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La Ville-Vampire (ou bien le malheur d’écrire des romans noirs)

La Ville-Vampire (ou bien le malheur d’écrire des romans noirs)

de Paul Féval (père)

PREMIÈRE PARTIE

Il y a beaucoup d’Anglais et surtout d’Anglaises qui ont pudeur quand on leur raconte les actes d’effrontée piraterie dont les écrivains français sont victimes en Angleterre. Sa Très Gracieuse Majesté Victoria reine a signé jadis un traité avec la France dans le but louable de mettre fin à ces vols tant de fois répétés. Le traité est fort bien fait :seulement, il contient une petite clause qui en rend la teneur illusoire. Sa Très Gracieuse Majesté, en effet, défend à ses loyaux sujets de nous prendre nos drames, nos livres, etc., mais elle leur permet d’en faire ce qu’elle a la bonté d’appeler « une blonde imitation ».

C’est joli, ce n’est pas honnête. Le cher,l’excellent Dickens me disait un jour, en manière d’apologie :

–&|160;Je ne suis pas beaucoup mieux gardé que vous. Quand je passe à Londres et que j’ai par hasard une idée surmoi, je ferme à clef mon portefeuille, je le mets dans ma poche et je tiens mes deux mains dessus. On me vole tout de même.

Le fait est que la « blonde imitation » en remontrerait aux pickpockets les plus subtils.

Aussi, l’amie si charmante de Dickens, LadyB…, du château de Shr…, me répète, depuis vingt ans, la mêmequestion, chaque fois que j’ai le bonheur de la voir :

–&|160;Pourquoi ne volez-vous pas les Anglais à votre tour ?

–&|160;Ce n’est pas assurément, madame, qu’il n’y ait des choses adorables à prendre dans vos livres, mais peut-être que notre caractère national ne nous porte pas vers le«&|160;blond&|160;» escamotage.

Cette réponse a le don de faire rire Myladyaux éclats. Elle va même jusqu’à me citer des noms très français etparticulièrement recommandables… Mais chut&|160;!

&|160;

Vers la fin de l’année dernière (1873), Myladyme fit l’honneur de me surprendre, un matin.

–&|160;Je vous emmène, me dit-elle. Tout estarrangé avec votre chère femme. Nous partons ce soir.

–&|160;Et nous allons&|160;?

–&|160;Chez moi.

–&|160;Rue Castiglione&|160;?

–&|160;Non, château de Shr…, comté deStafford.

–&|160;Miséricorde&|160;!

Il faisait un temps odieux&|160;: de la neigequi fondait, du vent qui hurlait, même à Paris&|160;: jugez dutapage entre Douvres et Calais&|160;!

Mylady, élève de Byron, chérit latempête&|160;:

–&|160;Il ne s’agit pas de savoir, medit-elle, si vous avez peur des rhumes de cerveau. Je me suis misen tête de vous rendre d’un seul coup tout ce que l’Angleterre vousa pris. Or, l’occasion brûle. M.&|160;X… et Miss Z… sont déjà surla piste de l’affaire, et d’ailleurs, à l’âge deMlle&|160;97, on n’a pas le temps d’attendre.

M.&|160;X… et Miss Z… sont deux romanciersanglais à forte sensation. Il s’agissait donc d’un sujet de roman.Je demandai des explications, elles me furent refusées&|160;;seulement, Mylady employa l’éloquence extraordinaire, qui est chezelle un don de Dieu, à exaspérer ma curiosité.

–&|160;Avez-vous confiance en WalterScott&|160;? me dit-elle. C’était un admirateur passionné desMystères d’Udolphe. Il a écrit la biographie deMme&|160;Anne Radcliffe. Vous entendez&|160;: WalterScott&|160;! Dickens vint voir une fois Mlle&|160;97. Ence temps-là, elle s’appelait Mlle&|160;94, car ellechange de nom tous les ans, le jour de Noël. Je connais bien desaventures, mais celle-là est tellement extraordinaire…

Ma foi, je cédai, nous partîmes. La traverséefut hideuse&|160;; j’éternue encore en y songeant. Tous les démonsde l’air et de la mer jouaient avec notre paquebot comme si c’eûtété un ballon en caoutchouc. Le lendemain, nous prîmes à Londres leNorth Western Railway et nous couchâmes à Stafford. Le lendemainencore, le landau de Mylady nous conduisit, à travers une plaineblanche de neige, jusqu’à la partie montagneuse du comté quiavoisine le Shropshire. Le soir, nous dînâmes au château.

Voici ce que j’avais appris pendant levoyage&|160;:

Nous étions dans le pays même habité parM.&|160;et mistress Ward, père et mère de celle qui devait être sicélèbre sous le nom d’Anne Radcliffe. Miss Ninety-Seven (97) étaitune petite-cousine des Ward. Il ne lui manquait plus que trois anspour être centenaire. Elle habitait un cottage, situé dans lamontagne, à une lieue et demie du château de Mylady. Ce cottageavait été longtemps la demeure de son illustre parente.

Je n’emploie pas le mot illustre auhasard&|160;: et je suis disposé à le maintenir contre toutreproche d’exagération. La gloire d’Anne Radcliffe remplit uninstant le monde, et ses noires fictions obtinrent une vogue quenos plus grands succès contemporains sont loin d’égaler. On peutdire qu’elle charmait à la fois le château et la chaumière. LesMystères d’Udolphe eurent plus de deux centséditions en Angleterre. En France, ce livre fut traduitplusieurs fois et une seule de ces versions fut réimprimée quarantefois à Paris. Et ce ne fut pas l’engouement d’un jour. À l’heure oùnous sommes, la fièvre est tombée, mais les Mystèresd’Udolphe et le Confessionnal des pénitents noirsépouvantent encore des milliers de jeunes imaginations sous lesoleil.

Or, Mlle&|160;97 savait unehistoire personnelle à Anne Radcliffe et qu’Anne Radcliffeelle-même lui avait racontée quelque soixante-dix ans auparavant.Il était de tradition dans le pays que cette histoire contenait lesmotifs qui avaient tourné l’esprit placide et plutôt gai d’AnneRadcliffe vers le genre terriblement sombre qui caractérise sonœuvre.

Walter Scott avait eu vaguement connaissancede cette histoire, comme le prouve sa lettre du 3 mai 1821 à sonéditeur Constable, qui contient ce passage&|160;: Quant aumanuscrit de la Vie d’Anne Radcliffe, j’en retarde lalivraison jusqu’après ma prochaine entrevue avec Miss Jebb, de quij’espère tirer des détails excellents et de la nature la plusparticulière. Cette dame est, dit-on, dépositaire, non pas d’unsecret, mais d’une «&|160;curiosité importante&|160;» quiajouterait un grand intérêt à notre récit…

Miss Jebb n’était autre que notre demoiselle97, qui comptait déjà quarante-cinq printemps à la date de lalettre de Sir Walter Scott. Comme tous les Anglais, elle avait unfaible pour la noblesse, et Mylady comptait là-dessus pour écarterMiss Z… et M.&|160;X…, qui étaient des romanciers «&|160;ducommun&|160;».

Le lendemain de notre arrivée, et par un froidgris, Mylady me fit monter en voiture après le premier déjeuner.Nous roulâmes pendant une demi-heure, puis nous mîmes pied à terredevant une grille de bois, peinte en vert, qui servait d’entrée àune vieille petite maison d’aspect tout à fait respectable. Lamontagne l’entourait de trois côtés. Au midi, elle regardait unriant paysage.

Nous fûmes introduits dans un parloir assezgrand, eu égard surtout à l’exiguïté de la maison. Plusieursportraits ornaient les murailles où l’on voyait aussi quelquesdessins, encadrés de bois jaune.

Une vieille femme maigre et longue étaitassise au coin de la cheminée-poêle. Elle me parut avoir la figured’un oiseau, je ne sais lequel, mais je suis sûr de l’avoir vu chezles marchands qui vendent le règne animal empaillé. Son nez coupaitcomme un rasoir et ses yeux ronds avaient une apparenceendormie.

–&|160;Comment vous portez-vous, Jebb, machère&|160;? demanda Mylady affectueusement.

–&|160;Pas mal&|160;; et VotreSeigneurie&|160;?

Je regardai tout autour de la chambre pourvoir qui avait parlé. Nous étions seuls tous les trois.Mlle&|160;97 était ventriloque naturellement. Sa voixfaisait le tour des gens, et on l’entendait par-derrière. Elleavait dû être laide autrefois et restait fort bien conservée.

Quand Mylady m’eut présenté, nous nousassîmes, et la voix de Mlle&|160;97, parlant à l’autrebout du parloir, me dit avec bienveillance&|160;:

–&|160;Le Français, monsieur, est brave etléger, l’Italien astucieux, l’Espagnol cruel, l’Allemand lourd, leRusse brutal, l’Anglais joyeux et remarquable par sa générosité.Elle aimait les Français.

Mlle&|160;97 leva les yeux auplafond en prononçant le mot Elle qui, dans sa bouche, etponctué par ce pieux regard, désignait toujours Anne Radcliffe.

La phrase qui précède, je l’ignoraismalheureusement, était extraite du Roman sicilien, secondouvrage d’Elle.

–&|160;Quel style&|160;! s’écriaMylady. Et que de profondeur&|160;!

–&|160;J’ai l’honneur, répliquaMlle&|160;97, de remercier Votre Seigneurie.

Mylady tira de dessous soncachemire-waterproof, qu’elle avait déposé en entrant, un paquetcontenant quatre volumes in-12. C’était la traduction française,publiée par Charles Gosselin, Paris, 1820, de la Biographie desRomanciers célèbres de Sir Walter Scott.

–&|160;Vous voyez qu’Elle est aiméeen France, prononça gravement Mylady en ouvrant le volume quicontenait la Vie d’Anne Radcliffe.

Je pense qu’un ressort existait à l’intérieurde cette pauvre vieille tête. Il dut se détendre tout à coup. Nousvîmes les dents de Miss Jebb, qui étaient encore au complet, maistrès jaunes et d’une longueur étrange. En même temps, un rire secet strident se fit entendre je ne sais où, et la voix de Miss Jebbqui parlait, cette fois sous la table, nous dit&|160;:

–&|160;Eh bien&|160;! eh bien&|160;! puisquele gentleman est venu de loin et que Votre Seigneurie le protège,il ne faut pas qu’il ait fait pour rien un si long voyage. J’espèrebien que je m’appellerai MissHundred(Mlle&|160;100) un jour ou l’autre, maisj’ai eu le mal de tête à l’automne pour la première fois de ma vie.On peut mourir, malgré tout, et je ne voudrais pas emporter avecmoi cette incroyable histoire.

Nous nous arrangeâmes aussitôt pour écouter.Miss Jebb éloigna d’elle sa tasse et parut se recueillir. À deux outrois reprises, pendant le silence qui suivit, elle eut destressaillements courts. Cela produisait un son comme si on eûtramené des noisettes dans un sac de parchemin.

–&|160;Jamais il n’y a rien eu de pareil,murmura-t-elle enfin en serrant à deux mains ses genoux pour lesempêcher de frissonner. J’ai froid, quand j’y pense, jusque dans lemilieu de mon cœur. Je ne sais pas si je fais bien de rompre lesilence, mais tant pis&|160;! Je veux que la foule parled’Elle encore une fois. Et on en parlera, car c’estterrible… terrible&|160;!

&|160;

L’enfance de Miss Anna s’était passée dans lamaison de commerce de ses parents, M.&|160;et mistress Ward. Cen’étaient pas des gens riches, mais ils avaient de très bellesalliances. Quand M.&|160;Ward vendit son établissement, vers l’an1776, il vint habiter avec sa femme et sa fille le cottage où noussommes présentement.

L’adolescence d’Anna s’écoula, heureuse ettranquille, dans cette retraite où régnait la «&|160;médiocritéd’or&|160;» dont parle le poète, l’aisance modeste qui est, dit-on,le bonheur.

Pendant les vacances surtout, le cottages’animait. Nous avions alors Cornelia de Witt avec sa gouvernante,la signora Letizia, et le joyeux jeune homme Édouard S. Barton,accompagné de son répétiteur Otto Goëtzi.

Anna, Édouard et Cornelia étaient unis par lesliens de l’amitié la plus tendre. On avait pensé d’abord que NedBarton épouserait Anna quand il aurait l’âge, et je me souviens quemistress Ward avait commencé à broder (dix ans d’avance) unesuperbe paire de rideaux en mousseline des Indes où le chiffred’Anna et celui d’Édouard s’entrelaçaient. Mais l’homme propose etDieu dispose. Il se trouva que Ned Barton et notre Anna s’aimaientseulement comme frère et sœur. Je suis sûre de cela pour Ned&|160;;peut-être qu’il y avait quelque petite chose de plus dans le chercœur d’Anna, mais William Radcliffe n’en fut pas moins le plusheureux des époux. Sir Walter Scott l’a dit dans sa notice.

Depuis que le monde est monde, on ne vitjamais un si doux naturel que celui d’Anna. Et une gaieté&|160;!Partout où Elle entrait, il y avait dans l’air dessourires. Son unique défaut était une excessive timidité. Jugezdonc les auteurs par leurs ouvrages&|160;! Ce n’est pas cent foisni mille fois non plus qu’on m’a demandé où elle avait pris lessombres audaces de son génie. Vous, du moins, après m’avoirentendue, jamais plus vous ne ferez cette question.

Le mois de septembre 1787 vit les dernièresvacances de nos trois jeunes amis. William Radcliffe était déjà enquatrième avec eux. Il avait demandé la main de Miss Ward au moisde juillet, cette même année. Ned et Cornelia étaient fiancésdepuis le dernier hiver. Ils s’aimaient d’un grand amour et la vies’annonçait pour eux sous l’aspect le plus favorable.

Cette fois, M.&|160;Goëtzi n’avait pointaccompagné son ancien élève, qui portait bien galamment, en vérité,l’uniforme de la marine royale. De son côté, la Letizia étaitrestée en Hollande où elle tenait la maison du comte Tiberio, letuteur de Cornelia. Pour vous dire comme celle-ci était belle, ilfaudrait l’éloquence de ma pauvre Anna, qui, du reste, aimmortalisé les charmes de son amie dans les Mystèresd’Udolphe&|160;: Corny est l’original du portraitd’Émilia.

Ah&|160;! ce sont de vivants souvenirs&|160;!J’étais encore enfant, mais je me rappelle nos longues promenadesdans la montagne. M.&|160;Radcliffe n’avait rien en lui deprécisément romanesque&|160;; il était propre, bien couvert etobligeant avec les dames. Chaque fois que Ned et Cornelias’égaraient ensemble dans les grands bois, William Radcliffeessayait d’entamer avec notre Anna des conversations d’un genreagréable et tendre, mais Elle m’appelait aussitôt ettournait l’entretien vers des sujets de littérature classique. Sursa prière, M.&|160;Radcliffe lui récitait des passages de poètesgrecs et latins. Quoiqu’Elle ne comprît point le texte,Elle était folle de cette savante musique. Et parfois,pendant que le licencié d’Oxford déclamait Homère ou Virgile, lesdoux regards de notre Anna se perdaient dans le lointain, oùpassait comme un rêve ce couple charmant&|160;: Ned, le midshipman,et la blanche Cornelia…

Elle soupirait alors et priaitM.&|160;Radcliffe de lui traduire la tirade mot à mot, ce qu’ilfaisait de très bonne grâce, étant fort obligeant.

Les adieux furent tristes, cette année. On nedevait se revoir, en effet, qu’après les deux mariages accomplis,savoir&|160;: celui de M.&|160;Radcliffe et d’Anna au lieu même oùnous sommes, celui de Ned et de Cornelia à Rotterdam, où le comteTiberio faisait sa résidence.

Par suite d’une pensée délicate etsentimentale, il avait été convenu que les deux noces se feraientle même jour, à la même heure, l’une en Hollande, l’autre enAngleterre. Comme cela, malgré la distance, une sorte de communiondevait s’établir entre deux jeunes bonheurs.

Depuis la fin des vacances jusqu’à l’époque dudouble mariage, une correspondance assez active fut échangée. Leslettres de Cornelia respiraient la joie la plus pure. Quant à Ned,il était amoureux comme tout un bataillon de fous. Je ne voyais pasles réponses de notre Anna, qui me semblait un peu triste.

À la Noël, on commença à comploter lestoilettes de la mariée. Pendant tout le mois de janvier 1787, il nefut question que du trousseau. Le grand jour était fixé au 3mars.

En février, une lettre de Hollande arriva quimit toute la maison en émoi. La comtesse douairière deMontefalcone, née de Witt, venait de mourir en Dalmatie. Cornelia,unique héritière, allait tout d’un coup se trouver à la tête d’uneénorme fortune.

La lettre était de Ned, qui semblait inquietet plutôt triste de cet événement.

Quoique son message fut très court, iltrouvait la place d’y relater ce fait singulier que le comteTiberio se trouvait être, par rapport à la riche succession de ladouairière de Montefalcone, l’héritier immédiat de sa proprepupille.

Après cette lettre, on ne reçut plus aucunenouvelle de Hollande jusqu’à la fin de février. Il n’y avait riende trop étonnant à cela. Le mauvais temps régnait dans le canal, etle vent, qui soufflait constamment de l’ouest, rendait la traverséedifficile. Vous avez maintenant les paquebots à vapeur qui semoquent du vent debout. De notre temps, on était parfois dessemaines sans entendre parler du continent.

L’excellent M.&|160;Ward avait coutume de direen regardant la girouette du cottage tous les matins&|160;:

–&|160;Dès que ce coq va tourner, nousrecevrons en une fois toute une rame de papier à lettres&|160;!

Les deux premiers jours de mars passèrentencore sans nouvelles. La noce devait avoir lieu lelendemain&|160;; la maison était pleine de mouvement et debruit.

Vers le soir, une heure après le dîner, onapporta la robe de noce, et presque au même instant, la cloche dela grille ayant tinté, on entendit la joyeuse voix de M.&|160;Wardqui criait dans l’escalier&|160;:

–&|160;Je vous l’avais bien ditavant-hier&|160;: le coq a tourné&|160;! Voici le facteur quiapporte toute une brassée de correspondances&|160;!

En vérité, les lettres arrivaient mal danscette maison bouleversée. Le paquet en contenait beaucoup et dedates très variées. On ouvrit les plus récentes, on constata queles chers amis de Rotterdam allaient bien, et chacun reprit sonouvrage.

Notre Anna était, dans toute la rigueur duterme, captive de ses couturières qui lui essayaient sa robe. Jelui portai moi-même son paquet, composé de cinq lettres, trois deCornelia, deux de Ned Barton. Sur son ordre, j’ouvris celle qui meparut être la dernière, et j’allai tout de suite au bout de laquatrième page.

–&|160;Tout va bien, dis-je, après avoirparcouru quelques lignes.

–&|160;Dieu soit loué&|160;! s’écria notreAnna.

–&|160;Alors, petite Jebb, mon ange, ajouta lamaîtresse couturière, je vous prie de tourner les talons, car vousnous gênez beaucoup, cher trésor.

Elle me sourit comme pour adoucir ladureté de cet ordre qui me chassait. Elle avait l’aird’une martyre entre ces quatre harpies qui avaient des épinglesplein la bouche et qui la clouaient dans sa chasse de mousselineblanche. Je mis le paquet sur le guéridon auprès d’elle et jesortis.

Je dois vous faire observer ici une choseimportante&|160;: c’est qu’à partir de cette minute, exactement, jecesse de parler en qualité de témoin oculaire. C’est désormais AnnaRadcliffe elle-même que vous allez entendre, car je tiens de sabouche tout le restant de l’aventure. Je ne la revis plus, eneffet, qu’après les événements.

Il était à peu près sept heures du soir quandla couturière et ses aides quittèrent la maison, emportant unedernière fois la robe de mariée pour lui faire subir les suprêmescorrections. Quand elle fut seule, notre Anna se sentit fatiguée siprofondément par les émotions de cette journée qu’elle n’eut pas lecourage de rentrer au parloir où l’attendaient son père, sa mère etson fiancé. Elle se donna à elle-même ce prétextequ’il fallait bien lire les lettres de Rotterdam&|160;; mais lesommeil la prit avant qu’Elle eût achevé la premièrephrase d’une joyeuse épître signée&|160;: Édouard S.Barton. Le sommeil de notre Anna fut fiévreux et plein derêves. Elle vit une petite église, bâtie en un stylesingulier, au milieu d’une campagne riante qui était toute pleined’arbres et de plantes que l’Angleterre ne produit pas. Il y avaitsurtout du maïs dans les champs et les bœufs avaient des robescouleur tourterelle. Auprès de l’église était un cimetière dont lestombes étaient toutes blanches. Il y en avait deux qui semblaientjumelles. De chacune de ces tombes (cette chose niaise, maistouchante, se rencontre souvent dans nos cimetières anglais), unbras sortait, sculpté en une matière plus blanche que lemarbre. Les deux bras allaient l’un vers l’autre et sedonnaient une poignée de main. Elle ne savait pas bien,dans son rêve, pourquoi la vue de ces deux sépultures la faisaitfrissonner et pleurer amèrement. Elle voulait lire lesinscriptions gravées sur les tables de marbre, mais c’était choseimpossible. Les caractères se mêlaient ou fuyaient devant sonregard.

Vers dix heures, le bruit des couturières quirentraient l’éveilla tout en larmes. Elle avait dormitrois heures. Il y avait dans sa pensée le poids d’un terriblemalheur.

–&|160;Je ne vous demande pas pourquoi vousavez les yeux rouges, Miss Ward, lui dit la maîtresseouvrière&|160;; les jeunes filles qui vont se marier pleurenttoujours, et je suppose que c’est de plaisir. Essayons la robe.

On essaya la robe. Elle lui allait bien. Et onla laissa seule. Elle se baigna les yeux. Les paroles dela couturière venaient de réveiller l’impression de son rêve. Sonregard étant tombé par hasard sur les lettres de Rotterdam qu’elleavait presque oubliées, un grand cri jaillit de sa poitrine.

Ce fut comme si on lui eût dit tout à coup lesnoms inscrits sur le marbre des deux tombes jumelles&|160;:Cornelia&|160;! Édouard&|160;!

Elle rompit un cachet au hasard. Sonregard trop avide ne vit d’abord que des points noirs qui dansaientsur du blanc. Quand Elleput lire enfin, Elle sesentit bien soulagée. C’était une lettre du 13 février, écrite etsignée par Cornelia, qui faisait des projets charmants pour lesprochaines vacances. D’ici là, on aurait certes le temps de réglerla succession de la comtesse douairière. Cornelia comptait venir aucottage, non point pour y rester comme à l’ordinaire, mais pouremmener toute la famille à son beau château de Montefalcone, dansles Alpes Dinariques, de l’autre côté de Raguse. Elle avait là undomaine immense avec des mines de marbre et d’albâtre. Elle ne sepossédait pas de joie. Ned l’avait aimée pauvre fille, et elleallait faire de lui tout d’un coup un riche seigneur…

«&|160;Que lui aurais-je pu donner, moi&|160;?pensa notre Anna en refermant la lettre. Il vaut mieux que celasoit ainsi. Et William est un digne cœur, après tout.&|160;»

Comme Elle avait dormi trois heures,le sommeil ne la pressait point. Elle s’établit biencommodément dans une bergère et résolut de lire d’un bout à l’autretoute sa correspondance.

Le bonheur de sa chère Cornelia l’enchantait,et croyez bien que si quelques soupirs soulevaient parfois lamousseline de son corsage, ce n’était pas l’envie qui lesprovoquait. Anna envieuse&|160;! quel blasphème&|160;! non, mais ilest certain que Corny s’étendait un peu trop sur ses richessesnouvelles, sur ses parures, et principalement sur les folies quenotre étourdi de Ned faisait pour elle. Il y avait des pagesentières qui chantaient comme des psaumes. Et par-dessus lespsaumes de Miss Corny arrivait le dithyrambe d’Édouard Barton.Bonheur&|160;! amour&|160;! amour&|160;! bonheur&|160;! Celadevenait monotone. Vous avez en France un dicton assez joli&|160;:«&|160;Si vous êtes si riche, dînez deux fois&|160;!&|160;» NotreAnna pensait peut-être&|160;: «&|160;Qu’ils s’épousent deux fois,puisqu’ils s’aiment tant&|160;!&|160;»

Elle en arriva à être quelque peufière en comparant la modération de sa propre tendresse avec ledélire de Cornelia. Puis, comme Elleétait philosophe ettout imprégnée de la pensée des sages, tant chrétiens que païens,Elle en vint à se dire que ces excès de bonheur pourraientbien avoir leurs revers. Ainsi est la vie humaine&|160;: action,réaction. Quiconque gagne perdra. Et derrière l’horizon, il y atoujours des nuages qui sont en route pour couvrir le plus radieuxciel.

Aussitôt que cette pensée eut germé dans lecerveau de notre Anna, elle s’y établit avec une autoritéextraordinaire. Cela lui rendit toute l’excellence de son naturel.Elle se mit à déplorer, par avance, les chagrins quipourraient bien succéder, dans un avenir plus ou moins prochain, àce déluge de félicités. Cher Ned&|160;! Pauvre Corny&|160;! ledeuil est si cruel après la joie&|160;! Je crois que notre Annaversa quelques larmes, avant même d’avoir découvert le serpent quise cachait sous les roses de la volumineuse correspondance.

Car il y en avait de ces lettres, ah&|160;! ily en avait. J’ai dit cinq, et je n’ai point menti&|160;; mais ellesse dédoublaient comme ces boîtes de la Chine qui s’encastrent l’unedans l’autre et procurent d’inépuisables surprises aux petitsenfants. Les lettres de Cornelia contenaient des lettres de NedBarton, les lettres de Barton laissaient sourdre des lettres deCornelia, et notre Anna lisait toujours. Elle étaitéveillée comme une souris. Il lui semblait qu’Elle auraitpu lire ainsi éternellement. Et au moment où l’idée philosophiquelui vint, l’idée que les gens de bonne éducation traduisentainsi&|160;: «&|160;La roche Tarpéienne est bien près duCapitole&|160;», il arriva que la correspondance se mit à tourneraussi, comme la pensée de notre Anna. Un nuage, lointain encore,apparut dans le ciel bleu. Elle le vit grossir, avancer,s’assombrir, recelant dans ses flancs… Mais n’anticipons pas.L’orage éclatera toujours assez vite.

&|160;

(Je ne sais pas si vous êtes comme moi, maischaque fois que, dans ses incomparables récits, Elleemploie cette formule, positivement inventée parElle&|160;: «&|160;N’anticipons pas&|160;», j’ai la chairde poule.)

&|160;

La correspondance des chers fiancés deRotterdam changeait peu à peu de caractère.

Par hasard, notre Anna avait décacheté d’abordles messages les plus anciens. Le nuage se montra à l’horizon quandElle ouvrit la moins fraîche en date des deux dernièresenveloppes.

Ce fut d’abord une lettre de Ned&|160;: lecantique baissait d’un ton. Jusqu’alors, le comte Tiberio, modèledes tuteurs n’apparaissait jamais sous la plume de Ned que comme unvivant rayon d’indulgence, de bonté, de générosité. Aujourd’hui, cenom presque auguste arrivait tout nu et sans épithète. Symptômeplus grave&|160;: Ned ne parlait pas beaucoup d’amour.

Vaguement, très vaguement, il donnait àentendre que la succession de la comtesse douairière susciteraitpeut-être des embarras. Le comte Tiberio avait changé d’allure.M.&|160;Goëtzi, qui était à Rotterdam en passant, insinuait desingulières choses…

Ce fut ensuite une lettre de Corny, qui avaitévidemment «&|160;ses nerfs&|160;». Elle appelait Letizia Pallanti«&|160;cette personne&|160;». Letizia&|160;! l’ange d’hier&|160;!la parfaite créature&|160;! Et pourquoi&|160;? On ne savait encore.Mais, entre les lignes irritées de cette missive, la perspicacitéde notre Anna devinait une chose absolument choquante&|160;:Letizia, oubliant non seulement la morale éternelle, mais encoreles plus simples convenances, devait entretenir avec le comteTiberio des rapports qu’il est superflu de caractériser.

Et ce M.&|160;Goëtzi (c’était une autre lettreplus récente) quel rôle jouait-il&|160;? Il parlait très mal ducomte Tiberio, disant que sa conduite scandaleuse avait fortdérangé ses affaires, et il passait des demi-journées entièresenfermé sous clef dans le cabinet du comte Tiberio&|160;! Il étaitde toutes les orgies (le mot se trouvait écrit en toutes lettres),et quand «&|160;cette créature&|160;», Letizia, sortait chargée dediamants, M.&|160;Goëtzi lui servait de cavalier&|160;!

Pensez s’il devait être tard&|160;! Il y avaitdéjà longtemps qu’Elle avait entendu sonner minuit&|160;;mais le besoin de sommeiller ne venait point. Notre Anna se sentaitdévorée par une envie de savoir qui prenait sa source dans son boncœur. Elle lisait, elle lisait&|160;! Étrange nuit pourune veille de noces&|160;!

Et, à mesure que la lecture avançait, il s’endégageait comme une vague menace… Le bonheur et la sécurité amènentl’ennui&|160;; mais, dès que l’orage s’amasse au lointain del’horizon, l’intérêt se réveille.

Elle bondit tout à coup sur sonfauteuil&|160;; c’était le premier son du tonnerre. Un billet deNed parlait de «&|160;retards&|160;», et c’était le mariage qu’onretardait&|160;! On expliquait cela en disant que la successionétait une affaire splendide, mais un peu embrouillée, et qu’ilfallait se rendre sur les lieux…

Pourquoi ne pas unir auparavant les jeunesépoux&|160;?

C’était justement la question que posait cepauvre Ned.

Elle dépliait feuilles sur feuilles,trouvant les moyennes dans les grandes et dans les moyennes lespetites. Elle lisait toujours, toujours. L’enveloppe dudernier envoi était ouverte, puisque M.&|160;Ward en avait extraitla lettre positivement rassurante qui avait motivé ses cris dejoie.

&|160;

Mais savez-vous ce qu’il avait lu, le bravehomme&|160;?

Et moi aussi, du reste, car j’y avais ététrompée comme lui.

Nous avions lu çà et là deux ou troisfragments de phrases où le mot bonheur revenait à chaque instant,mais, hélas&|160;! c’était pour exprimer le regret du bonheurperdu&|160;!

Au moment où tout nous sourit, disaiten effet le pauvre Ned, où l’avenir se présente à nous sous lesplus charmantes couleurs&|160;: bonheur, richesse, amour…

M.&|160;Ward n’en avait pas demandé davantage,ni moi non plus.

Mais la phrase s’achevait ainsi&|160;:

… l’orage éclate, oui, juste à cemoment&|160;; la foudre nous frappe et nous renverse&|160;; noussommes perdus&|160;!

Perdus&|160;! Vous représentez-vous l’état denotre Anna&|160;?

Et malheureusement, il n’y avait pointd’exagération dans ce mot funeste&|160;! Un billet de l’infortunéeCornelia disait&|160;:

Au milieu de la nuit, on m’arrache de monlit. M.&|160;Goëtzi me serre la main en bas de l’escalier et medit&|160;: «&|160;Courage&|160;! vous avez un ami…&|160;» Dois jele croire&|160;? On m’entraîne… Cette nuit est horrible et latempête empêche mes cris d’être entendus…

Elle laissa échapper le papier ettomba sur ses genoux.

–&|160;Ô Maître de toutes choses&|160;!cria-t-Elle parmi ses sanglots, se peut-il que tupermettes de semblables forfaits&|160;? Où es-tu maintenant,Cornelia&|160;? Où es-tu, ma meilleure amie&|160;?

Les autres femmes s’évanouissent généralementen de pareilles conjectures, mais Elle était supérieure àson sexe.

Sans quitter la posture de la prière,Elle saisit de nouveau les lettres et continua sa lectureà travers ses larmes.

Ned semblait répondre à la dernière questionqui avait jailli du cœur de notre Anna.

M.&|160;Goëtzi m’avait averti,disait-il en quelques lignes à peine lisibles, je ne voulaispas le croire. Quel rôle joue cet homme&|160;? Ce matin, j’aitrouvé la maison du comte Tiberio déserte. Dans la rue, les voisinsassemblés criaient&|160;: «&|160;Ils ont pris la fuite comme desvoleurs&|160;! la banqueroute sera énorme&|160;! – Vousn’y êtes pas&|160;! a répondu M.&|160;Goëtzi, qui est en quelquefaçon sorti de terre. Il n’y aura point de banqueroute, et le comteTiberio payera tout, car il va épouser l’héritière de l’immensefortune des Montefalcone&|160;!&|160;»

Une lettre restait&|160;: un chiffon de papiergriffonné péniblement.

Ce soir, disait ce billet qui étaitde Ned, M.&|160;Goëtzi est venu chez moi. Il semblait compatirà ma peine. Il m’a appris que ma bien-aimée Cornelia, enlevée parson infâme tuteur, était en route pour le château de Montefalcone,en Dalmatie. Il m’a conseillé de courir à sa poursuite. Un chevaltout sellé était préparé par ses soins à la porte de ma demeure. Jesuis parti, quoique mes forces fussent épuisées. À peine hors de laville, j’ai été entouré et attaqué par quatre hommes qui portaientdes masques impénétrables. Néanmoins, à la lumière de la lune etpar les trous du masque de l’un d’eux, j’ai cru reconnaître cettelueur verdâtre qui rayonne dans les prunelles de M.&|160;Goëtzi.Est-ce possible&|160;? Un homme qui a été mon précepteur&|160;!…Ils m’ont laissé pour mort sur la grande route. Je suis resté làjusqu’au matin, perdant mon sang par vingt blessures. Au petitjour, des villageois qui portaient leurs denrées à la ville m’ontrelevé sans connaissance et conduit à l’auberge voisine, qui est àl’enseigne de La Bière et l’Amitié. Que Dieu lesrécompense&|160;! Non pas que je tienne à la vie&|160;; maisCornelia n’a plus que moi pour défenseur. Mon lit est bon. Machambre est grande. Elle est ornée d’estampes qui représentent lesbatailles de l’amiral Ruyter. Les rideaux sont à ramages.L’aubergiste ne me paraît pas méchant, mais il ressemble àM.&|160;Goëtzi par-derrière. Il n’a pas de visage, celaproduit un singulier effet. Il amène toujours avec lui un chienénorme qui a, au contraire, une figure humaine. Juste en face demon lit, dans la muraille, à huit pieds du sol, environ, s’ouvre untrou de forme ronde comme ceux qui donnent passage aux tuyaux depoêle. Mais il n’y a pas de poêle. Dans le noir, qui est au-delà dutrou, je distingue quelque chose de vert&|160;: des prunelles quim’observent sans cesse… J’ai, Dieu merci, tout mon sang-froid. On afait venir de Rotterdam un chirurgien qui me soigne. Sa pipe et luidoivent peser trois Anglais. Il y a un peu de vert dans ses yeux.Est-il à votre connaissance que M.&|160;Goëtzi eût unfrère&|160;?…

… Un petit garçon de cinq ou six ans vientd’entrer dans ma chambre en roulant son cerceau. Il m’a demandéd’un air effronté&|160;: «&|160;Est-ce toi qui es l’hommemort&|160;?&|160;» Et il a jeté un pli sur ma couverture. C’étaitune lettre de Cornelia… Je n’ai eu que le temps de cacher lepapier. Une femme chauve est entrée, suivie par le chien qui estvenu me regarder avec les yeux de M.&|160;Goëtzi. Jamais iln’aboie. L’aubergiste a un perroquet qu’il porte partout sur sonépaule et qui dit sans cesse&|160;: «&|160;As-tu déjeuné,Ducat&|160;?&|160;» Les yeux verts me fixent du fond du trou noir.L’enfant rit à gorge déployée dans la cour en criant&|160;:«&|160;J’ai vu l’homme mort&|160;!&|160;» Autour de moi, tout estvert. Anna, ma chère Anna, au secours&|160;!…

Elle se leva toute droite, parce quece dernier mot ne fut pas lu seulement, maisentendu.

