est unbeau bijou, en effet, répliquai-je sans sourciller, mais lent àforger, et puisque vous n’aimez pas le forgeron…

– Bénédict Masson ! quand jevous dis, à vous, à vous seul au monde, que je ne l’aimepas, cela signifie que je ne l’aime pas autant qu’un cerveau commecelui-là mériterait d’être aimé… Vous abusez de mes sentimentspour vous, et vous êtes en train de trahir maconfiance !… »

Mais les coups qu’elle me décochaitainsi de droite et de gauche, tout en ayant l’air de me caresser,avaient achevé de m’étourdir, et c’est alors que, perdant toutedirection du combat, je laissai tout haut parler labrute :

« Vous avez des sentiments pourlui ! Vous avez des sentiments pour moi ! Enattendant, c’est celui-ci que vousembrassez !… »

D’abord, elle ne comprit pas… mais elledut sentir passer sur elle quelque chose de redoutable, car elleleva sur moi une figure de noyée… Ah ! la pauvre enfantfaisait pitié sous le voile de ses pleurs… mais il était trop tardpour la sauver du supplice que je lui imposais : ma maindésignait encore l’image de Gabriel qui, lui aussi, pleurait lesmêmes larmes qu’elle…

Quand elle eut compris, toute sadouleur, qui s’épanchait librement devant moi comme devant un ami,se trouva glacée du coup… Elle se leva en frissonnant et elle allas’enfoncer dans la nuit de la bibliothèque où je n’osai toutd’abord la suivre…

Combien de minutes s’écoulèrentainsi ? voilà ce que je ne saurais dire.

Dans son isolement, j’étais sûr qu’ellene pensait qu’à lui… et la preuve de cela, elle finit par me ladonner.

Elle m’appela près d’elle. Sa voix étaitloin d’être hostile. Était-elle naturelle ? Faisait-elle uneffort sur elle-même parce qu’elle avait quelque chose à medemander ? Je n’essayai point de résoudre ce problème… sesnerfs étaient à bout, à moi aussi… Elle n’avait qu’à me laisserdans mon coin… Elle aurait dû comprendre qu’il y a certaines heureslourdes, d’une volupté insupportable, pendant lesquelles il estdangereux d’appeler près de soi les poètes, avec une voix demiel.

Je m’assis à l’autre bout du divan, parune dernière précaution qui touchait à la plus haute vertu et àcause de laquelle je réclame le bénéfice des circonstancesatténuantes dans la scène fatale qui m’a privé pour toujours deChristine.

« Mon ami, me dit-elle avec unsoupir où palpitait tout son amour (pas pour moi, certes !)et toute sa peur… mon ami, seriez-vous jaloux d’uneimage ?

– Cessons denous mentir, fis-je brusquement… Je vous adore et je vous hais à lafaçon du maudit qui est à l’autre pôle de Dieu et dont le tourmentne cessera que le jour où le Beau et le Laid se rapprocheront pours’anéantir. En ce qui nous concerne, nous n’en sommes paslà !… Votre douce voix qui m’appelle me rend malade de fureursi elle est un piège… mais plus mou qu’Hercule aux pieds d’Omphalesi elle vibre d’une véritable tendresse, comme, parfois, j’ai osél’espérer et comme je veux le croire ce soir !… Ouvous allez me chasser avec des mots rudes, ou vous allez avoirpitié d’un damné !… Oh ! je m’entends… etrassurez-vous !… Vous avez promis de justes noces à un hommeque vous n’aimez pas… et vous lui apporterez un corps vierge !c’est sublime !… Mais puisque vous avez des sentimentspour moi (parole naïve, populaire et charmante, qui a ladouceur de la rose sur le gril où se tord le prince des Aztèques),vous allez cesser de me mentir ! Christine !Christine ! ce n’est pas un profil d’argent que je vous ai vueembrasser !… Cette belle image a un nom : elles’appelle Gabriel !… »

L’effet fut foudroyant. L’ombre deChristine se dressa dans l’encadrement de la fenêtre… Et elle sepencha sur moi, si près que je sentis son souffle haletant sur monfront baigné de sueur…

« Comment savez-vous ?…comment savez-vous ?… »

Alors, je lui dis tout… Je ne voulusrien lui cacher de mon honteux espionnage… je lui retraçai, assezcrûment, du reste, les scènes auxquelles j’avaisassisté…

Elle me donnait à peine le temps derespirer : « Et après ?… Et après ?… » mepressait-elle…

Après, je lui dis comment j’avais cru àla mort du mystérieux étranger, comment il m’était apparuconvalescent… enfin ce fut l’horreur de l’opération et de sondévouement à elle ! et son angoisse…

« J’espère, terminai-je sur le tonde la plus triste ironie, qu’il est maintenant hors dedanger ! »

Elle ne répondit point à ces dernièresparoles… Elle était retombée tout près de moi… et ce fut elle qui,cette fois, posa sa main sur la mienne (et combien étaient-ellesbrûlantes toutes les deux)… Ma bien-aimée paraissait affreusementaccablée… Enfin, elle prononça avec effort :

« Et qu’avez-vous pensé en voyantmon père ?…

– Votre père, fis-je, a été violentet j’ai bien cru que c’en était fait de Gabriel !… Toutefois,cet acte sauvage avait une excuse… tandis que le fait pour unejeune fille, qui a tous les dehors de la vertu, de cacher le beauGabriel dans son armoire…

– Assez ! assez !murmura-t-elle… Et si vous ne voulez point que je vous haïsse, nonseulement vous allez cesser cette raillerie infâme, mais vous allezme jurer d’oublier tout ce que vous avez vu, vous !… Ne vousdemandez même pas ce que Gabriel fait chez nous, ni le sens dudrame auquel vous avez assisté… D’autres que vous ont entrevu notrehôte… notre femme de ménage, par exemple, et je sais qu’on a parléchez Mlle Barescat… Aux dernières nouvelles, on dit que c’est unétranger proscrit et condamné par le parti qu’il aurait trahi… Cesont des histoires… nous n’avons de renseignements à fournir àpersonne, qu’à la police… si elle nous en demande, mais je ne vouscache pas que nous avons un intérêt immense à ce que la police nefranchisse notre seuil que le plus tard possible… Si cela arrivait,à elle aussi nous demanderions le secret jusqu’au jour… jusqu’aujour, mon ami, qui n’est peut-être pas très lointain, où je pourraitout vous dire !… Puis-je compter sur vous, monami ?

– Maiscomment donc ?… mais comment donc ? Cet homme, aprèstout, n’est pas à plaindre, bien qu’il ait été fort malmené parvotre père… Tout compte fait, je voudrais être à la place de votreséquestré, moi !

– Vous continuez à me fairesouffrir, Bénédict !… d’un mot, je pourrais vous faire taire,mais ceci n’est point mon secret… et j’ai juré à Jacques… (elles’arrêta et je ne sus jamais ce qu’elle avait bien pu jurer àJacques). Finissons-en en ce qui concerne Gabriel !… Je puisvous jurer à vous, mon cher et tendre ami, je puis vous jurer quemon affection pour ce bel étranger n’a jamais dépassé les limitesd’un amical abandon. Oui, ma tête a porté sur son épaule. Oui, meslèvres se sont posées sur sa joue. Oui, j’ai embrassé sabeauté !… Hélas ! hélas ! celui-là non plus, je nepeux plus l’aimer !… Il n’a que sa beauté pour lui !…C’est une tête vide, comprenez-vous ?

– Les imbéciles sont bienheureux ! répliquai-je dans un rire diabolique… Fichtre !Christine, s’il vous faut, pour être heureuse, le profil del’Apollon Pythien, la pensée d’un Jacques Cotentin…

– Et le cœur embrasé de BénédictMasson ! acheva-t-elle à mi-voix.

– Tout cela dans un mêmehomme ! repartis-je sur un ton de plus en plus sauvage… Peste,ma chère, nous ne sommes près, ni les uns, ni les autres, duparadis !…

– Bénédict, Bénédict,calmez-vous !… vous ne m’avez jamais parlé ainsi !… vousm’effrayez !

– J’envie l’homme à la têtevide !… » fis-je, et là-dessus j’éclatai à mon tour ensanglots comme un enfant de dix ans…

Elle eut encore le tort, le grand tortde se rapprocher davantage dans un mouvement qui n’était, qui nepouvait être que de pitié et qui acheva d’exalter en moi unromantisme effréné, cette espèce de frénésie de la parole quicache, sous ses oripeaux de foire et son clinquant de parade, latrès humble et très simple douleur d’un pauvre être qui n’a jamaissenti se poser sur ses lèvres les lèvres d’une femme…

Elle me la baillait belle avec sontendre et chaste abandon sur l’épaule du bel être à la têtevide !… On nous a appris, sur les bancs de l’école, l’histoired’une femme, reine par le rang, la beauté et l’intelligence, quiapportait son baiser au poète endormi, si laid fût-il… Et je servisà Christine notre Alain Chartier avec ce luxe de vocables derrièrelequel je dissimule autant que possible ma terribletimidité…

Pour les uns, je suis un grand poète,pour les autres un saltimbanque, pour moi, je suis un mendiant.Sous mes sanglots gonflés de rhétorique, une femme qui m’aimeraitvraiment lirait tout de suite ces deux mots :« Embrasse-moi ! »

Misère de ma vie, je ne puis pas lesprononcer !…

Mais Christine les a entendus tout demême… La voilà, la divine, qui se penche sur moi ; sonsouffle, son haleine embrasait mes artères, cependant que le cœurrouge de sa bouche s’entrouvrait sur la mienne… Allais-je mourir dejoie, m’éteindre du coup consumé par la flamme sacrée ?…Pourquoi n’ai-je pas fermé les yeux ?… Alain Chartier dormait,lui ! Oui, mais Marguerite avait les yeux grands ouverts surcette sublime laideur qu’elle honorait d’un baiserroyal !…

Pourquoi as-tu fermé les yeux, toi,Christine ?… Est-ce parce que cette nuit est trop claireencore ?… Est-ce par pudeur ?… Je veux le savoir,Christine !…

Soulève donc tes paupières closes etembrasse ton poète !… Eh bien, allons, ducourage !…

Sois satisfait, Bénédict, elle a ouvertles yeux par ton ordre stupide, ta Christine !… et elle aeu un soupir de dégoût !

La pauvre a fait ce qu’elle a pu !et toi, tu t’es conduit comme un misérable !… Si tu ne l’aspas étranglée, c’est tout juste !… Elle a roulé sous les coupset tu t’es enfui jusqu’ici, jusqu’aux bords du petit étang sinistreaux eaux de plomb !

C’est la première fois que tu brutalisesune femme ! tu n’as qu’une excuse : c’est que tu n’en asjamais aimé une autre comme celle-là !…

Chapitre 16La maison de campagne de Bénédict Masson

Ici se terminent les mémoires deBénédict Masson.

Grâce à eux, nous sommes entrés danscette grande misère morale, dans ce drame intérieur créé par lalaideur. C’était nécessaire. Le flambeau, allumé par lui-même et àla lueur duquel nous avons examiné ce paria : l’homme laid –va nous aider à éclairer certains coins du drame extérieur dont ilfut l’effrayant héros.

Voyons d’abord ce qui se passe dans sapetite maison de campagne. Ce que nous en connaissons déjà n’estguère rassurant.

Corbillères-les-Eaux est à une heure, enexpress, de Paris. On descend à une petite gare qui donnedirectement sur la place du bourg qui compte au plus huit centshabitants. Il y a vingt ans, il n’y avait là qu’une halte !c’est la halte qui a créé cette agglomération villageoise, aumilieu de cette vaste plaine aquatique et traîtresse dont l’aspectne rappelle en rien les paysages aimables, ombreux, touffus, siaccueillants de l’Île-de-France.

Marais et marécages, étangs couverts deplantes d’eau, gardés par des saulaies désolées, par des boqueteauxsauvages, domaine immense du gibier d’eau et des poissons, etcependant peu fréquenté des chasseurs et des pêcheurs parisiens quiaiment la joie du décor et les gaietés de la guinguette.

Pour se rendre chez Bénédict Masson enquittant la gare, on suivait d’abord la route communale, puis on laquittait pour des sentiers étroits, humides et bourbeux, même autemps des chaleurs, et, après avoir cheminé une demi-heure environentre des rives mal définies, entrevues à travers une muraille deroseaux, dissimulées sous le cœur flottant des nénuphars, onentrait dans une espèce de cirque fermé par un petit coteau sombreet boisé qui se reflétait dans les eaux noires d’unétang.

La maison était entre l’étang et lebois.

Elle eût, du reste, été assez coquette,avec ses briques et son toit d’ardoise, si elle eût été moinsdélabrée, si son jardin de curé avait été bien tenu, si son potageravait été cultivé… Mais depuis qu’elle appartenait à BénédictMasson fils, celui-ci n’en prenait guère soin, se refusant à toutesréparations, ne voulant point d’homme de peine chez lui, pas mêmede domestique à demeure…

Il tenait cette petite propriété de sonpère qui avait été un pêcheur et un chasseur enragé et qui avaitfait élever cette bicoque dans un pays qui, pour lui, était unecontrée de rêve, où il venait passer ses vacances et s’installersitôt qu’il avait vingt-quatre heures de liberté.

Le père de Bénédict Masson avait fait debonnes petites affaires dans la reliure populaire et laissé à sonfils une somme assez rondelette avec laquelle celui-ci s’était payéle luxe de parcourir le monde en artiste, et suivant une fantaisieromantique qui le faisait prendre souvent pour fantasque alorsqu’il n’était que poète. Bénédict était revenu de ses voyagespresque pauvre, et nous connaissons sa manière de vivre.

Il avait conservé la maison deCorbillères, parce que cette solitude et cette désolation luiplaisaient. Plusieurs fois, de gros propriétaires des environs quiavaient loué les chasses et la pêche sur tout le domaine desmarécages, avaient voulu la lui racheter pour y installer un garde,mais il avait refusé toutes les offres.

Quand il quittait l’Île-Saint-Louis,c’était pour venir se réfugier là, vivre en sauvage, avec délices,travaillant vaguement à quelques reliures d’art, des travauxméticuleux qui demandaient un temps infini, des mosaïques oùfinissait toujours par apparaître quelque figure de femme qui, dansles derniers temps, ressemblait singulièrement à Christine, de mêmeque, de son côté, Christine reproduisait inlassablement l’image deGabriel.

Et puis, tout d’un coup, il était prisde dégoût pour son œuvre, la rejetait avec rage ou mêmel’anéantissait dans le petit atelier qu’il s’était créé là pour sasatisfaction personnelle et en dehors de tout esprit commercial… etil sortait, habillé en boucanier, rêvant pendant des jours et desnuits la vie de la prairie comme il l’avait connue, lorsqu’il étaitenfant, dans les livres de Gustave Aimard, faisant cuire quelquesmorceaux de bidoche sur des sarments, entre deux pierres,suspendant, les nuits, un hamac qu’il avait fabriqué dans un ancienépervier trouvé dans la succession du père et qu’il attachait auxarbres…

Chose bizarre, ce boucanier ne chassaitni ne pêchait, n’avait ni fusil ni engin d’aucune sorte… mais ilavait dans ses poches un carnet et un crayon, et il faisait desvers… il faisait des vers sur l’amour… Il ne pensait qu’à cela,l’amour !

Hideux, il détestait les femmes, mais illes eût voulues toutes…

L’aventure qu’il venait d’avoir avecChristine, et qui ne faisait que commencer, avait un peu disciplinésa frénésie cérébrale, mais auparavant, chaque fois qu’il setrouvait en face d’une femme, il avait envie de la mordre autantque de l’embrasser, tout de suite… Cependant, il n’en avait jamaistouché aucune (disait-il), et elles n’avaient jamais couru aucundanger avec lui (affirmait-il), à cause d’une timidité qui leparalysait, dès le premier geste, jusqu’àl’anéantissement.

Ce que nous avons reproduit de sesMémoires semble assez en rapport avec ce Bénédict Masson (en dehorsde la dernière scène avec Christine, scène sur la brutalité delaquelle il glisse, du reste, dans les mêmes Mémoires, assezrapidement). Malheureusement pour lui, il y avait… il yavait ces six femmes qui étaient venues chez lui dans sondésert et qu’on n’avait plus revues nullepart !

Chapitre 17La septième

Cette succession de disparitions avaitfrappé plus d’un esprit dans le pays ; on s’en était d’abordamusé, puis on avait jasé assez sournoisement ; enfin, commedepuis de longs mois on ne revoyait plus Bénédict Masson, on avaitparlé d’autre chose. Mais il y avait quelqu’un qui y pensaittoujours, à ces disparitions-là. C’était le pèreViolette.

Le père Violette était garde-chasse deson métier, tant qu’on lui faisait l’honneur de le charger de cesimportantes fonctions… Malheureusement, il y avait des années oùles sociétés de chasseurs se désintéressaient tout à fait desmarécages de Corbillères ; alors le père Violette devenaitbraconnier. De toute façon, c’était un homme précieux. Avec lui, onétait toujours sûr d’avoir du gibier.

Le père Violette n’avait rien en lui quirappelât la fleur printanière dont il portait le nom ; il n’enavait ni la fraîcheur, ni le parfum, ni la modestie. C’était leplus grand hâbleur de chasse et de pêche que l’on pûtentendre : avec cela, le pays lui appartenait ; on nepouvait le traverser, sans qu’il eût l’œil sur l’audacieux quipénétrait dans son domaine.

On l’avait toujours vu habillé de lamême façon : vieille culotte de velours à côtes qui n’avaitplus de couleur, toujours botté, une veste qui était tout enpoches, et dont il sortait des kilomètres de cordelettes,d’extraordinaires engins de pêche, une carnassière qui ne quittaitpoint son épaule même quand on ne lui voyait point de fusil (dansces cas-là on pouvait être sûr que le fusil n’était jamais trèsloin), un brûle-gueule qui semblait ne plus être qu’un morceau debraise entre ses lèvres desséchées, sous sa moustache jaunie,calcinée par ce charbon ardent ; un visage taillé à coups deserpe, de grandes oreilles qui remuaient, des narines toujours auvent, tout du chien d’arrêt… de petits yeux vert clair entre deslongs cils albinos et qui voyaient d’incroyablementloin.

Il n’y en avait pas deux comme lui pourlancer l’épervier ou démolir une bande de canards sauvages àl’affût, vers lequel il les attirait avec son équipe de poupées debois flottantes, par les nuits claires, au moment des grandspassages…

Il habitait une hutte au milieu destêtards, comme il appelait les saules pâles qui dressaientleurs troncs entrouverts, égorgés, sur deux rangs au bord desmarais. Il vivait là dans un domaine mi-terrestre, mi-aquatique,parmi les glaïeuls, les sagittaires, les roseaux… Il y avait sonbachot, son vivier barbu, autour duquel rôdait la perche noire, oùpassaient, rapides, les folles escadres d’ablettesargentées…

Il détestait Bénédict Masson pour biendes raisons. L’une des plus fortes était que celui-ci lui avaitfait manquer une occasion extraordinaire de devenir presque unbourgeois, un vrai garde-chasse établi dans une vraie maison… unchalet comme il convient à un vrai garde, et cela en refusant sapropre maison, celle de Bénédict Masson lui-même, à un « grosbonnet », qui ne demandait pas mieux que de louer tout le paysenvironnant, chasse et pêche, et qui aurait fait du père Violetteson homme, et qui l’aurait installé là jusqu’à la fin de ses jours,assurément, car le marquis de Coulteray (c’est de lui qu’il s’agit)semblait avoir alors sur cette contrée des desseins bienarrêtés…

Comme en vrai seigneur du temps jadis,il tenait à dominer tout le pays, à n’être gêné par personne autourde la grande propriété qu’il avait achetée de l’autre côté duvallon, par-delà le bois, et où sa maîtresse, une danseuse célèbre,paraît-il, une Indienne nommée Dorga, donnait chaque année, à desdates fixes, des fêtes auxquelles on venait de loin, de très loin,même d’Angleterre… Mais cette brute de Bénédict Masson, quiignorait tous ces détails, n’avait rien voulu savoir.

Le père Violette était allé un jour chezle relieur pour le tâter. Il avait été mis à la porte comme unvoleur. Il n’avait pas même eu à prononcer le nom du marquis. On nelui avait pas laissé prononcer dix paroles… Et le marquis s’étaittout de suite désintéressé de l’affaire… l’ancien garde ne l’avaitmême plus revu…

Eh bien, cette raison que le pèreViolette avait de détester Bénédict Masson, raison qui avait bienson importance, n’était point la plus forte. La première de touteset la plus lointaine était que cet affreux garçon laid comme lessept péchés capitaux lui gâtait son marécage, non point parce queBénédict Masson était repoussant à voir, mais parce que le pèreViolette ne pouvait comprendre ce que l’autre était venu yfaire.

Bien avant l’histoire de la disparitiondes femmes, laquelle pouvait fort bien s’expliquer après tout parl’effroi que leur inspirait cet être misérable et « disgraciéde la nature », Bénédict Masson était pour le père Violette leplus grand mystère du monde. Longtemps, l’ancien garde, devenubraconnier, l’avait observé avec une inquiétude grandissante, etencore maintenant ce n’était pas sans effroi qu’il passait à côtéde lui comme à côté d’un fou dangereux dont il faut tout craindre…Songez donc !… Bénédict Masson vivait dans le marais, comme unvrai sauvage, comme le père Violette lui-même, plus mal vêtu quelui (quand les femmes n’étaient pas là), couchant à la belleétoile, passant des heures sans remuer, accroupi entre les roseaux,comme qui dirait à l’affût… et il ne pêchait ni ne chassaitjamais !… Ça, c’était une énigme !…

Le père Violette en était positivementmalade !… jamais, jamais un fusil, jamais un engin, jamais unbout de fil, un collet, un bout de gaule… Alors, quoi ?qu’est-ce qu’il faisait là, pendant des journées et des nuitsentières, se traînant de-ci de-là, furetant, les mains dans lespoches, ou s’arrêtant les yeux fixes, pendant des heures, commes’il attendait quelque chose, comme s’il chassait quoi ! oucomme s’il pêchait ! Et il ne pêchait et ne chassaitjamais !

Et, parfois, il « causait »tout haut, tout seul !… Ça ! le père Violette l’avaitentendu !…

Qu’est-ce qu’il avait donc dans lacervelle, « cet oiseau-là », s’il n’était pas fou ?…Il avait tout du crime !…

Le père Violette s’en était tenulà ! Depuis le moment où il avait été bien sûr que BénédictMasson ne braconnait pas dans un pays comme celui-là, où il n’yavait rien à faire qu’à braconner, il avait dit : « Voilàun garçon qui a tout du crime ! »

Cela une fois admis, on comprendfacilement l’impression produite sur l’esprit du père Violette, parcette bizarre disparition des femmes qui s’étaient succédé siétrangement chez notre relieur…

Il y avait déjà plus d’une semaine queBénédict Masson était revenu s’installer à Corbillères, où il avaitrepris ses habitudes de trappeur mélancolique, quand le pèreViolette, certain soir, pénétra dans la cuisine de l’Arbre-Vert, del’autre côté du coteau, sur le versant, d’où l’on découvrait unpays qui n’avait plus rien à faire avec la plaine aquatique deCorbillères, et où apparaissait, entre les boqueteaux verdoyants,de-ci, de-là, le vaste mur d’enceinte qui entourait le parc desDeux-Colombes, la propriété que le marquis de Coulteray avaitachetée pour sa maîtresse Dorga, un don royal…

L’auberge était en lisière de forêt,regardant le soleil se coucher au bout de la plaine découverte,abritée au nord par un hêtre magnifique (l’arbre vert) ; unporche, une cour, une écurie, un hangar qui servait au besoin degarage ; un enclos palissadé, soigneusement cultivé delégumes, de pommes de terre ; quelques arbres fruitiers ;au-dessus de la porte, la vigne pendait en grappes encorevertes : un cep nerveux festonnait en l’ombrageant l’espèce detonnelle qui entoure le vieux puits. Une bonne hôtesse, la mèreMuche, tout en largeur et toujours de bonne humeur depuis qu’unheureux trépas l’a débarrassée de son gredin d’époux qui passaitson temps à boire son fonds avec son revenu, et qui en estmort…

Le père Violette est toujours bien reçulà-dedans ; c’est le pourvoyeur occulte de certains repasclandestins où l’on mange ce qui est généralement défendu par lesjustes lois. On vient d’assez loin faire des parties fines àl’Arbre-Vert. Spécialités de matelotes, gibelottes et surtout uncertain brochet farci, rôti, arrosé d’un vouvray encore un peuagressif quia fait la renommée de la mère Muche. Et puis dela discrétion. On peut venir avec une dame on ne vous demande pasde contrat de mariage et l’on n’écoute pas derrière les portes. Çan’est pas le genre de la maison.

