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L’Abîme

L’Abîme

de Charles Dickens
OUVERTURE.

 

Quel jour du mois et de l’année ? Le 13Novembre 1835. Quelle heure ? Dix heures du soir sonnant à la grande horloge de St. Paul.

En même temps toutes les églises de la ville ouvrent leurs gosiers de bronze et forcent leurs voix.Quelques-unes ont inconsidérément commencé de chanter avant la Cathédrale ; d’autres n’y vont pas si vite et sont en retard de quatre, de six coups sur la grosse cloche. Cependant toutes se suivent d’assez près pour laisser ensemble dans l’air une même résonance longue et plaintive. On dirait que le père ailé qui dévore ses enfants décrit une courbe retentissante, avec sa faux gigantesque, au-dessus de la Cité.

Quelle est cette cloche plus sourde et plus triste que toutes les autres, plus proche aussi de notre oreille ?… Ce soir-là elle retarde si fort que ses vibrations persistent seules, longtemps après que tout autre son s’est éteint dans l’air. C’est la cloche de l’Hospice des Enfants Trouvés.

Jadis les enfants y étaient reçus sans enquête. Un tour pratiqué dans la muraille s’ouvrait et se refermait discrètement. Il n’en est plus ainsi aujourd’hui. On prend des informations sur les pauvres petits hôtes, on les reçoit par faveur des mains de leurs mères. Ces malheureuses mères doivent renoncer à les revoir, à les réclamer même, et cela pour jamais ! Ce soir, la lune est dans son plein, la nuit estassez douce. La journée n’a pourtant pas été belle ; la boueépaissie par les larmes du brouillard recouvre les rues d’unecouche noirâtre, et, certes, il faut, pour éviter l’atteintepénétrante, que la dame voilée qui se promène de long en large soitbien et solidement chaussée.

Elle marche évitant la place desfiacres ; on la voit s’arrêter de temps en temps dans l’ombrede la partie occidentale de ce grand mur quadrangulaire, le visagetourné vers une petite porte dérobée. Au-dessus de sa tête sedéploie le ciel pur, éclairé par cette lune brillante, lessouillures du pavé s’étendent sous ses pas, et son esprit estdivisé entre des pensées bien différentes, les unes presqueheureuses, les autres cruelles. Son cœur ne lui parle point le mêmelangage que l’expérience impitoyable ; l’empreinte de sespieds se succédant aux mêmes places dans cette boue noire a finipar y tracer comme un labyrinthe : ne serait-ce point làl’image de sa vie, des obstacles que le hasard a dressés devantelle, et du dédale inextricable où ses fautes l’ontengagée ?

La porte dérobée s’ouvrit alors, et une jeunefemme sortit de l’Hospice.

La dame voilée se tint d’abord à l’ écart,observant de tous ses yeux. Ayant vu la porte se refermer elle semit à suivre la jeune femme.

Elles traversèrent ainsi deux rues en silence.La dame voilée, enfin, étendit la main vers celle qu’elle suivaitet la toucha. La jaune femme s’arrêta, tout effrayée et seretourna.

– Vous m’avez déjà touchée hier soir, –s’écria-t-elle, – et, lorsque j’ai tourné la tête, vous avez refuséde me parler. Pourquoi me suivez-vous comme un fantôme ?

– Je n’ai pas refusé de vous parler, – murmurala dame. – J’ai bien essayé de le faire ; mais alors je n’aipu…

– Que voulez-vous de moi ?… Je ne vous aijamais fait de mal ?

– Jamais.

– Je ne crois pas vous connaître ?

– Vous ne me connaissez pas.

– Que puis-je donc, pour vous êtreutile ?

– Il y a deux guinées dans ce papier. Acceptezmon pauvre petit présent, et je vous le dirai.

La jeune femme, qui avait bien le plus honnêtevisage du monde, rougit vivement.

– Je suis Sally, – dit-elle. – Dans ce grandétablissement, auquel j’appartiens, il n’y a pas une grandepersonne ni un enfant qui n’ait toujours une bonne parole pourSally. On n’aurait pas pris une si bonne opinion de moi, si l’on mecroyait capable de me vendre.

– Hélas ! – fit la dame, – je ne songepas à vous acheter. Je voulais seulement vous offrir une légèrerécompense.

Avec fermeté, mais sans aigreur, Sallyrepoussa la main qui lui présentait l’offrande.

– S’il y a quelque chose que je puisse fairepour vous obliger, – dit-elle, – vous vous trompez en pensant queje le ferai pour de l’argent. Que désirez-vous ?

– Vous êtes l’une des gardiennes ou desemployées de l’Hospice. Je vous en ai vue sortir hier et cesoir.

– Je suis Sally, madame ; je suisSally.

– Votre visage annonce la patience et ladouceur, je suis sûre que les enfants s’attachent tout de suite àvous.

– Pauvres chéris !… c’est vrai,madame.

La dame releva son voile. Elle n’était guèremoins jeune que Sally. Certes sa figure avait quelque chose de bienplus aristocratique et décelait une intelligence bien plusouverte : mais aussi comme elle était pâle etfatiguée !

– Je suis la malheureuse mère d’un enfantconfié à vos soins, – balbutia-t-elle, – et je veux vous adresserune prière !…

Sally alors, touchée de la confiance que lapauvre femme lui avait montrée en écartant son voile, Sally, dontles actions étaient toujours simples et pleines de bonté, replaçala voile sur ce visage pâle et se mit à pleurer.

– Vous écouterez ma prière, – lui dit la dame,– Vous ne serez point insensible aux angoisses d’une infortunée quivous supplie ?…

– Oh ! chère… bien chère… – s’écria labonne Sally. – Que faut-il vous dire ? Et que puis-jefaire ? Ne parlez pas de prière, au moins… Nos prières nedoivent s’élever que vers notre Père à tous : on n’en adressepoint à une pauvre fille comme moi. D’ailleurs je vais quitterl’Hospice ; je n’y resterai plus que six mois, jusqu’à cequ’une autre jeune femme ait été mise au courant de mon service etsoit prête à me remplacer. Je vais me marier, madame. Je ne seraispas sortie ce soir si mon Dick… c’est celui que je dois épouser…n’était malade. J’aiderai sa mère et sa sœur à le veiller cettenuit. Ne vous affligez pas si fort.

– Ah ! bonne Sally… chère Sally… vousêtes pleine d’espérance, et depuis longtemps l’espérance s’estéteinte devant mes yeux. La vie s’offre à vous belle et paisible,vous deviendrez une femme respectée et sans doute une tendre etorgueilleuse mère. Vous êtes une femme aimante et vivante… Et moi,il faut que je meure !… Écoutez, écoutez-moi, je vous enprie.

– Mon Dieu ! – s’écria Sally, – quedois-je donc faire ? Voyez comme vous vous servez de mespropres paroles contre moi. Je vous ai dit que j’étais sur le pointde me marier, afin de vous faire mieux comprendre que j’allaisquitter cette maison et que je ne pouvais vous être d’aucunsecours, pauvre femme !… Et vous voudriez à présent mepersuader que j’ai tort de me marier et que je suis cruelle enrefusant de vous servir. Ce n’est pas bien !… Allons, est-ceque cela est bien, madame ?

– Sally, ma bonne Sally, ce n’est point dansl’avenir que je vous demande de m’aider, oh ! non, ce n’estpas dans l’avenir. Ma prière ne regarde que le passé, je n’attendsde vous que deux mots.

– Là, – s’écria Sally, – voilà qui va de malen pire. Si je ne comprenais pas quels sont ces deux mots que vousvoulez savoir…

– Vous le comprenez, Sally. Quels sont lesnoms que l’on a donnés à mon pauvre baby ?… Quels sont cesnoms ? Je ne vous en demande pas davantage ; j’ai lu larègle de la maison. Il a été baptisé dans la chapelle et enregistrédans le grand-livre. C’était Lundi soir… Gomment l’a-t-onappelé ?

Elle se mit à genoux devant Sally, – à genouxdans la boue épaisse de cette petite rue déserte et sans issue quiconduisait aux jardins de l’Hospice ; elle se serait rouléesur le pavé dans la véhémence et la folie de son désespoir, si labonne Sally ne l’eût relevée.

– Oh ! non… non !… – s’écria cettechère fille, – vous me donnez envie de faire une bonne action.Laissez-moi regarder encore votre jolie figure ; mettez vosmains dans les miennes… Jurez-moi que vous ne me demanderez rien deplus que ces deux mots.

– Jamais… jamais je ne vous demanderai autrechose.

– Et si je les dis, ces noms, vous n’en ferezpas un mauvais usage ? Vous ne ferez pas tourner cetterévélation contre moi ?

– Jamais !… Jamais !…

– Walter Wilding.

La dame jeta sa tête sur le sein de la jeunefille, la tint un moment embrassée, et murmura une bénédictionfervente.

– Embrassez-le pour moi ! – fit-elle.

Et elle disparut.

*****

Quel jour du mois et de l’année ? Lepremier Dimanche d’Octobre 1847. Quelle heure à Londres ? Uneheure et demie de l’après-midi à la grande horloge de St. Paul.

Aujourd’hui l’horloge de l’Hospice des EnfantsTrouvés marche de conserve avec celle de la Cathédrale. Le serviceest fini dans la chapelle et les Enfants Trouvés sont à dîner.

Il y a comme toujours beaucoup de monde à cedîner ; deux ou trois directeurs, des familles entières deparoissiens, et quelques curieux. Un doux soleil d’automne pénètredans la salle. Ces grandes fenêtres, ces murailles sombres surlesquelles les rayons vont se jouant, sont des choses qu’Hogarthaimait à reproduire dans ses tableaux.

Le réfectoire des filles (la division desfilles comprend aussi celle des plus jeunes enfants) est leprincipal attrait de curiosité pour l’assistance. Des valets d’unepropreté rare glissent autour des tables silencieuses. Les curieuxvont et viennent à leur guise et font tout bas entre eux plus d’uncommentaire sur la figure de ce numéro qui est là-bas près de lafenêtre. C’est que beaucoup de ces physionomies expansives ont uncaractère qui mérite de fixer l’attention. Il y a parmi lesassistants des visiteurs habituels qui connaissent les hôtes dulieu. On les voit s’arrêter à une place marquée, se pencher, etdire quelques mots à l’oreille de l’un des enfants. Ce n’est pointmédire que de remarquer en passant qu’ils s’adressent surtout àceux qui ont un joli visage… Tout le monde circule, chuchote,s’anime, et la monotonie de ces longues salles moroses en estquelque peu rompue.

Une dame voilée, que personne n’accompagne,s’avance au milieu de la foule. On ne peut douter en la voyantqu’elle ne vienne à l’Hospice pour la première fois. Sans doute lacuriosité ni l’occasion ne l’avaient jamais amenée dans ce tristeséjour, et ce spectacle semble la troubler un peu. Elle fait letour des tables, sa démarche est incertaine, et son attitudetremblante. Elle va, cherchant son chemin qu’elle ne veut pasdemander, elle arrive au réfectoire des petits garçons. Pauvrespetits, ils sont moins recherchés que les filles ; point devisiteurs autour d’eux : les yeux humides de la dame voiléeplongent dans la salle.

Justement, sur le seuil de la porte, setrouvait une employée d’un certain âge, respectable matrone, femmede charge, utile à tout. C’est à elle que la dame s’adresse.

– Vous avez beaucoup de petits garçonsici ? – dit-elle. – À quel âge les fait-on entrer dans lemonde ?… Se prennent-ils souvent de passion pour la mer ?– Et puis d’une voix étouffée : – Savez-vous lequel est WalterWilding ?

La matrone sentit avec quelle ardeur brûlanteles yeux de l’étrangère s’attachaient sur les siens, à travers levoile épais. Aussi baissa-t-elle la tête, n’osant la regarder à sontour.

– Je sais lequel est Walter Wilding, –dit-elle – Mais mon devoir m’interdit de faire connaître auxvisiteurs le nom de nos enfants.

– Ne pouvez-vous seulement me le montrer sansrien me dire ? – répliqua la dame voilée.

Sa main allait en même temps chercher celle dela femme et la serrait de toute sa force.

– Je vais passer autour des tables, – dit toutbas la matrone sans avoir l’air de s’adresser à la visiteuse. –Suivez-moi des yeux. Le petit garçon près duquel je m’arrêterai età qui je parlerai tout à l’heure, ne sera pour vous qu’un étrangercomme tous les autres ; mais celui que je toucherai en passantsera Walter Wilding. Ne me dites plus rien et éloignez-vous.

La dame voilée obéit, avança de quelques pasdans la salle, les yeux fixés sur la matrone.

Celle-ci, d’un air officiel et grave, marcheen dehors des tables en commençant par la gauche. Elle suit laligne entière, tourne, et revient à l’intérieur des rangs et,jetant un regard furtif du côté de la dame voilée, s’arrête auprèsd’un enfant, se baisse, et lui parle. L’enfant lève la tête etrépond. Elle l’écoute d’un air naturel, en souriant, et pose enmême temps sa main sur l’épaule du petit garçon assis à droite.Tandis qu’elle continue de causer avec l’autre, elle fait àcelui-ci quelques caresses sans lui rien dire ; puis elleachève sa tournée le long des tables sans toucher aucun autreenfant et sort de la salle.

Le dîner est fini, La dame voilée s’avance àson tour, par le chemin indiqué, en dehors des tables, encommençant par la gauche. Elle suit la longue rangée extérieure,tourne, et revient sur ses pas. Par bonheur pour elle, d’autrespersonnes viennent d’entrer par hasard et sans but. Elle ne se voitplus seule dans la salle ; et, moins alarmée, elle relève sonvoile et, s’arrêtant devant le petit garçon que la matrone atouché : – Quel âge avez-vous ? – dit-elle.

– Douze ans, madame, – répond l’enfant étonné,en levant ses beaux grands yeux vers elle.

– Êtes-vous heureux et content ?

– Oui, madame.

– Pouvez-vous accepter ces bonbons ?

– S’il vous plaît de me les donner.

Elle se penche pour les lui remettre et touchede son front et de ses cheveux la figure de l’enfant. Alors,baissant de nouveau son voile, elle passe.

Elle passe bien vite et s’enfuit sans regarderen arrière.

PREMIER ACTE.

Le rideau se lève.

 

Au fond d’une cour de la Cité de Londres, dansune petite rue escarpée, tortueuse, et glissante, qui réunissaitTower Street à la rive de la Tamise, se trouvait la maison decommerce de Wilding et Co., marchands de vins. L’extrémité de larue par laquelle on aboutissait à la rivière (si toutefois on avaitle sens olfactif assez endurci contre les mauvaises odeurs pourtenter une telle aventure) avait reçu le nom d’Escalier du CasseCou. La cour elle-même n’était pas communément désignée d’une façonmoins pittoresque et moins comique : on l’appelait leCarrefour des Écloppés[1].

Bien des années auparavant, on avait renoncé às’embarquer au pied de l’Escalier du Casse Cou et les mariniersavaient cessé d’y travailler. La petite berge vaseuse avait finipar se confondre avec la rivière ; deux ou trois tronçons depilotis, un anneau, et une amarre en fier rouillé, voilà tout cequi restait de la splendeur du Casse Cou. Il arrivait pourtantencore de temps à autre qu’une barque chargée de houille vint yaborder violemment. Quelques vigoureux chargeurs surgissaient alorsde la vase, déchargeaient le bateau, transportaient le charbon dansle voisinage ; et puis on ne les voyait plus. D’ordinaire leseul mouvement commercial de l’Escalier du Casse Cou, c’était letransport des tonneaux pleins et des bouteilles vides remplissantet désemplissant les caves, entrant et sortant à grand bruit, chezWilding et Co., marchands de vins. Encore ce mouvement n’était-ilpas de tous les goûts, et pendant trois marées sur quatre, la saleeau grise de la rivière venait solitairement battre de son écume etde sa vase l’amarre et l’anneau rouillé. On eût dit que Madame laTamise, ayant entendu parler du Doge et de l’Adriatique, voulait,elle aussi, s’unir, au moyen de cet anneau, à son Doge, le TrèsHonorable Lord Maire, le grand conservateur de sa corruption et deses souillures.

Vers la droite, à quelque deux cents mètressur le monticule opposé, (touchant au bas de l’Escalierfantastique), on trouvait le Carrefour des Écloppés. Il appartenaittout entier à Wilding et Co., ce coin sordide. Leurs caves étaientcreusées par-dessous, leur maison s’élevait par-dessus. Cettemaison avait été réellement une habitation autrefois ; onvoyait encore au-dessus de sa porte un antique auvent sans support,ce qui était naguère l’ornement obligé de toute demeure habitée parun bourgeois de Londres. Une longue rangée de petites fenêtresétroites perçait cette morne façade de briques et la rendaitsymétriquement disgracieuse ; au-dessus de tout on avaitperché certaine coupole, où se balançait une cloche.

– Monsieur Bintrey, – dit Walter Wilding, –pensez-vous qu’un homme de vingt-cinq ans qui peut se dire enmettant son chapeau : ce chapeau couvre la tête dupropriétaire de cette propriété et le maître des affaires qui sefont dans la maison, pensez-vous que cet homme, sans êtreorgueilleux, n’ait point le droit de se déclarer satisfait delui-même ; le pensez-vous ?

Ainsi s’exprimait Walter Wilding dans sonpropre bureau, s’adressant à son homme de loi, et tout de suite,pour joindre l’action à la parole, il prit son chapeau, s’encoiffa, et remit ensuite ce meuble où il l’avait pris. Il fit toutcela sans outrepasser les bornes de la modestie qui lui étaitnaturelle, car il était né modeste.

C’était un homme à l’air simple et franc, leplus naïf des hommes, que Walter Wilding, avec son teint blanc etrosé et son heureuse corpulence, étonnante chez un garçon devingt-cinq ans. Ses cheveux bruns frisaient avec grâce, ses beauxyeux bleus avaient un attrait extraordinaire. Le plus communicatifdes hommes aussi bien que le plus candide, jamais il ne trouvaitassez de paroles pour épancher sa gratitude et sa joie quand ilcroyait avoir quelque motif d’être reconnaissant ou joyeux.

Bintrey, au contraire, était un prudentcompagnon, la réserve même. Ses yeux pouvaient être comparés à deuxpetits globules clignotants qui sortaient de deux grosses paupièresau milieu d’une grosse tête chauve. En ce moment, Wilding leréjouissait fort, il trouvait que le franc langage du jeune hommeet la simplicité de son cœur étaient deux choses bien comiques.

– Oui, – dit-il, – je pense que vous avez ledroit d’être satisfait… Oui, vraiment… Ah ! ah !

Il y avait sur le bureau, des biscuits, unecarafe, et deux verres.

– Aimez-vous le vieux Porto de quarante-cinqans ? – dit Wilding.

– Si je l’aime ? – répéta Bintrey, – maisvous m’en avez fait assez boire…

– C’est du meilleur coin de notre meilleurecave, – s’écria Wilding.

– Eh ! oui. Je vous remercie, monsieur…excellent vin !

Puis il se mit à rire de nouveau tout enélevant son verre et lui faisant les doux yeux. Il lui paraissaitaussi bien plaisant qu’on pût se séparer sans regret d’un pareilvin et surtout le faire boire gratis à personne.

– Maintenant, – reprit Wilding, qui apportaitjusque dans la discussion des affaires une gaieté d’enfant, – jecrois que nous avons tout arrangé, Monsieur Bintrey, et le mieux dumonde.

– Le mieux du monde, – reprit Bintrey.

– Nous nous sommes assuré un associé.

– Oui, nous nous sommes assuré unassocié !… Oui, vraiment !

– Nous demandons dans les journaux une femmede charge.

– Une femme de charge… nous la demandons dansles journaux. « S’adresser au Carrefour des Écloppés, GreatTower Street, de dix heures à midi. » Voilà l’annonce.

–Les affaires de feu ma pauvre mère sontréglées, – dit Walter.

–Réglées, – fit l’écho.

– Et tous les frais payés.

– Payés, – dit Bintrey avec son gros rire.

Et pourquoi Bintrey riait-il ? C’estqu’il pensait qu’il y avait vraiment au monde des gens assezsimples, pour payer des frais sans discuter.

– Feu ma pauvre chère mère, – continuaWilding, – c’est un plaisir pour moi que de parler d’elle… maisc’est un plaisir qui m’accable… vous savez combien je l’aimais etcombien je lui étais cher. Certes nous avions l’un pour l’autre leplus grand amour qui puisse exister entre une mère et sonfils ; et, depuis le jour où elle m’avait pris sous sa garde,jamais nous n’avons connu un moment de discussion ou d’humeur.C’est un bonheur qui n’a duré que treize ans ; n’est-ce pasbien court ? Je n’ai vécu que treize ans auprès de ma chèremère et ce n’était que depuis huit ans qu’elle m’avait reconnuconfidentiellement pour son fils. Vous connaissez cette tristehistoire, Monsieur Bintrey. Qui la connaîtrait, si ce n’étaitvous ?

Wilding se prit à sangloter.

Tandis qu’il essuyait ses larmes, que faisaitBintrey ? Il savourait son Porto à petites gorgées qu’ilpromenait dans sa bouche.

– Je sais l’histoire… – dit-il… – Oui… oui… Jela sais.

– Ma pauvre mère, – reprit Wilding. – Elleavait été cruellement trompée, et comme elle en a souffert !Mais ses lèvres sont toujours restées muettes à ce sujet. Par quia-t-elle été trompée et dans quelles circonstances ce grand malheurlui est-il arrivé, monsieur ? Dieu seul le sait. Ma pauvrechère mère n’a jamais voulu trahir le secret de celui qui avaittrahi sa confiance, jamais…

– Elle avait résolu de se taire, – interrompitBintrey promenant de nouveau cet excellent vin dans songosier ; – elle a dû garder le silence.

À quoi il ajouta mentalement, avec un petitclignement d’yeux : – Et cela, beaucoup mieux que vous nepourrez jamais le faire, vous qui aimez tant à parler.

– « Tes père et mère honoreras » –reprit Wilding qui sanglotait toujours… – « afin de vivrelonguement. » Quand j’étais aux Enfants Trouvés, MonsieurBintrey, je me sentais intérieurement si peu disposé à souscrire debon cœur à ce commandement que je croyais bien n’avoir pas beaucoupde temps à vivre. Cependant je suis arrivé bien vite à honorer mamère profondément, de toute mon âme, et je révère maintenant samémoire.

– Vous la révérez ? – dit Bintrey.

– Pendant sept heureuses années, – continuaWilding avec le même accent de simple et virile douleur et sanssonger à rougir de ses larmes, – pendant sept ans, mon excellentemère fut ici l’associée de mes prédécesseurs Pebblesson Neveu.Lorsque j’atteignis ma majorité, elle me transmit la part dont elleavait hérité dans cette maison, puis elle racheta pour moi la partde Pebblesson ; elle me laissa tout ce qu’elle possédait,tout, hormis cet anneau de deuil que vous portez au doigt… Ellen’est plus ! Il n’y a pas six mois qu’elle vint un matin auCarrefour des Écloppés pour y lire de ses yeux la nouvelleenseigne : Wilding et Co. Et pourtant elle n’estplus !

– Triste !… fort triste !… – murmuraBintrey, – mais c’est le sort commun à un moment ou à unautre : ne devons-nous pas tous cesser d’être ?

Ce disant, il le prouva bien en achevant devider la bouteille de Porto. Ce Porto de quarante-cinq ans avaitaussi cessé d’être. Bintrey poussa un large soupir.

– Et puisque je l’ai perdue, – reprit Wildingen essuyant ses larmes, – il ne me reste plus qu’à nourriréternellement son souvenir et mes regrets. La chère femme !Mon cœur se sentit entraîné vers elle dès la première fois que jela vis ; c’était l’instinct de la nature… je ne pouvaispourtant la prendre alors que pour une dame étrangère. C’était unDimanche, nous finissions de dîner là-bas aux Enfants Trouvés…Ah ! vous savez bien, Monsieur Bintrey, que je ne rougis pointd’avoir été aux Enfants Trouvés. Moi, qui ne me suis jamais connude père, je désire être un père pour tous ceux qui travaillent sousmes ordres.

– Honnête désir, – fit observer Bintrey.

– C’est pourquoi, – continua Wilding quis’animait et se noyait même un peu dans le flot montant de sonéloquence, – c’est pourquoi je demande dans les journaux uneexcellente femme de charge, pour prendre soin de la maisond’habitation de Wilding et Co., marchand de vins, Carrefour desÉcloppés. Je veux rétablir chez moi quelques-uns de nos anciensusages et les rapports touchants qui existaient autrefois entre lepatron et l’employé. Il me plait de vivre à l’endroit où je gagnemon argent. Je veux, chaque jour, m’asseoir au haut bout de latable à laquelle les gens qui me servent viendront s’asseoir ;et nous mangerons ensemble du même rôti, du même bouilli, et nousboirons la même bière ; et mes serviteurs dormiront sous lemême toit que Walter Wilding ! Et tous tant que nous sommes…Je vous demande pardon, Monsieur Bintrey, voilà que mesbourdonnements dans la tête vont me reprendre… je vous seraisobligé si vous me conduisiez à la pompe.

Alarmé par l’excessive coloration du visage deson client, Bintrey ne perdit pas un moment pour l’entraîner dansla cour. C’était chose facile, car le cabinet dans lequel ilscausaient tous les deux y donnait accès de plain-pied du côté de lamaison d’habitation. Là, l’homme d’affaires, obéissant à un signedu malade, se mit à pomper de toutes ses forces. Wilding se lava lafigure et la tête et but de bon cœur ; après quoi il déclarase sentir mieux.

– Voyez ! – dit Bintrey, – voilà ce quec’est que de vous laisser échauffer par vos bonssentiments !

Ils regagnèrent le bureau, et tandis queWilding s’essuyait, l’homme de loi le grondait toujours.

– Bon ! – dit le jeune homme, – n’ayezpas peur. Je n’ai pas divagué, n’est-ce pas ?

– Pas le moins du monde. Vous avez étéparfaitement raisonnable.

– Où en étais-je, Monsieur Bintrey ?

– Vous en êtes resté… mais, à votre place, jene voudrais pas m’agiter en reprenant ce sujet quant à présent…

– J’y veillerai, je serai sur mes gardes, –dit Wilding. – À quel endroit ce diable de bourdonnement m’a-t-ilpris ?

– Au rôti, au bouilli, et à la bière. Vousdisiez : logeant sous le même toit, afin que nous puissionstous tant que nous sommes…

– Tous tant que nous sommes !… Ah !c’est cela… Tous tant que nous sommes, bourdonnant ensemble…

– Là… là… – interrompit Bintrey. – Quand jevous disais que vos bons sentiments ne sont propres qu’à vousexalter, à vous faire du mal… Voulez-vous encore essayer de lapompe ?

– Non ! non ! c’est inutile. Je vaisbien, Monsieur Bintrey. Je reprends donc : Afin que nouspuissions, tous tant que nous sommes, formant une sorte de famille…Voyez-vous, je n’ai jamais été accoutumé à l’existence personnelleque tout le monde mène dans son enfance. Plus tard j’ai été absorbépar ma pauvre chère mère. Après l’avoir perdue, je me suis trouvébien plus apte à faire partie d’une association qu’à vivre seul. Jene suis rien par moi-même… Ah ! Monsieur Bintrey, faire mondevoir envers ceux qui dépendent de moi et me les attacher sansréserve, cette idée revêt à mes yeux un charme tout patriarcal etravissant ! Je ne sais quel effet elle peut produire survous…

– Sur moi ? – répliqua Bintrey, – iln’importe guère. Que suis-je en cette circonstance ? Rien.C’est vous qui êtes tout, Monsieur Wilding ? Par conséquent,l’effet que vos idées peuvent produire sur moi est ce qu’il y a deplus indifférent au monde.

– Oh ! – s’écria Wilding avec un feuextraordinaire, – mon plan me parait, à moi, délicieux…

– En vérité ! – interrompit brusquementl’homme d’affaires, – si j’étais à votre place, je ne voudrais pasm’agi…

– Ne craignez rien, – fit Wilding. –Tenez ! – continua-t-il en prenant sur un meuble un gros livrede musique. – Voici Haendel.

– Haendel, – répéta Bintrey avec un grognementmenaçant, – qui est cela ?

– Haendel !… Mozart, Haydn, Kent, Purcel,le Docteur Arne, Greene, Mendelssohn, je connais tous les chœurs deces maîtres. C’est la collection de la chapelle des EnfantsTrouvés. Les belles antiennes ! Pourquoi ne lesapprendrions-nous pas ensemble ?

– Ensemble ? que veut dire cet« ensemble ? » – s’écria l’homme d’affairesexaspéré, – qui apprendra ces antiennes ?

– Qui ?… le patron et les employés.

– À la bonne heure ! c’est autrechose.

Pendant un moment il avait cru que Wildingallait lui répondra : l’homme d’affaires et le client :vous et moi !

– Non, ce n’est pas autre chose, – repritWilding, –c’est la même chose. La musique doit surtout servir delien entre nous. Monsieur Bintrey, nous formerons un chœur dansquelque paisible église, près du Carrefour des Écloppés, après quenous aurons, avec joie, chanté ensemble, nous reviendrons ici dînerensemble avec plaisir. Ce qui me préoccupe maintenant, c’est demettre ce système en pratique dans le plus bref délai possible, defaçon que mon nouvel associé se trouve établi en arrivant dans lamaison.

– Grand bien vous fasse ! – s’écriaBintrey en se levant. – Est-ce que Laddle sera aussi l’associé deHaendel, Mozart, Haydn, Kent, Purcel, le Docteur Arne, Greene, etMendelssohn ?

– Je l’espère.

– Je souhaite que ces messieurs en soientcontents, reprit Bintrey. – Adieu, monsieur.

Ils se serrèrent la main et se séparèrent. Àpeine Bintrey s’était-il éloigné que l’on frappa à la porte.Quelqu’un entra dans le bureau de Wilding par une porte decommunication qui s’ouvrait dans la salle où se tenaient lescommis. C’était le chef des garçons de cave de Wilding et Co.,jadis chef des garçons de cave de Pebblesson Neveu, Joey Laddle,lui-même, un homme lent et grave, comme architecture humaine unportefaix. Il était vêtu d’un vêtement froncé et d’un tablier àbavette qui ressemblait à la fois à un paillasson et à la peau d’unrhinocéros.

– … Quant à la même nourriture et au mêmelogement, Monsieur Wilding, mon jeune maître… – dit-il, en entrant,d’un ton bourru.

– Quoi ! Joey…

– Eh bien ! s’il faut parler pour moi,Monsieur Wilding… et jamais je n’ai parlé ni ne parlerai pourd’autres que pour moi, … je n’ai aucun besoin, ni d’être nourri, nid’être logé. Si cependant vous désirez me loger et me nourrir,soit… je puis manger comme tout le monde et je me soucie moins del’endroit où je mangerai que de ce qu’on me fera manger, ne vous endéplaise. Est-ce que tous vos employés vont aussi vivre chez vous,mon jeune maître ? Les deux autres garçons de cave, les troisporteurs, les deux apprentis, les hommes de journée… tout lemonde ?

– Oui, Joey… et j’espère que nous formeronsune famille unie.

– Bon, – dit Joey, – je l’espère pour eux.

– Pour eux ?… Dites aussi pour nous.

Joey Laddle secoua la tête.

– Ne comptez pas trop sur moi pour cela,Monsieur Wilding, mon jeune maître. Ce n’est pas à mon âge, etaprès les circonstances qui ont formé mon caractère, qu’on se prendtout d’un coup à aimer la société. Lorsque Pebblesson Neveu medisaient : « Joey, tâche donc de prendre une figure plusenjouée, » je leur ai souvent répondu : « C’est bon àvous qui êtes accoutumés à boire le vin, d’avoir un visage gai. Moije ne fais que le respirer par les pores de ma peau. Pris de cettefaçon, il agit différemment. Autre chose, messieurs, de remplir vosverres dans une bonne salle à manger, bien chaude, en poussant unHip hurrah ! vigoureux et en portant des toasts auxconvives ; autre chose de s’en remplir soi-même par les poreset par les poumons, au fond d’une cave basse et noire et dans uneatmosphère moisie. » Je disais cela à Pebblesson Neveu.Ah ! Monsieur Wilding, mon jeune maître, j’ai été garçon decave toute ma vie, j’ai appliqué toute mon intelligence au travail,et me voila aussi abruti qu’un homme peut l’être. Allez ! vousne trouverez pas plus abruti que moi. Vous ne trouverez pas nonplus mon égal en humeur noire. Chantez, videz gaiement vos verres.On dit que chaque goutte que vous répandez sur vous efface uneride… je ne dis pas non. Mais essayez de humer le vin par vos poresquand vous n’en avez pas besoin. Et vous verrez.

– Je suis désolé de ce que vous me dites,Joey, – répondit Wilding. – Et moi qui avais espéré que vousréuniriez une classe de chant dans cette maison.

– Moi, monsieur !… Monsieur Wilding, monjeune maître, vous ne prendrez pas Joey Laddle à s’occuperd’harmonie ! Une machine à avaler, monsieur, c’est tout ce queje puis être en dehors de mes caves ! L’estomac n’est pasmauvais. Cependant, je vous remercie, puisque vous pensez que jevaux la peine que vous voulez prendre en me faisant vivre chezvous.

– Je le veux, Joey.

– N’en parlons plus, monsieur. C’est dit…Mais, monsieur, n’êtes-vous pas sur le point de prendre le jeuneGeorge Vendale comme associé dans cette maison ?

– Oui.

– Un changement de plus. Au moins ne changezpas encore la raison sociale. Ne faites pas cela. Vous l’avez déjàfait une fois. Et je vous le demande, n’aurait-il pas mieux valuconserver « Pebblesson et Co. », qui avaient toujours eude la chance ? On ne doit point risquer de changer la chancequand elle est bonne.

– Je ne modifierai point la raison sociale,Joey.

– Je suis content de l’apprendre, MonsieurWilding, et je vous souhaite le bonjour. Mais vous auriezcertainement mieux fait de conserver « Pebblesson etCo. » Vous auriez mieux fait.

La femme de charge entre.

 

Le lendemain, Walter Wilding était assis dansla salle à manger, prêt à recevoir les postulantes à ces hautesfonctions de femme de charge qu’il allait créer dans sa maison.Cette salle était une pièce entièrement boisée, parquetée de chêne,avec un tapis de Smyrne fort usé, le meuble était en acajou noir,un vieux serviteur de meuble qui avait connu plus d’une fois lebaiser réparateur du vernis sous Pebblesson. Le grand buffet avaitvu bien des dîners d’affaires que Pebblesson Neveu ne marchandaitpas à sa clientèle, ayant pour principe qu’un bon commerçant nedoit jamais hésiter à donner libéralement un œuf pour recevoir unbœuf. Trois grands réchauds dormaient sur la grande cheminée qu’ilscouvraient presque tout entière en compagnie d’une cave à vins quiaffectait la forme d’un sarcophage, et qui avait, en effet, dansson temps, enseveli bien des liqueurs. Mais le vieux célibatairerubicond, en grande perruque à marteau, dont le portrait étaitaccroché à la muraille, au-dessus de ce majestueux buffet ; etqu’on pouvait reconnaître pour Pebblesson (pas le neveu) nes’était-il pas avisé, lui aussi, d’aller habiter unsarcophage ? Depuis lors ces réchauds étaient demeurés froids,aussi froids que le vieux négociant lui-même.

Tout, d’ailleurs, dans ce vieux logis, avaitun air de vétusté glacée. Les griffons noir et or qui supportaientles candélabres, tenant des boules noires et des chaînes d’or dansleurs gueules, montraient une mine piteuse qui semblait demandergrâce pour une attitude si gênante et qu’ils gardaient depuis silongtemps. On voyait bien qu’à leur âge ils ne se sentaient plus lecœur de jouer à la balle. Ils secouaient leurs chaînes comme pourprotester qu’ils avaient bien acquis le droit d’être libres. Et,cependant, ils demeuraient enchaînés à la même place, devant lesmêmes objets qu’ils regardaient avec tant d’ennui, depuis tantd’années, et rien ne changeait dans l’antique maison, rien que lesmaîtres !

Justement cette matinée d’été vit un événementaussi surprenant que la découverte d’un nouveau monde par le vieuxColomb. Le ciel, à force de regarder d’en haut, découvrit leCarrefour des Écloppés. La lumière et la chaleur y pénétrèrent. Unrayon s’en vint jouer sur un portrait de femme suspendu au-dessusde la cheminée et qui composait, avec le portrait de Pebblessonl’oncle, la seule décoration de la salle à manger de Wilding.

Wilding contemplait cette peinture.

– Ma mère à vingt-cinq ans, – sedisait-il.

Et ses yeux suivaient avec ravissement cerayon béni… Il pensait qu’il avait accroché là cette toile afin queles visiteurs pussent admirer sa mère dans tout l’éclat de sajeunesse et de sa beauté. Quant à un autre portrait qui avait étéfait de la morte, alors qu’elle avait cinquante ans, il l’avait misdans sa chambre à coucher comme un souvenir avec lequel il voulaittoujours vivre…

– Quoi ! c’est vous, Jarvis, –dit-il.

Ces mots s’adressaient à un de ses commis quivenait de passer la tête par la porte entre-baillée.

– Oui, – répliqua Jarvis, – je voulaisseulement vous dire, monsieur, qu’il va être dix heures et queplusieurs femmes attendent dans le bureau.

– Mon Dieu ! – s’écria Wilding, quirougit et qui pâlit en même temps, – sont-elles vraimentplusieurs ?… J’aurais mieux fait de les faire introduire quandil n’y en avait qu’une ou deux. Je les recevrai donc, chacune à sontour, Jarvis, dans l’ordre de leur arrivée.

Ce disant, il se retrancha derrière la table,s’enfonça bien dans son fauteuil, et mit devant lui un grandencrier, puis il donna l’ordre d’introduire les postulantes.

Il lui arriva ce qui doit arriver en semblablecirconstance à tout célibataire connu pour être à son aise. Wildingvit défiler devant lui l’espèce ordinaire des femmes répugnantes etl’ordinaire espèce des femmes trop sympathiques. La première qui seprésenta fut la veuve d’un boucanier déterminée à s’emparer de luiquand même ; elle étreignait son parapluie sous son bras commesi elle se fût imaginée que ce parapluie était Walter Wildinglui-même et qu’elle le tenait déjà dans ses serres. Vinrent ensuiteplusieurs de ces vieilles filles qui « ont vu de meilleursjours » et qui arrivent armées de certificats cléricauxattestant que la théologie ne leur est point étrangère ; puisce fut le tour des demoiselles, qui s’offraient à Wilding pourl’épouser sans façon. Il vint encore des femmes de charge deprofession, aux allures militaires, qui lui firent subir uninterrogatoire en règle sur ses mœurs et ses habitudes ; delanguissantes malades pour qui la question des gages n’était quesecondaire et qui recherchaient surtout le confort d’un hospiceparticulier ; de sensibles créatures qui éclataient en pleursdès que Wilding leur adressait une question et auxquelles il dutfaire boire plusieurs verres d’eau sucrée pour les apaiser,etc.

Le courage de Wilding allait lui manquer quandune nouvelle venue se présenta.

C’était une femme de cinquante ans environ,bien qu’à certains moments elle parût plus jeune, par exemple quandelle souriait. Sa figure avait une remarquable expression de gaietéplacide, qui semblait indiquer une égalité de caractère toujoursbien rare. On n’aurait pu désirer une attitude meilleure ni mieuxsoutenue ; et il n’était pas jusqu’au son de sa voix qui nefût en parfaite harmonie avec la réserve de ses manières. Wildingacheva d’être séduit, lorsqu’à la question suivante qu’il lui fitavec douceur : – Quel nom inscrirai-je, madame ?

Elle répondit : – Je me nomme SarahGoldstraw. Mon mari est mort depuis de longues années. Je n’ai pasd’enfants.

Cette voix frappa si agréablement l’oreille deWilding, tandis qu’il prenait ses notes, qu’il ne se hâta point deles prendre et qu’il pria Madame Goldstraw de lui répéter son nom.Lorsqu’il releva la tête, le regard de l’étrangère venait de sepromener autour de la chambre et retournait vers lui.

