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La Vie des bêtes

La Vie des bêtes

de Louis Pergaud

Le lièvre fantôme

Il passait pourtant quelque part, à moinsqu’il ne fondît et s’évanouît comme une poudrée de neige au soleildu printemps, ce roi des capucins du Fays, ce maître oreillard quisavait tous les tours, ce prince des bouquins qui roulait depuisdes saisons et des saisons des générations de chiens.

Cette fois, il avait à ses trousses Miraut, leplus fameux chien de tout le canton, et Lisée, le braco, un richefusil, qui prenait bien des permis mais chassait quand même en touttemps, et ces deux gaillards-là allaient lui donner du fil àretordre.

La lutte commença un matin de novembre, unbeau matin givré que la terre sonnait sous le talon, où le limiertrouva son fret à cinquante sauts de son gîte, et, sans perdre unvain temps, comme les camarades moins expérimentés, à« ravauder » sur le pâturage, vint, après quelques coupessavantes, lui fourrer sans façon le nez au derrière.

Roussard lièvre comprit qu’il avait affaire àun maître et qu’il fallait gagner au pied. Alors, bondissant de songîte, il fila comme un trait, allongé de toute sa longueur, ventreà terre, yeux tout blancs, oreilles rabattues, moustaches en avant,tandis que la bordée coutumière de coups de gueule suivait sondéboulé.

Miraut avait beau avoir bon jarret, il ne putlongtemps soutenir la course à vue, d’autant que Roussard, quiconnaissait l’homme et n’ignorait pas la signification des coups defusil, avait grand soin de profiter, pour se défiler, de tous lesabris et de tous les couverts utilisables.

Au bout de cinq minutes de ce train d’enfer,l’aboi du chien était à un kilomètre derrière lui… il avait letemps.

Le soleil se levait. Sur l’épaule du crêtchenu que dessine le Gep, où quelques vieux arbres, par endroits,dressent leurs ramures grêles, ses rayons rouges passaient,implacablement rectilignes, semblant trancher comme des fauxsanglantes les moissons de pénombre massées dans la gorge descombes, ou encore, douaniers vigilants du jour, taraudaient deleurs sondes d’or les forêts captives de la terre, comme s’ilseussent voulu en expulser violemment la vénéneuse contrebande demystère et de frayeur que la nuit essaie, avec chaque crépuscule,d’introduire furtivement sur le monde.

Au bout des glaives des grandes herbes, auxpointes des piques des arbrisseaux, son feu émoussait sans bruit latrempe fragile d’acier diamanté que l’humidité et le gel avaientfixée de concert, tandis que sous les pattes des deux coureurs, unebande d’un vert plus cru, comme approfondie par son regard brûlant,marquait leur sillage dans la grisaille argentée des gazonscourts.

Ni l’un ni l’autre ne s’en apercevait. Mais levieux bouquin, tout en enchevêtrant sa voie de pointes et decrochets, réfléchissait à ce qu’il devait faire.

Il ne connaissait point Miraut ;cependant, au peu de temps qu’il avait mis du premier coup degueule au dénichage du lancer, il avait pu juger que c’était unadversaire de taille et que, par conséquent, le poilu bigarré quil’accompagnait était fort à craindre lui aussi. Toutefois, comme cebrûleur de poudre-là devait être nouveau au pays, il décida en sonfor intérieur qu’il pouvait, sans hésiter, employer la vieilletactique.

C’est pourquoi, après un détour raisonnable,suffisamment long pour prouver sa vigueur, il redescendit l’un deschemins qui menaient au bas du Fays, à la croisée des voies où cesimbéciles d’humains l’attendaient régulièrement, mais où il segardait bien de passer.

Dès qu’il arriva à deux portées de fusil de ceposte dangereux, il s’arrêta, s’assit sur son derrière, tourna sesoreilles vers les quatre vents, resauta au bois, fila vers le hautdes jeunes coupes et disparut.

Quand Miraut, qui n’avait point perdu de tempsaux doublés de Roussard, arriva quelques instants après, qu’il eutrepris la piste nouvelle et l’eut suivie jusqu’au haut des jeunescoupes, hors du fossé du bois, il trouva quelques pointes qu’il nesuivit pas, selon sa vieille tactique, mais il tourna autour del’endroit pour retrouver la bonne piste et ne trouva rien.

Il raccourcit son cercle… rien encore ;il le doubla, toujours rien ; il suivit l’une après l’autre etminutieusement toutes les pointes… plus de fret.

Furieux alors, Miraut jappa, gueula, hurla àpleine gorge contre cette sale bête, et Lisée, sans tarder, vint lerejoindre, ahuri de voir pour la première fois en défaut soncompagnon, cette maîtresse bête, ce nez inroulable, ce roublard desroublards.

Il n’y avait point de buissons dans la plaine,et la coupe, récemment nettoyée par les bûcherons, était nettecomme un champ d’éteules.

Le chien et l’homme longèrent des deux côtésle mur de bois, pierre à pierre, abri par abri ; ilsvisitèrent le pied de toutes les souches et de tous les arbres quirestaient : baliveaux, chablis, modernes, anciens, rien, rien,rien !

Ils s’en allèrent bredouilles ; cependantcela ne devait pas se passer ainsi.

Deux jours après, Miraut vint relancerl’oreillard que Lisée cette fois attendit sur le chemin où il étaitpassé le premier jour, mais Roussard en prit un autre et vint sefaire perdre tout comme la première fois, au même endroit. Deuxjours plus tard, cela recommença encore. Et ainsi tout le mois denovembre.

À la fin, Lisée, dès le lancer, monta à ceposte extraordinaire, afin d’en avoir le cœur net. Ce jour-là,Roussard, qui était assez vieux pour ne pas se fier seulement à sonoreille, mais qui savait aussi voir et renifler, approcha bien dela coupe, mais n’y entra point et s’en fut se faire perdre loin,loin, bien loin…

C’était tout de même rudement vexant.

Et Miraut et Lisée, toute la saison,s’acharnèrent à poursuivre ce lièvre fantôme, ce capucin sorcierque personne n’avait jamais pu joindre ni voir, qui crevait leschiens les plus forts et roulait les meilleurs.

Mais chaque fois que Lisée montait en haut dela coupe, Roussard n’y venait pas, et chaque fois qu’il se postaitailleurs, Miraut, hurlant de rage, fou, l’œil hors de l’orbite, lepoil hérissé, venait le perdre là et s’en retournait la tête basseet la queue entre les jambes, malade de dépit et de rage vers sonmaître, qui sacrait bien toute sa gorge comme un braconnier qu’ilétait, mais n’y pouvait rien.

Enfin, un jour de février, Lisée, posté à deuxcents pas de l’endroit maudit et caché derrière un gros chêne, eutla clef de l’énigme. Le cœur tapant d’émotion, il vit Roussardsauter du bois, faire ses doublés et ses pointes, revenir à soncentre d’opération et, d’un seul saut, bondir en l’air d’un élanfou, comme s’il escaladait le ciel pour retomber… Ah çà ! lacoupe était nette ! où donc était-il retombé ? Lisée, dederrière son arbre, écarquillait ses quinquets. Il ne vit rien,rien, plus rien du tout ! Roussard avait disparu.

– Celle-là, par exemple, elle étaitforte !

Miraut, en râlant de rage, car ce n’étaientplus des abois qu’il poussait, arriva juste pour se trouver nez ànez avec son maître. Celui-ci, sûr ou presque de n’avoir pas eu laberlue et blême d’émoi, regardait de nouveau par tout le sol etexaminait méthodiquement chaque pouce carré du terrain où Roussardeût pu se trouver.

Ce devait être au pied de cette souche. Maisnon, rien. Il fallait qu’il se fût envolé vers le ciel. Liséetrembla.

Ses regards, instinctivement, montèrent pourinterroger l’azur et… ce qu’il vit :

Au sommet de la vieille souche pourrie,dédaignée par les bûcherons, à quatre bons pieds au-dessus du sol,entre quelques rejets gris comme le dos du capucin qui seconfondait entièrement avec eux, Roussard lièvre s’aplatissait,immobile, les oreilles rabattues, sans souffle, n’émettant aucuneodeur, et aussi souche que la souche elle-même.

Que de fois le braconnier, son fusil à lamain, avait passé à un pas de lui, inspectant le pied de la souche,sans songer à regarder dessus ; on dit tant que les lièvres nefont pas leur nid sur les saules !

– Vous croyez peut-être que je l’ai tué,fit Lisée à quatre ou cinq camarades à qui il narrait sesmalheurs ! Voilà bien ma veine ! Ce jour-là, je n’avaisjustement pas pris mon fusil, car la chasse au lièvre était fermée,et le père Martet, le brigadier forestier, qui ne badine paslà-dessus, faisait sa tournée aux alentours. Alors, comme jeramassais un rondin pour l’envoyer sur le râble de l’oreillard, luiqui n’avait jamais bougé les fois d’avant… tout d’un coup, avantque j’aie seulement levé le bras… frrt, se mit à détaler avecMiraut à ses trousses, et jamais, vous m’entendez bien, jamais iln’est revenu là et on ne l’a jamais revu. Et vous me direz encorequ’il n’était pas sorcier, ce coquin-là !

Un drame dans la haie

La grande haie de la Combe était morne depuisdes jours et des jours ; nul chant, nul pépiement, nulfroufrou d’aile n’émouvaient avec le sang des aurores ses loges deverdure, ses corridors feuillus, ses terrasses suspendues ouflottantes que parfumaient comme tous les ans les mêmes fleurs dubel été.

Il en était ainsi depuis de longs soleils déjàet le petit peuple ailé qui avait voulu cet isolement et réalisécet abandon savait qu’il en serait ainsi longtemps encore. L’hiverseul, en coupant de ses ciseaux de gel les frondaisons maudites,pouvait exorciser le charme maléfique planant sur cette solitude,et endormir et abolir les ressouvenances au cœur des oiseaux.

La grande haie était muette. Le petit peuples’était tu et avait émigré.

Et pourtant quel printemps riche de concertselle avait eu ! Un printemps de chansons à rendre jaloux leslourds massifs de la Combe et les vieilles assemblées de pommiersdes vergers.

Seuls, dans les rez-de-chaussée et lessous-sols humides, les citoyens silencieux de la grande citécontinuaient leur vie comme avant, insoucieux, semblait-il, del’exode brusque de leurs rapides et bruyants petits voisins desétages supérieurs.

Successivement, au fur et à mesure que lespetits étaient devenus forts et avaient commencé à se confier pourun vol très court à leurs faibles ailes, les nitées, jour par jour,une à une avaient fui vers les enclos des vergers proches ou lesberceaux feuillus des arbres hospitaliers.

Les familles de mésanges et de fauvettes,celle du chardonneret du pommier sauvage et jusqu’à la nitée dupetit troglodyte du gros tronc pourri s’écaillant sous les mousses,toutes avaient fui épouvantées de l’assassinat commis par Maubec,la pie-grièche, horrifiées par la vue de la petite victimedéchiquetée et saignante à son poteau d’épine.

C’était pourtant une cité tranquille que laGrande Haie. Les éperviers et les buses ne s’y aventuraient plusguère depuis le jour où l’homme ami, porteur du fusil, ce tonnerreéclatant et terrible, avait fait siffler la colère de ses plombspar les éclaircies de rameaux, hachant les branches et perçant lesfeuilles. Des gîtes sombres où ils s’étaient tapis, les passereauxétonnés avaient vu la vieille buse chasseresse au bec féroce, dontles incursions barbares semaient le deuil dans leur canton, plongertout à coup en avant la tête sans force et les pattes mortes. Etles premiers voisins, dont tout le corps n’était que frisson,l’avaient vue, inerte, l’œil trouble, se laisser saisir par la mainpuissante du terrible allié et disparaître dans les profondeursmystérieuses d’un sac s’ouvrant comme une gueule. Nul n’était àl’abri de ses coups, pas plus Piétors le lézard que Rana lagrenouille ou que Froidvif, l’orvet timide et fragile qui fuyaitdevant la fourche et le râteau des faneurs en profitant des tunnelsde mousse fraîche et de l’auvent humide des andains malécartés.

Mais elle était morte vraiment, et, depuiscette vesprée tiède de fin d’hiver, la Grande Haie avait joui deson renom de sécurité, et ses habitants avaient vécu dans laquiétude leurs journées de travail et de chansons qui se suivaientmonotonement comme les maillons d’une chaîne de joie.

C’était un matin de juin.

La haie froufroutante et joyeuse était sortiede son sommeil léger avec le frisson de la brise matinale quiessuyait de son écharpe odorante et tiède les perles du brouillardde la nuit d’été.

Les pinsons, dans les arbres du village ou auxtaillis des lisières, chantaient déjà à plein gosier quand lalumière levante dessina de sa main de blancheur les ondulationsgracieuses de l’océan d’herbages des prairies.

Les crapauds éteignaient dans leur gorge lesveilleuses de cristal de leurs chansons et le concert desgrenouilles vertes dans la mare de la Combe s’arrêtait et reprenaitpour s’arrêter encore selon le caprice des chanteuses à robe verte,dont les yeux innocents dans leur cerne d’or adoraient le soleillevant.

Une à une, par petits sauts qui faisaient desravages dans les baliveaux herbus des flouves et trembler comme desfeuilles de bouleau les grelots des brizes, les grosses grenouillesrousses rentraient dans leur sous-sol d’été, dans leurs logesfraîches, après avoir chassé toute la nuit les limaces et leschenilles. Écartant les grandes feuilles raides, elles seglissaient par d’étroites coulées, de secrets corridors jusque sousles souches séculaires de la vieille haie, et abritées sous destoitures légères et fraîches de feuilles, parmi l’humidité propicede la terre, elles digéraient en paix et se reposaient des fatiguesde la nuit.

Les lézards et les orvets, eux, sortaientlentement, engourdis encore de rosée, et la tête levée,interrogeaient la lumière et humaient l’air pour juger du beau jourqui leur était accordé. De petites musaraignes agitaient decrépitements légers et comme feutrés les branchettes de leurstrous. La vipère Maledent déroulait ses anneaux au soleil et au furet à mesure que les rayons chauds glissaient sur sa chemiseocellée, les frétillements de son fouet devenaient plus vifs etplus souples comme une chaîne rouillée dont les maillons par degréss’imbibent d’une graisse lubrifiante.

Dans les étages supérieurs, secs et chauds,dans les alcôves de feuillage, sous les poutrelles vivantes desrameaux, la vie s’agitait et grouillait, les nids s’éveillaient.Les mâles, perchés devant la couche de la famille que la mèrecouvrait de ses ailes étendues, chantaient leur hymne à l’aurore,se secouaient de la rosée nocturne, lissaient leurs plumes,s’épouillaient, se répondaient, voletaient, sautillant ou planant,joyeux du jour revenu et de la chaleur vivifiante.

Bientôt, sous les ailes engourdies, les petitsréveillés pépiotèrent aussi, jetant leur note monotone et criarde,leur chant unique, le cri de faim, et comme le premier rayon chaudtombait sur ses ailes mouillées, Siffleclair, la mère fauvette, sesoulevait de son nid et rejoignait son mâle sur la branchefléchissante où il faisait sa toilette matinale.

