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La Terre qui meurt

La Terre qui meurt

de René Bazin

Chapitre 1 LA FROMENTIÈRE

– Vas-tu te taire, Bas-Rouge !tu reconnais donc pas les gens d’ici ?

Le chien, un bâtard de vingt races mêlées, au poil gris floconneux qui s’achevait en mèches fauves sur le devant des pattes, cessa aussitôt d’aboyer à la barrière, suivit en trottant la bordure d’herbe qui cernait le champ, et, satisfait du devoir accompli, s’assit à l’extrémité de la rangée de choux qu’effeuillait le métayer. Par le même chemin, un homme s’approchait, la tête au vent, guêtré, vêtu de vieux velours à côtes de teinte foncée. Il avait l’allure égale et directe des marcheurs de profession. Ses traits tirés et pâles dans le collier de barbe noire, ses yeux qui faisaient par habitude le tour des haies et ne se posaient guère, disaient la fatigue, la défiance,l’autorité contestée d’un délégué du maître. C’était le garde régisseur du marquis de la Fromentière. Il s’arrêta derrière Bas-Rouge, dont les paupières eurent un clignement furtif, dont l’oreille ne remua même pas.

– Eh ! bonjour,Lumineau !

– Bonjour !

– J’ai à vous parler :M. le marquis a écrit.

Sans doute il espérait que le métayer viendrait à lui. Il n’en fut rien. Le paysan maraîchin, ployé en deux, tenant une brassée de feuilles vertes, considérait de côté le garde immobile à trente pas de là, dans l’herbe de lacheintre[1]. Que lui voulait-on ? Sur ses joues pleines un sourire s’ébaucha. Ses yeux clairs, dans l’enfoncement de l’orbite, s’allongèrent. Pour affirmer son indépendance, il se remit à travailler un moment, sansrépondre. Il se sentait sur le sol qu’il considérait comme sonbien, que sa race cultivait en vertu d’un contratindéfiniment renouvelé. Autour de lui, ses choux formaient un carréimmense, houles pesantes et superbes, dont la couleur était faitede tous les verts, de tous les bleus, de tous les violets ensembleet des reflets que multipliait le soleil déclinant.Bien qu’il fût de très haute taille, le métayer plongeait comme unnavire, jusqu’à mi-corps, dans cette mer compacte et vivante. On nevoyait au-dessus que sa veste courte et son chapeau de feutre rond,posé en arrière, d’où pendaient deux rubans de velours, à lamode du pays. Et quand il eut marqué par un temps de silenceet de labeur, la supériorité d’un chef de ferme sur un employé àgages, il se redressa, et dit :

– Vous pouvez causer : n’y aici que mon chien et moi.

L’homme répondit avechumeur :

– M. le marquis n’est pascontent que vous n’ayez pas payé à la Saint-Jean. Ça fait bientôttrois mois de retard !

– Il sait pourtant que j’ai perdudeux bœufs cette année ; que le froment ne vaut sou, et qu’ilfaut bien qu’on vive, moi, mes fils et lescréatures ?

Par « les créatures », ildésignait, comme font souvent les Maraîchins, ses deux filles,Éléonore et Marie-Rose.

– Ta, ta, ta, reprit legarde ; ce n’est pas des explications que vous demandeM. le marquis, mon bonhomme : c’est del’argent.

Le métayer leva lesépaules :

– Il n’en demanderait pas, s’ilétait là, dans sa Fromentière. Je lui ferais entendre raison. Luiet moi nous étions amis, je peux dire, et son père avec le mien. Jelui montrerais le changement qui s’est produit chez moi, depuis lestemps. Il comprendrait. Mais voilà : on n’a plus affaire qu’àdes gens qui ne sont pas les maîtres. On ne le voit plus, lui, etd’aucuns disent qu’on ne le reverra jamais. Le dommage est grandpour nous.

– Possible, fit l’autre, mais jen’ai pas à discuter les ordres. Quandpayerez-vous ?

– C’est vite demandé : quandpayerez-vous ? mais trouver l’argent, c’est autrechose.

– Alors, je répondrainon ?

– Vous répondrez oui, puisqu’il lefaut. Je payerai à la Saint-Michel, qui n’est pas loin.

Le métayer allait se baisser pourreprendre son travail, quand le garde ajouta :

– Vous ferez bien aussi, Lumineau,de surveiller votre valet. J’ai relevé l’autre jour, dans la piècede la Cailleterie, des collets qui ne pouvaient être que delui.

– Est-ce qu’il avait écrit son nomdessus ?

– Non ; mais il est connu pourle plus enragé chasseur du pays. Gare à vous ! M. lemarquis m’a écrit que toute la maison partirait, si je vousreprenais, les uns ou les autres, à braconner.

Le paysan laissa tomber sa brassée dechoux, et, tendant les deux poings :

– Menteur, il n’a pas pu direça ! Je le connais mieux que vous, et il me connaît. Et cen’est pas à des gars de votre espèce qu’il donnerait descommissions pareilles ! M. le marquis me renverrait dechez lui, moi, son vieux Lumineau ! Allonsdonc !

– Parfaitement, il l’aécrit.

– Menteur ! répéta lepaysan.

– Que voulez-vous, on verra bien,dit le régisseur en se détournant pour continuer son chemin. Vousêtes averti. Ce Jean Nesmy vous jouera un vilain tour. Sans compterqu’il courtise un peu trop votre fille, lui, un failli gars duBocage. On en cause, vous savez !

Rouge, la poitrine tendue en avant,enfonçant d’un coup de poing son chapeau sur sa tête, le métayerfit trois pas, comme pour courir sus à l’homme qui l’insultait.Mais déjà celui-ci, appuyé sur son bâton d’épine, avait repris samarche, et son profil ennuyé s’éloignait le long de la haie. Ilavait une certaine crainte de ce grand vieux dont la force étaitencore redoutable ; il avait surtout le sentiment del’insuccès de ses menaces, le souvenir d’avoir été désavoué,plusieurs fois déjà, par le marquis de la Fromentière, le maîtrecommun, dont il ne s’expliquait pas l’indulgence envers la familledes Lumineau.

Le paysan s’arrêta donc, et suivit duregard la silhouette diminuante du garde. Il le vit passerl’échalier, du côté opposé à la barrière, sauter dans le chemin etdisparaître à gauche de la ferme, dans les sentes vertesqui menaient au château.

Quand il l’eut perdu devue :

– Non, reprit-il tout haut, non, lemarquis n’a pas dit ça ! nous chasser !

En ce moment, il oubliait les mauvaispropos que l’homme avait tenus contre Marie-Rose, lafille cadette, pour ne songer qu’à cette menace de renvoi, qui letroublait tout entier. Lentement, il promena autour de lui ses yeuxdevenus plus rudes que de coutume, comme pour prendre à témoin leschoses familières que le garde avait menti. Puis il sebaissa pour travailler.

Le soleil était déjà très penché. Ilallait atteindre la ligne d’ormeaux qui bordait le champ versl’ouest, tiges émondées, courbées par le vent de mer, terminées parune touffe de feuilles en couronne, qui les faisaitressembler à de grandes reines-marguerites. On était aucommencement de septembre, à cette heure du soir où des bouffées dechaleur traversent le frais nocturne qui descend. Le métayertravaillait vite et sans arrêt, comme un homme jeune. Il étendaitla main, et les feuilles, avec un bruit de verrebrisé, cassaient au ras des troncs de choux, et s’amoncelaient sousla voûte obscure qui couvrait les sillons. Il était plongé danscette ombre, d’où montait l’haleine moite de la terre, perdu aumilieu de ces larges palmes veloutées, toutes molles de chaleur,que soutenaient des nervures striées de pourpre. Envérité, il faisait partie de cette végétation, et il eût falluchercher, pour discerner le dos de sa veste dans le moutonnementvert et bleu de son champ. Il disparaissait presque. Cependant, siprès qu’il fût du sol par son corps tout ployé, ilavait une âme agissante et songeuse, et, en travaillant, ilcontinuait de raisonner sur les choses de la vie. L’irritationqu’il avait ressentie des menaces du garde s’atténuait. Il n’avaitqu’à se souvenir, pour ne rien craindre du marquis de laFromentière. N’étaient-ils pas tous deux de noblesse,et ne le savaient-ils pas l’un et l’autre ? Car le métayerdescendait d’un Lumineau de la grande guerre. Et, bienqu’il ne parlât jamais de ces aventures anciennes, à cause destemps qui avaient changé, ni les nobles ni les paysans n’ignoraientque l’aïeul, un géant surnommé Brin-d’Amour, avait conduit jadisdans sa yole[2], àtravers les marais de Vendée, les généraux de l’insurrection, etfait des coups d’éclat, et reçu un sabre d’honneur, qu’à présent larouille rongeait, derrière une armoire de la ferme. Sa familleétait une des plus profondément enracinées dans le pays. Ilcousinait avec trente fermes, répandues dans le territoire quis’étend de Saint-Gilles à l’île de Bouin et qui forme le Marais. Nilui, ni personne n’aurait pu dire à quelle époque ses pères avaientcommencé à cultiver les champs de la Fromentière. On était là surparole, depuis des siècles, marquis d’un côté, Lumineau de l’autre,liés par l’habitude, comprenant la campagne et l’aimant de la mêmefaçon, buvant ensemble le vin du terroir quand on se rencontrait,n’ayant ni les uns ni les autres, la pensée qu’on pût quitter lesdeux maisons voisines, le château et la ferme, qui portaient lemême nom. Et certes, l’étonnement avait été grand, lorsque ledernier marquis, M. Henri, un homme de quarante ans, pluschasseur, plus buveur, plus rustre qu’aucun de ses ancêtres, avaitdit à Toussaint Lumineau, voilà huit ans, un matin de Noël qu’iltombait du grésil : « Mon Toussaint, je m’en vas habiterParis, ma femme ne peut pas s’habituer ici. C’est trop triste pourelle, et trop froid. Mais ne te mets en peine ; soistranquille : je reviendrai. » Il n’était plus revenu qu’àde rares occasions, pour une journée ou deux. Mais il n’avait pasoublié le passé, n’est-ce pas ? Il était demeuré le maîtrebourru et serviable qu’on avait connu, et le garde mentait, enparlant de renvoi.

Non, plus Toussaint Lumineauréfléchissait, moins il croyait qu’un maître si riche, sivolontiers prodigue, si bon homme au fond, eût pu écrire des motspareils. Seulement, il faudrait payer. Eh bien, on payerait !Le métayer n’avait pas deux cents francs d’argent comptant dans lecoffre de noyer, près de son lit ; mais les enfants étaientriches de plus de deux mille francs chacun, qu’ils avaient héritésde leur mère, la Luminette, morte voilà trois ans. Il demanderaitdonc à François, le fils cadet, de lui prêter ce qu’ilfallait pour le maître. François n’était point un enfant sans cœur,assurément, et il ne laisserait pas le père dans l’embarras. Unefois de plus, l’incertitude du lendemain s’évanouirait, et lesrécoltes viendraient, une belle année, quirétabliraient la joie dans le cœur detous.

Las de demeurer courbé, le métayer seredressa, passa sur son visage en sueur le bord de sa manche delaine, puis regarda le toit de sa Fromentière, avec l’attention deceux qui ont tout leur amour devant eux. Pour s’essuyer le front,il avait ôté son chapeau. Dans le rayon oblique qui déjà netouchait plus les herbes ni les choux, dans la lumière affaiblie etapaisée comme une vieillesse heureuse, il levait son visage fermede lignes et solidement taillé. Son teint n’était point terreuxcomme celui des paysans parcimonieux de certaines provinces, maiséclatant et nourri. Les joues pleines que bordait une étroite lignede favoris, le nez droit et large du bas, la mâchoire carrée, toutle masque enfin, et aussi les yeux gris clair, lesyeux vifs qui n’hésitaient jamais à regarder en face, disaient lasanté, la force, et l’habitude du commandement, tandis que leslèvres tombantes, longues, fines malgré le hâle, laissaient devinerla parole facile et l’humeur un peu haute d’un homme du Marais,qui n’estime guère tout ce qui n’est point de chezlui. Les cheveux tout blancs, incultes, légers, formaientbourrelet, et luisaient au-dessus de l’oreille.

Ainsi découvert et immobile dans le jourfinissant, il avait grand air, le métayer de la Fromentière, etl’on comprenait le surnom, la « seigneurie » comme ilsdisent, dont on usait pour lui. On l’appelait Lumineaul’Évêque, pour le distinguer des autres du même nom :Lumineau le Pauvre, Lumineau Barbe-Fine, LumineauTournevire.

Il considérait de loin sa Fromentière.Entre les troncs des ormes, à plusieurs centaines demètres au sud, le rose lavé et pâle des tuiles s’encadrait en émauxirréguliers. Le vent apportait le mugissement du bétail quirentrait, l’odeur des étables, celle de la camomille et desfenouils qui foisonnaient dans l’aire. Toute l’image de saferme se levait pour moins que cela dans l’âme du métayer. Envoyant la lueur dernière de son toit dans le couchantdu jour, il nomma les deux fils et les deux filles qu’abritait lamaison. Mathurin, François, Éléonore, Marie-Rose, lourde charge,épreuve et douceur mêlées de sa vie : l’aîné, son superbeaîné, atteint par le malheur, infirme, condamné à n’être que letémoin douloureux du travail des autres. Éléonore, qui remplaçaitla mère morte ; François, nature molle, en qui n’apparaissaitqu’incertain et incomplet le futur maître de la ferme ;Rousille, la plus jeune, la petite de vingt ans… Est-ce que legarde avait encore fait une menterie en parlant des assiduités duvalet ? C’était probable. Comment un valet, le fils d’unepauvre veuve du Bocage, de la terre lourde de là-bas, aurait-il osécourtiser la fille d’un métayer maraîchin ? De l’amitié, ilpouvait en avoir, et du respect pour cette jolie fille dont onremarquait le visage rose, oui, lorsqu’elle revenait, le dimanche,de la messe de Sallertaine ; mais autre chose ?… Enfin,on veillerait… Toussaint Lumineau ne pensa qu’un instant à cettemauvaise parole que l’homme avait dite, et, tout de suite après, ilsongea, avec une douceur et un apaisement de cœur, à l’uniqueabsent, au fils qui par la naissance précédait Rousille, André, lechasseur d’Afrique, qui avait suivi comme ordonnance, en Algérie,son colonel, un frère du marquis de la Fromentière. Ce dernierfils, avant un mois il rentrerait, libéré du service. On leverrait, le beau Maraîchin blond, aux longues jambes, portrait dupère rajeuni, tout noble, tout vibrant d’amour pour le pays deSallertaine et pour la métairie. Et les inquiétudes s’oublieraientet se fondraient dans le bonheur de retrouver celui qui faisait sedétourner les dames de Challans, quand il passait, et dire :« C’est le beau gars dernier desLumineau ! »

Le métayer demeurait ainsi, biensouvent, après le travail fini, en contemplation devant samétairie. Cette fois, il resta debout plus longtemps que decoutume, au milieu des houles fuyantes des feuilles, devenuesternes, grisâtres, pareilles dans l’ombre à des guérets nouveaux.Les arbres eux-mêmes n’étaient plus que des fumées vagues autourdes champs. Le grand carré de ciel, extrêmement pur, qui s’ouvraitau-dessus, tout plein de rayons brisés, ne laissait tomber sur leschoses qu’un peu de poussière de jour, qui lesmontrait encore, mais ne les éclairait plus. Lumineau mit ses deuxmains en porte-voix devant sa bouche et tourné vers la Fromentière,héla :

– Ohé !Rousille ?

Le premier qui répondit à l’appel fut lechien, Bas-Rouge, accouru comme une trombe de l’extrémité de lapièce. Puis une voix nette, jeune, s’éleva au loin et traversal’espace :

– Père, on y va !

Aussitôt, le paysan se courba, saisitune corde dont il entoura et serra un monceau de feuillescueillies, et, chargeant le fardeau d’un coup d’épaule, chancelantsous la pesée de l’énorme botte qui dépassait de toutes parts sonéchine, ses bras relevés, sa tête enfoncée dans lamoisson molle, il suivit le sillon, tourna, et descendit parla piste qu’avaient tracée dans l’herbe les pieds des gens et desbêtes. Au moment où il arrivait au coin du champ, devant une brèchede la haie, une forme svelte de toute jeune fille se dressa dans leclair de la trouée.

– Bonsoir, père !dit-elle.

Il ne put s’empêcher de songer auxmauvais propos qu’avait tenus le garde, et ne réponditpas.

Marie-Rose, les deux poings sur leshanches, remuant sa petite tête comme si elle pensait des chosesgraves, le regarda s’éloigner. Puis elle entra dansles sillons, ramassa le reste des feuilles laissées à terre, lesnoua avec la corde qu’elle avait apportée, et, comme avait fait lepère, souleva la masse verte. Elle s’en alla, courbée, rapidepourtant, le long de la cheintre.

Pénétrer dans le champ, rassembler etlier les feuilles, cela lui avait bien demandé dix minutes. Le pèredevait être rentré. Elle approchait de l’échalier, quand, tout àcoup, du haut du talus dont elle suivait le pied, un sifflementsortit, comme celui d’un vanneau. Elle n’eut pas peur.Un homme sautait dans le champ, par-dessus les ronces. Rousille,devant elle, dans la voyette[3], jetasa charge. Il ne s’avança pas plus loin, et ils se mirent à separler par phrases brèves.

– Oh ! Rousille ! commevous en portez lourd !

– Je suis forte, allez !Avez-vous vu le père ?

– Non, j’arrive. Est-ce qu’il aparlé contre moi ?

– Il n’a rien dit. Mais il m’aregardée d’une manière !… Croyez-moi, Jean, il se méfie. Vousne devriez pas passer cette nuit dehors, car il n’aime guère labraconne, et il vous grondera.

– Qu’est-ce que ça peut lui faire,que je chasse la nuit, si je travaille le matin d’aussi bonne heureque les autres ? Est-ce que je rechigne à la besogne ?Rousille, ceux de la Seulière et aussi le meunier de Moque-Sourism’ont dit que les vanneaux commençaient à passer dans le Marais.J’en tuerai à la lune, qui sera claire cette nuit. Et vous en aurezdemain matin.

– Jean, fit-elle, vous ne devriezpas… je vous assure.

L’homme portait un fusil en bandoulière.Par-dessus sa veste brune, il avait une blouse trèscourte, qui descendait à peine à la ceinture. Il était jeune,petit, de la même taille à peu près que Rousille, très nerveux,très noir, avec des traits réguliers, pâles, que coupait unemoustache à peine relevée aux coins de la bouche. La couleur seulede son teint indiquait qu’il n’était pas né dans le Marais, où labrume amollit et rosit la peau, mais en pays de terre dure, dans lamisère des closeries ignorées. On pouvait deviner, cependant, à sonvisage osseux et ramassé, à la ligne droite des sourcils, à lamobilité ardente des yeux, un fonds d’énergie indomptable, uneténacité qu’aucune contradiction n’entamait. Pas un instant, lescraintes de Marie-Rose ne le troublèrent. Un peu pour l’amourd’elle, beaucoup pour l’attrait de la chasse et de la maraudenocturne qui domine tant d’âmes primitives comme la sienne, ilavait résolu d’aller chasser cette nuit dans le Marais. Et rien nel’eût fait céder, pas même l’idée de déplaire à Rousille. Celle-ciavait l’air d’une enfant. Avec sa taille plate, sa fraîcheur deMaraîchine, l’ovale plein de ses joues, la courbe pure du front,que resserraient un peu sur les tempes deux bandeaux bien lissés,ses lèvres droites, dont on ne savait si elles se redresseraientpour rire ou s’abaisseraient pour pleurer, elle ressemblait à cesvierges grandissantes qui marchent dans les processions, portantune banderole. Seuls les yeux étaient d’une femme, ses yeux couleurde châtaigne mûre, de la même nuance que les cheveux, et où vivait,où luisait une tendresse toute jeune, mais sérieuse déjà, et digne,et comme sûre de durer. Sans le savoir, elle avait étéaimée longtemps par ce valet de son père. Depuis un an, elles’était secrètement engagée envers lui. Sous la coiffe demousseline à fleurs, en forme de pyramide, qui est celle deSallertaine, quand elle sortait de la messe, le dimanche, bien desfils de métayers, éleveurs de chevaux et de bœufs, la regardaientpour qu’elle les regardât. Elle ne faisait point attention à eux,s’étant promise à Jean Nesmy, un taciturne, un étranger, un pauvre,qui n’avait de place, d’autorité ou d’amitié que dansle cœur de cette petite. Déjà elle lui obéissait. À la maison, ilsne se disaient rien. Dehors, quand ils pouvaient se joindre, ils separlaient, toujours en hâte, à cause de la surveillance des frères,et de Mathurin surtout, l’infirme, terriblement rôdeuret jaloux. Cette fois encore, il ne fallait pas qu’on les surprît.Jean Nesmy, sans s’arrêter aux inquiétudes de Marie-Rose, demandadonc rapidement :

– Avez-vous toutapporté ?

Elle céda, sans insisterdavantage.

– Oui, dit-elle.

Et, fouillant dans la poche de sa robe,elle tira une bouteille de vin et une tranche de gros pain. Puiselle tendit les deux objets, avec un sourire dont tout son visage,dans la nuit grise, fut éclairé.

– Voilà, mon Jean ! fit-elle.J’ai eu du mal : Lionore est toujours à me guetter, etMathurin me suit partout.

Sa voix chantait, comme si elle eûtdit : « Je t’aime. » Elle ajouta :

– Quandreviendrez-vous ?

– Au petit jour, par le vergerclos.

En parlant, le jeune gars avait soulevésa blouse, et ouvert une musette de toile rapportée du régiment etpendue à son cou. Il y plaça le vin et le pain. Occupé de cedétail, l’esprit concentré sur la chose du moment, il nevit pas Rousille qui écoutait, penchée, une rumeur venue dela ferme. Quand il eut boutonné les deux boutons de la musette, lajeune fille écoutait encore.

– Que vais-je répondre, dit-ellegravement, si le père demande après vous, tout à l’heure ? Levoilà qui pousse la porte de la grange.

Jean Nesmy toucha de la main son feutresans galon et plus large que ceux du Marais ; ileut un petit rire qui découvrit ses dents, blanches comme de lamiche fraîche, et dit :

– Bonsoir, Rousille ! Vousdirez au père que je passe la nuit dehors, pour rapporter desvanneaux à ma bonne amie !

Il se détourna, d’un geste prompt gravitle talus, sauta dans le champ voisin, et, une seconde seulement, lecanon de son fusil trembla en s’éloignant parmi lesbranches.

Toussaint Lumineau avait l’air soucieux,et il se taisait. Son vieux visage, mâle et tranquille, contrastaitétrangement avec la figure difforme de l’aîné, Mathurin. Autrefois,ils s’étaient ressemblé. Mais, depuis le malheur dont on ne parlaitjamais et qui hantait toutes les mémoires à la Fromentière, le filsn’était plus que la caricature, la copie monstrueuse et souffrantedu père. La tête, volumineuse, coiffée de cheveux roux, rentraitdans les épaules, elles-mêmes relevées et épaissies. La largeur dubuste, la longueur des bras et des mains dénonçaient une taillecolossale, mais quand ce géant se dressait, entre ses béquilles, onvoyait un torse tout tassé, tout contourné et deux jambes quipendaient au-dessous, tordues et molles. Ce corps de lutteur seterminait par deux fuseaux atrophiés, capables au plus de lesoutenir quelques secondes, et d’où la vie, peu à peu, sans répit,se retirait. Il avait à peine dépassé la trentaine, et déjà sabarbe, qu’il avait plantée jusqu’aux pommettes, grisonnait parendroits. Au milieu de cette broussaille étalée, qui rejoignait lescheveux et lui donnait un air de fauve, au-dessus des pommettesqu’un sang boueux marbrait, on découvrait deux yeux d’un bleu noir,petits, tristes, où éclatait, par moment, tout à coup, la violenceexaspérée de ce condamné à mort, qui comptait chaque progrès dusupplice. Une moitié de lui-même assistait, avec une colèred’impuissance, à la lente agonie de l’autre. Des rides sillonnaientle front et coupaient l’intervalle entre les sourcils.« Pauvre grand Lumineau, le plus beau fils de chez nous, cequ’il est devenu ! » disait la mère,autrefois.

Elle avait raison de le plaindre. Sixans plus tôt, il était rentré du régiment, superbecomme il était parti. Trois ans de caserne avaient glissé, presquesans les entamer, sur sa nature toute paysanne et sauvage, sur sesrêves de labour et de moisson, sur les habitudes decroyant qu’il tenait de sa race. Le mépris inné de la villeavait tout défendu à la fois. On avait dit en le revoyant :« L’aîné des Lumineau ne ressemble pas aux autres gars, il n’apas changé. » Or, un soir qu’il avait conduit un chargement deblé, chez le minotier de Challans, il revenait dans sa charrettevide. Près de lui, assise sur une pile de sacs, il écoutait rireune fille de Sallertaine, Félicité Gauvrit, de la Seulière, dont ilvoulait faire sa femme. Les chemins commençaient à s’emplird’ombre. Les ornières se confondaient avec les touffes d’herbes.Lui cependant, tout occupé de sa bonne amie, sachant que le chevalconnaissait la route, il ne tenait pas les guides, qui tombèrent ettraînèrent sur le sol. Et voici qu’au moment où ils descendaient unraidillon, près de la Fromentière, le cheval, fouetté par unebranche, prit le galop. La voiture, jetée d’un côté à l’autre,menaçait de verser, les roues s’enlevaient sur les talus, la fillevoulait sauter. « N’aie pas peur, Félicité, laisse-moifaire ! » crie le gars. Et il se mit debout, et ils’élança en avant, pour saisir le cheval au mors et l’arrêter.Mais l’obscurité, un cahot, le malheur enfin letrompèrent : il glissa le long du harnais. Deux cris partirentensemble, de dessus la charrette et de dessous. La roue lui avaitpassé sur les jambes. Quand Félicité Gauvrit put courir à lui, ellele vit qui essayait de se relever et qui ne pouvaitpas. Huit mois durant, Mathurin Lumineau hurla de douleur.Puis la plainte s’éteignit ; la souffrance devint lente :mais la mort s’était mise dans ses pieds, puis dans ses genoux, etelle ne le quittait pas… À présent, il tire la moitié de son corpsderrière lui ; il rampe sur ses genoux et sur sespoignets devenus énormes. Il peut encore conduire une yole à laperche, sur les canaux du Marais, mais la marche l’épuise vite.Dans un chariot de bois, comme en ont les enfants des fermes pourjouer, son père ou son frère l’emmène aux champs éloignés où lacharrue les précède. Et il assiste, inutile, autravail pour lequel il était né, qu’il aime encore, désespérément,« Pauvre grand Lumineau, le plus beau fils dechez nous ! » Toute gaieté a disparu. L’âme s’esttransformée comme le corps. Elle s’est fermée. Il est dur, il estsoupçonneux, il est méchant. Ses frères et ses sœurs cachent leursmoindres démarches à cet homme pour qui le bonheur des autres estun défi à son mal ; ils redoutent son habileté à découvrir lesprojets d’amour, sa perfidie qui cherche à les rompre. Celui qui nesera pas aimé ne veut pas qu’on aime. Il ne veut pas surtout qu’unautre prenne la place qui lui revenait de droit en sa qualitéd’aîné, celle de futur maître, de successeur du père dans lecommandement de la métairie. Pour cette raison il jalouse François,et plus encore André, le beau chasseur d’Afrique, le préféré dupère ; il jalouse même le valet qui pourrait devenirdangereux, s’il épousait Rousille. Mathurin Lumineau ditquelquefois : « Si je guérissais ! Il me semble queje suis mieux ! » D’autres fois, une sorte de rages’empare de lui, pendant des jours il reste muet, retiré dans lescoins de la maison ou dans les étables, puis les larmes viennent etfondent sa colère. En de tels moments, un seul homme peutl’approcher : le père. Une seule chose attendritl’infirme : voir les champs de chez lui, les labours de sesbœufs, les semailles d’où naîtront les avoines et les blés, leshorizons où il a connu la vie pleine. Depuis six ans que celle-cil’a quitté, il n’a pas reparu dans le bourg de Sallertaine, mêmepour ses Pâques, qu’il ne fait plus. Jamais il n’a rencontré sur saroute Félicité Gauvrit, de la Seulière. Seulement, il demandequelquefois à Éléonore : « Entends-tu raconter qu’elle semarie ? Est-elle belle toujours, comme au temps où j’avais sesamitiés ? »

Lorsque Marie-Rose entra dans la sallede la Fromentière, ce fut lui seul qu’elle regarda, à la dérobée,et il lui parut qu’il avait son mauvais rire, et qu’il avait vu oudeviné la sortie du valet.

– Voilà la soupe finie, dit lemétayer. Allons, Mathurin, pique une tranche de lard avecmoi !

– Non, c’est toujours la mêmechose, chez nous.

– Eh ! tant mieux, répondit lepère, c’est bon, le lard : moi je l’aime !

Mais l’infirme, repoussant le plat ethaussant les épaules, murmura :

– L’autre viande est trop chère, àprésent, pas vrai ?

Toussaint Lumineau fronça le sourcil, aurappel de l’ancienne prospérité de la Fromentière,mais il dit sans se fâcher :

– En effet, mon pauvre Mathurin,l’année est dure et la dépense est grosse.

Puis voulant changer desujet :

– Est-ce que le valet n’est pasrentré ?

Trois voix, l’une après l’autre,répondirent :

– Je ne l’ai pas vu ! Nimoi ! Ni moi !

Après un silence, pendant lequel tousles yeux se levèrent du côté de la cheminée :

– Il faut demander cela à Rousilledit Éléonore. Elle doit avoir des nouvelles.

La petite, à demi tournée vers la table,le reflet du feu dessinant sa silhouette,répondit :

– Sans doute, j’en ai. Je l’airencontré au tournant de la virette de chez nous : il vachasser.

– Encore ! fit le métayer. Ilfaudra pourtant que ça finisse ! Le garde de M. lemarquis, ce soir, comme je serrais mes choux, m’a faitreproche de son braconnage.

– Est-ce qu’il n’est pas libred’aller aux vanneaux ? demanda Rousille. Tout le monde yva !

Éléonore et François poussèrent ungrognement de mépris, pour marquer leur hostilitécontre le Boquin, l’étranger, l’ami de Rousille. Le père, rassurépar la pensée que le garde n’irait assurément pas troubler lachasse de Jean Nesmy dans le Marais, terre neutre où chacun pille,comme il lui plaît, les bandes d’oiseaux de passage,se pencha de nouveau au-dessus de l’assiette. François commençait às’assoupir, et ne mangeait plus. L’infirme buvait lentement, lesyeux vagues devant lui, songeant peut-être à la chasse qu’il avaitaimée, lui aussi. Il y eut un moment de paix apparente. Le vent,par les fentes de la porte, entrait avec un sifflementdoux, vent d’été, égal comme une marée. Les deux filles s’étaientassises au coin de la cheminée, pour achever de souper avec unepomme, qu’elles pelaient attentivement.

Mais l’esprit du métayer avait été misen marche par la conversation avec le garde et par lemot qu’avait dit tout à l’heure Mathurin : « C’est tropcher à présent. »

L’ancien revoyait les années disparues,dont ses quatre enfants rassemblés là, témoins inégaux, n’avaientconnu qu’une partie plus ou moins grande, suivant l’âge. Tantôt ilconsidérait Mathurin, et tantôt François, comme s’il eût fait appelà leur mémoire de petits toucheurs de bœufs et pêcheursd’anguilles. Il finit par dire, quand il eut l’âme trop pleine pourne point parler :

– La campagne d’ici a tout de mêmebien changé, depuis les temps de M. le marquis. Te souviens-tude lui, Mathurin ?

– Oui, répondit la voix épaisse del’infirme, je me souviens : un gros qui avait tout son sangdans la tête, et qui criait, en entrant chez nous :« Bonsoir, les gars ! Le papa a-t-il encore une vieillebouteille de muscadet dans le cellier ? Va la quérir Mathurin,ou toi, François ? »

– Il était tout justement comme tudis, reprit le bonhomme avec un sourire attendri. Il buvait bien.On ne pouvait pas trouver de nobles moins fiers que les nôtres. Ilsracontaient des histoires qui faisaient rire. Et puis riches, mesenfants ! Ça ne les gênait pas d’attendre leurs rentes, quandla récolte avait été mauvaise. Même, ils m’ont prêté, plus d’unefois, pour acheter des bœufs ou de la semence. C’étaient des gensvifs, par exemple ! mais avec qui on s’entendait ; tandisque leurs hommes d’affaires…

Il fit un geste violent de la main,comme s’il jetait quelqu’un à terre.

– Oui, dit l’aîné, du tristemonde.

– Et mademoiselle Ambroisine ?Elle venait jouer avec toi, Éléonore, et surtout avec Rousille, carelle était, pour l’âge, entre Éléonore et Rousille. M’est avisqu’elle doit avoir vingt-cinq ans aujourd’hui… Avait-elle bon air,mon Dieu, avec ses dentelles, ses cheveux tournés comme ceux d’unsaint d’église, son salut qu’elle faisait en riant, à tout lemonde, quand elle passait dans Sallertaine ! Quel malheurqu’ils aient quitté le pays ! Il y en a qui ne les regrettentpas : mais, moi, je ne suis pas de ceux-là.

L’infirme secoua sa crinière fauve, etdit, de sa voix qui s’enflait à la moindrecontradiction :

– Est-ce qu’ils pouvaient faireautrement ? Ils sont ruinés.

– Oh ! ruinés ! Ilfaudrait voir.

– Vous n’avez qu’à voir le château,fermé depuis huit ans comme une prison, qu’à écouter ce qu’onraconte. Tous leurs biens sont engagés. Le notaire ne segêne pas de le dire. Et vous verrez que la Fromentière seravendue, et nous avec !