– Vous m’excuserez de vous adresser encorequelques questions ? – fit Wilding.

– Certainement, monsieur, si je ne voulais pasêtre interrogée, je n’aurais rien à faire ici.

– Avez-vous déjà rempli les fonctions de femmede charge ?

– Une fois seulement. J’ai servi une dame quiétait veuve. Je l’ai servie pendant douze ans. C’était une pauvremalade qui est morte récemment, et c’est pourquoi vous me voyez endeuil.

– Je suis persuadé que cette dame a dû vouslaisser les meilleures lettres de crédit ? – repritWilding.

– Je crois qu’il m’est bien permis de dire quece sont les meilleures qu’on puisse avoir, – répliqua-t-elle, –J’ai pensé que je vous épargnerais du temps et de la peine enprenant par écrit le nom et l’adresse des correspondants de cettedame, et je vous les ai apportés, monsieur.

Elle déposa une carte sur la table.

– Madame Goldstraw, – dit Wilding en prenantla carte, – vous me rappelez étrangement… Vous me rappelez desmanières et un son de voix auxquels j’ai été accoutumé jadis…Oh ! j’en suis sûr, bien que je ne puisse déterminer en cemoment ce qui se passe dans mon esprit… Mais votre air et votreattitude sont ceux d’une personne… Je devrais ajouter que cettepersonne était bonne et charmante.

Madame Goldstraw sourit.

– Eh bien ! monsieur, – dit-elle, – j’ensuis ravie.

– Oui, – reprit Wilding, répétant tout pensifce qu’il venait de dire, – oui, charmante et bonne.

En même temps il jetait un regard à la dérobéesur sa future femme de charge.

– Mais sa grâce et sa bonté, c’est tout ce queje me rappelle. La mémoire est fugitive, et le souvenir estquelquefois comme un rêve à demi effacé. Je ne sais ce que vouspensez à ce sujet, Madame Goldstraw, mais c’est mon sentiment àmoi.

Il est probable que c’était aussi le sentimentde Madame Goldstraw, car elle répondit par un signe d’assentiment.Wilding lui offrit de la mettre lui-même en communication immédiateavec le gentleman dont elle lui avait remis la carte ; c’étaitun homme d’affaires qui habitait Doctor’s Commons. Madame Goldstrawlui en témoigna sa reconnaissance, et comme Doctor’s Commonsn’était pas fort éloigné, Wilding la pria de repasser au bout detrois heures.

Les renseignements furent excellents. Wildinggagea donc Madame Goldstraw cette même après-midi. Elle devaitentrer le lendemain et s’installer en qualité de femme de charge auCarrefour des Écloppés.

La femme de charge parle.

 

Madame Goldstraw s’installa sans bruit dans lachambre qui lui avait été assignée ; elle n’était point femmeà déranger les domestiques, et, sans perdre de temps, elle se fitannoncer chez son nouveau maître pour lui demander sesinstructions. Wilding la reçut dans la salle à manger, comme laveille. Ce fut là qu’après avoir échangé les civilités d’usage, ilss’assirent tous les deux pour tenir conseil sur les affaires de lamaison.

– En ce qui concerne les repas, monsieur, –dit Madame Goldstraw, – aurai-je à m’en occuper pour un grandnombre de personnes ou pour vous seulement ?

– Si je puis mettre à exécution un vieuxprojet que j’ai mûri, – répliqua Wilding, – vous aurez beaucoup demonde à table. Je suis garçon, Madame Goldstraw, et je désire vivreavec toutes les personnes que j’emploie comme si elles étaient dema famille. Jusqu’à ce que ce projet s’accomplisse, vous n’aurez àsonger qu’à moi et à mon nouvel associé ; je ne puis vousrenseigner sur ce point quant à ce qui le concerne ; mais,pour moi, je puis bien me donner à vous comme un homme d’habitudesrégulières et d’un appétit invariable…

– Et les déjeuners ? – interrompit MadameGoldstraw, – y a-t-il quelque chose de particulier, monsieur, pourvos déjeuners ?

Elle s’interrompit elle-même et laissa saphrase inachevée. Ses yeux se détournaient de son maître et sedirigeaient vers la cheminée et vers ce portrait de femme… SiWilding n’eût pas tenu désormais pour certain que Madame Goldstrawétait une personne expérimentée et sérieuse, il eût pu croire queses pensées s’égaraient un peu depuis le commencement de cetentretien.

– Je déjeune à huit heures, – dit-il ; –j’ai une vertu et un vice : jamais je ne me fatigue de lardgrillé et je suis extrêmement difficile quant à la fraîcheur desœufs.

Le regard de Madame Goldstraw se reporta enfinvers lui, mais à défaut de son regard, l’esprit de la femme decharge était encore partagé entre son maître et le portrait…

– Je prends du thé, – continua Wilding, – etpeut-être suis-je un peu nerveux et enclin à l’impatience lorsqueje le prends trop longtemps après qu’il a été fait… Si mon thé…

Ce fut à son tour de s’arrêter tout net et dene point achever sa phrase. S’il n’avait pas été engagé dans ladiscussion d’un sujet aussi intéressant que celui-là, MadameGoldstraw, en vérité, aurait pu croire que ses pensées, à luiaussi, commençaient à s’égarer.

– Si votre thé attend, monsieur…, –reprit-elle, renouant poliment le fil perdu de ce bizarreentretien.

– Si mon thé ?… – répéta machinalementWilding ; il s’éloignait de plus en plus de sondéjeuner ; ses yeux se fixaient avec une curiosité croissantesur le visage de sa femme de charge. – Si mon thé !… Mon Dieu,Madame Goldstraw, quels sont donc ces allures et ce son de voix quej’ai connus et que vous me rappelez ? Ce souvenir me frappeaujourd’hui plus fortement encore que la première fois que je vousai vue. Quel peut-il être ?

– Quel peut-il être ?… – répéta MadameGoldstraw.

Ces derniers mots, elle les avait dits del’air d’une personne qui songeait à tout autre chose. Wilding, quine cessait point de l’examiner, remarqua que ses yeux erraient sanscesse du côté de la cheminée. Il les vit se fixer sur le portraitde sa mère. En même temps les sourcils de Madame Goldstraw secontractèrent légèrement comme si elle faisait à cet instant uneffort de mémoire dont elle avait à peine conscience.

– Feu ma pauvre chère mère, – lui dit-il, –quand elle avait vingt-cinq ans.

Madame Goldstraw le remercia d’un geste, pourla peine qu’il venait de prendre en lui nommant l’original de cettepeinture. Son visage aussitôt se rasséréna. Elle ajouta polimentque ce portrait était celui d’une bien jolie dame.

Wilding ne lui répondit pas. Il était déjàretombé dans cette perplexité qui le tourmentait depuis une heureet dont il ne pouvait plus se défendre. Encore une fois il tenta derassembler sa mémoire. Où donc avait-il vu cet air de figure, oùdonc avait-il entendu ce son de voix que Madame Goldstraw luirappelait si exactement ?

– Pardonnez-moi, – dit-il, – si je vous faisune nouvelle question, qui n’a trait ni à mon déjeuner ni àmoi-même. Puis-je vous demander si vous n’avez jamais occupéd’autre position que celle de femme de charge ?

– Si vraiment, – répliqua-t-elle, – j’aidébuté dans la vie d’une tout autre manière. J’ai été gardienne àl’Hospice des Enfants Trouvés.

– J’y suis ! – s’écria Wilding enrepoussant violemment son fauteuil et en se levant. – Par leciel ! ce sont les façons de ces excellentes femmes que lesvôtres me rappellent si bien !

Madame Goldstraw le regarda d’un air stupéfaitet pâlit. Elle se contint pourtant, baissa les yeux, et se tut.

– Qu’y a-t-il ?… – demanda Wilding. –Quelle est votre pensée ?…

–Monsieur, – balbutia la femme de charge, –dois-je conclure de ce que vous venez de dire, que vous ayez étéaux Enfants Trouvés ?

– Certainement ! – s’écria-t-il. – Je nerougis pas de l’avouer.

– Vous avez été aux Enfants ?… Sous lenom que vous portez aujourd’hui ?

– Sous le nom de Walter Wilding.

– Et la dame ?…

Madame Goldstraw s’arrêta court, regardantencore le portrait. Ce regard exprimait maintenant, à ne point s’yméprendre, un vif sentiment d’alarme.

– Vous voulez parler de ma mère, – ditWilding.

– Votre mère, – répéta-t-elle d’un aircontraint, – votre mère vous a retiré de l’Hospice… Quel âgeaviez-vous alors, monsieur ?

– Onze ans et demi, Madame Goldstraw…Oh ! c’est une aventure romanesque.

Il raconta l’histoire de la dame voilée quilui avait parlé à l’Hospice, pendant le dîner des Enfants, et toutce qui avait suivi cette rencontre. Il fit ce récit de ce toncommunicatif, avec cet air de simplicité qu’il employait en touteschoses.

– Ma pauvre chère mère, – continua-t-il, –n’aurait jamais pu me reconnaître, si elle n’avait su émouvoir parsa douleur une femme de la maison qui eut pitié d’elle. Cette femmelui promit de toucher du doigt le petit Walter Wilding, en faisantsa ronde dans la salle… Ce fut ainsi que je retrouvai ma pauvrechère mère, après avoir été séparé d’elle depuis que j’étais aumonde. Et, je vous l’ai dit, j’avais alors plus de onze ans.

Madame Goldstraw écoutait avec attention. Samain, qu’elle avait posée sur la table, retomba inerte et froidesur ses genoux. Elle regarda fixement son nouveau maître, et sonvisage se couvrit d’une pâleur mortelle.

– Qu’ayez-vous, – s’écria Wilding, – qu’est-ceque cette émotion veut dire ?… De grâce, savez-vous quelqueautre chose du passé ?… Avez-vous été mêlée à quelque autreincident qu’on ne m’a point fait connaître ? Je me souviensque ma mère m’a parlé d’une autre personne de la maison, envers quielle avait contracté une dette éternelle de reconnaissance.Lorsqu’elle s’était séparée de moi à ma naissance, une gardienneavait eu l’humanité de lui apprendre le nom qu’on m’avait donné.Cette gardienne, c’était vous.

– Que Dieu me pardonne ! – répéta MadameGoldstraw, – c’était moi.

– Que Dieu vous pardonne ! – répétaWilding épouvanté. – Et qu’avez-vous donc fait de mal en cetteoccasion ?… Expliquez-vous, Madame Goldstraw.

– Je crois, – dit la femme de charge, – quenous ferions mieux d’en revenir à mes devoirs dans votre maison.Excusez-moi si je vous rappelle au sujet de notre entretien,monsieur. Vous déjeunez donc à huit heures ?… N’avez-vous pasl’habitude de faire un lunch ?…

– Un lunch ! – fit Wilding.

Cette terrible rougeur qui avait si forteffrayé, la veille, Bintrey, l’homme de loi, reparut sur le visagedu jeune négociant. Wilding porta la main à sa tête. Visiblement ilcherchait à remettre un peu d’ordre dans ses pensées avant que dereprendre la parole.

– Vous me cachez quelque chose, – dit-ilbrusquement à Madame Goldstraw.

– Je vous en prie, monsieur, faites-moi lagrâce de me dire si vous prenez un lunch ? – repartit la femmede charge.

– Je ne vous ferai point cette grâce, je nereviendrai pas à notre sujet, Madame Goldstraw, entendez-vous, jen’y reviendrai pas avant que vous m’ayez dit pourquoi vousregrettez si peu d’avoir fait du bien à ma mère en cettecirconstance terrible, – s’écria Wilding hors de lui. – Ma mère m’aparlé de vous avec un sentiment de gratitude inépuisable jusqu’à lafin de sa vie, et sachez bien que c’est me rendre un mauvaisservice que de vous taire et de ne point me répondre. Vousm’agitez, vous m’inquiétez, vous allez être la cause que mesétourdissements vont revenir.

Il porta encore la main à son front et derouge qu’il était son visage devint violet.

– Il est dur pour moi, monsieur, au moment oùj’entre à votre service, il est bien dur de vous dire une chose quipourra me coûter la perte de vos bonnes grâces et de votrebienveillance, – répliqua lentement Madame Goldstraw. – Je vousprie seulement de remarquer, quoi qu’il advienne, que je ne suispas libre de ne pas vous obéir. C’est vous qui me forcez à parlerquand j’aurais été heureuse de me taire, et je ne romps le silenceque parce qu’il vous alarme. Sachez donc que lorsque j’appris à lapauvre dame dont le portrait est là le nom sous lequel son enfantavait été baptisé, je manquai à tous mes devoirs. Mon imprudence aeu des suites fatales. Mais je vous dirai pourtant la vérité.Quelques mois après que j’eus fait connaître à cette dame le nom deson enfant, une autre dame étrangère se présenta dans la maison,désirant d’adopter un de nos petits garçons. Elle en avait apportél’autorisation préalable et régulière ; elle examina un grandnombre d’enfants sans se décider en faveur d’aucun ; puis,ayant vu par hasard un de nos plus jeunes babies… un petit garçonaussi… confié à mes soins… je vous en prie, tâchez de demeurermaître de vous, monsieur… Il n’est pas nécessaire de prendre plusde détours, en vérité. L’enfant que la dame étrangère emmena avecelle était celui de la dame dont voici le portrait.

Wilding se leva en sursaut.

– Impossible !… – s’écria-t-il, – que meracontez-vous là ?… Quelle histoire absurde !… Regardezce portrait… ne vous l’ai-je pas déjà dit ?… C’est le portraitde ma mère !…

– Quand cette malheureuse dame, dont vous memontrez l’image, vint, au bout de quelques années, vous retirer del’Hospice, – reprit Madame Goldstraw d’une voix ferme, – elle futvictime… et vous aussi, monsieur… d’une terrible méprise.

Wilding retomba lourdement sur sonfauteuil.

– Il me semble que la chambre tourne autour demoi !… – fit-il. – Ma tête !… ma tête !…

La femme de charge, toute éperdue, courut à lafenêtre qu’elle ouvrit, puis à la porte pour appeler dusecours ; mais un torrent de pleurs, s’échappant à grand bruitdes yeux de Wilding, vint heureusement le soulager. D’un signe, ilpria Madame Goldstraw de ne point le quitter. Elle attendit la finde cette explosion de larmes. Wilding revint à lui, leva la tête,et considéra sa femme de charge d’un air soupçonneux et irrité,avec toute la déraison d’un homme faible.

– Méprise !… méprise !… –s’écria-t-il, répétant le dernier mot qu’il avait dit. –Méprise !… – continua-t-il d’un ton farouche. – Et si vous metrompiez vous-même !…

– Malheureusement, – dit-elle, – je ne puisavoir commis une erreur. Je vous dirai pourquoi dès que vous serezen état de m’entendre.

– Tout de suite !… tout de suite !…– reprit Wilding. – Ne perdons pas un moment.

L’air égaré avec lequel il lui enjoignait deparler fit comprendre à Madame Goldstraw qu’il serait d’unegénérosité cruelle et maladroite de lui laisser un seul momentd’espérance. Il suffisait maintenant d’un mot pour mettre à jamaisun terme à cette illusion qu’il aurait voulu garder. Ce mot, quiallait l’accabler, elle devait le lui dire.

– Je viens de vous apprendre, – dit-elle, –que l’enfant de la dame dont vous avez le portrait avait été adoptéet emmené par une autre dame étrangère. – Vous me voyez aussi sûrede ce fait que je le suis d’être ici, auprès de vous en ce moment.Me voici forcée de vous affliger encore, monsieur, et cela contremon gré. Veuillez me suivre maintenant, vous reporter dans lepassé, trois mois après l’événement dont nous parlons. J’étaisalors à l’Hospice de Londres, toute prête à emmener, suivant lesordres que j’avais reçus, quelques enfants à notre succursale de lacampagne. Il y eut ce jour-là, je m’en souviens, une discussionrelative au nom que l’on allait donner à un petit nouveau venu.Nous donnions en général à nos petits anges, des noms que nousprenions tout simplement au hasard dans l’Almanach des Adresses. Cejour-là, l’un des gentlemen directeurs, qui feuilletait leRegistre, trouva que le baby qui venait d’être adopté, WalterWilding, avait été effacé, « Un nom à prendre, » dit-il ;« donnez-le à celui qui vient d’être reçu tout à l’heure.C’est le moyen de vous mettre d’accord. » On appela donc cenouvel enfant Walter Wilding comme l’autre qui nous avait étéretiré… Ce nouvel enfant, c’était vous.

La tête de Wilding retomba sur sapoitrine.

– C’était moi !… – murmura-t-il.

– Peu de temps après votre entrée dansl’institution, monsieur, – reprit la femme de charge, – je laquittai pour me marier. Si vous voulez ici me prêter toute votreattention, vous allez voir comment une funeste méprise a eu lieunaturellement. Onze ans et demi se passèrent avant que celle que,tout à l’heure, vous croyiez avoir été votre mère, ne retournât àl’Hospice pour y chercher le fils dont elle s’était séparée. Ellesavait qu’il s’appelait Walter Wilding, et rien de plus. Laservante qu’elle émut par sa douleur ne put lui désigner que leseul Walter Wilding alors connu dans la maison. Moi, qui aurais purétablir la vérité des choses, j’étais bien loin alors. Aucunindice, aucun soupçon, aucun doute ne put donc alors empêcher cettecruelle erreur de s’accomplir. Oh ! je souffre pour vous,monsieur, vous penserez toujours avec raison que le jour où je suisentrée chez vous fut un jour de malheur, j’y suis venue bieninnocemment, je vous le jure. Et pourtant j’éprouve le sentimentd’une mauvaise action que je viens de commettre. Que n’ai-je pudissimuler le trouble où la vue de ce portrait et les confidencesque vous m’avez faites m’avaient jetée malgré moi ! Si j’avaiseu la sagesse de me taire, vous n’auriez jamais eu l’occasiond’apprendre toutes ces choses douloureuses et, même à l’heure devotre mort, tranquille et sans inquiétude…

Elle s’arrêta, car Wilding redressabrusquement la tête et la regarda. Son honnêteté native sesoulevait dans son cœur et protestait contre ce dernier mot deMadame Goldstraw.

– Entendez-vous par là que vous auriez voulume cacher tout ceci… – s’écria-t-il, – me le cacher à jamais sivous l’aviez pu ?

– Je me flatte de pouvoir toujours dire lavérité quand on me la demandera, – répondit Madame Goldstraw. –Certes, il vaut mieux pour moi et pour ma conscience de n’être paschargée d’un pareil secret. Mais cela vaut-il mieux pourvous ? De quelle utilité peut-il vous être, maintenant, de leconnaître, le secret qui vous déchire ?

– De quelle utilité ? – répéta Wilding. –Mais, grand Dieu, si cette histoire est vraie !…

– Si elle ne l’était point, vous l’eussé-jeracontée, monsieur ? – répliqua-t-elle.

– Je vous demande pardon, – continua Wilding.– Il faut être indulgente pour moi. Je ne puis encore trouver laforce d’admettre comme réelle cette terrible découverte. Nous nousaimions si tendrement l’un et l’autre (il montrait le portrait endisant cela). Je sentais si profondément que j’étais son fils… Elleest morte dans mes bras, Madame Goldstraw, morte en me bénissantcomme une mère seule peut bénir. Et c’est après tant d’années qu’onvient me dire : Elle n’était pas ta mère !

– Malheureusement, – fit Madame Goldstraw, –elle ne l’était pas, mais elle vous aimait…

– Je ne sais ce que je dis ! –s’écria-t-il.

Déjà l’empire passager qu’il avait pu prendresur lui-même quelques moments auparavant et qui lui avait donné unpeu de force s’évanouissait.

– Ce n’était pas à ce terrible chagrin que jesongeais tout à l’heure. Non, c’était tout autre chose qui metraversait l’esprit… Oui, oui, vous m’avez surpris et blessé,Madame Goldstraw. Votre langage me donne à supposer que vousregrettez de ne m’avoir point laissé une erreur qui m’était sichère. Ne vous laissez pas aller à de telles pensées, et surtoutgardez-vous bien de me les dire. C’eût été un crime que dem’épargner la vérité. Je sais que votre intention était bonne, jele sais ! je ne désire pas vous affliger, vous avez bon cœur.Mais songez à la situation où je me trouve. Dans la fausseconviction que j’étais son fils, Elle m’a laissé tout ce qu’ellepossédait. Je ne suis pas son fils. J’ai pris la place, j’aiaccepté, sans le savoir, la place d’un autre. Cet autre, il fautque je le trouve. L’espoir de le retrouver est le seul qui merelève et me fortifie au milieu de ce terrible chagrin qui mefrappe. Vous en devez savoir bien plus que vous ne m’en avezraconté, Madame Goldstraw ? Quelle était cette étrangère qui aadopté l’enfant ? Son nom, vous l’avez entendu ?

– Je ne l’ai jamais entendu… je ne l’ai jamaisrevue elle-même… je n’ai jamais reçu de ses nouvelles…

– Elle n’a donc rien dit lorsqu’elle a emmenél’enfant ?… Rappelez vos souvenirs, elle doit avoir ditquelque chose.

– Une seule, monsieur, une seule qui merevienne. Cette année-là, l’hiver avait été très cruel et beaucoupde nos petits élèves avaient souffert. Lorsqu’elle prit le babydans ses bras, l’étrangère me dit en riant : « Ne soyezpas en peine pour sa santé. Il grandira sous un climat meilleur quele vôtre. Je vais le conduire en Suisse. »

– En Suisse ?… dans quelle partie de laSuisse ?

– Elle ne me l’a pas dit.

– Rien que ce faible indice… rien que ce filléger pour trouver ma route… – murmura Wilding, – et un quart desiècle s’est écoulé depuis ce jour ! Que dois-jefaire ?

– J’espère que vous ne vous offenserez pas dela franchise de mon langage, monsieur, – reprit Madame Goldstraw. –En vérité, je ne vois point pourquoi vous voilà si fort incertainde ce que vous avez à faire. Chercher cet enfant ! Qui saits’il est en vie ? Et, monsieur, s’il vit, il ne connaîtsûrement pas l’adversité. L’étrangère qui l’a adoptée était unefemme de condition ; elle a dû prouver au directeur del’Hospice qu’elle était en état de se charger d’un enfant, sansquoi on ne lui aurait point permis de le prendre. Si j’étais àvotre place, monsieur, pardonnez-moi de vous parler si librement…Je me consolerais en songeant que j’ai aimé la pauvre femme qui estlà (elle montrait à son tour le portrait), aussi fortement qu’onaime sa mère et qu’elle a eu pour moi la même tendresse que sij’avais été son fils. Tout ce qu’elle vous a donné, n’est-ce pas enraison de son affection même ? Son cœur ne s’est jamaisdémenti envers vous durant sa vie ; le vôtre, j’en suis biensûre, ne se démentira jamais envers elle. Quel meilleur droitpouvez-vous avoir à conserver ses présents ?…

– Arrêtez ! – s’écria Wilding.

Sa probité native lui faisait voir lecharitable sophisme que lui opposait Madame Goldstraw pour leconsoler.

– Vous ne comprenez pas, – reprit-il ; –c’est parce que je l’ai aimée que mon devoir maintenant est defaire justice à son fils. Un devoir sacré, Madame Goldstraw.Oh ! si ce fils est encore au monde, je le retrouverai. Jesuccomberais, d’ailleurs, dans cette terrible épreuve, si jen’avais la ressource et la consolation de m’occuper tout de suiteactivement de ce que ma conscience me commande de faire. Il fautque je cause sans retard avec mon homme de loi. Je veux l’avoir misà l’œuvre avant de m’endormir ce soir.

Il s’approcha d’un tube attaché à la muraille,et par ce moyen appela quelqu’un dans le bureau de l’étageinférieur.

– Veuillez me laisser un moment, MadameGoldstraw, – dit-il, – je serai plus calme et plus en état decauser avec vous dans l’après-midi ! nous nous plaironsensemble, j’en suis sûr, en dépit de ce qui arrive. Oh ! cen’est pas votre faute… Donnez-moi la main, Madame Goldstraw. Etmaintenant faites de votre mieux dans la maison…

Comme Madame Goldstraw se dirigeait vers laporte Jarvis parut sur le seuil.

– Envoyez chercher Monsieur Bintrey, – lui ditWilding, – j’ai besoin de le voir sur-le-champ.

Le commis n’était point venu là seulement pourrecevoir un ordre. Quelqu’un le suivait qu’il avait missiond’introduire ; il annonça :

– Monsieur Vendale.

Le nouvel associé de Wilding et Co. entra.

– Excusez-moi pour un moment, George Vendale,– dit Wilding, – j’ai encore un mot à dire à Jarvis. Envoyez,envoyez tout de suite chercher Monsieur Bintrey.

Jarvis, avant de quitter la chambre, déposaune lettre sur la table.

– De nos correspondants de Neufchâtel,monsieur, je pense, – dit-il. – Cette lettre porte un timbreSuisse.

Nouveaux personnages en scène.

 

Ces mots : « Un timbre Suisse, »après ce que Madame Goldstraw venait de lui apprendre, redoublèrentl’agitation de Wilding, au point que son nouvel associé pensa qu’ilne lui était plus permis de ne point s’en apercevoir.

– Wilding, – dit-il vivement, – qu’est-ilarrivé ?

Puis il s’interrompit, jetant un regardcurieux tout autour de lui, comme s’il cherchait une cause visibleà cette scène extraordinaire. Wilding lui saisit la main.

– Mon bon George Vendale… – s’écria-t-il avecdes yeux suppliants.

En même temps, il serrait cette main qu’iltenait dans les siennes, non par forme de politesse ni poursouhaiter la bienvenue à son associé, mais pour lui donner dusecours.

– Mon bon George Vendale, – reprit-il à voixbasse, – il m’est arrivé tant de choses que je ne pourrai jamaisredevenir moi-même. Et qu’est-ce que je dis ?… Comment lepourrais-je, puisque je ne suis plus moi ?

Le nouvel associé, qui était un beau jeunehomme, du même âge à peu près que Wilding, à la tournure leste, àl’œil vif et résolu, leva les épaules.

– Comment cesser d’être soi-même ? –fit-il.

– Ah ! du moins, – repartit Wilding, – jene suis pas ce que je croyais être !

– Pour l’amour du ciel, que croyez-vous doncêtre que vous n’êtes pas ?

Il y avait dans le ton de Vendale un air decompassion et de franchise qui eût poussé à la confiance un hommeautrement réservé que ne l’était Wilding. Aussi quand Vendale luieut fait observer qu’il pouvait bien l’interroger sansindiscrétion, maintenant que leurs affaires étaient communes etqu’ils étaient associés, il n’y tint plus.

– Là ! George, là encore ! –soupira-t-il, en s’enfonçant dans son fauteuil. – Associés !Vous me faites souvenir que je n’avais aucun droit de m’introduiredans les affaires ; elles ne m’étaient pas destinées.L’intention de ma mère, c’est-à-dire de la sienne, ne fut jamaisque cela fût à moi ; elle voulait certainement que tout fût àlui.

– Voyons, voyons, – fit Vendale, essayant surWilding, après un court silence, ce pouvoir que toute nature bientrempée prend toujours sur un cœur faible, surtout lorsqu’elle a ledésir bien marqué de venir en aide à sa faiblesse ; – soyezraisonnable, mon cher Walter. S’il s’est fait quelque mal autour devous et à votre sujet, je suis bien sûr que ce n’est point parvotre faute. Ce n’est pas après avoir passé trois ans à vos côtés,dans ces bureaux, sous l’ancien régime, que je pourraisdouter de vous. Laissez-moi commencer notre association en vousrendant un service. Je veux vous rendre à vous-même. Mais, toutd’abord, dites-moi, cette lettre se rapporte-t-elle en quoi que cesoit à l’affaire qui vous agite ?

– Oh ! oui, – murmura Wilding, – cettelettre !… Cela encore ?… Ma tête !… ma tête !…J’avais oublié cette lettre et cette coïncidence… un timbre deSuisse !

– Bon, – reprit Vendale, – je m’aperçois quece pli n’a pas été ouvert. Il n’est donc pas probable qu’il aitrien de commun avec le trouble où je vous vois. Cette lettreest-elle à votre adresse ou à la mienne ?

– À l’adresse de la maison.

– Si je l’ouvrais et la lisais tout haut pourvous en débarrasser !… Elle est tout simplement de notrecorrespondant de Neufchâtel, le fabricant de vins de Champagne.Tenez, je la lis :

Cher Monsieur,

Nous recevons votre honorée du 28 derniernous annonçant votre association avec M. Vendale, et nous vousprions d’en recevoir nos sincères félicitations. Permettez-nous deprofiter de cette occasion pour vous recommander d’une façon touteparticulière M. Jules Obenreizer.

– Impossible ! – s’écria Vendale. –Impossible !

Wilding releva la tête et tressaillit. Toutl’alarmait depuis le matin.

– Quoi donc ? – fit-il. – Qu’est-ce quiest impossible ?

– C’est ce nom, – répliqua Vendale ensouriant. – S’appelle-t-on Obenreizer, je vous le demande ?…Je continue…

Pour vous recommander d’une façon touteparticulière M. Jules Obenreizer, Soho Square, Londres (côtéNord), amplement accrédité désormais comme notre agent et qui a eul’honneur de faire connaissance avec M. Vendale, en Suisse,son pays natal.

– Lui ! – fit Vendale qui s’interrompitencore une fois. – Monsieur Obenreizer ?… Eh ! ouivraiment !… Où donc avais-je la tête ? Je me souviens àprésent.

Il poursuivit :

Alors que M. Obenreizer voyageaitavec sa nièce…

– Avec sa… ? – dit Vendale. – La nièced’Obenreizer ! En effet, je les ai rencontrés lors de mondernier voyage en Suisse, et j’ai voyagé quelque temps avec eux,puis je les ai quittés. Je les ai retrouvés encore deux ans après,à mon second voyage, je ne les ai jamais revus depuis. La nièced’Obenreizer ! Eh ! oui, c’est possible après tout.Continuons :

M. Obenreizer possède toute notreconfiance, et nous ne doutons pas un instant de l’estime que vousaccorderez à son mérite.

– Et cela est dûment signé pour lamaison : Defresnier et Cie. Bien… bien… je me charge de voirsous peu Monsieur Obenreizer et de savoir ce qu’il est. Ehbien ! Wilding, voici qui écarte toute conjecture au sujet dece timbre de Suisse. Maintenant, dites-moi de quel ennui je peuxvous délivrer. Je le ferai sur mon âme.

Le cœur du bon, de l’honnête Wilding débordade reconnaissance quand il vit qu’on voulait bien s’employer pourle servir. Il serra de nouveau la main de son associé et commençason récit par cette déclaration solennelle et pathétique qu’iln’était qu’un imposteur.

Puis, il raconta tout à Vendale.

– C’est sans doute au sujet de tout ce quevous venez de m’apprendre qu’au moment où je suis entré vousenvoyiez chercher Bintrey ? – dit Vendale après un courtinstant de réflexion.

– Ce n’était pas pour autre chose.

– Il a de l’expérience, – fit Vendale, – etc’est un homme plein de ruse. Je serai bien aise de connaître sonopinion avant de vous donner la mienne. Mais, vous le savez, moncher Wilding, je n’aime pas à dissimuler ma pensée. Je vous diraidonc tout d’abord et très simplement que je ne vois pas cetteaventure au même œil que vous. Quant à dire un imposteur, vous, moncher Wilding, cela est tout bonnement absurde. Comment peut-on êtrecoupable d’une faute commise sans le savoir, et qu’est-ce qu’unimposteur qui n’a point consenti à l’imposture ? Et quant à cequi regarde votre fortune…

– Ma fortune ? – répéta Wilding.

– Vous la devez à cette personne généreuse quia cru que vous étiez son fils et qui vous a forcé de croire qu’elleétait votre mère, puisqu’elle s’est fait connaître à vous sous cenom. Êtes-vous sûr que le don de ses biens qu’elle vous a fait n’apas pour cause le charme des rapports établis entre vous et qui ontfait la joie de ses derniers jours. Vous vous étiez, par degrés,attaché à elle, et certes, elle ne s’était pas moins fortementattachée à vous. C’est donc bien à vous, Walter, à vous,personnellement, qu’elle a conféré, en mourant, tous ces avantagesque vous vous reprochez aujourd’hui sans raison d’avoiraccepté.

– Point du tout, – s’écria Wilding. – Est cequ’elle ne me supposait point sur son cœur un droit naturel que jen’avais pas ?

– Ceci, – répliqua Vendale, – j’en conviens.J’y suis bien forcé pour être sincère. Mais, pensez-vous que si,durant les derniers six mois, qui ont précédé sa mort, elle avaitfait la découverte que vous venez de faire vous-même, l’impressionde tant d’années heureuses passées auprès de vous, la tendressequ’elle vous avait vouée, eussent été tout à coupeffacées ?

– Ah ! – dit Wilding, – ce que je pensene changera point la vérité des choses. Il n’en est pas moins vraique je suis en possession d’un bien qui ne m’appartient pas.

– Peut-être est-il mort, lui… – ditVendale.

– Mais peut-être aussi est-il vivant ? –s’écria Wilding. – Et s’il vit, ne l’ai-je pas innocemment, il estvrai, mais ne l’ai-je pas assez volé ? Ne lui ai-je pas ravid’abord tout l’heureux temps dont j’ai joui à sa place ? Nelui ai-je pas dérobé le bonheur exquis, ce ravissement céleste quim’a rempli l’âme, quand cette chère femme m’a dit : « Jesuis ta mère ? » Ne lui ai-je pas pris tous les soinsqu’elle m’a prodigués ? Ne l’ai-je pas privé du doux plaisirde faire son devoir envers elle et de lui rendre son dévouement etsa tendresse ?… Ah ! sous quels cieux, George Vendale,sous quels cieux vit-il à présent, celui envers qui je suis sicoupable ?… Que peut-il être devenu ?… Où est celui quej’ai volé ?…

– Qui le sait ? – murmura George.

– Qui me le dira ? Qui me donnera quelquemoyen de diriger mes recherches ? Savez-vous bien que cesrecherches je dois les commencer sans perdre un jour. Désormais jevivrai des intérêts de ma part… je devrais dire de sa part… danscette maison ; le capital, je le placerai pour lui, il sepeut, si je le retrouve, que je sois forcé de m’en remettre à sagénérosité pour assurer mon avenir… mais je lui rendrai tout. Jeferai cela, je le ferai aussi vrai que je l’ai aimée, honorée,elle, de tout mon cœur, de toutes mes forces.

En même temps, il envoyait un baiserrespectueux au portrait suspendu au-dessus de sa cheminée ;puis il cacha sa tête dans ses mains et se tut.

Vendale se leva, vint s’asseoir auprès de lui,et lui mettant affectueusement la main sur l’épaule, lui ditdoucement :

– Walter, je vous connaissais avant ce quivous arrive, comme un parfait honnête homme, à la conscience pureet au cœur droit. C’est un grand bonheur et un grand profit pourmoi de côtoyer de si près dans la vie un compagnon qui vousressemble et j’en remercie Dieu. Souvenez-vous que je vousappartiens. Je suis votre main droite, et vous pouvez compter surmoi jusqu’à la mort. Ne me jugez pas mal si je vous confesse que lesentiment que tout ceci me fait éprouver est encore bien confus.Vous pouvez même ne le trouver ni délicat ni équitable. Mais jevous jure que je me sens bien plus ému pour cette pauvre femmetrompée et surtout pour vous-même, à qui cette révélationinattendue vient arracher les joies du souvenir, que pour cet hommeinconnu (si toutefois il est devenu un homme), privé, sans lesavoir, des biens qu’il ignore… Toutefois vous avez bien faitd’envoyer quérir Monsieur Bintrey. Son opinion sera sans doute, enbien des points, semblable à la mienne. Walter, n’agissez pas avectrop de précipitation dans une affaire si sérieuse ; gardonsscrupuleusement ce secret entre nous. L’ébruiter à la légère seraitvous exposer à des réclamations frauduleuses. Oh ! les fauxtémoignages et les manœuvres des intrigants ne nous manqueraientpoint. Cela dit, Wilding, j’ai encore à vous rappeler unechose : c’est que lorsque vous m’avez cédé une part dans vosaffaires, c’était pour vous affranchir d’une trop lourde besogneque votre présent état de santé ne vous permettait plus de remplir.Cette part, je l’ai achetée pour travailler, même à votre place,Walter, et c’est ce que je ferai.

Là-dessus, George Vendale donna lentementl’accolade à son associé, descendit dans le bureau, et, presqueaussitôt après, sortit pour se rendre au logis de JulesObenreizer.

Comme il entrait dans Soho Square, sedirigeant vers le côté nord de la place, son teint bruni au soleilse colora tout à coup. Cette rougeur soudaine, Wilding, – s’ilétait né observateur ou s’il n’avait pas alors été si fortementoccupé de ses propres chagrins, – Wilding aurait pu la remarquersur le visage de son associé, un moment auparavant, tandis quecelui-ci lisait à haute voix la lettre datée de Neufchâtel. Wildingaurait pu également observer que Vendale ne lisait pas avec la mêmenetteté tous les passages de cette lettre.

Il y avait alors à Soho Square, le district leplus plat de Londres, une curieuse colonie de montagnards. Deshorloges de Suisse, des boîtes à musique, des sculptures sur bois,des jouets de Suisse s’étalaient à la porte de magasins Suisses. Onne voyait aux alentours que des Suisses professeurs d’harmonie, depeinture, et de langues, des commissionnaires Suisses, desdomestiques Suisses placés ou sans places, des blanchisseusesSuisses. Partout des Suisses considérés et des Suissesdéconsidérés, d’honnêtes Suisses, de la canaille Suisse ;toute cette Suisse vivante était attirée là par la présence autourde Soho d’une foule de restaurants, de cafés et d’hôtels Suisses oùl’on mangeait et buvait des boissons Suisses. Un temple Suisses’élevait en ce lieu où l’on célébrait le Dimanche l’office Suisse,et des écoles où l’on envoyait dans la semaine des enfants deSuisses. L’élément Suisse débordait, envahissait tout ; iln’était point jusqu’aux tavernes Anglaises qui n’affichassent àleurs portes des liqueurs Suisses. Et des querelles de Suisses quivalent bien les querelles d’Allemands, s’élevaient chaque soir àgrand bruit dans ces cafés et ces restaurants Suisses.

Aussi, le nouvel associé de Wilding et Co.,lorsqu’il eut tiré la sonnette, au coin d’une porte où l’on lisaitcette inscription :

M. Obenreizer

et que cette porte se fut ouverte, se trouvasoudain en pleine Helvétie. Un poêle de blanche faïence remplaçaitla cheminée dans la pièce où il fut introduit, et le parquet étaitune mosaïque formée de bois grossiers de toutes les couleurs. Lachambre était rustique, froide, et propre. Le petit carré de tapisplacé devant le canapé, le dessus en velours de la cheminée avecson énorme pendule et ses vases qui contenaient de gros bouquets defleurs artificielles contrastaient pourtant un peu avec le reste del’ameublement. L’aspect général de la chambre était celui d’unelaiterie transformée en un salon.

Vendale était là depuis un moment lorsqu’on letoucha au coude. Ce contact le fit tressaillir, il se retournavivement, et il vit Obenreizer qui le salua en très bon Anglais àpeine estropié :

– Comment vous portez-vous ? Que je suiscontent de vous voir !

– Je vous demande pardon, – dit Vendale, – jene vous avais pas entendu.

– Pas d’excuses, – s’écria le Suisse. –Asseyez-vous, je vous en prie.

Il consentit enfin à lâcher les deux bras deson visiteur qu’il avait jusque-là retenu par les coudes. C’étaitsa coutume que d’embrasser ainsi les coudes des gens qu’il aimait,et il s’assit à son tour, en disant à Vendale :

– Vous allez bien, j’en suis aise.

En même temps il lui reprit les coudes.

Étrange manie.