Quand le père Violette entra dans lacuisine, la mère Muche était à ses fourneaux. Il ne dit même pasbonjour ni bonsoir, ni rien. Il se laissa tomber sur un banc, aucoin de l’âtre, et ralluma sa pipe avec une braise au bout despincettes, et puis il cracha dans le foyer et regarda laflamme.

« Eh bien ? finit par dire lamère Muche, en se retournant, ton Bénédict t’a-t-il enfin« débarrassé le plancher ? »

Le plancher ! drôle de façon dedésigner les marécages de Corbillères ! Mais la mère Muche n’yregarderait pas de si près, et puis, elle était tout à faitexcusable de s’exprimer ainsi, car elle ignorait ces marécages-là.Elle ne les avait jamais vus. On lui avait toujours dit que le paysd’où le père Violette rapportait de si bonnes choses était si laid,qu’elle n’avait jamais eu le courage de grimper à travers boisjusqu’en haut du coteau pour savoir comment il étaitfait.

Mais depuis des années, elle entendaitparler du seul homme au monde qui voulût bien habiter cettecontrée-là avec le père Violette, et malgré le pèreViolette !… Ah ! le garde ne lui laissait rien ignorer dumonstre de laideur qui avait choisi cette solitude pour yattirer des femmes et les assassiner ! Ça, c’était lefonds, le tréfonds de la pensée du père Violette, et il ne l’avaitpas caché à la mère Muche, sous le sceau du plus grand secret, bienentendu. Celle-ci ne faisait qu’en rire. La mère Muche riait detout depuis que le père Muche était mort.

« Quelle drôle de tête tu fais,Violette ! reprit la mère Muche… c’est-y qu’il y aurait dunouveau du côté de ta hutte ? T’as l’air tout retourné… Unverre de piot bien frais, hein, ça te remettrait peut-êtrebien !…

– Donnez donc « àbouère » et vous saurez tout, mère Muche ! Laseptième est arrivée !…

– Quelleseptième ?… »

L’autre haussa les épaules.

« Vous vous f… encore demoi !… Vous savez bien de quoi je parle !… Eh bien, oui,je suis retourné à l’idée que cette pauvre petite-là y passeracomme les autres !… et qu’il n’en sera pas plus question quesi elle n’avait jamais existé !… Ah ! mais, cette fois,ça n’ira pas tout seul !… J’suis là !… »

La mère Muche continuait àrire :

« Oui ! t’es là ! t’estoujours là !… Faudrait peut-être qu’il te demande lapermission, vieux jaloux !… »

Et elle lui versa à boire, mais le pèreViolette repoussa le verre, événement grave :

« Nous verrons bien si vousrigolerez comme ça le jour où je vous apporterai la preuve… uneseule preuve… ça se rencontre !…

– Sûr ! répliqua-t-elle… ilfaut bien qu’il les mette quelque part, à moins qu’il ne lesmange !…

– Vous blaguez !… je vous disqu’elles n’ont point toutes repris le train !… Ça,c’est une preuve !…

– Eh bien, elles sont reparties parla route !… du moment que tu me dis qu’il est si laid, je nevois point ce qui les aurait retenues à son service dans un endroitassez désolé… et puis elles ont peut-être eu peur !… Alors,elles se sont sauvées !…

– Peur !… Je vous croisqu’elles ont eu peur !

– Elles te l’ontdit ?

– La dernière me l’a dit !(là-dessus il ressaisit son verre et le vida d’un trait pour sedonner du courage ou s’éclaircir les idées), la dernière qui estrestée près de trois semaines… Oui, j’ai pu lui parler àcelle-là !… et elle m’en a raconté, allez, sur leBénédict !…

– Et elle avait peur !… etelle est restée trois semaines !…

– Elle est restée justement à causede ça !

– Elle est restée parce qu’elleavait peur ?

– Oui, que je vous dis !Ah ! c’était une drôle de fille ! allez !… et onaurait pu croire qu’ils étaient bien faits tous deux pours’entendre !… Eh bien ! elle a disparu comme lesautres !… envolée, volatilisée !… c’est à ne pascroire !…

– Elle est peut-être simplementretournée à Paris !…

– Non ! j’ai fait mon enquête…Celle-là, je connaissais son nom et j’avais pu savoir où ellehabitait !… On ne l’a jamais plus revue !… Elles’appelait Catherine Belle ! et belle elle l’était, eneffet !… Ah ! un sacré brin de fille !… Si elleavait voulu, je l’aurais bien débarrassée de son Bénédict, maisvoilà, moi, je ne lui faisais pas peur !… Je vous dis quec’est inexplicable !… La première fois que je lui ai parlé,c’était un soir… je rôdais autour du chalet !… Je vois uneombre qui s’en échappe en courant ; puis la porte se rouvre etle Bénédict paraît ! appelant d’une voix suppliante :« Catherine !… Catherine !… »

« Mais Catherine était restéeimmobile, cachée derrière une haie de roseaux, à quelques pas demoi, dont elle ne soupçonnait pas la présence… Maintenant Bénédictl’appelait d’une voix de colère, et comme Catherine ne répondaittoujours pas, il referma la porte avec fureur.

« Alors, Catherine se releva etcourut dans la direction de la gare. Je la suivis et la rejoignisdans un moment où elle s’était égarée dansl’obscurité :

« – Ne craignez rien !lui dis-je… je suis là !… C’est moi le garde, le pèreViolette… qu’est-ce qu’il vous a encore fait lemisérable ?

« – Mais rien, me dit-elle…seulement il me fait peur !… Il a, au contraire, été trèsgentil !… »

« Je ricanai…

« – Vous êtes la sixième,fis-je, avec qui il est très gentil… et elles s’en vonttoutes !

« – C’est ce qu’il m’adit.

« – Elles s’en vont toutes aubout de vingt-quatre heures… de deux jours… de trois jours… Vous,voilà huit jours que vous êtes là !… Vous avez de lapatience !…

« – Il m’a encore ditça !…

« – Pourquoirestez-vous ?…

« – Parce qu’il est trèsmalheureux !… Il est à plaindre le pauvre garçon !… Ilpleure… j’ai eu pitié de lui !…

« – Et vous en avez assezmaintenant ? »

« Elle ne me réponditpas…

« – Pourquoi vous êtes-vousenfuie ce soir ?…

« – Parce qu’il a voulum’embrasser !…

« – Il n’est pas dégoûté,fis-je, mais vous, je comprends que vous le soyez unpeu… »

« Là-dessus, elle garda le silence.Et, comme elle s’était arrêtée, je lui dis :

« – Si vous voulez prendre letrain de dix heures quarante, vous n’avez pas de temps àperdre !

« – Non, me répliqua-t-ellebrusquement… C’est de l’enfantillage… je retourne…

« – Où ?

« – Mais chezlui !

« – Chez BénédictMasson ?

« – Oui !… »

« J’étais abasourdi…

« Écoutez, fis-je… vous aveztort !… vous avez tout à fait tort !… c’est moi qui vousle dis… vous vous en repentirez ! Ce garçon-là a tout ducrime !… »

« Elle réfléchit un instant et ellerépéta :

« – C’est vrai qu’il y a desmoments où je me suis dit ça, moi aussi !…

« – Et vous yretournez ?

« – Oui !… pourvoir !… Mais bah !… ça finit toujours par les larmes… Aufond, il n’est pas bien dangereux, allez ! »

« Et elle rentra au chalet… Tout ceque j’ai pu lui dire… c’est comme si j’avais chanté… Ce quil’amusait, celle-là, c’est qu’il lui faisait peur !…Décidément, on ne sait jamais avec les femmes !…

« Les jours suivants, vous pensezsi j’étais à l’affût… à l’affût de mes deux tourtereaux. C’était àcrever de rigolade !… Le monsieur faisait toilette… Il sefaisait beau, le monstre !… Il mettait ses habits de la ville…une cravate, un chapeau… et il lui en racontait !…

« Elle, visiblement, se jouait delui, tout en ayant peur, mais elle voulait savoir jusqu’où çapourrait bien aller, cette histoire-là !… M’est avis qu’ellel’a appris à ses dépens et que sa curiosité ne lui a pas portébonheur !…

« Une dizaine de jours plus tard,il était de nouveau tout seul, tantôt se promenant dans le maraisavec une figure épouvantable, tantôt se jetant dans son hamac avecdes grognements de bête enragée, mordant les cordes… C’est pas unchrétien, ça !… J’avais envie de l’abattre d’un coup defusil…

– Père Violette, pas debêtises !… interrompit la mère Muche. Qu’est-ce que c’est quecette petite qui vient d’arriver ?…

– Une enfant !… Ça n’a pasplus de dix-sept ans !… Ah ! mais celle-là, faut pasqu’il y touche ! ou je fais le gendarme !… Riez pas, mèreMuche ; cette fois, à la première alerte, je ledénonce !… Il faudra bien qu’il s’explique…

– D’où qu’elle vient, lapetite ?…

– Elle doit être Berrichonne… c’estune fille de la campagne… elle l’appelle : mononcle !…

– Ce serait-il que ce seraitvraiment son oncle ?

– Paraîtrait !… Du reste, iln’a pas fait de frais pour celle-là… il ne s’est pas déguisé engentleman… Il a plutôt l’air de la traiter comme une petiteservante… Il lui fait faire ses courses… Ça n’est plus le boulangerqui apporte les provisions… Personne ne vient plus au chalet… Il amême remercié le souillon qui venait deux heures tous les matinsfaire le ménage… Ils vivent tout seuls, tous les deux, loin detout, sûrs de n’y être dérangés par personne… La petite n’est nibelle ni laide… elle s’appelle Annie.

– Tu lui as parlé ?

– Oui… tantôt… je lui ai demandé sielle se plairait dans nos marais… Elle m’arépondu :

« – Pourquoi donc que je nem’y plairais pas ? mon oncle est si bon !… »Textuel…

« – Tant mieux s’il est si bonpour toi, que je lui ai répliqué… il ne l’a pas été pour toutescelles qui sont venues là avant toi, sans quoi elles y seraientencore ! »

« Elle a paru surprise de ce que jelui disais là et elle est partie toute pensive, sans rien ajouter.Alors je lui ai crié de loin :

« Demande-lui donc, à ton oncle, oùelles sont passées !… »

« Là-dessus, elle s’est sauvée etne s’est arrêtée qu’au chalet.

– Tout ça finira entre vous par duvilain !… conclut la mère Muche. Tu te mêles de ce qui ne teregarde pas et t’as peut-être bien tort, père Violette… Enattendant, vide ton piot !…

– N… d… D… ! levoilà !

– Qui ?

– Notreparoissien !… »

Et le père Violette sauta sur son bâtoncomme s’il avait à se défendre contre quelque animalredoutable…

La mère Muche allongea le nez à lafenêtre :

« Bon sang ! fit-elle… c’estvrai qu’il n’est pas beau ! »

Bénédict Masson traversait la cour.L’apparition de cet homme, dans le soir qui tombait, étaitsinistre.

Il sortait du bois comme une bête de satanière et la façon qu’il avait de tourner son mufle de tous côtés,comme s’il cherchait une proie à dévorer, donnait lefrisson.

Il aperçut soudain la cabaretière et,derrière, le garde qui le considéraient, la première avec effroi,le second avec son habituelle hostilité.

Sans hésitation il pénétra dans lacuisine.

« Vous ! j’ai à vousparler ! fit-il au garde, tout de suite… Si vous voulez mesuivre, ça ne sera pas long !… »

Le père Violette se rassit sur son banc,affectant une tranquillité méprisante.

« Moi, je n’ai rien à vousdire ! » déclara-t-il.

La mère Muche était loin d’être à sonaise… Elle avait un dîner à préparer pour des gens desDeux-Colombes qui arrivaient, le soir même, à la villa, où rienn’était prêt pour les recevoir et elle eût voulu voir les deuxhommes « aux cinq cents diables »… Enfin, comme à tantd’autres, Bénédict lui faisait peur.

« Allez vous expliquer sous latonnelle ! » leur suggéra-t-elle.

Mais le père Violette ne bronchait pas.Il redemanda même un piot.

« Écoutez, père Violette !…fit Bénédict Masson, si vous voulez qu’on trinque ensemble, il netiendra qu’à vous !… mais il faut qu’on s’explique une foispour toutes. Le pays est assez grand pour nous deux. Nous nepouvons pas continuer à vivre comme ça, en nousgênant !

– Je vous gêne donc ? »releva l’autre.

Bénédict Masson s’assit sur un escabeauet, la tête basse, sombre et taciturne, cessant de le regarder, ilrépondit :

« Oui !

– Faudrait-il que je disparaisse,moi aussi ?… émit hardiment le garde.

Mais il se tut, car il n’avait pasachevé sa phrase que l’autre avait relevé la tête et le brûlait deson regard de feu. Puis cette flamme finit par s’éteindre… la têteretomba sur la poitrine et Bénédict reprit d’une voixsourde :

« Je sais ce que vous racontezpartout ! Faut vous taire, père Violette ! Moi, j’en aiassez !… Eh bien oui, elles sont parties !… je ne peuxpas garder une ouvrière !… je ne peux garder personne auprèsde moi… je fais peur à tout le monde !… Tout à l’heure, j’aifait peur à Madame !… ah ! laissez-moi parler,madame !… je suis si content de m’expliquer devantvous !… Vous ferez peut-être entendre au père Violette qu’ilfaut qu’il tienne sa langue… Ma vie n’a rien de mystérieux… Je n’aijamais fait de mal à personne !… On n’a qu’à me regarder pourcomprendre que je n’ai pas besoin de leur faire du mal pourqu’elles fichent le camp !… Je ne suis pas venu ici pour fairele malin, je suis venu ici pour dire au père Violette :« J’en ai une, en ce moment, une enfant, une petite nièce, uneorpheline que j’ai recueillie et que je ne dégoûte pas trop !…et qui veut bien me servir de bonne… qui a été malheureuse, toutepetite et qui m’est reconnaissante de ce que je peux faire pourelle… eh bien, père Violette, faut pas la dégoûter demoi !… »

– Mais ça ne me regarde pas, moi,tout ça !… » grogna le garde.

La cabaretière avait glissé un verredevant Bénédict Masson.

« Monsieur a raison,déclara-t-elle, en vidant le reste du pot dans le verre… Il n’y apas de bon sens à vivre comme ça sur la même terre en se faisant lamine… Trinquez et serrez-vous la main et qu’il ne soit plusquestion de rien ! »

Mais le père Violette, têtu, répétaitencore :

« Tout ça, ça ne me regarde pas…tout ça, ça ne me regarde pas ! »

Bénédict Masson repoussa le verre, seleva, se planta devant le garde et lui dit, la voixrauque :

« Si ça ne vous regarde pas, quandla petite passera près de vous, gardez votre langue… gardez votrelangue, père Violette !… parce que je vais vous dire… sicelle-là s’en va, comme les autres qui sont peut-être parties aussià cause de vos ragots… eh bien, c’est vous que j’en rendsresponsable !… Moi, vous savez, la vie, je m’en f… et je vouscrèverais comme un chien ! »

Là-dessus il s’en alla, après un brefsalut à l’hôtesse, traversa la cour, gagna le bois qui le repritdans son ombre.

« Vous l’avez entendu ! Vousl’avez entendu, le sauvage ! fit entendre le père Violettequand l’autre fut déjà loin.

– Écoute ! dit la mère Muche…cet homme-là me paraît à bout !… Je souhaite pour toi quela septième, elle reste ! »

Chapitre 18Des nouvelles de la marquise

« Ma chère Christine, je vous écrisparce que je n’ai plus d’espérance qu’en vous, en vous et enM. Bénédict Masson, espérance bien faible,hélas !…

« Maintenant que je suis loin devous, comment vous convaincrais-je de ma trop réelle infortune,vous qui n’y avez pas cru quand j’étais frappée sous vosyeux ?

« Non, Christine, ce n’est pas unefolle qui vous écrit, ce n’est pas une monomane qui se meurt d’uneidée fixe, comme vous l’avez pensé longtemps, comme vous le pensezsûrement encore (sans quoi vous ne m’eussiez pas laisséepartir ; vous ne m’eussiez pas, vous et M. BénédictMasson, abandonnée à mon bourreau), c’est la plus malheureuse descréatures à qui l’on vole sa vie chaque jour, chaque nuit, goutte àgoutte, c’est la victime d’un monstre qui a déjà dévoré desgénérations et qui vient chercher sa nourriture dans desveines épuisées par son insatiable morsure !…

« Ah ! ne souriez pas,Christine, comme je vous ai vue déjà si tristement sourire…Pourquoi ne pas me croire, vous qui m’avez vue ?… Pourquoi nepas accepter mon mourant témoignage ?…

« Ce mot de vampire, quand je leprononçai pour la première fois devant vous, n’évoquait qu’un vaguefantôme né de mon imagination malade… et pourtant !… etpourtant !… Il était là ; entre nous, en chair et enos !…

« Christine ! Christine !cela a existé les vampires !… J’admets qu’ils aient disparupeu à peu de la surface de la terre, poursuivis, traqués jusqu’aufond de leurs funèbres repaires, mais pourquoi ne voudriez-vous pasqu’au moins l’un d’eux ait survécu à cette racemaudite ?…

« Quelquefois, les matelots quireviennent des mers lointaines nous racontent qu’ils ont soudain vusortir du sein des flots les replis formidables de ces monstresqui, au témoignage de l’histoire naturelle, peuplaient la mer auxpremiers temps du monde… Le serpent de la baie d’Along estpeut-être le dernier de cette espèce redoutable comme celui quevous savez est peut-être le dernier vampire vomi par lestombeaux !…

« Son tombeau ! son tombeauvide d’où il est sorti il y plus de deux cents ans pour se repaîtredu sang des vivants ; j’ai voulu le voir ; je l’ai vu…j’en ai soulevé la pierre !… Guidée par un homme, par le plushumble des hommes à qui mon sort a inspiré quelque pitié et qui, encachette, vous fait parvenir ces lettres, je suis descendue dans lacrypte mortuaire de la chapelle de Coulteray dont cet homme est legardien…

« Là, sont les tombeaux de lafamille… Le premier de la seconde rangée à droite… c’estcelui-là !… « Cy-gît Louis-Jean-Marie-Chrysostome,marquis de Coulteray, premier écuyer de Sa Majesté… » et uneplaque, sous la date, où l’on trouve cette mention :« Les restes de Louis-Jean-Marie-Chrysostome ont été dispersésen 1793, par la Révolution. »

« Dispersés !…dispersés !… Je sais où ils sont, moi, les restes deLouis-Jean-Marie-Chrysostome !… Et vous aussi, Christine, quine me croyez pas, vous le saurez un jour !… Ils se portentfort bien !…

« Quelle vision que cettecrypte !… Cette tombe vide m’attire !… quelque chose medit qu’une nuit, je me réveillerai sous cette pierre… et que, moiaussi, à mon tour, je me lèverai, pâle fantôme qui cherchera savie !…

« Qu’un pareil destin me soitépargné, Seigneur !… Vous savez à quel prix, Christine !…Vous savez ce que l’on doit faire de nos cadavres pour qu’ils nesoient plus redoutables après la mort !…

« Qu’au moins mon tourment cesseavec ma vie !… Sangor m’a promis de ne point m’épargner quandje serai morte… Moi morte, il n’a aucune raison de me tromper… etpuis, ce sera son intérêt, ce dernier geste qui me libérera àjamais des horribles festins de la terre !… Je me suisarrangée pour cela !… Vous allez me croire plus folle quejamais !… Christine ! Christine !… j’espère avoirbientôt l’occasion de vous convaincre de ce qui se passeici !… de vous fournir une preuve décisive… irréfutable… etalors, vous accourrez, n’est-ce pas, vous et BénédictMasson !… Vous me sauverez, s’il en est tempsencore !…

« Le marquis ne me quitteplus !… depuis que je ne suis plus qu’un souffle, jamais il nem’a autant aimée !… C’en est fini de cette liberté relativedont je jouissais encore à Paris… Il a renoncé à m’abuser sur lanature de son mortel amour. Il ne cherche plus à tromperpersonne !… à me faire croire à moi-même que je ne suis qu’unemalade ! c’est fini cette étape-là !… Je suis prisonnièrede l’époux qui me dévore !… Ses lèvres ne me quitteront quelorsque j’aurai rendu le dernier soupir… Le voilà bien tranquillepour boire sans remords le sang pâle que l’ingéniosité diaboliquede Saïb Khan parvient encore à faire couler dans mesveines…

« Je ne sais comment je puis encoreme traîner !… Ce médecin hindou ressusciterait lesmorts !…

« Christine, je vais vous direcomment j’ai voulu profiter des forces que, je ne sais par quelsortilège, il m’avait redonnées, pour m’échapper au cours dudernier voyage… mais assez pour aujourd’hui !… assez !ils viennent !… Je les entends ! Ils rentrent de lapromenade et ils viennent prendre des nouvelles de masanté !… Sing-Sing leur ouvre déjà laporte !… »

DEUXIÈME LETTRE. – « Ma chère Christine,vous savez comment on m’a fait quitter Paris, à la suite dequelle scène entrevue par vous et Bénédict Masson… On ne comptaitpas sur vous, je puis vous l’affirmer… On se croyait seulsà l’hôtel.

« Quand vous êtes accourus à mescris, quand vous avez pénétré dans cette chambre où j’étais déjà saproie, me débattant vainement contre sa morsure, sa figure penchéesur moi et qu’envahissait déjà l’ivresse de sa passion du sang, demon sang… sa figure est devenue terrible… Je me suis dit :« Ils sont perdus ! »

« Mais c’est moi qui étaisperdue ! Vous, on vous a laissés là-bas… Vous supprimer, celapouvait devenir trop grave… beaucoup trop compliqué… Après tout,qu’est-ce que vous aviez vu ? Rien ?… Qu’est-ce vousaviez entendu ?… Un cri de folle ? Toujours defolle !… Mes confidences antérieures ? Imaginations d’uncerveau endolori !