Un instant leurs pépiements se mêlèrent en ungazouillis tendre, puis le père, paré pour le jour et pour lachasse, s’enleva en l’air et partit d’un vol rapide et droit versles buissons bas de la plaine et par les taillis d’herbages nonfauchés encore pour y commencer sa chasse de moucherons et dechenilles. La femelle, à son tour, après avoir bien regardé sonnid, se mit à chasser dans les rameaux des environs et sur lesgazons proches, apeurée encore du noir et de la nuit et craignantde laisser sa nitée impuissante sous la seule protection du soleil,de sa lumière et de sa chaleur.

Peu à peu, rassurée, elle élargit le cercle deson canton, soucieuse de donner aux petits la pâture qu’ilsréclamaient sans cesse.

Tour à tour, à tire-d’aile, rasant lesbuissons ou le sol pour se dissimuler quand un danger ou unesurprise étaient à craindre, ils arrivaient à leur buisson vertéchevelé de feuilles frissonnantes, s’enlevaient ou plongeaientselon leur position, planaient un instant sur la famillepiaillante, et distribuaient ensuite dans ces becs large ouverts,ces petits entonnoirs jaunes palpitants et tendus vers lefroufroutement de leur vol, la gibecière de chenilles, de moucheset de vermisseaux conquis à coups de bec parmi les cantons giboyeuxde la plaine.

Et puis ils repartaient aussitôt, car lesjabots des petits sont aussitôt vidés que remplis et les gésiersvoraces réclament continuellement.

Ainsi, toute la matinée, dans la Grande Haie,sous le soleil qui rapetissait et semblait dévorer peu à peul’ombre des arbres, ce ne fut que pépiements, rappels et chasse etchants de fête.

Puis, midi versa brutalement dans le calmeplat ses cascades de chaleur et le silence lentement s’empara de laGrande Haie, assommée, engourdie, immobile sous les ondes d’airvibrantes qui couraient tout le long de son arête verte, comme unebande d’un feu ardent presque invisible et muet.

Les oiseaux, accablés, dormaient sous leursrameaux ; les grenouilles des sous-sols se terraient plusprofondément ; Maledent, ivre, savourait ce bain voluptueux,et les lézards des vieilles souches, aventurés par la plaine,semblaient noyés dans la verdure.

Enfin la vie reprit avec le premier frissondes feuilles, et des chants de nouveau s’élevèrent, et des essorset des envols animèrent les étages feuillus de cette grande caserneverte.

Tous les oiseaux, rassurés et gais maintenant,sous la protection du soleil s’en allaient au loin donner la chasseaux chenilles, et, sitôt débarrassés de leur gibier, repartaient deplus belle. Et nul, parmi tous ces chasseurs intrépides, préoccupésde la pâtée quotidienne, n’avait vu, volant d’arbre en arbre, debuisson en buisson, rasant le sol dans les endroits découverts,Maubec, la pie-grièche, la vagabonde, la rôdeuse du canton, enquête d’assassinats et de mauvais coups, les yeux toujours auxaguets, le bec mauvais, le col inquiet, qui se rapprochait de leurcité.

La maraudeuse, ce matin-là, n’avait trouvéencore que des vermisseaux et des mouches, et son gésier gourmandde mangeuse de chair réclamait quelque nourriture plussubstantielle ; aussi rôdait-elle de-ci de-là par les arbreset les buissons, cherchant dans les berceaux de feuilles, dans lesvertes alcôves, derrière les abris des fourches, les palissades derameaux, quelque nitée à attaquer.

Dans l’intérieur de la Grande Haie,silencieuse et abritée, elle sautait d’avant en arrière, de droiteà gauche, louchant en haut, guignant de côté, lorgnant en bas,cherchant aventure, se défiant de Maledent la rouge et de sescousines les grandes couleuvres qui la fixaient étrangement deleurs yeux sans paupières en sifflotant des airs monotones.

Un pépiement indiscret dans les rameauxsupérieurs de l’aubépine dans laquelle elle était lui fit lever latête, et sautillante, le cou tendu, les yeux brillants deconvoitise, écrasée sur ses pattes pour ne pas être vue, elledécouvrit la boule grise du nid de Siffleclair et bondit jusqu’àson niveau.

Les quatre petits becs tendres, jaunes encore,s’ouvraient larges comme de grands compas dans l’attente de lapâture, et le duvet naissant frissonnait sur leurs grosses têtescomme une chevelure rare d’enfantelet, et les petits croupionss’agitaient aussi, et tout le corps vibrait dans l’attente del’émotion unique, la proie de chenilles et de mouches tombant dansle gouffre du bec.

Maubec, perchée sur une branche de la fourchedu nid, scruta les environs de son œil traître et inquiet, puis,avec une sûreté de rôdeur assassin qui n’en est pas à son coupd’essai, elle choisit parmi la nitée celui des petits dont ellepourrait le plus facilement faire sa victime.

Une grande épine dure et pointue hérissait surla branche du couchant son dard affilé, c’était là qu’elle feraitson charnier ; l’épine serait le croc où la bouchère de laCombe déchirerait sa proie, et aussitôt, sans hésitation aucune, nicrainte, toute au désir de tuer et de se repaître, sautant dans lenid, piétinant les autres oisillons, elle se campa solidement pouramener sa victime au bord de l’abîme et la suspendre ensuite aupoteau d’exécution.

Du bec et du cou, malgré les piaillements dedouleur de toute la famille bouleversée, elle pousse et se crispe,le col et les pattes raidis, piétinant les autres, les blessant deses griffes pointues, et amène le chétif oiselet au bord de lamargelle du nid, sur la branche de la fourche qu’elle veututiliser. Mais l’épine est trop haute et domine la maisonnée.Qu’importe ! La mégère des haies sait s’y prendre. Dans sonbec puissant et crochu, les muscles serrés, les pattes crispées,toutes les plumes hérissées dans l’effort, elle soulève par le coltendre et frêle le petit corps presque inerte et l’élève plus hautque le dur croc de bois où elle le fixera ; puis au niveau dugésier, à l’endroit où la peau est plus molle encore, elle enfoncedans la broche terrible le cou de l’oiseau, perçant les chairs etla trachée pulmonaire, tandis que crie et se débat faiblement lapetite victime et que les autres petits frères, ignorants de ce quis’est passé, piaillent éperdument dans le berceau bouleversé.

Pendu à sa potence d’épine, l’oiselet blesséagitait vainement encore ses pauvres ailerons sans plumes et sespattes sans force quand la bouchère sanglante, lui plantant dans lepoitrail le croc dur de sa mandibule supérieure, lui perça le cœuret, l’œil aux aguets, se mit à dépecer vivement sa victime.

La femelle, à cet instant, arrivait à son nid,brusquement, le bec hérissé de chenilles, et elle vit ce spectacle.Un cri suraigu d’épouvante lui fit lâcher sa proie et appeler ausecours de toute sa gorge, en cris rauques et affolés, tandis quela maraudeuse assassine, sûre d’être la plus forte, la regardaitméchamment de son œil faux et, le bec en arrêt, continuait àarracher des morceaux du poitrail ouvert de l’oiselet.

Bientôt, au cri désespéré poussé par lafauvette, le mâle de Siffleclair apparut lui aussi et tous deuxaffolés, piaillant à pleine gorge, se mirent à tourner, à tournerautour du groupe tragique, n’osant encore dans leur frayeurindescriptible attaquer la détrousseuse de leur maison ni vengerleur géniture.

Aux plaintes du couple victime, au signald’appel et de douleur d’un des membres de la grande famille ailéeen butte aux attaques d’un ennemi, tous les passereaux de la haie,un à un ou par couples, arrivèrent à tire-d’aile, ainsi qu’auxheures angoissantes où l’épervier menace de ses serres impitoyablesun isolé éperdu.

Nulle fascination n’était à craindre aveccelle-là, mais un affolement sans nom les prenait à voir le petitd’un des leurs tué, déchiqueté et saignant, et le buisson du crimefut immédiatement entouré d’une quadruple haie de petits oiseauxvoletant et piaillant, injuriant, menaçant ou se lamentant.

Maubec, maintenant repue, commença à craindreune attaque d’ensemble du petit peuple ailé s’exaspérant pardegrés. Elle tourna avec inquiétude sa tête au zénith où passait levol d’un grand oiseau noir. C’était Tiécelin, le vieux corbeau,qui, attiré par ce manège étrange, venait se rendre compte de cequi se passait, suspectant d’un nouvel assassinat son vieil ennemile busard. Tout était à craindre avec Tiécelin.

Brusquement, Maubec, s’élevant droit en l’air,s’évada du cercle des assiégeants, et, sans perdre un instant,s’enfonça comme une flèche vers le nord, dans le bosquet de hêtresqui était son lieu de retraite et son séjour habituel, tandis queles oiseaux de la haie, du roitelet à la mésange et les pinsons duvillage et les rouges-gorges de la forêt voisine venaient voir etpiaillaient, piaillaient, fous de douleur, de colère et depeur.

Siffleclair, dans son désarroi, allait du nidau cadavre, ouvrant des yeux ronds, crispant les pattes, les plumesde la tête hérissées, et puis, frémissante, tout d’un coup, elle sejeta éperdument sur son nid, et, sans plus rien dire, couvrit sespetits de ses ailes tremblantes, tandis que le mâle, haletant,voletait et tournoyait alentour du cadavre dépecé de la victime,pendue au-dessus du nid et dont le sang, en gouttelettes rouges,dégouttait encore devant le bec de la mère.

Alors, comme si une pensée commune et uncommun effroi eussent saisi simultanément les témoins de ce drame,tous les oisillons qui étaient accourus s’enfuirent aussitôt àtire-d’aile vers leur nid et se jetèrent éperdument sur leurspetits pour les couvrir et les protéger eux aussi.

Lorsque le soleil tomba, ensanglantantl’horizon, pas un chant ne sortit de la Grande Haie, ensevelie,emmurée dans le silence et dans l’horreur de cet assassinat. Et lelendemain, à l’aurore, pas un cri ni un pépiement n’émurent lesfeuilles frissonnantes dans le vent, mais la famille de la mésangebleue du bout de la haie, qui commençait à sautiller sur lesbranches, s’enfuit pour ne plus revenir. Le surlendemain, le tarinchanteur du gros chêne emmena ses petits vers les pommiers desvergers, et le petit roitelet aussi s’en alla, et le chardonneretdu pommier sauvage, et tous, un à un, partirent en silence.

Et Siffleclair huit jours après, elle aussi,avec ses trois derniers enfants dont les ailes fléchissantescommençaient à s’essayer, fila, fila aussi du lieu maudit où lecadavre déchiqueté, pourrissant et rongé des mouches de son petitsans plumes pendait toujours à son gibet solitaire et terrible.

La dernière heure du condamné

Les monte-en-l’air, haut pattus, porteurs desbâtons qui tuent, et leur horde familière de hurleurs poilusvenaient, à la suite d’une faible course et avec des cristerribles, de grands beuglements rauques (rires et abois), de fairehalte devant le trou où Tasson, le vieux blaireau, se terraitdepuis quatre ou cinq neiges.

Tasson, dans son abri, écoutait. La terre,martelée à grands coups, tremblait, et les vibrations qui luiparvenaient, contrairement à ce qui s’était passé à toutes lesprécédentes chasses, ne s’atténuaient point : elles semblaientmême s’amplifier, devenir plus nourries, plus intenses, plusfortes. C’était grave assurément.

D’ordinaire, quand le jour poignant lesurprenait quelque part en maraude et que lui parvenaient desbruits menaçants, appels de chasseurs ou jappements de chiens, ilfilait par les chemins de cailloux où ses pattes ne laissaient pasde fret et gagnait, après quelques sages contours, sa maison deroc. Alors il pouvait entendre le piétinement de la chasse arriveren trombe auprès de sa demeure et les vibrations courir sur le sol,mêlées aux rafales d’abois, et tous ces bruits, bientôt, sefondaient, se diluaient, se partageaient comme si le grand courantde haine lancé à ses trousses se fût divisé peu à peu en uneinfinité de petits ruisselets sonores qui se seraient à leur tourengloutis dans le grand calme de la forêt et du matin.

Cette fois, il avait dû s’attarder troplongtemps. Avant sa rentrée précipitée dans son trou, il avaitentendu des grelots, des hurlements, des bruits de foulées et descris particuliers, les cris des haut pattus, cracheurs du feu, queconduisent d’ordinaire, aux sentes des bois, leurs familiersbraillards, poilus, les chiens.

Ce n’étaient plus seulement des vibrations.C’étaient des chocs, des martèlements de talon, de rauques coups degueule, des éclats de voix, des cris intraduisibles et desreniflements mêlés à des odeurs fortes, puantes, qui, par le boyaud’entrée de sa demeure, arrivaient jusqu’à lui.

Ils étaient à sa porte ; ils avaientdécouvert sa tanière.

Tasson, du fond de son repaire, s’avança dansle corridor et s’approcha de l’entrée aussi près que sa naturelleprudence le lui permit.

Les chiens, l’éventant du dehors, aboyèrentavec fureur. Le vieux blaireau, lui aussi, renifla leur odeur àpleines narines, et, au bout de quelques minutes d’examen, sonmuseau pointu, qui frémissait, laissa, comme pour un rire animal etune satisfaction muette, passer sa langue sur ses babinesnoires.

Les mal poilus n’entreraient pas. Ils nepouvaient ; ils étaient tous bien trop hauts sur pattes,autant les hommes que les chiens. Tasson se rassura. On était enfin d’automne : il était gras, il pouvait attendre et jeûnerde longs jours ; les autres se lasseraient certainement.

Tasson savait que la nuit lui était favorable,que l’obscurité et la faim les font fléchir et les ramènent dansleurs maisons et que le sommeil les domine bien plus que lessauvages. Il savait tout cela, le vieux blaireau, et bien d’autreschoses encore : que dans un trou étroit comme son corridor, ilpourrait mordre et saigner le premier braillard qui oserait sehasarder assez loin dans ses ténèbres familières et que les autresy regarderaient à deux fois avant de tenter l’assaut à leurtour.

Il n’ignorait pas non plus que son terrierétait perdu et qu’il lui faudrait, dès que son trou serait libre,quitter ce canton paisible, toute demeure connue des hommes étantmaudite, traîtresse, pleine d’embûches et de dangers.

Cependant le bruit ne cessait point au dehorset aux aboiements, aux cris, aux coups de talon se mêlaient encoredes grincements métalliques de scie et des craquements de bois.

Que pouvait signifier tout ce tapage ? Levieux Goupil du Fays, qu’il avait rencontré une nuit au bord d’unetranchée, lui avait dit qu’il faut d’autant plus se méfier del’homme qu’il fait moins de bruit à l’entrée des terriers ; etle vieux renard ne parlait pas à la légère ; mais enl’occurrence, l’excès contraire paraissait au blaireau tout aussiredoutable.

Et Tasson, écrasé sur ses courtes pattes, lesyeux louchant en avant, les narines ouvertes et frémissantes,attendait avec patience.

Brusquement, la venue en bouffée étouffanted’une chose âcre et impalpable lui aveugla les prunelles et luipiqua vivement les narines. Instinctivement, tout en reculant, ilessaya de mordre comme si un invisible ennemi se fût trouvé devantlui, mais ses mâchoires, large ouvertes et précipitammentrefermées, claquèrent l’une contre l’autre : il n’avait rienhappé que du vide, et l’ennemi l’aveuglait de plus en plus, leprenait à la gorge, lui fouettait les muqueuses. Plusieurs fois desuite, il fit claquer ses dents sur cet étrange et terribleadversaire et puis il parvint enfin à entr’ouvrir un peu lespaupières. Alors il remarqua que son boyau, qui était clairl’instant d’avant, s’assombrissait maintenant d’un brouillard blanctiède, piquant, mauvais, qui lui coupait le souffle et le faisaitpeu à peu reculer jusqu’au coin le plus enfoncé de son terrier.