– Non, Mathurin, je ne verrai pasça, Dieu merci : je serai mort avant. Et puis nos nobles nesont pas comme nous, mon garçon : ils ont toujours deshéritages qui leur arrivent, quand ils ont un peumangé leur fonds. Moi, j’ai meilleure espérance que toi. J’ai dansl’idée qu’un jour M. Henri rentrera dans son château, et qu’ilviendra là où tu es, avec sa main tendue : « Bonjour,père Lumineau ! », et aussi mademoiselle Ambroisine, quisera si contente d’embrasser mes filles sur les deuxjoues, à la maraîchine : « Bonjour, Éléonore !Bonjour, Marie-Rose ! » Ça sera peut-être plus tôt que tune penses.

Les yeux levés, fixant la plaque de lacheminée, l’ancien avait l’air d’apercevoir la fille de sesmaîtres entre Éléonore et Rousille. Quelque chose del’émotion qu’il eut éprouvée, un commencement de larme mouillaitses paupières.

Mais Mathurin frappa la table de sonpoing, et, tournant vers le père son visagehargneux :

– Vous croyez donc qu’ils pensent ànous ? Ah ! bien non ! S’ils y pensent, c’est à laSaint-Jean ! Je parie que le garde, tantôt, vous a redemandéde payer ? Le gueux n’a que ce mot-là à la bouche.

Toussaint Lumineau se recula, sur lebanc, réfléchit, et dit à voix basse :

– C’est vrai. Seulement, on ne saitpas si les maîtres lui avaient commandé de parler comme il a fait,Mathurin ! Il en invente souvent, desparoles !

– Bon ! bon ! etqu’avez-vous répondu ?

– Que je payerais à laSaint-Michel.

– Avec quoi ?

Depuis un moment, les deux filless’étaient retirées dans la décharge, à gauche de lagrande salle, et on entendait, venant de là, un bruitde vaisselle qu’on lavait et d’eau remuée. Les hommesrestaient ainsi, chaque soir, entre eux, et c’étaitl’heure où ils traitaient les affaires d’intérêt. Lemétayer avait déjà emprunté, l’année précédente, au fils aîné, laplus grosse part de l’argent qui revenait à celui-ci, dansl’héritage de la mère. Il ne pouvait donc espérer que l’assistancedu cadet, mais il en doutait si peu qu’il répondit, à demi-voixpour n’être pas entendu des femmes :

– J’ai pensé que François nousaiderait.

Le cadet, que la discussion avait tiréde sa somnolence, répondit vivement :

– Ah ! mais non ! n’ycomptez pas ! Ça ne se peut…

Il n’osait contredire en face, et, commeun écolier, fixait le sol entre ses jambes.

Cependant le père ne se fâcha pas. Ildit doucement :

– Je t’aurais remboursé, François,comme je rembourserai ton frère. Les années ne se ressemblent pas.La chance nous reviendra.

Et il attendait, regardant la chevelureépaisse et frisée de son fils et ce cou de jeune taureau quidépassait à peine la table. Mais l’autre devait avoir unerésolution bien arrêtée, bien réfléchie, car la voix, assourdie parles vêtements où elle se perdait, reprit :

– Père, je ne peux pas, ni Éléonorenon plus. Notre argent est à nous, n’est-ce pas, et chacun estlibre de s’en servir comme il veut ? Le nôtre est placé àcette heure. Qu’est-ce que ça nous fait que le marquis attende unan, puisque vous dites qu’il est si riche ?

– Ce que ça nous fait,François ?

Alors seulement la parole du pères’anima, et devint autoritaire. Il ne s’emportait pas. Il sesentait plutôt blessé, comme s’il ne reconnaissait point son sang,comme s’il constatait subitement, sans le comprendre, le grandchangement qui s’était fait d’une génération à l’autre, et ildit :

– Tu ne parles pas selon mon goût,François Lumineau. Moi, je tiens à payer ce que je dois. Je n’aijamais reçu d’eux aucune injure. Moi, et aussi ta mère, et aussiMathurin, qui les a mieux connus que toi, nous leur avons toujoursporté respect, tu entends ? Ils peuvent dépenser leur bien, çane nous regarde pas… Ne pas payer ? Mais, sais-tu bien qu’ilspourraient nous renvoyer de la Fromentière ?

– Bah ! fit le cadet, être iciou ailleurs ?… Pour ce que ça nous rapporte, de cultiver laterre !

Un coup de feu retentit dans le Marais,très loin, car le bruit arriva à la Fromentière plusfaible que celui d’une amorce. Toussaint Lumineaul’entendit, et, brusquement, sa pensée se reporta vers l’homme quichassait là-bas. En même temps, derrière lui, une voixs’éleva dans la cour :

– Voilà un vanneau de tué pour laRousille !

– Tais-toi, Mathurin ! dit lepère qui, sans se détourner, avait reconnu l’infirme. Ne fais pascontre elle des contes qui me déplaisent, tu le saisbien. J’ai assez de peine, ce soir, mon ami, j’en ai assez, rapportà François.

Les béquilles, heurtant les cailloux dela cour, se rapprochèrent, et le métayer, à la hauteur de l’épaule,sentit le frôlement des cheveux de l’infirme qui se redressait lelong de lui, et qui levait ta tête.

– Je ne dis que la vérité, père,reprit à voix basse l’aîné, et ce ne sont pas des contes. Ça mefait tourner le sang, de voir ce Boquin, qui courtise ma sœur pouravoir une part de notre bien, pour être le maître cheznous, lui qui n’a rien chez lui ! Il n’est que temps de lemettre à la raison.

– Est-ce que tu crois vraiment,répondit le père en se penchant un peu, qu’une fille comme Rousilleécouterait mon valet ? Est-ce qu’elle a de l’amitié pour lui,Mathurin ?

Toussaint Lumineau avait la faiblessed’ajouter foi trop facilement aux jugements et aux dénonciations deson fils aîné. Même à présent que l’espérance de l’avoirpour successeur était finie, malgré tant de preuves acquisesdéjà de la violence et de la méchanceté maladive de l’infirme,l’influence de celui-ci était demeurée grande sur l’esprit du père.Le métayer entendit monter ces mots comme unsouffle :

– Père, ils s’aiment tousdeux !

L’horreur de ce bonheur des autres avaitsoudainement déformé les traits de Mathurin. Toussaint Lumineauregarda la face levée vers lui et si blanche sous la lune. Il futfrappé de l’expression de souffrance qui contractaitles traits du malade.

– Si vous les guettiez comme moi,continuait le fils, vous verriez qu’ils ne se parlentjamais à la maison, mais que dehors, ils s’en vont toujours par lemême chemin. Moi, je les ai surpris bien des fois riant et causant,comme des galants à qui les parents ont dit oui. Vous ne leconnaissez pas, ce Jean Nesmy. Il a de l’audace. Il vous faitcroire qu’il aime la chasse, et je ne dis pas non. Mais l’aimercomme lui, je n’en ai pas vu d’autre. Est-ce pour son plaisirseulement qu’il va jusqu’au bout du Marais tuer un couple devanneaux ; qu’il attrape la fièvre à piquer des anguilles avecla fouine ; qu’il passe des nuits entières dehors après avoirtravaillé le jour ? Non, c’est pour Rousille, pour Rousille,pour Rousille !

La voix s’enflait, et pouvait êtreentendue de la maison.

– Je veillerai, mon garçon, dit lepère. Ne te mets pas en peine.

– Ah ! si j’étais que vous,j’irais demain au petit jour sur le chemin du Marais, et si je lesprenais ensemble…

– Assez ! interrompit lemétayer. Tu ne te fais pas de bien à tant parler, Mathurin. VoilàLionore qui te cherche.

La fille aînée s’avançait, en effet,derrière eux. Comme d’habitude, elle venait pour aider Mathurin,qui remontait difficilement les marches du seuil, et pour délacerles chaussures qu’il avait du mal à quitter. Dès qu’elle lui euttouché le bras, il la suivit. Le bruit de béquilles et de pas mêléss’éloigna. Le père demeura seul.

– Allons, songea-t-il tout haut, sicela est vrai, je ne permettrai pas qu’on en rie longtemps dans leMarais !

Il aspira un grand coup d’air, commes’il buvait une lampée de vin clairet, puis, voulant s’assurer queRousille n’était pas sortie, il rentra dans la maison par la portedu milieu, qui était celle de la chambre des filles. À l’intérieur,l’obscurité était grande. À peine un reflet de lune sur les cinqarmoires en bois ciré qui ornaient l’appartement toujours propre etbien en ordre d’Éléonore et de Rousille. Le métayer, à tâtons, fitle tour de la grosse armoire de noyer qui avait été la dot de samère ; il traversa la pièce ; il allait entrer dans ladécharge qui communiquait avec la salle où il couchait avecMathurin, lorsque, derrière lui, à l’angle d’un lit, une ombre seleva :

– Père ?

Il s’arrêta.

– C’est toi, Rousille ? Tu tecouches ?

– Non, je vous ai attendu. Jevoulais vous dire quelque chose…

Ils étaient séparés par toute lalongueur de la chambre. Ils ne se voyaient pas.

– Puisque François ne peut pas vousdonner son argent, j’ai pensé que je vous donnerais lemien.

Le métayer réponditdurement :

– Tu n’as donc pas peur que je nete le rende pas ?

La voix jeune, comme découragée parl’accueil et arrêtée dans l’élan, reprit enbalbutiant :

– J’irai demain le chercher… Il estchez le neveu de la Michelonne… j’irai, pour sûr, et après demainvous l’aurez.

Chapitre 2LE VERGER CLOS

 

Toussaint Lumineau et le valet furentbientôt dans le réduit encombré de barriques vides, de paniers, depelles et de pioches, qui avait servi de chambre, depuis longtemps,aux domestiques de la Fromentière. Le maître s’assit surle coin du lit, tout au fond. Son expression n’avait paschangé. C’était la même physionomie, paternelle et digne, où semêlaient le regret de se séparer d’un bon serviteur, et l’énergiquerésolution de ne point souffrir une atteinte à son autorité, uneinjure à son rang. Il s’accouda sur une vieillefutaille, encore marquée de coulures de suif, et où le soir JeanNesmy posait sa chandelle. Sa tête se releva, lentement, dans lejour qui venait par la porte ouverte, et il parla enfin au jeunehomme qui avait quitté son chapeau, et demeurait debout dans lemilieu de la petite pièce.

– Je t’avais gagé pour quarantepistoles, dit-il. Tu as reçu ton dû à la Saint-Jean. Combienreste-t-il à te payer aujourd’hui ?

Le gars s’absorba, comptant etrecomptant avec ses doigts sur la toile de sa blouse. Les veines deson front se tendaient sous l’effort de l’esprit. Il avait leregard fixé sur le sol, et aucune autre idée ne traversaitl’opération compliquée de ce rural calculant le prix de sontravail.

Pendant ce temps, le métayer seremémorait l’histoire brève de ce Boquin, venu par hasard dans leMarais, pour y chercher de la cendre de bouse, dont les Vendéens seservent comme engrais, embauché au passage et rapidement accoutuméen ce pays nouveau ; les trois années que l’étranger avaitvécues sous le toit de la Fromentière, un an avant le servicemilitaire et deux ans depuis, années de rude et vaillant labeur,d’honnête conduite, sans un reproche grave, de résignationétonnante, malgré l’hostilité des fils, qui avait commencé dès lepremier jour et n’avait jamais désarmé.

– Ça doit faire quatre-vingt-quinzefrancs, dit Jean Nesmy.

– C’est aussi mon compte, dit lemétayer. Tiens, voilà l’argent. Regarde s’il n’y manquerien.

De la poche de sa veste, où, d’avance,il avait mis la somme qu’il devait, Toussaint Lumineau tira unepile de pièces d’argent, qu’il jeta sur le fond de labarrique.

– Prends, mongars !

L’autre, sans y toucher, serecula.

– Vous ne voulez plus de moi à laFromentière ?

– Non, mon gars, tu vaspartir.

La voix s’attendrit, etcontinua :

– Je ne te renvoie pas parce que tues fainéant. Et même, quoique ça m’ait causé de l’ennui, je ne t’enveux pas d’aimer trop la chasse. Tu m’as bien servi. Seulement, mafille est à moi, Jean Nesmy, et je ne t’ai pas accordé avecRousille.

– Si c’est son goût, et si c’est lemien, maître Lumineau ?

– Tu n’es pas de chez nous, monpauvre gars. Qu’un Boquin se marie avec une fille comme Rousille,ça ne se peut, tu le sais : tu aurais mieux fait d’y penseravant.

Jean Nesmy, pour la première fois, fermaà demi les yeux, et il devint plus pâle, et ses lèvress’abaissèrent aux coins comme s’il allait pleurer.

Il reprit, d’une voix toutebasse :

– J’attendrais tant qu’il vousplairait pour l’avoir. Elle est jeune et moi aussi. Dites seulementle temps, et je dirai oui.

Mais le métayerrépondit :

– Non, ça ne se peut. Il faut t’enaller.

Le valet tressaillait de tout le corps.Il hésita un moment, les sourcils froncés, le regard attaché àterre. Puis il se décida à ne pas dire sa pensée : « Jen’y renonce pas. Je reviendrai. Je l’aurai. »Comme ceux de sa race taciturne, il renferma son secret, et,ramassant l’argent, il le compta, en laissant tomber les pièces uneà une, dans sa poche. Puis, sans ajouter un mot, comme si lemétayer n’eût plus existé pour lui, il se mit à rassemblerles quelques vêtements et le peu de linge qui étaient à lui.Tout pouvait tenir dans sa blouse bleue qu’il noua par les manchesau canon de son fusil, moins une paire de bottes qu’il pendit avecune ficelle. Quand il eut fini, levant son chapeau, il prit laporte.

Dehors, il faisait grand soleil. JeanNesmy marchait lentement. La volonté hardie qui était en ce frêlegarçon lui tenait la tête haute, et il regardait du côté de lamaison, cherchant Rousille aux fenêtres. Il ne la vit point. Alors,au milieu de ce grand carré vide, lui le valet, lui lechassé, lui qui n’avait plus qu’un instant à demeurer à laFromentière, il appela :

– Rousille !

Une coiffe aiguë dépassa l’angle duportail. Marie-Rose s’échappa de son abri. Elle s’élança, la figuretoute baignée de larmes. Mais presque aussitôt elles’arrêta, intimidée par la vue de son père qui venait d’apparaîtresur le seuil de la chambre, saisie de peur parce qu’un cris’élevait du même côté de la cour, à cinquante pas de là, etfaisait se détourner Jean Nesmy :

– Dannion !

Une apparition monstrueuse sortait del’étable. L’infirme, tête nue, les yeux hagards, agité d’une colèreimpuissante, accourait. Les bras raidis sur ses béquilles, sontorse énorme secoué par les cahots et par ses grognements de bêtefurieuse, la bouche ouverte, il répétait le vieux cri de hainecontre l’étranger, l’injure que les enfants du Maraisjettent au damné du Bocage :

– Dannion ! Dannionsaraillon ! Sauve-toi !

Lancé avec une vitesse qui disait laviolence de la passion et la force de l’homme, il approchait. Toutela haine qu’il avait au cœur, toute la jalousie qui le torturait ettoute la souffrance de l’effort rendaient effrayante cette faceconvulsée, projetée en avant par secousses. Et l’être puissantqu’eût été cet estropié sans le malheur d’autrefois, sereconstituait dans l’imagination, et donnait le frisson.

Quand elle le vit tout près du valet,Rousille eut peur pour celui qu’elle aimait. Elle courut à JeanNesmy, elle lui mit les deux mains sur le bras, et elle l’entraînaen arrière, du côté du chemin. Et Jean Nesmy, à cause d’elle, semit à reculer, lentement, tandis que l’infirme, devenu plusfurieux, l’insultait et criait :

– Laisse ma sœur,Dannion !

La voix du métayer s’éleva, au fond dela cour :

– Arrête ici, Mathurin, et toi,Nesmy, laisse ma fille !

Il s’avançait, en parlant, mais sanshâte, comme un homme qui ne veut pas compromettre sadignité. L’infirme s’arrêta, écarta ses béquilles et s’affaissa,épuisé, sur les cailloux. Mais Jean Nesmy continua de reculer. Ilavait mis sa main dans celle de Rousille. Ils furent bientôt entreles piliers du portail, où s’encadrait la clarté du matin. Au delàcommençait le chemin. Le valet se pencha vers Rousille, et la baisasur la joue.

– Adieu, ma Rousille !dit-il.

Elle s’enfuit à travers la cour, lesmains sur les tempes, pleurant sans se retourner. Et lui, l’ayantvue disparaître au coin de la maison, du côté de l’aire,cria :

– Mathurin Lumineau, jereviendrai !

– Essaye ! réponditl’infirme.

Le valet de la Fromentière commençait àmonter le chemin qui passait devant la métairie. Il allaitpéniblement, comme brisé de fatigue, tout brun dans son vêtementd’affût. Au bout de son fusil il n’avait qu’une veste, une blouse,trois chemises, deux appeaux de buis pour les cailles, quis’entre-choquaient comme des noix, choses légères, qu’il sentaitpesantes. L’effroi de son retour subit à l’état de journalierquêteur de pain l’avait saisi pendant qu’il nouait ses hardes. Ilpensait déjà à l’accueil de la mère qui allait le voirentrer, toute transie. À chaque pas il s’arrachait aussi à quelquechose qu’il aimait, parce qu’il avait vécu trois ans dans cetteFromentière. L’âme était lourde de souvenirs, et il allaitlentement, ne regardant rien, et voyant tout. Les arbres qu’ilfrôlait, il les avait émondés de sa serpe ou battus de sonfouet ; les terres, il les avait labourées etmoissonnées ; les jachères, il savait en quoi elles seraientensemencées demain.

Lorsqu’il fut en arrière de la ferme,sur le renflement de la route où étaient jadis quatre moulins quine sont plus que deux, il osa se retourner pour souffrir un peuplus. Il considéra la plaine du Marais, inondée de lumière, où lesroseaux séchés par l’automne mettaient un cercle d’orautour des prés ; quelques métairies reconnaissables à leurpanache de peupliers, îles habitées de ce désert, où il laissaitdes amis et de bonnes heures dont on se souvient dans lapeine ; il parcourut du regard les maisons pressées deSallertaine, et l’église qui les domine, paroisse des dimanchesfinis ; puis il arrêta son âme sur la Fromentière, comme planeun oiseau, les ailes grandes. De la hauteur où il était, ilapercevait les moindres détails de la métairie. Une à une il comptales fenêtres, il compta les portes et les virettes, et les traînesautour des champs, où le soir, depuis deux anssurtout, il ne manquait guère de chanter en ramenant ses bœufs.Quand il revit le verger clos, tout au loin, large comme une cossede pois, il se détourna vite. Et son pied heurta, sur la route, unebête toisonnée, qui s’était couchée là, silencieusement.

– C’est toi, Bas-Rouge ? ditle valet. Mon pauvre chien, tu ne peux pas me suivre où jevais.

En marchant, il passait la main sur lefront du chien, entre les deux oreilles, à l’endroit que Rousilleaimait à caresser. Après vingt pas, il dit encore :

– Faut t’en aller, Bas-Rouge :je ne suis plus d’avec vous !

Bas-Rouge fit encore une petite trotteauprès du valet. Mais, quand il arriva à la dernière haie de laFromentière, il s’arrêta, en effet, et revint seul.

Chapitre 3CHEZ LES MICHELONNE

 

Il était près d’une heure. L’air chaud,mêlé de brume, tremblait sur les prés. Rousille allait vite. Voicile grand canal, uni comme un miroir ; voici le pont jeté surl’étier, et la route qui tourne et, aux deux bords, les maisons dubourg, toutes blanchies à la chaux, avec leurs vergers en arrière,penchés vers le Marais. Rousille hâte encore le pas. Elle a peurd’être appelée et obligée de s’arrêter, car les Lumineauconnaissent tout le monde dans le pays. Mais les bonnes gens fontméridienne, ou bien ils saluent de loin, sans sortir del’ombre : « Bonjour, petite ! Eh ! comme tuvas ! – Je suis pressée : il y a des jours commeça ! – Faut croire ! » disent-ils. Et elle passe.Elle arrive sur la place longue, qui va se rétrécissant jusqu’àl’église. Maintenant elle ne regarde plus que la chétive habitationposée à l’endroit le plus étroit, là-bas, en face de la portelatérale par où, le dimanche, entrent les fidèles. C’est toutpetit : une fenêtre sur la place, une autre sur une ruelledescendante, un perron d’angle de trois marches. C’est très ancien,bâti sous la volée des cloches, sous l’ombre du clocher, le plusprès possible de Dieu. Les Michelonne ont toujours demeuré là.Rousille les devine derrière les murs. Un demi-sourire, une lueurd’espoir traverse ses yeux tristes. Elle gravit les trois marches,et s’arrête pour reprendre haleine.

Lorsque Marie-Rose entra, elles ne selevèrent pas, mais elles dirent ensemble, Adélaïde près de lafenêtre et Véronique un peu plus loin :

– C’est toi, petite Lumineau !Bonjour, ma belle !

– Assieds-toi, dit Adélaïde, car tuas l’air tout essoufflée.

– Tu n’es pas malade, aumoins ? dit Véronique. Tes yeux sont grands comme ceux de lafièvre ?

– Merci, mes tantes, réponditMarie-Rose, – elle les appelait « mestantes » à cause d’une parenté extrêmement difficile àétablir, mais surtout à cause de leur bonté, – j’ai marché vite, etc’est vrai que je suis lasse. Je viens pour l’argent.

Les deux sœurs échangèrent un regard decôté, riant déjà à la pensée des noces prochaines, et l’aînée,Adélaïde, passant son aiguille sur ses lèvres, comme pour lesdérider, demanda :

– Tu te mariesdonc ?

– Oh ! que non ! réponditMarie-Rose. Je me marierai comme vous, mes tantes, avec mon bancd’église et mon chapelet. C’est pour le père, qui n’a pas de quoipayer le fermage. On est en retard.

Et comme, en parlant, elle ne regardaitpas les yeux de ses vieilles amies, mais bien le sombre de lachambre, quelque part vers les lits qui se suivaient le long dumur, les Michelonne hochèrent la tête, pour se communiquer leurimpression, qu’il y avait quelque chose de nouveau tout de mêmedans la vie de Rousille. Mais les Michelonne étaient plus poliesencore que curieuses. Elles réservèrent leur pensée pour leslongues heures de causerie à deux, et Adélaïde, rejetant la cape àdemi ouvrée, joignant ses mains noueuses et blanches comme desossements, penchant sa taille toute plate, repritgaiement :

– Vois-tu, ma belle, tu arrivesbien ! Je t’ai pris à bail ton argent pour obliger mon neveu,qui a des juments dans le Marais, comme tu sais, et des jolies. Ilest malin pour plusieurs, ce grand Francis. N’a-t-il pasvendu hier, justement, pour un si gros prix qu’il ne veut pasle dire, sa pouliche gris pommelé, qui courait comme un vanneaufou, et que tous les marchands et tous les dannions chérissaient del’œil, en passant sur les prés ! Pour rendre un bon morceau dela somme, il ne sera guère gêné, tu comprends. Combienveux-tu ?

– Cent vingt pistoles.

– Tu les auras. C’est-ilpressé ?

– Oui, tante Adélaïde. Je les aipromises pour demain.

– Alors, Véronique, ma fille, si tuallais chez le neveu ? La cape attendra bien uneheure.

La cadette se leva aussitôt, et elleétait si petite debout, qu’elle ne dépassait pas la tête deMarie-Rose assise. Prestement, elle secoua son tablier noir, surlequel des bouts de fil s’étaient collés, embrassa la nièce sur lesdeux joues :

– Adieu, Rousille ! Demain tun’auras qu’à revenir ici, ton argent y sera avec nous.

Dans la paix du bourg assoupi, onentendit descendre, le long de la ruelle, le pas glissant deVéronique.

Celle-ci n’avait pas plutôt disparu,qu’Adélaïde se rapprocha de Marie-Rose, et, pointant sur elle sesyeux toujours indulgents et clairs, mais dont les paupières, en cemoment, battaient d’inquiétude :

– Petite, dit-elle vivement, tu asdu chagrin ? Tu as pleuré ? Tiens ! tu pleuresencore !

La main ridée saisit la main rose del’enfant.

– Qu’as-tu, ma Rousille ?Dis-moi comme à ta mère : j’ai de son cœur pourtoi.

Marie-Rose retenait ses larmes. Elle nevoulait pas pleurer, puisqu’elle pouvait parler. Frissonnante aucontact de la main qui touchait la sienne, les yeux brillants,ferme de visage, comme si elle s’adressait à tous les ennemisdevant lesquels elle s’était tue :

– Ils ont renvoyé Jean Nesmy !dit-elle en se levant.

– Lui, ma chère ? un si bontravailleur ! Comment ont-ils fait cela ?

– Parce que je l’aime, tanteMichelonne ! Ils l’ont chassé ce matin. Et ils croient quetout sera fini entre nous parce que je ne le verrai plus. Ah !mais non ! Ils ne connaissent donc pas les fillesd’ici ?

– Bien dit, Maraîchine ! fitla Michelonne.

– Je leur donnerai tout mon argent,oui, je veux bien. Mais mon amitié, où je l’ai mise, je lalaisserai. Elle est jurée comme mon baptême. Je n’ai pas peur de lamisère ; je n’ai pas peur qu’il m’oublie. Le jour où ilreviendra, car il a promis de revenir, j’irai au-devant de lui.Personne ne m’en empêchera. Quand il y aurait le Marais à traverseren yole, et de la neige, et de la glace, et toutes les filles dubourg pour rire de moi, et mon père et mes frères pour me ledéfendre, j’irai !

Debout, irritée, elle jetait son amouret sa rancune aux murs de cette chambre déshabituéed’entendre des paroles à voix haute. Elle parlait pour elle-même,pour elle seule, parce qu’elle souffrait. Elle regardait devantelle, vaguement, sans s’occuper de la Michelonne. Celle-ci,pourtant s’était levée ; elle écoutait, tout son corps agitéet soulevé, si bien prise aux paroles de Rousille, si bien emportéeau dehors de son cercle restreint de pensées, que toute la paixavait disparu de son visage, et qu’une femme se retrouvait sous lavieille fille opprimée par la vie, une femme qui sesouvenait et qui rajeunissait pour souffrir avecl’autre.

– Tu as raison, petite ; jet’approuve ; aime-le bien !

Rousille, à ce mot, baissa les yeux versla Michelonne, et elle eut la révélation d’un être qu’elle neconnaissait pas. Le regard avait une flamme ; les pauvresbras, perclus de rhumatismes, se tendaient vers Rousille ettremblaient d’émotion.

– Oui, aime-le bien ! Tonbonheur est avec lui. Laisse faire le temps, mais ne cède pas, maRousille, parce que j’en connais d’autres qui ont refusé de semarier, dans leur jeunesse, pour plaire à leur père, et qui ont eutant de peine, par la suite, à tuer leur cœur ! Ne vis passeule, car c’est pire que la mort. Ton Nesmy, je leconnais. Ton Nesmy et toi, vous êtes de vrais terriens, comme lacampagne n’en a plus guère. Et si la vieille tanteAdélaïde peut te servir, te défendre, te donner cequ’elle a pour t’établir, viens me trouver, ma fille,viens !

Elle tenait maintenant Rousilleembrassée, courbée sur son corsage noir. Et Rousillese laissait aller aux larmes, sur l’épaule de la Michelonne, àprésent qu’elle avait tout dit.

La chambre fut un moment silencieusecomme le village tout entier, sous la lourde chaleur. Puis laMichelonne se dégagea doucement de l’étreinte de l’enfant, ets’approcha de la fenêtre, mais sans qu’on pût la voir du dehors. Uncoin du Marais s’encadrait vers l’ouest, entre deux toits voisins,un angle dont les lignes fuyaient à l’infini dans l’herberousse.

– N’est-ce pas, demanda-t-elle àvoix basse, c’est Mathurin qui t’a dénoncée ?

– Oui, tout le jour ilm’espionnait.

– Il est jaloux, vois-tu ! Ilt’en veut.

– De quoi, lemalheureux !

– D’être jeune, ma pauvre ; ilest jaloux de tous ceux qui pourraient prendre la place qui luirevenait, de François, d’André, de toi. Il est comme un damné,quand il entend dire qu’un autre conduira la ferme du père. Veux-tuque je te dise tout ?

Sa main frêle se leva, et montra leslointains de Marais où des peupliers, aussi menus que des brinsd’avoine, rayaient par place le ciel.

– Eh bien, il pense encore à cellede la Seulière !

– Pauvre frère, dit Rousille enremuant la tête, s’il y pense encore, elle se moque bien delui !

– Innocente ! reprit lavieille tout à fait bas. Je sais ce que je sais. Défie-toi deMathurin, parce qu’il a bu trop d’amour pour oublier. Défie-toi deFélicité Gauvrit, parce qu’elle enrage d’être métayère et que lesépouseurs ne viennent plus.

Rousille allait répondre. La Michelonnelui fit signe de se taire. Elle entendait un pas dans la ruelle.Vite, elle essuya ses yeux, elle se rassit, elle ramassa l’ouvrage,comme une petite fille surprise en faute par sa mère. Des sabotsclaquèrent au pied du mur, dépassèrent le perron d’angle,tournèrent vers le bas de la place.

Ce n’était pas Véronique.

Marie-Rose s’était reculée. Elleconsidérait son unique amie, vieille, usée, craintive, mais dont lecœur était encore jeune. Et elle ne songea plus à ce qu’ellevoulait répondre. Et elle dit simplement :

– Adieu, tante Michelonne. Si j’aibesoin d’aide, je sais où aller.

– Adieu, petite ! Défie-toi deMathurin ! Défie-toi de celle de là-bas !

Elles ne se parlèrent plus que par leursyeux qui ne se quittaient pas. Rousille se retirait à reculons.Bientôt la porte s’ouvrit ; le loquet retomba : il neresta plus dans la chambre qu’une vieille pliée bien bas, quis’efforçait de coudre dans le drap noir, et qui ne voyait plus sonaiguille.

Chapitre 4LE PREMIER LABOUR DE SEPTEMBRE

 

Il était presque gai, le métayer de laFromentière. Les enfants pensèrent qu’il avait l’esprit vers Driot,dont il disait le nom, maintenant, plus de dix fois le jour. Maisce n’était que le premier labour de la saison qui lerendait content.

Un quart d’heure plus tard, le père sepassa autour du corps la sangle attachée à l’étroite caisse de boisoù l’infirme était assis, et, comme on hale un bateau, il tira lacharrette. Les bœufs marchaient devant, conduits parFrançois. Ils montèrent par le chemin où les pas de JeanNesmy étaient encore marqués dans la poussière. C’étaient quatrebœufs superbes précédés par une jument grise, Noblet, Cavalier,Paladin et Matelot, tous de même robe fauve, avec des cornesévasées, l’échine haute, l’allure lente et souple.Traînant sans peine la charrue dont le soc était relevé, ilsgravissaient la pente, et quand une pousse de ronce, tendue entravers de la route, tentait leur mufle baveux, ils ralentissaientensemble l’effort, et la chaîne de fer qui liait le premiercouple au timon touchait terre et sonnait. François, le longde leurs flancs, s’en allait, tout sombre. Une pensée l’occupait,qui n’était point celle du travail quotidien.

Ceux qui venaient derrière lui, lemétayer et l’infirme, ne parlaient pas davantage. Mais leur espritdemeurait enfermé dans l’horizon qu’ils traversaient.Ils inspectaient avec le même amour tranquille les fossés, lesbarrières, les coins de champ aperçus au passage ; ilsréfléchissaient aux mêmes choses simples et anciennes, et en eux laméditation était le signe de la vocation, la marque duglorieux état de ceux qui font vivre le monde. Quand ilsfurent arrivés en haut de la butte, dans la pièce de laCailleterie, le père aida Mathurin à sortir de la voiture, etl’infirme s’assit au pied d’un cormier dont les branchesfaisaient une ombre fine sur le talus. Devant eux, la jachèredescendait en courbe régulière, hérissée d’herbes sèches et defougères. Quatre haies dessinaient et fermaient le rectangle.Par-dessus celle du bas, on voyait les profondeurs du Marais, commeune plaine bleue sans divisions. Et le père, ayant fait sauter lacheville qui retenait le soc, rangea lui-même la charrue près de lahaie de gauche, et la mit en bonne place.

– Reste là au chaud, dit-il àMathurin. Toi, François, conduis bien droit tes bœufs. C’est unbeau jour de labour. Ohé ! Noblet, Cavalier, Paladin,Matelot !

Un coup de fouet fit plier les reins àla jument de flèche ; les quatre bœufs baissèrent les corneset tendirent les jarrets ; le soc, avec un bruit de faux qu’onaiguise, s’enfonça ; la terre s’ouvrit, brune, formant un hautremblai qui se brisait en montant et croulait sur lui-même, commeles eaux divisées par l’étrave d’un navire. Les bonnes bêtesallaient droit et sagement. Sous leur peau plissée d’unfrémissement régulier, les muscles se mouvaient sans plus detravail apparent que si elles eussent tiré une charrette vide surune route unie. Les herbes se couchaient, déracinées :trèfles, folles avoines, plantains, phléoles, pimprenelles, lotiersà fleurs jaunes déjà mêlées de gousses brunes, fougères quis’appuyaient sur leurs palmes pliées, comme de jeunes chênesabattus. Une vapeur sortait du sol frais surpris par la chaleur dujour. En avant, sous le pied des animaux, une poussière s’élevait.L’attelage s’avançait dans une auréole rousse que traversaient lesmouches. Et Mathurin, à l’ombre du cormier, regardait descendreavec envie le père, le frère, la jument grise, et les quatre bœufsde chez lui dont la croupe diminuait sur la pente.

– François, disait le métayer,réjoui de sentir battre dans ses mains les bras de la charrue,François, prends garde à Noblet qui mollit ! ToucheMatelot !… La jument gagne à gauche !… Veille, mon gars,tu as l’air endormi !