« Tout de même, après une tellescène, il n’y avait plus qu’à en finir avec moi, jusqu’à plussoif !…

« Et l’on m’aemportée !…

« Ah ! je savais bien quec’était la fin !… Ce sentiment affreux d’une pareille mort,suivie de je ne sais quoi de plus horrible peut-êtreencore, m’a fait me traîner une dernière fois jusqu’à vousdans le moment qu’ils pouvaient me croire incapable d’unmouvement !… Christine ! Christine ! Il m’a sembléque, dans cette dernière entrevue-là, l’équilibre trop bien établide votre esprit calme, trop calme, a chancelé… J’ai vu passer dansvos yeux non seulement cette pitié coutumière que j’y lisais avecdésespoir, mais quelque chose de plus, quelque chose que jepourrais peut-être formuler ainsi : « Si, par hasard, lafolle avait raison ? » et chez Bénédict Masson j’aitrouvé aussi quelque chose de nouveau !… Eh bien,accourez ! accourez vite si vous ne voulez pas me trouvermorte !…

« Je vous disais dans ma dernièrelettre que j’avais voulu me sauver au cours du voyage. Oui, j’avaisrésolu cela !… j’étais décidée à risquer le cabanon, la maisonde folles dont on m’a plus d’une fois menacée, plutôt que decontinuer cette agonie !… mais eux, ils m’avaientdevinée !… Ils devinent tout ! Sangor, Sing-Sing devinenttous les gestes que je vais faire !… Saïb Khan, qui était duvoyage, comme vous pensez bien, devine toutes mes pensées !…Et le marquis peut être tranquille : on lui garde bien saproie !…

« Tout de même, j’ai tentél’impossible aventure !… Dans l’auto, je ne pouvais rienespérer !… Nous étions encore dans Paris que cette auto setransformait en cage de fer… les volets se rabattaient sur lesrideaux… je pouvais crier là-dedans !…

« Mais je ne criai pas !…J’attendis une occasion… Elle se présenta… À l’aurore, nous eûmesune panne… Il fallait travailler à la voiture… Je faisais celle quidormait, épuisée de vie, je faisais la morte… On me transporta dansune chambre de l’hôtel qui donnait de plain-pied sur la cour oùl’on réparait l’auto et, par-derrière, sur un jardin qui ouvraitsur la campagne…

« À quelques centaines de mètres,j’aperçus la lisière d’une forêt. Ah ! gagner ces bois !…m’enfouir dans les arbres, dans les feuilles, dans la terre !…leur échapper !…

« Du lit où l’on m’avait étendue,j’apercevais dans la clarté même du matin le petit espace qu’il mefallait parcourir… Par la pensée, je le traversais déjà, jeglissais, délivrée, jusqu’à ce bois sauveur !…

« Mais, en réalité, commentfaire ?… Devant ma porte se tenait Sangor… Un peu plus loin,le marquis, qui se promenait avec Saïd Khan, tandis que lesemployés du garage, que l’on avait réveillés, se hâtaient deremettre la voiture en état… sous ma fenêtre dans le jardin,Sing-Sing.

« Je savais combien celui-ci étaitvoleur, chapardeur, fureteur, ne pouvant rester en place… Àl’hôtel, on l’attachait quelquefois dans sa niche comme unemauvaise bête de garde, sur laquelle on ne peut compter que lachaîne au cou… Mon espoir était là… Déjà, agile comme un chat, jel’avais vu grimper dans un arbre pour y croquer je ne sais quelfruit vert… Qu’aperçut-il du haut de cet arbre ?… Toujoursest-il que, se balançant de branche en branche, il sautait sur lebord d’une fenêtre entrouverte au premier étage et disparaissaitdans le bâtiment.

« En une seconde, je fus debout…j’ouvris la fenêtre !… Depuis bien longtemps, je ne m’étaissentie aussi forte !… Je ne pesais pas plus qu’une plume… Mesjambes allaient dans le jardin… et déjà je m’élançais… Tout à coup,je poussai un cri terrible ! J’avais senti lamorsure !… »

TROISIÈME LETTRE. – « Ma chère Christine,je vous écris quand je peux, comme je peux… le plus souventla nuit, à la lueur de ma veilleuse… au moindre bruit je cache monchiffon. Je sens qu’il faut que je vous écrive, pour vousconvaincre, je veux que vous veniez ! Montrez meslettres à Bénédict Masson. J’y compte bien. Je compte sur vousdeux. Je vous le répète, je ne cesserai de vous le répéter… Etsi vous arrivez trop tard, mes lettres serviront peut-être à ensauver d’autres !… car il n’est point possible que lavérité ne se découvre pas un jour… il n’est pas possible que lemonstre qui mord à distance continue à se promener pendantdes siècles encore, au milieu de ses victimes qui peuventcroire quelquefois qu’elles sont piquées à un rosier et qui enmeurent !…

« Ma chère Christine, je reprendsmon récit au point où je l’ai laissé la nuit dernière… Je me sentisdonc mordue par le monstre, par ce monstre qui était quelque partderrière moi !

« Ah ! l’horriblesensation !… je la connaissais !… Au moment où je m’yattends le moins… toujours au moment où je m’y attends le moins, jesens sa dent aiguë qui me pénètre la veine et qui se retire après yavoir laissé son venin !…

« Oui !… du venin !…j’imagine que les vampires ont, comme les vipères, une dent creusepleine de venin… d’un certain poison qui se répand dans tout votrecorps avec une rapidité et avec une douceur à laquelle il estimpossible de résister… Vous sentez immédiatement vos forcesfuir comme par une porte ouverte… qui est ce petit trou de lamorsure !… c’est un engourdissement qui surprend plus qu’il nefait souffrir… et qui en est d’autant plus terrible, lorsque, commemoi, on en connaît la suite !…

« La suite, c’est le monstrelui-même qui arrive !…

« Car les vampires ont cetteparticularité que n’ont point les vipères : ils mordent àdistance !…

« Je savais qu’il étaitlà…

« Je ne me retournai mêmepas !… J’essayai, en un effort suprême, de lutter contrel’anéantissement qui déjà me gagnait.

« Je parvins à me traîner jusqu’àla barrière qui fermait le jardin…

« Et puis, vaincue, je tournai surmoi-même… Alors j’aperçus le marquis à la fenêtre de la chambre,qui riait !… »

QUATRIÈME LETTRE. – « Se doute-t-onde quelque ! chose ? Drouine, le sacristain, le gardiendes morts dont je vous ai parlé, un brave homme dans toutel’acception du mot, m’a dit de me méfier de tout… Si l’on surprendson dévouement pour moi, il perdra sa place qui le fait vivre, maisce n’est pas ce qui l’arrête, il ne craint que pour moi.

« Le bon serviteur, je luirevaudrai cela ! En attendant, nous prenons mille précautions,je feins une grande dévotion (vous savez que je suis catholique) etsous prétexte d’aumônes pour la chapelle, je glisse dans le troncmes bouts de lettres… Sing-Sing lui-même, qui suis la trace de monmanteau comme un mauvais lutin, n’y voit que du feu !… EtDrouine ouvre le tronc et vous fait parvenir ceschiffons…

« À la suite de ma dernièreescapade, on m’avait jetée dans la voiture comme un paquet et je nesuis sortie de là que dans la cour du château…

« Coulteray est une vraieprison !… Des fossés, des murs qui datent du Moyen Âge, lachapelle est dans la cour ainsi que ce qui reste du donjon. On melaisse me promener dans cette cour, qu’ils appellent encore« la baille », comme au temps jadis et qui est à moitiétransformée en verger.

« La chapelle a un ossuaire, unpetit cimetière qui l’entoure avec des parterres defleurs.

« En cette saison, toutes cespierres qui appartiennent au passé et à la mort n’ont rien departiculièrement lugubre, sous la parure printanière qui lesmasque. La verdure triomphe partout, mange les murs, bouche lesplaies. La vie déborde de toutes parts pendant qu’elle mefuit.

« De ma fenêtre, située au premierétage, j’aperçois par une brèche un paysage enchanté qui se mireaux eaux calmes de la rivière qui se jette, là-bas, dans la Loire.Et moi, je me meurs !

« Je suis venue ici pourmourir ! Je sens, je sais qu’on ne quittera ces lieux quelorsque je serai morte !

« On ne m’y a amenée que pouraspirer en paix mon dernier souffle !

« Jamais le marquis n’a été aussidoux, aussi aimable, aussi plein de petits soins ! Il s’estfait mon valet ! Il veut être seul à me servir ! Jamaisil ne m’a dit d’aussi douces choses ! Il me jure qu’il n’ajamais aimé que moi ! Ah ! comme il m’aime ! commeil m’aime ! Comme il m’offre son bras pour y sentir mafaiblesse. Son amour m’a tout pris !…

« C’est le grand vampire !… Lemonde est plein de petits vampires. Il n’y a guère de couplesici-bas qui ne se dévorent. Il faut que l’un mange l’autre !que l’un profite au détriment de l’autre ! Tantôtc’est le mâle, tantôt c’est la femelle… Un égoïsme plus fort réduitpeu à peu l’être qui vit dans son ombre à zéro !… Il n’estpoint nécessaire pour cela que l’on se perce les veines et que l’onse suce le sang… c’est l’histoire de presque tous les ménages, maiscelle du nôtre, c’est autre chose !…

« C’est l’histoire du grand vampirequi est sorti de sa tombe, il y a plus de deux cents ans et qui necompte plus ses victimes… je n’ai rien inventé, je ne vous lerépéterai jamais assez ! ce n’est pas une histoire, c’est del’histoire ! Et Drouine ne l’ignorait pas. Drouinecroit, lui, comme beaucoup d’autres, du reste, au village,qui fuient quand passe le grand vampire…

« Nous nous sommes confessés devantle tombeau vide et je lui ai tout dit !…

« Mais il ne peut rien pour moi,rien avant ma mort ! Mais vous, Christine, vousBénédict Masson, vous pouvez me sauver avant ma mort !… jevous attends !… »

CINQUIÈME LETTRE. – « Cette nuit,il m’a accompagnée jusqu’à ma porte comme un amant soumis… et ils’est retiré très triste… Alors j’ai vivement fermé la porte… j’aipoussé le verrou, et j’ai couru à la fenêtre, et j’ai fermé lafenêtre… Car, tant que la fenêtre est ouverte, il peut me mordre àdistance !…

« Maintenant je suis plustranquille… je sens que je vais avoir une nuittranquille…

« Quelle paix sur la terre !…enfin ! enfin !… Une lune éblouissante apparaît par labrèche du rempart… Un paysage d’argent m’entoure. Je me sens lalégèreté d’un ange. J’ai des ailes. Si j’ouvrais la fenêtre,j’imagine que je pourrais me balancer au-dessus des eauxmiroitantes de la Loire.

« J’y regarderais une dernière foismon image terrestre et je filerais vers les étoiles, détachée àjamais des liens de sang qui me rivent à cette terremaudite.

« Mais je n’ouvrirai pas lafenêtre, car c’est trop dangereux.

« La blessure pourrait entrer parla fenêtre !

« Horreur ! Oh !Horreur ! Je suis blessée !

« Je suis blessée !

« Mais par où est entrée lablessure ? Qui le dira jamais ?

« Pitié, monDieu ! »

SIXIÈME LETTRE. – « Concevez-vouscela ?… Oui ! tout était fermé !… Il me mordmaintenant à travers les murs !… Et vous n’accourezpas ?… »

SEPTIÈME LETTRE. – « Je vais vousprouver que je ne suis pas folle !… Aucun livre au monde n’ajamais dit qu’un vampire pouvait mordre à travers les murs !…Et cependant j’ai été mordue !… j’ai cherché !… j’aicherché partout !… et j’ai fini par découvrir un petit trou,large d’un doigt, dans le mur, en face de mon prie-Dieu !…C’est par ce petit trou-là que le monstre m’a mordue pendantque je faisais ma prière ! »

HUITIÈME LETTRE. – « Ah ! jeveux savoir ! je veux savoir comment il mord àdistance !… je le saurai s’il m’en laisse le temps !…Non, je ne suis pas folle !… non, je ne suis pasfolle ! »

NEUVIÈME LETTRE. – « Horreur de sabouche ensanglantée quand elle quitte ma veine inépuisable et qu’ilrelève son front de démon indien pour me dire : « Jet’aime ! »

DIXIÈME LETTRE. – « Ainsi aimaientles démons indiens, les Assouras domestiqués par SaïdKhan… les premiers vampires du monde connus !… Non loin deBénarès, dans une petite île du Gange, il y a un cimetière plein deleurs victimes sacrées… Le grand vampire européen devait rendrevisite à ses ancêtres… et là il a connu Saïb Khan, qui est unmédecin très moderne (là-bas, la colonie anglaise raffolait de lui,littéralement), ce qui ne l’empêche pas d’être en communicationdirecte avec les Assouras ; aux Indes, c’était unfait que personne ne mettait en doute et qui faisait du reste saréputation.

« Moi, j’en riais !

« Je le traitais decharlatan !… Je ne croyais pas aux vampires, dans cetemps-là !… j’avais tort !… j’ai eu le temps dem’instruire depuis et je voudrais bien instruire les autres quidoutent encore !…

« Mais je sens que la preuve vavenir !…

« J’ai autant de lucidité qu’unSherlock Holmes, croyez-moi !… Et il en faut pour une enquêtepareille !…

« Mais je veux savoir comment ilmord de loin !… »

ONZIÈME LETTRE. – « Hier, j’aipresque touché la preuve !… la preuve que je ne suis pasfolle !… »

DOUZIÈME ET DERNIÈRE LETTRE. –« J’ai la preuve…je vous l’envoie ! etmaintenant accourez ! car il va me tuer si je ne meurs pasassez vite !… »

À ce dernier griffonnage que lui apportala poste, un petit paquet recommandé était joint, dont Christinefit sauter les cachets avec une angoisse, une inquiétude dont ellene se défendait plus…

Chapitre 19La preuve

La mère Langlois, la femme de ménage,que, par politique, les Norbert avaient reprise à leurservice, a raconté et même « déposé »depuis :

« C’est à la tournée de dix heuresdu matin que le facteur des objets recommandés a apporté la petiteboîte à Mlle Christine, qui a signé sur le registre…

« Mlle Christine était seule dansla boutique. Je dois dire, du reste, que, depuis deux jours, jen’avais vu qu’elle. Elle restait là pour répondre aux clientsquand, par hasard, il s’en présentait, ce qui était plutôtrare…

« Elle paraissait très agitée,tourmentée, elle aurait bien voulu, vis-à-vis de moi, « tenirle coup », mais on ne trompe pas la mère Langlois.

« Ses grands airs ne portaientplus. Je voyais bien qu’il y avait « quelque chose qui nemarchait pas ». Et ça n’était pas difficile de deviner qu’ils’agissait encore du cousin Gabriel ! Car maintenantils étaient tous parents dans cette maison-là… le cousin Jacques…le cousin Gabriel…

« On ne me cachait plus que lecousin Gabriel habitait la maison et qu’il était très malade, qu’ilavait fallu lui faire une opération de toute urgence et qu’onignorait encore comment tout cela se terminerait malgré la scienceet le savoir-faire du carabin qui passait près de lui ses jours etses nuits.

« Mon Dieu ! m’en avait-ondonné des détails sur le cousin Gabriel !… que c’était le filsd’une sœur aînée du vieux Norbert, qu’il avait été condamné partous les médecins, qu’on tentait l’impossible pour le sauver,etc.

« Au fond, moi, je m’en fichaisqu’ils aient le cousin Gabriel ou non à la maison !… Monouvrage n’en était pas augmenté, c’était le principal !… Lemalade restait au rez-de-chaussée de l’appartement du fond dujardin dans lequel je ne pénétrais jamais !… C’est tout justesi, de temps à autre, on ouvrait les persiennes et un peu lesfenêtres pour donner de l’air… Un jour, j’avais aperçu, sous undrap, le corps d’un homme étendu, avec une figure tournée de moncôté qui n’avait pas l’air à la noce… Il me regardait de ses yeuxfixes, comme si je lui devais quelque chose… Sûr, il n’en menaitpas large !…

« Pour être malade, cet homme-làest malade ! que je me dis !… Mais qu’est-ce qui a bienpu l’arranger comme ça ?… Je l’ai vu autrefois, beau gars etdispos, du temps qu’on ne m’en parlait pas !… du tempsqu’on le cachait à tout le monde !

« Je vous le dis entre nous, jepensais bien qu’il y avait eu du drame là-dessous !… Mais àchacun ses misères… Il faut bien que le pauvre monde vive !…Motus ! que je me dis ! ils sont capables de me rejetersur le pavé ! Et je me suis remise à la besogne comme si derien n’était !…

« Quand la Christine me racontaitquelque chose, j’empochais avec un air bête… Ça ne m’empêchait pasde penser : « Toi, ma belle, t’as pas la consciencetranquille !… »

« Pour en revenir à l’affaire de laboîte, je vous disais donc que mademoiselle était seule dans laboutique quand elle l’a ouverte… Moi, j’étais dans la salle àmanger, je voyais bien ce qui se passait dans la boutique par laporte entrouverte, mais je ne voyais pas dans la boîte… Mais elle,elle avait déjà les yeux dedans !…

« Ce qu’elle regardait, c’est riende le dire ! Elle s’est approchée de la fenêtre. Elle asoulevé un objet qui était entortillé de fil d’argent et quiavait quasi la forme d’un pistolet !…

« Elle semblait n’y riencomprendre ; elle a tout replacé dans la boîte ; après unmoment d’hésitation, elle a ouvert la porte du jardin et s’estdirigée vers le bâtiment du fond que le vieux Norbert etM. Cotentin ne quittaient quasi plus !…

« Et elle est allée frapper à laporte du laboratoire.

« Le vieux Norbert est sorti sur leseuil.

« Il avait les cheveux ébourifféscomme je ne lui ai jamais vus… les yeux lui sortaient de latête :

« – Quoi ? Qu’est-ce quetu veux encore ? Tu sais bien que nous ne voulons pas detoi ! Tu es trop nerveuse ! Laisse-noustranquilles ! »

« Il avait l’airfurieux.

« – Écoute, papa, lui ditl’autre, j’ai encore reçu une lettre de cettemalheureuse…

« – Ah ! fiche-nous lapaix avec ta vieille folle ! »

« Mais l’autreinsistait :

« – Et puis, un objetrecommandé que je voudrais montrer à Jacques !…

« – Tu ne veux tout de mêmepas que je dérange Jacques !…

« – Dis-lui qu’elle m’a envoyéla preuve ! ou « l’épreuve », je ne saisplus… »

« Mais le vieux Norbert, impatient,ne fit que hausser les épaules et lui referma la porte sur lenez.

« Moi, je ne comprenais rien à cequi se passait, mais je voyais bien qu’on n’était pas à la rigoladedans la maison et j’étais sur des charbons ardents.

« Mademoiselle, toujours enregardant dans sa petite boîte, se laissa tomber sur une chaisedans le jardin.

« Elle n’y était pas depuis cinqminutes que le carabin la rejoignait.

« – Qu’y a-t-il,Christine ? lui demanda-t-il tout de suite.

« – Tiens ! fit-elle,voilà ce qu’elle vient de m’envoyer. » Et elle lui passa laboîte.

« Ils me tournaient le dos, ilsregardaient dans la boîte ; moi, je ne voyais rien !… Ledocteur dut prendre l’objet en main… Il écartait les bras, lesrepliait et répétait :

« – C’est curieux, c’est trèscurieux !…

« – Mais enfin, qu’est-ce quec’est ? demanda Christine.

« – Eh bien, ça, ma chérie,c’est un trocart !… »

« Oui ! il a bien dit :trocart, et, même il l’a répété.

« – C’est une espèce detrocart !

« – Et qu’est-ce qu’untrocart ? »

« Mais l’autre n’a pas répondu toutde suite. Il examinait encore l’objet, paraissait réfléchir, ettout d’un coup s’écria :

« – Ah ! lamalheureuse !… la malheureuse ! la malheureuse…Non, ça n’est pas une folle !… c’est elle « qui avaitraison ! »

« Et il ajouta :

« – Ah ! lebandit ! »

« La Christine s’était levée, toutepâle :

« – Mais, explique-toi !supplia-t-elle… qu’est-ce qu’un trocart ?

« – Un trocart, que luiexplique l’autre, c’est une aiguille creuse, et le pistolet àtrocart, c’est une espèce d’instrument de chirurgie qui ressemble àun petit pistolet… enfin qui fait fonction de pistolet et qui noussert à envoyer à travers les chairs de l’abdomen une aiguillecreuse, quand nous voulons savoir…

« – Ah ! jecomprends !… je comprends ! s’écria Christine…

« – Comprends-tu, reprenaitl’autre. L’instrument que voilà part du même principe… Il envoiecette aiguille creuse… remplie préalablement de liquidenocif… » Il a dit « nocif »… j’ai encore le mot dansl’oreille…

« Oui ! oui ! jecomprends ! faisait la Christine, qui paraissaitatterrée….

« – Mais il l’envoie àdistance, expliquait toujours l’autre… même à une assez grandedistance !… regarde ce ressort… et cette autre disposition deressort qui accompagne l’aiguille creuse et qui se déclencheaussitôt qu’elle a touché et laissé son venin…

« – Je comprends !… Jecomprends !…

« – C’est ce dernier ressortqui renvoie l’aiguille jusqu’à l’arme qui la projetée…

« – Oui !Oui !

« – Tu vois comme l’aiguilleest retenue par ce fil de métal !… Comprends-tu ?…Comprends-tu ?… »

« Si elle comprenait !… Dureste, ce n’était pas difficile ; moi aussi je comprenaiscomment il était fait c’t’instrument, sans même l’avoir vu !…Ça on peut le dire ! Le carabin, pour ce qui est d’expliquer…il explique bien !… Elle avait pris sa tête toute pâle entreses mains :

« – Mais il faut lasauver !… Mais il faut la sauver !

« – Sans doute !obtempéra le Cotentin, redevenu très calme, il faut lasauver ! Seulement, moi, je ne puis m’absenter en ce moment…Non ! je ne puis pas quitter Gabriel bien que tout aillepour le mieux, mais je ne puis pas quitter le travailpendant qu’il est encore tout chaud !

« – Alors ? Alors ?Alors ?

« – C’est une affaire de cinqà six jours.

« – Mais nous n’avons pas ledroit d’attendre six jours !

« – C’est bien mon avis !Tu vas donc aller trouver tout de suite Bénédict à sa campagne ettu me le ramèneras ici, sans perdre une heure ! Nous causeronset nous déciderons. »

« Là-dessus, il se leva, en luirendant la boîte.

« Je me sauvai… mon service étaitfini !… J’en avais trop entendu sans rien y comprendre dureste… Ça n’est qu’après l’histoire de la septième quej’ai commencé à y comprendre quelquechose !… »

Chapitre 20Ce qu’il advint de la septième

Christine ne put prendre le train pourCorbillères qu’à deux heures de l’après-midi, et encore elle pritun mauvais train. Elle avait confondu le rapide avec l’express.Elle était dans le rapide qui « brûlait » Corbillères.Elle ne put s’arrêter qu’à Laroche et y attendre un train omnibusqui remontât vers Paris.

Quand elle descendit à Corbillères, ilétait sept heures du soir… Elle comptait y rester trois heures etramener avec elle Bénédict Masson par le rapide de dix heures. Àonze heures, ils seraient à Paris ; la nuit même, ilsdécideraient avec Jacques du plan à suivre, et le lendemain matin(puisque Jacques ne pouvait pas dans le moment quitter Gabriel)elle partirait avec Bénédict Masson pour Coulteray.