Au-dehors d’Elle et au-dedans, unevoix qui était double, et qui sonnait comme les voix réunies deCornelia de Witt et d’Édouard Barton, prononçaitdistinctement&|160;: «&|160;Au secours&|160;! ausecours&|160;!&|160;»

Elle se mit à parcourir sa chambre àgrands pas, en proie qu’Elle était à une fiévreusedétresse.

Puis, encore, sa pensée s’élança vers Dieu.Elle se sentit plus calme.

On l’appelait, que faire&|160;? Aller.

Aller au secours.

Comment&|160;? Elle ne savait,assurément. La conscience de sa faiblesse l’écrasait, mais il yavait en elle quelque chose de grand et d’indomptable, c’était savolonté.

Elle voulait sauver Édouard etCornelia.

Un puissant effort calma sa fièvre.Elle put tenir conseil avec Elle-même. À quidemander aide&|160;? M.&|160;Ward était vieux et remarquable par saprudence, William Radcliffe, son prétendu, était jeune, il estvrai&|160;; mais c’était un avocat. Il y a, me direz-vous, desavocats qui sont braves comme des lions. Sans doute. Néanmoins, cen’est pas leur métier. Enfin, notre Anna ne crut pas devoirs’adresser à M.&|160;Radcliffe.

Il en fut de même pour les autres amis de lamaison, gens paisibles, et pour la plupart adonnés au jeu detrictrac. Elle eut la bonté de songer à moi un instant,mais j’étais, en vérité, trop petite.

Et pourtant, il fallait agir. Les premièreslueurs de l’aube blanchissaient les rideaux des croisées.Elle traîna une petite valise au milieu de sa chambre et yentassa pêle-mêle les objets nécessaires. Je ne suis pas bien sûrequ’elle eût déjà, en ce moment, l’idée arrêtée de partirsecrètement pour un si long voyage, le matin même de ses noces.Non, Elle était particulièrement décente, réservée etattachée aux convenances. Mais il y a des choses qu’on fait sans lepenser, c’est certain.

Il pouvait être quatre heures et demie ou cinqheures du matin. Tout dormait encore au cottage, Elle seglissa le long des corridors, traînant sa valise.

Grey-Jack, le factotum, couchait dans unechambre du rez-de-chaussée, à côté de l’office. Ellefrappa doucement à sa porte et lui dit&|160;:

–&|160;Éveillez-vous, Jack, mon ami&|160;;j’ai à vous parler d’affaires importantes.

Le bon serviteur sauta aussitôt hors de sonlit et vint ouvrir en se frottant les yeux.

–&|160;Qu’y a-t-il, demoiselle&|160;? dit-il,et c’est aujourd’hui qu’on va commencer à vous appeler madame.Ah&|160;! le beau jour&|160;! Pourquoi diable êtes-vous levée àcette heure, demoiselle&|160;?

Elle répondit&|160;:

–&|160;Habillez-vous vitement, bon Jack, monami, on a besoin de vous.

Il eut frayeur en l’écoutant parler. Quand lalampe fut allumée, il put la voir et il eut terreur. Elleétait plus pâle que les morts. Il balbutia&|160;:

–&|160;Serait-il arrivé du mal dans lamaison&|160;?

–&|160;Oui, répondit-Elle, il estarrivé un bien grand mal, mais non point dans la maison.Habillez-vous, Jack, au nom de Dieu&|160;!

Le vieil homme se mit à trembler, mais ilpassa ses vêtements en toute hâte. Pendant qu’il s’habillait,Elle poursuivait&|160;:

–&|160;Grey-Jack, vous souvenez-vous de votreami Ned Barton, qui jouait sur vos genoux, et de Corny, qui nousvint de Hollande si petite&|160;?

–&|160;Si je me souviens de M.&|160;Édouard etde Miss Cornelia&|160;! s’écria le vieux. Ne se marient-ils pas cematin de l’autre côté de la mer&|160;?

–&|160;Vous les aimiez tendrement tous lesdeux, n’est-il pas vrai, bon Jack&|160;?

–&|160;Oui, sur ma foi, demoiselle, et je lesaime encore.

–&|160;Eh bien&|160;! Jack, il faut attelerJohnny à la carriole et partir sur-le-champ pour la ville.

–&|160;Qui ça&|160;? moi&|160;? s’écria lebonhomme stupéfait. Que je quitte la maison un jour de noces&|160;!Et vous vous marieriez sans moi, demoiselle&|160;?

–&|160;Je ne me marierai pas sans vous, bonJack, car je vais partir avec vous.

Il voulut répliquer, mais Elleajouta&|160;:

–&|160;C’est pour affaire de vie et demort&|160;!

Grey-Jack, tout éperdu, courut à l’écurie sansdemander d’autres explications.

Il allait bien à contrecœur. De temps entemps, il regardait aux fenêtres pour voir si quelqu’un ne s’ymontrerait pas.

On s’était couché tard, et tout le mondedormait.

Elle prit place dans la carriole.

Grey-Jack monta sur le siège&|160;; Johnnyprit le trot&|160;; rien ne s’éveilla dans la maison. Elleavait le cœur bien serré. Quoiqu’elle n’eût encore composé aucun deses admirables ouvrages, Ellepossédait déjà ce stylebrillant et noble que sir Walter Scott élève jusqu’aux nues dans sanotice biographique, car Elle s’écriainvolontairement&|160;:

–&|160;Adieu, douce retraite&|160;! Heureuxasile de mon adolescence, adieu&|160;! Vertes campagnes, montssourcilleux, forêts pleines d’ombre et de mystère, me sera-t-ildonné de vous revoir jamais&|160;!

Grey-Jack n’était pas de bonne humeur, il seretourna et lui dit&|160;:

–&|160;Au lieu de causer toute seule,demoiselle, vous feriez mieux de m’apprendre ce que nous allonsfaire à Stafford si matin.

–&|160;Grey-Jack, dit-Ellesolennellement, ce n’est pas à Stafford que nous allons.

Grey-Jack se retourna pour la regarder bouchebéante&|160;:

–&|160;Demoiselle, demanda-t-il, tandis queses gros sourcils se rapprochaient, vous avez été pendantvingt-trois ans plus blanche que les agneaux&|160;; mais si vousvous servez de moi pour fuir la maison de votre père et de votremère, je veux être damné…

Elle l’interrompit d’un geste etdit&|160;:

–&|160;Je vous engage à ne pas jurer,Grey-Jack. À Lightfield&|160;!

&|160;

La plus belle fille du monde ne peut donnerque ce qu’elle a. Je vous raconte l’aventure comme elle me futcontée. Elle ne prenait pas souci de s’arrêter à certainsdétails. En outre, la division régulière du temps en jours et ennuits n’apparaissait point dans son récit. Elle passaitpar-dessus ces bagatelles vulgaires. Elle allait, emportéepar ses souvenirs qui galopaient comme ce coursier ailé symbole del’imagination des poètes&|160;: je fais allusion à Pégase.

Elle mangeait&|160;; vous êtesautorisé à le supposer, car son estomac était de qualité supérieurecomme les diverses portions de son être. Elle dormaitaussi, et même assez bien, mais ces diverses fonctions etgénéralement toutes celles qui avilissent notre nature serontpassées sous silence.

Un autre point au sujet duquel notre Annadédaigna toujours positivement de me fournir la moindre lumière,c’est la question d’argent. À cet égard, Mylady et vous, gentleman,vous établirez toutes les hypothèses que vos esprits ingénieuxpourront vous suggérer. Le voyage fut long et contrarié par lesobstacles les plus extraordinaires. Les occasions de bourse délierse présentèrent à chaque instant. Dans quelle caissepuisa-t-Elle ses ressources&|160;? Je l’ignore et m’enlave les mains. Le fait est qu’Elle paya comptant etrevint au bercail sans avoir laissé nulle part aucune dette.

Entre Stafford et Lightfield, Grey-Jack quiavait fait un copieux repas, devint plus communicatif.

–&|160;Je pense bien, dit-il, demoiselle, queMiss Corny et ce luron de Ned vous attendent là-bas avec untroisième gaillard&|160;? Est-ce que je le connais&|160;? WilliamRadcliffe ne s’attend pas à cela, hé&|160;? Ce n’est pasl’embarras, chez nous, en Angleterre, il ne manque pas de vicairespour marier deux jeunes gens sur le pouce et sans façon. Mais quiaurait cru cela de vous, Miss Anna&|160;? Ce n’est pas moi.

Au lieu de répondre, Elledemanda&|160;:

–&|160;Que pensez-vous de cet Otto Goëtzi,vous, Grey-Jack&|160;?

Le bonhomme faillit tomber de son siège àforce de surprise.

–&|160;Quoi&|160;! demoiselle&|160;!s’écria-t-il, ce serait pour ce démon mal peigné que vous méprisezun homme si propre&|160;! Certes, maître William est un oiseau dechicane, mais…

–&|160;Parlez de mon mari avec plus derespect, je vous prie, Jack&|160;!

–&|160;Votre mari&|160;! alors, je n’ycomprends plus rien&|160;!

–&|160;Je vous ai demandé ce que vous pensiezde M.&|160;Goëtzi.

–&|160;Je pense, répondit le bonhomme avecmauvaise humeur, que je voudrais être à Lightfield pour voir clairau fond de tout cela. Quant à M.&|160;Goëtzi, ce n’est pas lepremier gredin que je vois bien nourri et bien habillé dans lesfamilles, sous prétexte d’instruire des jeunes garçons.

Le cheval broncha. Grey-Jack se signa.

–&|160;Voyez ce qui arrive dès qu’on prononceson nom, murmura-t-il. Personne n’ignore que c’est un mâle devampire.

–&|160;Je ne crois pas aux vampires, mon amiJack, dit notre Anna avec dédain.

Car Elle était bien au-dessus detoutes les superstitions qui courent dans nos montagnes, entre lescomtés de Stafford et de Shrop.

–&|160;Si fait bien, répondit lebonhomme&|160;; il faut croire aux vampires. Ils viennent du paysturc, tout là-bas, sous la ville de Belgrade. Seulement, je ne saispas au juste ce que c’est. Vous qui n’ignorez de rien, voulez-vousme l’apprendre, demoiselle&|160;?

Elle aimait enseigner, comme toutesles personnes savantes.

–&|160;Les vampires, dit-Elle, àsupposer qu’il en existe, sont des monstres à figure humaine, quinaissent, en effet, dans la basse Hongrie, entre le Danube et laSave. Leur nourriture est le sang des jeunes filles…

–&|160;Eh bien, demoiselle, s’écria Grey-Jackimpétueusement, je l’ai vu de mes yeux&|160;!

–&|160;Boire le sang d’une jeune fille&|160;!fit notre Anna avec horreur&|160;: M.&|160;Goëtzi&|160;!

–&|160;Il ne lui manquait que la parole&|160;!C’était Jewel, la petite épagneule de Miss Corny. Quel amour&|160;!Vous souvenez-vous&|160;?… Il but le sang de la petite bête commeune méchante fouine qu’il est, poursuivit-il. Et il volait lescôtelettes crues à la cuisine&|160;! et il se levait la nuit pourcauser avec les araignées&|160;! et on sait bien de quoi est mortePolly Bird, de la Haute-Ferme, qui fut trouvée endormie au bord del’eau, et qui jamais ne s’éveilla. Et quand il entrait quelquepart, la lueur de toutes les lampes devenait verte. Pouvez-vousdire non, pour le coup&|160;? Et les chats lui sautaient sur ledos, car il répandait la même mauvaise odeur que les chattes aumois de mars&|160;? Et la blanchisseuse le disait à qui voulaitl’entendre&|160;: toutes ses chemises avaient une tache de sangpâle à la place du cœur&|160;!

–&|160;Mon ami, lui dit-Elle, ce sontlà des rumeurs qui courent dans le bas peuple. Je souhaiteraisquelque chose de plus positif. Ne sauriez-vous pas me dire pourquoiM.&|160;Goëtzi fut congédié de la maison du squireBarton&|160;?

–&|160;Parbleu&|160;! les petits enfantspourraient vous répondre. Ce fut à cause de Miss Corny. Le squireBarton aimait beaucoup M.&|160;Goëtzi, qui est un savant homme, etil était comme vous&|160;: il ne croyait pas aux vampires. Il y adonc que Miss Cornelia se plaignait de la poitrine et commençait àvoir vert… Et quelle drôle de chose, Miss Anna&|160;!regardez donc la lune&|160;!

La lune presque ronde se levait derrière unrideau de peupliers défeuillés. Notre Anna possédait la bravoured’un héros, mais Ellene put s’empêcher de frémir.

Elle voyait la lune verte.

–&|160;Achevez, dit-Elle pourtant, jele veux&|160;!

–&|160;C’est comme ça, murmura Grey-Jack, dèsqu’on parle de lui. On trouva un matin Miss Cornelia évanouie dansson lit. Elle avait au-dessous du sein gauche une petite piqûrenoire, et Fancy, votre fille de chambre, vit une araignée verte detaille exceptionnelle, qui se glissait sous la porte. Elle lasuivit. L’araignée courait si vite dans le corridor que Fancy neput l’atteindre, mais elle l’aperçut qui entrait dans la chambre deM.&|160;Goëtzi… On alla chercher Ned Barton, le cher jeune homme,qui n’aimait pas beaucoup son précepteur, il est vrai. Ned entradans la chambre de M.&|160;le docteur Goëtzi et le rossa sivigoureusement…

–&|160;Malheureux&|160;! interrompit notreAnna, qui joignit les mains, dites-vous vrai&|160;? Ned a-t-ilvraiment frappé cette pernicieuse et vindicativecréature&|160;?

–&|160;À coups de poing, oui, demoiselle, àcoups de pied aussi, et avec sa canne, et avec les chaises. EtM.&|160;Goëtzi alla se plaindre au squire, qui lui compta une sommed’argent…

&|160;

Ils arrivèrent à Londres le soir.Elle assista, ainsi que Grey-Jack, à la représentation ducirque olympique de Southwark. Elle n’aimait pasnaturellement ces représentations frivoles.

Mais les bateaux du passage ne partaient passi souvent qu’aujourd’hui, et l’idée d’aller au cirque olympiqueleur fut suggérée par une circonstance particulière.

Un mot les avait frappés sur l’affiche oùnombre d’exercices extraordinaires étaient annoncés&|160;:

Le mot vampire.

Entre l’article de l’affiche qui annonçait lecheval physicien, habile à marcher sur sa queue, etl’article qui promettait le clown Bod-Big, lequel devait avaler unetaupe et la rendre vivante, on pouvait lire en caractèresverts&|160;:

CAPITAL EXCITEMENT&|160;!&|160;!&|160;!

DÉVORATIOND’UNE JEUNE VIERGE

PAR LE VRAI VAMPIRE DE PETERWARDEIN

QUI BOIRA PLUSIEURS PINTES DE SANG

COMME À L’ORDINAIRE

AVEC LA MUSIQUE DES GARDES À CHEVAL

WONDERFUL ATTRACTION INDEED&|160;!&|160;!&|160;!

Quand ils entrèrent tous les deux,Elle et Jack, l’immense cirque était plein de spectateursqui regardaient une vieille dame peinte en jaune, galopant deboutsur un cheval et perçant des cercles de papier, à la joie immodéréed’un grand peuple. C’était la fameuse Lily Cow. Après quoi onéteignit toutes les chandelles, car on était encore loin du gaz, ence temps-là. La nuit se fit, à laquelle succéda une lueurphosphorescente qui rendit livides autour de l’amphithéâtre tousles visages des spectateurs. La foudre éclata dans le lointain, etl’on entendit le vent qui gémissait de toute part. La musiquegrinça. Une énorme araignée, qui avait le corps d’un homme et desailes de chauve-souris, se mit à descendre le long d’un fil quipartait des frises et s’allongeait sous son poids.

Au même instant, une jeune fille tchèque,presque une enfant, habillée de blanc et montée sur un cheval noir,entra dans l’enceinte en balançant au-dessus de sa tête uneguirlande de roses. Elle était belle et douce, cette jeune fille,elle ressemblait un peu à Miss Cornelia de Witt, et, chose assezbizarre, elle lui ressemblait davantage à mesure qu’on la regardaitmieux.

L’araignée s’était pelotonnée au bout de sonfil&|160;; elle ne bougeait plus, elle guettait. Pendant qu’elleétait immobile ainsi, on pouvait voir très distinctement autourd’elle un rayonnement de couleur verte, assez intense au centre, etqui allait s’affaiblissant comme font les auréoles.

La jeune fille tchèque jouait avec ses fleurset dansait.

Tout à coup, l’araignée se laissa tomber deson fil, et ses longues pattes hideuses marchèrent sur le sable ducirque. La jeune fille l’aperçut et manifesta son effroi pardiverses poses de caractère qui lui valurent de nombreuxapplaudissements.

L’araignée poursuivait la jeune fille quifuyait de toute la vitesse de son cheval noir. Le monstre allaitpar bonds inégaux. Voyant qu’il ne gagnait pas suffisamment deterrain, il s’avisa d’un expédient particulier à ses pareils.

Je ne sais trop comment vous dire la façondont il s’y prit, mais il porta de-ci de-là des fils qui sortaienten apparence de sa gueule, et il fabriqua en un clin d’œil unetoile… une toile d’araignée&|160;!

La jeune fille se mit à genoux sur le dos deson cheval. Elle jeta sa guirlande, elle jeta ses voiles, elleresta en maillot couleur de chair pour être plus touchante.

Tout à coup, l’araignée la saisit dans satoile. Ce fut horrible. Le cheval libre galopa de droite à gauche.Il y eut un bruit d’os broyés.

Ce n’était pas une araignée, mais bien unhomme qu’on voyait boire à longs traits le sang rouge à travers unincendie de vertes lueurs.

Le cirque faillit crouler sous lesapplaudissements, mais notre Anna tomba évanouie encriant&|160;:

–&|160;Goëtzi&|160;! C’estM.&|160;Goëtzi&|160;! je l’ai reconnu&|160;!

&|160;

Il n’y a point de pays au monde où le principede liberté soit aussi splendidement appliqué qu’en Angleterre.Néanmoins, je ne pense pas que nos lois permettent d’exposerpubliquement sur la scène un vrai vampire écrasant les os et buvantle sang d’une vraie jeune fille. Ce serait un excès.

Je crois donc pouvoir vous affirmer quel’administration du cirque de Southwark produisait cette illusionau moyen de procédés habiles. Ce qui le prouve, c’est que la jeunefille écuyère, dévorée par le vampire, était ainsi broyée et vidéetous les soirs depuis plusieurs semaines, et ne s’en portait pasplus mal.

Quant à la question de savoir si le monstreétait véritablement M.&|160;Goëtzi, je ne le crois pas, bien queles créatures exceptionnelles appelées vampires ou errantspossèdent, assure-t-on, le don d’ubiquité ou du moinsd’alibité, s’il m’est permis d’employer ce mot. On peutexpliquer l’erreur de notre Anna par le seul fait d’une de cesressemblances si communes dans la nature.

Outre que la plupart des auteurs constatentque tous les vampires ont entre eux un air de famille, comme étantles fils ou neveux du même Harasz-Nami-Gul.

Il serait fort téméraire de penser, vousl’allez bien voir tout à l’heure, que M.&|160;Goëtzi eût pris lapeine de quitter, pour se livrer à des exercices de saltimbanque,les occupations importantes qui le retenaient en Hollande.

&|160;

Aucun incident ne marqua la traversée.Grey-Jack mangea et dormit. Elle, au contraire, appuyéecontre le bastingage dans une de ces poses nobles et correctesqu’Elle prenait naturellement, regardait l’écume fuir lelong des flancs du navire. Ses yeux essayaient de percer l’immenseprofondeur de la mer. Les flots suggèrent l’idée de l’infini.

Une fois passée l’embouchure de la Tamise,Grey-Jack s’éveilla, et demanda à boire. On apercevait la terre àl’horizon. Elle le fit asseoir auprès d’Elle etlui raconta avec une clarté qui tenait du miracle les chosesincohérentes qu’Elle avait lues la veille des noces.

–&|160;Tel est le résumé,reprit-Elle, de cette douloureuse correspondance. Il enressort que le comte Tiberio, tuteur de ma cousine Cornelia, est undébauché, outre que sa maison de commerce se trouve dans le plusfâcheux état. Quant à Letizia Pallanti, une jeune personne bien néeévite de mentionner ces sortes de créatures. Ils ont enlevé tousles deux Cornelia pour la conduire dans les montagnes de l’antiqueIllyrie. Pensez-vous que ce puisse être dans un honorabledessein&|160;? L’infâme Tiberio est l’héritier de ma cousine. Ôciel&|160;! je n’ose m’arrêter à la pensée de ce qui peut arriver àma chère Cornelia dans ces solitudes de la Dalmatie, où lacivilisation pénètre avec tant de lenteur&|160;!

–&|160;Le fait est, dit Grey-Jack, que plus onréfléchit, plus on est content d’être anglais. Mais qui fera lessemis de mars au cottage si vous m’emmenez ainsi à tous lesdiables&|160;? Voulez-vous avoir la bonté de répondre àcela&|160;?

–&|160;Pendant que vous m’adressez cesquestions frivoles, Édouard Barton, poignardé par quatre bandits àgages, est livré à des soins mercenaires. Sa dernière lettre ne meparle même pas de Merry Bones…

–&|160;Le gredin d’Irlandais&|160;!interrompit Grey-Jack avec une soudaine violence.

–&|160;Les Irlandais sont des chrétiens commenous, mon ami, fit observer notre Anna avec douceur.

Mais persuadez donc cela à un Anglais duCentre&|160;! Jack avait fermé ses deux poings au seul nom de ceMerry Bones, qui était tout uniment le valet d’Édouard Barton.

Ce Merry Bones, ennemi du vieux Jack,ressemblait un peu à un fagot de broussailles. Sa figure étaitfaite de bons gros os, mais il n’y avait pas de chair dessus, et ilriait avec une bouche fendue jusque par-derrière les oreilles.Ah&|160;! le gai compère&|160;! Il avait un œil droit magnifique etun tout petit œil gauche qui semblait le fils de l’autre. Sescheveux crépus lui rendaient impossible l’usage du chapeau&|160;;il les portait câblés, comme le crin brut arrive de Chicago.C’était un ancien matelot, mais il remplissait surtout, parvocation, l’état de «&|160;tête de clou&|160;» au cabaret deWhitefriars, à Londres.

On appelle «&|160;têtes de clou&|160;» lesIrlandais qui consentent, pour un demi-shilling, à prêter leurscrânes pour essayer les poings et les cannes des gentlemen. Le prixest d’un shilling entier pour un gourdin. Quand on voulait, MerryBones allait jusqu’au coup de sabre pour une demi-couronne.

&|160;

Le navire fit escale à Ostende et repartitpour Rotterdam. En côtoyant cette terre, si originale et sicélèbre, notre Anna aurait voulu réfléchir aux grands événementshistoriques qui lient le passé de l’Angleterre à celui de laHollande&|160;; mais à mesure que le navire montait vers le nord,dépassant tour à tour les deux bouches de l’Escaut, l’importancedes événements présents prenait le dessus.

La nuit approchait quand le navire entra dansl’embouchure de la Meuse&|160;; au moment où il atteignait le portde Rotterdam, l’obscurité était complète. L’empressement deshôteliers existait déjà, quoiqu’il fût moins fatigantqu’aujourd’hui. Aux sollicitations qui lui furent adressées notreAnna répondit&|160;:

–&|160;Je ne veux descendre à aucune aubergede la ville, mais quelqu’un pourrait-il me dire où est située unehôtellerie campagnarde connue sous le nom de La Bière etl’Amitié&|160;?

Parmi les gens qui étaient sur le port, il yeut un soudain silence.

Puis une voix dit&|160;:

–&|160;Jeune dame, l’heure n’est pas bonnepour aller en un lieu pareil&|160;!

Et comme si toutes les langues se fussentdéliées à la fois, il y eut une grande rumeur qui n’était composéeque de ces mots&|160;:

–&|160;Pourquoi choisir justement l’auberge oùl’Anglais a été égorgé&|160;?

C’était un tableau flamand d’apparence bienpaisible, quoiqu’on parlât de gens assassinés. Il y avait là unedouzaine d’honnêtes figures, éclairées à la Rembrandt par leslanternes des courtiers d’hôtellerie. Au centre du cercle,Elle se tenait debout, drapée dans sa mante et appuyée aubras de Grey-Jack. À quelques pas était la Meuse, où les galiotesse berçaient lourdement dans le clapotis.

Elle répéta froidement&|160;:

–&|160;Quelqu’un saurait-il m’enseigner laroute de ce lieu sinistre qu’on appelle La Bière etl’Amitié&|160;?

Dans le silence qui suivit ces fermes paroles,on entendit un bruit sec qui ressemblait à un ricanement.

–&|160;Qu’est-ce que cela&|160;? demanda notreAnna sans rien perdre de sa sérénité intrépide.

Au lieu de lui répondre, on se signa.

–&|160;On entend rire le vent, depuis quel’Anglais a été égorgé…

–&|160;Au nom de Dieu, jeune étrangère,n’allez pas sur la chaussée de Gueldre cette nuit, il vousarriverait malheur&|160;!

–&|160;La grande marée d’hier a rompu lesdigues.

–&|160;La route est éboulée en plus de dixendroits.

–&|160;Il n’y passe plus ni voitures nichevaux.

–&|160;Entendez-vous, demoiselle&|160;?s’écria Jack&|160;: ni voitures, ni chevaux&|160;! Voyezcela&|160;!

–&|160;J’irai par eau, dit notre Anna.

–&|160;Le grand éboulement a comblé le Kil deHoër. Les bateaux ne peuvent plus entrer dans le canal.

–&|160;J’irai donc à pied, dit-Elle.Il n’y a pas d’obstacle qui puisse me barrer le chemin dudevoir&|160;! Si quelqu’un de vous consent à me conduire àl’auberge de La Bière et l’Amitié, je payerai le prixdemandé, quel qu’il soit.

Le cercle resta muet, et l’on put entendrecomme un écho lointain de ce rire qui avait déjà percé la nuit.

En même temps, il y eut une poussée parmil’assistance et un paysan de l’Ysselmonde, en trousses etpourpoint de toile blanche, parut tout à coup dans le champ delumière. Il portait un grand chapeau flamand qui lui retombaitjusque sur les yeux. La lueur des lanternes essaya de glisser sousles larges bords de sa coiffure, mais de ses traits, rien ne sevit. Rien&|160;! Et comment exprimer cela&|160;? ce rien faisaittrembler.

–&|160;Qui est celui-là&|160;? se demanda-t-ontout bas à la ronde.

Personne ne répondit.

Le paysan traversa le cercle et vint prendrela valise des mains de Grey-Jack dont les dents claquaient.

–&|160;Marché conclu, dit-il d’une voix quenotre Anna elle-même n’a jamais réussi à décrire&|160;; je vaisdevant, suivez-moi&|160;!

Et il se mit à marcher, roide comme un hommede pierre, mais il faisait beaucoup de chemin.

Elle le suivit, malgré lessupplications de Grey-Jack.

La nuit profonde envahit le rivage, et l’onput voir au loin, dans un rayon pâle, le groupe composé du paysan,de notre Anna et du vieux Jack, qui fuyait avec une extrêmerapidité.

Il semblait que le rayon sortait dupaysan&|160;: il était vert. Les représentants des diversesauberges sentirent que la chair de poule leur montait et sedispersèrent comme une volée de canards.

Il allait sans se détourner, franchissant lescanaux et les clôtures&|160;; tant mieux quand il y avait desponts. Cela semblait tout simple à notre Anna, qui passait où ilpassait. Et Grey-Jack suivait.

La ville fut traversée en un clin d’œil.

On sortit de la ville du côté de l’est parl’Alt-ost-thor. À travers une contrée où la terre et l’eau sesuccédaient et même se mêlaient dans une confusion extraordinaire,le voyage se poursuivait sans difficulté aucune. Certes, lesobstacles ne manquaient pas&|160;: canaux, rivières et bras de mers’enchevêtraient de tous côtés comme des chevelures, mais il yavait sans doute un excellent système de ponts, car on passaitpartout à pied sec.

Au bout de quelques minutes, la scène changea.Je vous prie de vouloir bien vous figurer trois personnes emportéesdans un linceul presque noir, mais traversé de lueurs sourdes. Unbrouillard épais s’était élevé qui cachait à la fois la terre et leciel.

Dans ce brouillard, le paysanbrillait faiblement comme s’il eût été frotté dephosphore. Il n’avait pas encore dit une parole depuis le départ.Il allait.

Il allait. Son chapeau flamand n’était plussur sa tête. Le vent prenait ses cheveux et les tordait en leurarrachant des étincelles.

Puis ce fut tout à coup une nuit claire.Toutes les étoiles au complet pendaient au ciel. La route couraitdroite et plate à perte de vue entre des prairies, coupées deflaques d’eau, polies comme des miroirs.

D’où pouvait tomber un son de cloche en celieu où il n’y avait ni clocher ni paroisse&|160;? Distinctement,on entendit tinter les douze coups de minuit. Au douzième, lachevelure du paysan s’éteignit et il y eut des ricanements dansl’air.

–&|160;À l’aide&|160;! cria Grey-Jacklamentablement.

La terre s’était ouverte soudain pour lesengloutir, donnant ainsi raison aux pressentiments de notre Anna.S’il vous répugnait de croire à la formation instantanée d’ungouffre, je confesserais volontiers que l’opinion personnelle denotre Anna était que l’éboulement avait eu lieu d’avance, par suitedes grandes marées de la nouvelle lune de mars. Le charme d’unehistoire comme la nôtre est principalement dans la vraisemblance.Et d’ailleurs, chemin faisant, nous ne rencontrerons que tropd’incidents hyperphysiques.

Elle affectionnait ce mot qui veutdire, je crois, surnaturel.

Il faisait noir comme l’encre au fond du trouqui était plein de fange marine à l’odeur étouffante et âcre. Enhaut, une silhouette sombre se détacha qui donnait des marques degaieté cruelle, et la valise, précipitée, tomba dans l’abîme enfaisant jaillir des torrents de boue.

Grey-Jack, qui n’était, après tout, qu’unhomme du commun, saisit cette occasion pour adresser des reprochesamers à sa jeune maîtresse.

–&|160;Nous voici dans de beaux draps,demoiselle&|160;! dit-il. Ce n’est pas faute par moi de vous avoirdonné de sages conseils. J’étais sûr que ce coquin de paysan était,sinon M.&|160;Goëtzi lui-même, du moins quelqu’un de sa famille. Etmaintenant, nous allons périr dans ce cloaque&|160;!

Dans le grand silence de la nuit, le riredémoniaque grinça encore, mais si loin qu’on eut peine à ledistinguer.

D’autant mieux que, presque au même instant,d’autres sons d’une nature bien différente se firent entendre. Lesnotes d’une musique douce et champêtre traversèrent les airs,mêlées aux éclats d’une aimable gaieté. Au premier instant, notreAnna n’en pouvait croire ses oreilles, et Grey-Jack pensait être enproie aux fantasmagories qui précèdent la mort.

Mais bientôt, le doute cessa d’être possible.Un bruit de pas, de chevaux et de roues s’approchait rapidement. Lanuit en même temps s’éclairait de lueurs grandissantes.

Enfin, sur le rebord du gouffre, opposé àcelui qui avait cédé sous les pas de notre Anna et du vieux Jack,une vision du caractère le plus agréable se montra. Ce furentd’abord des jeunes filles néerlandaises en habits de fête etcouronnées de fleurs et dont la souriante beauté brillait auxlueurs d’une grande quantité de torches. Des jeunes garçons ennombre à peu près égal les suivaient. Puis vint un hommerespectable qui portait le costume ecclésiastique&|160;: non pas larobe des prêtres papistes, mais l’habit austère, si digne et sidécent, de nos clergymen de l’Église anglicane.

Puis enfin, un jeune membre de la noblesse,j’entends de la noblesse anglaise, supérieure aux aristocratiesdiverses du monde entier.

Cet inconnu, blond de cheveux, blanc de peau,rose de teint, avec des yeux bleus comme l’azur du ciel, étaitpositivement comparable à un dieu.

Elle ne connaissait ni d’Ève nid’Adam le très honorable Arthur ***, c’est certain, et pourtant,elle le reconnut tout de suite d’abord pour un Anglais, parce quel’Anglais «&|160;saute aux yeux&|160;» partout où l’on a le bonheurde le rencontrer, comme Vénus dévoilait en elle la déesse par sadémarche&|160;; en second lieu pour un membre du gentlepeople, parce que chaque catégorie de fleurs a sonparfum&|160;; enfin pour un fils de famille titrée, parce que lesaveugles seuls sont privés du bonheur qui consiste à classer unastre d’après ses rayons.

Il voyageait incognito, couronnant sa belleéducation militaire par l’étude des champs de bataille historiquesdes Pays-Bas et de l’Allemagne.

Les jeunes filles couronnées de fleurs et lesvillageois endimanchés regardaient le précipice d’un air assezpenaud et se disaient&|160;:

–&|160;Nous voilà bien&|160;! nous arriveronsen retard pour la noce&|160;!

L’ecclésiastique, calme et serein, arrivaitderrière son élève&|160;:

–&|160;Soyez assez bon, dit-il, pour examinerà fond le terrain. Il faut profiter de tout, dans la vie. Demainmatin, vous me ferez comme devoir le dessin complet du pont decampagne qu’il faudrait pour permettre à une armée de traversercommodément cette lagune&|160;: trente mille hommes de pied, huitmille chevaux et soixante-douze pièces d’artillerie de diverscalibres. Bagages et ambulances, ad libitum.

Aussitôt, le jeune inconnu comparable à undieu se pencha au-dessus du gouffre, et prit des notes à la lueurd’une torche.

Notre Anna serait bien restée toute sa vie àcontempler ce spectacle véritablement attachant. Mais Grey-Jack,nature plus grossière, supportait impatiemment le fait d’êtreplongé jusqu’aux hanches dans la boue.

–&|160;Ohé&|160;! cria-t-il, est-ce que vousallez nous laisser là, de par le diable&|160;?

Il y eut une soudaine rumeur parmi lesvillageois. L’ecclésiastique et notre Anna, se rencontrant dans lamême pensée, dirent ensemble&|160;:

–&|160;Il n’était pas besoin de jurer.

Puis l’ecclésiastique reprit&|160;:

–&|160;Soyez assez bon, mylord, pour bienpeser les termes de ma question&|160;: étant donné la position despersonnes en nombre indéterminé qui se trouvent dans l’embarras,ici dessous, par suite d’un accident, je le suppose, quel moyenmécanique emploierez-vous pour les hisser en terre ferme, si vouspossédez une corde, à la vérité, mais si vous manquez depoulie&|160;?

