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L’abbesse de Castro

L’abbesse de Castro

de Stendhal

Chapitre 1

Le mélodrame nous a montré si souvent les brigands italiens du seizième siècle, et tant de gens en ont parlé sans les connaître,que nous en avons maintenant les idées les plus fausses. On peut dire en général que ces brigands furent l’opposition contre les gouvernements atroces qui, en Italie, succédèrent aux républiques du moyen âge. Le nouveau tyran fut d’ordinaire le citoyen le plus riche de la défunte république, et, pour séduire le bas peuple, il ornait la ville d’églises magnifiques et de beaux tableaux. Tels furent les Polentini de Ravenne, les Manfredi de Faenza, les Riario d’Imola, les Cane de Vérone, les Bentivoglio de Bologne, lesVisconti de Milan, et enfin, les moins belliqueux et les plus hypocrites de tous, les Médicis de Florence. Parmi les historiens de ces petits États, aucun n’a osé raconter les empoisonnements et assassinats sans nombre ordonnés par la peur qui tourmentait ces petits tyrans ; ces graves historiens étaient à leur solde.Considérez que chacun de ces tyrans connaissait personnellement chacun des républicains dont il savait être exécré (le grand duc de Toscane Côme, par exemple, connaissait Strozzi), que plusieurs de ces tyrans périrent par l’assassinat, et vous comprendrez les haines profondes, les méfiances éternelles qui donnèrent tant d’esprit et de courage aux Italiens du seizième siècle, et tant de génie à leurs artistes. Vous verrez ces passions profondes empêcher la naissance de ce préjugé assez ridicule qu’on appelait l’honneur,du temps de madame de Sévigné, et qui consiste surtout à sacrifier sa vie pour servir le maître dont on est né le sujet et pour plaireaux dames. Au seizième siècle, l’activité d’un homme et son mérite réel ne pouvaient se montrer en France et conquérir l’admiration que par la bravoure sur le champ de bataille ou dans les duels ; et, comme les femmes aiment la bravoure et surtout l’audace, elles devinrent les juges suprêmes du mérite d’un homme.Alors naquit l’esprit de galanterie, qui prépara l’anéantissement successif de toutes les passions et même de l’amour, au profit de ce tyran cruel auquel nous obéissons tous : la vanité. Les rois protégèrent la vanité et avec grande raison : de là l’empire des rubans.

En Italie, un homme se distinguait par tous les genres demérite, par les grands coups d’épée comme par les découvertes dansles anciens manuscrits : voyez Pétrarque, l’idole de sontemps ; et une femme du seizième siècle aimait un homme savanten grec autant et plus qu’elle n’eût aimé un homme célèbre par labravoure militaire. Alors on vit des passions, et non pasl’habitude de la galanterie. Voilà la grande différence entrel’Italie et la France, voilà pourquoi l’Italie a vu naître lesRaphaël, les Giorgion, les Titien, les Corrège, tandis que laFrance produisait tous ces braves capitaines du seizième siècle, siinconnus aujourd’hui et dont chacun avait tué un si grand nombred’ennemis.

Je demande pardon pour ces rudes vérités. Quoi qu’il en soit,les vengeances atroces et nécessaires des petits tyrans italiens dumoyen âne concilièrent aux brigands le cœur des peuples. Onhaïssait les brigands quand ils volaient des chevaux, du blé, del’argent, en un mot, tout ce qui leur était nécessaire pourvivre ; mais au fond le cœur des peuples était pour eux ;et les filles du village préféraient à tous les autres le jeunegarçon qui, une fois dans la vie, avait été forcé d’andar allamacchia, c’est-à-dire de fuir dans les bois et de prendre refugeauprès des brigands à la suite de quelque action tropimprudente.

De nos jours encore tout le monde assurément redoute larencontre des brigands : mais subissent-ils des châtiments, chacunles plaint. C’est que ce peuple si fin, si moqueur, qui rit de tousles écrits publiés sous la censure de ses maîtres, fait sa lecturehabituelle de petits poèmes qui racontent avec chaleur la vie desbrigands les plus renommés. Ce qu’il trouve d’héroïque dans ceshistoires ravit la fibre artiste qui vit toujours dans les bassesclasses, et, d’ailleurs, il est tellement las des louangesofficielles données à certaines gens, que tout ce qui n’est pasofficiel en ce genre va droit à son cœur. Il faut savoir que le baspeuple, en Italie souffre de certaines choses que le voyageurn’apercevrait jamais, vécût-il dix ans dans le pays. Par exemple,il y a quinze ans, avant que la sagesse des gouvernements n’eûtsupprimé les brigands[1] , iln’était pas rare de voir certains de leurs exploits punir lesiniquités des gouverneurs de petites villes. Ces gouverneurs,magistrats absolus dont la paye ne s’élève pas à plus de vingt écuspar mois, sont naturellement aux ordres de la famille la plusconsidérable du pays, qui, par ce moyen bien simple, opprime sesennemis. Si les brigands ne réussissaient pas toujours à punir cespetits gouverneurs despotes, du moins ils se moquaient d’eux et lesbravaient, ce qui n’est pas peu de chose aux yeux de ce peuplespirituel. Un sonnet satirique le console de tous ses maux, etjamais il n’oublia une offense. Voilà une autre des différencescapitales entre l’Italien et le Français.

Au seizième siècle, le gouverneur d’un bourg avait-il condamné àmort un pauvre habitant en butte à la haine de la familleprépondérante, souvent on voyait les brigands attaquer la prison etessayer de délivrer l’opprimé. De son côté, la famille puissante nese fiant pas trop aux huit ou dix soldats du gouvernement chargésde garder la prison, levait à ses frais une troupe de soldatstemporaires. Ceux-ci, qu’on appelait des bravi, bivouaquaient dansles alentours de la prison, et se chargeaient d’escorter jusqu’aulieu du supplice le pauvre diable dont la mort avait été achetée.Si cette famille puissante comptait un jeune homme dans son sein,il se mettait à la tête de ces soldats improvisés.

Cet état de la civilisation fait gémir la morale, j’enconviens ; de nos jours on a le duel, l’ennui, et les juges nese vendent pas ; mais ces usages du seizième siècle étaientmerveilleusement propres à créer des hommes dignes de ce nom.

Beaucoup d’historiens, loués encore aujourd’hui par lalittérature routinière des académies, ont cherché à dissimuler cetétat de choses, qui, vers 1550, forma de si grands caractères. Deleur temps, leurs prudents mensonges furent récompensés par tousles honneurs dont pouvaient disposer les Médicis de Florence, lesd’Este de Ferrare, les vice-rois de Naples, etc. Un pauvrehistorien, nommé Giannone, a voulu soulever un coin du voile ;mais, comme il n’a osé dire qu’une très petite partie de la vérité,et encore en employant des formes dubitatives et obscures, il estresté fort ennuyeux, ce qui ne l’a pas empêché de mourir en prisonà quatre-vingt-deux ans, le 7 mars 1758.

La première chose à faire, lorsque l’on veut connaîtrel’histoire d’Italie, c’est donc de ne point lire les auteursgénéralement approuvés ; nulle part, on n’a mieux connu leprix du mensonge, nulle part, il ne fut mieux payé[2] .

Les premières histoires qu’on ait écrites en Italie, après lagrande barbarie du neuvième siècle, font déjà mention des brigands,et en parlent comme s’ils eussent existé de temps immémorial (voyezle recueil de Muratori). Lorsque, par malheur pour la félicitépublique, pour la justice, pour le bon gouvernement, mais parbonheur pour les arts, les républiques du moyen âge furentopprimées, les républicains les plus énergiques, ceux qui aimaientla liberté plus que la majorité de leurs concitoyens, seréfugièrent dans les bois. Naturellement le peuple vexé par lesBaglioni, par les Malatesti, par les Bentivoglio, par les Médicis,etc., aimait et respectait leurs ennemis. Les cruautés des petitstyrans qui succédèrent aux premiers usurpateurs, par exemple, lescruautés de Côme, premier grand-duc de Florence, qui faisaitassassiner les républicains réfugiés jusque dans Venise, jusquedans Paris, envoyèrent des recrues à ces brigands. Pour ne parlerque des temps voisins de ceux où vécut notre héroïne, vers l’an1550, Alphonse Piccolomini, duc de Monte Mariano, et Marco Sciarradirigèrent avec succès des bandes armées qui, dans les environsd’Albano, bravaient les soldats du pape alors fort braves. La ligned’opération de ces fameux chefs que le peuple admire encores’étendait depuis le Pô et les marais de Ravenne jusqu’aux bois quialors couvraient le Vésuve. La forêt de la Faggiola, si célèbre parleurs exploits, située à cinq lieues de Rome, sur la route deNaples, était le quartier général de Sciarra, qui, sous lepontificat de Grégoire XIII, réunit quelquefois plusieurs milliersde soldats. L’histoire détaillée de cet illustre brigand seraitincroyable aux yeux de la génération présente, en ce sens quejamais on ne voudrait comprendre les motifs de ses actes. Il ne futvaincu qu’en 1592. Lorsqu’il vit ses affaires dans un étatdésespéré, il traita avec la république de Venise et passa à sonservice avec ses soldats les plus dévoués ou les plus coupables,comme on voudra. Sur les réclamations du gouvernement romain,Venise, qui avait signé un traité avec Sciarra, le fit assassiner,et envoya ses braves soldats défendre l’île de Candie contre lesTurcs. Mais la sagesse vénitienne savait bien qu’une pestemeurtrière régnait à Candie, et en quelques jours les cinq centssoldats que Sciarra avait amenés au service de la république furentréduits à soixante-sept.

Cette forêt de la Faggiola, dont les arbres gigantesquescouvrent un ancien volcan, fut le dernier théâtre des exploits deMarco Sciarra. Tous les voyageurs vous diront que c’est le site leplus magnifique de cette admirable campagne de Rome, dont l’aspectsombre semble fait pour la tragédie. Elle couronne de sa noireverdure les sommets du mont Albano.

C’est à une certaine éruption volcanique antérieure de bien dessiècles à la fondation de Rome que nous devons cette magnifiquemontagne. à une époque qui a précédé toutes les histoires, ellesurgit au milieu de la vaste plaine qui s’étendait jadis entre lesApennins et la mer. Le Monte Cavi, qui s’élève entouré par lessombres ombrages de la Faggiola, en est le point culminant ;on l’aperçoit de partout, de Terracine et d’Ostie comme de Rome etde Tivoli, et c’est la montagne d’Albano, maintenant couverte depalais, qui, vers le midi, termine cet horizon de Rome si célèbreparmi les voyageurs. Un couvent de moines noirs a remplacé, ausommet du Monte Cavi, le temple de Jupiter Férétrien, où lespeuples latins venaient sacrifier en commun et resserrer les liensd’une sorte de fédération religieuse. Protégé par l’ombrage dechâtaigniers magnifiques, le voyageur parvient, en quelques heures,aux blocs énormes que présentent les ruines du temple deJupiter ; mais sous ces ombrages sombres, si délicieux dans ceclimat, même aujourd’hui, le voyageur regarde avec inquiétude aufond de la forêt ; il a peur des brigands. Arrivé au sommet duMonte Cavi, on allume du feu dans les ruines du temple pourpréparer les aliments. De ce point, qui domine toute la campagne deRome, on aperçoit, au couchant, la mer, qui semble à deux pas,quoique à trois ou quatre lieues ; on distingue les moindresbateaux ; avec la plus faible lunette, on compte les hommesqui passent à Naples sur le bateau à vapeur. De tous les autrescôtés, la vue s’étend sur une plaine magnifique qui se termine, aulevant, par l’Apennin, au-dessus de Palestrine, et, au nord, parSaint-Pierre et les autres grands édifices de Rome. Le Monte Cavin’étant pas trop élevé, l’œil distingue les moindres détails de cepays sublime qui pourrait se passer d’illustration historique, etcependant chaque bouquet de bois, chaque pan de mur en ruine,aperçu dans la plaine ou sur les pentes de la montagne, rappelleune de ces batailles si admirables par le patriotisme et labravoure que raconte Tite- Live.

Encore de nos jours l’on peut suivre, pour arriver aux blocsénormes, restes du temple de Jupiter Férétrien, et qui servent demur au jardin des moines noirs, la route triomphale parcourue jadispar les premiers rois de Rome. Elle est pavée de pierres tailléesfort régulièrement ; et, au milieu de la forêt de la Faggiola,on en trouve de longs fragments.

Au bord du cratère éteint qui, rempli maintenant d’une eaulimpide, est devenu le joli lac d’Albano de cinq à six milles detour, si profondément encaissé dans le rocher de lave, était situéeAlbe, la mère de Rome, et que la politique romaine détruisit dès letemps des premiers rois. Toutefois ses ruines existent encore.Quelques siècles plus tard, à un quart de lieue d’Albe, sur leversant de la montagne qui regarde la mer, s’est élevée Albano, laville moderne ; mais elle est séparée du lac par un rideau derochers qui cachent le lac à la ville et la ville au lac. Lorsqu’onl’aperçoit de la plaine, ses édifices blancs se détachent sur laverdure noire et profonde de la forêt si chère aux brigands et sisouvent nommée, qui couronne de toutes parts la montagnevolcanique.

Albano, qui compte aujourd’hui cinq ou six mille habitants, n’enavait pas trois mille en 1540, lorsque florissait, dans lespremiers rangs de la noblesse, la puissante famille Campireali,dont nous allons raconter les malheurs.

Je traduis cette histoire de deux manuscrits volumineux, l’unromain, et l’autre de Florence. A mon grand péril, j’ai oséreproduire leur style, qui est presque celui de nos vieilleslégendes. Le style si fin et si mesuré de l’époque actuelle eûtété, ce me semble, trop peu d’accord avec les actions racontées etsurtout avec les réflexions des auteurs. Ils écrivaient vers l’an1598. Je sollicite l’indulgence du lecteur et pour eux et pourmoi.

Chapitre 2

 

« Après avoir écrit tant d’histoires tragiques, dit l’auteur dumanuscrit florentin, je finirai par celle de toutes qui me fait leplus de peine à raconter. Je vais parler de cette fameuse abbessedu couvent de la Visitation à Castro, Hélène de Campireali, dont leprocès et la mort donnèrent tant à parler à la haute société deRome et de l’Italie. Déjà, vers 1555, les brigands régnaient dansles environs de Rome, les magistrats étaient vendus aux famillespuissantes. En l’année 1572, qui fut celle du procès, GrégoireXIII, Buoncompagni, monta sur le trône de saint Pierre. Ce saintpontife réunissait toutes les vertus apostoliques ; mais on apu reprocher quelque faiblesse à son gouvernement civil ; ilne sut ni choisir des juges honnêtes, ni réprimer lesbrigands ; il s’affligeait des crimes et ne savait pas lespunir. Il lui semblait qu’en infligeant la peine de mort il prenaitsur lui une responsabilité terrible. Le résultat de cette manièrede voir fut de peupler d’un nombre presque infini de brigands lesroutes qui conduisent à la ville éternelle. Pour voyager avecquelque sûreté, il fallait être ami des brigands. La forêt de laFaggiola, à cheval sur la route de Naples par Albano, était depuislongtemps le quartier général d’un gouvernement ennemi de celui deSa Sainteté, et plusieurs fois Rome fut obligée de traiter, commede puissance à puissance, avec Marco Sciarra, l’un des rois de laforêt. Ce qui faisait la force de ces brigands, c’est qu’ilsétaient aimés des paysans leurs voisins.

« Cette jolie ville d’Albano, si voisine du quartier général desbrigands, vit naître, en 1542, Hélène de Campireali. Son pèrepassait pour le patricien le plus riche du pays, et, en cettequalité, il avait épousé Victoire Carafa, qui possédait de grandesterres dans le royaume de Naples. Je pourrais citer quelquesvieillards qui vivent encore, et ont fort bien connu VictoireCarafa et sa fille. Victoire fut un modèle de prudence etd’esprit ; mais, malgré tout son génie, elle ne put prévenirla ruine de sa famille. Chose singulière ! Les malheursaffreux qui vont former le triste sujet de mon récit ne peuvent, ceme semble, être attribués, en particulier, à aucun des acteurs queje vais présenter au lecteur : je vois des malheureux, mais, envérité, je ne puis trouver des coupables. L’extrême beauté et l’âmesi tendre de la jeune Hélène étaient deux grands périls pour elle,et font l’excuse de Jules Branciforte, son amant, tout comme lemanque absolu d’esprit de monsignor Cittadini, évêque de Castro,peut aussi l’excuser jusqu’à un certain point. Il avait dû sonavancement rapide dans la carrière des honneurs ecclésiastiques àl’honnêteté de sa conduite, et surtout à la mine la plus noble et àla figure la plus régulièrement belle que l’on pût rencontrer. Jetrouve écrit de lui qu’on ne pouvait le voir sans l’aimer.

« Comme je ne veux flatter personne, je ne dissimulerai pointqu’un saint moine du couvent de Monte Cavi, qui souvent avait étésurpris, dans sa cellule, élevé à plusieurs pieds au-dessus du sol,comme saint Paul, sans que rien autre que la grâce divine pût lesoutenir dans cette position extraordinaire[3] avaitprédit au seigneur de Campireali que sa famille s’éteindrait aveclui, et qu’il n’aurait que deux enfants, qui tous deux périraientde mort violente. Ce fut à cause de cette prédiction qu’il ne puttrouver à se marier dans le pays et qu’il alla chercher fortune àNaples, où il eut le bonheur de trouver de grands biens et unefemme capable, par son génie, de changer sa mauvaise destinée, sitoutefois une telle chose eût été possible. Ce seigneur deCampireali passait pour fort honnête homme et faisait de grandescharités ; mais il n’avait nul esprit, ce qui fit que peu àpeu il se retira du séjour de Rome, et finit par passer presquetoute l’année dans son palais d’Albano. Il s’adonnait à la culturede ses terres, situées dans cette plaine si riche qui s’étend entrela ville et la mer. Par les conseils de sa femme, il fit donnerl’éducation la plus magnifique à son fils Fabio, jeune homme trèsfier de sa naissance, et à sa fille Hélène, qui fut un miracle debeauté, ainsi qu’on peut le voir encore par son portrait, quiexiste dans la collection Farnèse. Depuis que j’ai commencé àécrire son histoire, je suis allé au palais Farnèse pour considérerl’enveloppe mortelle que le ciel avait donnée à cette femme, dontla fatale destinée fit tant de bruit de son temps, et occupe mêmeencore la mémoire des hommes. La forme de la tête est un ovaleallongé, le front est très grand, les cheveux sont d’un blondfoncé. L’air de sa physionomie est plutôt gai ; elle avait degrands yeux d’une expression profonde, et des sourcils châtainsformant un arc parfaitement dessiné. Les lèvres sont fort minces,et l’on dirait que les contours de la bouche ont été dessinés parle fameux peintre Corrège. Considérée au milieu des portraits quil’entourent à la galerie Farnèse, elle a l’air d’une reine. Il estbien rare que l’air gai soit joint à la majesté.

« Après avoir passé huit années entières, comme pensionnaire aucouvent de la Visitation de la ville de Castro, maintenantdétruite, où l’on envoyait, dans ce temps-là, les filles de laplupart des princes romains, Hélène revint dans sa patrie, mais nequitta point le couvent sans faire offrande d’un calice magnifiqueau grand autel de l’église. A peine de retour dans Albano, son pèrefit venir de Rome, moyennant une pension considérable, le célèbrepoète Cechino, alors fort âgé ; il orna la mémoire d’Hélènedes plus beaux vers du divin Virgile, de Pétrarque, de l’Arioste etdu Dante, ses fameux élèves. »

Ici le traducteur est obligé de passer une longue dissertationsur les diverses parts de gloire que le seizième siècle faisait àces grands poètes. Il paraîtrait qu’Hélène savait le latin. Lesvers qu’on lui faisait apprendre parlaient d’amour, et d’un amourqui nous semblerait bien ridicule, si nous le rencontrions en1839 ; je veux dire l’amour passionné qui se nourrit de grandssacrifices, ne peut subsister qu’environné de mystère, et se trouvetoujours voisin des plus affreux malheurs.

Tel était l’amour que sut inspirer à Hélène, à peine âgée dedix-sept ans, Jules Branciforte. C’était un de ses voisins, fortpauvre ; il habitait une chétive maison bâtie dans lamontagne, à un quart de lieue de la ville, au milieu des ruinesd’Albe et sur les bords du précipice de cent cinquante pieds,tapissé de verdure, qui entoure le lac. Cette maison, qui touchaitaux sombres et magnifiques ombrages de la forêt de la Faggiola, adepuis été démolie, lorsqu’on a bâti le couvent de Palazzuola. Cepauvre jeune homme n’avait pour lui que son air vif et leste, etl’insouciance non jouée avec laquelle il supportait sa mauvaisefortune. Tout ce que l’on pouvait dire de mieux en sa faveur, c’estque sa figure était expressive sans être belle. Mais il passaitpour avoir bravement combattu sous les ordres du prince Colonne etparmi ses bravi, dans deux ou trois entreprises fort dangereuses.Malgré sa pauvreté, malgré l’absence de beauté, il n’en possédaitpas moins, aux yeux de toutes les jeunes filles d’Albano, le cœurqu’il eût été le plus flatteur de conquérir. Bien accueillipartout, Jules Branciforte n’avait eu que des amours faciles,jusqu’au moment où Hélène revint du couvent de Castro. « Lorsque,peu après, le grand poète Cechino se transporta de Rome au palaisCampireali, pour enseigner les belles lettres à cette jeune fille,Jules, qui le connaissait, lui adressa une pièce de vers latins surle bonheur qu’avait sa vieillesse de voir de si beaux yeuxs’attacher sur les siens, et une âme si pure être parfaitementheureuse quand il daignait approuver ses pensées. La jalousie et ledépit des jeunes filles auxquelles Jules faisait attention avant leretour d’Hélène rendirent bientôt inutiles toutes les précautionsqu’il employait pour cacher une passion naissante, et j’avoueraique cet amour entre un jeune homme de vingt-deux ans et une fillede dix-sept fut conduit d’abord d’une façon que la prudence nesaurait approuver. Trois mois ne s’étaient pas écoulés lorsque leseigneur de Campireali s’aperçut que Jules Branciforte passait tropsouvent sous les fenêtres de son palais (que l’on voit encore versle milieu de la grande rue qui monte vers le lac). »

La franchise et la rudesse, suites naturelles de la liberté quesouffrent les républiques, et l’habitude des passions franches, nonencore réprimées par les mœurs de la monarchie, se montrent àdécouvert dans la première démarche du seigneur de Campireali. Lejour même où il fut choqué des fréquentes apparitions du jeuneBranciforte, il l’apostropha en ces termes :

« Comment oses-tu bien passer ainsi sans cesse devant ma maison,et lancer des regards impertinents sur les fenêtres de ma fille,toi qui n’as pas même d’habits pour te couvrir ? Si je necraignais que ma démarche ne fût mal interprétée des voisins, je tedonnerais trois sequins d’or, et tu irais à Rome acheter unetunique plus convenable. Au moins ma vue et celle de ma fille neseraient plus si souvent offensées par l’aspect de tes haillons.»

Le père d’Hélène exagérait sans doute : les habits du jeuneBranciforte n’étaient point des haillons, ils étaient faits avecdes matériaux fort simples ; mais, quoique fort propres etsouvent brossés, il faut avouer que leur aspect annonçait un longusage. Jules eut l’âme si profondément navrée par les reproches duseigneur de Campireali, qu’il ne parut plus de jour devant samaison.

Comme nous l’avons dit, les deux arcades, débris d’un aqueducantique, qui servaient de murs principaux à la maison bâtie par lepère de Branciforte, et par lui laissée à son fils, n’étaient qu’àcinq ou six cents pas d’Albano. Pour descendre de ce lieu élevé àla ville moderne, Jules était obligé de passer devant le palaisCampireali ; Hélène remarqua bientôt l’absence de ce jeunehomme singulier, qui, au dire de ses amies, avait abandonné touteautre relation pour se consacrer en entier au bonheur qu’ilsemblait trouver à la regarder.

Un soir d’été, vers minuit, la fenêtre d’Hélène était ouverte,la jeune fille respirait la brise de mer qui se fait fort biensentir sur la colline d’Albano, quoique cette ville soit séparée dela mer par une plaine de trois lieues. La nuit était sombre, lesilence profond ; on eût entendu tomber une feuille. Hélène,appuyée sur sa fenêtre, pensait peut-être à Jules, lorsqu’elleentrevit quelque chose comme l’aile silencieuse d’un oiseau de nuitqui passait doucement tout contre sa fenêtre. Elle se retiraeffrayée. L’idée ne lui vint point que cet objet pût être présentépar quelque passant : le second étage du palais où se trouvait safenêtre était à plus de cinquante pieds de terre. Tout à coup, ellecrut reconnaître un bouquet dans cette chose singulière qui, aumilieu d’un profond silence, passait et repassait devant la fenêtresur laquelle elle était appuyée ; son cœur battit avecviolence. Ce bouquet lui sembla fixé à l’extrémité de deux ou troisde ces cannes, espèce de grands joncs, assez semblables au bambou,qui croissent dans la campagne de Rome, et donnent des tiges devingt à trente pieds. La faiblesse des cannes et la brise assezforte faisaient que Jules avait quelque difficulté à maintenir sonbouquet exactement vis-à-vis la fenêtre où il supposait qu’Hélènepouvait se trouver, et d’ailleurs, la nuit était tellement sombre,que de la rue l’on ne pouvait rien apercevoir à une telle hauteur.Immobile devant sa fenêtre, Hélène était profondément agitée.Prendre ce bouquet, n’était-ce pas un aveu ? Elle n’éprouvaitd’ailleurs aucun des sentiments qu’une aventure de ce genre feraitnaître, de nos jours, chez une jeune fille de la haute société,préparée à la vie par une belle éducation. Comme son père et sonfrère Fabio étaient dans la maison, sa première pensée fut que lemoindre bruit serait suivi d’un coup d’arquebuse dirigé surJules ; elle eut pitié du danger que courait ce pauvre jeunehomme. Sa seconde pensée fut que, quoiqu’elle le connût encore bienpeu, il était pourtant l’être au monde qu’elle aimait le mieuxaprès sa famille. Enfin, après quelques minutes d’hésitation, elleprit le bouquet, et, en touchant les fleurs dans l’obscuritéprofonde, elle sentit qu’un billet était attaché à la tige d’unefleur ; elle courut sur le grand escalier pour lire ce billetà la lueur de la lampe qui veillait devant l’image de la Madone. «Imprudente ! se dit-elle lorsque les premières lignes l’eurentfait rougir de bonheur, si l’on me voit, je suis perdue, et mafamille persécutera à jamais ce pauvre jeune homme. » Elle revintdans sa chambre et alluma sa lampe. Ce moment fut délicieux pourJules, qui, honteux de sa démarche et comme pour se cacher mêmedans la profonde nuit, s’était collé au tronc énorme d’un de ceschênes verts aux formes bizarres qui existent encore aujourd’huivis-à-vis le palais Campireali.