Elle était bien décidée à sauver lamalheureuse qui, tant de fois, s’était adressée à elle sans êtreparvenue à se faire entendre. Elle s’accusait d’aveuglement. Ellene comprenait pas comment elle avait pu subir si longtempsl’influence néfaste du marquis et, à un point tel, qu’elle avaitfailli, elle aussi, devenir sa victime ! car enfin ! elleaussi avait été visée ! c’était le cas dedire !… et même atteinte ! Elle aussi avait étémordue de loin par le monstre !… Elle n’avait pasfait un rêve quand elle l’avait vu penché sur elle et aspirant sonsang, de ses lèvres gloutonnes, par la piqûre durosier !… Baiser si hideux qu’elle n’avait pas voulu ycroire, au réveil !… Crime d’un autre âge qu’elle avait rejetédans le domaine du cauchemar !…

Oui, mais il y avait eu le chlorurede calcium qui arrête le sang et le citrate de soudequi le fait couler ! Et il y avait le trocart qui mordait àdistance, annihilait à distance ! Cela était bien de notretemps ! La science, la science à l’usage du vampirisme !ce vampirisme-là n’était plus qu’un rêve !…

Ce n’était plus cette chose funèbre,fantomatique et légendaire que les petits esprits modernesrepoussaient d’emblée avec dédain, c’était la plus monstrueuse despassions et la plus ancienne – celle du sang humain – servie par lachimie et par la mécanique !…

Et elle se rappelait la parole deJacques Cotentin qui, lui, s’exprimait toujours avec unecirconspection et une prudence qui l’avaient plus d’une fois tropfait sourire : « Le mensonge est moins dans les chosesque l’on nous rapporte et que nous ne comprenons pas que dansnos connaissances ! Les ténèbres nous enveloppent siimpitoyablement que, même en tâtonnant, nous bronchons à chaquepas… »

Corbillères-les-Eaux !… Quand ellesortit de la petite gare et qu’elle se trouva sur la place déserte,entre les quatre platanes d’où l’on découvrait toute la plainemarécageuse sur laquelle couraient, dans le moment, de gros nuagesnoirs bousculés par le vent d’ouest, derniers lambeaux de l’oragede pluie qui, tout l’après-midi, avait mêlé les eaux du ciel auxeaux de la terre, Christine comprit enfin ou crut comprendrepourquoi Bénédict Masson, chaque fois qu’elle lui parlait deCorbillères-les-Eaux, lui avait dit : « Surtout, n’yvenez pas ! »

Elle n’avait jamais rien vu d’aussitriste au monde.

Et c’est là qu’ilvivait !…

C’est dans cette mortelle solitude qu’ilétait allé se réfugier après la scène brutale, presque tragique,qui les avait séparés.

Elle ne lui en voulait pas.

Au contraire, elle se condamnait. Toutavait été de sa faute. Pourquoi s’était-elle montrée si tendre avecBénédict, ce soir fatal ?…

Certes, elle n’avait aucune coquetterieà se reprocher. Elle s’était laissée aller très naturellement à desconfidences qu’elle n’eût point faites à un autre, parce quelleéprouvait pour celui-ci, pour son caractère si particulièrementsauvage, pour son talent si ardent, qu’elle n’hésitait point à lequalifier de génie, pour tout son individu moral, une sympathie,une attirance presque irrésistible…

Seulement, voilà ! elle n’avait paspu surmonter un mouvement de dégoût à son approchephysique !

Ce baiser de l’homme laid, elle n’avaitpas été assez forte pour le subir !

Eh bien, elle aurait dû prévoir cela etne pas mettre, par son attitude imprudente, Bénédict Masson endroit de le lui demander !…

La scène de rage, d’imprécations quis’en était suivie, elle voulait l’oublier… Elle avait été insultée– même frappée – enfin rejetée loin de lui comme un objet de hainequ’il eût voulu réduire en miettes !… et il était venus’enfouir ici !

Où ? dans quelcoin ?

Qui la conduirait chezlui ?

La nuit venait. Ce soir-là, elle ne sesentait pas très brave.

Vraiment, ce pays l’impressionnait, luimettait déjà sur les épaules comme un suaire humide etglacé.

Elle pensa à retourner à Paris par lepremier train ; elle reviendrait le lendemain au grand jour,avec Jacques…

Mais voilà que la triste, angoissante,désespérée figure de la marquise lui apparut dans l’agonie du jouret lui montra son agonie, à elle, au fond du château de Coulteray.La pauvre femme, une fois de plus, l’aurait-elle appeléevainement ? Christine n’arriverait-elle que lorsqu’il seraittrop tard ? La dernière phrase de la dernière lettre lui passadevant les yeux : « Et maintenant accourez ! caril va me tuer si je ne meurs pas assezvite !… »

Un gamin, sorti de l’unique auberge,examinait sournoisement cette belle dame qui semblait ne savoir oùse diriger. Elle lui demanda :

« Sais-tu où demeureM. Bénédict Masson ?

– Le Peau-Rouge ?fit-il. Bien sûr que je le sais… c’est encore moi qui lui faisaisses provisions, il y a huit jours… avantAnnie !…

– Qui c’estça, Annie ?

– Eh bien, c’est sadernière !… Il raconte que c’est sa petite nièce !… C’estelle qui vient faire ses provisions maintenant… Mais voilà deuxjours qu’on ne l’a pas vue !… Encore une qu’a dû se sauvercomme les autres ! sans demander son reste !…

– Veux-tu me conduire chezM. Bénédict Masson ?… »

Et elle lui tendait une pièce de quarantesous. Le gamin sauta sur le pourboire et dit simplement :

« Suivez-moi, j’m’appellePhilippe ! »

Avant d’aller plus loin, il estpeut-être nécessaire, pour l’intelligence de la chose qui vasuivre, de jeter un coup d’œil sur ce qui s’est passé ou sur cequi a pu se passer à Corbillères depuis la scène del’Arbre-Vert qui avait mis aux prises le père Violette et BénédictMasson… Nous nous rappelons que ce dernier avait menacé le garde dele rendre responsable du départ de sa petite nièce Annie, sicelle-ci s’en allait comme les autres… Là-dessus, la mèreMuche avait conseillé la prudence au père Violette, mais celui-cin’était pas homme à se laisser intimider.

Il ne changea rien à ses habitudes,tournant autour du pavillon habité par le relieur et guettant Anniequand elle allait aux provisions.

Alors il se risquait à montrer sa figureentre les roseaux, mais elle passait son chemin, hâtant le pas,évitant toute conversation avec l’ancien garde, obéissantcertainement à la consigne que Bénédict Masson luiimposait…

Cependant le surlendemain, comme ilétait en train de nettoyer son bachot, devant sa hutte, il vitapparaître la jeune fille qui avait un air fort effrayé…

« Oh ! monsieur !soupira-t-elle… Vous n’auriez pas vu, par hasard, sesclefs ?…

– De quoi ? fit l’autre enfronçant les sourcils…

– Ses clefs !… Il les aperdues !… Il les cherche partout ! Il était dans un étatà faire frémir !… Je ne l’ai jamais vu comme ça !…Ah ! on croit connaître les gens !… Pour un trousseau declefs !… j’ai pensé qu’il allait me briser !… mais je neles ai pas vues, moi, les clefs !… Et maintenant il lescherche dehors !… Il est dans la petite saulaie à fureterpartout, comme un chien, le nez entre les herbes… »

Le père Violette était très intéressépar ce que lui disait Annie. Il alluma son brûle-gueule et laissaentendre un gros rire :

« Pour ce qu’il y a à voler chezlui, il pourrait bien laisser les portes ouvertes… qu’est-ce qu’ilveut qu’on en fasse de ses clefs, et à quoi ça lui sert-il ?Il s’imagine peut-être qu’il a un trésor !…

– Ah ! monsieur, il ferme toutderrière lui, et je n’ai pas le droit de descendre à lacave !… Il a des manies incompréhensibles !… Ça n’estpourtant pas un méchant garçon !…

– Tout à l’heure tu me disais qu’ila failli te mettre en morceaux !… Il faudrait tout de mêmes’entendre !…

– Assurément, il est coléreux quandça ne va pas à son idée !…

– Et qu’est-ce que c’est que sonidée ?… Pourrais-tu me le dire ? T’en sais peut-être bienplus long que moi là-dessus !… » émit l’autre avec uncoup d’œil en dessous vers Annie.

Mais celle-ci ne comprit pas ou fitcelle qui ne comprenait rien… On n’est jamais sûr de rien avec cesgamines… Elle répondit naïvement :

« Pour le moment, son idée c’est deravoir les clefs ! »

On entendit alors la voix de Bénédict aulointain : « Annie ! Annie ! »

« Je me sauve ! S’il savaitque je vous ai parlé, j’en entendrais de toutes lescouleurs ! »

Le lendemain, le père Violette eutl’occasion de reparler avec Annie… ou plutôt ce fut elle qui luiadressa la parole :

« Il les a retrouvées, sesclefs !

– Où qu’ellesétaient ?

– Je ne sais pas !… Il ne mel’a pas dit… Il m’a dit seulement qu’il les avait retrouvées et ilavait un regard, du reste, que je n’oublierai jamais !…Qu’est-ce que j’ai bien pu lui faire ?… Il n’est plus du toutavec moi comme dans les premiers jours !

– Oui ! oui ! on connaîtça !… ricana le père Violette… Les premiers jours, toutnouveau, tout beau !

– Dites donc, monsieur Violette,comment qu’elles sont parties, les autres ?

– Ah ! ma petite, ça, on nesait pas !…

– Enfin, quand elles sont parties,on a bien dû les voir passer !… Moi je suis venue avec unemalle… je ne dois pas être la seule !… Si je voulais m’enaller, il me faudrait bien un charreton !…

– Tu veux donc t’en aller,Annie ?

– Eh bien, oui ! là, mais jen’ose pas lui dire !… J’ai peur ici !… Il sait que jevous ai reparlé… Il m’a fait une scène !… Attention ! levoilà qui sort de la maison. »

Et elle se glissa derrière une haiecomme une couleuvre.

Le jour suivant, le père Violette setrouvait à sept heures du matin à l’orée du village, caché derrièreun vieux mur, attendant la petite. Il savait qu’elle allait veniraux provisions. Quand elle passa, il montra le bout de son museaubarbu. Elle courut le rejoindre, haletante :

« Ah ! je vouscherchais !… Je ne veux plus rester là !… Je ne veux plusrester là !…

– Eh bien, f… le camp tout desuite !

– Mais je ne veux pas partir sansma malle !…

– S’il n’y a que ça, j’irai lachercher, moi, ta malle !

– Non ! ne faites pasça ! Il arriverait un malheur !… Ah ! ce qu’il estmonté contre vous !… Mais voilà ce que vous pourriez faire…Envoyez-moi Bicot, le garçon de l’auberge, avec un charreton, versles trois heures… Le Peau-Rouge (c’est bien comme ça qu’onl’appelle à Corbillères ?) sort tous les jours après ledéjeuner et va rôder dans les herbes, je ne sais où… faire sasieste… On ne le revoit pas avant quatre heures… Bicot prendra mamalle et je le suivrai… Vous surveillerez de loin !… Mais nevous montrez pas, je vous dis, car il pourrait y avoir du vilain…et ce n’est pas vous qui arrangeriez les affaires, je vous ledis !… »

Le soir même, à l’Arbre-Vert, le pèreViolette rapportait à la mère Muche la dernière conversation qu’ilavait eue avec Annie :

« J’ai fait ce qu’elle a voulu, luiexpliqua-t-il, j’ai prévenu Bicot… À trois heures, je me tenaisprêt à tout derrière la petite saulaie. Bicot est arrivé avec soncharreton. Il a sifflé… la fenêtre de la chambre s’est ouverte,mais c’est le Bénédict Masson qui a montré sa salegueule.

« – Qu’est-ce que vousvoulez ? a-t-il demandé rudement à Bicot.

« – Ben, m’sieur, je vienschercher la malle d’Annie ! a répondu l’autre qu’était pas àla noce.

« – Annie a changéd’avis !… Elle ne part plus ! » lui a jeté leBénédict et il refermé la fenêtre… et le Bicot est rentré auvillage avec son charreton.

« J’avais bien envie de me montrer,mais je me suis dit : « À quoi bon ? Ça pourraittout gâter ! Vaut mieux attendre la petite ! » Maisla petite n’est pas ressortie, pas plus que le Bénédict, dureste ! Qu’est-ce que vous en pensez, mèreMuche ?

– Je te répète ce que je t’ai ditun jour. J’ai vu la figure de cet homme-là une fois ! Je m’ensouviendrai toute ma vie. Quand il est arrivé avec son bâton dansla cour et qu’il était mis comme un sauvage, un vrai Peau-Rouge,c’est le cas de dire, et qu’il te cherchait partout ! Je terépète donc que ce que je souhaite pour toi c’est que celle-là nedisparaisse pas, comme les autres !

– N… de D… ! si c’est luipourtant qui les fait disparaître !

– Raison de plus !

– À demain, mère Muche. Je viendraivous dire ce qu’il en est. J’guetterai la petite à Corbillèresquand elle viendra aux provisions. »

Mais la mère Muche ne revit pas le pèreViolette le lendemain ni les jours suivants. Elle ne devait plus lerevoir jamais !

Enfin, comme l’avait dit le gamin quiconduisait Christine dans les sentiers bourbeux du marécage, quandMlle Norbert arriva à Corbillères, on n’avait pas revu la petiteAnnie depuis l’avant-veille.

Et maintenant continuons notre cheminavec Christine vers la demeure de Bénédict Masson qui, dans le soirtombant, mêlait son ombre triste aux reflets funèbres de l’étangaux eaux de plomb.

Le vent soufflait de plus en plus fort,humide et glacé, échevelant les saules pâles et tordus, fantômesfrissonnants au-dessus des roseaux courbés qui faisaient entendreleur plainte chantante, hululante, tantôt horriblement sifflantecomme si elle avait passé par mille et mille chalumeaux, tantôtdouce comme le dernier souffle de la terre et des eaux pourreprendre aussitôt avec une fureur déchaînée.

Il y avait un quart d’heure qu’ilsmarchaient, le jeune Philippe roulant dans la boue comme dans sonélément, Christine essayant d’éviter les flaques, la jupe claquantcomme un drapeau, les deux mains à sa toque de voyage, luttant avecle vent qui semblait avoir pris le parti définitif de la luiarracher quand, soudain, ils s’arrêtèrent.

Au-dessus de la demeure funèbre deBénédict venait de s’élever un tourbillon de feu. Flammes, cendres,flammèches s’échappaient avec un ronflement sinistre d’un destuyaux qui surplombaient le toit et cet embrasement rabattu de partet d’autre par les brusques sautes du vent paraissait prêt àdévorer le chalet tout entier.

« C’est un feu de cheminée !s’écria le gamin, et il ne s’en doute peut-êtrepas ! »

Alors, ils se mirent à courir et setrouvèrent bientôt sur un petit pont de bois qui dressait sonpilotis au milieu des roseaux et auquel ils s’accrochèrent uninstant pour ne pas être emportés par la bourrasque.

L’étang avait de vraies vagues gonfléesde courants qui traversaient les marais environnants et venaientbouillonner là comme dans une cuve, il y eut soudain une traînée desang, reflet de la flamme qui ronflait au-dessus du toit… et dansce reflet, il y eut un cadavre !…

Il arriva du fond de la nuit porté parles eaux en tumulte et se jeta au-devant de Christine et del’enfant qui l’accompagnait, comme s’ils pouvaient encore quelquechose pour lui… Muets d’horreur, tous deux le regardèrent glissersous le pont, les bras étendus, sa face déjà décomposée, ouvrantune bouche d’où semblait sortir un dernier appel dans la plushorrible grimace.

« Le père Violette !… »put enfin s’écrier le petit Philippe, quand il eut retrouvé sonsouffle.

Et il se reprit à courir mais, cettefois, dans la direction contraire, laissant là Christine, rentrantà Corbillères de toute l’agilité de ses petites jambes, décupléepar la terreur… Quant à Mlle Norbert, se voyant abandonnée, ellen’hésita pas à courir comme à un refuge vers le chalet où il luifallait, du reste, avertir Bénédict Masson du danger qu’il couraitavec ce feu de cheminée qui ne cessait pas, bien aucontraire…

Heureusement que le vent venant des’établir au sud-ouest rejetait tout le panache incendiaire loin dutoit, du côté de la petite saulaie dont les arbres accroupissurgissaient de temps à autre de la nuit tragique avec des brastordus, torturés, suppliants.

Il est facile de se rendre compte del’état d’esprit dans lequel Christine arriva à la porte du chalet.L’aspect sinistre du pays qu’elle venait de traverser, la vision dece cadavre que des eaux bouillonnantes avaient apporté à ses piedscomme l’offrande diabolique de ces lieux funestes, ces flammes quis’échappaient de ce toit, cet enfant qui s’enfuyait en hurlantd’horreur : tout contribuait à la jeter pantelante sur ceseuil où elle n’avait plus d’espoir qu’en BénédictMasson !

Son poing eut à peine la force defrapper, mais un grand cri s’échappa de seslèvres :

« Bénédict !Bénédict ! »

Auquel un autre cri, derrière la porte,répondit d’une façon terrible.

Un cri ? disons plutôt un hurlementqui était en même temps un monstrueux blasphème, une clameureffrayante qui se continuait en imprécations délirantes et quifrappa Christine au cœur.

Et la porte ne s’ouvrait pas…

Contre cette porte, Christine agonisaitmaintenant d’horreur à cause de ce cri plus affreux encore que toutce qu’elle avait vu et entendu depuis qu’elle avait mis le pied surcette terre maudite.

Sa bouche gémissait encore :« Bénédict ! Bénédict !… » mais comme si elledemandait grâce à son bourreau !…

Et la porte enfin s’ouvrit… et il y eutla vision fulgurante d’un monstre qui emportait une jeune femme aufond de son enfer.

Et puis la porte fut refermée tandisque, tout là-haut, le panache de flammes se redressait avec unefureur nouvelle, tourbillonnante, dévoratrice… semant sur lesarbres agenouillés de la saulaie ses cendres et ses scoriesfunèbres… les enveloppant d’une odeur de mort…

Pendant ce temps, le petit Philippeétait arrivé au village et y avait répandu l’alarme. Philippe étaitle fils du bourrelier, mais il ne courut point en arrivant à laboutique de son père.

Instinctivement, il se précipita dansl’auberge où il était à peu près sûr, à cette heure, celle del’apéritif, de rencontrer tout ce qui comptait de force défensivedans le pays : le garde champêtre, le tambour de ville ouappariteur, deux ou trois gars qui faisaient plus ou moins métierde braconniers dans le marécage et qui gardaient toujours leurpoudre sèche, tous gens qui faisaient bon ménage, s’entendant commelarrons en foire, et qui depuis longtemps avaient accepté latutelle dominatrice du père Violette, bon maître du domaine que leSeigneur lui avait départi et y laissant de quoi vivre à sessujets, pourvu que ceux-ci ne lui marchandassent ni leur admirationni son autorité ; tous d’accord, du reste, dans la même haine,celle de l’intrus, de ce sauvage, de ce Peau-Rouge qui semblaitn’être venu là que pour les narguer, pour les gêner dans leurshabitudes et pour les mépriser, puisqu’il n’aimait ni la chasse, nila pêche dont ils vivaient.

Quand le gamin leur eut appris, dans unlangage entrecoupé par l’épouvante, que le cadavre du père Violettenaviguait entre deux eaux sous les pilotis du pont près de l’étang,ils se levèrent tous, unanimes :

« C’est lePeau-Rouge ! »

Du reste, il n’en était pas à sonpremier coup ! Il y avait beau temps que dans le pays ilfaisait figure d’assassin ! De l’Arbre-Vert à Corbillères, nuln’ignorait non plus l’animosité qui existait entre les deux hommes…sans compter que, dans ces derniers temps, le père Violette n’étaitpas le seul à se demander ce qu’était devenue la petiteAnnie…

Cinq minutes plus tard, ils étaient unevingtaine du village, tous armés, qui, de fusils, qui de bâtons, defourches, prêts à entrer en campagne contre lePeau-Rouge.

L’appariteur était allé chercher sontambour et on avait eu toutes les peines du monde à l’empêcher debattre sa caisse… Il n’en prit pas moins la tête de l’expédition,une baguette dans chaque main, décidé à faire entendre une chargehéroïque dans le cas où sa petite troupe faillirait au moment del’assaut.

Le petit Philippe trottait à côté delui…

De l’un à l’autre on se recommandait lesilence et l’on arriva ainsi à la queue leu leu, à cause del’étroitesse du sentier, jusqu’aux pilotis du pont où le pèreViolette les attendait, avec sa figure de papier déjà mi-mâchée parla mort, par l’humidité, par la morsure des poissons et avec letrou noir de sa gueule ouverte qui leur criait :« Vengeance ! »

Une sourde exclamation courut tout lelong de la file indienne.

Deux d’entre les gars descendirent dansl’eau clapotante, éclairée seulement par le fanal sinistre quibrûlait plus fort que jamais au-dessus de la demeure du brigand.Ils tirèrent le corps sur la berge.

« Pour sûr, il y a bienvingt-quatre heures qu’il boit plus qu’à sa soif. »

Il y eut un court conciliabule. Ce feuviolent inexplicable, qui sortait en rugissant de la maisonmaudite, leur faisait peur.

« Ce serait-il qu’il voudrait sebrûler… il a peut-être f… le feu à sa bicoque avant de f… lecamp ! »

Enfin, ils décidèrent d’entourer lechalet et résolurent de s’y précipiter tous à la fois à unsignal.

« Le signal, c’est moi qui ledonnerai ! » souffla l’appariteur…

La porte fut enfoncée sansrésistance…

Les premiers s’arrêtèrent sur le seuil,comme médusés.

Cependant, sans s’occuper d’eux,Bénédict Masson, à genoux, répandait de l’eau sur le visage demarbre de Christine, évanouie… Près de là, dans un panier, un tasinforme de débris attendait d’aller rejoindre dans la« cuisinière », d’où s’échappait une épouvantable odeurde graisse brûlée, les autres restes d’Annie qui se consumaientdans une flamme attisée par le pétrole…

Bénédict Masson, tranquillement,soignait l’une de ces dames, pendant qu’il brûlaitl’autre !…

Chapitre 21« Je suis innocent ! »

Il fut quasi assommé. Ce n’est quelorsqu’il ne remua plus que les gars de Corbillères cessèrent defrapper de leurs bâtons et de leurs fourches, et encore lebourrelier, le père du petit Philippe, proposa-t-il d’en faire desmorceaux, comme Bénédict Masson avait fait de la petite Annie, etde les jeter dans la « cuisinière ».

Sans l’arrivée des gendarmes, c’estpeut-être bien ce qui serait survenu, tant la fureur descampagnards était extrême et, tout bien considéré, fortexcusable.

« Ne le sauvez pas de laguillotine ! Qu’il respire au moins jusque-là ! »prononça le brigadier.

Alors ils laissèrent Bénédict pours’occuper de Christine qui n’ouvrait toujours pas lesyeux.

« Encore une qui l’a échappébelle ! » fit entendre le tambour de ville.

Et chacun fut de cet avis.

Ce n’est que dehors, sous le coup dugrand air et de l’humidité, que Christine donna quelque signe devie. On était allé chercher une charrette et tous deux y furenthissés. À Corbillères, Christine fut mise dans une chambre del’auberge. Elle avait une forte fièvre et elle délirait.