–&|160;Je tirerai ma bourse, répondit le jeuneadolescent qui joignit le geste à la parole, et je dirai aux bravesgens qui sont là&|160;: je vais vous donner dix pistoles argent deFrance si vous voulez m’amener ici sains et saufs ce vieil homme etcette jeune dame.

Je ne sais pas quel succès cette réponseaurait eu aux examens militaires de l’école d’Eton, mais lesgarçons de la noce ne se la firent pas répéter. En un clin d’œil,ils descendirent la lèvre de l’éboulement, et nos deux amis furenttransportés sur la chaussée.

Elle put voir alors la berline devoyage magnifiquement attelée qui avait amené le jeunenobleman et son estimable précepteur jusque-là, venant deNimègue et se rendant à Rotterdam. Les gens de la noce, arrêtéscomme eux par l’éboulement, se chargèrent de leur montrer une autreroute. Mais comme il fallait revenir sur ses pas, le jeune inconnucomparable à un dieu la fit monter galamment dans sa chaise et sesépara de notre Anna à la porte même de l’auberge connue sous cesingulier nom&|160;: La Bière et l’Amitié.

&|160;

C’était une grande maison toute noire, situéeau point d’intersection de quatre chaussées et bâtie sur pilotis.Il n’y avait à l’entour ni arbres, ni haies&|160;; vous l’eussiezdite perdue au milieu d’une grève. Au-dessus de la porte, le ventnocturne balançait une lanterne-enseigne où le lumignon s’étaitéteint.

Elle souleva le marteau avec unserrement de cœur, car elle pensait&|160;: «&|160;Entre cesmurailles et loin de la patrie, Édouard Barton, le frère de mesjeux, a rendu le dernier soupir&|160;!&|160;»

Je ne saurais rien dire de Grey-Jack, sinonqu’il grelottait, enduit de boue jusqu’aux aisselles, et qu’ilétait en détestable humeur.

Bien qu’il n’y eût aucune lumière apparentedans l’auberge, la porte s’en ouvrit au premier appel. Notre Annaet Grey-Jack se trouvèrent au milieu d’une salle basse qui puait lapipe follement.

Il y avait une longue table, garnie de bancset chargée de cruches vides dont le pied baignait dans la bièrerépandue&|160;; un comptoir élevé de trois marches et défendu commeune forteresse, et une horloge de bois dans sa caisse fauve,incrustée de jaune. L’horloge marquait une heure moins deux minutesaprès minuit. Son cadran était surmonté d’un oiseau maigre.

On ne voyait ni lampe allumée ni chandelle, etpourtant les objets apparaissaient directement, comme s’il eût étépossible d’emmagasiner un rayon de lune dans cette pièce dontportes et fenêtres étaient fermées. C’était une lueur terne etlimpide à la fois, qui semblait tamisée à travers quelque chose devert.

Un groupe se tenait immobile au pied del’horloge. Il était composé d’un gros homme qui n’avait que lecadre d’un visage, c’est-à-dire une chevelure et une barbe. Unperroquet de grande taille perchait sur son épaule&|160;; à sadroite un petit garçon à l’air méchant s’appuyait sur uncerceau&|160;; à sa gauche, un monstrueux chien couleur de chairqui avait une figure presque humaine et se tenait raide sur sesquatre pattes écartées.

Enfin, dans l’enceinte du comptoir, une femmechauve et très grasse dormait en rendant des ronflements aigus.Avec le tic-tac de l’horloge qui retentissait d’une façon profondeet singulière, c’était le seul bruit qu’on pût entendre dansl’auberge.

Elle éprouvait un sentimentindéfinissable, mais qui n’était pas de la frayeur. Et voulez-voussavoir une chose singulière&|160;? En dehors de son émotion sigrave, Elle se disait que tous ces gens-là étaientprobablement les accessoires de la pendule et faisaient partie d’unsystème mécanique comme les personnages de l’horloge deStrasbourg.

–&|160;S’il vous plaît, dit Grey-Jack, du feupour nous sécher, du pain, du bœuf et de l’ale&|160;!

Elle lui imposa silence d’un gestesévère, quoique ces prétentions fussent excusables, et dit à sontour&|160;:

–&|160;Nous demandons à voir sur-le-champÉdouard S. Barton, esq., sujet anglais, qui demeure ou a demeurédans cette maison publique, s’il est encore vivant&|160;; si,malheureusement, il est décédé de mort naturelle ou violente, ceque la justice éclaircira, nous réclamons son cadavre pour qu’ilait, par nos soins, des funérailles chrétiennes.

Les gens de l’auberge ne répondirent pas plusà ces paroles qu’à la requête de Grey-Jack. Tout resta muet. Maisau milieu de ce silence et de cette immobilité, une voix s’élevaqui venait de quelque part dans l’hôtellerie, loin, très loin, enhaut ou en bas, et qui criait comme font les Irlandais quand ils sebattent&|160;:

–&|160;Je vais t’arracher l’âme et te mangerle cœur&|160;! musha&|160;! arrah&|160;! begorrah&|160;!Coquine d’araignée&|160;! Crois-tu qu’on pompe le sang d’un garçondu Connaught comme celui d’un Anglais&|160;? Attendsvoir&|160;!

–&|160;C’est Merry Bones, le valet de notreNed&|160;! murmura-t-Elle avec un étonnement mêléd’espoir&|160;; il faut aller à son aide.

Grey-Jack haussa les épaules etgrommela&|160;:

–&|160;Que le diable emporte la salecréature&|160;!

Il y eut un grand cri poussé en irlandais,soit au grenier, soit à la cave, et notre Anna, qui était lavaillance même, allait se précipiter hors de la salle basse,lorsque l’horloge, grondant au plus profond de ses rouages, se mità sonner bruyamment.

Elle sonna treize coups, et à mesureque le timbre tintait, tout le personnel engourdi de l’auberge semettait en mouvement. La femme chauve du comptoir ouvrit les yeux,l’aubergiste se dandina d’un pied sur l’autre, le perroquet,disant&|160;: «&|160;As-tu déjeuné, Ducat&|160;?&|160;», lui peignala moustache avec son bec, le petit garçon fit tourner son cerceauen criant&|160;: «&|160;J’ai vu l’homme mort&|160;», et l’oiseaumaigre, au-dessus du cadran, ouvrit ses ailes énormes en chantanttreize fois coucou.

En même temps, une porte s’ouvrit entre lecomptoir et l’horloge. Dans la baie, un long corps osseuxs’encadra, surmonté d’une chevelure hérissée, semblable à cesbrosses emmanchées au bout d’une lance et qu’on nomme des«&|160;têtes-de-loup&|160;». Derrière Merry Bones (c’était lepauvre Irlandais) venait une seconde édition exacte et complète desdivers êtres qui étaient dans la salle basse, à savoir&|160;:l’aubergiste sans visage, le perroquet, le chien avec des traitsd’homme, le petit garçon au cerceau et la grosse femme chauve.

Seulement, ceux du dehors étaient un peu pluspâles que ceux du dedans, et l’aubergiste n°&|160;2 avait à la mainune énorme massue. Son regard (car à la place où auraient dû êtreses yeux il y avait un regard) était sensiblement vert.

Mais quand notre Anna reporta les yeux versl’aubergiste n°&|160;1, Elle vit qu’une massue lui étaitvenue aussi à la main et que son regard luisait vert.

Ce fut une terrible bataille. Merry Bones, lepauvre diable, était entre deux feux. La ménagerie qui était làd’avance et la ménagerie qui arrivait se ruèrent ensemble sur luiavec une férocité enragée. Les deux chiens et les enfants tirèrentà ses jambes, les deux perroquets à ses yeux, les deux mégères àson cou, pendant que les deux aubergistes, levant et abaissantleurs massues en mesure lui martelaient le crâne, à la façon desforgerons qui battent le fer.

Elle assistait, paralysée par unehorreur sans bornes, à ce hideux assassinat. Quant à ce vieuxpécheur de Jack, dans la stupidité de sa rancune nationale, il secroisait les bras en grommelant&|160;:

–&|160;Que l’Irlandais s’arrange&|160;! ça leregarde.

Et, vraiment, l’Irlandais s’arrangeait de sonmieux. Il n’avait pas d’armes, mais son crâne valait du canon.Chaque fois que les massues le touchaient, elles rebondissaientcomme sur une enclume. Les broussailles de sa chevelure n’enétaient pas même aplaties. Je ne saurais trop dire comment ildéfendait ses jambes, sa gorge et ses yeux, mais pendant une minuteentière que dura cette prodigieuse bataille, notre Anna ne lui vitpoint de blessure. Au contraire, les deux perroquets battaient del’aile, les grosses femmes tiraient la langue, les petits drôlesgigotaient sur le dos comme des crabes qu’on aurait retournés, etles deux dogues grognaient à distance en boudant le danger. Quantaux deux aubergistes, voici ce qui arriva. Merry Bones leur plantatour à tour son crâne dans l’estomac et les envoya se coller à lamuraille, l’un au nord, l’autre au midi.

Alors, le digne garçon, splendide à voir,quoiqu’il n’appartînt pas à la noblesse et qu’il eût reçu le jourdans une contrée méprisable, franchit la table au moyen d’un sautpérilleux, traversa la salle avec la rapidité d’une flèche etdisparut par la porte extérieure.

En passant, il eut le temps d’envoyer unbaiser à notre Anna et un cadeau d’un autre genre à Grey-Jack, dontla joue enfla comme si on lui eût arraché trois dents.

Au moment de disparaître dans la nuit dudehors, Merry Bones dit, en s’adressant à notre Anna&|160;:

–&|160;À bientôt&|160;! Je vais chercher lecercueil de fer&|160;!…

&|160;

Si Elle eût composé un de seschefs-d’œuvre sur le sujet qui nous occupe, vous eussiez eu, dansles chapitres explicatifs placés à la fin du récit, desrenseignements particuliers sur cette classe sociale, redoutée maispeu connue&|160;: les vampires. Elle avait rassemblé à cetégard des notes considérables, et M.&|160;Goëtzi, qui (sous une deses espèces) était un homme d’une vaste érudition, lui avait fournides éclaircissements précieux.

Ces réflexions me viennent à propos dupersonnel de La Bière et l’Amitié&|160;: bêtes et gens,car les bêtes étaient manifestement ici des personnes aussi bienque les gens.

J’aurai à vous dire des choses très frappantesayant trait à ces créatures qui participent à certaines conditionsde l’humanité, mais qui ne sont pas humaines.

Pour le moment, je me borne à indiquer enpassant une des anomalies les plus singulières de ce peuple&|160;:la divisibilité de l’animal, ou, si vous aimez mieux, sadividualité. Elle employait ce terme plusscientifique.

Chaque vampire est un groupe, représenté parune forme principale, mais possédant d’autres formes accessoires ennombre indéterminé. Le fameux vampire de Gran, qui effraya lesrives du Danube jusqu’à la ville d’Ofen, au XIVe siècle,était homme, femme, enfant, corbeau, cheval et brochet. L’histoirede Hongrie l’atteste. Mme&|160;Brady, la vampiresse deSzeged, qui passait aussi pour eupire, était coq, militaire, avocatet serpent.

En outre de cette particularité déjà forténigmatique, dans l’état actuel de la science, il paraîtrait quechaque sous-forme, aussi bien que la forme maîtresse elle-même, ala faculté de se dédoubler.

Ainsi, vous avez pu remarquer que la famillede l’aubergiste était à la fois en dedans et en dehors de la sallebasse, ce qui avait rendu la position de Merry Bones beaucoup pluspérilleuse.

Il me reste à exprimer un fait qui estpeut-être le plus étrange de tous&|160;: la famille de l’aubergistesans visage, soit que vous la considériez comme un groupevivant (jusqu’à un certain point), soit qu’elle ne soitpour vous qu’un pur système mécanique mû par les ressorts del’horloge, était composée de figures accessoires en totalité. Il ymanquait la forme capitale.

Vous saurez tout quand j’aurai ajouté que lechef de ce clan, l’âme unique de ce groupe, était… oui, vous avezdeviné&|160;! l’aubergiste, sa femme, son chien, son perroquet, sonpetit garçon et peut-être le coucou de l’horloge, tout celaétait M.&|160;Goëtzi&|160;!

Je vous en fournirai bientôt des preuvesaccablantes…

Il est nécessaire pour vous de savoir que cefaisceau d’êtres à la fois singulier et pluriel, qui sembleréaliser grossièrement le plus incompréhensible des mystères denotre foi chrétienne, ne naît pas tout d’une pièce. Il s’agrège ets’arrondit par la conquête comme fait le gagnant à ce jeu de cartesaimé des enfants&|160;: la bataille. C’est la boule de neige, etcet infâme M.&|160;Goëtzi, par exemple, avait dû boire le sang detous les habitants de La Bière et l’Amitié avant de se lesincorporer. Vous avouerez que ce privilège est d’une commoditéincalculable.

&|160;

Je continue, en vous demandant la permissionde remonter un peu le cours du temps pour vous présenter ceux quisont, par le fait, les principaux personnages de cettehistoire&|160;: Édouard S. Barton, Cornelia, le comte Tiberio etLetizia Pallanti.

&|160;

De l’autre côté du Rhin, à l’est de la villed’Utrecht et déjà loin de ces plates campagnes qui doivent leurexistence à la victoire de l’homme sur la mer, le château de Witts’élevait dans un riant pays de bois et de collines. C’était là quevivait Tiberio Palma d’Istria, des comtes Montefalcone, qui étaitentré dans l’illustre maison de Witt par son mariage avec lacomtesse Greete, tante propre de notre chère Cornelia.

La comtesse Greete était belle, instruite dansles lettres et dans les sciences, et surtout bonne comme on sereprésente les saintes du ciel. Mais, malheureusement, sonéducation n’avait pas été poussée aussi loin en ce qui regardait lamusique, la danse et la langue italienne qui était alors la modesuprême.

Il résulta de là que, les parents de Corneliaétant venus à mourir et la tutelle de la chère enfant étant échueau comte Tiberio, on fut obligé de songer au choix d’uneinstitutrice.

L’Italie en fournissait alors presque autantque l’Angleterre en produit aujourd’hui. Je ne sais pas sur quellesréférences on se décida en faveur de la signora Pallanti, mais ilest certain que, dans l’univers entier, on n’aurait pu trouver unejeune personne si merveilleusement accomplie. Elle était presqued’égale force avec la comtesse Greete sur les auteurs latins etgrecs, elle connaissait à fond l’algèbre et la trigonométrie&|160;;elle récitait les tragédies françaises, y compris celles deVoltaire, avec un charme surprenant&|160;; elle dansait commeTerpsichore, elle jouait de la guitare, de la harpe, du clavecin etde la lyre à trois cordes&|160;; elle pouvait réciter laJérusalem délivrée tout entière en commençant par ledernier vers et en remontant successivement jusqu’au premier.

On dit que, pour les amateurs, entendre ainsice divin poème à rebrousse-poil est un plaisir incomparable.

La signora Letizia Pallanti pouvait avoirvingt-cinq ans à peu près. Les renseignements qu’on eut sur sonpassé étaient assez vagues&|160;; mais elle se recommandaitd’elle-même, et son arrivée au château de Witt fut une véritablefête. La bonne comtesse Greete l’embrassa plus de cent fois.

Seul le comte Tiberio l’accueillit d’un visageassez froid, malgré sa remarquable beauté. Il n’aimait pas,disait-il, les dames douées de trop d’embonpoint (le fait est queLetizia pouvait passer pour bien nourrie), et les prodiges luifaisaient peur. En outre, il trouva que la belle étrangère n’avaitpas assez de cheveux.

La Letizia était brune. Ses cheveux noirsétaient en effet assez clairsemés, et le comte Tiberio était gâté àcet égard par la splendide chevelure blonde de sa femme qui auraitpu se faire un manteau de ses boucles dénouées.

Letizia, en apparence du moins, nes’inquiétait guère des goûts du comte Tiberio. Elle se donnaitentièrement à sa tâche d’institutrice, tout en trouvant le loisirde répondre aux bontés de la comtesse Greete, qu’elle comblait demille soins. Cornelia, entre ses mains, faisait des progrès quitenaient du miracle. Tous les soirs, il y avait concert de famille,et parfois, Greete et Letizia se livraient de savants combats surle terrain de la poésie grecque ou latine. Bref, le château de Wittprésentait l’image du bonheur.

Cornelia adorait sa belle institutrice. Ellevoulut l’emmener dans un des voyages qu’elle faisait en Angleterre,tous les ans, à l’époque des vacances, et la famille Ward tombaaussitôt amoureuse de la charmante jeune femme.

Moi, j’étais alors bien enfant, mais il mesemble la voir encore. En ma vie entière, je n’ai jamais rencontréfemme plus séduisante que Letizia.

Notre Anna était enthousiaste d’elle.Pourtant, après les événements, Elle m’a avoué plus d’unefois qu’il se mêlait de vagues et mystérieuses terreurs ausentiment qui l’entraînait vers la belle Italienne.

Un fait dont je puis témoignerpersonnellement, c’est que M.&|160;Goëtzi, qui était alors leprécepteur d’Édouard Barton, manifestait pour elle, en touteoccasion, un éloignement extrême. De son côté, Letizia détournaitles yeux chaque fois que M.&|160;Goëtzi entrait dansl’appartement.

Et pourtant, un soir, je les surpris ensembledans la vieille allée de châtaigniers. J’étais curieuse comme tousles enfants. Je m’approchai à pas de loup. Quand j’arrivai àl’endroit où j’avais cru les voir de loin, il n’y avait pluspersonne. J’eus peur…

Letizia nous quitta avec son élève à la fin del’automne. Elle fut reçue au château de Witt avec transport. Lacomtesse Greete avait compté les jours de son absence. Tiberiolui-même lui fit meilleur visage, et un soir qu’elle avaitchanté&|160;: Il pleut, il pleut bergère, M.&|160;le comtedit à sa femme&|160;:

–&|160;En vérité, comtesse, cette jeunepersonne serait une merveille, si elle avait seulement voscheveux.

On dit de ces choses-là. Elles n’ont riend’extraordinaire. Mais je ne sais pourquoi, la comtesse Greetedevint très pâle.

Vers ce temps-là, le comte Tiberio cessa defaire des gorges chaudes au sujet des dames qui ont la taille unpeu trop opulente.

Et en caressant les cheveux de la comtesseGreete, il lui arrivait de dire par manière deplaisanterie&|160;:

–&|160;En vérité, vous pourriez partager avecla signora Pallanti.

Je suis bien sûre que la bonne comtessen’aurait pas demandé mieux, mais ce que la Letizia voulait, cen’était pas le partage.

&|160;

Un matin arriva au château de Witt notrevieille connaissance Goëtzi, qui se garda bien de dire qu’il avaitété remercié en sa qualité de précepteur de Ned Barton. Aucontraire, il prétendit s’être détourné de sa route pour apporter àCornelia des nouvelles de ses parents du comté de Stafford. On lereçut parfaitement, et il accepta l’hospitalité qui lui étaitofferte, parlant à la journée des Ward et des Barton comme s’il eûtconservé leur amitié et leur estime.

C’était, en somme, un gentleman instruit,aimable, et connaissant supérieurement le monde. Il jouait, enoutre, fort bien le whist, le trictrac et les échecs. Sa compagnieaurait dû apporter dans la vie du château une gaieté nouvelle. Iln’en fut pas ainsi, cependant. Sans qu’il fût possible d’attribuerce résultat à aucune cause appréciable, le comte Tiberio devintsoucieux. On ne peut pas dire qu’il s’éloigna de sa femme&|160;;mais il y eut un refroidissement dans leurs rapports.

La bonne comtesse Greete, de son côté, perditun peu de sa chère égalité de caractère. Elle était inquiète, elleavait des vapeurs. On la voyait en quelque sorte de jour en jourpâlir, maigrir, – et vieillir.

Et sa merveilleuse chevelure diminuait à vued’œil.

C’est là, j’en conviens, un accident qui n’estpas rare, à l’âge de la bonne comtesse Greete, car elle n’avaitplus vingt ans&|160;; mais, d’ordinaire, quand une belle dame perdses cheveux, il en reste au peigne, et, chaque matin, seschambrières s’apitoient sur la déroute des boucles qui s’en vont.Ici, rien de pareil. Pas un cheveu ne demeurait engagé entre lesdents d’écaille à l’heure de la toilette, et, pourtant, ils s’enallaient… Ah&|160;! ils s’en allaient&|160;!

Et voyez&|160;! ceux de la Letiziachoisissaient justement ce temps pour repousser. On eût dit que lesouhait badin du comte Tiberio avait sa réalisation et que la bonnecomtesse partageait avec la signora Pallanti.

Ce n’était pas possible, puisque l’une étaitblonde et l’autre brune&|160;; mais enfin, comme quantité du moins,c’était rigoureusement exact&|160;: ce que perdait Greete, Letiziale gagnait.

Je dois spécifier ici que, depuis l’arrivée deM.&|160;Goëtzi, Letizia se servait d’une eau philocome, préconiséepar ce savant homme. Mais la pauvre comtesse voulut en user aussi,et ce fut inutile. Malgré ce préservatif qui réussissait siparfaitement à la gouvernante, la comtesse Greete voyait avecdésespoir son crâne se dépouiller. J’hésite à écrire le mot, maisenfin il le faut bien&|160;: elle devenait chauve&|160;!

Et elle commençait à avoir horriblementconscience de ce fait que la Pallanti lui volait ses cheveux.

Comment expliquer cela&|160;? Impossible. Lacomtesse Greete ne l’essayait même pas. Elle savait trop qu’aupremier mot prononcé tout le monde la jugerait folle, tantl’absurdité d’une pareille idée sautait aux yeux. D’ailleurs, à quise confier&|160;? Cornelia était entichée de sa gouvernante, et lapauvre Greete entendait d’avance les éclats de son rire enfantin,quand on lui ferait cette communication extravagante.

Et puis, quelle forme donner à saplainte&|160;? quelle certitude mettre en avant&|160;?

Il y avait bien le comte Tiberio. On peut toutdire à l’homme aimé. Nulle parole ne saurait être insensée entreamoureux. Mais Tiberio l’aimait-il encore&|160;? Tiberio restaitjeune et beau&|160;; elle avait vieilli de dix ans en quelquesmois. Tiberio ne savait plus la regarder qu’avec pitié. Il faisaitdes absences. À mesure que les masses des admirables cheveux deGreete couvraient les tempes de Letizia, Tiberio oubliait de mieuxen mieux le chemin de la chambre nuptiale.

Le soupçon entra dans le cœur de la comtessecomme la pointe d’un poignard. Je ne sais vraiment sous quelleimage glisser l’idée fixe de ce pauvre esprit blessé. Elle vitLetizia, devenue sa rivale, la combattre et la tuer en se servantd’une partie d’elle-même comme d’une arme. C’était encore samagnifique chevelure que Tiberio aimait, mais il l’aimait sur unautre front.

Un soir qu’elle était seule dans sa chambre,écoutant les sons lointains de la harpe, car il y avait concert ausalon, une force irrésistible l’entraîna. Elle descenditl’escalier, et, pour la première fois depuis bien des jours, ellevint jusqu’à la porte du parloir de famille.

Que de joie elle avait goûtée entre ces cherslambris qui racontaient l’histoire de son bonheur&|160;!

Elle n’entra pas. Cornelia était au clavecin.Derrière elle, Tiberio et Letizia causaient, assis sur le sofa. Lesdoigts de Tiberio se baignaient dans les masses bouclées quiretombaient maintenant à flots sur les épaules de la Pallanti.

La comtesse Greete prit à deux mains son cœurqui voulait se briser… Sans dire une parole, elle essaya deregagner sa chambre, où elle put arriver par le secours de lavieille Loos, rencontrée en chemin.

Comme elle se sentait frappée au plus profondde son cœur, elle dit&|160;:

–&|160;Nourrice, quand j’étais une petiteenfant, je te confiais mes peines&|160;; écoute aujourd’hui legrand malheur dont je vais mourir.

Elle parla longtemps d’une voix faible quipleurait. Loos l’écoutait les mains jointes. Ce qui la frappa, cene fut pas l’intrigue nouée entre le comte Tiberio et la Letizia,tout le château la savait, à l’exception de Cornelia, qui avait lapureté d’un ange&|160;; ce qui la frappa, dis-je, ce fut cettecirconstance, rapportée par la malheureuse comtesse&|160;:

Toutes les nuits, aux environs de la douzièmeheure, son insomnie prenait fin pour quelques instants. Elletombait tout à coup dans un assoupissement lourd qui était un vraisupplice.

Alors, en effet, un rêve, le même rêve venaittoutes les nuits&|160;: elle sentait entrer un homme quis’approchait de son lit doucement, et commençait à l’épiler avecune pince d’acier, arrachant ses cheveux un à un.

Elle ne savait pas qui était cet homme, parcequ’elle n’avait jamais pu ouvrir les yeux en sa présence. Une fois,qu’il était parti, la tête de la comtesse Greete gardait unesensation de brûlure, et la lumière de la veilleuse jetait auxobjets des reflets verts.

Ce n’était pas tout. Quelques minutes après,des cris lointains s’élevaient dans le silence&|160;: des cris defemme qui semblaient partir de l’aile où reposait la signoraLetizia.

La comtesse Greete, après avoir conté cettebizarre histoire, s’endormit de douleur et de fatigue entre lesbras de la vieille Loos.

Au lieu de se retirer comme c’était sacoutume, celle-ci se glissa dans la ruelle du lit et s’enveloppa,bien cachée derrière les plis des rideaux.

Vers onze heures, les bruits harmonieux dusalon s’éteignirent, et peu après la respiration de la comtesseGreete devint bruyante comme celle d’une personne qui dortprofondément.

En ce moment, la porte de la chambre à couchers’ouvrit sans bruit, et M.&|160;Goëtzi parut sur le seuil. Loos levit parfaitement traverser la chambre et s’approcher du lit avecprécaution. Loos aurait cent quarante ans et la comtesse Greetecent dix-huit. M.&|160;Goëtzi, croyant qu’on ne l’observait point,se laissait être vampire tout à son aise. Il rayonnait une bellecouleur verte, et sa lèvre inférieure brillait rouge comme un ferchaud. Ses cheveux hérissés tremblaient en ondulant comme desflammes de punch. Il était beau vampire.

Il se pencha d’abord au-dessus du lit. Àl’aide d’une longue épingle d’or qu’il tenait entre l’index et lepouce, il piqua la comtesse Greete derrière l’oreille gauche, et,appliquant aussitôt ses lèvres à la blessure, il tétapendant dix minutes, montre à la main. C’était là ce qui faisaitpâlir et vieillir la malheureuse dame. Sa santé générale en étaitcruellement affectée, comme vous pouvez le croire en réfléchissantque la même opération se renouvelait toutes les nuits.

M.&|160;Goëtzi buvait, du reste, sans plaisiret pour faire son état. Par goût, ils ne s’enivrent qu’avec du sangde jeune fille. Quand il eut pris sa pitance ordinaire, il serral’épingle d’or et atteignit une petite pince à épiler au moyen delaquelle il arracha un à un des cheveux sur la tête de la comtesse.À mesure qu’il les tirait, il les arrangeait en bouquet comme fontles glaneuses pour les épis.

Greete gémissait faiblement dans son sommeil.La vieille Loos, pétrifiée par l’horreur, n’en pouvait croire sesyeux. Aussitôt que le docteur Goëtzi eut achevé sa besogne, il seretira tout gaillard, en fredonnant un refrain en langue serbe,dont les vampires font généralement usage entre eux.

La première idée de Loos fut d’éveiller lacomtesse, d’éveiller Tiberio, d’éveiller tout le monde et de fairejeter M.&|160;Goëtzi dans le four chauffé à blanc. Les personnespeu instruites se figurent qu’on peut se débarrasser d’un vampireen le cuisant, ce qui est une erreur. Mais, pendant que la pauvrevieille s’étirait, car sa terreur l’avait engourdie, elle entenditau loin ces cris de femme dont la comtesse Greete lui avaitparlé.

La curiosité la saisit. Et qu’importaientquelques minutes de plus ou de moins&|160;? Elle sortit de sacachette, quitta la chambre et suivit tout doucement le corridor,guidée qu’elle était par les cris.

Elle arriva ainsi jusqu’à l’appartement de lasignora Letizia dont elle reconnut très bien la voix. La Pallanticriait et pleurait comme quelqu’un qu’on écorche. La vieille Loosmit bien vite son œil à la serrure pour voir ce qu’on luifaisait.

Par le trou, elle aperçut la Letizia couchéesur son lit et se tordant à force de souffrir. M.&|160;Goëtzi étaitdebout auprès d’elle et tenait à la main sa longue épingle d’or.Vous n’avez pas été sans voir piquer des choux&|160;? C’étaitabsolument cela. M.&|160;Goëtzi faisait des petits trous avec sonépingle d’or et plantait, un à un, les cheveux de la comtesse surle crâne de la signora Pallanti.

Pour le coup, la fureur de la vieille Loos neconnut plus de bornes.

–&|160;Ah&|160;! paire de démons&|160;!dit-elle, on va vous payer votre compte, et le four chaufferadur&|160;!

Elle avait parlé sans précaution dans sacolère, M.&|160;Goëtzi l’entendit et cessa de travailler. Celan’effraya point la vieille, qui se dit qu’en prenant sa course,elle aurait toujours assez d’avance. Mais au moment où elle serelevait pour fuir, elle se trouva en face de M.&|160;Goëtzi quilui barrait la route. Elle recula stupéfaite et se disant&|160;:«&|160;Comment le monstre a-t-il fait le tour demoi&|160;?&|160;»

M.&|160;Goëtzi riait et marchait sur elle, quitournait maintenant le dos à la porte de Letizia. La porte s’ouvritderrière elle et le bruit la fit retourner.

C’était M.&|160;Goëtzi qui sortait, riant etmarchant aussi sur elle.

Ils étaient deux&|160;! Elle s’affaissa,écrasée par l’excès de sa stupeur.

&|160;

Ils étaient deux, et cela ne vous étonne pastrop, je suppose, puisque vous êtes déjà quelque peu familiarisésavec les mystères de la vie vampirale, mais la stupéfaction de lavieille Loos se conçoit. Le M.&|160;Goëtzi qui sortait de lachambre et le M.&|160;Goëtzi qui arrivait par le corridor étaientsi exactement pareils qu’on eût dit, en les voyant aller l’un versl’autre, un homme qui se rapproche de sa propre image, réfléchiedans un miroir.

L’épingle d’or était double aussi. Chacund’eux la tenait à la main.

Du reste, l’infortunée nourrice de la comtesseGreete n’eut pas le temps d’admirer beaucoup ce prodige. Elle ensavait trop long désormais. Les deux épingles d’or touchèrent à lafois ses tempes, l’une à droite, l’autre à gauche, et elle expirasans pousser un cri.

Les deux monstres n’eurent garde de goûter sonsang, qui était trop vieux.

–&|160;Mon cher docteur, dit l’un d’eux, queferons-nous du corps, je vous prie&|160;?

–&|160;Ce qu’il vous plaira, mon cher docteur,répondit l’autre.

Ils étendirent les mains, et le cadavre sereleva sur huit pattes. C’était un chien double&|160;: deux chiens,si vous voulez, qui avaient la même figure, presque humaine. Chacund’eux alla se ranger docilement auprès de l’un des deux docteursGoëtzi, qui dirent ensemble&|160;:

–&|160;Il s’appellera Fuchs. Reprenons notrebesogne.

Alors, ils s’embrassèrent et se confondirentpendant que les deux chiens entraient l’un dans l’autre.

Ainsi naquit cet animal étrange que nous vîmesà l’auberge de La Bière et l’Amitié.

M.&|160;Goëtzi revint au lit de Letizia etacheva la plantation des cheveux.

&|160;

Ce fut pendant la saison des vacances que lacomtesse Greete mourut abandonnée dans le château désert. Corneliaétait ici, chez M.&|160;et mistress Ward, où l’on terminait lesderniers arrangements de son mariage avec Édouard S. Barton. Cettefois, sa gouvernante Letizia ne l’avait point accompagnée, sousprétexte d’affaires de famille qui l’appelaient en Italie.

On sut plus tard qu’elle avait tout bonnementsuivi le comte Tiberio à Paris, où il menait un train d’enragé,jouant, festoyant et se livrant aux plus extravagants excès. Cegoût pour la débauche lui était venu tout d’un coup et sur le tard.Il donna une grande fête, le soir du jour où M.&|160;Goëtzi luiavait notifié le décès de sa malheureuse femme. Celle-ci étaitmorte, désespérée, et n’ayant plus sur la tête une seule mèche deses admirables cheveux. Le lendemain, M.&|160;Goëtzi loua à laporte d’Utrecht une maisonnette où il plaça la femme chauve quenous avons retrouvée au comptoir de La Bière et l’Amitié.Cette femme, qui lui obéissait comme une esclave, était le restantde la comtesse Greete. Elle avait la garde de Fuchs, le chien àface humaine, et s’appelait Mme&|160;Fiole enhollandais.

Quand le comte Tiberio revint, il y eut ungrand conseil au château, tenu ente la Letizia, M.&|160;Goëtzi etTiberio. Il y fut parlé de la mort récente du grand comte deMontefalcone, l’homme le plus riche des pays d’Istrie et deDalmatie, qui font face à la république de Venise, de l’autre côtéde l’Adriatique.

Montefalcone laissait une veuve et un filsunique. En cas de décès de celui-ci, Cornelia de Witt devenaitl’héritière unique de la comtesse douairière.

Et, en cas de décès de Cornelia, toutl’héritage de Montefalcone revenait au comte Tiberio lui-même.

Par nature, le comte Tiberio n’était pas cequ’on appelle un méchant homme, mais la Pallanti le dominaitdésormais, et M.&|160;Goëtzi dominait la Pallanti.

Le conseil dura toute une nuit. Il y futdécidé que M.&|160;Goëtzi ferait le voyage de Vienne pour lesaffaires de la maison, – non pas la maison de commerce.

Il s’agissait du petit Montefalcone, le filsde feu le grand comte et de la comtesse douairière, qui étaitcapitaine au service de l’Autriche, dans le régiment deLiechtenstein, et vivait à la cour de l’empereur Joseph II. C’étaitun mauvais sujet.

M.&|160;Goëtzi se mit en route avec Fiole, lafemme chauve, et le chien Fuchs. Notre Anna ne m’a pas raconté leurvoyage. Je sais seulement qu’en arrivant à Vienne ils se logèrentchez un usurier qui prêtait de l’argent à Mario Montefalcone. CeJuif avait déjà des signatures du jeune comte pour plus d’unmillion de florins. Son nom était Moïse.

Il demeurait au troisième étage d’une grandemaison du Graben, avec la fille de sa fille, la belle Débora, quiattachait toutes les nuits une échelle de soie à son balcon pourprendre la collation dans sa chambre avec le capitaine Mario.

Le vieux Moïse avait une poche de cuir à sahouppelande, et y portait toujours les signatures de Montefalconequi étaient le meilleur de sa fortune. Il couchait avec sahouppelande. Le balcon où la belle et coupable Débora nouait sonéchelle de soie était tout en fer.

