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La Ténébreuse Affaire de Green-Park

La Ténébreuse Affaire de Green-Park

d’ Arnould Galopin
Chapitre 1 Une partie interrompue

Comment je suis arrivé à mener à bien ce que l’on a appelé la Ténébreuse Affaire de Green-Park ?

C’est bien simple.

Je veux dire : bien simple à raconter.

Comme tout Anglais de race, je suis méthodique, car j’estime qu’avec de la méthode on arrive à une précision de mémoire extraordinaire.

Et il faut de la mémoire pour exercer l’art si complexe du détective, – je dis « détective » et non pas policier.

D’abord, je suis gentleman, fils de gentleman.Mon père, Arthur Edgar Dickson, était un des farmers les plus honorablement connus de l’Ouest Australien.

Le policier, lui, n’est jamais un gentleman et c’est presque toujours un mauvais détective, car il manque précisément de ce qui fait notre force à nous : la méthode.

La méthode ne s’apprend pas ; chacun secrée la sienne suivant ses aptitudes ou la disposition de sonesprit.

Le policier subalterne applique servilement,les procédés qu’il tient de son supérieur, celui-ci s’inclinelui-même devant les avis de son chef, lequel, à son tour, s’enrapporte au sien, et ainsi de suite en remontant la hiérarchiejusqu’au « lord-chief » de justice.

De sorte qu’il n’y a dans tout un royaumequ’une façon d’instruire officiellement toutes les affairescriminelles, quand, à chacune d’elles, devrait au contrairecorrespondre un tour de main particulier inspiré de l’analyse del’affaire elle-même.

Aussi les policiers officielsn’aboutissent-ils, en général, à rien et ont-ils recours à nous endésespoir de cause.

C’est ce qui arriva précisément pour le crimede Green-Park.

Je viens au fait.

Par une chaude après-midi de juillet, je metrouvais chez moi, dans ma maison de Broad-West, en compagnie dequelques intimes : Michaël Perkins, un ami de collège, GilbertCrawford le millionnaire, mon voisin de campagne, et la délicieuseMiss Edith.

Je n’ai pas à présenter cettedemoiselle : je ne suis pas romancier.

Ce qu’il y a plus d’intérêt à retenir, c’estque c’était un dimanche et que nous faisions à quatre une partie de« scouring ».

Ce point mérite qu’on s’y arrête parce qu’ilfixe pour moi le début de ce récit. C’est, si l’on veut, le petitcoup de pouce qui fait se déclencher automatiquement dans mamémoire méthodique une suite de tableautins, pareils à des épreuvescinématographiques et composant à eux seuls le drame visuel quej’ai classé dans ma troisième circonvolution frontale sous la fiche« Green-Park. »

Nous jouions donc au scouring etM. Crawford, le millionnaire, venait d’abattre le dix detrèfle quand, à ce moment même, mon vieux Jim frappa trois petitscoups à la porte du salon.

– Fie ! encorel’Alarm-Knock ! s’écria Michaël Perkins en jetantrageusement ses cartes sur la table, et cela juste à la minute oùle jeu devenait intéressant… c’est à croire que le diable a lescouring en aversion !

– Pas le diable, fis-je en me levant… maissans doute pis… Ramassez votre jeu, Perkins, je n’en ai peut-êtrepas pour bien longtemps.

Sur ces mots, je tirai ma montre qui est unbon chronomètre de fabrication anglaise et j’ajoutai :

– Notre ami Crawford vient d’abattre unecarte… cette carte est un trèfle… Retenez bien ceci, je vousprie : il faut dans toutes les actions de la vie se référer àdes procédés mnémotechniques ; or, trèfle signifie espérance…« Espérez-moi » donc, sans y compter trop. Ce trèfle estun dix… Attendez-moi dix minutes et si, ce temps écoulé,c’est-à-dire à trois heures quarante-cinq, je n’ai pas reparu,veuillez reprendre la partie sans votre serviteur.

Et ce disant, je pris congé de mes hôtes. Ilme sembla, lorsque je refermai la porte, entendre à mon endroitcertaine réflexion que d’autres jugeraient désobligeante… mais pasmoi… Une réputation d’originalité, même dans les chosesindifférentes en apparence, n’est point pour me déplaire.

Je passai dans mon cabinet.

Un homme m’y attendait, assis dans unfauteuil, et je reconnus aussitôt un de ces fonctionnaires dont jeparlais tout à l’heure, lesquels font un peu comme ces matrones devillage qui vont chercher le médecin lorsque leur inexpérience atout compromis.

– Ah ! c’est vous, Mac Pherson, fis-je enm’avançant vers le trouble-fête… qu’y a-t-il encore ?… uncrime ?…

– Peut-être, monsieur Dickson.

– Une mort, tout au moins ?

– Oui, monsieur Dickson.

– Mystérieuse ?

– Les uns le prétendent… les autres sont d’unavis tout opposé.

– L’affaire en deux mots ?

– Voici… vous avez sans doute entendu parlerde M. Ugo Chancer… vous savez, ce vieil original qui demeure àGreen-Park ?

– Parfaitement… et ce M. Chancer estmort ?

– Comment ! vous le savez déjà ?

– Mais c’est vous qui venez de me l’apprendre…Voyons, Mac Pherson, vous vous présentez chez moi pour m’entretenird’un décès suspect et vous commencez votre récit en me nommantM. Ugo Chancer… Le moins que je puisse faire est bien d’eninférer que ce M. Chancer est la victime… Continuez, je vousprie…

– En effet, M. Chancer a été trouvé mortce matin dans son cabinet de travail… Nous avions d’abord, lechief-inspector Bailey et moi, conclu à un décès naturel,lorsqu’une femme de chambre est venue faire une déposition qui atout embrouillé… Ketty – c’est le nom de cette fille – prétendavoir entendu vers minuit des cris d’appel partant du bureau de sonmaître… Elle affirme même avoir vu, à la lueur de la lune, un hommequi escaladait le mur du parc… Tout cela est bien étrange et jevous avouerai que, pour ma part, je n’en crois pas un mot…

– Et sur quoi vous fondez-vous, Mac Pherson,pour rejeter a priori les déclarations de cetteKetty ?

– Sur quoi ? Mais by God !sur mon expérience d’abord et ensuite sur mon enquête… Pour arriverjusqu’à M. Chancer, nous avons été obligés, Bailey et moi,d’enfoncer la porte de son cabinet qui était fermée en dedans parun solide verrou d’acier… une autre porte était égalementcadenassée… Quant aux fenêtre », elles étaient touteshermétiquement closes… Pour moi, voyez-vous, M. Chancer quiétait très gros et très rouge est mort d’une congestion. Cependant,comme le mot de crime a été prononcé et que les voisins du défuntréclament votre intervention, je suis venu, sur l’ordre de Bailey,vous demander si vous consentiriez à vous occuper de cetteaffaire.

Je fis un signe de tête affirmatif.

L’aventure m’intéressait.

Le bref exposé que je venais d’entendre avaitsuffi à me faire, une fois de plus, toucher du doigt l’impertinenteincapacité de la police.

J’appuyai sur un bouton électrique et mondomestique entra aussitôt en coup de vent.

– Jim, commandai-je, mon grand pardessusbeige.

– Par cette chaleurMr Dickson ?

– M’avez-vous compris, Jim ? Depuis quandfaut-il vous répéter un ordre ?

Jim s’éclipsa derrière la porte et reparutbientôt avec mon overcoat.

– En route ! dis-je à Mac Pherson.

Nous descendîmes et j’aperçus stationnantdevant la maison un hansom dans lequel se trouvait lechief-inspector Bailey.

Ce fonctionnaire avait craint sans doute decompromettre le bon renom de son administration en venant lui-mêmeimplorer le secours d’un amateur et il m’avait dépêché sonsecrétaire.

– Bonjour, monsieur Dickson, dit-il d’un airfroid.

– Bonjour, Bailey… eh bien ! il paraîtque vous avez besoin de moi ?

Le chief-inspector eut un imperceptiblehaussement d’épaules que l’on pouvait prendre en bonne ou enmauvaise part, mais je me contentai de sourire, habitué que j’étaisaux façons un peu libres de ce policier sans usages.

Au moment où j’allais franchir le seuil de laporte, je fus rejoint par M. Crawford.

Mon richissime voisin avait son chapeau sur latête et semblait un peu confus.

– Excusez-moi, dit-il, mais je viensd’apprendre que vous partez en expédition pour Green-Park.

– Tiens… vous êtes déjà au courant ?

– C’est de votre faute, mon cher Dickson, vousparlez un peu fort… et ma foi, sans le vouloir nous avons entendutoute votre conversation avec l’agent Mac Pherson. Voulez-vous mepermettre de vous accompagner ?

– Avec plaisir.

– J’ai beaucoup lu M. Conan Doyle et jene serais pas fâché de vous voir un peu à l’œuvre, mon cherDickson… une fantaisie, que voulez-vous ? Ainsi, c’estentendu, je suis des vôtres… Laissez-moi alors vous emmener dansmon auto… nous serons, de la sorte, rendus en quelques minutes àGreen-Park… Vous en auriez pour une heure avec ce hansom.

– J’accepte… fis-je en souriant… Miss Edith etPerkins en seront réduits à faire un piquet en tête à tête…

Chapitre 2Le mort parle

M. Crawford prit le volant, et, comme ilmenait un train d’enfer, au bout de dix minutes, nous stoppionsdevant le cottage de M. Ugo Chancer.

C’est une coquette habitation en briquesrouges et en pierres de taille avec des bow-window aurez-de-chaussée et de petites fenêtres irrégulières au premier etau second étage ; une énorme vigne-vierge et des clématitesgrimpent le long des murs, formant au-dessus des balcons plusieursbosquets aériens du plus joli effet.

Après avoir suivi une allée de tilleuls, nousarrivâmes devant un monumental perron soigneusement passé au blancde Sydney, suivant la mode australienne.

Dans le vestibule étaient assis quelquesdomestiques qui, en nous apercevant, prirent incontinent des mineséplorées comme s’ils eussent été les plus proches parents dumort.

Quand j’eus dit mon nom, un valet de chambreobèse et exagérément parfumé à l’héliotrope, nous conduisitaussitôt au premier étage où se trouvait le cabinet de M. UgoChancer.

La porte, très éprouvée par les vigoureusesépaules de Bailey et de Mac Pherson était demeuréeentr’ouverte.

– Laissez-moi entrer seul, dis-je à Bailey… ouplutôt non… avec monsieur…

Et je désignai M. Crawford.

– Comme vous voudrez, monsieur Dickson,répondit le chief-inspector avec un sourire narquois.

Nous pénétrâmes dans la chambre mortuaire, monhonorable voisin et moi, et aussitôt je poussai une chaise contrela porte.

J’eus soin aussi de boucher le trou de laserrure avec une cigarette afin que personne ne pût nous observerdu dehors.

L’obscurité était complète.

Je frottai une allumette et regardairapidement autour de moi, cherchant d’un coup d’œil à mereprésenter la scène qui s’était passée.

J’ai toujours pour habitude de procéder ainsi,car j’ai remarqué que ma première impression est généralement labonne.

M. Crawford suivait tous mes mouvementsavec un intérêt visible.

– Je regrette, dit-il, de n’avoir pas lafacilité d’un docteur Watson pour me faire l’historiographe destours de force de votre imagination.

– Votre admiration me flatte, répondis-je ensouriant… mais elle est un peu prématurée… Attendez donc, au moins,que j’aie découvert quelque chose.

Autour de moi je ne distinguai, tout d’abord,que quelques meubles de bois noir et une grande glace dans laquellese jouait la petite flamme jaune de mon allumette de cire… puis,sur le parquet, j’aperçus une sorte de plumeau blanc, oublié làsans doute par quelque domestique distrait.

Cependant, m’étant approché de la chose, jereconnus que ce que je prenais pour un plumeau, c’était la tête del’infortuné M. Chancer.

J’allumai alors une bougie qui se trouvait surune console et je commençai mon inspection, avec lenteur etméthode, selon ma formule.

Le premier coup d’œil ne m’avait rien révéléqui pût me fournir un indice.

Cela débutait mal.

– Voyons, dis-je, examinons attentivement lecadavre.

M. Chancer était étendu sur le dos, lebras gauche allongé et le poing crispé ; une de ses jambes, ladroite, se repliait sous le corps.

Chose curieuse ! le visage du mort étaitpourpre, presque violet au sommet du front et les yeux grandsouverts brillaient d’un éclat singulier.

Je collai mon oreille contre la poitrine deM. Ugo Chancer et, je dois l’avouer, j’éprouvai une réelleémotion en entendant un petit bruit étouffé, régulier et trèsrapide.

– Ah çà ! est-ce que je rêve ?fis-je en prenant le bras de M. Crawford… écoutez donc, jevous prie.

M. Crawford s’accroupit et écouta à sontour.

– En effet, murmura-t-il, on entend quelquechose… comme si…

L’expression effarée de son regard achevait lapensée que son trouble l’empêchait de formuler.

Soudain je haussai les épaules.

La montre !… c’était de la montre du mortque provenait ce bruit… d’une grosse montre de chasse semblable àcelles qui se fabriquent depuis quelques années à Manchester etdont l’échappement, au lieu d’être sec et bruyant, rend, aucontraire, un son mat, à cause de deux garnitures de cuir trèsépaisses interposées entre le boîtier et le mouvement, dans le butd’empêcher l’humidité.

Il n’y avait plus à en douter, M. UgoChancer était bien mort et si – chose singulière – ses yeux étaientdemeurés brillants, cela tenait à la grande quantité de sanglocalisée dans le cerveau.

Posant alors ma bougie sur un meuble, je memis à arpenter la pièce, m’arrêtant longuement devant chaqueobjet.

Tout était en ordre ! seule une chaiseavait été renversée, mais il n’était pas possible d’admettrequ’elle fût tombée en même temps que M. Chancer. Elle setrouvait d’ailleurs trop loin du cadavre et il aurait fallusupposer – ce qui eût été invraisemblable – que le vieillardl’avait repoussée en s’abattant sur le parquet.

Tout cela était bien étrange et j’en pris moncompagnon à témoin.

– J’admire, me répondit M. Crawford, lapeine que vous vous donnez pour reconstituer un crime que rien nefait présumer… Vous tenez donc bien, monsieur Dickson, à ce que cevieillard ait été assassiné ?… Inclination professionnelle, medirez-vous… Quant à moi, je me range à l’opinion des bonnesgens…

– La congestion ?

– Oui… La congestion. Regardez cette face, lacoloration insolite de ce front, l’œdème des paupières et jusqu’àla position repliée, recroquevillée, pour mieux dire, des membresinférieurs ; tout semble, n’est-il pas vrai, corroborer cediagnostic ?

– J’étais ébranlé.

– Pourtant, cette chaise ? fis-jeremarquer à mon interlocuteur.

– Eh ! sait-on à quels mouvementsdésordonnés peut se livrer un malheureux qui se sent subitementsaisi à la gorge par l’asphyxie ?

J’étais bien près de me rendre à la parfaitejustesse de cette objection. Mon admirateur de tout à l’heure serévélait comme un terrible critique. Ce n’était plus un Watson quitoujours approuve et s’extasie… c’était un raisonneur qui voyaittrès juste, ma foi, et qui, avant d’arriver à une conclusion,voulait savoir de quoi elle était faite.

Il n’est rien de si vétilleux qu’unmillionnaire !

En somme, que me restait-il pour étayer monopinion contre celle de M. Crawford ? rien, sinon letémoignage tardif d’une fille peut-être hallucinée ou névropathe,nerveuse à coup sûr… et à bon droit surexcitée…

N’importe, mon habileté professionnelle étaiten jeu et il s’agissait de faire bonne figure devant moncontradicteur.

J’ouvris la porte.

– Que l’on fasse monter la fille Ketty,ordonnai-je aux deux policiers qui se tenaient toujours sur lepalier.

Quelques minutes après, la femme de chambrearrivait.

C’était une petite boulotte au teint en fleur,aux cheveux couleur de blé mûr, aux yeux rieurs et parfaitementsymétriques.

Elle n’avait rien d’une hallucinée ni d’unemalade et je fis part de cette remarque à M. Crawford.

La maid se tenait devant nous, les mains dansles poches de son tablier blanc à bavette et regardait le cadavreavec un air de compassion que l’on sentait de commande.

– Qu’a dit le médecin ? lui demandai-je àbrûle-pourpoint.

– Que c’était un coup de sang.

– Oui… grommelai-je… encore un professionnel,celui-là… et quel est votre avis ?

– Mon avis à moi, répondit la maid, c’est quemon maître a été assassiné… de ça, monsieur, je n’en démordrai pas…d’ailleurs, je l’ai dit à la police.

– Je connais votre déposition… À quelle heureexactement avez-vous entendu des bruits de lutte ?

– Un peu avant minuit.

– Et à quelle heure le médecin fait-ilremonter le décès ?

– À minuit, monsieur.

– Parfait !… voilà qui concorde de toutpoint, dis-je en m’adressant à M. Crawford, par-dessus la têtede la jeune fille.

Mon voisin eut un petit sourire.

– Pardon, fit-il, quand le médecin est-il venufaire ses constatations ?

– Ce matin, aussitôt après que le corps eûtété découvert, répondis-je.

– Et cette enfant a déposé devant lesurintendant de police… ?

– Cet après-midi.

– Sa déposition a donc pu être inspirée parles propos du docteur.

Le terrible millionnaire triomphait ! Del’échafaudage si précaire de mes probabilités il ne restait plusgrand’chose… un doute… une présomption tout au plus…

Mais j’étais résolu à lutter jusqu’aubout.

– Amenez-moi tous les domestiques,ordonnai-je.

Ils étaient quatre, outre la maid : unjardinier, une cuisinière, une vieille gouvernante et le valet dechambre qui se parfumait outrageusement.

Quand ils furent réunis :

– Votre maître, leur dis-je, avait-ill’habitude de se verrouiller chez lui ?

Le jardinier se récusa ; il ne montaitjamais à l’appartement de M. Chancer.

Chez les autres les réponses furentcontradictoires.

Ketty qui tenait à sa version prétendit quel’on entrait librement chez le vieillard à toute heure, où qu’il setrouvât. La cuisinière faisait des réserves : il était arrivéque M. Chancer la laissât frapper vainement à la porte alorsqu’elle venait prendre ses ordres pour le dîner.

Le suave valet de chambre fut plusexplicite.

– J’ai été fort surpris, dit-il, de constaterque Monsieur s’était enfermé chez lui… Une chose m’a surtoutétonné : en cette saison Monsieur dormait ou veillait toujoursles fenêtres ouvertes… J’avais bien soin, tous les soirs, aprèsavoir fermé les volets, de laisser les vantaux des croiséesentrebâillés derrière les rideaux… Eh bien ! ce matin, nousavons trouvé toutes les fenêtres hermétiquement closes… Il faut queMonsieur les ait refermées après mon départ et s’il est mort d’uncoup de sang, comme on le dit, c’est probablement à cause del’excessive chaleur à laquelle il s’était condamné.

– Voyez-vous, dis-je à M. Crawford, unexcès de précaution peut être quelquefois pire qu’uneimprudence ? Notre assassin a pensé à tout… Il a même dépasséla mesure, car le soin qu’on a mis à démontrer qu’il étaitimpossible de pénétrer chez M. Chancer prouve au contrairequ’on y est entré.

M. Crawford parut contrarié.

Il était évident qu’il perdait du terrain.

– Pourquoi, riposta-t-il, vous faut-il bon grémal gré un assassin ? On ne tue pas les gens sans raison… onassassine pour des motifs d’ordre passionnel, ce qui n’est pas lecas, je suppose… On assassine surtout pour de l’argent… A-t-on voléM. Chancer ?

Mon honorable contradicteur avait raison.

Dans ma précipitation, je n’avais pas encoresongé à ce facteur élémentaire de toute présomption de crime :le vol.

Je congédiai donc la valetaille et fis signe àBailey et à Mac Pherson d’approcher.

L’inspecteur Bailey gardait un air goguenardqu’il accentua même lorsque je pris la parole.

– Vous vous êtes sans doute, lui dis-je, livréà une perquisition sommaire ?

– Dès la première heure, oui, monsieurDickson.

– Avez-vous relevé des traces d’effraction surles meubles ?

– Aucune, monsieur Dickson.

Et le chief-inspector ajouta avecemphase :

– Le vol n’est pas le mobile du crime, sitoutefois il y a crime.

– Sur quoi étayez-vous cetteaffirmation ?

Bailey me désigna un petit secrétaire en boisde rose :

– Voici le meuble où le défunt serrait sesvaleurs. Tout est en place… monsieur Dickson peut s’en rendrecompte.

J’ouvris le secrétaire avec précaution.

Sur les tablettes, des papiers soigneusementrangés et assemblés par liasses s’étageaient en petites pilesrégulières. Rien dans cet ordre méticuleux ne laissait supposer quela main hâtive d’un voleur eût fouillé ces archives.

Je visitai un à un les six tiroirs intérieursdu meuble et j’en trouvai cinq bondés de ces menus objets sansvaleur que collectionnent les maniaques inoffensifs. Quant ausixième, lorsque je le tirai, il rendit un son métallique.

La figure de Bailey s’épanouit.

Ce tiroir était rempli de monnaie d’or.

– Ce sont les économies du bonhomme, me dit lechief-inspector. Je ne pense pas que l’on puisse parler de vol dèslors qu’on se trouve en présence d’un malfaiteur assez novice pourne pas faire main basse sur un trésor aussi peu caché.

Je considérai cet or qui scintillait au fonddu tiroir et semblait me narguer.

La somme paraissait assez considérable, maisen cela seul ne pouvait consister toute la fortune du mort.

J’en fis l’observation à Bailey.

– Sait-on d’où M. Chancer tirait sesressources ? me répondit le chief-inspector. Il devait avoirun ou plusieurs hommes d’affaires à Melbourne… Ceux-ciadministraient son bien et lui en servaient le revenu… Cet argentdoit représenter le dernier versement ; tel est du moins monhumble avis, monsieur Dickson.

L’explication était, en effet, assezvraisemblable.

En présence des policiers, je vidai le contenudu tiroir et une à une les pièces d’or me passèrent entre lesdoigts.

C’étaient des souverains à l’effigie de lareine Victoria et – détail qui me surprit – ayant tous un aspectneuf et brillant bien que la plupart portassent des millésimes déjàanciens.

J’en vins à supposer que M. Chancer, quise complaisait sans doute dans la contemplation de ses richesses,se faisait spécialement réserver les pièces qui, ayant longtempsséjourné dans les caisses publiques, gardent cet éclat de métalvierge que perdent rapidement leurs contemporaines lancées dans lacirculation. Il y avait en or exactement cent quatre-vingt-troislivres, plus quelque monnaie en argent, couronnes et shillingsauxquels je ne prêtai pas attention. Toutefois, mettant à profit lademi-obscurité dans laquelle nous opérions, je glissaisubrepticement dans ma poche quatre souverains empruntés au magotet que je remplaçai, séance tenante, par quatre pièces à moi, demême valeur.

– C’est bien, dis-je d’un ton sec… il n’y a euni effraction, ni vol… Je vous remercie, messieurs… vous êtestémoins que j’ai remis la somme en place dans son intégrité.

Les policiers s’inclinèrent.

J’avais repris en main la bougie… un refletéclaira soudain la tête du mort et je tressaillisimperceptiblement.

Je reconduisis vivement Bailey et Mac Phersonjusqu’à la porte que je refermai en la calant avec une chaise,comme je l’avais fait quelques minutes auparavant, puis jem’approchai de mon ami.

M. Crawford ne semblait plus s’intéresserà cette affaire et je le surpris bâillant à se décrocher lamâchoire… Il devait sans doute à ce moment avoir une triste opinionde moi et il n’était pas douteux que je lui fisse l’effet d’unpiètre Sherlock Holmes.

– Maintenant, lui dis-je, je vais interrogerle cadavre…

– Que signifie cette plaisanteriemacabre ? dit-il.

Je revins auprès du corps, et dès que j’euspromené la lumière en tous sens, de droite, de gauche, en bas, enhaut, je ne pus retenir une petite exclamation de joie.

Je ne m’étais pas trompé.

Alors, je m’agenouillai et priantM. Crawford de me tenir la bougie à bonne distance, je pris àdeux mains la tête de M. Ugo Chancer.

Dans ses cheveux on voyait des petits pointsqui brillaient comme des paillettes de verre.

C’étaient des grains de sable presqueimperceptibles, mais que l’on sentait cependant très bien sous lesdoigts.

Lorsque, reconduisant les policiers, j’avaissurpris ce scintillement, une idée m’était venue qui se précisarapidement.

Oui, c’était bien cela, je me trouvais enprésence d’une affaire absolument semblable à celle dePaddington-House.

– Ceci est du sable, déclarai-je d’un tonpéremptoire.

M. Crawford répétamachinalement :

– En effet, on dirait du sable.

– Et la présence de ce sable dans la chevelurede M. Chancer ne vous paraît pas bizarre ?

– Ma foi…

– Cela ne vous suggère rien ?

– Rien… sinon – mais ce serait insoutenable –que M. Chancer est tombé dans une allée de son jardin et qu’ilest venu ensuite mourir ici…

– C’est assez bien déduit, répliquai-je… maisinsoutenable en effet… Ce sable est beaucoup trop menu pourprovenir du jardin… C’est du sable de mer, monsieur Crawford.

– Vous croyez ?

– Je l’affirme… et ces parcelles que vousvoyez là se sont échappées d’un bag-maul.

– Un bag-maul, dites-vous ?

– Oui… vous ne connaissez pas cetengin ?

– Ma foi non… c’est même la première fois quej’entends prononcer ce mot.

– Eh bien ! monsieur Crawford, lebag-maul est une sorte de petit sac oblong rempli de sabledont se servent comme d’une massue certains professionnalrobbers[1] d’Australie… M. Ugo Chancer a étéassommé au moyen d’un de ces sacs.

– Ah ! vous m’intéressez… oui, vousm’intéressez vivement… condescendit mon critique dont la figures’était éclairée.

Je repris :

– M. Chancer est mort victime d’unattentat, cela, je l’affirme… Je l’ai toujours affirmé d’ailleurset je vous en fournis présentement la preuve.

– En ce cas, repartit M. Crawford, votreenquête devrait maintenant porter sur le personnel.

– J’y ai pensé… mais pour l’instant il importepeu… Qu’il soit de la maison ou d’ailleurs, je dois d’abord établircomment l’assassin a pu pénétrer ici et en sortir, toutes lesissues s’étant trouvées fermées en dedans, lors de la constatationdu décès.

C’était Bailey qui était entré le premier dansle bureau de M. Chancer en faisant sauter la porte.

Son premier soin, après s’être assuré que lerentier était bien mort, avait été de visiter les portes et lesfenêtres. Elles étaient closes et solidement maintenues, lespremières par des verrous, les secondes à l’aide de petitestargettes d’acier.

Je refis pour mon compte les observations deBailey.

Tout se trouvait en effet tel qu’il l’avaitdit.

L’extrémité d’une des crémones avait même été,pour plus d’herméticité, calée dans sa gâche à l’aide d’un tamponde papier.

Je pris ce papier et le dépliai lentement.