Et puis il fit chaud dans son boyau de roc, ilfit trop chaud. Quelle était cette brume nouvelle créée par leschasseurs ou par les chiens ? D’ordinaire, aux matinsd’automne, celle qui s’exhale de la terre est fraîche et parfumée,mais tout ce qui émane des hommes est poison et danger.

Impossible d’arrêter cette invasion blanchequi, lente et prudente, se traînait par degrés vers lui. Tasson,résolument, fit front en montrant les dents. Évidemment le dangergrandissait. Cependant, la fumée empoisonneuse, comme si l’attituderésolue du blaireau et ses vains coups de croc lui en eussentimposé tout de même, hésitait à l’atteindre de nouveau. Seulsquelques filets, bas comme d’irréels serpents, glissaient encorevers lui en longeant les parois. Quand ils se furent fondus dans legris du mur, Tasson, inquiet, craignant d’eux une attaque sournoiseet d’imprévisibles coups de fouet, resta longtemps quand même danssa posture d’attaque, la dent dardée et la griffe prête.

Mais le vent favorisait la bête et,contrariant le tirage, attirait au dehors la fumée qui, peu à peu,sembla se retirer et disparut.

Pourtant les ennemis étaient toujours audehors. Les voix humaines alternaient avec les jappements, les criset les rires avec les reniflements. Son trou était biengardé : il y avait danger de mort à s’aventurer dans lecouloir et à s’élancer dans la campagne.

Tasson, patient, s’écrasa sur les pattes etattendit la nuit, certain que l’ombre, sa complice, défavorable auxhumains, lui permettrait, même si sa demeure était encore assiégée,de profiter d’un instant de défaillance des geôliers pour tirer sesgrègues et détaler dans les ténèbres. Non, il n’avait pas faim, etil était gras, et il savait attendre. Au besoin, il resterait là ensentinelle plusieurs jours et plusieurs nuits, pour bien choisirson heure et, quand ils s’y attendraient le moins, filer à la barbede ses ennemis. Eh non, on ne le tenait pas encore !

Du temps coula qu’il ne sut mesurer, sesfonctions digestives étant comme suspendues et son attention rivéesur l’extérieur. Et au bruit des voix voici que se mêle un autrebruit sec et dur, tantôt criard et tantôt sourd, mais régulier etqui résonnait profondément. Quelque chose comme une grand dent defer extrêmement puissante devait déchirer la terre et le roc de sontrou. Il entendait, en effet, les coups de pic tomber et, aprèschaque secousse correspondant à un ahan humain, les pierres et legazon rouler avec un choc dur ou assourdi, selon la violence del’effort.

La situation s’aggravait encore.

Tasson, immédiatement, eut l’intention que lesennemis ne voulaient pas l’attendre, mais qu’ils cherchaient àarriver à lui ; donc, pour les éviter, il fallait fuir coûteque coûte. Résolument, de la gueule et des pattes, il attaqua laterre pour creuser son boyau plus avant et orienter une galerie deretraite vers le sol et vers le jour.

Mais les coups de pic et de pioche sonnaienttoujours plus fort à l’entrée du souterrain ; il s’arrêta pourécouter. Oui, les coups continuaient, les jappements et les crispersistaient et, constatation plus grave, le jour ennemi, lalumière complice des hommes entrait à flot par le couloir, semblantguider les ennemis et leur montrer leur proie.

Tasson, médusé, comprit qu’il ne pourraitcreuser assez vite un tunnel de sortie. D’ailleurs, l’ouvertureélargie du corridor pouvait maintenant livrer passage auxchiens : tous les dangers se concentraient de ce côté ;il fallait surveiller pour faire tête, le cas échéant.

Les yeux flamboyants, furibond, prêt àsaigner, il se retourna. Mais les chiens ne se hasardaient pasencore. Prudents, les maîtres les maintenaient près d’eux.

Un instant, les coups de pic cessèrent demarteler le roc. Tasson reprit espoir. Peut-être les hommesétaient-ils las ? Peut-être se décourageaient-ils comme luiquelquefois, durant les trop longs affûts. Mais son espoir fut decourte durée.

Bientôt, dans le couloir, une longue perche debois vert s’avança tâtonnante, doucereuse, semblant le chercher,sondant la profondeur, pour le découvrir sans doute, et le frapperpeut-être.

Il la regarda venir, heurtant les parois, seredressant, cherchant sa route, comme un bras d’aveugle, et quandelle fut devant lui, prête à le toucher, brusquement furieux ilsauta dessus, la mordit rageusement, à pleines dents, serrant detoutes ses mâchoires, les yeux rouges de haine.

Ah ! elle osait venir ; eh bien,elle saurait ce que pouvait sa dent.

Comme si elle eût été douloureusement atteintepar cette morsure, la perche, l’écorce arrachée, se retira,cependant que les cris et les rires redoublaient à l’entrée duterrier.

Tasson jugea que les hommes souffraientpuisqu’ils criaient si violemment, et il s’en réjouit ; ilpensa encore que leur attaque était moins dangereuse qu’il nel’avait craint, puisque d’une morsure il en avait eu raison etavait mis leur auxiliaire en fuite.

Mais les coups de pioche reprirent, et serapprochèrent, et devinrent plus distincts, et, derechef, laperche, le bras de bois vint l’agacer dans son recoin.

Avec plus de fougue et de violence encore,bien décidé à en finir, il se précipita de nouveau dessus et lamordit, la tenailla, la broya sous ses mâchoires ; maisl’autre, cette fois, se défendit, tourna dans sa gueule, le tira enavant, chercha à le jeter sur le flanc tant et si bien qu’il dut lalâcher. Et avant de repartir, brusquement, elle lui fonça dessus etlui porta en plein poitrail un coup de pointe qu’il ne put prévoirni éviter et si rude qu’il lui coupa le souffle.

Décidément, l’ennemi n’avait guère souffert deses morsures ; ses attaques devenaient de plus en plusdangereuses. Tasson devait veiller.

Et les coups tonnaient toujours, et la terreet les pierres s’éboulaient, et la lumière entrait, et lesmartèlements de souliers, les cris, les jappements se rapprochaientde plus en plus.

Bientôt même, après un éboulis plus fort,Tasson vit… il vit des enlacements de pieds ainsi que des bêtesgrouillantes et des jambes comme des fûts de chênes, etd’innombrables pattes de chiens qui passaient, passaient,tournaient encore et repassaient.

Une nuée d’ennemis, une foule d’assassins leguettaient, prêts à lui sauter dessus dès qu’il apparaîtrait.

Et la nuit sur laquelle il avait compté, lanuit qui ne venait pas !…

Comment faire ? Bientôt, plusieurspourraient entrer de front ! Les coups pleuvaienttoujours.

Quand ils s’arrêtèrent, les chienss’élancèrent au trou, les yeux flamboyants, reniflant violemment,aboyant avec rage. Tasson gronda sourdement. Ils le voyaient. L’und’eux, plus hardi, passa devant les autres. Le blaireau, lesbabines troussées, était prêt à l’attaque : ses caninesénormes menaçaient ; le chien hésita. Terribles tous deux, ilsse mesuraient. Mais, rappelé par son maître, le chien, obéissant,recula, les yeux toujours dardés sur l’ennemi.

Tasson entendit les hommes crier plus haut.Des sons argentins de batteries de fusil qu’on arme, tintèrentcomme pour un petit glas, et ce bruit de métal, qui lui rappelaitl’homme et ses dangers, fit passer sur son échine de courtsfrissons qui lui dressèrent les poils.

Une voix reprit, dominant letumulte :

– Tenez les chiens et les fusils prêts,je vais harponner.

Et la main de bois, précédée cette fois d’unegaffe grise comme une grande griffe de fer pointue et recourbée endouble hameçon, s’engagea dans l’ouverture et s’avança vers labête.

Ramassé sur lui le blaireau la vit venir et seprépara, sentant bien que cet ennemi était terrible.

Le croc approchait, il allait le toucher, illui frôlait l’épaule. Brusquement, Tasson l’empoigna, serra lesdents et roidit les pattes sur le morceau de fer. Mais l’autre,impassible et invulnérable, se tordit dans sa gueule et glissa,froid, sous l’étreinte des dents. Il voulut le reprendre, mordre denouveau, saigner, broyer ; alors l’autre s’enfonça violemmentdans sa gorge, tourna sur lui-même en vrille, puis, se retirantd’un seul coup, mordit terriblement les chairs de ses pointesd’acier et s’agrippa aux mâchoires de la bête qu’il ne voulut pluslâcher.

Tasson fit des efforts désespérés, mais unedouleur atroce le tordait, lui ôtant jusqu’à la possibilité demordre ou de hurler, tandis que le harpon de fer, manié par unepoigne implacable, le tirait impitoyablement vers le jour.

Malgré la douleur, le blaireau comprit que,s’il arrivait à la lumière, parmi les hommes et les chiens etimpuissant comme il se trouvait, il était perdu. Et, crispé sur sespattes, l’échine bandée, les reins tendus dans l’effort le plusdésespéré, il s’arc-bouta à la terre.

Peine perdue ! Pas à pas il dut suivre lecroc terrible qui l’avait happé, glissant sur ses pattes, la gueulesaignante, le cou effroyablement tendu.

Et dès qu’il apparut et que, dans un éclair,ses yeux injectés de sang eurent entrevu, en un vertiged’épouvante, le mouvement de ruée sur lui des hommes et des chiens,un coup terrible assené sur son crâne, un coup de massue de chêne,l’assomma au pied de son bourreau parmi la houle hurlante des bêtesqui s’acharnaient sur lui.

Longtemps encore il frissonna et quand,suspendu par les pattes à la perche maudite portée par deuxchasseurs, il fut ramené en triomphe au village des hommes, lecerveau déjà obscurci des fumées de la mort, ses yeux encore clairspurent cependant voir tout au loin le soleil rouge annonçant lanuit prochaine, qui riait d’un rire sanglant au bas del’horizon.

L’imprudente sortie

Miraut fit « bouaoue !bouaoue ! bou » au bas du remblai des Cotards, dans lesprés frais et verts où la rosée alourdit les lances de l’herbe fineet résiste jusqu’à midi au soleil qui s’évertue de tous ses rayonsà sonder le mystère matinal de ce coin solitaire.

Goupil, le renard, le vieux rôdeur du cantondes Bougeottes qui finissait sa tournée (c’était le matin) enflânant, repu, dans les sentiers étroits des raies d’un champ debetteraves, leva subitement à ce cri son nez inquiet toutbarbouillé de terre.

– Oui, il était tard décidément ! Lesoleil rôdait déjà derrière les pans de pourpre d’un rideaupelucheux de nuages et les sonnailles de troupeaux se rendant auxpâturages tintaient aux portes du village.

Goupil ne perdit point de temps à écouter cesbruits indifférents ni à faire réflexions sur l’opportunité qu’il yaurait eu pour lui, à cette heure indue, à être dissimulé dans untaillis épais ou dans un trou profond, et, avant même que Mirauteût relancé aux échos de la combe et de la forêt son cri de guerre,il avait filé prudemment par ses chemins à lui, ses sentiers decasse-cou et ses raccourcis périlleux pour gagner les coinspropices à une fuite sans péril et assurer sa retraite.

« Bouaoue ! bouaoue ! »reprenait Miraut, excité par le fret puissant qui montait desfoulées du sauvage, tandis que l’homme, à ses côtés, sifflotait enlui montrant le bois. Mais Goupil détalait déjà (oh ! sans sepresser !) il savait qu’il avait le temps, le vieux fouinard,et le braillard poilu non plus que son long et puant camarade desterriers groupés, c’est-à-dire des maisons, le méchant porteur detonnerre, ne le tenaient pas encore.

Dès le premier coup de gueule, son oreilleexercée de sauvage avait démêlé tout de suite que le chien étaitdans son sillage et les abois prolongés et sourds et distants l’unde l’autre, injures familières qui suivirent, l’avaient confirméaussitôt dans cette juste opinion.

Or, la rosée était bonne (Goupil en savaitquelque chose !), il n’avait pas trop musé en montant la côte,et, avant une traversée de bois, deux minutes à peine, l’ennemiserait dans les betteraves à l’endroit où son coup de gueule l’yavait surpris.

Effectivement, une bordée précipitée d’aboisfrénétiques suivit, et bientôt, l’un trottant devant l’autre, parle mystère épineux des fourrés, ils gagnèrent le taillis des grandsbois.

C’était une poursuite enragée, mais calme toutde même, parce que régulière et sans à-coups. Goupil, pleind’expérience et sûr de soi, allait son petit train, sa longue queuebalancée légèrement, avec, derrière lui, à quelques centaines desauts, les injures de Miraut qui revenaient, monotones etpersévérantes : « Bouaoue !… bouaoue !…bouaoue !… » parmi les crépitements de branches, lesfroissements de feuilles sèches, les sifflements de merles surpriset les garrulements amusés de geais curieux, suivant de haut, dechêne en chêne, la course de ces deux imbéciles à quatre pattesqui, se ressemblant, se combattaient au lieu de s’unir comme euxpour fuir le mystérieux bandit des maisons.

Cependant, tout en fuyant Miraut, Goupilécoutait, car il savait, le vieux charbonnier aux pattes noires,que la sale bête aux crocs robustes était moins redoutable quel’allié malfaisant qu’elle guidait.

Et soudain, en effet, le museau frémissant,Goupil s’arrêta net. En arrivant à la tranchée de la voie au Loup,quelque chose avait craqué là-bas, en avant : une de cescassures sèches de grosse branche comme seul en provoque le métal,en particulier les clous barbelés que laisse avec son fret, dansles chemins humides, l’habitant des terriers groupés. Il renifla uncoup, deux coups… passa sa langue fine sur ses babines noires et,l’œil clignotant, crocha prudemment pour une autre direction.

Ah ! oui ! il s’en doutait !Ils étaient bien ensemble, les deux alliés assassins. Pasd’hésitation alors, la fuite sous bois pouvait être dangereuse… et,après avoir décrit quelques grands cercles dans le taillis, simplehistoire de faire brailler Miraut et de dérouter l’homme, il filavers son trou des Bougeottes, à l’abri de ses murailles de roc.

Dans le sentier de la voie au Loup, lechasseur, frémissant, haletait, en entendant son chien s’approcher.Un instant encore, pensait-il, et les branches basses du tailliss’écarteraient pour laisser voir le museau chafouin du citoyen àlongue queue qu’il était certain de ne pas rater. Le doigt sur ladétente, prêt à tirer, il attendait…

Miraut faisait toujours : « Bouaoue…bouaoue… » et, tout d’un coup, v’lan ! lancé de toute sonardeur sur ce sillage odorant, facile à suivre comme une granderoute, il vint trébucher, gueule ouverte, dans les jambes de sonmaître, qui faillit bien lui lâcher dans le nez son coup defusil.

Les deux compères, ahuris, se regardèrent.

Les yeux de Miraut disaient : « Tune l’as pas vu ? » tandis que l’homme traitait son féald’imbécile et d’idiot.

Miraut, alors, remit le nez à terre, reprit sapiste à lui, et, à quinze pas de là, vint buter à l’endroit oùGoupil avait croché.