Dans sa lettre, Jules racontait avec la plus parfaite simplicitéla réprimande hurlante qui lui avait été adressée par le pèred’Hélène. « Je suis pauvre, il est vrai, continuait-il, et vousvous figurerez difficilement tout l’excès de ma pauvreté. Je n’aique ma maison que vous avez peut-être remarquée sous les ruines del’aqueduc d’Albe ; autour de la maison se trouve un jardin queje cultive moi-même, et dont les herbes me nourrissent. Je possèdeencore une vigne qui est affermée trente écus par an. Je ne sais,en vérité, pourquoi je vous aime ; certainement je ne puis pasvous proposer de venir partager ma misère. Et cependant, si vous nem’aimez point, la vie n’a plus aucun prix pour moi ; il estinutile de vous dire que je la donnerais mille fois pour vous. Etcependant, avant votre retour du couvent, cette vie n’était pointinfortunée : au contraire, elle était remplie des rêveries les plusbrillantes. Ainsi je puis dire que la vue du bonheur m’a rendumalheureux. Certes, alors personne au monde n’eût osé m’adresserles propos dont votre père m’a flétri ; mon poignard m’eûtfait prompte justice. Alors, avec mon courage et mes armes, jem’estimais l’égal de tout le monde ; rien ne me manquait.Maintenant tout est bien changé : je connais la crainte. C’est tropécrire ; peut-être me méprisez-vous. Si, au contraire, vousavez quelque pitié de moi, malgré les pauvres habits qui mecouvrent, vous remarquerez que tous les soirs, lorsque minuit sonneau couvent des Capucins au sommet de la colline, je suis caché sousle grand chêne, vis-à-vis la fenêtre que je regarde sans cesse,parce que je suppose qu’elle est celle de votre chambre. Si vous neme méprisez pas comme le fait votre père, jetez-moi une des fleursdu bouquet, mais prenez garde qu’elle ne soit entraînée sur une descorniches ou sur un des balcons de votre palais. »

Cette lettre fut lue plusieurs fois ; peu à peu les yeuxd’Hélène se remplirent de larmes ; elle considérait avecattendrissement ce magnifique bouquet dont les fleurs étaient liéesavec un fil de soie très fort. Elle essaya d’arracher une fleurmais ne put en venir à bout ; puis elle fut saisie d’unremords. Parmi les jeunes filles de Rome, arracher une fleur,mutiler d’une façon quelconque un bouquet donné par l’amour, c’ests’exposer à faire mourir cet amour. Elle craignait que Jules nes’impatientât, elle courut à sa fenêtre ; mais, en y arrivant,elle songea tout à coup qu’elle était trop bien vue, la lamperemplissait la chambre de lumière. Hélène ne savait plus quel signeelle pouvait se permettre ; il lui semblait qu’il n’en étaitaucun qui ne dît beaucoup trop.

Honteuse, elle rentra dans sa chambre en courant. Mais le tempsse passait ; tout à coup, il lui vint une idée qui la jetadans un trouble inexprimable : Jules allait croire que, comme sonpère, elle méprisait sa pauvreté ! Elle vit un petitéchantillon de marbre précieux déposé sur la table, elle le nouadans son mouchoir, et jeta ce mouchoir au pied du chêne vis-à-vissa fenêtre. Ensuite, elle fit signe qu’on s’éloignât ; elleentendit Jules lui obéir ; car, en s’en allant, il necherchait plus à dérober le bruit de ses pas. Quand il eut atteintle sommet de la ceinture de rochers qui sépare le lac des dernièresmaisons d’Albano, elle l’entendit chanter des parolesd’amour ; elle lui fit des signes d’adieu, cette fois moinstimides, puis se mit à relire sa lettre.

Le lendemain et les jours suivants, il y eut des lettres et desentrevues semblables ; mais, comme tout se remarque dans unvillage italien, et qu’Hélène était de bien loin le parti le plusriche du pays, le seigneur de Campireali fut averti que tous lessoirs, après minuit, on apercevait de la lumière dans la chambre desa fille ; et, chose bien autrement extraordinaire, la fenêtreétait ouverte, et même Hélène s’y tenait comme si elle n’eûtéprouvé aucune crainte des zinzare (sorte de cousins, extrêmementincommodes et qui gâtent fort les belles soirées de la campagne deRome. Ici je dois de nouveau solliciter l’indulgence du lecteur.Lorsque l’on est tenté de connaître les usages des pays étrangers,il faut s’attendre à des idées bien saugrenues, bien différentesdes nôtres). Le seigneur de Campireali prépara son arquebuse etcelle de son fils. Le soir, comme onze heures trois quartssonnaient, il avertit Fabio, et tous les deux se glissèrent, enfaisant le moins de bruit possible, sur un grand balcon de pierrequi se trouvait au premier étage du palais, précisément sous lafenêtre d’Hélène. Les piliers massifs de la balustrade en pierreles mettaient à couvert jusqu’à la ceinture des coups d’arquebusequ’on pourrait leur tirer du dehors. Minuit sonna : le père et lefils entendirent bien quelque bruit sous les arbres qui bordaientla rue vis-à-vis leur palais ; mais, ce qui les remplitd’étonnement, il ne parut pas de lumière à la fenêtre d’Hélène.Cette fille, si simple jusqu’ici et qui semblait un enfant à lavivacité de ses mouvements, avait changé de caractère depuisqu’elle aimait. Elle savait que la moindre imprudencecompromettrait la vie de son amant ; si un seigneur del’importance de son père tuait un pauvre homme tel que JulesBranciforte, il en serait quitte pour disparaître pendant troismois, qu’il irait passer à Naples ; pendant ce temps, ses amisde Rome arrangeraient l’affaire, et tout se terminerait parl’offrande d’une lampe d’argent de quelques centaines d’écus àl’autel de la Madone alors à la mode. Le matin, au déjeuner, Hélèneavait vu à la physionomie de son père qu’il avait un grand sujet decolère, et, à l’air dont il la regardait quand il croyait n’êtrepas remarqué, elle pensa qu’elle entrait pour beaucoup dans cettecolère. Aussitôt, elle alla jeter un peu de poussière sur les boisdes cinq arquebuses magnifiques que son père tenait suspenduesauprès de son lit. Elle couvrit également d’une légère couche depoussière ses poignards et ses épées. Toute la journée elle futd’une gaieté folle, elle parcourait sans cesse la maison du haut enbas ; à chaque instant, elle s’approchait des fenêtres, bienrésolue de faire à Jules un signe négatif, si elle avait le bonheurde l’apercevoir. Mais elle n’avait garde : le pauvre garçon avaitété si profondément humilié par l’apostrophe du riche seigneur deCampireali, que de jour il ne paraissait jamais dans Albano ;le devoir seul l’y amenait le dimanche pour la messe de laparoisse. La mère d’Hélène, qui l’adorait et ne savait lui rienrefuser, sortit trois fois avec elle ce jour-là, mais ce fut envain : Hélène n’aperçut point Jules. Elle était au désespoir. Quedevint-elle lorsque, allant visiter sur le soir les armes de sonpère, elle vit que deux arquebuses avaient été chargées, et quepresque tous les poignards et épées avaient été maniés ! Ellene fut distraite de sa mortelle inquiétude que par l’extrêmeattention qu’elle donnait au soin de paraître ne se douter de rien.En se retirant à dix heures du soir, elle ferma à clef la porte desa chambre, qui donnait dans l’antichambre de sa mère, puis elle setint collée à sa fenêtre et couchée sur le sol, de façon à nepouvoir pas être perçue du dehors. Qu’on juge de l’anxiété aveclaquelle elle entendit sonner les heures ; il n’était plusquestion des reproches qu’elle se faisait souvent sur la rapiditéavec laquelle elle s’était attachée à Jules, ce qui pouvait larendre moins digne d’amour à ses yeux. Cette journée-là avança plusles affaires du jeune homme que six mois de constance et deprotestations. « À quoi bon mentir ? se disait Hélène. Est-ceque je ne l’aime pas de toute mon âme ? »

A onze heures et demie, elle vit fort bien son père et son frèrese placer en embuscade sur le grand balcon de pierre au-dessous desa fenêtre. Deux minutes après que minuit eut sonné au couvent desCapucins, elle entendit fort bien aussi les pas de son amant, quis’arrêta sous le grand chêne ; elle remarqua avec joie que sonpère et son frère semblaient n’avoir rien entendu : il fallaitl’anxiété de l’amour pour distinguer un bruit aussi léger.

« Maintenant, se dit-elle, ils vont me tuer, mais il faut à toutprix qu’ils ne surprennent pas la lettre de ce soir ; ilspersécuteraient à jamais ce pauvre Jules. » Elle fit un signe decroix et, se retenant d’une main au balcon de fer de sa fenêtre,elle se pencha au dehors, s’avançant autant que possible dans larue. Un quart de minute ne s’était pas écoulé lorsque le bouquet,attaché comme de coutume à la longue canne, vint frapper sur sonbras. Elle saisit le bouquet ; mais, en l’arrachant vivement àla canne sur l’extrémité de laquelle il était fixé, elle fitfrapper cette canne contre le balcon en pierre. A l’instantpartirent deux coups d’arquebuse suivis d’un silence parfait. Sonfrère Fabio, ne sachant pas trop, dans l’obscurité, si ce quifrappait violemment le balcon n’était pas une corde à l’aide delaquelle Jules descendait de chez sa sœur, avait fait feu sur sonbalcon ; le lendemain, elle trouva la marque de la balle, quis’était aplatie sur le fer. Le seigneur de Campireali avait tirédans la rue, au bas du balcon de pierre, car Jules avait faitquelque bruit en retenant la canne prête à tomber. Jules, de soncôté, entendant du bruit au-dessus de sa tête, avait deviné ce quiallait suivre et s’était mis à l’abri sous la saillie dubalcon.

Fabio rechargea rapidement son arquebuse, et, quoi que son pèrepût lui dire, courut au jardin de la maison, ouvrit sans bruit unepetite porte qui donnait sur une rue voisine, et ensuite s’en vint,à pas de loup, examiner un peu les gens qui se promenaient sous lebalcon du palais. A ce moment, Jules, qui ce soir-là était bienaccompagné, se trouvait à vingt pas de lui, collé contre un arbre.Hélène, penchée sur son balcon et tremblante pour son amant, entamaaussitôt une conversation à très haute voix avec son frère, qu’elleentendait dans la rue ; elle lui demanda s’il avait tué lesvoleurs.

– Ne croyez pas que je sois dupe de votre ruse scélérate !lui cria celui-ci de la rue, qu’il arpentait en tous sens, maispréparez vos larmes, je vais tuer l’insolent qui ose s’attaquer àvotre fenêtre.

Ces paroles étaient à peine prononcées qu’Hélène entendit samère frapper à la porte de sa chambre.

Hélène se hâta d’ouvrir, en disant qu’elle ne concevait pascomment cette porte se trouvait fermée.

– Pas de comédie avec moi, mon cher ange, lui dit sa mère, tonpère est furieux et te tuera peut-être : viens te placer avec moidans mon lit ; et, si tu as une lettre, donne-la-moi, je lacacherai.

Hélène lui dit :

– Voilà le bouquet, la lettre est cachée entre les fleurs.

A peine la mère et la fille étaient-elles au lit, que leseigneur Campireali rentra dans la chambre de sa femme, il revenaitde son oratoire, qu’il était allé visiter, et où il avait toutrenversé. Ce qui frappa Hélène, c’est que son père, pâle comme unspectre, agissait avec lenteur et comme un homme qui a parfaitementpris son parti. « Je suis morte ! » se dit Hélène.

– Nous nous réjouissons d’avoir des enfants, dit son père enpassant près du lit de sa femme pour aller à la chambre de safille, tremblant de fureur, mais affectant un sang-froidparfait ; nous nous réjouissons d’avoir des enfants, nousdevrions répandre des larmes de sang plutôt quand ces enfants sontdes filles. Grand Dieu ! Est-il bien possible ! Leurlégèreté peut enlever l’honneur à tel homme qui, depuis soixanteans, n’a pas donné la moindre prise sur lui.

En disant ces mots, il passa dans la chambre de sa fille.

– Je suis perdue, dit Hélène à sa mère, les lettres sont sous lepiédestal du crucifix, à côté de la fenêtre.

Aussitôt, la mère sauta hors du lit, et courut après son mari :elle se mit à lui crier les plus mauvaises raisons possibles, afinde faire éclater sa colère : elle y réussit complètement. Levieillard devint furieux, il brisait tout dans la chambre de safille ; mais la mère put enlever les lettres sans êtreaperçue. Une heure après, quand le seigneur de Campireali futrentré dans sa chambre à côté de celle de sa femme, et tout étanttranquille dans la maison, la mère dit à sa fille : – Voilà teslettres, je ne veux pas les lire, tu vois ce qu’elles ont faillinous coûter ! A ta place, je les brûlerais. Adieu,embrasse-moi.

Hélène rentra dans sa chambre, fondant en larmes ; il luisemblait que, depuis ces paroles de sa mère, elle n’aimait plusJules. Puis elle se prépara à brûler ses lettres ; mais, avantde les anéantir, elle ne put s’empêcher de les relire. Elle lesrelut tant et si bien, que le soleil était déjà haut dans le cielquand enfin elle se détermina à suivre un conseil salutaire.

Le lendemain, qui était un dimanche, Hélène s’achemina vers laparoisse avec sa mère ; par bonheur, son père ne les suivitpas. La première personne qu’elle aperçut dans l’église, ce futJules Branciforte. D’un regard elle s’assura qu’il n’était pointblessé. Son bonheur fut au comble ; les événements de la nuitétaient à mille lieues de sa mémoire. Elle avait préparé cinq ousix petits billets tracés sur des chiffons de vieux papier souillésavec de la terre détrempée d’eau, et tels qu’on peut en trouver surles dalles d’une église ; ces billets contenaient tous le mêmeavertissement :

« Ils avaient tout découvert, excepté son nom. Qu’il nereparaisse plus dans la rue ; on viendra ici souvent. »

Hélène laissa tomber un de ces lambeaux de papier ; unregard avertit Jules, qui ramassa et disparut. En rentrant chezelle, une heure après, elle trouva sur le grand escalier du palaisun fragment de papier qui attira ses regards par sa ressemblanceexacte avec ceux dont elle s’était servie le matin. Elle s’enempara, sans que sa mère elle-même s’aperçût de rien ; elle ylut :

« Dans trois jours il reviendra de Rome, où il est forcéd’aller. On chantera en plein jour, les jours de marché, au milieudu tapage des paysans, vers dix heures. »

Ce départ pour Rome parut singulier à Hélène. « Est-ce qu’ilcraint les coups d’arquebuse de mon frère ? » se disait-elletristement. L’amour pardonne tout, excepté l’absencevolontaire ; c’est qu’elle est le pire des supplices. Au lieude se passer dans une douce rêverie et d’être tout occupée à peserles raisons qu’on a d’aimer son amant, la vie est agitée par desdoutes cruels. « Mais, après tout, puis-je croire qu’il ne m’aimeplus ? » se disait Hélène pendant les trois longues journéesque dura l’absence de Branciforte. Tout à coup ses chagrins furentremplacés par une joie folle : le troisième jour, elle le vitparaître en plein midi, se promenant dans la rue devant le palaisde son père. Il avait des habillements neufs et presquemagnifiques. Jamais la noblesse de sa démarche et la naïveté gaieet courageuse de sa physionomie n’avaient éclaté avec plusd’avantage ; jamais aussi, avant ce jour-là, on n’avait parlési souvent dans Albano de la pauvreté de Jules. C’étaient leshommes et surtout les jeunes gens qui répétaient ce motcruel ; les femmes et surtout les jeunes filles ne tarissaientpas en éloges de sa bonne mine.

Jules passa toute la journée à se promener par la ville ;il semblait se dédommager des mois de réclusion auxquels sapauvreté l’avait condamné. Comme il convient à un homme amoureux,Jules était bien armé sous sa tunique neuve. Outre sa dague et sonpoignard, il avait mis son giacco (sorte de gilet long en maillesde fil de fer, fort incommode à porter, mais qui guérissait cescœurs italiens d’une triste maladie, dont en ce siècle-là onéprouvait sans cesse les atteintes poignantes, je veux parler de lacrainte d’être tué au détour de la rue par un des ennemis qu’on seconnaissait). Ce jour-là, Jules espérait entrevoir Hélène, et,d’ailleurs, il avait quelque répugnance à se trouver seul aveclui-même dans sa maison solitaire : voici pourquoi. Ranuce, unancien soldat de son père, après avoir fait dix campagnes avec luidans les troupes de divers condottieri, et, en dernier lieu, danscelles de Marco Sciarra, avait suivi son capitaine lorsque sesblessures forcèrent celui-ci à se retirer. Le capitaine Branciforteavait des raisons pour ne pas vivre à Rome : il était exposé à yrencontrer les fils d’hommes qu’il avait tués ; même dansAlbano, il ne se souciait pas de se mettre tout à fait à la mercide l’autorité régulière. Au lieu d’acheter ou de louer une maisondans la ville, il aima mieux en bâtir une située de façon à voirvenir de loin les visiteurs. Il trouva dans les ruines d’Albe uneposition admirable : on pouvait sans être aperçu par les visiteursindiscrets, se réfugier dans la forêt où régnait son ancien ami etpatron, le prince Fabrice Colonna. Le capitaine Branciforte semoquait fort de l’avenir de son fils. Lorsqu’il se retira duservice, âgé de cinquante ans seulement, mais criblé de blessures,il calcula qu’il pourrait vivre encore quelque dix ans, et, samaison bâtie, dépensa chaque année le dixième de ce qu’il avaitamassé dans les pillages des villes et villages auxquels il avaiteu l’honneur d’assister.

Il acheta la vigne qui rendait trente écus de rente à son fils,pour répondre à la mauvaise plaisanterie d’un bourgeois d’Albano,qui lui avait dit, un jour qu’il disputait avec emportement sur lesintérêts et l’honneur de la ville, qu’il appartenait, en effet, àun aussi riche propriétaire que lui de donner des conseils auxanciens d’Albano. Le capitaine acheta la vigne, et annonça qu’il enachèterait bien d’autres puis, rencontrant le mauvais plaisant dansun lieu solitaire, il le tua d’un coup de pistolet.

Après huit années de ce genre de vie, le capitaine mourut ;son aide de camp Ranuce adorait Jules ; toutefois, fatigué del’oisiveté, il reprit du service dans la troupe du prince Colonna.Souvent il venait voir son fils Jules, c’était le nom qu’il luidonnait, et, à la veille d’un assaut périlleux que le prince devaitsoutenir dans sa forteresse de la Petrella, il avait emmené Julescombattre avec lui. Le voyant fort brave :

– Il faut que tu sois fou, lui dit-il, et de plus bien dupe,pour vivre auprès d’Albano comme le dernier et le plus pauvre deses habitants, tandis qu’avec ce que je te vois faire et le nom deton père tu pourrais être parmi nous un brillant soldat d’aventure,et de plus faire ta fortune.

Jules fut tourmenté par ces paroles ; il savait le latinmontré par un prêtre ; mais son père s’étant toujours moqué detout ce que disait le prêtre au delà du latin, il n’avaitabsolument aucune instruction. En revanche, méprisé pour sapauvreté, isolé dans sa maison solitaire, il s’était fait uncertain bon sens qui, par sa hardiesse, aurait étonné les savants.Par exemple, avant d’aimer Hélène, et sans savoir pourquoi, iladorait la guerre, mais il avait de la répugnance pour le pillage,qui, aux yeux de son père le capitaine et de Ranuce, était comme lapetite pièce destinée à faire rire, qui suit la noble tragédie.Depuis qu’il aimait Hélène, ce bon sens acquis par ses réflexionssolitaires faisait le supplice de Jules. Cette âme, si insouciantejadis, n’osait consulter personne sur ses doutes, elle étaitremplie de passion et de misère. Que ne dirait pas le seigneur deCampireali s’il le savait soldat d’aventure ? Ce serait pourle coup qu’il lui adresserait des reproches fondés ! Julesavait toujours compté sur le métier de soldat, comme sur uneressource assurée pour le temps où il aurait dépensé le prix deschaînes d’or et autres bijoux qu’il avait trouvés dans la caisse defer de son père. Si Jules n’avait aucun scrupule à enlever, lui sipauvre, la fille du riche seigneur de Campireali, c’est qu’en cetemps-là les pères disposaient de leurs biens après eux comme bonleur semblait, et le seigneur de Campireali pouvait fort bienlaisser mille écus à sa fille pour toute fortune. Un autre problèmetenait l’imagination de Jules profondément occupée : 1° dans quelleville établirait-il la jeune Hélène après l’avoir épousée etenlevée à son père ? 2° Avec quel argent la ferait-ilvivre ?

Lorsque le seigneur de Campireali lui adressa le reprochesanglant auquel il avait été tellement sensible, Jules fut pendantdeux jours en proie à la rage et à la douleur la plus vive : il nepouvait se résoudre ni à tuer le vieillard insolent, ni à lelaisser vivre. Il passait les nuits entières à pleurer ; enfinil résolut de consulter Ranuce, le seul ami qu’il eût aumonde ; mais cet ami le comprendrait-il ? Ce fut en vainqu’il chercha Ranuce dans toute la forêt de la Faggiola, il futobligé d’aller sur la route de Naples, au delà de Velletri, oùRanuce commandait une embuscade : il y attendait, en nombreusecompagnie, Ruiz d’Avalos, général espagnol, qui se rendait à Romepar terre, sans se rappeler que naguère, en nombreuse compagnie, ilavait parlé avec mépris des soldats d’aventure de la compagnieColonna. Son aumônier lui rappela fort à propos cette petitecirconstance, et Ruiz d’Avalos prit le parti de faire armer unebarque et de venir à Rome par mer.

Dès que le capitaine Ranuce eut entendu le récit de Jules :

– Décris-moi exactement, lui dit-il, la personne de ce seigneurde Campireali, afin que son imprudence ne coûte pas la vie àquelque bon habitant d’Albano. Dès que l’affaire qui nous retientici sera terminée par oui ou par non, tu te rendras à Rome, où tuauras soin de te montrer dans les hôtelleries et autres lieuxpublics, à toutes les heures de la journée ; il ne faut pasque l’on puisse te soupçonner à cause de ton amour pour lafille.

Jules eut beaucoup de peine à calmer la colère de l’anciencompagnon de son père. Il fut obligé de se fâcher.

– Crois-tu que je demande ton épée ? Lui dit-il enfin.Apparemment que, moi aussi, j’ai une épée ! Je te demande unconseil sage.

Ranuce finissait tous ses discours par ces paroles :

– Tu es jeune, tu n’as pas de blessures ; l’insulte a étépublique : or, un homme déshonoré est méprisé même des femmes.

Jules lui dit qu’il désirait réfléchir encore sur ce que voulaitson cœur, et, malgré les instances de Ranuce, qui prétendaitabsolument qu’il prît part à l’attaque de l’escorte du généralespagnol, où, disait-il, il y aurait de l’honneur à acquérir, sanscompter les doublons, Jules revint seul à sa petite maison. C’estlà que la veille du jour où le seigneur de Campireali lui tira uncoup d’arquebuse, il avait reçu Ranuce et son caporal, de retourdes environs de Velletri. Ranuce employa la force pour voir lapetite caisse de fer où son patron, le capitaine Branciforte,enfermait jadis les chaînes d’or et autres bijoux dont il nejugeait pas à propos de dépenser la valeur aussitôt après uneexpédition. Ranuce y trouva deux écus.

– Je te conseille de te faire moine, dit-il à Jules, tu en astoutes les vertus : l’amour de la pauvreté, en voici lapreuve ; l’humilité, tu te laisses vilipender en pleine ruepar un richard d’Albano ; il ne te manque plus quel’hypocrisie et la gourmandise.

Ranuce mit de force cinquante doublons dans la cassette defer.

– Je te donne ma parole, dit-il à Jules, que si d’ici à un moisle seigneur Campireali n’est pas enterré avec tous les honneurs dusà sa noblesse et à son opulence, mon caporal ici présent viendraavec trente hommes démolir ta petite maison et brûler tes pauvresmeubles. Il ne faut pas que le fils du capitaine Branciforte fasseune mauvaise figure en ce monde, sous prétexte d’amour.

Lorsque le seigneur de Campireali et son fils tirèrent les deuxcoups d’arquebuse, Ranuce et le caporal avaient pris position sousle balcon de pierre, et Jules eut toutes les peines du monde à lesempêcher de tuer Fabio, ou du moins de l’enlever, lorsque celui-cifit une sortie imprudente en passant par le jardin, comme nousl’avons raconté en son lieu. La raison qui calma Ranuce futcelle-ci : il ne faut pas tuer un jeune homme qui peut devenirquelque chose et se rendre utile, tandis qu’il y a un vieux pécheurplus coupable que lui, et qui n’est plus bon qu’à enterrer.

Le lendemain de cette aventure, Ranuce s’enfonça dans la forêt,et Jules partit pour Rome. La joie qu’il eut d’acheter de beauxhabits avec les doublons que Ranuce lui avait donnés étaitcruellement altérée par cette idée bien extraordinaire pour sonsiècle, et qui annonçait les hautes destinées auxquelles il parvintdans la suite ; il se disait : Il faut qu’Hélène connaisse quije suis. Tout autre homme de son âge et de son temps n’eût songéqu’à jouir de son amour et à enlever Hélène, sans penser en aucunefaçon à ce qu’elle deviendrait six mois après, pas plus qu’àl’opinion qu’elle pourrait garder de lui.