C’était une enveloppe de format moyen quiportait au verso la trace d’un cachet de cire tout craquelé par lefroissement. La suscription indiquait qu’elle avait été adressée àM. Ugo Chancer et dans le coin était imprimée au timbre humidel’adresse de l’expéditeur : M. R.-C. Withworth, 18,Fitzroy street, Melbourne.

– Lettres d’affaires, me dis-je… peut-êtreenvoi de fonds… Le chief-inspector Bailey a pour une foisraison.

Je glissai, sans y attacher autrementd’importance, l’enveloppe repliée dans le gousset de mon gilet,puis je poursuivis lentement mes investigations.

Elles allaient sans nul doute demeurerinfructueuses, quand en examinant attentivement une porte bassedissimulée derrière une tapisserie, je remarquai qu’à la hauteur duverrou de sûreté, il y avait un petit trou rond, grand tout au pluscomme une pièce de six pence, pratiqué à droite de lagarniture.

Ce trou, la chose était visible, avait étéfait récemment à l’aide d’une mèche moyenne de vilebrequin.

On voyait même encore sur le parquet unelégère couche de sciure tombée pendant l’opération.

Je tenais la clef de l’énigme.

L’assassin était décidément un homme trèshabile et la lutte que j’aurais à soutenir contre lui promettaitd’être intéressante.

Cette affaire, si obscure dès le début,m’apparaissait maintenant d’une limpidité merveilleuse. Lemeurtrier, son forfait accompli, était sorti par cette porte basseet à l’aide d’une ficelle double passée dans le bouton du verrou,il avait pu, une fois à l’extérieur, faire jouer celui-ci… La porterefermée, il avait retiré la ficelle et s’était enfui.

Je fis part aussitôt de ma découverte àM. Crawford et lui exposai le stratagème du malfaiteur entermes nets et concis.

Il parut abasourdi d’abord, puis émerveillé,mais je voyais bien qu’au fond il était un peu vexé.

Je triomphais !

– C’est très bien imaginé, dit-il en examinantle trou.

– Oui… répliquai-je, mais c’eût été tout àfait bien si le meurtrier avait eu soin de reboucher ce trou avecune petite cheville de bois dont il aurait dû préalablement semunir.

Le millionnaire me regarda en souriant.

– Quelle remarquable fripouille vous auriezfait, mon cher Dickson ! me dit-il en me frappant amicalementsur l’épaule.

Je m’inclinai modestement.

Mon amateur en avait, je crois, pour sonargent. Il ne devait pas regretter son voyage et je sentais bienqu’il ne tenterait plus de me jeter à bas du piédestal où je venaistout à coup de me hisser à ses yeux.

Je ne voulais point toutefois que cet homme meménageât désormais ses critiques.

Elles m’étaient un stimulant et j’entrepris del’y encourager en le prenant par la flatterie :

– Vous avez médit de vous tout à l’heure, chermonsieur, lorsque vous vous êtes défendu d’être un docteur Watson…Vous êtes précisément quelque chose de semblable en vérité… Lecélèbre Sherlock Holmes dit quelque part à son collaborateur Watsonqu’il existe des gens qui, sans avoir du génie, possèdent le don dele stimuler chez autrui. Il reconnaît que le docteur lui rendjournellement ce service rien qu’en le forçant à reprendre sesdéductions et il se proclame son obligé… Je ferai de même avecvous… Vos contradictions sont pour moi précieuses et biensupérieures en elles-mêmes aux simples erreurs d’un Watson.

M. Crawford me regarda toutinterloqué :

– Ainsi vous croyez que c’est à moi que vousdevez d’avoir démasqué l’assassin de M. Ugo Chancer ?

– Absolument, mon cher.

– Je suis, croyez le, très flatté, mais jevous soupçonne fort de me « monter un bateau », comme ondit en France.

– Détrompez-vous, je pense réellement ce queje dis.

– En ce cas, permettez-moi de vousremercier.

Et nous étreignîmes nos phalanges d’unvigoureux shake-hands.

Chapitre 3La trace du fauve

J’étais sur le premier pas d’une piste ;je tenais l’extrémité d’un fil qu’il ne s’agissait plus que desuivre sans le lâcher jamais. Et le bout de ce fil partaitprécisément de cette porte dérobée par où mon assassin s’étaitesquivé.

Je devais suivre de là sa trace au dehors.

– Venez-vous, mon cher ? dis-je àM. Crawford.

– Non… vraiment… je préfère vous attendreici.

– Comme il vous plaira…

J’ouvris la porte qui donnait sur un escaliersecret et gagnai le parc sans plus me soucier de Bailey ni de MacPherson qui se morfondaient toujours dans l’antichambre.

Mon espoir était de relever sur le sol uneempreinte de pas.

La chaussure c’est l’homme, a dit quelqu’un,et jamais aphorisme ne fut plus vrai.

Avec le simple tracé d’une semelle on peuttoujours, pourvu qu’on soit habile, retrouver un malfaiteur.

Malheureusement il n’avait pas plu depuistrois semaines et la terre était sèche comme de la craie.Toutefois, le long d’un mur où de grands arbres entretenaient uneprovidentielle humidité, je finis par découvrir une empreinte debottine assez bien dessinée… une bottine fine, étroite, à bouteffilé et carré, une vraie chaussure de gentleman.

Un détail pourtant choquait dans l’élégantecambrure de la semelle : c’était une ligne à peine perceptiblequi la barrait en biais au niveau de l’évidement.

Cette chaussure avait étéressemelée !

Or un homme du monde ne porte jamais dechaussures ressemelées ![2]

Mon assassin n’était donc pas unfashionable.

Il avait sans doute dérobé cette paire debottines et l’avait fait réparer pour en prolonger l’usage.

Cette solution me satisfaisait provisoirement,mais une autre aussitôt se présenta à mon esprit : lemeurtrier pouvait très bien aussi être un domestique à qui sonmaître, comme c’est l’usage, donnait ses vieux effets.

Et je m’arrêtai à cette idée avec plus decomplaisance.

Je ne sais pourquoi les domestiques meparaissent a priori suspects. Leur connaissance des lieuxet des habitudes de ceux qu’ils servent les mettent toujours dansune situation particulièrement avantageuse, s’ils sontmalintentionnés. Il y a plus : ils forment entre eux uneredoutable franc-maçonnerie qui tend, de jour en jour, à setransformer en syndicats actifs. Ils n’ignorent rien de ce qui sepasse chez leurs maîtres respectifs et en admettant qu’il ne setrouve qu’un valet malhonnête sur mille, celui-là aura sous lamain, en ses neuf cent quatre-vingt-dix-neuf camarades, autantd’indicateurs bénévoles qui lui faciliteront le coup à faire etcela le plus innocemment du monde.

Tout en conjecturant de la sorte,j’interrogeais soigneusement le sol autour de la trace que jevenais de découvrir.

Des éraflures toutes récentes se voyaientencore sur le crépi du mur.

C’était par là, à n’en pas douter, quel’assassin avait pénétré dans le parc et l’empreinte siprofondément marquée de son pied en ce seul endroit indiquait assezclairement qu’il avait pesé là de tout son poids, en sautant àterre.

L’escalade était patente ; le malfaiteurétait venu du dehors.

Il y avait donc lieu d’écarter tout soupçon àl’endroit du personnel du cottage.

Restait cependant à envisager l’hypothèse dela complicité des gens de M. Ugo Chancer, au cas où l’homme àla chaussure fine mais usagée aurait été un domestique.

Et je me promis bien de ne pas perdre de vuece valet de chambre parfumé à l’héliotrope qui ne me revenait quemédiocrement.

Une porte sert indifféremment à entrer ou àsortir. Il en est de même d’une brèche ou d’un point quelconqued’une clôture propice à l’escalade.

L’assassin de M. Chancer s’étaitintroduit dans la propriété par cet endroit du mur ; c’étaitaussi par là qu’il avait dû s’enfuir, son crime accompli.

Je sortis donc du parc et me trouvai sur laroute.

Cette route était poudreuse, car je prie lelecteur de se souvenir qu’il n’avait pas plu depuis plusieurssemaines.

À l’endroit précis où mon homme avait dûsauter, j’espérais retrouver dans la poussière l’empreinterévélatrice, aussi fus-je vraiment désappointé quand, après avoirinspecté le sol, je ne découvris que des traces de chaussuresindifférentes et jusqu’à la marque de grossiers sabots. Je reconnusmême les clous triangulaires des brodequins de Mac Pherson et lesfoulées profondes des gros souliers américains de Bailey.

À la longue cependant, avec beaucoup depatience, je parvins à démêler dans cet enchevêtrement de pieds uneou deux empreintes, quoique assez mal dessinées, des bottines demon assassin… mais ce fut tout.

J’allais contourner le parc pour m’assurer quele gredin n’avait pas pris la route de Somerset, lorsque jeremarquai la trace des pneus d’une automobile dont les nervuresavaient laissé sur le sol un petit quadrillé bienreconnaissable.

– Parbleu ! m’écriai-je, cet assassin estdécidément tout à fait upper[3] ; lesmalandrins d’aujourd’hui voyagent en auto… c’est le progrès.

Et je me mis à suivre les lignesintermittentes que les roues caoutchoutées avaient imprimées sur laroute.

Tout à coup je me tapai sur la cuisse d’unmouvement rageur :

– Fallait-il que je fusse distrait !… Cesmarques… mais c’était nous qui venions de les faire en nous rendantau cottage dans la limousine de M. Crawford… Il n’y avait pas,grâce à Dieu, de témoin de ma bévue et je me félicitai inpetto de la bonne inspiration qu’avait eue le millionnaire enrestant à la maison.

Néanmoins, j’étais mécontent de moi et jemarchais la tête basse comme un pointer qui se sent pris en faute.Cette position m’engageait tout naturellement à suivre la quadrupletrace des pneumatiques qui serpentait sous mes yeux, secontrariant, se croisant en courbes ondulées. Les empreintesétaient par endroits très nettes : au milieu les deux lignesparallèles et lisses imprimées par les pneus d’avant et, débordantcelles-ci de part et d’autre, la double empreinte plus large etquadrillée des roues arrière.

Pourtant un doute naquit subitement en monesprit toujours en éveil.

N’y avait-il là que les traces d’une seulevoiture ?

Bientôt ce doute devint présomption et cetteprésomption se changea en certitude.

Deux automobiles s’étaient croisées sur cettepoussière et leurs empreintes se superposaient.

Seulement – rencontre bizarre – les pneus desdeux voitures étaient à ce point semblables que j’étais bienexcusable d’en avoir confondu les marques.

C’était plus qu’une ressemblance, c’était uneidentité.

Il n’était passé, en réalité, qu’uneautomobile, mais elle était passée deux fois… ou plus exactementtrois fois, effectuant un premier voyage aller et retour et undeuxième aller seulement.

Ce dernier, dont on distinguait les tracestoutes fraîches, correspondait précisément à la course que nousvenions d’effectuer de Broad-West à Green-Park.

Rien à cela que de très naturel, mais c’étaitavec les marques plus anciennes que commençait l’énigme.

Le lecteur s’étonnera peut-être de l’assuranceavec laquelle je me prononçai sur la nature et l’origine de tracesà peine indiquées sur la poussière d’une route.

C’est là une question d’habitude et j’airésolu des problèmes autrement complexes avec des éléments plusimparfaits encore.

Le bon détective est une façon de savant quine doit rien ignorer de la méthode analytique.

Cuvier n’est-il pas arrivé à desreconstitutions d’espèces animales entières en n’ayant en mainqu’un fragment de dent fossile ?

Des points de repère me guidaientd’ailleurs.

Les pneus qui avaient passé par là étaient defabrication américaine.

On en relevait assez nettementl’estampille : un rectangle allongé répété de distance endistance, au milieu duquel je devinais inscrit, plutôt que je ne lelisais, le nom du fabricant, « Beeston ». En outre, jeretrouvais régulièrement reproduit, en avant de ce rectangle, unmotif de roue circulaire, quelque chose comme une figure ailée.

Ce détail avait son importance, car dans lesempreintes que la voiture avait laissées sur la route, le signerond accompagnant la marque de fabrique se trouvait invariablementplacé, par rapport à moi, à la droite du rectangle, et la positionrespective des deux figures était tout à fait semblable dans unautre ensemble de traces plus anciennes, ce qui prouvait que lamême auto ou une autre toute pareille était venue une fois déjà,avant ce jour, à la maison de Green-Park.

Mais, il y avait encore d’autres sillagescreusés dans la poussière par les roues caoutchoutées. Dans ceux-cion retrouvait la même vignette rectangulaire et la même figure deroue ailée, seulement elles étaient ici placées à la gauche durectangle, c’est-à-dire dans la direction de Broad-West.

C’était là un point capital.

Le renversement des deux figures témoignaitnettement du fait qu’entre l’un et l’autre passage de roues lavoiture avait fait demi-tour.

L’auto qui s’était rendue au cottage en étaitaussi revenue.

Or, les empreintes de retour partaientexactement du point du mur où, dans le piétinement de toutes sortesde semelles, j’avais démêlé la trace du pied de l’assassin.

Une conclusion s’imposait doncrigoureusement : le meurtrier de M. Ugo Chancer étaitvenu en automobile – et dans l’automobile deM. Crawford !

Mais, pour être mathématique, cetteconclusion, par son invraisemblance même, ne me satisfaisait pasencore.

Je vins demander un éclaircissement à lavoiture elle-même qui stationnait près de la grille du cottage, àl’entrée de l’avenue de tilleuls.

J’aime mieux parfois converser avec les chosesqu’avec les hommes : elles sont plus précises, absolumentsincères et à l’abri de tout soupçon de partialité. Or, laconsultation de la limousine me confirma dans mes déductions. Jeretrouvai sur les pneus d’avant l’estampille rectangulaire au nomde « Beeston », et, à côté, le petit attribut qui étaitla marque du fabricant.

Restait à envisager l’hypothèse de deuxvoitures montées sur des caoutchoucs de même marque qui se seraientsuccédé sur la route de Green-Park.

J’avoue que je ne m’y arrêtai guère, bien quecela eût pleinement satisfait ma raison.

L’expérience m’a démontré que l’absolueressemblance n’existe pas, non plus que ces sortes de coïncidencesdont les romanciers tirent souvent leurs plus jolis effets :or, on sait que je ne suis pas romancier.

J’ai dit que la limousine de M. Crawfordétait pourvue de pneumatiques de fabrication américaine.

L’usage de ces pneus est fort rare enAustralie où l’on s’adresse de préférence à l’industrieanglaise.

La découverte d’un détail vint d’ailleurs metirer d’incertitude et justifier amplement l’excellence de maméthode.

Sur l’une des roues d’avant, la droite, lecaoutchouc mordu depuis peu par un éclat de verre se soulevaitlégèrement et présentait, outre une solution de continuité trèsapparente, une inégalité assez sensible pour laisser une empreintemoulée en creux dans la poussière.

Cette empreinte, j’arrivais, maintenant quej’étais averti, à la reconstituer de trois en trois pas, parmi leslégers sillages imprimés sur la route.

Dans les tout récents, ceux du jour même, lecreux était aisément reconnaissable, mais je retrouvais lesstigmates de la blessure révélatrice, quoique plus atténués –probablement parce que l’entaille était à ce moment moins profonde– dans les anciennes traces, et cela très régulièrement, toujoursde trois en trois pas.

L’identification était acquise.

La même voiture automobile s’était rendue chezM. Chancer à deux reprises différentes et cette voiture étaitbien celle de M. Crawford.

Plusieurs versions se présentaient alors à monchoix : ou mon honorable ami était venu rendre visite àM. Chancer – ce qui était absurde – ou des gens sans aveuavaient soudoyé son personnel pour se faire prêter la voiture, oubien encore un des domestiques du millionnaire s’était renduclandestinement à Green-Park.

Et tout naturellement, j’en revenais à mapremière idée : l’assassin devait être recherché parmi lesgens de maison.

De tout cela je n’avais qu’une façon d’avoirle cœur net, c’était de faire parler M. Crawford.

« Voilà, me disais-je, mon Watson bienplus engagé qu’il ne le prévoyait dans une affaire où il verra ledétective aux prises avec un joli faisceau de difficultés.

Je rentrai donc dans le cottage, résolutoutefois à user de diplomatie dans l’interrogatoire dumillionnaire, car je le savais chatouilleux et il s’agissait, ensomme, de l’amener à me faire trouver un scélérat parmi ceux à quiil accordait sa confiance.

– Vous avez été bien longtemps, mon cherDickson, me dit-il, dès qu’il m’aperçut.

– Non… en vérité ?

– Avez-vous découvert votreassassin ?

– Rien… ou du moins pas grand’chose et jecompte sur vous pour m’aider.

– Tout à votre service, réponditM. Crawford en souriant, mais je ne vois point en quoi je puisvous être utile.

– Si… vous pouvez m’être très utile, aucontraire… Voyons, connaissiez-vous M. Chancer ?

– Nullement… et vous m’obligez à me répéter,cher monsieur.

– Veuillez agréer mes excuses et ne vousformalisez pas de ma question… Ainsi vous n’avez jamais mis le pieddans cette maison ?

– Jamais avant ce jour… et je le regrette, mafoi ! car elle renferme des collections curieuses quoique fortmal classées.

– D’où tenez-vous cela ?

– De moi-même… Je me suis livré à une petiteperquisition en vous attendant.

– Bailey et Mac Pherson vous ont laisséfaire ?

– Ils m’ont même servi de guides…

– Parfait… Ainsi donc vous ne savez rien deshabitudes, vous ne connaissez aucune des petites manies dudéfunt ?

– Pardon… je viens d’en découvrir une…M. Ugo Chancer enfermait dans des placards des services deDelft et de Copenhague et mangeait dans de vulgaires assiettes derestaurant à un penny la pièce.

– Le fait n’est pas exceptionnel,observai-je.

– Ce n’est pas mon avis… les belles chosessont faites pour qu’on s’en serve… Je possède, moi, le véritablepot à eau en argent de la reine Élisabeth et je m’en sers tous lesjours pour ma toilette, monsieur Dickson.

Je m’inclinai.

– Millionnaire ! pensai-jeméprisant ; mais je repris tout haut :

– Et ces collections sont indemnes ?

– Absolument indemnes. M. Ugo Chancer n’apas été volé.

– Ainsi votre avis ?

– Est que ce vieil original a mérité son sort…il ne savait pas jouir de sa fortune.

– Ceci est une opinion, mais je vous parlesérieusement, rappelez-vous que mon honneur est attaché à ladécouverte de l’assassin.

– Que puis-je faire ?

– Vous associer à mes recherches.

– Je ne demande pas mieux, mais vous avez puconstater que je n’étais pas très perspicace.

Je m’approchai du millionnaire et le prenantpar le revers de son veston :

– Maintenant… monsieur Crawford, c’est sur lepersonnel domestique du cottage que doivent peser nos soupçons.

– Ah ! vraiment ?

– Et voici, repris-je, où votre interventionpourrait m’être utile.

– En quoi, je vous prie ?

– En me renseignant sur la moralité desdomestiques de M. Chancer.

Le millionnaire eut un haut-le-corps.

– Je ne fréquente point les valets, fit-il, unpeu froissé.

Je me récriai :

– Non pas vous, certes, mais peut-être lesgens de votre maison.

– Mes gens n’ont pas la facilité de nouer desrelations au dehors.

– Le jour, je ne dis pas… mais lanuit ?

– Je ne sors jamais la nuit…

– Cependant… quand vous dormez ?

– J’ai un moyen infaillible pour surveillermon monde, tout en dormant…

– C’est merveilleux, cela !

– Vous l’avez dit…

– Ainsi vous répondez de vosdomestiques ?

– Comme de moi-même.

Je n’insistai plus. La confiance dumillionnaire en son personnel et en ses petits procédésd’inquisition était tout à fait touchante.

Il est deux catégories d’hommes que leur sortcondamne à être dupes toute leur vie : ce sont les gens tropconfiants et les gens trop riches.

M. Crawford était l’un et l’autreexagérément ; j’en avais maintenant la preuve.

Et mon raisonnement était des plussimples.

M. Crawford, cela ne faisait pas l’ombred’un doute, n’avait jamais visité avant ce jour le cottage deM. Chancer : cependant on était venu à ce cottage avecson automobile.

Il faut, pour s’autoriser à user d’une choseaussi personnelle qu’une voiture, en avoir obtenu licence dequelqu’un de la maison ou être de la maison soi-même.

De toute évidence, cette course avait étéfaite à l’insu de M. Crawford.

Ceux qui se cachent ont généralement un motifet l’individu qui s’était rendu dans ces conditions à Green-Park yvenait donc avec de mauvais desseins.

Était-il présomptueux d’affirmer que cetindividu avait trop l’apparence d’être le meurtrier pour qu’il nele fût pas en effet, et de dire qu’un particulier qui s’appropriaitsi aisément la voiture de M. Crawford, devait, selon toutevraisemblance, être un de ses familiers ?

Si j’avais pu exposer librement ma théorie àmon honorable ami, je suis certain que je l’eusse convaincu, maisla prudence qui est une des qualités maîtresses de ma profession mefaisait un devoir de ne pas éveiller ses susceptibilités.

Le naïf millionnaire paraissait trop sûr de lamoralité de son entourage, il était trop féru de sa supériorité demaître modèle pour que je pusse sans inconvénient saper ainsi saconviction.

Il aurait certainement voulu me tenir en échecet m’égarer peut-être pour me prouver que j’avais tort.

Je résolus de le « travailler »adroitement, afin de savoir sur lequel de ses gens devait pesertout le poids de ma présomption.

J’allai donc avertir Bailey et Mac Pherson quemon enquête était terminée et nous revînmes vers la voiture.

M. Crawford, comme à l’aller, sauta surle siège et prit le volant.

Nous partîmes, et chemin faisant je profitaid’une confidence qu’il m’avait faite, pour ramener le millionnaireà la question qui me préoccupait.

– Vous conduisez toujours seul, lui dis-je,vous avez raison… c’est plus prudent, car je ne suppose pas que,dans votre situation, ce soit pour faire l’économie d’unchauffeur.

– J’ai simplement un chauffeur pour lesréparations et le nettoyage, mais il reste toujours à la maison… ilme déplaît d’avoir un conducteur avec moi.

– Et je vous approuve d’autant que leschauffeurs prennent aux côtés de leurs maîtres une place quen’avaient pas les cochers d’autrefois.

– Place tout à fait usurpée, croyez-le…

– J’y suis tout disposé, cher monsieur… levôtre au moins est-il entendu ?

– Il est assez bon mécanicien… mais jel’emploie chez moi à d’autres besognes encore. L’insolence deschauffeurs vient précisément de ce qu’ils se cantonnent dans leurmétier et se drapent dans leur vanité professionnelle avec des airsd’ingénieurs diplômés.

– Rien de semblable chez vous,alors ?

– Non… mon chauffeur est un domestique,puisque je le paie.

Mon millionnaire se rengorgeait.

Avec quelques flatteries vous tirerez tout ceque vous voudrez d’un homme. Je connaissais maintenant le faible demon voisin ; ce gentleman immensément riche n’avait qu’uneprétention : celle de passer pour le premier majordomed’Australie. Cela s’alliait d’ailleurs assez bien avec l’amour duhome de ce quadragénaire libre de toute attache, qui setarguait de ne jamais découcher.

J’avais capté sa confiance et le moment étaitvenu de l’amener à me faire quelques révélations décisives.

Je lui dis à brûle-pourpoint :

– Vous êtes sûr de cet homme ?

– Quel homme ?

– Votre chauffeur, parbleu !

M. Crawford me regarda.

– Pourquoi me demandez-vous cela ?fit-il. Oui, je réponds absolument de lui.

Je sentis que j’étais allé trop loin.

Il m’était désormais difficile de renouerl’entretien sur le sujet qui m’intéressait.

Le chief-inspector Bailey profita de notremutisme pour me décocher sa pointe :

– J’espère, dit-il, que le surintendant depolice ne refusera plus le permis d’inhumer.

Mac Pherson approuva en dodelinant de latête.

Bailey poursuivit :

– Ce n’est pas une raison parce qu’un homme aété frappé de congestion pour livrer son cadavre à la curiositépublique.

Le trait fit long feu et je ne le relevai pas,comme bien on pense.

De son côté, M. Crawford paraissaitpoursuivre une pensée bien subtile, car ses yeux se faisaientextraordinairement aigus comme pour en saisir le fil le long del’arête de son nez.

À ma grande surprise ce fut lui qui nousramena sur le terrain brûlant dont il avait paru vouloirs’évader.

– Je ne suis pas comme vous, messieurs,dit-il, je n’ai point l’âme policière… Moi, je préjuge toujoursl’honnêteté chez les gens… je tiens mes serviteurs pour des hommesprobes… autrement je ne les admettrais pas dans mon intimité.

– Évidemment, approuvai-je.

– C’est même enfantin d’évidence,poursuivit-il… Je considère mon cuisinier comme un garçon incapabled’une mauvaise pensée, sans quoi je ne lui mettrais pas en main desarmes pour m’empoisonner.

J’eus un sourire d’acquiescement.

– Il en est de même de mon chauffeur qui mesert aussi de valet de chambre, car je vis simplement. Je l’estimeun brave garçon, et je le crois très dévoué.

Je n’insistai plus et me pris à réfléchir.

Il y avait dans l’entourage deM. Crawford un homme tout particulièrement désigné pourconduire une automobile… Cet homme était mécanicien de son état etses fonctions de valet de chambre le mettaient, plus que toutautre, à même de connaître les moments de liberté que l’absence oul’inattention de son maître lui permettaient d’utiliser.

Or, j’avais en main, ou presque, une armeterrible. Je pouvais identifier cet homme avec l’assassin deM. Chancer.

Cette arme, si je puis m’exprimer ainsi,c’était l’empreinte laissée par la bottine du scélérat, le long dumur du cottage.

Ce qu’il me restait à faire maintenant,c’était de comparer avec cette empreinte la bottine elle-même del’assassin présumé. Si l’une s’appliquait exactement sur l’autre,mon rôle était terminé : je n’avais plus qu’à faire prendre aucollet le possesseur de la chaussure.

La difficulté était seulement de se procurercette pièce essentielle.

Et d’abord, il me fallait approcher cechauffeur Maître-Jacques et entrer assez avant dans sonintimité.

Là était le point délicat : commentpouvais-je espérer m’introduire incognito dans une maison aussisurveillée que semblait l’être celle de M. Crawford ?

M’y présenter sous mon identité réelle, il n’yfallait pas songer.

Je serais reçu, comme bien des fois déjà, ausalon ou au fumoir, dans le hall ou sous la véranda, jamais dansles communs, ni à proximité des chambres de domestiques.

**

*

Nous arrivions à Broad-West.

M. Crawford passa sans s’arrêter devantson cottage, qui est une sorte de grand chalet norvégien de belleapparence, bâti à l’entrée de la ville.

Il tenait à me déposer devant ma maison situéeà peu de distance de la sienne.

Seuls de vastes jardins et de beaux ombragesnous séparent l’un de l’autre.

À mi-chemin les deux policiers descendirentpour prendre la voie pavée qui mène au cœur de Broad-West.