Un jour qu’il y avait fête militaire entre lescharmilles du château impérial de Schönbrunn, qui sont les plushautes de l’univers, Débora tourmenta son aïeul si bel et si bienqu’il consentit à la mener voir la revue. Elle mit ses plus beauxatours et tous les bijoux que son capitaine lui avait donnés. Elleétait superbe. Ses perles et ses rubis représentaient juste lemontant des signatures du Montefalcone, sauf le bénéfice de Moïse.Le Montefalcone, de son côté, avait un uniforme tout neuf et desplus brillants. Ils furent si contents l’un de l’autre au défiléque leurs regards échangèrent promesse d’un rendez-vous pour lanuit qui venait. Moïse avait la main sur sa poche de cuir et lasentait contre son cœur. Tout le monde était heureux.

Mais M.&|160;Goëtzi, Fiole et Fuchs étaientrestés à garder la maison du Graben. Ils passèrent tout le temps dela fête dans la chambre de la belle Débora, dont on avait baisséles jalousies. M.&|160;Goëtzi et Fiole se relayaient au balcon avecune pierre à aiguiser. Fuchs montait la garde dans l’escalier.

Quand M.&|160;Goëtzi et Fiole cessèrent detravailler, la barre de fer qui servait d’appui au balcon étaittranchante comme un couteau à ses deux arêtes supérieures.

La nuit suivante, à l’heure où la place duGraben est déserte, le petit comte Montefalcone, gai comme pinson,arriva, enveloppé dans son manteau d’aventure. Aussitôt qu’ilparut, l’échelle de soie tomba du balcon de Débora.

Et le petit comte se mit à monter. L’échelleétait bien bonne, car la barre de fer du balcon, changée en rasoir,mit du temps à la trancher. L’échelle ne se rompit qu’au moment oùle capitaine dépassait le second étage.

Il y eut deux grands cris, un de femme et unde capitaine. Puis le silence des nuits régna de nouveau, comme unfleuve se referme sur le noyé qui tombe du parapet du pont.

Au même instant, M.&|160;Goëtzi éveillait levieux Moïse pour lui apprendre qu’un malfaiteur escaladait lesbalcons de sa maison. Le bonhomme sortit, portant un tromblon d’unemain et pressant de l’autre sa poche de cuir.

Fuchs, le chien à figure humaine, l’étranglasur le pas de sa porte.

M.&|160;Goëtzi n’avait plus rien à faire àVienne. Après avoir vidé la poche de cuir, il se remit en route auclair de lune, le cœur léger, en chantant des refrainspopulaires.

L’escorte de M.&|160;Goëtzi, cependant,s’était augmentée. Outre le chien Fuchs et Fiole, la femme chauve,ou si mieux vous aimez Greete et Loos, il avait un perroquet et unpetit garçonnet qui jouait au cerceau tout le long du chemin. Leperroquet était Moïse&|160;: bec puissant, griffes crochues&|160;;le bambin était le capitaine. On n’avait pas trouvé de quoi fairemieux sous son brillant uniforme.

Au lieu de reprendre le chemin des Pays-Bas,M.&|160;Goëtzi dirigea ses pas vers le sud-est, à traversl’archiduché d’Autriche, la Carinthie et la Carniole. Ellene m’a jamais spécifié s’il fit la route à pied ou envoiture&|160;; mais il y a un détail assez curieux touchant lafaçon dont les vampires et leurs accessoires s’y prennent pourfranchir les cours d’eau. Toute la famille se presse contre lemaître vampire et entre en lui. Quand le tour est fait, le maîtrese couche sur l’eau et vogue, les pieds les premiers comme uneplanche. Aucun courant, si fort qu’il soit, ne l’arrête.

Chaque fois que vous trouverez une personneallant ainsi, les pieds en avant, sur les rivières, ne négligezaucune précaution, car il est certain que ce sera un vampire.

M.&|160;Goëtzi obliqua un peu vers l’est à lahauteur de Trieste, coupa l’Istrie, traversa la Croatie, entra enDalmatie et s’engagea dans les Alpes Dinariques jusqu’à lafrontière de l’Albanie où est situé le château de Montefalcone, undes plus imposants qui soient au monde, et qui servira de théâtreaux faits les plus dramatiques de notre histoire.

Tout y était hérissé, tumultueux, sinistre,depuis le gazon du sol jusqu’aux nuages du ciel. Les pics de lamontagne escaladaient les derniers plans avec une sauvage fureur,puis c’était un tohu-bohu de tours, de créneaux, de beffrois,laissant pendre des chevelures de lianes énormes par des centainesde crevasses. On voyait des pins qui croissaient dans les murs, etles murs semblaient jaillir de précipices sans fond.

L’idée qui surgissait au-dessus de touteautre, c’était l’impossibilité absolue d’entrer là-dedans malgré lavolonté du maître. Derrière les fenêtres étroites et longues, ondevinait l’embuscade du guetteur&|160;; les meurtrièresmenaçaient&|160;; les ponts-levis, armés de leurs herses, pendaientau-dessus du vide comme autant de gigantesques pièges.

Nulle sentinelle sur les remparts&|160;; mais,à l’angle d’une courtine, éclairée par les cornes de la lunedemi-noyée dans un nuage, écailleux et plat comme le dos d’uncrocodile, la carcasse carrée d’un gibet auquel tenait encore unsquelette et autour duquel tournoyaient des corbeaux.

M.&|160;Goëtzi arriva quelques instants avantle coucher du soleil, et s’arrêta au sommet d’un pic très élevéd’où son regard dominait tout le pays. De là, il apercevait nonseulement le château, mais beaucoup de villes et de villages, desgorges incultes, des campagnes fertiles, les îles de la mer. Ilcontempla longtemps toutes ces choses qui sont très belles etprincipalement le domaine de Montefalcone, véritable apanage deprince.

Un sourire indéfinissable jouait autour de seslèvres, ardentes comme des charbons de feu.

Tout à coup, il dit&|160;:«&|160;Allez&|160;!&|160;» et aussitôt les spectres esclaves quil’entouraient le quittèrent. Le perroquet s’envola, le chien bonditsur la pente de la montagne, suivi par la femme chauve et legarçonnet qui faisait rouler son cerceau.

Quand ils furent partis, M.&|160;Goëtzi sedédoubla pour avoir avec qui causer. Il alluma un feu, et ceux quilevèrent les yeux, ce soir, du fond de la vallée, virent au sommetdu pic inaccessible, où nul pied humain n’avait jamais imprimé satrace, deux formes glauques, accroupies dans la neige, et qui sechauffaient à un brasier livide.

Il était nuit quand ses émissaires revinrent.Le château de Montefalcone n’apparaissait plus que comme une massegrandiose entre les montagnes. Çà et là, derrière la ceinture descréneaux, des lueurs brillaient.

Quoique M.&|160;Goëtzi n’eût rien dit à sesesclaves au moment du départ, chacun d’eux avait emporté sesinstructions. Ils revinrent tous, mais en même temps, ils étaienttous restés là-bas, aux différents postes qui leur avaient étéassignés. Cette faculté de dédoublement leur rend des servicesincontestables.

Toutes ces moitiés de démons s’assirent enrond autour du foyer, excepté le perroquet qui se percha surl’épaule de Fiole, et M.&|160;Goëtzi écouta les rapports. Fioleparla la première et dit&|160;:

–&|160;Souverain maître, je suis entrée aucorps de garde de la grand-porte avec mon baril de kirschwasser. Ilparaît que je ne suis pas encore trop détériorée, car tous lessoudards ont voulu m’embrasser en m’appelant mon cœur. Voici ce quej’ai appris&|160;: le château est sur le pied de guerre à caused’une bande de brigands qui infeste la montagne. La garnison estassez nombreuse pour défendre une ville. Il y a une importanteartillerie. Bien malin sera celui qui entrera là-dedans&|160;!

–&|160;Où est ton baril&|160;? demandaM.&|160;Goëtzi.

–&|160;Souverain seigneur, répondit Fiole, ilest au corps de garde, où je continue de verser à boire aux soldatsqui m’appellent mon cœur.

Le chien Fuchs éclata de rire et le perroquetpicota le crâne nu de l’horrible vieille.

–&|160;C’est bien, dit M.&|160;Goëtzi&|160;; àtoi, caniche.

–&|160;Souverain seigneur, répliqua Fuchs,j’ai fait le tour des fortifications. Il n’y a qu’un seul endroitfaible, et encore il faudrait la sape et la mine pour entrer parlà. C’est une courtine où il n’y a pas de sentinelle, mais on yavait mis un chien aussi gros qu’un bœuf. Il s’est trouvé que nossexes étaient variés…

–&|160;Tu as joué de la guitare sous sacroisée&|160;? interrompit M.&|160;Goëtzi, qui était en bellehumeur.

–&|160;Oui, souverain seigneur. Il est venutout brûlant de tendresse, je l’ai étranglé, et c’est moi qui montela garde, à l’heure qu’il est, dans le préau.

–&|160;C’est bien, dit encore M.&|160;Goëtzien lui accordant un coup de talon caressant. À vous, capitaine.

Le bambin essuya sa bouche où restaient destraces de confitures.

–&|160;Mon colonel, dit-il en faisant le salutmilitaire, j’ai été, avec mon cerceau, donner dans les jupes detrois belles demoiselles qui sont les filles de chambre de cettevieille comtesse. Elles m’ont bourré de friandises en me racontantqu’elles allaient avoir des robes noires toutes neuves parce que lanouvelle est arrivée de Vienne que le fils de la maison, le filsunique, s’il vous plaît, s’est cassé le cou comme un sot enescaladant le balcon d’une Juive…

Si j’ai oublié de vous le dire, vous saurezque ces misérables ne conservent qu’un très vague souvenir de leurpremier état.

–&|160;Est-ce tout&|160;? demandaM.&|160;Goëtzi.

–&|160;Non, mon colonel. Les trois soubrettesm’ont versé du marasquin. Il me semblait que je lesconnaissais&|160;; mais du diable si je peux deviner où je les aivues. Voici les cancans de la garnison&|160;: la vieille dameaimait beaucoup son innocent de fils. Elle ne veut plus rester dansce château qui lui rappelle son malheur. Demain, elle partira pourla Hollande chercher une petite demoiselle qui est maintenant sonunique héritière et qu’elle veut avoir avec elle. Les soubrettesm’ont offert aussi du rosolio.

–&|160;Et as-tu laissé ton double avecelles&|160;?

–&|160;Oui, il était un peu gris. Elles l’ontmis dans un coin avec une bouteille d’anisette.

–&|160;C’est bien, dit pour la troisième foisM.&|160;Goëtzi. À toi, Harpagon.

Il s’adressait au perroquet, qui lissait sesplumes en faisant le gros dos.

–&|160;Moi, souverain seigneur, repartitl’ancien Moïse, j’ai mon double en ce moment auprès de la comtessedouairière qui est folle de moi. Quand elle m’a vu entrer tantôtpar la fenêtre ouverte, elle a cessé de crier et de pleurer. Elleétait presque consolée. J’aurais pu vous rapporter en meilleurstyle tout ce que les autres vous ont appris, mais puisque c’estdésormais de l’histoire ancienne, je peux vous faire un cadeau plussolide. Tenez&|160;!

Ce disant, le perroquet tira de dessous sonaile un trousseau de clefs guillochées et dorées, qu’il plaçarespectueusement entre les mains de M.&|160;Goëtzi enajoutant&|160;:

–&|160;C’est l’anneau de sûreté de la vieilledame. Avec cela, vous pouvez arriver commodément jusque dans sachambre à coucher.

M.&|160;Goëtzi donna une tape d’amitié àJacquot et se mit sur ses jambes en disant&|160;:

–&|160;Tout va bien. À la besogne&|160;!

Et il descendit les pentes abruptes de lamontagne, suivi par sa domesticité. La nuit était déjà fort avancéequand ils arrivèrent au pied des murailles. Pour traverser lesdouves larges, profondes et remplies d’eau, M.&|160;Goëtzi seservit du procédé décrit au précédent chapitre. Aucune sentinellene cria qui vive. Les soudards étaient au corps de garde, occupés àvider le baril de kirschwasser en bavardant avec le double de lafemme chauve. Dans le préau, le double du chien Fuchs n’eut garded’aboyer. On ouvrait toutes les portes fermées avec le propretrousseau de la comtesse, et quand on passa auprès de l’antichambreoù étaient les trois soubrettes, elles se divertissaient si bien àfaire boire du curaçao au double du bambin qu’elles n’entendirentaucun bruit.

La pauvre douairière elle-même n’entendit pasdavantage, assourdie qu’elle était par le babil du double deJacquot.

Elle fut étranglée de la propre main de Fiole,la femme chauve. Et quand on pense que c’était la bonne comtesseGreete qui se conduisait ainsi&|160;! Le chien Fuchs (précédemmentla douce Loos) fut chargé de manger le visage de la douairière, etM.&|160;Goëtzi y sema de la barbe.

Je vous donne comme un fait assezextraordinaire que le bambin éprouva une sorte de léger malaise envoyant infliger un si indigne traitement aux restes de celle quiavait été sa mère.

M.&|160;Goëtzi, alors, se retira, après avoirmis le feu aux rideaux du lit pour expliquer la disparition ducadavre, car j’ai à peine besoin d’ajouter qu’il emmena avec lui lamalheureuse dame de Montefalcone, qui devint l’aubergiste sansvisage.

Au moment où M.&|160;Goëtzi quitta le château,Fiole et son baril disparurent du corps de garde. De leur côté, lestrois soubrettes cherchèrent vainement le garçonnet au cerceau quis’était évanoui.

Tout ce lugubre monde, augmenté de maître Haas(tel était le nom de l’aubergiste), voyageait maintenant vers lamer. Une fois dans la plaine, M.&|160;Goëtzi se retourna et putjouir d’un imposant spectacle. Les rideaux avaient communiqué lefeu au lit, le lit à la chambre, la chambre au corps de logis dontelle faisait partie. C’était splendide. Les gorges, bizarrementilluminées, offraient partout l’énigme de leurs mystérieusesprofondeurs, les pics neigeux avaient des reflets de pourpre et aumilieu de la scène, la flamme s’échevelait comme une torchecolossale. Notre amie m’a dit bien souvent que rien n’était beaucomme un incendie dans la montagne. Moi, je n’en puis parlersavamment.

M.&|160;Goëtzi, malgré son indifférencehabituelle pour les séductions de la nature, s’arrêta un instant,mais il reprit bientôt sa route, traversa l’Adriatique dans uneélégante tartane, et ne s’arrêta qu’à Venise&|160;: je ne vous endécrirai pas le carnaval&|160;; Elle l’a fait en quelquespages d’une étonnante magnificence. Je vous dirai seulement queM.&|160;Goëtzi, pour se reposer, attira dans un piège infâme lafille d’un gondolier du Lido, et se désaltéra avec le sang de cettejeune personne. Cela le remit complètement.

Ce fut vers le temps où M.&|160;Goëtzientreprenait son voyage de Dalmatie que Ned Barton vint en Hollandepour les préparatifs de son mariage. Le comte Tiberio habitaitalors le bel hôtel qu’il avait acheté à Rotterdam depuis la mort desa femme. Il ignorait encore, au moment où Ned débarqua auxBoompies, la fin malheureuse de son cousin, le jeune comte deMontefalcone.

Je ne vous étonnerai peut-être pas beaucoup envous disant que Cornelia, tout occupée d’elle-même ou plutôtd’Édouard Barton, ne s’était pas encore aperçue des relations quiexistaient entre Tiberio et Letizia Pallanti.

On peut bien dire que, dans Rotterdam entier,Cornelia était seule à ignorer la conduite de son tuteur. Letizia,depuis son voyage de Paris, s’affichait franchement en public, etsa tenue orgueilleuse disait tout haut&|160;: «&|160;Je suis chezmoi dans la maison de mon ancien maître&|160;!&|160;»

Cependant, les choses changèrent un peu àl’arrivée de Ned. Je vous prie de remarquer que c’était unAnglais&|160;; tout jeune, il est vrai&|160;; mais l’âge n’y faitrien. Il y a dans l’Anglais une suprématie. Sa présence commande lerespect et impose la convenance.

Pensez ce que vous voudrez&|160;: devant lui,Tiberio eut honte et Letizia eut peur.

Les choses rentrèrent dans l’ordre à cause delui, et le scandale fit trêve parce qu’il était là.

Mais Ned Barton avait amené son domestique, unpauvre étourneau d’Irlandais, hâbleur, paresseux, mal peigné, maltenu, improper depuis les pieds jusqu’à la tête, et quin’avait pas dans son étroite cervelle pour six pence du plusvulgaire sens commun.

Curieux à l’excès, indiscret et n’ayant quetrès peu le sentiment de sa dignité, il barbota tant et si biendans les cancans de l’office et du dehors qu’au bout de quelquesjours il fut au fait de toute l’histoire, mieux que les témoins del’histoire eux-mêmes.

Merry Bones ne pouvait pas souffrir laPallanti. C’est assez l’ordinaire entre valets et institutrices. Ilavait essayé déjà plus d’une fois de vider ce qu’il avait dans sonsac contre elle en rasant son jeune maître&|160;; mais Ned nel’avait point voulu écouter.

Un matin du mois de janvier, après avoirsavonné les deux joues de Ned, il tint son rasoir en suspens etdit&|160;:

–&|160;Votre Honneur, la Hollande n’est pas unmauvais pays, à cause du schiedam, mais la bière y est trop plate.La Meuse charriera plus d’un chien mort d’ici le mois de mars, etvotre mariage n’est pas encore fait, ma bouchal, c’est moiqui vous le dis&|160;!

Il passa rapidement le rasoir sur la peau ducreux de sa main.

–&|160;Fais vite, ordonna Édouard, je suispressé.

–&|160;La coquine est pressée aussi, réponditl’Irlandais, pressée de mal faire et de vous jouer un vilain tour,ou que Dieu me punisse par le feu éternel&|160;! Avez-vous remarquécomme elle vous regarde, Votre Honneur&|160;?

–&|160;Fais vite&|160;! répéta Ned.

–&|160;Elle a déjà mangé je ne sais combien decent mille ducats à son imbécile&|160;: j’entends le comte Tiberio.Et ce n’est plus Miss Cornelia qui a la première place à table.

–&|160;Tiens&|160;! c’est vrai&|160;! fitÉdouard.

–&|160;Ni la chambre d’honneur non plus,musha&|160;! Mais c’est un drôle de pays que la Hollande,puisque les maîtresses d’école y ont des girandoles dediamants&|160;! Voulez-vous parier deux pièces de six pence, quifont un shilling, que je vais vous apprendre une nouvelle&|160;?Car, Dieu soit loué, Votre Honneur ne sait jamais rien. Voilà ungros héritage qui tombe à Miss Corny, le cher ange. Son cousin deMontefalcone, je crois bien que c’est ce nom-là, qui étaitcapitaine, vient de mourir là-bas, je ne sais où. Et c’estl’institutrice qui en a reçu la première dépêche.

Édouard écoutait enfin.

–&|160;Es-tu sûr de cela, garçon&|160;?demanda-t-il.

–&|160;Et la dépêche est de ce scélérat deGoëtzi.

–&|160;Tu l’as donc vue&|160;?

–&|160;On regarde un peu partout, n’est-cepas&|160;? c’est le moyen de s’instruire.

–&|160;En tout cas, reprit Ned, c’est lacomtesse douairière qui hérite de son fils le capitaine.

Merry Bones essuya son rasoir et secoua sesgrands cheveux.

–&|160;Sans doute, sans doute, Votre Honneur,répliqua-t-il, mais voulez-vous mon idée&|160;? Désormais, lacomtesse douairière ne fera pas de vieux os. Et quand la comtessedouairière sera partie, gare à Miss Corny, entendez-vous&|160;! Lamaison du comte Tiberio est aux trois quarts mangée, etl’institutrice a encore faim. Tâchez de comprendre.

&|160;

Ce fut vers cette époque que les lettres deNed et de Corny, adressées à notre Anna, commencèrent à perdre leurcaractère de joyeuse insouciance.

À la fin de février seulement, on apprit lamort de la grande douairière de Montefalcone qui faisait deCornelia une opulente héritière. M.&|160;Goëtzi était deretour&|160;; mais il ne se montrait point. Il y avait un complot,on essayait de pousser Édouard à quelque acte de violence pouravoir prétexte de rompre le mariage.

Édouard Barton ne tomba point dans le piègequi était tendu sous ses pas, il s’abstint de témoigner à lasignora Pallanti tout le mépris qu’elle lui inspirait, et gardamême vis-à-vis d’elle une telle mesure qu’elle put se faireillusion sur ses sentiments. Ceci fut un malheur.

Quant au comte Tiberio, Ned continua d’allerdans sa maison où seulement il pouvait se rencontrer avec Cornelia.Tiberio devenait chaque jour vis-à-vis de lui plus hautain,j’allais presque dire méprisant.

L’accord concernant le mariage avait été sipublic qu’on ne pouvait guère le briser, mais il devenait évidentqu’on susciterait des délais équivalents à une rupture. Ainsi, ilfut question de faire, avant la cérémonie, un voyage au château deMontefalcone, voyage dont Édouard Barton devait être exclu.

Et Édouard Barton ne protesta point.

Telle était, du moins, l’impression quiressortait des lettres, reçues toutes ensemble par notre Anna, lanuit de ses noces.

Je dois dire tout de suite que ces lettresn’étaient pas complètement sincères. Elles reculaient devantl’expression de la vérité. C’est ici un scrupule anglais. EnAngleterre, nous avons horreur du scandale appelé un enlèvement.Plus nous donnons de liberté à la jeune fille dans nos familles,plus nous exigeons d’elle que jamais elle ne rompra le lien desconvenances. La décence est une vertu anglaise. Je ne crois pas quenotre Anna ait mis un seul enlèvement dans ses livres&|160;;j’entends un enlèvement consenti par la jeune personne, car le raptest un cas de force majeure moins choquant.

Eh bien&|160;! dans l’excès de leurs craintes,hélas&|160;! trop motivées, Édouard Barton et Cornelia de Witt,après avoir cherché en vain un meilleur expédient, s’étaientdéterminés à commettre cette action aussi répréhensible quedangereuse, et qui ne peut être approuvée dans la gentry sous aucunprétexte. La basse classe fait ce qu’elle veut. Se sentantcoupables intentionnellement d’une impropriété, Ned etCorny gardaient le silence vis-à-vis de leurs amis.

Ne me croyez pas capable d’excuser à aucundegré une chose qui n’est pas «&|160;reçue&|160;». Seulement, jevous fais observer qu’ils avaient affaire à un banqueroutier peuscrupuleux, à une femme de mauvaise vie et à un vampire. Leurposition était difficile, il n’y a pas à dire non.

L’Irlandais Merry Bones contribua beaucoup àles entraîner vers la mauvaise voie, et plût à Dieu, en définitive,qu’ils eussent réussi à la suivre&|160;; car d’effrayantescatastrophes auraient été évitées.

S’ils avaient cru ce garçon, qui avait, audemeurant, quelque bon sens, ils n’auraient pas attendu au derniermoment, et une fois à Londres, sous la protection de la loianglaise, ils se seraient bien moqués des ignobles bandits quimenaçaient à la fois leur bonheur, leur fortune et leur vie.

Quand ils se déterminèrent enfin, il étaittrop tard. La veille du jour fixé, Letizia Pallanti traita de partipris Mlle&|160;de&|160;Witt avec une telle hauteur quela pauvre noble fille, perdant prudence et patience, la remit à saplace fièrement. Ce même jour, qui était le dernier de février, lecomte Tiberio parvint enfin à se procurer une querelle avec ÉdouardBarton. Le contrat avait été signé la veille. Rien ne fut rompuexpressément&|160;; mais le soir, quand Ned se présenta à l’hôtel,on lui refusa la porte.

Et quand Cornelia voulut sortir le lendemainmatin, on la retint prisonnière.

Sur ces entrefaites, M.&|160;Goëtzi reparut,jouant un rôle en apparence secourable&|160;; mais vous vousgarderez bien de vous y fier. Il avertit vaguement Ned d’un dangerqu’il ne spécifia point. Il conseilla à Corny de prendrecourage&|160;; mais, par le fait, Merry Bones, qu’il tenta de noyertraîtreusement dans la Meuse, pendant que ce bon garçon gardait labarque, à l’heure fixée pour la fuite d’Édouard Barton et deCornelia, vous donnera bientôt de ses nouvelles.

Vous savez d’avance comment se termina cetépisode du mariage rompu et de la fuite manquée. Au milieu de lanuit, Cornelia fut jetée dans une chaise de poste et enlevée, nonplus par Ned, mais par ce couple infâme, Tiberio et la Pallanti,qui prirent la route de terre pour gagner le domaine deMontefalcone.

DEUXIÈME PARTIE

&|160;

À ce moment, Merry Bones avait disparu de lafaçon qui vous sera révélée en temps et lieu. Ned, avertiperfidement par M.&|160;Goëtzi, se mit en route pour courir aprèssa bien-aimée, et fut poignardé sur la vieille chaussée de Gueldre,puis transporté mourant par des villageois à l’auberge de LaBière et l’Amitié.

&|160;

Nous pouvons revenir maintenant à ce dangereuxcabaret où nous avons laissé notre Anna après le combatvéritablement fantastique livré par le pauvre Merry Bones, pendantque l’horloge sonnait treize coups, à la double meute dessous-vampires qui formaient la domesticité de M.&|160;Goëtzi.

Après que Merry Bones eut quitté la sallebasse en prononçant ces paroles étranges&|160;: «&|160;Je vaischercher le cercueil de fer&|160;», tout se remit en ordresur-le-champ. Les divers membres de la famille Goëtzi rentrèrent eneux-mêmes comme des meubles à coulisse.

Selon la vraisemblance, je devrais vous direque notre Anna regardait ces choses impossibles avec stupéfaction,et que la phrase mystérieuse jetée par Merry Bones mettait sonimagination à la torture. Eh bien, pas du tout&|160;; son esprit,d’une facilité exceptionnelle, était peut-être déjà fait à ce genrede prodiges. Il fallait désormais autre chose pour l’étonner.

En tout cas, l’apaisement général la saisit.Elle imposa silence à Grey-Jack, qui vomissait desmalédictions en tenant à deux mains ses joues enflées par lessoufflets de Merry Bones, et songeant que celui-ci n’était, aprèstout, qu’un Irlandais, Elle en vint à penser que, dans labagarre dont Elle venait d’être témoin, il pouvait bienavoir tous les torts.

À mieux considérer l’aubergiste et sa famille,ils avaient, en vérité, l’apparence assez paisible, et la femmechauve surtout était, on l’aurait juré, bonne personne. Le petitgarçon apporta une tasse de bière au vieux Jack, qui s’en lava lesjoues et but le reste avec plaisir.

Notre Anna jugea convenable et opportun derépéter la déclaration qu’Elle avait précédemment faitequelques instants avant la treizième heure.

–&|160;Je demande, dit-Elle d’unevoix distincte et avec fermeté, à voir Édouard S. Barton, esq., quidemeure ou a demeuré dans ce public-house, s’il est encorevivant&|160;; dans le cas malheureux où il serait décédé, soitnaturellement, soit par suite de violences, j’exige qu’on meremette à l’instant ses restes mortels pour que je puisse luirendre les derniers devoirs selon les rites de l’Égliseétablie.

En écoutant cela, le vieux Jack se mit àlarmoyer pendant que l’aubergiste et sa femmes’écriaient&|160;:

–&|160;Ah&|160;! le cher jeunegentleman&|160;! que Dieu le bénisse&|160;!

Le garçonnet se mit à dire de soncôté&|160;:

–&|160;J’ai vu l’homme mort.

Et le chien hurla tout doucement avec une voixde femme malade, en regardant notre Anna d’un air langoureux.

Le perroquet peignait toujours la barbe de sonmaître, en répétant&|160;: «&|160;As-tu déjeuné,Ducat&|160;?&|160;»

Notre Anna n’a jamais pu me rendre un compteexact des motifs qui la portèrent à se contenter de ces réponses,assurément très vagues. Il est certain que Sir Walter Scottl’accusait de laisser habituellement des lacunes dans sesrécits.

L’aubergiste ayant proposé de lui donner unebonne chambre et de bassiner son lit, Elle accepta, n’ayant pasdormi son content depuis son départ du cottage.

Elle fut conduite à son appartementpar l’aubergiste, qui portait le plateau à thé, et par la femmechauve, qui s’était chargée des flambeaux. Le petit bonhommetraînait la bassinoire et le chien fermait la marche. Grey-Jackn’était pas là. Elle ne songea même pas à demanderpourquoi on la séparait de ce serviteur, à la vérité peuintelligent, mais fidèle.

J’éprouve un peu d’hésitation dans cettepartie de l’histoire où notre Anna fit réellement preuve de quelqueinconséquence. Aurait-Elle dû se fier si aisément à desgens qu’Elle venait de voir doubles, puis rengainés dansla même peau, avant même d’avoir obtenu le moindre renseignementsur Ned&|160;? Je réponds à cela que son plus bel ouvrage, LesMystères d’Udolphe, n’est pas à l’abri de ces étourderies.Ellen’avait pas beaucoup de mémoire, et la charmanteÉmilia, son héroïne, douée pourtant d’une sagacité extraordinaire,est sujette à de singulières distractions. Elle étaitd’ailleurs accablée de fatigue et vous devez penser qu’une jeunedemoiselle comme Elle, appartenant à une familletranquille, pouvait avoir l’esprit terriblement bouleversé après depareilles aventures.

Elle se coucha, voilà le fait, dansle lit bien bassiné. La femme chauve borda ses couvertures avecsoin&|160;; l’aubergiste disposa sur la table de nuit ce qu’ilfallait pour prendre le thé, et le petit bonhomme moucha fortadroitement les deux chandelles. Après quoi, tout le monde seretira en lui souhaitant la bonne nuit.

Elle était seule. Au-dehors, la clefgrinça deux fois dans la serrure fermée à double tour. Les pas deceux qui s’en allaient sonnèrent, puis s’étouffèrent en s’éloignantdans la longue galerie. Le silence aurait été complet sans les voixmélancoliques du vent qui secouait en pleurant les châssis descroisées.

C’était la première fois, depuis son départ dela maison paternelle, que notre Anna se trouvait dans une positionconfortable et propre à la rêverie. Aussi sa pensée sereporta-t-elle tout d’abord vers les riantes campagnes duStaffordshire. Oh&|160;! que l’Angleterre, douce reine du monde,est belle ainsi à travers les larmes que fait coulerl’exil&|160;!

Pendant qu’Elle songeait ainsi enproie à un demi-sommeil tout plein de vagues attendrissements, unbruit sourd se fit à l’étage inférieur&|160;: c’était ce rauqueremue-ménage qui agite l’intérieur des horloges en caisse avant letintement de l’heure. Aussitôt que l’heure commença à sonner, leconcert de cris sauvages et d’imprécations se renouvela à l’étageinférieur, en même temps que les tumultueux échos d’une bataille.Le timbre parla quatorze fois et quatorze fois l’oiseau maigrechanta&|160;: coucou&|160;! Après quoi, tout se tut, excepté lavoix aigre du petit garçon au cerceau, qui dit ledernier&|160;:

–&|160;J’ai vu l’homme mort.

Cela réveilla notre Anna en sursaut comme ungrand choc. L’homme mort, c’était Ned&|160;! Comment avait-elle puoublier un instant ce deuil cruel&|160;? Ned, l’enfant rieur quiavait partagé ses premiers jeux, et qu’il lui était au moins permisd’aimer encore comme un frère&|160;!

L’homme mort&|160;! Ned&|160;! Anna reconnutla chambre tout d’un coup. Et comment avait-Elle tardé àla reconnaître&|160;? La chambre dont Ned parlait dans son dernierbillet&|160;; celui où il criait&|160;: «&|160;Au secours&|160;! ausecours&|160;!&|160;»

À la lueur des deux chandelles dont la mècheallongée rendait plus de fumée que de lumière, Elle vitles rideaux à ramages et cette suite d’estampes qui représentaientles exploits de l’amiral Ruyter, et aussi le trou rond, en face dulit, à huit pieds du sol, ancien passage d’un tuyau de poêle…

C’était donc là, sur ce lit, que Ned avaitrendu le dernier soupir.

Les mèches allaient s’allongeant et secouronnant de noirs champignons. Leur fumée emplissait l’atmosphèred’un brouillard épais et sinistre. Ce qui s’entendait là-dedans, jene saurais le dire, mais le silence gémissait et grondait.

À mesure que l’obscurité gagnait, car leschandelles devenaient maigres, maigres, et les champignons desmèches grossissaient d’une façon monstrueuse, les estampes, loin dese voiler, paraissaient davantage, comme si elles eussent ététransparentes et que des feux livides les eussent éclairées àl’envers.

Ni plus ni moins qu’une pauvre enfantsuperstitieuse et vaincue par les effrois de minuit, Ellecoula sa tête sous sa couverture.

À peine avait-Elle pris cetteposition, qu’un bruit d’apparence fort naturelle se fit. Celaressemblait à un pas d’homme chaussé d’assez gros souliers. NotreAnna l’entendit et redevint aussitôt elle-même. Ellerelevasa couverture avec précaution et prêta une oreille attentive.

Il n’y avait pas à s’y tromper. Un talon lourdet même ferré frappait le carreau à quelques pas d’Elle.L’épouvante de notre Anna changea aussitôt de nature, mais n’endevint que plus mortelle. On peut braver le trépas&|160;; l’idéemême du déshonneur, si horrible qu’elle soit, se peutconcevoir&|160;; mais des souliers ferrés dans la chambre à coucherd’une jeune personne bien élevée&|160;!… La première idée qui vintà notre Anna fut de courir à une croisée, de l’ouvrir, si on lui endonnait le temps, et de se lancer tête première dansl’éternité.

–&|160;Begorra&|160;! dit une voix,ils l’ont mise dans la chambre de Son Honneur&|160;! Dormez-vous,demoiselle&|160;?

Était-ce un rêve&|160;? Elle avaitcru reconnaître l’accent de Merry Bones&|160;; mais Elleavait beau regarder, rien ne paraissait dans la chambre.

–&|160;Est-ce donc vous, Merry&|160;?demanda-t-Elle.

–&|160;Oui bien, répondit le bon garçon, c’estmoi, ma perle. Mouchez un petit peu vos deux chandelles, unchrétien aime à voir clair.

Vous comprenez bien qu’avec le pauvre Merry,il ne s’agissait plus de pudeur. Notre Anna moucha ses chandelleset put deviner pourquoi Elle n’avait point aperçu le braveIrlandais jusqu’alors.

Son premier regard le chercha en effetvainement dans toute l’étendue de la chambre éclairée. Il étaitdans le trou du poêle comme à un balcon. Il avait passé là ses deuxbras longs comme des gaules et qui gesticulaient tant qu’ilspouvaient, tandis que son étrange figure, décharnée, mais de bonnehumeur, semblait coupée en deux par un rire plus large qu’un coupde sabre, entre les énormes crêpés de ses cheveux.

–&|160;Et d’où venez-vous ainsi, Merry, mongarçon&|160;? demanda notre Anna toute rassurée.

–&|160;Eh bien&|160;! répliqua Bones, ne vousl’avais-je pas dit, demoiselle&|160;? Je reviens de chercher lecercueil de fer.

–&|160;Qu’est-ce que c’est que le cercueil defer&|160;? murmura Anna.