Quant à Bénédict, que l’on avait jetésur une botte de paille dans l’écurie et que les gendarmesveillaient moins dans la crainte qu’il ne s’échappât que pour qu’onne l’achevât point, il poussa un profond soupir vers les deuxheures du matin, se dressa sur son séant, se passa la main sur sonfront moulu par les coups, sembla, à la lueur de la lanterneaccrochée à la muraille, chercher quelqu’un qu’il n’aperçut point,découvrit enfin sur le seuil, assis sur des sacs, les deuxgendarmes qui le regardaient et dit fort distinctement et sansémotion apparente :

« Je suisinnocent ! »

Les représentants de la maréchaussée nele contredirent point. Alors, il demanda de l’eau.

« Il me semble que je boirais unecuve ! » fit-il.

Un gendarme lui apporta de l’eau dans unseau qui servait pour les chevaux. Il but à même, à sa soif quiétait longue, puis il se mit le torse nu et lava sesplaies.

« Ils n’y vont pas de main morteles gars de Corbillères ! » déclara-t-il.

Et il se mit à rire.

Les gendarmes en avaient « froiddans le dos ». Ils l’ont dit depuis : jamais ilsn’avaient entendu un rire pareil… C’était à abattre ce monstre surplace, à coups de revolver, pour ne plus l’entendre…

Ce fut bien autre chose quand il se mità railler…

« J’espère qu’on a pris soin de mabelle visiteuse, fit-il… C’est une jeune fille de famille qui n’apas l’habitude des marécages… Elle aura pris froid !…tandis que l’autre avait tropchaud ! »

Ils se jetèrent sur lui, lui passèrentles menottes. Ils lui auraient mis un bâillon. L’autre se laissaitfaire, sans résistance aucune, bien qu’il parût avoir recouvrétoutes ses forces. Il hochait simplement la tête en ayant l’air deles approuver :

« Prenez vos précautions !… Onne sait jamais !… Je comprends que je ne vous sois passympathique !… »

Dans la grange, on avait mis le corps dupère Violette, que la charrette était allée chercher dans un secondvoyage… Le brigadier avait bien demandé qu’on le laissât sur lesentier où il avait été tiré et où le trouverait la justice, maisses amis de Corbillères s’étaient refusés à le laisser passerencore une nuit sous la pluie et on l’avait apporté là, dansune bâche. De temps en temps, ils sortaient de la salle commune etallaient le voir, et ils juraient de le venger !…

La sous-préfecture avait été prévenue…On attendait les autorités, la police, « tout letremblement »… Ah ! que c’était une affaire !… Toutle monde était d’accord là-dessus !… Une affaire dont onparlerait longtemps, dans les quatre parties du monde !… Unsacré procès !… On ne savait pas, après tout, combien il enavait assassiné, le Peau-Rouge !… On ne lui connaissait quesept victimes, sept pauvres petites femmes, qu’il avait ainsidécoupées en morceaux, jetées au feu de sa cuisinière… mais il y enavait assurément bien davantage !…

Au matin, ils étaient si excités qu’ilsvoulaient ficher le feu à l’écurie, brûler le satyre !Heureusement, les autorités arrivèrent. Il n’était quetemps !

Menacé par tout ce tumulte, ces cris demort, Bénédict restait calme, d’un calme formidable quiimpressionnait ses gardiens, lesquels se demandaient s’ils seraientassez forts pour le sauver une deuxième fois dulynchage.

« Ouvrez-leur la porte ! leurdit-il… s’ils veulent me découper, moi aussi, il ne faut pasles contrarier ! »

Il avait donné l’adresse de Christinepour que l’on prévînt son père.

« La pauvre« demoiselle », ça lui a porté un coup !… Elle nes’attendait pas à ce qu’elle a vu, bien sûr !… Mais aussipourquoi est-elle venue ?… Je lui avais tant recommandé dene pas mettre les pieds dans ce pays ! »

Tout ce qu’il disait semblait être unaveu de ses forfaits ou tout au moins conduire à cette conclusionqu’il n’y avait aucun doute possible à émettre sur sa culpabilité,et cependant il prononçait souvent ces paroles qui revenaient commeun leitmotiv : « Ben oui !… mais tout cela n’empêchepas que je sois innocent ! »

Se moquait-il des autres ?… Semoquait-il de lui-même ?… Le ton avec lequel il disait celan’était pas très éloigné de la farce ! Voulait-il se fairepasser pour fou ?…

Aux premières questions, ou plutôt à sespremières réponses, le juge d’instruction déclara :

« Nous sommes en face du genrecynique. »

Cynique, ça il l’était !… Ilsemblait prendre un plaisir sadique à l’horreur qu’ilinspirait ; et il faisait tout pour ladécupler !

Pendant la première nuit, on avaitlaissé le garde champêtre et l’appariteur au chalet, où ils avaientsurveillé le feu sans y toucher, jusqu’à ce qu’il fûtéteint… Les magistrats retrouvèrent tout en l’état : lesrestes d’Annie dans le panier, ses petits os carbonisés dans lepoêle… On découvrit cependant des débris dans la cave… C’est làqu’il l’avait « sectionnée ». On retrouva bien d’autreschoses, les malles et les valises, enfin tout le bagage dessept femmes disparues !

« Eh bien, quoi ! qu’est-ceque cela prouve ? répliqua-t-il quand on lui opposa ce tropéloquent témoignage… que je suis homme d’ordre !… Quandelles reviendront, elles seront bien contentes de retrouver leurspetites affaires telles qu’elles les ontlaissées !…

– Nous saurons retrouver leurscendres ! s’écria le juge, et peut-être ce jour-làmettrons-nous fin à une attitude qui vous égale aux pires monstresqui aient déshonoré le nom de l’homme !

– Je comprends votre indignation,monsieur le juge, et la fièvre qu’elle vous inspire ! Mais,croyez-moi, il n’est pas bien sûr que vous retrouviez toutes cesdemoiselles à l’état de cendres !… Ce n’est pas une raisonparce que j’en ai brûlé une pour que j’aie fait flamber lesautres…

– Mais enfin, pour celle-là, vousavouez ?

– J’avoue quoi ?… Je n’avouerien du tout !… J’ai toujours été trop ami de la vérité pourvous faire le plaisir d’avouer un crime que je n’ai pascommis !… Ça n’est pas une raison parce qu’on découpe unefemme en morceaux et qu’on la met dans son poêle pour qu’on l’aittuée !…

– Mais enfin, prouvez-nous que vousne l’avez pas tuée !

– Ça, monsieur le juge, ça, cen’est pas mon affaire !…Je ne suis pas magistrat,moi !… je ne suis pas payé par le gouvernement pour faire desenquêtes tendant à établir l’innocence ou la culpabilité descitoyens ! Pour rien au monde, je ne voudrais empiéter sur vosprérogatives… Travaillez ! »

Ainsi parlait Bénédict Masson… Nousn’entrerons point dans le détail d’une instruction qui, en effet, aoccupé le monde entier et qui est présente encore à toutes lesmémoires… Plus les témoignages et les faits semblaient l’accabler,plus Bénédict semblait en concevoir une joie farouche. Jamais sonmasque n’avait été plus puissant ni, naturellement, plusodieux.

En ce qui concerne le père Violette, ilreconnut tous les propos menaçants qu’on lui prêtait ; ilrendit hommage à la mémoire de Mme Muche, qui raconta avecforce détails la visite du Peau-Rouge à l’Arbre-Vert et sonentrevue avec l’ancien garde.

Mme Muche avait trop prévul’événement qui devait s’ensuivre pour n’en pas tirer un justeorgueil : « Si le père Violette m’avait écoutée, ilamorcerait encore ses lignes et poserait sesnasses. »

L’examen du cadavre du père Violetteavait établi qu’il avait été pris comme au lasso, étranglé par unecordelette, puis jeté dans l’étang avec une pierre aux pieds ;mais la pierre devait avoir été choisie trop lourde car elle avaitrompu le lien qui l’attachait à la victime.

« Évidemment, faisait entendreBénédict Masson quand on lui présentait les résultats de l’enquête,évidemment !… Un Peau-Rouge doit savoir lancer lelasso !… Je vous dirais que je ne sais pas lancer le lasso,que je ne parviendrais pas à vous convaincre, monsieur lejuge ! Tout de même, j’attends que vous déposiez ce sacrélasso sur la table des pièces à conviction, à côté de mon petitpanier à transporter « les restes »et de ma« cuisinière » !

On était allé interroger Christine chezelle et, sur l’avis des médecins, on put, du moins pour le moment,lui éviter une pénible confrontation.

Aussi bien elle eût été inutile,l’inculpé ne contredisant en rien les dépositions de MlleNorbert.

Celle-ci fit son « meaculpa ». Son grand tort avait été d’avoir pitié d’un êtreparticulièrement disgracié de la nature et qui, à cause de cetteinfortune même, lui avait paru intéressant. La misanthropie durelieur d’art de l’Île-Saint-Louis, sa sauvagerie, sesextravagances, la sombre poésie de ses élucubrations, son langagetantôt enthousiaste jusqu’au plus désordonné lyrisme tantôt brutalcomme celui d’un portefaix : elle avait mis tout cela sur lecompte d’une laideur qui isolait Bénédict Masson de l’humanité.Elle s’était penchée sur cette douleur, elle s’était heurtée à unbourreau !…

Quand la porte du chalet de Corbillèress’était ouverte, elle avait eu en face d’elle une espèce de fou,couvert de sang comme un garçon d’abattoir et qui finissait delancer dans les flammes les restes déchiquetés d’un corpshumain !… Et puis elle ne se rappelait plus rien ! Ellese demandait seulement comment elle n’était point morte de cettevision exécrable !…

« Assurément ! soupiraBénédict Masson quand on lui rapporta les termes de cettedéposition, assurément, la pauvre enfant n’a pas été gâtée !…Elle ne méritait pas ça !…

– Misérable ! ne puts’empêcher de lui répliquer le juge, vous prévoyiez qu’elle pouvaitvous surprendre au milieu de vos forfaits, quand vous lui défendiezde venir vous voir à Corbillères-les-Eaux…

– Non, monsieur le juge, non, je neprévoyais point « mes forfaits », pour parler, commevous, un langage dont la noblesse ne se rencontre plus guère quedans les tragédies classiques !… Si je n’invitais pas MlleNorbert à faire un petit tour à Corbillères-les-Eaux… c’est que lepaysage n’y est pas joli !… »

Chapitre 22Dernières nouvelles de la marquise

Tant de cynisme, de truculence, une siévidente application à augmenter chez tous l’horreur inspirée parune série de crimes dont Bénédict Masson ne se déclarait innocentqu’en des termes et sur un ton qui ôtaient par avance toute valeurà une déclaration qu’il ne semblait pas lui-même prendre ausérieux, avaient eu pour résultat d’inspirer à Jacques Cotentin, lefiancé de Christine, des réflexions qui ne pouvaient naître quedans un esprit aussi scientifiquement, c’est-à-dire logiquementouvert que le sien et préparé par une méthode sévère à ne se pointlaisser influencer par les contingences…

« Cet homme court à la mort comme àune délivrance ! se disait le prosecteur. Voilà surtout ce queprouvent ses réponses ! S’il pouvait lui-même prouver sescrimes, il le ferait ! Ne le pouvant point, il déchaîne contrelui, par son attitude, la fureur des juges et du public, qu’ilméprise… En même temps, il se venge par avance de l’erreur qui vale livrer au bourreau en criant : « Je suisinnocent !… » mais c’est tout juste s’il n’ajoutepas : « Je vous défie de me le prouver ! »…Tout cela est du Bénédict Masson tout pur !… En attendant, onn’a retrouvé aucune trace des six autres victimes et pour ce quiest de la septième, il n’a pas tort quand il dit : « Cen’est pas une raison parce qu’on découpe une femme en morceaux etqu’on la met dans son poêle, pour qu’on l’aittuée ! »

Ces réflexions, Jacques Cotentin lesgardait pour lui. Il n’aimait point les discussions oiseuses. Ilsavait qu’il ne parviendrait à ébranler aucun esprit au monde surle fait d’une culpabilité qui « sautait aux yeux ».Surtout il avait grand soin de cacher le fond de sa pensée àChristine, qui, elle, en avait trop vu pour pouvoiradmettre une seconde que Bénédict Masson ne fût point un abominablecriminel. Sur ces entrefaites, la fille du vieil horloger reçut uncourt message de Coulteray : « Adieu, Christine… tout estfini ! »

Le drame fabuleux sur lequel elle étaittombée à Corbillères, la prostration physique et morale qui s’enétait suivie lui avait fait oublier cette autre tragédie non moinssombre, non moins macabre qui se passait dans un autre coin de laFrance et qui, cependant, avait été la cause déterminante de savisite à Bénédict Masson.

Jacques Cotentin, de son côté, qui avaitpu craindre un instant pour la vie ou pour la raison de Christine,n’avait plus pensé à la marquise ni à son appeldésespéré.

Enfin, les premières exigences del’instruction, les pénibles interrogatoires qui laissaientChristine accablée sous le poids du plus affreux souvenir, auraientcontribué à rejeter dans l’ombre de leur pensée, si par hasard elleétait venue les tourmenter, l’aventure fantomatique au fond delaquelle se débattait cette pauvre lady si pâle que le terriblemarquis avait ramenée des Indes.

Un malheur présent est égoïste ; ilexige tous vos soins, vous courbe sur ses plaies et ne vous permetde regarder autour de vous que lorsque celles-ci commencent à serefermer… Enfin, il ne faut pas oublier non plus qu’à tout prendre,la réalité de l’infortune de la marquise de Coulteray était encoreà démontrer… Certes, le « trocart » avait produit soneffet ; restait à savoir si on ne lui avait pas accordé uneimportance exagérée ou départi un rôle qui était bien lesien !…

Quoi qu’il en fût, dans le tumultesanglant de l’affaire de Corbillères, le « trocart » queChristine avait emporté dans son sac pour le montrer à Bénédictavait disparu ! Où ? quand ?comment ?…

Sans doute au moment où Christinecourait dans le marécage, à demi soulevée par la terreur et par levent ? Alors le sac se serait ouvert et le pistoletchirurgical s’en serait échappé ?

Ces questions, Christine et Jacques nese les posèrent que lorsque le mot si bref et si lugubre de lamarquise leur fut parvenu.

La vision de la petite Annie brûlantdans la « cuisinière » de Bénédict Masson avait si bieneffacé tout ce qui ne se rapportait pas directement ou semblaitne pas se rapporter aux crimes de Corbillères que Christinen’avait parlé de ce singulier trocart à quiconque.

… Aussi bien il n’avait étéretrouvé par personne, en dépit de toutes les investigations de lapolice judiciaire, qui fouillait tout Corbillères et son marécage,à la recherche des restes des six victimes manquantes… Si lesagents de la Sûreté générale avaient découvert un objet aussicurieux, ils en auraient certes fait état.

« Partons ! dit tout de suiteChristine à Jacques Cotentin… Nous n’avons que trop attendu !C’est moi qui, par mon scepticisme, mon orgueil, ma« suffisance » aurai peut-être été la cause de la mort decette malheureuse !… Si nous avons encore une chance de lasauver, ne la laissons pas échapper !… Mes remords sont déjàimmenses !… Je me suis crue très intelligente et je ne suisqu’une sotte, d’une sottise criminelle !… Mon calme à jugerles gens et les choses, l’équilibre tant vanté de mon espritn’étaient que l’armature d’une bêtise qui m’épouvante… Est-ce quetu es calme, toi ?… Oui, peut-être aux yeux desimbéciles !… Mais j’ai toujours vu ton esprit inquiet !…Rien ne t’a jamais paru impossible !… Je me suis étonnée de nepas te voir sourire lorsque pour la première fois je t’ai parlé dela maladie de vampirisme qui sévissait à l’hôtel de Coulteray…Quand moi, sur un ton qu’eussent pu m’envier tous les JosephPrudhomme de la terre, je prononçais le mot :« science ! » toi, tu répondais :« Mystère ! »… J’ai pris mon vieux père pour unmonomane et il a du génie ; j’ai aimé Gabriel sans ycroire !…Je t’aime peut-être encore et je n’y crois peut-êtrepas encore…

– Oh !Christine ! protesta Jacques avec une infinietristesse.

– Pardon, Jacques, mais je ne veuxavoir rien de caché pour toi !… Vous avez tous été trop à mesgenoux ! J’ai vu le marquis à mes genoux ! J’y ai vuBénédict Masson ! Mais ce que je n’ai pas vu, moi qui croyaistout connaître, tout deviner : c’est que c’étaient deuxmonstres !… Jacques ! courons àCoulteray !

– Tu es encore bien faible,Christine !

– Voilà une raison toute trouvéepour un voyage à la campagne. Les médecins m’ordonneront le séjourde la Touraine, climat doux, tempéré, qui me remettra de mesdernières émotions. Nul ne s’étonnera de mon absence et lesmagistrats ne pourront s’y opposer. Du reste, l’enquête est bienprès d’être terminée. On ne retrouve pas les six autres victimesparce qu’il en a fait de la fumée ! Ah ! le bandit !Quand je pense qu’il me dédiait des vers… et qu’il pleurait sur mamain ! Tu viens, Jacques ?

– Tu sais bien que je fais tout ceque tu veux ! et puis, tu as raison… notre présence peut êtreutile là-bas !

– Que le Ciel t’entende !Hélas ! elle nous écrit : « Adieu, c’estfini ! »

– Ça n’est jamais fini, Christine,tant qu’on peut l’écrire.

– Eh bien, préviens mon père.Gabriel ne souffrira pas de ton départ ?

– Non !… maintenant, je puism’absenter… m’absenter même longtemps… pourvu que ton père reste etveille !…

– Oh ! il ne le quittepas !… Tu n’as pas remarqué qu’il l’a à peine quitté pourvenir me voir… de temps en temps… et vite !… Aucun être aumonde n’aura été soigné comme Gabriel !… Pauvre cherpapa !… Gabriel, c’est un peu sa vie… c’est aussi latienne, Jacques !

– Non, lamienne, c’est toi, Christine.

– Eh bien, en route ! fuyonsce quartier, cette île où il me semble entendre encore le misérablerôder autour de moi… avec son sourire si affreusement mélancolique…et ses vers… ses vers qu’il chuchotait sur un ton liturgique !« Pour l’amour de Dieu, ne remue pas les sourcils quand tupasses près de moi, que ton regard reste glacé dans son lacimmobile… », etc., et autres du même acabit qui meremplissaient d’aise sous mes dehors de statue… car, au fond, jesuis une sentimentale… Oui ! en vérité, quelque chose commeJenny l’ouvrière… seulement ce ne sont pas des fleurs qu’il mefaut, ce sont des poèmes !…

– Ne raille pas !… Ne raillepas, Christine, tu es une sentimentale… On n’est grand que par lessentiments… et par la bonté !… Tu as étébonne !

– Bonne pour toi, bonne pour lui,bonne pour tout le monde ! et je vous fais toussouffrir !… Ah ! est-ce que je sais ce que jeveux ? » acheva-t-elle en poussant un grand cri quis’acheva dans un sanglot.

Il l’emmena le soir même. Oui, ilfallait lui faire quitter Paris !… Et il résolut, une fois enTouraine, de la soigner comme une enfant, au milieu des champs etdes fleurs, dans la douceur rayonnante de l’été sur sondéclin.

Ce fut avec une joie dont il se défenditmal qu’en arrivant à Tours, il apprit par les journaux du soir ledécès, survenu le matin même, de Bessie-Anne-Élisabeth, marquise deCoulteray, née Clavendish…

Chapitre 23Le château de Coulteray

Cette joie fut de courte durée.Christine, à qui l’on ne put cacher la nouvelle, voulait partirimmédiatement pour Coulteray. Toute langueur, chez elle, avaitdisparu :

« Si elle est morte par ma faute,disait-elle, si elle est morte parce que je n’ai pas su l’entendre,je la vengerai !… Je lui dois bien ça !… je sens que sonombre ne me pardonnera qu’à cettecondition ! »

Elle était dans une agitation qui necessa qu’à la première heure du jour quand elle se vit avec Jacquesdans une auto qui devait les déposer à Coulteray à dix heures dumatin.

« Il faut que je me calme,disait-elle, car il faut le surprendre, lui, et qu’il ne se doutede rien ! »

Tout ce qu’avait pu dire Jacques n’avaitservi de rien. Elle ne l’écoutait plus. Toute sa pensée étaitdirigée contre le marquis. Elle ne prononça pas dix mots jusqu’àCoulteray.

En d’autres circonstances, pour desamoureux, ce voyage eût été un enchantement. C’est ce que se disaitJacques, à qui Christine échappait toujours pour une raison ou pourune autre dans le moment qu’il croyait s’en être rapproché leplus.

Jamais la nature n’avait été aussibelle, ni aussi douce. On touchait à la fin de septembre. Un soleildoré répandait sa tendresse vaporeuse sur le royaume de la Loire.Corot n’eût pas mieux fait. Jacques posa sa main sur celle deChristine : elle était glacée. Lui, dans le paysage aimable etjoyeux, ne pensait qu’à la vie. Elle, ne songeait qu’à la mort verslaquelle ils couraient à quatre-vingts à l’heure.

Quand ils arrivèrent à Coulteray, lescloches de la petite église du village et celle de la chapelle duchâteau se mirent à sonner leur glas funèbre :

« On va sans doute l’inhumeraujourd’hui, fit Christine, dont les yeux se mouillèrent. Ah !je voudrais la revoir une dernière fois : je sais bien ce queje lui murmurerais à l’oreille !… Pourvu que nous arrivionsavant la cérémonie ! »

Quant à Jacques, il lui était de plus enplus impossible de se mettre à l’unisson de ces tristes pensées. Ilen voulait à la défunte de lui ravir le charme de l’heure. Lavision de ce petit bourg à flanc de coteau, apparu dans la verdureet mirant ses murs blancs, ses toits pointus, ses champs et sesvignes dans la belle nappe de diamant de la rivière qui, quelqueskilomètres plus loin, allait se jeter ou plutôt se perdre dans laLoire, ce beau ciel, cette fluidité de l’atmosphère, la joieaccueillante des visages rencontrés jusqu’alors sur le bord duchemin, sur le seuil des maisonnettes qui s’ouvraient sans mystèresur leur bonheur domestique, ne l’avaient pas préparé à entendrecette lugubre litanie du bronze que se renvoyaient les deuxclochers, lesquels semblaient n’avoir été bâtis que pour annoncernoces et baptêmes.

Le village était désert. L’auto letraversa et passa devant l’auberge de la Grotte aux Fées sans avoirrencontré âme qui vive. On l’eût dit abandonné.

La voiture franchit le pont de briques,où vient aboutir la route serpentine qui conduit, sous les ramuresd’un boqueteau, au château debout sur le coteau, enface.

Les œuvres du Moyen Âge et de laRenaissance abondent dans ce pays et en rehaussent partout labeauté… Il n’est pas un voyageur qu’un sentiment d’admiration n’aitarrêté devant les ruines imposantes ou les magnifiques fragmentsdes anciens châteaux du Châtelier, de la Guerche, de Roche-Corbon,de l’Isle-Bouchard, de Montbazon, de Chinon, d’Amboise, de Loches,d’Azay-le-Rideau… Le château de Coulteray ne dépare pas cettecollection.

Il n’est pas moins remarquable par sonarchitecture de guerre, ses créneaux, ses mâchicoulis, ses tours,que par les frises et les bas-reliefs si délicatement taillés sursa façade… La légende affirme que Diane de Poitiers fut pourbeaucoup dans les enjolivements de cette redoutable demeure et queCatherine de Médicis travailla à la transformer en un confortablemanoir… Au surplus, le Moyen Âge lui-même paraît gai dans cecharmant pays.

« Il fallait que cette pauvreBessie-Anne-Élisabeth, née Clavendish, fût bien malade pour nepoint guérir ici ! » se disait Jacques.