En désespoir de cause, j’allais tout bonnementfaire part à M. Crawford de mes soupçons sur la personne deson chauffeur et, quoi qu’il dût en penser, lui exposer lanécessité où je me trouvais de poursuivre chez lui mon enquête,lorsqu’il me dit tout à coup :

– Vous voici rendu, monsieur Dickson… j’aipassé, grâce à vous, un après-midi fort agréable avec un homme dontl’esprit me charme… Vous poursuivrez demain vos investigations,sans doute ?…

– Et avec ardeur, je vous en réponds.

– Je regrette de ne pouvoir vous accompagner,car il faut que je m’absente toute la journée.

J’exultais intérieurement, mais ne laissainéanmoins rien paraître de ma joie.

– Vous me voyez, répondis-je, plus au regretque vous-même de ce fâcheux contre-temps, mais vous comprendrez queje ne puisse attendre votre retour pour continuer mesrecherches.

– Cela est assez naturel… les exigences de laprofession avant tout… Je vous engagerai même à vous hâter, afin dene pas priver plus longtemps ce pauvre M. Chancer de lasépulture qui lui est due.

Je remerciai M. Crawford de cette bonneparole et nous nous séparâmes après nous être serré la main.

Chapitre 4Comment je devins le cousin d’un individu suspect

Le lendemain, vers neuf heures du matin, unhomme qu’à son gilet de flanelle à carreaux rouges et noirs onreconnaissait facilement pour un cocher ou quelque valet d’écurie,s’arrêtait devant la grille latérale du cottage de M. GilbertCrawford.

Cet homme n’était autre que moi-même.

Sorti de chez moi, à la demie de huit heures,revêtu du grand overcoat beige que l’on connaît déjà, j’avaisrapidement gagné les bosquets qui forment autour de Broad-West unecouronne de verdure.

Aussitôt que je fus hors de vue, je me jetaidans un fourré, et là, retirant à la hâte mon pardessus qui estdoublé de cette flanelle à carreaux dont on confectionne les giletsdes lads, je le retournai et j’en rentrai les pans dans maceinture, de sorte qu’en un clin d’œil j’eus l’air d’un parfaitdomestique. Cachant ensuite mon chapeau dans un buisson, je tiraide ma poche une petite casquette écossaise, puis m’étant frotté levisage avec un enduit de mon invention qui a la propriété de rendreun homme méconnaissable tant il ride la peau et lui donne unecouleur terreuse, je me dirigeai résolument vers le chalet, certainque c’était là que je trouverais la clef du mystère deGreen-Park.

Quand je fus parvenu à la grille, je remarquaisur le côté, dans une petite cour bitumée et légèrement déclive,une automobile fort poussiéreuse que je reconnus aussitôt.

Un chauffeur en tenue de travail était entrain de laver nonchalamment la voiture, tout en chantant d’unevoix fausse :

– Spring… spring… beautifulspring !

– C’est lui, pensai-je.

Je m’arrêtai et le regardai fixement à traversles barreaux de la grille, en prenant mon air le plus niais.

– Qu’a donc ce drunkard à medévisager ainsi ? dit-il en m’apercevant… il est probable quece gentleman d’écurie n’a jamais vu une quarante chevaux…

– Pardon, camarade, répondis-je en prenantl’accent des paysans de Black-Well… je connais aussi les voitures àpétrole et je puis même, si vous le désirez, réparer votre pneu dedroite qui est bien malade.

L’homme me regarda surpris :

– Ah ! par exemple, je voudrais biensavoir comment de l’endroit où tu es, tu peux voir que mon pneu dedroite a besoin d’une réparation…

– Je l’ai vu tout de même, à ce qu’ilparaît…

– Eh bien ! tu es moins bête que tu en asl’air…

J’avais gagné la confiance du chauffeur.C’était une sorte d’hercule roux, aux gros yeux bleus à fleur detête et aux tempes très renflées, ce qui est généralement unmauvais signe.

Il vint à moi d’un air jovial :

– Ainsi, dit-il, tu me proposes de réparer monpneu… ce n’est pas de refus, mais il faut d’abord nous entendre…combien me demanderas-tu ?

– Deux shillings.

– Deux shillings… alors… ça va… je te paieraimême un verre de whisky par-dessus le marché, fit-il en m’ouvrantla grille.

J’étais dans la place.

Il s’agissait maintenant de jouer serré et jeme mis aussitôt à la besogne.

Tandis que mon chauffeur, assis sur un seaurenversé, fumait avec béatitude une pipe de Bird’s eye, jem’évertuais de mon mieux à réparer le pneu crevé.

J’ai possédé autrefois une auto et faute depouvoir me payer un chauffeur, force m’avait été, comme on dit, demettre souvent « la main dans l’huile ».

En une demi-heure le pneu fut réparé, replacéet regonflé. J’avais même eu la chance de ne pas pincer la chambreà air.

Pendant tout le temps que dura l’opération,j’avais jeté de temps à autre un regard sur mon homme. Il ne mequittait pas des yeux et ma dextérité semblait l’étonner au plushaut point.

– Sais-tu, fellow, me dit-il lorsque j’eusterminé, que tu ne t’y prends pas mal du tout… Tu as sans doute étéchauffeur ?

– Oui, répondis-je tristement, mais mon patronm’a congédié.

– Parce que tu buvais trop de gin,hein ?

– Non… parce qu’il ne pouvait plus mepayer…

– C’est une raison, cela.

– Tu ne crains pas que la même choset’arrive ? dis-je au gros homme.

Sa bouche se fendit jusqu’aux oreilles.

– Oh ! moi ! fit-il d’un air depitié protectrice…

Et la façon dont il levait les épaules disaitclairement : la question ne se pose même pas.

– Alors tu as un bon patron ?repris-je.

– Tu n’as donc jamais entendu parler deM. Gilbert Crawford ?

– Non… je ne suis pas de ce pays, moi…j’arrive de Sandhurst.

– Je souhaite à tous les domestiques un maîtrecomme celui-là.

– Exact ?

– Comme une horloge… et puis cela sonneici !…

– Quoi donc ?

– Mais l’or, By God !

– Il en a beaucoup ?

Mon interlocuteur eut un geste qui enveloppaitl’espace.

– Tu en as de la chance, murmurai-je… Moi, jesuis sans emploi.

Le chauffeur réfléchit quelques instants puisme prit familièrement par le bras.

– Écoute, dit-il, la place est bonne ici maisle patron est regardant… Chacun a sa tâche dans cette maison etnous ne sommes pas nombreux.

– Il a pourtant un chauffeur ?

– Bien sûr, puisque c’est moi…

– Et une femme de chambre ?

– À quoi vois-tu cela ?

– Dame ! ces tabliers et ces bonnetsblancs qui sèchent là-bas au soleil…

– Tu es un finaud, toi… tu vois tout dupremier coup-d’œil… Nous avons aussi un cuisinier, un nomméPicklock, qui fabrique le pudding comme pas un.

Et mon compagnon éclata de rire en me donnantune grande claque dans le dos.

Ce chauffeur m’horripilait, il me faisaitsurtout l’effet d’une brute sournoise et je pensais enmoi-même : ce doit être quelque repris de justice… quelqueancien convict échappé des galères.

Instinctivement, je regardai ses pieds :il était chaussé d’espadrilles qui me parurent énormes, mais labottine dont j’avais relevé la trace était grande, elle aussi.

Oh ! coûte que coûte il fallait que je mela procurasse… je serais allé la chercher au fond d’un puits…

Cependant, je la devinais là, toute proche,séparée de moi seulement par une pelouse de gazon… et je mesuraisla distance du regard, en inspectant d’un œil avide la façadeirrégulière et joliment ajourée du pavillon situé en face de laremise.

Le chauffeur se méprit sur les tendances de mapensée intime :

– Tu te trouverais bien ici… hein ?… beloiseau… me dit-il. Tu admires la cage, je comprends cela… mais iln’y a vraiment pas de place pour toi… Pourtant, je suis boncamarade et tu me plais… car tu es adroit et déluré… Tiens, veux-tuque je te propose une affaire ?

– Je suis sans situation, j’accepterain’importe quoi.

– Eh bien ! écoute… Je te prendsprovisoirement à mon service… pas au service du patron… au mien… tusaisis la nuance ? La besogne ici est très pénible, mais commeelle est bien rémunérée je puis me payer le luxe d’undomestique…

– Ah ! ah ! approuvai-jeniaisement.

– Vois-tu, fellow, il faut que je tedise : je suis un peu flémard, moi… J’ai les côtes en long etça m’est très pénible de me baisser.

– Ah ! ah ! fis-je, en riant.

– Oui… ainsi, tiens, aujourd’hui, je n’ai pasle cœur à l’ouvrage… j’étais de sortie hier et tu comprends…

– On vous accorde souvent dessorties ?

Le chauffeur me regarda d’un airfinaud :

– Jamais… répondit-il… mais nous en prenons…Dans la soirée, je suis allé à Melbourne où j’ai passé la nuit àboire et je suis rentré par le premier train, fourbu, éreinté,vanné comme un boisseau d’orge.

J’étais tout oreilles.

« Ah ! confiantM. Crawford ! » pensais-je à part moi.

L’autre continuait :

– Et pour me remettre il faut maintenant queje lave cette voiture et ensuite que je frotte les appartements,car c’est aujourd’hui le grand nettoyage…

– Oui, tu voudrais que je te donne un coup demain ou que je te remplace à l’occasion ?

– C’est cela même… voyons, tâchons de nousarranger… Je te donnerai cinq shillings par semaine et tupartageras mes repas… d’ailleurs je ne mange pas beaucoup, moi…j’ai plutôt soif… cela tient sans doute à ce que j’ai longtempsvécu dans les pays chauds… Pour le logement, on s’arrangeratoujours… tu coucheras dans la soupente… Cela te va-t-il ?

– Tu parles !… Mais ton patron, quedira-t-il s’il me rencontre ?

– Ne te tourmente pas de cela, fellow, il ad’ailleurs en moi une confiance aveugle… s’il me demandait parhasard qui tu es, je lui raconterais que tu t’appelles Slang commemoi, que tu es mon cousin et que tu arrives d’Angleterre.

– Je te remercie, dis-je simplement. Puis,après une pause, je repris :

– M. Colsford est absent ?

– Crawford, rectifia mon pseudo-cousin. – oui,à quoi vois-tu cela ?

– À rien… je te le demande.

– Oui… il est parti je ne sais où… mais ilrentrera sûrement vers huit heures au plus tard… car jamais il nepasse la nuit dehors… C’est un homme rangé, trop rangé même !Dès qu’il a dîné, il se couche et c’est bien là le mauvais côté dela place… Mais je t’expliquerai cela plus tard… Pour l’instant,nettoyons d’abord l’auto, puis nous irons nous mettre à ladisposition de Betzy, la femme de chambre… C’est une bonne fille àlaquelle je ne crois pas être indifférent… – et Slang eut un petitcoup d’œil lascif – il suffira que je lui dise que tu es mon cousinpour qu’elle te reçoive en ami… D’ailleurs Betzy a besoin de moi…je lui rends quelques services et elle m’en est reconnaissante…Allons, à l’ouvrage, fellow, nettoyons la guimbarde… oh !…quelle poussière ! bon Dieu ! quelle poussière !

– Ai-je besoin de dire que Slang ne m’aida pasune minute ?

Cet homme était réellement unslothful à qui le travail répugnait et dont l’uniquepréoccupation était de vivre sans rien faire… Or la paresse mène àtout… même au crime !

Je tenais décidément ma piste ; il ne memanquait plus que la bottine.

Quand l’auto fut nettoyée, nous la roulâmessous la remise, puis Slang me conduisit à la villa dont il me fitles honneurs avec une affectation qui décelait en lui le goût duconfort et du luxe : deuxième circonstance aggravante.

Il m’ouvrit toutes les portes pour me montrerune série de pièces meublées avec un grand souci d’élégance et dontje connaissais déjà certaines pour y avoir été reçu parM. Crawford : le petit salon notamment, et le jardind’hiver ainsi que le fumoir entièrement plaqué de bois des îlescomme l’intérieur d’une immense boîte à cigares.

Ce Slang me connaissait à peine et ilm’initiait sans scrupules aux aîtres de la maison.

Comme on sentait bien l’homme qui a déjà desprojets en tête et qui ne tient plus guère à sa place !Sûrement il avait dû trouver un magot chez M. Chancer et, unbeau matin, il allait filer à l’anglaise, si je lui en laissais letemps…

Au premier étage, nous suivîmes une longuegalerie dont les murs disparaissaient sous des panoplies d’armesmalaises, hawaïennes et canaques.

Tout à coup, Slang s’arrêta devant une glacesans tain placée à hauteur d’homme.

Cette glace reposait de l’autre côté de lacloison sur une cheminée de grand style encombrée de bibelots et lavue plongeait dans une pièce meublée à l’imitation de celles dupalais de Windsor.

– La chambre à coucher du patron, me ditmystérieusement mon guide…

– Et à quoi sert cette glace ?

– Nous l’appelons« l’observatoire ».

– Ah ! et pourquoi cela ?

– C’est toute une histoire, fellow… Figure-toique chaque nuit nous sommes obligés, Betzy, le cuisinier et moi, defaire des rondes pour nous assurer que le patron reposetranquillement… Il paraît qu’il est atteint d’une maladie bizarre…et il faut le surveiller continuellement… Nous avons l’ordre, sinous nous apercevions qu’il dort du côté gauche, de le réveilleraussitôt et de lui faire respirer de l’éther…

– Mais comment le voyez-vous lanuit ?

Slang haussa les épaules.

– Parbleu ! il y a une veilleuse dans sachambre… Ah ! ces rondes, voilà bien le revers de la médaille…ça vous coupe le sommeil, et moi, une fois que je suis réveillé,c’est le diable pour me rendormir… Mais que veux-tu ? c’est àprendre ou à laisser… Le patron nous a posé ses conditions, àBetzy, au cuisinier et à moi, quand nous sommes entrés à sonservice… La nuit dernière c’est cette pauvre Betzy qui m’a remplacéavec le maître cook et ils doivent être vannés tous les deux, carils ont été obligés de faire trois pointages au lieu de deux… Tuvois ce tableau ? nous devons, à chaque ronde, appuyer sur lebouton du cadran, après nous être assurés que M. Crawford nedort pas du côté gauche.

« Ah ! ah ! plaisantai-je àpart moi… naïf M. Crawford ! Voilà donc votre procédéinfaillible pour vous assurer que vos gens ne sortent pas la nuit…Très bien imaginé, ma foi ! votre petit appareil de pointagehoraire, ce qui n’empêche, qu’avec la complicité de votre maid deconfiance et de votre cuisinier, le valet fidèle qui doit veillersur votre sommeil passe ses nuits à se saouler à Melbourne, quandil ne prend pas votre automobile pour aller cambrioler les rentiersdes environs…

Slang crut sans doute voir une critique de saconduite dans le pli ironique de mes lèvres, car il me ditaussitôt :

– Tu sais, fellow, c’est à charge de revanche…Quand Betzy ou le cuisinier sont de sortie, c’est moi qui fais lestrois rondes. Mais il ne s’agit pas de cela… il est plus de dixheures, faudrait voir à se mettre à l’ouvrage… Je t’avoueraifranchement que j’aimerais mieux fumer une pipe à l’ombre oudéguster un gin-cocktail… mais le service avant tout… Allons !viens… moi, je nettoierai les carreaux, toi tu cireras.

Et Slang m’entraîna dans un petit cabinet oùje trouvai tout ce qui était nécessaire pour exercer mon métier defrotteur.

– Commence par la chambre du patron, medit-il.

À ce moment, une porte qui donnait sur lecouloir s’ouvrit avec fracas et une grande fille maigre, à la peaujaune et aux yeux froids, s’avança vers nous d’un air digne.

À n’en pas douter c’était Betzy.

J’avais d’ailleurs eu l’occasion de la voirquand j’étais allé chez M. Crawford, ce qui m’était arrivédeux ou trois fois.

En m’apercevant, sa figure en lame de rasoireut une expression de véritable surprise et deux dents énormes,pareilles à des défenses, saillirent de ses lèvresentr’ouvertes.

Me reconnaissait-elle malgré monmaquillage ? Mais non, cela était impossible… car elle eûtété, dans ce cas, plus habile que les meilleurs limiers deMelbourne eux-mêmes…

– Slang, quel est cet homme ?demanda-t-elle d’un ton scandalisé.

– Ne vous tourmentez pas, Betzy, répondit moncompagnon en prenant une petite voix flûtée, c’est mon cousinRalph… vous savez, celui dont je vous ai souvent parlé…

– Ah ! ce mauvais sujet qui était dansles Scot-Guards à Londres ?

– Oui, Betzy… mais il s’est bien amendé depuisquelque temps… Il a fini son service et, comme il cherche unesituation, il est venu me trouver pour que je m’occupe de lui.

– C’est venir de bien loin pour trouver unemploi, fit dédaigneusement la vilaine maid.

– Dame ! ce pauvre garçon n’a plus quemoi : alors, vous comprenez… je me suis permis de le prendrecomme « extra », à mes frais, naturellement. Il partagerames repas et couchera dans la chambre de débarras en attendantqu’il ait trouvé quelque chose… Il faut bien obliger ses semblableset à plus forte raison ses parents… nous ne sommes pas dessauvages, que diable !

– C’est bien, Slang, mais tâchez queM. Crawford ne l’aperçoive pas… sans cela…

– On fera son possible, Betzy… mais vousvoyez, j’ai tenu à vous le présenter.

La femme de chambre ne répondit point et jecompris au regard qu’elle me décocha que j’étais loin de lui êtresympathique… Cela ne m’étonnait pas d’ailleurs, car l’enduit que jem’étais passé sur la figure me donnait un peu l’apparence d’unleper[4] et me bridait horriblement les yeuxque j’ai pourtant assez beaux, si j’en crois Miss Edith dont lafranchise est la principale qualité.

– Allons, fellow, occupe-toi, me dit Slang.Fais voir à Betzy que le travail ne te fait pas peur.

Aussitôt, j’adaptai une grosse brosse à monpied droit, saisis énergiquement un balai pour me faire un pointd’appui et me mis à frotter le parquet avec une énergiefarouche…

On eût dit à me voir que je n’avais jamaisfait que cela de ma vie.

Slang était émerveillé et Betzy approuvaitcomplaisamment de la tête, comme pour féliciter le chauffeur del’excellente recrue qu’il venait de faire.

De temps en temps mon compagnon, qui voyaitsans doute que les parquets de la villa Crawford étaient en bonnesmains, trouvait un prétexte pour s’absenter et je restais alorssous la surveillance de Betzy qui ne me quittait pas du regard.

Se méfiait-elle de moi ?

Les femmes ont parfois de ces intuitions quidéconcertent les plus avertis.

Déjà, je me demandais avec inquiétude quandfinirait mon supplice – et c’en était un, je vous en réponds, quede frotter ainsi sans s’arrêter une minute par une chaleur dequatre-vingt-dix degrés Fahrenheit – lorsque Slang me frappaamicalement sur l’épaule…

– En voilà assez pour cette pièce-ci, medit-il d’un ton engageant… cire la galerie maintenant.

Je ne pus retenir un geste dedécouragement.

– Oh ! tu sais, ajouta le chauffeur, cen’est pas la peine de le « récurer » nous ne sommes pasau Tread-Manor, passe la brosse vivement et donne ensuite un coupde chiffon… Tout ça, vois-tu, c’est pour épater Betzy… tucomprends, la première fois…

– Oui… oui… murmurai-je essoufflé en secouantbrusquement la tête pour faire tomber les gouttes de sueur qui meperlaient au front.

Je ne pouvais, en effet, m’essuyer la figureavec mon mouchoir : c’eût été enlever mon maquillage quicommençait déjà à se ramollir.

En passant devant une glace appliquée le longde la cloison, je me regardai hâtivement.

J’étais horrible… mon enduit avait coulé etfaisait sur mon visage d’affreuses taches gluantes qui me donnaientun aspect repoussant. Ah ! comme je compris alors l’airdégoûté de Betzy !

« Si je cire un quart d’heure de plus,murmurai-je inquiet, tout en faisant décrire à ma jambe droite unincessant mouvement de va-et-vient, mon maquillage va fondre tout àfait et révéler mon incognito. »

Fort heureusement, Betzy finit par disparaîtreet j’entendis le frou-frou de ses jupes empesées s’éteindre peu àpeu dans l’escalier.

– Elle ne remontera plus, me dit Slang…repose-toi, fellow… il est onze heures moins dix ; à onzeheures nous allons décamper et nous offrir un whisky… j’en aid’excellent… tu verras… Attends-moi là, je vais jeter un coup d’œildans la chambre du patron pour voir si tout est bien en ordre… etje reviens…

Je m’affalai sur une banquette, éreinté,fourbu littéralement abruti et n’ayant même plus la force deprononcer une parole. J’étais, à ce moment, semblable à un homme enproie au mal de mer… Je voyais tout tourner autour de moi et nedistinguais plus les objets qu’à travers une sorte debrouillard.

Le tintement joyeux d’une horloge placée dansla galerie me tira enfin de ma torpeur.

J’allais donc être libre ! et j’attendaisSlang avec une impatience que l’on conçoit, mais le gredin ne sepressait pas du tout de venir me rejoindre… Que faisait-il doncdans la chambre de M. Crawford ?

Ma curiosité de détective reprenant le dessus,je m’apprêtais déjà à aller jeter un coup d’œil par la glace de« l’observatoire », quand mon compagnon reparut.

Il me sembla tout drôle, mais c’était sansdoute une idée.

– Allons, viens, fellow, dit-il en me prenantpar le bras… nous avons assez travaillé…

Et il me poussa vers un petit escalier enpitchpin qui donnait sur un vestibule orné d’une grande carte deMelbourne et de ses environs. On avait dû consulter souvent cettecarte, à en juger par les traces de doigts qui maculaient sesmarges.

Nous traversâmes en biais un coin du parc etnous atteignîmes un petit pavillon de deux étages construit enbriques rouges et dont le toit d’ardoises se perdait d’un côtéparmi les branches d’un cèdre gigantesque.

– Montons à ma niche, me dit Slang… Je temontrerai l’endroit que je te réserve comme chambre à coucher.

Le pavillon dont je viens de parler étaitsitué à environ cent mètres de la villa Crawford.

Ceci fut pour moi une indicationnouvelle : il était donc possible à quelqu’un de sortir avecl’automobile sans éveiller l’attention du millionnaire… Ilsuffisait de pousser la voiture jusqu’à la route – ce qui étaittrès facile puisque la surface bitumée qui menait à la grille étaiten pente – et une fois là, de mettre la machine en marche. Il y adans la soirée une grande animation sur cette route qui va deMelbourne à Whittlesea, car nombre d’habitants des environsrentrent généralement du théâtre en auto ; le confiantM. Crawford ne pouvait donc s’étonner d’entendre, la nuit, leronflement d’un moteur aux abords de son cottage.

« Coquin de Slang ! pensais-je enmoi-même… il est vraiment servi à souhait par les circonstances etl’on jurerait, ma parole, que tout a été ainsi aménagé pour luifournir le moyen de se livrer à ses petites expéditions nocturnes…Pauvre M. Crawford avec son observatoire et ses cadransenregistreurs ! »

La chambre de Slang se trouvait au bout dupavillon ; on y accédait par un escalier roide, à pented’échelle.

– Tu vois, me dit le chauffeur, ce n’est pasaussi confortable ici que chez le patron… mais bah ! on nedoit pas se montrer trop exigeant… Il y a derrière la cloison uncabinet de débarras où je te ferai un lit… Nous enlèverons deuxplanches pour pouvoir communiquer et tu verras que nous ne nousembêterons pas… En attendant, passe-moi cette bouteille de whiskyque tu vois là, sur l’étagère… c’est du fameux, je t’en réponds… unvrai velours.

Et Slang, après avoir amoureusement caressé duregard la fiole que je lui tendais, prit deux verres dans unepetite armoire en bois blanc et les remplit jusqu’aux bords.

– À la tienne, Ralph, fit-il avec un grosrire.

– To your health, Slang, répondis-jeen levant mon verre.

– Appelle-moi donc John… Slang, c’est mon nomde famille.

– Va pour John… cela m’est égal.

Mon compagnon avait déjà vidé son verre… CeSlang n’était pas un homme… c’était une éponge…

– Moi, vois-tu, je bois sec, déclara-t-il enfaisant claquer sa langue… au fond, est-ce que j’ai tort ?Quel plaisir aurions-nous sans cela ?

– De fait, approuvai-je…

Mon compagnon me regardait maintenant d’un airembarrassé et je vis bien dans ses yeux qu’il avait quelque chose àme dire.

Enfin, après avoir fait deux ou trois toursdans l’étroit espace où nous nous trouvions, il revint se planterdevant moi :

– Écoute, dit-il, tu es un bon garçon… je peuxtout te dire, n’est-ce pas ?

– Mais comment donc !

– Eh bien ! je vais te faire uneconfidence.

Qu’allait-il m’apprendre ? Est-ce quedéjà, l’alcool aidant, il allait me faire l’aveu de soncrime ?

Non, ce n’était pas cela… Slang m’apprit toutsimplement qu’il avait un rendez-vous à Melbourne avec unegirl de mœurs faciles et qu’il allait profiter del’absence de M. Crawford pour aller retrouver cettedemoiselle.

– Tu peux rester ici, si tu le veux… medit-il, mais il vaut mieux que tu ailles déjeuner dans unrestaurant… Tiens, voici cinq schellings… c’est ta semaine… Tuvois, moi, je suis bon prince, je paye d’avance… mais ne me faispas la blague de ne plus revenir, hein ? cela me serait trèsdésagréable, non pas à cause des cinq schellings, mais parce que jet’ai déjà pris en amitié et que tu frottes comme pas un… Quel coupde jarret, by God ! Betzy en étaitémerveillée !

– Oh ! Slang ! fis-je d’un airoffusqué, pour qui me prends-tu donc ? Peux-tu me croirecapable d’une chose pareille… Je ne suis pas un joker.

– C’est bon, c’est bon, Ralph… ne te fâchepas… tu sais, il ne faut point m’en vouloir… j’aime parfois àplaisanter… mais c’est toujours sans arrière-pensée. Allons,donne-moi la main…

Je serrai sans conviction la dextre de celouche individu aux poignets duquel j’allais bientôt sans doutepasser les handcuffs à double chaîne.

– Maintenant, me dit Slang, je vaism’habiller. Si cela te choque, tu peux aller m’attendre dehors.

Je protestai, et pour une fois, trèssincèrement.

Non seulement je n’étais nullement scandaliséque Slang s’habillât devant moi mais j’aurais fait pour assister àcette opération plus de bassesses qu’un courtisan pour être admisau petit lever du Roi.

Je m’assis donc sur une chaise de paille etpris l’attitude rassurante du bon jeune homme qui baye auxcorneilles.

À ma droite, un rideau de lustrine verte étaittiré sur ce que je devinais être la garde-robe du chauffeur. Cerideau ne descendait pas tout à fait jusqu’au sol et j’étais malgrémoi hypnotisé par la vue d’une demi-douzaine de talons miroitantsqui apparaissaient entre le plancher et le bord inférieur de lalustrine.

Slang, devant un petit miroir à trois facespendu à la fenêtre, se faisait consciencieusement la barbe, ce quil’empêchait provisoirement de parler.