Il relança une bordée terrible debouaoue !… bouaoue !… et, pressant la poursuite, le nez àterre, après trois circuits rageurs, vint donner ferme à l’entréedu trou où Goupil s’était retranché.

« Oute ! oute ! oute ! Etil reniflait : roun ! roun ! aroun ! au seuilde la caverne pour reprendre ensuite son aboi et avertir le maître,tandis que Goupil, accroupi, recroquevillé tout au fond dusouterrain, respirait, lui aussi, à pleines narines, l’odeurcaractéristique de son vieil adversaire.

Quand les deux alliés furent réunis, la ragede Miraut sembla grandir encore ; les abois devinrent plusmenaçants, plus secs, plus rageurs. C’étaient presque des plaintes,et le vieux renard craignit tout de cette colère frénétique quand,malgré l’étroitesse du chemin, il vit et sentit que le chiencherchait à se faufiler dans son boyau de terre.

À ce moment, la voix de l’autre se fitentendre et cette voix, bien qu’elle parût moins menaçante, nes’arrêtait pas non plus, et elle changeait de timbre et de volume,et Goupil écoutait de toutes ses oreilles. Mais si l’aboi du chienlui était familier, le jargon de son allié l’était beaucoup moinset Goupil, qui ne le comprenait pas, et dont les narines étaientcomme embuées par l’émanation, puante pour un sauvage, du chien, nepouvait pas savoir qu’il y avait maintenant à sa porte deux hommesqui parlaient de lui.

Ah !… s’il eût compris leurlangage ! Car l’un disait :

– Je te dis de me passer le fusil etd’emmener le chien. Tu verras. N’aie pas peur de brailler et detraîner les pieds en partant.

– Oui, répondait l’autre, tu asraison.

Goupil n’entendait rien à ce dialogue, mais cequ’il comprit bien, ce fut le « Viens ici,Miraut ! » du chasseur appelant son chien, et les pas quis’éloignaient et le tintement du grelot qui décroissait dans lelointain. Une joie silencieuse l’envahit, le baigna. Ah ! ilsrenonçaient à sa poursuite ! le vieux solitaire s’y attendait.Mais avec ces gaillards-là, il y avait les pièges à redouter. Lacaverne n’avait pas d’autre issue, le mieux était de filer. Letintement du grelot n’était plus, dans les rumeurs de la forêt,qu’un petit point aigrelet de son. Ils étaient hors de sa portée.Et, doucement, rampant d’abord pour se redresser ensuite de toutesses pattes engourdies, il arriva le mufle calme à l’entrée duterrier.

« Baoum ! » un coup terriblerésonna. Une charge de plomb formidable et qui fit balle,heureusement pour lui, siffla sous son ventre, entre les pattes,lui pelant net l’extrémité de la queue, tandis que, mû par unréflexe frénétique, il bondissait devant lui d’un élan formidable,affolé de la secousse. « Baoum ! » un nouveau couplui siffla aux oreilles, des plombs lui trouèrent la croupe, tandisqu’une voix humaine, la même que tout à l’heure, tonitruaitderrière lui.

Mais Goupil ne perdit point de temps àreconnaître l’ennemi et, bien qu’il ne risquât plus rien, le fusilde l’autre étant vide, il détala à toute vitesse et vint sanss’arrêter jusqu’au canton du goupil du Fays pour s’y cacher etraconter à son compère et compaing de chasse l’étonnante aventurequi venait de lui advenir.

Et ce fut ainsi que Goupil apprit qu’il nefaut pas toujours se fier aux bruits de départ des ennemis poursortir de la retraite assiégée et se jura que, quand il entendraitencore deux timbres de voix, il y reniflerait à deux fois avant dehasarder son nez au dehors du trou où il se serait retranché.

La Fontaine et la psychologieanimale

Ah ! que les fabricants de préfaces sontennuyeux ! Contemporains admirateurs importuns ou démarqueurspillards à tant la ligne, ils vous campent, avec quelques récitsplus ou moins exacts, des réputations qui résistent aux siècles etn’ajoutent rien à la gloire de celui qu’elles prétendentservir.

Et c’est pourquoi, ouvrant les fables de LaFontaine, vous êtes prévenu dès la première page que vous avezaffaire à un bonhomme distrait, naïf et en même temps (ce quiparaît bien un peu contradictoire) observateur scrupuleux, attentifet passionné de la nature et des animaux.

Suit la fameuse relation du voyage àChâteau-Thierry, que je me garderai bien d’attaquer, puisqu’elle apermis à Edmond Pilon d’écrire un petit chef-d’œuvre, puisl’inévitable chapitre de M. Nisard, je crois, sur la Fable quiplaît aux enfants parce qu’ils y reconnaissent les mœurs desanimaux !

Il m’est difficile de présumer que les petitsnègres qui liront dans quelques siècles les fables de La Fontainereconnaîtront ou non les mœurs du lion, mais je sais bien que lesenfants que j’ai pu voir ne reconnaissent rien du tout, pour labonne raison que pour reconnaître il faut d’abord connaître etqu’ils se font justement des bêtes, et grâce aux fables, uncaractère faussé, humanisé dont leurs compagnons à quatre pattesn’ont que trop souvent à se plaindre.

Mais pour que M. Nisard jugeât bien, ilaurait fallu qu’il connût les bêtes, les enfants, les hommes etpeut-être aussi les fables et – c’était un critique, cet homme –dame, il ne pouvait pas tout connaître !

Aussi bien la cause première de la légende,l’enterrement de la fourmi, mérite bien plus d’être réfutée.

On connaît l’anecdote : certain jour quela compagnie était particulièrement nombreuse et choisie, le poèteoublia l’heure du dîner, et arrivant très en retard, allégua pours’excuser qu’il avait assisté à l’enterrement d’une fourmi, suivile convoi jusqu’au cimetière et reconduit au logis les compagnes dela défunte.

En supposant que fût vraie l’anecdote et queLa Fontaine ait réellement parlé de la chose, ce dont nous nepouvons être absolument sûrs, ne faudrait-il pas plutôt voir danscette réponse le prétexte galant, spirituellement allégué par unpoète plein d’esprit et d’à-propos, pour s’excuser d’avoir enrêvant oublié sa promesse et fait attendre des gens dequalité ! Car le fait en lui-même apparaît comme contraire,sinon de tous points, du moins en grande partie, à la véritélogique et expérimentale.

Il est en effet fort possible que La Fontaine,rêvant, se soit attardé à la contemplation d’une fourmilière, ouqu’il ait pu suivre avec intérêt l’évolution d’une fourmi ou d’ungroupe de fourmis, mais ici commence la fantaisie, car le récit quisuit est en contradiction même avec le caractère de convention quele fabuliste accorde à la fourmi.

L’action se passait nécessairement en été, parconséquent dans la saison où la plus grande activité règne parmi lafourmilière. Or, si la fourmi est morte en chemin, il estabsolument indubitable que les autres fourmis l’ont abandonnée làoù elle était, puisqu’elle n’encombrait personne et ne gênaitnullement la vie de la collectivité. Tout au plus, si elle portaitquelque chose au logis, l’a-t-on débarrassée de son fardeau, qu’ilne fallait pas laisser perdre, et mise de côté après un rapideexamen pour déterminer les causes probables de sa mort. Mais si,comme le laisserait plutôt supposer l’allure du récit, c’est à lafourmilière même qu’elle est morte, il est bien plus contraireencore aux instincts de la fourmi de supposer une longue théorie deces laborieux insectes accompagnant pour des raisons sentimentalesla dépouille de l’un d’entre eux. Où l’eussent-ellesaccompagnée ? – Au cimetière des fourmis, dit La Fontaine – Latrouvaille est évidemment délicieuse, mais c’est pourtant par tropfaire agir les fourmis comme les humains.

Les bêtes se conduisent toujours, ou presquetoujours, d’après la logique de deux instincts plus ou moinsnuancés ; l’instinct de conservation et l’instinct dereproduction, et la fourmi, l’ouvrière du moins, celle qu’on a leplus souvent lieu d’observer, pour des raisons d’ordre purementphysiologique, puisque asexuée, n’a pas à s’embarrasser du second.C’est ce qui en fait une créature essentiellement laborieuse, et,si l’on peut dire, pas du tout portée aux rêveries plus ou moinstroubles de sentiment dont l’instinct sexuel complique et nuanceles états d’âme des bêtes selon les espèces et les individus. Ellevaque à l’approvisionnement, à la propreté, à l’ordre et à ladéfense de la colonie. Si donc il s’est trouvé, par un jour d’été,une morte, encombrant de son corps se décomposant les couloirs oules greniers de la fourmilière, il a suffi à une ou deux ouvrièresau plus de la saisir entre leur première paire de pattes et de latransporter à quelques pas de la colonie afin qu’elle ne soit plusune cause de gêne pour le fonctionnement normal de la société. Maissupposer le travail commun interrompu en totalité ou en partie parun accident ou un incident commun en somme et sans doute fréquent,l’abandon de la cité sans défenseurs et sans gardiens pour rendreun problématique honneur funèbre à un obscur membre de cettesociété est bien un rêve de poète, un rêve idéaliséprodigieusement, car si les hommes, pour des motifs plus ou moinségoïstes, suivent le cercueil d’un des leurs, plus la condition decelui-ci est humble et moins est conséquente la théorie de ceux quil’accompagnent.

C’est donc bien un sentiment d’excuse mondaineoriginale et poétique qui dicta au poète ce récite sur lequel, avecquelques autres du même genre, s’est édifiée la légende d’un LaFontaine psychologue raffiné et scrupuleux observateur desbêtes.

Il n’est pas nécessaire de suivre bien loin lefabuliste pour découvrir que la vérité est tout autre, et il afallu l’admiration forcenée et intempestive de quelquescontemporains d’abord, plus tard l’ignorance ou l’incompréhensionde certains critiques pour lui forger une réputation que, de sonvivant, sa nonchalance de rêveur se garda bien d’attaquer, et qu’onlaisse doucement se perpétuer.

Lui-même dans sa dédicace au dauphin s’exprimeainsi :

Je chante les héros dont Ésope est le père

et plus loin, pour préciser encore ce quecette déclaration pourrait avoir d’ambigu :

Je me sers d’animaux pour instruire les hommes

ce qui indique nettement qu’elle était sasource d’inspiration et son but.

La Fontaine, en effet, n’a vu le caractère desanimaux que dans la convention créée avant lui et en dehors de luipar ses maîtres de dilection : Ésope surtout, Phèdre, qu’iln’a fait souvent que traduire purement et simplement, et lesauteurs divers du Roman de Renart et des fabliaux du moyenâge. Or, pour savoir si La Fontaine a fait des animaux unepsychologie exacte, il faudrait déterminer si Ésope ou les auteursdes fabliaux, qui furent eux-mêmes plus ou moins des admirateursd’Ésope, observèrent les bêtes. Il n’en est rien. Outre que lesobservations, assez restreintes, d’ailleurs, faites jusqu’à cejour, autoriseraient à proclamer que non (à moins toutefois, ce quiest invraisemblable, que les mœurs des bêtes aient changéprodigieusement d’Ésope à nos jours), on peut inférer du caractèreet de la vie d’Ésope, tels qu’ils nous sont connus, que ce fut lemoindre des soucis du Phrygien. Il suffit de se rappeler en effetcomment, dans quelles circonstances et pour quel motif fut composél’apologue des Loups et des Brebis, transposé presquelittéralement par La Fontaine. Il n’y avait pour Ésope qu’un butessentiellement utilitaire, l’art délicat et dangereux de faireentendre à des hommes grossiers et susceptibles à l’excès desvérités qu’il eût été imprudent de présenter toutes nues.

Or, les animaux de La Fontaine sont ceuxd’Ésope mêmes, ceux-là qui enseignaient la raison aux hommes. Ilsagissent donc comme des hommes, souvent pleins de raison etd’esprit comme le Phrygien dont ils concrétisent des idées et lessentiments, les haines et les ruses. Les animaux de La Fontainesont les fils spirituels d’Ésope, mais ils se sont adaptés ausiècle et ont parlé la langue de La Fontaine. C’est quelquechose !

Il n’est guère qu’un cas où La Fontaine sesoit permis dans une espèce de préface de critiquer le caractèred’Ésope, c’est dans la fable Le loup et leRenard :

Mais d’où vient qu’au renard Ésope accorde unpoint :

C’est d’exceller en tours pleins de matoiserie.

J’en cherche la raison et ne la trouve point

et j’oserais peut-être

Avec quelque raison contredire mon maître.

Il faut avouer que ce choix de contradictionest plutôt fâcheux, car ce caractère du renard est justement un deceux qui restent à peu près campés d’une façon exacte. Mais oùapparaît l’ignorance du poète, c’est dans l’aveu du troisièmevers :

J’en cherche la raison et ne la trouve point.

Il est en effet absolument inadmissible qu’unhomme s’intéressant aux animaux, amant de la nature, amateur despromenades en forêt, ignore les nombreux traits de ruse et definesse dont s’honore chaque jour l’hôte des terriers. C’estd’ailleurs un animal suffisamment connu, un voleur assez familierpour qu’on puisse l’observer facilement pour peu qu’on veuille s’endonner la peine. Ce simple aveu-là serait suffisant déjà, je crois,pour creuser une forte brèche dans la réputation d’observateur desbêtes qui lui fut si bénévolement conférée. Mais il est d’autresraisons plus péremptoires encore.

Sans revenir sur cette idée que les animauxont endossé tous les vices et tous les travers des hommes selon lebon plaisir d’Ésope ou la fantaisie plus ou moins ingénieuse desconteurs du moyen âge, on doit toutefois remarquer une parfaiteanalogie entre les caractères des personnes du Roman deRenart et ceux des bêtes de La Fontaine : le lion esttoujours Noble, le Goupil toujours Renart et le loup Ysengrin et lecorbeau Tiécelin et les autres à l’avenant. Or, s’il est difficilede se prononcer pour le lion, on peut toutefois reconnaître quecertaines psychologies générales, bien que toujours objectivéestrop humainement, sont à peu près justes ; mais, par contre,combien sont calomniés, le bouc querelleur, hardi et… galant quin’apparaît que comme un gros bêta, et le corbeau, ce beauphilosophe cynique dans le cerveau duquel s’accumulent l’expérienceet la sagesse des années, peut-être d’un siècle, l’oiseauintelligent, rusé, courageux et méfiant. – Il est vrai qu’il estroulé par un maître, ce qui serait une circonstance atténuante.

Au reste, il serait également injuste deconclure que La Fontaine ne connaissait rien des animaux et de lanature : il les a vus quelquefois, il les a devinés ; ilne les a pas observés. Il les a vus à travers les apologuesd’Ésope, il les a devinés à travers son imagination et ses rêves depoète, mais ce serait, je crois, le calomnier que de vouloiraffirmer que ce rêveur, ce fantaisiste charmant qui fut souvent unmisanthrope cruel, ait pu se plier à des disciplines aussi sévèresque celles auxquelles s’assujettissent les naturalistes et lesentomologistes.

La Fontaine a quelquefois vu réellement lesanimaux et ce qu’il en a vu il l’a exprimé en notules charmantesdont chatoient ses fables : la gent trotte-menu.

La gent marécageuse

…………

S’alla cacher sous les eaux,

Dans les joncs et les roseaux,

Dans les trous du marécage.

J’ai sauté à dessein gent fort sotte etfort peureuse qui est bien une calomnie gratuite envers lebon petit peuple vert, qui réjouissait les yeux de MauriceRollinat.