De retour dans Albano, et l’après-midi même du jour où Julesétalait à tous les yeux les beaux habits qu’il avait rapportés deRome, il sut par le vieux Scotti, son ami, que Fabio était sorti dela ville à cheval, pour aller à trois lieues de là à une terre queson père possédait dans la plaine, sur le bord de la mer. Plustard, il vit le seigneur Campireali prendre, en compagnie de deuxprêtres, le chemin de la magnifique allée de chênes verts quicouronne le bord du cratère au fond duquel s’étend le lac d’Albano.Dix minutes après, une vieille femme s’introduisait hardiment dansle palais de Campireali, sous prétexte de vendre de beauxfruits ; la première personne qu’elle rencontra fut la petitecamériste Marietta, confidente intime de sa maîtresse Hélène,laquelle rougit jusqu’au blanc des yeux en recevant un beaubouquet. La lettre que cachait le bouquet était d’une longueurdémesurée : Jules racontait tout ce qu’il avait éprouvé depuis lanuit des coups d’arquebuse ; mais, par une pudeur biensingulière, il n’osait pas avouer ce dont tout autre jeune homme deson temps eût été si fier, savoir : qu’il était fils d’un capitainecélèbre par ses aventures, et que lui-même avait déjà marqué par sabravoure dans plus d’un combat. Il croyait toujours entendre lesréflexions que ces faits inspireraient au vieux Campireali. Il fautsavoir qu’au seizième siècle les jeunes filles, plus voisines dubon sens républicain, estimaient beaucoup plus un homme pour cequ’il avait fait lui-même que pour les richesses amassées par sespères ou pour les actions célèbres de ceux-ci. Mais c’étaientsurtout les jeunes filles du peuple qui avaient ces pensées. Cellesqui appartenaient à la classe riche ou noble avaient peur desbrigands, et, comme il est naturel, tenaient en grande estime lanoblesse et l’opulence. Jules finissait sa lettre par ces mots : «Je ne sais si les habits convenables que j’ai rapportés de Romevous auront fait oublier la cruelle injure qu’une personne que vousrespectez m’adressa naguère, à l’occasion de ma chétiveapparence ; j’ai pu me venger, je l’aurais dû, mon honneur lecommandait ; je ne l’ai point fait en considération des larmesque ma vengeance aurait coûté à des yeux que j’adore. Ceci peutvous prouver, si, pour mon malheur, vous en doutiez encore, qu’onpeut être très pauvre et avoir des sentiments nobles. Au reste,j’ai à vous révéler un secret terrible ; je n’auraisassurément aucune peine à le dire à toute autre femme ; maisje ne sais pourquoi je frémis en pensant à vous l’apprendre. Ilpeut détruire, en un instant, l’amour que vous avez pour moi ;aucune protestation ne me satisferait de votre part. Je veux liredans vos yeux l’effet que produira cet aveu. Un de ces jours, à latombée de la nuit, je vous verrai dans le jardin situé derrière lepalais. Ce jour-là, Fabio et votre père seront absents : lorsquej’aurai acquis la certitude que, malgré leur mépris pour un pauvrejeune homme mal vêtu, ils ne pourront nous enlever trois quartsd’heure ou une heure d’entretien, un homme paraîtra sous lesfenêtres de votre palais, qui fera voir aux enfants du pays unrenard apprivoisé. Plus tard, lorsque l’Ave Maria sonnera, vousentendrez tirer un coup d’arquebuse dans le lointain ; à cemoment approchez-vous du mur de votre jardin, et, si vous n’êtespas seule, chantez. S’il y a du silence, votre esclave paraîtratout tremblant à vos pieds, et vous racontera des choses quipeut-être vous feront horreur. En attendant ce jour décisif etterrible pour moi, je ne me hasarderai plus à vous présenter debouquet à minuit ; mais vers les deux heures de nuit jepasserai en chantant, et peut-être, placée au grand balcon depierre, vous laisserez tomber une fleur cueillie par vous dansvotre jardin. Ce sont peut-être les dernières marques d’affectionque vous donnerez au malheureux Jules. »

Trois jours après, le père et le frère d’Hélène étaient allés àcheval à la terre qu’ils possédaient sur le bord de la mer ;ils devaient en partir un peu avant le coucher du soleil, de façonà être de retour chez eux vers les deux heures de nuit. Mais, aumoment de se mettre en route, non seulement leurs deux chevaux,mais tous ceux qui étaient dans la ferme, avaient disparu. Fortétonnés de ce vol audacieux, ils cherchèrent leurs chevaux, qu’onne retrouva que le lendemain dans la forêt de haute futaie quiborde la mer. Les deux Campireali, père et fils, furent obligés deregagner Albano dans une voiture champêtre tirée par des bœufs.

Ce soir-là, lorsque Jules fut aux genoux d’Hélène, il étaitpresque tout à fait nuit, et la pauvre fille fut bien heureuse decette obscurité ; elle paraissait pour la première fois devantcet homme qu’elle aimait tendrement, qui le savait fort bien, maisenfin auquel elle n’avait jamais parlé.

Une remarque qu’elle fit lui rendit un peu de courage ;Jules était plus pâle et plus tremblant qu’elle. Elle le voyait àses genoux : « En vérité, je suis hors d’état de parler », luidit-il. Il y eut quelques instants apparemment fort heureux ;ils se regardaient, mais sans pouvoir articuler un mot, immobilescomme un groupe de marbre assez expressif. Jules était à genoux,tenant une main d’Hélène ; celle-ci la tête penchée, leconsidérait avec attention.

Jules savait bien que, suivant les conseils de ses amis, lesjeunes débauchés de Rome, il aurait dû tenter quelque chose ;mais il eut horreur de cette idée. Il fut réveillé de cet étatd’extase et peut-être du plus vif bonheur que puisse donnerl’amour, par cette idée : le temps s’envole rapidement ; lesCampireali s’approchent de leur palais. Il comprit qu’avec une âmescrupuleuse comme la sienne il ne pouvait trouver de bonheurdurable, tant qu’il n’aurait fait à sa maîtresse cet aveu terriblequi eût semblé une si lourde sottise à ses amis de Rome.

– Je vous ai parlé d’un aveu que peut-être je ne devrais pasvous faire, dit-il enfin à Hélène.

Jules devint fort pâle ; il ajouta avec peine et comme sila respiration lui manquait :

– Peut-être je vais voir disparaître ces sentiments dontl’espérance fait ma vie. Vous me croyez pauvre ; ce n’est pastout : je suis brigand et fils de brigand.

A ces mots, Hélène, fille d’un homme riche et qui avait toutesles peurs de sa caste, sentit qu’elle allait se trouver mal ;elle craignit de tomber. « Quel chagrin ne sera-ce pas pour cepauvre Jules ! pensait-elle : il se croira méprisé. » Il étaità ses genoux. Pour ne pas tomber, elle s’appuya sur lui, et, peuaprès, tomba dans ses bras, comme sans connaissance. Comme on voit,au seizième siècle, on aimait l’exactitude dans les histoiresd’amour. C’est que l’esprit ne jugeait pas ces histoires-là,l’imagination les sentait, et la passion du lecteur s’identifiaitavec celle des héros. Les deux manuscrits que nous suivons, etsurtout celui qui présente quelques tournures de phrasesparticulières au dialecte florentin, donnent dans le plus granddétail l’histoire de tous les rendez-vous qui suivirent celui-ci.Le péril ôtait les remords à la jeune fille. Souvent les périlsfurent extrêmes ; mais ils ne firent qu’enflammer ces deuxcœurs pour qui toutes les sensations provenant de leur amourétaient du bonheur. Plusieurs fois Fabio et son père furent sur lepoint de les surprendre. Ils étaient furieux, se croyant bravés :le bruit public leur apprenait que Jules était l’amant d’Hélène, etcependant ils ne pouvaient rien voir. Fabio, jeune homme impétueuxet fier de sa naissance, proposait à son père de faire tuerJules.

– Tant qu’il sera dans ce monde, lui disait-il, les jours de masœur courent les plus grands dangers. Qui nous dit qu’au premiermoment notre honneur ne nous obligera pas à tremper les mains dansle sang de cette obstinée ? Elle est arrivée à ce pointd’audace, qu’elle ne nie plus son amour ; vous l’avez vue nerépondre à vos reproches que par un silence morne ; ehbien ! Ce silence est l’arrêt de mort de JulesBranciforte.

– Songez quel a été son père, répondait le seigneur deCampireali. Assurément il ne nous est pas difficile d’aller passersix mois à Rome, et, pendant ce temps, ce Branciforte disparaîtra.Mais qui nous dit que son père qui, au milieu de tous ses crimes,fut brave et généreux, généreux au point d’enrichir plusieurs deses soldats et de rester pauvre lui-même, qui nous dit que son pèren’a pas encore des amis, soit dans la compagnie du duc de MonteMariano, soit dans la compagnie Colonna, qui occupe souvent lesbois de la Faggiola, à une demi-lieue de chez nous ? En cecas, nous sommes tous massacrés sans rémission, vous, moi, etpeut-être aussi votre malheureuse mère.

Ces entretiens du père et du fils, souvent renouvelés, n’étaientcachés qu’en partie à Victoire Carafa, mère d’Hélène, et lamettaient au désespoir. Le résultat des discussions entre Fabio etson père fut qu’il était inconvenant pour leur honneur de souffrirpaisiblement la continuation des bruits qui régnaient dans Albano.Puisqu’il n’était pas prudent de faire disparaître ce jeuneBranciforte qui, tous les jours, paraissait plus insolent, et, deplus, maintenant revêtu d’habits magnifiques, poussait lasuffisance jusqu’à adresser la parole dans les lieux publics, soità Fabio, soit au seigneur de Campireali lui-même, il y avait lieude prendre l’un des deux partis suivants, ou peut-être même tousles deux : il fallait que la famille entière revînt habiter Rome,il fallait ramener Hélène au couvent de la Visitation de Castro, oùelle resterait jusqu’à ce que on lui eût trouvé un particonvenable.

Jamais Hélène n’avait avoué son amour à sa mère : la fille et lamère s’aimaient tendrement, elles passaient leur vie ensemble, etpourtant jamais un seul mot sur ce sujet, qui les intéressaitpresque également toutes les deux, n’avait été prononcé. Pour lapremière fois le sujet presque unique de leurs pensées se trahitpar des paroles, lorsque la mère fit entendre à sa fille qu’ilétait question de transporter à Rome l’établissement de la famille,et peut-être même de la renvoyer passer quelques années au couventde Castro.

Cette conversation était imprudente de la part de VictoireCarafa, et ne peut être excusée que par la tendresse folle qu’elleavait pour sa fille. Hélène, éperdue d’amour, voulut prouver à sonamant qu’elle n’avait pas honte de sa pauvreté et que sa confianceen son honneur était sans bornes. « Qui le croirait ? s’écriel’auteur florentin, après tant de rendez-vous hardis et voisinsd’une mort horrible, donnés dans le jardin et même une fois ou deuxdans sa propre chambre, Hélène était pure ! Forte de sa vertu,elle proposa à son amant de sortir du palais, vers minuit, par lejardin, et d’aller passer le reste de la nuit dans sa petite maisonconstruite sur les ruines d’Albe, à plus d’un quart de lieue de là.Ils se déguisèrent en moines de saint François. Hélène était d’unetaille élancée, et, ainsi vêtue, semblait un jeune frère novice dedix-huit ou vingt ans. Ce qui est incroyable, et marque bien ledoigt de Dieu, c’est que, dans l’étroit chemin taillé dans le roc,et qui passe encore contre le mur du couvent des Capucins, Jules etsa maîtresse, déguisés en moines, rencontrèrent le seigneur deCampireali et son fils Fabio, qui, suivis de quatre domestiquesbien armés, et précédés d’un page portant une torche allumée,revenaient de Castel Gandolfo, bourg situé sur les bords du lacassez près de là. Pour laisser passer les deux amants, lesCampireali et leurs domestiques se placèrent à droite et à gauchede ce chemin taillé dans le roc et qui peut avoir huit pieds delarge. Combien n’eût-il pas été plus heureux pour Hélène d’êtrereconnue en ce moment ! Elle eût été tuée d’un coup depistolet par son père ou son frère, et son supplice n’eût duréqu’un instant : mais le ciel en avait ordonné autrement (superisaliter visum).

« On ajoute encore une circonstance sur cette singulièrerencontre, et que la signora de Campireali, parvenue à une extrêmevieillesse et presque centenaire, racontait encore quelquefois àRome devant des personnages graves qui, bien vieux eux-mêmes, mel’ont redite lorsque mon insatiable curiosité les interrogeait surce sujet-là et sur bien d’autres.

« Fabio de Campireali, qui était un jeune homme fier de soncourage et plein de hauteur, remarquant que le moine le plus âgé nesaluait ni son père, ni lui, en passant si près d’eux, s’écria:

« Voilà un fripon de moine bien fier ! Dieu sait ce qu’ilva faire hors du couvent, lui et son compagnon, à cette heureindue ! Je ne sais ce qui me tient de lever leurscapuchons ; nous verrions leurs mines. »

« A ces mots, Jules saisit sa dague sous sa robe de moine, et seplaça entre Fabio et Hélène. En ce moment il n’était pas à plusd’un pied de distance de Fabio ; mais le ciel en ordonnaautrement, et calma par un miracle la fureur de ces deux jeunesgens, qui bientôt devaient se voir de si près. »

Dans le procès que par la suite on intenta à Hélène deCampireali, on voulut présenter cette promenade nocturne comme unepreuve de corruption. C’était le délire d’un jeune cœur enflamméd’un fol amour, mais ce cœur était pur.

Chapitre 3

 

Il faut savoir que les Orsini, éternels rivaux des Colonna, ettout-puissants alors dans les villages les plus voisins de Rome,avaient fait condamner à mort, depuis peu, par les tribunaux dugouvernement, un riche cultivateur nommé Balthazar Bandini, né à laPetrella. Il serait trop long de rapporter ici les diverses actionsque l’on reprochait à Bandini : la plupart seraient des crimesaujourd’hui, mais ne pouvaient être considérées d’une façon aussisévère en 1559. Bandini était en prison dans un château appartenantaux Orsini, et situé dans la montagne du côté de Valmontone, à sixlieues d’Albano. Le barigel de Rome, suivi de cent cinquante de sessbires, passa une nuit sur la grande route ; il venaitchercher Bandini pour le conduire à Rome dans les prisons deTordinona ; Bandini avait appelé à Rome de la sentence qui lecondamnait à mort. Mais, comme nous l’avons dit, il était natif dela Petrella, forteresse appartenant aux Colonna, la femme deBandini vint dire publiquement à Fabrice Colonna, qui se trouvait àla Petrella

– Laisserez-vous mourir un de vos fidèles serviteurs ?

Colonna répondit :

– A Dieu ne plaise que je m’écarte jamais du respect que je doisaux décisions des tribunaux du pape mon seigneur !

Aussitôt ses soldats reçurent des ordres, et il fit donner avisde se tenir prêts à tous ses partisans. Le rendez-vous étaitindiqué dans les environs de Valmontone, petite ville bâtie ausommet d’un rocher peu élevé, mais qui a cour rempart un précipicecontinu et presque vertical de soixante à quatre-vingts pieds dehaut. C’est dans cette ville appartenant au pape que les partisansdes Orsini et les sbires du gouvernement avaient réussi àtransporter Bandini. Parmi les partisans les plus zélés du pouvoir,on comptait le seigneur de Campireali et Fabio, son fils,d’ailleurs un peu parents des Orsini. De tout temps, aucontraire,Jules Branciforte et son père avaient été attachés aux Colonna.

Dans les circonstances où il ne convenait pas aux Colonna d’agirouvertement, ils avaient recours à une précaution fort simple : laplupart des riches paysans romains, alors comme aujourd’hui,faisaient partie de quelque compagnie de pénitents. Les pénitentsne paraissent jamais en public que la tête couverte d’un morceau detoile qui cache leur figures et se trouve percé de deux trousvis-à-vis les yeux. Quand les Colonna ne voulaient pas avouer uneentreprise, ils invitaient leurs partisans à prendre leur habit depénitent pour venir les joindre.

Après de longs préparatifs, la translation de Bandini, quidepuis quinze jours faisait la nouvelle du pays, fut indiquée pourun dimanche. Ce jour-là, à deux heures du matin, le gouverneur deValmontone fit sonner le tocsin dans tous les villages de la forêtde la Faggiola. On vit des paysans sortir en assez grand nombre dechaque village. (Les mœurs des républiques du moyen âge, du tempsdesquelles on se battait pour obtenir une certaine chose que l’ondésirait, avaient conservé beaucoup de bravoure dans le cœur despaysans ; de nos jours, personne ne bougerait.)

Ce jour-là on put remarquer une chose assez singulière : àmesure que la petite troupe de paysans armés sortie de chaquevillage s’enfonçait dans la forêt, elle diminuait de moitié ;les partisans des Colonna se dirigeaient vers le lieu durendez-vous désigné par Fabrice. Leurs chefs paraissaient persuadésqu’on ne se battrait pas ce jour-là : ils avaient eu ordre le matinde répandre ce bruit. Fabrice parcourait la forêt avec l’élite deses partisans, qu’il avait montés sur les jeunes chevaux à demisauvages de son haras. Il passait une sorte de revue des diversdétachements de paysans ; mais il ne leur parlait point, touteparole pouvant compromettre. Fabrice était un grand homme maigre,d’une agilité et d’une force increvables : quoique à peine âgé dequarante-cinq ans ses cheveux et sa moustache étaient d’uneblancheur éclatante, ce qui le contrariait fort : à ce signe onpouvait le reconnaître en des lieux où il eût mieux aimé passerincognito. A mesure que les paysans le voyaient, ils criaient :Vive Colonna ! et mettaient leurs capuchons de toile. Leprince lui-même avait son capuchon sur la poitrine, de façon àpouvoir le passer dès qu’on apercevrait l’ennemi.

Celui-ci ne se fit point attendre : le soleil se levait à peinelorsqu’un millier d’hommes à peu près, appartenant au parti desOrsini, et venant du côté de Valmontone, pénétrèrent dans la forêtet vinrent passer à trois cents pas environ des partisans deFabrice Colonna, que celui-ci avait fait mettre ventre à terre.Quelques minutes après que les derniers des Orsini formant cetteavant-garde eurent défilé, le prince mit ses hommes en mouvement :il avait résolu d’attaquer l’escorte de Bandini un quart d’heureaprès qu’elle serait entrée dans le bois. En cet endroit, la forêtest semée de petites roches hautes de quinze ou vingt pieds ;ce sont des coulées de lave plus ou moins antiques sur lesquellesles châtaigniers viennent admirablement et interceptent presqueentièrement le jour. Comme ces coulées, plus ou moins attaquées parle temps, rendent le sol fort inégal, pour épargner à la granderoute une foule de petites montées et descentes inutiles, on acreusé dans la lave, et fort souvent la route est à trois ou quatrepieds en contre-bas de la forêt.

Vers le lieu de l’attaque projetée par Fabrice, se trouvait uneclairière couverte d’herbes et traversée à l’une de ses extrémitéspar la grande route. Ensuite la route rentrait dans la forêt, qui,en cet endroit, remplie de ronces et d’arbustes entre les troncsdes arbres, était tout à fait impénétrable. C’est à cent pas dansla forêt et sur les deux bords de la route que Fabrice plaçait sesfantassins. A un signe du prince, chaque paysan arrangea soncapuchon, et prit poste avec son arquebuse derrière unchâtaignier ; les soldats du prince se placèrent derrière lesarbres les plus voisins de la route. Les paysans avaient l’ordreprécis de ne tirer qu’après les soldats et ceux-ci ne devaientfaire feu que lorsque l’ennemi serait à vingt pas. Fabrice fitcouper à la hâte une vingtaine d’arbres, qui, précipités avec leursbranches sur la route, assez étroite en ce lieu-là et en contre-basde trois pieds, l’interceptaient entièrement. Le capitaine Ranuce,avec cinq cents hommes, suivit l’avant-garde ; il avaitl’ordre de ne l’attaquer que lorsqu’il entendrait les premierscoups d’arquebuse qui seraient tirés de l’abatis qui interceptaitla route. Lorsque Fabrice Colonna vit ses soldats et ses partisansbien placés chacun derrière son arbre et pleins de résolution, ilpartit au galop avec tous ceux des siens qui étaient montés, etparmi lesquels on remarquait Jules Branciforte. Le prince prit unsentier à droite de la grande route et qui le conduisait àl’extrémité de la clairière la plus éloignée de la route.

Le prince s’était à peine éloigné depuis quelques minutes,lorsqu’on vit venir de loin, par la route de Valmontone, une troupenombreuse d’hommes à cheval, c’étaient les sbires et le barigel,escortant Bandini, et tous les cavaliers des Orsini. Au milieud’eux se trouvait Balthazar Bandini, entouré de quatre bourreauxvêtus de rouge ; ils avaient l’ordre d’exécuter la sentencedes premiers juges et de mettre Bandini à mort, s’ils voyaient lespartisans des Colonna sur le point de le délivrer.

La cavalerie de Colonna arrivait à peine à l’extrémité de laclairière ou prairie la plus éloignée de la route, lorsqu’ilentendit les premiers coups d’arquebuse de l’embuscade par luiplacée sur la grande route en avant de l’abatis. Aussitôt il mit sacavalerie au galop, et dirigea sa charge sur les quatre bourreauxvêtus de rouge qui entouraient Bandini.

Nous ne suivrons point le récit de cette petite affaire, qui nedura pas trois quarts d’heure ; les partisans des Orsini,surpris, s’enfuirent dans tous les sens ; mais, àl’avant-garde, le brave capitaine Ranuce fut tué, événement qui eutune influence funeste sur la destinée de Branciforte. A peinecelui-ci avait donné quelques coups de sabre, toujours en serapprochant des hommes vêtus de rouge, qu’il se trouva vis-à-vis deFabio Campireali.

Monté sur un cheval bouillant d’ardeur et revêtu d’un giaccodoré (cotte de mailles), Fabio s’écriait :

– Quels sont ces misérables masqués ? Coupons leur masqued’un coup de sabre ; voyez la façon dont je m’yprends !

Presque au même instant, Jules Branciforte reçut de lui un coupde sabre horizontal sur le front. Ce coup avait été lancé avec tantd’adresse, que la toile qui lui couvrait le visage tomba en mêmetemps qu’il se sentit les yeux aveuglés par le sang qui coulait decette blessure, d’ailleurs fort peu grave. Jules éloigna son chevalpour avoir le temps de respirer et de s’essuyer le visage. Ilvoulait, à tout prix, ne point se battre avec le frèred’Hélène ; et son cheval était déjà à quatre pas de Fabio,lorsqu’il reçoit sur la poitrine un furieux coup de sabre qui nepénétra point, grâce à son giacco, mais lui ôta la respiration pourun moment. Presque au même instant, il s’entendit crier auxoreilles :

– Ti conosco, porco ! Canaille, je te connais ! C’estcomme cela que tu gagnes de l’argent pour remplacer teshaillons !

Jules, vivement piqué, oublia sa première résolution et revintsur Fabio :

– Ed in mal punto tu venisti ![4]s’écria-t-il.

A la suite de quelques coups de sabre précipités, le vêtementqui couvrait leur cotte de mailles tombait de toutes parts. Lacotte de mailles de Fabio était dorée et magnifique, celle de Julesdes plus communes.

– Dans quel égout as-tu ramassé ton giacco ? lui criaFabio.

Au même moment, Jules trouva l’occasion qu’il cherchait depuisune demi-minute : la superbe cotte de mailles de Fabio ne serraitpas assez le cou, et Jules lui porta au cou, un peu découvert, uncoup de pointe qui réussit. L’épée de Jules entra d’un demi-pieddans la gorge de Fabio et en fit jaillir un énorme jet de sang.

– Insolent ! s’écria Jules.

Et il galopa vers les hommes habillés de rouge, dont deuxétaient encore à cheval à cent pas de lui. Comme il approchaitd’eux, le troisième tomba ; mais, au moment où Jules arrivaittout près du quatrième bourreau, celui-ci, se voyant environné deplus de dix cavaliers, déchargea un pistolet à bout portant sur lemalheureux Balthazar Bandini, qui tomba.

– Mes chers seigneurs, nous n’avons plus que faire ici !s’écria Branciforte, sabrons ces coquins de sbires qui s’enfuientde toutes parts.

Tout le monde le suivit.

Lorsque, une demi-heure après, Jules revint auprès de FabriceColonna, ce seigneur lui adressa la parole pour la première fois desa vie. Jules le trouva ivre de colère ; il croyait le voirtransporté de joie, à cause de la victoire, qui était complète etdue tout entière à ses bonnes dispositions ; car les Orsiniavaient près de trois mille hommes, et Fabrice, à cette affaire,n’en avait pas réuni plus de quinze cents.

– Nous avons perdu votre brave ami Ranuce ! s’écria leprince en parlant à Jules, je viens moi-même de toucher soncorps ; il est déjà froid. Le pauvre Balthazar Bandini estmortellement blessé. Ainsi, au fond nous n’avons pas réussi. Maisl’ombre du brave capitaine Ranuce paraîtra bien accompagnée devantPluton. J’ai donné l’ordre que l’on pende aux branches des arbrestous ces coquins de prisonniers. N’y manquez pas, messieurs !s’écria-t-il en haussant la voix.

Et il repartit au galop pour l’endroit où avait eu lieu lecombat d’avant-garde. Jules commandait à peu près en second lacompagnie de Ranuce, il suivit le prince, qui, arrivé près ducadavre de ce brave soldat, qui gisait entouré de plus de cinquantecadavres ennemis, descendit une seconde fois de cheval pour prendrela main de Ranuce. Jules l’imita, il pleurait.

– Tu es bien jeune, dit le prince à Jules, mais je te voiscouvert de sang, et ton père fut un brave homme, qui avait reçuplus de vingt blessures au service des Colonna. Prends lecommandement de ce qui reste de la compagnie de Ranuce, et conduisson cadavre à notre église de la Petrella ; songe que tu seraspeut-être attaqué sur la route.

Jules ne fut point attaqué, mais il tua d’un coup d’épée un deses soldats, qui lui disait qu’il était trop jeune pour commander.Cette imprudence réussit, parce que Jules était encore tout couvertdu sang de Fabio. Tout le long de la route, il trouvait les arbreschargés d’hommes que l’on pendait. Ce spectacle hideux, joint à lamort de Ranuce et surtout à celle de Fabio, le rendait presque fouSon seul espoir était qu’on ne saurait pas le nom du vainqueur deFabio. Nous sautons les détails militaires. Trois jours après celuidu combat, il put revenir passer quelques heure à Albano ; ilracontait à ses connaissances qu’une fièvre violente l’avait retenudans Rome, où il avait été obligé de garder le lit toute lasemaine.

Mais on le traitait partout avec un respect marqué ; lesgens les plus considérables de la ville le saluaient lespremiers ; quelques imprudents allèrent même jusqu’à l’appelerseigneur capitaine. Il avait passé plusieurs fois devant le palaisCampireali, qu’il trouva entièrement fermé, et, comme le nouveaucapitaine était fort timide lorsqu’il s’agissait de faire certainesquestions, ce ne fut qu’au milieu de la journée qu’il put prendresur lui de dire à Scotti, vieillard qui l’avait toujours traitéavec bonté :

– Mais où sont donc les Campireali ? je vois leur palaisfermé.

