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Lady Roxana

Lady Roxana

de Daniel Defoe
Notice sur Daniel Defoe

 

Il n’est pas rare, en littérature, qu’un livre immortalise un homme et tue l’œuvre entier de l’écrivain. L’abbé Prévôt est l’auteur de Manon Lescaut, Bernardin de Saint-Pierre l’auteur de Paul et Virginie, Goldsmith l’auteur du Vicaire de Wakefield, et Daniel Defoe l’auteur de Robinson Crusoe. On ne s’inquiète pas de savoir si ces chefs-d’œuvre populaires sont, comme la fleur de l’aloès, une éclosion magnifique, mais solitaire, ou s’ils sont préparés,amenés, soutenus et comme expliqués par une série d’autres ouvrages de moindre mérite, sans doute, mais d’un intérêt encore bien vif,puisqu’ils marquent les phases de l’évolution d’un grand esprit.Nul plus que Defoe n’a souffert de ce dédain superbe de la postérité. Nul plus que lui n’a des titres à entrer dans cette galerie des auteurs de chefs-d’œuvre et de curiosités littéraires qu’on ignore ou dont on ne se souvient pas.

Daniel Defoe naquit à Londres en 1663. Il eut pour père un boucher. Il reçut une solide instruction. Son père était un dissenter ou dissident ; c’est-à-dire un ennemi de l’Église anglicane officielle. L’instruction est souvent tenue en plus haute estime dans les sectes que dans l’Église dominante. Les raisons en seraient faciles à donner ; mais elles sont aussi faciles à comprendre, et les exposer nous entraînerait trop loin. Il serait également trop long de raconter comment Daniel Defoe, destiné d’abord au commerce de la bonneterie,jeta, si l’on veut me permettre cette application particulière d’une phrase leste et banale, ses bonnets par dessus les moulins,et, dès l’âge de 21 ans, s’annonça comme publiciste par un pamphletoù il prend parti pour la civilisation contre la barbarie, etmontre à ses contemporains que la haine du catholicisme ne doit pasleur faire souhaiter de voir l’Autriche engloutie sous l’inondationdes Turcs.

Il est dès lors lancé dans la politiquemilitante, à ses risques et périls ; et il ne s’y ménage pas.Complice du duc de Monmouth, et agent actif de la révolution de1688, auteur d’un poème où il prouve que le devoir d’unvéritable anglais est de reconnaître Guillaume d’Orange,conseiller du nouveau roi, agitateur parlementaire (Pétition dela Légion, 1701), il acquiert, sous la reine Anne, unenotoriété, qu’il paya cher, par la publication de son pamphlet,The shortest way with the Dissenters (« Le plus courtchemin pour en finir avec les Dissidents »), ironie sanglanteoù il propose la pendaison comme unique remède, et dont lesconformistes conçurent une rage d’autant plus grande qu’ils avaientpris d’abord Defoe pour un des leurs, et sa cruauté dérisoire pourun zèle de bon aloi. Leur déconvenue se traduisit par le pilori etla prison dont leur tolérance gratifia l’auteur.

Dans sa cellule de Newgate, celui-ci parvint,non seulement à écrire, mais à faire publier un journal politiqueet satirique, que toute la presse militante du monde entier peutfièrement revendiquer pour aïeul ; car, s’il y avait déjàquelques feuilles de nouvelles ou d’adresses, rien de pareiln’existait encore. Ce journal, The Review (« LaRevue »), dont le premier numéro parut le 19 février 1704, futd’abord bi-hebdomadaire. À partir de l’année suivante, il se publiatrois fois par semaine, et dura neuf ans. Il n’a jamais étéréimprimé. Ce serait pourtant une grande curiosité, car on n’enconnaît, paraît-il, qu’un exemplaire complet, jalousement gardédans une bibliothèque particulière.

Le reste de sa vie politique, quels qu’ensoient les revirements et les péripéties, ne doit pas nous arrêterici où nous avons à donner quelques notes bibliographiques et nonpas à faire une biographie. Nous n’avons pas davantage à prendreparti dans la controverse qui vient de s’élever sur la question desavoir si Defoe fut un héros ou un coquin. Tout en croyant, cettefois encore, que la vérité se tient entre les opinions extrêmes, ilnous suffira de rappeler qu’après avoir été de nouveau condamné àla prison et à l’amende (20,000 francs, il passa les quinzedernières années de sa vie occupé de travaux littéraires dont lenombre et la valeur ne l’empêchèrent pas de mourir dans la misère,à l’âge de soixante-dix ans (1731).

Peu d’écrivains furent aussi féconds. L’œuvrede Dumas, à laquelle tant de collaborateurs mirent la main, est àpeine comparable comme quantité à celle de Daniel Defoe, lequeln’eut jamais, que je sache, ni rédacteurs, ni préparateurs. Oncompte qu’il écrivit deux cent cinquante volumes et brochures,parmi lesquels, sans parler de Robinson Crusoe, plusieursromans de longue haleine, tels que : La vie, les aventureset les pirateries du capitaine Singleton ; la Vie du colonelJack ; les Mémoires d’un cavalier ; la Vie de MollFlanders ; la Vie et les aventures de Duncan Campbell,etc. Citons encore, dans des genres divers : l’Histoire duDiable, l’Histoire de la Grande Peste de Londres,morceau resté classique, le Nouveau voyage autour duMonde, etc., etc.

Les œuvres de Defoe n’ont jamais été réuniesen une collection complète. L’édition en 4 vol. in-8°, de Londres,1810, est bien insuffisante ; il en est de même de celle quel’on trouve à la Bohn’s Standard Library, en 7 volumes, laseule que le public puisse aujourd’hui facilement se procurer. Onen annonce heureusement une édition complète, moins les écritspériodiques, en vingt-deux volumes, chez MM. Bickers etfils.

Le roman dont nous offrons pour la premièrefois une traduction, exacte et complète, au public français, est,avec Moll Flanders, l’œuvre la plus remarquable de Defoe,romancier. Encore une fois, je laisse à part RobinsonCrusoe, livre unique, que tout le monde connaît, sans doute,mais qu’il me faudrait bien plus de pages que je n’en ai à madisposition pour faire connaître ici. On trouvera dans LadyRoxana toutes les qualités et les défauts de l’auteur :une négligence voulue, des longueurs, des répétitions d’idéesautant que d’expressions, une absence d’art, enfin, qui pourraitbien être, chez Defoe, le comble de l’art, car elle donne à sesrécits une intensité de vie et une vraisemblance tout à faitextraordinaires. Il est inutile de dire que notre traductionn’esquive rien, qu’elle est un calque aussi fidèle et aussi purqu’on a pu le faire, mais nullement un arrangement ni uneinterprétation.

« Les romans de Defoe, dit M. LéonBoucher, professeur de la Faculté des lettres de Besançon, toujourssous la forme autobiographique, ont un accent de sincérité qui leurdonne l’air de confessions, et la fiction chez lui n’est que letrompe-l’œil de la réalité. » Cette dernière métaphore, qu’ilfaut être professeur pour avoir le droit de se permettre, n’endonne pas moins l’impression assez exacte de la manière de l’auteurde Lady Roxana. En notre temps de réalisme et denaturalisme, le trait n’est pas fait pour déplaire. Et cependantpeut-être sera-t-on choqué en France, plus qu’on ne l’est dans lapatrie du shocking, de la liberté de langage, souventgrossière et touchant parfois à la brutalité, dont l’auteur usesans le moindre embarras. Mais la langue a pris, depuis leXVIIe siècle, en Angleterre comme en France, desdélicatesses outrées qui n’ont rien à voir avec la véritablemorale. C’est le privilège de nos auteurs classiques de se fairelire de tous, et, qui plus est, de se faire étudier dans lesclasses, avec leurs nudités ou leurs rudesses d’expressions, sansqu’ils éveillent de pensées déshonnêtes dans les esprits les plusraffinés comme les plus innocents. Sans parler des autres où lesexemples seraient trop faciles à prendre, qui reproche à Racined’avoir, dans une pièce religieuse destinée à être jouée par desjeunes filles rigidement élevées, introduit ce vers où il est ditde l’altière Vasthi qu’Assuérus

La chassa de son trône ainsi que de son lit ?

Qu’on ne s’effarouche donc pas trop si le litest souvent et naïvement mis en scène dans le livre de Defoe, dontje demande à donner ici le titre entier, avec sa prolixité amusanteet caractéristique de l’époque à laquelle il fut écrit :

« L’Heureuse Maîtresse ou Histoire de lavie et de la grande Diversité de Fortunes deMlle de Beleau, plus tard appelée comtesse deWintselsheim, en Allemagne ; qui est la personne connue sousle nom de Lady Roxana, au temps du Roi Charles II. » (Londres,1724.)

Préface

 

L’histoire de cette belle dame porte avec elleson propre témoignage. Si elle n’est pas aussi belle que la damemême est représentée l’être, si elle n’est pas aussi divertissanteque le lecteur le peut désirer, ni beaucoup plus qu’il ne peutraisonnablement s’y attendre, et si toutes les parties les plusdivertissantes n’en sont pas appropriées à l’instruction et auperfectionnement du lecteur, le narrateur déclare que ce doit êtrela faute de son récit ; il aura habillé l’histoire devêtements inférieurs à ceux que la dame dont il rapporte lesparoles, préparait pour l’offrir au monde.

Il prend la liberté de dire que ce récitdiffère de la plupart des pièces contemporaines de ce genre, bienque quelques-unes d’entre elles aient rencontré dans le monde untrès bon accueil. Je dis qu’il en diffère en un point considérableet essentiel, à savoir qu’il est fondé sur la vérité desfaits ; de sorte que l’œuvre n’est pas un conte, mais unehistoire.

La scène est placée si près du lieu où lapartie principale de l’action s’est passée, qu’il a été nécessairede déguiser les noms et les personnages, de peur que le souvenird’événements, qui ne sauraient être encore complètement oubliésdans ce quartier de la ville, ne soit ravivé, et que les faits nepuissent être restitués trop clairement par bon nombre de gensvivant encore aujourd’hui, qui, par les détails, reconnaîtraientles personnages.

Il n’est pas toujours nécessaire que les nomsdes personnages se découvrent, et l’histoire peut n’en être pasmoins utile de mainte façon. Si nous étions toujours obligé ou denommer les personnages, ou de ne pas faire le récit, il enrésulterait cette seule conséquence : c’est que beaucoupd’histoires agréables et charmantes seraient ensevelies dansl’ombre, et que le monde serait à la fois privé du plaisir et duprofit qu’il y trouve.

L’auteur déclare qu’il connaissaitparticulièrement le premier mari de cette dame, le brasseur, et sonpère, et aussi ses difficultés d’argent ; et il sait que toutecette première partie du récit est vraie.

Ceci peut, il l’espère, être une garantie dela bonne foi du reste, bien que la fin de l’histoire se passe àl’étranger et ne puisse pas être si facilement attestée que lecommencement. Cependant, comme c’est la dame elle-même qui l’aracontée, nous avons d’autant moins de motifs de mettre en doute lavérité de cette dernière partie.

À la manière dont elle raconte son histoire,il est évident qu’elle n’insiste nulle part pour se justifier.Encore moins offre-t-elle sa conduite, ou même aucun trait de saconduite, si ce n’est son repentir, comme modèle à imiter. Aucontraire, elle fait de fréquentes digressions pour censurer etcondamner justement ses propres actes. Combien de fois nes’adresse-t-elle pas les reproches les plus passionnés, nousfournissant des réflexions pleines de justesse pour les cassemblables !

Il est vrai qu’elle a trouvé un succèsinespéré dans toutes ses fautes. Mais même dans la plus grandeélévation de sa prospérité, elle reconnaît fréquemment que lesplaisirs dus à sa mauvaise conduite ne valaient pas le repentir, etque toute les satisfactions qu’elle avait, toute sa joie enprésence de sa fortune, non, pas même toute l’opulence où ellenageait, ni son éclat extérieur, ni l’appareil et les honneurs quil’accompagnaient, ne pouvaient calmer son esprit, ni faire taireles reproches de sa conscience, ou lui procurer une heure desommeil, lorsque de justes réflexions la tenaient éveillée.

Les généreuses déductions qui se tirent decette partie de l’histoire valent autant que tout le reste, et,étant le but avoué de la publication, la justifient pleinement.

S’il y a des passages dans ce récit où, étantobligé de rapporter une action mauvaise, on semble la décrire tropclairement, l’auteur déclare qu’on a pris tout le soin imaginablede se garder des indécences et des expressions immodestes ; etl’on espère que vous n’y trouverez rien qui puisse exciter unesprit vicieux, mais que vous y trouverez, au contraire, à chaquepage, beaucoup pour le décourager et le confondre.

Les scènes de crime ne peuvent guère êtrereprésentées de manière que quelques-uns n’en fassent un criminelusage. Mais lorsque le vice est peint sous ses viles couleurs, cen’est pas pour le faire aimer, mais pour l’exposer au mépris ;et si le lecteur fait un mauvais usage d’un tel tableau, laméchanceté lui en appartient tout entière.

D’un autre côté, les avantages du présentouvrage sont si grands, et le lecteur vertueux y trouveral’occasion de tant de perfectionnements, que nous ne faisons pas dedoute que ce récit, quelque médiocrement raconté qu’il soit, nepénètre jusqu’à lui dans ses meilleures heures de loisir, et nesoit lu avec délices et profit à la fois.

Chapitre 1

 

SOMMAIRE. – Je suis mariée à un riche brasseur. – Mort demon père et du père de mon mari. – Mystérieuse disparition de monmari. – Je vends mes effets pour vivre. – Attachement de maservante, Amy. – Conseils de deux amies. – Mes enfants sont envoyésà leur tante. – Conduite haineuse de la tante. – Caractère aimablede l’oncle. – Générosité de mon propriétaire. – Mon propriétairedîne avec moi. – Le mobilier de ma maison est restauré. –Déclaration d’amour. – Mon propriétaire devient mon locataire. – Lepiège de la pauvreté. – Je me résous à partager le lit de monpropriétaire. – Nous nous prenons comme époux.

Je suis née, comme je l’ai appris de mes amis,dans la ville de Poitiers, province ou comté de Poitou, en France,d’où je fus amenée en Angleterre par mes parents, qui s’enfuirent àcause de leur religion vers l’an 1683, époque où les protestantsfurent bannis de France par la cruauté de leurs persécuteurs.

Moi, qui ne savais que peu de chose, ou riendu tout, de ce qui m’avait fait amener ici, j’étais assez contentede m’y trouver. Londres, ville grande et gaie, me plutinfiniment; car, en ma qualité d’enfant, j’aimais la foule,et à voir beaucoup de beau monde.

Je ne conservai rien de la France que lelangage, mon père et ma mère étant de meilleur ton que ne l’étaientordinairement, en ce temps-là, ceux qu’on appelle réfugiés. Ayantfui de bonne heure, lorsqu’il était encore facile de réaliser leursressources, ils avaient, avant leur traversée, envoyé ici dessommes importantes, ou, autant que je m’en souviens, des valeursconsidérables en eau-de-vie de France, papier et autresmarchandises. Tout cela se vendit dans des conditions trèsavantageuses, et mon père se trouva fort à l’aise en arrivant, desorte qu’il s’en fallait qu’il eût à s’adresser aux autrespersonnes de notre nation qui étaient ici, pour en obtenirprotection ou secours. Au contraire, sa porte était continuellementassiégée d’une foule de pauvres misérables créatures mourant defaim, qui, en ce temps-là, s’étaient réfugiées ici, pour desraisons de conscience ou pour quelque autre cause.

J’ai même entendu mon père dire qu’il étaitharcelé par bien des gens qui, pour la religion qu’ils avaient,auraient aussi bien pu rester où ils étaient auparavant. Mais ilsaccouraient ici par troupeaux, pour y trouver ce qu’on appelle enanglais a livelihood, c’est-à-dire leur subsistance, ayantappris que les réfugiés étaient reçus à bras ouverts en Angleterre,qu’ils trouvaient promptement de l’ouvrage, car la charité dupeuple de Londres leur facilitait les moyens de travailler dans lesmanufactures de Spitalfields, de Canterbury et autres lieux, –qu’ils avaient pour leur travail un salaire bien plus élevé qu’enFrance, et autres choses semblables.

Mon père, disais-je, m’a raconté qu’il étaitplus harcelé des cris de ces gens-là que de ceux qui étaient devrais réfugiés, ayant fui dans la misère pour obéir à leurconscience.

J’avais à peu près dix ans lorsqu’on m’amenadans ce pays où, comme je l’ai dit, mon père vécut fort à l’aise,et où il mourut environ onze ans plus tard. Pendant ce temps, jem’étais formée pour la vie mondaine, et liée avec quelques-unes denos voisines anglaises, comme c’est la coutume à Londres. Toutenfant, j’avais choisi trois ou quatre compagnes et camarades dejeux d’un âge assorti au mien, de sorte qu’en grandissant nous noushabituâmes à nous appeler amies et intimes; et ceci contribuabeaucoup à me perfectionner pour la conversation et pour lemonde.

J’allais à des écoles anglaises, et, commej’étais jeune, j’appris la langue parfaitement bien, ainsi quetoutes les manières des jeunes filles anglaises. Je ne conservaidonc rien des Françaises que la connaissance du langage;encore n’allai-je pas jusqu’à garder des restes de locutionsfrançaises cousues dans mes discours, comme la plupart desétrangers; mais je parlais ce que nous appelons le puranglais, aussi bien que si j’étais née ici.

Puisque j’ai à donner la description de mapersonne, il faut qu’on m’excuse de la donner aussi impartialementque possible, et comme si je parlais d’une autre. La suite vousfera juger si je me flatte ou non.

J’étais (je parle de moi lorsque j’avaisenviron quatorze ans) grande, et très bien faite; d’unesagacité de faucon dans les questions qui ne dépassent pas leniveau ordinaire des connaissances; prompte et vive dans mesdiscours, portée à la satire, toujours prête à la repartie, et unpeu trop libre dans la conversation, ou, comme nous disons enanglais, un peu trop hardie (bold), bien que d’unemodestie parfaite dans ma conduite. Étant née Française, je devaisdanser, comme quelques-uns le prétendent, naturellement; eneffet, j’aimais extrêmement la danse; je chantais bienégalement, et si bien que, comme vous le verrez, cela me fut plustard de quelque avantage. Avec tout cela, je ne manquais nid’esprit, ni de beauté, ni d’argent. C’est ainsi que j’entrai dansle monde, possédant tous les avantages qu’une jeune femme pouvaitdésirer pour se faire bien venir des autres et se promettre une vieheureuse pour l’avenir.

Vers l’âge de quinze ans, mon père me donnaune dot de 25,000 livres, comme il disait en français, c’est-à-diredeux mille livres sterling, et me maria à un gros brasseur de lacité. Excusez-moi si je tais son nom, car bien qu’il soit la causepremière de ma ruine, je ne saurais me venger de lui sicruellement.

