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La San-Felice – Tome IV

La San-Felice – Tome IV

d’ Alexandre Dumas
CXX – AIGLE ET VAUTOUR

Ce qui rendait Championnet si rebelle à l’endroit du citoyen Faypoult et de la mission dont il était chargé de la part du Directoire, c’est qu’au moment où il avait pris le commandement de l’armée de Rome, il avait vu le misérable état où était réduite la vieille capitale du monde, exténuée par les contributions et les avances de tout genre. Il avait alors recherché les causes de cette misère, et il avait reconnu qu’il fallait l’attribuer aux agents directoriaux qui, sous différents noms, s’étaient établis dans la ville éternelle, et qui, au milieu d’un luxe insolent, laissaient le reste de cette belle armée sans pain, sans habits, sans souliers, sans solde.

Championnet avait aussitôt écrit au Directoire :

« Citoyens directeurs,

» Les ressources de la république romaine sont déjà épuisées : des fripons ont tout englouti. Ils veillent avec des yeux avides pour s’emparer du peu qui reste. Ces sangsues de la patrie se cachent sous toutes les formes ;mais, sans crainte d’être désavoué par vous, je ne souffrirai pas que ces spoliateurs impunis envahissent les ressources de l’armée.Je ferai disparaître ces horribles harpies qui dévorent le solconquis par nos sacrifices. »

Puis il avait rassemblé ses troupes, et leuravait dit :

– Braves camarades, vous ressentez de grandsbesoins, je le sais. Attendez quelques jours encore, et le règnedes dilapidateurs sera fini ; les vainqueurs de l’Europe neseront plus exposés à ce triste abaissement de la misère quihumilie des fronts que la gloire environne.

Ou Championnet était bien imprudent, ou ilconnaissait bien mal les hommes auxquels il s’adressait. Poursuivreles dilapidateurs, c’était s’attaquer aux directeurs eux-mêmes,attendu que la commission, fondation nouvelle, investie par lesdirecteurs de ses pouvoirs, n’avait à rendre compte de sa gestionqu’au Directoire. Ainsi, pour donner une idée de la remise quidevait être faite par lui aux cinq majestés du Luxembourg, nousnous contenterons de dire qu’il était alloué au caissier percepteurun droit de trois centimes par franc sur les contributions ;ce qui, sur soixante millions, par exemple, faisait, pour la partde cet employé, complétement étranger aux dangers de la guerre, unesomme d’un million huit cent mille francs, quand nos générauxtouchaient douze ou quinze mille francs par an, si toutefois ilsles touchaient.

Ce qui préoccupait aussi fortement leDirectoire, dont quelques membres avaient occupé des grades élevésdans l’armée, c’est l’ascendant qu’à la suite d’une guerre longueet triomphale peut prendre le pouvoir militaire entouré d’uneglorieuse auréole. Une fois lancé dans la voie du doute et de lacrainte, une des premières dispositions que devait prendre leDirectoire, qui savait très-bien la puissance de corruption quedonnent les richesses, c’était de ne point permettre que de tropfortes sommes s’accumulassent aux mains des généraux.

Mais le Directoire n’avait pas pris desprécautions complètes.

Tout en enlevant aux généraux en chef lafaculté de recevoir et celle d’administrer, il leur avait laissé ledroit de fixer le chiffre et la nature des contributions.

Lorsque Championnet se fut assuré que ce droitlui était laissé, il attendit tranquillement le citoyen Faypoult,qui, on se le rappelle, devait revenir le surlendemain à la mêmeheure.

Le citoyen Faypoult, qui avait eu le soin defaire nommer son beau-père caissier-percepteur, n’eut garde demanquer au rendez-vous, et trouva Championnet juste à la même placeoù il l’avait laissé, comme si depuis quarante-huit heures legénéral n’avait point quitté son fauteuil.

Le général, sans se lever, le salua de la têteet lui indiqua un fauteuil en face du sien.

– Eh bien ? lui demanda le commissairecivil en s’asseyant.

– Eh bien, mon cher monsieur, répondit legénéral, vous arrivez trop tard.

– Comment ! pour toucher lescontributions ?

– Non, mais pour organiser la chose sur lemême pied qu’à Rome. Quoique le droit que vous percevez de vostrois centimes par franc soit énorme, je vous l’abandonne.

– Parce que vous ne pouvez pas faireautrement ; général : avouez-le.

– Oh ! je l’avoue de grand cœur. Si jepouvais ne pas vous laisser percevoir un denier, je le ferais.Mais, songez-y bien, votre travail se bornera à laperception ; ce qui vous donnera encore un assez jolibénéfice, puisque la simple perception fera entrer dans votre pocheun peu plus de deux millions.

– Comment cela, général ? Lescontributions que le gouvernement français prélèvera sur le royaumede Naples ne monteront donc qu’à soixante millions ?

– À soixante-cinq millions. Je vous ait dit àun peu plus de deux millions ; ayant affaire à un comptable,j’aurais dû vous dire : deux millions cent cinquante millefrancs.

– Je ne comprends pas, général.

– Comment, vous ne comprenez pas ? C’estbien simple, cependant. Du moment que j’ai trouvé, dans la noblesseet dans la bourgeoisie napolitaine, non plus des ennemis, mais desalliés, j’ai déclaré solennellement renoncer au droit de conquête,et je me suis borné à demander une contribution de soixante-cinqmillions de francs pour l’entretien de l’armée libératrice. Vouscomprenez, mon cher monsieur, que je n’ai pas chassé le roi deNaples pour coûter à Naples plus cher que ne lui coûtait son roi,et que je n’ai pas brisé les fers des Napolitains pour en faire desesclaves de la république française. Il n’y a qu’un barbare,sachez-le, monsieur le commissaire civil, un Attila ou un Genséricqui puisse déshonorer une conquête comme la nôtre, c’est-à-dire uneconquête de principes, en usurpant à force armée les biens et lespropriétés du peuple chez lequel il est entré en lui promettant laliberté et le bonheur.

– Je doute, général, que le Directoire accepteces conditions.

– Il faudra bien qu’il les accepte, monsieur,dit Championnet avec hauteur, puisque je les ai non-seulementfaites ayant le droit de les faire, mais que je les ai signifiéesau gouvernement napolitain et qu’elles ont été acceptées par lui.Il va sans dire que je vous laisse tout droit de contrôle, monsieurle commissaire, et que, si vous pouvez me prendre en faute, je vousautorise de tout cœur à le faire.

– Général, permettez-moi de vous dire que vousme parlez comme si vous n’aviez pas pris connaissance desinstructions du gouvernement.

– Si fait ! et c’est vous, monsieur, quiinsistez comme si vous ignoriez la date de ces instructions. Ellessont du 5 février, n’est-ce pas ?

– Oui.

– Eh bien, mon traité avec le gouvernementnapolitain est du 1er : la date de mon traité primedonc celle de vos instructions, puisqu’elle lui est antérieure decinq jours.

– Alors, vous refusez de reconnaître mesinstructions ?

– Non : je les reconnais, au contraire,comme arbitraires, antigénéreuses, antirépublicaines,antifraternelles, antifrançaises, et je leur oppose mon traité.

– Tenez, général, dit le commissaire civil,croyez-moi, au lieu de nous faire la guerre comme deux sots,entendons-nous, comme deux hommes d’esprit que nous sommes. C’estun pays neuf que Naples, et il y a des millions à y gagner.

– Pour des voleurs, oui, monsieur, je saiscela. Mais, tant que je serai à Naples, les voleurs n’auront rien ày faire. Pesez bien mes paroles, monsieur le commissaire civil, et,croyez-moi, repartez le plus tôt possible avec votre suite pourRome. Vous avez oublié quelques lambeaux de chair sur les os de cesquelette qui fut le peuple romain ; allez bien vite lesronger ; sans cela, les corbeaux ne laisseront rien auxvautours.

Et Championnet, se levant, montra d’un gesteplein de mépris la porte au commissaire civil.

– C’est bien, dit celui-ci, vous voulez laguerre ; vous l’aurez, général.

– Soit, répondit Championnet, la guerre, c’estmon état. Mais ce qui n’est pas mon état, c’est de spéculer sur lecasuel qu’entraînent les saisies de biens, les réquisitions dedenrées et de subsistances, les ventes frauduleuses, les comptessimulés ou fictifs ; ce qui n’est pas mon état, c’est de neprotéger les citoyens de Naples, frères des citoyens de Paris, qu’àla condition qu’ils ne se gouverneront qu’à ma volonté, c’est deconfisquer les biens des émigrés dans un pays où il n’y a pasd’émigrés ; ce qui n’est pas mon état, enfin, c’est de pillerles banques dépositaires des deniers des particuliers ; c’est,quand les plus grands barbares hésitent à violer la tombe d’unindividu ; c’est de violer la tombe d’une ville, c’estd’éventrer le sépulcre de Pompéi pour lui prendre les trésorsqu’elle y cache, depuis près de deux mille ans : voilà ce quin’est pas mon état, et, si c’est le vôtre, je vous préviens,monsieur, que vous ne l’exercerez pas ici tant que j’y serai. Et,maintenant que je vous ai dit tout ce que j’avais à vous dire,sortez !

Le matin même, dans l’attente de ce qui allaitse passer entre lui et le commissaire civil, Championnet avait faitafficher son traité avec le gouvernement napolitain, lequel traitéfixait à soixante-cinq millions la contribution annuelle à payerpar Naples pour les besoins de l’armée française.

Le lendemain, le général trouva toutes sesaffiches couvertes par celles du commissaire civil. Ellesannonçaient qu’en vertu du droit de conquête, le Directoiredéclarait patrimoine de la France les biens de la couronne deNaples, les palais et maisons du roi, les chasses royales, lesdotations des ordres de Malte et de Constantin, les biens desmonastères, les fiefs allodiaux, les banques, les fabriques deporcelaine, et, comme l’avait dit Championnet, jusqu’aux antiquitésencore enfouies dans les sables de Pompéi et dans la laved’Herculanum.

Le général regarda cet acte non-seulementcomme une atteinte portée à ses droits, mais encore comme uneinsulte, et, après avoir envoyé Salvato et Thiébaut pour demandersatisfaction au commissaire civil, il le fit arrêter sur son refus,conduire hors de la frontière napolitaine et déposer sur la granderoute de Rome.

Cet acte fut accueilli par les Napolitainsavec des hourras d’enthousiasme. Aimé et respecté des nobles et dela bourgeoisie, Championnet devint populaire jusque dans les plusbasses classes de la société.

Le curé de l’église Sainte-Anne découvrit,dans les actes de son église, qu’un certain Giovanni Championne,qui n’avait avec le général aucun rapport d’âge ni de parenté, yavait été baptisé. Il exposa l’acte, réclama le général comme sonparoissien, et le peuple, que son habileté à parler le patoisnapolitain avait déjà plusieurs fois étonné, trouva une explicationà son étonnement et voulut absolument voir dans le général françaisun compatriote.

Une telle croyance pouvait être utile à lacause ; dans l’intérêt de la France, Championnet la laissanon-seulement subsister, mais s’accroître.

Éclairé par les sanglantes expériences de larévolution française, Championnet, tout en dotant Naples desbienfaits immenses qu’elle avait produits, voulait la préserver deses excès intérieurs et de ses fautes extérieures. Son espéranceétait celle-ci : réaliser la philanthropique utopie de faireune révolution sans arrestations, sans proscriptions, sansexécutions. Au lieu de suivre le précepte de Saint-Just, quirecommandait de creuser profond avec le soc révolutionnaire, ilvoulait simplement passer sur la société la herse de lacivilisation. Comme Fourier a voulu depuis faire concourir toutesles aptitudes, même les mauvaises, à un but social, il voulaitfaire concourir tout le monde à la régénération publique : leclergé, en ménageant l’influence de ses préjugés, chers aupeuple ; la noblesse, en l’attirant par la perspective d’unglorieux avenir dans le nouvel ordre de choses ; labourgeoisie, qui n’avait eu jusque-là qu’une part de servitude, enlui donnant une part de souveraineté ; les classes libéralesdes avocats, des médecins, des lettrés, des artistes, en lesencourageant et en les récompensant, et enfin les lazzaroni, en lesinstruisant et en leur donnant, par un gain convenable etjusqu’alors inconnu, le goût du travail.

Tel était le rêve d’avenir que Championnetavait fait pour Naples lorsque la brutale réalité vint le prendreau collet au moment où, maître paisible de Naples, il mettait, pouréteindre les insurrections des Abruzzes, d’un côté en mouvement lescolonnes mobiles organisées à Rome par le général Sainte-Suzanne,chargeait Duhesme et Caraffa de marcher contre celui que l’oncroyait être le prince héréditaire, Schipani contre Ruffo, et où,s’apprêtant à marcher sur Reggio, il se proposait de conduirelui-même une forte colonne en Sicile.

Mais, dans la nuit du 15 au 16 mars,Championnet reçut l’ordre du Directoire de se rendre à Paris,auprès du ministre de la guerre. Maître suprême à Naples, aimé,vénéré de tous, au milieu de la puissance qu’il avait créée et danslaquelle il lui eût été facile de se perpétuer, cet homme que l’onaccusait d’ambition et d’empiétement, comme un Romain des jourshéroïques, s’inclina devant l’ordre reçu, et, se tournant versSalvato qui était près de lui :

– Je pars content, lui dit-il, j’ai payé à messoldats les cinq mois de solde arriérés qui leur étaient dus ;j’ai remplacé les lambeaux de leurs uniformes par de bonshabits ; ils ont tous une paire de souliers neufs et mangentdu pain meilleur qu’ils n’en ont jamais mangé.

Salvato le serra contre son cœur.

– Mon général, lui dit-il, vous êtes un hommede Plutarque.

– Et pourtant, murmura Championnet, j’avaisbien des choses à faire, que mon successeur ne fera probablementpas. Mais qui va d’un bout à l’autre de son rêve ?Personne.

Puis, avec un soupir :

– Il est une heure du matin, continua-t-il entirant sa montre ; je ne me coucherai pas, ayant beaucoup dechoses à faire avant mon départ. Soyez demain, à trois heures chezmoi, mon cher Salvato, et gardez sur ce qui m’arrive le secret leplus absolu.

Le lendemain, à trois heures précises, Salvatoétait au palais d’Angri. Aucun préparatif n’annonçait un départ.Championnet, comme d’habitude, travaillait dans son cabinet ;en voyant entrer le jeune homme, il se leva et lui tendit lamain.

– Vous êtes exact, mon cher Salvato, luidit-il, et je vous remercie de votre exactitude. Là, maintenant, sivous le voulez bien, nous allons aller faire une petitepromenade.

– À pied ? demanda Salvato.

– Oui, à pied, répondit Championnet.Venez.

À la porte, Championnet s’arrêta, et jetant undernier regard sur le cabinet qu’il habitait depuis deux mois et oùil avait décidé, décrété et exécuté de si grandes choses :

– On assure que les murs ont des oreilles,dit-il ; s’ils ont une voix, j’adjure ceux-ci de parler et detémoigner s’ils ont jamais entendu dire, s’ils ont jamais vu faireune chose qui ne fût pas pour le bien de l’humanité depuis que j’aiouvert, comme général en chef, cette porte que je referme sur moicomme accusé.

Et il referma la porte et descenditl’escalier, le visage souriant et appuyé au bras de Salvato.

CXXI – L’ACCUSÉ

Le général et son aide de camp suivirent larue de Toledo jusqu’au musée Bourbonien, descendirent la strada deiStudi, traversèrent le largo delle Pigne, suivirent la stradaForia, et gagnèrent Poggiareale.

Là, une voiture attendait Championnet, ayantpour toute escorte son valet de chambre Scipion, assis sur lesiège.

– Allons, mon cher Salvato, dit le général,l’heure est venue de se quitter. Ma consolation est, en prenant lamauvaise route, de vous laisser au moins dans la bonne. Nousreverrons-nous jamais ? J’en doute. Dans tous les cas, vousqui avez été plus que mon ami, presque mon enfant, gardez mamémoire.

– Oh ! toujours ! toujours !murmura Salvato. Mais pourquoi ces pressentiments. Vous êtesrappelé, voilà tout.

Championnet tira un journal de sa poche et ledonna à Salvato.

Salvato le déplia : c’était leMoniteur, il y lut les lignes suivantes :

« Attendu que le général Championnet aemployé l’autorité et la force pour empêcher l’action du pouvoirconféré par nous au commissaire Faypoult et que, par conséquent, ils’est mis en rébellion ouverte contre le gouvernement, le citoyenChampionnet, général de division, commandant l’armée de Naples,sera mis en arrestation, traduit devant un conseil de guerre etjugé pour son infraction aux lois. »

– Vous voyez, cher ami, reprit Championnet,que c’est plus sérieux que vous ne croyiez.

Salvato poussa un soupir, et, haussant lesépaules :

– Général, je puis affirmer une chose, dit-il,c’est que, si vous êtes condamné, il y aura au monde une ville quieffacera Athènes, en ingratitude : cette ville sera Paris.

– Hélas ! dit Championnet, je m’enconsolerais si j’étais Thémistocle.

Et, serrant à son tour Salvato contre soncœur, il s’élança dans la voiture.

– Et vous partez ainsi seul, sansescorte ? lui dit Salvato.

– Les accusés sont sous la garde de Dieu,répondit Championnet.

Les deux amis échangèrent un dernier signed’adieu, et la voiture partit.

* * *

Le général Championnet a pris une trop largepart aux événements que nous venons de raconter et a laissé unetrop grande mémoire de lui à Naples pour que, l’accompagnant enFrance, nous ne le suivions pas jusqu’à la fin de sa glorieuse vie,qui, au reste, ne devait pas être longue.

En passant par Rome, une dernière ovationattendait le général Championnet ; le peuple romain, qu’ilavait rendu libre, lui offrit un équipement complet, armes,uniforme, cheval, avec cette inscription :

Au général Championnet

les consuls de la république romaine.

Avant de quitter la ville éternelle, il reçut,en outre, du gouvernement napolitain la lettre suivante :

« Général,

» Rien ne vous peindra la douleur dugouvernement provisoire, lorsqu’il a appris la funeste nouvelle devotre départ. C’est vous qui avez fondé notre république ;c’est sur vous que reposaient nos plus douces espérances. Bravegénéral, vous emportez nos regrets, notre amour, notrereconnaissance.

» Nous ignorons quelles seront lesintentions de votre successeur à notre égard : nous espéronsqu’il sera assez ami de la gloire et de son devoir pour affermirvotre ouvrage ; mais, quelle que soit sa conduite, nous nepourrons jamais oublier la vôtre, cette modération, cette douceur,ce caractère franc et loyal, cette âme grande et généreuse qui vousattiraient tous les cœurs. Ce langage n’est point celui de laflatterie : vous êtes parti, et nous n’avons plus à attendrede vous qu’un doux souvenir. »

Nous avons dit que la mémoire laissée parChampionnet à Naples était grande. Son départ y fut considéré, eneffet, comme une calamité publique, et, deux ans après son départ,l’historien Cuoco écrivait dans l’exil :

« Ô Championnet ! maintenant, tu ascessé de vivre ; mais ton souvenir recevra dans ce livrel’hommage dû à ta fermeté et à ta justice. Que t’importe que leDirectoire ait voulu t’opprimer ! Il n’était point en sonpouvoir de t’avilir. Du jour de ta disgrâce, tu devins l’idole denotre nation. »

À Bologne, le général Lemoine remit à cenouveau Scipion, qui semblait monter au Capitole pour rendre grâceaux dieux, plutôt que descendre au Forum pour y être accusé, unelettre de Barras, qui, s’isolant complétement de la décision prisepar ses collègues contre Championnet, l’appelait son ami etprédisait à sa disgrâce une glorieuse fin et une éclatanteréparation.

Aussi, la surprise de Championnet fut-ellegrande lorsque, à Milan, il fut éveillé, à minuit, et que, de lapart de Scherer, général en chef de l’armée d’Italie, on luisignifia un nouveau décret du Directoire lequel l’accusait derévolte contre le gouvernement, fait qui le rendait passible de sixannées de détention.

Le rédacteur du décret signifié à Championnetétait le directeur Merlin, le même qui, après la chute du pouvoirauquel il appartenait, devait recommencer sa carrière dans lesemplois subalternes de la magistrature, sous Bonaparte, et devenirprocureur général sous Napoléon.

Inutile de dire que le général Scherer, quisignifiait à Championnet le décret de Merlin, était le même Schererqui, sur le théâtre même des victoires du proscrit, devait être sicruellement battu par le général autrichien Kray et par le généralrusse Souvorov.

Mais, en même temps que Championnet étaitvictime de cette triste et odieuse mesure, il éprouvait une grandeconsolation. Joubert, un des cœurs les plus dévoués à laRévolution, Joubert, une des gloires les plus pures de laRépublique, Joubert donnait sa démission en apprenant la mise enaccusation de son collègue.

Aussi, plein de confiance dans le tribunaldevant lequel il allait paraître, Championnet écrivait-il, cettemême nuit, à Scherer pour lui demander dans quelle forteresse ildevait se constituer prisonnier, et à Barras pour que l’on hâtâtson jugement.

Mais, si l’on avait été pressé d’éloignerChampionnet de Naples, pour que les commissaires du Directoirepussent y exercer leurs déprédations, on n’était aucunement presséde le juger, attendu que l’on savait parfaitement d’avance quelleserait la fin du procès.

Aussi Scherer se tira-t-il d’embarras en lefaisant voyager, au lieu de le juger. Il l’envoya de Milan àModène, de Modène le renvoya à Milan, et, de Milan, enfin, il leconstitua prisonnier à Turin.

Il habitait la citadelle de cette dernièreville, lorsqu’un matin, aussi loin que pouvait s’étendre sonregard, il vit toute la route qui conduisait d’Italie en Francecouverte de piétons, de chariots, de fourgons : c’était notrearmée en déroute, notre armée battue bien plus par l’impéritie deScherer que par le génie de Kray et le courage de Souvorov.

L’arrière-garde de notre armée victorieuse,qui devenait l’avant-garde de notre armée battue, étaitprincipalement formée de fournisseurs, de commissaires civils etd’autres agents financiers qui, chassés par les Autrichiens et lesRusses, regagnaient, pareils à des oiseaux de rapine, la France àtire-d’aile, pour mettre leur butin à l’abri derrière sesfrontières.

C’était la vengeance de Championnet. Parmalheur, cette vengeance, c’était la honte de la France. Tous cesmalheureux fuyaient parce que la France était vaincue. Puis, à cesentiment moral, si douloureux déjà, se joignait le spectaclematériel, plus douloureux encore, de malheureux soldats qui, lespieds nus, les vêtements déchirés, escortaient leurs propresdépouilles.

Championnet revoyait fugitifs ces malheureuxsoldats qu’il avait conduits à la victoire ; il revoyait nusceux qu’il avait habillés, mourants de faim ceux qu’il avaitnourris, orphelins ceux dont il avait été le père…

C’étaient les vétérans de son armée deSambre-et-Meuse !

Aussi, lorsqu’ils surent que celui qui avaitété leur chef était là prisonnier, ils voulurent enfoncer lesportes de sa prison et le remettre à leur tête pour marcher denouveau contre l’ennemi. C’est que cette armée, armée touterévolutionnaire, était douée d’une intelligence que n’ont point lesarmées du despotisme, et que cette intelligence lui disait que, sil’ennemi était vainqueur, il devait cette victoire bien plus àl’impéritie de nos généraux qu’au courage et au mérite dessiens.

Championnet refusa de commander comme chef,mais prit un fusil pour combattre comme volontaire.

Par bonheur, son défenseur l’en empêcha.

– Que pensera votre ami Joubert, lorsqu’ilsaura ce que vous aurez fait, lui dit-il, lui qui a donné sadémission, parce que l’on vous avait enlevé votre épée ! Sivous vous faites tuer sans jugement, on dira que vous vous êtesfait tuer, parce que vous étiez coupable.

Championnet se rendit à ce raisonnement.

Quelques jours après la retraite de l’arméefrançaise, sur le point d’abandonner Turin, on força le généralMoreau, qui avait succédé à Scherer dans le commandement de l’arméed’Italie, d’envoyer Championnet à Grenoble.

C’était presque sa patrie.

Par un singulier jeu du hasard, il eut pourcompagnons de voyage ce même général Mack, qui avait, à Caserte,voulu lui rendre une épée qu’il n’avait point voulu recevoir, et cemême Pie VI que la Révolution envoyait mourir à Valence.

C’était à Grenoble que Championnet devait êtrejugé.

« Vous traduisez Championnet à la barred’un tribunal français, s’écria Marie-Joseph Chénier à la tribunedes Cinq-Cents : c’est sans doute pour lui faire faire amendehonorable d’avoir renversé le dernier trône del’Italie ! »

Le premier qui fut appelé comme témoin devantle conseil de guerre fut son aide de camp Villeneuve.

Il s’avança d’un pas ferme en face duprésident, et, après avoir respectueusement saluél’accusé :

– Que n’appelez-vous aussi, dit-il, en mêmetemps que moi tous les compagnons de ses victoires ? Leurtémoignage serait unanime comme leur indignation. Entendez cetarrêt d’un historien célèbre : « Une puissance injustepeut maltraiter un honnête homme, mais ne peut ledéshonorer. »

Pendant que le procès se jugeait, arriva lajournée du 30 prairial, qui chassa du Directoire Treilhard,Revellière-Lepaux et Merlin, pour y introduire Gohier, Roger-Ducoset le général Moulin.

Cambacérès eut le portefeuille de la justice,François de Neufchâteau celui de l’intérieur, et Bernadotte celuide la guerre.

Aussitôt arrivé au pouvoir, Bernadotte donnal’ordre d’interrompre, comme honteux et antinational, le procèsintenté à Championnet, son compagnon d’armes à l’armée deSambre-et-Meuse, et lui écrivit la lettre suivante :

« Mon cher camarade,

» Le Directoire exécutif, par décret du17 courant, vous nomme commandant en chef de l’armée des Alpes.Trente mille hommes attendent impatiemment l’occasion de reprendrel’offensive sous vos ordres.

» Il y a quinze jours, vous étiez dansles fers ; le 30 prairial vous a délivré. L’opinion publiqueaccuse aujourd’hui vos oppresseurs ; ainsi, votre cause estdevenue, pour ainsi dire, nationale : pouviez-vous désirer unsort plus heureux ?

» Assez d’autres trouvent dans laRévolution le prétexte de calomnier la République ; pour deshommes tels que vous, l’injustice est une raison d’aimer davantagela patrie. On a voulu vous punir d’avoir renversé des trônes ;vous vous vengerez sur les trônes qui menaceront la forme de notregouvernement.

» Allez, monsieur, couvrez de nouveauxlauriers la trace de vos chaînes ; effacez, ou plutôtconservez cette honorable empreinte : il n’est point inutile àla liberté de remettre incessamment sous nos yeux les attentats dudespotisme.

» Je vous embrasse comme je vousaime.

» Bernadotte. »

Championnet partit pour l’armée desAlpes ; mais la mauvaise fortune de la France avait eu letemps de prendre le dessus sur le bonheur du bâtard. Joubert,consacrant à sa jeune femme quinze jours précieux qu’il eût dûdonner à son armée, perdit la bataille de Novi et se fit tuer.

Moins heureux que son ami, Championnet perditcelle de Fossano, et, ne pouvant se faire tuer comme Joubert, tombamalade et mourut, en disant :

– Heureux Joubert !

Ce fut à Antibes qu’il rendit le derniersoupir. Son corps fut déposé dans le fort Carré.

On trouva un peu moins de cent francs dans lestiroirs de son secrétaire, et ce fut son état-major qui fit lesfrais de ses funérailles.

CXXII – L’ARMÉE DE LA SAINTE FOI.

Le 16 mars, à peu près à la même heure oùChampionnet sortait de Naples, appuyé au bras de Salvato, lecardinal Ruffo, en passant dans la petite commune de Borgia,rencontra une députation de la ville de Catanzaro, qui venaitau-devant de lui.

Elle se composait du chef de la rota(du tribunal), don Vicenzo Petroli, du cavalier don AntonioPerruccoli, de l’avocat Saverio Landari, de don Antonio Greco et dedon Alessandro Nava.

Saverio Landari, en sa qualité d’avocat, pritla parole, et, contre les habitudes du barreau, exposa au cardinal,dans toute leur simplicité et toute leur clarté, les faitssuivants :

Que, quoique les royalistes eussent tué, misen fuite ou arrêté à peu près tous ceux qui étaient soupçonnésd’appartenir au parti républicain, la ville de Catanzaro, dans sadésolation, ne cessait de nager dans la plus horrible anarchie, aumilieu des meurtres, des pillages et des vengeances privées.

En conséquence, au nom de tout ce qui restaitd’honnêtes gens à Catanzaro, le cardinal était prié de venir leplus tôt possible au secours de la malheureuse ville.

Il fallait que la situation fût bien gravepour que les royalistes demandassent des secours contre les gens deleur propre parti.

Il est vrai que quelques-uns des membres de ladéputation que Catanzaro avait envoyée au cardinal, avaient faitpartie des comités démocratiques, et, entre autres, le chef de larote, Vicenzo Petroli, qui ayant été du gouvernement provisoire,était un de ceux qui avaient mis à prix la tête du cardinal etcelle du conseiller de Fiore.

Le cardinal fit semblant de ne rien savoir detout cela : ce qui lui importait, à lui, c’était que lesvilles lui ouvrissent leurs portes, quels que fussent ceux qui leslui ouvraient. En conséquence, pour apporter au mal le plus promptremède possible, il demanda qui était chef du peuple àCatanzaro.

On lui répondit que c’était un certain donFrançois de Giglio.

Il demanda une plume, de l’encre, et, sansdescendre de son cheval, écrivit sur son genou :

« Don François de Giglio,

» La guerre comme vous la faites estbonne contre les jacobins obstinés qui se font tuer ou prendre lesarmes à la main, et non contre ceux qui ont été contraints par lamenace ou la violence de se réunir aux rebelles, surtout si cesderniers se repentent et s’en remettent à la clémence du roi :à plus forte raison cette guerre n’a-t-elle point d’excuse contreles citoyens pacifiques.

» En conséquence, je vous ordonne, etsous votre propre responsabilité, de faire immédiatement cesser lesmeurtres, le pillage et toute voie de fait. »

Cet ordre fut immédiatement envoyé àCatanzaro, sous la protection d’une escorte de cavalerie.

Puis, accompagné de la députation, le cardinalreprit, vers Catanzaro, sa marche un instant interrompue.

L’avant-garde, arrivée au fleuve Corace,l’antique Crotalus, fut forcée, faute de ponts, de passer en charet à la nage. Pendant ce temps, le cardinal, qui n’oubliait pas lesétudes d’archéologie faites par lui à Rome, s’écarta du chemin pouraller visiter les ruines d’un temple grec.

Ces ruines, que l’on voit encore aujourd’hui,et que l’auteur de ce livre a visitées en suivant la même route quele cardinal Ruffo, sont celles d’un temple de Cérès, à une heureduquel sont les ruines d’Amphissum, où mourut Cassiodore, premierconsul et ministre de Théodoric, roi des Goths. Cassiodore avaitvécu près de cent ans, et passa de ce monde à l’autre dans unepetite retraite qui domine toute la contrée, et où il écrivit sondernier livre du Traité de l’âme.

Le cardinal passa le Corace après tout lemonde et s’arrêta à la marine de Catanzaro, riante plage, semée deriches villas où les familles nobles ont l’habitude de passer lasaison d’hiver.

La plage de Catanzaro n’offrant au cardinalaucun abri pour loger sa troupe, et les pluies d’hiver commençant àvenir avec cette abondance particulière à la Calabre, il décidad’envoyer une partie de son armée au blocus de Cotrone, où lagarnison royale avait pris du service sous les républicains, oùs’étaient réunis tous les patriotes fugitifs de la province, et oùavaient débarqué, sur un bâtiment venu d’Égypte, trente-deuxofficiers subalternes d’artillerie, un colonel et un chirurgienfrançais.

Le cardinal détacha donc de son armée deuxmille hommes de troupes régulières, et spécialement les compagniesdes capitaines Joseph Spadea et Giovanni Celia. À ces deuxcompagnies il en adjoignit une troisième, de ligne, avec deuxcanons et un obusier. Toute l’expédition fut mise sous les ordresdu lieutenant-colonel Perez de Vera. Il y adjoignit comme officierparlementaire le capitaine Dandano de Marceduse. Enfin, un banditde la pire espèce, mais qui connaissait parfaitement le pays, où ilexerçait depuis vingt ans le métier de voleur de grand chemin, futchargé des importantes fonctions de guide de l’armée.

Ce bandit, nommé Pansanera, était célèbre pardix ou douze meurtres.

Le jour de l’arrivée du cardinal à la plage deCatanzaro, il se jeta à ses pieds et sollicita de lui la faveurd’être entendu en confession.

Le cardinal comprit que ce n’était point unpénitent ordinaire qui lui venait ainsi le fusil à l’épaule et lacartouchière aux reins, le poignard et les pistolets à laceinture.

Il descendit de cheval, s’écarta de la routeet alla s’asseoir au pied d’un arbre.

Le bandit s’agenouilla et déroula, avec lesmarques du plus profond repentir, la longue série de sescrimes.

Mais le cardinal n’avait point le choix desinstruments qu’il employait. Celui-là pouvait lui être utile. Il secontenta de l’assurance de son repentir, et, sans s’informer si cerepentir était bien sincère, il lui donna l’absolution. Le cardinalétait pressé d’utiliser au profit du roi les connaissancestopographiques que don Alonzo Pansanera avait acquises enmanœuvrant contre la société.

L’occasion ne tarda point à s’offrir, et,comme nous l’avons dit, Pansanera fut nommé guide de la colonneexpéditionnaire. La colonne se mit en route, et le cardinal restaderrière elle pour réorganiser l’armée et organiser laréaction.

Au bout de trois jours, il se mit à son touren marche ; mais, comme il fallait faire trois étapes ensuivant le rivage de la mer, et sans passer par aucun lieu habité,le cardinal chargea son commissaire aux vivres, don GaetanoPeruccioli, de réunir un certain nombre de voitures chargées depains, de biscuits, de jambons, de fromage et de farine, puis, sesordres exécutés, de se mettre en marche sur Cotrone.

À la fin de la première journée, on arriva surles bords du fleuve Trocchia, qui se trouvait gonflé par les pluieset par la fonte des neiges.

Pendant le passage, qui s’effectua avec unegrande difficulté, et en conséquence avec un grand désordre, lecommissaire des vivres et les vivres disparurent, avec toutel’administration.

On le voit, don Alonzo Pansanera n’eut pasmieux fait que Gaetano Peruccioli.

Nommé de la veille, il n’avait pas perdu detemps pour poser la première pierre de l’édifice de safortune.[1]

Ce fut dans la nuit seulement, et lorsquel’armée s’arrêta pour bivaquer, que la disparition de Peruccioli sefit connaître par la complète absence des vivres.

On ne mangea point cette nuit-là.

Le lendemain, par bonheur, après deux lieuesde marche, on trouva un magasin plein d’excellente farine et desbandes de porcs à moitié sauvages, telles qu’on en rencontre àchaque pas dans la Calabre. Cette double manne fut la bienvenue audésert et immédiatement convertie en soupe au lard. Le cardinal enmangea comme les autres, quoique ce fût un samedi, c’est-à-direjour maigre. Mais, en sa qualité de haut dignitaire de l’Église, ilavait pour lui des pouvoirs qu’il étendit à toute l’armée.

L’armée sanfédiste put donc sans remordsmanger sa soupe au lard, et la trouver excellente. Le cardinal futde l’avis de l’armée.

Une chose qui n’étonna pas moins le cardinalque la disparition du commissaire des vivres Peruccioli, futl’apparition du marquis Taccone, chargé, par ordre du généralActon, de suivre l’armée de la sainte foi comme trésorier et venantla joindre à cet effet.

Le cardinal était justement dans le magasinaux farines lorsqu’on lui annonça le marquis Taccone. SonExcellence arrivait dans un mauvais moment : le cardinal étaitde mauvaise humeur, n’ayant pas mangé depuis la veille à midi.

Il crut que le marquis Taccone lui rapportaitles cinq cent mille ducats qu’il n’avait pas pu se procurer àMessine, ou plutôt il fit semblant de le croire. Le cardinal étaitun homme trop expérimenté pour commettre de pareilles erreurs.

Il était assis à une table, et, sur unescabeau que l’on avait trouvé à grand’peine, il expédiait desordres.

– Ah ! vous voilà, marquis, dit-il avantmême que celui-ci eût franchi la porte. En effet, j’ai reçu avis deSa Majesté que vous aviez retrouvé les cinq cent mille ducats etque vous me les rapportiez.

– Moi ? dit Taccone étonné. Il faut queSa Majesté ait été induite en erreur.

– Eh bien, alors, demanda le cardinal, quevenez-vous faire ici ? À moins, cependant, que vous ne veniezcomme volontaire ?

– Je viens envoyé par le capitaine généralActon, Votre Éminence.

– À quel titre ?

– À titre de trésorier de l’armée.

Le cardinal éclata de rire.

– Est-ce que vous croyez, lui demanda-t-il,que j’ai cinq cent mille ducats à vous donner pour compléter lemillion ?

– Je vois avec douleur, dit le marquisTaccone, que Votre Excellence me soupçonne d’infidélité.

– Vous vous trompez, marquis. Mon Éminencevous accuse de vol, et, jusqu’à ce que vous m’ayez donné la preuvedu contraire, j’affirmerai l’accusation.

– Monseigneur, dit Taccone en tirant unportefeuille de sa poche, je vais avoir l’honneur de vous prouverque cette somme et beaucoup d’autres ont été employées à diversusages par ordre de monseigneur le capitaine général Acton.

Et, s’approchant du cardinal, il ouvrit sonportefeuille.

Le cardinal y plongea son œil perçant, et,voyant une foule de papiers qui lui parurent non-seulement de laplus haute importance, mais encore de la plus grande curiosité, ilallongea la main, prit le portefeuille, et, appelant la sentinellede garde à sa porte :

– Faites venir deux de vos camarades,dit-il ; qu’ils prennent monsieur au collet, qu’ils leconduisent à un quart de lieue d’ici et qu’ils le laissent sur lagrande route. Si monsieur fait mine de revenir, tirez sur lui commesur un chien, attendu que j’estime un chien bien au delà d’unvoleur.

Puis, au marquis Taccone, tout abasourdi del’accueil :

– Ne vous inquiétez point de vos papiers,dit-il ; j’en ferai prendre fidèle copie, je les ferainuméroter avec soin et je les enverrai au roi. Retournez donc àPalerme ; vos papiers y seront aussitôt que vous.

Et, pour prouver au marquis Taccone qu’il luidisait la vérité, le cardinal commença la revue de ses papiersavant même que le marquis fût sorti de la chambre.

Le cardinal, en mettant la main sur leportefeuille du marquis Taccone, avait fait une véritabletrouvaille. Mais, comme nous n’avons pas eu ce portefeuille sousles yeux, nous nous contenterons de répéter à cette occasion ce quedit Dominique Sacchinelli, historien de l’illustreporporato :

« À la vue de ces papiers, qui avaienttous rapport à des dépenses secrètes, écrit-il, le cardinal put seconvaincre que le plus grand ennemi du roi était Acton. C’estpourquoi, emporté par son zèle, il écrivit au roi, en lui envoyanttous les papiers de Taccone, dont il avait eu la précaution deconserver un double :

« Sire, la présence du général Acton àPalerme compromet la sûreté de Votre Majesté et de la familleroyale… »

Sacchinelli, à qui nous empruntons ce fait etqui, après avoir été le secrétaire du cardinal, est devenu sonhistorien, ne put surprendre au passage autre chose que la phraseque nous guillemetons, la lettre du cardinal au roi étant écritetout entière de sa main et n’étant restée qu’un instant sous sesyeux, tant le cardinal avait hâte de l’envoyer au roi.

Mais ce que nous pouvons dire en touteconnaissance de cause, c’est que les cinq cent mille ducats ne seretrouvèrent jamais.

À la nouvelle de la disparition du commissairedes vivres Peruccioli, le cardinal n’avait pas jugé à propos detraverser le fleuve gonflé par la pluie.

Pendant que l’on amasserait les vivresnécessaires à l’expédition, l’eau baisserait.

Et, en effet, le 23 mars au matin, le fleuveétant devenu guéable, et une quantité suffisante de vivres ayantété amassée, le cardinal ordonna de se remettre en route, lança lepremier son cheval dans l’eau, et, quoiqu’il en eût jusqu’à laceinture, il traversa le fleuve heureusement.

Toute l’armée le suivit.

Trois hommes seulement furent entraînés par lecourant et sauvés par des mariniers du Pizzo.

Au moment où le cardinal mettait le pied surla rive opposée, il lui arriva un messager courant à toute bride ettout souillé de boue, qui lui annonçait que la ville de Cotroneavait été prise la veille 22 mars.

Cette nouvelle fut reçue aux cris de« Vive le roi ! vive la religion ! »

Le cardinal poursuivit son chemin à marchesforcées, et, passant par Cutro, il arriva le 25 mars, seconde fêtede Pâques, en vue de Cotrone.

La ville fumait en plusieurs endroits etdénotait des restes d’incendie.

Le cardinal, en s’approchant, entendit descoups de feu, des cris, des clameurs qui lui indiquèrent que saprésence était urgente.

Il mit son cheval au galop ; mais à peineavait-il franchi la porte de la ville, qu’il s’arrêtaépouvanté ; les rues étaient jonchées de morts ; lesmaisons, saccagées, n’avaient plus ni portes ni fenêtres ;quelques-unes, comme nous l’avons dit, brûlaient.

Arrêtons-nous un instant sur Cotrone, dont ladestruction fut un des plus douloureux épisodes de cette guerreinexpiable.

Cotrone, sur le nom de laquelle vingt-cinqsiècles ont passé et ont, voilà tout, changé une lettre de place,est l’ancienne Crotone, rivale de Sybaris. Elle fut la capitaled’une des plus anciennes républiques de la Grande Grèce, dans leBrutium. La pureté de ses mœurs, la sagesse de sesinstitutions dues à Pythagore, qui y fonda une école, la fitl’ennemie de Sybaris. Elle donna naissance à plusieurs athlètescélèbres, et, entre autres, au fameux Milon, qui, commeM. Martin (du Nord) et M. Mathieu (de la Drôme), fit, nonpas du département, mais de la ville où il était né, un appendice àson nom. C’était lui qui, serrant sa tête avec une corde, lafaisait éclater en enflant ses tempes ; c’était lui quiportait un bœuf autour du Cirque au pas gymnastique, et, aprèsl’avoir porté, l’assommait d’un coup de poing et le mangeait dansla journée. Le célèbre médecin Démocède, qui vivait à la cour dePolycrate de Samos, ce tyran trop heureux, qui retrouvait dans leventre des poissons les anneaux qu’il jetait à la mer, était deCrotone, et encore cet Alcméon, disciple d’Amyntas, qui fit unlivre sur la nature de l’âme, qui écrivit sur la médecine et qui,le premier, ouvrit des porcs et des singes pour se rendre compte dela conformation du corps humain.

Cotrone fut dévastée par Pyrrhus, prise parAnnibal, et reprise par les Romains, qui y envoyèrent unecolonie.

À l’époque où nous sommes arrivé de notrerécit, Cotrone n’était plus qu’une espèce de bourg, qui n’en avaitpas moins conservé le nom de son aïeule. Elle avait un petit port,un château sur la mer, des restes de fortifications et de muraillesqui la faisaient compter au rang des places fortes.

Comme les républicains y étaient en majorité,la garnison royale, au moment où éclata la révolution, fut forcéede pactiser avec eux. Son commandant, Foglia, avait été destitué etarrêté comme royaliste, et à sa place avait été nommé le capitaineDucarne, qui était en prison comme suspect de patriotisme. Par unchassé-croisé assez ordinaire dans ces sortes de circonstances,Foglia, qu’il avait remplacé à son poste, l’avait remplacé dans soncachot.

En outre, à cette garnison, sur laquelle il nefallait pas trop compter, on devait ajouter tous les patriotesfuyant devant Ruffo et de Cesare, qui s’étaient réunis à Cotrone etrenfermés dans ses murs, ainsi que trente-deux Français venant,comme nous l’avons dit, d’Égypte.

Ces trente-deux Français étaient la vraieforce résistante de la ville, et la preuve, c’est que, surtrente-deux, quinze se firent tuer.

Les deux mille hommes envoyés par le cardinalcontre Cotrone firent sur la route la boule de neige. Tous lespaysans qui, aux environs de Cotrone et de Catanzaro, purentprendre un fusil, prirent ce fusil et se réunirent à l’expédition.En outre, sans tenir compte de l’armée sanfédiste, une massed’individus armés, de ceux-là qui se réunissent en toute occasionet dans tous les temps, se tenait aux environs de Cotrone,attendant le moment de faire un coup, et, en attendant,coupant, pour faire quelque chose, les communications de la villeavec les villages et occupant les meilleures positions.

Dans la matinée du jeudi saint, le 21 mars, lecapitaine parlementaire Dardano fut expédié à Cotrone par le chefde l’expédition royaliste. Les Cotronais le reçurent les yeuxbandés. Il montra alors ses lettres de créance signées ducardinal ; mais peut-être y manquait-il quelque formalitéd’étiquette ; car le capitaine Dardano fut pris, jeté enprison, soumis à une commission militaire et condamné à mort, commebrigandant contre la République. Peut-être le verbebrigander n’est-il point français ; mais, à coup sûr,il est napolitain, et l’on nous permettra de le franciser, vu legrand usage que nous aurons à en faire.

Les sanfédistes, voyant que leur parlementairene revenait point, et qu’ils ne recevaient aucune réponse à lasommation qu’ils avaient faite à la ville de se rendre, résolurentde ne pas perdre un instant, afin de délivrer le capitaine Dardano,s’il était encore vivant, et de le venger s’il était mort. Enconséquence, ils recoururent à leur guide Pansanera, se groupèrentautour de lui, lui adjoignirent, pour plus grande sûreté, un hommedu pays, et, conduits par eux, s’avancèrent, pendant une nuitobscure, jusque sous les murs de la ville, où, du côté du Nord, ilsoccupèrent une position avantageuse.

Ils profitèrent de l’obscurité, toujours pourfaire arriver et mettre en batterie au milieu d’eux leur petiteartillerie, et, montrant seulement les deux compagnies de ligne,ils cachèrent les volontaires, c’est-à-dire une masse de trois ouquatre mille hommes, dans les plis du terrain, ne s’inquiétant dela pluie qui tombait à torrents que pour leur recommander de mettreà l’abri leurs cartouchières et la batterie de leurs fusils.

Ils demeurèrent là toute la nuit du vendredisaint, et, au point du jour, le chef de l’expédition, lecolonel-lieutenant Perez, envoya, en manière de défi, dans la placequelques obus et quelques grenades.

Au bruit que firent en éclatant cesprojectiles, à la vue des deux compagnies de ligne qui se tenaientdebout et découvertes, les Crotonais crurent que le cardinal, dontils connaissaient la marche, était sous leurs murs avec une arméerégulière.

On savait que la forteresse, en mauvais état,ne pouvait opposer qu’une médiocre résistance. Un conseil de guerrefut, en conséquence, réuni chez le lieutenant-colonel français,lequel déclara hautement et clairement qu’il n’y avait que deuxpartis à prendre, et ajouta qu’en sa qualité d’étranger il seréunirait à la majorité.

Ces deux partis étaient :

Ou d’accepter les propositions que le cardinalavait fait faire par son parlementaire Dardano, et, dans ce cas, ilfallait à l’instant même mettre en liberté leparlementaire ;

Ou de faire une vigoureuse sortie et dechasser les brigands, de prendre place immédiatement sur lesremparts et d’attendre derrière eux, en faisant une défensedésespérée, l’armée française, qui, disait-on, était en marche versla Calabre.

Ce dernier avis avait été adopté. Lelieutenant-colonel français s’y rangea, et tout se prépara pour lasortie, de la réussite ou de l’insuccès de laquelle allait dépendrele salut ou la chute de la ville.

En conséquence, ce même jour du vendredisaint, dès neuf heures du matin, tambour battant, mèche allumée,les républicains sortirent de la ville. Les royalistes, de leurcôté, ne présentant qu’un front étroit et dissimulant les troisquarts de leurs forces, les laissèrent accomplir une faussemanœuvre, à l’aide de laquelle les républicains croyaient lesenvelopper.

Mais à peine, de part et d’autre, le feu del’artillerie eut-il commencé, que les masses cachées, qui avaientréglé leur plan de bataille, d’après les conseils de Pansanera, selevèrent à droite et à gauche, laissant au centre, pour faire têteaux républicains, les deux compagnies de ligne etl’artillerie ; puis, favorisées pas l’inclinaison même duterrain, les deux ailes se rabattirent au pas de course sur leflanc des républicains, et, à demi-portée de fusil, firent, àdroite et à gauche, une décharge qui, grâce à l’adresse destireurs, eut un terrible résultat.

Les patriotes virent au premier coup d’œill’embuscade dans laquelle ils étaient tombés, et, comme il n’yavait d’autre parti à prendre que de se faire tuer sur place etd’abandonner, par conséquent, la ville à l’ennemi, ou de faire uneprompte retraite et de chercher à réparer, derrière les murs, ledésastre que l’on venait d’éprouver, ils s’arrêtèrent à laretraite, et l’ordre en fut donné. Mais, enveloppés comme ilsl’étaient, les patriotes ne purent opérer cette retraite que dansle plus grand désordre et hâtivement, abandonnant leur artillerie,poursuivis de si près, que, Pansanera et sept ou huit de ses hommesétant arrivés en même temps que les fuyards à la porte de la ville,ils empêchèrent, avec le feu qu’ils firent, que ces derniers nelevassent le pont derrière eux, de manière que les républicains, nepouvant refermer la porte par laquelle ils étaient rentrés, et lessanfédistes s’étant rendus maîtres de cette porte, ils furentobligés d’abandonner la ville et de se renfermer dans lacitadelle.

La porte restée ouverte et sans défense,chacun s’y précipita, déchargeant son arme sur ce qu’ilrencontrait, hommes, femmes, enfants, animaux même, et répandant detous côtés la terreur ; mais, dès qu’un peu d’ordre put êtreétabli dans l’agression, les forces isolées se réunirent et secombinèrent contre la forteresse.

Les assaillants commencèrent par s’emparer detoutes les maisons environnant le château, et, de toutes lesfenêtres, le feu commença contre lui.

Mais, tandis que cette fusillade s’échangeaitentre les troupes régulières et les défenseurs du château, les deuxcompagnies de troupes de ligne entraient dans la ville, mettaientleur artillerie en position et faisaient feu à leur tour.

Or, le hasard voulut qu’un obus coupât lalance du drapeau républicain et renversât la bannière aux troiscouleurs napolitaines qui avait été élevée sur le château. À cettevue, l’ancienne garnison royale, qui, à contre-cœur, s’était réunieaux patriotes, crut que c’était pour elle un avis du ciel deredevenir royaliste, et tourna immédiatement ses armes contre lesrépublicains et les Français : elle abaissa le pont-levis etouvrit les portes.

Les deux compagnies de ligne entrèrentaussitôt dans le château, et les Français, réduits à dix-sept,furent, avec les patriotes, enfermés dans le même château où ilsétaient venus chercher un asile.

Le parlementaire Dardano, condamné à mort,mais qui n’avait pas subi sa peine, fut mis en liberté.

De ce moment, la ville de Cotrone avait étéabandonnée à toutes les horreurs d’une ville prise d’assaut,c’est-à-dire au meurtre, au pillage, au viol et à l’incendie.

Le cardinal arrivait au moment où, repue desang, d’or, de vin, de luxure, son armée accordait à la malheureuseville expirante la trêve de la lassitude.

CXXIII – LES PETITS CADEAUX ENTRETIENNENTL’AMITIÉ

Pendant que le cheval du cardinal Ruffo,portant son illustre maître, entrait dans la ville de Cotrone ayantdu sang jusqu’au ventre, et se cabrait à la vue et au bruit desmaisons s’écroulant dans les flammes, le roi chassait, pêchait etjouait.

Nous ne savons point quelles améliorationsl’exil avait apportées à sa pêche et à son jeu ; mais noussavons que jamais saint Hubert lui-même, patron des chasseurs, nefut entouré de délices pareilles à celles au milieu desquelles leroi Ferdinand oubliait la perte de son royaume.

L’honneur que le roi avait fait au présidentCardillo en acceptant une chasse dans son fief d’Illice avaitempêché bien des gens de dormir et, entre autres, l’abbesse desUrsulines de Caltanizetta.

Son couvent, situé à moitié chemin à peu prèsde Palerme à Girgenti, possédait d’immenses domaines en plaines eten forêts. Ces plaines et ces forêts, déjà fort giboyeuses, furentpeuplées, par cette excellente abbesse, d’un surcroît de daims, decerfs et de sangliers, et, lorsque la chasse fut véritablementdevenue digne d’un roi, l’abbesse elle-même, avec quatre de sesplus jolies religieuses, partit pour Palerme, demanda une audienceà Sa Majesté, et la supplia de vouloir bien donner à de pauvresrecluses, dont elle dirigeait les âmes, la satisfaction d’unechasse. Celle qui était offerte se présentait dans des conditionssi exceptionnelles et si attrayantes, que le roi n’eut garde de larefuser, et qu’il fut convenu que, le lendemain, le roi partiraitavec l’abbesse et ses quatre aides de camp, passerait un jour à sepréparer par ses dévotions aux massacres des daims, des cerfs etdes chevreuils, comme Charles IX, par les mêmes pratiquessaintes, s’était préparé aux massacres des huguenots, et que, lelendemain de cette préparation, il passerait de la viecontemplative à la vie active.

Le roi partit en effet. Un courrier envoyéd’avance avait annoncé au reste de la communauté que les vœux del’abbesse avaient été agréés, et que Sa Majesté arriverait seuled’abord, mais bientôt serait suivie de toute sa cour.

Le roi se promettait une grande liesse decette partie de chasse, faite dans des conditions si nouvelles. Aumoment où il allait monter en voiture, on lui remit, de la part dela reine, le numéro du Moniteur parthénopéen, quiannonçait la découverte du complot Backer et l’arrestation des deuxchefs de ce complot, c’est-à-dire du père et du fils. On serappelle la grande amitié que le roi avait vouée au jeuneAndré : aussi, sa colère fut-elle double, d’abord de voirdécouvert un complot qui devait, à la fois, le débarrasser, sansqu’il eût à s’en mêler lui-même, des Français et des jacobins, etensuite de voir arrêtés les deux hommes qui, au milieu d’uneindifférence qu’il n’était point sans avoir remarquée, lui avaientdonné de si grandes marques de dévouement.

Par bonheur, les affaires du cardinal etcelles de Troubridge, qui allaient à merveille, lui laissaientl’espoir de la vengeance. Il prit sur ses tablettes le nom de LuisaMolina San-Felice, et se jura à lui-même que, s’il remontait jamaissur le trône, la Mère de la patrie payerait cher le titredont l’avait décorée le Moniteur parthénopéen.

Par bonheur, chez Ferdinand, les sensations,et surtout les sensations pénibles, ne persistaient point avecopiniâtreté. Une fois qu’il eut poussé un soupir à l’adresse deSimon et un autre soupir à l’adresse d’André Backer, une fois qu’ilse fut promis la mort de la San-Felice, il se livra tout entier auxsensations complétement opposées que devaient faire naître dans sonesprit quatre jeunes et jolies religieuses, et une abbesse poussantsi loin le respect de la royauté, que les moindres désirs du roiétaient pour elle des ordres aussi sacrés que s’ils lui venaient deDieu même et lui fussent transmis par l’intermédiaire de sesanges.

Tout le monde connaissait l’ardeur du roi pourla chasse. Aussi fut-on bien étonné à Palerme lorsque, dans lanuit, arriva un courrier annonçant que Sa Majesté, s’étant trouvéeun peu fatiguée du voyage, et, ayant besoin de repos, faisait dire,non point que la chasse était contremandée, mais que le départ desautres chasseurs était retardé de quarante-huit heures. Le messagerétait chargé de rassurer les trop grandes inquiétudes que cecontre-ordre pouvait éveiller à Palerme, en disant que le médecinde la communauté n’avait conçu aucune inquiétude sur la santé duroi, mais avait seulement ordonné des bains aromatisés.

Au moment où le courrier était parti, le roiprenait son premier bain.

La chronique ne dit point si la chambre del’abbesse, comme celle du président Cardillo, était en face decelle du roi, et si, à quatre heures du matin, Ferdinand eut enviede voir quelle figure faisait une abbesse en cornette de nuit,comme il avait eu envie de voir quelle figure faisait un présidenten bonnet de coton ; elle se contente de dire que le roi restaune semaine entière au couvent ; que, pendant cinq joursconsécutifs, on chassa ; que les chasses furent aussiabondantes que dans les forêts de Persano et d’Asproni ; quele roi s’amusa fort et que les religieuses eurent toutes lesdistractions qu’elles pouvaient espérer de sa présence royale.

Le roi promit solennellement de revenir, et cene fut qu’à cette condition que les saintes colombes écartèrent,pour laisser partir Ferdinand, les ailes sous lesquelles ellesl’abritaient.

À moitié route de Caltanizette à Palerme, leroi rencontra un courrier du cardinal. Ce courrier lui apportaitune lettre dans laquelle se trouvaient tous les détails de la prisede Cotrone et des horreurs qui avaient été commises. Le cardinaldéplorait ces horreurs, s’en excusait auprès du roi et lui disaitque, la ville ayant été prise en son absence, il n’avait pu lesempêcher.

Il lui demandait aussi ce qu’il devait fairedes dix-sept Français qui se trouvaient enfermés dans la citadelleavec les patriotes calabrais.

Le roi ne voulut point tarder à exprimer toutesa satisfaction au cardinal. Une halte avait été fixée pour sondîner à Villafrati.

Sa Majesté demanda une plume et de l’encre,et, de sa propre main, répondit au cardinal la lettre suivante.

Si nous avons eu le regret de ne pouvoirmettre sous les yeux de nos lecteurs la lettre du cardinal Ruffo,nous avons, en échange, la satisfaction de pouvoir leur faire lirela réponse du roi, que nous avons traduite sur l’original lui-même,et dont nous garantissons l’authenticité.

« Villafrati, 5 avril 1799.

» Mon éminentissime, je reçois, sur laroute de Caltanizette à Palerme, votre lettre du 26 mars, danslaquelle vous me racontez toutes les affaires de cette malheureuseville de Crotone. Le sac qu’elle a subi me fait grand’peine,quoique, à vrai dire, entre nous, les habitants méritaient bien cequi leur est arrivé pour leur rébellion contre moi. C’est pourquoije vous répète que je veux qu’on ne fasse aucune miséricorde à ceuxqui se sont montrés rebelles à Dieu et à moi. Quant aux Françaisque vous avez trouvés dans la forteresse, j’expédie à l’instantl’ordre qu’ils soient immédiatement renvoyés en France, attenduqu’il faut les regarder comme une race empestée et se garantir deleur contact par l’éloignement.

» À mon tour de vous donner desnouvelles. Deux expéditions m’ont été faites par le commodoreTroubridge, une de Procida, qui m’est arrivée dimanche dernier àCaltanizetta, où j’étais en retraite, et l’autre,avant-hier. Comme personne près de moi ne savait l’anglais, je lesai immédiatement renvoyées à Palerme pour que lady Hamilton me lestraduisît. Aussitôt traduites, je vous enverrai la copie de ceslettres. J’espère que les nouvelles qu’elles contiennent et cellesque je pourrai recueillir en arrivant, et que je vous enverraiaussitôt, ne vous feront point de peine, d’après ce qu’a pucomprendre Circello, qui baragouine un peu d’anglais. Troubridgedemandait qu’on lui envoyât un juge pour juger et condamner lesrebelles. J’ai écrit à Cardillo de m’en choisir un de sa main, desorte que, s’il a exécuté mon ordre et que le juge soit partilundi, Dieu et le vent aidant, il doit, recommandation étant donnéeaudit juge de ne pas faire de cérémonie avec les accusés, il doit,dis-je, à cette heure y avoir pas mal de casicavalli defaits.

» Je vous recommande, de mon côté, monéminentissime, d’agir conformément à ce que je vous ai écrit, avecla plus grande activité. De grands coups de bâton et de petitsmorceaux de pain font de beaux enfants, comme dit le proverbenapolitain.

» Nous sommes ici dans la plus grandeanxiété, attendant des nouvelles de nos chers petits Russes. S’ilsarrivent vite, j’espère qu’en peu de temps nous ferons la noce, et,qu’avec l’aide du Seigneur, nous verrons la fin de cette mauditehistoire.

» Je suis au désespoir que le tempscontinue d’être pluvieux, attendu que la pluie doit nuire à nosopérations. J’espère qu’elle ne nuit pas à votre santé. La nôtreest bonne, Dieu merci ! et, fût-elle mauvaise, que les bonnesnouvelles que nous recevons de vous la rendraient meilleure. Que leSeigneur vous conserve et bénisse de plus en plus vos opérations,comme le désire et l’en prie indignement,

» Votre affectionné

» Ferdinand B. »

Il y a dans la lettre de Sa Majesté une phraseque nos lecteurs peu habitués à la langue italienne, ou plutôt aupatois napolitain, n’ont pas dû comprendre ; c’est celle où leroi dit, par manière de plaisanteries : Si le juge estarrivé, il doit, à cette heure, y avoir pas mal de casicavalli defaits.

Quiconque s’est promené dans les rues deNaples a vu les plafonds des marchands de fromage garnis d’uncomestible de cette espèce qui se fabrique particulièrement enCalabre. Il a la forme d’un énorme navet qui aurait une tête.

Dans une enveloppe très-dure, il contient unecertaine quantité de beurre frais, qui grâce à la suppressioncomplète de l’air, peut se maintenir frais pendant des années.

Ces fromages sont pendus par le col.

Le roi, en disant qu’il y a, il l’espère bien,pas mal de casicavallide faits, veut dire tout simplementqu’il espère qu’il y a déjà bon nombre de patriotes pendus.

Quant au proverbe royal : De grandscoups de bâton et de petits morceaux de pain font de beauxenfants, je crois qu’il n’a pas besoin d’explication. Il n’y apas de peuple qui n’ait entendu sortir de la bouche de quelqu’un deses rois un proverbe du même genre et qui n’ait fait sa révolutionpour avoir des coups de bâton moins lourds et des morceaux de painplus gros.

La première chose que demanda, en arrivant àPalerme, le roi Ferdinand, fut la traduction des lettres deTroubridge.

Cette traduction l’attendait.

Il n’eut donc qu’à la joindre à la lettrequ’il avait écrite au cardinal à Villafratri, et le même messagerput tout emporter :

À lord Nelson.

« 3 avril 1799,

» Les couleurs napolitaines flottent surtoutes les îles de Ponsa. Votre Seigneurie n’a jamais assisté àsemblable fête. Le peuple est littéralement fou de joie et demandeà cor et à cri son monarque bien-aimé. Si la noblesse étaitcomposée de gens d’honneur ou d’hommes à principes, rien ne seraitplus facile que de faire tourner l’armée du côté du roi. Ayezseulement mille braves soldats anglais, et je vous promets que leroi sera remonté sur son trône dans quarante-huit heures. Je prieVotre Seigneurie de recommander particulièrement au roi lecapitaine Cianchi. C’est un brave et hardi marin, un bon et loyalsujet, désireux de faire du bien à son pays. Si toute la flotte duroi de Naples avait été composée d’hommes comme lui, le peuple nese fût point révolté.

» J’ai à bord un brigand nommé Francesco,ex-officier napolitain. Il a ses propriétés dans l’île d’Ischia. Iltenait le commandement du fort lorsque nous nous en emparâmes. Lepeuple a mis en lambeaux son infâme habit tricolore et a arrachéses boutons, qui portaient le bonnet de la Liberté. Étant alorssans habit, il eut l’audace de revêtir son ancien uniformed’officier napolitain. Mais, tout en lui laissant l’habit, je luiai arraché les épaulettes et la cocarde, et l’ai forcé à jeter cesobjets par-dessus le bord ; après quoi, je lui fis l’honneurde le mettre aux doubles fers. Le peuple a mis en morceaux l’arbrede la Liberté et en charpie la bannière qui le surmontait ; desorte que, de cette bannière, je ne puis mettre le plus petitmorceau aux pieds de Sa Majesté. Mais, quant à l’arbre de laLiberté, je suis plus heureux : je vous en envoie deux bûches,avec les noms de ceux qui les ont données.

» J’espère que Sa Majesté en fera du feuet s’y chauffera.

» Troubridge.

» P.-S. – J’apprends à l’instantmême que Caracciolo a l’honneur de monter la garde comme simplesoldat, et qu’hier il était en sentinelle à la porte du palais. Ilsobligent tout le monde, bon gré ou mal gré, à servir.

» Vous savez que Caracciolo adonné sa démission au roi. »

Nous avons souligné dans le post-scriptum deTroubridge, ce qui a rapport à Caracciolo.

Ces deux phrases, comme on le verra plus tard,si Nelson eût eu la loyauté de produire la lettre de Troubridge,eussent pu avoir une grande influence sur l’esprit des jugeslorsqu’on fit son procès à l’amiral.

Voici la seconde lettre de Troubridge ;elle porte la date du lendemain :

« 4 avril 1799.

» Les troupes françaises montent à un peuplus de deux mille hommes.

» Elles sont ainsi distribuées :

» 300 soldats à Saint-Elme ;

» 200 au château de l’Œuf ;

» 1,400 au château Neuf ;

» 100 à Pouzzoles ;

» 30 à Baïa.

» Leurs combats à Salerne ont été suivisde grandes pertes ; pas un de leurs hommes n’est revenu sansblessures. Ils étaient 1,500.

» D’un autre côté, on dit qu’à l’attaqued’une ville nommée Andria, dans les Abruzzes, trois mille Françaisont été tués.

» Les Français et les patriotesnapolitains se querellent. Il règne entre les uns et les autres unegrande défiance. Il arrive souvent que, dans les rondes de nuit,quand l’un crie : « Qui vive ? » et que l’autrerépond : « Vive la République ! » on échangedes coups de feu.

» Votre Seigneurie voit qu’il n’est pointprudent de s’aventurer dans les rues de Naples.

» Je reçois à l’instant la nouvelle qu’unprêtre nommé Albavena prêche la révolte à Ischia. J’envoie soixanteSuisses et trois cents sujets fidèles pour lui donner la chasse.J’espère l’avoir mort ou vif dans la journée. Je prie en grâceVotre Seigneurie de demander au roi un juge honnête par le retourdu Perséus ; autrement, il me sera impossible decontinuer ainsi. Les misérables peuvent être, d’un moment àl’autre, arrachés de mes mains et être mis en morceaux par lepeuple. Pour le calmer, il faudrait, au plus vite, pendre unedouzaine de républicains. »

Troubridge venait à peine d’expédier ces deuxlettres et de perdre de vue le petit aviso grec qui les portait àPalerme, qu’il vit s’avancer vers sa frégate une balancelle venantdans la direction de Salerne.

À tout moment, il lui arrivait de la terre,des communications importantes. Aussi, après s’être assuré quec’était bien au Sea-Horse, qu’il montait, que la barqueavait affaire, il attendit qu’elle accostât le bâtiment ; cequ’elle fit après avoir répondu aux questions habituelles enpareille circonstance.

La balancelle était montée par deux hommes,dont l’un prit sur sa tête une espèce de bourriche qu’il apportasur le pont. Arrivé là, il demanda où était Son Excellence lecommodore Troubridge.

Troubridge s’avança. Il parlait un peuitalien : il put donc interroger lui-même l’homme à labourriche.

Celui-ci ne savait pas même ce qu’ilapportait. Il était chargé de remettre l’objet, quel qu’il fût, aucommodore, et d’en prendre un reçu, comme preuve que lui et soncamarade s’étaient acquittés de leur commission.

Avant de donner le reçu, Troubridge voulutsavoir ce que contenait le panier. En conséquence, il coupa lesficelles qui retenaient la paille, et, au milieu du double cerclede ses officiers et de ses matelots, attirés par la curiosité, ilplongea sa main dans la paille ; mais aussitôt il la retiraavec un mouvement de dégoût.

Toutes les lèvres s’ouvrirent pour demander ceque c’était ; mais la discipline qui règne à bord desbâtiments anglais arrêta la question sur les lèvres.

– Ouvre ce panier, dit Troubridge au matelotqui l’avait apporté, en même temps qu’il s’essuyait les doigts avecun mouchoir de batiste, comme fait Hamlet après avoir tenu dans samain le crâne d’Yorick.

Le matelot obéit, et l’on vit apparaîtred’abord une épaisse chevelure noire.

C’était le contact de cette chevelure quiavait causé au commodore la sensation de dégoût qu’il n’avait puréprimer.

Mais le marinier n’était point aussi dégoûtéque l’aristocrate capitaine. Après la chevelure, il mit à découvertle front, après le front les yeux, après les yeux le reste duvisage.

– Tiens, dit-il en la prenant par les cheveux,et en tirant hors du panier qui la contenait et dans lequel elleavait été emballée avec toute sorte de soins une tête fraîchementcoupée et reposant délicieusement sur une couche de son, – tiens,c’est la tête de don Carlo Granosio di Gaffoni.

Et, en tirant la tête de son enveloppe, il fittomber un billet.

Troubridge le ramassa. Il était justement àson adresse.

Il contenait les lignes suivantes[2] :

Au commandant de la stationanglaise.

« Salerne, 24 avril au matin.

» Monsieur,

» Comme fidèle sujet de Sa Majesté monroi Ferdinand, que Dieu garde ! j’ai la gloire de présenter àVotre Excellence la tête de don Carlo Granosio di Gaffoni, quiétait employé dans l’administration directe de l’infâme commissaireFerdinand Ruggi. Ledit Granosio a été tué par moi dans un lieuappelé les Puggi, dans le district de Ponte-Cognaro, tandis qu’ilprenait la fuite.

» Je prie Votre Excellence d’acceptercette tête et de vouloir bien considérer mon action comme unepreuve de mon attachement à la couronne.

» Je suis, avec le respect qui vous estdû,

» Le fidèle sujet du roi,

» Giuseppe Maniutio Vitella. »

– Une plume et du papier, demanda Troubridgeaprès avoir lu.

On lui apporta ce qu’il demandait.

Il écrivit en italien :

« Je soussigné reconnais avoir reçu deM. Giuseppe Maniutio Vitella, par les mains de son messager,la tête en bon état de don Carlo Granosio di Gaffoni, et m’empressede lui assurer que, par la première occasion, cette tête seraenvoyée au roi, à Palerme, qui appréciera, je n’en doute point, unpareil cadeau.

» Troubridge.

» Le 24 avril 1799, à quatre heures del’après-midi. »

Il enveloppa une guinée dans le reçu et ledonna au marinier, qui se hâta d’aller rejoindre son compagnon,moins pressé probablement de partager la guinée avec lui que de luiraconter l’événement.