– Je ne sais, – dit Vendale, – si vous avezdéjà entendu parler de moi par votre maison deNeufchâtel ?

– Oui, oui.

– En même temps que de Wilding ?

– Certainement.

– N’est-il pas singulier que je vienneaujourd’hui vous trouver dans Londres comme représentant de lamaison Wilding et Co., et pour vous présenter mesrespects ?

– Pourquoi serait-ce singulier ? –repartit Obenreizer. – Que vous disais-je toujours autrefois, quandnous étions dans les montagnes ? Elles nous paraissaientimmenses, mais le monde est petit, si petit qu’on ne peut jamais yvivre longtemps, éloignés les uns des autres. Il y a si peu demonde en ce monde qu’on s’y croise et s’y recroise sans cesse. Lemonde est si petit que nous ne pouvons nous débarrasser de ceux quinous gênent… Ce n’est pas qu’on puisse jamais désirer sedébarrasser de vous.

– J’espère que non, Monsieur Obenreizer.

– Je vous en prie, dans votre pays,appelez-moi : Mister. Je ne me fais jamais nommer autrementpar amour de l’Angleterre. Ah ! que ne suis-je Anglais !Mais, je suis montagnard. Et vous ? Bien que descendant d’unefamille distinguée, vous avez consenti à vous mettre dans lecommerce. Mais, pardon, est-ce que je m’exprime bien ? Lesvins ! cher monsieur, les vins ! En Angleterre, est-ce uncommerce ou une profession ? Sûrement, cen’est pas un art.

– Monsieur Obenreizer, – reprit Vendaleembarrassé, – j’étais un jeune garçon bien neuf, à peine majeur,quand j’ai eu pour la première fois le plaisir de voyager avecvous, et avec mademoiselle votre nièce… qui se portebien ?

– Très-bien !

– Nous courûmes ensemble quelques petitsdangers dans les glaciers. Si, à cette époque, avec une vanitéd’enfant, je vantai quelque peu ma famille, j’espère ne l’avoirfait qu’autant que cela était nécessaire pour me présenter à voussous des couleurs plus avantageuses. C’était une petitesse et unechose de mauvais goût. Mais vous n’ignorez pas le proverbeAnglais : « Vivre et s’instruire. »

– Vous attachez bien de l’importance à toutcela, – dit le Suisse. – Que diable ! c’est une bonne familleque la vôtre !

Le rire de George Vendale trahit un peu decontrainte.

– J’étais très attaché à mes parents.Cependant, quand nous avons voyagé ensemble, Monsieur Obenreizer,je commençais à jouir de ce que mon père et ma mère m’avaientlaissé. J’en avais la tête un peu troublée, parce que j’étaisjeune. J’espère donc avoir alors montré plus d’enfantillage etd’étourderie que d’orgueil.

– Rien que de la franchise, de la franchise decœur et de langage, et point d’orgueil, – s’écria Obenreizer. –Vous employez de trop grands mots contre vous-même. D’ailleurs,c’est moi qui vous ai amené le premier à me parler de votrefamille. Vous souvient-il de cette soirée et de cette promenade surle lac où les pics neigeux venaient se réfléchir comme dans unmiroir ? Partout des roches et des forêts de sapins qui meramenaient à mon enfance, dont je vous fis un tableau rapide.Rappelez-vous que je vous peignis notre misérable cahute, prèsd’une cascade que ma mère montrait aux voyageurs ; l’étable oùje dormais auprès de la vache ; mon frère idiot assis devantla porte et courant aux passants pour leur demander l’aumône ;ma sœur, toujours filant et balançant son énorme goitre ; etmoi-même, une pauvre petite créature affamée, battue du matin ausoir. J’étais l’unique enfant du second mariage de mon père, sitoutefois il y avait eu mariage. Après cela, quoi de plus naturelde votre part que de comparer vos souvenirs aux miens et de medire : « Nous sommes du même âge, et en ce même temps oùl’on vous battait, moi j’étais assis dans la voiture de mon père,sur les genoux de ma mère chérie, roulant à travers les opulentesrues de Londres, entouré de luxe et de tendresse. » Voilà quelfut le commencement de ma vie.

Obenreizer était un jeune homme aux cheveuxnoirs, au teint chaud, et dont la peau basanée n’avait jamaisbrillé d’aucune rougeur, même fugitive. Les émotions qui auraientempourpré la joue d’un autre homme n’amenaient à la sienne qu’unléger battement à peine visible, comme si la machine qui faitcouler et monter le sang ne mettait en mouvement dans les veines dece jeune homme qu’un flot à demi-desséché. Obenreizer étaitfortement construit, bien proportionné, avec de beaux traits. Ileût certainement suffi d’en changer presque imperceptiblement ladisposition pour les amener à une harmonie qui leur manquait ;mais il aurait été aussi bien difficile de déterminer au juste quelchangement il eût fallu faire. Tout d’abord on aurait souhaité àObenreizer des lèvres moins épaisses, un cou moins massif. Mais ceslèvres et ce cou passaient encore. Ce qu’il y avait de moinsagréable dans son visage, c’étaient ses yeux, toujours couvertsd’un nuage indéfinissable évidemment étendu là, par un effort de savolonté. Son regard demeurait ainsi impénétrable à tout le monde etce brouillard éternel lui donnait un air fatigant d’attention quine s’adressait pas seulement à la personne qu’il écoutait parler,mais au monde entier, à lui-même, à ses propres pensées, celles dumoment et celles qui allaient naître. C’était comme une sorte devigilance inquiète, soupçonneuse, qu’il exerçait en lui, autour delui, et qui ne se lassait jamais.

À ce moment de la conversation, Obenreizertira son voile sur ses yeux.

– Le but de ma visite actuelle, – dit Vendale,– il est vraiment superflu de vous le dire, c’est de vous assurerde la bonne amitié de Wilding et Co., et de la solidité de votrecrédit sur nous, ainsi que de notre désir de pouvoir vous êtreutiles. Nous espérons, avant peu, vous offrir une cordialehospitalité. Pour le moment les choses ne sont pas tout à fait enordre chez nous. Wilding s’occupe à réorganiser la partiedomestique de notre maison ; il est, d’ailleurs, empêché parquelques affaires personnelles. Je ne crois pas que vousconnaissiez Wilding.

– Je ne le connais pas.

– Il faudra donc faire connaissance. Wildingen sera charmé. Je ne crois pas que vous soyez établi à Londresdepuis bien longtemps, Monsieur Obenreizer ?

– C’est tout récemment que j’ai installé cetteagence.

– Mademoiselle votre nièce n’est-elle…n’est-elle pas mariée ?

– Elle n’est pas mariée.

George Vendale jeta un regard autour de luicomme pour y découvrir quelque trace de la présence de la jeunefille.

– Est-ce qu’elle vous a accompagné àLondres ? – demanda-t-il.

– Elle est à Londres.

– Quand et où pourrai-je avoir l’honneur de merappeler à son souvenir ?

Obenreizer chassa son nuage et prit de nouveauson visiteur par les coudes.

– Montons ! – lui dit-il.

Un peu effarouché par la soudaineté d’uneentrevue qu’il avait fortement souhaitée de toute son âme, GeorgeVendale suivit Obenreizer dans l’escalier.

Dans une pièce de l’étage supérieur, une jeunefille était assise auprès de l’une des trois fenêtres ; il yavait aussi une autre dame plus âgée, le visage tourné vers lepoêle, bien qu’il ne fût pas allumé, car c’était la belle saison.La respectable matrone nettoyait des gants. La jeune fille brodait.Elle avait un luxe inouï de superbes cheveux blonds, gracieusementnattés, le front blanc et rond comme les Suissesses. Son visageétait aussi bien plus rond qu’un visage Anglais ordinaire. Sa peauétait d’une étonnante pureté et l’éclat de ses beaux yeux bleusrappelait le ciel éblouissant des pays de montagnes. Bien qu’ellefût vêtue à la mode Anglaise, elle portait encore un certaincorsage, des bas à coins rouges, et des souliers à boucles d’argentqui venaient de Suisse en droiture. Quant à la vieille dame, lespieds écartés, appuyés sur la tringle du poêle, elle nettoyait,frottait ses gants avec une ardeur extraordinaire, et certainementelle n’avait rien, absolument rien de Britannique. C’était bien laSuisse elle-même, la Suisse vivante, la vieille Suisse : sondos avait la forme et la largeur d’un gros coussin, sesrespectables jambes étaient deux montagnes. Elle portait au cou etsur la poitrine un fichu de velours vert qui retenait tant bien quemal les richesses de son embonpoint, de grands pendants d’oreillesen cuivre doré, et sur la tête un voile, en gaze noire, étendu surun treillis de fer.

– Mademoiselle Marguerite, – dit Obenreizer àsa nièce, – vous rappelez-vous ce gentleman ?

– Je crois, – dit-elle en se levant un peuconfuse, – je crois que c’est Monsieur Vendale ?

– Je crois, en effet, que c’est lui, – fitObenreizer d’une voix dure. – Permettez-moi, Monsieur Vendale, devous présenter à Madame Dor.

La vieille dame, qui avait passé un de sesgants dans sa main gauche, se leva, regarda par-dessus ses largesépaules, se laissa retomber sur sa chaise, et se remit àfrotter.

– Madame Dor, – dit Obenreizer en souriant, –est assez bonne pour veiller ici aux déchirures et aux taches.Madame Dor vient en aide à mon désordre et à ma négligence, c’estelle qui me tient propre et paré.

Au même instant, Madame Dor, ayant levé lesyeux, aperçut une tache sur Obenreizer et se mit à le frotterviolemment. George Vendale prit place auprès du métier à broder deMademoiselle Marguerite ; il jeta un regard furtif sur lacroix d’or qui plongeait dans le corsage de la jeune fille. Ilrendait mentalement à Marguerite l’hommage du pèlerin, lorsqu’aprèsun long voyage, il arrive enfin devant le saint et devantl’autel.

Obenreizer s’assit à son tour au milieu de lachambre, les pouces dans les poches de son gilet ; il devenaitnuageux, Obenreizer.

– Savez-vous, mademoiselle, ce que votre oncleme disait à l’instant ? – commença Vendale : – Que lemonde est si petit, si petit, que les anciennes connaissances s’yretrouvent toujours et qu’on ne peut s’éviter. Pour moi, le mondeme semblait trop vaste depuis que je vous avais vue pour ladernière fois.

– Avez-vous beaucoup voyagé depuis quelquetemps ? – lui demanda Marguerite. – Êtes-vous allé bienloin ?

– Pas très loin. Je n’ai fait qu’aller chaqueannée en Suisse… J’ai souhaité bien des fois que ce tout petitmonde fût encore plus petit, afin de pouvoir rencontrer plus tôtd’anciens compagnons…

La jolie Marguerite rougit et lança un coupd’œil du côté de Madame Dor.

– Mais vous nous avez retrouvés à la fin,Monsieur Vendale, – murmura-t-elle. – Est-ce pour nous quitter denouveau ?

– Je ne le crois pas. La coïncidence étrangequi m’a permis de vous revoir m’encourage à espérer qu’il n’en serarien.

– Quelle est cette coïncidence ?

Cette simple phrase, dite avec l’accent dupays et certain ton ému et curieux, parut bien séduisante à GeorgeVendale. Mais, au même instant, il surprit un nouveau regard furtifde Marguerite à l’adresse de Madame Dor. Ce regard, bien que rapidecomme l’éclair, l’inquiéta, et il se mit à observer la vieilledame.

– Le hasard a voulu, – dit-il, que je devinssel’associé d’une maison de commerce de Londres, à laquelle MonsieurObenreizer a été recommandé aujourd’hui même par une maison decommerce Suisse, où nous avons des intérêts communs. Ne vous ena-t-il rien dit ?

– Ma foi non ! – s’écria Obenreizer,rentrant dans la conversation et cette fois sans son nuage. – Jem’en serais bien gardé. Le monde est si petit, si monotone, qu’ilvaut toujours mieux laisser aux gens le plaisir bien rare d’unesurprise. C’est une agréable chose qu’une surprise sur notre petitbonhomme de chemin. Tout cela est arrivé comme vous le dit MonsieurVendale, Mademoiselle Marguerite. Monsieur Vendale, qui est d’unefamille si distinguée et d’une si fière origine, n’a point dédaignéle commerce. Vraiment, il fait du commerce, tout comme nous autres,pauvres paysans, sortis des bas-fonds de la pauvreté. Après tout,c’est flatteur pour le commerce, – reprit Obenreizer avec chaleur,– les hommes comme Monsieur Vendale ne peuvent que l’ennoblir. Cequi fait le malheur du commerce et sa vulgarité, c’est que les gensde rien… nous autres par exemple, pauvres paysans… nous puissionsnous y adonner et par lui arriver à tout. Voyez-vous, mon cherVendale, le père de Mademoiselle Marguerite, l’aîné de mes frèresdu premier lit, qui aurait plus du double de mon âge s’il vivait,partit de nos montagnes, en haillons, sans souliers, et il setrouva d’abord bien heureux d’être nourri avec les chiens et avecles mules dans une auberge de la vallée. Il y fut garçon d’écurie,garçon de salle, cuisinier. Il me prit alors et me mit enapprentissage chez un fameux horloger, son voisin. Sa femme mouruten mettant Mademoiselle Marguerite au monde. Il ne vécut paslongtemps lui-même. Marguerite n’était plus une enfant et n’étaitpas encore une demoiselle. Je reçus ses dernières volontés et sarecommandation au sujet de sa fille : « Tout pourMarguerite, » me dit-il, « et tant par an pour vous. Vous êtesjeune, je vous fais pourtant son tuteur ; ne vousenorgueillissez jamais de son bien et du vôtre, si vous en amassez.Vous savez d’où nous venons tous les deux ; nous avons étél’un et l’autre des paysans obscurs et misérables et vous vous ensouviendrez. » Si je m’en souviens !… Tous deux paysans,et il en est ainsi de tous mes compatriotes qui font aujourd’hui lecommerce dans Soho Square. Paysans !… tous paysans !…

Il éclata de rire, tout en étreignant lescoudes de Vendale.

– Voyez ! – s’écria-t-il, – voyez quelavantage et quelle gloire pour le commerce d’être rehaussé par desgentlemen tels que vous !

– Je n’en juge pas ainsi, – fit Marguerite enrougissant et fuyant le regard de Vendale avec une expressioncraintive, – je pense que le commerce n’est point du tout déshonorépar des gens d’obscure origine comme nous…

– Fi ! fi ! Mademoiselle Marguerite,– dit Obenreizer, – c’est dans l’aristocratique Angleterre que voustenez un pareil langage !

– Je n’en ai pas honte, – reprit-elle, un peuplus calme et tout en retournant son métier, – je ne suis pasAnglaise, moi. Je me fais gloire d’être Suissesse et fille d’unmontagnard. Et certes je le dis bien haut : mon père étaitpaysan.

Il y avait dans ces dernières paroles unerésolution si visible d’en finir avec ce sujet ridicule que Vendalen’eut point le courage de se défendre plus longtemps contre lessarcasmes voilés d’Obenreizer.

– Je partage votre opinion, mademoiselle, –s’écria-t-il, – et je l’ai déjà dit à Monsieur Obenreizer, tout àl’heure, il pourra vous en rendre témoignage.

Ce que ce dernier se garda bien de faire. Ilse tut.

Vendale n’avait point cessé d’observer MadameDor. Une chose le frappa dans l’aspect du large dos de la bonnedame, et il remarqua une pantomime des plus expressives dans safaçon de nettoyer les gants. Tandis qu’il causait avec Marguerite,Madame Dor était demeurée tranquille ; mais dès qu’Obenreizereut commencé son long discours sur les paysans, elle se mit à sefrotter les mains avec une sorte de délire ; on eût ditqu’elle applaudissait l’orateur. Le gant qu’elle tenait s’élevaiten l’air, ce gant tournoyait si bien, qu’une fois ou deux, Vendaleen vint à penser qu’il pouvait bien y avoir une communicationtélégraphique dans ce jeu extraordinaire : d’autant que, touten paraissant ne faire aucune attention à la vieille suivante,Obenreizer ne lui tournait jamais le dos.

La façon dont Marguerite avait écarté ledéplaisant sujet qu’on avait ramené deux fois devant elle, parutégalement à Vendale une chose bien propre à le faire réfléchir. Leton de la jeune fille, parlant à son tuteur, trahissait une sourdeindignation contre celui-ci, et comme un mouvement violent del’âme, que la crainte pourtant comprimait encore. Jamais Obenreizerne s’approchait de sa pupille ; jamais il ne lui adressait laparole sans faire précéder ce qu’il allait dire d’un« mademoiselle » très cérémonieux, et ce mot pourtant nesortait jamais de ses lèvres qu’avec un accent d’ironie. L’idéevint à George Vendale que cet homme était un moqueur subtil, etcette nouvelle manière d’envisager Obenreizer lui expliqua toutd’un coup ce qu’il avait toujours trouvé d’indéfinissable en cesingulier personnage.

Quelque chose aussi lui disait que Margueriteétait en quelque sorte prisonnière dans ce logis. Sa volonté, dumoins, n’était pas libre, et bien qu’elle résistât à ses deuxgeôliers par la seule énergie de son caractère, certes elle n’étaitpas toujours la plus forte.

Cette croyance que la jeune fille étaitpersécutée, captive jusqu’à un certain point peut-être, n’était pasfaite pour diminuer dans le cœur de Vendale le charme quil’attirait vers elle. Vraiment il l’aimait, il était éperdumentamoureux de la jeune et jolie Suissesse et tout à fait déterminé àsaisir l’occasion qui enfin se présenterait à lui.

Pour le moment, il se borna à dépeindre enquelques mots le plaisir que Wilding et Co. auraient avant peu àprier Mademoiselle Obenreizer d’honorer leur maison de sa présence.C’était, disait-il, une vieille maison très curieuse, bien qu’unpeu dépourvue comme toute maison de célibataire. Du reste, il neprolongea pas sa visite.

Mais, en redescendant au rez-de-chaussée,reconduit par son hôte, il trouva dans le vestibule plusieurshommes de mauvaise mine et mal accoutrés, vêtus d’ailleurs ducostume Suisse qu’Obenreizer repoussa sans façon devant lui, touten leur adressant quelques mots dans le patois du pays.

– Des compatriotes, – dit-il. – de pauvrescompatriotes, reconnaissants et attachés comme des chiens pour unpeu de bien que je leur fais. Adieu, Monsieur Vendale, j’espère quenous nous verrons souvent. Très enchanté…

Ce qui fut suivi de deux légères pressions auxcoudes de Vendale, et celui-ci se trouva dans la rue.

Tandis qu’il se dirigeait vers le Carrefourdes Écloppés, Marguerite, assise devant son métier, flottait devantlui dans l’air ; il revoyait également le large dos de MadameDor et son télégraphe. Lorsqu’il arriva, Wilding était enfermé avecBintrey. Les portes des caves se trouvaient ouvertes. Vendalealluma une chandelle, descendit, et se mit à flâner à travers lescaveaux. La gracieuse image de Marguerite marchait toujours devantlui, mais cette fois le dos de Madame Dor ne le poursuivaitplus.

Ces voûtes étaient très spacieuses et trèsanciennes et il y avait là une crypte fort curieuse. C’était,suivant les uns le vieux réfectoire d’un monastère, suivant lesautres une chapelle. Quelques antiquaires enthousiastes voulaientmême y voir le reste d’un temple Païen. Mais après toutqu’importait ? Que chacun donne l’origine qu’il lui plaira àce vieux pilastre en poussière et à cette arcade en ruine, ce sonttoujours des débris du temps qui les ronge également et à saguise.

L’air épais, l’odeur de terre et de muraillemoisie, les pas roulant comme le tonnerre dans les rues quis’étendaient au-dessus de sa tête, tout cela cadrait assez bienavec les impressions de Vendale qui, décidément, ne pouvait songerqu’à Marguerite, assise là-bas, dans la maison de Soho Square etrésistant à ses deux geôliers. Il marcha donc à travers les cavesjusqu’au tournant d’un passage voûté. Là, il aperçut une lumièresemblable à celle qu’il portait à la main.

– Est-ce vous qui êtes là, Joey ? –demanda-t-il.

– Ne devrais-je pas plutôt dire : Est-cevous, Monsieur George ? C’est mon affaire à moi d’êtreici ; ce n’est pas la vôtre.

– Allons ! ne grondez pas, Joey.

– Je ne gronde pas, – fit le garçon de cave, –si quelque chose gronde en moi, c’est le vin que j’ai respiré etpris par les pores, mais ce n’est pas moi. Oh ! si vousrestiez dans les caves assez longtemps pour que les vapeurs vousétourdissent, vous m’en diriez des nouvelles… Mais quoi ! vousvoilà donc entré régulièrement dans nos affaires, MonsieurGeorge ?

– Régulièrement, j’espère que vous n’y trouvezrien à redire ?

–Dieu m’en préserve ! Mais le vin que jeprends par les pores et qui est grognon me dit que vous êtes tropjeunes. Vous êtes trop jeunes tous les deux.

– C’est un malheur que nous trouverons bien lemoyen de réparer quelque jour, Joey.

– Sans doute, Monsieur George, mais moi, quitrouve le moyen de vieillir chaque année, je ne vous verrai pointdevenir sages.

Et Joey se sentit si content de ce qu’ilvenait de dire qu’il se mit à rire aux éclats.

– Ce qui est beaucoup moins gai, – reprit-il,– c’est que Monsieur Wilding, depuis qu’il dirige la maison, en achangé la chance. Remarquez bien ce que je vous dis. La chance estchangée. Il s’en apercevra. Ce n’est pas pour rien que j’ai passéici dessous toute ma vie. Les remarques que je fais ne me trompentjamais. Je sais quand il doit pleuvoir ou quand le temps veut semaintenir au beau, quand le vent va souffler, quand le ciel et larivière redeviendront calmes. Et je sais aussi bien quand la chanceest près de changer.

– Est ce que la végétation qui croît sur cesmurs est pour quelque chose dans vos observations ? – demandaVendale, en tournant sa lumière vers de sombres amas d’énormesfongus, appendus aux voûtes, et d’un effet désagréable etrepoussant.

– Oui, Monsieur George, – répliqua JoeyLaddle, reculant de quelques pas. – Mais si vous voulez suivre monconseil, ne touchez pas à ces vilains champignons.

Vendale avait pris une longue latte des mainsde Joey, et s’amusait à remuer doucement les végétaux étranges.

– En vérité, – dit-il, – ne pas ytoucher ! Et pourquoi ?

– Pourquoi ?… Parce qu’ils naissent desvapeurs du vin, et qu’ils peuvent tous faire comprendre ce quientre dans le corps d’un malheureux garçon de cave qui vit icidepuis trente ans ; parce que vous feriez tomber sur vous desales insectes, qui se meuvent dans ces gros pâtés de moisissure, –répliqua Joey Laddle, qui se tenait toujours à l’écart, – mais il ya encore une autre raison, Monsieur George : il y en a uneautre !…

– Laquelle ?

– À votre place, Monsieur George, je nejouerais pas avec cette latte. Et la raison, je vous la dirai sivous voulez sortir d’ici. Regardez la couleur de ces champignons,Monsieur George.

– Eh bien ?

– Allons ! Monsieur George, sortonsd’ici.

Il s’éloigna avec sa chandelle. Vendale lesuivit tenant la sienne.

– Mais achevez donc, Joey, – dit-il. – Lacouleur de ces champignons ?

– C’est celle du sang, Monsieur George.

– En vérité, oui… Après ?…

– Eh bien ! Monsieur George, on dit…

– Qui… on ?

– Comment saurais-je qui ? – répliqua levieux garçon de cave exaspéré par la nature déraisonnable de cettequestion. – Qui ?… On… on…Cela en dit bien assez. C’est toutle monde. Comment saurais-je qui est cet : On, si vous, vousne le savez pas ?

– C’est juste, Joey.

– On dit que l’homme qui, par hasard, estfrappé à la poitrine dans les caves d’un de ces champignons quitombent, est sûr de mourir assassiné.

Vendale s’arrêta en riant, il regarda Joey etleva les épaules, mais le garçon de cave tenait ses yeuxobstinément fixés sur sa chandelle. Tout à coup Joey se sentitfrappé violemment.

– Qu’est-ce ? – cria-t-il.

C’était la main de son compagnon. Vendalevenait de recevoir un énorme amas de ces moisissures sanglantes enpleine poitrine, et instinctivement l’avait rejeté sur Joey. Cettemasse, humide venait de s’abattre sur le sol et y faisait coulerune longue mare rouge.

Les deux hommes se regardèrent, pendant unmoment, avec une muette épouvante. Mais ils arrivaient au pied del’escalier des caves, et la lumière du jour leur apparut.

Vendale leva encore une fois les épaules.

– Au diable vos idées superstitieuses,Joey ! – dit-il.

Et il monta gaiement les degrés.

Sortie de Wilding.

 

Le lendemain, d’assez grand matin, Wildingsortit seul, après avoir laissé pour son commis un billet ainsiconçu :

Si M. Vendale me demandait ou siM. Bintrey venait me rendre visite, dites que je suis allé àl’Hospice des Enfants Trouvés.

Ni les exhortations de Vendale, ni lesconseils de Bintrey n’avaient pu changer les sentiments et ladétermination de Wilding. Retrouver celui dont il avait usurpé lebien et la place était à présent l’unique intérêt de sa vie. Lapremière chose à faire pour cela n’était-elle point de se rendre àl’Hospice ? C’est là qu’il pouvait rencontrer la lumière, oupuiser du moins quelques renseignements.

L’aspect de cet édifice, qui naguère lui étaitagréable, avait changé pour lui comme le portrait placé dans sonappartement et qui, jadis, lui avait été si cher. Le lien qui lerattachait autrefois à ces lieux qui avaient abrité sa misérableenfance et où le bonheur était venu le surprendre un jour, ce liendésormais était rompu. Son cœur se souleva au milieu d’un flotd’amertume, lorsque, à la porte du parloir, il exposa la nature dela démarche qu’il venait faire. Il attendit avec une grande anxiétéle Trésorier qu’on était allé quérir et qu’on ne trouvait point.Enfin ce gentleman arriva. Wilding fit un terrible effort pourretrouver un peu de calme et parla.

Le Trésorier l’écoutait avec une grandeattention. Mais son visage ne promettait rien de plus qu’un peu decomplaisance et beaucoup de politesse.

– Nous sommes forcés d’être très circonspects,– répondit-il à Wilding, – et nous n’avons point l’habitude derépondre aux questions du genre de celles que vous me faites, quandelles nous sont adressées par des étrangers.

– Ne me considérez point comme un étranger, –répondit simplement Wilding, – j’ai fait partie de vosélèves ; je suis un enfant trouvé.

Le Trésorier répondit avec une grandecourtoisie que cette circonstance lui paraissait tout à faitparticulière et qu’il aurait mauvaise grâce à rien refuser à unancien pensionnaire de la maison ; Toutefois il pressa Wildingde lui faire connaître les motifs qui le poussaient à tenter lesrecherches dont il parlait. Wilding lui raconta son histoire. Aprèsquoi le Trésorier se leva, et le conduisant dans la salle où lesregistres de l’Institution étaient exposés :

– Nos livres sont à votre disposition, – luidit-il, – mais je crains bien qu’ils ne puissent vous offrir que defaibles renseignements après tant d’années.

Ces livres, Wilding les consulta avec uneimpatience fiévreuse ; il y trouva ce qui suit :

« 3 Mars 1836. – Adopté et retiré del’Hospice, un enfant mâle, du nom de Walter Wilding. – Nom etsituation de l’adoptant : Madame Miller, demeurant Lime TreeLodge, Groombridge Wells. – Répondants : Le Révérend JohnHarker, Groombridge Wells : MM, Giles Jérémie et Giles,banquiers, Lombard Street. »

– Est-ce là tout ? – s’écria Wilding. –Monsieur le Trésorier, n’avez-vous pas eu d’autres communicationsultérieures avec Madame Miller ?

– Aucune ; s’il y avait eu quelque autrechose, nous en trouverions ici la mention.

– Puis-je prendre copie de cetteinscription ?

– Sans doute ; mais vous êtes bien agité,je prendrai cette copie moi-même.

– Ma seule chance est de m’informer de larésidence actuelle de Madame Miller et de visiter lesrépondants.

– C’est votre seule chance, – répondit leTrésorier ; – j’aurais souhaité de pouvoir vous être plusutile.

Wilding se mit en chasse. La première étape àfaire était la maison des banquiers de Lombard Street. Il s’yrendit.

Deux des associés de la maison étaientinaccessibles en ce moment. Le troisième se récria, opposa milledifficultés à la demande que lui adressait le jeune négociant, etpermit enfin qu’on visitât le registre marqué à l’initiale M.

Le compte de Madame Miller fut retrouvé. Maisdeux lignes d’une encre effacée avaient été tracées en travers dulivre pour biffer la page, et au bas il y avait cettenote :

« Compte clos le 30 Septembre1837. »

C’est ainsi que Wilding vit son premier espoirs’évanouir. Il comprenait mieux que personne les difficultés de latâche qu’il s’était imposée.

– Point d’issue !… point d’issue !…– se disait-il.

Il écrivit à son associé pour le prévenir queson absence pouvait se prolonger de quelques heures, se rendit auchemin de fer, et prit place dans le train pour la résidence deMadame Miller à Groombridge Wells.

Des enfants et des mères voyageaient aveclui ! Des enfants et des mères se rencontrèrent sur sonpassage quand il fut débarqué et qu’il alla de maison en maison, deboutique en boutique, demander son chemin. Passant sous un gaisoleil, ces mères lui apparaissaient heureuses et fières, cesenfants plus heureux encore ; partout il trouvait de quoi lefaire cruellement ressouvenir de ce monde souriant d’illusions,jadis si cruellement éveillé dans son cœur ; tout luirappelait la mémoire de celle qui n’était plus, de celle quis’était évanouie, le laissant lui, morose, et sombre comme unmiroir d’où la lumière s’est éclipsée, il questionna, s’informa detous côtés. Nul ne savait où était Lime Tree Lodge. À bout deressources, il entra dans les bureaux d’une agence delocations.

– Savez-vous où est Lime Tree Lodge ?

L’agent lui montra du doigt de l’autre côté dela rue une maison d’apparence lugubre, percée d’un nombre inusitéde fenêtres, qui semblait avoir été jadis une fabrique, et quiétait maintenant un hôtel.

– Voilà où se trouvait Lime Tree Lodge,monsieur, – lui dit cet homme, – il y a dix ans.

Second espoir évanoui. Là encore pasd’issue !… pas d’issue !…

Une dernière chance lui restait ; c’étaitde trouver le répondant clérical M. Harker. Il entra dans laboutique d’un libraire et demanda si on pouvait le renseigner surla demeure actuelle du Révérend. Le libraire fit un geste desurprise, fronça les sourcils, et demeura muet. Cependant il pritsur son comptoir un précieux petit volume, habillé d’une reliuregrise et sombre, le tendit au visiteur, ouvert à la première page,et Wilding y lut :

LE MARTYRE

Du

RÉVÉREND JOHN HARKER

dans la Nouvelle-Zélande,

Raconté par un ancien membre de sa Congrégation.

– Je vous demande pardon, – fit Wilding.

Le libraire répondit seulement par un signe detête à ses excuses. Wilding sortit.

Troisième et dernier espoir détruit. Pasd’issue !… pas d’issue !…

En vérité, il n’y avait plus rien à faire quede s’en retourner à Londres. Il reprit le train. De temps en temps,durant le trajet, il contemplait cette note inutile qui avait étéle guide de son voyage, la copie extraite du Registre des EnfantsTrouvés. Il fit un geste comme pour jeter au vent ce papiermenteur, mais la réflexion l’en empêcha.

– Qui sait, – pensa-t-il, – cette note peutencore servir, je ne m’en séparerai point tant que je vivrai, etmes exécuteurs testamentaires la trouveront cachetée sous le mêmepli que mon testament.

Son testament !… Et pourquoi ne leferait-il point ? Cette idée s’empara de lui avec force. Cetestament nécessaire, il résolut de le rédiger sans perdre detemps. Et il continua son voyage songeant à toutes ses démarchesperdues, et murmurant :

– Plus d’espoir possible !… Pasd’issue !… pas d’issue !…

Ces derniers mots étaient de la façon deBintrey. Dans sa première conférence avec Wilding, l’hommed’affaires s’était écrié au bout d’un moment : « Pasd’issue ! ». Et cent fois, durant l’entretien, secouantla tête et frappant du pied, ce sagace personnage, jugeant lasituation sans remède, s’était pris à répéter : « Pasd’issue !… pas d’issue !… »

– Ma conviction, – ajoutait-il, – c’est qu’iln’y a rien à espérer après tant d’années ; et mon avis, c’estque vous demeuriez tranquille possesseur des biens qu’on vous alégués.

Wilding avait fait apporter de nouveau levieux Porto de quarante-cinq ans, et Bintrey ne se faisait pointfaute de le trouver excellent comme à l’ordinaire. Plus le rusécompagnon voyait se dessiner nettement, à travers la liqueur dorée,le chemin qu’il fallait suivre, plus il persistait à déclarerénergiquement qu’il n’y avait rien à faire, et, tout en remplissantet vidant son verre, il répétait :

– Pas d’issue !… pas d’issue !…

Et maintenant, qui pouvait nier que le projetde Wilding de faire son testament au plus vite, ne provînt encorede l’excessive délicatesse de sa conscience (bien qu’au fond ducœur, il éprouvât aussi quelque soulagement involontaire dans laperspective de léguer son embarras à autrui, car telle était sonintention). Il poursuivit donc ce nouveau projet avec une ardeurextraordinaire et ne perdit point de temps pour faire prier GeorgeVendale et Bintrey de se rendre au Carrefour des Écloppés, où ilallait les attendre.

Lorsqu’ils furent tous trois réunis, lesportes bien closes, Bintrey prit la parole, et s’adressant àVendale :

– Tout d’abord, – dit-il d’un ton solennel, –avant que notre ami (et mon client) nous confie ses volontés àvenir, je désire préciser clairement ce qui est mon avis, ce quiest aussi le vôtre, Monsieur Vendale, si j’ai bien compris lesparoles que vous m’avez dites, et ce qui serait d’ailleurs, l’avisde tout homme sensé. J’ai conseillé à mon client de garder le plusprofond secret sur cette affaire. J’ai causé deux fois avec madameGoldstraw, une fois en présence de Monsieur Wilding, l’autre foisen son absence. Si l’on peut se fier à quelqu’un (ce qui doittoujours être l’objet d’un grand SI), je crois que c’est à cettedame. J’ai représenté à mon client que nous devons nous garder dedonner l’éveil à des réclamations aventureuses, et que, si nous nenous taisons point, nous allons mettre le diable sur pied, sous laforme de tous les escrocs du royaume. Maintenant, monsieur Vendale,écoutez-moi. Notre ami (et mon client) n’entend pas se dépouillerdu bien dont il se regarde comme le dépositaire ; il veut, aucontraire, le faire fructifier au profit de celui qu’il enconsidère comme le maître légitime. Moi, je ne peux adopter la mêmefaçon de considérer cet homme-là, qui n’est peut-être qu’une ombre,et, si jamais, après des années de recherche même, nous mettions lamain sur lui, j’en serais bien étonné ; mais n’importe.Monsieur Wilding et moi, nous sommes pourtant d’accord sur cepoint, qu’il ne faut pas exposer ce bien à des risques inutiles.J’ai donc accédé au désir de Monsieur Wilding en une chose. Detemps en temps, nous ferons paraître dans les journaux une annonceprudemment rédigée, invitant toute personne qui pourrait donner desrenseignements sur cet enfant adopté et pris aux Enfants Trouvés, àse présenter à mon bureau. J’ai promis à Monsieur Wilding que cetteannonce serait régulièrement publiée. Après cela, mon clientm’ayant averti que je vous trouverais ici à cette heure, j’y suisvenu. Remarquez bien que ce n’est plus pour donner mon avis, maispour prendre les ordres de Monsieur Wilding. Je suis tout à faitdisposé à respecter et à seconder ses désirs. Je vous prieraiseulement d’observer que ceci n’implique point du tout monassentiment aux mesures que j’ai consenti à prendre. Je m’y prête,je ne les approuve peut-être point, et, dans tous les cas, jen’entends pas que l’on puisse confondre ma complaisance avec monopinion professionnelle.

En parlant ainsi, Bintrey s’adressait autant àWilding qu’à Vendale. Certes il croyait devoir beaucoup dedéférence à son client et il lui en accordait un peu. CependantWilding, par-dessus tout, l’amusait. Bintrey ne pouvait croire àune conduite si extravagante, à un désintéressement sisingulier ; le donquichottisme du jeune négociant lui semblaitune chose réjouissante autant que rare, aussi ne pouvait-ils’empêcher de le regarder de temps en temps avec des yeux quiclignotaient et avec une curiosité très vive mêlée quelquefoisd’une forte envie de sourire.

– Tout ce que vous venez de dire est fortclair !– soupira Wilding. – Plût à Dieu que mes idées fussentaussi limpides que les vôtres, Monsieur Bintrey.

– Remettez-le, remettez-le… si vous sentez quevos étourdissements vont revenir ! – s’écria Bintreyépouvanté. – Remettez-le, remettez-le…

– Remettez quoi ? – fit Vendale.

– L’entretien ! je veux parler de cetentretien… Si vos bourdonnements, Monsieur Wilding…

– Non, non, n’ayez pas peur, – répliqua lejeune négociant.

– Je vous en prie, ne vous excitez pas !– continua Bintrey…

– Je suis parfaitement calme, – repritWilding, – et je vais vous en donner la preuve. George Vendale, etvous, Monsieur Bintrey, hésiteriez-vous ou bien trouveriez-vousquelque inconvénient à devenir les exécuteurs de mes dernièresvolontés ?

– Aucun inconvénient, – répondit GeorgeVendale.

– Aucun ! – répéta Bintrey, avec un peumoins d’empressement.

– Je vous remercie tous les deux. Mesinstructions seront simples, et mon testament très bref. Peut-êtreaurez-vous la complaisance de rédiger cela tout de suite, MonsieurBintrey. Je laisse ma fortune réalisée, et mon bien personnel, sansexception ni réserve, à vous, mes deux dépositaires et exécuteurstestamentaires, à la charge, par vous, de restituer le tout auvéritable Walter Wilding, si vous pouvez le découvrir et établirson identité dans les deux ans qui suivront ma mort. Au cas où vousne le retrouveriez point avant ce délai expiré, vous remettriez, ledépôt à titre de legs et de don à l’Hospice des Enfants Trouvés… Ehbien ?

– Ce sont là toutes vos instructions ? –demanda Bintrey, après un assez long silence durant lequel aucun deces trois hommes n’avait osé regarder les autres.

– Toutes.

– Et votre détermination est bienprise ?

– Irrévocablement prise.

– Il ne me reste donc plus qu’à rédiger cetestament suivant la forme, – reprit l’homme d’affaires, en levantles épaules, – mais, est-il nécessaire de se presser ? Il n’ya pas urgence, que diable ! Vous n’avez pas envie demourir ?

– Monsieur Bintrey, – dit Wilding, – ce n’estni vous ni moi qui connaissons le moment où je dois mourir et jeserais aise d’avoir soulagé mon esprit de ce pénible sujet.

– Comme il vous plaira, – dit Bintrey, – jeredeviens homme de loi. Si un rendez-vous, dans une semaine, àpareil jour, peut convenir à Monsieur Vendale, je l’inscrirai surmon carnet.

Le rendez-vous fut pris et l’on n’y manquapoint. Le testament, signé selon les formes, cacheté, déposé,attesté par les témoins, resta aux mains de Bintrey. Celui-ci leclassa en son ordre dans un de ces coffrets de fer scellés etportant sur une plaque le nom du testateur, qui étaientcérémonieusement rangés dans son cabinet de consultations, comme sice sanctuaire de la légalité avait été en même temps un caveaufunéraire. Quant à Wilding, l’esprit un peu rasséréné, et reprenantcourage, il se mit à ses occupations habituelles.