Avec cette chose qu’on appelle un mari, jevécus huit années fort convenablement, et pendant une partie de cetemps j’eus une voiture, c’est-à-dire une sorte de caricature devoiture, car toute la semaine les chevaux travaillaient auxcamions; mais, le dimanche, j’avais le privilège de sortirdans mon carrosse, pour aller soit à l’église, soit ailleurs,suivant que mon mari et moi pouvions en tomber d’accord, ce qui,soit dit en passant, n’arrivait pas souvent. Mais nous reparleronsde cela.

Avant de m’engager davantage dans l’histoirede la partie matrimoniale de mon existence, il faut me permettre defaire le portrait de mon mari aussi impartialement que j’ai fait lemien. C’était un gaillard jovial et beau garçon autant qu’aucunefemme peut en désirer un pour le compagnon de sa vie; grandet bien fait; peut-être de dimensions un peu trop fortes,mais pas jusqu’à avoir l’air vulgaire. Il dansait bien, et c’est,je crois, ce qui nous rapprocha tout d’abord. Il avait un vieuxpère qui dirigeait les affaires avec soin, de sorte qu’il n’avait,de ce côté-là, pas grand’chose à faire, si ce n’est, de temps entemps, de faire une apparition et de se montrer. Et il enprofitait; car il s’inquiétait très peu de son commerce, maisil sortait, voyait du monde, chassait beaucoup et aimaitexcessivement ce dernier plaisir.

Après vous avoir dit que c’était un bel hommeet un bon sportsman,j’ai vraiment tout dit. Je fus assezmalheureuse, comme tant d’autres jeunes personnes de notre sexe, dele choisir parce qu’il était bel homme et bon vivant, comme je l’aidit; car, pour le reste, c’était un être aussi faible, à têteaussi vide, et aussi dénué d’instruction qu’une femme ait jamais puen désirer pour son compagnon. Et ici, il faut que je prenne laliberté, quelques reproches que j’aie d’ailleurs à me faire dans maconduite ultérieure, de m’adresser à mes sœurs, les jeunes fillesde ce pays, et de les prémunir en quelques mots. Si vous avezquelque considération pour votre bonheur futur, quelque désir devivre bien avec un mari, quelque espoir de conserver votre fortuneou de la rétablir après un désastre, jamais, mesdemoiselles,n’épousez un sot; un mari quelconque, mais pas un sot;avec certains autres maris vous pouvez être malheureuses, mais avecun sot vous serez misérables; avec un autre mari vous pouvez,dis-je, être malheureuses, mais avec un sot vous le sereznécessairement. Il y a plus: le voudrait-il, il ne sauraitvous rendre heureuse; tout ce qu’il fait est si gauche, toutce qu’il dit est si vide, qu’une femme de quelque intelligence nepeut s’empêcher d’être fatiguée et dégoûtée de lui vingt fois parjour. Quoi de plus contrariant pour une femme que de mener dans lemonde un grand gaillard de mari, bel homme et joli garçon, etd’être obligée de rougir de lui chaque fois qu’elle l’entendparler? D’entendre les autres hommes causer sensément, quandlui n’est capable de rien dire, et a l’air d’un sot? Ou, cequi est pire, de l’entendre dire des stupidités et faire rire delui comme d’un sot?

D’un autre côté, il y a tant de sortes desots, une si infinie variété de sots, et il est si difficile desavoir quel est le pire de l’espèce, que je suis obligée de vousdire: Pas de sot, mesdemoiselles, absolument, aucune espècede sot, sot furieux ou sot modéré, sot sage ou sot idiot;prenez n’importe quoi, si ce n’est un sot; bien plus, soyezn’importe quoi vous-même, soyez même vieille fille, la pire desmalédictions de la nature, plutôt que de ramasser un sot.

Mais laissons cela un moment, car j’aurail’occasion d’en reparler. Mon cas était particulièrement pénible,et je trouvais, dans cette malheureuse union, toute unecomplication de sottises variées.

D’abord, – et la chose, il faut l’avouer, estparfaitement insupportable, – mon mari était un sot vaniteux,tout opiniâtre[1]. Tout cequ’il disait était juste, était le mieux dit et décidait laquestion, sans la moindre considération pour aucune des personnesprésentes, ni pour rien de ce qui pouvait avoir été avancé pard’autres, même avec toute la modestie imaginable. Et néanmoins,quand il en venait à défendre son avis par l’argumentation et laraison, il le faisait d’une façon si faible, si vide, et siéloignée de son but, que c’en était assez pour dégoûter ceux quil’écoutaient et les faire rougir de lui.

En second lieu, il était affirmatif et entêté,et il l’était surtout dans les choses les plus simples ou les pluscontradictoires et telles qu’il était impossible d’avoir lapatience de les entendre énoncer.

Ces deux qualités, même s’il n’y en avait paseu d’autres, suffisaient à le rendre la plus insupportable créaturequ’on pût avoir pour époux; et l’on imagine, à première vue,l’espèce de vie que je menais. Cependant, je m’en tirais aussi bienque je pouvais, et retenais ma langue; ce qui était la seulevictoire que je remportasse sur lui. En effet, lorsqu’il voulaitm’entretenir de son bavardage bruyant et vide, et que je ne voulaispas lui répondre ou entrer en conversation avec lui sur le pointqu’il avait choisi, il se levait dans une rage inimaginable, ets’en allait. C’était ainsi que je me délivrais à meilleurmarché.

Je pourrais m’étendre ici sur la méthode quej’adoptai pour me faire une vie passable et facile avec lecaractère le plus incorrigible du monde; mais ce serait troplong, et les détails trop frivoles. Je me bornerai à en mentionnerquelques-uns que les événements que j’ai à raconter rendentnécessaires à mon récit.

J’étais mariée depuis quatre ans environ,lorsque je perdis mon père. – Ma mère était morte auparavant. – Monunion lui plaisait si peu, et il voyait si peu de motifs d’êtresatisfait de la conduite de mon mari, que, tout en me laissant, àsa mort, cinq mille livres et plus, il les laissa entre les mainsde mon frère aîné. Celui-ci, s’étant témérairement aventuré dansses opérations commerciales, fit faillite, et perdit, non seulementce qu’il avait à lui, mais aussi ce qu’il avait à moi, comme vousl’apprendrez tout à l’heure.

Ainsi je perdis la dernière marque de lalibéralité de mon père, parce que j’avais un mari à qui l’on nepouvait se fier: voilà un des avantages d’épouser un sot.

Dans la seconde année qui suivit la mort demon père, le père de mon mari mourut aussi. Je crus que sa fortunes’en trouvait considérablement augmentée, car tout le commerce dela brasserie, lequel était excellent, lui appartenait désormais enpropre.

Mais cette augmentation de propriété fut saruine, car il n’avait pas le génie des affaires. Il n’avait aucuneconnaissance des comptes de sa maison. Il eut bien l’air de seremuer à ce sujet, dans les commencements, et il prit un visaged’homme affairé. Mais il se relâcha vite. C’était chose au-dessousde lui que d’examiner ses livres; il laissait ce soin à sescommis et à ses comptables; et tant qu’il trouvait del’argent en caisse pour payer le malteur et les droits et pour enmettre un peu dans sa poche, il se sentait parfaitement à l’aise etsans souci, laissant le plus important aller au hasard.

Je prévoyais les conséquences, et plusieursfois j’essayai de le persuader de s’appliquer à ses affaires. Jelui rappelai combien ses clients se plaignaient de la négligence deses employés d’un côté, et combien, de l’autre, augmentait lenombre de ses débiteurs, par suite de l’insouciance de son commis àassurer les rentrées, et autres choses semblables. Mais il merepoussait soit avec de dures paroles, soit d’une façon détournée,en me représentant les choses autrement qu’elles n’étaient.

Quoi qu’il en soit, pour couper court à uneennuyeuse histoire qui n’a pas le droit d’être longue, il finit partrouver que son commerce déclinait, que son capital diminuait,bref, qu’il ne pouvait pas continuer les affaires. Une ou deux foisil dut mettre en gages ses ustensiles de brasseur pour satisfairel’excise; et, la dernière fois, il eut toutes les peines dumonde à les dégager.

Il en fut alarmé, et résolut de cesser lecommerce. Il n’en était pas fâché, d’ailleurs, prévoyant que s’ilne le faisait pas à temps, il serait forcé de cesser d’une autremanière, je veux dire en faisant banqueroute. De mon côté, je nedemandais pas mieux qu’il s’en retirât pendant qu’il lui restaitencore quelque chose, de peur de me trouver dépouillée dans mapropre maison et mise à la porte avec mes enfants; carj’avais maintenant cinq enfants. C’est le seul ouvrage, peut-être,à quoi les sots soient bons.

Je me considérais comme heureuse lorsqu’il euttrouvé quelqu’un à qui céder la brasserie.

En effet, après avoir payé une grosse somme,mon mari se trouva libéré, toutes ses dettes acquittées, et ayantencore de deux à trois mille livres sterling en poche. Obligés dedéménager de la brasserie, nous prîmes une maison à X***, villagesitué à dix milles de la ville environ. Tout bien considéré, je mecrus heureuse, je le répète, d’être sortie d’embarras à d’aussibonnes conditions; et si mon bel homme avait eu seulement sonplein bonnet de bon sens, je n’aurais pas encore été trop mal.

Je lui proposai d’acheter quelque bien avecl’argent, ou avec une partie, lui offrant d’apporter ma part quiexistait encore et qui pouvait se réaliser sûrement. De cette façonnous aurions pu vivre tolérablement, au moins pendant sa vie. Maiscomme c’est le propre d’un sot de ne pas prendre d’avis, ilnégligea celui-là, vécut comme auparavant, garda ses chevaux et sesgens, sortit tous les jours à cheval pour chasser dans laforêt; et, pendant ce temps-là, rien ne se faisait. Maisl’argent filait bon train, et il me semblait que je voyais la ruineaccourir, sans aucun moyen praticable de l’arrêter.

Je ne négligeai rien de tout ce que lapersuasion et les prières peuvent tenter; mais tout futinutile. Lui représenter comme notre argent s’en allait vite et ceque serait notre situation quand il n’y en aurait plus, cela nefaisait aucune impression sur lui. Comme un insensé, il continuaitsans nul souci de tout ce qu’on pourrait supposer que les larmes etles lamentations sont capables de faire. Il ne diminuait ni sadépense personnelle, ni son train, ni ses chevaux, ni sondomestique, jusqu’à la fin, où il ne lui resta plus même centlivres sterling au monde.

Il ne fallut pas plus de trois ans pourdépenser ainsi tout l’argent comptant. Et il le dépensa, je puis ledire, sottement; car les compagnies qu’il fréquentaitn’avaient rien d’estimable; c’étaient généralement deschasseurs, des maquignons et des gens inférieurs à lui: autreconséquence de la sottise chez un homme. Les sots, en effet, nesauraient trouver d’attrait à la société d’hommes plus sages etplus capables qu’eux; ce qui fait qu’ils entretiennentcommerce avec des coquins, boivent de la bière avec les portefaix,et font toujours leur compagnie de gens au dessous d’eux.

C’était là ma triste situation, lorsqu’unmatin mon mari me dit qu’il comprenait qu’il en était arrivé à unétat misérable, et qu’il voulait aller chercher fortune quelquepart, ou ailleurs. Il avait déjà dit des choses semblablesplusieurs fois auparavant, lorsque je le pressais de considérer sesressources et les ressources de sa famille avant qu’il fût troptard; mais, comme j’avais vu que dans tout cela il n’y avaitaucune idée sérieuse, – et, à la vérité, il n’y avait guère jamaisaucune idée dans ses paroles, quoi qu’il dît, – je pensai encorecette fois-ci que ce n’était que des mots en l’air. Lorsqu’il avaitbien répété qu’il voulait s’en aller, je souhaitais d’ordinairesecrètement à part moi, et même je me le disais nettement enpensée: Que ne le faites-vous donc! car si vouscontinuez ainsi, vous nous ferez tous mourir de faim.

Cependant il resta à la maison toute lajournée, et y passa la nuit. Le lendemain, de grand matin, il selève du lit, va à une fenêtre qui donnait sur les écuries, et sonnede son cor français, comme il l’appelait. C’était son signalordinaire pour appeler ses gens quand il sortait pour lachasse.

On était vers la fin d’août; il faisaitdonc encore clair dès cinq heures, et ce fut à peu près à cetteheure-là que je l’entendis, lui et deux de ses gens, sortir, etfermer les portes de la cour derrière eux. Il ne m’avait rien ditde plus qu’il ne le faisait d’ordinaire lorsqu’il sortait pour sonexercice favori. De mon côté, je ne me levai pas, et ne lui disrien de particulier; mais je repris mon sommeil après sondépart, et dormis pendant deux heures, ou environ.

Le lecteur sera sans doute un peu surprisd’apprendre brusquement que, depuis, je n’ai plus jamais revu monépoux. Il y a plus: non seulement je ne l’ai jamais revu,mais je n’ai jamais eu de ses nouvelles, ni directement, niindirectement, non plus que d’aucun de ses deux domestiques, ni deschevaux; je n’ai jamais su ce qu’ils devinrent, ou ni dansquelle direction ils étaient allés, ce qu’ils firent ou avaientl’intention de faire, pas plus que si le sol s’était ouvert et lesavait engloutis, et que personne n’en eût eu connaissance, si cen’est comme je le dirai ci-après.

Je ne fus aucunement surprise, ni le premier,ni le second soir; non, et même je ne le fus guère pendantles deux premières semaines, pensant que s’il lui était arrivéquelque malheur, j’en entendrais toujours parler assez tôt. Jesavais, d’un autre côté, qu’ayant avec lui deux domestiques ettrois chevaux, ce serait la chose la plus étrange du monde qu’illeur arrivât quelque chose à eux tous, sans que je l’apprisse tôtou tard.

Mais vous comprendrez facilement que, comme letemps s’écoulait, une semaine, deux semaines, un mois, deux mois,et ainsi de suite, je fus à la fin épouvantablement effrayée,surtout lorsque je réfléchissais à ma position, et que jeconsidérais dans quelle condition l’on m’abandonnait, avec cinqenfants, et sans un liard pour subvenir à leurs besoins, en dehorsde soixante-dix livres d’argent comptant environ, et des quelquesobjets précieux que j’avais sur moi, mais qui, quelle que fût leurvaleur, n’étaient rien pour entretenir une famille, surtout pendantlongtemps.

Que faire, je ne le savais; ni à quiavoir recours. Demeurer dans la maison où j’étais, je ne le pouvaispas: le loyer était trop élevé. La quitter sans les ordres demon mari, au cas où il reviendrait, je ne pouvais non plus ysonger. De sorte que je restai extrêmement perplexe, triste etdécouragée au plus haut point.

Cet état d’abattement dura près d’un an. Monmari avait deux sœurs, mariées, et très à leur aise, ainsi quequelques autres proches parents que je connaissais, et qui, jel’espérais, feraient quelque chose pour moi. J’envoyais souventauprès d’eux demander s’ils pouvaient me donner quelquerenseignement sur mon vagabond; mais ils répondaient tousqu’ils ne savaient rien à son sujet; et, après de nombreusescommissions de ce genre, ils finirent par me trouver importune, etpar me faire savoir qu’ils le trouvaient en donnant aux demandes dema bonne des réponses dédaigneuses et peu polies.

Cela me blessa fort et ajouta à monchagrin; mais je n’avais d’autre recours que les larmes, caril ne me restait plus un ami au monde. J’aurais dû faire remarquerque ce fut six mois environ avant cette disparition de mon mari quele désastre dont j’ai parlé frappa mon frère; il fitfaillite, et, dans ces tristes circonstances, j’eus lamortification d’apprendre, non seulement qu’il était en prison,mais qu’il n’y aurait que peu ou rien à retirer par voied’arrangement.

Les malheurs arrivent rarement seuls;celui-ci fut l’avant-coureur de la fuite de mon mari. Ainsi, mesespérances détruites de ce côté, mon mari parti, mes enfants surles bras et rien pour leur entretien, j’étais dans la condition laplus déplorable que puisse exprimer la parole humaine.

J’avais quelque argenterie et quelques bijoux,comme on peut le supposer d’après ma fortune et mon premierétat; et mon mari, qui ne s’était jamais arrêté à l’idée deses embarras, ne s’était pas trouvé dans la nécessité de medépouiller comme le font d’ordinaire les maris en des cassemblables. Mais comme j’avais vu la fin de tout mon argentcomptant pendant les longs jours passés à l’attendre, je commençaià me défaire d’une chose après l’autre. Ces quelques objets devaleur se mirent à disparaître à grande vitesse. Je ne vis plusrien devant moi que la misère et le plus profond désespoir, et mêmemes enfants mourant de faim sous mes yeux. Je laisse à toutescelles qui ont été mères et qui ont vécu dans l’abondance et dansle monde, à considérer et à apprécier ma position. Mon mari, je nem’attendais plus à le revoir jamais, ni ne l’espérais,d’ailleurs; c’était, en effet, de tous les hommes du monde,le moins capable de me venir en aide, ou de faire un mouvement dela main pour gagner un shilling qui soulageât notre misère. Il n’enavait ni les capacités, ni l’inclination. Il n’aurait pu êtrecommis, car à peine s’il avait une écriture lisible. Bien loin depouvoir écrire quelque chose qui eût du sens, il ne pouvait tireraucun sens de ce qu’écrivaient les autres; bien loin decomprendre le bon anglais, il ne savait pas même épeler le bonanglais. Être débarrassé de toute affaire faisait sesdélices; il restait appuyé contre un poteau pendant unedemi-heure de suite, une pipe à la bouche, dans la plus grandetranquillité du monde, fumant comme le paysan de Dryden quisifflait en marchant faute de pensées, et cela lorsque sa famille,pour ainsi dire, mourait de faim; gaspillant le peu qu’ilavait; ne sachant pas que nous étions saignés aux quatremembres et s’inquiétant aussi peu de savoir où il trouverait unautre shilling quand son dernier serait dépensé.

Le caractère et l’étendue de ses capacitésétant tels, j’avoue que je ne crus plus avoir fait une si grosseperte par son départ que je me l’étais figuré d’abord. Il n’enétait pas moins de sa part dur et cruel au suprême degré de ne pasme donner le moindre avis de ses projets. Et, à la vérité, ce quim’étonnait le plus, c’était qu’ayant certainement dû avoir eul’idée de son excursion au moins quelques moments avant del’entreprendre, il ne fût pas venu chercher la petite réserved’argent qui nous restait, ou du moins une partie, pour subvenir àses dépenses pendant quelque temps. Mais il ne le fit point;et je suis moralement certaine qu’il n’avait pas cinq guinéesvaillant quand il me quitta. Tout ce que je pus arriver à savoir àson sujet fut qu’il avait laissé son cor de chasse, qu’il appelaitcor français, dans l’écurie, ainsi que sa selle de chasse, et qu’ilétait parti en bel équipage, comme l’on dit, ayant une houssebrodée, une boîte à pistolets, et autres accessoires; un deses domestiques avait aussi une selle à pistolets, mais ordinaire,et l’autre un long fusil; en sorte qu’ils étaient sortiséquipés, non pas en chasseurs, mais plutôt en voyageurs. Quant à lapartie du monde où ils allèrent, je n’en entendis jamais parlerpendant maintes années.