Il disparut en même temps du trou et onl’entendit remuer quelque chose de l’autre côté du mur.

L’instant d’après, le trou fut de nouveaubouché, mais ce n’était plus par la tête laineuse de Merry Bones.L’objet rendait un son métallique en frottant contre les parois dutrou. Il avait peine à passer.

Enfin, une dernière poussée lui fit franchirl’obstacle et il tomba bruyamment sur le carreau.

Le rire joyeusement grimaçant de Merry Bonesreparut aussitôt à l’œil-de-bœuf dans son cadre de crinsrévoltés.

Notre Anna essayait en vain de voir quelleétait la nature de cet objet qui avait fait en tombant un pareiltapage. Quand Merry Bones se fut installé confortablement dans letrou à poêle, les deux bras en dehors comme ces diables de cartonqui sortent des tabatières, il la tira d’inquiétude à cetégard.

–&|160;Vous vous doutez bien que c’est lourd,je suppose, ma fleur&|160;? dit-il&|160;: d’abord parce qu’il estde fer…

–&|160;C’est donc le cercueil&|160;!

–&|160;Et que serait-ce&|160;? Ensuite parcequ’il est plein.

–&|160;Qu’y a-t-il dedans, grandDieu&|160;!

–&|160;Ce qu’on met dans un cercueil,demoiselle.

–&|160;Un corps&|160;?

–&|160;Tout à fait, Miss Anna.

–&|160;Le corps de qui&|160;?

–&|160;Le corps de Son Honneur,parbleu&|160;!

–&|160;Le corps d’Édouard Barton&|160;!

–&|160;Tout à fait&|160;!

Elle poussa un cri déchirant.

–&|160;Musha&|160;! demanda MerryBones, que diable avez-vous, demoiselle&|160;?

Notre Anna ne l’entendait plus, assourdiequ’Elle était par ses sanglots. Merry Bones se mit à crierà tue-tête&|160;:

–&|160;J’ai fait de l’ouvrage cette nuit, ouque Dieu me punisse&|160;! Vous feriez mieux de nous écouter, maperle&|160;! S’il y a un corps dans cette boîte de fer, et c’estcertain, ou que je sois grillé comme les harengs, et fumé, et mangépar les dents noires de tous ces Hollandais de malheur&|160;! il ya une âme aussi, et une bonne âme, quoique ce soit celle d’unAnglais…

Elle avait d’abord écouté vaguement,mais ces dernières paroles réveillèrent son attention avecviolence.

–&|160;Expliquez-vous, Merry Bones&|160;!ordonna-t-Elle avec autorité. Voulez-vous dire queM.&|160;Barton est encore en vie&|160;?

–&|160;Oui, demoiselle, je veux dire cela toutà fait.

–&|160;Et comment ne bouge-t-il pointlà-dedans&|160;?

–&|160;C’est qu’il dort.

–&|160;Il dort, se récria notre Anna&|160;:vous pensez qu’il peut dormir après la chute du cercueil sur lecarreau&|160;!

–&|160;Oh&|160;! oui, demoiselle, je le pense,et même j’en suis sûr.

–&|160;Il a donc bu un narcotique,alors&|160;!

Merry haussa les épaules sans façon etrépondit&|160;:

–&|160;Je ne sais pas ce que c’est qu’unnarcotique, mais on lui a entonné, j’entends à Son Honneur, dubouillon de pavot avec du jus de laitue.

Je ne sais pas si vous approuverez notre Anna,mais Elle le fit retirer de l’œil-de-bœuf, et, jetant samante sur ses épaules, Elle vint en effet jusqu’aucercueil de fer qui avait une serrure et une clef, absolument commeles malles. Elle ouvrit la serrure et souleva lecouvercle.

En voyant là-dedans son cousin le midshipmansouriant et frais comme un petit Jésus, notre Anna le trouvaitencore plus joli qu’autrefois.

Pendant qu’Elle le contemplait avecune douce émotion, Merry Bones reparut au trou de poêle etdit&|160;:

–&|160;Il est bien gentil et bien mignon,n’est-ce pas, demoiselle&|160;? Pendant que vous vous amusez à leregarder, vous pouvez bien m’écouter, je pense, car nous n’avonspas beaucoup de temps devant nous, et il faut bien que vous sachiezun peu comment tout cela est arrivé. Le jour où on devait enleverMiss Cornelia pour la ramener à sa famille d’Angleterre,M.&|160;Goëtzi, en bonne araignée qu’il est, avait déjà tendu satoile. J’y fus pris, je ne peux pas dire non, et que vouliez-vousqu’ils fissent, les deux pauvres agneaux, du moment qu’ils nem’avaient plus&|160;? Miss Corny fut emportée à tous les diablescomme un joli petit paquet, et Son Honneur reçut entre les côtesune demi-douzaine de coups de poignard. Voilà qui est bien tout àfait. Je saute à pieds joints sur ce qui me regarde&|160;: j’étaisprisonnier, je m’évadai. Et j’arrivai ici, à l’auberge de LaBière et l’Amitié où j’abordai hier au soir, mourant de faim,transi de froid et dans un triste état depuis les pieds jusqu’à latête. C’était avant votre arrivée et vers la tombée de la nuit.J’allais entrer dans la salle basse, sans me douter de rien, quandje m’avisai de mettre mon œil au trou de la serrure. Je vis alorsla femme chauve qui jetait des têtes de pavot dans une marmite,pendant que l’aubergiste pilait des pieds de laitue dans unmortier. Et ils lançaient tous les deux des ruades au marmot quicriait&|160;: «&|160;Pourquoi voulez-vous endormir l’hommemort&|160;?&|160;» Comme vous le pensez bien, je connaissaisd’avance tous ces gens-là et n’avais pas envie de remettre le piedau beau milieu du guêpier. Je fis le tour de la maison pourchercher une porte de derrière, et n’en trouvant point, je grimpaile long de la vigne jusque sur le toit où je me coulai dans untuyau de cheminée. J’ai été ramoneur. Mon tuyau de cheminée m’amenadans la pièce même où je suis. Bon&|160;! Elle était déserte ettoute noire, mais j’entendis parler dans la chambre voisine, quiest la vôtre, et je vis le trou éclairé. J’y fourrai ma tête.J’aperçus trois hommes, c’est-à-dire un gentleman et deux moitiésde coquin. Il est probable qu’on avait déjà fait boire à SonHonneur la drogue de pavot et de laitue, car il dormait. Je ne luitrouvai pas trop mauvaise mine pour quelqu’un qui avait reçu quatreou cinq coups de poignard. Avec lui étaient les deux messieursGoëtzi&|160;: le vrai et son double. M.&|160;Goëtzi, le vrai,tendait l’étoffe au-dedans du cercueil de fer, et M.&|160;Goëtzi,le double, perçait des petits trous dans les parois au moyen d’unetarière. Et le double disait&|160;: – Drôle d’occupation pour undocteur de l’université de Tübingen&|160;! – Il n’y a pas de sotmétier, mon garçon, répondit le vrai. D’ailleurs, si je suistransformé en tapissier, te voilà serrurier, toi. – Et pourquoitoute cette besogne, patron&|160;? – Parce que je veux me ranger,mon fils. J’ai l’intention de me retirer sur mes vieux jours dansle beau château de Montefalcone dont nous serons propriétaires. –Bonne idée&|160;! s’écria le double en se frottant les mains. Maiscomment deviendrons-nous propriétaires du beau château deMontefalcone&|160;? – Je vais t’expliquer cela. Perce toujours. Aupremier abord, tu vas croire qu’il ne s’agit dans le marché que degourmandise&|160;; mais qui vivra verra. M.&|160;le comte TiberioPalma D’Istria m’a acheté ce jeune Anglais mort et je dois le luiapporter dans son cercueil. Saisis-tu&|160;? – Très bien. – D’unautre côté, la signora Pallanti m’a acheté ce même jeune Anglais,mais vivant. M.&|160;Goëtzi n°&|160;2 demanda&|160;: – Quel prixpaye le comte Tiberio&|160;? – Il donne le sang de la Pallanti,répondit M.&|160;Goëtzi n°&|160;1. – Ah bah&|160;! Et laPallanti&|160;? – Elle donne le sang de la belle Cornelia. Les yeuxdes deux moitiés de vampire brillèrent au nom prononcé de la belleCornelia et leurs lèvres s’allumèrent comme des charbons. – Toutcela ne dit pas, reprit cependant le double de M.&|160;Goëtzi,comment nous deviendrons propriétaires du château de Montefalcone.Le vrai M.&|160;Goëtzi eut un sourire. – Quand nous aurons bu lesang de la belle Cornelia, répondit-il, qui m’empêchera de nousl’incorporer&|160;? Et y a-t-il une loi qui lui défende de luilaisser sa forme actuelle&|160;? Elle sera donc à la fois MissCornelia de Witt et M.&|160;Goëtzi. Donc, M.&|160;Goëtzi sera lelégitime héritier de Montefalcone. Qu’as-tu à objecter&|160;?L’autre M.&|160;Goëtzi ne trouva pas de réplique. C’était claircomme de l’eau de roche. En ce moment, leur besogne se trouvaterminée. Le cercueil de fer était doublé très confortablement etle dernier trou de tarière venait d’être percé. Les deux messieursGoëtzi prirent le pauvre Ned endormi, l’un par la tête, l’autre parles pieds, et l’établirent à son aise dans la bière, qui futensuite refermée à triple tour…&|160;»

Merry Bones raconta ensuite comment il avaitvu tout cela par le trou du poêle. Il s’était écorché les oreillesà force de les gratter, car cela donne, dit-on, des idées, et MerryBones en cherchait une dans tous les recoins de sa cervelle.Comment faire pour retirer son maître des mains de cescoquins&|160;? Pendant qu’il mettait sa cervelle à la torture, levrai M.&|160;Goëtzi passa une corde autour du cercueil et ordonnaau double d’ouvrir une croisée. Un bras de la Meuse venait jusquesous les fenêtres. Il y avait là un bateau qui attendait, monté pardeux matelots.

–&|160;Ho&|160;! ho&|160;! fitM.&|160;Goëtzi.

–&|160;Hé&|160;! oh&|160;! cria-t-on d’enbas.

–&|160;Parez-vous à recevoir lamarchandise.

–&|160;C’est paré.

–&|160;Bon&|160;!

Les deux messieurs Goëtzi soulevèrent lecercueil et le portèrent sur l’appui de la croisée. Il faut vousdire que Merry Bones avait mis une bûche sous ses pieds pour que satête fût à la hauteur du trou de poêle. L’endroit où il étaitservait de bûcher. Un faux mouvement qu’il fit dans son grandtrouble dérangea la bûche. Il y eut un bruit qui trahit saprésence.

Aussitôt, les deux messieurs Goëtzi tournèrentla tête et le reconnurent. Ils sifflèrent comme une paire deserpents. De tous côtés, au même instant, les gens de l’aubergesurgirent de terre, et une horrible bataille commença, pendantlaquelle M.&|160;Goëtzi (le principal) continuait de descendre lecercueil de fer dans la barque.

Merry Bones n’était pas à son aise, seulcontre neuf. Heureusement qu’on frappa à la porte extérieure del’auberge. C’était notre Anna avec Grey-Jack. La famille deM.&|160;Goëtzi fut obligée de se dédoubler, et Merry Bones put sesauver à coups de tête, au moment où l’horloge de la salle bassesonnait la treizième heure.

Une fois dehors, il fit le tour de la maisonet courut après la barque qui descendait le bras de La Meuse,emportant le cercueil de fer. Supposons que les deux matelotsétaient ivres, comme cela arrive quelquefois. Cette circonstancedut rendre plus aisée la tâche de Merry Bones, qui, après denombreux efforts, parvint à s’emparer du cercueil et le rapportasur ses épaules.

Pendant qu’il racontait, Elles’oubliait à contempler le sommeil du compagnon de son enfance.

Merry Bones secoua sa grande perruque d’un airmécontent.

–&|160;Faites-moi d’abord l’amitié, dit-il, defermer le cercueil, sans quoi vous aurez des distractions et nousn’en finirons plus. J’ai mon plan. Pour l’exécuter, j’ai besoin desavoir si vous avez froid aux yeux, demoiselle.

Elle sourit avec une fierté calme etfit retomber le couvercle du cercueil.

–&|160;Voilà qui va bien, reprit Merry Bones,soyez maintenant tout oreilles. En revenant, je n’ai pas pu monterpar le toit, à cause de mon fardeau qui était trop lourd. J’aipassé par la cuisine et j’ai pu entendre ce tas de gredins quicomplotaient dans la salle basse. Voilà ce que j’ai appris&|160;: àla quinzième heure (et je pense qu’elle va bientôt sonner),M.&|160;Goëtzi les a invités à une petite fête de famille. Ilssont, en effet, contents&|160;; ils croient que le cercueil de ferdescend vers Rotterdam avec Son Honneur dedans, et après la petitefête dont je parle, ils comptent le rejoindre pour partir tousensemble et opérer livraison de la marchandise au château deMontefalcone.

–&|160;Quelle est cette petite fête&|160;?demanda notre Anna.

–&|160;C’est de vous boire, répondit MerryBones.

Elle faillit tomber à larenverse.

–&|160;Me boire&|160;! répéta-t-Elled’une voix éteinte.

–&|160;Tout à fait, repartit Merry Bones, quiajouta&|160;: C’est vrai qu’ils préfèrent les jeunes personnes demoins de vingt ans&|160;; mais voici les propres paroles deM.&|160;Goëtzi&|160;; il a dit&|160;: «&|160;Miss Anna Ward, à larigueur, doit être encore potable.&|160;»

–&|160;Potable&|160;! s’écria notremalheureuse amie en joignant ses mains crispées&|160;;potable&|160;! Dieu Seigneur&|160;! potable&|160;!

Je pense, Mylady, et vous, gentleman, que vousvous représentez les sensations diverses qui devaient l’agiter. Iln’y a pas beaucoup de situations aussi horribles dans lalittérature moderne. Potable&|160;! Le premier mouvement de notreAnna fut de s’écrier&|160;:

–&|160;Fuyons&|160;! au nom du ciel&|160;!

–&|160;Musha&|160;! répliqual’Irlandais&|160;; pas si bête&|160;! nous avons la partie tropbelle&|160;! Savez-vous que j’ai découvert une hache ici dans lebûcher, ma perle&|160;? une hache à fendre le bois&|160;! Peau dudiable&|160;! j’ai idée que nous allons rire&|160;! Ouvrez lecercueil, retirez-en Son Honneur et mettez-le dans le placard, àdroite de la cheminée… Dépêchez-vous, il me semble que j’entendsgrogner l’horloge maudite, et il faut encore que je réveille cetinnocent de Grey-Jack. Nous aurons besoin de lui.

Anna se mit en besogne lestement etcourageusement. Elle était forte, malgré sa courte taille.Elle retira du cercueil Édouard S. Barton, esq., et,l’ayant soulevé dans ses bras, Elle le porta jusqu’auplacard qu’Elle avait préalablement ouvert. Merry Bonesapplaudit à tour de bras.

–&|160;Fermez&|160;! dit-il&|160;: vous êtesun cher cœur, après tout&|160;! maintenant, poussez le cercueilsous le lit de manière à ce qu’il soit bien caché.

Elle obéit encore.

–&|160;Maintenant, ajouta Merry Bones,coulez-vous entre vos draps et faites semblant de dormir comme unjoli petit ange… Begorra&|160;! Voici la mécanique quigronde en bas, pour le coup… quoi qu’il arrive, ne bougez pas etn’ouvrez pas les yeux… à tantôt&|160;!

Le remue-ménage de l’horloge se fit entendre àl’étage inférieur. La tête de Merry Bones disparut précipitammentdu trou, et le premier coup de la quinzième heure tinta, jetantparmi les ombres de la nuit des vibrations sonores.

&|160;

Au moment où le marteau de l’horloge se levaet retomba pour la première fois, un bruit large, mais confus etsourd, monta du rez-de-chaussée. Il y eut des pas dans l’escalier.Au second coup, les pas foulaient le carreau du corridor. Autroisième, la porte roulait lentement sur ses gonds, et une lueurverte envahissait la chambre.

La lueur des vampires augmente, en effet,comme l’odeur des animaux de la race féline, dans les momentscritiques.

M.&|160;Goëtzi entra tout seul. Il ressemblaità une forme humaine qu’on eût taillée dans du verre à bouteille, etla terne lumière des chandelles, passant au travers de lui, projetason ombre transparente sur la porte qu’il venait de refermer. Lequatrième coup tinta.

M.&|160;Goëtzi marcha droit au lit, et le cœurde notre Anna cessa de battre.

M.&|160;Goëtzi se pencha au-dessus du chevet.Dans l’intérieur de son corps, des voix s’élevèrent qui direnttumultueusement&|160;:

–&|160;Nous avons soif&|160;! Commençons lafête&|160;!

L’horloge envoya son cinquième coup.

M.&|160;Goëtzi dérangea un peu la couverture,ses lèvres écarlates s’arrondirent comme celles du gourmet qui vatéter un vin de grand cru, et il dit avec une gaietésinistre&|160;:

–&|160;Patience, enfants&|160;! il me sembleque j’ai bien droit à la première rasade&|160;!

–&|160;Alors, dépêchez-vous, maître,dépêchez-vous&|160;!

Il paraîtrait que les vampires ont au bout dela langue une pointe très aiguë à l’aide de laquelle ils pratiquentLa piqûre nécessaire pour la satisfaction de leur hideusegourmandise. Une fois le trait de lancette donné, ils boivent à lamanière des sangsues.

Au moment où vibrait le sixième coup, la portes’ouvrit de nouveau et Merry Bones parut, cachant sa main droitederrière son dos. Grey-Jack le suivait, l’oreille un peu basse. Ilavait l’air docile comme un chien battu. Un Anglais se rendtoujours à l’évidence et la paire de tapes que Grey-Jack avaitreçue à la treizième heure était, à ce qu’il semblerait, depremière qualité.

Aussitôt que Merry Bones se montra,M.&|160;Goëtzi siffla, et toute sa famille lui sortit du corps d’unseul temps. À un second coup de sifflet, tout ce monde se dédoublaaussi bien que M.&|160;Goëtzi lui-même, et le septième coupsonna.

Alors M.&|160;Goëtzi se plaça derrière sesonze annexes et les lança tous ensemble contre l’Irlandais. Anna,qui avait tenu ses yeux fermés jusqu’à ce moment pour obéir auxrecommandations de Merry Bones, les ouvrit et put voir la mêlée laplus extraordinaire dont on ait ouï parler depuis que le monde estmonde.

Deux chiens, deux perroquets, deux femmeschauves, deux garçonnets, deux aubergistes et un M.&|160;Goëtzidévoraient positivement le malheureux Irlandais, qui n’employaitque sa main gauche pour se défendre et ne défendait que ses yeux,surtout contre les attaques des perroquets. Il saisissait à poignéela tête de ces bêtes cruelles et leur tordait le cou&|160;; maiscela n’y faisait rien, et pendant qu’il perdait ainsi sa peine, lechien et le bambin lui mangeaient les jambes, tandis quel’aubergiste et la femme chauve, aidés par M.&|160;Goëtzi (ledouble), fouillaient ses flancs, son ventre et sa poitrine.

Quoique Anglais, Grey-Jack restait coi sur leseuil. Ne le blâmez pas, c’était sa consigne. Il était le corps deréserve, et vous allez comprendre tout à l’heure l’importanceextrême de son rôle.

La huitième, la neuvième et la dixième heuresonnèrent pendant que Merry Bones marchait vers le lit, avançanttoujours un peu, malgré l’acharnement des harpies mâles et femellesqui se ruaient sur lui comme la meute fait curée du gibier tombé.Je vous le dis en vérité, rien ne serait resté de lui, pauvrecréature, s’il avait eu naturellement autre chose que la peau etles os. Mais toute cette vampiraille ne trouvait pas seulement unebouchée de viande à mordre sur tout le corps. Des os et du cuir,voilà de quoi il était fait. Ce serait une redite que de soulignerencore ici la supériorité incontestable de l’embonpointanglais.

Il saignait, pourtant, par toutes les veinesde son triste corps et les gueules de tous ces chacals étaientrouges&|160;; mais il avançait petit à petit, patiemment, et quandle onzième coup sonna, il n’y avait plus qu’une des deux femmeschauves entre lui et M.&|160;Goëtzi (le vrai).

Il secoua soudain sa crinière, poussa unbegorra retentissant et enleva l’horrible vieille d’uncoup de pied que je n’hésite pas à déclarer héroïque, car la mégèrealla se ficher dans le trou du poêle. Sa main droite, qui nes’était pas encore montrée, fit un brusque mouvement, la lame largede sa hache étincela, et, à l’instant où le douzième coup vibrait,la tête du Goëtzi en chef tomba, coupée d’un seul tranchant.

Aussitôt, toutes les autres têtes d’un ordreinférieur roulèrent sur le carreau comme si le même fil les eûtséparées du tronc. Il y eut alors une inexprimable confusion, maismuette. Chacun courait après sa tête. Au milieu de ce tumultueuxsilence, la voix de Merry Bones éclata comme un tonnerre&|160;:

–&|160;À ton tour, vieux Jack, imbécile&|160;!ordonna-t-elle.

Et Grey-Jack se mit à marcher en bon ordre,sans hâte ni paresse, comme font toujours nos admirables soldats.Il avait sa mission tracée&|160;; il prit sous le lit le cercueilde fer, il l’ouvrit et juste à l’instant où le double deM.&|160;Goëtzi rattrapait sa tête, Grey-Jack le fourra dans lecercueil et l’y renferma à clef.

Les autres ne s’aperçurent même pas de cela,tant ils étaient occupés à ramasser leurs crânes&|160;! Letreizième coup sonna, le quatorzième aussi, pendant qu’ils sebousculaient comme de misérables larves dans la fange d’un cloaqueen été. Merry Bones les regardait en riant de tout son cœur, ce quine l’empêchait point de surveiller à la fois le travail deGrey-Jack et les efforts de M.&|160;Goëtzi (le père).

Ils eurent achevé leur besogne tous les deuxen même temps, c’est-à-dire que Grey-Jack s’assit sur le cercueilrefermé au moment où M.&|160;Goëtzi retrouvait sa tête et lareplaçait entre ses deux épaules.

Il siffla. La populace des vampiricules,obéissant à l’ordre, rassembla ses paires en un temps. Second coupde sifflet de M.&|160;Goëtzi&|160;: seconde manœuvre de sa famillequi lui rentra impétueusement dans le corps.

L’exécution de ces manœuvres ne laissait rienà désirer.

–&|160;Personne ne manque&|160;? demandaM.&|160;Goëtzi.

Et sans attendre la réponse, comme l’horlogeenvoyait le quinzième coup, il plongea en quelque sorte à traversle châssis et disparut dans la nuit du dehors.

Une pauvre voix piteuse sortit cependant ducercueil de fer et répondit&|160;:

–&|160;Monsieur Goëtzi&|160;! MonsieurGoëtzi&|160;! Il vous manque votre double.

Mais il était trop tard. L’horloge ayant finide sonner, le coucou chanta quinze fois à son tour, avant que notrepauvre Anna pût seulement s’assurer si elle était morte ouvivante.

Après le dernier chant du coucou, Merry Bonesdemanda le silence pour exposer le restant de son plan de campagne,car vous pensez bien que la guerre ne faisait que commencer.

–&|160;Demoiselle, dit-il, maintenant, le pluspressé serait de nous mettre en route pour le château deMontefalcone, mais comme Son Honneur dort ferme et dur…

–&|160;Ouvrez la porte du placard, interrompitnotre Anna, cela lui donnera de l’air.

Merry Bones continua&|160;:

–&|160;Ce sera un voyage d’agrément, et jecompte bien me refaire pendant la route. Grey-Jack portera lecercueil…

–&|160;Que le diable t’étrangle&|160;!…commença le bonhomme.

Mais Merry Bones lui coupa vertement laparole, disant&|160;:

–&|160;Le cercueil nous est nécessaire pourplus d’une raison&|160;: d’abord pour tenir l’oiseau en cage…

–&|160;Vous vous trompez, bon Irlandais, fitobserver M.&|160;Goëtzi d’une voix douce à l’intérieur de la bière.Je vous donne ma parole d’honneur de ne pas m’échapper, si vous memettez en liberté.

–&|160;… Ensuite, poursuivit Merry Bones, sansprendre la peine de répondre à cette insinuation, pour introduireSon Honneur au château de Montefalcone quand il sera temps. Ilparaît que les murailles sont hautes comme le dôme de Saint-Paul deLondres, mais j’ai mon idée.

–&|160;Ah&|160;! bon Irlandais, dit la doucevoix du cercueil, vous avez bien de l’esprit&|160;! Vous avez tortde repousser mes offres. Je vous suis profondément dévoué et jepourrais vous rendre d’excellents services.

&|160;

Vous croyez sans doute que c’était piège. Ehbien&|160;! pas du tout. Les auteurs généralement sérieux qui ontécrit de gros livres sur les vampires sont d’accord sur ce point dedoctrine qu’un vampire captif appartient à son vainqueur aussiétroitement que ce même vainqueur appartiendrait au vampire, si lesort de la lutte eût été favorable à ce dernier.

Il y a seulement cette différence que leshommes ordinaires se rendent très rarement maîtres des vampires, laloi humaine étant que le Bien se montre toujours beaucoup moinsénergique que le Mal&|160;; et que, le fait de la capture duvampire par l’homme étant accompli, les goûts physiques et morauxde l’homme lui défendent de boire le sang du vampire.

L’absence de ce détail empêche l’assimilationparfaite, l’annexion intime du vampire vaincu à l’homme vainqueur.Mais le vampire prisonnier n’en est pas moins l’esclave de sonnouveau maître.

&|160;

Au moment où le double de M.&|160;Goëtziprotestait de son dévouement à travers les trous du cercueil, unbruit d’ailes se fit au-dehors, et le châssis de la croisée reçutun choc à l’extérieur comme si un gros oiseau ou une phalène detaille colossale se heurtait contre les carreaux.

–&|160;Qu’est-ce que cela&|160;? demanda notreAnna.

Le prisonnier répondit aussitôt&|160;:

–&|160;Ne vous y trompez pas un seul instant,c’est M.&|160;Goëtzi qui revient me chercher parce qu’il ne peut sepasser de moi.

–&|160;Je vais, s’écria Grey-Jack, lui envoyerune balle dans la tête.

Il s’était procuré de façon ou d’autre unecarabine et la brandissait en s’élançant vers la fenêtre.

–&|160;Arrêtez, honnête vieillard, dit lecaptif. Le monstre qui a multiplié contre votre jeune maîtresse etses amis les tentatives les plus coupables est impuissantdésormais. Je lui manque. Il serait trop long de vous expliquer lachose en termes précis et scientifiques, mais une comparaisonpourra vous éclairer suffisamment. Je ne suis, il est vrai, par lefait, que la douzième partie de M.&|160;Goëtzi, mais je sersd’attache à tout le reste et mon absence le met dans la positiond’un chapelet qui aurait perdu son fil. Vous jugez de sonembarras.

Cela frappa beaucoup l’assistance, maisnéanmoins, notre Anna, plus réfléchie qu’on ne l’est ordinairementà son âge, demanda&|160;:

–&|160;Prisonnier, pourquoi trahissez-vousvotre patron&|160;?

–&|160;Ma chère enfant, répondit la voix ducercueil, et ne vous étonnez pas de m’entendre vous appeler ainsi,j’en ai le droit, j’ai plusieurs motifs pour agir comme je le fais.Je vous en dirai deux. Le premier, c’est la loi même de touteconquête&|160;: le subjugué reste l’ennemi de son vainqueur. Lesecond, pour être bien compris, nécessite une histoire. À l’époqueoù le docteur Otto Goëtzi vint dans le comté de Stafford pour êtreprécepteur du jeune Édouard S. Barton, il n’était encorequ’apprenti vampire. Il n’avait ni double, ni accessoires, ni rien.Vous souvenez-vous de la pauvre Polly Bird, la fille de laHaute-Ferme, dont la fin prématurée attrista la paroisse, il y atrois ans&|160;?… Eh bien, mes amis, c’est cette infortunée PollyBird elle-même qui vous parle. M.&|160;Goëtzi, quand il reçut dePeterwardein son diplôme de maître vampire, me choisit tout d’abordpour être son double et commencer sa mécanique intérieure.

–&|160;Quand je pense, ajouta notre Anna, quenous étions assises l’une auprès de l’autre à l’église avec lessept demoiselles Bobington&|160;!

Merry Bones avait compris que Grey-Jack sesoumettrait difficilement à porter le cercueil.

–&|160;À tout prendre, dit-il, Polly Birdétait une assez bonne fille, autrefois, et la demoiselle n’a pas defemme de chambre. Si Polly veut nous promettre de se bien conduireet de porter le cercueil, je ne vois pas pourquoi nous nousamuserions à la voiturer sur nos épaules jusqu’au château deMontefalcone.

Cet avis prévalut. Merry Bones introduisit laclef dans la serrure du cercueil de fer et l’ouvrit. On vit alorsM.&|160;Goëtzi, qui regardait la compagnie d’un air doux etmodeste. Car c’était bien toujours M.&|160;Goëtzi, mais notre Annaet aussi les deux autres, en le considérant attentivement, auraientjuré qu’ils retrouvaient, derrière les traits de ce méprisabledocteur, quelque chose de la physionomie de Polly Bird.

L’infortunée remercia en bons termes et fit larévérence, dès qu’on l’eut remise sur ses pieds.

Nous parlerons désormais d’elle en employantle genre féminin, pour ne la point confondre avec le vraiM.&|160;Goëtzi. Vous n’oublierez pas cependant que c’était un hommeet qu’on dut abandonner, à cause de cela, le dessein de lui confierl’emploi de femme de chambre auprès de notre Anna.

Il y a plus, on lui attacha le cercueil au couà l’aide d’une forte chaîne par mesure de sécurité. Comme cela,d’abord, Grey-Jack et Merry Bones étaient bien sûrs qu’elle leporterait&|160;; en second lieu, on devait supposer qu’un pareilfardeau, gênant ses mouvements, rendrait toute tentative d’évasiontrès difficile.

Le jour commençait à poindre quandElle congédia tout le monde pour faire sa toilette.Pendant cela, l’ancienne Polly, par des procédés que je ne sauraisexpliquer, s’occupa d’éveiller Ned Barton. Quand notre Anna, aprèsavoir récité une courte prière ou plutôt des actions de grâces pourtant de périls évités, rappela ses compagnons, Édouard S. Bartonouvrait justement les yeux et regardait autour de lui d’un airstupéfait.

–&|160;Où suis-je&|160;? demanda-t-ilaussitôt.

Elle voulait lui fournir lesexplications les plus amples, mais Merry Bones exigea qu’on se mîten marche sur-le-champ.

–&|160;J’ai causé avec la voisine Polly,dit-il. Elle m’a donné de bons conseils. Nous avons une besogneassez délicate à terminer avant de nous rendre au château deMontefalcone. Tant que M.&|160;Goëtzi (le vrai) sera en vie, riende fait.

L’on descendit l’escalier. Dans la sallebasse, chacun put voir que l’horloge était arrêtée précisément à laquinzième heure. Le coucou avait même disparu. Quand on eut franchile seuil, un large écriteau qui pendait au-dessous de la lanternesauta aux yeux de tout le monde. Cet écriteau disait&|160;:Auberge à louer présentement.

Sans s’arrêter à ces détails curieux, maisfrivoles, la petite caravane se mit en marche aussitôt. L’anciennePolly allait en avant, étroitement gardée à droite et à gauche parGrey-Jack et Merry Bones. Bien entendu, Polly portait le cercueilde fer, et les Hollandais, race lourde, regardaient passer nosvoyageurs avec indifférence.

Par-derrière venaient notre Anna et NedBarton, qui était encore un peu faible et s’appuyait sur le bras desa compagne.

Aucun incident ne marqua la route jusqu’auxbords du Rhin, si ce n’est quelques sifflements vagues, entendusparmi les voix du vent, et quelques mouvements confus dans lesbuissons. Merry Bones, averti par l’ex-Polly qui en agissant avecune loyauté parfaite, expliquait alors à notre Anna queM.&|160;Goëtzi était éparpillé dans l’air et dans l’eau commederrière les feuillages, guettait l’instant favorable pourrattraper son double qui était indispensable à la liberté de sesmouvements.

Une fois, notre Anna sentit quelque chosecomme un cerceau d’enfant qui frôlait ses jambes, et une voix aigredit, venant on ne sait d’où&|160;:

–&|160;Voilà l’homme mort&|160;!

En arrivant au Rhin, on loua une barque pourremonter le fleuve jusqu’à Cologne. Vers le soir, quand les ombresdu crépuscule enveloppèrent le Rhin et ses rivages, une lueur d’unvert pâle apparut à environ deux cents toises en avant du bateau.Elle remontait le fil de l’eau, allant juste du même train que labarque.

À mesure que l’obscurité augmentait, la lueurbrillait davantage&|160;; elle se concentrait peu à peu. Aprèsavoir occupé un grand espace, elle en vint à ne pas paraître plusgrosse que le corps d’un homme.

Et alors, on put voir distinctementM.&|160;Goëtzi qui voguait, les pieds les premiers, environné de salivide auréole.

Pendant que chacun considérait en silence cespectacle étrange, l’ancienne Polly se mit à fondre en larmes, et,comme on lui demandait les motifs de sa douleur, ellerépondit&|160;:

–&|160;Pensez-vous que je puisse voir sans destransports de rage le monstre qui m’a ravi mon bonheur et monhonneur&|160;? Faites bien attention à ceci&|160;: il ne vousquittera pas d’une semelle tant que vous n’aurez pas pris lesmoyens de le détruire radicalement. Je parle ainsi dans l’intérêtde ma vengeance, mais surtout dans celui de votre sûreté. À toutesles heures du jour et de la nuit, qu’il soit apparent ou qu’il secache, vous pouvez être certains que M.&|160;Goëtzi rôdera toujoursautour de vous. En conséquence, je vous propose d’entendremaintenant dans tous ses détails le plan dont j’ai déjà touchéquelques mots à Merry Bones, et qui, s’il est exécuté hardiment,doit anéantir à jamais notre ennemi commun. Le moment estfavorable, car tant que nous le voyons là-bas, nous sommes biensûrs qu’il n’est pas ici aux écoutes. Tant qu’il ne m’a pas, il estobligé de serrer étroitement contre lui tout son monde, et vousdevez juger s’il enrage.

Cette réponse ayant fait taire toutes lesobjections, on se pressa autour de l’ancienne Polly, et chacun luiprêta une oreille attentive, excepté peut-être Édouard S. Barton,esq. C’est pénible à dire, mais le jeune midshipman ne s’était pasrecouvré lui-même complètement. Il restait un peu hébété. Affairede temps et de soins.