Troubridge fit signe à un de ses matelots deprendre la tête par les cheveux, de la réintégrer dans le sac et deremettre la bourriche dans l’état où elle était avant d’êtreouverte.

Puis, lorsque l’opération futterminée :

– Porte cela dans ma cabine, dit-il.

Et, avec ce flegme qui n’appartient qu’auxAnglais et un mouvement d’épaules qui n’appartenait qu’àlui :

– Un gai compagnon, dit-il. Quel malheur qu’ilfaille s’en séparer !

Et, en effet, l’occasion s’étant trouvée, lelendemain, d’envoyer un bâtiment à Palerme, le précieux cadeau dedon Giuseppe Mannutio Vitella fut expédié à Sa Majesté.

CXXIV – ETTORE CARAFFA

On se rappelle que le commodore Troubridge,dans sa lettre à lord Nelson, parlait de deux échecs éprouvés parles patriotes napolitains unis aux Français, l’un devant la villed’Andria, l’autre du côté de Salerne.

Cette nouvelle, dont une moitié était fausseet l’autre vraie, était la conséquence du plan arrêté, on se lerappelle, entre Manthonnet, ministre de la guerre de la République,et Championnet, général en chef des armées françaises.

On se rappelle que, depuis ce temps,Championnet avait été rappelé pour rendre compte de saconduite.

Mais, lorsque Championnet quitta Naples, lesdeux colonnes étaient déjà en route.

Comme chacune d’elles est conduite par un denos principaux personnages, nous allons les suivre, l’une dans samarche triomphale, l’autre dans ses désastres.

La plus forte de ces deux colonnes, composéede six mille Français et de mille Napolitains, avait été dirigéesur les Pouilles. Il s’agissait de reconquérir le grenier deNaples, bloqué par la flotte anglaise et presque entièrement tombéau pouvoir des bourboniens.

Les six mille Français étaient commandés parle général Duhesme, à qui nous avons vu faire des prodiges devaleur dans la campagne contre Naples, et les mille Napolitains parun des premiers personnages de cette histoire que nous avons missous les yeux de nos lecteurs, par Ettore Caraffa, comte deRuvo.

Le hasard fit que la première ville contrelaquelle la colonne franco-napolitaine dut marcher, était Andria,l’antique fief de sa famille, dont, comme l’aîné, il se trouvaitcomte.

Andria était bien fortifiée ; mais Ruvoespéra qu’une ville qui l’avait pour seigneur ne résisterait pointà sa parole. Il employa, en conséquence, tous les moyens, entamatoutes les négociations pour déterminer les habitants à adopter lesprincipes républicains. Tout fut inutile, et il vit bien qu’ilserait forcé d’employer vis-à-vis d’eux les derniers arguments desrois qui veulent rester tyrans, des peuples esclaves qui veulentdevenir libres, la poudre et le fer.

Mais, avant de s’emparer d’Andria, il fallaitoccuper San-Severo.

Les bourboniens réunis à San-Severo avaientpris le titre d’armée coalisée de la Pouille et des Abruzzes. Cetteagglomération d’hommes, qui pouvait monter à 12,000 individus, secomposait du triple élément qui formait toutes les arméessanfédistes de cette époque, c’est-à-dire des restes de l’arméeroyaliste de Mack, des forçats que le roi avait mis en libertéavant de quitter Naples[3], pour mêlerau peuple qu’il abandonnait l’effroyable dissolvant du crime, et dequelques royalistes purs qui affrontaient ce voisinage parenthousiasme de leur opinion.

Cette troupe, qui avait abandonné San-Severo,parce que la ville n’offrait point à ses défenseurs une forteposition, avait occupé une colline dont le choix dénonçait, chezles chefs qui la commandaient, quelques connaissances militaires.C’était un monticule planté de lauriers qui dominait une large etlongue plaine. L’artillerie des sanfédistes commandait tous lesdébouchés par lesquels on pouvait entrer dans la plaine, oùmanœuvrait une belle et nombreuse cavalerie.

Le 25 février, Duhesme avait laissé à Foggia,pour garder ses derrières, Broussier et Hector Caraffa, et avaitmarché sur San-Severo.

En s’approchant des bourboniens, Duhesme secontenta de leur faire dire :

– À Bovino, j’ai fait fusiller les révoltés ettrois soldats coupables de vol ; il en sera de même devous : aimez-vous mieux la paix ?

Les bourboniens répondirent :

– Et nous, nous avons fusillé lesrépublicains, les citoyens et les prêtres patriotes qui demandaientla paix ; rigueur pour rigueur : la guerre !

Le général divisa sa troupe en troisdétachements : l’un marcha sur la ville ; les deux autresenveloppèrent la colline, afin qu’aucun sanfédiste ne pûts’échapper.

Le général Forest, qui commandait un des deuxdétachements, arriva le premier. Il avait cinq cents hommes, à peuprès, sous ses ordres, tant en infanterie qu’en cavalerie.

En voyant ces cinq cents hommes et encalculant qu’ils étaient plus de douze mille, les sanfédistesfirent sonner le tocsin à San-Severo et descendirent à leurrencontre dans la plaine.

Le détachement français, en voyant cetteavalanche d’hommes descendre de la colline, se forma en batailloncarré et s’apprêta à la recevoir sur ses baïonnettes. Maisl’attaque n’avait pas encore commencé, que l’on entendit une vivefusillade qui retentissait dans San-Severo même, et que l’on vit,par une porte, déboucher les fugitifs.

C’était Duhesme en personne qui avait attaquéla ville, qui s’en était emparé et qui apparaissait du côté opposéà Forest.

Cette apparition changeait la face du combat.Les sanfédistes furent obligés de se diviser en deux troupes. Mais,au moment où ils venaient d’achever ce mouvement et où ilscommençaient le combat, la troisième colonne apparaissait d’untroisième côté et achevait d’envelopper les bourboniens.

Ceux-ci, se voyant pris dans un triangle defeu, essayèrent de regagner leur première position, imprudemmentabandonnée ; mais de trois côtes le tambour battit, et lesFrançais s’élancèrent sur les sanfédistes au pas de charge.

Dès que la terrible baïonnette put faire sonœuvre sur cette troupe massée en désordre au haut de la colline, cene fut plus un combat, ce fut une boucherie.

Duhesme avait à venger trois cents patrioteségorgés et l’insolente réponse faite à son parlementaire.

Les trompettes continuèrent de sonner, donnantle signal de l’extermination. Le carnage dura trois heures. Troismille cadavres demeurèrent sur le champ de bataille, et, troisheures après, on en eût compté le double si, tout à coup, pareillesà ces Romaines qui vinrent implorer Coriolan, un groupe de femmestenant leurs enfants par la main ne fût sorti de San-Severo et, enhabits de deuil, ne fût venu implorer la pitié des Français.

Duhesme avait juré de brûler San-Severo ;mais, à, la vue de cette grande douleur des filles, des sœurs, desmères et des épouses, Duhesme fit grâce.

Cette victoire eut un grand résultat etproduisit un grand effet. Tous les habitants du Gargano, du montTaburne et du Corvino envoyèrent des députations et donnèrent desotages en signe de soumission.

Duhesme envoya à Naples les drapeaux pris à lacavalerie. Quant aux étendards, c’était tout simplement des devantsd’autel.

San-Severo pris, il ne restait plus auxbourboniens de position importante qu’Andria et Trani.

Nous avons dit que l’expédition était partiequand Championnet était encore commandant en chef des troupesfrançaises à Naples ; nous avons assisté à son rappel et ditdans quelles conditions il avait été rappelé.

Quelques jours après le combat de San-Severo,Macdonald, ayant été nommé général en chef à la place deChampionnet, appela Duhesme près de lui.

Broussier remplaça Duhesme et eut la directiondes mouvements qui devaient s’opérer sur Andria et Trani. Il réunitaux 17e et 64e demi-brigades les grenadiersde la 76e, la 16e de dragons, six piècesd’artillerie légère, un détachement venu des Abruzzes sous lecommandement du chef de brigade Berger, et la légion napolitained’Hector Caraffa, qui brûlait de combattre à son tour, n’ayantpoint pris part aux derniers événements.

Andria et Trani avaient restauré leursfortifications, et aux vieux ouvrages qui les défendaient enavaient ajouté de nouveaux ; excepté une seule, toutes leursportes étaient murées, et, derrière chacune d’elles, on avaitcreusé un large fossé, entouré d’un large parapet ; les ruesétaient coupées et barricadées, les maisons crénelées, et lesportes de ces maisons blindées.

Le 21 mars, on marcha contre Andria. Lelendemain, au point du jour, la ville était enveloppée, et lesdragons, sous les ordres du chef de brigade Leblanc, furent placésde manière à interrompre les communications entre Andria etTrani.

Une colonne formée de deux bataillons de la17e demi-brigade et de la légion Caraffa fut chargé del’attaque de la porte Camazza, tandis que le général Broussierdevait attaquer celle de Trani, et que l’aide de camp du généralDuhesme, Ordonneau, guéri de la blessure qu’il avait reçue al’attaque de Naples, s’avançait par la porte Barra.

Nous avons dit ce qu’était Hector Caraffa,homme de guerre, général et soldat à la fois, mais plus soldat quegénéral, cœur de lion dont le champ de bataille était la véritablepatrie. Il prit non-seulement le commandement, mais la tête de sacolonne, saisit d’une main son épée nue, de l’autre la bannièrerouge, jaune et bleue, s’avança jusqu’au pied des murailles aumilieu d’une grêle de balles, prit avec une échelle la mesure durempart, la dressa sur le point dont elle atteignait le sommet, et,criant : « Qui m’aime me suive ! » il commença,comme un héros d’Homère ou du Tasse, de monter le premier àl’assaut.

La lutte fut terrible. Hector Caraffa, l’épéeaux dents, portant d’une main sa bannière, se tenant de l’autre aumontant de son échelle, gravissait, échelon par échelon, sans queles projectiles de toute espèce que l’on faisait pleuvoir sur luieussent le pouvoir de l’arrêter.

Enfin, il saisit un créneau que rien neparvint à lui faire lâcher.

Un moulinet de son épée fit un grand cerclevide autour de lui, et, au milieu de ce cercle vide, on vit HectorCaraffa plantant le premier la bannière tricolore sur les mursd’Andria.

Pendant qu’Hector Caraffa, suivi de quelqueshommes à peine, s’emparait de la muraille, et, malgré les effortsd’une troupe dix fois plus considérable que la sienne, s’ymaintenait, un obus effondrait la porte de Trani, et, par cetteouverture, les Français se ruaient dans la ville.

Mais, derrière la porte, ils trouvèrent lefossé, dans lequel ils se précipitèrent, mais qu’ils eurent combléen un instant.

Alors, s’aidant les uns les autres, lesblessés prêtant leurs épaules à ceux qui ne l’étaient pas, aveccette furie française à laquelle rien ne résiste, les soldats deBroussier franchirent le fossé, s’élancèrent dans les rues au pasde course, à travers une grêle de balles, qui partant de toutes lesmaisons, tua en quelques minutes plus de douze officiers et de centsoldats, et pénétrèrent jusqu’à la grande place, où ilss’établirent.

Hector Caraffa et sa colonne vinrent les yjoindre : Hector était ruisselant du sang des autres et dusien.

La colonne d’Ordonneau, qui n’avait pu entrerpar la porte de Barra, laquelle était murée, entendant la fusilladedans l’intérieur de la ville, en conclut que Broussier ou HectorCaraffa avaient trouvé une brèche et en avaient profité. Elle semit donc à faire au pas de course le tour de la ville, trouva laporte de Trani enfoncée et entra par la porte de Trani.

Sur la place, où se trouvaient réunies, aprèsle terrible combat que nous avons essayé de décrire, les troiscolonnes françaises et la colonne napolitaine, s’expliqua cetterage frénétique qui avait animé les habitants d’Andria, et dontnous ne donnerons qu’un seul exemple.

Douze hommes barricadés dans une maisonétaient assiégés par un bataillon entier.

Sommés trois fois de se rendre, ils refusèrenttrois fois.

On fit venir de l’artillerie et l’on fitcrouler la maison sur eux. Tous furent écrasés, mais pas un ne serendit.

Cette explication, la voici :

Un autel surmonté d’un grand crucifix étaitdressé sur la place, et, la veille du combat, le Christ, au pointdu jour, avait été trouvé tenant une lettre à la main. Cettelettre, signée : Jésus, disait que ni les bouletsni les balles des Français n’avaient de pouvoir sur les habitantsd’Andria, et annonçait un renfort considérable.

Et, en effet, pendant la soirée, quatre centshommes du corps qui se réunissait à Bitonto arrivèrent, confirmantla prédiction faite par la lettre de Jésus, et se réunirent auxassiégés ou plutôt à ceux qui devaient l’être le lendemain.

La défense, on l’a vu, fut acharnée. LesFrançais et les Napolitains laissèrent au pied des murailles trenteofficiers et deux cent cinquante sous-officiers et soldats. Deuxmille hommes, du côté des bourboniens, furent passés au fil del’épée.

Hector Caraffa fut le héros de la journée.

Le soir, il y eut conseil de guerre. HectorCaraffa, comme Brutus condamnant ses fils, vota pour la destructioncomplète de la ville et demanda qu’Audria, son fief, fût réduite encendres, auto-da-fé expiatoire et terrible.

Les chefs français combattirent cetteproposition, dont l’âpre patriotisme les effrayait ; mais lavoix de Caraffa l’emporta sur la leur : Andria fut condamnée al’incendie, et, de la même main qu’il avait dressé l’échelle contreles murailles d’Andria, Hector Caraffa porta la torche au pied deses maisons.

Restait Trani, Trani qui, loin de s’effrayerdu sort d’Andria, redoublait d’énergie et de menaces.

Broussier marcha contre elle avec sa petitearmée, diminuée de plus de cinq cents hommes par les deux combatsde San-Severo et d’Andria.

Trani était mieux fortifiée qu’Andria :elle était considérée comme le boulevard de l’insurrection et commela principale place d’armes des révoltés, ceinte d’une muraillebastionnée, protégée par un fort régulier et défendue par plus dehuit mille hommes. Ces huit mille hommes, habitués aux armes,étaient des marins, des corsaires, d’anciens soldats de l’arméenapolitaine.

Dans une autre époque et dans un temps deguerre stratégique, Trani eût peut-être obtenu les honneurs d’unsiège régulier ; mais le temps et les hommes manquaient, et ilfallait substituer les coups de main hasardeux aux combinaisonshabiles. Et cependant Trani ne laissait pas que d’inquiéter le chefde l’expédition, qui opposait à la confiance de Caraffa unegarnison de huit mille hommes commandés par d’excellents officiers,à l’abri derrière de bonnes murailles, sans compter dans le portune flottille composée de barques et de chaloupes canonnières. Maisà toutes les objections de Broussier, Hector Caraffarépondait :

– Du moment qu’il y aura une échelle assezhaute pour atteindre les murailles de Trani, je prendrai Tranicomme j’ai pris Andria.

Broussier se rendit, convaincu par cettehéroïque confiance. Il fit avancer l’armée sur trois colonnes etpar trois chemins différents pour bloquer complétement la ville.Dans la journée du 1er avril, les avant-postes s’enapprochèrent à un tir de pistolet.

La nuit vint, et on l’occupa à établirdifférentes batteries de brèche.

Ettore Caraffa demanda à ne point entrer dansles combinaisons générales et à suivre son inspiration en disposantà sa volonté de ses hommes.

La chose lui fut accordée.

Le 2 avril, au point du jour, les batteriescommencèrent à tirer du côté de Biseglia.

Quant à Hector et à ses hommes, ils avaient,bien avant le point du jour, contourné les murailles et étaientarrivés, sans reconnaître aucun endroit faible, de l’autre côté deTrani, jusque sur la plage de la mer.

Là, le comte de Ruvo s’arrêta, fit cacher seshommes, se dépouilla de ses habits et se jeta à la mer pour allerfaire une reconnaissance.

L’attaque générale était dirigée, comme nousl’avons dit, par Broussier en personne. Il s’avança avec quelquescompagnies de grenadiers, soutenues par la 64edemi-brigade, portant avec elle des fascines pour combler lesfossés et des échelles pour escalader les murs.

Les assiégés avaient deviné le projet dugénéral et s’étaient portés en masse sur la partie de la muraillemenacée par lui, de sorte qu’à peine à portée de fusil, il futassailli par une avalanche de balles qui renversa presque toute lafile de ses grenadiers et tua le capitaine au milieu de sessoldats.

Les grenadiers, étourdis par la violence dufeu et par la chute de leur capitaine, hésitèrent un instant.

Broussier ordonna de continuer de marchercontre les murailles, mit le sabre à la main et donnal’exemple.

Mais, tout à coup, on entendit une vivecanonnade du côté de la mer, et un grand trouble se manifesta chezles défenseurs des murailles.

Un de ceux-ci, coupé en deux par un boulet,tomba des créneaux dans le fossé.

D’où venaient ces boulets qui tuaient lesassiégés sur leurs propres remparts ?

De Caraffa, qui tenait sa parole.

Il était, comme nous l’avons dit, parvenujusque sur la plage, avait dépouillé ses vêtements et s’était jetéà la mer pour faire une reconnaissance.

Il avait, dans cette reconnaissance, découvertun petit fortin caché parmi les écueils, qui, n’étant point menacé,puisqu’il s’élevait du côté de la mer, lui parut mal gardé.

Il revint vers ses compagnons et demanda vingthommes de bonne volonté, tous nageurs.

Il s’en présenta quarante.

Hector leur ordonna de ne conserver que leurscaleçons, de lier leur giberne sur leur tête, de prendre leur sabreentre leurs dents, de tenir leur fusil de la main gauche, de nagerde la droite, et, en restant couverts le plus possible, des’avancer vers le fortin.

Entièrement nu, Hector leur servait de guide,les encourageant, les soutenant sous les épaules quand l’un oul’autre était fatigué.

Ils atteignirent ainsi le pied des murailles,trouvèrent un vieux mur troué, passèrent par le trou, et, sesuspendant aux aspérités de la pierre, atteignirent la crête dubastion, avant d’avoir été éventés par les sentinelles, qui furentpoignardées sans qu’elles eussent eu le temps de jeter un seulcri.

Hector et ses hommes se précipitèrent dansl’intérieur du bastion, tuèrent tout ce qui s’y trouvait,tournèrent immédiatement les canons sur la ville et firentfeu[4].

C’était le boulet sorti d’un de ces canons quiavait coupé en deux et précipité du haut des murailles le soldatbourbonien dont la mort et la chute avaient fait penser à bon droità Broussier qu’il se passait quelque chose d’extraordinaire dans laville.

En voyant venir l’attaque du côté où ilsavaient placé la défense, la mort du point même où ils attendaientleur salut, les bourboniens poussèrent de grand cris ets’élancèrent du côté d’où venaient ces nouveaux assaillants, déjàrenforcés de ceux de leurs compagnons qu’ils avaient laissés sur laplage. De leur côté, les grenadiers, sentant faiblir la défense,reprirent l’offensive, marchèrent contre la muraille, y appuyèrentles échelles et donnèrent l’assaut. Après un combat d’un quartd’heure, les Français, vainqueurs, couronnaient les murailles, etHector Caraffa, nu comme le Romulus de David, guidant sescompagnons demi-nus et tout ruisselants d’eau, s’élançait dans unedes rues de Trani ; car être maître des murailles et desbastions, ce n’était point être maître de la ville.

En effet, les maisons étaient crénelées.

Cette fois encore, le comte de Ruvo indiquapar l’exemple une autre manière d’attaque. On escalada les maisonscomme on avait fait des murailles ; on éventra les terrasses,et, par les toits, on se laissa glisser dans les intérieurs. Oncombattait en l’air d’abord, comme ces fantômes que Virgile vitannonçant la mort de César ; puis, de chambre en chambre,d’escalier en escalier, corps à corps, à la baïonnette, arme laplus familière aux Français, la plus terrible à leurs ennemis.

Après trois heures d’une lutte acharnée, lesarmes tombèrent des mains des assaillants : Trani était prise.Un conseil de guerre se réunit. Broussier inclinait à la clémence.Nu encore, couvert de poussière, tout marbré du sang ennemi et dusien, son sabre faussé et ébréché à la main, Hector Caraffa, commeun autre Brennus, jeta son avis dans la balance, et, cette foisencore, il l’emporta. Son avis était : Mort et incendie. Lesassiégés furent passés au fil de l’épée, la ville fut réduite encendres.

Les troupes françaises laissèrent Tranifumante encore. Le comte de Ruvo, comme un juge armé de lavengeance des dieux, en sortit avec eux, et avec eux sillonna laPouille, laissant sur ses pas la ruine et la dévastation, qu’àl’autre extrémité de l’Italie méridionale répandaient, de leurcôté, les soldats de Ruffo. Quand les insurgés imploraient sa pitiépour les cités rebelles : « Ai-je épargné ma propreville ? » répondait-il. Quand ils lui demandaient la vie,il leur montrait ses blessures, dont toujours quelques-unes étaientassez fraîches pour que le sang en coulât encore, et il répondaiten frappant : « Ai-je épargné ma proprevie ? »

Mais, en même temps qu’arrivait à Naples lanouvelle de la triple victoire de Duhesme, de Broussier et d’HectorCaraffa, on y apprenait la défaite de Schipani.

CXXV – SCHIPANI.

Nous avons dit qu’en même temps qu’HectorCaraffa avait été envoyé contre de Cesare, Schipani avait étéenvoyé contre le cardinal.

Schipani avait été nommé au poste élevé dechef de corps, non point à cause de ses talents militaires, car,quoique entré jeune au service, il n’avait jamais eu l’occasion decombattre, mais à cause de son patriotisme bien connu et de soncourage incontestable. – Nous l’avons vu à l’œuvre, conspirant sousle poignard des sbires de Caroline. – Mais les vertus du citoyen,le courage du patriote ne sont que des qualités secondaires sur lechamp de bataille, et, là, mieux vaut le génie du douteux Dumouriezque l’honnêteté de l’inflexible Roland.

Aussi lui avait-il été expressément recommandépar Manthonnet de ne point livrer bataille, de se contenter degarder les défilés de la Basilicate, comme Léonidas avait gardé lesThermopyles et d’arrêter purement et simplement la marche de Ruffoet de ses sanfédistes.

Schipani, plein d’enthousiasme et d’espérance,traversa Salerne et plusieurs autres villes amies sur lesquellesflottait la bannière de la République.

La vue de cette bannière faisait bondir soncœur de joie ; mais, un jour, il arriva au pied du village deCastelluccio, sur le clocher duquel flottait la bannièreroyale.

Le blanc produisait sur Schipani l’effet queproduit le rouge sur les taureaux.

Au lieu de passer en détournant les yeux, aulieu de continuer son chemin vers la Calabre, au lieu de couper auxsanfédistes les défilés des montagnes qui conduisent de Cosenza àCastrovillari, comme la chose lui était expressément recommandée,il se laissa emporter à la colère et voulut punir Castelluccio deson insolence.

Malheureusement, Castelluccio, misérablevillage contenant quelques milliers d’hommes seulement, étaitdéfendu par deux puissances : l’une visible, l’autreinvisible.

La puissance visible était sa position ;la puissance invisible était le capitaine, ou plutôt l’huissierSciarpa.

Sciarpa, un des hommes dont la renommée s’estélevée à la hauteur de celles des Pronio, des Mammone, desFra-Diavolo, était encore complétement inconnu à cette époque.

Comme nous l’avons dit, il avait occupé un desbas emplois du barreau de Salerne. La révolution venue, larépublique proclamée, il en adopta les principes avec ardeur etdemanda à passer dans la gendarmerie.

D’huissier à gendarme, peut-être pensait-ilqu’il n’y avait que la main à étendre, qu’un pas à faire.

À sa demande, il reçut cette imprudenteréponse :

« Les républicains n’ont pas besoin dessbires dans leurs rangs. »

Peut-être, de leur côté, les républicainspensaient-ils que, d’huissier à sbire, il n’y avait que lamain.

Ne pouvant offrir son sabre à Manthonnet, iloffrit son poignard à Ferdinand.

Ferdinand était moins scrupuleux que laRépublique, il prenait de toute main, tout était bon pour lui, et,moins ses défenseurs avaient à perdre, plus, pensait-il, il avait,lui, à gagner.

La fatalité voulut donc que Sciarpa se trouvâtcommander le petit détachement sanfédiste qui occupaitCastelluccio.

Schipani pouvait sans crainte laisserCastelluccio en arrière : il n’y avait pas de danger que lacontre-révolution qu’il renfermait s’étendit au dehors : tousles villages qui l’environnaient étaient patriotes.

On pouvait réduire Castelluccio par la faim.Il était facile de bloquer ce village, qui n’avait que pour troisou quatre jours de vivres, et qui était en hostilité avec tous lesvillages voisins.

En outre, pendant le blocus, on pouvaittransporter de l’artillerie sur une colline, qui le dominait, et,de là, le réduire par quelques coups de canon.

Malheureusement, ces conseils étaient donnés àun homme incapable de les comprendre par les habitants de Rocca etd’Albanetta. Schipani était une espèce de Henriot calabrais, pleinde confiance en lui-même et qui eût cru descendre du piédestal oùla République l’avait mis en suivant un plan qui ne venait pas delui.

Il pouvait, en outre, accepter l’offre deshabitants de Castelluccio, qui déclaraient être tout prêts à seréunir à la République et à arborer la bannière tricolore, pourvuque Schipani ne leur fît point la honte de passer en vainqueur parleur ville.

Enfin il pouvait traiter avec Sciarpa, hommede bonne composition, qui lui offrait de réunir ses troupes àcelles de la République, pourvu qu’on lui payât sa défectiond’un prix équivalant à ce qu’il pouvait perdre en abandonnant lacause des Bourbons.

Mais Schipani répondit :

– Je viens pour faire la guerre et non pournégocier : je ne suis point un marchand, je suis unsoldat.

Le caractère de Schipani une fois connu dulecteur, on peut comprendre que son plan pour s’emparer deCastelluccio, fut bientôt fait.

Il ordonna d’escalader les sentiers à pic quiconduisaient de la vallée au village.

Les habitants de Castelluccio étaient réunisdans l’église, attendant une réponse aux propositions qu’ilsavaient faites.

On leur rapporta le refus de Schipani.

Les localités sont pour beaucoup dans lesrésolutions que les hommes prennent.

Paysans simples, et croyant, en réalité, quela cause de Ferdinand était celle de Dieu, les habitants deCastelluccio s’étaient réunis dans l’église pour y recevoirl’inspiration du Seigneur.

Le refus de Schipani outrageait leurs deuxcroyances.

Au milieu du tumulte qui suivit le rapport dumessager, Sciarpa escalada la chaire et demanda la parole.

On ignorait ses négociations avec lesrépublicains : aux yeux des habitants de Castelluccio, Sciarpaétait l’homme pur.

Le silence se fit donc comme par enchantement,et la parole lui fut accordée à l’instant même.

Alors, sous la voûte sainte aux arcadessonores, il éleva la voix et dit :

– Frères ! vous n’avez plus maintenantque deux partis à prendre : ou fuir comme des lâches, ou vousdéfendre en héros. Dans le premier cas, je quitterais la ville avecmes hommes et me réfugierais dans la montagne, vous laissant ladéfense de vos femmes et de vos enfants ; dans le second cas,je me mettrai à votre tête, et, avec l’aide de Dieu, qui nousécoute et nous regarde, je vous conduirai à la victoire.Choisissez !

Un seul cri répondit à ce discours, si simpleet, par conséquent, si bien fait pour ceux auxquels ils’adressait :

– La guerre !

Le curé, au pied de l’autel, dans ses habitsd’officiant, bénit les armes et les combattants.

Sciarpa fut, à l’unanimité, nommé commandanten chef, et on lui laissa le soin du plan de bataille. Leshabitants de Castellucio mirent leur ville sous sa garde et leurvie à sa disposition.

Il était temps. Les républicains n’étaientplus qu’à une centaine de pas des premières maisons ; ilsarrivaient à l’entrée du village, haletants, exténués de cettemontée rapide. Mais, là, avant qu’ils eussent eu le temps de seremettre, ils furent accueillis par une grêle de balles lancées detoutes les fenêtres par un ennemi invisible.

Cependant, si l’ardeur de la défense étaitvive, l’acharnement de l’attaque était terrible. Les républicainsne plièrent même pas sous le feu ; ils continuèrent de marcheren avant, guidés par Schipani, tenant la tête de la colonne, sonsabre à la main. Il y eut alors un instant, non pas de lutte, maisd’obstination à mourir. Cependant, après avoir perdu un tiers deses hommes, force fut à Schipani de donner l’ordre de battre enretraite.

Mais à peine lui et ses hommes avaient-ilsfait deux pas en arrière, que chaque maison sembla vomir desadversaires, formidables quand on ne les voyait pas, plusformidables encore quand on les vit. La troupe de Schipani nedescendit point : elle roula jusqu’au fond de la vallée,avalanche humaine poussée par la main de la mort, laissant sur leversant rapide de la montagne une telle quantité de morts et deblessés, qu’en dix endroits différents le sang coulait en ruisseaucomme s’il sortait d’une source.

Heureux ceux qui furent tués roides et quitombèrent sans souffle sur le champ de bataille ! Ils nesubirent pas la mort lente et terrible que la férocité des femmes,toujours plus cruelles que les hommes en pareille circonstance,infligeait aux blessés et aux prisonniers.

Un couteau à la main, les cheveux au vent,l’injure à la bouche, on voyait ces furies, pareilles auxmagiciennes de Lucain, errer sur le champ de bataille et pratiquer,au milieu des rires et des insultes, les mutilations les plusobscènes.

À ce spectacle inouï, Schipani devint insensé,plus de rage que de terreur, et, avec sa colonne diminuée de plusd’un tiers, il revint sur ses pas et ne s’arrêta qu’à Salerne.

Il laissait le chemin libre au cardinalRuffo.

Celui-ci s’approchait lentement, mais sûrementet sans faire un seul pas en arrière. Seulement, le 6 avril, ilavait failli être victime d’un accident.

Sans aucun symptôme qui pût faire prévoir cetaccident, son cheval s’était cabré, avait battu l’air de ses jambesde devant et était retombé mort. Excellent cavalier, le cardinalavait saisi le moment, et, en sautant à terre, avait évité d’êtrepris sous le corps du cheval.

Le cardinal, sans paraître attacher aucuneimportance à cet accident, se fit amener un autre cheval, se mit enselle et continua son chemin.

Le même jour, on arriva à Cariati, où SonÉminence fut reçue par l’évêque.

Ruffo était à table avec tout son état-major,lorsqu’on entendit dans la rue le bruit d’une troupe nombreused’hommes armés arrivant en désordre avec de grands cris de« Vive le roi ! vive la religion ! » Lecardinal se mit au balcon et recula d’étonnement.

Quoique habitué aux choses extraordinaires, ilne s’attendait pas à celle-ci.

Une troupe de mille hommes à peu près, ayantcolonel, capitaines, lieutenants et sous-lieutenants, vêtus dejaune et de rouge, boitant tous d’une jambe, venaient se joindre àl’armée de la sainte foi.

Le cardinal reconnut des forçats. Les habillésde jaune, qui représentaient les voltigeurs, étaient les condamnésà temps ; les rouges, qui représentaient les grenadiers et,par conséquent, avaient le privilège de marcher en tête, étaientles condamnés à perpétuité.

Ne comprenant rien à cette formidable recrue,le cardinal fit appeler leur chef. Leur chef se présenta. C’étaitun homme de quarante à quarante-cinq ans, nommé Panedigrano,condamné aux travaux forcés à perpétuité pour huit ou dix meurtreset autant de vols.

Ces détails lui furent donnés par le forçatlui-même avec une merveilleuse assurance.

Le cardinal lui demanda alors à quelleheureuse circonstance il devait l’honneur de sa compagnie et decelle de ses hommes.

Panedigrano raconta alors au cardinal que,lord Stuart étant venu prendre possession de la ville de Messine,il avait jugé inconvenant que les soldats de la Grande-Bretagnelogeassent sous le même toit que des forçats.

En conséquence, il avait mis ces derniers à laporte, les avait entassés sur un bâtiment, leur avait laissé lafaculté de nommer leurs chefs et les avait débarqués au Pizzo, enleur faisant ordonner par le capitaine de la felouque de continuerleur route jusqu’à ce qu’ils eussent rejoint le cardinal.

Le cardinal rejoint, ils devaient se mettre àsa disposition.

C’est ce que fit Panedigrano avec toute lagrâce dont il était capable.

Le cardinal était encore tout étourdi dusingulier cadeau que lui faisaient ses alliés les Anglais,lorsqu’il vit arriver un courrier porteur d’une lettre du roi.

Ce courrier avait débarqué au golfe deSainte-Euphémie, et il apportait au cardinal la nouvelle quePanedigrano venait de lui transmettre de vive voix. Seulement, leroi, ne voulant pas accuser ses bons alliés les Anglais, rejetaitla faute sur le commandant Danero, déjà bouc émissaire de tantd’autres méfaits.

Quoique la rougeur ne montât pas facilement auvisage de Ferdinand, cette fois il avait honte de l’étrange cadeauque faisait, soit lord Stuart, soit Danero, à son vicaire général,c’est-à-dire à son alter ego, et il lui écrivait cettelettre dont nous avons eu l’original entre les mains.

« Mon éminentissime, combien j’ai étéheureux de votre lettre du 20, qui m’annonce la continuation de nossuccès et le progrès que fait notre sainte cause ! Cependant,cette joie, je vous l’avoue, est troublée par les sottises que faitDanero, ou plutôt que lui font faire ceux qui l’entourent. Parmibeaucoup d’autres, je vous signalerai celle-ci :

» Le général Stuart ayant demandé demettre les forçats hors de la citadelle pour y loger ses troupes,le Danero, au lieu de suivre l’ordre que je lui avais donnéd’envoyer les susdits forçats sur la plage de Gaete, a eul’intelligence de les jeter en Calabre, à seule fin probablement devous troubler dans vos opérations et de gâter par le mal qu’ilsferont le bien que vous faites. Quelle idée vont se faire de moimes braves et fidèles Calabrais quand ils verront qu’en échange dessacrifices qu’ils s’imposent pour la cause royale, leur roi leurenvoie cette poignée de scélérats pour dévaster leurs propriétés etinquiéter leurs familles ? Je vous jure, mon éminentissime,que, de ce coup, le misérable Danero a failli perdre sa place, etque je n’attends que le retour de lord Stuart à Palerme pourfrapper un coup de vigueur, après m’être concerté avec lui.

» Par des lettres venues sur un vaisseauanglais, de Livourne, nous avons appris que l’empereur avait enfinrompu avec les Français. Il faut nous en féliciter, quoique lespremières opérations n’aient pas été des plus heureuses.

» Par bonheur, il y a toute chance que leroi de Prusse s’unisse à la coalition en faveur de la bonnecause.

» Que le Seigneur vous bénisse, vous etvos opérations, comme le prie indignement

» Votre affectionné,

» Ferdinand B. »

Mais, dans le post-scriptum, le roi revientsur la mauvaise opinion qu’il a exprimée à l’endroit des forçats enfaisant un retour sur les mérites de leur chef.

« P.-S. Il ne faudrait cependantpoint trop mépriser les services que peut rendre le nomméPanedigrano, chef de la troupe qui va vous rejoindre. Daneroprétend que c’est un ancien militaire et qu’il a servi avec zèle etintelligence au camp de San-Germano. Son véritable nom est NicoloGualtieri. »

Les craintes du roi relativement auxhonorables auxiliaires qu’avait reçus le cardinal n’étaient quetrop fondées. Comme la plupart d’entre eux étaient Calabrais, lapremière chose qu’ils firent fut d’acquitter certaines dettes devengeance privée. Mais, au deuxième assassinat qui lui fut dénoncé,le cardinal fit faire halte à l’armée, enveloppa ces mille forçatsavec un corps de cavalerie et de campieri baroniaux, fit tirer desrangs les deux meurtriers et les fit fusiller à la vue de tous.

Cet exemple produisit le meilleur résultat,et, le lendemain, Panedigrano vint dire au cardinal que, si l’onvoulait donner une solde raisonnable à ses hommes, il répondaitd’eux corps pour corps.

Le cardinal trouva la demande trop juste. Illeur fit faire sur le pied de vingt-cinq grains par jour,c’est-à-dire d’un franc, un rappel à partir du jour où ilss’étaient organisés et avaient nommé leurs chefs, avec promesse quecette solde de vingt-cinq grains leur serait continuée tant quedurerait la campagne.

Seulement, comme les casaques et les bonnetsjaunes et rouges donnaient un cachet par trop caractéristique à cecorps privilégié, on leva une contribution sur les patriotes deCariati pour leur donner un uniforme moins voyant.

Mais, lorsque ceux qui n’étaient pointprévenus où ce corps avait pris son origine le voyaient marcher àl’avant-garde, c’est-à-dire au poste le plus dangereux, ilss’étonnaient que tous boitassent, soit de la jambe droite, soit dela jambe gauche.

Chacun boitait de la jambe dont il avait tiréla chaîne.

Ce fut avec cette avant-garde exceptionnelleque le cardinal continua sa marche sur Naples, dont les chemins luiétaient livrés par la défaite de Schipani à Castelluccio.

Ce sera, au reste, à notre avis, une grandeleçon pour les peuples et pour les rois que de comparer à cettemarche du cardinal Ruffo celle qui fut exécutée, soixante ans plustard, par Garibaldi, et d’opposer, au prélat représentant le droitdivin, l’homme de l’humanité représentant le droit populaire.

L’un, celui qui est revêtu de la pourpreromaine, qui marche au nom de Dieu et du roi, passe à travers lepillage, les homicides, l’incendie, laissant derrière lui leslarmes, la désolation et la mort.

L’autre, vêtu de la simple blouse du peuple,de la simple casaque du marin, marche sur une jonchée de fleurs ets’avance au milieu de la joie et des bénédictions, laissant sur sespas les peuples libres et radieux.

Le premier a pour alliés les Panedigrano, lesScarpa, les Fra-Diavolo, les Mammone, les Pronio, c’est-à-dire desforçats et des voleurs de grand chemin.

L’autre a pour lieutenants les Tuckery, les deFlotte, les Turr, les Bixio, les Teleki, les Sirtori, les Cosenza,c’est-à-dire des héros.

CXXVI – LE CADEAU DE LA REINE

C’est une chose bizarre et qui présente unsingulier problème à résoudre au philosophe et à l’historien que lesoin que prend la Providence de faire réussir certaines entreprisesqui marchent évidemment à l’encontre de la volonté de Dieu.

En effet, Dieu, en douant l’hommed’intelligence et en lui laissant le libre arbitre, l’a chargéincontestablement de cette grande et sainte mission de s’amélioreret de s’éclairer sans cesse, et cela, afin qu’il arrivât au seulrésultat qui donne aux nations la conscience de leur grandeur,c’est-à-dire à la liberté et à la lumière.

Mais cette liberté et cette lumière, lesnations doivent les acheter par des retours d’esclavage et despériodes d’obscurité qui donnent des défaillances aux esprits lesplus forts, aux âmes les plus vaillantes, aux cœurs les plusconvaincus.

Brutus meurt en disant : « Vertu, tun’es qu’un mot ! » Grégoire VII fait écrire sur sontombeau : « J’ai aimé la justice et haï l’iniquité ;voilà pourquoi je meurs dans l’exil. » Kosciusko, en tombant,murmure : Finis Poloniæ !

Ainsi, à moins de penser qu’en plaçant lesBourbons sur le trône de Naples, la Providence n’ait voulu donnerassez de preuves de leur mauvaise foi, de leur tyrannie et de leurincapacité, pour rendre impossible une troisième restauration, onse demande dans quel but elle couvre de la même égide le cardinalRuffo en 1799 et Garibaldi en 1860, et comment les mêmes miracless’opèrent pour sauvegarder deux existences dont l’une devraitlogiquement exclure l’autre, puisqu’elles sont destinées àaccomplir deux opérations sociales diamétralement opposées, et dontl’une, si elle est bonne, rend naturellement l’autre mauvaise.

Eh bien, rien de plus patent quel’intervention de ce pouvoir supérieur que l’on appelle laProvidence dans les événements que nous racontons. Pendant troismois, Ruffo devient l’élu du Seigneur ; pendant trois mois,Dieu le conduit par la main.

Mystère !

Nous avons vu, le 6 avril, le cardinaléchapper au danger d’avoir les reins brisés par son cheval, frappélui-même d’un coup de sang.

Dix jours après, c’est-à-dire le 16 avril, iléchappa non moins miraculeusement à un autre danger.

Depuis la mort du premier cheval avec lequelil avait commencé la campagne, le cardinal montait un cheval arabe,blanc et sans aucune tache.

Le 16, au matin, au moment où son Éminenceallait mettre le pied à l’étrier, on s’aperçut que le chevalboitait légèrement. Le palefrenier lui fit plier la jambe et luitira un caillou de la corne du pied.

Pour ne point fatiguer son arabe, ce jour-là,le cardinal décida qu’on le conduirait en main et se fit amener uncheval alezan.

On se mit en marche.

Vers onze heures du matin, en traversant lebois de Ritorto-Grande, près de Tarsia, un prêtre qui était montésur un cheval blanc et qui marchait à l’avant-garde, servit depoint de mire à une fusillade qui tua roide le cheval sans toucherle cavalier.

À peine le bruit eut-il éclaté que l’on avaittiré sur le cardinal, – et, en effet, le prêtre avait été pris pourlui, – qu’il se répandit dans l’armée sanfédiste et y souleva unetelle fureur, qu’une vingtaine de cavaliers s’élancèrent dans lebois et se mirent à la poursuite des assassins. Douze furent pris,dont quatre étaient sérieusement blessés.

Deux furent fusillés ; les autres,condamnés à une prison perpétuelle dans la forteresse deMaritima.

L’armée sanfédiste s’arrêta deux jours aprèsavoir traversé la plaine où s’élevait l’antique Sybaris,aujourd’hui maremmes infectés : la halte eut lieu dans labuffalerie du duc de Cassano.

Arrivé là, le cardinal la passa en revue. Ellese composait de dix bataillons complets de cinquante hommes chacun,tirés tous de l’armée de Ferdinand. Ils étaient armés de fusils, demunition et de sabres seulement, un tiers des fusils, à peu près,manquait de baïonnette.

La cavalerie consistait en douze centschevaux. Cinq cents hommes appartenant à la même arme suivaient àpied, manquant de monture.

En outre, le cardinal avait organisé deuxescadrons de campagne, composés de bargelli, c’est-à-direde gens de la prévôté et de campieri. Ce corps était le mieuxéquipé, le mieux armé, le mieux vêtu.

L’artillerie consistait en onze canons de toutcalibre et en deux obusiers. Les troupes irrégulières, c’est-à-direcelles que l’on appelait les masses, montaient à dix mille hommeset formaient cent compagnies de chacune cent hommes. Elles étaientarmées à la calabraise, c’est-à-dire de fusils, de baïonnettes, depistolets, de poignards, et chaque homme portait une de ces énormescartouchières nommées patroncina, pleine de cartouches etde balles. Ces cartouchières, qui avaient plus de deux palmes dehauteur, couvraient tout le ventre et formaient une espèce decuirasse.

Enfin, restait un dernier corps, honoré du nomde troupes régulières, parce qu’il se composait, en effet,des restes de l’ancienne armée. Mais ce corps n’avait pu s’équiperfaute d’argent et ne servait qu’à faire nombre. En somme, lecardinal s’avançait à la tête de vingt-cinq mille hommes, dontvingt mille parfaitement organisés.

Seulement, comme on ne pouvait pas exiger depareils hommes une marche bien régulière, l’armée paraissait troisfois plus nombreuse qu’elle n’était, et semblait, par l’immenseespace qu’elle occupait, une avant-garde de Xerxès.

Aux deux côtés de cette armée, et formant desespèces de barrières dans lesquelles elle était contenue, roulaientdeux cents voitures chargées de tonneaux pleins des meilleurs vinsde la Calabre, dont les propriétaires et les fermierss’empressaient de faire don au cardinal. Autour de ces voitures setenaient les employés chargés de tirer le vin et de le distribuer.Toutes les deux heures, un roulement de tambours annonçait unehalte : les soldats se reposaient un quart d’heure et buvaientchacun un verre de vin. À neuf heures, à midi et à cinq heures, lesrepas avaient lieu.

On bivaquait ordinairement auprès dequelques-unes de ces belles fontaines si communes dans les Calabreset dont l’une, celle de Blandusie, a été immortalisée parHorace.

L’armée sanfédiste, qui voyageait, comme on levoit, avec toutes les commodités de la vie, voyageait, en outre,avec quelques-uns de ses divertissements.

Elle avait, par exemple, une musique, sinonbonne et savante, du moins bruyante et nombreuse. Elle se composaitde cornemuses, de flûtes, de violons, de harpes, et de tous cesmusiciens ambulants et sauvages qui, sous le nom decompagnari, ont l’habitude de venir à Naples pour laneuvaine de l’Immocolata et de la Natale. Cesmusiciens, qui eussent pu former une armée à part, se comptaientpar centaines, de telle façon que la marche du cardinal semblaitnon-seulement un triomphe, mais encore une fête. On dansait, onincendiait, on pillait. C’était une armée véritablement bienheureuse que celle de Son Éminence le cardinal Ruffo !

Ce fut ainsi qu’elle parvint, sans autreobstacle que la résistance de Cotrone, jusqu’à Matera, chef-lieu dela Basilicate, dans la journée du 8 mai.

L’armée sanfédiste venait à peine de déposerses armes en faisceaux sur la grande place de Matera, que l’onentendit sonner une trompette, et que l’on vit s’avancer, par unedes rues aboutissant à la place, un petit corps d’une centaine decavaliers conduits par un chef portant l’uniforme de colonel etsuivi d’une coulevrine du calibre trente-trois, d’une pièce decanon de campagne, d’un mortier à bombe et de deux caissons remplisde gargousses.

Cette artillerie avait cela de particulierqu’elle était servie par des frères capucins, et que celui qui lacommandait marchait en tête, monté sur un âne qui paraissait aussifier de ce poids que le fameux âne chargé de reliques, dela Fontaine.

Ce chef, c’était de Cesare, qui, obéissant auxordres du cardinal, faisait sa jonction avec lui. Ces centcavaliers, c’était tout ce qui lui était resté de son armée aprèsla défaite de Casa-Massima. Ces douze artilleurs enfroqués et leurchef, monté sur cet âne si fier de le porter, c’étaient fraPacifico et son âne Giacobino, qu’il avait retrouvé au Pizzo,non-seulement sain et sauf, mais gros et gras, et qu’il avaitrepris en passant.

Quant aux douze artilleurs enfroqués,c’étaient les moines que nous avons vus manœuvrant courageusementet habilement leurs pièces aux sièges de Martina etd’Acquaviva.

Quant au faux duc de Saxe et au vraiBoccheciampe, il avait eu le malheur d’être pris par les Françaisdans un débarquement que ceux-ci avaient fait à Barlette, et nousverrons plus tard qu’ayant été blessé dans ce débarquement, ilmourut de sa blessure.

Le cardinal fit quelques pas au-devant de latroupe qui s’avançait, et, ayant reconnu que ce devait être cellede Cesare, il attendit. Celui-ci, de son côté, ayant reconnu quec’était le cardinal, mit son cheval au galop, et, passant à deuxpas de Son Éminence, sauta à terre et le salua en lui demandant samain à baiser. Le cardinal, qui n’avait aucune raison de conserverau jeune aventurier son faux nom, le salua du vrai, et, comme il lelui avait promis, lui donna le grade de brigadier, correspondant àcelui de notre général de brigade, en le chargeant d’organiser lacinquième et la sixième division.

De Cesare arrivait, comme le lui avaitcommandé le cardinal, pour prendre part au siège d’Altamura.

Juste en face de Matera, en marchant vers lenord, s’élève la ville d’Altamura. Son nom, comme il est facile dele voir, lui vient de ses hautes murailles. La population, quimontait à vingt-quatre mille hommes en temps ordinaire, s’étaitaccrue d’une multitude de patriotes qui avaient fui la Basilicateet la Pouille, et s’étaient réfugiés à Altamura, regardé comme leplus puissant boulevard de la république napolitaine.

Et, en effet, la considérant comme telle, legouvernement y avait envoyé deux escadrons de cavalerie commandéspar le général Mastrangelo del Montalbano, auquel il avait adjoint,comme commissaire de la République, un prêtre nommé Nicolo Palombad’Avigliano, un des premiers qui eut, avec son frère, embrassé leparti français. La difficulté d’entasser dans notre récit lesdétails pittoresques que présente l’histoire, nous a empêché demontrer Nicolo Palomba faisant le coup de fusil, sa soutaneretroussée, à Pigna-Secca, contre les lazzaroni, et entrant dans larue de Tolède en tête de nos soldats la carabine à la main. Mais,après avoir donné au combat l’exemple du courage et du patriotisme,il avait donné à la Chambre celui de la discussion en accusant demalversation un de ses collègues nommé Massimo Rotondo. On avaitregardé l’exemple comme dangereux, et, pour satisfaire cetteambition inquiète, on l’avait envoyé à Altamura comme commissairede la République. Là, il avait pu donner l’essor à ce caractèreinquisitorial qui semble être l’apanage du prêtre, et, au lieu deprêcher la concorde et la fraternité parmi les citoyens, il avaitfait arrêter une quarantaine de royalistes, qu’il avait enfermésdans le couvent de Saint-François, et dont il pressait le procès aumoment même où le cardinal, réuni à de Cesare, s’apprêtait àassiéger la ville.

Il avait sous ses ordres, – car il réunissaiten lui le triple caractère de prêtre, de commissaire républicain etde capitaine – il avait sous ses ordres sept cents hommesd’Avigliano, et, avec le concours de son collègue, il avaitrenforcé Altamura d’un certain nombre de pièces d’artillerie etsurtout de nombre d’espingoles qui furent placées sur les murailleset sur le clocher de l’église.

Le 6 mai, les Altamurais firent unereconnaissance extérieure, et, dans cette reconnaissance,surprirent les deux ingénieurs Vinci et Olivieri, qui étudiaientles abords de la ville.

C’était une grande perte pour l’arméesanfédiste.

Aussi, dans la matinée du 7, le cardinalexpédia-t-il à Altamura un officier appelé Rafaello Vecchione, avecle titre de plénipotentiaire, afin de proposer à Mastrangelo et àPalomba de bonnes conditions pour la reddition de la place. Ilréclamait, en outre, les deux ingénieurs qui avaient été pris laveille.

Mastrangelo et Palomba ne firent aucuneréponse, ou plutôt ils en firent une des plus significatives :ils retinrent le parlementaire.

Dans la soirée du 8 mai, le cardinal ordonnaque de Cesare partit avec tout ce qu’il y avait de troupes deligne, et une portion des troupes irrégulières pour mettre leblocus devant Altamura, lui recommandant expressément de ne rienentreprendre avant son arrivée.

Tout le reste des troupes irrégulières et unemultitude de volontaires accourus des pays voisins, voyant partirde Cesare à la tête de sa division, craignirent que l’on nesaccageât sans eux Altamura. Or, ils avaient conservé un trop bonsouvenir du pillage de Cotrone pour permettre une telle injustice.Ils levèrent donc le camp d’eux-mêmes et marchèrent à la suite dede Cesare, de sorte que le cardinal resta avec une seule garde dedeux cents hommes et un piquet de cavalerie.

Il habitait à Matera le palais du duc deCandida.

Mais, à moitié chemin d’Altamura, de Cesarereçut l’ordre du cardinal de se porter immédiatement, avec toute lacavalerie, sur le territoire de la Terza, pour y arrêter certainspatriotes qui avaient révolutionné toute la population, de manièreque les bourboniens avaient été obligés de quitter la ville et dechercher un refuge dans les villages et dans les campagnes.

De Cesare obéit aussitôt et laissa lecommandement de ses hommes à son lieutenant Vicenzo Durante, quipoursuivit son chemin ; puis, à l’heure et au lieu convenus,c’est-à-dire à deux heures et à la taverne de Canita, fit fairehalte aux troupes.

Là, on lui conduisit un homme de la campagnequ’il prit d’abord pour un espion des républicains, mais quin’était en somme qu’un pauvre diable ayant quitté sa masserie, etqui, le matin même, avait été fait prisonnier par un parti derépublicains.

Il raconta alors au lieutenant Vicenzo Durantequ’il avait vu deux cents patriotes, les uns à pied, les autres àcheval, qui prenaient le chemin de Matera, mais que ces deux centshommes s’étaient arrêtés aux environs d’une petite colline voisinede la grande route.

Le lieutenant Durante pensa alors, avecraison, que cette embuscade avait pour objet de surprendre seshommes dans le désordre de la marche et de lui enlever sonartillerie, et particulièrement son mortier, qui faisait la terreurdes villes menacées de siège.

En l’absence de son chef, Durante hésitait àprendre une décision, quand un homme à cheval, envoyé par lecapitaine commandant l’avant-garde, vint lui annoncer que cetteavant-garde était aux mains avec les patriotes et lui faisaitdemander secours.

Alors, le lieutenant Durante ordonna à seshommes de presser le pas, et il se trouva bientôt en présence desrépublicains, qui, évitant les chemins où pouvait les attaquer lacavalerie, suivaient les sentiers les plus âpres de la montagne,pour tomber à un moment donné sur le derrière des sanfédistes.

Ceux-ci prirent à l’instant même position ausommet d’une colline, et fra Pacifico mit son artillerie enbatterie.

En même temps, le capitaine commandant lacavalerie calabraise, jeta en tirailleurs contre les patriotes unecentaine de montagnards, lesquels devaient attaquer de front lesAltamurais, tandis qu’avec sa cavalerie il leur couperait laretraite de la ville.

La petite troupe, qui avait des chances desuccès tant que son projet était ignoré, n’en avait plus du momentqu’il était découvert. Elle se mit donc en retraite et rentra dansla ville.

L’armée sanfédiste se trouva dès lorsmaîtresse de continuer son chemin.

Vers les neuf heures du soir, de Cesare étaitde retour avec sa cavalerie.

En même temps, de son côté, le cardinalrejoignait l’armée.

Une conférence fut tenue entre Son Éminence etles principaux chefs, à la suite de laquelle il fut convenu quel’on attaquerait sans retard Altamura.

On prit, en conséquence, et séance tenante,toutes les dispositions pour remettre en marche et l’on arrêta quede Cesare partirait avant le jour.

Le mouvement fut exécuté, et, à neuf heures dumatin, de Cesare se trouvait à portée du canon d’Altamura.

Une heure après, le cardinal arrivait avec lereste de l’armée.

Les Altamurais avaient formé un camp hors deleur ville, sur le sommet des montagnes qui l’entourent.

Le cardinal, pour reconnaître le point parlequel il devait attaquer, résolut de faire le tour des remparts.Il était monté sur un cheval blanc, et, d’ailleurs, son costume deporporato le désignait aux coups.

Il fut donc reconnu des républicains et devintdès lors le point de mire pour tous ceux qui possédaient un fusil àlongue portée, de façon que les balles commencèrent à pleuvoirautour de lui.

Ce que voyant, le cardinal s’arrêta, mit salunette à son œil et demeura immobile et impassible au milieu dufeu.

Tous ceux qui l’entouraient lui crièrent de seretirer ; mais lui leur répondit :

– Retirez-vous vous-mêmes. Je serais audésespoir que quelqu’un fût blessé à cause de moi.

– Mais vous, monseigneur ! maisvous ! lui cria-t-on de toutes parts.

– Oh ! moi, c’est autre chose, réponditle cardinal ; moi, j’ai fait un pacte avec les balles.

Et, en effet, le bruit courait dans l’arméeque le cardinal était porteur d’un talisman et que les balles nepouvaient rien contre lui. Or, il était important pour la puissanceet la popularité de Ruffo qu’un pareil bruit s’accréditât.

Le résultat de la reconnaissance du cardinalfut que tous les chemins et même tous les sentiers qui conduisaientà Altamura étaient commandés par l’artillerie, et que ces sentierset ces chemins étaient, en outre, défendus par des barricades.

On décida, en conséquence, de s’emparer del’une des hauteurs dominant Altamura et qui étaient gardées par lespatriotes.

Après un combat acharné, la cavalerie deLecce, c’est-à-dire les cent hommes que de Cesare avait amenés aveclui, s’empara d’une de ces hauteurs sur laquelle fra Pacificoétablit à l’instant même sa coulevrine, pointée sur les murailles,et son mortier, pointé sur les édifices intérieurs. Deux autrespièces furent dirigées sur d’autres points ; mais leur petitcalibre les rendait plus bruyantes que dangereuses.

Le feu commença ; mais, bien attaquée, laville était bien défendue. Les Altamurais avaient juré des’ensevelir sous leurs remparts et paraissaient disposés à tenirleur parole. Les maisons croulaient, ruinées et incendiées par lesobus ; mais, comme si les pères et les maris avaient oubliéles dangers de leurs enfants et de leurs femmes, comme s’ilsn’entendaient point les cris des mourants qui les appelaient à leursecours, ils restaient fermes à leur poste, repoussant toutes lesattaques et mettant en fuite dans une sortie les meilleures troupesde l’armée sanfédiste, c’est-à-dire les Calabrais.

De Cesare accourut avec sa cavalerie etsoutint leur retraite.

Il fallut la nuit pour interrompre lecombat.

Cette nuit se passa presque entière, chez lesAltamurais, à discuter leurs moyens de défense.

Inexpérimentés dans cette question de siège,ils n’avaient réuni qu’un certain nombre de projectiles. Il y avaitencore des boulets et de la mitraille pour un jour ; mais lesballes manquaient.

Les habitants furent invités à apporter sur laplace publique tout ce qu’ils avaient chez eux de plomb et dematières fusibles.

Les uns apportèrent le plomb de leurs vitraux,les autres ceux de leurs gouttières. On apporta l’étain, on apportal’argenterie. Un curé apporta les tuyaux de l’orgue de sonéglise.

Les forges allumées liquéfiaient le plomb,l’étain et l’argent, que des fondeurs convertissaient enballes.

La nuit se passa à ce travail. Au point dujour, chaque assiégé avait quarante coups à tirer.

Quant aux artilleurs, on calcula qu’ilsavaient des projectiles pour les deux tiers de la journée, à peuprès.

À six heures du matin, la canonnade et lafusillade commencèrent.

À midi, on vint annoncer au cardinal que l’onavait extrait, des plaies de plusieurs blessés, des ballesd’argent.

À trois heures de l’après-midi, on s’aperçutque les Altamurais tiraient à mitraille avec de la monnaie decuivre, puis avec de la monnaie d’argent, puis avec de la monnaied’or.

Les projectiles manquaient, et chacunapportait tout ce qu’il possédait d’or et d’argent, aimant mieux seruiner volontairement que de se laisser piller par lessanfédistes.

Mais, tout en admirant ce dévouement que leshistoriens constatent, le cardinal calculait que les assiégés,épuisant ainsi leurs dernières ressources, ne pouvaient tenirlongtemps.

Vers quatre heures, on entendit une grandeexplosion, comme serait celle d’une centaine de coups de fusil quipartiraient à la fois.

Puis le feu cessa.

Le cardinal crut à quelque ruse, et, jugeant,d’après ce qu’il voyait, que, si l’on ne donnait pas auxrépublicains quelques facilités de fuite, ils s’enseveliraient,comme ils l’avaient juré, sous les murs de leur ville, feignant deréunir ses troupes sur un seul point, afin de rendre sur ce pointl’attaque plus terrible, il laissa libre celle des portes de laville qu’on appelle la porte de Naples.

Et, en effet, Nicolo Palomba et Mastrangelo,profitant de ce moyen de retraite, sortirent des premiers.

De temps en temps, fra Pacifico jetait unebombe dans l’intérieur de la ville, afin que les habitantsdemeurassent bien sous le coup du danger qui les attendait lelendemain.

Mais la ville, en proie à un triste etmystérieux silence, ne répondait point à ces provocations. Tout yétait muet et immobile comme dans une ville des morts.

Vers minuit, une patrouille de chasseurs sehasarda à s’approcher de la porte de Matera, et, la voyant sansdéfense, eut l’idée de l’incendier.

En conséquence, chacun se mit en quête dematières combustibles. On réunit un bûcher près de la porte, déjàpercée à jour par les boulets de canon, et on la réduisit encendre, sans qu’il y eût aucun empêchement de la part de laplace.

On porta cette nouvelle au cardinal, qui,craignant quelque embuscade, ordonna de ne point entrer dansAltamura ; seulement, pour ne pas ruiner entièrement la ville,il fit cesser le feu du mortier.

Le vendredi 10 mai, un peu avant le jour, lecardinal ordonna à l’armée de se mettre en mouvement, et, l’ayantdisposée en bataille, il la fit avancer vers la porte brûlée. Mais,par l’ouverture de cette porte, on ne vit personne. Les ruesétaient solitaires et silencieuses comme celles de Pompéi. Il fitalors lancer dans la ville deux bombes et quelques grenades,s’attendant qu’à leur explosion quelque mouvements’apercevrait ; tout resta muet et sans mouvement ;enfin, sur cette inerte et funèbre solitude le soleil se leva sansrien éveiller dans l’immense tombeau. Le cardinal ordonna alors àtrois régiments de chasseurs d’entrer par la porte brûlée et detraverser la ville d’un bout à l’autre pour voir ce quiarriverait.

La surprise du cardinal fut grande lorsqu’onlui rapporta qu’il n’était resté dans la ville que les êtres tropfaibles pour fuir : les malades, les vieillards, les enfants,et un couvent de jeunes filles.

Mais, tout à coup, on vit revenir un hommedont le visage portait les signes de la plus vive épouvante.

C’était le capitaine de la première compagnieenvoyée à la découverte par le cardinal, et auquel il avait étéordonné de faire toutes les recherches possibles, afin de retrouverles ingénieurs Vinci et Olivieri, ainsi que le parlementaireVecchione.

Voici les nouvelles qu’il apportait. Enentrant dans l’église de San-Francisco, on avait trouvé des tracesde sang frais : on avait suivi ces traces, elles avaientconduit à un caveau plein de royalistes, morts ou mourants de leursblessures. C’étaient les quarante suspects qu’avait fait arrêterNicolo Palomba et qui, enchaînés deux à deux, avaient été fusillésen masse dans le réfectoire de Saint-François, le soir précédent,au moment où l’on avait entendu cette fusillade suivie d’un profondsilence.

Après quoi, on les avait, morts ou respirantencore, jetés pêle-mêle dans ce caveau.

C’était ce spectacle qui avait bouleversél’officier envoyé dans la ville par le cardinal.

En apprenant que quelques-uns de cesmalheureux respiraient encore, le cardinal se rendit à l’instantmême à l’église Saint-François et ordonna que, morts ou vivants,tous fussent tirés hors du caveau où ils avaient été jetés. Troisseulement, qui n’étaient point mortellement atteints, furentsoignés et guéris parfaitement. Cinq ou six autres qui respiraientencore moururent dans le courant de la journée sans avoir mêmerepris connaissance.

Les trois qui survécurent étaient : lepère Maestro Lomastro, ex-provincial des dominicains, lequel,vingt-cinq ans après, mourut de vieillesse ; Emmanuel deMazzio di Matera ; et le parlementaire don Raffaelo Vecchione,qui ne mourut, lui, qu’en 1820 ou 1821, employé à la secrétaireriede la guerre.

Les deux ingénieurs Vinci et Olivieri étaientau nombre des morts.

Les écrivains royalistes avouent eux-mêmes quele sac d’Almatura fut une épouvantable chose.

« Qui pourra jamais – dit ce même VicenzoDurante, lieutenant de de Cesare, et qui a écrit l’histoire decette incroyable campagne de 99 – qui pourra jamais se rappelersans sentir les pleurs jaillir de ses yeux le deuil et ladésolation de cette pauvre ville ! Qui pourra décrire cetinterminable pillage de trois jours qui cependant fut insuffisant àsatisfaire la cupidité du soldat !

» La Calabre, la Basilicate et la Pouillefurent enrichies des trophées d’Altamura. Tout fut enlevé auxhabitants, auxquels on ne laissa que le douloureux souvenir de leurrébellion. »

Pendant trois jours, Altamura épuisa toutesles horreurs que la guerre civile la plus implacable réserve auxvilles prises d’assaut. Les vieillards et les enfants restés chezeux furent égorgés, le couvent de jeunes filles fut profané. Lesécrivains libéraux, et entre autres Coletta, cherchent inutilementdans les temps modernes un désastre pareil à celui d’Altamura, etils sont obligés, pour obtenir un point de comparaison, de remonterà ceux de Sagonte et de Carthage.

Il fallut qu’une action horrible s’accomplîtsous les yeux du cardinal pour que celui-ci osât donner l’ordre decesser le carnage.

On trouva un patriote caché dans unemaison ; on l’amena devant le cardinal, qui, sur la placepublique, au milieu des morts, les pieds dans le sang, entouré demaisons incendiées et croulantes, disait un Te Deumd’actions de grâces sur un autel improvisé.

Ce patriote se nommait le comte Filo.

Au moment où il s’inclinait pour demander lavie, un homme qui se disait parent de l’ingénieur Olivieri,retrouvé, comme nous l’avons dit, parmi les morts, s’approcha delui, et, à bout portant, lui tira un coup de fusil. Le comte Filotomba mort aux pieds du cardinal, et son sang rejaillit sur sa robede pourpre.

Ce meurtre, accompli sous les yeux ducardinal, lui fut un prétexte pour ordonner la fin de toutes ceshorreurs. Il fit battre la générale : tous les officiers ettous les prêtres eurent ordre de parcourir la ville et de fairecesser le pillage et les meurtres qui duraient depuis troisjours.

Au moment où il venait de donner cet ordre, onvit s’avancer au galop de son cheval un homme portant l’uniformed’officier napolitain. Cet homme arrêta sa monture devant lecardinal, mit pied à terre et lui présenta respectueusement unelettre de l’écriture de la reine.

Le cardinal reconnut cette écriture, baisa lalettre, la décacheta et lut ce qui suit :

« Braves et généreux Calabrais !

» Le courage, la valeur et la fidélitéque vous montrez pour la défense de notre sainte religioncatholique et de votre bon roi et père établi par Dieu lui-mêmepour régner sur vous, vous gouverner et vous rendre heureux, ontexcité dans notre âme un sentiment de si vive satisfaction et dereconnaissance si grande, que nous avons voulu broder de nospropres mains la bannière que nous vous envoyons[5].

» Cette bannière sera une preuvelumineuse de notre sincère attachement pour vous et de notregratitude à votre fidélité ; mais, en même temps, elle devradevenir un vif aiguillon pour vous pousser à continuer d’agir avecla même valeur et avec le même zèle, jusqu’à ce qu’ils soientdispersés et vaincus, les ennemis de l’État et de notresacro-sainte religion, jusqu’à ce qu’enfin vous, vos familles, lapatrie, puissent jouir tranquillement des fruits de vos travaux etde votre courage, sous la protection de votre bon roi et pèreFerdinand et de nous tous, qui ne nous lasserons jamais de chercherdes occasions de vous prouver que nous conserverons inaltérabledans notre cœur la mémoire de vos glorieux exploits.

» Continuez donc, braves Calabrais, àcombattre avec votre valeur accoutumée sous cette bannière où, denos propres mains, nous avons brodé la croix, signe glorieux denotre rédemption ; rappelez-vous, preux guerriers, que, sousla protection d’un tel signe, vous ne pouvez manquer d’êtrevictorieux ; ayez-le pour guide, courez intrépidement aucombat, et soyez sûrs que vos ennemis seront vaincus.

» Et nous, pendant ce temps, avec lessentiments de la plus vive reconnaissance, nous prierons leTrès-Haut, dispensateur de tous les biens de ce monde, qu’il seplaise à nous assister dans les entreprises qui regardentprincipalement son honneur, sa gloire, la nôtre et notretranquillité.

» Et, pleine de gratitude pour vous, noussommes constamment

» Votre reconnaissante et bonne mère,

» Maria-Carolina.

» Palerme, 30 avril. »

À la suite de la signature de la reine, et surla même ligne, venaient les signatures suivantes :

« Maria-Clementina.

» Leopold Borbone.

» Maria-Christina.

» Maria-Amalia[6].

» Maria-àntonia. »

Pendant que le cardinal lisait la lettre de lareine, le messager avait déroulé la bannière brodée par la reine etles jeunes princesses, et qui était véritablement magnifique.

Elle était de satin blanc et portait d’un côtéles armes des Bourbons de Naples avec cette légende : Àmes chers Calabrais, et, de l’autre, la croix avec cetteinscription, consacrée depuis le labarum de Constantin :

IN HOC SIGNO VINCES.

Le porteur de la bannière, Scipion Lamarra,était recommandé au cardinal par une lettre de la reine comme unbrave et excellent officier.

Le cardinal fit sonner la trompette, battreles tambours, réunit enfin toute l’armée, et, au milieu descadavres, des maisons éventrées, des ruines fumantes, il lut àhaute voix, aux Calabrais, la lettre qui leur était adressée, etdéploya la bannière royale, qui devait les guider vers d’autrespillages, d’autres meurtres et d’autres incendies, que la reinesemblait autoriser, que Dieu semblait bénir !

Mystère ! avons-nous dit ;mystère ! répétons-nous.

CXXVII – LE COMMENCEMENT DE LA FIN.

Tandis que ces graves événementss’accomplissaient dans la Terre de Bari, Naples était témoind’événements non moins graves.

Comme avait dit Ferdinand dans lepost-scriptum d’une de ses lettres, l’empereur d’Autriche s’étaitenfin décidé à se remuer.

Ce mouvement avait été fatal à l’arméefrançaise.

L’empereur avait attendu les Russes, et ilavait bien fait.

Souvorov, encore tout chaud de ses victoirescontre les Turcs, avait traversé l’Allemagne, et, débouchant parles montagnes du Tyrol, était entré à Vérone, avait pris lecommandement des armées unies sous le nom d’armée austro-russe, ets’était emparé de Brescia.

Nos armées, en outre, avaient été battues àRokack en Allemagne et à Magnano, en Italie.

Macdonald, comme nous l’avons dit, avaitsuccédé à Championnet.

Mais celui qui succède ne remplace pastoujours. Avec de grandes vertus militaires, Macdonald manquait deces formes douces et amicales qui avaient fait la popularité deChampionnet à Naples.

On vint, un jour, lui annoncer qu’il y avaitune révolte parmi les lazzaroni du Marché-Vieux.