– Mon ami, répondit Scotti avec une tristesse subite, c’est làun nom que vous ne devez jamais prononcer. Vos amis sont bienconvaincus que c’est lui qui vous a cherché, et ils le dirontpartout ; mais enfin, il était le principal obstacle à votremariage ; mais enfin sa mort laisse une sœur immensémentriche, et qui vous aime. On peut même ajouter, et l’indiscrétiondevient vertu en ce moment, on peut même ajouter qu’elle vous aimeau point d’aller vous rendre visite la nuit dans votre petitemaison d’Albe. Ainsi l’on peut dire, dans votre intérêt, que vousétiez mari et femme avant le fatal combat des Ciampi (c’est le nomqu’on donnait dans le pays au combat que nous avons décrit.)

Le vieillard s’interrompit, parce qu’il s’aperçut que Julesfondait en larmes.

– Montons à l’auberge, dit Jules.

Scotti le suivit ; on leur donna une chambre où ilss’enfermèrent à clef, et Jules demanda au vieillard la permissionde lui raconter tout ce qui s’était passé depuis huit jours. Celong récit terminé :

– Je vois bien à vos larmes, dit le vieillard, que rien n’a étéprémédité dans votre conduite ; mais la mort de Fabio n’en estpas moins un événement bien cruel pour vous. Il faut absolumentqu’Hélène déclare à sa mère que vous êtes son époux depuislongtemps.

Jules ne répondit pas, ce que le vieillard attribua à unelouable discrétion. Absorbé dans une profonde rêverie, Jules sedemandait si Hélène, irritée par la mort d’un frère, rendraitjustice à sa délicatesse ; il se repentit de ce qui s’étaitpassé autrefois. Ensuite, à sa demande, le vieillard lui parlafranchement de tout ce qui avait eu lieu dans Albano le jour ducombat. Fabio ayant été tué sur les six heures et demie du matin, àplus de six lieues d’Albano, chose incroyable ! dès neufheures on avait commencé à parler de cette mort. Vers midi on avaitvu le vieux Campireali, fondant en larmes et soutenu par sesdomestiques, se rendre au couvent des Capucins. Peu après, trois deces bons pères, montés sur les meilleurs chevaux de Campireali, etsuivis de beaucoup de domestiques, avaient pris la route du villagedes Ciampi, près duquel le combat avait eu lieu. Le vieuxCampireali voulait absolument les suivre ; mais on l’en avaitdissuadé, par la raison que Fabrice Colonna était furieux (on nesavait trop pourquoi) et pourrait bien lui faire un mauvais partis’il était fait prisonnier.

Le soir, vers minuit, la forêt de la Faggiola avait semblé enfeu : c’étaient tous les moines et tous les pauvres d’Albano qui,portant chacun un gros cierge allumé, allaient à la rencontre ducorps du jeune Fabio.

– Je ne vous cacherai point, continua le vieillard en baissantla voix comme s’il eût craint d’être entendu, que la route quiconduit à Valmontone et aux Ciampi

– Eh bien ? dit Jules.

– Eh bien, cette route passe devant votre maison, et l’on ditque lorsque le cadavre de Fabio est arrivé à ce point, le sang ajailli d’une plaie horrible qu’il avait au cou.

– Quelle horreur ! s’écria Jules en se levant.

– Calmez-vous, mon ami, dit le vieillard, vous voyez bien qu’ilfaut que vous sachiez tout. Et maintenant je puis vous dire quevotre présence ici aujourd’hui, a semblé un peu prématurée. Si vousme faisiez l’honneur de me consulter, j’ajouterais, capitaine,qu’il n’est pas convenable que d’ici à un mois vous paraissiez dansAlbano. Je n’ai pas besoin de vous avertir qu’il ne serait pointprudent de vous montrer à Rome. On ne sait point encore quel partile Saint-Père va prendre envers les Colonna ; on pense qu’ilajoutera foi à la déclaration de Fabrice, qui prétend n’avoirappris le combat des Ciampi, que par la voix publique, mais legouverneur de Rome, qui est tout Orsini, enrage et serait enchantéde faire pendre quelqu’un des braves soldats de Fabrice, ce dontcelui-ci ne pourrait se plaindre raisonnablement, puisqu’il juren’avoir point assisté au combat. J’irai plus loin, et, quoique vousne me le demandiez pas, Je prendrai la liberté de vous donner unavis militaire : vous êtes aimé dans Albano, autrement vous n’yseriez pas en sûreté. Songez que vous vous promenez par la villedepuis plusieurs heures, que l’un des partisans des Orsini peut secroire bravé, ou tout au moins songer à la facilité de gagner unebelle récompense. Le vieux Campireali a répété mille fois qu’ildonnera sa plus belle terre à qui vous aura tué. Vous auriez dûfaire descendre dans Albano quelques-uns des soldats que vous avezdans votre maison…

– Je n’ai point de soldats dans ma maison.

– En ce cas, vous êtes fou, capitaine. Cette auberge a unjardin, nous allons sortir par le jardin, et nous échapper àtravers les vignes. Je vous accompagnerai ; je suis vieux etsans armes ; mais, si nous rencontrons des malintentionnés, jeleur parlerai, et je pourrai du moins vous faire gagner dutemps.

Jules eut l’âme navrée. Oserons-nous dire quelle était safolie ? Dès qu’il avait appris que le palais Campireali étaitfermé et tous ses habitants partis pour Rome, il avait formé leprojet d’aller revoir ce jardin où si souvent il avait eu desentrevues avec Hélène. Il espérait même revoir sa chambre, où ilavait été reçu quand sa mère était absente. Il avait besoin de serassurer contre sa colère, par la vue des lieux où il l’avait vuesi tendre pour lui.

Branciforte et le généreux vieillard ne firent aucune mauvaiserencontre en suivant les petits sentiers qui traversent les vigneset montent vers le lac.

Jules se fit raconter de nouveau les détails des obsèques dujeune Fabio. Le corps de ce brave jeune homme, escorté par beaucoupde prêtres, avait été conduit à Rome, et enseveli dans la chapellede sa famille, au couvent de Saint-Onuphre, au sommet du Janicule.On avait remarqué, comme une circonstance fort singulière, que, laveille de la cérémonie, Hélène avait été reconduite par son père aucouvent de la Visitation, à Castro ; ce qui avait confirmé lebruit public qui voulait qu’elle fût mariée secrètement avec lesoldat d’aventure qui avait eu le malheur de tuer son frère.

Quand il fut près de sa maison, Jules trouva le caporal de sacompagnie et quatre de ses soldats ; ils lui dirent que jamaisleur ancien capitaine ne sortait de la forêt sans avoir auprès delui quelques-uns de ses hommes. Le prince avait dit plusieurs fois,que lorsqu’on voulait se faire tuer par imprudence, il fallaitauparavant donner sa démission, afin de ne pas lui jeter sur lesbras une mort à venger.

Jules Branciforte comprit la justesse de ces idées, auxquellesjusqu’ici il avait été parfaitement étranger. Il avait cru, ainsique les peuples enfants, que la guerre ne consiste qu’à se battreavec courage. Il obéit sur-le-champ aux intentions du prince, il nese donna que le temps d’embrasser le sage vieillard qui avait eu lagénérosité de l’accompagner jusqu’à sa maison.

Mais, peu de jours après Jules, à demi fou de mélancolie, revintvoir le palais Campireali. A la nuit tombante, lui et trois de sessoldats, déguisés en marchands napolitains, pénétrèrent dansAlbano. Il se présenta seul dans la maison de Scotti ; ilapprit qu’Hélène était toujours reléguée au couvent de Castro. Sonpère, qui la croyait mariée à celui qu’il appelait l’assassin deson fils, avait juré de ne jamais la revoir. Il ne l’avait pas vuemême en la ramenant au couvent. La tendresse de sa mère semblait,au contraire, redoubler, et souvent elle quittait Rome pour allerpasser un jour ou deux avec sa fille.

Chapitre 4

 

« Si je ne me justifie pas auprès d’Hélène, se dit Jules enregagnant, pendant la nuit, le quartier que sa compagnie occupaitdans la forêt, elle finira par me croire un assassin. Dieu sait leshistoires qu’on lui aura faites sur ce fatal combat ! »

Il alla prendre les ordres du prince dans son château fort de laPetrella, et lui demanda la permission d’aller à Castro. FabriceColonna fronça le sourcil :

– L’affaire du petit combat n’est point encore arrangée avec SaSainteté. Vous devez savoir que j’ai déclaré la vérité,c’est-à-dire que j’étais resté parfaitement étranger à cetterencontre, dont je n’avais même su la nouvelle que le lendemain,ici, dans mon château de la Petrella. J’ai tout lieu de croire queSa Sainteté finira par ajouter foi à ce récit sincère. Mais lesOrsini sont puissants, mais tout le monde dit que vous vous êtesdistingué dans cette échauffourée Les Orsini vont jusqu’à prétendreque plusieurs prisonniers ont été pendus aux branches des arbres.Vous savez combien ce récit est faux ; mais on peut prévoirdes représailles.

Le profond étonnement qui éclatait dans les regards naïfs dujeune capitaine amusait le prince, toutefois il jugea, à la vue detant d’innocence, qu’il était utile de parler plus clairement.

– Je vois en vous, continua-t-il, cette bravoure complète qui afait connaître dans toute l’Italie le nom de Branciforte. J’espèreque vous aurez pour ma maison cette fidélité qui me rendait votrepère si cher, et que j’ai voulu récompenser en vous. Voici le motd’ordre de ma compagnie :

Ne dire jamais la vérité sur rien de ce qui a rapport à moi ou àmes soldats. Si, dans le moment où vous êtes obligé de parler, vousne voyez l’utilité d’aucun mensonge, dites faux à tout hasard, etgardez-vous comme de péché mortel de dire la moindre vérité. Vouscomprenez que, réunie à d’autres renseignements, elle peut mettresur la voie de mes projets. Je sais, du reste, que vous avez uneamourette dans le couvent de la Visitation, à Castro ; vouspouvez aller perdre quinze jours dans cette petite ville, où lesOrsini ne manquent pas d’avoir des amis et même des agents. Passezchez mon majordome, qui vous remettra deux cents sequins. L’amitiéque j’avais pour votre père, ajouta le prince en riant, me donnel’envie de vous donner quelques directions sur la façon de mener àbien cette entreprise amoureuse et militaire. Vous et trois de vossoldats serez déguisés en marchands ; vous ne manquerez pas devous fâcher contre un de vos compagnons, qui fera profession d’êtretoujours ivre, et qui se fera beaucoup d’amis en payant du vin àtous les désœuvrés de Castro. Du reste, ajouta le prince enchangeant de ton, si vous êtes pris par les Orsini et mis à mort,n’avouez jamais votre nom véritable, et encore moins que vousm’appartenez. Je n’ai pas besoin de vous recommander de faire letour de toutes les petites villes, et d’y entrer toujours par laporte opposée au côté d’où vous venez.

Jules fut attendri par ces conseils paternels, venant d’un hommeordinairement si grave. D’abord le prince sourit des larmes qu’ilvoyait rouler dans les yeux du jeune homme ; puis sa voix àlui-même s’altéra. Il tira une des nombreuses bagues qu’il portaitaux doigts ; en la recevant, Jules baisa cette main célèbrepar tant de hauts faits.

– Jamais mon père ne m’en eût tant dit ! s’écria le jeunehomme enthousiasmé.

Le surlendemain, un peu avant le point du jour, il entrait dansles murs de la petite ville de Castro, cinq soldats le suivaient,déguisés ainsi que lui : deux firent bande à part, et semblaient neconnaître ni lui ni les trois autres. Avant même d’entrer dans laville, Jules aperçut le couvent de la Visitation, vaste bâtimententouré de noires murailles, et assez semblable à une forteresse.Il courut à l’église ; elle était splendide. Les religieuses,toutes nobles et la plupart appartenant à des familles riches,luttaient d’amour-propre, entre elles, à qui enrichirait cetteéglise, seule partie du couvent qui fût exposée aux regards dupublic. Il était passé en usage que celle de ces dames que le papenommait abbesse, sur une liste de trois noms présentée par lecardinal protecteur de l’ordre de la Visitation, fît une offrandeconsidérable, destinée à éterniser son nom. Celle dont l’offrandeétait inférieure au cadeau de l’abbesse qui l’avait précédée étaitméprisée, ainsi que sa famille.

Jules s’avança en tremblant dans cet édifice magnifique,resplendissant de marbres et de dorures. A la vérité, il nesongeait guère aux marbres et aux dorures ; il lui semblaitêtre sous les yeux d’Hélène. Le grand autel, lui dit-on, avaitcoûté plus de huit cent mille francs ; mais ses regards,dédaignant les richesses du grand autel, se dirigeaient sur unegrille dorée, haute de près de quarante pieds, et divisée en troisparties par deux pilastres en marbre. Cette grille, à laquelle samasse énorme donnait quelque chose de terrible, s’élevait derrièrele grand autel, et séparait le chœur des religieuses de l’égliseouverte à tous les fidèles.

Jules se disait que derrière cette grille dorée se trouvaient,durant les offices, les religieuses et les pensionnaires. Danscette église intérieure pouvait se rendre à toute heure du jour unereligieuse ou une pensionnaire qui avait besoin de prier ;c’est sur cette circonstance connue de tout le monde qu’étaientfondées les espérances du pauvre amant.

Il est vrai qu’un immense voile noir garnissait le côtéintérieur de la grille ; mais ce voile, pensa Jules, ne doitguère intercepter la vue des pensionnaires regardant dans l’églisedu public, puisque moi, qui ne puis approcher qu’à une certainedistance, j’aperçois fort bien, à travers le voile, les fenêtresqui éclairent le chœur, et que je puis distinguer jusqu’auxmoindres détails de leur architecture. Chaque barreau de cettegrille magnifiquement dorée portait une forte pointe dirigée contreles assistants.

Jules choisit une place très apparente vis-à-vis la partiegauche de la grille, dans le lieu le plus éclairé ; là ilpassait sa vie à entendre des messes. Comme il ne se voyait entouréque de paysans, il espérait être remarqué, même à travers le voilenoir qui garnissait l’intérieur de la grille. Pour la première foisde sa vie, ce jeune homme simple cherchait l’effet ; sa miseétait recherchée ; il faisait de nombreuses aumônes en entrantdans l’église et en sortant. Ses gens et lui entouraient deprévenances tous les ouvriers et petits fournisseurs qui avaientquelques relations avec le couvent. Ce ne fut toutefois que letroisième jour qu’enfin il eut l’espoir de faire parvenir unelettre à Hélène. Par ses ordres, l’on suivait exactement les deuxsœurs converses chargées d’acheter une partie desapprovisionnements du couvent ; l’une d’elles avait desrelations avec un petit marchand. Un des soldats de Jules, quiavait été moine, gagna l’amitié du marchand, et lui promit unsequin pour chaque lettre qui serait remise à la pensionnaireHélène de Campireali.

– Quoi ! dit le marchand à la première ouverture qu’on luifit sur cette affaire, une lettre à la femme du brigand !

Ce nom était déjà établi dans Castro, et il n’y avait pas quinzejours qu’Hélène y était arrivée : tant ce qui donne prise àl’imagination court rapidement chez ce peuple passionné pour tousles détails exacts !

Le petit marchand ajouta :

– Au moins, celle-ci est mariée ! Mais combien de nos damesn’ont pas cette excuse, et reçoivent du dehors bien autre chose quedes lettres.

Dans cette première lettre, Jules racontait avec des détailsinfinis tout ce qui s’était passé dans la journée fatale marquéepar la mort de Fabio : « Me haïssez-vous ? » disait-il enterminant.

Hélène répondit par une ligne que, sans haïr personne, elleallait employer tout le reste de sa vie à tâcher d’oublier celuipar qui son frère avait péri.

Jules se hâta de répondre ; après quelques invectivescontre la destinée, genre d’esprit imité de Platon et alors à lamode :

« Tu veux donc, continuait-il, mettre en oubli la parole de Dieuà nous transmise dans les saintes Écritures ? Dieu dit : Lafemme quittera sa famille et ses parents pour suivre son époux.Oserais-tu prétendre que tu n’es pas ma femme ? Rappelle-toila nuit de la Saint-Pierre. Comme l’aube paraissait déjà derrièrele Monte Cavi, tu te jetas à mes genoux ; je voulus bient’accorder grâce ; tu étais à moi, si je l’eusse voulu ;tu ne pouvais résister à l’amour qu’alors tu avais pour moi. Tout àcoup il me sembla que, comme je t’avais dit plusieurs fois que jet’avais fait depuis longtemps le sacrifice de ma vie et de tout ceque je pouvais avoir de plus cher au monde, tu pouvais me répondre,quoique tu ne le fisses jamais, que tous ces sacrifices, ne semarquant par aucun acte extérieur, pouvaient bien n’êtrequ’imaginaires. Une idée, cruelle pour moi, mais juste au fond,m’illumina. Je pensai que ce n’était pas pour rien que le hasard meprésentait l’occasion de sacrifier à ton intérêt la plus grandefélicité que j’eusse jamais pu rêver. Tu étais déjà dans mes braset sans défense, souviens-t’en ; ta bouche même n’osaitrefuser. A ce moment l’Ave Maria du matin sonna au couvent du MonteCavi, et, par un hasard miraculeux, ce son parvint jusqu’à nous. Tume dis : Fais ce sacrifice à la sainte Madone, cette mère de toutepureté. J’avais déjà depuis un instant, l’idée de ce sacrificesuprême, 1e seul réel que j’eusse jamais eu l’occasion de te faire.Je trouvai singulier que la même idée te fût apparue. Le sonlointain de cet Ave Maria me toucha, je l’avoue ; jet’accordai ta demande. Le sacrifice ne fut pas en entier pourtoi ; je crus mettre notre union future sous la protection dela Madone. Alors je pensais que les obstacles viendraient non detoi, perfide, mais de ta riche et noble famille. S’il n’y avait paseu quelque intervention surnaturelle, comment cet Angelus fût-ilparvenu de si loin jusqu’à nous, par-dessus les sommets des arbresd’une moitié de la forêt, agités en ce moment par la brise dumatin ? Alors, tu t’en souviens, tu te mis à mes genoux ;je me levai, je sortis de mon sein la croix que j’y porte, et tujuras sur cette croix, qui est là devant moi, et sur ta damnationéternelle, qu’en quelque lieu que tu pusses jamais te trouver, quequelque événement qui pût jamais arriver, aussitôt que je t’endonnerais l’ordre, tu te remettrais à ma disposition entière, commetu y étais à l’instant où l’Ave Maria du Monte Cavi vint de si loinfrapper ton oreille. Ensuite nous dîmes dévotement deux Ave et deuxPater. Eh bien ! par l’amour qu’alors tu avais pour moi, et,si tu l’as oublié, comme je le crains, par ta damnation éternelle,je t’ordonne de me recevoir cette nuit, dans ta chambre ou dans lejardin de ce couvent de la Visitation. »

L’auteur italien rapporte curieusement beaucoup de longueslettres écrites par Jules Branciforte après celle-ci ; mais ildonne seulement des extraits des réponses d’Hélène de Campireali.Après deux cent soixante-dix-huit ans écoulés, nous sommes si loindes sentiments d’amour et de religion qui remplissent ces lettres,que j’ai craint qu’elles ne fissent longueur.

Il paraît par ces lettres qu’Hélène obéit enfin à l’ordrecontenu dans celle que nous venons de traduire en l’abrégeant.Jules trouva le moyen de s’introduire dans le couvent ; onpourrait conclure d’un mot qu’il se déguisa en femme. Hélène lereçut, mais seulement à la grille d’une fenêtre du rez-de-chausséedonnant sur le jardin. A son inexprimable douleur, Jules trouva quecette jeune fille, si tendre et même si passionnée autrefois, étaitdevenue comme une étrangère pour lui ; elle le traita presqueavec politesse. En l’admettant dans le jardin, elle avait cédépresque uniquement à la religion du serment. L’entrevue fut courte: après quelques instants, la fierté de Jules, peut-être un peuexcitée par les événements qui avaient eu lieu depuis quinze jours,parvint à l’emporter sur sa douleur profonde.

– Je ne vois plus devant moi, dit-il à part soi, que le tombeaude cette Hélène qui, dans Albano, semblait s’être donnée à moi pourla vie.

Aussitôt, la grande affaire de Jules fut de cacher les larmesdont les tournures polies qu’Hélène prenait pour lui adresser laparole inondaient son visage. Quand elle eut fini de parler et dejustifier un changement si naturel, disait-elle, après la mort d’unfrère, Jules lui dit en parlant fort lentement :

– Vous n’accomplissez pas votre serment, vous ne me recevez pasdans un jardin, vous n’êtes point à genoux devant moi, comme vousl’étiez une demi-minute après que nous eûmes entendu l’Ave Maria duMonte Cavi. Oubliez votre serment si vous pouvez ; quant àmoi, je n’oublie rien ; Dieu vous assiste !

En disant ces mots, il quitta la fenêtre grillée auprès delaquelle il eût pu rester encore près d’une heure. Qui lui eût ditun instant auparavant qu’il abrégerait volontairement cetteentrevue tant désirée ! Ce sacrifice déchirait son âme ;mais il pensa qu’il pourrait bien mériter le mépris même d’Hélènes’il répondait à ses petitesses autrement qu’en la livrant à sesremords.

Avant l’aube, il sortit du couvent. Aussitôt il monta à chevalen donnant l’ordre à ses soldats de l’attendre à Castro une semaineentière, puis de rentrer à la forêt ; il était ivre dedésespoir. D’abord il marcha vers Rome.

– Quoi ! je m’éloigne d’elle ! se disait-il à chaquepas ; quoi nous sommes devenus étrangers l’un à l’autre !O Fabio ! combien tu es vengé !

La vue des hommes qu’il rencontrait sur la route augmentait sacolère ; il poussa son cheval à travers champs, et dirigea sacourse vers la plage déserte et inculte qui règne le long de lamer. Quand il ne fut plus troublé par la rencontre de ces paysanstranquilles dont il enviait le sort, il respira : la vue de ce lieusauvage était d’accord avec son désespoir et diminuait sacolère ; alors il put se livrer à la contemplation de satriste destinée.

– A mon âge, se dit-il, j’ai une ressource : aimer une autrefemme !

A cette triste pensée, il sentit redoubler son désespoir ;il vit trop bien qu’il n’y avait pour lui qu’une femme au monde. Ilse figurait le supplice qu’il souffrirait en osant prononcer le motd’amour devant une autre qu’Hélène : cette idée le déchirait.

Il fut pris d’un accès de rire amer.

– Me voici exactement, pensa-t-il, comme ces héros de l’Ariostequi voyagent seuls parmi des pays déserts, lorsqu’ils ont à oublierqu’ils viennent de trouver leur perfide maîtresse dans les brasd’un autre chevalier… Elle n’est pourtant pas si coupable, sedit-il en fondant en larmes après cet accès de rire fou ; soninfidélité ne va pas jusqu’à en aimer un autre. Cette âme vive etpure s’est laissée égarer par les récits atroces qu’on lui a faitsde moi ; sans doute on m’a représenté à ses yeux comme neprenant les armes pour cette fatale expédition que dans l’espoirsecret de trouver l’occasion de tuer son frère. On sera allé plusloin : on m’aura prêté ce calcul sordide, qu’une fois son frèremort, elle devenait seule héritière de biens immenses… Et moi, j’aieu la sottise de la laisser pendant quinze jours entiers en proieaux séductions de mes ennemis ! Il faut convenir que si jesuis bien malheureux, le ciel m’a fait aussi bien dépourvu de senspour diriger ma vie ! Je suis un être bien misérable, bienméprisable ! ma vie n’a servi à personne, et moins à moi qu’àtout autre.

A ce moment, le jeune Branciforte eut une inspiration bien rareen ce siècle-là : son cheval marchait sur l’extrême bord du rivage,et quelquefois avait les pieds mouillés par l’onde ; il eutl’idée de le pousser dans la mer et de terminer ainsi le sortaffreux auquel il était en proie. Que ferait-il désormais, aprèsque le seul être au monde qui lui eût jamais fait sentirl’existence du bonheur venait de l’abandonner ? Puis tout àcoup une idée l’arrêta.

– Que sont les peines que j’endure, se dit-il, comparées àcelles que je souffrirai dans un moment, une fois cette misérablevie terminée ? Hélène ne sera plus pour moi simplementindifférente comme elle l’est en réalité ; je la verrai dansles bras d’un rival, et ce rival sera quelque jeune seigneurromain, riche et considéré ; car, pour déchirer mon âme, lesdémons chercheront les images les plus cruelles, comme c’est leurdevoir. Ainsi je ne pourrai trouver l’oubli d’Hélène, même dans mamort ; bien plus, ma passion pour elle redoublera, parce quec’est le plus sûr moyen que pourra trouver la puissance éternellepour me punir de l’affreux péché que j’aurai commis.

Pour achever de chasser la tentation Jules se mit à réciterdévotement des Ave Maria. C’était en entendant sonner l’Ave Mariadu matin, prière consacrée à la Madone, qu’il avait été séduitautrefois, et entraîné à une action généreuse qu’il regardaitmaintenant comme la plus grande faute de sa vie. Mais, par respect,il n’osait aller plus loin et exprimer toute l’idée qui s’étaitemparée de son esprit.

– Si, par l’inspiration de la Madone, je suis tombé dans unefatale erreur, ne doit-elle pas, par effet de sa justice infinie,faire naître quelque circonstance qui me rende lebonheur ?

Cette idée de la justice de la Madone chassa peu à peu ledésespoir. I1 leva la tête et vit en face de lui, derrière Albanoet la forêt, ce Monte Cavi couvert de sa sombre verdure, et lesaint couvent dont l’Ave Maria du matin l’avait conduit à ce qu’ilappelait maintenant son infâme duperie. L’aspect imprévu de cesaint lieu le consola.

– Non, s’écria-t-il, il est impossible que la Madonem’abandonne. Si Hélène avait été ma femme, comme son amour lepermettait et comme le voulait ma dignité d’homme, le récit de lamort de son frère aurait trouvé dans son âme le souvenir du lienqui l’attachait à moi. Elle se fût dit qu’elle m’appartenaitlongtemps avant le hasard fatal qui, sur un champ de bataille, m’aplacé vis-à-vis de Fabio. Il avait deux ans de plus que moi ;il était plus expert dans les armes, plus hardi de toutes façons,plus fort. Mille raisons fussent venues prouver à ma femme que cen’était point moi qui avais cherché ce combat. Elle se fût rappeléque je n’avais jamais éprouvé le moindre sentiment de haine contreson frère, même lorsqu’il tira sur elle un coup d’arquebuse. Je mesouviens qu’à notre premier rendez-vous après mon retour de Rome,je lui disais : Que veux-tu l’honneur le voulait ; je ne puisblâmer un frère !