La malheureuse première victime deM.&|160;Goëtzi s’exprima en ces termes&|160;:

–&|160;Il est un lieu généralement ignoré, leplus extraordinaire sans doute qui soit au monde. Les gens quihabitent la sauvage campagne de Belgrade l’appellent tantôt Sélène,tantôt la Ville-Vampire, mais les vampires entre eux le désignentsous le nom du Sépulcre ou du Collège. Ce lieu est ordinairementinvisible aux yeux des mortels. Certains l’ont vu, cependant&|160;;mais il semblerait que chacun de ceux-là s’est trouvé en présenced’une image différente, tant les rapports à ce sujet sont divers etmême contraires. Les uns parlent, en effet, d’une grande ville dejaspe noir, ayant des rues et des palais comme les autres villes.Mais tout cela en deuil et enveloppé d’une éternelle obscurité.D’autres ont entrevu d’immenses amphithéâtres, couverts de dômescomme les mosquées et lançant vers le ciel des minarets plusnombreux que les pins dans la forêt de Dinawar. D’autres encore uncirque, un seul, aux proportions colossales et environné d’untriple rang de cloîtres, dont les arcades en marbre blanc fuient,éclairés par un crépuscule lunaire qui jamais n’admet ni le jour nila nuit. Là sont rangées, dans un ordre mystérieux, les demeures oules sépultures de ce peuple prodigieux, que la colère de Dieuattache aux flancs de notre terre, et dont les fils, moitié démons,moitié fantômes, à la fois vivants et décédés, sont incapables dese reproduire, mais privés aussi du bienfait de mourir. Ils ont desfemmes, pourtant, qui sont les Goules, nommées aussi Oupires.Quelques-unes, dit-on, se sont assises sur des trônes et ontépouvanté l’histoire. À l’exemple de ces hommes de fer quiopprimaient la rase campagne au Moyen Âge, et qui, vaincus, seréfugiaient dans leurs forteresses imprenables, ils ont cet abrisinistre et splendide, cette citadelle, ce lieu d’asile, inviolablecomme les tombeaux. Aussi, chaque fois qu’un vampire est frappéprofondément et d’une façon qui se dirait mortelle en parlant d’unmembre de la race humaine, il se dirige vers le Sépulcre. Leurexistence, en effet, peut subir des crises qui ne sont jamais lamort, mais qui ressemblent à l’anéantissement. On en a trouvé, surdivers points du globe, réduits à l’état de cadavre, quoique leurchair restât fraîche, et que le mécanisme qui leur sert de cœurcontinuât de sécréter une liqueur chaude et vermeille. En cet état,ils sont à la merci du premier venu. On peut les charger de chaîneset les murer. Aucun mouvement ne leur est permis pour se défendrejusqu’à ce que le hasard amène auprès d’eux le prêtre maudit quidétient la clef, – la clef unique à l’aide de laquelle le rouage deleur vie apparente peut être remonté. Pour ce faire, le prêtreintroduit la clef dans le trou qu’ils ont tous au côté gauche de lapoitrine, et il tourne… M.&|160;Goëtzi est précisément dans cetteposition, il a un impérieux besoin d’être remonté. À mesure que lesheures vont s’écouler désormais, il va subir un affaiblissementgraduel et assez rapide jusqu’à ce qu’on lui donne la quantité detours de clef qui lui est nécessaire. Aussi est-il en route vers leSépulcre&|160;; seulement, le désir passionné qu’il a de merécupérer, moi qui suis son lien, sa synovie, s’il m’est permis derépéter ce mot scientifique que j’ai appris de lui-même, le retientencore aux environs de nous. Comme il ne sent pas encore sa santétrop mauvaise, il ne se presse pas et guette un instant favorablepour m’escamoter par force ou par adresse… Rapprochez-vous de moi,je vous prie, car voici le brouillard qui monte, et l’on n’aperçoitpresque plus la lueur de M.&|160;Goëtzi. Soyez sûrs que, dès qu’ilpourra s’approcher de nous sans être aperçu, il se glissera dans lecorps de l’un de nos rameurs… Nous allons, nous aussi, au Sépulcre.Soyez tranquilles, cela ne nous allongera pasconsidérablement&|160;; c’est presque notre chemin. Je sais parcœur les détours du funèbre hôpital. Nous pénétrerons jusqu’à lacellule privative de M.&|160;Goëtzi, et… mais on n’aperçoit plus dutout la lueur verte. Attention&|160;!

–&|160;Eh quoi&|160;! demandèrent à la foistous nos voyageurs dont la curiosité était vivement excitée.Qu’alliez-vous ajouter&|160;?

–&|160;Chut&|160;! fit l’ancienne Polly, quimit un doigt sur ses lèvres. Écoutez&|160;!

Un clapotis suspect agitait l’eau autour dubateau, dont le sillage s’éclairait d’une pâle lumière.

–&|160;Dites-nous la chose à l’oreille&|160;!supplia notre Anna.

L’ancienne Polly consentit. Elle étaitvraiment bonne fille, quoiqu’elle n’en eût pas l’air, sous lestraits de M.&|160;Goëtzi. Chacun s’approcha tour à tour et reçut saconfidence murmurée.

–&|160;Excellent&|160;! s’écrièrent tous nosvoyageurs. Voilà une idée qui vaut de l’or&|160;!

Vous souvenez-vous de l’éclat de rire qu’avaitentendu notre Anna au débarcadère des Boompies, le soir de sonarrivée à Rotterdam&|160;? Quelque chose de semblable grinça dansl’air et, au même instant, un des rameurs fit un brusquehaut-le-corps.

–&|160;Attention&|160;! ordonna l’ex-Polly,l’ennemi est dans la place&|160;! Vous n’avez qu’un moyen de megarder, et ce que je vous dis là vous donne la mesure de ma bonnefoi&|160;: Placez-moi de nouveau dans le cercueil de fer,asseyez-vous dessus&|160;!

On n’eut pas plus tôt obéi à cette loyalesuggestion que le rameur possédé fit un autre mouvement en poussantun grand soupir. En même temps, on entendit comme le bruit d’uncorps qui tombe dans l’eau. M.&|160;Goëtzi, voyant le peu de succèsde son stratagème, s’en allait comme il était venu.

Le reste de la nuit fut tranquille.

Il faisait jour quand ils passèrent àDüsseldorf. Notre Anna chargea Merry Bones d’aller jusque chez unmarchand d’instruments de musique et d’y acheter un luth, quiservit, malgré la circonstance, à charmer la monotonie dutrajet.

M.&|160;Goëtzi semblait avoir disparu. On putrouvrir le cercueil de fer pour donner de l’air à l’infortunéePolly.

À Cologne, on quitta le Rhin pour la route deterre. Une chaise de voyage fut louée. On traversa la Westphalie,la Hesse, une partie de la Bavière et l’on s’embarqua de nouveau àRatisbonne, mais cette fois sur le Danube.

&|160;

Aucun incident ne marqua le voyage deRatisbonne à Linz, de Linz à Vienne, de Vienne à l’antique citémagyare d’Ofen que nous appelons Buda, et de Buda aux plaines de laBasse-Hongrie.

Ce fut un matin, aux premiers rayons dusoleil, que notre Anna et ses compagnons aperçurent, dans cettegloire étincelante qui est la lumière du ciel oriental, les tourstrapues de Peterwardein avant de découvrir les profils enchantés deBelgrade. La vue se perdait dans ces riantes campagnes, toutembaumées par le maïs en fleur, au milieu desquelles le Danubepasse, semblable à une mer.

Depuis Vienne, aucun signe n’avait dénoncé laprésence de M.&|160;Goëtzi, mais l’ancienne Polly n’avait jamaiscessé de dire&|160;: «&|160;Il est là.&|160;» Et, en effet, auxdernières heures du voyage, on recommença de l’apercevoir surl’eau, toujours flottant, les pieds en avant, et enveloppé d’unebourre de brouillard pâle.

Mais il était incomparablement plus petit, etsi maigre&|160;! Et la brume livide qui l’entourait oscillait commesi elle eût été prête à s’évanouir.

À quelque distance de Belgrade, M.&|160;Goëtzise rapprocha du bord et prit terre parmi les roseaux. Vous eussiezdit un transparent flocon de fumée.

–&|160;Il n’en peut plus, l’abominablecoquin&|160;! dit l’ancienne Polly, qui se frotta les mains de boncœur.

C’était sur la rive chrétienne du Danube queM.&|160;Goëtzi avait pris terre, non loin de Semlin, dans le bannatde Temesvar.

On le vit encore un instant au-delà desroseaux, puis il se perdit dans la haute verdure d’un champ demaïs.

–&|160;Abordons&|160;! ordonna Polly qui étaitdésormais le chef de l’expédition.

La barque s’approcha aussitôt de la rive. Ondescendit sur la berge, et Polly, prenant la tête de la caravane,se dirigea aussitôt vers la petite ville de Semlin, qui est lapremière après la frontière turque.

–&|160;Maintenant, dit-elle tout en marchantavec rapidité, que mon infâme séducteur est réduit à la dernièreextrémité et couché déjà sans doute dans son auge de marbre (car leSépulcre est plus près de vous que vous ne le pensez), maintenantque nous n’avons plus à craindre son espionnage, je puis vousfournir les suprêmes explications. Nous sommes arrivés au terme denotre course. Si l’heure était propice, nous verrions d’icil’atmosphère spéciale qui entoure et voile Sélène, la ville morte,mais il est trop matin, et j’en suis bien aise, car il nous faut letemps de faire nos préparatifs. Vous savez que les vampirespartagent le jour en vingt-quatre parties égales et que leurscadrans ont par conséquent vingt-quatre heures. À lavingt-troisième heure, c’est-à-dire à onze heures avant midi, lamiséricorde de Dieu a permis que leur puissance eût un tempsd’arrêt de soixante minutes, montre à la main. C’est là leur grandsecret, et je m’expose, en le révélant, aux plus abominablessupplices. Mais je suis prête à tout pour assurer ma vengeance. Ilest aux environs de huit heures&|160;; nous avons donc trois heuresdevant nous pour acheter à Semlin du charbon, un réchaud, desflacons de sel anglais et un paquet de bougies. Ne m’interrogezpas&|160;; vous verrez par vous-mêmes l’utilité de ces diversobjets. Il nous faut aussi un chirurgien habile, et j’ai votreaffaire&|160;: M.&|160;Magnus Szegeli, le praticien le plusinstruit à dix lieues à la ronde et qui ne demandera pas mieux quede nous suivre, car il est enragé contre les vampires.Malheureusement, je ne peux pas traiter cette affaire-làmoi-même.

–&|160;Pourquoi&|160;? demanda notre Anna.

–&|160;Parce que, demoiselle, M.&|160;Goëtzilui a bu deux jeunes personnes charmantes qu’il adorait et quiétaient toute sa famille. Or, comme je porte la figure deM.&|160;Goëtzi, le docteur Magnus ne manquerait pas de mereconnaître, et vous sentez que je ne lui inspirerais pasconfiance.

Elle se détourna, incapable dedissimuler sa répugnance, et murmura&|160;:

–&|160;Malheureuse&|160;! Est-ce que vous avezgoûté au sang de ces pauvres filles&|160;?

–&|160;Demoiselle, répliqua Polly en baissantles yeux, dans notre état, on ne fait pas ce qu’on veut.

–&|160;Et trouviez-vous cela bon&|160;?demanda Édouard Barton curieux comme tous les marins.

Pour la première fois peut-être, Ellepensa à son fiancé avec orgueil. Certes, William Radcliffe ne seserait pas permis une question aussi déplacée.

Semlin, qui est l’ancien château de Malavilla,si souvent pris, perdu et repris par les infidèles au Moyen Âge,garde encore les restes de la forteresse, bâtie par Jean Hunyade.Nos compagnons y achetèrent les divers objets qui leur étaientindispensables, et notre Anna eut l’idée de se munir d’undessinateur. Elle songeait à tout. Il est fâcheux que laphotographie ne fût pas encore inventée.

Le chirurgien esclavon Magnus Szegelidemeurait auprès de l’école israélite. Notre Anna entra seule danssa maison, pendant que Ned Barton, Jack, Merry et aussi lamalheureuse Polly se livraient au soin vulgaire de prendre leurrepas du matin.

Le docteur Magnus était encore un jeune homme,quoiqu’il eût les cheveux tout blancs. Sa figure, ravagée par ladouleur, racontait pour ainsi dire la déplorable histoire de sesdeux filles. Au premier mot qu’Elleprononça, et dès qu’ileut compris qu’il s’agissait de combattre les vampires, il saisitsa trousse et la brandit avec tout l’enthousiasme que donnel’espoir de la vengeance. Selon l’avis de Polly, Ellel’engagea à prendre aussi une de ces larges cuillers de fer,destinées à servir le potage, dans les maisons pauvres, mais donton aiguisa les bords. L’usage de cet instrument vous sera révélé entemps et lieu.

Il est bon de constater que le nombre desjeunes filles dévorées par les vampires aux environs immédiats deleur couvent est beaucoup moins considérable qu’on ne pourraitl’imaginer. Pour ne point trop soulever le pays, les vampires ontarrêté entre eux que, dans un périmètre de quinze lieues, ils nedoivent commettre aucun dégât. M.&|160;Goëtzi avait donctransgressé le pacte en assouvissant sa soif au détriment d’unhabitant de Semlin, ville prohibée, ainsi que Peterwardein etBelgrade. En conséquence, de peur d’être réprimandé par les siens,il n’avait pas osé enrôler les deux jeunes demoiselles Szegeliparmi ses esclaves, et, ayant préparé leurs cadavres, il en avaitfait de simples objets d’art.

Quand notre Anna revint vers ses compagnons,Elle trouva Polly renfermée de nouveau dans le cercueil defer, précaution doublement utile&|160;; d’abord pour que lechirurgien esclavon ne reconnût point en elle M.&|160;Goëtzi,ensuite pour épargner toute tentation de fuite ou de trahison àl’infortunée fille dont le repentir semblait sincère, il est vrai,mais qui devait avoir pris, en définitive, parmi ses anciensmaîtres, de bien funestes habitudes.

On partit à dix heures sonnant&|160;: lavingt-deuxième heure aux horloges du Sépulcre. Il faisait un tempsradieux. C’est ici le doux climat d’Italie. Le degré de latitudequi touche Semlin passe entre Venise et Florence. Nos voyageursallaient silencieux et graves au travers des champs de mil et demaïs, dont les clôtures étaient faites de lauriers-roses.Elle marchait la première, suivie par Grey-Jack et MerryBones qui portaient le cercueil. Édouard S. Barton, esq., chargé dusac de charbon, du fourneau et du paquet de bougies, venaitensuite. La marche était fermée par M.&|160;Magnus dont le chagrinralentissait les pas. Ne croyez pas que j’aie oublié lepeintre&|160;: il flânait à droite et à gauche avec l’insouciancequi est l’apanage des artistes.

Ordinairement, les phénomènes surnaturels seproduisent aux environs de minuit, et à la faveur de l’obscurité laplus complète. C’est en cela, Mylady et vous, gentleman, je vousprie de me permettre cette observation, que le présent épisode,rigoureusement historique, présente un remarquable caractèred’originalité. On était au milieu du jour et le soleil dardait surla nature ses plus éblouissants rayons. Pas d’escamotagepossible.

À trois quarts de lieue de Semlin, dans ladirection de Peterwardein, le paysage commença très brusquement àchanger d’aspect. On ne vit plus ni lauriers-roses, ni cytises, niseringas. La grasse verdure des maïs en herbe disparut. Le sol,tout à l’heure si riche, prit une teinte terne, comme s’il fûttombé récemment une averse de cendres.

En même temps, le bleu du ciel se voila degris, et quelque chose que la parole ne peut rendre, un écranmélancolique se mit au-devant du soleil.

Ces symptômes allèrent augmentant avec unesurprenante rapidité. Au bout de cinq minutes, il sembla à nosvoyageurs qu’ils étaient séparés par une distance énorme des objetsqui tout à l’heure les environnaient.

Ils se serrèrent instinctivement les unscontre les autres, cherchant au ciel le soleil qui s’était cachéderrière le mensonge de cette nuit.

–&|160;Allez toujours, dit Polly dans lecercueil.

Et ils allèrent, les jambes amollies, la têteincertaine, la poitrine oppressée par un poids inconnu. Ilschancelaient et s’entre-heurtaient. Vous eussiez dit qu’une lourdeivresse les avait saisis, ou plutôt que, tous à la fois, ilsavaient été frappés de cécité.

Car ce qui les environnait, c’était la nuitcomplète, impénétrable.

–&|160;Allez toujours&|160;! dit la voix ducercueil.

Ils allèrent. Y a-t-il quelque chose de plusnoir encore que la nuit&|160;? Ce quelque chose tomba autour d’eux,froid comme un drap mortuaire. Depuis longtemps, tout bruitextérieur avait pris fin. La nature ne respirait plus.

La voix du cercueil dit au milieu de cesilence sans nom&|160;:

–&|160;Arrêtez-vous&|160;!

Ils obéirent, et tout aussitôt, auprès d’eux,parmi eux, allais-je dire, tant le son les enveloppa étroitement,une cloche puissante, mais limpide comme une note d’harmonica,tinta lentement la vingt-troisième heure.

Au vingt-troisième coup, les ténèbres sedéchirèrent et le Sépulcre apparut. Nos compagnons étaient aucentre même de la Ville-Vampire.

&|160;

Cette ville, superbe sous la malédiction deDieu, est appelée Sélène, qui est le nom grec de la lune. On saitque parmi les auteurs, il en est qui assignent aux vampires la lunepour patrie.

Ici, dans la ville décédée qui environnait nosamis, tout manquait, la vie, la couleur et le mouvement. C’étaitune splendeur spectrale qui s’imposait à l’esprit, dans le silence,par les merveilles d’un décor inouï, dont rien ne saurait dire lesmélancoliques richesses.

Commençons par l’édifice central, situé aumilieu d’une vaste place circulaire, et figurez-vous une rotondeimmense où les ordres de l’architecture antique s’amoncelaient,l’un au-dessus de l’autre selon de sauvages, mais savantesfantaisies, mariés aux audaces les plus étranges de l’archaïsmeassyrien, du rêve chinois et du caprice hindou.

C’était un temple, une tour, une Babelgigantesque bâtie en porphyre pâle, teinté très délicatement decette nuance indécise qu’on appelle «&|160;vert d’eau&|160;». Degrands blocs de cette pierre, terne et à la fois translucide commel’ambre, se reliaient entre eux par d’étroites soudures de marbrenoir. La première ordonnance qui formait péristyle au-dessus duperron circulaire de treize marches était composée de colonnesdoriques, renflées comme celles du temple de Paestum, mais dans uneproportion beaucoup plus large qui produisait un sentiment decyclopéenne solidité. Entre les colonnes apparaissaient desfenêtres moresques aux cintres violemment outrepassés.

La seconde ordonnance était ionique, autantqu’on peut employer ces désignations réservées à l’art pur pourcaractériser des formules exagérées jusqu’à la barbarie. Ellelaissait voir des fenêtres tréflées. La troisième cannelait sescolonnes corinthiennes au-devant de murailles qui rentraient,percées d’ogives écrasées. La quatrième, composite, mais fleurie demille ornements étrangers à la règle, abritait des fenêtres enforme d’étoiles. La cinquième, enfin, qui soutenait la toiture endôme plate comme une patère renversée, et couronnée par une autrecoupe plus petite d’où s’élançait une gerbe de flammes, ne pouvaitaccepter aucun nom technique&|160;: c’était une efflorescence decolonnettes, de nervures, un jaillissement de lianes nacrées,jouant avec tous les styles, mentant à tous les préceptes etdéfiant les impossibilités de la féerie.

Mais ce qui donnait le caractère à l’ensemblede cette colossale chapelle en même temps grandiose et frivole,magnifique, mais triste jusqu’à navrer, c’était la sailliedémesurée des chapiteaux et de leurs entablements. Le doriqueévasait ses frises et ses corniches, l’ionique enflait etprolongeait ses volutes, le corinthien et le composite déroulaientleurs feuilles d’acanthe, et enfin, l’ordre sans nom échevelait sesvégétations de telle sorte que le tout formait une échelle d’abrislarges et profonds, disposés en parasols, qui donnaient àl’ensemble les profils d’une pagode.

Sous le péristyle, entre chaque paire decolonnes, il y avait un tigre de porphyre accroupi, la griffe surle cœur déchiré d’une jeune fille couchée.

Et tout autour du perron, en dehors,vingt-quatre piédestaux se rangeaient, supportant aussi des statuesde jeunes filles toutes admirablement belles, mais toutes attaquéeset domptées par l’outrage d’un invisible ennemi.

Ces statues bordaient une large placecirculaire qui complétait le cœur de la rosace, et sur laquelles’ouvraient les six squares ou rues composant la Ville-Vampire.

Chacun de ces quartiers semblait énorme,prolongeant à perte de vue ses palais innombrables dont lesperspectives se perdaient dans une brume d’opale. Ils étaient tousdifférents mais dessinés selon de savantes analogies quiprocuraient à l’œil la sensation d’un parallélisme harmonieux.

Toutes ces livides magnificences appartenaientà la mort. Pas un mouvement, pas un bruit. Rien ne respirait.L’éternel sommeil planait jusque dans l’air où ne glissait aucunsouffle.

Ce qui frappait surtout, c’était la grandeurde cette nécropole dont nulle parole ne saurait exprimer laterrible solitude.

Ici, rien, quoique la main de l’homme apparûtsi puissamment dans ce gigantesque amas de merveillesarchitecturales. Rien ni personne, pas une ombre le long de cesblanches perspectives, ni sous ces colonnades qui, de tous côtés,fuyaient vers les lointains. Les fleurs pâlies de tous cesparterres dormaient sur leurs tiges qu’aucun balancement n’agitait.Il n’y avait pas jusqu’aux gerbes jaillissantes des fontaines quine fussent figées en l’air et suspendues par l’enchantement d’unmystérieux sommeil.

Vous savez que la monotonie, découragement dela pensée, élargit tout, même l’immensité. Le crépuscule, limpideet froid comme un regard de lune, frappait de tous côtés à la foisla symétrique cohue de ces monuments, tous bâtis de la même pierre,demi-transparente et incolore&|160;; elle ne leur faisait pointd’ombre.

À travers ces majestés du silence et de lamort, une idée de réveil se glissait. Il y avait dans la débauchede ces styles, dans la sauvage promiscuité de ces arts, une saveurd’orgie. L’orgie dormait. Que devait être cette Babylone dessépulcres à l’heure où l’orgie allait s’éveiller&|160;?…

Les sons de la cloche de cristal vibrèrentlongtemps dans l’atmosphère muette.

Nos voyageurs restaient frappés d’étonnement.Pendant que notre Anna essayait en vain de mesurer ces effrayantesmerveilles, Merry Bones enfilait ses interjections celtiques etGrey-Jack sondait la profondeur des perspectives dans le vagueespoir d’y découvrir l’enseigne d’une taverne. Le peintre avaitsaisi ses crayons. Le docteur Magnus, pauvre père, comptait d’unœil mouillé les statues de jeunes filles.

–&|160;Allons&|160;! allons&|160;! dit PollyBird, dans le cercueil, il ne s’agit pas de s’amuser aux bagatellesde la porte. Nous n’avons bien juste que le temps, marchons&|160;!M.&|160;Goëtzi demeure dans le quartier du Serpent. Enavant&|160;!

À l’entrée de chaque square, un piédestalsupportait l’image de l’animal qui donnait son nom au quartier.Merry Bones reprit la tête de la troupe, et ayant trouvé la statuedu serpent, il s’engagea entre les deux files de mausolées qu’elleséparait. À partir de l’entrée, le square allait s’élargissant. Cefut ici que la notion d’immensité envahit la pensée de notre Annaqui voyait rayonner de toutes parts des rues, greffées sur d’autresrues tandis que la voie principale plongeait dans de vertigineusesprofondeurs. Chaque tombeau, vu de près, était un monumentconsidérable&|160;; quelques-uns, appartenant sans doute à desmembres de la nobility vampirale, avaient les proportionsd’un palais de roi. Et il y en avait des centaines, il y en avaitdes milliers&|160;!

Chaque mausolée portait un nom, inscrit enlettres noires au-dessus de son entrée principale. La plupart deces noms étaient inconnus, mais il s’en trouvait quelques-uns parmieux dont la présence en ce lieu eût expliqué bien des énigmes,posées par l’histoire des âges écoulés et aussi par celle du tempsprésent&|160;: des noms d’avares maudits, de ceux-là dont larichesse scandaleuse est la misère de tout un peuple, des noms decourtisanes, ruine obscène des mœurs et des patrimoines, des nomsaussi de ceux-là que la poésie imbécile et l’art esclave glorifientsous le titre de conquérants parce qu’ils ont écrasé la faiblessesous la force et cimenté leur atroce renommée avec des larmes, dela honte et du sang&|160;!

Plus d’une fois, en passant devant quelqu’unde ces temples fastueux où dormait un illustre fléau de l’humanité,notre Anna voulut s’approcher, mais la voix de Polly Bird quis’impatientait et tremblait d’épouvante au fond du cercueil, criaitalors&|160;:

–&|160;Hâtons-nous&|160;! Il y va de la vie etnous n’avons que le temps&|160;!

On pressait le pas, mais la route s’allongeaitsans cesse. Les rues succédaient aux rues, les tombeaux auxtombeaux, et on allait toujours. Pas une créature vivante ne futrencontrée dans cet interminable trajet. Enfin Polly, quireconnaissait son chemin à travers les trous du cercueil, dit toutà coup&|160;:

–&|160;Nous arrivons, tenez-moi bien, car j’aibeau haïr mon maître, son cœur m’attire comme l’aimant appelle lefer et je fais malgré moi des efforts pour me précipiter enlui.

On entendait, en effet, à l’intérieur de labière, les soubresauts de l’infortunée qui se meurtrissait lescôtes contre les parois de fer.

–&|160;Halte&|160;! fit-elle enfin. Noussommes arrivés, c’est ici&|160;!

M.&|160;Goëtzi, n’étant ni roi, ni dictateur,ni tribun, ni philosophe humanitaire, ni fondateur de créditsmobiliers, ni baron Iscariote, ni baronne Phryné, ne pouvaitprétendre à faire partie de l’aristocratie des vampires. C’était unsimple docteur, et encore, il n’exerçait pas la médecine. Aussin’avait-il qu’un tombeau très mesquin et qui inspirait presque dela compassion si on le comparait aux sépultures patriciennes.C’était une pauvre chapelle de style grec barbare, à peine plusgrande que Saint-Paul de Londres, et dont l’architecture un peuparcimonieuse ne comportait pas au-delà de quatre ou cinq centscolonnes. Elle était humiliée d’un côté par le mausolée d’unPremier ministre prussien, et de l’autre, écrasée par la cathédraled’une vieille coquine française dont le métier était, est et serade boire, à Paris, le sang des imbéciles, fils de croisés ou filsde vilains, sans préférence aucune, pourvu qu’il y ait de l’or dansles veines de ces divers jocrisses.

Au centre de la façade, sur une table de jaspenoir, le nom de M.&|160;Goëtzi ressortait en lettres vert d’eau,faiblement lumineuses, et ainsi figuré&|160;: Гєωθєє.

Notre Anna regretta bien de n’avoir pas sousla main William Radcliffe qui était fort en grec comme un Turc.Elle dut s’adresser au chirurgien Magnus qui lui expliqua,malgré sa douleur, que ce nom semblait formé de deux racinesdistinctes dont l’une déclinait le substantif terre,tandis que l’autre conjuguait le verbe bouillir.

–&|160;Volcan&|160;! s’écria notre Anna. C’estbien un nom de fléau&|160;!

Elle était fixée. William Radcliffe,consulté plus tard, trouva le nom boiteux et mal bâti.

–&|160;Ouvrez&|160;! ordonnait cependantPolly, qui se démenait dans le cercueil, et entrez&|160;! Unesimple minute de retard peut nous exposer aux plus affreuxmalheurs.

On franchit le perron et le péristyle. Lagrand-porte n’était pas fermée à clef. On entra. L’intérieur dutombeau présentait une vaste nef, entourée d’un cloître régnant,au-dessus duquel couraient deux étages de galeries&|160;: le toutcoiffé d’une coupole byzantine. Les murs, les pilastres, la voûte,tout était fait de cette pierre ambrée que notre Anna appelait«&|160;lunaire&|160;», et qui était semi-transparente. Au-devantdes colonnes, un rang de statues très rapprochées l’une de l’autre,et représentant toutes des jeunes filles, faisait cercle autourd’une conque de porphyre qui tenait le centre exact de la nef.

Ces jeunes filles étendaient vers la conqueleurs bras mollement arrondis qui portaient une guirlande sansfin.

Au-devant encore, un rang de trépiedsninivites soutenait des bassins d’albâtre où brûlait une liqueurinconnue si pâle que la flamme de l’esprit-de-vin eût semblévermeille auprès d’elle.

Dans la conque centrale, M.&|160;Goëtzi étaitcouché sur le dos avec ses deux bras collés à ses flancs. Il étaitréduit à rien, ce misérable, décharné, défait et ridé comme unparchemin humide qu’on aurait séché au soleil.

–&|160;Ô mon cher maître&|160;! s’écria Pollyqui se livrait à d’extravagantes contorsions dans sa boîte de fer,si je n’étais pas prisonnière, avec quelle joie j’irais à votresecours&|160;! – mais elle ajouta sans reprendre haleine&|160;: –Allons, vous autres, pas de paresse&|160;! arrachez-lui le cœursans trop le faire souffrir&|160;!

Je vous demande ici la permission d’employerun mot tout à fait choquant. Il est nécessité par la circonstance.Rien ne pue comme un vampire qui s’est mis à son aise dansla liberté du chez soi. Malgré les nombreuses cassolettes quibrûlaient, M.&|160;Goëtzi, d’ailleurs sérieusement incommodé,exhalait une odeur si malignement fétide que nos compagnons eussentrisqué de mourir par asphyxie sans les flacons de sels anglaisachetés à Semlin. Voilà pourquoi la baronne Phryné fait la fortunede tant de parfumeurs&|160;!

Le docteur Magnus saisit sa trousse, mais samain tremblait lamentablement, et vous ne comprendrez la raison,quand je vous aurai dit que le malheureux père avait reconnu sesdeux filles parmi les statues.

–&|160;Allons&|160;! allons&|160;! répétaitPolly, chaque minute vaut un siècle. Extirpez le cœur de moninfortuné patron avec adresse et douceur&|160;!

Ma foi, Merry Bones n’était qu’un Irlandais,mais aucune besogne ne l’effrayait. Il arracha la trousse des mainsde M.&|160;Magnus et s’écria&|160;:

–&|160;Que le diable m’étouffe, si je ne metire pas comme il faut de cette opération-là&|160;! J’ai été garçonboucher à Galway, en tout bien tout honneur.

–&|160;Va, mon garçon&|160;! fit la voix ducercueil, travaille ferme, mais ne lui fais pas de mal&|160;!

Merry Bones retroussa ses manches. Notre Anna,solennellement émue, s’était mise dans une position commode pourbien voir. Édouard Barton et Grey-Jack veillaient sur le cercueil,qui menaçait à chaque instant de s’ouvrir. Le docteur Szegelirestait auprès de Merry Bones pour diriger au moins l’opération parses conseils.

Le jeune peintre esclavon, assis sur sonpliant, jetait un croquis.

Je serais naturellement embarrassée pourdécrire en termes techniques le travail chirurgical qui futaccompli. Peut-être aussi cela sortirait-il des convenances&|160;;qu’il vous suffise de savoir que M.&|160;Goëtzi garda ses yeuxouverts et fixes tout le temps de l’opération. Sa figure restaimmobile, ainsi que son corps réduit à un état de maigreurpitoyable.

–&|160;Si on lui avait seulement donnévingt-quatre heures, disait Polly, il serait gras et frais, le cherpatron. Taillez&|160;! taillez&|160;! à fond&|160;! ah&|160;! jelui étais bien attachée&|160;!

Quand on écarta la chemise du patient, chacunput voir au côté gauche de sa poitrine et à la hauteur du cœur unpetit pertuis rond du diamètre d’un tuyau de plume et d’où le sangvermeil s’écoulait goutte à goutte. Au moment où ce mystérieuxmécanisme de la végétation vampirale se montra à découvert, lacoupole devint sonore, les murailles, le cloître, les galeriesprirent une voix. Ce fut une sorte de musique plaintive et pâlecomme la lumière ambiante, comme les marbres de l’édifice, commedes lueurs indécises qui se mouraient dans les cassolettes.

Merry Bones joua du scalpel en conscience etprouva son talent comme boucher. Mais, sous le tranchant del’acier, pas une larme de sang ne jaillit. Évidemment, il n’y avaitde vif que le cœur lui-même&|160;; l’enveloppe était morte etsèche. Polly dit&|160;:

–&|160;Attention, s’il vous plaît&|160;! mavie est attachée à celle de mon patron par un filet nerveux qu’ilfaut couper avant de toucher au cœur. Vous trouverez onze de cesfilets dans le péricarde&|160;: un pour chacun de mescoaccessoires. Mon filet à moi est le premier à droite, levoyez-vous&|160;?

–&|160;Je le vois, répondit Merry Bones qui letrancha délicatement.

L’ancienne Polly en reçut un tel choc que lecercueil de fer sauta sur place.

Cependant, le cœur était complètement ànu&|160;: plus rouge qu’une cerise et dans un parfait état defraîcheur. Notre Anna, pressant son flacon sous ses narines,l’examinait curieusement. Jamais Elle ne perdait uneoccasion de s’instruire.

–&|160;Le réchaud est-il bien allumé&|160;?demanda Polly.

–&|160;Oui, répondirent Ned et Jack quis’étaient chargés de ce soin.

–&|160;Alors, adieu, patron&|160;! Je vouspleurerai longtemps… Enlevez&|160;!

Merry Bones prit des mains du docteur Magnusla cuiller de fer qu’on avait aiguisée pour cet objet, et, laplongeant adroitement sous le cœur, il retira ce viscèreintact.

Les yeux de M.&|160;Goëtzi tournèrentternes.

La musique monumentale, qui était la vibrationdes blocs de porphyre, s’enfla comme un grand gémissement.

–&|160;Et vite&|160;! s’écria Polly, grillez,brûlez le cœur de mon séducteur&|160;! Mais surtout, n’en perdezpas les cendres, car nous en aurons, je le crains, grand besoin.Quelle heure est-il&|160;?

Notre Anna consulta sa montre qui marquaitmidi moins le quart.

–&|160;Tout dépend de votre activité, repritPolly&|160;; la route est longue d’ici jusqu’au square du centre,et il n’y a qu’une seule entrée. Chauffez&|160;!

On chauffa. Tout le monde se mit à souffler lecharbon dans le fourneau, et sur ce brasier, on plaça le cœur duvampire, qui bientôt pétilla et fuma. La flamme le prit. Il brûlaitcomme un plum-pudding arrosé de rhum. Et pendant cela, le corps deM.&|160;Goëtzi diminuait dans la conque et ses yeux, animés d’unmouvement horrible, roulaient, roulaient.

La cuiller devint rouge. Merry Bones la tenaità l’aide de sa jaquette mouillée et pliée en quelques doubles. Etles autres soufflaient, excités par la voix du cercueil.

Le cœur tomba en charbons. Ce qui restait deM.&|160;Goëtzi dans la conque était un tout mince résidu de matièretransparente au travers de quoi on distinguait des petites chosesmortes&|160;: un perroquet, un chien, une femme chauve, unaubergiste barbu et un garçonnet qui avait un cerceau.

La musique livide avait cessé de se faireentendre, la froide flamme des cassolettes expirait, les statues dejeunes filles, tombant de leurs piédestaux sans bruit, s’étaientcouchées dans la poussière de porphyre qui formait le sol, et toutautour de la voûte, le grand coucou noir de l’horloge hollandaiseplanait en rond, agitant ses ailes silencieuses.