Ces hommes, descendants de ceux qui s’étaientrévoltés avec Masaniello, et qui, après s’être révoltés avec lui,après avoir pillé avec lui, après avoir assassiné avec lui,l’avaient fait ou tout au moins laissé assassiner, – qui,Masaniello mort, avaient traîné ses membres dans la fange et jetésa tête dans un égout ; – les descendants de ces mêmes hommesqui, par une de ces réactions inconcevables et cependant fréquenteschez les Méridionaux, avaient ramassé ses membres épars, lesavaient réunis sur une litière dorée et les enterrèrent avec deshonneurs presque divins ; – les lazzaroni, toujours les mêmesen 1799 qu’en 1647, se réunirent, désarmèrent la garde nationale,prirent les fusils et s’avancèrent vers le port pour soulever lesmariniers.

Macdonald, en cette circonstance, suivit lestraditions de Championnet. Il envoya chercher Michele et lui promitle grade et la paye de chef de légion, avec un habit plus brillantencore que celui qu’il portait, s’il calmait la révolte.

Michele monta à cheval, se jeta au milieu deslazzaroni et parvint, grâce à son éloquence ordinaire, à leur fairerendre les armes et à les faire rentrer dans leurs maisons.

Les lazzaroni, abaissés, envoyèrent desdéputés pour demander pardon à Macdonald.

Macdonald tint sa promesse à l’endroit deMichele, le nomma chef de légion et lui donna un habit magnifique,avec lequel il s’alla montrer immédiatement au peuple.

Ce fut ce jour-là même que l’on apprit àNaples la perte de la bataille de Magnano, la retraite qui s’enétait suivie, et la conséquence de cette retraite, c’est-à-dire laperte de la ligne du Mincio.

Macdonald recevait l’ordre de rejoindre enLombardie l’armée française, en pleine retraite devant l’arméeautro-russe. Par malheur, il n’était pas tout à fait libre d’obéir.Nous avons vu qu’avant son départ, Championnet avait expédié uncorps français dans la Pouille et un corps napolitain dans laCalabre.

Nous savons le résultat de ces deuxexpéditions.

Broussier et Ettore Caraffa avaient étévainqueurs ; mais Schipani avait été vaincu.

Macdonald envoya aussitôt, aux corps françaisépars tout autour de Naples, l’ordre de se concentrer surCaserte.

Au fur et à mesure que les républicains seretiraient, les sanfédistes avançaient, et Naples commençait à setrouver resserrée dans un cercle bourbonien. Fra-Diavolo était àItri ; Mammone et ses deux frères étaient à Sora ; Pronioétait dans les Abruzzes ; Sciarpa, dans le Cilento ;enfin Ruffo et de Cesare marchaient de front, occupant toute laCalabre, donnant, par la mer Ionienne, la main aux Russes et auxTurcs, et, par la mer Tyrrhénienne, la main aux Anglais.

Sur ces entrefaites, les députés envoyés àParis pour obtenir la reconnaissance de la républiqueparthénopéenne et faire avec le Directoire une alliancedéfensive et offensive, revinrent à Naples. Mais lasituation de la France n’était point assez brillante pourdéfendre Naples, et celle de Naples assez forte pouroffenser les ennemis de la France.

Le Directoire français faisait donc dire à larépublique napolitaine ce que se disent les uns aux autres, malgréles traités qui les lient, deux États dans les situationsextrêmes : Chacun pour soi. Tout ce qu’il pouvaitfaire, c’était de lui céder le citoyen Abrial, homme expert enpareille matière, pour donner une organisation meilleure à laRépublique.

Au moment où Macdonald s’apprêtait à obéirsecrètement à l’ordre de retraite qu’il avait reçu, et où ilréunissait ses soldats à Caserte, sous le prétexte qu’ilss’amollissaient aux délices de Naples, on apprit que cinq centsbourboniens et un corps anglais beaucoup plus considérabledébarquaient près de Castellamare, sous la protection de la flotteanglaise. Cette troupe s’empara de la ville et du petit fort qui laprotège. Comme on ne s’attendait pas à ce débarquement, unetrentaine de Français seulement occupaient le fort. Ilscapitulèrent, à la condition de se retirer avec les honneurs de laguerre. Quant à la ville, comme elle avait été enlevée parsurprise, elle n’avait pu faire ses conditions et avait été mise àsac.

Lorsqu’ils surent ce qui arrivait àCastellamare, les paysans de Lettere, de Groguana, les montagnardsdes montagnes voisines, espèce de pâtres dans le genre des anciensSamnites, descendirent dans la ville et se mirent à la piller deleur côté.

Tout ce qui était patriote, ou tout ce quiétait dénoncé comme tel, fut mis à sac ; enfin, le sangdonnant la soif du sang, la garnison elle-même fut égorgée aumépris de la capitulation.

Ces événements se passaient la veille du jouroù Macdonald devait quitter Naples avec l’armée française ;mais ils changèrent ses dispositions. Le hardi capitaine ne voulutpoint avoir l’air de quitter Naples sous la pression de la peur. Ilse mit à la tête de l’armée et marcha droit sur Castellamare. Cefut inutilement que les Anglais tentèrent d’inquiéter la marche dela colonne française par le feu de leurs vaisseaux ; sous lefeu de ces mêmes vaisseaux, Macdonald reprit la ville et le fort, yremit garnison, non plus de Français, mais de patriotesnapolitains, et, le soir même, de retour à Naples, il faisait don àla garde nationale de trois étendards, de dix-sept canons et detrois cents prisonniers.

Le lendemain, il annonça son départ pour lecamp de Caserte, où il allait, disait-il, commander à ses troupesde grandes manœuvres d’exercice, promettant qu’il serait toujoursprêt à revenir sur Naples pour la défendre, et priant qu’on lui fittenir, tous les soirs, un rapport sur les événements de lajournée.

Il laissait entendre qu’il était temps que laRépublique jouît de toute sa liberté, se soutînt par ses propresforces et achevât une révolution commencée sous de si heureuxauspices. Et, en effet, il ne restait plus aux Napolitains, guidéspar les conseils d’Abrial, qu’à soumettre les insurgés et àorganiser le gouvernement.

Le 6 mai au soir, tandis qu’il était occupé àécrire une lettre au commodore Troubridge, lettre dans laquelle ilfaisait appel à son humanité et l’adjurait de faire tous sesefforts pour éteindre la guerre civile au lieu de l’attiser, on luiannonça le brigadier Salvato.

Salvato, deux jours auparavant, avait fait, àla reprise de Castellamare, des prodiges de valeur sous les yeux dugénéral en chef. Cinq des dix-sept canons avaient été pris par sabrigade ; un des trois drapeaux avait été pris par lui.

On connaît déjà le caractère de Macdonald pourêtre plus âpre et plus sévère que celui de Championnet ; mais,brave lui-même jusqu’à la témérité, il était un juste et digneappréciateur de la valeur chez les autres.

En voyant entrer Salvato, Macdonald lui tenditla main.

– Monsieur le chef de brigade, lui dit-il, jen’ai pas eu le temps de vous faire, sur le champ de bataille, niaprès le combat, tous les compliments qui vous étaient dus ;mais j’ai fait mieux que cela : j’ai demandé pour vous audirectoire le grade de général de brigade, et je compte, enattendant, vous confier le commandement de la division du généralMathieu Maurice, qu’une blessure grave met, pour le moment, ennon-activité.

Salvato s’inclina.

– Hélas ! mon général, dit-il, je vaispeut-être bien mal reconnaître vos bontés ; mais, dans le casoù, comme on le dit, vous seriez rappelé dans l’Italiecentrale…

Macdonald regarda fixement le jeune homme.

– Qui dit cela, monsieur ?demanda-t-il.

– Mais le colonel Mejean, par exemple, quej’ai rencontré faisant des provisions pour le château Saint-Elme,et qui m’a dit, sans autrement me recommander le secret,d’ailleurs, que vous le laissiez au fort Saint-Elme avec cinq centshommes.

– Il faut, répliqua Macdonald, que cet hommese sente singulièrement appuyé pour jouer avec de pareils secrets,surtout quand on lui a recommandé, sur sa tête, de ne les révéler àqui que ce soit.

– Pardon, mon général : j’ignorais cettecirconstance ; sans quoi, je vous avoue que je ne vous eussepoint nommé M. Mejean.

– C’est bien. Et vous aviez quelque chose à medire dans le cas où je serais rappelé dans l’Italiecentrale ?

– J’avais à vous dire, mon général, que jesuis un enfant de ce malheureux pays que vous abandonnez ;que, privé de l’appui des Français, il va avoir besoin de toutesses forces et surtout de tous ses dévouements. Pouvez-vous, enquittant Naples, mon général, me laisser un commandementquelconque, si infime qu’il soit, le commandement du château del’Œuf, le commandement du château del Carmine, comme vous laissezle commandement du château Saint-Elme au colonel Mejean ?

– Je laisse le commandement du châteauSaint-Elme au colonel Mejean par ordre exprès du Directoire.L’ordre porte le nombre d’hommes que je dois y laisser et le chefsous les ordres duquel je dois laisser ces hommes. Mais, n’ayantrien reçu de pareil relativement à vous, je ne puis prendre sur moide priver l’armée d’un de ses meilleurs officiers.

– Mon général, répondit Salvato, de ce mêmeton ferme dont lui parlait Macdonald et auquel l’avait si peuhabitué Championnet, qui le traitait comme son fils, – mon général,ce que vous me dites là me désespère ; car, convaincu que jesuis de la nécessité de ma présence dans ce pays, et ne pouvantoublier que je suis Napolitain avant d’être Français, et que, parconséquent, je dois ma vie à Naples avant de la devoir à la France,je serais obligé, sur un refus formel de votre part de me laisserici, je serais obligé de vous donner ma démission.

– Pardon, monsieur, répondit Macdonald,j’apprécie d’autant mieux votre position, que, de même que vousêtes Napolitain, je suis, moi, Irlandais, et que, quoique né enFrance de parents qui, depuis longtemps, y étaient fixés, si je metrouvais à Dublin dans les conditions où vous êtes à Naples,peut-être le souvenir de la patrie se réveillerait-il en moi etferais-je la même demande que vous faites.

– Alors, mon général, dit Salvato, vousacceptez ma démission ?

– Non, monsieur ; mais je vous accorde uncongé de trois mois.

– Oh ! mon général ! s’écriaSalvato.

– Dans trois mois, tout sera fini pourNaples…

– Comment l’entendez-vous, mongénéral ?

– C’est bien simple, dit Macdonald avec untriste sourire : je veux dire que, dans trois mois, le roiFerdinand sera remonté sur son trône, que les patriotes seronttués, pendus ou proscrits. Pendant ces trois mois-là, monsieur,consacrez-vous à la défense de votre pays. La France n’aura rien àvoir à ce que vous ferez, ou, si elle y voit quelque chose, ellen’aura probablement qu’à y applaudir ; et, si dans trois mois,vous n’êtes ni tué ni pendu, revenez reprendre parmi nous, près demoi, s’il est possible, le rang que vous occupez dans l’armée.

– Mon général, dit Salvato, vous m’accordezplus que je n’osais espérer.

– Parce que vous êtes de ceux, monsieur, à quil’on n’accordera jamais assez. Avez-vous un ami à me présenter pourtenir votre commandement en votre absence de la brigade ?

– Mon général, il me ferait grand plaisir, jevous l’avoue, d’être remplacé par mon ami de Villeneuve ;mais…

Salvato hésita.

– Mais ? reprit Macdonald.

– Mais Villeneuve était officier d’ordonnancedu général Championnet, et peut-être cet emploi occupé par luin’est-il pas aujourd’hui un titre de recommandation.

– Près du Directoire, c’est possible,monsieur ; mais près de moi il n’y a de titre derecommandation que le patriotisme et le courage. Et vous en êtesune preuve, monsieur ; car, si M. de Villeneuveétait officier d’ordonnance du général Championnet, vous étiez,vous, son aide de camp, et c’est avec ce titre, s’il m’en souvient,que vous avez si vaillamment combattu à Civita-Castellana. Écrivezvous-même à votre ami M. de Villeneuve, et dites-lui qu’àvotre demande, je me suis empressé de lui confier le commandementintérimaire de votre brigade.

Et, de la main, il désigna au jeune homme lebureau où il écrivait lui-même lorsque Salvato était entré. Salvatos’y assit et écrivit, d’une main tremblante de joie, quelqueslignes à Villeneuve.

Il avait signé, cacheté la lettre, misl’adresse et allait se lever, lorsque Macdonald, lui posant la mainsur l’épaule, le maintint à sa place.

– Maintenant, un dernier service, luidit-il.

– Ordonnez, mon général.

– Vous êtes Napolitain, quoique, à vousentendre parler le français ou l’anglais, on vous prendrait ou pourun Français ou pour un Anglais. Vous devez donc parler au moinsaussi correctement votre langue maternelle que vous parlez ceslangues étrangères. Eh bien, faites-moi le plaisir de traduire enitalien la proclamation que je vais vous dicter.

Salvato fit signe qu’il était prêt àobéir.

Macdonald se redressa de toute la hauteur desa grande taille, appuya sa main au dossier du fauteuil du jeuneofficier et dicta :

« Naples, 6 mai 1799.

» Toute ville rebelle sera brûlée, et,sur ses ruines, on passera la charrue. »

Salvato regarda Macdonald.

– Continuez, monsieur, lui dit tranquillementcelui-ci.

Salvato fit signe qu’il était prêt. Macdonaldcontinua :

« Les cardinaux, les archevêques, lesévêques, les abbés, en somme tous les ministres du culte, serontregardés comme fauteurs de la révolte des pays et villes où ils setrouveront, et punis de mort.

» La perte de la vie entraînera laconfiscation des biens. »

– Vos lois sont dures, général, dit ensouriant Salvato.

– En apparence, monsieur, réponditMacdonald ; car, en faisant cette proclamation, j’ai un toutautre but, qui vous échappe, jeune homme.

– Lequel ? demanda Salvato.

– La république parthénopéenne, si elle veutse soutenir, va être forcée à de grandes rigueurs, et peut-êtremême ces rigueurs ne la sauveront-elles pas. Eh bien, en cas derestauration, il est bon, ce me semble, que ceux qui aurontappliqué ces rigueurs puissent les rejeter sur moi. Tout éloignéque je serai de Naples, peut-être lui rendrai-je un dernier serviceet sauverai-je la tête de quelques-uns de ses enfants en prenantsur moi cette responsabilité. Passez-moi la plume, monsieur, ditMacdonald.

Salvato se leva et passa la plume augénéral.

Celui-ci signa sans s’asseoir, et, seretournant vers Salvato :

– Ainsi, c’est convenu, dit-il, dans troismois, si vous n’êtes ni tué, ni prisonnier, ni pendu ?

– Dans trois mois, mon général, je serai prèsde vous.

– En allant vous remercier, aujourd’hui,M. de Villeneuve vous portera votre congé.

Et il tendit à Salvato une main que celui-ciserra avec reconnaissance.

Le lendemain, 7 mai, Macdonald partait deCaserte avec l’armée française.

CXXVIII – LA FÊTE DE LA FRATERNITÉ

« Il est impossible, disent lesMémoires pour servir à l’histoire des dernières révolutions deNaples, il est impossible de décrire la joie qu’éprouvèrentles patriotes lors du départ des Français. Ils disaient, en sefélicitant et en s’embrassant, que c’était à partir de ce momentheureux qu’ils étaient véritablement libres, et leur patriotisme,en répétant ces paroles, touchait le dernier degré del’enthousiasme et de la fureur. »

Et, en effet, il y eut alors un moment àNaples où les folies de 1792 et 1793 se renouvelèrent, non pas lesfolies sanglantes, heureusement, mais celles qui, en exagérant lepatriotisme, placent le ridicule à côté du sublime. Les citoyensqui avaient le malheur de porter le nom de Ferdinand, nomque l’adulation avait rendu on ne peut plus commun, ou le nom detout autre roi, demandèrent au gouvernement républicainl’autorisation de changer juridiquement de nom, rougissant d’avoirquelque chose de commun avec les tyrans[7]. Millepamphlets dévoilant les mystères amoureux de la cour de Ferdinandet de Caroline furent publiés. Tantôt, c’était le Sebetus, petitruisseau qui se jette dans la mer au pont de la Madeleine et qui,pareil à l’antique Scamandre, prenait la parole et se mettait ducôté du peuple ; tantôt, c’était une affiche, appliquée contreles murs de l’église del Carmine, et sur laquelle étaient écritsces mots : Esci fuori, Lazzaro ! (Lève-toi,Lazare, et sors de ta tombe.) Bien entendu que, dans cettecirconstance, Lazare signifiait lazzarone, etlazzarone Masaniello. De son côté, Eleonora Pimentel, dansson Moniteur parthénopéen, excitait le zèle des patrioteset peignait Ruffo comme un chef de brigands et d’assassins, aspectsous lequel, grâce à l’ardente républicaine, il apparaît encoreaujourd’hui aux yeux de la postérité.

Les femmes, excitées par elle, donnaientl’exemple du patriotisme, recherchant l’amour des patriotes,méprisant celui des aristocrates. Quelques-unes haranguaient lepeuple du haut des balcons de leurs palais, lui expliquant sesintérêts et ses devoirs, tandis que Michelangelo Ciccone, l’ami deCirillo, continuait de traduire en patois napolitain l’Évangile,c’est-à-dire le grand livre démocratique, adaptant à la libertétoutes les maximes de la doctrine chrétienne. Au milieu de la placeRoyale, tandis que les autres prêtres luttaient, dans les égliseset dans les confessionnaux, contre les principes révolutionnaires,employant, pour effrayer les femmes, les menaces, pour réduire leshommes, les promesses, – au milieu de la place Royale, le pèreBenoni, religieux franciscain de Bologne, avait dressé sa chaire aupied de l’arbre de la Liberté, là justement où Ferdinand, dans saterreur de la tempête, avait juré d’élever une église à saintFrançois de Paule, si jamais la Providence lui rendait son trône.Là, le crucifix à la main, il comparait les pures maximes dictéespar Jésus aux peuples et aux rois à celles dont les rois avaient,pendant des siècles, usé vis-à-vis des peuples, qui, lionsendormis, les avaient laissés faire pendant des siècles. Et,maintenant que ces lions étaient éveillés et prêts à rugir et àdéchirer, il expliquait à l’un de ces peuples-lions le tripledogme, complétement inconnu à Naples à cette époque et à peineentrevu aujourd’hui, de la liberté, de l’égalité et de lafraternité.

Le cardinal-archevêque Capece Zurlo, soitcrainte, soit conviction, appuyait les maximes prêchées par lesprêtres patriotes et ordonnait des prières dans lesquelles leDomine salvam fac rempublicam remplaçait le Dominesalvum fac regem. Il alla plus loin : il déclara dans uneencyclique que les ennemis du nouveau gouvernement qui, d’une façonquelconque, travailleraient à sa ruine, seraient exclus del’absolution, excepté in extremis. Il étendait mêmel’interdit jusqu’à ceux qui, connaissant des conspirateurs, desconspirations ou des dépôts d’armes, ne les dénonceraient pas.Enfin, les théâtres ne représentaient que des tragédies ou desdrames dont les héros étaient Brutus, Timoléon, Harmodius, Cassiusou Caton.

Ce fut à la fin de ces spectacles, le 14 mai,que l’on apprit la prise et la dévastation d’Altamura. L’acteurchargé du principal rôle vint non-seulement annoncer cettenouvelle, mais raconter les circonstances terribles qui avaientsuivi la chute de la ville républicaine. Un inexprimable sentimentd’horreur accueillit ce récit ; tous les spectateurs selevèrent comme secoués par une commotion électrique, et, d’uneseule voix, s’écrièrent : « Mort aux tyrans ! Vivela liberté ! »

Puis, à l’instant même, et sans que l’ordre eneût été donné, éclata comme un tonnerre, à l’orchestre, laMarseillaise napolitaine, l’Hymne à la Liberté, deVicenzo Monti, qu’avait récité la Pimentel chez la duchesse Fusco,la veille du jour où avait été fondé le Moniteurparthénopéen.

Cette fois, le danger soulevait le voile desillusions et montrait son visage effaré. Il ne s’agissait plus deperdre le temps en vaines paroles : il fallait agir.

Salvato, usant de la liberté momentanée quilui était rendue, donna le premier l’exemple. Au risque d’être prispar des brigands, muni des pouvoirs de son père, il partit pour lecomté de Molise, et, tant par ses fermiers que par ses intendants,réunit une somme de près de deux cent mille francs, et créa uncorps de volontaires calabrais qui prit le nom de légioncalabraise. C’étaient d’ardents soutiens de la liberté, tousennemis personnels du cardinal Ruffo, et ayant chacun quelque mortà venger contre les sanfédistes ou leur chef, et résolus à laver lesang avec le sang. Ces mots inscrits sur leurs bannièresindiquaient le serment terrible qu’ils avaient fait :

NOUS VENGER, VAINCRE OU MOURIR !

Le duc de Rocca-Romana, excité par cetexemple, – on le croyait du moins, – sortit de son harem de laDescente du géant et demanda et obtint l’autorisation de lever unrégiment de cavalerie.

Schipani réorganisa son corps d’armée, détruitet dispersé : il en fit deux légions, donna le commandement del’une à Spano, Calabrais comptant de longues années de service dansles grades inférieurs de l’armée, et prit le commandement del’autre.

Abrial, de son côté, remplissaitconsciencieusement la mission à lui confiée par le Directoire.

Le pouvoir législatif fut remis par lui auxmains de vingt-cinq citoyens ; le pouvoir exécutif à cinq, leministère à quatre.

Lui-même choisit les membres qui devaientfaire partie de ces trois pouvoirs.

Au nombre des nouveaux élus à ce terriblehonneur, qui devait coûter la vie à la plupart, était une de nospremières connaissances, le docteur Dominique Cirillo.

Lorsqu’on lui annonça le choix que l’agentfrançais avait fait de lui, il répondit :

– Le danger est grand, mais l’honneur est plusgrand encore. Je dévoue à la République mes faibles talents, mesforces, ma vie.

Manthonnet, de son côté, travaillait nuit etjour à la réorganisation de l’armée. Au bout de quelques jours, eneffet, une armée nouvelle était prête à marcher au-devant ducardinal, que l’on sentait pour ainsi dire s’approcher d’instant eninstant.

Mais, auparavant, cœur généreux qu’était leministre de la guerre, il voulut donner à la ville un spectaclequi, tout à la fois, la rassurât et l’exaltât.

Il annonça la fête de la Fraternité.

Le jour marqué pour cette fête, la villes’éveilla au son des cloches, des canons et des tambourins, commeelle avait l’habitude de le faire dans ses jours les plusheureux.

Toute la garde nationale à pied eut l’ordre dese placer en haie dans la rue de Tolède ; toute la gardenationale à cheval se rangea en bataille sur la place duPalais ; toute l’infanterie de ligne se massa place duChâteau.

Disons en passant, qu’il n’y a peut-être pasune capitale au monde où la garde nationale soit si bien organiséequ’à Naples.

Un grand espace était resté libre autour del’arbre de la Liberté, à dix pas duquel était dressé un bûcher.

Vers onze heures du matin, par unemagnifique journée de la fin du mois de mai, toutes les fenêtresétant pavoisées de drapeaux aux couleurs de la République, toutesles femmes garnissant ces fenêtres et secouant leurs mouchoirs auxcris de « Vive la République ! » on vit, du haut dela rue de Tolède, s’avancer un immense cortège.

C’étaient d’abord tous les membres du nouveaugouvernement nommés par Abrial, ayant à leur tête le généralManthonnet.

Derrière eux, marchait l’artillerie ;puis venaient les trois bannières prises aux bourboniens, une auxAnglais, les deux autres aux sanfédistes, puis cinq ou six centsportraits de la reine et du roi recueillis de toutes parts etdestinés au feu ; enfin, enchaînés deux à deux, lesprisonniers de Castellamare et des villages voisins.

Une masse de peuple, pleine de rumeurs devengeance et de menaces de haine, suivait en hurlant :« À mort les sanfédistes ! à mort lesbourboniens ! » Car le peuple, avec ses idées de sang, nepouvait se figurer que l’on tirât les captifs de leur prison pourautre chose que pour les égorger.

Et c’était bien aussi la conviction despauvres prisonniers, qui, à part quelques-uns qui semblaient porterun défi à leurs futurs bourreaux, marchaient la tête basse etpleurant.

Manthonnet fit un discours à l’armée pour luirappeler ses devoirs aux jours de l’invasion.

L’orateur du gouvernement fit un discours aupeuple, dans lequel il lui prêcha le respect de la vie et de lapropriété.

Après quoi, on alluma le bûcher.

Alors, le ministre des finances s’approcha desflammes et y jeta une masse de billets de banque montant à la sommede six millions de francs, économies que, malgré la misèrepublique, le gouvernement avait faites en deux mois.

Après les billets de banque vinrent lesportraits.

Depuis le premier jusqu’au dernier, tousfurent brûlés, aux cris de « Vive laRépublique ! »

Mais, quand le tour vint d’y jeter lesbannières, le peuple se rua sur ceux qui les portaient, s’emparad’elles, les traîna dans la boue et finit par les déchirer enpetits morceaux, que les soldats placèrent, fragments presqueimpalpables, au bout de leur baïonnette.

Restaient les prisonniers.

On les força de s’approcher du bûcher, on lesgroupa au pied de l’arbre de la Liberté, on les entoura d’un cerclede baïonnettes, et, au moment où ils n’attendaient plus que lamort, au moment où le peuple, les yeux flamboyants, aiguisait sesongles et ses couteaux, Manthonnet cria :

– À bas les chaînes !

Alors, les principales dames de la ville, laduchesse de Popoli, la duchesse de Conzano, la duchesse Fusco,Eleonora Pimentel se précipitèrent, au milieu des hourras, desbravos, des larmes, des étonnements ; elles détachèrent leschaînes des trois cents prisonniers sauvés de la mort, au milieudes cris de « Grâce ! » et de ceux mille foisrépétés de « Vive la République ! »

En même temps, d’autres dames entrèrent dansle cercle avec des verres et des bouteilles, et les prisonniers, enétendant vers l’arbre de la Liberté leurs bras redevenus libres,burent au salut et à la prospérité de ceux qui avaient su vaincre,et, chose plus difficile, qui avaient su pardonner.

Cette fête, comme nous l’avons dit, reçut lenom de fête de la Fraternité.

Le soir, Naples fut illuminé àgiorno.

Hélas ! c’était son dernier jour defête : le lendemain était celui du départ de l’armée, et l’oncommençait d’entrer dans les jours de deuil.

Un triste épisode marqua les dernières heuresde cette grande journée.

Vers cinq heures du soir, on apprit que le ducde Rocca-Romana, qui avait demandé et obtenu l’autorisation deformer un régiment de cavalerie, ayant formé ce régiment, étaitpassé avec lui aux insurgés.

Une heure après, sur la place même du Château,où l’on venait de délivrer les prisonniers, et où eux-mêmesbuvaient au salut de la République, son frère Nicolino Caracciolo,se présentait la tête basse, la rougeur au front, la voixtremblante.

Il venait déclarer au Directoire napolitainque le crime de son frère était si grand à ses propres yeux, qu’illui semblait que, comme aux jours antiques, ce crime devait êtreexpié par un innocent. Il venait, en conséquence, demander dansquelle prison il devait se rendre pour y subir le jugement qu’ilplairait à un tribunal militaire de lui imposer, et qui seulpouvait laver la honte que la défection de son frère faisaitrejaillir sur sa famille ; que si, au contraire, la Républiquelui conservait son estime, il prouverait à la République qu’ilétait son fils et non le frère de Rocca-Romana, en levant unrégiment avec lequel il s’engageait à aller combattre sonfrère.

D’unanimes applaudissements accueillirent laproposition du jeune patriote. On lui vota d’enthousiasme lapermission qu’il demandait. Enfin le Directoire déclara àl’unanimité que le crime de son frère était un crime personnel quine pouvait aucunement rejaillir sur les membres de sa famille.

Et, en effet, Nicolino Caracciolo leva, de sespropres deniers, un régiment de hussards, avec lequel il put, enbrave et loyal patriote, prendre part aux dernières batailles de laRépublique.

CXXIX – HOMMES ET LOUPS DE MER

Le nom de Nicolino Caracciolo, que nous venonsde prononcer, nous rappelle qu’il est temps que nous revenions à undes personnages principaux de notre histoire, oublié par nousdepuis longtemps, à l’amiral François Caracciolo.

Oublié, non ; nous avons eu tort de nousservir de cette expression : aucun des personnages prenantpart aux événements de ce long récit n’est jamais oubliécomplétement par nous ; seulement, notre œil, comme celui dulecteur, ne peut embrasser qu’un certain horizon, et, dans cethorizon, où il n’y a de place à la fois que pour un certain nombrede personnages, les uns, en entrant, doivent nécessairement,momentanément du moins, pousser les autres dehors, jusqu’au momentoù, la progression des événements y ramenant ceux-ci à leur tour,ils rentrent en lumière et font, par l’ombre qu’ils jettent,rentrer ceux auxquels ils succèdent dans la demi-teinte ou dansl’obscurité.

L’amiral François Caracciolo eût bien voulurester dans cette obscurité ou dans cette demi-teinte ; maisc’était chose impossible à un homme de cette valeur. Bloquée parmer, en même temps que la réaction, pas à pas, s’avançait vers ellepar terre, Naples, qui avait vu détruire par Nelson, sous ses yeuxet sous les yeux de son roi, cette marine qui lui avait coûté sicher, avait songé à réorganiser non point quelque chose de pareil àla magnifique flotte qu’elle avait perdue, mais tout au moinsquelques chaloupes canonnières avec lesquelles elle pût aider lecanon de ses forts à s’opposer au débarquement de l’ennemi.

Le seul officier de marine napolitain qui eûtun mérite incontestable et incontesté, était François Caracciolo.Aussi, dès que le gouvernement républicain eût décidé de créer desmoyens de défense maritimes, quels qu’ils fussent, on jeta les yeuxsur lui non-seulement pour en faire le ministre de la marine, maisencore pour lui donner comme amiral le commandement du peu debâtiments que, comme ministre, il pourrait mettre en mer.

Caracciolo hésita un instant entre le salut dela patrie et le péril personnel qu’il affrontait en prenant partipour la République. D’ailleurs, ses sentiments personnels, sanaissance princière, le milieu dans lequel il avait vécu,l’entraînaient bien plutôt vers les principes royalistes que versdes opinions démocratiques. Mais Manthonnet et ses collèguesinsistèrent tellement près de lui, qu’il céda, tout en avouantqu’il cédait à regret et contre ses intimes convictions.

Mais, on l’a vu, Caracciolo avait étéprofondément blessé de la préférence donnée à Nelson sur lui, pourle passage de la famille royale en Sicile. La présence du duc deCalabre à son bord lui avait paru plutôt un accident qu’une faveur,et, au fond du cœur, un certain désir de vengeance, dont il ne serendait pas compte lui-même et qu’il déguisait sous le nom d’amourde la patrie, le poussait à faire repentir ses souverains du méprisqu’ils avaient fait de lui.

Il en résulta que, dès qu’il eut pris sonparti de servir la République, Caracciolo s’y appliquanon-seulement en homme d’honneur, mais en homme de génie qu’ilétait. Il arma du mieux qu’il put, et avec une merveilleuserapidité, une douzaine de barques canonnières, qui, réunies àcelles qu’il fit construire, et à trois navires que le commandantdu port de Castellamare avait sauvés de l’incendie, luiconstituèrent une petite flottille d’une trentaine debâtiments.

L’amiral en était là et n’attendait qu’uneoccasion d’en venir aux mains d’une façon avantageuse avec lesAnglais, lorsqu’il s’aperçut, un matin, qu’au lieu des douze ouquinze bâtiments anglais qui, la veille encore, bloquaient la baiede Naples, il n’en restait plus que trois ou quatre : lesautres avaient disparu dans la nuit.

Faisons une enjambée de Naples à Palerme, etvoyons ce qui s’y est passé depuis le départ de la bannièreroyale.

On se rappelle que le commodore Troubridge,cédant au besoin qu’éprouvait la population de voir pendre dix oudouze républicains, avait prié le roi d’envoyer un juge par leretour du Perseus, et que, le roi ayant demandé ce juge auprésident Cardillo, celui-ci lui avait indiqué comme un homme surlequel il pouvait compter le conseiller Speciale.

Speciale avait, avant son départ, été reçu enaudience particulière par le roi et par la reine, qui lui avaientdonné ses instructions, et était, comme l’avait demandé Troubridge,arrivé à Ischia par le retour du Perseus.

Son premier acte fut de condamner à mort unpauvre diable de tailleur dont le crime unique était d’avoir fournides habits républicains aux nouveaux officiers municipaux.

Au reste, nous laisserons, pour donner à noslecteurs une idée de ce qu’était au moral le conseiller Speciale,nous laisserons, disons-nous, parler Troubridge, qui, on le sait,n’est pas tendre à l’endroit des républicains.

Voici quelques lettres du commodore Troubridgeque nous traduisons de l’original et que nous mettons sous les yeuxde nos lecteurs.

Comme celles que nous avons déjà lues, ellessont adressées à l’amiral Nelson.

« À bord du Culloden, en vue deProcida,

13 avril 1799.

» Le juge est arrivé. Je dois dire qu’ilm’a fait l’impression de la plus venimeuse créature qui se puissevoir. Il a l’air d’avoir complétement perdu la raison. Il ditqu’une soixantaine de familles lui sont indiquées (par qui ?),et qu’il lui faut absolument un évêque pour désacrer les prêtres,ou que, sinon, il ne pourra pas les faire exécuter. Je lui aidit : « Pendez-les toujours, et, si vous ne les trouvezpas assez désacrés par la corde, nous verrons après. »

» Troubridge. »

Ceci demande une explication : nous ladonnerons, si terrible qu’elle soit et quelque souvenir qu’elleéveille.

En effet, en Italie, – je ne sais s’il en estde même en France, et si Vergès, avant d’être exécuté, avait étédégradé, – en effet, en Italie, la personne du prêtre est sacrée,et le bourreau ne peut le toucher, quelque crime qu’il ait commis,que lorsqu’il a été dégradé par un évêque.

Or, on se le rappelle, Troubridge avait lâchétoute sa meute, espions et sbires, il le dit lui-même, soixanteSuisses et trois cents fidèles, sujets contre un pauvre prêtrenommé Albavena. Il ajoutait : « Avant la fin de lajournée, j’espère l’avoir mort ou vivant. » Sa bonne fortuneavait été complète. Le commodore Troubridge avait eu Albavenavivant.

Il avait cru que, dès lors, la chose iraittoute seule, qu’il n’aurait qu’à remettre le prêtre aux mains dubourreau qui le pendrait, et que tout serait dit.

La moitié du chemin vers la potence se fitcomme l’avait prévu Troubridge ; mais, au moment de pendrel’homme, il se trouva qu’il y avait un nœud à la corde.

Le bourreau qui, en sa qualité de chrétien,savait ce qu’ignorait le protestant Troubridge, – le bourreaudéclara qu’il ne pouvait pas pendre un prêtre avantdégradation.

Pendant que cette petite discussion avaitlieu, Troubridge, qui l’ignorait encore, écrivait à Nelson cetteseconde lettre, en date du 18 avril :

« Cher ami,

» Il y a deux jours que le juge est venume trouver, m’offrant de prononcer toutes les sentencesnécessaires ; seulement, il m’a laissé entendre que cettemanière de procéder n’était peut-être pas très-régulière. D’aprèsce qu’il m’a dit, j’ai cru comprendre que ses instructions luienjoignaient de procéder le plus sommairement possible et sousma direction.Oh ! oh !

» Je lui ai dit que, quant à ce dernierpoint, il se trompait, attendu qu’il s’agissait de sujets italienset non anglais[8].

» Au reste, sa manière deprocéder est curieuse. Presque toujours les accusés sont absents,de manière que la procédure – cela est facile à comprendre – setrouve facilement terminée. Ce que je vois de plus clair dans toutcela, mon cher lord, c’est que l’on voudrait nous mettre sur le dostout le côté odieux de l’affaire. Mais ce n’est point mon avis, etvous marcherez plus droit que cela, monsieur le juge, ou je vousbousculerai.

» Troubridge. »

Comme on le voit, le digne Anglais, quis’était contenté de saluer la tête du commissaire Ferdinand Ruggide ces mots : Voilà un gai compagnon ; quel dommagequ’il faille s’en séparer ! commençait déjà à se révoltercontre Speciale. L’affaire de la dégradation du prêtre l’exaspéra,comme on va voir.

Le 7 mai suivant, Troubridge écrivait àNelson :

« Milord, j’ai eu une longue conversationavec notre juge : il m’a dit qu’il aurait terminé toutes sesopérations la semaine prochaine, et que ce n’était point l’habitudede ses collègues, et par conséquent la sienne, de se retirersans avoir condamné. Il a ajouté que les condamnationsprononcées, il s’embarquerait immédiatement sur un vaisseau deguerre. Il a dit encore – et il y tient – que, n’ayant pas d’évêquepour dégrader ses prêtres, il les enverrait en Sicile, où le roiles ferait désacrer, et que, de là, on les ramènerait ici pour lespendre. Et savez-vous sur quoi il compte pour faire cettebesogne ? Sur un vaisseau anglais !Goddem ! Ce n’est pas le tout. Il paraît que lebourreau, faute d’habitude pend mal ; ce qui fait criernon-seulement le pendu, mais encore les assistants. Qu’est-il venume demander ? Un pendeur ! Un pendeur, à moi !comprenez-vous ? Oh ! quant à cela, je refuse et toutnet. Si l’on ne trouve pas de bourreau à Procida ni à Ischia, qu’onen envoie un de Palerme. Je vois bien leur affaire. Ce sont eux quitueront, et le sang retombera sur nous. On n’a pas idée de la façonde procéder de cet homme et de la manière dont se fait l’auditiondes témoins. Presque jamais les prévenus ne paraissent devant lejuge pour entendre lire leur sentence. Mais notre juge y trouve soncompte, attendu que la majeure partie des condamnés est fortriche.

» Troubridge. »

En vérité, ne vous semble-t-il pas que nous nesommes plus à Naples, que nous ne sommes plus en Europe ? Nevous semble-t-il pas que nous sommes dans quelque petite baie de laNouvelle-Calédonie et que nous assistons à un conseild’anthropophages !

Mais attendez.

C’était à tort que le commodore Troubridgeespérait faire partager à Nelson ses répugnances pour les actes,les faits et gestes, et surtout pour les demandes du juge Speciale.Le vaisseau anglais qui devait conduire les trois malheureuxprêtres, – car ce n’était pas un prêtre seulement, ce n’était plusle curé Albavena qu’il s’agissait de désacrer, c’étaient troisprêtres, – fut accordé sans difficulté.

Or, savez-vous en quoi consistait cettecérémonie de la déconsécration ?

On arracha aux trois prêtres la peau de latonsure avec des tenailles, et on leur coupa avec un rasoir lachair des trois doigts avec lesquels les prêtres donnent labénédiction ; puis, ainsi mutilés, on les ramena, sur unvaisseau anglais, toujours aux îles, où ils furent pendus, et cela,par un pendeur anglais que Troubridge fut chargé defournir[9].

Aussi tout était-il en train de se passer àmerveille, lorsque, le 6 mai, c’est-à-dire la veille du jour oùTroubridge écrivait à lord Nelson la lettre que nous venons delire, l’amiral comte de Saint-Vincent, qui croisait dans le détroitde Gibraltar, fut étonné, vers les cinq heures de l’après-midi, parun temps pluvieux et obscur, de voir passer l’escadre française deBrest, qui avait glissé entre les doigts de lord Keith. Le comte deSaint-Vincent compta vingt-quatre vaisseaux.

Il écrivit aussitôt à lord Nelson pour luiannoncer cette étrange nouvelle, sur laquelle il ne pouvaitconserver aucun doute. Un de ses bâtiments, le Caméléon,étant venu le rejoindre après avoir escorté des navires deTerra-Nova, chargés de sel, de Lisbonne à Saint-Uval, se trouva, le5 au matin, engagé au beau milieu de la flotte. Il eût même étépris, sans aucun doute, si un lougre n’eût hissé sa bannièretricolore et tiré sur lui, le capitaine Style, qui commandaitle Caméléon, ne faisant aucune attention à cette flotte,qu’il prenait pour celle de lord Keith.

L’amiral comte de Saint-Vincent ne pouvaitavoir aucune communication avec lord Keith à cause du vent d’ouestqui continuait de souffler : il n’en fit pas moins partir unbâtiment léger pour lui donner, s’il le rencontrait, l’ordre de lerejoindre immédiatement, et il nolisa à Gibraltar un petit bâtimentpour porter sa lettre à Palerme.

Son opinion était que l’escadre françaiseirait directement à Malte, et, de là, selon toute probabilité, àAlexandrie. Aussi expédia-t-il immédiatement le Caméléonvers ces deux points, et ordonna-t-il au capitaine Style de setenir sur ses gardes.

Le comte de Saint-Vincent ne se trompait pointdans ses conjectures : la flotte que le Caméléonavait vue passer, et que l’amiral avait entrevue à travers la pluieet le brouillard, était, en effet, la flotte française, commandéepar le célèbre Brueix, qu’il ne faut pas confondre avec Brueis,coupé en deux par un boulet à Aboukir.

Cette flotte avait ordre de tromper lasurveillance de lord Keith, de quitter Brest, d’entrer dans laMéditerranée et de faire voile pour Toulon, où elle attendrait lesordres du Directoire.

Ces ordres étaient d’une grande importance. LeDirectoire, épouvanté des progrès des Autrichiens et des Russes enItalie, progrès qui avaient fait, comme nous l’avons dit, rappelerMacdonald de Naples, redemandait Bonaparte à grands cris. La lettreque l’amiral Brueix devait recevoir à Toulon et qu’il était chargéde remettre au général en chef de l’armée d’Égypte, était conçue ences termes :

Au général Bonaparte, commandant en chefl’armée d’Orient.

« Paris, le 26 mai 1799.

» Les efforts extraordinaires, citoyengénéral, que l’Autriche et la Russie ont déployés, l’aspect sérieuxet presque alarmant qu’a pris la guerre, exigent que la Républiqueconcentre ses forces.

» Le Directoire a, en conséquence, donnél’ordre à l’amiral Brueix d’employer tous les moyens en son pouvoirpour se rendre maître de la Méditerranée, toucher en Égypte, yprendre l’armée française et la ramener en France.

» Il est chargé de se concerter avec voussur les moyens à prendre pour l’embarquement et le transport. Vousjugerez, citoyen général, si vous pouvez, sans danger, laisser enÉgypte une partie de nos forces, et le Directoire vous autorise, ence cas, à laisser le commandement de cette fraction à celui de voslieutenants que vous en jugerez le plus digne.

» Le Directoire vous verrait avecplaisir, de nouveau à la tête des armées de la République, que vousavez si glorieusement commandées jusqu’aujourd’hui. »

Cette lettre était signée de Treilhard, de laRévellière-Lepaux et de Barras.

L’amiral Brueix l’allait chercher à Toulon,lorsqu’il traversa le détroit de Gibraltar, et c’était là lesderniers ordres du gouvernement qu’il devait y prendre.

Le comte de Saint-Vincent ne se trompait doncpoint en pensant et en écrivant à lord Nelson que la destination dela flotte française était probablement Malte et Alexandrie.

Mais Ferdinand, qui n’avait pas le coup d’œilstratégique de l’amiral anglais, quitta immédiatement son châteaude Ficuzza, où un messager vint lui apporter la copie de la lettredu comte de Saint-Vincent à lord Nelson, et il accourut tout effaréà Palerme, ne doutant pas que la France, préoccupée de lui surtout,n’envoyât cette flotte pour s’emparer de la Sicile.

Il appela près de lui son bon ami le marquisde Circillo, et, qu’elle que fût sa répugnance à écrire, il traçasur le papier la proclamation suivante, qui indique le trouble oùl’avait jeté la terrible nouvelle.

Comme toujours, nous copions sur l’originalcette pièce d’autant plus curieuse que, circonscrite à la Sicile,elle n’a jamais été connue des historiens français ni mêmenapolitains.

La voici :

« Ferdinand, par la grâce de Dieu, roides Deux-Siciles et de Jérusalem, infant d’Espagne, duc de Parme,Plaisance, Castro, grand prince héréditaire de Toscane.

» Mes fidèles et bien-aimés sujets.

» Nos ennemis, les ennemis de la saintereligion, et, en un mot, de tout gouvernement régulier, lesFrançais, battus de tous côtés, tentent un dernier effort.

» Dix-neuf vaisseaux et quelquesfrégates, derniers restes de leur puissance maritime à l’agonie,sont sortis du port de Brest, et, profitant d’un coup de ventfavorable, sont entrés dans la Méditerranée.

» Ils vont peut-être tenter de fairelever le blocus de Malte et se flattent probablement de pouvoiratteindre impunément l’Égypte avant que les formidables et toujoursvictorieuses escadres anglaises puissent les rejoindre ; maisplus de trente vaisseaux britanniques sont à leur poursuite, etcela, sans compter l’escadre turque et russe, qui croise dansl’Adriatique. Tout promet que ces Français dévastateurs, une foisencore, porteront la peine de cette tentative, aussi téméraire quedésespérée.

» Il pourrait arriver que, dans lepassage sur les côtes de Sicile, ils tentassent contre nous quelqueinsulte momentanée, ou que, contraints par les Anglais et le vent,ils voulussent forcer l’entrée de quelque port ou la rade dequelque île. Prévoyant donc cette possibilité, je me tourne versvous, mes chers, mes bien-aimés sujets, mes braves et religieuxSiciliens. Voici une occasion de vous montrer ce que vous êtes.Soyez vigilants sur tous les points de la côte, et, à l’apparitionde tout bâtiment ennemi, armez-vous, accourez sur les pointsmenacés et empêchez toute insulte et tout débarquement qu’auraitl’audace de tenter ce cruel destructeur, cet insatiable ennemi, etcela, comme vous le faisiez du temps des invasions barbaresques.Pensez que, plus avides de rapine, cent fois plus inhumains, sontles Français. Les chefs militaires, la troupe de ligne et lesmilices avec leurs chefs accourront avec vous à la défense de notreterritoire, et, s’ils osent débarquer, ils éprouveront, pour laseconde fois, le courage de la brave nation sicilienne.Montrez-vous donc dignes de vos ancêtres, et que les Françaistrouvent dans cette île leur tombeau.

» Si vos aïeux combattirent aussibravement qu’ils le firent en faveur d’un roi éloigné, avec quelcourage et quelle ardeur ne combattrez-vous pas, vous, pourdéfendre votre roi, que dis-je ! votre père, qui, au milieu devous et à votre tête, combattra le premier, pour défendre votretendre mère et souveraine, sa famille, qui s’est confiée à votrefidélité, notre sainte religion, qui n’a d’appui que vous, nosautels, nos propriétés, vos pères, vos mères, vos épouses, vosfils ! Jetez un regard sur mon malheureux royaume ducontinent ; voyez quels excès les Français y commettent, etenflammez-vous d’un saint zèle ; car la religion elle-même,tout ennemie du sang qu’elle est, vous ordonne de saisir vos armeset de repousser cet ennemi rapace et immonde qui, non content dedévaster une grande partie de l’Europe, a osé mettre la main sur lapersonne sacrée du vicaire même de Jésus-Christ et le traîne captifen France. Ne craignez rien : Dieu soutiendra vos bras et vousdonnera la victoire. Il s’est déjà déclaré pour nous.

» Les Français sont battus par lesAutrichiens et par les Russes en Italie, en Suisse, sur le Rhin etjusque par nos fidèles paysans des Abruzzes, de la Pouille et de laTerre de Labour.

» Qui ne les craint pas les bat, et leursvictoires passées ne sont l’effet que de la trahison et de lalâcheté. Courage donc, ô mes braves Siciliens ! Je suis àvotre tête, vous combattrez sous mes yeux et je récompenserai lesbraves ; et nous aussi alors, nous pourrons nous vanterd’avoir contribué à détruire l’ennemi de Dieu, du trône et de lasociété.

» Ferdinand B.

» Palerme, 15 mai 1799. »

C’étaient ces événements qui avaient amené lalevée du blocus de Naples, et, sauf trois, la disparition desbâtiments anglais. Le post-scriptum d’une lettre de Caroline aucardinal Ruffo, en date du 17 mai 1799, annonce que dix de cesbâtiments sont déjà en vue de Palerme :

« 17 mai après dîner.

» P.-S. – L’avis nous est arrivéque Naples et Capoue son évacués par l’armée française et que cinqcents Français seulement sont demeurés au château Saint-Elme. Jen’en crois rien : nos ennemis ont trop de cervelle pourlaisser ainsi cinq cents hommes perdus au milieu de nous. Qu’ilsaient évacué Capoue et Gaete, je le crois ; qu’ils prennentquelque bonne position, je le crois encore. Quant au château del’Œuf, on assure qu’il est gardé par trois cents étudiantscalabrais. En somme, voilà de bonnes nouvelles, surtout si l’onajoute que dix vaisseaux anglais sont déjà en vue de Palerme etqu’on espère qu’ils seront tous réunis cette nuit ou demain matin.Voilà donc le plus fort du danger passé, et je voudrais donner desailes à ma lettre pour qu’elle portât plus rapidement ces bonnesnouvelles à Votre Éminence, et l’assure de nouveau de la constanteestime et de la reconnaissance éternelle avec laquelle je suis pourtoujours votre véritable amie.

» Caroline. »

Peut-être le lecteur, croyant que j’oublie lesdeux héros de notre histoire, me demandera-t-il ce qu’ils faisaientau milieu de ces grands événements : ils faisaient ce que fontles oiseaux dans les tempêtes, ils s’abritaient à l’ombre de leuramour.

Salvato était heureux, Luisa tâchait d’êtreheureuse.

Par malheur, Simon et André Backer n’avaientpoint été compris dans l’amnistie de la fête de la Fraternité.

CXXX – LE REBELLE

Un matin, Naples tressaillit au bruit ducanon.

Trois bâtiments, nous l’avons dit, restaientseuls en observation dans la rade de Naples. Au nombre de ces troisbâtiments était la Minerve, autrefois montée par l’amiralCaracciolo, maintenant par un capitaine allemand nommé le comte deThurn.

La nouvelle de l’apparition d’une flottefrançaise dans la Méditerranée était parvenue au gouvernementrépublicain, et Éléonore Pimentel avait, dans sonMoniteur, hautement annoncé que cette flotte venait ausecours de Naples.

Caracciolo, qui avait franchement pris leparti de la République, et qui, comme tous les hommes de loyauté etde cœur, ne se donnait pas à moitié ; Caracciolo résolut deprofiter du départ de la majeure partie des vaisseaux anglais pouressayer de reprendre les îles, déjà couvertes de gibets parSpeciale.

Il choisit un beau jour de mai où la mer étaitcalme, et, sortant de Naples, protégé par les batteries du fort deBaïa et par celles de Miliscola, il fit attaquer par son ailegauche les bâtiments anglais, tandis que de sa personne ilattaquait le comte de Thurn, qui commandait, ainsi que nous l’avonsdit, la Minerve, c’est-à-dire l’ancienne frégate deCaracciolo.

Ce fut cette attaque contre un bâtimentportant la bannière royale qui, plus tard, fournit la principaleaccusation contre Caracciolo.

Par malheur, le vent soufflait du sud-ouest etétait entièrement contraire aux chaloupes canonnières et aux petitsbâtiments de la République. Caracciolo aborda deux fois corps àcorps la Minerve, qui, deux fois, par la puissance de sesmanœuvres, lui échappa. Son aile gauche, sous le commandement del’ancien gouverneur de Castellamare, le même qui avait conservétrois vaisseaux à la République, et qui, quoiqu’il s’appelât deSimone, n’avait aucun rapport de parenté avec le sbire de la reine,allait même s’emparer de Procida, lorsque le vent, qui s’était levépendant le combat, se changea en tempête et força toute la petiteflottille à virer de bord et à rentrer à Naples.

Ce combat – qui s’était passé sous les yeuxdes Napolitains, lesquels, sortis de la ville, couvraient lesrivages du Pausilippe, de Pouzzoles et de Misène, tandis que lesterrasses des maisons étaient couvertes de femmes qui n’avaientpoint osé se hasarder hors de la ville, – fit le plus grand honneurà Caracciolo, et fut un triomphe pour ses hommes. Tout en faisantéprouver une perte sérieuse aux Anglais, il n’eut que cinq marinstués, ce qui était un miracle après trois heures de combat. Il estvrai que, comme il était indispensable de faire croire que l’onpouvait lutter avec les Anglais, on fit grand bruit de cetteescarmouche, à laquelle l’amour-propre national et surtout leMoniteur parthénopéen donnèrent beaucoup plus d’importancequ’elle n’en avait. Il en résulta, que cette prétendue victoireparvint jusqu’à Palerme, augmenta encore la haine de la reinecontre Caracciolo, et lui donna contre lui une arme auprès duroi.

Et, en effet, à partir de ce moment,Carraciolo était véritablement un rebelle, ayant tiré sur ledrapeau de son souverain.

Au reste, satisfait de la tentative qu’ilavait essayée avec sa marine naissante, le gouvernement républicainvota des remercîments à Caracciolo, fit donner cinquante ducats àchaque veuve des marins tués pendant la bataille, ordonna que leursfils seraient adoptés par la patrie et toucheraient la même payeque recevaient leurs pères morts.

Ce ne fut point le tout. On donna un banquetsur la place Nationale, l’ancienne place du Château, et à cebanquet furent invités avec toute leur famille ceux qui avaientpris part à l’expédition.

Pendant le banquet, une quête et unesouscription furent faites parmi les spectateurs pour subvenir auxfrais de construction de nouveaux bâtiments, et, dès le lendemain,avec les premiers fonds versés, on se mit à l’œuvre.

À aucune de ces fêtes patriotiques, à aucun deces banquets, à aucune de ces assemblées Luisa ne paraissait. Elleavait complétement cessé de fréquenter le salon de la duchesseFusco : elle restait renfermée chez elle. Son seul désir étaitde se faire oublier.

Puis un remords lui rongeait le cœur. Cetteaccusation portée contre les Backer, accusation qui lui étaitattribuée, cette arrestation qui en avait été la suite, cette épéede Damoclès suspendue sur la tête d’un homme qui s’était perdu pourl’avoir trop aimée, étaient pour elle, du moment qu’elle setrouvait seule avec sa pensée, un éternel sujet de tristesse et delarmes.

Nous avons dit qu’un dernier effort avait étéfait, et que l’on avait mis sur pied, pour marcher contre lessanfédistes, tout ce qu’on avait pu réunir de patriotesdévoués.

Mais le départ des Français avait porté uncoup terrible à la République.

Réduit à son corps de Napolitains, HectorCaraffa, le héros d’Andria et de Trani, s’était trouvé trop faiblepour résister aux nombreux ennemis qui l’entouraient, et s’étaitrenfermé dans Pescara, où il était bloqué par Pronio.

Banetti, ancien officier bourbonien dont onavait fait un chef de brigade, avait été battu par Fra-Diavolo etpar Mammone, et était revenu blessé à Naples.

Schipani, avec une nouvelle armée réorganiséetant bien que mal, avait été attaqué et vaincu par les populationsde la Cava, de Castellamare et des villages voisins, et ne s’étaitreformé que derrière le village de Torre-del-Greco.

Enfin, Manthonnet, qui marchait contre Ruffo,ne put arriver jusqu’à lui ; serré de tous côtés par lespopulations, menacé d’être coupé par les sanfédistes, il avait étécontraint de battre en retraite sans avoir été plus loin que laTerre de Bari.

Toutes ces nouvelles arrivaient à Salvato,chargé de garder Naples et d’y maintenir la tranquillité avec salégion calabraise. Ce poste difficile, mais qui lui permettait deveiller sur Luisa, de la voir tous les jours, de la soutenir, de laconsoler, lui avait été donné, non pas sur sa demande, mais à causede sa fermeté et de son courage bien reconnus, et puis encore duprofond dévouement qu’avait pour lui Michele, qui, comme chef dupeuple, pouvait rendre de grands services ou faire de grands tortsà la République, soit en la servant, soit en la trahissant. Mais,par bonheur, Michele était ferme dans sa foi. Devenu républicainpar reconnaissance, il restait républicain par conviction.

Le miracle de saint Janvier a lieu deux foisl’an, sans compter les miracles hors tour. Le jour du miracleofficiel approchait, et tout le monde se demandait si saint Janvierresterait fidèle aux sympathies qu’il avait manifestées pour laRépublique au moment où la République, abandonnée par les Français,était si cruellement menacée par les sanfédistes. Il s’agissaitpour saint Janvier d’une position importante à perdre ou à gagner.En trahissant les patriotes comme Rocca-Romana, il se raccommodaitévidemment avec le roi, et restait, en cas de restauration, leprotecteur de Naples ; en demeurant fidèle à la République, ilpartageait sa fortune, tombait avec elle ou restait debout avecelle.

Toutes les autres préoccupations politiquesfurent mises à part pour faire place aux préoccupationsreligieuses.

Salvato, chargé de la tranquillité de la villeet sûr de ses Calabrais, les disposa stratégiquement, de manière àfaire face à l’émeute, mais laissa entièrement au saint son librearbitre. Jeune patriote, ardent, brave jusqu’à la témérité,peut-être n’eût-il point été fâché d’avoir à en finir d’un seulcoup avec le parti réactionnaire, qu’il était facile de reconnaîtreplus agité et plus agissant que jamais.

Un soir, Michele était venu prévenir Salvatoqu’il avait su par Assunta, qui le tenait de ses frères et du vieuxBasso-Tomeo, que la contre-révolution devait avoir lieu lelendemain et qu’un complot dans le genre de celui des Backer devaitéclater.

Il prit à l’instant même toutes sesdispositions, ordonna à Michele de faire mettre ses hommes sous lesarmes, prit cinq cents hommes de ses lazzaroni pour garder lesquartiers aristocratiques avec ses Calabrais, lui donna milleCalabrais pour garder les vieux quartiers avec ses lazzaroni, etattendit tranquillement que la réaction donnât signe de vie.

La réaction resta muette ; mais, au leverdu jour, sans que l’on sût comment ni par qui, on trouva plus demille maisons marquées d’une croix rouge.

C’étaient les maisons désignées au pillageseulement.

Sur les portes de trois ou quatre centsmaisons, la croix rouge était surmontée d’un signe noir pareil à unpoint posé sur un i.

C’étaient les maisons destinées aumassacre.

Ces menaces qui indiquaient une guerreimplacable, étaient mal venues s’adressant à Salvato, dont lasauvage valeur se roidissait contre les obstacles et les brisait,au risque d’être brisé par eux.

Il alla trouver le Directoire, qui, sur saproposition, ordonna que tous les citoyens en état de porter lesarmes, à l’exception des lazzaroni, seraient forcés d’entrer dansla garde nationale ; déclara que tous les employés, exceptéles membres du Directoire, forcés de rester à leur poste, et desquatre ministres, seraient également inscrits sur les rôles de lagarde nationale, attendu que c’était à eux, attachés par leuremploi au gouvernement, de donner, en combattant au premier rang,l’exemple du courage et du patriotisme.

Puis, comme plein pouvoir lui fut donné pourla compression de la révolte, il fit arrêter plus de trois millepersonnes, au nombre desquelles le troisième frère du cardinalRuffo ; fit conduire les trois cents principaux auChâteau-Neuf ou au château de l’Œuf, fit miner les forteresses pourles faire sauter avec les prisonniers qu’elles renfermaient, quandil n’y aurait plus moyen de les défendre, et laissa entendre qu’ilse proposait de faire passer sous la ville des conduits pleins depoudre, afin que les royalistes comprissent qu’il s’agissait nonpas d’un combat à armes courtoises, mais d’une guerred’extermination, et qu’il n’y avait pour eux et les républicainsd’autre espérance qu’une même mort, dans le cas où le cardinalRuffo s’obstinerait à vouloir reprendre Naples.

Enfin, toujours à l’instigation de Salvato,dont l’âme ardente semblait se répandre en langues de feu, toutesles sociétés patriotiques, s’armèrent, se choisirent des officierset élurent pour leur commandant un brave colonel suisse, autrefoisau service des Bourbons, mais à la parole duquel on pouvait sefier, nommé Joseph Writz.

Au milieu de tous ces événements, le jour dumiracle arriva. Il était facile de comprendre avec quelleimpatience ce jour était attendu par les bourboniens, et avecquelle terreur les patriotes aux âmes faibles le voyaientvenir.

Avons-nous besoin de dire à quelle angoisse,au milieu de tous ces événements divers, était en proie le cœur dela pauvre Luisa, qui ne vivait que dans Salvato et par Salvato,lequel lui-même ne vivait que par miracle au milieu des poignardsauxquels il avait déjà si miraculeusement échappé une premièrefois, et qui, à toutes les terreurs de sa maîtresse,répondait :

– Tranquillise-toi, chère Luisa ; cequ’il y a de plus prudent à Naples, c’est le courage.

Quoique Luisa ne sortît plus depuis longtemps,le jour où devait s’opérer le miracle elle était, au point du jour,dans l’église de Santa-Chiara, priant devant la balustrade.L’instruction n’avait pu, chez elle, tuer le préjugénapolitain : elle croyait à saint Janvier et à sonmiracle.

Seulement, en priant pour le miracle, ellepriait pour Salvato.

Saint Janvier l’exauça. À peine le Directoire,le Corps législatif et les fonctionnaires publics, revêtus de leursuniformes, furent-ils entrés dans l’église, à peine la cavalerie etl’infanterie de la garde nationale se furent-elles massées à laporte, que le miracle se fit.

Décidément, saint Janvier restait ferme dansson opinion et était toujours jacobin.

Luisa rentra chez elle en bénissant saintJanvier et en croyant plus que jamais à sa puissance.

CXXXI – DE QUELS ÉLÉMENTS SE COMPOSAITL’ARMÉE CATHOLIQUE DE LA SAINTE-FOI.

Nous avons, on se le rappelle, laissé lecardinal Ruffo à Altamura. Après une halte de quatorze jours, le 24mai, il se remit en marche, passant successivement par Gravina,Paggio, Ursino, Spinazzola, Venosa, la patrie d’Horace, puis Melfi,Ascoli et Bovino.

Que l’on permette à celui qui écrit ces lignesde s’arrêter un instant à un épisode par lequel l’histoire de safamille se trouve mêlée à l’histoire de Naples.

Pendant son séjour à Altamura, le cardinalreçut du savant Dolomieu une lettre datée de Brindisi ; ilétait prisonnier dans la forteresse de cette ville, avec le généralManscourt et le général Alexandre Dumas, mon père.

Voici comment la chose étaitarrivée :

Le général Alexandre Dumas, à la suite de sabrouille avec Bonaparte, avait demandé et obtenu la permission derevenir en France.

En conséquence, le 9 mars 1799, ayant frété unpetit bâtiment et y ayant donné passage à ses deux amis, le généralManscourt et le savant Dolomieu, il partit d’Alexandrie.

Le bâtiment s’appelait laBelle-Maltaise ; le capitaine était Maltais, on voyageaitsous pavillon neutre.

Le capitaine s’appelait Félix.

Le bâtiment avait besoin de réparations. Ilfut convenu que ces réparations seraient faites au nom de celui quile nolisait. Les experts les estimant à soixante louis, lecapitaine Félix en reçut cent, dit qu’il avait fait lesréparations, et l’on partit sur cette assurance.

Il ne les avait pas faites.

À quarante lieues d’Alexandrie, le bâtimentavait commencé de faire eau. Par malheur, il était impossible, àcause du vent contraire, de rentrer dans le port dont on venait desortir. On résolut de continuer la route avec le plus de toilepossible ; seulement, plus il allait vite, plus le bâtiment sefatiguait.

Le troisième jour, la situation était presquedésespérée.

On commença par jeter à la mer les dix piècesde canon qui faisaient la défense du bâtiment, puis neuf chevauxarabes que le général Dumas ramenait en France, puis un chargementde café, et enfin jusqu’aux malles des passagers.

Malgré cet allégement, le navire s’enfonçaitde plus en plus. On prit hauteur, on était à l’entrée du golfeAdriatique. On convint de gagner le port le plus proche, c’étaitTarente.

Le dixième jour, on eut connaissance de laterre. Il était temps : vingt-quatre heures de plus, et lenavire sombrait sous voiles.

Les passagers, privés de toute nouvelle depuisleur séjour en Égypte, ignoraient que Naples fût en guerre avec laFrance.

On mouilla à une petite île située à une lieuede Tarente, à peu près ; de cette île, le général Dumas avaitenvoyé le patron au gouverneur de la ville pour exposer la détressedes passagers et réclamer des secours.

Le capitaine rapporta du gouverneur de Tarenteune réponse verbale qui invitait les Français à débarquer en touteconfiance.

En conséquence, la Belle-Maltaisereprit la mer, et, une demi-heure après, elle entrait dans le portde Tarente.

Les passagers descendirent les uns après lesautres, furent fouillés, entassés dans la même chambre, où l’onfinit par leur déclarer qu’ils étaient prisonniers de guerre.

Le troisième jour, on donna, aux troisprisonniers principaux, c’est-à-dire au général Manscourt, àDolomieu et au général Dumas une chambre particulière.

Ce fut alors que Dolomieu, en son nom et encelui de ses compagnons, écrivit au cardinal Ruffo pour se plaindreà lui de la violation du droit des gens et lui apprendre de quelletrahison ils étaient victimes.

Le cardinal répondit à Dolomieu que, sansentrer en discussion sur le droit qu’avait ou n’avait pas le roi deNaples de le retenir prisonnier ainsi que les deux générauxfrançais et ses autres compagnons, il lui faisait seulementconnaître qu’il lui était impossible de lui accorder un passage parvoie de terre, ne sachant pas d’escorte assez puissante et assezcourageuse pour les empêcher d’être massacrés en traversant laCalabre, tout entière insurgée contre les Français ; que,quant à les renvoyer en France par la voie de mer, il ne le pouvaitsans la permission des Anglais ; que tout ce qu’il pouvaitfaire était d’en référer au roi et à la reine.

Il ajoutait, en manière de conseil, qu’ilinvitait les généraux Manscourt et Alexandre Dumas à traiter avecles généraux en chef des armées de Naples et d’Italie de leuréchange avec le colonel Boccheciampe, qui venait d’être faitprisonnier, déclarant que le roi de Naples faisait plus de cas delsignor Boccheciampe tout seul que de tous les autres générauxnapolitains prisonniers, soit en France, soit en Italie.

Des négociations furent, en conséquence,ouvertes sur cette base ; mais bientôt on apprit queBoccheciampe, blessé dans l’affaire où il avait été faitprisonnier, était mort des suites de ses blessures.

Cette nouvelle coupa court auxnégociations.

Un mois après, le général Manscourt et legénéral Dumas furent transportés au château de Brindisi.

Quant à Dolomieu, il fut, lorsque Naplesretomba au pouvoir du roi, transporté dans les prisons de Naples,où il fut traité avec la dernière rigueur.

Un jour qu’il réclamait de son geôlier quelqueadoucissement à sa position, le geôlier refusa ce que lui demandaitl’illustre savant.

– Prends garde ! lui dit celui-ci :je sens qu’avec de pareils traitements, je n’ai plus que quelquesjours à vivre.

– Que m’importe ? lui répondit legeôlier. Je ne dois compte que de vos os.

Les instances de Bonaparte l’arrachèrent de sacaptivité après la bataille de Marengo ; mais il ne rentra enFrance que pour y mourir.

Le surlendemain de son entrée au château deBrindisi, comme le général Dumas reposait sur son lit, sa fenêtreouverte, un paquet d’un certain volume passa à travers les barreauxde cette fenêtre et vint tomber au milieu de la chambre.

Le prisonnier se leva et ramassa lepaquet : il était ficelé ; il coupa les cordelettes quile ficelaient et reconnut que ce paquet se composait de deuxvolumes.

Ces deux volumes étaient intitulés leMédecin de campagne,par Tissot.

Un petit papier, plié entre la première et laseconde page, renfermait ces mots : De la part despatriotes calabrais. Voir au mot poison.

Le général Dumas chercha le mot indiqué ;il était doublement souligné.

Il comprit que sa vie était menacée. Il cachales deux volumes, de peur qu’ils ne lui fussent enlevés ; maisil lut et relut assez souvent l’article recommandé pour apprendrepar cœur les remèdes applicables aux différents genresd’empoisonnement que l’on pouvait tenter sur lui.

Nous avons publié, dans nos Mémoires,un récit de la captivité du général Dumas écrit par lui-même.Échangé, après neuf tentatives d’empoisonnement, contre le généralMack, le même que nous avons vu figurer dans cette histoire, ilrevint mourir en France d’un cancer à l’estomac.

Quant au général Manscourt, empoisonné dansson tabac, il devint fou et mourut dans sa prison.

Quoique cet épisode ne se rattache quefaiblement à notre histoire, nous l’avons cité comme digne defigurer au troisième plan de notre tableau.

En arrivant à Spinazzola, le cardinal Rufforeçut avis que quatre cent cinquante Russes étaient débarqués àManfredonia, sous les ordres du capitaine Baillie.

Ils avaient avec eux onze pièces de canon.

Le cardinal écrivit à l’instant même pour quecette petite troupe, qui, si faible qu’elle fût, représentait etengageait un grand empire, ne manquât de rien et fût reçue avectous les égards dus aux soldats du czarPaul Ier.

Le 29 mai, au soir, le cardinal arriva àMelfi, où il s’arrêta pour célébrer la fête de saint Ferdinand etfaire reposer un jour son armée.

« La Providence voulut, dit sonhistorien, – tout ce qui arrivait au cardinal Ruffo arrivaitnaturellement par ordre de la Providence. – la Providence voulutdonc que, pour rendre la fête plus brillante, apparût tout à coup àMelfi le capitaine Achmeth, expédié de Corfou par Kadi-Bey, etporteur de lettres du commandant de la flotte ottomane, annonçantque le grand visir avait définitivement donné l’ordre de secourirle roi des Deux-Siciles, allié de la Sublime Porte, avec toutes lesforces dont on pourrait disposer. Il venait, en conséquence,demander s’il n’y aurait pas moyen de débarquer dans les Pouillesquelques milliers d’hommes pour les faire marcher, unis aux Russes,contre les patriotes napolitains.

La Providence, à force de faire pour lecardinal, faisait trop. Quoique son éducation romaine l’eût faitexempt de préjugés, ce n’était pas sans une certaine hésitationqu’il faisait marcher côte à côte la croix de Jésus et le croissantde Mahomet, sans compter les Anglais hérétiques et les Russesschismatiques.

Cela ne s’était point vu depuis Manfred, et,on le sait, à Manfred la chose avait assez mal réussi.

Le cardinal répondit donc que ce secoursserait utile devant Naples, dans le cas où la cité rebelles’obstinerait à persister dans sa rébellion ; que le trajetpar terre sur la plage de l’Adriatique était long etincommode ; qu’au contraire, tout devenait facile si les Turcsvoulaient bien adopter la voie de mer et se rendre de Corfou dansle golfe de Naples ; ce qui était l’affaire de quelques jours,surtout dans le mois de mai, le plus propice de tous à lanavigation dans la Méditerranée. La flotte turque, en passant,pourrait s’arrêter à Palerme, et tout y combiner avec l’amiralNelson et le roi Ferdinand.