Comme je l’ai dit, j’envoyai auxrenseignements près de ses parents; mais ils me renvoyaientdes réponses brèves et bourrues. Aucun d’eux ne proposa de venir mevoir, ni de voir les enfants; ils ne s’en informaient mêmepas, comprenant bien que j’étais dans une position à leur devenirbientôt, sans doute, un objet d’embarras. Mais il n’était plustemps de tergiverser avec eux, pas plus qu’avec le reste du monde.Je cessai d’envoyer; j’allai moi-même; je leur exposaicomplètement ma situation et la condition à laquelle j’étaisréduite; je les priai de me conseiller sur le parti quej’avais à prendre; je me fis aussi humble qu’ils le pouvaientdésirer, et les suppliai de considérer que je n’étais pas enposition de me suffire, et que, sans quelque secours, nouspéririons tous inévitablement. Je leur dis que si je n’avais qu’unenfant, ou deux enfants, j’aurais fait mes efforts pour les nourrirde mon aiguille, et que je ne serais venue à eux que pour les prierde m’aider à trouver de l’ouvrage, afin de pouvoir gagner mon painen travaillant. Mais imaginer une femme seule, qui n’a pas étéélevée à travailler, ne sachant où trouver de l’occupation et ayantà gagner le pain de cinq enfants, cela n’était pas possible;d’autant plus que quelques-uns de mes enfants étaient encorejeunes, et qu’il n’y en avait pas d’assez grands pour s’aider lesuns les autres.

Ce fut partout la même chose: je nereçus pas un liard de personne; à peine m’engagea-t-on àm’asseoir chez les deux sœurs; et, chez les deux plus prochesparents, on ne m’offrit ni à manger, ni à boire. Dans la cinquièmemaison, une vieille dame distinguée, tante de mon mari paralliance, veuve, et la moins à l’aise de toute ma parenté, me priade m’asseoir, me donna à dîner, et me ranima en me traitant avecplus de bienveillance que tous les autres; elle ajoutaseulement cette mélancolique réflexion qu’elle m’aurait biensecourue, mais qu’en vérité elle ne le pouvait pas, ce que,d’ailleurs, je savais être parfaitement vrai.

Chez elle, je me livrai au soulagement desaffligés, je veux dire les larmes; car, en lui racontantcomment j’avais été reçue par les autres parents de mon mari, cerécit me fit fondre en larmes, et je pleurai longtemps avecviolence, tant que je fis aussi pleurer la bonne vieille dame àplusieurs reprises.

Cependant, après toutes mes visites, je revinsà la maison sans aucun secours, et j’y restai jusqu’à ce que jefusse réduite à une misère qui défie toute description. J’étaisretournée plusieurs fois chez la vieille tante, et je l’avaisamenée à me promettre d’aller parler aux autres parents, pourpersuader quelqu’un d’entre eux, si c’était possible, de prendre aumoins les enfants, ou de contribuer pour quelque chose à leurentretien. Je dois lui rendre cette justice qu’elle fit tous sesefforts auprès d’eux; mais tout fut inutile, ils ne voulurentrien faire, du moins de ce côté-là. Je crois, qu’après bien dessollicitations, elle obtint, par une sorte de collecte faite entreeux tous, environ onze ou douze shillings: ce fut, sansdoute, un soulagement momentané, mais ce n’était pas cela, il estinutile de le dire, qui pouvait me délivrer d’une partie quelconquedu fardeau qui pesait sur moi.

Il y avait une pauvre femme qui avait été unesorte de cliente de notre famille, et pour laquelle j’avais, entretous nos autres parents, eu souvent beaucoup de bontés. Ma servanteme mit en tête un matin d’envoyer parler à cette pauvre femme et devoir si elle ne pourrait pas m’aider dans mon épouvantablesituation.

Il faut que je rappelle ici, à la louange decette pauvre fille, ma servante, que, bien que je ne pusse plus luidonner de gages, comme je le lui avais déclaré, et que je ne pussemême pas lui en payer l’arriéré, elle ne voulut pas me quitter. Ily a pas[2]: tant qu’elle eut quelque argent,lorsque je n’en avais pas, elle voulut m’aider du sien. J’aireconnu son attachement et sa fidélité; mais néanmoins ellene fut, à la fin, payée de tout cela qu’en mauvaise monnaie, commeon le verra en son lieu.

Amy (c’était son nom) me fit donc penser àenvoyer dire à cette pauvre femme de venir me trouver. J’étaisalors dans une grande misère, et je m’y résolus. Mais précisémentle matin que j’avais l’intention de le faire, la vieille tante vintme voir, accompagnée de la pauvre femme. La bonne vieille dameparaissait être en grande inquiétude à mon sujet; et elleavait encore parlé à ces gens, pour voir ce qu’ils pourraient fairepour moi, mais avec bien peu de résultat.

Vous aurez quelque idée de ma misère d’alorspar la situation dans laquelle elle me trouva: j’avais cinqenfants dont le plus âgé n’avait pas dix ans, et pas un shillingdans la maison pour leur acheter des aliments; mais j’avaisenvoyé Amy pour vendre une cuiller d’argent et rapporter quelquechose de chez le boucher, et j’étais dans un petit salon, assisesur le sol, avec un gros tas de vieux chiffons, de linge etd’autres objets autour de moi, examinant si je n’avais rien làdedans qui pût se vendre ou s’engager pour un peu d’argent;et je pleurais jusqu’à éclater à force de sanglots, en songeant àce que je ferais ensuite.

C’est à ce moment qu’elles frappèrent à laporte. Je crus que c’était Amy, et je ne me levai pas. Un desenfants alla ouvrir, et elles entrèrent aussitôt dans la chambre oùj’étais et où elles me trouvèrent dans cette posture, sanglotant detoutes mes forces. Je fus surprise de leur arrivée, vous pouvez lecroire, surtout en voyant la personne même que je venais de medécider à envoyer chercher. Mais quand elles me virent, avec lamine que j’avais, car mes yeux étaient enflés à force de pleurer,ainsi que l’état de la maison où je demeurais et les tas d’objetsqui se trouvaient autour de moi, surtout quand je leur eus dit ceque je faisais, et pour quel motif, elles s’assirent, comme lestrois consolateurs de Job, et ne me dirent pas un mot pendant unlong espace de temps; mais toutes les deux pleuraient aussiabondamment et aussi sincèrement que moi.

À la vérité, mon cas ne demandait pas beaucoupde discours; les choses parlaient d’elles-mêmes. Elles mevoyaient au milieu des haillons et de la saleté, moi qui, naguèreencore, avais ma voiture; maigre, et ayant presque l’aird’une morte de faim, moi qui étais auparavant grasse et de bellemine. La maison, autrefois garnie d’un beau mobilier, de tableaux,d’ornements, de buffets, de trumeaux et de tout ce qu’il fallait,était maintenant dépouillée et nue, presque tout ayant été saisipar le propriétaire pour le loyer ou vendu pour acheter lenécessaire. En un mot, tout était misère et dénuement;partout on voyait l’image de la ruine. Nous avions à peu près toutmangé, et il ne restait plus guère rien, à moins que, semblable àl’une des pitoyables femmes de Jérusalem, je ne mangeasse jusqu’àmes propres enfants.

Ces deux bonnes créatures étaient, comme jel’ai dit, assises en silence depuis quelque temps, et elles avaientbien tout regardé autour d’elles, lorsque ma servante, Amy, rentra.Elle rapportait une petite poitrine de mouton et deux gros paquetsde navets, dont elle voulait faire un ragoût pour notre dîner. Pourmoi, mon cœur était si accablé de voir ces deux amies, – carc’étaient des amies, quoique pauvres. – et d’être vue par elles enun tel état, que je tombai dans une autre violente crise de larmes,si bien que je ne pus leur parler encore de longtemps.

Pendant que j’étais dans ce désespoir, ellesprirent à part ma servante Amy dans un coin de la chambre etcausèrent avec elle. Amy leur donna tous les détails de masituation et les exprima en termes si touchants et si naturels queje n’aurais pu, dans aucune circonstance, en faire autantmoi-même; bref, elle les émut si bien l’une et l’autre que lavieille tante vint à moi, et que, malgré les larmes qui larendaient presque incapable de parler, elle me ditrapidement:

«Voyez-vous, cousine; ça ne peutpas rester comme ça; il faut prendre un parti, etimmédiatement. Où sont nés ces enfants, je vousprie?»

Je lui dis la paroisse où nous demeurionsauparavant, que quatre d’entre eux y étaient nés, et que l’autreétait né dans la maison où j’étais et dont le propriétaire, aprèsavoir, avant de connaître ma situation, saisi mes meubles pour leloyer arriéré, m’avait ensuite autorisée à demeurer toute une annéesans rien payer; et cette année, ajoutai-je, était presqueexpirée maintenant.

Après avoir entendu ce récit, elles décidèrentqu’elles porteraient elles-mêmes tous les enfants à la porte dequelqu’un des parents dont j’ai parlé plus haut, qu’ils y seraientdéposés par la servante Amy, et que moi, la mère, je m’en iraispour quelques jours, fermerais la maison, et disparaîtrais. Ondirait à ces gens, que s’ils ne jugeaient pas convenable de prendreun peu soin des enfants, ils pouvaient envoyer chercher lesmarguilliers au cas où ils croiraient que cela valait mieux;car ces enfants étaient nés dans leur paroisse, et il fallaitpourvoir à leur subsistance. Quant à l’autre enfant, né dans laparoisse de ***, les autorités en prenaient déjà soin; et, eneffet, ils avaient si bien compris la misère de la famille, qu’ilsavaient, au premier mot, fait ce qui leur incombait de faire.

Voilà ce que me proposèrent ces excellentesfemmes, et elles me prièrent de m’en remettre à elles pour lereste. Je fus, tout d’abord, vivement affligée de l’idée de meséparer de mes enfants, surtout à l’idée de cette chose terrible,qu’ils seraient à la garde de la paroisse. Puis, cent mille choseshorribles me vinrent à l’esprit, des histoires d’enfants de laparoisse morts de faim en nourrice; d’autres ruinés de santé,déviés, boiteux, etc., parce qu’on n’avait pas pris assez soind’eux. Et ces pensées faisaient défaillir mon cœur au dedansmoi.

Mais la misère de ma position m’endurcit lecœur vis-à-vis de ma propre chair et de mon propre sang.Considérant qu’ils mourraient de faim infailliblement, et moiaussi, si je continuais à les garder près de moi, je commençai à mefaire à l’idée de me séparer d’eux tous, n’importe comment etn’importe où, afin de me délivrer de l’épouvantable nécessité deles voir tous périr et de périr moi-même avec eux. Je consentisdonc à m’en aller de la maison, et à laisser l’exécution de toutecette affaire à ma servante Amy et à elles. Je fis comme c’étaitconvenu; et, dans l’après-midi même, elles les portèrent tousà une des tantes.

Amy, fille résolue, frappa à la porte, ayanttous les enfants avec elle; et elle dit à l’aîné, aussitôtque la porte serait ouverte, de se précipiter à l’intérieur, ettout le reste après lui. Elle les déposa tous devant la porte avantde frapper, et, quand elle eut frappé, elle attendit qu’uneservante vînt à la porte.

«Mon cœur, dit-elle, allez, je vousprie, dire à votre maîtresse que voici ses petits cousins quiviennent de ***, pour la voir;» – et elle nommait laville où nous demeurions.

Là dessus la servante se mit en devoir deretourner.

«Tenez, enfant, dit Amy, donnez la mainà l’un d’eux, et je mènerai le reste.»

Elle lui donne donc le plus petit, et la fillerentre en toute innocence, avec le petit à la main. Amy alorsintroduit les autres derrière elle, ferme la porte doucement, ets’éloigne aussi vite qu’elle peut.

Juste pendant que ceci se passait, au momentmême où la servante et sa maîtresse se querellaient (car lamaîtresse s’emportait contre elle et la grondait comme unefurie: elle lui avait ordonné de courir après Amy; lafille était allée jusqu’à la porte, mais Amy avait disparu, et laservante était hors d’elle-même, et la maîtresse aussi),précisément sur ces entrefaites, disais-je, arrive la pauvrevieille femme, pas ma tante, mais l’autre qui était venue en mêmetemps chez moi. Elle frappe à la porte. La tante n’était pas venue,parce qu’elle s’était mise en avant comme mon avocat, et qu’onl’aurait soupçonnée de quelque machination. Quant à l’autre femme,on ne savait même pas qu’elle eût eu aucune relation avec moi.

Amy et elle avaient concerté ceci entre elles,et c’était assez bien imaginé.

Quand elle entra dans la maison, la maîtressefumait et rageait comme une folle furieuse; elle appelait saservante de tous les synonymes qu’elle pouvait trouver, à coquineet péronnelle; elle criait qu’elle prendrait les enfants etles jetterait tous à la rue. La pauvre bonne femme, la voyant dansun tel emportement, se retourna comme si elle eût voulu être déjàdehors, et dit:

«Madame, je reviendrai une autre fois.Je vois que vous êtes occupée.

»–Non, non, madame, dit lamaîtresse, je ne suis pas très occupée; asseyez-vous. Cettesotte créature, qui est là, m’a fait entrer et m’a mis sur le dostoute la maisonnée d’enfants de mon imbécile de frère, et elle medit qu’une fille les avait amenés jusqu’à la porte, les avaitpoussés dans la maison, et lui avait demandé de les conduire à moi.Mais cela ne me gênera guère, car j’ai donné l’ordre de les déposerdans la rue, dehors; et ainsi les marguilliers de la paroisseprendront soin d’eux ou obligeront cette stupide femelle de lesramener à ***. Que celle qui les a mis au monde s’occupe d’eux sielle veut. Pourquoi m’envoie-t-elle sa marmaille?

»–C’est véritablement le secondparti qui serait le meilleur des deux, dit la pauvre femme, si lachose était faisable; et cela m’amène à vous dire macommission et la cause de ma visite, car je venais précisément àpropos de cette affaire, pour empêcher qu’on ne vous mette toutceci sur les bras; mais je vois que je suis venue troptard.

»–Que voulez-vous dire par troptard? dit la maîtresse. Quoi! Vous avez donc un intérêtdans cette affaire? Quoi? Avez-vous contribué à attirersur nous cet opprobre de famille?

»–J’espère que vous ne pensez pasune telle chose de moi, madame, dit la pauvre femme. Mais je suisallée ce matin à ***, voir mon ancienne maîtresse et bienfaitrice,– car elle a été bien bonne pour moi; et quand je suisarrivée à la porte, j’ai trouvé tout soigneusement fermé à la clefet au verrou, et la maison paraissant comme si personne n’yétait.

»J’ai frappé à la porte, mais personnen’est venu. À la fin, quelques servantes du voisinage m’ontcrié: «Personne ne demeure là, maîtresse. Pourquoifrappez-vous? – J’eus l’air surprise. – Quoi, personne nedemeure là? dis-je. Que voulez-vous dire? Est-ce queMrs*** ne demeure pas là? – Non,répondit-on, elle est partie. – Alors j’entrai en conversation avecl’une d’elles, et lui demandai ce qu’il y avait. – Ce qu’il ya! dit-elle. Eh bien! il y en a assez: la pauvredame a vécu là toute seule, sans rien pour subsister, pendantlongtemps, et, ce matin, le propriétaire l’a jetée à la porte.

»Jetée à la porte? dis-je. Etquoi? avec tous ses enfants? Pauvres agneaux, quedeviennent-ils?

»Et bien, en vérité, me dit-on, rien depire ne pouvait leur arriver que de rester ici, car ils étaient àpeu près morts de faim; aussi les voisins, voyant la pauvredame dans une telle misère, – elle pleurait et se tordait les mainssur ses enfants, comme une folle, – envoyèrent chercher lesofficiers de la paroisse pour prendre soin des enfants. Ils vinrentet prirent le plus jeune, qui était né dans cette paroisse;ils lui ont donné une très bonne nourrice et prennent soin de lui.Mais, quant aux quatre autres, ils les ont envoyés à quelquesparents du père, qui sont des gens très à l’aise, et qui, de plus,demeurent dans la paroisse où les enfants sont nés.

»La surprise ne m’empêcha pas de prévoirimmédiatement que cet ennui retomberait sur vous ou surM.***. Aussi venais-je sans tarder vous en avertir afin quevous y fussiez préparée et que vous ne fussiez pas surprisevous-même; mais je vois qu’ils ont été plus prompts que moi,et je ne sais que conseiller. La pauvre femme, à ce qu’il paraît, aété jetée à la porte, dans la rue. Un autre voisin m’a dit qu’en sevoyant enlever ses enfants elle s’évanouit; et lorsqu’elleeut repris ses sens, elle était devenue folle. La paroisse l’a faitmettre dans la maison de fous, car il n’y a plus personne pours’occuper d’elle.»

Tout ceci fut représenté au naturel par cettepauvre bonne et affectueuse créature. Son intention étaitparfaitement bonne et charitable; mais encore n’y avait-ilpas un mot de vrai dans ce qu’elle racontait; car monpropriétaire ne m’avait pas mise à la porte, et je n’étais pasdevenue folle. Il était vrai, pourtant, qu’en me séparant de mespauvres enfants, je m’étais évanouie, et que je fus comme insenséelorsque je revins à moi et trouvai qu’ils étaient partis. Mais jerestai longtemps encore dans la maison, comme vous le verrez.

Pendant que la pauvre femme contait sa lugubrehistoire, le mari de la dame entra. Bien que le cœur de celle-cifut endurci contre toute pitié, elle qui était la véritable etproche parente des enfants, puisque c’étaient les enfants de sonpropre frère, – l’excellent homme fut tout attendri par le sombretableau de la situation de la famille, et lorsque la pauvre femmeeut terminé, il dit à sa femme:

«C’est un cas bien triste, ma chère,vraiment; et il faut faire quelque chose.»

Sa femme se tourna vers lui, furieuse.

«Quoi! dit-elle. Voulez-vous avoirquatre enfants à entretenir? N’avons-nous pas lesnôtres? Voudriez-vous que cette marmaille vînt manger le painde mes enfants? Non, non; qu’ils aillent à la paroisse,et que celle-ci se charge d’eux, je me charge des miens.