Une mouche survient et des chevaux s’approche,

Pique l’un, pique l’autre…, etc.

Mais tout ceci apparaît dans les récits noncomme la matière première sur laquelle il table et dont il déduitdes actes logiques conformes au génie de l’animal ; ce ne sontque des enjolivures, d’agréables superfluités, dont il fleurit etredore le cadre fané de la fable antique.

Pourtant, s’il a vu quelquefois réellement,d’autrefois il a cru voir et souvent aussi, ce qui n’est pas plusgrave, il n’a ni vu ni cherché à voir et narre pourtant comme s’ilavait réellement observé.

Prenons par exemple le début de La Cigaleet la Fourmi :

La cigale ayant chanté

Tout l’été.

Chanté ! chanté !… Ah ! il yaurait beaucoup à dire sur le chant chez les bêtes. Enfin, on peutadmettre que le bruit aigu des membranes situées sous le ventre estune manifestation de joie.

Pas un seul petit morceau

De mouche ou de vermisseau

ce qui laisserait croire que la cigale senourrit de vermisseaux et de mouches et ce serait lui supposer… bonestomac.

En aucune fable nous ne voyons La Fontaineprendre un animal et le suivre jusqu’au bout, enregistrersuccessivement les actions diverses qu’il accomplit et lesraconter. Son procédé est plus simple. Quand il ne se contente pasde rajeunir en racontant à sa façon la fable d’Ésope, il part d’unfait particulier, observé ou non, d’une situation réelle ouimaginaire de l’animal et de là le fait agir comme un homme selonle caractère conventionnel qui lui est conféré.

Ainsi, dans Le Coche et la Mouche, ilvoit une ou plusieurs mouches bourdonner autour des chevaux, lesagacer, et immédiatement il assimile la mouche au cocher qui excitel’animal sans rien faire pour l’aider ; il ne cherche pas lepourquoi de la tactique de la mouche : il en brode une à safantaisie, une fantaisie humaine, charmante d’ailleurs, luipermettant d’arriver à soutenir une thèse qui lui est chère. Et iln’a peut-être pas tort d’agir ainsi. D’abord aurait-il pu faireautrement ? – Je ne crois pas. – Mais voyez-vous le poète sedemander à quel mobile de conservation ou de reproduction obéitl’insecte, à rechercher si c’est pour pomper sa nourriture dans lesang du cheval, ou plutôt comme le fait l’œstre bourdonnante quiest très certainement l’héroïne de son histoire, si ce n’est paspour agglutiner ses œufs aux endroits de la peau que lèche l’animalparce qu’un instinct mystérieux l’avertit que le cheval avalera leslarves écloses, qu’une fois fixées dans son estomac elles senourriront, puis parvenues à leur développement se décrocheront,seront entraînées au dehors avec les excréments et deviendront,après quelque autre métamorphose nouvelle, des insectes ailés.Combien nous serait gâtée cette fable sautillante et pleine deverve ; ou plutôt non, elle ne serait pas gâtée, pour la bonneet simple raison qu’elle n’aurait pas pu être composée.

La Fontaine a préféré en induire que, puisquele bourdonnement de la mouche leur était importun à lui et auxchevaux, c’est que la mouche avait l’intention bien arrêtée de lesagacer, et cela dans le but très utilitaire et humain de forcer leschevaux à gravir le chemin montant, sablonneux, malaisé oùs’est engagé le coche. Il a sans doute bien fait.

Peu lui chaut également de faire descendreseul le renard au fond du puits pour l’en faire tirer par le loupou par le bouc, et il ne s’arrêtera pas un seul instant à sedemander si Renard se laisserait prendre à un artifice aussigrossier ; il ne s’occupera pas davantage de savoir si unchien portant une proie la lâchera pour l’image reflétée dans larivière, et ceci dénote chez lui autant que chez Ésope, son maître,une totale ignorance du caractère, des instincts et de lasensibilité du chien.

Y avait-il pourtant, pour lui, qui était,dit-on, chasseur passionné, un animal plus facile à observer ?Non, il se contente de le faire passer, au cours de ses diversrécits, pour un bon animal fidèle, assez bêta, assez niais, nefaisant le mal que lorsqu’il y est contraint, se ressouvenant desinjures juste assez pour laisser faire, ce qui est parfaitementhumain, puisque conforme au principe du moindre effort, lavengeance étant déjà une vertu des forts.

Mais s’il avait observé le chien avec lapénétration que lui supposent ses biographes et ses admirateurs, ilaurait su qu’un chien, même tout jeune, sait ce que c’est que l’eauet ne lâche dans aucun liquide la proie qu’il a conquise. D’abordun chien portant une proie à sa gueule a nettement le sentimentd’une victoire : il dresse la tête et, sans rien voir au-delà,va chercher un endroit paisible pour la manger à son aise. Il nes’arrêtera donc pas au bord de l’eau. En second lieu, ce qui estpresque impossible, si même il est distrait de sa besogne par uneapparition fortuite dans un miroir, il ne se dessaisira pas de saproie avant de s’être préalablement assuré qu’elle est en sûreté.Il aurait dû savoir aussi que l’odorat étant le meilleur sens duchien, c’est à son nez d’abord, avant ses yeux, que le chien se fieet qu’il aurait, avant de lâcher sa proie, flairé l’image qu’ilvoyait dans l’onde, car si l’on présente un miroir à un chien, ils’y contemplera plus avec son nez qu’avec ses yeux ; ilviendra flairer la glace, puis ne humant rien, après s’être heurtéle museau contre le verre, tournera derrière pour compléter uneobservation sur laquelle, on peut en être sûr, son opinion est déjàfaite.

Enfin, si le chien avait voulu posséder laproie que reflétait la rivière, il aurait commencé par dévorergloutonnement celle qu’il tenait dans sa gueule pour se jeter surl’autre ensuite.

On pourrait sur la presque totalité des fablesse livrer à des exercices analogues à celui-ci et qui montreraientque l’observation des bêtes était bien le moindre des soucis dupoète.

L’observation, d’ailleurs, nécessite del’attention, une méthode : La Fontaine était, je crois, troppoète pour être capable de l’une ou de l’autre. Sa fantaisiepartait en campagne sur un fait lu ou observé ; il en tiraitce qu’il voulait et nous aurions tort de nous en plaindre, car onne voit pas bien à quel résultat littéraire il serait arrivé s’ilavait voulu, avec un tempérament aussi capricieux que le sien,faire de l’observation pure et simple.

Non pas qu’il soit impossible à un poèted’arriver en partant de là à écrire des œuvres, somme toute,intéressantes, n’en déplaise à quelques cuistres aigris, ratés oujaloux qui ne connaissent guère en fait de bêtes que celles quihantent les cabinets de rédaction.

Mais pour faire œuvre d’art partant de donnéesexclusivement expérimentales, il faut supporter des travauxscientifiques, des dissections animales, des observationsmultiples, un tas d’études préalables, qui certainement n’étaientpas faites au temps où vivait La Fontaine ; il eût tout aumoins fallu supposer une philosophie qui ne refusait pas auxanimaux la moindre faculté, pas même la sensibilité ; et bienque La Fontaine parût un peu fronder les doctrines cartésiennesfort en honneur à son époque, il n’en est pas moins vrai qu’il ensubissait l’influence et qu’il n’eût pas été le moins du monde émuen entendant Malebranche, je crois, justifier ou plutôt expliquerles coups de pied dont hurlait sa chienne prête à mettre bas enprétendant que cela ne sentait pas.

Et puis La Fontaine était de l’Académie, ilétait l’ami de Molière, de Racine et de Boileau, par qui ilrespirait, bien qu’il vécût un peu à l’écart, l’air du siècle, etce grand siècle n’eut pas, tout au moins dans la sphère académiqueet officielle dont il faisait partie, le sentiment de la nature. Ilfut un siècle d’analyse, et La Fontaine, tout comme Racine etMolière et La Bruyère, fut un psychologue humain et peignit leshommes sous la forme allégorique, plus adéquate à son génie. Uneétude de psychologie animale eût été absolument contraire au butqu’il se proposait. Il était trop primesautier, trop indisciplinépour suivre et étudier un caractère durant quatre ou cinq actesconsécutifs ; il aurait eu de la peine d’ailleurs à faireentendre aux courtisans et aux rois les dures vérités qu’il faisaitpasser sur le dos du lion, du tigre, de l’ours ou de quelque autrepuissance : il préféra calomnier les bêtes pour médire deshommes en toute tranquillité.

Enfin, il visait une morale, si large qu’ellefût, et pour voir juste dans l’observation, s’il faut une méthodepour ne pas regarder ailleurs, il ne faut pas chausser les besiclesépaisses de l’utilitarisme, du kantisme, ou de n’importe quellephilosophie en isme. À quelles conclusions morales l’eût conduit lapsychologie animale ? À des conclusions tout autres que cellesauxquelles il visait, ou même à pas de conclusions du tout. Il nepouvait donc pas, il ne devait pas s’en embarrasser.

Il y a dans La Fontaine beaucoup de joliesobservations, le plus souvent ciselées en expressions lapidaires,dont quelques-unes déjà sont devenues populaires et courantes.

Je laisse à quelque savant érudit le soin deles séparer du reste. Ce sera un travail délicieux à faire, car jen’imagine pas qu’on puisse supposer que j’aie voulu ici le moins dumonde attaquer La Fontaine. Dépouillé de sa perruque de bonhomme etde sa défroque de naturaliste, il reste ce qu’il était : unpoète.

L’hypocrisie du chat ?

Il était une fois trois amis : Miraut,chien ; Mitou, chat, et Lulu, gosse. Ils avaient bien six anspour les trois, c’est-à-dire que, si les deux premiers comptaientenviron douze mois d’âge chacun, le troisième, lui, marchaitgaillardement, tantôt à deux, tantôt à quatre pattes, vers sonquatrième anniversaire. À eux trois, ils emplissaientl’appartement, la cour et le jardin de leurs cris et de leurs jeux,et c’était dans la maison une joie et une fête perpétuelles.

Mais quelqu’un troubla cette fête.

Un beau jour, Lulu gosse fut séparé de sesdeux compagnons et conduit dans un vaste local où d’autres enfants,sagement assis sur des bancs symétriques, écoutaient une longuepersonne sèche dont le lorgnon d’or chevauchait un nez pointu.

La femme disait :

– Le chien est fidèle, obéissant etdévoué à son maître ; le chat est hypocrite, gourmand etvoleur.

Et les petits répétaient docilement cesparoles, et tous avaient un air si convaincu que cette convictiontroubla Lulu. La maîtresse insista :

– Méfiez-vous des chats, mes amis, et nejouez jamais avec eux.

Quand Lulu rentra chez lui et que ses deuxfidèles compagnons, qui s’étaient bien ennuyés durant son absence,voulurent lui témoigner leur joie de le revoir, Miraut chien, quijappait et remuait la queue, fut bien accueilli. Quant à Mitouchat, son gras dos et son ronron ne reçurent pour toute réponse queces mots peu aimables :

– Va-t’en, toi, tu n’es qu’un vilain etun hypocrite !

La fin de l’histoire, je vous la dirai quelquejour. Il suffit, pour l’instant, que je vous aie fait entendre quela plupart des jugements que l’on porte sur les bêtes n’ont pas debase plus solide que celle de ce bébé et que les braves minets sontdepuis longtemps les innocentes victimes d’une réputationcalomnieuse.

« Tout notre mal vient d’asnerie »,disait Montaigne, tout le mal dont souffrent nos frères prétendusinférieurs vient également de là.

Quel fut le méchant imbécile auquel son chatexaspéré décocha un coup de griffe vengeur ; quel fut l’avaredont le petit compagnon affamé fit gueule basse sur la pitancequ’on lui mesurait trop parcimonieusement ; quel fut lephilosophe en chambre, plus habitué à scruter les jeux dephysionomie de ses nobles contemporains que les frémissements demufle d’un innocent minet, qui osèrent porter sur nos charmantscompagnons domestiques des jugements aussi grossiers et aussistupides ? Ma foi, je n’en sais rien, et j’aime autant ne pasle savoir ; mais ce que je tiens à dire, c’est quel’hypocrisie est une vertu, c’est-à-dire une force humaine, et nonpoint animale.

Avant toute chose, il serait prudent de ladéfinir, et cela nous pourrait mener un peu loin. Aussi,bornons-nous à dire, puisque aussi bien c’est de lui, et de luiseul qu’il s’agit, que le chat ne s’est vu attribuer cette fâcheuseréputation qu’en raison des mouvements défensifs violents qui sontsa sauvegarde au moment critique, et auxquels l’imbécillitéméchante de ses tourmenteurs ne s’attendait point.

C’est le coup de griffe et le coup de dentsqui font de lui un hypocrite et une fripouille. Mais l’égoïsmehumain ne veut point voir les raisons qui ont provoqué ses gestes,et l’habitude paresseuse de ne pas sortir de nous-mêmes nous a,seule, longtemps empêchés de suivre sur des faciès poilus, un peufermés à nos investigations et différents des nôtres, des jeux dephysionomie qui sont extrêmement caractéristiques, nuancés etvariés à l’infini.

L’homme rapporte tout à son genre de beauté,si l’on peut dire, et c’est pour cela qu’il trouve le singe siparfaitement hideux. Il est probable, d’ailleurs, que le singe doiten juger de même à notre égard.

Quiconque a vu un matou en train de chassersouris ou moineaux – et c’est là surtout que la bête devrait ruseret se montrer hypocrite – ne peut plus charger de ce défaut cetanimal. Le parti pris, l’aveuglement de l’être à la fois juge etpartie dans l’affaire peuvent seuls troubler jusqu’à l’illogisme età l’absurde la rectitude d’un jugement, qui n’est pas toujours – etnos tribunaux nous en donnent assez souvent des preuves éclatantes– illuminé de la grâce et inspiré par la justice.

Pour pouvoir conclure, notre entendement épaisa besoin de manifestations grossières et violentes et, en ce quiconcerne le chat, la plupart des hommes sont inaccessibles auxavertissements multiples qui décèlent une patience à bout.

Le redressement des sourcils, le renversementdes oreilles, le brandissement des moustaches, le frémissement dunez, un pli imperceptible au coin du mufle, l’agrandissement ou lerétrécissement des paupières, l’avivement de l’œil, un frétillementnerveux de la queue, certaines façons de se ramasser et de faireporter le poids du corps sur une seule patte, sont autant d’indicesprécurseurs de l’orage auxquels ne se trompent point ceux qui sesont donné la peine d’examiner d’un peu près nos charmants petitsfamiliers.

Plus véhément, plus bruyant, plus gueulard,plus près de l’homme pour tout dire, le bon chien, qui braille fortlorsqu’on l’ennuie et ne se résout à mordre qu’après avoirmanifesté à haute et intelligible voix ses sentiments, n’a jamaisété taxé d’hypocrisie, mais il a joué de ce fait à son camaradechat, plus discret, un véritable tour de cochon, si l’on peutdire.

Car le brave minet aura beau faire sentir à samanière qu’il est énervé et agacé et multiplier lesavertissements : aveugle à ses manifestations, ne voyant danssa patience qu’une façon de cacher son jeu, l’homme griffé netrouvera rien de mieux que de le taxer d’hypocrisie pour masquerson ignorance et sa méchanceté.