Le cadet, en effet, ne prenait aucungoût à conduire le harnais. Il songeait qu’il fallait parler, et lapeur de commencer lui tenait le front baissé. Ils tournèrent au basdu champ, et remontèrent, traçant un second sillon près du premier.Les cornes des bœufs, l’aiguillon de François,commencèrent à reparaître au ras des herbes qu’observait Mathurin.Celui-ci, pour saluer le retour du harnais, se mit à« noter », à chanter, de toute sa voix, la lente mélopéeque chacun varie et termine comme il veut. Les notes s’envolaient,puissantes, avec des fioritures d’un art ancien comme le labourmême. Elles soutenaient le pas des bêtes qui en connaissaient lerythme ; elles accompagnaient la plainte des roues sur lesmoyeux ; elles s’en allaient au loin, par-dessus les haies,apprendre à ceux de la paroisse qui travaillaient dehors que lacharrue soulevait enfin la jachère, dans la Cailleterie desLumineau. Elles réjouissaient aussi le cœur du métayer. MaisFrançois demeurait sombre.

Quand l’attelage atteignit l’ombre ducormier :

– Père, dit Mathurin, vous ferezbien de replanter notre vigne qui s’en va. Dès que Driot sera là,faudra nous y mettre. Qu’en dites-vous ?

Car il avait toujours l’esprit ensongerie vers l’avenir de la Fromentière.

Le métayer arrêta les bœufs, leva sonchapeau, et ses cheveux apparurent tout fumants. Il sourit decontentement.

– Tu as de jolies idées,Mathurin ; si le grain pousse bien dans la Cailleterie, foi deLumineau, j’achète du plant pour la vigne… J’ai espoirdans notre labour d’aujourd’hui… Allons, cadet, range le harnais…Ménage la jument qui a chaud, flatte-la un peu, tiens-toi dans savue pour qu’elle aille plus sagement.

L’attelage repartit. Une lumière ardenteet voilée enveloppait bêtes et gens. Tous les flancsbattaient. Les mouches criblaient l’air. Des tourterelles, gorgéesde remberge[4], seposaient dans les ormes, fuyant les chaumes embrasés.

Comme l’infirme ne chantait plus, lemétayer dit, vers la moitié du champ :

– À ton tour de noter,François ! Chante, mon garçon, ça t’éjouira lecœur.

Le jeune homme continua une dizaine depas, puis il essaya de noter : « Oh !oh ! les valets, oh ! oh ! oh ! »Sa voix, qu’il avait plus haute que Mathurin, fitdresser l’oreille des bœufs, et s’en alla tremblante.Mais, tout à coup, elle s’arrêta, brisée par la peurdont il n’était pas maître. Il se raidit, leva le menton vers leMarais, s’efforça encore de chanter, et trois notes jaillirent.Puis un sanglot termina la chanson, et rouge de honte, le gars seremit à marcher en silence, le visage tourné vers la jachère,devant le vieux métayer qui, par-dessus la croupe des bœufs, leregardait.

Pas un mot ne fut dit, de part nid’autre, tant que le père n’eut pas achevé le sillon. Alors, au basdu champ, Toussaint Lumineau demanda, troublé jusqu’au fond del’âme :

– Tu as du nouveau, François, qu’ya-t-il donc ?

Ils étaient à trois pas de distance, lepère au ras de la haie, le fils de l’autre côté de l’attelage, à latête des premiers bœufs.

– Il y a père, que je m’envais !

– Que dis-tu, François ?… Lechaud du jour t’a touché l’esprit… Tu es malade ?…

Mais il reconnut aussitôt, àl’expression des yeux de son fils, qu’il se trompait, et qu’il yavait bien autre chose qu’un malaise : un malheur, Françoiss’était décidé à parler. Une main passée sur l’échine de Noblet,comme pour se retenir, si nerveux et enfiévré qu’il fléchissait surses jambes, le regard dur et insolent, il cria :

– J’en ai assez ! C’estfini !

– Assez de quoi, mongars ?

– Je ne veux plus remuer la terre,je ne veux plus soigner les bêtes, je ne veux plus m’éreinter, àvingt-sept ans, pour gagner de l’argent qui passe à payer laferme : voilà ! Je veux être mon maître et gagner pourmoi. Ils m’ont accepté dans les chemins de fer. Je commencedemain ; demain, vous entendez ?

Il élevait la voix dans une sorte derage :

– Je suis nommé. Ce n’est pas àfaire. C’est fait. J’emmène avec moi Éléonore, qui fera mon ménage.Elle vient avec moi à la Roche. Elle en a assez, elle aussi.Elle a trouvé une bonne place, un débit où ellegagnera plus que chez vous. Au moins, elle pourra se marier… Et onn’est pas de mauvais enfants pour ça. N’allez pas le dire ! Nefaites pas la figure que vous faites !… On a accompli notretemps chez vous, mon père ! On a patienté jusqu’auretour d’André… À présent qu’il revient, il peut bien vousaider, lui : c’est son tour !

Le métayer était resté étourdi sous lecoup. Il avait seulement beaucoup pâli. Ses dents serrées, touchantsa charrue d’un bras, il demeurait sans parole, les yeux fixés surFrançois, comme sur un être privé de raison. Les idées, lentement,avec leur douleur, lui entraient dans l’âme.

– Mon François, ce que tu dis là nese peut. Éléonore ne s’est jamais plainte de sontravail.

– Ah ! bien oui ; pas àvous !

– Toi, tu as toujours été bienaidé. Si je t’ai reproché des fois ton nonchaloir, c’est que lesannées sont dures pour tous. Mais, puisque je vais prendre unvalet, puisque Driot nous arrive dans quinze jours, çafera quatre hommes, avec moi qui vaux encore un peu. Tu ne parspas, François ?

– Si.

– Où veux-tu être mieux que cheznous ? Est-ce que le pain t’a manqué ?

– Non.

– Est-ce que je t’ai refusé deshabits, ou seulement de l’argent pour ton tabac ?

– Non.

– François, c’est le cœur qui t’achangé, depuis le régiment.

– Ça se peut.

– Mais tu ne veux pas t’en aller,dis ?

Le gars fouilla dans la doublure de saveste, et tendit la lettre.

– C’est pour demain midi,fit-il ; si vous ne me croyez pas, lisez !

Par-dessus la croupe du bœuf, le pèreétendit le bras. Mais il tremblait si fort qu’il tâtonnait poursaisir la lettre. Puis, quand il l’eut entre les mains, dans unsubit accès de révolte, au lieu de l’ouvrir, il la froissa, latordit, la rompit en miettes, la jeta sous ses sabots, l’écrasa surla terre molle.

– Tiens ! cria-t-il, il n’y aplus de lettre ! Iras-tu encore ?

– Ça n’empêchera rien, réponditFrançois.

Il voulut passer devant le père ets’éloigner. Mais, sur ses épaules, une main puissante s’abattit.Une voix commanda :

– Arrête ici !

Et le fils dut s’arrêter.

– Qui t’a engagé,François ?

– Les chefs.

– Non, qui t’a conseillé ? Tun’as pas fait ça tout seul. Il y a eu un monsieur, pour t’aider.Qui est-ce ?

Le jeune homme hésita un instant, puis,se sentant prisonnier, balbutia :

– M. Meffray.

D’une poussée, le père le fit courir surl’herbe.

– Sauve-toi, à présent !Attelle la Rousse à la carriole, et tout de suite ! J’y vais,moi, chez le Meffray !…

Ce fut François qui descendit le premiersur la place de Challans, près des Halles-Neuves, et attacha lajument à un anneau scellé dans un des piliers. Puis il suivit lepère qui tournait par une des rues, à gauche, et s’arrêtait devantune maison étroite, neuve, bâtie en tuffeaux et en briques. Uneplaque de fonte, au-dessous de la sonnette, portait :« Jules Meffray, ancien huissier, conseillerd’arrondissement. »

Le métayer sonnavigoureusement.

– Le patron est ici ?demanda-t-il à la servante qui ouvrait.

La fille considéra ce paysan qui venaitchez son maître en vêtements de travail tachés de boue, et quin’avait pas l’air d’humeur accommodante, à en juger par le ton desparoles et par la couleur du regard. Ellerépondit :

– Je crois que oui, qu’est-ce quevous lui voulez ?

– Dites-lui que c’est ToussaintLumineau, de la Fromentière ; qu’il se dépêche, je suispressé !

Étonnée, n’osant faire entrer Lumineaudans la salle à manger où M. Meffray recevait d’ordinaire sesclients, elle laissa le métayer et François dans le corridortapissé de papier gris, au fond duquel l’escalier tournait. En seretirant, elle ne regardait pas François, dissimulé en arrière,honteux, mais seulement ce grand vieux, dont les épaules touchaientpresque aux deux murs et qui se tenait si droit, lechapeau sur la tête, au-dessous de la lanterne en verre dépoliqu’on n’allumait jamais.

Peu d’instants après, la porte du jardins’ouvrit ; un homme s’avança, de haute taille lui aussi, tropgros, vêtu d’un complet de flanelle blanche et coiffé d’unecasquette de même étoffe. Dans sa figure rasée ses petits yeuxpapillotaient, gênés sans doute par la brusque diminution de lalumière. C’était M. Meffray, le grand électeur de Challans,demi-bourgeois ambitieux, animé d’une haine secrètecontre les paysans, et qui, sorti de leur race, vivant à côtéd’eux dans un bourg, n’avait cependant plus que l’intelligence deleurs défauts, dont il usait. Averti de la façon dont Lumineaus’était présenté, redoutant les scènes violentes, il s’arrêta prèsde la première marche de l’escalier, posa le coude sur la rampe,porta trois doigts à sa casquette, et ditnégligemment :

– On aurait dû vous faire entrer,métayer. Mais enfin, puisque vous êtes pressé, paraît-il, nouspouvons causer ici. J’ai rendu service à votre fils, est-ce à causede cela que vous venez ?

– Justement, ditLumineau.

– Si je peux vous servir encore àquelque chose ?

– Je veux garder mon gars, monsieurMeffray.

– Comment legarder ?

– Oui, que vous défassiez ce quevous avez fait.

– Mais, ça dépend de lui, métayer.As-tu reçu ta lettre de convocation, François ?

– Oui, monsieur.

– Si tu désires ne pas te rendre àton poste, mon ami, les candidats ne manquent pas pour teremplacer, tu sais. J’ai dix autres demandes quej’aurais plus de raisons d’appuyer que je n’en ai eu pour appuyerla tienne. Car, enfin, vous autres Lumineau, vous n’êtes pas avecnous dans les élections. Renonces-tu ?

– Non, monsieur.

– C’est moi qui ne veux pas qu’ilparte, interrompit Toussaint Lumineau. J’ai besoin de lui à laFromentière.

– Mais il est majeur,métayer !

– Il est mon fils, monsieurMeffray ! Il me doit son travail. Mettez-vous à ma place, àmoi qui suis vieux. Je comptais sur lui pour luilaisser ma métairie, comme mon père me l’a laissée àmoi. Et il s’en va. Il emmène ma fille avec lui. Je perds deuxenfants, et c’est par votre faute.

– Ah ! pardon ! je n’aipas été le trouver ; il est venu.

– Mais sans vous il ne partait pas,ni Éléonore ! Il leur a fallu des protections. Vous appelez çaun service, monsieur Meffray ? Est-ce que vous savez seulementce qui convient à François ? L’avez-vous vu chez moi, pourcroire qu’il était malheureux ? Monsieur Meffray, il faut mele rendre !

– Arrangez-vous avec votrefils ; ça ne me regarde plus.

– Vous ne voulez pas aller parler àceux qui ont embauché mon enfant et casser lemarché ?

Toussaint Lumineau s’avança d’un pas,et, élevant la voix, tendant le bras en avant pour mieux désignerl’homme :

– Alors, vous avez fait plus de malà mon fils dans un jour que moi dans toute sa vie !

La lourde figure de M. Meffrays’empourpra.

– Va-t’en, vieux chouan !cria-t-il. Emmène ton fils ! Devenez ce que vous pourrez.Ah ! ces paysans ! Occupez-vous d’eux, voilà comment ilsvous remercient !

Le métayer n’eut pas l’air d’entendre.Il demeura immobile. Mais ses yeux eurent une lueur ardente. Dufond de son cœur douloureux, du fond de sa race catéchisée depuisdes siècles, des mots de croyant montèrent à ses lèvres.

– Vous répondrez d’eux !dit-il.

– De quoi ?

– Là où ils vont, ils se perdronttous les deux, monsieur Meffray. Vous répondrez de leur salutéternel !

Comme étourdi par cette phrase dont iln’avait jamais entendu le son, le conseiller d’arrondissement nerépliqua pas. Il mit du temps à comprendre une idée si différentede celles qui l’occupaient toujours. Puis il jeta un regard demépris sur le grand paysan debout à deux pas de lui, tourna sur sestalons, et, regagnant la porte du jardin, murmura :

– Sauvage, va !

Toussaint Lumineau et son filsdescendirent dans la rue. Ils allèrent côte à côte,sans se parler, jusqu’à la carriole, qu’ils avaient laissée sur laplace. Là, le père détacha la jument, se tint près du marchepied etdit :

– Monte, François, et retournonschez nous !

Mais le jeune homme serecula.

– Non, dit-il, c’est fini !Vous ne me ferez pas changer. D’ailleurs, j’ai prévenuLionore, qui doit être déjà partie de la Fromentière.Vous ne la retrouverez plus.

Il avait quitté son chapeau pourl’adieu, et, gêné, il regardait l’ancien, qui semblaitprès de défaillir, et qui, les yeux à moitié fermés, s’appuyait aubrancard.

Sous le couvert des Halles, il n’y avaitpersonne. Quelques femmes, dans les boutiques autour de la place,observaient négligemment les deux hommes.

Après un moment, François se rapprochaun peu. Il tendit la main, sans doute pour serrer, une dernièrefois, celle du père. Mais celui-ci, l’ayant vu, se ranima ;d’un geste il lui défendit d’avancer ; puis il sauta dans lacarriole, et fouailla la Rousse, qui se remit au galop.

Chapitre 5L’APPEL AU MAÎTRE

 

La séparation était accomplie. Au momentoù le métayer partait, dans l’espoir de ressaisir encore sesenfants, Éléonore avait rapidement quitté l’abri de la grange oùelle s’était cachée, et, malgré les supplications de Marie-Rose etde Mathurin lui-même, elle avait assemblé, courant dechambre en chambre, les quelques vêtements et le peu de linge etd’objets qui lui appartenaient. À toutes les prières de Rousillequi la suivait et la suppliait de rester, à des questions beaucoupmoins émues de Mathurin, elle répondait :

– C’est François qui l’a voulu, mesamis ! Je ne sais pas si je serai heureuse, maisil est trop tard maintenant, j’ai promis.

Et elle avait une si grande crainte devoir revenir le père, qu’elle était comme folle de hâte. En peu detemps elle avait achevé son paquet, abandonné la Fromentière, gagnéle chemin creux où elle attendrait, blottie derrière les haies, lepassage du tramway à vapeur qui vient de Fromentine et conduit àChallans. Là, elle devait retrouver François.

Il y avait de cela plusieursheures.

Dans l’intervalle, le père était rentré,au galop de la Rousse.

– Éléonore ? avait-ilcrié.

– Partie ! avait réponduMathurin.

Alors, à demi-fou de chagrin, jetant lesguides sur le dos de la bête en sueur, le métayer, sans rienexpliquer, s’était dirigé à grands pas vers Sallertaine. Avait-ilune dernière espérance, une idée ? Ou bien sa maison désertelui faisait-elle peur ?

Il n’avait pas encore reparu. La nuittombait. Une brume moite, enveloppante et douce comme la mort,couvrait les terres, et fouillait jusqu’aux fentes du sol. Dans lasalle de la Fromentière, devant le feu que personne n’attisait,devant la marmite qui bouillait à peine avec un bruit de plainte,les deux seuls enfants que possédât la ferme veillaient, maiscombien différents ! Rousille, nerveuse, brûlée de fièvre, nepouvait tenir en place, et tantôt se levait de sa chaise, joignaitles mains et murmurait : « Mon Dieu ! monDieu ! » tantôt allait jusqu’à la porte ouverte sur lanuit. Là, frissonnante, elle se penchait dans l’air trouble et mêléd’ombre.

– Écoute !disait-elle.

L’infirme écoutait, etdisait :

– C’est le biquier de Malabrit quiramène son troupeau.

– Écoute encore !

Des abois légers, lointains, portés dansle grand silence, venaient mourir contre les murs.

– Je ne reconnais pas la voix deBas-Rouge, reprenait Mathurin.

Et, de quart d’heure en quart d’heure,un pas, un cri, un roulement de voiture les mettait en alerte.Qu’attendaient-ils ? Le père qui ne rentrait pas. Mais,Rousille, plus jeune, plus croyante à la vie, attendait aussi lesautres, l’apparition de François ou d’Éléonore, pas desdeux, de l’un seulement, – était-ce trop ? – qui serepentait et qui revenait. Que ce serait bon ! Quelle ivressed’en revoir un ! Il semblait que l’autre aurait eu le droit departir, si l’un des deux reprenait sa place à la maison. La petitese sentait soulevée au-dessus d’elle-même, par ledevoir obscur, seule femme, seule agissante, dans l’abandon de laFromentière.

Mathurin, assis près du feu, les piedsenveloppés dans une couverture, demeurait courbé, et la flammerougissait sa barbe que le menton écrasait contre sa poitrine.Depuis des heures, il ne bougeait pas, il parlait le moinspossible. Des larmes coulaient, par moments, le long de ses joues.D’autres fois, Rousille, en le regardant, s’étonnait de voir, danscette physionomie absorbée par le rêve, passer une espèce desourire qu’elle ne comprenait pas.

L’horloge sonna neuf heures.

– Mathurin, dit la jeune fille,j’ai peur qu’il ne soit arrivé malheur à notrepère !

– Il raisonne de son chagrin avecle curé, peut-être, ou avec le maire.

– Je me dis ça, mais tout de mêmej’ai peur.

– C’est que tu n’as pas comme moil’habitude d’attendre. Que voudrais-tu faire ?

– Aller au-devant de lui, sur laroute de Sallertaine.

– Va, si tu veux.

Rousille courut aussitôt dans sachambre, et, à cause du brouillard, prit sa cape de laine noire.Quand elle revint, pareille à une petite religieuse, elle trouvaMathurin debout. Il avait rejeté la couverture. Les béquillesétaient couchées à terre, et, par un effort de volonté, ilse tenait presque droit, appuyé d’une main sur latable et de l’autre sur le dossier de la chaise. Il regarda sa sœuravec un air d’orgueil et de souffrance domptée. La sueur perlaitsur son front.

– Rousille, dit-il, qu’est-ce quetu ferais, toi, si le père ne revenait pas ?

– Oh ! ne dis pas ceschoses-là ! fit-elle, en se cachant les yeux avecla main. Et ne reste pas comme ça sur tes jambes, tu me faismal !

– Eh bien ! moi, dit Mathuringravement, je prendrais le commandement ici. Je me sens de laforce. Je sens que je guérirai…

– Assieds-toi ! Assieds-toi,je t’en prie : tu vas tomber !

Mais il demeura debout tandis qu’ellegagnait la porte. À peine avait-elle franchi le seuil, qu’elleentendit cette masse humaine qui s’affaissait avec un gémissement.Elle se détourna. Elle vit que l’infirme s’était rassis sur lachaise et qu’il se serrait à deux mains la poitrine, où le cœur,sans doute, battait trop vite. Alors, sans bruit, peureuse commeune chevrette qui se lève des fougères, elle s’élança dans la cour,puis dans le chemin.

La lune naissante avait pâli la brume etl’avait diminuée. On voyait loin déjà. Dans une heure, la nuitserait claire. Marie-Rose, évitant les haies, suivait le milieu dela virette qui conduisait au verger clos, puis au bord des prés.Elle courait presque. Elle avait peur. Elle ne ralentit la marchequ’à la lisière du Marais, là où le chemin, subitement élargi commeun petit fleuve côtier, mêlait son herbe à l’herbe indéfinie.Alors, rassurée de se sentir isolée dans la lumière, elle écouta.Où était le père ? Elle espérait entendre un pas de voyageursur la route, ou bien l’aboi du chien Bas-Rouge. Mais non :dans le paysage de brouillard et de rêve qui se formait et sedéformait incessamment devant elle, parmi les clartés molles enmouvement, un seul bruit passait, le roulement lointain de la mercontre les dunes de Vendée.

Rousille avait pénétré, par la brèche,dans un champ de chaume, et de là dans une étroite bande detaillis. En mettant le pied sur le sable d’une allée, elles’arrêta, prise de peur dans cette solitude, ressaisie égalementpar le respect instinctif du domaine seigneurial, où les Lumineau,même aujourd’hui, n’entraient que bien rarement, de crainte dedéplaire au marquis. C’était la lisière du parc. De toutes parts,devant Rousille, des pelouses montaient, éclairées par la lune,paisibles, et où dormait, en îles rondes et décroissantes, l’ombrebleue des futaies. L’avenue tournait au milieu d’elles. Tantôt dansla lumière et tantôt dans les bois, Rousille se mit àla suivre, l’œil aux aguets, le cœur battant. Elle cherchaitdes traces de pas sur le sable, elle essayait de voir dansl’épaisseur des fourrés. Était-ce le père, là-bas, cette formesombre, le long des gaulis ? Non, ce n’était qu’unpieu de clôture vêtu de ronces. Partout des épines, desracines, des branches mortes, des touffes d’herbe dans les allées.Comme l’abandon avait grandi avec les années ! Plus demaîtres, plus de vie, plus rien. Rousille sentait, en avançant,s’aviver en elle la peine de la fuite d’Éléonore et de François.Eux aussi, sans doute, ils ne reviendraient pas au pays. Elle avaitmoins de peur et plus de chagrin… Tout à coup, au détour d’unmassif de cèdres, le château surgit avec son haut corps de logis,ses tourelles d’angle, ses toits aigus, dont les girouettes,immobilisées par la rouille, marquaient le vent d’autrefois. Deschouettes en chasse enveloppaient les pignons de leur vol muet. Lesfenêtres étaient closes. Sur les volets du rez-de-chaussée, onavait même cloué des voliges en croix.

Si anxieuse qu’elle fût, la jeune fillene put se défendre de considérer un moment cette façade morne,rayée par les pluies d’hiver, grise déjà comme une ruine. Et,tandis qu’elle se tenait là, devant le perron, sur le large espacedécouvert où tournaient jadis les voitures, elle entendit unmurmure lointain de paroles. Elle n’hésita pas : « C’estle père ! » pensa-t-elle.

Il était assis à une centaine de mètresdu château, à la moitié de la courbe d’un massif de bouleaux, surun banc que Rousille connaissait bien, et qu’on appelait,dans le pays, le banc de la marquise. Plié en deux, la têteappuyée sur ses deux poings, il regardait le château et les futaiesinégales qui dévalaient la pente vers le Marais. Rousilles’approchait de lui, en longeant le massif, et il ne la voyait pas.Elle s’approchait et elle entendait les sanglots decelui qui pleurait ses deux enfants. Elle commençait à distinguerdeux mots qu’il répétait comme un refrain : « Monsieur lemarquis ! monsieur le marquis ! »

Et, pendant qu’elle se hâtait, surl’herbe qui la portait sans bruit, la petite Rousilleeut l’affreuse pensée que son père était devenu fou.

Non, il ne l’était pas. La douleur, lafatigue d’errer, la faim qu’il ne sentait pas, avaient seulementexalté son esprit. N’ayant rencontré d’aide et d’appui nulle part,désespéré, il était revenu là, par instinct et par habitude, prèsde la porte du château où, tant de fois, il avait frappé avecassurance. Le temps avait disparu pour lui. Le métayer se plaignaittout haut au maître qui n’était plus là pour entendre :« Monsieur le marquis ! monsieur lemarquis ! »

La jeune fille rejeta en arrière lecapuchon qui lui couvrait la tête, et, debout, à deux pas de sonpère, elle dit très doucement pour ne pasl’effrayer :

– Père, c’est Rousille… Je vouscherche depuis une heure. Père, il est tard,venez !

Il tressaillit, et la regarda avec desyeux qui ne pensaient pas, et qui rêvaient encore.

– Figure-toi, répondit-il, que lemarquis n’est pas là, Rousille ! Ma maison s’en va, et il nevient pas me défendre. Il aurait dû revenir, puisque je suis dansla peine, n’est-ce pas ?

– Sans doute père, mais il ne saitpas, il est loin, à Paris.

– Les autres, Rousille, ceux deSallertaine, ne peuvent rien pour moi, parce que ce sont despauvres comme nous, des gens qui n’ont de commandement que sur leurmétairie. J’ai été chez le maire, chez Guérineau, de laPinçonnière, chez le Glorieux, de la Terre Aymont. Ils m’ontrenvoyé avec des paroles. Mais le marquis, Rousille, quand il serarevenu ? Quand il apprendra tout ? Ce sera peut-êtredemain ?

– Peut-être.

– Alors, il ne voudra pas que jesois tout seul dans mon chagrin. Il m’aidera, il me rendraFrançois ; n’est-ce pas, petite, qu’il me rendraFrançois ?

Il parlait haut. Les mots s’en allèrentfrapper la façade du château, qui les relança, plus doux, auxavenues, aux pelouses, aux futaies, où ils se perdirent. La nuit,toute pure, les écouta mourir, comme elle écoutait le frôlement desbêtes dans les buissons.

Rousille, voyant le père si troublé,s’assit près de lui, et lui parla un peu de temps, tâchant detrouver une espérance, elle qui n’en avait pas. Et,sans doute, une vertu apaisante, une force consolatrice émanaitd’elle. Bientôt il se leva, de lui-même, et prit le bras del’enfant, quand elle eut dit :

– À la maison, il y a Mathurin, monpère, qui vous attend.

Il considéra longtemps, attentivement,sa jolie petite Rousille, toute pâlie par la fatigue etl’émotion.

– C’est vrai, répondit-il ; ily a Mathurin ; il faut y aller.

Tous deux ils repassèrent devant lafaçade du château ; ils s’engagèrent dans l’allée qui menaitaux communs, et, de là, dans les champs de la ferme. À mesurequ’ils approchaient de la Fromentière, Rousille sentait que lemétayer reprenait la pleine possession de lui-même. Quand ilsfurent dans la cour, elle dit, dans un élan de pitié pourl’infirme :

– Mon père, Mathurin est bienmalheureux aussi. Ne lui parlez pas trop de votre peine.

Le métayer, dont le courage et la claireraison étaient ressuscités, essuya ses yeux, et, précédantRousille, poussant la porte de la salle où l’infirme étendusongeait à côté de la chandelle presque consumée :

– Mathurin, dit-il, mon enfant, nete fais pas trop de peine… Ils sont partis, mais notre Driot varevenir !

Chapitre 6LE RETOUR DE DRIOT

 

Bientôt une lettre arriva, timbréed’Alger. Elle donnait, jour par jour, les étapes duvoyage. Sous les ormeaux de la Fromentière, ces motsse succédèrent à vingt-quatre heures d’intervalle,dits par l’un de ceux qui restaient et méditéspieusement par les autres : « Driot doit quitter Alger ence moment-ci. – Driot navigue sur la mer. – Driot prend le cheminde fer à Marseille. – Mes enfants, le voilà en terre deFrance ! »

Donc, un matin qui était le derniersamedi de septembre, Toussaint Lumineau versa double rationd’avoine à la Rousse, et tira hors de la grange le tilbury dont lacaisse et les roues étaient peintes en rouge. C’était une reliquede l’ancienne prospérité, ce tilbury, et on le connaissait danstoute la contrée, aussi bien que la tête ronde, les cheveux blancs,le regard clair de Toussaint Lumineau. Celui-ci, en attelant sajument, avait la mine si réjouie que Rousille, qui ne le voyaitplus rire depuis longtemps, le regardait du seuil de la maison, etqu’elle se sentait prête à pleurer, sans savoir pourquoi, comme sile printemps était réapparu. Quand il eut bouclé la dernièrecourroie, il passa sa belle veste à col droit, noua sur son giletsa large ceinture bleue des dimanches, et glissa dans sa poche deuxcigares d’un sou, une friandise dont il se privait, maintenant.Puis il monta dans la voiture, et, tout de suite :

– Hue, la Rousse !

Elle filait si grand train qu’un instantplus tard, sa têtière, ornée d’une rosette, avait l’air d’uncoquelicot emporté par le vent, rasant les haies. Bas-Rouge étaitde la partie. Son maître lui avait crié, dans le chemin :« Driot qui arrive, Bas-Rouge ! Viensau-devant ! » Et la bête ébouriffée, de son petit galopde loup déhanché, avait suivi la Rousse. Ils furent bientôt tousrendus à Challans. Le métayer traversa les rues sans ralentirl’allure. Au passage, il salua la patronne de l’hôtel desVoyageurs, répondit au salut de quelques boutiquiers, en marquantbien, par le peu d’ampleur de son coup de chapeau, toute lasupériorité d’un métayer sur un trafiquant, et, bien droit sur sonsiège, tout fier, tendant les guides, s’éloigna vers la gare, quiest à un bon kilomètre de la ville. Les gens, derrière lui,disaient : « Il va chercher son gars ! Cela sevoit ! Lui qui a eu des malheurs, le voilà pourtant qui a sonlot de chance ! »

Comme la Rousse était vive, Lumineaudescendit de voiture dans la cour de la gare, et se tint à la têtede la jument. De là il voyait les rails fuyant vers laRoche, le chemin par où l’un de ses fils était parti, par oùl’autre, tout à l’heure, allait rentrer à la Fromentière. Ce ne futpas long. La locomotive se précipita en sifflant. Lemétayer luttait encore contre la jument effrayée par lebruit, quand les premiers voyageurs sortirent : des bourgeoisde Challans, des marins en congé, des marchandes de poisson venantde Saint-Gilles ou des Sables, enfin un beau chasseur d’Afrique,mince, la chéchia sur l’oreille, les moustaches blondes relevées,la musette bondée de choses, qui interrogea la cour d’un coupd’œil, eut un sourire, et accourut, les bras ouverts.

– Papa ! Ah ! quelleveine ! c’est papa !

Quelques témoins, indifférents, virentdeux hommes qui s’embrassaient devant tout le monde, et seserraient à s’étouffer.

– Mon Driot ! disait le vieux.Que je suis content !

– Mais moi aussi,papa !

– Non, pas tant que moi ! Situ savais !

– Quoi donc ?

– Je te raconterai ça. Mon Driot,que ça fait de bien de te revoir !

Ils se séparèrent. Le jeune soldatrajusta sa cravate, assura l’équilibre de sa chéchia quitombait.

– En effet, dit-il, vous devez enavoir à me raconter, des choses, depuis le temps ? Des grandespeut-être ? Vous me direz tout peu à peu, à la Fromentière, entravaillant… Ça vaudra mieux que les lettres, n’est-cepas ?

Il se mit à rire, en redressant sa têteblonde.

Le père n’eut que la force de sourire.Puis, se rapprochant de la voiture, montant à gauche, montant àdroite, ils grimpèrent dans le tilbury, d’un même élan, comme s’ilsavaient eu le même âge.

– Laissez-moi conduire ?demanda le fils.

Il prit les guides, et fit claquer salangue. La Rousse dressa l’oreille, se cabra, mais pour jouer, pourmontrer qu’elle reconnaissait son jeune maître, et, allongeant letrot, la tête haute, les yeux en feu, elle dépassa les deux omnibusvides qui avaient coutume de lutter de vitesse enrevenant à l’hôtel. Dans les rues, ceux qui avaient déjàsalué le métayer, et d’autres encore, attendaient lepassage des deux hommes : des lingères qui lissaient lelinge en regardant dehors ; la petite modiste de Nantes, quis’arrête au début de chaque saison pour prendre les commandes desdames de Challans ; des marchands aux portes desboutiques ; des paysans attablés dans les sallesd’auberge ; tous amusés de voir un soldat ou flattés d’avoirun signe d’amitié des Lumineau. Mais la Rousse trottait si vite quele père n’avait pas le temps de se recoiffer entre deux coups dechapeau. Des mots suivaient la voiture dans le sillon d’air creusépar elle :

– C’est celui qui revientd’Afrique… Joli gars ! Ça lui va bien sa veste bleue… Et levieux, ce qu’il est heureux !

Le métayer se serrait contre son garsreconquis. Lorsqu’ils furent au milieu de la dernière rue, le longd’une charmille qui semait des feuilles sur la route, il enfonçases gros doigts dans sa poche, poussa le coude de Driot, pour luifaire remarquer les deux cigares d’un sou qu’il tenait entre lepouce et l’index. « Volontiers ! » dit le jeunehomme. Il alluma le cigare, en ralentissant l’allure de la Rousse,puis, après quelques bouffées, comme les talus fleuris d’ajoncs,les champs pierreux, les ormeaux avec leur couronne commençaient àse montrer et l’enveloppaient de la douceur des choses connues,Driot, jusque-là un peu silencieux et fier à cause du monde, se mità dire :

– Et tous ceux de chez nous, père,comment vont-ils ?

Un pli profond rida le front du métayer,entre les sourcils. Toussaint Lumineau se tourna un peu vers lacampagne, troublé d’avoir à annoncer le malheur, et plus encore parl’appréhension de ce qu’allait penser le beau Driot.

– Mon pauvre gars, dit-il, il n’y achez nous que Mathurin et Rousille.

– Et François, oùest-il ?

– Figure-toi… Tu ne t’attends pas àce que je vais te dire… Il a quitté la Fromentière, voilà quinzejours depuis hier, pour entrer dans les chemins de fer, à la Roche…Éléonore est partie avec lui… Il paraît qu’elle va tenir un café.Si tu crois !

– Vous les avez donc chassés ?fit le jeune homme en retirant son cigare de sa boucheet en fixant les yeux sur le père. Ils ne sont pas si fous que devous quitter pour ça ?

