Categories: Romans

La Voilette bleue

La Voilette bleue

de Fortuné du Boisgobey
I

Le vieux Paris s’en va.

On a démoli l’ancien Hôtel-Dieu, mais il attristait encore, il y a dix ans, le parvis Notre-Dame, et sa façade délabrée barrait la vue de la rivière à ceux qui venaient admirer la cathédrale immortalisée par Victor Hugo ; – des provinciaux ou des étrangers, ceux-là, car les vrais Parisiens visitent peu les monuments et ne s’avisent guère d’aller flâner dans la Cité.

C’est un quartier pauvre, habité par de tout petits rentiers qui sortent rarement, et qui n’apprécient pas les beautés architecturales de l’église bâtie sous Philippe-Auguste.

En ce temps-là, pourtant, la place déserte et silencieuse s’animait le jeudi et le dimanche, les jours où les parents des malades de l’hôpital étaient admis à les voir ;mais ces réceptions, autorisées par l’Assistance publique,contrastaient avec celles qui attirent de luxueux équipages à la porte des grands hôtels du faubourg Saint-Germain.

C’était un va-et-vient de pauvres diables quiarrivaient à pied et qui s’en allaient de même ; cependant,ces jours-là l’aspect du parvis devenait presque gai, et le tableauvalait qu’on l’observât.

Par un beau jeudi de printemps de l’an degrâce 1874, deux messieurs s’en régalaient, d’une des plus hautesfenêtres du long bâtiment de l’Hôtel-Dieu.

Le plus jeune, en bras de chemise, fumait sapipe, accoudé sur l’appui de la croisée, et il était là chez lui,car il y avait dans l’hôpital des logements réservés aux internes,et il en occupait un depuis six mois qu’il avait été reçu àl’internat, après un très-brillant examen.

C’était un garçon de bonne mine, et sa tenuedébraillée ne l’empêchait pas d’avoir ce que l’on appelle l’airdistingué. Il avait de grands yeux noirs et ce teint pâle qui plaîttant aux femmes romanesques.

L’autre, qui se tenait debout près de lui etqui ne fumait pas, était un homme d’une quarantaine d’années,grand, maigre et sec, porteur d’une figure osseuse et longue,coupée en deux par une formidable paire de moustaches hérissées,des moustaches à la Victor-Emmanuel ; serré avec cela dans uneredingote noire, taillée militairement, et coiffé d’un chapeau àlarges bords, évasé par le haut.

N’eût été sa physionomie loyale et franche, onaurait pu le prendre pour un de ces agents bonapartistesd’autrefois, un Ratapoil, comme on disait entre la révolution de1848 et le coup d’État de 1851.

Mais il ressemblait surtout à don Quichotte,et il fallait qu’il eût la bravoure et le caractère aventureux duhéros de Cervantès, car ses amis l’appelaient familièrement donMériadec, alors qu’il se nommait, de ses vrais noms,Médéric-Yves-Conan de Mériadec.

Il était Breton bretonnant, et quelque peubaron, mais baron sans terres, et il ne tenait pas du tout à sontitre.

L’interne, Albert Daubrac, natif d’Agen,était, comme tous les Gascons, avisé, ambitieux, et médiocrementporté à la rêverie.

Mais l’amitié naît des contrastes, et, endépit de la différence d’âge, ces deux hommes se tutoyaient.

– Tiens, dit tout à coup l’interne, voicil’Ange du bourdon qui traverse la place. D’où vient-elle avec sonpetit panier ? Ah ! j’y suis… du marché aux fleurs. Ellerapporte des bottes de giroflées.

– Cette jeune fille qui se dirige versl’église ? demanda Mériadec.

– Oui, celle qui a un tartan écossais surles épaules et un fichu sur ses cheveux blond cendré. En as-tu vud’aussi jolies dans ton pays de Bretagne ? Ça ne pousse pasdans les landes, ces beaux brins de filles-là ; ça pousse àParis, dans les loges de portier.

Mériadec tira de son étui une grosse lorgnettequ’il portait en bandoulière, à la façon des Anglais en voyage, labraqua sur la personne que lui désignait Daubrac, et dit avecconviction :

– Elle est ravissante. Elle a l’air d’unemadone. Pourquoi l’appelles-tu l’Ange du bourdon ?

– Parce que son père est sonneur decloches à Notre-Dame et gardien des tours. Dans le quartier onl’appelle aussi la fée du parvis. J’aime mieux le surnom que je luiai donné. C’est moins poétique, mais c’est plus drôle.

– Est-ce que tu es son préféré ?

– Elle n’a pas de préféré. Elle est sage,mon cher. À dix-neuf ans, avec une tête comme la sienne, c’estméritoire, hein ?

– D’autant plus méritoire que sans douteelle n’est pas riche.

– Elle n’a que ce qu’elle gagne enfaisant des fleurs artificielles. Le papa Verdière est un ancientroupier, qui boit consciencieusement ses appointements et qui nedonne pas à sa fille Rose un sou pour s’habiller. Je crois mêmequ’elle subvient un peu aux besoins du ménage.

– Elle demeure donc avec lui ?

– Parfaitement. Dans la tour du nord, àje ne sais combien de marches au-dessus du pavé. Elle habite uneboîte en pierres où je ne passerais pas vingt-quatre heures sansattraper le spleen, et elle chante toute la journée… elle est gaiecomme un pinson. En ce moment elle rentre au logis.

En effet, la jeune fille venait de disparaîtredans la rue du Cloître-Notre-Dame.

– C’est dommage, murmura don Mériadec.J’étais ravi de la regarder.

– Parions, s’écria Daubrac, que tu rêvesdéjà de la protéger contre les gens qui se permettraient des’attaquer à sa vertu. Mais elle n’a pas besoin de toi. Elle seprotège très-bien toute seule. Comprime donc tes instincts dechevalier errant et conviens que de la fenêtre de ma chambre on aparfois des visions agréables.

– On s’amuse assurément mieux qu’à lamienne qui donne sur la rue Cassette, où il ne passe jamaispersonne.

– Aussi pourquoi es-tu allé te logerlà ? Ici, le spectacle change à chaque instant. Tiens !vois-tu ce couple qui passe devant le portail de l’église. Deuxamoureux, j’en suis sûr, et pas des amoureux pour le bon motif. Lafemme porte une voilette épaisse comme un masque et se serrepeureusement contre son cavalier qui baisse le nez pour qu’on nevoie pas son visage. Ces tourtereaux sont en train de chercher uneplace sûre pour tromper un mari. Et tous les deux sont certainementdu meilleur monde. L’homme est d’une élégance parfaite, et latoilette de la dame vient de chez la bonne faiseuse.

– C’est possible, mais ils m’intéressentbeaucoup moins que cette blonde enfant.

– Moi, ça me divertit toujours d’observerles allures des amants qui se cachent. Ceux-ci, évidemment, en sontréduits à se donner des rendez-vous dans des quartiers perdus.

» Ah ! ils tournent par la rue duCloître… comme Rose Verdière. Ils vont peut-être faire l’ascensiondes tours.

– Voilà, par exemple, une idéeridicule.

– Pas si ridicule. Là-haut, on doit êtreà merveille pour se dire des douceurs. On a le ciel pour plafond etpas d’autres témoins que les hirondelles. C’est même une idée àcreuser et je compte la mettre en pratique la première fois quej’aurai une bonne fortune dans le grand monde.

Mériadec leva vers le faîte de la tour lesdeux tubes de sa jumelle et dit :

– En ce moment, on ne voit pas de têtedépasser la balustrade qui couronne la tour où sont lescloches.

– La seule sur laquelle on permet demonter, interrompit l’interne. Je gage que nos amoureux y vont. Ceserait gai de les y suivre.

– Je ne tiens pas à troubler leurtête-à-tête.

– Nous verrions, en passant, la fée duparvis. Le logement qu’elle habite donne sur l’escalier de la tour.Cet escalier est fermé par une grille à laquelle sonnent lesvisiteurs, et, assez souvent, c’est elle qui vient ouvrir, car levieux Verdière n’aime pas à se déranger.

– Je serais charmé de voir de près l’Angedu bourdon, dit Mériadec ; mais grimper là-haut !…

– Avec tes longues jambes, ce n’est rien…et, d’ailleurs, nous ne serons pas forcés de monter jusqu’à lacalotte de plomb qui sert de chapeau à la tour du sud. Nous nousarrêterons à la galerie qui traverse la façade, et nous yattendrons la femme voilée. Je tiens à la regarder sous le nez.

– Rien ne prouve que nous larencontrerons. Elle et son cavalier ont bien pu continuer leurpromenade sentimentale à travers les rues de la Cité.

– Eh bien ! nous en serons quittespour une ascension qui nous donnera de l’appétit. Le ciel est sansnuages, l’air est doux ; nous verrons Paris à vol d’oiseau, etavec ta bonne lorgnette, tu reconnaîtras ta maison de la rueCassette. Je ne prends qu’à trois heures le service dans ma sallede chirurgie. J’ai donc tout le temps de me dégourdir lesjambes.

– Et moi, je n’ai rien à faire.

– Alors viens avec moi. Tu trouveraspeut-être l’occasion de te montrer chevaleresque… une femmepersécutée à défendre… un enfant abandonné à recueillir.

– Cet espoir me décide, dit en riantMériadec.

– Allons donc ! je savais bien quetu y viendrais, murmura Daubrac.

Les deux amis quittèrent la fenêtre. L’interneendossa une jaquette fort bien coupée, se coiffa d’un chapeau basqui allait parfaitement à l’air de son visage, et poussa donMériadec dans l’escalier.

Ils descendirent quatre-vingts marches, et,après avoir traversé le péristyle de l’hôpital encombré devisiteurs, ils débouchèrent sur la place.

– Là ! j’en étais sûr ! s’écriaDaubrac, en levant les yeux vers la façade. Ils sont déjà sur lagalerie du milieu. La femme a levé sa voilette, qui flotte au vent.Braque ton télescope, cher ami, et dis-moi si elle est jolie.

Don Mériadec tira sa lorgnette de son étui,mais, avant qu’il pût s’en servir, la femme qui s’était accoudée uninstant sur la balustrade avait déjà disparu avec le monsieur quil’escortait.

– Éclipse totale ! Rengaine toninstrument et tâchons de rattraper le temps perdu. L’escalier destours est à l’entrée de la rue du Cloître. Allons-y, au pasaccéléré.

– Laisse-moi contempler un peu cettemerveilleuse façade, dit Mériadec, qui n’était jamais pressé.

– Tu l’as assez contemplée de mafenêtre.

– Je ne me lasse pas de l’admirer. Il y asurtout la rosace du milieu. Le soleil l’éclaire en ce moment, etles vitraux flamboient comme un incendie.

– Que le diable t’emporte avec tesadmirations ! J’aime mieux voir une jolie figure qu’unerosace.

– Oh ! toi, tu ne comprends pas lapoésie… Mais tu m’accorderas bien cinq minutes pour graver dans mamémoire ce magnifique tableau. Quel dommage que je ne sois paspeintre !

– Malheureusement, tu n’es que fou.A-t-on jamais vu s’enflammer de la sorte pour un monument !C’est la manie admirative. Il faut soigner ça, mon garçon, sansquoi tu finiras à l’asile Sainte-Anne… En attendant que je t’ydonne des douches, je vais te lâcher, pour peu que tu continues àbayer aux corneilles de la cathédrale. Je ne veux pas manquer moninconnue au voile bleu.

Tout en parlant, Daubrac avait pris son amipar le bras, et il essayait de l’entraîner. Rien n’y fit. Mériadecétait entêté comme une mule, et il fallut attendre qu’il eût finide s’extasier.

– Tu ne la manqueras pas, dit-il ;je l’aperçois maintenant sur le faîte de la tour.

– C’est, ma foi, vrai ! s’écriaDaubrac ; elle n’a pas mis longtemps à y monter, et jecommence à soupçonner qu’elle est Anglaise… Il n’y a que lesAnglaises pour enjamber les marches quatre à quatre… Ah ! onne la voit plus… elle est à regarder un autre aspect du panorama, àmoins qu’elle et son doux ami ne se soient assis au centre de laplate-forme pour se dire des choses tendres… nous ne lesdérangerons pas, mais, lorsqu’ils descendront, ils passerontforcément tout près de nous, car le chemin n’est pas large… etj’espère pour toi que c’est la petite fée du parvis qui va nousouvrir la grille de l’escalier tournant.

Cette fois, don Mériadec ne se fit plus prierpour suivre son jeune camarade qui se dirigeait vers la rue duCloître.

Ils n’avaient pas fait dix pas, qu’ilsentendirent des cris et qu’ils virent courir les visiteurs quisortaient de l’Hôtel-Dieu. Cette foule se précipitait du côté deNotre-Dame, et bientôt un gros rassemblement se forma entre le piedde la tour du sud et la Seine.

Quand le peuple s’assemble ainsi

C’est toujours sur quelque ruine.

murmura Mériadec, qui savait par cœur beaucoupde vers de Musset.

– Un accident ! dit l’interne. Çarentre dans ma spécialité.

– Quelqu’un qui se sera jeté du haut dela tour…

– Ça m’en a tout l’air… Pourvu que ce nesoit pas la femme à la voilette bleue !

– Oh ! quelle idée ! s’écriaMériadec ; une femme qui va se suicider n’emmène pas son amantavec elle.

– Allons toujours voir, ditphilosophiquement Daubrac. La personne qui vient d’exécuter ce sautpérilleux n’a plus besoin de mes soins ; mais c’est mon métierde constater les décès.

En arrivant près de l’attroupement, les deuxamis surent tout de suite à quoi s’en tenir sur l’événement, carles curieux le commentaient à haute voix.

On entendait des propos commeceux-ci :

– Elle est encore jeune et elle devaitêtre jolie avant de s’écraser la figure sur le pavé.

– Ce n’est toujours pas la misère qui l’apoussée à se tuer, car elle est rudement bien mise.

– Et elle a une chaîne de montre, despendants d’oreilles en diamants, un bracelet en or…

– À moins que tout ça ne soit entoc.

Daubrac cria qu’il était médecin ; ons’écarta pour lui faire place, et Mériadec passa avec lui.

Le cercle s’était formé autour d’un cadavre,et ce cadavre était celui d’une femme.

Elle était tombée sur la tête ; le crânes’était brisé en éclats comme un simple pot de fleurs, et levisage, broyé par la violence du choc, était absolumentméconnaissable.

Personne n’osait toucher à ce corpsensanglanté. L’interne mit un genou en terre pour l’examiner deprès et se releva presque aussitôt en disant aux badauds :

– Vous voyez bien qu’elle est morte surle coup. Allez donc chercher un brancard à l’Hôtel-Dieu et envoyezici des gardiens de la paix.

Quelques hommes de bonne volonté sedétachèrent du groupe, et l’interne dit à l’oreille de sonami :

– Ma parole ! je crois que c’estelle.

– La femme qui a traversé le parvis aubras d’un monsieur et que nous avons cru apercevoir là-haut ?demanda Mériadec.

– Eh ! oui, pardieu ! c’est lemême costume. Le manteau, le chapeau à la mode… tout y est… exceptéla voilette bleue, qui s’est sans doute détachée pendant lachute.

– Mais… le monsieur quil’accompagnait ? objecta Mériadec.

– Ils auront eu une scène violente sur laplate-forme… Il lui aura peut-être signifié qu’il allait rompreavec elle, et, dans un accès de désespoir, elle aura sautépar-dessus le parapet. C’est vite fait, ces sauts-là, et l’amantn’aura pas eu le temps de la retenir. S’il n’est pas encore ici,c’est que le chemin est long par l’escalier… la malheureuse a prisle plus court… mais, d’ici à quelques minutes, nous allons voiraccourir l’homme tout éploré… et nous assisterons à une scène dedésespoir.

– Je n’y tiens pas, grommela Mériadec.C’est bien assez du vilain spectacle que nous avons sous les yeuxen ce moment.

– Tu vas en être délivré. J’aperçois lessergents de ville, et le brancard ne tardera guère… nous sommes àdeux pas de l’Hôtel-Dieu… j’escorterai le corps, je le feraidéposer à la salle des morts, je reviendrai te rejoindre, et alors,si le cœur t’en dit, nous irons annoncer l’événement à RoseVerdière. Elle n’a pas pu voir la chute, mais elle a peut-êtreouvert la grille au couple que nous avons remarqué au moment où ilpassait sur le parvis. Nous avons donc un excellent prétexte pourfaire connaissance avec l’Ange du bourdon.

Deux gardiens de la paix et un brigadier quise trouvaient de service dans ces parages arrivaient sans trop sepresser, et deux infirmiers, attelés à un lit portatif, sortaientde l’hôpital.

– Tu avais deviné, dit Mériadec. Voicil’amant qui accourt à toutes jambes.

– Ce garçon qui gesticule là-bas ?Jamais de la vie ! D’abord l’amant ne peut pas venir de cecôté, et puis l’amant a un chapeau haute forme, et l’individu quetu signales est coiffé d’un béret rouge. C’est tout simplement uncurieux qui va se mêler aux autres badauds.

L’homme qui débouchait du pont jeté sur lepetit bras de la Seine avait tout l’air d’apporter une nouvelle,car il agitait ses bras en l’air, et il criait des paroles quin’arrivaient pas jusqu’aux deux amis.

Il atteignit le rassemblement au même momentque les sergents de ville et les brancardiers. Il se poussa aupremier rang, en bousculant tout le monde, et s’adressant aubrigadier :

– Qu’est-ce que vous faites ici ?dit-il d’une voix essoufflée. La femme est morte ; vous ne laressusciterez pas, et si vous restez à la regarder, l’assassin vase sauver.

– Comment, l’assassin ? s’écrièrenten chœur Mériadec et Daubrac.

– Eh ! oui, le scélérat qui l’ajetée du haut de la tour.

– Qu’est-ce que vous me chantez là,vous ? dit le brigadier.

– Je vous dis que j’ai vu le coup. Jepêchais à la ligne sur la berge, de l’autre côté de la rivière, et,comme ça ne mordait pas, je m’amusais à regarder Notre-Dame…j’avais le nez en l’air et je distinguais très-bien sur laplate-forme un homme et une femme… tout à coup, l’homme s’estbaissé, il a pris la femme par les jambes, il l’a soulevée et lui afait faire la culbute.

– Mâtin ! vous avez de bons yeux,grommela le brigadier.

– Excellents ; et, si vous ne voulezpas me croire, venez avec moi… il n’a pas eu le temps de descendre…nous le rencontrerons dans l’escalier des tours.

– Monsieur a raison, appuya Daubrac.Quand même il n’y aurait eu qu’un suicide, il importe d’interrogercelui qui y a assisté.

– Si vous refusez de venir, repritl’homme au béret rouge, j’irai sans vous et je l’empoignerai à moitout seul.

– Mêlez-vous de ce qui vous regarde. Jesais ce que j’ai à faire, et je ne sais pas qui vous êtes.

– Jean Fabreguette, artiste peintre,domicilié rue de la Huchette, au numéro 19.

– Et moi, ajouta Daubrac, je suis interneà l’Hôtel-Dieu. Mon ami, que voici, est le baron de Mériadec, etnous reconnaîtrons parfaitement l’homme, car nous l’avons vutraverser la place avec cette femme au bras.

Le brigadier hésitait encore, mais il compritque les gens assemblés autour du cadavre allaient se porter enmasse vers l’entrée des tours, et il jugea qu’il valait mieuxprendre la direction du mouvement.

– Faites enlever le corps et venez avecmoi, dit-il à ses agents.

Les infirmiers placèrent la morte sur lebrancard et se mirent en devoir de la porter à l’Hôtel-Dieu. Surquoi, les badauds se dispersèrent : les uns suivirent lebrancard ; les autres firent escorte au brigadier, quimarchait entre Mériadec et Daubrac.

Fabreguette précédait le cortége.

La foule aurait certainement envahi la tour,si le brigadier n’eût mis de planton à l’entrée ses deuxsubordonnés, après leur avoir donné la consigne de ne laisserpasser que les deux amis et le peintre, qui s’engagèrent après luidans l’escalier en colimaçon, où deux personnes n’auraient pas pupasser de front.

Ils arrivèrent bientôt devant une grille prèsde laquelle s’ouvrait dans l’épaisseur du mur un corridortrès-court qui aboutissait au logement du gardien.

Le brigadier sonna, et mademoiselle Rose parutsur le seuil.

– Ces messieurs désirent visiter lestours ? demanda-t-elle d’une voix douce, une voix qui alladroit au cœur de Mériadec.

– Il ne s’agit pas de cela, répliquarudement le brigadier. Il faut que je parle à votre père.

– Mon père ? Il est malade.

– Allons donc ! je la connais,celle-là. Il aura bu un coup de trop. Ça n’y fait rien. Je veux levoir. Ouvrez !

La jeune fille obéit, et le brigadier entrachez le père Verdière. Les autres se contentèrent de franchir lagrille, et Daubrac dit en souriant :

– Ça va bien, mademoiselle ?

Rose, qui le rencontrait souvent sur leparvis, le reconnut, et répondit, en rougissant un peu :

– Très-bien, monsieur, je vous remercie.Expliquez-moi donc…

– Ce que nous venons faire dans votretour ? C’est bien simple : nous cherchons un monsieur quiest passé par ici avec une dame, il y a vingt minutes.

– Je venais de rentrer quand ils sontarrivés. J’étais allée reporter de l’ouvrage.

– Alors, vous les avez vus ?

– À peine. Mon père, qui esttrès-souffrant, avait laissé la grille ouverte, afin de n’avoir pasà se déranger… et je viens seulement de la refermer. Ça fait que cemonsieur et cette dame ont passé sans s’arrêter. Ils payeront endescendant.

– Vous croyez donc qu’ils sont encorelà-haut ?

– Certainement.

– Vous vous trompez, mademoiselle. Ladame n’y est plus. Elle s’est jetée en bas de la tour des cloches…ou bien on l’a jetée.

– Ah ! mon Dieu !

– Comprenez-vous maintenant pourquoi oncherche le monsieur ?

Avant que Rose, toute pâle d’émotion, eût letemps de répondre, le brigadier reparut sur le seuil du corridor enmaugréant contre le gardien.

– J’en étais sûr, disait-il entre sesdents ; il est ivre-mort, l’animal ! En voilà un qui voleson traitement ! On le paye pour surveiller les tours, et,quand sa fille n’y est pas, on y entre comme dans un moulin et l’onen sort de même. Tant pis pour lui ! Je mettrai ça sur monrapport.

– Oh ! monsieur, je vous enprie…

– Silence ! dit à demi-voix Daubrac.On descend.

Tout le monde se tut, et l’on entenditdistinctement un bruit de pas dans le haut de l’escalier, le pasd’un homme finement chaussé et très-pressé de s’en aller.

Le brigadier prit Rose par le bras, la poussadans le logement du gardien, fit signe à ces messieurs de se serrerpour barrer le passage, et se planta tout seul sur une marche enavant de la grille. Un instant après, l’individu qui descendait semontra et s’arrêta court en l’apercevant.

Daubrac et Mériadec le reconnurentimmédiatement.

C’était bien le cavalier de la dame au voilebleu. Il avait une belle tête, une tournure élégante, l’air et latenue d’un homme du meilleur monde. Il paraissait contrarié detrouver l’escalier obstrué, mais il attendait patiemment que legroupe se rangeât pour le laisser passer.

Il changea d’attitude, lorsque le brigadierlui cria d’avancer.

– Est-ce à moi que vous en avez ?demanda-t-il en se redressant fièrement.

– Oui, à vous. J’ai deux mots à vousdire. Entrez avec moi chez le gardien.

– Vous me prenez pour un autre, sansdoute. Je consens à vous suivre et à vous entendre, maisfinissons-en, je vous prie.

Le brigadier lui montra l’entrée du corridoret le fit passer devant. Le père Verdière, étendu sur son lit,dormait du lourd sommeil des ivrognes. Sa fille se tenait debout àson chevet. Mériadec, Daubrac et l’artiste entrèrent après lebrigadier, qui commença ainsi :

– C’est bien vous qui êtes monté avec unefemme ?

L’inconnu pâlit et répliquasèchement :

– Que vous importe ?

– Ces messieurs vous ont vu traverser leparvis, bras dessus bras dessous… Mademoiselle vous a vu passerdans l’escalier ; devant la porte du logement où nous sommesen ce moment.

– Et quand ce serait vrai ?

– Alors, vous avouez ?

– Quoi ? et de quel droitm’interrogez-vous ?

– Je vous demande ce que cette femme estdevenue.

– Elle est partie.

– Seule ?

– Oui ; si vous ne me croyez pas,allez voir là-haut.

– Oh ! ce n’est pas la peine. Jesais où elle est, et je vais vous y conduire. Nous verrons si vousla reconnaîtrez.

Ces derniers mots troublèrent visiblementl’inconnu.

– Il me semble que vous vous moquez demoi, dit-il d’une voix moins assurée. Je vous somme de vousexpliquer nettement. Que me voulez-vous ?

– Vous le saurez tout à l’heure. Marchezdevant moi, conclut le brigadier, en montrant l’escalier aumonsieur, qui répondit :

– Soit ! je cède à la force. Mais jevous déclare que vous payerez cher l’abus que vous faites de votreautorité. Où prétendez-vous me mener ?

– Tout près d’ici. À l’Hôtel-Dieu.

– À l’Hôtel-Dieu ! s’écrial’inconnu. Est-ce qu’il est arrivé un accident à…

– À cette dame ? ricana lebrigadier. Mais oui. Ça vous étonne ?

– Un accident grave ?

– Farceur ! vous savez bien à quoivous en tenir.

– Je le sais si peu que je vous prie deme conduire vite auprès d’elle.

– Vous êtes si pressé que ça ? Soyeztranquille, ce ne sera pas long. Descendez, vous autres, et dites àmes hommes de faire ranger le monde, ajouta le brigadier ens’adressant aux trois compagnons qui l’avaient amené là.

Et à Rose Verdière :

– Quant à vous, si votre père est dégomméde sa place, ça lui apprendra à laisser ouverte la grille del’escalier.

Il avait eu quelque peine à croire au crimedénoncé par l’homme au béret rouge, cet excellent brigadier, maisil était lancé maintenant, et il ne doutait plus d’avoir mis lamain sur un assassin. Il espérait même que cette capture luivaudrait de l’avancement.

Mériadec et Daubrac ne savaient trop quepenser, mais Fabreguette triomphait.

– Hein ! disait-il, j’ai eu du nezde m’en mêler. Sans moi, ce vieux brisquard de brigadier seraitencore à verbaliser auprès du cadavre, et l’assassin aurait filé,tandis que, grâce à moi, nous le tenons.

– En êtes-vous bien sûr ? grommelaDaubrac. Ce monsieur n’a pas du tout la mine d’un scélérat.

– Pourquoi ? Parce qu’il est habilléà la dernière mode ? Ça ne prouve rien.

– Et il ne paraît pas très-effrayé,appuya Mériadec.

– Il paye d’audace ; mais nousverrons la tête qu’il fera tout à l’heure quand on le mettra face àface avec sa victime.

– Vous croyez donc qu’on vous laisseraassister à la confrontation ?

– Parbleu ! je suis le seul témoinoculaire. Ma présence est indispensable, dit le peintre en serengorgeant.

En échangeant à demi-voix ces propos etquelques autres, ils arrivèrent à la sortie, et Fabreguette sechargea de transmettre aux deux sergents de ville de planton lesordres de leur supérieur.

Il en était venu d’autres, car la nouvelle dece tragique événement s’était répandue dans la Cité avec larapidité de l’éclair, et le commissaire de police du quartiervenait d’être averti par des gens zélés, comme il s’en trouvetoujours dans ces occasions-là.

Mais l’attroupement avait grossi, et lesagents eurent quelque peine à contenir la foule pendant le courttrajet de la rue du Cloître à l’hôpital.

Ils entourèrent l’homme arrêté qui marchait latête haute à côté du brigadier. Le dénonciateur et les deux amisemboîtaient le pas, et, en dépit des poussées, le cortége atteignitsans être entamé le perron de l’Hôtel-Dieu.

Le commissaire, ceint de son écharpe,attendait sous le péristyle. Il commanda aux gardiens de la paix debarrer le passage aux curieux, après avoir laissé monter les quatreintéressés, et il entra en conférence avec le brigadier qui le mitau courant de l’affaire.

Pendant ce colloque, Mériadec et Daubraceurent le temps d’examiner l’accusé mieux qu’ils n’avaient pu lefaire dans un escalier mal éclairé.

Il paraissait avoir trente-cinq ans ; ilétait très-brun, très-vigoureusement taillé ; il portait delongues moustaches et des favoris coupés militairement au niveau del’oreille.

– Il a l’air d’un officier en bourgeois,dit tout bas Daubrac.

À ce moment, le commissaire, ayant finid’écouter le rapport de son subordonné, passa dans une salleattenante au péristyle, après avoir donné l’ordre d’y amener cesmessieurs.

Quand ils y pénétrèrent, conduits par lebrigadier, ils trouvèrent le magistrat assis devant une table etl’homme arrêté prit la parole, sans attendre qu’onl’interrogeât.

– Monsieur, dit-il, avec une violencecontenue, je compte que vous allez mettre fin à une odieuse etabsurde persécution. Vos agents m’ont traîné ici comme unmalfaiteur, et je n’ai pu obtenir de leur chef aucune explication.Veuillez me dire enfin de quoi l’on m’accuse.

– Je vais vous l’apprendre, si tant estque vous l’ignoriez, dit sévèrement le commissaire, mais je vousinvite d’abord à répondre aux questions que je vais vous poser.

– Je les prévois, ces questions. Vousallez me demander, comme l’a déjà fait ce brigadier, si je suisentré avec une femme dans l’escalier des tours. Eh bien ! jene le nie pas.

– Cela vous serait difficile. Plusieurstémoins vous ont vu. Qu’alliez-vous faire là ?

– Ce qu’y vont faire tous les joursbeaucoup d’autres visiteurs : admirer le panorama deParis.

– Alors, vous êtes monté jusqu’à laplate-forme qui surmonte la tour du sud ?

– Non, monsieur. L’ascension eût été troprude pour la personne que j’accompagnais. Nous nous sommes arrêtésà la galerie qui s’étend sur toute la façade de l’église, à la basedes deux tours.

– Vous y avez stationnélongtemps ?

– Fort peu de temps, au contraire. Unquart d’heure tout au plus. Il faisait un vent très-désagréable, etcette dame n’a pas pu y tenir. Elle s’est décidée à descendre.

– Je comprends cela ; mais ce que jene comprends pas, c’est que vous n’ayez pas fait comme elle.Pourquoi êtes-vous resté sur cette galerie où l’on était simal ?

L’inconnu fit attendre sa réponse et finit pardire, en hésitant comme un homme qui n’a rien trouvé demieux :

– Le vent ne me gênait pas.

La raison était si mauvaise que les deux amiséchangèrent un coup d’œil qui signifiait : Il patauge, il vas’enferrer.

– Comment ! s’écria le commissaire,vous promenez une dame, vous montez avec elle sur cette galerie…elle s’y trouve incommodée, elle veut quitter la place, et vous lalaissez partir seule !… vous la plantez là, en un mot.Convenez que c’est inadmissible de la part d’un homme quiappartient comme vous aux classes élevées de la société.

– C’est cependant ainsi ; elle avaitdes raisons pour s’en aller sans moi.

– Quelles raisons ?

– Je ne les connais pas.

– Ainsi, elle vous a quitté comme cela,brusquement et sans vous dire pourquoi ! C’estétonnant !

– Trêve de railleries, monsieur ! Jene suis pas tenu de répondre à des questions dont je n’aperçois pasle but.

– Vous pouvez du moins me dire si cettefemme était la vôtre ?

– Je ne suis pas marié.

– Alors, vous étiez avec votremaîtresse ?

– Croyez cela si vous voulez.

– Et cette maîtresse, vous craignez de lacompromettre en vous expliquant davantage. Vous refusez, bienentendu, de la nommer ?

– Absolument.

– Elle est sans doute mariée, elle, et,en vous taisant sur son compte, vous agissez en galant homme. C’esttrès-bien. Seulement je vous avertis que votre discrétion nem’empêchera pas de savoir qui elle est.

L’inconnu tressaillit. Le commissaire avaittouché le point faible, et il reprit d’un ton presquebienveillant :

– Je le saurai avant la fin de lajournée. Vous feriez donc mieux de me dire son nom… de me le dire àmoi seul… Si vraiment vous n’êtes pas coupable, je pourrais vousgarder le secret… tandis que, si vous persistez à vous taire…

– Coupable de quoi ? Voilà dix foisque je le demande à votre agent et à vous. J’ai bien le droit de lesavoir, avant de vous répondre. Encore une fois, de quoim’accuse-t-on ?

– D’avoir assassiné cette femme.

– En vérité, c’est trop bête. Je ne puispas admettre que vous plaisantiez dans l’exercice de vos fonctionsde magistrat. J’aime mieux croire que je suis victime d’uneméprise, et je n’ai pas besoin de me justifier. J’attendrai quel’erreur soit reconnue.

– Alors, décidément, vous refusez de mefournir aucune explication ?

– Plus que jamais.

Le commissaire se leva, et fit signe aubrigadier, qui alla, au fond de la salle, ouvrir une petiteporte.

– Entrez là, dit-il, en la montrant àl’homme arrêté.

Puis, s’adressant aux trois témoins :

– Veuillez me suivre, messieurs.

L’inconnu marcha vers la porte, sans donner lamoindre marque d’émotion, passa le premier dans une salle où il n’yavait que les quatre murs et, au milieu, une grande table surlaquelle gisait un corps recouvert d’une toile cirée.

– Très-bien, dit-il froidement. Vousallez me mettre en présence d’un cadavre. Vous auriez pu, monsieur,vous dispenser de cette mise en scène, car elle ne m’effrayepas.

Sur un geste du commissaire, le brigadierenleva la toile, et la femme apparut, couchée sur le dos.

L’inconnu pâlit et recula d’horreur, mais ilmaîtrisa vite ce mouvement instinctif. Il se précipita vers lamorte, regarda de près ses traits défigurés et dit, en se parlant àlui-même :

– Je ne la connais pas… J’ai cru uninstant que c’était elle. Je me trompais, Dieu merci !

Il y eut un silence. Le commissaire, qui avaitmanqué son effet, se mordait les lèvres ; les deux amis nesavaient que penser du sang-froid de l’accusé, et Fabreguettelui-même se prenait à douter d’avoir mis la main sur lemeurtrier.

– Je comprends maintenant, repritl’inconnu. Vous me soupçonnez d’avoir jeté cette malheureuse duhaut de la tour. Je ne sais si elle s’est suicidée ou si quelqu’unl’a poussée, mais je suis certain de ne l’avoir jamais vue.

Au lieu de contester cette affirmation, lecommissaire se mit à interroger les témoins, après avoir pris leursnoms et leurs adresses.

Daubrac et Mériadec déclarèrent qu’ilsreconnaissaient l’accusé pour l’avoir vu passer sur le parvis avecune femme au bras, mais ils n’étaient pas sûrs que le cadavre fûtcelui de cette femme.

Fabreguette répéta qu’il avait vu, de la bergeoù il pêchait à la ligne, la scène de la plate-forme : unhomme enlevant par les jambes une femme qui se débattait et lalançant dans le vide. Mais il avait vu de trop loin pour distinguerles figures. Il ne pouvait donc pas jurer que l’auteur du crime fûtle monsieur arrêté dans l’escalier tournant.

Ces dépositions ne concluaient pas contrel’inconnu, qui les écouta avec une satisfaction très-visible. Maisle commissaire ne se tint pas pour battu.

– Vous avez entendu, dit-il ; cesmessieurs ne veulent pas prendre sur eux d’affirmer que c’est vous,mais j’arriverai sans peine à établir l’identité de cette femme.Alors même qu’on ne trouverait sur elle ni carte de visite, nipapiers, elle sera certainement reconnue à la Morgue, où je vaisl’envoyer. Je ne vous demande plus son nom, puisque vous prétendezne pas la connaître, mais rien ne vous empêche, je suppose, de medire le vôtre.

» Comment vous appelez-vous ? oùdemeurez-vous ? quelle est votre profession ?

– Je ne veux répondre ni à ces questions,ni à aucune autre, répliqua résolument l’inconnu.

– Soit ! le juge d’instruction saurabien découvrir qui vous êtes.

– Je le lui dirai peut-être… À vous, jene dirai rien… surtout ici, devant les gens qui m’ont faitarrêter.

– Il ne me reste donc plus qu’à vousenvoyer au Dépôt. Je vais vous y conduire moi-même. Brigadier,faites avancer un fiacre… Vous veillerez ensuite à ce que le corpsde cette femme soit porté immédiatement à la Morgue. Vous,messieurs, vous pouvez vous retirer, mais vous voudrez bien voustenir à la disposition du magistrat qui instruira cette affaire…Vous serez probablement appelés demain au Palais.

Cette invitation que leur adressait lecommissaire équivalait à un ordre, et les trois témoins sortirentimmédiatement de la salle où gisait la morte.

Ils n’étaient pas fâchés du reste de s’enaller, quand ce n’eût été que pour échanger leurs impressions surles scènes auxquelles ils venaient d’assister.

Ils s’arrêtèrent sous le péristyle del’Hôtel-Dieu pour en conférer, et il se trouva que tous troisdifféraient d’opinion sur l’étrange affaire où ils avaient joué unrôle important.

Fabreguette, qui l’avait suscitée, persistaità soutenir que l’homme arrêté était l’assassin ; Daubrac ne seprononçait pas, et Mériadec penchait à croire que ce monsieur étaitvictime d’une erreur.

L’interne mit fin au colloque en déclarant quel’heure de la visite du soir avait sonné, et s’en alla prendre sonservice à la salle de chirurgie.

Mériadec resta seul avec ce singulier artistequi passait son temps à pêcher dans la Seine, au lieu de peindredans son atelier, et ils descendirent ensemble sur la place encorepleine de curieux.

Fabreguette paraissait très-disposé à faireplus ample connaissance, mais Mériadec n’y tenait pas beaucoup. Ilen voulait un peu à ce garçon de l’avoir embarqué dans une aventureoù il craignait d’avoir fait fausse route dès le début, et il sesouciait médiocrement de prolonger l’entretien.

Il s’aperçut bientôt qu’on ne se débarrassaitpas facilement de l’homme au béret rouge, et il lui fallut écouterune foule de propos saugrenus, sans compter l’histoire dupersonnage, qui était un vrai bohème, vivant au jour le jour,insouciant et gai comme un moineau franc ; un gamin devingt-cinq ans, pas méchant et plein de bonnes intentions, mais passérieux du tout.

Ce Fabreguette en dit tant qu’il finit parintéresser Mériadec, qui l’invita à le venir voir chez lui, rueCassette.

Ils étaient destinés à se rencontrer ailleurs,puisqu’ils devaient être tous les deux cités comme témoins, etl’excellent baron pensait qu’il pourrait aider ce pauvre diabled’artiste incompris à se tirer de la gêne où il végétait. Il n’enfallait pas plus pour qu’il lui ouvrît sa porte.

On se quitta bons amis. Fabreguette, sans sepréoccuper autrement des suites de l’arrestation d’un inconnu, s’enalla chercher sa canne à pêche qu’il avait oubliée sur la berge, etlaissa Mériadec à ses réflexions.

Elles étaient assez sombres, les réflexions del’ami de Daubrac, car, tout au rebours de l’artiste en ruptured’atelier, il avait pris l’affaire à cœur, et il craignait d’avoircontribué à faire incarcérer un innocent.

Ce monsieur, que le commissaire venaitd’expédier si lestement au Dépôt, s’était défendu comme doit sedéfendre un honnête homme.

Mériadec trouvait aussi qu’on s’y était bienmal pris pour connaître la vérité dans cette étrange affaire.D’abord, on avait accepté, sans la contrôler, la déclaration deFabreguette, qui prétendait avoir vu de très-loin la scène de laplate-forme et qui pouvait se tromper. Il ne s’agissait peut-êtreque d’un suicide, et si vraiment la femme avait été précipitée duhaut de la tour par des mains criminelles, on aurait dû, avanttout, s’assurer que la dame à la voilette bleue et son cavalierétaient seuls là-haut, à l’instant de la catastrophe.

Or, on venait d’empoigner, sans hésiter, lepremier individu rencontré dans l’escalier, au moment où ildescendait. Ce malavisé visiteur avait répondu, il est vrai, defaçon à aggraver les soupçons et il en était venu ensuite à refusertoute explication au commissaire qui l’interrogeait. Mais cen’était pas une raison pour qu’il fût coupable. Mériadec penchaitmême à croire qu’il ne tarderait pas à se justifier complétementdevant le juge d’instruction.

En attendant que ce magistrat l’appelâtlui-même en témoignage, Mériadec songeait à compléter, pour sasatisfaction personnelle, une enquête qui lui semblait beaucouptrop sommaire, et l’idée lui vint aussitôt d’aller visiter ce qu’onappelle, en style judiciaire, le théâtre du crime.

Peut-être le désir de revoir l’Ange du bourdonétait-il pour quelque chose dans la résolution qu’il pritinstantanément de grimper jusqu’à la plate-forme où l’on ne pouvaitarriver qu’en passant devant le logement du gardien. Rose Verdièrel’avait charmé, et il se sentait attiré vers cette blonde jeunefille par un sentiment qu’il ne définissait pas encore très-bien,mais qui ressemblait fort à un amour naissant.

À trente-huit ans qu’il avait, c’était presqueridicule de s’éprendre à première vue d’une mineure dont il auraitpu être le père. Mais le dernier des Mériadec était d’unecomplexion très-tendre, prompt à s’enflammer pour deux beaux yeux,tout autant qu’à se dévouer pour son prochain.

C’était un trait de ressemblance de plus avecdon Quichotte, le redresseur de torts et l’amoureux deDulcinée.

Sa vie, comme celle de son héros, s’étaitpassée à défendre les opprimés et à adorer des femmes qui sesouciaient fort peu de lui.

Il était né, tout au fond de la Bretagne, dansle pays de Concarneau, d’un père de vieille race qui voulait fairede lui un gentilhomme campagnard, habitant son manoir et améliorantses terres, et ce père l’avait empêché de suivre sa vocation. Lejeune Médéric aurait voulu être marin ou soldat ; il dut serésigner à ne rien faire que chasser, monter à cheval et rêver deguerre et d’amour. Quand il se trouva maître de vivre à sa guise,il avait passé l’âge où l’on peut encore entrer dans l’armée, et illui fallut se contenter de voyager, à la recherche d’aventures quine se présentèrent point. En 1870, il se fit volontaire, mais lesoccasions de se distinguer lui manquèrent, et, après la guerre, ilse fixa définitivement à Paris, où il se fit une existence conformeà ses goûts.

Il avait vendu ses domaines ; il en avaitdéposé le prix à la Banque de France, et il s’était installé rueCassette, dans un petit appartement où il ne recevait personne etoù il se faisait servir par une femme de ménage. Son uniqueoccupation consistait à chercher des infortunes à soulager. Ilaspirait à remplacer l’homme au petit manteau bleu, delégendaire mémoire, et c’était en visitant les hôpitaux qu’ils’était lié avec l’interne Daubrac.

Mais il n’avait encore rencontré que desmisères tout unies qui se laissaient assister, sans qu’il lui encoûtât d’autre peine que celle d’ouvrir sa bourse. Il trouva bienparfois l’occasion de risquer sa vie en arrêtant un cheval emportéou en se jetant à l’eau pour repêcher quelque désespéré qui venaitde sauter dans la rivière ; mais ces incidents ne suffisaientpas à satisfaire la soif de dévouement qui le dévorait.

Il rêvait des générosités impossibles, et letravail incessant qui s’opérait dans son cerveau maintenait ceBreton exalté dans un état de surexcitation très-nuisible à sonrepos. Il usait son cœur, à force de le gonfler pour de noblescauses, et son cerveau, à force de le tendre sur des projetshéroïques.

Il rêvait aussi d’aimer et d’être aimé ;mais il ne trouvait pas le placement des ardeurs qui leconsumaient, car il n’était pas homme à nouer de ces liaisonspassagères qui suffisent à presque tous les Parisiens ; et lesannées passaient sans le calmer.

La rencontre de Rose Verdière se présentaittout à point, et, en cherchant à la revoir, il pouvait espérerqu’il allait découvrir quelque moyen de venir en aide à un hommeinjustement accusé.

Après le départ de Fabreguette, il s’acheminadonc vers la rue du Cloître-Notre-Dame.

L’émotion s’était calmée, et le parviscommençait à reprendre son aspect accoutumé, quoiqu’il y eût encoredes gens assemblés à l’endroit que la malheureuse femme avaitinondé de son sang.

Deux sergents de ville étaient restés deplanton pour garder l’entrée de l’escalier des tours, et Mériadecse dit qu’ils avaient dû recevoir la consigne de ne laisserpersonne entrer ni sortir.

Il en conclut que, si le vrai coupable étaitencore là-haut, il ne pourrait pas s’en aller sans fournir desexplications que les agents ne manqueraient pas de luidemander ; mais que, d’autre part, ces mêmes agents ne lelaisseraient pas passer, lui, Mériadec, sans une autorisation qu’ilne voulait pas aller demander au commissaire.

Il allait renoncer à son projet, mais il sesouvint tout à coup qu’il y avait dans la nef une autre entrée del’escalier. Il revint sur ses pas, pénétra dans l’église, aperçut àsa gauche une inscription qui indiquait l’entrée des tours, etmonta sans perdre de temps.

Les gardiens de la paix postés dans la rue nele virent pas, et en quelques enjambées il arriva à la grille,qu’il ne fut pas fâché de trouver fermée.

Si elle eût été ouverte, il n’aurait peut-êtrepas osé entrer dans le logement du gardien, tandis qu’en sonnant,il allait certainement faire sortir la jeune fille, et elle nerefuserait pas de causer avec lui.

Elle vint, au bruit de la sonnette, comme ill’avait prévu, et elle s’empressa de lui ouvrir, mais il fut frappéde l’altération de ses traits. Elle était pâle, et l’on voyaitqu’elle venait de pleurer.

– Qu’avez-vous, mademoiselle ? luidemanda-t-il affectueusement.

– Ce n’est rien, murmura-t-elle ;cette scène m’a bouleversée. Est-ce donc vrai, monsieur, que cettepauvre femme…

– Trop vrai, vrai, hélas ! je viensde voir son corps brisé par la chute.

– Et c’est cet homme qui l’aprécipitée ?

– J’en doute, mais il est arrêté, et jene sais s’il parviendra à se justifier. Je le souhaite pour lui etpour vous mademoiselle, car s’il était coupable, on rendraitpeut-être votre père responsable du malheur qui est arrivé.

– C’est ce que je crains, et s’il perdaitsa place, je ne sais ce que nous deviendrions.

– Vous auriez toujours un ami, ditvivement Mériadec, et je vous supplie de compter sur moi… Tout ceque je possède est à votre disposition, et je suis prêt à vousdéfendre contre tous ceux qui chercheraient à vous nuire.

» Excusez-moi de vous parler ainsi, sansavoir le bonheur d’être connu de vous… et ne me prêtez pas d’autresintentions que celle de vous servir en toute occasion. Daubrac vousdira que je suis un honnête homme, incapable d’abuser de votreconfiance.

La jeune fille fronça le sourcil à cettedéclaration inattendue. Elle se rassura en regardant la loyalefigure de Mériadec, et elle lui dit en souriant :

– Je vous remercie, monsieur, et je necraindrai pas d’avoir recours à vous. Mais… est-ce pour m’offrirvotre appui que vous avez pris la peine de grimperjusqu’ici ?

– Non, je l’avoue, répondit franchementMériadec. Je voudrais monter sur les tours et m’assurer qu’il n’y apersonne. C’est ce qu’aurait dû faire ce brigadier, avant d’arrêterle premier qui s’est présenté dans l’escalier. Consentez-vous à melaisser passer ?

– Oui ; certes… à condition que vousn’en direz rien. On me reprocherait ce qu’on reproche déjà à monpère.

– Personne ne saura même que je vous aiparlé. Je suis entré par la porte qui communique avec la nef, et jem’en irai par le même chemin. En descendant, je vous rendrai comptede mon expédition.

Ayant dit, Mériadec se mit à escalader lesdegrés de pierre.

Grâce aux longues jambes dont la naturel’avait pourvu, il ne mit pas beaucoup de temps à grimper, et ilmonta si vite qu’en débouchant sur la galerie, il fut obligé des’arrêter pour reprendre haleine.

Elle était déserte, cette galerie, et, commel’avait dit le monsieur arrêté, le vent y soufflait avec uneviolence fort incommode.

Mériadec s’y aventura pourtant, après unecourte pause. Arrivé au milieu, il s’adossa à la balustrade, levales yeux vers le haut des tours, n’y vit personne et se retournapour regarder la place, où stationnaient encore des groupes decurieux.

Ce spectacle l’intéressait peu ; mais, ense penchant sur le garde-fou de granit, il fit une découvertesingulière.

Immédiatement au-dessous de lui, accrochée àune gargouille en saillie, flottait une voilette bleue qu’ilreconnut parfaitement.

C’était bien celle que portait la femme qu’ilavait vue passant sur le parvis au bras de l’homme qu’on accusaitde l’avoir tuée, et Mériadec se demanda tout d’abord comment cettevoilette avait pu se fixer là. Le crime ayant été commis sur laplate-forme de la tour du sud, elle aurait dû tomber du même côtéque la malheureuse victime précipitée par un scélérat, et, ensupposant qu’elle se fût détachée pendant la chute, le vent, quivenait du nord, ne l’aurait pas portée sur la façade qui regardel’ouest.

Quoi qu’il en fût, c’était là une pièce àconviction assez importante pour que Mériadec prît la peine de larecueillir. Sa canne avait une poignée en forme de crochet, et lagargouille se trouvait à sa portée. En manœuvrant adroitement, ilréussit à ramener à lui la voilette, et il put l’examiner de près.Mais il n’y découvrit aucun signe particulier. Tous ces chiffons degaze se ressemblent. Celui-là était tout neuf, et il devait avoirété acheté le jour même, car une étiquette minuscule était encoreattachée au cordonnet qui avait servi à la nouer au chapeau, uneétiquette portant, écrite à la main, l’indication du prix del’objet.

Mériadec serra précieusement la voilette danssa poche, en se promettant bien de la montrer au juge d’instructionet, encouragé par cette trouvaille, il reprit son voyaged’exploration.

L’escalier qu’il avait suivi est dans la tourdu nord, mais, pour continuer, il faut traverser la galerie etreprendre l’ascension par la tour du sud, celle où se trouvent lescloches, y compris le fameux bourdon.

Mériadec allait y entrer, lorsqu’il en vitsortir un enfant dont l’aspect l’étonna.

Cet enfant, qui le regardait fixement, pouvaitavoir de huit à neuf ans. Il était coiffé d’une mauvaise casquetteet d’une blouse grise, comme un apprenti d’imprimerie, mais sonvisage n’était pas celui d’un gamin de Paris. Il avait le teintblanc d’un fils de bonne maison, de grands yeux bleus très-vifs ettrès-ouverts, des cheveux blonds très-fins, coupés carrément sur lefront, et un air hautain qui jurait absolument avec soncostume.

– Qu’est-ce que tu fais là, toi ?lui demanda Mériadec, assez intrigué de cette rencontre.

L’enfant rougit, cambra sa petite taille etrépondit par des mots que le baron ne comprit pas, mais qui, au tonsur lequel ils furent lancés, pouvaient bien être des injures.

– Quelle langue parles-tu donc, mon petitami ? reprit, doucement Mériadec, de plus en plus ébahi.

– La mienne, répondit le gamin enfrançais, mais je sais aussi la vôtre, et je vous défends de metutoyer. Je ne vous connais pas.

Mériadec tombait de son haut, mais ilcommençait à entrevoir que cet étrange petit bout d’homme pouvaitlui fournir d’utiles renseignements, peut-être même éclaircir lemystère qu’il voulait pénétrer, et il se décida sans peine à leprendre par la douceur.

– Ne vous fâchez pas, jeune homme, luidit-il en souriant. Je cherche des personnes qui sont montéesjusqu’ici, et je puis bien vous demander si vous les avez vues – unmonsieur et une dame.

– Je n’ai vu que papa et maman, répliqual’enfant. Je suis venu avec eux, mais j’étais trop fatigué pourmonter là-haut.

– Alors, ils y sont ?

– Oui, puisque je les attends. Maman m’adit de m’amuser à regarder la grosse cloche, mais j’en aiassez ; j’en ai vu une plus grosse à Moscou.

– Vous êtes Russe ?

– Oui ; cela vous étonne, parce queje suis habillé comme les polissons de Paris. C’est moi qui aivoulu me déguiser pour m’amuser. Je croyais que c’était l’époque devotre carnaval… Papa me l’avait dit. Il s’était trompé, et je nem’amuse pas du tout. Mais, ce soir, je reprendrai mon beau costumeneuf.

Mériadec resta stupéfait. Il devinait que lesparents de ce pauvre petit l’avaient amené là dans l’intention del’y abandonner, et que le père avait jeté sa femme du haut de laplate-forme.

Ce misérable n’était assurément pas l’hommeque le commissaire de police venait d’envoyer au dépôt, puisque lecouple que Mériadec et Daubrac avaient vu passer n’était pasaccompagné d’un enfant.

Mais que faire ? Impossible d’apprendreau fils que sa mère venait d’être assassinée… et par qui !L’excellent baron résolut de n’en venir là qu’à la dernièreextrémité, mais il ne renonça point à découvrir le meurtrier, quin’avait sans doute pas eu le temps de gagner la rue.

– Ils ne peuvent pas tarder à descendre,dit-il de sa voix la plus douce. Voulez-vous que nous allions àleur rencontre ?

L’enfant toisa Mériadec et luidemanda :

– Qui êtes-vous ? Je ne vais pasavec le premier venu.

– Je suis le baron de Mériadec.

– Alors, vous êtes gentilhomme. Je veuxbien monter avec vous.

– Merci d’avoir confiance en moi,répondit le brave Breton, qui n’en revenait pas d’entendre unbambin de neuf ans tenir un pareil langage.

Il le fit passer devant, et il eut quelquepeine à le suivre, tant ce jeune Russe était leste.

Ils ne trouvèrent personne sur la plate-forme.Mériadec s’y attendait, car il ne supposait pas que l’assassin fûtresté là ; mais l’enfant pâlit, et ses yeux se remplirent delarmes.

– Maman ! qu’est devenuemaman ? murmurait-il.

Mériadec n’avait garde de lui dire lavérité.

– Elle vous cherche sans doute,répondit-il. Je gagerais que vous n’êtes pas resté à la place oùelle vous a laissé.

– C’est vrai… j’ai fait tout le tour dela grande chambre où sont les cloches… Je m’y suis même perdu, etj’ai eu beaucoup de peine à retrouver la porte par laquelle j’étaisentré.

– Eh bien ! votre maman, ne vousvoyant pas, aura cru que vous étiez descendu, et elle en aura faitautant. Nous la retrouverons en bas… à la porte de l’église.

– Alors, menez-moi vite là où vous croyezqu’elle est, dit l’enfant, qui avait déjà repris courage.

Mériadec ne demandait pas mieux. Il pensaitque l’assassin devait être caché dans quelque coin des tours, oudes galeries qui en entourent la base et qui communiquent par desescaliers aériens avec d’autres chemins suspendus le long de latoiture de la nef. Et ce n’était pas le moment de lui donner lachasse, au péril de la vie de l’orphelin que le généreux baronvenait de prendre sous sa protection. Mieux valait sauver l’enfantd’abord et l’emmener, en recommandant à Rose Verdière de laisser lagrille fermée et de se barricader dans son logement pour sepréserver d’une attaque.

Les agents finiraient bien par recevoirl’ordre de visiter les combles de Notre-Dame, et c’était leuraffaire d’y découvrir l’assassin que Mériadec comptait bienretrouver par un procédé moins prompt, mais plus sûr.

Il descendit précipitamment l’escalier avecl’enfant, qui ne se défiait plus de lui, et il s’aboucha avec Rosepour lui expliquer brièvement la situation qu’elle comprit àmerveille.

Cinq minutes après, il arriva dans la nef, etil s’empressa de sortir de l’église. L’enfant vit que sa mèren’était pas là et se reprit à pleurer.

– Ne vous désolez pas, mon jeune ami, luidit affectueusement Mériadec. Je vais vous reconduire chez votremère. Où demeure-t-elle ?

– Dans une auberge. Nous sommes arrivés àParis cette nuit.

– Comment s’appelle cetteauberge ?

– Je n’ai pas remarqué… Je dormais quandnous y sommes descendus, et je ne me suis réveillé qu’à midi… Noussommes sortis tout de suite.

– Mais vous la reconnaîtriez, si je vousy menais ?

– Je crois que oui.

– Eh bien ! nous la chercheronsensemble. Vous n’avez plus peur de moi, n’est-ce pas ?

– Je n’ai peur de personne.

– Alors vous ne craignez pas de venirvous reposer chez moi, en attendant que je puisse me mettre encampagne pour retrouver cet hôtel ?

– Je veux bien… Seulement, je suis sifatigué que je ne peux plus marcher… et j’ai faim.

– Nous allons prendre une voiture, etj’ai à la maison de quoi satisfaire votre appétit, dit Mériadec. Sinous ne parvenions pas à découvrir l’hôtel, nous emploierions unautre moyen. Comment vous appelez-vous, mon cher enfant ?

– Sacha.

– C’est votre nom de famille ?

– Je n’en ai pas d’autre. Ça veut dire enfrançais : Alexandre.

– Et quel est celui de votremère ?

– Xénia. Elle est comtesse.

– Xénia, c’est son prénom ; maisvotre père ?

– Mon père s’appelle PaulConstantinowitch.

– Encore des prénoms, pensa Mériadec.Évidemment ce pauvre petit n’en sait pas plus long, il est inutileque j’insiste.

Il héla un fiacre, il y monta avec Sacha, etil dit au cocher de les mener rue Cassette.

Il avait d’abord songé à conduire l’enfantchez le commissaire de police, mais qu’aurait-on fait de cemalheureux abandonné ? On lui aurait appris brutalement lamort de sa mère, et on l’aurait logé provisoirement au dépôt de lapréfecture, avec les jeunes vagabonds et les filous précoces.C’était ce que ne voulait pas Mériadec, et il serait toujours tempsde raconter cette étrange histoire au juge d’instruction, qui nepouvait pas manquer de le faire appeler bientôt.

Et Mériadec n’avait garde de manquer cetteoccasion de protéger un être faible. Il avait déjà résolu de menerl’enquête à lui tout seul, de découvrir l’assassin, de venger lamorte et de rendre à l’orphelin une fortune dont un exécrable pèrevoulait probablement le dépouiller.

L’enfant dormait sur son épaule. Il dormait sibien qu’en arrivant rue Cassette, Mériadec fut obligé de le porterdans ses bras jusqu’à son appartement, et il l’y porta sans leréveiller.

– Enfin ! murmurait-il en montantl’escalier, je vais donc avoir un intérêt dans ma vie. J’ai unenfant à aimer. Il ne me manque plus qu’une femme qui m’aime.

II

Un juge d’instruction est toujours un grospersonnage, car c’est lui qui joue le premier rôle dans lesaffaires criminelles. Il tient entre ses mains le sort des accusés,et il jouit d’une indépendance absolue.

Mais quand ce juge est un homme considérablepar sa situation personnelle, il prend encore plus d’importance, etses supérieurs hiérarchiques reconnaissent pleinement sonautorité.

C’était le cas de M. Hugues de Malverne,issu d’une vieille famille de robe, possesseur de quatre-vingtmille francs de rente, et mari d’une femme charmante dont le saloncomptait parmi les mieux fréquentés de Paris. Bien posé dans lemeilleur monde, ce magistrat modèle avait toutes les qualitésnécessaires pour remplir les délicates fonctions qui lui étaientconfiées : une impartialité absolue, un sang-froid à touteépreuve et une sagacité remarquable.

Aussi le désignait-on de préférence pourinstruire les affaires difficiles et délicates, comme celle destours de Notre-Dame.

Il en avait été saisi immédiatement, et lelendemain du crime, à midi, il était déjà au Palais, dans soncabinet, prêt à interroger l’homme arrêté et à entendre les témoinscités le matin même.

En attendant qu’ils comparussent, ils’entretenait avec le commissaire de police qui venait de luirendre compte des faits, et il ne paraissait pas très-satisfait dece compte rendu.

– Il me semble, dit-il froidement, quevous n’auriez pas dû procéder ainsi. Il se peut que vous teniez lecoupable, mais il se peut aussi que vous ayez commis une erreur enarrêtant cet homme. Rien ne prouve que ce soit lui, rien ne prouvemême qu’il y a eu crime ; et nous sommes peut-être en présenced’un suicide. Il aurait fallu commencer par visiter les tours etles combles de Notre-Dame : vous vous seriez assuré quepersonne ne s’y était caché, car enfin d’autres que l’inculpé ontpu y monter.

– La visite a été faite, monsieur le juged’instruction, répondit le commissaire ; je l’ai dirigéemoi-même, après avoir écroué l’homme, qui refusait de dire sonnom.

– C’était trop tard. Un autre a eu toutle temps de s’échapper.

– Pardon, monsieur, j’avais laissé desagents au bas de l’escalier, et je puis affirmer que personne n’estsorti avant mon arrivée. La fille du gardien en déposera. J’aiinspecté minutieusement toute la partie supérieure de l’église… lestours, les galeries, les toitures, et je n’ai rien trouvé.

– Et sur la plate-forme d’où cette femmeest tombée, il n’y avait pas de traces d’une lutte ?

– Aucune. Du reste, le coup a dû êtrefait par surprise. D’après le témoignage de ce peintre qui a vu deloin la scène, la femme accoudée sur la balustrade a été empoignéepar les jambes, enlevée et basculée dans le vide, avant d’avoir puse défendre.

» Tout ce que j’ai découvert de suspect,c’est une porte ouverte… une petite porte située sur une galerieétroite qui circule autour du toit de la nef. Il paraît que cetteporte est toujours fermée, mais on ne s’explique pas comment unhomme venant des tours aurait pu arriver jusque-là. Il aurait eudes abîmes à franchir.

– Bon ! mais, en admettant qu’ill’ait fait, où ce chemin l’aurait-il conduit ?

– À un escalier intérieur qui passe sousla charpente de la cathédrale et qui aboutit au pavé, derrière lechœur.

– Donc, quelqu’un a pu fuir par là.

– C’est tout à fait improbable.

– Il suffit que ce soit possible pour queje doute de la culpabilité de votre prisonnier. Et, en somme,jusqu’à présent, il n’y a contre lui que des indices.

– Des indices très-graves, monsieur lejuge d’instruction. Quand ce ne serait que le refus de dire sonnom…

– De le dire à vous. Il me le dirapeut-être à moi. Et il peut avoir des raisons pour ne vouloirparler que devant le juge d’instruction.

– Il a bien laissé entendre qu’il étaitavec sa maîtresse, qui est une femme mariée… On comprendrait encorequ’il refusât de la désigner, mais il aurait pu se nommer, lui,sans la compromettre.

– Il est peut-être tellement lié avec lemari qu’en se nommant il attirerait les soupçons sur elle.Assurément, il n’est pas assez naïf pour croire que la justice neviendra pas à découvrir qui il est… et il me l’apprendra, parcequ’il espère que, si son innocence est reconnue, je garderai lesecret sur cette aventure. À la description que vous m’avez faitede sa personne, ce doit être un homme du monde.

– Je le crois. Mais il a pris unesingulière précaution, avant de sortir de chez lui, hier. On l’afouillé lorsqu’il est entré au dépôt… c’est réglementaire… et l’onn’a trouvé sur lui ni portefeuille, ni cartes de visite, ni papiersd’aucune sorte… rien qu’une vingtaine de louis dans la poche de songilet… on dirait qu’il avait prévu qu’on l’arrêterait ce jour-là,et qu’il s’était mis en mesure de garder l’incognito.

– En effet, c’est assez bizarre… mais cen’est pas concluant. Et la femme ne portait rien nonplus ?…

– Des bijoux d’une assez grande valeur,mais pas un sou et pas le moindre bout d’écrit. Elle est bienhabillée, elle a du linge très-fin, et sur le boîtier de sa montreil y a une initiale, surmontée d’une couronne de comtesse. Lesmains sont blanches et les pieds très-petits. Le visage estméconnaissable.

– N’importe, vous la ferez exposer à laMorgue.

– Elle l’est depuis ce matin. Et l’on ditqu’il y a déjà foule, mais je doute qu’on la reconnaisse. Elle esttrop défigurée. Je ne crois pas qu’il soit nécessaire de procéder àl’autopsie.

– C’est tout à fait inutile. Il ne s’agitpas ici de déterminer la cause de la mort.

» Quel âge paraît avoir cettefemme ?

– Trente ans… peut-être un peu plus.

– Et l’homme arrêté ?

– Trente-quatre ou trente-cinq ans.

– Il y a des chances pour que ce ne soitpas le mari.

– C’est l’amant, tout l’indique.

– Mais il y a un mari, et ce maris’apercevra de la disparition de sa femme… Il n’est pas impossiblequ’il vienne à la Morgue, car il doit lire les journaux, et il yverra le récit de l’événement.

– Oui, s’il est à Paris. Mais je neserais pas surpris que la femme fût étrangère. Sa toilette estriche, mais elle n’a pas le chic parisien, et l’initiale gravée sursa montre est un X.

– En effet, je ne vois guère en françaisque Xavier qui commence par un X, et Xavier est un nom d’homme.

» Avez-vous pris des renseignements surles témoins que j’ai fait citer ?

– Oui, monsieur le juge d’instruction.L’un est un interne à l’Hôtel-Dieu, très-laborieux, très-instruit,très-estimé de ses chefs et très-aimé de ses camarades ;l’autre est une espèce d’original, un noble breton, qui s’est fixéà Paris depuis quelques années. Il mène une vie très-régulière, etil jouit dans son quartier d’une excellente réputation.

– Ceux-là n’ont vu que le coupletraversant le parvis. Mais le troisième, celui qui prétend avoir vucommettre le crime ?

– C’est un peintre sans ouvrage, unpauvre diable qui habite un taudis, au cinquième étage d’unevieille maison de la rue de la Huchette. Mais il ne paraît pasqu’il se conduise mal… et je me suis assuré qu’il n’y a rien à soncasier judiciaire.

– Ce n’est pas assez pour que je croiesur parole à sa déposition, et, en résumé, toute l’accusationrepose sur son témoignage ; car, s’il n’avait pas raconté unehistoire qu’il a peut-être tirée de son imagination, tout le mondeaurait cru au suicide.

– C’est vrai, monsieur, mais il paraît debonne foi… et d’ailleurs quel intérêt a-t-il à inventer ?

– Le désir de faire parler de lui ;et puis, il a pu se tromper… à la distance où il était placé.Enfin, je l’interrogerai, et je verrai bien si l’on peut avoirconfiance dans ses affirmations.

» Mais je vais d’abord entendrel’inculpé, et je pense qu’après l’avoir entendu, je saurai ce qu’ily a au fond de cette affaire.

» Vous n’avez plus rien à medire ?

– Rien, monsieur, si ce n’est que legardien des tours fait fort mal son métier. S’il n’eût pas étéivre, il n’aurait pas oublié de fermer la grille de l’escalier, etnous saurions qui est entré, qui est sorti ; si l’instructionn’aboutit pas, ce sera la faute de ce Verdière.

– Vous ferez fort bien de signaler sanégligence et de demander sa révocation.

» J’entendrai aussi sa fille, après lesautres témoins. Maintenant, monsieur, je ne vous retiens plus.

» J’ai fait demander l’inculpé au dépôt.Veuillez, en passant, dire au garde de Paris qui est de planton àla porte de mon cabinet de faire entrer cet homme dès qu’onl’amènera… et de le faire entrer seul… Le soldat chargé de lesurveiller restera dans le couloir.

Le commissaire s’inclina et sortit, laissantle juge en tête-à-tête avec son greffier, qui bâillait dans uncoin, en taillant ses plumes.

Ce greffier était un vieux bonhomme, blanchisous le harnais, qui remplissait machinalement ses modestesfonctions, et qui se préoccupait fort peu des demandes et desréponses qu’il enregistrait. Cependant M. de Malvernecrut devoir lui dire :

– Vous n’écrirez qu’au moment où je vousferai signe. Il n’est pas impossible que l’inculpé se justifieimmédiatement, et dans ce cas-là il n’y aurait pas d’instruction.Tout se bornerait à un entretien dont il serait inutile de dresserun procès-verbal.

– Très-bien, monsieur, répondit legreffier, avec une parfaite indifférence.

Si M. de Malverne donnait cet ordre,c’est qu’il était tout disposé à reconnaître l’innocence de l’hommearrêté. Il prévoyait que cet homme allait enfin se nommer,s’expliquer, et l’accusation, mal échafaudée, tomberaitd’elle-même. Dans ce cas, à quoi bon consigner par écrit desréponses qui compromettraient une femme mariée ? Il suffiraitde s’assurer que cette femme était encore vivante, et que parconséquent, son amant n’avait sur la conscience d’autre crime quecelui de tromper un mari. Il n’y aurait même pas besoin de rendreune ordonnance de non-lieu pour remettre en liberté un galant hommevictime d’une méprise.

Si, au contraire, l’inculpé persistait àrefuser toute explication, ce serait le moment de procéder à uninterrogatoire en règle. La lutte s’engagerait, et le juge comptaitbien avoir le dessus.

À tout événement, il prit son air demagistrat, un certain air qu’il s’empressait de quitter en sortantdu Palais, et qu’on ne lui voyait jamais dans son salon.

Il était sous les armes lorsque la portes’ouvrit. Un monsieur entra seul et s’avança lentement jusqu’à latable derrière laquelle siégeait M. de Malverne, quis’écria :

– Comment, c’est toi, mon vieuxJacques ! quelle mouche te pique de venir me relancer auPalais, à l’heure où je vais interroger un accusé ? Bon !j’y suis !… tu viens t’excuser de n’avoir pas dîné avec noushier… Nous t’avons attendu jusqu’à huit heures… ma femme étaitfurieuse contre toi, et je crois bien qu’elle t’en veut encore.

Le monsieur que le juge d’instruction venaitd’appeler familièrement par son petit nom recula de surprise enreconnaissant M. de Malverne, et ne put quebalbutier :

– Comment ! c’est toi qui…

– Eh ! parbleu, oui, c’est moi…est-ce que tu t’attendais à trouver ma femme dans moncabinet ? demanda le magistrat, en riant au nez de sonami.

Et comme l’autre restait plongé dans unestupéfaction qui lui ôtait l’usage de la parole :

– Voyons ! explique-toi. Tu n’es pasvenu ici sans motif, et je devine, à ton air, qu’il s’agit d’unechose grave. Je suis prêt à t’entendre, quoique je sois fort occupéen ce moment… je m’étonne même qu’on t’ait laissé entrer ;mais tu as bien fait de forcer la consigne ; l’amitié passeavant les affaires criminelles. Parle donc, mon cher ! À quoipuis-je t’être bon ?

Et comme l’ami persistait à setaire :

– Je devine… tu comptais me trouver seul…qu’à cela ne tienne !… Laissez-nous, Pilois, ditM. de Malverne en s’adressant à son greffier. Je vousferai appeler quand j’aurai besoin de vous… Ne vous éloignezpas.

Le bonhomme s’empressa de sortir, et le jugereprit :

– Maintenant, nous sommes seuls. Tu peuxme faire, sans inconvénient, les confidences les plus délicates.Et, d’abord, apprends-moi d’où te vient cet air consterné. Quet’est-il arrivé ?

– Il est impossible que tu l’ignores,répondit Jacques avec effort.

– Et comment, diable ! lesaurais-je ? J’ai beaucoup pesté contre toi, hier soir, en nete voyant pas. Odette a prétendu que tu devais t’être à tout lemoins cassé la jambe, car tu es habituellement d’une exactitudeexemplaire. Nous attendions un mot d’excuses ce matin, et rienn’est venu ; mais j’ai eu le temps d’oublier cette histoire,et il m’est tombé sur les bras une instruction inattendue. J’ai dûdéjeuner au galop et accourir au Palais. Il s’agit d’une affairetrès-curieuse qui peut devenir très-grave. J’attends un monsieurinculpé d’assassinat. Je viens de l’envoyer chercher au Dépôt. Laporte s’ouvre, je croyais qu’il allait paraître… et, pas du tout…c’est toi qui entres ! Tu conviendras que j’ai le droit dem’étonner… et de te demander le mot de cette énigme.

– L’homme que tu attends… l’homme qu’on aarrêté hier… c’est moi.

M. de Malverne changea de visage et diten regardant fixement son ami :

– Est-ce que tu te moques de moi, ou bienest-ce que tu deviens fou ?

– Ni l’un ni l’autre. Si tu ne me croispas, fais appeler le garde de Paris qui est venu me prendre auDépôt et qui m’a amené ici, les menottes aux mains.

– Alors tu as passé la nuit enprison ? Comment n’as-tu pas eu l’idée de te réclamer demoi ?

– Elle m’est venue, mais je l’ai rejetée.Je ne doutais pas d’être relâché aujourd’hui, aprèsl’interrogatoire du juge d’instruction, et je préférais te cachercette sotte aventure. Je ne supposais pas que le juged’instruction, ce serait toi.

– Fort heureusement, car tu pourras toutme confier, à moi, ton ancien camarade et ton meilleur ami, tandisqu’il t’en aurait coûté de dire toute la vérité à un de mescollègues. Je t’approuve, du reste, de ne pas l’avoir dite aucommissaire. Dans des cas comme le tien, on ne saurait être tropréservé, puisque l’honneur d’une femme est en jeu…

– Tu connais donc déjà lesfaits ?

– Par le menu ; le commissaire vientde me faire son rapport ; je sais que tu as refusé de luirépondre et même de lui dire ton nom. Je n’ai eu aucune peine àdeviner pourquoi, même avant de savoir qu’il s’agissait de toi.Maintenant, je suis fixé. La personne qui était avec toi estmariée, et tu as songé avant tout à sauver sa réputation. J’auraisagi comme tu l’as fait, si je m’étais trouvé en pareil cas. Mais tagénérosité aurait pu te coûter cher. Se laisser accuserd’assassinat plutôt que de compromettre une femme, c’esthéroïque.