Il me tournait le dos et instinctivement mamain se tendait déjà vers la rangée de chaussures dont l’une, grâceà moi, fournirait demain la preuve éclatante de la vérité, mais jeme retins…

Le miroir à barbe pouvait me trahir !

Oh ! m’emparer d’une de ces bottines,d’une seule, et courir, courir au cottage de Green-Park !

Si grand était mon trouble que j’eus peurqu’il ne fût apparent et je me mis à fredonner :

The tear fell gently from her eye

When last we parted on the shore :

My bosom heaved with many a sigh

To think I ne’er might see her more.

– Tiens ! que chantes-tu là ? medemanda Slang en se retournant.

– Une rengaine de matelot.

– Tu as donc servi dans la flotte ?

– Oui…

– Longtemps ?

– Quarante-deux mois.

– Es-tu allé au Brésil ?

– Oui… pourquoi cela ?

– Pour rien…

Et il se remit à se gratter le menton…

Je sentis bien qu’il n’avait pas osé me poserla question qui lui brûlait les lèvres… mais je crus saisir sapensée… Évidemment, il avait entendu dire qu’au Brésil on n’extradepas facilement les criminels et il tirait déjà des plans… Ainsi,sans le vouloir, le chauffeur se livrait peu à peu…

Ayant achevé de se raser, Slang s’approcha durideau de lustrine ; il en fit courir les anneaux sur unetringle et son modeste vestiaire m’apparut.

J’eus un violent battement de cœur.

La rangée de chaussures soigneusement ciréesétincelait à mes yeux. Il y en avait quatre pairesexactement ; dont une de snow-boots caoutchoutés.

Slang décrocha un pantalon à carreaux,l’enfila avec méthode, puis il revint aux chaussures, se courba etparut se consulter.

Je ne perdais pas un seul de ses mouvements.Il prit d’abord une paire de brodequins lacés de forme américaine,les soupesa et les remit en place.

Des bottines à boutons se trouvaient àcôté : ce furent celles-là qu’il choisit.

D’un rapide revers de manche, il lesdébarrassa d’une poussière d’ailleurs imaginaire et vint les poserau pied d’une chaise.

– Mâtin ! m’extasiai-je… tu te mets bien,toi… tu es chaussé comme un lord !

– Voilà comment nous sommes, nous autres…répondit Slang avec un petit clignement d’œil… on ne se refuserien…

Et il se mit dans la posture d’un homme quichausse ses souliers.

Dans ce mouvement il tendit alternativementchacun de ses pieds vers moi, sans façon aucune, et me présentasuccessivement ses deux semelles.

Elles étaient très longues, étroites,effilées, carrées du bout… et en plein milieu on voyaitparfaitement une solution de continuité.

Les bottines de Slang avaient étéressemelées !

Je ne sais quel scrupule, quel besoind’asseoir plus fermement ma conviction m’empêchèrent de me ruer surle chauffeur, de le terrasser, et, en faisant au besoin jouer unrôle persuasif à mon browning, de m’emparer de ces deux pièces àconviction qui prouvaient surabondamment la culpabilité del’assassin.

« Mon ami » ne se douta certainementpas un seul instant du drame angoissant qui se jouait dans macervelle à la minute où il boutonnait ses chaussures.

Il avait un pied levé, posé sur le bord de lachaise, et dans l’état d’équilibre instable où il se trouvait, lejeter à terre n’eût été pour moi qu’un jeu d’enfant.

Mais quelques impairs commis à mes débutsm’ont mis en garde contre les gestes prématurés.

Il ne m’appartenait pas d’ailleurs dem’emparer de cet homme : cela regardait la policeofficielle.

De sorte que plus que tout, je crois lesentiment de ma dignité arrêta mon élan.

Slang achevait tranquillement sa toilettequ’il compléta par une cravate écossaise, un gilet de piqué blanc,un veston de cheviotte bleue ; il coiffa un chapeau melon enfeutre gris, prit une badine de bambou puis sortit d’un tiroir unepaire de gants jaunes qui n’avaient jamais été ouverts et que,précautionneusement, il garda à demi ployés dans sa main.

Cependant, il se souvint qu’il avait oubliéquelque chose dans ses vêtements de travail : c’était unportefeuille en cuir fauve, tout bourré de papiers qu’il glissafurtivement dans sa poche comme s’il eût craint que je pusseapercevoir ce qu’il contenait.

Puis il consulta sa montre :

– Hurrah ! s’écria-t-il, j’ai encore letemps de prendre le train de onze heures quarante-six… Au revoir,fellow !… Va déjeuner dans le pays… tu trouveras à l’angle deSussex-Street et de Wimbledon-Place un petit restaurant pas cher oùle stout est excellent… Je te dirais bien de rester ici… mais tucomprends, ce n’est pas possible… Tant que je suis là, ça va bien,mais en mon absence, Betzy pourrait trouver cela drôle… Jerentrerai probablement vers cinq heures… six heures au plus tard…Allons ! good bye ! tâche de ne past’enivrer…

Et Slang, après m’avoir donné une vigoureusepoignée de main, partit d’un pas rapide.

Du seuil de la grille, je le vis s’éloigner,s’engager dans l’avenue qui conduit à la gare, puis disparaîtreentre les arbres.

Mes yeux n’avaient pas quitté ses semelles. Ilme semblait qu’avec elles cet homme emportait tout monbien !

Ce que l’on va lire maintenant paraîtrapeut-être invraisemblable à certains lecteurs. Je les supplie,ceux-là, de me faire crédit de quelque confiance ; ils verrontpar la suite si j’ai dénaturé ou surfait quoi que ce soit dans uneaffaire qui fut certainement la plus compliquée de toutes cellesque j’eus à instruire, durant ma carrière déjà longue de détectiveamateur.

Chapitre 5Mauvais départ

Sans perdre une minute, je pris, comme on dit,mes jambes à mon cou dans la direction du petit bois qui m’avaitdéjà servi d’asile et j’en sortis presque aussitôt transformé enparfait gentleman.

J’avais même eu la chance de retrouver monchapeau.

Au lieu de rentrer chez moi, je me dirigeaiprécipitamment chez un marchand d’automobiles nommé Bloxham quidemeurait à l’entrée de la ville et je pénétrai dans son garage enhurlant :

– Bloxham !… Bloxham !…

Un petit homme aux yeux bigles sortit dederrière une auto dont il était en train de regonfler les pneus etme regarda d’un air ahuri :

– Qu’y a-t-il pour votre service,monsieur ? demanda-t-il en se découvrant.

– Voyons… avez-vous donc perdu la tête,Bloxham ? Comment ? vous ne me reconnaissezpas ?

– Non monsieur… c’est-à-dire qu’il me semblebien vous avoir déjà vu quelque part… mais…

Je songeai aussitôt à mon maquillage que jen’avais pas eu le temps d’enlever :

– Je vous dirai mon nom tout à l’heure… pourle moment contentez-vous de savoir que j’exige de vous un service…il faut que j’arrive à Melbourne avant le train qui part deBroad-West à onze heures quarante-six.

Le petit homme tressauta comme s’il eût étésurpris par un courant électrique, et ses deux pupilles vinrentaffleurer la racine de son nez.

– Vous n’y pensez pas ! s’écria-t-il ense retournant vers l’horloge placée dans le fond du garage… il estexactement onze heures quarante-deux ; le train va partir dansquatre minutes.

– Il le faut, vous dis-je… Je paierai ce qu’ilfaudra… et d’avance encore… Avez-vous une voiture prête ?

– Celle-ci… mais il faut que je regonfle unpneu…

– Faites vite alors !…

– Je vous assure, monsieur…

– M’avez-vous entendu, Bloxham ?

– Vraiment c’est impossible… oui, c’estréellement impossible… grognait le petit homme en ajustant sonraccord sur la valve… il faudrait faire du quatre-vingt-dix demoyenne…

– On fera du cent s’il le faut !m’écriai-je…

Et pendant que le pauvre Bloxham actionnaitdésespérément sa pompe, je pris un seau, allai le remplir à unefontaine et, me servant de mon mouchoir en guise de serviette,j’enlevai rapidement l’affreux enduit qui me barbouillait levisage.

– Eh bien ! me reconnaissez-vousmaintenant ? demandai-je en m’approchant.

– Oh ! Monsieur Dickson… Quellesurprise !… Ah ! par exemple !… Si jamais j’auraispu penser que c’était vous, ce vilain individu… pardon… je voulaisdire…

– C’est bon… hâtez-vous…

– Du moment que c’est pour vous obliger,monsieur Dickson, je ferai l’impossible…

Et de fait, Bloxham se mit à pomper avec uneénergie désespérée.

Cet homme me devait quelque reconnaissance,car je m’étais récemment occupé pour lui d’une affaire assezembrouillée, dans laquelle il se trouvait compromis, quoiqu’il fûttout à fait innocent, et j’avais fini par mettre la main sur lesvrais coupables.

J’avais sauvé la réputation de Bloxham etj’étais sûr qu’il ferait tout pour sauvegarder la mienne.

– Vite !… vite !… activons,m’écriai-je après avoir regardé ma montre… nous n’avons plus qu’uneminute…

– C’est prêt, monsieur Dickson, réponditBloxham en dévissant son raccord… Montez, nous allons partiraussitôt.

Et il appela :

– Jarry ! Jarry !

Une figure cramoisie s’encadra dans unguichet.

– Surveillez le garage… Jarry… je m’absentepour quelques heures… et surtout si M. Sharper veut encoreessayer la vingt-quatre chevaux, dites qu’elle est enréparation.

– All right ! réponditl’individu qu’il avait interpellé… on aura l’œil…

Déjà, Bloxham avait donné un tour de manivelleet le moteur battait avec une trépidation sonore.

Il sauta au volant, actionna le levier de miseen marche et nous partîmes.

À ce moment même, un coup de sifflet stridentnous annonçait l’arrivée en gare du rapide de onze heuresquarante-six.

La distance qui sépare Melbourne de Broad-Westn’est que de quarante-deux kilomètres par chemin de fer, mais on encompte cinquante-trois par la route qui décrit de nombreusescourbes et au milieu de laquelle se trouve une côte de douze centsmètres excessivement rapide.

De plus, – et là était la difficulté – lerapide qui ne s’arrête plus entre Broad-West et la capitale del’État de Victoria met juste vingt-cinq minutes pour effectuer leparcours.

Il fallait donc que nous le gagnions devitesse.

Avec une quarante chevaux comme celle que nousmontions, la chose était facile, en admettant que nous nerencontrions sur la route aucun encombrement et que noustraversions à toute allure Long-House et Merry-Town, deux petiteslocalités assez désertes, situées sur notre passage.

Pendant sept kilomètres environ, nouslongeâmes la voie du chemin de fer et je pus constater avec un vraibonheur que nous « semions » le rapide, mais il nousfallut bientôt nous engager dans un chemin sinueux et aborder lafameuse côte de Devil, dont la pente, d’après les cartes, est devingt pour cent !

L’auto de Bloxham enleva la rampe en troisièmeet dévala ensuite vers Long-House à une allure fantastique.

Le rapide devait être à cette minute très loinderrière nous et je jubilais intérieurement, en songeant à latranquillité de Slang, qui était à cent lieues de se douter qu’undétective allait le prendre en filature au débarcadère de Melbournepour ne plus le lâcher d’une semelle.

Mon plan était simple.

Je m’attacherais à ses pas, ou si besoinétait, je le ferais suivre par des agents secrets, ma modestepersonne, quelque active qu’elle fût, n’étant pas encore parvenue àse dédoubler.

Il fallait, en effet, avant de mettre lesmenottes à mon « pseudo-cousin », recueillir certainsindices qui m’étaient indispensables. L’assassin de M. UgoChancer pouvait avoir des complices. Je me trouverais alors avoiraffaire à une bande puissamment organisée pour le cambriolage et levol.

Si cela était, la découverte d’une associationde malfaiteurs, sur d’aussi faibles indices, me classeraitdéfinitivement parmi les plus fins limiers de police et une penséed’orgueil intime, autant que de curiosité professionnelle,m’aiguillonnait de plus en plus à mesure que nous approchions deMelbourne.

Oui, plus je réfléchissais, plus j’arrivais àme persuader que j’allais me trouver en présence d’une sorte deRobber’s Company semblable à celle de Brisbane.

Slang paraissait trop sot pour avoir conduitseul cette affaire… Cependant il était l’instrument du meurtre,tout en témoignait et il importait d’élucider promptement ce quirestait de ténébreux dans l’exécution d’un crime aussi habilementconçu.

Et d’abord, il n’était pas admissible que levoleur-assassin s’en fût allé sans tirer aucun profit de soncrime.

Nous avions trouvé dans le secrétaire deM. Ugo Chancer une forte somme en or, mais il n’était pascroyable que la fortune du vieux de Green-Park se réduisît à centquatre-vingt-trois livres en monnaie courante.

Il devait avoir des titres déposés chez un ouplusieurs hommes d’affaires, comme l’insinuait le chief-inspectorBailey.

Peut-être ?

Mais cela n’expliquait pas le geste,véritablement par trop désintéressé, du cambrioleur assassin.

De toute façon, il était urgent que j’entrasseen relations avec l’homme d’affaires de la victime ; or unhasard providentiel m’avait, on le sait, livré le nom de M. R.C. Withworth, 18, Fitzroy Street, à Melbourne.

Je devais donc m’adresser à ceM. Withworth qui envoyait au défunt des plis cachetés etsemblait être, sinon le confident, du moins l’intermédiaire entreM. Ugo Chancer et les différentes banques d’Australie.

Nous venions de dépasser Merry-Town et nousapercevions déjà les premières maisons de Melbourne, quand notreautomobile eut soudain des ratés.

Cela se traduisit d’abord par quelquesexplosions rapides et bruyantes qui peu à peu s’atténuèrent pour sechanger en un pénible crachotement de valétudinaire.

C’était la panne ! l’affreuse pannedevenue pourtant si rare aujourd’hui grâce aux merveilleuxperfectionnements de l’industrie automobile.

J’avais pâli et Bloxham avait proféré un moténergique que la bienséance ne me permet pas de reproduire ici…

– Voyez vite ce que c’est ! m’écriai-jeen secouant mon malheureux conducteur par le bras.

Bloxham sauta sur la route, releva le capot dela voiture et se mit à examiner les quatre cylindres.

– Eh bien ? demandai-je…

– C’est l’allumage qui ne se fait plus,répondit-il, le nez sur le moteur.

– Vérifiez vite… by God !

– Les bougies sont en bon état…

– Votre huile donne bien ?

– Oui…

– Alors ?

Tout à coup, il se frappa le front d’un gestedésespéré, courut au réservoir de cuivre placé à l’arrière de lavoiture, en dévissa rapidement le bouchon et s’écria, après avoirjeté un coup d’œil dans l’intérieur :

– Il n’y a plus d’essence, monsieurDickson !…

J’eus envie de sauter sur cet homme, de leprendre à la gorge et de l’étrangler comme un poulet…

Fort heureusement, je me contins et ma rages’exhala en injures et en imprécations.

– Je croyais que nous aurions assez d’essence,monsieur Dickson, balbutiait Bloxham en se frappant la poitrine àcoups redoublés comme un gorille aux abois.

– Vous croyiez ! vous croyiez !…Ah ! idiot ! crétin ! triple brute !… Vousmériteriez… À cause de vous un assassin des plus dangereux vam’échapper… Je vais être perdu de réputation… Je…

Le sifflet narquois du rapide passant àquelques mètres de la route me coupa la phrase sur les lèvres et mejeta dans un état de fureur indescriptible…

Si encore j’avais pu télégraphier, téléphonerà la gare de Melbourne… Mais non, nous étions à trois milles aumoins de Merry-Town et le train serait arrivé avant que j’eusseatteint le bureau de poste de cette localité.

J’étais hors de moi… Je trépignais comme unenfant à qui on a volé ses billes, et un facteur qui passait sur laroute me prit sans doute pour un fou, car il s’enfuit de toute lavitesse de ses jambes.

Quant à Bloxham il s’était accroupi dans lapoussière et poussait des cris déchirants.

Je regrette qu’un photographe amateur ne nousait pas pris à ce moment avec son kodak car cela aurait fait uncliché des plus amusants pour le Great Humoristic oul’Australian Jester.

Enfin je me calmai et regardai ma montre.

Il était exactement midi dix et l’expressallait entrer en gare de Melbourne…

– Tout n’est peut-être pas perdu… pensai-je.Il se peut fort bien que mon Slang revienne à la villa Crawford…Somme toute, il n’a aucune raison de se méfier… Pourquois’enfuirait-il ? Ce serait avouer son crime…

Et j’en arrivai presque à me persuader que jele retrouverais le soir, dans le petit pavillon dont il m’avaitfait les honneurs avec une cordialité si touchante.

En tout cas, puisque je l’avais laissééchapper, il fallait que je continuasse mon enquête, que je visseM. Withworth et le chief-inspector de Melbourne. Et qui saitsi je ne rencontrerais pas ce bandit de Slang dans quelque rue dela ville ? C’était un alcoolique invétéré et il serait biensurprenant qu’il ne fît pas de nombreuses stations dans les bars deCollingswood ou de Northcote.

– Combien d’ici à Melbourne ? demandai-jeà Bloxham qui se lamentait toujours dans la poussière.

– Quatre milles, monsieur Dickson… bégaya lepauvre homme en agitant ses petits bras pareils à des ailerons.

– C’est bien… je vais les faire à pied.Excusez-moi, Bloxham, si je vous ai un peu malmené tout à l’heure,mais je ne vous en veux plus… Combien vous dois-je ?

– Vous plaisantez, monsieur Dickson…D’ailleurs je n’accepterai jamais de vous quoi que ce soit… je vousdois trop pour cela… Ah ! quelle fatalité, byGod ! quelle fatalité ! Pour une fois que je voulaisvous être agréable !

– L’occasion se représentera, Bloxham,soyez-en sûr… Et tenez… puisque vous désirez m’obliger, il y a unmoyen…

– Oh ! dites, monsieur Dickson !

– C’est d’avoir toujours dans votre garage deBroad-West une voiture prête à partir… une voiture avec del’essence… par exemple…

– Comptez sur moi, monsieur Dickson… etveuillez encore une fois agréer toutes mes excuses…

– Vous êtes tout excusé, mon ami, répondis-jeen donnant au malheureux chauffeur une tape amicale dans le dos –ce qui eut pour effet de soulever un affreux nuage de poussière –et croyez que je regrette vivement les qualificatifs un peudésobligeants dont je me suis servi à votre endroit… Allons,good bye !… J’irai probablement vous rendre visite cesoir…

Et après m’être épousseté tant bien que malavec mon mouchoir, je me dirigeai pédestrement vers Melbourne.

Chapitre 6L’homme d’affaires de Fitzroy-Street

Je ne sais s’il est arrivé à quelqu’un de meslecteurs de quitter tout à coup, pour cause de panne, uneconfortable automobile et de faire dans la poussière, sous unsoleil de plomb, quatre milles anglais, ce qui représenteexactement quatre fois seize cent neuf mètres, c’est-à-dire unebonne lieue et demie de France.

Cela manque de charme, surtout pour undétective qui a caressé un instant l’idée de « pincer »un criminel et qui voit soudain ce criminel prendre sur lui uneavance considérable.

La nature m’a heureusement doué d’une certainedose de philosophie, sans quoi, dans différentes circonstances,j’aurais, comme on dit, jeté bien souvent le manche après lacognée.

Mais j’ai du ressort : je ressemble unpeu à ces stayers qui reprennent de la vigueur et de l’énergie enapercevant le poteau… et dont les superbes efforts déconcertenttoutes les prévisions.

Mon overcoat sous le bras, j’avalai donc mesquatre milles et quand je pénétrai dans le faubourg de Richmond quimène à Melbourne-Ville, il était exactement une heuretrente-cinq.

Hélant alors un hansom qui maraudait encherchant l’ombre, je me fis conduire à Wilson-Hall, dans unepetite rue où je savais trouver un lavatory.

Une fois rasé, coiffé, brossé, ciré, jeremontai en voiture en jetant cette adresse au cabman :

– 18, Fitzroy-Street.

L’homme acquiesça d’un signe, éteignit sa pipequ’il avait allumée pendant que je me faisais bichonner et enlevason cheval d’un vigoureux claquement de langue.

Le hansom partit comme un trait, traversa àtoute allure Victoria-Parade, longea la cathédrale Saint-Paul,Albert-Park et Gressington, puis ralentit brusquement devant unimmeuble de huit étages.

– Stop ! dis-je au cabman.

– Well ! fit l’homme enrallumant sa pipe et en tirant de dessous son siège un numéro duMelbourne Magazine.

La maison devant laquelle je me trouvaissemblait de haut en bas être habitée bourgeoisement.

À ma grande surprise, je ne voyais ni sur laporte d’entrée ni sur les balcons de la façade aucune de cesplaques de tôle vernie ou émaillée qui signalent ordinairement lesmaisons de banque et d’affaires ou les officiers ministériels. Jene découvris rien autre que la lanterne rouge d’un médecin[5].

Pourtant, je pénétrai sous le vestibule afinde consulter la liste des locataires, et j’y trouvai, à ma grandesatisfaction, l’indication que je désirais.

Third floor. – C. A.WITHWORTH.

Agent.

Je grimpai quatre à quatre les escaliers etsonnai à une grande porte brune à deux battants.

Une accorte petite bonne vint m’ouvrir. Je luiremis ma carte qu’elle lut aussitôt avec un sans-gêne qui mesurprit un peu, puis elle disparut dans un couloir très sombre,éclairé par une lanterne en fer forgé représentant un satyre jouantde la flûte.

Quelques instants après, elle reparaissait, mefaisait signe de la suivre et m’introduisait dans un cabinet detravail où un amoncellement d’objets de toutes sortes que jedistinguai mal en entrant, interceptait ou plutôt absorbait lalumière.

Un vieillard de petite taille se tenait deboutdans la partie la plus éclairée, devant une table de vieuxchêne : il était chenu et très barbu, à la façon de ces singesde l’Inde qu’on appelle gibbons.

C’est du moins l’impression que j’en eus toutd’abord.

– Monsieur Withworth ? demandai-je.

– C’est moi, répondit le vieillard en medésignant un siège.

Je m’assis.

Le haut fauteuil sur lequel j’avais pris placeme paraissait être un de ces meubles de musée disgracieux etincommodes auxquels l’ancienneté seule donne quelque valeur.

L’occupant du lieu me faisait aussi plutôtl’effet d’un collectionneur que d’un businessman, car jedistinguai, derrière lui, entre deux bahuts en bois sculpté, lahaute silhouette d’une armure érigée toute droite, une hallebardeau gantelet.

M. Withworth attendait que jel’instruisisse du motif de ma visite et il me faisait de petitssignes interrogateurs tout en rajustant sa robe de chambre.

– Vous savez qui je suis ? dis-je d’unton confidentiel.

Mon interlocuteur inclina la tête.

– Et vous savez également que M. UgoChancer, de Green-Park, est mort ?

– J’ai fait frapper d’opposition tous lestitres que possédait le défunt.

– Vous allez au-devant de ma question,monsieur ; ainsi vous étiez l’homme d’affaires de ce pauvreM. Chancer ?

– Son homme de confiance, oui… je m’occupaisde ses placements… M. Ugo Chancer était mon meilleur ami.

– Tout va bien alors et je me félicite duhasard qui m’a mis en possession de votre adresse… Vous voyiezsouvent M. Chancer ?

– Il y a vingt-cinq ans que je ne l’aivu ; mais il était, je vous le répète, mon meilleurami ;… nos relations s’entretenaient par correspondance.

– Alors vous êtes absolument au courant de lasituation de fortune de M. Chancer ?

– Oui… j’opérais en son nom toutes les venteset tous les achats de valeurs.

– Vous devez avoir les numéros de sestitres ?

– Tous, oui monsieur.

– Mais pas les titres ?

– Non… M. Ugo Chancer les gardait chezlui.

– Ils ont donc été volés ?

– Je l’ai pensé, c’est pourquoi je les ai faitfrapper d’opposition.

– C’est une sage précaution qui pourra nousêtre fort utile pour la suite de l’affaire. Excusez-moi, monsieur,mais votre opinion n’est-elle pas que M. Ugo Chancer a étéassassiné ?

– Je n’ai pas d’opinion… c’est à la police dem’en faire une… j’ai agi comme je croyais devoir le faire… voilàtout.

– Et vous avez été très bien inspiré,monsieur… Mon avis à moi c’est que M. Chancer a été victimed’un cambrioleur-assassin… et je suis en ce moment sur unepiste.

– Que vous croyez bonne ?

– Oui…

– Allons, tant mieux !

– Je dois d’abord vous dire que je me suislivré à une perquisition chez le défunt et que je n’ai trouvé entout et pour tout que cent quatre-vingt-trois livres en or.

– M. Chancer, je vous le répète, gardaitpar devers lui tous les certificats de ses actions et obligations.Mon honorable ami était fort imprudent… Il n’avait pas même decoffre-fort. Je sais qu’il serrait ses papiers dans un petit meublede son cabinet de travail, meuble très rare que je lui vendisautrefois pour un prix dérisoire.

– Un secrétaire en bois de rose ?

– Parfaitement… un secrétaire qui provenait dela succession de sir Walter Raleigh…

– C’est bien en effet dans l’un des tiroirs dece meuble que j’ai découvert les piles d’or dont je vous aiparlé.

– Les titres devaient s’y trouver également…Vous êtes détective… concluez…

– J’ai toujours cru à un vol.

– Oui, l’argent monnayé que vous avez vu chezce pauvre Chancer a été abandonné à dessein… pour donner lechange.

– C’est aussi mon avis, monsieur.

Le petit vieux parut réfléchir un instant puisil reprit :

– Une chose me frappe en outre dans ce quevous m’avez dit… c’est le peu d’importance de la somme trouvée dansle secrétaire.

– Cent quatre-vingt-trois livres.

– Je sais… M. Chancer qui était unoriginal conservait toujours chez lui dix ou quinze mille livres enor… et chose qui est à retenir, il marquait toutes ses pièces…c’était une manie… qu’il avait !… Ah ! il était sibizarre, ce pauvre ami !

Je tendis à M. Withworth les quatresouverains que j’avais, la veille, glissés dans la poche de mongilet.

Le vieillard s’approcha de la fenêtre et lesconsidéra longuement au jour.

Ensuite, il prit une grosse loupe sur la tableet examina minutieusement chaque pièce.

– Ces souverains n’ont jamais appartenu àM. Chancer, déclara-t-il.

– Comment cela ?

– C’est la vérité… Je vous l’ai dit, monhonorable ami avait une manie : il marquait tout son or d’unsigne à lui.

M. Withworth m’appela près de la fenêtreet me mettant en main la loupe et une des pièces d’or :

– Remarquez, dit-il, qu’il n’y a rien sur lecou de la Reine…

– ? ?

– Oui… M. Chancer avait un poinçon trèsfin, une imperceptible étoile à six branches qu’il gravait surtoutes ses pièces du côté face, à la section du cou et de lafigure.

J’admirai le stratagème du défunt et luidécernai mentalement des louanges posthumes pour m’avoir fourniainsi des armes de premier ordre.

M. Withworth jeta violemment l’une aprèsl’autre les quatre pièces sur un petit meuble d’ébène.

– D’ailleurs, dit-il, ces souverains sontfaux…

Et il fit dans l’un d’eux une petite incisionavec la pointe de son canif.