Le père, en entendant ces mots-là, eutun frisson de joie : son Driot le comprenait ; son Driotétait avec lui. Et il dit, le regardant :

– Non, des paresseux tous les deux,qui veulent gagner de l’argent sans rien faire… des ingrats quilaissent les vieux… Et puis, tu sais que François aime às’amuser… Depuis le régiment, il a toujours eu le goût de laville…

– Je le sais bien, et je comprendsqu’on aime la ville, répondit André, qui toucha la Rousse de lamèche du fouet… mais graisser des roues de wagon ou servir àboire… Enfin, chacun va de son bord, en ce monde. Tant mieuxs’ils réussissent… Seulement, je ne peux pas vous dire ce que ça mefait d’apprendre que François est parti. Moi qui me réjouissaistant de travailler avec lui !

Il demeura un peu de temps penché enavant, comme s’il ne faisait attention qu’aux oreillesfines de la jument, qui remuaient, puis il demanda, de sa voixcaressante :

– Il y a donc de la misère cheznous, père ?

– Un peu, mon enfant. Mais il n’yen aura plus avec toi.

André ne répondit pas directement, nitout de suite. Il cherchait à l’horizon un clocher d’ardoise et dessommets d’arbres, encore difficiles à reconnaître. Il avait le cœurdéjà à la maison.

– Au moins, dit-il, Rousille nousreste ! Elle était jolie déjà, à mon dernier congé, et chatte,et décidée ! Vous ne sauriez vous imaginer combien de fois, enAfrique, j’ai pensé à elle. Je me faisais son portrait de mémoire.Est-elle toujours aussi accorte ?

– Elle n’est pas pour déplaire, ditle métayer.

– Et bonne fille, j’espère ?En voilà une qui ne s’en ira pas servir dans lesauberges.

– Pour ça non.

Le beau soldat ralentissait l’allure dela jument, d’abord parce que la route allait tourner et descendre,et aussi pour mieux voir, dans le prolongement des terres enpente, le Marais de Vendée qui s’ouvrait comme ungolfe. Il n’était revenu qu’une fois au pays dans ses troisannées de service. Avec une émotion grandissante, il observait lesîlots de peupliers et les menus toits roses perdus dans les espacesd’herbe. Son regard errait de l’un à l’autre. Ses lèvrestremblaient en les nommant. Toute autre émotion se taisait devantcelle du retour.

– La Parée-du-Mont ! dit-il.Qu’est devenu l’aîné des Estus ?

– Peu de chose, mon gars : ilest douanier.

– Et Guérineau, de la Pinçonnière,qui était au 32e de ligne.

– Celui-là, il a fait commeFrançois, il conduit les tramways dans la ville deNantes.

– Et Dominique Perrocheau, desLevrelles ?

Le métayer leva les épaules, dedéplaisir, car, vraiment, c’était trop peu de chance, d’être obligétoujours de répondre : « En allé, parti, traître auMarais ! » Il dut cependant avouer :

– Tu as appris sans doute qu’ilavait gagné les galons d’or à la fin de son premier congé. Alors ilen a fait un second, et on lui a donné une place, je ne sais pasoù, dans les écritures du gouvernement. Un tas de mauvais drôles,tous ces jeunes-là ! Des pas grand’chose, monDriot !

– Ah ! j’aperçois la TerreAymont ! s’écria André. Elle me paraît moins loinqu’autrefois. Je vois leur meule de foin. Dites-moi, père, il yavait là deux de mes camarades, les fils de Massonneau le Glorieux,l’un plus âgé que moi, l’autre plus jeune. Quefont-ils ?

Radieux, Toussaint Lumineaurépondit :

– Tous deux cultivent ! L’aînéa exempté l’autre. Ce sont de bons travailleurs qui ne craignentpas l’ouvrage. Tu les verras dimanche à la messe deSallertaine.

Ils se turent un moment l’un et l’autre.Le chemin tournait encore, et laissait voir, à gauche, laFromentière. D’un même mouvement, le père et le fils s’étaientdressés presque debout, et, se tenant d’une main au bord de lavoiture, ils contemplaient le domaine. La Rousse trottait sans quepersonne s’occupât d’elle. Un sentiment tendre, noble et cruel,pâlissait le visage de Driot. La campagne accueillait son enfant.Pour lui, toute sa jeunesse éparse dans les chosess’éveillait et parlait. Il n’y avait pas une motte de terre qui nelui criât bonjour, pas un ajonc de fossé, pas un orme ébranché quin’eût un regard ami. Mais tout lui rappelait aussi le frère et lasœur qu’il ne retrouverait plus.

Sans distraire ses yeux de laFromentière, il répondit, après un silence et sans nommer ceuxauxquels il pensait :

– J’irai les voir à la Roche… biensûr… Mais on n’est plus tout à fait frères quand on n’est pluspays…

Un instant après, dans la cour, ilenlevait à bout de bras la petite Rousille accourue au-devant delui ; il la regardait bien en face, jusqu’au fond des yeux,l’embrassa et la posa à terre.

– Tu es toujours la même, sœurRousille ! C’est bien ! Un peu de peine tout de mêmed’avoir perdu Lionore ?

– Tu vois ça ?

– Parbleu ! Mais mevoilà ! Nous tâcherons de vivre sans eux, n’est-cepas ?

– Et moi ? dit une grossevoix.

Le soldat quitta Rousille, et se portaau-devant de Mathurin qui venait en traînant les jambes.

– Ne te dépêche pas, monvieux ! C’est à moi de courir : j’ai de bonnesjambes !

Penché au-dessus des béquilles etcaressant la tête fauve de l’aîné, André ne trouvait pas un mot deréconfort. Lui qui sortait de ces milieux militaires où tout étaitjeune, dispos, alerte, il ne savait plus cacher son trouble etl’espèce d’horreur que lui faisait l’infirmité deMathurin. Cependant, pressé par le regard anxieux, le regarddu patient qui demandait : « Que penses-tu de moi ?toi qui reviens, juge-moi ; pourrai-je vivre ? » ilfinit par dire :

– Mon pauvre vieux, je suis biencontent de te revoir aussi. Alors, ça ne va pas plusmal ?

D’un coup d’épaule, l’infirme l’écarta,mécontent.

– Ça va beaucoup mieux,répondit-il, tu verras. Je marche plus facilement… Je me tiensdebout comme il y a trois ans, quand j’ai cru guérir… Et, pourcommencer, j’irai demain avec vous à la messe deSallertaine.

Pour se dispenser de répondre, le soldatse détourna vers le père, qui avait dételé la Rousseet s’avançait en se dandinant, la figure épanouie, n’ayant d’yeuxque pour son Driot retrouvé. L’un près de l’autre, ils sedirigèrent vers la maison, ils entrèrent. Mais c’était le métayerqui cédait le pas, lui qui suivait, en ce jour de consolation.L’enfant reconquis allait devant, souple, curieux comme à unepremière visite, heureux d’être regardé et écouté par les autres.Il ne s’asseyait point, et promenait de chambre en chambre sonuniforme bleu et rouge, si étrange dans ce logis de semeurs deblé ; il faisait sonner ses mots pour amuser laFromentière ; il se heurtait volontairement aux angles, poursentir le cadre de vieilles pierres où il rentrait ; ilouvrait la huche, se taillait un morceau de pain et y mordait, endisant : « Meilleur que le pain d’Alger, mes amis !C’est de la fournée de Rousille, pas vrai ? Il est parfait.Nous aurons une bonne métayère. »

Toujours suivi de son père, de Mathurinet de Marie-Rose, il passa de la maison dans les étables et dansles granges.

– Voilà des bœufs que je neconnaissais pas, dit-il.

– Non, mon garçon, je les aiachetés, l’hiver passé, à la foire de Beauvoir.

– Eh bien ! je parie qu’à leurfigure je devine leur nom ! Celui-ci, le jaune, qui n’a pasl’air brave, c’est Noblet, et son compagnon, le petit roux, c’estMatelot ?

– Tout juste ! fit lepère.

– Pour les autres, nos vieux bœufs,ils n’ont pas changé, sauf qu’ils ont pris de la force et de lacorne. La charrue, avec eux, doit bien mordre. Bonjour,Paladin ! Bonjour, Cavalier !

Les bonnes bêtes, couchées dans leurfumier, entendant cette voix jeune qui leur parlait, allongeaientla tête, et, de leurs yeux songeurs, suivaient André.

Un peu plus loin, il se baissa, et pritune poignée de fourrage vert.

– Beau maïs pour la saison !dit-il. Ça doit venir de nos pièces du haut : de laCailleterie ?

– Non.

– De la Jobinière alors, où pas ungrain ne se perd. En voilà une jolie pièce !

Le père répondait pour ses bœufs, pourses champs, pour toutes choses, heureux parce que le dernier de sesfils, après trois ans d’absence, aimait encore la terre.

Cependant le beau cavalier riait plusqu’il n’en avait envie, et cachait les tristes idées qui luitraversaient l’esprit, au cours de sa visite. Il fit semblant de nepas voir, dans l’appentis, les pièges à merles qu’avait construitsFrançois l’hiver passé. Plus loin, dans l’aire, comme sur la bargede paille nouvelle, si longue et si bien arrondie au sommet, il yavait un bouquet fané, il se pencha vers Rousille etmurmura :

– C’est encore François qui l’avaitcueilli ? J’ai une peine que je n’aurais pas imaginée,Rousille, de ne plus retrouver François. Ça me changela Fromentière.

Mais le père n’entendit rien. Il voyaitl’enfant revenu, l’avenir de la Fromentière assuré. Lorsqu’ilsrentrèrent tous dans la salle commune, il passa la main sur laveste bleue du chasseur d’Afrique, et dit :

– Je t’aime bien comme ça, mais jeparierais que tu ne serais pas fâché de quitter tes hardes demilitaire ?

– C’est vrai, papa, répondit André,riant de l’impropriété des mots et de l’invitation déguisée dupère. Je ne suis pas à la mode de Sallertaine : je vais m’ymettre.

Dans le fond du coffre, auprès du lit oùil devait coucher le soir, dans la chambre la plus éloignée,là-bas, André prit un à un les vêtements de travail, serrés le jourdu départ. Il mit une coquetterie à relever sa moustache et le bordde son chapeau. Il fleurit sa boutonnière d’un brin de jasmin quipendait le long de la fenêtre. Bientôt il retraversa lamaison ; il ouvrit la porte de la cuisine, on vit se dresser,entre les vieux murs, le plus joli Vendéen du Marais, svelte danssa veste marquée de plis, blond de cheveux, brun de visage, la mineheureuse de la joie des autres.

– Oh ! mon Driot, dit le pèregaiement, te voilà tout à fait revenu ! Tu étais mon fils toutà l’heure, mais pas autant qu’à présent !

Il ajouta :

– Viens boire avec nous ! Nousboirons à ta santé, pour que tu restes à la Fromentière : car,moi, je vieillis vite, et tu meremplaceras.

Mathurin, qui était près de la table,avec le père, devint tout sombre. Quand les verres furent remplis,il leva le sien avec les autres, mais il ne le heurta point contrecelui d’André.

Chapitre 7SUR LA PLACE DE L’ÉGLISE

 

Les cloches sonnaient la fin de lagrand’messe. L’enfant de chœur répondait : Deogratias. Comme aux jours de sa jeunesse, comme aux dernièresannées du XIIe siècle, où elle fut bâtie au sommet de l’îlot deSallertaine, la petite église, toute jaunie à présent par leslichens et les giroflées de muraille, voyait la foule de sesfidèles, vêtus de la même façon qu’autrefois, s’écouler dans lemême ordre, franchir les mêmes portes, former sur la place lesmêmes groupes homogènes.

– Il va sortir ! disait lagrande Aimée Massonneau, la fille du Glorieux, de la Terre Aymont.L’avez-vous vu, ce pauvre Mathurin Lumineau ? Il a voulu venirà la messe : Dieu l’en dispense pourtant !

– Oui, répondit la petite rousse deMalabrit. Voilà six ans qu’il n’a pas paru dansSallertaine.

– Six ans, vouscroyez ?

– Je me souviens : c’étaitl’année où ma sœur s’est mariée.

– Et pourquoi pensez-vous qu’ilsoit venu ? demanda Victoire Guérineau, de la Pinçonnière, uneméchante langue et une jolie fille, qui avait la peau rose commeune églantine. Car il a dû prendre sur lui, pourvenir !

– C’est par honneur pour le père,dit une voix. Le vieux est si triste depuis qu’Éléonore et Françoissont partis !

– C’est pour se montrer avec sonfrère André, dit une autre. Un beau gars, André Lumineau ! ets’il voulait de moi…

Victoire Guérineau se mit à rire avecles autres, et reprit :

– Vous n’y êtes pas : il vientpour Félicité Gauvrit !

– Oh ! oh ! dirent toutescelles des premiers rangs… vous êtes méchante… Si elle vousentendait !

Et plusieurs se détournèrent vers leperron des Michelonne, près duquel se trouvait, au milieu d’unpetit rassemblement, l’ancienne fiancée de Mathurin Lumineau. Maispresque aussitôt une rumeur courut :

– Le voilà ! Le pauvre !comme il a du mal à se porter !

En effet, sous l’ogive badigeonnée, dansl’encadrement de la porte basse ouverte à un seul battant, un êtredifforme s’agitait. Serré entre le mur et le montant debois, il luttait, pour se couler par ce chemin trop étroit.Une de ses mains, soulevant une béquille, s’accrochait à une descolonnettes de la façade, et tâchait d’attirer le corps. Une épauleseule passait, avec la tête rejetée un peu en arrière, la têtesouffrante qui disait la violence de l’effort et lapuissance d’une volonté qui ne cédait jamais. Mathurin Lumineauparaissait étouffer. Il ne regardait personne dans cette multitudedont il était le point de mire. Son regard, un peu au-dessus desfilles de Sallertaine, là-bas, fixait le clair du ciel avec uneexpression d’angoisse qui agissait sur la foule. Lesconversations s’interrompaient. Des voix commençaient àmurmurer :

– Secourez-le donc ! ilétouffe !

Quelques hommes firent un mouvement pourse rapprocher de l’infirme et l’aider. En ce moment même, dansl’ombre de l’église, invisible, le vieux pèredemandait :

– Veux-tu que je t’emporte,Mathurin ? Ça ne passe pas : veux-tu ?

Et l’autre répondait tout bas, avec unaccent d’énergie terrible que personne dehors ne pouvaitsaisir :

– Ne me touchez pas !Boudre ! ne me touchez pas ! Je sortiraiseul !

Enfin, le buste énorme se dégagea, etfut projeté en avant. L’homme eut de la peine à éviterune chute et à reprendre son aplomb. Quand il puts’arrêter, il caressa sa barbe fauve, et remit sonchapeau que la secousse avait déplacé. Puis, tenantserrées ses béquilles, s’appuyant le plus qu’il pouvait sur sesjambes, Mathurin Lumineau regarda droit en face de lui, et s’avançasur les groupes d’hommes qui s’ouvrirent silencieusement. Personnen’osait l’aborder. On avait perdu l’habitude de le voir. On nesavait pas ce qu’il allait faire. Mais toute l’attention s’étaitconcentrée sur lui, et nul ne remarqua le métayer, André,Marie-Rose, qui sortaient derrière lui et cherchaient à lerejoindre.

L’infirme atteignit bientôt l’endroit oùles jeunes filles étaient rassemblées. Elles s’écartèrent comme leshommes, plus rapidement même, parce qu’elles avaient compris cequ’il voulait. Un chemin se fit parmi elles, et s’allongeajusqu’aux maisons.

Alors, au fond de cette avenue vivante,bordée de robes noires et de coiffes blanches, on vit, contre lemur des Michelonne, toute seule, debout, Félicité Gauvrit. Elleétait le but. Elle le savait. Elle avait prévu son triomphe. Dèsqu’elle avait aperçu Mathurin dans le banc des Lumineau, elles’était dit : « Il vient pour moi. Je me cacherai au fondde la place, et il me poursuivra. » Car elle était fière demontrer qu’on l’aimait encore, cette grande et superbe fille quepersonne ne voulait épouser.

Les femmes qui causaient avec elles’étaient prudemment éloignées. La Maraîchine restait seule, sousla fenêtre des Michelonne. Droite, habillée d’étoffes raides etlourdes comme une poupée de musée, ses bandeaux bruns luisants sousla coiffe très petite, le teint d’une blancheur insolente, le coudégagé, les bras tombant le long de son tablier de moire, elleregardait venir à elle, entre deux haies de curieux, son fiancé dejadis. Tant de visages haussés ou penchés vers elle nel’intimidaient pas. Peut-être reconnaissait-elle, sur le dos deMathurin, la même veste qu’il portait le soir du malheur ; àson cou la même cravate qu’il avait tirée de l’armoire. Elledemeurait calme et hardie. Elle souriait même un peu. Lui, ilarrivait, suspendu entre ses béquilles, les yeux fixés, non pas sursa route, mais sur Félicité Gauvrit. Ce qu’il voulait, le pauvregars, c’était la revoir et c’était aussi lui faire entendre que lasanté renaissait en lui, qu’une espérance se levait sur sa misère,et que le cœur de Mathurin Lumineau n’avait pas varié.Ses yeux sombres disaient tout cela, tandis qu’il s’approchait. Ilsoffraient en prière lamentable les longues souffrances de son corpset de son esprit, à celle qui les avait causées : mais sesforces le trahirent. Il devint d’une pâleur extrême, quand la bellefille, devant tout ce monde, lui dit la première :

– Bonjour,Mathurin !

Il ne put répondre. D’avoir vu sourireles lèvres pourpres de la Maraîchine, et d’être si près d’elle, etde l’entendre parler du même ton que s’ils s’étaient quittés laveille, il défaillait.

Il renversa un peu sa tête rousse, entreses béquilles, vers Driot qui se trouvait en arrière. Le regardsuppliait : « Emmène-moi ! » Lecadet comprit, et passa le bras sous le bras de sonfrère. Puis il répondit tout haut, pour donner lechange, et distraire l’attention de la foule :

– Bonjour à vous-même,Félicité ! Voilà des temps que je ne vous ai vue : ça nevous change pas.

– Ni vous !dit-elle.

On entendit quelques rires, mais il yeut, dans le nombre de ceux qui étaient là, des âmes qui pleurèrentsecrètement ou qui s’attendrirent. Quelques-unes des plus jeunes,parmi les filles de Sallertaine, s’émurent de pitié pour lemalheureux qui s’en allait confus, épuisé, soutenu par le bras d’unautre ; elles plaignirent l’infirme qui n’obtiendrait jamaisun amour comme celui que chacune d’elles, en son cœur, préparait etpromettait au fiancé inconnu. L’une murmura :

– Il n’est pas malade seulement desjambes ; ça lui tient tout l’esprit !

Plusieurs femmes, des mères qui s’enretournaient avec leurs enfants, ralentirent la marche en voyant legroupe qui descendait vers la route de Challans : le vieuxToussaint, André et Mathurin, Marie-Rose en arrière. Elles sesouvinrent, avec un frisson de peur, du magnifique adolescentqu’avait été l’infirme, et elles songèrent : « Pourvuqu’il n’en arrive point autant à nos fils quigrandissent ! »

Félicité Gauvrit commençait à s’émouvoirà son tour, mais d’une émotion différente. Après le départdes Lumineau, la curiosité s’était rapidementdétournée d’elle. Une partie des hommes entourait legarde-champêtre qui, monté sur une borne, publiait les objetsperdus et les fermes à louer ; une partie entrait dans lesauberges. Les jeunes filles, par petites bandes, se réunissaientpour le retour. À chaque moment, on voyait cinq ou six coiffesblanches, avec des saluts qui les inclinaient et les relevaient, seséparer des autres, et descendre à droite ou à gauche. Félicité,qui était demeurée seule, plusieurs minutes, sous la fenêtre desMichelonne, rejoignit un de ces groupes qui devait se diriger versle haut Marais, à l’ouest de Sallertaine. On l’accueillit avec unpeu de gêne, comme une fille compromettante, avec qui l’on ne veutpas se brouiller, mais que les mères recommandent de ne pasfréquenter. Des cris partirent à son adresse quand elle passadevant les auberges, des agaceries de jeunes gens rassemblés etbuvant. Elle ne répondit rien. Ses compagnes et elles dévalèrent lepetit coteau qui porte les maisons du bourg, et s’avancèrent alorsen plein Marais, sur la route qui mène au Perrier.

En cette saison, et lorsque les pluiesd’automne n’ont pas encore été abondantes, on peut se rendre àpied, sans le secours des yoles, dans beaucoup de métairies. Lalevée de terre, raboteuse et mal entretenue, flanquée de deuxfossés pleins d’eau, filait au milieu des prés. Le vert fané desherbes vêtait l’étendue sans colline, sans mouvement d’aucunesorte, jusqu’à l’extrême horizon où il s’embrumait un peu. Deschevaux qui paissaient, tendaient le cou et regardaient passer lepetit groupe noir et blanc dans l’immensité uniforme. Des canards,entendant du bruit, se coulaient dans les joncs qui tremblaient dela pointe. De loin en loin un remblai en dos d’âne, plus étroit,s’embranchait sur la route. Une des jeunes filles se détachait dugroupe et gagnait par là quelque maison lointaine, dont on nedevinait la place qu’à une touffe de peupliers montant du sol commeune fumée. Félicité Gauvrit sortait un instant de sa songerie,disait : « Au revoir ! » et se remettait àmarcher silencieusement.

Bientôt elle fut seule sur le chemin quicontinuait à fuir vers la mer. Alors elle ralentit le pas, ets’absorba toute dans sa méditation sans témoin.

Elle n’était pas heureuse. Le pèreGauvrit, à soixante-cinq ans, s’était remarié avec une fille detrente, une coureuse de grèves, qu’il avait été chercher à laBarre-de-Mont, et à qui il avait donné, en « droit dejeunesse », le plus clair de son bien. Cettejeune belle-mère n’était pas tendre pour Félicité. Chacune d’ellesreprochait à l’autre, non sans raison d’ailleurs, de trop dépenseret de ruiner la maison. Le frère aîné, douanier auxSables-d’Olonne, joueur et viveur, menaçait perpétuellement lebonhomme d’un procès en reddition de comptes,l’intimidait et puisait aussi, par ce moyen, dans le capital biendiminué des Gauvrit. La vieille famille, qui avait tenu un rangdans le Marais, déclinait rapidement. Félicité ne s’en apercevaitque trop. Les jeunes gens de Sallertaine et des paroissesvoisines venaient volontiers aux veillées de la Seulière,dansaient, buvaient, plaisantaient avec elle, mais aucun nes’offrait à l’épouser. La ruine probable, les divisions de lafamille écartaient les prétendants.

Mais une autre raison, plus vraie etplus profondément entrée dans les esprits, empêchait les fils demétayers et jusqu’aux simples valets de ferme de demander la mainde Félicité Gauvrit. C’était une sorte de lien d’honneur, une dettede fidélité, rendue plus sacrée par le malheur, et que l’opinionpublique s’entêtait à maintenir entre la Seulière etla Fromentière. Dans la pensée de tous, Félicité Gauvrit étaitdemeurée comme une alliée des Lumineau, une fille qui n’avait pasle droit de retirer sa promesse, et qu’on ne devait pas rechercheren mariage tant que Mathurin vivrait. Quelques-unséprouvaient aussi, peut-être, une crainte superstitieuse. Ilsauraient eu peur de se mettre en ménage avec une fille dont lepremier amour avait été si malchanceux.

Toutes les avances qu’elle avait faitesavaient échoué.

Elle s’en était irritée et aigrie. Dansson dépit, elle avait été jusqu’à regretter que l’infirme n’eût pasété tué sur le coup. S’il était mort, lui qui vivait à peine, elleeût recouvré sa liberté. Le passé eût été vite oublié, tandis qu’ily avait là, pour le rappeler à tous, dans la paroissemême, un pauvre gars errant sur des béquilles, autour de laferme qu’il aurait dû gouverner. Elle avait trouvéquelquefois que la mort mettait bien du temps à achever sesvictimes. Puis elle s’était ressaisie. En fille avisée, elle avaitcompris que l’opinion la liait, malgré elle, aux Lumineau, et quepar eux seulement elle pouvait réaliser l’ambition qui lapossédait : sortir de la Seulière, échapper à la domination desa belle-mère, gouverner une grande ferme, être plus riche et pluslibre qu’elle n’était chez elle. Elle qui n’avait jamais aimé, quin’était qu’une créature de vanité, comme la campagne en aquelques-unes, elle s’était dit : « J’attendrai. Je neretournerai pas à la Fromentière afin qu’on m’y regrette toujoursplus. Un jour Mathurin viendra à moi ou il m’appellera. Je suissûre qu’il ne m’a point oubliée. C’est une folie, mais qui meservira. Grâce à lui, je rentrerai chez eux, je les reverrai tous,le vieux qui se défie de moi, mais qui cédera, les jeunes quim’aimeront, parce que je suis belle. Et j’épouserai François ouAndré. Je serai métayère, comme je devais l’être, dans la plusbelle ferme de la paroisse. »

Or, François (qu’elle avait essayé deséduire), s’était dérobé, mais voici que Mathurin était venu àelle. Au prix de fatigues et de souffrances sans nom, il s’étaittraîné jusqu’à Sallertaine pour la saluer, publiquement. Et André,devant toutes les filles du bourg, avait dit :

– Voilà des temps que je ne vous aivue : vous n’avez pas changé.

La belle fille avait cueilli un de cesiris jaunes qui poussent en grand nombre dans les fossés du Marais.À demi-rieuse, elle songeait à ce triomphe de tout à l’heure, lafleur pendante au coin de la lèvre, laissant baller ses bras qui, àchaque pas, frôlaient avec un murmure la moire du tablier. Lesourire s’en allait très loin comme le regard, à la vague limitedes prés. Elle songeait qu’André ferait un joli mari, plus élégantque n’était, même autrefois, Mathurin ; qu’il n’avait dureste, qu’un an de moins qu’elle ; qu’il avait eu une manièreplaisante, vraiment, et assez hardie de lui dire : « Vousn’avez pas changé. » Elle pensait aussi : « À lapremière occasion, je les inviterai à veiller chez nous. Je suissûre qu’André viendra. »

Lentement, elle marchait, sur la levéeraboteuse et ardente de soleil. Les grillons chantaient midi.L’odeur âcre des roseaux fanés passait parintervalles. Et, tout entière à son rêve, Félicité Gauvrit nes’apercevait pas qu’elle était presque rendue chez elle.

Elle eut comme un réveil douloureux, enremarquant tout à coup une blancheur dans les prés, à droite.C’était la Seulière. En même temps, un doute s’éleva dans sonesprit, question inquiétante, mauvaise fin de rêve : si Andrése dérobait, lui aussi ? Ou bien si Mathurin, grisé comme ille serait par le moindre mot de souvenir, et devenuplus pressant et plus jaloux encore, devinait trop tôt ce qu’onméditerait autour de lui ?

Au-dessus du canal, sur le milieu d’unpont en dos d’âne qui reliait les prés à la route, Félicité Gauvrits’était arrêtée. La grande créature souple étendit les brasau soleil, fronça, dans un moment de colère, sessourcils bruns, et cracha la fleur d’iris, qui tomba dans l’eau.Puis, l’ayant suivie du regard, elle se mira une seconde, et seredressa souriante.

– Je réussirai,dit-elle.

Et, descendant le talus du pont, ellegagna la Seulière par la traverse.

Chapitre 8LES CONSCRITS DE SALLERTAINE

 

L’après-midi de ce dimanche d’automnefut marquée par une paix plus profonde encore qu’à l’ordinaire.L’air était tiède ; la lumière voilée ; le vent, quis’était levé avec la mer et poussait plus loin qu’ellesa marée, en traversant l’immense plaine herbeuse, ne récoltait pasun bruit de travail, pas une plainte de charrue, pas un heurt depelle, de marteau ou de hache. Les cloches seules parlaient haut.Elles se répondaient les unes aux autres, celles de Sallertaine, duPerrier, de Saint-Gervais, de Challans, qui a une église neuvepareille à une cathédrale, de Soullans caché dans les arbres desterres montantes. Les volées de grand’messe, le tintementl’Angélus, les trois sons de vêpres leur laissaient peu de repos.Elles lançaient au loin les mêmes mots entendus bien des fois,compris depuis des siècles : adoration de Dieu, oubli de laterre, pardon des fautes, union dans la prière, égalité devant lespromesses éternelles ; et les mots s’envolaient dans l’espace,et se nouaient avec un frisson, et c’étaient comme des guirlandesde joie jetées d’un clocher à l’autre. Parmi les remueurs de terre,les gardiens de bestiaux, les semeurs de fèves, bien peu ne leurobéissaient pas. Les routes, désertes toute la semaine, voyaientpasser et repasser, hâtant la marche, les familles qui habitaientaux limites de la paroisse et, plus lentes celles qui demeuraient àdistance de promenade. Dans le canal élargi qui aboutit au pied del’église et sert de port à Sallertaine il y avait toujours quelqueyole en mouvement.

Vers le soir, le bruit des clochescessa. Les buveurs eux-mêmes avaient quitté les auberges, etregagné les métairies assoupies dans la clarté blonde du couchant.Un silence universel envahissait la campagne. Peu bruyante lesjours de travail, elle était, à la fin de la semaine, pendantquelques heures, toute recueillie et muette. Trêve dominicale quiavait sa signification grande, où se refaisaient les âmes, où lesfamilles groupées, calmes, songeuses, comptaient leurs vivants etleurs morts.

Mais ce jour-là, la paix fut de courtedurée.

Mathurin Lumineau et André se reposaientdans le chemin vert de la Fromentière, en dehors de la haute portede pierre, sous les ormeaux qui servaient d’abri provisoire auxcharrettes et aux herses. L’infirme, couché en demi-cercle sur lestraverses de bois d’une des herses, un vieux manteau sur lesjambes, se remettait de l’effort et de l’émotion du matin. André,par amitié pour lui, n’avait pas voulu retourner au bourg avec lepère, et, étendu à plat ventre dans l’herbe, lisait le journal àhaute voix. De temps en temps il commentait les nouvelles, lui quiavait couru le monde ; il expliquait où se trouvaientClermont-Ferrand, l’Inde, le Japon, Lille en Flandre ; et, enle faisant, il tordait sa petite moustache blonde, et toute lafleur de sa jeunesse, un peu d’amour-propre naïf, apparaissaientdans sa physionomie ouverte et amusée.

Vers quatre heures, sur la gauche deSallertaine, un clairon sonna. Ce devait être àmi-distance entre la paroisse des Lumineau et celle de Soullans, enplein Marais. Mathurin, réveillé de la torpeur où la lecturel’avait plongé, regarda André, qui avait laissé tomber le journal,à la première note, et qui, le visage levé, l’oreilletendue, souriait à la fanfare.

– Ce sont les gars de la classe,dit l’aîné. Ils vont partir bientôt, et ils sepromènent.

– Ils jouent la fanfare deschasseurs d’Afrique, répondit le cadet avec une flamme dans lesyeux. Je la reconnais. Il y a donc un ancien de cheznous dans le Marais ?

– Oui, le fils d’un bourrinier duFief. Il a fait son temps dans les zouaves.

Il y eut un silence, pendant lequel lesdeux hommes écoutèrent la sonnerie de l’ancien zouave. Leurspensées, en ce moment, étaient bien différentes. André revoyait, enimagination, dans les lointains du Marais qu’il fixait, une villeblanche, des rues étroites, une troupe de cavaliers sortant d’uneporte crénelée dont la voûte faisait écho. Mathurin observaitl’expression de son frère, et pensait : « Il a encorel’esprit là-bas, d’où il vient. » Ses traits se détendirent etses yeux se dilatèrent une seconde, comme ceux d’une bête quidécouvre sa proie, puis il se replia sur son rêvehabituel.

– Driot, dit-il après un longmoment, tu aimes cette musique-là ?

– Mais oui.

– Tu regrettes lerégiment ?

– Non, par exemple ! Personnene le regrette.

– Alors, qu’est-ce qui te plaisaitlà-bas ?

Le jeune homme interrogea le visage del’aîné, d’un coup d’œil, comme s’il cherchait :« Pourquoi me demande-t-il cela ? » Puis ilrépondit :

– Le pays… Écoute encore… C’est ladiane, à présent…

La sonnerie du clairon, grêle etprécipitée, cessa bientôt. Des voix fortes, malexercées, cinq ou six ensemble, entonnèrent le Chant dudépart. Quelques mots arrivèrent jusqu’à la Fromentière :« Mourir pour la Patrie… le plus beau… d’envie… » Lesautres se perdaient dans l’espace. Mais le bruit s’était rapproché.Les deux frères, immobiles sous le couvert des ormes, poursuivantchacun le songe où la première note l’avait jeté, écoutaient montervers eux les conscrits de Sallertaine.

Quand ceux-ci eurent gagné le pré de laFromentière, Mathurin, qui les suivait au bruit, depuis longtemps,et, avec son sens merveilleux d’observation, se rendait compte deleur route, dit à André :

– Ils se sont déjà arrêtés danstrois métairies. Je pense qu’ils font la quête de la classe. Tun’as pas connu ça, toi ? Voilà deux ans seulement qu’ils onteu l’idée de passer dans les maisons où il y a une jeune fille deleur âge, et ils lui demandent une poule pour se racheter duservice. Rousille est du tirage… Tu devrais prendre une poule, quetu leur donneras, quand ils passeront.

– Je veux bien ! dit André enriant, et en se levant d’un bond. J’y cours. Et que font-ils despoules ?

– Ils les mangent, donc ! Ilsfont deux, trois, quatre dîners d’adieu. Dépêche-toi : ilsarrivent.

André disparut dans la cour de lamétairie. On entendit bientôt son rire clair, des pas précipités ducôté de l’aire, puis les cris d’effroi d’une poule qu’il avait dûsaisir. Quelques minutes plus tard il revint, tenant par les pattesl’oiseau, dont les ailes rondes, mouchetées de gris et de blanc,touchaient l’herbe et se relevaient au rythme de lamarche.

Au même moment un coup de claironretentit au bas du verger clos. Mathurin s’était à demi redressésur la herse, et, les deux mains appuyées aux traverses, les brastendus, sa tête ébouriffée en avant, il guettait l’arrivée despromeneurs. André se tenait debout à côté de lui. En face d’eux,juste dans l’ouverture du chemin qui descendait au Marais, lesoleil se couchait. Son globe énorme, orangé par la brume,emplissait tout l’espace entre les deux talus, au sommet de labutte sans arbres.