Cette réponse fut remise à l’ambassadeur, quele cardinal invita à dîner. Mais là se présenta un autre obstacle,ou plutôt un autre embarras. Les officiers turcs de la suite ducapitaine Achmeth ne buvaient ou plutôt ne devaient pas boire devin. Le cardinal avait eu l’idée de lever la difficulté en leurdonnant de l’eau-de-vie ; mais les Turcs, sachant de quoi ils’agissait, levèrent cette difficulté plus simplement encore que nele faisait le cardinal, en disant que, puisqu’ils venaient défendredes chrétiens, ils pouvaient boire du vin comme eux.

Grâce à cette infraction, nous ne dirons pasaux lois, mais aux conseils de Mahomet, – Mahomet ne défendant pas,mais conseillant seulement de ne pas boire du vin, – le dîner futdes plus gais, et l’on put boire à la fois à la santé du sultanSélim et du roi Ferdinand.

Le 31 mai, au point du jour, l’arméesanfédiste partit de Melfi, passa l’Ofanto et arriva à Ascoli, oùSon Éminence reçut le capitaine Baillie, Irlandais commandant lesRusses. Quatre cent cinquante Russes étaient arrivés heureusement àMontecalvello, et s’y étaient immédiatement établis dans un campretranché auquel ils avaient donné le nom de fort Saint-Paul.

On entra aussitôt au conseil et il fut convenuque le commandant Baillie retournerait à l’instant même àMontecalvello, et que le colonel Carbone, avec trois bataillons deligne et un détachement de chasseurs calabrais, serviraitd’avant-garde aux troupes russes. Un commissaire spécial nommé Apa,fut désigné pour veiller au soin des vivres, et reçut les pluspressantes recommandations pour que les bons alliés du roiFerdinand ne manquassent de rien.

De son côté, le commandant Baillie promit delaisser, et laissa, en effet, au pont de Bovino, où le cardinaldevait arriver le 2 juin, une escorte de trente grenadiers russesqui devaient lui servir de garde d’honneur.

Le cardinal descendit au palais du duc deBovino, où il rencontra le baron don Luis de Riseis, qui venaitau-devant de lui en qualité d’aide de camp de Pronio.

C’était pour la première fois que le cardinalavait des nouvelles précises des Abruzzes.

Ce fut alors seulement qu’il apprit les troisvictoires remportées par les Français et par la légion napolitaineà San-Severo, à Andria et à Trani ; mais, en même temps, ilapprit leur retraite rapide, causée par le rappel de Macdonald dansla haute Italie. Les chefs royalistes opérant dans les Abruzzes,dans les provinces de Chieti et dans celle de Teramo, demandaientles ordres du vicaire général.

Les instructions qu’ils reçurent parl’intermédiaire de don Luis de Riseis furent de bloquer étroitementPescara, où s’était enfermé le comte de Ruvo. Ce dont ilspourraient disposer de troupes en dehors du blocus marcherait surNaples et combinerait ses mouvements avec ceux de l’arméesanfédiste.

Quant à la Terre de Labour, elle étaitentièrement au pouvoir de Mammone, auquel le roi écrivait :« Mon cher général et ami, » et de Fra-Diavolo, auquel lareine envoyait une bague à son chiffre et une boucle de sescheveux !

CXXXII – CORRESPONDANCE ROYALE

On a vu, par la proclamation du roi, l’étatdans lequel la nouvelle du passage de la flotte française dans laMéditerranée avait mis la cour de Palerme.

Nous consacrerons ce chapitre à mettre sousles yeux de nos lecteurs des lettres de la reine. Ellescompléteront le tableau des craintes royales, et, en même temps,donneront une idée exacte de la façon dont Caroline, de son côté,envisageait les choses.

« 17 mai.

» Je viens, par celle-ci, parler à VotreÉminence des bonnes et des mauvaises nouvelles que nous avonsreçues. En commençant par les tristes, vous saurez que la flottefrançaise, sortie de Brest le 25 avril, a passé le détroit deGibraltar et est entrée dans la Méditerranée le 5 juin, échappant àla vigilance de la flotte anglaise, dont le commandant s’étaitfourré dans la tête que le Directoire avait décidé une expéditionen Irlande, et qui, croyant que la flotte prenait ce chemin, nes’en est point inquiété. Le fait est qu’elle a passé le détroit etque, tant de bâtiments de ligne que d’autres, elle est forte detrente-cinq voiles. Or, dans l’espérance ou dans la certitude quela flotte française ne tromperait pas deux flottes anglaises, etque, gardé par l’amiral Bridgeport et l’amiral Jarvis, le détroitde Gibraltar lui était fermé, lord Nelson a divisé et subdivisé sonescadre de telle façon, qu’il se trouvait à Palerme avec un seulvaisseau et un bâtiment portugais, c’est-à-dire deux contrevingt-deux ou vingt-trois. Cela, vous le comprenez bien, nous acausé une vive alarme, et l’on a envoyé des messagers de tous côtéspour réunir à Palerme le plus de bâtiments possible. On va donc, entout ou en partie, lever le blocus de Naples et de Malte, attenduque Nelson doit réunir le plus de forces possible pour nous sauverd’un bombardement ou d’un coup de main. Mais, onze jours s’étantdéjà passés sans qu’on ait aperçu une voile française, je commenceà espérer que l’escadre républicaine est allée à Toulon prendre destroupes de débarquement, et, par conséquent, laissera le temps àcelle du comte de Saint-Vincent de se réunir à celle de lordNelson, et que les deux escadres réunies pourront non-seulementrésister aux Français, mais encore les battre.

» Quant à moi, voici ce que monimagination me porte à croire : c’est que l’expéditionfrançaise a pour but de faire lever le siège de Malte et, de là,courir en Égypte, y prendre Bonaparte et le ramener en Italie. Quoiqu’il en soit, la nouvelle nous a tout à fait troublés.

» Peut-être se pourrait-il encore qu’enfaisant lever toujours le blocus de Naples, la flotte française seportât directement sur Constantinople, afin d’y faire une vastediversion aux Russes et aux Turcs.

» Il y a encore cette possibilité que laflotte française ait pour mission de faire lever le blocus deNaples, d’y prendre les troupes françaises, et, leur adjoignantquelques milliers de nos fanatiques, ne vienne attaquer laSicile.

» Mais, comme toutes ces opérationsdemandent du temps, nous aurons, nous, celui de rallier l’escadrede Nelson, qui fera sa jonction avec le comte Saint-Vincent, et quialors pourra combattre les Français à forces égales. La seulecrainte est maintenant que la flotte de Cadix, se trouvant sansblocus, et, par conséquent, libre de ses mouvements, ne vienneaugmenter le nombre de nos ennemis. Et mon avis encore, à moi,c’est que les Français feront tout au monde pour arriver à cerésultat. Enfin, quelques jours encore, et nous saurons ce que nousaurons à craindre ou à espérer. En tout cas, si nous avons lebonheur de battre cette escadre, tout sera fini, les Français n’enayant pas d’autres à nous opposer. Mais qui peut dire ce quiarrivera si elle nous tombe dessus avant la réunion de Nelson aucomte Saint-Vincent ?

» Maintenant, pour en venir aux bonnesnouvelles, je vous dirai que nous avons appris, d’une frégateanglaise partie le 5 de Livourne, que l’armée française avait étédétruite presque entièrement à Lodi, dans une bataille des plussanglantes, à la suite de laquelle les impériaux sont entrés sansrésistance à Milan, aux acclamations du peuple, qui avait injuriéet souffleté le gouverneur français. Nos alliés ont également prisFerrare et Bologne, où les Russes ont passé au fil de l’épée tousceux qui, lors de la retraite, avaient insulté l’innocent grand-ducet sa famille. Le 5 au matin, jour même du départ de la frégate,l’armée impériale devait faire sa rentrée à Florence, ramenant legrand-duc. Une colonne autrichienne, en outre, marchait sur Gêneset une autre sur le Piémont, dans les forteresses duquel lesFrançais se sont retirés. Après toutes ces victoires, il resteencore à nos alliés 40,000 hommes de troupes fraîches, prêtes àcombattre, sous le général Strasoldo, et qui, je l’espère,suffiront pour délivrer bientôt l’Italie.

» Je fais faire en ce moment le bulletinde tous ces événements, que j’enverrai, lorsqu’ils seront imprimés,à Votre Éminence, comme je lui envoie deux copies de laproclamation qu’a faite le roi aux Siciliens, et que l’on enverraen province, attendu qu’en ce moment nous ne voulons pas tropexciter les passions dans la capitale.

» Ai-je besoin de vous dire que j’attendsavec la plus grande impatience des nouvelles de VotreÉminence ? Tout ce qu’elle fait, je le lui affirme, excite monadmiration par la profondeur de la pensée et la sagesse desmaximes. Cependant, je dois lui dire que je ne suis pas tout à faitde son avis, c’est-à-dire de dissimuler et d’oublier, vis-à-vis deschefs de nos brigands, surtout lorsque Votre Éminence va jusqu’àparler de les acheter par des récompenses. Et je ne suis pas de cetavis, non pas par esprit de vengeance, cette passion est inconnue àmon cœur, et, si je vous parle comme si, au contraire, je voulaisme venger, je parle inspirée par le suprême mépris et le peu decompte que je fais de nos scélérats, qui ne méritent ni d’êtregagnés ni d’être achetés à notre cause, mais qui doivent êtreséparés du reste de la société qu’ils corrompent. Les exemples declémence, de pardon et surtout de récompense, loin d’inspirer à unenation aussi corrompue que la nôtre[10] dessentiments de reconnaissance et de gratitude, n’inspireraient aucontraire, que le remords de n’avoir pas fait cent fois davantage…Je le dis donc avec peine, et il n’y a pas à hésiter, tous ceshommes doivent être punis de mort, et particulièrement Caracciolo,Maliterno, Rocca-Romana[11],Frederici, etc.

» Quant aux autres, ils doivent tous êtredéportés, avec engagement pris par eux de ne jamais revenir, etleur consentement par écrit, s’ils reviennent jamais, d’êtreenfermés pour le reste de leurs jours dans une prison et de voirleurs biens confisqués. Ceux-là n’augmenteront pas les forcesfrançaises, car ils n’auront ni le courage ni l’énergie decombattre avec les Français ; ils n’augmenteront pas nos maux,par la même raison de lâcheté, et nous nous délivrerons ainsi d’unerace pernicieuse, sans mœurs, qui jamais, de bonne foi, nereviendrait à nous, et la perte de quelques milliers de pareilsgredins est un bien pour l’État qui s’en purge, et, cettepurgation-là, opérez-la, non point sur des dénonciations, mais surdes faits, sur les services rendus, sur les alliances signées avecles ennemis du roi et de la patrie ; opérez-la, dis-je,indifféremment et sans distinction de rang et de sexe sur lesnobles, sur le mezzo ceto, sur les femmes, et cela, sansaucun égard aux familles ni à rien. En Amérique tout cela ! enAmérique… ou en France, si la dépense est trop grande.

» Et alors, quand les uns seront morts etles autres exilés, nous pourrons mettre en oubli les indignitéscommises. Mais d’abord, mais avant tout mais en commençant, jecrois la suprême rigueur de toute nécessité ; carnon-seulement c’est une félonie de s’être donné à un autresouverain, mais c’est le renversement de tous les principes de lareligion et l’oubli de tous les devoirs. Je croirais donc laclémence fatale, en ce qu’ils la regarderaient, eux, comme unefaiblesse, et le peuple, dont la fidélité n’a pas vacillé un seulinstant, comme une injustice. Donc, pour la sûreté future et latranquillité à venir de l’État, une bonne purgation, je vous lerépète, de toute cette canaille, dont le départ, sans augmenter lesforces de la France, assure au moins notre tranquillité. Et ceciest si bien ma conviction, que je préférerais ne pas même tenter dereprendre Naples, mais attendre des forces imposantes pour m’enemparer d’assaut, et alors lui imposer, – je ne me lasserai pas dele redire et de répéter le même mot, parce que lui seul répond à mapensée, – et sur la base que j’ai dite, cette purgation qui seulepeut assurer notre future tranquillité. Si, aujourd’hui, vousn’avez pas les forces nécessaires pour agir ainsi, je préféreraisne pas même tenter de rentrer dans ma capitale que d’y rentrer en ylaissant toute cette infection. Les armées austro-russess’approchent de Naples. J’eusse mieux aimé que nos Russes, à nous,fussent venus, et qu’avec eux nous eussions reconquis le royaume.Mais, en tout cas, mon avis est d’accepter le secours, de quelquepart qu’il vienne. Mais, de quelque part que vienne ce secours,Naples reprise, il ne faut point pardonner à des gens qui sontl’unique cause de la perte du royaume…[12] QueVotre Éminence m’excuse d’insister si fort sur la punition descoupables, mais j’ai voulu à ce sujet, pour que vous neprétendissiez cause d’ignorance, vous dire mes sentiments et mesintentions. Après tout, j’espère que Votre Éminence sait ce qu’ellea à faire et qu’elle le fera.

» Que Votre Éminence ne me croie ni lecœur mauvais, ni l’esprit tyrannique, ni l’âme vindicative. Je suisprête à accueillir les coupables et à leur pardonner ;seulement, je suis convaincue que ce serait la perte du royaume,quand une juste rigueur peut le sauver.

» Adieu. Je désire bien vivement recevoirdes nouvelles de vous et que ces nouvelles soient bonnes.

» Je suis, avec une vraie etreconnaissante estime, votre éternelle et affectionnée amie,

» Caroline. »

Les nouvelles qu’attendait Caroline ducardinal avaient été bonnes, en effet. Le cardinal avait continuéde marcher sur Naples, avait, comme nous l’avons dit, été rejointpar les Russes et par les Turcs, et, quelle que fût la défensepréparée par les patriotes, il n’y avait point de doute que, dansun temps plus ou moins long, Naples ne fût reprise.

Cela avait donné une telle confiance à tout lemonde, que le duc de Calabre s’était enfin décidé à se mettre de lapartie. Ses augustes parents l’avaient confié à Nelson, et ildevait faire sa première campagne sous le pavillon anglais contrele drapeau de la République.

On va voir, par une nouvelle lettre de lareine, quels événements, à son grand regret, empêchèrent le jeuneprince d’acquérir toute la gloire et toute la popularité que l’onattendait de cette expédition.

La seconde lettre de la reine ne nous paraîtpas moins curieuse et surtout moins caractéristique que lapremière.

« 14 juin 1799.

» Cette lettre, Votre Éminence, selontoute probabilité, la recevra à Naples, c’est-à-dire lorsque VotreÉminence aura reconquis le royaume.

» La fatalité, qui est toujours contrenous, a forcé hier la flotte anglaise, qui était partie pourNaples, de rentrer à Palerme. Sortie du port par le plus beau tempset le meilleur vent possible, elle prit congé de nous vers onzeheures du matin, et, à quatre heures de l’après-midi, on l’avaitperdue de vue. Il était probable, le vent continuant d’êtrepropice, qu’elle serait aujourd’hui à Procida. Malheureusement,entre les îles et Capri, on rencontra deux bâtiments de renfort,qui annonçaient à l’amiral que la flotte française venait de sortirde Toulon et s’avançait vers les côtes méridionales de l’Italie. Unconseil de guerre fut tenu, et Nelson y déclara que son premierdevoir était de veiller sur la Sicile, et, se débarrassant destroupes de débarquement et de l’artillerie, de courir au-devant del’ennemi et de le combattre.

En conséquence de cette décision, Nelson estrevenu ce soir en toute hâte à Palerme pour faire son débarquementet reprendre aussitôt la mer.

» Jugez quel désappointement pournous ! Quelque chose que je dise, je ne saurais vous le fairecomprendre. L’escadre était belle, imposante, superbe ; avectous ses transports, elle eût fait le plus grand effet. Mon fils,embarqué pour sa première expédition, était plein d’enthousiasme.En somme, ce contre-temps m’a désespérée. Les lettres reçues deProcida, le 11 et le 12, me disent que la bombe est près d’éclater.Le manque de vivres et d’eau doit hâter leur reddition. Je laisse àVotre Éminence le soin de tout conduire. Mais aussi, je désire avecvous que l’on massacre et que l’on pille le moins possible, attenduque je suis convaincue que les Napolitains ne se défendront pas.Quant aux classes rebelles, elles n’ont aucun courage, et lepeuple, qui seul en a montré, est pour la bonne cause. Je croisdonc que vous reprendrez Naples sans grande et même sans aucunepeine. Le seul fort Saint-Elme m’embarrasse avec ses Français. À laplace de Votre Éminence, je poserais cette proposition à soncommandant, avec intimation de répondre dans les vingt-quatreheures : Où il se rendra dans la journée même, et, muni d’unsauf-conduit ou d’une escorte, se retirera, emmenant avec luicinquante ou même cent jacobins, mais laissant munitions, canons,murailles, tout en bon état ; – ou, s’il refuse, il n’aura àattendre aucun quartier, et lui et sa garnison seront passés au filde l’épée. Ainsi, on paralyserait Saint-Elme. Et, si ce commandants’obstinait, en avant à l’instant même et à l’assaut, Russes etTurcs, et quelques-uns des nôtres, les mieux choisis ! uneonce d’or à l’assaut et une autre au retour. Avec cette promesse,je suis sûr qu’avant une demi-heure, Saint-Elme est à nous. Mais,alors, tenons la parole à tous, aux assiégeants comme aux assiégés.Quant aux députés et aux élus, vous comprenez bien que c’est au roiseul à les nommer, les sedili étant abolis ; c’est lemoins que mérite leur félonie pour avoir détrôné le roi, chassé sonvicaire et assumé la responsabilité sans sa permission. Mais ce quime paraît instant surtout, c’est de créer l’ordre, d’empêcher lesvols, de remettre Saint-Elme à un commandant honnête, brave etfidèle ; d’organiser une armée, de mettre le port en état dedéfense et de prendre immédiatement un compte exact des forcesmaritimes, de l’artillerie et de ce que les magasinscontiennent ; en somme, de remettre un peu d’unité dans lesrouages de la machine. Et si, dans le premier momentd’enthousiasme, on pouvait pousser le peuple à entrer dans lesÉtats romains, à délivrer Rome, à la rendre à son pasteur, et ànous donner à nous la montagne pour frontière, ce serait un coup demaître qui réparerait la blessure faite à notre honneur.

» Si tout autre que Votre Éminence étaitchargé d’un pareil labeur, je mourrais d’inquiétude ; mais, aucontraire, je suis parfaitement tranquille, connaissant toutel’étendue et la profondeur de son génie, qui n’a de comparable queson zèle et son activité.

» J’ai reçu la lettre de Votre Éminence,écrite de Bovino, en date du 4, – celle du 6, d’Ariano ; j’ailà, en outre, celle qu’elle a écrite à Acton, et j’ai admiré lessages et profonds raisonnements qui y sont contenus, et, quoiquemon intime conviction, fondée sur une longue et pénible expérience,ne soit point d’accord avec Votre Éminence, elle m’a fait faire deprofondes réflexions, dont le résultat a été une admirationcroissante pour elle. Plus j’y pense, en effet, plus je suisconvaincue que le gouvernement de Naples sera d’une difficultéinfinie et aura besoin de toutes ses connaissances, de tout songénie, de toute sa fermeté. Bien que le passé semble, en apparence,présenter le peuple napolitain comme un peuple docile, les haines,les passions privées, les craintes des coupables qui se voientdévoilés, en feront un gouvernement horriblement difficile ;mais le génie de Votre Éminence remédiera à tout.

» Laissez-moi vous dire encore que jedésire ardemment, Naples prise, que vous entriez en arrangementavec Saint-Elme et le commandant français. Mais, vousentendez ! aucun traité avec nos vassaux rebelles. Le roi,dans sa clémence, leur pardonnera ou allégera leur châtiment, enraison de sa bonté ; mais traiter avec des coupables rebellesqui sont à l’agonie et qui ne peuvent pas faire plus de mal que lasouris dans la trappe, non, non, jamais ! Si le bien de l’Étatle veut, je consentirai à leur pardonner ; mais pactiser avecde si lâches scélérats, jamais !

» C’est mon humble opinion que jesoumets, comme toutes les autres, à vos lumières et à votreappréciation.

« Que Votre Éminence croied’ailleurs, que je sens avec une vive gratitude tout ceque nous lui devons, et que, si parfois nos opinions diffèrent àl’endroit de l’indulgence, qu’elle croit bonne et que je croismauvaise, je n’en professe pas moins une reconnaissance éternellepour les services qu’elle nous a rendus ; et, pour moi, laréorganisation de Naples sera certainement le plus grand et le plusdifficile de tous ses services, et mettra le comble à l’œuvregigantesque qui, déjà accomplie aux trois quarts, est sur le pointde l’être tout à fait.

» Je termine en priant Votre Éminence,dans ces moments critiques et décisifs, de ne point nous laissermanquer de nouvelles, devant comprendre avec quelle anxiété nousles attendons.

» Et je la prie encore de me croire, avecune éternelle et profonde gratitude, sa reconnaissante ettrès-affectionnée amie,

» Caroline. »

À ces deux lettres-ci doit se joindrel’analyse de la lettre du roi, que nous avons mise à tort dans leprologue de notre livre, et dont la place serait ici.

Les lecteurs verront par cette analyse que lesdeux augustes époux, si rarement d’accord en toute chose, avaientdu moins un point sur lequel ils s’entendaient admirablement :c’était de poursuivre leurs vengeances jusqu’au bout et de ne fairegrâce sous aucun prétexte.

On verra, d’un autre côté, ce que nous sommesbien aise, au reste, de constater comme rectification historique,que les suprêmes rigueurs arrêtées par les deux époux servent deréponse à des lettres où le cardinal Ruffo conseillel’indulgence.

Et, pour cela, nous nous contenterons deremettre sous les yeux de nos lecteurs les recommandations que faitle roi au cardinal à l’endroit des différentes catégories decoupables, ainsi que l’énumération des différents supplices dont ildésire qu’ils soient punis ; nous laisserons le roi parlerlui-même :

« De mort :

» Tous ceux qui ont fait partiedu gouvernement provisoire ;

» Tous ceux qui ont fait partie de lacommission législative et exécutive de Naples ;

» Tous les membres de la commissionmilitaire et de police formée par les républicains ;

» Tous ceux qui ont fait partie desmunicipalités patriotes, et, qui, en général, ont reçu unecommission de la république parthénopéenne ou des Français, et plusparticulièrement encore ceux qui ont fait partie de la commissionchargée d’enquérir sur les prétendues déprédations faites par moiet par mon gouvernement ;

» Tous les officiers qui étaient à monservice et qui sont passés au service de la soi-disant Républiqueou des Français : bien entendu que ma volonté est que ceuxdesdits officiers qui seraient pris les armes à la main contre messoldats ou ceux de mes alliés, soient fusillés dans lesvingt-quatre heures, sans aucune forme de procès et militairement,comme aussi tous les barons qui, les armes à la main, se seraientopposés ou s’opposeraient à mon retour ;

» Tous ceux qui ont créé ou imprimé desgazettes républicaines, des proclamations et autres écrits, tendantà exciter mes peuples à la révolte et à répandre les maximes dunouveau gouvernement, et particulièrement un certain VicenzoCuoco.

» Je veux que soit également arrêtée etpunie une certaine Luisa Molina San-Felice, qui a découvert etdénoncé la contre-révolution des royalistes, à la tête desquelsétaient Backer, père et fils ;

» Enfin, tous les élus de la cité etdéputés de la place qui chassèrent de son gouvernement mon vicairegénéral Pignatelli et le traversèrent dans toutes ses opérationspar des observations ou des mesures contraires à la fidélité qu’ilsme devaient.

» Après quoi, ceux qui seront reconnusmoins coupables seront économiquement déportés hors de nosdomaines leur vie durant, et leurs biens seront confisqués. Et, surce point particulièrement, je dois vous dire que j’ai trouvétrès-sensé ce que vous me proposez à l’endroit de la déportation engénéral mais, tout bien pensé, je crois qu’il vaut mieux se défairede ces vipères que de les garder dans sa maison. Ah ! sij’avais quelque île fort éloignée de mes domaines du continent, jene dis pas, et j’adopterais volontiers votre système de substituerla déportation à la mort. Mais le voisinage des îles où sont mesdeux royaumes donnerait facilité aux exilés d’ourdir des tramesavec les mécontents. Il est vrai que, d’un autre côté, les reversque subissent les Français en Italie, et que ceux que, grâce auciel, ils vont souffrir encore, mettront les déportés hors d’étatde nous nuire ; mais alors, si nous consentons à l’exil, ilfaudra bien songer au lieu de la déportation et aux moyens del’exécuter avec sécurité. Je suis en train d’y aviser.

» Je me réserve, aussitôt que j’aurairepris Naples, de faire à la liste que je vous adresse quelquesadjonctions que les événements et les connaissances que nousacquerrons pourront me suggérer. Après quoi, mon intention est, enbon chrétien et en père amoureux de mes peuples, d’oublierentièrement le passé et d’accorder un pardon général qui puisserassurer ceux des égarés qui ne l’ont point été parperversité d’âme, mais par crainte et pusillanimité. »

Nous ignorons si cette phrase, écrite à lasuite l’une liste de proscription digne de Sylla, d’Octave ou deTibère, est une sombre plaisanterie, ou, ce qui est possible encoreau point de vue où certains rois envisagent la royauté, si elle aété écrite sérieusement.

Mais ce qui avait été écrit sérieusement et aumoment où elle s’en doutait le moins, c’était l’arrêt de la pauvreSan-Felice.

CXXXIII – LA MONNAIE RUSSE

Nous l’avons dit, Luisa tâchait d’êtreheureuse.

Hélas ! la chose lui était biendifficile.

Son amour pour Salvato était toujours aussigrand, plus grand même : chez la femme, et surtout chez unefemme du caractère de Luisa, l’abandon d’elle-même double l’amourau lieu de le diminuer.

Quant à Salvato, toute son âme était à Luisa.C’était plus que de l’amour qu’il avait pour elle, c’était de lareligion.

Mais il s’était fait deux taches sombres dansla vie de la pauvre Luisa.

L’une, qui ne se présentait que de temps entemps à son esprit, qu’écartait la présence de Salvato, que luifaisaient oublier ses caresses : c’était cet homme moitiépère, moitié époux, dont, à des intervalles égaux, elle recevaitdes lettres toujours affectueuses, mais dans lesquelles il luisemblait distinguer les traces d’une tristesse visible à elleseule, et qui était plutôt devinée par son cœur qu’analysée par sonesprit.

À ces lettres, elle répondait par des lettrestoutes filiales. Elle n’avait point un seul mot à changer auxsentiments qu’elle exprimait au chevalier : c’étaient toujoursceux d’une fille soumise, aimante et respectueuse.

Mais l’autre tache, tache sombre, tache dedeuil, qui s’était faite dans la vie de la pauvre Luisa et que rienne pouvait écarter de son regard, c’était cette implacable idéequ’elle était cause de l’arrestation des deux Backer, et, s’ilsétaient exécutés, qu’elle serait cause de leur mort.

Au reste, peu à peu la vie des deux jeunesgens s’était rapprochée et était devenue plus commune. Tout letemps que Salvato ne donnait point à ses devoirs militaires, il ledonnait à Luisa.

Selon le conseil de Michele, la San-Feliceavait pardonné à Giovannina son étrange sortie, que rendait,d’ailleurs, moins coupable qu’elle ne l’eut été chez nous lafamiliarité des domestiques italiens avec leurs maîtres.

Au milieu des événements si graves quis’accomplissaient, au milieu des événements plus graves encore quise préparaient, les esprits, moins occupés de la chronique privéeque de la chose publique, avaient vu, sans autrement s’enpréoccuper, cette intimité s’établir entre Salvato et Luisa. Cetteintimité, au reste, si complète qu’elle fût, n’avait rien descandaleux dans un pays qui, n’ayant pas d’équivalent pour le motmaîtresse, traduit le mot maîtresse par le motamie.

En supposant donc que, par son indiscrétion,Giovannina eût eu l’intention de faire du tort à sa maîtresse, elleavait eu beau être indiscrète, elle ne lui avait point fait le tortqu’elle espérait.

La jeune fille était devenue sombre ettaciturne, mais avait cessé d’être irrespectueuse.

Michele seul avait conservé dans la maison,où, de temps en temps, il venait secouer les grelots de son esprit,sa joyeuse insouciance. Se voyant arrivé à ce fameux grade decolonel qu’il n’eût jamais osé rêver dans ses ambitions les plusinsensées, il pensait bien de temps en temps à certain bout decorde voltigeant dans l’espace et vu de lui seul ; mais cettevision n’avait d’autre influence sur son moral que de lui fairedire, avec un surcroît de gaieté et en frappant ses mainsbruyamment l’une contre l’autre : « Bon ! l’on nemeurt qu’une fois ! » Exclamation à laquelle le diableseul, qui tenait l’autre bout de cette corde, pouvait comprendrequelque chose.

Un matin qu’en allant de chez Assunta chez sasœur de lait, c’est-à-dire de Marinella à Mergellina, trajet qu’ilfaisait à peu près tous les jours, il passait devant la porte dubeccaïo, et qu’avec cette flânerie naturelle aux Méridionaux, ils’arrêtait sans aucun motif de s’arrêter, il lui parut qu’à sonarrivée, la conversation changeait d’objet et que l’on se faisaitcertains signes qui voulaient dire visiblement :« Défions-nous : voilà Michele ! »

Michele était trop fin pour avoir l’air devoir ce qu’il avait vu ; mais, en même temps, il était tropcurieux pour ne pas chercher à savoir ce qu’on lui cachait. Ilcausa un instant avec le beccaïo, qui faisait le républicain enragéet dont il ne put rien tirer ; mais, en sortant de chez lui,il entra chez un boucher nommé Cristoforo, ennemi naturel dubeccaïo par la seule raison qu’il exerçait, à peu près, le mêmeétat que lui.

Cristoforo, qui, lui, était véritablementpatriote, avait remarqué, depuis le matin, une assez grandeagitation au Marché-Vieux. Cette agitation, à ce qu’il avait crureconnaître, était causée par deux hommes qui avaient distribué, àquelques individus bien connus pour leur attachement à la cause desBourbons, des monnaies étrangères d’or et d’argent. Dans un de cesdeux hommes, Cristoforo avait reconnu un ancien cuisinier ducardinal Ruffo nommé Coscia et qui, comme tel, était en relationavec les marchands du Marché-Vieux.

– Bon ! dit Michele, as-tu vu cettemonnaie, compère ?

– Oui ; mais je ne l’ai pas reconnue.

– Pourrais-tu nous en procurer une, de cesmonnaies ?

– Rien de plus facile.

– Alors, je sais quelqu’un qui nous dira biende quel pays elle vient.

Et Michele tira de sa poche une poignée depièces de toute espèce pour que Cristoforo pût rendre en monnaienapolitaine l’équivalent des monnaies étrangères qu’il allaitquérir.

Dix minutes après, il revint avec une pièced’argent de la valeur d’une piastre, mais plus mince. Ellereprésentait, d’un côté, une femme à la tête altière, à la gorgepresque nue, portant une petite couronne sur le front ; – del’autre, un aigle à deux têtes, tenant dans une de ses serres leglobe, dans l’autre le sceptre.

Tout autour de la pièce, à l’endroit et aurevers étaient gravées des légendes en lettres inconnues.

Michele épuisa inutilement sa science àessayer de lire ces légendes. Il fut obligé d’avouer, à sa honte,qu’il ne connaissait pas les lettres dont elles se composaient.

Cristoforo reçut de Michele mission des’informer. S’il apprenait quelque chose, il viendrait lui dire cequ’il aurait appris.

Le boucher, dont la curiosité n’était pasmoins excitée que celle de Michele, se mit immédiatement en quête,tandis que Michele, par la rue de Tolède et le pont de Chiaïa,gagnait Mergellina.

En passant devant le palais d’Angri, Micheles’était informé de Salvato : Salvato était sorti depuis uneheure.

Salvato, comme s’en était douté Michele, étaità la maison du Palmier, où la duchesse Fusco, confidente de Luisa,avait mis à sa disposition la chambre où il avait été conduit aprèssa blessure et où il avait passé de si douces et de si cruellesheures.

De cette façon, il entrait chez la duchesseFusco, qui recevait hautement et publiquement toutes les sommitéspatriotiques de l’époque, saluait ou ne saluait pas la duchesse,selon qu’elle était visible ou non, et passait dans sa chambre,devenue un cabinet de travail.

Luisa, de chez elle, l’y venait trouver par laporte de communication ouverte entre les deux hôtels.

Michele, qui n’avait pas les mêmes raisons dese cacher, vint tout simplement sonner à la porte du jardin, queGiovannina lui ouvrit.

Michele parlait peu à la jeune fille depuisles soupçons qu’il avait conçus sur elle à l’endroit de sa sœur delait. Il se contenta donc de la saluer assez cavalièrement.Michele, qu’on ne l’oublie pas, était devenu colonel, et, commechez Luisa, il était à peu près chez lui, il entra sans riendemander, ouvrit les portes, et, voyant les chambres vides, alladroit à celle qu’il était à peu près sûr de trouver occupée.

Le jeune lazarone avait une manière de frapperqui révélait sa présence ; les deux jeunes gens lareconnurent, et la douce voix de Luisa prononça le mot :

– Entrez !

Michele poussa la porte. Salvato et Luisaétaient assis l’un près de l’autre. Luisa avait la tête appuyée àl’épaule de Salvato, qui l’enveloppait de son bras.

Luisa avait les yeux pleins de larmes ;Salvato, le front resplendissant d’orgueil et de joie.

Michele sourit ; il lui semblait voir unjeune époux triomphant, à l’annonce d’une future paternité.

Quel que fût, au reste, le sentiment quimettait la joie au front de l’un et les larmes aux yeux de l’autre,il devait, sans doute, rester un secret entre les  deuxamants ; car, à la vue de Michele, Luisa posa un doigt sur seslèvres.

Salvato se pencha en avant et tendit la mainau jeune homme.

– Quelles nouvelles ? luidemanda-t-il.

– Aucune précise, mon général, mais beaucoupde bruit en l’air.

– Et qui fait ce bruit ?

– Une pluie d’argent qui vient on ne saitd’où.

– Une pluie d’argent ! Tu t’es mis sousla gouttière, au moins ?

– Non. J’ai tendu mon chapeau, et voici unedes gouttes qui y est tombée.

Et il présenta la pièce d’argent àSalvato.

Le jeune homme la prit, et, au premierregard :

– Ah ! dit-il, un rouble deCatherine II.

Cela n’apprenait rien à Michele.

– Un rouble ? demanda-t-il ;qu’est-ce que cela ?

– Une piastre russe. Quant àCatherine II, c’est la mère de Paul Ier,l’empereur actuellement régnant.

– Où cela ?

– En Russie.

– Allons, bon ! voilà les Russes qui s’enmêlent. On nous les promettait, en effet, depuis longtemps. Est-cequ’ils sont arrivés ?

– Il paraît, répondit Salvato.

Puis, se levant :

– Cela est grave, ma bien chère Luisa, dit lejeune officier, et je suis forcé de vous quitter ; car il n’ya pas de temps à perdre pour savoir d’où viennent ces roublesrépandus dans le peuple.

– Allez, dit la jeune femme avec cette doucerésignation qui était devenue le caractère principal de saphysionomie depuis la malheureuse affaire des Backer.

En effet, elle sentait qu’elle nes’appartenait plus à elle-même ; que, comme l’Iphigénieantique, elle était une victime aux mains du Destin, et, ne pouvantlutter contre lui, on eût dit qu’elle tentait de le fléchir par sarésignation.

Salvato boucla son sabre et revint à elle avecce sourire plein de force et de sérénité qui ne s’effaçait de sonvisage que pour lui rendre la rigidité du marbre, et, l’enveloppantde son bras, sous l’étreinte duquel son corps plia comme unebranche de saule :

– Au revoir, mon amour ! dit-il.

– Au revoir ! répéta la jeune femme.Quand cela ?

– Oh ! le plus tôt possible ! Je nevis que près de toi, surtout depuis la bienheureusenouvelle !

Luisa se serra contre Salvato, en cachant satête dans sa poitrine ; mais Michele put voir la rougeur deson visage s’étendre jusqu’à ses tempes.

Hélas ! cette nouvelle que, dans sonorgueil égoïste, Salvato appelait une bonne nouvelle, c’est queLuisa était mère !

CXXXIV – LES DERNIÈRES HEURES

Voici ce qui s’était passé et de quelle façonla monnaie russe avait fait son apparition sur la place duVieux-Marché à Naples.

Le 3 juin, le cardinal était arrivé à Ariano,ville qui, située au plus haut sommet des Apennins, a reçu de saposition le nom de balcon de la Pouille. Elle n’avaitalors d’autre route que la route consulaire qui va de Naples àBrindisi, la même qui fut suivie par Horace dans son fameux voyageavec Mécène. Du côté de Naples, la montée est si rapide, que lesvoitures de poste ne peuvent ou plutôt ne pouvaient y monter alorsqu’à l’aide de bœufs ; de l’autre côté, on n’y arrivait qu’ensuivant la longue et étroite vallée de Bovino, qui servait, enquelque sorte, de Thermopyles à la Calabre. Au fond de cette gorge,roule le Cervaro, torrent impétueux jusqu’à la folie, et, sur larive du torrent, rampe la route qui va d’Ariano au pont de Bovino.Le versant de cette montagne est si encombré de rochers, qu’unecentaine d’hommes suffiraient pour arrêter la marche d’une armée.C’est là que Schipani avait reçu l’ordre de s’arrêter, et, s’il eûtsuivi les ordres donnés, au lieu de se laisser aller à la follepassion de prendre Castellucio, c’est là que probablement se fûtterminée la marche triomphale du cardinal.

À son grand étonnement, au contraire, lecardinal était arrivé à Ariano sans empêchement aucun.

Il y trouva le camp russe.

Or, comme, le lendemain même de son arrivée,il était occupé à visiter ce camp, on lui amena deux individus quel’on venait d’arrêter dans un calessino.

Ces deux individus se donnaient pour desmarchands de grains allant dans la Pouille pour y faire leursachats.

Le cardinal s’apprêtait à les interroger,lorsque, en les regardant avec attention, et voyant que l’un d’eux,au lieu d’être embarrassé ou effrayé, souriait, il reconnut dans lefaux marchand de grains un ancien cuisinier à lui nommé Coscia.

Se voyant reconnu, Coscia prit, selonl’habitude napolitaine, la main du cardinal et la baisa ; et,comme le cardinal comprit bien que ce n’était point le hasard quiamenait les deux voyageurs au-devant de lui, il les conduisit horsdu camp russe, dans une maison isolée, où il put, en toutetranquillité, causer avec eux.

– Vous venez de Naples ? demanda lecardinal.

– Nous en sommes partis hier matin, réponditCoscia.

– Vous pouvez me donner des nouvellesfraîches, alors ?

– Oui, monseigneur, d’autant mieux quenous-mêmes en venions chercher auprès de Votre Éminence.

En effet, les deux messagers étaient envoyéspar le comité royaliste. Ce qui préoccupait le plus tout à la foisles bourgeois et les patriotes, c’était de savoir positivement siles Russes étaient ou n’étaient point arrivés, la coopération desRusses étant une grande garantie pour la réussite de l’expéditionsanfédiste, puisqu’elle avait pour appui le plus puissant desempires, numériquement parlant.

Sous ce rapport, le cardinal put satisfairepleinement les deux envoyés. Il les fit passer au milieu des rangsmoscovites, leur assurant que ce n’était que l’avant-garde et quel’armée venait derrière.

Les deux voyageurs, quoique moins incrédulesque saint Thomas, purent cependant faire comme lui : voir ettoucher.

Ce qu’ils touchèrent particulièrement, ce futun sac de pièces russes que le cardinal leur remit pour distribueraux bons amis du Marché-Vieux.

On a vu que maître Coscia s’était acquitté deson message en conscience, puisqu’un des roubles était parvenujusqu’à Salvato.

Salvato avait aussi compris la gravité dufait, et était sorti pour le vérifier.

Deux heures après, il n’avait plus aucundoute : les Russes avaient fait leur jonction avec lecardinal, et les Turcs étaient près de faire la leur.

La journée n’était point achevée encore, quele bruit s’en était déjà répandu par toute la ville.

Salvato, en rentrant au palais d’Angri, avaittrouvé des nouvelles plus désastreuses encore.

Ettore Caraffa, le héros d’Andria et de Trani,était bloqué par Pronio à Pescara, et ne pouvait venir au secoursde Naples, qui le considérait cependant comme un de ses plus bravesdéfenseurs.

Bassetti, nommé par Macdonald, avant sondépart de Naples, général en chef des troupes régulières, battu parFra-Diavolo et Mammone, venait de rentrer blessé à Naples.

Schipani, attaqué et battu sur les rives duSarno, s’était arrêté seulement à Torre-del-Greco et s’étaitenfermé avec une centaine d’hommes dans le petit fort deGranatello.

Enfin, Manthonnet, le ministre de la guerre,Manthonnet lui-même, qui avait marché contre Ruffo et qui avaitcompté qu’Ettore Caraffa se joindrait à lui, Manthonnet, privé dusecours de ce brave capitaine, n’avait pu, au milieu despopulations, qui, excitées par l’exemple de Castellucio, sesoulevaient menaçantes, n’avait pu arriver jusqu’à Ruffo, et, sansavoir dépassé Baïa, avait été contraint de battre en retraite.

Salvato, à la lecture de ces nouvellesfatales, demeura un instant pensif ; puis il parut avoir prisune résolution, descendit rapidement dans la rue, sauta dans uncalessino et se fit conduire à la maison du Palmier.

Cette fois, il ne prit point la précautiond’entrer par la maison de la duchesse Fusco : il alla droit àcette petite porte du jardin qui s’était si heureusement ouvertepour lui pendant la nuit du 22 au 23 septembre, et y sonna.

Giovannina vint ouvrir, et, en voyant le jeunehomme, ne put s’empêcher de pousser un cri de surprise : cen’était jamais par là qu’il entrait.

Salvato ne se préoccupa point de sonétonnement et ne s’inquiéta point de son cri.

– Ta maîtresse est là ? luidemanda-t-il.

Et, comme elle ne répondait point, fascinéequ’elle semblait par son regard, il l’écarta doucement de la mainet s’avança vers le perron, sans même s’apercevoir que Giovanninala lui avait saisie et l’avait serrée avec une passion que,d’ailleurs, il attribua peut-être à la crainte qu’une situation siprécaire faisait naître dans les plus fermes esprits, à plus forteraison dans celui de Giovannina.

Luisa était dans la même chambre où Salvatol’avait laissée. Au bruit inattendu de son pas, à la surprisequ’elle éprouva en l’entendant venir du côté opposé à celui parlequel elle l’attendait, elle se leva vivement, alla vers la porteet l’ouvrit. Salvato se trouva en face d’elle.

Le jeune homme lui prit les deux mains, et, laregardant quelques secondes avec un sourire d’une ineffable douceuret en même temps d’une inexprimable tristesse :

– Tout est perdu ! lui dit-il. Dans huitjours, le cardinal Ruffo et ses hommes seront sous les murs deNaples, et il sera trop tard pour prendre un parti. Il faut doncprendre ce parti à l’instant même.

Luisa, de son côté, le regardait avecétonnement, mais sans crainte.

– Parle, dit-elle, je t’écoute.

– Il y a trois choses à faire dans lescirconstances où nous nous trouvons, continua Salvato.

– Lesquelles ?

– La première, c’est de monter à cheval aveccent de mes braves Calabrais, de renverser tous les obstacles quenous rencontrerons sur notre route, d’atteindre Capoue. Capoue aconservé une garnison française. Je te confie à la loyauté de soncommandant, quel qu’il soit, et, si Capoue capitule, il te faitcomprendre dans la capitulation, et tu es sauvée, car tu te trouvessous la sauvegarde des traités.

– Et toi, demanda Luisa, restes-tu àCapoue ?

– Non, Luisa, je reviens ici, car ma place estici ; mais, aussitôt libre de mes devoirs, je te rejoins.

– La seconde ? dit-elle.

– C’est de prendre la barque du vieuxBasso-Tomeo, qui ira avec ses trois fils t’attendre au tombeau deScipion, et, profitant de ce qu’il n’y a plus de blocus, de suivrela côte de Terracine jusqu’à Ostie ; et, une fois à Ostie, desuivre, en le remontant, le Tibre jusqu’à Rome.

– Viens-tu avec moi ? demanda Luisa.

– Impossible.

– La troisième, alors ?

– C’est de rester ici, y faire la meilleuredéfense possible et d’y attendre les événements.

– Quels événements ?

– Les conséquences d’une ville prise d’assautet les vengeances d’un roi lâche et, par conséquent,impitoyable.

– Serons-nous sauvés ou mourrons-nousensemble ?

– C’est probable.

– Alors, restons.

– C’est ton dernier mot, Luisa ?

– Le dernier, mon ami.

– Réfléchis jusqu’à ce soir : je seraiici ce soir.

– Reviens ce soir ; mais, ce soir, je tedirai, comme àcette heure : si tu restes, restons.

Salvato regarda à sa montre.

– Il est trois heures, dit-il : je n’aipas un instant à perdre.

– Tu me quittes ?

– Je monte au fort Saint-Elme.

– Mais le fort Saint-Elme, lui aussi, estcommandé par un Français : pourquoi ne me confies-tu point àlui ?

– Parce que je ne l’ai vu qu’un instant, etque cet homme m’a fait l’effet d’un misérable.

– Les misérables font parfois, pour del’argent, ce que les grands cœurs font par dévouement.

Salvato sourit.

– C’est justement ce que je vais tenter.

– Fais, mon ami : tout ce que tu ferassera bien fait, pourvu que tu restes près de moi.

Salvato donna un dernier baiser à Luisa, et,par un sentier côtoyant la montagne, on put le voir disparaîtrederrière le couvent de Saint-Martin.

Le colonel Mejean, qui, du haut de laforteresse, planait sur la ville et sur ses alentours comme unoiseau de proie, vit et reconnut Salvato. Il connaissait deréputation cette nature franche et honnête, antipode de la sienne.Peut-être le haïssait-il, mais il ne pouvait s’empêcher del’estimer.

Il eut le temps de rentrer dans son cabinet,et, comme les hommes de cette espèce n’aiment point le grand jour,il abaissa les rideaux, se plaça le dos tourné à la lumière, demanière que son œil clignotant et douteux ne pût être épié dans lapénombre.

Quelques secondes après que ces mesuresétaient prises, on annonça le général de brigade SalvatoPalmieri.

– Faites entrer, dit le colonel Mejean.

Salvato fut introduit, et la porte se refermasur eux.

CXXXV – OÙ UN HONNÊTE HOMME PROPOSE UNEMAUVAISE ACTION QUE D’HONNÊTES GENS ONT LA BÉTISE DE REFUSER.

L’entretien dura près d’une heure.

Salvato en sortit l’œil sombre et la têteinclinée.

Il descendit la rampe qui conduit deSan-Martino à l’Infrascata, prit un calessino qu’il trouva à ladescente dei Studi et se fit conduire à la porte du palaisroyal, où siégeait le directoire.

Son uniforme lui ouvrait toutes lesportes : il pénétra jusqu’à la salle des séances.

Il trouva les directeurs assemblés etManthonnet leur faisant un rapport sur la situation.

La situation était celle que nous avonsdite :

Le cardinal à Ariano, c’est-à-dire, en quatremarches, pouvant être à Naples ;

Sciarpa à Nocera, c’est-à-dire à deux marchesde Naples ;

Fra-Diavolo à Sessa et à Teano, c’est-à-dire àdeux marches de Naples ;

La République, enfin, menacée par lesNapolitains, les Siciliens, les Anglais, les Romains, les Toscans,les Russes, les Portugais, les Dalmates, les Turcs, lesAlbanais.

Le rapporteur était sombre ; ceux quil’écoutaient étaient plus sombres que lui.

Lorsque Salvato entra, tous les yeux setournèrent de son côté. Il fit signe à Manthonnet de continuer etdemeura debout, gardant le silence.

Quand Manthonnet eut fini :

– Avez-vous quelque chose de nouveau à nousannoncer, mon cher général ? demanda le président àSalvato.

– Non ; mais j’ai une proposition à vousfaire.

On connaissait le courage fougueux etl’inflexible patriotisme du jeune homme : on écouta.

– D’après ce que vient de vous dire le bravegénéral Manthonnet, vous reste-t-il encore quelqueespoir ?

– Bien peu.

– Ce peu, sur quoi repose-t-il ?Dites-le-nous.

On se tut.

– C’est-à-dire, reprit Salvato, qu’il ne vousen reste aucun, et que vous essayez de vous faire illusion à vousmêmes.

– Et à vous, vous en reste-t-il ?

– Oui, si l’on fait de point en point ce queje vais vous dire.

– Dites.

– Vous êtes tous braves, tous courageux ?vous êtes tous prêts à mourir pour la patrie ?

– Tous ! s’écrièrent les membres dudirectoire en se levant d’un seul élan.

– Je n’en doute pas, continua Salvato avec soncalme ordinaire ; mais mourir pour la patrie n’est pas aimerla patrie, et il faut, avant tout, sauver la patrie ; carsauver la patrie, c’est sauver la République, et sauver laRépublique, c’est fixer sur cette malheureuse terre l’intelligence,le progrès, la légalité, la lumière, la liberté, qui, avec leretour de Ferdinand, disparaîtraient pour un demi-siècle, pour unsiècle peut-être.

Les auditeurs ne répondirent que par lesilence, tant le raisonnement était juste et impossible àcombattre.

Salvato continua :

– Lorsque Macdonald a été rappelé dans lahaute Italie et que les Français ont quitté Naples, je vous ai vus,joyeux, vous féliciter d’être enfin libres. Votre amour-proprenational, votre patriotisme de terroir vous aveuglaient ; vousveniez de refaire votre premier pas vers l’esclavage.

Une vive rougeur passa sur le front desmembres du directoire ; Manthonnet murmura :

– Toujours l’étranger !

Salvato haussa les épaules.

– Je suis plus Napolitain que vous,Manthonnet, dit-il, puisque votre famille, originaire de Savoie,habite Naples depuis cinquante ans seulement ; moi, je suis dela Terre de Molise, mes aïeux y sont nés, mes aïeux y sont morts.Dieu me donne ce suprême bonheur d’y mourir comme eux !

– Écoutez, dit une voix, c’est la sagesse quiparle par la voix de ce jeune homme.

– Je ne sais pas ce que vous appelezl’étranger ; mais je sais ceux que j’appelle mesfrères. Mes frères, ce sont les hommes, de quelque pays qu’ilssoient, qui veulent comme moi la dignité de l’individu parl’indépendance de la nation. Que ces hommes soient Français,Russes, Turcs, Tartares, du moment qu’ils entrent dans ma nuit unflambeau à la main et les mots de progrès et de liberté à labouche, ces hommes, ce sont mes frères. Les étrangers,pour moi, ce sont les Napolitains, mes compatriotes, qui, réclamantle pouvoir de Ferdinand, marchant sous la bannière de Ruffo,veulent nous imposer de nouveau le despotisme d’un roi imbécile etd’une reine débauchée.

– Parle, Salvato ! parle ! dit lamême voix.

– Eh bien, je vous dis ceci : vous savezmourir, mais vous ne savez pas vaincre.

Il se fit un mouvement dans l’assemblée :Manthonnet se retourna brusquement vers Salvato.

– Vous savez mourir, répéta Savalto ;mais vous ne savez pas vaincre, et la preuve, c’est que Bassetti aété battu, c’est que Schipani a été battu ; c’est quevous-même, Manthonnet, avez été battu.

Manthonnet courba la tête.

– Les Français, au contraire, savent mourir.Ils étaient trente-deux à Cotrone ; sur trente-deux, quinzesont morts et onze ont été blessés. Ils étaient neuf mille àCivita-Castellana, ils avaient devant eux quarante mille ennemis,qui ont été vaincus. Donc, je le répète, les Français non-seulementsavent mourir, mais encore savent vaincre.

Nulle voix ne répondit.

– Sans les Français, nous mourrons, nousmourrons glorieusement, nous mourrons avec éclat, nous mourronscomme Brutus et Cassius sont morts à Philippes ; mais nousmourrons en désespérant, nous mourrons en doutant de la Providence,nous mourrons en disant : « Vertu, tu n’es qu’unmot ! » et, ce qu’il y a de plus terrible à penser, c’estque la République mourra avec nous. Avec les Français, nousvaincrons, et la République sera sauvée !

– C’est donc à dire, s’écria Manthonnet, queles Français sont plus braves que nous ?

– Non, mon cher général, nul n’est plus braveque vous, nul n’est plus brave que moi, nul n’est plus brave queCirillo, qui m’écoute et qui déjà deux fois m’a approuvé ; et,lorsque l’heure de mourir sera venue, nous donnerons la preuve, jel’espère, que nul ne mourra mieux que nous. Kosciusko aussi étaitbrave ; mais, en tombant, il a dit ce mot terrible que troisdémembrements ont justifié : Finis Poloniœ !Nous dirons en tombant, et vous tout le premier, je n’en doute pas,des mots historiques ; mais, je le répète, si ce n’est pournous, du moins pour nos enfants, qui auront notre besogne àrefaire, mieux vaut ne pas tomber.

– Mais, dit Cirillo, ces Français, oùsont-ils ?

– Je descends de Saint-Elme, réponditSalvato ; je quitte le colonel Mejean.

– Connaissez-vous cet homme ? demandaManthonnet.

– Oui c’est un misérable, répondit Salvatoavec son calme habituel, et voilà pourquoi l’on peut traiter aveclui. Il me vend mille Français.

– Il n’en a que cinq cent cinquante !s’écria Manthonnet.

– Pour Dieu, mon cher Manthonnet, laissez-moifinir ; le temps est précieux, et, si je pouvais acheter dutemps comme je puis acheter des hommes, j’en achèterais aussi. Ilme vend mille Français.

– Nous pouvons, tout battus que nous sommes,rassembler encore dix ou quinze mille hommes, dit Manthonnet, etvous comptez faire avec mille Français ce que vous ne pouvez pasfaire avec quinze mille Napolitains ?

– Je ne compte point faire avec mille Françaisce que je ne puis pas faire avec quinze mille Napolitains ;mais, avec quinze mille Napolitains et mille Français, je puisfaire ce que je ne ferais pas avec trente mille Napolitainsseuls !

– Vous nous calomniez, Salvato.

– Dieu m’en garde ! Mais l’exemple estlà. Croyez-vous que, si Mack eût eu mille hommes de vieillestroupes, mille vieux soldats disciplinés, habitués à la victoire,mille soldats du prince Eugène ou de Souvarov, notre défaite eûtété si rapide, notre déroute si honteuse ? Car j’étaisd’esprit, sinon de cœur, avec les Napolitains qui fuyaient etcontre lesquels j’avais combattu ; mille Français, voyez-vous,mon cher Manthonnet, c’est un bataillon carré, et un batailloncarré, c’est une forteresse que rien n’entame, ni artillerie nicavalerie ; mille Français, c’est une barrière que l’ennemi nefranchit pas, une muraille derrière laquelle le soldat brave, maispeu habitué au feu, mal discipliné, se rallie, se reforme.Donnez-moi le commandement de douze mille Napolitains et de milleFrançais, et je vous amène ici dans huit jours le cardinal Ruffopieds et poings liés.

– Et il faut absolument que ce soit vous quicommandiez ces douze mille Napolitains et ces mille Français,Salvato ?

– Prenez garde, Manthonnet ! voici unmauvais sentiment, quelque chose de pareil à l’envie qui vous mordle cœur.

Et, sous le regard placide du jeune homme,Manthonnet, courbé, quitta sa place et vint lui donner la main.

– Pardonnez, mon cher Salvato, dit-il, à unhomme encore tout meurtri de sa dernière défaite. Si la chose vousest accordée, voulez-vous de moi pour votre lieutenant ?

– Continuez donc, Salvato, dit Cirillo.

– Oui, il faut absolument que ce soit moi quicommande, reprit Salvato, et je vais vous dire pourquoi :c’est qu’il faut que les Français sur lesquels je compte m’appuyer,les mille Français qui seront mon pilier d’airain, ces milleFrançais me voient combattre, parce que ces mille Français saventque non-seulement j’étais l’aide de camp, mais encore l’ami dugénéral Championnet. Si j’eusse été ambitieux, j’eusse suiviMacdonald dans la haute Italie, c’est-à-dire sur le terrain desgrandes batailles, là où l’on devient en trois ou quatre ansDesaix, Kléber, Bonaparte, Murat, et je n’eusse point demandé moncongé pour commander une bande de Calabrais sauvages et mourirobscurément dans quelque escarmouche contre des paysans commandéspar un cardinal.

– Et ces Français, demanda le président, quelprix vous les vend le commandant de Saint-Elme ?

– Pas ce qu’ils valent, certainement, – il estvrai que ce n’est point à eux, mais à lui que je les paye, – cinqcent mille francs.

– Et ces cinq cent mille francs, où lesprenez-vous ? demanda le président.

– Attendez, répondit Salvato toujourscalme ; car ce n’est point cinq cent mille francs qu’il mefaut, c’est un million.

– Raison de plus. Je le répète, oùprendrez-vous un million, quand nous n’avons peut-être pas dixmille ducats en caisse ?

– Donnez-moi pouvoir sur la vie et sur lesbiens de dix riches citoyens que je vous désignerai par leur nom,et, demain, le million sera ici, apporté par eux-mêmes.

– Citoyen Salvato, s’écria le président, vousnous proposez là ce que nous reprochons à nos ennemis de faire.

– Salvato ! murmura Cirillo.

– Attendez, dit le jeune homme. J’ai demandé àêtre écouté jusqu’au bout, et, à chaque instant, vousm’interrompez.

– C’est vrai, nous avons tort, dit Cirillo ens’inclinant. Parlez.

– J’ai, à la connaissance de tous, repritSalvato, pour deux millions de biens, de masseries, de terre, demaisons, de propriétés enfin, dans la province de Molise. Ces deuxmillions de propriétés, je les donne à la nation. Naples sauvée,Ruffo en fuite ou pris, la nation fera vendre mes terres etremboursera les dix citoyens qui m’auront prêté ou plutôt qui luiauront prêté cent mille francs.

Un murmure d’admiration se fit entendre parmiles directeurs. Manthonnet jeta ses bras au cou du jeune homme.

– Je demandais à servir sous toi commelieutenant, dit-il ; veux-tu de moi comme simplevolontaire ?

– Mais, demanda le président, tandis que tuconduiras tes quinze mille Napolitains et tes mille Français contreRuffo, qui veillera à la sûreté et à la tranquillité de laville ?

– Ah ! dit Salvato, vous venez de toucherle seul écueil : c’est un sacrifice à faire, c’est un partiterrible à prendre. Les patriotes se réfugieront dans les forts etles garderont en se gardant eux-mêmes.

– Mais la ville ! la ville !répétèrent les directeurs en même temps que le président.

– C’est huit jours, dix jours d’anarchiepeut-être à risquer !

– Dix jours d’incendie, de pillage, demeurtres ! répéta le président.

– Nous reviendrons victorieux et nouschâtierons les rebelles.

– Leur châtiment rebâtira-t-il les maisonsbrûlées ? reconstruira-t-il les fortunes détruites ?rendra-t-il la vie aux morts ?

– Dans vingt ans, qui s’apercevra que vingtmaisons ont été brûlées, que vingt fortunes ont été détruites, quevingt existences ont été tranchées ? L’important est que laRépublique triomphe : car, si elle succombe, sa chute serasuivie de mille injustices, de mille malheurs, de mille morts.

Les directeurs se regardèrent.

– Passe donc dans la chambre voisine, dit leprésident à Salvato, nous allons délibérer.

– Je vote pour toi, Salvato ! criaCirillo au jeune homme.

– Je reste pour influer, s’il est possible,sur la délibération, dit Manthonnet.

– Citoyens directeurs, dit Salvato en sortant,rappelez-vous ce mot de Saint-Just : « En matière derévolution, celui qui ne creuse pas profond, creuse sa proprefosse. »

Salvato sortit et attendit, comme il en avaitreçu l’ordre, dans la chambre voisine.

Au bout de dix minutes, la porte de la chambres’ouvrit ; Manthonnet vint au jeune homme, lui prit le bras,et, l’entraînant vers la rue :

– Viens, lui dit-il.

– Où cela ? demanda Salvato.

– Où l’on meurt.

La proposition du jeune homme était repousséeà l’unanimité, moins une voix.

Cette voix, c’était celle de Cirillo.

CXXXVI – LA MARSEILLAISE NAPOLITAINE

Ce même jour, il y avait grande soirée àSaint-Charles.

On chantait les Horaces et lesCuriaces, un des cent chefs-d’œuvre de Cimarosa. On n’eûtjamais dit, en voyant cette salle éclairée à giorno, cesfemmes élégantes et parées comme pour une fête, ces jeunes gens quivenaient de déposer le fusil en entrant dans la salle et quiallaient le reprendre en sortant, on n’eût jamais dit qu’Annibalfût si près des portes de Rome.

Entre le deuxième et le troisième acte, latoile se leva, etla principale actrice du théâtre, sous le costumedu génie de la patrie, tenant un drapeau noir à la main, vintannoncer les nouvelles que nous connaissons déjà, et qui nelaissaient aux patriotes d’autre alternative que d’écraser, par unsuprême effort, le cardinal au pied des murailles de Naples ou demourir eux-mêmes en les défendant.

Ces nouvelles, si terribles qu’elles fussent,n’avaient point découragé les spectateurs qui les écoutaient.Chacune d’elles avait été accueillie par les cris de « Vive laliberté ! mort aux tyrans ! »

Enfin, lorsqu’on apprit la dernière,c’est-à-dire la défaite et le retour de Manthonnet, ce ne fut plusseulement du patriotisme, ce fut de la rage ; on cria de touscôtés :

– L’hymne à la liberté ! l’hymne à laliberté !

L’artiste qui venait de lire le sinistrebulletin salua, indiquant qu’elle était prête à dire l’hymnenational, lorsque tout à coup on aperçut dans une loge ÉléonorePimentel entre Monti, l’auteur des paroles, et Cimarosa, l’auteurde la musique.

Un seul cri retentit alors par toute lasalle :

– La Pimentel ! la Pimentel !

Le Moniteur parthénopéen, rédigé parcette noble femme, lui donnait une popularité immense.

La Pimentel salua ; mais ce n’était pascela qu’on voulait ; on voulait que ce fût elle-même quichantât l’hymne.

Elle s’en défendit un instant ; mais,devant l’unanimité de la démonstration, il lui fallut céder.

Elle sortit de sa loge et reparut sur lethéâtre au milieu des cris, des hourras, des vivats, desapplaudissements, des bravos de la salle tout entière.

On lui présenta le drapeau noir.

Mais, elle, secouant la tête :

– Celui-ci est le drapeau des morts, dit-elle,et, Dieu merci ! tant que nous respirerons, la République etla liberté ne sont pas mortes. Donnez-moi le drapeau desvivants.

On lui apporta le drapeau tricolorenapolitain.

D’un geste passionné, elle le pressa contreson cœur.

– Sois notre bannière triomphante, drapeau dela liberté ! dit-elle, ou sois notre linceul à tous !

Puis, au milieu d’un tumulte à faire croireque la salle allait crouler, le chef d’orchestre ayant fait unsigne de son bâton et les premières notes ayant retenti, un silenceétrange, en ce qu’il semblait plein de frémissements, succéda à cetumulte, et, de sa voix pleine et sonore, de sa splendide voix decontralto, pareille à la muse de la patrie, Éléonore Pimentelaborda la première strophe, qui commence par ces vers :

Peuples qui rampiez à genoux,

Courbés sur les marches du trône,

Le tyran tombe, levez-vous

Et brisez du pied sa couronne[13].

Il faut connaître le peuple napolitain, ilfaut avoir vu ses admirations montant jusqu’à la frénésie, sesenthousiasmes, qui, ne trouvant plus de mots pour s’exprimer,appellent à leur secours des gestes furibonds et des crisinarticulés, pour se faire une idée de l’état d’ébullition où setrouva la salle, lorsque le dernier vers de la Marseillaiseparthénopéenne fut sorti de la bouche de la chanteuse, etlorsque la dernière note de l’accompagnement se fut éteinte dansl’orchestre.

Les couronnes et les bouquets tombèrent sur lethéâtre comme une grêle d’orage.

Éléonore ramassa deux couronnes de laurier,posa l’une sur la tête de Monti, l’autre sur celle de Cimarosa.

Alors, sans qu’on pût voir qui l’avait jetée,tomba, au milieu de cette jonchée, une branche de palmier.

Quatre mille mains applaudirent, deux millevoix crièrent :

– À Éléonore la palme ! à Éléonore lapalme !

– Du martyre ! répondit la prophétesse enla ramassant et en l’appuyant sur sa poitrine avec ses deux mainscroisées.

Alors, ce fut un délire. On se précipita surle théâtre. Les hommes s’agenouillèrent devant elle, et, comme savoiture était à la porte, on la détela et on la ramena chez elle,traînée par des patriotes enthousiastes et accompagnée del’orchestre qui, jusqu’à une heure du matin, joua sous safenêtre.

Toute la nuit, le chant de Monti retentit dansles rues de Naples.

Mais ce grand enthousiasme, enfermé dans lasalle Saint-Charles, et qui avait failli faire éclater la salle, serefroidit le lendemain en se répandant par la ville. Cette ardeurde la veille était due à des conditions d’atmosphère, de chaleur,de lumière, de bruits, d’effluves magnétiques, et devait s’éteindrelorsque la réunion de ces circonstances fiévreuses n’existeraitplus.

La ville, voyant rentrer en désordre sesderniers défenseurs blessés, fugitifs, couverts de poussière, lesuns par la porte de Capoue, les autres par la porte del Carmine,tomba dans une tristesse qui devint bientôt de laconsternation.

En même temps, une ligne se formait autour deNaples, qui, se resserrant toujours, tendait à l’étouffer dans uncercle de fer, dans une ceinture de feu.

En effet, de quelque côté que Naples setournât, les républicains ne voyaient qu’ennemis acharnés,qu’adversaires implacables :

Au nord, Fra-Diavolo et Mammone ;

À l’est, Pronio ;

Au sud-est, Ruffo, de Cesare etSciarpa ;

Au sud et à l’ouest, les restes de la flottebritannique, que l’on s’attendait à voir reparaître plus puissanteque jamais, renforcée de quatre vaisseaux russes, de cinq vaisseauxportugais, de trois vaisseaux turcs ; enfin, toutes lestyrannies de l’Europe, qui semblaient s’être levées et se donner lamain pour étouffer le cri de liberté poussé par la malheureuseville.

Mais, hâtons-nous de le dire, les patriotesnapolitains furent à la hauteur de la situation. Le 5 juin, ledirectoire, avec toutes les cérémonies employées dans les tempsantiques, déploya le drapeau rouge et déclara la patrie en danger.Il invita tous les citoyens à s’armer pour la défense commune, neforçant personne, mais ordonnant qu’au signal de trois coups decanon, tirés des forts à intervalles égaux, tout citoyen qui neserait point porté sur les rôles de la garde nationale ou sur lesregistres d’une société patriotique, serait obligé de rentrer chezlui et d’en fermer les portes et les fenêtres jusqu’à ce qu’unautre coup de canon isolé lui eût donné la liberté de les rouvrir.Tous ceux qui, les trois coups de canon tirés, seraient trouvésdans la rue, le fusil à la main, sans être ni de la gardenationale, ni d’aucune société patriotique, devaient être arrêtéset fusillés comme ennemis de la patrie.

Les quatre châteaux de Naples, celui delCarmine, le castello Nuovo, le castello del Ovo et le châteauSaint-Elme furent approvisionnés pour trois mois.

Un des premiers qui se présenta pour recevoirdes armes et des cartouches et pour marcher à l’ennemi fut unavocat de grande réputation, déjà vieux et presque aveugle, qui,autrefois savant dans les antiquités napolitaines, avait servi decicérone à l’empereur Joseph II lors de son voyage enItalie.

Il était accompagné de ses deux neveux, jeunesgens de dix-neuf à vingt ans.

On voulut, tout en donnant des fusils et descartouches aux deux jeunes gens, en refuser au vieillard, sousprétexte qu’il était presque aveugle.

– J’irai si près de l’ennemi, répondit-il, queje serai bien malheureux si je ne le vois pas.

Comme aux préoccupations politiques sejoignait une grande préoccupation sociale : c’est que lepeuple manquait de pain, il fut résolu au directoire que l’onporterait des secours à domicile ; ce qui était à la fois unemesure d’humanité et de bonne politique.

Dominique Cirillo imagina alors de fonder unecaisse de secours, et, le premier, donna tout ce qu’il avaitd’argent comptant, plus de deux mille ducats.

Les plus nobles cœurs de Naples, Pagana,Conforti, Baffi, vingt autres, suivirent l’exemple de Cirillo.

On choisit dans chaque rue le citoyen le pluspopulaire, la femme la plus vénérée ; ils reçurent les noms depère et de mère des pauvres et mission de quêter pour eux.

Ils visitaient les plus humbles maisons,descendaient dans les plus misérables cantines, montaient auxderniers étages et y portaient le pain et l’aumône de la patrie.Les ouvriers qui avaient une profession trouvaient aussi dutravail, les malades des secours et des soins. Les deux dames quise vouèrent avec le plus d’ardeur à cette œuvre de miséricordefurent les duchesses de Pepoli et de Cassano.

Dominique Cirillo était venu prier Luisad’être une des quêteuses ; mais elle répondit que sa positionde femme du bibliothécaire du prince François lui interdisait toutedémonstration publique du genre de celle que l’on réclamaitd’elle.

N’avait-elle point fait assez, n’avait-ellepoint fait trop en amenant, sans le savoir, l’arrestation des deuxBacker ?

Cependant, en son nom et en celui de Salvato,elle donna trois mille ducats à la duchesse Fusco, l’une desquêteuses.

Mais la misère était si grande, que, malgré lagénérosité des citoyens, la caisse se trouva bientôt vide.

Le Corps législatif proposa alors que tous lesemployés de la République, quels qu’ils fussent, laissassent auxindigents la moitié de leur solde. Cirillo, qui avait abandonnétout ce qu’il possédait d’argent comptant, renonça à la moitié deson traitement comme membre du Corps législatif ; tous sescollègues suivirent son exemple. On donna à chaque quartier deNaples des chirurgiens et des médecins qui devaient assistergratuitement tous ceux qui réclameraient leur secours.

La garde nationale eut la responsabilité de latranquillité publique.

Avant son départ, Macdonald avait distribuédes armes et des drapeaux. Il avait nommé pour général en chef cemême Bassetti que nous avons vu revenir battu et blessé par Mammoneet Fra-Diavolo ; son second, Gennaro Ferra, frère du duc deCassano ; pour adjudant général, Francesco Grimaldi.