–&|160;L’affaire est faite, dit Polly, quiredevenait bien tranquille au fond du cercueil. J’ai eu un momentde vertige, mais c’est passé. Il s’agit maintenant de sortir d’ici.Vous n’êtes pas sans avoir entendu parler du docteur SamuelHahnemann, qui inventa la doctrine homéopathique. Quand je me portebien, je ne crois pas beaucoup à la médecine, mais il est sûr etcertain que le meilleur remède contre le vampire, c’est la cendredu vampire. Prenez deux ou trois pincées de celle du patron pourvous en servir à l’occasion et gardez le reste au fond de lacuiller. Quelle heure avons-nous&|160;?

–&|160;Midi moins quatre minutes, fut-ilrépondu.

–&|160;En avant&|160;! Et jouons desjambes&|160;! Emportez-moi&|160;!

Ils sortirent aussitôt du monument, laissantle fourneau, désormais inutile, et ce qui restait du sac decharbon. Édouard S. Barton et le peintre esclavon portaient lecercueil de fer, parce que Merry Bones était chargé de protéger laretraite au moyen de la cuiller à potage où étaient les cendres ducœur de M.&|160;Goëtzi. Ne souriez pas&|160;: vous allez bientôtvoir la puissance extraordinaire de ce médicament.

Quant au docteur Magnus Szegeli, le malheureuxpère avait entrepris d’emporter les statues de ses deux filles. Nepouvant y réussir, parce qu’elles étaient trop lourdes, il serejeta sur le résidu de M.&|160;Goëtzi et s’en empara pour lepiétiner à loisir dans son cabinet et lui faire subir les plushonteux outrages. Elle n’avait pas le courage de blâmercette vengeance puérile, mais légitime.

Ils sortirent. Au-dehors, tout était commeprécédemment immobile et muet, mais quelque chose avait changé dansla teinte uniforme des lugubres et splendides perspectives. De mêmeque l’approche de l’aurore éveille déjà la nuit, jetant parmi lesténèbres de mystérieuses lueurs, de même, au milieu de ces blêmesénormités, la couleur essayait de naître. Il y avait du rouge, unpeu, dans les profondeurs de l’atmosphère pallide, et le silenceconfusément murmurait…

Nos compagnons allaient à pleine course dansles rues de Sélène, incessamment pressés par les exhortations dePolly, qui, du fond de son cercueil, s’essoufflait à crier commedes jockeys d’Epsom. Et vraiment, on pouvait voir déjà qu’ellen’avait pas tout à fait tort. Le murmure, épandu parmi le silence,augmentait&|160;; les lueurs, colorées d’un rouge vague,croissaient en intensité, et le bruit des ailes du grand coucounoir, qui planait au-dessus de la caravane en décrivant descercles, commençait à se faire entendre.

Au moment où nos amis arrivaient au passagemarqué par la statue du Serpent, cet animal de porphyre, magnifiqueen ses proportions, se prit à onduler avec lenteur, en même tempsque ses anneaux demi-diaphanes, et jusque-là décolorés, prenaientune teinte verte d’une indicible richesse.

Juste à cette même seconde, un grondementvaste, partant du dôme principal, emplit l’espace par une série devibrations balancées, et toutes ces pâleurs immobiles, quiétageaient jusqu’à perte de vue les places de la ville trépassées,prirent vie&|160;: une vie verte d’une intensité crue et violente,dans laquelle les lignes précédemment noires marquant les jointuresdes pierres traçaient, en prenant une teinte écarlate, de longszigzags de feu…

C’était superbe, mais horrible et cesgrandeurs sinistres, assombrissant et réchauffant leurs horizonssans limites, submergeaient la pensée dans une merd’épouvantements. Polly disait&|160;:

–&|160;Pressez le pas&|160;! courez&|160;!fuyez votre mort qui va sonner&|160;! Quelle heureavez-vous&|160;?

–&|160;Midi moins une minute.

–&|160;Courez&|160;! courez après votrevie&|160;!

Ils couraient, haletants, chancelants, baignésde cette sueur glacée que la fièvre fait ruisseler sur le corpsbrûlant. Ils étaient au milieu de la place centrale quand la clochede cristal ébranlée jeta le premier coup de la vingt-quatrièmeheure. L’oiseau noir battit des ailes et lança dans les airs untriomphant «&|160;coucou&|160;». Du haut en bas de la grandeéglise, les fenêtres ouvertes laissèrent passer des lueurs defournaise qui semblèrent embraser de proche en proche l’air toutentier, tandis que le vert foncé des murailles et des colonnes sequadrillait de lignes de feu.

Alors les jeunes filles du péristyle setordirent en criant sous la griffe des tigres&|160;; les statuesprirent des poses lascives sur leurs piédestaux illuminés.

Le sombre et le brillant, la nuit et le jour,le gracieux et le terrible étaient mêlés là-dedans et confondus end’infernales promiscuités. Ce n’était plus même un rêve ni uncauchemar, ni une hallucination&|160;: c’était la débauche detoutes ces choses réunies, leur bataille et leur tempête. Et lacloche de cristal continuait de sonner. Et, après chaque coup,l’oiseau noir jetait son cri, qui allait grandissant, à mesure quel’espace plus ardent couvrait de lueurs plus étranges toutes cesarchitectures prodigieuses où le feu servait de ciment à des blocsd’émeraude.

Au douzième coup, le paquet de flammessculptées qui était dans la coupe terminale, au sommet du dôme,s’alluma, soufflé et attisé par l’oiseau noir avec le vent de sesailes.

Toutes les portes des mausoléess’ouvrirent…

Nos compagnons, courant à perdre haleine, nesavaient par où sortir de cette place entourée d’issues uniformes,et Polly Bird, affolée par la terreur, leur criait toujours&|160;:«&|160;Courez&|160;! allez&|160;! hâtez-vous&|160;!&|160;», sanssonger à leur donner les indications nécessaires. Ils tournaient àtoute vitesse, épuisés déjà et perdant haleine dans ce cerclefatal, ne sachant pas qu’ils n’avançaient plus et foulant dix foisde suite la même trace circulaire.

–&|160;Par la voie du Noctillion&|160;! criaenfin Polly&|160;; la porte est au bout&|160;! Courez, par l’enferet le ciel&|160;! votre vie ne tient plus qu’à un fil&|160;!

Ils se précipitèrent aussitôt dans l’un dessix grands squares formant la rosace, celui qui était marqué parune statue de chauve-souris. Les quatre autres, dont nous n’avonspas parlé, avaient pour signes une araignée, un vautour, un chat etune sangsue. Je dois dire que Ned Barton et surtout Grey-Jackavaient bonne envie de lâcher le cercueil de fer qui retardait larapidité de leur course&|160;; mais comment sortir sans lui de cetabominable labyrinthe&|160;? On n’apercevait aucune issue.

Et cependant, la cloche de cristal arrivait àtinter ses derniers coups. De toutes parts le mouvement succédait àl’immobilité, le bruit au silence. Par toutes les portes ouvertes,on voyait l’intérieur des mausolées, dont les habitants sedressaient hors de leurs conques et faisaient leur toilette.

Quelques-uns même déjà paraissaient sur lesseuils&|160;: des hommes de haute taille, mais pour la plupartefféminés, des femmes, au contraire, à la stature puissante ethardie, tous, les femmes et les hommes, pétris d’une matière verte,jaspée de rouge sombre, avec des yeux jaunes rayonnants et deslèvres qui pétillaient en brûlant comme les charbons sous lesoufflet de forge. Sur leurs épaules, de longs voiles de pourpreflottaient, et il était facile de voir aux lueurs toujours plusviolentes qui incendiaient l’espace, que chacun d’eux avait au côtégauche de la poitrine, à l’endroit du cœur, une piqûre saignante oùla gouttelette de vermillon tremblait.

N’étaient-ils pas encore bien éveillés ouquelque protection couvrait-elle nos fugitifs&|160;? Aucune de ceseffrayantes créatures ne les avait encore aperçus, quoique rienn’abritât leur course. Polly Bird n’osait plus parler dans lecercueil de peur d’attirer l’attention. Notre Anna recommandait sonâme à Dieu parce qu’elle sentait bien que ses pauvres jambesharassées allaient lui refuser service. Ned n’était pas de bonnehumeur&|160;; Grey-Jack, quoique Anglais du Centre, avait la chairde poule et Merry Bones lui-même trouvait le temps long.

–&|160;Courage&|160;! dit tout bas Polly Birdqui les voyait faiblir. Un dernier effort&|160;! Nous sommes toutprès de la tombe du concierge. Il suffira de lui jeter dans lesyeux un peu de cendre de mon défunt séducteur et nous passerons.Courage&|160;!

Mais à l’instant où l’oiseau noir, perchémaintenant, les ailes déployées, au milieu des flammes du bol depunch qui couronnait le grand dôme, lançait son dernier«&|160;coucou&|160;», après le dernier tintement de la cloche decristal, un cri lointain se fit entendre, suivi d’un son decor.

Puis avec une vélocité magique, les crisgagnèrent de proche en proche, les sons de trompe aussi, à ce pointqu’avant une seconde écoulée, nos fugitifs furent enveloppés dansune vaste clameur au-dessus de laquelle éclatait la voix des cors.Les cris parlaient une langue inconnue, les cors sonnaient unefanfare dont aucune parole ne saurait dire les déchirantessonorités. En même temps, aux quatre aires des vents, des tamboursinvisibles battirent la générale et la cloche de cristal tinta letocsin.

–&|160;Nous sommes à deux pas de laporte&|160;! dit Polly Bird. Ils crient&|160;: «&|160;Sépultureviolée&|160;! mort de vampire&|160;!&|160;» Mais c’est égal&|160;:un coup de collier et nous voilà dehors&|160;!

C’était vrai. Nos fugitifs pouvaient voir déjàla haute muraille de porphyre, ceinture merveilleuse de tant demerveilles, et la voûte profonde, étroite, basse, qui seule donnaitentrée dans l’immense cité. Ils avaient dû passer sous cette voûteà leur arrivée, mais ils n’en gardaient point souvenir.

Et comme ils avaient dépassé déjà les derniersmausolées, il n’y avait personne entre eux et la porte grandeouverte, au-delà de laquelle était la nuit.

Mais les clameurs, les fanfares, la généraleet le tocsin, mêlés à des bruits de toute sorte, se gonflaient etmontaient comme une marée d’assourdissants fracas, et tout à coup,une innombrable cohue d’hommes, de femmes, d’animaux à quatrepattes, de reptiles, d’oiseaux uniformément verts et rouges avecdes yeux jaunes, se rua dans la grande voie par toutes les issueset l’encombra en un clin d’œil.

–&|160;À mort&|160;! à mort&|160;! concierge,fermez la porte&|160;! baissez la herse, levez le pont&|160;!lâchez les dogues&|160;! les lions&|160;! les tigres&|160;! lescrocodiles et les serpents&|160;! Viol de sépulture&|160;! mort devampire&|160;! Il faut du sang, du sang, du sang&|160;!

Il y eut quelque chose d’étonnant. Aucunmouvement ne répondit, du côté de la porte, aux vociférations de lacohue. Le concierge ne se montra point. La herse demeura suspendueet le pont-levis resta baissé. On ne vit ni dogues, ni tigres, nicrocodiles, ni serpents. Si vous voulez le permettre, je vais vousexpliquer cela tout de suite. La charge si importante de conciergede la porte unique était tenue à tour de rôle pendant vingt-quatreheures par chacun des habitants de Sélène. C’était aujourd’hui lejour de M.&|160;Goëtzi, et, comme il avait la réputation d’unvampire très exact, son prédécesseur s’était retiré au premier coupde la vingt-quatrième heure.

Il eut tort, et je pense qu’il reçut unepunition pour sa négligence.

Voilà pourquoi nos fugitifs n’avaient personnepour barrer leur retraite&|160;; mais, grand Dieu&|160;! leurposition n’en était pas moins précaire. Le flot des assaillants,tumultueux et furieux, montait avec une rapidité croissante. Déjàil débordait à droite et à gauche quand la voix du cercueilcria&|160;:

–&|160;Attention, Merry Bones&|160;! prendsgarde à toi&|160;!

Le brave Irlandais se retourna, et l’haleined’un grand coquin vert qui courait sur ses talons la gueule béantelui brûla le visage, pendant que deux chiens monstrueux sautaientpour le happer à la gorge et que divers reptiles se glissaiententre ses jambes en sifflant.

Le moment était d’autant plus critique qu’aumême instant, sur les deux flancs, la foule débordait jappant,coassant, aboyant, rugissant et criant&|160;: À mort&|160;! àmort&|160;! tandis que nos fugitifs, excités par la voix ducercueil, prenaient décidément le mors aux dents.

Merry Bones ne s’arrêta que le quart d’uneseconde, mais cela suffit pour le séparer du gros de ses compagnonsqui franchirent la voûte et le laissèrent tout seul dans la villede Sélène.

Elle n’eût jamais consentivolontairement à laisser même un Irlandais à la merci de si cruelsennemis&|160;; mais Polly pressait la fuite comme une enragée,sachant le sort qui l’attendait si elle était reprise (et nousverrons d’ailleurs qu’elle avait d’ambitieux projets, en qualitéd’unique héritière de M.&|160;Goëtzi). Édouard Barton et Grey-Jack,obéissant à sa voix, passèrent la voûte et le pont-levis en courantcomme des lièvres.

Anna les suivit sans savoir qu’elle étaitsauvée, ou du moins hors de la ville maudite.

Elle se retourna seulement surl’autre bord des douves et put jeter un dernier regard, parl’ouverture de la voûte, à l’infernal et magnifique spectacle qu’unsi petit nombre de mortels a été à même de contempler dans lasuccession des âges. Certes, tout intrépide qu’Elle étaitpar nature, Elle ne regrettait pas l’heure redoutablequ’Elle venait de vivre parmi ces fantastiques terreurs,mais de larges éblouissements restaient dans sa pensée et, suivantl’instinct de son tempérament poétique, Elle gardaitl’impression de ces miracles, dus à une autre puissance que cellede Dieu. Le moment du réveil surtout, la minute où la sépulcraleféerie avait revêtu les violentes couleurs de l’orgie, lui laissaitun souvenir vif comme une blessure.

Le trou percé par la voûte, dans la noireépaisseur du rempart, la lui montra encore une fois&|160;: l’orgie,bondissant et se roulant dans un océan de lumière verte etrouge&|160;; et par-delà les mouvements confus de la populace ivrede rage, Elle revit, comme en un rêve déjà lointain, laperspective infinie des tombeaux, les dômes, les colonnades perduesen étincelants propylées…

Et comme le pauvre Merry Bones étaitmaintenant noyé au plus profond de la cohue, Elle nel’aperçut point.

–&|160;Dieu soit loué, dit-Elle, nousavons évité un grand péril&|160;!

–&|160;En avant&|160;! en avant&|160;!répondit Polly&|160;; nous n’en sommes pas encore à nous féliciter.Il sera temps de remercier Dieu quand nous aurons traversé laceinture de ténèbres et que nous verrons devant nous les clochersde Semlin&|160;!

J’ai à peine besoin d’ajouter qu’en quittantla voûte, nos compagnons étaient rentrés dans la nuit qui entoureSélène de tous côtés comme une impénétrable banlieue.

Ils poursuivirent leur marche, et ceux qui,par impossible, pensèrent à Merry Bones, se gardèrent bien deprononcer son nom.

Nous autres, nous allons nous occuper delui.

&|160;

Il fut d’abord un peu étonné et même contrariéde l’assaut furibond que lui livraient les vampires, car il lescroyait encore loin de lui. On est sujet à ces mécomptes quand oncombat des créatures extra-naturelles. Habituellement, ellespossèdent une agilité et une souplesse de beaucoup supérieures àcelles des humains.

L’étonnement de Merry Bones ne l’empêchapourtant pas de planter son crâne dans l’estomac du grand coquinqui le brûlait de son haleine, mais, à travers le matelas de sescheveux, il ressentit de ce choc une impression de froid sidésagréable, qu’il se promit de ne plus toucher à de pareillesbêtes qu’avec le pied, et pourtant, il n’était pas fier. Malgré sabelle apparence de jaspe, la poitrine du grand coquin était flasqueet glacée comme le ventre d’un poisson.

Le coup de tête avait été bon, néanmoins, etle grand coquin, lancé à travers la presse, n’était tombé qu’aprèsavoir renversé une demi-douzaine de monstres sur son passage àreculons. Cela fit un peu de place autour de Merry Bones, qui putregarder derrière lui. Une muraille hurlante et mouvante leséparait déjà de ses compagnons&|160;; il se vit débordé, entouré,abandonné.

–&|160;Voilà bien comme sont lesAnglais&|160;! se dit-il, rendu injuste par son malheur à l’égardde la plus civilisée des nations. Mais peut-être ont-ils eu assezde bon sens pour comprendre qu’un Irlandais se tire toujoursd’affaire&|160;!

Et il se mit à ruer un moulinet si roide et sidru que la vampirerie vit des milliards de chandelles. Il n’y avaitpersonne pour jouir de ce surprenant spectacle&|160;: un simpledomestique tenant en échec une émeute, composée de tous lesvampires de la terre, parvenus au plus extrême degré de la fureur.C’est invraisemblable, je ne dis pas non, mais rigoureusement vrai.Et même, Merry Bones, en les assommant, leur chantait des chansonsde pays qui n’avaient ni queue ni tête, et leur lançait desplaisanteries de mauvais goût, qu’il faut pardonner à sa mauvaiseéducation.

Mais soyons justes, ils étaient trop&|160;! Ilen venait, il en venait&|160;! Les chiens surtout se montraientenragés, les oiseaux y mettaient un acharnement intolérable, etquand les araignées s’en mêlèrent ainsi que les fétideschauves-souris, Merry Bones perdit patience. Ce n’est pas que lesmaîtres vampires soient très nombreux&|160;; heureusement,non&|160;: sans cela, le monde mourrait exsangue&|160;; mais, outrequ’ils ont leurs doubles, chacun d’eux traîne après soi sesaccessoires ou annexes qui peuvent se redoubler aussi. Tel vampireappartenant à la grande banque ou à la noblesse entretient jusqu’àdes centaines de clients et ceux de la «&|160;gentry&|160;» n’enont jamais moins d’une cinquantaine. Cela donne, pour la ville deSélène, une population à coulisses, qui peut rentrer en elle-mêmecomme les tuyaux d’une longue vue ou les diverses parties d’unecanne à pêche. C’est fatigant. D’autant plus qu’on a beau fauchercet abominable pré, vivant et grouillant, rien n’y fait.

Arriva un moment où le pauvre Merry Bones futsérieusement embarrassé. Il avait deux chiens à chaque jambe, troisaraignées dans le dos, une chauve-souris sous l’une et l’autreaisselle et plusieurs douzaines de sangsues çà et là. Quatre grandsvautours se disputaient ses yeux, et en même temps, les hommesverts lui portaient des coups vigoureux avec toute sorte d’armes.Il y avait de quoi incommoder le garçon le plus brave.

Tout à coup, il se frappa le front&|160;; uneidée lui poussait. Il avait posé la cuiller à potage entre sesjambes pour garder la liberté de ses deux mains. Vous n’avez pasoublié qu’elle contenait les cendres du cœur de feu M.&|160;Goëtzi.Merry Bones se souvint que Polly avait préconisé vivement lesvertus de cette cendre. Désirant voir un peu ce qu’il en était, ilmarcha sur les mains pour secouer la vermine qui le gênait et jouades talons à la ronde si héroïquement qu’il fit reculer sespersécuteurs de quelques semelles.

Ayant ainsi du champ, il releva la cuiller etla mit sous le nez du premier homme vert qui se rapprocha de lui.L’effet fut satisfaisant. L’homme vert fit aussitôt explosion, carje pense qu’on peut appeler ainsi un éternuement qui disloque lesujet et met en pièces jusqu’à ses vêtements, sans parler desdégâts occasionnés à la ronde. Ce résultat causa à Merry Bones unedes surprises les plus agréables qu’il eût éprouvées en sa vie. Ilenfila aussitôt tous les jurons connus dans l’ouest de l’Irlande,et plantant le manche de la cuiller dans ses cheveux où elle setint ferme comme un clou piqué dans du bois de chêne, il exécutaavec entrain les principales figures du Lilliburo, dansenationale. Après quoi, il fit signe qu’il voulait parler&|160;:

–&|160;Tas de couleuvres, dit-il,comprenez-vous l’irlandais&|160;? Si vous voulez me laissertranquille, je consens à ne pas vous exterminer tous jusqu’audernier, mais si vous continuez à m’impatienter…

Il fut interrompu par de perçantes clameurs,voix d’hommes, glapissements de femmes, hurlements de chiens, crisd’oiseaux, sifflements de reptiles et huées de noctilopes. Tous cestapages disaient&|160;:

–&|160;Tu es notre prisonnier, on a fermé laporte, baissé la herse, levé le pont. Si nous ne pouvons te vaincrepar la force, la famine te tuera et nous donnerons ton sang à nospourceaux.

Justement, le pauvre Merry Bones commençait àse sentir en appétit. La pensée de mourir de faim fit naître en luiune légitime colère.

–&|160;C’est ce que nous allons voir, centdiables et demi&|160;! s’écria-t-il en retroussant ses manches.

Et, reprenant sa cuiller magique, il marcharésolument vers la porte de sortie.

Personne ne l’empêcha de passer. La cohue setenait à distance en riant d’un air goguenard.

En arrivant à la porte, le pauvre Merry Bonesla trouva, en effet, close et barricadée. Il essaya de la secouer,mais il eût plutôt fait d’ébranler les tours de l’abbaye deWestminster. Désappointé par ce contretemps, il resta un petitinstant indécis, et la canaille de rire à gorge déployée encontemplant son embarras.

–&|160;Rira bien qui rira le dernier&|160;!gronda Merry Bones qui se grattait les deux oreilles jusqu’au sangpour avoir une idée.

La canaille lui répondit à distance&|160;:

–&|160;Vilain mendiant, tu mourras defaim&|160;! de faim&|160;! de faim&|160;!

–&|160;De faim&|160;! de faim&|160;! répétaMerry en les contrefaisant.

Et, voulant les railler par un geste usitédans le bas peuple, il eut un mouvement si malheureux que lacuiller à potage se retourna, versant à terre la cendre du cœur defeu M.&|160;Goëtzi.

Un hurlement de triomphe, poussé par lesvampires, célébra cet accident dont les conséquences pouvaient êtreincalculables, et l’horrible foule s’ébranla de nouveaufurieusement. Merry Bones ne fut pas sans être un peu déconcertétout d’abord, mais il tapota trois petits coups sur son front etdit en clignant de l’œil à l’irlandaise&|160;:

–&|160;Voilà l’idée qui pousse&|160;! Attendezvoir, on va rire&|160;!

La cendre était tombée au ras de la porte, quiétait en acier fondu. Pendant que la cohue se rapprochait entumulte, Merry Bones, grattant le sol, ramassa ce qu’il put de lapoudre au fond de sa cuiller et mit le reste en petit tas. Puis ilse retourna. Il était temps. La meute entière, quadrupèdes,bipèdes, oiseaux, ophidiens, se ruait sur lui avec ensemble. Ilchoisit dans la mêlée une belle coquine à chignon blond, quiempestait la parfumerie, et la saisit par la nuque à poignée. Celafut si rapide que personne ne put l’empêcher, et c’est à peine siune malédiction eut le temps de passer entre les lèvres embraséesde la virago.

Merry Bones, malgré les morsures, les piqûres,les coups d’aile et d’assommoir, la courba d’un bras puissantjusqu’à ce que sa bouche touchât le petit tas de cendre. Vous avezdéjà une idée de la violence de ce produit, puisque son odeur seuleavait fait éclater un vampire. Aussitôt que les lèvres de feu de lacourtisane entrèrent en contact avec la cendre, il y eut, non pasune explosion, cette fois, mais une éruption, comme celle du Vésuveou de l’Etna. La porte d’acier fut enlevée et portée à une distanceincroyable, la herse brisée en mille pièces, la muraille réduite enmorceaux qui auraient pu servir de macadam. Et, par un effet assezcurieux, le pont-levis, restant intact, eut seulement ses chaînesbrisées et tomba d’aplomb à sa place ordinaire au-dessus de ladouve, tout exprès pour donner passage au pauvre Merry Bones.

Vous parlerai-je des dégâts produits dans lacohue&|160;? Non&|160;: vous pouvez bien les imaginer. Qu’il voussuffise de savoir que Merry Bones n’eut qu’un certain nombred’écorchures insignifiantes, quelques contusions et environ lesdeux tiers de sa laine brûlés. Il comptait justement se fairetailler les cheveux le lendemain, et cela lui en épargna lapeine.

–&|160;Hein&|160;! cadets&|160;! dit-il enregardant le hachis de vampires qui l’entourait, la farce estbonne&|160;! Portez-vous bien.

Et il traversa le pont en se tenant les côtesà force de rire.

&|160;

Malgré ce brillant succès, le pauvre MerryBones n’était pas au bout de ses peines. Une fois le pont franchi,c’était la nuit, la grande nuit, opaque, impénétrable. Merry Boness’éloigna d’abord à toutes jambes, mais au bout de quelques pas,surpris de n’entendre aucun bruit, il se retourna et ne vitrien.

C’étaient des ténèbres complètes et un silenceabsolu. Le seul fait de s’être retourné avait suffi pour égarerMerry Bones qui se mit à marcher au hasard, oppressé par desterreurs inconnues. Il aurait dû aller droit devant lui, c’est biencertain, mais les gens de son pays ont dans la tête une girouette.Tout d’un coup, et sans raison, il tournait à droite, sollicité parune lubie qui passait, et puis, l’instant d’après, il se figuraitqu’il revenait sur Sélène et tournait à gauche. De cette manière,on ne fait pas beaucoup de bon chemin.

C’était le cas du pauvre Merry Bones, quin’avançait guère. Au bout d’une heure, et comme il changeait dedirection pour la vingt et unième fois peut-être, il se heurtacontre un homme qui le croisait à angle droit.

–&|160;Malavisé&|160;!

–&|160;Brutal&|160;!

–&|160;Tiens&|160;! Grey-Jack&|160;!

–&|160;Demoiselle&|160;! demoiselle&|160;! cefainéant de Merry Bones n’est pas mort&|160;!

Telles furent les paroles échangées. Presqueau même instant, une lueur se fit dans la nuit et notre Anna parut,tenant à la main une bougie qui éclaira Ned, Jack et le cercueil defer. Ils avaient perdu le docteur Magnus et le jeune artisteesclavon, personnages de second ordre dont vous devinerez aisémentle sort final, quand vous saurez que la nuit était pleine devampires altérés de vengeance qui cherchaient quelqu’un àdévorer.

Notre Anna et sa suite étaient égarés toutcomme Merry Bones. Vous demanderez peut-être comment cela sefaisait, puisqu’ils avaient avec eux Polly Bird, ancien double deM.&|160;Goëtzi, et qui devait être familière avec toutes cesdiableries. Je vous répondrais que cette malheureuse avait éprouvéun très grave ébranlement lors de la section du filet mystique quila reliait à son séducteur et maître. De telles opérations ne sepeuvent subir sans que la santé générale en soit sensiblementaffectée. Les événements subséquents, si terriblement dramatiques,avaient achevé d’épuiser ses forces, d’autant que l’air n’était pasbon à l’intérieur du cercueil. En conséquence de ces causesréunies, l’ancienne Polly s’était endormie dans sa boîte, et tousles efforts tentés, depuis lors, pour l’éveiller, étaient restésvains.

On prit un instant de repos pour tenirconseil. Merry Bones, mettant à profit ce loisir, secoua ce qui luirestait de cheveux et ses vêtements où s’étaient collés de nombreuxlambeaux de vampires. Notre Anna examina curieusement ces débris aupoint de vue de l’histoire naturelle. Voici le résultat de sesobservations&|160;: selon Elle, la chair de vampire a unedensité très faible. Elle est molle et même un peu gluante. Ellerépand dans les ténèbres un rayonnement phosphorescent d’un vertpâle. Au jour, elle est, au contraire, d’un vert foncé, jaspé derouge noir. Il n’y a point de petits détails pour la science. Jevous donne, du reste, ces renseignements pour le prix qu’ils m’ontcoûté.

L’avis unanime du conseil fut qu’il fallaitpercer par tous les moyens possibles cette croûte d’obscurité. Aujugé, il devait être à peu près deux heures après midi&|160;; parconséquent, en arrivant aux frontières de la nuit factice, ontrouverait encore le plein jour. Merry Bones reprit sa place à latête de la colonne, et le départ fut ordonné.

Après une marche longue et monotone, un crid’allégresse s’échappa de toutes les poitrines&|160;:

–&|160;La lumière&|160;!

Ce n’était encore qu’un faiblecrépuscule&|160;; mais quelle joie d’apercevoir même confusémentquelque chose qui ressemblait à une clarté&|160;! Nos amis allaientprécipiter leur marche lorsqu’ils s’arrêtèrent soudain, glacés parla terreur. Des nuances verdâtres avaient tout à coup traversél’atmosphère&|160;; en même temps, un bruit sourd, pareil auretentissement d’une troupe de cavaliers, se fit ouïr et de longuesfiles d’ombres livides glissèrent à droite et à gauche&|160;:

–&|160;Les vampires&|160;! lesvampires&|160;!

C’était trop vrai&|160;! Tout ce qui restaitde valide dans Sélène avait sellé qui son dogue, qui son lion, quison tigre, et cette monstrueuse cavalerie enveloppait déjà nosinfortunés compagnons, pendant que d’autres scélérats, montés surdes chauves-souris d’espèces variées, arrivaient par air en faisantclaquer les ailes membraneuses de leurs coursiers. Plusd’espoir&|160;! Merry Bones avait perdu sa fameuse cuiller enchemin. C’était la fin de l’histoire.

Mais, précisément à cette heure d’agonie, aumoment où les sanguinaires cohortes se ruaient de tous côtés surnos amis, une musique céleste se fit entendre dans l’éloignement.Et, dois-je le dire&|160;? l’obscurité se mit à reculer devantcette harmonie enchantée qui semblait apporter avec elle labien-aimée lumière du jour. La horde des vampires, un instantétonnée et indécise, s’enfuit bientôt en hurlant, comme cent démonssont mis en déroute par l’approche d’un seul ange.

C’était bien un ange qui venait.

Comme les anges, ces êtres adorables n’ontqu’à paraître pour accomplir des miracles. Il n’est pas même besoinqu’ils y pensent ou qu’ils le veuillent&|160;: leur bienheureuseprésence suffit.

Le très honorable Arthur *** (celui que nousappelions dans une autre contrée et avec tant de raisons«&|160;l’inconnu comparable à un dieu&|160;!&|160;») n’était pasvenu dans les plaines de la Serbie pour protéger notre Anna et sescompagnons. Comme en Hollande, naguère, il étudiait ici l’art descombats, sous la direction du respectable ecclésiastique membre dela communion anglicane, qui l’accompagnait en qualité deprécepteur. Il était là, visitant les champs de bataille oùs’illustrèrent successivement Soliman II, le prince de Bavière, leprince Eugène, et tant d’autres.

Oui, c’était l’honorable Arthur, blond, rose,imberbe, dans sa chaise de voyage admirablement confortable.Pendant que le vénérable ecclésiastique faisait la sieste après undéjeuner substantiel, le jeune lord, oubliant un instant sestravaux précoces, chantait le God save the king ens’accompagnant de la guitare.

Il passa. Il ne vit même pas ceux qu’il avaitressuscités.

Notre Anna ne voulut pas même retourner àSemlin. On laissa le Danube incontinent et l’on prit la directionde l’ouest pour courir, enfin, au secours de la malheureuseCornelia.

M.&|160;Goëtzi n’était plus à craindre, levoyage se fit agréablement par les plaines de la Bosnie, pays peuconnu, mais fertile et où les dames portent un costume avantageux.Le col de Tina offrit un passage favorable à travers la montagne.Une fois de l’autre côté, on put apercevoir les sourcilleux sommetsdes Alpes Dinariques, au sein desquelles était situé le château deMontefalcone.

Déjà, depuis quelques jours, le cercueil defer était vide. Polly Bird s’était conduite avec tant de félicitédans l’affaire de la ville de Sélène, qu’elle n’excitait aucunedéfiance&|160;: on la laissait libre, elle n’en abusait aucunement,et l’usage immodéré qu’elle faisait des liqueurs alcooliques, quandl’occasion s’y prêtait, n’étonnait personne, parce que les jeunesvillageoises anglaises sont sujettes à ce goût, qui est partagé, dureste, par quelques demoiselles bien nées.

Elle portait d’ailleurs l’habit de l’autresexe, ce qui rendait moins «&|160;impropres&|160;» ses fréquentspéchés d’ivrognerie. Vous n’avez pas oublié qu’elle continuait sonrôle de double de M.&|160;Goëtzi. C’était le seul moyen qu’on eûtd’introduire Édouard S. Barton, esquire, dans l’enceinte del’inaccessible château. Homère a employé un stratagème semblabledans son immortelle épopée. Le cercueil de fer peut passer pour uneréduction du cheval de Troie.

Au physique, Polly avait un peu changé depuisle décès de son séducteur. Elle s’était amoindrie en tous sens etoffrait l’image d’un M.&|160;Goëtzi, diminué par la fatigue ou lamaladie&|160;; mais elle avait pris en même temps un aird’importance qui déplaisait à notre Anna. Merry Bones seul avait ledon de la faire obéir. Je n’ai pas à en faire mystère&|160;: il luiplantait sa tête dans l’estomac ou le pied plus bas et en sensinverse, chaque fois qu’elle ne se comportait pas à son idée.

Le soir du sixième jour, on s’engagea dans lesgorges et bientôt les rayons de la lune éclairèrent la masseimposante de la demeure des comtes qu’Elle a rendue sicélèbre sous le nom du Château d’Udolphe.

Aucune lumière ne brillait ni sur lesremparts, ni aux fenêtres gothiques des corps de logis. Tout auraitsemblé mort dans l’antique forteresse si une forme humaine ne sefût montrée au sommet de la haute cour&|160;: une jeune fille (ouson ombre) vêtue de longs voiles blancs.

–&|160;La voilà, je la reconnais&|160;! ditnotre Anna.

Et Ned, joignant les mains avec sensibilité,s’écria&|160;:

–&|160;Ô Cornelia&|160;! ma fiancée&|160;!Est-ce toi que je vois, ou n’est-ce que ton spectrebien-aimé&|160;?

Pour la réussite de l’entreprise, noscompagnons devaient ici se séparer en deux groupes. M.&|160;Goëtzi,comme nous appellerons de nouveau la malheureuse Polly Bird, devaitentrer seul au château avec le cercueil de fer qui était porté pardeux hommes du peuple, loués en la ville de Bihacz, laquelle offrecette particularité d’être située au milieu des eaux de l’Unna.Notre Anna, Merry Bones et Grey-Jack s’étaient déterminés à veillerau-dehors.