» Ah çà ! tu as donc une liaisonsérieuse ?

– Trop sérieuse, tu le vois.

– Eh bien ! je ne m’en doutais pas.Je croyais que tu te contentais d’amourettes de passage, comme autemps où nous étions jeunes… Je faisais mon droit, et tu venais desortir de l’École militaire pour tenir garnison à Paris. Nous avonschangé tous les deux. Je me suis marié, et toi, tu trompes lesmaris. Chacun son goût. J’aime ma femme, et ça ne m’irait pas dutout d’être obligé de me cacher pour voir une maîtresse. L’adultèreest puni par le Code pénal, mon cher ; on risque quelquefoisdeux ans de prison, et tu viens de risquer bien pis… la mort ou lestravaux forcés. Il est vrai que tu as joué de malheur… Grimper surles tours de Notre-Dame pour y chanter un duo d’amour, et y arriverjuste au moment où l’on en précipite une malheureuse… c’est lecomble de la guigne.

– Alors, tu ne m’accuses pas de l’avoirassassinée ?

– Non, certes. Je te connais trop bienpour admettre que tu as commis un crime quelconque. Il n’est plusquestion maintenant d’interrogatoire, et je me félicite d’avoirrenvoyé mon greffier. Nous allons causer comme deux vieux amis.Assieds-toi donc. Je ne t’offre pas de cigare parce que ce n’estpas l’usage de fumer ici. Je ne vois pas trop ce qu’y perdrait ladignité de la magistrature, mais enfin, c’est comme ça.

Le ton de M. de Malverne était bienfait pour rassurer l’ami Jacques, et cependant Jacques restaitsoucieux et préoccupé. Évidemment, il comprenait que le juge, sifavorablement disposé qu’il fût, n’allait pas s’en tenir à cesdiscours affectueux, et il prévoyait des questionsembarrassantes.

– Voyons, repritM. de Malverne, il faut que tu me renseignes sur cettestupide affaire, avant que je te renvoie chez toi. Tu ne seras pasfâché d’y rentrer, après une nuit passée dans une cellule duDépôt.

– Dis donc vingt heures qui m’ont sembléfort longues.

– Enfin, du moins, ton nom ne figure passur le registre d’écrou, et personne ne saura jamais que Jacques deSaint-Briac, capitaine de cavalerie démissionnaire, a couché auDépôt de la Préfecture, comme un simple joueur de bonneteau.

– Alors tu ne le diras pas à cecommissaire de police qui m’a arrêté ?

– Certainement non. Il est sous mesordres, et je n’ai pas de comptes à lui rendre. D’ailleurs, je suisseul responsable des décisions que je prends. J’ai le droit dejeter au feu le procès-verbal et de te dire : Allez en paix.J’ai même le droit de t’inviter à dîner pour ce soir.

– Je n’irai pas, dit vivement Jacques deSaint-Briac.

– Pourquoi donc ? Odette sera ravied’entendre de ta bouche le récit de tes malheurs, et, à moins quetu ne sois engagé ailleurs. Maintenant, explique-moi comment lesgens qui t’ont signalé aux agents ont pu te prendre pour un autre,car il y a un coupable, ce n’est pas douteux.

– Sur mon honneur, je n’y comprends rien.J’ai été arrêté dans l’escalier de la tour ; on m’a conduit àl’Hôtel-Dieu, et l’on m’a mis en présence du cadavre défiguré d’unefemme que je ne connais pas. On m’a dit alors qu’on m’accusait del’avoir précipitée de là-haut. Que voulais-tu que jerépondisse ? Je n’avais pas vu la chute, et je ne voulais pasdire avec qui j’étais monté…

– Naturellement. Mais avoue que tu as eulà une idée bizarre de mener ta compagne sur les tours deNotre-Dame.

– C’est elle qui l’a voulu. Nous nousétions donné rendez-vous à l’entrée du parvis.

– Oui, vous choisissez de préférence desquartiers où vous ne risquez pas d’être rencontrés par des gens devotre monde… car c’est une femme du monde, n’est-ce pas ?

– Du meilleur… et elle a tant deménagements à garder qu’elle tremble sans cesse d’être reconnuequand nous sortons ensemble.

– Est-ce que vous n’en êtes encore qu’auxpromenades sentimentales ?

– À peu près. Elle n’est jamais venuechez moi, et elle est rarement libre. Hier, nous devions aller duparvis au Jardin des Plantes, par les quais déserts. Puis elle apensé que nous serions encore plus isolés sur les tours… À cemoment-là, on n’y voyait personne…

– Peste ! c’est une fantaisiste, tamaîtresse. Et quand tu la reverras, je te conseille d’insister surle terrible danger que tu as couru par sa faute. Si tu étais tombésur un autre juge que moi, je ne sais pas trop comment tu te seraistiré de là. Continue ton récit de voyage. Vous êtes montés, et vousn’avez pas rencontré le gardien dans l’escalier ?

– Nous n’avons vu qu’une jeune fille quine nous a rien dit. Il y avait bien une grille, mais elle étaitouverte. Nous sommes arrivés sans autre incident sur la galerie quidomine la rosace du portail.

– Et vous vous êtes arrêtés là. Elleétait fatiguée.

– Ce n’est pas cela. En levant les yeux,j’ai aperçu deux têtes qui dépassaient la balustrade sur le faîtede la tour.

– Un homme et une femme ?

– Je crois que oui, mais je n’en pourraispas jurer. Les deux têtes n’ont fait que paraître etdisparaître.

– Ils vous avaient aperçus, et l’hommeavait ses raisons pour se cacher.

– C’est probable… J’ai pensé depuis quel’assassin, c’était lui, mais je n’ai songé alors qu’àl’impossibilité de monter plus haut sans nous trouver face à faceavec ces gens-là.

– Il faut que vous soyez tous les deux defiers étourneaux pour ne pas avoir prévu ce contre-temps. Vingtpersonnes par jour montent sur Notre-Dame… surtout quand il faitbeau… et hier le temps était superbe.

» Alors, vous êtes restés sur lagalerie ? Ou plutôt, tu es resté, car la dame est partieseule… Pourquoi n’êtes-vous pas descendus en même temps ?

– Mon cher Hugues, tout est fatalité danscette malheureuse histoire. Mon amie avait acheté, en sortant dechez elle, une de ces voilettes bleues que portent volontiers lesAnglaises et qui sont épaisses comme des masques. À travers cettevoilette rabattue sur son visage, son mari ne l’aurait pas reconnuedans la rue. C’était donc sa principale sauvegarde. Sur la galerie,elle l’a relevée… les cordons étaient mal attachés, et le vent, quisoufflait très-fort, l’a emportée.

– Les malheurs d’un amant heureux dit ensouriant M. de Malverne.

– Celui-là était irréparable. Commentcontinuer notre promenade, à visage découvert ? Il nousrestait bien la ressource de prendre une voiture, mais encorefallait-il en trouver une, et elles sont rares dans la Cité. D’uncommun accord, nous avons décidé de nous séparer immédiatement.Elle est descendue en toute hâte, et, un quart d’heure après, j’enai fait autant.

» Mal m’en a pris d’avoir tant tardé, caron m’a mis la main au collet dans l’escalier. Tu sais le reste.

– Parfaitement, et maintenant je devinece qui s’est passé. Pendant qu’on te conduisait au Dépôt, lebrigand qui a fait le coup s’était caché dans quelque coin. Lesimbéciles qui t’ont empoigné n’ont pas songé à visiter les comblesde l’église, et il a filé par un escalier qui aboutit derrière lechœur. La personne qui t’accompagnait se porte à merveille, et jepuis très-bien prendre sur moi de te remettre en liberté, d’autantque rien ne t’empêche maintenant de me dire qui elle est.

– Te dire qui elle est ? Mais… tusais bien que je ne puis pas. Je me suis laissé mettre en prisonplutôt que de la nommer…

– Au commissaire de police, et tu as eucent fois raison. Il aurait couché le nom sur son procès-verbal.Mais à moi, c’est tout différent. L’instruction est close, ou, pourmieux dire, elle n’a pas été ouverte. Et ce n’est pas un magistratqui t’interroge, c’est un ami.

– Tu as donc encore des doutes ?

– Non. Je te crois incapable de mentir.Mais enfin, en donnant l’ordre de te relâcher, je vais prendre uneassez grosse responsabilité, et si je te demande ce nom, c’est pourl’acquit de ma conscience.

» Comprends donc que toute la questionest de constater que la femme qu’on t’accuse d’avoir tuée estencore en vie.

– Et comment le constater, je teprie ?… en la faisant appeler et en l’interrogeanttoi-même ? Cela suffirait pour la perdre… et j’aimerais mieuxme laisser condamner à mort que de l’exposer à comparaître dans cecabinet.

– Je ne serais pas obligé de procéderainsi. Si tu consentais à me dire : Il s’agit de madame unetelle… qui demeure dans telle rue… à tel numéro… je me contenteraisde m’informer discrètement… et je saurais bien vite à quoi m’entenir sur son existence.

– Tu n’en serais pas beaucoup plusavancé, mon cher Hugues, car enfin, si j’étais coupable et si, pourme disculper, je te nommais, une femme qui n’a jamais été mamaîtresse, tu t’en tiendrais là.

– Ce serait une infamie dont je te croistout à fait incapable. Et, en vérité, je ne vois pas ce tu peuxcraindre en me disant la vérité. C’est donc que tu doutes de madiscrétion, ou tu te défies de mes intentions ?

– Pas le moins du monde. Mais tu asreconnu toi-même que, dans le cas où je me trouve, le silence leplus absolu s’impose à un galant homme.

– Oui, si je connaissais cette femme, caralors je pourrais la rencontrer dans le monde, et, si elle savaitque je suis dans la confidence de vos amours, elle seraittrès-gênée lorsqu’elle me verrait ; mais…

– Eh bien ! répondit le capitaineaprès avoir hésité, suppose qu’il en est ainsi ; suppose même,si tu veux, que tu es en relations suivies avec le mari…

– Le fait est que je me trouverais dansune situation embarrassante, dit en riant le juge d’instruction.Mais ce n’est qu’une simple hypothèse… à laquelle je ne croispas.

» Nous fréquentons, toi et moi, les mêmessalons, et parmi les femmes que nous voyons habituellement, je n’enpuis soupçonner aucune. Avoue donc que tu as fait cette conquête endehors du cercle de nos relations ordinaires. Tu vas dans une foulede maisons où je ne suis pas reçu, parce que je suis restémagistrat sous la République… et au faubourg Saint-Germain, commeailleurs, il y a des maris trompés.

Saint-Briac se taisait, et son visagecontracté trahissait une violente émotion.

– Sais-tu bien, reprit de Malverne, que,si je voulais, il ne tiendrait qu’à moi de découvrir tonsecret ? En ma qualité de magistrat, j’ai la police à mesordres ; et comme vraisemblablement tu n’en resteras pas làavec ta maîtresse, je n’aurais qu’à commander à des agents de tefiler, comme ils disent dans leur langage depoliciers.

– Tu ne feras pas cela, jel’espère ! dit vivement Saint-Briac, qui pâlissait à vued’œil.

– Non, mon cher. Je voulais simplement temontrer que j’ai quelque mérite à te croire sur parole. Et jet’avoue que tu m’as presque blessé en refusant de me dire ce nom,que je voulais connaître. Mais à Dieu ne plaise que je te soupçonned’avoir commis un crime abominable, toi que je vois tous les jourset que j’aime comme un frère. Je vais faire lever ton écrou… c’estl’affaire d’un quart d’heure. Rentre chez toi et viens dîner cesoir. Ma femme te grondera ferme, et tu ne l’auras pas volé.

– Quoi ! tu veux raconter cettelamentable aventure à madame de Malverne ?

– Je ne lui cache rien, et elle ne mecache rien. C’est le meilleur moyen de s’entendre, et nous nousentendons à merveille.

– Tu devrais au moins ménager monamour-propre. J’ai joué un rôle si ridicule !

– Je ne trouve pas. Tu t’es conduit, aucontraire, comme un vrai chevalier… tu as poussé le dévouementjusqu’à l’héroïsme, et je te garantis que, au lieu de se moquer detoi, Odette t’admirera ; elle a un faible pour lesexaltés.

» Mais il doit te tarder de revoir tonentre-sol de l’avenue d’Antin. Je vais te remettre tonexeat, dit le juge en s’asseyant à son bureau pour remplirune formule imprimée.

Jacques de Saint-Briac commençait à respirerplus librement, mais il n’était pas encore complétement remis desterribles émotions par lesquelles il venait de passer.

– Voilà qui est fait, repritM. de Malverne ; tu présenteras ce papier audirecteur du Dépôt, et il te relâchera immédiatement. J’auraisvoulu t’épargner ce voyage ennuyeux, mais c’est la règle… et cettefois, on ne te mettra pas les menottes pour traverser la cour de laSainte-Chapelle. Je vais te recommander au garde de Paris quit’attend pour te ramener.

Ayant dit, il sonna ; un huissier entra,il lui donna des ordres à transmettre au soldat d’escorte, et ils’informa si les témoins assignés étaient arrivés. Aucun n’avaitencore paru, par l’excellente raison qu’ils n’étaient cités quepour trois heures.

– C’est ma faute, dit le juged’instruction. Je croyais que l’interrogatoire de l’inculpé seraitfort long, et j’ai expédié ton affaire en vingt minutes. J’ai doncle temps de t’accompagner au Dépôt. Il vaut mieux que je m’expliquemoi-même avec le directeur. Je reviendrai ensuite entendre les gensque j’ai fait appeler.

– À quoi bon les entendre, puisque tu merends la liberté ? demanda Saint-Briac.

– Comment, à quoi bon ! Mais jen’abandonne pas l’affaire. Tu es innocent, c’est clair comme lejour, mais il y a un coupable, et je prétends le trouver ; cecoupable, c’est l’homme qui est monté avec la malheureuse qu’on t’amontrée à l’Hôtel-Dieu. Et il faut bien que je recueille letémoignage de ceux qui t’accusaient d’abord. Mais il sera peuquestion de toi.

» Maintenant, suis-moi, cher ami… ouplutôt non… tu me donneras le bras, pour que tout le monde voie quetu n’es plus accusé.

Ainsi fut fait. Les deux amis traversèrentbras dessus bras dessous les longs corridors et la cour, au grandébahissement du garde de Paris, qui n’avait jamais vu un magistrattraiter de la sorte un prisonnier du Dépôt.

L’étonnement des geôliers ne fut pas moindre,mais l’explication fut courte entre le juge et le directeur, quiles reconduisit jusqu’à la porte, après la levée de l’écrou.

– Enfin, me voilà redevenu un homme,grâce à toi, dit Saint-Briac quand ils furent dehors. Jen’oublierai jamais ce que tu viens de faire pour moi.

– J’ai fait ce que je devais, et ton nomne figurera pas sur les registres du Dépôt. Tu n’y laisseras queton signalement.

– Je commence à craindre que tu ne tesois compromis pour sauver l’honneur de mon nom.

– Sois tranquille. Je verrai aujourd’huimême le premier président et le procureur général. À ceux-là, parexemple, je ne pourrai pas cacher que tu es Jacques de Saint-Briac,ex-capitaine au 9ème cuirassiers et mon meilleur ami.Mais je suis certain qu’ils m’approuveront d’avoir agi comme jel’ai fait.

– C’est déjà trop qu’ils sachent qui jesuis, murmura Saint-Briac.

– Ma foi, mon cher, tu es vraiment tropdifficile à contenter. Tu devrais être enchanté d’en être quittepour un léger désagrément, car il aurait pu t’en coûter beaucoupplus cher… et à ta maîtresse aussi.

– Je le sais, mon ami, et je ne me plainspas, je te le jure, répondit tristement Saint-Briac. Pardonne-moice que je viens de dire, et crois que je m’en rapporte à tasagesse… D’ailleurs, j’ai tort de m’alarmer. Les deux magistratsque tu vas mettre dans la confidence sont des hommes d’honneur…

– Et ils ont autre chose à faire que dechercher à découvrir le nom de la belle dame pour les beaux yeux delaquelle tu t’es fourré dans ce guêpier. Il ne sera plus questionde toi dans l’instruction. Va donc en paix et viens dîner, ce soir,à sept heures.

– Ne me demande pas cela, je t’en prie.Je suis encore sous le coup de tant d’émotions. J’ai besoin dequelques jours pour me remettre.

– Allons donc ! je te connais tropbien pour croire que tu es nerveux comme une femme… et je commenceà me demander quelle raison tu as de ne pas vouloir dîner avec lamienne… On dirait, ma parole d’honneur, que tu as peur qu’elle nete fasse une scène…

– Oh quelle idée ! balbutiaSaint-Briac. Je crains seulement d’être un triste convive… Mais jeviendrai, puisque tu l’exiges.

– À la bonne heure. Maintenant que j’aita promesse, je te quitte… et je remonte à mon cabinet pourentendre les témoins qui vont arriver… car je n’abandonne pasl’affaire… et nous allons chercher le joli monsieur qui était surle haut de la tour avec une femme pendant que tu flirtaissur la galerie avec ta belle. Sa disparition prouve qu’il y a eucrime ; si cette malheureuse s’était suicidée, le gredin ne seserait pas sauvé par les toits.

– On aura de la peine à le trouver.Personne ne l’a vu d’assez près pour le reconnaître.

– C’est vrai, mais il y a le doigt deDieu. La femme est exposée à la Morgue. Il viendra peut-être s’yfaire pincer. Il ne faut qu’une exclamation, un jeu de physionomieremarqué par un des agents que j’ai fait placer dans la salle. Etpuis, on va s’informer. Une femme ne disparaît pas sans quequelqu’un s’en aperçoive… surtout une femme riche, et celle-làétait couverte de bijoux. Si elle est étrangère, elle a dûdescendre dans un hôtel ; on saura lequel… Du reste, je tetiendrai au courant.

» À ce soir, cher ami, conclutM. de Malverne en donnant à son ami une vigoureusepoignée de main.

Jacques de Saint-Briac le suivit des yeux uninstant, et s’achemina lentement vers la grande porte qui s’ouvresur le boulevard du Palais, cette porte par laquelle il seraitsorti en voiture cellulaire pour aller à Mazas, s’il eût étéinterrogé par un autre juge d’instruction.

Il aurait dû être radieux, et il ne paraissaitpas apprécier suffisamment son bonheur. Sa figure ne s’était pasdétendue, et sur son front, resté soucieux, on lisait plusd’inquiétude que de joie.

On eût dit qu’il redoutait les suites de cetteaffaire si heureusement terminée.

Il passa, la tête basse, sous la voûte oùstationnaient des gardes de Paris qui ne firent aucune attention àlui, et, une fois hors de l’enceinte du Palais, il s’arrêta pourattendre qu’il passât un fiacre vide.

Il avait hâte de rentrer chez lui, et l’avenued’Antin était loin. Le trajet à pied lui aurait pris trop detemps.

Pendant qu’il était occupé à guetter unevoiture, il ne remarquait pas un homme qui était venu se planter àdeux pas de lui, sur le trottoir, et qui l’examinait avecattention.

Cet homme tenait par la main un enfant malvêtu. Saint-Briac se retourna et le reconnut aussitôt.

– Ah c’est vous, monsieur, lui dit-il.Qu’avez-vous donc à me regarder ainsi ? Vous vous étonnez devoir que je suis libre ? Je conçois cela, car si l’on m’arelâché, ce n’est pas votre faute. C’est vous qui m’avez faitarrêter.

– Vous vous trompez, monsieur, répliquaMériadec. J’ai contribué, sans le vouloir, à vous faire arrêter,mais je n’ai jamais cru que vous étiez coupable. J’ai été cité parle juge d’instruction, et je venais témoigner en votre faveur.

– C’est parfaitement inutile, ditSaint-Briac. Il sait que je suis innocent, et il vient de me fairemettre en liberté.

– Je vous en félicite de tout mon cœur,et je vois maintenant que vous avez été victime d’une méprise.

Et s’adressant à l’enfant qui se tenait à côtéde lui :

– Dites-moi, Sacha, vous ne connaissezpas monsieur ?

– Non, dit Sacha. C’est la première foisque je le vois.

– J’en étais sûr, murmura Mériadec.

– M’apprendrez-vous, monsieur, ce quesignifie cette espèce de confrontation ? demanda Saint-Briacd’un ton sec.

– Elle me prouve qu’on s’est trompé envous arrêtant. J’en étais déjà convaincu, mais, s’il m’était restéle moindre doute, la réponse de cet enfant l’aurait dissipé. Iln’aurait pas manqué de vous reconnaître.

– Je lui suis, en vérité, fort obligé,dit ironiquement le capitaine.

– Monsieur, répliqua Mériadec, vous aveztort de prendre en mauvaise part ce que je vous dis. Que vous ayezgardé de moi un souvenir désagréable, je le comprends. Vous avez pucroire que je vous accusais. Mais je vous répète que je viens icipour vous défendre.

– Je n’ai plus besoin d’être défendu,puisque je suis hors de cause, et vous me dispenserez de prolongercette conversation.

Ayant dit, l’ex-capitaine de cuirassiersadressa au baron de Mériadec un salut fort court et s’éloigna.

Il resta fort perplexe, ce brave Mériadec, etvraiment il y avait bien de quoi.

Ce n’était pas sans peine qu’il s’était décidéà amener Sacha chez le juge d’instruction, qui ignorait l’existencede cet enfant. Il aurait préféré garder pour lui seul la découvertequ’il avait faite dans la tour du sud, et c’était sa premièreintention, mais il avait eu le temps de réfléchir, et la nuit porteconseil.

Il s’était dit qu’il s’agissait de la vie d’unhomme, et qu’il n’avait pas le droit de tenir la lumière sous leboisseau, alors qu’il suffisait de mettre cet enfant en présence del’accusé pour prouver que cet accusé n’était pas l’assassin de lafemme précipitée. Finalement, après de longues hésitations, ilavait résolu de se présenter au juge avec Sacha, bien avant l’heureindiquée par l’assignation reçue dans la matinée.

Et voilà qu’en arrivant au Palais, ilrencontrait l’homme arrêté la veille et relâché le lendemain. Ilabordait cet homme, qui le prenait de très-haut avec lui, refusaitsa coopération et dédaignait même de l’écouter.

Cet incident modifiait la situation du tout autout. Puisqu’il n’était plus question de sauver un innocent,Mériadec reprenait sa liberté d’action, et rien ne l’obligeait dedire à la justice ce qu’elle ne lui demandait pas.

Il en revenait donc peu à peu à sa premièreidée, qui était d’agir seul, aidé de Sacha, et de retrouver lemeurtrier, sans que la police s’en mêlât.

Il s’était déjà fortement attaché à cetenfant, et il lui en aurait trop coûté de se séparer de lui.

Il ne lui avait rien dit. Sacha ignoraitencore la mort tragique de sa mère, et, en quittant la maison de larue Cassette, où il avait passé la nuit, il ne savait pas que sonprotecteur le menait au Palais de justice. Il croyait aller à larecherche de l’hôtel où ses parents étaient descendus en arrivant àParis.

Mériadec n’avait donc pas à lui expliquerqu’il changeait d’avis, et rien ne l’empêchait de substituer à lavisite au juge une longue promenade à travers la ville, dans lesquartiers où logent de préférence les étrangers riches.

D’un autre côté, Mériadec ne pouvait pasoublier que ce juge l’attendait, et que se dispenser decomparaître, c’était s’exposer à des désagréments dont le plus grosserait d’attirer chez lui la police, si ce magistrat s’avisaitd’envoyer chercher par un agent le témoin récalcitrant.

Mais il n’était cité que pour trois heures, etdeux heures sonnaient à l’horloge du Palais. Il était en avance, etil avait le temps de reconduire Sacha rue Cassette.

La question était de savoir si Sachaaccepterait ce changement de programme, et Mériadec en doutait, caril connaissait déjà le caractère du jeune Moscovite, qui était bienl’enfant le plus volontaire et le plus têtu qu’on pût imaginer.

En se réveillant, après avoir dormi pendantquinze heures sans débrider, il avait commencé par crier des nomsrusses, sans doute les noms des valets qui le servaient chez samère ; puis, en voyant paraître la femme de ménage deMériadec, il était entré dans une violente colère, et il l’avaitinjuriée en très-bon français.

C’est tout au plus s’il s’était calmé àl’arrivée de Mériadec, qui avait réussi à l’apaiser par de bonnesparoles, et, quand il s’était agi de remettre les vêtementsdélabrés qu’il portait la veille, il s’était mis à fondre enlarmes. Pour le décider à s’habiller, il avait fallu que Mériadeclui jurât de lui en acheter d’autres, le jour même.

À déjeuner, il avait mangé comme un ogre, touten déclarant que la cuisine était mauvaise et le logement vilain,au grand amusement de Mériadec, qui constatait les effets d’uneéducation seigneuriale en Russie.

Ce gamin devait avoir été élevé à battre sespaysans et à satisfaire tous ses caprices ; on pouvait enconclure que ses parents étaient de puissants boyards.

Il ne semblait pas d’ailleurs les regretterbeaucoup, et Mériadec, pendant le repas, n’en avait pu tirer aucunrenseignement, à sa très-vive contrariété et à sa grande surprise,car ce n’était pas l’intelligence qui manquait à cet enfant.

En sortant de table, Sacha avait demandé àsortir pour changer de costume. Mériadec se proposait de leconduire à la Belle Jardinière, après la visite au juged’instruction, et, au moment où il délibérait sur le boulevard duPalais, l’enfant prit soin de lui rappeler sa promesse.

– Eh bien ? demanda-t-il,arriverons-nous bientôt à ce magasin où l’on vend deshabits ?

– Dans un instant, répondit Mériadec, quivenait de se décider à l’y mener avant de rentrer.

La Belle Jardinière est à deux pas duPalais, et il avait une grande heure devant lui.

D’ailleurs, la figure de Sacha s’étaitilluminée après la réponse de son protecteur, et il semblait plusdisposé à causer. Mériadec essaya de profiter de cette bonnedisposition pour en tirer les éclaircissements qu’il n’avait pasencore pu obtenir.

– Comme vous parlez facilement lefrançais ! dit-il en s’acheminant avec lui vers le quai del’Horloge. Vous devez avoir eu un bon professeur.

– Moi ! s’écria Sacha. Je n’aijamais pu souffrir les professeurs. On en avait fait venir un deParis. Je l’ai tant tourmenté qu’il n’a pas voulu rester. C’estpapa qui m’a appris le français. Maman le sait aussi, lefrançais ; entre eux, ils ne parlent jamais russe.

– Oui, je sais que, dans votre pays,c’est l’habitude des gens bien élevés. Quelle ville habitiez-vousen Russie ?

– Nous demeurions à la campagne… Mais jesuis allé deux fois à Moscou.

– Dans quel gouvernement était votrerésidence ?

– Dans le gouvernement de Tambow.

C’était le premier renseignement précis quefournissait Sacha, et l’indication pouvait être utile. Mériadecessaya d’en obtenir d’autres.

– Comment s’appelait-il, votrechâteau ? demanda-t-il.

– Je ne sais pas ce que c’est qu’unchâteau. L’endroit où nous demeurions s’appelle Vérine. Notremaison est à deux verstes du village, qui appartient à maman.

– Avec cela, pensa Mériadec, je n’auraiqu’à écrire en Russie pour savoir le nom de la pauvre femme dont lecorps est à la Morgue.

Et il reprit :

– Votre mère, m’avez-vous dit, s’appellela comtesse Xénia ?

– Oui, répondit fièrement l’enfant, etelle est aussi noble que l’Empereur.

– Comme votre père.

– Plus que mon père. Elle descend deRurik… lui, pas.

– Alors, vous receviez beaucoup de mondeà Vérine. Toute la noblesse du voisinage devait venir chezvous.

– Non, nous ne recevions personne. Papane voulait pas.

Mériadec commençait à entrevoir la situationde ce ménage bizarre : une grande dame russe, mariée à unhomme d’une condition inférieure à la sienne et mise en quarantainepar ses voisins de campagne, à cause de cette mésalliance.

Cela s’accordait assez bien avec le dénoûmenttragique de cette union mal assortie.

– Et vous passiez là toute l’année ?demanda-t-il.

– Maman, oui. Mais papa voyageaittrès-souvent. Il y avait six mois qu’il était parti quand nousavons quitté Vérine pour venir à Paris.

– Quoi ! Il n’est pas arrivé avecvous !

– Non. Il nous attendait à la gare.

– Et il vous a menés dans unhôtel ?

– Je ne sais pas si c’était un hôtel…Nous avons couché dans une grande maison où il n’y avait que nous…Nous y sommes allés en voiture… dans la voiture de papa.

Cette nouvelle information contraria vivementMériadec. Inutile maintenant de visiter les auberges situées auxenvirons des gares du Nord ou de l’Est. Cette maison pouvait êtredans n’importe quel quartier de Paris. Et l’on devinait quel’infâme mari avait pris à l’avance ses précautions pour qu’il fûtimpossible de retrouver la trace du passage de la femme qu’ilvoulait tuer et de l’enfant qu’il voulait perdre.

– Y serons-nous bientôt, à cemagasin ? demanda Sacha.

– Vous le voyez d’ici, réponditMériadec.

Ils étaient arrivés sur le pont Neuf ;deux minutes après, ils entrèrent à la Belle Jardinière,et l’enfant ouvrit de grands yeux en parcourant les interminablesgaleries de cet immense magasin d’habits confectionnés.

Ce ne fut pas une petite affaire de l’habillerà son goût. Il aurait voulu un costume russe : le cafetan desoie, la culotte de velours, la toque fourrée, les petites bottesmontant jusqu’au genou, et il n’y avait rien de tout cela. Il luifallut se contenter d’un complet fort élégant et de la promessequ’il exigea de lui confectionner le plus tôt possible une tenuemoscovite à sa mesure.

Cette métamorphose prit du temps, et, ensortant du magasin, Mériadec vit à sa montre qu’il était troisheures moins un quart. Il ne voulait pas faire attendre le juged’instruction, et il reprit le chemin du Palais de justice, sanstrop savoir ce qu’il ferait de Sacha, pendant que ce jugel’interrogerait, lui.

Il était à peu près décidé à confier l’enfantà l’huissier qui gardait la porte du cabinet, lorsqu’en arrivant àl’endroit où il avait rencontré M. de Saint-Briac, il setrouva nez à nez avec l’homme au béret rouge.

– Tiens ! c’est vous ! s’écriacet artiste incompris. Vous venez déposer ?… Eh bien !vous pouvez vous dispenser de monter trois étages. Notre juge vientd’être appelé chez le premier président, et les audiences sontrenvoyées à demain.

– Tant mieux ! fit Mériadec,enchanté de reprendre la liberté de ses mouvements.

– Allons faire un tour à la Morgue,voulez-vous ?

Et comme Mériadec lui faisait signe que non,en lui montrant Sacha :

– Qu’est-ce que ça fait ? repritFabreguette. Amenez le moucheron. Ça l’amusera, cepetit ! Vous avez donc un fils ? C’est drôle, je ne mefigurais pas que vous étiez marié.

– Je ne le suis pas, répliqua Mériadecavec humeur, et cet enfant n’est pas à moi.

– Ah ! bon !… Aussi, je medisais qu’il ne vous ressemble pas du tout. Voyons ! ça vousva-t-il, la visite à la Morgue ?… La femme y est exposéedepuis ce matin, et il doit y avoir joliment du monde devant lavitrine. Moi, je tiens à la revoir, car c’est à peine si j’ai eu letemps de la regarder, hier. Et puis je suis curieux de savoir si onla reconnaîtra. Je me propose de passer la journée dans le squarequi fait vis-à-vis à l’établissement.

La proposition de ce bohème insouciant nesouriait guère à Mériadec. Il lui répugnait de montrer à Sacha lecadavre de sa mère. Et cependant il se disait que cette épreuveserait décisive. Il n’avait pas encore la certitude absolue queSacha était le fils de la femme ramassée sur le parvis Notre-Dame,et cette certitude, il ne l’aurait que si Sacha reconnaissait lecorps. Mais quelle épreuve à infliger à ce malheureuxenfant !… comment la supporterait-il ? et que dirait-ilen voyant le visage mutilé de la morte ? Crierait-il touthaut : C’est ma mère ! Les agents qui devaient se trouverdans la salle ne manqueraient pas d’intervenir, et les projets deMériadec s’en iraient en fumée, car la justice ne lui laisseraitpas Sacha.

– Venez donc, insista Fabreguette. Jeparierais que votre ami l’interne y est déjà allé, à la Halleaux refroidis. Il est témoin dans l’affaire, nous sommestémoins… pour nous, la visite à la Morgue est obligatoire.

– Qu’est-ce que c’est que laMorgue ? demanda gravement Sacha, qui écoutait avec attentionle bavardage du rapin.

– Comment ! tu n’en sais rien ?D’où sort-il donc, ce môme-là ? Tu arrives donc de laprovince ?

– Que vous importe ? répliqual’enfant. Et pourquoi me parlez-vous de la sorte ? Je ne veuxpas qu’on me tutoie.

– Pardonnez-moi, monseigneur, dit engouaillant Fabreguette. J’ignorais que je m’adressais au rejetond’une noble race.

Sacha reçut sans broncher ces excusesironiques et dit :

– Vous n’avez pas répondu à la questionque je vous ai fait l’honneur de vous adresser.

– Voilà, voilà, mon prince. La Morgue estune auberge où logent momentanément les morts…, en attendant qu’onles porte au cimetière.

– Et je suppose, mon cher enfant, quevous n’avez pas envie d’aller les voir ? ajouta Mériadec.

– Mais si. Je n’en ai jamais vu qu’un.C’était un de nos paysans qui avait trop bu d’eau-de-vie et quiétait tombé sous les roues de sa kibitka. Je n’ai pas eupeur du tout. Ici je n’aurai pas peur non plus. Allons à cetteMorgue.

– Kibitka ! répéta l’artiste. VotreAltesse est russe ? Je m’en doutais.

Ces plaisanteries impatientaient Mériadec,autant que l’orgueilleux sang-froid de Sacha le surprenait, et ilse demanda s’il ne ferait pas bien de mettre fin aux blagues deFabreguette, en cédant au désir nettement exprimé par l’enfant, quilui paraissait de force à supporter les plus violentesémotions.

Après tout, il faudrait bien en venir à luiapprendre tôt ou tard comment sa mère était morte, et mieux valaitbrusquer la chose.

– Si c’est vraiment sa mère, pensait lebaron, il aura, j’en suis sûr, le courage de ne pas faire une scènede désespoir devant le public de la Morgue, et, après la visite, jelui dirai la vérité. Quand il la saura, il m’aidera à retrouverl’assassin.

– Eh bien ? demanda Sacha, enfrappant du pied ; qu’attendez-vous pour me conduire àl’exposition des morts ? Est-ce loin d’ici ?

– Tout près, au contraire.

– Alors, nous aurons le temps de nouspromener ensuite. Maintenant que je suis vêtu à peu prèsconvenablement, je marcherai par la ville tant que vousvoudrez.

Mériadec, qui avait pris son parti, s’acheminavers la Morgue par la route la plus courte, entre l’enfant à droiteet Fabreguette à gauche.

Ils traversèrent le parvis, et, lorsqu’ilsentrèrent dans la rue du Cloître-Notre-Dame, Sacha s’arrêta endisant :

– Voici la petite porte par laquelle noussommes entrés hier dans la tour. Et voici la rue par laquelle noussommes arrivés, ajouta-t-il en montrant la rue d’Arcole. Nousétions descendus de voiture sur le quai, et papa avait dit aucocher de s’en aller.

– Tiens ! tiens ! dit àdemi-voix Fabreguette, je commence à comprendre.

Mériadec aurait préféré ne pas le mettre dansla confidence, car il se défiait de sa discrétion ; mais ils’apercevait un peu tard qu’il serait bien difficile de cacher lavérité à ce rapin sagace. Et, pour l’empêcher de se lancer dans unesérie de questions auxquelles il ne voulait pas répondre devantSacha, il lui dit à l’oreille :

– Pas un mot de plus, je vous prie. Quandnous serons seuls, je vous raconterai ce qui m’est arrivé.

– Suffit ! souffla le peintre de larue de la Huchette.

L’enfant se taisait maintenant, et il neparaissait pas que le souvenir évoqué par la vue de l’entrée destours l’eût ému. Évidemment, il ne soupçonnait pas encore que samère avait été précipitée du haut de cette tour où il était montéavec elle. Et Mériadec se demandait de plus belle comment le pauvrepetit allait supporter l’affreuse surprise qui l’attendait à laMorgue.

On l’apercevait déjà, cette sinistre bâtissequi attriste à la pointe orientale de la Cité. C’est presque unmonument. On y monte par un large escalier en pierres de taille,et, pour y pénétrer, il faut se glisser par une des deux entréesqu’on a ménagées aux deux bouts d’un mur, élevé là tout exprès afind’épargner aux passants trop impressionnables la vue du lugubrevitrage derrière lequel les cadavres sont étendus sur des dalles demarbre.

Et il y avait foule à la porte. On savait danstout ce quartier populeux que le corps de la femme tombée du hautdes tours était exposé depuis le matin, et chacun voulait levoir.

On faisait queue, et des sergents de villesurveillaient le défilé. Les visiteurs entraient par le couloir àdroite et, après avoir passé en colonne serrée devant la cloison deverre, sortaient par le couloir à gauche.

Et ces visiteurs n’étaient pas tous desouvriers en rupture d’atelier ou des grisettes en quête d’émotionsfortes, car deux ou trois fiacres et même un coupé de maîtrestationnaient tout près de là, sur le quai.

– Prenons la file, dit Fabreguette àMériadec qui hésitait.

Et Mériadec suivit son compagnon. Il n’étaitpas venu jusque-là pour reculer au dernier moment, et Sacha ne seserait pas laissé emmener sans résistance.

Ils se placèrent tous les trois derrière ungroupe de femmes en bonnet, qui causaient de l’événement du parvis.Ils se trouvèrent bientôt enclavés entre ces commères et un autregroupe composé de travailleurs en blouse qui entraient là, enpassant, pour faire comme les autres.

On avançait assez vite, car les gardiens de lapaix ne laissaient pas les curieux s’arrêter devant la vitrine, desorte que Mériadec, poussé par le flot dans la salle d’exposition,ne tarda guère à apercevoir, au bout de la première rangée destables de marbre noir, le corps de l’inconnue.

Par une intelligente dérogation au règlement,on lui avait laissé ses vêtements et même ses bijoux, mais sa têtebroyée par la terrible chute n’était plus qu’un amas de chairssanglantes.

La queue dont ils faisaient partie marchait enrasant le mur de droite, et les gens qui avaient déjà passé devantla cloison de verre sortaient en longeant le mur opposé, de sorteque les deux tronçons de cette queue se faisaient vis-à-vis.

Tout à coup, Sacha dégagea brusquement samain, poussa un cri, et il se serrait lancé à travers la salle, siMériadec ne l’eût arrêté en lui saisissant le bras.

L’enfant chercha à se dégager et se mit àinterpeller en russe quelqu’un que Mériadec ne distingua pas toutd’abord dans la foule qui défilait de l’autre côté pour gagner lasortie.

– Lâchez-moi ! s’écria Sacha. C’estlui !… C’est mon père !

Personne ne répondit ; mais Mériadec crutque cet appel s’adressait à un monsieur de haute taille dont iln’apercevait que le dos, et il allait se laisser entraîner parl’enfant, lorsqu’un des sergents de ville leur barra le passage endisant :

– Qu’est-ce qu’il a, ce petit ?

– Vous voyez bien qu’il a peur, réponditFabreguette, qui avait deviné immédiatement la situation.

– Alors, emmenez-le, répliqua rudement lesurveillant. Ça n’a pas de bon sens de conduire des enfants ici. Etvous allez me faire le plaisir de sortir avec lui, vous et votrecamarade qui le tient par le bras.

Mériadec avait compris aussi. Il ne se fit pasprier pour sortir des rangs sans lâcher Sacha qui se débattaitcomme un affolé. Fabreguette fit comme eux, et le sergent de villeles poussa tous les trois dehors.

Quand ils y furent, Sacha regarda de tous lescôtés et aperçut à vingt pas de lui le monsieur qu’ilcherchait.

Ce monsieur courait à toutes jambes vers lesvoitures arrêtées sur le quai. Le baron, le peintre et l’enfantcoururent après lui ; mais, avant qu’ils l’eussent rejoint,ils le virent monter dans un coupé, dont le cocher était venu à sarencontre.

La portière se referma, et le cheval filacomme un trait par le pont qui relie la cité à l’îleSaint-Louis.

Sacha, pâle de colère, montra le poing à lavoiture qui s’éloignait et cria au maître qui ne pouvait pasl’entendre :

– Paul Constantinowitch !… je temaudis.

– Il est superbe dans ce rôle-là, murmuraFabreguette. On n’en fabrique pas à Paris, des enfants commeça.

Mériadec, abasourdi, ne savait plus quefaire.

– Ramenez-moi chez vous, lui ditbrusquement Sacha.

– Bien parlé, mon jeune seigneur, dit lepeintre. Je vais avec vous chez notre ami le baron de Mériadec.

L’enfant ne répondit pas et se mit à marchertout droit devant lui, sans s’inquiéter de savoir s’il prenait lechemin de la rue Cassette. Ses yeux étincelaient, et sa physionomieavait subitement changé d’expression. Il avait vieilli de douze ansen cinq minutes, et il avait pris l’air viril d’un garçon de vingtans.

Le hasard l’avait mis sur la bonne voie, caril se dirigeait vers la rive gauche. Mériadec et Fabreguette lesuivirent d’assez près.

– C’est sa mère qui est à la Morgue, ditle peintre en baissant la voix ; et l’homme qui vient de sesauver est l’assassin, pas vrai ?

– Vous avez deviné, murmura Mériadec.

– Eh bien, nous ne ressusciterons pas lafemme. Voulez-vous que nous nous coalisions pour tâcher de fairearrêter l’homme ?

– Oui, à condition que mon ami Daubrac ensera.

– Les trois mousquetaires,alors ?

– Par le fait, ils étaient quatre. Ilnous manquera d’Artagnan… à moins que…

– En connaîtriez-vous un ?

– Il y a le monsieur qui avait été arrêtépar erreur et que le juge d’instruction vient de faire relâcher.S’il veut se joindre à nous, tout ira bien.

– C’est la grâce que je vous souhaite.Allons tenir conseil chez vous, conclut Fabreguette. J’ai déjà unplan. Je vous l’exposerai.

III

M. de Malverne habitait un hôtel àlui appartenant, un hôtel sis, comme on dit dans les actesnotariés, entre cour et jardin.

La cour s’ouvrait, par une majestueuse portecochère, sur le faubourg Saint-Honoré, et le jardin s’étendaitjusqu’à l’avenue Gabriel, dont le séparait une grille toutenguirlandée de lierres.

Les visiteurs officiels entraient par lacour ; les amis intimes passaient plus volontiers par lejardin.

Bâti, sous le dernier empire, par un opulentétranger qui voulait se fixer à Paris et que les événements del’année terrible en chassèrent, cet hôtel semblait avoir étéconstruit tout exprès pour abriter le jeune ménage qui l’avaitacheté, à très-bon compte, après la guerre et la Commune.

En épousant mademoiselle Odette de Benserade,qui lui apportait une dot de six cent mille francs, Hugues deMalverne, déjà riche par lui-même, avait tenu à s’installer commeil convenait à sa nouvelle situation, et il avait eu la mainheureuse, – comme toujours, – car ce magistrat était né sous unebonne étoile.

Sa femme était charmante, et depuis deux anset demi qu’ils étaient mariés, jamais un nuage n’avait obscurci,même passagèrement, le ciel conjugal de ces deux époux bienassortis.

Bien née, bien élevée, belle à ravir etremarquablement intelligente, madame de Malverne était douée detous les avantages qu’un mari peut souhaiter, et le seul chagrinqu’elle eût causé au sien, c’était de ne pas lui avoir donnéd’enfant.

Elle aimait le monde, elle recevait assezsouvent, et elle avait su attirer et retenir dans son salon deshommes aimables et de bonne compagnie. Les ennuyeux en étaientimpitoyablement exclus, et elle n’y admettait que des femmes triéessur le volet.

Mais le seul ami qui fût dans la maison sur lepied de l’intimité, c’était Jacques de Saint-Briac, le plus anciencamarade de Hugues, son fidèle, qui avait été son premier témoin lejour du mariage.

Celui-là venait quand il lui plaisait, et ilne se passait guère de semaine où il n’y dînât.

Hugues le traitait comme un frère ;Odette le voyait toujours avec plaisir, quoiqu’elle se montrât plusréservée qu’il n’aurait convenu avec le meilleur ami de son mari,et il arrivait quelquefois à M. de Malverne de luireprocher d’accueillir presque froidement ce cher capitaine, quiétait la joie de la maison, car il avait de l’esprit, un caractèreouvert et un grand fond de bonne humeur, un peu assombrie depuisquelque temps par des préoccupations dont le juge d’instructions’évertuait, sans y réussir, à deviner la cause.

Cette cause, il croyait la connaîtremaintenant, et il comptait bien se donner le malicieux plaisir demettre Saint-Briac sur la sellette devant madame de Malverne,pendant le dîner que Saint-Briac avait fini par accepter, à soncorps défendant.

À sept heures, Odette, qui n’avait pas vu sonmari depuis le matin, l’attendait dans son petit salon, assise ouplutôt affaissée dans un vaste fauteuil capitonné, et semblaitplongée dans une profonde rêverie. Sa main blanche jouaitdistraitement avec un éventail japonais, et ses yeux suivaient lemouvement des aiguilles sur le cadran de la pendule en vieuxsaxe.

Elle était très-pâle, et, au cercle brun quicernait ses paupières, on devinait qu’elle avait pleuré.

Les minutes s’écoulaient, et Hugues,ordinairement très-exact, ne se montrait pas. Excédée d’impatience,elle sonna et dit au valet de chambre qui se présenta :

– Monsieur est-il rentré ?

– Depuis une demi-heure, madame, réponditle domestique ; monsieur achève de s’habiller.

– C’est bien. Prévenez-le que jel’attends.

Aussitôt qu’elle se retrouva seule, madame deMalverne se leva, se regarda dans la glace, essuya ses yeux humideset prit une attitude comme un soldat qui se prépare à être inspectépar un supérieur. Elle essaya de sourire et de donner uneexpression gaie à son visage. Elle n’y réussit qu’à moitié, et ellene put réprimer un mouvement nerveux lorsque son mari entra.

Il était radieux, et il vint à elle les deuxmains tendues pour lui prendre la taille et mettre un bon baisersur le front qu’elle lui présentait.

– D’où vient, mon ami, que vous êtes sien retard ? demanda-t-elle.

– Ah ! j’en ai long à te raconter,répondit le juge d’instruction en se frottant les mains. Maisd’abord pourquoi me dis-tu vous ? Tu ne veux pas que nous noustutoyions devant le monde, ni même quand Jacques est là… Je mesoumets à cette exigence ; mais en tête-à-tête, c’est uneautre affaire, mon Odette chérie. Le « vous » n’est pasde mise entre deux amoureux qui s’aiment comme ils se sont aimésdès le premier jour.

– Eh bien ! reprit Odette, quet’est-il donc arrivé qui t’a retenu une heure de plus que decoutume ?

– Si tu crois qu’une affaire comme celledes tours de Notre-Dame se débrouille facilement !… Toutel’après-midi y a passé, et à six heures j’étais encore dans lecabinet du procureur général.

– Qu’est-ce que c’est que l’affaire destours de Notre-Dame ? balbutia madame de Malverne.

– Tu n’as donc pas lu les journaux cematin ?

– Si… et j’y ai vu le récit d’un suicide,une pauvre femme qui s’est jetée du haut de…

– C’est juste ! je me rappellemaintenant qu’ils ont parlé de la chute, mais qu’ils n’ont pasparlé du crime.

– Quoi ! cette malheureuse aété…

– Lancée sur le pavé par un scélérat quenous aurons, je le crains, beaucoup de peine à trouver. Je terégalerai à table du récit détaillé de cette lugubre aventure… Maisje m’étonne que Jacques ne soit pas encore arrivé…

– Jacques !… s’écria la jeune femme.Vous l’avez vu !

– Oui, je l’ai invité pour ce soir, et ila accepté. Il nous devait bien cela.

– Et pourquoi n’est-il pas venu dînerhier ?

– J’aime mieux qu’il te l’expliquelui-même. Ça sera bien plus amusant.

– Amusant ?… je ne comprendspas.

– Tu ne perdras rien pour attendre un peucar j’espère bien qu’il ne va pas encore une fois nous faire fauxbond. Tout ce que je veux te dire maintenant, c’est que…prépare-toi à t’étonner… c’est que notre ami Jacques, le sage, levertueux, l’impeccable Jacques… a une maîtresse.

– Une maîtresse, répéta madame deMalverne, très-émue.

– Mon Dieu ! oui. Celat’étonne ?

– Un peu, je l’avoue.

– C’est cependant assez naturel. Il al’âge où l’on aime, et il est assez bien tourné pour faire desconquêtes.

– Sans doute… mais je n’aurais jamais cruqu’il eût ce que, vous autres hommes, vous appelez une liaison…nous le voyons si souvent…

– Il y a temps pour tout, dit en riant lejuge d’instruction. Saint-Briac trouve moyen de voir sa belle, sansnégliger ses amis… et même de faire avec elle de longues promenadessentimentales.

– Et… c’est une de ces promenades qui luia fait oublier notre invitation ?

– C’est à peu près cela… mais il n’y apas de sa faute, et, quand tu auras entendu de sa bouche le récitde son aventure, tu l’excuseras certainement.

– J’espère bien qu’il ne s’avisera pas deme raconter…

– Mais si. C’est indispensable. Etj’espère bien, moi, que tu ne l’empêcheras pas de se confesser… Ilfinirait par croire que tu es jalouse de lui.

Odette répliqua vivement :

– Tu as ce soir des plaisanteries detrès-mauvais goût, mon cher Hugues. Sur quelle herbe as-tu marché,et quel plaisir peux-tu prendre à m’agacer ainsi ?

– Allons ! ne te fâche pas… j’aitort de te tourmenter… et ce que je viens de te dire estinconvenant, je le reconnais. Il ne faut pas m’en vouloir… j’aipassé une journée si désagréable que mon humeur s’en ressent… jedeviens taquin… mais c’est fini maintenant, et je…

– M. de Saint-Briac !annonça tout à coup le valet de chambre.

Et presque en même temps, le capitaineentra.

– Enfin, te voilà ! lui criaM. de Malverne. Je commençais à me demander si tu nousboudais… et je te préviens que tu vas être grondé. Odette estrancuneuse en diable, et tu auras fort à faire pour rentrer engrâce.

Saint-Briac serra la main de son ami et saluamadame de Malverne plus cérémonieusement que d’habitude. Ilparaissait embarrassé, et pourtant la timidité n’était pas aunombre de ses défauts. Ce n’était plus le même homme. On eût ditqu’il avait vieilli depuis la veille, tant ses traits étaientaltérés.

– Madame est servie ! reprit levalet de chambre en ouvrant à deux battants la porte de la salle àmanger.

– Bon ! dit gaiement le magistrat,tu es encore un peu troublé, mais tu te remettras, à table, de tesémotions d’hier. Offre ton bras à Odette et viens dîner.

Le capitaine obéit, non sans échanger avecmadame de Malverne un regard inquiet, et le mari passa aprèseux.

Le dîner était servi dans une vieilleargenterie de famille, et, comme de coutume, il était excellent,car M. de Malverne aimait à bien vivre, et sa femme avaitune certaine propension à la gourmandise.

On faisait chez eux bonne chère tous lesjours, et leur fortune du pot valait cent fois mieux que les repasd’apparat des bourgeois aisés ou des hauts fonctionnaires.

Les vins, particulièrement, étaient tous depremier ordre, et d’ordinaire l’ami Saint-Briac y faisaithonneur.

Mais il avait dit vrai, le matin, en annonçantà Hugues qu’il serait, ce jour-là, un triste convive, car c’esttout au plus s’il trempa ses lèvres dans le château-yquem qu’on luiversa après le potage, et l’on arriva au premier service sans quela conversation sortît du cercle des banalités, qui sont comme lapréface obligée des entretiens intéressants.

Ce n’était pas l’envie d’aborder un sujet pluspersonnel qui manquait à Malverne, mais il subissait le supplicecommun à tous les riches qui ne peuvent pas se passer dedomestiques. La présence du valet de chambre le gênait.

Il dut se contenter provisoirement de faireaux graves événements de la journée des allusions que sa femmecomprenait à demi, et que le capitaine ne comprenait que trop.

– Tu es rentré chez toi, après m’avoirquitté au Palais ? demanda Hugues à son ami.

– Oui, répondit timidement Saint-Briac,qui prévoyait des questions embarrassantes, je suis rentré, et jene suis sorti que pour venir ici.

– En effet, tu devais avoir besoin de tereposer et de te recueillir, après de pareilles secousses. Ehbien ! moi, j’ai été retenu au Palais jusqu’à six heurespassées. Tu te figures sans doute que j’ai entendu des témoins… Ahbien, oui ! J’ai employé tout ce temps-là à discuter avec lepremier président et le procureur général. Tu ne te doutes pas dumal que j’ai eu à les convaincre… ça n’a pas marché tout seul, jet’en réponds. Les choses en sont venues à ce point que j’ai offertde me dessaisir de l’instruction et de la remettre à un de mescollègues.

– J’avais prévu cela, balbutia lecapitaine, et je suis désolé que tu te sois compromis pour…

– Ne te désole pas. Ils ont fini parentendre raison, et ils m’ont donné carte blanche. Il ne sera plusquestion de la stupide méprise du commissaire de police. Ils l’ontfait appeler, et on lui a lavé la tête. Le gardien des tours vaêtre révoqué dès demain, et ce sera justice, car c’est sanégligence qui est la cause première de l’erreur.

Saint-Briac se tut ; mais, à son attitudeet à sa physionomie, on voyait bien qu’il était sur des charbonsardents.

Madame de Malverne ne paraissait pas beaucoupplus rassurée. Son visage s’était assombri, et elle dit avec uneimpatience marquée :

– Votre conversation, messieurs, est sansdoute pleine d’intérêt pour vous, mais elle ne m’amuse guère, moiqui ne sais pas de quoi vous parlez… et, en vérité, vousm’obligeriez infiniment si vous vouliez bien en changer.

– Tu as raison, ma chère amie, de nousrappeler à l’ordre, dit avec empressement le mari. Nous causeronsde tout cela après dîner, en fumant… puisque tu veux bien tolérerle cigare dans ton petit salon. Parlons de choses plus gaies.

Et il mit sur le tapis les merveilles dunouvel Opéra qu’on achevait alors de construire, et dont lescurieux allaient admirer le magnifique escalier. Il passa ensuiteaux pièces nouvelles, aux bruits de coulisses, aux scandalesmondains les plus récents. Mais il eut beau s’ingénier à ranimer lacauserie, le dîner finit encore plus tristement qu’il n’avaitcommencé, et, au dessert, madame de Malverne se leva avec unempressement significatif.

Le café était servi dans le boudoir, et, dèsque le domestique eut disparu, elle dit en regardant fixement sonmari, qui seul était de sang-froid :

– M’expliquerez-vous enfin le sens desdiscours mystérieux que vous avez tenus à table ?

– Mystérieux pour toi, chère Odette, diten souriant le juge d’instruction. Ils n’étaient pas énigmatiquespour Jacques, et je préfère lui laisser le plaisir de t’en donnerla clef.

– À quoi bon ? demanda vivement lecapitaine. Je suis sûr que madame de Malverne n’y tient pas.

– Vous vous trompez, monsieur,interrompit la jeune femme, j’y tiens beaucoup. Que vous est-ilarrivé ?

Et comme Saint-Briac ne se pressait pas derépondre :

– Je vais l’aider, dit Hugues. Apprends,pour commencer, qu’il a passé depuis hier vingt-quatre heures enprison. Voilà, j’espère, une excuse valable pour n’être pas venudîner avec nous.

– En prison ! s’écria madame deMalverne.

– Parfaitement, ma chère, et il y seraitencore s’il avait eu affaire à un autre juge d’instruction que moi.Heureusement, je l’ai tiré de ce mauvais pas… non sans peine, carson cas était grave. On l’accusait d’avoir assassiné une femme…rien que cela ! une femme avec laquelle on l’a vu monter surles tours de Notre-Dame… une femme… c’est ici que le bât le blesse…une femme qui est sa maîtresse. Maintenant que j’ai lâché le grandmot, confesse-toi, Jacques, mon bel ami… et ne crains rien… lesplus honnêtes femmes ont toujours un faible pour les mauvaissujets.

Odette, qui avait pâli d’abord en entendantprononcer le mot de prison, s’était remise assez vite. Le sangremontait à ses joues, et ses yeux regardaient sans colère lecoupable Saint-Briac.

– Est-ce vrai ? lui demanda-t-elledoucement.

Il avait baissé la tête, pendant queM. de Malverne parlait ; il la releva, et ilrépondit sans hésiter :

– Oui, madame, c’est vrai. J’ai faillipayer bien cher une imprudence, mais j’aurais subi mon sort sans meplaindre, parce que je savais que celle que j’aime plus que ma vien’avait rien à redouter.

– Oh ! non, dit Malverne avec unegaieté légèrement ironique, elle n’avait rien à redouter, car il seserait laissé couper le cou plutôt que de la nommer. Il n’a pasmême voulu me dire son nom, à moi, qui l’ai sauvé, et qui luiaurais gardé le secret.

– Il a bien fait, dit Odette d’un tonferme.

– Tu en parles fort à ton aise, chèreamie. Sais-tu bien que la sublime discrétion de notre chevaleresqueami m’a forcé d’assumer une responsabilité des plus lourdes ?Avant de remettre en liberté ce paladin, j’aurais dû exiger qu’ilme prouvât qu’elle vivait encore, cette maîtresse qui aime à êtreadorée à deux cents pieds au-dessus du pavé que foule le commun desmortels. Je suis convaincu qu’elle se porte à merveille ; maisenfin une autre femme a été jetée du haut en bas de la tour, etcette malheureuse, personne ne l’a reconnue. Or, les vieuxmagistrats ne sont pas crédules. Ils n’ont pas osé aller contre madécision, mais je pense qu’ils ont des doutes, et Jacques peuts’attendre à être surveillé jusqu’à ce que l’affaire soitéclaircie. Ça va gêner ses amours… mais il doit s’estimer heureuxd’en être quitte à si bon marché.

– C’est bien assez qu’on l’ait pris pourun assassin ! murmura madame de Malverne, qui avait les larmesaux yeux.

– Il n’a eu, parbleu ! que ce qu’ilméritait. D’abord, il ne devait pas détourner de ses devoirs unefemme mariée. Je n’aurais peut-être pas dit cela il y a dix ans,mais j’ai bien le droit à présent de prendre le parti desmaris.

» Ensuite, quand on s’embarque dans uneliaison dangereuse, on ne choisit pas une excentrique, une folle,qui traîne son amant sur la tour d’une église… Un de ces jours,elle le forcera à monter en ballon.

– Elle a dû cruellement souffrir, depuishier, dit Odette…

– Bah ! elle n’a rien su, pendantque Jacques était sous les verrous, et maintenant elle doit êtrerassurée.

» Tu l’as revue, n’est-ce pas ?demanda Hugues à son ami en le regardant fixement.

– Oui, répondit le capitaine, après avoirhésité.

– Eh bien ! mon cher, tu as fait làune nouvelle sottise, et je te conseille de ne pas recommencer. Tupeux bien te priver de la voir, d’ici à quelque temps… sans quoi,je te le répète, tu te feras pincer… pas comme assassin, maisl’adultère est puni par le Code, et les agents qui t’espionnerontpourraient bien te dénoncer au mari.

– Les chefs de la cour et du parquetsavent donc mon nom ?

– J’ai été forcé de le leur dire. Dureste, je t’avais prévenu que je ne pourrais pas le leurcacher.

» Te voilà averti de nouveau. Prends tesprécautions en en conséquence. Ta belle se résignera à pleurer tonabsence pendant un mois… ou à t’oublier.

– Il faudrait qu’elle n’eût pas de cœur,murmura madame de Malverne.

– Miracle ! s’écria joyeusementHugues. Odette prend ta défense ! et moi qui m’imaginaisqu’elle allait t’accabler de reproches, ou tout au moins te fairede la morale !

» Mes compliments, ma bonne amie.L’indulgence sied aux femmes vertueuses ; et d’ailleurs tuaurais mauvaise grâce à traiter sévèrement la complice de Jacques,car tu es exposée à la rencontrer. Il m’a laissé entendre que nousla connaissons.

– Je n’ai pas dit cela ! s’écria lecapitaine.

– Tu ne l’as pas dit positivement. Maisle langage que tu m’as tenu, lorsque je t’ai interrogé dans moncabinet, m’autorise à supposer que la dame en question est de notremonde. Si elle n’en était pas, tu n’aurais pas refusécatégoriquement de me la nommer.

» Mais je t’ai assez tourmenté, et je neveux pas ennuyer Odette, qui m’a tout l’air de préférer un autresujet de conversation.

» Allume ton cigare et raconte-nous deshistoires gaies. Qu’est-ce qu’on fait au cercle ? Il y a huitjours que je n’y ai mis les pieds, et toi, tu y vas tous les soirs.Où en est la partie ?

– Tu sais bien que je ne joue plus.

– Je comprends… une passion chassel’autre… mais le baccarat est encore la moins dangereuse des deux,et je te conseille de t’y remettre… quand ce ne serait que pouroublier momentanément tes malheurs d’amoureux.

– Encore ! murmura madame deMalverne, en lançant à son mari un regard de reproche.

– C’est juste ! je n’ai que lamaudite affaire de notre ami dans la tête, et j’y reviens malgrémoi. Mais c’est fini. Jacques va m’aider à changer d’entretien.

» Dis-moi, cher ami, est-ce que le grosPrébord continue à perdre ?

– Je crois que oui, balbutia lecapitaine, de plus en plus troublé.

– En voilà un qui mériterait de seruiner, et même quelque chose de pire… il a une femme charmante, etil passe toutes ses nuits autour d’un tapis vert, sans s’inquiéterde ce qu’elle fait pour se consoler de son absence.

– Du reste, tout le monde perd, repritSaint-Briac. Et les joueurs commencent à s’écœurer.L’hidalgo leur gagne des sommes folles.

– L’hidalgo ? répéta avec un pointd’interrogation M. de Malverne.

– Eh ! oui, cet Espagnol qu’on areçu le mois passé.

– Bon ! je me souviens. Il a un nombizarre… grand corbeau ou du corbeau…

– Il s’appelle M. de Pancorbo,et il s’intitule marquis ; mais il me fait l’effet d’être toutbonnement un aventurier.

– On doit cependant savoir d’où il sort…il a été présenté par deux parrains qui répondent de sonhonorabilité.

– Et qui n’en savent peut-être pas pluslong que nous sur le passé de ce personnage.

– Le fait est que, dans les clubs, onadmet beaucoup trop facilement les étrangers. Celui-là, du reste,paye de mine. Il est fort bien de sa personne, et il ad’excellentes façons, autant que j’ai pu en juger, le soir où tu mel’as montré, dans l’exercice de ses fonctions de banquier debaccarat. Il paye, et surtout il encaisse, avec une grâce touteparticulière.

– Oh ! il est très-beau joueur.

– Je n’en doute pas, mais c’est facilequand on gagne toujours. Je voudrais le voir perdant une grossesomme.

– Eh bien ! essaye de la luienlever.

– Tu oublies que je n’ai pas touché unecarte depuis que je suis magistrat. Ma grandeur m’attache aurivage.

– C’est précisément pour cela que tu doisêtre heureux au jeu.

– Comme le sont les maris trompés, dit enriant le juge d’instruction.

» Pardon, ma chère Odette, reprit-il, dèsqu’il vit sa femme froncer le sourcil. La mésaventure de notre amim’a brouillé les idées. Mais qu’as-tu ?… Est-ce que tu essouffrante ?

– Oui… vos causeries m’ont donné lamigraine, et je sens que j’ai grand besoin de repos.

– Alors, nous n’avons rien de mieux àfaire que de te laisser seule, car nous aurions beau nous observer,nous retomberions dans des allusions à la sotte histoire deJacques… sans compter que l’odeur du tabac ne pourrait qu’exaspérerton mal de tête. Donc, si tu le permets, chère amie, nous ironsfumer dehors.

– Je ne m’y oppose pas, et je n’attendraipas votre retour pour me mettre au lit. Je ne tiens plusdebout.

– Veux-tu que je passe chez le docteurValmont et que je te l’envoie ?

– Non, mon ami ; c’est inutile. Unebonne nuit me remettra, et demain il n’y paraîtra plus.

» Bonsoir, messieurs, dit madame deMalverne en tendant la main droite à son mari, qui y mit un baiser,et sa main gauche à Saint-Briac, qui se contenta de la serrer.

Et elle les laissa en tête-à-tête dans lesalon.

– Comme c’est fragile, une femme !dit Malverne. La mienne est une sensitive, et je m’aperçois troptard que je n’aurais pas dû lui parler du danger que tu as couru.C’est l’envie que j’avais de justifier ton absence d’hier.

– J’aurais bien su inventer uneexcuse.

– Oui, j’ai eu tort. Mais enfin c’estfait. Allons achever nos cigares aux Champs-Élysées.

– Comme tu voudras, dit avec résignationle capitaine.

Malverne le fit passer par le jardin, ouvritla grille dont il avait la clef dans sa poche, et ils n’eurent qu’àtraverser les quinconces pour déboucher sur la grande avenue.

Ils étaient libres maintenant de reprendre laconversation interrompue par le brusque départ de madame deMalverne, et cependant ils se taisaient tous les deux.

On eût dit qu’ils se sentaient gênés, et ilsse mirent à remonter silencieusement vers le rond-point.

On était à la fin d’avril, et il faisait untemps superbe. Il y avait déjà des feuilles aux arbres, despromeneurs sur l’asphalte et des chaises occupées par d’intrépidesflâneurs qui bravaient les rhumes de cerveau.

Les deux amis marchèrent côte à côte pendantquelques minutes sans desserrer les dents, et ils arrivaient à lahauteur du palais de l’Industrie, lorsque Hugues de Malverne ditbrusquement à son compagnon :

– Tu devrais te marier, mon vieuxJacques.

– Me marier ! répéta le capitainetout interloqué. Et pourquoi, je te prie ?

– Eh ! parbleu ! pour éviter àl’avenir des catastrophes comme celle d’hier.

– Je les éviterai, tout en restantgarçon.

– Tu t’illusionnes. Qui a bu boira. Turecommenceras, et un beau jour tu seras surpris par le mari. Tuviens de l’échapper belle, et tu ne sais pas combien j’ai eu depeine à arrêter l’affaire, en ce qui te concerne. Me voilà engagéd’honneur à trouver le véritable assassin, et si je ne réussis pas,il ne me restera plus qu’à donner ma démission.

» Et puis, voyons, entre nous, est-ce quetu ne serais pas cent fois plus heureux que tu ne l’es à présent,si tu épousais une femme comme Odette ?

– Oui, certes, certes, réponditSaint-Briac, en regardant à la dérobée le visage de son ami ;mais… c’est impossible…

– Il n’aurait peut-être tenu qu’à toi,autrefois ; tu la connaissais avant son mariage, et je suisravi que tu ne te sois pas mis sur les rangs, car, dans cetemps-là, tu portais encore l’épaulette, et son père, le vieuxgénéral de Benserade, avait un faible pour les militaires. Tu net’es pas présenté, j’ai été agréé et je m’en félicite tous lesjours. Mais enfin, il n’y a pas qu’elle au monde, et, si tu voulaisbien te laisser faire, on te trouverait la pareille. Odette s’enchargerait.

– Je ne crois pas, murmura lecapitaine.

– Veux-tu que je lui en parle ?

– Après lui avoir appris que j’ai unemaîtresse ! Tu n’y penses pas, mon cher Hugues.

– Il est sous-entendu que tu renonceraisd’abord à cette liaison qui finira par te casser le cou.

– Eh bien ! quand je serai dégagé,nous verrons… Mais, pour le moment, je te prie en grâce de ne pasrisquer une démarche qui blesserait ta femme. Elle croirait que jet’y ai autorisé et que j’ai l’intention de me moquer d’elle.

– Jamais de la vie ! On voit bienque tu ne sais pas ce que c’est que la confiance entre époux quis’aiment. Elle est absolue. Odette n’a jamais douté de moi, et jen’ai jamais douté d’Odette. Toi, qui es mon meilleur ami, tuviendrais me dire qu’elle me trompe… me le jurer sur l’honneur… jene te croirais pas.

– Moi ! s’écria Saint-Briac. Voilàune étrange supposition et en vérité, depuis cette malheureuseaffaire, je ne te reconnais plus. Tu sembles prendre plaisir àoffenser tous ceux qui t’aiment.

– C’est bien sans le vouloir, parexemple, répondit gaiement Malverne. Et tu as grand tort de prendrela mouche, à propos d’une hypothèse absurde. Mais je confesse queje ne suis pas tout à fait dans mon état normal. Les reprochesdéguisés que m’a adressés le premier président m’ont vexé, parceque je n’y suis point accoutumé. Ils ne me sortent pas de l’esprit,et je voudrais les en chasser.

» Allons faire un tour au cercle,veux-tu ? Ça me distraira de voir jouer, et si ce spectacle nesuffisait pas à changer le cours de mes idées, je me sens capablede jouer moi-même.

– Il est à peine dix heures… c’est toutau plus si la partie est commencée. Et la preuve, c’est que…

– Quoi donc ? Pourquoit’arrêtes-tu ? Et que regardes-tu avec tantd’attention ?

Saint-Briac fit attendre sa réponse, et restales yeux fixés sur un monsieur qui venait de descendre d’un coupétrès-élégant et d’être abordé par un homme assez mal vêtu.

– Eh bien ? reprit Malverne, ensecouant le bras de son ami.

– Je regarde le personnage que je tecitais tout à l’heure comme étant le roi du baccarat… c’est lemarquis de Pancorbo… quand on parle du loup… tu sais leproverbe ?

– En effet, il me semble que je lereconnais. Il cause avec un individu qui marque fort mal, ce noblemarquis. Je ne m’étonne plus maintenant que tu le tiennes poursuspect. Que peut-il avoir à dire à cet homme coiffé d’un chapeaumou ? Ah ! la conférence est déjà finie. Le voilà quiremonte en voiture.

– Il va au cercle, tu peux en être sûr,et il arrivera avant nous.

– Allons l’y rejoindre. Ce personnagem’intrigue… et je ferai prendre des renseignements sur lui.

» On n’est pas juge d’instruction pourrien, mon cher.

– Je ne dis pas que tu aies tort. Vironsde bord et descendons jusqu’à la place de la Concorde. Le cercleest à deux pas, et je ne serai pas fâché d’y entrer, quand ce neserait que pour m’assurer qu’on n’y parle pas de ma déplorableaventure.

– Comment l’aurait-on sue ? Est-ceque tu t’imagines que les magistrats ne peuvent pas garder unsecret ?

– Les magistrats sont des hommes, et,quand ils sont mariés… Tu as bien raconté mes malheurs à madame deMalverne !

– Moi, je me trouve dans un casparticulier. Tu vis dans notre intimité, et je suis absolument sûrde la discrétion d’Odette. Mais tu peux compter qu’au cercle onn’en sait rien.

– On sait tout au moins que tu es chargéde l’instruction. Ton nom est imprimé dans un journal du soir, queje viens de lire, et qui parle du crime des tours deNotre-Dame.

– Eh bien, si quelqu’un s’avise dem’interroger, je lui répondrai de façon à lui ôter l’envie derecommencer. Dépêchons-nous d’aller passer une heure dans la salleoù l’on joue, car je ne puis pas rentrer trop tard. Ma femme estsouffrante, et je ne veux pas me coucher sans aller prendre de sesnouvelles.

Tout en causant, ils marchaient vite, et ilseurent tôt fait d’arriver au cercle, qui occupe un des angles de laplace de la Concorde.

L’homme mal habillé qu’ils avaient remarqués’était perdu dans l’obscurité des quinconces, et l’idée ne leurétait pas venue de le suivre, quoique ses accointances avec leseigneur espagnol leur parussent suspectes.

Ils montèrent, après s’être débarrassés auvestiaire de leurs pardessus, et la première figure qu’ilsaperçurent en pénétrant dans le grand salon, ce fut celle deM. de Pancorbo.

Il était déjà fort entouré, et il pérorait aumilieu d’un rassemblement d’auditeurs complaisants.

Il n’y avait là que des joueurs, et lesjoueurs sont toujours pleins de déférence pour un monsieur qui leurpose de grosses banques et qui leur gagne leur argent.

M. de Malverne et son amis’abstinrent de se mêler au groupe, mais ils ne s’éloignèrent pas,et ils purent examiner à loisir le marquis castillan.

C’était un fort beau cavalier, grand, brun,vigoureux, et à peu près du même âge que Saint-Briac, auquel ilressemblait vaguement.

Il parlait un français très-pur et sans leplus léger accent étranger.

– Marquis, s’écria un des causeurs, leshistoires que vous nous racontez sont très-intéressantes, mais nousperdons un temps précieux. L’autel est préparé, et l’on vous attendau salon vert.

– Allez-y, messieurs ; je vous suis,répondit courtoisement l’hidalgo, en se dégageant du cercle quil’entourait.

Les joueurs se précipitèrent en masse vers lasalle consacrée au baccarat, et Malverne se laissa entraîner par leflot.

Saint-Briac, qui était resté un peu enarrière, allait prendre le même chemin, quand, à sa grandesurprise, il vit le marquis venir à lui, le sourire aux lèvres.

Il l’attendit, et M. de Pancorbol’aborda en lui disant :

– Vous ne sauriez croire, monsieur,combien je suis heureux de vous revoir ici.