– Ils sont, poursuivit-il, composés d’unalliage sans valeur, mais assez bien imités… c’est du beau travailde faux-monnayeur…

Si mon opinion n’avait pas été faite, jen’aurais plus eu de doutes à cette heure ; Slang n’était pasde taille à avoir combiné seul un vol aussi savant.

Slang n’était qu’un comparse, l’exécuteurd’une association de malfaiteurs adroits qui préparaient leurscoups dans l’ombre avec toutes les ressources de la science etd’une imagination cultivée.

Il paierait cet honneur de sa tête… soit… maisc’était insuffisant.

Je devais à l’honneur de mon nom de démasquerles véritables coupables, c’est-à-dire les bénéficiaires de cetattentat sans précédent.

J’eus tout de suite dressé mes batteries.

– Voulez-vous me permettre, dis-je àM. Withworth, de relever les numéros des titres qui étaient lapropriété de M. Chancer ?

– Mais certainement, monsieur, me répondit levieillard en se dirigeant vers un cartonnier surmonté d’une potichejaponaise.

Et il me soumit un registre où se trouvaientméthodiquement consignées les particularités afférentes à chaquevaleur : séries, numéros d’ordre, dates et prix d’achat,montant du revenu, nombre de coupons demeurés au titre lors del’acquisition, etc.…

Ces renseignements étaient précieux et je lesconsignai scrupuleusement sur mon calepin.

Tandis que j’écrivais, d’un rapide calcul detête j’évaluais le chiffre de la fortune de M. Chancer.

Elle se montait à quatre cent mille livressterling !…

Il était évident que ce Pactole ne s’était pasenglouti dans la poche du seul Slang, chauffeur.

Après avoir remercié M. Withworth del’amabilité avec laquelle il s’était mis à ma disposition, jem’apprêtais à prendre, congé, quand il me retint par lamanche :

– Vous savez, dit-il, j’ai ici des objetsmerveilleux que vous ne trouverez nulle part, pas même à Londres…Voici un buste de Napoléon attribué à Hudson Lowe, une statuette deNelson par Van den Brocke, un chiffonnier ayant appartenu àMarie-Antoinette… un manuscrit de Cromwell… le portrait du princeAlbert, par Sweet… J’ai aussi de fort jolis meubles moyen âge, desfaïences italiennes du seizième siècle et tenez… voici quelquechose qui ferait très bien sur la cheminée de votre bureau :la tête de James Blomfield Rush, pendu à Norfolk en avril 1849…Cette tête a été moulée par Higghins, une heure aprèsl’exécution…

– Merci… fis-je… une autre fois… très curieux,en effet… Je reviendrai certainement vous rendre visite, quand jeserai moins pressé…

– Dans l’attente de vos ordres, monsieurDickson, répondit le petit vieux en me remettant sa carte… Ici tousles objets vendus sont garantis authentiques… et comme vous vousoccupez de l’affaire de Green-Park je vous ferai exceptionnellementdes prix d’ami…

Décidément, quoiqu’il s’en défendît, ceM. Withworth était un homme d’affaires et il savait profiterde toutes les circonstances.

Malheureusement il tombait mal, car j’avaisd’autres préoccupations en tête.

– Ah ! s’il eût offert de me vendre lapiste de Slang, je la lui aurais payée à prix d’or !

Muni des précieux renseignements qu’il m’avaitdonnés en ce qui concernait les titres et les souverains deM. Chancer, je me rendis en hâte au Police-Office, certain quej’allais émerveiller le chief-inspector et l’édifier une fois deplus sur l’incapacité de ses agents.

Chapitre 7Chez Mr Coxcomb, Chief-Inspector

– Le chief-inspector ? demandai-je à unpoliceman qui somnolait sur une chaise.

– Il est occupé, sir.

– C’est très urgent… faites-lui passer macarte.

Le policeman eut un bâillement, se frotta lesyeux de ses grosses mains rouges, prit ma carte et disparutderrière une porte capitonnée.

Quelques instants après, il revenait et medisait d’un ton maussade :

– M. le chief-inspector est avecquelqu’un…

– En a-t-il pour longtemps ?

– Je n’en sais rien…

– C’est très urgent, insistai-je…

Cette fois le policeman ne répondit pas.

Je compris à son attitude que lechief-inspector avait dû, en recevant ma carte, se livrer sur moncompte à quelque réflexion désobligeante et le sous-ordre, persuadéque je n’étais qu’un personnage de médiocre importance, en prenaitmaintenant à son aise avec moi.

Au bout de trois quarts d’heure d’attente, jefus cependant admis dans le bureau de M. Coxcomb, le grandmaître de la police de Melbourne.

C’était un homme d’un certain âge, à l’airintelligent, mais qui était affligé d’un tic plutôt bizarre :une sorte de moue dédaigneuse compliquée d’un plissement de lajoue, de sorte qu’à certains moments la pointe de sa moustacheallait caresser son oreille droite.

Je déclinai mes nom et qualité, mais dès lespremiers mots il m’arrêta :

– Cela suffit, dit-il… quels renseignementsvenez-vous m’apporter ?

– Je me suis occupé de l’affaire de Green-Parket…

Le chief-inspector eut un imperceptiblehaussement d’épaules :

– Nous sommes fixés sur cette affaire,monsieur… et j’ai quelques raisons de croire que l’instruction vaen être close… Il n’y a eu ni assassinat ni vol…

– Pardon… fis-je avec énergie.

Le magistrat ne me laissa pas achever.

– Oui, je sais… vous appartenez à la policeprivée, monsieur Dickson, et si l’on écoutait tous les rapports dela police privée, nous arrêterions une bonne moitié deMelbourne.

J’insistai :

– Excusez-moi, monsieur, mais je ne partagepas votre avis en ce qui concerne l’affaire de Green-Park…

– J’en suis fâché, monsieur, mais notreopinion est faite…

– Et si pourtant il y avait eucrime ?

– C’est vous qui le supposez…

– Je ne suppose pas, j’affirme.

– Et ma main gantée s’abattit péremptoirementsur la table du chief-inspector.

– Les rapports des autorités sont là, dit-ilen me regardant ironiquement ; permettez que je leur fassel’honneur de les prendre en considération.

Et le chief-inspector se leva pour mereconduire, mais je ne suis pas homme à me laisser congédierainsi.

– Vous m’entendrez… insistai-je… oui, vousm’entendrez, monsieur, en vertu du droit qu’a tout citoyen dedéposer devant un magistrat… Quand je vous dis :« M. Ugo Chancer a été assassiné » c’est que je suisen mesure de fournir la preuve de ce que j’avance.

– Et cette preuve, monsieur ?

– Est là, dans ma poche.

Cette fois le magistrat se rassit et son tics’accentua de telle façon que la pointe de sa moustache dépassacertainement le lobe de son oreille droite.

Je le sentais toujours hostile, mais mon tonavait fini par lui imposer quand même.

– Je vous écoute, fit-il.

Je repris lentement :

– Bailey, le chief-inspector de Broad-West quia fait les premières constatations au domicile de M. UgoChancer n’a relevé aucune trace d’effraction et il a retrouvé dansle tiroir du secrétaire une somme de cent quatre-vingt-troislivres…

– Ce sont en effet les termes du rapport.

– Je n’y contredis pas, mais j’ai examiné leslieux, moi aussi… or j’ai découvert les traces d’une effraction etcela en présence d’un habitant de Broad-West, M. GilbertCrawford qui pourra en témoigner, sous la foi du serment.

– Bien… après ?

– Quant à la somme de cent quatre-vingt-troislivres, elle n’existe pas…

– Comment cela ? on l’a pourtant vue, ceme semble ?

– Oui… mais elle est sans valeur aucune…

– Je ne vous comprends plus…

– C’est bien simple.

Et tirant de ma poche les quatre pièces d’orque je venais de soumettre à M. Withworth je les posai sur latable en disant :

– Ces souverains sont faux, monsieur lechief-inspector…

Le magistrat prit les pièces, les palpa et lesfit sonner sur le socle de marbre vert d’un presse-papier posédevant lui.

– Ces souverains son faux, en effet, monsieurDickson, mais qu’en inférez-vous ?

– Que la somme entière qui a été trouvée dansle secrétaire de M. Ugo Chancer est composée de pièces demauvais aloi, car les quatre souverains que voici ont été pris parmoi au hasard… Or, cela tend à prouver ou que M. Chancerfaisait constamment usage de fausse monnaie, ce qui me paraîtinsoutenable – mais, même en ce cas, l’instruction ne doit pas êtreclose – ou que le malfaiteur qui s’est approprié les valeurs dudéfunt les a adroitement remplacées par cette pacotille afin dedétourner les soupçons. Vous voyez, monsieur, que Bailey, malgrétout son flair, a été parfaitement dupe de cette rusegrossière.

Le magistrat se carra dans son fauteuil.

– Poursuivez, dit-il… je ne me refuse jamais àaccueillir la vérité… mon devoir est de tout entendre.

– Il y a plus, continuai-je… Je me suisprocuré l’adresse de l’homme d’affaires de M. Ugo Chancer,grâce à une enveloppe de lettre que j’ai trouvée chez le défunt etqui avait également échappé aux investigations de la police. Cethomme de confiance est M. Withworth qui habite ici même, 18,Fitzroy street. Il m’a appris que M. Chancer était enpossession d’actions et d’obligations diverses pour une valeur dequatre cent mille livres dont il gardait les titres par devers lui.Ce chiffre qui représente une fortune considérable écarte delui-même la suspicion de fraude à l’endroit du défunt… Mais comme,en outre, les titre n’ont pas été retrouvés chez M. Chancer,il est de toute évidence qu’ils ont été dérobés et que c’est à cespapiers, précisément, qu’a été substituée la fausse monnaie dontvous avez là un spécimen, monsieur le chief-inspector.

– Ce M. Withworth a-t-il les numéros descertificats disparus ?

– Il nous a prévenus tous les deux :lorsque je me suis présenté chez lui il avait déjà formé oppositionsur tous les titres dans les comptoirs de banque.

– En ce cas, nous ne saurions tarder à mettrela main sur le voleur. S’il existe, en effet, il n’aura rien deplus pressé que de se défaire de ces titres pour les convertir enargent.

– J’y compte bien, monsieur.

Le magistrat me considéra un instant avecbienveillance.

– Votre façon de raisonner me plaît, monsieurDickson, me dit-il… Vous pouvez être, c’est certain, un très utileauxiliaire de la police.

Je m’inclinai, non sans ironie.

Le chief-inspector prit un temps, puis ilatteignit un livre à couverture grise qu’il se mit à feuilleterrapidement.

– Tenez, dit-il tout à coup, une plainte vientd’être déposée par l’Australian Bank Exchange…

J’étais tout oreilles.

– Oui… il s’agît d’un titre frappéd’opposition qu’un inconnu a tenté de négocier à Melbourne auxguichets de la succursale de cette société.

– A-t-on le signalement del’individu ?

– Oh ! un signalement vague !…

Le chief-inspector réfléchit quelques instantset reprit :

– Je ne voyais d’abord aucun lien entre cetteaffaire banale et la mort de M. Chancer, mais maintenant quevous me signalez la disparition de valeurs ayant appartenu à cegentleman, il serait peut-être bon de vérifier… Vous avez lesnuméros des titres volés ?

– Oui, monsieur… Quelle est la valeur viséepar la plainte ?

– Voici les indications qui me sont transmisespar l’Australian Bank Exchange : Obligation de laNewcastle Mining Co, émission 1895, troisièmesérie, numéro 0,0882.

Je parcourus fébrilement la colonne dechiffres griffonnés au crayon sur les feuillets de monagenda :

– Newcastle MiningCo ! m’écriai-je tout à coup…voici : il y a plusieurs numéros de la troisième série… huitcent quatre-vingt… huit cent quatre-vingt-un… huit centquatre-vingt-deux… zéro, virgule, zéro huit centquatre-vingt-deux !… Le titre appartenait à M. UgoChancer !…

Et je tendis mon carnet au chief-inspector enposant l’index sur les chiffres.

– C’est bien cela, dit-il… il n’y a pasd’erreur possible… Il faut retrouver cet inconnu… oui… mais c’estmaintenant un peu tard… La banque a manqué à son devoir : elleaurait dû faire arrêter le négociateur, du titre… Au surplus, ils’est peut-être enfui sans qu’on ait eu le temps de prévenir unpoliceman… Enfin, espérons encore… notre homme ne s’en tiendra paslà… et tentera ailleurs d’écouler son papier… C’est à vous,monsieur Dickson, qu’il appartient de suivre cet individu et de leprendre sur le fait.

J’acquiesçai d’un signe de tête.

– Vous reconnaissez alors, dis-je en souriant,que je puis être de quelque utilité à la police ?

– Oui… enfin nous verrons…

– Il serait peut-être nécessaire que vouseussiez les numéros des titres volés ?

– J’allais vous demander ces numéros, monsieurDickson.

Je reposai de nouveau mon carnet sur la tableet tandis que le chief-inspector écrivait :

– Il y a encore un point, insinuai-je, quipeut avoir son intérêt…

– Parlez…

– Je fais personnellement opposition sur tousles souverains marqués au poinçon d’une étoile à six branchesau-dessus de la section du cou de la Reine. Toutes les pièces deM. Ugo Chancer étaient ainsi estampillées… Je n’ai pas àapprécier le mobile auquel il obéissait en agissant de la sorte… Ilfaut reconnaître cependant que son inoffensive manie aura, par unesorte d’intuition, rendu un grand service à la cause de la vérité…Le stérile anonymat de la monnaie courante n’existe pas pour ce quia passé dans les mains du prévoyant défunt… Vous remarquerezd’ailleurs, monsieur le chief-inspector, que les souverains fauxque je vous ai montrés ne portent aucun signe de ce genre.

– Je prends bonne note de ce que vous medites-là, monsieur Dickson… le fait est curieux, et peut, en effet,servir à guider nos recherches…

Le magistrat, qui avait fini d’inscrire lesnuméros des titres, me remit mon carnet, puis se leva :

– Un dernier mot, repris-je… J’ai de gravesraisons, des raisons très sérieuses pour soupçonner du crime deGreen-Park non pas un homme, mais une bande de malfaiteurs. Il y adans les associations de ce genre – comme en toute sociétéorganisée – des gens qui exécutent et d’autres qui commandent… desbras sans doute, mais souvent une tête… Faites surveiller les bars,monsieur le chief-inspector, les restaurants de nuit, les tripotset les cercles. La passion du jeu a livré plus d’escrocs, defaussaires et d’assassins que les plus fins limiers du monde.

Le magistrat daigna sourire et approuva monidée d’un petit déplacement de moustache.

– Des agents en civil seront placés dans tousles endroits de plaisir, me promit-il.

Puis il repoussa bruyamment son fauteuil.Cette fois c’était bien mon congé.

Il était évident que le chef de la policeofficielle ne voulait avoir recours à moi que le moinspossible.

Cependant mes déclarations avaient mis sacuriosité en éveil et la suite à donner à l’affaire de Green-Parklui apparaissait dès lors très nettement.

Néanmoins il tenait à s’en réserver tout lemérite.

Je saluai et sortis.

Je n’avais livré de mon plan que ce quim’avait paru indispensable, afin de m’assurer le concours desagents de l’administration.

Pour le surplus j’aurais d’ailleurs eu tort decompter sur le flair de mon grave personnage.

J’avais heureusement mieux à madisposition.

Je courus au bureau de poste.

Chapitre 8Où je retrouve ma piste

L’agence Pinkerton brothers, 446, Broadway, àNew-York est, sans contredit, la plus puissante organisation derecherches privées qui soit dans le monde entier.

Je n’ai pas ici à en faire l’éloge ni à enexposer les procédés, car on pourrait croire que je reçois unesubvention de cette agence.

Elle est d’ailleurs universellementconnue.

Qu’il me suffise de constater que les frèresPinkerton concurrencent quotidiennement la police de l’ancien commedu nouveau continent et qu’ils livrent en un jour à la justice plusde criminels que toutes les polices réunies.

L’agence a des ramifications dans tous lespays du globe et il n’est pas de ville ou de comptoir commercial oùelle n’entretienne un ou plusieurs représentants.

Tous les voleurs, escrocs, maîtres-chanteurset criminels ressortissent à la maison-mère de New-York où leursfiches sont gardées, classées par ordre et sériées, suivant lacatégorie de malfaiteurs à laquelle ils appartiennent.

Là est la force de l’agence Pinkerton.

Les professionnal robbers (voleurs,cambrioleurs et pick-pockets) forment une de ces séries ; lesfaussaires, une autre ; les « fractureurs » decoffres-forts, une troisième ; les voleurs de titres, unequatrième ; et ainsi des escrocs, incendiaires, assassins,faux-monnayeurs et tutti quanti.

Il a été prévu chez les frères Pinkertonautant de catégories qu’il y a de façons d’abuser de son prochain,au mépris des lois.

Et la liste n’est pas close !… elle ne lesera probablement jamais !…

Dès qu’un malfaiteur est signalé au siègesocial de l’agence Pinkerton, son nom reçoit aussitôt l’étiquettecorrespondant à sa spécialité. Il se trouve là en compagnie demilliers d’individus de toute nationalité réunis par la fraternitédu crime.

Qu’un attentat se produise quelque part :effraction ou cambriolage, communication est aussitôt donnée auxautorités qui la demandent, de toutes les références de la sériecorrespondante : cambrioleurs ou« fractureurs ».

Il est dès lors aisé à la police de découvrirles complices de son triste client, s’il en a.

C’est même le seul procédé vraiment rapide etsûr de reconstituer une bande organisée.

Tous les détectives connaissent la maisonPinkerton de New-York et s’y adressent dès qu’ils ont en main lemoindre indice à fournir.

Les services qu’elle leur a rendus sontinappréciables.

Et c’est ce puissant auxiliaire que je tenaismaintenant, pour ainsi dire, à l’autre bout du câble dont l’employédu télégraphe de Parade-Avenue manœuvrait le transmetteur sous mesyeux.

La maison Pinkerton brothers est, en effet,reliée par des fils spéciaux à toutes les grandes villes dumonde.

Je rédigeai une longue dépêche en langagechiffré, suivant l’alphabet conventionnel adopté par la grandeagence, et j’y mentionnai les numéros et la nature des titresdérobés à M. Ugo Chancer. Je donnai également un signalementprécis de Slang, aiguillai les recherches sur la corporation desdomestiques-cambrioleurs, puis la dépêche expédiée, je me rendis àla succursale de l’Australian Bank Exchange.

Aussitôt arrivé dans le hall luxueux de cettemaison de banque, je fis passer ma carte au directeur,M. Dubourdiew, que je connaissais déjà et qui me reçutaussitôt.

Il fut tout de suite au fait :

– Vous venez sans doute au sujet de ladénonciation que nous avons faite au Police-Court ?

– Oui, monsieur.

– Voici l’affaire en deux mots : unindividu qui n’est nullement client de la maison s’est présenté ànos guichets pour négocier une obligation de la NewcastleMining C°, obligation qui était frappée d’opposition. C’estmoi qui ai rédigé la plainte contre le porteur du titre. Jeregrette d’avoir été mis au courant trop tard, lorsque cet individuétait déjà dehors ; sans cela je l’aurais fait garder àvue.

– C’eût été préférable, en effet.

– Oui, monsieur Dickson… mais c’est notrepréposé au service des titres, un jeune auxiliaire très novice, quia reçu le visiteur. Il n’a pas eu la présence d’esprit qu’exigeaitla situation et il a laissé fuir le gredin…

– C’est vraiment regrettable, murmurai-je.

Le directeur s’excusa du geste :

– J’en ai fait l’observation à M. Carrey,l’employé coupable.

– A-t-il au moins gardé un souvenirsuffisamment précis de cet individu ?

– Je vais le faire appeler.

Bientôt M. Carrey parut.

C’était un petit jeune homme blond, fortélégant, aux cheveux également séparés sur le milieu de la tête, etqui semblait s’hypnotiser dans la muette contemplation de sessouliers vernis.

Fort heureusement, si la présence d’esprit luifaisait défaut, il ne manquait pas de mémoire.

– Pourriez-vous, lui dis-je, me donner lesignalement de l’individu qui a tenté de vous vendre un titrefrappé d’opposition ?

– Il avait plutôt l’air d’un domestique,répondit d’un ton méprisant le fashionable employé.

– Grand ?

– Oui, de belle taille et fort massif.

– Jeune ?

– Trente ans environ.

– Blond ?

– Plutôt roux…

– Point de signe particulier ?

– Si… les yeux très écartés du nez, ce quidonne à sa physionomie une expression assez obtuse.

C’était le signalement de Slang.

Je ne m’étais donc pas trompé dans mesprésomptions : ce chauffeur était bien l’assassin ou tout aumoins le complice des meurtriers de M. Ugo Chancer.

Je tirai encore quelques renseignements ducomplaisant jeune homme.

Le porteur de l’obligation de la NewcastleMining C° était vêtu d’un complet bleu et coiffé d’un chapeaugris.

Le commis avait même noté une autreparticularité : son client d’occasion avait à la main unebadine de bambou qu’il avait placée sur le guichet, à côté de sesgants… des gants jaunes qui n’avaient jamais été portés…

J’étais fixé… cependant je demandaiencore :

– Quand vous avez annoncé à cet homme que sontitre était frappé d’opposition, que vous a-t-il dit ?

– Rien… il a paru stupéfait, puis il a pris sacanne et ses gants et s’est enfui comme un voleur… avant que j’aieeu le temps de faire fermer les portes…

Je remerciai le directeur de l’agence,recommandai paternellement à M. Carrey d’avoir à l’avenir plusde décision, puis je sortis.

Au fond, j’étais très heureux…

Grâce à l’inexpérience de cet employé novice,Slang me restait.

L’assassin de M. Ugo Chancer n’était pasaccaparé par la police officielle.

Oui, mais voilà ! après cette équipéerentrerait-il à la villa Crawford ?

Je repris immédiatement le train pourBroad-West et profitai du court répit que m’imposait ce voyage pourclasser mes impressions.

Ainsi que je l’avais pressenti, la suite demon enquête ne faisait qu’accumuler les charges contre Slang.

Le hasard même parlait contre lui.

Il n’était plus possible de douter qu’il eûten mains les valeurs ayant appartenu à la victime du crime deGreen-Park.

Le drôle ne manquait pas d’un certainhumour.

Tandis que nous épiloguions là-bas,M. Crawford et moi, sur les probabilités d’un vol, il faisaitbombance à la santé de son patron avec l’argent dérobé au mort… Iln’avait pas encore vendu de titres, mais il devait avoir lessouverains, les vrais, ceux qui étaient marqués d’une étoile…

Cependant j’étais arrivé à Broad-West.

Il faisait nuit.

« À cette heure, me dis-je, assezinquiet, Slang est de retour pour recevoir son maître ou bien il nerentrera plus. »

Je procédai rapidement dans le petit bois quel’on connaît à ma rapide transformation en lad, je mepassai encore sur le visage une couche de mon vilain enduit, puisje m’acheminai vers la villa Crawford.

Aucune lumière ne brillait aux fenêtres ducottage… seule une imperceptible clarté, pareille à un pâle refletde lune, filtrait à travers les bow-windows de la galerie dupremier étage.

J’atteignis la grille latérale qui donnait ducôté des communs et tirai le cordon de sonnette.

– Slang ! lançai-je en même temps d’unevoix nasillarde… Slang ! êtes-vous là ?

Comme je n’obtenais aucune réponse, je sonnaide nouveau, mais avec plus d’énergie.

Enfin, des pas craquèrent sur le sable et unepetite lanterne scintilla dans une allée…

– C’est vous, Slang ? demanda une voix defemme.

Je reconnus le tablier blanc de Betzy.

– Oui… répondis-je… ouvrez-moi, je vousprie.

La maid eut un mouvement de recul en medévisageant à la lueur de sa lanterne.

– Mais non… balbutia-t-elle…

– Pardon… protestai-je… pardon, miss Betzy, jesuis Ralph Slang, le cousin de John…

La fille me reconnut aussitôt.

– Ah ! oui, je comprends, dit-elle, vousêtes allés fêter ensemble votre rencontre… et Slang est, à cetteheure, ivre-mort dans quelque coin de Broad-West.

– Comment ! fis-je… il n’est pas encorerentré ?

– Non… bien sûr… vous n’étiez donc pas aveclui ?

– Pas le moins du monde… moi, j’ai cherchétout le jour une place dans les maisons bourgeoises desenvirons.

Betzy était de fort méchante humeur, noncontre moi, je pense, mais contre l’indiscret chauffeur qui abusaitcyniquement de sa complaisance.

– Il reviendra encore ivre comme un nègre…murmura-t-elle… et M. Crawford qui va rentrer… pourvu qu’il nele rencontre pas, au moins !

On sentait, malgré tout, que Betzy avait unesecrète sympathie pour le robuste chauffeur… Elle m’ouvrit lagrille en disant :

– Allons, entrez… je ne puis pourtant pas vouslaisser dans la rue… mais c’est égal… Slang abuse vraiment… Montezvite vous coucher… et surtout si M. Crawford appelait, nerépondez pas… cachez-vous au besoin… Que penserait-il s’il savaitqu’on a introduit un homme ici, pendant son absence ?

Je remerciai Betzy et gagnai rapidement lachambre de Slang.

Aussitôt monté, j’avais allumé un bout debougie, qui traînait avec quelques autres sur la table de nuit demon pseudo-cousin, et muni de ce lumignon vacillant, je m’étaisdirigé vers la rangée de chaussures.

Il y avait, ai-je dit, au nombre de ceschaussures une paire de boots caoutchoutés ; celle-ci était àéliminer.

Je retournai vivement les autres : deuxpaires de brodequins à lacets… Aucune n’avait été ressemelée.

Il était donc de toute évidence que lesbottines qui avaient laissé leur empreinte dans le jardin du crimeétaient bien celles que le misérable avait aujourd’hui auxpieds.

Je fis, par habitude professionnelle, unrapide inventaire des objets contenus dans la chambre de Slang etne découvris rien d’intéressant.

Je songeais déjà à m’en aller, mais aprèsréflexion, je résolus d’attendre encore, espérant toujours que monassassin reviendrait.

Je m’assis donc sur le lit et me mis àréfléchir, roulant dans ma tête mille projets plus absurdes les unsque les autres, quand soudain le grincement d’une porte me rappelaà la réalité.

C’était Slang qui rentrait… ivre comme unnègre ainsi que l’avait prévu Betzy… ivre comme une tribu denègres.

Dans l’escalier il tituba et je l’entendispousser un juron formidable.

J’éteignis la bougie.

Bientôt, il pénétra dans sa chambre, chercha àtâtons son lit et s’y abattit comme une masse.

Alors une idée me traversa l’esprit :

À la faveur de ce beau désarroi physique etmental ne pourrais-je pas tirer des aveux de cetinconscient ?