»–Allons, allons, ma chère, dit lemari; la charité envers les pauvres est un devoir, et quidonne aux pauvres prête au Seigneur. Prêtons à notre Père célesteun peu du pain de nos enfants, comme vous dites; ce sera poureux une réserve bien placée; ce sera la meilleure garantieque nos enfants n’en viendront jamais à avoir besoin de la charité,ni à être jetés dehors, comme le sont ces pauvres innocentescréatures.

»–Que me parlez-vous degaranties? dit la femme. Une bonne garantie pour nos enfants,c’est de garder ce que nous avons, et de pourvoir à leurs besoins.Il sera toujours temps d’aider à l’entretien des enfants desautres. Charité bien ordonnée commence par soi-même.

»–Mais, ma chère, reprit-il, je neparle que de placer un peu d’argent à intérêt: notre Créateurest un emprunteur solvable; il n’y a jamais à craindred’avoir de mauvaises créances de ce côté-là, j’en réponds,enfant.

»–Ne vous moquez pas de moi avecvotre charité et vos allégories, dit la femme en colère. Je vousdis que ce sont des parents à moi, et non à vous, et qu’ils nepercheront pas ici. Ils iront à la paroisse.

«–Tous vos parents sont les miensà présent, dit le bon gentleman avec un grand calme; et je neverrai pas vos parents dans la misère sans en prendre pitié, nonplus que je ne verrais les miens. Non, vraiment, ma chère, ilsn’iront pas à la paroisse. Je vous l’affirme, aucun des parents dema femme n’ira à la paroisse, si je peux l’empêcher.

»–Et quoi? voulez-vousprendre quatre enfants à élever? dit la femme.

»–Non, non, ma chère. Il y a votresœur ***: j’irai lui parler; et votre oncle ***;je l’enverrai chercher, lui et les autres. Je vous promets que,lorsque nous serons tous ensemble, nous trouverons les voies etmoyens pour garantir ces quatre pauvres petits êtres de lamendicité et de la faim; autrement ce serait bien dur. Nousne sommes, personne de nous, en si mauvaise position de fortune quenous ne puissions mettre de côté quelques miettes pour lesorphelins. Ne fermez pas vos entrailles à la pitié devant votrepropre chair et votre propre sang. Pourriez-vous entendre cespauvres enfants innocents crier la faim à votre porte, et ne pasleur donner du pain?

»–Et quel besoin qu’ils crient ànotre porte, s’il vous plaît? dit-elle. C’est l’affaire de laparoisse de s’occuper d’eux. Ils ne crieront pas à notre porte. Ets’ils crient, je ne leur donnerai rien.

»–Vous ne leur donnerezrien? dit-il. Mais moi, je leur donnerai. Rappelez-vous quel’Écriture a une parole terrible dirigée contre nous. Proverbes,chapitre XXI, verset 13: «Quiconque se bouche lesoreilles aux cris des pauvres, celui-là criera aussi lui-même, maispersonne ne l’entendra.»

»–C’est bien, c’est bien,dit-elle. Il faut bien que vous fassiez ce que vous voulez, puisquevous prétendez être le maître. Mais si j’étais libre, je lesenverrais où ils doivent être envoyés. Je les enverrais d’où ilsviennent.

La pauvre femme mit alors son mot.

» – Mais, madame, dit-elle, ce serait lesenvoyer mourir de faim, en vérité; car cette paroisse d’oùils viennent, n’est point obligée à se charger d’eux, et parconséquent, ils coucheraient et périraient dans la rue.

»–Ou on les renverrait à notreparoisse dans la voiture de l’hôpital, en vertu d’un mandat du jugede paix, dit le mari; et nous serions ainsi, nous et tous nosparents, couverts de honte aux yeux de nos voisins et de ceux quiont connu le bon vieux gentleman, leur grand-père, qui a demeuré etfleuri dans cette paroisse pendant tant d’années, si aimé de toutle monde, et le méritant si bien.

»–Je me soucie de tout cela moinsque d’un liard, quant à moi, dit la femme. Je n’en garderai pasun.

»–Bien, ma chère, dit lemari; mais moi, je m’en soucie, et je ne veux pas avoir cettetache sur ma famille et sur nos enfants. C’était un ancien, unhomme digne et bon, et son nom est respecté de tous ses voisins. Onreprochera, à vous qui êtes sa fille, et à nos enfants qui sont sespetits-enfants, de laisser les enfants de votre frère périr, outomber à la charge du public, au lieu même où florissait autrefoisvotre famille. Allons, n’en dites pas davantage. Je vais voir cequ’on peut faire.»

Là-dessus, il convoque et rassemble tous lesparents à une taverne près de là.

Il envoya chercher les quatre petits enfants,pour qu’on les vît. Dès le premier mot, tous convinrent qu’ils s’enchargeraient; et, comme sa femme était dans une rage tellequ’elle ne voulait pas permettre qu’on en gardât un seul chez elle,ils convinrent de les garder tous ensemble momentanément. Enconséquence, ils les confièrent à la pauvre femme qui avait préparél’affaire, et ils s’obligèrent, vis-à-vis les uns des autres, àfournir les sommes nécessaires pour leur entretien. Enfin, pourqu’aucun des enfants ne fût séparé des autres, ils envoyèrentchercher le plus jeune dans la paroisse où on l’avait accepté, etils les firent tous élever ensemble.

J’empièterais trop sur le reste de mon récitsi je racontais en détail la tendresse charitable avec laquelle cetexcellent homme, qui n’était que l’oncle par alliance de mesenfants, conduisit toute l’affaire, et quel soin il pritd’eux: allant constamment les voir, s’assurant qu’ils avaienttout ce qu’il leur fallait, qu’ils étaient bien vêtus, qu’ilsallaient à l’école, et finalement qu’ils entraient dans le mondedans de bonnes conditions. Il suffit de dire qu’il se conduisitplutôt comme un père envers eux que comme un oncle par alliance,bien que ce fût toujours tout à fait en opposition à la volonté desa femme, qui n’avait point le cœur si tendre et si compatissantque son mari.

Vous pouvez croire que j’appris tout cela avecle même plaisir que j’en ressens maintenant à le rapporter;car j’avais une peur terrible en pensant que mes enfants seraientélevés dans le malheur et la misère, comme il doit arriver à ceuxqui n’ont pas d’amis, mais qui sont abandonnés à la bienfaisanced’une paroisse.

Cependant, je commençais une nouvelle phase demon existence. J’avais sur les bras une grande maison et quelquemobilier de reste; mais je ne pouvais pas plus y subvenir àmes besoins et à ceux d’Amy, que lorsque j’y étais avec mes cinqenfants. Je n’avais rien pour vivre que ce que je pouvais gagnerpar mon travail, et ce n’était pas une ville où il fût possible dese procurer beaucoup d’ouvrage.

Mon propriétaire avait été véritablement trèsbon après avoir appris la position où j’étais, bien qu’avantd’avoir été informé de ces circonstances, il fût allé jusqu’àsaisir mes effets et même jusqu’à m’en enlever quelques-uns.

Mais, depuis, il y avait trois trimestres quej’habitais sa maison et que je ne lui payais pas de loyer, et, cequi était pire, je n’étais pas en position de lui en payer aucun.Cependant, je remarquais qu’il venait me voir plus souvent, qu’ilse montrait de plus en plus bienveillant à mon égard, et qu’il meparlait plus amicalement qu’il n’avait l’habitude de le faire. Plusparticulièrement, les deux ou trois dernières fois qu’il étaitvenu, il avait remarqué, avait-il dit, comme je vivais pauvrement,combien bas j’étais réduite, et autres choses semblables. Il medisait que cela l’affligeait pour moi. La dernière fois, il futplus tendre encore: il me dit qu’il venait dîner avec moi, etqu’il fallait que je lui donne congé de me régaler. Il fit venir maservante Amy, et l’envoya acheter un rôti. Il lui expliqua cequ’elle devait acheter. Mais comme il nommait deux ou trois chosesparmi lesquelles elle pouvait choisir, la servante, fille rusée quim’était attachée comme l’ongle au doigt, n’acheta riendéfinitivement; mais elle amena avec elle le boucher, portantles deux choses qu’elle avait choisies, pour qu’il prît celle quiserait le plus à son goût. L’une était un gros et très bon cuissotde veau; l’autre un carré de côtes de bœuf, à rôtir. Il lesregarda; mais il me pria de faire marché à sa place avec leboucher, ce que je fis; puis je revins lui dire ce que leboucher demandait pour les deux morceaux, et le prix de chacun desdeux. Il tira alors onze shillings et trois pence, prix des deuxpièces ensemble, et me pria de les prendre toutes les deux. Lereste, dit-il, servirait une autre fois.

J’étais étonnée, vous pouvez le croire, de lalibéralité d’un homme qui faisait naguère encore ma terreur et quiavait arraché les meubles de la maison comme une furie. Toutefois,je me rappelai que ma misère avait attendri son cœur, et lui avaitinspiré ensuite assez de compassion pour me permettre d’habiter samaison sans payer de loyer pendant une année entière.

Mais voilà qu’il prenait la figure, non passeulement d’un homme charitable, mais d’un homme mû par l’amitié etla tendresse; et la chose était assez inattendue poursurprendre. Nous bavardâmes ensemble, et fûmes ce que je pourraisappeler gais; et je puis bien dire que je ne l’avais pas étédepuis trois ans. Il envoya chercher du vin, et aussi de la bière,car nous n’en avions pas. La pauvre Amy et moi, nous ne buvions quede l’eau depuis bien des semaines, et vraiment, j’ai souvent admiréla nature fidèle de la pauvre fille, dont elle fut finalement assezmal payée par moi.

Lorsque Amy fut revenue avec le vin, il lui enfit remplir un verre, et, ce verre à la main, il vint à moi etm’embrassa, ce qui, je le confesse, me surprit un peu. Mais ce quisuivit me surprit bien davantage; car il me dit que, si latriste condition à laquelle j’étais réduite l’avait fait me prendreen pitié, ma conduite et le courage avec lequel je la supportaislui avaient donné pour moi un respect plus qu’ordinaire, et lerendaient très soucieux de mes intérêts; qu’il était décidépour le moment à faire quelque chose pour me soulager, et àréfléchir en même temps pour voir s’il pourrait, à l’avenir, memettre en chemin de me suffire à moi-même.

Me voyant changer de couleur et paraîtresurprise de son discours, – car je l’étais, à coup sûr, – il setourne vers ma servante, Amy, et, tout en la regardant, medit:

«Je dis tout ceci devant votre bonne,madame, parce que vous devez toutes les deux, elle et vous, savoirque je n’ai pas de mauvais desseins, et que c’est par pureaffection que j’ai résolu de faire, si je peux, quelque chose pourvous. Comme j’ai été témoin de l’honnêteté et de la fidélité peucommunes de MrsAmy, vis-à-vis de vous, dans votremisère, je sais qu’on peut lui confier un projet honnête comme lemien; car, je vous le déclare, j’ai aussi un certain degré derespect pour votre servante, à cause de l’attachement qu’elle vousporte.

Amy fit la révérence, et la pauvre fille parutsi confuse de joie, qu’elle ne put parler. Elle changeait à toutmoment de couleur; tantôt elle rougissait comme del’écarlate, et, la minute suivante, elle était aussi pâle que lamort.

Ayant donc ainsi parlé, il s’assit, me fitasseoir, but à ma santé, et me fit boire deux verres de vin coupsur coup.

«Vous en avez besoin»,disait-il.

Et, en effet, j’en avais besoin. Lorsque j’eusfini:

«Allons, Amy, dit-il, avec la permissionde votre maîtresse, vous aurez aussi un verre.»

Et il lui fit boire deux verres de suiteégalement. Puis, se levant:

«Et maintenant, Amy, dit-il, allezdîner. Et vous, madame, continua-t-il, allez faire votre toilette,et vous redescendrez souriante et gaie». Il ajouta:«–Je vous mettrai à l’aise, si je puis». Enattendant, il allait, dit-il, faire un tour dans le jardin.

Lorsqu’il fut parti, Amy changea tout à faitde physionomie: de sa vie, elle n’avait eu l’air plusgai.

«Chère madame, dit-elle, que veut fairece gentleman?

»–Eh bien, Amy, répondis-je, ilveut nous faire du bien, n’est-ce pas cela? Je ne sacheaucune autre intention qu’il puisse avoir, car il n’a rien àespérer de moi.

»–Je vous garantis, madame, qu’ilvous demandera une faveur avant longtemps.

»–Non, non, vous vous trompez,Amy, j’en suis sûre, répondis-je. Vous avez entendu ce qu’il a dit,n’est-ce pas?

»–Oui, dit Amy. Mais c’est égal,vous verrez ce qu’il fera après dîner.

»–Bien, bien, Amy, dis-je, vousavez une mauvaise opinion de lui. Je ne saurais être de votre avis.Je ne vois encore rien en lui qui l’annonce.

»–Pour cela, madame, dit Amy, jene vois rien non plus. Mais qu’est-ce qui pourrait pousser ungentleman à avoir pitié de nous, comme il le fait?

»–Oui, dis-je; mais c’estaussi porter les choses trop loin que de supposer un homme méchantparce qu’il est charitable, et vicieux parce qu’il est bon.

»–Oh! madame, dit Amy, il ya toute une source de charité dans ce vice-là. Il n’est pas siétranger aux choses du monde qu’il ne sache bien que la pauvretéest l’aiguillon le plus fort, une tentation à laquelle nulle vertun’est assez puissante pour résister. Il connaît notre conditionaussi bien que nous.

»– Eh bien! et après,quoi?

»–Eh bien! après, il saitaussi que vous êtes jeune et belle, et il a la plus sûre amorce dumonde pour vous prendre avec.

»–Soit, Amy, dis-je; mais ilpeut aussi se trouver déçu dans une affaire comme celle-là.

»–Ah! madame, dit Amy,j’espère que vous ne le refuserez pas, s’il l’offre.

»–Qu’entendez-vous par là,friponne? lui dis-je. Non. Je mourrais de faimauparavant.

»–J’espère que non, madame.J’espère que vous seriez plus sage. Je suis sûre que s’il veut vousremettre sur pied, comme il le dit, vous ne devez rien lui refuser.Mais vous mourrez de faim si vous n’y consentez pas, c’estcertain.

»–Quoi! consentir à coucheravec lui pour avoir du pain? Amy, comment pouvez-vous parlerainsi? lui dis-je.

»–Eh! madame, dit Amy, je necrois pas que vous le fassiez pour rien autre chose. Ce ne seraitlégitime pour rien autre chose. Mais pour avoir du pain,madame! Eh! personne ne saurait mourir de faim. Il n’ya pas de moyen de se soumettre à cela, à coup sûr!

»–Oui, dis-je. Mais s’il veut medonner assez de bien pour vivre, il ne couchera pas avec moi, jevous en réponds.

»–Eh bien, voyez-vous, madame,s’il voulait vous donner assez pour vivre à l’aise, en retour, ilpourrait coucher avec moi, de tout mon cœur.

»–Voilà un témoignaged’incomparable affection pour moi, Amy, lui dis-je; et jesais l’apprécier à sa valeur. Mais il y a là plus d’amitié qued’honnêteté, Amy.

» – Oh! madame, dit Amy, je feraisn’importe quoi pour vous retirer de cette triste position. Quant àl’honnêteté, je crois l’honnêteté hors de question lorsqu’on estdans le cas de mourir de faim. N’est-ce pas à quoi nous sommespresque réduites?

«–Je le sais, il est vrai, dis-je,et tu l’es pour l’amour de moi. Mais se prostituer, Amy!… etje m’arrêtai.

»–Chère madame, dit Amy, si jesuis capable de mourir de faim pour l’amour de vous, je suiscapable de me prostituer, ou de faire n’importe quoi, pour l’amourde vous. Ah! je mourrais bien pour vous, s’il lefallait!

»–C’est là un excès d’affectionque je n’ai jamais montré encore, Amy, lui dis-je. Je souhaited’être quelque jour en état de le reconnaître comme il convient.Mais cependant, Amy, vous ne vous prostituerez pas à lui, pourl’obliger à être bon pour moi; non, Amy, pas plus que je neme prostituerai à lui, quand même il me donnerait beaucoup plusqu’il ne peut me donner ou faire pour moi.

»–Ah! madame, reprit Amy, jene dis pas que j’irai l’en prier; mais je dis que s’ilpromettait de faire ça et ça pour vous, et qu’il y mît cettecondition qu’il ne vous servirait qu’autant que je le laisseraiscoucher avec moi, il coucherait avec moi aussi souvent qu’il levoudrait, plutôt que de vous priver de son assistance. Mais toutcela n’est que du bavardage, madame. Je ne vois aucune nécessité detenir de tels discours, et vous êtes d’avis que cela ne sera pointnécessaire.

»–Oui, je le crois, Amy;mais si c’était nécessaire, je vous le répète, je mourrais avant deconsentir, ou avant que vous consentiez pour l’amour demoi.»

Jusque-là j’avais conservé non seulement lavertu elle-même, mais encore les inclinations et les résolutionsvertueuses. Si je m’y étais tenue, j’aurais été heureuse, quandmême j’eusse littéralement péri de faim. Car il est hors dequestion qu’une femme devrait plutôt mourir que de prostituer savertu et son honneur, quelle que puisse être la tentation.

Mais revenons à notre histoire. Il se promenadans le jardin, lequel était, il est vrai, tout en désordre, etenvahi par les mauvaises herbes, parce que je n’avais pu louer unjardinier pour y faire aucun travail, pas même pour y défoncer lesol de manière à y semer quelques navets et quelques carottes pourles besoins de la famille. Lorsqu’il l’eut examiné, il rentra, etenvoya Amy chercher un pauvre homme, qui était jardinier et aidaitautrefois notre domestique; il l’amena dans le jardin et luiordonna d’y faire plusieurs choses pour le remettre un peu enordre. Ceci lui prit bien près d’une heure.

Pendant ce temps, je m’étais habillée aussibien que je le pouvais. J’avais encore d’assez bon linge;mais je n’avais qu’une pauvre coiffure; pas de nœuds,seulement de vieux morceaux; pas de collier: pas deboucles d’oreilles; tant cela était parti depuis longtemps,pour avoir un peu de pain.

Cependant, j’étais proprement et soigneusementmise, et en meilleur état qu’il ne m’avait vue depuis bienlongtemps; et il parut enchanté de me voir ainsi; car,dit-il, je paraissais si inconsolable et si désespérée auparavant,que cela l’affligeait de me regarder. Il m’engagea à reprendre boncourage, parce qu’il espérait me mettre en position de vivre dansle monde, sans rien devoir à personne.

Je lui dis que c’était impossible, car il mefaudrait nécessairement être redevable à lui, puisque tous les amisque j’avais au monde ne voulaient ou ne pouvaient faire pour moiautant que ce qu’il disait.