Cette entrée en matière mit le comble àl’étonnement de Saint-Briac, qui répliqua froidement :

– Pourquoi donc, monsieur ? Je viensau cercle tous les jours comme vous y venez vous-même.

– Vous n’y êtes pas venu hier, et jen’espérais pas que vous y viendriez ce soir, reprit le marquis,toujours souriant.

– J’ignorais que vous me portiez tantd’intérêt, et je ne peux pas prendre au sérieux la joie que vous metémoignez de me voir. Nous nous connaissons fort peu, et vous vouspréoccupez de mon absence comme si j’étais votre ami ! Vousdevez avoir un but en me parlant comme vous le faites, et je désiresavoir où vous en voulez venir.

– Vous vous trompez absolument sur mesintentions, monsieur, et il est tout naturel que je me réjouisse devous rencontrer ici, après ce qui vous est arrivé hier.

– Que voulez-vous dire ? demandavivement le capitaine.

– Je pensais que vous m’aviez compris,car je supposais que vous m’aviez vu, hier, au moment ou voustraversiez le parvis Notre-Dame… en nombreuse compagnie. Je metrouvais là par hasard… J’étais allé visiter l’église, et j’ensortais, quand, à ma profonde stupéfaction, je vous ai aperçu… Vousétiez escorté par deux sergents de ville qui vous conduisaient àl’Hôtel-Dieu. Je m’explique, du reste, que vous ne m’ayez pasremarqué… J’étais confondu dans la foule, et vous ne pensiez guèreà moi, en ce moment-là.

Saint-Briac n’avait pu s’empêcher de pâlir enécoutant cette déclaration fort inattendue. Mais l’émotion fit viteplace à la colère, une colère d’autant plus violente qu’il étaitobligé de la contenir, car la scène se passait dans un lieu où ilavait tout à craindre d’un éclat.

– Monsieur, dit-il d’une voix altérée,j’ai été en effet arrêté hier, par erreur. On m’a pris pour unscélérat qui a assassiné une femme en la précipitant du haut d’unedes tours. Il m’a suffi, pour qu’on me relâchât, de me faireconnaître, mais il me déplairait souverainement que cette ridiculeaventure s’ébruitât, et si elle venait à être connue ici, c’est àvous que je m’en prendrais. Tenez-vous-le pour dit.

– Je pourrais m’offenser du ton que vousprenez, répondit doucement le marquis. Mais je comprends votreirritation, et je me contenterai de vous faire observer que sij’avais voulu répandre la nouvelle de votre arrestation momentanée,je n’aurais pas attendu que vous fussiez mis en liberté. J’ai passéla soirée ici, hier, et je n’ai pas soufflé mot de ce que j’avaisvu dans la journée. Si j’ai tenu à vous en parler, c’est qu’il mesemblait loyal de ne pas vous laisser ignorer que le hasard m’a misen possession d’un secret dont je n’abuserai pas. Je crois avoiragi en galant homme, et il m’est pénible d’entendre de votre bouchedes menaces, alors que je devais m’attendre à un remercîment.

» J’ajoute que cela ne modifie en rienmes intentions, et que vous pouvez compter sur ma discrétion.

» Maintenant, je n’ai plus rien à vousdire, et nous en resterons là, si vous le voulez bien.

Les paroles de M. Pancorbo étaient sinettes, son accent si ferme, son air si franc, que le capitaine fitun retour sur lui-même et se demanda s’il ne valait pas mieux avoirpour ami que pour ennemi ce témoin inattendu de sa déplorablemésaventure.

– Monsieur, lui dit-il d’un ton beaucoupmoins agressif, vous me tenez un langage qui me fait regretterd’avoir été trop vif. Je n’ai pas à rougir de ce qui m’est arrivé,mais je ne vous en saurai pas moins gré de garder pour vous ce quevous seul savez, car j’ai refusé de dire mon nom aux agentssubalternes qui m’ont conduit en prison. Il s’est trouvé,heureusement, que le juge d’instruction devant lequel j’ai comparuest mon ami depuis vingt ans.

– Cet ami, c’estM. de Malverne, qui est entré au cercle avec vous, dit lemarquis.

– Vous le connaissez ! s’écria lecapitaine.

– Je l’ai vu quelquefois ici, quoiqu’il yvienne rarement, et on me l’a nommé ; mais je ne lui ai pasencore été présenté, à mon grand regret.

» Je ne suis pas surpris qu’il vous aitfait mettre en liberté ce matin.

Ce dialogue fut interrompu par Hugues deMalverne, qui rentra dans le salon, en appelant :

– Jacques, viens donc ! Voilà dixminutes que je t’attends. La partie va commencer, et, si tu asenvie de jouer, tu feras bien de te dépêcher.

M. de Pancorbo, qui tournait le dos,fit volte-face et s’empressa de saluer.

Saint-Briac, pris entre deux feux, n’imaginarien de mieux que d’expliquer immédiatement la situation à son ami.Aussi bien, il lui importait que le juge d’instruction la connût.C’était une garantie de plus que l’Espagnol tiendrait sa promessede se taire.

– Mon cher Hugues, dit le capitaine,voici M. le marquis de Pancorbo, qui se trouvait hier devantle portail de Notre-Dame, au moment où deux gardiens de la paix meconduisaient à l’Hôtel-Dieu. Il a bien voulu ne raconter à personnece qu’il a vu, mais je pense que tu seras bien aise de causer aveclui, car il sait que je te dois d’avoir été relâché.

– Assurément, répondit sans hésiter lemagistrat. Monsieur a eu raison de t’avertir qu’il connaissaitcette affaire.

– Oh ! s’écria le marquis, je n’ensais que fort peu de chose. J’ai entendu dire dans la foule qu’onaccusait monsieur d’avoir jeté du haut en bas de la tour une femmeque je n’ai pas vue… On venait d’enlever le cadavre pour le porterà l’hôpital… Cela m’a paru tellement absurde que je n’ai pas doutéqu’il se justifiât…

– Vous auriez pu l’y aider…

– En disant que je le connaissais. J’y aibien pensé, mais l’idée m’est venue que je le gênerais peut-être,au lieu de lui être utile. Je me suis imaginé, je ne sais troppourquoi, qu’une femme se trouvait mêlée à cette aventure et queM. de Saint-Briac préférerait se tirer d’embarras sansmoi. Je n’ai pas besoin d’ajouter que je me réservais d’intervenir…plus tard, si l’arrestation avait eu des suites ; mais je mefélicite maintenant de m’être abstenu, puisque monsieur est hors decause. Vous ne tarderez pas à découvrir l’auteur de ce crimeabominable, et, lorsque vous le tiendrez, il ne sera plus questionde cette méprise qui a failli avoir de si fâcheusesconséquences.

– Il n’en sera plus question, alors mêmequ’on ne parviendrait pas à mettre la main sur le vrai coupable.Quand il arrive à la justice de se tromper, elle aime autant que lepublic n’en sache rien, et moi, qui la représente en cetteoccasion, je vous serai très-obligé de garder le silence surl’erreur dont M. de Saint-Briac a été victime.

– Je serai muet comme la tombe. Maisoserai-je vous demander si l’on a recueilli quelques indices quipuissent mettre la police sur la piste de l’assassin ?

– Aucun, jusqu’à présent. On supposequ’il s’est échappé par les toits de Notre-Dame. On lui en a laisséle temps… Les agents ont fort mal opéré, au début.

– La femme sera reconnue à la Morgue, oùon l’a portée, m’a-t-on dit.

– Je l’espère, mais je n’en voudrais pasjurer. On n’a trouvé sur elle aucun papier, et les bijoux qu’elleportait n’ont pas été fabriqués en France. Si, comme tout semblel’indiquer, cette malheureuse est une étrangère, nouvellementdébarquée à Paris, il y a de grandes chances pour que personne nevienne réclamer le corps.

– Je vais vous étonner en vous disant queje suis allé le voir aujourd’hui sur les dalles où il est exposé.Il m’a paru, en effet, à certains détails de sa toilette, que cettefemme n’était pas Française, et moi, qui suis très-répandu dans lacolonie étrangère, je suis sûr de ne l’y avoir jamaisrencontrée.

» Je suis certain aussi que ce n’est pasune de mes compatriotes. Elle n’a pas le type espagnol, autantqu’on en peut juger dans l’état où elle est. La tête a été broyéepar la violence du choc, mais les cheveux sont d’un blond qu’on netrouve pas chez nous. Je vais d’ailleurs m’informer dans le mondeou je vis, et je saurai si une étrangère de distinction est arrivéerécemment.

» Me permettrez-vous, monsieur, de vouscommuniquer les renseignements que je pourrai recueillir ?

– Non-seulement je vous y autorise, maisje vous en prie, répondit M. de Malverne. Tant que cetteaffaire ne sera pas tirée au clair, je serai tous les jours auPalais, dans mon cabinet, de midi à quatre heures.

– Je n’oublierai pas l’indication quevous voulez bien me donner. Et, s’il me parvenait, le matin, uneinformation importante, j’oserais même me présenter chez vous…

– Faubourg Saint-Honoré, 59.

– Je sais… on m’a montré votre hôtel… etj’espère être bientôt votre voisin, car je suis en marché pouracheter un immeuble, rue de l’Élysée… Pour le moment, je suisencore à l’auberge. Je loge au Continental. Si vous aviez jamaisune communication à me faire, c’est là qu’il faudraitl’adresser.

– Très-bien, monsieur, dit le juged’instruction. Mais les joueurs doivent me maudire, et je ne veuxpas abuser de votre obligeance. Ces messieurs s’impatientent.

– C’est que je leur dois des revanches,dit en souriant le marquis. J’ai depuis un mois une veineinsolente, mais la fortune se lassera de me favoriser… Le jour oùelle me tournera dos, je serai ravi, messieurs, de vous voir parmiles vainqueurs. J’ai le pressentiment que ce sera ce soir, et, s’ilvous plaisait d’essayer…

– Nous vous retrouverons dans quelquesinstants au salon vert, interrompit Hugues de Malverne.

M. de Pancorbo comprit, salua et,sans ajouter un mot, s’en alla rejoindre les pontes du baccaratqui, par l’interstice de la porte entre-bâillée, lui faisaientsigne de lâcher son interlocuteur et de venir poser une banque.

– En vérité, j’ai tous les malheurs, dittristement le capitaine, dès qu’il fut seul avec son ami. Cen’était pas assez d’être arrêté… il a fallu que cet Espagnol setrouvât là juste à point pour me voir passer entre deux sergents deville.

– Je me demande ce qu’il faisait sur laplace du parvis, murmura M. de Malverne.

– Il prétend qu’il venait de visiterNotre-Dame.

– Je n’en crois pas un mot. Un homme quipasse ses nuits au baccarat n’emploie pas ses journées à admirerles monuments de Paris. Décidément, ce rastaquouère m’est suspect,et je reviens à mon idée de le faire surveiller.

– Tu ne vas pas, je suppose, jusqu’àcroire que c’est lui qui est l’assassin ? demandaSaint-Briac.

– Ma foi ! je n’en sais rien.

– Songe donc que rien ne l’obligeait à medire qu’il était là quand on m’a arrêté.

– S’il te l’a dit, c’est pour que tusaches qu’il ne tient qu’à lui de répandre cette malencontreusehistoire, et qu’il a un moyen de se venger de toi, si tu t’avisaisde te mêler de ses affaires… qui ne me paraissent pas claires… Etla menace s’adresse indirectement à moi qui suis ton ami et quisuis aussi juge d’instruction. Ce n’est pas maladroit ; maisje ne me laisserai pas prendre au piège qu’il me tend ; jevais, je te le répète, avertir le chef de la sûreté, qui me rendrabon compte de la vie que mène ce personnage… et de sesantécédents.

» Pour commencer, nous saurons, àl’ambassade d’Espagne, s’il existe, de l’autre côté des Pyrénées,un marquis de Pancorbo, et comme il loge à l’hôtel Continental, onn’aura pas de peine à le filer.

– Il est capable d’aller te voir aupalais, ou même chez toi… tu le lui as permis.

– Eh bien ! qu’il y vienne ! Sij’avais la moindre preuve contre lui, je le ferais arrêter dans moncabinet, tout aussi bien qu’ailleurs. Et s’il se jetait dans lagueule du loup, ce serait drôle. Mais, en attendant, tu peuxcompter qu’il se taira.

» Maintenant, mon cher Jacques, tu net’étonneras point que je n’aie plus envie de ponter contre labanque de cet équivoque Castillan. Je vais rentrer chez moi. Il metarde de savoir comment va ma femme.

– J’espère que tu ne lui parleras pas deM. de Pancorbo.

– Je m’en garderai bien. C’est déjà tropde lui avoir donné la migraine en lui parlant de tes malheurs.

» Et sur ce, bonsoir.

– Mais… je pars avec toi.

– Du tout ! du tout ! resteici, je t’en prie. Observe notre hidalgo et, s’il t’aborde encoreaprès la partie, tâche de le faire causer sur les gens qu’ilfréquente à Paris.

– Au revoir… à demain, si tu peux.

Le capitaine laissa partir son ami et restatrès-assombri et très-perplexe. M. de Pancorbo ne luidisait rien qui vaille, mais il ne se souciait pas de se mettre encampagne contre lui, car il sentait bien que son repos était à lamerci de ce dangereux étranger.

Saint-Briac avait pour s’abstenir de luidéclarer la guerre des raisons qu’il ne voulait pas exposer àHugues.

Afin de se donner le temps de réfléchir à lafâcheuse complication qui venait de se produire, il se décida àaller voir ce qu’on faisait à la partie.

Il la trouva en pleine activité. Le marquistenait les cartes, et il ne paraissait pas que sa veine eût prisfin, car il avait devant lui une masse imposante de jetons, deplaques et de billets de banque.

Les pontes maugréaient, et c’était aprèschaque coup un concert d’imprécations qui ne troublaient nullementla sérénité du banquier.

Saint-Briac se dit que le combat pourrait biense prolonger jusqu’à l’aurore, et qu’il n’avait plus rien à fairelà. Son envie de jouer était passée, depuis l’entretien avecM. de Pancorbo. Il ne lui restait qu’à aller promener satristesse et son inquiétude par les Champs-Élysées, en regagnantson domicile de l’avenue d’Antin.

Il partit donc, et en bas de l’escalier il nefut pas médiocrement étonné de revoir, parlementant avec un valetde pied, l’homme mal vêtu qu’il avait surpris une demi-heureauparavant causant avec le marquis dans les Champs-Élysées.

Cet individu venait de remettre une lettre audomestique en livrée, et le capitaine devina facilement que cemessage devait être adressé à M. de Pancorbo.

Quelles relations pouvaient exister entre cesdeux hommes ? Saint-Briac se posa cette question, sans pouvoirla résoudre, et passa sans que le messager suspect fît attention àlui.

Une fois dehors, il eut l’idée d’attendre,pour voir si le noble Espagnol sortirait avec son étrangecorrespondant, et il alla prendre position au pied d’une desstatues qui entourent la place de la Concorde, à cinquante pas dela grande porte du cercle.

Il n’y avait pas dix minutes qu’il était là,lorsqu’il aperçut de loin Pancorbo et son acolyte marchant côte àcôte et se dirigeant vers la file des voitures de place quistationnaient le long du trottoir, entre l’avenue Gabriel et lagrande avenue qui aboutit à l’Arc de triomphe.

Il fallait que la nouvelle apportée parl’homme mal habillé fût très-importante, car le marquis n’auraitpas brusquement quitté pour peu de chose une partie où il gagnaitgros. Et il n’était pas naturel qu’il montât en fiacre, alors queson coupé l’attendait tout près de là.

Le capitaine prit aussitôt la résolution de lesuivre, et, comme il le vit s’arrêter près d’un fiacre, placé entête de la file, il s’achemina rapidement vers la dernière voiturede la rangée, réveilla le cocher sur son siége et luidit :

– Vous voyez ces messieurs qui causentlà-bas ? Vous allez suivre la voiture où ils vont monter.Vingt francs pour vous, si vous ne la perdez pas de vue.

– Compris ! répondit le cocher enrassemblant ses rênes.

L’homme mal vêtu venait d’ouvrir la portièredu fiacre placé à l’autre bout de la file, etM. de Pancorbo, qui causait avec lui, donnaitprobablement à ce satellite ses dernières instructions.

Il ne paraissait pas qu’ils eussent pris gardeà Saint-Briac, car ils causaient tranquillement, et, alors mêmequ’ils l’auraient remarqué, ils ne pouvaient pas le reconnaître desi loin, tandis que lui, sachant fort bien à qui il avait affaire,ne perdait pas un seul de leurs mouvements.

Il vit bientôt M. de Pancorbos’introduire dans le fiacre où son acolyte monta après lui, et ilattendit que la voiture qu’ils avaient choisie se mît en route. Dèsqu’elle eut démarré, il sauta dans la sienne, en criant :

– Fouette, cocher !

Il ne savait pas où aboutirait cettepoursuite, mais il pressentait qu’elle lui procurerait desindications utiles sur un personnage dont les allures luisemblaient de plus en plus suspectes, et qu’il considérait d’oreset déjà comme un ennemi.

Où pouvait bien aller M. de Pancorboen compagnie d’un individu de mauvaise mine ? Assurément, ilne le menait pas à l’hôtel Continental, où il logeait, et oùl’introduction d’un tel malandrin aurait scandalisé le portier etles gens de service.

Le marquis avait-il dans Paris un autredomicile et menait-il une vie en partie double, grand seigneur lejour, et chef de bande la nuit ? Se transportait-il, cesoir-là, dans quelque lieu isolé où il devait prendre lecommandement d’une troupe de coquins rassemblés pour entreprendreune expédition criminelle ? Toutes ces suppositions étaientfort invraisemblables, mais le capitaine, qui avait la tête montée,n’était pas en état de raisonner juste.

Cependant, il ne s’était pas trompé sur unpoint : au lieu de se diriger vers l’hôtel Continental, par larue de Rivoli, le fiacre qui emportait l’hidalgo venait de tournerà droite et s’était mis à remonter la grande avenue desChamps-Élysées.

Il n’allait pas très-vite, et le cocher deSaint-Briac n’avait aucune peine à le suivre, sans se laisserdistancer.

Le capitaine était résolu à aller jusqu’aubout de cette aventure où il se jetait fort à la légère, mais ilcommençait à se demander ce qu’il ferait au moment où le Pancorbos’arrêterait. Il ne tenait pas du tout à s’aboucher avec lui, caril n’aurait pas pu l’aborder sans confesser qu’il venait de le« filer », comme aurait pu le faire un agent de police,et il lui répugnait d’avouer qu’il espionnait bel et bien.

Et puis, que lui dire pour motiver cettepoursuite ? Lui demander des explications sur ce voyage enmauvaise compagnie, c’eût été rompre en visière à un homme quipouvait ébruiter l’histoire de son arrestation, sans compter quecet Espagnol eût été en droit de lui jeter à la face de duresvérités ; de lui dire, par exemple, qu’il ne se conduisait pascomme un gentleman.

Or, ce n’était pas un duel que cherchait lecapitaine, qui en avait eu beaucoup et qui ne craignaitpersonne ; c’était un éclaircissement. Et, pour l’obtenir, ilfallait ne pas se montrer.

– Bah ! se dit Saint-Briac, quandj’aurai vu la maison où il entrera, je m’en tiendrai là, pour cesoir…, et demain je rendrai compte de mon expédition à Malverne,qui fera le nécessaire pour compléter les informations que je luiapporterai.

Au fond, Saint-Briac regrettait de s’êtreembarqué dans une entreprise hasardeuse qui pouvait n’aboutir àrien.

Tout à coup, le fiacre auquel il donnait lachasse quitta la grande avenue, s’engagea dans la rue Marbeuf etpresque aussitôt s’arrêta.

Le capitaine abaissa une des glaces du devantde sa voiture et dit à son cocher de ne pas aller plus loin.

Saint-Briac tenait à éviter une rencontre avecM. de Pancorbo, mais il voulait voir ce qui allait sepasser, voir sans être vu, et son cocher eut l’esprit d’arrêter soncheval à vingt pas de l’autre voiture, qui stationnait maintenanttout près d’un bec de gaz.

La rue de Marbeuf descendait alors par unepente très-rapide vers des profondeurs qu’on a comblées depuis etqui n’étaient guère habitées.

Il y avait là un quartier presque inconnu, unesorte de cité souterraine où vivait une population étrange, campéesous des baraques construites avec des bois de démolition. Quelquesmaisons de pierre, destinées à disparaître prochainement, étaientencore debout, mais les locataires les avaient abandonnées, chasséspar les travaux de terrassement que la ville avait entrepris pourtransformer ce coin de Paris.

La nuit surtout, cela avait l’apparence d’uncoupe-gorge ; il y faisait noir, à cinquante mètres desChamps-Élysées étincelants de lumière, et peu de gens s’yaventuraient.

Que pouvait aller chercher au fond de ce troule noble marquis ? C’est ce que se demandait le capitaine,lorsqu’il vit sortir du premier fiacre l’homme mal vêtu qui étaitvenu chercher M. de Pancorbo au cercle.

Saint-Briac s’attendait à voir paraître aussile problématique hidalgo, mais, à son grand étonnement, l’hommereferma la portière, paya le cocher et fila au pas accéléré vers lebas de la rue.

Qu’était devenu l’Espagnol ? Le capitainepensa qu’il allait rebrousser chemin pour regagner l’hôtelContinental.

Il revint bientôt de cette idée, car le cochertourna bride, et, en passant près de son camarade, il engagea aveclui, de siége à siége, un dialogue instructif.

– Je viens de mener un drôle departiculier, cria-t-il. Il m’a pris à la place de la Concorde, maisils sont montés à deux dans ma voiture, et il n’en est resté qu’un.Le premier n’a fait que traverser ma boîte. Il est entré par uneportière et il est sorti par l’autre. Histoire de dérouter desroussins qui le filaient, et qui n’y ont vu quedu feu. Moi, ça m’est égal, et celui que j’ai conduit jusqu’ici estun bon zig ; il m’a donné cent sous pour ma course.

– Et puis, tu as fait voir le tour à lapolice, ricana l’autre cocher, ça vaut cent sous de plus.

Le capitaine vit le fiacre qu’il avait suivipasser tout près de celui où il se tenait, et put d’un coup d’œils’assurer qu’il était vide.

L’expédition était manquée, car il ne pouvaitpas songer à s’enfoncer dans les sombres détours de la rue Marbeufpour y donner la chasse au satellite de l’Espagnol. L’homme avaitde l’avance ; Saint-Briac ne l’aurait pas rattrapé, et il seserait inutilement exposé à tomber dans un guet-apens.

Il rapportait du moins de ce voyage lacertitude que M. de Pancorbo menait une vie ténébreuse,et qu’il ne voulait pas qu’on se mêlât de ses affaires.

Le coup du fiacre avait été fort adroitementexécuté, et le capitaine s’y était laissé prendre.

Il n’y aurait eu que demi-mal, si ce mauvaistour n’eût pas été un commencement d’hostilités. Mais, évidemment,l’Espagnol se proposait de n’en pas rester là. Il s’était aperçuque Saint-Briac l’épiait, et il allait essayer de se débarrasserpar n’importe quel moyen d’un surveillant incommode.

C’était désormais la guerre ouverte, et uneguerre qui menaçait de mal tourner pour le capitaine, amant d’unefemme mariée dont il voulait à tout prix sauver la réputation.

Il commençait à reconnaître qu’il venait defaire une sottise, et que le parti le plus sage serait de laisserde côté ce dangereux personnage.

Il éprouvait d’ailleurs le besoin de sereposer, après les émotions diverses de cette soirée mouvementée,et il se décida à rentrer chez lui.

L’avenue d’Antin n’est pas loin de la rue deMarbeuf, et il n’était pas fâché de marcher. Il renvoya son fiacre,après avoir grassement payé le cocher, et il se mit à descendre lesChamps-Élysées jusqu’au rond-point, où il s’arrêta un instant pours’assurer que personne ne le suivait.

Depuis ses mésaventures de la veille, il étaitdevenu soupçonneux, et il se défiait de tout.

Il demeurait au bout de l’avenue d’Antin,entre la rue Jean Goujon et le Cours-la-Reine, au rez-de-chausséed’une belle maison neuve, où il occupait un grand appartement qu’ils’était plu à meubler suivant ses goûts. Il avait là de l’air, del’espace, et chaque pièce était appropriée à sa destination.

Pas de faux luxe dans cet intérieurconfortable.

Saint-Briac n’était pas tombé dans le ridiculequi consiste à faire de son logis une boutique de marchandd’antiquités. Peu de livres et peu de tableaux, mais ce peu étaittrès-bien choisi. Pas de mièvreries non plus. Il y a des logementsde garçon qui ont l’air d’avoir été arrangés pour être habités parune femme, et l’on pourrait presque dire que les mobiliers ont unsexe. Le mobilier de Saint-Briac était du sexe masculin.

Pour tout domestique, il avait un valet dechambre, ancien cuirassier qui avait servi dans l’escadron qu’ilcommandait, et un groom anglais chargé de soigner ses deux chevauxde selle, logés au fond de la cour dans une écurie très-bientenue.

L’ex-capitaine menait la vie d’un sage, sansdépenser au delà de son revenu, et il avait été le plus heureux deshommes jusqu’au jour où une passion sérieuse était venuebouleverser son cœur et détruire à tout jamais son repos.

Et maintenant, il entrevoyait des catastrophesprochaines qu’il ne dépendait pas de lui de prévenir.

En arrivant chez lui, il était dans cettedisposition d’esprit où le plus léger incident vous inquiète, et ilfronça le sourcil en apercevant une lettre que son valet de chambreavait placée en évidence sur la table du fumoir.

Cette lettre portait le timbre du cercle, etl’écriture de l’adresse lui était inconnue.

Il l’ouvrit fiévreusement, et du premier coupd’œil il vit qu’elle n’était pas signée.

Elle ne contenait d’ailleurs qu’une trentainede lignes, mais, dans sa brièveté, elle en disait très-long.

« Monsieur, écrivait le correspondantanonyme, je pensais que vous m’aviez compris, et, que nouspourrions nous entendre. Je possède votre secret, et je nedemandais pas mieux que de me taire, à condition que vous nechercheriez pas à connaître les miens. Je vous proposais laréciprocité du silence, et vous aviez tout à gagner à cetarrangement, car moi je n’ai rien à craindre de vos indiscrétions,attendu que vous ne savez rien sur moi, et que vous n’en saurezjamais davantage.

« Il vous a plu de m’espionner ; jeviens de vous y prendre tout à l’heure sur la place de la Concorde,et, pour cette fois, je me suis contenté de vous mystifier. Mais,comme vous ne manquerez pas de recommencer, je crois devoir vousprévenir qu’à la première incartade de ce genre, je vous ferairepentir de vous être mêlé de ce qui ne vous regarde pas. J’ai mavengeance toute prête, et une vengeance cruelle.

« Vous croyez peut-être que je mecontenterai de raconter partout l’histoire de votre arrestation.Vous vous trompez. Je ferai mieux. Je connais la femme qui étaitavec vous hier, cette femme que vous avez refusé de nommer à votreami, le juge d’instruction. Eh bien ! je la lui nommerai, moi,et, quand il saura son nom, nous verrons ce qu’il fera de vous etde votre complice.

« Vous voilà averti ; gouvernez-vousen conséquence. »

C’était tout.

La lettre tomba des mains de Saint-Briac, quine put que murmurer :

– Odette à la merci de cemisérable ! Ah ! je le tuerai… il faut que je le tue.

IV

Dix heures ont sonné à l’horloge del’Hôtel-Dieu. Albert Daubrac a fini sa visite du matin ; ilvient d’ôter son tablier d’interne, et, au lieu d’aller déjeuner àla salle de garde avec ses camarades, il se prépare à sortir.

Il a reçu la veille au soir un mot de Mériadecqui le prie de passer chez lui le plus tôt possible, et, comme ils’est cassé le nez à la porte du juge d’instruction, il lui tardede savoir où en est l’affaire des tours Notre-Dame.

Ce n’est pas qu’elle le passionne outremesure ; il en a vu bien d’autres, et il ignore encore tout ceque sait son ami de la rue Cassette. Mais il ne peut pas s’endésintéresser tout à fait, puisqu’il a été cité comme témoin, et iltient à revoir, avant de déposer, l’excellent Mériadec.

Il s’est arrêté sous le péristyle de l’hôpitalpour allumer un cigare, il tire quelques bouffées, et, avant de semettre en route, il donne un coup d’œil à la vieille cathédralequi, depuis des siècles, se dresse, immuable et sombre, au fond duparvis.

Toute trace du drame de l’avant-veille adisparu. La pluie a lavé le sang qui tachait les pavés ; laplace est presque déserte. C’est à peine s’il y passe quelquesvieilles femmes qui se glissent dans l’église pour y entendre unemesse. Ce jour-là, le public n’est point admis à visiter lesmalades, et la foule n’assiége plus l’entrée de l’Hôtel-Dieu.

– Le décor est toujours le même, mais lascène a changé, pensait Daubrac. Personne ne songe plus à la pauvrediablesse qui a fait hier le saut périlleux, et je commence àcroire qu’elle l’a fait volontairement. Si le juge n’avait pasreconnu qu’elle s’est tout bonnement suicidé, il aurait, dès hier,entendu mon témoignage. L’instruction est close ; lecommissaire de police est un imbécile, et le rapin qui nous aembarqués dans cette affaire aura vu double.

» C’est le gardien des tours qui payerales pots cassés. Ils vont le destituer, et Dieu sait ce que vadevenir l’Ange du bourdon. Pauvre fille !… Si je pouvais luiêtre utile, je serais bien content… mais je n’ai point de relationsparmi les fabricants de fleurs artificielles, et je ne suppose pasqu’elle ait envie de se faire recevoir élève sage-femme.

Les réflexions de l’interne furentinterrompues par un bruit qu’il connaissait bien, pour l’avoirentendu souvent près du lit des mourants. On sanglotait derrièrelui. Il se retourna, et il vit une jeune fille qui sortait del’hôpital et qui cachait son visage dans son mouchoir.

Il la reconnut à ses cheveux blond cendré, etil lui dit vivement :

– Vous ici, mademoiselle ! que vousest-il donc, arrivé ?

– Mon père ! mon pauvre père !murmura Rose Verdière, tout en larmes.

– Eh bien ?… est-ce qu’il est tombéde là-haut, lui aussi ? demanda Daubrac, qui avait la mauvaisehabitude de plaisanter hors propos.

– Il a eu une attaque cette nuit, dit lajeune fille en lui lançant un regard de reproche.

– Une attaque de paralysie !Diable ! c’est grave. Et l’on vient de le porter à l’hôpital,n’est-ce pas ? Dans quelle salle est-il ?

– Salle Saint-André.

– Bon ! l’interne est un de mesamis. Je lui recommanderai votre père, et, s’il peut être sauvé, onle sauvera.

– On vient de me dire qu’il est perdu,sanglota Rose.

– Il ne faut jamais désespérer, ditaffectueusement Daubrac, ému par le spectacle de cette douleursincère. Nous tenterons l’impossible pour le guérir… Mais vous,mademoiselle… qu’allez-vous faire, vous qui n’aviez que lui ?Allez-vous rester seule dans ce logement de la tour ?

– On m’en a chassée ce matin.

– Chassée ?

– Hélas ! oui. Mon père a étérévoqué hier… après la malheureuse affaire que vous connaissez… Jene puis pas le remplacer, et le poste ne peut pas rester inoccupé…Le nouveau gardien est entré en fonction ce matin… Je n’ai plusqu’à chercher un asile, et je ne sais où le trouver.

– J’en ai un à vous offrir… Oh ! nevous méprenez pas sur mes intentions ; elles sont excellentes,et je vous connais trop bien pour vous proposer d’habiter avecmoi ; d’abord, je suis logé dans l’hôpital, et, alors même queje posséderais un hôtel superbe, votre place ne serait pas chezmoi. Mais vous ne pouvez demeurer dans une chambre garnie. À votreâge, et jolie comme vous l’êtes, ce serait vous exposer à deterribles dangers.

– Je le sais, mais où aller ?

– Avez-vous confiance en moi ? Vousme connaissez peu, mais j’espère que vous me croyez incapable devous tromper.

– Oui, dit nettement la jeune fille.

– Eh bien, j’ai une idée, et, si vousl’agréez, je me fais fort de sauver la situation. Vous vousrappelez le monsieur qui est monté avec moi dans l’escalier de latour… pas le grand garçon qui était coiffé d’un béret rouge…l’autre, celui qui avait un chapeau à larges bords.

– Oui… une heure après votre départ, ilest revenu seul… il m’a parlé…

– Tiens ! tiens ! dit entre sesdents Daubrac. Je ne me doutais pas qu’il eût recommencél’ascension pour vous revoir… mais je n’en suis pas surpris.

– Il n’est pas remonté pour me voir… ilest allé jusque sur la galerie… et il a trouvé un enfant qu’il aemmené avec lui.

– Un enfant !… parbleu ! voilàdu nouveau !… c’est sans doute pour me raconter cettetrouvaille, qu’il est si pressé de s’aboucher avec moi… Maisrevenons à vous, mademoiselle… que pensez-vous de monami ?

– Je n’en pense que du bien… il a unefigure loyale et franche… Pendant le court entretien que nous avonseu, il m’a témoigné beaucoup d’intérêt.

– Alors, il ne vous déplaîtpas ?

– Non, certes.

– Vous a-t-il dit son nom ?

– Je ne le lui ai pas demandé.

– Il s’appelle le baron de Mériadec. Il aune certaine fortune, et il n’a d’autre occupation que de faire dubien à tous ceux qui l’entourent ou qui se trouvent sur son chemin.Il a été créé et mis au monde pour défendre les faibles et pourprotéger l’innocence. Ajoutez à cela qu’il a atteint l’âge où l’onpeut se constituer le tuteur d’une jeune fille, sans lacompromettre.

– Je ne dis pas le contraire, mais… oùvoulez-vous en venir ?

– À vous demander s’il vous répugneraitde vous placer sous sa protection. Il n’est pas marié, c’est vrai,mais il est absolument incapable d’abuser de votre confiance… Jevous réponds de lui, mieux que je ne répondrais de moi… ce n’estpeut-être pas beaucoup dire, mais enfin je vous jure sur l’honneurque vous n’aurez jamais à vous repentir d’avoir acceptél’hospitalité qu’il s’estimera très-heureux de vous offrir.

– Moi habiter chez lui… vous n’y pensezpas !

– J’y pense si bien que je suis prêt àvous y conduire. Il demeure rue Cassette, dans une petite maison,qui semble avoir été bâtie tout exprès pour abriter deux ménagesséparés, car elle se compose d’un corps de logis et d’un pavillondétaché. Il vit là tout seul, servi par une brave femme, qui sejetterait au feu pour lui.

» Pourquoi n’occuperiez-vous pas lepavillon ? Il est meublé, très-simplement, et il y aurait dela place pour y installer un atelier de fleuriste. Vous y vivriezde votre travail, tout aussi honnêtement que dans votre casemate dela tour du nord, et ce brave Mériadec n’y entrerait jamais sansvotre permission.

– Mais, monsieur, objecta la jeune fille,votre ami me connaît à peine… pourquoi s’intéresserait-il àmoi ?

– Je vous répète, mademoiselle, qu’ils’intéresse à tous ceux qui souffrent, répliqua Daubrac. Il vousconnaît, du reste, beaucoup mieux que vous ne pensez, car je lui ailonguement parlé de vous… et vous devez bien vous douter que je nelui en ai pas dit de mal.

– Je le crois… mais ce n’est pas uneraison pour disposer de lui et de sa maison sans le consulter.

– Qu’à cela ne tienne !consultons-le. La rue Cassette n’est pas aux antipodes. En voiture,nous y serons dans un quart d’heure. Allons-y.

– Je n’oserai jamais, murmura RoseVerdière.

– C’est pourtant plus simple et moinspénible que d’aller demander une chambre à un logeur qui vousprendra pour ce que vous n’êtes pas. C’est à quoi vous serezforcée, si vous n’acceptez pas ce que je vous propose, car vous nepouvez pas rester sur le pavé.

Rose baissait les yeux et ne disait mot, maison lisait sur son visage qu’elle sentait toute la force del’argument mis en avant par Daubrac.

– Et ne vous inquiétez pas de laréception que vous fera mon ami, reprit-il. Vous serez accueillie àbras ouverts, et il vous traitera comme si vous étiez sa fille. Cene sera d’ailleurs qu’une installation provisoire. Votre père seremettra, je l’espère, et quand il sortira de l’hôpital, vous irezdemeurer avec lui. Mais, en attendant, vous n’avez rien de mieux àfaire que d’occuper le pavillon que Mériadec va s’empresser demettre à votre disposition.

La jeune fille releva la tête, regardal’interne en face et lui dit d’un ton ferme :

– Jurez-moi sur l’honneur qu’en medonnant ce conseil, vous n’avez pas d’arrière-pensée.

– Ah ! vous êtes défiante,vous ! s’écria gaiement Daubrac. Eh bien, oui, j’en ai une…celle de vous voir plus souvent que je ne vous verrais si vouscontinuiez à nicher dans votre tour, comme les corneilles. Je voustrouve charmante, et je serais ravi de vous plaire, en tout bien,tout honneur, mais je vous estime trop pour vous faire la cour…comme on la fait au quartier latin. Au surplus, si j’avais jamaisde ces velléités-là, Mériadec se chargerait d’y mettre ordre. Ilsait ce que vous valez, et il n’entend pas raillerie sur lechapitre des mœurs. Vous serez mieux gardée dans sa maison que dansun couvent. C’est moi qui vous l’affirme, et si vous me connaissiezmieux, vous sauriez que je n’ai jamais menti de ma vie… jamais,mademoiselle !… pas même aux jeunes filles.

– C’est bien, je vous crois, et je suisprête à vous suivre, répondit simplement Rose Verdière.

– À la bonne heure ! Vous ne meprenez plus pour un godelureau qui cherche à vous séduire. Ilfaudrait que je fusse le dernier des drôles pour vous tendre unpiège. Vous n’êtes pas, pour moi, la première venue. Depuis sixmois que je perche sous les toits de l’hôtel-Dieu, je vous voispasser tous les jours, et vous pensez bien que je me suis renseignésur vous. Je sais tout ce que vous faites et j’ai la certitudequ’il n’est pas d’existence plus pure que la vôtre. Une occasion seprésente de vous rendre service ; ne vous étonnez pas que jela saisisse, et laissez-moi faire. Quand vous aurez vu Mériadec,vous me remercierez de vous avoir amenée chez lui.

» Mais je bavarde, alors que je n’ai plusbesoin de protester de mes bonnes intentions, et si nous nousattardions ici, nous finirions par manquer notre ami de la rueCassette. Venez, nous trouverons une voiture sur le quaiSaint-Michel.

Rose, complétement décidée, descendit avecDaubrac sur la place du parvis, et cinq minutes après, ilsroulaient en fiacre vers le domicile du baron, qui ne s’attendaitguère à la visite de l’Ange du bourdon.

La jeune fille avait proposé d’aller à pied,mais elle s’était rangée à l’avis de l’interne, qui ne voulait pasque les étudiants, en le voyant passer, crussent qu’il promenait samaîtresse.

Rose était grave et recueillie, comme ilconvenait à la circonstance, mais Albert égaya le voyage par sespropos.

Il s’informa de la vie qu’elle menait avec sonpère, des magasins qui la faisaient travailler, de l’argent qu’ellepouvait gagner en confectionnant des fleurs ; il lui demandasi le mobilier qui garnissait le logement de la tour appartenait àson père, et il eut le chagrin d’apprendre que ce mobilier était lapropriété de la fabrique, d’où il résultait que la pauvre enfantn’aurait à déménager que des hardes et du linge.

Il sut aussi qu’elle avait perdu sa mèredepuis dix ans, et qu’elle resterait seule au monde, si le bonhommeVerdière ne se remettait pas de son attaque. Et quand il connut cepassé, limpide comme du cristal, et cet avenir menaçant, ils’enthousiasma encore davantage pour l’idée qu’il avait eue demettre Rose sous la protection de Mériadec.

– Parlez-moi donc un peu de cet enfantque mon ami a découvert sur les toits de Notre-Dame, dit-il tout àcoup. Que diable faisait-il là, ce gamin ?

– M. Mériadec n’a pas eu le temps dem’en informer. Il paraissait très-pressé de l’emmener, répondit lajeune fille. Du reste, je n’ai pas osé l’interroger. Seulementl’idée m’est venue que ce petit garçon était peut-être monté avecla malheureuse femme qui est tombée du haut de la tour. Je n’étaispas là lorsqu’elle est arrivée, et je ne l’ai pas vue.

– Je suis convaincu que vous avez deviné,et je parierais que nous allons trouver rue Cassette le jeuneabandonné. Le rêve de Mériadec est de faire de son domicile unorphelinat. Et ça tombe à merveille… vous êtes si bonne que vousdevez aimer les enfants.

– Je les adore.

– Eh bien ! celui-là vous tiendracompagnie. Et si, comme je le soupçonne, il a été mêlé au drame destours…

Daubrac n’acheva point sa phrase. Le fiacrevenait de s’arrêter devant une petite porte percée dans un longmur.

– Nous sommes arrivés, mademoiselle,reprit l’interne. La demeure du dernier des barons de Mériadec nepaye pas de mine à l’extérieur, mais vous auriez tort de la jugersur l’apparence. Entrons, s’il vous plaît.

La porte n’était pas fermée à clef ; iln’eut qu’à tourner le bouton pour faire passer mademoiselleVerdière et la suivre dans une cour carrée qu’entouraient troiscorps de bâtiment à un seul étage.

Ce logis n’était pas neuf, et il avait dû êtrelongtemps inhabité, car les murs étaient couverts de végétationsparasites, et l’herbe poussait dru entre les pavés de la cour.

– Voici le pavillon que vous occuperez,mademoiselle, dit Daubrac, en désignant du doigt l’aile gauche dece très-modeste hôtel. Mériadec habite en face, et vous serezséparés par le bâtiment du fond, où personne ne demeure. Mériadecne l’a pas encore fait meubler.

– En vérité, murmura la jeune fille, vousdisposez de sa maison comme si elle était à vous.

– C’est comme si elle m’appartenait. Vousallez voir.

Et il appela, d’une voix qui sonnait comme unclairon :

– Mériadec !

Presque aussitôt, une fenêtre s’ouvrit à sadroite, et le baron se montra, vêtu d’une sorte de froc en lainegrossière, qui n’était autre chose qu’un burnous rapporté par luid’un voyage en Algérie, et, comme il avait relevé le capuchon decette singulière robe de chambre, Rose Verdière ne le reconnut pastout d’abord ; mais il la reconnut, lui, du premier coupd’œil, car le doux visage de l’Ange du bourdon apparaissait enpleine lumière.

Mériadec laissa échapper une exclamation desurprise et de joie, quitta brusquement la fenêtre et se précipitadans l’escalier.

– Que lui dire, mon Dieu ! murmurala jeune fille.

– Rien du tout, répondit en riantl’interne. Je vais parler pour vous.

Et il parla fort bien, sans phrases et sansprécautions oratoires. Il expliqua brièvement et clairement lasituation à Mériadec, qui s’était empressé de descendre dans lacour et qui l’écouta avec ravissement.

Rose, rassurée par l’accueil du baron, dit sonmot aussi, en commençant par s’excuser de venir demanderl’hospitalité à un vieux garçon, comme les pèlerins la demandaientjadis à la porte des monastères.

Mériadec ne lui laissa pas le temps d’acheverson exorde. Il l’interrompit pour la remercier du plaisir qu’ellelui faisait, en consentant à loger sous son toit, et il seconfondit en protestations de dévouement qui semblaient superflues,car l’expression de sa figure en disait assez. Elle rayonnait, etil était si ému qu’il avait toutes les peines du monde às’exprimer.

L’interne, qui ne perdait jamais la tête, leurvint en aide à tous les deux. Il proposa de faire visiter à RoseVerdière la maison qu’elle allait habiter, et, à ce propos, ilinterpella son ami pour savoir si le pavillon de gauche était prêtà recevoir la jeune fille.

– Tout prêt, répondit l’excellent baron.J’y ai logé un enfant ; mais tu sais qu’il y a trois pièces,dont deux chambres à coucher.

– Un enfant ! s’écria l’interne. Jem’en doutais. Est-ce que tu l’as pris en sevrage ?

– Je t’expliquerai comment et pourquoi jel’ai recueilli… Tu m’approuveras, j’en suis sûr… Mademoiselle aussim’approuvera.

– Ne m’explique rien… je sais d’où vientle petit…

– J’ai raconté à M. Daubrac que vousl’avez trouvé sur la galerie qui réunit les deux tours deNotre-Dame, dit Rose.

– Et moi, reprit Daubrac, j’ai deviné quec’est sa mère qui s’est brisé le crâne sur le pavé du parvis. Tu asbien fait de donner la pâtée et la niche à cet oisillon abandonné,mais tu ne pourras pas le garder indéfiniment.

– Je le garderai du moins jusqu’à ce quej’aie découvert l’assassin de cette malheureuse.

– Décidément, cet assassin n’est donc pasle monsieur que nous avons fait arrêter ? Le bruit courait,hier soir, qu’on venait de le relâcher.

– Ce n’est pas lui, j’en suis sûr. Et jeconnais le vrai coupable… Je l’ai vu… à la Morgue, où il a eul’audace d’entrer pour contempler le cadavre de sa femme.

– Comment ! de sa femme ?

– Oui, ce misérable est le mari de lamorte et le père de l’enfant que j’ai amené chez moi.

– Qu’en sais-tu ?

– L’enfant l’a reconnu à la Morgue et m’araconté toute l’histoire. Lui et ses parents sont Russes. Il étaitarrivé à Paris, le matin même, avec sa mère. Le père les yattendait, fermement résolu à se débarrasser d’eux.

– Et il y a réussi. Mais la justicen’aura pas de peine à le retrouver. Tu l’as avertie, jesuppose ?

– Non. Je n’aurais pu lui fournir aucunrenseignement précis. L’enfant ignore son nom de famille. Il saitque son père s’appelle Paul Constantinowitch ; sa mère, XéniaIwanowna, et lui-même Sacha, autrement dit Alexandre ; il n’ensait pas davantage.

– C’est très curieux… et ce seraitamusant de nous mettre à la recherche du gredin qui a fait lecoup.

– Ç’a été ma première pensée, et, si tun’étais pas venu ce matin, je serais allé te proposer de m’aiderdans cette entreprise. J’ai déjà recruté un auxiliaire… JeanFabreguette.

– Pas sérieux, celui-là.

– Plus que tu ne penses. Il ne tient qu’àtoi d’en juger. Il est ici en ce moment, et, quand tu m’as appelé,nous étions occupés à tenir conseil.

» Mais nous oublions que mademoiselleVerdière est exposée au soleil dans cette cour, et qu’il est tempsde lui montrer le logement qu’elle consent à habiter…

– Si j’hésitais encore à accepterl’hospitalité que vous voulez bien m’accorder, la présence de cetenfant m’y déciderait, dit vivement la jeune fille. Je le soigneraicomme s’il était à moi.

– Je vous en serai d’autant plusreconnaissant qu’il ne veut pas souffrir que ma servantel’approche. Il est fier et sauvage, à ce point que moi-même je n’aisur lui aucune autorité.

– Vous me permettrez bien d’essayer del’apprivoiser.

– Si je vous le permets,mademoiselle ! mais je vous en prie. Vous me rendrez unimmense service, car il ne veut obéir à personne et il s’ennuiemortellement chez moi. L’espace lui manque dans mon étroit logis,et il passe son temps à courir d’un pavillon à l’autre. Ainsi, toutà l’heure, nous cherchions à le faire causer, Fabreguette et moi.C’est à peine s’il nous répondait. Il nous a quittés brusquement,et je crois qu’il est allé s’enfermer dans sa chambre.

– Je suis d’avis de l’y laisser,interrompit Daubrac. Et, comme tu viens de nous dire que sa chambreest voisine de celle que tu destines à mademoiselle Rose, jet’invite à nous faire les honneurs de tes appartements, à toi. Nousallons y trouver ton rapin, mais j’espère qu’il se tiendraconvenablement devant mademoiselle.

– S’il se permettait de lui manquer derespect, dit vivement Mériadec, il ne resterait pas chez moi uneminute de plus, mais je réponds de lui.

– Alors, montons, mademoiselle ;vous allez voir que notre ami Mériadec n’est pas trop mal installé.Il a du goût, et il a rapporté de ses voyages un tas de curiositésqui vous amuseront.

Rose ne se fit pas prier pour s’engager avecces messieurs dans un escalier tournant qui prenait pieddirectement dans la cour.

Elle n’y entra qu’après avoir levé les yeuxvers les fenêtres de l’autre pavillon, et il lui sembla apercevoirderrière les vitres entre deux rideaux entre-bâillés une têted’enfant qui la regardait.

Fabreguette, de son côté, avait mis le nez àla croisée, et ces messieurs le trouvèrent debout, secouant lacendre de sa pipe sur le marbre de la cheminée. Quand la jeunefille entra, il se décida à ôter son fameux béret rouge qu’il nequittait jamais que dans les grandes occasions, et il salua Rose enexécutant une glissade du pied gauche, à la façon des jocrisses defoire.

– Vous, mon cher, lui dit Daubrac, vousallez nous faire le plaisir de supprimer les blagues et lescharges. Nous ne sommes pas ici dans votre atelier.

– Soyez tranquille, seigneur, répondit lerapin. Je respecte les dames, et j’ai déjà eu l’honneur de voirmademoiselle dans sa tour du nord.

Mériadec avança un fauteuil ; Rose y pritplace, et Daubrac se campa à califourchon sur un siége en bois quele baron avait dû apporter du fond de sa Bretagne.

– Où en étiez-vous ? demandal’interne. Il paraît que vous délibériez sur la marche à suivrepour remettre la main sur l’homme que vous avez vu à la Morgue.

» J’en suis, moi, de l’expédition.

– Je comptais sur vous, dit Fabreguette,en s’accoudant sur la table près de laquelle il venait des’asseoir. Est-ce que mademoiselle en sera aussi ?

L’interne allait se fâcher, mais la jeunefille répondit :

– Je veillerai sur l’enfant, pendant quevous chercherez l’assassin.

– Parfait ! s’écria le peintre. Nousvoilà maintenant au grand complet… Une femme charmante et troishardis cavaliers, contre un lâche gredin… Il ne nous manque plusque de nous entendre avec le beau monsieur qu’on a arrêté à laplace de ce chenapan…

» Tiens ! quelqu’un montel’escalier… Si c’était lui ?

On entendait en effet le bruit d’un pashésitant, et bientôt on frappa timidement à la porte deux coupsdiscrets qui annonçaient un visiteur incertain d’être reçu.

Mériadec se leva vivement, courut ouvrir et setrouva face à face avec un homme qu’il reconnut aussitôt.

Fabreguette avait deviné. Cet homme était leprévenu que le juge d’instruction avait fait mettre en liberté laveille et que le baron avait rencontré sur le boulevard duPalais.

– Excusez-moi, monsieur, dit-ilpoliment ; je venais vous prier de m’accorder quelquesinstants… Mais je m’aperçois que vous n’êtes pas seul.

– Entrez, monsieur, répondit avecempressement Mériadec. Il n’y a ici que des personnes que vousconnaissez… et qui seront d’autant plus aises de vous voir que nousparlions de vous.

– Mais vous ne m’attendiez pas, jesuppose… J’ignorais votre nom et votre adresse que vient de medonner mon ami, M. de Malverne… le magistrat qui vousavait appelé en témoignage et qui n’a pu vous entendre. Je sais queje parle à un galant homme, et je n’hésite pas à me présentermoi-même. Je suis officier de cavalerie démissionnaire, et jem’appelle Jacques de Saint-Briac. Ai-je besoin d’ajouter que jeviens vous entretenir de la malheureuse affaire à laquelle vousavez été mêlé, par hasard ?

– Et qui a été le résultat d’unedéplorable méprise. Nous savons tous à quoi nous en tenir sur cepoint, moi, mon ami Daubrac, interne à l’Hôtel-Dieu,M. Fabreguette, artiste peintre, mademoiselle RoseVerdière…

Mériadec s’était effacé et les désignait dugeste, en les nommant. Le capitaine les salua et dit :

– Je me félicite de les trouver ici, etje puis vous expliquer devant eux le but de ma visite.

Le baron avança un siége que Saint-Briacaccepta, et, dès que tout le monde fut assis, Daubrac prit laparole.

– Monsieur, dit-il d’un air dégagé, jen’ai pas grand mérite à deviner que vous venez demander à ce cherMériadec s’il ne pourrait pas vous renseigner sur le gredin qui acommis le crime. Vous tombez bien. Mériadec l’a vu.

– Moi aussi, je l’ai vu, ditFabreguette.

– Et nous nous sommes réunis dans cettemaison pour nous entendre. Nous avons juré de retrouver l’assassin.Il s’agit de savoir comment nous allons nous y prendre. Nousdélibérions, et vous n’êtes pas de trop. Vous avez contre cescélérat des griefs plus sérieux que les nôtres. Ces deux messieurset moi, nous lui en voulons de nous avoir fait jouer un rôleridicule et odieux. Il est cause que nous vous avons fait arrêter.Mademoiselle Verdière lui doit la destitution de son père qui vientde perdre sa place de gardien des tours. Mais vous, monsieur, vousavez failli aller en cour d’assises, et vous devez tenir encoreplus que nous à livrer cet homme au juge qui a reconnu votreinnocence.

– J’aimerais mieux me venger autrement,dit Saint-Briac.

– Oui, je comprends, vous voudriez éviterl’éclat d’un procès criminel, où vous figurerez peut-être et quipourrait compromettre une femme… mais vous n’avez pas le projet delui brûler la cervelle si l’on vous le montrait, et vous lui feriezbeaucoup trop d’honneur en lui proposant un duel. Il faudra doncvous résigner à laisser la justice suivre son cours. Et d’ailleursnous n’en sommes pas encore là, puisque nous ne le tenons pas.Mériadec et Fabreguette l’ont vu, mais il leur a échappé. Il estbon que vous sachiez dans quelles circonstances. Et Mériadec vavous raconter cette histoire.

Ainsi fit le baron, en commençant par saseconde visite aux tours de Notre-Dame. Il dit comment il avaittrouvé Sacha, ce qu’il en avait fait et ce qui s’était passé à laMorgue.

Rose et Fabreguette confirmèrent ce récit queSaint-Briac écouta avec un intérêt bien naturel, mais sansmanifester la satisfaction qu’il aurait dû éprouver.

C’est qu’il avait passé de tristes heures, lepauvre capitaine, depuis qu’il avait lu la lettre deM. de Pancorbo. Il ne s’était pas couché, et la nuit nelui avait point porté conseil. Le jour l’avait trouvé hésitant plusque jamais entre l’ardent désir de punir un lâche scélérat et lacrainte que lui inspiraient les menaces de cet énigmatique Espagnolqui possédait son secret.

Ce n’était pas pour lui-même qu’il avait peurmais il tremblait pour madame de Malverne. Et il se prenait àmaudire cet amour, né des souvenirs de leur jeunesse. Ils s’étaientaimés autrefois, sans se le dire, et quand ils s’étaient revus,après le mariage d’Odette, leur passion mal éteinte s’étaitrallumée. Ils avaient lutté longtemps contre l’irrésistiblepenchant qui les entraînait l’un vers l’autre ; puis une heureétait venue, une heure d’ivresse, où ils avaient oublié que Huguesde Malverne, le meilleur et le plus confiant des maris, était l’amiintime de Jacques, heure funeste qui avait fait de leur vie unenfer, car ils sentaient tous les deux la gravité de leur faute, etle courage de rompre leur manquait.

Saint-Briac en était venu à se mépriserlui-même, et, depuis sa mésaventure de Notre-Dame, il songeait àmourir ou à s’expatrier. Mais, maintenant qu’il savait queM. de Pancorbo pouvait perdre de réputation madame deMalverne, il n’avait plus le droit de disparaître, car c’eût étéabandonner Odette aux vengeances d’un aventurier que n’arrêteraitaucun scrupule, dès que lui, Saint-Briac, ne serait plus là pour ladéfendre. Il fallait donc à tout prix supprimer ce soi-disantmarquis. Mais comment ? Cet homme consentirait-il à sebattre ? Et sous quel prétexte le provoquer ? Ledénoncer, c’était précipiter la catastrophe. Et d’ailleurs lecapitaine n’avait pas encore la preuve que Pancorbo fût l’assassinde la tour du sud.

Après de longues et cruelles angoisses, ils’était décidé à se renseigner d’abord. Parmi les gens quil’avaient fait arrêter, il avait particulièrement remarquéMériadec, et il résolut de le voir avant de prendre un parti. Ilétait donc allé, sous prétexte de s’informer de la santé de madamede Malverne, demander au juge d’instruction l’adresse de ce témoin,et, sans plus délibérer, il s’était transporté rue Cassette, où ilne comptait pas trouver si nombreuse compagnie.

Et il regrettait presque d’y être venu, car ilne savait comment décliner l’offre de Daubrac qui lui proposait des’associer à la campagne que les trois mousquetaires, comme disaitFabreguette, allaient ouvrir contre le meurtrier.

– Nous n’avons malheureusement pas pul’arrêter, dit Mériadec, pour achever son récit, et je n’ai faitque l’entrevoir. Je crois cependant que je le reconnaîtrais.

– Comment est-il ? demanda lecapitaine.

– Il est grand, assez large des épaules,mais élégamment tourné. Il a des traits réguliers, le teinttrès-brun, les yeux et les cheveux très-noirs, et il ne porte quela moustache.

Ce signalement se rapportait à celui deM. de Pancorbo, et Saint-Briac, très-frappé de cettecoïncidence, demanda quel âge cet individu paraissait avoir.

– Le vôtre, répondit Fabreguette, et jetrouve qu’il vous ressemble un peu. De loin, on pourrait s’ytromper. Du reste, si vous tenez à en juger, je vais vous montrerun croquis que j’ai fait un quart d’heure après la rencontre. Cen’est pas très-fini, car j’ai saisi l’homme au vol, mais ça suffitpour donner une idée du personnage, tel que je l’ai vu.

L’artiste tira de sa poche un album portatifqui ne le quittait jamais, car il travaillait plus souvent dans larue que dans sa mansarde, l’ouvrit, chercha la page et la mit sousles yeux de Saint-Briac, qui s’écria :

– C’est lui !

– Comment, c’est lui ? demandaFabreguette ; vous l’avez donc vu ?

– Non, balbutia Saint-Briac ; jeveux dire que ce portrait ressemble à…

– À quelqu’un que vous soupçonnez d’êtrel’assassin ? acheva Daubrac.

– C’est à peu près cela… Mais dessoupçons ne suffisent pas… et je n’ai aucune certitude.

– N’importe ! s’écria Mériadec.Veuillez nous apprendre sur quoi se basent vos soupçons. Ce seratoujours un point de départ, et les renseignements que vous nousdonnerez nous mettront peut-être sur la piste de ce misérable. Jedis : nous, car je compte bien que vous serez des nôtres dansl’expédition que nous allons entreprendre.

Saint-Briac, mis ainsi au pied du mur, futbien obligé de s’expliquer. Il pensa qu’après tout, il avaitaffaire à de braves gens, et que mieux valait leur exposerfranchement sa situation, sans leur confier cependant le grandsecret, c’est-à-dire sans nommer madame de Malverne.

– Messieurs, commença-t-il, vous savezqu’au moment où le crime a été commis, j’étais sur la galerie deNotre Dame avec une femme que j’ai refusé de nommer… vous devinezpourquoi…

– Parfaitement… et chacun de nous enaurait fait autant s’il s’était trouvé à votre place, ditl’interne.

– J’ai refusé de la nommer, même au juged’instruction, qui fort heureusement est un de mes meilleurs amiset qui a bien voulu se contenter de ma déclaration… incomplète.J’ai été mis en liberté immédiatement, et je me suis promis, commevous, de découvrir le misérable pour lequel on m’a pris. Ce n’étaitpas facile, puisque je n’avais aucune indication qui pût me mettresur sa trace. Le hasard le plus inattendu m’en a fourni une.

» Hier soir, dans un cercle dont je faispartie, j’ai été abordé par un étranger que je connaissais fortpeu, et qui m’a appris, sans préambule, qu’il m’avait vu, laveille, traverser le parvis entre deux sergents de ville. Cettedéclaration m’a paru singulière, quoiqu’elle fût accompagnée deprotestations de discrétion. Je me suis demandé comment ce monsieurs’était trouvé là, juste à point pour me voir passer, et l’idéem’est venue qu’il descendait peut-être de cette tour du sud…

– C’est un Russe, votre étranger ?demanda Fabreguette.

– Non. Il est Espagnol, et il en a bienl’air. Mais il ressemble beaucoup au croquis que vous venez de memontrer.

– Alors ça va marcher tout seul !s’écria Daubrac. Nous n’avons qu’à mettre en présence de cepersonnage l’enfant que Mériadec a recueilli. Il reconnaîtral’homme qu’il a déjà reconnu à la Morgue. Il ne s’agit plus que desavoir où il faut le conduire… et ce sera vous, monsieur, qui vousen chargerez, puisque vous êtes du même cercle que ce brigand. Oùdemeure-t-il ?

– À l’Hôtel Continental ; mais…

– Ce n’est pas là que Sacha est descenduen arrivant à Paris, dit Mériadec. Il m’a parlé d’une grandemaison, où il n’y avait personne.

– Peut-être cet homme a-t-il un autredomicile. Mais permettez-moi de vous expliquer pourquoi je désirene pas paraître. En sortant du Cercle, j’ai vu le marquis dePancorbo… c’est le nom qu’il porte… je l’ai vu monter dans unevoiture de place avec un homme mal vêtu. J’ai pris un autre fiacre,et j’ai suivi leur voiture qui s’est arrêtée au coin de la rue deMarbeuf. L’Espagnol n’y était plus. Il m’avait vu l’épier sur laplace de la Concorde, et il n’avait fait que traverser le fiacre,où son compagnon était resté…

– Eh bien ! interrompit Fabreguette,nous irons le chercher rue de Marbeuf.

– Veuillez me laisser achever, reprit lecapitaine. En rentrant chez moi, j’ai trouvé une lettre de cethomme… une lettre qu’il a dû écrire au cercle, après avoir faitsemblant de monter en voiture. Et cette lettre est unultimatum… Il me déclare nettement qu’il a vu aussi lafemme qui m’accompagnait, qu’il la connaît… et que, si je continueà le surveiller, il la dénoncera à son mari.

– Voilà, sur ma parole, un venimeuxcoquin ! s’écria l’interne ; il faut que nous en fassionsjustice.

– Remarquez, monsieur, qu’il n’avoue pasle crime de Notre-Dame.

– Il faudra bien qu’il l’avoue, sil’enfant le reconnaît.

– Peut-être ; mais il fera ce dontil me menace… et une femme que j’aime sera perdue.

– Pourquoi s’en prendrait-il à elle, sivous ne vous montrez pas ? Il ne sait pas que vous vous êtesmis en relation avec Mériadec…

– Et c’est moi qui conduirai Sacha, ditle baron. Vous pouvez compter qu’il ne sera pas question de vous,quoi qu’il arrive.

Saint-Briac secoua la tête en signe de doute,et dit avec une émotion qu’il ne cherchait pas à cacher :

– Messieurs, je vous fais juges de lasituation… et j’en appelle aussi à mademoiselle, puisqu’elle a bienvoulu m’écouter, quoiqu’il lui en ait coûté, j’en suis sûr, dem’entendre parler d’une femme qui a oublié ses devoirs… Dois-je,pour punir un assassin, la livrer à la vengeance de cemisérable ?

– Non, dit Rose d’un ton ferme.

– C’est l’esprit de corps qui voussouffle cette réponse, répliqua vivement l’interne. Les femmes nevoient jamais que le côté sentimental des choses, et vous oubliezque le devoir des honnêtes gens est d’aider la justice. Quoi !voilà un scélérat qui a tué sa femme, abandonné son enfant… nous lesavons, il ne tient qu’à nous de le prouver, et nous noustairions !… Ce serait indigne… j’ose même dire que ce seraitune lâcheté…

Et comme Saint-Briac pâlissait, Daubracreprit :

– Mais, vous-même, monsieur, vous sentezbien que j’ai raison. Certes, je comprends que vous hésitiez, maisje crois que vous vous exagérez le danger auquel vous exposerez lapersonne qui vous intéresse par-dessus tout. J’admets, si vousvoulez, que cet homme la dénoncera à son mari. Mais de deux chosesl’une : ou il écrira une lettre anonyme, et le mari n’entiendra aucun compte ; ou, au contraire, il signera, et lemari comprendra que cette dénonciation n’est qu’une manœuvreimaginée par ce coquin pour dérouter la justice, qui mettra la mainsur lui aussitôt que nous l’aurons confronté avec Sacha.

» D’ailleurs, Mériadec vient de vous ledire, et je vous le répète, vous ne prendrez aucune part à lachasse que nous allons donner à ce soi-disant Espagnol. Il saitfort bien que ce n’est pas vous qui avez recueilli l’enfant qu’il aabandonné, puisque vous avez été arrêté immédiatement après lecrime, et c’est l’enfant qui fera tout… conduit par l’un de nous.Vous ne paraîtrez pas.

Saint-Briac, à bout d’arguments, baissait latête, et, après un silence, il ne trouva rien de mieux que decontester l’efficacité de la confrontation.

– Êtes-vous bien sûrs, messieurs,demanda-t-il timidement, êtes-vous bien sûrs que cet enfant vousaidera à faire condamner son père ?

– Il suffira qu’il reconnaisse l’hommequi l’a reçu à son arrivée à Paris et qui est monté avec lui dansla tour. Nous ferons le reste.

– Sait-il seulement que sa mère a étéassassinée ?

– Non, répondit Mériadec ; je n’aipas eu le courage de le lui dire, et il n’a pas vu le cadavre à laMorgue.

– Tant mieux ! s’écria Daubrac. Ilne refusera pas de reconnaître l’assassin quand nous le luimontrerons.

À ce moment s’ouvrit une porte placée au fondde la pièce où se tenait le conseil, et Sacha entrabrusquement.

Il n’y avait là que Mériadec qui connût bienl’enfant de la morte ; Fabreguette ne l’avait paspratiqué ; Rose Verdière n’avait fait que l’entrevoir dansl’escalier de la tour ; Daubrac et le capitaine ne l’avaientjamais vu.

Il était très-pâle, et l’expression de sonvisage disait assez qu’il avait tout entendu.

Il alla droit à Mériadec, et il luidit :

– C’est donc vrai ?… il l’atuée ?…

– J’aurais voulu vous le cacher, murmurale baron, très-ému ; mais puisque vous le savez…

– Je sais que vous l’accusez ;maintenant, prouvez-moi que c’est lui.

Mériadec ne répondit pas. Il ne se sentait pasle courage d’expliquer à ce pauvre petit pourquoi le meurtrier nepouvait être que l’homme qu’ils avaient surpris la veille à laMorgue.

L’interne, beaucoup moins timoré que son ami,se chargea de renseigner Sacha.

– Mon garçon, lui dit-il nettement, jesais que vous êtes fort intelligent et que vous avez autant decourage qu’un homme fait ; je puis donc vous parler comme jevous parlerais si vous aviez vingt ans. Votre mère a été précipitéedu haut de la tour où elle était montée seule avec votre père,lequel a disparu aussitôt après la catastrophe qui vous a faitorphelin. Il a fui, sans s’inquiéter de vous, qu’il avait laissé aubas de cette tour. Ne pensez-vous pas comme nous que lui seul a pucommettre ce crime abominable ? Il voulait se débarrasser toutà la fois de sa femme et de son fils…

– Je ne sais pas si je suis son fils,interrompit l’enfant.

– Que me dites-vous là ? demandavivement Daubrac.

– Paul Constantinowitch demeurait avecnous à Vérine, et je l’appelais : mon père, parce quema mère le voulait ainsi, mais je ne l’aimais pas… c’est elle quil’aimait… et nos paysans le détestaient, parce qu’il les traitaitdurement. Quand nous sommes partis pour le rejoindre à Paris, nosdomestiques pleuraient tous.

– Et ils ne vous ont pas dit qu’avant cethomme ils avaient eu un autre maître ?

– Ils n’osaient pas, mais je l’ai deviné…D’ailleurs, je me souviens vaguement d’avoir vu dans ma premièreenfance un seigneur qui portait un bel uniforme, avec de grossesépaulettes, et qui me prenait souvent dans ses bras. Bien souvent,depuis, j’ai parlé de lui à ma mère. Elle me répondait toujours quej’avais rêvé cela, et que je m’appelais Alexandre Paulowitch.

– C’est-à-dire : fils de Paul,n’est-ce pas ?

– Oui… en russe.

– Et l’homme qui vivait avec votre mères’appelle Paul ?

– Paul, fils de Constantin.

– Mauvais système qu’on a chez vous de nedésigner les gens que par leur petit nom. C’est le diable pour lesretrouver quand on les cherche. Allez donc prendre des informationssur un Paul Constantinowitch dans un pays où il y en a desmilliers !

– J’ai écrit hier au maréchal de lanoblesse du gouvernement de Tambow, dit Mériadec. La mère de Sachaétait comtesse… sa résidence s’appelait Vérine… On saura là-basquelle est la dame qui a récemment quitté le pays…

– Et si ce personnage ne te répond pas,il nous restera la ressource de nous renseigner à l’ambassade,répliqua l’interne ; mais en attendant, nous pouvons agir, etSacha ne refusera pas de nous aider, car je suis sûr qu’il veutvenger sa mère.

– Comment la venger ? demandal’enfant, avec un sang-froid qui étonna tous les assistants.

– En livrant son meurtrier à la justicefrançaise ; il sera condamné à mort, et on lui coupera lecou.

– Que faut-il faire pour cela ?

– Accompagner celui de nous qui va semettre à sa recherche, et, quand vous serez en face de lui,l’appeler par son nom de Paul et lui demander ce qu’il a fait de lacomtesse Xénia, répondit Mériadec. Nous verrons ce qu’ilrépondra.

– Il s’enfuira, comme il s’est enfui hierquand je l’ai aperçu dans cette salle où l’on expose les morts.

– On le rattrapera, petit, répliquaFabreguette. Il n’aura pas toujours à sa portée une voiture et unbon cheval.

– C’est bien. Je suis prêt. Où letrouverons-nous ?

– Si je le savais, je vous y mèneraistout de suite, dit Mériadec. Nous supposons qu’il habite, sous unautre nom que le sien, un des grands hôtels de Paris… et nousallons commencer par nous assurer que nous ne nous tromponspas.

– Je serais d’avis d’aller aussiinspecter les maisons de la rue de Marbeuf, ajouta Daubrac, quiavait écouté très-attentivement le récit de l’expédition ducapitaine.

» Sacha reconnaîtrait peut-être celle oùon l’a conduit lorsqu’il est arrivé à Paris.

– Oui, si j’y entrais. Je reconnaîtraisla chambre où j’ai couché… et le valet qui m’a servi, s’il y estencore. Mais je ne me rappelle pas bien comment cette maison estfaite à l’extérieur. Je me souviens seulement que nous y sommesentrés avec la voiture, par une grande porte, et que, pour yarriver, il faut descendre une rue mal pavée. Je m’étais endormi enroute, et les cahots m’ont réveillé.

– Alors, il y a gros à parier que j’aideviné. Vous avez dû passer la nuit rue de Marbeuf… et vous y avezdéjeuné, je suppose ?

– Oui, avec maman… Paul Constantinowitchétait sorti dès le matin… Nous n’avons pris que du thé et desœufs.

– Servis par un domestique ?

– Oui, par un homme en livrée qui étaittrès-laid et ne savait pas son métier. Il a cassé deux assiettespendant le déjeuner, et maman l’a grondé.

– En russe ?

– Non, c’est un Français.

Saint-Briac eut l’idée que ce valet si malstylé pouvait bien être le drôle qui était venu la veille chercherM. de Pancorbo au cercle, et que son maître auraitaffublé d’une livrée pour la circonstance. Cet homme devait êtreson complice, son âme damnée, et il importait de leretrouver ; mais Saint-Briac ne l’avait pas examiné avec assezd’attention pour être certain de le reconnaître, surtout sous unautre costume.

– Dites-moi, mon cher Sacha, repritDaubrac, lorsque vous êtes sorti, après le déjeuner, pour aller àNotre-Dame, vous avez dû suivre une grande avenue plantée d’arbresdes deux côtés ?

– Oui, et, après, nous avons traversé uneplace où il y a une fontaine et des statues… Ensuite, nous avonspris par un quai, et nous avions la rivière à notre droite.

– Bon ! nous sommes fixés, ditFabreguette. Le môme venait de la rue de Marbeuf, et je mecharge de découvrir la boîte où on l’a logé à la nuit.

Sacha regarda de travers ce peintre, dont lesfamiliarités lui déplaisaient, et se mit tout à coup à interpellerMériadec, qui n’avait pas encore pris grande part à ladélibération.

– Vous ne m’avez nommé ni cette dame, nice monsieur, dit-il, en montrant Rose Verdière et Saint-Briac.

– Cette dame est une demoiselle, réponditMériadec, tout surpris d’entendre son tout jeune protégé parlercomme l’aurait fait un homme du monde qu’on a mis en présence depersonnes inconnues, sans les lui présenter. Vous l’avez déjà vuedans l’escalier de la tour.

– C’est vrai… je me rappellemaintenant…

– Et maintenant vous la verrez tous lesjours. Elle va demeurer ici… elle occupera une chambre qui est toutprès de la vôtre…

– Oh ! tant mieux ! s’écrial’enfant. Je n’aurai plus affaire à cette vieille servante qui a lafigure pleine de rides. Voulez-vous me permettre de vous embrasser,mademoiselle ?

Rose, émue et charmée, le prit dans ses braset le baisa au front en lui disant doucement :

– Je ferai de mon mieux pour remplacervotre mère.

– Ma mère ? Vous ne lui ressemblezpas du tout. Elle avait le regard dur, et vos yeux sont d’unedouceur infinie. Je suis sûr que vous ne me gronderez pas, commeelle le faisait sans cesse… et vous m’aimerez, vous.