Plus physionomistes que nous en ce qui lesconcerne, nos inférieurs frères fourrés savent bien reconnaître ànotre attitude, à notre langage, au mouvement de notre face, tousles sentiments que nous leur portons. S’ils connaissaientl’hypocrisie que nous leur prêtons, nous ne pourrions pas lestromper comme le font certaines brutes qui, pour capturer lesbêtes, s’affublent de gestes patelins et se gargarisent la bouchede paroles mielleuses. Jamais un chat ne vous fera le gros dosavant de vous mordre ou de vous égratigner. C’est une bête loyalecomme toutes les bêtes et nous lui devons, nous aussi, lafranchise.

Je n’ai pas de secrets sentimentaux pour lecœur de mon chat Toto, et lui n’en a pas pour moi. Je ne puis pasdire qu’à ce sujet il m’ait jamais trompé ; quant au reste,c’est-à-dire à mes préoccupations économiques, politiques ouartistiques, il sait quelles ne sont pas de son ressort ;aussi s’en fiche-t-il sereinement.

Vendredi 3 avril 1914.

Le rire du chien

Comme je passais la main dans les cheveux, jeveux dire dans les poils de son chien, mon « bougnat »,avec qui j’entretiens des relations de bon voisinage, m’a glisséconfidentiellement :

– Je gage que vous ne savez pas pourquoinous marchons sur deux pattes au lieu de nous servir, comme toutesles autres bêtes, de nos quatre membres ?

– Je l’ignore, en effet, répondis-je duton du citoyen qui attend une histoire.

– Eh bien, reprit mon interlocuteur,sachez donc que c’est à un chien et à un Auvergnat que les hommessont redevables de ce genre de locomotion.

« Oui, n’est-ce pas, continua-t-il, audébut, tout le monde allait à quatre pattes ; mais, certainjour, un Auvergnat avisa un cabot qui se dressait sur ses pattes dederrière pour regarder par-dessus une clôture.

« Je suis aussi malin qu’un chien, se ditcet homme avisé, et lui aussi se dressa sur ses pattes de derrière.Ses compagnons l’imitèrent aussitôt. Et voilà pourquoi l’humanitémarche sur deux pattes, tout simplement ».

Je ne saurais affirmer la rigoureuseexactitude de cette explication, mais en tout cas, si le chien –car nous laisserons, voulez-vous, l’Auvergnat à son anthracite – sile chien, dis-je, nous a appris à nous tenir sur deux pattes, nouslui avons, par sentiment de réciprocité sans doute, enseigné lerire.

Je n’ai pas la prétention d’affirmer que, cefaisant, nous avons rendu à notre commensal un serviceextraordinaire et que nous lui ayons fait faire un pas vers sonémancipation future, d’autant que cet enseignement aura étéabsolument involontaire et passif.

Un peu particulier sans doute et différent duphénomène humain, le fait est là tout de même et j’ai eu occasionde l’observer souvent chez les chiens de chasse.

Le rire canin n’est pas un rire bruyant ;il n’éclate ni ne tonitrue ; il ne secoue pas les tripes etn’ébranle pas le poitrail de celui qui en est saisi, la tête nepart pas en arrière et les pattes n’y participent point, pas plusque le tronc… C’est le rire silencieux, le rire muet que le bonFenimore Cooper, dans des romans qui firent la joie de notreenfance, attribue quelque part à la « Longue-Carabine »ou au « Dernier des Mohicans », je ne sais plus au juste,quand ils ont découvert la trace fraîche du méchant Sioux ou dutraître Comanche sur le sentier de la guerre.

L’œil pourtant s’avive un peu et le muflehumide et frais a de légers frémissements, mais on a plutôtl’impression d’un rictus que d’un rire. Les babines setroussent ; la gueule, littéralement, se fend jusqu’auxoreilles et les deux magnifiques rangées de crocs qui apparaissentn’auraient rien de très rassurant pour quelqu’un qui ne connaîtraitpas le bon camarade à qui il a affaire ; la queue,quelquefois, mais assez rarement, se met aussi de la partie et batavec douceur. Telles sont à peu près les caractéristiques du rirecanin.

Dire que ce phénomène décèle, comme chezl’homme, un état d’épanouissement général et de gaieté plénièreserait faux ; le rire du chien marque tout simplement un désird’être agréable au maître, une affectueuse soumission, ou encoreune discrète invite au plaisir espéré de la chasse ou de lapromenade. Peut-être également est-ce pour l’animal une manièredélicate de demander au maître un bon morceau, ou une façondistinguée de souhaiter le bonjour à une personne deconnaissance.

Les chiens n’emploient le rire qu’avec leshommes et ne rient pas entre eux. Ils ont mieux, apparemment, etleurs manifestations de joie nous sont bien connues ; mais lefait qu’ils se sont assimilé ce geste et qu’ils lui ont attribué unsens dénote une curieuse faculté de raisonnement, qu’il estintéressant de dégager.

D’abord, il n’y a que les vieux chiens quisavent rire ; les jeunes, apparemment, jusqu’à ce que lephénomène les ait frappés par quelque corrélation les intéressantdirectement, n’y font pas plus attention qu’à n’importe lequel denos gestes coutumiers.

C’est la concordance de nos mouvements avec unétat général de bonne humeur et de générosité dont il profite quimet l’animal en éveil : de là à généraliser, il n’y a qu’unpas. Mais où le phénomène devient merveilleux et troublant, c’estquand nous voyons la bête adopter ce truchement pour nous fairecomprendre, sans nul doute, qu’elle est animée à notre égard dessentiments qu’elle nous a reconnus dans le rire.

Il est hors de doute que le chien comprenddans notre langage articulé, même dépouillé d’inflexionsrévélatrices, tout ce qui a rapport à lui et que nous sommes, nous,à son égard, dans un état manifeste d’infériorité.

Peut-être s’en est-il rendu compte, et sonrire, ainsi que d’autres phénomènes d’imitation, souvent malinterprétés, ne sont-ils que les premiers balbutiements de notrelangage mimique !

Sa vie est si courte et si remplie ! Quisait, s’il en avait le temps, s’il n’arriverait pas à se créer, àl’instar des sourds-muets, un alphabet restreint de gestes et devocables qui traduiraient clairement, à notre usage, ses idées etses sentiments.

Il y aurait là, en tout cas, de sa part, larévélation d’une supériorité méconnue, en même temps que le signepour l’homme d’un certain mépris affectueux.

« Ce pauvre Haut-Pattu, doit penserMiraut, il est incapable de parler ma langue, il faut bien que jem’habitue à parler la sienne ! »

Vendredi 10 avril 1914.

Le miracle de Saint Hubert

En ces temps-là, le Val des Hiboux, quis’appelle maintenant la Grâce-Dieu, était un lieu sinistre oùl’Audeux roulait ses ondes torrentielles entre deux murs sombres deroc que gardaient d’immenses forêts s’étendant du Val de la Loue aucoude du Doubs.

Du ponant au levant, cette large bande touffues’étalait dans son ampleur royale, sombre en été, rousse en automneet, sous le mystère ondoyant de ses frondaisons, abritait lestribus innombrables des bêtes : vieux solitaires au durboutoir, madrés goupils à longue traîne, lièvres malins et rapides,et les hardes de cerfs et de chevreuils, et des familles de loups,des assemblées d’écureuils, et des clans sombres de corbeaux, descaravanes de ramiers et de geais et des chœurs de pinsons quifaisaient de cette immense cité libre un paradis de chansons,d’amour et de batailles.

La sève alors, généreuse et débordante,s’épanouissait en chênes géants, en hêtres colossaux, en bouquetspuissants de charmes, en poiriers trapus, en bouleaux énormes dontles fûts blancs semblaient être les piliers épars soutenant lagigantesque et verte voûte d’une architecture fantastique, et tousmêlaient dans l’air vif, sans cesse rénové par les vents deshauteurs, leurs ramures épaisses, lourd vêtues de feuilles, quebaisait le soleil et que giflait la pluie.

La terre, vierge et neuve, gardait derrièrecet écran sombre une température presque égale : tiède en été,fraîche en hiver, et dans les taillis touffus où craquaient lesbranches mortes, les bêtes pouvaient, selon leur caprice et selonle temps, choisir l’abri qui leur convenait le mieux : latanière propice, le terrier calme, le gîte sec, le retraittranquille où elles vivaient intensément leur existence de combatet d’angoisse dans le bonheur de la lutte perpétuelle, des périlsdéjoués et des instincts satisfaits.

Des ondes embaumées montaient des immenses etnombreuses clairières où la faux flamboyante de la foudre, alignantses andains de feu, avait abattu et tranché et brûlé sur sonpassage les troncs des géants séculaires qui narguaient sapuissance indomptée.

Au creux des combes boisées, d’immenses étangsétalaient leurs faces calmes, ulcérées çà et là d’îlotsherbeux ; des joncs aux plumets guerriers massaient leursvertes cohortes en carrés menaçant sur les rives ; desfeuilles de sagittaires trouaient la surface de l’eau comme unsuprême appel de mains de naufragés à demi engloutis, et sur toutesles feuilles flottantes de nénuphar et par les taillis aquatiquesde mousses des bandes coassantes ou plongeantes de grenouillesvivaient et s’agitaient et emplissaient d’un tumulte éphémère, viteétouffé sous des remous, les grandes cités humides perdues aux plismystérieux des bois.

Une fraîcheur puissante émanait des multiplessources d’eau vive fleuries de pétales multicolores en été, defeuilles mortes en automne, qui dévalaient les coteaux comme desserpents d’argent avant de mêler leurs flots turbulents à lamajesté tranquille des grands lacs immobiles. Des exhalaisonshumides, des émanations putrides de ces immenses nécropolesvégétales s’élevaient avec les soleils d’été et, dans les plis desvents, rayonnaient tout alentour en mystère alanguissant et morbidequi attirait sur leurs bords des escadres de libellules bleues etvertes, des chœurs d’éphémères, des nuées de mouches et des voléesd’autres insectes.

Le soir, en longues théories, des volsd’oiseaux s’abattaient sur les rives, puis s’enlevaient à grandfracas d’ailes pour disparaître bientôt, tandis qu’en prudentscortèges, s’espaçant par groupes, chacun à sa place favorite, lescerfs et les chevreuils s’alignaient aux plages des berges.

De longs meuglements s’élevaient, sesuccédaient, se répondaient, puis l’heure indécise du crépusculeramenait le silence bourdonnant qui se mariait peu à peu auxvibrations des branches, aux ululements du vent, aux cris desfauves traquant leur proie, au bruit des rameaux cassant sous lesfoulées sauvages du sanglier et du chevreuil.

Durant les nuits d’été, les écureuils, auclair de lune, donnaient parmi les branches des fêtes cabriolanteset joyeuses, tandis qu’en hiver les puissants hurlements des loupspropageaient autour de la grande partie sylvestre la craintesalutaire des blancs crocs d’ivoire, aiguisés de froid et pleins defaim, qui éloignait, le cœur chavirant, tous les humains dont lesincursions possibles eussent troublé cette belle quiétudesauvage.

Et quand un vaincu tombait sous la dent d’unebête carnassière ou la serre d’un vorace ailé, rien n’ébranlaitchez ses frères de race, soumis à la loi commune, inéluctable etterrible, leur sereine et farouche confiance en la vie.

** * *

Il y avait cependant, pour la forêt, des joursd’effroyable angoisse. Ils revenaient après les grandes chaleurs,par les clairs matins d’automne. Rien ne les laissait présager audehors, mais la conscience obscure qui veille au cœur des bêtes lesétreignait douloureusement quand le cours des soleils et des lunesramenait la saison terrible.

Tout était calme dans la forêt et les bêtesrôdaient par leurs invisibles chemins, quand, tout d’un coup, enamont ou en aval de la grande voie déserte et sombre qui va duCusancin au Dessoubre, un son de trompe ou de corne éveillait,comme des génies malfaisants, les échos mystérieux qui sommeillentau creux des roches ou dorment aux plis des combes.

À ce signal trop bien connu, une frayeur sansnom s’emparait du taillis ; les cerfs brandissaient leursandouillers menaçants, l’œil plein de feu ; les chevreuils etles biches dressaient l’oreille, prêts à la fuite ; lesrenards précipitamment regagnaient leurs terriers, les marcassinsleurs bauges, et les grands loups eux-mêmes, seigneurs incontestésdu domaine, tremblant sur leurs pattes inlassables et leurs jarretsde fer, rassemblaient au fond des halliers, près de leurs rudesfemelles aux yeux jaunes, les portées trottantes et joyeuses despetits qui regardaient, inquiets subitement, les vieux mâlesclaquer des mâchoires, prêts à la mort pour défendre leur génitureen péril.

Les lièvres, tapis dès l’aurore, se boulaientdans leurs gîtes ; les grands corbeaux, rassemblés,échangeaient de cime en cime de brefs mots d’ordremystérieux ; les bandes de geais se concertaient enpiaulements, les agaces filaient à grands cris ; les grives etles merles, après quelques sifflements d’entente, se taisaient,tandis que les écureuils curieux, moins apeurés que surpris,grimpaient tout de même au faîte de leurs arbres et, dissimulésderrière des boucliers de feuilles, scrutaient attentivement leurhorizon déserté qui s’alourdissait de silence.

Et bientôt le vent seul, le grand vent (dontles ondes, telles des vagues invisibles qui passent, courbent lestêtes majestueuses des vétérans feuillus) disait et portait au loinla terreur de la grande cité forestière que la chasse du seigneuraccompagné de ses valets et de ses chiens allait ravager de cris,de hurlements et de meurtres.

Chaque canton, à tour de rôle, payait àl’homme ce tribut redoutable.

Derrière le chevreuil ou le sanglier débuché,un jaillissement d’abois s’élevait, roulait, s’enflait, montait,grondait, passait en rafale, courbant et cassant les branches,éventrant le taillis, piétinant le sol.

Le martèlement des sabots, la respiration deschevaux faisaient, dans ce fauve concert, un sinistre bourdonnementde basse, tandis que les notes violentes des trompes et des cors etles hennissements des étalons, insultant aux mélodies du vent,scandaient la chevauchée sur un rythme infernal.

Malheur à celle-là qui avait son gîte ou sonabri sur le passage de ce tourbillon vivant de hurlements et dehaines !

Éventrée par les limiers, déchirée par lescrocs de la meute, dévorée en quelques bouchées ou écrasée sous lespieds des chevaux pour être emportée par les valets, la bête,surprise, voyait la mort se dresser d’un seul coup devant elle sansqu’il lui fût possible d’engager la lutte ou d’espérer lafuite.

Aussi, quand la brise, soufflant deslointains, apportait aux réfugiés d’un canton tranquille les voixd’enfer de cet orchestre barbare, les grands corbeaux, pèlerins deshauteurs, et les vieux aigles suspendus dans la nue pouvaient voir,en indescriptible panique, toutes les bêtes, d’un même élan, fuiret disparaître devant la chasse comme des nuages affolés devant levent de l’orage.

La terreur de l’homme survivait à sesincursions et, bien après la saison de chasse, quand il s’abstenaitde toute invasion meurtrière, les bêtes le fuyaient encore et lehaïssaient, et qu’il fût sire au riche manteau ou serf au sayongrossier, nulle, même les grands loups dont les mâchoiresclaquantes étaient pourtant de formidables défis, n’osait résisterà sa marche envahissante et à la menace de son regard.

** * *

Il était cependant un homme que les bêtes duVal des Hiboux et des cantons voisins avaient appris à ne pointcraindre.