À la porte de la première enceinte duchâteau, ou plutôt de ce qui restait de la première enceinte (despierres, des plantes grimpantes et des fleurs), ils descendirentd’auto. Il y avait foule dans « la baille ». Toute lacontrée environnante était là. On était venu aux obsèques parcuriosité, par superstition… car on est très curieusementsuperstitieux dans le pays de Coulteray… plus peut-être que danstout le reste de la Touraine et certainement autant qu’en Bretagne,mais d’une autre manière.

Ils étaient venus non pour voir lamorte, mais pour voir le vampire, qu’ils appelaient courammententre eux l’empouse (ce qui est tout comme, là-bas)… sansbeaucoup y croire, mais sans rejeter tout à fait la légende aveclaquelle on leur avait fait peur quand ils étaient petits et qu’ilsn’étaient pas sages.

La funèbre aventure deLouis-Jean-Marie-Chrysostome s’échappant de sa tombe pour venir, lanuit, dévorer les vivants, remplaçait avantageusement pour lespetits gars de Coulteray les histoires du loup-garou en honneurdans d’autres contrées.

Quand, en l’absence des châtelains, leconcierge faisait visiter la crypte de la chapelle, il ne manquaitpoint de raconter à l’étranger ce que l’on disait, depuis deuxsiècles, de ce tombeau vide.

« Y croyez-vous ? demandait ensouriant le visiteur.

– Ben ! répondait l’autre enhochant la tête, on y croit sans y croire !… »

Quoi de plus mobile que le caractèretourangeau, avec son pétulant bon sens, son inconséquence, sonesprit fin, sa philosophie moqueuse, son scepticisme et sonimagination folle ? Quoi de plus intéressant que ce génied’une si merveilleuse souplesse qui, du moment où il se prend ausérieux, passe sans effort de la bouffonnerie aux sujets les plusgraves, de la futilité aux considérations les plus sérieuses etquelquefois les plus inattendues dans leuraudace ?…

Tout ceci n’est point d’une digressioninutile, sur le seuil du château de Coulteray, dans le moment quela tombe va se refermer sur la figure de cire deBessie-Anne-Élisabeth Clavendish, femme du dernier des Coulteray,de ce Georges-Marie-Vincent qui ne serait autre lui-même queLouis-Jean-Marie-Chrysostome, l’empouse de la légende,et cela quelques heures avant des événements extraordinairesqui allaient bouleverser une contrée…

N’oublions pas que nous sommes dans unpays où il y a une auberge qui s’appelle la Grotte-aux-Fées, dontl’enseigne rappelle un dolmen qui est visité des plus aimableslutins ; non loin de ce dolmen s’en trouve un autre, deproportions gigantesques, appelé le Palais deGargantua ; à quelques kilomètres de là, il y a encore labrette du taillis Saint-Nicolas, tertre bâti de pierres brutes, quiappartenait, lui aussi, aux temps celtiques où l’enchanteur Orfonaurait entassé d’immenses richesses qu’il se plaît à faire résonneravec fracas dans la nuit de Noël…

Toute cette superstition est gracieuse,plaisante, poétique, propre à une terre où l’on est heureux devivre, et ne rappelant en rien les épouvantes bretonnes ; maisenfin elle est au fond des mœurs, liée encore à de certainescoutumes, occasion de certaines fêtes auxquelles les plusincrédules auraient garde de ne point se mêler… N’oubliant pointcela, nous serons moins étonnés de ce qui va se passer.

Et d’abord, nous ne pourrions mieux nousrendre un compte approximatif de la situation morale – à ce pointde vue – de la population de Coulteray, qu’en rapportant trèssuccinctement ici la façon dont, à différentes reprises, y futaccueilli le marquis. Nous avons déjà dit qu’il était né àl’étranger. Il ne vint à Coulteray que dans la force del’âge ; aussi quand il apparut, ce fut un événement :disons tout de suite que cet événement fut plutôtjoyeux.

Georges-Marie-Vincent semblait réaliseren tout le type du gentilhomme campagnard tourangeau, bon vivant,haut en couleur, et faisant volontiers sa société des gais lurons.Avec cela, il n’était pas fier. Il donnait des fêtes champêtres,faisait danser les filles, payait des banquets mémorables à laGrotte-aux-Fées, aux grandes fêtes annuelles.

L’empouse, commeon continuait à l’appeler entre soi, « histoire derire », avait un gros succès. Tout le monde en raffolait. Ondisait :» Notre empouse se portebien ! souhaitons que le diable nous le conserve encorependant deux ou trois cents ans. »

Puis il partit, il était retourné àl’étranger. On n’entendit plus parler de lui pendant des années.Quand il revint, il n’avait pas changé. Il était toujours gaillard,avec la même figure, la même bonne humeur, le même« allant ». Les paysans, eux, avaient vieilli.

Il avait ramené des Indes une toutejeune femme, « belle comme le jour », digne de laGrotte-aux-Fées. Il était fort galant avec elle. Ils paraissaients’adorer.

Il y eut encore des fêtes données en sonhonneur et aussi à propos de la visite de quelques hautsseigneurs d’outre-Manche qui n’engendraient pas, eux non plus, lamélancolie. Tout ce monde repartit pour Paris en laissant desregrets.

Quand, quelques mois plus tard,Georges-Marie-Vincent revint à Coulteray avec la marquise, il étaittoujours le même, immuable dans sa façon d’être, de se bien porter,de voir gaiement la vie ; mais déjà on ne reconnaissaitplus sa femme.

Elle avait perdu ses fraîchescouleurs ; ses yeux, qui, naguère, reflétaient le ciel,s’étaient voilés d’une ombre funèbre ; elle, que l’on avaitvue, légère comme une Diane chasseresse, courir les bois, passaitmaintenant alanguie au fond d’une voiture d’où elle répondaittristement et d’un geste épuisé aux saluts respectueux descampagnards.

Sur ces entrefaites, une femme du paysqui faisait fonction de lingère au château, mariée à un brigadierde gendarmerie, Mme Gérard, se vit remerciée pour un motiffutile.

Ce fut la première qui répandit le bruitqu’il se passait à Coulteray des choses « pas ordinaires dutout ! »

Elle prétendait avoir reçu desconfidences de la marquise, que celle-ci était fort à plaindre, etque, si personne ne s’en mêlait, la pauvre femme n’en avait pluspour longtemps ! Alors, le gendarme, lui, s’en mêla pour fairetaire sa bavarde moitié, et il y réussit si bien, par des moyensdont elle ne se vanta pas, qu’il ne fut plus possible de tirer unmot de Mme Gérard à ce sujet.

Mais la curiosité des paysans étaitéveillée ; ils guettaient les sorties de la marquise etsoupiraient sur son passage :

« Voilà ce que c’est que de semarier à un empouse… »

D’autre part, ilsn’étaient plus les mêmes avec le seigneur de Coulteray… Ils sedétournaient de lui, hochaient la tête quand il était passé, seregardaient entre eux tantôt avec une sorte de consternationinquiète, tantôt en se souriant, à cause de ce qu’ils pensaient« qui, tout de même, n’était pas possible à notreépoque ».

Le marquis n’insista pas. Il repartitavec sa femme.

Deux ans plus tard, il la ramenait àtoute extrémité, et aujourd’hui on l’enterrait…

Christine et Jacques tombèrent en pleinecérémonie. Il y avait là cinq ou six cents personnes, les hommesnu-tête, la plupart des femmes à genoux, tandis que s’avançait lecortège mortuaire, précédé du clergé, suivi du maire, des adjoints,de tout ce qui comptait dans le pays environnant.

Les « filles de Marie », touten blanc, et les « dames du Feu », dans leur curieuxcostume sylvestre enguirlandé des feuillages et des fleurs de laforêt, entouraient le cercueil ouvert selon l’antique coutume de lamaison de Coulteray, où l’on scelle les morts dans leur tombedevant tout le populaire appelé comme témoin.

Les « dames du Feu », parmilesquelles on voyait de bonnes vieilles à cheveux blancs et debelles et jeunes personnes encore à l’aurore de leur printemps,formaient une confrérie dont l’origine se perdait dans la nuit dessiècles, et qui était née de l’usage druidique de célébrer leretour du solstice d’été par des démonstrations de joie, des feuxdans les clairières. Ces « dames » dansaient autour despyramides de bois enflammées, comme il arrive, du reste, dansplusieurs autres provinces de France, la nuit de la Saint-Jean. Aupays de Coulteray, il n’était point de village, point de hameau, deferme, qui, à cette occasion, n’eût son bûcher. On prie les curésde campagne de les bénir, et, lorsque le feu a accompli son œuvre,on en conserve soigneusement les tisons comme un préservatif contrel’orage.

Ainsi la religion et la superstition serejoignent-elles le plus joliment du monde dans ce charmant pays.Ce jour-là, elles s’étaient encore réunies pour conduire à sadernière demeure celle qui avait été condamnée par un méchantdestin à partager la couche de « l’empouse ».

Mais, derrière le cercueil, porté parquatre forts gars du village, « l’empouse » montrait unetelle figure de malheur, arrosée de tant de larmes, un gémissementsi affreux secouait son grand corps courbé sous la douleur que laréalité de ce désespoir conjugal n’avait pas tardé à faire reculerbien loin dans tous les esprits la cruelle légende dont, aprèstout, ce pauvre Georges-Marie-Vincent était peut-être la premièrevictime.

On se rappelait de quels soins onl’avait toujours vu entourer la marquise. On ne vit plus qu’un mariqui pleurait sa femme, et l’on pleura avec lui, non seulement surelle, mais sur lui-même !

Un incident, qui se passa au moment oùle cortège quittait « la baille » pour entrer dans lapetite enceinte du cimetière qui précédait la chapelle, soulevamême tout ce peuple en sa faveur. La veuve Gérard se tenait là,appuyée à un pan de mur, à demi dissimulée derrière unchèvrefeuille, mais pas si bien toutefois que le marquis nel’aperçut, malgré son désespoir. Il se redressa, menaçant,terrible : ses yeux, tout à l’heure embués de larmes, parurentcomme desséchés par le feu qui en jaillit ; son bras s’étenditsur la Gérard, comme poussé par un ressort qui était assurémentcelui de l’indignation arrivée à sa dernière puissance ; sabouche remua, mais elle n’eut pas à prononcer le« va-t’en ! » dont elle était pleine. Comme soulevéede terre par l’épouvante, la veuve était déjà partie, se jetanthors du château et dévalant vers la « prée » (la prairie)comme pierre qui roule.

C’est tout juste si l’on n’applauditpas !

Chacun comprenait cette sainte colère…Après tout, le pauvre homme devait en avoir assez de toutes ceshistoires ! Il n’ignorait pas toutes les stupidités que laGérard avait colportées, puisqu’il avait été obligé de la mettre àla porte de chez lui !… Et elle avait eu le toupet de semontrer dans un moment pareil !…

Cette exécution terminée, à lasatisfaction de tous, le cortège pénétra dans la chapelle…Christine et Jacques eurent toutes les peines du monde à enapprocher, et Jacques aurait facilement renoncé à y entrer siChristine, dont l’émotion était à son comble, ne l’avait entraînépar la main avec une force irrésistible.

« Je veux la voir, elle !… jeveux la voir ! »

De fait, elle ne l’avait pas encore vue,bien que le cercueil fût ouvert. C’est en vain qu’elle avait essayéde percer les premiers rangs, elle avait été repoussée et ellen’avait aperçu que des gerbes de fleurs, dont on avait fait à lamorte une couche embaumée…

La chapelle était déjà pleine, quandChristine avisa devant le porche un homme en surplis quidistribuait des coups de sa baguette noire et plate dont lesextrémités étaient garnies d’une armature d’argent ; ainsifaisait-il reculer les fidèles trop pressés qui lebousculaient…

Ce ne pouvait être que lesacristain.

« Drouine ! »prononça-t-elle.

Celui-ci se tourna vers elle etl’aperçut qui tenait toujours Jacques par la main… Elle senomma : Christine Norbert, et présenta son cousin.

« Mon Dieu, soupira Drouine enlevant les yeux au ciel, vous arrivez bien tard ! si voussaviez comme elle vous a attendue !…

– Peut-on encore la voir ?demanda Christine.

– Suivez-moi »,répondit-il…

Et il les fit descendre tout de suitepar un petit escalier souterrain qui conduisait à lacrypte.

Celle-ci était encoredéserte.

« Tenez, placez-vous dans cecoin ; après la messe, on va la descendre ici… Vous la verreztout à votre aise. Elle n’a jamais été si belle, on dirait un ange…On va la mettre provisoirement dans le tombeau de« l’empouse » qui est vide, comme vous le savezcertainement, et d’où elle ne sortira que pour être enseveliedéfinitivement dans un tombeau magnifique que M. le marquis valui faire faire qui sera édifié là-bas… auprès de celui du comteFrançois II, dit Bras-de-Fer, mort en terre sainte. M. lemarquis a bien du chagrin ! »

Il les quitta, car on avait besoin delui, là-haut…

Ils se trouvaient dans une espèce deniche creusée dans la muraille, et d’où ils dominaient le tombeaude « l’empouse », lequel était ouvert, attendant sanouvelle proie…

On avait glissé la pierre qui lerecouvrait (et sur laquelle on pouvait lire encore l’inscriptionrelative à Louis-Jean-Marie-Chrysostome, écuyer de Sa Majesté) surun tombeau voisin…

Jacques sentit la main de Christine quise crispait dans la sienne… Tout cet appareil de mort, ces chantsfunèbres qui leur paraissaient dans leur retraite souterraine commela plainte même des trépassés, jaillie des entrailles de la terre,ces figures de pierre étendues sur les sépulcres, les mains jointesdans un dernier geste de supplication et de prière avant lejugement dernier, toute cette scène, éclairée assez lugubrement parquelques rayons tombés des soupiraux gothiques qui prenaient jourau ras du sol envahi par des ronces du cimetière étaient bien faitspour impressionner un esprit qui eût été moins ébranlé que celui deChristine.

Quant à Jacques, il maudissait commetoujours sa propre faiblesse qui aboutissait à ce cul-de-sac de lamort dans lequel il était venu s’enfermer avec Christine, dans lemoment même qu’il rêvait pour sa fiancée la renaissance de toutesles forces vitales dans le rayonnement d’une naturetriomphante…

Lui, si fort avec les autres et aveclui-même, lui, l’intelligence même, il n’existait pas, il n’avaitjamais existé devant elle que par elle !… Il s’en rendaitcompte une fois de plus, il y avait beau temps qu’il ne luttaitplus ; un instant, il avait essayé de se ressaisir, il avaitsenti qu’elle le laisserait s’évader avec sa belle tranquillité etson doux sourire triste, sans autre protestation… « Deprofundis clamavi ad te, Domine ! » Chaque esprit,ici-bas, et sans doute là-haut, a son maître… Il ne sied pas, mêmeau plus orgueilleux, de faire le malin… On a vu de prodigieuxcerveaux à la remorque de repoussantes gotons ; et Christineétait belle et bonne… « Dies irae, diesilla ! »

La grille ouvragée qui était derrière letombeau du comte François, dit Bras-de-Fer, s’ouvrit, et le cortègedes filles de Marie et des dames du Feu se répandit dans la crypte,précédant le cercueil que les gars apportèrent et soulevèrent pourl’enchâsser provisoirement dans le tombeau de« l’empouse »…

On eût dit qu’ils y déposaient unemerveilleuse corbeille de fleurs, où reposait une viergeendormie…

Christine ne quittait plus cette figureidéale de ses yeux agrandis par l’angoisse et ladouleur…

Ah ! oui ! qu’elle était belledans la mort, Bessie-Anne-Élisabeth !… Belle comme Juliette autombeau, quand elle fut descendue dans la fraîcheur religieuse dusanctuaire embaumé qui efface tous les tourments et rend àl’enveloppe terrestre sa pureté d’aurore, belle comme Ophélie ornéede sa guirlande de plantes sauvages et les cheveux humides encorede la flore des eaux… et comme elle, échappée enfin à l’outraged’un insensé auquel elle avait livré un cœur pur avec toutes sesespérances et ses naïfs désirs !… évadée d’un cercle d’horreurqu’elle n’avait pu comprendre et où sa raison avait succombé avantqu’elle exhalât son dernier soupir !…

« Dors ! dors donc ton derniersommeil que rien ne viendra plus troubler, je te lejure ! » murmura dans un sanglot et en s’affaissant surses genoux défaillants Christine à demi pâmée.

À ce gémissement répond un cri dedésespoir, et Georges-Marie-Vincent s’effondre, lui aussi, devantce cercueil qu’il a peut-être ouvert !…

La cérémonie s’achève, les dernières prièressont dites, la pierre est glissée sur celle qui ne verra plusla douce lumière du jour…

On soulève le marquis qui se laisseemporter comme s’il avait été soudain frappé de paralysie… Il nerecouvre un peu l’usage de ses membres qu’à la fraîcheur du dehorset quand il aperçoit Christine et Jacques qui sortent les derniersde la crypte… Il fait quelques pas vers la jeune fille, lui saisitles mains avec une effusion qui la glace…

« Ah ! merci ! mercid’être venue, vous qui étiez son amie !… »

Elle présente Jacques, son fiancé… Il neleur quitte plus les mains… Ce sont eux qui doivent l’accompagnerjusqu’au château…

« Ne me quittez pas !… ne mequittez pas ! Je suis si malheureux… si vous saviez !… sivous saviez !… Mais vous savez tout, vous, Christine !…Je n’ai rien à vous apprendre !… Vous seule ici pouvezcomprendre toute l’étendue de ma misère !… Ah ! je suisle plus misérable des hommes !… »

Et pendant que la foule s’écoule, émue,silencieuse, vide la baille, regagne la campagne, les villages, illes retient dans l’ombre de ce château de la mort, aux voletsclos…

« Je vais partir ! fait-ild’une voix brisée. Je vais partir loin, très loin !…Où ?… je n’en sais rien encore !… mais je ne puis resterun instant de plus ici !… Trop de souvenirs !… trop desouvenirs !… trop de douleurs !… »

Une porte est poussée… une portière sesoulève… Une ombre que Christine reconnaît… C’est Saïb Khanlui-même, le médecin indien. Il ne prononce pas uneparole…

À sa vue, Georges-Marie-Vincent s’estsoulevé.

« Adieu ! soupire-t-il dansune sorte de râle, adieu peut-être pour toujours !… Ah !comme je l’aimais ! »

Il est parti !… Le bruit de l’autoqui l’emporte… Il est parti !…

Tous deux sont restés là, encore sous lecoup de cet extraordinaire désespoir… Ce« ah ! comme je l’aimais ! » leurrestera longtemps dans l’oreille…

« Cet homme aimait peut-êtrevraiment cette femme ! prononça Jacques, après quelquesinstants d’un affreux silence.

– Comment peux-tu dire ?…Comment peux-tu dire ?… Ugolin aussi aimait sesenfants !…

– Justement, dit Jacques… qui, pourrien au monde, n’eût voulu la contrarier dans un moment pareil… Etmaintenant, ma petite Christine, fit-il en se levant, nous aussinous allons quitter ce pays… nous n’avons plus rien à yfaire !… et nous allons essayer del’oublier !…

– Va-t’en donc ! luirépliqua-t-elle d’un air sombre… moi, je reste !

– Tu restes ici ?… maispourquoi ?… »

Elle s’était approchée de la fenêtre et,à travers les persiennes, considérait quelque chose, ou quelqu’un,avec une attention farouche.

« Vois », dit-elle.

Il pencha la tête.

« Je t’en ai assez parlé pour quetu les reconnaisses !

– Sangor etSing-Sing !

– Oui, Sangor et Sing-Sing !…Ils ne sont pas partis, eux !… et tu veux que je m’enaille !… ajouta-t-elle frémissante…

– Christine ! explique-toi… jene te comprends pas !… »

Elle haussa les épaules.

Et dès lors, elle agit comme s’iln’était pas là !…

Elle quitta ce salon, passa dans uneautre salle… Il la suivait, renonçant à l’interroger… Ilstraversèrent ainsi une partie du rez-de-chaussée… Le châteauparaissait désert, abandonné… Toute la domesticité, quelque part,dans les sous-sols, devait faire ripaille, comme il est de coutumeaprès ce genre de cérémonie…

Ils parcoururent des pièces immenses quiavaient conservé le cachet des siècles, meublées de bahuts d’unprix inestimable, de coffrets sculptés, aux ferrures ciselées, dehautes chaises datant du règne de François IV, d’immenses cheminéesRenaissance, merveilles à peine éclairées par le demi-jour quiglissait à travers les persiennes, et ils arrivèrent dans unvestibule dont elle gravit, avec une hâte que Jacques ne pouvaits’expliquer, l’escalier aux larges dalles de marbre usé, à la rampede fer forgé, descellée par endroits, et qui n’avait peut-être pasété réparée depuis l’autre Coulteray…Louis-Jean-Marie-Chrysostome…

Arrivée au premier étage, elle sedirigea, comme guidée par un sûr instinct, vers une grande porte àdouble battant qu’elle ouvrit.

L’odeur spéciale des chambres mortuairesles saisit tout de suite…

C’était la fameuse chambre de Diane dePoitiers. Sur une estrade, le grand lit aux piliers tors étaitencore jonché de fleurs… Aux quatre coins de l’estrade, les ciergesà peine éteints exhalaient encore leur funèbre parfum…

Elle alla à la fenêtre, l’ouvrit d’ungeste large, repoussa les persiennes et le jour entra àflots.

Elle regarda tout de suite les murstendus de tapisseries de Flandre de haute lice représentant dessujets tirés des romans de chevalerie.

Avec une stupéfaction grandissante,Jacques vit Christine s’intéresser méticuleusement à ces figuresqui faisaient revivre les hauts faits des chevaliers de la Tableronde. Elle passait de l’une à l’autre après un examen d’uneminutie exaspérante… Tantôt elle se baissait, tantôt elle sedressait sur la pointe des pieds, tantôt elle montait sur untabouret…

Elle se retourna enfin en poussant unsoupir et le visage contracté. Elle regardait Jacques, maisapparemment sans le voir et certainement sans l’entendre car, commeil s’était risqué à lui poser une question qui éclairât ce manègepour lui tout à fait incompréhensible, elle passa près de lui sanslui répondre, et, soudain, comme obéissant à une idée nouvelle,elle sortit de cette chambre, et, par le corridor, entra dans lapièce adjacente.

Celle-ci était une pièce Louis XV… Enface du lit, un portrait en pied de Louis-Jean-Marie-Chrysostome,assez reconnaissable dans la pénombre… car, là aussi, les voletsétaient tirés… Jacques était entré derrière elle. Ils étaientcertainement dans la chambre du marquis actuel.

Il ferma la porte, et aussitôt Christinepoussa un cri.

Près du lit, qui était adossé au mur quiséparait cette pièce de la chambre de la marquise, un rayon desoleil allongeait sa baguette d’or qui semblait avoir troué lemur… c’était la lumière de la chambre voisine qui arrivait làpar ce trou… que l’on eût difficilement trouvé dans les arabesquesdu trumeau où il se dissimulait, ou, de l’autre côté, parmi lespersonnages de la tapisserie…

Christine courut y coller son visage… etquand elle eut fini de regarder :

« Vois à ton tour ! dit-elle àJacques… Vois le trou par lequel le monstre lançait sa flècheempoisonnée !… »

Il vit, et lui, qui avait eu en main le« trocart », fut convaincu… mais ne l’avait-il pas été àmoitié déjà ?… et que pouvaient-ils faire maintenantqu’elle était morte ?