– Oh ! oui, je vous aimerai de toutmon cœur, dit chaleureusement la jeune fille. Comment ne vousaimerais-je pas ? Moi aussi, je suis seule au monde. Je n’aiplus de mère, et mon pauvre père se meurt.

– Il vous reste des amis, murmuraMériadec.

– Nous allons vous constituer unefamille, dit en riant Fabreguette. Quatre frères et un fils, rienque ça !

– Et puis votre père en reviendra, ajoutal’interne. Mais parlons de notre affaire. M. Sacha consent ànous aider. C’est un grand point. Il s’agit de savoir comment nousallons procéder.

– Avant tout, répondit Fabreguette, quitenait à son idée, il faut retrouver la maison de la rue deMarbeuf. Je puis dès aujourd’hui aller flâner par là avec lepetit.

– Je n’irai pas avec vous, dit résolumentSacha.

– Pourquoi ça, jeune homme ?

– Cet enfant n’a pas tort de refuser devous accompagner, car il courrait les plus grands dangers, répliquaDaubrac. L’homme que nous cherchons vous connaît de vue, puisquevous avez couru après lui, en sortant de la Morgue.

– Moi aussi, il me connaît, ditMériadec.

– C’est pour cela que ni toi, niFabreguette, vous ne devez vous montrer dans cette rue de Marbeuf.S’il vous y rencontrait, il devinerait aisément ce que vous y venezfaire, et il prendrait ses mesures pour vous dérouter.

» M. de Saint-Briac ad’excellentes raisons pour s’abstenir.

» Je ne vois donc que moi qui puisse,sans inconvénient, me charger de cette première expédition.

– Ou moi, dit timidement RoseVerdière.

– Vous, mademoiselle ! s’écriaMériadec. Vous oubliez qu’il y a des dangers à courir. Cet hommeest capable de tout. Et s’il s’apercevait que vous le cherchez…

– Il ne se défiera pas d’une femme…tandis que M. Daubrac risquerait peut-être sa vie.

– Ma vie est à votre service,mademoiselle, dit gaiement l’interne ; mais rassurez-vous, jesuis de taille à me défendre, et il ne m’arrivera rien de fâcheux.Notre jeune ami ne veut pas de Fabreguette, mais je suppose qu’ilconsentira à m’accompagner.

– Oui, si petite mère vient avec nous,répondit Sacha, en se serrant contre sa chère Rose.

– Pardon, messieurs, interrompitSaint-Briac, il me semble qu’en ce moment vous n’envisagez pas lasituation telle qu’elle est, et je vous demande la permission devous rappeler qu’avant tout nous devons nous assurer que l’Espagnoldont je vous ai parlé et l’homme que nous cherchons ne font qu’uneseule et même personne. Il faut donc que cet enfant voie cetEspagnol, et ce n’est pas rue de Marbeuf qu’il pourra le voir.

– C’est très-juste, approuva Mériadec. Ilne doit pas demeurer là, et la maison où Sacha a couché avait sansdoute été louée pour une nuit.

– M. de Pancorbo loge à l’HôtelContinental, rue de Castiglione. Il me l’a dit, et je n’ai aucuneraison pour en douter. De plus, il va tous les jours au cercle quise trouve à l’entrée de l’avenue Gabriel, à l’angle de la place dela Concorde. Il y va vers cinq heures et il y revient dans lasoirée, avant minuit. Rien n’est donc plus facile que de l’attendreà la porte et de le dévisager quand il passera. Sacha peut fairecela, mais il ne faut pas que cet homme le voie.

– Il suffira de mettre le petit dans unfiacre qui stationnera devant l’entrée de votre cercle, mais del’autre côté de la rue, dit Fabreguette. Mademoiselle Rose ymontera, puisqu’il ne veut marcher qu’avec elle. Elle aura soin delever les glaces. Ce serait bien le diable si l’Espagnol remarquaitla figure d’un enfant collée à la vitre.

– Bon ! et après ? demandal’interne.

– Après, si Sacha le reconnaît, nousirons tous ensemble trouver le juge d’instruction, nous lui feronsnotre déclaration collective, et Paul Constantinowitch sera coffréimmédiatement. Ce n’est pas plus difficile que ça.

» Et comme le gredin n’aura affaire qu’ànous, il ne s’avisera pas de se venger en dénonçant la bonne amiede M. de Saint-Briac.

Le capitaine hocha la tête. Il n’était pas sirassuré que Fabreguette, mais, après s’être avancé comme il venaitde le faire, il ne pouvait guère reculer.

D’ailleurs, il se disait queM. de Pancorbo ne saurait jamais qui l’avait signalé àMériadec et aux amis de Mériadec. Il devait ignorer leur existence,et il ne devinerait pas que lui, Saint-Briac, s’était mis enrelation avec eux.

– Je ne vous demande qu’une chose,messieurs, leur dit-il ; c’est de ne pas le dénoncer avant dem’avoir revu. Si vous le livrez à la justice, j’aurai certainesprécautions à prendre pour prévenir l’effet des propos qu’ilpourrait tenir, lorsqu’il n’aura plus de ménagements à garder.

– Compris ! répondit Fabreguette.Nous lui accorderons un sursis de vingt-quatre heures. Raison deplus pour ne pas perdre de temps. J’espère que mademoiselle estprête à marcher, et Sacha aussi. Il faut que, dès aujourd’hui, ilssoient à leur poste devant la porte du cercle, à quatre heures etdemie. Nous autres, nous irons les attendre dans lesChamps-Élysées. Dès qu’ils seront fixés, ils viendront nous yrejoindre, et l’un de nous ira vous faire son rapport. Oùdemeurez-vous ?

– Avenue d’Antin, 9.

– Ça tombe bien. C’est à deux pas durond-point. Que dit de mon projet mademoiselle Verdière ?

– Je ferai ce que me conseilleront cesmessieurs, murmura la jeune fille.

– Et vous, seigneur Sacha ?

– J’irai partout où petite mère voudra memener, répondit nettement le garçonnet. Seulement, si je vois PaulConstantinowitch, je ne promets pas de ne pas courir à lui, pourlui cracher au visage.

– Diable ! il n’est pas pour lesmoyens doux, le cher enfant, ricana Fabreguette. Si ça doit sepasser comme ça, ce n’est pas la peine de déranger mademoiselle,car tout notre plan s’en irait à vau-l’eau. Notre homme, averti, nemanquerait pas de décamper de Paris.

– Je suis sûre que si je l’en priaisbien, Sacha ne ferait pas cela, dit Rose en regardant son jeune amiavec ses grands yeux doux.

Il hésita un instant, mais il finit par luisauter au cou.

– Non, je ne le ferai pas, puisque tu mele défends, dit-il. Mais je veux te tutoyer, et je veux que tu metutoies.

– Qu’à cela ne tienne ! murmura lajeune fille, qui ne put s’empêcher de sourire.

– Alors, s’écria Fabreguette, rien nenous empêche de tenter l’expérience ce soir.

– Je ne m’y oppose pas, dit Saint-Briac,mais je pense que mademoiselle fera bien de ramener immédiatementSacha chez M. de Mériadec, et je vous prie de ne pasvenir chez moi aujourd’hui ; vous ne m’y trouveriez pas. J’yserai demain, dans l’après-midi, mais la visite de l’un de vouspourrait être remarquée… je ne serais pas surpris queM. de Pancorbo eût des espions, et il m’importe qu’il nedécouvre pas que nous agissons d’un commun accord. Mieux vaut donc,je crois, que M. de Mériadec m’écrive pour m’apprendre cequi se sera passé.

» Et maintenant, messieurs, il ne mereste qu’à prendre congé de vous, conclut le capitaine, en selevant. Je sais que je puis compter sur votre loyauté, et je vousprie de compter sur ma reconnaissance.

Trois mains d’hommes se tendirent pour serrerla sienne, et l’étreinte fut cordiale de part et d’autre ;mais Saint-Briac ne pouvait pas oublier que Rose Verdière était là,qui lui tendait naïvement sa joue. Il y mit un baiser paternel, etil allait se retirer.

– Et moi, capitaine ? demandaSacha.

Saint-Briac l’embrassa de bon cœur et sortitaccompagné par Mériadec, qui le reconduisit jusque dans lacour.

Il s’en allait content d’avoir trouvé debraves cœurs qui battaient à l’unisson du sien, et des alliés dontle dévouement n’était pas douteux ; mais il ne laissait pasque d’être inquiet sur les suites des confidences qu’il avait dûleur faire.

Et cette préoccupation l’absorbait tellementqu’en mettant le pied dans la rue, il ne remarqua point, assis surune borne, un homme qui avait tout l’air de surveiller l’entrée dela maison du baron.

V

Après la sortie du capitaine, le conseil futlevé, d’un commun accord. Les trois mousquetaires n’avaient plusgrand’chose à se dire, puisqu’ils venaient d’adopter le plan decampagne proposé par leur nouvel allié.

Il était convenu que Rose Verdière et Sachairaient, avant cinq heures, guetter, du fond d’une voiture deplace, l’arrivée de M. de Pancorbo au cercle, ou plutôt,l’arrivée de Paul Constantinowitch, car ils ne connaissaient pas devue le seigneur espagnol.

En attendant que le moment fût venu pour euxde partir, il fallait que la jeune fille s’établît dans le pavillonque Mériadec mettait à sa disposition, et elle n’y était pas encoretout à fait décidée. Elle hésitait, en dépit des supplications deSacha et de l’insistance du baron, qui cependant lui inspiraitmaintenant une confiance absolue.

Ce fut Daubrac qui vint à bout de sarésistance. Il parla si bien, il fit si chaleureusement valoir lesavantages de ce domicile où elle serait en parfaite sûreté,entourée d’amis sincères, qu’elle céda après qu’il lui eut promisqu’elle pourrait entrer tous les jours à l’hôpital pour voir sonpère.

Elle consentit à visiter, séance tenante, lelogement que le bon Mériadec lui destinait, et qui se composait dedeux pièces, simplement, mais confortablement meublées. Ellesétaient contiguës à la chambre où couchait Sacha, et dans le corpsde bâtiment du fond, entre les deux pavillons, il y avait unegrande salle vide qu’on pouvait transformer en atelier. Il nes’agissait que d’y apporter une grande table et des chaises, car lemétier de fleuriste n’exige pas une installation compliquée, et lebaron déclara que ce serait fait le jour même.

Rose n’avait plus qu’à aller prendre dans sonancien logement la malle qui contenait sa modeste garde-robe et lesmenus outils dont elle se servait pour confectionner des fleursartificielles. Une fois ce déménagement opéré, – et ce ne seraitpas long, – elle pourrait se mettre au travail dès lelendemain.

On arrêta ensuite le programme de la vie qu’onallait mener. Il fut convenu que chaque jour, à midi, après ledéjeuner, les deux compagnons qui n’habitaient pas la maison de larue Cassette viendraient échanger avec Mériadec et ses hôtes desnouvelles de la grande entreprise pour laquelle ils s’étaientassociés.

Rose Verdière tenait beaucoup à cette réunionquotidienne, et elle insista pour obtenir que ces messieurss’engageassent à n’y jamais manquer ; mais Fabreguette auraitpu rester chez lui sans qu’elle s’en plaignît, car ce rapindébraillé l’effarouchait un peu. C’était Daubrac qu’elle voulaitvoir le plus souvent possible, Daubrac qui lui plaisait autant queFabreguette lui était indifférent.

L’arrangement qu’on prit convenait aussi àMériadec. L’excellent homme était ravi de voir sa maison s’emplirde mouvement et d’animation, cette maison où il avait si longtempsvécu dans la solitude. Il aurait voulu les y loger tous, y comprismême le bohème, qu’il ne connaissait que depuis deux jours. Cen’était pas possible, mais il lui restait la joie d’héberger l’Angedu bourdon et l’enfant trouvé.

Il avait maintenant une famille. Il oubliaitvolontiers que ce bonheur n’était que provisoire, qu’il prendraitfin en même temps que la situation qui avait amené chez lui Rose etSacha, et, sans se l’avouer à lui-même, il souhaitait que le pèreVerdière ne guérît pas trop vite et que la campagne ouverte contrele meurtrier fût très-longue.

Son rêve, c’était d’épouser Rose et d’adopterSacha : rêve chimérique s’il en fut. Quoiqu’il eût passé l’âgedes illusions, Mériadec espérait se faire aimer à force dedévouement, et, pour y parvenir, il sentait bien qu’il lui fallaitdu temps, beaucoup de temps, car il ne se flattait pas d’avoir, àpremière vue, inspiré à une jeune fille de dix-neuf ans unsentiment plus tendre que la sympathie et la reconnaissance.

Il ne songeait pas non plus que la jeunesseattire la jeunesse, que son ami Daubrac pouvait devenir un rivaldangereux. Il ne voyait jamais que le beau côté des choses, et ilne se demandait pas si sa chère protégée et son camarade l’interne,en se rencontrant tous les jours, ne finiraient pas par s’éprendrel’un de l’autre.

Pour le moment, Daubrac ne pensait qu’à s’enaller. Il avait grand’faim, n’ayant pas déjeuné, il lui tardait dese restaurer. Rose devait être dans le même cas, mais Mériadecétait là pour la faire asseoir à sa table, que sa femme de ménagevenait justement de servir, et l’interne ne tenait pas à être de cepremier repas offert par le baron à sa nouvelle commensale.

Il prit donc congé, après avoir promis à lacharmante fille du gardien des tours de voir son père, à la salleSaint-André, de la recommander chaudement au médecin chef deservice, et de rapporter le lendemain l’autorisation dont elleavait besoin pour entrer tous les jours à l’Hôtel-Dieu. Mériadec nechercha point à le retenir, et Fabreguette, qui aurait bien voulutâter de la cuisine du baron, n’osa pas s’inviter.

Il partit avec Daubrac, et, pas plus que lecapitaine, ils ne prirent garde à l’homme qui montait la garde dansla rue Cassette, et qui n’avait pas bougé, depuis la sortie deSaint-Briac.

Daubrac n’était pas encore très-bien fixé surla personnalité de ce singulier artiste qu’il connaissait à peine,et il trouvait que Mériadec l’avait admis un peu trop vite dans sonintimité ; mais il n’était plus temps de revenir sur un faitaccompli, et, d’ailleurs, Fabreguette ne lui était pasantipathique. Daubrac se promit de l’étudier, afin de savoir cequ’il valait, et si l’on pouvait se fier à lui.

– Je vais déjeuner, lui dit-il. Etvous ?

– Moi, je voudrais bien en faire autant,soupira le peintre incompris.

– Qui vous en empêche ?

– Les toiles se touchent, réponditFabreguette, en pinçant son gousset vide.

– Ça ne va donc pas, lapeinture ?

– J’ai des commandes. La femme dugargotier qui me nourrit quelquefois m’a demandé de lui faire sonportrait, et je connais, dans la rue de la Huchette, où je perche,un charcutier qui m’a offert trente francs pour décorer saboutique. Il voudrait des attributs… une hure de sanglier avec despieds de cochon en sautoir… Vous voyez ça d’ici.

– Eh bien ?

– Ah ! voilà !… Je n’ai pas dequoi acheter des couleurs… Il m’a bien proposé de me fournir lesmodèles et de me les laisser, après. J’aurais des provisions pourune semaine… mais la charcuterie ne me réussit pas… c’est tropéchauffant.

– Nous n’en mangerons pas aujourd’hui,dit l’interne en riant.

– Vous m’invitez donc ? s’écriaFabreguette.

– Parbleu ! nous sommes associés,maintenant. C’est bien le moins que je vous sauve de la famine, etje puis vous répondre que votre couvert sera mis tous les jourschez Mériadec. S’il ne vous a pas retenu, ce matin, c’est qu’ilavait déjà deux convives, et qu’il n’avait pas commandé pour trois.Mais je suis là, et les bouillons Duval ne sont pas faits pour leschiens.

– Bigre ! vous ne vous refusez rien,vous ! Moi, quand je suis riche, je mange dans un caboulot oùj’ai, pour huit sous, la soupe, le bœuf et une chopine. Mais,puisque vous êtes calé, je me laisserai volontiers régaler.

– Calé, c’est beaucoup dire. Jene roule pas sur l’or. Ma mère m’alloue une pension de centcinquante francs par mois, et, les jours de garde, l’administrationdes hôpitaux me fournit une nourriture saine et peu abondante. Maisje puis me payer un extra de temps en temps, et je connais,boulevard Saint-Michel, un établissement où nous serons très-bienet où je ne me ruinerai pas.

– Au coin de la rue des Écoles. Je n’aijamais osé y entrer. C’est trop cher pour moi.

– Puisque je vous dis que c’est moi quipaye.

– Alors, j’accepte… à charge de revanche,dit le rapin, en prenant un air digne qui fit sourire Daubrac.

Il s’amusait fort des réponses de Fabreguette,ce brave Daubrac, et il lui savait gré de ne pas déguiser samisère. Il commençait même à entrevoir que l’artiste, dévoyéjusqu’à travailler pour les charcutiers, était un bon garçon,incapable de trahir les gens qui l’accueillaient.

Restait à savoir comment il était tombé sibas, et, tout en cheminant vers le boulevard Saint-Michel, par larue du Vieux-Colombier et la place Saint-Sulpice, Daubrac se mit àle questionner sur son passé.

Fabreguette ne se fit pas prier pour luiraconter son histoire depuis sa naissance.

Ce grand garçon avait pour mère une demoisellequi brillait au premier rang parmi les étoiles de la galanterie,sous le règne de Louis-Philippe, et son père avait jugé à propos degarder l’anonyme.

La dame à laquelle il devait le jour s’étaitpiquée d’abord de le faire élever comme un fils de famille. Ellel’avait mis au collège, où il était resté quatre ans à user sesfonds de culotte sur les bancs de la classe, sans apprendre autrechose qu’à croquer les caricatures de ses professeurs et de sespions.

Puis la gêne était venue, avec les années,pour cette cigale qui n’avait rien su amasser au temps chaud. Lesirrégulières d’autrefois n’achetaient pas d’hôtels sur leurséconomies, et celle-là, n’ayant plus de quoi payer la pension deson fils, fut obligée de le retirer du lycée. Elle mourut sur cesentrefaites, si bien qu’à quinze ans, l’héritier de son nom s’étaittrouvé sur le pavé.

Mais le gamin avait du courage et del’entregent. Il avait su se faufiler dans l’atelier d’un peintre,en vogue à cette époque et fort oublié maintenant. Là, il avaitcommencé par faire les commissions des élèves, nettoyer lespinceaux, préparer les palettes. Entre temps, il dessinait, etcomme il montrait des dispositions, le maître lui donnait desconseils dont il profitait assez bien.

Il en était arrivé très-vite à gagner quelqueargent, en brossant des pastels qu’il vendait à bas prix, et deuxou trois aubaines lui avaient permis de louer au cinquième étaged’une vieille maison de la rue de la Huchette un grenier qu’ilmeubla avec un lit de fer, une paillasse et quatre chaisesboiteuses.

Ce fut son atelier, et il trouva le moyen d’yrecevoir et même d’y héberger des amis, de pauvres diables commelui, ramassés dans la rue ou dans les restaurants borgnes qu’ilfréquentait.

Il aurait pu, sans trop de peine, se faire unemeilleure existence, car il était doué d’une facilitéextraordinaire pour exécuter toutes sortes de travaux assezproductifs, gravures à l’eau-forte, lithographies commandées pardes éditeurs de livraisons illustrées, aquarelles représentant desfemmes court-vêtues que certains marchands lui achetaient pour lesexposer à leurs vitrines, comme amorces aux chalands.

Malheureusement, à ce métier, il était devenuincapable de faire un vrai tableau. Il avait pris l’habitude de netravailler que de chic, de peindre sans modèle, au jugé, parroutine acquise. Il était adroit, et son adresse l’avait perdu,sans compter qu’il ne tenait pas en place et qu’aussitôt qu’ilavait de quoi vivre un jour sans rien faire, il s’en allait canoterà Asnières ou pêcher à la ligne dans le petit bras de la Seine.

Finalement, il en était descendu aux plus basmétiers. Il peignait des panneaux dans une salle de café, desdessus de boîtes pour l’exportation, des chemins de croix pour leséglises de campagne, et même, d’après nature, des préparationsanatomiques.

Il n’en était pas moins pauvre. Il ne dînaitpas tous les jours, mais son dénûment n’avait pas assombri soninaltérable bonne humeur, pas plus qu’il ne lui avait endurci lecœur. Il riait de ses propres misères, et il était toujours prêt àpartager son pain, quand il le trouvait, avec un bohème encore plusmalheureux que lui.

Daubrac ne lui ressemblait guère. Daubracappartenait à une famille aisée ; Daubrac était un travailleuracharné et devait nécessairement se faire plus tard une belle placedans le corps médical ; il y visait, car il avait del’ambition, et il connaissait sa valeur. Aussi ne sympathisait-ilguère avec les désœuvrés, les déclassés, les débraillés. Il lesméprisait même un peu. Mais il aimait les braves gens, et, enécoutant le récit de Fabreguette, il reconnut que ce sans-soucin’avait que de bons sentiments. C’était un être sans fiel et unenature aimante, trop aimante même, car il s’attachait volontiers aupremier venu, et il ne plaçait pas toujours bien ses affections.Avec son aplomb, son audace et son esprit inventif, il avait toutce qu’il fallait pour servir utilement la cause des victimes dePaul Constantinowitch. Il ne demandait qu’à s’y employer, et, aprèscette longue causerie rétrospective, l’interne, complétementédifié, pensa que Mériadec n’aurait pas à se repentir d’avoiraccepté la coopération de ce peintre sans ouvrage.

L’histoire de la vie de Jean Fabreguette pritfin juste au moment où ils arrivaient boulevard Saint-Michel, à laporte d’un bouillon très-fréquenté par les étudiants. Il était midipassé, et ces messieurs avaient presque tous fini de déjeuner. Ilsencombraient les tables des brasseries voisines, et il n’y avaitplus dans l’établissement que des attardés.

– Tant mieux ! dit Daubrac, j’aime àavoir mes coudées franches, et je ne mange pas à mon aise quand monassiette frôle l’assiette d’un voisin.

– Sans compter que les voisins écoutentce qu’on dit, appuya Fabreguette.

– Et, justement, nous avons à causer denotre grande affaire. Mais nous ne serons pas dérangés. J’aviselà-bas, au fond de la salle, une table où il n’y a personne.Entrons, mon cher.

Ils entrèrent, sans regarder derrière eux et,par conséquence, sans s’apercevoir qu’un homme les suivait d’assezprès, un homme qu’ils n’avaient pas remarqué dans la rue Cassette,et qui les filait depuis vingt minutes.

Ils prirent place à la table que l’interneavait choisie par avance, et une des petites bonnes qu’a célébréesune chanson populaire accourut prendre la commande.

Daubrac fit bien les choses. Il demanda deuxbouteilles de vin coté : bordeaux supérieur, sur la carte, ettrois plats chers : une omelette aux rognons, un filet de bœufaux pommes nouvelles et des petits pois au sucre.

Il y avait bien longtemps que le peintre nes’était trouvé à pareille fête, et il se récria sur le luxe dumenu. Mais son camarade le rassura.

– Je viens de toucher un trimestre de mapension, dit-il gaiement, et je suis ravi de l’entamer avecvous.

– Vous êtes bien heureux d’avoir destrimestres, soupira Fabreguette ; moi, tous mes mois seressemblent.

– Ça changera, cher ami. Je vousprocurerai des commandes. Je ne vais pas souvent dans le monde desgens riches, mais j’y ai des connaissances. En attendant que jedéniche un millionnaire disposé à vous demander son portrait enpied, parlons un peu de la campagne que nous venons d’ouvrir. Cebrave Mériadec ne doute de rien ; il s’imagine que nous allonspincer du premier coup ce gredin qui change de nom comme dechemise, mais je crois qu’il faudra en rabattre. Et le plan que leconseil a adopté me semble pécher par plusieurs côtés.

– Attention ! interrompitFabreguette ; voilà un voisin qui nous arrive.

Un individu venait d’entrer dans la salle, et,après avoir hésité entre plusieurs tables libres, il en avaitchoisi une qui n’était pas très-éloignée de celle qu’occupaient lesdeux amis.

– Diable ! dit entre ses dentsDaubrac, il va nous gêner. Si nous changions de place ?

Le nouveau venu s’expliquait déjà avec labonne, mais il s’expliquait par signes. Il lui montrait du doigt unplat inscrit sur la carte qu’elle lui présentait, et, comme ellelui demandait s’il prendrait un carafon de vin, ilrépondit :

– Je n’entends pas. Parlez plus haut. Jesuis sourd.

Ce déjeuneur était un homme à barbe grise,courbé par l’âge et pauvrement vêtu. Avec sa casquette à visière etses larges lunettes bleues, il avait tout l’air d’un vieux petitemployé, mis à la retraite pour infirmités. Grinchu avec cela,comme tous les bureaucrates qui ont passé trente ans assis sur unrond de cuir.

La petite bonne du bouillon ne s’empressaitpas à le servir et paraissait assez disposée à se moquer de lui,car elle lui faisait des grimaces derrière son dos.

– Je vous demande si vous voulez duvin ! cria-t-elle à tue-tête.

– Du pain ? répéta le bonhomme. Oui,pour deux sous. Et tâchez qu’il ait des yeux, votre bouillon. Pourdessert, je prendrai trois sous de brie. Dépêchez-vous, ma fille,je suis très-pressé.

– On y va, vieux grigou.

Cette réponse insolente fit rire Fabreguette,mais l’homme ne broncha point, sans doute parce qu’il n’en avaitpas entendu un mot.

– Décidément, il est sourd comme un pot,dit très-haut l’artiste de la rue de la Huchette en le regardant ducoin de l’œil.

Le voisin tira de sa poche un journal à un souet se mit à lire, sans s’occuper de ses voisins.

– Savoir ? murmura Daubrac, qui sedéfiait d’une surdité si complète.

Fabreguette comprit et fit à son camarade unsigne dont le sens était évidemment : Nous allons nous enassurer, je vais le mettre à l’épreuve.

Il avait vu naguère, en passant devant leconseil de révision, des faux sourds que le major attrapait en leurtendant un piège très-simple auquel ils se laissaient presquetoujours prendre : « Allez, mon garçon, vous êtesexempt » disait-il à basse voix. Et le naïf conscrit s’enallait.

– Alors, dit Fabreguette, sans crier,mais en articulant très-nettement, tu crois que ce vieux-là est unmouchard ?

En même temps, il examinait la physionomie dubonhomme qui resta impassible comme une borne.

La bonne venait de lui apporter ce qu’il avaitcommandé, et il émiettait son pain dans son bouillon, sans leverles yeux, qu’il tenait obstinément fixés sur son journal, et sansinterrompre un seul instant la lecture de cette feuilleintéressante.

– Maintenant je suis fixé, reprit lepeintre. Nous pouvons sans inconvénients causer de nos affaires,comme si nous étions au milieu du Champ de Mars.

– Commençons par goûter cette omelette,dit Daubrac, qui avait encore des doutes.

– Elle est exquise ! s’écriaFabreguette. Ce n’est pas chez la mère Cordapuis qu’on en mange depareilles. Je me contente des siennes parce qu’elle me fait créditjusqu’à concurrence de trois repas. Mais depuis hier l’œilest fermé, et, si vous ne m’aviez pas invité, j’aurais déjeuné parcœur. C’est pourquoi, mon cher, vous pouvez disposer de moi en toutet pour tout. J’ai la reconnaissance de l’estomac.

– C’est mon ami Mériadec qu’ilfaut remercier, et c’est à lui qu’il faut obéir. Il est le chef denotre troupe, et je ne suis qu’un comparse. Je vous avouerai même,entre nous, que je ne comprends pas très-bien pourquoi il ne veutpas remettre au juge d’instruction le soin de poursuivre cegredin.

– Parce qu’il craint de chagriner lecapitaine.

– Le capitaine ? En voilà encore unqui me fait l’effet de ne pas savoir ce qu’il veut ! Sij’étais à sa place, moi, je n’irais pas recruter des auxiliairespour me débarrasser de mon ennemi. J’opérerais moi-même.

– Il a peur pour sa bonne amie.

– Et il aime mieux que nous tirions lesmarrons du feu. Je ne m’y oppose pas, mais notre plan me paraîtassez mal combiné. Quand le jeune Moscovite aura reconnu lemeurtrier de sa mère, en la personne de ce soi-disant Espagnol,nous n’en serons pas beaucoup plus avancés, si nous devons garderpour nous cette découverte.

– Le fait est qu’il faudra toujours envenir à dénoncer à la justice ce prétendu marquis de Pancorbo…drôle de nom qu’il a choisi là !

– Et si nous le dénonçons, il niera. Nousn’avons pas de preuves contre lui, après tout. Le témoignage d’unenfant de neuf ans ne suffira pas pour que le parquet lance unmandat d’amener contre un homme bien posé.

– Aussi, quoi qu’en diseM. Mériadec, je vais aller faire un tour du côté de la rue deMarbeuf, et j’ai dans l’idée que j’y recueillerai desrenseignements précieux.

– Pas si haut, donc ! dit àdemi-voix Daubrac en guignant le voisin qui achevait d’avaler sonpotage et qui paraissait complétement absorbé par cetteopération.

– Oh ! il n’y a pas de danger qu’ilnous entende, dit Fabreguette en haussant les épaules. Et pour enrevenir à mon projet, sachez que je connais ce quartier-là commepas un. J’y ai travaillé chez un carrossier, qui m’avait donné àpeindre des armoiries sur une voiture, et je vous parie ce que vousvoudrez que, dès ma première tournée, je trouverai la maison où alogé Sacha. Je parie même que j’y entrerai.

– À moins qu’elle ne soit abandonnée.Mais, à propos de Sacha, qu’est-ce que vous pensez de cet enfantqui a conquis si vite toutes les sympathies de ce bonMériadec ?

– Je pense qu’il est très-avancé pour sonâge.

– Oui… ce n’est pas l’intelligence quilui manque, mais ce n’est pas la sensibilité qui l’étouffe. Sesyeux restent secs quand on lui parle de sa mère. Il sait maintenantque la malheureuse est exposée sur les dalles de la Morgue. Jecomprends à la rigueur qu’il n’ait pas demandé à la voir, mais ilne s’inquiète même pas de savoir ce qu’on va faire de son corps. Ilne songe qu’à se venger de son père.

– Son père ? non… il le renie. Il adit très-nettement que Paul Constantinowitch avait remplacé unseigneur à grosses épaulettes… C’est comme s’il disait que ce Pauln’a jamais été que l’amant de la comtesse.

– Peut-être n’y entend-il pas malice.Mais je me défie de la sincérité de ce gamin précoce.

– Très-précoce, en effet, car on jureraitqu’il est amoureux de la fille du gardien des tours. Il n’a pasmauvais goût, le moucheron russe. Elle est jolie comme un cœur,cette petite, et l’on ne m’ôtera pas de l’idée qu’elle en tientpour vous, mon cher camarade.

– Je ne crois pas ça, mais je suis à peuprès sûr que Mériadec en tient pour elle, et je ne m’en affligepas. Elle est sage, et s’il finissait par l’épouser, je ne sais pastrop si je le désapprouverais.

– Et moi, je suis sûr qu’elle ne voudrapas de lui.

» Voilà un petit vin qui se laisse boire,reprit Fabreguette après avoir vidé son verre d’un trait. Ça vousmet du cœur au ventre, et je me sens en train de faire, à moi seul,la besogne que nous devions faire à trois. Je suis comme lessoldats anglais qui se battent ferme quand ils ont l’estomac lestéd’un bon repas, et je vais profiter de l’occasion pour marcherimmédiatement à l’ennemi.

» Où irez-vous en sortantd’ici ?

– À l’Hôtel-Dieu. Il faut que j’y soispour la contre-visite, et d’ailleurs je veux voir le père Verdière,afin de savoir s’il s’en tirera. J’ai bien peur que non.

– Moi, je vais me transporter incontinentrue de Marbeuf.

– Allez, mon cher, mais soyez prudent.Une fausse démarche gâterait tout.

– Ne craignez rien. J’ouvrirai l’œil…Ah ! voilà le vieux qui lève le siége. Son déjeuner ne lui apas coûté cher.

Le voisin, en effet, venait d’allonger onzesous à la bonne et s’acheminait vers la porte, son journal à lamain.

– Quand je vous le disais, qu’il nes’occupait pas de nous, reprit Fabreguette. Si c’était un espion,il serait resté pour nous « filer ». D’ailleurs, il estdécidément sourd comme une pioche, et il n’a pas entendu un mot denotre conversation.

» À votre santé, mon cher !

– À la vôtre ! et bonnechance ! répondit Daubrac, qui ne partageait pas toutes lesillusions de son ami.

Le déjeuner s’acheva sans incident.Fabreguette aurait bien voulu le compléter en allant prendre dehorsdu café et quelques petits verres ; mais Daubrac ne sesouciait pas de courir les estaminets en compagnie de son nouveaucamarade, et il fit servir sur la table où ils venaient dedéjeuner.

L’artiste vida un carafon d’eau-de-vie,l’interne paya la note, et ils sortirent ensemble.

Le boulevard Saint-Michel était fort animé,comme il l’est toujours aux heures où les étudiants fument la pipeen buvant de la bière devant les brasseries. Mais le vieux sourdqui avait un instant inquiété Daubrac ne stationnait point auxabords du bouillon, et, s’il avait toujours marché depuis sasortie, il devait être loin.

Fabreguette proposa à l’interne de le conduirejusqu’à l’Hôtel-Dieu, et l’interne refusa. Il était pressé derentrer chez lui, et il n’avait plus rien à dire au rapin, qu’ilavait eu tout le temps d’étudier et que maintenant il connaissait àfond. Il lui en coûtait cependant de le laisser sans un sou dans sapoche, et il lui offrit, à titre de prêt, une jolie pièce de cinqfrancs qui fut acceptée sans cérémonie.

Le peintre, resté seul, s’empressa de lachanger pour acheter quelques cigares d’un sou, en alluma un, ets’achemina d’un pas délibéré vers les Champs-Élysées, par les quaisde la rive droite.

Jamais, depuis bien longtemps, il ne s’étaitsenti si dispos et si bien préparé à tenter les aventures les pluspérilleuses. Tous les boyards de la Russie et tous les marquis del’Espagne ne lui auraient pas fait peur.

Il avait d’ailleurs tout ce qu’il faut pourmener à bien une expédition comme celle-là : un aplombd’enfer, une langue très déliée, et un talent spécial pour faireparler les gens qu’il accostait dans la rue ou sur le pas de laporte d’une boutique. Parisien de naissance, il connaissait jusquedans ses recoins les plus ignorés ce Paris d’où il n’était jamaissorti, et la longue habitude de vivre d’expédients l’avait rendudébrouillard comme un vieux soldat d’Afrique.

Et puis, ça l’amusait de faire le policier, derôder par la ville, de monter la garde devant une maison, dedévisager les passants. C’était son occupation ordinaire quand lacommande ne donnait pas et quand il en avait assez de pêcher à laligne. Et, cette fois, il allait s’y livrer dans de bien meilleuresconditions, puisqu’il avait cent sous dans sa poche ; centsous ! de quoi se payer plusieurs absinthes sur le comptoird’un marchand de vin, et même de quoi inviter un homme et tirer delui, grâce à cette politesse, les renseignements qu’ilcherchait.

Aussi ne doutait-il pas de réussir, et iltriomphait par avance. Il se voyait déjà épatant, comme ildisait, Daubrac, Mériadec, Rose Verdière et même le capitaine, enleur racontant qu’il avait découvert du premier coup le logis oùSacha avait couché.

Il se figurait que ce logis devait être unegrande bâtisse abandonnée, comme on en voit dans certainsquartiers, où les entrepreneurs se ruinent à construire des maisonsqui ne se louent pas. Et ce n’était pas trop mal imaginé, carl’étranger qui s’était défait de la femme et de l’enfant avait bienpu louer, pour quelques jours, et meubler sommairement une de cesmaisons vides.

Il se fiait d’ailleurs à son flair pour lareconnaître entre toutes et à son adresse pour y pénétrer.

Fabreguette, avec ses longues jambes, eut tôtfait d’arriver à la place de la Concorde, et il se mit à monter lagrande avenue des Champs-Élysées où, quelques heures plus tard, sonbéret rouge et sa tournure dégingandée auraient fait sensation.Mais il ne rencontra sur la contre-allée qu’il suivait que desAnglaises matinales, et il n’y avait sur la chaussée que des groomspromenant les chevaux de leurs maîtres. Les cavaliers qui montentau Bois avant leur déjeuner étaient rentrés, et il était trop tôtpour les belles dames qui s’y montrent en brillant équipage, avantleur dîner. Il passa donc inaperçu, et, en se retournant de temps àautre, il put s’assurer que personne ne le suivait.

À l’angle de la rue de Marbeuf, il jeta soncigare qui tirait à sa fin, et il le remplaça par sa pipe, afin dese donner encore mieux l’air d’un peintre en bâtiments qui s’en vacherchant de l’ouvrage.

Le magasin du carrossier pour lequel il avaittravaillé jadis était à l’entrée de la rue, et il avisa sur leseuil un contre-maître qu’il connaissait et qui par hasard lereconnut. C’était le cas de prendre langue, et Fabreguette n’ymanqua point. Il aborda cet homme et lui demanda s’il n’avait pasde travail à lui donner. La réponse fut négative. On avait eurecours à lui dans un moment de presse, mais la maison avait sespeintres d’armoiries attitrés, et n’employait que par exception desartistes de passage.

Sur quoi, Fabreguette se mit à lui raconterque, le grand art étant dans le marasme, il se trouvait réduit àpeindre des enseignes et des plafonds.

– Je ne boude pas sur l’ouvrage, dit-il,et je suis prêt à faire n’importe quoi pour gagner ma viehonnêtement. Vous ne connaîtriez pas dans le quartier un bourgeoisqui aurait envie d’avoir sa binette à l’huile ou aucrayon ? Je garantis la ressemblance.

– Non, répondit nettement lecontre-maître. Ils aiment mieux se faire tirer en photographie.

– Oh ! ces collaborateurs dusoleil ! s’écria Fabreguette en levant les yeux au ciel, ilsnous ôtent le pain de la bouche, à nous autres artistes. Mais lestemps sont si durs que je leur ferais volontiers concurrence, sij’avais seulement de quoi acheter un appareil et du collodion.

– Attendez donc ! reprit le bravehomme auquel il avait eu l’heureuse idée de s’adresser ; vousdites que vous peignez aussi sur les murs ?

– Parfaitement. Je n’ai pas mon pareilpour la détrempe. J’ai exécuté l’année dernière une fresque dans lasalle de billard d’un estaminet de Belleville. On venait la voir dePantin, d’Aubervilliers, de Bondy, de…

– Il ne s’agit pas de ça. Il y a, au boutde la rue, tout à fait dans le bas, une grande baraque où personnene logeait depuis dix ans. Le propriétaire a fini par la louer, lasemaine passée, à un original qui va l’habiter, à ce qu’il paraît.Il faut qu’il soit toqué, car la maison est au fond d’un trou…Autant vaudrait demeurer dans une cave… Mais c’est son affaire. Ily a déjà envoyé des meubles, et l’on dit qu’avant d’y venir il vala faire remettre à neuf. Peut-être qu’il y aura de la besogne pourun décorateur. Allez-y donc voir.

– Je ne demande pas mieux, mais… savoirsi je trouverai à qui parler ?

– Oui, pour sûr. Le valet de chambre dulocataire y couche tous les soirs, et il y est, du moment,car je viens de le voir passer, il y a une demi-heure. Profitez del’occasion pour lui faire vos offres de service.

– Fameux, le conseil que vous me donnezlà. J’y vais, illico.Merci, vieux, et à larevoyure ! Vous accepterez bien un mêlécass,quand je repasserai, si l’affaire s’arrange.

– Je ne dis pas non. La boîteest après le tournant, à gauche. Elle a une grande porte cochère,et à cette porte, au lieu de sonnette, il y a un gros marteau.

– N’ayez pas peur, je la trouverai bien,dit Fabreguette, qui commença immédiatement à descendre la pentetrès-roide de la rue de Marbeuf.

Au bas de cette côte pavée, la rue fait undétour, et, quand il eut dépassé l’angle d’un long mur qu’ellecôtoie, il aperçut à vingt pas de là l’immeuble en question,massivement bâti et clos comme une forteresse.

Tous les volets étaient fermés, et rienn’indiquait qu’il fût habité.

– À la bonne heure ! dit entre sesdents Fabreguette. Ça vous a un petit air de tour de Nesle quim’excite à risquer l’aventure.

Sans plus délibérer, Fabreguette, qui s’étaitplacé de l’autre côté de la rue pour examiner la façade, traversala chaussée, saisit le marteau et frappa vigoureusement.

Le coup éveilla des échos prolongés. La maisonsonnait le creux comme un tonneau vide.

À cet appel retentissant, personne ne bougeadans l’intérieur, et Fabreguette frappa de nouveau plus fort, maissans plus de succès.

– Décidément, grommela-t-il, c’est lechâteau de la Belle au bois dormant… à moins que le larbin ne soitpas rentré… Ce contre-maître m’a pourtant dit qu’il venait de levoir passer…

Un léger bruit lui fit lever la tête. Un voletvenait de s’entr’ouvrir à une des fenêtres du premier étage, et, aubout d’un instant, une voix d’en haut cria :

– Attendez ! je descends.

– Bon ! pensa Fabreguette ;avant d’ouvrir, il veut savoir à qui il a affaire. J’ai trouvé lapie au nid. Mon homme ne se garderait pas si bien s’il n’avait rienà cacher. Je le tiens. Il s’agit maintenant de jouer serré.

Une minute après, il entendit un pas lourd quise rapprochait lentement, puis la clef grinça dans la serrure, etune figure singulière se montra, encadrée entre le mur et lebattant de la porte entre-bâillée, la figure soigneusement raséed’un grand gaillard sec et droit comme un peuplier, cravaté deblanc et vêtu de noir de la tête aux pieds : l’air et la tenued’un valet de chambre de bonne maison.

– Que désirez-vous ? demandabrusquement ce personnage, sans se départir de son attitudesoupçonneuse.

– Pardon de vous déranger, réponditFabreguette, en portant la main à son béret. Je suis peintredécorateur, et un ami que j’ai dans le quartier vient de me direqu’il y a de l’ouvrage à faire chez vous.

– De l’ouvrage ? Ça dépend.Êtes-vous capable de peindre quatre grands panneaux dans une salleà manger ?

– Ah ! je crois bien ! c’estjustement ma spécialité, et je vois ce qu’il vous faut… des sujetsde chasse assortis : à droite, une battue en plaine avec lestireurs en ligne au premier rang, et les rabatteurs dans lefond ; à gauche, un hallali sur pied… cerf ou sanglier, àvotre choix… je n’ai pas mon pareil pour torcher un hallali… et, sivous voulez, j’y mettrai le portrait du patron faisant leshonneurs du pied à sa femme ou à sa maîtresse, comme ilvoudra.

L’homme tout de noir habillé reçut sansbroncher cette averse de paroles, et répondit :

– Vous me paraissez connaître votremétier. Reste à savoir à quelles conditions vous vous chargeriez dece travail. Si vos prix sont acceptables, nous pourrons nousentendre ; mais je ne puis rien conclure sans consulter monmaître, et je vous préviens que très-probablement il vous prendrad’abord à l’essai.

– Ça me va ; mais, avant de vousdire ce que l’ouvrage lui coûtera, il faudrait que je voie le localà décorer. Vous comprenez que si les panneaux ont cinq mètres surdeux, par exemple, ce sera plus cher que s’il s’agissait de remplirun dessus de cheminée.

– Naturellement, dit en souriant le valetde chambre. Eh, bien ! je puis vous montrer ça. Vous prendrezvos mesures, et après vous me ferez un devis que je soumettrai àM. le marquis dès demain.

– Alors, il n’est pas ici, monsieur lemarquis ?

– Non. L’hôtel n’est pas encorecomplétement meublé, et il ne l’occupera pas avant que tout soitprêt à le recevoir. Mais vous n’avez pas besoin de le voir. Je suisson intendant, et il m’a donné carte blanche pour tout ce quiconcerne les arrangements intérieurs.

Tout en parlant, ce majordome élargissait peuà peu l’entre-bâillement de la porte, et il avait fini par l’ouvrirtoute grande.

Fabreguette le voyait maintenant en pied etpouvait examiner de près sa figure, qui apparaissait en pleinelumière.

Il constata tout d’abord que le carrossiern’avait pas menti en lui disant que le gardien de la maisoninhabitée était fort laid.

Cet homme avait la tête typique d’unforçat : les cheveux coupés ras, les yeux profondémentenfoncés dans l’orbite et à demi cachés par des sourcils enbroussailles, les pommettes saillantes, le nez épaté, lesmaxillaires énormes, la bouche lippue. Il ressemblait vaguement àun bouledogue. La physionomie avait une expression de fausseté etd’astuce qui complétait cet ensemble déplaisant.

– Quelle hure ! pensait Fabreguette.On le condamnerait rien que sur sa mine. Et si celui-là n’a pastrempé dans l’affaire de Notre-Dame, je permettrai à Mériadec etaux autres camarades de me traiter d’imbécile.

– Je n’ai pas le temps de flâner ici,reprit d’un ton bourru le rébarbatif intendant. Entrez, si vousvoulez visiter la salle à manger… Sinon, allez-vous-en, et nerevenez plus.

La porte, qu’il tenait toujours, allait sefermer au nez de Fabreguette, et Fabreguette, n’ayant garde des’arrêter au début d’une affaire si bien entamée, se hâta defranchir le seuil de la maison suspecte.

L’intendant le laissa passer, ferma à doubletour et tira deux gros verrous.

– Vous avez donc peur que je mesauve ? dit Fabreguette en riant d’un air un peu forcé.

– Ce n’est pas cela, mais je ne veux pasqu’on nous dérange, et vous n’avez pas idée de l’indiscrétion desvoisins. Si je les laissais faire, ils entreraient ici comme dansun moulin. Ils se figurent probablement que la maison cache desmystères. Ça leur passera quand mon maître sera installé ici avecses équipages et ses domestiques ; mais, en attendant, je neveux pas qu’on s’y introduise sans ma permission… comme l’ont faitdeux polissons que j’ai surpris jouant aux billes dans levestibule, un jour où j’avais oublié de fermer à clef la porte dela rue.

Il n’y faisait pas très-clair, dans cevestibule, et, au bout, Fabreguette entrevoyait à peine un escalierqui devait recevoir le jour par en haut.

– Je passe devant, dit l’intendant ;vous n’avez qu’à me suivre. La salle à manger que je vais vousmontrer est au premier étage.

Fabreguette suivit et reconnut que la cage del’escalier était surmontée d’un vitrage placé à une vingtaine demètres au-dessus du rez-de-chaussée. Cette disposition assezinusitée dans les habitations particulières lui remit en mémoirel’escalier de la tour de Notre-Dame, lequel du moins était éclairéde place en place par des meurtrières.

Puis, il se prit à penser que ce logisressemblait à une souricière. Il y était entré facilement, et iln’en pouvait plus sortir qu’avec l’autorisation du gardien, qui luifaisait l’effet d’être plus vigilant et moins commode que le pèrede l’Ange du bourdon.

Mais l’artiste de la rue de la Huchette avaitbien trop d’amour-propre pour s’avouer à lui-même qu’il venait decommettre une imprudence. Il en était encore à se féliciter d’avoirsi adroitement endormi la prudence de ce cerbère en livrée, et ilse disait :

– Si, comme je n’en doute pas, ce vilainmufle est le serviteur et le complice de l’Espagnol que nous asignalé le capitaine, il faut qu’il soit encore plus bête qu’iln’est laid, car il a gobé une histoire qui ne tromperait pas unenfant. S’il était tant soit peu malin, il se défierait d’unpeintre qui vient chercher de l’ouvrage au fin fond de la rue deMarbeuf, où il ne passe personne, et qui va tout justement frapperà la porte d’une maison hermétiquement fermée. Maintenant, je suissûr de le rouler, et sa canaille de maître sera bientôt pincé. Çalui apprendra à employer un niais comme celui-là.

C’était assurément un jugement téméraire queportait Fabreguette, et le plus niais en cette affaire n’était pascelui qu’il pensait.

L’homme noir s’arrêta sur le palier du premierétage, encore moins éclairé que l’escalier, ouvrit une porte ets’effaça pour laisser passer Fabreguette.

Au milieu de la pièce où il l’invitait àentrer, deux bougies brûlaient dans des flambeaux d’argent poséssur une table. Faute de ce luminaire, l’obscurité eût été complète,car toutes les fenêtres étaient closes par des volets pleins, et lepeintre ne put s’empêcher de dire à son guide :

– Le jour vous fait donc mal aux yeux,que vous faites la nuit en plein midi !

– Ce n’est pas cela, réponditl’intendant, mais aujourd’hui je ne suis ici qu’en passant. Monmaître m’a envoyé chercher un porte-cigares qu’il a oublié dans lachambre à coucher, et je n’ai pas voulu me donner la peine d’ouvrirles fenêtres pour un quart d’heure. Je vais m’en aller quand vousaurez vu ce que j’ai à vous montrer… C’est vous dire que vous avezeu de la chance de me rencontrer.

– Vous ne demeurez donc pas dans lamaison ?

– Pas encore, mais j’y viens tous lesjours… et j’y serai pendant que vous travaillerez. Vous y verrezprobablement aussi M. le marquis, car il tiendra sans doute àapprécier lui-même ce que vous savez faire. Il paye largement, etil veut être bien servi.

– Il a raison. Je serais comme lui sij’étais riche.

– Personne n’est riche comme M. lemarquis. C’est bien de lui qu’on peut dire qu’il ne connaît pas safortune. Mais il aime à se rendre compte des choses, et il sait cequ’elles valent.

– C’est un étranger, hein ? LesFrançais jettent leur argent par les fenêtres, quand ils enont.

– M. le marquis est un grandd’Espagne.

– Grand d’Espagne ! Je ne sais pasau juste ce que c’est, mais ça sonne joliment bien. Et il va sefixer à Paris ?

– Peut-être. Il voyage beaucoup, et quandun pays lui plaît, il s’installe comme s’il devait y rester dixans.

» Venez que je vous montre la salle àmanger.

Fabreguette constata d’un coup d’œil que lapièce où il se trouvait était à peu près vide. Une table enimitation de Boulle ; au milieu, deux ou trois consoles dansles entre-deux des fenêtres. C’était tout.

L’Espagnol avait jugé superflu de la meublerdavantage pour recevoir des hôtes qui ne devaient passer qu’unenuit sous son toit.

L’intendant, un flambeau à la main, conduisitl’artiste dans une chambre à coucher où, du moins, il y avait unlit et quelques fauteuils, un lit à colonnes et à baldaquin, genreLouis XIII, qui avait bien l’air d’avoir été acheté d’occasionà l’hôtel des ventes, et des fauteuils en tapisserie de la mêmeprovenance.

On avait couché dans ce lit, et l’on nes’était pas donné la peine de le refaire. Les couverturespendaient, et les oreillers foulés gardaient l’empreinte de deuxtêtes qui s’y étaient reposées.

Fabreguette, qui remarquait tout, ne manquapas d’en conclure que la malheureuse comtesse avait passé la nuitdans cette chambre avec son prétendu mari.

– Décidément, se disait-il, cet imbécilede larbin ne se défie pas de moi, car, s’il se doutait de ce que jeviens faire ici, il ne me montrerait pas tout cela.

L’artiste n’était pas au bout de sesétonnements.

Après la chambre, il traversa un cabinet où ilvit une toilette et un petit lit de fer, un lit d’enfant.

– C’est là qu’ils ont couché Sacha, pensaFabreguette.

Au delà du cabinet, il y avait une piècegarnie de six chaises et d’une table ronde où l’on voyait encoreles restes d’un déjeuner.

Cette négligence à desservir prouvaitsurabondamment que la maison avait été abandonnée par son maîtredès le lendemain de l’arrivée de la comtesse, et que l’intendantn’y avait plus remis les pieds, quoiqu’il affirmât lecontraire.

C’était le cas ou jamais de le faire parlerpour qu’il s’enferrât encore davantage.

– Il a donc mangé ici, votre grandd’Espagne ? demande-t-il, sans avoir l’air d’attacher lamoindre importance à la question qu’il posait négligemment.

– Lui ! s’écria l’intendant.M. le marquis, prendre un repas sur une toile cirée, dans dela porcelaine de pacotille ! On voit bien que vous ne leconnaissez pas. Apprenez, mon cher, que mon maître vit partoutcomme un grand seigneur qu’il est. Sans compter son palais deMadrid, il a dans son pays sept châteaux…

– En Espagne, acheva Fabreguette qui nesavait pas résister à l’envie de faire un mot.

– Vous blaguez, vous ! ripostal’homme noir en fronçant le sourcil. La blague tombe mal, mongarçon. Les sept châteaux de M. le marquis sont plus ancienset plus solides que le Louvre. Il y entretient de nombreuxserviteurs, et, dans chacun des sept, le couvert est mis tous lesjours de l’année et le dîner préparé pour douze personnes.

– Oh ! dit avec admiration lepeintre de la rue de la Huchette. Sept dîners ! C’est royal.Mais. M. le marquis ne peut pas être partout à la fois. Quiest-ce qui les mange ?

– Ses gens.

– Mâtin ! voilà des messieurs quiont de bonnes places ! Je m’arrangerais volontiers de leurexistence. Ils doivent se la couler douce. Vous en avez tâté,hein ?

– Moi, je suis leur chef… et je ne quittejamais M. le marquis. Il m’a fait l’honneur de m’attacher à sapersonne, et je l’accompagne partout. J’ai visité avec lui toutel’Europe.

– C’est ça qui doit être amusant devoyager ! C’est mon rêve… et dire que je n’ai jamais été plusloin que Versailles… moi qui aimerais tant aller en Italie, enRussie… il y a des richards dans tous ces pays-là… en Russie,surtout… ils sont tous princes et ils protègent les artistes ;je suis sûr que j’y ferais ma fortune.

– Vous n’êtes pas dégoûté, ricanal’intendant. Mais, entre nous, je ne crois pas que M. lemarquis soit disposé à vous payer le voyage. Et, pour en revenir àce déjeuner dont vous voyez les restes, vous n’êtes pas fort sivous n’avez pas deviné que c’est moi qui l’ai mangé.

– Pas à vous tout seul, puisqu’il y atrois couverts, interrompit Fabreguette, qui ne pouvait pas tenirsa langue.

– Dites donc, savez-vous que vous êtestrop curieux, vous ! Je n’aime pas les ouvriers qui se mêlentde ce qui ne les regarde pas.

– Excusez, patron… j’ai eu tort, et je nevous demanderai plus rien… que de me montrer les panneaux… Il fautbien que je les mesure avant de faire mon prix.

» Est-ce qu’ils sont ici ?

– Comment ! dans cetteantichambre ! à quoi pensez-vous, mon cher ? nous sommesici dans la pièce où se tiendront les valets de pied quand lamaison de M. le marquis sera montée. J’y ai déjeuné l’autrejour avec ma femme et mon fils qui sont venus voir le nouvel hôtelde mon maître, et qui y ont passé vingt-quatre heures ; maisce n’est pas une raison pour confondre ce trou avec la grande salleà manger. Vous voyez que les tapisseries ne sont pas encore posées,et que nous sommes entre quatre murs de bois de sapin. Elle estderrière cette cloison, la salle à manger, et nous allons yentrer.

L’intendant pressa un ressort caché dans laboiserie, qui glissa aussitôt sur des rainures et laissa béante uneétroite ouverture.

– C’est un système que j’ai inventé pourfaciliter le service des domestiques. Nous allons passer par lespetites entrées. Avancez, mon cher, il n’y a pas deux places defront. Il fait noir là dedans, mais je vais vous éclairer.

Fabreguette entra sans défiance, et à peineeut-il mis le pied dans la prétendue salle à manger, que la cloisonse referma sur lui avec fracas.

Fabreguette se trouva tout à coup dans uneobscurité profonde ; mais sa première pensée fut que lemécanisme qui refermait le panneau avait joué tout seul, et que cetintendant qu’il prenait pour un sot vaniteux n’était pas cause decet accident.

– Elle est très-ingénieuse, votreinvention, cria-t-il, mais les ressorts partent trop facilement. Ils’en est fallu de l’épaisseur d’un cheveu que votre boiserie mobileme coupât en deux.

L’homme noir ne répondit point à ce premierappel, et Fabreguette, déjà un peu inquiet, se mit à frapper dupoing contre la cloison, qui devait être très-épaisse, car ellerendit un son mat et ne trembla pas sous les coups vigoureusementassénés et plusieurs fois répétés.

Le pauvre artiste prêta l’oreille etn’entendit aucun bruit.

Décidément, l’aventure tournait mal, etl’imprudent Fabreguette commençait à revenir de ses illusions. Lesécailles tombaient de ses yeux, et il se demandait comment il avaitpu tomber dans un piège assez grossièrement tendu, car la facilitéavec laquelle cet homme l’avait reçu dans la maison aurait dû, dèsl’abord, lui paraître suspecte.

Maintenant, il était trop tard, et il fallaitaviser à se tirer de la situation menaçante où il se trouvait. Ilattendit encore un peu, dans le vague espoir que cet homme étaitallé chercher quelque instrument pour rouvrir cette clôtureautomatique. Mais cette illusion ne dura guère, et il dut serésigner à comprendre qu’il était bel et bien en prison, à la mercide ce coquin. Et quelle prison ! une chambre noire où l’air nepénétrait pas plus que le jour, une véritable boîte où il étaitenfermé comme un rat dans une ratière.

Il se mit à en faire le tour, en s’appuyantd’une main contre la cloison pour se guider, et après avoir reconnuau toucher quatre coins formés par des angles droits, il constataque la pièce était carrée, et pas assez grande pour avoir jamais puservir de salle à manger. C’était plutôt une de ces cachettesdestinées à loger un proscrit, comme il en existait beaucoup autemps de la première révolution. Mais un local habitable pour unproscrit réfugié chez un ami qui lui porte à manger ne l’était paspour Fabreguette tombé entre les griffes d’un valet d’assassin. Ilcourait grand risque d’y mourir de faim ou d’y étouffer.

Et il n’apercevait aucun moyen d’en sortir. Ils’y promena dans tous les sens, à tâtons, sans découvrir même unsemblant d’ouverture. Les cloisons ne présentaient aucune solutionde continuité, et Fabreguette ne portait sur lui aucun instrumentqui pût lui servir à percer des planches dont l’épaisseur auraitrésisté à des coups de hache.

Et le parquet sur lequel il marchait devaitlui servir de lit, car le cabinet noir ne contenait pas un seulmeuble.

Quand il fut fixé sur le sort qui l’attendait,Fabreguette ne tomba point dans le désespoir, mais il eut unviolent accès de colère contre lui-même. Il maudit sa présomption,son aveuglement, et il se reprocha amèrement d’être venu se jeterdans la gueule du loup, au lieu de s’en tenir à une conversationsur le seuil de la porte. Cinq minutes d’entretien lui auraientsuffi pour être édifié sur les habitants de ce coupe-gorge.

Quand il retrouva un peu de calme, il sedemanda comment le complice du soi-disant marquis avait pu devinerun ennemi en la personne d’un ouvrier cherchant de l’ouvrage.Fabreguette ne se souvenait pas d’avoir jamais vu la figurebestiale de cet homme, et ne s’expliquait pas ce guet-apens. Celuiqui l’avait préparé savait donc qu’il allait venir ? Il leconnaissait donc ? Et, s’il le connaissait, comment avait-ilpu prévoir qu’il se présenterait précisément ce jour-là à la portede la maison de la rue Marbeuf ? Tout cela étaitincompréhensible, et le peintre, à force de réfléchir, finit parperdre le fil de ses idées. Les faits se brouillaient dans sa tête,et il eut peur de devenir fou.

Il en était là, quand un bruit sec attira sonattention. Presque aussitôt un rayon de lumière pénétra dans soncachot. Ébloui d’abord par ce passage subit des ténèbres à laclarté, il rouvrit les yeux, et, à travers un trou carré quis’était fait tout à coup dans la cloison, il vit la figure grimaudedu vieillard qui avait déjeuné sur une table voisine de la sienneau bouillon du boulevard Saint-Michel.

Cet odieux bonhomme le regardait par-dessusses lunettes bleues et ricanait dans sa barbe grise. Il tenait à lamain le flambeau d’argent que l’intendant portait tout à l’heure,et il le tenait de façon à bien éclairer son visage ratatiné.

Fabreguette crut rêver et se tâta pour seréveiller. La voix du vieux lui rendit bientôt le sentiment de laréalité.

– Eh bien, mon garçon, dit cette voixrailleuse, tu voulais me mettre dedans, et c’est toi qui t’y esmis. Voilà ce que c’est que de moucharder. Tu t’es attaqué à plusfort que toi, et te voilà pris. Ah ! ah ! tu commences àcomprendre que je sais changer ma tête à volonté. C’est un peutard. Il aurait fallu me reconnaître quand je t’ai ouvert la portede la rue. Tu aurais pu te sauver.

– Alors, c’est vous qui…

– C’est moi qui étais assis, pas loin detoi et de ton ami, à la gargote où vous avez mangé. Je vous avaissuivis depuis la rue Cassette, et, au restaurant, j’ai entendu toutce que vous avez dit, car je ne suis pas plus sourd que toi. C’estun vieux truc, mais il réussit toujours, quand on sait s’y prendre.La preuve, c’est que vous ne vous êtes pas gênés pour raconterdevant moi vos petites affaires. Quand j’ai su où tu devais alleren sortant, j’ai filé sans tambours ni trompettes, j’ai pris unfiacre, et je suis arrivé ici trois quarts d’heure avant toi. J’aieu tout le temps de me costumer en valet de chambre, et si tu merevois maintenant habillé en vieux pauvre, c’est que j’ai voulu temontrer que tu es un imbécile. Histoire de rire, quoi !

Fabreguette n’avait pas envie de rire. Ilaurait voulu sauter à la gorge de ce misérable, mais c’est à peines’il aurait pu passer la main par le judas, et le coquin avait biensoin de se tenir hors de portée de ses atteintes.

– Bon ! dit le prisonnier d’une voixétranglée par la colère, je me suis laissé pincer, et il est clairque je ne sortirai pas d’ici, si vous ne m’en tirez pas. Mais ça nem’apprend pas ce que vous allez faire de moi.

– Tu t’en doutes bien un peu.

– Pas du tout, puisque je vous ledemande.

– Eh bien, mais… tu es dans lasouricière. Je vais t’y laisser.

– Jusqu’à ce que j’y meure defaim ?

– Ma foi, oui. Et ça ne tardera pasbeaucoup… à moins que tu n’aies apporté des vivres.

– Que gagnerez-vous à ma mort ?

– D’abord j’aurai le plaisir de medébarrasser d’un espion. Et puis tu fais partie d’une bande debraves gens que je me propose d’exterminer jusqu’au dernier, àseule fin de les empêcher de fourrer le nez dans nos affaires.

– Je ne comprends pas, murmuraFabreguette, qui ne comprenait que trop.

– Ne fais donc pas la bête. Tu sais fortbien de quoi il retourne. Toi et quelques autres idiots, vous vousêtes mis en tête de chagriner un homme qui ne s’occupait pas devous, car il ne savait même pas que vous existiez. Vous vousproposez tout bonnement de l’envoyer à la guillotine ; il abien le droit de se défendre, et il vous en coûtera cher de l’avoirattaqué.

» Du reste, ce n’est pas à toi qu’il enveut le plus, et, si le cœur t’en dit, tu pourras te tirer dumauvais cas où tu t’es mis si sottement.

– Est-ce un marché que vous meproposez ?

– Je n’y suis pas autorisé, mais jeprendrais peut-être sur moi de te relâcher, si…

– Que faudrait-il faire pourcela ?

– Oh ! presque rien. Il faudraitm’aider à mettre la main sur l’enfant.

– L’enfant ? balbutia Fabreguette.Quel enfant ?

– Encore ! s’écria l’affreuxvieillard. Comprends donc une fois pour toutes que je vous connaistous et que je connais aussi vos projets. En veux-tu lapreuve ? Tu n’as qu’à écouter ce que je vais te dire.

» Vous êtes cinq, dont une femme. Il y ad’abord un grand escogriffe qui s’intitule : baron deMériadec. C’est lui qui a trouvé, au bas de la tour du sud, unpetit garçon qu’il a emmené chez lui, rue Cassette. Il y a la filledu gardien des cloches, qui s’est réfugiée chez ce même Mériadec,parce que son vieil ivrogne de père a perdu sa place ; il y atoi et le carabin qui t’a payé à déjeuner, ce matin ; enfin,il y a un monsieur qu’on a arrêté et qui veut se venger d’avoirpassé vingt-quatre heures en prison. Celui-là, nous avons barre surlui, et il va lui en cuire de vous avoir lancés contre nous. Lesautres auront leur tour… et le tien est déjà venu, puisque tu espris.

» Mais il nous faut l’enfant.

– Pour le tuer, n’est-ce pas ?

– Qu’est-ce que ça te fait ? Iln’est pas à toi. C’est tout au plus si tu le connais. Et tu peuxnous le livrer.

– Moi ! Vous oubliez que je suis enprison.

– Ça ne t’empêche pas de me renseignersur les dispositions intérieures de la maison où il est.

– Je ne les connais pas.

– Cette maison se compose de trois corpsde logis. Il est impossible que tu ne saches pas dans lequel destrois couche l’enfant.

– Et si je vous le disais, vous iriezl’enlever, la nuit ?

– Peut-être ; mais j’aimerais mieuxemployer un procédé moins violent. Tu pourrais, par exemple, écrireà Mériadec que tu l’attends ici avec le petit.

– Vous vous imaginez qu’il yviendrait ?

– Oui, si tu lui écrivais que tu astrouvé le monsieur qu’il cherche, et que tu es en mesure de lemontrer à l’enfant pour voir s’il le reconnaîtra.

Fabreguette eut froid dans le dos. Il fallaitque ce scélérat fût sorcier pour avoir deviné le projet deconfrontation que les trois défenseurs de Sacha venaient d’adopter,d’accord avec Rose Verdière, et il était très-capable de profiterde cet avantage pour tendre un piège à Sacha et à la jeune fillequi devait l’accompagner.

Mais le brave garçon se remit vite et compritqu’il valait mieux dissimuler son indignation, feindre mêmed’entrer dans les vues du complice de l’assassin, afin de gagner dutemps. Il ne désespérait pas de s’échapper, et il lui importait desavoir bien des choses qu’il ignorait encore.

Pendant qu’il réfléchissait, le gredin qui letenait ôtait sa perruque, sa fausse barbe, ses lunettes bleues, seredressait et reprenait le costume et l’attitude d’unmajordome.

– Ah ! s’écria Fabreguette, vouspouvez vous vanter d’avoir un fameux talent pour vous déguiser.

– Tu en verras bien d’autres, si noustombons d’accord, ricana cet étrange personnage ; et tu n’asrien de mieux à faire que de te mettre du côté des plus forts. Avectes associés de la rue Cassette, il n’y a que des coups à gagner,tandis que, si tu nous sers bien, nous ferons ta fortune. Monmaître a le bras long et de l’or à remuer à la pelle.

– Votre maître ? Dites donc votreami. Vous n’espérez pas me faire accroire que vous n’êtes qu’undomestique.

– Peu importe ce que je suis. On m’aautorisé à te parler comme je le fais, et je t’engage à accepter ceque je te propose. C’est la seule chance qui te reste de sauver tapeau.

– Je ne demande pas mieux ; mais unelettre de moi ne produirait pas l’effet que vous attendez. Mériadecn’a jamais vu mon écriture ; il croira que ma signature estfausse, et il ne bougera pas.

– Ça dépendra de la façon dont turédigeras le billet doux que je te demande d’écrire. Et c’est à toid’inventer une histoire à laquelle ce vieux fou puisse se laisserprendre. Ce que nous voulons, c’est la suppression de cetteassociation de redresseurs de torts à laquelle tu t’es si bêtementaffilié. Et tu es à même de nous procurer cette satisfaction.Imagine des trucs pour les attirer ici les uns après les autres.Et, quand tu nous les auras livrés tous, non-seulement on te rendrala liberté, mais on te payera bien.

– Promettre et tenir sont deux. Quellegarantie aurai-je que vous ne me supprimerez pas, moiaussi ?

– Ma parole doit te suffire. D’ailleurs,si tu refuses, tu seras supprimé plus vite. Entre la certitude demourir de faim et l’espérance de sortir d’ici, il n’y a pas àhésiter. Décide-toi.

– Encore faut-il que vous me laissiez letemps d’inventer une combinaison… si vous croyez que c’est faciled’attraper trois hommes qui sont sur leurs gardes et une fille quin’est pas sotte… car vous voulez la fille aussi, je suppose.

– Nous voulons l’enfant et tous ceux quil’ont vu. Et nous les aurons, alors même que tu ne nous aideraispas. Mais tu nous aideras, et tu as trop d’esprit pour ne pastrouver un moyen. Je t’accorde quarante-huit heures. Après-demain,dans l’après-midi, je viendrai savoir ce que t’auront suggéré tesméditations.

– Et vous allez me laisser ici sanslumière et sans vivres ?

– Tu aurais tort de t’en plaindre. Turéfléchiras beaucoup mieux dans l’obscurité, parce que tu n’auraspas de distractions. On crève les yeux aux pinsons quand on veutleur apprendre à bien chanter. Et le jeûne t’éclaircira les idées.Tu n’en mourras pas, de te brosser le ventre pendant deux jours,après le déjeuner que je t’ai vu expédier ce matin. Tu as mangécomme quatre, mon garçon. Je ne te le reproche pas, mais, si tu asenvie de recommencer bientôt, tu feras bien de préparer dans tacervelle la lettre dont j’ai besoin.

» À ma prochaine visite, j’apporterai del’encre et du papier ; tu me la réciteras, car tu auras eu leloisir de l’apprendre par cœur ; si elle me convient, tul’écriras séance tenante, je la ferai porter à son adresse, et siMériadec tombe dans le panneau, tu seras libre… après que tum’auras donné des gages, car tu pourrais me trahir une fois que jet’aurai mis dehors.

– Des gages ?… Commentl’entendez-vous ?

– Je te ferai signer une déclaration parlaquelle tu reconnaîtras que de ton plein gré, et pour de l’argent,tu m’as indiqué le moyen de m’emparer de l’enfant et de sonprotecteur. La somme sera spécifiée… dix mille francs… que je tepayerai dès que je tiendrai Mériadec et le petit. Je n’ai pas laprétention de prendre tous nos ennemis d’un seul coup de filet. Lesautres y viendront plus tard.

» Tu vois que je suis raisonnable.

C’en était trop. Fabreguette éclata. Ils’était contenu jusque-là, mais la colère lui monta à la gorge, etil cria à son geôlier en lui montrant le poing :

– Misérable ! tu oses me proposer dete vendre pour dix mille francs la vie d’un enfant et la vie d’unbrave homme !

– Tu trouves que ce n’est pas assez cher,ricana le coquin habillé de noir. J’irai jusqu’à douze mille, si letour est bien joué.

– Tais-toi, scélérat. Tu m’offrirais unmillion, que je ne trahirais pas mes amis. Tu me prends donc pourun de tes pareils ! Je te ferai bien voir que je ne suis pas,comme toi, un assassin et un lâche. Oui, un lâche, car tu n’osespas m’approcher. Tu sais que je t’étranglerais comme un chienenragé que tu es. Tu peux me laisser crever de faim, tun’obtiendras rien de moi, et ta canaille d’ami, ton faux marquis,n’échappera pas à la justice… il sera dénoncé ce soir et arrêtédemain.

– Merci du renseignement. Je vaisl’avertir, ce cher marquis.

Fabreguette comprit qu’il venait de lâcher desparoles imprudentes, mais il ne se possédait plus, et il continuad’objurguer son bourreau, qui se rapprochait tout doucement de lacloison.

– Vas-t’en, bête puante !… que je nevoie plus ton ignoble face de Judas.

Et il lui cracha au visage.

– Crève donc, imbécile, dit l’homme noiren relevant brusquement l’espèce de volet qui fermaithermétiquement le vasistas.

Fabreguette n’avait plus qu’à attendre la mortdans ce cachot sans issue. Et quelle mort !

VI

Pendant que Fabreguette tombait dans un piègehabilement tendu, Rose Verdière employait mieux son temps. On peutfaire à Paris beaucoup de choses en un jour ; il lui avaitsuffi d’une après-midi pour opérer son déménagement et pourinstaller un atelier de fleuriste dans la salle que Mériadec avaitmise à sa disposition. Maintenant elle était chez elle, et il nelui restait qu’à reprendre sa vie d’ouvrière laborieuse.

Elle avait encore trouvé le temps de conduireSacha devant la porte du Cercle des Champs-Élysées, et d’ystationner avec lui dans un fiacre, de cinq heures à sept heures.Mais Paul Constantinowitch ne s’était pas montré, et, en rentrantde cette expédition manquée, Sacha avait déclaré qu’il nerecommencerait plus.

Sacha était un auxiliaire fort indocile, etMériadec comprit, dès ce jour-là, qu’il ne fallait pas compter surlui pour donner la chasse à l’énigmatique assassin de la tour dusud. Sacha semblait avoir oublié sa mère, et s’accommodait fortbien de sa nouvelle existence. Il parlait en maître dans cettemaison où l’excellent baron l’avait recueilli par pure bonté d’âme,et il annonçait, sans se gêner, qu’il entendait y jouir d’uneliberté complète, jouer tant qu’il lui plairait dans l’atelier deRose, et sortir quand il voudrait. Il s’étonnait que Mériadec n’eûtni voitures ni chevaux, et il demandait, comme une chose toutenaturelle, qu’on lui achetât un poney qu’il monterait toutes lesfois que la fantaisie lui en prendrait. C’était son habitude,là-bas, à Vérine, et il prétendait n’y pas renoncer.