«Eh bien, dit-il, pauvre veuve (c’estainsi qu’il m’appelait, et je l’étais bien véritablement dans leplus mauvais sens où l’on puisse employer ce mot de désolation), sivous êtes redevable à moi, vous ne le serez à personneautre.»

Cependant le dîner était prêt, et Amy entrapour mettre la nappe. C’était un bonheur, en vérité, qu’il n’y eûtque lui et moi à dîner, car je n’avais plus que six assiettes etdeux plats dans la maison. Mais il savait l’état des choses, et ilme pria de ne pas faire de cérémonie et de me servir de ce quej’avais. Il espérait, ajoutait-il, me voir dans un meilleuréquipage. Il n’était pas venu pour être traité, mais pour metraiter, me raffermir et m’encourager. Il continua ainsi, meparlant si gaiement et de choses si gaies que c’était pour mon âmeun vrai cordial que de l’entendre parler.

Nous commençâmes donc à dîner. Je suis sûreque j’avais à peine fait un bon repas depuis un an; du moinsje n’avais jamais eu un rôti comparable à cette longe de veau. Jemangeai de fort bon appétit, vraiment; et ainsi fit-il, touten me faisant boire trois ou quatre verres de vin. Bref, mesesprits étaient excités au-delà de l’ordinaire; j’étais nonseulement gaie, mais pleine d’entrain, et il m’encourageait àl’être.

Je lui dis que j’avais une foule de bonnesraisons pour être si gaie, voyant qu’il était si bon pour moi etqu’il me donnait l’espoir de me relever de la situation la plusdéplorable dans laquelle une femme de n’importe quel rang fûtjamais tombée. Il devait bien croire que ce qu’il m’avait dit étaitcomme s’il m’avait ressuscitée d’entre les morts. C’était commeramener un malade du bord de la tombe. Comment je lui en rendraisjamais l’équivalent, je n’avais pas encore eu le temps d’y songer.Tout ce que je pouvais dire, c’était que je ne l’oublierais jamaistant que j’aurais un souffle de vie, et que je serais toujoursprête à le proclamer.

Il me répondit que c’était tout ce qu’ildésirait de moi. Sa récompense serait la satisfaction de m’avoirsauvée de la misère. Il voyait qu’il obligeait une personne quisavait ce que c’est que la gratitude. Il faisait son affaire de memettre complètement à l’aise, tôt ou tard, si cela était en sonpouvoir. En attendant, il me priait de songer à ce qu’il pouvaitfaire pour moi, dans mon intérêt, et afin de me mettre dans unesituation parfaitement aisée.

Lorsque nous eûmes ainsi causé, il m’invita àla gaîté.

«Allons, dit-il, mettez de côté ceschoses mélancoliques, et soyons joyeux.»

Amy servait. Elle souriait, riait, et était siheureuse qu’elle avait peine à se retenir; car c’était unefille qui m’aimait à un point qu’on ne saurait dire. C’était chosesi inattendue que d’entendre quelqu’un causer avec sa maîtresse,que la pauvre fille était presque hors d’elle. Dès que le dîner futterminé, elle monta à sa chambre, mit ses plus beaux habits, etredescendit vêtue comme une femme du monde.

Nous passâmes à causer de mille choses, de cequi avait été, de ce qui devait être, tout le reste du jour. Lesoir, il prit congé de moi avec mille expressions de bonté, detendresse, et de véritable affection. Mais il ne me fit pas lamoindre proposition du genre de celles dont ma servante Amy m’avaitparlé.

En s’en allant, il me prit dans sesbras; il protesta de son honnête tendresse pour moi; ilme dit mille choses aimables que je ne peux me rappeleraujourd’hui; et après m’avoir embrassée vingt fois, à peuprès, il me mit dans la main une guinée, pour mes besoins présents,dit-il. Il ajouta qu’il me reverrait avant que cette somme fûtépuisée. Il donna en outre une demi-couronne à Amy.

Lorsqu’il fut parti: «Ehbien! Amy, dis-je, êtes-vous maintenant convaincue que c’estun ami aussi honnête que véritable, et que, dans sa conduite, iln’y a rien, pas même la moindre apparence, de ce que vousimaginiez?»

»–Oui, dit Amy, j’en suisconvaincue, et c’est ce que j’admire. C’est un ami tel que le mondeen a peu de semblables.

»–À coup sûr, repris-je, c’est unami comme j’en désire un depuis longtemps, et comme j’en ai besoinautant qu’aucune créature qui soit ou qui ait jamais été aumonde.»

Pour abréger, j’étais si émue de mon bonheur,que je m’assis et pleurai de joie un bon moment, comme j’avaisnaguère pleuré de chagrin. Amy et moi, nous allâmes nous coucher cesoir là d’assez bonne heure (Amy couchait avec moi); maisnous jacassâmes presque toute la nuit sur ce qui arrivait; etla fille était dans de tels transports, qu’elle se leva deux outrois fois dans la nuit, pour danser au milieu de la chambre enchemise. En un mot, elle était à moitié folle de joie, nouvellepreuve de sa violente affection pour sa maîtresse, en quoi jamaisservante ne la surpassa.

Nous n’entendîmes plus parler de lui pendantdeux jours; mais le troisième jour, il revint. Il me ditalors, avec la même bonté, qu’il avait commandé les chosesnécessaires pour meubler la maison. Spécialement, il me renvoyaittous les effets qu’il avait fait saisir en payement du loyer et quifaisaient la meilleure part de mon ancien mobilier.

»–Et maintenant, ajouta-t-il, jevais vous dire ce que j’ai imaginé dans ma tête pour subvenir à vosbesoins présents. Voici ce que c’est. La maison étant bien meublée,vous la louerez en garni aux bonnes familles qui viennent l’été.Vous vous assurerez promptement ainsi des moyens d’existencesuffisants; d’autant plus que vous ne me payerez pas de loyerpendant deux ans, ni même après, à moins que vous ne lepuissiez.»

C’était vraiment le premier espoir qui me fûtdonné de vivre tranquille; le moyen, je dois l’avouer, avaittoute chance d’être bon, car nous avions de très grandes facilités,notre maison étant à trois étages avec six chambres à chacun d’eux.Pendant qu’il m’exposait le plan de mon administration, unecharrette s’arrêta à la porte, avec un chargement de meubles et unouvrier tapissier pour les mettre en place. Cela se composaitsurtout du mobilier de deux chambres qu’il avait enlevé pour sesdeux années de loyer, avec deux beaux buffets, quelques trumeaux dusalon et plusieurs autres objets de prix.

Toutes ces choses furent mises en place. Il medit qu’il me les donnait en toute propriété, pour compenser lacruauté dont il avait jadis usé envers moi; et, l’ameublementd’une pièce étant fini et arrangé, il me déclara qu’il voulaitmeubler une chambre pour lui-même, et qu’il viendrait être un demes locataires, si je voulais le lui permettre.

Je lui répondis qu’il n’avait point à medemander de permission lorsqu’il avait tant de droits à être lebienvenu.

Cependant, la maison commençait à fairetolérable figure, et à être propre. Le jardin, également, au boutd’un travail d’une quinzaine de jours environ, commençait àressembler moins à un lieu sauvage qu’il ne le faisait d’ordinaire.Enfin, il me donna l’ordre de mettre un écriteau pour louer deschambres, s’en réservant une, où il viendrait quand il en auraitl’occasion.

Lorsque tout fut fini à son idée quant à lapose du mobilier, il parut très content, et nous dînâmes encoreensemble des provisions qu’il avait achetées. Une fois l’ouvriertapissier parti, après dîner, il me prit par la main:

«Allons, madame, me dit-il; ilfaut me faire voir votre maison» (car il avait envie derevoir tout à nouveau).

»–Non, monsieur, lui dis-je. C’estvotre maison, à vous, que je vais vous faire voir, s’il vousplaît.»

Nous passâmes donc dans toutes les chambres.Dans celle qui lui était destinée, Amy était en train d’arrangerquelque chose.

«Eh bien, Amy, lui dit-il, j’ail’intention de coucher dans votre lit demain soir.

»–Ce soir, si vous voulez,monsieur, dit Amy très innocemment; votre chambre est touteprête.

»–Eh bien, Amy, dit-il, je suisbien aise que vous soyez si bien disposée.

»–Non, reprit Amy. Je veux direque votre chambre est prête pour ce soir.» Et elle s’enfuitde la pièce, assez honteuse, car elle ne songeait pas à mal, quoiqu’elle m’eût dit en particulier.

Il n’en dit pas davantage alors. Mais, quandAmy fut partie, il parcourut la chambre, regarda tout en détail,puis il me prit par la main, m’embrassa et me dit beaucoup dechoses tendres et affectueuses: les mesures qu’il avaitprises dans mon intérêt, et ce qu’il voulait faire pour me releverdans le monde. Il me dit que mes chagrins et la conduite quej’avais tenue en les supportant jusqu’à une telle extrémité,l’avaient tellement attaché à moi, qu’il me mettait infinimentau-dessus de toutes les femmes du monde. Bien qu’il eût desengagements qui ne lui permettaient pas de m’épouser (sa femme etlui s’étaient séparés pour certaines raisons dont l’histoire, mêléeà la mienne, serait trop longue), il voulait être pour moi, exceptéce point, tout ce qu’une femme peut demander que soit un mari. Enmême temps, il me donnait encore des baisers et me prenait dans sesbras; mais il ne se porta à aucune action le moindrementmalhonnête envers moi. Il espérait, me dit-il, que je ne luirefuserais pas les faveurs qu’il demanderait, parce qu’il étaitrésolu à ne me demander rien qu’une femme vertueuse et modestecomme il savait que j’étais, ne pût convenablement accorder.

Je confesse que l’horrible poids de monancienne misère, le souvenir qui en restait lourd sur mon esprit,la bonté surprenante avec laquelle il m’en avait délivrée, et, enoutre, l’attente de ce qu’il pourrait encore faire pour moi,étaient des mobiles puissants, et m’enlevaient presque la force delui rien refuser de ce qu’il demanderait. Je lui dis donc, sur unton de tendresse également, qu’il avait tant fait pour moi que jecroyais ne devoir lui rien refuser; seulement j’espérais, etje m’en remettais à lui pour cela, qu’il ne se prévaudrait pas desobligations infinies que je lui avais pour désirer rien de moi quipût, si je l’accordais, me mettre plus bas dans son estime que jene souhaitais d’être. Je le prenais pour un homme d’honneur, et,comme tel, je savais qu’il ne saurait m’aimer davantage pour avoirfait quelque chose qui serait au-dessous d’une femme honnête etbien élevée.

Il me répondit qu’il avait fait tout cela pourmoi, sans même me dire quelle tendresse et quelle affection il meportait, afin que je ne fusse pas dans la nécessité de lui accorderrien faute de pain à manger. Il n’opprimerait pas plus ma gratitudequ’il n’avait fait auparavant ma misère, et jamais il ne medemanderait quelque chose, en laissant supposer qu’il suspendraitses faveurs et retirerait son affection s’il était refusé. Il estvrai, ajouta-t-il, qu’il me dirait ses pensées plus librementmaintenant qu’autrefois, puisque je lui avais montré quej’acceptais son assistance, et que je voyais qu’il était sincèredans son dessein de m’être utile. Il s’était avancé jusqu’à cepoint pour me prouver qu’il était bon à mon égard; maismaintenant, il me disait qu’il m’aimait, et il montrerait que sonamour était honorable, que ce qu’il désirait, il pouvaithonnêtement le demander et que je pouvais l’accorder honnêtementaussi.

Je lui répondis que, sous cette doubleréserve, je ne devais assurément lui rien refuser, et que je meconsidèrerais, non seulement comme ingrate, mais comme trèsinjuste, si je le faisais.

Il ne dit plus rien; mais je remarquaiqu’il me donnait plus de baisers et qu’il me prenait dans ses brasfamilièrement, plus qu’à l’ordinaire; ce qui rappela deux outrois fois à mon esprit les paroles de ma servante Amy. Cependant,je dois le reconnaître, j’étais si touchée de sa bonté en tant dechoses charitables qu’il avait faites, que, non seulement ce qu’ilfaisait me laissait tranquille et que je n’y offrais aucunerésistance, mais encore que j’étais disposée à n’en pas offrirdavantage, quoi qu’il eût entrepris. Mais il n’alla pas plus loinque je ne l’ai dit, et n’essaya même pas de s’asseoir sur le borddu lit avec moi. Il prit congé, en me disant qu’il m’aimaittendrement, et qu’il m’en convaincrait par des preuves dont jeserais satisfaite. Je lui répondis que j’avais beaucoup de motifsde le croire, qu’il était le maître absolu de la maison et demoi-même, du moins dans les limites dont nous avions parlé et queje croyais qu’il ne franchirait pas; et je lui demandai s’ilne voulait pas coucher là cette nuit.

Il ne pouvait guère, me dit-il, rester cettenuit, des affaires l’appelant à Londres; mais il ajouta ensouriant qu’il viendrait le lendemain et logerait une nuit chezmoi. Je le pressai de rester, lui disant que je serais heureusequ’un ami aussi précieux fût sous le même toit que moi; et lefait est que je commençai dès lors, non seulement à lui être trèsreconnaissante, mais encore à l’aimer, et cela d’une manière que jen’avais jamais connue.

Oh! qu’aucune femme ne fasse bon marchéde la tentation que donne à tout esprit doué de gratitude et deprincipes de justice le fait d’être généreusement tiré depeine! Ce gentleman m’avait librement et volontairementarrachée au malheur, à la pauvreté, aux haillons; il m’avaitfaite ce que j’étais, et m’avait mise en passe d’être plus encoreque je n’avais été jamais, je veux dire, de vivre heureuse etsatisfaite; et je n’avais à compter que sur sa libéralité.Que pouvais-je dire à ce gentleman quand il me pressait de luicéder, et raisonnait la légitimité de sa demande? Mais nousreparlerons de cela en son lieu.

J’insistai encore pour qu’il restât cette nuitlà, lui disant que c’était la première nuit complètement heureusede ma vie que j’aurais passée dans la maison, et que je serais trèsfâchée de la passer sans la compagnie de celui qui était la causeet la base de tout. Nous nous amuserions innocemment; mais,sans lui, c’était impossible. Bref, je lui fis si bien ma cour,qu’il finit par dire qu’il ne pouvait me refuser, mais qu’il allaitprendre son cheval et aller à Londres pour l’affaire qu’il avait àfaire – c’était je crois le payement d’une traite de l’étranger quiétait échue ce soir-là et qui autrement aurait été protestée. – Ilserait de retour dans trois heures au plus, et souperait avec moi.Il me pria toutefois de ne rien acheter, car, puisque je voulais meréjouir, ce qui était ce qu’il désirait par dessus tout, ilm’enverrait quelque chose de Londres.

«Et nous en ferons notre souper denoces, ma chère,» dit-il. Et sur ce mot il me prit dans sesbras et me donna des baisers si ardents que je ne doutai pas qu’iln’eût l’intention de faire toutes les autres choses dont Amy avaitparlé.

J’eus un léger mouvement de surprise au mot denoces.

«Que voulez-vous dire, d’appeler celad’un tel nom? m’écriai-je. Et j’ajoutai: – «Noussouperons; mais l’autre chose est impossible, autant de votrecôté que du mien.»

Il se mit à rire.

«Bien, dit-il; vous l’appellerezcomme vous voudrez; mais il se pourra bien que ce soit lamême chose, car je vous convaincrai que ce n’est pas aussiimpossible que vous le faites.

»–Je ne vous comprends pas,dis-je. N’ai-je pas un mari, et vous une femme?

»–Bien, bien, dit-il; nouscauserons de cela après souper.» Puis il se leva, me donna unautre baiser, et partit à cheval pour Londres.

Ce genre de discours m’avait mis le feu dansle sang, je le confesse; et je ne savais qu’en penser. Ilétait clair maintenant qu’il avait l’intention de coucher avecmoi; mais comment il concilierait cela avec la légalité ouavec quelque chose qui ressemblât à un mariage, c’était ce que jene pouvais imaginer. Nous avions l’un et l’autre traité Amy sifamilièrement et nous lui avions tellement confié tout, à cause despreuves que nous avions de sa fidélité sans exemple, qu’il ne sefit aucun scrupule de m’embrasser et de dire tout cela devantelle; et même, si j’avais voulu le laisser coucher avec moi,il se serait soucié comme d’un liard d’avoir Amy présente toute lanuit. Lorsqu’il fut parti: – «Eh bien, Amy!dis-je. Que va-t-il arriver de tout ceci, maintenant? Il mepasse des sueurs rien que d’y penser.

»–Ce qui va arriver, madame, ditAmy. Je vois ce qui va arriver; c’est qu’il me faudra vousmettre au lit tous les deux ensemble ce soir.

»–Quoi! Vous ne voudriez paspousser l’impudence si loin, coquine, lui dis-je; n’est-cepas?

»–Si, je le voudrais,répondit-elle, de tout mon cœur, et je vous croirais l’un etl’autre aussi honnêtes que vous le fûtes jamais dans toute votrevie.

»–Qu’est-ce qui prend la gueuse,de parler ainsi? dis-je. Honnête! Comment cela peut-ilêtre honnête?

»–Eh bien! je vais vous ledire, madame, reprit Amy. J’y ai réfléchi dès que je l’ai entenduparler, et c’est très vrai. Il vous appelle veuve; veuve vousêtes véritablement, car, puisque mon maître vous a quittée depuistant d’années, il est sûr qu’il est mort; du moins est-ilmort pour vous. Ce n’est pas un mari. Vous êtes et devez être libred’épouser qui vous voulez. Quant à lui, puisque sa femme est partied’avec lui et ne veut pas coucher avec lui, il est alors aussicélibataire qu’il l’a jamais été; et, quoique vous nepuissiez obtenir de la loi du pays d’être unis ensemble, cependant,puisque la femme de l’un et le mari de l’autre refusent de remplirleurs devoirs, vous pouvez certainement vous prendre l’un l’autrehonnêtement.

»–Ah! Amy! dis-je. Sije pouvais le prendre honnêtement, vous pouvez être sûre que je leprendrais de préférence à tous les hommes du monde. Cela m’aretourné le cœur en moi, lorsque je l’ai entendu dire qu’ilm’aimait. Comment pourrait-il en être autrement? Car voussavez dans quelle condition j’étais, auparavant, méprisée, fouléeaux pieds par tout le monde. Je l’aurais pris dans mes bras etbaisé aussi librement qu’il l’a fait de moi, n’avait été lapudeur.

»–Oui, et tout ce qui s’ensuit,dit Amy dès le premier mot. Je ne vois pas comment vous pouvezsonger à lui refuser quoi que ce soit. Ne vous a-t-il pas retiréedes griffes du diable, sortie de la plus noire misère à laquelleune pauvre femme puisse être réduite? Est-ce qu’une femmepeut rien refuser à un tel homme?