Cette question, il ne la posa pas àChristine, mais elle y répondit tout de même :

« Ô Bessie !… prononça-t-elled’une voix profonde, j’ai été une mauvaise gardienne de ta vie,mais je veillerai sur ta mort !… »

Chapitre 24Drouine, gardien des morts

Cette phrase sibylline, qui semblait lesattacher à Coulteray pour l’éternité, laissa Jacques assezperplexe… Christine l’inquiétait de plus en plus, elle avait lafièvre. Elle ne pouvait tenir en place. Où le conduisait-ellemaintenant ? Droit chez le sacristain qui habitait un petitcarré de pierres troué d’une porte et de deux fenêtres Renaissance,adossé à ce qui restait de rempart et disparaissant à demi sous lavigne vierge et les plantes grimpantes. C’était une loge d’où ilpouvait surveiller l’entrée du château, et c’était presque untombeau d’où il pouvait surveiller les morts.

Drouine était Solognot. Il n’était ni vif niimpressionnable comme le Tourangeau, et l’on eût pu croire, à levoir si avare de ses mouvements, qu’il manquait d’activité. Il n’enétait rien. Il travaillait quinze heures par jour. Le plus souventle château était désert et lui appartenait. Le service de lachapelle, le cimetière, au fond, l’occupaient peu. Il ne creusaitpas quatre tombes par an. Il passait son temps à remuer la terre,le long des anciens remparts, sur une bande de terrain qu’on luiavait abandonnée et où il faisait pousser des légumes. Enfin, ilcultivait tout seul sa vigne qui dévalait hors le rempartvers « la prée », et dont le marquis, propriétaire, luiabandonnait tous les bénéfices. Les visites archéologiques, lestouristes remplissaient également son escarcelle.

Son rêve, qui était près de se réaliser,était de quitter ce merveilleux pays pour aller s’enfouir enSologne, dans la sauvagerie, où il était né.

Si ce n’était déjà fait, c’est que laveuve Gérard, à laquelle il faisait une cour muette depuis dix anset à qui il ne s’était ouvert de ses projets que depuis deux mois,ne tenait pas du tout à quitter la Touraine.

Avec ses économies de fourmi, il étaitparvenu à acheter la petite propriété qui les attendait là-bas,toute prête. Il avait toujours pensé que le gendarme ne ferait pasde vieux os, car il fréquentait trop les cabarets, et que sa veuvene le pleurerait pas longtemps parce qu’il la battait comme plâtre.Lui, il était doux et bon, et patient. Elle serait heureuse aveclui. Elle le savait.

Quand Christine et Jacques pénétrèrentchez lui, il était attablé, tout pensif, devant son écuelle. Illaissa là son morceau de lard et se leva.

Avec ses cheveux de crin, sa peaud’ivoire, ses membres trapus, ses épaules courbées par l’incessantlabeur, il eût pu passer pour une brute s’il n’y avait eu les yeuxqui étaient bleu de Marie et brillants de la plus tendre candeur. Àquarante ans, il avait conservé le regard d’un enfant de chœur quidébute dans le saint parvis.

Cependant, il n’était ni timide nigauche. Il leur avança deux chaises et leur demanda tout de suites’ils avaient vu Sangor et si celui-ci avait fait la commission deM. le marquis.

« Nous l’avons aperçu, ditChristine, mais nous ne l’avons pas encore rencontré. De quellecommission s’agit-il donc ?

– M. le marquis est parti bienprécipitamment ! répliqua Drouine en hochant la tête, et iln’a pas eu le temps de vous dire que vous pouviez rester au châteautant qu’il vous plairait, y coucher et vous y faire servir commes’il était là. Sangor et moi, nous sommes à votredisposition.

– Notre intention était de repartiraujourd’hui même ! interrompit Jacques.

– Mais nous profiterons de la bonnegrâce du marquis, acheva Christine.

– Si tu veux absolument resterquelques jours à Coulteray, reprit le prosecteur, descendons àl’auberge, ce sera plus gai que de nous installer dans ce châteaudésert !

– Je ne suis pas venue ici pourêtre gaie ! fit la jeune fille avec tristesse et en prenant lamain de Jacques comme pour se faire pardonner sa réplique un peuvive… je suis venue pour y pleurer une amie.

– Mme la marquise vous aimaitbien ! soupira Drouine.

– Parlez-nous d’elle, demandaChristine à voix basse… il faut tout nous dire : nous sommespréparés à tout entendre… Elle me parlait de vous dans toutes seslettres… Elle avait la plus grande confiance en vous… Cette affaireest si extraordinaire que nous avons eu tort de ne pas y croire… cemisérable a trompé tout le monde !…

– Je n’en sais rien ! »déclara Drouine.

Christine le regarda,stupéfaite…

« Moi, mademoiselle, vous savez, jen’ai jamais donné dans les « giries » de ce pays-ci… Jesuis Solognot : là-bas, on a la tête dure… ma mère étaitservante chez le curé… je servais la messe à sept ans ; je necrois qu’au catéchisme… L’histoire de « l’empouse »,c’est des contes de fées… Tenez ! Il y a ici une femme quin’est pas méchante, mais qui est un peu bavarde, et qui a étédurement chassée tantôt par le marquis ; c’est la veuveGérard ! Eh bien, dans le temps, la veuve Gérard a peut-êtretrop raconté cette histoire-là à Mme la marquise, qui, entrenous, n’avait point la tête bien solide… Aussi, moi, je ne l’aijamais contrariée dans ce qu’elle disait. J’étais le seul à bienvouloir l’écouter quand elle me geignait en cachette, dans lachapelle ou à la sacristie. Moi, je lui disais : « Oui,madame la marquise !… oui, madame la marquise ! »mais je la plaignais !… Un vampire ?… Vous avez jamais vuun vampire, vous ?… Moi, je suis gardien du cimetière depuisquinze ans… eh ben, vampire ou non, je n’ai jamais vu les mortssortir de leur trou une fois qu’on les y avait mis ! Pourcela, il faut attendre le Jugement dernier !…

– Tout ce que dit cet homme estplein de bon sens ! » prononça Jacques…

Christine se retourna vers lui dans unmouvement d’hostilité aiguë :

« Il n’empêche que nous avons eu lapreuve de l’infamie du marquis, la preuve de son crime ! luijeta-t-elle… Tout est là, et tu le sais bien, Jacques !… Tonattitude me peine au-delà de ce que je pourrais dire.

– Quelle preuve ? demandaDrouine.

– Eh bien, le trou, le trou dans lemur de sa chambre, elle ne vous en a pas parlé !

– Si ! si !… Elle m’en aparlé et je l’ai vu !… Eh bien, il ne date pas d’hier letrou !…

– Georges-Marie-Vincent, s’ilfaut en croire la légende, ne date pas d’hier non plus !laissa tomber Christine.

– Ah ! ça ! mais est-ceque tu deviens folle, toi aussi ? s’écria Jacques…

– Et le pistolet que vous nous avezenvoyé ? savez-vous ce que c’est ? reprit Christinehaletante… Monsieur pourrait vous l’expliquer !

– Christine !Christine !… supplia Jacques… tais-toi, je t’en supplie…tais-toi !… d’abord, nous ne sommes sûrs de rien !… Etpuis en ce moment tu oublies, tu oublies… (il lui avait pris lesmains et les lui serrait avec une force dont elle ne se défendaitpas). Tu oublies que nous avons autre chose à faire que de nousoccuper des morts ! »

Elle ne lui répondit pas, mais ellefondit en larmes…

Soit parce que les devoirs de safonction l’appelaient dehors, soit par discrétion, Drouine sortitdans l’instant, sans prononcer une parole. Jacques essaya de calmerChristine qui se montrait de plus en plus nerveuse.

« Ma chérie, lui dit-il, jet’accorde tout ce que tu voudras ! Le marquis est un monstreet la marquise une martyre. Tant qu’on pouvait encore espérer lasauver, tu sais que j’ai été le premier à vouloir que tuagisses ! mais maintenant, je t’en supplie, détournons-nous detout ce qui n’est pas ce que tu sais bien !… Oubliele drame de Coulteray, comme il nous faut oublier celui desCorbillères !… Il fut un temps où tu n’aurais pas eu besoin detant de discours !… Encore une fois, ne songeons plus qu’àGabriel ! »

Elle sécha soudain seslarmes…

« Tu le veux ?… Eh bien, queta volonté soit faite !… dit-elle d’une voix sourde… et cesera peut-être épouvantable !…

– Que veux-tudire ?

– Ah ! ça ! mon cher, tum’en demandes trop !…

– Es-tu enfin décidée àpartir ?…

– Oui, tranquillise-toi, nousserons bientôt à Paris.

– Mais je ne te demande pas deretourner tout de suite à Paris… En ce moment, Gabriel peutattendre.

– Eh bien, nous attendronsici. »

Il ne put retenir un gested’impatience ; assurément ; elle se moquait de lui, maisil n’eut pas le temps de manifester sa mauvaise humeur. Un bruitsingulier leur venait de dehors… comme d’une course, d’unepoursuite, accompagnée de petits cris perçants d’oiseau traqué parle chasseur… Ils sortirent sur le seuil… De là, ils apercevaientune partie du cimetière qui entourait la chapelle… Drouine, commeun fou, courait de tombe en tombe, derrière une ombre quis’enfuyait en criant, en piaulant, et qui finit par disparaîtrederrière la chapelle.

Ils rejoignirent le sacristain au momentoù il montrait le poing à un petit être grimaçant et ricaneur quisautait par-dessus le mur bas, dans un bond suivi d’une curieusepirouette : « Sing-Sing ! » prononçaChristine.

« Oui, Sing-Sing, répéta Drouine ens’essuyant le front… Il ne me laisse pas un instant derepos !… je l’ai surpris écoutant derrière la porte… c’estSangor qui me l’envoie !… J’aurais voulu lui administrer unebonne raclée pour la bile qu’il m’a fait faire depuis qu’ils sontarrivés ici… C’est toute cette clique qui rendait Mme lamarquise si malade !…

– À propos de Sangor, je voudraisvous dire un mot, Drouine, fit entendre Christine en jetant surl’homme un singulier regard.

– Je m’en doute bien !répondit Drouine… suivez-moi… nous serons mieux pour causer dans lasacristie… »

Quand ils y furent, toutes portescloses, Christine prit la parole. Elle ne quittait pas Drouine desyeux. Celui-ci paraissait déjà fort occupé à ranger quelquesvêtements sacerdotaux dans une vieille armoire du XVesiècle qui tenait tout le fond de la pièce.

« Drouine, la marquise avait debeaux bijoux… dont elle a disposé avant sa mort, je lesais !

– Les voici ! » fitDrouine, sans marquer le moindre embarras.

Et il sortit de l’armoire un vieuxcoffret en noyer sculpté, fermé à clef, qu’il ouvrit et d’où iltira de merveilleuses broches à plusieurs plans en or ciselé etémaillé, travail italien du XVIe siècle, qui eussentsuffi à la gloire d’une collection. C’était peu de chose cependantà côté d’un diadème composé de lames d’or travaillé, enrichi depâtes de verre du plus curieux effet et fermé par deux diamantsgros comme de petites noisettes.

« Ce sont des bijoux de famille quiétaient bien à elle, en toute propriété, reprit Christine, elle meles a montrés souvent… C’était son droit d’en faire don à qui ellevoulait… Vous pouvez donc me répondre sans embarras, Drouine…De même que la marquise a donné son collier de perles àSangor, elle a pu vous donner à vous ces merveilleuxbijoux.

– Elle me les a donnés et voici unpapier qui l’atteste ! » répondit le sacristain ensortant un document du coffret.

Christine lut : « Je donne cesbijoux (énumération des bijoux) à Jean-Joseph Drouine, gardien dela chapelle de Coulteray, chargé de veiller sur le repos de monâme ! »

« C’est bien cela !… fit lajeune fille en repliant le papier et en le rendant à Drouine… etmaintenant, Drouine, vous allez nous dire comment la marquiseentendait que l’on veillât sur le repos de sonâme ? »

Drouine rangea les bijoux, le papier,referma le coffret, le plaça dans l’armoire, ferma celle-ci etdit :

« Ça, c’est monaffaire !

– C’est aussi la mienne !…Drouine !… et je ne suis venue ici que pour cela !… Jeconnaissais la volonté de la marquise… je savais les arrangementsqu’elle avait déjà pris avec Sangor… Et elle m’a écrit, quelquesjours avant sa mort, qu’elle s’était arrangée non seulement avecSangor, mais encore avec vous !… Parlez, Drouine !… Il lefaut !…

– Que voulez-vous que je vousdise ?…

– Si les dernières volontés de lamarquise seront accomplies ?…

– La dernière volonté deMme la marquise était celle-ci, mademoiselle : que jedonne le diadème à Sangor, quand elle seraitmorte !…

– Et qu’il lui aurait coupé latête !… s’exclama Christine.

– Quant aux broches, elles sontbien pour moi ! continua l’autre sans broncher.

– Gardez le tout, Drouine !mais qu’on ne touche pas à la dépouille de ma pauvre amie !…Elle a été assez torturée pendant sa vie pour qu’elle goûte lerepos sacré des trépassés !…

– Je ne garderai rien du tout,mademoiselle, je donnerai le tout à Sangor pour qu’il s’en ailletout de suite, qu’on ne le revoie plus ! Je le connaisassez !… il n’en demandera pas davantage !… Et ma pauvremaîtresse dormira en paix, tout entière, comme une honnêtechrétienne, dans son tombeau, foi de Drouine !…

– Vous êtes un brave homme, monami !

– Oui, mademoiselle ! Maisvous m’avez bien fait peur !… j’ai cru un moment que vousétiez venue, vous aussi, pour tuer la nouvelle« empouse »…

– Allons prier pour elle,Drouine !… »

Chapitre 25Minuit…

Christine voulut passer la nuit auchâteau. On mit à la disposition des deux jeunes gens le premierétage de l’aile nord, c’est-à-dire deux chambres séparées par unsalon, qui avaient été autrefois l’appartement particulier deCatherine de Médicis et que Louis-Jean-Marie-Chrysostome avait faittransformer le trouvant particulièrement lugubre, dans le goût dujour (celui de la Pompadour) pour le réserver aux invités demarque.

Nous ne pourrions dire si, dans leurrococo tout neuf, ces pièces, qui avaient eu jadis leur caractèrequand on ne les avait pas encore déguisées sous une parure aussiinattendue, présentaient à l’œil un aspect souriant et, comme ondevait commencer à dire dans le premier tiers du XIXesiècle, « confortable », mais il est permis d’affirmerque, pour les visiteurs de nos jours, il n’est rien de plus tristeque ces chicorées, ces palmettes et ces lauriers qui tombent enpoussière… que tout ce tortillis de rosaces plaqué sur des murs dedonjon… tout cela apparaît aussi maussade, ridicule et flétri quedes oripeaux qui ont passé sous la pluie, au lendemain ducarnaval.

« Ah ! murmura Jacques, lesquatre murs blanchis à la chaux d’une chambred’auberge ! »

L’idée qu’on allait leur apporter leurdîner dans cette demeure de fée Carabosse fit faire unetelle grimace au prosecteur que Christine finit par avoirpitié.

« Allons donc prendre notre repas àl’auberge, dit-elle à Jacques, puisque cela te fait si grandplaisir ! »

Et elle ajouta :

« Sois persuadé que cela ne m’amusepas plus que toi de rester ici… Cependant je ne quitterai pasCoulteray avant Sangor et tu sais pourquoi !… Avec cesHindous, il faut s’attendre à tout, dès que la superstition est enjeu !…

– J’ai confiance dans la vertu desbijoux de la marquise ! émit Jacques en se permettant desourire.

– Que la marquise nouspardonne !… »

En descendant, ils eurent l’heureusesurprise de trouver dans la cour Sangor et Sing-Sing qui montaientdans une torpédo en emportant leur petit bagage.

Sangor salua fort dignement, etSing-Sing, qui était accroché au volant comme un petit singe quijoue avec une roue, fit entendre un piaulement d’adieu etdémarra.

Ils disparurent.

Drouine survint.

« C’est fait, dit-il… Oh ! iln’y pas eu la moindre difficulté… Il avait apporté un sabre. Ilm’en a fait cadeau. Je lui ai donné tous les bijoux. Bonvoyage ! »

Christine poussa un profond soupir… Etelle répéta :

« Que la marquise nouspardonne ! »

Ils étaient en face du garage… Elleavisa soudain la dernière voiture qui s’y trouvait. Elle l’avaitvue quelquefois à Paris à l’hôtel du quai de Béthune… cette autoservait assez souvent à la marquise quand on la conduisait faireune promenade au Bois ou dans les environs… Elle s’en approcha etla considéra de près. C’était une forte limousine, d’unecarrosserie solide et copieusement capitonnée à l’intérieur…Christine examina les portières, les glaces… Jacques comprit sonidée et lui aussi chercha. Ils trouvèrent, près du chauffeur, lepetit bouton sur lequel il fallait appuyer pour faire jouerautomatiquement les volets. Instantanément, la voiture futtransformée en une cage hermétiquement close…

Drouine les regardait faire.

« C’est dans cette voiture qu’elleest arrivée ? demanda Jacques.

– Oui ! répondit Drouine…pauvre femme !…

– Quelle martyre, soupira encoreChristine, les larmes aux yeux.

– Le Bon Dieu en a eu pitié !reprit Drouine en hochant la tête… maintenant elle bientranquille ! »

Quand Jacques et Christine arrivèrent àl’auberge de la Grotte-aux-Fées, ils furent assez surpris del’allégresse générale qui y régnait. Ils ne connaissaient point lesmœurs. Il n’y a rien qui donne appétit… et soif comme unenterrement. Par une pente naturelle de l’esprit, les vivants secomparent au mort qu’ils viennent de conduire à sa dernièredemeure, se félicitent intérieurement de pouvoir goûter encore auxjoies de la vie et s’empressent d’autant plus d’en jouir quel’exemple qui leur a frappé récemment les yeux, quelquefoisjusqu’aux larmes, leur a fait mesurer la brièveté desjours…

Depuis la funèbre cérémonie, la ripaillen’avait pas cessé. On s’était bien levé un instant pour faire unepartie de boules, mais on se retrouvait toujours à tablepour un repas qui semblait ne pas devoir avoir de fin. Ladomesticité, doublée pour la circonstance, était sur les dents. Laveuve Gérard, servait en extra. Elle en avait entendu desplaisanteries sur son aventure du matin, sur le geste du marquisqui l’avait fait fuir !… Ça lui apprendrait à raconterdes histoires « d’empouse » !…

On avait voulu la faireboire :

« Trinquons à l’empouse, mèreGérard ! si vous ne voulez pas qu’elle vienne voustirer par les pieds ! »

Elle ne répondit rien, le front têtu,l’œil mauvais, les dents serrées…

« Ne la blaguons plus, finirent-ilspar dire. Elle commence à avoir le mauvaisœil !… »

On croit au mauvais œil à Coulteray. Ilsla laissèrent tranquille… Ils se mirent à chanter des vieilleschansons du pays…

« Ils en ont comme cela jusqu’àdemain matin, dit Jacques quand Christine et lui eurent fini dedîner dans un coin de tonnelle, tu as eu raison d’accepterl’hospitalité du marquis… Ici nous n’eussions pas fermél’œil ! »

Ils rentrèrent au château,s’embrassèrent, se souhaitèrent une bonne nuit. Jacques se couchaet dormit tout de suite.

Christine ne se coucha pas… Elle selaissa tomber, pensive, dans un fauteuil.

Sa fenêtre était restée ouverte… Unpaysage lunaire s’étendait devant elle, d’une grande étendue etd’une grande beauté… D’abord, c’étaient les bâtiments du châteauavec leurs ombres crues sur la terre déserte, silencieuse, qu’aucunbruit ne venait troubler… puis le long trou noir des douves quiséparaient la cour d’honneur de la baille, puis le vaste espaceblanc de la baille, et à l’extrémité du plateau, au-delà d’un petitmur bas, le cimetière avec ses croix penchées ou droites… sesdalles moussues et quelques-unes, luisant sous la lune, comme desglaces… Derrière, la silhouette élancée de la fine chapelle duXIVe siècle, au fond de laquelle dormait pour toujours,tranquillement, cette pauvreBessie-Anne-Élisabeth…

Combien de temps Christine resta-t-elleainsi à rêver ? et à rêver de quoi ?

Soudain elle tressaillit… là-bas, dansla vallée, la vieille église romane de Coulteray faisait entendreles douze coups de minuit…

Christine se leva, poussa sa fenêtre,car elle avait froid, et commença à se dévêtir.

Elle revint à la fenêtre pour en tirerle rideau… mais elle poussa une sourde exclamation et s’accrocha aumur pour ne point tomber.

Elle avait vu… très distinctement vu,là-bas, entre les tombes du cimetière, une forme blanche, touteblanche, qui glissait… se déplaçait avec la légèreté d’unfantôme…

Cette forme flottante et indécise quesemblaient traverser comme un cristal les rayons de la lune, fit letour de la chapelle et disparut dans la direction de la demeure deDrouine.

Christine eût voulu crier ; elle nele pouvait pas. Sa gorge se refusait à laisser échapper le moindreson. La terreur, maîtresse de ses sens et de ses organes, la tenaitlà, anéantie entre ce coin de mur et cette fenêtre… Et puis,soudain, elle glissa, ses jambes se dérobèrent sous elle, sa têtefrappa brusquement le parquet et la douleur qu’elle ressentit luirestitua la force physique nécessaire pour appeler. Alors elleappela Jacques désespérément, sourdement, lugubrement, dans un râlede femme qui se noie.

Jacques accourut, la trouva se traînantà terre, dans un désordre qui l’eût laissée demi-nue, sans sonadmirable chevelure qui s’était déroulée et l’enveloppait de savague protectrice. Il put croire qu’elle avait roulé de sa couche,poursuivie par un affreux cauchemar auquel elle était encore enproie. Et il n’en douta point, quand il l’entendit prononcer, entredeux hoquets de terreur, cependant que son bras rigide désignait lafenêtre et la lointaine campagne lunaire :

« Elle ! Elle ! je l’aivue !… Elle se promenait dans le cimetière !… MonDieu ! que va-t-elle faire ? que va-t-ellefaire ? »

Il enveloppa Christine, chastement, dansun manteau et la déposa sur le lit.

Il essaya de la calmer par de bonnesparoles.

« Voyons, Christine, réveille-toi,ma chérie !… Sors de ce mauvais rêve ! »

Mais, âprement, elle luirépliquait :

« Je ne dors pas !… je ne rêvepas !… Je te dis que je l’ai vue… comme je te vois !…Elle a glissé le long du mur de la chapelle… Elle allait chezDrouine, c’est sûr ! »

Ainsi quelques minutes se passèrenttandis qu’ils essayaient de se convaincre l’un etl’autre.

« C’était à prévoir… ça devaitfinir comme ça ! gronda Jacques… du moment que nous restionsici, impressionnable comme tu l’es maintenant !… Cette criseest aussi logique que le développement d’unpanaris. »

Il avait à peine achevé que des coupssourds, répétés, retentissaient au rez-de-chaussée. Il voulutcourir à la fenêtre, l’ouvrir pour savoir ce que c’était… Mais ellelui avait jeté ses bras autour du cou et le retenait avec une forceinvincible :

« Non ! non ! n’y vapas !… n’y va pas !… C’est elle ! je suis sûre quec’est elle !… »

Et puis ils se turent, car les coupsavaient cessé, mais il leur semblait entendre maintenant un bruitdans le château. Une porte ou une fenêtre avait été ouverte… etd’autres portes claquaient… et des pas… une course… une espèce debondissement dans l’escalier… Jacques s’était redressé… Ellel’étouffait contre elle !