Un mystère insondable enveloppait cet inconnuqui était comme tombé là un jour et y était demeuré. Nul ne l’avaitvu venir.

Nomade ambulant par les sentiers des Gaulesfixant enfin son errance, criminel sous le coup des lois d’unepuissante cité fuyant le châtiment ou cherchant dans le silence etla solitude l’expiation, doux rêveur misanthrope, chrétienhalluciné ou panthéiste fervent, nul ne savait, et ceux desvillages qui ne connaissaient point son nom l’appelaient dans leurlangage « Stuqui », qui veut dire« celui-ci ».

Il connaissait les plantes et il aimait lesbêtes ; il vivait de racines et de fruits ; il n’avaitbesoin de rien.

Cependant, de temps à autre, comme pour nepoint perdre tout contact avec ses semblables, on le voyait,quelque fût le temps, une espèce de besace à l’épaule, s’en allervers un village et quémander des vivres.

Il allait calme et grand, il portait lescheveux longs comme un roi, il avait un regard étincelant et droitqui faisait baisser les yeux des vilains lorsqu’il s’arrêtaitdevant leurs seuils sans leur rien demander.

Tous lui donnaient.

C’était un enchanteur ou un saint. C’était unsaint. C’était un saint, car depuis son arrivée dans les forêts,nulle bête n’avait péri dans les villages, aucun fléau, grêle,orage ou incendie, n’avait dévasté la contrée et tout prospéraitaux alentours.

La main des dieux était sur cet homme et leurprotection salutaire s’étendait sur le pays.

Une impression de bonté, de quiétude, degrandeur émanait de sa personne ; son regard exerçait unefascination surnaturelle : pas un gamin ne lui aurait jeté unepierre, les vieux et les vieilles inclinaient leurs fronts sur sonpassage.

C’était aux temps où la religion de Kristhétait prêchée à Vesuntio (Besançon) par Ferréol et par Ferjeux, eton se racontait aux veillées, autour des grands brasiers descheminées, les choses extraordinaires et merveilleuses accompliespar ces apôtres : on attendait leur parole, on espérait leursenvoyés.

En était-il, celui-là qu’on ne connaissaitpoint, et qui était bon et qui était grand ?

Et les paysans penchaient lentement vers leculte nouveau tandis que les seigneurs issus de leurs rangs,peut-être en secret déjà convertis, gardaient encore, etjalousement semblait-il, pour les divinités gauloises assimiléesaux mythologies romaines cette affection rituelle et ce culte deparade qui est l’indice des religions à leur déclin.

Stuqui s’était installé dans la grotte desBougeottes à deux heures de marche du Val des Hiboux.

Sa retraite s’ouvrait dans l’impasse naturelled’une combe, au bout d’un corridor de hêtres et de chênes, au cœurd’un immense rocher perdu dans les grands bois.

Ce rocher se dressait comme un donjonformidable sur le Mont Travers et semblait surveiller dans unsilence majestueux, d’un côté l’immense cuve des combes quedessinaient au couchant les chaînons escarpés des crêts du Jura,vermeille chaque soir du bouillonnement du soleil, de l’autremenacer le hérissement formidable de fûts et de piques que lesforêts dominantes massaient dans le soleil levant.

Une vaste clairière, taillée en plein cœur dela forêt par quelque faucheur surhumain, s’étendait derrière le rocde Gaudry : ainsi nommait-on ce donjon de pierre sabréd’éclairs, ce pic pelé comme un vieux crâne qui restait là quandmême, menaçant et sauvage, impassible, battu des vents, lavé depluie, fouetté de neige, ouaté de brume, nimbé d’aurore ou brûlé desoleil.

Les bêtes affectionnaient particulièrementcette éclaircie d’où l’on pouvait, sous l’égide protectrice de cerêve de pierre, à l’abri des ramures épaisses, écouter et flairerde très loin les approches ennemies.

Elle avait vu, en effet, la clairière, entreles torses noueux de ses arbres, sous ses ogives de feuillage enété ou par les illuminations féeriques des clairs de lune d’hiver,les jeux et les batailles d’amour de presque toute la gent de laforêt : des lièvres vaillants et hardis, des goupils oublieuxde la prudence, des cerfs dédaigneux de l’homme.

Or Celui qui était venu parmi eux était restéimmobile et muet devant les grands animaux ; il avait jeté dupain aux oiseaux qui sont le moins méfiants et donné des noisettesaux écureuils qui sont naturellement curieux, et les saisonsavaient passé, et les jours étaient venus peu à peu où les bêtes dela clairière et du canton et les voyageuses égarées n’avaient plussuivi sa démarche d’un œil inquiet et d’un pied frémissant.

Stuqui ne parlait jamais aux bêtes ; iln’avait rien à leur confier sinon qu’il ne leur voulait pas de malet qu’il les aimait, et cela, ses yeux bons, son regard limpide,son front calme, la lenteur grave et noble de ses gestes ledisaient surabondamment.

Qu’aurait-il pu, dans le misérable langage deshommes, qu’il savait parler sans doute, leur dire de meilleur et deplus utile ? De se méfier des autres humains, elles lesavaient ; les prévenir de leur présence, elles l’éventaientmieux que lui et de plus loin : Tiécelin et sa horde neveillaient-ils pas aux lisières et le croassement d’alarme faisaitdresser les oreilles et palpiter les narines au moindre indicedangereux.

Ils se comprenaient et s’aimaient.

** * *

Or, cette année-là, que rien ne fixe dans lestemps, avait été une année de grandes pluies : la terre,mouillée, détrempée, imbibée comme une éponge grasse, conservait,marâtre, pour les dénoncer aux ennemis, les traces des bêtes.

Les saisons avaient été désastreuses, lescouvées n’avaient point réussi, les nichées avaient péri, et, dansles portées décimées, les quelques sujets plus vigoureux quiavaient résisté restaient malgré tout malingres et chétifs.

La forêt était en deuil et se dénudait. Lesvents qui passaient en rafales, telles des hordes dévastatrices,harcelant durement les ramures, déchiquetant avant l’heure lesfrondaisons, ne parvenaient point à sécher le terreau noirâtre dessous-bois refroidis.

Une odeur de décomposition végétale, subtileet forte comme une immense vague de fond, se dégageait lentement dela glèbe, se répandait par degrés, montait, envahissait,submergeait peu à peu tout le grand continent forestier. Et c’étaitcomme une main mystérieuse et fantômale qui venait peser lourdementsur les vies suspendues des végétations pourrissantes, sur les âmesdésemparées des bêtes pour annoncer la mort prochaine de l’année etla venue des temps maudits !

Et les bêtes étaient inquiètes.

Elles venaient à leurs heures respectives,plus souvent encore que d’habitude, à la clairière de Stuqui et leregardaient obstinément comme si elles eussent voulu demander ausolitaire, qui était de la race méchante et maudite, une efficaceprotection contre ceux de sa gent.

C’était l’époque, l’époque terrible desgrandes incursions humaines, des chasses féroces, des bacchanalsdéchaînés, des boucheries sanglantes qui, selon les lunes,revenaient à intervalles à peu près égaux, pour annoncer la mort deceux qui seraient poursuivis et faire goûter plus âprement auxsurvivants la joie de vivre.

La forêt, en proie aux pluies d’automne, étaitsombre et triste.

Les rameaux, dépouillés, décharnés,imploraient la clémence du ciel ; les massifs, comme desvieillards, perdaient leur chevelure de feuilles, les arbresgrelottaient sous leurs tuniques d’écorce et leurs mantelets demousse et les vieux géants, qui étaient morts par degrés,lentement, comme un grand cœur se vide, les longs cadavres secs quirestaient là debout par la volonté de notre mère la Terre pournarguer quand même le Destin, tombaient maintenant soit d’un seulcoup, couchés par la poigne formidable des bises, soit parlambeaux, ainsi que sous les attaques d’une invisible cognée, ouencore se dissolvaient, fondaient en une cendre impalpable comme sides cancers profonds eussent rongé partout et simultanément ce quirestait de leurs dures carcasses vides de moelle.

La chasse du seigneur avait passé la veille aulever du soleil : les trompes et les cornes avaient souffléleur chant d’épouvante, et les dieux mauvais de la forêt,joyeusement réveillés de leur sommeil de pierre, avaient répété detous côtés et à l’infini l’appel farouche ; puis, au galop dela meute qui les menait, le flux des bêtes du canton du Val desHiboux avait passé en rafale devant la clairière de Gaudry, déserteet silencieuse comme une nécropole abandonnée.

Bientôt, cependant, l’imminence du périlfaisait se disloquer la grande harde, les bêtes les plus faibles sedérobant peu à peu, au hasard des inspirations, mettant à profitune éclaircie, une saute de vent pour, selon les ruses millénairesde la race ou leur personnelle expérience, fuir à toute vitessedans une direction différente, ou mieux encore embrouiller leurstraces afin de trouver le temps de se gîter un peu plus loin auxalentours.

Le bacchanal avait passé comme la tempête,poursuivant les vieux loups de tête et les grands cerfs dix corsqui filaient droit devant eux, et nul des échappés ne savait cequ’il était advenu de cette chasse qui se perdit dansl’horizon.

Mais le soir, avec la venue des ténèbres, lesfourrés avaient frémi, des pas légers comme des glissements avaientpassé, des frôlements avaient couru, de larges prunelles dansl’ombre s’étaient allumées comme des étoiles et toutes avaientpèleriné en silence vers la clairière de Gaudry, car, après lagrande chasse de l’homme, il y avait trêve dans la forêt, et lesbêtes, elles, ne chassaient point. Les cerfs et les chevreuils,ivres d’espace et de fuite, passaient sans les tondre à côté desfeuilles de ronces, les lièvres n’osaient s’aventurer en plaine,les sangliers grognaient de colère sans trop savoir pourquoi, lesloups en oubliaient leur faim. Une terreur commune, pesant surtous, en faisait des alliés momentanés ; la fièvre de la peuravait nourri tout le monde, et, dans chaque tribu, les famillesdispersées, se rappelant par le cri convenu, cherchaient à évoquerau fond de leur mémoire, pleine de brume et de tumulte, les imagesde ceux qu’elles ne retrouvaient point au rendez-vous.

Le cimeterre étroit et pâle de la jeune lunerentrait au couchant dans une gaine indistincte debrouillards : la paix allait régner sur la forêt, la paix quele soleil ébranle et que la lune pleine trouble aussi quand salumière équivoque vient brouiller, aux heures crépusculaires, lesmystérieuses frontières du jour et de la nuit.

Une grande frayeur cependant étreignait encoretoute la forêt. Le vent s’était levé et sa protestation mugissantecourait de chêne en chêne, ébranlant le cœur profond des sombresvétérans qui se mettaient à bramer de toutes les voix de leursbranches et hurlaient à l’envi contre l’injure et la méchanceté del’homme.

La nuit se tassait.

La clairière, pleine d’yeux, semblait unparterre de fleurs d’or portées par des tiges invisibles. L’odeurde la terre mouillée parlait de deuil et de mort.

Un vieux loup soudain hurla. Il manquait un deses petits, disparu dans la rafale du matin, et touscomprirent.

Stuqui, à genoux, prosterné sous la nuit,avait l’air d’adjurer le chêne géant campé au bout de la clairière,dont la sombre masse et l’ombre lourde, barrant le ciel étoilé,semblait se dresser comme une protestation formidable des dieuxmorts contre les dieux triomphants.

Tout autour de l’homme, immobiles,silencieuses, lourdes d’une émotion écrasante, les bêtes,subjuguées, attendaient, attendaient quelque chose qui ne venaitpas.

Une angoisse plus lourde encore lesétreignit : elles flairèrent le malheur, elles éventèrent lamort.

Le lendemain, en effet, contrairement auxprévisions habituelles, la trompe retentit parmi les bois dulevant, et ceux de Gaudry, mussés dans leurs repaires, purententendre au large, dans le vent propice, monter et baisser lesrauques appels des cavaliers, les hennissements des étalons etsuivre de l’oreille, au loin, les abois ondoyants et multiples,âpres, aigus ou assourdis et soutenus et prolongés, des meutesfrais découplées ravageant tout sur leur passage.

Et ce fut du côté des étangs du vent de biseque souffla le lendemain le chant de mort ; et à l’aube quisuivit, les trompes cruelles déchirèrent le silence matinal dansles rochers du midi.

Et chaque jour maintenant, la hordeenvahissante des Grands Barbares (chasseurs et chiens), venue d’unpoint nouveau de l’horizon pathétique, traversait le canton deGaudry, transperçait, taraudait en tous sens les fourrés et semaitl’épouvante et l’horreur parmi les halliers touffus et les taillisinviolés de ce grand repaire sauvage.

Maintenant, tous les soirs, à la clairièrefatidique, les bêtes survivantes se réunissaient, silencieuses,efflanquées, fiévreuses.

Elles ne se lamentaient plus, mais secontentaient de regarder de leurs prunelles profondes, élargiesd’épouvante et embuées d’étonnement, leur ami muet, le solitairequi pleurait et priait au centre de cette chapelle de feuillage,sous les piliers vivants et noueux des grands chênes dont lesrameaux, ainsi que des bras multiples, se tordaient de désespoir etde rage aux lamentations mugissantes du vent.

Depuis longtemps, Stuqui n’avait pas revu leshumains ; mais un jour, à l’heure sinistre où les fanfaressonnaient dans son canton leur aubade de meurtre et de sang, ils’était résigné à descendre vers les villages.

Selon son habitude, il n’avait pas proféré uneparole, mais la limpidité coutumière de son œil troublé de flammesd’inquiétude et d’éclairs d’orage interrogeait les paysans.

Ils avaient dit : « C’est unpuissant seigneur de très loin, des pays de bise et de neige, quiest venu en ambassade et à qui l’on donne des fêtes ; il aimela chasse passionnément, aussi tous les jours nos sires rassemblentleurs meutes et leurs équipages et le guident à travers nosbois ».

Stuqui savait maintenant que le comte Hubertchassait dans le pays, qu’il chasserait le lendemain et encore àl’aube suivante, et que les bêtes, ses compagnes et ses amies,seraient pour de longs et terribles jours vouées aux embûches, auxtraques éperdues, aux fuites désespérées, à la souffrance et à lamort. Et il pleura.

Toute la forêt était agitée du frisson de lafièvre : les bêtes, au moindre bruit, frissonnaient,s’affolaient et fuyaient ; tous les soirs, à l’heure durendez-vous dans la clairière, il en manquait de nouvelles :presque tous les petits étaient morts, tués par les traits deshumains, écrasés par les chevaux, déchiquetés par les chiens ouépuisés par la fatigue et par la maladie. Les nuits semblaientcourtes, les instants fuyaient, rongés par la hantise de lalumière ; tous et toutes dans les halliers, en proie à decourts sommeils hallucinés, appréhendaient l’heure blanche où lecouvercle des ténèbres semble, à l’aurore, se dévisser del’horizon ; le temps n’existait plus.

Les grandes forces semblaient maléfiques ethostiles. La lune, maintenant pleine et ronde, chassait les nuagesdu ciel, abolissait la nuit et perpétuait la terreur.

Les pluies avaient cessé. Le soleil, à chaqueaurore, se levait plus éclatant dans un ciel épuré. De la terretransie par la nuit, rôdant à ras du sol, des buées froidesmontaient qu’il buvait avec les rosées blanches et peu à peu lesfeuilles mortes s’essuyaient dans les taillis.