»–Ah! je ne sais que faire,Amy, lui dis-je. J’espère qu’il ne me demandera rien de semblable.J’espère qu’il ne l’essayera pas. S’il le fait, je ne sais ce queje lui dirai.

»–Il ne vous demandera rien?dit Amy. Comptez qu’il vous le demandera, et même que vousl’accorderez. Je suis sûre que ma maîtresse n’est pas une sotte.Allons, madame, je vous prie, laissez-moi vous sortir une chemisepropre. Qu’il ne vous trouve pas avec du linge sale, la nuit desnoces.

»–Si je ne savais que vous êtesune très honnête fille, Amy, lui dis-je, vous me feriez avoirhorreur de vous. Vous plaidez pour le diable comme si vous étiez unde ses conseillers privés.

»–Il n’est pas question decela; madame; je ne dis que ce que je pense. Vousavouez que vous aimez ce monsieur, et il vous a donné destémoignages suffisants de son affection pour vous. Vos situationssont également malheureuses, et son opinion est qu’il peut prendreune autre femme, sa première ayant failli à l’honneur et vivantloin de lui. Bien que les lois du pays ne lui permettent pas de semarier régulièrement, il pense qu’il peut prendre en ses bras uneautre femme, pourvu qu’il soit fidèle à cette autre femme comme àson épouse. Bien plus, il dit qu’il est ordinaire d’agir ainsi, quec’est une coutume dans plusieurs contrées étrangères; et, jedois l’avouer, je suis du même sentiment. Autrement, il serait aupouvoir d’une dévergondée, après qu’elle aurait trompé et abandonnéson mari, de l’exclure pour toute sa vie du plaisir et des servicesqu’on trouve chez une femme, ce qui serait très déraisonnable, et,par le temps qui court, intolérable pour certaines personnes. Il enest de même de votre côté, madame.»

Si j’avais été en possession de tout mon bonsens, si ma raison n’avait pas été troublée par la puissanteattraction d’un ami si bon et si bienfaisant, si j’avais consultéma conscience et la vertu, j’aurais repoussé cette Amy, quelquefidèle et honnête qu’elle fût autrement à mon égard, comme unevipère, comme un instrument du diable. J’aurais dû me rappeler queni lui ni moi, d’après les lois de Dieu comme d’après celles del’homme, nous ne pouvions nous unir dans d’autres conditions quecelles d’un adultère notoire. L’argument de cette ignorantefemelle, qu’il m’avait arrachée des mains du diable, c’est-à-diredu démon de la pauvreté et de la misère, aurait dû être pour moi unpuissant motif de ne pas me plonger, en retour de cette délivrance,entre les mâchoires de l’enfer, au pouvoir du diable véritable.J’aurais dû regarder tout le bien que cet homme m’avait fait commel’ouvrage particulier de la bonté céleste, et cette bonté aurait dûme porter par reconnaissance au devoir et à l’humilité del’obéissance. J’aurais dû recevoir la miséricorde avec gratitude,et en profiter avec discrétion, à la louange et en l’honneur de monCréateur. Au contraire, dans cette vicieuse direction, toute lalibéralité, toute la bonté de ce gentleman devenait pour moi unpiège, n’était qu’un appât à l’hameçon du diable; je recevaisses bontés au prix trop élevé de mon corps et de mon âme, engageantfoi, religion, conscience et pudeur pour, je puis le dire, unmorceau de pain; ou, si vous voulez, je ruinais mon âme parreconnaissance; je me livrais au démon pour me montrerreconnaissante envers mon bienfaiteur. Je dois rendre au gentlemancette justice de dire que je crois véritablement qu’il ne faisaitrien qu’il ne pensât être légitime; et je me dois à moi-mêmecette justice de dire que je faisais ce que ma propre conscience mereprésentait invinciblement, au moment même où je le faisais, commehorriblement illégitime, scandaleux et abominable.

Mais la pauvreté fut mon piège;l’épouvantable pauvreté! Le malheur dans lequel j’avais été,était assez grand pour faire trembler le cœur à l’appréhension deson retour. Je pourrais en appeler à tous ceux qui ont quelqueexpérience du monde, et demander si une personne aussi complètementdénuée que je l’étais de toute espèce de ressources et d’amis, soitpour m’entretenir, soit pour m’aider à le faire, pouvait résister àla proposition. Non que je plaide pour justifier ma conduite;mais je le fais afin d’émouvoir la pitié même de ceux qui abhorrentle crime.

En outre, j’étais jeune, belle; et,malgré toutes les humiliations que j’avais subies, j’étais vaine,et cela pas seulement un peu. C’était une chose aussi agréable quenouvelle d’être courtisée, caressée, embrassée, de m’entendre fairede grandes professions d’affection par un homme si aimable et sicapable de me faire du bien.

Ajoutez que si je m’étais risquée à désobligerce gentleman, je n’avais pas un ami au monde à qui recourir;je n’avais pas une espérance, non, pas même un morceau depain; je n’avais rien devant moi qu’une nouvelle chute dansle même malheur où j’avais été déjà.

Amy n’était que trop éloquente dans cettecause. Elle représentait toutes ces choses sous leurs couleurspropres et les raisonnait avec une extrême habileté. Enfin, lajoyeuse luronne, lorsqu’elle vint pour m’habiller, medit:

«Savez-vous, madame? Si vous nevoulez pas consentir, dites-lui que vous ferez comme Rachel fit àJacob, quand elle ne pouvait avoir d’enfant et qu’elle mit saservante dans son lit. Dites-lui que vous ne pouvez vous rendre àses désirs; mais qu’il y a Amy, à laquelle il peut poser laquestion, parce qu’elle a promis de ne pas le refuser.

»–Et vous voudriez que je disecela, Amy? lui dis-je.

»–Non, Madame, mais réellement jevoudrais que vous le fissiez vous-même. D’ailleurs, vous êtesperdue si vous ne le faites pas; et si, en le faisant, moi,cela vous empêchait d’être perdue, je l’ai déjà dit, je le ferai,s’il le veut. S’il me le demande je ne le refuserai pas, moi. Queje sois pendue si je le refuse! dit Amy.

»–En vérité, je ne sais que faire,repris-je.

»–Ce que faire! réponditAmy. Le choix est simple et net. Le voici: vous pouvez avoirun beau et charmant gentleman, être riche, vivre dans les plaisirset l’abondance; ou le refuser, et manquer de dîner, aller enhaillons, vivre dans les larmes, bref, mendier et crever de faim.Vous savez que tel est le cas, madame, ajouta Amy. Je me demandecomment vous pouvez dire que vous ne savez pas ce que faire.

»–Oui, Amy, le cas est tel quevous le dites, et je pense véritablement qu’il faudra que je luicède. Mais, ajoutai-je, poussée par ma conscience, ne me parlezplus de cette hypocrisie qu’il est légitime que je me remarie, etqu’il doit aussi se remarier, et autres balivernes semblables. Toutcela est sottise, Amy. Il n’y a rien de vrai là-dedans. Que je n’enentende plus parler; car si je cède, on aura beau mâcher lesmots, je serai comme une prostituée, Amy, ni plus ni moins, je vousl’assure.

»–Je ne le pense pas, madame, enaucune façon, dit Amy. Et je m’étonne que vous puissiez parlerainsi.» Et elle se mit à débiter son raisonnement surl’absurdité qu’il y avait à ce qu’une femme fût obligée de vivreseule, ou à ce qu’on homme fût obligé de vivre seul, dans des caspareils.

»–Eh bien! Amy, luidis-je; allons! ne discutons pas davantage; carplus j’approfondirai cette question, plus grands seront messcrupules. Mais, laissant cela de côté, les nécessités de masituation présente sont telles que je crois que je lui cèderai s’ilm’en presse beaucoup. Cependant, je serais heureuse qu’il ne le fîtpas, et me laissât comme je suis.

»–Quant à cela, madame, vouspouvez compter, dit Amy, qu’il s’attend à vous avoir pour compagnonde lit ce soir. Je l’ai clairement vu dans toute sa conduite de lajournée, et enfin, il vous l’a dit à vous-même, aussi clairementqu’il le pouvait, je crois.

»–Bien, bien, Amy, repris-je. Jene sais que dire. S’il le veut, il le faudra, je crois. Je ne saiscomment résister à un homme qui a tant fait pour moi.

»–Je ne sais pas comment vousferiez, dit Amy.»

C’est ainsi qu’Amy et moi, nous débattionsl’affaire entre nous. Le caprice me poussait au crime que jen’avais que trop l’intention de commettre, non pas en tant quecrime, car je n’étais nullement vicieuse par tempérament;j’étais loin d’avoir la tête montée; mon sang n’avait pointle feu qui allume la flamme du désir; mais la bonté et labonne humeur de cet homme, et la terreur que m’inspirait masituation, concouraient à m’amener au point; si bien que jerésolus, même avant qu’il ne l’eût demandé, de lui abandonner mavertu, la première fois qu’il la mettrait à l’épreuve.

En cela j’étais doublement coupable, quoiqu’il fût, lui, de son côté; car j’étais résolue à commettrele crime, sachant et confessant que c’était un crime. Lui, s’ildisait vrai, était pleinement persuadé que c’était légitime, et,dans cette persuasion, il prit les mesures et employa toutes lesprécautions dont je vais parler.

Environ deux heures après son départ, arrivaune porteuse de Leadenhall avec toute une charge de bonnesprovisions de bouche (les détails sont ici inutiles), et apportantl’ordre d’apprêter le souper pour huit heures. Je ne vouluscependant rien servir avant de le voir. Mais il me donna le tempscar il arriva avant sept heures, de sorte qu’Amy, qui avait prisquelqu’un pour l’aider, eut fait tous les préparatifs à l’heuredite.

Nous nous mîmes donc à souper vers huitheures, et nous fûmes vraiment très gais. Amy nous donna quelqueamusement, car c’était une fille vive et spirituelle, et ses proposnous firent bien souvent rire. Toutefois, la coquine enveloppaitses saillies des meilleures manières que l’on puisse imaginer.

Mais abrégeons l’histoire. Après souper, il meconduisit en haut, dans sa chambre, où Amy avait fait un bon feu.Là, il tira un grand nombre de papiers et les étala sur une petitetable; puis il me prit par la main, et, après m’avoir donnémille baisers, il entra dans l’exposé de sa situation et de lamienne, montrant qu’elles avaient plusieurs points de rapportétroit; par exemple, j’avais été abandonnée par mon mari dansla fleur de ma jeunesse et de ma force, et lui, par sa femme, aumilieu de sa carrière; la fin du mariage était détruite parla manière dont nous avions, l’un et l’autre, été traités, et ilserait trop dur que nous fussions liés par les formalités d’uncontrat dont l’essence n’existait plus.

Je l’interrompis pour lui dire qu’il y avaitune très grande différence dans nos situations, et cela, en leurpartie la plus essentielle, à savoir qu’il était riche et quej’étais pauvre; qu’il était au-dessus du monde, et moiinfiniment au-dessous; que sa position était aisée et lamienne misérable, et que c’était là l’inégalité la plus profondequ’on pût imaginer.

«–Quant à cela, ma chère, medit-il, j’ai pris des mesures qui rétabliront l’égalité.»

En même temps, il me montrait un contrat écritoù il s’engageait envers moi à cohabiter constamment avec moi, et àme traiter à tous égards comme une épouse, avec un préambule où ilrépétait longuement la nature et les raisons de notre vie encommun, et où il s’obligeait, à peine d’une indemnité de 7,000livres sterling, à ne jamais m’abandonner. Enfin, il me montra uneobligation de 500 livres sterling, payable à moi ou à mesayants-droit, dans les trois mois qui suivraient sa mort.

Il me lut tout cela; puis, de la façonla plus affectueuse et la plus touchante et avec des mots auxquelsil n’y a point de réponse, il me dit:

«Eh bien, ma chère, n’est-ce passuffisant? Avez-vous rien à dire là contre? Si non,comme je l’espère, ne discutons plus davantage cettequestion.»

En même temps, il tira une bourse de soie, quicontenait soixante guinées, et la jeta sur mes genoux. Il conclutson discours par des baisers et des protestations d’un amour dontj’avais, à vrai dire, d’abondantes preuves.

Ayez pitié de la fragilité humaine, vous quilisez cette histoire d’une femme réduite, dans sa jeunesse et sonéclat, au dernier malheur et à la dernière misère, et relevée,comme je viens de le dire, par la libéralité inattendue etétonnante d’un étranger; ayez pitié d’elle, dis-je, si ellene fut pas capable, après tout cela, de faire une plus granderésistance.

Cependant, je tins bon encore un peu. Je luidemandai comment il pouvait croire que j’accepterais uneproposition de cette importance, dès la première fois qu’il me laprésentait. Si j’y consentais, ce ne devrait être qu’après avoirété réduite à capituler, afin qu’il ne me reprochât jamais mafacilité et mon trop prompt consentement.

Il me répondit que non; qu’au contraire,il prendrait cela pour la plus grande marque de tendresse que jepusse lui montrer. Puis il continua à donner les raisons prouvantqu’il n’y avait point lieu de passer par la cérémonie ordinaire desdélais, ni d’attendre qu’on se fût fait la cour pendant un certaintemps, toutes choses qui ne servent qu’à éviter le scandale. Maisici, comme c’était un arrangement purement privé, il n’y avait riende pareil. Il m’avait d’ailleurs courtisée depuis quelque temps dela meilleure manière, c’est-à-dire par des bienfaits. C’était pardes actes qu’il m’avait témoigné la sincérité de son affection, etnon par les bagatelles flatteuses et la cour ordinaire de parolesqui se trouvent souvent n’avoir qu’une bien pauvre signification,il ne me prenait pas comme une maîtresse, mais comme safemme; et il assurait qu’il était évident pour lui qu’il lepouvait faire légitimement. Il ajoutait que j’étais parfaitementlibre, en m’affirmant, par tout ce qu’il est possible à un honnêtehomme de dire, qu’il me traiterait comme sa femme tant qu’ilvivrait. En un mot, il vainquit tout le peu de résistance que jevoulais faire.

Il protestait qu’il m’aimait plus que tout aumonde, et me priait de le croire une fois. Il ne m’avait jamaistrompée et ne me tromperait jamais; mais il s’appliquerait àme rendre la vie bonne et heureuse, et à me faire oublier lesmalheurs que j’avais traversés.

Je restai immobile un moment, sans rien dire.Mais voyant qu’il attendait anxieusement ma réponse, je souris, etlui dis en le regardant:

«Quoi! je dois donc dire oui dèsqu’on me le demande? Je dois compter sur votrepromesse? Eh bien, donc, sur la foi de cette promesse, etpénétrée de cette inexprimable bonté que vous m’avez montrée, jeferai ce que vous voulez, et je serai toute à vous jusqu’à la finde ma vie.»

Sur ces mots, je lui pris la main; ilretint la mienne, et y mit un baiser.

Et ainsi, par gratitude pour les bienfaits quej’avais reçus d’un homme, tout sentiment de religion, de devoirenvers Dieu, toute considération de vertu et d’honneur furentabandonnés d’un coup; et nous allions nous appeler mari etfemme, nous qui, d’après le sens des lois de Dieu et du pays,n’étions que deux adultères, en un mot, une prostituée et uncoquin. Et, comme je l’ai dit plus haut, ma conscience n’était pasmuette alors, bien qu’elle semblât l’être; je péchais lesyeux ouverts, et je me chargeai ainsi d’une double faute. Pour lui,je l’ai toujours dit, ses vues étaient autres, soit qu’il fût déjàd’opinion auparavant, soit qu’il se fût convaincu pour lacirconstance, que nous étions tous les deux libres, et que nouspouvions légitimement nous marier.

J’étais tout à fait d’un avis différent, àcoup sûr, et mon jugement ne se trompait pas; mais l’état oùj’étais fut ma tentation; l’effroi de mon passé m’apparutplus sombre que l’effroi de ce qui m’attendait dans l’avenir;le terrible raisonnement que je manquerais de pain et que je seraisprécipitée dans l’horrible misère où j’étais auparavant, maîtrisatoute mon énergie, et je m’abandonnai comme je l’ai dit.

Le reste de la soirée se passa trèsagréablement pour moi. Il était d’excellente humeur et, à cemoment-là, très gai. Il fit danser Amy, et je lui dis que jemettrais Amy au lit avec lui. Amy repartit que ce serait de toutson cœur, n’ayant jamais de sa vie été la mariée. Bref, il égayatellement cette fille que s’il n’avait pas dû coucher avec moicette nuit même, je crois qu’il aurait bien fait le fou avec Amypendant une demi-heure et qu’elle ne l’aurait pas plus refusé queje n’avais l’intention de le faire. Cependant j’avais toujoursjusque là trouvé en elle une personne aussi modeste que j’en aijamais vu de ma vie. Mais, en un mot, la dissipation de cettesoirée et de quelques autres semblables ensuite, ruina à jamais lapudeur de cette fille, comme on le verra plus tard en son lieu.

La folie et le jeu vont quelquefois si loinque je ne sais rien à quoi une jeune femme doive plus prendregarde. Cette fille innocente avait tellement plaisanté avec moi ettellement dit qu’elle le laisserait coucher avec elle si seulementil devait en être plus bienveillant à mon égard, qu’à la fin ellele laissa coucher avec elle pour de bon. Et j’étais alors si dénuéede tout principe que je les encourageai à le faire presque sous mesyeux.

Ce n’est que trop justement que je dis quej’étais dénuée de principe. En effet, je le répète, je lui avaiscédé, non pas dans la fausse persuasion que c’était légitime, maiscomme vaincue par sa bonté, et terrifiée par l’appréhension de lamisère s’il me quittait. Ainsi, les yeux ouverts, la conscienceéveillée, si je puis dire, je commis le péché, sachant que c’étaitun péché, mais n’ayant pas la force de résister. Lorsque cettefaute eut ainsi fait sa trouée dans mon cœur et que j’en fus venueau point d’aller contre la lumière de ma propre conscience, je fusalors préparée à toute espèce de perversité, et la conscience cessade parler lorsqu’elle vit qu’elle n’était pas entendue.

Mais revenons à notre récit. Une fois quej’eus, comme je l’ai rapporté, consenti à sa proposition, nousn’avions plus grand’chose à faire. Il me donna mes contrats etl’obligation pour mon entretien pendant sa vie et pour les cinqcents livres après sa mort. Et loin que son affection pour moidiminuât par la suite, deux ans après ce qu’il appelait notremariage, il fit son testament et me donna mille livres de plus,avec tout le ménage, la vaisselle, etc., ce qui était considérableaussi.