Le commandant de la place fut le généralFrederici ; le gouvernement du Château-Neuf resta au chevalierMassa, mais celui du château de l’Œuf fut donné au colonelL’Aurora.

Un corps de garde fut établi dans chaquequartier ; des sentinelles furent placées de trente pas entrente pas.

Le 7 juin, le général Writz fit arrêter tousles anciens officiers de l’armée royale qui se trouvaient à Napleset qui avaient refusé de prendre du service pour la République.

Le 9, à huit heures du soir, on tira les troiscoups d’alarme. Aussitôt, selon l’ordre donné, tous ceux quin’étaient sur les contrôles ni de la garde nationale, ni d’aucunesociété patriotique, se retirèrent dans leurs maisons et fermèrentportes et fenêtres.

Au contraire, la garde nationale et lesvolontaires s’élancèrent dans la rue de Tolède et sur les placespubliques.

Manthonnet, redevenu ministre de la guerre,les passa en revue avec Writz et Bassetti, remis de sa blessure, aureste peu dangereuse. Ce dernier les complimenta sur leur zèle,leur déclara qu’au point où l’on en était arrivé, il n’y avait plusque deux partis à prendre : vaincre ou mourir. Après quoi, illes congédia, leur disant que les trois coups de canon d’alarmen’avaient été tirés que pour connaître le nombre des hommes surlesquels ou pouvait compter à l’heure du danger.

La nuit fut tranquille. Le lendemain, au pointdu jour, on tira le coup de canon qui indiquait que chacun pouvaitsortir librement par la ville, aller où il voudrait et vaquer à sespropres affaires.

Le 31, on apprit que le cardinal était arrivéà Nola, c’est-à-dire qu’il n’était plus qu’à sept ou huit lieues deNaples.

CXXXVII – OÙ SIMON BACKER DEMANDE UNEFAVEUR

Dans un des cachots du Château-Neuf, dont lafenêtre grillée d’un triple barreau donnait sur la mer, deuxhommes, l’un de cinquante-cinq à soixante ans, l’autre devingt-cinq à trente, couchés tout habillés sur leur lit, écoutaientavec une attention plus qu’ordinaire cette mélopée lente etmonotone des pêcheurs napolitains, tandis que la sentinelle, placéeauprès de la muraille et dont la consigne était d’empêcher lesprisonniers de fuir, mais non les pêcheurs de chanter, se promenaitinsoucieusement sur l’étroite bande de terre qui empêche les toursaragonaises de plonger à pic dans la mer.

Certes, si mélomanes que fussent ces deuxhommes, ce n’était point l’harmonie du chant qui pouvait fixerainsi leur attention. Rien de moins poétique et surtout rien demoins harmonieux que le rhythme sur lequel le peuple napolitainmodule ses interminables improvisations.

Il y avait donc pour eux évidemment dans lesparoles un intérêt qu’il n’y avait pas dans le prélude ; car,au premier couplet, le plus jeune des deux prisonniers se dressasur son lit, saisit vigoureusement les barreaux de fer, se hissajusqu’à la fenêtre et plongea son regard ardent à travers lesténèbres pour tâcher de voir le chanteur à la pâle et vacillantelueur de la lune.

– J’avais reconnu sa voix, dit le plus jeunedes deux hommes, celui qui regardait et qui écoutait : c’estSpronio, notre premier garçon de banque.

– Écoutez ce qu’il dit, André, dit le plusvieux des deux hommes avec un accent allemand très-prononcé :vous comprenez mieux que moi le dialecte napolitain.

– Chut, mon père ! dit le jeune homme,car le voilà qui s’arrête en face de notre fenêtre comme pour jeterses filets. Sans doute a-t-il quelque bonne nouvelle à nousapprendre.

Les deux hommes se turent, et le faux pêcheurcommença de chanter.

Notre traduction rendra mal la simplicité durécit, mais elle en donnera au moins le sens.

Comme l’avait pensé le plus jeune des deuxprisonniers, c’étaient des nouvelles que leur apportait celuiqu’ils avaient désigné sous le nom de Spronio.

Voici quel était le premier couplet, simpleappel à l’attention de ceux pour lesquels la chanson étaitchantée :

Il est descendu sur la terre,

L’ange qui nous délivrera ;

Il a brisé comme du verre

La lance de son adversaire,

Et celui qui vivra verra !

– Il est question du cardinal Ruffo,dit le jeune homme à l’oreille duquel était parvenu le bruit del’expédition, mais qui ignorait complétement où en était cetteexpédition.

– Écoutez, André, dit le père,écoutez !

Le chant continua :

Rien ne résiste à sa puissance,

Après Cotrone, Altamura

Tombe, malgré sa résistance.

Vainqueur du démon, il s’avance,

Et celui qui vivra verra.

– Vous entendez, mon père, dit lejeune homme : le cardinal a pris Cotrone et Altamura.

Le chanteur poursuivit :

Pour punir la ville rebelle,

Hier, il partait de Nocera,

Et ce soir, dit-on, la nouvelle

Est qu’il couche à Noja la Belle.

Et celui qui vivra verra.

– Entendez-vous, père ? ditjoyeusement le jeune homme, il est à Nola.

– Oui, j’entends, j’entends, dit levieillard ; mais il y a bien plus loin de Nola à Naples,peut-être, que de Palerme à Nola.

Comme si elle répondait à cette inquiétude duvieillard, la voix continua :

Pour accomplir son entreprise,

Demain, sur Naples il marchera,

Et soit par force ou par surprise,

Naples dans trois jours sera prise,

Et celui qui vivra verra.

À peine le dernier vers avait-il grincé par lavoix du chanteur, que le jeune homme lâcha les barreaux et selaissa retomber sur son lit : on entendait des pas dans lecorridor et ces pas s’approchaient de la porte.

À la lueur de la triste lampe qui brûlaitsuspendue au plafond, le père et le fils n’eurent que le tempsd’échanger un regard.

Ce n’était pas l’heure où l’on descendait dansleur cachot, et tout bruit inaccoutumé est, on le sait, inquiétantpour des prisonniers.

La porte du cachot s’ouvrit. Les prisonniersvirent dans le corridor une dizaine de soldats armés, et une voiximpérative prononça ces mots :

– Levez-vous, habillez-vous etsuivez-nous.

– La moitié de la besogne est faite, ditgaiement le plus jeune des deux hommes ; nous aurons doncl’avantage de ne pas vous faire attendre.

Le vieillard se leva en silence. Choseétrange, c’était celui qui avait le plus vécu qui semblait le plustenir à la vie.

– Où nous conduisez-vous ? demanda-t-ild’une voix légèrement altérée.

– Au tribunal, répondit l’officier.

– Hum ! fit André, s’il en est ainsi,j’ai peur qu’il n’arrive trop tard.

– Qui ? demanda l’officier croyant quec’était à lui que l’observation était faite.

– Oh ! dit négligemment le jeune homme,quelqu’un que vous ne connaissez pas et dont nous parlions quandvous êtes entré.

Le tribunal devant lequel on conduisait lesdeux prévenus était le tribunal qui avait succédé à celui quipunissait les crimes de lèse-majesté ; seulement, ilpunissait, lui, les crimes de lèse-nation.

Il était présidé par un célèbre avocat, nomméVicenzo Lupo.

Il se composait de quatre membres et duprésident ; et, pour que l’on n’eût point à conduire lesprévenus à la Vicairie, ce qui pouvait exciter quelque émeute, ilsiégeait au Château-Neuf.

Les prisonniers montèrent deux étages etfurent introduits dans la salle du tribunal.

Les cinq membres du tribunal, l’accusateurpublic et le greffier étaient à leur place, ainsi que leshuissiers.

Deux sièges ou plutôt deux tabourets étaientpréparés pour les accusés.

Deux avocats nommés d’office étaient assis etattendaient dans deux fauteuils placés à la droite et à la gauchedes tabourets.

Ces deux avocats étaient les deux premiersjurisconsultes de Naples.

C’était Mario Pagano et FranciscoConforti.

Simon et André Backer saluèrent les deuxjurisconsultes avec la plus grande courtoisie. Quoique appartenantà une opinion entièrement opposée, ils reconnaissaient qu’on avaitchoisi pour les défendre deux princes du barreau.

– Citoyens Simon et André Backer, leur dit leprésident, vous avez une demi-heure pour conférer avec vosavocats.

André salua.

– Messieurs, dit-il, agréez tous mesremercîments, non-seulement pour nous avoir donné, à mon père et àmoi, des moyens de défense, mais encore pour avoir mis ces moyensde défense en des mains habiles. Toutefois, la manière dont jecompte diriger les débats rendra, je le crois, inutilel’intervention de toute parole étrangère ; ce qui ne diminueraen rien ma reconnaissance envers ces messieurs, qui ont bien vouluse charger de causes si désespérées. Maintenant, comme on est venunous chercher dans notre prison au moment où nous nous y attendionsle moins, nous n’avons pas pu, mon père et moi, arrêter un planquelconque de défense. Je vous demanderai donc, au lieu de conférerune demi-heure avec nos avocats, de pouvoir conférer cinq minutesavec mon père. Dans une chose aussi grave que celle qui va sepasser devant vous, c’est bien le moins que je prenne son avis.

– Faites, citoyen Backer.

Les deux avocats s’éloignèrent ; lesjuges se retournèrent et causèrent ; le greffier et leshuissiers sortirent.

Les deux accusés échangèrent quelques parolesà voix basse, puis, même avant le temps qu’ils avaient demandé, seretournèrent vers le tribunal.

– Monsieur le président, dit André, noussommes prêts.

La sonnette du président se fit entendre pourque chacun reprît sa place et pour faire rentrer les huissiers etle greffier absents.

Les défenseurs, de leur côté, se rapprochèrentdes accusés. Au bout de quelques secondes, chacun se retrouva à sonposte.

– Messieurs, dit Simon Backer avant de serasseoir, je suis originaire de Francfort, et, par conséquent, jeparle mal et difficilement l’italien. Je me tairai donc ; maismon fils, qui est né à Naples, plaidera ma cause en même temps quela sienne. Elles sont identiques : le jugement doit donc êtrele même pour lui et pour moi. Réunis par le crime, en supposantqu’il y ait crime à aimer son roi, nous ne devons pas être séparésdans le châtiment. Parle, André ; ce que tu diras sera biendit ; ce que tu feras sera bien fait.

Et le vieillard se rassit.

Le jeune homme se leva à son tour, et, avecune extrême simplicité :

– Mon père, dit-il, se nomme Jacques Simon, etmoi, je me nomme Jean-André Backer ; il a cinquante-neuf ans,et moi, j’en ai vingt-sept ; nous habitons rue Medina,n° 32 ; nous sommes banquiers de Sa Majesté Ferdinand.Instruit depuis mon enfance à honorer le roi et à vénérer laroyauté, je n’ai eu, comme mon père, une fois la royauté abolie etle roi parti, qu’un désir : rétablir la royauté, ramener leroi. Nous avons conspiré dans ce but, c’est-à-dire pour renverserla République. Nous savions très-bien que nous risquions notretête ; mais nous avons cru qu’il était de notre devoir de larisquer. Nous avons été dénoncés, arrêtés, conduits en prison. Cesoir, on nous a tirés de notre cachot et amenés devant vous pourêtre interrogés. Tout interrogatoire est inutile. J’ai dit lavérité.

Tandis que le jeune homme parlait, au milieude la stupéfaction du président, des juges, de l’accusateur public,du greffier, des huissiers et des avocats, le vieillard leregardait avec un certain orgueil et confirmait de la tête tout cequ’il disait.

– Mais, malheureux, lui dit Mario Pagano, vousrendez toute défense impossible.

– Quoique ce fût un grand honneur pour moid’être défendu par vous, monsieur Pagano, je ne veux pas êtredéfendu. Si la République a besoin d’exemples de dévouement, laroyauté a besoin d’exemples de fidélité. Les deux principes dudroit populaire et du droit divin entrent en lutte ; ils ontpeut-être encore des siècles à combattre l’un contre l’autre ;il faut qu’ils aient à citer leurs héros et leurs martyrs.

– Mais il est cependant impossible, citoyenAndré Backer, que vous n’ayez rien à dire pour votre défense,insista Mario.

– Rien, monsieur, rien absolument. Je suiscoupable dans toute l’étendue du mot, et je n’ai d’autre excuse àfaire valoir que celle-ci : le roi Ferdinand fut toujours bonpour mon père, et, mon père et moi, nous lui serons dévoués jusqu’àla mort.

– Jusqu’à la mort, répéta le vieux SimonBacker continuant d’approuver son fils de la tête et de lamain.

– Alors, citoyen André, dit le président, vousvenez à nous non-seulement avec la certitude d’être condamné, maisencore avec le désir de vous faire condamner ?

– Je viens à vous, citoyen président, comme unhomme qui sait qu’en venant à vous, il fait son premier pas versl’échafaud.

– C’est-à-dire avec la conviction qu’en notreâme et conscience, nous ne pouvons faire autrement que de vouscondamner ?

– Si notre conspiration avait réussi, nousvous avions condamné d’avance.

– Alors, c’était un massacre de patriotes quevous comptiez faire ?

– Cent cinquante au moins devaient périr.

– Mais vous n’étiez pas seuls pour accomplircette horrible action ?

– Tout ce qu’il y a de cœurs royalistes àNaples, et il y en a plus que vous ne croyez, se fût rallié ànous.

– Inutile, sans doute, de vous demander lesnoms de ces fidèles serviteurs de la royauté ?

– Vous avez trouvé des traîtres pour nousdénoncer ; trouvez-en pour dénoncer les autres. Quant à nous,nous avons fait le sacrifice de notre vie.

– Nous l’avons fait, répéta le vieillard.

– Alors, dit le président, il ne nous resteplus qu’à rendre le jugement.

– Pardon, répondit Mario Pagano, il vous resteà m’entendre.

André se retourna avec étonnement versl’illustre jurisconsulte.

– Et comment défendriez-vous un homme qui neveut pas être défendu et qui réclame comme un salaire la peinequ’il a méritée ? demanda le président.

– Ce n’est pas le coupable que je défendrai,répondit Mario Pagano, c’est la peine que j’attaquerai.

Et, à l’instant même, avec une merveilleuseéloquence, il établit la différence qui doit exister entre le coded’un roi absolu et la législation d’un peuple libre. Il donna,comme dernières raisons des tyrans, le canon et l’échafaud ;il donna, comme suprême but des peuples, la persuasion ; ilmontra les esclaves de la force en hostilité éternelle contre leursmaîtres ; il montra ceux du raisonnement, d’ennemis qu’ilsétaient, se faisant apôtres. Il invoqua tour à tour Filangieri etBeccaria, ces deux lumières qui venaient de s’éteindre et quiavaient appliqué la toute-puissance de leur génie à combattre lapeine de mort, peine inutile et barbare selon eux. Il rappelaRobespierre, nourri de la lecture des deux jurisconsultes italiens,disciple du philosophe de Genève, demandant à l’Assembléelégislative l’abolition de la peine de mort. Il en appela au cœurdes juges pour leur demander, au cas où la motion de Robespierreeût passé, si la révolution française eût été moins grande pouravoir été moins sanglante et si Robespierre n’eût pas laissé uneplus éclatante mémoire comme destructeur que comme applicateur dela peine de mort. Il déroula les quatre mois d’existence de larépublique parthénopéenne et la montra pure de sang versé, tandisqu’au contraire la réaction s’avançait contre elle par une routeencombrée de cadavres. Était-ce la peine d’attendre la dernièreheure de la liberté pour déshonorer son autel par un holocaustehumain ? Enfin, tout ce qu’une parole puissante et éruditepeut puiser d’inspiration dans un noble cœur et d’exemples dansl’histoire du monde entier, Pagano le donna, et, terminant sapéroraison par un élan fraternel, il ouvrit les bras à André en lepriant de lui donner le baiser de paix.

André pressa Pagano sur son cœur.

– Monsieur, lui dit-il, vous m’auriez malcompris si vous avez pu croire un instant que, mon père et moi,nous avons conspiré contre des individus : non, nous avonsconspiré pour un principe. Nous croyons que la royauté seule peutfaire la félicité des peuples ; vous croyez, vous, que leurbonheur est dans la république : assises un jour à côté l’unede l’autre, nos deux âmes regarderont de là-haut juger ce grandprocès, et, alors, j’espère que nous aurons oublié nous-mêmes queje suis israélite et vous chrétien, vous républicain et moiroyaliste.

Puis, s’adressant à son père et lui offrant lebras :

– Allons, mon père, dit-il, laissons délibérerces messieurs.

Et, se replaçant au milieu des gardes, ilsortit de la chambre du tribunal sans laisser à Francesco Confortile temps de rien ajouter au discours de son confrère MarioPagano.

La délibération ne pouvait être longue :le délit était patent et, on l’a vu, les coupables n’avaient pascherché à le dissimuler.

Cinq minutes après, on rappela lesprévenus ; ils étaient condamnés à mort.

Une légère pâleur couvrit les traits duvieillard lorsque les paroles fatales furent prononcées ; lejeune homme, au contraire, sourit à ses juges et les saluacourtoisement.

– Inutile, dit le président, puisque vous avezrefusé de vous défendre, inutile de vous demander, comme juges, sivous avez quelque chose à ajouter à votre défense ; mais,comme hommes, comme citoyens, comme compatriotes, désespérésd’avoir à porter un si terrible jugement contre vous, nous vousdemanderons si vous n’avez pas quelque désir à exprimer, quelquerecommandation à faire ?

– Mon père a, je crois, une faveur à vousdemander, messieurs, faveur que, sans vous compromettre, je crois,vous pouvez lui accorder.

– Citoyen Backer, dit le président, nous vousécoutons.

– Monsieur, répondit le vieillard, la maisonBacker et Ce existe depuis plus de cent cinquante ans,et c’est de sa pleine et entière volonté qu’elle a passé deFrancfort à Naples. Depuis le 5 mai 1652, jour où elle fut fondéepar mon trisaïeul Frédéric Backer, elle n’a jamais eu unediscussion avec ses correspondants ni un retard dans seséchéances ; or, voici déjà plus de deux mois que nous sommesprisonniers et que la maison marche hors de notre présence.

Le président fit signe qu’il écoutait avec laplus bienveillante attention, et, en effet, non-seulement leprésident, mais tout le tribunal avait les yeux fixés sur levieillard. Le jeune homme seul, qui savait probablement ce que sonpère avait à demander, regardait la terre, tout en fouettantdistraitement le bas de son pantalon avec une badine.

Le vieillard continua :

– La faveur que je demande est donccelle-ci.

– Nous écoutons, dit le président, qui avaithâte de connaître cette faveur.

– Dans le cas, reprit le vieillard, où l’onaurait dû nous exécuter demain, nous demanderions, mon fils et moi,que l’on ne nous exécutât qu’après-demain, afin que nous eussionsune journée pour faire notre inventaire et établir notre bilan. Sinous faisons ce travail nous-mêmes, je suis certain, malgré lesmauvais jours que nous venons de traverser, les services que nousavons rendus au roi et l’argent que nous avons dépensé pour lacause, de laisser la maison Backer de quatre millions au moinsau-dessus de ses affaires, et, comme elle fermera pour une causeindépendante de notre volonté, elle fermera honorablement. Puis,vous comprenez bien, monsieur le président, que, dans une maisoncomme la nôtre, qui fait pour cent millions d’affaires par an, il ya, malgré la confiance qu’on accorde à certains employés, bien deschoses dont les maîtres ont seuls le secret. Ainsi, par exemple, ily a peut-être plus de cinq cent mille francs de dépôts confiés ànotre honneur, dont les propriétaires n’ont pas même de reçu et nesont point portés sur nos registres. Vous comprenez, dans le cas oùvous me refuseriez notre demande, les risques auxquels seraitexposée notre réputation ; c’est pourquoi j’espère, monsieurle président, que vous voudrez bien nous faire reconduire demain àla maison, sous bonne garde, nous laisser toute la journée pourfaire notre liquidation et ne nous faire fusillerqu’après-demain.

Le vieillard prononça ces paroles avec tant desimplicité et de grandeur à la fois, que non-seulement le présidenten fut ému, mais tout le tribunal profondément touché. Conforti luisaisit la main, la serra avec un élan qui triomphait de ladifférence d’opinions, tandis que Mario Pagano ne se cachaitnullement pour essuyer une larme qui roulait de ses yeux.

Le président n’eut besoin que de consulter letribunal d’un regard ; puis, saluant le vieillard :

– Il sera fait comme vous désirez, citoyenBacker, et nous regrettons de ne pouvoir faire autre chose pourvous.

– Inutile ! répondit Simon, puisque nousne vous demandons pas autre chose.

Et, saluant le tribunal comme il eût faitd’une société d’amis qu’il quitterait, il prit le bras de son fils,alla avec lui se ranger au milieu des soldats, et tous deuxredescendirent vers leur cachot.

Le chant du faux pêcheur avait cessé. AndréBacker se souleva, à la pointe des poignets, jusqu’à lafenêtre.

La mer était non-seulement silencieuse, maisdéserte.

CXXXVIII – LA LIQUIDATION

Le lendemain, le guichetier entra à septheures du matin dans le cachot des deux condamnés. Le jeune hommedormait encore, mais le vieillard, un crayon à la main, une feuillede papier sur les genoux, faisait des chiffres.

L’escorte qui devait les conduire rue Medinaattendait.

Le vieillard jeta un coup d’œil sur sonfils.

– Voyons, lui dit-il, lève-toi, André. Tu astoujours été paresseux, mon enfant ; il faudra tecorriger.

– Oui, répondit André en ouvrant les yeux eten disant bonjour de la tête à son père ; seulement, je douteque Dieu m’en laisse le temps.

– Quand tu étais enfant, repritmélancoliquement le vieillard, et que ta mère t’avait appelé deuxou trois fois, quoique éveillé par elle, tu ne pouvais te décider àquitter ton lit. J’étais parfois obligé de monter moi-même et de teforcer à te lever.

– Je vous promets, mon père, dit en se levantet en commençant de s’habiller le jeune homme, que, si je meréveille après-demain, je me lèverai tout de suite.

Le vieillard se leva à son tour, et, avec unsoupir :

– Ta pauvre mère ! dit-il, elle a bienfait de mourir !

André alla à son père, et, sans dire uneparole, l’embrassa tendrement.

Le vieux Simon le regarda.

– Si jeune !… murmura-t-il.Enfin !…

Au bout de dix minutes, les deux prisonniersétaient habillés.

André frappa à la porte de son cachot ;le geôlier reparut.

– Ah ! dit-il, vous êtes prêts ?Venez, votre escorte vous attend.

Simon et André Backer prirent place au milieud’une douzaine d’hommes chargés de les conduire jusqu’à leur maisonde banque, située, comme nous l’avons dit, rue de Medina.

De la porte du Château-Neuf à la maison desBacker, il n’y avait qu’un pas. À peine quelques regards curieuxs’arrêtèrent-ils à leur passage, sur les prisonniers, qui, en uninstant, furent arrivés à la porte de la maison de banque.

Il était huit heures du matin à peine ;cette porte était encore fermée, les employés n’arrivant d’habitudequ’à neuf heures.

Le sergent qui commandait l’escortesonna : le valet de chambre du vieux Backer vint ouvrir,poussa un cri, et, du premier mouvement, fut prêt à se jeter dansles bras de son maître. C’était un vieux serviteur allemand, qui,tout enfant, l’avait suivi de Francfort.

– Ô mon cher seigneur, lui dit-il, est-cevous ? et mes pauvres yeux qui ont tant pleuré votre absence,ont-ils le bonheur de vous revoir ?

– Oui, mon Fritz, oui. Et tout va-t-il biendans la maison ? demanda Simon.

– Pourquoi tout n’irait-il pas bien en votreabsence, comme en votre présence ? Dieu merci, chacun connaîtson devoir. À neuf heures du matin, tous les employés sont à leurposte et chacun fait sa besogne en conscience. Il n’y a que moiqui, malheureusement, aie du temps de reste, et cependant, tous lesjours, je brosse vos habits ; deux fois par semaine, je comptevotre linge ; tous les dimanches, je remonte les pendules, etje console du mieux que je puis votre chien César, qui, depuisvotre départ, mange à peine et ne fait que se lamenter.

– Entrons, mon père, dit André : cesmessieurs s’impatientent et le peuple s’amasse.

– Entrons, répéta le vieux Backer.

On laissa une sentinelle à la porte, deux dansl’antichambre, on dispersa les autres dans le corridor. Au reste,comme c’est l’habitude dans ces sortes de maisons, lerez-de-chaussée était grillé. Les deux prisonniers, en rentrantchez eux, n’avaient donc fait que changer de prison.

André Backer s’achemina vers la caisse, et, lecaissier n’étant point encore arrivé, l’ouvrit avec sa double clef,tandis que Simon Backer prenait place dans son cabinet, qui n’avaitpoint été ouvert depuis son arrestation.

On plaça des sentinelles aux deux portes.

– Ah ! fit le vieux Backer poussant unsoupir de satisfaction en reprenant sa place dans le fauteuil où ils’était assis pendant trente-cinq ans.

Puis il ajouta :

– Fritz, ouvrez le volet de communication.

Fritz obéit, ouvrit un ressort donnant ducabinet dans la caisse, de façon que le père et le fils pouvaient,sans quitter chacun son bureau, se parler, s’entendre et même sevoir.

À peine le vieux Backer était-il assis,qu’avec des cris et des hurlements de joie un grand épagneul,traînant sa chaîne brisée, se précipita dans son cabinet et bonditsur lui comme pour l’étrangler.

Le pauvre animal avait senti son maître, et,comme Fritz, venait lui souhaiter la bienvenue.

Les deux Backer commencèrent à dépouiller leurcorrespondance. Toutes les lettres sans recommandation avaient étédécachetées par le premier commis ; toutes celles quiportaient une mention particulière ou le motPersonnelleavaient été mises en réserve.

C’étaient ces lettres-là qu’on n’avait pufaire parvenir aux prisonniers, avec lesquels toute communicationétait défendue, que ceux-ci retrouvaient sur leur bureau enrentrant chez eux.

Neuf heures sonnaient à la grande pendule dutemps de Louis XIV qui ornait le cabinet de Simon Backer,lorsque, avec sa régularité habituelle, le caissier arriva.

C’était, comme le valet de chambre, unAllemand, nommé Klagmann.

Il n’avait trop rien compris à la sentinellequ’il avait vue à la porte, ni aux soldats qu’il avait trouvés dansles corridors. Il les avait interrogés ; mais, esclaves deleur consigne, ils ne lui avaient pas répondu.

Cependant, comme l’ordre avait été donné delaisser entrer et sortir tous les employés de la maison, il pénétrajusqu’à sa caisse sans difficulté.

Son étonnement fut grand lorsque, à sa place,assis sur sa chaise, il trouva son jeune maître, André Backer, etqu’à travers le vasistas, il put voir, assis dans son cabinet et àsa place habituelle, le vieux Backer.

Hors les sentinelles à la porte, dansl’antichambre et dans les corridors, rien n’était changé.

André répondit cordialement, quoique enconservant la distance du maître à l’employé, aux démonstrationsjoyeuses du caissier, qui, à travers le vasistas, s’empressa defaire au père les mêmes compliments qu’il venait de faire aufils.

– Où est le chef de la comptabilité ?demanda André à Klagmann.

Le caissier tira sa montre.

– Il est neuf heures cinq minutes, monsieurAndré ; je parierais que M. Sperling tourne en ce momentla rue San-Bartolomeo. Votre Seigneurie sait qu’il est toujours icientre neuf heures cinq et neuf heures sept minutes.

Et, en effet, à peine le caissier avait-ilachevé, que l’on entendit dans l’antichambre la voix du chef de lacomptabilité qui s’informait à son tour.

– Sperling ! Sperling ! cria Andréen appelant le nouvel arrivant ; venez, mon ami, nous n’avonspas de temps à perdre.

Sperling, de plus en plus étonné, mais n’osantfaire de questions, passa dans le cabinet du chef de la maison.

– Mon cher Sperling, fit Simon Backer enl’apercevant, tandis que Klagmann, attendant des ordres, se tenaitdebout dans la caisse, mon cher Sperling, je n’ai pas besoin devous demander si nos écritures sont au courant ?

– Elles y sont, mon cher seigneur, réponditSperling.

– Alors, vous avez une position de lamaison ?

– Elle a été arrêtée hier par moi, à quatreheures.

– Et que constate votre inventaire ?

– Un bénéfice d’un million centsoixante-quinze mille ducats.

– Tu entends, André ? dit le père à sonfils.

– Oui, mon père : un million centsoixante-quinze mille ducats. Est-ce d’accord avec les valeurs quevous avez en caisse, Klagmann ?

– Oui, monsieur André, nous avons vérifiéhier.

– Et nous allons vérifier de nouveau ce matin,si tu veux, mon brave garçon.

– À l’instant, monsieur.

Et, tandis que Sperling attendant lavérification de la caisse, causait à voix basse avec Simon Backer,Klagmann ouvrit une armoire de fer à triple serrure, compliquée dechiffres et de numéros, et tira un portefeuille s’ouvrant lui-mêmeà clef. Klagmann ouvrit le portefeuille, et le déposa devantAndré.

– Combien contient ce portefeuille ?demanda le jeune homme.

– 635,412 ducats en traites sur Londres,Vienne et Francfort.

André vérifia et trouva le compte exact.

– Mon père, dit-il, j’ai les 635,412 ducats detraites.

Puis, se tournant vers Klagmann :

– Combien en caisse ? demanda-t-il.

– 425,604 ducats, monsieur André.

– Vous entendez, mon père ? demanda lejeune homme.

– Parfaitement, André. Mais, de mon côté, j’aisous les yeux la balance générale des écritures. Les comptescréanciers s’élèvent à 1,455,612 ducats, et les comptes débiteursprésentent le chiffre de 1,650,000 ducats, lequel, avec d’autrescomptes de débiteurs divers et de banques, montant à 1,065,087ducats, nous donnent un avoir de 2,715,087 ducats. Vois, de toncôté, ce qui existe à notre débit. En même temps que tu vérifierasavec Klagmann, je vérifierai, moi, avec Sperling.

En ce moment, la porte du cabinet s’ouvrit etFritz, avec sa régularité accoutumée, avant que la pendule eûtcessé de sonner onze heures, annonçait que monsieur étaitservi.

– As-tu faim, André ? demanda le vieuxBacker.

– Pas beaucoup, répondit André ; mais,comme, au bout du compte, il faut manger, mangeons.

Il se leva et retrouva son père dans lecorridor. Tous deux s’acheminèrent vers la salle à manger, suivisdes deux sentinelles.

Tous les employés étaient arrivés entre neufheures et neuf heures un quart, moins Spronio.

Ils n’avaient point osé entrer à la caisse nidans le cabinet pour présenter leurs respects aux deuxprisonniers ; mais ils les attendaient au passage, les uns surla porte de leur bureau, les autres à celle de la salle àmanger.

Comme on savait dans quelles conditions lesdeux prisonniers étaient revenus à la maison de banque, un voileépais de tristesse était répandu sur les visages. Deux ou trois desplus anciens employés détournaient la tête : ceux-làpleuraient.

Le père et le fils, après s’être arrêtés uninstant un milieu d’eux, entrèrent dans la salle à manger.

Les sentinelles restèrent à la porte, mais audedans de la salle à manger. Ordre leur était donné de ne pointperdre de vue les deux condamnés.

La table était servie comme de coutume. Fritzse tenait debout derrière la chaise du vieux Simon.

– Quand nous aurons fait notre compte, il nefaudra point oublier tous ces vieux serviteurs-là, dit SimonBacker.

– Oh ! soyez tranquille, mon père,répliqua André ; par bonheur, nous sommes assez riches pour nepoint forcer notre reconnaissance à faire sur eux deséconomies.

Le déjeuner fut court et silencieux. À la finde son repas, André, en raison d’une vieille coutume allemande,avait l’habitude de boire à la santé de son père.

– Fritz, dit-il au vieux serviteur, descendezà la cave, prenez une demi-bouteille de tokay impérial de 1672,c’est le plus vieux et le meilleur : j’ai une santé àporter.

Simon regarda son fils.

Fritz obéit sans demander d’explication, etremonta tenant à la main la demi-bouteille de tokay désignée.

André emplit son verre et celui de sonpère ; puis, il demanda à Fritz un troisième verre, l’emplit àson tour et le présenta à Fritz.

– Ami, lui dit-il, car, depuis plus de trenteans que tu es dans la maison, tu n’es plus un serviteur, tu es unami, – bois avec nous un verre de vin impérial à la santé de tonvieux maître, et que, malgré les hommes et leur jugement, Dieu luiaccorde, aux dépens des miens, de longs et honorables jours.

– Que dis-tu, que fais-tu mon fils ?s’écria le vieillard.

– Mon devoir de fils, dit en souriant André.Il a bien entendu la voix d’Abraham priant pour Isaac :peut-être entendra-t-il la voix d’Isaac priant pour Abraham.

Simon porta d’une main tremblante son verre àsa bouche et le vida à trois reprises.

André porta le sien d’une main ferme à seslèvres et le vida d’un trait.

Fritz essaya plusieurs fois de boire lesien : il n’y put parvenir : il étranglait.

André remplit du reste de la demi-bouteilleles deux verres que Simon et lui venaient de vider, et, lesprésentant aux deux soldats :

– Et vous aussi, dit-il, buvez, comme je viensde le faire, à la santé de la personne qui vous est la pluschère.

Les deux soldats burent en prononçant chacunun nom.

– Allons, André, dit le vieillard, à labesogne, mon ami !

Puis, à Fritz :

– Tu t’informeras de Spronio, dit-il ;j’ai peur qu’il ne lui soit arrivé malheur.

Les deux prisonniers rentrèrent dans leurbureau, et le travail continua.

– Nous en étions à notre crédit, n’est-ce pasmon père ? demanda André.

– Et ce crédit montait à 2,715,087 ducats,répondit le vieillard.

– Eh bien, reprit André, notre débit secompose de 1,125,412 ducats en dettes diverses à Londres, Vienne etFrancfort.

– C’est bien, j’inscris.

– 275,000 ducats à la chevalièreSan-Felice.

Le jeune homme ne put prononcer ce nom sans uncruel serrement de cœur.

Un soupir du père répondit au tremblement devoix du fils.

– C’est inscrit, dit-il.

– 27,000 ducats à Sa Majesté Ferdinand, queDieu garde ! solde de l’emprunt Nelson.

– Inscrit, répéta Simon.

– 28,200 ducats sans nom.

– Je sais ce que c’est, répondit Simon. Quandle prince de Tarsia fut poursuivi par le procureur fiscal Vanni, ildéposa chez moi cette somme. Il est mort subitement et sans avoireu le temps de rien dire à sa famille du dépôt qu’il avait faitchez moi. Tu écriras un mot à son fils, et Klagmann, aujourd’huimême, ira lui porter ces 28,200 ducats.

Il y eut un instant de silence pendant lequelAndré exécuta l’ordre de son père.

La lettre écrite, il la remit à Klagmann enlui disant :

– Tu porteras cette lettre au prince deTarsia ; tu lui diras qu’il peut se présenter quand il voudraà la caisse ; on payera à vue.

– Après ? demanda Simon.

– C’est tout ce que nous devons, mon père.Vous pouvez additionner.

Simon additionna et trouva que la maisonBacker devait une somme de 1,455,612 ducats, c’est-à-dire 4,922,548francs de notre monnaie.

Une satisfaction visible se peignit sur lestraits du vieillard. Une certaine panique s’était, depuisl’arrestation des deux chefs de la maison, répandue parmi lescréanciers. Chacun s’était hâté de réclamer le remboursement de cequi lui était dû. On avait, en moins de deux mois, fait face à plusde treize millions de traites.

Ce qui aurait renversé toute autre maison,n’avait pas même ébranlé la maison Backer.

– Mon cher Sperling, dit Simon au chef de lacomptabilité, pour couvrir les comptes créanciers, vous allez àl’instant même faire préparer des traites sur les débiteur de lamaison pour une somme égale à celle dont nous sommes débiteurs. Cestraites faites, vous les présenterez à André, qui les signera,ayant la signature.

Le chef de la comptabilité sortit pourexécuter l’ordre qui lui était donné.

– Dois-je porter tout de suite cette lettre auprince de Tarsia ? demanda Klagmann.

– Oui, allez, et revenez le plus vitepossible ; mais, en route, tâchez de savoir quelque nouvellede Spronio.

Le fils et le père restèrent seuls, le pèredans son cabinet, le fils à la caisse.

– Il serait bon, je crois, mon père, ditAndré, de faire une circulaire annonçant la liquidation de notremaison.

– J’allais te le dire, mon enfant.Rédige-la ; on en fera faire autant de copies qu’il seranécessaire, ou, mieux encore, on la fera imprimer ; de sorteque tu n’auras la peine de signer qu’une fois.

– Économie de temps. Vous avez raison, monpère, il ne nous en reste pas trop.

Et André rédigea la circulairesuivante :

« Les chefs de la maison Simon et AndréBacker, de Naples, ont l’honneur de prévenir les personnes aveclesquelles ils sont en relations d’affaires, et particulièrementcelles qui pourraient avoir quelque créance sur eux, que, par suitede la condamnation à mort des chefs de la maison, la susdite maisoncommencera sa liquidation à partir de demain 13 mai, jour de leurexécution.

» Le terme de la liquidation est fixé àun mois.

» On payera à bureau ouvert. »

Cette circulaire terminée. André Backer la lutà son père en lui demandant s’il ne voyait rien à y retrancher ou ày ajouter.

– Il y a à y ajouter la signature, réponditfroidement le père.

Et, comme, ainsi que nous l’avons dit, AndréBacker avait la signature, il signa.

Simon Backer sonna : un garçon de bureauouvrit la porte de son cabinet.

– Passez chez mon fils, dit-il, prenez-y etportez à l’imprimerie une circulaire qu’il faut composer le plustôt possible.

Les deux condamnés restèrent de nouveauseuls.

– Mon père, dit André, nous avons à notreactif 1,259,475 ducats. Que comptez-vous en faire ? Ayez labonté de me donner vos ordres et je les exécuterai.

– Mon ami, dit le père, il me semble que nousdevons, avant tout, penser à ceux qui nous ont bien servis pendantla prospérité et qui nous sont restés fidèles pendant le malheur.Tu as dit que nous étions assez riches pour ne pas faired’économies sur notre reconnaissance : comment la leurprouverais-tu ?

– Mais, mon père, en leur continuant leursappointements leur vie durant.

– Je voudrais faire mieux que cela, André.Nous avons ici dix-huit personnes attachées à notre service, tantemployés que serviteurs ; le total des gages et appointements,depuis les plus forts jusqu’aux plus faibles, monte à dix milleducats. Dix mille ducats représentent un capital de deux cent milleducats ; en prélevant 200,000 ducats, il nous reste une sommede 1,059,475 ducats, somme encore considérable. Mon avis est donc,qu’au bout de notre liquidation, qui peut durer un mois, chacun denos employés ou de nos serviteurs touche, non pas la rente, mais lecapital de ses gages et de ses appointements ; est-ce aussiton avis ?

– Mon père, vous êtes la véritable charité, jene suis, moi, que son ombre ; seulement, j’ajouteraiceci : en temps de révolution comme celui où nous vivons, nulne peut répondre du lendemain. Au milieu d’une émeute, notre maisonpeut-être pillée, incendiée, que sais-je ? Nous avons unencaisse de 400,000 ducats : payons aujourd’hui même à ceuxque nous laissons derrière nous le legs qu’ils ne devaient toucherqu’après notre mort. Ce sont des voix qui nous béniront et quiprieront pour nous ; et, au point où nous en sommes, cesvoix-là sont le meilleur appui que nous puissions imaginer pournous devant le Seigneur.

– Qu’il soit fait ainsi. Prépare pour Klagmannun ordre de payer aujourd’hui même les 200,000 ducats à qui dedroit et le mois qu’ils ont encore à travailler pour nous àappointements doubles.

– L’ordre est signé, mon père.

– Maintenant, mon ami, chacun de nous a dansson cœur certains souvenirs qui, pour être secrets, n’en sont pasmoins religieux. Ces souvenirs imposent des obligations. Plus jeuneque moi, tu dois en avoir plus que moi, qui ai déjà vu s’éteindreune partie de ces souvenirs. Sur le million cinquante-neuf millequatre cent soixante-quinze ducats qui nous restent, je prends centmille ducats et t’en laisse deux cent mille : chacun de nous,sans en rendre compte, fera de cette somme ce que bon luisemblera.

– Merci, mon père. Il nous restera 759,475ducats.

– Veux-tu que nous laissions 100,000 ducats àchacun des trois établissements humanitaires de Naples, aux Enfantstrouvés, aux Incurables, à l’auberge des Pauvres ?

– Faites, mon père. Restera 459,475ducats.

– Dont l’héritier naturel est, notre cousin,Moïse Backer, de Francfort.

– Lequel est plus riche que nous, mon père, etqui aura honte de recevoir un pareil héritage de sa famille.

– À ton avis, que faire de cettesomme ?

– Mon père, je n’ai point de conseil à vousdonner lorsqu’il s’agit de philosophie et d’humanité. On vacombattre : dans un parti comme dans l’autre, avant que Naplessoit prise, il y aura bien des hommes tués. Haïssez-vous nosennemis, mon père ?

– Je ne hais plus personne, mon fils.

– C’est un des salutaires effets de la mortqui vient, dit, comme en se parlant à lui-même et à demi-voix,André.

Puis, tout haut :

– Eh bien, mon père, que diriez-vous delaisser la somme qui nous reste, moins celle nécessaire à laliquidation, aux veuves et aux orphelins que fera la guerre civile,de quelque parti qu’ils soient ?

Le vieillard se leva sans répondre, passa deson cabinet dans celui d’André Backer et embrassa son fils enpleurant.

– Et qui chargeras-tu de cetterépartition ?

– Avez-vous quelqu’un à me proposer, monpère ?

– Non, mon enfant. Et toi ?

– J’ai une sainte créature, mon père, j’ai lachevalière de San-Felice.

– Celle qui nous a dénoncés ?

– Mon père, j’ai beaucoup réfléchi, j’aiappelé, pendant de longues nuits, mon cœur et mon esprit à monaide, afin qu’ils me donnassent le mot de cette terrible énigme.Mon père, j’ai la conviction que Luisa n’est point coupable.

– Soit, répondit le vieux Simon. Si elle n’estpas coupable, le choix que tu fais est digne d’elle ; si elleest coupable, c’est un pardon, et je me joins à toi pour le luidonner.

Cette fois, ce fut le fils qui se jeta dansles bras de son père et qui le pressa contre son cœur.

– Eh bien, dit le vieux Simon, voici notreliquidation faite. Ce n’a point été aussi difficile que je l’auraiscru.

Deux heures après, toutes les dispositionsprises par Simon et André Backer étaient connues de toute lamaison ; employés et serviteurs avaient reçu le capital deleurs appointements et de leurs gages, et les deux condamnésrentraient dans la prison, d’où ils ne devaient plus sortir quepour marcher au supplice au milieu d’un concert de louanges et debénédictions.

Quant à Spronio, on avait enfin su ce qu’ilétait devenu.

On s’était présenté la nuit à son domicilepour l’arrêter ; il s’était sauvé par une fenêtre, et il étaitprobable qu’il était allé rejoindre le cardinal à Nola.

CXXXIX – UN DERNIER AVERTISSEMENT

Pendant la nuit qui suivit la réintégrationdes deux Backer à leur prison, dans une des chambres du palaisd’Angri, où il continuait de demeurer, Salvato, assis à une table,le front appuyé dans sa main gauche, écrivait de cette écritureferme et lisible qui était l’emblème de son caractère, la lettresuivante :

Au frère Joseph, couvent duMont-Cassin.

« 12 juin 1799.

» Mon père bien-aimé,

» Le jour de la lutte suprême est venu.J’ai obtenu du général Macdonald de rester à Naples, attendu qu’ilm’a semblé que mon premier devoir, comme Napolitain, était dedéfendre mon pays. Je ferai tout ce que je pourrai pour lesauver ; si je ne puis le sauver, je ferai tout ce que jepourrai pour mourir. Et, si je meurs, deux noms bien-aimésflotteront sur ma bouche à mon dernier soupir et serviront d’ailesà mon âme pour monter au ciel : le vôtre et celui deLuisa.

» Quoique je connaisse votre profondamour pour moi, je ne vous demande rien pour moi, mon père ; –mon devoir m’est tracé, je vous l’ai dit, je l’accomplirai ; –mais, si je meurs, ô père bien-aimé ! je la laisse seule, et,cause innocente de la mort de deux hommes condamnés hier à êtrefusillés, qui sait si la vengeance du roi ne la poursuivra pas,tout innocente qu’elle est !

» Si nous sommes vainqueurs, elle n’apoint à craindre cette vengeance, et cette lettre n’est qu’untémoignage de plus du grand amour que j’ai pour vous et del’éternel espoir que j’ai en vous.

» Si nous sommes vaincus, au contraire,si je suis hors d’état de lui porter secours, c’est vous, mon père,qui me remplacerez.

» Alors, mon père, vous quitterez leshauteurs sublimes de votre montagne sainte, et vous redescendrezdans la vie. Vous vous êtes imposé cette mission de disputerl’homme à la mort ; vous ne vous écarterez pas de votre but ensauvant cet ange dont je vous ai dit le nom et raconté lesvertus.

» Comme, à Naples, l’argent est le plussûr auxiliaire que l’on puisse avoir, j’ai, dans un voyage àMolise, réuni cinquante mille ducats, dont quelques centaines ontété dépensées par moi, mais dont la presque totalité est enfouiedans une caisse de fer au Pausilippe près des ruines du tombeau deVirgile, au pied de son laurier éternel : vous les trouverezlà.

» Nous sommes entourés, je ne dirai passeulement d’ennemis, ce qui ne serait rien, mais de trahisons, cequi est horrible. Le peuple est tellement aveuglé, ignorant, abrutipar ses moines et ses superstitions, qu’il tient pour ses plusgrands ennemis ceux qui veulent le faire libre, et qu’il voue uneespèce de culte à quiconque ajoute une chaîne aux chaînes qu’ilporte déjà.

» Ô mon père, mon père, celui qui, commenous, se consacre au salut des corps, acquiert un grand méritedevant Dieu ; mais bien plus grand, croyez-moi, sera le méritede celui qui se vouera à l’éducation de ces esprits, àl’illumination de ces âmes.

» Adieu, mon père ; le Seigneurtient en ses mains la vie des nations ; vous tenez dans vosmains plus que ma vie : vous tenez mon âme.

» Tous les respects du cœur.

» Votre Salvato.

» P.-S.– Inutile etmême dangereux que vous me répondiez, au milieu de tout ce qui sepasse ici. Votre messager peut être arrêté et votre réponse lue.Vous remettrez au porteur trois grains de votre chapelet ; ilsreprésenteront pour moi cette foi qui me manque, cette espéranceque j’ai en vous, cette charité qui déborde de votrecœur. »

Cette lettre achevée, Salvato se retourna etappela Michele.

La porte s’ouvrit aussitôt et Micheleparut.

– As-tu trouvé l’homme qu’il nous faut ?demanda Salvato.

– Retrouvé, vous voulez dire, car c’est lemême qui a fait trois voyages à Rome pour remettre au généralChampionnet les lettres du comité républicain et lui donner de vosnouvelles.

– Alors, c’est un patriote ?

– Qui n’a qu’un regret, Excellence, dit lemessager en paraissant à son tour, c’est que vous l’éloigniez deNaples au moment du danger.

– C’est toujours servir Naples, crois-moi, qued’aller où tu vas.

– Ordonnez, je sais qui vous êtes et ce quevous valez.

– Voici une lettre que tu vas porter au montCassin : tu demanderas frère Joseph et lui remettras cettelettre, à lui seul, entends-tu ?

– Attendrai-je une réponse ?

– Comme je ne sais point qui sera maître deNaples lorsque tu reviendras, cette réponse sera un signe convenuentre nous : pour moi, ce signe voudra tout dire, Michelea-t-il fait prix avec toi ?

– Oui, répondit le messager, une poignée demain à mon retour.

– Allons, allons, dit Salvato, je vois qu’il ya encore de braves gens à Naples. Va, frère, et que Dieu teconduise !

Le messager partit.

– Maintenant, Michele, dit Salvato, pensons àelle.

– Je vous attends, mon brigadier, dit lelazzarrone.

Salvato boucla son sabre, passa une paire depistolets dans sa ceinture, donna l’ordre à son calabrais del’attendre à minuit, avec deux chevaux de main, place du Môle,longea Toledo, prit la rue de Chiaïa, suivit la plage de la mer etatteignit Mergellina.

À mesure qu’il approchait de la maison duPalmier, il lui semblait entendre une espèce de psalmodie étrange,récitée sur un air qui n’en était pas un.

La personne qui faisait entendre ce chant setenait debout contre la maison, au-dessous de la fenêtre de lasalle à manger, et l’on voyait sa longue taille se dessiner sur lamuraille par un relief sombre et immobile.

Michele, le premier, reconnut la sorcièrealbanaise qui, dans toutes les circonstances importantes de la viede Luisa, lui était apparue.

Il prit le bras de Salvato pour que celui-ciécoutât ce qu’elle disait. Elle en était à la dernière strophe deson chant ; mais les deux hommes purent encore entendre cesparoles :

Loin de nous s’enfuit l’hirondelle

Lorsque du nord soufflent les vents.

Pauvre colombe, fais comme elle,

Puisque ton aile

Connaît la route du printemps !

– Entrez chez Luisa, dit Michele àSalvato : je vais retenir Nanno ; et, si Luisa juge àpropos de la consulter, appelez-nous.

Salvato avait une clef de la porte dujardin ; car peu à peu, nous l’avons dit, tous ces mystèresqui enveloppent un amour naissant et craintif avaient enfindisparu, du moins été un peu éclaircis, quoique les amis seulspussent lire à travers leur demi-transparence.

Salvato laissa la porte poussée seulementcontre la muraille, monta le perron, ouvrit la porte de la salle àmanger et trouva Luisa debout devant sa jalousie.

Il était évident que la jeune femme n’avaitpoint perdu un vers de la ballade de Nanno.

En apercevant Salvato, elle alla à lui, et,avec un triste sourire, posa sa tête sur son épaule.

– Je t’ai vu venir de loin avec Michele,dit-elle ; j’écoutais cette femme.

– Et moi aussi, dit Salvato ; mais jen’ai entendu que la dernière strophe de son chant.

– C’était une répétition des autres. Il y enavait trois : toutes annoncent un danger et invitent à lefuir.

– Tu n’as jamais eu à te plaindre de cettefemme ?

– Jamais, au contraire. Dès le premier jour oùje l’ai vue, elle m’a, il est vrai, prédit une chose qu’alors jecroyais impossible.

– La crois-tu plus vraisemblablemaintenant ?

– Tant de choses impossibles à prévoir sontarrivées depuis que nous nous connaissons, mon ami, que tout mesemble devenu possible.

– Veux-tu que nous fassions monter cettesorcière ? Si tu n’as jamais eu à te plaindre d’elle, j’ai eu,moi, à m’en louer, puisque c’est elle qui a posé le premierappareil sur ma blessure, que cette blessure pouvait être mortelleet que je n’en suis pas mort.

– Seule, je n’eusse point osé ; mais,avec toi, je ne crains rien.

– Et pourquoi n’eusses-tu point osé ? ditderrière les deux jeunes gens une voix qui les fit tressaillir,parce qu’ils la reconnurent pour celle de la sorcière. Est-ce queje n’ai pas toujours, comme un bon génie, essayé de détourner detoi le malheur ? Est-ce que, si tu avais suivi mes conseils,tu ne serais point à Palerme, auprès de ton protecteur naturel, aulieu d’être ici, tremblante, sous l’accusation d’avoir dénoncé deuxhommes qui seront fusillés demain ? Est-ce que, aujourd’hui,enfin, tandis qu’il en est temps encore, si tu voulais les suivre,est-ce que tu n’échapperais pas au destin que je t’ai prédit, etvers lequel tu t’achemines fatalement ? Je te l’ai dit, Dieu aécrit la destinée des mortels dans leur main, pour que, avec unevolonté ferme, ils pussent lutter contre cette destinée. Je n’aipas vu ta main depuis le jour où je t’ai prédit une mort fatale etviolente. Eh bien, regarde-la aujourd’hui, et dis-moi si cetteétoile que je t’ai signalée et qui coupait en deux la ligne de lavie, à peine visible à cette époque, n’a pas doublé d’apparence etde grandeur !

La San-Felice regarda sa main et poussa uncri.

– Regarde toi-même, jeune homme, continua lasorcière s’adressant à Salvato, et tu verras si un poinçon rougi aufeu la marquerait d’un pourpre plus vif que ne le fait laProvidence, qui, par ma bouche, te donne un dernier avis.

Salvato prit Luisa dans ses bras, l’entraînavers la lumière, ouvrit la main qu’elle s’efforçait de tenirfermée, et jeta à son tour un léger cri d’étonnement : uneétoile, large comme une petite lentille, dont les cinq rayons, bienvisibles, divergeaient, coupait en deux la ligne de la vie.

– Nanno, dit le jeune homme, je reconnais quetu es notre amie ; quand j’avais encore ma liberté d’action,quand je pouvais m’éloigner de Naples, j’ai proposé à Luisa del’emmener à Capoue, à Gaete, ou même à Rome ; aujourd’hui, ilest trop tard : je suis enchaîné à la fortune de Naples.

– Voilà pourquoi je suis venue, dit lasorcière ; car ce que tu ne peux plus faire, moi, je puis lefaire encore.

– Je ne comprends pas, dit Salvato.

– C’est bien simple cependant. Je prends cettejeune femme avec moi, et je l’emmène au nord, c’est-à-dire où ledanger n’est pas.

– Et comment l’emmènes-tu ?

Nanno écarta sa longue mante, et, montrant unpaquet qu’elle tenait à la main :

– Il y a, dit-elle, dans ce paquet un costumecomplet de paysanne de Maïda. Sous le costume albanais, nul nereconnaîtra la chevalière San-Felice : elle sera ma fille.Tout le monde connaît la vieille Nanno, et ni républicains nisanfédistes ne diront rien à la fille de la sorcière albanaise.

Salvato regarda Luisa.

– Tu entends, Luisa, dit-il.

Michele, qui, jusque-là, était reste inaperçudans l’ombre de la porte, s’approcha de Luisa, et, se mettant àgenoux devant elle :

– Je t’en prie, Luisa, lui dit-il, écoute lavoix de Nanno. Tout ce qu’elle a prédit est arrivé jusqu’à présent,pour toi comme pour moi. Pour moi, elle a prédit que, de lazzarone,je deviendrais colonel, et voilà que, contre toute probabilité, jele suis devenu. Reste maintenant le mauvais côté de sa prédiction,et il est probable qu’il s’accomplira aussi. Pour toi, elle aprédit qu’un beau jeune homme serait blessé sous tes fenêtres, etle beau jeune homme a été blessé ; elle a prédit que tul’aimerais, et tu l’aimes ; elle a prédit que cet amant teperdrait, et il te perd, puisque, par amour pour lui, tu refuses defuir. Luisa, écoute ce que te dit Nanno ! Tu n’es pas homme,toi : tu ne seras pas déshonorée si tu fuis. Nous, il nousfaut rester et combattre, combattons. Si nous survivons tous deux,nous allons te rejoindre ; si un seul survit, un seul y va. Jesais bien que, si c’est moi qui y vais, je ne remplacerai pasSalvato ; mais ce n’est point probable : aucuneprédiction ne condamne d’avance Salvato à mort, tandis que, moi, jesuis condamné. Quand la sorcière t’a dit tout à l’heure de regarderdans ta main, ma pauvre Luisa, j’ai, malgré moi, regardé dans lamienne. L’étoile y est toujours et bien autrement visible qu’ellene l’était il y a huit mois, c’est-à-dire le jour de la prédiction.Revêts donc ces habits, chère petite sœur ; tu sais comme tuétais jolie sous le costume d’Assunta.

– Hélas ! murmura Luisa, ce fut une doucesoirée pour moi que celle où je le revêtis. Comme ce temps-là estdéjà loin de nous, mon Dieu !

– Ce temps-là peut revenir pour toi, si tu leveux, chère petite sœur ; il te faut seulement avoir lecourage de quitter Salvato.

– Oh ! jamais ! jamais !murmura Luisa en passant ses bras autour du cou de Salvato. Vivreavec lui ou mourir avec lui !

– Je le sais bien, insista Michele ;certainement, vivre avec lui ou mourir avec lui, ce seraitsuperbe ; mais qui te dit qu’en restant ici tu vivras aveclui, ou mourras avec lui ? Le désir que tu en as, l’espoir quece désir te donne ; mais, en supposant que tu restes,resteras-tu ici ?

– Oh ! non ! s’écria Salvato, jel’emmène au Château-Neuf. Je sais bien que le château Saint-Elmevaudrait mieux ; mais, après ce qui s’est passé entre Mejeanet moi, je ne me fie plus à lui.

– Et que faites-vous après l’avoir conduite auChâteau-Neuf ?

– Je me mets à la tête de mes Calabrais, et jecombats.

– Donc, vous voyez, monsieur Salvato, que vousne vivez pas avec elle, et que vous pouvez mourir loin d’elle.

– Vois, chère Luisa, dit Salvato ; leschoses peuvent, en effet, arriver comme Michele le dit.

– Qu’importe que tu meures loin de moi ou prèsde moi, Salvato ? Toi mort, tu sais bien que je mourrai.

– Et as-tu le droit de mourir, répliquaSalvato en anglais, maintenant que tu ne mourrais plusseule ?

– Oh ! mon ami ! mon ami !murmura Luisa en cachant sa tête dans la poitrine de Salvato.

En ce moment, Giovannina entra, et, le souriredu mauvais ange sur les lèvres :

– Une lettre de M. André Backer pourmadame, dit-elle.

Luisa tressaillit, comme si elle eût vuapparaître le fantôme de Backer lui-même.

Salvato la regarda avec étonnement.

Michele se releva et tourna ses regards versla porte.

Le caissier Klagmann parut. Il était bienconnu de la San-Felice : c’était lui qui, d’habitude, luiapportait les intérêts de l’argent qu’elle avait placé ou plutôtque le chevalier avait placé dans la maison Backer.

Il était porteur, non pas d’une lettre, maisde deux lettres pour Luisa.

Ces deux lettres devaient, sans doute, êtrelues chacune à son tour ; car le messager commença par endonner une à Luisa en lui faisant signe que, lorsqu’elle aurait lula première, il lui donnerait la seconde.

Cette première était la circulaire impriméeadressée aux créanciers de la maison Backer.

Au fur et à mesure que Luisa avait lu lefunèbre écrit, sa voix s’était altérée, et, à ces mots :Par suite de la condamnation à mort des chefs de lamaison, le papier avait échappé à sa main tremblante et savoix s’était éteinte.

Michele avait ramassé le papier, et, tandisque Luisa sanglotait contre la poitrine de Salvato, qui, de sesdeux bras, la pressait sur son cœur, il l’avait lu tout hautjusqu’au bout.

Puis il s’était fait un grand et douloureuxsilence.

Ce silence, la voix du messager l’avaitrompu ; le premier.

– Madame, dit-il, le papier que l’on vient delire est la circulaire adressée à tous ; mais je suis, enoutre, porteur d’une lettre de M. André Backer : cettelettre vous est personnellement adressée et contient ses dernièresintentions.

Salvato desserra ses bras pour laisser Luisalire l’espèce de testament qui lui était annoncé. Celle-ci étenditla main vers Klagmann, reçut la lettre ; mais, au lieu de ladécacheter elle-même, elle la présenta à Salvato, en luidisant :

– Lisez.

Le premier mouvement de celui-ci fut derepousser doucement la lettre ; mais Luisa insista endisant :

– Ne voyez-vous pas, mon ami, que je suis horsd’état de lire moi-même ?

Salvato décacheta la lettre, et, comme ilétait près de la cheminée, sur laquelle brûlaient les bougies d’uncandélabre, il put, en continuant de presser Luisa contre son cœur,lire la lettre suivante :

« Madame,

» Si je connaissais une créature pluspure que vous, c’est elle que je chargerais de la sainte missionque je vous laisse en quittant la vie.

» Toutes nos dettes sont payées, notreliquidation faite ; il reste à notre maison une somme dequatre cent mille ducats, à peu près.

» Cette somme, mon père et moi ladestinons à soulager les victimes de la guerre civile dans laquellenous succombons, et cela, sans acception des principes que cesvictimes professaient, ni des rangs dans lesquels elles seronttombées.

» Nous ne pouvons rien pour les morts,que prier pour eux nous-mêmes en mourant ; aussi ne sont-cepoint les morts que nous désignons sous le nom de victimes ;mais nous pouvons quelque chose – et les victimes, à notre avis,les voilà – pour les enfants et les veuves de ceux qui, d’une façonquelconque, auront été frappés dans la lutte que nous voyons sousson vrai jour à cette heure seulement, et qui, nous le disons avecregret, est une lutte fratricide.

» Mais, pour que cette somme de quatrecent mille ducats soit répartie intelligemment, loyalement,impartialement, c’est entre vos mains bénies, madame, que nous ladéposons ; vous la répartirez, nous en sommes certains, selonle droit et l’équité.

» Cette dernière preuve de confiance etde respect vous prouve, madame, que nous descendons dans la tombeconvaincus que vous n’êtes pour rien dans notre mort sanglante etprématurée, et que la fatalité a tout fait.

» J’espère que cette lettre pourra vousêtre remise ce soir, et que nous aurons, en mourant, la consolationde savoir que vous acceptez la mission qui a pour but de fairedescendre la grâce du ciel sur notre maison et la bénédiction desmalheureux sur notre tombe !

» Avec les mêmes sentiments que j’aivécu, je meurs en me disant, madame, votre respectueuxadmirateur.

» André Backer. »

Tout au contraire de la première, cetteseconde lettre sembla rendre des forces à Luisa. À mesure queSalvato, ne pouvant commander lui-même à son émotion, en faisait lalecture d’une voix tremblante, elle redressait radieusement sa têtecourbée sous la crainte de l’anathème, et un sourire de triompherayonnait au milieu de ses larmes.

Elle s’avança vers la table, sur laquelle il yavait de l’encre, une plume et du papier et écrivit cesmots :

« J’allais partir, j’allais quitterNaples, lorsque je reçois votre lettre : pour remplir ledevoir sacré qu’elle m’impose, je reste.

» Vous m’avez bien jugée, et à vous jedis, comme je dirai au Dieu devant qui vous allez paraître etdevant qui peut-être je ne tarderai pas à vous suivre, – à vous jedis : Je suis innocente.

» Adieu !

» Votre amie en ce monde et dans l’autre,où, je l’espère, nous nous retrouverons.

» Luisa. »

Luisa tendit cette réponse à Salvato, qui laprit en souriant, et, sans la lire, la remit à Klagmann.

Le messager sortit et Michele après lui.

– Ainsi dit Nanno, tu restes ?

– Je reste, répondit Luisa, dont le cœur nedemandait qu’un prétexte pour se décider en faveur de Salvato, etavait, sans s’en rendre compte peut-être, avidement saisi celui quelui offrait le condamné.

Nanno leva la main, et, d’un tonsolennel :

– Vous qui aimez cette femme plus que votrevie et à l’égal de votre âme, dit-elle à Salvato, vous m’êtestémoin que j’ai fait tout ce que j’ai pu pour la sauver ; vousm’êtes témoin que je l’ai éclairée sur le danger qu’elle courait,que je l’ai invitée à fuir, et que, contrairement aux ordres donnéspar le destin à ceux à qui il révèle l’avenir, je lui ai offert monappui matériel. Si cruel que soit le sort pour vous, ne maudissezpas la vieille Nanno, et dites, au contraire, qu’elle a fait toutce qu’elle a pu pour vous sauver.

Et, glissant dans l’ombre, avec laquelle soncostume sombre se confondait, elle disparut sans que ni l’un nil’autre des deux jeunes gens songeassent à la retenir.

CXL – LES AVANT-POSTES

Avant que Salvato et Luisa se fussent adresséparole, Michele rentrait.

– Luisa, dit-il, sois tranquille ; toutce qui était un mystère pour les Backer, sera bientôt éclairci poureux, et ils sauront quel est celui qu’ils doivent maudire commeleur dénonciateur. Il ne peut pas m’arriver pis que d’êtrependu ; eh bien, au moins, avant d’être pendu, je me seraiconfessé.

Les deux jeunes gens regardèrent Michele avecétonnement.

Mais lui :

– Nous n’avons pas de temps à perdre enexplications, dit-il ; la nuit s’avance, et vous savez ce quinous reste à faire.

– Oui, tu as raison, répondit Salvato. Es-tuprête, Luisa ?

– J’ai commandé une voiture pour onze heures,dit Luisa ; elle doit être à la porte.

– Elle y est, dit Michele, je l’ai vue.

– C’est bien, Michele. Fais-y porter lesquelques effets dont j’aurai besoin pendant mon séjour auChâteau-Neuf. Ils sont enfermés dans une malle. Moi, je vais donnerquelques ordres à Giovannina.

Elle sonna, mais inutilement ; la jeunefille ne vint pas.

Elle sonna une seconde fois ; mais envain son regard se fixa-t-il sur la porte par laquelle la servantedevait entrer, la porte ne s’ouvrit point.

Luisa se leva et alla elle-même à la chambrede la jeune fille, pensant que peut-être elle était endormie.

La bougie brûlait sur sa table ; auprèsde la bougie était une lettre cachetée à l’adresse de Luisa.

Cette lettre était de l’écriture deGiovannina.

Luisa la prit et l’ouvrit.

Elle était conçue en ces termes :

« Signora.

» Si vous aviez quitté Naples, je vouseusse suivie partout où vous auriez été, pensant que mes servicesvous étaient nécessaires.

» Vous restez à Naples, où, entourée degens qui vous aiment, vous n’avez plus besoin demoi.

» Je n’oserais au milieu des événementsqui vont se passer, rester seule à la maison, et rien, pas même undévouement dont vous n’avez pas besoin, ne me forçant à m’enfermerdans une forteresse où je ne serais pas libre de mes actions, jeretourne chez mes parents.

» D’ailleurs, vous avez eu la bonté derégler mes comptes ce matin, et, dans les circonstances où noussommes, j’ai dû regarder ce règlement comme un congé.

» Je vous quitte donc, signora, pleine dereconnaissance pour les bontés que vous avez eues pour moi, et sitriste de cette séparation, que je m’impose le chagrin de ne pointvous faire mes adieux, de peur du chagrin, plus grand encore, quej’éprouverais en vous les faisant.

» Croyez-moi, signora, votre très-humble,très-obéissante, très-dévouée servante,

» Giovannina. »

Luisa frissonna en lisant cette lettre. Il yavait, malgré les protestations de dévouement et de fidélitéqu’elle contenait, un étrange sentiment de froide haine semé del’un à l’autre bout. On ne le voyait pas avec les yeux, c’estvrai ; mais on l’apercevait avec l’intelligence, on le sentaitavec le cœur.

Elle revint dans la salle à manger, où étaitresté Salvato, et lui remit la lettre.

Celui-ci la lut, haussa les épaules et murmurale mot « Vipère ! »

En ce moment, Michele rentra. Il n’avait pastrouvé la voiture à la porte et demandait s’il devait en allerchercher une autre.

Il n’y avait point à attendre son retour,c’était évidemment Giovannina qui l’avait prise pour partir.

Ce que Michele avait de mieux à faire, c’étaitde courir jusqu’à Pie-di-Grotta, où il avait une place de fiacres,et d’en ramener une autre.

– Mon ami, dit Luisa, laisse-moi profiter deces quelques moments de retard qui nous sont imposés par le hasardpour faire une dernière visite à la duchesse Fusco et lui proposerune dernière fois de courir une même chance en la conduisant avecmoi au Château-Neuf. Si elle reste, je lui recommanderai la maisonqui va être complétement abandonnée.

– Va, mon enfant chéri, dit Salvato enl’embrassant au front ; comme un père, en effet, eût fait àson enfant.

Luisa s’engagea dans le corridor, ouvrit laporte de communication et pénétra dans le salon.

Le salon, comme toujours, était plein detoutes les notabilités républicaines.

Malgré l’imminence du danger, malgré le hasardde l’événement, les visages étaient calmes. On sentait que tous ceshommes de progrès, qui s’étaient engagés par conviction dans lavoie périlleuse, étaient prêts à la suivre jusqu’au bout, et, commeles vieux sénateurs de la République, à attendre la mort sur leurschaises curules.

Luisa fit sa sensation ordinaire de beauté etd’intérêt ; on se groupa autour d’elle. Chacun, dans ce momentsuprême ayant un parti pris pour soi, demandait aux autres le partiqu’ils allaient prendre, espérant peut-être que celui-là était lemeilleur.

La duchesse restait chez elle et y attendaitles événements. Elle tenait prêt un costume de femme du peuple,sous lequel, en cas de danger imminent, elle comptait fuir. Lafermière d’une de ses masseries lui tenait une retraitepréparée.

Luisa la pria de veiller sur sa maisonjusqu’au moment où elle-même quitterait la sienne, et lui annonçaque Salvato, ne sachant point si, au milieu du combat, il aurait lapossibilité de veiller sur elle, lui avait fait préparer unechambre au Château-Neuf, où elle restait sous la garde dugouverneur Massa, ami de Salvato.

C’était là, d’ailleurs, qu’à la dernièreextrémité devaient se réfugier les patriotes, personne ne se fiantà l’hospitalité de Mejean, qui, on le savait, avait demandé cinqcent mille francs pour protéger Naples, et qui, pour cinq centcinquante mille francs, était disposé à l’anéantir.

On disait même – ce qui, au reste, n’étaitpoint vrai – qu’il avait traité avec le cardinal Ruffo.

Luisa chercha des yeux Éléonore Pimentel, pourlaquelle elle avait une grande admiration ; mais, un instantavant son entrée, Éléonore avait quitté le salon pour se rendre àson imprimerie.

Nicolino vint la saluer, tout fier de son beluniforme de colonel de hussards, qui, le lendemain, devait êtredéchiqueté par les sabres ennemis.

Cirillo, qui, comme nous l’avons dit, faisaitpartie de l’Assemblée législative, laquelle s’était déclarée enpermanence, vint l’embrasser. Il lui souhaita, non pas toute sortede bonheurs, – dans la situation où l’on se trouvait, il y avaitpeu de bonheur à espérer, – mais la vie saine et sauve, et, luiposant la main sur la tête, il lui donna tout bas sabénédiction.

La visite de Luisa était faite. Elle embrassaune dernière fois la duchesse Fusco : les deux femmessentirent ensemble jaillir les larmes de leur cœur.

– Ah ! murmura Luisa en voyant les larmesde son amie se mêler aux siennes, nous ne devons plus nousrevoir !