Son premier soin fut de réaliserl’installation patriarcale qu’il avait rêvée ; il fut aidédans cette besogne par Madame Goldstraw et par Vendale. Le concoursde celui-ci n’était peut-être pas aussi désintéressé qu’il en avaitl’air. Le jeune homme pensait que lorsque la maison serait en ordreon pourrait donner à dîner à Obenreizer et à sa nièce.

Ce grand jour arriva, Madame Dor fut comprisedans l’invitation adressée à toute la famille Obenreizer. SiVendale était amoureux auparavant, ce dîner mit le comble à sapassion et le poussa tout d’un coup jusqu’au délire. Cependant ilne put, quoiqu’il fît, obtenir un mot en particulier de lacharmante Marguerite.

Plusieurs fois, dans le courant de la soirée,il crut trouver l’occasion de lui parler à l’oreille. Aussitôt,Obenreizer, avec son nuage, se trouvait là lui pressant lescoudes ; ou bien c’était le large dos de Madame Dor quis’interceptait brusquement entre lui et la lumière vivante,c’est-à-dire Marguerite. Pas une fois, pas une seule fois si cen’est pendant le repas, on ne put voir de face la respectablematrone, muette comme les montagnes où elle était née et dont elleétait l’image. Après le dîner, dont elle avait pris sa large part,comme on passait au salon, elle regarda la muraille.

Et pourtant, durant ces quatre ou cinq heures,délicieuses quoique tourmentées, Vendale avait pu voir Marguerite,il avait pu l’entendre, s’approcher d’elle, effleurer sa robe.Lorsqu’on avait fait le tour des vieilles caves obscures, il laconduisait par la main ; lorsque le soir elle chanta dans lesalon, Vendale, debout auprès d’elle, tenait les gants qu’ellevenait de quitter. Pour les garder, ces gants mignons, que n’eût-ilpoint fait ? Il aurait donné en échange jusqu’à la dernièregoutte du vieux Porto de quarante-cinq ans, ce vin eût-il euquarante-cinq fois les neuf lustres, eût-il coûté quarante-cinqfois quarante-cinq livres la bouteille !

Lorsqu’elle fut partie et que la solitude etl’ennui retombèrent comme un éteignoir immense sur le Carrefour desÉcloppés, il se fit cette question, pendant la nuit toutentière :

– Sait-elle que je l’admire ? Sait-elleque je l’adore ? Peut-elle se douter qu’elle m’a conquis corpset âme ? Si elle s’en doute, prend-elle seulement la peine d’ysonger ? Pauvres cœurs inquiets que nous sommes !N’est-il pas étrange de penser que ces millions d’hommes quidorment, momifiés depuis tant d’années, ont été amoureux comme nousautres qui vivons, qu’ils ont éprouvé les mêmes angoisses, fait lesmêmes sottises, et qu’ils ont pourtant trouvé le secret d’êtretranquilles après tout cela !

– George, que pensez-vous de MonsieurObenreizer ? – demanda Wilding le lendemain. – Je ne veux pasvous demander ce que vous pensez de Mademoiselle Marguerite.

– Je ne sais, – dit Vendale, – je n’ai jamaisbien pu savoir ce que je pensais de cet homme-là.

– Il est très instruit et trèsintelligent.

– Très intelligent, pour sûr.

– Bon musicien.

Obenreizer avait fort bien chanté laveille.

– Très bon musicien vraiment, – fitVendale.

– Et il cause bien.

– Oui, – répétait toujours Vendale, – il causebien. Savez-vous une chose, mon cher Wilding ? C’est qu’enpensant à lui il me vient l’idée qu’il ne sait pas se taire.

– Quoi ! – dit Wilding, – il n’est pasbavard jusqu’à l’importunité ?

– Ce n’est pas là ce que je veux dire. Maislorsqu’il se tait, son silence met ses interlocuteurs en peine. Sonsilence éveille tout de suite, vaguement, injustement peut-être, jene sais quelle méfiance. Tenez, songez à des gens que vousconnaissez, que vous aimez. Prenez n’importe lequel de vosamis…

– Ce sera bientôt fait, – dit Wilding, – c’estvous que je prends.

– Je ne voulais pas m’attirer cecompliment ; je ne l’avais même pas prévu, – répliqua Vendaleen riant. – Soit, prenez-moi donc et réfléchissez un moment.N’est-il pas vrai que la sympathie que vous fait éprouver monintéressant visage vient, surtout, de l’expression qu’il a quand jesuis silencieux. Et, en effet, cette expression, n’étant pointcherchée ni composée, est la plus naturelle, et l’on peut direqu’elle est le vrai miroir de mon âme.

– Je crois que vous dites vrai.

– Je le crois aussi. Eh bien ! quandObenreizer parle, et qu’en parlant il s’explique lui-même, il s’entire à son avantage. Mais quand il est silencieux, il estinquiétant. Donc, il se tire mal du silence. En d’autres termes, ilcause bien, mais il ne sait pas se taire.

– C’est encore vrai, – dit Wilding, en riant àson tour.

Malgré les attentions et les soins dont sesamis l’entouraient, Wilding ne recouvrait que lentement la santé etle calme de l’esprit. Vendale, pour l’arracher à lui-même, etpeut-être aussi dans le but de se procurer de nouvelles occasionsde voir Marguerite, lui rappela son ancien projet de former chezlui une classe de chants.

La classe fut promptement instituée, avecl’aide de deux ou trois personnes ayant quelques connaissancesmusicales et chantant d’une façon supportable. Le chœur fut formé,instruit, et conduit par Wilding. Le nom des Obenreizer vint delui-même en cette affaire. C’étaient d’habiles musiciens ; ilétait donc tout naturel qu’on leur demandât de se joindre à cesréunions musicales. Le tuteur et le pupille y ayant consenti (ou letuteur pour tous les deux), l’existence de Vendale ne fut plusqu’un mélange de ravissement et d’esclavage.

Dans la petite et vieille église, bâtie parChristophe Wreen, sombre et sentant le moisi comme une cave,lorsque, le Dimanche, le chœur était rassemblé et que vingt-cinqvoix chantaient ensemble, n’était-ce pas la voix de Marguerite quieffaçait toutes les autres, qui faisait frémir les vitraux et lesmurailles, qui frappait les voûtes et perçait les ténèbres desbas-côtés comme un rayon sonore ? Quel moment ! MadameDor, assise dans un coin du temple, tournait le dos à tout lemonde. Obenreizer aussi chantait.

Mais ces concerts séraphiques du Dimancheétaient encore surpassés par les concerts profanes du Mercredi,établis dans le Carrefour des Écloppés, pour l’amusement de lafamille patriarcale. Le Mercredi, Marguerite tenait le piano etfaisait entendre dans la langue de son pays les chants desmontagnes. Ces chants naïfs et sublimes semblaient dire àVendale : « Élève-toi au-dessus du niveau de lacommerciale et rampante Angleterre… Viens au loin… bien au loin dela foule et du monde ; suis-moi… plus haut, plus haut encore.Allons-nous mêler à la cime des pics, aux cieux azurés. Aimons-nousauprès du ciel ! »

En même temps le joli corsage, les bas à coinsrouges, les souliers à boucles d’argent semblaient s’animer etcourir ; le large front blanc et les beaux yeux de Marguerites’allumaient d’une flamme inspirée… Vendale en perdait laraison.

Heureux concerts ! Il faut avouer, parexemple, qu’ils avaient eu d’abord plus de charme pour le jeunehomme que pour Joey Laddle, son serviteur. Joey avait refusé avecfermeté de troubler ces flots d’harmonie en y mêlant sa voix troprude. Il manifestait un suprême dédain pour ces distractionsfrivoles, et il avait envoyé promener « toutel’affaire. »

Un jour pourtant, Joey Laddle, le grognon,s’avisa de découvrir une source de véritable plaisir dans un chœurqu’il n’avait pas encore entendu. Ce jour-là il s’adoucit jusqu’àprédire que les garçons de cave, ses subordonnés, feraientpeut-être à la longue quelque progrès dans un art pour lequel ilsn’étaient point nés. Une antienne d’Haendel, le Dimanche suivant,acheva de le vaincre. Enfin, à quelque temps de là, l’apparitioninattendue de Jarvis, armé d’une flûte, et d’un homme de journée,tenant un violon, et l’exécution par ces « deuxartistes » d’un morceau fort bien enlevé, l’étonna jusqu’à lerendre stupide. Mais ce ne fut pas tout : à ce duoinstrumental, un chant de Marguerite Obenreizer ayant succédé, ildemeura bouche béante ; puis, quittant son siège d’un airsolennel, faisant précéder ce qu’il allait dire d’un salut quis’adressait particulièrement à Wilding, il s’écria :

– Après cela, vous pouvez tous tant que vousêtes, aller vous coucher.

Ce fut ainsi que commencèrent la connaissancepersonnelle et les relations de société entre Marguerite Obenreizeret Joey Laddle. La jeune fille trouva le compliment si original eten rit de si bon cœur, que Joey s’approcha d’elle après le concertpour lui dire qu’il espérait n’avoir pas eu la maladresse de direune maladresse. Marguerite l’assura qu’il avait eu beaucoupd’esprit. Joey inclina la tête d’un air satisfait.

– Vous ferez renaître ici les temps heureux,mademoiselle, – dit-il. – C’est une personne comme vous… et pas uneautre… qui pourrait ramener la chance dans la maison.

– Ramener la chance !… – fit-elle dansson charmant Anglais un peu gauche. – J’ai peur de ne pas vouscomprendre.

– Mademoiselle, – dit Joey d’un airconfidentiel, – Monsieur Wilding a changé ici la chance. Ne lesavez-vous pas ? C’était avant qu’il prit pour associé lejeune George Vendale. Je les ai avertis. Allez, allez, ils s’enapercevront. Pourtant, si vous veniez quelquefois dans cettemaison, et si vous chantiez pour conjurer le sort, vous sauriezpeut-être bien l’apaiser.

Le Mercredi suivant, on remarqua autour de latable que l’appétit de Joey n’était plus digne de lui-même. Onchuchota, on sourit. Chacun disait que ce miracle de Joey Laddle nemangeant plus que comme un homme ordinaire, était produit parl’attente du plaisir qu’il se promettait à entendre chanterMademoiselle Obenreizer, et par la crainte de ne pouvoir seprocurer une bonne place pour ne rien perdre de ce plaisir. On saitque Joey Laddle avait l’oreille un peu dure. Ces malins proposarrivèrent jusqu’à Wilding, qui, dans sa bonté accoutumée, appelaJoey auprès de lui. Et Joey Laddle, ayant écouté avec ravissement,se mit à répéter tout bas la fameuse phrase qui avait eu, lasemaine précédente, un si grand succès de gaieté dansl’auditoire : « Après cela vous pouvez tous, tant quevous êtes, aller vous coucher. »

Mais les plaisirs simples et la douce joie quianimaient depuis quelque temps le Carrefour des Écloppés nedevaient pas avoir une longue durée. Il y avait une chose, unetriste chose, dont chacun ne s’apercevait que trop bien depuislongtemps, et dont on évitait de parler comme d’un sujet pénible.La santé de Wilding était mauvaise.

Peut-être Walter Wilding aurait-il supporté lecoup qui l’avait frappé dans la plus grande affection de savie ; peut-être aurait-il triomphé du sentiment quil’obsédait ; peut-être aurait il fermé l’œil, à cette voix quilui criait sans cesse : « Tu tiens dans le monde la placed’un autre et tu jouis de son bien ; » peut-êtreaurait-il défié et vaincu l’une de ces douleurs, l’un de ces deuxtourments ; mais, réunis ensemble, ils étaient trop forts. Unhomme, hanté par deux fantômes, est promptement terrassé. Ces deuxspectres, – l’idée de celle qui n’était point sa mère et de celuiqui était Wilding, le vrai Walter Wilding ; – ces deuxspectres s’asseyaient à sa table avec lui, buvaient dans son verre,et s’installaient la nuit à son chevet. S’il songeait àl’attachement de sa mère supposée, il se sentait mourir. Quand,pour se reprendre à la vie, il se retraçait l’affection dontl’entouraient dans sa maison ses subordonnés et ses serviteurs, ilse disait que cette affection aussi, il l’avait volée ; il sedisait qu’il avait frauduleusement acquis le droit de les rendreheureux, car ce droit était celui d’un autre ; le plaisir quecet autre y trouverait, il le lui dérobait encore comme lereste.

Peu à peu, sous cette impression terrible quilui déchirait le cœur, son corps s’affaissa. Son pas s’alourdit,ses yeux cherchaient la terre. Il s’avouait bien qu’il n’étaitpoint coupable de l’erreur dont il recueillait injustement leprofit, mais il reconnaissait en même temps son impuissance àréparer cette erreur. Les jours, les semaines, les moiss’écoulaient, et personne ne venait. Sur l’invitation des journaux,personne ne venait chez Bintrey réclamer son nom et son bien. Latête de Wilding s’égarait, et il en avait conscience. Il luiarrivait parfois que toute une heure, tout un jour s’effaçait deson esprit, comme si ce jour n’avait pas brillé à l’égal desautres. Il se disait : « Qu’ai-je fait hier ? »et ne s’en souvenait plus. Sa mémoire se perdait. Une fois elle luiéchappa justement tandis qu’il dirigeait les chœurs et battait lamesure. Il ne la retrouva que longtemps après au milieu de la nuit,et il se promenait alors dans la cour de sa maison à la clarté dela lune.

– Qu’est-il donc arrivé ? – demanda-t-ilà Vendale.

– Vous n’avez pas été très bien, – luirépondit celui-ci. – Voilà tout.

Wilding chercha une explication sur le visagede ses employés qui l’entourèrent.

– Nous sommes contents de voir que vous allezmieux, – lui dirent-ils.

Et il n’en put tirer autre chose.

Un jour, enfin, – et son association avecVendale ne durait encore que depuis cinq mois, – il fut forcé deprendre le lit. Madame Goldstraw, sa femme de charge, devint sagarde-malade.

– Puisque je suis couché et que vous mesoignez, Madame Goldstraw, – lui dit-il, – peut-être netrouverez-vous pas mauvais que je vous appelle Sally ?

– Ce nom résonne plus naturellement à monoreille que tout autre, – fit-elle. – Et c’est celui que jepréfère.

– Je vous remercie. Je crois que dans cesderniers temps j’ai dû éprouver certaines crises… Est-ce vrai,Sally ?… Oh ! vous n’avez plus à craindre de me le diremaintenant…

– Cela vous est arrivé, monsieur.

– Voilà l’explication que je cherchais, –murmura-t-il. – Sally, Monsieur Obenreizer dit que la terre est sipetite, qu’il n’est pas étonnant que les mêmes gens se heurtentsans cesse et se retrouvent partout… Voyez ! Puisque vous êtesprès de moi, me voilà presque revenu aux Enfants Trouvés pour ymourir.

Il étendit la main vers les siennes. Elle laprit avec douceur.

– Vous ne mourrez point, cher MonsieurWilding.

– C’est ce que Monsieur Bintreym’assure ; mais depuis que je suis couché, j’éprouve le mêmecalme, le même repos que jadis, quand j’étais heureux, au moment oùj’allais dormir. En vérité, je m’endors aussi doucement que dansmon enfance, lorsque vous me berciez, Sally, vous ensouvenez-vous ?

Après un instant de silence, il se mit àsourire.

– Je vous en prie, nourrice, embrassez-moi, –dit-il.

Sa raison l’abandonnait tout à fait, il secroyait dans le dortoir de l’Hospice.

Sally, accoutumée naguère à se pencher sur lespauvres petits orphelins, se pencha vers ce pauvre homme, orphelinaussi, et le baisant au front :

– Que Dieu vous protège ! –murmura-t-elle.

Il rouvrit les yeux.

– Sally, – dit-il, – ne me remuez pas. Je suistrès bien couché, je vous assure… Ah ! je crois que mon heureest venue. Je ne sais quel effet ma mort va produire sur vous,Sally, mais sur moi-même…

Il perdit connaissance… et il mourut…

DEUXIÈME ACTE.

Vendale se déclare.

 

L’été et l’automne s’étaient écoulés. Onarrivait à la Noël et à l’année nouvelle.

Comme deux loyaux exécuteurs testamentaires,déterminés à remplir leur devoir envers le mort, Vendale et Bintreyavaient tenu plus d’un conseil. L’homme de loi avait fait toutd’abord ressortir l’impossibilité matérielle de suivre aucunemarche régulière. Tout ce qui pouvait être fait d’utile et de sensépour découvrir le propriétaire légitime du bien qu’ils avaiententre les mains n’avait-il pas été fait par Wilding lui-même ?Il résultait clairement de l’insuccès de ces différentes tentativesque le temps ou la mort n’avaient laissé aucune trace de l’enfantadopté. À quoi bon continuer à faire des annonces, si l’on nevoulait point entrer dans certaines particularitésexplicatives ; et si l’on y entrait, n’était-on pas sûr devoir arriver la moitié des imposteurs de l’Angleterre ?

– Si nous trouvons quelque jour une chance,une occasion, – disait Bintrey, – nous la saisirons aux cheveux…sinon… Eh bien, réunissons-nous pour une autre consultation aupremier anniversaire de la mort de Wilding.

Tel fut l’avis de l’homme d’affaires. C’estainsi que Vendale, bien qu’animé du plus sérieux désir de remplirle vœu de l’ami qu’il avait perdu, fut contraint de laisser, pourle moment, dormir cette affaire.

Abandonnant donc les intérêts du passé poursonger à ceux de l’avenir, le jeune homme voyait devant ses yeuxcet avenir de plus en plus incertain. Des mois s’étaient écoulésdepuis sa première visite à Soho Square, et jusqu’alors le seullangage dont il eût pu se servir pour faire comprendre à Margueritequ’il l’aimait, avait été celui des yeux, fortifié quelquefois d’unrapide serrement de mains. Quel était donc l’obstacle quis’opposait à l’avancement de ses espérances ? Toujours lemême. Les occasions se présentaient en vain, et Vendale avait beauredoubler d’efforts pour arriver à causer seul à seul un momentavec Marguerite, toutes ses tentatives se terminaient par le mêmedéboire et le même accident. À l’instant favorable Obenreizertrouvait le moyen d’être là.

Que faire ? On était aux derniers joursde l’année. Vendale crut avoir, enfin, rencontré un hasard propice,et il se jura, cette fois, d’en profiter pour entretenir la jeuneSuissesse. Il venait de recevoir un billet tout cordiald’Obenreizer qui le conviait, à l’occasion du nouvel an, à un petitdîner de famille dans Soho Square.

« Nous ne serons que quatre convives, »disait la lettre.

– Nous ne serons que deux ! – se ditVendale avec résolution.

La solennité du jour de l’an chez les Anglaisconsiste à donner à dîner ou à se rendre aux dîners d’autrui, riende plus. Au delà du détroit, c’est la coutume, en pareil jour, quede donner et de recevoir des présents. Or, il est toujours possibled’acclimater une coutume étrangère, et Vendale n’hésita pas uninstant à en faire l’essai. La seule difficulté pour lui fut dedécider quel cadeau il allait faire à Marguerite. Si ce cadeauétait trop riche, l’orgueil de cette jolie fille de paysan, quisentait avec impatience l’inégalité de leur condition sociale àtous deux, en serait blessé. Un présent qu’un homme pauvre eûtaussi bien pu faire que lui, parut à Vendale le seul qui fûtcapable de trouver le chemin du cœur de la Suissesse. Il résistadonc fortement à la tentation que les diamants et les rubisfaisaient naître devant ses yeux et il fit l’emplette d’une brocheen filigrane de Gênes, l’ornement le plus simple qu’il eût pudécouvrir dans la boutique du joaillier.

Le jour du dîner, comme il entrait dans lamaison de Soho Square, Marguerite vint au-devant de lui. Il glissadoucement sou cadeau dans la main de la jeune fille.

– C’est le premier jour de l’an que vouspassez en Angleterre, – lui dit-il, – voulez-vous me permettred’imiter ce qui se fait à pareil jour dans votre pays ?

Elle le remercia, non sans un peu decontrainte, regardant l’écrin et ne sachant ce qu’il pouvaitcontenir. Lorsqu’elle l’eut ouvert et qu’elle vit la simplicité decette offrande, elle devina sans peine l’intention du jeune homme,et se tournant vers lui toute radieuse, son regard luidisait : « Pourquoi vous cacherais-je que vous avez su meplaire et me flatter ? »

Vendale ne l’avait jamais trouvée si charmantequ’en ce moment dans son costume d’hiver : une jupe en soie decouleur sombre, un corsage de velours noir montant jusqu’au cou etgarni d’un duvet de cygne. Jamais il n’avait admiré si fort lecontraste de ses cheveux noirs et de son teint éblouissant. Ce nefut que lorsqu’elle le quitta pour s’approcher d’un miroir etsubstituer sa broche de filigrane à celle qu’elle portaitauparavant, que Vendale s’aperçut de la présence des autrespersonnes assises dans la chambre. Les mains d’Obenreizer prirentalors possession de ses coudes, et son hôte le remercia del’attention qu’il avait eue pour Marguerite.

– Un présent d’une si grande simplicitétémoigne chez celui qui l’a fait d’un tact bien délicat ! –dit-il d’un air presque imperceptible de raillerie.

Vendale, en ce moment, s’aperçut qu’il y avaitun autre invité que lui-même à ce repas de famille.

Un seul invité. Obenreizer le lui présentacomme un compatriote et un ami. La figure de ce compatriote étaitinsignifiante et morne ; le corps de cet ami était gros ;son âge : c’était l’automne de la vie. Dans le courant de lasoirée il eut occasion de développer deux talents ou deux capacitéspeu ordinaires. Personne ne savait mieux être muet, personne nevidait plus lestement les bouteilles que l’ami et le compatrioted’Obenreizer.

Madame Dor n’était point dansl’appartement ; on ne manqua pas d’expliquer son absence. Ilparait que les habitudes de la bonne dame étaient si simplesqu’elle ne dînait jamais qu’au milieu du jour.

– Elle viendra s’excuser dans la soirée, – ditObenreizer.

Vendale se demanda si l’absence de Madame Dorn’avait pas une autre raison que la simplicité de son goût. Ilpensa qu’elle avait pour une fois interrompu ses occupationsdomestiques ordinaires, qui consistaient à nettoyer des gants etqu’elle daignait faire la cuisine. La vérité de cette suppositionse manifesta dès les premiers plats qu’on servit et quitémoignaient d’un art culinaire bien supérieur à la cuisineAnglaise élémentaire et brutale. Le dîner fut parfait. Quant auxvins, les gros yeux toujours roulants du convive muet lescélébraient avec éloquence, et les convoitaient, ravis, en extase.Il disait un : Bon ! quand la bouteille arrivaitpleine ; il soupirait un : Ah ! quand on laremportait vide. Ce fut là toute la somme d’esprit et de gaietéqu’il dépensa durant le repas.

Le silence est parfois contagieux ;accablés par leurs soucis personnels, Marguerite et Vendalecédaient à ce bel exemple de mutisme. Tout le poids de laconversation retomba sur Obenreizer qui l’accepta bravement.

Il ouvrit et répandit son cœur.

– Je suis un étranger éclairé, – dit-il.

Et le voilà chantant les louanges del’Angleterre !

Et quand tous les autres sujets furentépuisés, il revint à cette source inépuisable, faisant toujourscourir ce petit ruisseau avec la main.

– Examinez cette nation Anglaise. Quels hommesgrands, et robustes, et propres ! Considérez les villes.Quelle magnificence dans les édifices ! Quel ordre et quellerégularité dans les rues ! Admirez leurs lois qui combinentl’éternel principe de la justice avec cet autre éternel principe durespect et de l’amour des livres, des shillings, et despence ? Est-ce qu’en Angleterre, on n’applique point ceproduit monnayé à toutes les injures civiles, depuis l’injure faiteà l’honneur d’un homme jusqu’à l’injure faite à son nez ? Vousavez séduit ma fille, allons ! des pence, des shillings, etdes livres ! Vous m’avez renversé et donné des horions sur laface ! des livres, des pence, et des shillings. Après cela, jevous le demande, où la prospérité matérielle d’un tel payspourrait-elle s’arrêter ?

Obenreizer plongeant du regard dans l’avenir,chercha vainement à entrevoir la fin de cette prospérité sansbornes ! Son enthousiasme demanda la permission, suivant lamode Anglaise, de s’exhaler dans un toast.

– Voilà notre modeste dîner terminé ! –s’écria-t-il. – Voilà notre frugal dessert sur la table !Voici l’admirateur de l’Angleterre qui se conforme aux habitudesAnglaises, et qui fait un speach. Un toast à ces blanches falaisesd’Albion, Monsieur Vendale ? Un toast à vos vertuspatriotiques, à votre heureux climat, à vos charmantes femmes, àvos foyers, à votre Habeas corpus, à toutes vosinstitutions, à l’Angleterre ! Heep !… heep !…heep !… hooray !…

À peine Obenreizer avait-il poussé cettedernière note du vivat Britannique, à peine l’ami muet avait-ilsavouré la dernière goutte contenue dans son verre, que le festinfut interrompu par un coup frappé à la porte. Une servante entra,apportant un billet à son maître. Obenreizer l’ouvrit, le lut, letendit tout ouvert à son compatriote, avec une expression decontrariété visible. L’esprit engourdi de Vendale se réveilla toutà coup. Le jeune homme se mit à surveiller son hôte. Avait-il enfintrouvé un allié sous la forme de ce billet si mal accueilli par leSuisse ? Le hasard si longtemps attendu se présentait-ilenfin ?

– J’ai bien peur qu’il n’y ait pas de remède,– dit Obenreizer à son compatriote, – et que nous soyons forcés desortir.

L’ami muet lui rendit la lettre en levant lesépaules et se versa une demi-rasade. Ses gros doigts s’enroulèrentavec tendresse autour du goulot de la bouteille, comme s’il voulaitla presser amoureusement encore une fois avant que de lui direadieu. Ses gros yeux considéraient Marguerite et Vendale comme àtravers un brouillard. Il fit un terrible effort et une phraseentière sortit tout d’un trait de sa bouche.

– Je crois, – dit-il, – que j’aurais désiré unpeu plus de vin.

Après quoi le souffle lui manqua. Il respiraconvulsivement et se dirigea vers la porte.

– Je suis blessé, confus, et au désespoir dece qui arrive, – dit Obenreizer à Vendale. – Un malheur est arrivéà l’un de mes compatriotes. Il est seul ; mon ami que voilà etmoi, nous n’avons pas d’autre alternative que de nous rendre auprèsde lui et de le secourir. Que puis-je vous dire pourm’excuser ? Comment vous dépeindre mon désappointement de mevoir ainsi privé de l’honneur de votre compagnie ?…

Il s’arrêta avec l’espérance visible queVendale allait prendre son chapeau et se retirer. Mais celui-cicroyait enfin avoir saisi l’occasion d’un tête-à-tête avecMarguerite.

– Je vous en prie, – dit-il, – ne vous désolezpas si fort. J’attendrai ici votre retour avec le plus grandplaisir.

Marguerite rougit vivement et alla s’asseoirdevant son métier à tapisserie dans l’embrasure de la croisée. Lesyeux d’Obenreizer se couvrirent de leur nuage, un sourire quelquepeu amer passa sur ses lèvres. Dire à Vendale qu’il n’espéraitpoint rentrer de bonne heure, c’eût été risquer d’offenser un hommedont la bienveillance lui était d’une importance commercialesérieuse. Il accepta donc sa défaite avec la meilleure grâcepossible.

– À la bonne heure ! – s’écria-t-il, –que de franchise !… que d’amitié !… Comme c’est bienAnglais, cela !

Il s’agitait fort, ayant l’air de chercherautour de lui un objet dont il avait apparemment besoin. Ildisparut un moment par la porte qui s’ouvrait sur la pièce voisine,revint avec son chapeau et son paletot, annonça qu’il rentreraitaussitôt qu’il le pourrait, pressa les coudes de Vendale, et sortitavec l’ami muet.

Vendale se retourna vers la fenêtra oùMarguerite s’était assise.

Là, comme s’il était tombé du plafond ou sortidu parquet, là dans son attitude sempiternelle, le visage tournévers le poêle, se trouvait un obstacle inattendu, sous la forme deMadame Dor. Elle se souleva, regarda par-dessus sa large etplantureuse épaule, et retomba comme une masse sur sa chaise.Travaillait-elle ? Oui. À nettoyer les gantsd’Obenreizer ? Non. À repriser ses bas.

La situation devenait trop cruelle. Deuxmoyens se présentèrent à l’esprit de Vendale. Était-il possible dese défaire de Madame Dor, et de la fourrer dans son poêle ? Lepoêle ne pourrait la contenir. Était-il possible de traiter labonne dame non plus comme une personne vivante, mais comme un objetmobilier ? Pouvait-on, avec un effort d’intelligence, arriverà la considérer, par exemple, comme une commode, et sa coiffure degaze noire comme un objet qu’on aurait laissé traîner dessus paraccident ! Oui, l’on pouvait faire cet effort, etl’intelligence de Vendale le fit. Il alla prendre place dansl’enfoncement de la croisée à l’ancienne mode, tout près deMarguerite et de son métier. La commode fit un léger mouvement,mais ne le fit suivre d’aucune observation. Rappelez-vous ici qu’ungros meuble est difficile à remuer.

Plus silencieuse et plus contrainte qu’àl’ordinaire, Marguerite était émue. Ses belles couleurss’effacèrent de ses joues ; une énergie fiévreuse courut dansses doigts ; la jeune fille se pencha sur sa broderie,travaillant avec autant d’activité que si elle travaillait pourvivre. Vendale n’était guère moins agité ; il sentait combiende ménagements il fallait prendre pour amener doucement Margueriteà écouter son aveu, et à lui en faire un autre en échange. L’amourd’une jeune fille est chose délicate, qu’il ne faut point traiterbrusquement ; aussi Vendale essaya-t-il d’abord d’un systèmed’approches graduelles ; il prit des détours et écouta d’unair soumis la voix qui, tout bas, l’avertissait d’être pluscirconspect. Adroitement, il ramena la mémoire de Marguerite versle passé, vers l’époque de leur première rencontre lorsqu’ilsvoyageaient en Suisse. Ils firent ainsi revivre entre eux lessensations d’autrefois, et les souvenirs de cet heureux temps quin’était plus. Peu à peu la contrainte de Marguerite sedissipa ; elle sourit, elle écouta Vendale ; elle luisouriait et son aiguille devenait paresseuse. Elle fit plus d’unfaux point dans son ouvrage. Cependant les deux jeunes gens separlaient de plus en plus ouvertement à voix basse, leurs deuxvisages se penchaient l’un vers l’autre.

Madame Dor se conduisit comme un ange. Pas uneseule fois elle ne se retourna, ni ne souffla mot. Elle continuaità se débattre avec les bas d’Obenreizer, les tenant serrés sous sonbras gauche et levant le bras droit vers le ciel. Il y eut pour lesamoureux de délicieux et indescriptibles moments, où Madame Dorparaissait vraiment être assise sens dessus dessous et ne pluscontempler que ses jambes, ses propres et respectables jambes quis’agitaient en l’air. Ces mouvements ascensionnels se succédaient,mais plus lentement, à mesure que les minutes s’écoulaient. En mêmetemps, sur la tête de Madame Dor, la gaze noire se balançait,tombait en avant, revenait en arrière. Un paquet de bas s’échappades genoux de la bonne dame et demeura sur le parquet ; unénorme peloton de laine suivit les bas et s’en alla rouler sur latable. La coiffure de gaze entra de nouveau en danse. Un sonétrange, qui ressemblait un peu au miaulement d’un gros chat, unpeu au cri d’une planche de bois tendre qu’on rabote, s’élevaau-dessus des chuchotements de nos deux amoureux. C’est que lanature et Madame Dor s’étaient entendues ensemble pour le plusgrand bonheur de Vendale ; la vieille Suissesse, la meilleuredes femmes, dormait.

Marguerite se leva pour l’arracher auxdouceurs de ce repos d’occasion. Vendale retint la jeune fille parle bras et la repoussa doucement vers sa chaise.

– Ne la dérangez pas, – murmura-t-il. – J’ailongtemps attendu le moment de vous dire un secret. Laissez-moiparler enfin.

Marguerite reprit sa place, elle essaya dereprendre son aiguille, mais ses yeux étaient couverts d’un voileet sa main tremblait.

– Nous rappelions, tout à l’heure, – ditVendale, – cet heureux temps où nous nous sommes rencontrés et où,pour la première fois, nous avons voyagé ensemble. Oh ! j’aiun aveu à vous faire, Marguerite, je vous ai caché quelque chose.Lorsque plus tard je vous parlai de ce premier voyage, je vous fispart de toutes les impressions que j’avais rapportées enAngleterre, une seule exceptée. Pouvez-vous deviner quelle étaitcette impression qui effaçait toutes les autres ?

Les yeux de Marguerite demeurèrent fixés sursa broderie, elle détourna son visage. De grands signes de troublecommencèrent à se manifester sur son chaste corsage de veloursnoir, non loin des blanches régions dont la broche de filigranefermait le passage. Elle ne répondit pas un mot. Et cependantVendale insistait sans pitié pour obtenir une réponse.

– Cette impression, que je rapportais deSuisse, – dit-il, – quelle était-elle ?… Ne pouvez-vous ladeviner ?

Cette fois, elle tourna les yeux vers lui. Unfaible sourire effleurait ses lèvres.

– L’impression de la beauté des montagnes, jepense, – dit-elle.

– Non… non… une émotion bien plus précieuseque celle-là !…

– De la beauté des lacs, alors ?…

– Non, les lacs me sont devenus plus chersparce qu’ils me rappellent cette émotion qu’aucun mot ne peutrendre. J’aime les lacs, mais leur beauté n’est pas si étroitementliée à mon bonheur dans le présent et à mes espérances d’avenir.C’est de vous que ce bonheur dépend. Vous seule pouvez me rendre lavie aimable et belle, Marguerite, par un mot tombé de vos lèvres.Je vous aime !…

Le front de Marguerite se pencha lorsqueVendale lui prit la main. Il attira la jeune fille vers lui et laregarda. Des larmes s’échappaient de ses beaux yeux célestes etroulaient doucement sur ses joues polies.

– Oh ! Monsieur Vendale, – dit-elletristement, – il eût été bien mieux de garder votre secret.Avez-vous oublié la distance qui est entre nous ? Ce que vousdites ne peut jamais… jamais être…

– Il ne peut y avoir de distance entre nous,que celle que vous creuserez vous-même, Marguerite, en ne m’aimantpoint lorsque je vous aime. Il n’y a pas de plus haut rang que levôtre dans le royaume de la bonté et de la beauté. Dites-moi,Marguerite, dites-moi tout bas ce seul petit mot que je vousdemande et qui m’apprendra si vous voulez être ma femme.

Elle soupira.

– Pensez à votre famille, – murmura-t-elle, –et pensez à la mienne !

Vendale l’attira de plus près sur soncœur.

– Si vous vous laissez arrêter par un obstaclecomme celui-là, – dit-il, – savez-vous ce que je croirai,Marguerite ?… C’est que je vous ai offensée.

Marguerite tressaillit.

– Oh ! ne croyez pas cela ! –s’écria-t-elle.

Ces mots n’étaient pas encore sortis de seslèvres qu’elle comprit le sens que Vendale ne pouvait manquer deleur donner. Son aveu lui avait échappé malgré elle ; unerougeur charmante couvrit son visage ; elle fit un effort pourse dégager de l’embrassement du jeune homme ; elle leregardait d’un air suppliant ; elle essaya de parler, mais savoix expira sur ses lèvres dans un baiser qu’il venait d’yimprimer.

– Laissez-moi, – dit-elle, – laissez-moi meretirer, Monsieur Vendale.

– Appelez-moi George.

Marguerite laissa la tête du jeune homme sereposer sur son sein. Son cœur enfin s’élançait vers lui.

– George ! – murmura-t-elle.

– Dites-moi que vous m’aimez.

Ses bras enlacèrent le cou de George, sabouche toucha la joue brûlante du jeune homme, et elle murmura cesmots délicieux :

– Je vous aime !

Il y eut un moment de silence, bientôt troublépar le bruit de la porte de la maison qui s’ouvrait et serefermait. Ce bruit arriva par bonheur aux oreilles distraites desdeux amants, dans le silence de cette soirée d’hiver, et Margueritese leva en sursaut.

– Laissez-moi partir, – dit-elle, – c’estlui ! Elle sortit précipitamment de la chambre et toucha, enpassant, l’épaule de Madame Dor. La bonne dame s’éveilla avec unronflement terrible, regarda par-dessus son épaule gauche,par-dessus son épaule droite, puis sur ses genoux. Elle n’ydécouvrit ni bas, ni laine, ni aiguille. Cependant les pasd’Obenreizer retentissaient dans l’escalier.

– Mon Dieu ! – dit Madame Dor,s’adressant au poêle.

Vendale ramassa les bas et le peloton, et jetale tout à Madame Dor.

– Mon Dieu ! – répéta-t-elle, – tandisque cette avalanche s’engloutissait dans son vaste giron.

La porte s’ouvrit. Obenreizer entra. Dupremier coup d’œil, il vit que Marguerite était absente.

– Eh ! quoi ! – s’écria-t-il, – manièce s’est retirée ! Ma nièce n’est point restée pour vousfaire compagnie, Monsieur Vendale. C’est impardonnable, je vais laramener.

Vendale l’arrêta.

– Ne dérangez pas Mademoiselle Obenreizer, –dit-il. – Je vois que vous êtes revenu sans votre ami.

– Il est resté auprès de notre compatriotepour le consoler. Une scène à déchirer le cœur, Monsieur Vendale.Les pénates au Mont de Piété ! Toute une famille plongée dansles larmes ! Nous nous sommes tous embrassés en silence. Monami était le seul qui fût resté maître de lui !

Là-dessus, il envoya chercher du vin.

– Puis-je vous dire un mot en particulier,Monsieur Obenreizer ? – lui demanda Vendale.

– Assurément.

Obenreizer se tourna vers Madame Dor.

– Bonne et chère créature, vous succombez aubesoin de repos, – lui dit-il, – Monsieur Vendale vousexcusera.

Madame Dor se mit en route et n’accomplit pas,sans peine, le grand voyage du poêle à son lit. Chemin faisant,elle laissa tomber un bas ; Vendale le ramassa et ouvrit laporte à la bonne dame. Elle fit un pas en avant. Voilà encore unbas par terre ! Vendale se baissa de nouveau et Obenreizerintervint avec force excuses, tout en lançant à la vieilleSuissesse certain regard qui acheva de la mettre en désordre. Cettefois, tous les bas roulèrent ensemble sur le parquet, et, frappéed’épouvante, Madame Dor s’enfuit, tandis qu’Obenreizer balayait desdeux mains tout le parquet avec fureur.

– Madame Dor ! – s’écria-t-il.

– Mon Dieu !

On entendit un sifflement dans l’air et MadameDor disparut sous une grêle de bas. Obenreizer ne se possédaitplus.

– Que devez-vous penser, Monsieur Vendale, –s’écria-t-il, – de ce déplorable empiétement des détailsdomestiques dans ma maison ? Quant à moi, j’en rougisvraiment. Ah ! nous commençons mal la nouvelle année :tout a été de travers ce soir. Asseyez-vous, je vous prie, etdites-moi ce que je puis vous offrir. Ne prouverons-nous pointensemble notre respect à une de vos grandes institutionsAnglaises ? Ma foi, mon étude, à moi, toute mon étude, c’estd’être un joyeux compagnon. Je vous propose un grog.

Vendale déclina le grog, avec tout le respectvoulu pour cette grande institution ironiquement célébrée parObenreizer.

– Je désire vous parler d’une chose quim’intéresse, plus qu’aucune autre au monde, – reprit-il. – Vousavez pu remarquer, dès les premiers moments où nous nous sommesrencontrés, l’admiration que m’a inspirée votre charmantenièce.

– Vous êtes bon, Monsieur Vendale. Au nom dema nièce, je vous remercie.