Amy nous mit au lit, et mon nouvel ami, je nepuis l’appeler mari, fut si content de sa fidélité et de sonattachement pour moi, qu’il lui paya tout l’arriéré des gages queje lui devais, et lui donna cinq guinées de plus. Si les choses enétaient restées là, Amy l’avait grandement mérité, car jamaisservante ne fut si dévouée à une maîtresse dans une situation aussiépouvantable que celle où j’étais. D’ailleurs ce qui suivit futmoins sa faute que la mienne, car c’est moi qui l’y amenai peu àpeu d’abord et qui, ensuite, l’y poussai complètement. On peutprendre cela comme une nouvelle preuve de l’endurcissement auquelj’étais arrivée dans le crime, grâce à la conviction qui pesait surmoi depuis le commencement, que j’étais une prostituée, et non uneépouse. Jamais, d’ailleurs, je ne pus plier ma bouche à l’appelermari, ni à dire «mon mari» quand je parlais de lui.

Nous menions assurément la vie la plusagréable – le point essentiel mis à part, – que deux êtres aientjamais menée ensemble. C’était l’homme le plus obligeant, le mieuxélevé, le plus tendre à qui femme se soit jamais livrée. Et il n’yeut jamais la moindre interruption dans notre mutuelle tendresse,non, jamais, jusqu’au dernier jour de sa vie. Mais il faut quej’arrive tout de suite à la catastrophe d’Amy, afin d’en finir avecelle.

Chapitre 2

 

SOMMAIRE. – Ma servante Amy partage le lit de mon amant. –Amy enceinte. – Mon amant va à Versailles et est tué.– Mon anxiété dans cette grande perte. – Bruits à propos de larichesse de mon amant. – Un prince daigne me visiter. – Je commenceà comprendre Son Altesse Royale. – Le prince soupe avec moi. – Jedeviens la maîtresse du prince. – Effort pour justifier ma mauvaisevie. – Riches cadeaux du prince. – Il me donne un collier dediamants. – Réflexions sur le penchant mauvais de la nature. – Jesuis enceinte. – Le prince assiste aux couches. – Idées révoltantessur le châtiment des crimes. – Retour à Paris après les couches. –Découverte remarquable; identité constatée. – Amy trouve sonancien maître. – Elle lui raconte les peines de samaîtresse.

Un matin, Amy était en train de m’habiller, –car j’avais alors deux servantes, et Amy était ma femme dechambre.

«Chère madame, me dit-elle, ehquoi! n’êtes-vous pas encore enceinte?

»–Non, Amy, lui dis-je, et il n’ya aucun signe que je le sois.

»–Dieu, madame, reprit Amy, quefaites-vous donc? À quoi bon être mariée depuis un an etdemi? Je vous garantis que notre maître m’en aurait fait deuxpendant ce temps-là.

»–Possible, Amy, dis-je. S’ilessayait? Voulez-vous?

»–Non, répondit-elle. Vous me ledéfendriez maintenant. Autrefois, je vous ai dit qu’il pourrait lefaire, et de tout mon cœur. Mais je ne veux pas, maintenant qu’ilest tout à vous.

»–Oh! Amy, repris-je, jedonnerai volontiers mon consentement. Cela ne me fera rien du tout.Mieux encore: je vous mettrai dans son lit moi-même une nuitou l’autre, si vous voulez.

»–Non, madame, non, dit Amy;non, pas maintenant qu’il est à vous.

»–Eh! sotte que vous êtes,ne vous ai-je pas dit que je vous mettrais dans son litmoi-même?

»–Ah! ah! dit Amy, sivous me mettez dans son lit, c’est une autre affaire. Je crois queje ne m’en relèverai pas de sitôt.

»–J’en courrai l’aventure, Amy,lui dis-je?»

Le même soir, après souper, et avant d’avoirquitté la table, Amy étant à portée, je lui dis, à lui:

«Écoutez donc, M.***,savez-vous que vous devez coucher avec Amy, ce soir?

»–Non, ma foi, répondit-il. Et, setournant vers Amy:

«Est-ce vrai?

»–Non, monsieur, dit-elle.

»–Eh! ne dites pas cela,petite sotte; ne vous ai-je pas promis de vous mettre dansson lit?»

Mais la fille répéta non, et cela passa.

Le soir, lorsque nous fûmes sur le point denous mettre au lit, Amy entra dans la chambre pour me déshabiller,et son maître se glissa dans le lit le premier. Je me mis alors àlui raconter tout ce qu’Amy m’avait dit sur ce que je n’étais pasencore enceinte, tandis qu’elle aurait eu deux enfants depuis cetemps-là.

«Ah! Miss Amy, dit-il, je le croisaussi. Venez ici, et nous allons essayer.»

Mais Amy ne bougea pas.

«Allez donc, sotte, lui dis-je. Qui vousempêche? Je vous en donne volontiers la permission, à tousdeux.»

Mais Amy ne voulait pas.

«Allons, catin, vous disiez que si jevous mettais dans son lit, vous le voudriez de tout votrecœur.»

Et en même temps, je la faisais asseoir, jelui tirais ses bas et ses souliers, et tous ses vêtements, morceaupar morceau. Puis je la conduisis vers le lit.

«Voilà, dis-je. Essayez ce que vouspouvez faire avec votre servante Amy.»

Elle fit quelque résistance, et elle nevoulait pas d’abord me laisser lui enlever ses vêtements. Mais letemps était chaud et elle n’était pas fort couverte;particulièrement, elle n’avait pas de corset. À la fin, quand ellevit que c’était sérieux, elle me laissa faire ce que je voulais. Jela mis donc nue, bel et bien, et ouvrant le lit, je la poussaidedans.

Je n’ai pas besoin d’en dire davantage. Cecisuffit pour convaincre tout le monde que je ne considérais pas cethomme comme mon mari, que j’avais rejeté tout principe et toutepudeur et réellement étouffé ma conscience.

Amy, je crois bien, commençait à se repentir,et serait volontiers sortie du lit; mais il luidit:

«Non, Amy; vous voyez que c’estvotre maîtresse qui vous a mise ici; c’est elle qui a toutfait; c’est à elle qu’il faudra vous en prendre.»

Et il la retint de force. La fille était nuedans le lit avec lui; il était trop tard pour reculer;elle resta donc tranquille, et le laissa faire d’elle ce qu’ilvoulut.

Si je m’étais considérée comme une épouse,vous ne pouvez pas supposer que j’eusse voulu laisser mon maricoucher avec ma servante, et surtout sous mes yeux; car jerestai près d’eux tout le temps. Mais, me regardant comme unecatin, je ne puis ne pas avouer qu’il y avait dans ma pensée unesorte de résolution de faire que ma servante fût une catin aussi,et n’eût pas la possibilité de me reprocher ce que j’étais.

Cependant Amy, moins vicieuse que moi, fut, lelendemain matin, pleine de douleur et hors d’elle-même. Ellepleurait et se désolait avec la plus grande véhémence. Elle étaitruinée et perdue. Et il n’y avait rien pour l’apaiser. Elle étaitune catin, une sale coquine; elle était perdue, oui,perdue! – Elle pleura presque toute la journée. Je faisaispour la calmer tout ce que je pouvais.

«Catin! disais-je. Eh bien!et moi, ne suis-je pas une catin tout comme vous?

»–Non, non, répondait-elle;non, vous n’en êtes pas une, car vous êtes mariée.

»–Non, Amy, je ne prétends pas dutout l’être. Il peut se marier avec vous demain, s’il le veut,malgré tout ce que je pourrais faire pour l’en empêcher. Je ne suispas mariée. Cela et rien, c’est pour moi la même chose.»

Mais tout cela n’apaisait point Amy, et ellepleura pendant deux ou trois jours. Son chagrin cependant s’effaçapar degrés.

Les choses en allaient d’ailleurs biendifféremment pour Amy et pour son maître. Elle avait conservé lemême bon caractère qu’elle avait toujours eu; mais lui, aucontraire, était complètement changé; il la haïssait du fonddu cœur, et l’aurait tuée, je crois, après l’aventure. Il me ledit; car il considérait que c’était une vile action, au lieuqu’il était sans aucun scrupule sur ce que nous avions fait, lui etmoi; il le trouvait juste, et me regardait autant comme safemme que si nous nous étions mariés tout jeunes et que nousn’eussions tous les deux jamais connu personne autre. Oui, ilm’aimait, je le crois, aussi absolument que si j’avais été l’épousede sa jeunesse. Il me disait qu’il était vrai, en un sens, qu’ilavait deux femmes; mais moi j’étais la femme de son amour, etl’autre la femme de son aversion.

Je fus extrêmement contrariée de le voirprendre Amy en haine, et je mis toute mon habileté à le fairechanger; car, bien qu’il eût, en fait, débauché la fille, jesavais bien que j’en étais la cause principale. Comme c’était lemeilleur homme du monde, je ne le laissai pas tranquille avantd’avoir obtenu qu’il fût doux avec elle; et comme j’étaisdevenue l’agent du démon, appliquée à rendre les autres aussimauvais que moi, je l’amenai à coucher encore avec elle plusieursfois dans la suite, tant qu’à la fin ce que la pauvre fille avaitdit arriva, et elle se trouva réellement enceinte.

Elle en fut horriblement ennuyée, et luiaussi.

«Allons, mon cher, lui dis-je, lorsqueRachel vit sa servante dans le lit de Jacob, elle prit les enfantsqui en résultèrent comme les siens. Ne soyez pas inquiet; jeprendrai l’enfant comme le mien. N’ai-je pas contribué à la farcede la faire entrer dans votre lit? C’est ma faute autant quela vôtre.»

J’appelai aussi Amy, et l’encourageai. Je luidis que je prendrais soin de l’enfant et d’elle aussi, et je luifis le même raisonnement, lui disant:

«Vraiment, Amy, tout cela est de mafaute. N’est-ce pas moi qui vous ai arraché vos vêtements de dessusle dos, et qui vous ai mise dans son lit?»

C’est ainsi que moi, qui avais, en effet, étéla cause de tout ce qui s’était passé de mal entre eux, je lesencourageais l’un et l’autre lorsqu’ils avaient quelque remords, etles poussais à continuer plutôt qu’à se repentir.

Quand Amy fut grosse, elle alla en un lieu queje lui avais ménagé, et les voisins ne surent rien si ce n’estqu’Amy et moi nous nous étions séparées. Elle eut un vraiment belenfant, une fille. Nous la mîmes en nourrice, et au bout de sixmois environ, Amy revint chez son ancienne maîtresse. Mais ni monamant, ni Amy ne se souciaient de recommencer à jouer le même jeu,car, comme il disait, la coquine aurait pu lui donner toute unemaisonnée d’enfants à élever.

Nous vécûmes, après ces événements, aussigaiement et aussi heureusement qu’on pouvait l’espérer, eu égard ànotre situation; je veux dire eu égard à notre prétendumariage, etc., et aussi à l’absence absolue de scrupules où étaitmonsieur à ce sujet. Mais, quelque endurcie que je fusse, et jecrois que je l’étais autant que créature pervertie le fut jamais, –je ne pouvais l’empêcher: il y avait, il fallait qu’il y eût,des heures d’interruption et de réflexions noires qui pénétraientmalgré moi, et jetaient des soupirs au milieu de toutes meschansons; il fallait qu’il y eût parfois une angoisse de cœurmêlée à toutes mes joies, et qui souvent tirait une larme de mesyeux. Que d’autres prétendent ce qu’ils voudront, je crois qu’ilest impossible qu’il en soit autrement chez personne. Il ne peut yavoir de contentement solide dans une vie de perversitéreconnue: toujours la conscience éclatera, toujours elleéclate à certains moments, fît-on tout ce qu’on pourrait pour l’enempêcher.

Mais c’est un récit, non un sermon que j’ai àfaire. Quelque libre cours que prissent ces réflexions, quelquefréquemment que revinssent ces heures sombres, je faisais tous mesefforts pour les lui cacher, et même pour les supprimer et lesétouffer en moi; et, extérieurement, nous vivions aussijoyeusement et agréablement qu’il est possible à un couple de vivreen ce monde.

Après avoir ainsi passé avec lui un peu plusde deux ans, je me trouvai enceinte à mon tour. Monsieur en futgrandement joyeux, et il ne se peut rien de plus aimable que lespréparatifs qu’il fit pour moi et pour mes couches, qui eurentlieu, d’ailleurs, sans aucun bruit, car je voulais aussi peu decompagnie que possible; et, n’ayant pas entretenu mesrelations de voisinage, je n’eus personne à inviter pourl’occasion.

Je fus très heureusement délivrée, aussi d’unefille, comme Amy; mais l’enfant mourut à six semainesenviron, de sorte que toute la besogne fut à recommencer, soins,dépense, travail, etc.

L’année suivante, je lui fis amende honorable,et lui donnai un fils, à sa grande satisfaction. C’était uncharmant enfant, qui vint très bien.

Quelque temps après, mon mari, comme ils’appelait lui-même, vint à moi un soir et me dit qu’il luiarrivait une chose très difficile, dans laquelle il ne savait quefaire ni à quoi se résoudre, si je ne le mettais à l’aise; etcette chose était que ses affaires exigeaient qu’il allât en Francepour deux mois environ.

«Eh bien, mon cher, lui dis-je, etcomment vous mettrais-je à l’aise?

»–Eh! en consentant à melaisser partir. À cette condition, je vous dirai la raison de mondépart, afin que vous jugiez de la nécessité qu’il y a pour moi d’yaller.»

Puis, pour me mettre l’esprit en repos sur cevoyage, il me dit qu’il voulait faire son testament avant de s’enaller, et qu’il serait de nature à me satisfaire complètement.

Je lui dis que la deuxième partie de sondiscours était si aimable que je ne pouvais lui en refuser lapremière partie, à moins qu’il ne me donnât la permission d’ajouterque, si cela ne devait pas l’entraîner dans des dépensesextraordinaires, je m’en irais avec lui.

Il fut si content de ma proposition qu’il medit qu’il me donnerait là-dessus satisfaction complète et que, dèsmaintenant, il l’acceptait. En conséquence, il m’emmena à Londresle lendemain, et là il fit son testament, me le montra, le scelladevant les témoins voulus, puis me le donna à garder. Dans cetestament, il donnait mille livres sterling à une personne que nousconnaissions très bien l’un et l’autre, en fidéicommis, pour lescompter, avec les intérêts à partir de la date de son décès, à moiou à mes ayants-droit; il y avait ensuite inscrit le payementde ce qu’il appelait mon douaire, c’est-à-dire une obligation decinq cents livres, payable après sa mort; en outre, il medonnait tous les ustensiles de ménage, vaisselle, etc.

C’étaient là des prévenances bien séduisantesde la part d’un homme vis-à-vis d’une personne dans masituation; et il eut été dur, comme je le lui disais, de luirefuser quoi que ce fût, ou de ne pas vouloir l’accompagnern’importe où. Nous réglâmes donc tout de notre mieux, et laissâmesla maison aux soins d’Amy. Quant à ses autres affaires, – ilfaisait le commerce de joaillerie, – il avait deux hommes deconfiance, pour lesquels il avait bonne caution, qui dirigeraientsa maison et correspondraient avec lui.

Les choses étant ainsi arrangées, nouspartîmes pour la France. Nous arrivâmes heureusement à Calais, et,voyageant à petites journées, au bout de huit jours, nous fûmes àParis, où nous nous logeâmes dans la maison d’un marchand anglaisde sa connaissance, qui le reçut avec beaucoup d’affabilité.

Mon amant avait des affaires avec certainespersonnes de la plus haute qualité, auxquelles il avait venduquelques joyaux de très grand prix, et dont il reçut une grossesomme en espèces. Il me dit en confidence qu’il gagnait à ce marchétrois mille pistoles. Mais il ne voulait pas laisser savoir, même àson plus intime ami, ce qu’il avait reçu, car il n’est pas si sûr àParis d’avoir une grosse somme d’argent à garder qu’il peut l’êtreà Londres.

Nous prolongeâmes ce voyage beaucoup plus quenous n’en avions dessein; monsieur fit dire à un de sesgérants à Londres de venir nous trouver à Paris avec quelquesdiamants, puis il le renvoya à Londres pour en chercher d’autres.Alors d’autres affaires lui tombèrent entre les mains d’une façonsi inattendue, que je commençai à croire que nous allions établirlà notre résidence ordinaire; ce à quoi je n’étais pas trèsopposée, car c’était mon pays natal et j’en parlais parfaitementbien la langue. Nous prîmes donc une maison convenable à Paris, etnous y vécûmes fort bien. Je fis dire à Amy de venir nous trouver,car je menais une vie élégante, et monsieur fut deux ou trois foissur le point de me donner une voiture; mais je la refusai,surtout à Paris. D’ailleurs, comme on peut s’y procurer cettecommodité à tant par jour, j’avais un équipage retenu pour moitoutes les fois qu’il me plaisait. Je faisais très bonne figure, etj’aurais même pu mener plus grand train, si cela m’avaitconvenu.

Mais, au milieu de toute cette félicité, unépouvantable désastre me frappa, qui mit toute mon existence horsde ses gonds et me rejeta dans la même condition où j’étaisauparavant; avec cette heureuse différence, cependant, que,tandis qu’auparavant j’étais pauvre jusqu’à la misère, je metrouvais maintenant, non seulement à l’abri du besoin, mais trèsriche.

Monsieur avait à Paris le renom d’un hommetrès opulent; et il l’était en effet, bien qu’il ne le fûtpas si immensément que les gens se l’imaginaient. Mais ce qui luifut fatal, ce fut qu’il avait l’habitude, surtout lorsqu’il allaità la cour ou chez les princes du sang, de porter dans sa poche unécrin en chagrin, dans lequel il avait des joyaux de très grandprix.

Il arriva un jour que, devant aller àVersailles chez le prince de ***, il monta le matin dans ma chambreet déposa sa boîte à bijoux, parce qu’il n’allait pas pour enmontrer, mais pour faire accepter une lettre de change étrangère,qu’il avait reçue d’Amsterdam. Il me dit, en me donnant laboîte:

«Ma chère, je n’ai pas besoin d’emporterceci avec moi, parce qu’il se peut que je ne revienne qu’à la nuit,et ce serait trop risquer.»

Je répliquai:

«Alors, mon cher, vous n’irez pas.

»–Pourquoi?demanda-t-il.

»–Parce que, si ces bijoux voussont trop précieux pour que vous les risquiez, vous m’êtes tropprécieux pour que je vous risque; et vous n’irez pas, à moinsque vous ne me promettiez de ne pas vous attarder de façon àrevenir pendant la nuit.

»–J’espère qu’il n’y a pas dedanger, reprit-il, du moment que je n’ai sur moi rien devaleur.» Il ajouta: «Et de peur qu’il ne m’enreste, prenez aussi cela.»

Et il me donna sa montre en or et un richediamant monté en bague qu’il portait toujours au doigt.

«Eh bien! mais, mon cher, luidis-je, vous me rendez plus inquiète que je ne l’étais: carsi vous n’appréhendez aucun danger, pourquoi prenez-vous cesprécautions? Et si vous appréhendez qu’il y ait du danger,pourquoi y allez-vous?