La duchesse Fusco leva son regard vers leciel, comme pour lui dire : « Là-haut, on se retrouvetoujours. »

Puis elle la reconduisit jusqu’à la porte decommunication.

Là, elles se séparèrent, et, comme l’avaitprophétisé Luisa, pour ne plus se revoir.

Salvato attendait Luisa, Michele avait amenéune voiture. Les deux jeunes gens, les bras enlacés et sans avoireu besoin de se communiquer leur idée, allèrent dire adieu à lachambre heureuse, comme ils l’appelaient ; puis ilsfermèrent les portes, dont Michele prit les clefs. Salvato et Luisamontèrent dans la voiture ; Michele, malgré son bel uniforme,monta sur le siège, et le fiacre roula vers le Château-Neuf.

Quoiqu’il ne fût point encore tard, toutes lesportes et toutes les fenêtres étaient fermées, et l’on sentaitqu’une profonde terreur planait sur la ville : des hommes, detemps en temps, s’approchaient des maisons, stationnaient uninstant et s’enfuyaient effarés.

Salvato remarqua ces hommes, et, inquiet de cequ’ils faisaient, dit à Michele, en ouvrant la vitre de devant, detâcher de mettre la main sur un de ces coureurs nocturnes et des’assurer de ce qu’ils faisaient.

En arrivant au palais Caramanico, l’on aperçutun de ces hommes ; sans que la voiture s’arrêtât Michele sautaà terre et bondit sur l’homme.

Il jetait un rouleau de cordes par lesoupirail de la cave.

– Qui es-tu ? lui demanda Michele.

– Je suis le facchino du palais.

– Que fais-tu ?

– Vous le voyez bien. J’ai été chargé par lelocataire du premier étage d’acheter vingt-cinq brasses de cordeset de les lui apporter ce soir. Je me suis attardé à boire auMarché-Vieux, et, en arrivant au palais, j’ai trouvé toutfermé : ne voulant pas réveiller le garde-poste, j’ai jeté lepaquet dans la cave du palais par le soupirail : on les ytrouvera demain.

Michele, ne voyant rien de bien répréhensibledans le fait, lâcha l’homme qu’il tenait au collet et qui, à peinelibre, prit ses jambes à son cou et s’enfonça dans la strada delPace.

Cette brusque fuite l’étonna.

Du palais Caramanico au Château-Neuf, tout lelong de la Chiaïa et de la montée du Géant, il vit le même fait sereproduire. Deux fois, Michele essaya de s’emparer de ces rôdeurschargés de quelque mission inconnue ; mais, comme s’ils sefussent tenus sur leurs gardes, il n’en put venir à bout.

On arriva au Château-Neuf. Grâce au motd’ordre, que connaissait Salvato, la voiture put entrer dansl’intérieur : elle passa devant l’arc de triomphe aragonais ets’arrêta devant la porte du gouverneur.

Il faisait une ronde de nuit sur lesremparts : il rentra un quart d’heure après l’arrivée deSalvato.

Tous deux conduisirent Luisa à la chambrepréparée pour elle : elle faisait suite aux appartements demadame Massa elle-même, et il était évident qu’on lui avait réservéla plus jolie et la plus commode des chambres.

Minuit sonnait : il était l’heure de seséparer. Luisa prit congé de son frère de lait, puis de Salvato,lesquels, par la même voiture qui les avait amenés, se firentconduire jusqu’au môle.

Là, ils trouvèrent aux mains du Calabrais leschevaux qu’ils avaient commandés, montèrent en selle, et, suivantla strada del Piliere, la rade, la Marine-Neuve et la Marinella,ils traversèrent le pont de la Madeleine et se lancèrent au galopsur la route de Portici.

La route était garnie de troupesrépublicaines, échelonnées du pont de la Madeleine, premier posteextérieur, jusqu’au Granatello, poste le plus rapproché del’ennemi, commandé, comme nous l’avons dit, par Schipani.

Tout le monde veillait sur le chemin. À tousles corps de garde, Salvato s’arrêtait, descendait de cheval,s’informait et donnait quelques instructions.

La première station qu’il fit fut au fort deVigliana.

Ce petit fort s’élève au bord de la mer, à ladroite du chemin qui va de Naples à Portici ; il défendl’arrivée du pont de la Madeleine.

Salvato fut reçu avec des acclamations. Lefort de Vigliana était défendu par cent cinquante de ses Calabrais,sous le commandement d’un prêtre nommé Toscano.

Il était évident que c’était sur ce petitfort, qui défendait l’approche de Naples, que se porterait toutl’effort des sanfédistes ; aussi la défense avait-elle étéconfiée à des hommes choisis.

Toscano fit voir à Salvato tous sespréparatifs de défense. Il comptait, lorsqu’il serait forcé, mettrele feu à ses poudres et se faire sauter, lui et ses hommes.

Au reste, Toscano ne comptait pas les prendrepar surprise ; tous étaient prévenus, tous avaient consenti àce suprême sacrifice à la patrie, et le drapeau qui flottaitau-dessus de la porte portait cette légende :

Nous venger ! vaincre oumourir !

Salvato embrassa le digne curé, remonta àcheval aux cris de « Vive la République ! » etcontinua son chemin.

À Portici, les républicains témoignèrent àSalvato de grandes inquiétudes. Ils avaient affaire à despopulations rendues essentiellement royalistes par leurs intérêts.Ferdinand avait à Portici un palais où il passait l’automne ;presque tout l’été, le duc de Calabre habitait le palais voisin dela Favorite. Ils ne pouvaient se fier à personne, se sentaiententourés de pièges et de trahisons. Comme aux jours de tremblementde terre, le sol semblait frissonner sous leurs pieds.

Il arriva au Granatello.

Avec sa confiance ou plutôt son imprudenceaccoutumée, Schipani dormait ; Salvato le fit éveiller et luidemanda des nouvelles de l’ennemi.

Schipani lui répondit qu’il comptait êtreattaqué par lui le lendemain, et qu’il prenait des forces pour lebien recevoir.

Salvato lui demanda s’il ne tenait pointquelques renseignements plus précis des espions qu’il avait dûenvoyer. Le général républicain lui avoua qu’il n’avait envoyéaucun espion et que ces moyens déloyaux de faire la guerre luirépugnaient. Salvato s’informa s’il avait fait garder la route deNola, où était le cardinal, et d’où, par les pentes du Vésuve, ilpourrait faire filer des troupes sur Portici et sur Résina, pourlui couper la retraite. Il répondit que c’était à ceux de Résina etde Portici de prendre ces précautions, et que, quant à lui, s’iltrouvait les sanfédistes sur son chemin, il passerait au milieud’eux.

Cette manière de faire la guerre et dedisposer de la vie des hommes faisait hausser les épaules àl’habile stratégiste, élevé à l’école des Championnet et desMacdonald. Il comprit qu’avec un homme comme Schipani, il n’y avaitaucune observation à faire, et qu’il fallait tout abandonner augénie sauveur des peuples.

Voyons un peu ce que le cardinal, plusméticuleux que Schipani sur les moyens de se garder, faisaitpendant ce temps.

À minuit, c’est-à-dire à l’heure où nous avonsvu Salvato partir du Château-Neuf, le cardinal Ruffo, dans lachambre principale de l’évêché de Nola, assis devant une table,ayant près de lui son secrétaire Sacchinelli et le marquisMalaspina, son aide de camp, recevait les nouvelles et donnait sesordres.

Les courriers se succédaient avec une rapiditéqui témoignait de l’activité que le général improvisé avait mise àorganiser ses correspondances.

Lui-même décachetait toutes les lettres, dequelque part qu’elle vinssent, et dictait les réponses, tantôt àSacchinelli, tantôt à Malaspina. Rarement répondait-il lui-même,excepté aux lettres secrètes, un tremblement nerveux rendant samain inhabile à écrire.

Au moment où nous entrons dans la chambre oùil attend les messagers, il a déjà reçu de l’évêque Ludovicil’annonce que Panedigrano et ses mille forçats doivent être arrivésà Bosco, dans la matinée du 12.

Il tient à la main une lettre du marquis deCurtis, qui lui annonce que le colonel Tchudy, voulant faireoublier sa conduite de Capoue, parti de Palerme avec quatre centsgrenadiers et trois cents soldats formant une espèce de légionétrangère, doit être débarqué à Sorrente pour attaquer par terre lefort de Castellamare, tandis que le Sea-Horse et laMinerve l’attaqueront par mer.

Cette lettre lue, il se leva et allaconsulter, sur une autre table, une grande carte qui y étaitdéployée, et, debout, appuyé d’une main sur la table, il dicta àSacchinelli les ordres suivants :

« Le colonel Tchudy suspendra, si elleest commencée, l’attaque du fort de Castellamare et se mettraimmédiatement d’accord avec Sciarpa et Panedigrano pour attaquerl’armée de Schipani le 13 au matin.

» Tchudy et Sciarpa attaqueront de front,tandis que Panedigrano glissera sur les flancs et côtoiera la lavedu Vésuve, de manière à dominer le chemin par lequel Schipanitentera de faire sa retraite.

» En outre, comme il est possible que,sachant l’arrivée du cardinal à Nola, le général républicainveuille se retirer sur Naples, dans la crainte que la retraite nelui soit coupée, ils le pousseront vigoureusement devant eux.

» À la Favorite, le général républicaintrouvera le cardinal Ruffo, qui aura contourné le Vésuve. Enveloppéde tout côté, Schipani sera forcé de se faire tuer ou de serendre. »

Le cardinal fit faire une triple copie de cetordre, signa chacune des copies et, par trois messagers, lesexpédia à ceux auxquels elles étaient adressées.

Ces ordres étaient à peine partis, que lecardinal, supposant quelqu’une de ces mille combinaisons qui fontéchouer les plans les mieux arrêtés, fit appeler de Cesare.

Au bout de cinq minutes, le jeune brigadierentrait tout armé et tout botté : la fiévreuse activité ducardinal gagnait tout ce qui l’entourait.

– Bravo, mon prince ! lui dit Ruffo, quiparfois, en plaisantant, lui conservait ce titre. Êtes-vousprêt ?

– Toujours, Éminence, répondit le jeunehomme.

– Alors, prenez quatre bataillons d’infanteriede ligne, quatre pièces d’artillerie de campagne, dix compagnies dechasseurs calabrais et un escadron de cavalerie ; longez leflanc septentrional du Vésuve, celui qui regarde laMadonna-del-Arco, et arrivez de nuit, s’il est possible, à Résina.Les habitants vous attendent, prévenus par moi, et tout prêts às’insurger en notre faveur.

Puis, se tournant vers le marquis :

– Malaspina, lui dit-il, donnez au brigadiercet ordre écrit et signez-le pour moi.

En ce moment, le chapelain du cardinal,entrant dans la chambre, s’approcha de lui et lui dit toutbas :

– Éminence, le capitaine Scipion Lamarraarrive de Naples et attend vos ordres dans la chambre à côté.

– Ah ! enfin ! dit le cardinalrespirant avec plus de liberté qu’il n’avait fait jusqu’alors.J’avais peur qu’il ne lui fût arrivé malheur, à ce pauvrecapitaine. Dites-lui que je suis à lui à l’instant même etfaites-lui compagnie en m’attendant.

Le cardinal tira une bague de son doigt etl’appliqua sur les ordres qui étaient expédiés en son nom.

Ce Scipion Lamarra, dont le cardinalparaissait attendre l’arrivée avec tant d’impatience, était ce mêmemessager par lequel la reine avait envoyé sa bannière au cardinal,et qu’elle lui avait recommandé comme bon à tout.

Il arrivait de Naples, où il avait été envoyépar le cardinal. Le but de cette mission était de s’aboucher avecun des principaux complices de la conspiration Backer, nomméGennaro Tansano.

Gennaro Tansano faisait le patriote, étaitinscrit des premiers aux registres de tous les clubs républicains,mais dans le seul but d’être au courant de leurs délibérations,dont il donnait avis au cardinal Ruffo, avec lequel il était encorrespondance.

Une partie des armes qui devaient servirlorsque éclaterait la conjuration Backer étaient en dépôt chezlui.

Les lazzaroni de Chiaïa, de Pie-di-Grotta, dePouzzoles et des quartiers voisins étaient à sa disposition.

Aussi, comme on l’a vu, le cardinalattendait-il impatiemment sa réponse.

Il entra dans le cabinet où l’attendaitLamarra, déguisé en garde national républicain.

– Eh bien ? lui demanda-t-il enentrant.

– Eh bien, Votre Éminence, tout va au gré denos désirs. Tansano passe toujours pour un des meilleurs patriotesde Naples, et personne n’a l’idée de le soupçonner.

– Mais a-t-il fait ce que j’ai dit ?

– Il l’a fait, oui, Votre Éminence.

– C’est-à-dire qu’il a fait jeter des cordesdans les soupiraux des maisons des principaux patriotes.

– Oui ; il eût bien voulu savoir dansquel but ; mais, comme je l’ignorais moi-même, je n’ai pu lerenseigner là-dessus. N’importe ; l’ordre venant de VotreÉminence, il a été exécuté de point en point.

– Vous en êtes sûr ?

– J’ai vu les lazzaroni à l’œuvre.

– Ne vous a-t-il pas remis un paquet pourmoi ?

– Si fait, Éminence, et le voici enveloppéd’une toile cirée.

– Donnez.

Le cardinal coupa avec un canif lesbandelettes qui tenaient le paquet fermé, et tira de son enveloppeune grande bannière, où il était représenté à genoux devant saintAntoine, suppliant le saint, tandis que celui-ci lui montre sesdeux mains pleines de cordes.

– C’est bien cela, dit le cardinal enchanté.Maintenant, il me faut un homme qui puisse répandre dans Naples lebruit du miracle.

Pendant un instant, il demeura pensif, sedemandant quel était l’homme qui pouvait lui rendre ce service.

Tout à coup, il se frappa le front.

– Que l’on me fasse venir fra Pacifico,dit-il.

On appela fra Pacifico, qui entra dans lecabinet, où il resta une demi-heure enfermé avec Son Éminence.

Après quoi, on le vit aller à l’écurie, entirer Giaccobino et prendre avec lui la route de Naples.

Quant au cardinal, il rentra dans le salon,expédia encore quelques ordres et se jeta tout habillé sur son lit,recommandant qu’on le réveillât au point du jour.

Au point du jour, le cardinal fut réveillé. Unautel avait été dressé pendant la nuit au milieu du campsanfédiste, placé en dehors de Nola. Le cardinal, vêtu de lapourpre, y dit la messe en l’honneur de saint Antoine, qu’ilcomptait substituer dans la protection de la ville à saint Janvier,qui, ayant fait deux fois son miracle en faveur des Français, avaitété déclaré jacobin et dégradé par le roi de son titre decommandant général des troupes napolitaines.

Le cardinal avait longtemps cherché, saintJanvier dégradé, à qui pouvait échoir sa succession, et s’étaitenfin arrêté à saint Antoine de Padoue.

Pourquoi pas à saint Antoine le Grand qui, sil’on scrute sa vie, méritait bien autrement cet honneur que saintAntoine de Padoue ? Mais sans doute le cardinal craignait-ilque la légende de ses tentations popularisées par Gallot, jointe ausingulier compagnon qu’il s’était choisi, ne nuisissent à sadignité.

Saint Antoine de Padoue, plus moderne que sonhomonyme de mille ans, obtint, quel qu’en soit le motif, lapréférence et ce fut à lui qu’au moment de combattre, le cardinaljugea à propos de remettre la sainte cause.

La messe dite, le cardinal monta à cheval avecsa robe de pourpre et se plaça à la tête du principal corps.

L’armée sanfédiste était séparée en troisdivisions.

L’une descendait par Capodichino pour attaquerla porte Capuana.

L’autre contournait la base du Vésuve par leversant nord.

La troisième faisait même route par le versantméridional.

Pendant ce temps, Tchudy, Sciarpa etPanedigrano attaquaient ou devaient attaquer Schipani de face.

Le 15 juin, vers huit heures du matin, on vit,du haut du fort Saint-Elme, apparaître et s’avancer l’arméesanfédiste soulevant autour d’elle un nuage de poussière.

Immédiatement, les trois coups de canond’alarme furent tirés du Château-Neuf, et les rues de Naplesdevinrent, en un instant, solitaires comme celles de Thèbes,muettes comme celles de Pompéi.

Le moment suprême était arrivé, momentsolennel et terrible quand il s’agit de l’existence d’un homme,bien autrement solennel et bien autrement terrible quand il s’agitde la vie ou de la mort d’une ville.

CXLI – LA JOURNÉE DU 13 JUIN.

Sans doute, des ordres avaient été donnésd’avance pour que ces trois coups de canon fussent un doublesignal.

Car à peine le grondement du dernier se futéteint, que les deux prisonniers du Château-Neuf, qui avaient étécondamnés la surveille, entendirent, dans le corridor quiconduisait à leur cachot, les pas pressés d’une troupe d’hommesarmés.

Sans dire une parole, ils se jetèrent dans lesbras l’un de l’autre, comprenant que leur dernière heure étaitarrivée.

Ceux qui ouvrirent la porte les trouvèrentembrassés, mais résignés et souriants.

– Êtes-vous prêts, citoyens ? demandal’officier qui commandait l’escorte, et à qui les plus grandségards avaient été recommandés pour les condamnés.

Tous deux répondirent :« Oui, » en même temps, André avec la voix, Simon par unsigne de tête.

– Alors, suivez-nous, dit l’officier.

Les deux condamnés jetèrent sur leur prison cedernier regard que jette, mêlé de regrets et de tendresse, sur soncachot celui que l’on conduit à la mort, et, par ce besoin qu’al’homme de laisser quelque chose après lui, André, avec un clou,grava sur la muraille son nom et celui de son père.

Les deux noms furent gravés au-dessus du litde chacun.

Puis il suivit les soldats, au milieu desquelsson père était déjà allé prendre place.

Une femme vêtue de noir les attendait dans lacour qu’ils avaient à traverser. Elle s’avança d’un pas fermeau-devant d’eux ; André jeta un cri et tout son corpstrembla.

– La chevalière San-Felice !s’écria-t-il.

Luisa s’agenouilla.

– Pourquoi à genoux, madame, quand vous n’avezà demander pardon à personne ? dit André. Nous savonstout : le véritable coupable s’est dénoncé lui-même. Maisrendez-moi cette justice qu’avant que j’eusse reçu la lettre deMichele, vous aviez déjà la mienne.

Luisa sanglotait.

– Mon frère ! murmura-t-elle.

– Merci ! dit André. Mon père, bénissezvotre fille.

Le vieillard s’approcha de Luisa et lui mit lamain sur la tête.

– Puisse Dieu te bénir comme je te bénis, monenfant, et écarter de ton front jusqu’à l’ombre dumalheur !

Luisa laissa tomber sa tête sur ses genoux etéclata en sanglots.

Le jeune Backer prit une longue boucle de sescheveux blonds flottants, la porta à ses lèvres et la baisaavidement.

– Citoyens ! murmura l’officier.

– Nous voici, monsieur, dit André.

Au bruit des pas qui s’éloignaient, Luisareleva la tête, et, toujours à genoux, les bras tendus, les suivitdes yeux jusqu’à ce qu’ils eussent disparu à l’angle de l’arc detriomphe aragonais.

Si quelque chose pouvait ajouter à latristesse de cette marche funèbre, c’étaient la solitude et lesilence des rues que les condamnés traversaient, et pourtant cesrues étaient les plus populeuses de Naples.

De temps en temps, cependant, au bruit des pasd’une troupe armée, une porte s’entre-bâillait, une fenêtres’ouvrait, on voyait une tête craintive, de femme presque toujours,passer par l’ouverture, puis la porte ou la fenêtre se refermaitplus rapidement encore qu’elle ne s’était ouverte : on avaitvu deux hommes désarmés au milieu d’une troupe d’hommes armés, etl’on devinait que ces deux hommes marchaient à la mort.

Ils traversèrent ainsi Naples dans toute salongueur et débouchèrent sur le Marché-Vieux, place ordinaire desexécutions.

– C’est ici, murmura André Backer.

Le vieux Backer regarda autour de lui.

– Probablement, murmura-t-il. Cependant, ondépassa le Marché.

– Où vont-ils donc ? demanda Simon enallemand.

– Ils cherchent probablement une place pluscommode que celle-ci, répondit André dans la même langue : ilsont besoin d’un mur, et, ici, il n’y a que des maisons.

En arrivant sur la petite place de l’églisedel Carmine, André Backer toucha du coude le bras de Simon et luimontra des yeux, en face de la maison du curé desservant l’église,un mur en retour sans aucune ouverture.

C’est celui contre lequel est élevéaujourd’hui un grand crucifix.

– Oui, répondit Simon.

En effet, l’officier qui dirigeait la petitetroupe s’achemina de ce côté.

Les deux condamnés pressèrent le pas, et,sortant des rangs, allèrent se placer contre la muraille.

– Qui des deux mourra le premier ?demanda l’officier.

– Moi ! s’écria le vieux.

– Monsieur, demanda André, avez-vous desordres positifs pour nous fusiller l’un après l’autre ?

– Non, citoyen, répondit l’officier, je n’aireçu aucune instruction à cet égard.

– Eh bien, alors, si cela vous était égal,nous vous demanderions la grâce d’être fusillés ensemble et en mêmetemps.

– Oui, oui, dirent cinq ou six voix dansl’escorte, nous pouvons bien faire cela pour eux.

– Vous l’entendez, citoyen, dit l’officierchargé de cette triste mission, je ferai tout ce que je pourraipour adoucir vos derniers moments.

– Ils nous accordent cela ! s’écriajoyeusement le vieux Backer.

– Oui, mon père, dit André en jetant son brasau cou de Simon. Ne faisons point attendre ces messieurs, qui sontsi bons pour nous.

– Avez-vous quelque dernière grâce à demander,quelques recommandations à faire ? demanda l’officier.

– Aucune, répondirent les deux condamnés.

– Allons donc, puisqu’il le faut, murmural’officier ; mais, sang du Christ ! on nous fait faire làun vilain métier !

Pendant ce temps, les deux condamnés, Andrétenant toujours son bras jeté autour du cou de son père, étaientallés s’adosser à la muraille.

– Sommes-nous bien ainsi, messieurs ?demanda le jeune Backer.

L’officier fit un signe affirmatif. Puis, seretournant vers ses hommes :

– Les fusils sont chargés ?demanda-t-il.

– Oui.

– Eh bien, à vos rangs ! Faites vite ettâchez qu’ils ne souffrent pas : c’est le seul service quenous puissions leur rendre.

– Merci, monsieur, dit André.

Ce qui se passa alors fut rapide comme lapensée.

On entendit se succéder les commandements de« Apprêtez armes ! – En joue ! –Feu ! »

Puis une détonation se fit entendre.

Tout était fini !

Les républicains de Naples, entraînés parl’exemple de ceux de Paris, venaient de commettre une de cesactions sanglantes auxquelles la fièvre de la guerre civileentraîne les meilleures natures et les causes les plus saintes.Sous prétexte d’enlever aux citoyens toute espérance de pardon, auxcombattants toute chance de salut, ils venaient de faire passer unruisseau de sang entre eux et la clémence royale ; – cruautéinutile qui n’avait pas même l’excuse de la nécessité.

Il est vrai que ce furent les seules victimes.Mais elles suffirent pour marquer d’une tache de sang le manteauimmaculé de la République.

Au moment même où les deux Backer, frappés desmêmes coups, tombaient enlacés aux bras l’un de l’autre, Bassettiallait prendre le commandement des troupes de Capodichino,Manthonnet celui des troupes de Capodimonte, et Writz celui destroupes de la Madeleine.

Si les rues étaient désertes, en échangetoutes les murailles des forts, toutes les terrasses des maisonsétaient couvertes de spectateurs qui, à l’œil nu ou la lunette à lamain, cherchaient à voir ce qui allait se passer sur cet immensechamp de bataille qui s’étendait du Granatello à Capodimonte.

On voyait sur la mer, s’allongeant deTorre-del-Annonciata au pont de la Madeleine, toute la petiteflottille de l’amiral Caracciolo, que dominaient les deux vaisseauxennemis, la Minerve, commandée par le comte de Thurn, etle Sea-Horse, commandé par le capitaine Bail, que nousavons vu accompagner Nelson à cette fameuse soirée où chaque damede la cour avait fait son vers, et où tous ces vers réunis avaientcomposé l’acrostiche de Carolina.

Les premiers coups de fusil qui se firententendre, la première fumée que l’on vit s’élever, fut en avant dupetit fort du Granatello.

Soit que Tchudy et Sciarpa n’eussent pointreçu les ordres du cardinal, soit qu’ils eussent mis de la lenteurà les exécuter, Panedigrano et ses mille forçats se trouvèrentseuls au rendez-vous, et n’en marchèrent pas moins hardiment versle fort. Il est vrai qu’en les voyant s’avancer, les deux frégatescommencèrent, pour les soutenir, leur feu contre le Granatello.

Salvato demanda cinq cents hommes de bonnevolonté, se rua à la baïonnette sur cette trombe de brigands, lesenfonça, les dispersa, leur tua une centaine d’hommes et rentra aufort avec quelques-uns des siens seulement hors de combat ;encore avaient-ils été atteints par les projectiles lancés des deuxbâtiments.

En arrivant à Somma, le cardinal fut averti decet échec.

Mais de Cesare avait été plus heureux. Ilavait ponctuellement suivi les ordres du cardinal ; seulement,apprenant que le château de Portici était mal gardé et que lapopulation était pour le cardinal, il attaqua Portici et se renditmaître du château. Ce poste était plus important que celui deResina, fermant mieux la route.

Il fit parvenir la nouvelle de son succès aucardinal en lui demandant de nouveaux ordres.

Le cardinal lui ordonna de se fortifier dumieux qu’il lui serait possible, pour couper toute retraite àSchipani, et lui envoya mille hommes pour l’y aider.

C’était ce que craignait Salvato. Du haut dupetit fort du Granatello, il avait vu une troupe considérable,contournant la base du Vésuve, s’avancer vers Portici ; ilavait entendu des coups de fusil, et, après une courte lutte, lamousquetade avait cessé.

Il était clair pour lui que la route de Naplesétait coupée, et il insistait fortement pour que Schipani, sansperdre un instant, marchât vers Naples, forçât l’obstacle et revîntavec ses quinze cents ou deux mille hommes, protégés par le fort deVigliana, défendre les approches du pont de la Madeleine.

Mais, mal renseigné, Schipani s’obstinait àvoir arriver l’ennemi par la route de Sorrente.

Une vive canonnade, qui se faisait entendre ducôté du pont de la Madeleine, indiquait que le cardinal attaquaitNaples de ce côté.

Si Naples tenait quarante-huit heures, et siles républicains faisaient un suprême effort, on pouvait tirerparti de la position où s’était mis le cardinal, et, au lieu que cefût Schipani qui fût coupé, c’était le cardinal qui se trouvaitentre deux feux.

Seulement, il fallait qu’un homme de courage,de volonté et d’intelligence, capable de surmonter tous lesobstacles, retournât à Naples et pesât sur la délibération deschefs.

La position était embarrassante. Comme Dante,Salvato pouvait dire : « Si je reste, qui ira ? Sije vais, qui restera ? »

Il se décida à partir, recommandant à Scipanide ne pas sortir de ses retranchements qu’il n’eût reçu de Naplesun ordre positif qui lui indiquât ce qu’il avait à faire.

Puis, toujours suivi du fidèle Michele, quilui faisait observer qu’inutile en rase campagne, il pourrait êtrefort utile dans les rues de Naples, il sauta dans une barque, sedirigea droit sur la flottille de Caracciolo, se fit reconnaître del’amiral, auquel il communiqua son plan et qui l’approuva, passa àtravers la flottille, qui couvrait la mer d’une nappe de feu et lerivage d’une pluie de boulets et de grenades, rama droit sur leChâteau-Neuf, et aborda dans l’anse du môle.

Il n’y avait pas un instant à perdre, ni d’uncôté ni de l’autre. Salvato et Michele s’embrassèrent. Michelecourut au Marché-Vieux et Salvato au Château-Neuf, où se tenait leconseil.

Esclave de son devoir, il monta droit à lachambre où il savait trouver le directoire et exposa son plan auxdirecteurs, qui l’approuvèrent.

Mais on connaissait Schipani pour une tête defer. On savait qu’il ne recevrait d’ordres que de Writz ou deBassetti, ses deux chefs. On renvoya Salvato à Writz, quicombattait au pont de la Madeleine.

Salvato s’arrêta un instant chez Luisa, qu’iltrouva mourante et à laquelle il rendit la vie comme un rayon desoleil rend la chaleur. Il lui promit de la revoir avant deretourner au combat, et, s’élançant sur un cheval neuf qu’il avaitordonné pendant ce temps, il suivit au grand galop le quai quiconduit au pont de la Madeleine.

C’était le fort du combat. Le petit fleuve duSebeto séparait les combattants. Deux cents hommes jetés dansl’immense bâtiment des Granili faisaient feu par toutes lesfenêtres.

Le cardinal était là, bien reconnaissable àson manteau de pourpre, donnant ses ordres au milieu du feu etaffirmant dans l’esprit de ses hommes qu’il était invulnérable auxballes qui sifflaient à ses oreilles, et que les grenades quivenaient éclater entre les jambes de son cheval ne pouvaient riensur lui.

Aussi, fiers de mourir sous les yeux d’unpareil chef ; sûrs, en mourant, de voir s’ouvrir à deuxbattants pour eux les portes du paradis, les sanfédistes, toujoursrepoussés, revenaient-ils sans cesse à la charge avec une nouvelleardeur.

Du côté des patriotes, le général Writz étaitaussi facile à voir que, du côté des sanfédistes, le cardinal. Àcheval comme lui, il parcourait les rangs, excitant lesrépublicains à la défense comme le cardinal, lui, excitait àl’attaque.

Salvato le vit de loin et piqua droit à lui.Le jeune général semblait être tellement habitué au bruit desballes, qu’il n’y faisait pas plus attention qu’au sifflement duvent.

Si pressés que fussent les rangs desrépublicains, ils s’écartèrent devant lui : on reconnaissaitun officier supérieur, alors même que l’on ne reconnaissait pasSalvato.

Les deux généraux se joignirent au milieu dufeu.

Salvato exposa à Writz le but de sa course. Iltenait l’ordre tout prêt : il le fit lire à Writz, quil’approuva. Seulement, la signature manquait.

Salvato sauta à bas de son cheval, qu’il donnaà tenir à l’un de ses Calabrais, qu’il reconnut dans la mêlée, etalla dans une maison voisine, qui servait d’ambulance, chercher uneplume toute trempée d’encre.

Puis il revint à Writz et lui remit laplume.

Writz s’apprêta à signer l’ordre sur l’arçonde sa selle.

Profitant de ce moment d’immobilité, uncapitaine sanfédiste prit aux mains d’un Calabrais son fusil,ajusta le général et fit feu.

Salvato entendit un bruit mat suivi d’unsoupir. Writz se pencha de son côté et tomba dans ses bras.

Aussitôt, ce cri retentit :

– Le général est mort ! le général estmort !

– Blessé ! blessé seulement ! cria àson tour Salvato, et nous allons le venger !

Et, sautant sur le cheval de Writz :

– Chargeons cette canaille, dit-il, et vous laverrez se disperser comme de la poussière au vent.

Et, sans s’inquiéter s’il était suivi, ils’élança sur le pont de la Madeleine, accompagné de trois ou quatrecavaliers seulement.

Une décharge d’une vingtaine de coups de fusiltua deux de ses hommes et cassa la cuisse à son cheval, quis’abattit sous lui.

Il tomba, mais, avec son sang-froid ordinaire,les jambes écartées pour ne pas être engagé sous sa monture, et lesdeux mains sur ses fontes, qui étaient heureusement garnies deleurs pistolets.

Les sanfédistes se ruèrent sur lui. Deux coupsde pistolet tuèrent deux hommes ; puis, de son sabre, qu’iltenait entre ses dents et qu’il y reprit après avoir jeté loin delui ses pistolets devenus inutiles, il en blessa un troisième.

En ce moment, on entendit comme un tremblementde terre, le sol trembla sous les pieds des chevaux. C’étaitNicolino, qui, ayant appris le danger que courait Salvato,chargeait, à la tête de ses hussards, pour le secourir ou ledélivrer.

Les hussards tenaient toute la largeur dupont.

Après avoir failli être poignardé par lesbaïonnettes sanfédistes, Salvato allait être écrasé sous les piedsdes chevaux patriotes.

Dégagé de ceux qui l’entouraient parl’approche de Nicolino, mais risquant, comme nous l’avons dit,d’être foulé aux pieds, il enjamba le pont et sauta par-dessus.

Le pont était dégagé, l’ennemi repoussé ;l’effet moral de la mort de Writz était combattu par un avantagematériel. Salvato traversa le Sebeto et se retrouva au milieu desrangs des républicains.

On avait porté Writz à l’ambulance, Salvato ycourut. S’il lui restait assez de force pour signer, ilsignerait ; tant qu’un souffle de vie palpitait encore dans lapoitrine du général en chef, ses ordres devaient être exécutés.

Writz n’était pas mort, il n’étaitqu’évanoui.

Salvato récrivit l’ordre qui avait échappéavec la plume à la main mourante du général, se mit en quête de soncheval, qu’il retrouva, et, en recommandant une défense acharnée,il repartit à fond de train pour aller trouver Bassetti àCapodichino.

En moins d’un quart d’heure, il y était.

Bassetti y maintenait la défense, avec moinsde peine que là où était le cardinal.

Salvato put donc le tirer à part, lui fairesigner par duplicata l’ordre pour Schipani, afin que, si l’un desdeux ne parvenait pas à sa destination, l’autre y parvînt.

Il lui raconta ce qui venait de se passer aupont de la Madeleine et ne le quitta qu’après lui avoir fait faireserment de défendre Capodichino jusqu’à la dernière extrémité et deconcourir au mouvement du lendemain.

Salvato, pour revenir au Château-Neuf, devaittraverser toute la ville. À la strada Floria, il vit un immenserassemblement qui lui barrait la rue.

Ce rassemblement était causé par un moinemonté sur un âne, et portant une grande bannière.

Cette bannière représentait le cardinal Ruffo,à genoux devant saint Antoine de Padoue, tenant dans ses mains desrouleaux de cordes qu’il présentait au cardinal.

Le moine, de grande taille déjà, grâce à samonture, dominait toute la foule, à laquelle il expliquait ce quereprésentait la bannière.

Saint Antoine était apparu en rêve au cardinalRuffo, et lui avait dit, en lui montrant des cordes, que, pour lanuit du 13 au 14 juin, c’est-à-dire pour la nuit suivante, lespatriotes avaient fait le complot de pendre tous les lazzaroni, nelaissant la vie qu’aux enfants pour les élever dans l’athéisme, etque, dans ce but, une distribution de cordes avait été faite par ledirectoire aux jacobins.

Par bonheur, saint Antoine, dont la fêtetombait le 14, n’avait pas voulu qu’un tel attentat s’accomplit lejour de sa fête, et avait, comme le constatait la bannière quedéroulait le moine en la faisant voltiger, obtenu du Seigneur lapermission de prévenir ses fidèles bourboniens du danger qu’ilscouraient.

Le moine invitait les lazzaroni à fouiller lesmaisons des patriotes et à pendre tous ceux dans les maisonsdesquels on trouverait des cordes.

Depuis deux heures, le moine, qui remontait duVieux-Marché vers le palais Borbonico, faisait, de cent pas en centpas, une halte, et, au milieu des cris, des vociférations, desmenaces de plus de cinq cents lazzaroni, répétait une proclamationsemblable. Salvato, ne sachant point la portée que pouvait avoir laharangue du capucin, que nos lecteurs ont déjà reconnu, sans doute,pour fra Pacifico, lequel, en reparaissant dans les bas quartiersde Naples y avait retrouvé sa vieille popularité avec recrudescencede popularité nouvelle, – Salvato, disons-nous, allait passeroutre, lorsqu’il vit venir, par la rue San-Giovanni à Carbonara,une troupe de ces misérables portant au bout d’une baïonnette unetête couronnée de cordes.

Celui qui la portait était un homme dequarante à quarante-cinq ans, hideux à voir, couvert qu’il était desang, la tête qu’il portait au bout de la baïonnette étantfraîchement coupée et dégouttant sur lui. À sa laideur naturelle, àsa barbe rousse comme celle de Judas, à ses cheveux roidis etcollés à ses tempes par la pluie sanglante, il faut joindre unelarge balafre lui coupant la figure en diagonale et lui crevantl’œil gauche.

Derrière lui venaient d’autres hommes portantdes cuisses et des bras.

Ces hideux trophées de chair s’avançaient aumilieu des cris de « Vive le roi ! vive lareligion ! »

Salvato s’informa de ce que signifiait lasinistre procession et apprit qu’à la suite de la proclamation defra Pacifico, des cordes ayant été trouvées dans la cave d’unboucher, le pauvre diable, au milieu des cris « Voilà leslacets qui devaient nous pendre ! » avait été égorgé àpetits coups, puis dépecé en morceaux. Son torse, déchiré en vingtparties, avait été pendu aux crochets de la boutique, tandis que satête, couronnée de cordes, était, avec ses bras et ses cuisses,portée par la ville.

Il se nommait Cristoforo ; c’était lemême qui avait procuré à Michele une pièce de monnaie russe.

Quant à son assassin, que Salvato ne reconnutpoint au visage, mais qu’il reconnut au nom, c’était ce mêmebeccaïo qui l’avait attaqué, lui sixième, sous les ordres dePasquale de Simone, dans la nuit du 22 au 23 septembre, et à qui ilavait fendu l’œil d’un coup de sabre.

À cette explication, que lui donna unbourgeois qui, ayant entendu tout ce bruit, s’était hasardé sur lepas de sa porte, Salvato n’y put tenir. Il mit le sabre à la mainet s’élança sur cette bande de cannibales.

Le premier mouvement des lazzaroni fut deprendre la fuite ; mais, voyant qu’ils étaient cent et queSalvato était seul, la honte les gagna, et ils revinrent menaçantssur le jeune officier. Trois ou quatre coups de sabre bienappliqués écartèrent les plus hardis, et Salvato se serait encoretiré de cette mauvaise affaire si les cris des blessés et surtoutles vociférations du beccaïo n’eussent donné l’éveil à la troupequi accompagnait fra Pacifico, et qui, en l’accompagnant, fouillaitles maisons désignées.

Une trentaine d’hommes se détachèrent etvinrent prêter main-forte à la bande du beccaïo.

Alors, on vit ce spectacle singulier d’un seulhomme se défendant contre soixante, par bonheur, mal armés, etfaisant bondir son cheval au milieu d’eux comme si son cheval eûteu des ailes. Dix fois, une voie lui fut ouverte et il eût pu fuir,soit par la strada de l’Orticello, soit par la grotta della Marsa,soit par le vico dei Ruffi ; mais il semblait ne pas vouloirquitter la partie, évidemment si mauvaise pour lui, tant qu’iln’aurait pas atteint et puni le misérable chef de cette banded’assassins. Mais, plus libre que lui de ses mouvements, parcequ’il était au milieu de la foule, le beccaïo lui échappait sanscesse, glissant, pour ainsi dire, entre ses mains comme l’anguilleentre les mains du pêcheur. Tout à coup, Salvato se souvint despistolets qu’il avait dans ses fontes. Il passa son sabre dans samain gauche, tira son pistolet de sa fonte et l’arma. Par malheur,pour viser sûrement, il fut obligé d’arrêter son cheval. Au momentoù Salvato touchait du doigt la gâchette, son cheval s’affaissatout à coup sous lui ; un lazzarone, qui s’était glissé entreles jambes de l’animal, lui avait coupé le jarret.

Le coup de pistolet partit en l’air.

Cette fois, Salvato n’eut pas le temps de serelever ni de chercher son autre pistolet dans son autrefonte : dix lazzaroni se ruèrent sur lui, cinquante couteauxle menacèrent.

Mais un homme se jeta au milieu de ceux quiallaient le poignarder, en criant :

– Vivant ! vivant !

Le beccaïo, en voyant l’acharnement de Salvatoà le poursuivre, l’avait reconnu et avait comprisqu’il était reconnu lui-même. Or, il estimait assez le courage dujeune homme pour savoir avec quelle indifférence il recevrait lamort en combattant.

Ce n’était donc pas cette mort-là qu’il luiréservait.

– Et pourquoi vivant ? répondirent vingtvoix.

– Parce que c’est un Français, parce que c’estl’aide de camp du général Championnet, parce que c’est celui,enfin, qui m’a donné ce coup de sabre !

Et il montrait la terrible balafre qui luisillonnait le visage.

– Eh bien, qu’en veux-tu faire ?

– Je veux me venger, donc ! cria lebeccaïo ; je veux le faire mourir à petit feu ! je veuxle hacher comme chair à pâté ! je veux le rôtir ! je veuxle pendre !

Mais, comme il crachait, pour ainsi dire,toutes ces menaces au visage de Salvato, celui-ci, sans daigner luirépondre, par un effort surhumain, rejeta loin de lui les cinq ousix hommes qui pesaient sur ses bras et sur ses épaules, et, serelevant de toute sa hauteur, fit tournoyer son sabre au-dessus desa tête, et, d’un coup de taille qu’eût envié Roland, il lui eûtfendu la tête jusqu’aux épaules si le beccaïo n’eût paré le coupavec le fusil à la baïonnette duquel était embrochée la tête dumalheureux boucher.

Si Salvato avait la force de Roland, sonsabre, par malheur, n’avait point la trempe de Durandal : lalame, en rencontrant le canon du fusil, se brisa comme du verre.Mais, comme elle ne rencontra le canon du fusil qu’après avoirrencontré la main du beccaïo, trois de ses doigts tombèrent àterre.

Le beccaïo poussa un rugissement de douleur etsurtout de colère.

– Heureusement, dit-il, que c’est à la maingauche : il me reste la main droite pour te pendre !

Salvato fut garrotté avec les cordes que l’onavait prises chez le boucher et emporté dans un palais, au fond dela cave duquel on venait de trouver des cordes et dont on jetaitles meubles et les habitants par la fenêtre.

Quatre heures sonnaient à l’horloge de laVicaria.

À la même heure, le curé Antonio Toscanotenait la parole qu’il avait donnée au jeune général.

Comme toutes les heures de cette journée,célèbre dans les annales de Naples, furent marquées par quelquestraits de dévouement, d’héroïsme ou de cruauté, je suis forcéd’abandonner Salvato, si précaire que soit sa situation, pour direà quel point en était le combat.

Après la mort du général Writz, le commandanten second Grimaldi avait pris la direction de la bataille. C’étaitun homme d’une force herculéenne et d’un courage éprouvé. Deux outrois fois, les sanfédistes, lancés au delà du pont par ces élansdes montagnards auxquels rien ne résiste, vinrent attaquer corps àcorps les républicains. C’était alors que l’on voyait le géantGrimaldi, se faisant une massue d’un fusil ramassé à terre, frapperavec la régularité d’un batteur en grange et abattre à chaque coupun homme, avec son terrible fléau.

En ce moment, on vit ce vieillard presqueaveugle qui avait demandé un fusil en promettant de s’approcher siprès de l’ennemi qu’il serait bien malheureux s’il ne le voyaitpas ; – en ce moment, disons-nous, on vit Louis Serio,traînant ses deux neveux plutôt qu’il n’était conduit par eux,s’avancer jusqu’au bord du Sebeto, où ils l’abandonnèrent. Mais,là, il n’était plus qu’à vingt pas des sanfédistes. Pendant unedemi-heure, on le vit charger et décharger son fusil avec le calmeet le sang-froid d’un vieux soldat, ou plutôt avec le stoïquedésespoir d’un citoyen qui ne veut pas survivre à la liberté de sonpays. Il tomba enfin, et, au milieu des nombreux cadavres quiencombraient les abords du fleuve, son corps resta perdu ou plutôtoublié.

Le cardinal comprit que jamais on ne forceraitle passage du pont tant que la double canonnade du fort de Viglianaet de la flottille de Caracciolo prendrait ses hommes en flanc.

Il fallait d’abord s’emparer du fort ;puis, le fort pris, on foudroierait la flottille avec les canons dufort.

Nous avons dit que le fort était défendu parcent cinquante ou deux cents Calabrais, commandés par le curéAntonio Toscane.

Le cardinal mit tout ce qu’il avait deCalabrais sous les ordres du colonel Rapini, Calabrais lui-même, etleur ordonna de prendre le fort, coûte que coûte.

Il choisissait des Calabrais pour combattreles Calabrais, parce qu’il savait qu’entre compatriotes la lutteserait mortelle : les luttes fratricides sont les plusterribles et les plus acharnées.

Dans les duels entre étrangers, parfois lesdeux adversaires survivent ; nul n’a survécu d’Étéocle et dePolynice.

En voyant le drapeau aux trois couleursflottant au-dessus de la porte et en lisant la légende gravéeau-dessous du drapeau : Nous venger, vaincre oumourir ! les Calabrais, ivres de fureur, se ruèrent surle petit fort, des haches et des échelles à la main.

Quelques-uns parvinrent à entamer la porte àcoups de hache ; d’autres arrivèrent jusqu’au pied desmurailles, où ils tentèrent d’appuyer leurs échelles ; mais oneût dit que, comme l’arche sainte, le fort de Vigliana frappait demort quiconque le touchait.

Trois fois les assaillants revinrent à lacharge et trois fois furent repoussés en laissant les approches dufort jonchées de cadavres.

Le colonel Rapini, blessé de deux balles,envoya demander du secours.

Le cardinal lui envoya cent Russes et deuxbatteries de canon.

Les batteries furent établies, et, au bout dedeux heures, la muraille offrait une brèche praticable.

On envoya alors un parlementaire aucommandant : il offrait la vie sauve.

– Lis ce qui est écrit sur la porte du fort,répondit le vieux prêtre : Nous venger, vaincre oumourir ! Si nous ne pouvons vaincre, nous mourrons etnous nous vengerons.

Sur cette réponse, Russes et Calabraiss’élancèrent à l’assaut.

La fantaisie d’un empereur, le caprice d’unfou, de Paul Ier, envoyait des hommes nés sur les rives de laNeva, du Volga et du Don, mourir pour des princes dont ilsignoraient le nom, sur les plages de la Méditerranée.

Deux fois ils furent repoussés et couvrirentde leurs cadavres le chemin qui conduisait à la brèche.

Une troisième fois, ils revinrent à la charge,les Calabrais conduisant l’attaque. Au fur et à mesure que ceux-cidéchargeaient leurs fusils, ils les jetaient ; puis, lecouteau à la main, ils s’élançaient dans l’intérieur du fort. LesRusses les suivaient, poignardant avec leurs baïonnettes tout cequ’ils trouvaient devant eux.

C’était un combat muet et mortel, un combatcorps à corps, dans lequel la mort se faisait jour, au milieud’embrassements si étroits, qu’on eût pu les croire desembrassements fraternels. Cependant, la brèche une fois ouverte,les assaillants croissaient toujours, tandis que les assiégéstombaient les uns après les autres sans être remplacés.

De deux cents qu’ils étaient d’abord, à peineen restait-il soixante, et plus de quatre cents ennemis lesentouraient. Ils ne craignaient pas la mort ; seulement, ilsmouraient désespérés de mourir sans vengeance.

Alors, le vieux prêtre, couvert de blessures,se dressa au milieu deux, et, d’une voix qui fut entendue detous :

– Êtes-vous toujours décidés ?demanda-t-il.

– Oui ! oui ! oui ! répondirenttoutes les voix.

À l’instant même, Antonio Toscano se laissaglisser dans le souterrain où était la poudre, il approcha d’unbaril un pistolet qu’il avait conservé comme suprême ressource, etfit feu.

Alors, au milieu d’une épouvantable explosion,vainqueurs et vaincus, assiégeants et assiégés, furent enveloppésdans le cataclysme.

Naples fut secouée comme par un tremblement deterre, l’air s’obscurcit sous un nuage de poussière, et, comme siun cratère se fût ouvert au pied du Vésuve, pierres, solives,membres écartelés retombèrent sur une immense circonférence.

Tout ce qui se trouvait dans le fort futanéanti : un seul homme, étonné de vivre sans blessures,emporté dans l’air, retomba dans la mer, nagea vers Naples etregagna le Château-Neuf, où il raconta la mort de ses compagnons etle sacrifice du prêtre.

Ce dernier des Spartiates calabrais se nommaitFabiani.

La nouvelle de cet événement se répandit en uninstant dans les rues de Naples et y souleva un enthousiasmeuniversel.

Quant au cardinal, il vit immédiatement leparti qu’il pouvait tirer de l’événement.

Le feu du fort de Vigliana éteint, rien ne luidéfendait plus d’approcher de la mer, et il pouvait, à son tour,avec ses pièces de gros calibre, foudroyer la petite escadre deCaracciolo.

Les Russes avaient des pièces de seize. Ilsétablirent une batterie au milieu des débris mêmes du fort, quileur servirent à construire des épaulements, et ils commencèrent,vers cinq heures du soir, à foudroyer la flottille.

Caracciolo, écrasé par des boulets russes,dont un seul suffisait pour couler bas une de ses chaloupes,quelquefois deux, fut obligé de prendre le large.

Alors le cardinal put faire avancer ses hommespar la plage, demeurée sans défense depuis la prise du fort deVigliana, et les deux champs de bataille de la journée restèrentaux sanfédistes, qui campèrent sur les ruines du fort et poussèrentleurs avant-postes jusqu’au delà du pont de la Madeleine.

Bassetti, nous l’avons dit, défendaitCapodichino, et, jusque-là, avait paru combattre franchement pourla République, qu’il trahit depuis. Tout à coup, il entenditretentir derrière lui les cris de « Vive la religion !vive le roi ! » poussés par fra Pacifico et les lazzaronisanfédistes qui, profitant de ce que les rues de Naples étaientdemeurées sans défenseurs, s’en étaient emparés. En même temps, ilapprit la blessure et la mort de Writz. Il craignit alors dedemeurer dans une position avancée où la retraite pouvait lui êtrecoupée. Il croisa la baïonnette et s’ouvrit, à travers les ruesencombrées de lazzaroni, un passage jusqu’au Château-Neuf.

Manthonnet, avec sept ou huit cents hommes,avait vainement attendu une attaque sur les hauteurs deCapodimonte ; mais, ayant vu sauter le fort de Vigliana, ayantvu la flottille de Caracciolo forcée de s’éloigner, ayant appris lamort de Writz et la retraite de Bassetti, il se retira lui-même parle Ramero sur Saint-Elme, où le colonel Mejean refusa de lerecevoir. Il s’établit en conséquence, lui et ses patriotes, dansle couvent Saint-Martin, placé au pied de Saint-Elme, moinsfortifié que lui par l’art, mais aussi fortifié par laposition.

De là, il pouvait voir les rues de Napleslivrées aux lazzaroni, tandis que les patriotes se battaient aupont de la Madeleine et sur toute la plage, du port de Vigliana àPortici.

Exaspérés par le prétendu complot dressécontre eux par les patriotes, et à la suite duquel ils devaientêtre tous étranglés si saint Antoine, meilleur gardien de leur vieque ne l’était saint Janvier, ne fût venu en personne révéler lecomplot au cardinal, les lazzaroni, excités par fra Pacifico, selivraient à des cruautés qui dépassaient toutes celles qu’ilsavaient commises jusque-là.

Pendant le trajet que Salvato dut parcourirpour aller de l’endroit où il avait été arrêté à celui où il devaitattendre la mort que lui promettait le beccaïo, il put voirquelques-unes de ces cruautés auxquelles se livraient leslazzaroni.

Un patriote attaché à la queue d’un chevalpassa, emporté par l’animal furieux, laissant, sur les dalles quipavent les rues, une large traînée de sang et achevant de laisseraux angles des rues et des vicoli les débris d’un cadavre chezlequel le supplice survivait à la mort.

Un autre patriote, les yeux crevés, le nez etles oreilles coupés, le croisa trébuchant. Il était nu, et deshommes qui le suivaient en l’insultant, le forçaient de marcher enle piquant par derrière avec des sabres et des baïonnettes.

Un autre, à qui l’on avait scié les pieds,était forcé à coups de fouet de courir sur les os de ses jambescomme sur des échasses, et, chaque fois qu’il tombait, à coups defouet était forcé de se relever et de reprendre cette courseeffroyable.

Enfin à la porte était dressé un bûcher surlequel on brûlait des femmes et des enfants que l’on y jetaitvivants ou moribonds, et dont ces cannibales, et, entre autres, lecuré Rinaldi, que nous avons déjà eu l’occasion de nommer deux outrois fois, s’arrachaient les morceaux à moitié cuits pour lesdévorer[14].

Ce bûcher était fait d’une partie des meublesdu palais jetés par les fenêtres. Mais, la rue s’étant trouvéeencombrée, le rez-de-chaussée avait été moins dévasté que lesautres pièces, et dans la salle à manger restaient une vingtaine dechaises et une pendule qui continuait à marquer l’heure avecl’impassibilité des choses mécaniques.

Salvato jeta un coup d’œil machinal sur cettependule : elle marquait quatre heures un quart.

Les hommes qui le portaient le déposèrent surla table. Décidé à ne pas échanger une parole avec ses bourreaux,soit par le mépris qu’il faisait d’eux, soit par la conviction quecette parole serait inutile, il se coucha sur le côté comme unhomme qui dort.

Alors, entre tous ces hommes, experts entorture, il fut débattu de quel genre de mort mourrait Salvato.

Brûlé à petit feu, écorché vif, coupé enmorceaux, Salvato pouvait supporter tout cela sans jeter uneplainte, sans pousser un cri.

C’était du meurtre, et, aux yeux de ceshommes, le meurtre ne déshonorait pas, n’humiliait pas, n’abaissaitpas celui qui en était la victime.

Le beccaïo voulait autre chose. D’ailleurs, ildéclarait qu’ayant été défiguré et mutilé par Salvato, Salvato luiappartenait. C’était son bien, sa propriété, sa chose. Il avaitdonc le droit de le faire mourir comme il voudrait.

Or, il voulait que Salvato mourût pendu.

La pendaison est une mort ridicule, où le sangn’est point répandu, – le sang ennoblit la mort ; – les yeuxsortent de leurs orbites, la langue enfle et jaillit hors de labouche, le patient se balance avec des gestes grotesques. C’étaitainsi, pour qu’il mourût dix fois, que Salvato devait mourir.

Salvato entendait toute cette discussion, etil était forcé de se dire que le beccaïo, eût-il été Satanlui-même, et, en sa qualité de roi des réprouvés, eût-il pu lire enson âme, il n’eût pas mieux deviné ce qui s’y passait.

Il fut donc convenu que Salvato mourraitpendu.

Au-dessus de la table où était couché Salvatose trouvait un anneau ayant servi à suspendre un lustre.

Seulement, le lustre avait été brisé.

Mais on n’avait pas besoin du lustre pour ceque voulait faire le beccaïo : on n’avait besoin que del’anneau.

Il prit une corde dans sa main droite, et, simutilée que fût sa main gauche, il parvint à y faire un nœudcoulant.

Puis il monta sur la table, et, de la table,comme il eût fait d’un escabeau, sur le corps de Salvato, quidemeura aussi insensible à la pression du pied immonde que s’il eûtété déjà changé en cadavre.

Il passa la corde dans l’anneau.

Tout à coup il s’arrêta ; il étaitévident qu’une idée nouvelle venait de lui traverser l’esprit.

Il laissa le nœud coulant pendre à l’anneau etjeta à terre l’autre extrémité de la corde.

– Oh ! dit-il, camarades, je vous demandeun quart d’heure, rien qu’un quart d’heure ! Pendant un quartd’heure, promettez-moi de me le garder vivant, et je vous promets,moi, pour ce jacobin, une mort dont vous serez tous contents.

Chacun demanda au beccaïo ce qu’il voulaitdire et de quelle mort il entendait parler ; mais le beccaïo,refusant obstinément de répondre aux questions qui lui furentfaites, s’élança hors du palais et prit sa course vers la viadei Sospiri-dell’Abisso.

CXLII – CE QU’ALLAIT FAIRE LE BECCAÏO VIADEI SOSPIRI DELL’ABISSO

La via dei Sospiri-dell’Abisso, c’est-à-direla rue des Soupirs-de-l’Abîme, donnait d’un côté sur le quai dellastrada Nuova, de l’autre sur le Vieux-Marché, où se faisaientd’habitude les exécutions.

On l’appelait ainsi, parce qu’en entrant danscette rue, les condamnés, pour la première fois, apercevaientl’échafaud et qu’il était bien rare que cette vue ne leur tirâtpoint un amer soupir du fond des entrailles.

Dans une maison à porte si basse qu’ilsemblait qu’aucune créature humaine n’y pût entrer la tête levée,et dans laquelle on n’entrait, en effet, qu’en descendant deuxmarches et en se courbant, comme pour entrer dans une caverne, deuxhommes causaient à une table sur laquelle étaient posés un fiascode vin du Vésuve et deux verres.

L’un de ces hommes nous est complétementétranger ; l’autre est notre vieille connaissance Basso Tomeo,le pêcheur de Mergellina, le père d’Assunta et des trois gaillardsque nous avons vus tirer le filet le jour de la pèche miraculeuse,qui fut le dernier jour des deux frères della Torre.

On se rappelle à la suite de quelles craintesqui le poursuivaient à Mergellina il était venu demeurer à laMarinella, c’est-à-dire à l’autre bout de la ville.

En tirant ses filets, ou plutôt les filets deson père, Giovanni, son dernier fils, avait remarqué, à la fenêtrede la maison faisant le coin du quai de la strada Nuova et de larue des Soupirs-de-l’Abîme, fenêtre à fleur de terre à cause desdeux marches à l’aide desquelles on descendait dans l’appartementque, dans le jargon de nos constructeurs modernes, on appelleraitun sous-sol, – Giovanni avait, disons-nous, remarqué une bellejeune fille dont il était devenu amoureux.

Il est vrai que son nom semblait laprédestiner à épouser un pêcheur : elle s’appelait Marina.

Giovanni, qui arrivait de l’autre côté de laville, ne savait pas ce que personne n’ignorait du pont de laMadeleine à la strada del Piliere : c’était à qui appartenaitcette maison à porte basse et de qui était fille cette belle fleurde grève qui s’épanouissait ainsi au bord de la mer.

Il s’informa, et apprit que la maison et lafille appartenaient à maître Donato, le bourreau de Naples.

Quoique les peuples méridionaux, etparticulièrement le peuple napolitain, n’aient point pourl’exécuteur des hautes œuvres cette répulsion qu’il inspire, engénéral, aux hommes du Nord, nous ne saurions cacher à nos lecteursque la nouvelle ne fut point agréable à Giovanni.

Son premier sentiment fut de renoncer à labelle Marina. Comme nos deux jeunes gens n’avaient encore échangéque des regards et des sourires, la rupture n’exigeait pas degrandes formalités. Giovanni n’avait qu’à ne plus passer devant lamaison, ou, quand il y passerait, à tourner les yeux d’un autrecôté.

Il fut huit jours sans y passer ; mais,le neuvième, il n’y put tenir : il y passa. Seulement, en ypassant, il tourna la tête vers la mer.

Par malheur, ce mouvement avait été fait troptard, et, lorsqu’il avait détourné la tête, la fenêtre oùstationnait d’habitude la belle Marina s’était trouvée comprisedans le cercle parcouru par son rayon visuel.

Il avait entrevu la jeune fille ; il luiavait même semblé qu’un nuage de tristesse voilait son visage.

Mais la tristesse, qui enlaidit les vilainsvisages, fait un effet contraire sur les beaux.

La tristesse avait encore embelli Marina.

Giovanni s’arrêta court. Il lui sembla qu’ilavait oublié quelque chose à la maison. Il eût bien de la peine àdire quoi ; mais cette chose, quelle qu’elle fût, lui semblasi nécessaire, qu’il se retourna, mû par une force supérieure, etqu’en se retournant, les mesures qu’il avait déjà si mal prises,étant plus mal prises encore, il se trouva face à face avec cellequ’il s’était promis à lui-même de ne plus regarder.

Cette fois, les regards des deux jeunes gensse croisèrent et se dirent, avec ce langage si rapide et siexpressif des yeux, tout ce qu’auraient pu se dire leursparoles.

Notre intention n’est point de suivre, quelqueintérêt que nous serions sûr de lui donner, cet amour dans sesdéveloppements. Il suffira à nos lecteurs de savoir que, commeMarina était aussi sage que belle et que l’amour de Giovanni allaittoujours croissant, force lui fut, un beau matin, de s’ouvrir à sonpère, de lui avouer son amour et de lui dire, le plussentimentalement qu’il put, qu’il n’y avait plus de bonheur pourlui en ce monde s’il n’obtenait pas la main de la belle Marina.

Au grand étonnement de Giovanni, le vieuxBasso Tomeo ne vit point à ce mariage une insurmontable difficulté.C’était un grand philosophe que le pêcheur de Mergellina, et lamême raison qui lui avait fait refuser sa fille à Michele lepoussait à offrir son fils à Marina.

Michele, au su de tout le monde, n’avait pasle sou, tandis que maître Donato, exerçant un métier, exceptionnel,c’est vrai, mais, par cela même, lucratif, devait avoir uneescarcelle bien garnie.

Le vieux pêcheur consentit donc à s’aboucheravec maître Donato.

Il alla le trouver et lui exposa le motif desa visite.

Quoique Marina, ainsi que nous l’avons dit,fût charmante, et quoique le préjugé social soit moins grand chezles Méridionaux que chez les hommes du Nord, à Naples qu’à Paris,une fille de bourreau n’est point marchandise facile à placer, etmaître Donato ouvrit l’oreille aux propositions du vieux BassoTomeo.

Toutefois, le vieux Basso Tomeo, avec unefranchise qui lui faisait honneur, avouait que l’état de pêcheur,suffisant à nourrir son homme, ne suffisait pas à nourrir unefamille, et qu’il ne pouvait pas donner à son fils le moindre ducaten mariage.

Il fallait donc que les jeunes époux fussentdotés par maître Donato, ce qui lui serait d’autant plus facilequ’on entrait dans une phase de révolution, et, comme il est detradition qu’il n’est point de révolution sans exécutions, maîtreDonato, qui, à six cents ducats, c’est-à-dire à deux mille quatrecents francs de fixe par an, joignait dix ducats de prime,c’est-à-dire quarante francs à chaque exécution, allait, enquelques mois, faire une fortune, non-seulement rapide, maiscolossale.

Dans la perspective de ce travail lucratif, ilpromit de donner à Marina une dot de trois cents ducats.

Seulement, voulant donner cette somme, nonpoint sur ses économies déjà faites, mais sur son gain à venir, ilavait remis le mariage à quatre mois. C’était bien le diable si larévolution ne lui donnait point à faire huit exécutions en quatremois, une par quinzaine.

Ce bas chiffre représentait trois cents vingtducats ; ce qui lui donnait encore vingt ducats debénéfice.

Par malheur pour Donato, on a vu de quellefaçon philanthropique s’était faite la révolution de Naples ;de sorte que, trompé dans son calcul et n’ayant pas eu la moindrependaison à exécuter, maître Donato se faisait tirer l’oreille pourconsentir au mariage de Marina avec Giovanni, ou plutôt auversement de la dot qui devait assurer l’existence des deux jeunesgens.

Voilà pourquoi il était assis à la même tableque Basso Tomeo ; car, nous ne le cacherons pas plus longtempsà nos lecteurs, cet homme qui leur est inconnu, qui est assis enface du vieux pêcheur, qui saisit le fiasco par son col mince etflexible et qui remplit le verre de son partner, c’est maîtreDonato, le bourreau de Naples.

– Si ce n’est pas fait pour moi !Comprenez-vous, compère Tomeo ? c’est-à-dire que, quand j’aivu s’établir la République, que j’ai demandé à des gens instruitsce que c’était que la République, et que ceux-ci m’ont expliqué quec’était une situation politique dans laquelle la moitié descitoyens coupait le cou à l’autre, je me suis dit : « Cen’est point trois cents ducats que je vais gagner, c’est mille,cinq mille, dix mille ducats, c’est-à-dire unefortune ! »

– C’était à penser, en effet. On m’a assuréqu’en France il y avait un citoyen nommé Marat qui demandait troiscent mille têtes dans chaque numéro de son journal. Il est vraiqu’on ne les lui donnait pas toutes ; mais enfin on lui endonnait quelques-unes.

– Eh bien, pendant cinq mois qu’a duré notrerévolution, à nous, pas un seul des Cirillo, des Pagano, desCharles Laubert, des Manthonnet tant qu’on en a voulu, c’est-à-diredes philanthropes qui ont crié sur les terrasses : « Netouchez pas aux individus ! respectez lespropriétés ! »

– Ne m’en parlez pas, confrère, dit BassoTomeo en haussant les épaules ; on n’a jamais vu une pareillechose. Aussi, vous voyez où ils en sont, MM. lespatriotes ; cela ne leur a point porté bonheur.

– C’est au point que, quand j’ai vu qu’onpendait à Procida et à Ischia, j’ai réclamé. Partout où l’on pend,il me semble que je dois en être ; mais savez-vous ce que l’onm’a répondu ?

– Non.

– On m’a répondu qu’on ne pendait pas dans lesîles pour le compte de la République, mais pour le compte duroi ; que le roi avait envoyé de Palerme un juge pour juger,et que les Anglais avaient fourni un bourreau pour pendre. Unbourreau anglais ! Je voudrais bien voir comment il s’yprend !

– C’est un passe-droit, compère Donato.

– Enfin, il me restait un dernier espoir. Il yavait dans les prisons du Château-Neuf deux conspirateurs ;ceux-là ne pouvaient m’échapper : ils avouaient hautement leurcrime, ils s’en vantaient même.

– Les Backer ?

– Justement… Avant-hier, on les condamne àmort. Je dis : « Bon ! c’est toujours vingt ducatset leur défroque. » Comme ils étaient riches, leurs habitsauraient une valeur. Pas du tout : savez-vous ce que l’onfait ?

– On les fusille : je les ai vufusiller.

– Fusiller ! A-t-on jamais vu fusiller àNaples ! Tout cela pour faire sur un pauvre diable uneéconomie de vingt ducats ! Oh ! tenez, compère, ungouvernement qui ne pend pas et qui fusille ne peut pas tenir.Aussi, voyez, dans ce moment-ci, comment nos lazzaroni lesarrangent, vos patriotes !

– Mes patriotes, compère ? Ils n’ontjamais été à moi. Je ne savais pas même ce que c’était qu’unpatriote. Je l’ai demandé à fra Pacifico, qui m’a répondu quec’était un jacobin ; alors, je lui ai demandé ce que c’étaitqu’un jacobin, et il m’a répondu que c’était un patriote,c’est-à-dire un homme qui avait commis toute sorte de crimes, etqui serait damné.

– En attendant, nos pauvres enfants ?

– Que voulez-vous, père Tomeo ! Je nepeux pourtant pas me tirer le sang des veines pour eux. Qu’ilsattendent. J’attends bien, moi ! Peut-être que, si le roirentre, cela changera et que j’aurai à pendre (maître Donatogrimaça un sourire), même votre gendre Michele.

– Michele n’est pas mon gendre, Dieumerci ! Il a voulu l’être ; j’ai refusé.

– Oui, quand il était pauvre ; mais,depuis qu’il est riche, il n’a plus reparlé de mariage.

– Ça, c’est vrai. Le bandit ! Aussi, lejour où vous le pendrez, je tirerai la corde ; et, s’il nousfaut l’aide de nos trois fils, ils la tireront avec moi.

En ce moment, et comme Basso Tomeo offraitobligeamment son aide et celle de ses trois fils à maître Donato,la porte de cette espèce de cave qui servait de demeure à maîtreDonato s’ouvrit, et beccaïo, secouant toujours sa main sanglante,parut devant les deux amis.

Le beccaïo était bien connu de maître Donato,étant son voisin. Aussi, à la vue du beccaïo, appela-t-il sa filleMarina pour qu’elle apportât un verre.

Marina parut, belle et gracieuse comme unevision. On se demandait comment une si belle fleur avait pu pousseren un pareil charnier.

– Merci, merci, dit le beccaïo. Il ne s’agitpoint ici de boire, même à la santé du roi : il s’agit, maîtreDonato, de venir pendre un rebelle.

– Pendre un rebelle ? dit maître Donato.Cela me va.

– Et un vrai rebelle, maître, vous pouvez vousen vanter ; et, en cas de doute, vous enquérir à Pasquale deSimone. Nous avons été chargés ensemble de son exécution et nousl’avons manqué comme des imbéciles.

– Ah ! ah ! fit maître Donato ;et lui ne t’a pas manqué ? Car je présume que c’est lui quit’a donné ce fameux coup de sabre qui t’a balafré le visage.

– Et celui-ci qui m’a coupé la main, répliquale beccaïo montrant sa main mutilée et sanglante.

– Oh ! oh ! voisin, dit maîtreDonato, laissez-moi panser cela. Vous savez que nous sommes un peuchirurgiens, nous autres.

– Non, sang du Christ ! non ! dit lebeccaïo. Quand il sera mort, à la bonne heure ; mais, tantqu’il sera vivant, saigne ma main, saigne. Allons, venez,maître : on vous attend.

– On m’attend ? C’est bientôt dit ;mais qui me payera ?

– Moi.

– Vous dites cela parce qu’il estvivant ; mais quand il sera pendu ?

– Nous ne sommes qu’à un pas de ma boutique,nous nous y arrêterons, et je te conterai dix ducats.

– Hum ! fit maître Donato, c’est dixducats pour les exécutions légales ; mais, pour les exécutionsillégales, cela en vaut vingt, et encore je ne sais pas si c’estbien prudent à moi.

– Viens, et je t’en donnerai vingt ;seulement, décide-toi ; car, si tu ne veux pas le pendre, jele pendrai, moi, et ce sera vingt ducats de gagnés.

Maître Donato réfléchit qu’en effet, cen’était pas chose difficile que de pendre un homme, puisque tant degens se pendent tout seuls, et, craignant que cette aubaine ne luiéchappât :

– C’est bien, dit-il : je ne veux pasdésobliger un voisin.

Et il alla prendre un rouleau de cordesuspendu au mur par un clou.

– Où allez-vous donc ? demanda lebeccaïo.

– Vous le voyez bien, je vais prendre mesinstruments.

– Des cordes ? Nous en avons de restelà-bas.

– Mais elles ne sont point préparées ;plus une corde a servi, mieux elle glisse, et, par conséquent, pluselle est douce au patient.

– Plaisantes-tu ? s’écria le beccaïo.Est-ce que je veux que sa mort soit douce ? Une corde neuve,mordieu ! une corde neuve !

– Au fait, dit maître Donato avec son souriresinistre, c’est vous qui payez : c’est à vous de faire votrecarte. Au revoir, père Tomeo !