– Peut-être avez-vous aussi observé dans cesderniers temps que mon admiration pour Mademoiselle Obenreizers’était changée en un sentiment plus profond… plustendre ?

– L’appellerons-nous le sentiment de l’amitié,Monsieur Vendale ?

– Donnez-lui le nom d’amour… et vous serezplus près de la vérité.

Obenreizer fit un bond hors de son fauteuil.Le battement étrange, à peine perceptible, qui était chez lui leplus sûr indice d’une prochaine colère, se fit voir sur sesjoues.

– Vous êtes le tuteur de MademoiselleMarguerite, – continua Vendale, – je vous demande de m’accorder laplus grande des faveurs, la main de votre nièce…

Obenreizer retomba sur sa chaise.

– Monsieur Vendale, – dit-il, – vous mepétrifiez.

– J’attendrai, – fit Vendale, – j’attendraique vous soyez remis.

– Bon ! – murmura Obenreizer, – un motavant que je revienne à moi ! Vous n’avez rien dit de toutceci à ma nièce.

– J’ai ouvert mon cœur tout entier àMademoiselle Marguerite, et j’ai lieu d’espérer…

– Quoi ! – s’écria Obenreizer, – vousavez fait une pareille demande à ma nièce sans avoir pris monconsentement… Vous avez fait cela ?

Il frappa violemment sur la table et, pour lapremière fois, perdit toute puissance sur lui-même.

– Quelle conduite est la vôtre ! –s’écria-t-il, – et. comment, d’homme d’honneur à homme d’honneur,pourriez-vous la justifier ?

– Ma justification est bien simple, – repartitVendale sans se troubler ; – c’est là une de nos coutumesAnglaises. Or, vous professez une grande admiration pour lesinstitutions et les habitudes de l’Angleterre. Je ne puishonnêtement vous dire que je regrette ce que j’ai fait. Je me doisseulement à moi-même de vous assurer que dans cette affaire je n’aipas agi avec l’intention de vous manquer de respect. Ceci établi,puis-je vous prier de me dire franchement quelle objection vousélevez contre ma demande ?

– Quelle objection ? – dit Obenreizer,c’est que ma nièce et vous n’êtes pas de la même classe. Il y ainégalité sociale. Ma nièce est la fille d’un paysan, vous êtes lefils d’un gentleman. Vous me faites beaucoup d’honneur… beaucoupd’honneur, – reprit-il en revenant peu à peu à la politesseobséquieuse dont il ne s’était jamais départi avant ce jour, – unhonneur qui ne mérite pas moins que toute ma reconnaissance ;Mais je vous le dis, l’inégalité est trop manifeste, et, de votrepart, le sacrifice serait trop grand. Vous autres Anglais, vousêtes une nation orgueilleuse. J’ai assez vécu dans ce pays poursavoir qu’un mariage comme celui que vous me proposez serait unscandale. Pas une main ne s’ouvrirait devant votre paysanne defemme, et tous vos amis vous abandonneraient…

– Un instant, – dit Vendale, – l’interrompantà son tour, – je puis bien prétendre en savoir autant sur mescompatriotes en général, et sur mes amis en particulier, quevous-même. Aux yeux de tous ceux dont l’opinion a quelque prix pourmoi, ma femme même serait la meilleure explication de mon mariage.Si je ne me sentais pas bien sûr… remarquez que je dis bien sûr…d’offrir à Mademoiselle Marguerite une situation qu’elle puisseaccepter sans s’exposer à aucune humiliation, entendez-vous bien,aucune !… je ne demanderais pas sa main… Y a-t-il un autreobstacle que celui-là ?… Avez-vous à me faire une autreobjection qui me soit personnelle ?

Obenreizer lui tendit ses deux mains en formede protestation courtoise.

– Une objection qui vous soitpersonnelle ! – dit-il, – cher monsieur, cette seule questionest bien pénible pour moi.

– Bon ! – dit Vendale, – nous sommes tousdeux des gens d’affaires. Vous vous attendez naturellement à mevoir justifier devant vos yeux de mes moyens d’existence, je puisvous expliquer l’état de ma fortune en trois mots : j’aihérité de mes parents vingt mille livres. Pour la moitié de cettesomme, je n’ai qu’un intérêt viager qui, si je meurs, seraréversible sur ma veuve. Si je laisse des enfants le capital ensera partagé entre eux quand ils seront majeurs. L’autre moitié demon bien est à ma libre disposition. Je l’ai placée dans notremaison de commerce, que je vois prospérer chaque jour ;cependant je ne puis en évaluer aujourd’hui les bénéfices à plus dedouze cents livres par an. Joignez à cela ma rente viagère, c’estun total de quinze cents livres. Avez-vous quelque chose à dire àce sujet contre moi ?

Obenreizer se leva, fit un tour dans lachambre. Il ne savait absolument plus que dire ni que faire.

– Avant que je réponde à votre dernièrequestion, – dit-il, – après un petit examen discret de lui-même, –je vous demande la permission de retourner pour un moment auprès deMademoiselle Obenreizer. J’ai conclu d’un mot que vous m’avez dittout à l’heure qu’elle répondait à vos sentiments.

– C’est vrai, – fit Vendale, – j’ail’inexprimable bonheur de savoir qu’elle m’aime.

Obenreizer demeura d’abord silencieux. Lenuage couvrit ses prunelles, le battement imperceptible agita sesjoues.

– Excusez-moi quelques minutes, – dit-il avecsa politesse cérémonieuse, – je voudrais parler à ma nièce.

Puis il salua Vendale et quitta lachambre.

Vendale, demeuré seul, se mit à rechercher lacause de ce refus inattendu qu’il rencontrait. Obenreizer l’avaitconstamment empêché depuis quelques mois de faire sa cour àMarguerite. Maintenant il s’opposait à un mariage si avantageuxpour sa nièce, que son esprit ingénieux même ne pouvait trouver àl’encontre aucune raison sérieuse. Incompréhensible conduite quecelle d’Obenreizer ! Qu’est-ce que cela voulaitdire ?

Pour se l’expliquer à lui-même, Vendaledescendit au fond des choses ; il se souvint qu’Obenreizerétait un homme de son âge, et que Marguerite n’était sa nièce qu’àdemi. Avec la prompte jalousie des amants, il se demanda s’iln’avait pas en même temps devant lui un rival à redouter et untuteur à conquérir. Cette pensée ne fit que traverser sonesprit ; ce fut tout. La sensation du baiser de Marguerite quibrûlait encore sa joue lui rappela qu’un mouvement de jalousie mêmepassagère, était maintenant un outrage envers la jeune fille.

En y réfléchissant bien, on pouvait croirequ’un motif personnel et d’un tout autre genre dictait à Obenreizerune conduite si surprenante. La grâce et la beauté de Margueriteétaient de précieux ornements pour ce petit ménage. Elles donnaientdu charme et de l’importance à la maison, des armes à Obenreizerpour subjuguer ceux dont il avait besoin, une certaine influencesur laquelle il pouvait toujours compter pour donner de l’attraitau logis et dont il pouvait user pour son intérieur. Était-il hommeà renoncer à tout cela sans compensation ? Une alliance avecVendale lui offrait, sans doute, certains avantages très sérieux.Mais il y avait à Londres des centaines d’hommes plus puissants,plus accrédités que George, et peut-être avait-il placé sonambition et ses espérances plus haut !

À ce moment même où cette dernière questiontraversait l’esprit de Vendale, Obenreizer reparut pour y répondreou pour n’y point répondre, ainsi que la suite de ce récit va ledémontrer.

Il s’était fait un grand changement dansl’attitude et dans toute la personne d’Obenreizer ; sesmanières étaient bien moins assurées ; il y avait autour deses lèvres tremblantes des signes manifestes d’un trouble profondet violent. Venait-il de dire quelque chose qui avait fait entrerle cœur de Marguerite en révolte ? Venait-il de se heurtercontre la volonté bien déterminée de la jeune fille ?Peut-être oui, peut-être que non. Sûrement, il avait l’air d’unhomme rebuté et désespéré de l’être.

– J’ai parlé à ma nièce, – dit-il, – MonsieurVendale ; l’empire que vous exercez sur sont esprit ne l’a pasentièrement aveuglée sur les inconvénients sociaux de cemariage ?…

– Puis-je vous demander, – s’écria Vendale, –si c’est là le seul résultat de votre entrevue avec MademoiselleMarguerite ?

Un éclair jaillit des yeux d’Obenreizer àtravers le nuage.

– Oh ! vous êtes le maître de lasituation, – répondit-il d’un ton de soumission ironique, – lavolonté de ma nièce et la mienne avaient coutume de n’en fairequ’une. Vous êtes venu vous placer entre Mademoiselle Marguerite etmoi ; sa volonté, à présent, est la vôtre. Dans mon pays, noussavons quand nous sommes battus et nous nous rendons alors avecgrâce… à de certaines conditions. Revenons à l’exposé de votrefortune… Ce que je trouve à objecter contre vous, c’est une choserenversante et bien audacieuse pour un homme de ma conditionparlant à on homme de la vôtre !

– Quelle est cette choserenversante ?

– Vous m’avez fait l’honneur de me demander lamain de ma nièce. Pour le moment… avec l’expression la plus vive dema reconnaissance et de mes plus profonds respects… je décline cethonneur.

– Pourquoi ?

– Parce que vous n’êtes pas assez riche.

Ainsi qu’Obenreizer l’avait prévu, Vendaledemeura frappé de surprise. Il était muet.

– Votre revenu est de quinze cents livres, –poursuivit Obenreizer. – Dans ma misérable patrie, je tomberais àgenoux devant ces quinze cents livres, et je m’écrierais que c’estune fortune princière. Mais, dans l’opulente Angleterre, je dis quec’est une modeste indépendance, rien de plus. Peut-être serait-ellesuffisante pour une femme de votre rang, qui n’aurait point depréjugés à vaincre ; ce n’est pas assez de moitié pour unefemme obscurément née, pour une étrangère qui verrait toute lasociété en armes contre elle. Si ma nièce doit jamais vous épouser,il lui faudra vraiment accomplir les travaux d’Hercule pour arriverà conquérir son rang dans le monde. Ce n’est peut-être pas là votremanière de voir, mais c’est la mienne. Je demande que ces travauxd’Hercule soient rendus aussi doux que possible à MademoiselleMarguerite. Dites-moi, Monsieur Vendale, avec vos quinze centslivres, votre femme pourrait-elle avoir une maison dans un quartierà la mode ? Un valet de pied pour ouvrir sa porte ? Unsommelier pour verser le vin à sa table ? Une voiture, deschevaux, et le reste ?… Je vois la réponse sur votre figure,elle me dit : Non… Très bien. Un mot encore et j’ai fini.Prenez la généralité des Anglaises, vos compatriotes, d’uneéducation soignée et d’une grâce accomplie. N’est-il pas vrai qu’àleurs yeux, la dame qui a maison dans un quartier à la mode, valetde pied pour ouvrir sa porte, sommelier pour servir à sa table,voiture à la remise, chevaux à l’écurie, n’est-il pas vrai quecette dame a déjà gagné quatre échelons dans l’estime de sessemblables. Cela n’est-il pas vrai, oui ou non ?

– Arrivez au but, – dit Vendale ; – vousenvisagez tout ceci comme une question d’argent. Quel est votreprix ?

– Le plus bas prix auquel vous puissiezpourvoir votre femme de tous les avantages que je viens d’énuméreret lui faire monter les quatre échelons dont il s’agit. Doublezvotre revenu, Monsieur Vendale ; on ne peut vivre à moins enAngleterre avec la plus stricte économie. Vous disiez tout àl’heure que vous espériez beaucoup augmenter la valeur de votremaison. À l’œuvre ! Augmentez-la, cette valeur. Je suis bondiable, après tout ! Le jour où vous me prouverez que votrerevenu est arrivé au chiffre de trois mille livres, demandez-moi làmain de ma nièce : elle est à vous.

– Avez-vous fait part de cet arrangement àMademoiselle Obenreizer ? – fit Vendale.

– Certainement, elle a encore un petit rested’égards pour moi, Monsieur Vendale. Elle accepte mes conditions.En d’autres termes, elle se soumet aux vues de son tuteur, qui lagardera sur le chemin du bonheur avec la supériorité d’expériencequ’il a acquise dans la vie.

Puis il se jeta dans un fauteuil ; ilétait rentré en pleine possession de sa joyeuse humeur. Envisageantla situation, cette fois il s’en croyait bien le maître !

Une franche revendication de ses intérêts, uneprotestation vive et nette parut à Vendale inutile, au moins, encet instant. Il n’en pouvait espérer rien de bon alors. Aussi setrouva-t-il muet, sans raison aucune pour s’y appuyer et pour sedéfendre. Ou les objections d’Obenreizer étaient le simple résultatde sa manière de voir en cette occasion, ou bien il différait lemariage dans l’espoir de le rompre avec le temps. Dans cettealternative, Vendale jugea que toute résistance serait vaine. Iln’y avait pas d’autre remède à ce grand malheur que de se rendre enmettant les meilleurs procédés de son côté.

– Je proteste contre les conditions que vousm’imposez, dit-il.

– Naturellement, – fit Obenreizer ; –j’ose dire qu’à votre place je protesterais tout comme vous.

– Et pourtant, – reprit Vendale, – j’acceptevotre prix. Va pour trois mille livres. Dans ce cas, me sera t-ilpermis de faire deux conditions à mon tour : d’abord j’espèrequ’il me sera permis de voir votre nièce.

– Oh ! oh ! voir ma nièce,c’est-à-dire lui inspirer autant d’impatience de se marier que vousen ressentez vous-même… En supposant que je vous dise : Non,cela ne vous sera point permis ; vous chercheriez peut-être àvoir Mademoiselle Marguerite sans ma permission.

– Très résolument.

– Admirable franchise ! voilà encore quiest délicieusement Anglais ! Vous verrez donc MademoiselleMarguerite… à de certains jours, quand nous aurons pris rendez-vousensemble. Votre seconde condition ?

– Votre manière de penser relativement àl’insuffisance de mon revenu m’a causé un grand étonnement, –continua Vendale, – je désire d’être assuré contre le retour de cetétonnement et… de sa cause. Vos idées actuelles sur les qualitésdésirables chez le mari de votre nièce peuvent encore se modifier.Vous exigez de moi aujourd’hui un revenu de trois mille livres.Puis-je être assuré que dans l’avenir, à mesure que votreexpérience de l’Angleterre s’agrandira, vos désirs ne se monterontpas plus haut ?

– En bon Anglais, vous doutez de maparole.

– Êtes-vous résolu à vous en lier à la mienne,quand je viendrai vous dire : J’ai doublé mon revenu ? Sije ne me trompe, vous m’avez averti tout à l’heure que je devraisvous en fournir des preuves authentiques.

– Bien joué, Monsieur Vendale ! Voussavez allier la vivacité étrangère avec la gravité Anglaise.Recevez mes compliments. Voulez-vous aussi accepter ma paroleécrite ?…

Il se leva, s’assit devant un pupitre placésur une table, écrivit quelques lignes, et présenta le papier àVendale avec un profond salut. L’engagement qu’il venait de prendreétait parfaitement explicite, signé, daté avec soin.

– Êtes-vous satisfait de cette garantie ?– demanda-t-il.

– Très satisfait.

– Je suis charmé de vous entendre me le dire.Ah ! nous venons d’avoir notre petit assaut. En vérité, nousavons développé prodigieusement d’adresse des deux côtés. Maisvoilà nos affaires arrangées pour le moment. Je n’ai pas derancune, vous n’en avez pas davantage. Allons, Monsieur Vendale,une bonne poignée de mains à l’Anglaise.

Vendale tendit la main, bien qu’un peu étourdide ce passage subit chez Obenreizer d’une humeur à une autre.

– Quand puis-je espérer de revoir MademoiselleObenreizer ? – demanda-t-il en se levant pour se retirer.

– Faites-moi l’honneur de me rendre visitedemain même, – dit Obenreizer, – et nous réglerons cela ensemble.Et prenez donc un grog avant de partir. Non ?… bien… bien…nous réserverons le grog pour le jour où vous aurez vos trois millelivres de revenu et serez près d’être marié… Ah ! quand celasera-t-il ?

– J’ai fait il y a quelques mois un inventairede ma maison. Si les espérances que cet inventaire me donne seréalisent, j’aurai doublé mon revenu…

– Et vous serez, marié ? – interrompitObenreizer…

– Et je serai marié dans un an.Bonsoir !

Vendale se décide.

 

Lorsque Vendale entra dans son bureau lelendemain matin, il était dans des dispositions toutes nouvelles.Le jeune homme ne trouvait plus insipide sa routine commerciale duCarrefour des Écloppés :

Marguerite, désormais, était intéressée dansla maison. Tout le mouvement qu’y avait produit la mort de Wilding,– son associé ayant alors dû procéder à une estimation exacte de lavaleur de l’association, – la balance des registres, le compte desdettes, l’inventaire de l’année, tout cela se transformait àprésent aux yeux de Vendale en une sorte de machine, une rouletteindiquant les chances favorables ou défavorables à son mariage.Après avoir examiné les résultats que lui présentait son teneur delivres et vérifié les additions et les soustractions faites par sescommis, Vendale tourna son attention vers le département duprochain inventaire, et il envoya aux caves un messager quidemandait un rapport.

Joey Laddle apparut bientôt. Il passa la têtepar la porte entrebâillée du cabinet ; cet empressementdonnait à penser que cette matinée avait dû voir quelque événementextraordinaire. Il y avait un commencement de vivacité dans lesmouvements du garçon de cave ; et quelque chose même, quiressemblait à de la gaieté, se lisait sur son visage.

– Qu’y a-t-il ? – demanda Vendalesurpris, – quelque mauvaise nouvelle ?

– Je désirerais vous faire observer, mon jeuneMonsieur Vendale, que je ne me suis jamais érigé en prophète…

– Qui prétend cela ? – fit Vendale.

– Aucun prophète, si j’ai bien compris ce quej’ai entendu dire de cette profession, n’a jamais vécu sous terre,– continua Joey. – Aucun prophète n’a jamais pris le vin du matinau soir par les pores, pendant vingt ans. Lorsque j’ai dit àMonsieur Wilding, mon pauvre jeune défunt maître, qu’en changeantle nom de la maison, il en avait changé la chance, me suis-je alorsposé en prophète ?… Non… Et pourtant tout ce que j’ai ditest-il arrivé ?… Oui… Du temps de Pebbleson Neveu, MonsieurVendale, on ne sut jamais ce que c’était qu’une erreur commise dansune lettre de consignation… Eh bien, maintenant, en voici une. Jevous prie seulement de remarquer qu’elle est antérieure à la venuede Mademoiselle Marguerite dans cette maison ; donc, il n’enfaut point conclure que j’ai eu tort d’annoncer que les chansons dela jolie demoiselle devaient nous ramener la chance… – Lisez ceci,monsieur… Lisez, – reprit-il en indiquant du doigt un passage durapport. – C’est une chose étrangère à mon tempérament que dedécrier la maison que je sers. Mais, en vérité, Monsieur George, undevoir impérieux me commande de vous éclairer en ce moment.Lisez.

Vendale lut ce qui suit :

Note concernant le ChampagneSuisse.

Une irrégularité a été découverte dans ladernière consignation reçue delà maison Defresnier et Cie.

Vendale s’arrêta et consulta sonmémorandum.

– Cette affaire date du temps de Wilding, –dit-il. – La récolte avait été bonne ; il l’avait prise toutentière Le Champagne Suisse a été une bonne opération, n’est-cepas, Joey ?

– Je ne dis pas qu’elle ait été mauvaise. Levin aurait pu devenir malade dans les celliers de nosclients ; il aurait pu se gâter entre leurs mains. Mais je nedis pas que dans les nôtres l’affaire ait été mauvaise. Lisez,monsieur.

Vendale reprit sa lecture.

Nous trouvons que le nombre des caissesest conforme à la mention qui est faite sur nos livres. Mais six deces caisses, qui présentent, d’ailleurs, une légère différence dansla marque ont été ouvertes et contiennent du vin rouge au lieu deChampagne. Nous supposons que la similitude des marques (malgré leslégères différences dont il est question plus haut) auront causél’erreur commise à Neufchâtel. Cette erreur ne s’étend pas à plusde six caisses.

– Est-ce tout ? – demanda Vendale enjetant la note loin de lui.

Les yeux de Joey Laddle suivirent tristementle papier qui roulait sur le parquet.

– Je suis bien aise de vous voir prendre celasi peu à cœur, monsieur, – dit-il. – Quoi qu’il arrive, ce seratoujours un soulagement pour vous de penser que vous n’en avez pasété attristé. Souvent une erreur mène à une autre. Un homme laissetomber par mégarde un petit morceau d’écorce d’orange sur lepavé ; un autre homme marche dessus ; voilà de la besognepour l’hôpital et un estropié pour la vie. Je suis aise de voir quevous preniez si légèrement ce que je viens de vous apprendre. Autemps de Pebblesson et Co., nous n’eussions pas eu de trêve jusqu’àla découverte de la chose. Loin de moi la pensée de décrier lamaison, jeune Monsieur Vendale. Je vous souhaite de vous trouvertoujours bien de cette manière d’agir. Et je vous dis cela sansoffense, monsieur, sans offense…

En même temps, Joey ouvrit la porte tout enjetant autour de lui un regard de mauvais augure avant de franchirle seuil.

– Eh ! – fit-il, – je suis mélancoliqueet stupide, c’est vrai ; mais je suis un vieux serviteur dePebblesson Neveu, et je désire que vous vous trouviez bien de cessix caisses de vin rouge qui vous ont été données pour d’autre vin…je le désire…

Demeuré seul, Vendale se prit à rire.

– Je ferai aussi bien d’écrire de suite, depeur de l’oublier.

Il écrivit en ces termes :

Chers Messieurs,

Nous sommes en devoir de faire notreinventaire. Nous avons remarqué une erreur dans la dernièreconsignation de Champagne expédiée par votre maison à la nôtre. Sixde nos caisses contenaient du vin rouge, que nous vous renvoyons.La chose peut aisément se réparer par l’envoi que vous nous ferezde six caisses de Champagne que vous nous renverrez, – si vous lepouvez, – sinon vous nous créditerez de la valeur de ces caissessur la somme de cinq cents livres, récemment payées à vous parnotre maison.

Vos dévoués serviteurs,

Wilding et Co.

Cette lettre expédiée, ce sujet s’effaçarapidement de l’esprit de Vendale. Il avait à penser à d’autreschoses plus intéressantes sans doute. Le même jour, il fit àObenreizer la visite que celui-ci attendait. Il fut entendu queplusieurs soirées seraient réservées chaque semaine à ses entrevuesavec Marguerite, toujours en présence d’un tiers. Sur ce pointObenreizer insista poliment, mais avec un entêtement inflexible. Laseule concession qu’il fit à Vendale fut de lui laisser le choix decette tierce personne, et, confiant dans l’expérience acquise, lejeune homme choisit sans hésitation l’excellente femme quiraccommodait les bas d’Obenreizer en dormant. En apprenant laresponsabilité qui allait peser sur elle, Madame Dor se montra fortagitée. Elle attendit que les gens d’Obenreizer l’eussent quittéeet regarda Vendale avec un clignement sournois de ses grossespaupières, et puis on se sépara.

Le temps passait. Les heureuses soirées auprèsde Marguerite s’écoulaient trop rapidement. Dix jours après qu’ilavait écrit à la maison de Suisse, Vendale, un matin, trouva laréponse sur son pupitre avec les autres lettres apportées par lecourrier.

Chers Messieurs,

Nous vous présentons nos excuses pour lapetite erreur dont vous vous plaignez. En même temps nousregrettons d’ajouter que les recherches dont cette erreur a été lacause nous ont amenés à une découverte inattendue, car c’est uneaffaire des plus graves pour vous et pour nous.

N’ayant plus de Champagne de la dernièrerécolte, nous prîmes des arrangements pour créditer votre maison dela valeur des dix caisses que vous savez. Alors, et pour obéir àcertaines formes que nous avons l’habitude d’observer, nous noussommes renseignés, aussi bien sur les livres de notre banquier quesur les nôtres, et nous avons été surpris d’acquérir la certitudequ’aucun payement en argent de la nature de celui dont vous nousparlez ne peut être arrivé en notre maison. Nous sommes égalementpersuadés qu’aucun versement à notre compte n’a été fait à laBanque.

Il n’est pas nécessaire, au point où ensont les choses, de vous fatiguer par des détails inutiles. Cetargent aura sans doute été volé dans le trajet qu’il a dû parcourirpour arriver de vos mains dans les nôtres. Certaines particularitésrelatives à la façon dont la fraude a été commise, nous amènent àpenser que le voleur peut avoir espéré se mettre en mesure de payerà nos banquiers la somme soustraite avant qu’on ne découvrit lasoustraction en relevant les comptes de fin d’année. Ce relevé nedoit être fait que dans trois mois. Sans la circonstance actuelle,nous eussions pu ignorer jusqu’au bout le vol dont vous êtes lesvictimes.

Nous vous faisons part de ce dernierdétail, qui vous démontrera que nous n’avons pas affaire à unvoleur ordinaire, et nous espérons que vous voudrez bien nous aiderdans les recherches que nous allons commencer, en examinant toutd’abord le reçu qui doit vous être arrivé comme émanant de notremaison et qui ne peut être qu’un faux. Ayez la bonté de vousassurer, en premier lieu, si la facture est entièrement manuscriteou si elle est imprimée et numérotée. Dans ce dernier cas, onn’aurait eu à inscrire que le montant de la somme. Ce détail,futile en apparence, est, croyez-le, très important.

Nous attendons votre réponse avec la plusgrande impatience, et demeurons avec estime et considération vosserviteurs.

Defresnier et Cie.

Vendale posa la lettre sur le bureau etattendit quelques instants pour donner à son esprit le temps de seremettre du coup qui venait de le frapper. Au moment où il étaitpour lui d’une si précieuse importance de voir augmenter le produitde sa maison, il perdait cinq cents livres. Ce fut à Margueritequ’il pensa, tout en prenant une clef qui ouvrait une chambre defer pratiquée dans la muraille, où les livres et les papiers del’association étaient conservés. Il était encore là, cherchant cereçu maudit, lorsqu’il tressaillit au son d’une voix qui luiparlait.

– Je vous demande pardon… J’ai peur de vousavoir dérangé.

C’était la voix d’Obenreizer.

– Je suis passé chez vous, – reprit le Suisse,– pour savoir si je ne peux vous être utile à quelque chose. Desaffaires personnelles m’obligent à me rendre pour quelques jours àManchester et à Liverpool. Voulez-vous qu’en même temps je m’yoccupe des vôtres ? Je suis entièrement à votre disposition,et, je puis être le voyageur de la maison Wilding et Co…

– Excusez-moi pour quelques minutes, – ditVendale, – nous causerons tout à l’heure.

En disant cela, il continuait à fouiller lespapiers et à examiner les registres.

– Vous êtes arrivé à propos, – dit-il, – lesoffres de l’amitié me sont plus précieuses en ce moment que jamais,car j’ai reçu ce matin de mauvaises nouvelles de Neufchâtel.

– De mauvaises nouvelles ! – s’écriaObenreizer.

– De Defresnier et Cie.

– De Defresnier ?…

– Oui, une somme d’argent que nous leur avonsenvoyée a été volée. Je suis menacé d’une perte de cinq centslivres.

– Qu’est-ce que cela ? – ditObenreizer.

Mais en rentrant dans le bureau, Vendaleaperçut son buvard qui venait de tomber par terre, et Obenreizer àgenoux qui en ramassait le contenu.

– Combien je suis maladroit, – s’écria leSuisse. – Cette nouvelle que vous m’avez annoncée m’a tellementsurpris qu’en reculant…

Il s’intéressait si vivement à la réunion desdifférents papiers tombés du buvard qu’il n’acheva point saphrase.

– Ne prenez pas tant de peine, – dit Vendale,– un commis fera cette besogne.

– Mauvaise nouvelle ! – répétaObenreizer, qui continuait à ramasser les enveloppes et leslettres, – mauvaise nouvelle !

– Si vous lisiez la missive que je viens derecevoir, – continua Vendale, – vous verriez que j’ai bien raisonde m’alarmer. Tenez ! elle est là, ouverte sur monpupitre.

Quant à lui, il continua ses recherches ;une minute après, il trouvait le faux reçu. C’était bien le modèleimprimé et numéroté qu’indiquait la maison Suisse. Vendale pritnote du numéro et de la date. Après avoir classé le reçu et ferméla chambre de fer, il eut le loisir de remarquer Obenreizer quilisait la lettre de Defresnier, à l’autre bout de la chambre, dansl’enfoncement de la croisée.

– Venez donc auprès du feu. Vous grelottez defroid là-bas, je vais sonner pour qu’on apporte du charbon.

Obenreizer revint lentement au pupitre.

– Marguerite sera aussi désolée de cettenouvelle que moi-même, – dit-il d’un ton amical ; –qu’avez-vous l’intention de faire ?

– Je suis à la discrétion de Defresnier etCie, – répondit Vendale. – Dans l’ignorance absolue descirconstances qui ont accompagné le vol, je ne puis que faire cequ’ils me recommandent. Le reçu que je tenais à l’instant estnuméroté et imprimé. Ils paraissent attacher à ce détail uneimportance particulière. Pourquoi ?… Vous qui avez dû acquérirune certaine connaissance de leurs affaires, tandis que vous étiezdans leur maison, pouvez-vous me le dire ?

Obenreizer réfléchit.

– Si j’examinais le reçu ! – dit-il.

– Bon ! – s’écria Vendale, frappé par lechangement qui venait de s’opérer sur sa physionomie. – Voussentez-vous incommodé ? Encore une fois, approchez-vous doncdu feu. Vous avez l’air d’être transi… Oh ! j’espère que vousn’allez, pas tomber malade.

– Je ne sais, – dit Obenreizer. – Peut-êtreai-je pris froid. Votre climat Anglais aurait bien fait d’épargnerl’un de ses admirateurs… Mais, faites-moi voir le reçu.

Tandis que Vendale rouvrait la chambre de fer,Obenreizer prit une chaise et s’assit ; il étendit ses deuxmains au-dessus de la flamme.

– Ce reçu ! – s’écria-t-il encore avecune vivacité extraordinaire, lorsque Vendale reparut, tenant unpapier à la main.

Le portier, au même instant, entrait avec uneprovision de charbon de terre ; son maître lui recommanda defaire un bon feu. L’homme obéit avec un empressement funeste ;il fit quelques pas en avant, et tandis qu’il enlevait le seauplein de charbon, il se prit un pied dans un pli de tapis. Iltrébucha, tout le contenu du seau tomba dans la grille, la flammeen fut étouffée tout net et un énorme flot de fumée jaunâtreremplit la chambre.

– Imbécile ! – murmura Obenreizer enlançant sur le malheureux portier un regard, dont, après tantd’années, celui-ci se souvient encore.

– Voulez-vous venir dans le bureau descommis ? – demanda Vendale. – Il y a un poêle.

– Ce n’est pas la peine.

Et il tendait la main. Et sa maintremblait.

Vendale lui donna le reçu. L’intérêtqu’Obenreizer paraissait prendre à cette affaire sembla s’éteindreaussi subitement que le feu même, dès qu’il fut le maître de cepapier. Il ne fit qu’y jeter un coup d’œil.

– Non, – dit-il, – je n’y comprends rien.Désolé de ne pouvoir vous éclairer.

– J’écrirai donc à Neufchâtel par le courrierde ce soir, – dit Vendale, en mettant le reçu de côté pour laseconde fois, – il nous faut attendre et voir ce qui arrivera.

– Par le courrier de ce soir, – répétaObenreizer. – Voyons ! vous aurez la réponse dans huit ou neufjours. Je serai de retour auparavant. Si je puis vous être utilecomme voyageur de commerce, vous me le ferez savoir. En ce cas,vous m’enverriez des instructions écrites. Mes meilleursremerciements… Je suis très curieux de connaître la réponse deDefresnier. Qui sait ? Ce n’est peut-être qu’une erreur.Courage, mon cher ami, courage.

Il n’avait point du tout l’air pressé quand ilétait arrivé dans la maison, et maintenant il saisissait sonchapeau en toute hâte, il prit congé de l’air d’un homme qui n’apas un instant à perdre.

Vendale se mit à marcher en réfléchissant dansles chambres.

Sa première impression sur Obenreizer s’étaitbien modifiée durant ce nouvel entretien, et il se demandait s’iln’avait point commis la faute de le juger trop sévèrement et tropvite. C’est qu’en vérité la surprise et les regrets du Suisse, enapprenant la fâcheuse nouvelle que la maison Wilding et Co. venaitde recevoir, avaient un grand caractère de franchise. On voyaitbien que ces regrets étaient honnêtement sentis, et l’expressionqu’Obenreizer leur avait donnée était bien loin de la simple etbanale politesse d’usage. Ayant lui-même à lutter contre des soucispersonnels, souffrant peut-être des premières atteintes d’un malgrave, il n’en avait pas moins eu dans cette circonstance l’air etle ton d’un homme qui déplore du fond du cœur ce qui arrive de malà son ami. Jusque-là, Vendale avait en vain essayé souvent deconcevoir une opinion plus favorable du tuteur de Marguerite, etcela pour l’amour de Marguerite même. Mais après les témoignagesd’intérêt qu’Obenreizer venait de lui donner, il n’hésitait plus àpenser qu’il avait été injuste envers lui ; tous les généreuxinstincts de sa nature lui disaient qu’il s’était arrêté trop viteà de certains indices fâcheux.

– Qui sait ? – se disait-il, – je peuxtrès bien avoir mal lu sur la physionomie de cet homme.

Le temps s’écoula de nouveau. Les heureusessoirées passées avec Marguerite s’enfuyaient plus promptes. Ledixième jour était encore une fois arrivé depuis l’envoi de laseconde lettre de Vendale à Neufchâtel. La réponse vint.

Cher Monsieur,

Notre principal associé,M. Defresnier, a été forcé de se rendre à Milan pour desaffaires très urgentes. En son absence et avec son entièreparticipation et son aveu, je vous écris de nouveau relativement àces cinq cents livres disparues.

Votre déclaration que le faux reçu a étéfait sur un modèle imprimé et numéroté nous a causé une surprise etun chagrin inexprimables. À l’époque où cette fraude a été commise,il n’existait que trois clefs ouvrant le coffre-fort où nos modèlessont renfermés. Mon associé avait une de ces clefs, j’en avais uneautre, la troisième était aux mains d’une personne qui occupaitalors chez nous un poste de confiance ; nous aurions plutôtsongé à nous accuser nous-mêmes qu’à élever aucun soupçon contrecette personne. Et cependant…

Je ne puis aller jusqu’à vous dire pour lemoment qui est cette personne ; je ne vous le dirai point tantque je verrai l’ombre d’une chance pour elle de se tirer avechonneur de l’enquête que nous allons commencer. Pardonnez-moi cetteréserve, car le motif en est louable.

Le genre d’investigations que nous allonspoursuivre est fort simple. Nous ferons comparer notre reçu par desexperts avec quelques spécimens d’écriture que nous avons en notrepossession. Je ne puis vous adresser ces spécimens pour decertaines raisons que vous approuverez certainement lorsqu’ellesvous seront connues. Je vous prie donc de m’envoyer le reçu àNeufchâtel ; et je fais suivre cette prière de quelques motsindispensables pour vous mettre sur vos gardes.

Si la personne sur laquelle, nous faisonsà regret placer nos soupçons est réellement celle qui a commis lefaux, nous avons quelque motif de craindre que de certainescirconstances ne lui aient déjà donné l’éveil. La seule preuvecontre cette personne est le reçu qui est dans vos mains ;elle remuera ciel et terre pour l’obtenir de vous et la détruire.Je vous prie donc instamment de ne pas confier cette pièce à laposte. Envoyez-la-moi sans perdre de temps par un messagerparticulier et ne choisissez ce messager que parmi les gens quisont depuis longtemps à votre service. Il faut aussi que ce soit unhomme accoutumé aux voyages, parlant bien le Français, un hommecourageux, et un honnête homme. Vous devez le connaître assez bienpour ne pas craindre qu’il se laisse aller en route à aucunétranger cherchant à lier connaissance avec lui. Ne dîtes qu’à lui,à lui seul la nature de cette affaire et la tournure qu’elle vaprendre. Je vous engage à suivre l’interprétation littérale de tousces avis que je vous donne, convaincu que l’arrivée à bon port dufaux reçu en dépend.

Je n’ai plus à ajouter qu’une chose. C’estque votre promptitude à agir est de la plus haute importance. Ilnous manque plusieurs de nos modèles de reçus et nous ne pouvonsprévoir quelles fraudes seront commises, si nous ne mettons la mainsur le voleur !

Votre dévoué serviteur,

Pour Defresnier et Cie,

Rolland

Quel était donc celui qu’onsoupçonnait ?

Vendale pensa qu’il chercherait inutilement àle deviner. Mais qui pouvait-il bien envoyer à Neufchâtel avec lereçu ? Certes il n’était pas difficile de trouver au Carrefourdes Écloppés un homme courageux et honnête. Mais où était l’hommeaccoutumé aux voyages, parlant le Français, et sur qui l’onpourrait réellement compter pour tenir à distance tout étranger quivoudrait lier connaissance avec lui pendant la route ? Vendalen’avait réellement qu’un seul compagnon sous la main, qui réunittoutes les conditions dans sa personne. C’était lui-même.

Un grand sacrifice sans doute que de quittersa maison, un plus grand sacrifice encore que de quitterMarguerite. Mais après tout, il s’agissait de cinq cents livres etRolland insistait si positivement sur l’interprétationlittérale des démarches par lui conseillées, qu’il nefallait point hésiter à lui obéir. Plus Vendale réfléchissait, plusla nécessité de son départ lui apparaissait clairement.

– Partons !… – soupira-t-il.

Comme il remettait le reçu et la nouvellelettre sous clef, certaine association d’idée lui vint qui luirappela Obenreizer. Il pensa qu’avec l’aide de celui-ci, il luideviendrait bien plus facile de deviner quel pouvait être levoleur ; Obenreizer pouvait le lui faire connaître.

Cette pensée avait à peine traversé son espritque la porte s’ouvrit et qu’Obenreizer entra.

– On m’a dit dans Soho Square qu’on attendaitvotre retour dans la soirée d’hier, – lui dit Vendale en luisouhaitant la bienvenue. – Avez-vous fait de bonnes affaires enprovince ?… Êtes-vous mieux portant ?

– Mille grâces, – répondit Obenreizer, – j’aifait admirablement mes affaires. – Je suis bien !… trèsbien !… Et maintenant, quelles nouvelles ? Avez-vous deslettres de Suisse ?

– Une lettre bien extraordinaire, – ditVendale, – L’affaire a pris une tournure nouvelle, et l’on merecommande de Neufchâtel le plus profond secret sur les mesures quenous allons adopter. Ce secret doit être gardé vis-à-vis de tout lemonde.

– Sans en excepter personne ? – demandaObenreizer.

Et tout en répétant : « Personne, »il se retira d’un air pensif du côté de la croisée, à l’autre boutde la chambre, regarda pendant un moment dans la rue ; puistout à coup, revenant à Vendale.

– Sûrement, ils ont perdu la mémoire, –dit-il, – puisqu’ils ne font pas même une exception en mafaveur.

– C’est Rolland qui m’écrit, – répliquaVendale, – comme vous le dites, il doit avoir perdu la mémoire. Cecôté de l’affaire m’échappait complètement. Je souhaitais de vousvoir et de vous consulter au moment même où vous êtes entré. Jesuis pourtant lié par une défense formelle, mais je ne puis croirequ’elle vous concerne. Tout cela est bien fâcheux.

Les yeux d’Obenreizer, couverts de leur nuage,se fixèrent sur Vendale.

– Peut-être est-ce bien plus que fâcheux, –dit-il. – Je suis venu ce matin, non seulement pour avoir desnouvelles, mais pour m’offrir à vous comme intermédiaire ou commemessager. Le croirez-vous ? J’ai reçu des lettres quim’obligent à me rendre en Suisse sans tarder. J’aurais pu mecharger des pièces et documents de cette affaire et les remettre àDefresnier.