La terreur et la mort régnaient.

** * *

Ce matin-là, comme le soleil dardait sespremières flèches sur le roc pelé de Gaudry, l’appel des trompes etdes cornes résonna dans la grande cuve du couchant et lesaboiements joyeux des chiens se mordillant et s’excitant pour lachasse firent frémir toutes les bêtes de la futaie.

C’était de là qu’aujourd’hui les GrandsEnnemis allaient prendre leur élan, les faire toutes lever dans letumulte et l’effroi et, dans leur sillage, s’élancer, dévoreursfarouches de l’espace, pour conduire quelques-unes d’entre ellesjusqu’à l’épuisement et à la mort.

Derrière les grands chiens découplés quidonnèrent bientôt de la voix, des bordées d’abois ne tardèrentpoint à s’élever, rauques d’abord et hésitantes, puis plusaccentuées, franches, régulières, éclatantes dans la salve dulancer, et bientôt ce fut la fanfare effroyable de cent gueuleshurlantes dans laquelle, de temps à autre, se détachait lejappement plus puissant et plus mâle d’un conducteur de bande oul’appel sifflant d’un piqueur.

Le taillis vierge qui hérissait ses retsépineux pour barrer le passage et défendre son mystère fut hachépar cette foule en délire, battu, foulé, piétiné, taraudé,déchiqueté, tandis qu’une harde de cerfs, découverte, filait dansle vent à une allure désespérée.

Tout tremblait dans leur sillage. La terre,battue, martelée, semblait grommeler sous leurs pas ; lesbranches, en vain, giflaient les intrus, les épines les mordaient,les clématites faisaient trébucher les chevaux et rouler leschiens, les ronces vengeresses fouettaient, un à un, de leurs dardsaigus les cavaliers, mais rien n’arrêta la charge infernale, lefuribond élan de mort et, derrière le trajet suivi qu’indiquait unelarge trouée, tout redevint silencieux, cependant que, là-bas, dansles cantons étrangers, les trois grandes bêtes traquées, bientôtseules poursuivies, menaient au loin la meute enragée.

Une anxiété profonde étreignit bientôt lesautres bêtes qui avaient pu se dérober une à une de la colonnefuyante, renards et lièvres, sangliers et loups et du fond de leursgîtes ou de leurs repaires, écoutaient le bourdon sinistre de lachasse s’enfler et décroître pour gronder plus fort et s’amplifierpar degrés dans le retour au canton du lancer.

De nouveau, en effet, grandit l’immense fleuvetumultueux roulant ses ondes de cris, ses cascades d’abois, sonécume de chants de cornes et de trompes. Et dans un éblouissementde vitesse, de lumière et de sons, le formidable cortège repassapar le pays, traçant un nouveau et large sillon dévastateur pourdisparaître aussitôt, ravageant et dénudant derrière lui la croupeverte et jaune d’un coteau buissonneux aussi rapidement que sil’éclair rouge de l’orage l’eût lui-même tondue un soir de juind’un de ses flamboyants coups de cisailles.

Cela dura un temps que nul n’a mesuré et denouveau le bacchanal revint, plus rauque, plus ample et plusterrible.

Les trois bêtes poursuivies apparurent,haletantes, fumantes, splendides de peur et d’énergie, toutentières crispées dans un vertige de fuite ; mais subitementle faon épuisé, les pattes raidies, s’arrêta. Le cerf et la bichese retournèrent pour l’encourager à la lutte et l’exhorter à lafuite, mais c’était bien fini : le jeune animal, moinsrésistant que les deux autres, fourbu, avait donné tout soneffort ; ses articulations gonflées refusèrent tout service,ses pattes restèrent figées au sol. Il exhala une plaintedésespérée et le vieux couple, revenu sur ses pas, tout près delui, se mit à bramer sinistrement lui aussi.

À ce triple appel de détresse, Stuqui, dans sagrotte, comprit que les temps étaient proches, et gravissant leravin de son rocher, la croix de bois de la main droite et les yeuxau ciel, il apparut au seuil de la clairière.

Les regards des trois bêtes traquéesimploraient l’homme accouru, tandis que la meute inlassable serapprochait d’instant en instant. Le cerf et la biche semblèrentprendre le solitaire à témoin de leur impuissance et commettre à sagarde la jeune bête épuisée, puis, affolés eux-mêmes devantl’imminence du péril, se renfoncèrent de nouveau, en un vertigineuxélan, parmi les profondeurs du taillis.

Une fanfare effroyable d’abois sonnait àpleine gorge dans la combe prochaine. Le faon, affolé, stupide, lesyeux dilatés et troubles, restait là, les jambes raidies, fixes,comme vissées au sol, agité de tremblements, appuyé à l’ermite qui,près de lui dressé, farouche et grand, les lèvres balbutiantes, unemain sur le col douloureux de la bête, dressait toujours de l’autresa croix de bois vers le ciel bleu.

Soudain, dans un éblouissement de soleil, lachasse parut, formidable, hérissée, frénétique, toute la meuted’abord, puis la chevauchée derrière dans des rutilements d’étoffeset des éclairs de métal avec les sires, les piqueurs et lesvalets.

Et la meute, affamée, ivre de vitesse et debruit, assoiffée de sang, se rua de tout son élan sur le groupeimmobile que formaient l’homme et la bête.

Tous deux sous le choc furent culbutés,piétinés, meurtris, puis les crocs et les griffes indistinctements’enfoncèrent dans les chairs vivantes et Stuqui, comme éveilléd’un songe, violent et sauvage, frappa hardiment à grands coups desa croix de bois avec des gestes si terribles et des regards sifuribonds que les bêtes méchantes qui étranglaient le faonreculèrent, hurlantes de douleur et d’effroi, quelques-unes sirudement refoulées qu’elles s’en vinrent rouler jusque sous lespieds des chevaux.

Sur leurs montures hennissantes, aux naseauxblancs d’écume, les sires, eux aussi, ivres du vertige de lavitesse et du désir de la mort, arrivaient enfin à la clairière etils virent avec étonnement, entre les groupes hurlants, cet hommedemi-nu qui, sans merci, frappait leurs chiens à côté de la proieéventrée, du faon dont les yeux grands ouverts ruisselaient deslarmes de la mort.

– Que veut ce voleur ? trancha lavoix méchante et courroucée de l’un d’eux. Qu’on l’attache et qu’onle fouette et qu’on le pende haut et court à la maîtresse branchede ce chêne.

En même temps sa lourde cravache levées’abattit sifflante sur le visage mordu et ensanglanté deStuqui.

Digne et sévère et sans un mot, le solitairebaisa les naseaux du faon mort, redressa sa haute taille et, de sonœil royal, regarda les groupes ennemis.

Sa croix était restée à terre, il la ramassaen silence, puis, de son même pas grave et lent, le regard plussombre et plus attristé que jamais, il retraversa la clairièredevant les hommes et les chiens sans qu’aucun parmi les valets,malgré l’ordre jeté par le maître tout-puissant, osât porter lamain sur lui.

Cependant les piqueurs, ayant écarté les bêtesdévorantes, emportèrent au loin, en sonnant de la trompe, le butinde leur chasse, et le silence, par degrés revenant, sembla panserencore une fois la forêt meurtrie.

** * *

Le soir tombait majestueux et lent. Le disquerouge du soleil empourprait les nuages légers du couchant. La cuveque dessinaient les collines semblait pleine de sang ; lesilence de la vesprée paraissait se dissoudre dans l’ondebourdonnante du crépuscule et de nouveau l’angoisse, une angoisseplus affolante parce qu’on ne lui trouvait point de cause, dardaitses flèches au cœur des bêtes.

L’ermite était remonté à la clairière :sa main droite tenait toujours la croix rustique nouée d’herbes etde lianes qui, le matin, avait été impuissante, et les lèvres del’homme murmuraient quelque chose qui eût pu se traduireainsi :

« J’ai manqué de foi, Seigneur, et lepetit est mort, et que vais-je répondre au cerf et à la biche quandils viendront me réclamer celui qu’ils avaient commis à magarde ? Père tout-puissant, je crois en Toi, et je t’implore,car il est écrit que je dois vaincre par Toi et que je triompheraien ton nom ! »

Les yeux de l’homme flamboyaient dans sa facedécharnée d’ascète aux cheveux longs.

Il faisait chaud, il faisait lourd ; levent du sud, subtil et léger, se faufilait par les coulées debranches, triste et monotone. L’obscurité graduellements’épaississait. Et, une à une, parurent les bêtes du canton quivinrent s’asseoir à leurs places accoutumées entre les buissons, aupied des grands arbres de la clairière.

Dans le lointain on entendit le bramementd’appel du grand cerf et de la biche réclamant leur faon. Les yeuxdes bêtes s’agrandirent et brillèrent d’un éclat plus intense etceux de l’homme s’emplirent de pleurs.

Toutes les bêtes le regardaient.

Au loin, vers les étangs, justifiant leurangoisse secrète, un soudain son de trompe troua le silence :l’homme chasserait au clair de lune.

Les yeux des bêtes s’allumèrent de terreur,leurs pattes frémirent, des échines se cintrèrent, des jarrets deramassèrent : il fallait fuir, fuir encore, fuir toujours.Plus de trêve, plus de repos, plus de sommeil ! Mais lesolitaire leva sa croix de bois et redressa son torseincliné : son regard étincelait d’une foi farouche et d’unevolonté indomptable, et toutes, dominées par ce pouvoir surnaturel,hypnotisées par cette foi, restèrent immobiles et figées aux placesqu’elles étaient venues occuper.

La lune mauvaise n’était pas levée encore etla nuit avait l’air de se draper plus lourdement dans sesvoiles.

Au milieu d’un profond silence, le couplechassé le matin apparut entre deux massifs, fouillant la clairièrede ses yeux affolés, demandant vainement à tous les coins d’ombreson petit dévoré le matin.

Un mugissement gronda dans la poitrine duvieux mâle ; mais devant l’attitude de l’homme et la gravitédes bêtes, les plaintes moururent au fond de leurs gorges et seulspleurèrent leurs grands yeux profonds, beaux de toute la douleuranimale.

Stuqui tomba à genoux, la croix brandie.

En face de lui, au fond de l’éclaircie, legrand chêne centenaire dressait sa masse imposante et sombre, et legeste du solitaire, adjurant le ciel, semblait du même coupsupplier cette terrible divinité gauloise, formidable etsereine.

Les loups et les chevreuils, les sangliers etles cerfs, les goupils et les lièvres restaient là, muets, fixantintensément leur horizon de ténèbre et scrutant de l’oreille, sansy paraître sensibles, l’espace déjà plein des bruits de la meutelointaine.

Alors, sans qu’on sût pourquoi, tout d’uncoup, au milieu de la nuit dense et des ténèbres lourdes, on vit legrand chêne s’illuminer : une corde de feu, un câble delumière germé de la terre, accrochait son pied, enlaçait son troncnoueux et grimpait et bondissait de branche en branche jusqu’à lacime chenue qu’elle dépassait pour désigner le ciel pleind’étoiles. Peu à peu la lueur émanée devenait plus intense ;le baudrier de feu ceignant ce torse de colosse s’embrasait encore,des rejets de flamme en jaillissaient de part et d’autre,s’entremêlaient, s’enlaçaient et tout le chêne, ceint de clarté,flamboya dans la nuit comme une torche ardente et muette et qui nese consumait point.

Une émotion immense, une transe surnaturelleétreignirent les bêtes et le solitaire : Dieu l’écoutait, Dieul’exauçait. Une confiance invincible et muette le riva à toutescelles qui l’entouraient.

Un souffle chaud embrasait la clairière ;quelque chose de profond, de mystérieux, de plus grand que le mondepesait sur tous. De l’inconnu surnaturel et divin se brassait là,se pétrissait de toutes ces fois réunies : des chemins devérité allaient s’ouvrir et rien d’autre au monde ne comptaitplus.

Le grand chêne païen qui barrait le cielsemblait se réconcilier avec Dieu. Et là-bas la meute, ignorante,grondait et se rapprochait, et les hurlements devenaient plusdistincts, et elle courait droit à la clairière.

La biche vint s’appuyer à l’homme, et le grandcerf, lui, marcha vers le chêne. Quelque chose de plus fort que savolonté, de plus fort que la crainte de la meute, de plus fort quetout le poussait, le menait vers cet inconnu qu’il sentaitbienfaisant.

Comme s’il eût accompli un rite, il s’arrêtabientôt et sa tête et ses grandes cornes brûlantes s’inclinèrentdevant le tronc antique où flamboyait Dieu. Alors il sentit quelquechose se détacher de l’arbre et se fixer dans sa ramure. Il compritqu’une œuvre obscure et grande se réalisait, et lentement il seredressa.

Une croix rustique de clématite pourriephosphorait parmi ses cornes. Il lui sembla que ce fardeau légerétait un monde, il perçut en lui une force invincible et seretourna.

Toutes les bêtes dardaient sur la croix de feuleurs yeux ardents, aucune n’avait l’air d’entendre les hurlementsinfernaux des meutes approchantes suivant la piste de l’uned’elles.

Le solitaire se tourna de côté, sa croixsombre toujours brandie vers le ciel, tandis que son doigtdésignait le grand chêne et le cerf miraculeux, et la biche près delui se tint, elle aussi, immobile, fixant son mâle illuminé. Unsilence religieux pesa sur la clairière. Le blasphème de la chasseemplissait le ravin de la cabane.

Pas une bête ne bougeait.

Comme une rafale de tempête ou un sabbat dedamnés, l’aboi formidable et menaçant reprenait, gonflait,grondait, emplissait la nuit et le silence.

Et les chiens de tête, les grands molasses auxcrocs terribles, aux pattes d’acier, arrivèrent, et leur élanirrésistible s’écrasa là, tout d’un coup, tandis que les dernierspoussaient encore ceux qui étaient devant eux, qui s’affaissaienten silence au fur et à mesure qu’ils arrivaient sur lespremiers.

Ainsi la chasse se tut.

Et les chevaux par derrière apparurent et secabrèrent, et les valets et les piqueurs qui les montaienttombèrent sans souffle, la poitrine et la tête sur le col de leursmontures.

Et le comte Hubert enfin émergea du ravinprofond.

Ses yeux, flamboyants de passion sauvage,virent le chêne de feu devant lequel le grand cerf miraculeux,debout, immobile, érigeait lui aussi la croix de feu. Il vit lesyeux des bêtes qui flamboyaient et formaient d’un bout à l’autre dela clairière une double haie lumineuse et vivante d’étoiles de foi,et cette biche immobile et cet homme maigre et grand qu’il avaitinsulté le matin.

Son regard un instant erra de la croix delumière de la bête à la croix de ténèbre de l’homme. Il sentit danssa poitrine un embrasement, son cœur flamboya comme unetorche ; quelque chose de plus violent que sa volonté debarbare l’étreignait sur son étalon cabré, derrière ses chiensaffaissés et ses piqueurs muets.

Il sauta à terre, bondit par-dessus la meuteet, entre la biche immobile et l’homme sombre, devant la nature etdevant la croix, il tomba à genoux, la face prosternée, criant detoute sa foi neuve, sauvage et vivace :

– Seigneur ! Seigneur !Seigneur, je crois en Toi !

** * *

Ainsi finit l’histoire du miracle de saintHubert telle qu’il m’a plu de la rêver dans un décor cher etfamilier et telle que j’aimerais qu’on la racontât, quelque soird’hiver, dans mon pays.

FIN

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