– Au revoir, répondit le vieux pêcheur, et boncourage, compère ! J’ai idée que voilà votre mauvaise veinecoupée.

Puis, à lui-même :

– Légale ou illégale, qu’importe ! c’esttoujours vingt ducats à compte sur la dot.

On sortit de la rue des Soupirs-de-l’Abîme etl’on se rendit chez le beccaïo.

Celui-ci alla droit au tiroir du comptoir et yprit vingt ducats, qu’il allait donner à maître Donato, quand toutà coup, se ravisant :

– Voilà dix ducats, maître, lui dit-il ;le reste après l’exécution.

– L’exécution de qui ? demanda la femmedu beccaïo en sortant de la chambre du fond.

– Si on te le demande, tu diras que tu ne l’asjamais su ou que tu l’as oublié.

S’apercevant alors seulement de l’état danslequel était la main de son mari :

– Jésus Dieu ! dit-elle, qu’est-ce quecela ?

– Rien.

– Comment, rien ? Trois doigts coupés, tuappelles cela rien !

– Bon ! dit le beccaïo, s’il faisait duvent, ce serait déjà séché. Venez, maître.

Et il sortit de sa boutique : le bourreaule suivit.

Les deux hommes gagnèrent la rue de Lavinago,le beccaïo guidant maître Donato, et marchant si vite, que maîtreDonato avait de la peine à le suivre.

Lorsque le beccaïo rentra, tout était dans lamême situation que lorsqu’il était parti. Le prisonnier, toujourscouché sur la table, insulté et frappé par les lazzaroni, n’avaitpas fait un seul mouvement et semblait plongé dans une immobilitécomplète.

Au reste, il avait fallu presque autant deforce morale pour supporter les injures, qu’il avait fallu de forcephysique pour supporter les coups et les blessures même à l’aidedesquels on avait, à vingt reprises différentes, essayé deréveiller ce dormeur obstiné. Injures et coups, nous l’avons dit,tout avait été inutile.

Des cris de joie et des acclamations detriomphe saluèrent l’apparition du tueur de boucs et du tueurd’hommes, et les cris : Il boïa ! il boïa !s’élancèrent de toutes les bouches.

Si ferme que fût Salvato, il tressaillit à cecri ; car il venait de comprendre la véritable cause du succèsqu’il avait obtenu. Non-seulement, dans sa vengeance, le beccaïovoulait sa mort, mais il voulait qu’il mourût d’une maininfâme.

Il réfléchit, toutefois, que sa mort, résultatd’une main exercée, serait plus prompte et moins douloureuse.

L’œil qu’il avait entr’ouvert se referma, etil retomba dans son impassibilité, dont personne, d’ailleurs, nes’était aperçu qu’il fût sorti.

Le beccaïo s’approcha de lui, et, le montrantà maître Donato :

– Tenez, dit-il, voici votre homme.

Maître Donato jeta les yeux autour de lui pourchercher un endroit convenable où établir un gibetprovisoire ; mais le beccaïo lui montra l’anneau et lacorde.

– On t’a préparé la besogne, lui dit-il.Cependant, ne te presse pas, tu as le temps.

Maître Donato monta sur la table ; mais,plus respectueux que le beccaïo pour le pauvre bipède qui seprétend fait à la ressemblance de Dieu et que l’on appelle l’homme,il n’osa monter sur le corps du patient, comme avait fait lebeccaïo.

Il monta sur une chaise pour s’assurer quel’anneau était solide et le nœud coulant bien fait.

L’anneau était solide ; mais le nœudcoulant ne coulait pas.

Maître Donato haussa les épaules, murmuraquelques paroles railleuses à l’adresse de ceux qui se mêlaient dechoses qu’ils ne savaient pas, et refit le nœud mal fait.

Pendant ce temps, le beccaïo insultait de sonmieux le prisonnier, toujours muet et immobile comme s’il eût étémort.

La pendule sonna sept heures.

– Compte maintenant les minutes, dit le tueurde boucs à Salvato ; car tu as fini de compter les heures.

La nuit n’était point encore venue ;mais, dans les rues étroites et aux hautes maisons de Naples,l’obscurité commence à descendre bien avant que se couche lesoleil.

On commençait à voir un peu confusément danscette salle à manger, où se préparait un spectacle dont personne nevoulait perdre le moindre détail.

Plusieurs voix s’écrièrent :

– Des torches ! des torches !

Il était bien rare que, dans une réunion decinq ou six lazzaroni, il n’y eût pas un homme muni d’une torche.Incendier était une des recommandations faites par le cardinalRuffo au nom de saint Antoine, et, en effet, l’incendie est un desaccidents qui jettent le plus de trouble dans une ville.

Or, comme il y avait dans la salle à mangerquarante ou cinquante lazzaroni, il s’y trouvait sept ou huittorches.

En une seconde, elles furent allumées, et aujour triste du crépuscule tombant succéda la lumière funèbre etenfumée des torches.

À cette lumière, mêlée de grandes ombres, àcause du mouvement qui leur était imprimé par ceux qui lesportaient, les figures de tous ces hommes de meurtre et de pillageprirent une expression plus sinistre encore.

Cependant, le nœud coulant était fait, et lacorde n’attendait plus que le cou du condamné.

Le bourreau mit un genou en terre près dupatient, et, soit pitié, soit conscience de son état :

– Vous savez que vous pouvez demander unprêtre, lui dit-il, et que nul n’a le droit de vous le refuser.

À ces paroles, dans lesquelles il sembla àSalvato sentir luire la première étincelle de sympathie qui lui eûtété témoignée depuis qu’il était tombé aux mains des lazzaroni, sarésolution de garder le silence s’évanouit.

– Merci, mon ami, dit-il d’une voix douce ensouriant au bourreau : je suis soldat, et, par conséquent,toujours prêt à mourir ; je suis honnête homme, et, parconséquent, toujours prêt à me présenter devant Dieu.

– Quel temps voulez-vous pour faire votredernière prière ? Foi de Donato, ce temps vous sera accordé,ou vous ne serez pas pendu par moi.

– J’ai eu le temps de faire ma prière depuisque je suis couché sur cette table, dit Salvato. Ainsi, mon ami, sivous êtes pressé, que je ne vous retarde pas.

Maître Donato n’était point habitué à trouvercette courtoisie chez ceux auxquels il avait affaire. Aussi, toutbourreau qu’il était, et par cela même qu’il était le bourreau,elle le toucha profondément.

Il se gratta l’oreille un instant.

– Je crois, dit-il, qu’il y a des préjugéscontre ceux qui exercent notre état, et que certaines personnesdélicates n’aiment pas à être touchées par nous. Voulez-vousdénouer votre cravate et rabattre le col de votre chemisevous-même, ou voulez-vous que je vous rende ce dernierservice ?

– Je n’ai pas de préjugés, répondit Salvato,et, non-seulement vous êtes pour moi ce qu’est un autre homme, maisencore je vous sais gré de ce que vous faites pour moi, et, sij’avais la main libre, ce serait pour vous serrer la main avant demourir.

– Par le sang du Christ ! vous me laserrerez alors, dit maître Donato en se mettant en devoir de délierles Cordes qui liaient les poignets de Salvato : ce sera unbon souvenir pour le reste de ma vie.

– Ah ! c’est comme cela que tu gagnes tonargent ! s’écria le beccaïo, furieux de voir que Salvatoallait mourir aussi impassiblement aux mains du bourreau qu’àcelles d’un autre homme. Du moment que cela est ainsi, je n’ai plusbesoin de toi.

Et, poussant maître Donato hors de laplate-forme que représentait la table, il y prit sa place.

– Défaire la cravate ! rabattre lachemise ! à quoi bon tout cela ? dit le beccaïo. Je vousle demande un peu ! Non pas ! non pas ! Mon bel ami,nous ne ferons pas tant de cérémonies avec vous. Vous n’avez pasbesoin de prêtre ? vous n’avez pas besoin de prières ?Tant mieux ! la chose va plus couramment.

Et, pressant le nœud coulant de la corde, ilsouleva la tête de Salvato par les cheveux et lui passa le lacet aucou.

Salvato était retombé dans son impassibilitépremière. Cependant quelqu’un qui eût pu voir son visage, plongédans l’ombre, eût reconnu, à l’œil entr’ouvert, au cou légèrementtendu du côté de la fenêtre, que quelque bruit extérieur attiraitson attention, bruit que, dans leur préoccupation haineuse, neremarquait aucun des assistants.

En effet, tout à coup deux ou trois lazzaroni,restés dans la cour, se précipitèrent dans la salle à manger encriant : « Alarme ! alarme ! » en mêmetemps qu’une décharge de mousqueterie se faisait entendre, que lesvitres de la fenêtre volaient en éclats, et que le beccaïo, enpoussant un horrible blasphème, tombait sur le prisonnier.

Une effroyable confusion succéda à cettepremière décharge, qui avait tué ou blessé cinq ou six hommes etcassé la cuisse au beccaïo.

Puis, par une fenêtre ouverte, une troupearmée s’élança, ayant à sa tête Michele, dont la voix, dominant letumulte, criait de toute la force de ses poumons :

– Est-il encore temps, mon général ? Sivous êtes vivant, dites-le ; mais, si vous êtes mort, par lamadone del Carmine ! je jure qu’aucun de ceux qui sont icin’en sortira vivant !

– Rassure-toi, mon bon Michele, réponditSalvato de sa voix ordinaire, et sans qu’on pût remarquer dans sonaccent la moindre altération ; je suis vivant et parfaitementvivant.

En effet, en tombant sur lui, le beccaïol’avait protégé contre les balles qui s’égaraient dans ce combatnocturne et qui pouvaient atteindre l’ami aussi bien que l’ennemi,la victime aussi bien que le meurtrier.

Puis, il faut le dire à l’honneur de maîtreDonato, le digne exécuteur, trompant complétement les espérancesque l’on avait mises en lui, avait tiré Salvato de dessus la table,si bien qu’en un clin d’œil le jeune homme s’était trouvé dessous.En un autre clin d’œil, et avec une adresse qui démontrait unehabitude longtemps exercée, Donato avait achevé de dénouer la cordequi lui liait les mains, et dans la main droite de l’ex-prisonnieril avait glissé à tout hasard un couteau.

Salvato avait fait un bond en arrière, s’étaitadossé à la muraille et s’apprêtait à vendre chèrement sa vie, sipar hasard le combat se prolongeait et si la victoire paraissait nepas favoriser ses libérateurs.

C’était de là, l’œil ardent, la main repliéecontre la poitrine, le corps ramassé comme un tigre prêt às’élancer sur sa proie, qu’il avait répondu à Michele et l’avaitrassuré en lui répondant.

Mais ce qu’il avait craint n’arriva pas. Lavictoire ne fut pas un instant douteuse. Ceux qui avaient destorches les jetèrent ou les éteignirent pour fuir plus rapidement,et, au bout de cinq minutes, il ne restait dans la salle que lesmorts et les blessés, le jeune officier, maître Donato, Michele,Pagliucella, son fidèle lieutenant, et les trente ou quarantehommes que les deux lazzaroni avaient réussi à rassembler àgrand’peine, lorsque Michele avait appris que Salvato étaitprisonnier du beccaïo et avait deviné le danger qu’il courait.

Par bonheur, se croyant absolument maître dela ville aux cris de désolation que l’on poussait de tous côtés, lebeccaïo n’avait point songé à poser des sentinelles, de sorte queMichele avait pu s’approcher de la maison où on lui avait dit queSalvato était prisonnier.

Arrivé là, il était monté sur les débris desmeubles brisés, était parvenu à la hauteur des fenêtres durez-de-chaussée et avait pu voir le beccaïo passant la corde au coude Salvato.

Il avait alors fort judicieusement jugé qu’iln’y avait pas de temps à perdre ; il avait visé le beccaïo etavait fait feu en criant :

– À l’aide du général Salvato !

Puis, le premier, il s’était élancé ;tous l’avaient suivi, faisant feu chacun de l’arme qu’il avait ence moment : celui-ci de son fusil, celui-là de sonpistolet.

Le premier soin de Michele, une fois dans lasalle à manger, fut de ramasser une torche jetée par un sanfédisteet qui avait continué de brûler, quoique dans la positionhorizontale ; de sauter sur la table et de secouer la torchepour éclairer l’appartement jusque dans ses profondeurs.

C’est alors qu’il avait vu clair sur le champde bataille, qu’il avait reconnu le beccaïo râlant à ses pieds,distingué deux ou trois cadavres, quatre ou cinq blessés setraînant dans leur sang et cherchant à s’appuyer contre lamuraille ; Salvato, le couteau à la main droite et prêt aucombat, tandis qu’il protégeait de la main gauche un homme qu’à songrand étonnement il reconnut peu à peu pour maître Donato.

Si intelligent que fût Michele, il avait peineà s’expliquer le dernier groupe. Comment Salvato, qu’il venait devoir, cinq minutes auparavant, la corde au cou et les poignetsliés, se retrouvait-il libre et le couteau à la main ? etcomment enfin le bourreau, qui ne pouvait être venu là que pourpendre Salvato, se trouvait-il protégé par lui ?

En deux mots, Michele fut au courant de ce quis’était passé ; mais l’explication ne fut donnée qu’après queSalvato se fut jeté dans ses bras.

C’était la contre-partie de la scène du largodel Pigne, quand Salvato avait sauvé la vie à Michele qu’on allaitfusiller. Cette fois, c’était Michele qui avait sauvé la vie àSalvato qu’on allait pendre.

– Ah ! ah ! dit Michele lorsqu’ileut su, par maître Donato lui-même, comment il avait été invité àla fête et ce qu’il y était venu faire, il ne sera pas dit,compère, qu’on t’aura dérangé pour rien. Seulement, au lieu dependre un honnête homme et un brave officier, tu vas pendre unmisérable assassin, un vil bandit.

– Colonel Michele, répondit maître Donato, jene me refuse pas plus à votre demande que je ne m’étais refusé àcelle du beccaïo, et je dois dire que je pendrai même avec moins deregret le beccaïo que ce brave officier. Mais je suis honnête hommeavant tout, et, comme j’avais reçu du beccaïo dix ducats pourpendre ce jeune homme, je ne crois pas qu’il soit dans mes droitsde garder les dix ducats quand ce n’est plus le jeune homme que jepends, mais lui-même. Vous êtes donc témoins, tous tant que vousêtes ici, que j’ai rendu au voisin ses dix ducats avant de meporter à aucune voie de fait contre lui.

Et, tirant les dix ducats de sa poche, il lesaligna sur la table où le beccaïo était couché.

– Maintenant, dit-il s’adressant à Salvato, jesuis prêt à obéir aux ordres de Votre Seigneurie.

Et, prenant la corde qu’un instant auparavantil tenait pour la passer au cou de Salvato, il s’apprêta à lapasser au cou du beccaïo, n’attendant qu’un signe de Salvato pourcommencer l’opération.

Salvato étendit son regard calme sur tous lesassistants, amis comme ennemis.

– Est-ce en effet à moi de donner des ordresici ? demanda-t-il, et, si j’en donne, seront-ilsexécutés ?

– Là où vous êtes, général, dit Michele,personne ne peut songer à commander, et personne, vous commandant,n’aurait l’audace de désobéir.

– Eh bien, alors, reprit Salvato, tu vas mereconduire avec tes hommes jusqu’au Château-Neuf ; car, ayantdes ordres de la plus haute importance à faire passer à Schipani,il est important que j’arrive le plus promptement possible, et sainet sauf. Pendant ce temps-là, maître Donato…

– Grâce ! murmura le beccaïo, qui croyaitentendre sortir de la bouche du jeune homme la sentence de mort,grâce ! je me repens.

Mais lui, sans l’écouter, continua :

– Pendant ce temps, vous ferez porter cethomme chez lui, et vous veillerez à ce que tous les soins quenécessite sa blessure lui soient donnés. Cela lui apprendrapeut-être qu’il y a des hommes qui combattent et qui tuent, et desgens qui assassinent et qui pendent. Seulement, comme lesabominables actions de ces derniers sont contraires aux saintesvolontés du Seigneur, ils n’assassinent qu’à moitié et ne pendentpas du tout.

Puis, tirant de sa poche un papier debanque :

– Tenez, maître Donato, dit-il, voici unepolice de cent ducats pour vous indemniser des vingt ducats quevous avez perdus.

Maître Donato prit les cent ducats d’un airmélancolique qui donnait à sa figure une expression plus grotesqueque sentimentale.

– Vous m’aviez promis autre chose que del’argent si vous aviez les mains libres, Excellence.

– C’est vrai, dit Salvato, je t’avais promisma main, et, comme un honnête homme n’a que sa parole, lavoici.

Maître Donato saisit la main du jeune officieravec reconnaissance et la baisa avec effusion.

Salvato la lui laissa quelques secondes, sansque sa physionomie exprimât la moindre répugnance, et, quand maîtreDonato la lui eut rendue :

– Allons, Michele, dit-il, nous n’avons pas uninstant à perdre : rechargeons les fusils, et droit auChâteau-Neuf !

Et en effet, Salvato et Michele, à la tête deslazzaroni libéraux qui venaient de seconder ce dernier dans ladélivrance du prisonnier, s’élancèrent dans la strada deiTribunali, gagnèrent la rue de Tolède par Porta-Alba et leMercatello, la suivirent jusqu’à la strada deSanta-Anna-dei-Lombardi, et prirent enfin celles de Monte-Olivetoet de Médina, qui les conduisirent droit à la porte duCastello-Nuovo.

Lorsque Salvato se fut fait reconnaître, ilapprit que l’événement qui venait de lui arriver était déjà parvenuaux oreilles des patriotes enfermés dans le château et que legouverneur Massa venait de donner l’ordre à une patrouille de centhommes de partir au pas de course et d’aller le délivrer.

Salvato songea dans quelle inquiétude devaitêtre Luisa, si la nouvelle de son arrestation était parvenuejusqu’à elle ; mais, toujours esclave de son devoir, ilchargea Michele d’aller la rassurer, tandis qu’il aviserait avec ledirectoire aux moyens de faire passer à Schipani les ordres de songénéral en chef.

En conséquence, il monta droit à la salle oùles directeurs tenaient leurs séances. À sa vue, un cri de joies’échappa de toutes les poitrines. On le savait pris, et, comme onconnaissait, en pareille occasion, la rapidité d’exécution deslazzaroni, on le croyait fusillé, poignardé ou pendu.

On voulut le féliciter, mais lui :

– Citoyens, dit-il, nous n’avons pas uneminute à perdre. Voici l’ordre de Bassetti en duplicata, prenez-enconnaissance et veillez, en ce qui vous regarde, à cequ’il soit exécuté. Je vais, si vous le voulez bien, m’occuper,moi, de trouver des messagers pour le porter.

Salvato avait une manière claire et résolue deprésenter les choses qui ne permettait que l’acceptation ou lerefus. Dans cette circonstance, il n’y avait qu’à accepter. Lesdirecteurs acceptèrent, gardèrent un double de l’ordre, pour le casoù le premier serait intercepté, et remirent l’autre à Salvato.

Salvato, sans perdre une seconde, prit congéd’eux, descendit rapidement, et, sûr de retrouver Michele près deLuisa, il courut à l’appartement vers lequel, il n’en doutait pas,l’appelaient les vœux les plus ardents.

Et, en effet, Luisa l’attendait sur le seuilde la porte. Dès qu’elle aperçut son amant, un long cri de« Salvato ! » s’élança de la bouche de la jeunefemme. Elle était dans les bras de celui qu’elle attendait, que,les yeux fermés, le cœur palpitant, renversée en arrière, comme sielle allait s’évanouir, elle murmurait encore :

– Salvato ! Salvato !

Ce nom qui, en italien, veut diresauvé, avait, dans la bouche de la jeune femme, la doubletendresse de sa double signification, c’est-à-dire, qu’il alla,frémissant, éveiller jusqu’aux dernières fibres le cœur de celuiqu’il appelait.

Salvato prit Luisa dans ses bras et l’emportadans sa chambre, où, comme il l’avait présumé, l’attendaitMichele.

Puis, quand la San-Felice fut un peu revenue àelle, que son cœur, encore bondissant dans sa poitrine, mais secalmant peu à peu, eut permis au cerveau de reprendre le fil de sesidées momentanément interrompu :

– Tu l’as bien remercié, n’est-ce pas, lui ditSalvato, ce cher Michele ? Car c’est à lui que nous devons lebonheur de nous revoir. Sans lui, à cette heure, au lieu de serrerentre tes bras un corps vivant qui t’aime, te répond, vit de ta vieet frissonne sous tes baisers, tu ne tiendrais qu’un cadavre froid,inerte, insensible, et avec lequel tu tenterais vainement departager cette flamme précieuse qui, une fois éteinte, ne serallume plus !

– Mais non, dit avec étonnement Luisa ;il ne m’a rien dit de tout cela, le mauvais garçon ! Il m’adit seulement que tu étais tombé aux mains des sanfédistes, et que,grâce à ton courage et à ton sang-froid, tu t’en étais tiré.

– Eh bien, dit Salvato, connais enfin tonfrère de lait pour un affreux menteur. Moi, je m’étais laisséprendre comme un sot, et j’allais être pendu comme un chien,lorsque… Mais attends : sa punition va être de te raconter lachose lui-même.

– Mon général, dit Michele, le plus pressé, jecrois, est de faire passer la dépêche au général Schipani :elle doit être d’une certaine importance, à en juger par le dangerque vous avez affronté pour vous la procurer. Il y a une barque enbas prête à partir au premier ordre que vous donnerez.

– Es-tu sûr de ceux qui la montent ?

– Autant qu’un homme peut l’être d’autreshommes ; mais au nombre des matelots, déguisé en matelot, seraPagliucella, dont je suis sûr comme de moi-même. Je vais expédierla barque et la dépêche. Vous, pendant ce temps-là, racontez àLuisa comment je vous ai sauvé la vie : vous raconterez lachose beaucoup mieux que moi.

Et, poussant Luisa dans les bras de Salvato,il referma la porte sur les deux amants, et descendit l’escalier enchantant la chanson, si populaire à Naples, des Souhaits,et qui commence par ce couplet :

Que ne suis-je, hélas ! l’enfant sans demeure

Qui marche courbé sous son tombereau !

Devant ton palais, j’irais à toute heure

Criant : « Voici l’eau ! Je suis porteurd’eau. »

Tu dirais : « Quel est cet enfant quicrie ?

De cette eau qu’il vend qu’il me monte un seau. »

Et je répondrais : « Cruelle Marie,

Ce sont pleurs d’amour et non pas del’eau ! »

CXLIII – LA NUIT DU 13 AU 14 JUIN

La nuit du 13 au 14 juin descendit sombre surcette plage couverte de cadavres et sur ces rues rouges desang.

Le cardinal Ruffo avait réussi dans sonprojet : avec son histoire de cordes et son apparition desaint Antoine, il était arrivé à allumer la guerre civile au cœurde Naples.

Le feu avait cessé au pont de la Madeleine etsur la plage de Portici et de Résina ; mais on se fusillaitdans les rues de Naples.

Les patriotes, voyant que l’on avait commencéà égorger dans les maisons, avaient résolu de ne pas attendre chezeux une mort sans vengeance.

Chacun s’était donc armé, était sorti ets’était réuni au premier groupe qu’il avait rencontré, et, à chaquecoin de rue où se rencontrait une patrouille de patriotes et unebande de lazzaroni, on échangeait des coups de fusil.

Ces coups de fusil, qui avaient leur échojusque dans le Château-Neuf, semblaient, comme autant de remords,venir dire à Salvato qu’il y avait quelque chose de mieux à faireque de dire à sa maîtresse qu’on l’aime, lorsque la ville estabandonnée à une populace sans frein comme sans pitié.

D’ailleurs, il lui pesait lourdement d’avoirété deux heures le jouet de trente lazzaroni et de ne pas encores’être vengé de cet affront.

Michele, qui le fit demander, lui fut unprétexte pour sortir.

Michele venait lui annoncer qu’il avait vu labarque se mettre en mer et Pagliucella prendre place augouvernail.

– Maintenant, lui dit Salvato, sais-tu oùbivaquent Nicolino et ses hussards ?

– À l’Immacolatella, répondit Michele.

– Où sont tes hommes ? demandaSalvato.

– Ils sont en bas, où je leur ai fait donner àboire et à manger. Ai-je mal fait ?

– Non pas, et, au contraire, ils ont biengagné leur repos. Seulement, les crois-tu disposés à te suivre denouveau ?

– Je les crois disposés à descendre en enferou à monter à la lune avec moi, mais à la condition que vous leurdirez un mot d’encouragement.

– Qu’à cela ne tienne. Allons !

Salvato et Michele entrèrent dans la sallebasse où les lazzaroni buvaient et mangeaient.

À la vue de leur chef et du jeune officier,ils poussèrent des cris de « Vive Michele ! Vive legénéral Salvato ! »

– Mes enfants, leur dit Salvato, si vous étiezréunis au grand complet, combien seriez-vous ?

– Six ou sept cents, au moins.

– Où sont vos compagnons ?

– Heu ! qui sait cela ! répondirentdeux autres lazzaroni en allongeant les lèvres.

– Est-il impossible de réunir voscompagnons ?

– Impossible, non ; difficile, oui.

– Si je vous donnais à chacun deux carlins parhomme que vous réunirez, regarderiez-vous toujours la chose commeaussi difficile ?

– Non ; cela aiderait beaucoup.

– Voilà d’abord deux ducats par homme ;c’est sur le pied de dix compagnons chacun. Vous êtes payésd’avance pour trois cents.

– À la bonne heure ! voilà qui estparler. À votre santé, général !

Puis, d’une seule voix :

– Commandez, général, dirent-ils.

– Écoute bien ce que je vais dire, Michele, etfais exécuter ponctuellement ce que j’aurai dit.

– Vous pouvez être tranquille, mon général, jene perdrai pas une de vos paroles.

– Que chacun de tes hommes, reprit Salvato,réunisse le plus qu’il pourra de compagnons et se fasse chef de lapetite bande qu’il aura réunie ; prenez rendez-vous à lastrada del Tendeno ; une fois là, comptez-vous ; si vousêtes quatre cents, divisez-vous en quatre bandes ; si vousêtes six cents, en six ; dans les rues de Naples, des bandesde cent hommes peuvent résister à tout, et, si elles sont résolues,tout vaincre. Quand onze heures sonneront à Castel-Capuano,mettez-vous en marche en poussant tout ce que vous rencontrerez surTolède et en tirant des coups de fusil pour indiquer où vous êtes.Trouvez-vous cela trop difficile ?

– Non, c’est bien facile, au contraire.Faut-il partir ?

– Pas encore. Trois hommes de bonnevolonté.

Trois hommes se présentèrent.

– Vous êtes chargés tous trois de la mêmemission.

– Pourquoi trois hommes là où il n’est besoinque d’un ?

– Parce que, sur trois hommes, deux peuventêtre pris ou tués.

– C’est juste, dirent les lazzaroni, à qui celangage ferme et tranchant donnait un surcroît de courage.

– Cette mission dont vous êtes chargés toustrois, c’est de parvenir, par où vous voudrez, par les cheminsqu’il vous plaira de choisir, jusqu’au couvent de San-Martino, oùsont réunis six ou sept cents patriotes que Mejean a refusé derecevoir à Saint-Elme : vous leur direz d’attendre onzeheures.

– Nous le leur dirons.

– Aux premiers coups de fusil qu’ils jugerontpartir de vos rangs, ils descendront sans résistance aucune ;– ce n’est point de ce côté-là que sont les lazzaroni, – et ilsbarreront tous les petits vicoli par lesquels ceux que noscompagnons pousseront devant eux voudraient se réfugier dans lehaut Naples. Pris entre deux feux, les sanfédistes se trouverontréunis et massés dans la rue de Tolède. Le reste me regarde.

– Du moment que le reste vous regarde, cela nenous inquiète point.

– As-tu bien compris, Michele ?

– Pardieu !

– Avez-vous bien compris, vousautres ?

– Parfaitement.

– Alors, agissons.

On ouvrit la porte, on baissa lesponts-levis : les trois hommes chargés de monter au couventSaint-Martin, dans le haut de la strada del Mala, partirent ;les autres se divisèrent en deux troupes qui disparurent, l’unedans la strada Médina, l’autre dans la strada del Porte.

Quant à Salvato, il prit seul le chemin del’Immacolatella.

Comme le lui avait dit Michele, Nicolino etses hussards bivaquaient entre l’Immacolatella et le petit port oùest aujourd’hui la Douane.

Il était gardé par des vedettes à cheval,placées du côté de la rue del Pilière, du côté de la strada Nuovaet du côté de la strada Olivare.

Salvato se fit reconnaître des sentinelles etpénétra jusqu’à Nicolino.

Il était couché sur le lastrico, la tête surla selle de son cheval ; il avait près de lui une cruche et unverre d’eau.

C’étaient le lit et le souper de ce sybaritequ’un an auparavant le pli d’une feuille de rose empêchait dedormir et qui faisait manger son lévrier dans des platsd’argent.

Salvato l’éveilla. Nicolino demanda, d’assezmauvaise humeur, ce qu’on lui voulait.

Salvato se nomma.

– Ah ! cher ami, lui dit Nicolino, ilfaut que ce soit vous qui m’ayez réveillé pour que je vous pardonnede m’avoir tiré d’un si charmant rêve. Imaginez-vous que je rêvaisque j’étais le beau berger Pâris, que je venais de distribuer lespommes et que je buvais le nectar en mangeant l’ambroisie avec ladéesse Vénus, qui ressemblait comme deux gouttes d’eau à lamarquise de San-Clemente. Si vous avez des nouvelles d’elle,donnez-m’en.

– Aucune. À quel propos voulez-vous que j’aiedes nouvelles de la marquise ?

– Pourquoi pas ? Vous aviez bien unelettre d’elle dans votre poche le jour où vous avez étéassassiné.

– Trêve de plaisanterie, cher ami, il s’agitde parler de choses sérieuses.

– Je suis sérieux comme saint Janvier… Quevoulez-vous de plus ?

– Rien. Avez-vous une monture et un sabre à medonner ?

– Une monture ? Mon domestique doit êtreau bord de la mer avec mon cheval, à moi, et un second cheval demain. Quant à un sabre, j’ai trois ou quatre hommes assezgrièvement blessés pour qu’ils vous laissent prendre le leur sansque cela leur fasse tort. Quant aux pistolets, vous en trouverezdans les fontes, et de tout chargés. Vous savez que je suis votrefournisseur de pistolets. Faites un aussi joyeux usage de ceux-cique des autres, et je n’aurai rien à dire.

– Eh bien, cher ami, maintenant que tout estarrêté, je vais monter un de vos chevaux, ceindre le sabre d’un devos hommes, prendre la moitié de vos hussards, et monter par Foria,tandis que vous remonterez par largo del Castello, et, quand nousserons aux deux bouts de Tolède, et que minuit sonnera, nouschargerons chacun de notre côté, et soyez tranquille : labesogne ne nous manquera point.

– Je ne comprends pas très-bien ; maisn’importe, la chose doit être parfaitement arrangée puisqu’elle estarrangée par vous. Je sabre de confiance, c’est convenu.

Nicolino fit amener les deux chevaux ;Salvato prit le sabre d’un blessé, les deux jeunes gens se mirenten selle, et, comme il était convenu, avec chacun moitié deshussards, remontèrent vers Tolède, l’un par la strada Foria,l’autre par largo dei Castello.

Et maintenant, tandis que les deux amis vonttâcher de prendre les lazzaroni sanfédistes non-seulement entredeux feux, mais encore entre deux fers, nous allons franchir lepont de la Madeleine et entrer dans une petite maison d’aspectassez pittoresque, située entre le pont et les Graneli. Cettemaison que l’on montre encore aujourd’hui comme celle qui futhabitée, pendant le siège, par le cardinal Ruffo, était ou plutôt,– car elle existe encore aujourd’hui en état de parfaiteconservation, – est celle où il avait établi son quartiergénéral.

Placé dans cette maison, il n’était qu’à uneportée de fusil des avant-postes républicains ; mais il avaitune partie de l’armée sanfédiste campée tout près de lui, sur lepont de la Madeleine, et au largo del Peate. Ses avant-postesvenaient jusqu’à via della Gabella.

Ces avant-postes étaient composés deCalabrais.

Or, les Calabrais étaient furieux.

Dans cette grande lutte qu’ils avaient engagéedans la journée, et dont le principal épisode avait été l’explosiondu fort de Vigliana, les Calabrais n’avaient point été vaincus,c’est vrai, mais ne se regardaient point comme vainqueurs. Lesvainqueurs, c’étaient ceux qui étaient morts héroïquement ;les vaincus, c’étaient ceux qui étaient revenus quatre fois à lacharge sans pouvoir emporter le fort, qui avaient eu besoin, pourlui faire une brèche, des Russes et de leurs canons.

Aussi, ayant devant eux, à cent cinquante pasà peine le fort del Carmine, ils complotèrent tout bas de s’enemparer sans en demander l’autorisation à leurs chefs. Laproposition avait été acceptée avec un tel enthousiasme, que lesTurcs, qui campaient avec eux, leur avaient demandé de faire partiede l’expédition. L’offre avait été accueillie et l’on s’était ainsidistribué les rôles.

Les calabrais allaient s’emparer, les unesaprès les autres, de toutes les maisons qui séparaient la via dellaGabella de la rue qui longeait le château del Carmine. Les étagessupérieurs de la dernière maison donnant sur le château, ilsdominaient les murailles du fort et, par conséquent, voyaient sesdéfenseurs à découvert. Au fur et à mesure que ses défenseurss’approchaient de la muraille, ils les fusilleraient, et, pendantce temps, les Turcs, cimeterre aux dents, escaladeraient lesmurailles en montant sur les épaules les uns des autres.

À peine ce plan fut-il arrêté, que lesassaillants le mirent à exécution. La journée avait été rude, etles défenseurs de la ville, croyant les soldats du cardinal aussifatigués qu’eux, espéraient une nuit tranquille. Ceux quioccupaient les maisons les plus proches du fort, c’est-à-dire ceuxqui formaient les avant-postes républicains, furent surpris dansleur sommeil et égorgés, et, en moins d’un quart d’heure, unecinquantaine de Calabrais, choisis parmi les meilleurs tireurs, setrouvaient établis au second, au troisième étage et sur la terrassede la maison en avant de Fiumicello, c’est-à-dire à trente pas àpeine du fort del Carmine.

Dès les premiers cris, dès les premièresportes brisées, les sentinelles du fort avaient crié :« Alarme ! » et les patriotes étaient accourus surla plate-forme de la citadelle, se croyant à l’abri derrière leurscréneaux ; mais tout à coup un feu plongeant éclata, et unouragan de fer tomba sur eux.

Pendant ce temps, les Turcs étaient, enquelques bonds, arrivés au pied des murailles et avaient commencél’escalade. Les assiégés ne pouvaient s’opposer à leur ascensionqu’en se découvrant, et chaque homme qui se découvrait était unhomme mort.

Une pareille lutte ne pouvait durer longtemps.Les patriotes qui restaient debout, sur la plate-forme de laforteresse jonchée de cadavres, avisèrent une porte de derrièreouvrant sur la place del Mercato, et, par la rue de la Conciana,gagnèrent d’un côté le quai, de l’autre la rue San-Giovanni, et sedispersèrent dans la ville.

Le cardinal, au bruit de cette terriblefusillade faite par les Calabrais sur les défenseurs du fort, avaitcru à une attaque de républicains, avait fait battre la générale etse tenait prêt à tout événement, et il avait envoyé des coureurss’informer d’où venait tout ce bruit, lorsque, tout enivrés deleurs succès, Turcs et Calabrais vinrent lui annoncer qu’ilsétaient maîtres du fort.

C’était une grande nouvelle. Le cardinal nepouvait plus être attaqué ni par Marinella ni par le Vieux-Marché,les canons du fort commandant ces deux passages ; et, commefra Pacifico venait de rentrer, ayant promené toute la journée sabannière et laissant la ville en feu, le cardinal, en récompense deses bons services, l’envoya, avec ses douze capucins, dirigerl’artillerie du fort.

À peine avait-il donné cet ordre, qu’on luiannonça que l’on venait de prendre une barque qui, partie duChâteau-Neuf, paraissait se diriger vers le Granatello.

Celui qui paraissait le patron de la barqueétait porteur d’un billet dont on s’était emparé.

Le cardinal rentra chez lui et se fit amenerle patron de la barque capturée.

Mais, au premier mot que le cardinal luiadressa, il répondit par un mot d’ordre qui appartenait à lafamille Ruffo, à leurs domestiques et à leurs serviteurs engénéral, et qui était une espèce de sauf-conduit dans les occasionsdifficiles :

– La Malaga è siempre Malaga.

C’était déjà par ce mot de passe que l’anciencuisinier Corcia s’était fait reconnaître, lorsqu’on l’avait, aucamp des Russes, amené devant le cardinal.

En effet, au lieu de passer hors de vue, commeil lui était facile de le faire, le patron s’était approché durivage, de manière à être remarqué, et enfin, au lieu de se dirigervers le Granatello, où il eût pu arriver avant ceux qui lepoursuivaient, il avait poussé au large ; de sorte qu’il avaitété facile à la barque qui le poursuivait de le rejoindre, montéequ’elle était par six rameurs.

Quant à la lettre qu’il portait, rien ne luieût été plus facile, s’il n’eût pas été dans les intérêts ducardinal, ou de la déchirer où de la jeter à l’eau avec une ballede plomb qui l’eût entraînée au fond de la mer.

Au contraire, ce billet, il l’avait conservéet l’avait remis à l’officier sanfédiste, à la première requête quilui avait été faite.

Cet officier sanfédiste était justementScipion Lamarra, qui avait apporté la bannière de la reine aucardinal. Le cardinal le fit venir, et il confirma tout ce qu’avaitdit le patron, déjà sauvegardé, du reste, par le mot d’ordre qu’iltenait de la sœur du cardinal même, c’est-à-dire de la princesse deCampana.

Ce mot d’ordre, il l’avait transmis, au reste,à tous ceux de ses compagnons sur lesquels il croyait pouvoircompter et qui, comme lui, jouaient les patriotes jusqu’au momentde jeter le masque.

Seulement, il annonça au cardinal que, sansdoute par défiance de lui, le colonel Michele, qui l’avait envoyéau Granatello, avait placé dans sa barque un homme à lui quin’était autre que son lieutenant Pagliucella. Au moment où labarque avait été accostée par ceux qui la poursuivaient ; soitaccident, soit ruse pour ne point être pris, Pagliucella étaittombé ou s’était jeté à la mer et n’avait pas reparu.

Ceci parut au cardinal un détail d’unemédiocre importance, et il demanda la lettre dont le patron étaitporteur.

Scipion Lamarra la lui remit.

Le cardinal la décacheta. Elle contenait lesdispositions suivantes :

Le général Bassetti au général Schipani,au Granatello[15].

« Les destins de la République exigentque nous tentions un coup décisif et que nous détruisions en unseul combat cette masse de brigands agglomérés au pont de laMadeleine.

» En conséquence, demain, au signal quivous sera donné par trois coups de canon tirés au Château-Neuf,vous vous dirigerez sur Naples avec votre armée. Arrivé à Portici,vous forcerez la position et passerez au fil de l’épée tout ce quevous trouverez devant vous. Alors, les patriotes de San-Martinoferont une descente en même temps que ceux du château del Carmine,du Château-Neuf et du château de l’Œuf. Pendant que nous lesattaquerons de trois côtés différents et de front, vous tomberezsur les derrières de l’ennemi et les exterminerez. Toute notreespérance est en vous,

» Salut et fraternité.

» Bassetti. »

– Eh bien, demanda le patron de la barque envoyant que pour la seconde fois le cardinal relisait la lettre avecplus d’attention encore que la première, la Malaga est-elletoujours Malaga, Votre Éminence ?

– Oui, garçon, répondit le cardinal, et jevais te le prouver.

Se tournant alors vers le marquisMalaspina :

– Marquis, lui dit-il, faites donner à cegarçon cinquante ducats et un bon souper. Les nouvelles qu’il nousapporte valent bien cela.

Malaspina accomplit la partie de l’ordre quevenait de donner le cardinal, en ce qui le concernait, c’est-à-direremit les cinquante ducats au patron ; mais, quant à laseconde partie, c’est-à-dire au souper, il le confia aux soins deCarlo Cuccaro, valet de chambre de Son Éminence.

À peine Malaspina fut-il rentré, que lecardinal fit écrire à de Cesare, qui était à Portici, de ne pasperdre de vue l’armée de Schipani. En conservant toutes lesdispositions prises la veille, il lui envoyait un renfort de deuxou trois cents Calabrais et de cent Russes, et il ordonnait en mêmetemps à mille hommes des masses de se glisser sur les pentes duVésuve, depuis Reniso jusqu’à Torre-de-Annunziata.

Ces hommes étaient destinés à fusiller l’arméede Schipani derrière de petits bois, des scories de lave et desquartiers de rocher, dont abonde le versant occidental duVésuve.

De Cesare, en recevant la dépêche, ordonna, deson côté, au commandant des troupes de Portici de feindre dereculer devant Schipani et de l’attirer dans la ville. Une foisengouffré dans cette rue de trois lieues qui conduit de la Favoriteà Naples, il lui couperait la retraite sur les flancs, tandis queles insurgés de Sorrente, de Castellamare et de la Caval’attaqueraient par derrière et l’écraseraient.

Toutes ces mesures étaient prises pour le casoù la dépêche aurait été expédiée en double et où, le duplicataparvenant à Schipani, il exécuterait la manœuvre qui lui étaitordonnée.

Le cardinal ne prenait point une précautioninutile. La dépêche n’avait pas été expédiée en double ; maiselle allait l’être, et, pour son malheur, ce double, Schipanidevait le recevoir.

CXLIV – LA JOURNÉE DU 14 JUIN

Pagliucella n’était point tombé à lamer : Pagliucella s’était jeté à la mer.

Voyant les allures suspectes du patron, ilavait compris que son colonel Michele avait mal placé sa confiance,et, comme Pagliucella nageait aussi bien que le fameux Pesce Colas,dont le portrait orne le marché au poisson de Naples, il avaitpiqué une tête, avait filé entre d’eux eaux, n’avait reparu à lasurface de la mer que juste le temps de respirer, avait replongé denouveau ; puis, se jugeant hors de la portée de la vue, avaitcontinué son chemin vers le môle, avec le calme d’un homme quiavait trois ou quatre fois gagné le pari d’aller de Naples àProcida en nageant.

Il est vrai que, cette fois, il nageait avecses habits, ce qui est moins commode que de nager tout nu.

Il mit un peu plus de temps au trajet, voilàtout, mais n’en aborda pas moins sain et sauf au môle, prit terre,se secoua et s’achemina vers le Château-Neuf.

Il y arrivait vers une heure du matin, justeau moment où Salvato y rentrait lui-même avec son cheval couvert deblessures, atteint de son côté de cinq ou six coups de couteau peudangereux par bonheur, mais aussi avec ses pistolets déchargés, etson sabre faussé et ne pouvant plus rentrer au fourreau ; cequi prouvait que, s’il avait reçu des coups, il les avait rendusavec usure.

Mais, à la vue de Pagliucella, tout ruisselantd’eau, au récit de ce qui était arrivé et surtout de la façon dontles choses s’étaient passées, il ne songea plus à s’occuper de lui,il ne pensa qu’à remédier à l’accident qui était arrivé en envoyantun second messager et un second message.

Au reste, cet accident, Salvato l’avait prévu,puisque, on se le rappelle, il s’était fait donner l’ordre parduplicata.

En conséquence, il monta à la salle dudirectoire, lequel, nous l’avons dit, s’était déclaré enpermanence. Deux membres sur cinq dormaient, tandis que trois,nombre suffisant pour prendre des décisions, veillaient toujours,s’entretenant au nombre voulu.

Salvato, qui semblait insensible à la fatigue,entra dans la salle, amenant derrière lui Pagliucella. Son habitétait littéralement déchiqueté de coups de couteau, et, enplusieurs endroits, tâché de sang.

Il raconta en deux mots ce qui étaitarrivé : comment, avec Nicolino et Michele, il avait étouffél’émeute en pavant littéralement de morts la rue de Tolède. Ilcroyait donc pouvoir répondre de la tranquillité de Naples pour lereste de la nuit.

Michele, blessé au bras gauche d’un coup decouteau, était allé se faire panser.

Mais on pouvait compter sur lui pour lelendemain : la blessure n’était point dangereuse.

Son influence sur la partie patriote deslazzaroni de Naples rendait sa présence nécessaire. Ce fut doncavec une grande satisfaction que les directeurs apprirent que, dèsle lendemain, il reprendrait ses fonctions.

Puis vint le tour de Pagliucella, qui s’étaittenu modestement derrière Salvato tout le temps que celui-ci avaitparlé.

En deux mots, il fit à son tour son récit.

Les directeurs se regardèrent.

Si Michele, lazzarone lui-même, avait ététrompé par des mariniers de Santa-Lucca, sur qui pouvaient-ilscompter, eux qui n’avaient sur ces hommes aucune influence de rangni d’amitié ?

– Il nous faudrait, dit Salvato, un homme sûrqui pût aller en nageant d’ici au Granatello.

– Près de huit milles, dit un desdirecteurs.

– C’est impossible, dit l’autre.

– La mer est calme, quoique la nuit soittombée, dit Salvato en s’approchant d’une fenêtre ; si vous netrouvez personne, j’essayerai.

– Pardon, mon général, dit Pagliucella ens’approchant : vous avez besoin ici, vous ; c’est moi quiirai.

– Comment, toi ? dit Salvato en riant. Tuen reviens !

– Raison de plus : je connais laroute.

Les directeurs se regardèrent.

– Si tu te sens la force de faire ce que tuoffres, dit sérieusement cette fois Salvato, tu auras bien méritéde la patrie.

– J’en réponds, dit Pagliucella.

– Alors, prends une heure de repos, et queDieu veille sur toi !

– Je n’ai pas besoin de prendre une heure derepos, répondit le lazzarone ; d’ailleurs, une heure de repospeut tout compromettre. Nous sommes aux plus courtes nuits del’été, c’est-à-dire au 14 juin ; à trois heures, le jour vavenir : pas une minute à perdre. Donnez-moi la seconde lettre,cousue dans un morceau de toile cirée ; je me la pendrai aucou comme une image de la Vierge ; je boirai un verred’eau-de-vie avant que de partir, et, à moins que saint Antoine,mon patron, ne soit décidément passé aux sanfédistes, avant quatreheures du matin, le général Schipani aura votre lettre.

– Oh ! s’il le dit, il le fera, ditMichele, qui venait d’ouvrir la porte et qui avait entendu lapromesse de Pagliucella.

La présence de son camarade donna àPagliucella une nouvelle confiance en lui-même. Là lettre futcousue dans un morceau de toile cirée et ferméehermétiquement ; puis, comme il était de la plus hauteimportance que personne ne vît sortir le messager, on le fitdescendre par une fenêtre basse donnant sur la mer. Arrivé sur laplage, il se débarrassa de ses habits, et, liant seulement sur satête sa chemise et son caleçon, il se laissa couler à lamer.

Pagliucella l’avait dit, il n’y avait pas detemps à perdre. Il fallait échapper aux barques du cardinal etpasser sans être vu au milieu de la croisière anglaise.

Tout réussit comme on pouvait l’espérer.Seulement, fatigué de sa première course, Pagliucella fut obligéd’aborder à Portici : par bonheur, le jour n’était pas encorevenu, et il put suivre le rivage jusqu’au Granatello, toujoursprêt, au moindre danger, à se rejeter à la mer.

Les patriotes avaient eu raison de compter surle courage de Schipani ; mais, on le sait d’avance, il nefallait pas compter sur autre chose que son courage.

Il reçut de son mieux le messager, lui fitservir à boire, à manger, le coucha dans son propre lit, et nes’occupa plus que d’exécuter les ordres du directoire.

Pagliucella ne lui cacha aucun des détails dela première expédition manquée et de la barque surprise par lecardinal. Schipani put donc comprendre, et, d’ailleurs, Pagliucellainsista fort là-dessus, que le cardinal, étant au courant de sonprojet de marcher sur Naples, s’y opposerait par tous les moyenspossibles. Mais les gens du caractère de Schipani ne croient pasaux obstacles matériels, et, de même qu’il avait dit :« Je prendrai Castelluccio, » il dit : « Jeforcerai Portici. »

À six heures, sa petite armée, se composant dequatorze à quinze cents hommes, fut sous les armes et prête àpartir. Il passa dans les rangs des patriotes, s’arrêta au centre,monta sur un tertre qui lui permettait de dominer ses soldats, et,là, avec cette sauvage et puissante éloquence si bien en harmonieavec sa force d’hercule et son courage de lion, il leur rappelaleurs fils, leurs femmes, leurs amis, exposés au mépris, abandonnésà l’opprobre, demandant vengeance et attendant de leur courage etde leur dévouement la fin de leurs maux et de leur oppression.Enfin, leur lisant la lettre et particulièrement le passage oùBassetti lui annonçait, ignorant la prise du château del Carmine,la quadruple sortie qui devait seconder son mouvement, il leurmontra les patriotes les plus purs, l’espérance de la République,venant au-devant d’eux sur les cadavres de leurs ennemis.

À peine avait-il terminé ce discours, qu’àintervalles égaux trois coups de canon retentirent du côté deCastello-Nuovo, et que l’on vit trois fois une légère fuméeparaître et s’évaporer au-dessus de la tour du Midi, la seule quifût en vue de Schipani.

C’était le signal. Il fut accueilli aux crisde « Vive la République ! La liberté ou lamort ! »

Pagliucella, armé d’un fusil, vêtu de soncaleçon et de sa chemise seulement, – ce qui, au reste, était soncostume habituel avant qu’il fût élevé par Michele aux honneurs dela lieutenance, – prit place dans les rangs ; les tamboursdonnèrent le signal de la charge, et l’on s’élança surl’ennemi.

L’ennemi, nous l’avons dit, avait ordre delaisser Schipani s’engager dans les rues de Portici. Mais, n’eût-ilpas eu cet ordre, la fureur avec laquelle le général républicainattaqua les sanfédistes lui eût ouvert le passage, tant qu’il n’euteu que des hommes pour le lui fermer.

Dans ces sortes de récits, c’est chez l’ennemiqu’il faut aller chercher des renseignements ; car lui n’estpas intéressé à louer le courage de ses adversaires.

Voici ce que dit de ce choc terrible VicenzoDurante, aide de camp de Cesare, dans le livre où il raconte lacampagne de l’aventurier corse :

« L’audacieux chef de cette troupe dedésespérés s’avançait menaçant et furieux, frappant avec rage laterre de ses pieds et semblable au taureau qui répand la terreurpar ses mugissements. »

Mais, nous l’avons dit, malheureusementSchipani avait les défauts de ses qualités. Au lieu de jeter deséclaireurs sur ses deux ailes, éclaireurs qui eussent fait leverles tirailleurs embusqués par de Cesare, il négligea touteprécaution, força les passages de Torre-del-Greco et de laFavorite, et s’engagea dans la longue rue de Portici, sans mêmeremarquer que toutes les portes et toutes les fenêtres étaientfermées.

La petite et longue ville de Portici ne secompose, en réalité, que d’une rue. Cette rue, en supposant quel’on vienne de la Favorite, tourne si brusquement à gauche, qu’ilsemble, à une distance de cent pas, qu’elle est fermée par uneéglise qui s’élève juste en face du voyageur. On dirait alorsqu’elle n’a d’autre issue qu’une ruelle étroite ouverte entrel’église et la file de maisons qui continue en droite ligne. Arrivéà quelques pas de l’église seulement, on reconnaît à gauche levéritable passage.

C’était là, dans cette espèce d’impasse, quede Cesare attendait Schipani.

Deux canons défendaient l’entrée de la ruelleet plongeaient dans toute la longueur de la rue par laquelle lesrépublicains devaient arriver, tandis qu’une barricade crénelée,réunissant l’église au côté gauche de la rue, présentait, même sansdéfenseurs, un obstacle presque insurmontable.

De Cesare et deux cents hommes se tenaientdans l’église ; les artilleurs, s’appuyant à trois centshommes, défendaient la ruelle ; cent hommes étaient embusquésderrière la barricade ; enfin, mille hommes, à peu près,occupaient les maisons dans la double longueur de la rue.

Au moment où Schipani, chassant tout devantlui, ne fut plus qu’à cent pas de cette embuscade, au signal donnépar les deux pièces de canon chargées à mitraille, tout éclata à lafois.

La porte de l’église s’ouvrit et, tandis quel’on voyait le chœur illuminé comme pour l’exposition dusaint-sacrement, et, devant l’autel, le prêtre levant l’hostie,l’église, pareille à un cratère qui se déchire, vomit le feu et lamort.

Au même instant, toutes les fenêtress’enflammèrent, et l’armée républicaine, attaquée de face, sur sesflancs, sur ses derrières, se trouva dans une fournaise.

La ruelle, défendue par les deux pièces decanon, pouvait seule être forcée. Trois fois, Schipani, avec unetroupe décimée chaque fois, revint à la charge, conduisant seshommes jusqu’à la gueule des pièces, qui alors éclataient etemportaient des files entières.

À la troisième fois, il détacha cinq centshommes de huit ou neuf cents qui lui restaient, leur ordonna defaire le tour par le rivage de la mer et de charger la batterie parla queue, tandis que lui l’attaquerait de face.

Mais, par malheur, au lieu de confier cettemission aux plus dévoués et aux plus braves, Schipani, avec sonimprudence ordinaire, en chargea les premiers venus. Pour cepatriote d’élite, tous les hommes avaient le même cœur,c’est-à-dire le sien. Les hommes envoyés par lui pour attaquer lessanfédistes firent la manœuvre commandée ; mais, au lieud’attaquer les sanfédistes, ils se réunirent à eux aux cris de« Vive le roi ! »

Schipani prit ces cris pour un signal. Ilchargea une quatrième fois ; mais, cette quatrième fois, ilfut reçu par un feu plus violent encore que les trois autres,puisqu’il était renforcé de celui de ses cinq cents hommes. Lapetite troupe, fouillée de tous côtés par les boulets et lesballes, tourbillonna comme si elle eût eu le vertige, puis, réduiteà sa dixième partie, sembla s’évanouir comme une fumée.

Schipani restait avec une centaine d’hommeséparpillés ; il parvint à les rallier, se mit à leur tête, et,désespérant de passer, se retourna comme un sanglier qui revientsur le chasseur.

Soit respect, soit terreur, la masse qui luicoupait la retraite s’ouvrit devant lui ; mais il passa entreun double feu.

Il y laissa la moitié de ses hommes, et,toujours poursuivi, avec trente ou quarante seulement, il arriva àCastellamare. Il avait deux blessures : une au bras, l’autre àla cuisse.

Là, il se jeta dans une ruelle. Une porteétait ouverte : il y entra. Par bonheur, c’était celle d’unpatriote, qui le reconnut, le cacha, pansa ses blessures et luidonna d’autres habits.

Le même jour, Schipani ne voulant pas pluslongtemps compromettre ce généreux citoyen, prit congé de lui et,la nuit venue, se jeta dans la montagne.

Il erra ainsi deux ou trois jours ; mais,reconnu pour ce qu’il était, il fut arrêté et conduit à Procidaavec deux autres patriotes, Spano et Battistessa.

On se rappelle que c’était Speciale, cet hommequi avait fait à Troubridge l’effet de la plus venimeuse bête qu’ileût jamais vue, qui jugeait à Procida.

Finissons-en avec Schipani, comme nous enaurons bientôt fini avec tant d’autres, et faisons du même coupconnaissance avec Speciale par une de ces atrocités qui peignentmieux un homme que toutes les descriptions que l’on en pourraitfaire.

Spano était un officier dont les servicesdataient de la monarchie ; la République en avait fait ungénéral, chargé de s’opposer à la marche de Cesare : il avaitété surpris par un détachement sanfédiste et fait prisonnier.

Battistessa avait occupé une position plusobscure ; il avait trois enfants et passait pour un des plushonnêtes citoyens de Naples : le cardinal Ruffo s’approchant,sans bruit, sans ostentation, il avait pris son fusil et s’étaitmis dans les rangs des patriotes, où il s’était battu avec le franccourage de l’homme véritablement brave.

Nul au monde n’avait un reproche à luifaire.

Il avait obéi à l’appel de son pays, voilàtout. Il est vrai qu’il y a des moments où cela mérite la mort, etquelle mort ! Vous allez voir.

Que l’on ne s’étonne pas que, quand celui quiécrit ces lignes sort du roman pour retomber dans l’histoire, ils’indigne et éclate en imprécations. Jamais, dans les terriblesconceptions de la fièvre, il n’inventerait ce qu’il a vu repassersous ses yeux le jour où il a mis la main dans ce charnier royal de99.

Les prisonniers, par jugement de Speciale,furent tous trois condamnés à mort.

Cette mort, c’était le gibet, mort déjàterrible par l’idée infamante que l’on attache à la corde.

Mais une circonstance rendit la mort deBattistessa plus terrible encore qu’on n’avait pu le prévoir.

Après être restés vingt-quatre heuressuspendus au gibet, les corps de Battistessa, de Spano et deSchipani furent exposés dans l’église de Spirito-Santo, àIschia.

Mais, une fois couché sur le lit funéraire, lecorps de Battistessa poussa un soupir, et le prêtre s’aperçut, avecun étonnement mêlé d’épouvante, que cette longue suspension n’avaitpoint amené la mort.

Un râle sourd, mais continu, attestait lapersistance de la vie, en même temps que l’on voyait sa poitrines’abaisser et se soulever.

Peu à peu, il reprit ses sens et revintentièrement à lui.

L’avis de tous était que cet homme, qui avaitété supplicié, en avait fini avec la mort, laquelle, pendantvingt-quatre heures, l’avait tenu entre ses bras ; maispersonne, pas même le prêtre, dont c’était peut-être le devoird’avoir du courage, n’osa rien décider sans prendre les ordres deSpeciale.

On envoya, en conséquence, un message àProcida.

Que l’on se figure l’angoisse d’un malheureuxqui sort du tombeau, qui revoit le jour, le ciel, la nature, qui sereprend à la vie, qui respire, qui se souvient, qui dit :« Mes enfants ! » et qui pense que tout cela n’estpeut-être qu’un de ces rêves du trépas que Hamlet craint de voirsurvivre à la vie.

C’est Lazare ressuscité, qui a embrasséMarthe, remercié Madeleine, glorifié Jésus, et qui sent retombersur son crâne la pierre du tombeau.

Ce fut ce qu’éprouva, ce que dut éprouver dumoins le malheureux Battistessa en voyant revenir le messageraccompagné du bourreau.

Le bourreau avait ordre de tirer Battistessade l’église, qui, pour servir les vengeances d’un roi, cessaitd’avoir droit d’asile ; puis, sur les marches, il devait, pourqu’il n’en revînt pas, cette fois, le poignarder à coups decouteau.

Non-seulement, le juge ordonnait lesupplice ; mais il l’inventait : un supplice à safantaisie, un supplice qui n’était pas dans la loi.

L’ordre fut exécuté à la lettre.

Et que l’on dise que la main des morts n’estpas plus puissante que celle des vivants pour renverser les trônesdes rois qui ont envoyé au ciel de pareils martyrs !

Revenons à Naples.

Le désordre était si grand à Naples, que pasun des fugitifs échappé au massacre du château des Carmes n’avaiteu l’idée d’aller prévenir le directoire que ce château était tombéau pouvoir des sanfédistes.

Le commandant du Château-Neuf, qui ignorait cequi s’était passé pendant la nuit, tira donc, à sept heures dumatin, comme la chose en était convenue, les trois coups de canonqui devaient servir de signal à Schipani.

On a vu le fâcheux résultat de sonmouvement.

À peine les trois coups de canon étaient-ilstirés, que l’on vint annoncer aux commandants des châteaux et auxautres officiers supérieurs que le fort del Carmine était pris etque les canons, au lieu de continuer à être tournés vers le pont dela Madeleine, étaient retournés vers la strada Nuova et contre laplace du Marché-Vieux, c’est-à-dire qu’ils menaçaient la ville aulieu de la défendre.

Il n’en fut pas moins décidé qu’au moment oùl’on verrait Shipani et sa petite armée sortir de Portici, aurisque de ce qui pourrait arriver, on marcherait, pour faire unediversion, sur le camp du cardinal Ruffo.

C’était du Château-Neuf que le signal de ladescente de San-Martino et de la sortie des châteaux devait êtredonné. Aussi, les officiers supérieurs au nombre desquels étaitSalvato, se tenaient-ils, la lunette en main, l’œil fixé surPortici.

On vit partir du Granatello une espèce detourbillon de poussière au milieu duquel brillaient des jets deflamme.

C’était Schipani marchant sur la Favorite etsur Portici.

On vit les patriotes s’engouffrer dans lalongue rue que nous avons décrite ; puis on entendit gronderle canon ; puis un nuage de fumée monta par-dessus lesmaisons.

Pendant deux heures les détonations del’artillerie se succédèrent, séparées par le seul intervallenécessaire pour recharger les pièces ; et la fumée, toujoursplus épaisse, continua de monter au ciel ; puis ce bruits’éteignit, la fumée se dissipa peu à peu. On vit, sur les pointsoù la route était découverte, un mouvement en sens inverse de celuique l’on avait vu il y avait trois heures.

C’était Schipani qui, avec ses trente ouquarante hommes, regagnait Castellamare.

Tout était fini.

Michele et Salvato s’obstinaient seuls àsuivre, en parlant bas et en se le montrant l’un à l’autre, chaquefois qu’il reparaissait à la surface de l’eau, un point noir quiallait se rapprochant.

Quand ce point ne fut plus qu’à unedemi-lieue, à peu près, il leur sembla voir, de temps en temps,sortir de l’eau une main qui leur faisait des signes.

Depuis longtemps, tous deux avaient, dans cepoint noir, cru reconnaître la tête de Pagliucella. En voyant lessignes qu’il faisait, une même idée les frappa tous deux :c’est qu’il appelait au secours.

Ils descendirent précipitamment, s’emparèrentd’une barque qui servait à communiquer du Château-Neuf au châteaude l’Œuf, s’y jetèrent tous deux, saisirent chacun une rame, et,réunissant leurs efforts, doublèrent la lanterne.

La lanterne doublée, ils regardèrent autourd’eux et ne virent plus rien.

Mais, au bout d’un instant, à vingt-cinq outrente pas d’eux seulement, la tête reparut. Cette fois, ilsn’eurent plus de doute : c’était bien Pagliucella.

La face était livide, les yeux sortaient deleur orbite, la bouche s’ouvrait pour crier et appeler dusecours.

Il était évident que le nageur était au boutde ses forces et se noyait.

– Ramez seul, mon général, cria Michele :je serai plus promptement près de lui en nageant qu’en ramant.

Puis, jetant bas ses habits, Michele s’élançaà la mer.

De cette seule impulsion, il franchit sousl’eau la moitié de la distance qui les séparait de Pagliucella, etreparut à une douzaine de mètres de lui.

– Courage ! lui cria-t-il enreparaissant.

Pagliucella voulut répondre : l’eau de lamer s’engouffra dans sa bouche, il disparut.

Michele plongea aussitôt et fut dix ou douzesecondes sans reparaître.

Enfin la mer bouillonna, la tête de Michelefendit l’eau ; il fit un effort pour revenir entièrement à lasurface ; mais, se sentant enfoncer à son tour, il n’eut quele temps de crier :

– À nous, mon général ! à l’aide !au secours !

En deux coups de rame, Salvato fut à unelongueur d’aviron de lui ; mais, au moment où il étendait lamain pour le saisir aux cheveux, Michele s’enfonça, entraîné dansle gouffre par une force invisible.

Salvato ne pouvait qu’attendre : ilattendit.

Un nouveau bouillonnement apparut à l’avant dela barque : Salvato s’allongea presque entièrement en dehorset saisit Michele par le collet de sa chemise.

Attirant la barque à lui avec ses genoux, ilmaintint la tête du lazzarone hors de l’eau jusqu’à ce qu’il eûtrepris sa respiration.

Avec la respiration revint le cœur.

Michele se cramponna à la barque, qu’il pensafaire chavirer.

Salvato se porta rapidement de l’autre côtépour faire contre-poids.

– Il me tient, balbutia Michele, il metient !

– Tâche de monter avec lui dans la barque, luirépondit Salvato.

– Aidez-moi, mon général, en me donnant lamain ; mais ayez soin de passer du côté opposé !

Tout en restant assis sur le banc de bâbord,Salvato étendit la main jusqu’à tribord.

Michele saisit cette main.

– Alors, avec sa merveilleuse vigueur, Salvatotira Michele à lui.

En effet, Pagliucella le tenait àbras-le-corps et avait paralysé tous ses mouvements.

– Corps du Christ ! s’écria Michele enenjambant avec peine par-dessus le bordage du bateau, peu s’en estfallu que je ne fisse mentir la prophétie de la vieille Nanno, etc’eût été à mon ami Pagliucella que j’en eusse eul’obligation ! Mais il paraît que décidément celui qui doitêtre pendu ne peut pas se noyer. Je ne vous en remercie pas moins,mon général. Il est dit que nous jouons à nous sauver la vie. Vousvenez de gagner la belle, ce qui fait que je reste votre obligé.Là ! maintenant, occupons-nous de ce gaillard-là.

Il s’agissait, comme on le comprend bien, dePagliucella. Il était sans connaissance et le sang coulait d’unedouble blessure : une balle, sans attaquer l’os, lui avaittraversé les muscles de la cuisse.

Salvato jugea que ce qu’il y avait de mieux àfaire, c’était de ramer vigoureusement vers le Château-Neuf et deremettre Pagliucella, qui donnait des signes non équivoques de vie,aux mains d’un médecin.

En abordant au pied de la muraille, ilstrouvèrent un homme qui les attendait : c’était le docteurCirillo, qui avait cherché, la nuit précédente, un refuge auChâteau-Neuf.

Il avait suivi des yeux et dans ses moindresdétails le drame qui venait de se passer, et il venait, comme leDeus ex machina, en faire le dénoûment.

Grâce à des couvertures chaudes, à desfrictions d’eau-de-vie camphrée, à des insufflations d’air dans lespoumons, Pagliucella revint bientôt à lui, et put raconterl’effroyable boucherie à laquelle il avait échappé par miracle.

Il venait d’achever le récit qui ne laissaitplus aux patriotes de Naples d’autre ressource que de se défendre,à l’abri des forts, jusqu’à la dernière extrémité, et le docteurCirillo pansait la plaie de la cuisse, à laquelle la fraîcheur del’eau et surtout le danger qu’il avait couru avaient empêché leblessé de songer jusqu’alors, lorsqu’on vint annoncer que Bassetti,attaqué à Capodichino par Fra-Diavolo et Mammone, avait été obligéde se mettre en retraite, et, poursuivi vigoureusement, rentrait endésordre dans la ville.

Les lazzaroni, disait-on, avaient dépassé lastrada dei Studi et étaient au largo San-Spirito.

Salvato sauta sur un fusil, Michele en fitautant ; ils sortirent du Château-Neuf avec deux ou troispatriotes, en recrutèrent quelques-uns encore au largo delCastello. Michele, avec ses lazzaroni campés strada Medina,s’élança strada dei Lombardi, afin de déboucher à Tolède, un peuavant le Mercatello ; Salvato tourna par Saint-Charles etl’église Saint-Ferdinand pour rallier les hommes de Bassetti, qui,disait-on, fuyaient dans Tolède en criant à la trahison, envoyadeux ou trois messagers aux patriotes de San-Martino, afin qu’ilsdescendissent de leur hauteur et appuyassent son mouvement ;puis il s’élança de son côté dans la rue de Tolède, qui, en effet,était pleine de cris, de désordre et de confusion.

Pendant quelque temps, ce fleuve queconduisait Salvato coula entre deux remous de fuyards éperdus.Mais, en voyant ce beau jeune homme, la tête nue, les cheveuxflottants, le fusil à la main, les encourageant dans leur langue,les rappelant au combat, ils commencèrent à rougir de leur panique,puis s’arrêtèrent et osèrent regarder derrière eux.

Les sanfédistes barraient la rue au bas de lamontée dei Studi, et l’on voyait au premier rang Fra-Diavolo, avecson costume élégant et pittoresque, et Gaetano Mammone avec sespantalons et sa veste de meunier, autrefois blancs et couverts defarine, aujourd’hui rouges et dégouttants de sang.

À la vue de ces deux formidables chefs demasses, la terreur de la Terre de Labour, il y eu un mouvementd’hésitation parmi les patriotes. Mais, en ce moment, par bonheur,Michele débouchait par la via dei Lombardi, et l’on entendaitbattre la charge dans la rue de l’Infrascata. Fra-Diavolo etMammone craignirent de s’être trop avancés, et, sans doute malrenseignés sur les positions occupées par le cardinal, ignorant ladéfaite de Schipani, ordonnèrent la retraite.

Seulement, en se retirant, ils laissèrent deuxou trois cents hommes dans le musée Bourbonien, où ils sebarricadèrent.

De cette position excellente, qu’avaientnégligé d’occuper les patriotes, ils commandaient la descente del’Infrascata, la montée dei Studi, qui est une prolongation de larue de Tolède, et le largo del Pigne, par lequel ils pouvaient semettre en communication avec le cardinal.

Au reste, arrivés à l’imbrecciata dellaSanita, Fra-Diavolo et Gaetano Mammone s’arrêtèrent, s’emparèrentdes maisons à droite et à gauche de la rue, et établirent unebatterie de canon à la hauteur de la via delle Cala.

Salvato et Michele n’étaient point assez sûrsde leurs hommes, fatigués d’une lutte de deux jours, pour attaquerune position aussi forte que l’était celle du musée Borbonico. Ilss’arrêtèrent au largo Spirito-Santo, barricadèrent la salita deiStudi et la petite rue qui conduit à la porte du palais, et mirentun poste de cent hommes dans la rue deSainte-Marie-de-Constantinople.

Salvato avait ordonné de s’emparer du couventdu même nom, qui, placé sur une hauteur, domine le musée ;mais il ne trouva point, parmi les six ou sept cents hommes qu’ilcommandait, cinquante esprits forts qui osassent commettre unepareille impiété, tant certains préjugés étaient encore enracinésdans l’esprit des patriotes eux-mêmes.

La nuit s’avançait. Républicains etsanfédistes étaient aussi fatigués les uns que les autres. Des deuxcôtés, on ignorait la vraie situation des choses et le changementque les divers combats de la journée avaient amenés dans lespositions des assiégeants et des assiégés. D’un commun accord, lefeu cessa, et, au milieu des cadavres, sur ces dalles rouges desang, chacun se coucha, la main sur ses armes, s’essayant, sur lafoi de la vigilance des sentinelles, par le sommeil momentané de lavie au sommeil éternel de la mort.

CXLV – LA NUIT DU 14 AU 15 JUIN

Salvato ne dormait pas. Il semblait que cecorps de fer avait trouvé le moyen de se passer de repos et que lesommeil lui était devenu inutile.