Et voici que, dans cette gloire, troisfilles apparurent. Elles montaient, enlacées, la plus grande aumilieu, toutes trois vêtues de noir avec des coiffes de dentelles.Le jais de leurs mouchoirs de velours brillait sur leurs épaules.Elles s’avançaient en balançant leur tête. C’étaient des filles deSallertaine. Mais la lumière était derrière elles, etnul n’aurait pu dire leur nom, excepté Mathurin, qui, dans celle dumilieu, avait reconnu Félicité Gauvrit. À quelques pas en arrièrevenaient le sonneur de clairon, un porte-drapeau, et cinq jeuneshommes en ligne, qui tenaient, pendues par un lien dechanvre ou couchées sur un bras, les poules récoltées dansles fermes.

La troupe suivit le chemin, fit unecentaine de mètres, et s’arrêta entre les ormeaux et le mur ruinéde la Fromentière.

– Bonjour, les frèresLumineau ! dit une voix.

Il y eut des rires dans la bande excitéepar la course et par le muscadet des métairies. L’infirme fléchitsur ses poignets, et regarda du côté d’André.

Félicité Gauvrit, sans quitter sescompagnes, s’était portée un peu en avant de la bande,et considérait, d’un air de complaisance, le dernier fils de laFromentière, qui tendait la poule grise à bout de bras.

– Vous avez donc deviné,André ? reprit-elle. Ce que c’est que les garçonsd’esprit !… Allons, prenez la poule de Rousille,Sosthène Pageot.

Un vigoureux gars, rougeaud, la minehébétée comme ceux que le vin commence à étourdir, sortit du ranget prit l’oiseau. Mais à l’attitude moqueuse d’André, au silencequ’il gardait, Félicité devina que celui-cis’expliquait mal la présence de la fille de la Seulière enpareille compagnie, car elle ajouta négligemment :

– Vous pouvez croire que je necours pas tous les jours le Marais avec des conscrits. Si je lefais aujourd’hui, c’est pour rendre service. Ces deux amies quevous voyez, et qui sont de la classe, ont étédésignées par le sort pour quêter. Mais ellesn’osaient pas aller seules, et la quête aurait manquésans moi.

Elle s’exprimait bien, avec une certainerecherche qui dénotait l’habitude de lalecture.

– Ç’aurait été dommage ! ditle jeune homme, sans conviction.

– N’est-ce pas ? D’autant plusqu’on ne me voit pas souvent dans vos quartiers.

Elle détourna la tête vers les fenêtresde la Fromentière, les étables, les meules de foin, soupira, etdit, presque aussitôt, d’un ton enjoué :

– Vous veillerez bien un de cessoirs avec nous, André ? Les Maraîchines vousespèrent.

Il y eut des signes d’approbation, à sadroite et à sa gauche.

– Peut-être, fit André. Il y a silongtemps que je n’ai dansé à Sallertaine : l’envie peut m’enreprendre.

Elle le remercia d’un petit clignementd’yeux. Alors seulement elle eut l’air de remarquer MathurinLumineau, qui la regardait, lui, avec tant de passion et de douleurmêlées. Elle prit, pour lui parler, une expression de pitié et degêne aussi, qui n’était pas toute feinte :

– Ce que je dis à l’un, vouscomprenez, Mathurin, je le dis à toute la maison… Si ce n’était pasune fatigue pour vous ?… J’ai eu plaisir à vous revoir à lamesse, ce matin… Cela prouve que vous allez mieux…

L’infirme, incapable de répondre autrechose que des mots tout faits et tout prêts dans son esprit,balbutia :

– Merci, Félicité… vous êtes bienhonnête, Félicité…

Ce nom de Félicité, il le disait avecune sorte d’adoration, qui sembla émouvoir, tout abrutis qu’ilsfussent, deux ou trois des conscrits de Sallertaine.

– De quel régiment étais-tu,Mathurin ? demanda le porte-drapeau.

– Troisièmecuirassiers !

– Clairon, une fanfare decuirassiers pour Mathurin Lumineau ! En avant,marche !

Les trois filles du Marais, le clairon,le porte-drapeau, les cinq jeunes hommes rangés en arrièrequittèrent l’ombre des ormeaux, et remontèrent le chemin vers lesQuatre-Moulins. Une poussière traversée de rayons s’éleva au-dessusd’eux. La fanfare fit trembler les vieilles pierres de lamétairie.

Quand le dernier bonnet de dentelles eutdisparu entre les ajoncs et les saules de la route, Mathurin dit àson frère qui avait repris le journal et le lisaitdistraitement :

– Croirais-tu, Driot, que, depuissix ans, c’est la première fois qu’elle passe ici ?

André répondit, tropvivement :

– Elle t’a déjà écrasé une premièrefois, mon pauvre gars. Il faut prendre garde qu’elle ne recommencepas !

Mathurin Lumineau grommela des mots decolère, ramassa ses béquilles, et s’éloigna de quelques pas,jusqu’au dernier arbre contre lequel il se tint debout. Les deuxfrères ne se parlèrent plus. Tous deux, vaguement, et poussés parl’instinct, ils regardaient le Marais où les derniers rayons dujour s’éteignaient. Au-dessous des terres plates, le soleils’abaissait. On ne voyait plus, de son globe devenu rouge, qu’uncroissant mordu par des ombres, et sur lequel un saule d’horizon,un amas de roseaux, on ne sait quoi d’obscur,dessinait comme une couronne d’épines. Il disparut. Un soufflefrais se leva sur les collines. Le bruit de fanfare et de voix, quis’éloignait de plus en plus, cessa de troubler la campagne. Ungrand silence se fit. Des feux s’allumèrent, çà et là, dansl’étendue brune. La paix renaissait : les douleurs, uneà une, finissaient en sommeil ou en prière du soir.

Le vieux Lumineau, qui arrivait dubourg, reconnut ses deux fils le long des arbres du chemin, et, lesvoyant immobiles, dans la contemplation des terres endormies, nepouvant deviner leurs pensées, dit d’une voixclaire :

– C’est beau le Marais, n’est-cepas, mes gars ? Allons, rentrons de compagnie : le souperdoit attendre.

Il ajouta, parce que, dans l’ombre,André s’avançait le premier :

– Que je suis content que tu soisrevenu de l’armée, toi, mon Driot !

Chapitre 9LA VIGNE ARRACHÉE

 

André s’ennuyait, et, déçu dans la joiedu retour, n’aimait plus la Fromentière nouvelle comme il avaitaimé l’ancienne.

Elle avait tant changé ! Il l’avaitconnue animée par le bruit et le travail d’une famille nombreuse etunie, dirigée par un homme dont l’âge avait respecté la vigueur etla gaieté même, servie par plus de bras qu’elle n’en demandait,aveuglément chérie et défendue, comme les nids qu’on n’a pointencore quittés. Il la retrouvait méconnaissable. Deux des enfantss’étaient enfuis, laissant la maison triste, le père inconsolé, latâche trop lourde aussi pour ceux qui restaient. Rousilles’épuisait. André sentait bien qu’il ne suffirait pas pourentretenir la Fromentière en bon état de culture, pour l’améliorersurtout, comme il l’avait médité si souvent de le faire, lorsqu’onAfrique, pendant les nuits chaudes où l’on ne dort pas, il songeaitaux ormeaux de chez lui. Il eût fallu au moins deux hommes jeuneset forts, sans compter l’aide du valet : il eût fallu Françoisauprès d’André !

Celui-ci luttait contre le découragementqui l’envahissait, car il était brave. Chaque matin, il partaitpour les champs avec la résolution de tant travailler que touteautre pensée lui serait impossible. Et il labourait, hersait,semait, ou bien il creusait des fossés, ou plantait des pommiers,sans prendre de repos, avec tout son courage et tout son cœur. Maistoujours le souvenir de François lui revenait ; toujours lesentiment de la déchéance de la métairie. Les journées étaientlongues, dans la solitude ; plus encore à côté du nouveauvalet, manœuvre indifférent, que les projets ni les regrets de cefils de métayer ne pouvaient intéresser. Le soir, quand Andrérentrait, à qui se serait-il confié et qui l’eût consolé ? lamère n’était plus là ; le père avait trop de peine déjà àgarder lui-même ce qu’il faut d’espérance et de vaillance pour nepas plier sous le malheur ; Mathurin était si peu sûr et siaigri, que la pitié pouvait aller à lui, mais non l’affectionvraie. Il y aurait eu Rousille peut-être. Mais Rousille avaitdix-sept ans quand André l’avait quittée. Il continuait de latraiter en enfant, et ne lui disait rien. D’ailleurs, c’est à peinesi on la voyait passer, la petite, toujours préoccupée et courant.Morne maison ! Le jeune homme y souffrait d’autant plus qu’ilsortait du régiment, où la vie était dure sans doute, mais sipleine de mouvement et d’entrain !

Les semaines s’écoulaient et l’ennui necédait pas.

Fatigué de ce repliement sur soi-même,André peu à peu laissa son esprit s’écarter hors du mondedouloureux où il s’efforçait vainement de reconnaître la maison desa jeunesse. Il était comme ces paysans des côtes, travailleurstaciturnes qui regardent la mer par-dessus les dunes, et quetourmente un peu de songe quand le vent souffle. Triste et touchépar le malheur, il se rappela la science lamentable qu’il avaitacquise au loin : il pensa qu’on peut vivre ailleurs qu’à laFromentière, au bord du Marais de Vendée.

La tentation devint pressante. Deux moisaprès qu’il eut repris possession de la chambre où les deux frèrescouchaient autrefois, un soir que toute la métairie dormait, Andrése mit à écrire à un soldat de la légion étrangère, qu’il avaitconnu et laissé en Afrique : « Je m’ennuie trop, monfrère et ma sœur ont quitté la maison. Si tu sais une bonneoccasion de placer son argent en terre, soit en Algérie, soit plusloin, tu peux me l’indiquer. Je ne suis pas décidé, mais j’ai desidées de m’en aller. Je suis comme seul chez nous. » Et lesréponses vinrent bientôt. Au grand étonnement de ToussaintLumineau, le facteur apporta à la Fromentière des brochures, desjournaux, des prospectus, des plis qui étaient gros, et dont Andréne se moquait pas, comme faisaient Rousille et Mathurin. Lepère disait en riant, car il n’avait aucun soupçon contreAndré :

– Il n’est jamais entré tant depapier à la Fromentière, Driot, que depuis les semaines de tonretour. Je ne t’en veux pas, puisque c’est ton plaisir de lire.Mais moi, ça me lasserait l’esprit.

Le dimanche seulement, il lui arrivaitde souffrir un peu de ce goût trop vif qu’avait son fils pourl’écriture et la lecture. Ce jour-là, presque toujours, aprèsvêpres, il ramenait avec lui quelque vieux compagnon, leGlorieux de la Terre Aymont ou Pipet de laPinçonnière, et ils allaient ensemble rendre visite aux champs dela Fromentière. Ils montaient et descendaient par les sentespleines d’herbe, l’un près de l’autre, inspectant toutes choses,s’exprimant avec des signes d’épaule ou de paupière, échangeant derares propos qui avaient tous le même objet : les moissonsprésentes ou futures, belles ou médiocres, menacées ousauvées. En cette saison d’hiver, c’étaient les guérets, les blésjeunes et les coins de luzerne qu’on étudiait. Et ToussaintLumineau, qui n’avait pas réussi à prendre au passage et à emmenerson André, confiait au métayer de la Terre-Aymont ou de laPinçonnière, arrêté dans le même rayon tiède, à la cornière d’unepièce :

– Vois-tu, mon fils André est d’uneespèce que je n’ai pas encore connue et qui ne ressemble pas à lanôtre. Ça n’est pas qu’il méprise la terre. Il a de l’amitié pourelle, au contraire, et je n’ai rien à reprocher à son travail de lasemaine. Mais depuis qu’il est revenu du régiment, son idée, ledimanche, est dans la lecture.

Rousille aussi s’étonnait quelquefois.Elle avait trop à faire dans la maison pour s’occuper du travail oudes amusements des autres. Chargée du ménage, prise par les millesoins d’une ferme, elle ne voyait guère André qu’aux heures desrepas, et devant témoins. À ces moments-là, André, soit par uneffort de volonté, soit que la jeunesse fût plus forte que l’ennuiet réclamât son heure, se montrait gai d’ordinaire, et insouciant.Il plaisantait volontiers Rousille et tâchait de la faire rire.Elle cependant, comme elle était femme et qu’elle souffrait, avaitle don de deviner les souffrances des autres. Et à des signes bienlégers, à des regards arrêtés sur les hautes vitres de la fenêtre,à deux ou trois mots qui auraient pu s’expliquer autrement, son âmetendre avait compris qu’André n’était pas tout à fait heureux. Sansen savoir davantage, elle l’avait plaint. Mais elle était loin dese douter de la crise que traversait son frère et du projet qu’ilméditait.

Un seul de ces témoins de la vie avaitpénétré les desseins d’André : c’était Mathurin. Il avaitremarqué la tristesse grandissante d’André, l’inutile effort dujeune homme pour retrouver l’ancienne égalité d’humeur et lavaillance calme dans le travail quotidien. Il le suivaitquelquefois aux champs ; il épiait à la maison l’arrivée dufacteur et se faisait remettre les lettres et les papiers adressésà son frère. Les moindres détails restaient gravés dans sa mémoiresongeuse, et en sortaient un jour, sous forme d’une question qu’ilposait prudemment, avec une indifférence affectée. Ilsavait, par exemple, que la plupart des lettres que recevait Andréportaient, les unes le timbre d’Alger, les autres celui d’Anvers.Et comme ce dernier nom ne disait rien à Mathurin, André avaitexpliqué :

– C’est un grand port de Belgique,plus grand que Nantes où tu as passé une fois.

– Comment peux-tu connaître dumonde si loin de chez nous et si loin del’Afrique ?

– C’est bien simple, ajoutait lecadet : mon meilleur ami, à Alger, est un Belge de la légionétrangère, qui a toute sa famille dans la ville d’Anvers. TantôtDemolder m’écrit, et tantôt ce sont les parents qui m’écrivent pourme donner les renseignements dont j’ai besoin…

– Des nouvelles de tes camarades,alors ?

– Non, des choses quim’intéressent, sur les voyages, les pays… Un des enfants s’estétabli au delà de la mer, en Amérique. Il a une ferme aussi grandeque la paroisse de chez nous.

– Il était riche ?

– Non ; il l’estdevenu.

Mathurin n’insistait pas. Mais ilcontinuait d’observer, d’ajouter les indices aux indices. QuandAndré laissait traîner une brochure d’émigration, une annonce deconcessions à donner ou à vendre, Mathurin relevait la feuille ettâchait de découvrir les endroits où les sourcils du frères’étaient froncés, où quelque chose comme un sourire, un désir, unevolonté, avait traversé les yeux du cadet.

De preuve en preuve, il avait acquis laconviction que Driot méditait de quitter la Fromentière.Quand ? Pour quel pays lointain où la fortune étaitfacile ? C’étaient là des points obscurs. Alors, en ce mois dedécembre, où les tête-à-tête sont plus nombreux à cause desbourrasques, des journées de neige et de pluie, lorsqu’il étaitseul avec André, dans l’étable ou dans la maison, il disaitperfidement :

– Parle-moi de l’Afrique,Driot ? Raconte-moi les histoires de ceux qui se sontenrichis ? Ça m’intéresse de t’entendre causerlà-dessus.

D’autres fois ildemandait :

– La Fromentière doit te paraîtrepetite et pauvre, à toi qui lis dans les livres ? Bien sûr,elle ne donne pas comme autrefois !

Mathurin ne doutait plus, lorsque Driotdoutait encore.

L’année s’acheva ainsi.

Une nouvelle année commença. L’hiverétait pluvieux, mais il gelait toutes les nuits. On voyait, aumatin, les fils d’araignées, tendus d’une motte à l’autre etcouverts de brume glacée, remuer au vent comme des ailes blanches.La glèbe fumait au soleil tardif, et les ailes blanches devenaientgrises. Les plus gros travaux de la campagne étaient suspendus. Leshommes des terres hautes abattaient quelques souches ouremplaçaient des barrières. Ceux du Marais ne faisaient plus rien.Pour eux les vacances étaient venues. Les fossés et les étiersdébordaient. La plupart des fermes, enveloppées par les eaux etcomme flottantes au-dessus d’elles, n’avaient de communication avecles bourgs ou entre elles qu’au moyen des yoles remises à neuf, quicouraient en tous sens sur les prés inondés. C’était le tempsjoyeux des veillées et des chasses.

Le sol n’était cependant pas si durqu’on ne pût le défoncer, et Toussaint Lumineau avait résolu, selonle conseil donné par Mathurin, d’arracher la vigne qui dépendait dela Fromentière, et que le phylloxera avait détruite.

Le métayer et André montèrent doncjusqu’au petit champ bien exposé au midi, sur la hauteur dénudéeque coupe la route de Challans à Fromentine. Ils avaient devanteux, et ne voyaient pas autre chose, sept planches de vieille vigneentre quatre haies d’ajoncs, un sol caillouteux, et les ailes dedeux moulins qui tournaient.

– Attaque une des planches, dit lemétayer ; moi, j’attaquerai celle d’à côté.

Et enlevant leur veste, malgré le froid,car le travail allait être rude, ils se mirent à arracher la vigne.L’un et l’autre, ils avaient causé d’assez belle humeur en faisantla route. Mais, dès qu’ils eurent commencé à bêcher, ils devinrenttristes, et ils se turent pour ne pas se communiquer les idées queleur inspiraient leur œuvre de mort et cette fin de lavigne. Lorsqu’une racine résistait par trop, le père essaya deux outrois fois de plaisanter et de dire : « Elle se trouvaitbien là, vois-tu, elle a du mal à s’en aller, » ou quelquechose d’approchant. Il y renonça bientôt. Il ne réussissait point àécarter de lui-même, ni de l’enfant qui travaillait près de lui, lapensée pénible du temps où la vigne prospérait, où elle donnaitabondamment un vin blanc, aigrelet et mousseux, qu’on buvait dansla joie les jours de fête passés. La comparaison de l’état anciende ses affaires avec la médiocre fortune d’aujourd’huil’importunait. Elle pesait plus lourdement encore, et il s’endoutait bien sur l’esprit de son André. Silencieux, ils levaientdonc et ils abattaient sur le sol leur pioche d’ancien modèle,forgée pour des géants. La terre volait en éclats ; lasouche frémissait ; quelques feuillesrecroquevillées, restées sur les sarments, tombaient et fuyaient auvent, avec des craquements de verre brisé ; le pied del’arbuste apparaissait tout entier, vigoureux et difforme, vêtu enhaut de la mousse verte où l’eau des rosées et des pluies s’étaitconservée pendant les étés lointains, tordu en bas et mince commeune vrille. Les cicatrices des branches coupées par les vigneronsne se comptaient plus. Cette vigne avait un âge dont nul ne sesouvenait. Chaque année, depuis qu’il avait conscience des choses,Driot avait taillé la vigne, biné la vigne, cueilli le raisin de lavigne, bu le vin de la vigne. Et elle mourait. Chaque fois que, surle pivot d’une racine, il donnait le coup de grâce, qui tranchaitla vie définitivement, il éprouvait une peine ; chaque foisque, par la chevelure depuis deux ans inculte, il empoignait cebois inutile et le jetait sur le tas que formaient lesautres souches arrachées, il haussait les épaules, de dépit et derage. Mortes les veines cachées par où montait pour tous la joie duvin nouveau ! Mortes les branches mères que le poids desgrappes inclinait, dont le pampre ruisselait à terre ettraînait comme une robe d’or ! Jamais plus la fleur dela vigne, avec ses étoiles pâles et ses gouttes de miel,n’attirerait les moucherons d’été, et ne répandrait dans lacampagne et jusqu’à la Fromentière, son parfum de réséda !Jamais les enfants de la métairie, ceux qui viendraient, nepasseraient la main par les trous de la haie pour saisir lesgrappes du bord ! Jamais plus les femmesn’emporteraient les hottées de vendange ! Le vin,d’ici longtemps, serait plus rare à la ferme, et ne serait plus« de chez nous ». Quelque chose de familial, une richessehéréditaire et sacrée périssait avec la vigne, servante ancienne etfidèle des Lumineau.

Ils avaient, l’un et l’autre, lesentiment si profond de cette perte, que le père ne put s’empêcherde dire, à la nuit tombante, en relevant une dernière fois sapioche pour la mettre sur son épaule :

– Vilain métier, Driot, que nousavons fait aujourd’hui !

Cependant il y avait une grandedifférence entre la tristesse du père et celle de l’enfant.Toussaint Lumineau, en arrachant la vigne, pensait déjà au jour oùil la replanterait ; il avait vu, dans sa muette et lenteméditation, son successeur à la Fromentière cueillant aussi lavendange et buvant le muscadet de son clos renouvelé. Il possédaitcet amour fort et éprouvé, qui renaît en espoirs à chaque coup dumalheur. Chez André, l’espérance ne parlait pas de même, parce quel’amour avait faibli.

Tous deux, bruns dans le jour finissant,ils se remirent en marche le long de la bordure d’herbe, puis surla pente des champs qui ramenaient vers la ferme. Le corps endoloriet penché en avant, leur outil sur l’épaule, ils considéraientl’horizon rouge au-dessus du Marais, et les nuages que le ventpoussait vers le soleil en fuite. C’était un soir lamentable.Autour d’eux, des guérets, des terres nues, des haies dévastées,des arbres sans feuilles, de l’ombre et du froid qui tombaient duciel. Et ils avaient bien fait deux cents mètres avant que le filsse décidât à parler, comme si la réponse devait être trop dure pourle père qui suivait le même chemin de travail.

– Oui, dit-il, le temps de la vigneest fini dans nos contrées : mais elle pousseailleurs.

– Où donc, monDriot ?

Dans les demi-ténèbres, l’enfant étenditsa main libre, au-dessus de la Fromentière noyée en bas dansl’ombre. Et le geste allait si loin, par delà le Marais et par delàla Vendée, que, sous ses habits de grosse laine, Toussaint Lumineausentit le froid du vent.

– Les autres pays, dit-il,qu’est-ce que ça nous fait, mon Driot, pourvu qu’on vive dans lenôtre ?

Le fils comprit-il l’anxieuse tendressede ces mots-là ? Il répondit :

– C’est que, justement, dans lenôtre, il est de plus en plus malaisé de vivre.

Toussaint Lumineau se souvint desparoles, à peu près semblables, qu’avait dites François, et il setut, pour essayer de s’expliquer à lui-même comment Andrépouvait les répéter, lui qui n’était cependant ni paresseuxni porté pour les villes.

Devant les hommes qui descendaient auxmarges des terres brunes, la Fromentière avec ses arbresapparaissait comme un dôme de ténèbres plus denses,au-dessus duquel la nuit d’hiver allumait sespremières étoiles. Le métayer n’entrait jamais sans émotion danscette ombre sainte de chez lui. Ce soir-là, mieux que d’habitude,il sentit cette douceur de revenir qui ressemblait à un sermentd’amour. Rousille, entendant des pas quis’approchaient, ouvrit la porte, et éleva la lampe àl’extérieur, comme un signal.

– Vous rentrez tard !dit-elle.

Ils n’avaient pas eu le temps derépondre, qu’un son de corne prolongé, nasillard, retentit au fonddu Marais, bien au delà de Sallertaine.

– C’est la corne de laSeulière ! cria, du bout de la salle, la voix deMathurin.

Les hommes entrèrent dans la clartéchaude du foyer. La petite lampe fut reposée sur la table. Mathurinreprit :

– On veille ce soir à la Seulière.Veux-tu y venir, Driot ?

L’infirme, les bras appuyés sur la tableet agités d’un mouvement nerveux, soulevé à demi, lesyeux flambants d’un désir longtemps contenu quiéclatait enfin, faisait peine à voir et faisait peur,comme ceux dont la raison chancelle.

– Je ne suis guère d’humeur àdanser, répondit négligemment André ; mais peut-être ça meferait du bien, aujourd’hui.

Le métayer, silencieusement, appuya lamain sur l’épaule de son malheureux aîné, et les yeuxenfiévrés se détournèrent, et le corps obéit, et retomba sur lebanc, comme un sac de froment, dont la toile s’élargit quand iltouche terre.

Les hommes soupèrent rapidement. Vers lafin du repas, Toussaint Lumineau, dont l’esprit s’était remis àpenser aux paroles d’André, voulut prendre à témoin celui de sesenfants qui n’avait jamais varié dans l’amour exclusif de laFromentière, et dit :

– Croirais-tu, Mathurin, que ceDriot déraisonnait, ce soir ? Il prétend que la vigne a faitson temps chez nous ; qu’elle pousse mieux ailleurs. Maisquand on plante une vigne, on sait bien qu’elle doit mourir unjour, n’est-ce pas ?

– Beaucoup sont mortes avant lanôtre, fit rudement l’infirme. Nous ne sommes pas plus malheureuxque les voisins.

– C’est justement ce que je dis,répondit André. – Et il releva la tête, et on vit ses yeuxqu’animait la contradiction et ses moustaches fines qui remuaientquand il parlait. – Ce n’est pas seulement notre vigne qui estusée, c’est la terre, la nôtre, celle des voisins, celle du pays,aussi loin et plus loin que vous n’avez jamais été. Il faudrait desterres neuves, pour faire de la belle culture.

– Des terres neuves, dit le père,je n’en ai jamais connu par ici. Elles ont toutes servi.

– Il y en a pourtant, et dans biendes contrées…

Il hésita, un instant, et énumérapêle-mêle :

–… En Amérique, au Cap, en Australie,dans les îles, chez les Anglais. Tout pousse dans ces pays-là. Laterre a plaisir à donner, tandis que les nôtres…

– N’en dis pas de mal, Driot :Elles valent les meilleures !

– Usées, tropchères !

– Trop chères, oui, un peu. Maisdonne-leur de l’engrais, et tu verras !

– Donnez-leur-en donc ! Vousn’avez pas de quoi en acheter !

– Qu’il vienne seulement une bonneannée, pas trop sèche, pas trop mouillée, et nous seronsriches !

Le métayer s’était redressé, comme sousune injure personnelle, et il attendait ce que Driot allaitrépondre. Celui-ci se leva, emporté par la passion. Et tous leregardaient, même le valet de ferme, qui essayait de comprendre, lementon serré dans sa main calleuse. Et tous ils sentaientvaguement, à l’aisance du geste, à la facilité de sa parole, queDriot n’était plus tout à fait comme eux.

– Oui, fit le jeune homme, fierd’être écouté, il y aurait peut-être quelque chose à faire, ici,dans les vieux pays. Mais on ne nous apprend pas ceschoses-là dans nos écoles : c’est trop utile. Et puis l’impôtest trop lourd, et les fermages trop haut. Alors, pendant que nousvivons misérablement, ils font là-bas des récoltes magnifiques.J’apprends ça tous les jours. Nos vignes crèvent, et ils ont duvin. Le froment pousse chez eux sans engrais, et ils nousl’envoient dans des navires aussi chargés de grain que l’était, àce que vous racontez, le grenier de l’ancien châteaud’ici…

– Des farces ! Tu as lu çadans les livres !

– Un peu. Mais j’ai vu aussi desnavires dans les ports, et les sacs de froment coulaient de leurbord comme l’eau des étiers par-dessus les talus. Si vous lisiezles journaux, vous sauriez que tout nous est apportéde l’étranger, à meilleur compte que nous ne pouvons leproduire, le blé, l’avoine, les chevaux, les bœufs, et qu’il y a,contre nous autres, les Américains, les Australiens, et qu’il yaura bientôt les Japonais, les Chinois…

Il se grisait de paroles. Il n’était quel’écho de quelques lectures qu’il avait faites, ou deconversations qu’on avait tenues devant lui. La Fromentièrel’écoutait avec stupeur. Chine, Japon, Amérique, ces noms volaientdans la salle comme des oiseaux inconnus, amenés par la tempêtedans des régions lointaines. Les murs de la métairieavaient entendu tous les mots de la langue paysanne, mais pas unefois encore ils n’avaient sonné sous le choc de ces syllabesétrangères. L’étonnement était marqué sur tous les visages éclairéspar la lampe et levés vers Driot, qui continua :

– J’en ai appris, des choses !J’en apprends tous les jours. Et, tenez, quand on revient, commemoi, d’arracher une vigne, ça fait enrager de penserqu’il y a des pays, en Amérique, et je pourrais vous dire leur nom,où on peut aller sans délier sa bourse…

– Allons donc ! s’écria levalet.

– Oui, le gouvernement paye lepassage du cultivateur. Il le nourrit à l’arrivée. Il lui donne,pour s’établir, trente hectares de terre…

Cette fois, le père hocha la tête,désarmé par l’énormité de l’affirmation, et dit, d’un air demépris :

– Tu racontes des menteries, mongarçon. Trente hectares, ça fait soixante journaux. Moi, je ne lispas souvent, c’est vrai. Mais je ne me laisse pas raconter toutesles histoires que tu crois comme Évangile. Soixante journaux !Les gouvernements seraient vite ruinés, s’ils faisaient un cadeaupareil à tous ceux qui en ont envie… Tais-toi… Ça me chagrined’entendre mal parler de la terre de chez nous… Puisque tu veux lacultiver avec moi, Driot, fais comme nous, n’en dis pas de mal…Elle nous a toujours nourris.

Il y eut un silence embarrassé, dont levalet profita pour se lever et gagner son lit. L’appel de laSeulière courut de nouveau dans la nuit. Mathurin ne prononça pasune parole, mais il regarda son frère. Celui-ci, mécontent, excitépar la discussion qu’il venait d’avoir, comprit l’interrogationmuette, et répondit vivement, de manière à faire sentir que savolonté était libre :

– Eh bien ! oui, j’yvais.

– Je te ferai la conduite jusqu’àla yole, repartit l’infirme.

Toussaint Lumineau devina undanger.

– C’est déjà trop que ton frèreaille à la Seulière, dit-il. Mais toi, mon pauvre gars, d’aucunemanière ça ne te serait bon de veiller là-bas. Il fait froiddehors… Ne va pas plus loin que le pré aux canes, et reviensvite.

Il suivit des yeux l’infirme qui, engrande hâte, avec le surcroît d’énergie que lui donnait l’émotion,se soulevait sur ses béquilles, longeait la table, descendait lesmarches, et, derrière André, s’enfonçait dans la nuit…

Les fils étaient dehors. Le vent glacésoufflait par la porte laissée ouverte. Hélas ! que legouvernement de la maison devenait difficile ! Assis sur lebanc, la tête appuyée sur un coude et regardantl’ombre de la cour, le métayer réfléchissait aux choses qu’il avaitentendues ce soir, et à l’impuissance où il se trouvait, malgré satendresse et sa grande expérience de se faire obéir, dès qu’il nes’agissait plus du travail de la métairie. Mais il ne demeura paslongtemps sans demander à sa fille, enfermée dans la déchargevoisine, – la moindre parole sonnait si bien dans les chambresvides !

– Rousille ?

La petite ouvrit la porte, et s’avançaun peu, tenant un plat creux qu’elle essuyait sans leregarder.

– J’ai peur que Mathurin neretourne la voir…

– Oh ! père, il ne ferait pasça… D’ailleurs, il ne doit pas avoir ses souliers, et il n’oseraitpas paraître à la Seulière…

Elle se pencha, chercha sous le lit deMathurin, puis dans le coffre, et se releva endisant :

– Si… il les a emportés… Il lesavait mis d’avance… Le premier son de corne a passé vers sixheures.

Le père se mit à marcher à grands pas.Inquiet, il s’arrêtait, de minute en minute, pour écouter si unbruit de béquilles heurtant les cailloux n’annonçait pas le retourde Mathurin.

Chapitre 10LA VEILLÉE DE LA SEULIÈRE

 

La porte s’ouvrit avec fracas, et sur leseuil, illuminé par la vive lueur des lampes, MathurinLumineau apparut. L’entrée d’un revenant n’aurait pas produit plusd’effet. Le bruit cessa tout à coup. Les filles, effarées,s’écartèrent et se groupèrent le long des murs.D’étonnement, plusieurs gars ôtèrent leur chapeau, qu’ils avaientgardé pour danser ; des métayères se levèrent, àdemi, des chaises où elles étaient assises. Onhésitait à reconnaître le nouvel arrivant, à pareilleheure, et dans ce lieu. Lui, brusquement frappé par l’air chaud,las et rouge, mais fier de la stupéfaction qu’il provoquait, droitsur ses béquilles, riant dans sa barbe rousse, il dit d’une voixéclatante :

– Salut à tous !

Puis s’adressant aux femmes groupées,qui se penchaient au fond de la salle, et caquetaientdéjà :

– Qui veut danser une ronde avecmoi, mes galantes ?… Qu’avez-vous à me regarder commeça ? Je ne reviens pas. J’amène mon frère, le beau Driot, pourfaire vis-à-vis.

On le vit s’avancer, et derrière lui ledernier fils de la Fromentière, mince et haut, la main au front,saluant militairement. Alors, dans toute la salle, ce furent deséclats de rire, des questions, des bonjours. Les danseuses seprécipitèrent vers eux aussi vite qu’elles s’étaient écartées. Desmains d’hommes se tendirent de toutes parts. Les éclats sonores dela voix du vieux Gauvrit dominèrent le tumulte. Du fond de laseconde chambre, il criait, déjà un peu pris devin :

– La plus belle fille pour danseravec Mathurin ! La plus belle ! Qu’elle semontre !

Ce ne fut pas pour obéir à son père queFélicité Gauvrit s’avança. Mais, un instant décontenancée par cettebrusque entrée, observée par les femmes et par les hommes, ellecomprit qu’elle devait payer d’audace, et, s’approchant de MathurinLumineau, ses yeux noirs dans les yeux de l’infirme, elle lui jetales bras autour du cou, et l’embrassa.

– Je l’embrasse, dit-elle, parcequ’il a plus de courage que la moitié des gars de la paroisse.C’est moi qui l’avais invité !