Je m’approchai donc de l’ivrogne et prononçaid’une voix caverneuse :

– Slang ! tout est découvert… il fautsauver les amis… ceux qui ont pris les autres titres… dis-moi leursnoms que je courre les prévenir…

Slang fit un mouvement et bégaya en selaissant rouler sur le parquet :

– Les titres !… les titres !…Ah ! c’est le petit blond de la banque qui a parlé… Je ne suispas un voleur… non…, je vous le jure… pardon… le voilà, le titre…Ah ! malheur !… ils l’ont conservé… mais je le ren… drai…je vous le… pro… mets…

Et il se mit à pousser des hurlementsépouvantables.

– Voyons, parleras-tu ? repris-je dansl’obscurité… Où t’es-tu procuré ces titres ? C’est toi qui astué M. Chancer !

– M. Chancer !…M. Chancer ! répétait la brute d’une voix pâteuse…

À ce moment Betzy, un bougeoir à la main,entrait, attirée par ce tapage.

– Donnez-moi un coup de main, lui dis-je, pourm’aider à coucher, ce pauvre John… qui est un peu pris deboisson.

– Ah ! oui… vous pouvez le dire… maugréala maid.

Néanmoins, elle me vint en aide. Nousallongeâmes Slang sur le lit et rapidement je lui enlevai sesbottines.

Le chauffeur prononçait maintenant des parolesinintelligibles et Betzy s’occupait de le border tout habillé dansses couvertures.

Comme elle me tournait le dos, j’en profitaipour glisser une des chaussures, dans la poche intérieure de monovercoat.

– Il n’a plus conscience de rien, soupiraBetzy ; peut-on se mettre dans des états pareils !

– C’est triste en effet, opinai-je d’un airdésolé, mais bah ! demain matin il n’y paraîtra plus… Je necoucherai pas ici cette nuit, il vaut mieux que ce pauvre John,reste seul…

– Ah ! oui… je vous comprends, dit lamaid, en jetant sur l’ivrogne qui hoquetait d’une façon inquiétanteun long regard de dégoût.

– Il sera mieux et moi aussi, repris-je :il me reste quelque argent, je vais louer une chambre àl’auberge.

Betzy m’approuva d’un signe de tête.

Elle descendit avec moi, m’ouvrit la grille,la referma soigneusement et je l’entendis qui s’éloignait enbougonnant.

Mon voleur était dans la souricière ; ils’agissait maintenant de ne plus le laisser fuir.

Tout en essuyant tant bien que mal avec monmouchoir l’affreux enduit qui me barbouillait le visage, je courusaussitôt chez Mac Pherson qui demeurait High Street, dans unepetite villa située au fond d’un jardin.

Quand j’arrivai, le brave agent allait semettre au lit et il avait déjà noué autour de sa tête un grandfoulard rouge qui lui donnait l’apparence d’un banditcalabrais.

– Qu’y a-t-il, monsieur ? interrogea lesous-ordre de Bailey en fixant sur moi ses gros yeux ronds.

– Il y a, Mac Pherson, qu’il faut absolumentque vous exerciez cette nuit une surveillance…

– Impossible, monsieur Dickson.

– Et pourquoi cela ?

– Je suis très fatigué… je ne tiens plusdebout.

– Il y a deux livres pour vous, MacPherson.

Sa figure se rasséréna : il eut un petitrire qui ressemblait à un gloussement et répondit en balançant latête :

– J’accepte… mais c’est bien pour vous faireplaisir, monsieur Dickson.

– Bon… habillez-vous vite… prenez votrerevolver et allez vous poster à proximité de la villa Crawford surla petite route qui contourne le bois… Vous connaissez le chauffeurde M. Crawford ?

– Oui… ce gros garçon roux qui paye à boire àtous ceux qu’il rencontre…

– C’est cela même… Eh bien ! il s’agit dele surveiller et, au besoin, de lui mettre la main au collet s’iltentait de sortir cette nuit…

– Mais… le motif ?… je ne puis pourtantpas arrêter les gens comme ça !

– J’ai dans ma poche un mandat d’amener contrelui… mentis-je avec aplomb…

– En ce cas, c’est parfait… seulementpermettez-moi de vous faire observer, monsieur Dickson, que lavilla Crawford a deux issues, sans parler des murs qui ne sont pastrès élevés… Si votre homme veut fuir, cela lui sera facile…

– Non… s’il sort, ce sera par la porte que jevous indique… en tout cas, pour plus de sûreté, vous pouvez voustenir sur la petite éminence qui avoisine la villa. De cet endroiton découvre parfaitement les communs où logent les domestiques…

Mac Pherson leva le rideau de sa fenêtre etmurmura :

– Il fait clair de lune… ça va bien… Jesuivrai vos ordres, monsieur Dickson, seulement, vous savez, pas unmot de cela à Bailey… il me ferait révoquer…

– Soyez tranquille, mon ami… vous connaissezma discrétion… Tenez :

Et je lui glissai deux livres dans lamain.

**

*

Quelques minutes après, passant à proximité dela villa Crawford, je vis une ombre qui s’agitait entre les arbressur un petit tertre situé en bordure de la route.

Mac Pherson veillait.

Chapitre 9La fiche n° 76.948

Le lendemain, lorsqu’à mon coup de sonnette,Jim me monta mon petit déjeuner, il était porteur d’un télégrammequi venait d’arriver.

C’était la réponse de l’agence Pinkerton deNew-York :

« Slang (John-George-Edward)trente-deux ans, exerçant la profession de chauffeur d’automobile,actuellement en résidence à Broad-West (Nouvelle-Galles du Sud),Série H. R., folio 849, fiche n° 76.948.

« A été employé à Brisbane etAdélaïde en qualité de gardien de garage, de 1922 à 1923.

« Condamné en 1923 à Adélaïde à deuxans d’emprisonnement pour détournement d’objets mobiliers aupréjudice de la Cyclon Co Ltd. »

– C’est bien ce que je pensais, me dis-je enrepliant la dépêche… le compte de ce drôle est bon… malfaiteur debas étage, employé infidèle pourvu d’antécédents déplorables,repris de justice, alcoolique, brutal et lâche… on lui passeraavant peu autour du cou une jolie cravate de chanvre.

Slang m’intéressait déjà beaucoup moins :ce que je voulais découvrir, c’étaient ses complices – car il enavait sûrement – mais de quelle façon arriver jusqu’àeux ?…

Faire arrêter Slang et tâcher de lui arracherleurs noms ?

Il était assez pleutre pour les dénoncer.

D’autre part, j’avais en main tous leséléments pour ordonner son arrestation… oui… mais ne serait-ce pasdonner l’éveil aux gens intelligents de la bande ?

J’étais perplexe et beaucoup moins pressé queje n’eusse cru tout d’abord de faire l’expérience définitive de labottine… J’étais sûr d’avance du résultat…

Je m’habillai lentement, contre mon habitude,ne voulant pas sortir avant d’avoir pris une décision.

Trois routes s’ouvraient entre lesquelles jedevais choisir : celle de Green-Park, celle de Melbourne outout simplement le chemin de la villa Crawford.

N’avais-je pas intérêt à mettre lemillionnaire au fait de la culpabilité de son chauffeur ? Nepouvait-il pas, en l’occurrence, m’être de quelquesecours ?

Et pour le moins, n’était-ce pas manquer à lacourtoisie la plus élémentaire envers mon voisin que de fairearrêter un de ses domestiques sans l’avoir prévenu ?

Un deuxième télégramme me parvint sur cesentrefaites.

Il avait été expédié de Sydney par lasuccursale de l’agence Pinkerton et était ainsi conçu :

« Inconnu s’est présenté ici auxguichets de la Banque Columbia pour négocier dix obligations de laNewcastle Mining, frappées d’opposition par la succession UgoChancer, de Green-Park. »

Suivaient les numéros des titres et cetteinvitation :

« Pour détails complémentaires,M. A. D. est prié de passer au téléphone. »

Cette nouvelle dépêche mit fin à meshésitations.

Je ne pris aucune des trois routes entrelesquelles j’hésitais : je pris celle du bureau téléphoniqueet, une demi-heure plus tard, j’étais renseigné sur la nouvelletentative faite pour écouler les valeurs provenant du vol deGreen-Park.

L’individu qui s’était présenté dans lesbureaux de la banque Columbia de Sydney, était unvieillard à lunettes bleues. En présence du refus de recevoirl’ordre de vente que lui signifiait l’employé, il avait battupromptement en retraite en emportant ceux des titres qu’il avait puressaisir.

Comme il se voyait sur le point d’êtreappréhendé par le personnel, il avait menacé de son revolver legroom nègre qui lui barrait la route et à la faveur de lastupéfaction de ce dernier, avait réussi à gagner la sortie et à seperdre dans la foule.

Ces explications confirmaient absolument messoupçons.

Je me trouvais bien en présence d’une bandemerveilleusement organisée et se ramifiant dans les principauxcentres du continent australien.

L’arrestation du vieillard de Sydney eûtfourni une précieuse indication, mais il n’y fallait plussonger.

Je pris donc le parti, tout en me servant desdocuments étrangers que je pourrais recueillir, de ne compterdorénavant que sur moi.

Sur moi… et… sur le hasard, ce dieu despoliciers.

Les observations les plus minutieuses, lescent-track (flair) comme on dit en argot de métier, lesdéductions les plus habiles reposent toutes sur un premier faitdont le détective est impuissant à provoquer la révélation.

Et c’est pour la production de ce fait-làqu’il faut aveuglément se confier au hasard.

Le hasard, dans l’affaire de Green-Park,devait si profondément modifier ma tactique pour m’amener aurésultat final qui a consacré ma réputation, que ce seraitingratitude de ma part de ne pas lui rendre hommage ici.

**

*

En revenant du bureau téléphonique, je passaiprès de la villa Crawford.

Mac Pherson était toujours à son poste ;seulement j’eus quelque peine à le découvrir car il s’était couchéà plat ventre dans l’herbe, afin de ne pas éveiller l’attention duvilain oiseau qu’il guettait.

– Eh bien ? interrogeai-je enm’approchant.

– Ah ! c’est vous, monsieurDickson !

Et Mac Pherson leva vers moi ses gros yeuxronds que la fatigue rendait un peu troubles :

– Notre homme est toujours là ?

– Oui… mais il a l’air bien malade… Tenez…vous pouvez l’apercevoir d’ici… il est couché sous cetteremise…

En effet, par la porte grande ouverte dugarage, on voyait Slang étendu sur un vieux rocking-chair, la têteentre les mains, dans l’attitude d’un homme qui ne se soucie guèrede ce qui se passe autour de lui.

– Faut-il le surveiller encore ? demandaMac Pherson.

– Oui…

– Mais c’est que j’ai faim… monsieur Dickson,et puis Bailey m’attend : nous devons aller aujourd’hui àMerry-Town faire une enquête sur un vol de diamants.

– C’est juste. Attendez encore unedemi-heure ; je vais vous trouver un remplaçant.

Ce remplaçant, ce fut Bloxham, l’homme à lapanne, celui qui se serait jeté au feu pour moi. Dès que je l’eusmis au courant du service que j’attendais de lui, il endossa uneveste de cuir, mit un bull-dog dans sa poche, prit un sac rempli deprovisions et s’achemina vers l’observatoire où se morfondait lepauvre Mac Pherson.

J’étais sûr de Bloxham… il resterait enfaction jusqu’à ce que je vinsse le relever… C’était de plus unpetit homme très alerte qui ne perdrait pas Slang de vue et sauraitau besoin s’attacher à ses pas.

D’ailleurs, le chauffeur de M. Crawfordne me semblait pas disposé à prendre la fuite, du moins pourl’instant.

Je résolus donc de me rendre à Green-Park.Cette nouvelle visite au lieu du crime pouvait peut-être meréserver quelque précieuse découverte.

Je pris ma bicyclette et pédalai à touteallure vers le cottage Chancer.

Quand j’y arrivai, je constatai avec plaisirque rien n’avait été sensiblement modifié dans la maison, depuismon départ.

Seul, le corps de la victime, préalablementinjecté de substances antiseptiques, avait été transporté dans lasalle de bains transformée en local réfrigérant, aux finsd’autopsie.

J’appris même que, des trois médecins désignéspour se prononcer sur les causes de la mort, l’un avait désiré mevoir, et m’entretenir en particulier, mais que les deux autres s’yétaient opposés.

Pour moi, ma conviction était faite et toutesles démonstrations de la science n’auraient pas prévalu contreelle.

Ces formalités ne me regardaient d’ailleursaucunement.

Je descendis au jardin.

Il est, je crois, à peine besoin de dire quela semelle de la bottine s’appliquait exactement sur l’empreinte.Je ne fus pas fâché toutefois de n’avoir pas trop tardé à fairecette constatation. La terre commençait à se craqueler… elle seserait à bref délai désagrégée et cette preuve matérielle que jetenais entre les mains aurait manqué à l’instruction. J’eusse alorsété obligé d’employer le procédé de moulage inventé par le docteurBertillon et que nombre de policiers ont plus d’une fois mis enpratique[6].

Je pris le personnel du cottage à témoin de laparfaite coïncidence des formes de la bottine avec son effigie etj’instituai solennellement, en présence des autres domestiques, levalet de chambre parfumé surveillant de cette partie du jardin.

J’avais bien pensé pour cette petite cérémonieà me ménager le témoignage de M. Crawford car, outre leplaisir que j’aurais eu à me rencontrer une fois de plus avec cegentleman, cela prévenait tout accès de mauvaise humeur de sa part,lorsque je serais obligé de faire arrêter son chauffeur.

Malheureusement, M. Crawford était absentde chez lui quand j’avais quitté Broad-West.

J’allais maintenant requérir duchief-inspector de Melbourne l’arrestation immédiate de Slang, enle priant toutefois de tenir cette arrestation secrète afin de nepas donner l’éveil aux complices du bandit.

Chapitre 10Une complication que je n’avais pas prévue

Après être retourné à Broad-West pour donnerquelques instructions à Bloxham et lui avoir adjoint un jeune hommedu nom de Frog que j’avais employé maintes fois à des filaturesassez compliquées, je pris le rapide qui me déposa sur le quai deMelbourne à l’heure du déjeuner.

Mon but était de m’assurer que lechief-inspector, suivant la promesse qu’il m’avait faite, s’étaitoccupé de faire surveiller les lieux de plaisir et les grandshôtels.

Je me rendis donc au Criterion quiest un des plus beaux restaurants de la ville et où la clientèleest cependant fort mélangée.

Quelle ne fut pas ma stupéfaction, en entrantdans la salle à manger du Criterion, d’y apercevoirM. Crawford.

J’allai au millionnaire, la main tendue, et ilm’offrit de lui-même une place vacante à sa table.

– Je suis, en vérité, charmé de cetterencontre, dis-je en souriant.

– Moi de même, cher monsieur… fitM. Crawford. Et cette enquête ? Votre assassin serait-ilà Melbourne ?

– Peut-être, fis-je évasivement… c’est-à-direqu’il est ici et partout… mon assassin est légion…

– Vous croyez à une bande ?

– L’enquête le dira, répondis-je, fidèle à maconsigne de ne jamais me livrer trop.

– Puissiez-vous réussir… mais déjeunons,hein ?

– Avec plaisir.

M. Crawford était un galant homme, et, jem’en aperçus, fort beau mangeur.

Comme il en était à l’entrée, il se fit servirde nouveau toute la première partie du menu afin de me tenircompagnie.

Je résolus d’user d’atermoiements avantd’arriver à la révélation que je sentais d’avance devoir être malaccueillie.

– Je suis retourné au cottage… dis-je… Lesmédecins ont été appelés encore une fois à se prononcer sur lescauses de la mort… l’autopsie va être pratiquée…

– Elle conclura à la congestion.

– Sans doute… mais il y a congestion etcongestion… Celle qui a déterminé la mort de M. Chancer a été,vous le savez, provoquée mécaniquement par des coups violentsappliqués sur le crâne…

– Je crois que vous êtes dans le vrai… unechose qui ne fait pas de doute, en tout cas, c’est que l’on s’estintroduit furtivement, dans le bureau de M. Chancer.

– Je crois avoir établi ce point, eneffet.

– Oui… fit M. Crawford, et j’estime qu’ilfaut en revenir à ce que je vous disais avant-hier : cherchezparmi les gens de maison. Il n’y a que quelqu’un parfaitement aucourant des habitudes du défunt qui ait pu ainsi arriver jusqu’àlui.

– Pardon, cher monsieur… il y a du vrai et dufaux dans ce que vous dites : les domestiques deM. Chancer ont pu servir d’indicateurs, peut-être à leur insu,mais ce n’est pas un familier de la maison qui aurait eu recours aupetit « truc » que nous avons découvert sur la sortiesecrète du cabinet… il serait entré par la porte, toutsimplement.

– Que croyez-vous alors ?

– Je crois qu’un étranger renseigné sur ladisposition des lieux se sera glissé par surprise ou avec lacomplicité de quelqu’un jusqu’à l’escalier dérobé et aura pu ainsipréparer son ingénieux système de loquet à ficelle.

– Cela doit être, en effet…

J’étais charmé de voir le millionnaire abonderdans mon sens.

D’abord, c’était flatteur pour moi ;ensuite cela me facilitait la pénible communication que j’avais àlui faire.

Je l’avais décidément converti à mes idées parla rigoureuse logique de mes déductions.

Je décidai cependant de laisser s’achever enpaix cet excellent déjeuner, avant d’en venir aux explicationsdélicates.

M. Crawford ne souffrit pas que jeréglasse l’addition.

– Vous êtes mon hôte, mon cher Dickson, medit-il… je vous garde avec moi… Votre société m’est d’ailleurs tropprécieuse pour que je vous laisse ainsi aller… Voulez-vous que jevous accompagne dans vos recherches.

J’acquiesçai d’un salut à la proposition.J’avais déjà formé, on s’en souvient, le projet d’emmener avec moile millionnaire, et son absence m’avait vivement contrarié.

Le hasard le plaçait inopinément sur ma routeet il avait l’amabilité de m’offrir lui-même sa compagnie. J’étaisdonc servi à souhait.

Je n’avais garde de décliner une propositionaussi flatteuse de la part d’un homme que toute la gentryde Melbourne, en quelque endroit qu’il parût, saluait chapeaubas.

Et puis ?… faut-il l’avouer ? Jen’étais pas fâché non plus d’éblouir un peu mon richissime voisinen le faisant assister, phase par phase, à la réalisation de meshypothèses.

Je pressentais d’ailleurs que cette journée meréservait des surprises d’où résulterait fatalement quelque coup dethéâtre.

– Nous ferons, si vous le voulez bien, un tourdans la ville, me proposa mon ami… le temps est splendide, et touten déambulant, vous m’exposerez plus librement qu’ici vos projetset les résultats déjà acquis de votre tactique…

Et pour justifier ces paroles, il me désignaitd’un signe de menton un monsieur de mine assez correcte, portantdes favoris à l’autrichienne et qui nous décochait de temps à autreun petit coup d’œil furtif.

Le millionnaire eut un geste de mauvaisehumeur.

– On coudoie partout des policiersaujourd’hui, dit-il.

Mais se reprenant aussitôt :

– Soit dit sans allusion blessante, mon cherDickson.

Je m’inclinai en souriant.

– Je parle des mouchards… des professionnels…expliqua-t-il.

L’observation du millionnaire me remplissaitde satisfaction.

La personne qui excitait son impatience étaitde la police à n’en pas douter.

J’admirai le flair de M. Crawford, maisj’admirai encore plus que le chief-inspector m’eût tenu parole.

Les grands restaurants étaientsurveillés : je venais d’en acquérir la preuve.

M. Crawford jeta sa serviette sur latable et nous sortîmes.

Cependant, je poursuivais une penséeintime ; je tenais à savoir si la surveillance était bienexercée sur tous les établissements où l’on dépense sanscompter.

Là est le rendez-vous tout désigné de ceux àqui l’argent ne coûte guère.

J’avais constaté que les grands restaurantsétaient bien gardés, mais il restait à m’assurer de ce qui avaitété fait pour les maisons de jeu de Melbourne.

– Que diriez-vous d’un petit tour aucercle ? proposai-je insidieusement.

– Au cercle ?… Vous jouez donc, mon cherDickson ?

– Oui, cela m’arrive.

– Vous m’étonnez.

– Pourquoi ?

– Parce qu’un homme dont le cerveau estcontinuellement occupé de problèmes aussi ardus que ceux que vousrésolvez n’a guère le temps de songer aux bagatelles… du moins, jele croyais.

– Le jeu n’est pas une bagatelle, répondis-je…c’est un exercice et je lui dois beaucoup.

– En vérité ?

– Oui… le système de déductions d’un bonjoueur et les procédés d’un bon détective sont absolumentidentiques. Ce que le joueur appelle la veine est exactement ce quenous appelons la piste… Une même Ariane tient le bout de ces deuxfils… et elle a nom Logique… cher monsieur.

– Voilà que vous devenez lyrique, interrompitM. Crawford… Décidément vous m’étonnez… Eh bien ! allonsau cercle…

– Oh ! protestai-je… une demi-heure toutau plus… un simple petit exercice d’entraînement…

– Êtes-vous en fonds, au moins ? medemanda le millionnaire en riant.

– Suffisamment… j’ai sur moi quelquesbank-notes…

– Laissez-moi vous dire que cela n’est rien…un coup de râteau…

– Je sais me modérer…

– All right ! en tous cas,comptez sur moi, je vous prie, le cas échéant.

Je remerciai mon généreux voisin, et quelquesinstants après, nous entrions dans la maison de jeu la mieuxfréquentée de Melbourne : j’ai nommé le PacificClub.

Nous nous dirigeâmes d’un commun accord versles salles de roulette et j’eus le plaisir de voir mon compagnonreconnu de la plupart des gros joueurs attablés là.

Il me semblait qu’il rejaillissait sur moi,humble détective, quelque chose de cette considération.

Nous prîmes place.

M. Crawford commença par mettre unebank-note sur le tapis.

Quant à moi, je pontai modérément avec ce quej’avais d’espèces métalliques dans la poche de mon gilet.

J’avais bluffé avec M. Crawford.

La vérité est que je ne joue jamais et metiens farouchement à l’écart de cette terrible sirène qu’est laroulette.

Il m’arriva bien entendu ce qui arrive auxnovices : je gagnai.

M. Crawford, lui, perdit coup sur coupplusieurs sommes assez considérables, car il ne misait qu’avec desbillets.

Cependant je me raidissais de mon mieux contrel’entraînement.

– Au surplus, ce n’était pas pour jouer quej’avais tenu à pénétrer dans ce lieu… On sait quelle raison m’yavait attiré…

Chapitre 11L’étoile à six branches

Sans en rien laisser paraître, je dévisageais,tout en ayant l’air de suivre la partie, les joueurs réunis autourde moi, et mon attention fut tout à coup éveillée par un individu àl’allure assez gauche qui rôdait près des tables. Cettepréoccupation me retint-elle trop ? La fortunetourna-t-elle ?

Toujours est-il que je me mis à perdre.

Dès lors, entraîné sur la pente, je perdis ceque je voulus.

Tout mon gain y passa et aussi ce qui merestait de monnaie disponible.

Je voulus me retirer de peur d’être tentéd’attaquer ma réserve de banknotes, mais je m’étais sottementengagé au delà de ce que j’avais devant moi, et je dus donc, bongré mal gré, avoir recours à mon portefeuille.

Je mis la main dans la poche intérieure de monveston et soudain j’eus peine à réprimer un cri :

Mon portefeuille avait disparu !

Je me tâtai, fouillai mes autres poches…

Rien !

J’étais volé !

Cette petite fantaisie me coûtait cinquantelivres… mon revenu d’un mois…

Il fallait cependant que je fisse figure.

Je me souvins alors de l’offre obligeante deM. Crawford et m’approchant du millionnaire, je lui exposaimon cas à voix basse.

M. Crawford gagnait maintenant… mamésaventure ne lui parut mériter qu’une médiocre attention.

– Qu’à cela ne tienne, dit-il sans lever lesyeux… Combien vous faut-il ?

– Cinq livres… ce sera suffisant.

Et le regard toujours fixé sur la roulette, lemillionnaire prit à côté de lui, sur le tapis, cinq souverainsqu’il me glissa discrètement dans la main.

Je remerciai mon obligeant ami, puis je revinsà ma place et jetai les cinq livres sur la table.

À ce moment, je vis le louche individu quej’avais déjà remarqué se pencher sur mes pièces d’or, en prendreune entre ses doigts avec un sans-gêne qui m’exaspéra, puis lareposer en souriant d’un air stupide.

– C’est quelque fou, pensai-je… un fétichistequi consulte le millésime de mes souverains.

– Laissez donc cela… lui dis-je.

Il me regarda effrontément et prit deuxsouverains après avoir fait un signe au croupier.

– C’est à vous, ces pièces d’or ?demanda-t-il.

– Oui, répondis-je… ce n’est pas à vous, jesuppose ?

L’inconnu s’avança vers moi et me dit à voixbasse :

– Veuillez me suivre.

Et comme je protestais, il tira de sa pocheune carte orange que je connaissais bien.

Cet homme était un inspecteur de la policesecrète !

Si le lecteur manifeste ici quelqueétonnement, qu’il sache bien que ma stupéfaction ne le céda en rienà la sienne, quelle qu’elle soit.

Arrêté, moi Allan Dickson, détective !arrêté dans l’exercice de mes fonctions ! arrêté par une sortede confrère d’ordre inférieur, alors que j’étais venu en cetendroit précisément pour m’assurer de sa présence, et par combled’ironie, au moment où je venais d’être volé par un habilepick-pocket !

Je ne sais ce qui l’emportait à ce moment,dans mon âme tumultueuse, de la surprise ou del’indignation !

Ceci ou cela me laissa quelques minutes sansréplique, dans l’impossibilité absolue de formuler uneprotestation.

Je me suis rarement vu dans un étatd’ahurissement aussi complet.

Heureusement, les impressions les plusviolentes sont chez moi de courte durée.

Sous les regards étonnés des joueurs, j’avaissuivi l’agent hors de la salle sans dire le moindre mot, mais unefois dehors, je recouvrai toute ma présence d’esprit.

Regardant alors dans le blanc des yeux lereprésentant de la force publique, je lui dis d’une voixsifflante :

– M’expliquerez-vous, monsieur, ce quesignifie cette comédie ?

– Je n’ai rien à vous dire, monsieur.

– Je suis Allan Dickson… insistai-je… veuillezvoir vous-même…

– Je n’ai rien à voir… vous vous expliquerezau poste.

Tous les efforts que je fis pour arracher àcet obscur suppôt de police un semblant d’explication furentabsolument inutiles.

L’agent appela un policeman et nous montâmestous trois dans un cab qui partit à vive allure.

En dix minutes, nous fûmes rendus aucommissariat où le chef de poste, montrant un empressement dont jefus intérieurement très flatté, se trouva aussitôt en dispositionde procéder à mon interrogatoire.

C’est ici que ma surprise devint del’ébahissement, mon ébahissement de la stupeur !

J’étais le jouet d’un enchaînement de faitsdont l’ordre logique échappait absolument à ma méthode, et lespremiers mots du chef de poste me laissèrent béant :

– C’est vous, Alsop, dit-il à l’agent encivil, qui étiez de service au Pacific Club ?

– Oui, chef.

– C’est là que vous avez arrêté cetindividu ?

– Oui, chef.

– Dans quelles circonstances ?