Mériadec admirait les effets d’une éducationseigneuriale. Cet enfant gâté n’avait aucune notion de la valeur del’argent ; il n’était pas très-certain qu’il sût lire, etMériadec, sans regretter de l’avoir pris sous sa protection,commençait à se demander ce qu’il allait en faire. Le mieux eûtété, assurément, de l’envoyer en classe ; mais encorefallait-il que Sacha y consentît.

Or, Sacha n’écoutait que Rose Verdière etn’obéissait qu’à elle. Mériadec l’avait consultée, et elle s’étaitofferte pour apprendre tout ce qu’elle savait à ce jeunerécalcitrant. Elle proposait même de l’emmener avec elle toutes lesfois qu’elle serait obligée de sortir. Sacha lui servirait desauvegarde contre les insolents qui accostent volontiers dans larue une jeune fille seule, et Sacha ne demandait qu’à se promenerdans ce Paris qu’il mourait d’envie de connaître et où il se seraitperdu sans guide.

Si bien que, dès le lendemain de la premièreréunion des trois amis, Rose l’avait conduit à l’Hôtel-Dieu, oùelle était allée voir son père, qu’elle avait trouvé entrès-mauvais état. Le vieil alcoolisé était revenu du coup de sangqui l’avait foudroyé ; mais il restait paralysé du côté droit,et il n’avait pas complétement recouvré l’usage de la parole. Salangue fonctionnait difficilement, et il ne prononçait guère quedes paroles inintelligibles. Daubrac affirmait, néanmoins, qu’ilvivrait encore assez longtemps, et ne désespérait pas de leremettre sur pied tout à fait.

Sacha s’était très-bien tenu pendant cettevisite, et Daubrac, surpris de le voir là, lui avait fait fête. Surquoi, Sacha, qui ne doutait de rien, l’avait invité à venirdéjeuner avec lui chez Mériadec, et l’interne ne s’était pas faitprier pour accepter de reconduire Rose Verdière jusqu’à la rueCassette, où le baron les reçut à bras ouverts.

La cordialité ne fit pas défaut à ce repasmatinal, ni même la gaieté.

La jeune fille, un peu calmée par le pronosticrassurant de Daubrac, pensait moins à son père qu’aux amis quil’entouraient. Daubrac, qui la trouvait charmante, lui racontaitdes histoires gaies pour la distraire. Sacha avait rapporté de sapromenade un appétit formidable, et faisait largement honneur auxmets que lui servait sa petite mère ; Mériadec était sicontent qu’il oubliait les dangers qui les menaçaient tous.

Pour la première fois depuis bien des années,il n’était plus seul ; il avait les joies de la famille, cesjoies qu’il rêvait et qu’il ne connaissait pas. Il se berçait del’espoir qu’elles dureraient toujours ; il se demandait s’ilne ferait pas bien de renoncer à guerroyer contre un scélératinsaisissable, et de se contenter du bonheur paisible que Dieu luienvoyait. Un ami fidèle, une jeune fille à adorer, un enfant àprotéger ; que lui fallait-il de plus pour être parfaitementheureux ? Et que lui importait que la morte du parvisNotre-Dame fût vengée ?

Rien n’eût manqué à cette fête intime, si lejoyeux artiste au béret rouge y eût apporté son contingent degaieté. Mais Fabreguette n’y parut point, quoiqu’il eût promis laveille de venir chaque jour, à midi, conférer avec ses alliés. Onl’attendit inutilement jusqu’à une heure, et Daubrac se répandit endoléances contre la négligence de ce rapin qui ne tenait pas sesengagements. Daubrac aurait dû se rappeler qu’il l’avait quitté aumoment où il prenait le chemin de la rue Marbeuf, et se dire qu’illui était peut-être arrivé malheur au cours de cette expéditionpérilleuse.

Il n’y songea pas un seul instant, et ilannonça qu’il irait, avant la fin de la journée, le relancer dansson grenier de la rue de la Huchette, où il dormait sans doute, aulieu de se présenter chez le baron, comme c’était convenu.

Rose prit la défense de l’absent ;Mériadec chercha aussi à l’excuser, et Sacha se permit de donnerson avis, qui était que Fabreguette ne lui inspirait aucuneconfiance, et qu’on devrait se passer de son concours. Il letrouvait trop mal habillé pour sortir avec lui, et cetteappréciation fit sourire la jeune fille et ses deux amis.

On parla aussi du capitaine, qui n’avait paspromis de revenir, et qu’il fallait tenir au courant des incidentsde la campagne ouverte depuis vingt-quatre heures. On n’avaitencore rien de nouveau à lui apprendre, et, d’ailleurs, il neparaissait pas désirer que ces messieurs vinssent chez lui. Onconvint donc de lui écrire quand il y aurait lieu, et ce n’étaitpas encore le cas, puisque les choses étaient exactement au mêmepoint que la veille.

Mériadec n’avait pas reçu, comme il s’yattendait, une autre citation à comparaître devant le magistrat quil’avait déjà fait appeler ; Daubrac non plus, ni RoseVerdière, et ils en conclurent, un peu à la légère, quel’instruction était abandonnée.

On leva la séance, parce que la jeune filledit qu’elle devait sortir à trois heures pour aller reporter à unmagasin de la rue de Rivoli un ouvrage qu’il lui restait à peine letemps d’achever.

– Me ferez-vous la grâce de me montrercomment se fabriquent les fleurs artificielles ? lui demandaDaubrac. Je n’en ai pas la moindre idée.

– Très-volontiers, dit Rose, si vousvoulez me suivre jusqu’à la salle que M. de Mériadec m’apermis de transformer en atelier.

– J’en suis, s’écria Sacha. Et quand çam’ennuiera de te voir travailler, je regarderai les images desgrands livres qui sont sur des pupitres dans la bibliothèque. Lebaron me les expliquera.

Cet arrangement convenait à Mériadec, queSacha amusait beaucoup, et qui trouvait l’occasion d’apprendrequelque chose à ce petit sauvage ; il convenait encore plus àDaubrac et à Rose Verdière, qui avaient beaucoup de choses à sedire.

La bibliothèque, qui servait au baron defumoir et de salle d’armes, communiquait avec l’atelier par uneporte toujours ouverte, et il fallait la traverser d’abord. Sachas’y arrêta dès qu’il aperçut les livres, d’énormes in-folio, reliésen maroquin rouge : Don QuichotteetRabelais, illustrés par Gustave Doré.

Mériadec enleva l’enfant, le campa sur un hauttabouret, ouvrit le premier volume et se mit à lui montrer lesbelles gravures où étaient représentées les aventures du dernierdes chevaliers errants, son héros de prédilection.

Daubrac avait mieux à faire, et il suivit lajeune fille dans l’atelier.

Rose alla s’asseoir sur une chaise de pailledevant une grande table en bois blanc, chargée d’objetshétérogènes : il y avait des écheveaux de laine, des coupuresd’étoffes de soie, des morceaux de peau, du papier teinté, desvases de diverses dimensions, des soucoupes au fond desquelless’étalaient des couleurs, des pinceaux, une botte pleine de farine,un pot à colle, un fourneau allumé, une lampe à esprit-de-vin.

– Ah ! mon Dieu, s’écriaDaubrac ; que d’ustensiles il faut pour imiter des fleurs quipoussent toutes seules !

– Dame ! je n’ai pas le soleil pourm’aider, dit en riant la jeune fille, mais c’est moins compliquéque vous ne pensez. Vous allez voir. Je dois reporter aujourd’huiune commande de roses mousseuses, et il m’en faut encore unedouzaine pour compléter la livraison qu’on attend au magasin. Jevais vous montrer comment je m’y prends pour les confectionner.Regardez !

Tout en parlant, elle avait pris un brin defil de laiton, et elle y attachait des brins de fil de soie écruequ’elle égalisait avec des ciseaux.

– Voici les étamines, dit-elle. Je lestrempe, comme vous voyez, dans de la colle à gants pour les rendreroides. Je les fais sécher au feu de cette lampe. Là !maintenant qu’elles sont sèches, j’humecte la pointe avec cettepâte… c’est de la gomme arabique mêlée à de la farine de froment…puis je les plonge dans ce vase rempli de semoule teinte en jaune.Tenez ! chaque fil a retenu un grain de semoule… le cœur de marose est fait.

– C’est merveilleux ! s’écrial’interne, qui prenait un plaisir extrême à suivre des yeux lesmouvements des jolis doigts roses de l’Ange du bourdon.

– À présent, reprit la jeune fille, ils’agit d’y mettre des pétales, et de les bien choisir, et de lesbien ajuster, car je veux qu’elle soit belle, ma rose, et que vousne me preniez pas pour une maladroite. J’en ai justement là de toutdécoupés. Ils sont en batiste très-fine. Je les prends un à un aveccette petite pince. Je les mouille ; j’y passe un peu decarmin avec ce pinceau à pointe fine… remarquez que j’ai soin delaisser les bords un peu plus pâles. Je les colle autour desétamines… je les gauffre avec ce fer, qui est encore chaud, parceque j’ai travaillé ce matin avant de sortir. Ma rose commence déjàà prendre une certaine tournure.

– C’est-à-dire qu’un papillon s’yposerait.

– Oh ! pas encore. Ils s’yconnaissent, les papillons.

» Voici maintenant les feuilles ducalice. Je les ai découpées à l’avance dans un morceau de taffetasvert, et ensuite je les ai passées à l’amidon. Je n’ai plus qu’àles appliquer. Voilà qui est fait.

– Parole d’honneur, je ne sais paspourquoi l’on s’amuse encore à planter des rosiers.

– Je serais bien fâchée qu’on n’enplantât plus. Je fais des fausses fleurs, mais je n’aime que lesvraies.

– Alors, vous me permettrez de vous enoffrir. Je demeure à deux pas du marché où on les vend.

– Nous verrons cela. Laissez-moi finir maleçon, puisqu’elle ne vous ennuie pas. Voulez-vous que ma rose aitdes boutons ? Non, ce serait trop long ; il me faudraitcoudre la peau, après l’avoir bourrée de coton gommé, et vousn’auriez pas la patience d’attendre que ce fût terminé. Je vaisseulement y ajouter des feuilles. Si j’avais à les gauffrer, jen’en finirais pas, car c’est bien plus compliqué que pour lespétales… il faut produire le brillant de l’endroit, le velouté del’envers, imiter les nervures… mais vous voyez qu’il m’en reste detoutes faites… Je n’ai plus qu’à les attacher… Bon ! elles ysont. Maintenant j’enroule ma tige avec du coton filé, et,par-dessus, je l’enveloppe de papier serpente teint en vert.

» C’est tout, monsieur. Ma rose estfinie, et vous avez le droit de l’admirer.

– Je l’admire et je voudraisl’emporter.

– Une fleur artificielle ! qu’enferiez-vous ? bon Dieu !

– Je la garderais en souvenir devous.

– Je comprendrais cela, si nous nedevions plus nous revoir… mais vous m’avez promis de venir ici tousles jours.

– Et je n’y manquerai pas, je vous priede le croire. Et puis, je vous verrai aussi à l’Hôtel-Dieu. Maistout change en ce monde, et vous ne resterez pas éternellement cheznotre ami Mériadec. Quand votre père sera guéri, vous irez habiteravec lui.

– Mon père ne m’empêcherait pas de vousrecevoir, mais je doute que vous preniez la peine de grimperjusqu’au pauvre logement que nous habiterons. Ce sera au cinquième,si ce n’est pas sous les toits.

– Pour vous voir, je monterais jusqu’à laplate-forme des tours de Notre-Dame.

– Vous vous moquez de moi. C’esttrès-mal. Si j’étais comme tant d’autres, je pourrais me laisseraller à croire que vous m’aimez, et je serais malheureuse toute mavie.

– Pourquoi ? C’est bon d’être aimée.Si une femme m’aimait, moi, je serais au comble du bonheur…j’entends si elle m’aimait sérieusement et de tout son cœur.

– Je ne comprends pas qu’on aimeautrement. Mais je ne suis qu’une pauvre fille, et vous serez ungrand médecin. Qu’adviendrait-il de moi si je m’attachais àvous ?… J’en mourrais.

– Pas du tout. C’est mon état d’empêcherles malades de mourir, et je vous guérirais, comme je guériraivotre père, mais vous n’êtes pas malade.

– Je tâcherai de ne pas le devenir. Etj’espère que je resterai votre amie.

– Rien que mon amie ? demandal’interne, en se rapprochant de la jeune fille qui donnait ledernier tour de main à sa rose mousseuse.

– Prenez garde ! vous allez voussalir, dit-elle vivement. La colle… Le carmin.

– Vous oubliez votre fer qui est chaud…je me brûlerais… et je brûle déjà bien assez.

À ce moment ils entendirent la voix claire deSacha, alternant avec la basse profonde de Mériadec. Une grossediscussion venait de s’élever dans la bibliothèque.

– Votre don Quichotte est un fou, criaitSacha.

– Un fou sublime, répondit le baron,toujours prêt à défendre son héros.

– Prendre des moulins à vent pour desgéants, ce n’est pas sublime, c’est bête.

– Alors, si vous vous trouviez en pareilcas, vous feriez comme Sancho Pança, qui se tient à distance et quilève les bras au ciel, au lieu de courir au secours de sonmaître ?

Et, comme l’enfant ne lui répondait pas,Mériadec reprit avec feu :

– Un fou généreux vaut mieux qu’un sagepoltron. Et je m’étonne que vous pensiez le contraire, vous quiêtes de bonne race… vous que j’ai recueilli et que je protège, aurisque d’attirer sur moi et sur mes amis la vengeance du scélératqui a tué votre mère.

Il y eut un silence, puis un bruit de chaisesdéplacées et des piétinements.

– L’élève a compris la leçon, ditDaubrac, après avoir regardé ce qui se passait dans la piècevoisine. Il vient de sauter au cou de Mériadec, et il l’embrasse enpleurant. Décidément il y a de la ressource chez ce gamin. Vouscompléterez son éducation, mademoiselle, et je vais vous laisseravec lui.

– Vous êtes fâché contre moi ?demanda vivement l’Ange du bourdon.

– Non, puisque j’emporte votre rosemousseuse, répliqua Daubrac en s’emparant de la fleur ; maisil est temps que je parte. Je sens que si je restais davantage, jevous ferais une déclaration, et vous vous fâcheriez tout à fait.Et, afin de ne pas déranger notre ami pendant qu’il est en train dedire de si belles choses, je vais filer par le grand escalier quiaboutit directement dans la cour.

Rose Verdière n’essaya point de le retenir, etil s’en alla sans que le baron s’aperçût de son départ.

Quand Mériadec mettait le nez dans le superbein-folio où étaient racontées et représentées les aventures de donQuichotte, il oubliait tout, et il fallait de graves événementspour l’arracher à la lecture de son livre favori.

Ce jour-là, il y prenait encore plus deplaisir, parce qu’il en expliquait les beautés à Sacha. L’enfantcommençait à les goûter ; à chaque gravure, il accablait dequestions son professeur, qui se lançait dans des commentairesenthousiastes, suggérés par son esprit chevaleresque, tout commeses premières observations, à propos du combat contre les moulins àvent.

Sacha s’enflammait à ces discoursardents ; le tempérament russe reprenait le dessus, et il enétait arrivé très-vite à mépriser le prosaïque bon sens de Sancho,qu’il avait d’abord naïvement admiré. Il brûlait du désird’appliquer les idées généreuses du baron ; il rougissaitd’avoir loué la prudence d’un paysan, lui qui était né gentilhomme,et il parlait d’aller livrer bataille tout seul à ce PaulConstantinowitch qu’il reniait pour son père.

Ni lui, ni Mériadec ne pensaient plus à lajeune fille qui travaillait tout près d’eux ; mais depuis ledépart de Daubrac, elle ne perdait pas un mot de leur conversation,et, dès qu’elle eut achevé son ouvrage, elle déguerpit sur lapointe du pied, en emportant la botte de roses mousseuses qu’elledevait livrer avant trois heures au fabricant qui les lui avaitcommandées.

Il lui restait tout juste le temps de fairecette course, et elle ne tenait pas à emmener Sacha, qui l’auraitretardée, elle le savait par expérience. Sacha s’arrêtait auxdevantures des bijoutiers, et à celles des magasins où l’on venddes vêtements tout faits ; il s’arrêtait aussi chaque foisqu’il voyait passer un beau cheval.

Le matin, Rose était sortie avec lui, et levoyage de la rue Cassette à l’Hôtel-Dieu avait pris une heure, sanscompter que cet enfant terrible accablait sa conductrice dequestions embarrassantes. Aussi préférait-elle qu’il nel’accompagnât point au magasin où elle avait affaire. Il y auraittenu des propos compromettants, et sa présence l’aurait gênéevis-à-vis du patron et des commis, qui auraient pu lui demander ceque c’était que ce gamin habillé à la russe. Mieux valait,assurément, le laisser à la maison, pour cette fois. Il y serait ensûreté sous la garde du baron.

Rose passa donc dans sa chambre, qui avaitaussi un escalier séparé. Elle s’y habilla lestement, et ellesortit de la cour sans que personne remarquât son départ.

Mieux avisée que Fabreguette, elle donna uncoup d’œil à droite et un coup d’œil à gauche, avant de s’acheminervers la rue de Rennes, et elle vit que la rue Cassette étaitdéserte.

Les passants y sont toujours rares, mais, cejour-là, il n’y en en avait pas un seul, et personne aux fenêtresdes vieilles maisons qui faisaient face à l’habitation du baron deMériadec.

Certes, Rose ne se doutait pas que, la veille,il était arrivé malheur à l’artiste, faute d’avoir pris laprécaution de s’assurer qu’on ne l’espionnait pas ; mais lavie d’ouvrière lui avait enseigné la prudence… Accoutumée à êtresuivie par des batteurs de pavé, en quête de bonnes fortunes, ellene s’aventurait jamais sans regarder si quelque sot ne la guettaitpas pour prendre le même chemin qu’elle.

Elle allait rue de Rivoli, en face de la tourSaint-Jacques, et le trajet était assez long. Mais elle avait unefaçon de trotter menu qui lui faisait faire beaucoup de chemin enpeu de temps, et qui déjouait les manœuvres des galants derencontre. Elle les distançait.

Et d’ailleurs ces gens-là ne cherchent que lesconquêtes faciles, et ils comprenaient à son allure que si, enforçant la leur, ils parvenaient à la rejoindre, ils en seraientpour leurs peines.

À dire vrai, on ne suit à Paris que les femmesqui ne sont pas fâchées d’être suivies, et Rose le savait bien.

Elle prit au plus court par la placeSaint-Sulpice, le boulevard et le pont Saint-Michel.

De la place et du quai, on voyait en pleinl’Hôtel-Dieu où l’on avait porté son père, et les tours deNotre-Dame où elle avait passé d’heureuses années. Ce souvenir luifit venir les larmes aux yeux, mais elle ne s’arrêta point à rêverdu bonheur envolé, et elle enfila le boulevard du Palais, sanssonger au juge d’instruction qui siégeait peut-être en ce momentdans son cabinet, et qui pouvait d’un instant à l’autre la citer àcomparaître.

Elle ne pensait qu’à Daubrac, et elle sereprochait de lui avoir peut-être laissé deviner le secret qu’elleaurait voulu se cacher à elle-même ; elle se disait qu’elleaurait dû le traiter plus froidement, le décourager même, en luidéclarant qu’il perdrait son temps s’il s’avisait de lui faire lacour. Elle tremblait de s’être trahie par un regard, par uneinflexion de voix ; elle se repentait presque de s’êtreengagée à le voir tous les jours, et elle se jurait de mieuxs’observer à l’avenir.

Ces réflexions, qui ressemblaient à desremords, l’occupèrent jusqu’à la porte du magasin où elle avaitaffaire.

Là, tout le personnel la connaissait, et onlui fit fête. Les employés la complimentèrent sur sa beauté, lesdemoiselles lui demandèrent si elle ne se marierait pas bientôt, etle patron daigna lui sourire, après avoir examiné une à une lesfleurs qu’elle rapportait.

Par malheur, il savait qu’elle était la filledu gardien des tours, et il se mit à lui parler de l’événement quetous les journaux avaient raconté. Il n’en fallut pas davantagepour gâter la joie que Rose éprouvait d’être si bien accueillie.Elle répondit évasivement à toutes les questions qu’on luiadressa.

Elle n’osa même pas raconter que son pèreavait perdu sa place. Elle aurait été obligée de dire où elledemeurait depuis cette catastrophe, car le fabricant tenait à avoirl’adresse de toutes les ouvrières qui travaillaient pour lui, etelle se serait trouvée dans la cruelle alternative de mentir oud’avouer qu’elle logeait chez un baron célibataire.

Dès que son compte fut réglé, elle s’en allatout attristée. Elle apercevait maintenant de mauvais côtés de sasituation qu’elle n’avait pas envisagés tout d’abord. Quepenserait-on d’elle, quand on saurait comment elle vivaitmaintenant ? Et on le saurait tôt ou tard. Il suffirait que,pour une commande pressée, le patron l’envoyât chercher dans sonancien logement de la tour du nord. C’était arrivé souvent, et celadevait arriver encore, car il ne confiait qu’à elle seule certainsouvrages difficiles.

Son imagination s’exaltait facilement, et elleen vint bientôt à se demander si elle ne ferait pas biend’abandonner la maison hospitalière de la rue Cassette, etd’habiter, comme tant d’autres de ses pareilles, une mansardequ’elle meublerait tant bien que mal. Elle avait le loisir de lachercher, maintenant, et de faire comprendre à ce généreux Mériadecpourquoi elle le quittait.

Elle se disait tout cela en longeant la grillequi entoure le square de la tour Saint-Jacques. Elle y entramachinalement, et, pour réfléchir plus à l’aise, elle s’assit surune chaise, à l’ombre de la tour.

C’était une place qu’elle affectionnait, et,dans la belle saison, elle ne manquait guère de s’y reposer ensortant du magasin de la rue de Rivoli. Quelquefois, elle s’yinstallait pour toute l’après-midi, elle y travaillait en plein airà quelque broderie, et personne ne s’était jamais avisé de ladéranger de cette honnête occupation.

Mais les jours se suivent et ne se ressemblentpas.

Le square avait son aspect ordinaire, un peuplus animé que de coutume, parce qu’il faisait un tempssuperbe.

La vieille tour de l’église disparue deSaint-Jacques la Boucherie se dressait massive et sombre, au milieud’une corbeille de fleurs ; et les oisifs du quartier étaientvenus en foule saluer la verdure nouvelle.

Les bonnes, les nourrices et quelquesmilitaires non gradés se pressaient sur les bancs dont l’usage estgratuit. Des cénacles de bourgeoises se tenaient sur des chaises,groupées en rond. Des bandes d’enfants couraient joyeusement parles allées, effarouchant les moineaux qui logent dans la tour etqui dînent du pain qu’on leur jette à profusion.

De la place qu’elle avait choisie, Rose avaitsous les yeux ce gai tableau, et elle y était à l’abri du vent etdes indiscrets.

Le soubassement de la tour a quatre faces,séparées l’une de l’autre par des éperons en pierre dont la saillieforme quatre compartiments distincts.

La jeune fille avait adossé sa chaise à un deces contreforts, et se laissait aller de nouveau à des réflexionstristes. Elle enviait le bonheur de ces mères et l’insouciance deces fillettes qui dansaient en rond.

Elle aussi, autrefois, allait jouer dans unsquare, – celui qu’on a créé derrière le chevet de l’égliseNotre-Dame, – et elle se disait que cet heureux temps nereviendrait jamais. Plus d’enfance et pas d’avenir. Elle étaitcondamnée à ne jamais connaître les joies de la maternité,puisqu’elle ne voulait pas se marier. Daubrac ne pouvait pasprendre pour femme une simple ouvrière ; Daubrac était le seulhomme qu’elle aurait pu rêver d’épouser, si elle eût été moinsraisonnable, et elle comprenait que ce rêve ne se réaliseraitjamais.

Elle soupirait en regardant les grisettes quitraversaient le square au bras de leurs amoureux. Certes, elle nesouhaitait pas d’être comme elles, et le sort dont elless’accommodaient ne la tentait pas, mais elle en était presque àregretter que Dieu l’eût faite autrement que ces filles folles.Elles n’étaient pas fières, celles-là ; leur cœur banalbattait pour le premier joli garçon venu, et elles profitaient deleur jeunesse, sans se préoccuper des mauvais jours qui viendraientavec l’âge.

Il n’aurait tenu qu’à l’Ange du bourdon de lesimiter, de replier ses ailes qui l’emportaient vers un idéalqu’elle n’atteindrait jamais, de borner ses vœux et de se contenterd’un amant au lieu de chercher un mari introuvable.

Elle était si jolie que pas un homme nepassait près d’elle sans la regarder.

Les vieillards, ces retraités de l’amour,souriaient d’aise en la voyant, comme les anciens militairesadmirent un tableau de bataille. Les tout jeunes s’arrêtaientéblouis et rougissaient de plaisir. Les gourmets entre deux âgesl’examinaient du coin de l’œil et cherchaient un moyen del’aborder.

Il y en avait déjà deux ou trois quitournaient autour du clocher au pied duquel était assise cettemerveille de beauté, et elle se tenait prête à déjouer leursmanœuvres en quittant la place aussitôt qu’ils se rapprocheraienttrop.

Un homme pourtant vint à passer sans faireattention à elle, un homme qu’elle remarqua involontairement parcequ’il ne ressemblait pas du tout à ceux qui la regardaient.Celui-là était vraiment un monsieur, et non pas, comme les autres,un petit marchand du quartier.

Il était grand, bien tourné et vêtu avec uneélégance de bon goût. Ses pareils ne fréquentent guère le square dela tour Saint-Jacques, et sans doute il y était venu pour attendrequelqu’un qui n’était pas encore arrivé, car il regardait avecpersistance du côté de la place du Châtelet, et, après une courtestation au milieu d’une allée, il prit position sur une chaise dansun des recoins du soubassement, tout à côté de la jeune fille.

Ils ne pouvaient pas se voir, séparés qu’ilsétaient par une cloison de pierre ; mais elle savait qu’ilétait là, accoté à l’éperon, car elle avait entendu le dossier desa chaise heurter le mur, et le sable crier sous ses pieds.

Du compartiment qu’il avait choisi, ildécouvrait en plein la place, et même l’entrée du pont au Change,qui relie la rive droite à la Cité.

Il alluma un cigare dont la fumée auraitrévélé sa présence à sa voisine, s’il avait eu le dessein de secacher ; mais il ne paraissait pas se préoccuper d’elle,probablement parce qu’il n’avait pas remarqué qu’elle était là.

Pourquoi Rose s’inquiéta-t-elle de cepersonnage ? Elle-même eût été fort embarrassée de le dire.Elle ne le connaissait pas, et ses allures n’avaient riend’extraordinaire. Mais il est des impressions inexpliquées etinexplicables qui sont de véritables pressentiments. Les femmesnerveuses y sont sujettes, et, dans certaines circonstances, le donde seconde vue leur vient tout à coup. Elles devinent ce qui sepasse à distance, et elles prévoient ce qui arrivera.

Rose eut l’intuition que cet homme avait étémêlé à l’affaire des tours, et qu’il avait donné rendez-vous dansle square à quelqu’un qui avait joué aussi un rôle dans ce sombredrame.

Elle se rappelait que la veille on avait épiéM. de Saint-Briac, et elle pensait que tous lesdéfenseurs de Sacha devaient être entourés d’ennemis mystérieux quiles surveillaient dans l’ombre.

Elle se rassurait un peu en se disant que cesennemis ne pouvaient pas la connaître, puisqu’elle n’était pas làquand l’assassin était passé avec sa victime et avec Sacha devantle logement du père Verdière ; mais ils pouvaient savoir oùétait l’enfant ; ils pouvaient chercher à l’enlever, et iltardait à la jeune fille de le revoir.

Elle allait se lever et regagner la rueCassette, lorsqu’elle aperçut à l’entrée du square un homme qui, deloin, faisait des signes au monsieur qu’elle avait pour voisindepuis quelques minutes ; cet homme arrivait à paspressés ; il ne prenait pas garde à elle, et la crainted’attirer son attention la retint sur sa chaise.

Celui-là, non plus, elle ne l’avait jamais vu,et, sans avoir aussi bonne tournure que le premier arrivé, il étaitdu moins aussi correctement vêtu.

Ces deux gentlemen s’abouchèrent et s’assirentcôte à côte, derrière la séparation, et tout contre, de sorte queRose Verdière pouvait entendre leur conversation, pour peu qu’ilsélevassent la voix.

Elle tenait à savoir si ses soupçons étaientfondés, ou si elle avait pris d’honnêtes messieurs pour descomplices de Paul Constantinowitch, et elle resta.

– Tout va bien, mon cher, dit le nouveauvenu. La lettre est arrivée à son adresse.

– Tu es sûr de cela ? demandal’autre.

– Parfaitement sûr. Je l’ai remisemoi-même à l’huissier qui garde la porte du cabinet, en lui disantqu’il s’agissait d’une affaire très-importante, et en le gratifiantd’une pièce de cent sous qu’il a empochée avec une vivesatisfaction. Notre doux juge était occupé à interroger destémoins, et il avait défendu qu’on entrât. Mais la séance tirait àsa fin, et la commission doit être faite à l’heure qu’il est.

– Alors le dénoûment ne tardera guère, etce cher capitaine va passer un mauvais moment.

– Pourvu que l’imbécile de mari n’arrivepas trop tard ! La femme a dû venir chez son amant à troisheures, et il est trois heures passées.

Rose, qui ne perdait pas un mot de cedialogue, commençait à comprendre.

Dieu avait bien inspiré l’Ange du bourdon enlui envoyant l’idée de s’asseoir là, et il était écrit que lesvieux monuments joueraient un grand rôle dans l’affaire du meurtrede la comtesse Xénia.

L’assassin l’avait précipitée du haut d’unedes tours de Notre-Dame, et un hasard providentiel amenait deux deses complices au pied de la tour Saint-Jacques, tout exprès pourque la protectrice de l’enfant de la morte entendît leursconfidences.

C’était la contre-partie de la scène dubouillon Duval, où Fabreguette et Daubrac avaient bavardé devant unfaux sourd.

Rose Verdière avait cru d’abord entendre unecauserie insignifiante. Ces hommes parlaient d’une lettre remise àun huissier, à la porte d’un cabinet, et ce propos ne lui apprenaitrien. Les mots : « interroger des témoins » avaientéveillé son attention, mais son esprit ne s’était ouvert tout àfait qu’au moment où le premier arrivé avait dit en ricanant« Ce cher capitaine va passer un mauvais quartd’heure. »

Il s’agissait évidemment deM. de Saint-Briac, et ces misérables venaient de dénoncerà son mari une femme qui était chez le capitaine en ce moment.

Les demi-confidences qu’il avait faites laveille à ses nouveaux amis de la rue Cassette ne laissaient sur cepoint aucun doute à Rose Verdière, qui les avait écoutées avecbeaucoup d’attention. Elle avait même retenu son adresse.Saint-Briac s’était gardé de nommer le mari de sa maîtresse, maisqu’importait la personnalité de ce mari, s’il était d’une trempe àtuer sa femme et l’amant de sa femme ? Et il n’y avait pas detemps à perdre pour prévenir ce double meurtre.

Rose allait se lever pour courir à l’avenued’Antin. Le capitaine lui était sympathique, et elle ne songeaitplus qu’à le sauver.

Une phrase qu’elle entendit la retint.

– Entre nous, mon cher, reprit le derniervenu, je trouve que tu t’es trop pressé. Nous ne sommes pas sûr quele mari va brûler la cervelle au capitaine. Les gens de robe n’ontpas coutume de porter des revolvers dans leurs poches.

» Si l’affaire ne se dénoue pas devant untribunal, elle finira probablement par un duel où toutes leschances seront pour ce Saint-Briac. Et s’il y survit, il n’aura pasde peine à deviner d’où est partie la dénonciation. Nous aurons enlui un ennemi implacable, et il ne nous ménagera plus. Or, il s’estmis en relation avec ce grand niais qui héberge Sacha, et il saitoù est ce méchant gamin qui a faillit te pincer l’autre jour à laMorgue, et qui te reconnaîtra un jour ou l’autre… Saint-Briacn’aura qu’à l’envoyer t’attendre à la porte de ton Cercle, entrequatre et cinq.

– Je n’y vais plus, et tu sais que j’aiquitté l’hôtel Continental. D’ici à huit jours nous aurons passé lafrontière, mais je ne veux pas quitter la France avant que cethomme ait reçu une bonne leçon.

– Je comprends ça, mais je trouve que tuaurais dû commencer par supprimer Sacha. Le capitaine n’est pasdangereux. C’est rue Cassette qu’est le danger. Tu as mis, comme ondit, la charrue avant les bœufs.

» Heureusement, je suis là pour réparertes fautes. J’ai arrangé une petite expédition qui réussira… etquand tu tiendras le rejeton du colonel, je t’engage à exterminerce serpenteau. Il n’y a que les morts qui ne parlent pas. Tords-luile cou.

– C’est bien mon intention. Quandespères-tu me le livrer ?

– Ce soir. J’en ai déjà coffré un, et lesautres auront leur tour. Mais c’est Sacha qu’il me faut, et j’aiinventé un truc pour l’attirer dehors.

– Pas si haut donc ! On pourraitt’entendre.

– Qui ? Nous sommes seuls dans notreniche, et derrière ce mur il n’y a qu’une petite bonne et desenfants qui font un vacarme infernal.

C’était vrai. Une bande de polissons étaitvenue se jeter dans l’encoignure où siégeait Rose Verdière, et lajeune fille que ce coquin prenait pour une bonne bénissait cetteinvasion de gamins qui ne l’empêchait pas d’entendre laconversation de ses voisins, car elle avait l’oreille fine.

– N’importe, reprit l’autre. C’estmalsain de causer en plein air, et nous allons décamper d’ici sansplus tarder. Je sais où nous en sommes, ça me suffit. Et je n’aiplus qu’à attendre l’effet de la bombe qui va éclater avenued’Antin.

» Quant à l’autre affaire, tu peux mel’expliquer en me reconduisant jusqu’à ma voiture qui m’attend surla place de l’Hôtel-de-Ville.

– Comme tu voudras. Mais je te quitterailà, car je me suis mis en tête d’en finir avant la nuit avec ledoux orphelin de la rue Cassette.

Rose, blottie contre la muraille quil’abritait, entendit que les deux scélérats se levaient et baissala tête, pour le cas où ils s’aviseraient de la dévisager enpassant. Mais ils ne firent aucune attention à elle. Elle les vitsortir du square et s’éloigner par l’avenue Victoria.

Il ne lui restait plus qu’à porter secours àceux qu’ils menaçaient d’une vengeance prochaine, et elle y étaitrésolue, dût-elle pour les sauver s’exposer aux plus grandsdangers. Mais auquel courir d’abord ?

Sacha l’intéressait bien plus queM. de Saint-Briac, et surtout qu’une femme qui trompaitson mari.

Rose, comme toutes les honnêtes filles,manquait d’indulgence pour celles qui trahissent la foi conjugale,et elle ne tenait pas beaucoup à tirer celle-là du mauvais cas oùelle s’était mise. Elle ne la connaissait pas, après tout, et ellene lui devait aucune assistance.

Son premier mouvement fut donc de l’abandonnerau sort mérité qui l’attendait.

Mais il y avait le capitaine, et le capitaineétait un allié. Il prenait chaudement parti contrel’assassin ; il servait la bonne cause. Assurément, il avaiteu le plus grand tort de détourner de ses devoirs une femme mariée,et pourtant Rose l’excusait presque. Il lui répugnait de le laissersurprendre par un furieux, alors qu’il dépendait d’elle del’avertir et d’empêcher une catastrophe.

Les deux coquins qu’elle venait d’entendren’avaient pas nommé le mari ; ils avaient dit qu’il étaitmagistrat, mais Rose ne se doutait pas que ce magistrat étaitprécisément le juge d’instruction qui devait l’appeler un de cesjours en témoignage.

Rien ne la retenait donc, si ce n’est le périlque courait Sacha.

Ces misérables parlaient de l’enlever pour letuer, et l’un d’eux se faisait fort d’y réussir, le soir même.

Cela signifiait sans doute qu’il attendrait lanuit pour faire ce mauvais coup, car, si hardi qu’il fût, iln’oserait pas en plein jour pénétrer de vive force dans la maisonde la rue Cassette. Mériadec était là pour défendre son domicile,et Mériadec faisait si bonne garde autour de l’enfant que la rusene réussirait pas mieux que la violence. Rien ne pressait de cecôté, tandis qu’il n’y avait pas une minute à perdre pour prévenirle capitaine.

La démarche ne pouvait être efficace que sielle était faite immédiatement, car il fallait devancer ce terriblemari qui était peut-être déjà en route pour tomber comme la foudresur les coupables.

– En voiture, se dit Rose Verdière, jeserai à l’avenue d’Antin dans vingt minutes ; j’aurai tôt faitd’expliquer la situation à M. de Saint-Briac, et je nem’attarderai pas chez lui, car je ne tiens pas à voir samaîtresse.

» Ce même fiacre me ramènera rueCassette, et je raconterai mon expédition àM. de Mériadec, qui se mettra en mesure de préserverSacha.

» Allons ! conclut la jeune fille,je n’aurai pas perdu ma journée, et M. Daubrac sera content demoi.

VII

Après avoir quitté ses nouveaux amis de la rueCassette, Jacques de Saint-Briac était rentré chez lui et n’enétait sorti, ce jour-là, que pour aller au Cercle à l’heure oùM. de Pancorbo y venait habituellement et où Rose devaits’y transporter en fiacre avec Sacha.

Il s’y était rendu à pied, en rasant lesmurailles et en se cachant le mieux qu’il pouvait, afin d’éviterque l’enfant russe l’aperçût et l’interpellât du fond de savoiture.

Il vit le fiacre et il passa sans encombre,mais il ne rencontra point le marquis espagnol dans les salons duclub. Il l’y attendit inutilement, et si longtemps, qu’il finit pary dîner, en assez ennuyeuse compagnie.

Il eut pour voisins de table des gens qu’ilconnaissait à peine, et, comme il n’était pas d’humeur joyeuse, iln’ouvrit la bouche que pour manger ; mais il entendit qu’onparlait de l’hidalgo, et pas en très-bons termes. Les joueursdécavés par ce Castillan le maudissaient tout haut, et quelques-unsne se gênaient pas pour émettre des doutes sur sonhonorabilité.

Il arrivait ce qui arrive souvent à Paris, oùl’on se jette volontiers à la tête des étrangers. Pour peu qu’ilspayent de mine et qu’ils jouent gros jeu, le monde des cercles n’yregarde pas de trop près pour les admettre. On ne leur demande pasde certificats d’origine. Deux parrains suffisent, et les riches entrouvent toujours.

Puis, la réaction se produit. Ils gagnent tropsouvent. Les perdants commencent par les prendre en grippe etfinissent par s’inquiéter – un peu tard – de leurs antécédents.

Contre M. de Pancorbo, ils n’enétaient pas encore à articuler des faits précis, mais il couraitévidemment de mauvais bruits sur ce personnage et son absenceinaccoutumée donnait à ces bruits une certaine consistance.

Un des convives dit qu’étant allé demander lemarquis à l’hôtel Continental, il avait appris que, depuis quelquesheures, le marquis n’habitait plus là.

Était-il parti définitivement ? On se ledemandait et on ne le croyait guère, car un joueur heureux nedisparaît pas tout à coup. Il reste pour suivre sa veine. Ce sontles maltraités qui, faute de crédit, font un beau jour le plongeon,à seule fin ne pas payer leurs dettes.

Mais le capitaine avait des raisons de penserqu’on ne reverrait pas M. de Pancorbo au baccarat, etmême que M. de Pancorbo se préparait à quitter pourtoujours le beau pays de France.

La perspective de ce brusque départ ne luiétait pas désagréable.

Saint-Briac ne tenait pas essentiellement àpunir le meurtrier de la comtesse Xénia, ni même à se venger del’injuste arrestation qu’il avait subie ; il tenait beaucoupau contraire à préserver d’un terrible malheur la femme qu’ilaimait. Et la disparition de cet homme l’aurait délivré d’unepoignante inquiétude.

Il se reprochait déjà de lui avoir déclaré laguerre, et il regrettait presque de s’être lié avec Mériadec et lesautres défenseurs de Sacha. Ceux-là ne risquaient que leur vie enouvrant les hostilités, tandis que le capitaine exposait samaîtresse à une catastrophe.

La menace formulée dans la lettre du marquisétait là, suspendue sur la tête des deux coupables. Et pour que cebandit sans scrupules la mît à exécution, il suffisait d’uneimprudence de ces messieurs de la rue Cassette. Saint-Briac leuravait bien recommandé de ne pas agir sans le consulter et surtoutpas sans l’avertir. Mais il se défiait de leur ardeur.

Fabreguette particulièrement l’inquiétait, etle bon Mériadec ne lui paraissait pas beaucoup plus sage que lerapin de la rue de la Huchette. Rose Verdière manquaitd’expérience ; Daubrac manquait de prudence, et Sacha avait lediable au corps. Tous ces alliés ne pouvaient que lui nuire, ettous étaient, pour ainsi dire, sous la main deM. de Malverne, qui ne manquerait pas de les interrogerbientôt.

Un mot imprudent, lâché devant le juged’instruction par un de ces témoins, perdrait tout. Et, comme ilsne savaient que la moitié de la vérité, ils ne croiraient pas malfaire en parlant à ce magistrat de leur entrée en relation avec lecapitaine. Ils iraient peut-être jusqu’à lui dire que le capitaineles avait priés de ne pas se hâter d’agir contreM. de Pancorbo.

Or M. de Malverne était doué d’unesagacité naturelle que l’exercice de ses fonctions de magistratinstructeur avait beaucoup développée. Et s’il ne s’était pas déjàaperçu que sa femme le trompait, c’est qu’il l’aimait trop pour lasoupçonner, sans compter qu’il y a pour les maris une grâce d’état.Un hasard, un mot, une circonstance quelconque pouvaient lui ouvrirles yeux, en supposant même que l’assassin des tours ne lui écrivîtpas une lettre anonyme.

Déjà, lorsqu’il l’avait vu pour lui demanderl’adresse de Mériadec, Saint-Briac avait cru remarquer que sonaccueil n’était plus le même, et ils s’étaient quittés un peu moinscordialement que d’habitude, sans se promettre de se retrouverbientôt. Pour le moment, le capitaine n’y tenait pas, et il seproposait d’éviter provisoirement toutes les occasions derencontrer M. de Malverne ; mais ce n’était là qu’unatermoiement, qui ne changeait rien à leur situation réciproque. Lamine restait chargée, elle pouvait sauter d’un instant à l’autre,et il ne tenait qu’à M. de Pancorbo d’y mettre lefeu.

Le pis, c’était que madame de Malverne n’étaitque très-imparfaitement informée du danger qu’elle courait.Saint-Briac n’avait pas pu, en présence de son mari, l’avertirqu’ils étaient désormais à la merci d’un scélérat ; il nel’avait pas revue depuis ce dîner chez elle, et il s’était biengardé de lui écrire. Ils ne s’écrivaient jamais, non que Hugues sepermît de décacheter les lettres adressées à sa femme, mais parcequ’ils avaient imaginé un moyen de correspondre qui leur paraissaitplus sûr et plus commode. Ils se servaient du Figaro quiinsère à tant la ligne des avis rédigés en caractèresindéchiffrables pour tous ceux qui n’en ont pas la clef.

Ils étaient convenus de changer la valeur dechaque lettre de l’alphabet, et, par ce procédé, ils se donnaientdes rendez-vous que M. de Malverne ne pouvait passurprendre, car assurément il ne se livrait pas au puérilpasse-temps qui consiste à deviner des rébus imprimés.

C’était ainsi qu’Odette avait fait savoir àson amant qu’elle l’attendrait au bout du pont Notre-Dame, le jourde la catastrophe qu’ils ne prévoyaient guère ni l’un nil’autre.

Elle n’osait pas aller chez lui, sachant bienque son mari y venait souvent, et, comme tant d’autres forçats del’adultère, ces amants en étaient encore à abriter leurs amoursdans des domiciles de passage.

Le capitaine portait lui-même ses annonces aujournal. Madame de Malverne les y envoyait par une brave femme quiavait été sa nourrice et qui vivait de ses bienfaits ;messagère dévouée et d’autant plus sûre qu’elle ignorait le but etle contenu du message.

Depuis leur dernière et malencontreuserencontre, Odette et Jacques n’avaient plus osé recourir à ceprocédé de communication, et cependant jamais ils n’avaient tantdésiré se voir, ne fût-ce que pour se concerter sur la conduitequ’ils tiendraient désormais.

Jacques, mieux informé que sa complice,comprenait mieux qu’elle l’imminence du péril et mettait son esprità la torture pour trouver un moyen de se ménager une entrevue avecsa maîtresse.

Il ne le trouva point, ce soir-là. Il étaitvenu au cercle ; il y resta et il chercha dans le jeu undérivatif à ses tristes préoccupations. Il prit place à la partieoù l’Espagnol ne parut pas, perdit une forte somme, rentra chez luiau petit jour, se coucha encore plus mécontent de lui-même et desautres, dormit jusqu’à midi et se leva sans se douter de lasurprise qui l’attendait.

La nuit porte conseil, et Saint-Briac, en seréveillant plus calme et plus lucide, décida qu’il fallait en finiravec une situation intolérable, et qu’il irait le jour même voirmadame de Malverne.

Elle recevait de cinq à six ; il avaitses grandes entrées chez elle ; personne ne s’étonnerait qu’ily vînt. En se présentant à quatre heures et demie, il espéraitqu’elle serait seule, et, alors même qu’il n’arriverait pas lepremier, il trouverait bien l’occasion d’un tête-à-tête de quelquesinstants.

M. de Malverne ne rentrait presquejamais du palais avant six heures ; et, s’il rentrait plus tôtque de coutume, il ne ferait certes pas mauvais visage à son amiintime, surtout devant les habituées du salon de sa femme.

L’incertitude est le pire de tous les maux, etJacques, réconforté par la résolution qu’il venait de prendre,déjeuna de très-bon appétit.

Après cette restauration indispensable, ilcommanda à son valet de chambre de préparer tout ce qu’il luifallait pour s’habiller, d’aller remettre à la caisse du cercleneuf mille francs perdus sur parole, de retirer les bons signésSaint-Briac, et de passer ensuite au Tattersall pour demander si uncheval que son maître y avait envoyé était vendu.

Le groom était sorti pour promener l’autrecheval, qui n’avait pas été monté depuis trois jours.

Le capitaine avait besoin d’une heure ou deuxde solitude pour se préparer à l’entrevue qui allait sans doutedécider de l’avenir de sa liaison avec Odette. Il se plongea dansun vaste fauteuil, il alluma un cigare, et il réfléchitlonguement ; il passa en revue les chances qui lui restaient,bonnes et mauvaises ; il sonda ses reins, comme on dit, et ilse trouva de force à lutter contre les mauvais desseins du fauxmarquis de Pancorbo.

Il n’avait pas de nouvelles de ses alliésdepuis son voyage à la rue Cassette. Tout allait donc bien de cecôté-là. Il n’était pas impossible que le menaçant Espagnol eûtquitté Paris pour toujours, et rien ne prouvait positivement queM. de Malverne eût des soupçons.

Presque rassuré par cet examen de l’étatactuel des choses, il songea à jeter, avant de s’habiller, un coupd’œil sur les journaux qui étaient sur sa table, et qu’il n’avaitpas encore lus.

Il déplia celui qui recevait leurscorrespondances chiffrées, et il regarda tout d’abord la quatrièmepage ; il la regarda pour l’acquit de sa conscience, car il necomptait pas y trouver un avis à son adresse.

Il se trompait. Sous la rubrique indiquant lespetites annonces personnelles, il vit en tête de la première ligne,et en caractères majuscules, le mot : ODE, et il tressauta desurprise. C’était le commencement du nom d’Odette, le signe convenuavec madame de Malverne pour l’avertir d’avoir à déchiffrer lereste.

Lorsque l’annonce venait d’elle, les troismajuscules formaient le mot CAP, qui voulait dire capitaine. Ils nes’y trompaient jamais ni l’un ni l’autre, et, s’ils avaient adoptéces espèces de marques de fabrique, c’était pour s’éviter dedéchiffrer des avertissements qui ne les concernaient pas et quifoisonnent dans la feuille dont ils se servaient pours’entendre.

Or Saint-Briac n’y avait rien fait insérer laveille. Il resta stupéfait en y apercevant les trois lettres parlesquelles il commençait tous ses avis à sa maîtresse. Il nepouvait pas croire à une coïncidence fortuite, et il se demanda quis’était emparé de cette formule destinée à attirer l’attention demadame de Malverne. Évidemment celui-là n’avait que de mauvaisesintentions en se substituant ainsi au correspondant habitueld’Odette.

– Si c’était Pancorbo qui a imaginé cetteruse pour la perdre ? se dit le capitaine.

Il ne tenait qu’à lui de s’en assurer, car, àforce de déchiffrer ces cryptogrammes, il en était arrivé à leslire presque couramment. Mais il était tellement ému qu’il eutbeaucoup de peine à appliquer le système très-simple à l’aideduquel il rétablissait le sens de ces mots qui, en apparence, n’enprésentaient aucun. Chaque lettre était employée à la place decelle qui la précède : un B pour un A, un A pour un Z, etainsi de suite. L’opération n’est pas difficile ; maisSaint-Briac, troublé, ne se rappelait plus très-bien dans quelordre les lettres sont rangées sur l’alphabet.

Il arriva laborieusement à reconstituer lescinq premiers mots, qui étaient figurés de la façonsuivante :

Kf xpvt buufoesbj difa npj.

Et sans avoir besoin de recourir à la méthodeindiquée par Edgar Poë, dans le conte charmant qu’il a intitulé leScarabée d’or, il trouva que ce grimoire signifiait : Jevous attendrai chez moi…

Ce début promettait, et les deux mots :efnbjo xfoesfej voulaient dire : demainvendredi.

– Vendredi, c’est aujourd’hui !s’écria le capitaine. Et l’on écrit à Odette que je l’attends chezmoi ! C’est un piège qu’on lui tend, et le misérable auteur dece mensonge infernal a dû prévenir Hugues. Il espère qu’elleviendra, et que son mari, averti par une lettre anonyme, noussurprendra ensemble. Je la sauverai ; je vais sortir, courirchez elle. Mais d’abord, il faut que je sache à quelle heure cetinfâme lui donne rendez-vous ici.

Il se remit à déchiffrer, et, comme le dangerlui avait rendu sa lucidité, il eut tôt fait de lire : Àtrois heures.

– Il n’est plus temps, murmura-t-il en sefrappant le front. Si elle a cru à cet abominable avis, elle estdéjà en route pour venir. Si je sors, nous nous croiserionspeut-être… et si je la rencontrais, Malverne pourrait nous voirensemble… Mieux vaut encore que je l’attende ici… Heureusement, jesuis seul, et mes domestiques ne rentreront pas de sitôt. Quandelle se présentera, je lui ouvrirai moi-même.

» Ah ! je n’en doute plusmaintenant… le coup part du scélérat qui a tué la comtesse… maiscomment a-t-il pu deviner que nous correspondions par lejournal ? Eh ! parbleu, en lisant tout bonnement lespetites annonces… il aura remarqué les trois premières lettres dunom d’Odette et les trois premières du mot capitaine… il n’en a pasfallu davantage pour attirer son attention, et notre systèmed’écriture n’est pas difficile à déchiffrer. Quand je pense quec’est moi qui l’ai proposé à Odette ! Quelle faute ! maisil est inutile de la regretter… je vais tâcher de la réparer… ou dumoins d’en prévenir les conséquences.

Et il se mit à chercher un moyen. Ouvrirlui-même, c’était très-bien, mais encore fallait-il savoir à qui.Un coup de sonnette ne fournit aucune indication sur la personnequi se présente à la porte, et Saint-Briac courait le risqued’ouvrir à monsieur, en croyant ouvrir à madame.

Il se pouvait aussi qu’il ouvrît à un autre deses amis, ou à un indifférent, et c’eût été encore pis, car cemalencontreux visiteur pouvait arriver en même temps qu’Odette, ladévisager et la reconnaître.

Comment se tirer de là ? Il ne trouvaitrien, et pendant qu’il se creusait la cervelle, madame de Malverneapprochait peut-être. Il se la représentait marchant à pas pressés,en serrant de près les maisons de l’avenue d’Antin, et ils’imaginait le mari la suivant de loin puis se cachant pour lalaisser entrer dans la maison, puis tombant sur elle comme lafoudre.

Après réflexion, pourtant, il se dit que siHugues, averti par une lettre anonyme, se décidait à lessurprendre, il ne ferait pas un éclat dans la rue, et qued’ailleurs ce serait bien le diable s’il arrivait juste au mêmemoment que sa femme.

Il se souvint aussi qu’en campagne, lorsqu’onprévoit l’arrivée de l’ennemi, on commence par éclairer les abordsdu poste qu’on occupe.

Il ne pouvait pas envoyer des patrouilles dansl’avenue d’Antin, mais rien ne l’empêchait de se mettre lui-même ensentinelle pour voir venir de loin, et, pour ce faire, il lui vintune idée.

L’appartement était un rez-de-chausséesurélevé dont les fenêtres se trouvaient hors de la portée desregards indiscrets des passants.

Celles du salon, de la salle à manger et dufumoir donnaient sur l’avenue d’Antin, les autres sur une joliecour plantée et gazonnée.

Toutes avaient des persiennes qui, pour lemoment, étaient ouvertes.

Le capitaine s’empressa de fermer celles de lasalle à manger, en ayant soin de laisser les autres entre-bâillées,et il établit ainsi un poste d’observation qu’il occupaimmédiatement.

C’était très-commode pour surveiller les deuxcôtés de l’avenue. Il suffisait de pousser légèrement l’un oul’autre des deux volets à jour pour apercevoir de très-loin lesgens qui venaient du quai et les gens qui venaient du rond-pointdes Champs-Élysées.

Si, comme c’était probable, madame de Malvernesortait de sa maison du faubourg Saint-Honoré, elle devait arriverdu côté du rond-point. M. de Malverne, qui étaittrès-probablement au Palais, pouvait, au contraire, arriver du côtédu quai.

Saint-Briac, debout contre l’appui de lafenêtre ouverte, regardait alternativement à droite et à gauche,sans se découvrir, sans faire le moindre bruit, et il eut lasatisfaction de constater qu’il était bien caché, car il voyait desgens passer au-dessous de lui, sans lever la tête.

L’entrée de la maison était à sa droite ettout près de lui : une belle porte cochère qui restait ouvertependant le jour. Les voitures sortaient par là de la remise placéeau fond de la cour, et la porte de l’appartement donnaitdirectement dans ce large corridor.

Et tout en observant les alentours, lecapitaine se préparait à suffire aux événements.

Il fallait commencer par s’assurer qu’aucunfiacre ne stationnait dans l’avenue. Il s’en défiait, des fiacres,depuis sa récente mésaventure, et il savait que ces véhiculesservent aussi bien à cacher les maris jaloux qu’à promener lesamants heureux.

– Malverne n’est pas là, se disait-il.Maintenant, de deux choses l’une : ou il arrivera le premier,et il ne trouvera personne chez moi ; ou bien, au contraire,sa femme arrivera avant lui, et j’aurai le temps de la faire filer…Hum ! ce n’est pas sûr, tout cela… J’arrange les choses à maguise, et elles se passeront peut-être tout autrement. QueMalverne, par exemple, vienne se planter en faction en face de mamaison, et qu’il y reste jusqu’à ce qu’il voie Odette entrer…Qu’est-ce que je ferais dans ce cas-là ?… Eh ! bien, jeferais une sortie. C’est la ressource des assiégés, les sorties.J’irais droit à lui. Je lui demanderais ce qu’il attend là, et ilserait si honteux d’être pris en flagrant délit d’espionnage, qu’ilme ferait des excuses avant de quitter la place. Et si, au pisaller, Odette arrivait pendant ce colloque, elle devinerait lasituation en nous voyant, et elle a assez d’esprit pour inventerune histoire. Elle a bien le droit, après tout, de passer parl’avenue d’Antin.

Saint-Briac raisonnait ainsi pour tâcher de serassurer, mais il n’y réussissait qu’à demi, et il sentait pluslourdement que jamais le poids de la faute criminelle qu’il avaitcommise en trompant son meilleur ami. La morale courante, la moraledu monde est indulgente pour ces péchés-là, mais cette moralen’était pas la sienne. Il avait le cœur trop bien placé pours’absoudre lui-même d’une faiblesse si coupable, et il n’enenvisageait pas sans effroi les terribles conséquences. Que dire àcet homme outragé, s’il venait à découvrir la trahison ?Hugues de Malverne aurait le droit de mépriser Jacques deSaint-Briac, de ne pas lui faire l’honneur de se battre, etJacques, accablé par la honte, en serait réduit à courber latête.

Si les maris pouvaient deviner ce qui sepasse, à certains moments, dans le cœur et dans la tête des amantsqui les trompent, ils seraient à moitié vengés.

Les femmes portent mieux les remords, quandelles en ont. C’est sans doute parce qu’elles aiment pluspassionnément. Si épris que soit un homme, il ne cesse pas deraisonner ; il a conscience de la valeur de ses actes, et ilne perd jamais tout à fait la notion du bien et du mal. La femme,au contraire, quand elle aime avec violence, se donne toutentière ; elle oublie son mari, ses enfants, sa situationsociale ; elle ne pense plus qu’à son amant. Elle fait litièrede sa réputation, elle saute par-dessus ce qu’on appelle lespréjugés, elle brave ouvertement l’opinion. Tout cela pour un hommequ’elle trahira un jour, et qui souvent ne vaut pas le mari qu’elletrompe. Trop heureuse encore quand elle ne s’affole pas d’un êtreméprisable !

Odette n’en était pas arrivée à cetteoblitération complète du sens moral ; elle déplorait sa faute,mais elle n’essayait plus de lutter contre un penchant plus fortque sa volonté ; elle s’y laissait aller, sans se préoccuperdes suites de cette liaison dangereuse. Lorsque parfois Jacques luiparlait raison, elle lui fermait la bouche par des baisers. Et iln’était que trop disposé à oublier l’avenir pour jouir duprésent.

En ce moment même, où il redoutait unecatastrophe immédiate, il frissonnait de plaisir en pensant qu’ilallait la revoir, la serrer dans ses bras, échanger avec elle descaresses et des confidences. Le péril allait surexciter leurstransports, et il allait enfin pouvoir expliquer à sa maîtresseadorée ce qui se passait depuis leur aventure de Notre-Dame, luiapprendre qu’ils avaient un ennemi, qu’ils marchaient au milieud’embûches, et se concerter avec elle pour éviter d’y tomber. Ellese présentait, l’occasion de ce tête-à-tête qu’il souhaitait siardemment et qu’il aurait eu tant de peine à se procurer chez elledans un salon envahi par les habitués du thé de cinq heures. Ellese présentait dans de fâcheuses conditions, puisque leur entretienpouvait être interrompu par M. de Malverne ; maisSaint-Briac avait déjà fait son plan pour éviter un malheur. Il sedisait :

– Pourvu qu’elle arrive la première, toutira bien. Une fois qu’elle sera ici, Hugues peut venir sonner. Jeferai passer Odette dans une des pièces qui donnent sur la cour… jelui recommanderai de s’enfermer au verrou, et d’écouter ce qui sedira dans le salon… alors, j’irai ouvrir à Hugues ; nousaurons ensemble une explication qu’elle entendra à travers lacloison… Si furieux qu’il soit, il n’ira pas jusqu’à enfoncer laporte de communication, et d’ailleurs je serai là pour le contenir.Pendant que je parlementerai avec lui, Odette ouvrira une fenêtreet sautera dans la cour… ce n’est pas difficile… deux mètres àfranchir et du gazon au pied du mur. Personne ne la verra… il n’y aque deux autres locataires dans la maison, et ils sont à lacampagne… elle filera lestement par la porte cochère, etj’empêcherai bien Hugues de se mettre à la fenêtre… je prolongeraiexprès la discussion, et, quand Odette aura eu le temps de fuir, jele ferai entrer dans ma chambre, je lui montrerai toutes les piècesles unes après les autres, et il sera bien obligé de reconnaîtreque sa femme n’y est pas. Nous verrons après.

» Je suppose qu’il me demandera pardon dem’avoir soupçonné, et je profiterai de ce moment de détente pour leprier de m’exhiber la lettre anonyme qu’il a dû recevoir. Si, commeje n’en doute pas, elle est de la même écriture que celle qui m’aété adressée, je saurai à qui m’en prendre, et je n’aurai plusbesoin de ménager M. de Pancorbo. Je le dénonceraiimmédiatement, et j’engagerai Hugues à faire appeler Mériadec etles autres… ils lui amèneront Sacha, et ils lui raconterontl’histoire de cet enfant.

Saint-Briac pensait tout cela sans cesser desurveiller l’avenue d’Antin, et il en était à se féliciter d’avoirinventé ces combinaisons préservatrices, lorsqu’il vit poindre aubout de l’avenue madame de Malverne.

Elle arrivait du côté du quai, voiléejusqu’aux dents et très-modestement vêtue de noir ; mais il lareconnut tout de même, et de très-loin, à sa taille et à satournure.

Les amants ont un instinct qui ne les trompejamais, et les changements de costume ne les déroutent pas. Sous cerapport, ils en remontreraient aux plus fins limiers de la police.Saint-Briac aurait reconnu madame de Malverne sous le masque leplus épais et sous le domino le plus ample.

– C’est elle, murmura-t-il. Elle arriveavant Malverne. Nous sommes sauvés. Il ne s’agit plus que de bienmanœuvrer.

Il donna un rapide coup d’œil aux deux côtésde l’avenue, n’y vit rien de suspect, quitta son poste et courut àla porte de l’appartement pour être prêt à ouvrir, dès qu’Odettesonnerait.

Il n’attendit pas longtemps. Il entendit sonpas, et il lui ouvrit avant qu’elle eût mis la main sur le boutonde cuivre que les visiteurs devaient presser pour s’annoncer.

Elle était essoufflée parce qu’elle avaitcouru. Il la reçut ; dans ses bras, l’entraîna dans le salon,la fit asseoir sans lui dire un seul mot, courut pousser lespersiennes, ferma la fenêtre et revint s’agenouiller devant elle enlui prenant les mains.

Elle les dégagea pour relever sa voilette etmurmura :

– J’ai eu bien peur. Je me figurais qu’onme suivait. Je me retournais à chaque instant, et, au lieu de venirdirectement, j’ai pris par la place de la Concorde, si bien que jen’en puis plus ; laissez-moi respirer, et pardonnez-moi d’êtreen retard. Il est trois heures et demie.

– Qu’importe ; puisque vousvoilà ! s’écria le capitaine en couvrant de baisers sa maingauche qu’elle venait de déganter.

– Ce n’est pas ma faute, je vous le jure.Je me prépare depuis ce matin… j’ai été heureuse quand j’ai lu auxcorrespondances personnelles l’avis qui commence par les troispremières lettres de mon nom… notre mot de ralliement, que depuisquatre jours je cherchais vainement à la quatrième page dujournal.

– Et vous avez cru que l’avis venait demoi ?

– Comment ne l’aurais-je pas cru, etpourquoi me demandez-vous cela ?

– Parce que cet avis est un piège qu’onnous a tendu. Je me serais bien gardé de vous donner rendez-vouschez moi, après ce qui s’est passé l’autre jour.

– Un piège ! répéta madame deMalverne en se levant toute droite. Qui donc a pu ?…

– Un misérable qui a surpris notre secretet qui veut se venger de moi.

– Se venger ?… comment ?

– En écrivant à votre mari pour luiapprendre que vous êtes ma maîtresse, et que s’il se présente chezmoi entre trois heures et quatre heures, il vous y trouvera.

– Qui vous fait penser cela ?

– La logique. Ce faux avertissement nepeut pas avoir d’autre but que nous perdre tous les deux, et cetteinfernale machination manquerait son effet si son auteur ne vousavait pas dénoncée à votre mari, en même temps qu’il vous attiraitici.

– Vous le saviez, puisque vous avez lucette annonce mensongère, et vous ne m’avez pas prévenue !

– J’ai ouvert le journal il y a uneheure. Il n’était plus temps. Mais j’ai pris mes précautions pourvous sauver. Je vous ai guettée de la fenêtre de ce salon, et je mesuis assuré que Malverne n’est pas encore près d’ici. Maintenant,il peut venir… je le recevrai et je le retiendrai pendant que vousfuirez par la cour.

– Fuir ! murmura Odette en fronçantle sourcil.

– Oui… la fenêtre n’est pas très-élevée…et je ne connais pas d’autre moyen… si vous sortiez maintenant,vous vous exposeriez à le rencontrer, car il va arriver d’uninstant à l’autre.

– Et si je veux rester, moi ?

– Vous n’y pensez pas !

– Vous vivez dans notre intimité. J’aibien le droit d’aller faire une visite au meilleur ami de monmari.

– Vous oubliez la nouvelle situation oùla fatalité nous a placés. Vous oubliez que j’ai été arrêté à lasuite de notre funeste promenade à Notre-Dame… Si Malverne m’a faitremettre en liberté, c’est que je lui ai juré que j’étais monté surles tours avec une femme mariée qui est ma maîtresse… j’ai refuséde la lui nommer, j’ai refusé avec une persistance qui a dû luiparaître étrange. Un dénonciateur anonyme vient de lui écrire quecette femme, c’est vous, et vous espérez qu’il en doutera !…alors que tout s’enchaîne, et que ma liaison avec vous explique sibien l’obstination que j’ai mise à ne pas pousser jusqu’au bout laconfidence que je lui ai faite pour me disculper d’une accusationd’assassinat ! il faudrait qu’il fût aveugle, et vous savezs’il est clairvoyant.

» En supposant même qu’il s’abstînt devérifier aujourd’hui cette accusation qui le touche de si près, ledanger resterait le même. L’homme qui nous a dénoncés est lemeurtrier de cette malheureuse étrangère. Je sais qui il est, et ilsait que je le sais. J’ignore comment il a surpris notre secret,mais il nous tient, et il ne nous épargnera pas. Si je ne l’ai pasencore livré à la justice, c’est que nous sommes à sa merci… ilproclamerait tout haut ce qu’il vient d’écrire à votre mari.

Madame de Malverne, pâle, les traitscontractés, les dents serrées, regardait le capitaine avec des yeuxétincelants.

– Oui, dit-elle après un silence, jecomprends que je suis perdue. Hugues me pardonneraitpeut-être ; le monde ne me pardonnerait pas. Eh bien !tant mieux ! je suis lasse de me mentir, lasse d’être à luique je n’aime pas. Je veux en finir avec une existence odieuse,reprendre ma liberté… vivre avec toi seul !

– Odette ! s’écria Saint-Briac,effrayé de tant de violence.

– Oui, reprit-elle d’une voix vibrante,vivre avec toi que j’adore, et y vivre au grand jour, comme sij’étais veuve.

– Il a été mon ami… je ne puis pas letuer en duel.

– Qui te parle de le tuer ? Je veuxpartir… je veux que nous quittions la France pour n’y jamaisrevenir… je veux que nous allions cacher notre bonheur au bout dumonde… nous trouverons bien quelque part un coin de terre ignoré oùil ne viendra pas nous chercher. Qui nous retiendrait ? Notreamour n’est-il pas assez fort pour nous consoler de perdre l’estimedes indifférents et des sots ? Je suis prête à te suivrepartout, et je ne veux pas attendre… j’ai déjà trop attendu… jemourrais à la peine. Quand partirons-nous ?

Et comme le capitaine, bouleversé par cetéclat imprévu, ne se pressait pas de répondre :

– Tu te tais !… tu hésites !…toi qui m’as dit tant de fois que tu maudissais ce mariage auquelje me suis résignée parce que tu n’étais plus là, et que je nesavais pas si je te reverrais jamais !

– Je le maudis encore, mais…

– Mais tu t’accommodes de ce semblant debonheur qui ne me suffit pas à moi, parce que je veux t’appartenirtout entière. Aie donc le courage de dire que tu ne m’aimes plus,que tu ne m’as jamais aimée.

– Tais-toi ! s’écria Saint-Briac, ensaisissant à deux mains la tête charmante de sa maîtresse et encollant ses lèvres sur les siennes.

– Non, non… tu mens, tu es trop lâchepour me sacrifier ton repos, pour braver l’opinion du monde où tute plais… laisse-moi partir seule, puisque tu as peur, puisque tuaimes mieux me briser le cœur que de rompre avec un ami. Il vautmieux que toi, car s’il savait que tu es mon amant, il nous tueraittous les deux.

Saint-Briac, enivré, allait peut-êtrerépondre : Partons, quand il entendit un violent coup desonnette.

– C’est lui, dit-il en baissant leton ; cache-toi… là… dans cette chambre… et quand tu aurasreconnu sa voix, fuis par le chemin que je t’ai indiqué.

– Non ! répliqua nettement Odette.Je reste… à moins que tu ne me jures de partir avec moi.

La sonnette vibra encore une fois et avec plusde force.

– Tu veux donc te perdre ? s’écriaSaint-Briac.

– Je veux mourir, et j’espère qu’il metuera, répliqua madame de Malverne. Je vais commencer par lui direque je suis ta maîtresse.

– Mourir ! et tu parlais tout àl’heure de vivre avec moi !

– C’est mon plus ardent désir. Jure quenous partirons ensemble, et je vais t’obéir.

Le capitaine, à bout d’arguments, jura, etOdette se laissa pousser dans la pièce voisine, en jetant à sonamant ces mots :

– Je cède parce que tu as juré. Mais jene sortirai pas de cette maison. Je veux savoir si ce n’est pas unefemme qui va entrer.

Il manquait à Saint-Briac ce surcroît de peined’entendre sa maîtresse affolée le menacer dans un pareil momentd’une scène de jalousie. Il n’était pas d’humeur à se justifier, etil n’en avait pas le temps. Il tira vivement la porte de lachambre, et il eut du moins la satisfaction de percevoir le bruitsec du verrou poussé en dedans par Odette.

La sonnette tintait de nouveau, et, cettefois, c’était un véritable carillon.

– Si je tardais encore, il enfoncerait laporte, murmura le capitaine en se préparant à faire face àl’ennemi.

Et il cria très-haut d’un ton decommandement :

– Qu’est-ce que c’est que ça,sacrebleu ! Finirez-vous d’arracher ma sonnette ?

Il dédiait cette objurgation à Malverne, qu’ilcroyait trouver tirant avec fureur le bouton qui mettait enmouvement le mécanisme de la sonnerie. Mais ce n’était pasMalverne, et Saint-Briac recula de surprise en se trouvant face àface avec une femme, vêtue de noir et voilée comme Odette.

– Pardon, madame, balbutia-t-il, sanslivrer passage à cette visiteuse inconnue ; vous vous trompezsans doute…

– Non, je ne me trompe pas,répondit-elle, c’est bien chez vous que je viens, et vous n’endouterez plus quand vous aurez vu mon visage.

Elle releva sa voilette, et le capitaines’écria :

– Vous ici, mademoiselle !

– Oui, moi… et il faut que je vous parlesur-le-champ.

– Je vous prie de m’excuser, mais en cemoment il m’est impossible de vous recevoir. Je ne suis pas seulchez moi.

– Je le sais… il y a… une dame… Dieumerci ! j’arrive à temps.

– Que voulez-vous dire ?

– Je viens la sauver.

– La sauver ! répéta Saint-Briacstupéfait.

– Oui… laissez-moi entrer… Si nousrestons ici, nous allons être surpris… Il va venir… vous n’avez pasune minute à perdre… et je ne vous retiendrai pas longtemps… Maisil faut absolument que je vous apprenne ce qui se passe.

Saint-Briac comprit enfin que Rose Verdièrelui apportait une nouvelle importante qui concernait madame deMalverne. D’où cette nouvelle était-elle venue à Rose ? Il nese l’expliquait pas encore, mais il ne pouvait pas renvoyer lamessagère sans l’entendre, ni prolonger un entretien avec elle surle seuil de la porte de son appartement, dans un corridor ouvert oùle mari d’Odette pouvait faire irruption d’un instant àl’autre.

– Entrez, mademoiselle, dit-il ens’effaçant ; entrez vite.

L’Ange du bourdon ne se fit pas prier, et lecapitaine la conduisit dans le salon que madame de Malverne venaitde quitter, madame de Malverne qui écoutait sans aucun doute àtravers la cloison.

– Parlez maintenant, reprit-ilvivement ; parlez et ne craignez pas d’élever la voix.

Rose, un peu étonnée d’abord de cetterecommandation, devina presque aussitôt que la dame était dans lapièce voisine, et que M. de Saint-Briac voulait qu’elleentendît non pas seulement un organe féminin, mais aussi laconversation qui allait lui expliquer pourquoi son amant recevaitchez lui une jeune fille et rassurer sa jalousie. Un homme n’auraitprobablement pas eu tant de finesse, mais Rose Verdière comprenaità demi-mot.

– Monsieur, commença-t-elle, en semettant tout de suite au diapason qu’il fallait, nous nousconnaissons à peine, mais vous vous intéressez, commeM. de Mériadec, à un enfant qu’un scélérat a faitorphelin.

» C’est un lien entre nous, et lepersécuteur de cet enfant a formé contre vous un projet abominable.Un hasard providentiel vient de me l’apprendre. J’étais assise dansle square, au pied de la tour Saint-Jacques… deux hommes causaientprès de moi… ils ne voyaient pas que j’étais à portée de lesentendre… ils ont parlé de vous et de Sacha… l’un d’eux a dit qu’ilvenait de remettre au mari d’une dame que… que vous aimez… unelettre.

– Pour l’informer que sa femme est chezmoi, en ce moment. Je l’avais deviné. A-t-il nommé ?…

– Le mari. Non, monsieur. J’ai crucomprendre qu’il s’agissait d’un magistrat… peu m’importait, dureste… ce qui m’importait, c’était de vous avertir du danger. J’aipris une voiture et je suis venue… je tremblais d’arriver troptard… ces misérables disaient que ce monsieur serait ici à troisheures et demie.