Étourdi, enivré par tous les souvenirsqui s’éveillaient en lui, Mathurin se déroba une fois de plus. Onle vit pâlir, et, tournant sur ses béquilles, fendre le grouped’hommes qui se trouvait à sa gauche, en disant :

– Place, place, mes gars, je veuxm’asseoir !

Il s’assit, dans la seconde chambre, àcôté de plusieurs anciens, dont le vieux Gauvrit, qui s’écartèrent,et, pour première marque de bienvenue, lui versèrent unplein verre de vin blanc de Sallertaine. Selon l’usage et laformule consacrée, il leva le verre, et dit, tout pâleencore :

– À vous tous, je bois de cœur etd’amour !

Bientôt, il parut oublié, et les dansesreprirent.

La métairie où l’on veillait, une desplus neuves du Marais, était divisée en deux pièces inégales. Dansla plus petite, quelques hommes, retirés des plaisirs bruyants dela danse, buvaient et jouaient des parties de luetteavec le maître de la maison. Dans l’autre, par où les Lumineauvenaient d’entrer, on dansait. Les tables avaient été rangées lelong des murs, entre les lits : les rideaux de ceux-ci,relevés de peur des accrocs, s’étalaient sur les courtes-pointes.Une demi-douzaine de matrones, qui avaient accompagné leurs filles,se tenaient autour de la cheminée, devant un feu de bouses sèches,– le bois de ce pays sans arbres, – et sur la plaque du foyer,chacune avait sa tasse, où elle buvait, à petits coups, du cafémélangé d’eau-de-vie. En arrière, des lampes à pétroleposées un peu partout éclairaient les groupes des danseurs. Ilsétaient à l’étroit. Une atmosphère fumeuse, une odeur de sueur etde vin remplissait la maison. L’air glacé du dehors soufflait parle bas de la porte et, parfois, faisait frissonner les Maraîchinessous leur lourde robe de laine. Mais peu importait.Dans la salle, c’était un débordement de rires, de paroles et demouvement. Jeunes gens, jeunes filles, ils venaient des fermesisolées, bloquées par l’inondation périodique ; ils étaientlas de repos et de rêve. Une fièvre agitait ces reclus, pourpeu de temps échappés et rendus à la vie commune. Toutà l’heure, sur l’immense nappe tremblante et muette, toute cettejoie se disperserait. Ils le savaient. Ils profitaient de l’heurebrève.

Les danses recommencèrent donc, tantôtla maraîchine, sauterie à quatre, espèce de bourrée ancienne, queles assistants soutenaient d’un bourdonnement rythmé ; tantôtdes rondes chantées par une voix d’homme ou de femme, reprises enchœur et accompagnées par un accordéon que manœuvrait un gamin dedouze ans, bossu et souffreteux ; tantôt desdanses modernes, quadrilles ou polkas, pour lesquelles il n’y avaitqu’un seul air dont la mesure seule variait. Laplupart des jeunes filles dansaient bien, quelques unes avec unsentiment vif du rythme et de l’attitude. Autour de leur ceinture,les plus soigneuses et les mieux habillées avaient noué un mouchoirblanc, pour que le danseur ne gâtât pas l’étoffe de la robe quand,après chaque refrain, il enlevait sa danseuse à bout de bras et lafaisait sauter le plus haut possible, afin de montrer la légèretédes Maraîchines et la force des Maraîchins. On se retrouvait, gensde la même paroisse et du même coin, on poursuivait les intriguesde l’hiver précédent, on se parlait d’amour pour la première fois,on se donnait rendez-vous au marché de Challans ou à quelqueveillée prochaine dans une autre ferme, on se montrait les nouveauxvenus. Parmi ces derniers, André Lumineau était le plus recherché,le plus gai, le moins embarrassé pour inventer des choses drôles etles dire.

Les heures passaient. Deux fois, le pèreGauvrit avait traversé les deux chambres, ouvert la porte, etprononcé :

– La lune monte et on la verrabientôt, le vent s’élève et il gèle dur.

Puis, il était revenu prendre sa placeautour de la table où les joueurs de luette l’attendaient, entredeux armoires. Mathurin Lumineau avait consenti à jouer. Mais iljouait distraitement, et regardait moins ses cartes qu’il neguettait le passage, les mots, les gestes de Félicité Gauvrit.Déjà, à plusieurs reprises, l’habile et superbe fille s’étaitarrêtée avec son danseur dans la seconde pièce, pour échangerquelques paroles avec Mathurin. Elle rayonnait d’orgueil. Sur safigure hardie, régulière, qui dominait la plupart des bonnets detulle, elle portait la joie de son triomphe, car après six ans, lafolie d’amour qu’elle avait inspirée durait encore, et lui ramenaitles fils de la Fromentière.

Il était dix heures. Une petiteMaraîchine, au visage rousselé comme le plumage d’une grive, lançales premières notes d’une ronde :

Quand j’étais chez mon père,

Petite à la maison,

M’en fus à la fontaine,

Pour cueillir du cresson.

Vingt voix de jeunes gars, et autant devoix de femmes reprirent en chœur :

Les canes, canes, lescanetons,

Les canes de mon père, dans les maraiss’en vont !

Et la ronde tourna dans les deuxchambres. À ce moment, Félicité Gauvrit, qui avait refusé deprendre place dans la chaîne des danseurs, s’approcha de la tableoù était Mathurin, et celui-ci, aussitôt, jeta les cartes à un deses voisins, et se leva entre ses béquilles.

– Restez, Mathurin, dit-elle. Nevous gênez pas pour moi : je viens les voir danser.

Mais elle avançait une chaise, dans lecoin de la pièce, et aidait Mathurin à s’y asseoir, et elle-mêmes’asseyait près de lui. Ils étaient dans la demi-ombre queprojetait l’armoire. L’infirme ne regardait point FélicitéGauvrit, et elle ne le regardait pas davantage. Ils se trouvaientcôte à côte, devant l’armoire de cerisier, et leurs yeux semblaients’intéresser à ces danseurs qui passaient et repassaient dans lachambre. Mais, ce qu’ils voyaient, c’était tout autrechose : l’un le passé, les rendez-vous d’amour, les sermentséchangés, le retour de Challans dans la charrette, l’affreusesouffrance prolongée pendant des années, l’abandon, qui prenait finen cette minute même ; l’autre apercevait l’avenir possibleet peut-être prochain, les salles de la Fromentière oùelle commanderait, le banc d’église où elle trônerait le dimanche,les saluts qu’elle recevrait des filles les plus fières du pays, etle mari qu’elle aurait, ce cadet des Lumineau, André, qui menaitlà-bas la ronde avec une enfant de quinze ans, cellequi chantait les couplets.

Mathurin parlait à voix basse, parpetits mots que l’émotion coupait de silences ; et il étaitpâle, et il avait peur que cette minute de bonheur ne fût déjàfinie. La fille de la Seulière, les mains à plat surson tablier, grave, réservée, répondait sans se hâter, des phrasesque personne n’entendait. Bien des yeux se tournaient vers lecouple étrange que formaient les fiancés d’autrefois. La rondetournait. Le refrain faisait sonner les murs.

La voix claire et rieuse de la petiteMaraîchine chantait :

La fontaine est profonde,

Coulée y suis au fond.

Par le chemin z’il passe

Trois cavaliers barons.

« Que donnerez-vous, belle ?

Et nous vous tirerons ?

– Retirez-moi, dit-elle,

Après ça nous verrons. »

Quand la belle fut tirée,

S’en fut à la maison,

Se mit à la fenêtre,

Chantit une chanson.

« Ce n’est point ça, la belle,

Que nous vous demandions :

Ce sont vos amitiés,

Si nous les méritons. »

La danse s’animait de plus en plus. Lesgrands gars maraîchins prenaient les jeunes filles par la taille,et les faisaient sauter si haut que les coiffes de mousselinetouchaient le plafond. Les commères buvaient une dernière tasse decafé. Les joueurs de luette regardaient la sarabande se démenerdans la poussière, dans la lumière inégale des lampes qui fumaient.Mathurin et Félicité, plus rapprochés, causaient toujours. Mais lafille de la Seulière avait abandonné une de ses mains entre cellesde l’infirme, et c’étaient les mains velues et démesurées quitremblaient, et c’était la petite main blanche qui semblait ne pascomprendre ou ne pas vouloir répondre.

La ronde finissait :

« Mes amitiés, dit-elle,

Sont point pour des barons ;

Ell’sont pour le gars Pierre,

Le valet de la maison. »

Félicité, pour la première fois, regardaMathurin, et dit en riant, d’un ton de confidence :

– C’est l’histoire de Rousille,cette chanson-là !

– Vous ne savez pas ce qu’ellevoulait ? repartit vivement Mathurin : se marier avecnotre valet, devenir la maîtresse de la Fromentière. Mais, moi, jeveillais ! J’ai fait chasser le Jean Nesmy. Et je vous jurequ’il ne reparaîtra pas de sitôt à la maison. À présent…

Il baissa la voix, il se pencha, le boutde ses cheveux fauves toucha la pointe du bonnet blanc qui nerecula pas :

– À présent, si tu veux encore demoi, Félicité, c’est toi qui seras la maîtresse de laFromentière !

Elle n’eut pas le temps de préparer uneréponse. Elle se trouva debout. Le dernier refrain de la rondeavait fini dans un murmure d’étonnement. Un homme était entré, ets’était avancé dans la première chambre jusqu’aumilieu. Il dépassait les groupes de toute sa tête blanche,coiffée du chapeau qu’il n’avait pas même touché du doigt enentrant. Ses vêtements étaient couverts de gelée. Sur le brasgauche, il portait un vieux manteau, une loque brune, qui pendait.Et, sévère de visage, les yeux demi-fermés à cause del’éclat des lumières, il cherchait quelqu’un. Tous s’écartèrentdevant le métayer de la Fromentière.

– Mes gars sont ici ?demanda-t-il.

– Oui donc, répondit une voixderrière lui. Me voici, père !

– Bien, Driot, fit l’ancien, sansse retourner. Je n’ai pas peur pour toi, quoique ça ne soit pas icila place de mes enfants. Mais, en vérité, il gèle à croire que toutle Marais sera pris avant le soleil levant. Et Mathurin pourrait enmourir, blessé comme il est ! Pourquoi l’as-tuamené ?

Dans le silence de tous, le métayerparcourut du regard la grande salle. Un mouvement dequelques-uns des assistants lui désigna Mathurin aufond de la salle voisine. Le père aperçut l’infirme et, près delui, celle qui avait été cause de tant de souffranceset de larmes.

– La garce ! murmura-t-il.Elle l’aguiche encore !

Et il fendit impérieusement les groupes,ses épaules rejetant les danseurs à droite et à gauche.

– Gauvrit, dit-il en saluant de latête le bonhomme qui s’était levé et s’avançait en titubant,Gauvrit, ça n’est pas pour te faire un affront. Maisj’emmène mes gars. La mort est dans le Marais, par des tempspareils.

– Je ne pouvais pas empêcher tesfils de venir, balbutia Gauvrit. Je t’assure, ToussaintLumineau…

Sans l’écouter, le métayer haussa lavoix :

– Hors d’ici Mathurin !dit-il. Et prends la couverte que j’ai apportée pourtoi !

Il jeta le vieux manteau ruiné sur lesépaules de l’infirme, qui se leva sans mot dire, comme un enfant,et suivit le père. Les assistants, quelques-uns moqueurs, laplupart émus, regardaient cet ancien qui, à travers tout le Marais,venait arracher son fils à la veillée de la Seulière. Des fillesdisaient entre elles : « Il n’a pas eu seulement uneparole pour la Félicité » ; d’autres : « Ildevait être beau, quand il était jeune. » Il y eut une voix,celle de la petite qui avait chanté la ronde, qui murmura :« André est tout le portrait de son père ».

Ni Toussaint Lumineau ni ses filsn’entendirent. La porte de la Seulière se refermait derrière eux.Ils tombaient brusquement dans la nuit où courait le vent glacé.Les nuages étaient remontés très haut. Emportés à une alluredésordonnée, fondus en larges masses, ils formaient des nappesd’ombre, successives, dont la lune argentait les bords. Le froidpénétrait les vêtements et traversait la chair. La mort passait,pour les faibles. Le métayer qui savait le danger, dégagea au plusvite les deux yoles arrêtées parmi d’autres au port de la Seulière.Il monta dans la première, fit signe à Mathurin de se coucher aufond, et poussa au large. L’infirme obéit encore. Pelotonné sur leplancher du bateau, couvert du manteau de laine, il ressemblabientôt, immobile, à un morceau de goémon. Mais, sans qu’on y prîtgarde, il s’était étendu, la tête tournée du côté de la Seulière,et, soulevant d’un doigt l’étoffe qui le protégeait, il regardaitla ferme. Tant que la distance et les talus des canaux luipermirent de distinguer la raie lumineuse de la porte, il demeurales yeux attachés sur cette lueur pâlissante, qui lui rappelaitmaintenant un souvenir nouveau. Puis le manteau retomba, couvrantle visage joyeux et en larmes de l’infirme. André suivait, dans laseconde yole.

Par les mêmes fossés, le long des mêmesprés, ils repassaient, luttant contre les rafales devent qui soufflaient. La tempête se déchaînait et empêchait laglace de s’étendre. Le métayer, qui n’avait plus l’habitude deyoler, n’avançait pas beaucoup. De loin en loin, ildisait :

– Tu n’as pas trop froid,Mathurin ?

Et, d’une voix un peu plushaute :

– Es-tu toujours là,André ?

Dans le sillage, une voix jeunerépondait :

– Ça va !

La fatigue était grande, mais il s’ymêlait de la joie de ramener les deux fils. Le métayer, sans raisonapparente, et bien qu’il fût des semaines sans penser à elle,songeait, en ce moment, à la mère Lumineau. « Elle doit êtrecontente de moi, rêvait-il, parce que j’ai enlevéMathurin à la Seulière. » Et parfois il croyait voir, audétour des canaux, des yeux bleus pareils à ceux de la vieillemère, qui souriaient, et puis s’inclinaient et se couchaient avecles roseaux, sous la yole. Alors il s’essuyait les paupières avecsa manche, il se secouait pour dissiperl’engourdissement qui le saisissait, et il répétait à l’un de sesenfants :

– Es-tu toujourslà ?

Le second fils, lui, ne rêvait pas. Ilréfléchissait à ce qu’il venait de voir et d’entendre, à la passioninsensée de Mathurin, à la violence de cet homme qui rendraitdifficile, quand le père ne serait plus, la vie d’un chef de fermeà la Fromentière. Ce soir-là, dans son esprit inquiet, la tentationdes terres nouvelles avait encore grandi.

Les yoles, avec le temps, gagnèrent lepré aux canes.

Chapitre 11LE SONGE D’AMOUR DE ROUSILLE

 

Les après-midi de dimanche étaientmaintenant pour Rousille des heures de solitude. Elle ne pouvaitretourner au bourg et assister aux vêpres que si levalet gardait la maison. Et une fois par quinzaine, il avaitstipulé qu’il pourrait se rendre à Saint-Jean-de-Mont, chez sa sœurFinette, qui était sourde-muette. Mathurin, qui restait autrefois àla Fromentière tous les jours de sa triste vie, ne manquait plus lagrand’messe de Sallertaine, rencontrait Félicité Gauvrit, lasaluait sans lui parler le plus souvent, pour ne pas déplaire aumétayer, la regardait passer sur la place, et, sitôt après,s’attablait dans les auberges avec les joueurs de luette. Quant àAndré, il semblait à présent ne plus tenir à cette maison de laFromentière, et le dimanche, dès qu’il le pouvait, il s’échappait,pour courir les villages, près de la mer, recherchant de préférenceles anciens marins et les voyageurs qui parlaient des pays où l’onfait fortune.

Rousille ignorait ce qui attirait ainsison frère au loin. Une fois, elle s’était plainte à lui, gentiment,qu’on la laissât toute seule. Il s’était mis à rire, d’abord. Puisle rire était tombé, rapidement, et André avaitdit :

– Ne te plains pas si je te laisseseule, Rousille. Tu profiteras peut-être un jour de mes promenades.Je travaille pour toi.

Le quatrième dimanche de janvier, laFromentière était donc gardée par Rousille. Mais Rousille nes’ennuyait pas. Elle s’était abritée derrière la ferme, dans l’aireà battre, au pied du grand pailler, le visage tourné vers le Maraisqu’on apercevait entre deux buissons de la haie. Le vent du nordl’aurait glacée, mais la paille, autour d’elle, conservait lachaleur comme un nid. Rousille avait la tête enfoncée, les coudesrentrés dans l’épaisseur molle des dernières fourchées qu’on avaittirées du tas, mais qu’on n’avait pas encore enlevées. Elle pouvaitvoir, tant l’air était limpide, le clocher du Perrier, les fermesles plus éloignées, et jusqu’aux bandes rougeâtres, qu’on nedécouvre que rarement, et qui sont les dunes boisées de pins dontla mer est bordée, à plus de trois lieues. Elle regardait de cecôté-là, mais son esprit allait plus loin que le pré du père, plusloin que le grand Marais, plus loin que l’horizon, car Jean Nesmyavait écrit.

Rousille avait dans sa poche la lettrequ’elle touchait du bout de ses doigts. Depuis lematin, elle savait par cœur et se récitait à elle-même la lettre deJean Nesmy. Le sourire ne quittait pas ses lèvres, si ce n’est pourmonter à ses yeux. L’inquiétude était refoulée, oubliée : onl’aimait toujours, la petite Rousille. La lettre en faisait foi.Elle disait :

LeChâteau, paroisse des Châtelliers, 25 janvier.

« Ma chère amie,

« Nous sommes tous en bonne santé,et c’est de même chez vous, je l’espère, quoique l’onne soit jamais sûr quand on est si loin. Je me suis loué dans unemétairie qui est sur un dos de colline, en sortant de la lande deNouzillac dont je vous ai parlé. On a bien six clochers autour desoi, quand il fait beau, et je pense que, n’était lamontagne de Saint-Michel, on apercevrait les arbres du Marais oùvous êtes. Malgré ça, moi, je vous vois toujours devant mes yeux.Le samedi, d’ordinaire, je reviens chez la mère Nesmy, ainsi quemon frère, le plus grand après moi, qui s’est loué aussi chez desmétayers de la Flocellière. Nous causons de vous, chezla mère, et je dis souvent que je ne suis pas si heureux que jel’étais avant de vous connaître, ou que je le serais, si tout lemonde à la maison vous connaissait. Ils savent votre nom, parexemple ! Les plus petits et ma sœur Noémi, quand ilsviennent le samedi soir à ma redevance, dans les chemins,crient, pour me faire rire : « As-tu des nouvelles deRousille ? » Mais la maman Nesmy ne veut pas croire quevous ayez de l’amitié pour moi, parce que nous sommes trop pauvres.Si seulement elle vous voyait, elle comprendrait quec’est pour la vie. Et je passe mon temps de dimanche à lui contercomment c’était à la Fromentière.

« Rousille, voilà quatre mois queje ne vous ai vue, selon ce que vous m’aviez commandé. J’ai suseulement, à la foire de Pouzauges, par un du Marais quivenait acheter du bois, que votre frère André étaitrentré au pays, et qu’il travaille comme le métayer de laFromentière aime qu’on travaille chez lui ; aussi je ne seraipas longtemps sans retourner vous voir. J’arriverai un soir, quandles hommes seront encore dehors, et que vous penserezpeut-être à moi, en faisant cuire la soupe dans la grande salle. Jem’approcherai du côté de l’aire, et quand vous m’entendrez ou quevous me verrez, ouvrez la fenêtre, Rousille, et dites-moi, avec unde vos petits regards de sourire, dites-moi que vous avez toujourspour moi de l’amitié. Alors la mère Nesmy fera le voyage, commecela se doit, et vous demandera à votre père, et s’il dit oui, jevous jure par mon baptême que je vous emmènerai chez moi, pour êtrema femme. Je vous ai dans le sang ; je n’ai point d’autre idéedans l’esprit ; je n’ai pas d’autre bonne amie dans le cœur.Portez-vous bien. Je vous salue de tout mon cœur.

« JEAN NESMY ».

Une à une, comme les grains du chapeletqu’on égrène et qui se mettent d’eux-mêmes sous les doigts, lesphrases de la lettre repassaient dans la mémoire de Marie-Rose, etl’image de Jean Nesmy était devant ses yeux, grands ouverts sur lacampagne. La jeune fille le revoyait serré dans sa veste à boutonsde corne, avec son visage osseux, ses yeux ardents qui riaient pourelle seulement et pour les beaux travaux finis, quand, à la tombéedu jour, la faucille pendue à son bras nu, il regardait lesjavelles qu’il avait abattues et liées dans les chaumes. « Lepère ne parle plus contre lui, songeait-elle. Même il l’a défenduune fois contre Mathurin. Moi, il ne m’a pas vue me plaindre, nirefuser le travail, et je crois qu’il me veut du bien de l’avoirservi de mon mieux. Si André s’établissait à présent, et amenaitune autre femme à la Fromentière, mon père ne refuserait pas,peut-être, de me laisser me marier. Et m’est avis que cet André ades raisons pour s’absenter le dimanche, et pour se promener commeil fait à Saint-Jean, au Perrier, àSaint-Gervais… »

Elle souriait. Ses yeux avaient pris lacouleur de la paille fraîche qui l’enveloppait…

– J’ai appris, dansSaint-Jean-de-Mont, qu’on allait vendre les meubles du château, monpère !

Toussaint Lumineau resta sanscomprendre, un moment.

– Oui, tous les meubles, répétaAndré. Les journaux l’annoncent. Tenez, si vous n’y croyez pas,voici la liste ! Elle est complète.

Il tira de sa poche un journal, etdésigna du doigt une annonce, où le père lutlaborieusement :

« Le dimanche 20 février, à huitheures du matin, il sera procédé par le ministère de maître Oulry,notaire à Challans, à la vente du mobilier du château de laFromentière. On vendra : meubles de salon et de salle àmanger, tapisseries anciennes, bahuts, tableaux, lits, tables,vaisselle, cristaux, vins, armes de chasse, garde-robe,bibliothèque, etc. »

– Eh bien ? demandaAndré.

– Oh ! dit le père, qui est-cequi aurait dit cela, voilà huit ans ? Ils sont donc devenuspauvres à Paris ?

Il resta silencieux, ne voulant pasjuger trop durement son maître.

– C’est la ruine, dit André. Aprèsles meubles, ils vendront la terre, et nous avec !

Le chef de la Fromentière, successeur detant de métayers des mêmes maîtres, se trouvait au milieu de lasalle. Il leva ses paupières fatiguées, jusqu’à ce que ses yeuxreçussent l’image du petit crucifix de cuivre pendu à la tête dulit. Puis il les rabaissa, en signe d’acceptation.

– Ça sera un grand malheur,dit-il ; mais ça n’empêchera pas detravailler !

Et il sortit, peut-être pourpleurer.

Chapitre 12L’ENCAN

 

Le 20 février était l’époque qu’il avaitsecrètement arrêtée pour quitter la Fromentière,quatre jours avant le départ d’un navire d’émigrantsqu’il devait rejoindre à Anvers. Sa violence n’étaitpas faite de haine, mais du chagrin qui grandissait en lui. Ilessayait de médire de la Fromentière, parce qu’il allaitl’abandonner et qu’il l’aimait encore.

Et ainsi le dimanche 20 févrierarriva.

Ce jour-là, le château de la Fromentièresortit de son silence, mais pour quel bruit et quellesconversations ! Il revit des visiteurs, mais lesquels !Il était venu du monde de très loin, des marchands de curiosités deNantes, de la Rochelle et de Paris. Avant huit heures du matin, onse montrait, devant le perron à deux branches du château, quelqueshommes rougeauds, courts, replets, dont plusieurs avaient desbarbes rousses et des nez de tiercelets, et qui causaientdiscrètement, assis sur des chaises, – à vendre, – qu’on avaitdisposées en lignes dans l’espace libre, sablé de ce gros sable quicraquait si bien autrefois sous la roue des voitures. Sur la plushaute marche, devenue une estrade, se tenaient le notaire, maîtreOulry, discrètement joyeux derrière ses lunettes ; le crieurpublic, indifférent, comme un fossoyeur, à tant de reliques dont ilallait annoncer la dispersion ; les déménageurs en manches dechemise malgré le froid de la saison. Les deux escaliers de pierre,tachés de boue, salis jusqu’à la moitié des balustrades, disaientle flot des visiteurs admis la veille et l’avant-veille à pénétrerdans le château. Un certain nombre de curieux erraient encore àl’intérieur, profitant de la première occasion qu’ils avaient devoir une demeure seigneuriale.

Enfin, un seul des Lumineau assistait àla vente, Mathurin, l’infirme pour qui tout spectacle nouveau, mêmepénible, était une trêve à la douleur et à l’ennui. Quand il avaitannoncé : « J’irai », le père avaitdit :

– Moi, ça me ferait faire trop demauvais sang. Vas-y, puisque tu peux voir des choses pareilles, etquand ils en seront à vendre les hardes, préviens-moi,Mathurin ; parce que je veux avoir un souvenir de monsieur lemarquis.

À gauche du perron, assez loin du cercleque formait la foule, Mathurin Lumineau s’était assis à la lisièred’un massif d’arbres verts. Enveloppé de sa capote de laine brune,plus taciturne, plus songeur que jamais, il avait fini par sedissimuler à peu près entre les branches de deuxsapins, et, de là, comme à l’affût, il écoutait, et ilpromenait sur la façade du château, sur les acheteurs et lespassants, son regard bleu, où, par moments, la colères’allumait.

À huit heures et demie, les enchèrescommencèrent.

André rentra le dernier, à près de huitheures. Le métayer avait voulu l’attendre pour souper. Il s’étaitassis, avec Mathurin, sous l’auvent de la cheminée, et, sechauffant, prenant et maniant la canne de Monsieur Henrichacun à son tour, ils parlaient de la triste journée quis’achevait ; des hommes de Sallertaine qui avaient suivi lesenchères ; des ouvriers qu’on avait entendus, à la dernièreminute, reclouer les voliges sur les fenêtres basses, et deslumières qu’on avait vues errer derrière les vitres desétages, comme aux jours d’autrefois, quand la haute maisonblanche était pleine d’invités.

– Nos maîtres ne reviendront plus,disait Toussaint Lumineau. Moi qui avais toujours cru en eux !C’est fini !

– C’est fini ! répéta André,en montant dans l’ombre, les marchés du seuil. Je suis content den’avoir pas vu ça.

Il avait l’air las et ému. Le tour deses yeux était brillant, comme si le beau jeune Maraîchin allaitpleurer. Toussaint Lumineau crut que la honte de cette ventepublique, dont lui-même avait tant souffert, avait touché dela même manière le cœur de son enfant, et que c’était l’uniqueraison de la longue absence de Driot.

– Mets-toi à table, dit-il, tu doisavoir appétit. La soupe est prête.

– Non, je n’ai pas faim, ditAndré.

– Ni moi, dit le père.

Mathurin seul se traîna jusqu’au banc,et se servit une assiette de soupe, tandis que lepère, demeurait assis devant le feu et que Driot, debout, l’épauleappuyée contre l’angle saillant du mur, sous l’auvent,considérait alternativement son père et sonfrère.

– Où donc as-tu été ? demandale métayer.

André fit un geste enguirlande :

– De l’un chez l’autre : chezvotre ami Guérineau, de la Pinçonnière ; chez le meunier deMoque-Souris ; aux Levrelles ; chez lesMassonneau…

– Bon homme, le Glorieux,interrompit le père, bonne famille, la sienne.

– J’ai été voir aussi les Ricolleaude Malabrit…

– Si loin que ça !

– Les Ertus de la Parée duMont…

Toussaint Lumineau fixa, cherchant àdeviner, les yeux clairs de son fils.

– Qu’avais-tu à faire chez tant demonde, mon gars ?

– Une idée…

Il ne put soutenir longtempsl’interrogatoire du regard paternel, et se mit à considérer l’anglesombre où était le lit.

– Une idée… Tenez, pendant quej’étais en route j’aurais voulu faire le tour complet, et m’enaller jusqu’à la Roche, voir François.

– François ? murmura lemétayer… Tu es donc comme moi, mon bon gars : tu as souvent tapensée devers lui ?

Lentement, le jeune homme hocha la tête,et répondit :

– Oui, ce soir surtout, ce soirplus que tous les soirs de ma vie, j’aurais voulu l’avoir à côté demoi.

Les mots d’André étaient dits avec unesi forte émotion, avec une solennité si douloureuse, que Mathurin,qui ne savait pas la date du départ d’André, comprit qu’elle étaitarrivée, et qu’André n’avait plus que des minutes à vivre à laFromentière. Un flot de sang lui monta au visage ; ses lèvress’entr’ouvrirent ; un tremblement s’empara de tout son corps,tandis que ses yeux, sans un battement de paupières, s’attachaientsur André. Ils luisaient d’une vie extraordinaire, ces yeux où il yavait de l’orgueil triomphant et aussi, en cette heure suprême, unpeu de pitié et d’amitié, de remords peut-être. André devina qu’ilslui disaient adieu.

Le père, cependant, rapprochait sachaise de la table, et, levant la canne, horizontalement, à lahauteur de la lampe, pour qu’André la vît mieux, il caressaitl’anneau d’or avec ses doigts qui avaient de la terre auxjointures. Il croyait la pensée de son fils déjà revenue auprésent, ou tendue vers le même avenir que la sienne.

– Moi, dit-il, voilà ce que j’aiacheté, en souvenir de Monsieur Henri… Bien souvent ila tapé contre ma porte avec le bout de cette canne là :« Pan ! pan ! pan ! Es-tu là, mon vieuxLumineau ? » André, quand tu seras le maître à laFromentière…

Le jeune homme, qui était derrière lemétayer, sentit, à ces mots-là, tout son courage se fondre. Il neput retenir ses larmes, et craignant que le père ne se détournâtvers lui, il se recula silencieusement, du côté de laporte.

Toussaint Lumineau ne l’entendit pas. Ilcontinua :

– Quand tu seras le maître à laFromentière, tu ne verras plus jamais nos maîtres. Je croyais quela métairie ne serait pas vendue… Je l’espère encore un peu, maisnos marquis ne reparaîtront plus… Mon gars, les temps qui viennentpour toi ne ressembleront pas à ceux que j’aiconnus !

Driot pleurait, en regardant les vieuxmurs de la salle, à l’endroit où ils étaient usés par l’épaule desLumineau.

– Ne t’en fais pas de chagrin, monpetit : si les maîtres s’en vont, la terrereste !

Driot pleurait, en regardant le chapeletde la mère Lumineau, pendu au chevet du lit.

– La terre est bonne, quoique tuaies mal parlé d’elle. Tu le reconnaîtras.

Driot pleurait en regardantMathurin.

– Tu te feras à elle, et elle aussise fera à toi !

Driot pleurait en regardant le père, quimaniait toujours la canne blonde.

Il considéra un peu de temps, dans lalumière de la lampe, les mains lasses, les mains calleuses,entaillées de blessures faites au service de la famille, pour lasecourir et l’élever, les mains jamais découragées. Et poussé parle respect, par le chagrin aussi, il fit une chose qui ne sefaisait plus à la Fromentière, depuis que les fils étaient grandset que la mère était morte. Il s’avança dans l’ombre derrière lepère, se pencha, et embrassa l’ancien sur son frontridé.

– Brave gars ! dit ToussaintLumineau, en lui rendant son baiser.

– Je vais me coucher, murmuraAndré : je n’en peux plus !

Il serra la main de Mathurin, d’uneétreinte rapide.

Mais il mit longtemps à faire les dixpas qui le séparaient de la porte intérieure communiquant avec ladécharge où travaillait Rousille. En fermant la porte, il regardaitencore dans la salle, par la fente qui diminuait. Puis onl’entendit parler un peu avec sa sœur. Puis on ne l’entenditplus.

La grande nuit enveloppait la ferme. Etc’était la dernière où le toit de la Fromentière devait abriterDriot.

Une heure plus tard, les passants qui seseraient égarés dans les chemins, apercevant cette masse confuse debâtiments et de feuillages, plus sombre que la brume et silencieusecomme elle, auraient pensé sûrement que tout dormait à la métairie.À l’exception du valet, ceux qui l’habitaient cependant, veillaienttous.

Mathurin, trop ému, n’avait cessé des’agiter et de parler. La lumière éteinte, la conversation avaitcontinué entre le père et le fils, dont les lits se faisaient suitele long du mur. Ne pouvant rien dire de cette fuite d’André, dontl’image s’imposait à lui sans relâche, avec la persistance etl’effroi d’un cauchemar, l’infirme se jetait d’un sujet à l’autre.Et le père n’arrivait pas à le calmer.

– Je vous assure que j’ai vu leBoquin. J’étais loin de lui, mais je le déteste trop pour metromper sur son compte : il avait une manière de courir en secachant comme un furet, il avait des hardes brunes, et sur sonchapeau quelque chose de roux comme des feuilles dechêne.

– Dors, Mathurin, tu as malvu.

– En effet, ça devait être desfeuilles de chêne. Quand il était ici, il en mettait des fois à sonchapeau, par gloriole, pour signifier que son pays était pluscouvert que le nôtre et mieux pavoisé d’arbres. Ah ! ledannion ! Si j’avais pu courir !

– Tu n’aurais rien trouvé, monpauvre gars. Il est dans le Bocage de chez lui. Que serait-il venufaire à la vente du marquis ?

– Voir ma sœur, donc !Peut-être même il lui a parlé, mais je ne suis pas sûr, parce quela nuit tombait entre Rousille et moi.

Le père couché dans son grand lit àbaldaquin, soupirait, et disait :

– Toujours ta sœur ! Tu tedonnes trop de tourment contre elle. Dors, Mathurin : ilsn’oseraient se parler ; ils savent que je ne les accorderaipoint.

– C’est vrai qu’on remue dans laboulangerie, dit Jean Nesmy.

La porte était poussée doucement, et leverrou frémissait dans son armature de fer.