– Vous êtes bien l’homme qu’il me fallait, –fit Vendale. – Il n’y a pas cinq minutes que cherchant autour demoi et ne trouvant personne qui pût me remplacer dans le voyage,j’avais résolu de l’entreprendre moi-même… Laissez-moi relire cettelettre.

Il ouvrit la chambre de fer pour y reprendrela lettre. Obenreizer jeta un coup d’œil rapide autour de lui pourbien s’assurer qu’ils étaient seuls, le suivit à deux pas dedistance, et sembla le mesurer du regard. Vraiment, Vendale étaitplus grand que lui et sans doute plus fort. Obenreizer recula ets’approcha de la cheminée.

Vendale pendant ce temps, lisait pour latroisième fois le dernier paragraphe de la lettre. Il y avait là unavis très clair et la dernière phrase demandait au jeune négociantde suivre cet avis à la lettre.

D’un côté une grosse somme d’argent en jeu, del’autre un terrible soupçon à éclaircir. Vendale comprit que s’ilagissait à sa guise et si quelque événement arrivait ensuite etdéjouait toutes les mesures prises, la faute lui en serait imputée,le blâme retomberait sur lui seul. En sa qualité d’hommed’affaires, il n’avait vraiment qu’un parti à suivre. Il remit lalettre sous clef.

– Quel ennui ! – dit-il à Obenreizer. –Il y a sans doute ici de la part de Rolland un oubli inconcevableet qui me met dans une sotte et fausse position vis-à-vis de vous.Que dois-je faire ? Il me semble qu’ayant un si grand intérêtdans cette fâcheuse aventure dont j’ignore tous les détails, jen’ai pas la liberté de ne pas obéir aux injonctions de moncorrespondant et que je dois au contraire m’y conformer sansrésistance. Vous me comprendrez certainement. Vous me voyez esclavedes ordres que je reçois, et je ne peux assez vous dire combienj’aurais été heureux, en cette occasion, d’accepter vosservices…

– N’en parlons plus, – dit Obenreizer. – Àvotre place, je n’agirais pas différemment. Je ne suis donc pointdu tout offensé de votre conduite, et je vous remercie pour lecompliment que vous me faites…Bah ! nous serons au moinscompagnons de voyage. Vous partez avec moi aujourd’hui même.

– Aujourd’hui. Mais il faut, cela va sansdire, que je voie Marguerite.

– Assurément. Voyez-la ce soir. Vous meprendrez au passage et nous nous rendrons ensemble au chemin defer. Nous partirons à huit heures par le train poste.

– Par le train poste, – dit Vendale.

Il était plus tard que Vendale ne le croyait,lorsqu’il arriva à la maison de Soho Square. Les affaires suscitéespar ce départ précipité avaient surgi devant lui par douzaines.Toutes sortes d’obligations qu’il ne pouvait négliger le forcèrentde se résigner à cette cruelle perte d’un temps si court et siprécieux qu’il voulait consacrer à Marguerite. À sa grande surpriseet à son extrême joie, elle était seule dans le salon lorsqu’ilentra.

– Nous n’avons que peu d’instants à nous,George – dit-elle, – mais grâce à la bonté de Madame Dor nouspouvons au moins les passer tous deux seuls ensemble.

Elle lui jeta les bras autour du cou.

– George, – lui dit-elle tout bas, – avez-vousfait quelque chose qui ait pu blesser MonsieurObenreizer ?

– Moi ! – s’écria Vendale stupéfait.

– Taisez-vous, – dit-elle, – il faut que jevous parle bien bas. Rappelez-vous le petit portrait photographiéque vous m’avez donné ? Cette après-midi, je ne sais commentil le trouva sur la cheminée. Il le prit, le regarda, et moi, jevoyais son visage dans ce miroir… Ah ! je suis sûre que vousl’avez offensé. Il est vindicatif, implacable, et aussi muet qu’unetombe. Ne partez pas avec lui… George… ne partez pas !

– Mon cher amour, – répondit Vendale, – vousvous laissez égarer par votre imagination. Jamais Obenreizer et moin’avons été meilleurs amis qu’à présent.

Avant que Marguerite n’eût pu répondre, un passonore et le poids d’un corps majestueux firent trembler le parquetde la pièce voisine, et Madame Dor apparut.

– Obenreizer, – dit-elle.

Puis elle se laissa tomber lourdement sur unechaise, à sa place ordinaire, devant le poêle.

Obenreizer entra avec un sac de courrier qu’ilportait en bandoulière.

– Êtes-vous prêt ? – demanda-t-il àVendale –Puis-je porter quelque chose pour vous ?… Ehquoi ! n’avez-vous point un sac de voyage ? Je viens d’enacheter un. Regardez. Ici est la poche aux papiers. Elle est àvotre service.

– Je vous remercie, – dit Vendale, – je n’aiqu’un seul papier important, je suis forcé de ne pas m’en dessaisiret il est là, il doit rester là, jusqu’à ce que nous arrivions àNeufchâtel.

Vendale, en même temps, touchait la poche deson habit. Il sentit la main de Marguerite qui pressait la sienne.La jeune fille examinait Obenreizer jusqu’au fond de l’âme. Maisdéjà celui-ci s’était retourné vers Madame Dor, et prenait congé dela bonne dame.

– Adieu, ma chère Marguerite, – s’écria t-ilen revenant vers sa pupille pâle et épouvantée. – Allons, Vendale,êtes-vous prêt, enfin ? En route ! En route ! monami, pour Neufchâtel !

Il frappa légèrement Vendale à la poitrine, àla place où était la poche qui contenait le reçu et sortit lepremier.

Le dernier regard de Vendale fut pourMarguerite.

Les derniers mots de la jeune fille furentceux-ci :

– Ne partez pas !

TROISIÈME ACTE.

Dans la vallée.

 

On était alors au milieu du mois de Février,l’hiver était des plus rigoureux et les chemins mauvais pour lesvoyageurs, si mauvais qu’en arrivant à Strasbourg, Vendale etObenreizer trouvèrent les meilleurs hôtels absolument vides. Lesquelques personnes qu’ils avaient rencontrées en route et qui serendaient pour affaires dans l’intérieur de la Suisse renonçaient àleur voyage et revenaient sur leurs pas.

Les chemins de fer qui conduisent aujourd’huiles touristes dans ce beau pays étaient encore en ce temps-là pourla plupart inachevés. Les lignes exploitées, semées d’ornièresprofondes, étaient impraticables, et partout l’hiver avaitinterrompu les communications. Partout on n’entendait qu’histoiresde voyageurs arrêtés en chemin par des accidents dont on exagéraitla gravité, sans doute. Cependant, comme la voie de Bâle restaitlibre, la résolution de Vendale de poursuivre sa route n’en futnullement troublée.

Quant à la résolution d’Obenreizer, elle futla même que celle de Vendale.

Il se voyait aux abois, désespéré, perdu, illui fallait à tout prix anéantir la preuve que Vendale portait aveclui, dût-il pour cela anéantir Vendale lui-même !

Menacé d’une ruine certaine, enfermé dans uncercle que l’activité de Vendale resserrait d’heure en heure autourde lui, Obenreizer haïssait son compagnon avec la férocité d’unebête fauve. De tout temps il avait nourri de mauvaises penséescontre le jeune négociant. Était-ce la sourde rancune du paysancontre le gentleman ? Était-ce le contraste de sa nature aveccette nature franche et généreuse ? Était-ce la beauté deVendale ? Était-ce le bonheur qu’il avait eu de se faire aimerde Marguerite ? Étaient-ce toutes ces causes réuniesensemble ? Il le haïssait, il l’avait haï dès qu’il l’avaitvu. À présent, il le regardait comme celui qui le conduisait à saperte. Et cette pensée redoublait la fureur de sa haine.

Vendale, au contraire, qui, si souvent, avaitlutté contre lui-même pour se défendre de cette instinctive etvague méfiance qu’Obenreizer lui avait inspirée si longtemps, seregardait à présent comme obligé d’effacer de son esprit jusqu’à latrace de ce sentiment involontaire. Il se disait qu’Obenreizerétait le tuteur de Marguerite, qu’il vivait avec lui désormais dansles termes d’une amitié véritable, que c’était lui qui, de sonplein gré, avait voulu être son compagnon de route sans avoir aucunmotif intéressé à partager les fatigues et les dangers d’un telvoyage…

À toutes ces raisons, qui plaidaient sifortement en faveur d’Obenreizer, le hasard vint en ajouter uneautre, lorsqu’ils arrivèrent à Bâle, après un trajet deux fois pluslong que de coutume.

Ils avaient fini de dîner fort tard, et ilsétaient seuls dans une chambre d’auberge. Le Rhin coulait au piedde la maison, profond, rapide, bruyant, grossi par les neiges.Vendale était nonchalamment étendu sur un canapé. Obenreizermarchait de long en large, s’arrêtait par moment devant la fenêtre,regardait, dans les eaux noires, le reflet tortueux des feux de laville et peut-être se disait-il :

– Si je pouvais l’y jeter !

Puis il reprenait sa promenade à travers lachambre, les yeux baissés.

– Où le volerai-je, si je le peux ?… Oùle tuerai-je, s’il le faut ?…

Et le fleuve roulait, roulait, semblantrépéter ces paroles comme un refrain de mort, dont le bruit devintsi distinct aux oreilles du Suisse qu’il s’arrêta brusquementencore une fois, pensant qu’il ferait mieux de se parler à lui-mêmede toute autre chose.

– Où le volerai-je, si je le peux ?… Oùle tuerai-je, s’il le faut ?…

Obenreizer changea tout à coup de refrain.

– Le Rhin mugit ce soir, – dit-il en songeant,– comme la vieille cascade de chez nous. Je vous ai déjà parlé decette cascade que ma mère montrait aux voyageurs. Le bruit enchangeait selon le temps qu’il faisait, ainsi que celui de toutesles chutes d’eau et de toutes les eaux courantes. Lorsque je devinsapprenti chez l’horloger, ce murmure, je me le rappelle, mepoursuivait encore et semblait me dire : « Qui es-tu,petit malheureux ? Pauvre petit infortuné, quies-tu ? » D’autres fois, lorsque le bruit devenait plussourd et annonçait un orage près d’éclater, je croyais entendre cesmots : « Boum ! boum ! battez-le !battez-le ! » C’est ce que criait ma mère quand elle semettait en colère contre moi… si tant est qu’elle fût mamère !…

– Si tant est… – répliqua Vendale, qui changeabrusquement de posture, – si tant est qu’elle fût votremère !… Pourquoi dites-vous cela ?

– Que sais-je ? – répéta Obenreizer avecun geste d’indifférence ; – que puis-je vous dire ?… manaissance est si obscure. Par exemple, j’étais encore très jeune,un petit enfant, que tout le reste de ma famille, hommes et femmes,étaient presque vieux. Tout est donc possible à croire…

– Avez-vous jamais douté ?…

– Je vous ai déjà dit, une fois, que jedoutais de mon père et de ma mère, – répliqua le Suisse. – Maisenfin, je suis de ce monde, n’est-il pas vrai ? Je fais partiede la création, et si je ne suis point issu d’une bonne famille,qu’importe !

– En vérité, êtes-vous bien Suisse ? –lui demanda Vendale, qui ne le quittait plus des yeux.

– Et comment le saurais-je ? – fitObenreizer, en s’arrêtant brusquement.

Il jeta par-dessus l’épaule un regardindéfinissable à son compagnon.

– Si l’on vous demandait : Êtes-vousAnglais ? Comment pourriez-vous répondre ?… Comment lesavez-vous ?

– Par ce qui m’a été dit depuis monenfance.

– Oh ! de cette façon, je suis aussiéclairé sur moi que vous-même.

– Et puis, – ajouta Vendale, suivant sapensée, – par mes premiers souvenirs.

– Moi aussi ; j’en sais donc autant surObenreizer que vous en savez sur Vendale… si cela s’appellesavoir.

– Vous n’êtes donc pas content de ce que voussavez, et tout cela ne vous suffît point ?

– Il faut bien que cela me suffise et que jesois content. Quand on a dit : « il faut », on atout dit sur notre petite terre. Deux mots bien courts mais plusforts que tous les raisonnements et que toutes lesphrases !

– Vous êtes né dans la même année que cepauvre Wilding, vous étiez du même âge, – dit Vendale, en leregardant encore d’un air pensif, tandis qu’Obenreizer recommençaità marcher dans l’appartement.

– Oui, du même âge.

Obenreizer était-il donc celui que Wildingavait cherché ? Dans cette théorie sur l’étroitesse du monde,qui revenait sans cesse sur ses lèvres, n’y avait-il pas un sensplus subtil qu’il n’en avait l’air ?

Cette lettre de Suisse qui le recommandait àla maison Wilding et Co., n’avait-elle suivi de si près larévélation de Madame Goldstraw que parce que l’enfant, victime del’erreur et de l’injustice, allait paraître ?

Que de profondeurs dans cette vie quirestaient insondables ! Quoi de plus curieux aussi que lehasard ou l’enchaînement de sentiments et de devoirs qui avaitétabli entre Obenreizer et Vendale une cordialité croissante derapports, une intimité assez grande pour les amener là, tous deuxpar cette nuit d’hiver, s’acheminant ensemble au même lieu, au mêmebut.

Les pensées de Vendale, éveillées sur cetobjet, se perdaient dans l’espace, tandis que ses yeux suivaienttoujours Obenreizer qui ne cessait point sa promenade. Et le fleuveroulait, roulait, et poursuivait sa psalmodie funèbre.

– Où le volerai-je, si je le puis ?… Oùle tuerai-je, s’il le faut ?…

Le secret de Wilding ne courait aucun dangersur les lèvres de Vendale. Mais celui-ci songeait que c’était sousle poids même de ce secret que Wilding était mort ; ilsentait, lui aussi, le poids redoutable dont il avait hérité. Etcependant le fardeau lui semblait maintenant un peu moins lourd, etl’obligation de suivre la trace cherchée, quelqu’obscure qu’ellefût, moins pénible. Quoi ! ne serait-il pas bien heureuxqu’Obenreizer fût le véritable Walter Wilding.

Eh non ! Bien qu’à force de raisonnementset de combats, il eût à peu près vaincu la défiance que luiinspirait cet homme, il ne pouvait souhaiter de le voir prendre laplace de l’ami qui n’était plus. Un tel associé à lui, qui était sifranc, si simple, si dénué d’artifice !… Et puis, voudrait-ilqu’Obenreizer devint riche ?… Non. Obenreizer avait assez depouvoir déjà sur Marguerite sans que la richesse vînt l’augmenterencore. Voudrait-il que cet homme fût le tuteur de Marguerite,alors qu’il lui serait prouvé qu’il n’était point son parent ?Non !… non !…

Et cependant ses propres répugnances, sespropres désirs ne devaient point prévaloir et se placer entre luiet la fidélité qu’il devait à un mort.

Aussitôt, comme pour se bien prouver àlui-même que ces pensées, qu’il regardait comme mauvaises, ne leretiendraient point et que ces impressions passagères ne sauraientmême le refroidir dans l’accomplissement d’un devoir sacré, il semit à réfléchir au moyen d’éclaircir ses doutes au plus vite. Ilsuivit, d’un regard plus ouvert et plus doux, les mouvements de soncompagnon dans la chambre. Ne le croyait-il pas alors occupé àméditer tristement sur sa naissance ?

Qui lui aurait dit qu’Obenreizer songeaitalors à un autre homme, que cet autre c’était lui, et qu’ilsongeait à l’assassiner ?

La route de Bâle à Neufchâtel n’était point enaussi mauvais état qu’on l’avait dit dans la ville. Les dernièresgelées l’avaient un peu rétablie. Des guides étaient arrivés cesoir-là sur des chevaux et sur des mules et n’avaient point parléde difficultés trop grandes à surmonter. Beaucoup de patience, etl’on pouvait arriver à grand renfort de roues et de coups de fouet.Vendale eut bientôt conclu le marché. Une voiture devait, lelendemain, venir prendre les voyageurs qui partiraient avant lejour.

– Fermez-vous votre porte au verrou, la nuit,quand vous voyagez ? – demanda Obenreizer, avant de gagner sachambre.

– Jamais, – dit le jeune homme en riant, –J’ai le sommeil trop dur.

– Vous avez le sommeil dur, – répétaObenreizer en le regardant avec admiration. – Voilà un bienfait duciel.

– Ce n’en serait pas un pour le reste de lamaison s’il fallait que demain matin on m’éveillât à grands coupsfrappés dans la porte.

– Moi aussi, je laisse ma porte ouverte, maisje veux vous donner un bon conseil, en ma qualité de Suisse quiconnaît son pays ; quand vous voyagerez chez nous, metteztoujours vos papiers… et votre argent naturellement… sous votreoreiller.

– Vous faites là un singulier éloge de voscompatriotes.

– Mes compatriotes ! – fit Obenreizer enlui pressant doucement les coudes, – ils sont semblables à lamajorité des hommes… Et la majorité des hommes ne manque jamais deprendre à autrui ce qu’elle peut lui prendre. Adieu. Demain àquatre heures.

– À quatre heures, bonsoir !

Resté seul, Vendale rapprocha les bûches, lescouvrit de la cendre blanche du bois de sapin répandue dans lefoyer, et s’assit, la tête dans ses mains, pour rassembler sespensées. Mais elles continuaient à courir dans l’espace et legrondement du fleuve les agitait encore. Tandis que le jeune hommeessayait de réfléchir, la disposition au sommeil, qui le gagnaitauparavant, le quitta. Il lui parut qu’il ferait bien de ne pas secoucher encore, et il demeura près du feu.

Marguerite, Wilding, Obenreizer, passaientdevant ses yeux, avec mille visions, mille espérancesnouvelles.

Tous ces rêves prirent possession de sonesprit et il ne sentit plus le besoin du repos. Le sommeils’éloignait de lui. Sa bougie se consuma, la lumière s’éteignit,mais la lueur du feu suffisait à éclairer la chambre. Vendalechangea de posture, appuya son bras sur le dos de sa chaise, sonmenton sur sa main, et demeura là, méditant toujours.

Il était assis entre le lit et le foyer. Laflamme vacillait, agitée par le vent du fleuve, et l’ombre du jeunehomme démesurément agrandie se jouait auprès du lit sur la murailleblanche. Cette ombre, à l’air affligé, semblait se pencher sur lacouchette dans une attitude suppliante. Cependant Vendale se sentittout ému. Une vision désobligeante traversa la chambre, il crutvoir là-bas, non plus son ombre, mais celle de Wilding quis’agitait. Aussi changea-t-il de place, l’ombre disparut, et lamuraille s’évanouit. Le jeune homme avait fait reculer sa chaisedans un petit renfoncement près de la cheminée ; la porte setrouvait devant lui. Cette porte se trouvait munie d’un grand etlong loquet de fer.

Tout à coup, il vit ce loquet se souleverdoucement, la porte s’entrouvrir et se refermer comme d’elle-même,et comme si ce n’était que le vent qui l’eût fait mouvoir.Cependant le loquet demeurait hors de l’anneau. La porte se rouvritlentement, jusqu’à ce que l’ouverture fût assez grande pour donnerpassage à un homme, après quoi le ballant demeura immobile comme siune main vigoureuse le retenait à l’extérieur, Une forme humaineapparut le visage tourné vers le lit. L’homme se tint debout sur leseuil, puis, à voix basse, et faisant un pas en avant :

– Vendale ! – dit-il.

– Qu’y a-t-il donc ? – s’écria Vendale,qui se trouva debout, – Qui est là ?

C’était Obenreizer. Il laissa échapper un cride surprise, en voyant le jeune homme venir à lui du côté de lacheminée.

– Vous n’êtes pas au lit ? – fit-il.

Et malgré lui il fit tomber lourdement sesdeux mains sur les épaules de Vendale, comme s’il songeait encore àentrer en lutte avec lui.

– Alors c’est qu’il y a quelque malheur.

– Que voulez-vous dire ? – fit Vendale ense dégageant vivement.

– D’abord, n’êtes-vous point malade ?

– Malade ?… non.

– Je venais de faire un mauvais rêve à proposde vous. Comment se fait-il que je vous trouve debout ethabillé ?

– Mon cher ami, je pourrais aussi bien vousfaire la même question, – répondit Vendale.

– Je vous ai dit que je venais de faire unmauvais rêve dont vous étiez l’objet. J’ai essayé, après cetassaut, de m’endormir. Impossible. Je n’ai pu me résoudre àdemeurer dans ma chambre sans m’être assuré qu’il ne vous étaitrien arrivé, et pourtant je ne voulais pas, non plus, entrer dansvotre chambre. Pendant quelques instants, j’ai hésité devant laporte. J’avais peur de vos railleries. C’est chose si facile que derire d’un rêve que l’on n’a point fait… Où est votrebougie ?

– Consumée.

– J’en ai une tout entière dans ma chambre,Faut il aller la chercher ?

– Mais oui, je le veux bien.

La chambre d’Obenreizer était voisine de cellede Vendale. Il ne s’absenta qu’un moment, et revint avec la bougieà la main. Son premier soin fut de se mettre à genoux devant l’âtreet de souffler de tous ses poumons sur les charbons presqueéteints. Vendale, qui le regardait, vit que ses lèvres étaientblêmes.

– Oui, – dit Obenreizer en se relevant, –c’était un mauvais rêve. Vous devez voir sur mon visagel’impression qu’il m’a laissée.

Ses pieds étaient nus, sa chemise de flanelleouverte sur sa poitrine, ses manches relevées jusqu’au coude. Iln’avait d’autre vêtement qu’un caleçon trop juste pour lui. Soncorps, serré dans cette gaine, avait un air de souplesse sauvage.Si ses lèvres étaient pâles, ses yeux brillaient d’un feuétrange.

– S’il y avait eu ici quelque lutte à souteniravec un voleur, ainsi que me le disait mon rêve, – fit-il, – vousvoyez que j’étais tout prêt.

– Et même armé, – dit Vendale, en luiindiquant du doigt sa ceinture.

– Un poignard de voyage que j’emporte toujoursen route avec moi, – répliqua le Suisse d’un air insouciant entirant à moitié le poignard de son fourreau. – Est-ce que vousn’avez pas aussi sur vous de quoi vous défendre ?

– Rien du tout.

– Pas de pistolets ? – demanda Obenreizeren jetant un regard sur la table, et de là vers le lit, surl’oreiller.

– Pas de pistolets.

– Vous autres Anglais, vous êtes siconfiants !… Désirez-vous dormir ?

– Je l’aurais bien désiré, et depuislongtemps, mais je n’ai pu.

– Je ne le pourrais, non plus, après ce mauditrêve. Mon feu s’est consumé comme votre bougie. Puis-je venirm’installer auprès du vôtre ? Deux heures ! Il sera sivite quatre heures que ce n’est pas la peine de se mettre aulit.

– Pour moi, – dit Vendale, – je ne mecoucherai pas. Faites-moi compagnie et soyez le bienvenu.

Après être retourné dans sa chambre pour s’yvêtir, Obenreizer reparut enveloppé dans une sorte de caban, etchaussé de pantoufles. Les deux jeunes gens prirent place, dechaque côté du foyer. Vendale avait ravivé le feu. Obenreizer mitsur sa table une bouteille et un verre.

– J’ai bien peur que ce ne soit d’abominableeau-de-vie de cabaret, – dit-il en versant dans le verre ; –je l’ai achetée sur la route, et certes, elle n’a rien de communavec le cognac du Carrefour des Écloppés. Mais votre provision estépuisée. Tant pis ! Une froide nuit, un pays froid, une froidemaison ! L’eau-de-vie fait du bien et ranime. Enfin, celle-civaut peut-être mieux que rien. Goûtez-la.

Vendale prit le verre et obéit.

– Comment la trouvez-vous ? – ditObenreizer.

– Un arrière-goût âcre et brutal, – dit-il, enrendant le verre et en frissonnant. – Elle ne me plaît pas.

– Vous avez raison, – fit Obenreizer, ayantl’air de la goûter à son tour et faisant claquer ses lèvres. – Quelarrière-goût ! Brrr… Elle brûle pourtant.

Il venait, en effet, de jeter au feu ce quirestait dans le verre.

Les deux compagnons mirent leurs coudes sur latable, leurs têtes dans leurs mains, et, ainsi placés, regardèrentla flamme. Obenreizer était pensif et calme ; mais Vendale,après plusieurs tressaillements et soubresauts nerveux, se dressatout à coup sur ses pieds, regarda autour de lui d’un air égaré, etretomba sur sa chaise, eu proie à une étrange confusion derêves.

Il avait enfermé ses papiers dans unportefeuille et le tenait dans la poche de poitrine de son habitqu’il avait boutonné jusqu’au menton. Pourquoi, dans cette sorte deléthargie où il était plongé, la pensée de ces papiers letourmentait-elle ? « Sors de ton rêve, » lui disait unevoix intérieure. Il ne le pouvait. Ce rêve l’avait transporté dansles steppes de la Russie, et il s’y voyait avec Marguerite ;mais en même temps, la sensation d’une main qui se promenait sur sapoitrine, et qui effleurait les contours du portefeuille, cettesensation insupportable se présentait nette et claire à son espritengourdi. Son rêve le conduisit en pleine mer, dans un bateau quin’avait pas de pont. Il n’avait pour tout vêtement qu’un vieuxlambeau de voile, ayant perdu ses habits. Point d’habits. Etpourtant si, il en avait un, car la main, la main furtive etrapide, en sondait toutes les poches. La même voix intérieureavertissait Vendale de s’arracher à sa torpeur. Impossible en cemoment. Son rêve le changea de lieu encore une fois. Il se vit dansla vieille cave du Carrefour des écloppés. Le lit, ce même lit quimeublait la chambre de l’auberge de Bâle, avait été transporté danscette cave où Wilding lui apparut. Wilding, ce pauvre ami, n’étaitpoint mort, et Vendale ne s’en trouvait pas surpris. Wilding lesecouait par le bras et lui disait : « Regardez cethomme ! Ne voyez-vous pas qu’il s’est levé et qu’il s’approchedu lit pour retourner l’oreiller ? Pourquoi retourne t-il cetoreiller, si ce n’est pour y chercher les papiers que vous portezdans votre poche ? Éveillez-vous. » Et pourtant Vendaledormait toujours et se perdait dans de nouveaux rêves.

Attentif et calme, le coude toujours appuyésur la table, son compagnon lui dit :

– Éveillez-vous, Vendale. On nous appelle. Ilest quatre heures.

Vendale, en ouvrant les yeux, aperçut levisage nuageux d’Obenreizer penché sur le sien.

– Vous avez eu un sommeil bien lourd, – dit leSuisse, – c’est la fatigue du voyage et le froid.

– Je suis tout à fait éveillé maintenant, –s’écria Vendale en sautant sur ses pieds ; mais il sentit queses jambes fléchissaient. – Et vous, n’avez-vous pas du toutdormi ?

– Je me suis assoupi peut-être ;cependant il me semble que je n’ai point cessé de regarder le feu.Allons ! bon gré, mal gré, il faut nous lever, déjeuner, etpartir. Quatre heures, Vendale, quatre heures passées !

Ces derniers mots, Obenreizer les lui cria detoute sa force pour achever de l’éveiller, car Vendale retombaitdéjà dans sa somnolence invincible. Tout en faisant les préparatifsde cette journée de voyage, tout en déjeunant, il semblait dormirencore. À la fin de ce jour, il n’avait point d’autres impressionsde voyage que celles d’un froid rigoureux, du tintement des grelotsdes chevaux qui glissaient entre de maussades collines et des boisdéserts. Çà et là, quelques stations où l’on s’arrêtait pour mangerou boire ; on entrait dans ces maisons borgnes ; ontraversait d’abord l’étable pour arriver à la salle destinée auxvoyageurs ; Vendale se laissait conduire machinalement, il nese souvenait de rien, sinon d’avoir vu Obenreizer toujours pensif àses côtés.

Lorsqu’enfin il secoua cette, léthargieinsupportable, Obenreizer n’était plus là. La voiture s’étaitarrêtée devant une nouvelle auberge, auprès d’une file de haquetschargés de tonneaux de vin et traînés par des chevaux harnachés decolliers bleus. Ce convoi semblait venir du point où se rendaientnos voyageurs. Obenreizer, non plus pensif, mais, tout aucontraire, joyeux et alerte, causait avec les voituriers. Vendales’étira longuement, son sang tout à coup circula mieux ; lereste de son engourdissement se dissipa après quelques pas qu’ilfit au grand air, sous cette bise fortifiante… Pendant ce temps-là,la file des haquets se mit en marche. Les voituriers saluaientObenreizer en passant.

– Quelles sont ces gens ? – demandaVendale.

– Ce sont nos voituriers ; ceux deDefresnier et Cie. Ce sont nos fûts ! C’est notrevin !

Il se mit à fredonner une chanson et alluma uncigare.

– J’ai été pour vous une triste sociétéaujourd’hui, – fit Vendale, – je ne m’explique point ce qui m’estarrivé.

– Vous n’avez pas dormi la nuit dernière, –fit Obenreizer, – et sous un tel froid, quand on a été privé desommeil, le cerveau se congestionne aisément. J’ai souvent ététémoin de ce phénomène… En somme, je crois que nous aurons fait cevoyage pour rien.

– Comment, pour rien ?

– Les gens que nous allons chercher sont àMilan. Vous savez que nous avons deux maisons, l’une de vins, àNeufchâtel, l’autre à Milan, pour le commerce des soieries. Ehbien, la soie étant, en ce moment, bien plus demandée que les vins,Defresnier a été mandé en Italie. Rolland, son associe, est tombémalade, depuis son départ, et les médecins ne lui permettent derecevoir aucune visite. Vous trouverez à Neufchâtel une lettre quivous attend pour vous apprendre tout ceci. Je tiens ces détails denotre principal voiturier avec qui vous m’avez vu causer. Il a étésurpris de vous voir, et m’a dit qu’il avait mission de vousavertir, s’il vous rencontrait. Que voulez-vous faire ?Retournons-nous sur nos pas ?

– Point du tout, nous continuons notreroute.

– Nous continuons…

– Mais oui, à travers les Alpes jusqu’àMilan.

Obenreizer cessa de fumer pour regarderVendale, il regarda les pierres du chemin à ses pieds.

– J’ai la responsabilité d’une chose trèssérieuse, – dit-il. – Plusieurs de ces modèles de quittancesimprimées ont été soustraits dans la caisse de Defresnier et Cie.,ils peuvent servir à un terrible usage. On me supplie de ne pointperdre de temps pour aider la maison à s’assurer du voleur ;rien ne me ferait revenir en arrière.

– Vrai ? – s’écria Obenreizer, ôtant soncigare de sa bouche pour y dessiner plus aisément un sourire, et,tendant la main à son compagnon : – Eh bien ! rien ne mefera retourner en arrière, moi non plus. Allons ! guide,dépêchons !

Ils voyagèrent de nuit. Il était tombébeaucoup de neige ; elle était en partie glacée ; ilsn’allaient guère plus vite que des piétons. C’étaient sans cesse denouvelles stations pour laisser reposer les chevaux épuisés qui sedébattaient dans la neige ou dans la boue. Une heure après le leverdu jour, on faisait halte à la porte d’une auberge de Neufchâtel,ayant mis vingt-huit heures à parcourir quatre-vingt milles Anglaisenviron.

Dès qu’ils se furent lavés et restaurésquelque peu, nos deux voyageurs se rendirent ensemble à la maisonde Defresnier et Cie. Là, ils trouvèrent la lettre annoncée par levoiturier, renfermant les modèles d’écriture qui devaient servir àfaire reconnaître le faussaire. La détermination de Vendale depousser en avant sans se reposer était déjà prise. La seuledifficulté, maintenant, était de savoir par quel passage onpourrait traverser les Alpes.

Il y en a deux, l’un par le Simplon, l’autrepar le St. Gothard ; et sur l’un et l’autre, les guides et lesconducteurs de mules émettaient des avis bien différents. Les deuxpassages se trouvent à une trop grande distance pour que l’on pûtpenser à les essayer successivement ; il fallait choisir. Lesvoyageurs, au reste, savaient bien que la neige qui tombait,pouvait, en quelques heures, changer toutes les conditionsactuelles du voyage, encore que les guides n’eussent point commisd’erreur à ce sujet. Au demeurant, le Simplon paraissait être celledes deux routes qui inspirait le plus de confiance ; Vendalese décida donc pour le Simplon. Obenreizer n’avait pris que peu depart à la querelle, il n’avait presque point parlé.

On traversa Genève, Lausanne ; on suivitles bords du Léman, puis les vallées tortueuses entre les pics, ettoute la vallée du Rhône. Le bruit des roues de la voiture, pendantla nuit, ressemblait à celui d’une grande horloge indiquant lesheures. Aucune altération nouvelle du temps ne vint déranger cettemarche pénible ; il faisait un froid cruel. La chaîne desAlpes se reflétait dans un ciel jaunâtre ; les cimes étaientéblouissantes, et la neige, couvrant les hautes montagnes et lescollines au bord des lacs et des torrents, ternissait par contrastela pureté des eaux. Les villages sortant de cette vapeur blanche,prenaient une mine sale et décolorée. Cependant la neige ne tombaitplus, il n’y en avait pas sur la route. Les deux jeunes gens,traversant ce froid brouillard, cheminaient, les habits et lescheveux couverts de glaçons. Et sans cesse, jour et nuit, lavoiture roulait.

L’un d’eux croyait entendre le bruit des rouesqui lui disait, à peu près comme naguère, à Bâle, le murmure duRhin :

– Le temps de le voler vivant est passé, ilfaut que je le tue !

Ils arrivèrent enfin à la pauvre petite villede Brieg, au pied du Simplon. La nuit était venue, et cependant ilspouvaient encore voir combien l’œuvre de l’homme et l’hommelui-même sont petits en présence de ces grandes horreurs et de cesgrandes beautés des montagnes. Là, il fallut passer la nuit ;ils y trouvèrent au moins un bon feu, un dîner, du vin, et lesdisputes avec les guides recommencèrent. Aucune créature humainen’avait franchi la passe depuis quatre jours : la neige étaittrop molle pour porter les voitures, elle n’était pas assez durepour le traîneau. En outre, le ciel était gonflé, et cette neigemaudite n’étant point tombée depuis quelque temps, on savait bienqu’il fallait à la fin qu’elle tombât. Dans ces circonstances, levoyage ne pouvait être entrepris qu’à dos de mulets ou àpied ; mais il fallait alors payer les guides comme en cas dedanger, et cela également s’ils réussissaient à mener le voyageurau bout du passage, ou, si, chemin faisant ils jugeaient que lepéril était trop grand et qu’il fallait revenir en arrière.

Cette fois encore, Obenreizer ne prit aucunepart à la discussion. Il fumait silencieusement au coin du feu,jusqu’à ce qu’enfin Vendale eût congédié les disputeurs et luidemandât son avis.

– Bah ! – répondit-il, – je suis fatiguéde ces pauvres diables et de leurs services. Toujours les mêmeshistoires. Ils ne font point leur commerce aujourd’hui différemmentqu’ils ne le faisaient quand j’étais petit garçon. Quel besoinavons-nous d’eux, je vous le demande ?… Que chacun de nousprenne un sac et un bâton de montagne, et au diable lesguides ! Nous les guiderions vraiment bien plutôt qu’ils nenous guideraient. Nous laisserons ici notre portemanteau, et nouspasserons là-haut tout seuls. N’avons-nous pas déjà voyagé dans lesmontagnes ensemble ? J’y suis né et je connais cette passe…Une passe !… cela fait pitié ; c’est une grande routequ’on devrait dire !… Ah ! je la connais bien. Laissonsces pauvres gens essayer leurs finesses commerciales sur d’autresque nous. Vous voyez bien qu’ils nous suscitent des retards pourgagner leur argent. Ils n’ont pas d’autre intention.

Vendale fut charmé de pouvoir couper court àcette discussion fatigante. Actif, aventureux, brûlant d’avanceret, par conséquent, très accessible aux suggestions d’Obenreizer,il prêta les deux mains à ce beau projet.

Deux heures après, ils avaient acheté tout cequi leur était nécessaire pour l’expédition du lendemain, ilsavaient fait leurs sacs, et ils dormaient.

Dès le point du jour, ils trouvèrent la moitiéde la ville réunie dans les petites rues étroites de Brieg pour lesvoir passer. De toutes parts, des groupes se formaient autourd’eux, les guides chuchotaient et levaient les yeux au ciel.Personne ne leur souhaita un bon voyage.

Au moment où ils commencèrent leur ascension,un rayon de soleil brilla dans le ciel dont rien ne troublait lalimpidité glacée, et changea le clocher de zinc de l’église en unclocher d’argent.

– C’est d’un bon présage, – dit Vendale (bienque le soleil disparût à l’instant même où il parlait), – Peut-êtreque notre exemple encouragera d’autres voyageurs à tenter lepassage.

– Vraiment, non ! – dit Obenreizer, – nulne nous suivra.

Il regarda le ciel au-dessus de sa tête, lavallée à ses pieds.

– Nous serons bien seuls, – dit-il, – seuls…plus loin… là-bas !…

Sur la montagne.

 

La route était assez belle pour de vigoureuxmarcheurs ; et à mesure que Vendale et Obenreizer montaient,ils trouvaient l’air plus léger et la respiration leur devenaitplus facile. Mais le ciel présentait de toutes parts un aspectmorne et effrayant : la nature semblait avoir suspendu sonactivité ; les oreilles et les yeux des voyageurs étaientégalement troublés par la menace et l’attente d’un changementprochain dans l’état de l’atmosphère et de la montagne ; lesindices avant-coureurs de la tempête se rapprochaient, et un lourdsilence s’étendait sur toutes choses, à mesure que les nuagesamoncelés, ou que le nuage, – car le ciel entier ne faisait plusqu’un nuage, – devenait plus sombre.

Bien que le jour en fût obscurci, laperspective n’était pas absolument effacée. Dans la vallée duRhône, que nos voyageurs laissaient derrière eux, le fleuve couraità travers mille détours ; cette belle eau limpide leurmontrait alors une teinte plombée d’une tristesse navrante. Auloin, bien haut au-dessus de la route, ils apercevaient lesglaciers et les avalanches suspendues au-dessus des passages qu’ilsallaient franchir. Sur la route s’ouvraient des précipices sansfond et mugissaient des torrents ; de tous côtés s’élevaientles pics gigantesques, et ce paysage immense que n’égayaient pointles jeux de la lumière, où pas un rayon de soleil ne glissait, sedéroulait distinctement devant les yeux des deux jeunes gens danstoute sa sublime horreur.

Le courage de deux hommes, seuls et sansdéfense, pourrait certainement faiblir un peu, s’ils avaient à sefrayer une route pendant plusieurs milles et plusieurs heures aumilieu d’une légion d’ennemis, silencieux et immobiles… ; deshommes comme eux les regardaient d’un œil fixe, le front menaçant,la peur ne doit-elle pas les gagner d’une atteinte bien plus vive,si cette légion se compose des géants de la nature, si ce frontsinistre est celui des pics et des montagnes, dont les menaces vontbientôt se changer en une redoutable fureur ?

Ils montaient. La route était plus âpre etplus escarpée ; mais la gaieté de Vendale devenait plusfranche, à mesure qu’il voyait le chemin se dérouler derrièrelui ; il regardait cet espace conquis et s’applaudissait de larésolution qu’il avait prise. Obenreizer continuait à parler fortpeu ; il songeait au but poursuivi ! Tous deux agiles,patients, déterminés, avaient bien les qualités nécessaires à uneexpédition si aventureuse. Si Obenreizer, le montagnard, voyaitdans le temps quelque présage de mort, il se gardait bien d’enfaire part à son compagnon.

– Aurons-nous traversé la passe cesoir ?… – demanda Vendale.

– Non, – répliqua Obenreizer, – vous voyezcombien la neige est plus épaisse ici qu’elle ne l’était plus bas.Plus nous monterons, plus nous la trouverons compacte et profonde…Et puis les jours sont encore si courts ! Si nous pouvonsarriver à la hauteur du cinquième Refuge et coucher cette nuit àl’Hospice, c’est que nous aurons bien marché.