L’instant de la séparation fut cruel. Lesvoyages engendrent l’intimité&|160;; les dangers courus en communopèrent forcément un rapprochement, et je ne vous ai pas caché que,dans le premier élan d’un cœur naïf, Elle avait honoréjadis Édouard S. Barton de ses sympathies. Au moment de le quitterpeut-être pour jamais, Elle répandit quelques larmes, maisbientôt, la vigueur exceptionnelle de son caractère prenant ledessus, Elle dit d’un ton ferme&|160;:

–&|160;Allez, Édouard Barton, mon frère et monami, où le devoir vous appelle. Soyez prudent autant que brave aumilieu des périls inconnus qui vous entourent. Rappelez-vous quemes vœux vous accompagnent et que, la nuit comme le jour, je suisprête à voler à votre aide.

Elle se détourna et le cercueil defer fut ouvert. Édouard Barton s’y coucha&|160;; les deux hommes deBihacz le chargèrent sur leur civière.

M.&|160;Goëtzi avait naturellement le mot depasse. Aussitôt qu’il eut appelé de l’autre côté des douves(n’ayant pas de cor sur lui) et échangé les paroles voulues avec lasentinelle, il fut introduit. Quand on lui demanda ce qu’ilsouhaitait, il répondit&|160;:

–&|160;Voir le comte Tiberio sur-le-champ.

–&|160;Le comte achève son repas du soir, luifut-il répondu, et ce n’est pas la bonne heure pour le voir.

–&|160;Toutes les heures sont bonnes quand ils’agit d’apprendre une heureuse nouvelle, repartit M.&|160;Goëtzi.Allez trouver le comte et dites-lui que l’homme qui est arrivéapporte le cercueil de fer.

Le valet obéi. M.&|160;Goëtzi, resté seul avecÉdouard, se pencha jusqu’à l’un des trous et dit toutbas&|160;:

–&|160;Tout va à merveille. Songez à bienfaire le mort.

–&|160;Je suis déterminé à tout, répondit Ned,pour sauver ma fiancée&|160;; mais on étouffe là-dedans, paroled’honneur&|160;!

La rentrée du valet mit un terme à cetentretien.

Le comte attendait M.&|160;Goëtzi dans sonappartement. Les hommes du peuple, rappelés, chargèrent de nouveaule cercueil sur la civière. On longea treize corridors, on traversaplusieurs douzaines de chambres qui avaient dû être magnifiques,mais dont l’état de délabrement accusait l’abandon, continuépendant une grande quantité de siècles. M.&|160;Goëtzi ne putréprimer un infernal sourire en passant auprès des ruines quimarquaient l’emplacement de l’ancienne chambre à coucher de lacomtesse douairière de Montefalcone. Toute cette partie du château,non encore réparée, réveillait en lui le souvenir de l’expéditiondirigée par son défunt patron, et il se disait&|160;:

–&|160;C’était bien fait, mais je feraimieux&|160;!

Vous commencez à deviner, je le soupçonne, quela confiance du pauvre Ned et de notre Anna était terriblement malplacée.

On arriva enfin à un quartier mieux tenu, dontles tapisseries étaient raccommodées et les meubles époussetés.

Le comte Tiberio Palma d’Istria était assis ouplutôt vautré dans un fauteuil énorme dont la fabrication remontaitau temps de la domination des Doges.

Il était ivre comme cela lui arrivaitmaintenant tous les soirs après souper. La Letizia lui avait donnéces mœurs bestiales pour le dominer mieux. M.&|160;Goëtzi entra,suivi de ses deux porteurs qui déposèrent le cercueil de fer surles dalles, et reçurent l’ordre de quitter la chambre, mais de nepoint s’éloigner.

–&|160;Est-ce l’Anglais que tu nous amènesdans cette malle&|160;? demanda Tiberio. Bonsoir, coquin.

–&|160;Oui, répondit M.&|160;Goëtzi, c’estl’Anglais&|160;: je vous salue monseigneur.

–&|160;Est-il bien mort&|160;?

–&|160;Je m’étonne que vous ne soyez pasincommodé déjà par l’odeur du cadavre.

Tiberio se boucha aussitôt le nez deconfiance.

–&|160;Voulez-vous le voir&|160;? ajoutaM.&|160;Goëtzi, qui se retourna vers le cercueil.

–&|160;Au diable&|160;! s’écria le comte. Jefais ma digestion en ce moment&|160;; ne plaisante pas avec monestomac. L’Anglais doit être mangé aux vers, car tu as mis le tempsà nous l’apporter bonhomme&|160;!

–&|160;Il était lourd et la route est longue,repartit M.&|160;Goëtzi.

–&|160;C’est une infection&|160;! Voyons,faisons vite. Que t’avais-je promis pour ta récompense&|160;?

–&|160;La signora Letizia Pallanti.

–&|160;Est-ce vrai, coquin&|160;? Cela setrouve à merveille. Je l’ai aimée comme la prunelle de mes yeux,mais tout passe, et elle porte une perruque de morte. Ah&|160;!ah&|160;! pauvre comtesse Greete&|160;! la plaisanterie étaitbonne&|160;! Maintenant, j’ai fantaisie d’épouser Cornelia, mapupille, pour avoir sa jeunesse avec sa fortune… Eh bien&|160;!mets l’Anglais dans les oubliettes. Je te donne la Letizia,va-t’en. Dis en passant qu’on me monte du vin et qu’on m’amène mapupille Cornelia.

Là-dessus, M.&|160;Goëtzi sortit avec lecercueil de fer, et le comte Tiberio se remit à boire. ÉdouardBarton, malgré l’incommodité de sa position, s’applaudit du succèsde la ruse. Il pensait qu’on allait maintenant le conduire versCornelia, et qu’elle trouverait bien un moyen d’introduire ses amisau château. Cela avait été convenu ainsi, et l’espoir de Ned futfortifié par ce fait que M.&|160;Goëtzi n’exécuta que la moitié desordres du comte Tiberio. Il commanda bien qu’on lui montât du vin,mais il ne parla point de Cornelia.

Combien de corridors, combien de pontssuspendus, d’escaliers, de salles et de chambres inhabitées yavait-il entre l’appartement de Tiberio et celui deLetizia&|160;?

La belle Italienne était couchée à l’orientalesur une pile de coussins. Elle avait beaucoup engraissé dans cesderniers temps. C’était ici que notre cher Édouard S. Barton allaiten apprendre de belles&|160;!

–&|160;Me l’apportez-vous vivant&|160;?s’écria la Pallanti dès qu’elle aperçut M.&|160;Goëtzi.

Et quand celui-ci eut répondu affirmativement,elle se souleva sur ses coussins et s’écria&|160;:

–&|160;Ô ciel&|160;! comme le cher amour doitêtre mal là-dedans&|160;! Ouvrez bien vite cette boîte, que jem’enivre de sa vue et que je le presse sur mon cœur&|160;!

–&|160;Doucement&|160;! repartit cependantM.&|160;Goëtzi. Le jeune homme est robuste et résolu. Si nous lemettions en liberté, il nous en ferait repentir.

–&|160;Penses-tu donc, demanda Letizia, qu’ilpuisse résister à mes charmes&|160;?

–&|160;J’en suis sûr. Ignorez-vous qu’il estamoureux de Cornelia&|160;?

–&|160;Une mauviette&|160;! s’écria la signoraen levant ses vastes épaules. Je parie qu’elle ne pèse pas centlivres de bonne chair&|160;!

M.&|160;Goëtzi fit la grimace etrépliqua&|160;:

–&|160;Vous en parlez bien à votre aise. Tellequ’elle est, je ne veux qu’elle pour récompense.

Ned crut avoir mal entendu.

–&|160;Après cela, pensa-t-il, Polly jouepeut-être la comédie.

–&|160;C’est juste, c’est juste, disaitcependant l’Italienne, je te l’ai promise et tu l’auras, mais pastout de suite.

–&|160;Pourquoi attendre&|160;? je suispressé.

–&|160;Parce que, auparavant, il faut nousdéfaire de cet imbécile de Tiberio.

–&|160;Cela prendra du temps, objectaM.&|160;Goëtzi.

Letizia répliqua :

–&|160;Tout sera fini demain matin, et si tuas soif, demande ma onzième femme de chambre&|160;: seize ans, unbouton de rose&|160;! Je l’ai prise à la ferme ce matin et tutrouveras son sang plus frais que celui de cette Cornelia.

Les yeux de M.&|160;Goëtzi brillèrent. Édouardvit cela par un de ses petits trous. Le bandeau qui était sur savue tomba. Il pensa avec horreur que Polly était restée vampire etqu’il était entre ses mains.

–&|160;La petite paysanne, réponditM.&|160;Goëtzi, n’est pas de refus, car j’ai eu beaucoup de misèredans le voyage, et peu d’occasions de prendre un bon repas, mais jevous préviens qu’il ne faut point vous endormir dans une dangereusesécurité. Vous avez des ennemis autour du château.

–&|160;Quels ennemis&|160;?

–&|160;Miss Anna Ward et ses gens.

Ned frémit entre les parois de sa caisse. Maisil eut assez de force d’âme pour ne trahir son mécontentement paraucune exclamation intempestive.

Un moment de silence eut lieu, cependant,entre l’Italienne et M.&|160;Goëtzi. Elle semblait réfléchirprofondément.

–&|160;Écoute, dit-elle enfin, tu vasdescendre dans le souterrain du nord qui est le moins long desquatre puisqu’il n’a qu’une lieue. Quand tu seras au bout, tu ferastourner le rocher monté sur pivot et tu te trouveras dans lacampagne. Fais alors diligence, rends-toi auprès de l’Anglaise etde ses gens, offre-leur adroitement de les introduire auprès deCornelia et amène-les-moi, le reste me regarde. Tu m’as entendu,obéis&|160;; pendant cela, je vais fournir à mon bel Édouard desexplications après lesquelles il me donnera son cœur et sa mainavec plaisir.

La prison de notre Cornelia était à l’étage leplus élevé de cette tour. Non point par pitié, mais dans la crainted’altérer sa beauté par une réclusion trop étroite, le comteTiberio avait permis qu’elle se promenât sur la plateforme. Là,dans cette enceinte étroite, environnée de créneaux, elle vivaitseule avec la pensée de son jeune amant et le regret du bonheurenfui. L’aspect de la grande nature élevait son âme tout ennourrissant sa mélancolie. La voûte du ciel qui prodiguaitau-dessus d’elle, le jour, les splendeurs azurées de sa coupole, lanuit, les mille diamants suspendus dans ses profondeurs, éloignaitd’elle le désespoir en lui parlant de Dieu.

C’était elle, cette blanche apparition que nosamis avaient aperçue en arrivant au pied de la montagne.

Ce soir-là, lasse de contempler le ciel, elleabaissa ses regards vers la terre et tressaillit en apercevant unfeu sur la montagne voisine. Jamais rien de pareil ne s’étaitmontré jusque-là.

Pleine d’étonnement, et déjà d’espoirpeut-être, elle fixa cette lueur de toute la puissance de ses beauxyeux. Elle eut peur de rêver. Elle croyait reconnaître Anna, sameilleure amie, Grey-Jack, le vieux serviteur du cottage, et MerryBones, le valet de son cher Édouard. Un quatrième personnage étaitdebout devant le feu, mais comme il tournait le dos, on ne pouvaitvoir son visage.

C’était peut-être Édouard&|160;! Ce devaitêtre Édouard&|160;!

–&|160;Édouard&|160;! Édouard&|160;!cria-t-elle, avec un indicible élan de joie.

Hélas&|160;! Celui qu’elle prenait pourÉdouard était M.&|160;Goëtzi, qui avait rejoint nos amis par lesouterrain du nord, et qui, poursuivant son système de supercherie,essayait de les entraîner tous à leur perte.

Édouard S. Barton était resté seul, après ledépart de M.&|160;Goëtzi, avec la signora Letizia. Cette femmeartificieuse lui témoigna d’abord la plus aimable affabilité.

–&|160;Gentleman, lui dit-elle d’une voixdouce, ne voyez dans tout ce qui se passe que le résultat de monaffection pour vous. Elle date de l’époque à laquelle, terminantvos études, vous vîntes passer vos vacances au cottage où j’étaisen visite avec mon élève, Mlle&|160;Cornelia de Witt,qui me doit sa brillante éducation. Je ne pus vous voir alors, lalèvre ombragée d’un léger duvet et paré de tous les charmes del’adolescence, sans que mon faible cœur en éprouvât les effets.Élevée dans les principes les plus austères, je respectai lesconvenances, mais en me promettant bien d’employer les talents queDieu m’a prodigués à reconquérir la fortune de mes pères, afind’être digne un jour, gentleman, d’unir ma destinée à la vôtre.

Édouard S. Barton était Anglais&|160;; donc ilavait de l’esprit. Malgré toute l’horreur que lui inspirait unpareil discours, il résolut d’opposer l’adresse à la ruse.

–&|160;Dans la position gênée où je me trouve,répondit-il d’un ton insinuant, il est bien difficile, madame, denourrir des pensées d’amour. Les parois de ce cercueil arrêtent lesélans de mon âme, et comment céderais-je à vos attraits, puisque jen’ai pas le bonheur de les voir&|160;?

Letizia réfléchit un instant, frappée par lajustesse de cette observation.

–&|160;Je conviens, dit-elle enfin, que nousserions plus à notre aise, si vous pouviez échanger avec moi desparoles charmantes, assis commodément sur mes coussins. Mais laprudence s’y oppose. D’ailleurs, au temps où nous sommes, lemariage n’est plus tout à fait une affaire de sentiment&|160;; jedois d’abord dessiller vos yeux&|160;: vous avez cru jusqu’ici quecette petite fille, Cornelia de Witt, était riche, et que moi,j’étais pauvre. Abandonnez cette erreur. Cornelia ne possède rien,et je suis une opulente héritière. Sachez que je suis d’origineprincière. J’ai un vague souvenir de mon berceau tout orné dedentelles avec plusieurs rangs de perles fines. Une femme, bellecomme le jour, se penchait au-dessus de mon sommeil et guettait monpremier sourire. C’était ma mère&|160;! Et ma mère se nommait laprincesse Loïska Palma d’Istria, la propre belle-sœur du comteTiberio.

Cela était bien égal à Édouard, mais, dans lebut de se rendre agréable, il s’écria&|160;:

–&|160;Est-il possible&|160;!

–&|160;J’en ai tous les papiers, répondit lasignora Letizia légalisés et enregistrés. Faut-il vous racontercomment une troupe de bohémiens qui rodait autour du châteaum’enleva aux baisers de la princesse ma mère&|160;?…

–&|160;C’est soif que j’ai, interrompitÉdouard.

Mais, aussi astucieuse qu’elle étaiteffrontée, Letizia prit sur son guéridon un verre qu’elle remplitd’excellent vin et un chalumeau. Ayant introduit le chalumeau dansle cercueil par un des trous et trempé l’autre bout dans le verre,elle dit&|160;:

–&|160;Buvez tant que vous voudrez, chergentleman, je suis heureuse de satisfaire au moins un des désirs demon bien-aimé.

Et, tandis qu’il buvait, ellepoursuivit&|160;:

–&|160;Vous dirai-je les efforts inutiles demes parents pour retrouver leur fille unique&|160;?Malheureusement, leurs recherches se dirigeaient du côté desbohémiens&|160;! or, ces misérables s’étant un jour rapprochés dela côte, avaient été attaqués par des corsaires liparistes, etj’étais devenue la proie des vainqueurs. J’avais cinq ans, monhonneur était à l’abri. Des pirates algériens m’enlevèrent auxcorsaires, et je fus nourrie pour le sérail.

Un jeune eunuque favorisa mon évasion, jerevins en Italie, mais j’ignorais alors le nom et l’adresse de mesparents. Tour à tour pensionnaire dans la plus célèbre maisond’éducation de Turin, lauréate de l’académie des Cruches-Cassées,fugitive, marchande de petits tessons de faïence antique pour lesAnglais, lectrice d’un cardinal, servante d’un des plus vieuxermites de l’Apennin et demoiselle de compagnie du fameux Rinaldo,chef de brigands, je ne crois pas qu’il y ait jamais eu de jeunesseplus accidentée que la mienne. J’atteignis ainsi ma quinzièmeannée. À cette époque, je rencontrai dans un bois épais un homme enhaillons qui se mourait. À ma vue, il poussa un cri faible, et mepria de déchausser le bas de ma jambe gauche. Les ordres d’unagonisant sont sacrés, j’obéis, et il s’écria&|160;: «&|160;C’estelle&|160;! – Dieu a voulu, ajouta-t-il, que je puisse, avantd’expirer, expier le principal de mes forfaits. Vous portez, jeuneétrangère, sous la cheville, en dehors, du côté du talon, un signequi vaut pour vous un acte de naissance. Je le reconnais, puisquec’est moi qui vous arrachai de votre berceau&|160;!…&|160;» Ilm’apprit alors le nom de mes nobles parents. Je lui pardonnai et ilmourut dans mes bras. À dater de ce moment, au milieu devicissitudes diverses et sans nombre, mon occupation favorite futde chercher mes papiers. Mon père était mort chargé d’ans etd’honneur, ma mère était une sainte dans le ciel. M.&|160;Goëtzi,homme dangereux, mais habile, et que je crois vampire, au fond, mefut d’une grande utilité dans mes recherches. Je l’avais rencontréà la cour. Ce fut lui qui me conseilla de faire l’éducation deCornelia pour me rapprocher de mon oncle le comte Tiberio, quivoudrait en vain maintenant me disputer le patrimoine deMontefalcone, et ce fut moi qui plaçai M.&|160;Goëtzi près de vouspour qu’il vous apprît à m’estimer et à me chérir.

–&|160;Joli cadeau&|160;! dit Édouard.

–&|160;Ne me jugez pas&|160;! prononçasévèrement l’Italienne. L’amour est mon excuse. Quant à mon élèveCornelia de Witt, c’est une petite sotte vaniteuse et ridicule quin’a que la beauté du diable. Elle n’aura pas un baïoque del’héritage des comtes de Montefalcone, c’est moi qui vous le dis.Je prendrai tout, comme c’est mon droit, et le premier usage que jeferai de ma richesse sera de vous couvrir d’or. Telles sont mespropositions. Je vous laisse, bien entendu, toute liberté derepousser mes avances&|160;; mais, en ce cas, Miss Cornelia seralivrée à M.&|160;Goëtzi qui la boira comme un verre delimonade.

&|160;

Nous avons laissé Cornelia au sommet de latour du Captif, regardant de loin le feu auprès duquel ses amisétaient en conférence avec un étranger que, vu de dos, elle prenaitpour Édouard. Vous avez deviné que cet étranger était l’anciennePolly Bird, usurpant décidément la personnalité de M.&|160;Goëtzi.J’ai dû vous dire quelque part les projets de cette créature perduepar la fréquentation d’un monstre. En dépit de son sexe primitif,elle avait résolu d’épouser Cornelia de gré ou de force pour avoirl’immense héritage des comtes et faire une fin honorable.

Le prétendu M.&|160;Goëtzi n’eut pas de peineà faire entendre à notre Anna qu’il avait accompli sa missionheureusement, que Ned était au cœur même du château ennemi, maisque, pour terminer l’aventure, il avait besoin d’aide. Grey-Jack etMerry Bones lui-même furent trompés. Dans l’expédition de la villede Sélène, Polly Bird avait donné de tels gages de loyauté que nulne songea à la soupçonner.

M.&|160;Goëtzi, se mit donc à la tête de lapetite troupe, et l’on se dirigea vers la bouche du souterrain.

–&|160;Armez-vous de courage, dit l’imposteuren précédant nos amis dans les entrailles de la terre&|160;; unenuit terrible se prépare pour vous.

M.&|160;Goëtzi avait apporté quelques torchesde bois résineux, on les alluma&|160;; mais leur clarté se perditaussitôt dans les sombres profondeurs de la caverne, éclairantseulement çà et là l’effroi de certains reptiles qui fuyaient versla nuit. Et dans cette nuit un son étrange naquit et mourut,rendant un monstrueux soupir.

–&|160;Qu’est-ce&|160;? demanda notre Anna,arrêtée par le poids qui étouffait sa poitrine.

–&|160;Allez toujours, réponditM.&|160;Goëtzi. Ce sont les anciennes harpes éoliennes de lacomtesse Elvina qui sont passées de mode et qu’on a remisées iciparce qu’il n’y a pas de place au grenier.

Elle voulut faire quelques questionsau sujet de cette comtesse Elvina, mais M.&|160;Goëtzi pressa lepas.

–&|160;Haut les torches&|160;! ordonnaM.&|160;Goëtzi.

On obéit, et les parois suintantes d’une vastesalle souterraine apparurent vaguement.

–&|160;Regardez au-dessus de vos têtes&|160;!commanda encore M.&|160;Goëtzi.

Chacun leva les yeux. On aperçut une voûtetrès élevée, au centre de laquelle s’ouvrait un grand trou rond etnoir.

–&|160;À quoi sert ce trou&|160;? demandanotre Anna.

–&|160;C’est le tuyau des oubliettes du comteTiberio, répondit M.&|160;Goëtzi. Les victimes tombent par-là dansle gouffre qui se trouve, vous pouvez le voir, exactementau-dessous du trou.

–&|160;Eh quoi&|160;! s’écria notre Anna,navrée, ces barbares curiosités du Moyen Âge existent-ellesencore&|160;! Et la vive lumière de la philosophie n’a-t-elle pasanéanti toutes ces horreurs&|160;!

M.&|160;Goëtzi eut un ricanement.

–&|160;On ne s’en sert plus très souvent,répondit-il, et je ne crois pas qu’on en ait fait usage depuis lacomtesse Elvina.

Elle se trouva tout à coup dans unesalle gothique du plus lugubre aspect, dont la haute cheminée étaitsurmontée d’un miroir de Venise estampé, représentant la Passion deNotre-Seigneur. À droite de la cheminée, la muraille, tapissée decuir cordouan d’un brun très foncé, montrait une tache blanche quiétait un bouton d’ivoire.

M.&|160;Goëtzi avait dans ses bras un groschat noir dont il rompit successivement les quatre pattes avec unefroide cruauté.

–&|160;C’est pour qu’il ne s’échappe pas,dit-il. Vous allez voir quelque chose de drôle&|160;: je vais leposer à l’endroit même où était la comtesse Elvina. Regardez bienle minet&|160;!

Il déposa le chat noir qui miaulaitlamentablement sur une certaine dalle plus large que ses voisines.L’animal essaya de s’enfuir mais il ne put, à cause de ses pattescassées, et M.&|160;Goëtzi marcha en riant vers la muraille oùétait le bouton d’ivoire. Il posa le doigt sur le bouton&|160;; ladalle bascula, le chat disparut. La porte s’ouvrit, et dessatellites du comte Tiberio entrèrent, armés jusqu’aux dents.M.&|160;Goëtzi montra du doigt notre Anna et ses compagnons endisant&|160;:

–&|160;Les voilà, je vous les livre&|160;!

Merry Bones, cette fois, eut beau résister,nos malheureux amis furent chargés de chaînes et entraînés…

Il faut vous figurer un épouvantable cachot aufond duquel notre Anna est couchée sur quelques brins de pailleavec un anneau de fer au cou. Voilà où son généreux dévouementl’avait conduite&|160;!

–&|160;Jeune vierge d’Albion, dit tout à coupune douce voix auprès d’Elle, je suis la comtesse Elvinade Montefalcone.

Elle releva ses paupières alourdiespar les larmes et vit une femme pâle agenouillée auprès de songrabat. Cette femme était jeune encore, mais la souffrance avaitblanchi ses cheveux.

–&|160;Eh quoi&|160;! s’écria notre Anna,est-il possible que vous ayez échappé aux dangers dugouffre&|160;?

–&|160;Cet incident date de plusieurs siècles,répondit la femme pâle avec un sourire mélancolique, maisagréable&|160;: occupons-nous plutôt du présent. Je suis entréedans votre cachot par l’effet d’un pouvoir particulier, et je vaisme faire un plaisir de briser vos fers sur-le-champ. Levez-vous. Laliberté vous est rendue.

Et comme elle voyait dans les regards de notreAnna son ardent désir d’en savoir un peu plus long, elle eutl’obligeance d’ajouter&|160;:

–&|160;Un barbare usurpateur vous avaitcondamnée à périr. Celui que vous appelez M.&|160;Goëtzi et quin’est autre que l’infâme Gertrude de Pfafferchoffen, ma rivale,dont l’âme, après plusieurs migrations, était passée dans le corpsde la villageoise Polly Bird, vous a vendue. Sachez que le comteTiberio et la signora Letizia, séparés un instant par la convoitiseet la concupiscence, se sont réconciliés cette nuit.Pourquoi&|160;? Parce que le jeune midshipman Barton a repoussébien loin les offres malséantes de l’Italienne, et que la belleCornelia a humilié le comte Tiberio par ses dédains. Réunis dansune même pensée de vengeance, les deux monstres à face humaine ontrésolu de mettre à mort M.&|160;Barton etMlle&|160;de&|160;Witt cette nuit même.

–&|160;Et que puis-je pour les sauver&|160;!demanda notre Anna en se tordant les mains.

–&|160;Dieu est grand, répondit la femme pâle,et vous êtes libre&|160;!

Notre Anna s’élança vers la porte de soncachot, qui venait de s’ouvrir comme par enchantement.

Elle se mit en marche, soutenue parun instinctif espoir. Au bout du septième corridor, Ellerencontra un marbrier qui sculptait une paire de bras dans un blocd’albâtre. Ces deux bras semblaient appartenir à deux corps de sexedifférent et joignaient leurs mains en une affectueuseétreinte.

Le sculpteur voulut embrasser notre Anna etlui dit&|160;:

–&|160;Comment trouvez-vous mon travail, mabelle&|160;? C’est une bonne plaisanterie de la grosse Letizia quiveut orner ainsi les tombeaux du jeune Anglais et de laCornelia.

Elle s’enfuit, désespérée, pendantque le sculpteur continuait sa besogne en riant. À son compte,Elle dut faire ainsi plusieurs lieues dans les corridorssans fin et à travers les salles délabrées.

Enfin, au détour d’une galerie, Elleaperçut de la lumière sous une porte, et en même temps, un bruit devoix, les unes courroucées, les autres plaintives, vint jusqu’à sesoreilles. Elle prit son élan, quoiqu’elle fût rendue defatigue. La porte se trouvait ouverte, Elleentra et poussaun cri de terreur à la vue de ses deux amis, Édouard S. Barton etCornelia, chargés de chaînes. Les beaux cheveux de Cornelia étaientcoupés, Ned avait la corde au cou&|160;; il portait d’ailleurs lecostume caractéristique et funeste des malheureux que l’Inquisitioncondamnait jadis à périr dans les tourments.

Derrière eux se tenait un homme, à l’aspectféroce, que son costume entièrement rouge et la hache qu’il portaitsur son épaule désignaient suffisamment comme exerçant laprofession de bourreau.

Dans une autre partie de la salle, un secondgroupe était formé par le comte Tiberio, la signora Letizia etM.&|160;Goëtzi. Ce dernier n’avait pas l’air content et réclamaitla promesse qu’on lui avait faite de livrer Cornelia à sa soifdénaturée, mais la Letizia se moquait de lui et Tiberio le menaçaitde lui faire trancher la tête. Ils se tenaient tous les deux brasdessus bras dessous et avaient l’air d’être amis comme coquins.

À la vue de notre Anna, ils eurent un sourirecruel, et la signora dit&|160;:

–&|160;Voilà justement le bas-bleu&|160;!

Mais Elle, sans prendre garde à cetteparole, se précipita vers ses amis et les serra dans ses bras.

–&|160;À la bonne heure&|160;! dit cetteatroce Italienne, elle prend position d’elle-même et nous allonsfaire d’une pierre trois coups&|160;!

Elle se retourna alors pour faire un pas versla cheminée et ce mouvement démasqua la partie de la muraille quiétait derrière elle. Ce fut pour notre Anna un trait de sinistrelumière. Dans son trouble, Elle n’avait pas d’abordreconnu la chambre des oubliettes&|160;; mais maintenant,Elle voyait le miroir estampé de Venise, la tapisserie decuir de Cordoue et le bouton d’ivoire.

–&|160;Fuyons, s’écria-t-Elle,éperdue.

Il était trop tard&|160;! L’Italienne touchale bouton et la dalle bascula. Mais, ô prodige&|160;! notre Anna,Cornelia et Ned furent soutenus sur la pente par une mainsurnaturelle, et la comtesse Elvina, sortant inopinément dugouffre, s’écria avec la voix de mistress Ward&|160;:

–&|160;Ah çà&|160;! chérie, qu’est-ce que cescaprices-là&|160;? Ouvrez donc&|160;! A-t-on idée de rester au litjusqu’à dix heures un jour de noces&|160;?

Et il y avait un grand bruit dans le corridor.William Radcliffe se mouchait&|160;; le bon M.&|160;Ward parlaitd’envoyer chercher le serrurier.

–&|160;Sauvez-les&|160;! sauvez-les&|160;!s’écria notre Anna, qui se trouva sur ses pieds, en robe de mariée,au milieu de sa chambre où le soleil de mars entraitjoyeusement…

&|160;

Il paraît que Mylady eut le tort de sourire,car Mlle&|160;97 s’interrompit brusquement.

–&|160;Je vous comprends, dit-elle d’un tonscandalisé, vous pensez que notre histoire va finir par cetteformule usée jusqu’à la corde&|160;: «&|160;C’était unrêve&|160;!&|160;» Avouez que vous le pensez&|160;! Eh bien, c’estce qui vous trompe&|160;!

Elle avala lestement le fond de sa dernièretasse de thé et reprit&|160;:

–&|160;Non, non, non, non&|160;! Je n’auraispas dérangé le gentleman pour si peu. Ce n’était pas unrêve. D’abord, Elle était sujette à des crises de«&|160;seconde vue&|160;» depuis l’âge de neuf ans, et ses parentsdissimulaient avec soin ce don ou cette infirmité. Assurément, jene veux pas dire qu’Elle eût accompli en une nuit cevoyage si long et si accidenté&|160;; mais il y avait autre chosequ’un rêve, vous allez voir. Quand Elle ouvrit enfin saporte, ses parents et M.&|160;Radcliffe constatèrent avec effroi lechangement qui s’était opéré dans sa personne. Ellelesregarda d’un air égaré et leur demanda ce qu’était devenue lacomtesse Elvina. Ils la crurent folle, d’autant qu’Elleexigea formellement, avant de passer outre au mariage, promesse departir incontinent pour Montefalcone, en stipulant qu’on passeraitpar Rotterdam.

Et, tout de suite après la noce, on partit,car Elle n’en voulut point démordre. Je vous fais observerqu’il y avait les lettres, reçues la veille au soir. Ce n’était pasun rêve, non plus, ces lettres, et il y avait lieu d’aller voir unpeu ce que Ned et Corny étaient devenus.

Désormais, je n’ai plus qu’à vous soumettreles faits sans y ajouter aucune observation. Lors de l’arrivée àLondres, la première chose qui frappa les yeux de notre Anna futune affiche ainsi conçue&|160;:

CAPITAL EXCITEMENT&|160;!

DÉVORATIOND’UNE JEUNE VIERGE

PAR LE VRAI VAMPIRE DE PETERWARDEIN

QUI BOIRA PLUSIEURS PINTES DE SANG

COMME À L’ORDINAIRE

AVEC LA MUSIQUE DES GARDES À CHEVAL

WONDERFUL ATTRACTION INDEED&|160;!&|160;!&|160;!

Elle indiqua cette affiche à Grey-Jack&|160;;mais ce vieux et fidèle serviteur ne se souvenait de rien. Lephénomène qui a servi de base à ce récit était absolument personnelà notre Anna.

On passa le détroit. Au sortir de Rotterdam,Elle retrouva la chaussée rompue où le jeune inconnucomparable à un dieu s’était pour la première fois offert à sesregards.

Elle coucha à l’auberge de LaBière et l’Amitié, dans la chambre où étaient le trou depoêle, les rideaux à ramages et les batailles de l’amiralRuyter.

Enfin, Elle reconnut tout, même lesplus minces détails.

–&|160;Et la ville de Sélène&|160;? demandaMylady.

–&|160;Attendez, laissez-moi dire. On allad’abord au plus pressé, à Montefalcone où l’on arriva le jour desnoces de Corny et de Ned.

–&|160;Sauvés par la comtesse Elvina,j’espère&|160;? interrompit encore cette terrible comtesse.

–&|160;Non, répondit Mlle&|160;97avec une nuance d’embarras, mais il y a réellement dans le pays unelégende ayant trait à cette infortunée victime de la féodalité. Lecomte Tiberio et la signora Letizia nourrissaient, n’en doutez pas,les plus perfides desseins contre nos fiancés&|160;; ils n’osèrentles mettre à exécution par suite d’un fait que je qualifierai deprovidentiel. Le jeune Lord Arthur *** vint dans le pays,accompagné du respectable ecclésiastique, son précepteur, pourétudier sur place les champs de bataille du célèbre Scanderbeg…

–&|160;Et cela suffit pour déjouer les tramesdes deux scélérats&|160;? s’écria Mylady.

–&|160;Oui, madame, répondit Miss Jebbsèchement. Si je pouvais vous révéler le nom glorieux, presquedivin, de ce jeune nobleman…

–&|160;Et M.&|160;Goëtzi&|160;?

–&|160;Il avait épousé une veuve dans lecommerce.

–&|160;Mais Sélène&|160;! Sélène&|160;! Laville morte&|160;!

–&|160;Mylady, répondit Miss Jebb gravement,certaines choses restent au-dessus de notre entendement, et même duvôtre, quoique vous apparteniez à la noblesse. Il faut laprotection d’un vampire pour entrer dans Sélène, et l’on n’en a pastoujours sous la main. Nos deux couples de nouveaux mariés allèrentà Semlin avec Grey-Jack et Merry Bones, dont la crinière étaitréellement diminuée des trois quarts. On ne put découvrir Sélène,mais on retrouva les marchands qui avaient vendu le fourneau, lecharbon et la cuiller de fer. Il y a plus, la disparition duchirurgien Magnus Szegeli était un fait notoire dans la ville, etdepuis trois semaines, le logis du dessinateur esclavon étaitvide.

Ici Mlle&|160;97 se leva et nousfit la révérence finale.

Ces jours derniers, à Paris, j’ai reçu ducomté de Stafford la lettre suivante&|160;:

Dear sir,

Elle avait l’habitude de placer à la finde ses compositions des pièces justificatives et explicatives. Toutest clair dans notre récit, excepté ce qui concerne le jeuneinconnu comparable à un dieu.

Je crois qu’il serait bon de soulever levoile. Votre livre y gagnerait une importance historique. Cela sepourrait faire, soit dans une postface où vousdiriez&|160;:

«&|160;Nous n’avons pas osé écrire dansces pages frivoles un nom qui remplit le monde de son incomparableéclat, le nom de Celui qui mit Napoléon Bonaparte dans sa poche, etqui surpasse les autres héros modernes, autant qu’Achille étaitau-dessus de ses rivaux grecs et troyens, etc., etc.&|160;», avecune allusion fine à la statue que les dames de Londres élevèrent àSa Grâce, en costume grec, qui pourrait passer pour être un peutrop décolleté quant aux jambes, s’il s’agissait d’un homme ducommun. Soit dans une simple note fortement soulignée et ainsiconçue&|160;: C’ÉTAIT WELLINGTON&|160;!&|160;!&|160;! (avecplusieurs points d’exclamation).

Je préférerais pour ma part cette dernièreforme.

Your truly, etc.

Signé Jebb.

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