Rendu à l’espérance par sa dévotion à la Madone, Jules poussason cheval, et en quelques heures arriva au cantonnement de sacompagnie. Il la trouva prenant les armes : on se portait sur laroute de Naples à Rome par le mont Cassin. Le jeune capitainechangea de cheval, et marcha avec ses soldats. On ne se battitpoint ce jour-là. Jules ne demanda point pourquoi l’on avaitmarché, peu lui importait. Au moment où il se vit à la tête de sessoldats, une nouvelle vue de sa destinée lui apparut.

– Je suis tout simplement un sot, se dit-il, j’ai eu tort dequitter Castro ; Hélène est probablement moins coupable que macolère ne se l’est figuré. Non, elle ne peut avoir cessé dem’appartenir, cette âme si naïve et si pure, dont j’ai vu naîtreles premières sensations d’amour ! Elle était pénétrée pourmoi d’une passion si sincère ! Ne m’a-t-elle pas offert plusde dix fois de s’enfuir avec moi, si pauvre, et d’aller nous fairemarier par un moine du Monte Cavi ? A Castro, j’aurais dû,avant tout, obtenir un second rendez-vous, et lui parler raison.Vraiment la passion me donne des distractions d’enfant !Dieu ! que n’ai-je un ami pour implorer un conseil ! Lamême démarche à faire me paraît exécrable et excellente à deuxminutes de distance !

Le soir de cette journée, comme l’on quittait la grande routepour rentrer dans la forêt, Jules s’approcha du prince, et luidemanda s’il pouvait rester encore quelques jours où il savait.

– Va-t’en à tous les diables ! lui cria Fabrice, crois-tuque ce soit le moment de m’occuper d’enfantillages ?

Une heure après, Jules repartit pour Castro. Il y retrouva sesgens ; mais il ne savait comment écrire à Hélène, après lafaçon hautaine dont il l’avait quittée. Sa première lettre necontenait que ces mots : « Voudrait-on me recevoir la nuitprochaine ? » On peut venir, fut aussi toute la réponse.

Après le départ de Jules, Hélène s’était crue à jamaisabandonnée. Alors elle avait senti toute la portée du raisonnementde ce pauvre jeune homme si malheureux : elle était sa femme avantqu’il n’eût eu le malheur de rencontrer son frère sur un champ debataille.

Cette fois, Jules ne fut point accueilli avec ces tournurespolies qui lui avaient semblé si cruelles lors de la premièreentrevue. Hélène ne parut à la vérité que retranchée derrière safenêtre grillée ; mais elle était tremblante, et, comme le tonde Jules était fort réservé et que ses tournures dephrases[5] étaient presque celles qu’il eûtemployées avec une étrangère, ce fut le tour d’Hélène de sentirtout ce qu’il y a de cruel dans le ton presque officiel lorsqu’ilsuccède à la plus douce intimité. Jules, qui redoutait surtoutd’avoir l’âme déchirée par quelque mot froid s’élançant du cœurd’Hélène, ayant pris le ton d’un avocat pour prouver qu’Hélèneétait sa femme bien avant le fatal combat des Ciampi. Hélène lelaissait parler, parce qu’elle craignait d’être gagnée par leslarmes, si elle lui répondait autrement que par des mots brefs. Ala fin, se voyant sur le point de se trahir, elle engagea son ami àrevenir le lendemain. Cette nuit-là, veille d’une grande fête, lesmatines se chantaient de bonne heure, et leur intelligence pouvaitêtre découverte. Jules, qui raisonnait comme un amoureux, sortit dujardin profondément pensif ; il ne pouvait fixer sesincertitudes sur le point de savoir s’il avait été bien ou malreçu ; et, comme les idées militaires, inspirées par lesconversations avec ses camarades, commençaient à germer dans satête :

– Un jour, se dit-il, il faudra peut-être en venir à enleverHélène.

Et il se mit à examiner les moyens de pénétrer de vive forcedans ce jardin. Comme le couvent était fort riche et fort bon àrançonner, il avait à sa solde un grand nombre de domestiques laplupart anciens soldats ; on les avait logés dans une sorte decaserne dont les fenêtres grillées donnaient sur le passage étroitqui, de la porte extérieure du couvent, percée au milieu d un murnoir de plus de quatre-vingts pieds de haut, conduisait à la porteintérieure gardée par la sœur tourière. A gauche de ce passageétroit s’élevait la caserne, à droite le mur du jardin haut detrente pieds. La façade du couvent, sur la place, était un murgrossier noirci par le temps, et n’offrait d’ouvertures que laporte extérieure et une seule petite fenêtre par laquelle lessoldats voyaient les dehors. On peut juger de l’air sombre qu’avaitce grand mur noir percé uniquement d’une porte renforcée par delarges bandes de tôle attachées par d’énormes clous, et d’une seulepetite fenêtre de quatre pieds de hauteur sur dix-huit pouces delarge.

Nous ne suivrons point l’auteur original dans le long récit desentrevues successives que Jules obtint d’Hélène. Le ton que lesdeux amants avaient ensemble était redevenu parfaitement intime,comme autrefois dans le jardin d’Albano ; seulement Hélènen’avait jamais voulu consentir à descendre dans le jardin. Unenuit, Jules la trouva profondément pensive : sa mère était arrivéede Rome pour la voir, et venait s’établir pour quelques jours dansle couvent. Cette mère était si tendre, elle avait toujours eu desménagements si délicats pour les affections qu’elle supposait à safille, que celle-ci sentait un remords profond d’être obligée de latromper ; car, enfin, oserait-elle jamais lui dire qu’ellerecevait l’homme qui l’avait privée de son fils ? Hélène finitpar avouer franchement à Jules que, si cette mère si bonne pourelle l’interrogeait d’une certaine façon, jamais elle n’aurait laforce de lui répondre par des mensonges. Jules sentit tout ledanger de sa position ; son sort dépendait du hasard quipouvait dicter un mot à la signora de Campireali. La nuit suivanteil parla ainsi d’un air résolu :

– Demain je viendrai de meilleure heure, je détacherai une desbarres de cette grille, vous descendrez dans le jardin, je vousconduirai dans une église de la ville, où un prêtre à moi dévouénous mariera. Avant qu’il ne soit jour, vous serez de nouveau dansce jardin. Une fois ma femme, je n’aurai plus de crainte, et, sivotre mère l’exige comme une expiation de l’affreux malheur quenous déplorons tous également, je consentirai à tout, fût-ce même àpasser plusieurs mois sans vous voir.

Comme Hélène paraissait consternée de cette proposition, Julesajouta :

– Le prince me rappelle auprès de lui ; l’honneur et toutessortes de raisons m’obligent à partir. Ma proposition est la seulequi puisse assurer notre avenir ; si vous n’y consentez pas,séparons-nous pour toujours, ici, dans ce moment. Je partirai avecle remords de mon imprudence. J’ai cru à votre parole d’honneur,vous êtes infidèle au serment le plus sacré, et j’espère qu’à lalongue le juste mépris inspiré par votre légèreté pourra me guérirde cet amour qui depuis trop longtemps fait le malheur de mavie.

Hélène fondit en larmes :

– Grand Dieu ! s’écriait-elle en pleurant, quelle horreurpour ma mère !

Elle consentit enfin à la proposition qui lui était faite.

– Mais, ajouta-t-elle, on peut nous découvrir à l’aller ou auretour ; songez au scandale qui aurait lieu, pensez àl’affreuse position où se trouverait ma mère ; attendons sondépart, qui aura lieu dans quelques jours.

– Vous êtes parvenue à me faire douter de la chose qui étaitpour moi la plus sainte et la plus sacrée : ma confiance dans votreparole. Demain soir nous serons mariés, ou bien nous nous voyons ence moment pour la dernière fois, de ce côté-ci du tombeau.

La pauvre Hélène ne put répondre que par des larmes ; elleétait surtout déchirée par le ton décidé et cruel que prenaitJules. Avait-elle donc réellement mérité son mépris ? C’étaitdonc là cet amant autrefois si docile et si tendre ! Enfinelle consentit à ce qui lui était ordonné. Jules s’éloigna. De cemoment, Hélène attendit la nuit suivante dans les alternatives del’anxiété la plus déchirante. Si elle se fût préparée à une mortcertaine, sa douleur eût été moins poignante ; elle eût putrouver quelque courage dans l’idée de l’amour de Jules et de latendre affection de sa mère. Le reste de cette nuit se passa dansles changements de résolution les plus cruels. Il y avait desmoments où elle voulait tout dire à sa mère. Le lendemain, elleétait tellement pâle, lorsqu’elle parut devant elle, que celle-ci,oubliant toutes ses sages résolutions, se jeta dans les bras de safille en s’écriant :

– Que se passe-t-il ? grand Dieu ! Dis-moi ce que tuas fait, ou ce que tu es sur le point de faire ? Si tu prenaisun poignard et me l’enfonçais dans le cœur, tu me ferais moinssouffrir que par ce silence cruel que je te vois garder avecmoi.

L’extrême tendresse de sa mère était si évidente aux yeuxd’Hélène, elle voyait si clairement qu’au lieu d’exagérer sessentiments, elle cherchait à en modérer l’expression, qu’enfinl’attendrissement la gagna ; elle tomba à ses genoux. Comme samère, cherchant quel pouvait être le secret fatal, venait des’écrier qu’Hélène fuirait sa présence, Hélène répondit que, lelendemain et tous les jours suivants, elle passerait sa vie auprèsd’elle, mais qu’elle la conjurait de ne pas lui en demanderdavantage.

Ce mot indiscret fut bientôt suivi d’un aveu complet. La signorade Campireali eut horreur de savoir si près d’elle le meurtrier deson fils. Mais cette douleur fut suivie d’un élan de joie bien viveet bien pure. Qui pourrait se figurer son ravissement lorsqu’elleapprit que sa fille n’avait jamais manqué à ses devoirs ?

Aussitôt tous les desseins de cette mère prudente changèrent dutout au tout ; elle se crut permis d’avoir recours à la ruseenvers un homme qui n’était rien pour elle. Le cœur d’Hélène étaitdéchiré par les mouvements de passion les plus cruels : lasincérité de ses aveux fut aussi grande que possible ; cetteâme bourrelée avait besoin d’épanchement. La signora de Campireali,qui, depuis un instant, se croyait tout permis, inventa une suitede raisonnements trop longs à rapporter ici. Elle prouva sans peineà sa malheureuse fille qu’au lieu d’un mariage clandestin, qui faittoujours tache dans la vie d’une femme, elle obtiendrait un mariagepublic et parfaitement honorable, si elle voulait différerseulement de huit jours l’acte d’obéissance qu’elle devait à unamant si généreux.

Elle, la signora de Campireali, allait partir pour Rome ;elle exposerait à son mari que, bien longtemps avant le fatalcombat des Ciampi, Hélène avait été mariée à Jules. La cérémonieavait été accomplie la nuit même où, déguisée sous un habitreligieux, elle avait rencontré son père et son frère sur les bordsdu lac, dans le chemin taillé dans le roc qui suit les murs ducouvent des Capucins. La mère se garda bien de quitter sa fille detoute cette journée, et enfin, sur le soir, Hélène écrivit à sonamant une lettre naïve et, selon nous, bien touchante, danslaquelle elle lui racontait les combats qui avaient déchiré soncœur. Elle finissait par lui demander à genoux un délai de huitjours : « En t’écrivant, ajoutait-elle, cette lettre qu’un messagerde ma mère attend, il me semble que j’ai eu le plus grand tort delui tout dire. Je crois te voir irrité, tes yeux me regardent avechaine ; mon cœur est déchiré des remords les plus cruels. Tudiras que j’ai un caractère bien faible, bien pusillanime, bienméprisable ; je te l’avoue, mon cher ange. Mais figure-toi cespectacle : ma mère, fondant en larmes, était presque à mes genoux.Alors il a été impossible pour moi de ne pas lui dire qu’unecertaine raison m’empêchait de consentir à sa demande, et, une foisque je suis tombée dans la faiblesse de prononcer cette paroleimprudente, je ne sais ce qui s’est passé en moi, mais il m’estdevenu comme impossible de ne pas raconter tout ce qui s’étaitpassé entre nous. Autant que je puis me le rappeler, il me sembleque mon âme, dénuée de toute force, avait besoin d’un conseil.J’espérais le rencontrer dans les paroles d’une mère J’ai tropoublié, mon ami, que cette mère si chérie avait un intérêtcontraire au tien. J’ai oublié mon premier devoir, qui est det’obéir, et apparemment que je ne suis pas capable de sentirl’amour véritable, que l’on dit supérieur à toutes les épreuves.Méprise-moi, mon Jules ; mais, au nom de Dieu, ne cesse pas dem’aimer. Enlève-moi si tu veux, mais rends-moi cette justice que,si ma mère ne se fût pas trouvée présente au couvent, les dangersles plus horribles, la honte même, rien au monde n’aurait pum’empêcher d’obéir à tes ordres. Mais cette mère est sibonne ! Elle a tant de génie ! elle est sigénéreuse ! Rappelle-toi ce que je t’ai raconté dans letemps ; lors de la visite que mon père fit dans ma chambre,elle sauva tes lettres que je n’avais plus aucun moyen de cacher :puis, le péril passé, elle me les rendit sans vouloir les lire etsans ajouter un seul mot de reproche ! Eh bien, toute ma vieelle a été pour moi comme elle fut en ce moment suprême. Tu vois sije devrais l’aimer, et pourtant, en t’écrivant (chose horrible àdire), il me semble que je la hais. Elle a déclaré qu’à cause de lachaleur elle voulait passer la nuit sous une tente dans lejardin ; j’entends les coups de marteau, on dresse cette tenteen ce moment ; impossible de nous voir cette nuit. Je crainsmême que le dortoir des pensionnaires ne soit fermé à clef, ainsique les deux portes de l’escalier tournant, chose que l’on ne faitjamais. Ces précautions me mettraient dans l’impossibilité dedescendre au jardin, quand même je croirais une telle démarcheutile pour conjurer ta colère. Ah ! comme je me livrerais àtoi dans ce moment, si j’en avais les moyens ! comme jecourrais à cette église où l’on doit nous marier ! »

Cette lettre finit par deux pages de phrases folles, et danslesquelles j’ai remarqué des raisonnements passionnés qui semblentimités de la philosophie de Platon. J’ai supprimé plusieursélégances de ce genre dans la lettre que je viens de traduire.

Jules Branciforte fut bien étonné en la recevant une heureenviron avant l’Ave Maria du soir ; il venait justement determiner les arrangements avec le prêtre. Il fut transporté decolère.

– Elle n’a pas besoin de me conseiller de l’enlever, cettecréature faible et pusillanime !

Et il partit aussitôt pour la forêt de la Faggiola.

Voici quelle était, de son côté, la position de la signora deCampireali : son mari était sur son lit de mort, l’impossibilité dese venger de Branciforte le conduisait lentement au tombeau. Envain il avait fait offrir des sommes considérables à des braviromains ; aucun n’avait voulu s’attaquer à un des caporaux,comme ils disaient, du prince Colonna ; ils étaient tropassurés d’être exterminés eux et leurs familles. Il n’y avait pasun an qu’un village entier avait été brûlé pour punir la mort d’undes soldats de Colonna, et tous ceux des habitants, hommes etfemmes, qui cherchaient à fuir dans la campagne, avaient eu lesmains et les pieds liés par des cordes, puis on les avait lancésdans des maisons en flammes.

La signora de Campireali avait de grandes terres dans le royaumede Naples ; son mari lui avait ordonné d’en faire venir desassassins, mais elle n’avait obéi qu’en apparence : elle croyait safille irrévocablement liée à Jules Brancifortc. Elle pensait, danscette supposition, que Jules devait aller faire une campagne oudeux dans les armées espagnoles, qui alors faisaient la guerre auxrévoltés de Flandre. S’il n’était pas tué, ce serait, pensait-elle,une marque que Dieu ne désapprouvait pas un mariagenécessaire ; dans ce cas, elle donnerait à sa fille les terresqu’elle possédait dans le royaume de Naples ; JulesBranciforte prendrait le nom d’une de ces terres, et il irait avecsa femme passer quelques années en Espagne. Après toutes cesépreuves peut-être elle aurait le courage de le voir. Mais toutavait changé d’aspect par l’aveu de sa fille : le mariage n’étaitplus une nécessité : bien loin de là ; et, pendant qu’Hélèneécrivait à son amant la lettre que nous avons traduite, la signoraCampireali écrivait à Pescara et à Chieti ordonnant à ses fermiersde lui envoyer à Castro des gens sûrs et capables d’un coup demain. Elle ne leur cachait point qu’il s’agissait de venger la mortde son fils Fabio, leur jeune maître. Le courrier porteur de ceslettres partit avant la fin du jour.

Chapitre 5

 

Mais, le surlendemain, Jules était de retour à Castro, ilamenait huit de ses soldats, qui avaient bien voulu le suivre ets’exposer à la colère du prince, qui quelquefois avait puni de mortdes entreprises du genre de celle dans laquelle ils s’engageaient.Jules avait cinq hommes à Castro, il arrivait avec huit ; ettoutefois quatorze soldats, quelque braves qu’ils fussent, luiparaissaient insuffisants pour son entreprise, car le couvent étaitcomme un château fort.

Il s’agissait de passer par force ou par adresse la premièreporte du couvent ; puis il fallait suivre un passage de plusde cinquante pas de longueur. A gauche, comme on l’a dit,s’élevaient les fenêtres grillées d’une sorte de caserne où lesreligieuses avaient placé trente ou quarante domestiques, ancienssoldats. De ces fenêtres grillées partirait un feu bien nourri dèsque l’alarme serait donnée.

L’abbesse régnante, femme de tête, avait peur des exploits deschefs Orsini, du prince Colonna, de Marco Sciarra et de tantd’autres qui régnaient en maîtres dans les environs. Commentrésister à huit cents hommes déterminés, occupant à l’improvisteune petite ville telle que Castro, et croyant le couvent remplid’or ?

D’ordinaire, la Visitation de Castro avait quinze ou vingt bravidans la caserne à gauche du passage qui conduisait à la secondeporte du couvent ; à droite de ce passage il y avait un grandmur impossible à percer ; au bout du passage on trouvait uneporte de fer ouvrant sur un vestibule à colonnes ; après cevestibule était la grande cour du couvent, à droite le jardin.Cette porte en fer était gardée par la tourière.

Quand Jules, suivi de ses huit hommes, se trouva à trois lieuesde Castro, il s’arrêta dans une auberge écartée pour laisser passerles heures de la grande chaleur. Là seulement il déclara sonprojet ; ensuite il dessina sur le sable de la cour le plan ducouvent qu’il allait attaquer.

– A neuf heures du soir, dit-il à ses hommes, nous souperonshors la ville ; à minuit nous entrerons ; nous trouveronsvos cinq camarades qui nous attendent près du couvent. L’un d’eux,qui sera à cheval, jouera le rôle d’un courrier qui arrive de Romepour rappeler la signora de Campireali auprès de son mari, qui semeurt. Nous tâcherons de passer sans bruit la première porte ducouvent que voilà au milieu de la caserne, dit-il en leur montrantle plan sur le sable. Si nous commencions la guerre à la premièreporte, les bravi des religieuses auraient trop de facilité à noustirer des coups d’arquebuse pendant que nous serions sur la petiteplace que voici devant le couvent, ou pendant que nous parcourrionsl’étroit passage qui conduit de la première porte à la seconde.Cette seconde porte est en fer, mais j’en ai la clef.

Il est vrai qu’il y a d’énormes bras de fer ou valets, attachésau mur par un bout, et qui, lorsqu’ils sont mis à leur place,empêchent les deux vantaux de la porte de s’ouvrir. Mais, comme cesdeux barres de fer sont trop pesantes pour que la sœur tourièrepuisse les manœuvrer, jamais je ne les ai vues en place ; etpourtant j’ai passé plus de dix fois cette porte de fer. Je comptebien passer encore ce soir sans encombre. Vous sentez que j’ai desintelligences dans le couvent ; mon but est d’enlever unepensionnaire et non une religieuse ; nous ne devons faireusage des armes qu’à la dernière extrémité. Si nous commencions laguerre avant d’arriver à cette seconde porte en barreaux de fer, latourière ne manquerait pas d’appeler deux vieux jardiniers desoixante-dix ans, qui logent dans l’intérieur du couvent, et lesvieillards mettraient à leur place ces bras de fer dont je vous aiparlé. Si ce malheur nous arrive, il faudra, pour passer au-delà decette porte, démolir le mur, ce qui nous prendra dix minutes ;dans tous les cas, je m’avancerai vers cette porte le premier. Undes jardiniers est payé par moi ; mais je me suis bien gardé,comme vous le pensez, de lui parler de mon projet d’enlèvement.Cette seconde porte passée, on tourne à droite, et l’on arrive aujardin ; une fois dans ce jardin, la guerre commence, il fautfaire main basse sur tout ce qui se présentera. Vous ne ferezusage, bien entendu, que de vos épées et de vos dagues, le moindrecoup d’arquebuse mettrait en rumeur toute la ville, qui pourraitnous attaquer à la sortie. Ce n’est pas qu’avec treize hommes commevous, je ne me fisse fort de traverser cette bicoque : personne,certes, n’oserait descendre dans la rue ; mais plusieurs desbourgeois ont des arquebuses, et ils tireraient des fenêtres. En cecas, il faudrait longer les murs des maisons, ceci soit dit enpassant. Une fois dans le jardin du couvent, vous direz à voixbasse à tout homme qui se présentera : Retirez-vous ; voustuerez à coups de dague tout ce qui n’obéira pas à l’instant. Jemonterai dans le couvent par la petite porte du jardin avec ceuxd’entre vous qui seront près de moi, trois minutes plus tard jedescendrai avec une ou deux femmes que nous porterons sur nos bras,sans leur permettre de marcher Aussitôt nous sortirons rapidementdu couvent et de la ville. Je laisserai deux de vous près de laporte, ils tireront une vingtaine de coups d’arquebuse, de minuteen minute, pour effrayer les bourgeois et les tenir à distance.

Jules répéta deux fois cette explication.

– Avez-vous bien compris ? dit-il à ses gens. Il fera nuitsous ce vestibule ; à droite le jardin, à gauche lacour ; il ne faudra pas se tromper.

–Comptez sur nous ! s’écrièrent les soldats.

Puis ils allèrent boire ; le caporal ne les suivit point,et demanda la permission de parler au capitaine.

– Rien de plus simple, lui dit-il, que le projet de VotreSeigneurie. J’ai déjà forcé deux couvents en ma vie, celui-ci serale troisième ; mais nous sommes trop peu de monde. Si l’enneminous oblige à détruire le mur qui soutient les gonds de la secondeporte, il faut songer que les bravi de la caserne ne resteront pasoisifs durant cette longue opération ; ils vous tueront sept àhuit hommes à coups d’arquebuse, et alors on peut nous enlever lafemme au retour. C’est ce qui nous est arrivé dans un couvent présde Bologne : on nous tua cinq hommes, nous en tuâmes huit ;mais le capitaine n’eut pas la femme. Je propose à Votre Seigneuriedeux choses : je connais quatre paysans des environs de cetteauberge où nous sommes, qui ont servi bravement sous Sciarra, etqui pour un sequin se battront toute la nuit comme des lions.Peut-être ils voleront quelque argenterie du couvent ; peuvous importe, le péché est pour eux ; vous, vous les soldezpour avoir une femme, voilà tout. Ma seconde proposition est ceci :Ugone est un garçon instruit et fort adroit ; il était médecinquand il tua son beau-frère, et prit la machia (la forêt). Vouspouvez l’envoyer, une heure avant la nuit, à la porte ducouvent ; il demandera du service, et fera si bien, qu’onl’admettra dans le corps de garde ; il fera boire lesdomestiques des nonnes ; de plus, il est bien capable demouiller la corde à feu de leurs arquebuses.

Par malheur, Jules accepta la proposition du caporal. Commecelui-ci s’en allait, il ajouta :

– Nous allons attaquer un couvent, il y a excommunicationmajeure, et, de plus ce couvent est sous la protection immédiate dela Madone…

– Je vous entends ! s’écria Jules comme réveillé par cemot. Restez avec moi.

Le caporal ferma la porte et revint dire le chapelet avec Jules.Cette prière dura une grande heure. A la nuit, on se remit enmarche.

Comme minuit sonnait, Jules, qui était entré seul dans Castrosur les onze heures, revint prendre ses gens hors de la porte. Ilentra avec ses huit soldats, auxquels s’étaient joints troispaysans bien armés, il les réunit aux cinq soldats qu’il avait dansla ville, et se trouva ainsi à la tête de seize hommesdéterminés ; deux étaient déguisés en domestiques, ils avaientpris une grande blouse noire pour cacher leurs giacco (cottes demailles), et leurs bonnets n’avaient pas de plumes.

A minuit et demi, Jules, qui avait pris pour lui le rôle decourrier, arriva au galop à la porte du couvent, faisant grandbruit et criant qu’on ouvrît sans délai à un courrier envoyé par lecardinal. Il vit avec plaisir que les soldats qui lui répondaientpar la petite fenêtre, à côté de la première porte, étaient plusqu’à demi-ivres. Suivant l’usage, il donna son nom sur un morceaude papier ; un soldat alla porter ce nom à la tourière, quiavait la clef de la seconde porte, et devait réveiller l’abbessedans les grandes occasions. La réponse se fit attendre troismortels quarts d’heures ; pendant ce temps, Jules eut beaucoupde peine à maintenir sa troupe dans le silence : quelques bourgeoiscommençaient même à ouvrir timidement leurs fenêtres, lorsqu’enfinarriva la réponse favorable de l’abbesse. Jules entra dans le corpsde garde, au moyen d’une échelle de cinq ou six pieds de longueur,qu’on lui tendit de la petite fenêtre, les bravi du couvent nevoulant pas se donner la peine d’ouvrir la grande porte, il monta,suivi des deux soldats déguisés en domestiques. En sautant de lafenêtre dans le corps de garde, il rencontra les yeuxd’Ugone ; tout le corps de garde était ivre, grâce à sessoins. Jules dit au chef que trois domestiques de la maisonCampireali, qu’il avait fait armer comme des soldats pour luiservir d’escorte pendant sa route, avaient trouvé de bonneeau-de-vie à acheter, et demandaient à monter pour ne pas s’ennuyertout seuls sur la place ; ce qui fut accordé à l’unanimité.Pour lui, accompagné de ses deux hommes, il descendit parl’escalier qui, du corps de garde, conduisait dans le passage.