– J’ai suivi point par point la consigne quim’avait été donnée… Monsieur jouait à la roulette… ses alluresétranges ont attiré mon attention… il avait l’air de se méfier dequelque chose et regardait sans cesse autour de lui. Je l’aisurveillé et pris sur le fait…

– Que faisait-il ?

– Il venait de jeter sur la table de jeu cinqsouverains…

– La déclaration de l’agent est-elleexacte ? demanda le fonctionnaire.

– Absolument exacte, répondis-je, necomprenant pas encore de quel délit j’étais accusé.

– C’est bien… Continuez, Alsop.

– Monsieur avait donc jeté sur la table cinqsouverains… J’en vérifiai l’effigie, suivant les instructions quej’avais reçues… Deux étaient tournés du côté face et portaient trèsnettement l’étoile à six branches à la section du cou de laReine…

Je ne savais si je devais m’indigner ouéclater de rire… Le comique d’un homme arrêté d’après ses propresindications était vraiment irrésistible, encore que je fussevictime du quiproquo le plus fantastique.

J’essayai de mettre un peu de lumière dans cesténèbres.

C’était vouloir tenter l’impossible !

Le chef ne m’écoutait pas ; il fouillaitdans ses dossiers.

De son côté, l’agent qui m’avait arrêté tiraitdeux souverains de sa poche et les faisait sonner sur lebureau.

– Voici, dit-il avec un fin sourire, lespièces que j’ai saisies…

Le chef examina attentivement les souverains,puis il me les soumit :

– Vous reconnaissez que vous avez été enpossession de ces pièces ? demanda-t-il.

– Je ne sais, répondis-je… mais du moment quevotre agent l’affirme…

– Eh bien ! ces pièces proviennent toutsimplement d’un vol avec effraction accompagné d’assassinat sur lapersonne de M. Ugo Chancer, de Green-Park… Qu’avez-vous àrépondre ?

– Que je n’y comprends absolument rien…Cependant, on pourrait utilement invoquer le témoignage deM. Crawford, le millionnaire, de Broad-West de qui je tiensces souverains… Lui seul en indiquerait certainement la provenance…mais je puis d’ores et déjà vous donner mon opinion…

– Nous n’avons que faire de votre opinion,répondit le chef d’un ton sec… Vous prétendez être le détectiveAllan Dickson ?

– Cela, oui…

– Vous persistez à l’affirmer ?

– Je persiste.

– C’est bien… Vous êtes un gaillard audacieux,mais vous ne vous tirerez pas de là facilement…

– C’est ce que nous verrons.

Le policier appuya sur un timbre et deuxpolicemen parurent.

– Conduisez cet homme à Wellington-Gaol, leurdit-il…

Je suis fataliste et je crois que lesévénements s’enchaînent suivant un ordre rigoureusementmathématique. Ils ne nous apparaissent pas toujours logiques, maisils ont évidemment une raison d’être. S’il nous est permisd’employer notre sagacité à en découvrir le premier chaînon, enrevanche, il serait absurde de vouloir nous opposer à leurdéveloppement naturel.

C’est pourquoi je me résignai.

Je me prêtai de bonne grâce à la formalité dela fouille, me laissai docilement passer les hand-cuffs etmontai dans un affreux fourgon grillagé en cédant courtoisement lepas, en gentleman correct, aux deux policemen quim’accompagnaient.

Un quart d’heure après, j’étais jeté dans unecellule de la prison de Wellington-Gaol, comme le dernier desvagabonds ramassé sur le port de Melbourne ou dans quelque boardinginterlope de Footscray street.

Chapitre 12Un coup d’audace

Je comprends l’infortuné Pellisson élevant unearaignée dans son cachot de la Bastille pour charmer les loisirsd’une horrible captivité.

Je n’étais pas depuis une demi-heure en prisonque je m’étais moi-même découvert une araignée à apprivoiser.

Cette bestiole rétive d’abord, et absolumentinaccessible, parut peu à peu vouloir s’apprivoiser. Elle souffritensuite que je la regardasse sous toutes ses faces, se prêta à ceque je demandai d’elle pour que je visse bien sans doute à quelgenre d’araignée j’avais affaire, puis se laissa prendre enfin etsi bien que je ne la lâchai plus.

Cette araignée, c’est dans un coin de moncerveau que je l’avais découverte.

Je la sentis quelque temps confusément metrotter par la tête et je n’y prêtai pas plus d’attention qu’ilconvenait.

Cependant, comme elle devenait obsédante,force me fut bien d’en faire cas.

Je me livrai alors au jeu de la manipuler avecune curiosité d’instant en instant grandissante.

« Voyons, me disais-je, que signifie toutcela ? Je suis trouvé dans l’espace de deux minutes enpossession de l’argent dérobé à M. Ugo Chancer… cet argent estde l’argent criminel et le policier du Pacific Club a bienfait de me mettre en état d’arrestation… Il a obéi à la consigneque j’avais donnée moi-même… Cependant, comment me suis-je trouvéavoir en main cet or coupable ? Je n’avais plus un pennyvaillant et je venais d’emprunter cinq livres à M. Crawford…c’est donc de M. Crawford que je tenais les souverains marquésdu signe de Hugo Chancer… Comment se faisait-il qu’il eût lui-mêmeces souverains ? Les avait-il gagnés au jeu ? c’étaitplus que certain… Donc, un des assassins de Green-Park se trouvaitdans la salle et écoulait, sans se douter qu’elles fussentmarquées, les pièces de M. Chancer… »

La seule réponse satisfaisante, c’estM. Crawford lui-même qui pouvait me la donner.

J’avais timidement émis cette opinion devantle chef de poste mais il avait passé outre avec une indifférencequi m’avait surpris.

Je sentais, peut-être à tort, dans la façondésinvolte avec laquelle ce fonctionnaire avait agi à mon égard,une manifestation de cette jalousie sourde que vouent les officielsaux détectives amateurs.

J’aurais eu tort, évidemment, de compter surla moindre bienveillance de la part d’un inspecteur de police.

M. Crawford n’ayant pas été appelé às’expliquer, il me restait à découvrir avec mes propres moyens laclef de l’énigme.

Deux explications étaient égalementplausibles.

M. Crawford qui jouait au moment où jelui empruntai cinq livres, pouvait avoir à son insu, comme je ledisais tout à l’heure, ramassé les pièces suspectes avec songain.

Ou bien les souverains étaient auparavant lapropriété de M. Crawford et alors il fallait de toutenécessité que ledit M. Crawford justifiât de leurprovenance.

Je ne pouvais pas, de la prison où j’étais,établir, grâce à mon habituelle méthode inductive, par quelsprocédés, quelle succession d’intermédiaires, mon voisin deBroad-West se trouvait avoir dans sa poche l’argent provenant d’unvol qualifié.

Je pensai un moment à la possibilité d’unéchange de monnaie consenti par le chauffeur Slang à son maître…Sans doute cela était admissible, mais je n’en aurais le cœur netqu’en me retrouvant face à face avec M. Crawford.

Le lendemain, sans nul doute, suivant la loiaustralienne, on me ferait subir un interrogatoire plussérieux.

Il serait alors tout naturel que j’insistassepour être confronté avec le millionnaire.

Cela allait de soi et faisait si peu dedifficulté que j’en vins à penser qu’on me le proposeraitspontanément.

Cette formalité me parut même tellementinévitable, nécessaire, inéluctable que je résolus d’éviter à toutprix une telle confrontation.

En effet, la réponse de M. Crawfordserait certainement décisive.

L’affaire de Green-Park entrerait dès lorsdans sa dernière phase, mais elle m’échapperait en mêmetemps ; elle deviendrait la chose de la police.

J’en serais pour mes frais, mes calculs et mondévouement – dévouement qui allait jusqu’à me faire dévaliserd’abord et emprisonner ensuite – D’autres recueilleraient leslauriers de cette gloire si chèrement acquise.

Et cela, je ne le voulais à aucun prix.

Il fallait que j’eusse une explication avecM. Crawford ; mais il importait que cette explication eûtlieu en dehors de toute ingérence policière.

Il n’y avait à ce problème qu’unesolution : la fuite.

C’est alors que je commençai à prêter quelquecomplaisance à la petite bête qui me trottait dans le cerveau.

Cela avait une voix menue qui me murmuraitsans relâche :

– S’évader ? mais rien de plus simple…Est-il déshonorant de s’évader quand on a été emprisonné parerreur… Les barreaux ? ils ne sont jamais bien solides à laprison préventive… de simples épouvantails, tout au plus… Cepremier pas franchi, se laisser glisser en bas ? Rien… un jeud’enfant pour un homme de sport… Ah ! ça ne serait certes pasun tour de force héroïque à la Monte-Cristo.

Mais j’entends une grosse voix couvrir ici lepetit cri tentateur qui m’obsédait de plus en plus.

Cette voix est la vôtre, lecteur… Elleproteste, elle se récrie avec véhémence :

– À d’autres !… on ne s’évade pas ainsides prisons modernes… D’abord, pour se ménager une issue, il fautdes outils… Or vous n’aviez pas d’outils, monsieur… on vous avaitfouillé, vous nous l’avez dit vous-même.

– Oui, cher lecteur, on m’avait fouillé… etcependant j’avais sur moi un petit attirail d’évasion.

Je ne pensais certes pas avoir jamais à meservir d’une lime pour scier les barreaux d’une geôle ni d’unecorde solide pour me soustraire à la justice de mon pays.

Non, cette éventualité-là, je ne l’avais pasenvisagée…

Mais on ne sait jamais ce qui peut arriverdans le métier de détective.

Tout est possible ; on vient d’en avoirla preuve.

Je pouvais un jour ou l’autre être séquestré,mis au secret par des malfaiteurs, des jaloux, quesais-je ?

Et en prévision de cela j’avais toujours surmoi une de ces petites scies dont la description a été faitemaintes fois : un ressort de montre finement dentelé dont lesmorsures sont funestes aux barreaux des fenêtres, un vrai joujouqui ne tient pas plus de place qu’un cure-dent et que je conservaistoujours avec une petite pièce d’or, dans la doublure de mongilet.

J’avais aussi mon grand pardessus beige dontje ne me sépare jamais, quelque temps qu’il fasse et l’on a vu lesservices que cet overcoat m’avait déjà rendus en me permettant,grâce à sa doublure, de me livrer aux plus rapidestransformations.

Cette doublure avait aussi un autreavantage : elle recelait, outre quelques menus objets que jetenais à sauver des curiosités indiscrètes, une longue corde desoie aussi solide qu’un câble, grâce à la qualité de la soieemployée et au procédé de tissage.

Cette corde, à peine grosse comme un chalumeaud’avoine, et que je pouvais grossir en la doublant ou en latriplant, faisait plusieurs fois le tour de mon pardessus dans lacouture des bords inférieurs où l’épaisseur normale du vêtementrendait sa présence invisible.

Il faut être prévoyant quand on est détectiveet l’on voit que j’avais plus d’un tour dans mon sac… ou plutôtdans mon pardessus.

L’électricité brilla tout à coup au plafond dema cellule qui était des mieux aménagées. Outre la lumièreélectrique, elle comportait un lavabo complet avec jet d’eau froideet d’eau chaude, une table à écrire pourvue d’un menu matériel debureau, deux sièges dont un fauteuil en bambou et une crédence oùvoisinaient, avec des commentaires de la Bible, quelques livres devoyage et d’histoire.

Le lit, très simple, monté sur un sommiermétallique avait cet aspect d’élégance sobre que donnent l’extrêmepropreté et le luisant du cuivre soigneusement entretenu.

C’était en réalité un « home »confortable où il faisait bon vivre et je compris fort bien que depauvres diables préférassent cette hospitalité à l’abri précairedes garnis borgnes et des logis de rencontre.

Le repas qu’on me servit était fort mangeableet le gardien-chef de la prison me fit même l’honneur de venir metenir compagnie pendant que j’étais à table.

C’était un gros homme, au crâne piriforme, auxyeux rieurs et au nez rouge et pointu comme un piment.

– Vous savez, me dit-il, la lourde préventionqui pèse sur vous ?

– Je sais, monsieur… répondis-je en m’excusantde poursuivre la dégustation d’un haricot de mouton dont je lui fiscompliment.

– Votre affaire est très grave… Je n’ai pas àvous interroger… mais si j’ai un conseil à vous donner, c’est defournir sans réticences tous les détails possibles sur votrecomplicité dans le crime de Green-Park. Vous avez été écroué icisous un faux nom, hein ?

– Pourquoi aurais-je donné un faux nom,monsieur ?

– Ah ! ah ! ah ! mais pourégarer la justice, parbleu !

Je haussai les épaules.

Le gardien-chef me regardacurieusement :

– Vous paraissez avoir reçu une certaineéducation… c’est regrettable… oui, très regrettable… Allons,avouez-le, c’est la noce, n’est-ce pas, qui vous a conduitlà ? Ah ! ah ! ah ! Enfin la nuit porteconseil… pensez à ce que je vous ai dit…

Je remerciai le brave gardien et trèsostensiblement je fis mine de me coucher.

Le bonhomme me souhaita le bonsoir ; jelui rendis ses souhaits et il me laissa seul.

Neuf heures sonnaient à ce moment à l’horlogede Wellington-Gaol qui possède, par parenthèse, un carillon desplus harmonieux.

Bien que très calme de nature et aussi parprofession, j’étais, on le conçoit, d’une impatience fébrile.

Je n’osais pourtant mettre mon projet àexécution avant que les derniers bruits se fussent éteints dans laprison.

Il convenait d’agir avec prudence.

Je montai sur une chaise et jetai un coupd’œil par la fenêtre.

Des ombres passaient et repassaient dans unegrande cour à demi obscure ; c’étaient probablement desgardiens qui allaient prendre leur service de nuit.

De temps à autre, j’entendais de longs appels,un grand bruit de verrous et par-dessus tout cela le ronflementsourd et régulier de la machine à vapeur qui distribuel’électricité dans la prison modèle de Wellington-Gaol.

Enfin, vers onze heures, les couloirs et lesfenêtres des cellules parurent moins lumineux et un silence relatifremplaça le vacarme de tout à l’heure.

– Allons ! à l’œuvre… me dis-je.

J’atteignis au toucher la petite scie rouléeen spirale et dissimulée dans mon gilet, puis j’ouvris la fenêtreavec précaution.

C’était une sorte de baie cintrée de moyenneouverture qui présentait deux barreaux verticaux espacés l’un del’autre de vingt centimètres environ.

Comme je suis très mince, il me suffisaitd’enlever un seul barreau.

Je me mis donc au travail.

Les dents imperceptibles de ma scie faisaientmerveille. Je les sentais mordre âprement le fer et c’est à peinesi l’on entendait un léger crissement.

Tout en activant ma besogne, je mesurais del’œil la hauteur à laquelle je me trouvais. Rien d’une évasionromanesque du haut d’un donjon, en effet !… car ma celluleétait au premier étage du bâtiment. N’eussent été le risque defaire une chute sur quelque obstacle invisible et la crainte dubruit que produirait inévitablement la rencontre de mes bottinesavec le sol, j’aurais pu sauter simplement sans avoir recours à macorde.

Le barreau céda enfin.

D’une violente poussée, je l’écartai au dehorspour y glisser ma modeste corpulence. Cela fait, je revins à monlit, y pris mon overcoat, et d’un coup de dent, je pratiquai dansla doublure un tout petit trou par lequel je pinçai du bout desdoigts la corde enroulée à l’intérieur.

Cette corde extraite de sa cachette, je latriplai, non pour lui donner plus de force, car elle était, commeje l’ai dit, d’une solidité à toute épreuve, mais de façon àpouvoir la serrer avec mes mains, puis j’en fixai une extrémité aubarreau demeuré intact.

Tout était prêt…

J’écoutai encore pendant quelques minutes,puis j’endossai mon inséparable overcoat, enfonçai mon chapeaujusqu’aux oreilles et enjambai l’appui de la petite fenêtre.

En trois flexions de bras, j’avais atteint lesol où j’atterris sans faire plus de bruit qu’un oiseau se posantsur une branche.

J’éprouvai, je l’avoue, une réellesatisfaction à me sentir à l’air libre, quelque chose comme la joiedu collégien partant en vacances ou du militaire qui vient d’êtrelibéré.

– Aïe ! je m’étais réjoui troptôt !

J’étais dehors, sans doute, mais dans la cour…c’est-à-dire encore entre les murs de la prison.

Il me restait à franchir le pas le plusredoutable : la grande porte… et le cerbère qui la gardait nemanquerait certainement pas de s’étonner en me voyant surgir desténèbres. Il fallait payer d’audace jusqu’au bout.

Je me dirigeai donc, d’un pas assuré et enfaisant sonner le talon, vers la voûte sous laquelle s’ouvrait laloge du concierge.

Devant moi la lourde porte dressait sesvantaux ferrés et rébarbatifs.

Au delà c’était la liberté !

Ma foi, tant pis ! je jouai mon va-toutet, me ruant sur le guichet, je l’ébranlai d’un coup de poingformidable.

– Holà ! criai-je… holàdoor-keeper !(portier) awake !…awake !… (Réveillez-vous).

Il se fit un mouvement à l’intérieur de laloge… j’eus une seconde de véritable angoisse…

– M’entends-tu, brute, repris-je en haussantle ton… Lève-toi et vivement !

Une porte s’entre-bâilla et je vis apparaîtreà la lueur du falot qui éclairait la voûte, une figure d’homme maléveillée enfouie dans une barbe à la Robinson.

Je ne laissai pas le temps au brave portierd’ouvrir la bouche :

– Cours vite chercher un cab, enjoignis-je,une voiture quelconque à deux places… Monsieur le directeur mesuit…

L’homme me regarda en clignant des yeux, commeun hibou surpris par l’aurore :

– Ah ! c’est vous, monsieur Nash ?dit-il enfin.

– Bien sur… tu ne me reconnais donc pas ?Allons, dépêche-toi… nous venons de recevoir un coup de téléphone…il faut que nous allions immédiatement chez le chief-inspector…

Le portier balbutia, me sembla-t-il, quelquesexcuses, puis, ne prenant que le temps de s’envelopper d’une grandecapote, il sortit, fit jouer les ferrures sonores de la grandeporte, l’ouvrit mais se plaça devant moi pour me barrer lepassage.

– Eh bien… et ce cab ? répétai-je d’unton furieux.

– J’irai le chercher quand Monsieur leDirecteur sera là… Vous savez bien, monsieur Nash, qu’il ne veutpas que l’on sorte, passé dix heures…

– C’est vrai, dis-je en m’approchantsournoisement.

Et d’un swing vigoureusementappliqué, j’envoyai le malheureux door-keeper rouler sousla voûte.

Inutile de dire que lorsqu’il se relevaj’étais déjà loin.

Cette fois j’avais été bien servi par lehasard, puisque je ressemblais, paraît-il, à un certainM. Nash qui devait être quelque fonctionnaire important deWellington-Gaol.

Et, de fait, j’eus plus tard l’occasion deconstater qu’entre M. Nash et moi on pouvait parfaitement seméprendre.

Ainsi, sans m’en douter, j’avais un sosie dansune prison… un bon sosie, un sosie providentiel à qui je doisaujourd’hui d’avoir pu m’illustrer dans l’affaire deGreen-Park.

Un quart d’heure après, étendu sur labanquette d’un confortable wagon de première classe, je roulaisvers Broad-West.

Chapitre 13L’alibi

Mon intention formelle était d’aller surl’heure trouver M. Crawford et d’éclaircir, sans plus tarder,le mystère des pièces d’or.

Je savais que je le rencontrerais sûrementchez lui, puisqu’il ne découchait jamais.

D’autre part, il était urgent que cettequestion fût tirée au clair… Mon évasion n’avait pas d’autre but etje devais me constituer prisonnier, dès le réveil, afin de ne pasaggraver mon cas.

Il y allait de la réussite de l’affaire, dumoins en ce qui me concernait.

En revanche, réveiller un homme fort jaloux deson repos à une heure du matin, c’était une façon de procéder unpeu sans gêne.

J’aurais hésité en toute autre circonstance àcommettre une semblable incorrection, ou plutôt je n’eusse même pasenvisagé l’éventualité d’une telle tentative.

Mais le moment était grave… et puis, sommetoute, plus je me représentais la conduite de M. Crawford,plus je la trouvais de nature à excuser ma façon d’agir.

– Comment ! cet homme m’avait vuappréhender à ses côtés et n’avait même pas eu un geste en mafaveur !

Il était peut-être le premier à ignorer qu’ilfût la cause indirecte de ma mésaventure… soit ; mais au moinson s’informe… on ne laisse pas comme cela « coffrer » sesamis.

Le jeu le passionnait-il par trop ?

Ou bien lui, qui, deux minutes auparavant,m’ouvrait si généreusement sa bourse, avait-il été subitementdésillusionné sur mon compte au point de ne vouloir plus paraîtreavoir quelque chose de commun avec moi ?

Cette lâcheté eût été assez digne du parvenuque j’avais deviné déjà en mon richissime voisin.

– C’est moi l’offensé sans doute, medisais-je, moi à qui l’on a manqué d’égards… Ce M. Crawfords’est décidément conduit comme… et un mot que j’avais entendu enFrance me vint au bout des lèvres… comme un mufle, c’est cela… oui,comme un mufle !…

Nous entrions en gare de Broad-West.

Le train stoppa. Je sautai hors de moncompartiment et, me hâtai vers la villa Crawford tout enpoursuivant mon monologue.

De toute façon, j’avais bien droit à uneexplication et, quelque intempestive qu’elle pût paraître, madémarche le cédait encore en discourtoisie à l’inexplicableindifférence du millionnaire.

Arrivé devant le cottage, j’hésitai…

Un rai de lumière pâle filtrait au-dessus desrideaux à cette fenêtre du premier que je connaissais bien.

M. Crawford est là, me dis-je… c’estl’essentiel…

Quant à réveiller le personnel, bah ! labelle affaire !… Plus souvent que je prendrai des gants !Slang d’abord, qu’il récrimine ou non, aura demain de mes nouvellespar l’intermédiaire de quelqu’un qu’il n’attend guère… et sonmaître à l’instant même… et sans intermédiaire encore…

À ce moment une ombre me frôla, et, à la lueurde la lune, je reconnus Frog.

– Eh bien ? lui dis-je.

– Votre homme est toujours là… Faut-il passerla nuit en observation ?

– Plus que jamais, répondis-je.

– C’est bien, fit le pauvre garçon d’un aircontrit.

J’allais sonner à la grille de la villa et mefaire annoncer à M. Crawford, mais je réfléchis que ce seraitprobablement Slang qui viendrait m’ouvrir et qu’en me reconnaissant– car, cette fois, je n’avais pas d’enduit sur la figure – ilserait aussitôt pris de peur et s’enfuirait comme un lièvre. Slangme connaissait, en effet, et il savait fort bien que j’étaisdétective ; d’ailleurs, ce n’était un mystère pour personne àBroad-West.

Il y avait bien Frog qui veillait à quelquespas de la grille, un revolver au poing, mais qui sait si malgrétoute son habileté, il pourrait sinon arrêter, du moins suivre à lapiste ce bandit de Slang ?

D’autre part, mon coup de sonnette nemanquerait pas de réveiller les autres domestiques : lagrincheuse Betzy, le vieux cuisinier… et tout le monde seraitbientôt au courant de ma visite…

Décidément, il valait mieux agir avec mystèreet pénétrer dans la villa comme un vulgaire cambrioleur.

De cette façon, Slang n’aurait pas lieu des’alarmer et, le lendemain, l’agent chargé de le mettre en étatd’arrestation le trouverait à son gîte.

Il eût été stupide, en effet, de compromettrepar une imprudence l’issue d’une affaire, déjà passablementembrouillée.

Slang avait beau être une brute, ilcomprendrait fort bien qu’une visite aussi tardive faite, à sonmaître par un homme qui s’occupait de police devait avoir quelquerapport avec l’affaire de Green-Park, et il n’attendrait sans doutepas que mon entrevue avec M. Crawford eût pris fin pour sesoustraire à un interrogatoire.

Puisque je tenais le gredin dans unesouricière où il semblait d’ailleurs fort tranquille, je ne devaispas éveiller ses soupçons…

Mon parti fut vite pris.

J’entrerais dans la villa par escalade.

Revenant alors auprès de Frog, je lui dis àvoix basse :

– Écoute-moi bien… J’ai affaire dans cettemaison, mais il faut que j’y entre sans qu’on m’aperçoive… Je vaisescalader ce mur qui n’est d’ailleurs pas très élevé… Dès quej’aurai mis le pied dans le parc, surveille bien les fenêtres de cepetit bâtiment que tu aperçois sur la droite… c’est là que logentles domestiques… Si tu voyais une lumière briller soudain dans cepavillon, ou si tu entendais un bruit de pas, donne aussitôt deuxcoups de sifflet.

– Compris, monsieur Dickson… mais si vousétiez par malheur en danger, faudrait-il aller vous portersecours ?

– Je n’ai rien à redouter… car je suis connudans cette maison et dans le cas où je serais surpris, jetrouverais toujours une raison pour expliquer ma présence… Ce queje désire avant tout, c’est que les domestiques qui font des rondeschaque nuit ne me surprennent pas dans les escaliers.

– J’aurai l’œil, soyez tranquille, réponditFrog.

– As-tu un couteau ?

– Voici, monsieur Dickson.

– Bien, merci.

Je me dirigeai alors vers un endroit où le murn’avait pas plus de deux mètres de haut, m’enlevai à la force despoignets, fis un rétablissement par principe et me laissai glisserdoucement dans le parc.

Arrivé devant la petite porte par laquellej’étais déjà passé avec Slang et qui donnait sur le vestibule, jem’apprêtais déjà à en forcer la serrure avec la pointe du couteaude Frog, quand je m’aperçus que cette porte n’était pas fermée.

Je tournai sans bruit le bouton et me trouvaiau pied de l’escalier en pitchpin qui conduisait à la galerie dupremier étage où j’avais été présenté à Betzy.

Je montai sans bruit.

Une sorte de réverbération mourante s’étendaiten plein milieu du couloir ; j’atteignis cette lueur etreconnus la grande glace sans tain (l’observatoire) devant laquelleje m’arrêtai.

La chambre m’apparut alors baignée de lalumière incertaine d’une veilleuse.

Je distinguai le lit, la blancheur des draps…et dans le lit, M. Crawford reposant le plus tranquillement dumonde.

– Riche nature, pensai-je… Cet homme élevé leculte de son repos à la hauteur d’un sacerdoce.

Je frappai deux petits coups discrets sur leverre.

Le dormeur ne sourcilla pas.

– Je suis bien bon, dis-je, d’user de tellesprécautions… C’est une souche !

Et je réitérai un double appel… à coups depoing, cette fois…

Rien !

– Simulerait-il ? me demandai-je… ouserait-ce une manière d’éviter une explicationembarrassante ?

J’avisai la porte placée à deux pas de laglace et fis la réflexion que le bois est plus sonore et moinsfragile que le verre.

Je me mis donc à tambouriner contre le panneausans aucun ménagement, puis je revins à« l’observatoire ».