– Est-ce qu’il n’y a point de danger que latempête s’élève dans la nuit ? – demanda Vendale, un peuému.

– Nous sommes environnés de beaucoup dedangers, – dit Obenreizer avec un air de prudente réserve, –n’avez-vous pas entendu parler du Pont de Ganther ?

– Je l’ai traversé une fois.

– En été ?

– Oui, dans la saison des voyages.

– Ah ! dans la présente saison, c’estbien différent – dit Obenreizer avec un ricanement étrange. – Nousne sommes pas dans un moment de l’année où vous autres gentlemen,qui voyagez pour votre agrément, vous puissiez en trouver autantque d’habitude. Vous ne connaissez pas grand’chose à ce que vousvoyez.

– Vous êtes mon guide, – répliqua Vendale avecbonne humeur, – je me fie à vous.

– Oui, je suis votre guide, – dit Obenreizer,d’un air sombre, – et je veux vous guider au but de votre voyage.Tenez, voici le pont devant nous.

Ils avaient, tout en causant, fait le tourd’une ravine immense et désolée. La neige roulait en flots épaissous leurs pieds, la neige était suspendue au-dessus de leurstêtes. Obenreizer s’arrêta pour montrer le pont à Vendale, qu’ilobservait en même temps avec une terrible expression de haine.

– Si je vous avais fait passer en avant, – luidit-il, – si j’avais négligé de vous avertir, et si vous aviezpoussé seulement une exclamation de surprise, un seul cri, vousauriez ébranlé les masses de neige qui auraient pu vous blesser entombant, qui vous auraient enseveli peut-être…

– Cela est vrai ? – dit Vendale.

– Oh !… très vrai… mais je suis votreguide et je dois veiller sur vous. Passons en silence. Uneimprudence nous coûterait la vie. En avant !

Il y avait là une prodigieuse agglomération deneige ; d’énormes fantômes blancs se balançaient au-dessus dupont, les rochers formaient des saillies effrayantes, et nosvoyageurs se frayaient le passage comme à travers les lourdes nuéesd’un ciel d’orage. Obenreizer se servait de son bâton avec uneadresse extrême, sondant le terrain à mesure qu’il avançait,regardant sans cesse en l’air, et le dos tendu comme s’il se garaitde la seule idée d’une avalanche. Il marchait avec une grandelenteur, Vendale le suivait de près, et ils avaient déjà parcourula moitié de ce chemin périlleux, quand ils éprouvèrent unesecousse violente aussitôt suivie d’un coup de tonnerre.

Obenreizer se retourna, mit la main sur labouche de Vendale, et lui montra le sentier qu’ils venaient detraverser. Il n’y en avait plus de trace. L’avalanche avait toutrecouvert et roulait vers le torrent, au fond de l’abîme.

Leur apparition à l’Auberge isolée, située nonloin de ce lieu redoutable, arracha des exclamations de surpriseaux gens de la maison.

– Bon ! – s’écria Obenreizer, – nous nesommes ici que pour nous reposer.

Il secouait en même temps devant le feu seshabits.

– Monsieur que voici a des raisons puissantespour traverser la passe au plus vite. Dites-le-leur donc, Vendale,dites-le-leur vous-même.

– En effet, j’ai un motif des plus pressants,– fit Vendale. – Il faut que je traverse la passe.

– Vous entendez, vous tous. Mon ami a un motifdes plus pressants, et nous n’avons besoin ni d’avis ni de secours.Je suis aussi bon guide qu’aucun de vous, messieurs mescompatriotes. Cela dit, donnez-nous à boire et à manger.

Ce fut de la même façon et dans les mêmestermes que, le soir, après qu’ayant lutté avec les difficultéscroissantes du chemin, ils furent arrivés à leur destination pourla nuit, Obenreizer s’adressa aux gens de l’Hospice, qui sepressaient autour d’eux devant le foyer, tandis qu’ils ôtaientleurs chaussures humides.

– Il est très bien de se parler les uns auxautres franchement comme des amis, – dit-il. – Monsieur a un motiftrès pressant de traverser le passage.

– Le plus pressant motif, – répéta Vendale ensouriant.

– Et il faut qu’il le traverse ! – repritObenreizer – Nous n’avons besoin ni d’avis ni de secours. Je suisun enfant des montagnes, et un bon guide : ne vous tourmentezpas plus longtemps à ce sujet. Donnez-nous à souper, du vin, et deslits.

Pendant le froid terrible de cette nuit quicommençait, la même tranquillité sinistre régna dans le désert desmontagnes et au ciel. Au point du jour, pas une lueur de soleilpour rougir ou dorer la neige. Partout la même blancheur infinie etmortelle, le même silence sans borne, la même redoutabletristesse.

– Voyageurs ! – cria, au travers de laporte, une voix sympathique.

Dès qu’ils furent sur pied, le sac au dos, lebâton en main, celui qui les avait éveillés leur adressa encore laparole.

– Voyageurs, souvenez-vous ! Il y a cinqabris sur la route dangereuse qui va s’ouvrir devant vous, cinqrefuges et une croix de bois noir indiquant le chemin de l’hospicevoisin. Ne vous écartez pas, et si la tourmente vient,abritez-vous.

– Voilà l’industrie de ces pauvres diables quifait encore des siennes, – dit Obenreizer à son ami, répondant d’ungeste dédaigneux au charitable donneur d’avis – Comme ils secramponnent à leur métier !… Vous autres, Anglais, voussoutenez que nous autres Suisses, nous sommes une nationmercantile. En vérité, vous avez bien l’air d’avoir raison.

Ils avaient partagé entre les deux sacs lesprovisions qu’ils avaient pu se procurer. Obenreizer portait levin, Vendale le pain, la viande, le fromage, et le flacond’eau-de-vie.

Ils s’évertuaient depuis quelque temps àgrimper à travers les roches et leur blanc linceul, où ilsenfonçaient jusqu’aux genoux ; ils conservaient cette marchepénible au milieu de la plus effrayante partie de ce lugubredésert, lorsque la neige commença de tomber. Tout d’abord ce ne futque de légers flocons qui tombaient doucement et sansrelâche ; puis elle s’épaissit et les tourbillonscommencèrent.

Le vent s’éleva glacial, avec des mugissementsprolongés. La route se poursuivait à travers de sombres galeries derochers. Devant les voyageurs s’ouvrait une grotte profondesoutenue par des arcs immenses. Ils y arrivèrent avec peine, latempête, au même instant, éclata dans sa furie.

Le bruit du vent, celui du torrent, letonnerre des avalanches et des blocs brisés par l’orage, les voixformidables qui s’élevaient dans toutes les gorges de cette chaînetout entière ébranlée, l’obscurité plus profonde que celle de lanuit, le sifflement de la neige qui battait l’ouverture et lesparois de la grotte, et qui aveuglait les deux jeunes gens, cedéchaînement de la nature succédant au calme effrayant de laveille, tout cela était bien fait pour glacer le sang de Vendale.Obenreizer, qui marchait de long en large dans la grotte, lui fitsigne de l’aider à déboucler son sac. Ils pouvaient encore se voirl’un l’autre, mais ils n’auraient pu s’entendre. Vendale obéit audésir de son ami.

Obenreizer prit la bouteille de vin et remplitle verre. Il fit encore signe à Vendale de boire pour seréchauffer. Il fit semblant de boire après lui. Tous deux, ilsmarchèrent ensuite côte à côte, sachant bien qu’avec ce froidredoutable rester en repos était un danger, et que s’endormir, ceserait la mort.

La neige s’abattait avec une force croissantedans la galerie par l’extrémité supérieure de laquelle ils devaientregagner la route, si jamais ils sortaient de leur refuge. Bientôt,elle encombra la voûte. Une heure encore, et elle allait monterassez haut pour intercepter la lumière extérieure. Heureusement,elle se glaçait à mesure qu’elle tombait ; il restaitl’espérance de pouvoir marcher à sa surface et grimper par-dessuscette muraille menaçante. D’ailleurs, la violence de l’oragecommençait à céder dans la montagne et faisait place à uneincessante ondée de neige. Le vent mugissait encore, mais seulementpar intervalle, et, lorsqu’il cessait, les flocons s’épaississaientà vue d’œil.

Il y avait environ deux heures que nosvoyageurs étaient captifs dans cette terrible prison. Obenreizer,tantôt grimpant, tantôt rampant, la tête baissée, le corps touchantla voûte, commença de travailler avec des efforts désespérés à sefrayer un chemin au dehors. Vendale le suivait comme toujours.Chose étrange ! il imitait son compagnon, sans bien savoir cequ’il faisait. Sa raison semblait le quitter encore une fois.

La même léthargie qu’à Bâle s’emparait de luipeu à peu et maîtrisait ses sens.

Combien de temps avait-il suivi Obenreizerhors de la galerie ? Combien d’obstacles avait-il franchisderrière ses pas ?… Il s’éveilla tout à coup, avec laconscience qu’Obenreizer s’était étroitement attaché à lui etqu’une lutte désespérée s’engageait entre eux dans la neige.Obenreizer tirait de sa ceinture ce poignard qui ne le quittaitjamais, il frappa. La lutte s’engagea de nouveau plus désespérée,plus ardente. Vendale frappa encore une fois, repoussa sonadversaire et se retrouva bientôt face à face avec lui… puisterrassé, gisant sur la neige.

– J’ai promis de vous conduire au but de votrevoyage, – dit Obenreizer, – j’ai tenu ma promesse. C’est ici que vafinir le voyage de votre vie. Rien ne peut la prolonger. Prenezgarde, vous allez glisser si vous essayez de vous lever.

– Vous êtes un misérable !… Que vousai-je fait ?

– Vous êtes un être stupide. J’ai versé unnarcotique dans ce que vous venez de boire… Stupide, vous l’êtesdeux fois. Je vous avais déjà versé de ce narcotique pendant levoyage pour en faire l’essai. Trois fois stupide, car je suis levoleur, le faussaire que vous cherchez, et dans quelques instants,je m’emparerai sur votre cadavre de ces preuves avec lesquellesvous aviez promis de me perdre.

Vendale essaya de secouer sa torpeur, mais lefuneste effet n’en était que trop sûr. Tandis que son meurtrier luiparlait, il se demandait s’il était vrai qu’il fût blessé, sic’était à lui qu’était ce sang coulant sur la neige.

– Que vous ai-je fait ? – murmura-t-il. –Pourquoi êtes-vous devenu ce vil assassin ?

– Ce que vous m’avez fait ?… Vousm’auriez perdu si je ne vous avais empêché d’arriver au terme devotre voyage. Votre activité maudite est venue me ravir le tempssur lequel j’avais compté pour pouvoir restituer l’argent volé. Ceque vous m’avez fait ?… Vous êtes venu vous placer sur maroute, non une fois, non en passant, mais toujours, mais sanstrêve. N’ai-je point essayé de me débarrasser de vousautrefois ?… Ah ! ah ! se débarrasser de vous, cen’est pas aisé. C’est pourquoi vous allez mourir ici.

Vendale essaya de rappeler ses pensées qui lefuyaient ; il voulut parler, mais en vain. Instinctivement ilcherchait le bâton ferré qui s’était échappé de ses mains, il neput le saisir. Alors, il essaya de se relever sans ce secours… Envain, en vain ! Il trébucha et tomba lourdement au bord d’unabîme…

Défaillant, engourdi, un voile devant les yeuxn’entendant plus rien, il fit pourtant un si terrible effort qu’ilse souleva sur ses mains. Il vit son ennemi, là, debout, au-dessusde lui, calme, sinistre, implacable.

– Vous m’appelez assassin, – dit Obenreizer, –ce nom ne me touche guère. Au moins, vous ne pouvez dire que jen’ai pas joué ma vie contre la vôtre, car je suis environné depérils et peut-être ne réussirai-je pas à me frayer un chemin àtravers les précipices. La tourmente va de nouveau éclater tout àl’heure, voyez ! la neige tourbillonne ! Il me faut cereçu, il me faut ces papiers tout de suite. Chaque moment quis’écoule emporte ma vie.

– Arrêtez ! – s’écria Vendale, d’une voixmenaçante, et essayant encore une fois de se lever.

Le dernier éclair du feu qui s’échappait deson être se ranimait, il réussit à saisir les mains de sonennemi.

– Arrêtez ! – cria-t-il. – Loin de moi,assassin !… Que Dieu vienne en aide à Marguerite !…Jamais heureusement elle ne saura comment je suis mort… Loin demoi !… Meurtrier ! je veux encore une fois te regarder auvisage… Ce visage infâme me fait ressouvenir d’une chose que jedevais t’apprendre…

Obenreizer, épouvanté de le voir déployer toutà coup cette énergie suprême, et songeant qu’il pouvait encoreretrouver en ce moment assez de force pour le vaincre, lui obéit etdemeura immobile. Vendale le regardait d’un œil éteint.

– Non, ce ne sera pas, – dit-il. – Non, mêmeen mourant, je ne trahirai point la confiance du mort…Écoute !… des parents supposés… Est-ce que cela ne te rappellerien ?… L’Hospice des Enfants Trouvés… La fortune qui est àtoi et dont tu n’as pas hérité… Souviens-toi… Souviens-toi…

Sa tête s’affaissa sur sa poitrine, il retombasur le bord du gouffre.

Le voleur s’élança ; ses mains actives etenfiévrées coururent à la poitrine de sa victime. Vendale fit uneffort convulsif pour jeter un dernier cri :

– Non !

Et, se laissant glisser lui-même, il rouladans l’abîme, roula, roula, disparut comme un fantôme dans un rêvede mort.

L’orage mugit de nouveau, puis s’apaisa.

Les voix infernales de la montagnes’éteignirent, la lune brilla, la neige tombait mollement, ensilence.

Deux hommes, escortés de deux chiens énormes,sortirent de l’Hospice. Ils regardaient attentivement autour d’eux,puis levaient les mains au ciel ; les chiens se jouaient dansla neige.

– Allons, – dit le premier de ces deux hommes,– nous pouvons avancer maintenant. Peut-être trouverons-nous lesvoyageurs dans l’un des Refuges.

Chacun d’eux attacha un panier sur son dos,prit dans sa main un bâton ferré, s’enroula autour du bras unecorde terminée par un nœud coulant afin de pouvoir s’attacherensemble, et l’on se mit en marche.

Tout à coup les chiens cessèrent leursgambades, mirent le nez en l’air, s’agitèrent un moment, et semirent à aboyer de toute leur voix.

Leurs maîtres s’arrêtèrent aussi ; leschiens tournaient autour d’eux. Hommes et bêtes se regardèrent avecune égale intelligence.

– Au secours, alors ! Au secours ! Àla délivrance !…

Mais les deux chiens, au même instant, leuréchappèrent, et bondirent avec d’autres aboiements plus profonds etplus joyeux… N’annonçaient-ils point quelque nouveauvenu ?…

Les deux hommes demeurèrent frappés destupeur, et sondant au loin la neige du regard à la clarté de lalune :

– Quoi !… – firent-ils, – deux créaturesinsensées de plus ! Par ce temps qui porte la mort avec lui…deux étrangers… il y a une femme !

Les chiens tenaient chacun les plis d’une robedans leur gueule et ils traînaient ainsi la voyageuse, qui leurcaressait doucement la tête à tous deux. Elle montait à travers laneige du pas et de l’air d’une personne accoutumée auxmontagnes ; mais il n’en était pas de même du gros homme quil’accompagnait. Il était moulu et marchait en gémissant.

– Chers guides, – dit la jeune femme, – chersamis des voyageurs, je suis de votre pays. Nous cherchons deuxjeunes hommes qui ont, ce matin, traversé la passe et qui auraientdû arriver le soir à l’Hospice.

– Ils y sont venus, Mademoiselle.

– Que le ciel soit loué ! –s’écria-t-elle. –Oh ! que le ciel soit béni !

– Malheureusement ils sont repartis aussitôt.Et justement nous nous mettions à leur recherche ; mais nousavons été forcés d’attendre que la tourmente soit apaisée.

– Chers guides ! – dit la jeune fille, –je vous accompagnerai. Pour l’amour de Dieu, laissez-moi voussuivre. L’un de ces deux hommes est mon mari, je l’aimetendrement !… oh ! oui tendrement… Vous le voyez !je ne suis point abattue, je ne suis pas lasse. Oh ! je suisnée paysanne et je vous montrerai que je sais m’attacher à voscordes. Je vous fais le serment d’avoir du courage. Laissez-moivous suivre. Si quelque malheur est arrivé à celui que je cherche,mon amour le découvrira. C’est à genoux que je vous en prie, chersamis des voyageurs. Pour l’amour que vos chères mères portaient àceux dont vous êtes les fils, je vous supplie.

Ces bons et simples compagnons se sentirentémus.

– Après tout, – se dirent-ils à voix basse, –elle ne ment point, elle connaît les chemins de la montagne,puisqu’elle est si miraculeusement arrivée jusqu’ici… Mais, –ajoutèrent-ils, en lui montrant son compagnon, – quant à cemonsieur-là, Mademoiselle…

– Cher Joey, – dit Marguerite en Anglais, –vous resterez dans cette maison, et vous nous attendrez.

– Si je savais lequel de vous deux a ouvertcet avis – dit Joey en regardant les deux guides de travers, – jevous battrais bien pour six pence et je vous donnerais encore unedemi-couronne pour payer le médecin. Non, Mademoiselle, jem’attacherai à vos pas, aussi longtemps que j’aurai la force devous suivre, et je mourrai pour vous si je ne peux pas fairemieux…

Le prochain déclin de la lune commandaitimpérieusement qu’on ne perdit point de temps. Les chiens donnaientdes signes d’inquiétude. Les deux guides prirent vivement un parti.Ils échangèrent pour une plus longue la corde qui les attachaitensemble et l’on forma ainsi une longue chaîne. Ils marchaientdevant, puis venaient Marguerite et Joey Laddle à l’arrière-garde.On se mit en route pour les Refuges.

La distance à parcourir était courte. Entreles cinq Refuges et l’Hospice, on ne comptait guère qu’unedemi-lieue. Mais les sentiers étaient couverts de neige comme d’ungigantesque linceul. La troupe, cependant, ne fit point fausseroute, et l’on arriva promptement à la galerie où Vendale etObenreizer s’étaient abrités durant l’orage. Leurs traces avaientdisparu, emportées par le tourbillon et la tempête ; mais leschiens, courant en tous sens, semblaient confiants dans leuradmirable instinct. On s’arrêta sous la voûte que la tourmenteavait frappée avec le plus de fureur, et où l’amas de neigeparaissait le plus profond. Là, les chiens s’agitèrent et se mirentà tournoyer pour indiquer que l’on allait manquer le but.

Les guides, sachant que le grand abîme setrouvait à droite, inclinèrent vers la gauche ; on perdit lechemin. Celui qui marchait en tête fit halte, cherchant à consulterde loin le poteau indicateur. Tout à coup l’un des chiens se mit àgratter la neige. Le guide s’avança ; la pensée lui vint qu’unmalheureux voyageur pouvait bien être enseveli dans ce champ deneige… Mais il vit cette neige souillée… et jeta un cri endécouvrant une tache rouge.

L’autre chien regardait attentivement au borddu gouffre, raidissant ses pattes, tremblant de tous ses membres.Le premier revint sur la trace sanglante, et tous deux se mirent àcourir en hurlant ; puis d’un commun accord, ils s’arrêtèrenttous les deux sur la margelle du précipice en poussant desgémissements prolongés.

– Quelqu’un est couché au fond de ce gouffre,– dit Marguerite.

– Je le crois, – dit le premier guide, –tenez-vous en arrière, vous autres, et laissez-moi regarder.

L’autre guide alluma deux torches qu’ilportait dans son panier. Le premier en prit une, Margueritel’autre ; ils regardaient de tous leurs yeux, abritant latorche dans leurs mains, ils la dirigeaient de tous côtés,l’élevant en l’air, puis l’abaissant brusquement. La lune,malheureusement, projetait autour d’eux une clarté qui contrariaitcelle des torches…

Un long cri perçant, jeté par Marguerite,interrompit le silence.

– Mon Dieu !… Voyez-vous là-bas, où sedresse cette muraille de glace… là au bord du torrent.Voyez-vous ?… il y a une forme humaine.

– Oui, Mademoiselle, oui…

– Là, sur cette glace… là au-dessous deschiens.

Le conducteur, avec une vive expressiond’effroi, se rejeta en arrière ; tous se turent… Marguerite,sans dire un mot, s’était détachée de la corde.

– Voyons les paniers, – s’écria-t-elle. –N’avez-vous que ces deux cordes seulement ?

– Pas d’autres, – répondit le guide ; –mais à l’Hospice…

– S’il est encore vivant ?… Oh ! jevous ai dit que c’était mon fiancé !… Il serait mort avantvotre retour… Chers guides, amis bénis des voyageurs,regardez-moi ! Voyez mes mains ; si elles tremblent,retenez-moi par la force… si elles sont fermes, aidez-moi à sauvercelui qui est là.

Elle noua l’une des cordes autour de sa tailleet de ses bras, et s’en fit une sorte de ceinture assujettie pardes nœuds. Elle souda le bout de cette première corde à la seconde,plaça les nœuds sous son pied et tira ; puis elle présenta sonouvrage aux guides, pour qu’ils pussent tirer à leur tour.

– Elle est inspirée ? – se disaient-ilsl’un à l’autre.

– Par le Dieu tout-puissant, ayez pitié dublessé ! – s’écria-t-elle, – vous savez que je suis bien pluslégère que vous. Donnez-moi l’eau-de-vie et le vin, et faites-moidescendre vers lui. Quand je serai descendue, vous irez chercher dusecours et une corde plus forte. Lorsque vous me la jetterez d’enhaut… voyez celle que j’ai attachée autour de moi… vous êtes sûrsque je pourrai la lier solidement à son corps. Vivant ou mort, jele ramènerai ou je mourrai avec lui. Je l’aime… Que puis-je vousdire après cela ?

Les deux hommes se retournèrent vers lecompagnon de cette fille étrange. Joey s’était évanoui dans laneige.

– Descendez-moi vers lui, – s’écriaMarguerite, en prenant deux petits bidons, qu’elle avait apportéset en les assujettissant autour d’elle, – ou j’irai seule, dussé-jeme briser en pièces sur les roches. Je suis une paysanne, je neconnais ni le vertige ni la crainte, et le péril n’est rien à mesyeux, car je l’aime… Descendez-moi, par pitié !

– Mademoiselle, il doit être mort ou si prèsde l’être…

– Expirant ou mort, je veux le voir. La têtede mon époux vivante ou inanimée reposera sur mon sein. Descendezmoi, ou je descendrai seule.

Ils obéirent enfin. Avec toutes lesprécautions que leur suggérèrent leur adresse et leur compassion,ils firent glisser la jeune fille du bord du gouffre… Elledirigeait la descente elle-même le long de la muraille de glace.Ils lâchèrent la corde plus bas, encore plus bas, jusqu’à ce que cecri arrivât à leurs oreilles.

– Assez !…

– Est-ce réellement lui ?… Est-ilmort ?… – crièrent-ils à leur tour, penchés sur l’abîme.

– C’est lui. Il ne m’entend point, il estinsensible ; mais son cœur bat encore ; son cœur batcontre le mien !

– Où est-il tombé ?

– Sur une pointe de glace… Hâtez-vous !…Ah ! si je meurs ici, je serai satisfaite.

L’un des deux hommes s’élança suivi deschiens ; l’autre planta les torches dans la neige, ets’efforça de ranimer le pauvre Joey. Quelques frictions de neige etun peu d’eau-de-vie le firent revenir à lui ; mais il avait ledélire et ne savait plus où il était.

Le guide, alors, revint au bord dugouffre.

– Courage ! – criait-il. – On vient…Comment êtes-vous ?… Comment est-il ?

– Son cœur bat toujours contre le mien… Je leréchauffe dans mes bras… je n’ai pas peur…

La lune descendit derrière les hautes cimes,et le désert et l’abîme ne furent plus que ténèbres, et le guidejeta encore son cri d’espérance au fond du gouffre.

– Comment êtes-vous ?… commentest-il ?… On vient…

Et le même cri passionné monta des profondeursdu glacier où Marguerite était ensevelie avec son époux.

– Son cœur bat toujours contre le mien.

Enfin les aboiements des chiens, une lueurlointaine répandue sur la neige annoncèrent que les secoursarrivaient. Vingt hommes, des lanternes, des torches, une litière,des cordes, des draps, du bois pour faire un grand feu, tout celavenait à la fois. Les chiens couraient aux hommes, s’élançaientvers le gouffre, puis revenaient priant, dans leur langage muet,qu’on fît diligence. Le cri sauveur descendit encore.

– Dieu merci tout est prêt !… Commentvous trouvez-vous ?… Est-il mort ?…

Le cri désespéré répondit.

– Nous enfonçons dans la glace et nous avonsun froid mortel. Son cœur ne bat plus contre le mien. Ne laissezdescendre personne, car le poids de nos deux corps est assez lourd.Faites seulement glisser la corde.

On alluma le feu. La clarté des torchesillumina le bord de l’abîme, on y fixa les lanternes, et la cordedescendit.

D’en haut on la voyait, la vaillante jeunefille, attacher la corde, de ses doigts engourdis, au corps de sonfiancé.

Le cri monta au milieu d’un silencemortel.

– Tirez doucement.

Elle, on la voyait toujours au fond du gouffretandis que, lui, il flottait déjà dans l’air.

Aucun vivat ne se fit entendre lorsqu’on ledéposa dans la litière. Quelques-uns des hommes prirent soin de luitandis que l’on faisait redescendre la corde.

Le cri monta une dernière fois au milieu dumême silence de mort.

– Tirez.

Mais lorsqu’ils la saisirent, elle,au bord du précipice, alors ils firent retentir l’air de leurs crisde joie ; ils pleuraient, ils remerciaient le ciel, ilsbaisaient ses pieds et sa robe ; les chiens la caressaient,léchaient ses doigts glacés.

Elle s’échappa, courut vers la litière, et, sejetant sur le corps de son fiancé, posa ses deux belles mains surce cher cœur qui ne battait plus.

QUATRIÈME ACTE.

L’horloge de sûreté.

 

L’action se passe maintenant à Neufchâtel.C’est l’agréable mois d’Avril ; l’agréable lieu où noustransportons nos lecteurs est l’étude d’un notaire ;l’agréable personne que nous y trouvons, c’est le notaire lui-même,beau vieillard au teint vermeil, le premier notaire de Neufchâtel,universellement connu dans le canton, Maître Voigt. Par saprofession et ses qualités personnelles, Maître Voigt est uncitoyen populaire. Les nombreux services qu’il a rendus, et sesoriginalités aussi nombreuses que ses services, ont fait de luil’un des personnages les plus fameux de cette jolie ville deSuisse. Sa longue redingote brune et son bonnet noir ont pris rangparmi les institutions du pays ; sa tabatière n’est pas moinsrenommée, et bien des gens pensent que dans l’Europe entière il n’yen a pas de plus grande.

Une autre personne est là, dans l’élude, unepersonne moins agréable que Maître Voigt. C’est Obenreizer.

Cette étude, quelque peu champêtre, nerappelait en rien le solennel logis du notaire Anglais. Elle étaitsituée dans le fond d’une cour, riante et proprette, et s’ouvraitsur un joli parterre tout rempli de fleurs. Des chèvres broutaientnon loin de la porte ; la vache paissait si près de la maisonque l’excellente bête, en avançant seulement d’une dizaine depieds, aurait pu venir faire compagnie au clerc. Le cabinet deMaître Voigt était petit, clair, et tout verni ; les mursétaient recouverts de panneaux de bois ; il ressemblait à ceschambres rustiques qu’on voit dans les boites de jouetsd’enfants ; la fenêtre, suivant la saison, était ornée deroses, d’hélianthes, de roses trémières. Les abeilles de MaîtreVoigt bourdonnaient à travers l’étude pendant tout l’été, entrantpar une fenêtre et sortant par l’autre, comme si elles eussent ététentées de faire leur miel avec le doux caractère de Maître Voigt.De temps en temps, une grande boîte à musique, placée sur lacheminée, partait en cadence sur l’ouverture de FraDiavolo, ou bien chantait des morceaux de GuillaumeTell avec gazouillements joyeux. Survenait-il quelque client,il fallait bien arrêter le ressort ; mais l’harmonieuxinstrument se remettait à chanter de plus belle, dès que le clientétait parti.

– Courage, courage, mon brave garçon, – ditMaître Voigt, en caressant les genoux d’Obenreizer d’un airpaternel : – vous allez commencer une nouvelle vie, auprès demoi dans mon étude, et cela demain matin.

Obenreizer, en habit de deuil, l’air humble etsoumis, mit sur son cœur une de ses mains qui tenait unmouchoir.

– Ma reconnaissance est là, Monsieur, –dit-il, – mais je ne trouve point de mots pour vous l’exprimer.

– Ta, ta, ta, ne me parlez pas dereconnaissance, – dit Maître Voigt. – Je déteste de voir un hommepersécuté. Je vous ai vu souffrir : je vous ai naturellementtendu la main. Oh ! je ne suis pas encore assez vieux pour nepas me rappeler mes jeunes années. Savez-vous bien que c’est votrepère qui m’a amené mon premier client. Il s’agissait de la moitiéd’un acre de terre qui ne donnait jamais de raisin. Ne dois-je rienà son fils ? J’ai envers lui une dette d’amitié, je m’enacquitte envers vous… Voilà qui est assez bien dit, je pense, –ajouta Maître Voigt, enchanté de lui-même. – Permettez-moi derécompenser mes propres mérites par une prise de tabac.

Obenreizer laissa tomber son regard sur leplancher comme s’il ne se sentait pas même digne de contempler cethonnête vieillard savourant sa prise.

– Accordez-moi une dernière grâce, Monsieur, –dit-il. – N’agissez pas envers moi par impulsion généreuse.Jusqu’ici, vous n’avez connu que vaguement la situation où je metrouve. Eh bien ! Écoutez les raisons qui s’élèvent pour etcontre moi, avant de me prendre avec vous dans votre étude. Je veuxque mon droit à votre bienveillance soit reconnu par votre bonjugement en même temps que par votre excellent cœur. Ah ! jepeux lever la tête devant mes ennemis, je peux me refaire uneréputation sur les ruines de celle que j’avais autrefois et qu’onm’a ravie !…

– Comme il vous plaira, – dit Maître Voigt. –Vous parlez bien, mon fils. Vous ferez quelque jour un bonavocat.

– Les détails de ma triste affaire ne sont pasbien nombreux, – poursuivit Obenreizer, – mes chagrins ont commencéaprès la mort par accident de mon dernier compagnon de voyage, monpauvre et cher ami Monsieur Vendale.

– Monsieur Vendale, – répéta le notaire. –C’est bien cela. J’ai souvent entendu ce nom depuis deux mois.C’est cet infortuné Anglais qui a été tué dans le Simplon, alorsque vous-même vous avez été blessé, ainsi que le témoignent lesdeux cicatrices que vous portez au col et à la joue.

– Blessé par mon propre couteau, – ditObenreizer, en touchant ces marques sinistres, témoins parlants del’horrible lutte.

– Par votre propre couteau, en essayant desauver votre ami, – affirma le notaire. – Bien, très bien… C’estsingulier. J’ai trouvé plaisant de penser que j’ai eu autrefois unclient de ce nom de Vendale.

– Le monde est si petit ! – fitObenreizer.

Toutefois, il prit note intérieurement queMaître Voigt avait eu jadis un client de ce nom.

– Je vous disais donc, – reprit-il, – qu’aprèsla mort de mon cher compagnon de voyage, mes chagrins avaientcommencé. Je me rendis à Milan. Je suis reçu avec froideur parDefresnier et Compagnie. Peu de temps après ils me chassent.Pourquoi ? On ne m’en donne aucune raison. Je demande à cesMessieurs s’ils prétendent attaquer mon honneur ? Point deréponse. Où sont leurs preuves contre moi ? Point de réponseencore. Ce que j’en dois penser ? Cette fois on merépond ! « M. Obenreizer est libre de penser ce quebon lui semble et ce qu’il pensera n’importe guères à Defresnier etCompagnie. » Et voilà tout.

– Voilà tout, – dit le notaire.

Et il prit une forte prise de tabac.

– Cela suffit-il, Monsieur ?

– Non, vraiment, – fit Maître Voigt. – Lamaison Defresnier et Compagnie est de cette ville, très estimée,très respectée. Mais la maison Defresnier et Compagnie n’a point ledroit de détruire sans raison la réputation d’un homme. Vouspourriez répondre à une accusation. Mais que répondrez-vous à desgens qui ne disent rien ?

– Justement, mon cher maître. Votre équiténaturelle vient de définir en un mot la cruelle situation où l’onm’a placé. Et si encore ce malheur était le seul !… Mais voussavez quelles en ont été les suites ?

– Je le sais, mon pauvre garçon, – fit lenotaire en remuant la tête d’un air compatissant, – votre pupillese révolte contre vous.

– Se révolte !… c’est un mot bien doux, –reprit Obenreizer. – Ma pupille s’est élevée avec horreur contremoi ; elle s’est soustraite à mon autorité, et s’est réfugiéeavec Madame Dor chez cet homme de loi Anglais, Monsieur Bintrey,qui répond à nos sommations de revenir et de se soumettre quejamais elle n’en fera rien.

– Et qui écrit ensuite, – continua le notaireen soulevant sa large tabatière pour chercher parmi ses papiers, –qui écrit qu’il va venir en conférer avec moi.

– Il écrit cela ? – s’écria Obenreizer. –Eh bien Monsieur, n’ai-je pas des droits légaux ?

– Eh ! mon pauvre garçon, tout le monde,à l’exception des criminels, tout le monde a son droit légal.

– Qui dit que je suis criminel ? – ditObenreizer d’un air farouche.

– Personne ne le dit. Un peu de calme dans voschagrins, par pitié. Si la maison Defresnier donnait à entendre quevous avez commis quelque action… oh ! nous saurions alorscomment nous comporter avec elle.

Tout en parlant, il avait passé la lettre fortbrève de Bintrey à Obenreizer, qui l’avait lue et qui la luirendit.

– Lorsque cet homme de loi Anglais vousannonce qu’il va venir conférer avec vous, – s’écria-t-il, – celaveut dire qu’il vient pour repousser mon autorité surMarguerite…

– Vous le croyez ?

– J’en suis sûr, je le connais. Il estopiniâtre et chicanier. Dites-moi, Monsieur, si mon autorité estinattaquable jusqu’à la majorité de cette jeune fille ?

– Absolument inattaquable.

– Je prétends donc la garder. Je l’obligeraibien à s’y soumettre !… Mais, – reprit Obenreizer, passant decet emportement à un grand air de douceur et de soumission, – jevous devrai encore cette satisfaction, Monsieur, à vous qui, avectant de confiance, avez pris sous votre protection et à votreservice un homme si cruellement outragé.

– Tenez-vous l’esprit tranquille, –interrompit Maître Voigt. – Pas un mot de plus sur ce sujet, et pasde remerciements. Soyez ici demain matin, avant l’arrivée del’autre clerc, entre sept et huit heures ; vous me trouverezdans cette chambre. Je veux vous initier moi-même à votre besogne…Maintenant, allez-vous-en, allez-vous-en. J’ai des lettres àécrire ; je ne veux pas entendre un mot de plus.

Congédié avec cette brusquerie amicale, etsatisfait de l’impression favorable qu’il avait produite surl’esprit du vieillard, Obenreizer put réfléchir à son aise. Alorsla mémoire lui revint de certaine note qu’il avait prisementalement durant cet entretien. Ainsi donc, Maître Voigt avait eujadis un client dont le nom était Vendale.

– Je connais assez bien l’Angleterre àprésent, – se disait-il tout en faisant courir ses pensées devantlui, assis sur un banc devant le parterre. – Ce nom de Vendale yest bien rare. Jamais je n’avais rencontré personne qui le portâtavant…

Il regarda involontairement derrière luipar-dessus son épaule.

– Le monde est-il en effet si petit, que je nepuisse m’éloigner de lui, même après sa mort ?… Il m’aconfessé à ses derniers moments qu’il avait trahi la confiance d’unhomme qui est mort comme lui… qu’il jouissait d’une fortune quin’était pas la sienne… que je devais y songer ! Et il medemandait de m’éloigner d’un pas, afin qu’il me vît mieux et que mafigure lui appelât ce souvenir !… Pourquoi ma figure ?…C’est donc moi que cette confession étrange intéresse !…Oh ! je suis sûr de ses paroles ; elles n’ont pointquitté mon oreille… Et si je les rapproche de ce que me disait toutà l’heure ce vieil idiot de notaire… Eh ! quoi que ce soit,tant mieux, si j’y trouve de quoi réparer ma fortune et ternir samémoire !… Pourquoi, dans la nuit que nous avons passéeensemble à Bâle, s’est-il appesanti avec tant d’insistance sur mespremiers souvenirs. Sûrement il avait un motif alors !…

Il ne put achever, car les deux plus grosbéliers de Maître Voigt vinrent l’assaillir à coups de tête, commes’ils voulaient venger la réflexion irrévérencieuse qu’Obenreizers’était permise sur le compte de leur maître. Il céda devantl’ennemi et se retira. Mais ce fut pour se promener longtemps,seul, sur les bords du lac, la tête penchée sur sa poitrine, enproie à des réflexions profondes.

Le lendemain matin, entre sept et huit heures,il se présentait à l’étude. Il y trouva le notaire qui l’attendaiten compulsant des titres et des papiers arrivés de la veille. Enquelques mots bien simples, Maître Voigt le mit au courant de laroutine de l’étude et des devoirs qu’il aurait à remplir. Il étaithuit heures moins cinq minutes lorsque le digne homme se leva, endéclarant à son nouveau clerc que cette instruction préliminaireétait terminée.

– Je vais vous montrer la maison et lescommuns, – dit-il. – mais il faut auparavant que je serre cespapiers. Ils me viennent des autorités municipales, je dois enprendre un grand soin.

Obenreizer devint attentif, car il voyait laune occasion de s’instruire. Il allait savoir où son patron serraitses papiers particuliers.

– Ne pourrais-je pas vous épargner cette peineMonsieur ? – dit-il. – Ne pourrais-je ranger et serrer cespapiers pour vous, avec vos indications ?

Maître Voigt se mit à rire sous cape. Ilreferma le portefeuille qui contenait ces documents précieux, et lepassa à Obenreizer.

– Essayez ! – dit-il. – Tous mes papiersimportants sont la !…

Et il lui montrait du doigt, au bout de làchambre, une lourde porte de chêne parsemée de clous. Obenreizers’approcha, le portefeuille à la main, et regardant la porte,s’aperçut avec surprise que, de l’extérieur au moins, il n’y avaitaucun moyen de l’ouvrir. Ni poignée, ni verrou, ni clef, pas mêmede serrure.

– C’est qu’il y a une seconde porte à cettechambre, – dit-il.

– Non, – fit Maître Voigt. – Cherchezencore.

– Il y a certainement une fenêtre.

– Murée, mon ami, murée avec des briques. Laseule entrée est bien par cette porte ; est-ce que vous yrenoncez ? – s’écria le notaire triomphant. – Écoutezmaintenant, mon brave garçon, et dites-moi si vous n’entendez rienà l’intérieur.

Obenreizer écouta et recula, tout effrayé.

– Oh ! – dit-il, – je sais de quoi ils’agit. J’ai entendu parler de cela quand j’étais apprenti chez unhorloger. Perrin frères ont donc enfin terminé leur fameuse horlogede sûreté. Et c’est vous qui l’avez achetée ?

– Moi-même. C’est bien l’horloge de sûreté.Voilà, mon fils, voilà une preuve de plus de ce que les braves gensde ce pays appellent les enfantillages du Père Voigt. Ehbien ! laissons rire. Il n’en est pas moins vrai qu’aucunvoleur au monde ne méprendra jamais mes clefs. Aucun pouvoirici-bas, un bélier même, un tonneau de poudre ne fera jamais bougercette porte. Ma petite sentinelle à l’intérieur, ma petite amie quifait : Tic, Tic, m’obéit quand je lui dis :« ouvre. » La porte massive n’obéira jamais qu’àce : Tic, Tic ; et ce petit Tic, Tic, n’obéira jamaisqu’à moi… et voilà ce qu’a imaginé ce vieil enfant de Voigt, à laplus grande confusion de tous les voleurs de la Chrétienté.