– Tâche d’ouvrir la grande porte, dit-il à Ugone.

Lui-même arriva fort paisiblement à la porte de fer. Là, iltrouva la bonne tourière, qui lui dit que, comme il était minuitpassé, s’il entrait dans le couvent, l’abbesse serait obligée d’enécrire à l’évêque ; c’est pourquoi elle le faisait prier deremettre ses dépêches à une petite sœur que l’abbesse avait envoyéepour les prendre. A quoi Jules répondit que, dans le désordre quiavait accompagné l’agonie imprévue du seigneur de Campireali, iln’avait qu’une simple lettre de créance écrite par le médecin, etqu’il devait donner tous les détails de vive voix à la femme dumalade et à sa fille, si ces dames étaient encore dans le couvent,et, dans tous les cas, à madame l’abbesse. La tourière alla porterce message. Il ne restait auprès de la porte que la jeune sœurenvoyée par l’abbesse. Jules, en causant et jouant avec elle, passales mains à travers les gros barreaux de fer de la porte, et, touten riant, il essaya de l’ouvrir. La sœur, qui était fort timide,eut peur et prit fort mal la plaisanterie ; alors Jules, quivoyait qu’un temps considérable se passait, eut l’imprudence de luioffrir une poignée de sequins en la priant de lui ouvrir, ajoutantqu’il était trop fatigué pour attendre. Il voyait bien qu’ilfaisait une sottise, dit l’historien : c’était avec le fer et nonavec l’or qu’il fallait agir, mais il ne s’en sentit pas le cœur :rien de plus facile que de saisir la sœur, elle n’était pas à unpied de lui de l’autre côté de la porte. A l’offre des sequins,cette jeune fille prit l’alarme. Elle a dit depuis qu’à la façondont Jules lui parlait, elle avait bien compris, que ce n’était pasun simple courrier : c’est l’amoureux d’une de nos religieuses,pensa-t-elle, qui vient pour avoir un rendez-vous, et elle étaitdévote. Saisie d’horreur, elle se mit à agiter de toutes ses forcesla corde d’une petite cloche qui était dans la grande cour, et quifit aussitôt un tapage à réveiller les morts.

– La guerre commence, dit Jules à ses gens, garde àvous !

Il prit sa clef, et, passant le bras à travers les barreaux defer, ouvrit la porte, au grand désespoir de la jeune sœur qui tombaà genoux et se mit à réciter des Ave Maria en criant au sacrilège.Encore à ce moment, Jules devait faire taire la jeune fille, iln’en eut pas le courage : un de ses gens la saisit et lui mit lamain sur la bouche.

Au même instant, Jules entendit un coup d’arquebuse dans lepassage, derrière lui. Ugone avait ouvert la grande porte ; lerestant des soldats entrait sans bruit, lorsqu’un des bravi degardes moins ivre que les autres, s’approcha d’une des fenêtresgrillées, et, dans son étonnement de voir tant de gens dans lepassage, leur défendit d’avancer en jurant. Il fallait ne pasrépondre et continuer à marcher vers la porte de fer ; c’estce que firent les premiers soldats ; mais celui qui marchaitle dernier de tous, et qui était un des paysans recrutés dansl’après-midi, tira un coup de pistolet à ce domestique du couventqui parlait par la fenêtre, et le tua. Ce coup de pistolet, aumilieu de la nuit, et les cris des ivrognes en voyant tomber leurcamarade, réveillèrent les soldats du couvent qui passaient cettenuit-là dans leurs lits, et n’avaient pas pu goûter du vin d’Ugone.Huit ou dix des bravi du couvent sautèrent dans le passage àdemi-nus, et se mirent à attaquer vertement les soldats deBranciforte.

Comme nous l’avons dit, ce bruit commença au moment où Julesvenait d’ouvrir la porte de fer. Suivi de ses deux soldats, il seprécipita dans le jardin, courant vers la petite porte del’escalier des pensionnaires ; mais il fut accueilli par cinqou six coups de pistolet. Ses deux soldats tombèrent, lui eut uneballe dans le bras droit. Ces coups de pistolet avaient été tiréspar les gens de la signora de Campireali, qui, d’après ses ordres,passaient la nuit dans le jardin, à ce autorisés par une permissionqu’elle avait obtenue de l’évêque. Jules courut seul vers la petiteporte, de lui si bien connue, qui, du jardin, communiquait àl’escalier des pensionnaires. Il fit tout au monde pour l’ébranler,mais elle était solidement fermée. Il chercha ses gens, quin’eurent garde de répondre, ils mouraient ; il rencontra dansl’obscurité profonde trois domestiques de Campireali contrelesquels il se défendit à coups de dague.

Il courut sous le vestibule, vers la porte de fer, pour appelerses soldats ; il trouva cette porte fermée : les deux bras defer si lourds avaient été mis en place et cadenassés par les vieuxjardiniers qu’avait réveillés la cloche de la petite sœur.

– Je suis coupé, se dit Jules.

Il le dit à ses hommes ; ce fut en vain qu’il essaya deforcer un des cadenas avec son épée : s’il eut réussi, il enlevaitun des bras de fer et ouvrait un des vantaux de la porte. Son épéese cassa dans l’anneau du cadenas ; au même irritant il futblessé à l’épaule par un des domestiques venus du jardin : il seretourna, et, acculé contre la porte de fer, il se sentit attaquépar plusieurs hommes. Il se défendait avec sa dague ; parbonheur, comme l’obscurité était complète, presque tous les coupsd’épée portaient dans sa cotte de mailles. Il fut blessédouloureusement au genou ; il s’élança sur un des hommes quis’était trop fendu pour lui porter ce coup d’épée, il le tua d’uncoup de dague dans la figure, et eut le bonheur de s’emparer de sonépée. Alors il se crut sauvé ; il se plaça au côté gauche dela porte, du côté de la cour. Ses gens qui étaient accourustirèrent cinq ou six coups de pistolet à travers les barreaux defer de la porte et firent fuir les domestiques. On n’y voyait sousce vestibule qu’à la clarté produite par les coups de pistolet.

– Ne tirez pas de mon côté ! criait Jules à ses gens.

– Vous voilà pris comme dans une souricière, lui dit le caporald’un grand sang-froid, parlant à travers les barreaux ; nousavons trois hommes tués. Nous allons démolir le jambage de la portedu côté opposé à celui où vous êtes ; ne vous approchez pas,les balles vont tomber sur nous ; il paraît qu’il y a desennemis dans le jardin ?

– Les coquins de domestiques de Campireali, dit Jules.

Il parlait encore au caporal, lorsque des coups de pistolet,dirigés sur le bruit et venant de la partie du vestibule quiconduisait au jardin, furent tirés sur eux. Jules se réfugia dansla loge de la tourière, qui était à gauche en entrant ; à sagrande joie, il y trouva une lampe presque imperceptible quibrûlait devant l’image de la Madone ; il la prit avec beaucoupde précautions pour ne pas l’éteindre ; il s’aperçut avecchagrin qu’il tremblait. Il regarda sa blessure au genou, qui lefaisait beaucoup souffrir ; le sang coulait en abondance.

En jetant les yeux autour de lui, il fut bien surpris dereconnaître, dans une femme qui était évanouie sur un fauteuil debois, la petite Marietta, la camériste de confiance d’Hélène ;il la secoua vivement.

– Eh quoi ! seigneur Jules, s’écria-t-elle en pleurant,est-ce que vous voulez tuer la Marietta, votre amie ?

– Bien loin de là ; dis à Hélène que je lui demande pardond’avoir troublé son repos et qu’elle se souvienne de l’Ave Maria duMonte Cavi. Voici un bouquet que j’ai cueilli dans son jardind’Albano ; mais il est un peu taché de sang ; lave-leavant de le lui donner.

A ce moment, il entendit une décharge de coups d’arquebuse dansle passage ; les bravi des religieuses attaquaient sesgens.

– Dis-moi donc où est la clef de la petite porte ? dit-il àla Marietta.

– Je ne la vois pas ; mais voici les clefs des cadenas desbras de fer qui maintiennent la grande porte. Vous pourrezsortir.

Jules prit les clefs et s’élança hors de la loge.

– Ne travaillez plus à démolir la muraille, dit-il à sessoldats, j’ai enfin la clef de la porte.

Il y eut un moment de silence complet, pendant qu’il essayaitd’ouvrir un cadenas avec l’une des petites clefs ; il s’étaittrompé de clef, il prit l’autre ; enfin, il ouvrit lecadenas ; mais, au moment où il soulevait le bras de fer, ilreçut presque à bout portant un coup de pistolet dans le brasdroit. Aussitôt il sentit que ce bras lui refusait le service.

– Soulevez le valet de fer, cria-t-il à ses gens.

Il n’avait pas besoin de le leur dire.

A la clarté du coup de pistolet, ils avaient vu l’extrémitérecourbée du bras de fer à moitié hors de l’anneau attaché à laporte. Aussitôt trois ou quatre mains vigoureuses soulevèrent lebras de fer ; lorsque son extrémité fut hors de l’anneau, onle laissa tomber. Alors on put entr’ouvrir l’un des battants de laporte ; le caporal entra, et dit à Jules en parlant fort bas:

– Il n’y a plus rien à faire, nous ne sommes plus que trois ouquatre sans blessures, cinq sont morts.

– J’ai perdu du sang, reprit Jules, je sens que je vaism’évanouir ; dites-leur de m’emporter.

Comme Jules parlait au brave caporal, les soldats du corps degarde tirèrent trois ou quatre coups d’arquebuse, et le caporaltomba mort. Par bonheur, Ugone avait entendu l’ordre donné parJules, il appela par leurs noms deux soldats qui enlevèrent lecapitaine. Comme il ne s’évanouissait point, il leur ordonna de leporter au fond du jardin, à la petite porte. Cet ordre fit jurerles soldats ; ils obéirent toutefois.

– Cent sequins à qui ouvre cette porte ! s’écria Jules.

Mais elle résista aux efforts de trois hommes furieux. Un desvieux jardiniers, établi à une fenêtre du second étage, leur tiraitforce coups de pistolet, qui servaient à éclairer leur marche.

Après les efforts inutiles contre la porte, Jules s’évanouittout à fait ; Ugone dit aux soldats d’emporter le capitaine auplus vite. Pour lui, il entra dans la loge de la sœur tourière, iljeta à la porte la petite Marietta en lui ordonnant d’une voixterrible de se sauver et de ne jamais dire qui elle avait reconnu.Il tira la paille du lit, cassa quelques chaises et mit le feu à lachambre. Quand il vit le feu bien allumé, il se sauva à toutesjambes, au milieu des coups d’arquebuse tirés par les bravi ducouvent.

Ce ne fut qu’à plus de cent cinquante pas de la Visitation qu’iltrouva le capitaine, entièrement évanoui, qu’on emportait à toutecourse. Quelques minutes après on était hors de la ville, Ugone fitfaire halte : il n’avait plus que quatre soldats avec lui ; ilen renvoya deux dans la ville, avec l’ordre de tirer des coupsd’arquebuse de cinq minutes en cinq minutes.

– Tâchez de retrouver vos camarades blessés, leur dit-il, sortezde la ville avant le jour ; nous allons suivre le sentier dela Croce Rossa. Si vous pouvez mettre le feu quelque part, n’ymanquez pas.

Lorsque Jules reprit connaissance, l’on se trouvait à troislieues de la ville, et le soleil était déjà fort élevé surl’horizon. Ugone lui fit son rapport.

– Votre troupe ne se compose plus que de cinq hommes, dont troisblessés. Deux paysans qui ont survécu ont reçu deux sequins degratification chacun et se sont enfuis ; j’ai envoyé les deuxhommes non blessés au bourg voisin chercher un chirurgien

Le chirurgien, vieillard tout tremblant, arriva bientôt montésur un âne magnifique ; il avait fallu le menacer de mettre lefeu à sa maison pour le décider à marcher. On eut besoin de luifaire boire de l’eau-de-vie pour le mettre en état d’agir, tant sapeur était grande. Enfin il se mit à l’œuvre ; il dit à Julesque ses blessures n’étaient d’aucune conséquence.

– Celle du genou n’est pas dangereuse, ajouta-t-il ; maiselle vous fera boiter toute la vie, si vous ne gardez pas un reposabsolu pendant quinze jours ou trois semaines.

Le chirurgien pansa les soldats blessés. Ugone fit un signe del’œil à Jules ; on donna deux sequins au chirurgien, qui seconfondit en actions de grâces ; puis, sous prétexte de leremercier, on lui fit boire une telle quantité d’eau-de-vie, qu’ilfinit par s’endormir profondément. C’était ce qu’on voulait. On letransporta dans un champ voisin, on enveloppa quatre sequins dansun morceau de papier que l’on mit dans sa poche : c’était le prixde son âne sur lequel on plaça Jules et l’un des soldats blessé àla jambe. On alla passer le moment de la grande chaleur dans uneruine antique au bord d’un étang ; on marcha toute la nuit enévitant les villages, fort peu nombreux sur cette route, et enfinle surlendemain, au lever du soleil, Jules, porté par ses hommes,se réveilla au centre de la forêt de la Faggiola, dans la cabane decharbonnier qui était son quartier général.

Chapitre 6

 

Le lendemain du combat, les religieuses de la Visitationtrouvèrent avec horreur neuf cadavres dans leur jardin et dans lepassage qui conduisait de la porte extérieure à la porte enbarreaux de fer ; huit de leurs bravi étaient blessés. Jamaison n’avait eu une telle peur au couvent : parfois on avait bienentendu des coups d’arquebuse tirés sur la place, mais jamais cettequantité de coups de feu tirés dans le jardin, au centre desbâtiments et sous les fenêtres des religieuses. L’affaire avaitbien duré une heure et demie, et, pendant ce temps, le désordreavait été à son comble dans l’intérieur du couvent. Si JulesBranciforte avait eu la moindre intelligence avec quelqu’une desreligieuses ou des pensionnaires, il eût réussi : il suffisaitqu’on lui ouvrît l’une des nombreuses portes qui donnent sur lejardin ; mais, transporté d’indignation et de colère contre cequ’il appelait le parjure de la jeune Hélène, Jules voulait toutemporter de vive force. Il eût cru manquer à ce qu’il se devaits’il eût confié ce dessein à quelqu’un qui pût le redire à Hélène.Un seul mot, cependant, à la petite Marietta eût suffi pour lesuccès : elle eût ouvert l’une des portes donnant sur le jardin, etun seul homme paraissant dans les dortoirs du couvent, avec ceterrible accompagnement de coups d’arquebuse entendu au dehors, eûtété obéi à la lettre. Au premier coup de feu, Hélène avait tremblépour les jours de son amant, et n’avait plus songé qu’à s’enfuiravec lui.

Comment peindre son désespoir lorsque la petite Marietta luiparla de l’effroyable blessure que Jules avait reçue au genou etdont elle avait vu couler le sang en abondance ? Hélènedétestait sa lâcheté et sa pusillanimité :

– J’ai eu la faiblesse de dire un mot à ma mère, et le sang deJules a coulé ; il pouvait perdre la vie dans cet assautsublime où son courage a tout fait.

Les bravi admis au parloir avaient dit aux religieuses, avidesde les écouter, que de leur vie ils n’avaient été témoins d’unebravoure comparable à celle du jeune homme habillé en courrier quidirigeait les efforts des brigands. Si toutes écoutaient ces récitsavec le plus vif intérêt, on peut juger de l’extrême passion aveclaquelle Hélène demandait à ces bravi des détails sur le jeune chefdes brigands. A la suite des longs récits qu’elle se fit faire pareux et par les vieux jardiniers, témoins fort impartiaux, il luisembla qu’elle n’aimait plus du tout sa mère. Il y eut même unmoment de dialogue fort vif entre ces personnes qui s’aimaient sitendrement la veille du combat ; la signora de Campireali futchoquée des taches de sang qu’elle apercevait sur les fleurs d’uncertain bouquet dont Hélène ne se séparait plus un seulinstant.

– Il faut jeter ces fleurs souillées de sang.

– C’est moi qui ai fait verser ce sang généreux, et il a couléparce que j’ai eu la faiblesse de vous dire un mot.

– Vous aimez encore l’assassin de votre frère ?

– J’aime mon époux, qui, pour mon éternel malheur, a été attaquépar mon frère.

Après ces mots, il n’y eut plus une seule parole échangée entrela signora de Campireali et sa fille pendant les trois journées quela signora passa encore au couvent.

Le lendemain de son départ, Hélène réussit à s’échapper,profitant de la confusion qui régnait aux deux portes du couventpar suite de la présence d’un grand nombre de maçons qu’on avaitintroduits dans le jardin et qui travaillaient à y élever denouvelles fortifications. La petite Marietta et elle s’étaientdéguisées en ouvriers. Mais les bourgeois faisaient une gardesévère aux portes de la ville. L’embarras d’Hélène fut assez grandpour sortir. Enfin, ce même petit marchand qui lui avait faitparvenir les lettres de Branciforte consentit à la faire passerpour sa fille et à l’accompagner jusque dans Albano. Hélène ytrouva une cachette chez sa nourrice, que ses bienfaits avaientmise à même d’ouvrir une petite boutique. A peine arrivée, elleécrivit à Branciforte, et la nourrice trouva, non sans de grandespeines, un homme qui voulut bien se hasarder à s’enfoncer dans laforêt de la Faggiola, sans avoir le mot d’ordre des soldats deColonna.

Le messager envoyé par Hélène revint au bout de trois jours,tout effaré ; d’abord, il lui avait été impossible de trouverBranciforte, et les questions qu’il ne cessait de faire sur lecompte du jeune capitaine ayant fini par le rendre suspect, ilavait été obligé de prendre la fuite.

– Il n’en faut point douter, le pauvre Jules est mort, se ditHélène, et c’est moi qui l’ai tué ! Telle devait être laconséquence de ma misérable faiblesse et de ma pusillanimité ;il aurait dû aimer une femme forte, la fille de quelqu’un descapitaines du prince Colonna.

La nourrice crut qu’Hélène allait mourir. Elle monta au couventdes Capucins, voisin du chemin taillé dans le roc, où jadis Fabioet son père avaient rencontré les deux amants au milieu de la nuit.La nourrice parla longtemps à son confesseur, et, sous le secret dusacrement, lui avoua que la jeune Hélène de Campireali voulaitaller rejoindre Jules Branciforte, son époux, et qu’elle étaitdisposée à placer dans l’église du couvent une lampe d’argent de lavaleur de cent piastres espagnoles.

– Cent piastres ! répondit le moine irrité. Et quedeviendra notre couvent, si nous encourons la haine du seigneur deCampireali ? Ce n’est pas cent piastres, mais bien mille,qu’il nous a données pour être allés relever le corps de son filssur le champ de bataille des Ciampi, sans compter la cire.

Il faut dire en l’honneur du couvent que deux moines âgés, ayanteu connaissance de la position exacte de la jeune Hélène,descendirent dans Albano, et l’allèrent voir dans l’intentiond’abord de l’amener de gré ou de force à prendre son logement dansle palais de sa famille : ils savaient qu’ils seraient richementrécompensés par la signora de Campireali. Tout Albano était remplidu bruit de la fuite d’Hélène et du récit des magnifiques promessesfaites par sa mère à ceux qui pourraient lui donner des nouvellesde sa fille. Mais les deux moines furent tellement touchés dudésespoir de la pauvre Hélène, qui croyait Jules Branciforte mort,que, bien loin de la trahir en indiquant à sa mère le lieu où elles’était retirée, ils consentirent à lui servir d’escorte jusqu’à laforteresse de la Petrella. Hélène et Marietta, toujours déguiséesen ouvriers, se rendirent à pied et de nuit à une certaine fontainesituée dans la forêt de la Faggiola, à une lieue d’Albano. Lesmoines y avaient fait conduire des mulets, et, quand le jour futvenu, l’on se mit en route pour la Petrella. Les moines que l’onsavait protégés par le prince, étaient salués avec respect par lessoldats qu’ils rencontraient dans la forêt ; mais il n’en futpas de même des deux petits hommes qui les accompagnaient : lessoldats les regardaient d’abord d’un œil fort sévère ets’approchaient d’eux, puis éclataient de rire et faisaientcompliment aux moines sur les grâces de leurs muletiers.

– Taisez-vous, impies, et croyez que tout se fait par ordre duprince Colonna, répondaient les moines en cheminant.

Mais la pauvre Hélène avait du malheur ; le prince étaitabsent de la Petrella, et quand, trois jours après, à son retour,il lui accorda enfin une audience, il se montra très dur.

– Pourquoi venez-vous ici, mademoiselle ? Que signifiecette démarche mal avisée ? Vos bavardages de femme ont faitpérir sept hommes des plus braves, qui fussent en Italie, et c’estce qu’aucun homme sensé ne vous pardonnera jamais. En ce monde, ilfaut vouloir, ou ne pas vouloir. C’est sans doute aussi par suitede nouveaux bavardages que Jules Branciforte vient d’être déclarésacrilège et condamné à être tenaillé pendant deux heures avec destenailles rougies au feu, et ensuite brûlé comme un juif, lui, undes meilleurs chrétiens que je connaisse ! Comment eût-on pu,sans quelque bavardage infâme de votre part, inventer ce mensongehorrible, savoir que Jules Branciforte était à Castro le jour del’attaque du couvent ? Tous mes hommes vous diront que cejour-là même on le voyait ici à la Petrella, et que, sur le soir,je l’envoyai à Velletri.

– Mais est-il vivant ? s’écriait pour la dixième fois lajeune Hélène fondant en larmes.

– Il est mort pour vous, reprit le prince, vous ne le reverrezjamais. Je vous conseille de retourner à votre couvent deCastro ; tâchez de ne plus commettre d’indiscrétions, et jevous ordonne de quitter la Petrella d’ici à une heure. Surtout neracontez à personne que vous m’avez vu, ou je saurai vouspunir.

La pauvre Hélène eut l’âme navrée d’un pareil accueil de la partde ce fameux prince Colonna pour lequel Jules avait tant derespect, et qu’elle aimait parce qu’il l’aimait.

Quoi qu’en voulût dire le prince Colonna, cette démarched’Hélène n’était point mal avisée. Si elle fût venue trois joursplus tôt à la Petrella, elle y eût trouvé Jules Branciforte ;sa blessure au genou le mettait hors d’état de marcher, et leprince le faisait transporter au gros bourg d’Avezzano, dans leroyaume de Naples. A la première nouvelle du terrible arrêt achetécontre Branciforte par le seigneur de Campireali, et qui ledéclarait sacrilège et violateur de couvent, le prince avait vuque, dans le cas où il s’agirait de protéger Branciforte, il nepouvait plus compter sur les trois quarts de ses hommes. Ceci étaitun péché contre la Madone, à la protection de laquelle chacun deces brigands croyait avoir des droits particuliers. S’il se fûttrouvé un barigel à Rome assez osé pour venir arrêter JulesBranciforte au milieu de la forêt de la Faggiola, il aurait puréussir.

En arrivant à Avezzano, Jules s’appelait Fontana, et les gensqui le transportaient furent discrets. A leur retour à la Petrella,ils annoncèrent avec douleur que Jules était mort en route, et dece moment chacun des soldats du prince sut qu’il y avait un coup depoignard dans le cœur pour qui prononcerait ce nom fatal.

Ce fut donc en vain qu’Hélène, de retour dans Albano, écrivitlettres sur lettres, et dépensa, pour les faire porter àBranciforte, tous les sequins qu’elle avait. Les deux moines âgés,qui étaient devenus ses amis, car l’extrême beauté, dit lechroniqueur de Florence, ne laisse pas d’avoir quelque empire, mêmesur les cœurs endurcis par ce que l’égoïsme et l’hypocrisie ont deplus bas ; les deux moines, disons-nous, avertirent la pauvrejeune fille que c’était en vain qu’elle cherchait à faire parvenirun mot à Branciforte : Colonna avait déclaré qu’il était mort, etcertes Jules ne reparaîtrait au monde que quand le prince levoudrait. La nourrice d’Hélène lui annonça en pleurant que sa mèrevenait enfin de découvrir sa retraite, et que les ordres les plussévères étaient donnés pour qu’elle fût transportée de vive forceau palais Campireali, dans Albano. Hélène comprit qu’une fois dansce palais sa prison pouvait être d’une sévérité sans bornes, et quel’on parviendrait à lui interdire absolument toutes communicationsavec le dehors, tandis qu’au couvent de Castro elle aurait, pourrecevoir et envoyer des lettres, les mêmes facilités que toutes lesreligieuses. D’ailleurs, et ce fut ce qui la détermina, c’étaitdans le jardin de ce couvent que Jules avait répandu son sang pourelle : elle pourrait revoir ce fauteuil de bois de la tourière, oùil s’était placé un moment pour regarder sa blessure augenou ; c’était là qu’il avait donné à Marietta ce bouquettaché de sang, qui ne la quittait plus. Elle revint donc tristementau couvent de Castro, et l’on pourrait terminer ici son histoire :ce serait bien pour elle, et peut-être aussi pour le lecteur. Nousallons, en effet, assister à la longue dégradation d’une âme nobleet généreuse. Les mesures prudentes et les mensonges de lacivilisation, qui désormais vont l’obséder de toutes parts,remplaceront les mouvements sincères des passions énergiques etnaturelles. Le chroniqueur romain fait ici une réflexion pleine denaïveté : parce qu’une femme se donne la peine de faire une bellefille, elle croit avoir le talent qu’il faut pour diriger sa vie,et, parce que lorsqu’elle avait six ans, elle lui disait avecraison : Mademoiselle, redressez votre collerette, lorsque cettefille a dix-huit ans et elle cinquante, lorsque cette fille aautant et plus d’esprit que sa mère, celle-ci, emportée par lamanie de régner, se croit le droit de diriger sa vie et mêmed’employer le mensonge. Nous verrons que c’est Victoire Carafa, lamère d’Hélène, qui, par une suite de moyens adroits et fortsavamment combinés, amena la mort cruelle de sa fille si chérie,après avoir fait son malheur pendant douze ans, triste résultat dela manie de régner.