Rousille devint toute blanche de visage.Mais elle avait dans les veines un sang de braves, et, portant lalumière aussi éloignée de son corps que possible, elle traversasans bruit la chambre, enleva le verrou avec précaution, et ouvritbrusquement la porte.

Une ombre fila dans la chambre, tournaautour, et revint sur Rousille, qui reconnut Bas-Rouge.

– Que faisais-tu là ? demandaRousille. D’où viens-tu ?

Un courant d’air violent soufflait de lapièce voisine.

– La porte du dehors n’a donc pasété fermée ?

La jeune fille jeta un coup d’œil ducôté de la fenêtre, et entrevit la figure de Jean Nesmy. Puis elles’avança dans la boulangerie. Les corbeilles depaille, la huche, l’échelle qui montait au grenier, les fagots pourla prochaine fournée, toute l’image ordinaire apparut. Mais laporte qui donnait accès dans la dernière chambre, celle d’André,était ouverte. Rousille continua d’avancer. Le vent éteignitpresque la chandelle qu’elle dut protéger de sa main. Le ventvenait librement de la cour. Oui, André était sorti… Elle courut aulit ; le lit n’était pas défait… Un doute la prit, qu’ellerepoussa d’abord. Elle pensait à François. Ces larmes d’André, laveille, son trouble… « O mon Dieu ! »murmura-t-elle. Prompte, elle se baissa, elle inclina la chandelle,pour voir sous le lit, où André serrait ses deux paires de soulierset ses bottes de voyage : tout avait disparu. Elle ouvrit lecoffre aux vêtements : il était vide. Elle revint dans laboulangerie, grimpa par l’échelle jusqu’au grenier.Là, dans le coin à droite, à côté du tas de blé, elle devaittrouver la petite malle noire, celle qu’il avait rapportéed’Afrique. Elle leva la lumière : la petite malle n’était pluslà. Toutes les preuves concordaient. Le malheur étaitsûr.

Alors, affolée, descendant en toutehâte, ne pouvant garder son secret, elle cria :

– Père !

Une voix répondit assourdie par lesmurs :

– Qu’y a-t-il ?

– Driot qui n’est pluslà !

Elle courait, en criant ainsi. Elletraversa la chambre. Derrière la fenêtre grillée, ses yeux quicherchaient crurent apercevoir une ombre.

– Adieu, Jean Nesmy ! dit-ellesans s’arrêter. Ne reviens jamais ! Nous sommesperdus !

Elle disparut, entra dans la décharge,alla jusqu’à la porte de la grande salle où couchait sonpère.

Éveillé dans le premier sommeil, n’ayantcompris qu’à moitié, il apparut tout à coup, sévère de visage, dansla clarté de la chandelle que tenait sa fille.

– Pourquoi cries-tu donc ?demanda-t-il. Il ne peut pas être loin.

Cependant, en voyant l’air d’épouvantequ’avait Rousille, il pensa, lui aussi, à François, et il se mit àtrembler, et il la suivit.

Ils parcoururent toute la maison dans salongueur ; ils pénétrèrent dans la chambre d’André, etRousille s’effaça pour laisser passer le métayer. Il n’alla pasbien loin : il regarda le lit qui n’était point défait, etcela lui suffit pour comprendre. Un moment il demeura immobile. Leslarmes l’aveuglaient. Puis il marcha vers la cour, enchancelant ; sur le seuil, il se retint aux deux montants dumur ; il prit une longue respiration, comme s’il voulaitappeler dans la nuit, mais il ne sorti de sa bouche qu’un sonétouffé, à peine saisissable :

– Mon Driot !

Et le grand vieux, saisi par le froid,tomba évanoui sur la terre de la chambre.

En même temps, du fond de la maison,là-bas, Mathurin s’échappait en jurant, en heurtant les meubles etles murs de sa tête et de ses béquilles.

– À moi ! criait-il, viensdonc, Rousille ! Je veux voir.

Rousille s’était agenouillée près dupère et l’embrassait en pleurant. Dans la cour, le valet, attirépar le bruit, s’avançait avec une lanterne.

Chapitre 13CEUX DE LA VILLE

 

Le métayer reprit vite connaissance. Ilse redressa, regarda autour de lui, et, apercevant Mathurin qui selamentait et disait : « Il est mort ! »répondit :

– Non, mon ami, je tiens toujoursbon.

Aidé par le valet, il serecoucha.

Le lendemain, dès l’aube, il étaitdehors, et commençait une tournée à travers les fermes, afind’apprendre quelque chose touchant le sort de son fils. NiMathurin, ni le valet, paraît-il, n’avaient eu le moindre soupçonde cette fuite d’André. Ils n’avaient rien vu, rienentendu. Toussaint Lumineau allait donc s’adresser aux amis anciensou nouveaux qu’André avait fréquentés pendant les derniers mois,fils de métayers, bourriniers ou marins. Trois jours durant, ilcourut le Marais de Saint-Gervais à Fromentine, et deSallertaine à Saint-Gilles. Ceux qu’il interrogea ne savaient quepeu de chose ou ne voulaient pas compromettre celui qui s’étaitconfié à eux. Ils s’accordèrent seulement à raconter qu’Andréparlait souvent de faire fortune au delà de la mer, où lesterres sont neuves. Le mieux informé avoua :

– Dimanche, il a fait ses adieux àplusieurs, dont j’étais. Il m’a dit qu’il s’embarquait pourl’Amérique du Sud ; qu’il aurait, pour rien, une métairie desoixante journaux de belle terre, mais je ne connais pas lenom du petit pays où il s’établira.

Le soir du troisième jour, quand le pèrerentra avec cette réponse à la maison, il trouva l’infirme devantle feu.

– Mathurin, demanda-t-il, tu doisavoir encore des livres où il y a des dessins de pays, tu saisbien ?

– Des géographies ? Oui, denos temps d’école il doit en rester. Pourquoi ?

– Je voudrais voir l’Amérique, ditle vieux : c’est là que va ton frère, à ce qu’ilsassurent.

L’infirme se traîna jusqu’au coffre, et,sous les vêtements, tout au fond, saisit une poignée de livres declasse, cinq ou six, qui avaient appartenu à l’un ou à l’autre desfrères. Il revint avec un petit atlas d’école primaire, sur lacouverture duquel il y avait écrit, d’une grosse écriture decommençant : « Ce livre est à Lumineau André, fils deLumineau Toussaint, à la Fromentière, commune de Sallertaine,Vendée. »

Le père passa la main sur les lignesd’écriture, comme pour les caresser.

– C’était le sien,dit-il.

Mathurin ouvrit l’atlas. Les feuilletsne tenaient plus. Ils étaient arrondis aux coins, par lefrottement, ou déchirés, ou pliés, et tout le long des tranches lepapier s’en allait en touffes de poils. Les doigts de l’infirme lestournaient avec précaution. Ils s’arrêtèrent sur une page toutetachée d’encre, où les deux Amériques réunies par leur isthme,dessinées d’un trait jaune orange, ressemblaient à une paire degrosses besicles. Les deux hommes se penchèrent.

– Voilà celle du Sud, dit Mathurin.Et voilà la mer.

Le métayer médita un long moment sur lesmots que disait Mathurin. Il fit effort pour les rapporter à cepauvre dessin lamentable, et secoua la tête.

– Je ne peux pas me figurer où ilest, dit-il tristement, mais je vois qu’il y a de la mer, et qu’ilest perdu pour nous…

Mathurin ferma lentement le livre, etdit :

– C’étaient de mauvais fils tousdeux : ils vous ont abandonné.

Le métayer n’eut pas l’air d’entendre.Il commanda, doucement, bien plus doucement qu’il ne faisaitd’ordinaire :

– Rousille, tu mettras à chauffer,demain matin, de grand matin, une tasse de café : je veuxaller trouver François.

Et le lendemain, en effet, qui était lequatrième jour depuis le départ de Driot, le métayer de laFromentière, avant qu’il fût dix heures, descendait de wagon dansla gare de la Roche-sur-Yon.

Dès qu’il posa le pied sur le quai, ilchercha son fils parmi les employés occupés à ouvrir les portièresou à enlever les bagages du fourgon. Au milieu desvoyageurs qui se hâtaient, dominant de la tête la plupart d’entreeux, il s’arrêtait tous les dix pas, pour suivre du regard, ici oulà, quelque visage jeune et plein qui ressemblait à François. Ilvoulait revoir son fils, mais il redoutait de lerencontrer en cet endroit et en public. Lui, venu librement,dans son costume de laine noire, ceinturé de bleu, son chapeau neufà galons de velours bien posé en arrière, lui, maître de régler letravail et le loisir de ses journées, il avait honte à la penséeque dans cette troupe de manœuvres commandés, serrésde près par les chefs, vêtus d’un uniforme qu’ils n’avaient pas ledroit de changer pour un vêtement de leur choix, il y avait unLumineau de la Fromentière. N’ayant pas aperçu François sous lehall, il se dirigeait vers les lignes de dégagement, où une équipede six hommes poussait de l’épaule un wagon chargé, et ilsongeait : « En voilà d’attelés comme les bêtes de chezmoi », lorsqu’une voix l’interpella :

– Où allez-vous ?

– Voir mon gars.

– Qui ça ?

– Vous le connaissez peut-être, ditle métayer en portant le bout des doigts à son chapeau : ilest employé chez vous ; il a nom François Lumineau.

Le contrôleur eut une moueméprisante :

– Lumineau ? Ah ! oui, unhomme d’équipe qui est là depuis quatre mois ?

– Cinq, dit le père.

– Peut-être ; un grosrougeaud, un peu fainéant ; vous voulez luiparler ?

– Oui.

– Eh bien ! si vous savez oùil demeure, allez-y donc. Vous pourrez lui faire vos commissions àl’heure du déjeuner, quand il rentrera : mais ici on necircule pas sur les voies, mon bonhomme.

Il grommela, ens’éloignant :

– Ces paysans, ma parole, ça nedoute de rien ; ça se croit partout dans seschamps…

Le métayer se contint, et ne réponditpas, à cause de François. Il sortit de la gare, et, sous la pluiequi tombait depuis le matin, se mit à errer dans les rues à peuprès désertes, larges, bordées de maisons basses. Les passantsqu’il interrogeait ne connaissaient pas le café de la Faucille, quetenait Éléonore, et dont il avait appris le nom par des Maraîchinsvenus aux foires de la Roche. Il finit par découvrir lui-mêmel’enseigne qui se balançait au bout d’une tringle, dans unfaubourg, à la limite de la campagne.

La maison n’avait qu’un étage et unefenêtre, comme ses voisines. Toussaint Lumineau poussa la porte, etentra dans une salle de café meublée de tables de bois blanc, detabourets de paille et d’une armoire vitrée, où étaient rangées desbouteilles de liqueurs entamées et, en bas, des assiettes de viandefroide entre deux boîtes de gâteaux secs. Il n’y avait là personne.Lumineau se planta droit au milieu de l’appartement. Une sonnette,mise en mouvement par l’entrée du métayer, continuait de s’agiter,fêlée, de plus en plus faible. Avant que le carillon eût cessé, uneseconde porte s’ouvrit en face de la première, le long du buffet,un coup de vent souffla des odeurs de cuisine, et une femme coifféeen cheveux s’avança, clignant les yeux et se balançant sur seshanches. Bien qu’il se trouvât à contre-jour, elle reconnutaussitôt le visiteur, rougit beaucoup, laissa tomber le coin de sontablier qu’elle tenait, de ses deux mains croisées, appliqué surson ventre, et s’arrêta net.

– Oh ! dit-elle, lepère ! En voilà une surprise ! Depuis le temps qu’on nes’est vu !

– Oui, c’est vrai : il y alongtemps.

Elle hésitait, contente de revoir lepère et n’osant le dire, ne sachant ce qu’il venait faire, ni sielle devait lui offrir de s’asseoir, ou l’embrasser, ou se tenir àdistance comme celles qui n’ont pas de pardon à espérer. Elle ne lequittait pas des yeux. Pourtant les mots qui n’étaient pas durs, lavoix qui était tremblante, mais douce, la rassurèrent. Elledemanda :

– Peut-on vous embrasser, tout demême, père ?

Il se laissa embrasser par elle, mais nelui rendit pas son baiser. Puis, s’asseyant sur un tabouret, tandisqu’Éléonore passait de l’autre côté de la table, il se mit àconsidérer sa fille avec une curiosité triste, pour juger duchangement qui s’était produit en elle. Éléonore, debout, àdeux pas du mur, gênée par ce regard dont elle sentaitl’interrogation pénétrante, agrafait le col de sa robe de lainagegris, tirait ses manches qu’elle avait relevées sur ses bras nus,retournait le chaton d’une bague en doublé qu’elleportait à la main droite.

– Je ne m’attendais pas,balbutia-t-elle en baissant les yeux… Ça me fait un saisissement devous revoir !… François va être étonné aussi… Il rentre pouronze heures, tous les jours… quelquefois onze heures et demie…Dites donc, père, vous mangerez bien unmorceau ?

Il fit signe que non.

– Un verre de vin ? Ça ne serefuse pas ?

Au lieu de répondre, Toussaint Lumineaudit :

– Sais-tu ce qui est arrivé cheznous, Éléonore ?

Subitement, le peu d’assurance qu’elleavait s’effaça, elle se recula encore. Ses yeux bleu pâles’emplirent de crainte, et elle chercha, du regard, si le secoursattendu ne lui venait pas du côté de la rue. Puis, contrainte deparler, la tête appuyée au mur et les paupièresbaissées :

– Oui, dit-elle… Il a passé par laRoche… Il a voulu voir François…

– Que dis-tu ? fit ToussaintLumineau en repoussant le tabouret et en se levant :André ? tu as parlé à André ?

– Lundi, de grand matin… Il estentré… Il avait une figure qui me revient à l’esprit tout le temps,quand je suis seule… Oh ! une figure comme sic’était le malheur qui entrait. Il a poussé la porte comme vous… Etil a dit : « François, je m’en vas de la Fromentière,parce que tu n’es plus là ! » Je comprends bien, père,c’est un coup pour vous… Mais ne vous fâchez pas, onn’a rien dit pour le faire partir… On avait même de la peine, tous,à cause de vous…

Elle avait mis sa main devant elle,comme pour l’empêcher d’approcher, mais elle vit tout de suitequ’elle n’avait rien à craindre, et la main retomba lelong du plâtre éraillé. Car Toussaint Lumineau pleurait enla regardant. Sur ses joues, dans les rides creuséespar la souffrance, les larmes coulaient. Il voulait tout savoir, etil interrogea :

– A-t-il parlé demoi ?

– Non.

– A-t-il parlé de laFromentière ?

– Non.

– A-t-il dit au moins où ilallait ?

– Il n’a voulu ni s’asseoir, nirester ; il nous a embrassés tous deux. Mais les mots ne luivenaient guère, pas plus qu’à nous. François lui a demandé :« Où que tu vas, mon Driot ? » Il a répondu :« À Buenos-Ayres d’Amérique, je vas tâcher de faire fortune…Quand je serai riche, vous entendrez tous parler de moi. Adieu,Lionore ! adieu, François ! » Et il estparti.

– Parti, répéta Lumineau, parti,mon dernier !

Éléonore s’attendrissait par contagion.Ses yeux se mouillaient aux coins, mais ils setournaient vers la rue, tandis que le père fermait lessiens.

– Père, dit-elle, il faudrait veniravec moi dans la cuisine. Voilà que François va rentrer. S’il netrouve pas son dîner prêt, vous comprenez : il n’est pastoujours commode…

Elle pénétra dans la seconde pièce, oùson père la suivit. Ce n’était qu’un réduit, tout sombre même enplein jour, dont la fenêtre donnait sur une cour étroite etenveloppée de constructions. Un fourneau de fonte, en ce momentallumé, trois chaises et une table l’encombraient presque. Lemétayer prit une chaise, et s’assit entre la fenêtre et la portedemeurée ouverte, de manière à voir François, quand Françoistraverserait la salle du café. Éléonore se mit à cuisiner, àdresser deux couverts sur la petite table, affairée, courant d’unappartement à l’autre pour trouver le peu qu’il fallait, n’avançantguère en besogne. Toussaint Lumineau se taisait. Elle se croyaitobligée de soupirer, quand elle passait devant lui, et dedire :

– Ça n’est pas de chance pourvous ! Non, et la Fromentière doit être triste, àprésent ! Pauvre père, tout de même !

Lui l’écoutait, et recueillait ces motsvides comme des paroles de pitié.

– Lionore, dit-il, après un peu detemps, et pendant que, penchée, elle taillait le pain pour lasoupe, Lionore, tu as quitté la coiffe de Vendée ?

– Oui, on les repassait mal à laRoche. C’était cher. Et puis personne n’en porte ici, descoiffes.

– Eh bien ! depuis que tu net’habilles plus comme faisaient ta mère, ta grand’mère, et toutesles femmes de la famille que j’ai connues, es-tu plusheureuse ? Te plais-tu dans ton nouvel état ?

Elle continua de couper le pain partranches menues, et répondit :

– Ça n’est pas le même travail,mais j’ai au moins autant de mal que chez nous, je ne peux pas direle contraire. Il y a les chambres à faire ; le marché ;mon carreau à laver tous les deux jours, quand ilpleut comme aujourd’hui, ou qu’il neige ; la cuisine à toutesles heures, et pour du monde qui n’est pas toujours poli, je vousassure. On se plaint quelquefois de ne pas voir assez de monde,parce qu’on l’a payé cher le café, beaucoup trop cher. Etpuis, quand il vient des clients, des gens de la route quidemandent à boire, j’ai souvent peur d’eux. En vérité si je n’avaispas les voisins…

– Et ton frère, se plaît-il ?interrompit le métayer.

– À demi. C’est le paiement qui esttrop petit, voyez-vous. Deux francs, à la Fromentière, sont plusque trois francs ici.

Le père hésita un peu. Puis il demanda,baissant la voix :

– Dis-moi : il regrettepeut-être ce qu’il a fait ? Je n’ai plus de fils avec moi,Lionore ; je suis malheureux : penses-tu que Françoisreviendrait chez nous ?

Il pardonnait ; il oubliait ;il appelait au secours ceux qui l’avaient offensé.

Éléonore changea subitement dephysionomie. Elle essuya ses yeux, du coin de son mouchoir, secouason chignon blond relevé en pointe, et ditsèchement :

– Je ne crois pas, père… J’aimemieux vous le dire tout de suite… Vous verrez mon frère… vous luiparlerez… mais je ne crois pas…

Et comme si on l’avait blessée, elle sedétourna d’un geste brusque, du côté du fourneau.

Onze heures et demie sonnèrent. La portede la rue s’ouvrit avec bruit. Un homme entra. La fille, sanschanger de place et sans se pencher, dit :

– C’est lui !

Le père avait déjà reconnu François,malgré la jaquette et le chapeau de feutre dur ; il l’avaitreconnu dans la pénombre de la salle, à cette démarche bouvière, àcette habitude aussi qu’avait François de tenir les bras un peuécartés du corps. Il l’eut bientôt devant lui, sur le seuil de lacuisine, et il retrouva d’un coup d’œil ces traits lourds, cevisage rose et rousselé, ces moustaches tombantes, cet air delassitude et de nonchalance qui n’avaient pas changé. Françoismarchait la tête basse. En apercevant le père, il eut un petitmouvement d’émotion.

– Bonjour, père ! dit-il entendant la main… Alors, ça ne va pas, à ce que jevois ?

Le métayer fit un signe dedénégation.

– Vous avez de la peine… Oui, jecomprends… J’en aurais à votre place… André n’aurait pas dû faireça, lui ;il était le dernier… Il devaitrester…

Toussaint Lumineau avait saisi la mainde François, et il la serrait entre les siennes, avec une tendressequi parlait, et ses yeux cherchaient en même temps les yeux de sonfils, et faisaient la même prière. Mais celui-ci se remettait de sasurprise, rapidement, à mesure que les paroles muettes du père luientraient dans l’âme. Il se raidissait contre cette pitié quil’avait saisi un moment. Bientôt il retira sa main, se recula unpeu, et dit, de l’air d’un homme qui se défie et sedéfend :

– J’entends bien… vous voudriez nepas prendre un autre domestique, n’est-ce pas, et nous ramener àSallertaine, Lionore et moi ?

– Si tu le pouvais, monFrançois : je n’ai plus personne !

François eut un demi-sourire desatisfaction d’avoir deviné juste, et répondit :

– Vous voyez pourtant que l’autreaussi est parti, et qu’il n’y a plus rien à faire avec laterre.

– Tu te trompes : il est partipour la cultiver ailleurs, en Amérique ! C’est de ne plus tevoir, François, qui l’a dégoûté de la terre de cheznous.

– Oui, dit François, en approchantune chaise et en s’asseyant près de ta table : il paraît quec’est encore fameux, les Amériques. Mais chez nous, c’est tropdur.

Le métayer ne releva pas les paroles quidéjà l’avaient offensé autrefois.

– Eh bien ! dit-il, je teferai aider. Je n’ai plus de fils à présent, car tu sais queMathurin ne compte guère, dans une métairie. Tu seras bientôt lemaître ; le prochain bail sera fait en ton nom, et il y auratoujours un Lumineau à la Fromentière. Veux-turevenir ?

François eut un geste d’ennui, et nerépondit pas.

– Tu ne gagnes guère, reprit lemétayer, à ce que m’a dit Éléonore ?

– Non, la paye estfaible.

– Le café n’a pas beaucoup demonde ?

– Non, nous l’avons payé trop cher.Nous ne sommes pas sûrs de réussir…

Le fils se tourna vers la grande fillequi écoutait, passive et pleurnichant.

– Mais on vivote, n’est-ce pas,Lionore ? Avec le temps, je monterai peut-être, le sous-chefme l’a dit. Alors je serai à l’aise. Je ne demande pas autre chose…On a des connaissances déjà, à la Roche… Le dimanche, j’ai mademi-journée.

– Tu l’avais toute, à laFromentière !

– Je ne dis pas non, mais ce quevous demandez, père, ça ne se peut.

Un homme qu’ils n’avaient pas vu entrer,cria, dans la pièce voisine :

– Il n’y a donc personne ici ?Est-ce qu’on ne peut pas dîner ?

Éléonore, contente d’une diversion,passa entre son frère et son père, et on l’entendit rire pourapaiser le client. François attira la soupière, et y plongea lacuiller.

– Faut pas m’en vouloir, dit-il aumétayer qui était demeuré à la même place, assis derrière lui, prèsde la fenêtre : je n’ai plus qu’un quart d’heure ; c’estloin, la gare. Je serais à l’amende.

Et, entre les bouchées de soupe, ildemandait, de sa voix redevenue molle :

– Vous ne m’avez pas donné desnouvelles de Rousille ?… Est-ce qu’elle va bien ?… EtMathurin, a-t-il encore dans l’idée qu’il se remettra ?… Luiqui a toujours voulu commander, à la Fromentière, il n’a pas dûretenir André…

Toussaint Lumineau se dressa toutdebout. Et, ne retenant plus sa colère :

– Vous êtes vraiment de mauvaisenfants ! dit-il tout haut. Restez-y, dans votreville !

Il sortit de la cuisine, traversa lasalle du café, devant le pâle ouvrier de fabrique, et devantÉléonore qui attendait les ordres. Celle-ci, tout épouvantée, sepencha :

– Je vous l’avais bien dit, monpauvre père, qu’il ne voudrait pas. Je le connais ! Au revoir,tout de même !

Puis, s’adressant à François quisuivait :

– Va donc le reconduire à lagare ?

Il secoua la tête.

– Si, va donc ! ça sera plusconvenable. Il n’aura pas à dire qu’on n’a pas été bien pourlui…

Le métayer ouvrit la porte de larue.

– Je vas vous accompagner, si vousvoulez, dit piteusement François.

Toussaint Lumineau luijeta :

– Je ne t’ai pas demandé dem’accompagner, mauvais gars ; je t’ai demandé de nous sauvertous, et tu n’as pas voulu !

Dans la rue, on le vit un moment marcherbien droit, large comme deux ouvriers de ville, les poils blancs desa tête luisant dans la pluie grise.

La porte se referma.

– Pas commode, le vieux papa, ditle client qui dînait.

– Ne m’en parlez pas ! fitEléonore. J’en suis malade !

– Qu’est-ce qu’il voulaitdonc ?

François dit, avec un gros rire, enrevenant vers la cuisine :

– Il voulait que je retourne remuerla terre avec lui ! L’ouvrier haussa les épaules, et dit,convaincu :

– Est-ce que ça se peut ?C’est tout de même pas raisonnable, voyons !

Chapitre 14L’ÉMIGRANT

 

Étranger, inconnu, las d’avoir passé lanuit dans un wagon et l’après-midi à courir les bureaux d’agences,il était assis sur des balles de peaux de moutons cerclées de fer,au milieu des docks d’un grand port, et il attendaitl’heure de s’embarquer sur le paquebot qui l’emporterait.Devant lui, l’Escaut, roulant ses eaux en demi-cercle, les heurtaitavec des remous profonds contre le quai, fleuve énorme qui sortaitde la brume à gauche, tournait et s’enfonçait à droite dans labrume, partout d’égale largeur et partout couvert denavires. André suivait de ses yeux fatigués ces formes qui secroisaient, voiliers, steamers, barques de cabotage ou de pêche,toutes colorées du même gris par le brouillard et le jourfinissant, et qui se mêlaient un moment, puis se détournaient etglissaient, et divisaient leurs routes. Il regardaitsurtout au delà, les terres basses que le fleuve enveloppait dansson pli, les prairies saturées d’humidité, désertes, illimitées, etqui semblaient flotter sur la pâleur des eaux. Comme elles luirappelaient le pays qu’il abandonnait ! Comme elles luiparlaient ! Ni les roulements des camions, ni lessifflets des commandants, ni les voix des milliers d’hommes, detoutes nations, qui déchargeaient les navires autour de lui ets’agitaient sous les abris de tôle gaufrée, ne le pouvaientdistraire. Il ne s’intéressait pas davantage à la grande villeétendue en arrière et d’où venait parfois, à traversla rumeur du travail, un carillon de cloches comme il n’en avaitjamais entendu.

Cependant, l’heure approchait. Il lesentait à l’inquiétude qui grandissait en lui. Le bruit d’unetroupe en marche le fit se détourner. C’étaient lesémigrants qui sortaient des bouges où les agences les avaientparqués, et, traversant la place, formait une longue colonne, griseaussi dans la brume.

Les voici qui arrivent. Les premiersrangs s’engagent déjà entre les futailles et les piles de sacsentassés sur les quais. Ils piétinent dans la boue, et se hâtentpour occuper les meilleurs coins de l’entrepont. D’autres suivent,hommes, femmes, enfants, jeunes et vieux confondus. On devine àpeine leur âge. Ils ont les mêmes yeux tristes. Ils se ressemblenttous, comme les larmes. Ils ont mis, pour le voyage, leurs plusmauvais vêtements, vestons informes, tricots, manteaux troués,mouchoirs bridant les cheveux, jupes de laine rapiécées, compagnonsqui ont travaillé et souffert avec eux. Ils frôlent André Lumineau,immobile sur la balle de laine, et ne prennent pas garde à lui.Entre eux ils ne parlent point, mais, dans leur procession hâtive,les familles groupées font des îles : les mères tiennent lesenfants par la main et les abritent du vent ; les pères, deleurs coudes écartés, les protègent contre la poussée. Tous portentquelque chose, un paquet de hardes, un pain, une poche fermée avecune ficelle. Et tous ont le même geste au même endroit du chemin.Quand ils débouchent des rues, là-bas, ils se dressent et sehaussent un peu, toujours du même côté, vers les plaines del’Escaut, vers les brumes plus claires qui indiquent dans le ciella place du soleil déclinant ; ils fixent, comme si c’était leleur, le petit clocher d’horizon qui se lève des terres invisibles.Puis ils tournent dans les docks ; ils découvrent le paquebotqui fume, les treuils qui roulent, le pont déjà noir d’émigrants.Alors, ils faiblissent. Ils ont peur. Plusieurs voudraient reveniren arrière. Mais tout est bien fini. L’heure est venue. Le billetde passage tremble au bout de leurs doigts. Les âmes seulesretournent au pays, à la misère qu’on avait maudite et qu’onregrette, aux chambres désertées, aux faubourgs, aux usines, auxcollines sans nom qu’on appelait « chez nous ». Et pâles,les pauvres gens se laissent pousser par le flot, ets’embarquent.

André Lumineau les regarda longtempssans se joindre à eux. Il cherchait un visage de Français. N’entrouvant pas, il se colla dans le rang, au hasard. Il portait, parla poignée, sa caisse noire qui dormait, voilà cinq jours, dans legrenier de la Fromentière. Il avait sur le dos sonmanteau de cavalerie, dont les boutons seuls avaient été remplacés.Ses voisins lui jetèrent un coup d’œil indifférent, etl’accepteront sans mot dire. Avec eux, il franchit les cent mètresqui le séparaient du navire, monta sur le planincliné, et toucha le pont que soulevait déjà la houle dufleuve.

Alors, tandis que les autres, ceux quiavaient dans cette foule des parents ou des amis, se promenaientpar groupes le long de la cage des machines ou descendaientpar les échelles, il s’accouda au bordage, à l’arrière dubateau, et essaya de voir encore le fleuve et les prairies grises,parce que trop de souvenirs lui venaient ensemble, et que lecourage allait lui manquer. Mais la brume avait sans doute épaissi,car il ne vit plus rien.

Près de lui, accroupie sur le plancher,il y avait une vieille femme, encore fraîche de visage, enveloppéedans une mante noire à collet, et dont la coiffe était fixée pardeux épingles à boules d’or. Elle tenait dans ses bras un enfantqu’elle berçait. André ne la regardait pas. Mais elle,qui ne pouvait reposer ses yeux nulle part, dans le tumulte et laconfusion du navire en partance, les levait quelquefois vers cetétranger debout près d’elle, et qui pensait sûrement à la maison dechez lui. Peut-être avait-elle un fils du même âge. Un sentiment depitié grandit en elle, et bien qu’elle sût, à n’en pasdouter, que son voisin n’entendrait pas la langue dont elle usait,la vieille femme dit :

– U heeft pyn ?

Quand elle eut répété plusieurs fois, ilcomprit au mot « peine » et au ton qu’elle y mettait, quela femme lui demandait : « Voussouffrez ? »

Il répondit :

– Oui, madame.

La vieille mère, de sa main blanche,toute froide, tout humide de brouillard, caressa la main de Driot,et le petit Vendéen pleura, en songeant à des caresses anciennestoutes pareilles, à la mère Lumineau, qui portait aussi une coiffeblanche et des dorures les jours de fête…

Sur le Marais de Vendée les brumescouraient toujours, les mêmes qui avaient passé sur les plainesde l’Escaut. Des rafales de vent les chassaient.Toussaint Lumineau, par moments, suivait des yeux, avec uneexpression d’angoisse, la pointe tremblante des osiers que Rousillelui tendait, comme si ç’avaient été des mâts de navires balancés.D’autres fois, il considérait longuement sa dernière enfant, etRousille sentait qu’elle était douce à regarder.

Une bourrasque souffla sur les ormeauxqui s’échevelèrent, et battirent de leurs branches la toiture de laFromentière. Les lézardes de la grange, les gouttières, les tuiles,les bouts de chevrons, les angles des murailles sifflèrent tousensemble. Et la plainte s’en alla, vive et folle, dans leMarais.

À trois cents lieues de là, un coup desirène déchirait l’air. L’étrave d’un grand paquebot chassait l’eaudu fleuve et s’avançait lentement, encore à moitié inerte etdérivant. Des émigrants, des rebuts du vieux monde, des misèressans nom, à l’instant où la terre leur manquait, s’effaraient.Toutes les pensées prenaient, dispersées, le chemin des abrisanciens. Dans la nuit le bel André Lumineau s’en allait…

Le métayer rejeta une poignée d’osiersdans la cuve, et dit :

– Rentrons : il n’y a plus dejour pour mes doigts.

Mais il ne bougea pas. Le valetseulement cessa de couper les perches de châtaignier, et sortit.Rousille, voyant que le père ne se levait pas, demeura.

Chapitre 15LE COMMANDEMENT DU PÈRE

 

Le soir était venu, le soir de févrierqui appesantit son ombre de si bonne heure. La baie de la grange nelaissait plus entrer qu’une lueur douteuse, comme une cendre grisequi effaçait les formes. Toussaint Lumineau avait ramené les brasle long de son corps. Assis sur le madrier, le visage levé dans lesdemi-ténèbres, il attendit que le valet eût traversé la cour.Lorsqu’il eut vu se fermer, en face, la porte de la salle éclairéeoù Mathurin veillait, il abaissa les yeux vers sa fille.

– Rousille, dit-il, as-tu toujourston idée pour Jean Nesmy ?

La petite, agenouillée sur le sol,silhouette toute menue, haussa lentement la tête. Ellese pencha en avant, pour mieux voir celui qui lui parlait d’unemanière si nouvelle. Mais elle n’avait rien àcacher ; elle n’était pas de celles qui ontpeur ; elle retint seulement son cœur, qui aurait voulu toutcrier à la fois, et dit, avec un calmeapparent :

– Toujours. Je lui ai donné mesamitiés, et je ne les retirerai point. Maintenant qu’André estparti, je comprends bien que je ne peux plus m’en aller, habiter leBocage. Mais je ne me marierai pas. Je resterai fille, et jevous servirai.

– Tu ne m’abandonneras donc pas,comme eux ?

– Non, mon père, jamais.

Le père lui posa la main sur l’épaule,et elle se sentit enveloppée d’une tendresse inconnue. Unremerciement allait d’une âme à l’autre. Autour d’eux, le ventfaisait rage et courait dans la pluie.

– Rousille, reprit le métayer, jen’ai plus de fils. André m’a trahi le dernier. François n’a pasvoulu revenir. Il faut pourtant que la Fromentière continued’être à nous ?

La voix douce et fermerépondit :

– Il le faut.

– Alors, ma petite, dit Lumineau,c’est tes noces qui vont sonner.