– Je l’attends. Mes précautions sontprises. Il ne trouvera personne chez moi.

– Alors cette dame est… déjàpartie ?

– Non. Elle partira seulement lorsqu’ilsera dans ce salon. De cette façon elle ne risquera pas de lerencontrer à la porte ou dans la rue.

– Et s’il me rencontrait, moi ?

– Il n’en résulterait rien de fâcheuxpour vous. Il ne vous connaît pas.

– Comment me connaîtrait-il ? C’estun homme du monde, je suppose, et je ne suis qu’une pauvreouvrière.

Une idée venait de frapper Saint-Briac ;et en même temps il lui était venu un doute qu’il voulaitéclaircir.

– Vous n’avez pas encore été interrogéepar le juge d’instruction, à propos de l’affaire des tours ?demanda-t-il vivement.

– Ni moi, ni M. de Mériadec, niles deux messieurs que vous avez vus rue Cassette. Mais nous leserons sans doute.

– Il suffit que vous ne l’ayez pas étéjusqu’à présent, répondit le capitaine.

Il n’avait garde d’apprendre à Rose que lejuge qui devait l’appeler en témoignage, elle et ses amis, étaitprécisément le mari qu’il redoutait.

Et il se disait :

– S’il la voyait sortir de chez moi, ilne saurait pas qui elle est… si plus tard, quand il la recevra dansson cabinet, il la reconnaît pour l’avoir déjà rencontrée à laporte de ma maison, et s’il lui demande ce qu’elle y venait faire,elle aura bien l’esprit de lui répondre qu’elle était venue meparler du crime de Notre-Dame.

– Votre appartement a donc deuxsorties ? demanda Rose, qui n’avait pas compris où tendait laquestion incidente du capitaine.

– Dont une par les fenêtres qui s’ouvrentsur la cour. Nous sommes au rez-de-chaussée, et…

Le timbre résonna de nouveau, et Saint-Briacdit :

– Cette fois, c’est lui.

– Que faire ? balbutia la jeunefille, qui avait pâli en entendant le coup de sonnette.

Le capitaine hésita un instant ; puis,prenant un parti :

– Je ne veux pas qu’il vous surprenneici, dit-il d’un ton décidé ; je sais que je puis me fier àvous, et la personne qui est là ne s’étonnera pas de vous voir, carelle nous entend, et elle sait ce qu’il lui reste à faire.Lorsqu’elle sera partie, vous serez libre de fuir par le mêmechemin. Entrez là.

Il ouvrit une porte, pas celle que madame deMalverne avait fermée au verrou ; mais la pièce où elle setenait communiquait avec la chambre où Saint-Briac poussa RoseVerdière, en lui disant :

– À demain ! chezM. de Mériadec.

Après avoir enfermé la jeune fille et retiréla clef, qu’il mit dans sa poche, Saint-Briac écouta un instant etn’entendit aucun bruit de l’autre côté de la cloison. Il en conclutque Rose et Odette, comprenant toutes deux la situation, s’étaientaccordées sans se parler, et qu’elles sauraient fuir quand lemoment serait venu.

L’appel de la sonnette n’avait pas étérenouvelé, et il se pouvait après tout qu’il ne vînt pas deM. de Malverne ; mais, quoi qu’il en fût, il fallaitouvrir, et le capitaine, qui avait repris son sang-froid, pensaaussitôt à se donner une contenance pour détourner les soupçons dumari, si c’était le mari qui sonnait.

Quand il était seul chez lui, le capitainefumait volontiers la pipe. Il eut la présence d’esprit d’en allumerune qu’il trouva toute bourrée, sur la table du fumoir, contigu ausalon, et ce fut avec cet accessoire entre les dents qu’il sedirigea vers la porte de l’appartement.

Au moment où il y arrivait, on sonna encoreune fois, mais sans violence, presque timidement.

– C’est quelque fournisseur, se ditSaint-Briac ; à moins que ce ne soit une ruse de Malverne,faisant patte de velours, au lieu de s’annoncer en furieux.

Il ouvrit, il vit que c’était lui, et il ditdu ton le plus naturel qu’il put prendre :

– Tiens ! te voilà ! Du diablesi je m’attendais à te voir ici aujourd’hui ! Je te croyais auPalais.

– J’en viens, répondit le juge aveccalme, un calme qui n’était qu’apparent, car sa figure n’avait passon expression habituelle.

– Entre donc, reprit Saint-Briac. Tut’étonnes de me voir ouvrant ma porte moi-même ; croirais-tuque mes deux domestiques sont sortis ? J’allais en faireautant, et si tu étais arrivé une demi-heure plus tard, tu auraistrouvé visage de bois. Je n’attendais, pour m’habiller, que d’avoirachevé cette pipe.

Et, après avoir conduitM. de Malverne dans le salon :

– Tu ne la fumes plus, toi, la pipe. Tagrandeur t’attache au rivage, depuis que tu es magistrat. Et puis,ta femme déteste l’odeur du tabac. Mais tu me permettras bien definir en ta présence cette excellente bouffarde.

Tout cela était dit d’un air dégagé, et lecapitaine s’étonnait de si bien jouer la comédie, mais il ne lajouait pas sans remords, car il était honteux de son rôle. C’étaitla première fois qu’il se trouvait contraint de descendre jusqu’àse moquer de son ami qu’il trompait, et jamais il n’avait si biengoûté l’amertume de sa situation.

Il pensait : C’est indigne, ce que jefais. Je ne suis plus un galant homme, et si Hugues ne se laissepas prendre à mes mensonges, il aura le droit de me cracher auvisage.

Hugues ne paraissait pas convaincu. Au lieu des’asseoir dans un fauteuil que Jacques lui avait avancé, il restaitdebout, le chapeau sur la tête et les yeux fixés sur les deuxportes de communication.

– Ah çà, qu’est-ce que tu as, moncher ? demanda le capitaine, que la nécessité condamnait àfeindre jusqu’au bout l’insouciance gaie. Te serait-il arrivé unmalheur ? Bon ! je devine… Tu n’es pas content, parce quel’instruction de l’affaire de Notre-Dame ne marche pas. Les témoinsne t’ont rien appris de neuf.

– Je n’en ai entendu aucun, réponditdistraitement M. de Malverne. Je ne les ai fait citer quepour demain.

» Tu es seul chez toi, en cemoment ?

– Tu le vois bien ; si tu as quelquechose de confidentiel à me dire, tu peux parler.

Et comme le magistrat se taisait :

– Tu hésites ?… c’est donc biengrave ?

– Très-grave, dit enfin le marid’Odette.

– Raison de plus pour t’expliquerimmédiatement.

– Écoute, Jacques. Tu es mon plus ancienet mon plus intime ami. Jusqu’à ce jour, il ne s’est jamais élevéentre nous un nuage. J’ai en toi une confiance absolue.

– C’est réciproque.

– Je n’en doute pas. Eh bien, juge de ceque j’ai dû éprouver quand j’ai reçu contre toi une dénonciationépouvantable.

– Ah ! mon Dieu ! s’écriaironiquement le capitaine. Et de quoi, diable !m’accuse-t-on ? Serait-ce encore une fois d’avoir précipitécette malheureuse du haut de la tour du sud ?

– Si l’on ne t’accusait que de cela, jen’aurais pas quitté mon cabinet pour accourir ici. Je suismaintenant certain que la femme qui est montée avec toi sur lagalerie Notre-Dame est vivante.

– Eh bien, alors ? demandaSaint-Briac, en affectant de sourire.

– Je n’en doutais pas, repritM. de Malverne ; mais si jamais j’en avais douté, jeserais aujourd’hui à même de me convaincre qu’elle existe, car onvient de m’apprendre qui elle est.

– Nous y voilà, pensa le capitaine, ils’agit de me bien tenir.

Et il dit, en haussant les épaules :

– Je crois qu’on s’est moqué de toi, carje suis à peu près certain que personne ne l’a vue. N’importe,nomme-la-moi, et si l’on t’a dit la vérité, je ne démentirai pas lapersonne qui t’a renseigné. Tu possèderas alors un secret quej’aurais voulu garder, mais je sais que tu es incapable d’enabuser.

Le mari d’Odette présenta une lettre qu’iltenait pliée dans sa main gauche.

– Lis ! dit-il d’une voixsourde.

C’était le moment décisif. Saint-Briac avaitfroid dans le dos, mais il se tira de ce mauvais pas à forced’aplomb.

– Ah ! c’est infâme !s’écria-t-il, après avoir parcouru rapidement les premières lignes.Quel est le gredin qui s’est permis cette abominablecalomnie ?… Tu n’y as pas cru, j’espère… Mais quand jeconnaîtrai ce misérable…

– Lis jusqu’au bout.

Saint-Briac tourna vivement le feuillet etdit :

– J’en étais sûr… il n’a pas signé… et tusais le cas qu’un honnête homme doit faire d’une lettreanonyme…

– Je n’en aurais tenu aucun compte, sielle ne contenait pas une indication précise… lis, je te lerépète.

Le capitaine aurait bien voulu s’en dispenser,mais il ne pouvait pas refuser, et il se mit à déchiffrer, enscandant chaque mot, une écriture fine qu’il avait reconnue dupremier coup d’œil pour l’avoir déjà vue l’avant-veille, l’écriturede M. de Pancorbo :

« La femme qui a fait l’autre jour avecM. de Saint-Briac l’ascension des tours de Notre-Dame,c’est la vôtre, et, si vous voulez vous en convaincre, allez cetteaprès-midi, entre trois et quatre heures, chez ce galant capitaine.Vous y trouverez madame de Malverne. Elle est depuis six mois lamaîtresse de cet homme qui se dit votre ami. »

C’était clair et précis comme la démonstrationd’un théorème de mathématiques. Il n’y avait pas moyen de sedérober à une accusation si nette. Il fallait la réfutersur-le-champ, et la réfuter par des preuves.

Saint-Briac essaya pourtant de traîner lachose en longueur. Évidemment, Hugues allait exiger que lecapitaine lui montrât que personne n’était caché chez lui, et lecapitaine voulait laisser à Odette le temps de fuir par le cheminqu’il lui avait indiqué. Il espérait que Rose Verdière, poursortir, passerait aussi par la fenêtre, et il gardait pour la finde la discussion qu’il engagea un coup de théâtrejustificatif : la visite complète de l’appartement, que lemari trouverait vide.

– Ainsi, murmura-t-il d’un air navré, tuas pris au sérieux cet ignoble message, et tu viens vérifier lesodieuses allégations d’un drôle que tu ne connais pas. Tumériterais en vérité que je te laissasse y croire… alors qu’il meserait si facile de te convaincre que ce dénonciateur ment. Quelleopinion as-tu donc de ta femme et de moi, pour procéder ici commeun commissaire de police chargé de constater un flagrantdélit ?

Saint-Briac s’était rapproché de la porte etélevait la voix de façon à être entendu d’Odette, si elle étaitencore là.

– Je crois ce que j’ai vu, dit froidementle mari. Une femme est entrée ici, peu d’instants avant moi, etcette femme, c’est la mienne.

Cette affirmation fit pâlir Saint-Briac, quine put que balbutier :

– C’est impossible. Tu as rêvé cela. Lacolère te troublait l’esprit et la vue.

– J’affirme qu’une femme est entrée ici,reprit M. de Malverne avec un calme plus effrayant qu’unaccès de fureur ; une femme habillée de noir, que j’aiparfaitement reconnue, quoiqu’elle eût un voile sur le visage. Jevenais de descendre de voiture au rond-point des Champs-Élysées, etj’entrais dans l’avenue d’Antin, quand je l’ai aperçue… elle venaitdu côté du quai, très-vite, en rasant de près les maisons… arrivéeà la hauteur de la porte cochère, elle a tourné brusquement et ellea disparu sous la voûte.

– Tu t’es trompé, sans doute ; maisalors que ce serait vrai, cela ne prouverait pas qu’elle est entréechez moi. Je ne suis pas seul à habiter cette maison. Et celaprouverait encore moins que c’était madame de Malverne. Elle doitêtre chez elle en ce moment et si tu veux bien chasser les visionsqui t’obsèdent, tu n’as qu’à te transporter avec moi dans tonhôtel ; je suis sûr que nous l’y trouverons, offrant le thé àses amies… c’est son jour, et j’y serais allé, si tu n’avais pasenvahi mon domicile.

– Et moi, je suis sûr qu’elle est ici… àmoins qu’elle n’ait déjà eu le temps de fuir.

– Par où ? mon appartement n’a pasde porte dérobée.

– Il est au rez-de-chaussée, et il a desfenêtres sur la cour.

Saint-Briac tressaillit. Ce terrible mariavait deviné, et l’amant d’Odette commençait à craindre de ne paspouvoir sortir de la situation où l’avait mis l’imprudence de samaîtresse. Il essaya pourtant de s’en tirer en changeant deton.

– Au diable tes soupçons absurdes !cria-t-il en appuyant d’un geste dédaigneux cette réponse cassante.Puisque tu ne veux pas être convaincu, je n’essayerai plus de teconvaincre. Crois ce qu’il te plaira, après tout, et laisse-moi enrepos.

– Vos injures ne m’atteignent pas,monsieur, répliqua Hugues, sans se départir de sa froideurhautaine. Vous me les payerez avec le reste, car je vous ferail’honneur de me battre avec vous, et j’espère bien vous tuer. Maisje veux votre complice… et je ne partirai pas sans elle.

– Alors, dit le capitaine, sérieusementemporté cette fois par la colère, vous vous figurez que, sivraiment il y avait une femme chez moi, je vous la livrerais !Pour qui me prenez-vous donc, monsieur ?

– Je pourrais vous répondre : Pourun traître, car vous venez de briser par une odieuse trahison uneamitié de vingt ans… mais ce n’est pas à vous que j’ai affaire ence moment. Vous prétendez que vous êtes seul dans cet appartement.Prouvez-le-moi en m’ouvrant cette porte.

– C’est ce que j’aurais déjà fait, sivous ne me teniez pas un langage que je ne saurais tolérer. À quoibon d’ailleurs vous montrer que la pièce voisine de ce salon estvide ? Vous prétendriez que la personne qui s’y était réfugiéea sauté par la fenêtre. Finissons-en, je vous prie. Cette scèneridicule n’a que trop duré. Nous nous couperons la gorge quand vousvoudrez ; je ne demande pas mieux. Mais je suis chez moi, etje vous prie d’en sortir.

– Pas avant d’avoir arraché votrecomplice de la chambre où elle se cache.

M. de Malverne se préparaitvisiblement à enfoncer la porte d’un coup de pied, et Saint-Briac,exaspéré, allait lui sauter à la gorge, lorsqu’un bruit de chaisesrenversées les empêcha tous les deux d’en venir aux voies defait.

Le bruit partait de la chambre à coucher et lecapitaine se demandait si Odette y était encore.

– Persistez-vous à soutenir qu’il n’y alà personne ? interrogea Hugues.

– Non, mais je vous défends d’y entrer,et je vous jure que vous ne passerez pas, riposta Saint-Briac, enlançant à l’autre bout du salon sa pipe qu’il tenait encore à lamain.

Il ne restait plus aux deux amis qu’à secolleter comme de simples crocheteurs, mais cette déplorableextrémité leur fut épargnée.

La porte, menacée par l’un et défendue parl’autre, s’ouvrit tout à coup, et Rose Verdière apparut en pleinelumière, à visage découvert.

M. de Malverne, stupéfait, recula.Saint-Briac, beaucoup moins surpris, resta muet. Il sedemandait : Que va-t-elle dire ?

La jeune fille entra, la tête haute, ets’adressant au mari d’Odette :

– C’est moi, monsieur, que vous avez vuevenir du quai et entrer dans cette maison. Je crois que je vous aiaperçu à l’autre bout de l’avenue. Vous avez désigné tout à l’heureune femme voilée et vêtue de noir. Me reconnaissez-vous ?

– Oui, murmura Malverne, il me semble quec’est vous, et cependant…

– Vous doutez encore. Vous ne comprenezpas pourquoi M. de Saint-Briac a nié avec persistancequ’il y eût une femme ici. Mais, s’il en était convenu, vousl’auriez sommé de vous la montrer… et il aurait refuséénergiquement, parce que je serais perdue, si l’on savait que jesuis sa maîtresse.

– Vous ! s’écria le mari, qui avaitquelque peine à croire à un si heureux dénoûment.

Le capitaine, en entendant cet héroïquemensonge, s’était hâté de prendre une figure de circonstance, maisil resta muet, admirant le dévouement et l’intelligence de cettejeune fille qui, pour sauver une femme qu’elle ne devait guèreestimer, se chargeait bravement d’une faute qu’elle n’avait pascommise.

– Oui, monsieur, dit Rose, sanssourciller, je suis sa maîtresse, et je ne tolérerais pas qu’il eneût une autre. C’est pourquoi vous pouvez vous dispenser de visitercet appartement. La femme que vous cherchez n’y est pas.

» Je ne sais qui vous êtes, et si je mesuis cachée, lorsque vous avez sonné, c’est que, moi aussi, j’ai maréputation à sauvegarder, et il ne me convient pas que les amis deM. de Saint-Briac me voient. J’allais sortir par lafenêtre, quand j’ai entendu à travers la cloison les éclats devotre colère, et j’ai jugé que je devais rester. Il m’en a coûté deme montrer à vous ; mais maintenant que vous m’avez vue, vousn’accuserez plus une innocente… parce qu’elle a le malheur de meressembler de loin. Et puis, je crois avoir affaire à un galanthomme, et je compte que, si jamais vous me rencontrez, vous ne voussouviendrez pas de m’avoir vue ici.

Sur cette conclusion d’un petit discours quen’aurait pas désavoué une femme du meilleur monde, la fille del’ex-gardien des tours adressa un salut fort court àM. de Malverne et se dirigea vers la porte del’appartement, après avoir tendu la main au capitaine, qui y mit unbaiser reconnaissant et qui s’abstint de reconduire la généreuseenfant à laquelle Odette devait d’être sauvée.

Jacques resta face à face avec le mari quifaisait une singulière figure, et lui dit doucement :

– M’en veux-tu encore ? Etcomprends-tu enfin que tu as soupçonné à tort ta femme et tonami ?

Hugues lui ouvrit ses bras, et l’amantd’Odette eut le courage de ne pas se dérober à cette accolade qu’ilne méritait guère.

Quand un homme a mis le pied hors du droitchemin, il va jusqu’au bout dans la voie du mensonge.

– Pardonne-moi, murmuraM. de Malverne ; cette infâme lettre m’avaitbouleversé.

– Comment n’as-tu pas deviné d’où ellevient ?

– Je ne le devine pas encore.

– Tu as donc oublié les propos que cePancorbo nous a tenus au cercle ?

– Quoi ! ce serait lui qui…

– Souviens-toi qu’après avoir engagé avecmoi une conversation banale, il m’a déclaré tout à coup qu’ilm’avait vu, la veille, traverser le parvis Notre-Dame entre deuxsergents de ville. Souviens-toi que l’idée t’est venue aussitôt quecet homme si bien informé était peut-être l’assassin.

– C’est vrai, murmuraM. de Malverne. Je me rappelle même que l’étrangedéclaration de cet homme m’a fait l’effet d’être une menacedéguisée.

– Et tu ne te trompais pas, appuya lecapitaine. C’était une sorte d’avertissement… comme s’il nous avaitdit : Abandonnez l’affaire du crime de Notre-Dame, sinon jevous jouerai un mauvais tour à tous les deux. Tu l’avais si biencompris que tu devais demander à l’ambassade d’Espagne desrenseignements sur le soi-disant marquis de Pancorbo…

– Et j’ai négligé de le faire… mais ilest encore temps.

– Non, je crois qu’il n’est plus temps.Hier soir, il n’a pas paru au cercle, et il ne loge plus à l’hôtelContinental. Cette disparition prouve surabondamment qu’il estcoupable.

» Maintenant, veux-tu que je t’expliquele plan qu’il a conçu et qui vient de recevoir un commencementd’exécution ? Le voici : du haut de la tour, où il étaitmonté avec sa victime, il m’a sans doute aperçu pendant que j’étaissur la galerie avec une femme, qu’il n’a pas pu reconnaître,attendu qu’il ne l’avait jamais vue ; mais il m’a reconnu, moiqu’il voyait tous les jours à la partie de baccarat. Il m’auraitparfaitement laissé condamner, et lorsque, le lendemain, il m’arencontré dans les salons du cercle, il s’est dit : Cemonsieur a pu me voir là-haut, et il pourrait s’aviser de le dire àson ami, le juge d’instruction. Il faut que je l’empêche de parler.Et il a procédé par gradation. Il m’a appris d’abord qu’il avaitassisté à mon arrestation, et il m’a fait sentir qu’il ne tenaitqu’à lui d’ébruiter cette mésaventure que j’avais grand intérêt àcacher.

– Et je t’ai engagé à ne tenir aucuncompte de cette communication menaçante.

– J’ai si bien suivi ce conseil qu’aprèston départ, l’ayant vu sortir en compagnie de l’individu qui, ennotre présence, l’avait accosté aux Champs-Élysées, je me suisamusé à les filer tous les deux. Ils m’ont échappé, et en rentrantchez moi, j’y ai trouvé une lettre non signée dont l’auteur anonymem’avertissait qu’il savait le nom de ma maîtresse, et que, si jecontinuais à m’occuper de lui, il la dénoncerait à son mari.

– Tu l’as, cette lettre ?

– Non. Je l’ai brûlée, mais, jel’affirme, elle est de la même écriture que celle-ci. Laisse-moiachever. Dans la première, il n’était pas question de toi. Lemaître chanteur ne nommait pas – et pour cause – la femme surlaquelle il me menaçait de se venger. Il supposait qu’il n’enfaudrait pas davantage pour m’effrayer. Or, le lendemain, je suisallé chez un des témoins que tu avais fait citer, et que sans doutetu entendras un de ces jours.

– Demain, sans plus tarder, interrompitle juge.

– Tu feras bien, dit le capitaine quipensait tout le contraire, car la future comparution de RoseVerdière l’inquiétait fort. Je suis donc allé chez ce baron deMériadec, dont tu m’as donné l’adresse. Pancorbo a dû avoirconnaissance de cette démarche… je suis persuadé que depuis deuxjours il me fait espionner… et il en a conclu que je préparaisquelque chose contre lui.

» C’est alors qu’il a imaginé unenouvelle combinaison ou plutôt un perfectionnement de la première.Il sait que tu es marié, que je suis ton ami intime, que ta femmeest jeune et jolie. Il s’est dit : Si je pouvais faireaccroire au juge d’instruction que ce Saint-Briac est l’amant demadame de Malverne, ces messieurs s’entre-tueraient peut-être, etje serais débarrassé de mes plus dangereux ennemis. Une lettreanonyme fera l’affaire.

En écoutant ces déductions hasardées,M. de Malverne fronçait le sourcil et ne paraissait pasconvaincu.

– Je ne comprends pas ton raisonnement,dit-il froidement. Cette machination aurait tourné contre lui. Etil ne m’aurait pas dit que je surprendrais ma femme chez toi,sachant que je ne l’y trouverais pas.

– Tu ne connais pas les gredins del’espèce à laquelle appartient ce scélérat. Ils calomnient quandmême parce qu’il reste toujours quelque chose d’une calomnie. Il aréussi à te troubler momentanément l’esprit. Il a semé un grain dedéfiance entre nous. Et d’ailleurs, c’est surtout à moi que le coupétait destiné. C’est comme s’il me disait : Si vous persistezà vous occuper de moi, il vous arrivera de terribles désagrémentsdont je vous fournis un premier échantillon.

» Et puis, il ne prévoyait pas que je metrouverais en mesure de me justifier complétement, et séancetenante, d’une accusation qu’à la rigueur tu pouvais croire fondée.Songe donc à ce qui se serait passé entre nous si les chosesavaient tourné autrement. Si tu n’avais trouvé personne chez moi,tu aurais peut-être cru que ta femme y était venue, et que tuarrivais trop tard. Si j’avais refusé de te mettre en présence dema maîtresse que j’avais cachée dans ma chambre, c’eût été bienpis. Nous nous serions certainement coupé la gorge. Nous avons déjàfailli nous prendre aux cheveux, parce qu’elle ne se pressait pasde paraître.

» Il a fallu, pour empêcher un malheur,qu’elle eût l’intelligence et le courage de se montrer… un couragebien rare, dans sa position, car elle n’est point de celles quin’ont rien à risquer en s’affichant.

– Alors elle est mariée ?

– Tu me permettras de ne pas te donner dedétails sur son état social. Il lui en a déjà assez coûté de sefaire voir, et nous en resterons là, si tu veux bien.

– Rien ne t’empêche du moins de me diresi c’est elle qui est montée avec toi sur la galerie du portail deNotre-Dame.

– Crois-en ce qu’il te plaira.

– Alors, tu refuses de merépondre ?

– Absolument, et je m’étonne que tuinsistes. Nous ne sommes pas au Palais, dans ton cabinet, et ici tun’es plus juge d’instruction. Tu es Hugues de Malverne, mon plusancien ami, et maintenant que tu ne peux plus me soupçonner det’avoir trompé, mes affaires de cœur ne te regardent pas, je te ledis tout net.

– Tu as raison, s’écria Malverne,impressionné par ce langage ferme et clair.

– Veux-tu visiter mon appartement dansses coins et recoins ? demanda en souriant le capitaine.

– Je ne te ferai pas cette injure. Je net’accuse plus, et je te prie d’oublier ce qui vient de se passerici. Moi, j’en garderai le souvenir, comme d’une leçon, mais je net’en parlerai jamais… et Odette l’ignorera toujours.

– Enfin, je te retrouve donc et j’espèreque rien n’altérera désormais notre vieille amitié.

» Veux-tu me permettre de te donner unconseil ?… c’est de laisser M. de Pancorbo aller sefaire pendre ailleurs.

– Je ne te promets pas cela, dit vivementM. de Malverne. Je suis magistrat, et je ferai mon devoirjusqu’au bout. Mais je t’engage, toi, à ne plus te mêler de cetteaffaire.

» Elle t’a déjà coûté assez cher, et tun’as pas mission de l’instruire.

– Sois tranquille ; je ne m’enoccuperai plus. Tu rentres chez toi, je suppose. Quand tereverrai-je ?

– Quand tu voudras. Notre maison t’estouverte, tu le sais.

Ils échangèrent une poignée de main, et ils seséparèrent sur le seuil de cette porte qu’Odette avait franchiepour entrer chez son amant.

Le temps n’est plus où le public riait desmaris mis en scène par Molière, et, de ces deux hommes, Hugues deMalverne n’était pas le plus malheureux, car Saint-Briac, restéseul, se laissa tomber dans le fauteuil où sa maîtresse s’étaitassise, et dit avec un geste désespéré :

– Ah ! c’est trop de honte !…je me fais horreur à moi-même… je voudrais que cet assassin meproposât un duel à bout portant et qu’il me débarrassât de lavie.

VIII

Rose Verdière était sortie de la maison ducapitaine avec la mort dans l’âme. Elle ne regrettait pas de s’êtredévouée pour préserver d’une catastrophe imminente un homme qui luiétait sympathique, mais elle osait à peine envisager les suites quepouvait avoir son dévouement.

Elle ne savait pas le nom du mari qu’elleavait contribué à tromper, quoiqu’elle eût entendu à travers lacloison presque toute la conversation des deux hommes. Ce nomfigurait dans la lettre anonyme que M. de Saint-Briacavait lue, des yeux seulement ; il n’avait pas été prononcétout haut.

Quelques propos échangés entre le mari etl’amant, au début de leur entretien, auraient pu mettre la jeunefille sur la voie.

Ceux-là lui avaient échappé, parce que, aumoment où ces messieurs les tenaient, elle était occupée à aider lafemme coupable à fuir par la fenêtre. Elle ignorait donc que cemari était le magistrat chargé d’instruire l’affaire du crime deNotre-Dame ; mais elle n’ignorait pas qu’il était l’ami intimedu capitaine, et c’était assez pour qu’elle redoutât lesconséquences de cette aventure.

Elle se demandait si cet ami dont elle avait,en se montrant, désarmé la colère, se contenterait toujours decette preuve très-contestable de l’innocence de sa femme ; si,au contraire, il n’allait pas ouvrir secrètement une enquête, àseule fin de s’assurer si le capitaine avait dit la vérité enprésentant Rose comme sa maîtresse.

Un jaloux très-épris ne demande qu’à croire cequ’il désire. Il peut se laisser aller à admettre, dans un premiermouvement de joie, une justification douteuse et se raviserensuite.

Or, si celui-là entreprenait de s’assurer quele capitaine n’avait pas menti, il devait arriver tôt ou tard àdécouvrir qui était la femme que le capitaine lui avaitmontrée.

Il lui suffirait de faire suivre Saint-Briac,qui reviendrait certainement chez Mériadec, ne fût-ce que pourremercier l’Ange du bourdon ; de s’informer des personnes quihabitaient la maison de la rue Cassette, et d’y entrer sous unprétexte quelconque.

Rose frémissait à l’idée de se retrouver faceà face avec cet homme qui, pour éclaircir la situation, iraitpeut-être jusqu’à lui rappeler leur rencontre dans l’appartement deSaint-Briac, voire même jusqu’à lui parler de ses relations intimesavec le capitaine, tout cela en présence du bon Mériadec qu’ellerespectait, et de Daubrac qu’elle aimait.

C’eût été pour en mourir de honte, à moinsqu’elle ne déclarât au mari qu’elle avait joué la comédie pouraider Saint-Briac à le tromper. Et elle ne se serait jamais décidéeà trahir les amants qu’elle avait sauvés au péril de sa réputationet de son repos.

Elle les blâmait pourtant avec toute l’énergieque la vertu donne à une honnête fille. Elle ne comprenait pas quel’amant se fût abaissé jusqu’à trahir son ami intime. Ellecomprenait encore moins que la maîtresse eût manqué à la foiconjugale. Et si elle s’était sacrifiée pour les préserver duchâtiment qu’ils méritaient tous les deux, c’était uniquement parpitié. Elle avait cédé à un entraînement de son cœur, sans calculerla portée d’un acte dont le moindre inconvénient était de l’exposerelle-même à des dangers de toute sorte.

Et madame de Malverne n’était pour rien dansla résolution que Rose avait prise à l’improviste. Dans la chambreoù elles s’étaient rencontrées, elles avaient à peine échangéquelques mots. Qu’auraient-elles pu se dire ? Odette, quivenait d’écouter à travers la porte, savait maintenant que Rosen’était accourue chez le capitaine que pour l’avertir du péril quiles menaçait.

Odette aurait dû la remercier ; mais ellese trouvait dans une de ces situations où une femme n’a plus lecourage d’exprimer ce qu’elle ressent. Et Rose aurait craint de latroubler encore davantage en lui adressant la parole. Elle s’étaitbornée à lui montrer la fenêtre, à l’aider à descendre, au momentoù le mari prenait avec Jacques le ton agressif, et à refermerensuite tout doucement cette fenêtre, qui aurait paru suspecte aumari si elle l’eût laissée ouverte.

Puis, Rose était venue se mettre aux aguets,l’oreille collée contre la cloison. Elle avait suivi avec angoisseles phases de l’orageux entretien des deux amis, espérant toujoursque le mari finirait par se calmer et par quitter la place. Mais laquerelle s’était bientôt élevée au diapason le plus violent, et, enentendant ce mari exaspéré parler d’enfoncer la porte, Rose avaitcompris que M. de Saint-Briac allait se mettre entravers, et que, pour les empêcher d’en venir aux mains, il fallaitqu’elle se montrât.

Elle l’avait fait, et, inspirée par la gravitédu cas, elle avait improvisé un récit explicatif, qu’en toute autrecirconstance elle n’aurait pas eu l’habileté d’inventer. Aprèsquoi, elle était sortie avec les honneurs de la guerre,c’est-à-dire avec la conviction d’avoir réussi à réconcilier lesdeux adversaires.

Que s’était-il passé entre eux après sondépart ? Elle n’en savait rien ; mais ce n’était pas lemoment d’y réfléchir, et, d’ailleurs, elle pensait que le capitainene la laisserait pas longtemps sans nouvelles.

Ses inquiétudes se portaient maintenant d’unautre côté. Elle songeait à l’enfant que des misérables seproposaient de supprimer, comme ils disaient dans leur affreuxlangage.

Elle s’était occupée d’abord de courir ausecours de Saint-Briac, et elle avait bien fait, car il s’en étaitfallu de peu qu’elle arrivât trop tard. Sacha, bien gardé parMériadec, pouvait bien attendre. Et cependant elle n’était pastranquille.

Les deux chenapans dont elle avait surpris lesconfidences au pied de la tour Saint-Jacques venaient de donner lamesure de ce qu’ils pouvaient faire, et il était assurément plusdifficile de préparer le guet-apens de l’avenue d’Antin que des’introduire dans une maison isolée de la rue Cassette.

Ces gens-là étaient très-capables d’inventerquelque ruse à laquelle le baron se laisserait prendre. Il étaitbrave et bon, mais il avait les défauts de ses qualités. Ilpoussait la bravoure jusqu’à l’imprudence, et la bonté jusqu’à lanaïveté, en ce sens que, jugeant les autres d’après lui, il necroyait pas au mal.

Sacha ne lui ressemblait guère ; maisSacha était un jeune sauvage, orgueilleux, indocile, un oiseau malapprivoisé, qui ne demandait qu’à s’échapper de sa cage et qui,s’il s’envolait, ne saurait pas y rentrer, faute d’en retrouver lechemin à travers ce Paris qu’il ne connaissait pas.

Le protecteur et le protégé avaient grandbesoin d’une sage personne qui les aidât de sa présence et de sesconseils. Rose, en dépit de sa jeunesse, avait tout ce qu’ilfallait pour remplir ces fonctions modératrices, et il lui tardaitde les reprendre.

En sortant, elle s’était dirigée du côté de laSeine. Sur le quai, elle reprit le fiacre qu’elle y avait laissé,et elle se fit conduire à la rue Cassette.

Pendant le trajet, ses inquiétudes au sujet deSacha se calmèrent, et elle se reprit à penser aux scènes quivenaient de se passer chez le capitaine. Elle se demanda si elledevait les raconter à Mériadec, et, toutes réflexions faites, ellese décida à ne pas lui en parler.

Elle était tombée par hasard sur une voitureattelée d’un bon cheval, et en moins de vingt minutes elle arrivarue de Rennes, où elle descendit, pour éviter d’attirer par lebruit d’un fiacre lancé à fond de train l’attention des paisiblesvoisins du baron.

Elle entra à pied dans la rue Cassette,solitaire comme toujours, et elle s’achemina rapidement vers lamaison de Mériadec.

Cette maison que Rose Verdière habitait depuisdeux jours, et où elle se plaisait déjà, avait son aspectaccoutumé : un aspect qui manquait absolument de gaieté.

Séparée de la rue par un long mur percé d’unepetite porte, elle ne montrait que deux fenêtres, toutes deux aupremier étage, et dont chacune éclairait un des pavillons quereliait entre eux le corps de logis bâti au fond de la cour.

La première, en venant de la rue de Rennes,était celle de la chambre de Rose, qui, l’ayant fermée avant desortir, fut quelque peu surprise de voir qu’elle était ouverte.L’autre, qui donnait dans la chambre du baron, était fermée,quoiqu’il fît un temps superbe et quoique Mériadec aimât beaucoupl’air.

– C’est singulier, murmura-t-elle ens’apercevant de ce double changement.

Il n’en fallut pas davantage pour que sesinquiétudes la reprissent, et ce fut avec un fort battement de cœurqu’elle s’approcha de la porte.

Elle n’avait pas de clef, et elle craignait dela trouver fermée ; mais elle n’eut qu’à tourner le boutonpour entrer.

– Je suis folle de me tourmenter,pensa-t-elle. Si le baron était sorti avec Sacha, il n’aurait paslaissé sa maison à la discrétion du premier venu… d’autant qu’àcette heure-ci sa femme de ménage n’y est jamais. Je vais letrouver là-haut, plongé dans l’étude de don Quichotte et vantantson héros à Sacha, qui n’apprécie que les dessins du livre.

Elle prit l’escalier à sa droite, grimpavivement, entra dans la salle où elle avait déjeuné, n’y vitpersonne et passa dans la pièce voisine où elle avait laisséMériadec expliquant pourquoi le dernier des chevaliers errants seruait la lance en arrêt contre un moulin à vent.

L’in-folio était resté ouvert, mais le maîtreet l’élève n’étaient plus là.

Rose revint sur ses pas, visita la chambre àcoucher, qui était vide et, rebroussant chemin encore une fois,poussa jusqu’à l’atelier.

Là, personne encore. Il fallait que Mériadecfût dehors, et son absence, après tout, n’avait rien de fortextraordinaire, car il lui arrivait assez souvent, l’après-midi, depromener ses rêveries au Luxembourg.

– Il aura emmené Sacha, se dit la jeunefille, et je suis sûre qu’il ne le perdra pas en route. Mais jevoudrais bien les revoir tous les deux.

Elle pensa qu’ils ne tarderaient guère àrentrer, et qu’en les attendant, elle n’avait rien de mieux à faireque de se remettre au travail.

Elle rapportait du magasin de la rue de Rivoliune nouvelle commande assez importante, une commande pressée, etelle n’avait pas de temps à perdre pour terminer à jour fixe cetouvrage qui devait être bien payé.

Elle prit donc ses outils, et elle essaya decréer une guirlande de bluets qui faisait partie de la parureconfiée à son talent de fleuriste.

Malheureusement, elle pensait à toute autrechose, et ses doigts ne firent que de mauvaise besogne. Lesincidents de la journée occupaient son esprit, et son imaginationlui en représentait les conséquences.

Elle croyait voir encore le visage sévère dumari, ses yeux étincelants, son attitude menaçante, la figuremartiale du capitaine et les traits pâles de la femme coupable. Illui semblait qu’elle entendait les voix irritées des deux hommes,ces voix qui l’avaient fait frissonner dans la chambre où elle setenait prête à intervenir.

Puis, elle évoquait l’image de Daubrac, ellele voyait par la pensée avec sa tête brune, ses cheveux noirsbouclés, sa taille bien prise et sa démarche alerte. Elle serappelait jusqu’à ses paroles les plus insignifiantes, et elleaurait pu réciter mot à mot le dernier entretien qu’il avait euavec elle. Il était parti en lui disant assez clairement qu’ill’aimait ; mais comment l’aimait-il, et où la conduirait cetamour qu’elle partageait ? Daubrac ne s’était pas expliqué surses intentions, et la pauvre Rose avait tout lieu de croire qu’iln’aspirait pas à l’épouser.

Le mariage n’est pas fait pour les internes.Ils n’ont pas le temps d’y penser, et ils trouvent au quartierLatin des distractions qui leur suffisent. Ce n’est que beaucoupplus tard qu’ils songent à faire une fin, et alors ils cherchentune dot. Pourquoi Daubrac aurait-il fait exception à cette règle,commune à tous les jeunes qui travaillent pour conquérir une bonneplace dans ce monde où l’argent règne et gouverne ?

Rose ne pouvait pas raisonnablement espérerqu’il lui sacrifierait son avenir, et elle se reprochait de ne pasl’avoir arrêté net à sa première tentative de déclaration. Elle sejurait d’être plus réservée à l’avenir ; mais les amoureusesne tiennent jamais ces serments-là, et, sans se l’avouer àelle-même, elle était follement éprise de ce brave et beau garçonque le hasard le plus étrange avait mêlé à sa vie.

Il ne dépendait plus d’elle de l’en éloigner,maintenant qu’elle demeurait chez Mériadec, puisqu’il y venait tousles jours, et alors même qu’elle se serait décidée à déménager pourle fuir, elle l’aurait encore rencontré à l’hôpital, où elle allaitchaque matin voir son père, qui n’était pas près de guérir.

Elle en était là de ses réflexions, et laguirlande de bluets n’avançait guère, lorsqu’en levant les yeux,elle vit dans la cour Mériadec qui se dirigeait vers l’escalier dupavillon de droite et qui disparut presque aussitôt.

Rose travaillait près de la fenêtre, etMériadec avait dû l’apercevoir.

– Dieu soit loué, se dit-elle en selevant vivement, il ramène Sacha !

Elle n’avait pas vu l’enfant, mais ellepensait que le baron l’avait fait passer devant, et qu’elle allaitle trouver dans la bibliothèque.

Elle y courut, mais il n’y avait là queMériadec, qui s’écria :

– Comment, mademoiselle, vous êtesici !

– Depuis un quart d’heure, répondit lajeune fille avec un certain embarras. J’ai beaucoup trop tardé, jele sais, mais ce n’est pas ma faute, et…

– Oh ! je ne vous reproche rien, etpuisque vous voilà, tout va bien ; mais j’ai eu peur de neplus vous revoir.

– Et pourquoi ?

– Parce que je ne vous ai pas rencontréeà l’endroit que vous m’indiquiez. J’ai couru tout le jardin desTuileries. Vous n’y étiez plus…

– Au jardin des Tuileries ! Mais jen’y suis pas allée.

– Cependant, vous m’avez écrit que vousm’y attendiez.

– Moi !

– Sans doute. Voyez plutôt.

Mériadec tira de sa poche une lettre et laprésenta à l’Ange du bourdon, qui s’écria :

– Cette lettre n’est pas de moi.

– Que dites-vous ?

– La vérité, monsieur. Qui vous l’aremise ?

– Un homme habillé en commissionnaire. Ilm’a dit que c’était très-pressé, et que la personne m’attendait aupied du marronnier du 20 mars.

– C’était encore un piège, murmura Rose,abasourdie par ce nouveau coup.

– Encore ! répéta Mériadec. On vousen a donc tendu un, à vous aussi ?

– Pas à moi. Mais le misérable qui vous aenvoyé cette fausse lettre savait probablement que vous neconnaissiez pas mon écriture, et il a inventé ce moyen pour vouséloigner d’ici.

– Dans quel but ?

– Où est Sacha ? demanda brusquementla jeune fille.

– Sacha est ici, répondit Mériadec. Je nepouvais pas l’emmener avec moi. Je pensais que vous couriez undanger, et je n’ai pas voulu exposer cet enfant.

– Alors, vous l’avez laissé seul danscette maison ! s’écria Rose Verdière.

– Il le fallait bien. Mais j’ai eu soinde l’enfermer, en prévision du cas où la fantaisie lui viendrait desortir.

– Où l’avez-vous enfermé ?

– Dans sa chambre, et il ne s’en est pasaperçu. Après avoir feuilleté avec moi les gros livres que je luiexpliquais, il a été pris d’envie de dormir, et je l’ai aidé às’étendre sur son lit, où il s’est assoupi immédiatement. Un quartd’heure après, le commissionnaire m’a remis la lettre que je viensde vous montrer. Je l’ai renvoyé, et, comme je ne me souciais pasde laisser Sacha à la discrétion du premier venu, j’ai donné, avantde partir, un tour de clef à chacune des deux portes de la pièce oùil couche. Il n’a rien entendu, et il dormait de si bon cœur qu’iln’est pas encore réveillé.

– En êtes-vous bien sûr ?

– Non, puisque je ne suis pas encoreentré chez lui, mais j’en suis convaincu, et, du reste, nous allonsnous en assurer. Venez avec moi, ma chère Rose.

– Regardez ! dit-elle en amenantMériadec près de la croisée qui donnait sur la cour.

Elle lui montra du doigt une échelle de cordeaccrochée à l’appui de la fenêtre de la chambre de Sacha.

– Ah ! mon Dieu ! s’écriaMériadec, consterné. Le malheureux enfant s’est échappé !

– Dites plutôt qu’on l’a enlevé. Où seserait-il procuré cette échelle ?

– Je n’en sais rien. Mais j’affirme qu’ilne s’est pas laissé enlever. Il se serait défendu… il aurait appeléau secours… on n’emporte pas un enfant de neuf ans comme unenourrice emporte son nourrisson.

– Oh ! ils se seront bien gardésd’employer la violence. Ils auront eu recours à un procédé qui leurest familier. Ils lui auront persuadé que l’un de nous l’envoyaitchercher.

– Sacha ne l’aurait pas cru.

– Vous l’avez bien cru, vous… et vousn’êtes pas le seul qui se soit laissé prendre aujourd’hui à cepiège grossier. Sacha, du reste, ne demandait qu’à courir la ville.Il aura répondu qu’il était emprisonné dans sa chambre ; ilslui ont jeté cette échelle ; et il s’est empressé d’enprofiter pour sortir, enchanté de vous jouer un tour, parce qu’ilvous en voulait de l’avoir mis aux arrêts.

– Oui, murmura Mériadec, les choses ontpu se passer ainsi… à moins que…

Et, sans achever sa phrase, il courut à laporte de communication. La clef était restée à la serrure, endehors. Mériadec la tourna doucement et entra sur la pointe dupied.

Rose Verdière suivit, en marchant avecprécaution.

Le lit était au fond de la chambre, un petitlit de fer, dont les rideaux blancs étaient tirés.

Mériadec les entr’ouvrit sans bruit, mit undoigt sur ses lèvres et fit signe à l’Ange du bourdond’approcher.

L’enfant était couché sur le côté droit, levisage tourné vers le mur et le bras gauche replié sur sa tête. Ilne fit pas un mouvement, et Mériadec dit tout bas à Rose :

– Ne le réveillons pas, il dort sibien !

Ils s’en allèrent comme ils étaient venus, etils se cantonnèrent à l’autre bout de l’atelier, afin de pouvoircauser sans que l’enfant les entendît.

– Quel singulier sommeil ! dit lajeune fille, médiocrement rassurée.

– Le sommeil que nous avions à son âge,répondit le baron, en se frottant les mains. Vous voyez, ma chèreRose, que vous vous alarmiez à tort.

– J’en conviens, et pourtant… cettefenêtre ouverte…

– Par moi, à la prière de Sacha. Il avaittrop chaud, et cette chambre est si petite que j’ai jugé utile delui donner de l’air.

– Mais… cette échelle ?…

– Ce n’est pas moi qui l’ai accrochée là,je l’avoue.

– Qui donc, alors ?

– Ma foi ! je n’en sais rien.L’enfant nous le dira quand il se réveillera. Peu nous importe,puisqu’il est sain et sauf. C’est peut-être une idée de notre amiFabreguette.

– Comment ?…

– Eh ! oui. Il n’est pas venu cematin à l’heure du déjeuner. Il aura voulu se rattraperl’après-midi, et, ne trouvant personne, il aura imaginé d’escaladerla fenêtre de la chambre du petit pour lui faire une farce.

– C’est bien invraisemblable… Mais,encore une fois, l’échelle ?… Vous ne me direz pas que c’estlui qui l’a apportée.

– Qui sait ? Fabreguette est unoriginal, et il se charge volontiers d’ustensiles bizarres. Ne sevantait-il pas, hier, de retrouver la maison où a couché Sacha enarrivant à Paris, et de s’y introduire par des procédés à luiconnus ? Pourquoi n’y aurait-il pas réussi en se servant decette échelle de corde ? Il venait nous raconter son succès etnous montrer comment il s’y est pris. Nous n’y étions pas. Il alaissé son escalier portatif accroché à la fenêtre, afin de nousprouver que son système est bon pour entrer chez les gens malgréeux. Et il va revenir avant la fin de la journée.

Rose ne paraissant pas convaincue par cesraisonnements, Mériadec essaya d’un argument nouveau.

– Vous conviendrez bien, dit-il, que sil’échelle avait été apportée par nos ennemis, je ne sais dans quelmauvais dessein, ils ne l’auraient pas laissée pour marquer leurpassage.

– C’est vrai, cela, murmura la jeunefille. Mais pourquoi, alors, vous ont-ils attiré hors de chez vous…juste au moment où je n’y étais pas ?

– Mon Dieu, mademoiselle, je ne me chargepas de tout expliquer. Nous vivons depuis quelques jours au milieud’événements extraordinaires ; nous marchons de surprise ensurprise, et nous ne pouvons pas encore prévoir le dénoûment dudrame qui se joue autour de nous.

– Et par nous, dit tout bas Rose, quipensait à son aventure chez M. de Saint-Briac.

– Contentons-nous pour le moment den’avoir plus d’inquiétude sur le sort de Sacha.

– J’en ai toujours.

– Quoi ! même après ce que vousvenez de voir ?

– Je ne serai rassurée qu’après que Sacham’aura parlé.

– Qu’à cela ne tienne, mademoiselle. Toutà l’heure, je n’ai pas voulu troubler son repos, mais, après tout,il a bien assez dormi… et d’ailleurs il me tarde de lui demander cequi s’est passé ici après mon départ. Il est probable que le pauvreenfant n’en sait rien du tout… N’importe !… allons leréveiller.

Rose ne se fit pas prier, et ils revinrenttous deux à la chambre où rien n’avait bougé depuis qu’ils enétaient sortis.

Ils trouvèrent Sacha dans la mêmeposition ; mais cette fois Mériadec tira bruyamment lesrideaux et l’appela par son nom.

N’obtenant pas de réponse, il se pencha et iltoucha la main qui cachait le visage.

Elle était glacée.

Sacha ne donnait plus signe de vie. Ses yeuxentrouverts n’avaient plus de regard, et sa face tuméfiée étaitméconnaissable.

La langue pendait hors de la bouche.

– Il est mort, s’écria la jeunefille.

– Mort assassiné ! murmuraMériadec.

Il faisait mal à voir, ce pauvre corpsd’enfant. Le cou découvert portait deux taches violacées,empreintes des doigts du scélérat qui l’avait étranglé d’une seulemain ; une main énorme dont l’étreinte puissante avait suffipour consommer le crime.

Sacha avait dû être surpris pendant sonsommeil, car ses vêtements n’étaient pas en désordre, et le litn’était pas dérangé.

L’assassin n’avait eu qu’à replacer le cadavredans une position naturelle, et à relever le bras sur le visagepour que la victime eût l’air de dormir.

Mériadec s’y était trompé, et Rose, quidoutait, avait fini par y croire.

Elle pleurait maintenant ; elle pleuraitsilencieusement ; les grandes douleurs sont muettes, et laforce lui manquait pour exprimer la sienne.

Mériadec était atterré.

– C’est moi qui l’ai tué, dit-il en sefrappant la poitrine. Je devais veiller sur lui, et je l’ai laissésans défense.

– Pour courir à mon secours, sanglota lajeune fille. C’est moi qui suis cause de sa mort.

– Vous ne pouviez pas prévoir quel’assassin se servirait de votre nom pour m’attirer dehors.

– Non, mais j’ai su que la vie de Sachaétait menacée… j’ai entendu deux hommes qui parlaient de l’enlever,et, au lieu de me hâter de revenir ici, j’ai…

– Il est fort heureux que vous ne soyezpas rentrée… vous ne m’auriez pas trouvé, et ils vous auraienttuée.

– Je n’aurais pas regretté la vie, sij’avais pu le sauver.

– Nous le vengerons.

– Ne l’espérez pas. Entre nous et cesbandits, la lutte est trop inégale. Nous y périrons tous.

– Non, car nous avons avec nous lajustice. J’ai voulu me substituer à elle. Je le regrette amèrement,et je dirai au juge d’instruction tout ce que je lui ai cachéjusqu’à présent. Maintenant que Sacha est mort, je n’ai plus deraisons de me taire. Et il n’y a pas une minute à perdre. Unmeurtre a été commis chez moi, et ce meurtre n’est que la suite ducrime de Notre-Dame. Je vais courir au Palais.

– Je ne resterai pas seule ici, dit Roseen détournant les yeux pour ne pas voir le cadavre.

– Pourquoi ne m’accompagneriez-vouspas ? vous aussi vous avez été mêlée à l’affaire de la tour,et bientôt… demain peut-être… vous serez citée comme témoin…N’attendons pas que ce juge nous appelle. Si nos amis étaient là,je les inviterais à venir avec nous. Malheureusement, Fabreguetten’a pas paru aujourd’hui.

– Nous trouverons M. Daubrac àl’Hôtel-Dieu.

– Oui, c’est l’heure où il fait saseconde visite à ses malades… et l’hôpital est sur notre chemin…partons, mademoiselle.

– Qui le gardera, lui ? demandaRose, en montrant le pauvre petit corps de Sacha.

Mériadec eut un geste qui signifiait : Iln’a plus besoin de personne. Alors, la jeune fille détacha de soncorsage un bouquet de violettes qu’elle avait acheté en allant ruede Rivoli, le plaça sur la poitrine de l’enfant, et s’agenouillaprès du lit.

Pendant qu’elle priait, Mériadec repoussa lafenêtre, sans retirer l’échelle de corde, qu’il tenait à laissercomme elle était, afin que la justice comprît comment l’assassinétait entré.

Puis il aida Rose à se relever et l’emmenachez lui, après avoir donné un tour de clef à la porte de lachambre mortuaire, et mis la clef dans sa poche.

– Êtes-vous prête à dire au juged’instruction ce que vous savez ? demanda-t-il à sa protégée,qui ne répondit que par un signe affirmatif.

Il lui répugnait d’articuler un oui bien net,parce qu’elle faisait mentalement des réserves.

Elle se promettait, par exemple, de ne pasparler à ce juge de la scène entre le mari et l’amant. Elle n’enavait pas dit un mot à Mériadec, et elle ne voulait pas se départirdu silence absolu qu’elle avait promis àM. de Saint-Briac.

Cette scène d’ailleurs ne se rattachait quetrès-indirectement au crime de Notre-Dame, et pas du tout aumeurtre de Sacha.

– J’espère que nous le trouverons dansson cabinet, reprit Mériadec. Mais nous n’avons pas une minute àperdre. Venez vite.

Ils descendirent précipitamment l’escalier,et, cette fois, le baron eut soin de fermer à double tour la portede la rue ; précaution qu’il aurait bien dû prendre lorsqu’ilétait sorti pour aller chercher aux Tuileries Rose Verdière, quin’y était pas.

Elle n’avait pas gardé son fiacre, mais ils enarrêtèrent un qui remontait la rue de Rennes et qui les menavivement à l’Hôtel-Dieu.

La jeune fille resta sous le péristyle, etMériadec se fit conduire à la chambre des internes, où il trouvaDaubrac en train d’ôter son tablier d’ordonnance. Il lui racontasommairement la mort de Sacha, et lui proposa de l’emmener auPalais avec Rose.

– Je veux bien, mais je doute qu’ellepersiste à venir, lorsqu’elle connaîtra la triste nouvelle que j’aià lui annoncer. Son père vient de mourir.

– Tout le monde meurt donc ! s’écriaMériadec.

– Ma foi ! mon cher, je commence àcroire que nous y passerons tous. Je viens de chez Fabreguette. Iln’est pas rentré dans son taudis de la rue de la Huchette : onne l’y a pas vu depuis trente-six heures. Il lui est certainementarrivé malheur.

» Quant au bonhomme Verdière, il vientd’avoir une nouvelle attaque, foudroyante, celle-là. Il n’a pas eule temps de dire : Ouf !

– Eh bien ! si tu m’en crois, tu nediras rien à sa fille. Elle perdrait la tête, et elle refuserait denous accompagner. Or, je veux en finir aujourd’hui avec unesituation intolérable, et il faut absolument que nous nousprésentions tous les trois en même temps devant ce juge.

» Si j’y allais seul, ma démarche auraitbeaucoup moins de poids. Il ne me croirait peut-être pas surparole, quand je lui raconterai comment et pourquoi j’ai recueilliSacha. Il ouvrirait une nouvelle enquête, et l’on perdrait beaucoupde temps.

– Je suis de ton avis… d’autant que lemeurtre de Sacha va infailliblement amener chez toi la police, lajustice, et tout ce qui s’ensuit… Nous ne pouvons pas te laisserfaire tête à l’orage sans nous. Je regrette même l’absence deFabreguette et celle du capitaine.

» Mais le temps nous manque pour couriraprès eux, et, enfin, nous serons trois, car je vais m’abstenird’apprendre à cette pauvre enfant qu’elle est orpheline. Elle lesaura toujours assez tôt.

» Entre nous, reprit l’interne en mettantson chapeau pour sortir avec son ami, elle ne fait pas une grandeperte. Ce père était un vieil alcoolisé qui l’aurait beaucoup gênéequand elle voudra se marier.

Ils la trouvèrent sous le péristyle, etDaubrac ne fut pas obligé de mentir, car, dans le trouble où elleétait, elle oublia de lui demander des nouvelles du bonhommeVerdière.

Le Palais de justice était à deux pas, et ilsn’eurent pas le loisir de causer beaucoup pendant le trajet. Dureste, ils n’en avaient guère envie.

À la porte, Mériadec descendit pours’informer, et on lui apprit que M. de Malverne avaitquitté son cabinet depuis près de deux heures, qu’il était sansdoute rentré chez lui, et l’huissier donna l’adresse au baron,qu’il prit pour un ami particulier du magistrat.

Mériadec revint consulter Daubrac et Rose, et,à l’unanimité, ils décidèrent de se faire conduire immédiatement aufaubourg Saint-Honoré.

Ils ne prévoyaient guère l’effet que leurvisite allait produire.

IX

Depuis deux jours, Mériadec, Rose, Daubrac etle capitaine n’étaient pas sur des lits de roses, mais leur allié,Jean Fabreguette, passait encore plus mal son temps.

Après l’explication qui s’était terminée parla brusque fermeture du vasistas, le pauvre garçon avait été prisd’un violent accès de fureur. Il s’était rué contre la cloison àcoups de pied et à coups de poing, sans autre résultat que demeurtrir sa chair.

Les planches, épaisses de deux pouces,auraient résisté à la pioche et à la hache. Il ne réussit même pasà les ébranler.

Ensuite, il recommença à rôder dans sa boîte,comme un ours dans sa cage, frappant les parois et le plancher,rageant, criant, blasphémant.

Après trois quarts d’heure de cet exercice, ilacquit définitivement la conviction qu’il ne sortirait pas de cecachot, à moins qu’on ne vînt l’en tirer, et, épuisé par lesefforts désordonnés qu’il venait de faire, il s’étendit sur leparquet.

Il lui arriva alors ce qui arrive assezsouvent aux gens surexcités par une longue lutte. On a vu, à la find’une bataille acharnée, des soldats tomber de fatigue et dormirmalgré le fracas du canon, le ronronnement des boulets et lesifflement des balles. À plus forte raison, Fabreguette, qui n’enpouvait plus, devait céder au sommeil, dans une maison silencieusecomme un tombeau.

Il perdit le sentiment de l’existence, et sison bourreau eût été encore dans la pièce voisine, il aurait pul’entendre ronfler.

Lorsque le peintre de la rue de la Huchette seréveilla, il eut beaucoup de peine à comprendre où il était. Legrabat qui lui servait de lit dans sa mansarde n’était pas beaucoupplus moelleux que le plancher sur lequel il venait de dormir, et ilcrut d’abord avoir couché, comme de coutume, à son cinquièmeétage.

– C’est drôle, grommela-t-il en sefrottant les yeux, il ne fait pas encore jour. Quelle heure est-ildonc ?

Puis, tout à coup, la notion de la réalité luirevint. Il se mit sur son séant et il chercha à se rappeler lesdiverses péripéties de sa lamentable aventure. Il les retrouva, uneà une, et il commença par s’étonner d’avoir été si bête. Maisbientôt il envisagea dans toute son horreur la situation où ils’était mis. Elle était désespérée. De quel côté pouvait-ilattendre du secours ?

En quittant Daubrac, il lui avait bien ditqu’il allait, rue Marbeuf, chercher la maison où Sacha avait passéune nuit ; mais cette maison, Daubrac ne la connaissait pas,et certes il n’allait pas se mettre en campagne pour la découvrir.Daubrac était bien trop occupé de ses malades et de Rose Verdièrepour s’inquiéter de l’absence d’un rapin qu’il fréquentaitseulement depuis deux ou trois jours. Et eût-il entrepris de leretrouver, il n’y aurait pas réussi. Mériadec non plus, à moins quel’idée ne lui vint d’amener l’enfant pour explorer la rue Marbeuf.Mais c’était là une chance bien incertaine, et, en attendant,Fabreguette avait tout le temps de mourir de faim, car on ne vitpas plus de huit jours sans manger.

Il sentait déjà des tiraillements d’estomac,et il en conclut qu’il devait s’être écoulé un grand nombred’heures depuis le copieux déjeuner que l’interne lui avait offertau bouillon du boulevard Saint-Michel. Combien d’heures ?impossible de le savoir, même par approximation. Dans la profondeobscurité où il se trouvait, le jour et la nuit se ressemblent.Fabreguette, qui n’avait jamais possédé de montre, n’aurait pas puvoir le chiffre marqué par les aiguilles, alors même qu’il auraiteu dans son gousset un chronomètre de cinquante louis.

Il essaya de suppléer, par des calculs, auxindications qu’un cadran aurait pu lui fournir.

Il était arrivé rue Marbeuf après midi. Unhomme, si fatigué qu’il soit, ne dort guère plus de douze heuresconsécutives. Il pouvait donc être un peu plus de minuit. Mais, enadmettant qu’il ne se trompât point, Fabreguette n’en était pasbeaucoup plus avancé.

Il se leva en pied ; il recommença levoyage autour de son cachot, en tâtant les parois avec ses mains,et il l’acheva sans plus de succès que la veille. Les planches dela cloison, vernies et polies comme des glaces, ne présentaient nifentes, ni aspérités. Il s’y serait cassé les ongles sans parvenirseulement à les égratigner.

Il se rappela alors qu’il avait un couteaudans sa poche, un mauvais couteau gagné à la foire de Neuilly, unvéritable eustache dont il se servait au besoin pourgratter sa palette.

C’était peu de chose pour faire un trou dansdu bois presque aussi dur que du fer, mais Fabreguette avait lu queLatude perça jadis les murs de la Bastille avec un clou, et il sefouilla vivement pour trouver l’ustensile.

L’artiste au béret rouge portait toujours delarges pantalons à la hussarde ; munis de poches aussi largeset aussi profondes que des sacs, des poches dont il faisait desmagasins où il serrait toutes sortes d’objets hétérogènes.

Comment n’avait-il pas songé, dès la veille, àfaire l’inventaire de ce qu’elles contenaient ? Il fallaitqu’il eût perdu la tête après l’explication avec le geôlier de saprison. Et, en vérité il y avait de quoi.

Il s’empressa de réparer cet oubli, et cettenouvelle visite donna des résultats inespérés.

Il ramena successivement un mouchoir àcarreaux, une blague à tabac à moitié pleine, une pipe courte,culottée à souhait, un briquet, une pierre à fusil, un gros morceaud’amadou, le fameux couteau, et enfin, trésor inappréciable, uneboîte d’allumettes, une boîte achetée le matin, en même temps queles cigares d’un sou, une boîte avec son plein chargement debûchettes soufrées.

Grâce à cette heureuse découverte, il allaitêtre délivré d’un supplice que connaissent seuls les malheureuxégarés dans les profondeurs d’une mine ou dans les galeriessouterraines des catacombes ; le supplice des ténèbres.

Fabreguette, depuis son réveil, souffraitphysiquement de n’y pas voir. Il éprouvait des douleurslancinantes, comme si on lui eût piqué les yeux avec des pointesd’aiguille, et il lui semblait que ses paupières étaient deplomb.

Il avait maintenant sous la main de quoi fairecesser temporairement des sensations désagréables, et cependant cene fut point par ce soulagement qu’il commença.

Il éprouvait surtout ce besoin qui, pour lesfumeurs, passe avant le besoin de manger. Il bourra une pipe avecle tabac qui restait dans sa blague, battit le briquet, mit le feuà un fragment d’amadou, l’appliqua sur le fourneau de sonbrûle-gueule, et tira quelques bouffées, avec autant de plaisir ques’il eût avalé un verre de cognac.

La nicotine excita immédiatement son cerveaualourdi par le sommeil ; il se sentit tout ragaillardi, et ilredevint lucide.

C’était le cas ou jamais d’entreprendre, avecde la lumière cette fois, une nouvelle inspection de son cachot, etil tenait déjà la boîte d’allumettes, lorsqu’il lui sembla entendrequ’on marchait doucement de l’autre côté de la cloison.

Il n’était pas probable qu’on vînt ledélivrer, mais il n’était pas impossible qu’on vînt l’égorger, etla première pensée de Fabreguette fut de se mettre en état dedéfense.

Le bruit devint plus distinct. Les pas serapprochaient de la cloison. Fabreguette ouvrit son couteau, quin’était pas une arme bien dangereuse. Il est des cas où il fautfaire flèche de tout bois. Et Fabreguette n’avait pas à sadisposition d’autre instrument.

Du reste, il n’ôta pas de sa bouche sa pipe,qui fumait comme un volcan. C’était peut-être la dernière, et ilprétendait aller jusqu’au bout de sa jouissance.

Ainsi préparé à tout événement, il prit uneattitude héroïque, et il attendit, les bras croisés, la tête hauteet son couteau caché dans sa main droite.

Tout à coup, ébloui par un jet de lumière, ilrecula en fermant involontairement les yeux, et, quand il lesrouvrit, il aperçut, au delà du vasistas ouvert, l’odieuse figurede son persécuteur, éclairée par un flambeau à deux bougies que ledrôle avait posé sur une console.

Cette apparition raviva la colère duprisonnier, et il apostropha de la belle façon ce coquinsubalterne.

– Qu’est-ce que tu viens faire ici,scélérat ? lui cria-t-il.

– Je viens voir si tu n’es pas mort,ricana l’homme noir.

– Pas encore, vieille canaille !

– Ça viendra… à moins que tu ne tedécides à entendre raison…

– C’est-à-dire à te vendre le petit,hein ?

– Oh ! je n’y tiens plus beaucoup,car je puis me passer de toi. J’ai trouvé un truc pour medébarrasser de lui, sans courir trop de risques. Mais je ne medédis pas de ma proposition. Si tu voulais écrire une lettre que jete dicterais, ça faciliterait ma besogne, et je te la payerais leprix convenu : dix mille francs.

– Va-t’en au diable, brigand !

– Au diable ? tu y seras avant moi,imbécile, puisque tu t’entêtes à refuser. C’est ton affaire et tues bien libre de crever. Souviens-toi seulement, quand tu seras surle point de tourner de l’œil, souviens-toi que je t’ai offert de tetirer d’ici. Cette pensée n’adoucira pas tes derniers moments… etil paraît qu’on souffre atrocement quand on meurt de faim. Tant pispour toi, mon garçon ! tu l’auras voulu. Chacun son goût,après tout.

– J’aime mieux cette fin-là que celle quit’attend… place de la Roquette.

– L’abbaye de Monte-à-Regret ? Tun’auras pas la consolation de m’y envoyer. Le coup de lasuppression de Sacha sera fait ce soir. Et demain, moi et monmaître, nous quitterons le sol inhospitalier de ta bellepatrie.

– Ce soir ! murmura Fabreguetteconsterné.

– Mon Dieu, oui. Nos arrangements sontpris pour expédier dès aujourd’hui ce louveteau. Avant la nuit, ilaura rejoint sa mère dans un monde meilleur. Et, une fois que nousl’aurons supprimé, nous n’aurons plus besoin de toi. C’est pourquoije ne reviendrai plus.

– Je l’espère bien, car je tiens beaucoupmoins à vivre qu’à te tuer, et je ne pourrai jamais t’étrangler àtravers ce guichet. Tu es trop lâche pour t’en approcher.

– On ne s’approche pas d’un chien enragé…je serais bien bête de ne pas me tenir à distance.

» Maintenant, je te préviens que je nemettrai plus jamais les pieds dans cette maison, où je t’ai attiré.Je vais tout à l’heure fermer toutes les portes et toutes lesfenêtres. J’emporterai les clefs, et, comme mon maître a loué pourun an, personne n’y entrera avant l’année prochaine. D’ici là,personne ne saura ce que tu es devenu, et quand le propriétairereprendra possession de son immeuble, on ne trouvera plus que tonsquelette.

– Eh bien ! on annoncera cettedécouverte dans les journaux. Ils n’ont jamais parlé de ma peinturependant que j’étais en vie. Ils parleront de moi après ma mort. Cesera une compensation.

– Blague, mon bonhomme ! Jouis deton reste. Nous verrons si tu blagueras quand la faim te tordra lesboyaux. Je voudrais être là pour me régaler de la laide grimace quetu feras et pour t’entendre crier « Grâce ! »Malheureusement, je vais partir, et…

Un accès de toux interrompit cet horriblepropos.

Une bouffée, lancée par Fabreguette, avaitpris à la gorge le sicaire du marquis, et le coquin, à demiasphyxié, cherchait à rattraper son haleine.

– Comment ! tu fumes !articula-t-il péniblement.

– Mon Dieu, oui. Si j’avais su quel’odeur de la pipe t’incommodait, je me serais contenté de grillerun soutado.

– Où t’es-tu procuré du feu ?demanda vivement le majordome.

– J’ai toujours un briquet dans mapoche…

– Rien qu’un briquet ?

– J’ai aussi de l’amadou et une pierre àfusil.

– Pas d’allumettes ?

– Non, ça coûte trop cher et ça ne prendjamais… la Compagnie vole le pauvre monde. Mais qu’est-ce que çapeut te faire, que j’aie des allumettes ou non ?

– C’est que, si tu en avais, tu pourraismettre le feu à la maison.

– Eh bien ! après ? Elle doitêtre assurée.

– La maison, je m’en moque. Mais toutl’intérieur est en bois de sapin. En cas d’incendie, tu seraisbrûlé tout vif. Tu es ici au centre d’une bâtisse dont je vaiscalfeutrer toutes les ouvertures avant de m’en aller. Tu auraisbeau crier, personne ne viendrait à ton secours.

– Peuh ! mourir grillé ou mourir defaim… c’est tout un. Je crois même que je préfère la grillade. Maisje suis touché d’apprendre que tu t’intéresses à mon sort, ajoutaironiquement Fabreguette.

– Moi ! s’écria l’homme noir.Ah ! non, par exemple. Puisque tu ne veux pas nous servir, tupeux bien crever comme tu l’entendras. Mais je t’ai dit tout ce quej’avais à te dire. Je n’ai plus rien à faire ici, et M. lemarquis m’attend pour le coup de la rue Cassette. Il est bientôtmidi, et je n’ai pas de temps à perdre en bavardages inutiles. Unefois… deux fois, veux-tu écrire la lettre ? j’ai apporté toutce qu’il faut… tu ne réponds pas ? trois fois… tu ne disrien ?… c’est bien vu… bien entendu… adjugé ! conclut lescélérat en fermant brusquement le guichet.

Jean Fabreguette retomba dans les ténèbres, etil faut lui rendre cette justice qu’il n’avait pas été tentéd’accepter les offres du chenapan qui lui proposait de racheter savie au prix d’une infâme trahison.

Il savait pourtant que, cette fois, l’arrêtétait sans appel, et que le misérable agent de l’assassin de lacomtesse Xénia ne reparaîtrait plus. Le ton qu’il venait de prendrene laissait aucun doute sur ses intentions. Mais il venait aussi deposer une question qui avait fait germer une idée dans la tête deFabreguette.

– Pourquoi, se demanda l’artiste,m’a-t-il parlé du danger d’incendie ? Ce n’est pas,assurément, par sollicitude pour ma personne ; c’est parcequ’il craint que je n’emploie ce moyen extrême pour m’échapper.Quand la cage est brûlée, l’oiseau s’envole… à moins qu’il ne soitrôti. C’est une chance à tenter, la seule qui me reste ; j’aibien envie d’essayer.

Ce projet hardi était plus aisé à concevoirqu’à exécuter. Une maison ne prend pas feu comme un tas debourrées, surtout quand on n’a pour l’enflammer qu’une boîted’allumettes de la Régie ; et, alors même qu’on on yréussirait, on courrait grand risque d’y périr.

Mais le rapin de la rue de la Huchette nedoutait de rien. Il la tira de sa poche cette boîte, et il se miten devoir de se procurer d’abord de la lumière.

Pour Fabreguette, le premier point, c’étaitd’examiner l’intérieur de son cachot, qu’il avait parcouru àtâtons, moyen d’exploration très-imparfait, car le toucher ne peutpas suppléer à la vue.

Il allait maintenant pouvoir se servir de sesyeux pour reconnaître le local d’où il s’agissait de sortir, et ilespérait y faire des découvertes utiles.

Il avait retrouvé tout son sang-froid, et ilréfléchit que l’homme était peut-être encore aux aguets derrière lacloison.

Il attendit donc avant de se mettre à l’œuvre,il attendit en prêtant l’oreille, et, au bout de quelques minutes,il eut la satisfaction d’entendre un bruit sourd et lointain quidevait être celui de la porte vigoureusement fermée parl’abominable agent de Paul Constantinowitch.

Il tira de la boîte en carton, avec desprécautions infinies, une allumette, et, en passant doucement sondoigt sur le bout soufré, il vit qu’une lueur bleuâtre se dégageaitde ce bout.

C’était bon signe, car sa dernière chance desalut dépendait de l’état où il allait trouver ces bûchettes debois de sapin.

– Pourvu qu’elles ne soient pasmouillées ! pensait-il avec angoisse. Si elles l’étaient, jen’aurais plus qu’à gratter le phosphore et à l’avaler pourm’empoisonner : ça vaudrait encore mieux que de mourir defaim, car ce serait plus vite fait.

Il tâta la partie rugueuse du cartonnage, et,après avoir constaté qu’il était sec, il tenta l’expériencedécisive.

Elle réussit ; le phosphore s’enflamma,le feu se communique au soufre, et finalement le bois flamba.

Mais la lueur n’était qu’un point dans lesténèbres qui emplissaient son cachot, et il n’apercevait pas lefond de cette salle hermétiquement close.

Et, quand cette allumette aurait fini debrûler, il faudrait en allumer une autre, puis une autre encore,jusqu’à ce que la boîte fût vide, et cela ne tarderait guère car ilne l’avait payée qu’un sou, et l’État ne livre pas beaucoup desoufre pour ce prix-là.

Il s’agissait de voir si les cloisons neprésentaient pas quelque point faible, et Fabreguette utilisa sonpremier luminaire pour examiner de près la boiserie sur unelongueur de deux mètres. Elle ne présentait aucune solution decontinuité ; tout au plus des joints visibles à l’endroit oùse trouvaient la planche mobile du guichet et la planche àcoulisses. Il constata seulement que le bois avait été verni toutrécemment, et qu’il devait brûler assez facilement.