Avant de mourir, le seigneur de Campireali avait eu la joie devoir publier dans Rome la sentence qui condamnait Branciforte àêtre tenaillé pendant deux heures avec des fers rouges dans lesprincipaux carrefours de Rome, à être ensuite brûlé à petit feu, etses cendres jetées dans le Tibre. Les fresques du cloître deSainte-Marie-Nouvelle, à Florence, montrent encore aujourd’huicomment on exécutait ces sentences cruelles envers les sacrilèges.En général, il fallait un grand nombre de gardes pour empêcher lepeuple indigné de remplacer les bourreaux dans leur office. Chacunse croyait ami intime de la Madone. Le seigneur de Campirealis’était encore fait lire cette sentence peu de moments avant samort, et avait donné à l’avocat qui l’avait procurée sa belle terresituée entre Albano et la mer. Cet avocat n’était point sansmérite. Branciforte était condamné à ce supplice atroce, etcependant aucun témoin n’avait dit l’avoir reconnu sous les habitsde ce jeune homme déguisé en courrier qui semblait diriger avectant d’autorité les mouvements des assaillants. La magnificence dece don mit en émoi tous les intrigants de Rome. II y avait alors àla cour un certain fratone (moine), homme profond et capable detout, même de forcer le pape à lui donner le chapeau ; ilprenait soin des affaires du prince Colonna, et ce client terriblelui valait beaucoup de considération. Lorsque la signora deCampireali vit sa fille de retour à Castro, elle fit appeler cefratone.

– Votre révérence sera magnifiquement récompensée, si elle veutbien aider à la réussite de l’affaire fort simple que je vais luiexpliquer. D’ici à peu de jours, la sentence qui condamne JulesBranciforte à un supplice terrible va être publiée et rendueexécutoire aussi dans le royaume de Naples. J’engage votrerévérence à lire cette lettre du vice-roi, un peu mon parent, quidaigne m’annoncer cette nouvelle. Dans quel pays Brancifortepourra-t-il chercher un asile ? Je ferai remettre cinquantemille piastres au prince avec prière de donner le tout ou partie àJules Branciforte, sous la condition qu’il ira servir le roid’Espagne, mon seigneur, contre les rebelles de Flandre. Levice-roi donnera un brevet de capitaine à Branciforte, et, afin quela sentence de sacrilège, que j’espère bien aussi rendre exécutoireen Espagne, ne l’arrête point dans sa carrière, il portera le nomde baron Lizzara ; c’est une petite terre que j’ai dans lesAbruzzes, et dont, à l’aide de ventes simulées, je trouverai moyende lui faire passer la propriété. Je pense que votre révérence n’ajamais vu une mère traiter ainsi l’assassin de son fils. Avec cinqcents piastres, nous aurions pu depuis longtemps nous débarrasserde cet être odieux ; mais nous n’avons point voulu nousbrouiller avec Colonna. Ainsi daignez lui faire remarquer que monrespect pour ses droits me coûte soixante ou quatre-vingt millepiastres. Je veux n’entendre jamais parler de ce Branciforte, etsur le tout présentez mes respects au prince.

Le fratone dit que sous trois jours il irait faire une promenadedu côté d’Ostie, et la signora de Campireali lui remit une baguevalant mille piastres.

Quelques jours plus tard, le fratone reparut dans Rome, et dit àla signora de Campireali qu’il n’avait point donné connaissance desa proposition au prince ; mais qu’avant un mois le jeuneBranciforte serait embarqué pour Barcelone, où elle pourrait luifaire remettre par un des banquiers de cette ville la somme decinquante mille piastres.

Le prince trouva bien des difficultés auprès de Jules ;quelques dangers que désormais il dût courir en Italie, le jeuneamant ne pouvait se déterminer à quitter ce pays. En vain le princelaissa-t-il entrevoir que la signora de Campireali pouvaitmourir ; en vain promit-il que dans tous les cas, au bout detrois ans, Jules pourrait revenir voir son pays, Jules répandaitdes larmes, mais ne consentait point. Le prince fut obligé d’envenir à lui demander ce départ comme un service personnel ;Jules ne put rien refuser à l’ami de son père ; mais, avanttout, il voulait prendre les ordres d’Hélène. Le prince daigna secharger d’une longue lettre ; et, bien plus, permit à Jules delui écrire de Flandre une fois tous les mois. Enfin, l’amantdésespéré s’embarqua pour Barcelone. Toutes ses lettres furentbrûlées pal le prince, qui ne voulait pas que Jules revînt jamaisen Italie. Nous avons oublié de dire que, quoique fort éloigné parcaractère de toute fatuité, le prince s’était cru obligé de dire,pour faire réussir la négociation, que c’était lui qui croyaitconvenable d’assurer une petite fortune de cinquante mille piastresau fils unique d’un des plus fidèles serviteur de la maisonColonna.

La pauvre Hélène était traitée en princesse au couvent deCastro. La mort de son père l’avait mise en possession d’unefortune considérable, et il lui survint des héritages immenses. Al’occasion de la mort de son père, elle fit donner cinq aunes dedrap noir à tous ceux des habitants de Castro ou des environs quidéclarèrent vouloir porter le deuil du seigneur de Campireali. Elleétait encore dans les premiers jours de son grand deuil, lorsqu’unemain parfaitement inconnue lui remit une lettre de Jules. Il seraitdifficile de peindre les transports avec lesquels cette lettre futouverte, non plus que la profonde tristesse qui en suivit lalecture. C’était pourtant bien l’écriture de Jules ; elle futexaminée avec la plus sévère attention. La lettre parlaitd’amour ; mais quel amour, grand Dieu ! La signora deCampireali, qui avait tant d’esprit, l’avait pourtant composée. Sondessein était de commencer la correspondance par sept à huitlettres d’amour passionné ; elle voulait préparer ainsi lessuivantes, où l’amour semblerait s’éteindre peu à peu.

Nous passerons rapidement sur dix années d’une vie malheureuse.Hélène se croyait tout à fait oubliée, et cependant avait refuséavec hauteur les hommages des jeunes seigneurs les plus distinguésde Rome. Pourtant elle hésita un instant lorsqu’on lui parla dujeune Octave Colonna, fils aîné du fameux Fabrice, qui jadisl’avait si mal reçue à la Petrella. Il lui semblait que, devantabsolument prendre un mari pour donner un protecteur aux terresqu’elle avait dans l’État romain et dans le royaume de Naples, illui serait moins odieux de porter le nom d’un homme que jadis Julesavait aimé. Si elle eût consenti à ce mariage, Hélène arrivait bienrapidement à la vérité sur Jules Branciforte. Le vieux princeFabrice parlait souvent et avec transports des traits de bravouresurhumaine du colonel Lizzara (Jules Branciforte), qui, tout à faitsemblable aux héros des vieux romans, cherchait à se distraire parde belles actions de l’amour malheureux qui le rendait insensible àtous les plaisirs. Il croyait Hélène mariée depuis longtemps ;la signora de Campireali l’avait environné, lui aussi, demensonges.

Hélène s’était réconciliée à demi avec cette mère si habile.Celle-ci désirant passionnément la voir mariée, pria son ami, levieux cardinal Santi-Quatro, protecteur de la Visitation, et quiallait à Castro, d’annoncer en confidence aux religieuses les plusâgées du couvent que son voyage avait été retardé par un acte degrâce. Le bon pape Grégoire XIII, mû de pitié pour l’âme d’unbrigand nommé Jules Branciforte, qui autrefois avait tenté devioler leur monastère, avait voulu, en apprenant sa mort, révoquerla sentence qui le déclarait sacrilège, bien convaincu que, sous lepoids d’une telle condamnation, il ne pourrait jamais sortir dupurgatoire, si toutefois Branciforte, surpris au Mexique etmassacré par des sauvages révoltés, avait eu le bonheur de n’allerqu’en purgatoire. Cette nouvelle mit en agitation tout le couventde Castro ; elle parvint à Hélène, qui alors se livrait àtoutes les folies de vanité que peut inspirer à une personneprofondément ennuyée la possession d’une grande fortune. A partirde ce moment, elle ne sortit plus de sa chambre. Il faut savoirque, pour arriver à pouvoir placer sa chambre dans la petite logede la portière où Jules s’était réfugié un instant dans la nuit ducombat, elle avait fait reconstruire une moitié du couvent. Avecdes peines infinies et ensuite un scandale fort difficile àapaiser, elle avait réussi à découvrir et à prendre à son serviceles trois bravi employés par Branciforte et survivant encore auxcinq qui jadis échappèrent au combat de Castro. Parmi eux setrouvait Ugone, maintenant vieux et criblé de blessures. La vue deces trois hommes avait causé bien des murmures ; mais enfin lacrainte que le caractère altier d’Hélène inspirait à tout lecouvent l’avait emporté, et tous les jours on les voyait, revêtusde sa livrée, venir prendre ses ordres à la grille extérieure, etsouvent répondre longuement à ses questions toujours sur le mêmesujet.

Après les six mois de réclusion et de détachement pour toutesles choses du monde qui suivirent l’annonce de la mort de Jules, lapremière sensation qui réveilla cette âme déjà brisée par unmalheur sans remède et un long ennui fut une sensation devanité.

Depuis peu, l’abbesse était morte. Suivant l’usage, le cardinalSanti-Quatro, qui était encore protecteur de la Visitation malgréson grand âge de quatre-vingt douze ans, avait formé la liste destrois dames religieuses entre lesquelles le pape devait choisir uneabbesse. Il fallait des motifs bien graves pour que Sa Sainteté lûtles deux derniers noms de la liste, elle se contentaitordinairement de passer un trait de plume sur ces noms, et lanomination était faite.

Un jour, Hélène était à la fenêtre de l’ancienne loge de latourière, qui était devenue maintenant l’extrémité de l’aile desnouveaux bâtiments construits par ses ordres. Cette fenêtre n’étaitpas élevée de plus de deux pieds au-dessus du passage arrosé jadisdu sang de Jules et qui maintenant faisait partie du jardin. Hélèneavait les yeux profondément fixés sur la terre. Les trois dames quel’on savait depuis quelques heures être portées sur la liste ducardinal pour succéder à la défunte abbesse vinrent à passer devantla fenêtre d’Hélène. Elle ne les vit pas, et par conséquent ne putles saluer. L’une des trois dames fut piquée et dit assez haut auxdeux autres :

– Voilà une belle façon pour une pensionnaire d’étaler sachambre aux yeux du public !

Réveillée par ces paroles, Hélène leva les yeux et rencontratrois regards méchants.

– Eh bien, se dit-elle en fermant la fenêtre sans saluer, voiciassez de temps que je suis agneau dans ce couvent, il faut êtreloup, quand ce ne serait que pour varier les amusements demessieurs les curieux de la ville.

Une heure après, un de ses gens, expédié en courrier, portait lalettre suivante à sa mère, qui depuis dix années habitait Rome et yavait su acquérir un grand crédit.

« MÈRE TRÈS RESPECTABLE,

« Tous les ans tu me donnes trois cent mille francs le jour dema fête ; j’emploie cet argent à faire ici des folies,honorables à la vérité, mais qui n’en sont pas moins des folies.Quoique tu ne me le témoignes plus depuis longtemps, je sais quej’aurais deux façons de te prouver ma reconnaissance pour toutesles bonnes intentions que tu as eues à mon égard. Je ne me marieraipoint, mais je deviendrais avec plaisir abbesse de cecouvent ; ce qui m’a donné cette idée, c’est que les troisdames que notre cardinal Santi-Quatro a portées sur la liste parlui présentée au Saint-Père sont mes ennemies ; et, quelle quesoit l’élue, je m’attends à éprouver toutes sortes de vexations.Présente le bouquet de ma fête aux personnes auxquelles il fautl’offrir ; faisons d’abord retarder de six mois la nomination,ce qui rendra folle de bonheur la prieure du couvent, mon amieintime, et qui aujourd’hui tient les rênes du gouvernement. Ce seradéjà pour moi une source de bonheur, et c’est bien rarement que jepuis employer ce mot en parlant de ta fille. Je trouve mon idéefolle ; mais, si tu vois quelque chance de succès, dans troisjours je prendrai le voile blanc, huit années de séjour au couvent,sans découcher, me donnant droit à une exemption de six mois. Ladispense ne se refuse pas, et coûte quarante écus.

« Je suis avec respect, ma vénérable mère, » etc.

Cette lettre combla de joie la signora de Campireali.Lorsqu’elle la reçut, elle se repentait vivement d’avoir faitannoncer à sa fille la mort de Branciforte ; elle ne savaitcomment se terminerait cette profonde mélancolie où elle étaittombée ; elle prévoyait quelque coup de tête, elle allaitjusqu’à craindre que sa fille ne voulut aller visiter au Mexique lelieu où l’on avait prétendu que Branciforte avait été massacré,auquel cas il était très possible qu’elle apprît à Madrid le vrainom du colonel Lizzara. D’un autre côté, ce que sa fille demandaitpar son courrier était la chose du monde la plus difficile et l’onpeut même dire la plus absurde. Une jeune fille qui n’était pasmême religieuse, et qui d’ailleurs n’était connue que par la follepassion d’un brigand, que peut-être elle avait partagée, être miseà la tête d’un couvent où tous les princes romains comptaientquelques parentes ! Mais, pensa la signora de Campireali, ondit que tout procès peut être plaidé et par conséquent gagné. Danssa réponse, Victoire Carafa donna des espérances à sa fille, qui,en général, n’avait que des volontés absurdes, mais parcompensation s’en dégoûtait très facilement Dans la soirée, enprenant des informations sur tout ce qui, de près ou de loin,pouvait tenir au couvent de Castro, elle apprit que depuisplusieurs mois son ami le cardinal Santi-Quatro avait beaucoupd’humeur : il voulait marier sa nièce à don Octave Colonna, filsaîné du prince Fabrice, dont il a été parlé si souvent dans laprésente histoire. Le prince lui offrait son second fils donLorenzo, parce que, pour arranger sa fortune, étrangementcompromise par la guerre que le roi de Naples et le pape, enfind’accord, faisaient aux brigands de la Faggiola, il fallait que lafemme de son fils aîné apportât une dot de six cent mille piastres(3 210 000 francs) dans la maison Colonna. Or le cardinalSanti-Quatro, même en déshéritant de la façon la plus ridicule tousses autres parents, ne pouvait offrir qu’une fortune de trois centquatre-vingts ou quatre cent mille écus.

Victoire Carafa passa la soirée et une partie de la nuit à sefaire confirmer ces faits par tous les amis du vieux Santi-Quatro.Le lendemain, dès sept heures, elle se fit annoncer chez le vieuxcardinal.

– Éminence, lui dit-elle, nous sommes bien vieux tous lesdeux ; il est inutile de chercher à nous tromper, en donnantde beaux noms à des choses qui ne sont pas belles ; je viensvous proposer une folie ; tout ce que je puis dire pour elle,c’est qu’elle n’est pas odieuse ; mais j’avouerai que je latrouve souverainement ridicule. Lorsqu’on traitait le mariage dedon Octave Colonna avec ma fille Hélène, j’ai pris de l’amitié pource jeune homme, et, le jour de son mariage, je vous remettrai deuxcent mille piastres en terres ou en argent, que je vous prierai delui faire tenir. Mais, pour qu’une pauvre veuve telle que moipuisse faire un sacrifice aussi énorme, il faut que ma filleHélène, qui a présentement vingt-sept ans, et qui depuis l’âge dedix-neuf ans n’a pas découché du couvent, soit faite abbesse deCastro ; il faut pour cela retarder l’élection de six mois, lachose est canonique.

– Que dites-vous, madame ? s’écria le vieux cardinal horsde lui ; Sa Sainteté elle-même ne pourrait pas faire ce quevous venez demander à un pauvre vieillard impotent.

– Aussi ai-je dit à Votre Éminence que la chose était ridicule :les sots la trouveront folle ; mais les gens bien instruits dece qui se passe à la cour penseront que notre excellent prince, lebon pape Grégoire XIII, a voulu récompenser les loyaux et longsservices de Votre Éminence en facilitant un mariage que tout Romesait qu’elle désire. Du reste, la chose est fort possible, tout àfait canonique, j’en réponds ; ma fille prendra le voile blancdès demain.

– Mais la simonie, madame !… s’écria le vieillard d’unevoix terrible.

La signora de Campireali s’en allait.

– Quel est ce papier que vous laissez ?

– C’est la liste des terres que je présenterais comme valantdeux cent mille piastres si l’on ne voulait pas d’argentcomptant ; le changement de propriété de ces terres pourraitêtre tenu secret pendant fort longtemps ; par exemple, lamaison Colonna me ferait des procès que je perdrais…

– Mais la simonie, madame ! l’effroyable simonie !

– Il faut commencer par différer l’élection de six mois, demainje viendrai prendre les ordres de Votre Éminence.

Je sens qu’il faut expliquer pour les lecteurs nés au nord desAlpes le ton presque officiel de plusieurs parties de cedialogue ; je rappellerai que, dans les pays strictementcatholiques, la plupart des dialogues sur les sujets scabreuxfinissent par arriver au confessionnal, et alors il n’est rienmoins qu’indifférent de s’être servi d’un mot respectueux ou d’unterme ironique.

Le lendemain dans la journée, Victoire Carafa sut que, par suited’une grande erreur de fait, découverte dans la liste des troisdames présentées pour la place d’abbesse de Castro, cette électionétait différée de six mois : la seconde dame portée sur la listeavait un renégat dans sa famille ; un de ses grands oncless’était fait protestant à Udine.

La signora de Campireali crut devoir faire une démarche auprèsdu prince Fabrice Colonna, à la maison duquel elle allait offrirune si notable augmentation de fortune. Après deux jours de soins,elle parvint à obtenir une entrevue dans un village voisin de Rome,mais elle sortit tout effrayée de cette audience ; elle avaittrouvé le prince, ordinairement si calme, tellement préoccupé de lagloire militaire du colonel Lizzara (Jules Branciforte), qu’elleavait jugé absolument inutile de lui demander le secret sur cetarticle. Le colonel était pour lui comme un fils, et, mieux encore,comme un élève favori. Le prince passait sa vie à lire et relirecertaines lettres arrivées de Flandre. Que devenait le desseinfavori auquel la signora de Campireali sacrifiait tant de chosesdepuis dix ans, si sa fille apprenait l’existence et la gloire ducolonel Lizzara ?

Je crois devoir passer sous silence beaucoup de circonstancesqui, à la vérité, peignent les mœurs de cette époque, mais qui mesemblent tristes à raconter. L’auteur du manuscrit romain s’estdonné des peines infinies pour arriver à la date exacte de cesdétails que je supprime.

Deux ans après l’entrevue de la signora de Campireali avec leprince Colonna, Hélène était abbesse de Castro ; mais le vieuxcardinal Santi-Quatro était mort de douleur après ce grand acte desimonie. En ce temps-là, Castro avait pour évêque le plus bel hommede la cour du pape, monsignor Francesco Cittadini, noble de laville de Milan. Ce jeune homme, remarquable par ses grâces modesteset son ton de dignité, eut des rapports fréquents avec l’abbesse dela Visitation à l’occasion surtout du nouveau cloître dont elleentreprit d’embellir son couvent. Ce jeune évêque Cittadini, alorsâgé de vingt-neuf ans, devint amoureux fou de cette belle abbesse.Dans le procès qui fut dressé un an plus tard, une foule dereligieuses, entendues comme témoins, rapportent que l’évêquemultipliant le plus possible ses visites au couvent, disant souventà leur abbesse : « Ailleurs je commande, et, je l’avoue à ma honte,j’y trouve quelque plaisir ; auprès de vous j’obéis comme unesclave, mais avec un plaisir qui surpasse de bien loin celui decommander ailleurs. Je me trouve sous l’influence d’un êtresupérieur ; quand je l’essayerais, je ne pourrais avoird’autre volonté que la sienne, et j’aimerais mieux me voir pour uneéternité le dernier de ses esclaves que d’être roi loin de sesyeux. »

Les témoins rapportent qu’au milieu de ces phrases élégantessouvent l’abbesse lui ordonnait de se taire, et en des termes durset qui montraient le mépris.

– A vrai dire, continue un autre témoin, madame le traitaitcomme un domestique ; dans ces cas-là, le pauvre évêquebaissait les yeux, se mettait à pleurer, mais ne s’en allait point.Il trouvait tous les jours de nouveaux prétextes pour reparaître aucouvent, ce que scandalisait fort les confesseurs des religieuseset les ennemies de l’abbesse. Mais madame l’abbesse était vivementdéfendue par la prieure, son amie intime, et qui, sous ses ordresimmédiats, exerçait le gouvernement intérieur.

– Vous savez, mes nobles sœurs, disait celle-ci, que, depuiscette passion contrariée que notre abbesse éprouva dans sa premièrejeunesse pour un soldat d’aventures, il lui est resté beaucoup debizarrerie dans les idées, mais vous savez toutes que son caractèrea ceci de remarquable, que jamais elle ne revient sur le compte desgens pour lesquels elle a montré du mépris. Or, dans toute sa viepeut-être, elle n’a pas prononcé autant de paroles outrageantesqu’elle en a adressées en notre présence au pauvre monsignorCittadini. Tous les jours, nous voyons celui-ci subir destraitements qui nous font rougir pour sa haute dignité.

– Oui, répondaient les religieuses scandalisées, mais il revienttous les jours ; donc, au fond, il n’est pas si maltraité, et,dans tous les cas, cette apparence d’intrigue nuit à laconsidération du saint ordre de la Visitation.

Le maître le plus dur n’adresse pas au valet le plus inepte lequart des injures dont tous les jours l’altière abbesse accablaitce jeune évêque aux façons si onctueuses ; mais il étaitamoureux, et avait apporté de son pays cette maxime fondamentale,qu’une fois une entreprise de ce genre commencée, il ne faut pluss’inquiéter que du but, et ne pas regarder les moyens.

– Au bout du compte, disait l’évêque à son confident César delBene, le mépris est pour l’amant qui s’est désisté de l’attaqueavant d’y être contraint par des moyens de force majeure.

Maintenant ma triste tâche va se borner à donner un extraitnécessairement fort sec du procès à la suite duquel Hélène trouvala mort. Ce procès, que j’ai lu dans une bibliothèque dont je doistaire le nom, ne forme pas moins de huit volumes in-folio.L’interrogatoire et le raisonnement sont en langue latine, lesréponses en italien. J’y vois qu’au mois de novembre 1572, sur lesonze heures du soir, le jeune évêque se rendit seul à la porte del’église où toute la journée les fidèles sont admis ;l’abbesse elle-même lui ouvrit cette porte, et lui permit de lasuivre. Elle le reçut dans une chambre qu’elle occupait souvent etqui communiquait par une porte secrète aux tribunes qui règnent surles nefs de l’église. Une heure s’était à peine écoulée lorsquel’évêque fort surpris, fut renvoyé chez lui ; l’abbesseelle-même le reconduisit à la porte de l’église, et lui dit cespropres paroles :

– Retournez à votre palais et quittez-moi bien vite. Adieu,monseigneur, vous me faites horreur ; il me semble que je mesuis donnée à un laquais.

Toutefois, trois mois après, arriva le temps du carnaval. Lesgens de Castro étaient renommés par les fêtes qu’ils se donnaiententre eux à cette époque, la ville entière retentissait du bruitdes mascarades. Aucune ne manquait de passer devant une petitefenêtre qui donnait un jour de souffrance à une certaine écurie ducouvent. L’on sent bien que trois mois avant le carnaval cetteécurie était changée en salon, et qu’elle ne désemplissait pas lesjours de mascarade. Au milieu de toutes les folies du public,l’évêque vint à passer dans son carrosse ; l’abbesse lui fitun signe, et, la nuit suivante, à une heure, il ne manqua pas de setrouver à la porte de l’église. Il entra ; mais, moins detrois quarts d’heure après, il fut renvoyé avec colère. Depuis lepremier rendez-vous au mois de novembre, il continuait à venir aucouvent à peu près tous les huit jours. On trouvait sur sa figureun petit air de triomphe et de sottise qui n’échappait à personne,mais qui avait le privilège de choquer grandement le caractèrealtier de la jeune abbesse. Le lundi de Pâques, entre autres jours,elle le traita comme le dernier des hommes, et lui adressa desparoles que le plus pauvre des hommes de peine du couvent n’eût passupportées. Toutefois, peu de jours après, elle lui fit un signe àla suite duquel le bel évêque ne manqua pas de se trouver, àminuit, à la porte de l’église ; elle l’avait fait venir pourlui apprendre qu’elle était enceinte. A cette annonce, dit leprocès, le beau jeune homme pâlit d’horreur et devint tout à faitstupide de peur. L’abbesse eut la fièvre ; elle fit appeler lemédecin, et ne lui fit point mystère de son état. Cet hommeconnaissait le caractère généreux de la malade, et lui promit de latirer d’affaire. Il commença par la mettre en relation avec unefemme du peuple jeune et jolie, qui, sans porter le titre desage-femme, en avait les talents. Son mari était boulanger. Hélènefut contente de la conversation de cette femme, qui lui déclaraque, pour l’exécution des projets à l’aide desquels elle espéraitla sauver, il était nécessaire qu’elle eût deux confidentes dans lecouvent.

– Une femme comme vous, à la bonne heure, mais une de meségales ! non ; sortez de ma présence.

La sage-femme se retira. Mais, quelques heures plus tard,Hélène, ne trouvant pas prudent de s’exposer aux bavardages decette femme, fit appeler le médecin, qui la renvoya au couvent, oùelle fut traitée généreusement. Cette femme jura que, même nonrappelée, elle n’eût jamais divulgué le secret confié ; maiselle déclara de nouveau que, s’il n’y avait pas dans l’intérieur ducouvent deux femmes dévouées aux intérêts de l’abbesse et sachanttout, elle ne pouvait se mêler de rien. (Sans doute elle songeait àl’accusation d’infanticide). Après y avoir beaucoup réfléchi,l’abbesse résolut de confier ce terrible secret à madame Victoire,prieure du couvent, de la noble famille des ducs de C, et à MadameBernarde, fille du marquis P… Elle leur fit jurer sur leursbréviaires de ne jamais dire un mot, même au tribunal de lapénitence, de ce qu’elle allait leur confier. Ces dames restèrentglacées de terreur. Elles avouent, dans leurs interrogatoires, que,préoccupées du caractère si altier de leur abbesse, elless’attendirent à l’aveu de quelque meurtre. L’abbesse leur dit d’unair simple et froid :

– J’ai manqué à tous mes devoirs, je suis enceinte.

Madame Victoire, la prieure, profondément émue et troublée parl’amitié qui, depuis tant d’années, l’unissait à Hélène, et nonpoussée par une vaine curiosité, s’écria les larmes aux yeux :

– Quel est donc l’imprudent qui a commis ce crime ?

– Je ne l’ai pas dit même à mon confesseur ; jugez si jeveux le dire à vous !