Jugeant important de savoir, pour lelendemain, où chaque chose en était, tandis que chacuns’accommodait, celui-ci d’une botte de paille, celui-là d’unmatelas pris à la maison voisine ; pour passer la meilleurenuit possible, après avoir dit tout bas à Michele quelques mots oùse trouvait mêlé le nom de Luisa, il remonta la rue de Tolède commes’il voulait aller au palais royal, devenu palais national, et, parle vico San-Sepolcro, il commença de gravir la pente rapide quiconduit à la chartreuse de San-Martino.

Un proverbe napolitain dit que le plus beaupanorama du monde est celui que l’on voit de la fenêtre de l’abbéSan-Martino, dont le balcon, en effet, semble suspendu sur laville, et d’où le regard embrasse l’immense cercle qui s’étend dugolfe de Baïa au village de Maddalone.

Après la révolte de 1647, c’est-à-dire aprèsla courte dictature de Masaniello, les peintres qui avaient prispart à cette révolution, et qui, sous le titre de Compagnons dela mort, avaient juré de combattre et de tuer les Espagnolspartout où ils les rencontreraient, les Salvator Rosa, les AnielloFalcone, les Mica Spadazo, ces raffinés du temps, pour éviter lesreprésailles dont ils étaient menacés, se réfugièrent à lachartreuse de San-Martino, qui avait droit d’asile. Mais, une foislà, l’abbé songea à tirer parti d’eux. Il leur donna son église etson cloître à peindre, et, lorsqu’ils demandèrent quel prix leurserait alloué pour leurs peines :

– La nourriture et le logement, réponditl’abbé.

Et, comme ils trouvaient la rétributionmédiocre, l’abbé fit ouvrir les portes en leur disant :

– Cherchez ailleurs : peut-êtretrouverez-vous mieux.

Chercher ailleurs, c’était tomber dans lesmains des Espagnols et être pendus : ils firent contre fortunebon cœur et couvrirent les murailles de chefs-d’œuvre.

Mais ce n’était point pour voir ceschefs-d’œuvre que Salvato gravissait les pentes de San-Martino, –Rubens, de son fulgurant pinceau, nous a montré les arts fuyantsdevant le sombre génie de la guerre, – c’était pour voir où le sangavait été versé pendant la journée qui venait de s’écouler, et oùil serait versé le lendemain.

Salvato se fit reconnaître des patriotes, qui,au nombre de cinq ou six cents, s’étaient réfugiés dans le couventde San-Martino, au refus de Mejean, qui avait fermé de nouveau lesportes du château Saint-Elme.

Cette fois, ce n’était point l’abbé qui leurdictait ses lois, c’étaient eux qui se trouvaient maîtres ducouvent et des moines. Aussi, les moines leur obéissaient-ils avecla servilité de la peur.

On s’empressa de conduire Salvato dans lachambre de l’abbé : celui-ci n’était pas encore couché et luien fit les honneurs en le conduisant à cette fameuse fenêtre qui,au dire des Napolitains, s’ouvrant sur Naples, s’ouvre toutsimplement sur le paradis.

La vue du paradis s’était quelque peu changéeen une vue de l’enfer.

De là, on voyait parfaitement la position dessan-fédistes et celle des républicains. Les sanfédistess’avançaient sur la strada Nuova, c’est-à-dire sur la plage,jusqu’à la rue Francesca, où ils avaient une batterie de canon degros calibre, commandant le petit port et le port commercial.

C’était le point extrême de leur ailegauche.

Là, étaient de Cesare, Lamarra, Durante,c’est-à-dire les lieutenants du cardinal.

L’autre aile, c’est-à-dire l’aile droite,commandée par Fra-Diavolo et Mammone, avait, comme nous l’avonsdit, des avant-postes au musée Borbonico, c’est-à-dire au haut dela rue de Tolède.

Tout le centre s’étendait, par San-Giovanni àCarbonara, par la place des Tribunaux et par les rues San-Pietro etArena, jusqu’au château del Carmine.

Le cardinal était toujours dans sa maison dupont de la Madeleine.

Il était facile d’estimer à trente-cinq ouquarante mille hommes le nombre des sanfédistes qui attaquaientNaples.

Ces trente-cinq ou quarante mille ennemisextérieurs étaient d’autant plus dangereux qu’ils pouvaient comptersur un nombre à peu près égal d’ennemis intérieurs.

Les républicains, en réunissant toutes lesforces, étaient à peine cinq ou six mille.

Salvato, en embrassant cet immense horizon,comprit que, du moment où sa sortie n’avait point chassé l’ennemihors de la ville, il était imprudent de laisser subsister cettelongue pointe qu’il avait faite dans la rue de Tolède, pointe quipermettait à l’ennemi, grâce aux relations qu’il avait dansl’intérieur, de lui couper la retraite des forts. Sa résolution futdonc prise à l’instant même. Il appela près de lui Manthonnet, luifit voir les positions, lui expliqua en stratégiste les dangersqu’il courait, et l’amena à son opinion.

Tous deux descendirent alors et se firentannoncer au directoire.

Le directoire était en délibération. Sachantqu’il n’y avait rien à attendre de Mejean, il avait envoyé unmessager au colonel Giraldon, commandant la ville de Capoue. Il luidemandait un secours d’hommes et s’appuyait sur le traitéd’alliance offensive et défensive entre la république française etla république parthénopéenne.

Le colonel Giraldon faisait répondre qu’il luiétait impossible de tenter une pointe jusqu’à Naples ; mais ildéclarait que, si les patriotes voulaient suivre son conseil,placer au milieu d’eux les vieillards, les femmes et les enfants,faire une sortie à la baïonnette et venir le rejoindre à Capoue, ilpromettait, sur l’honneur français, de les conduire jusqu’enFrance.

Soit que le conseil fût bon, soit que sescraintes pour Luisa l’emportassent sur son patriotisme, Salvato,qui venait d’entendre le rapport du messager, se rangea de l’avisdu colonel et insista pour que ce plan, qui livrait Naples mais quisauvait les patriotes, fût adopté. Il présenta, pour appuyer leconseil, la situation où se trouvaient les deux armées ; il enappela à Manthonnet, qui, comme lui, venait de reconnaîtrel’impossibilité de défendre Naples.

Manthonnet reconnut que Naples était perdue,mais déclara que les Napolitains devaient se perdre avec Naples, etqu’il tiendrait à honneur de s’ensevelir sous les ruines de laville, qu’il reconnaissait lui même ne pouvoir plus défendre.

Salvato reprit la parole, combattit l’avis deManthonnet, démontra que tout ce qu’il y avait de grand, de noble,de généreux, avait pris parti pour la République ; quedécapiter les patriotes, c’était décapiter la Révolution. Il ditque le peuple, encore trop aveugle et trop ignorant pour soutenirsa propre cause, c’est-à-dire celle du progrès et de la liberté,tomberait, les patriotes anéantis, sous un despotisme et dans uneobscurité plus grands qu’auparavant, tandis qu’au contraire, lespatriotes, c’est-à-dire le principe vivant de la liberté, n’étantque transplanté hors de Naples, continuerait son œuvre avec moinsd’efficacité sans doute, mais avec la persistance de l’exil etl’autorité du malheur. Il demanda – la hache de la réactionabattant des têtes comme celle des Pagano, des Cirillo, desConforti, des Ruvo – si la sanglante moisson ne stériliserait pasla terre de la patrie pour cinquante ans, pour un siècle peut-être,et si quelques hommes avaient droit, dans leur convoitise de gloireet dans leur ambition du martyre, de faire sitôt la postérité veuvede ses plus grands hommes.

Nous l’avons vu, un faux orgueil avait déjàplusieurs fois égaré à Naples, non-seulement les individus, dans lesacrifice qu’ils faisaient d’eux-mêmes, mais aussi les corpsconstitués, dans le sacrifice qu’ils faisaient de la patrie. Cettefois encore, l’avis de la majorité fut pour le sacrifice.

– C’est bien, se contenta de dire Salvato,mourons !

– Mourons ! répétèrent d’une seule voixles assistants, comme eût pu faire le sénat romain à l’approche desGaulois ou d’Annibal.

– Et maintenant, reprit Salvato, mourons, maisen faisant le plus de mal possible à nos ennemis. Le bruit courtqu’une flotte française, après avoir traversé le détroit deGibraltar, s’est réunie à Toulon, et vient d’en sortir pour nousporter secours. Je n’y crois pas ; mais enfin la chose estpossible. Prolongeons donc la défense, et, pour la prolonger,bornons-la aux points qui se peuvent défendre.

– Quant à cela, dit Manthonnet, je me range àl’avis de mon collègue Salvato, et, comme je le reconnais pour plushabile stratégiste que nous, je m’en rapporterai à lui pour cetteconcentration.

Les directeurs inclinèrent la tête en signed’adhésion.

– Alors, reprit Salvato, je proposerai detracer une ligne qui, au midi, commencera à l’Immacolatella,comprendra le port marchand et la Douane, passera par la strada delMolo, aura ses avant-postes rue Médina, poursuivra par le largo delCastello, par Saint-Charles, par le palais national, la montée duGéant, en embrassant Pizzofalcone, et descendra par la rueChiatomone jusqu’à la Vittoria, puis se reliera, par la stradaSan-Caterina et les Giardini, au couvent de Saint-Martin. Cetteligne s’appuiera sur le Château-Neuf, sur le palais national, surle château de l’Œuf et sur-le château Saint-Elme. Par conséquent,elle offrira des refuges à ceux qui la défendront, au cas où ilsseraient forcés. En tout cas, si nous ne comptons pas de traîtresdans nos rangs, nous pouvons tenir huit jours, et même davantage.Et qui sait ce qui se passera en huit jours ? La flottefrançaise, à tout prendre, peut venir ; et, grâce à unedéfense énergique, – et elle ne peut être énergique qu’étantconcentrée, – peut-être obtiendrons-nous de bonnes conditions.

Le plan était sage : il fut adopté. Onlaissa à Salvato le soin de le mettre à exécution, et, après avoirrassuré Luisa par sa présence, il sortit de nouveau du Château-Neufpour faire rentrer les troupes républicaines dans les limites qu’ilavait indiquées.

Pendant ce temps-là, un messager du colonelMejean descendait, par la via del Cacciottoli, par la stradaMonte-Mileto, par la strada del Infrascata, passait derrière lemusée Bourbonien, descendait la strada Carbonara, et, par la porteCapuana et l’Arenaccia, gagnait le pont de la Madeleine et sefaisait annoncer chez le cardinal comme un envoyé du commandantfrançais.

Il était trois heures du matin. Le cardinals’était jeté sur son lit depuis une heure à peine ; mais,comme il était le seul chef chargé des pouvoirs du roi, c’était àlui que de toute chose importante on référait.

Le messager fut introduit près ducardinal.

Il le trouva couché sur son lit, tout habillé,avec des pistolets posés sur une table, à la portée de sa main.

Le messager étendit la main vers le cardinalet lui tendit un papier qui représentait pour lui ce que lesplénipotentiaires appellent leurs lettres de créance.

– Alors, demanda le cardinal après avoir lu,vous venez de la part du commandant du châteauSaint-Elme ?

– Oui, Votre Éminence, dit le messager, etvous avez dû remarquer que M. le colonel Mejean a conservé,dans les combats qui se sont livrés jusqu’aujourd’hui sous les mursde Naples, la plus stricte neutralité.

– Oui, monsieur, répliqua le cardinal, et jedois vous dire que, dans l’état d’hostilité où les Français sontcontre le roi de Naples, cette neutralité a été l’objet de monétonnement.

– Le commandant du fort Saint-Elme désirait,avant de prendre un parti pour ou contre, se mettre encommunication avec Votre Éminence.

– Avec moi ? Et dans quel but ?

– Le commandant du fort Saint-Elme est unhomme sans préjugés et qui reste maître d’agir comme il luiconviendra : il consultera ses intérêts avant d’agir.

– Ah ! ah !

– On dit que tout homme trouve unefois dans sa vie l’occasion de faire fortune ; le commandantdu fort Saint-Elme pense que cette occasion est venue pour lui.

– Et il compte sur moi pour luiaider ?

– Il pense que Votre Éminence a plus d’intérêtà être son ami que son ennemi, et il offre son amitié à VotreÉminence.

– Son amitié ?

– Oui.

– Comme cela ? gratis ? sanscondition ?

– J’ai dit à Votre Éminence qu’il pensait quel’occasion était venue pour lui de faire fortune. Mais que VotreÉminence se rassure : il n’est point ambitieux, et cinq centmille francs lui suffiront.

– En effet, dit le cardinal, la chose estd’une modestie exemplaire : par malheur, je doute que letrésor de l’armée sanfédiste possède la dixième partie de cettesomme. D’ailleurs, nous pouvons nous en assurer.

Le cardinal frappa sur un timbre : sonvalet de chambre entra.

Comme le cardinal, tout ce qui l’entourait nedormait que d’un œil.

– Demandez à Sacchinelli combien nous avons encaisse.

Le valet de chambre s’inclina et sortit.

Un instant après, il rentra.

– Dix mille deux cent cinquante ducats,dit-il.

– Vous voyez ; quarante et un millefrancs en tout : c’est moins encore que je ne vous disais.

– Quelle conséquence dois-je tirer de laréponse de Votre Éminence ?

– Celle-ci, monsieur, dit le cardinal en sesoulevant sur son coude et en jetant un regard de mépris aumessager, celle-ci : qu’étant un honnête homme, – ce qui estincontestable, puisque, si je ne l’étais pas, j’aurais vingt foiscette somme à ma disposition, – je ne saurais traiter avec unmisérable comme M. le colonel Mejean. Mais, eussé-je cettesomme, je lui répondrais ce que je vous réponds à cette heure. Jesuis venu faire la guerre aux Français et aux Napolitains avec dela poudre, du fer et du plomb, et non avec de l’or. Portez maréponse avec l’expression de mon mépris au commandant du fortSaint-Elme.

Et, indiquant du doigt au messager la porte dela chambre :

– Ne me réveillez désormais que pour deschoses importantes, dit-il en se laissant retomber sur son lit.

Le messager remonta au fort Saint-Elme, etreporta la réponse du cardinal au colonel Mejean.

– Ah ! pardieu ! murmura celui-ciquand il l’eut écouté, ces choses-là sont faites pour moi !Rencontrer à la fois d’honnêtes gens chez les sanfédistes et chezles républicains ! Décidément, je n’ai pas dechance !

CXLVI – CHUTE DE SAINT JANVIER – TRIOMPHEDE SAINT ANTOINE.

Le lendemain, au point du jour, c’est-à-direle 15 au matin, les sanfédistes s’aperçurent que les avant-postesrépublicains étaient évacués et poussèrent devant eux desreconnaissances, timides d’abord, mais qui s’enhardirent peu à peu,car ils soupçonnaient quelque piège.

En effet, pendant la nuit, Salvato avait faitétablir quatre batteries de canon :

L’une à l’angle du palais Chiatamone, quibattait toute la rue du même nom, dominée en même temps par lechâteau de l’Œuf ;

L’autre, derrière un retranchement dressé à lahâte, entre la strada Nardonne et l’église SainteFerdinand ;

La troisième, strada Médina ;

Et la quatrième entre porto Piccolo,aujourd’hui la Douane, et l’Immacolatella.

Aussi, à peine les sanfédistes furent-ilsarrivés à la hauteur de la strada Concezione, à peineapparurent-ils au bout de la rue Monte-Oliveto, et atteignirent-ilsla strada Nuova, que la canonnade éclata à la fois sur ces troispoints, et qu’il virent qu’ils s’étaient complétement trompés encroyant que les républicains leur avaient cédé la partie.

Ils se retirèrent donc hors de l’atteinte desprojectiles, se réfugiant dans les rues transversales, où lesboulets et la mitraille ne les pouvaient atteindre.

Mais les trois quarts de la ville ne leurappartenaient pas moins.

Donc, ils pouvaient tout à leur aise piller,incendier, brûler les maisons des patriotes, et tuer, égorger,rôtir et manger leurs propriétaires.

Mais, chose singulière et inattendue, celuicontre lequel se porta tout d’abord la colère des lazzaroni futsaint Janvier.

Une espèce de conseil de guerre se réunit auVieux-Marché, en face de la maison du beccaïo blessé, conseilauquel prenait part celui-ci, dans le but de juger saintJanvier.

D’abord, on commença par envahir son église,malgré la résistance des chanoines, qui furent renversés et foulésaux pieds.

Puis on brisa la porte de la sacristie, où estrenfermé son buste avec celui des autres saints formant sa cour. Unhomme le prit irrévérencieusement entre ses bras, l’emporta aumilieu des cris « À bas saint Janvier ! » pousséspar la populace, et on le déposa sur une borne, au coin de la rueSant’Eligio.

Là, on eut grand’peine à empêcher leslazzaroni de le lapider.

Mais, pendant qu’on était allé chercher lebuste dans son église, un homme était arrivé qui, par son autoritésur le peuple et sa popularité dans les bas quartiers de Naples,avait pris un grand ascendant sur les lazzaroni.

Cet homme était fra Pacifico.

Fra Pacifico avait vu, du temps qu’il étaitmarin, deux ou trois conseils de guerre à bord de son bâtiment. Ilsavait donc comment la chose se passait et donna une espèce derégularité au jugement.

On alla à la Vicaria, où l’on prit auvestiaire cinq habits de juge et deux robes d’avocat, et le procèscommença.

De ces deux avocats, l’un était l’accusateurpublic, l’autre le défenseur d’office.

Saint Janvier fut interrogé légalement.

On lui demanda ses noms, ses prénoms, son âge,ses qualités, et on l’interrogea pour qu’il eût à dire à l’aide dequels mérites il était parvenu à la position élevée qu’iloccupait.

Son avocat répondit pour lui, et, il faut ledire, avec plus de conscience que n’en mettent ordinairement lesavocats. Il fit valoir sa mort héroïque, son amour paternel pourNaples, ses miracles, non pas seulement de la liquéfaction du sang,mais encore les paralytiques jetant leurs béquilles, – les genstombant d’un cinquième étage et se relevant sains et saufs, – lesbâtiments luttant contre la tempête et rentrant au port, – leVésuve s’éteignant à sa seule présence, – enfin, les Autrichiensvaincus à Velletri, à la suite du vœu fait par Charles III,pendant qu’il était caché dans son four.

Par malheur pour saint Janvier, sa conduite,jusque-là exemplaire et limpide, devenait obscure et ambiguë dumoment que les Français entraient dans la ville. Son miracle fait àl’heure annoncée d’avance par Championnet, et tous ceux qu’il avaitfaits en faveur de la République, étaient des accusations graves etdont il avait de la peine à se laver.

Il répondit que Championnet avait employél’intimidation ; qu’un aide de camp et vingt-cinq hussardsétaient dans la sacristie ; qu’il y avait eu enfin menace demort si le miracle ne se faisait point.

À cela, il lui fut répondu qu’un saint quiavait déjà subi le martyre ne devait pas être si facile àintimider.

Mais saint Janvier répondit, avec une dignitésuprême, que, s’il avait craint, ce n’était point pour lui, que saposition de bienheureux mettait à l’abri de toute atteinte, maispour ses chers chanoines, moins disposés que lui à subir lemartyre ; que leur frayeur, à la vue du pistolet de l’envoyédu général français, avait été si grande et leur prière sifervente, qu’il n’avait pas pu y résister ; que, s’il lesavait vus dans la disposition de subir le martyre, rien n’eût pu ledécider à faire son miracle ; mais que ce martyre, il nepouvait le leur imposer.

Il va sans dire que toutes ces raisons furentvictorieusement rétorquées par l’accusateur, qui finit par réduireson adversaire au silence.

On alla aux voix, et, à la suite d’une chaudedélibération, saint Janvier fut condamné, non-seulement à ladégradation, mais à la noyade.

Puis, séance tenante, on nomma à sa place, paracclamation, saint Antoine, qui, en découvrant la conjurationdes cordes, avait enlevé à saint Janvier son reste depopularité, – on nomma saint Antoine patron de Naples.

La France, en 1793, avait détrôné Dieu ;Naples pouvait bien, en 1799, détrôner saint Janvier.

Une corde fut passée autour du cou du buste desaint Janvier, et le buste fut traîné par toutes les rues du vieuxNaples, puis conduit au camp du cardinal, qui confirma le jugementporté contre lui, le déclara déchu de son grade de capitainegénéral du royaume, et, mettant, au nom du roi, le séquestre surson trésor et sur ses biens, reconnut non-seulement saint Antoinepour son successeur, mais encore – ce qui prouvait qu’il n’étaitpoint étranger à la révolution qui venait de s’opérer – remit auxlazzaroni une immense bannière sur laquelle était peint saintJanvier fuyant devant saint Antoine, qui le poursuivait armé deverges.

Quant à saint Janvier, le fuyard, il tenaitd’une main un paquet de cordes et de l’autre une bannière tricolorenapolitaine.

Lorsqu’on connaît les lazzaroni, on peut sefaire une idée de la joie que leur causa un pareil présent, avecquels cris il fut reçu et combien il redoubla leur enthousiasme demeurtre et de pillage.

Fra Pacifico fut nommé, à l’unanimité,porte-enseigne, et prit, bannière à la main, la tête de laprocession.

Derrière lui, venait la première bannière, oùétait représenté le cardinal à genoux devant saint Antoine, luirévélant la conjuration des cordes.

Celle-là était portée par le vieux BassoTomeo, escorté de ses trois fils, comme de trois gardes ducorps.

Puis venait maître Donato, tirant saintJanvier par sa corde, attendu que, du moment qu’il était condamné,il appartenait au bourreau, ni plus ni moins qu’un simplemortel.

Enfin des milliers d’hommes, armés de tout cequ’ils avaient pu rencontrer d’armes, hurlant, vociférant,enfonçant les portes, jetant les meubles par les fenêtres, mettantle feu à ces bûchers et laissant derrière eux une traînée desang.

Et puis, soit superstition, soit raillerie, lebruit s’était répandu que tous les patriotes s’étaient fait graverl’arbre de la liberté sur l’une ou l’autre partie du corps, et cebruit servait de prétexte à des avanies étranges. Chaque patrioteque les lazzaroni rencontraient, soit dans la rue, soit chez lui,était dépouillé de ses habits et chassé par les rues à coups defouet, jusqu’à ce que, las de cette course, celui qui lepoursuivait lui tirât quelque coup de fusil ou de pistolet dans lesreins, pour en finir tout de suite avec lui, ou dans la cuisse,pour lui casser une jambe et faire durer le plaisir pluslongtemps.

Les duchesses de Pepoli et de Cassano, quiavaient commis ce crime, impardonnable aux yeux des lazzaroni, dequêter pour les patriotes pauvres, furent arrachées de leurpalais ; on leur coupa avec des ciseaux leurs robes, leursjupons, tous leurs vêtements enfin, à la hauteur de la ceinture, eton les promena nues – chastes matrones qu’aucun outrage ne pouvaitavilir ! – de rue en rue, de place en place, de carrefour encarrefour ; après quoi, elles furent conduites au castelCapuana, et jetées dans les prisons de la Vicairie.

Une troisième femme avait mérité, comme elles,le titre de mère de la patrie : c’était la duchesse Fusco,l’amie de Luisa. Son nom fut tout à coup prononcé, on ne sait parqui, – la tradition veut que ce soit par un de ceux qu’elle avaitsecourus. Il fut aussitôt décidé qu’on irait la chercher chez elle,et qu’on la soumettrait au même supplice. Seulement, il fallait,pour arriver à Mergellina, traverser la ligne formée par lesrépublicains de la place de la Vittoria au château Saint-Elme.Mais, en arrivant aux Giardini, qu’ils ne savaient pas gardés, ilsfurent accueillis par une telle fusillade, que force leur fut derétrograder en laissant une douzaine de morts ou de blessés sur lechamp de bataille.

Cet échec ne les fit point renoncer à leurdessein : ils se représentèrent à la salita diSan-Nicolas-de-Tolentino. Mais ils rencontrèrent le même obstacle àla strada San-Carlo-delle-Tartelle, où ils laissèrent encore uncertain nombre de morts et de blessés.

Enfin, ils comprirent que, dans leur ignorancedes positions prises par les républicains, ils donnaient dansquelque ligne stratégique. Ils résolurent, en conséquence, detourner le sommet de Saint-Martin, sur lequel ils voyaient flotterle drapeau des patriotes, par la rue de l’Infrascata, de gagnercelle de Saint-Janvier-Antiquano, et de descendre à Chiaïa par lasalita del Vomero.

Là, ils étaient complétement maîtres duterrain. Quelques-uns s’arrêtèrent pour faire leurs dévotions à lamadone de Pie-di-Grotta, et les autres – et ce fut la majeurepartie – continuèrent leur route par Mergellina, jusqu’à la maisonde la duchesse Fusco.

En arrivant à la fontaine du Lion, celui quiconduisait la bande proposa, pour plus grande certitude des’emparer de la duchesse, de cerner la maison sans bruit. Mais unhomme cria qu’il y avait une femme bien autrement coupable que laduchesse Fusco : c’était celle qui avait recueilli l’aide decamp du général Championnet blessé, celle qui avait dénoncé le pèreet le fils Backer, et qui, en les dénonçant, avait été cause deleur mort.

Or, cette femme, c’était la San-Felice.

Sur cette proposition, il n’y eut qu’uncri : « Mort à la San-Felice ! »

Et, sans prendre les précautions nécessairespour s’emparer de la duchesse Fusco, les lazzaroni s’élancèrentvers la maison du Palmier, enfoncèrent les portes du jardin, et,par le perron, se ruèrent dans la maison.

La maison, on le sait, était complétementvide.

La première rage se passa sur les vitres, quel’on brisa, sur les meubles, que l’on jeta par les fenêtres ;mais cette destruction d’objets néanmoins parut bientôtinsuffisante.

Les cris « La duchesse Fusco ! laduchesse Fusco ! à mort la mère de la patrie ! » sefirent bientôt entendre. On enfonça la porte du corridor quijoignait les deux maisons, et l’on se rua, de celle de laSan-Felice dans celle de la duchesse.

En examinant la maison de la San-Felice, ilétait facile de voir que cette maison avait été complétementabandonnée depuis quelques jours, tandis qu’on n’avait qu’à jeterles yeux sur celle de la duchesse Fusco pour s’assurer qu’elleavait été abandonnée à l’instant même.

Les restes d’un dîner se voyaient sur unetable servie de très-belle argenterie ; dans la chambre de laduchesse, gisaient à terre la robe et les jupons qu’elle venait dequitter, et dont la présence indiquait qu’elle s’était enfuieprotégée par un déguisement. S’ils ne s’étaient pas amusés à pilleret à saccager la maison de la San-Felice, ils prenaient la duchesseFusco, qu’ils venaient chercher de si loin et pour laquelle ilsavaient fait tuer inutilement une vingtaine d’entre eux.

Une rage féroce les prit. Ils commencèrent àtirer des coups de pistolet dans les glaces, à mettre le feu auxtentures, à hacher les meubles de coups de sabre, – lorsque, tout àcoup, les faisant tressaillir au milieu de cette occupation, unevoix venant du jardin cria insolemment à leur oreilles :

– Vive la République ! Mort autyrans !

Un hurlement de cannibales répondit à cecri ; ils allaient donc avoir quelqu’un sur qui ils sevengeraient de leur déception.

Ils s’élancèrent dans le jardin par lesfenêtres et par les portes.

Le jardin formait un grand carré long, plantéde beaux arbres et fermé de murs ; seulement, comme ce jardinne présentait aucun abri, l’imprudent qui venait de révéler saprésence par le cri provocateur ne pouvait leur échapper.

La porte du jardin qui donnait sur lePausilippe était encore ouverte : il était probable que cetteporte avait donné passage à la duchesse Fusco.

Cette probabilité se changea en certitude,lorsque, sur le seuil de cette porte s’ouvrant sur la montagne, leslazzaroni trouvèrent un mouchoir aux initiales de la duchesse.

La duchesse ne pouvait être loin, et ilsallaient faire une battue aux environs ; mais, pour la secondefois, sans qu’ils pussent deviner d’où il venait, retentit le cri,poussé avec plus d’impudence encore que la première fois, de« Vive la République ! Mort aux tyrans ! »

Les lazzaroni, furieux, se retournèrent :les arbres n’étaient ni assez gros, ni assez serrés pour cacher unhomme ; d’ailleurs, le cri semblait parti du premier étage dela maison.

Quelques-uns des pillards rentrèrent dans lamaison et se jetèrent par les degrés, tandis que les autresrestaient dans le jardin, en criant :

– Jetez-le-nous par les fenêtres !

C’était bien l’intention des dignessanfédistes ; mais ils eurent beau chercher, regarder par lescheminées, dans les armoires, sous les lits : ils netrouvèrent pas le moindre patriote.

Tout à coup, au-dessus de la tête de ceux quiétaient restés dans le jardin, retentit, pour la troisième fois, lecri révolutionnaire.

Il était évident que celui qui poussait ce criétait caché dans les branches d’un magnifique chêne vert quiétendait son ombre sur un tiers du jardin.

Tous les yeux se portèrent vers l’arbre etfouillèrent son feuillage. Enfin, sur l’une des branches, onaperçut, juché comme sur un perchoir, le perroquet de la duchesseFusco, l’élève de Nicolino et de Velasco, qui, dans le troublerépandu par l’invasion des lazzaroni, avait gagné le jardin, etqui, dans son effroi, ne trouvait rien de mieux à dire que le cripatriotique que lui avaient appris les deux républicains.

Mal prit au pauvre papagallo d’avoir révélé saprésence et son opinion dans une circonstance où son premier soineût du être de cacher l’une et l’autre. À peine fut-il découvert etreconnu pour le coupable, qu’il devint le point de mire des fusilssanfédistes, qu’une décharge retentit, et qu’il tomba au pied del’arbre, percé de trois balles.

Ceci consola un peu les lazzaroni de leurmésaventure : ils n’avaient pas fait buisson creux tout àfait. Il est vrai qu’un oiseau n’est pas un homme ; mais rienne ressemble plus à certains hommes qu’un oiseau qui parle.

Cette exécution faite, on se rappela saintJanvier, que Donato traînait toujours au bout d’une corde, et,comme on n’était qu’à deux pas de la mer, on monta dans une barque,on gagna le large, et, après avoir plongé plusieurs fois le bustedu saint dans l’eau, Donato, au milieu des cris et des huées, lâchala corde, et saint Janvier, ne pensant point que ce fût le momentde faire un miracle, au lieu de remonter à la surface de la mer,soit impuissance, soit mépris des grandeurs célestes, disparut dansles profondeurs de l’abîme.

CXLVII – LE MESSAGER

Du haut des tours du Château-Neuf, LuisaSan-Felice et Salvato, la jeune femme appuyée au bras du jeunehomme, avaient pu voir ce qui se passait dans la maison du Palmieret dans la maison de la duchesse Fusco.

Luisa ignorait d’où venait cette invasion, etdans quel but elle était faite. Seulement, on se rappelle que laduchesse avait refusé de suivre Luisa au Château-Neuf, disantqu’elle préférait rester chez elle et que, si elle était menacéed’un danger sérieux, elle aurait des moyens de fuite.

Il était incontestable, à voir tout lemouvement qui se faisait à Mergellina, que le danger étaitsérieux ; mais Luisa espérait que la duchesse avait pufuir.

Elle fut fort effrayée lorsqu’elle entenditcette fusillade éclatant tout à coup : elle était loin de sedouter qu’elle fût dirigée contre un perroquet.

En ce moment, un homme vêtu en paysan desAbruzzes toucha du bout du doigt l’épaule de Salvato ;celui-ci se retourna et poussa un cri de joie.

Il venait de reconnaître ce messager patriotequ’il avait envoyé à son père.

– Tu l’as vu ? demanda vivementSalvato.

– Oui, Excellence, répondit le messager.

– Que lui as-tu dis ?

– Rien. Je lui ai remis votre lettre.

– Que t’a-t-il dit, lui ?

– Rien. Il m’a donné ces trois grains tirés deson chapelet.

– C’est bien. Que puis-je faire pourtoi ?

– Me donner le plus d’occasions possible deservir la République, et, quand tout sera désespéré, celle de metuer pour elle.

– Ton nom ?

– Mon nom est un nom obscur et qui ne vousapprendrait rien. Je ne suis pas même Napolitain, quoique j’aie dixans habité les Abruzzes : je suis citoyen de cette villeencore inconnue qui sera un jour la capitale de l’humanité.

Salvato le regarda avec étonnement.

– Reste au moins avec nous, lui dit-il.

– C’est à la fois mon désir et mon devoir,répondit le messager.

Salvato lui tendit la main : ilcomprenait qu’à un tel homme on ne pouvait offrir d’autrerécompense.

Le messager entra dans le fort ; Salvatorevint près de Luisa.

– Ton visage m’annonce une bonne nouvelle,bien-aimé Salvato ! lui dit Luisa.

– Oui, cet homme vient de m’apporter une bonnenouvelle, en effet.

– Cet homme !

– Vois ces grains de chapelet.

– Eh bien ?

– Ils nous indiquent qu’un cœur dévoué et unevolonté persistante veillent, à partir de ce moment, sur nous, etque, dans quelque danger que nous nous trouvions, il ne faudrapoint désespérer.

– Et de qui vient ce talisman, qui a leprivilège de t’inspirer une telle confiance ?

– D’un homme qui m’a voué un amour égal àcelui que j’ai pour toi, – de mon père.

Et alors, Salvato, qui avait déjà eul’occasion, on se le rappelle peut-être, de parler à Luisa de samère, lui raconta pour la première fois la terrible légende de sanaissance, telle qu’il l’avait racontée aux six conspirateurs lesoir de son apparition au palais de la reine Jeanne.

Salvato touchait à la fin de son récit, quandson attention fut attirée par le mouvement de la frégate anglaisele Sea-Horse, commandée, comme nous l’avons déjà dit, parle capitaine Bail. Cette frégate, qui était ancrée d’abord en facedu port militaire, avait décrit, en passant devant le Château-Neufet le château de l’Œuf, un grand cercle qui aboutissait àMergellina, c’est-à-dire à l’endroit même où les lazzaroni,descendus par le Vomero, accomplissaient, dans la maison du Palmieret dans celle de la duchesse Fusco, l’œuvre de vengeance à laquellenous avons assisté.

À l’aide d’une longue-vue, il crut reconnaîtreque les Anglais débarquaient quatre pièces de canon de groscalibre, et les mettaient en batterie dans la villa, à l’endroitdésigné sous le nom des Tuileries.

Deux heures après, le bruit d’une vivecanonnade se faisait entendre à l’extrémité de Chiaïa, et desboulets venaient s’enfoncer dans les murailles du château del’Œuf.

Le cardinal, ayant appris que, par le Vomero,les lazzaroni étaient descendus à Mergellina, leur avait, par lemême chemin, envoyé un renfort de Russes et d’Albanais, tandis quele capitaine Bail leur apportait des canons que l’on pouvait fairemonter par l’Infrascata et descendre par le Vomero.

C’étaient ces canons, qui venaient d’être misen batterie, qui battaient le fort de l’Œuf.

Grâce à ce nouveau poste conquis par lessanfédistes, les patriotes étaient investis de tous les côtés, etil était facile de comprendre que, garantie comme elle l’était, labatterie que l’on venait d’élever ferait le plus grand mal auchâteau de l’Œuf.

Aussi, à la cinquième ou sixième décharged’artillerie, Salvato vit-il une barque se détacher des flancs ducolosse, qui semblait attaché à la terre par un fil.

Cette barque était montée par un patriote qui,en voyant Salvato sur l’une des tours du Château-Neuf, et, en lereconnaissant à son uniforme pour un officier supérieur, lui montraune lettre.

Salvato donna l’ordre qu’on ouvrit la porte dela poterne.

Dix minutes après, le messager était près delui et la lettre dans sa main.

Il la lut, et, comme cette lettre paraissaitd’un intérêt général, il ramena Luisa à sa chambre, descendit dansla cour, et, faisant appeler le commandant Massa et les officiersenfermés dans le château, il leur lut la lettre suivante :

« Mon cher Salvato,

» J’ai remarqué que vous suiviez, avec lemême intérêt que moi, mais sans jouir d’une aussi bonne place, lesscènes qui viennent de se passer à Mergellina.

» Je ne sais pas si Pizzofalcone, quivous masque tant soit peu la rivière de Chiaïa, ne vous empêche pasde voir aussi distinctement ce qui se passe aux Tuileries : entout cas, je vais vous le dire.

» Les Anglais viennent d’y débarquerquatre pièces de canon, qu’un détachement d’artilleurs russes a misen batterie sous la garde d’un bataillon d’Albanais.

» Vous entendez son ramage !

» Si elle chante ainsi pendantvingt-quatre heures seulement, il suffira qu’un autre Josué vienneavec une demi-douzaine de trompettes pour faire tomber lesmurailles du château de l’Œuf.

» Cette alternative, qui m’est assezindifférente, n’est pas prise avec la même philosophie par lesfemmes et les enfants qui sont réfugiés au château de l’Œuf et qui,à chaque boulet qui ébranle ses murailles, éclatent en plaintes eten gémissements.

» Voilà l’exposé de la situation assezinquiétante dans laquelle nous nous trouvons.

» Voici maintenant la proposition que jeprends sur moi de vous faire pour en sortir.

» Les lazzaroni disent que, quand Dieus’ennuie là-haut, il ouvre les fenêtres du ciel et regardeNaples.

» Or, je ne sais pourquoi j’ai l’idée queDieu s’ennuie, et que, pour se récréer ce soir, il ouvrira une deses fenêtres pour nous regarder.

» Essayons ce soir de contribuer à sadistraction en lui donnant, s’il est tel que je me le figure, lespectacle qui doit être le plus agréable à ses yeux : celuid’une troupe d’honnêtes gens houspillant une bande decanailles.

» Qu’en pensez-vous ?

» J’ai avec moi deux cents de meshussards, qui se plaignent d’engourdissement dans les jambes, etqui, ayant conservé leurs carabines, et chacun d’eux une douzainede cartouches, ne demandent pas mieux que de les utiliser.

» Voulez-vous transmettre ma propositionà Manthonnet et aux patriotes de Saint-Martin ? Si elle leuragrée, une fusée tirée par eux indiquera qu’à minuit nous nousjoindrons pour chanter la messe sur la place de Vittoria.

» Faisons en sorte que cette messe soitdigne d’un cardinal !

» Votre ami sincère et dévoué,

» Nicolino. »

Les dernières lignes de la lettre furentcouvertes d’applaudissements.

Le gouverneur du Château-Neuf voulait prendrele commandement du détachement que fournirait pour cette exécutionnocturne le Château-Neuf.

Mais Salvato lui fit observer que son devoiret l’intérêt de tous étaient qu’il restât au château dont il avaitle gouvernement, pour en tenir les portes ouvertes aux blessés etaux patriotes, s’ils étaient repoussés.

Massa se rendit aux instances de Salvato, àqui échut alors, sans conteste, le commandement.

– Maintenant, demanda le jeune brigadier, unhomme de résolution pour porter un double de cette lettre àManthonnet !

– Me voici, dit une voix.

Et, perçant la foule, Salvato vit venir à luice patriote génois qui lui avait servi de messager auprès de sonpère.

– Impossible ! dit Salvato.

– Et pourquoi impossible ?

– Vous êtes arrivé depuis deux heures àpeine : vous devez être écrasé de fatigue.

– Sur ces deux heures, j’ai dormi une heure etje me suis reposé.

Salvato, qui connaissait le courage etl’intelligence de son messager, n’insista point davantage dans sonrefus ; il fit une double copie de la lettre de Nicolino et lalui donna, avec injonction de ne la remettre qu’à Manthonnetlui-même.

Le messager prit la lettre et partit.

Par le vico della Strada-Nuova, par la stradade Monte-di-Dio, par la strada Ponte-di-Chiaïa et enfin par larampe del Petrigo, le messager atteignit le couvent deSan-Martino.

Il trouva les patriotes très-inquiets. Cettecanonnade qu’ils entendaient du côté de la rivière de Chiaïa lespréoccupait désagréablement. Aussi, lorsqu’ils surent qu’ilss’agissait d’enlever les pièces qui la faisaient, furent-ils tous,et Manthonnet le premier, d’accord qu’une troupe de deux centshommes se joindrait aux deux cents Calabrais de Salvato et aux deuxcents hussards de Nicolino.

On venait d’achever la lecture de la lettre,lorsqu’une fusillade se fit entendre aux Giardini. Manthonnetordonna aussitôt une sortie pour porter secours à ceux que l’onattaquait. Mais, avant que ces hommes fussent à la salitaSan-Nicola-de-Tolentino, des fuyards remontaient vers le quartiergénéral, annonçant que, attaqués par un bataillon d’Albanais venantà l’improviste du vico del Vasto, le petit poste des Giardinin’avait pu résister et avait été emporté de vive force.

Les Albanais n’avaient fait grâce à personne,et une prompte fuite avait pu seule sauver ceux qui apportaientcette nouvelle.

On remonta vers San-Martino.

L’événement était désastreux, surtout avec leplan que l’on venait d’arrêter pour la nuit suivante. Lescommunications étaient coupées entre San-Martino et le château del’Œuf. Si l’on essayait de passer de vive force, ce qui étaitpossible, on passait, mais en éveillant par le bruit du combat ceuxqu’on voulait surprendre.

Manthonnet était d’avis, coûte que coûte, dereprendre à l’instant même les Giardini ; mais le patriotegénois qui avait apporté la lettre de Salvato et que celui-ci avaitprésenté comme un homme d’une rare intelligence et d’un vraicourage, annonça qu’il se ferait fort, entre dix et onze heures dusoir, de débarrasser toute la rue de Tolède de ses lazzaroni et delivrer ainsi le passage aux républicains. Manthonnet lui demanda lacommunication de son projet ; le Génois y consentit, mais nevoulut le dire qu’à lui seul. La confidence faite, Manthonnet parutpartager la confiance que le messager avait en lui-même.

On attendit donc la nuit.

Au dernier tintement de l’Ave Maria,une fusée, partie de San-Martino, s’éleva dans les airs et annonçaà Nicolino et à Salvato de se tenir prêts pour minuit.

À dix heures du soir, le messager, sur lequeltout le monde avait les yeux fixés, attendu que, de la réussite desa ruse, dépendait le succès de l’expédition nocturne qui, au direde Nicolino, devait distraire et réjouir Dieu, – à dix heures, lemessager demanda une plume et du papier, et écrivit une lettre.

Puis, la lettre écrite, il mit bas son habit,endossa une veste déchirée et sale, changea sa cocarde tricolorepour une cocarde rouge, plaça la lettre qu’il venait d’écrire entrela baguette et le canon de son fusil, gagna, en faisant un grandtour par des chemins détournés, la strada Foria, et, se présentantdans la rue de Tolède par le musée Borbonico, comme s’il venait dupont de la Madeleine, il s’ouvrit, après des efforts inouïs, uneroute dans la foule, et finit par arriver au quartier général desdeux chefs.

Ces deux chefs étaient, on se le rappelle,Fra-Diavolo et Mammone.

Tous deux occupaient le rez-de-chaussée dupalais Stigliano.

Mammone était à table, et, selon son habitude,avait près de lui un crâne nouvellement scié à la tête d’un mort,peut-être même à la tête d’un mourant, et auquel adhéraient encoredes débris de cervelle.

Il était seul et sombre à table :personne ne se souciait de partager ses repas de tigre.

Fra-Diavolo, lui aussi, soupait dans unechambre voisine. Près de lui était assise, vêtue en homme, cettebelle Francesca dont il avait tué le fiancé et qui, huit joursaprès, était venue le rejoindre dans la montagne.

Le messager fut conduit à Fra-Diavolo.

Il lui présenta les armes, et l’invita àprendre la dépêche dont il était porteur.

Et effet, la dépêche était adressée àFra-Diavolo, et venait, ou plutôt était censée venir du cardinalRuffo.

Elle donnait l’ordre au célèbre chef de bandede le rejoindre immédiatement au pont de la Madeleine avec tous leshommes dont il pouvait disposer. Il s’agissait, disait SonÉminence, d’une expédition de nuit qui ne pouvait être confiée qu’àun homme d’exécution tel qu’était Fra-Diavolo.

Quant à Mammone, comme ses troupes setrouvaient diminuées de plus de moitié, il se retirerait pour cettenuit, quitte à reprendre son poste le lendemain matin, derrière lemusée Borbonico et s’y fortifierait.

L’ordre était signé du cardinal Ruffo, et unpost-scriptum portait qu’il n’y avait pas un instant à perdre pourobéir. Fra-Diavolo se leva pour aller se consulter avec Mamonne. Lemessager le suivit.

Nous l’avons dit, Mammone soupait.

Soit qu’il se défiât du messager, soit qu’ilvoulût tout simplement faire honneur au cardinal, Mammone emplit devin le crâne qui lui servait de coupe et le présenta tout sanglantet garni de ses longs cheveux au messager, en l’invitant à boire àla santé du cardinal Ruffo.

Le messager prit le crâne des mains du meunierde Sora, cria : « Vive le cardinal Ruffo ! »et, sans la moindre apparence de dégoût, après ce cri, le vida d’unseul trait.

– C’est bien, dit Mammone : retourneauprès de Son Éminence, et dis-lui que nous allons lui obéir.

Le messager s’essuya la bouche avec sa manche,jeta son fusil sur son épaule et sortit.

Mammone secoua la tête.

– Je n’ai pas foi dans ce messager-là,dit-il.

– Le fait est, dit Fra-Diavolo, qu’il a unsingulier accent.

– Si nous le rappelions, dit Mammone.

Tous deux coururent à la porte : lemessager allait tourner le coin du vico San-Tommaso, mais onpouvait encore l’apercevoir.

– Hé ! l’ami ! lui dit Mammone.

Il se retourna.

– Viens donc un peu, continua lemeunier : nous avons quelque chose à te dire.

Le messager revint avec un air d’indifférenceparfaitement joué.

– Qu’y a-t-il pour le service de VotreExcellence ? demanda-t-il en posant le pied sur la premièremarche du palais.

– Il y a que je voulais te demander de quelleprovince tu es.

– Je suis de la Basilicate.

– Tu mens ! répondit un matelot qui setrouvait là par hasard ; tu es Génois comme moi : je tereconnais à ton accent.

Le matelot n’avait pas encore achevé ledernier mot, que Mammone tirait un pistolet de sa ceinture etfaisait feu sur le malheureux patriote, qui tombait mort.

La balle lui avait traversé le cœur.

– Que l’on enlève le crâne à ce traître, ditMammone à ses gens, et qu’on me le rapporte plein de son sang.

– Mais, répondit un de ses hommes, à qui sansdoute la besogne déplaisait, Votre Excellence en a déjà un sur latable.

– Tu jetteras l’ancien et me rapporteras lenouveau. À partir de cette heure, je fais serment de ne plus boiredeux fois dans le même.

Ainsi mourut un des plus ardents patriotes de1799. Il mourut sans laisser autre chose que son souvenir. Quant àson nom, il est resté ignoré, et, quelques recherches que celui quiécrit ces lignes ait faites pour le connaître, il lui a étéimpossible de le découvrir.

CXLVIII – LE DERNIER COMBAT

En ne voyant pas revenir celui dont ilconnaissait et avait approuvé le projet, Manthonnet comprit ce quiétait arrivé : c’est que son messager était prisonnier oumort.

Il avait prévu le cas, et, à la ruse quivenait d’échouer, il était prêt à substituer une autre ruse.

Il ordonna à six tambours d’aller battre lacharge au haut de la rue de l’Infrascata, et cela, avec autantd’élan et d’ardeur que s’ils étaient suivis d’un corps d’armée devingt mille hommes.

L’ordre portait, en outre, de battre non pasla charge napolitaine, mais la charge française.

Il était évident que Fra-Diavolo et Mammonecroiraient que le commandant du fort Saint-Elme se décidait enfin àles attaquer et se précipiteraient au-devant des Français.

Ce que Manthonnet avait prévu arriva :aux premiers roulements du tambour, Fra-Diavolo et Mammonesautèrent sur leurs armes.

Ce battement de caisse, ce retentissementsombre, venaient à l’appui de l’ordre donné par le cardinal.

C’était sans doute dans la prévision de cettesortie qu’il avait rappelé Fra-Diavolo près de lui, et ordonné àMammone de se retrancher derrière le musée Borbonico, qui estjustement en face de la descente de l’Infrascata.

– Oh ! oh ! fit Diavolo en secouantla tête, je crois que tu t’es un peu pressé, Mammone, et lecardinal pourrait bien te dire : « Caïn, qu’as-tu fait deton frère ? »

– D’abord, dit Mammone, un Génois n’est pas etne sera jamais mon frère.

– Bon ! si ce n’était pas ce messager quieût menti, si c’était le matelot génois ?

– Eh bien, alors, cela me ferait un crâne deplus.

– Lequel ?

– Celui du Génois.

Et, tout en parlant ainsi, les deux chefsappelaient leurs hommes aux armes, et, dégarnissant Tolède,couraient avec eux vers le musée Borbonico.

Manthonnet entendit tout ce tumulte ; ilvit des torches qui semblaient des feux follets voltigeantau-dessus d’une mer de têtes, et qui, de la place du couvent deMonte-Oliveto, s’élançait vers la salita dei Studi.

Il comprit que le moment était venu de selaisser rouler dans la rue de Tolède, par la strada Taverna-Pentaet par le vico Cariati. Il occupa, avec deux cents hommes, dans larue de Tolède, la place que les avant-postes de Fra-Diavolo et deMammone y occupaient dix minutes auparavant.

Ils prirent aussitôt leur course vers le largodel Palazzo, le rendez-vous commun étant à l’extrémité deSanta-Lucia, au pied de Pizzo-Falcone, en face du château del’Œuf.

Le château de l’Œuf était, en effet, le pointcentral, eu supposant que les patriotes de Manthonnet descendissentpar les Giardini et la rue Ponte-di-Chiaïa.

Mais, comme on l’a vu, la prise des Giardiniavait tout changé.

Il en résulta que, comme la troupe deManthonnet n’était point attendue par la rue de Tolède, on la prit,dans l’obscurité, pour une troupe de sanfédistes, et le poste deSaint-Ferdinand fit feu sur elle.

Quelques hommes de la troupe de Manthonnetripostèrent, et les patriotes allaient se fusiller entre eux,lorsque Manthonnet s’élança seul en avant en criant :

– Vive la République !

À ce cri, répété avec enthousiasme des deuxcôtés, patriotes des barricades et patriotes de San-Martino sejetèrent dans les bras les uns des autres.

Par bonheur, quoiqu’on eût tiré unecinquantaine de coups de fusil, il n’y avait qu’un homme tué etdeux légèrement blessés.

Une quarantaine d’hommes des barricadesdemandèrent à faire partie de l’expédition et furent accueillis paracclamation.

On descendit en silence la rue du Géant, onlongea Santa-Lucia ; à cinq cents pas du château de l’Œuf,quatre hommes des barricades, qui avaient le mot d’ordre, formèrentl’avant-garde, et, pour que même accident ne se renouvelât point,on fit reconnaître la petite troupe à Saint-Ferdinand.

La précaution n’était point inutile. Salvatoavait rejoint avec ses deux cents Calabrais, et Michele avec unecentaine de lazzaroni. On n’attendait plus personne du côté duChâteau-Neuf, et une troupe aussi considérable arrivant parSanta-Lucia eût causé quelque inquiétude.

En deux mots, tout fut expliqué.

Minuit sonna. Tout le monde avait été exact aurendez-vous. On se compta : on était près de sept cents,chacun armé jusqu’aux dents, et disposé à vendre chèrement sa vie.On jura donc de faire payer cher aux sanfédistes la mort dupatriote tué par erreur. Les républicains savaient que lessanfèdistes n’avaient point de mot d’ordre et se reconnaissaient aucris de « Vive le roi ! »

Le premier poste de sanfédistes était àSanta-Maria-in-Portico.

Ils n’ignoraient pas que l’attaque desAlbanais sur les Giardini avait réussi.

Les sentinelles ne furent donc pas étonnées,surtout après avoir entendu une fusillade du côté de la tue deTolède, de voir s’avancer une troupe qui, de temps en temps,poussait le cri de « Vive le roi ! »

Elles la laissèrent approcher sans défiance,et prête à fraterniser avec elles ; mais, victimes de leurconfiance, les unes après les autres, elles tombèrentpoignardées.

La dernière, seule, eut le temps de lâcher soncoup de fusil en criant : « Alarme ! »

Le commandant de la batterie, qui était unvieux soldat, se gardait mieux que les sanfédistes, soldatsimprovisés. Aussi, au coup de fusil et au cri d’alarme, fut-il sousles armes, lui et ses hommes, et le cri « Halte ! »se fit-il entendre.

À ce cri, les patriotes comprirent qu’ilsétaient découverts, et, ne gardant plus aucune réserve, fondirentsur la batterie au cri de « Vive laRépublique ! »

Ce poste était composé de Calabrais et desmeilleurs soldats de ligne du cardinal : aussi le combatfut-il acharné. D’un autre côté, Nicolino, Manthonnet et Salvatofaisaient des prodiges, que Michele imitait de son mieux. Leterrain se couvrait de morts. Il fut repris, abreuvé de sangpendant deux heures. Enfin, les républicains, vainqueurs, restèrentmaîtres de la batterie. Les artilleurs furent tués sur leurs pièceset les pièces enclouées.

Après cette expédition, qui était le butprincipal de la triple sortie, comme il restait encore une heure denuit, Salvato proposa de l’employer en surprenant le bataillond’Albanais qui s’était emparé des Giardini, et qui avait coupé lescommunications du château de l’Œuf avec le couvent deSan-Martino.

La proposition fut accueillie avecenthousiasme.

Alors, les républicains se séparèrent en deuxtroupes.

L’une, sous les ordres de Salvato et deMichele, prit par la via Pasquale, la strada Santa-Teresa à Chiaïa,et fit halte sans avoir été découverte, strada Rocella, derrière lepalais del Vasto.

L’autre, sous les ordres de Nicolino et deManthonnet, remonta par la strada Santa-Catarina, et, découverte àla strada de Chiaïa, commença le feu.

À peine Salvato et Michele entendirent-ils lespremiers coups de fusil, qu’ils s’élancèrent par toutes les portesdu palais et des jardins del Vasto, escaladèrent les murailles desGiardini et tombèrent sur les derrières des Albanais.

Ceux-ci firent une héroïque résistance, unerésistance de montagnards ; mais ils avaient affaire à deshommes désespérés, jouant leur vie dans un dernier combat.

Tous, depuis le premier jusqu’au dernier,furent égorgés : nul n’échappa.

Alors, on laissa pêle-mêle, dans une bouesanglante, Albanais et républicains, et, tout enivrés de leurvictoire, les vainqueurs tournèrent les yeux vers la rue deTolède.

Revenus de leur erreur, Mammone etFra-Diavolo, après avoir reconnu que les tambours de l’Infrascata,en simulant une fausse attaque, ne servaient qu’à voiler lavéritable, étaient revenus prendre leur poste dans la rue deTolède. Ils écoutaient avec une certaine inquiétude le bruit ducombat des Giardini, et, le bruit du combat ayant cessé depuis unedemi-heure, ils s’étaient un peu relâchés de leur surveillance,lorsque, tout à coup, par un réseau de petites rues qui descend duvico d’Afflito au vico della Carita, une avalanche d’hommes seprécipita, repoussant les sentinelles et les avant-postes sur lesmasses, fusillant ou poignardant tout ce qui s’opposait à sonpassage, et, désastreuse, mortelle, dévastatrice, passa à traversl’immense artère, laissant, sur une largeur de trois cents mètres,les dalles couvertes de cadavres, et s’écoula par les rues faisantface à celles par lesquelles elle avait débouché.

Toute la troupe patriote se rallia au largoCastello et à la strada Médina. Les trois chefs s’embrassèrent,car, dans ces situations extrêmes, on ignore, lorsqu’on se quitte,si l’on se reverra jamais.

– Par ma foi ! dit Nicolino en regagnantle château de l’Œuf avec ses deux cents hommes, réduits d’uncinquième, je ne sais si Dieu a ouvert sa fenêtre, mais, s’il nel’a pas fait, il a eu tort : il eût vu un beauspectacle ! celui d’hommes qui aiment mieux mourir libres quede vivre sous la tyrannie.

Salvato était en face du Château-Neuf. Lecommandant Massa s’était tenu éveillé, écoutant avec anxiété lafusillade, qui avait commencé par s’éloigner et s’était rapprochéepeu à peu. Voyant, aux premiers rayons du jour, les républicainsdéboucher par le largo del Castello et la strada Médina, il ouvritles portes, prêt à les recevoir tous s’ils étaient vaincus.

Ils étaient vainqueurs, et chacun, mêmeManthonnet, maintenant que les communications étaient rétablies,pouvait regagner le point d’où il était parti.

La porte du château, qui avait ouvert seslarges mâchoires, les referma donc sur Salvato et ses Calabrais,sur Michele et ses lazzaroni diminués d’un quart.

Nicolino avait déjà repris le chemin duchâteau de l’Œuf ; Manthonnet le suivit, pour regagner lamontagne et rentrer à San-Martino.

Les républicains avaient perdu deux centshommes à peu près ; mais ils en avaient tué plus de sept centsaux sanfédistes, tout étonnés, au moment où ils se croyaientvainqueurs et n’ayant plus rien à craindre, de subir un sieffroyable échec.

CXLVIII bis – LE REPAS LIBRE

[16]Cettesortie, qui éclairait le cardinal sur ce que peuvent faire deshommes poussés au désespoir, l’épouvanta. Il avait entendu pendanttoute la nuit l’écho de cette fusillade, mais sans savoir ce dontil était question ; au point du jour, il apprit avec terreurle massacre de la nuit.

Il monta aussitôt à cheval, et voulut serendre compte par ses propres yeux des événements de la nuit. Enconséquence, accompagné de de Cesare, de Malaspina, de Lamarra etde deux cents de ses meilleurs cavaliers, il gagna, par la porteSaint-Janvier, la strada Foria, traversa, au milieu dessanfédistes, le largo delle Pigne, et aborda la rue de Tolède parla strada dei Studi.

Au largo San-Spirito, il fut reçu parFra-Diavolo et Mammone, et vit immédiatement, au visage sombre desdeux chefs, que le rapport des pertes faites par les sanfédistesn’était point exagéré.

On n’avait pas eu le temps d’enlever les mortset de laver le sang. Arrivé au largo della Carita, son chevalrefusa d’aller en avant ; il n’eût pu faire un pas sansmarcher sur un cadavre.

Le cardinal s’arrêta, descendit, entra dans lecouvent de Monte Oliveto et envoya Lamarra et de Cesare à ladécouverte, leur ordonnant, sous peine de sa disgrâce, de ne luirien cacher.

En attendant, il appela près de luiFra-Diavolo et Mammone et les interrogea sur les événements de lanuit. Ils ne savaient que ce qui s’était passé dans la rue deTolède.

Le peu de cohésion qu’il y avait entre lesdifférents corps sanfédistes empêchait les communications d’être cequ’elles eussent été dans une armée régulière.

Les deux chefs racontèrent que, vers troisheures du matin, ils avaient été assaillis par une troupe de démonsqui leur était tombée sur les épaules, sans qu’ils pussent savoird’où elle venait, et au moment où ils s’en doutaient le moins.Leurs hommes, attaqués à l’improviste, n’avaient fait aucunerésistance, et le cardinal avait vu le résultat de leurirruption.

Les républicains, au reste, avaient disparucomme une vision ; seulement, cette vision laissait, pourpreuve de sa réalité, cent cinquante ennemis couchés sur le champde bataille.

Le cardinal fronça le sourcil.

Puis de Cesare et Lamarra arrivèrent à leurtour.

Les nouvelles qu’ils apportaient étaientdésastreuses.

Lamarra annonçait que le bataillon albanais,une des forces de la coalition sanfédiste, était égorgé, depuis lepremier jusqu’au dernier homme.

De Cesare avait appris que, du poste et de labatterie de Chiaïa, il ne restait pas vingt hommes. Les quatrecanons fournis par le Sea-Horse étaient encloués et, parconséquent, hors d’usage, et les artilleurs russes s’étaient faittuer sur leurs pièces.

Or, pendant la même nuit, c’est-à-dire pendantla nuit qui venait de se passer, le cardinal, par un messager quiavait débarqué à Salerne, avait reçu la lettre de la reine, en datedu 14 ; dans laquelle lettre la reine lui disait que la flottede Nelson, après avoir quitté Palerme pour conduire à Ischial’héritier de la couronne, y était rentrée pour remettre à terre cemême héritier, sur la nouvelle, reçue par Nelson, que la flottefrançaise était sortie de Toulon.

Il n’y avait que peu de probabilité que laflotte vînt à Naples ; cependant, il était possible qu’elle yvînt : alors son entreprise était ruinée.

Enfin, une chose pouvait arriver une secondefois, comme elle était arrivée une première. Après Cotrone, lepillage avait été si grand, que les trois quarts des sanfédistes,s’étant regardés comme enrichis, avaient déserté avec armes,bagages et butin.

Or, la moitié de Naples était pillée par leslazzaroni, et l’armée sanfédiste pouvait bien ne pas estimerl’autre à la valeur des dangers que chaque homme courait enrestant.

Le cardinal ne s’abusait point. Son armée,c’était bien plutôt une bande de corbeaux, de loups et de vautoursvenant à la curée, qu’une troupe de soldats faisant la guerre pourle triomphe d’une idée ou d’un principe.

Donc, la première mesure à prendre étaitd’arrêter le pillage des lazzaroni, afin qu’en tout cas, il restâtquelque chose pour ceux qui avaient fait cent lieues dans l’espoirde piller eux-mêmes.

En conséquence, prenant son parti avec cetterapidité d’exécution qui était un des côtés saillants de son génie,il se fit apporter une plume, de l’encre et du papier, et rédigeaune proclamation dans laquelle il ordonnait positivement de cesserle pillage et le massacre, promettant qu’il ne serait fait aucunmauvais traitement à ceux qui remettraient leurs armes,l’intention de Sa Majesté étant de leur accorder amnistiepleine et entière.

On conviendra qu’il est difficile de conciliercette promesse avec les ordres rigoureux du roi et de la reineconcernant les rebelles, si l’intention positive du cardinal n’eûtpoint été de sauver, en vertu de son pouvoir d’alter ego,autant de patriotes qu’il pourrait le faire.

La suite, au reste, prouva que c’était bien làson intention.

Il ajoutait, en outre, que toute hostilitécesserait à l’instant même contre tout château et toute forteressearborant la bannière blanche, en signe qu’ils acceptaientl’amnistie offerte, et il garantissait sur son honneur la vie desofficiers qui se présenteraient pour parlementer.

Cette proclamation fut imprimée et affichée,le même jour, à tous les coins de rue, à tous les carrefours, surtoutes les places de la ville ; et, comme il était possibleque les patriotes de San-Martino, ne descendant point en ville,demeurassent dans l’ignorance de ces nouvelles dispositions ducardinal, il leur envoya Scipion Lamarra, précédé d’un drapeaublanc et accompagné d’un trompette, pour leur annoncer cettesuspension d’armes.

Les patriotes de San-Martino, encore toutenfiévrés de leur succès de la nuit précédente et du résultatobtenu, – car ils ne doutaient point que ce ne fût à leur victoirequ’ils dussent cette démarche pacifique du cardinal, – répondirentqu’ils étaient résolus à mourir les armes en main et qu’ilsn’entendraient à rien avant que Ruffo et les sanfédistes eussentévacué la ville.

Mais, cette fois encore, Salvato, qui joignaitla sagesse du diplomate au bouillant courage du soldat, ne futpoint de l’avis de Manthonnet, chargé, au nom de ses compagnons, derépondre par un refus. Il se présenta au corps législatif, lespropositions du cardinal Ruffo à la main, et n’eut point de peine,après lui avoir exposé la véritable situation des choses, à ledéterminer à ouvrir des conférences avec le cardinal, cesconférences, si elles aboutissaient à un traité, étant le seulmoyen de sauver la vie des patriotes compromis. Puis, comme leschâteaux étaient sous la dépendance du corps législatif, le corpslégislatif fit dire à Massa, commandant du Château-Neuf, et àL’Aurora, commandant du château de l’Œuf, que, s’ils ne traitaientpas directement avec le cardinal, il traiterait en leur nom.

Il n’y avait rien à ordonner de pareil àManthonnet, qui, n’étant point enfermé dans un fort, mais occupantle couvent de San-Martino, ne dépendait que de lui-même.

Le corps législatif invitait, en même temps,Massa à s’aboucher avec le commandant du château Saint-Elme, nonpoint pour qu’il acceptât les mêmes conditions qui seraientoffertes aux commandants de forts napolitains, – en sa qualitéd’officier français, il pouvait traiter à part, et comme bon luisemblait, – mais pour qu’il approuvât la capitulation des autresforteresses, et signât au traité, sa signature paraissant, avecraison, une garantie de plus de l’exécution des traités, puisquelui était tout simplement un ennemi, tandis que les autres étaientdes rebelles.

On répondit donc au cardinal qu’il n’avaitpoint à s’arrêter au refus des patriotes de San-Martino et quel’amnistie proposée par lui était acceptée.

On le priait d’indiquer le jour et l’heure oùles chefs des deux partis se réuniraient pour jeter les bases de lacapitulation.

Mais, pendant cette même journée du 19 juin,arriva une chose à laquelle on devait s’attendre.

Les Calabrais, les lazzaroni, les paysans, lesforçats et tous ces hommes de rapine et de sang qui, pour piller ettuer à leur satisfaction, suivaient les Sciarpa, les Mammone, lesFra-Diavolo, les Panedigrano et autres bandits de même étoffe, tousces hommes enfin, voyant la proclamation du cardinal qui mettaitune fin aux massacres et aux incendies, résolurent de ne pointobéir à cet ordre et de continuer le cours de leurs meurtres et deleurs dévastations.

Le cardinal frémit en sentant l’arme aveclaquelle jusque-là il avait vaincu, lui tomber des mains.

Il donna l’ordre de ne plus ouvrir les prisonsaux prisonniers que l’on y conduirait.

Il renforça les corps russes, turcs et suissesqui se trouvaient dans la ville, les seuls, en effet, sur lesquelsil pût compter.

Alors, le peuple, ou plutôt des bandesd’assassins, de meurtriers et de brigands qui désolaient,incendiaient et ensanglantaient la Ville, voyant que les prisonsrestaient fermées devant les prisonniers qu’ils y conduisaient, lesfusillèrent et les pendirent sans jugement. Les moins férocesconduisirent les leurs au commandant du roi à Ischia ; mais,là, les patriotes trouvèrent Speciale, lequel se contentait derendre contre eux des jugements de mort, sans même les interroger,quand, pour en finir plus tôt avec eux, il ne les faisait pas jetera la mer sans jugement.

Du haut de San-Martino, du haut du château del’Œuf et du haut du Château-Neuf, les patriotes voyaient avecterreur et avec rage tout ce qui se passait dans la ville, dans leport et sur la mer.

Révoltés de ce spectacle, les patriotesallaient sans doute reprendre les armes, lorsque le colonel Mejean,furieux de n’avoir pu traiter ni avec le directoire ni avec lecardinal Ruffo, fit dire aux républicains qu’il avait au châteauSaint-Elme cinq ou six otages qu’il leur livrerait si les massacresne cessaient pas.

Au nombre de ces otages était un cousin duchevalier Micheroux, lieutenant du roi, et un troisième frère ducardinal.

On fit savoir à Son Éminence l’état deschoses.

Si les massacres continuaient, autant depatriotes massacrés, autant d’otages on jetterait du haut en basdes murailles du château Saint-Elme.

Les rapports s’envenimaient et conduisaientnaturellement les deux partis à une guerre d’extermination. Il n’yavait aucun doute à avoir que des hommes courageux et désespérés netinssent point les menaces de représailles qu’ils avaientfaites.

Le cardinal comprit qu’il n’y avait pas uninstant à perdre. Il convoqua les chefs de tous les corps marchantsous son commandement, et les supplia de maintenir leurs soldatsdans la plus rigoureuse discipline, et leur promettant deglorieuses récompenses s’ils y réussissaient.

On ordonna alors des patrouilles composées desous-officiers seulement. Ces patrouilles parcouraient les rues entout sens, et, à force de menaces, de promesses, d’argent jeté, lesincendies s’éteignirent, le sang cessa de couler : Naplesrespira.

Il ne fallut pas moins de deux jours pourarriver à ce résultat.

Le 21 juin, profitant de l’armistice et de latranquillité qui, après tant d’efforts, en était la suite, lespatriotes de Saint-Martin et des deux châteaux résolurent de fairece que faisaient les anciens quand ils étaient condamnés à lamort : Le repas libre.

César, seul, manquait pour recevoir lesparoles sacramentelles : Morituri tesalutant !

Ce fut une triste fête que cette solennitésuprême dans laquelle chacun semblait célébrer ses propresfunérailles, quelque chose de pareil à ce dernier festin dessénateurs de Capoue, à la fin duquel, au milieu des fleurs fanéeset au son des lyres mourantes, on fit circuler la coupe empoisonnéedans laquelle quatre-vingts convives burent la mort.

La place choisie fut celle du Palais-National,aujourd’hui place du Plébiscite. Elle était alors beaucoup plusétroite qu’elle ne l’est aujourd’hui.

Des mâts furent plantés sur toute la longueurde la table ; chaque mât déroulait au vent une flamme blanche,sur laquelle, en lettres noires, étaient écrits ces mots :

VIVRE LIBRE OU MOURIR !

Au-dessus de cette flamme, et au milieu dechaque mât, était un faisceau de trois bannières, dont lesextrémités venaient caresser le front des convives.

L’une était tricolore : c’était labannière de la liberté.

L’autre était rouge : c’était le symboledu sang répandu et qui restait à répandre encore.

L’autre était noire : c’était l’emblèmedu deuil qui couvrirait la patrie lorsque la tyrannie, un instantchassée, reviendrait régner sur elle.

Au milieu de la place, au pied de l’arbre dela liberté, s’élevait l’autel de la patrie.

On commença par y célébrer une messe mortuaireen l’honneur des martyrs morts pour la liberté. L’évêque dellaTorre, membre du corps législatif, y prononça leur oraisonfunèbre.

Puis on se mit à table.

Le repas fut sobre, triste, presque muet.

Trois fois seulement, il fut interrompu par undouble toast : « À la liberté et à la mort ! »ces deux grandes déesses invoquées par les peuples opprimés.

De leurs avant-postes, les sanfédistespouvaient voir le suprême festin ; mais ils n’en comprenaientpoint la sublime tristesse.

Seul le cardinal calculait de quels effortsdésespérés sont capables des hommes qui se préparent à la mort aveccette solennelle tranquillité ; il n’en était, soit crainte,soit admiration, que plus affermi dans la résolution de traiteravec eux.

FIN DU QUATRIÈME TOME.

 

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