M. Crawford n’avait pas bougé.

Alors, j’ébranlai la porte et joignant ma voixau bruit des vantaux entre-choqués :

– Monsieur Crawford !… MonsieurCrawford !… mille pardons ! m’écriai-je. J’ai deux mots àvous dire et je vous jure, by God ! que je nesortirai pas d’ici sans vous les avoir dits…

Autant essayer d’émouvoir uneborne !…

L’impassibilité de ce visage reposant toujoursà la même place sur l’oreiller était telle qu’ellem’impressionna :

– Ah çà ! me dis-je… serait-ilmort ? Tout ce qui m’arrive depuis quelques heures devient siétrange !… Ma foi, tant pis, c’est un cas de forcemajeure.

Et j’atteignis le lit.

Tout d’abord la pâleur anormale de la face dumillionnaire m’étonna.

– Monsieur Crawford, réitérai-je… monsieurCrawford !

Alors je n’hésitai plus… d’un geste brusquej’écartai violemment draps et couvertures.

Stupéfaction !… dans le lit, à la placedu corps, il n’y avait qu’un long traversin entouré d’une étoffeblanche ! ! !

Cette tête et ce buste ne tenaient àrien ! Un lambeau de chemise flasque se prolongeait jusqu’àl’endroit où aurait dû se trouver le milieu du tronc… et sous cetteloque… rien… rien que de la plume !

D’un mouvement machinal, je posai ma main surle masque livide de M. Crawford.

Ce que j’éprouvai à ce contact, je ne l’avaisjamais ressenti… c’était quelque chose de frigide, sans doute, maisencore de non-vivant, d’irréel… quelque chose qui n’auraitjamais vécu !

Où je comptais rencontrer la résistance de lachair, je trouvais la légèreté d’une balle remplie de son… Ce hautde corps tronçonné cédait à la poussée du doigt, oscillait, roulaitsur le parquet où il tombait en rendant le son mat d’une tête depoupée…

Je me baissai sur la chose inerte qui venaitde choir et je saisis le chiffon de toile qui y était attaché.

C’était bien une tête de poupée que j’avais enmain : une figure de cire à la ressemblance parfaite deM. Crawford !

Et, subitement, ce fut dans mon esprit commesi un voile se déchirait.

La conduite incompréhensible du soi-disantmillionnaire, ses allures étranges, ses réticences… la présencedans ses poches de l’argent volé, les allées et venues de sonautomobile sur la route de Green-Park, tout s’expliquaitmaintenant !

Qu’était cet individu en somme ? et d’oùtirait-il les ressources considérables qu’on luiattribuait ?

D’un bond instinctif, je me ruai sur lesecrétaire dont je crochetai la serrure, avec la pointe du couteaude Frog.

Au premier plan, lié à la hâte, je trouvai unpaquet de titres.

Ils étaient tous de la Newcastle MiningCo !

Je ne m’attardai pas à en vérifier les numérosni à constater l’origine des autres valeurs que j’apercevaiséparses ; j’ouvris fébrilement les tiroirs et puisai à mêmedans la monnaie d’or qui s’y trouvait répandue.

Au hasard, je ramassai quelques souverains etallai les regarder à la lueur de la veilleuse.

Chacun d’eux portait l’étoile à six branchespoinçonnée à la section du cou de la Reine !

Je refermai le secrétaire, replaçai la figurede cire dans le lit et donnai un dernier coup d’œil autour de moipour m’assurer que tout était en ordre dans la chambre.

Au moment de sortir, je remarquai, trèsostensiblement installés sur une chaise basse, les vêtements deM. Crawford.

Une idée me traversa l’esprit : jeretournai ces vêtements et j’en fouillai les poches.

J’y trouvai un trousseau de clefs, quelquemenue monnaie, une boîte de wax vestas, des cartouches depetit calibre et, dans la poche intérieure du paletot, unportefeuille.

Ce portefeuille était le mien et j’y découvrisintacte la somme qui m’avait été subtilisée pendant le trajet duCriterion au Pacific Club.

Je ne pris que la précaution de noter sur uncarnet les numéros de mes banknotes, puis je les replaçaiconsciencieusement dans le portefeuille et glissai celui-ci dans lapoche où je l’avais pris.

– Cette fois, exultai-je, je tiens la clef del’énigme et je la tiens bien !

Voilà donc la raison de ces rondes bizarres,de cette glace par laquelle le maître exigeait que l’on constatâtsa présence, chaque nuit, alors que ses occupations multiples leretenaient ailleurs !… Ah ! tout cela était bien imaginéet je doute que Sherlock Holmes ait jamais eu à instruire uneaffaire aussi captivante.

Là-dessus je sortis de la chambre et descendisl’escalier.

Il était temps, car un coup de sifflet de Frogm’avertissait qu’il avait aperçu quelque chose.

J’attendis quelques instants, blotti dans unetouffe de fusains et je vis bientôt une lanterne qui projetait surle sol un petit cône lumineux.

C’était Betzy qui allait faire sa ronde.

Elle prit l’escalier par lequel je venais dedescendre et atteignit le fameux couloir aux cadransenregistreurs.

J’étais déjà dans la rue.

– Et alors ? interrogea Frog.

– Tout s’est bien passé… Maintenant, mon ami,continue à faire bonne garde… Quand Bloxham vient-il teremplacer ?

– À cinq heures du matin.

– C’est bon… Tâche de ne pas t’endormir d’icilà…

– Oh ! Monsieur Dickson…

– Allons, à demain.

– Good night ! sir.

**

*

Je ne m’accordai que le temps de prendre chezmoi quatre heures de repos bien gagné, et, à six heures cinquante,je reprenais le train pour Melbourne.

Chapitre 14Où je stupéfie successivement mon geôlier, le directeur de laprison et le chief-inspector de Melbourne

Lorsque, fidèle comme Régulus à la paroledonnée, je me fis ouvrir la porte de Wellington-Gaol, la premièrepersonne que je rencontrai sous la voûte fut le gardien-chef aucrâne piriforme et au nez écarlate.

– Comment !… vous voilà, vous,s’écria-t-il… Votre affaire est bonne… ah ! vous pouvez vousvanter de donner du tracas aux gens ! Que désirez-vous àprésent ? Que voulez-vous ?

Je laissai passer ce premier flot de mauvaisehumeur, puis soulevant très poliment mon chapeau :

– Voudriez-vous, dis-je, avoir l’obligeance dem’annoncer au directeur ?

– Je crois bien que je vais vousannoncer ! Vous n’aviez pas besoin de le demander ! il vavous recevoir le Directeur…

Et comme le gardien ne semblait guère presséde me conduire auprès de son chef, je hasardai :

– Qu’attendons-nous ?

– Que huit heures aient sonné. M. ledirecteur est en train de prendre son bain. Mais venez avec moi…vous pourriez vous échapper encore et maintenant que je voustiens…

– Serais-je revenu si mon intention était defuir ?

– C’est juste, mais avec un humbug devotre espèce, on ne peut jamais savoir… Tenez, vous me rappelezHarry Fowler ; c’était un type dans votre genre.

La comparaison n’avait rien de flatteur, carce Harry Fowler était le plus détestable gredin qu’eût jamaisproduit l’Australie…

Huit heures sonnèrent.

– Allons ! dit le gardien.

Nous traversâmes la cour d’honneur, montâmesun perron orné de fleurs en haut duquel s’ouvrait une porte vitrée,puis, une fois dans le vestibule, nous attendîmes.

Derrière la cloison j’entendais la voixirritée du directeur.

Il gourmandait un de ses scribes, le traitaitde paresseux et d’incapable, en frappant à coups de poings sur lesmeubles.

Enfin mon tour d’audience arriva.

En me voyant entrer, le directeur s’inclinafort cérémonieusement de quarante-cinq degrés, mais quand legardien-chef lui eut appris qui j’étais, il changea aussitôtd’attitude.

– Ah ! dit-il, c’est ce voyou qui nous abrûlé la politesse… Qui l’a repincé ?

– Personne, répondit le gardien… Il est venude lui-même se constituer prisonnier.

Le directeur qui était un gros hommeapoplectique faillit suffoquer d’étonnement et me regarda d’un airébahi.

– Vous n’êtes pas un prisonnier ordinaire,vous… finit-il par articuler.

– En effet, lui dis-je… et si vous voulez bienm’accorder seul à seul un moment d’entretien, je vais vousapprendre une chose qui va certainement vous surprendre.

Le directeur hésita quelques instants, puisaprès s’être assuré que son revolver était dans le tiroir de sonbureau, il se campa devant la cheminée et dit au gardien :

– Sortez, Plumcake.

Le gardien obéit.

Quand il eut refermé la porte :

– Eh bien ! je vous écoute, me ditfroidement le directeur.

– Monsieur, commençai-je, je vous dois d’aborddes excuses pour la façon assez cavalière dont j’ai dû me séparerde vous… Cela répondait aux procédés un peu brusques que la policeavait employés pour me confier à vos soins… sans même se donner lapeine de vérifier mon identité.

Et après avoir sorti les pièces justificativesdont je m’étais muni, lors de mon court passage chez moi, je reprisd’un ton calme :

– Je vous répéterai donc ce que j’ai déjàvoulu faire entendre au chef de poste : je suis Allan Dickson…Voici mes papier !

Le directeur parcourut négligemment lescertificats dûment revêtus d’estampilles que je lui soumettais etme dit brusquement :

– S’il est vrai, monsieur, que vousapparteniez par quelque côté à l’administration de la justice, vousauriez dû vous montrer, plus qu’un autre, respectueux de sesarrêts.

– C’eût été mon plus vif désir, mais cettesoumission passive n’eût abouti qu’à la constatation stérile d’uneerreur… D’autre part, je suis détective et, hier encore, j’étaissur la piste de l’assassin de M. Ugo Chancer… Ma présence àBroad-West était absolument indispensable… et à tel point que jetiens maintenant cet assassin, monsieur… et puis le livrer à lajustice.

Le directeur me regarda d’un airméfiant :

– Qu’est-ce qui me prouve que vous dites lavérité ?

– Ceci, monsieur (et je désignais mes papiers)ceci d’abord… et puis le témoignage du chief-inspector lui-même quiest au courant de certains détails et auprès duquel je vous prie deme faire conduire sans retard.

Le fonctionnaire parut choqué de ce derniermot.

– Sans retard… répéta-t-il ironiquement.

– Sans retard, oui monsieur… parce qu’il y vade l’arrestation d’un malfaiteur des plus dangereux et que chaqueminute d’atermoiement fait peut-être une victime de plus sur leterritoire australien…

Le directeur parut ébranlé :

– Vous allez être confronté à l’instant avecle chef de police, dit-il… Je vous accompagnerai moi-même, maisprenez garde… Si vous avez voulu en imposer à la justice, votresituation sera particulièrement grave, cette fois…

Je regardai fixement moninterlocuteur :

– Serais-je ici, monsieur, si telle avait étémon intention ?

Le directeur prit son chapeau, un vieux gibusde forme archaïque, aux bords minuscules, endossa un long pardessusmastic exagérément garni d’américaines, puis ouvrit la porte de soncabinet.

– Plumcake, dit-il au gardien, allez mechercher Big.

Quelques instants après, le geôlier revenaitavec une sorte de géant qui portait l’uniforme bleu et rouge desgardes-chiourme de Wellington-Gaol.

Le directeur qui ne semblait avoir en moiqu’une confiance médiocre me remit entre les mains – et quellesmains ! – du surveillant Big, puis nous montâmes tous lestrois dans un coupé automobile qui stationnait au bas duperron.

Il était exactement huit heuresquarante-cinq.

À neuf heures précises, nous arrivions auPolice-Office où M. Coxcomb nous recevait immédiatement dansson cabinet.

Là, le directeur de la prison entrepritd’abord d’exposer mon odyssée : le chef de police parut prêterpeu d’attention à ce discours.

– C’est une erreur regrettable, dit-il, quiest à la charge de mes agents… comme il y a, à votre charge,M. Allan Dickson, un acte de rébellion, d’effraction et dedétérioration de matériel appartenant à l’État. Cette affairesuivra son cours à part. Vous avez tenu à me parler… je vousécoute…

– Monsieur le chief-inspector, dis-je d’unevoix vibrante, l’assassin de Green-Park est démasqué.

– Par vous ?

– Par moi.

– Seul ?

– Seul… et je dirai même envers et contre lesefforts qu’a faits la police pour m’en empêcher.

– Passons… L’assassin a-t-il descomplices ?

– Peut-être… du moins cela paraîtprobable…

– Son nom ?

– Gilbert Crawford, de Broad-West.

Le chief-inspector et le directeur de laprison sursautèrent en même temps.

– M. Gilbert Crawford, lemillionnaire ?

– Il passe pour tel, en effet, monsieur lechief-inspector.

– Le richissime propriétaire deBroad-West ?

– Propriétaire de quoi ? monsieur… Nousvivons ainsi d’idées toutes faites… les apparences sont parfoistrompeuses…

– Mais… un tel homme…, reprit le hautfonctionnaire de la police, interloqué… un tel homme… pour quellesraisons se serait-il fait assassin ?

– Pour voler… tout simplement… le volconstitue ses seuls moyens d’existence.

Le chief-inspector parut consulter du regardle directeur de la prison et je lus dans ses yeux une nuanced’incrédulité.

– Au surplus, repris-je, je m’offre à faire,dès ce soir, la démonstration de ce que j’avance.

– À l’instant même, monsieur Allan Dickson, àl’instant même…

– Non, si vous le permettez, monsieur lechief-inspector… ce soir seulement… Je vous dirai pourquoi après…ou plutôt vous le comprendrez vous-même… Voulez-vous me laisser laconduite de cette affaire que j’ai menée jusqu’à ce jour ?

– Faites…

– En ce cas, je vous demanderai deuxinspecteurs expérimentés, déterminés et de taille à soutenir unelutte, s’il y a lieu… J’emmènerai ces messieurs à Broad-West… lereste me regarde.

– Vous aurez vos deux inspecteurs, monsieurDickson, mais prenez garde… vous pouvez vous tromper… Songez auxterribles conséquences, que pourrait entraîner une arrestationarbitraire… surtout l’arrestation de M. GilbertCrawford !…

– Est-il nécessaire, monsieur lechief-inspector, de vous rappeler mes précédents états de serviceet de vous remettre en mémoire les différentes affaires qui m’ontvalu du lord-chief des félicitations et des témoignages desympathie ? N’est-ce pas moi qui ai élucidé l’affaire siembrouillée de la Tortue rouge le meurtre mystérieux dubanquier Pound, le drame de Wimblester-House, n’est-ce pas moiencore qui…

Le chief-inspector m’arrêta, d’ungeste :

– Je sais… je sais… dit-il… que vous aveztoujours fait preuve de tact et d’habileté… mais il faut y prendregarde, monsieur Allan Dickson… notre métier est dangereux… onréussit dix affaires et un beau jour on commet une« gaffe » impardonnable qui rejaillit sur la police toutentière…

– Si je parle avec tant d’assurance, monsieur,c’est que j’ai fait une enquête minutieuse et que je tiens en mainle fil de l’affaire de Green-Park… J’ai des preuves… des preuvespalpables… et quand je vous dis : M. Crawford estl’assassin de M. Ugo Chancer, c’est que j’en suis sûr… c’estque j’ai vu chez lui les titres volés et les pièces d’orpoinçonnées d’une étoile…

– Cela suffit, monsieur Dickson, j’aiconfiance en votre flair… cependant… j’avoue ne pas très biencomprendre pourquoi vous vous êtes fait arrêter au PacificClub…

– M. Gilbert Crawford vous l’apprendraavant peu, monsieur le chief-inspector.

– C’est bien… je vous donnerai deuxinspecteurs ainsi que je vous l’ai promis, mais pour dégager maresponsabilité en cette affaire – dans le cas peu probabled’ailleurs où elle tournerait mal – je vous serais obligé, monsieurDickson, de vouloir bien rédiger devant moi une dénonciationformelle.

Je pris une plume et traçai ces mots sur unefeuille à en-tête du Police-Office :

« Je soussigné Allan Dickson, détective,demeurant à Broad-West, affirme sur l’honneur que M. GilbertCrawford est l’assassin de M. Ugo Chancer et qu’il a pris à cedernier les titres de la Newcastle Mining Cofrappés d’opposition par M. Withworth ainsi que les piècesd’or poinçonnées d’une étoile à six branches.

« J’affirme en outre que M. GilbertCrawford m’a dérobé mon portefeuille. »

Et je signai.

Le chief-inspector lut le papier, le tendit audirecteur de la prison, puis prononça d’une voix grave :

– Cette accusation est formelle… SiM. Crawford est innocent, M. Dickson supportera seul lepoids de son erreur… C’est bien entendu, n’est-ce pas ?… vousn’avez plus rien à ajouter ?

– Non, monsieur, répondis-je.

– En ce cas, vous êtes libre… Voulez-vous quej’envoie immédiatement les agents à Broad-West ?

– Non, c’est inutile, répondis-je… D’ailleurs,si vous n’y voyez pas d’inconvénient, je pourrais requérir surplace l’inspecteur Bailey et le constable Mac Pherson qui ontprocédé aux premières constatations, à la maison du crime.

– Je vous y autorise.

Et le chief-inspector s’asseyant à son bureaume signa un mandat d’arrêt en bonne et due forme, en spécifianttoutefois en marge que c’était sur ma demande qu’il ledélivrait.

Il évita aussi de faire allusion à l’affairede Green-Park.

C’était un homme prudent qui craignait lescomplications et ne se compromettait jamais ; il laissait cesoin à ses agents et aux pauvres détectives.

Chapitre 15La souricière

– Ton maître est-il là ?

Nous étions devant la villa Crawford,l’inspecteur Bailey, Mac Pherson et moi.

La nuit était obscure et le tonnerre grondaitdans le lointain du côté de Merry-Town. Par instants, de rapidesarabesques de feu glissaient entre les arbres et les chauves-sourissurprises plongeaient dans les taillis.

À la fenêtre du premier étage filtrait lapetite lueur pâle qui signalait la chambre paisible dumillionnaire.

Slang, averti par son instinct de cheval deretour, flageolait sur ses jambes à la vue de ces trois hommes quile regardaient à travers la grille.

Bailey lui tendit sa carte.

– Introduis-nous, ordonna-t-il… ordre duchief-inspector de Melbourne…

Le chauffeur ouvrit la grille et s’effaçarespectueusement.

– Slang, fis-je à mon tour, en foudroyant duregard le malheureux garçon, allez voir si votre maître peut nousrecevoir.

– Mais…

– Allez, vous dis-je.

Il disparut et nous nous concertâmesrapidement pendant son absence qui fut courte.

– Messieurs, balbutia-t-il quand il fut deretour, excusez-moi… mon maître est là… mais il dort… et je n’aipas osé le réveiller.

– Montons, fis-je.

Je pris la tête du cortège et guidai mesaides, une petite lampe électrique à la main.

Dès que nous eûmes atteint le corridor dupremier étage, la lumière de la veilleuse, projetée à travers laglace, nous éclaira suffisamment.

Je menai mes inspecteurs jusqu’à« l’observatoire » et là, étendant le bras :

– Voyez, messieurs, leur dis-je,M. Crawford est dans son lit ainsi que toutes les nuits, autémoignage de ses gens…

Bailey et Mac Pherson s’approchèrent de laglace et, retenant leur souffle, contemplèrent un instant le masqueimpassible du dormeur.

– Il ne nous a pas entendus venir, murmura MacPherson.

Je fis jouer la poignée de la porte etpénétrai dans la chambre.

– Entrez, dis-je à mes compagnons abasourdisde ce sans-gêne, puis me plantant au milieu de la pièce.

– Monsieur Crawford !… monsieurCrawford !… monsieur Crawford !… appelai-je par troisfois.

Les policiers se regardèrent.

Alors je m’approchai du lit, écartaiviolemment les draps et saisissant par les cheveux l’effigie decire faite à l’image du millionnaire :

– L’alibi, prononçai-je.

Un « Oh ! » de surprise,d’admiration, de stupéfaction plutôt, accueillit ce coup de théâtreeffarant.

Je poursuivis très calme :

– Messieurs, veuillez maintenant vérifier dansle secrétaire la présence des valeurs, titres et pièces de monnaiequi ont été la propriété de M. Chancer.

– C’est une violation de domicile… hasardatimidement Bailey.

– Laissez donc… je prends tout à ma charge…D’ailleurs ne suis-je pas couvert par le chief-inspector deMelbourne ?

Le secrétaire une fois ouvert, les certificatsd’actions et d’obligations furent vérifiés un à un avec la listedes numéros dont j’avais un double dans ma poche.

Ce fut ensuite au tour des souverains sibizarrement poinçonnés par le vieil original de Green-Park depasser de main en main.

Les inspecteurs se saisirent de toutes cespièces sous ma responsabilité.

Ensuite, nous replaçâmes la figure de ciredans le lit, rétablîmes un ordre apparent et sortîmes de lachambre.

Slang, qui venait de monter, nous regardasortir et jeta un coup d’œil sur le lit de son maître où la figurede M. Crawford ne manifestait aucune émotion.

Lui, en revanche, paraissait ahuri et roulaitdes yeux hagards.

Je le pris par le bras.

– Slang, lui dis-je, vous allez conduire cesmessieurs au petit salon du rez-de-chaussée où vous les prierez des’asseoir… puis, vous viendrez ensuite me retrouver ici…

Le chauffeur se précipita pour exécuter mesordres.

Les policiers descendirent : je lesentendis remuer les chaises, s’installer, verrouiller lesfenêtres.

Slang reparut.

– Ceci n’est point une comédie, dis-je d’unair sévère… D’où vient la paire de bottines à boutons récemmentressemelée que vous portiez avant-hier ?

Le chauffeur me considéra, absolumenthébété.

– Allons, répondez… d’où vous venait cettepaire de bottines ?

– C’est mon patron qui me l’a donnée…articula-t-il faiblement.

– Vous ne l’avez pas dérobée ?

– Sur l’honneur, gémit le malheureux.

– Bien… Quand votre maître vous a-t-il fait cecadeau ?

– Je ne sais plus… je ne me rappelle plus… ily a peu de temps en tout cas…

– Rassemblez vos souvenirs, Slang… Vous avezreçu ici dernièrement un domestique sans place que vous avez faitpasser pour un de vos parents ?…

– Je ne connaissais pas cet homme… j’ai voulului rendre service… Je ne croyais pas mal faire…

– C’est bon… Y avait-il longtemps à cette dateque vous aviez reçu la paire de bottines ?

– C’est ce jour même, monsieur Dickson… oui…je me souviens à présent… M. Crawford m’a donné ces chaussuresqui le gênaient, m’a-t-il dit, depuis qu’il les avait faitressemeler… oui… il me les a données le matin, à son lever…

– Parfait… Maintenant, écoutez-moi bien Slang…vous êtes un voleur !…

– Moi ?… je vous jure…

– Ne jurez pas… vous avez fait de 1922 à 1925deux ans de prison à Adélaïde pour indélicatesses commises aupréjudice de la Cyclon Company.

Ma victime s’effondra sur un banc ducouloir.

Je poursuivis :

– Vous avez en outre tenté de vendre il y adeux jours aux guichets de l’Australian Bank Exchange deMelbourne un titre qui ne vous appartenait pas…

Le chauffeur tomba sur les genoux :

– Grâce, monsieur Dickson !…grâce !… balbutiait-il.

– Vous l’aviez dérobé, ne niez pas… C’estvotre tête que vous jouez en ce moment, Slang, car cette obligationfaisait partie de la fortune de M. Chancer qui a été assassinéà Green-Park…

– Je ne suis pas un assassin ! s’écria lechauffeur en se relevant… Je ne suis pas un assassin ! J’aipris le titre, c’est vrai… mais dans la chambre de mon patron…

– C’est bien, dis-je… il vous sera tenu comptede votre aveu… Vous ne serez pas inquiété, j’en fais mon affaire,mais à une condition : c’est que vous m’obéissiez aveuglément,Slang.

– À vos ordres, monsieur Dickson, murmura lepauvre diable.

– Voici : vous allez veiller à la porteextérieure du cottage, en vous dissimulant, bien entendu, et vousviendrez nous avertir dès que vous entendrez venirM. Crawford…

Le chauffeur jeta un regard étonné vers lachambre qu’éclairait faiblement la veilleuse.

– Votre maître n’est pas là, dis-je.

– ? ?

– Non, il n’est pas là… Il ne rentrera sansdoute qu’au petit jour… Faites, ce que je vous dis Slang et jeréponds de vous… sans quoi, je vous livre incontinent à lajustice.

– Ah ! monsieur Dickson, quellereconnaissance !

Je fis un geste de congé.

– Allez, Slang !…

Le chauffeur descendit l’escalier quatre àquatre et j’allai rejoindre Mac Pherson et Bailey dans le petitsalon.

**

*

À la première heure du jour, ainsi que jel’avais prévu, le chauffeur vint nous avertir que M. Crawfordouvrait la grille du jardin.

Je ne fis qu’un saut jusqu’à la chambre dumisérable en recommandant à mes compagnons de se tenir à proximité.J’entrai seul et me dissimulai derrière les rideaux du lit, puisj’attendis.

Je perçus le grincement d’une porte que l’onouvre, puis les pas étouffés du maître montant légèrementl’escalier. C’est à peine si l’on entendait les marches gémir.

Par la grande glace donnant sur le couloir, jevis M. Crawford qui s’arrêtait un instant pour vérifier letableau des rondes.

Il était en habit, avec un manteau de soiréesur les épaules.

Alors je sortis doucement de ma cachette.

Il ouvrit la porte, m’aperçut et s’arrêta,médusé. Mais je ne bronchai pas et, de mon air le plus naturel,désignant du doigt la figure de cire couchée surl’oreiller :

– Pardon gentlemen, demandai-je… lequel devous deux est M. Gilbert Crawford ?

Le bandit devint aussi pâle que son effigie etje le vis faire un mouvement dont je devinai le but, mais je leprévins en braquant sur lui le canon de mon browning.

– À moi ! criai-je en même temps.

Les policiers cachés dans la galerie bondirentaussitôt dans la chambre.

Slang les suivait, les yeux hors de latête.

– Arrêtez cet homme, fis-je en désignantM. Crawford… c’est l’assassin de Green-Park !…

Et je remis tranquillement mon revolver dansma poche en disant au pseudo-millionnaire :

– Eh bien ! monsieur, vous qui tenieztant à me voir à l’œuvre, êtes-vous satisfait maintenant ?

**

*

À deux mois de là, mon infortuné voisin decampagne se balançait au bout d’une corde dans la prison deWellington-Gaol. Quant au vieillard à lunettes bleues qui avaittenté, comme on sait, d’écouler les obligations de la NewcastleMining, et dont la parfaite innocence avait été démontrée ence qui concernait le meurtre de M. Chancer, il fut simplementcondamné à dix ans de « hard labour ». Cevieillard était d’ailleurs un jeune homme du nom de Tommy qui étaitpassé maître dans l’art de se grimer. M. Crawford avait faitsa connaissance dans une prison de Sydney et se l’étaitspécialement attaché pour la négociation des titres volés.

En souvenir de cette affaire qui me valut,comme bien on pense, les félicitations du Lord chief ofjustice, j’ai conservé la figure de cire, l’ingénieux alibi,et je l’ai placée sur la cheminée de mon salon.

Peut-être un jour, si je vais à Londres, enferai-je don au Musée Tussaud où elle a sa place tout indiquée àcôté des têtes de Burke, d’Harry Benson, de Charles Peace et deWilliam Palmer…

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