Mais une allumette ne suffit pas pour mettrele feu à une surface plane et lisse. Il faut une provision decombustible qui manquait au prisonnier.

Il ne se découragea pas cependant ; ilcontinua sa promenade le long de la paroi, et une deuxièmeallumette l’éclaira pendant qu’il parcourait deux autres mètres,sans rien découvrir de nouveau.

La question que Fabreguette se posait étaitcelle-ci : Combien de mètres encore à parcourir pour compléterl’inspection de la salle, et combien d’allumettes dans laboîte ?

Plus il avançait, et plus le succès final luiparaissait douteux ; mais il alla jusqu’au bout, et sapersévérance fut récompensée.

Après avoir presque achevé le tour complet, ilaperçut à trois pas de la cloison, sur le plancher, un tas decopeaux à côté duquel il avait passé la veille dans l’obscurité,des copeaux de sapin que les menuisiers avaient négligé d’enlever.Il y en avait de quoi faire une belle flambée mais une flambéen’aurait pas entamé la boiserie qu’il s’agissait de percer. Latrouvaille n’était donc pas si précieuse qu’elle en avaitl’air.

Fabreguette écarta du pied ces copeaux, enayant bien soin de n’y pas mettre le feu avec l’allumette qui luiservait de flambeau, et presque aussitôt il poussa un cri dejoie.

Sous les copeaux, il y avait un réchaud et unpetit tas de charbon de bois : de quoi s’asphyxier comme uneouvrière délaissée par son amoureux, et, en cas d’insuccès, c’eûtété une suprême ressource. Mais ce charbon providentiel pouvaitservir aussi à incendier la cloison.

Qui l’avait laissé là ? Probablement lesouvriers employés à la construction de cette espèce de baraqueédifiée au centre de la maison, par ordre du locataire. Ils avaientdû s’en servir pour faire sécher la peinture et l’oublier, une foisl’ouvrage terminé.

Un malheur, dit-on, n’arrive jamaisseul ; un bonheur non plus. Fabreguette avisa dans un coin, àdeux pas du tas de copeaux, un objet blanc, d’un blanc sale etterne. Il le ramassa et vit que cet objet était un paquet dechandelles, plus précieux pour lui en ce moment qu’un lingotd’or.

– Sauvé ! s’écria-t-il en serrantcontre son cœur ces baguettes de suif ; je suis sauvé. Il neme manque plus rien pour brûler cette tour de Nesle. C’est dommageque le gredin qui m’y a attiré ne soit plus dedans. J’aurais eugrand plaisir à l’attacher et à le laisser rôtir.

Et il se mit à exécuter un pas de caractèrequi aurait eu beaucoup de succès au bal de la Closerie desLilas.

Cet accès de gaieté dura peu. Fabreguettepossédait maintenant tous les matériaux nécessaires, mais ilfallait les mettre en œuvre sans perdre une minute, car l’opérationpouvait être longue, et il n’oubliait pas que l’homme noir sefaisait fort de supprimer Sacha avant la fin de la journée.

Or, au dire de ce brigand, il était près demidi. Le prisonnier n’avait donc qu’un très-petit nombre d’heurespour parachever une besogne difficile, car s’il ne parvenait pas àsortir avant la nuit, c’en était fait de l’enfant et peut-être deses autres amis de la rue Cassette.

Il alluma une chandelle après l’avoir extraitedu paquet, qui en contenait six, et, armé de ce luminaire sérieux,il se mit à examiner minutieusement la cloison.

Le guichet mobile et la porte à coulisses luiparurent plus faciles à attaquer par le feu que le reste de laboiserie.

À ces deux places, les planches, heurtées avecle poing, rendaient un son moins mat. Fabreguette en conclutqu’elles devaient être moins épaisses. Et si bien jointes qu’ellesfussent, elles présentaient des interstices qu’on pouvait élargirpar le fer et par le feu. Le fer, c’était son couteau, et ilpouvait aisément se procurer du feu, sous deux formes : feu decharbon qui ronge, flamme de chandelle, qui lèche.

Il commença par garnir le réchaud et parl’allumer avec des copeaux placés sous le charbon que, faute desoufflet, il éventait avec son béret rouge.

Ce fut l’affaire d’un instant, et il passaaussitôt à un autre exercice.

Après avoir repassé son couteau sur les bordsdu fourneau et collé sa chandelle au parquet en la faisant couler,il choisit une des jointures de la boiserie et il se mit à entailler les bords. Pénible travail, surtout au début. Le sapinrésistait à la lame, mais il arriva à ébaucher une ouverture contrelaquelle il appliqua immédiatement la flamme d’une secondechandelle.

Cette flamme carbonisa vite le bois déjàentamé, et le trou s’agrandit un peu.

Ce n’était qu’un commencement, mais le moyenétait trouvé. Fabreguette, avec son couteau, enleva les partiescarbonisées, tailla de nouveau, puis réappliqua la chandelle, etainsi de suite, tant et si bien que le trou devint assez large etassez profond pour qu’il pût y introduire un morceau de charbonardent tiré du réchaud.

La besogne n’allait pas vite, et il mit unegrande heure à percer complétement la cloison.

L’air extérieur entra par l’ouverture, et ilput y passer les doigts, mais il ne vit pas le jour.

La pièce voisine, celle où il était restéassez longtemps avec l’homme noir, avait pourtant une fenêtre, maisles volets étaient clos.

Encouragé par ce premier résultat, il se remitau travail, en ayant soin de creuser un peu plus bas, procédantcomme les voleurs qui percent plusieurs trous espacés dans la tôled’un coffre-fort afin d’exercer ensuite, avec un instrumentspécial, des pesées assez fortes pour faire sauter la serrure.

Au bout d’une autre heure, la cloison étaittrouée comme une écumoire. Il ne s’agissait plus que de réunirtoutes ces ouvertures en une seule. Mais Fabreguette n’avait pas delevier à sa disposition, pas même une tringle de fer qu’il pûtintroduire dans un des trous pour briser le bois.

Il résolut alors d’employer les grands moyens.Il lança contre la cloison de formidables coups de pied quil’ébranlèrent sans la renverser. Finalement, il poussa le réchaudau bas des planches entamées, amoncela tout à côté le reste ducharbon, couvrit le tas avec des copeaux qu’il alluma et attenditl’effet qui ne tarda guère à se produire.

Une fumée épaisse envahit le local, lesflammes s’élevèrent, et la boiserie prit feu presque aussi vite quesi elle eût été enduite de pétrole.

Fabreguette ne se sentait pas de joie, maisbientôt il fallut en rabattre. Le feu gagnait, et plus il gagnait,plus la fumée augmentait, une fumée âcre qui le prenait à la gorgeet qui l’empêchait de respirer. Encore quelques instants, et ilallait périr étouffé.

Il s’était réfugié au fond de ce local sansissue, le plus loin possible du foyer de l’incendie ; mais ilvoyait bien qu’avant peu les quatre côtés de la boîte allaientflamber, et déjà la position n’était plus tenable.

Le pauvre artiste s’apercevait un peu tardqu’il avait dépassé le but, et que la sinistre prédiction del’homme noir allait s’accomplir.

En brûlant la prison, le prisonnier allait sebrûler lui-même.

Mais il n’était pas résigné à finir ainsi, etil prit une résolution virile. Le feu l’assiégeait ; il courutau feu et il tenta une sortie.

Il mit ses deux bras sur sa tête pour lagarantir, ferma les yeux, prit son élan et se lança à toute voléecontre la cloison.

Heureusement, elle était mûre pourl’effraction ; le feu l’avait amincie. Elle céda sous le choc,et Fabreguette alla rouler de l’autre côté, au milieu de débrisardents et poursuivi par les flammes que l’air avivait. Il eutbeaucoup de peine à se relever, et, quand il y parvint, sesvêtements commençaient à flamber.

Il s’agissait de fuir et de sortir de cettemaison qui bientôt ne serait plus qu’un immense brasier. Aprèsavoir traversé en courant les chambres qui se commandaient, il seprécipita dans l’escalier, suivit le corridor et essaya d’ouvrir laporte de la rue.

L’homme noir en partant l’avait fermée endehors. Il fallait, sous peine de mort, trouver une autreissue.

Fabreguette eut le courage de remonter et depénétrer dans la première pièce déjà envahie par la fumée. Les deuxautres brûlaient bel et bien, et le reflet de l’incendiel’éclairait.

La fenêtre était fermée, les volets aussi,fixés en dedans par un crochet qu’il fit sauter ; mais ils necédèrent pas à une première poussée, et Fabreguette s’aperçutqu’ils étaient cloués à l’intérieur. Cette fois, il était perdu,s’il n’eût avisé dans la cheminée une paire de chenets. Il enempoigna un, et il s’en servit comme d’une massue pour briser lesvolets, qui cédèrent sous les coups répétés.

Ce grand flandrin, malgré sa maigreur, avaitdu biceps, et le danger triplait ses forces.

Il revit enfin le jour, le grand jour, et ilconstata avec un sensible plaisir que la fenêtre n’était guère qu’àtrois mètres du pavé : un saut insignifiant pour un gaillardde cinq pieds sept pouces.

Il enjamba l’appui de la croisée, s’y accrochaavec les mains, laissa pendre son corps le long du mur, lâcha priseet tomba entre les bras de deux ouvriers qui passaient là parhasard.

Des tourbillons de fumée sortaient de lafenêtre, et Fabreguette se mit à crier : Au feu !

Les deux hommes qui l’avaient recueillicommencèrent à lui demander des explications, mais il n’eut gardede leur en fournir.

– Je vais chercher les pompiers, leurdit-il en les écartant vivement.

Et il prit sa course vers le bas de la rue,pour éviter de passer devant le magasin du carrossier qui leconnaissait et qui aurait pu l’arrêter au passage. Il ne tenait pasdu tout à lui raconter son aventure. Il ne tenait qu’à arriver leplus promptement possible chez Mériadec, et il comprenait très-bienque, s’il s’attardait dans les parages de la maison incendiée, ilse trouverait des gens pour l’accuser d’y avoir mis le feu et pourle mener au poste.

La rue Marbeuf, du côté qu’il avait pris,aboutit à l’avenue de l’Alma, laquelle avenue aboutit au pont del’Alma, qu’il traversa en courant à toutes jambes.

Il aurait continué de ce train jusqu’à la rueCassette, tant il était accoutumé à n’employer, faute d’argent,d’autre moyen de locomotion que ses jambes ; mais il sesouvint fort à propos que, ce jour-là, il avait dans sa poche lereste de la pièce de cent sous généreusement avancée par Daubrac àson convive du déjeuner.

Un omnibus passait, un omnibus dont ilconnaissait l’itinéraire. Il y sauta, ravi de pouvoir setransporter plus vite au coin de la rue Taranne, à l’entrée de larue de Rennes, où cette ligne a une station.

Sa principale préoccupation, c’était de savoirl’heure qu’il était, et il le demanda à son voisin, qui, au lieu delui répondre, lui montra un cadran exposé au-dessus de la boutiqued’un horloger.

Les aiguilles marquaient six heures.Fabreguette en avait donc employé sept à s’évader de sa prison,puisqu’il s’était mis au travail avant midi. En vérité, ce n’étaitpas trop, mais c’était assez pour que l’homme noir en eût fini avecSacha, et le pauvre artiste était sorti de sa geôle dans un étatpitoyable. Il y avait oublié son béret rouge, déchiré sa vareuse etroussi son pantalon à la cosaque.

– Je dois avoir l’air d’un voleur,pensait-il.

En effet, les voyageurs le regardaient detravers ; et le conducteur avait examiné de près la pièce devingt sous que Fabreguette lui avait remise pour payer saplace.

Enfin, le trajet s’effectua sans incident, etle brave garçon, que Daubrac appelait par plaisanterie le troisièmemousquetaire, descendit vivement quand la voiture s’arrêta rueTaranne, à deux cents mètres du logis de Mériadec.

Fabreguette touchait au but. Il jugea qu’iln’était plus nécessaire de courir, d’autant que, dans l’état où ilétait, il ne se souciait pas d’attirer l’attention des passants etdes sergents de ville.

Un homme sans chapeau qui prend ses jambes àson cou a toujours l’air d’un homme qui vient de faire un mauvaiscoup.

Fabreguette s’imposa donc une allure plusposée, quoiqu’il lui tardât beaucoup d’arriver, et personne ne leremarqua. Dans ces parages fréquentés par la colonie des peintresqui ont leurs ateliers rue Notre-Dame des Champs, on n’est pasdifficile sur la tenue, et on le prit pour ce qu’il était : unartiste et un bohème.

Il quitta bientôt le large trottoir de la ruede Rennes, pour se glisser dans l’étroite rue Cassette, où iln’était plus exposé à étonner les gens par le désordre de soncostume.

Il alla tout droit à la maison de Mériadec,et, quand il voulut y entrer, il fut un peu surpris de trouverfermée à clef la porte que d’habitude on n’avait qu’à pousser. Ilfrappa à plusieurs reprises, et elle ne s’ouvrit pas.

Était-ce bon signe ? oui, si Mériadecétait sorti avec Rose et Sacha. Et encore, la femme de ménage quiservait le baron aurait dû être là.

Pendant qu’il se demandait à quelle cause ildevait attribuer ce silence, une voix enrouée lui cria :

– Il n’y a personne dans la boîte.

Il se retourna, et il vit de l’autre côté dela rue un savetier dans une échoppe, pas beaucoup plus grandequ’une niche à chien.

Cet homme, occupé à ressemeler un soulier, leregardait d’un air narquois, tout en tirant sa manique. Il devaitexercer là depuis longtemps son humble métier, et Fabreguettes’étonna de ne pas l’avoir encore remarqué.

– Le grand maigre est sorti avec la joliefille, reprit le cordonnier en vieux.

– Depuis quand ? demanda Fabreguetteen s’approchant de l’échoppe.

– Depuis une heure et demie.

– L’enfant était avec eux, jesuppose ?

– Le mioche qui est habillé comme uncarnaval ? Non. Je ne l’ai pas vu.

– Vous en êtes sûr ?

– C’te bêtise ! je le connais bien,et je ne suis pas myope. Je les connais tous, les gens quidemeurent là dedans, et les ceuses qui y viennent.

– Alors, vous me connaissez,moi ?

– Un peu, mon neveu. Il n’y a paslongtemps que vous fréquentez le patron, mais vous arrivez tous lesmatins, recta, à l’heure où l’on bouffe. Je medemandais même comment ça se fait qu’on ne vous a pas vu depuisavant-hier.

» Faut qu’il soit riche tout de même, levoisin… quatre personnes à nourrir tous les jours ! C’est vraiqu’autrefois, ça n’était pas comme ça. Il vivait seul avec saservante. Depuis qu’il a fait une connaissance, il ne regarde plusà l’argent. Elle est gentille, la petite. Mais où a-t-il ramassé lemoutard en culotte de velours qui a des bottes comme Bastien ?Vous devriez bien me faire avoir sa pratique.

Fabreguette, quoiqu’il n’eût pas le cœur gai,ne put s’empêcher de sourire du bavardage de ce disciple de saintCrépin, et l’idée lui vint d’en tirer des renseignements.

– La petite n’est pas ce que vous croyez,mon brave, lui dit-il. Mais, puisque vous êtes en faction dansvotre boutique, du matin au soir, vous pouvez me dire s’il est venuquelqu’un aujourd’hui chez votre voisin.

– Son ami est venu déjeuner… le brun quiest carabin à l’Hôtel-Dieu… un bon garçon… une fois, il m’a opérépour rien d’un panaris au pouce… aujourd’hui, il est venu avec lajolie blonde, qui était sortie de bonne heure. À la place du grandmaigre, moi, je me méfierais… le brun s’en est allé sur le coup dedeux heures, et la blonde est sortie vingt minutes après. Ensuite,le baron est sorti, aussi… est-ce vrai qu’il est baron ?

– Tout ce qu’il y a de plus vrai.

– Eh bien ! il n’en a pas l’air. Unbaron, ça devrait être gras.

– Il est sorti sans emmenerl’enfant ?

– Et sans fermer sa porte. À preuve,qu’un particulier que je n’avais jamais vu est entré comme il avoulu. Le môme était seul dans la maison, et ce monsieur n’estresté qu’un quart d’heure avec lui, mais les autres n’ont faitqu’aller et venir toute l’après-midi. La blonde est revenue lapremière. Et puis, le baron est revenu aussi. Faut croire qu’ilavait couru, car il était tout essoufflé. Vous vous figurezpeut-être que c’est fini ? Pas du tout, l’efflanqué et lapetite sont sortis ensemble. Ils avaient l’air d’avoir perdu laboule. Mais, cette fois, le baron a fermé la porte à clef.

– C’est étrange, murmura Fabreguette,fort peu rassuré par ce compte rendu.

– Je ne sais pas ce qui se manigance làdedans, depuis quatre jours, mais je parierais bien un litre que larousse surveille la baraque. J’ai surpris deux fois unmouchard qui guettait du fond de l’allée, à côté de mon échoppe.J’ai même dans l’idée qu’il vous a filé avant-hier, quandvous êtes parti avec le carabin.

Sur ce point, Fabreguette savait maintenant àquoi s’en tenir, et il n’en était que plus inquiet sur le sort deSacha.

– V’la la servante, lui dit tout à couple savetier. Elle va vous ouvrir.

En effet, la femme de ménage de Mériadec,arrivée du fond de la rue, sans que Fabreguette la vît venir,introduisait une clef dans la serrure.

Fabreguette courut à elle, se fit reconnaître,et entra sans qu’elle s’y opposât.

Il n’eut pas plutôt mis le pied dans la cour,qu’il aperçut l’échelle de corde accrochée à la fenêtre de Sacha. Ycourir, y grimper, pousser d’un coup de poing les deux battants dela croisée et sauter dans la chambre, tout cela fut l’affaire d’uninstant.

La servante, stupéfaite, le regardait d’enbas, et croyait sincèrement qu’il était devenu fou. Elle étaittellement ébahie qu’elle avait oublié de refermer la porte.

Ce fut bien autre chose quand elle vitFabreguette reparaître à la fenêtre, et quand elle l’entendit crierà tue-tête :

– Il est mort !… ils l’ontassassiné !

Et il se mit à descendre par le chemin qu’ilavait pris pour monter, sans s’apercevoir que cette femme se jetaitdans la rue en vociférant :

– À la garde ! àl’assassin !

Le savetier ne fit qu’un bond hors de sonéchoppe, mais celui-là ne pouvait pas accuser Fabreguette quivenait de le quitter.

Le hasard fit que deux sergents de villearrivaient devant la maison au moment même où la servante appelaitau secours. Ils entrèrent précipitamment, aperçurent un homme surune échelle de corde, coururent à lui, et le saisirent au colletavant qu’il eût posé le pied sur le pavé. Il eut beau se débattre,ils ne lâchèrent pas prise, et, quand il essaya de leur expliquerla situation, ils ne l’écoutèrent pas.

– Au poste !

Ces mots achevèrent d’exaspérer Fabreguette,qui leur répondit :

– Eh bien ! oui, conduisez-moi, nonpas au poste, mais chez le commissaire du quartier. J’en ai long àlui dire sur le crime de la rue Cassette et sur le crime deNotre-Dame.

Et il ajouta mentalement :

– Mériadec s’arrangera comme il pourra.Moi, j’en ai assez de me taire.

X

Après l’orageuse entrevue qu’il venait d’avoiravec Jacques de Saint-Briac, M. de Malverne était allétout droit chez lui, très-ému, très-troublé mais aussitrès-convaincu de l’innocence de sa femme.

Les protestations de son ami n’auraientpeut-être pas suffi à le persuader qu’il s’était trompé, mais ladéclaration de Rose Verdière avait levé tous ses doutes, et il sereprochait amèrement d’avoir cru aux calomnies anonymes d’unmisérable qui ne pouvait être que le soi-disant marquis dePancorbo.

Sa colère se tournait contre cet homme, et lemari calmé redevenait juge d’instruction.

Peu s’en était fallu qu’il ne revînt au Palaispour signer un mandat d’amener et donner ses ordres au chef de lasûreté. Mais l’heure avancée, et peut-être aussi un reste desoupçon, l’avaient décidé à prendre le chemin de l’avenueGabriel.

Il éprouvait le besoin de revoir Odette et des’assurer par ses yeux qu’elle était au domicile conjugal.

Il l’y trouva faisant comme de coutume leshonneurs d’un thé à quelques familiers de son salon. Elle était entoilette de jour, et elle recevait avec une aisance parfaite sesamis des deux sexes. Impossible de croire qu’elle venait à peine derentrer au logis après de terribles scènes. Son visage n’avait pasgardé la moindre trace d’émotion, et l’homme le plus clairvoyants’y serait trompé.

C’est un don que possèdent les femmes decomprimer les battements de leur cœur et de composer leur attitudedans les circonstances où leur honneur et leur vie sont en jeu.

Madame de Malverne reçut son mari aussi bienque d’habitude, lui reprocha doucement d’être en retard et luioffrit elle-même une tasse de thé.

Sa main tremblait un peu en la luiprésentant ; elle se dominait avec une énergie étonnante, maiselle n’était pas complétement maîtresse de ses nerfs.

Hugues n’y prit pas garde. Il était tout à lajoie de la retrouver comme il l’avait laissée, tranquille etsouriante. S’il eût été seul avec elle, il l’aurait embrassée,comme un mari qui a eu des torts et qui cherche à se les fairepardonner.

Odette lisait sa pensée dans ses yeux etcomprenait fort bien qu’elle n’avait plus rien à craindre.

Jacques s’était sans doute tiré d’affaire pard’habiles mensonges, et le danger était conjuré pour un temps.

Malverne, délivré de toute inquiétude, restaau salon et prit part à une conversation mondaine, qui nel’intéressait guère. On parlait modes, théâtres, courses etconcours hippique : autant de sujets sur lesquels le magistratpouvait donner son avis, mais qu’il ne se souciait pas de traiter àfond. Il laissa ce soin à sa femme, qui était fort au courant deschoses du jour, et qui s’en acquitta parfaitement.

Quand la matière fut épuisée, quelqu’un mitsur le tapis l’affaire des tours de Notre-Dame. Les journauxl’avaient racontée, en y ajoutant des commentaires fantaisistes.Puis le silence s’était fait dès le lendemain dans la presse surcet étrange événement, et le public ne savait pas trop s’ils’agissait d’un crime ou d’un suicide. Le nom du juge avait étécité, mais tout le monde ignorait que le capitaine de Saint-Briaceût figuré un instant dans l’instruction.

M. de Malverne alla au-devant desquestions qui auraient pu l’embarrasser. Il expliquatrès-simplement que, sans nul doute, la femme exposée à la Morgueavait été précipitée du haut de la tour du midi, qu’il croyait êtresur la piste du meurtrier, et que le secret professionnell’empêchait d’en dire davantage.

Sur quoi les femmes qui étaient là serécrièrent contre la discrétion des magistrats et s’inscrivirent àl’avance pour obtenir des places réservées à la future audience dela cour d’assises qui jugerait l’assassin. Malverne les leurpromit, trop heureux d’en être quitte à si bon compte.

Mais une de ces dames, fort mal inspirée,s’avisa de demander pourquoi l’on ne voyait plus le capitaine, etil se trouva un monsieur pour répondre qu’on le soupçonnait d’avoirdans le monde une liaison sérieuse.

Il était écrit que, ce jour-là, toutconspirerait pour rappeler aux deux époux un souvenir qu’ilsauraient voulu écarter.

Un autre habitué du thé de cinq heures racontaque, la veille, Saint-Briac s’était montré au cercle, et que sonattitude avait paru singulière à tous les clubmen ; qu’il yavait perdu une forte somme, et que l’avis général était qu’iljouait pour s’étourdir.

Puis, brochant sur le tout, un troisième semit à passer en revue les femmes du monde chez lesquellesfréquentait Saint-Briac, et à chercher celle qui avait pu agréerles hommages du brillant capitaine.

M. de Malverne savait que lescauseurs faisaient fausse route, puisqu’il venait de voir lamaîtresse de son ami et qu’il ne l’avait pas reconnue pour l’avoirjamais rencontrée dans un salon. Mais ce sujet de conversation, quesa femme semblait supporter sans trop d’impatience, lui étaitsouverainement désagréable, et il cherchait un moyen d’enchanger.

Il l’aurait trouvé sans peine, ce moyen, s’ileût été en pleine possession de lui-même. Par malheur, il étaitdevenu accessible à toutes les impressions, et il suffisait d’undétail pour réveiller ses soupçons. La scène de l’avenue d’Antinétait sans cesse présente à son esprit, et il se dit que la joliemaîtresse de Saint-Briac n’avait pas du tout l’air d’une femme dumonde, ni même d’une femme mariée.

De là à penser que Saint-Briac avait menti, iln’y avait pas loin, et l’idée que son ami venait de jouer, pour letromper, une indigne comédie, cette idée fatale qui ne faisait quede naître, ne tarda guère à prendre du corps.

Bientôt elle s’empara de lui tout à fait, etpeu s’en fallut qu’il ne sortît pour aller mettre le capitaine endemeure de lui donner le nom et l’adresse de la personne qu’il luiavait montrée.

La difficulté d’expliquer aux buveurs de thépourquoi il s’en allait brusquement le retint, mais il fit de sonmieux pour les décider à quitter la place. Il y a une façon d’êtreavec les gens qui les met en fuite, pour peu qu’ils aient du tact.Il se fit rogue, sec, cassant, répondant à peine aux questions etaffectant un air ennuyé. On eût dit qu’il venait d’endosser tout àcoup sa robe de magistrat et qu’il parlait à des prévenus.

Odette, assez préoccupée de ce changementsubit, eut beau redoubler de prévenances et d’amabilité, le visagerenfrogné de son mari avait jeté un froid, et la causerie tomba peuà peu.

Un incident imprévu coupa court à unesituation embarrassante pour tout le monde.

Le valet de chambre deM. de Malverne entra dans le salon, s’approcha de sonmaître et lui dit tout bas quelques mots qui le décidèrent à selever.

– Les affaires me poursuivent jusque chezmoi, dit-il d’un ton froid. Des témoins, qui ne m’ont pas trouvé auPalais, m’apportent une information très-importante. Je ne puis pasdifférer de les recevoir. Ces dames voudront bien m’excuser… etvous aussi, ma chère…

Personne ne réclama contre cette prise decongé, et madame de Malverne encore moins que les autres.

Le juge d’instruction sortit, précédé par levalet de chambre, assez surpris de l’air et du langage de sonmaître.

Quand un domestique a servi longtemps dans unemaison, il devine tout de suite ce qui se passe chez ses maîtres.Et ce valet de chambre avait parfaitement saisi qu’une crise venaitde se déclarer dans le ménage.

Cela se voyait sur sa figure, etM. de Malverne l’aurait questionné volontiers.

Mais, en sa double qualité de magistrat et degentleman, il lui était interdit de descendre jusqu’à se renseignerauprès de ses gens sur les faits et gestes de sa femme. Il auraitcru déchoir en demandant à ce valet si Odette était sortiel’après-midi, et à quelle heure elle était rentrée.

– Je vais dans mon cabinet, lui dit-il.Vous vous tiendrez dans le petit salon où vous avez mis cestémoins. Je vous sonnerai quand je serai prêt à les entendre.Combien sont-ils ?

– Trois, monsieur.

– Et l’un d’eux vous a dit qu’ils’appelait Mériadec ?

– Le baron de Mériadec. Oui,monsieur.

– C’est bien. Vous introduirez celui-là,dès que je sonnerai… celui-là seulement.

M. de Malverne tenait à procédercomme il l’aurait fait au Palais.

Son valet de chambre était venu lui dire qu’unmonsieur cité comme témoin demandait à lui faire d’urgence unecommunication très-importante, et le magistrat s’était rappelé lenom de Mériadec.

Il ne croyait pas beaucoup à la gravité de lacommunication annoncée, mais il tenait à faire son devoir partout,n’étant pas de ces gens qui, une fois hors de leur cabinet, nesongent plus à l’instruction qu’on leur a confiée.

Et d’ailleurs, il avait saisi avecempressement l’occasion de quitter la salle où recevait en cemoment madame de Malverne.

Rentrer dans l’exercice de ses fonctions,c’est une distraction salutaire pour l’homme agité par des passionsviolentes, et le mari d’Odette se remettait à instruire comme il seserait remis à commander s’il eût été militaire.

Du reste, ce n’était pas la première foisqu’il lui arrivait d’entendre chez lui des témoins ou des agents,et son cabinet était disposé pour les recevoir.

Il prit place dans un fauteuil beaucoup plusconfortable que celui qu’il occupait au Palais de justice, et il seprépara à écouter ce M. de Mériadec qu’il n’avait pasencore interrogé, mais qu’il devait interroger le lendemain. Lecommissaire de police lui avait donné sur ce personnage detrès-bons renseignements, confirmés depuis par Saint-Briac, mais ilne paraissait pas qu’il eût joué un grand rôle dans l’affaire, et,pour cette raison, M. de Malverne ne s’était pas hâté del’entendre, non plus que l’interne, le peintre et la fille dugardien des tours qui n’avaient guère fait qu’égarer la justice enaccusant à faux le capitaine.

Mais, depuis le jour du crime, ces témoins,sans importance au début, pouvaient avoir recueilli desrenseignements utiles et sans doute ils les apportaient aumagistrat. Il fallait même que le cas pressât, puisque, ne l’ayantpas trouvé au Palais, ils le relançaient chez lui.

M. de Malverne se souvenait aussique le capitaine était venu l’avant-veille lui demander l’adressede Mériadec, et il pressentait vaguement que ce baron allait luiapprendre des choses qui l’intéressaient à un point de vueparticulier. C’était même pour cette raison qu’il préféraitl’entendre isolément, sauf à faire comparaître ensuite les deuxautres témoins.

Après avoir réfléchi quelques instants à lanouvelle situation qui semblait se dessiner, M. de Malvernesonna, et le valet de chambre, bien stylé, ouvrit la porte à cebrave Mériadec, qui entra précipitamment.

Le magistrat lui indiqua du geste un siége enface de lui, et il allait lui demander de quoi il s’agissait, maisle baron ne lui laissa pas le temps de parler.

– Monsieur, commença-t-il, je n’ai pasl’honneur d’être connu de vous, mais je vous jure, et il me serafacile de vous prouver, que ma vie a toujours étéirréprochable.

– Je le sais, monsieur, ditM. de Malverne.

– Eh bien, je viens m’accuser d’une fautegrave… d’une faute qui a eu d’affreuses conséquences.

Le juge ne s’attendait pas à ce début, et ilregarda le baron d’un air plus étonné que sévère.

– J’ai caché à la justice un fait quej’aurais dû porter immédiatement à sa connaissance, et ce fait… levoici. Après l’arrestation de M. de Saint-Briac, qui neme paraissait pas coupable, je suis remonté seul sur les tours… jesupposais que le véritable assassin y était resté…

– Et vous l’y avez trouvé ? demandavivement M. de Malverne.

– Non, monsieur ; il avait eu letemps de fuir par les toits de l’église… mais j’ai trouvé un enfantqu’il avait abandonné après avoir tué la mère.

– Que me dites-vous là ?

– La vérité, monsieur. Mon devoir étaitde vous amener cet enfant… et je l’ai amené en effet le lendemain…Mais, à la porte du Palais, j’ai rencontréM. de Saint-Briac que vous veniez de faire mettre enliberté… je n’avais plus besoin de prouver qu’il était innocent…Alors, je me suis demandé ce que ferait la police d’un petit garçonde neuf ans qui ne connaissait pas le nom de ses parents et quiétait arrivé le matin même du fond de la Russie… l’idée m’est venude le recueillir et d’entreprendre avec deux de mes amis deretrouver le meurtrier de sa mère.

– Idée fort étrange, monsieur. Vous avezpris la une responsabilité des plus lourdes. Vous deviez savoirqu’un particulier n’a pas le droit de se substituer à la justice.Votre conduite est inqualifiable.

– J’ai cédé à un premier mouvement, etj’ai été cruellement puni d’y avoir cédé.

– Le seul moyen de réparer votre tort,c’est de mettre cet enfant à la disposition du parquet, et jesuppose que vous me l’amenez, sinon…

– Il est mort… le scélérat qui a tué samère vient de l’assassiner chez moi.

M. de Malverne tressauta sur sonfauteuil et fit mine de sonner, probablement pour envoyer son valetde chambre chercher deux sergents de ville.

L’homme qui disait de telles choses ne pouvaitêtre qu’un fou, à moins qu’il n’eût commis le crime qu’ildénonçait.

Mériadec comprit et supplia le juge del’entendre jusqu’au bout. Il raconta toute l’histoire de Sacha,depuis qu’il l’avait trouvé au bas de l’escalier de la tour dusud ; la visite à la Morgue, la rencontre du meurtrier, lepassé de ce malheureux enfant, son arrivée à Paris, et finalementsa mort.

Il dit comment lui, Mériadec, s’était associéDaubrac et Fabreguette pour donner la chasse à l’assassin ;comment Saint-Briac était venu lui apprendre qu’il soupçonnait lemarquis de Pancorbo ; comment Fabreguette avait disparu tout àcoup, et comment l’ennemi commun s’y était pris pour attirer dehorstous ceux qui veillaient sur Sacha.

Il termina en priant M. de Malverned’interroger Daubrac et Rose Verdière, qui étaient dans la piècevoisine ; d’interroger aussi le capitaine, qui attesteraitl’exactitude de ce récit, et il ajouta qu’il était prêt à répondrede tous ses actes.

Quand le baron eut tout dit, le magistrat seleva et dit froidement :

– Monsieur, je ne doute pas de votrebonne foi et je ne suspecte pas vos intentions, car je sais quevous êtes un honnête homme, mais vous avez agi avec une légèretéimpardonnable, criminelle même, car, si vous aviez remis cet enfantentre les mains de la justice, il ne serait pas mort assassiné. Jevais être obligé de rendre compte de votre conduite au premierprésident et au procureur général. Je ne dois pas vous cacher quetrès-probablement vous n’en serez pas quitte pour uneréprimande.

» En attendant, je vais me transporteravec des agents dans la maison où le crime vient d’êtrecommis ; vous m’y accompagnerez, et je ne vous promets pas devous laisser libre après cette visite. Cela dépendra du résultatdes constatations auxquelles je vais procéder.

» Mais d’abord je tiens à éclaircircertains points du récit que vous venez de me faire.

» Vous m’avez dit qu’il y avait chez vousune jeune fille. Comment s’y trouve-t-elle ?

– Elle y demeure depuis quelques jours,répondit Mériadec.

– Elle est donc votremaîtresse ?

– Non, monsieur. Rose Verdière n’est lamaîtresse de personne. À la suite du crime commis sur laplate-forme, son père, qui était gardien des tours, a perdu saplace. Le lendemain de sa révocation, il a été frappé d’une attaquede paralysie, et il vient de mourir à l’Hôtel-Dieu. La fille étaitrestée sans asile et sans autre ressource que son travail. Je luiai offert de lui céder une partie de mon appartement, et elle abien voulu accepter. Voilà tout.

– Rose Verdière ?… Ce nom figure surla liste des témoins que j’ai fait citer pour demain.

– Oui, monsieur, et il importe que vousl’interrogiez aujourd’hui. Elle va vous apprendre, mieux que jen’ai pu le faire, pourquoi elle est restée dehors toute cetteaprès-midi, et pourquoi je suis sorti, moi aussi, peu de tempsaprès elle, laissant le malheureux enfant dans une chambre que j’aifermée à clef, avant de partir. J’avais reçu une lettre signée deson nom de Rose… elle m’écrivait qu’elle m’attendait dans le jardindes Tuileries… J’y ai couru et je ne l’y ai pas trouvée… cettelettre était un faux… elle avait été rédigée par un des scélératsqui ont profité de mon absence pour étrangler Sacha. Rose étaitallée reporter de l’ouvrage à un fabricant, mais c’eût étél’affaire d’une heure ou deux. Où est-elle allée ensuite ?Elle ne me l’a pas dit, et je n’ai pas songé à le lui demander.J’étais tellement bouleversé… je venais de voir le cadavre de cepauvre petit.

– Certes, je vais interroger cette jeunefille, et la mettre en demeure de me rendre compte de l’emploiqu’elle a fait de son temps, entre son départ et son retour.Est-elle rentrée avant vous dans la maison du crime ?

– Oui, monsieur ; je l’y ai trouvée,quand je suis arrivé. Mais elle n’avait pas encore découvert lecorps de l’enfant. C’est moi qui ai ouvert la porte de la chambreoù on l’a tué.

– Tous ces faits sont à vérifier, ditsèchement le magistrat.

– Rien n’est plus aisé que de lesvérifier, répliqua Mériadec, surpris et choqué du ton soupçonneuxque venait de prendre M. de Malverne en parlant de l’Angedu bourdon.

– Vous affirmez, reprit le juge, que laconduite de cette jeune fille est irréprochable. On n’est jamaissûr de ces choses-là. Qu’elle se tienne convenablement chez vous,je n’en doute pas. Mais elle n’y est pas toujours, et vous nepouvez pas répondre de son passé. C’est déjà une mauvaise note qued’avoir laissé monter l’assassin, sans le remarquer, lorsqu’ils’est présenté pour visiter les tours avec une femme… et un enfant,à ce qu’il paraît… un enfant dont personne jusqu’à présent n’avaitsignalé la présence…

– Vous oubliez, monsieur, que Rosen’était pas là, lorsqu’ils sont montés. C’est son père qui seul aété coupable de négligence, et il en a été durement puni.

– Vous prenez sa défense avec unechaleur !…

– Bien naturelle, monsieur. Je connaismademoiselle Verdière, je l’estime… je l’aime, et, si elle voulaitde moi, je l’épouserais.

– Votre sentiment personnel ne comptepas, permettez-moi de vous le dire. Vous prétendez la connaître…Depuis quand ?

– Depuis peu de temps, c’est vrai, maisje la connais assez pour la juger.

– Je n’en ai pas moins le droit et ledevoir, de rechercher ses antécédents et d’ouvrir une enquête surses relations présentes. Elle est fort jolie, m’a-t-on dit, et ellesort seule comme toutes les ouvrières. Il est presque impossiblequ’elle n’ait pas un amoureux.

Mériadec protesta, par un geste énergique,contre cette supposition qui l’indignait.

– Et il se pourrait, reprit froidementM. de Malverne, que cet amoureux fût en rapport avec lesmisérables qui ont tué la mère et l’enfant, en rapport indirect, jele veux bien. J’admets même que s’il a servi leurs projets, c’étaitsans le savoir. Autant de points à éclaircir.

– Monsieur, s’écria Mériadec ens’efforçant de contenir la colère qui le gagnait, vous ne tarderezguère à revenir de préventions que rien ne justifie, et, puisquevous m’y forcez, je vous déclare que mademoiselle Verdière a, eneffet, un amoureux… mais pas comme vous l’entendez. Vous pouvezm’en croire, moi qui l’aime et qui aurais voulu lui plaire. Je mesuis aperçu qu’elle est éprise de mon ami Albert Daubrac. Il estjeune, lui !

– M. Daubrac est interne deshôpitaux. Il sera bientôt docteur en médecine. Il appartient à unefamille aisée et honorable. Elle ne peut donc pas espérer qu’ill’épousera. S’il lui fait la cour, ce n’est certainement pas pourle bon motif.

– Il a le cœur trop haut placé et il saittrop bien ce qu’elle vaut pour chercher à la séduire. Si vousdoutez de ce que j’affirme, interrogez-le. Il est ici.

– Je l’interrogerai tout à l’heure, maispas en présence de votre protégée.

Mériadec, de plus en plus froissé, se tut. Ilne comprenait rien à l’attitude de ce magistrat qu’on citait parmiles plus éminents, et qui, au lieu de prendre des mesuresindispensables, au lieu de se hâter de constater la mort de Sachaet de lancer des agents à la recherche des meurtriers, perdait sontemps à des questions oiseuses et s’égarait jusqu’à soupçonnerl’amie dévouée du pauvre enfant étranglé par un scélérat.

Et, à vrai dire, si Hugues de Malverne eût étédans son état normal, il aurait procédé tout autrement. Mais, en cemoment, ce n’était plus le juge qui parlait, c’était le mari.Depuis qu’il avait revu sa femme, la jalousie lui montait aucerveau. Il apercevait des horizons nouveaux, et il cherchait àdécouvrir un lien entre les derniers incidents de l’affairecriminelle qu’il instruisait et la scène qui s’était passée chez lecapitaine. Il espérait qu’en interrogeant Mériadec, un peu à tortet à travers, il en tirerait un renseignement qui le mettrait surla voie.

– Maintenant, reprit-il sans paraître sepréoccuper du silence dédaigneux que gardait le baron, parlez-moide ce peintre qui s’est mêlé aussi de se substituer à la justice.Il a disparu, dites-vous ?

– Oui, monsieur, depuis deux jours.

– Cela signifie, sans doute, qu’il acessé de venir chez vous ?

– Non-seulement il a cessé d’y venir,mais il n’est pas rentré à son domicile. Daubrac s’en est assuré cematin.

– Que concluez-vous de cetteabsence ?

– Qu’il a été attiré dans un piège etqu’il est mort.

– Conclusion hasardée s’il en fut. Cepeintre est un véritable bohème, qui mène une vie désordonnée. Ildoit lui arriver souvent de découcher. Les notes de police que j’aireçues le représentent comme un triste sujet.

– Un mauvais sujet peut-être. Mais il esthonnête et il a du cœur. Nous savions par votre ami, le capitaine,que la maison où Sacha a logé en arrivant à Paris étaitprobablement située rue Marbeuf. Le brave garçon dont vous blâmezla conduite a quitté Daubrac, avant-hier, pour aller essayer dedécouvrir ce repaire. Il l’a très-probablement trouvé… et il n’enest pas revenu.

M. de Malverne avait tressailli,lorsque Mériadec avait parlé du capitaine, et il demandabrusquement :

– Quel rôle a joué dans tout celaM. de Saint-Briac ?

Cette question, lancée à brûle-pourpoint,parut singulière à Mériadec, qui cependant ne crut pas pouvoir sedispenser d’y répondre.

– M. de Saint-Briac, dit-il,n’a joué qu’un rôle accessoire. Je pensais que vous le saviez. Vousavez dû le voir, plus souvent que nous ne l’avons vu, depuis samésaventure de Notre-Dame.

– Je l’ai vu quand il est venu medemander votre adresse, répondit évasivementM. de Malverne. Je la lui ai donnée, sans savoir pourquoiil tenait à vous parler.

– Il est arrivé chez moi au moment où mesamis s’y trouvaient… Daubrac, Fabreguette, mademoiselle Verdière etl’enfant de la morte. Il a commencé par nous dire qu’il venait nousentretenir de l’affaire de Notre-Dame. Nous nous en doutions unpeu, et je lui ai fait, au nom de tous, des excuses d’avoircontribué par erreur à son arrestation.

» Puis je lui ai parlé du grand projetque nous avions formé. Je lui ai dit que nous avions juré deretrouver le vrai coupable. Il a paru approuver ce dessein. Et,pour le mettre bien au courant de la situation, je lui ai racontéen détail tout ce qui s’est passé pendant qu’il était en prisoncomment j’avais trouvé Sacha, ce qu’il m’avait dit de son histoire,comment, à la Morgue, il avait reconnu l’assassin de sa mère. Là,M. de Saint-Briac m’a interrompu pour me demander lesignalement de ce scélérat.

– Vous le lui avez donné ?

– Fabreguette a fait mieux. Il lui amontré un croquis, pris au vol, mais très-ressemblant… etM. de Saint-Briac s’est écrié : C’est bienlui ! Nous l’avons prié de s’expliquer plus clairement. Il afait quelques difficultés, mais il a fini par nous dire que ceportrait était celui d’un membre du cercle dont il fait partie… unEspagnol, ou soi-disant tel…

– Le marquis de Pancorbo ?

– C’est bien ce nom queM. Saint-Briac a prononcé, et il a ajouté que cet étrangerlogeait à l’hôtel Continental. Nous avons même décidé, séancetenante, que Sacha, accompagné par mademoiselle Verdière, irait enfiacre se poster devant la porte du cercle, afin de s’assurer queM. de Pancorbo et l’homme qui en Russie se faisaitappeler Paul Constantinowitch n’étaient qu’un seul et mêmeindividu. Mademoiselle Verdière y est allée avec l’enfant, commec’était convenu, mais le faux Espagnol n’a pas paru.

– Je sais cela, après ? demanda lemari d’Odette, d’un ton d’impatience que Mériadec ne s’expliquaitpas.

– Après, M. de Saint-Briac nousa appris qu’il venait d’avoir affaire à ce prétendu marquis… quel’ayant, à sa sortie du cercle, suivi en voiture jusqu’à la rueMarbeuf, il avait trouvé en rentrant chez lui, avenue d’Antin, unelettre anonyme, bourrée de menaces. On lui enjoignait de ne plus semêler des affaires de M. de Pancorbo, et l’épître étaitpleine de sous-entendus qui ne nous ont laissé aucun doute. Cethomme est bien l’assassin de la comtesse Xénia.

– De quoi menaçait-ilSaint-Briac ?

– De dénoncer à son mari la femme qui estmontée avec lui sur la galerie de Notre-Dame, il paraît que cemisérable l’a aperçue du haut de la tour, et qu’il la connaît. Nousavons tous été d’avis qu’il ne fallait tenir aucun compte de cettelettre comminatoire, et que ce misérable se vantait de connaîtreune femme qu’il n’avait jamais vue.

– Quelles conditions mettait-il à sonsilence ?

– Je viens de vous le dire : ilexigeait que M. de Saint-Briac ne s’occupât plus de lui.Nous nous sommes récriés, bien entendu. Nous avons déclaré que nousallions le poursuivre à outrance. Daubrac a essayé de fairecomprendre à votre ami qu’il n’avait rien à craindre pour samaîtresse… que, si cet homme la dénonçait, le mari mépriserait ladénonciation.

– Et Saint-Briac s’est rendu à cesraisons ?

– Pas tout d’abord. Il aurait préféréqu’on s’abstînt, et il nous a paru qu’il se préoccupait beaucoupmoins de livrer l’assassin à la justice que de sauver… laréputation de la femme qu’il aime. Mais il a fini par reconnaîtreque nous ne pouvions pas nous abstenir de compléter notre œuvre…que ce serait une lâcheté de déserter le combat, et cela au momentoù nous venions d’acquérir la certitude d’en finir avec notreodieux ennemi. M. de Saint-Briac a senti qu’il n’avaitpas le droit de nous arrêter.

– Et il vous a proposé d’agir de concertavec vous contre M. de Pancorbo ?

– Non pas. Il nous a donné carte blanche.Il nous a même promis de nous aider, mais il nous a demandéexpressément de ne jamais dire à personne qu’il était des nôtres.Il ne veut même pas qu’on sache qu’il est venu chez moi.

» Nous lui avons proposé d’aller chez luipour lui apprendre le résultat de l’expérience que nous devionstenter le soir même, à la porte du cercle. Il nous a priés de n’enrien faire, et, pour lui être agréable, aucun de nous ne s’y estprésenté. Il prétend que M. de Pancorbo surveille sesdémarches, et que, s’il nous surprenait ensemble, il écriraitimmédiatement au mari de cette dame.

» Notre entrevue avecM. de Saint-Briac a fini là ; il n’est plus revenu,et personne ne l’a revu.

– Cependant, vous connaissiez sonadresse ?

– Oui, monsieur. Il nous l’a donnée, afinque nous puissions lui écrire. Il demeure avenue d’Antin… au numéro9.

– Vous êtes certain que personne n’y estallé ? Ni M. Daubrac, ni ce peintre qui a disparu, nicette jeune fille ?

– Parfaitement certain. Si l’un d’eux yétait allé, il me l’aurait dit. Pourquoi s’en serait-ilcaché ? Oserai-je ajouter, monsieur, que je ne devine pas oùtendent vos questions ?

– Contentez-vous d’y répondre ; vousresterez ainsi dans votre rôle de témoin que vous paraissez avoiroublié.

– Je n’ai pas oublié du moins qu’il y achez moi le cadavre d’un malheureux enfant, et que ses assassins nesont pas encore arrêtés. Il est à craindre qu’ils ne le soientjamais, si vous tardez à mettre des agents à leurs trousses.

– Est-ce une leçon que vous prétendez medonner ? demanda d’un air hautainM. de Malverne.

– Non, monsieur, répliqua froidementMériadec, mais, si vous n’avez rien de plus à me demander, je vousprie de me permettre de me retirer. Il faut que je veille sur lecorps de Sacha, en attendant que je venge sa mort.

Le juge sentit qu’il était allé trop loin etreprit d’un ton plus modéré :

– Elle sera vengée, je vous en donnel’assurance, et mes questions ont un but, veuillez le croire. Dureste, je n’en ai plus qu’un petit nombre à vous poser, etj’attends de vous des réponses franches et claires.

– Parlez, monsieur, dit le baron.

– Qu’avez-vous pensé, vous… et qu’ontpensé vos amis du refus qu’a opposé M. de Saint-Briac àvotre invitation pressante d’agir avec vous contre cePancorbo ?

– Nous avons pensé qu’il craignaitd’exposer à la vengeance d’un mari une femme qu’il adore, et qu’àses yeux cette considération primait toutes les autres.

– Et l’idée ne vous est pas venue dechercher quelle était cette femme dont la réputation lui est sichère ?

– Non, monsieur. Personne de nous n’y asongé. C’est le secret d’un galant homme, et nous n’avons rien à yvoir. Si M. de Saint-Briac avait cru devoir le confier àquelqu’un, c’eût été assurément à vous qui êtes son meilleur ami,tandis que nous le connaissons à peine. Et je pense que, si vousl’interrogiez vous-même, il vous dirait la vérité.

» Mais… pardonnez-moi de vous le répéter…il est moins urgent d’interroger M. de Saint-Briac qued’arrêter des scélérats qui en sont déjà à leur deuxième crime…

– Je le sais, monsieur ; mais, sij’ai fini avec vous, je n’ai pas même commencé avec vos amis.M. Daubrac et cette jeune fille sont là, m’avez-vous dit. Ilfaut que je les entende… et que je les entende comme je vous aientendu… seul à seul…

» Veuillez donc passer dans le salon oùils attendent et où vous allez attendre aussi pendant que je lesinterrogerai. Je vous prie de m’envoyer d’abord… la fille dugardien des tours.

Cette invitation, poliment formulée,équivalait à un ordre, et Mériadec ne pouvait qu’obéir, sansrépliquer. Mais il avait bien le droit de s’étonner des façons deprocéder du juge d’instruction. M. de Malverne luifaisait l’effet de lâcher la proie pour l’ombre, en ne sepréoccupant que de la conduite de M. de Saint-Briac, aulieu de prendre des mesures immédiates contre les assassins deSacha.

Au cours de l’interrogatoire que Mériadecvenait de subir, il n’avait été question que du capitaine, etMériadec commençait à entrevoir en cette affaire des dessous qu’ilne soupçonnait pas. Il se demandait même siM. de Malverne n’y était pas intéressé personnellement,et si les derniers événements n’avaient pas semé quelque levain dediscorde entre ce juge et Saint-Briac, son ami intime.

Les magistrats sont des hommes, après tout,et, comme les autres, sujets à s’égarer quand le souffle d’unepassion violente les pousse hors du droit chemin.

Mais l’excellent baron ne comprenait pasencore que madame de Malverne était en cause, et, sans s’attacherplus longtemps à deviner une énigme dont l’explication le touchaitbeaucoup moins que la mort tragique de Sacha, il passa dans lepetit salon où il trouva Daubrac et Rose Verdière en conversationtrès-animée. Il saisit même au vol, au moment où elle sortait de labouche de Daubrac, la fin d’une phrase qui avait l’air d’être unedéclaration brûlante.

L’heure et le lieu étaient assez mal choisispour parler d’amour, mais rien n’arrête un interne lorsque parhasard son cœur est pris sérieusement, et celui-là était homme àsauter le pas du mariage plutôt que de renoncer à Rose.

Elle ne paraissait pas l’encourager à luitenir un langage enflammé car elle fronçait le sourcil, et sonvisage si doux exprimait un mécontentement assez accentué.

Mériadec n’était pas gai non plus, et il n’enavait pas sujet, car il sentait bien que la jeune fille aimaitDaubrac, et qu’il lui faudrait renoncer au bonheur qu’il rêvaitsans le dire.

– Eh bien ? demanda Rose, pourcouper court aux transports de son amoureux. Qu’attend ce juge pouragir, maintenant qu’il connaît la vérité ?

– Je ne sais que vous répondre, dit avecembarras Mériadec. Je viens de lui raconter toute l’histoire deSacha et de sa mère… et il ne se croit pas encore suffisammentéclairé.

– Que veut-il donc de plus ?

– Il veut nous interroger tous les trois,l’un après l’autre.

– Pour voir si nous ne nous contredironspas ! s’écria l’interne. Ah çà, est-ce qu’il noussoupçonnerait d’être d’accord avec Paul Constantinowitch et sabande ? Ces magistrats sont tous les mêmes ! ils voienttoujours et partout des coupables. Mais que celui-là ne s’avise pasde me poser des questions malsonnantes !… je le relèverais defaçon à lui ôter l’envie de recommencer. Je ne suis pas de ces gensqui ont des tares dans leur existence, moi. Je n’ai rien à mereprocher, et, par conséquent, je puis me moquer des jugesd’instruction et des commissaires de police.

– Calme-toi, au nom du ciel, et ne criepas si fort. M. de Malverne pourrait t’entendre.

– Qu’il m’entende ! ça m’est égal,et, puisqu’il tient à m’interroger séparément, je vais entrer etlui dire son fait, en tête-à-tête.

L’interne fit un pas vers la porte decommunication, mais Mériadec lui barra le passage et luidit :

– Non… pas toi… il veut voir d’abordmademoiselle Verdière.

– Au diable !… nous ne sommes pas àses ordres… et je vais…

– Je vous prie de me laisser passer,interrompit la jeune fille, en regardant fixement son amoureux.

– Quoi ! vous voulez…

– Je veux me rendre à l’appel d’unmagistrat qui va poursuivre les meurtriers de l’enfant que nouspleurons. Nous sommes venus ici pour l’aider, et non pour entraverses opérations. Il est libre de procéder comme il l’entend, et,puisqu’il me demande, j’y vais.

– Prenez bien garde à ce que vous direz,s’écria Daubrac, et s’il cherche à vous embrouiller, ne luirépondez pas.

Rose ne l’écoutait plus. Elle ouvrit, elleentra et elle referma la porte, laissant Mériadec et Daubrac entête-à-tête.

Bien entendu, elle n’avait pas eu le temps dechanger de costume ; elle était vêtue comme elle l’étaitlorsqu’elle avait pris un fiacre pour se transporter chez lecapitaine. Et en sortant de la maison de Mériadec pour allerprendre en passant l’interne de l’Hôtel-Dieu, elle avait rabattu savoilette, non pas cette fois pour cacher son visage, mais pourcacher ses larmes.

En la voyant, M. de Malverne eut unmouvement de surprise. Il s’attendait à voir une jeune fillehabillée en ouvrière, et il se trouvait en présence d’une personnedont la tournure et la toilette éveillaient en lui un souvenirvague.

Mais il se présentait, lui, à visagedécouvert, et en le regardant, Rose faillit s’évanouir. Ellechancela, et le magistrat fut obligé de la soutenir pour l’empêcherde tomber.

Dans les mouvements qu’elle fit pour sedégager, elle releva involontairement sa voilette, et, à son tour,M. de Malverne recula de surprise.

Il y avait si peu de temps qu’ils s’étaientvus, et dans une circonstance si grave, qu’ils ne pouvaient pas nepas se reconnaître, et si Mériadec ou Daubrac avaient assisté àcette seconde entrevue, il leur eût été difficile de décider lequeldes deux était le plus ému.

Rose comprenait enfin que la femme coupablequ’elle avait sauvée, c’était madame de Malverne.

Et le malheureux mari devinait que Rose et lecapitaine avaient menti, en proclamant une liaison qui n’existaitpas, qui ne pouvait pas exister.

Il eut pourtant la force de se contenir etd’interroger Rose pour arriver à la forcer d’avouer.

– C’est vous qui êtes la fille du gardiendes tours ? demanda-t-il froidement.

– Oui, monsieur, balbutia la jeunefille.

– Et vous êtes aussi la maîtresse deM. de Saint-Briac ?

Rose, pâle et tremblante, baissa les yeux sansrépondre.

– C’est vous-même qui me l’avez déclaré,chez lui, il n’y a pas deux heures. Auriez-vous déjà oublié cettescène ?

Rose fit signe que non.

– Je m’en souviens, moi, et je puis vousrépéter tout ce que vous avez dit… et tout ce qu’a dit cet hommequi a été mon ami.

» Est-ce que maintenant vous niez qu’ilsoit votre amant ?

– Non… je ne le nie pas, répondit lajeune fille, après avoir hésité une seconde.

– Fort bien. Nous verrons tout à l’heuresi c’est vrai. Vous savez de quoi j’accusaisM. de Saint-Briac ?

– J’ai compris que vous vous étiez laisséabuser par une dénonciation infâme. Vous devez savoir maintenantquel est le misérable qui a calomnié madame de Malverne… et vousavez pu constater qu’elle n’était pas dans l’appartement où, sur lafoi d’une lettre anonyme, vous pensiez la trouver…

– J’ai constaté que vous y étiez, vous.J’ai cru aux paroles de votre amant et aux vôtres. À ce moment,j’ignorais qui vous étiez, et j’ai pu admettre que vous vous soyezcachée quand je suis entré, car vous m’avez affirmé que vous étiezmariée.

– Qu’importe que je ne le sois pas ?n’était-ce pas me perdre que de me montrer ? Si je m’y suisdécidée, c’est que je ne pouvais laisser deux amis s’entre-tuer,par suite d’un malentendu.

– C’est un sentiment très-louable quivous a fait agir, je n’en doute pas. Vous êtes la maîtresse deM. de Saint-Briac, je n’en doute pas non plus, quoiquecela ne s’accorde guère avec les renseignements queM. de Mériadec vient de me donner sur vous. Une questionmaintenant : Depuis combien de temps connaissez-vousJacques ?

– Jacques ? répéta la jeunefille.

Elle ne comprenait pas de qui il étaitquestion. Le juge lui avait tendu un piège ; elle y tombait etreprit d’une voix mordante :

– Vous ne savez pas que Jacques est leprénom de M. de Saint-Briac ! C’est étrange,avouez-le. Les amants n’ont pas, que je sache, l’habitude des’appeler par leur nom de famille… devant témoins, oui… mais entête-à-tête, cela ne s’est jamais vu.

» Je reviens à la question que je vous aiadressée. Quand avez-vous vu M. de Saint-Briac pour lapremière fois ?

Rose, confondue, baissa les yeux et setut.

– Vous ne répondez pas. Eh bien, je vaisvous dire ce que vous ne voulez pas avouer. Vous l’avez vu pour lapremière fois, il y a quelques jours, dans l’escalier de la tourque gardait votre père.

– Je l’ai vu en effet ce jour-là,mais…

– Épargnez-vous un nouveau mensonge. Neme dites pas que vous étiez déjà sa maîtresse, lorsqu’on l’aarrêté. Si c’était vrai, vous auriez pris sa défense… vous l’aurieznommé, et les agents auraient vu qu’ils se trompaient.

» Vous ne me soutiendrez pas non plus quec’est vous qui êtes montée avec lui sur la galerie. Tous lestémoins attesteront que vous veniez de rentrer chez votre père, etque vous n’êtes pas sortie de son logement. Mais passons. Vousprétendez qu’il est votre amant. Tout est possible. Si vous medisiez, par exemple, que vous l’avez rencontré, depuis qu’il estsorti de prison, qu’il vous a abordée dans la rue, qu’il vous aplu, à première vue, qu’il vous a proposé de l’accompagner chezlui, comme il aurait pu le proposer à la première fille venue, quevous vous êtes empressée de le suivre et que vous lui avez cédétout de suite… alors peut-être je pourrais vous croire.

Rose fondait en larmes.

– Vous pleurez, reprit l’impitoyablemari. Il est dur, en effet, pour une jeune fille que tout le mondeestime, de confesser qu’elle a succombé sans résistance… et je nevous conseille pas d’avouer cette faute à votre amiM. de Mériadec, qui vous croit parfaitement vertueuse…encore moins à ce jeune homme qui paraît avoir pour vous unsentiment plus tendre que l’amitié. Il est vrai que ces messieursdécouvriront la vérité tôt ou tard, et que maintenant elle leurparaîtrait peut-être moins amère ; mais, d’ailleurs, cet aveune justifierait pas M. de Saint-Briac. S’il est votreseul amant, vous n’êtes pas sa seule maîtresse. Et la femme quej’ai vue entrer chez lui, ce n’était pas vous.

– Je vous jure que c’était moi, ditvivement Rose, qui, cette fois, ne croyait pas mentir, car elleétait à peu près sûre d’avoir aperçu M. de Malverne àl’autre bout de l’avenue d’Antin, au moment où elle y arrivait parle quai.

– Soit ! répondit le juge. J’ai pume tromper. La femme que je cherchais est à peu près de la mêmetaille que vous, elle s’habille comme vous quand elle sort et je nel’ai vue que de loin, mais qu’est-ce que cela prouve ? Elleétait sans doute arrivée avant vous.

– Si une autre femme eût été chez lui,M. de Saint-Briac ne m’aurait pas reçue, balbutia lajeune fille, résolue à défendre jusqu’au bout la coupable.

– Non certes, s’il était votreamant ; mais il est tout au plus votre ami. Et, tenez !voulez-vous que je vous dise pourquoi vous êtes venue chezlui ? Pour sauver sa véritable maîtresse. Vous saviez bienqu’il en avait une.

– Comment l’aurais-je su ?

– De la façon la plus naturelle.M. de Mériadec vient de me raconter queM. de Saint-Briac s’est présenté chez lui, il y a deuxjours. Vous étiez là, et vous avez entenduM. de Saint-Briac prier M. de Mériadec et sesamis de ne pas agir trop énergiquement contre l’assassin de latour, parce que ce misérable le menaçait de dénoncer sa liaisonavec une femme mariée. M. de Saint-Briac ne leur auraitpas fait cette confidence devant vous, si vous aviez été samaîtresse.

Rose n’était pas de force à réfuter lesarguments de ce terrible logicien. Elle ne pouvait que courbersilencieusement la tête. Et M. de Malvernereprit :

– Donc, vous n’ignoriez pas le dangerqu’il courait, et, comme sa situation ne pouvait que vous inspirerde la sympathie, vous étiez, comme ces messieurs, toute disposée àlui venir en aide. L’occasion s’est présentée. Un hasard vous aurafait savoir que son ennemi l’avait dénoncé, et qu’aujourd’hui mêmeil allait être infailliblement surpris par le mari.

» Vous avez résolu de le sauver, et vousêtes accourue chez lui. Vous êtes arrivée à point. Cette femme yétait déjà, mais je n’y étais pas encore.

Rose, confondue de tant de perspicacité,perdait de plus en plus contenance, et M. de Malverne,qui s’en apercevait fort bien, la pressa encore davantage.

– Vous vous êtes cachée, lorsque j’aisonné ; vous avez aidé la femme à sortir par la fenêtre de lacour, et vous auriez fui comme elle, si vous ne m’aviez pas entendumenacer M. de Saint-Briac. C’est alors que, entraînée parun mouvement de générosité, vous vous êtes montrée… ce n’était pasassez… vous avez poussé l’héroïsme jusqu’à vous accuser vous-même…et cet homme a accepté le sacrifice. Vous ne saviez pas quij’étais, et vous ne pouviez pas prévoir que vous ne tarderiez guèreà vous retrouver en face de moi… mais il le savait, lui, et il n’apas eu assez de cœur pour vous démentir et proclamer que vous étiezinnocente. Cet homme est un lâche.

La jeune fille tressaillit, mais elle n’eutpas le courage de protester contre une qualification qu’elle nepouvait pas s’empêcher de trouver méritée.

– Je ne vous blâme pas, repritM. de Malverne ; je vous excuse même. Se dévouerpour sauver des coupables, c’est le fait d’une belle âme ;mais le dévouement a des bornes, surtout quand il est mal placé.Restez-en là, mademoiselle, arrêtez-vous sur une pente qui vousmène aux abîmes… songez à votre réputation, à vos amis, et ne vousperdez pas pour essayer de défendre des gens que l’évidence accableet qui n’échapperont pas au châtiment.

– Vous voulez les tuer !… je veuxles sauver, s’écria Rose, sans, songer que ce cri parti du cœuréquivalait presque à l’aveu de mensonge que le juge cherchait à luiarracher.

– Et quand je les tuerais ! ditM. de Malverne, emporté par la colère ; quandj’étranglerais cette indigne créature qui a déshonoré monnom !… Quand, de la pointe de mon épée, je crèverais lapoitrine de ce faux ami qui m’a odieusement trompé !…

» Croyez-vous donc que je sois homme à mecontenter d’une réparation dérisoire et à traîner ces traîtresdevant les tribunaux pour y proclamer mon malheur ?… non,mademoiselle. Je les ai condamnés, et je ne leur ferai pasgrâce.

– Ils sont innocents ! cria la jeunefille terrifiée. M. de Saint-Briac n’a pas d’autremaîtresse que moi.

Elle avait été sur le point d’avouer ;les effroyables menaces du mari venaient d’arrêter l’aveu qu’elleavait sur les lèvres.

Il était écrit qu’elle se sacrifieraitjusqu’au bout.

– Encore ! s’écria le juge irritépar ce retour d’une résistance qu’il croyait avoir vaincue. Vouspersistez dans vos affirmations insoutenables. Vous oubliez qu’ilne tient qu’à moi de trouver des gens pour les démentir.

Cette fois, Rose pâlit. Elle avaitcompris.

– Avant d’en venir là, je veux bien vousdémontrer une dernière fois que vous n’êtes pas, que vous ne pouvezpas être la maîtresse de cet homme. D’abord, si vous l’étiez, vousn’habiteriez pas la maison de M. de Mériadec… et vousdevriez songer que vous prêtez un singulier rôle à ce brave hommequi vous a recueillie. Son domicile vous servirait à cacher vosamours de hasard ; il vous le prêterait pour sauver lesapparences… Osez donc dire cela. Vous vous taisez ?… Jecomprends, et je n’ai plus qu’à faire justice de deuxmisérables.

– Grâce pour eux ! ils ne sont pascoupables !

– Alors, l’homme est votre amant ?Nous allons voir si vous répéterez cette affirmation devant vosamis.

Et, sans attendre la réponse de Rose, Huguesde Malverne ouvrit brusquement la porte du salon où Mériadec etDaubrac attendaient.

– Entrez, messieurs, criaM. de Malverne.

– Ah ! parbleu, volontiers, grommelaDaubrac, qui, depuis un quart d’heure, piétinait d’impatience.

– Nous voici, dit Mériadec.

Ils entrèrent, et ils ne furent pas peusurpris de voir Rose Verdière, affaissée sur un fauteuil,tremblante, à demi évanouie.

Ils allaient courir à elle ; mais le jugeles arrêta d’un geste, et leur dit d’un ton ferme :

– Veuillez m’écouter d’abord. Vous êtesun galant homme, monsieur de Mériadec ; vous aussi, monsieurDaubrac ; je puis donc vous parler de ma situation, car jesuis certain que vous garderez le secret, du moins jusqu’à ce quecette situation ait eu son dénoûment.

– Pardon, monsieur, interrompitl’interne, nous sommes venus pour apprendre au juge d’instructionqu’un nouveau crime…

– Je ne suis plus juge d’instruction,interrompit Malverne. Ma démission de magistrat sera donnée cesoir. Je ne suis qu’un homme indignement outragé, qui tient à avoirla preuve de l’outrage. Cette preuve, vous allez me la fournir.

Les deux amis échangèrent un regard. La mêmepensée leur était venue. Ils croyaient que M. de Malvernedevenait fou.

Mais ils ne comprenaient rien à l’attitude deRose, qui n’osait pas lever les yeux sur ses amis.

– Voici les faits, reprit le mari.Aujourd’hui, au Palais de justice, dans mon cabinet, j’ai reçu unelettre anonyme.

– Il en pleut ! s’écria Daubrac. Lecapitaine, aussi, en a reçu une avant-hier.

– Dans cette lettre, on m’avertissait queM. de Saint-Briac était l’amant de ma femme.

Que répondre à une pareille déclaration ?Mériadec et Daubrac, ne trouvant rien, exprimèrent par gestes unétonnement sincère et un doute poli.

– M. de Saint-Briac, vous le savez,a été arrêté par erreur et emprisonné, parce qu’il a refusé denommer la femme qui était montée avec lui sur les tours deNotre-Dame. Le correspondant inconnu qui m’a écrit m’a appris quecette femme, c’était la mienne.

– Voilà une abominable calomnie !s’écria de très-bonne foi le vertueux Mériadec.

– Ce correspondant ajoutait que ma femmeavait donné un rendez-vous à son amant, et qu’il ne tenait qu’à moide la surprendre chez lui, aujourd’hui, entre trois heures etquatre heures. J’y ai couru, et je n’y ai trouvé que M. deSaint-Briac. Mais de loin je l’avais vue entrer. Une querelleviolente s’est élevée entre l’homme qui fut mon ami… et, au momentoù nous allions en arriver à des voies de fait, mademoiselle estsortie de la chambre où elle s’était cachée en m’entendantsonner.

– Vous, Rose ! dit Mériadec ens’adressant à la jeune fille. Mais c’est impossible.

– C’est vrai, répondit-elle d’une voixétouffée.

– Je ne connaissais pas mademoiselle,continua M. de Malverne, et elle ne me connaissait pas. Voussavez que je devais l’interroger pour la première fois, demain,dans mon cabinet. C’est seulement ici, à l’instant, que j’ai su quielle était, et qu’elle a appris que j’étais le juge chargéd’instruire l’affaire de Notre-Dame.

» Je vous dis cela, messieurs, pour quevous compreniez bien la suite de mon exposé des faits.

» Mademoiselle s’est montrée, comme jevous le disais, et m’a déclaré que je me trompais et qu’elle étaitla maîtresse de M. de Saint-Briac.

– Elle a dit cela ! s’écria Daubracen serrant les poings.

– Elle l’a dit, et elle vient de me lerépéter. Je l’avais cru, dans l’appartement de l’avenued’Antin ; je ne voulais plus le croire, maintenant que jesavais avoir affaire à la fille du gardien des tours. Je lui aireprésenté que sa déclaration était inadmissible ; je l’aipressée d’avouer que, par pitié pour une femme qu’elle plaignait etpour un homme qui lui avait témoigné de la sympathie, elles’accusait d’une faute qu’elle n’avait pas commise… Rien n’y afait. Elle a persisté à se déclarer coupable.

» Et c’est alors, messieurs, que j’aivoulu la soumettre à une dernière épreuve. J’ai voulu voir si,devant vous, elle conviendrait enfin que sa prétendue confessionn’est qu’un généreux mensonge. Je souhaite vivement qu’elle serétracte mais, qu’elle se rétracte ou qu’elle s’obstine à soutenirque cet homme est son amant, ma conviction est faite, et ceux quim’ont trahi payeront cher la trahison.

» J’attends, messieurs, que l’un de vousinterroge cette jeune fille.

Il y eut un silence horriblement pénible pourtous les acteurs de cette scène.

M. de Malverne, quoi qu’il en dît,espérait encore un peu, contre toute vraisemblance, que sa femmeétait innocente, et que Rose allait en fournir la preuve.

Daubrac sentait gronder dans son cœur un oragequi ne demandait qu’à éclater ; Daubrac doutait de celle qu’ilaimait.

Mériadec, abasourdi, se demandait avecangoisse s’il ne s’était pas trompé sur la vertu de saprotégée.

Et la pauvre Rose, n’ayant plus qu’à choisirentre le mépris de l’homme qu’elle aimait et l’arrêt de mort dedeux grands coupables, levait vers ses amis des regardssuppliants.

– Vous hésitez, messieurs, reprit le juged’une voix vibrante. Vous hésitez parce qu’il vous répugned’imposer à mademoiselle une cruelle épreuve… parce que vousdevinez qu’elle va mentir encore, et que vous voulez lui épargnerla honte de répéter devant vous : Je suis la maîtresse d’unhomme que je connais à peine ; j’ai indignement abusé del’hospitalité que m’accorde M. de Mériadec ; j’aitrompé M. Daubrac, et je suis indigne de lui…

– Non, non… ce n’est pas vrai !s’écria Rose, vaincue.

Puis, comme si elle eût regretté d’avoir cédéà un élan de sincérité, elle se rejeta en arrière en cachant sonvisage dans ses mains.

– Enfin ! ditM. de Malverne, je savais bien que la vérité éclaterait.Il ne me reste plus qu’à châtier les infâmes, et je vais…

Il n’acheva pas. Une porte s’ouvrit, et madamede Malverne parut sur le seuil. Elle était pâle comme une morte,mais ce n’était pas de peur, car ses yeux étincelaient, et elleentra la tête haute.

Le naïf Mériadec avait eu l’illusion qu’ellevenait se jeter aux pieds de son mari. Elle se chargea de ledétromper.

– J’ai tout entendu, dit-elle. Lesinfâmes que vous voulez châtier, j’en suis. Me voilà.Qu’attendez-vous pour me tuer ?

– Misérable ! cria le mari.

Mériadec se jeta entre les deux époux, pendantque Rose se levait précipitamment et se serrait contre Daubrac, quine la repoussa pas. Il l’avait soupçonnée un instant, et il se lereprochait déjà.

– Vous avouez ? reprit fiévreusementM. de Malverne.

– Croyez-vous donc que je laisserai cettejeune fille se sacrifier pour moi ? Je la remercie de meforcer à en finir avec une situation qui me fait horreur. Je vousai aimé ; je vous hais. Et si je romps ici devant témoins,c’est qu’après cet éclat vous comprendrez qu’il ne vous reste plusqu’à vous battre avec mon amant. Et s’il meurt, je mourrai. De vousou de moi, l’un doit disparaître. J’espère que ce sera vous.