« N’y va pas !… n’y vapas !…

– Laisse-moi au moins aller fermerla porte à clef ! »

Elle l’abandonna un instant avec unsourire d’agonisante. Il courut à la porte et l’ouvrit.

Ils se trouvèrent en face d’une figurede revenant qui agitait son ombre immense sous la projection de lalampe… C’était Drouine…

Il entra, se jeta contre la porte, lareferma de tout son poids et y prit équilibre, pour pouvoir enfinsouffler, haleter à son aise…

Alors il aperçut Christine qui avaitl’air aussi égarée que lui.

« Vous l’avez vue ?… Vousl’avez vue ?… » demanda-t-il.

Christine hocha la tête… Elle l’avaitvue… oui ! oui !… Et lui ! lui aussi, n’est-cepas ?

Alors il raconta, par bribes, parmorceaux, tandis que soufflait son âme épouvantée, au fond de saforge intérieure :

« Je dormais… je venais dem’endormir… à peine… j’ai entendu sa voix qui m’appelait… Je n’aipas eu peur d’abord… une voix si douce !… si douce !… quej’ai cru que je rêvais… Mais une petite pierre vint frapper contrema vitre… alors je me rendis compte que je ne rêvais pas… Et jecommençai à trembler… j’allai à la fenêtre… et comme je ne voyaisrien… que le cimetière me paraissait bien tranquille… j’aiouvert la fenêtre… Alors j’ai entendu la voix qui reprenait avecplus de force : « Drouine ! Drouine ! »…Alors je l’ai aperçue debout contre le mur du rempart :« Tu ne me reconnais donc pas ? dit-elle… c’est moi, tamaîtresse, la marquise de Coulteray, la femme del’empouse…Qu’as-tu fait de moi,Drouine ? »

« Je tombai à genoux en faisant ungrand signe de croix. Ah. ! c’était elle !… c’était bienelle… c’était bien sa voix, ses manières si douces et si tristes,tout !… Elle reprit : « Qu’as-tu fait de moi,Drouine… qu’as-tu fait de moi ?… Pourquoi ne m’as-tu paslivrée à Sangor ?… Ma gorge l’attendait ! Etmaintenant, ma gorge a soif ! »

« Oui, elle a dit cela, je suis sûrqu’elle l’a dit ! Elle parlait très distinctement… Onentendait sa petite voix claire comme une clochette d’argent dansla nuit… Sa voix n’était pas méchante, mais ce qu’elle disait étaitterrible : « Tu as fait de moi l’épouse deLouis-Jean-Marie-Chrysostome pourl’éternité ! »

« Là-dessus, elle a disparu par labrèche, elle a glissé tout le long de « la prée »… Elles’est retournée un instant pour me faire un signe d’adieu et elleest entrée sous le bois… Qu’Orfon ait mon âme, si j’aimenti !… »

Drouine s’était mis à genoux et sesignait et se donnait de grands coups sourds dans la poitrine commepour son mea culpa, comme si tout ce qui arrivait là étaitbien de sa faute.

Il répéta dans unsanglot :

« C’est épouvantable !… C’estmoi qui l’ai livrée au démon !… Que Jésus ait pitié denous ! »

Christine pleurait comme une Madeleine.Jacques était allé à la fenêtre, regardait le paysage paisible, quisemblait immuable dans sa solidité matérielle, sous les cieuxclairs et le regard froid de l’astre des nuits… le paysage sansfantômes.

« Vous deviendrez tous fous dans cepays avec votre histoire d’empouse ! leur dit-il… Voici ce quetu vas faire, Drouine ! Tu vas venir avec moi… Nousdescendrons dans la crypte…

– Non ! non ! j’enreviens ! j’en reviens !

– Comment ! tu enreviens ?

– Oui !… Quand elle a étépartie… je me suis trouvé mieux… je ne la voyais plus… l’air froiddu dehors sur mon front… enfin je me suis dit que j’avais peut-êtrerêvé… et puis je me suis dit aussi que la crypte était fermée, queles murs en étaient bien épais, même pour une« empouse »… Enfin, ça a été plus fort que ma peur… j’aivoulu savoir… j’ai passé un pantalon, j’ai pris les clefs de lachapelle et je suis descendu… Alors je me suis rendu compte tout desuite que, si les grandes grilles de la crypte, derrière le tombeaude Bras-de-Fer, étaient bien fermées, j’avais oublié de refermer lapetite porte qui s’ouvre dans le pied de la tour… C’est par là queje vous ai fait descendre, vous savez !… Eh bien, c’estpar là qu’elle était sortie !… Oh ! il n’y avait pas às’y tromper !… La pierre était déplacée… le tombeau ouvert etle cercueil aussi… et il n’y avait plus riendedans !…

– Reste iciavec Christine et attendez-moi tous lesdeux ! »

Jacques était déjà dehors malgré le cride la jeune fille…

Par la fenêtre, ils le virent traverseren courant la cour d’honneur, puis, d’un pas tranquille, toute lalargeur de la baille… Évidemment, il essayait de se dominer…d’arriver là-bas avec tout son sang-froid… Ce n’était pas lui quise laisserait entraîner par la folie ambiante…

Soudain, Christine et Drouine firententendre un gémissement rauque, en même temps… La jeune fille avaitsaisi le bras de Drouine et le lui serrait à le faire crier…Jacques venait de pénétrer dans le cimetière et, dans le mêmemoment, la forme flottante était apparue à nouveau, glissant lelong du mur de la chapelle, revenant dans le cimetière, le fantômepâle de Bessie-Anne-Élisabeth…

Elle passa devant le porche, arriva à lapetite tour et disparut par la porte basse qui menait à lacrypte.

Jacques, qui s’était arrêté un instant,prit le même chemin et pénétra, derrière elle, dans lemonument…

Accrochés l’un à l’autre, le front à lavitre, ni Christine ni Drouine ne prononcèrent une parole… Touteleur vie, c’est-à-dire tout ce qui leur restait de force vitale,s’était réfugiée dans leur regard qui ne quittait point lecimetière, la chapelle et ce petit trou noir de la porte par lequelBessie et Jacques étaient descendus dans la terre desmorts…

De longues, longues minutes s’écoulèrentainsi… Enfin ils virent réapparaître Jacques… Christine laissaéchapper un long soupir.

Elle était couverte d’une sueur glacéeet ses dents s’entrechoquaient.

Drouine, lui, ne remuait pas plus qu’unepierre.

Jacques était sorti du cimetière,traversait la baille de son pas tranquille. Il franchit la courd’honneur, leva la tête vers la fenêtre et leur fit un signeamical.

Quand il entra dans la chambre, ils leconsidérèrent comme s’il revenait, lui aussi, de l’autremonde.

« Eh bien, vous êtes des enfants,leur dit-il, et vous avez rêvé !… La même pensée vous habitaittous les deux et vous avez eu la même vision !… Je reviens dela crypte, et quoi que vous en disiez, Drouine, rien n’abougé !… La pierre est toujours à sa place… on n’apas touché au tombeau.

– Tu mens ! s’écria Christine…Tu l’as vue aussi bien que nous !… Tu t’es même arrêté en lavoyant !… et tu es descendu derrière elle dans lacrypte !…

– C’est vrai ! fit Drouined’une voix rude. C’est la vérité du Bon Dieu, sur ma part deparadis !… »

Et il se signa de nouveau.

« Alors, vous me prenez pour unimposteur… Drouine, vous, vous êtes un homme ! Eh bien,accompagnez-moi ! revenez avec moi dans la crypte ! etvous reconnaîtrez votre erreur !…

– Non ! je reste ici !déclara-t-il de son air le plus sombre… demain, il ferajour !… »

Il s’installa dans le couloir, roulédans une couverture. Christine ne voulut point que Jacques laquittât et elle finit par s’endormir dans un fauteuil aux approchesde l’aube… Jacques lui-même commençait à fermer les yeux quand unbruit de voix, une rumeur venue du dehors les sortit de leursomnolence. Un groupe de villageois se montrait autour de lachapelle… d’autres accouraient dans la baille en appelant Drouine…et l’on voyait, à chaque instant, des paysans qui traversaient« la prée », se dirigeant vers le château avec de grandsgestes…

Pour comprendre tout cet émoi du pays deCoulteray, il est nécessaire de préciser ici les événements quis’étaient déroulés pendant la nuit, dans le village, alors queChristine, Jacques et Drouine passaient des minutes d’angoisse quenous avons rapportées, dans le château…

La petite fête s’était prolongée àl’auberge de la Grotte-aux-Fées. Il y a toujours, dans ce genre deréjouissances, que ce soit à propos d’une mort ou d’un mariage, des« enragés » qui ne se décident jamais à quitter la table.D’autant que les cartes finissent toujours par fixer les plushésitants, ceux qui, tout de même, ne demanderaient pas mieux quede s’aller coucher… À minuit, ils étaient encore quatre à sedisputer leurs sous en vidant les pots. C’étaient Birouste, leforgeron ; Verdeil, qui tenait un garage et vendait del’essence au coin du pont, au carrefour des trois routes, l’espritfort de Coulteray ; l’épicier Nicole et Tamisier, le plus grosmarchand de vin du bourg et des environs. Avec Achard,l’aubergiste, un type qui avait fait danser trois générations, quin’avait jamais voulu être quoi que ce soit dans la municipalité,histoire de rester l’ami de tout le monde, mais qui n’en était pasmoins, de fait, le chef de la localité, comme qui dirait la clef devoûte du pays ; il y avait là cinq fortes têtes auxquelles ilétait bien difficile de faire prendre, comme on dit vulgairement,des vessies pour des lanternes.

Or, environ un quart d’heure aprèsminuit, ces cinq hommes entendirent un grand cri poussé par laveuve Gérard qui était restée à l’auberge pour aider au service etqui, ayant achevé sa tâche, traversait la cour pour rentrer chezelle, une petite maison à un étage située à l’orée du bourg, un peuavant le pont, presque en face Verdeil.

Ce cri était si affreux que les cinq quiétaient là en frissonnèrent et se levèrent, d’un seul mouvement,pour savoir ce qui arrivait…

Ils trouvèrent la veuve Gérard dans lacour, comme changée en statue, la bouche grande ouverte du criqu’elle venait de pousser et regardant comme une illuminée devantelle, dans la campagne… Instinctivement, ils suivirent la directionde ce regard de folle et ils virent une forme blanche quidescendait « la prée » enveloppée d’un longvoile…

La clarté était si vive, la lumière dela pleine lune si éclatante que l’on pouvait distinguer laguirlande de fleurs qui couronnait la tête du fantôme et tombaitavec ses cheveux sur ses épaules.

Ils n’hésitèrent pas. Du premier coup,ils comprirent que c’était elle, elle la nouvelle« empouse » qui venait de s’échapper du tombeau etmarchait sur Coulteray.

Ils n’étaient pas six à avoir laberlue !… Ils entraînèrent la veuve Gérard et s’engouffrèrentdans l’auberge… On ferma portes et fenêtres, on avertit lesservantes… on se barricada… Tout le monde se réunit dans la mêmesalle… La veuve Gérard se mit à réciter l’Ave Maria. Lesservantes lui donnaient la réplique… Les hommes ne disaient rien…Ils étaient pâles… Ils avaient honte de leur peur.

« Tout de même, prononça Achardl’aubergiste, nous sommes idiots ! ça n’est paspossible ! »

Mais les autres protestèrent. Ilsl’avaient bien vue ! Elle sortait du « meur » (lemur) du château !…

« Sûr ! fit entendre leforgeron, nous sommes victimes d’un alquemiste (alchimiste, jeteurde mauvais sort)… Eh bien, je ne l’aurais jamais cru !… Deschoses pareilles « annui » (aujourd’hui).

– Qu’est-ce qu’elle vient faire parici, c’te « drôlière » ?

Achard ne tenait plus en place… Trèsagacé, il fit taire les femmes, qui recommençaient indéfinimentleur Ave Maria.

« Non !… ça n’est paspossible ! Ce qu’on va nous « fabuler » demain (semoquer de nous)… » Et il sortit de la salle.

On lui cria de se tenir tranquille… maisc’était plus fort que lui… Il rouvrit une fenêtre et aussitôt ilappela les autres, qui se levèrent sans entrain…

Les femmes ne bougèrent pas… mais ellesentendirent :

« La r’v’là… c’est elle !…Elle remonte !… Elle rentre au château !… Tenez !…la v’là près du « meur » !… Elle retourne aucimetière… Eh bien, qu’elle y rentre et qu’elle n’en sorteplus !… Les empouses, paraît que ça ne travaille que lanuit !… Ça a peur du jour !… Eh bien, alors, et lemarquis ? » Les femmes reprirent : AveMaria !… Ave Maria !… avec une sorte de fureursacrée… Mais les hommes les firent encore taire dès qu’ilsrentrèrent dans la salle : ils étaient déjà familiarisés avecl’idée de l’empouse… Ils l’avaient vue rentrer chez elle… Ilsétaient plus rassurés… Ils avaient toute une journée devant euxpour décider de ce qu’il y avait à faire…

Ce qui les tracassait par-dessus tout,c’était la pensée qu’on ne les croirait pas… qu’on les« fabulerait ».

Crainte chimérique, car, aux premiersrayons du jour, quand on osa se montrer dans les rues, toutCoulteray fut debout !

Les gens de l’auberge n’avaient pas étéles seuls à apercevoir l’» empouse »… Il y en avaitmême qui l’avaient entendue… Par exemple, les deux voisines de laveuve Gérard, qui habitaient près du pont… Elles avaient étéréveillées par des appels : « Adolphine !Adolphine !… » (c’était le petit nom de la veuve Gérard).Elles s’étaient levées et avaient reconnu la marquise, tellequ’elles l’avaient vue le matin même, dans son cercueil…

Elle était restée quelques instants aumilieu de la route, la tête levée vers la chambre d’Adolphine, quine pouvait lui répondre puisqu’elle était à l’auberge ;c’était là un renseignement que les deux voisines juraientabsolument exact. Quant à l’» empouse », elle étaitrepartie en poussant un gros soupir.

Les deux voisines avaient passé le restede la nuit en prière… On comprendra facilement qu’il n’en fallaitpas tant pour mettre le pays « sens dessusdessous »…

Quand on sut ce qui était arrivé àDrouine, les plus incrédules s’inclinèrent, sauf trois : lemaire, le médecin et le curé.

Le médecin, M. Moricet, expliquascientifiquement un événement aussi extraordinaire… Ce n’était pasla première fois que l’on se trouvait en face d’une« hallucination collective ». Elle s’expliquait par lalégende solidement établie dans ce pays de « l’empouse ».Les gars de l’auberge devaient être à moitié ivres… JacquesCotentin, consulté, fut naturellement de l’avis de ces messieurs…Lui, il n’avait rien vu !… rien qu’une tombe à laquelle onn’avait pas touché !…

Cependant on était en face d’unepopulation soulevée par la superstition et qu’il fallaitcalmer.

Voici ce qui se disait : « Sile tombeau n’avait pas été provisoire, si la pierre en avait étéscellée, cimentée comme il convient, si le cercueil de plomb avaitété bien rivé (car c’était un cercueil à rivets pour qu’on pûtfacilement l’ouvrir lors de la cérémonie définitive), l’empousen’aurait pas pu s’échapper, venir se promener la nuit dansCoulteray… Eh bien, on allait donner satisfaction au populaire… Onallait ouvrir la tombe, montrer à tous la dépouille mortelle deBessie-Anne-Élisabeth et, devant tous, refermer cercueil et tombeauet cimenter la pierre qui le recouvrait.

« Enfin, le curé viendrait engrande cérémonie prononcer les parolesd’exorcisme. »

Ainsi fut fait et tout le monde pour lemoment fut calmé. Christine revit encore une fois son amie et, envérité, qu’une morte si bien morte se fût offert, la nuitprécédente, une promenade qui avait tant fait parler d’elle, voilàce qui acheva de lui brouiller les idées ! elle ne savait plusce qu’elle avait vu !… ni si elle avait vu !… quant àDrouine, il était plus sombre que jamais et il ne fallait pas luiparler d’hallucination, ni particulière, ni collective… Il avait vula morte sous ses fenêtres ! Il avait vu le tombeauvide !… Jacques dut le faire taire…

Christine, dont l’état de faiblesseétait extrême, eût voulu partir le soir même de ce jour quicomptera à jamais dans les annales de Coulteray et où la légende del’» empouse » reprit une force qui rayonna jusque dansles provinces limitrophes si bien que les visiteurs affluèrent dansle pays dans des proportions telles que la fortune d’Achard,l’aubergiste, fut faite et aussi celle du successeur de Drouine,qui ne manquait pas de raconter l’histoire del’» empouse » comme si elle lui était arrivée, àlui…

Pour en revenir à Christine, elle futprise, le soir même, en rentrant au château, après la cérémonie del’exorcisme, d’une étrange torpeur qui provenait peut-êtresimplement de son état de faiblesse. Elle dut se coucher et nesortit de cet état que le lendemain matin pour voir rentrer dans lacour du château la fameuse limousine aux volets de fer qu’ellen’avait pas vue partir.

Ce matin-là, la voiture n’avait rien demystérieux, elle était ouverte ; seulement elle était conduitepar Jacques, ce qui ne laissa pas d’étonner Christine.

« D’où reviens-tu donc, luidemanda-t-elle, avec cette limousine ?

– J’ai eu pitié de ce pauvreDrouine qui voulait déménager tout de suite ! Comme la veuveGérard voulait aussi quitter le pays et qu’ils doivent se marier,je les ai, sur leur prière, conduits cette nuit même en Sologne, oùDrouine possède un petit bien et où il a décidé de finir ses jours…j’ai pris cette voiture parce qu’il n’y en avait plus d’autres auchâteau… Les malheureux seraient devenus fous, je crois, s’ilsétaient restés une heure de plus dans ce pays !…

– Ma foi, je comprends çamaintenant ! fit Christine… Allons-nous-en, nous aussi, ettout de suite !… »

Pendant le voyage, elle resta quelquesheures sans parler… On ne savait si elle dormait ou si elleréfléchissait… Un moment, elle rouvrit les yeux et dit àJacques :

« C’est tout de même extraordinaireque tu m’aies laissée comme cela, sans me prévenir, dans cechâteau… car enfin, pendant que tu conduisais Drouine et cetteveuve Gérard en Sologne, moi, j’étais restée touteseule…

– Non ! répondit Jacques, tun’étais pas toute seule… Le docteur Moricet, sur ma prière, a passéla nuit au château… »

Le soir même, ils étaient à Tours… Ils yrecevaient une dépêche du vieux Norbert : « Rentrez desuite… Gabriel me donne des inquiétudes ! »

Chapitre 26L’échafaud

Le procès de Bénédict Masson eut lieu aucommencement de novembre, à Melun. Il fut tel que l’avait faitprévoir l’enquête. Et même le cynisme de l’accusé semblait avoiraugmenté si possible. Ses réponses étaient un mélange de JeanHiroux et d’Émile Henry, de stupidité voulue et d’audacieusemenace, dans une langue qui tantôt était celle d’un charretier pours’élever brusquement à l’âpreté souveraine et redoutable d’unprophète biblique, tantôt fleurie comme une page de Bernardin deSaint-Pierre que terminait le plus souvent une phrase d’abominableargot.

Le jury servit de cible à ses piresfacéties. Il répéta au président de la cour ce qu’il avait dit aujuge d’instruction, qu’il n’était point payé pour faire sa besogne,que c’était à la justice de découvrir ce qu’étaient devenues lesdemoiselles qui avaient passé à Corbillères, qu’en ce qui leconcernait, leur sort ne l’intéressait en aucune façon et qu’enfinsi on l’avait trouvé en train de brûler une petite fille découpéeen morceaux, c’était là un accident regrettable, surtout pourelle, mais qui ne prouvait en rien sa culpabilité àlui.

Nous n’insisterons pas sur une attitudequi souleva, comme on dit, le cœur de tous les honnêtes gens. Leréquisitoire de l’avocat général fut, comme on le pense bien,implacable. Bénédict Masson pouvait d’autant moins compter surl’indulgence du représentant du ministère public qu’il avait traitécet honorable magistrat dont le visage était grêlé des suites de lapetite vérole de « moule à pilules »… !

L’instant le plus sensationnel de ceshonteux débats fut, sans contredit, celui où Christine Norberts’avança à la barre… Alors la façon d’être de l’accusé changea dutout au tout. Il perdit sa superbe, s’affala sur son banc et secacha la tête dans ses bras. La déposition de Christine fut courteet terrible.

Mlle Norbert ne regarda pas une seulefois du côté de Bénédict, mais, tournée du côté des jurés, ellesemblait leur dicter leur devoir. Ceux-ci n’y manquèrent point.Bénédict Masson fut condamné à mort.

Il refusa de signer son pourvoi engrâce. Le 2 décembre, la sinistre machine (style de la Gazettedes Tribunaux) fut dressée à Melun devant la porte ducimetière. Il faisait un froid sévère. Tout le monde grelottait.Seul, le condamné, quand il descendit de la voiture qui l’amenaitde la prison, ne tremblait pas. Il portait haut cette tête qu’onallait lui trancher. Il considéra l’assemblée sans émoi. Ons’attendait à une dernière insulte à l’adresse de la société surlaquelle, pendant tout le procès, il avait répandu sa bave amère.Il n’en fut rien. Il embrassa le christ, que lui tendait le prêtre,en prononçant ces mots :

« Celui-là, c’est unfrère ! »

Et il se livra aux aides dubourreau.

Le couteau tomba. M. de Parisa dit souvent depuis qu’il n’avait jamais présidé à une exécutionpareille. D’ordinaire, le condamné, dès qu’il est sur la planche etqu’on lui introduit le cou dans la lunette, semble se resserrer surlui-même, rentrant la tête dans les épaules… Bénédict Masson, lui,se jeta sur cette planche comme sur un lit de repos longtempsattendu… et sa tête, projetée d’elle-même en avant, semblait déjàchercher le panier où elle allait rouler.

Le cimetière était à deux pas… La fosseétait creusée. Il y eut un simulacre d’inhumation, mais la tête futlivrée aussitôt à un aide de la faculté de médecine de Paris, quidisparut immédiatement avec son sanglant trophée (style des faitsdivers)…

Le même jour, le défenseur de cemalheureux faisait parvenir à Mlle Christine Norbert le seul papierlaissé par son client. Elle put y lire ces vers de la Promenadesentimentale :

Le couchant dardait ses rayons suprêmes

Et le vent berçait les nénupharsblêmes ;

Les grands nénuphars entre les roseaux

Tristement luisaient sur les calmes eaux…

Moi, j’errais tout seul, promenant maplaie

Au long de l’étang, parmi la saulaie…

Parmi la saulaie où j’errais tout seul

Promenant ma plaie, et l’épais linceul

Des ténèbres vint noyer les suprêmes

Rayons du couchant dans les ondes blêmes…

Sous ces vers, cetteligne :» Pourquoi êtes-vousvenue ? »

Et, maintenant que Bénédict Masson estguillotiné, on pourra se demander pourquoi celui qui arapporté ici cette affreuse aventure l’a qualifiée de« sublime » ? Elle est horrible, elle est« abominable », mais sublime ?… Eh bien, oui,l’aventure de Bénédict Masson est sublime ! Elle estsublime en ce qu’elle ne fait que commencer…

Fin de la première partie

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