Rousille n’osait pas comprendre. Elles’avança un peu, sur les genoux, jusqu’à toucher le père. Elleaurait voulu que le jour revînt pour éclairer les yeux qui laregardaient. Mais on ne voyait plus.

– J’avais toujours espéré, continuale métayer, qu’il y aurait un homme de mon nom pourcommander après moi. Dieu me l’a refusé. Toi, Rousille, j’auraisaimé te marier avec un Maraîchin comme nous, quelqu’unde notre condition et de notre pays. C’était peut-être del’orgueil. Les choses n’ont pas tourné selon mon goût. Crois-tu queJean Nesmy reviendrait bien à la Fromentière ?

– J’en suis sûre ! J’enréponds pour lui : il reviendra !

– La mère ne nous fera pasd’affront, au moins ?

– Non, non ; elle aime tropson fils ; elle sait tout… mais Mathurin !…

Elle étendit le bras en arrière, vers lamaison cachée dans l’ombre.

– Mathurin ne voudra pas,lui ! Il nous déteste ! Il nous rendra la vie si dure quenous ne pourrons pas rester ici.

– Mais moi, je vis encore, mapetite, et je veux vous ramasser tous trois autour demoi !

Rousille avait-elle bien entendu ?Le père avait-il prononcé ces mots de fiançailles ? Oui, caril s’était dressé tout debout, et, en se relevant, il avait relevéson enfant. Il la retenait près de lui : il l’enveloppait deses bras ; il pleurait ; il ne pouvait plusparler.

Cependant, pour avoir serré contre soncœur cette jeunesse heureuse, il reprit vite courage.

– Ne crains pas Mathurin,dit-il ; je le raisonnerai et il faudra qu’ilobéisse. J’avais renvoyé Jean Nesmy. C’est ma volonté à présentqu’il revienne, pour être mon fils et mon aide, et le maître quandje n’y serai plus.

Dans l’ombre, la jeune filleécoutait.

– Je veux qu’il revienne le plustôt possible, parce que les meilleurs valets ne font pas prospérerles maisons. J’ai pensé à tout pour toi, Rousille. Tu vas sortird’ici, et aller droit chez les Michelonne.

– Oui, père.

– Ça me donnera le temps de parleravec ton frère. Tu iras donc chez les Michelonne, et tu leurdiras : « Mon père ne peut pas quitter la Fromentière, etlaisser Mathurin, qui n’est pas bien, ces jours. Il vous demande departir pour le pays de Bocage, et de prier la mère de Jean Nesmy,afin qu’elle nous renvoie son gars qui sera mon mari. Plus tôt vouspartirez, et mieux vous ferez. »

Rousille pleurait à son tour. ToussaintLumineau reprit :

– Va, ma Rousille… Salue bien lesMichelonne… Dis-leur que c’est pour sauver laFromentière.

Un souffle de voixrépondit :

– Oui.

Rousille éleva les mains le long du coude son père ; elle attira le vieux métayer, et l’embrassa.Puis elle s’écarta un peu, et, à travers l’ombre où ils nepouvaient se voir, elle dit :

– Je suis heureuse, père. Je m’envas chez les Michelonne… Mais que ça serait meilleur, si j’avais puavoir tout notre monde à mes noces !

Et elle s’échappa dans la nuit, tandisque le père demeurait un moment, tout content et toutfier. Elle avait dit « notre monde », cette petiteRousille ; elle parlait comme les anciennes de sa race, quiavaient charge de la Fromentière ; elle ressemblait auxaïeules qu’elle n’avait pas connues, ménagères vigilantes,que l’on voyait ainsi, dès le jour de leursfiançailles, heureuses et doucement inquiètes, emportant avecelles, comme un livre où l’on ne cesse plus de lire, la pensée detoute une famille et le souci de toute une ferme.

Rousille courait dans le chemin, et ellene buttait pas contre les pierres. Il pleuvait, etelle ne sentait pas la pluie. Elle mettait quelquefois la main surson cœur pour le calmer. Elle songeait : « Je suisheureuse » et cela la faisait pleurer.

Toutes les maisons de Sallertaineavaient leurs lampes allumées derrière les vitres,quand Rousille entra dans la longue rue. Mais les Michelonnecraintives avaient déjà poussé le volet et mis leverrou.

– Oh ! dit-elle en frappant dupoing, ouvrez donc vite, tantes Michelonne !

Véronique eut bientôt fait de tirer leverrou, d’ouvrir la porte et de la refermer aussitôt.

– Comme te voilà trempée, Rousille,s’exclama-t-elle, et sans cape ni mouchoir de tête par un tempspareil ! Sept heures viennent de sonner : qu’as-tu àcourir les routes ?

L’aînée des sœurs prit la chandelle,l’approcha du visage de Rousille, et, voyant destraces de larmes :

– C’est donc encore du triste, mapetite ?

– Non, mes tantes : dubonheur !

– Alors asseyons-nous, et dispromptement !

Les Michelonne s’assirent sur le coffre,et firent asseoir Rousille sur une chaise, tout près, bien en face,pour mieux juger la joie qui allait parler. Chacune s’empara d’unemain de la nièce. Chacune devint attentive. Les trois visages serapprochèrent. La chandelle éclairait assez pour qu’on pût voir lesourire des lèvres ou des yeux.

– Il y a, dit Rousille, que monpère, n’ayant plus de fils, veut faire revenir JeanNesmy.

– Comment, Rousille, ton bonami ?

– Tante Michelonne, c’est poursauver la Fromentière.

– Alors, tu te maries,mignonne ? Tu te maries ? dit Adélaïde, enthousiaste, àmoitié soulevée, tandis que sa sœur se courbait, au contraire, pourcacher son émotion.

– Oui, le père l’a dit : sivous voulez m’aider.

– Si je veux ! mais tu le saisbien ; tu es ma fille ; tu peux demander : que tefaut-il ? mais dis donc ? de l’argent ?

– Non, ma tante…

– Un trousseau qu’on coudraittoutes deux ?

– C’est bien plus difficile, ditRousille : il faut faire un voyage, un grand.

– Moi, un voyage ?

– Vous ou ma tante Véronique. Ilfaut aller jusqu’en pays de Bocage. Notre père ne peut quitter lamaison. Vous iriez parler pour lui à la mère de Jean Nesmy, et ladécider à se priver de son fils. Voulez-vous bien ?

Aussitôt Véronique seredressa.

– Va dans le Bocage,Adélaïde : tu es plus allante que moi !

– Est-ce une raison ? Un sigrand plaisir, rendre service à Rousille, pourquoi ne l’aurais-tupas ?

– Ma sœur, tu es l’aînée : turemplaces la mère.

– En effet, dit simplementAdélaïde.

Elle se tut un peu de temps, tout émuede la nouvelle et de la décision. Ses joues roses avaient pâli.Elle ajouta :

– C’est que, depuis quarante ans,je n’ai jamais dépassé la ville de Challans… Je ne comptais plusvoyager… Où est-il, le pays de Jean Nesmy ?

Le visage épanoui, à cause des souvenirsqui lui venaient, Rousille toucha trois fois, du bout du doigt, larobe noire de la Michelonne.

– Ici, dit-elle, la ferme deNouzillac, où il travaille ; là une paroisse qui a nom laFlocellière, et là les Châtelliers, où il y a le Château, la maisonde chez lui.

– Je ne connais pas ces noms-là,mignonne ?

– Des collines, il y en a partout,des petites, des grandes, et beaucoup d’arbres. Quand le ventsouffle de Saint-Michel, il pleut sans jamais manquer. Pouzaugesn’est pas très loin.

– J’ai entendu parler deSaint-Michel et de Pouzauges, dans ma petite enfance, par desBoquins qui venaient chez nous chercher de la cendre. Et quandfaut-il partir ?

Rousille répondit, en baissant ses yeuxdoux :

– Mon père est bien pressé :il a dit que le plus tôt serait le mieux.

– Seigneur Dieu ! je ne peuxpourtant pas ce soir ? Regarde tout de même l’horloge,Véronique, toi qui vois clair.

La cadette se leva, trottina jusqu’aupied de la haute boîte qui se dressait entre les lits, et,déchiffrant péniblement l’heure, sur le cadran decuivre :

– Trop tard, ma sœur ; ledernier tramway pour Challans vient de passer.

– Alors, dit Adélaïde, je memettrai en route demain matin… J’ai de bonnes jambes pour allerjusqu’aux Quatre-Moulins, et une bonne langue pour demander ensuitemon chemin aux employés de Challans… J’irai… Tout le temps duvoyage je penserai à toi, Rousille, et quand je verraila mère Nesmy, – tu vas me trouver orgueilleuse, – je ne seraiguère embarrassée… Je lui parlerai de toi… Ah ! oui, j’endirai long… Pourquoi te lèves-tu, petite ?

– Pour rentrer, tanteMichelonne !

Les vieilles Michelonne se mirent àrire, et répliquèrent en se hâtant, l’une après l’autre, chacunejetant sa phrase :

– Non, par exemple ! Tu n’asrien raconté ! Comment ton père s’est-il expliqué avectoi ? Et de François, que sais-tu ? Et Mathurin, quepense-t-il ? Reste, ma belle ; dis-nous tout ça, et cequ’il faut dire à Jean Nesmy !

Comme des perdrix blotties dans unsillon, plume contre plume, quand la nuit tombe sur les champs, lestrois femmes se groupèrent de nouveau, étroitement pressées, aufond de la boutique. Les mots, les regards, les sourires, le gestede la main, les larmes quelquefois, tout ce qui montre une âmeallait de l’une à l’autre, et trouvait deux échos. Un murmurejoyeux flottait dans la chambre des vieilles filles. Un peu defièvre agitait Adélaïde. Véronique, sans vouloir le dire,s’inquiétait déjà de rester seule. L’heure passait. Des voisins, enéteignant leur lampe, disaient : « Comme elles veillenttard, mesdemoiselles Michelonne ! Le travail donne, dans leurmétier ! »

Le bourg était tout silencieux, toutnoir sous la pluie devenue glaciale, quand Rousille, sur le perrond’angle, se sépara de ses tantes. Des deux côtés, la même paroleservit d’adieu. Adélaïde la dit d’abord. Rousille la répéta. Etc’était une promesse. Et c’était un remerciement.

– Demain matin !

– Demainmatin ! »

Chapitre 16LA NUIT DE FÉVRIER

 

Lorsque Rousille eut traversé la cour etpris le chemin de Sallertaine, le métayer sortit de la grange. Ilretrouva le valet, qui avait retiré du feu la marmite, et, assissous l’auvent, silencieux comme de coutume, rassemblait, du bout deses gros sabots, les tisons à demi morts, couchés le long deschenets. Au fond de la salle, l’infirme se démenaitentre ses béquilles, allant d’un meuble à l’autre, incapable dedominer ses nerfs, le visage gonflé par la poussée du sang. Il nesalua pas son père, il n’eut pas l’air de l’entendre venir. Mais,après une minute, il demanda brutalement, comme le métayer sepenchait vers le valet et lui parlait tout bas :

– Et Rousille ? Que luiavez-vous dit, pour être resté si longtemps dans lagrange ?

Toussaint Lumineau suivit des yeux,avant de répondre, le malheureux qui continuait de s’agiter, enproie à une sorte d’ivresse, faite de colère et desouffrance, qu’on connaissait trop bien à laFromentière. Depuis le départ d’André, les symptômesde crise se multipliaient. Et le métayer eut pitié. Ilne voulut pas relever l’insolence de la question, etdit simplement :

– Ta sœur reviendra plus tard,Mathurin. Où elle est, je l’ai envoyée.

Mais la voix plus haute et plus irritéede l’infirme, répliqua :

– Je ne dois pas savoir où elleest, n’est-ce pas ? On me cache tout, ici ; et à elle ondit tout !

Sur un signe du métayer, le valet piquadeux pommes de terre avec son couteau, dans lamarmite, les glissa au fond de la poche de sa veste,se leva, coupa un morceau de pain sur la table, et,emportant son souper, s’en alla par lacour.

Le père et le fils étaient seuls.Toussaint Lumineau, debout dans la clarté du feu qui s’étaitranimé, dit aussitôt :

– Tu vas au contraire tout savoir.Mathurin, ton frère François a refusé de revenir cheznous !

– Je le pensais.

L’infirme s’était rencogné entre lesdeux lits et les deux coffres, loin de la lumière quibrûlait au bout de la table, et là, dans l’ombre,comme à l’affût des mots, il écoutait. Ses mainstremblantes le long des béquilles agitaient lesrideaux.

– La Fromentière, reprit lemétayer, ne peut rester comme elle est. J’ai fait le commandement àRousille d’aller trouver les Michelonne. L’une ou l’autre,soit Adélaïde, soit Véronique, s’en ira dans leBocage, pour ramener Jean Nesmy.

– Ah ! vous mariezRousille ?

– Oui, mon ami.

– Avec un valet que vous avezrenvoyé !

– Je le reprends.

– Un Boquin ! Un homme quin’est pas d’ici !

– Un bon travailleur, Mathurin, etqui a toujours aimé la terre de chez nous.

– Et il habitera laFromentière ?

– Sans doute : j’ai besoind’aide. Il me faut un fils :

La tête fauve de Mathurin sortit del’ombre.

– Et moi ? cria-t-il,qu’est-ce que vous ferez de moi ?

Dans son regard, toutes les douleurssubies en silence, toutes les colères autrefois contenues passaientet jetaient leur reproche.

– Je n’ai donc qu’à souffrir et àfaire la volonté des autres, moi qui suis l’aîné, moi qui ai ledroit pour moi ?

– Mon enfant, dit doucement lepère, tu vivras avec nous comme à présent ; tu feras ce que tupourras et personne ne t’en fera reproche ; on n’entreprendrapas de travaux sans que tu aies donné ton avis, je te lepromets ; tu ne quitteras pas la métairie, même aprèsmoi.

– Non, je ne serai pas commandé parun homme qui n’est pas de mon nom : il faut un Lumineau pourcommander ici !

– C’est le chagrin de ma vie que tudis là, Mathurin.

L’infirme continua avec la mêmeviolence :

– J’aurais supporté François, etmême André. Mais Rousille avec son Boquin ne seront jamais lesmaîtres ici : je suis chez moi ! Et je vous dis que c’estmon tour !

– Mais, mon pauvre enfant, tu nepeux pas !

Les rideaux de serge remuèrent, et lemalheureux, suffoquant de colère, fit deux pas, péniblement, puisdeux autres.

– Je ne peux pas juger unlabour ?

– Si.

– Je ne peux pas acheter une pairede bœufs ?

– Si.

– Je ne peux pas me faire porter encarriole, et yoler par moi-même ? Dites-ledonc ?

– Si, mon enfant.

– Alors, que me faut-il pourconduire la ferme ? des valets ? J’en louerai. Unemétayère ?…

Le père n’osa pas dire oui.

– J’en amèneraiune !

Mathurin s’était arrêté à l’angle de latable, et s’y tenait appuyé, le haut de son corps oscillant etluttant pour se maintenir en équilibre.

– Une qui a plus de cœur que voustous !… Elle sait que je guérirai… Elle m’a promis à peu prèsde se marier avec moi, comme je suis… Quand je l’auraidécidée…

– Ne te fie donc pas à ce que lesfilles te disent, mon pauvre gars. Il n’y a encore que les pères etles mères pour chérir ceux qui te ressemblent… Tu esmalade, ce soir… Tiens, tes jambes mollissent… Couche-toi. Je vaist’aider.

L’infirme n’essaya pas de répondre. Sesyeux se voilèrent ; la tête s’inclina sur l’épaule ; lesbras glissèrent sur l’appui des béquilles ; ilsse levèrent tout droit, comme ceux d’un homme qui sombre et quiappelle. Mathurin serait tombé à la renverse, si le métayer nes’était jeté en avant, pour le soutenir…

L’étourdissement ne dura pas. Ce ne futqu’une alerte de quelques secondes. À peine couché surle coffre, au bas de son lit, Mathurin rouvrit les yeux. Il regardason père, se releva sans aide, et dit, en portant la main à sanuque :

– Vous voyez, ça n’est rien… C’estla peine que vous m’avez faite… Je ne suis pas malade.

Toute colère avait disparu ; maisla douleur était la même au fond du regard, et il s’y mêlait cettesorte d’effroi que les hommes rapportent du voisinage de lamort.

– Veux-tu que je t’aide ?répéta le métayer. L’infirme haussa les épaules, et commença à sedéshabiller lui-même, enlevant sa veste et la pliant sur lecoffre.

– Non, je veux me coucher seul… Jeveux être tranquille.

La voix tremblait comme lesmains.

– Allez donc plutôt au-devant deRousille… Elle a des nouvelles à vous raconter, elle…Et puis la nuit est noire, les routes ne sont pas sûres…

Toussaint Lumineau, qui savait le dangerde contrarier son fils dans ces heures de crise, ne résistapas.

– J’irai jusqu’à la route,Mathurin. Je préviendrai le valet de se tenir dans laboulangerie.

Il n’alla pas même jusqu’à la route. Ilétait inquiet. Dans le chemin de la Fromentière, sous la pluie, ilfit quelques centaines de mètres, revint sur ses pas, et, nevoulant pas reparaître trop vite dans la salle, afin de donner letemps à Mathurin de se calmer, entra dans ses étables, pourinspecter les bêtes, et voir si aucune n’avait brisé sonattache.

Mais derrière lui, sans qu’il s’endoutât, Mathurin s’était échappé. Le métayer n’avait pas fait dixpas au delà de l’enceinte de la Fromentière, que l’infirme seglissait dans la cour, fermait soigneusement la porte de la salle,et tournait du côté de l’aire pour gagner le pré par latraverse.

Son extraordinaire énergie etl’exaspération maladive de ses nerfs le soutenaient. Une idéefolle, mais faite de toute sa misère et de tous ses rêves, lejetait dans cette nuit mauvaise et dans cette aventure. Il couraitchez la fiancée perdue. Il en appelait de tous les refus, de tousles affronts, de toutes les souffrances, à celle qui avait étél’arbitre de sa vie, et qui l’était toujours. Il voulait luidire : « Il n’y a plus que toi. Tous m’abandonnent. Disque tu m’aimes, et chez moi je ne serai plus méprisé. Sauve-moi,Félicité Gauvrit ! »

Et il allait vite, par le sentier quilongeait le parc, malgré la nuit, la terre glissante, les deuxéchaliers qu’il fallait passer. Comme les enfants en faute,craignant d’être suivi, il se détournait et prêtait l’oreille, dedistance en distance. Le vent lui apportait le bruit des terres,mais ce n’était que le sifflement de la bourrasque dans les balaisd’ormeaux, les notes précipitées de la pluie sur les tuiles, et leroulement d’un train qui devait passer bien loin, deversChallans.

Mathurin descendit la pente des prés,et, à cause des ténèbres, dut revenir deux fois sur ses pas, pourtrouver l’abreuvoir. Il se jeta dans la première des yolesqu’il toucha du bout de sa béquille, et la poussa d’uncoup de ningle[5], nonpas dans le canal qui filait droit vers le Perrier et la Seulière,mais à gauche, dans un fossé qui servait rarement aux gens de laferme.

Au fond de la yole, l’eau s’étaitamassée. Elle jaillissait par les fentes des planches, à chaqueoscillation, et mouillait les jambes de l’infirme accroupi, maiscelui-ci n’y prenait pas garde. Qu’importaient l’eau qui couraitsur ses pieds, la pluie glacée qui tombait, les ténèbres, lesherbes amoncelées et barrant le passage en maint endroit, et lalongueur du chemin, et la fatigue ? Il fallait arriver jusqu’àelle, là-bas, dût-il y dépenser sa force. Il fallait lui parlersans témoins, tout de suite.

L’ombre était si noire que Mathurinvoyait à peine l’avant de son bateau. Depuis lecoucher du soleil, le vent accumulait les brumes dans le Marais.L’étendue leur appartenait. Elles couvraient des lieues de pays deleur masse en mouvement. Les plus bas de ces nuages traînaient surles prés inondés, sur les levées et les îlots leursplis malsains ; ils coulaient en gouttes empoisonnées, le longdes peupliers, des roseaux, des chaumes de toiture, lames de fondde la marée prodigieuse, où les hommes ensevelis buvaient la fièvresans pouvoir lutter.

Et dans cette nuit dangereuse, Mathurin,déjà en proie au mal qui le guettait, la tête lourdede sang, s’épuisait à mener la yole. Il se jetait à droite ou àgauche, au juger, sans être sûr de sa route. Quelquefois larespiration lui manquait. Une faiblesse le prenait. Le buste duyoleur s’inclinait en avant dans le bateau immobile. Puisl’infirme, sortant comme d’un sommeil, se secouait, sentaitle froid de la nuit, et continuait sa course. À mesure qu’ils’avançait dans la partie la plus sauvage du Marais, l’ombre sepeuplait autour de lui. Des oiseaux, de plus en plus nombreux, selevaient au frôlement des roseaux. C’était l’époque de leurpassage. Ils s’envolaient, jetant leur cri déchirant ou plaintif,vanneaux, bernacles, macreuses, pluviers, bécassines ; ilsrevenaient en bandes invisibles qui viraient de bord au-dessus dela yole et rebondissaient dans les volutes glacées de la brume. Àchaque fois l’infirme frémissait. Il pensait :« Qu’avez-vous à tant crier contre moi, oiseaux demalheur ?… Laissez-moi… Je vais voir Félicité… Elle dira oui…nous reprendrons nos noces… nous habiterons laFromentière ».

Mais la force s’épuisait. Peu à peul’engourdissement gagna. Les mouvements se ralentirent. MathurinLumineau cessa de voir. Il continua de frapper les talus, auhasard, du bout de sa perche qui ne savait plus où elle touchait.Et tout à coup, dans une eau libre, dans un pré inondé où elleavait pénétré par une dépression des levées, la yole n’avança plus.Les doigts lâchèrent la ningle qui tomba. Les yeux s’agrandirentd’épouvante. L’infirme sentit que la mort montait de ses jambes àson cerveau. Il se redressa, et appela dans la nuit, d’une voixformidable :

– Félicité ?Père ?

Puis le corps oscilla un moment, la maincommença un signe de croix, et l’homme s’abattit, la bouche encoreouverte, le long des planches de la yole…

Dans le dédale des fossés, une autreyole courait, menée à toute vitesse. Elle portait à l’avant, rasantles eaux, une lanterne accrochée à un bâton, étoile menue quifouillait les canaux, balancée par la marche et secouée par levent. Le père avait découvert la fuite de Mathurin, et il lecherchait. Autour de lui les oiseaux se levaient aussi. Des ailesblanches passaient dans le rayon de lumière. « Engeance,murmurait le métayer, dis-moi donc où il est ? Mais quedisaient les milliers de voix qui répondaient ? À chaquecarrefour des canaux, il montait sur l’arrière de sa yole, et,tourné successivement vers les quatre vents du ciel, il jetait, detoutes ses forces, le nom de son enfant. Deux fois, des chasseursregagnant leur motte verte, des fermiers ouvrant leur fenêtre,avaient demandé du fond de l’ombre :

– Que veux-tu ?

– Mon fils !

Les voix n’avaient plus riendit.

Une troisième fois, Toussaint Lumineaucrut entendre un cri bien faible, bien lointain, dans les brumes,et, quittant le canal qui va droit au Perrier, il se porta sur lagauche. De distance en distance il appelait encore, mais,n’entendant plus rien, craignant de faire fausse route, il prenaitla lanterne et l’approchait des bords, afin de relever les tracesde ningle, s’il y en avait. À quelques centaines demètres, il vit une déchirure fraîche dans la boue, puis deux. Uneyole avait passé là. Était-ce celle de Mathurin ? Il lasuivit. La yole avait fait le tour complet d’une prairie. Mais dequel côté était-elle sortie ? Dans les fossés quise coupaient, aux angles, le métayer eut beau chercher, écarter lesroseaux, revenir, les traces avaient disparu. Il allait retourneren arrière, quand il aperçut, dans la lumière de sa lanterne, unbois flottant. Il se baissa ; un pressentiment de son malheurle saisit ; c’était une ningle de la Fromentière.Elle dérivait, poussée par le vent, vers l’endroit où le fossé,par-dessus les talus inondés, communiquait avec la prairie changéeen lac. Le métayer crut que son fils avait chaviré.

– Tiens bon, Mathurin !cria-t-il, j’arrive ! Tiens bon !

Il enleva la yole d’un coup de perche,et la poussa dans le chenal.

– Où es-tu,Mathurin ?

Sur l’eau libre, dans le clapotis deslames, il fit une trentaine de mètres, et, brusquement, fut projetéen avant. Il se pencha ; il étendit le bras, et,à tâtons, saisit l’arrière d’un bateau qu’il rangeabord à bord. Puis il tourna la lanterne, et vit,couché sur le côté, au fond de l’autre yole de lamétairie, son fils qui ne remuait plus.

Toussaint Lumineau se jeta à genoux surle bordage qui fléchit jusqu’au ras de l’eau ; iltoucha les tempes, et elles ne battaient plus ; il prit lesmains, elles étaient glacées ; il approcha sa bouche del’oreille, et, à deux reprises, il appela Mathurin.

– Réponds-moi, mon enfant !suppliait-il. Réponds-moi ! Remue seulement le doigt pour memontrer que tu m’entends !

Mais les doigts de l’enfant ne bougèrentpas, et, dans la barbe blonde, les lèvres restèrent immobiles,écartées par le dernier cri de l’âme qui s’étaitéchappée.

– Seigneur ! dit Lumineauencore agenouillé, faites qu’il ne parte pas sans ses Pâques ;faites qu’il ne soit pas mort !

Et tout de suite, quittant sa veste etla jetant sur les épaules et la poitrine de son fils,le bordant comme avec une couverture de lit, ilabandonna sa yole, et poussa l’autre hors du pré,celle qui portait Mathurin. Un peu d’espoir lesoutenait et redonnait de la force à ses vieux bras. Il fallaittrouver du secours. Debout, cherchant à s’orienter dans cette nuitprofonde, le père continua quelque temps d’avancer avant dedécouvrir un feu de ferme. Puis un rayon de lumière perça lesbrumes, à droite. La yole glissa plus vite. En suivant le fosséelle s’approcha, et le métayer put reconnaître la métairie audessin des portes et des fenêtres éclairées. Hélas ! c’étaitla Seulière, et on y veillait. Des bruits de rires, des chansons,les notes essoufflées de l’accordéon flottaient autour des murs etse dispersaient dans le vent. Le métayer longea la motte brune, etla dépassa. Mais tout en yolant, le plus rapidement qu’il pouvait,il épiait si la grande ombre que faisait Mathurin n’avait pasremué, et, la voyant immobile, il pensa : « Mon enfantest mort. »

À cinq cents mètres au delà, et del’autre côté du canal, il savait maintenant qu’il y avait une autremaison, et il se hâtait vers elle. Car c’était, cette fois, laTerre-Aymont, la ferme de Massonneau le Glorieux, son ami. Etbientôt le métayer jeta la chaîne de sa yole autour d’un saule,débarqua, et courut à la porte en criant :

– Glorieux ! Glorieux !Au secours !

Entre la métairie de la Terre-Aymont etle saule qui retenait la barque, sur la pente boueuse du tertre, ily eut bientôt des lumières en marche, des hommes et des femmes quise précipitaient, des plaintes, des larmes, des prières à voixbasse. Toute la maison qui s’endormait fut sur pied en un moment,et groupée auprès de la rive. Massonneau voulait transporterMathurin dans la salle de la Terre-Aymont et envoyer chercher lemédecin de Challans, mais Toussaint Lumineau, ayant considéré denouveau et touché le corps de son fils, répondit :

– Non, Glorieux. C’est fini desouffrir, pour lui : je veux l’emmener à laFromentière.

Alors, le métayer de la Terre-Aymont setourna vers deux jeunes hommes qui se tenaient en arrière, et,appuyés l’un sur l’autre, leurs têtes brunes se touchant,semblaient regarder la mort pour la première fois.

– Mes gars, dit-il, allez chercherla grande yole de chez nous.

Ils disparurent dans les brumes, etcoururent chercher le bateau qui se trouvait dans unpré voisin de la Seulière, et, en passant, prévinrent les gens dela veillée.

Il était à peu près dix heures de lanuit, quand le corps de Mathurin Lumineau fut placépieusement, par des mains amies, dans la grande yole qui servait àtransporter le fourrage, et qu’on avait vue si souvent revenirentre les prés, toute chargée de foin nouveau, ayant, au sommet dela meule, un des enfants de la Terre-Aymont quichantait. On le coucha au milieu, et la mère Massonneau lerecouvrit d’un drap blanc, sur lequel elle attacha un crucifix decuivre. Toussaint Lumineau s’assit à l’arrière, du côté où était latête de son enfant. À l’avant, se placèrent debout, appuyés surleurs ningles, les deux fils du Glorieux de laTerre-Aymont. Deux lanternes, à leurs pieds, éclairaient lesyoleurs et le chemin.

Et la yole se détacha de la rive parmiles gémissements. Sur le grand canal droit, elle s’avançalentement. Le vent chassait contre elle les brumes duMarais.

Quand elle fut à petite distance de laSeulière :

– Les voilà ! dit une voix.J’entends les ningles et je vois les lumières !

Les portes des deux chambress’ouvrirent ; la clarté des lampes se répandit au dehors, etéclaira vaguement la motte sur laquelle était bâtie lamaison ; quelques menus arbres, au bord du fossé, devinrenttout blonds dans la nuit. Et tous ceux qui veillaient chez lesGauvrit, jeunes gens et jeunes filles, en longue procession,descendirent jusqu’à la berge, pour saluer le malheurqui passait. Pêle-mêle, en costumes de fête, agenouillés dansla boue, leurs tabliers ou leurs chapeaux secoués par le vent, ilsregardèrent venir, en silence, le drap blanc qui cachait le corpsde l’infirme, leur aîné de bien peu d’années, et le vieux Lumineau,tout courbé à l’arrière, le front rapproché desgenoux, immobile comme celui qu’on emportait.

Au dernier rang, il y avait une grandefille, dont le mouchoir bleu et la chaîne dorée luisaient, dans lerayon plus proche qui s’échappait de la porte. Deux de sescompagnes la soutenaient, agenouillées comme elle.

Tous ils se taisaient. Tous ilscontinuèrent à suivre des yeux la barque qui s’enallait, et, par degrés, rentrait dans la nuit. Le bruit des ninglestouchant l’eau décrut ; les frissons du sillages’effacèrent ; dans les brumes rapidement épaissies, on vitdiminuer la blancheur du drap. Puis on ne vit plus qu’une lueursans foyer, le halo faible des lanternes au-dessus des prés. Etbientôt rien ne sortit plus de l’ombre où s’enfonçait layole.

« Pauvre grand Lumineau, le plusbeau fils de chez nous ! »

Dans le lointain du Marais, où déjà lapitié des hommes ne l’accompagnait plus, le père pleurait enregardant au-dessous de lui ; il pleurait aussi quand ilrelevait la tête, et qu’il apercevait, attentifs a manier leurningle, les deux beaux jeunes gars, fidèles à leur métairie, et quiyolaient à l’avant.

Chapitre 17LE RENOUVEAU

 

La seconde semaine d’avril fut d’uneextrême douceur dans tout le Marais de Vendée, et le printempss’annonça. C’était le premier, celui de l’épine noire et dessaules. Ils n’étaient pas encore fleuris, mais en boutons. Et lesbourgeons, avant les fleurs, ont un parfum. Il flottait sur lacampagne. Toute la mousse, dans les prés bas d’où l’eau s’étaitretirée, levait ses pyramides à ailettes entre les brins nouveauxde l’herbe. Le vanneau faisait son nid. Les chevaux, qu’onremettait dans les pâturages, galopaient au soleil sur les bergesraffermies. Les mares étaient bleues, comme les nuages étaientblancs, parce que l’heure joyeuse avait sonné.

Une après-midi de cette semaine où lemonde renaissait, Toussaint Lumineau, à la barrière de son chemin,attendait le retour de l’aînée des Michelonne, qu’il avait envoyée,huit jours auparavant, au bourg des Châteliers. Car la Michelonneavait écrit, elle avait réussi dans son ambassade, elle ramenait duBocage l’humble travailleur qui serait l’époux de Rousille, quiallait être le soutien et bientôt le maître de laFromentière. Depuis le matin, Véronique était partie au-devant desa sœur. Elle avait emmené Rousille. Et le moment approchait oùtous ensemble, dans la carriole traînée par la Rousse, ilsapparaîtraient là-bas, au tournant de la route, entre lesdeux champs de blé qui ondulaient au vent.

Le métayer attendait chez lui, sur sondomaine, appuyé à la barrière qui avait laissé passer, hélas !pour ne plus revenir, tous les fils de la ferme, et qu’il voulaitouvrir lui-même aux arrivants. Certes son cœur étaittriste. La vie l’avait durement traité. L’avenir ne lerassurait guère. La terre ne serait-elle pas vendue bientôt etlivrée à l’aventure ? En ce moment même, prêt à accueillirceux qu’il appelait pour lui succéder, Toussaint Lumineaupouvait-il chasser la pensée que la longue traditionprenait fin, et que le nom de sa famille et celui de sa métairie,inséparables depuis des siècles, ne se confondraient plusdésormais ?

Cependant, il était de trop vieille ettrop bonne race pour ne plus espérer. Le sang qui coulait dans sesveines enfermait, comme le grain, un peu d’éternellejeunesse. On pouvait la croire morte, et elle s’émutencore.

Un bruit sourd et précipité, pareil àcelui que font les hommes qui battent au fléau, s’éleva au loin, ducôté de Challans, et passa dans l’air tiède. ToussaintLumineau reconnut l’allure de sa jument rousse. Elleallait au galop, comme au retour des foires, ou des fêtes, ou desnoces. Il releva la tête. Une fois encore il sentit renaître en luile courage de vivre. Et, tourné vers la route dont les vieux arbresreverdissaient, devinant derrière eux sa joie quiaccourait, il ôta son chapeau, et dit, les deux brasétendus :

– Viens, ma Rousille, avec ton JeanNesmy !

FIN

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Tags: Rene Bazin