Montée du premier coup à ce diapason, la scènedevait se dénouer par une catastrophe. Mais Dieu, qui réserve auxgrands coupables des châtiments proportionnés à leurs crimes, Dieuen avait décidé autrement.

Le valet de chambre reparut, et, sans paraîtres’apercevoir qu’un drame se jouait dans ce cabinet, il annonçarespectueusement à son maître que le commissaire de police duquartier Notre-Dame des Champs demandait à lui parler sansretard.

Cette diversion arrivait fort à propos pourtout le monde, même pour M. de Malverne, qui eut lesang-froid de répondre :

– C’est bien. Je vais le recevoir.

Il était, cet officier de police, fortintimidé d’être reçu par M. de Malverne en si nombreusecompagnie.

Les juges d’instruction n’ont pas coutume detraiter devant des étrangers les affaires judiciaires, et il yavait là deux femmes et deux hommes que le commissaire du quartierNotre-Dame des Champs ne connaissait pas.

– Vous pouvez parler, lui dit brusquementM. de Malverne. De quoi s’agit-il ?

– D’un crime qui paraît se rattacher àl’affaire des tours de Notre-Dame. J’en ai référé d’abord à moncollègue du quartier de la Cité, et il m’a conseillé de vous voir,avant d’envoyer au dépôt l’homme qui vient d’être arrêté.

Odette coupa court à des explications qui nel’intéressaient pas. Elle avait brûlé ses vaisseaux, et peu luiimportait que son mari découvrît l’assassin de la comtesse russe.Elle était entrée pour innocenter Rose Verdière qui se sacrifiaitpour elle, et non pas pour entendre le rapport d’un policier.

Au salon où son mari l’avait laissée,l’attitude de M. de Malverne avait jeté un froid, et leshabitués du thé de cinq heures étaient partis les uns après lesautres ; ils flairaient un drame intime, et ils sentaientqu’ils étaient de trop.

Odette le pressentait aussi, ce drame, maiselle n’était pas femme à rester dans l’incertitude. Ces gens quivenaient relancer son mari jusque dans sa maison ne lui disaientrien qui vaille, et elle avait résolu de les voir, dût-elleinterrompre l’audience en pénétrant dans le cabinet de Hugues oùelle n’entrait presque jamais. Elle avait trouvé entre-bâillée uneporte que le valet de chambre n’avait pas pris soin de refermer,et, en prêtant l’oreille, il lui avait semblé reconnaître la voixde la jeune fille qu’elle avait vue une heure auparavant chez lecapitaine. Alors, elle s’était décidée à écouter, et elle avaittout entendu.

Il n’en fallait pas tant pour lui fairecomprendre qu’elle était perdue, et sa résolution fut bientôtprise : sauver Rose, rompre devant témoins, pour que larupture fût définitive, courir chez son amant et fuir avec lui.Elle ne voulait pas autre chose. Elle était folle.

Et après la scène qui venait de consternertous les assistants, il ne lui restait plus qu’à disparaître.

Ainsi fit-elle, après avoir tendu à RoseVerdière une main que la pauvre enfant n’osa pas refuser.

Hugues la laissa partir. Qu’aurait-il pu luidire, en présence de ce commissaire qui, fort heureusement, n’avaitpas assisté à la scène ? Rose et ses deux amis y étaient, maisHugues n’avait plus rien à leur cacher, et il pouvait compter surleur discrétion, sur leur loyauté, sur leur sympathie.

Il fit comme un vaillant officier qui apprendpendant une bataille que son frère vient d’être tué, et qui,refoulant sa douleur, continue à mener ses soldats au feu.

Il oublia momentanément les traîtres qu’ilvoulait punir, et il redevint magistrat.

– Exposez-moi les faits, monsieur, dit-ilau commissaire, avec un calme qu’admirèrent Mériadec etDaubrac.

– Voici ce qui s’est passé, réponditl’agent judiciaire. Deux gardiens de la paix en tournée rueCassette ont été appelés par une vieille femme qui criait àl’assassin. Ils sont entrés dans la cour de la maison d’où ellesortait ; ils ont aperçu un homme qui descendait d’une fenêtrepar une échelle de corde, ils l’ont arrêté et ils me l’ont amené aucommissariat. Là, cet homme m’a dit qu’il se nommait JeanFabreguette.

– Dieu soit loué ! il n’est pasmort, dit à demi-voix Mériadec.

– Il a prétendu être l’ami du maître dela maison, et il m’a déclaré qu’il venait de trouver dans lachambre où il est entré par la fenêtre le cadavre d’un enfant. J’aicru d’abord avoir affaire à un fou, et je ne suis pas encore biensûr qu’il ne le soit pas… il m’a raconté une histoire tellementextraordinaire.

– Qu’avez-vous fait de lui ?interrompit M. de Malverne.

– Ainsi que j’ai eu l’honneur de vous ledire, monsieur le juge d’instruction, je l’ai conduit chez moncollègue de la Cité, qui l’a interrogé, et qui pense que cet hommene ment pas. Du reste, il n’y a pas d’apparence que ce soit lui quiait commis le meurtre de la rue Cassette. C’est pourquoi j’ai prissur moi de vous l’amener.

– Alors, il est en bas ?

– Oui, monsieur, gardé par deux agents,dans un fiacre.

– C’est bien. Allez le chercher.

Le commissaire sortit, etM. de Malverne, après avoir invité Rose et ses amis àrester, leur dit d’un ton bref :

– Je ne donnerai pas ma démissionaujourd’hui. Je veux en finir avec les assassins, avant d’en finiravec les traîtres. Vous m’aiderez et vous saurez vous taire.

Personne ne souffla mot. Daubrac et Mériadeccomprenaient que ce n’était pas le moment de parler. Rose,terrifiée, se demandait ce que le mari justicier allait faire de safemme.

Fabreguette, amené par le commissaire, fit uneentrée à la tartare. Il arriva tête nue, les cheveux ébouriffés,les vêtements fripés, déchirés, brûlés, et sans saluer ses alliés.Il leur en voulait de l’avoir abandonné et d’avoir laissé tuerSacha.

Il entama le récit de ses déplorablesaventures sans rien omettre et sans déguiser la vérité. Il ne cachamême pas au magistrat que la maison de la rue Marbeuf brûlait en cemoment, et que c’était lui qui y avait mis le feu.

Personne ne l’interrompit, et, lorsqu’il eutfini :

– Vous êtes libre, monsieur, lui ditM. de Malverne, mais je vous prie d’accompagnerM. le commissaire, qui va se transporter immédiatement chezM. de Mériadec. Ces messieurs vont y aller, de leur côté,avec mademoiselle, et ils voudront bien m’y attendre. J’y seraid’ici à une demi-heure.

Il fallut obéir. Le commissaire ne pouvait passe permettre de se soustraire à l’exécution d’un ordre donné par unjuge d’instruction, et les autres pensèrent queM. de Malverne éprouvait le besoin de s’expliquer avec safemme en tête-à-tête.

– Grâce pour elle ! murmura enpassant Rose Verdière.

Le juge resta froid comme glace, et la jeunefille partit, convaincue que c’en était fait de la coupable.

Elle ne se trompait pas. Hugues de Malverneavait condamné sa femme et son ami. Mais il ne voulait pas lesexécuter avant d’avoir fait jusqu’au bout son devoir de magistrat.Et d’ailleurs il ne savait pas encore comment il se vengerait.

Les maris, en pareil cas, ont le choix desmoyens. Les sages se contentent de chasser l’épouse adultère et dedemander au complice une réparation par les armes. D’autres, encoreplus philosophes, portent plainte et laissent les juges appliquerla peine. Ceux-là se résignent à entendre les échos d’un tribunalrépéter l’histoire de leurs malheurs conjugaux.

M. de Malverne voulait un châtimentproportionné au crime, car c’était bien un crime que cette trahisonde son meilleur ami et d’une femme qu’il adorait. Il se demandaitsi, au lieu de risquer sa vie dans un duel, il ne ferait pas mieuxde les tuer tous deux et de se brûler la cervelle après. L’issued’une rencontre est toujours incertaine ; s’il succombait, sonodieux rival pourrait épouser Odette. C’eût été une folie que decourir cette chance, et pourtant la nécessité d’une rencontrepouvait finir par s’imposer, car le meurtre lui répugnait.

Hugues, avant de prendre un parti, résolut designifier simplement à sa femme qu’elle eût à attendre son retouret de se faire conduire chez Mériadec. Il s’accordait ainsiquelques heures de réflexion, dont il avait grand besoin pour secalmer, car il était tellement surexcité qu’il se trouvait horsd’état de raisonner.

Il sonna son valet de chambre pour se faireannoncer chez Odette, et il ne fut pas peu surpris d’apprendrequ’elle venait de sortir de l’hôtel, à pied, quoique le coupé fûtattelé.

Il pensa qu’elle était allée chez son amant,et il revint à l’idée de les tuer tous les deux. Mais la vengeanceest un plat qu’il faut manger froid, disait César Borgia, qui s’yconnaissait, et M. de Malverne remit la sienne aulendemain.

On l’attendait rue Cassette. Il y courut.

XI

Après le départ de son ami Hugues, lecapitaine, écrasé sous le poids de ses remords, avait passé uneheure immobile, anéanti, roulant dans sa tête des projets desuicide, et osant à peine envisager la terrible situation où unamour coupable l’avait jeté.

Cette situation était une impasse. Comment ensortir ? En se tuant, il s’en serait tiré, lui, mais queserait devenue sa complice ?

Rose Verdière venait de la sauver du dangerimmédiat. Et après ? qu’allait faire la malheureuseOdette ? Essayer de tromper encore son mari ? Saint-Briacne s’y serait pas prêté. Cette vie de trahison perpétuelle luifaisait horreur maintenant. Et il ne paraissait pas que madame deMalverne non plus voulût la reprendre. N’avait-elle pas déclaréqu’elle était résolue à fuir avec son amant ? Et d’ailleurs,elle était désormais impossible, cette existence en partie doublequ’elle menait depuis six mois.

M. de Malverne avait pu croire unepremière fois qu’il avait accusé à faux sa femme, mais il lui étaitcertainement resté des doutes, et, à l’avenir, il ne manquerait pasde la surveiller. Un jour ou l’autre, il surprendrait les amants,alors même qu’ils se contenteraient, comme autrefois, de serencontrer dehors.

Sur quel pied Saint-Briac allait-il vivre avecce loyal Hugues, qu’il avait indignement trompé ? Aurait-ilseulement le courage de le revoir, de passer le seuil de cettemaison où il avait porté le déshonneur, et de jouer encore lacomédie de l’amitié ? Non, mille fois non. Et s’il n’yretournait pas, après la réconciliation qui avait suivi la scène dusalon de l’avenue d’Antin, c’était comme s’il eût avoué qu’il étaitcoupable.

Partir avec Odette, quitter à tout jamais laFrance, aller cacher ses amours adultères à l’étranger ? Lui,un brave officier qui n’avait jamais reculé devant un danger, nidevant l’accomplissement d’un devoir ! Il lui semblait que ceserait une lâcheté.

Peut-être aussi, sans se l’avouer à lui-même,n’avait-il plus les mêmes sentiments pour sa maîtresse. Lesécailles étaient tombées de ses yeux. Il la voyait maintenant tellequ’elle était, et il se voyait lui-même. La passion les avaitemportés tous les deux, jusqu’à leur faire oublier que leur fauteétait un crime. Au premier temps d’arrêt, la réflexion montrait àJacques l’envers de cet amour, la trahison dans toute son horreur,et Odette sous son vrai jour.

Odette n’avait pas de remords, elle ;Odette n’avait pas pitié de son malheureux mari ; elle nel’aimait plus ; que lui importait le reste ? Aurait-ellepitié de son amant quand elle cesserait de l’aimer ? Non, sansdoute. Il lui aurait tout sacrifié, et elle l’abandonnerait sanshésiter pour se jeter dans les bras d’un autre. Le cœur d’uneaffolée a horreur du vide. La passion qui la dévore lui crie :Marche ! marche ! et elle marche jusqu’à ce qu’elle rouleau plus profond de l’abîme, où elle entraîne l’imprudent qui lasuit dans ce chemin fatal.

C’est le châtiment, c’est la vengeance del’honnête homme qui a eu foi en elle, et qu’elle a réduit audésespoir.

Ces cruelles vérités apparaissaient àSaint-Briac, et il n’apercevait plus d’autre dénoûment possiblequ’une rupture définitive. Partir seul, partir immédiatement, sousun prétexte quelconque, et aviser Hugues de ce départ sans luiapprendre où il allait. Le prétexte était tout trouvé. Il pouvaitlui écrire qu’il s’éloignait pour couper court à une situationfausse, et pour lui laisser le temps de reconnaître que sessoupçons n’avaient aucune raison d’être. Hugues, assurément, neprendrait pas en mauvaise part la résolution de son ami.

Et Odette comprendrait que son amant voulaiten finir avec elle. Six mois d’absence de Jacques la calmeraient,et elle ne pourrait pas faire la folie d’aller le rejoindre,puisqu’elle ne saurait pas où il était.

Où irait-il ? Le plus loin qu’ilpourrait. Il pensa d’abord à l’Italie, mais l’Italie est trop près.Il lui vint une idée. Pourquoi pas la Russie ? Là, il pourraitse renseigner sur ce faux Moscovite qui à Paris tranchait del’Espagnol, et qui n’était probablement d’aucun pays :scélérat partout, citoyen nulle part. Mériadec avait écrit,disait-il, au maréchal de la noblesse du gouvernement de Tambow,mais il ne paraissait pas que Mériadec eût reçu de réponse à salettre. C’était faire œuvre pie que d’aider la justice à mettre lamain sur un brigand de la pire espèce, et le capitaine avait grandbesoin de racheter ses fautes par de bonnes actions.

Il décida donc d’entreprendre un voyage àMoscou, et il résolut de se mettre en route le lendemain soir. Cen’était pas trop tôt pour se garer d’une nouvelle escapaded’Odette, mais il ne pouvait guère partir plus vite, car il avaitquelques arrangements à prendre avec son banquier, et il luifallait un passe-port pour franchir la frontière russe.

Or, la journée était trop avancée pour qu’ilpût s’occuper de ces préparatifs indispensables. Il renvoya au joursuivant les affaires, et il sortit de cette maison, qui luirappelait un triste et récent souvenir.

Il sortit, après avoir dit à son valet dechambre, qui venait de rentrer, de ne pas l’attendre.

Il ne se doutait guère qu’à l’heure même où ilmettait le pied dans l’avenue d’Antin, M. de Malvernemontait en voiture pour aller constater le meurtre de Sacha, et quemadame de Malverne venait de quitter, sans esprit de retour, ledomicile conjugal.

Elle accourait chez son amant, et Saint-Briacl’aurait infailliblement rencontrée, s’il s’était dirigé du côté del’avenue des Champs-Élysées.

Mais Saint-Briac cherchait la solitude. Ilprit par les quais, et il alla droit devant lui en remontant lecours de la Seine, sans savoir où le mènerait cette marche sansbut.

Il n’avait pas encore complétement renoncé àl’idée de se suicider, et, pour le cas où cette idée prendrait ledessus, il s’était muni d’un revolver chargé.

Quoi qu’il advînt, il se proposait de nerentrer que pour faire ses paquets, après avoir terminé sesaffaires et écrit à Hugues de Malverne une lettre d’adieu queHugues, sans aucun doute, montrerait à sa femme.

À force de marcher dans la même direction, ilarriva au pont de Bercy, et peu s’en fallut qu’il ne franchît labarrière. Mais la nuit venait, et il ne tenait pas à la passer dansla banlieue.

Le cercle est la grande ressource des gensqui, pour une cause ou pour une autre, ne veulent pas rentrer chezeux. On peut s’y isoler, on peut même y dormir, et Saint-Briacétait bien sûr de n’y pas rencontrer le juge d’instruction qui n’yvenait que très-rarement et qui, ce jour-là, devait être moins quejamais disposé à s’y montrer.

Le capitaine s’y fit ramener en voiture, et yarriva précisément à l’heure du dîner.

Il trouva une place à la grande table, mangeasans adresser une seule fois la parole à ses voisins, et, au lieude prendre, comme de coutume, le café dans le grand salon, passadans la salle de lecture, où il se mit à rédiger son épître àMalverne. Cette rédaction n’était pas très-facile, et elle lui pritdu temps. Il en avait à perdre, puisqu’il ne savait que fairejusqu’au lendemain, et il put peser à loisir tous les termes de cebillet qui devait décider de l’avenir de sa vieille amitié avecHugues.

Quand il l’eut terminé, il le mit dans sonportefeuille pour l’y garder jusqu’au moment où il monterait, lelendemain soir, dans l’express de Berlin.

Il se disait :

– Je le mettrai à la poste dans la boîtede la gare, et lorsque Hugues le recevra, j’aurai déjà passé lafrontière.

Après quoi, il alla s’étendre sur un divan,dans le salon le moins fréquenté du club, et il essaya de dormirpour se reposer de tant d’émotions et d’une si longue promenade.Mais le sommeil ne vint pas vite. Il finit cependant pars’assoupir, et il rêva qu’Odette s’accrochait à son cou pourl’empêcher de partir, que le mari survenait, et qu’il lapoignardait dans les bras de son amant.

Ce cauchemar fit place à d’autres, tout aussieffrayants, qui auraient tourmenté Saint-Briac jusqu’à l’aurore, siun joueur décavé, en passant par là, ne se fût avisé de leréveiller pour lui dire :

– À quoi pensez-vous de ronfler quand ilse joue au salon vert une partie de baccarat superbe ?M. de Pancorbo, qui tient la banque, demande de vosnouvelles à tout le monde. Vous lui manquez.

– Pancorbo ! répéta le capitaine, ense levant brusquement. Quoi ! il est ici !

– Mon Dieu, oui, dit tranquillement leclubman. Passé minuit, c’est assez son habitude.

– Mais… on prétendait qu’il avait quittéParis.

– On se trompait. Il est resté, en effet,deux ou trois jours sans venir, mais il a reparu ce soir plusbrillant que jamais et plus veinard. Il abat neuf ou huit à tousles coups.

– Et il s’est informé de moi ?demanda Saint-Briac, confondu d’étonnement.

– Il vous réclame à cor et à cri. Il veutsans doute profiter de sa veine pour vous gagner beaucoup d’argent.Il en a pourtant assez râflé déjà, et il est en train de dépouillerun rastaquouère que nous avons reçu la semaine dernière… unBrésilien qui route sur l’or. Ne jouez pas, si vous ne vous sentezpas en train, mais allez voir ça… c’est curieux.

Le capitaine, mal réveillé, croyait rêverencore.

– Quelle heure est-il donc ?demanda-t-il en se frottant les yeux.

– Trois heures passées. Ah ! vousdormez bien, vous, quand vous vous y mettez ! Vous sortiez detable quand vous êtes allé vous étendre sur ce divan. Et si je nevous avais pas secoué, vous seriez encore dans le pays des rêves.Votre nuit est faite maintenant, et je pense que vous n’avez pasenvie d’aller vous coucher. Ça tombe bien. La partie n’est pas prèsde finir. Moi, c’est différent, je viens d’y laisser mes dernierssous, et j’en ai assez. Bonsoir, capitaine, et bonnechance !

Saint-Briac resta stupéfait. Comment cemisérable, à peu près convaincu d’assassinat, osait-il se montrerau cercle, et surtout comment osait-il s’informer d’un homme auquelil avait, par une première lettre anonyme, déclaré la guerre, etpar une seconde tendu un piège atroce ? D’où lui venait tantd’impudence, et quel nouveau traquenard masquait cette incroyableaudace ?

À la réflexion, le capitaine comprit que lesoi-disant Espagnol ne risquait pas grand-chose, en reparaissantpour tailler encore une fois le baccarat qui lui réussissait sibien. C’était probablement la dernière, car rien ne l’empêchait des’éclipser définitivement, après la partie.

Et que pouvait Saint-Briac contre cethomme ? Quelles preuves positives avait-il que ce fût lui lemeurtrier de Notre-Dame ? Aucune. De graves soupçons,oui ; ce n’est rien, lorsqu’on n’a pas qualité pour fairearrêter celui qu’on accuse.

M. de Malverne, seul, aurait puprendre sur lui de l’envoyer en prison, et M. de Malvernen’était pas là ; M. de Malverne devait avoir en cemoment d’autres soucis que celui de venger la mort d’une comtesserusse, et Saint-Briac comptait bien ne pas le revoir. Saint-Briacen était donc réduit à opérer lui-même, s’il tenait à se venger dulâche gredin qui avait dénoncé Odette à son mari.

– Eh bien, soit ! dit-il entre sesdents. J’ai encore quelques heures à moi avant de quitter Paris. Jeles emploierai à traquer ce bandit. Je le tiens, je ne le lâcheraipas, jusqu’à ce que je l’aie remis entre les mains de la justice.Tant qu’il jouera, je jouerai, et, quand il sortira du cercle, jem’attacherai à ses pas. Il faudra bien qu’il me demande uneexplication, et alors… nous verrons, car, s’il me provoquait,j’aurais encore plus de plaisir à le tuer qu’à le livrer.

Sur cette résolution plus hardie que sensée,il s’en alla au salon vert, où il trouva le Pancorbo assis entredeux joueurs. Il ne tenait plus la banque ; le Brésilienl’avait prise, mais Pancorbo pontait ferme, et la fortune nesemblait pas lui sourire, car il venait de perdre un très-groscoup.

Saint-Briac vint se placer en face de lui, del’autre côté de la table, et resta debout, afin d’être prêt àquitter le jeu, dès que le faux Espagnol se lèverait.

Il ne paraissait pas y songer, car il venaitde pousser sur le tapis vert une masse de jetons et de plaques. Dureste, l’attention qu’il apportait à son jeu ne l’empêchait pas d’yvoir clair. Il aperçut immédiatement le capitaine, et il eutl’aplomb de lui adresser un salut qui ne fut pas rendu.

Saint-Briac ne voulait pas échanger despolitesses avec ce coquin, mais il ne voulait pas non plus avoirl’air de n’être entré que pour le surveiller.

Il tira de son portefeuille un billet de millefrancs, et il le mit sur le tableau de gauche.

Il faisait des vœux pour gagner, car iln’avait que trois mille francs sur lui, et il se promettait bien,s’il perdait ce premier coup, de diminuer son jeu, car il voulaittenir jusqu’à la fin de la partie, et il ne se souciait pasd’emprunter à la caisse du cercle une somme qu’il lui aurait fallurendre avant de quitter Paris, c’est-à-dire le lendemain.

Il gagna, et M. de Pancorbo, quijouait sur le tableau de droite, perdit.

Il faut peu de chose pour impressionner unhomme nerveux comme l’était en ce moment Saint-Briac, et il tira unfavorable augure de ce double coup du sort.

La partie continua avec des chancesdiverses ; mais la fortune lui resta fidèle, tandis qu’ellesembla tourner le dos au prétendu Castillan, qui prenait d’ailleursphilosophiquement cette déveine, à laquelle il n’était pasaccoutumé.

Après avoir épuisé ses jetons et la somme quechaque membre a le droit de demander à la caisse, il se mitbravement à battre monnaie avec des carrés de carton qu’il orna desa signature pour les transformer en billets de mille.

Ce sont là des valeurs que les vieux routiersdu baccarat n’acceptent qu’à bon escient, quand ils sont sûrs de lasolvabilité du joueur qui les met en circulation ; mais cellede M. de Pancorbo n’avait pas encore été discutée, etpersonne ne les refusa, pas même ceux qui doutaient de sonhonorabilité.

On le croyait trop riche et trop intelligentpour laisser en souffrance des bons que le signataire doit retirerdans les quarante-huit heures, sous peine de voir son nom affiché àla glace du cercle et de tomber finalement sous le coup del’exclusion.

Seul entre tous les joueurs, le capitaine eutl’intuition que cet escroc de haut vol se souciait peu decontracter des dettes, parce qu’il avait résolu de décamper lelendemain, et cette fois définitivement.

Il ne risquait rien à tenter ce dernier coup,et il pouvait y gagner gros. Aussi paraissait-il disposé à jouertant que durerait la partie, et rien n’annonçait qu’elle dût seterminer bientôt, car, à six heures du matin, elle était plusacharnée que jamais.

Elle se recruta même, à six heures et demie,de quatre jeunes et joyeux clubmen qui, après avoir soupé jusqu’àl’aurore en compagnie de demoiselles peu farouches, avaient eul’idée de monter au cercle, dans la louable intention d’achever lesperdants.

Leur calcul se trouva faux, car ils laissèrentsur le tapis les louis qui leur restaient, et ces louis passèrentpresque tous dans la poche de Saint-Briac, qui continuait à joueravec un bonheur inouï.

Après sa triste aventure avec madame deMalverne, le sort lui devait bien cette compensation.

D’autres pontes gagnaient dans des proportionsbeaucoup plus modestes ; mais M. de Pancorbo avaitémis une cinquantaine de bons de mille francs, et le Brésilienétait complétement à sec.

Ce fut lui qui, vers neuf heures, donna lesignal de la retraite, après avoir compté ses bons et annoncé qu’illes retirerait le jour même. L’Espagnol se décida aussi à lever laséance.

Saint-Briac, qui ne le perdait pas de vue,l’entendit appeler un malheureux valet de pied à moitié endormi etlui demander un consommé. C’était le moment d’avoir avec son ennemiune explication décisive. Il commanda immédiatement une tasse dechocolat, et il se fit servir sur un guéridon à deux pas deM. de Pancorbo, qui venait de s’installer devant unepetite table, et qui ne chercha point à éviter le voisinage ducapitaine.

Il lui adressa même la parole le premier.

– Je n’ai pas été heureux, cette nuit,lui dit-il en souriant, mais je suis charmé que vous ayez gagné.Est-il indiscret de vous demander combien ?

La question était impudente, et cette façonfamilière de renouer des relations avec un ennemi déclaré étaitbien le comble de l’audace.

Mais le moment n’était pas venu pourSaint-Briac de s’engager à fond. Tous les joueurs n’étaient paspartis. Quelques-uns s’étaient groupés dans un coin du salon etcausaient des incidents de la partie, comme on cause au bivouac,après une grande bataille.

– Je parierais volontiers que vousemportez au moins cinquante mille francs, reprit tranquillementM. de Pancorbo.

– Cinquante-cinq mille, répondit lecapitaine, sans paraître s’étonner de cet interrogatoireinattendu.

– C’est un joli denier. Et vous avez eude plus la chance de recevoir de l’argent comptant. Ce Brésilienpaye en billets de banque, au lieu d’émettre des jetons. C’est unbon système, et je l’emploierai, à l’avenir… Comme ça, on sait cequ’on fait, et l’on s’enfile moins facilement qu’avec des bons.

» À propos de bons, vous devez posséderquelques-uns des miens ?

– Pas un seul.

– Je le regrette. Il m’eût été agréablede vous avoir pour créancier.

– Pourquoi cela, je vous prie ?

– Parce que je serais allé retirermoi-même ma signature. Et j’aurais profité de l’occasion pourm’expliquer avec vous.

– Vous n’avez pas besoin de venir chezmoi pour cela.

– Ici c’est difficile. Nous ne sommes passeuls.

– Nous allons l’être dans un instant.Voyez plutôt.

Le groupe, en effet, s’émiettait. Les causeurss’en allaient les uns après les autres. Il n’en restait plus quedeux qui discutaient la grave question du tirage à cinq,en cheminant tout doucement vers la porte.

Pendant ce temps-là, les valets de pied ducercle ouvraient les rideaux, et la claire lumière d’une bellematinée de printemps inondait le salon vert.

– Ouvrez les fenêtres aussi ! leurcria M. de Pancorbo. On étouffe ici, et il est temps derenouveler l’air.

Saint-Briac ne demandait pas mieux, car onrespirait une atmosphère empestée par la fumée des innombrablescigares qu’avaient brûlés les joueurs pendant cette mémorablepartie, qui avait duré dix heures.

– Vous pouvez parler maintenant, repritle capitaine. Qu’avez-vous à me dire ?

– J’ai à vous demander d’abord si j’aiaffaire à un ami ou à un ennemi.

– À un ennemi, vous le savez fortbien.

– Je m’en doutais, mais je tenais à vousl’entendre dire. Maintenant, je me sens plus à l’aise pour vousproposer d’en finir avec une situation qui nous pèse à tous lesdeux.

– En finir ! s’écria le capitaine,irrité de tant d’aplomb. C’est avec vous que je veux en finir.

– Qu’entendez-vous par ces paroles ?demanda froidement le faux Espagnol.

– Vous le savez fort bien. Je veux voussupprimer.

– Par quel procédé, s’il vousplaît ?

– En vous livrant à la justice, qui vousdemandera compte de tous vos crimes.

– Vous voulez dire de la mort de cettefemme qu’on a précipitée d’une des tours de Notre-Dame. Vous enêtes donc encore à croire que c’est moi qui ai fait cela ?

– J’en ai la preuve.

– Vous m’étonnez. Mais je devine d’oùprovient votre erreur. Vous aurez reçu de moi une lettre que vousaurez prise pour une preuve. Dans cette lettre, je vous menaçais dedénoncer à M. de Malverne votre liaison avec sa femme sivous continuiez à m’espionner. Vous en avez conclu que j’étaisl’homme que vous cherchez. C’est là, permettez-moi de vous le dire,un jugement téméraire. Je cache ma vie, c’est vrai, et je ne veuxpas qu’on me suive ; ce n’est pas une raison pour que je soisun assassin.

– Qu’êtes-vous donc ?

– Un conspirateur, tout bonnement. J’aiquitté l’Espagne à la suite des derniers événements politiques, etje tiens à rentrer dans mon pays. Je cherche à renverser legouvernement qui m’a proscrit, et je suis sur le point d’y réussir.Tout est prêt pour une révolution que j’ai préparée à Paris et quiva éclater tout prochainement à Madrid… si prochainement, que jepars ce soir et que je franchirai les Pyrénées demain, pour memettre à la tête du mouvement.

» Si vous me dénonciez, je seraispeut-être arrêté par la justice française, et mon projetavorterait ; mais je n’aurais pas de peine à lui démontrer queje ne suis pour rien dans ce crime de Notre-Dame, car, n’ayant plusde ménagements à garder, je renoncerais au mystère dont j’aientouré ma vie depuis que j’habite Paris. Je me ferais connaîtresous mon véritable nom, et je produirais vingt témoins pourattester la vérité de mes déclarations. Donc, je ne vous conseillepas d’essayer. Vous n’arriveriez qu’à ébruiter un scandale que vousavez tout intérêt à étouffer.

– Plus maintenant. Vous avez écrit àM. de Malverne que j’étais l’amant de sa femme ; jen’ai plus rien à perdre.

– J’ai écrit, j’en conviens, et jeregrette d’avoir été contraint d’en venir à cette extrémité. C’estvous qui m’y avez forcé. Je vous faisais surveiller ; j’aiappris que, pour m’épier, vous vous étiez entendu avec je ne saisquels drôles dont le chef est une espèce de don Quichotte, un fou.Je ne pouvais pas tolérer les agissements de ces gens-là, et c’està vous que je m’en suis pris. Vous avez payé pour eux. J’en suisfâché, mais je voulais vous dégoûter de me faire la guerre. Il yallait du salut de ma patrie et de la vie de beaucoup de bravesgens, mes amis politiques, qui se sont compromis en Espagne et quisubiraient le même sort que moi, si je venais à être arrêté enFrance.

– Alors, vous avouez que c’est vous quiavez écrit, hier, à M. de Malverne une lettre anonymepour l’avertir que madame de Malverne était chez moi ?

– Parfaitement. Je sais qu’il y est allé,mais j’ignore ce qui s’est passé entre vous. Il ne me paraît pasqu’il y ait rien eu de bien grave, puisque vous venez de passer lanuit au jeu, et je pourrais me contenter du premier avertissementque je vous ai donné. Mais vous ne me pardonnerez jamais d’avoirfait ce que j’ai fait ; de mon côté, je ne puis plus me fier àvous. Donc, il faut que l’un de nous disparaisse.

– Est-ce un duel que vous meproposez ?

– Oui, faute de mieux. C’est la seulesolution pratique du cas où nous nous trouvons, encore n’est-il pascommode d’en finir de la sorte. D’abord, je pars ce soir.

– Moi aussi, je pars ce soir.

– Nous pourrions convenir de nousrencontrer à l’étranger, mais ce serait inutile, car, une fois horsde France, nous n’aurions plus rien à craindre l’un de l’autre. Etd’ailleurs, nous n’allons pas dans le même pays, je suppose.

– Je vais en Russie.

– Chercher l’assassin de Notre-Dame,ricana M. de Pancorbo. Je souhaite que vous l’y trouviez.Mais, comme je ne suis pas obligé de vous croire sur parole, jevoudrais régler nos comptes immédiatement.

– Et moi donc ! s’écria lecapitaine.

– Là gît précisément la difficulté. Pourse battre, il faut des témoins, et, étant donnée la situation, nousaurions quelque peine à en trouver.

– Nous pouvons nous en passer.

– Si tel est votre avis, rien ne s’opposeà ce que nous terminions cette affaire ce matin. Je pense même quenous ferons bien de ne pas nous séparer avant de l’avoir terminée.Vous vous défiez de moi, je me défie de vous. En ne nous quittantpas, chacun de nous sera sûr que l’autre n’ira pas préparer unetrahison. Reste la question des armes. Nous irons ensemble lesacheter. J’ai bien sur moi un revolver…

– J’en ai un aussi.

– Eh bien ! Mais… s’il est du mêmecalibre que le mien…

» Absolument, reprit Pancorbo, aprèsavoir comparé les deux armes, que d’un mouvement simultané les deuxadversaires avaient tirées de leurs poches. Six balles à tirerchacun, six balles du même poids. Tous les revolvers que vendentles armuriers parisiens sont faits sur le même modèle.

» Maintenant, où nousbattrons-nous ?

– Peu m’importe, pourvu que nous nousbattions à mort, dit Saint-Briac pris d’une rage froide et résolud’en finir à tout prix.

– C’est sous-entendu, répliqua lePancorbo. Il faut que l’un de nous deux n’en revienne pas. Sanscela, ce ne serait pas la peine. Je reviens à ma question. Où nousbattrons-nous ? Les environs de Paris sont tellementfréquentés, surtout en cette saison, que nous marcherions desheures entières avant de trouver une place convenable. Et ni vousni moi, nous n’avons de temps à perdre. Il faudrait aller plusloin.

– Ou plus près. Dans une maison. Chezmoi, par exemple.

– À bout portant, alors… car je nesuppose pas que, dans votre appartement, il y ait un salon de vingtmètres, ni même de quinze. En revanche vous avez des domestiques,et, au premier coup de revolver, ils iraient chercher la garde. Ceque je voudrais, c’est un endroit où nous serions absolument seuls,et où celui de nous deux qui survivra n’aura point à craindred’être arrêté par des survenants trop zélés.

– Je n’en connais pas de meilleur qu’unenclos, en rase campagne… comme on en trouve dans la plaineSaint-Denis ou dans la plaine de Vanves…

– C’est encore trop loin… et il me vientune idée… elle m’est suggérée par l’histoire de ce crime dont vousm’accusez si injustement…

– Je ne comprends pas.

– La femme que vous voulez venger a étéjetée, prétendez-vous, du haut d’une des tours de Notre-Dame. Etpersonne n’est venu déranger l’assassin, puisqu’il a pu fuir sansqu’on l’arrêtât. Que penseriez-vous d’un duel au mêmeendroit ?

– Je pense que c’est impossible. Vous n’ytrouveriez pas ce que que nous cherchons. D’abord, l’accès destours est public. Il suffit de payer quelques sous pour y monter.Nous y serions précédés ou suivis par des visiteurs. Et de plus, laplate-forme qui couronne le sommet de la tour n’est pas beaucoupplus large qu’un salon.

– Nous n’aurions pas besoin de grimperjusque-là. Ce que je vous propose, c’est un duel à l’américaine, etles galeries qui entourent la base des tours s’y prêteraient àmerveille. Il y a là des coins et des recoins très-bien disposéspour les embuscades. Chacun de nous se placerait à un des bouts dela galerie qui s’étend au-dessus de la rosace du portail, etchercherait son adversaire. À cette hauteur, le bruit d’un coup derevolver se perd dans l’espace, et les passants du parvis nel’entendraient pas.

» Quant aux visiteurs qui pourraient nousgêner, nous choisirions notre moment. Nous attendrions que ceux quiseraient arrivés avant nous fussent partis, et nous aurions tout letemps d’en finir avant que d’autres survinssent. Les étrangers nefont guère cette ascension que l’après-midi. Le matin, il n’y a pasfoule.

» Dans tous les cas, c’est un essai àtenter, sauf à nous transporter ensuite hors de Paris… et je puisbien vous dire pourquoi j’aimerais à me battre là-haut. C’est quevous m’avez accusé et que vous m’accusez encore d’y avoir commis uncrime atroce. Je tiens à vous prouver que je n’ai pas peur d’yrencontrer le fantôme de ma prétendue victime. Et pourtant, je vousle jure, je suis superstitieux, comme tous mes compatriotes… sij’étais coupable, ma main tremblerait sur cette galerie où je vousoffre de monter avec vous.

Saint-Briac était un exalté, accessible àtoutes les impressions inattendues, et cet étrange argument lefrappa, beaucoup plus que toutes les raisons mises en avant parl’inexplicable personnage auquel il avait affaire.

En quelques secondes, il en vint à douter del’évidence, à se demander si cet homme n’était pas réellement unEspagnol et un conspirateur, que Mériadec et ses amis avaient prispour l’assassin de la comtesse.

Le capitaine ignorait les derniers méfaits decelui qu’ils accusaient ; il ignorait le meurtre de Sacha etla séquestration de Fabreguette.

La lettre anonyme adressée àM. de Malverne avait pu être écrite parM. de Pancorbo pour se débarrasser d’un monsieur qui, enl’espionnant, gênait ses desseins politiques.

L’imagination de Saint-Briac lui jouait letour funeste de l’égarer jusqu’à lui faire oublier les faits quicondamnaient ce misérable, et, pour comble de malheur, il se trouvaque les conditions extravagantes de ce duel lui plaisaient.

La rencontre était inévitable, puisque cePancorbo avouait la dénonciation, et le capitaine aimait autant quele combat ne fût pas réglé bourgeoisement, comme s’il se fût agi devider une querelle ordinaire et de venger une offense sansgravité.

Ce qu’il voulait, c’était tuer son ennemi ouêtre tué lui-même, et d’en finir le plus tôt possible.

– Soit ! dit-il, essayons. Si noustrouvons la place prise, nous irons nous battre au fond d’unecarrière. J’en connais une à Montrouge qui semble avoir été faiteexprès.

– Alors, venez, monsieur, réponditM. de Pancorbo en se levant. Puisqu’il est décidé quenous ferons route ensemble, nous allons la faire en voiture, afind’arriver plus vite.

Cet arrangement convenait à Saint-Briac. Iln’était pas encore tout à fait sans défiance, et il voulaitempêcher son adversaire de communiquer avec quelque auxiliaire,comme celui qui était venu un soir l’attendre à la porte du cercle,après l’avoir abordé dans les Champs-Élysées.

Le capitaine surveilla son compagnon pendantqu’ils descendaient de front l’escalier. Il ne surprit aucun gesteà l’adresse des valets de pied qui bâillaient en bas dans levestibule, et il n’aperçut dans la rue aucune figure suspecte.

Les fiacres ne manquaient pas à la porte ducercle. Ils en prirent un, et M. de Pancorbo dit aucocher de les conduire au coin du Parvis et de la rue d’Arcole.

C’était précisément l’endroit où, le jour ducrime, Sacha était descendu de voiture avec sa mère ; mais lecapitaine, qui ignorait ce détail, ne pouvait pas remarquer lacoïncidence.

Ils arrivèrent assez vite, et, quand ilseurent mis pied à terre, M. de Pancorbo s’empressa derenvoyer le fiacre, après l’avoir payé.

– C’est contraire à l’usage, dit-il enriant. On garde toujours une voiture pour ramener les blessés, maisce n’est pas le cas. Nous n’aurons qu’un mort.

– Ou deux, rectifia le capitaine enregardant fixement son adversaire.

– Espérons que l’un de nous survivra.Mais, quoi qu’il doive arriver, hâtons-nous, monsieur. Je ne voispersonne sur la galerie, ni sur la tour. Profitons du moment.

Ils allèrent droit à l’entrée, ilss’engagèrent dans l’escalier tournant, et ils arrivèrent bientôt àla grille, qui était fermée.

Le nouveau gardien vint au coup de sonnette,et les reçut plus poliment que ne l’aurait fait feu Verdière.

– C’est vous qui m’étrennez, messieurs,leur dit-il, après avoir empoché la rétribution réglementaire.Voilà trois jours que je suis en fonction, et c’est hier seulementque le parquet a fait lever la consigne de ne laisser monterpersonne. C’était défendu à cause de cette malheureuse affaire, etencore on m’a prévenu ce matin que le juge d’instruction viendraitaujourd’hui visiter la tour du sud. J’ai ordre de tenir la grillefermée pour tout le monde, à partir de onze heures, mais il n’enest que dix… Ces messieurs ont bien fait de venir de bon matin… letemps est clair, et ces messieurs seront seuls à admirer la bellevue.

M. de Pancorbo récompensa par le dond’une pièce blanche ces renseignements, qui parurent lui êtreagréables, et qui le furent beaucoup moins à Saint-Briac.

Peu s’en fallut même qu’il ne reculât plutôtque de s’exposer à se trouver face à face avecM. de Malverne.

Mais le sort en était jeté. D’ailleurs, labataille à coups de revolver ne pouvait pas durer longtemps sansque la mort de l’un des combattants y mît fin et Hugues n’allaitjamais au Palais qu’après déjeuner.

– Quand il arrivera, se dit le capitaine,il ne trouvera que le cadavre du dénonciateur d’Odette… ou le mien…Si je suis tué, il pardonnera peut-être à celle qui me survivra, etsi je tue cet homme, il n’entendra plus jamais parler de moi… nielle non plus.

– Passez le premier, monsieur, ditSaint-Briac.

– Vous tenez à me céder le pas ?demanda en ricanant le soi-disant marquis de Pancorbo.

– Absolument.

– Comme il vous vous plaira. Je ne suispas défiant.

Le faux Espagnol avait très-bien compris quele capitaine craignait d’être tué par derrière en montantl’escalier de la tour, et il savait parfaitement que le capitainene le prendrait pas en traître. Il ne fit donc aucune difficultépour passer devant.

Le gardien était rentré dans sa niche et nes’occupait plus d’eux. Ils avaient donc le champ libre, et,lorsqu’ils débouchèrent sur la galerie, il ne leur restait plusqu’à régler les conditions du combat.

Ce ne fut pas long.

– Il est entendu, dit Pancorbo, quechacun de nous a le droit de faire feu jusqu’à ce que son revolversoit vide… six coups à tirer par conséquent. Et le tir sera à votrevolonté… toutes les ruses sont permises. Quant au choix des places,le sort en décidera, si vous voulez.

– Le choix ! je vous le laisse,répliqua le capitaine.

– Alors, je choisis le côté de la tour dusud… la tour du crime, si je ne me trompe. Vous allez rester ici,pendant que je vais traverser la galerie. Quand je serai arrivé aubout, vous me donnerez le signal en levant votre revolver en l’air,le bout du canon tourné vers le ciel. Je répéterai le geste, et àpartir de ce moment, nous serons libres de commencer le feu àvolonté. Est-ce convenu ?

– C’est convenu. Allez, monsieur.

Le prétendu conspirateur s’engagea sur lagalerie, mais il eut soin de s’y engager à reculons, afin de ne pasperdre de vue son adversaire, qui pourtant ne songeait guère àabuser de la position.

Saint-Briac n’avait pu revoir sans une émotionprofonde cette galerie où il était monté avec madame deMalverne ; et il cherchait des yeux la place où elles’accoudait au moment où le vent avait emporté sa voilette.

Leurs malheurs avaient commencé là. Uneétrange fatalité l’y ramenait. Peu lui importait maintenant d’ymourir, pourvu qu’avant de tomber, il tuât le scélérat qui lesavait perdus.

Le capitaine, chassant les tristes souvenirsdu passé, répondit au signal et ne pensa plus qu’à combattre.

Il n’apercevait déjà plus son ennemi quis’était aussitôt caché derrière un angle saillant. Saint-Briacimita cette manœuvre et se demanda comment il devait s’y prendrepour attaquer sans se découvrir.

Le champ clos où allait se vider l’affaire luiétait connu, depuis sa désastreuse promenade avec Odette.

Il savait que les deux tours sont cerclées àleur base par une galerie, et que cette galerie circulaire n’estque le prolongement de celle qui s’étend au-dessus de la rosacecentrale ; il savait que ce chemin étroit forme unrenfoncement sur chacune des quatre faces de chaque tour, et qu’illes réunit en avant et en arrière.

En avant, à cent pieds au-dessous de cetteespèce de pont suspendu, il y a le pavé du parvis.

En arrière, il y a un vide, au delà duquelcommencent les toits de la grande nef, entourés eux aussi degaleries à balustrade.

Au milieu, se creuse une aire carrée etrecouverte de plomb, portant deux énormes réservoirs en zinc, toutpleins d’eau de pluie qui servirait en cas d’incendie.

Le plan le plus sûr était évidemment des’embusquer et d’attendre que l’adversaire se montrât à découvert.Mais si le capitaine et l’Espagnol faisaient tous les deux le mêmecalcul, ils étaient destinés à ne jamais se rencontrer, et ni l’unni l’autre n’était venu là pour exécuter une sorte de promenade àmain armée.

D’ailleurs, le caractère de Saint-Briacs’accommodait mal d’un système de temporisation qui l’aurait exposéà être surpris par M. de Malverne, que le gardienattendait et qui ne tarderait pas beaucoup à paraître, avec tout lecortége et l’appareil d’une visite judiciaire.

M. de Pancorbo devait craindre,encore plus que son adversaire, l’arrivée du juge d’instruction etde ses agents.

– Nous aurions mieux fait de nous placertout simplement à quinze pas l’un de l’autre et de tirer jusqu’à cequ’il y ait mort d’homme, pensait le capitaine. Je veux en finir,et je vais avancer. Pour faire feu sur moi, il faudra bien qu’il semontre. Alors ce sera au plus adroit.

Avant de marcher, il s’assura que les sixcartouches étaient dans leurs alvéoles d’acier, que le mécanismequi les amène l’une après l’autre devant le canon fonctionnaitfacilement, et que la détente n’était pas trop dure.

Et ces précautions prises, il se mit àcontourner la base massive de la tour du nord. Son projet était dedéboucher du côté de la nef, de parcourir à toute vitesse lagalerie où il allait se trouver à découvert, et d’attaquer Pancorbodans l’encoignure de pierre où il l’avait vu s’embusquer.

Il avança donc à pas de loup, et par malheuril ne songea point à se retourner.

Or, l’Espagnol avait eu absolument la mêmeidée que lui. Il était sorti de sa cachette, et, abandonnant l’abriprotecteur de la tour du midi, il s’était lancé sur la galerie quipasse au-dessus de la rosace, et il était arrivé, le revolver aupoing, à la place que le capitaine venait de quitter. Ne l’ytrouvant plus, il comprit et il suivit.

Saint-Briac, avant de prendre sa course,s’arrêta quelques secondes, afin de s’assurer que son ennemi ne leguettait pas derrière un angle saillant.

C’en fut assez pour le perdre.

L’odieux Pancorbo tira sur lui, bout portant,par derrière, et le tua roide d’une balle qui lui brisa la colonnevertébrale.

Le coupable amant d’Odette de Malverne tomba,la face contre terre, et son assassin ne perdit pas de temps pourle dépouiller de la somme qu’il avait gagnée au jeu pendant cettedernière nuit.

C’était uniquement pour la lui voler qu’il luiavait proposé ce duel insensé. Cinquante-cinq mille francs luisemblaient bons à prendre et à emporter en quittant la France sansesprit de retour. Il n’avait plus rien à y faire. Tous sesabominables desseins étaient accomplis. Son vil complice avait déjàpassé la frontière. Rien ne l’empêchait d’en faire autant le soirmême.

Il fouilla le cadavre, prit les billets debanque dans le portefeuille, en bourra ses poches et courut àl’escalier pour descendre.

Il savait, lui aussi, que la justice allaitvenir, et il ne voulait pas qu’elle le surprît en flagrantdélit.

La guerre à l’américaine n’avait pas duré dixminutes.

Le survivant pouvait donc espérer qu’il allaitsortir sans encombre, et, une fois dans la rue, il n’aurait plusrien à craindre, car tout était préparé pour son départ.

Il se glissa donc dans l’étroit escalier, maisil n’avait pas descendu trois marches, qu’il lui sembla entendreau-dessous de lui des voix et des pas.

Il s’arrêta pour écouter, et bientôt, enprêtant l’oreille, il acquit la certitude que plusieurs personnesmontaient. Continuer à descendre, lui, il n’y pouvait pas songer.Ces gens, quels qu’ils fussent, et en supposant qu’ils nel’arrêtassent pas au passage, allaient trouver sur la galerie lecadavre du capitaine ; ils devineraient sans peine que l’hommequ’ils venaient de croiser dans l’escalier était le meurtrier, etils se mettraient à sa poursuite.

Mieux valait encore remonter et tâcher de fuirpar un autre chemin.

Il en connaissait un qu’il avait déjà prispour se sauver, après avoir précipité la comtesse du haut de latour du sud ; un chemin périlleux s’il en fut, mais quiaboutissait à un escalier pratiqué dans l’épaisseur du mur desoutènement du toit de la nef.

Il n’avait pas le choix, et il courut àl’endroit où, en escaladant la balustrade, il pouvait se laissertomber sur une arête de pierre, disposée en plan incliné.

C’était en enfourchant cette arête et en seglissant jusqu’au bas qu’il avait pu, le jour de son premier crime,atteindre le fond de l’espèce de vallée qui sépare de la nef lesdeux tours de la façade et trouver là le point de départ d’unescalier de pierre, suspendu dans les airs.

Cet escalier l’avait mené à la galerie quifait tout le tour de la toiture du vaisseau de l’église, y comprisle chœur. Il était très-praticable, et le reste de l’expédition neprésentait aucune difficulté.

La promenade le long du toit avaitl’inconvénient de ne pouvoir s’effectuer qu’à découvert, mais ledanger n’existait qu’au commencement, c’est-à-dire au moment dusaut depuis la galerie. Si on le manquait, ce saut périlleux ;si, au lieu de tomber à cheval sur l’arête, on déviait tant soitpeu, ou si, une fois à califourchon, on perdait l’équilibre, onentamait forcément une série de dégringolades qui devaient seterminer par une chute sur le pavé.

Mais il était fort et adroit, cet hommeénigmatique, ce scélérat cosmopolite qui semblait ne changer de nomet de nationalité que pour commettre plus facilement des crimes detoute espèce.

Et, en ce moment, il jouait sa dernièrepartie. Tout lui avait réussi. À force d’audace et de manœuvresodieuses, il était parvenu à se débarrasser de tous ceux qui luiavaient déclaré la guerre. Il venait de tuer traîtreusement le plusdangereux de ses ennemis, et il allait quitter la France, chargédes dépouilles de ses victimes.

Il ne s’agissait plus que de sauter juste etaussi de sauter vite, car s’il se laissait voir par les gens qu’ilvenait d’entendre montant l’escalier, c’en était fait de lui, alorsmême qu’il aurait déjà franchi le plus mauvais pas.

Le cadavre du capitaine était là. Lessurvenants, s’ils apercevaient un homme courant le long des toitsde la nef, ne manqueraient pas de crier : Àl’assassin !

Et s’ils ne se risquaient pas à lui donner lachasse, du moins ils s’empresseraient de descendre, d’avertir legardien, et, une fois arrivés en bas, de recruter des sergents deville et même des passants qui se coaliseraient pour couper laretraite au fuyard, en gardant toutes les issues de l’église.

Le misérable fit tous ces raisonnements enbeaucoup moins de temps qu’il n’en faut pour les écrire, gagnaprestement le point où il devait opérer et se pencha sur labalustrade pour mesurer de l’œil la distance et calculer son élan.Il était encore dans cette posture, lorsque Mériadec, Daubrac etFabreguette débouchèrent du côté opposé, c’est-à-dire sur lagalerie de la façade.

Comment se trouvaient-ils là ? Pancorbo,qui ne les voyait pas encore, n’aurait pas pu en croire ses yeuxs’il les avait aperçus, mais il n’aurait pas manqué de leur courirsus, car le seul moyen qui lui restât de leur échapper, c’était deles tuer, comme il venait de tuer M. de Saint-Briac.

Un hasard providentiel les y avait amenés plustôt qu’ils n’y devaient venir, et trop tard malheureusement poursauver le capitaine.

La veille, après la visite collective àM. de Malverne, ils avaient passé toute la soirée àrépondre aux questions du juge d’instruction qui s’était transportéimmédiatement rue Cassette.

Il s’agissait de reconstituer la scène dumeurtre de Sacha et d’expliquer, avec témoignages à l’appui, lesfaits qui l’avaient précédé.

Rose Verdière avait dû elle-même raconter toutce qu’elle avait fait, et cette fois elle s’était résignée à diretoute la vérité.

M. de Malverne la connaissait depuisle défi que sa femme lui avait jeté à la face, en présence destrois amis et de l’Ange du bourdon.

Et M. de Malverne avait reçu lesaveux de Rose sans se départir un seul instant du calme qu’ilaffectait, calme plus effrayant que la colère.

La séance s’était prolongée fort avant dans lanuit et n’avait pris fin qu’après l’enlèvement du corps de Sacha,qui devait être soumis à l’autopsie, comme l’avait été celui de samalheureuse mère.

Avant de se retirer, M. Malverne avaitdéclaré à Rose Verdière qu’il la tenait quitte désormais de toutinterrogatoire. Il avait même exprimé hautement tout le bien qu’ilpensait d’elle ; le magistrat l’excusait d’avoir menti poursauver une femme, et le mari ne lui gardait pas rancune.

Il avait annoncé en même temps à ces messieursqu’il allait recommencer l’instruction sur de nouvelles bases, etque ses mesures étaient déjà prises pour que l’assassin de lacomtesse et son complice n’échappassent point cette fois à desrecherches mieux dirigées.

Toute la police de sûreté était surpied ; la maison de la rue Marbeuf cernée, quoique, aprèsl’incendie allumé par Fabreguette, il n’en restât que desruines ; le signalement du soi-disant Pancorbo télégraphié àtoutes les frontières ; les renseignements demandés àl’ambassade d’Espagne et à l’ambassade russe étaient attendus d’uninstant à l’autre.

Et pour reprendre au point de départ toutel’histoire du crime, M. de Malverne voulait visiterlui-même l’escalier, la galerie, la plate-forme et la tour.

Aux trois compagnons, qui n’osaient pluss’intituler les trois mousquetaires, il avait signifié, en lesquittant, d’avoir à se tenir prêts à l’accompagner le lendemain, àmidi, dans cette inspection des régions supérieures de la vieillecathédrale.

Peut-être ne trouvait-il pas assez précisesles explications de Mériadec en ce qui concernait la rencontre deSacha au bas de la tour des cloches. Peut-être aussi comptait-ilprendre un âcre plaisir à revoir cette galerie où Odette,trahissant sa foi, s’était accoudée près de son amant.

Quoi qu’il en fût, le baron de Mériadec et sesamis n’avaient qu’à obéir, et le matin, à dix heures, ils s’étaientréunis à l’Hôtel-Dieu, chez Daubrac, pour y déjeuner et y attendrele moment fixé par le juge d’instruction.

Ils flânaient tous les trois à cette mêmefenêtre d’où l’interne et Mériadec avaient vu naguère une femmevoilée traverser le parvis au bras d’un beau cavalier qu’ils neconnaissaient pas.

Cette fois, ce fut Fabreguette qui aperçut lecapitaine et M. de Pancorbo descendant de voiture au coinde la rue d’Arcole, et qui les signala à ses deux camarades. Ilsles virent se diriger vers l’entrée des tours, et, sans chercher àdeviner ce qu’ils y allaient faire, ils se précipitèrent pour lesrattraper.

Fabreguette, qui avait l’imagination vive, sefigurait déjà que M. de Saint-Briac était un traître.Mériadec et Daubrac entrevoyaient à peu près la vérité.

Malheureusement, avant de toucher le pavé duparvis, ils avaient quatre-vingts marches à descendre, et, lebaron, que ses amis ne voulaient pas laisser en arrière, n’avaitplus ses jambes de vingt ans.

Quand ils entrèrent dans l’escalier des tours,ceux qu’ils poursuivaient étaient déjà arrivés sur la galerie.

Ils perdirent encore un peu de temps àparlementer avec le gardien qui leur opposait la consigne, et queMériadec dut apprivoiser par le don d’une pièce de cinq francs.

De sorte qu’au moment où ils atteignirent lagalerie, Pancorbo commençait à enjamber la balustrade. Il étaitmasqué par l’angle de la tour du sud, et ils ne le virent pas.

Mais Fabreguette, qui marchait en tête, avisaimmédiatement le corps du capitaine, couché sur le ventre au piedde la tour du nord.

Courir à lui, le retourner, le reconnaître, cefut tôt fait. Mériadec et Daubrac arrivèrent à la rescousse poursecourir leur malheureux allié s’il en était temps encore, et nesongèrent pas tout d’abord à chercher le meurtrier.

Daubrac s’agenouilla pour examiner lablessure, et déclara que Saint-Briac était mort.

En sa qualité d’interne, il s’y connaissait,et ses deux compagnons ne s’avisèrent point de contester sondiagnostic.

– Il l’a tué par derrière, lelâche ! s’écria Fabreguette.

– Et pourtant le capitaine était venupour se battre en duel, murmura Mériadec. Voyez ! Il tientencore son revolver dans sa main droite.

– L’autre l’a attiré là sous prétexted’un duel à l’américaine, et il l’a assassiné, parbleu !

Daubrac se releva, prit le revolver, s’assuraqu’il n’avait fait feu, et dit avec une rage froide :

– Maintenant, messieurs, il s’agit de nepas laisser échapper ce scélérat. Il n’a pas pu descendre… nousl’aurions rencontré dans l’escalier. Donc, il n’est pas loin.

– À moins qu’en nous entendant venir, ilne soit monté jusqu’à la plate-forme.

– Eh bien, nous allons l’y poursuivre. Jedemande à passer le premier. Je suis armé, et, s’il s’avise de sedéfendre à coups de pistolet, j’ai de quoi riposter… six coups, etil ne doit lui en rester que cinq, puisqu’il a dépensé une ballepour tuer notre pauvre capitaine.

Mériadec, consterné, se taisait, mais ilcommençait à se rappeler que, le jour du premier crime, l’assassinavait trouvé un moyen de fuir sans passer par l’escalier de latour.

Pendant qu’ils hésitaient, rassemblés autourdu cadavre, l’abominable Pancorbo avait achevé d’enjamber labalustrade, et après s’y être accroché avec les mains, il étaitparvenu, à force de vigueur et d’adresse, à enfourcher l’arête depierre qui descendait en plan incliné jusqu’au renfoncement dutoit.

Il était là, couché à plat ventre, embrassantdes mains et des genoux l’étroite saillie, et il allait se laisserglisser, lorsqu’il entendit les voix qui partaient de lagalerie.

Il avait cru qu’il aurait le temps de secacher, et il frémit en s’apercevant qu’il s’était trompé dans sescalculs. Mais il ne désespéra pas pour cela. Ces gens étaientmontés plus vite qu’il ne pensait, mais ces gens étaient peut-êtrede simples badauds qui n’allaient faire que passer sur la galerie,et qui ne s’amuseraient pas à se pencher pour mesurer du regard laprofondeur de cette espèce de ravin creusé entre la base des tourset la nef.

Dans cette hypothèse, le fuyard n’avait riende mieux à faire que de se tenir coi jusqu’à ce que ces fâcheuxeussent quitté la place pour continuer leur ascension.

Et le misérable se disait :

– Pendant qu’ils grimperont dans la tourdes cloches, je me laisserai glisser, et, avant qu’ils arrivent surla plate-forme d’où ils pourraient m’apercevoir, j’aurai déjàatteint, en rampant le long du toit, la petite porte de l’escalierqui aboutit derrière le chœur. Elle sera sans doute fermée, mais,la première fois que j’y ai passé, j’ai eu soin de mettre la clefdans ma poche, et j’ai sur moi cette bienheureuse clef.

» Allons ! je m’en tirerai encoreaujourd’hui, et comme demain je serai hors de France, ce cornard dejuge en sera pour ses frais d’instruction. Au lieu de mepoursuivre, il devrait m’aider à filer, car je viens de lui rendreun fameux service en le débarrassant de l’amant de sa femme.

– Ne perdons pas notre temps ici, ditDaubrac, qui était encore à l’autre bout de la galerie ; ettâchons de ne pas faire de fausses manœuvres. Le premier point,c’est de garder l’escalier par lequel nous sommes venus.

» Toi, Mériadec, tu vas me faire leplaisir de te mettre en faction devant la porte, pendant que,Fabreguette et moi, nous allons entrer en chasse.

– Commencez par explorer cette galerie,et regardez du côté de la nef, répondit Mériadec en leur tournantle dos pour se rendre à son poste.

L’interne et le peintre de la rue de laHuchette suivirent ce sage conseil. Ils s’avancèrent, Fabreguetteen tête, jusqu’à la tour du sud, examinant de l’œil l’aire de plomboù sont les réservoirs, et, pour regarder les toits de la nef, ilsvinrent s’accouder juste au-dessus de l’arête où l’assassin setenait immobile.

Il ne le voyaient pas, mais il les vit, lui,et il les reconnut. Alors, il y eut une tempête sous le crâne d’unscélérat. Il comprit que s’ils l’apercevaient, il était perdu, etil se dit que s’il pouvait les supprimer, il était sauvé. Il avaitson revolver dans sa poche, et les têtes de ses deux ennemis seprésentaient comme deux cibles, à deux mètres au-dessus de lui. Ilne pouvait pas les manquer. Mais comment le prendre, ce revolver,et comment viser dans la position où il était ? Pour tirer, ilfallait lâcher, au moins d’une main, le faîte étroit auquel ils’accrochait, et ce faîte côtoyait l’abîme.

– Dire que je les tiens là, tous lesdeux, grinçait-il entre ses dents, et qu’en moins de dix secondesje les enverrais rejoindre leur ami, le capitaine ! Ils sontévidemment seuls sur cette galerie, et, une fois que je les auraiabattus, je n’aurai plus qu’à filer par le petit escalier duchœur.

La tentation était trop forte. Il se fouillade la main droite, en remontant un peu le genou, pour amener sapoche à portée ; il parvint non sans peine à en extraire lerevolver ; il réussit même à l’armer, et il cherchait àprendre un point d’appui avec son coude afin de viser juste,lorsque le craquement de la batterie attira l’attention deFabreguette, qui s’écria aussitôt :

– Tiens ! le marquis !

Daubrac regarda et vit cet homme qu’ilreconnut sans l’avoir jamais vu. Quel autre que l’assassin tantcherché pouvait se trouver perché sur cette arête en un pareilmoment ?

– Te voilà donc enfin ! repritFabreguette ; il y a assez longtemps que je te cours après.Mais, cette fois, tu es pincé, mon bonhomme. Tu peux te promenersur les toits de Notre-Dame, si ça t’amuse ; tu ne sortiraspas de la souricière. L’église est gardée, et sur le coup de midi,le juge, le commissaire et les agents vont arriver pour tecueillir.

L’artiste parlait encore, lorsqu’une balleenleva son béret rouge, après avoir effleuré son front.

– Ah ! c’est comme ça, dit-il ;tu veux nous tuer, à présent… passe-moi ton joujou, Daubrac, quej’envoie ce chien enragé sur le pavé où il a jeté la comtesse.

– Non, répondit l’interne, laisse-moifaire.

L’assassin avait compris qu’il allait mourir,mais il ne voulait pas mourir seul, et, pour mieux assurer son tir,il se releva et essaya de se mettre à genoux sur le faîte où ils’était tenu couché jusqu’alors.

Il y parvint, et il tenait déjà Fabreguette aubout de son canon ; mais au moment où il allait presser ladétente, son genou gauche glissa et lui fit perdre l’équilibre. Lecoup partit en l’air, et le tireur dégringola de son perchoir. Ils’accrocha un instant à une gargouille qui faisait saillie à dixpieds en contre-bas, mais ses mains lâchèrent prise et il tomba entournant sur lui-même jusqu’au pied de la tour du sud, où il sebrisa le crâne sur un gros tas de pierres à bâtir, amoncelées làpar un entrepreneur des travaux de la ville.

La comtesse Xénia était vengée.

– Il ne l’a pas volé, grommelaFabreguette.

– Qu’il aille au diable ! appuyaDaubrac.

Ils appelèrent Mériadec qui accourait, attirépar le bruit de la détonation, et qui n’ajouta rien à cette oraisonfunèbre d’un bandit dont personne ne savait encore le véritablenom. M. de Malverne arriva tout à point pour entendre lerécit de cette dernière scène, et la conclusion qu’il en tira futque sa mission était finie.

– La justice de Dieu vaut mieux que celledes hommes, murmura-t-il en regardant d’un œil sec le corps deJacques de Saint-Briac. Elle a frappé le traître, elle frappera sacomplice, et, si j’assiste au châtiment, je serai assez vengé.

Ce vœu fut exaucé, et le supplice d’Odettedura plus longtemps que ses tristes amours avec le capitaine.

ÉPILOGUE

Dix ans ont passé sur cette sombre histoire,et peu de gens s’en souviennent, quoiqu’elle ait passionné toutParis pendant les mois qui suivirent la catastrophe finale. Etpourtant, peut-être, en cherchant bien, trouverait-on encore, dansles collections de journaux de quelque vieil amateur de causescriminelles, un long article, publié par l’un des plus répandus,vers la fin de l’été de 1874.

Cet article, probablement rédigé par quelqu’unde haut placé dans l’ordre judiciaire, résumait les faits etmettait en lumière certains côtés obscurs d’une affaire que la mortdu principal coupable avait empêchée d’arriver au grand jour desassises.

On y lisait ceci :

« Les étranges et tragiques événementsqui ont si vivement préoccupé, il y a quelques mois, la populationparisienne ont été complétement éclaircis, on peut le diremaintenant ; et l’on peut aussi affirmer que les attaquesinjustes dont un honorable magistrat a été l’objet à propos ducrime de Notre-Dame ne reposaient sur aucune base sérieuse.

« Un individu d’origine belge, aprèsavoir couru l’Europe en trichant au jeu, avait fini par s’implanteren Russie, dans la maison d’une très-riche veuve dont il étaitl’amant, et qu’il exploitait depuis plusieurs années. Il l’avaitdécidée à venir se fixer en France avec un fils légitime qu’elleavait eu de son mari, le comte B…, officier supérieur dans l’arméerusse. Il l’avait précédée à Paris, et il était résolu à se défairede la mère et de l’enfant, pour s’approprier une somme considérablequ’elle apportait avec elle. C’est ce qu’il a fait le lendemain del’arrivée de cette malheureuse femme, et de la façon que l’on sait,en la précipitant du haut d’une des tours de Notre-Dame.

« Après avoir commis ce crime atroce, ilréussit à se dérober et, par suite d’une méprise regrettable, unofficier démissionnaire, très-bien posé dans le monde parisien, futarrêté. Mis en liberté dès le lendemain, M. de Saint-B…jura de découvrir le vrai coupable, et se mit en relation avecquelques personnes qui avaient assisté de loin à la scène de laplate-forme, et dont l’une avait recueilli l’enfant abandonné de lamalheureuse comtesse B… Ces messieurs découvrirent que l’assassincontinuait à vivre à Paris, sous le nom d’un grand seigneurespagnol, le marquis de P… qu’il avait rencontré à l’étranger, etqu’on l’a soupçonné plus tard d’avoir tué.

« Ce misérable, qui s’était fait admettredans un cercle, très-honorablement composé, menait une vie enpartie double : homme du monde en apparence, et, en réalité,chef d’une bande de coupe-jarrets, dont l’un, son âme damnée, s’estchargé de tuer le fils de la comtesse, un enfant de neuf ans. Cebandit subalterne, ayant réussi à passer à l’étranger, vient d’êtrependu à Vienne pour un autre meurtre. Son maître, le faux Espagnol,a eu la fin que tout le monde connaît. Ayant réussi à attirer, onne sait sous quel prétexte, le malheureux capitaine de Saint-B… surla galerie supérieure de Notre-Dame, il l’a assassiné, et, surprisau moment où il essayait de fuir, comme il l’avait déjà fait aprèsl’assassinat de la comtesse B… il a subi la peine du talion. Il esttombé d’une hauteur de quarante mètres, et il s’est brisé le crânesur le pavé.

« C’est à la suite de toutes cescatastrophes que M. de M…, juge d’instruction au tribunalde la Seine, a cru devoir se démettre de ces fonctions et mêmequitter volontairement la magistrature, quoique depuis le débutjusqu’à la fin de cette sinistre affaire, il ait faitconsciencieusement son devoir. La mort funeste de son ami,M. de Saint-B…, l’avait tellement affecté, qu’il a prisle parti de se retirer avant l’âge et de vivre désormais dans laretraite. Il s’est consacré tout entier à l’étude, et il aentrepris un grand travail sur l’architecture du moyen âge quioccupe tous ses loisirs. Madame de M…, la digne compagne de sa vie,le console, en s’associant à ses travaux, d’avoir renoncé à unecarrière où l’attendait le plus brillant avenir.

« Ainsi tombent certains bruitsmalveillants qui ont couru sur les causes de la retraite prématuréed’un de nos magistrats les plus distingués. Le monde aujourd’huirend pleine justice à sa conduite et à la haute vertu de madame deM… dont le nom s’est trouvé mêlé un instant, et fort injustement, àla triste histoire d’une série de crimes inouïs. »

L’opinion publique s’était-elle modifiée aprèsla publication de cette espèce de mémoire justificatif ? Ilest difficile de se prononcer maintenant sur ce point délicat,mais, à coup sûr, l’émotion s’était calmée, et l’on commençait àoublier ce drame en plusieurs actes dont les Parisiens s’étaienttant occupés.

Ceux qui y avaient joué un rôle et quiconnaissaient la vérité avaient trop de cœur pour ne pas garder lesecret le plus absolu sur la faute de madame de Malverne.

Jean Fabreguette lui-même avait su setaire.

Pour la coupable, l’expiation avaitcommencé ; le mari outragé se vengeait cruellement, et ellen’osait pas se plaindre, parce qu’elle savait bien que le châtimentétait mérité.

De tous ceux qu’il aurait pu lui infliger,M. de Malverne avait choisi le plus raffiné. Au lieu dela chasser, il l’avait séquestrée, non qu’il eût fait de la maisonconjugale une prison, mais en la menaçant de publier, si elleessayait de lui échapper, la trahison de Saint-Briac, le seul hommequ’elle eût aimé, l’amant qu’elle pleurait sans cesse.M. de Malverne l’avait rivée à lui-même. Il ne laquittait pas une minute, et il ne lui permettait de voir personne…Et à la vie commune qu’il lui imposait, il avait ajouté un autresupplice.

Sous prétexte qu’elle s’intéressait à sesrecherches archéologiques sur les églises gothiques, il l’emmenaittous les jours avec lui à Notre-Dame ; ils montaient ensemblejusqu’à la galerie, il la conduisait à la place où Jacques deSaint-Briac était tombé, et lui disait : C’est là qu’il estmort, et c’est vous qui l’avez tué. Il était loyal, et vous luiavez soufflé la trahison. Dieu l’a puni. Il est juste que voussouffriez mille fois plus qu’il n’a souffert.

Et la malheureuse Odette ne se révoltait pascontre son bourreau. Résignée et repentie, elle attendait qu’il selassât de la torturer ou que la mort vînt la prendre. Ellel’attendait comme une délivrance.

Un jour, au commencement de l’automne,M. de Malverne et sa femme furent arrêtés devant leportail de Notre-Dame par un cortége. Des voitures de noce leurbarraient le passage. Odette, saisie d’un pressentiment, regarda etvit entrer dans l’église Rose Verdière, au bras de Mériadec, RoseVerdière vêtue de blanc et couronnée de fleurs d’oranger. Et cen’était pas le baron qu’elle épousait ; il n’était là que poursuppléer le père Verdière qui avait quitté ce monde assez àpropos ; derrière la mariée, venait le marié, Albert Daubrac,conduisant une bonne dame, à l’air aussi respectable queprovincial, – sa mère, venue d’Agen tout exprès pour assister aumariage.

Fabreguette et un interne étaient garçonsd’honneur.

Aucun d’eux ne reconnut cette femme, voiléecomme elle l’était le jour de sa première ascension sur la fatalegalerie ; aucun d’eux ne remarqua M. de Malverne,vieilli de dix ans et confondu dans la foule.

Le cortége entra dans la nef, et, quand il futpassé, Odette dit à son mari :

– Ne me traînez pas là-haut. C’estinutile. Je me sens mourir… et je mourrai sans regret, puisqu’elleest heureuse, la noble fille qui a tenté de se sacrifier pourmoi.

Le juge eut pitié. Il la ramena chez elle, oùla rupture de l’anévrisme qui la minait depuis six mois lafoudroya.

Eut-il le temps de pardonner ? Dieu seulle sut, car il n’avait plus d’amis.

*

**

M. et madame Daubrac ont trois enfantscharmants et sont parfaitement heureux. Leur aventure a fini commeles contes de fées. Le petit interne de l’Hôtel-Dieu est docteur eten passe de devenir célèbre ; l’ouvrière en fleurs est la pluscharmante des femmes et la meilleure des mères. Ce n’est plusl’Ange du bourdon, c’est l’ange du foyer.

Mériadec mourra garçon ; mais il a trouvéchez eux une famille qui suffit à son bonheur.

Fabreguette expose au Salon depuis quatre ans,et il compte sur une médaille à la prochaine Exposition.

Ils sont tous heureux de vivre, et l’herbepousse sur les tombes oubliées d’Odette et de Jacques deSaint-Briac.

Chacun selon ses œuvres.

Share