Ces deux dames délibérèrent aussitôt sur les moyens de cacher cefatal secret au reste du couvent. Elles décidèrent d’abord que lelit de l’abbesse serait transporté dans sa chambre actuelle, lieutout à fait central, à la pharmacie que l’on venait d’établir dansl’endroit le plus reculé du couvent, au troisième étage du grandbâtiment élevé par la générosité d’Hélène. C’est dans ce lieu quel’abbesse donna le jour à un enfant mâle. Depuis trois semaines lafemme du boulanger était cachée dans l’appartement de la prieure.Comme cette femme marchait avec rapidité le long du cloître,emportant l’enfant, celui-ci jeta des cris, et, dans sa terreur,cette femme se réfugia dans la cave. Une heure après, madameBernarde, aidée du médecin, parvint à ouvrir une petite porte dujardin, la femme du boulanger sortit rapidement du couvent etbientôt après de la ville. Arrivée en rase campagne et poursuiviepar une terreur panique, elle se réfugia dans une grotte que lehasard lui fit rencontrer dans certains rochers. L’abbesse écrività César del Bene, confident et premier valet de chambre del’évêque, qui courut à la grotte qu’on lui avait indiquée ; ilétait à cheval : il prit l’enfant dans ses bras, et partit au galoppour Montefiascone. L’enfant fut baptisé dans l’église deSainte-Marguerite, et reçut le nom d’Alexandre. L’hôtesse du lieuavait procuré une nourrice à laquelle César remit huit écus :beaucoup de femmes, s’étant rassemblées autour de l’église pendantla cérémonie du baptême, demandèrent à grands cris au seigneurCésar le nom du père de l’enfant.

– C’est un grand seigneur de Rome, leur dit-il, qui s’est permisd’abuser d’une pauvre villageoise comme vous.

Et il disparut.

Chapitre 7

 

Tout allait bien jusque-là dans cet immense couvent, habité parplus de trois cents femmes curieuses ; personne n’avait rienvu, personne n’avait rien entendu. Mais l’abbesse avait remis aumédecin quelques poignées de sequins nouvellement frappés à lamonnaie de Rome. Le médecin donna plusieurs de ces pièces à lafemme du boulanger. Cette femme était jolie et son marijaloux ; il fouilla dans sa malle, trouva ces pièces d’or sibrillantes, et, les croyant le prix de son déshonneur, la força, lecouteau sur la gorge, à dire d’où elles provenaient. Après quelquestergiversations, la femme avoua la vérité, et la paix fut faite.Les deux époux en vinrent à délibérer sur l’emploi d’une tellesomme. La boulangère voulait payer quelques dettes ; mais lemari trouva plus beau d’acheter un mulet, ce qui fut fait. Ce muletfit scandale dans le quartier, qui connaissait bien la pauvreté desdeux époux. Toutes les commères de la ville, amies et ennemies,venaient successivement demander à la femme du boulanger quel étaitl’amant généreux qui l’avait mise à même d’acheter un mulet. Cettefemme, irritée, répondait quelquefois en racontant la vérité. Unjour que César del Bene était allé voir l’enfant, et revenaitrendre compte de sa visite à l’abbesse, celle-ci, quoique fortindisposée, se traîna jusqu’à la grille, et lui fit des reprochessur le peu de discrétion des agents employés par lui. De son côté,l’évêque tomba malade de peur ; il écrivit à ses frères àMilan pour leur raconter l’injuste accusation à laquelle il étaiten butte : il les engageait à venir à son secours. Quoiquegravement indisposé, il prit la résolution de quitter Castro ;mais, avant de partir, il écrivit à l’abbesse :

« Vous saurez déjà que tout ce qui a été fait est oublié. Ainsi,si vous prenez intérêt à sauver non seulement ma réputation, maispeut-être ma vie, et pour éviter un plus grand scandale, vouspouvez inculper Jean-Baptiste Doleri, mort depuis peu dejours ; que si, par ce moyen, vous ne réparez pas votrehonneur, le mien du moins ne courra plus aucun péril. »

L’évêque appela don Luigi, confesseur du monastère deCastro.

– Remettez ceci, lui dit-il, dans les propres mains de madamel’abbesse.

Celle-ci, après avoir lu cet infâme billet, s’écria devant toutce qui se trouvait dans la chambre :

– Ainsi méritent d’être traitées les vierges folles quipréfèrent la beauté du corps à celle de l’âme !

Le bruit de tout ce qui se passait à Castro parvint rapidementaux oreilles du terrible cardinal Farnèse (il se donnait cecaractère depuis quelques années, parce qu’il espérait, dans leprochain conclave, avoir l’appui des cardinaux zelanti). Aussitôtil donna l’ordre au podestat de Castro de faire arrêter l’évêqueCittadini. Tous les domestiques de celui-ci, craignant la question,prirent la fuite. Le seul César del Bene resta fidèle à son maître,et lui jura qu’il mourrait dans les tourments plutôt que de rienavouer qui pût lui nuire. Cittadini, se voyant entouré de gardesdans son palais, écrivit de nouveau à ses frères, qui arrivèrent deMilan en toute hâte. Ils le trouvèrent détenu dans la prison deRonciglione.

Je vois dans le premier interrogatoire de l’abbesse que, tout enavouant sa faute, elle nia avoir eu des rapports avec monseigneurl’évêque ; son complice avant été Jean-Baptiste Doleri, avocatdu couvent.

Le 9 septembre 1573, Grégoire XIII ordonna que le procès fûtfait en toute hâte et en toute rigueur. Un juge criminel, un fiscalet un commissaire se transportèrent à Castro et à Ronciglione.César del Bene, premier valet de chambre de l’évêque, avoueseulement avoir porté un enfant chez une nourrice. On l’interrogeen présence de mesdames Victoire et Bernarde. On le met à latorture deux jours de suite ; il souffre horriblement ;mais, fidèle à sa parole, il n’avoue que ce qu’il est impossible denier, et le fiscal ne peut rien tirer de lui.

Quand vient le tour de mesdames Victoire et Bernarde, quiavaient été témoins des tortures infligées à César, elles avouenttout ce qu’elles ont fait. Toutes les religieuses sont interrogéessur le nom de l’auteur du crime ; la plupart répondent avoirouï dire que c’est monseigneur l’évêque. Une des sœurs portièresrapporte les paroles outrageantes que l’abbesse avait adressées àl’évêque en le mettant à la porte de l’église. Elle ajoute :

« Quand on se parle sur ce ton, c’est qu’il y a bien longtempsque l’on fait l’amour ensemble. En effet, monseigneur l’évêque,ordinairement remarquable par l’excès de sa suffisance, avait, ensortant de l’église, l’air tout penaud. »

L’une des religieuses, interrogée en présence de l’instrumentdes tortures, répond que l’auteur du crime doit être le chat, parceque l’abbesse le tient continuellement dans ses bras et le caressebeaucoup. Une autre religieuse prétend que l’auteur du crime devaitêtre le vent, parce que, les jours où il fait du vent, l’abbesseest heureuse et de bonne humeur, elle s’expose à l’action du ventsur un belvédère qu’elle a fait construire exprès ; et, quandon va lui demander une grâce en ce lieu, jamais elle ne la refuse.La femme du boulanger, la nourrice, les commères de Montefiascone,effrayées par les tortures qu’elles avaient vu infliger à César,disent la vérité.

Le jeune évêque était malade ou faisait le malade à Ronciglione,ce qui donna l’occasion à ses frères, soutenus par le crédit et parles moyens d’influence de la signora de Campireali, de se jeterplusieurs fois aux pieds du pape, et de lui demander que laprocédure fût suspendue jusqu’à ce que l’évêque eût recouvré sasanté. Sur quoi le terrible cardinal Farnèse augmenta le nombre dessoldats qui le gardaient dans sa prison. L’évêque ne pouvant êtreinterrogé, les commissaires commençaient toutes leurs séances parfaire subir un nouvel interrogatoire à l’abbesse. Un jour que samère lui avait fait dire d’avoir bon courage et de continuer à toutnier, elle avoua tout.

– Pourquoi avez-vous d’abord inculpé Jean-BaptisteDoleri ?

– Par pitié pour la lâcheté de l’évêque, et, d’ailleurs, s’ilparvient à sauver sa chère vie, il pourra donner des soins à monfils.

Après cet aveu, on enferma l’abbesse dans une chambre du couventde Castro, dont les murs, ainsi que la voûte, avaient huit piedsd’épaisseur ; les religieuses ne parlaient de ce cachotqu’avec terreur, et il était connu sous le nom de la chambre desmoines ; l’abbesse y fut gardée à vue par trois femmes.

La santé de l’évêque s’étant un peu améliorée, trois centssbires ou soldats vinrent le prendre à Ronciglione, et il futtransporté à Rome en litière ; on le déposa à la prisonappelée Corte Savella. Peu de jours après, les religieuses aussifurent amenées à Rome ; l’abbesse fut placée dans le monastèrede Sainte-Marthe. Quatre religieuses étaient inculpées : mesdamesVictoire et Bernarde, la sœur chargée du tour et la portière quiavait entendu les paroles outrageantes adressées à l’évêque parl’abbesse.

L’évêque fut interrogé par l’auditeur de la chambre. L’un despremiers personnages de l’ordre judiciaire. On remit de nouveau àla torture le pauvre César del Bene, qui non seulement n’avouarien, mais dit des choses qui faisaient de la peine au ministèrepublic, ce qui lui valut une nouvelle séance de torture. Cesupplice préliminaire fut également infligé à mesdames Victoire etBernarde. L’évêque niait tout avec sottise, mais avec une belleopiniâtreté ; il rendait compte dans le plus grand détail detout ce qu’il avait fait dans les trois soirées évidemment passéesauprès de l’abbesse.

Enfin, on confronta l’abbesse avec l’évêque, et, quoiqu’elle ditconstamment la vérité, on la soumit à la torture. Comme ellerépétait ce qu’elle avait toujours dit depuis son premier aveu,l’évêque, fidèle à son rôle, lui adressa des injures.

Après plusieurs autres mesures raisonnables au fond, maisentachées de cet esprit de cruauté, qui après les règnes deCharles-Quint et de Philippe II, prévalait trop souvent dans lestribunaux d’Italie, l’évêque fut condamné à subir une prisonperpétuelle au château Saint-Ange ; l’abbesse fut condamnée àêtre détenue toute sa vie dans le couvent de Sainte-Marthe, où ellese trouvait. Mais déjà la signora de Campireali avait entrepris,pour sauver sa fille, de faire creuser un passage souterrain. Cepassage partait de l’un des égouts laissés par la magnificence del’ancienne Rome, et devait aboutir au caveau profond où l’onplaçait les dépouilles mortelles des religieuses de Sainte-Marthe.Ce passage, large de deux pieds à peu près, avait des parois deplanches pour soutenir les terres à droite et à gauche, et on luidonnait pour voûte, à mesure que l’on avançait, deux planchesplacées comme les jambages d’un A majuscule.

On pratiquait ce souterrain à trente pieds de profondeur à peuprès. Le point important était de le diriger dans le sensconvenable : à chaque instant, des puits et des fondementsd’anciens édifices obligeaient les ouvriers à se détourner. Uneautre grande difficulté, c’étaient les déblais, dont on ne savaitque faire, il paraît qu’on les semait pendant la nuit dans toutesles rues de Rome. On était étonné de cette quantité de terre quitombait, pour ainsi dire, du ciel.

Quelques grosses sommes que la signora de Campireali dépensâtpour essayer de sauver sa fille, son passage souterrain eut sansdoute été découvert, mais le pape Grégoire XIII vint à mourir en1585, et le règne du désordre commença avec le siège vacant.

Hélène était fort mal à Sainte-Marthe ; on peut penser side simples religieuses assez pauvres mettaient du zèle à vexer uneabbesse fort riche et convaincue d’un tel crime. Hélène attendaitavec empressement le résultat des travaux entrepris par sa mère.Mais tout à coup son cœur éprouva d’étranges émotions. Il y avaitdéjà six mois que Fabrice Colonna, voyant l’état chancelant de lasanté de Grégoire XIII, et ayant de grands projets pourl’interrègne, avait envoyé un de ses officiers à Jules Branciforte,maintenant si connu dans les armées espagnoles sous le nom decolonel Lizzara. Il le rappelait en Italie ; Jules brûlait derevoir son pays. Il débarqua sous un nom supposé à Pescara, petitport de l’Adriatique sous Chietti, dans les Abruzzes, et par lesmontagnes il vint jusqu’à la Petrella. La joie du prince étonnatout le monde. Il dit à Jules qu’il l’avait fait appeler pour fairede lui son successeur et lui donner le commandement de ses soldats.A quoi Branciforte répondit que, militairement parlant,l’entreprise ne valait plus rien, ce qu’il prouva facilement ;si jamais l’Espagne le voulait sérieusement, en six mois et à peude frais, elle détruirait tous les soldats d’aventure del’Italie.

– Mais après tout, ajouta le jeune Branciforte, si vous levoulez, mon prince, je suis prêt à marcher. Vous trouverez toujoursen moi le successeur du brave Ranuce tué aux Ciampi.

Avant l’arrivée de Jules, le prince avait ordonné, comme ilsavait ordonner, que personne dans la Petrella ne s’avisât deparler de Castro et du procès de l’abbesse ; la peine de mort,sans aucune rémission était placée en perspective du moindrebavardage. Au milieu des transports d’amitié avec lesquels il reçutBranciforte, il lui demanda de ne point aller à Albano sans lui, etsa façon d’effectuer ce voyage fut de faire occuper la ville parmille de ses gens, et de placer une avant-garde de douze centshommes sur la route de Rome. Qu’on juge de ce que devint le pauvreJules, lorsque le prince, ayant fait appeler le vieux Scotti, quivivait encore, dans la maison où il avait placé son quartiergénéral, le fit monter dans la chambre où il se trouvait avecBranciforte. Dès que les deux amis se furent jetés dans les brasl’un de l’autre :

– Maintenant, pauvre colonel, dit-il à Jules, attends-toi à cequ’il y a de pis.

Sur quoi il souffla la chandelle et sortit en enfermant à clefles deux amis.

Le lendemain, Jules, qui ne voulut pas sortir de sa chambre,envoya demander au prince la permission de retourner à la Petrella,et de ne pas le voir de quelques jours. Mais on vint lui rapporterque le prince avait disparu, ainsi que ses troupes. Dans la nuit,il avait appris la mort de Grégoire XIII ; il avait oublié sonami Jules et courait la campagne. Il n’était resté autour de Julesqu’une trentaine d’hommes appartenant à l’ancienne compagnie deRanuce. L’on sait assez qu’en ce temps-là, pendant le siège vacant,les lois étaient muettes, chacun songeait à satisfaire sespassions, et il n’y avait de force que la force ; c’estpourquoi, avant la fin de la journée, le prince Colonna avait déjàfait pendre plus de cinquante de ses ennemis. Quant à Jules,quoiqu’il n’eût pas quarante hommes avec lui, il osa marcher versRome.

Tous les domestiques de l’abbesse de Castro lui avaient étéfidèles ; ils s’étaient logés dans les pauvres maisonsvoisines du couvent de Sainte-Marthe. L’agonie de Grégoire XIIIavait duré plus d’une semaine ; la signora de Campirealiattendait impatiemment les journées de trouble qui allaient suivresa mort pour faire attaquer les derniers cinquante pas de sonsouterrain. Comme il s’agissait de traverser les caves de plusieursmaisons habitées, elle craignait fort de ne pouvoir dérober aupublic la fin de son entreprise.

Dès le surlendemain de l’arrivée de Branciforte à la Petrella,les trois anciens bravi de Jules, qu’Hélène avait pris à sonservice, semblèrent atteints de folie. Quoique tout le monde ne sûtque trop qu’elle était au secret le plus absolu, et gardée par desreligieuses qui la haïssaient, Ugone l’un des bravi vint à la portedu couvent, et fit les instances les plus étranges pour qu’on luipermît de voir sa maîtresse, et sur-le-champ. Il fut repoussé etjeté à la porte. Dans son désespoir, cet homme y resta, et se mit àdonner un bajoc (un sou) à chacune des personnes attachées auservice de la maison qui entraient ou sortaient, en leur disant cesprécises paroles : Réjouissez-vous avec moi ; le signor JulesBranciforte est arrivé, il est vivant : dites cela à vos amis.

Les deux camarades d’Ugone passèrent la journée à lui apporterdes bajocs, et ils ne cessèrent d’en distribuer jour et nuit endisant toujours les mêmes paroles, que lorsqu’il ne leur en restaplus un seul. Mais les trois bravi, se relevant l’un l’autre, necontinuèrent pas moins à monter la garde à la porte du couvent deSainte-Marthe, adressant toujours aux passants les mêmes parolessuivies de grandes salutations : Le seigneur Jules est arrivé,etc…

L’idée de ces braves gens eut du succès : moins de trente-sixheures après le premier bajoc distribué, la pauvre Hélène, ausecret au fond de son cachot, savait que Jules était vivant ;ce mot la jeta dans une sorte de frénésie :

– O ma mère ! s’écriait-elle, m’avez-vous fait assez demal !

Quelques heures plus tard l’étonnante nouvelle lui fut confirméepar la petite Marietta, qui, en faisant le sacrifice de tous sesbijoux d’or, obtint la permission de suivre la sœur tourière quiapportait ses repas à la prisonnière. Hélène se jeta dans ses brasen pleurant de Joie.

– Ceci est bien beau, lui dit-elle, mais je ne resterai plusguère avec toi.

– Certainement ! lui dit Marietta. Je pense bien que letemps de ce conclave ne se passera pas sans que votre prison nesoit changée en un simple exil.

– Ah ! ma chère, revoir Jules ! et le revoir, moicoupable !

Au milieu de la troisième nuit qui suivit cet entretien, unepartie du pavé de l’église enfonça avec un grand bruit ; lesreligieuses de Sainte-Marthe crurent que le couvent allaits’abîmer. Le trouble fut extrême, tout le monde criait autremblement de terre. Une heure environ après la chute du pavé demarbre de l’église, la signora de Campireali, précédée par lestrois bravi au service d’Hélène, pénétra dans le cachot par lesouterrain.

– Victoire, victoire, madame ! criaient les bravi.

Hélène eut une peur mortelle ; elle crut que JulesBranciforte était avec eux. Elle fut bien rassurée, et ses traitsreprirent leur expression sévère lorsqu’ils lui dirent qu’ilsn’accompagnaient que la signora de Campireali, et que Jules n’étaitencore que dans Albano, qu’il venait d’occuper avec plusieursmilliers de soldats.

Après quelques instante d’attente, la signora de Campirealiparut ; elle marchait avec beaucoup de peine, donnant le brasà son écuyer, qui était en grand costume et l’épée au côté ;mais son habit magnifique était tout souillé de terre.

– O ma chère Hélène ! je viens te sauver ! s’écria lasignora de Campireali.

– Et qui vous dit que je veuille être sauvée ?

La signora de Campireali restait étonnée ; elle regardaitsa fille avec de grands yeux ; elle parut fort agitée.

– Eh bien, ma chère Hélène, dit-elle enfin, la destinée me forceà t’avouer une action bien naturelle peut-être, après les malheursautrefois arrivés dans notre famille, mais dont je me repens, etque je te prie de me pardonner : Jules… Branciforte… estvivant…

– Et c’est parce qu’il vit que je ne veux pas vivre.

La signora de Campireali ne comprenait pas d’abord le langage desa fille, puis elle lui adressa les supplications les plustendres ; mais elle n’obtenait pas de réponse : Hélène s’étaittournée vers son crucifix et priait sans l’écouter. Ce fut en vainque, pendant une heure entière, la signora de Campireali fit lesderniers efforts pour obtenir une parole ou un regard. Enfin, safille, impatientée, lui dit :

– C’est sous le marbre de ce crucifix qu’étaient cachées seslettres, dans ma petite chambre d’Albano ; il eût mieux valume laisser poignarder par mon père ! Sortez, et laissez-moi del’or.

La signora de Campireali, voulant continuer à parler à sa fille,malgré les signes d’effroi que lui adressait son écuyer, Hélènes’impatienta.

– Laissez-moi, du moins, une heure de liberté ; vous avezempoisonné ma vie, vous voulez aussi empoisonner ma mort.

– Nous serons encore maîtres du souterrain pendant deux ou troisheures ; j’ose espérer que tu te raviseras ! s’écria lasignora de Campireali fondant en larmes.

Et elle reprit la route du souterrain.

– Ugone, reste auprès de moi, dit Hélène à l’un de ses bravi, etsois bien armé, mon garçon, car peut-être il s’agira de medéfendre. Voyons ta dague, ton épée, ton poignard !

Le vieux soldat lui montra ces armes en bon état.

– Eh bien, tiens-toi là en dehors de ma prison ; je vaisécrire à Jules une longue lettre que tu lui remettrastoi-même ; je ne veux pas qu’elle passe par d’autres mains queles tiennes, n’ayant rien pour la cacheter. Tu peux lire tout ceque contiendra cette lettre. Mets dans tes poches tout cet or quema mère vient de laisser, je n’ai besoin pour moi que de cinquantesequins ; place-les sur mon lit.

Après ces paroles, Hélène se mit à écrire.

« Je ne doute point de toi, mon cher Jules : si je m’en vais,c’est que je mourrais de douleur dans tes bras, en voyant quel eûtété mon bonheur si je n’eusse pas commis une faute. Ne va pascroire que j’aie jamais aimé aucun être au monde après toi ;bien loin de là, mon cœur était rempli du plus vif mépris pourl’homme que j’admettais dans ma chambre. Ma faute fut uniquementd’ennui, et, si l’on veut, de libertinage. Songe que mon esprit,fort affaibli depuis la tentative inutile que je fis à la Petrella,où le prince que je vénérais parce que tu l’aimais, me reçut sicruellement ; songe, dis-je, que mon esprit, fort affaibli,fut assiégé par douze années de mensonge. Tout ce qui m’environnaitétait faux et menteur, et je le savais. Je reçus d’abord unetrentaine de lettres de toi ; juge des transports aveclesquels j’ouvris les premières ! mais, en les lisant, moncœur se glaçait. J’examinais cette écriture, je reconnaissais tamain, mais non ton cœur. Songe que ce premier mensonge a dérangél’essence de ma vie, au point de me faire ouvrir sans plaisir unelettre de ton écriture ! La détestable annonce de ta mortacheva de tuer en moi tout ce qui restait encore des temps heureuxde notre jeunesse. Mon premier dessein, comme tu le comprends bien,fut d’aller voir et toucher de mes mains la plage du Mexique oùl’on disait que les sauvages t’avaient massacré ; si j’eussesuivi cette pensée… nous serions heureux maintenant, car, à Madrid,quels que fussent le nombre et l’adresse des espions qu’une mainvigilante eût pu semer autour de moi, comme de mon côté j’eusseintéressé toutes les âmes dans lesquelles il reste encore un peu depitié et de bonté, il est probable que je serais arrivée à lavérité ; car déjà, mon Jules, tes belles actions avaient fixésur toi l’attention du monde, et peut-être quelqu’un à Madridsavait que tu étais Branciforte. Veux-tu que je te dise ce quiempêcha notre bonheur ? D’abord le souvenir de l’atroce ethumiliante réception que le prince m’avait faite à laPetrella ; que d’obstacles puissants à affronter de Castro auMexique ! Tu le vois, mon âme avait déjà perdu de son ressort.Ensuite il me vint une pensée de vanité. J’avais fait construire degrands bâtiments dans le couvent, afin de pouvoir prendre pourchambre la loge de la tourière, où tu te réfugias la nuit ducombat. Un jour, je regardais cette terre que jadis, pour moi, tuavais abreuvée de ton sang ; j’entendis une parole de mépris,je levai la tête, je vis des visages méchants ; pour mevenger, je voulus être abbesse. Ma mère, qui savait bien que tuétais vivant, fit des choses héroïques pour obtenir cettenomination extravagante. Cette place ne fut, pour moi, qu’unesource d’ennuis ; elle acheva d’avilir mon âme ; jetrouvai du plaisir à. marquer mon pouvoir souvent par le malheurdes autres ; je commis des injustices. Je me voyais à trenteans, vertueuse suivant le monde, riche, considérée, et cependantparfaitement malheureuse. Alors se présenta ce pauvre homme, quiétait la bonté même, mais l’ineptie en personne. Son ineptie fitque je supportai ses premiers propos. Mon âme était si malheureusepar tout ce qui m’environnait depuis ton départ, qu’elle n’avaitplus la force de résister à la plus petite tentation. T’avouerai-jeune chose bien indécente ? Mais je réfléchis que tout estpermis à une morte. Quand tu liras ces lignes, les vers dévorerontces prétendues beautés qui n’auraient dû être que pour toi. Enfinil faut dire cette chose qui me fait de la peine, je ne voyais paspourquoi je n’essayerais pas de l’amour grossier, comme toutes nosdames romaines ; j’eus une pensée de libertinage, mais je n’aijamais pu me donner à cet homme sans éprouver un sentimentd’horreur et de dégoût qui anéantissait tout le plaisir. Je tevoyais toujours à mes côtés, dans notre jardin du palais d’Albano,lorsque la Madone t’inspira cette pensée généreuse en apparence,mais qui pourtant, après ma mère, a fait le malheur de notre vie.Tu n’étais point menaçant, mais tendre et bon comme tu le fustoujours ; tu me regardais ; alors j’éprouvais desmoments de colère pour cet autre homme et j’allais jusqu’à lebattre de toutes mes forces. Voilà toute la vérité, mon cher Jules: je ne voulais pas mourir sans te la dire, et je pensais aussi quepeut-être cette conversation avec toi m’ôterait l’idée de mourir.Je n’en vois que mieux quelle eût été ma joie en te revoyant, si jeme fusse conservée digne de toi. Je t’ordonne de vivre et decontinuer cette carrière militaire qui m’a causé tant de joie quandj’ai appris tes succès. Qu’eût-ce été, grand Dieu ! si j’eussereçu tes lettres, surtout après la bataille d’Achenne ! Vis,et rappelle-toi souvent la mémoire de Ranuce, tué aux Ciampi, etcelle d’Hélène, qui, pour ne pas voir un reproche dans tes yeux,est morte à Sainte-Marthe. »

Après avoir écrit, Hélène s’approcha du vieux soldat, qu’elletrouva dormant ; elle lui déroba sa dague, sans qu’il s’enaperçut, puis elle l’éveilla.

– J’ai fini, lui dit-elle, je crains que nos ennemis nes’emparent du souterrain. Va vite prendre ma lettre qui est sur latable, et remets-la toi-même à Jules, toi-même, entends-tu ?De plus, donne-lui mon mouchoir que voici ; dis-lui que je nel’aime pas plus en ce moment que je ne l’ai toujours aimé,toujours, entends bien !

Ugone debout ne partait pas.

– Va donc !

– Madame, avez-vous bien réfléchi ? Le seigneur Jules vousaime tant !

– Moi aussi, je l’aime, prends la lettre et remets-latoi-même.

– Eh bien, que Dieu vous bénisse comme vous êtesbonne !

Ugone alla et revint fort vite ; il trouva Hélène morte :elle avait la dague dans le cœur.

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