– Puis-je voir l’horloge enmouvement ?–dit Obenreizer. – Pardonnez ma curiosité,Monsieur. Vous savez que j’ai passé autrefois pour un assez bonouvrier horloger.

– Oui, vous la verrez en mouvement, – ditMaître Voigt. – Quelle heure est-il ?… Huit heures moins uneminute. Attention ! dans une minute vous verrez la portes’ouvrir d’elle-même.

Une minute après, doucement, lentement, sansbruit, et comme poussée par des mains invisibles, la porte s’ouvritet laissa voir une chambre obscure.

Sur trois des côtés, des planches garnissaientles murs du haut en bas. Sur ces planches étaient rangées, en bonordre et par étage, des boîtes de bois, ornées de marqueteriesSuisses et portant toutes, en lettres de couleur, des lettresfantastiques, le nom des clients de l’étude. Maître Voigt alluma unflambeau.

– Vous allez voir l’horloge, – dit-il avecorgueil, – je peux dire que je possède la première curiosité del’Europe… et ce ne sont que des yeux privilégiés à qui je permetsde la voir. Or, ce privilège je l’accorde au fils de votreexcellent père. Oui, oui, vous serez l’un des rares favorisés quientrent dans cette chambre avec moi. Voyez là, sur le mur de droitedu côté de la porte.

– Mais c’est une horloge ordinaire ! –s’écria Obenreizer. – Non, elle n’a qu’une seule aiguille.

– Non, – dit Maître Voigt, – ce n’est pas unehorloge ordinaire : Non… non… cette seule aiguille tourneautour du cadran, et le point où je la mets moi-même règle l’heureà laquelle la porte doit s’ouvrir. Tenez ! L’aiguille marquehuit heures : la porte ne s’est-elle pas ouverte à huit heuressonnant ?

– Est-ce qu’elle s’ouvre plus d’une fois parjour ? – demanda le jeune homme.

– Plus d’une fois ? – répéta le notaireavec un air de parfait mépris pour la simplicité de son nouveauclerc – Vous ne connaissez pas mon ami : Tic, Tic. Il ouvrirabien autant de fois que je le lui dirai. Tout ce qu’il demande, cesont des instructions, et voilà que je les lui donne… Regardezau-dessous du cadran : il y a ici un demi-cercle en acier quipénètre dans la muraille ; là est une aiguille appelée lerégulateur, qui voyage tout autour du cadran, suivant le caprice demes mains. Remarquez, je vous prie, ces chiffres qui doivent meguider sur ce demi-cercle. Le chiffre 1 signifie qu’il faut ouvrirune fois dans les vingt-quatre heures ; le chiffre 2 veutdire : ouvrez deux fois, et ainsi de suite jusqu’à la fin.Tous les matins je place le régulateur après avoir lu mon courrier,et quand je sais quelle sera ma besogne du jour. Aimeriez-vous à mele voir placer ? Quel jour aujourd’hui ?… Mercredi. Bon.C’est la réunion des tireurs à la carabine, je n’aurai pasgrand’chose à faire, je suis sûr d’une demi-journée de congé. Onpourra bien quitter l’étude après trois heures. Serrons d’abord leportefeuille avec les papiers de la Municipalité. Voilà qui estfait ! Je crois qu’il n’est pas nécessaire d’ennuyer Tic Tic,et de lui demander d’ouvrir avant demain matin, à huit heures. Jefais reculer le régulateur jusqu’au numéro 1. Je referme laporte ; et bien fin qui l’ouvrira avant huit heures demainmatin.

Obenreizer sourit. Il avait déjà vu le côtéfaible de l’invention préconisée par le notaire ; il savaitcomment l’horloge à secret pouvait trahir la confiance de MaîtreVoigt et laisser ses papiers à la merci de son clerc.

– Arrêtez ! Monsieur, – cria-t-il, aumoment où le notaire allait fermer la porte. – Quelque chose aremué parmi les boîtes.

Maître Voigt se retourna.

Une seconde suffît à la main agiled’Obenreizer pour faire avancer le régulateur du chiffre 1 auchiffre 2. À moins que le notaire, regardant de nouveau le cercled’acier, ne s’aperçût de ce changement, la porte allait s’ouvrir àhuit heures du soir, et personne, Obenreizer excepté, n’en sauraitrien.

– Je n’ai point vu remuer ces boîtes, – ditMaître Voigt, – Vos chagrins, mon fils, vous ont ébranlé les nerfs.Vous avez vu l’ombre projetée par le vacillement de ma bougie. Oubien encore quelque pauvre petit coléoptère qui se promène aumilieu des secrets du vieil homme de loi… Écoutez ! J’entendsvotre camarade, l’autre clerc dans l’étude. À l’ouvrage !Posez aujourd’hui la première pierre de votre nouvellefortune !

Il poussa gaiement Obenreizer hors de lachambre noire ; avant d’éteindre sa lumière, il jeta undernier regard de tendresse sur son horloge, – un regard qui nes’arrêta pas sur le régulateur, – et referma la porte de chênederrière lui.

À trois heures, l’étude était fermée. Lenotaire, ses employés, et ses serviteurs se rendirent au tir à lacarabine. Obenreizer, pour s’excuser de les accompagner, avait faitentendre qu’il n’était point d’humeur à assister à une fêtepublique. Il sortit, on ne le vit plus ; on pensa qu’ilfaisait au loin quelque promenade solitaire.

À peine la maison était-elle close et déserte,qu’une garde-robe s’ouvrit, une garde-robe reluisante, qui donnaitdans le cabinet reluisant du notaire. Obenreizer en sortit. Ils’approcha d’une croisée, ouvrit les volets, s’assura qu’ilpourrait s’évader, sans être aperçu par le jardin, rentra dans sachambre, et s’assit dans le fauteuil de Maître Voigt. Il avait cinqheures à attendre.

Il tua le temps comme il put, lisant leslivres et journaux épars sur la table, tantôt réfléchissant, tantôtmarchant de long en large, suivant sa chère coutume. Le soleilenfin se coucha.

Obenreizer referma les volets avec soin avantd’allumer la bougie. Le moment approchait ; il s’assit, montreen main, guettant la porte de chêne.

À huit heures, doucement, lentement, sansbruit, comme poussée par une main invisible, la porte s’ouvrit.

Il lut, l’un après l’autre, tous les nomsinscrits sur les bottes de bois. Nulle part ce qu’ilcherchait !… Il écarta la rangée extérieure et continua sonexamen.

Là, les boites étaient plus vieilles,quelques-unes même fort endommagées. Les quatre premières portaientleur nom écrit en Français et en Allemand ; le nom de lacinquième était illisible. Obenreizer la prit, l’emporta dansl’étude pour l’examiner plus à l’aise… Miracle ! Sous unecouche épaisse de taches produites par la poussière et par letemps, il lut :

VENDALE

La clef tenait par une ficelle à une boite. Ilouvrit, tira quatre papiers détachés, les posa sur la table etcommença de les parcourir.

Tout à coup, ses yeux animés par uneexpression d’avidité sauvage se troublèrent. Un crueldésenchantement, une surprise mortelle se peignit en même temps surson visage blêmi. Il mit sa tête dans ses mains pour réfléchir,puis il se décida, prit copie de ces papiers qu’il venait de lire,les remit dans la boîte, la boite à sa place, dans la chambrenoire, referma la porte de chêne, éteignit la bougie, et s’esquivapar la croisée.

Tandis que le voleur, le meurtrier,franchissait le mur du jardin, le notaire, accompagné d’unétranger, s’arrêtait devant sa maison, tenant sa clef dans lamain.

– De grâce, Monsieur Bintrey, – disait-il, –ne passez pas devant chez moi sans me faire l’honneur d’y entrer.C’est presque un jour de fête dans la ville… le jour de notre tir…mais tout le monde sera de retour avant une heure… N’est-il pasplaisant que vous vous soyez justement adressé à moi pour demanderle chemin de l’hôtel… Eh bien, buvons et mangeons ensemble, avantque vous vous y rendiez.

– Non, pas ce soir, – répliqua Bintrey, – jevous remercie. Puis-je espérer de vous rencontrer demain matin versdix heures ?

– Je serai ravi de saisir l’occasion la plusprompte de réparer, avec votre permission, le mal que vous faites àmon client offensé, – repartit le bon notaire.

– Oui, oui, – fit Bintrey, – votre clientoffensé ! C’est bon ! Mais un mot à l’oreille, MonsieurVoigt.

Il parla pendant une seconde à voix basse etcontinua sa route. Lorsque la femme de charge du notaire revint àla maison, elle le trouva debout devant la porte, immobile, tenanttoujours sa clef à la main et la porte toujours fermée.

Victoire d’Obenreizer.

 

La scène change encore une fois. Nous sommesau pied du Simplon, du côté de la Suisse.

Dans l’une des tristes chambres de cettetriste auberge de Brietz étaient assis Bintrey et Maître Voigt.

Ils étaient un conseil, – suivant leshabitudes de leur profession, – un conseil composé de deux membres.Bintrey fouillait sa boîte à dépêches ; Maître Voigt regardaitsans cesse une porte fermée, peinte en une certaine couleur brunequi se proposait d’imiter l’acajou.

Cette porte s’ouvrait sur la chambrevoisine.

– L’heure n’est-elle pas arrivée ?… Nedevait-il pas être ici ?… – fit le notaire, – qui changea ladirection de son regard pour examiner une seconde porte à l’autrebout de la chambre.

Celle-là était peinte en jaune et se proposaitd’imiter le bois de sapin.

– Il est ici ! – répliqua Bintrey, aprèsavoir écouté un moment.

La porte jaune fut ouverte par un valet quiintroduisit Obenreizer.

Il salua Maître Voigt en entrant, avec unefamiliarité qui ne causa pas peu d’embarras au notaire ; ilsalua Bintrey avec une politesse grave et réservée.

– Pour quelle raison m’a-t-on fait venir deNeufchâtel au pied de cette montagne ? – demanda-t-il enprenant le siège que l’homme de loi Anglais lui indiquait.

– Votre curiosité sera complètement satisfaiteavant la fin de notre entrevue, – répliqua Bintrey. – Pour lemoment, voulez-vous me permettre un conseil ?… Oui. Ehbien ! allons tout droit aux affaires. Je suis ici pourreprésenter votre nièce.

– En d’autres termes, vous, homme de loi, vousêtes ici pour représenter une infraction à la loi.

– Admirablement engagé, – s’écria l’Anglais, –si tous ceux à qui j’ai affaire étaient aussi nets que vous, que maprofession deviendrait aisée ! Je suis donc ici pourreprésenter une infraction à la loi. Voilà votre façon à vousd’envisager les choses ; mais j’ai aussi la mienne et je vousdis que je suis ici pour essayer d’un compromis entre votre nièceet vous…

– Pour discuter un compromis, – interrompitObenreizer, – la présence des deux parties est indispensable… Je nesuis pas l’une de ces deux parties. La loi me donne le droit decontrôler les actions de ma nièce jusqu’à sa majorité. Or, ellen’est pas majeure. C’est mon autorité que je veux.

En ce moment, Maître Voigt essaya de parler.Bintrey, de l’air de compatissante indulgence qu’on emploie enversles enfants gâtés, lui imposa silence.

– Non, mon digne ami, non, pas un mot. Ne vousagitez pas vainement. Laissez-moi faire.

Et se retournant vers Obenreizer, il s’adressade nouveau à lui.

– Je ne puis rien trouver qui vous soitcomparable, Monsieur, – dit-il, – rien que le granit. Encore legranit même s’use-t-il par l’effet du temps. De grâce, dansl’intérêt de la paix et du repos, au nom de votre dignitélaissez-vous amollir un peu… Ah ! si vous vouliez seulementdéléguer votre autorité à une personne que je connais, vouspourriez être bien sûr que cette personne ne perdrait jamais, nijour, ni nuit, votre nièce de vue…

– Vous perdez votre temps et le mien, –interrompit Obenreizer. – Si ma nièce n’est pas rendue à monautorité sous huit jours, j’invoquerai la loi. Si vous résistez àla loi, je saurai bien là prendre de force.

En même temps, il se dressait de toute sataille. Maître Voigt regarda encore une fois autour de lui, vers laporte brune.

– Ayez pitié de cette pauvre jeune fille, –reprit Bintrey avec insistance. – Rappelez-vous qu’elle a toutrécemment perdu son fiancé. Il est mort d’une mort affreuse… Rienne pourra donc vous toucher ?

– Rien.

Bintrey se leva à son tour et regarda MaîtreVoigt.

La main du notaire qui s’appuyait sur la tablecommença de trembler ; ses yeux demeurèrent fixés comme parune sorte de fascination irrésistible sur la porte brune.

Obenreizer, qui observait tout avec méfiance,suivit la direction de ce regard.

– Il y a là une personne qui nous écoute,s’écria-t-il.

– Il y en a deux, – fit Bintrey.

– Qui sont-elles ?

– Vous allez les voir.

Il éleva la voix et ne dit qu’un mot, un motbien commun, qui se trouve journellement sur les lèvres de tout lemonde.

– Entrez.

La porte brune s’ouvrit.

Soutenu par Marguerite, pâle, le bras droit enécharpe, Vendale se trouva debout devant son meurtrier.

Un fantôme sortant de la tombe !

Durant le silence qui suivit, le chant d’unoiseau en cage qui gazouillait en bas dans la cour, fut le seulbruit qu’on entendit dans cette chambre.

Maître Voigt toucha le bras de Bintrey, et luimontrant Obenreizer :

– Regardez-le, – dit-il tout bas.

Cette émotion terrible avait paralysé lemisérable ; son visage était celui d’un cadavre, et sur sajoue pâle un seul point gardait la couleur de la vie : c’étaitcette raie pourpre et sanguinolente, la cicatrice de la blessureque sa victime lui avait faite au bord du gouffre en se débattantcontre lui. Sans voix, sans haleine, immobile, stupide, on eût ditque, à l’aspect de Vendale, la mort à laquelle il avait condamnéson ennemi venait de le frapper lui-même.

– Quelqu’un devrait lui parler, – dit MaîtreVoigt. – Dois-je le faire ?

Même en ce moment, Bintrey s’opiniâtra à fairetaire l’heureux possesseur de l’horloge à secret, l’homme de loiAnglais entendant se réserver entièrement la direction de cetteaffaire. Il fit signe à Marguerite et à Vendale de sortir.

– Le but de votre apparition soudaine estrempli, – dit-il à ce dernier. – Éloignez-vous, quant à présent.Votre absence aidera sans doute Monsieur Obenreizer à recouvrer lesens et la voix qu’il a perdus.

Bintrey avait deviné juste.

À peine les deux fiancés eurent-ils disparu, àpeine la porte brune se fut-elle refermée derrière euxqu’Obenreizer fit entendre un profond soupir. Il chercha une chaiseautour de lui et s’y laissa tomber lourdement.

– Donnez-lui le temps de se remettre, – fitMaître Voigt.

– Point du tout, – dit Bintrey, – je ne saisl’usage qu’il ferait de ce temps, si je le lui accordais.

– Monsieur, – reprit-il, en se retournant versObenreizer. – Je me dois à moi-même… remarquez bien que je n’admetspas que je vous doive quelque chose à vous… d’expliquer monintervention dans tout ceci, et de vous apprendre ce qui a été faitd’après mes avis, sous ma responsabilité entière. Êtes-vous en étatde m’écouter ?

– Je vous écoute.

– Rappelez-vous l’époque à laquelle vous vousêtes mis en route pour la Suisse avec Vendale, – commença Bintrey.– À peine vingt-quatre heures s’étaient-elles écoulées depuis votredépart que votre nièce commettait une imprudence… Avec toute votrepénétration même, vous n’auriez pu la prévoir ! Elle suivaitson fiancé dans ce voyage, sans demander avis ni permission à quique ce fût au monde, et sans autre compagnon pour la protéger enroute qu’un garçon de cave au service de Vendale.

– Pourquoi ? – s’écria Obenreizer. – D’oùlui était venu cette pensée de nous suivre, et comment avait-ellepris cet homme pour guide ?

– Je vais vous le dire, – répliqua froidementBintrey. – Parce qu’elle soupçonnait qu’une querelle très sérieuseavait dû avoir lieu entre vous et Vendale et qu’on la lui avaitcachée ; parce qu’elle vous croyait – et avec raison – capablede servir vos intérêts et de satisfaire vos ressentiments par uncrime. Aussitôt après votre départ, elle s’adressa à ce Joey Laddleque vous connaissez afin de savoir ce qui s’était passé entre vouset son maître. Un accident fort ordinaire arrivé à Vendale dans sescaves avait éveillé chez cet homme une superstition ridicule ;il était frappé de l’idée que Monsieur Vendale mourrait de mortviolente. Votre nièce lui arracha cette prédiction insensée quiporta ses propres craintes à leur comble. Aussitôt Joey Laddle eutconscience du mal qu’il venait de faire, il se condamna lui-même àla seule expiation qu’il pouvait offrir : « Si mon maîtreest en danger, » dit-il à Mademoiselle Marguerite, « il est demon devoir d’aller à son secours, et encore plus de veiller survous. » Ils se mirent donc en route tons les deux… C’est lapremière fois, Monsieur Obenreizer, qu’une superstition a servi àquelque chose. Cette terreur qui paraissait sans fondement, adécidé votre nièce à entreprendre ce voyage et l’a conduite àsauver la vie de celui qu’elle aimait. Jusqu’ici mecomprenez-vous ?

– Jusqu’ici, je vous comprends.

– La première connaissance de votre crime, –poursuivit l’Anglais, – me parvint par une lettre de MademoiselleMarguerite, et tout ce qu’il me reste à vous faire savoir, c’estque son amour et son courage surent retrouver votre victime. Ellemit toute son énergie à rappeler Monsieur Vendale à la vie. Tandisqu’il était mourant, soigné par elle à Brietz, elle m’écrivait pourme prier de me rendre auprès de lui. Avant mon départ, j’avertisMadame Dor de ce que je venais d’apprendre ; je lui dis queMademoiselle Obenreizer était en sûreté et que je connaissais lelieu de sa retraite. La bonne dame, à son tour, m’informa qu’unelettre était arrivée pour votre nièce, et qu’elle avait reconnuvotre écriture. Je m’en emparai et pris des arrangements pour quetoutes celles qui suivraient me fussent remises. Arrivé à Brietz,je trouvai Monsieur Vendale hors de danger, et je m’employai toutde suite à hâter le jour où je pourrais régler enfin mes comptesavec vous… Je savais que Defresnier et Compagnie s’étaient séparésde vous sur de certains soupçons ; je le savais mieux quepersonne, car ils n’ont agi que sur des renseignements particuliersque je leur avais fait passer. Vous ayant donc dépouillé toutd’abord de votre honorabilité menteuse, il me restait à vousarracher votre autorité sur Mademoiselle Marguerite. Pour atteindrece but, je n’ai pas connu de scrupules. C’est en parfaite sûreté deconscience que j’ai creusé le piège sous vos pas et dans l’ombre,et, faut-il vous l’avouer, j’ai même éprouvé une certainesatisfaction professionnelle à vous battre avec vos propres armes.Par mon ordre, on vous a soigneusement caché jusqu’à ce jour toutce qui s’était passé depuis deux mois. C’est ma main, invisiblemais toujours active, qui vous a amené ici par degrés. Je ne voyaisqu’un seul moyen de faire tomber d’un seul coup cette assurancediabolique qui, jusqu’à présent, a fait de vous un hommeredoutable. Ce moyen, je l’ai employé… Maintenant, il ne nous resteplus qu’une chose à faire ensemble, une seule, MonsieurObenreizer.

Ce disant, Bintrey tirait de son sac àdépêches deux feuilles de papier couvertes de caractères pressés oùl’on reconnaissait le grimoire légal.

– Voulez-vous rendre la liberté à votrenièce ? – reprit-il. – Vous avez commis une tentatived’homicide, un faux, et un vol. Nous en avons les preuvesirrécusables. Si vous subissez une condamnation infamante, voussavez aussi bien que moi ce qu’il adviendra de votre autorité detuteur. Personnellement, j’aurais mieux aimé le parti le plusviolent pour nous débarrasser de vous ; mais on a fait valoirà mes yeux mille considérations auxquelles je ne saurais pointrésister. Donc, j’avais bien raison de vous dire que cette entrevuedevait se terminer par un compromis. Signez cet acte par lequelvous vous engagez à ne plus prétendre à aucun pouvoir surMademoiselle Marguerite, à ne vous jamais montrer ni en Angleterreni en Suisse, et je vous signerai à mon tour un engagement, quivous garantira contre toute poursuite judiciaire. Signez !

Obenreizer prit la plume et signa.

Il reçut à son tour l’engagement dont luiavait parlé Bintrey. Après quoi, il se leva, mais sans faire aucunmouvement pour quitter la chambre. Il demeurait debout regardantMaître Voigt avec un sourire étrange ; une lueur sombrejaillissait de son ciel nuageux.

– Qu’attendez-vous ? – fit Bintrey.

Obenreizer montra du doigt la porte brune.

– Rappelez-les, – dit-il. – J’ai quelque choseà dire en leur présence avant de me retirer.

– Ma présence, à moi, ne suffit-elle pas àvous satisfaire ? – riposta l’Anglais, – je refuse de lesrappeler.

Obenreizer se tourna vers Maître Voigt.

– Vous souvenez-vous d’avoir eu jadis unclient Anglais du nom de Vendale ? – lui demanda-t-il.

– Eh bien, – répondit le notaire, – qu’est-ceque ce souvenir a de commun avec les choses qui nousoccupent ?

– Maître Voigt, votre horloge de sûreté vous atrahi.

– Que voulez-vous dire ?

– J’ai lu les lettres et certificats contenusdans la boîte de votre client, et j’en ai pris des copies. Cescopies, je les ai sur moi. Monsieur Bintrey, cela vousparaîtra-t-il enfin une raison suffisante de rappeler vosamis ?

Durant quelques instants, le notaire regardade tous côtés. Placé entra Obenreizer et Bintrey, il ne savaitauquel entendre, car il était plongé dans un étonnement qui luienlevait l’exercice de la raison. Enfin il se remit, il attira sonconfrère dans un coin de la chambre et lui dit quelques mots.

Le visage de Bintrey, après avoir réfléchi,pendant un moment ; comme un miroir, la surprise peinte surcelui de Maître Voigt, changea subitement d’expression. Avecl’ardeur d’un jeune homme, il s’élança vers la porte brune,disparut, et revint aussitôt suivi de Vendale et de Marguerite.

– Les voici ! – cria-t-il à Obenreizer. –à vous la dernière manche de la partie. Jouez serré.

– Avant d’abdiquer, comme tuteur, mon autoritésur cette jeune fille, – dit Obenreizer, – mon devoir me commandede lui révéler un secret auquel elle est intéressée. Je ne réclamepoint son attention à la légère, et je ne lui demande point, ni auxautres personnes présentes, d’en croire mon récit sur parole. J’aien main des preuves écrites. Ce sont des copies d’originaux dontl’authenticité pourra être attestée par Maître Voigt lui-même.Faites bien entrer cela dans son esprit, et reportons-nous ensembleà une époque déjà bien vieille… au mois de Février de l’année1836.

– Remarquez cette date, Vendale, – s’écriaBintrey.

– Ma première preuve, – continua Obenreizer,tirant un papier de son portefeuille, – est la copie d’une lettreécrite par une dame Anglaise, une femme mariée… à sa sœur qui estveuve. Je tairai le nom de cette dame pour le moment. Celui de lapersonne à laquelle cette lettre est adressée est Madame Jane AnnaMiller, à Groombridge Wells, Angleterre.

Vendale tressaillit, il allait parler, –Bintrey l’arrêta comme il avait tant de fois arrêté Maître Voigtdepuis une heure.

– Non, – fit l’opiniâtre Anglais. –Rapportez-vous-en à moi.

– Il est inutile, – reprit Obenreizer, – devous fatiguer de la première moitié de cette lettre et je vais vousen donner la substance en deux mots. Voici donc quelle était lasituation de la personne qui a écrit ces lignes. Elle avaitlongtemps habité la Suisse, avec son mari, que sa santé obligeaitd’y vivre. Ils étaient alors sur le point de se rendre à unenouvelle résidence qu’ils avaient choisie ; ils devaient yêtre installés sous huit jours et annonçaient à Madame Millerqu’ils pourraient l’y recevoir dans deux semaines. Ceci dit,l’auteur de la lettre entre alors dans un détail domestique trèsimportant. Privés de la joie d’avoir des enfants, et, n’ayant plus,après tant d’années, aucune espérance à ce sujet, ils sont seuls,ils sentent le besoin de mettre un intérêt dans leur vie et ils ontrésolu d’adopter un jeune garçon. Je commence ici à lire mot pourmot :

« Voulez-vous nous aider, chère sœur, dansla réalisation de notre projet ? En notre qualité d’Anglais,nous désirons adopter un enfant Anglais. Cet enfant, on peutl’aller chercher, je crois, à l’Hospice des Enfants Trouvés ;l’homme d’affaires de mon mari, à Londres, vous indiquera lesmoyens à prendre. Je vous laisse la liberté du choix aux seulesconditions que je vais vous dire. L’enfant sera âgé d’un an aumoins et ce sera un garçon. Pardonnez-moi la peine que je vais vousdonner, et amenez-nous l’enfant avec les vôtres, quand vousviendrez nous joindre à Neufchâtel.

Encore un mot, qui vous fera connaître lesintentions de mon mari en cette circonstance délicate. Il veutépargner à l’enfant, qui deviendra le nôtre, toute humiliation dansl’avenir et surtout ne jamais l’exposer à la perte du respect desoi-même, qui pourrait résulter pour lui de la connaissance de savéritable origine. Il portera le nom de mon mari et sera élevé dansla croyance qu’il est réellement son fils. L’héritage que nouslaisserons lui sera assuré, non seulement d’après les loisAnglaises, mais aussi d’après les lois de la Suisse. Nous avonsvécu si longtemps dans ce dernier pays que nous pouvons presque leconsidérer comme le nôtre. Il y a donc à prendre des précautionspour prévenir toute révélation postérieure qui pourrait être faiteà l’Hospice des Enfants Trouvés. Or, notre nom est assez rare enAngleterre, et si nous intervenons et sommes inscrits commeadoptants sur les registres de l’Hospice, il y aura certainementbien des choses à craindre. Votre nom à vous, chère, est porté enAngleterre par des milliers de personnes de toute classe et de toutrang, et si vous vouliez consentir à paraître seule sur cesregistres, le secret serait assuré.

Nous changeons de séjour et nous nousrendons dans une partie de la Suisse où notre situation et notremanière de vivre sont inconnues ; vous ferez bien, je crois,de prendre une gouvernante nouvelle, lorsque vous viendrez nousvoir. Avec toutes ces précautions l’enfant passera pour être lemien, que j’aurai laissé en Angleterre et qui me sera ramené parles soins de ma sœur. La seule servante que nous gardions avec nousen changeant de demeure, est ma femme de chambre, en qui je peuxavoir une confiance sans réserve. Quant aux hommes d’affaires, tantd’Angleterre que de Suisse, ils savent par état garder un secret etnous pouvons être tranquilles de ce côté-là. Ainsi voilà toutenotre petite conspiration dévoilée devant vos yeux. Répondez-moipar le retour du courrier. – Mille amitiés, et dites-moi que voussuivrez de près votre lettre. »

– Persistez-vous à cacher le nom de lapersonne qui a écrit ces lignes ? – demanda Vendale.

– Je le garde pour le bouquet, – réponditinsolemment Obenreizer, – et je passe à ma seconde preuve. Unsimple chiffon de papier, cette fois, comme vous voyez. C’est unenote remise à l’avoué Suisse qui a rédigé les documents relatifs àcette affaire. Je viens de le lire. En voici les termes :

« Adopté à l’Hospice des EnfantsTrouvés de Londres, le 3 Mars 1836, un enfant mâle du nom de WalterWilding. – Nom et situation de l’adoptant : Madame Jane AnnaMiller, veuve, agissant en cela pour sa sœur, mariée, domiciliée enSuisse. »

– Patience ! – fit Obenreizer en voyantVendale qui, malgré les efforts de Bintrey, se préparait encore àprendre la parole, – je ne cacherai plus bien longtemps le nom quevous désirez connaître. Mais, voici encore deux autres petitschiffons de papier. Voici ma troisième preuve :

« Certificat du Docteur Ganz, àNeufchâtel, daté de Juillet I838. »

– Le docteur certifie – vous lirez tout àl’heure – d’abord qu’il a soigné l’enfant adopté dans toutes lesmaladies du jeune âge – ensuite que, trois mois avant la date de cecertificat même, le gentleman adoptant était mort ; qu’à cettedate juste, la veuve de ce gentleman, accompagnée de sa femme dechambre, quittait Neufchâtel pour s’en retourner en Angleterre… Unanneau encore à ajouter à toutes ces chaînes, – reprit Obenreizer,après une courte pause, – et mon devoir sera rempli… La femme dechambre en question demeura au service de cette dame jusqu’à lamort de celle-ci, il n’y a que peu d’années. Elle pourrait doncaffirmer l’identité de l’adopté qu’elle a suivi depuis son enfancejusqu’à l’âge viril. Voilà son adresse en Angleterre… et ceci.Monsieur Vendale, est ma quatrième et dernière preuve.

– Pourquoi vous adressez vous à moi ? –dit Vendale, tandis qu’Obenreizer jetait l’adresse écrite sur latable.

– Parce que vous êtes cet homme ! Parceque si ma nièce vous épouse, elle épousera un bâtard, élevé par lacharité publique ; elle épousera un imposteur, sans nom, sansfamille, qui fait le personnage d’un gentleman et qui n’est qu’unmasque.

– Bravo ! – s’écria Bintrey, –admirablement engagé, Monsieur Obenreizer ; je n’ajouteraiqu’un mot à ce que vous venez de dire !… Votre nièce épouse,grâce à vos efforts et à votre heureuse intervention, un homme quihérite d’une belle fortune !… George Vendale, commeco-exécuteur testamentaire, souffrez que je me félicite en mêmetemps que vous. Le dernier vœu terrestre de notre pauvre ami estaccompli. Nous avons trouvé le véritable Walter Wilding… ah !ah ! c’est Monsieur Obenreizer lui-même qui le dit : Vousêtes cet homme !

Ces derniers mots arrivèrent sans qu’il lesentendit à l’oreille de Vendale. En ce moment il n’avait conscienceque d’une sensation unique et délicieuse, il n’écoutait qu’unevoix, celle de Marguerite qui lui disait :

– George, je ne vous ai jamais tant aimé queje vous aime.

Le rideau tombe.

 

C’est le premier jour de Mai. On se prépare àdes réjouissances sans exemple au Carrefour des Écloppés. Lescheminées fument, la salle à manger patriarcale est tapissée deguirlandes de fleurs ; Madame Goldstraw, la respectable femmede charge, est dans le feu du combat. C’est aujourd’hui que lejeune maître du logis épouse au loin sa belle fiancée, – au loin,bien au loin, en Suisse, dans la petite ville de Brietz, au pied duSimplon, tout près de ce gouffre terrible d’où l’ont retiré vivantson courage et son amour.

Les cloches, à Brietz, sonnent à toute volée.Les rues sont pavoisées de drapeaux et retentissent du bruit de lamusique et des carabines. Des tonneaux de vin ornés de banderoleslaissent couler la précieuse liqueur sous une tente qu’on a dresséedevant l’auberge, et l’on y prépare un banquet où tout le mondeviendra s’asseoir.

Pourquoi ces cloches ? Pourquoi cesbannières ? Ces draperies aux fenêtres, ces coups de feu, etcet orchestre ? Pourquoi la petite ville est-elle enliesse ? Pourquoi le cœur de ces rustiques habitants est-il enjoie ?

La nuit dernière, la tempête a mugi ; lesmontagnes sont de nouveau couvertes de neige ; mais le soleilbrille, l’air est frais et embaumé ; les clochers de zinc desvillages dans la vallée ressemblent à de l’argent bruni ; lachaîne des Alpes, aussi loin qu’on peut l’embrasser du regard, estun long nuage blanc, dans le ciel bleu.

Par les soins des bonnes gens de Brietz, unarc de triomphe en feuillage s’élève en travers de la rue que lesnouveaux mariés vont suivre en revenant de l’église.

On y lit d’un côté cetteinscription :

Honneur et Amour.

De l’autre :

À Marguerite Vendale.

C’est qu’ils sont fiers de leur jeune et bellecompatriote, c’est qu’ils en sont enthousiastes. Ils veulent lasaluer par le nom de son mari, au sortir de l’église. C’est unesurprise qu’ils lui ont ménagée. Aussi vont-ils la conduire autemple par des rues tortueuses qui passent derrière lesmaisons.

Voilà sans doute un projet qui n’était pasdifficile à accomplir dans cette tortueuse ville de Brietz.

Ainsi tout est prêt. C’est à pied qu’on serendra à l’église, et l’on en reviendra de même. Dans la plus bellechambre de l’auberge ornée pour la fête, les fiancés, le notaire deNeufchâtel, Monsieur Bintrey, Madame Dor, et un certain compagnongros et grand populaire sons le nom de MonsieurZhoé-Lad-elle étaient réunis.

En vérité Madame Dor était gantée d’une pairede gants qui étaient à elle. Elle ne levait plus les bras au ciel,mais elle les avait jetés tous les deux autour du cou de lamariée ; le reste de l’assistance devait se contenter de lavue de son large dos jusqu’à la fin.

– Mon amour, ma beauté, – soupirait la bonnedame, – pardonnez-moi d’avoir jamais pu être sa chatte.

– Sa chatte, Madame Dor ? – répétaMarguerite au comble de l’étonnement.

– Eh ! oui, sa chatte, ma mignonne, carj’étais chargée de surveiller la charmante petite souris…

Et cette explication originale de son anciennesoumission à Obenreizer ne sortit de la bouche de Madame Dorqu’avec un cruel sanglot.

– Madame Dor, vous avez été toujours notremeilleure amie… George, dites-le-lui donc, que nous la regardonscomme notre amie !

– Sûrement, ma chérie, que serions-nousdevenus sans elle ?

– Vous êtes tous les deux si généreux et sibons ; – s’écria la vieille Suissesse repentante.

Puis revenant à son idée :

– C’est égal, – dit-elle, – j’ai été sachatte !…

– Oui, mais comme la chatte des contes defées, ma bonne Madame Dor, – dit Vendale en l’embrassant sur lesdeux joues. – Vous êtes une femme loyale et franche, et lasympathie que vous aviez pour les deux pauvres amoureux au supplicea été aussi franche que votre cœur.

– Je ne veux en aucune façon priver Madame Dorde sa part d’embrassades, – fit Bintrey en tirant sa montre, – etje ne trouve pas mauvais de vous voir réunis tous trois dans uncoin comme les Trois Grâces. Je fais simplement la remarque quel’heure est venue et que nous pourrions nous mettre en marche. Quelest votre sentiment à ce sujet, Monsieur Laddle ?

– Limpide, Monsieur, – répliqua Joey avec unegrimace tout aimable. – C’est étonnant, Monsieur, comme je me senslimpide dans tout mon être, depuis que j’ai vécu quelques semainessur la terre. Jamais je n’y avais passé si longtemps et cela m’afait beaucoup de bien. Par exemple, je conviens que si, auCarrefour des Écloppés, je me trouve quelquefois un peu tropau-dessous de la terre, au sommet du Simplon, je me trouvais un peutrop au-dessus. J’ai rencontré le milieu ici, Monsieur… Là, si j’aijamais pris la vie gaiement depuis que je suis au monde, c’est bienaujourd’hui. Et je compte le montrer en portant certain toast àtable. Voilà mon toast : « Que Dieu les bénisse tous lesdeux ! »

– J’appuierai le toast, – fit Bintrey. – Etmaintenant, Monsieur Voigt, à nous deux, comme de vieux amis. Brasdessus, bras dessous, marchons ensemble.

La foule attendait aux portes, on pritgaiement le chemin de l’église, et cet heureux mariage futaccompli.

La cérémonie n’était point encore terminéequand on vint du dehors quérir le notaire.

Il sort, et bientôt de retour, il se tientdebout, derrière Vendale, qu’il touche à l’épaule.

– Allez à la porte de côté, – dit-il, – etseul. Confiez-moi votre femme pour un moment.

Sur le seuil de cette porte se tenaient lesdeux guides de l’Hospice, couverts de neige, exténués par unelongue route. Ils souhaitèrent toutes sortes de bonheur à Vendale,puis…

Puis chacun d’eux mit sa forte main surl’épaule du jeune homme, et le premier lui dit :

– La litière est ici, la même dans laquelle onvous a transporté à l’Hospice, la même !…

– La litière, ici ! – fit Vendale. –Pourquoi ?

– Silence… Pour l’amour de votre femme… Votrecompagnon de ce jour-là…

– Que lui est-il arrivé ?

Le guide regarda son camarade comme pour lesommer de lui donner du courage.

– Il est là, – dit-il.

– Pendant quelques jours, – reprit le guide, –il a vécu au premier Refuge. Le temps était alternativement beau etmauvais…

– Eh bien ? – fit Vendale.

– Il est arrivé à notre Hospice avant-hier, ets’étant réconforté par un bon sommeil, par terre, devant le feu,enveloppé dans son manteau, il se détermina à partir avant le jour,pour continuer sa route jusqu’à l’Hospice voisin. Cette partie duchemin lui inspirait de grandes craintes, il pensait qu’elle seraitplus mauvaise le lendemain.

– Achevez…

– Il partit seul. Il avait déjà dépassé lagalerie, lorsqu’une avalanche, semblable à celle qui tomba derrièrevous près du pont de Ganther…

– Cette avalanche l’a tué ?

– Nous l’avons trouvé broyé, brisé enmorceaux… mais, monsieur, pour l’amour de votre femme… nous l’avonsapporté ici sur la litière pour qu’on l’ensevelisse. Il faut quenous montions la rue et pourtant elle ne doit pas le voir, elle… ceserait une malédiction que de faire passer la litière sous I’arcadede verdure, avant qu’elle n’y ait passé… nous allons la déposer surune pierre au coin de la seconde rue à droite, et lorsque vousdescendrez de l’église, nous nous placerons devant. Mais tâchez quevotre femme ne la voie point et qu’elle ne tourne pas la tête quandelle sera passée… Allez ! ne perdez point de temps. Ellepourrait s’inquiéter de votre absence… Allez !

Vendale retourna vers sa femme. Ce joyeuxcortége les attendait à la grande porte de l’église. Ilsdescendirent la rue au milieu du carillon des cloches, desdécharges de mousqueterie, des drapeaux qui s’agitaient, desinstruments de cuivre qui faisaient rage, des acclamations, descris, des rires, et des pleurs de toute la ville, enivrée duplaisir de les voir heureux. Toutes les têtes se découvraient surleur passage, les enfants leur envoyaient des baisers.

– Que la bénédiction du Ciel descende sur lajeune fille courageuse ! – s’écriait-on de toutes parts. –Voyez ! comme elle s’avance noblement dans sa jeunesse et danssa beauté, au bras de celui à qui elle a sauvé la vie !

Lorsqu’on arriva au coin de la seconde rue àdroite Vendale se pencha à son oreille et lui parla longuement toutbas. Lorsqu’ils eurent franchi le coin sinistre, Vendale, pressantle bras de Marguerite sous le sien, lui dit :

– Pour des raisons que je vous ferai connaîtreplus tard, ne vous retournez pas, ma chérie.

Mais lui, il tourna la tête.

Il vit la litière et ses porteurs quipassaient sous l’arc triomphal.

Et il continua de marcher avec Marguerite ettout le cortège de la noce, – descendant vers la riante vallée.

 

FIN.

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