»–Il n’y a pas de danger si je nereste pas tard, répondit-il. Et je n’ai pas l’intention de lefaire.

»–Bien; mais promettez-moique vous ne le ferez pas. Autrement, je ne saurais vous laisserpartir.

»–Je ne le ferai certainement pas,ma chère, à moins d’y être obligé. Je vous assure que je n’en aipas l’intention. Mais s’il le fallait, je ne vaux plus la peinequ’on me vole maintenant, car je n’ai rien sur moi qu’environ sixpistoles dans ma petite bourse, et cette petite bague.» Il memontrait un petit diamant monté en bague, valant de dix à douzepistoles, qu’il mit à son doigt, à la place du riche anneau qu’ilportait d’ordinaire.

Je le pressai encore de ne pas rester tard, etil dit qu’il ne le ferait pas.

«Mais, ajouta-t-il, si je suis retenuplus tard que je ne m’y attends, je resterai toute la nuit, et jereviendrai le lendemain matin.»

Cela semblait une excellente précaution.Cependant, je n’avais pas encore l’esprit tranquille à sonsujet; je le lui dis, et le suppliai de ne pas y aller. Jelui dis que je ne savais quelle pouvait en être la raison, mais quej’avais dans l’esprit une terreur étrange à propos de son départ,et que, s’il y allait, j’étais persuadée qu’il lui arriveraitquelque mal. Il sourit, et répliqua:

«Eh bien! ma chère, s’il en étaitainsi, vous êtes maintenant richement pourvue; tout ce quej’ai ici, je vous le donne.»

Et en même temps il prenait la cassette, ouboîte, et continuait:

«Tenez! tendez la main; il ya une belle terre pour vous dans cette boîte. Si quelque chosem’arrive, elle est absolument à vous; je vous la donne, àvous seule.»

Et là-dessus, il mit dans mes mains lacassette, la belle bague, sa montre en or, et, en outre, la clef deson secrétaire, ajoutant:

«Et dans mon secrétaire il y a quelqueargent. Il est tout à vous.»

Je le regardai avec un air d’effroi, car il mesemblait que toute sa face était pareille à une tête de mort;puis, immédiatement, il me sembla que j’apercevais sa tête toutesanglante; puis, ses vêtements me semblèrent sanglantsaussi; et, soudainement, tout s’évanouit, et il m’apparut denouveau avec l’air que réellement il avait. Aussitôt j’éclatai enpleurs, et je me suspendis à lui.

«Mon cher, lui dis-je, j’ai une frayeurmortelle. Vous n’irez pas. Soyez sûr que quelque accident vousfrappera.»

Je ne lui dis pas comment mon imaginationpleine de vapeurs me l’avait représenté. Il me semblait que celan’était pas convenable. En outre, il n’aurait fait que rire de moiet serait parti en plaisantant. Mais je le pressai sérieusement dene pas y aller ce jour-là ou, s’il le faisait, de me promettre derevenir chez lui, à Paris, pendant le jour. Il prit alors un air unpeu plus grave qu’à l’ordinaire, et me dit qu’il n’appréhendait pasle moindre danger, mais que, s’il y en avait, ou bien ils’arrangerait de manière à revenir pendant la journée, ou, comme ilme l’avait dit auparavant, il passerait la nuit là-bas.

Mais toutes ces promesses n’aboutirent à rien,car il fut attaqué et volé en plein jour, en allant, par troishommes à cheval et masqués. L’un d’eux, qui, sans doute, ledépouillait pendant que le reste arrêtait le carrosse, lui donna uncoup d’épée au travers du corps, dont il mourut sur-le-champ. Il yavait, derrière le carrosse, un valet de pied qu’ils assommèrentavec la crosse ou le bout d’une carabine. On supposa qu’ils letuèrent de rage de ne pas trouver sa boîte ou cassette à diamants,qu’ils savaient qu’il portait ordinairement sur lui; et onfit cette supposition parce qu’après l’avoir tué, ils obligèrent lecocher à s’écarter de la route fort loin à travers la lande,jusqu’à ce qu’ils fussent arrivés en un lieu commode, où ils letirèrent du carrosse et fouillèrent ses habits plus minutieusementqu’ils ne l’avaient pu faire lorsqu’il était vivant.

Mais ils ne trouvèrent que sa petite bague,six pistoles, et la valeur d’environ sept livres de France en menuemonnaie.

Ce fut un coup terrible pour moi; etcependant je ne puis dire que j’en fus aussi surprise que jel’aurais été dans d’autres circonstances; car, depuis sondépart, mon esprit avait été constamment accablé du poids de mespensées, et j’étais si certaine de ne plus le revoir que rien jecrois ne peut se comparer à ce pressentiment. L’impression était siforte que je ne pense pas que l’imagination seule puisse faire unesi profonde blessure; et j’étais si abattue et désolée que,lorsque je reçus la nouvelle de la catastrophe, il n’y avait placeen moi pour aucune altération extraordinaire. J’avais pleuré toutela journée; je n’avais rien mangé, et n’avais fait, si jepuis dire, qu’attendre la lugubre nouvelle, qui me fut apportéevers les cinq heures de l’après-midi.

J’étais dans un pays étranger, et, bien quemes connaissances y fussent assez nombreuses, je n’avais que bienpeu d’amis que je pusse consulter en cette occasion. On fit toutesles recherches possibles des bandits qui s’étaient montrés sibarbares; mais on ne put rien apprendre. Il n’était paspossible que le valet de pied aidât en rien à les découvrir par sesdescriptions, car ils l’avaient assommé dès le commencement, ensorte qu’il n’avait rien vu de ce qui s’était fait ensuite. Lecocher était le seul qui pût dire quelque chose, et tout son récitse bornait à ceci: que l’un d’eux avait des vêtements desoldat, mais qu’il ne pouvait se rappeler les détails de sonéquipement de façon à reconnaître à quel régiment ilappartenait; et que, quant à leurs visages, il ne pouvait enrien savoir, parce que tous avaient des masques.

Je le fis enterrer aussi décemment que le lieupermettait à un étranger protestant de l’être, et j’aplanisquelques scrupules et difficultés à cet égard, en donnant del’argent à une certaine personne qui alla impudemment trouver lecuré de Saint-Sulpice, de Paris, et lui raconta que le gentlemanqui avait été tué était catholique; que les voleurs luiavaient pris une croix d’or enrichie de diamants, valant six millelivres françaises; que sa veuve était catholique, et qu’elleavait envoyé par son intermédiaire soixante couronnes à l’église de***, pour faire dire des messes pour le repos de son âme. Làdessus, bien que pas un mot ne fût vrai, on l’enterra avec toutesles cérémonies de l’église romaine.

Je crois bien que j’étais presque morte àforce de pleurer. Je m’abandonnai à tous les excès de la douleur.En vérité je l’aimais à un degré qu’on ne saurait dire, et,considérant la bonté qu’il m’avait montrée tout d’abord et latendresse avec laquelle il m’avait traitée jusqu’au bout, commentaurais-je pu faire moins?

Et puis, son genre de mort était terrible etépouvantable pour moi, et surtout les étranges pressentiments quej’en avais eus. Je n’avais jamais prétendu à la seconde vue ni àquoique ce soit de ce genre; mais certes, si quelqu’un ajamais eu rien qui y ressemblât, ce fut moi à ce moment là, car jele vis aussi nettement que je l’ai dit plus haut, sous toutes cesterribles formes: d’abord, comme un squelette, non pas mortseulement, mais pourri et décomposé; puis, tué et le visagesanglant; et enfin ses habits couverts de sang, et tout celadans l’espace d’une minute, ou, en tout cas, d’un temps trèscourt.

Ces choses me confondaient, et je fus assezlongtemps comme stupide. Cependant, à la longue, je commençai à meremettre et à m’occuper de mes affaires. J’avais la satisfaction den’être pas laissée dans le besoin, ni en danger de pauvreté. Loinde là: outre ce qu’il m’avait libéralement remis entre lesmains de son vivant, ce qui atteignait une valeur trèsconsidérable, je trouvai plus de sept cents pistoles en or dans sonsecrétaire dont il m’avait donné la clef; je trouvai aussides lettres de change sur l’étranger, acceptées pour douze millefrancs environ; bref, je me vis en possession de près de dixmille livres sterling quelques jours à peine après lacatastrophe.

La première chose que je fis en cetteoccasion, fut d’envoyer une lettre à Amy, ma servante, comme jel’appelais encore, dans laquelle je lui racontais mon malheur, etcomment mon mari, suivant le nom qu’elle lui donnait, – car moi jene l’appelais jamais ainsi, – avait été assassiné; et commej’ignorais la conduite que les parents ou les amis de sa femmetiendraient dans cette circonstance, j’ordonnai à Amy d’enlevertoute la vaisselle, le linge et les autres choses de valeur, et deles mettre en sûreté entre les mains d’une personne à laquelle jel’adressai; puis de vendre le mobilier de la maison, ou des’en défaire, si elle pouvait; et, sans faire connaître àpersonne la raison de son départ, de s’en aller, en envoyant avisau principal gérant, à Londres, que la maison était quittée par lelocataire, et qu’on en pouvait venir prendre possession au nom desexécuteurs testamentaires. Amy fut si adroite et fit son affaire silestement qu’elle vida la maison et envoya la clef au gérant susditpresque en même temps que celui-ci apprenait le malheur arrivé aumaître.

À la réception de la nouvelle inattendue decette mort, le principal gérant vint à Paris, et se présenta à lamaison. Je ne me fis aucun scrupule de m’appelerMme***, veuve de M.***, le joaillieranglais; et comme je parlais français naturellement, je nelui laissais rien savoir, sinon que j’étais sa femme, mariée enFrance, et que je n’avais point entendu dire qu’il eût une femme enAngleterre. Je feignis au contraire d’être surprise et dem’indigner contre lui d’un acte aussi bas, disant que j’avais dansle Poitou, où j’étais née, de bons amis qui auraient soin de mefaire faire justice en Angleterre sur ses biens.

J’aurais dû faire remarquer que, dès que lanouvelle s’était répandue qu’un homme avait été assassiné et quecet homme était un joaillier, le bruit public me fit la faveur depublier aussitôt qu’on lui avait volé sa cassette à bijoux, qu’ilportait toujours sur lui. Je confirmai tout cela, au milieu de meslamentations quotidiennes sur son malheur, et j’ajoutai qu’il avaitsur lui une belle bague en diamant que l’on savait qu’il portaitsouvent, évaluée à cent pistoles, une montre en or, et, dans sacassette, une grande quantité de diamants d’un prixinestimable; il portait ces bijoux au prince de***, pour luimontrer des échantillons. Et, en effet, le prince déclara qu’il luiavait parlé de lui apporter quelques bijoux de ce genre pour leslui faire voir. Mais j’eus douloureusement à me repentir plus tardde cette partie de l’histoire, comme vous l’apprendrez.

Ce bruit coupa court à toute recherche àpropos de ses bijoux, de sa bague ou de sa montre, aussi bien quetouchant les sept cents pistoles dont je m’étais assurée. Quant auxeffets en portefeuille, je déclarai que je les avais; maiscomme, d’après ce que je disais, j’avais apporté à mon mari une dotde trente mille francs, je réclamai la propriété de ces effets, quine se montaient pas à plus de douze mille francs, comme indemnité.Et ces billets, avec la vaisselle et l’ameublement faisaient laprincipale partie de son bien qui fût accessible. Pour la lettre dechange étrangère qu’il allait faire accepter à Versailles, elle futréellement perdue avec lui. Mais son gérant, qui la lui avaitremise par voie d’Amsterdam, apportant avec lui la seconde lettre,l’argent fut sauvé, comme ils disent; sans cela, il eûtdisparu aussi. Les voleurs qui l’avaient dépouillé et assassiné,auraient assurément craint d’envoyer quelqu’un pour faire acceptercette lettre, car cela les aurait infailliblement faitdécouvrir.

Pendant ce temps, ma servante Amy étaitarrivée. Elle me rendit compte de son administration, et me ditcomment elle avait mis tout en sûreté, et qu’elle avait quitté lamaison et envoyé la clef au gérant du commerce de monsieur;enfin elle me fit savoir combien elle avait retiré de chaque chose,très exactement et très honnêtement.

J’aurais dû noter, en racontant son longséjour avec moi à ***, qu’il n’y avait jamais passé pour autrechose que pour un des locataires de la maison; et, quoiqu’ilfût le propriétaire, cela ne changeait pas le fait. De sortequ’après sa mort, Amy venant à quitter la maison et à rendre laclef, cela n’avait pour ses employés aucune relation avec le cas deleur maître récemment assassiné.

Je pris de bons avis, à Paris, d’un éminenthomme de loi, conseiller au parlement. Lorsque j’eus exposé mon casdevant lui, il me conseilla de faire un procès en revendication dedot contre la succession, pour justifier de ma nouvelle fortune parle mariage; ce que je fis. En somme, le gérant s’en retournaen Angleterre, enchanté d’avoir touché la lettre de change nonacceptée, qui était de dix mille cinq cents livres sterling, avecquelques autres choses qui montaient ensemble à dix-sept millelivres; et de cette façon je fus débarrassée de lui.

Je reçus, dans cette triste occasion de laperte de mon mari, –car on pensait qu’il l’était, – la visitepleine de civilité de beaucoup de dames de haut rang. Le prince de***, à qui il était censé porter des bijoux, m’envoya songentilhomme avec un très aimable compliment de condoléance;et ce gentilhomme, qu’il en eût ou qu’il n’en eût pas l’ordre, mefit entendre que Son Altesse avait l’intention de me rendre visiteelle-même, mais que quelque accident, dont il me fit une longuehistoire, l’en avait empêchée.

Grâce au concours des dames et des autrespersonnes qui vinrent ainsi me voir, je finis par être trèsconnue; et comme je n’oubliais pas de me montrer aussiavantageusement qu’il est possible sous le costume de veuve, lequelétait, en ce temps-là, une chose absolument effrayante, – commej’en agissais ainsi, dis-je, par vanité personnelle, car jen’ignorais pas que j’étais très belle, –je dis donc qu’àcause de cela, je devins bientôt une sorte de personnage public,connu sous le nom de la belle veuve de Poitou[3]. J’étais très heureuse de me voir ainsihonorablement traitée dans mon affliction; aussi séchai-jebientôt mes larmes; et, tout en ayant l’air d’une veuve,j’avais l’air, comme nous disons en Angleterre, d’une veuveconsolée. J’eus soin de montrer aux dames que je savais recevoir,et que je n’étais pas en peine de me conduire convenablementvis-à-vis de chacune d’elles. Bref, je commençai à être trèspopulaire à Paris. Mais il se présenta dans la suite une occasionqui me fit renoncer à cette ligne de conduite, comme vous allezl’apprendre tout à l’heure.

Quatre jours environ après que j’eus reçu lescompliments de condoléance du prince, le même gentilhomme qu’ilavait envoyé auparavant, vint me dire que Son Altesse allait venirme faire visite. J’en fus véritablement surprise, et ne savaispoint du tout comment me comporter. Toutefois, comme il n’y avaitrien à y faire, je me préparai à le recevoir de mon mieux. Quelquesminutes s’étaient à peine écoulées qu’il était à la porte. Ilentra, introduit par son gentilhomme, toujours le même, et,derrière lui, par ma servante, Amy.

Il me prodigua les marques de sa civilité, etme fit de grands compliments de condoléance sur la mort de monmari, et aussi sur son genre de mort. Il me dit qu’il avait apprisqu’il venait à Versailles pour lui montrer des bijoux; qu’ilétait vrai qu’il avait causé de bijoux avec lui, mais qu’il nepouvait imaginer comment des coquins avait su sa venue juste à cemoment-là avec les bijoux; qu’il ne lui avait pas donnél’ordre de les lui apporter à Versailles, mais qu’il lui avait ditqu’il viendrait à Paris tel jour; en sorte qu’il étaitabsolument innocent de la catastrophe. Je lui répondis gravementque je savais parfaitement que tout ce qu’avait dit Son Altesse àce sujet était véritable; que ces coquins connaissaient laprofession de mon mari et savaient, sans doute, qu’il portaittoujours une cassette de bijoux sur lui et qu’il avait au doigt unebague en diamant valant cent pistoles, prix que la rumeur publiquegrossissait jusqu’à cinq cents; et que, s’il était allé entout autre endroit, c’eût été la même chose. Après cela, SonAltesse se leva pour partir et me dit qu’elle avait résolu de mefaire quelque réparation; en même temps, elle me mettait dansla main une bourse de soie contenant cent pistoles, et elle ajoutaqu’elle me réservait, en outre, à titre de compliment, une petitepension dont son gentilhomme m’informerait.

Vous pouvez croire que je me conduisis commeune personne justement touchée de tant de bonté: je fis legeste de m’agenouiller pour lui baiser la main; mais il mereleva, me salua, se rassit, (bien qu’il eût déjà fait comme s’ilvoulait s’en aller), et me fit asseoir près de lui. Il se mit alorsà me parler plus familièrement; il me dit qu’il espérait queje ne restais pas dans une condition fâcheuse; queM.*** passait pour être très riche et qu’il avaitdernièrement gagné beaucoup d’argent sur certains bijoux;enfin, il espérait, répéta-t-il, que j’avais encore une fortune enrapport avec le rang que je tenais auparavant.

Je répliquai, avec quelques larmes qui, je leconfesse, étaient un peu forcées, que je croyais que si M.***avait vécu, nous n’aurions pas eu à craindre d’être dans lebesoin; mais qu’il était impossible d’évaluer la perte quej’avais essuyée, en outre de celle de mon mari. D’après l’opinionde ceux qui avaient quelques connaissances de ses affaires et duprix des joyaux qu’il avait l’intention de montrer à Son Altesse,il ne pouvait avoir sur lui une valeur moindre de cent millefrancs. C’était un coup funeste pour moi et pour toute sa famille,et surtout que ce fût perdu de cette manière.

Son Altesse répondit, avec un air d’intérêt,qu’il en était très fâché; mais qu’il espérait, si je mefixais à Paris, que je trouverais des moyens de rétablir mafortune. En même temps, il me faisait compliment sur ma beauté,comme il lui plaisait de l’appeler, et sur ce que je ne pouvaismanquer d’admirateurs. Je me levai et je remerciai humblement SonAltesse; mais je lui dis que je n’avais point d’espérances decette nature; que je pensais être obligée d’aller enAngleterre pour veiller aux biens de mon mari, qu’on me disait yêtre considérables, mais que je ne savais pas quelle justice unepauvre étrangère pourrait trouver là-bas; quant à Paris, avecune fortune si amoindrie, je ne voyais devant moi d’autreperspective que de retourner vers les miens dans le Poitou, oùquelques-uns de mes parents, du moins je l’espérais, pourraientfaire pour moi quelque chose; j’ajoutai qu’un de mes frèresétait abbé à ***, près de Poitiers.

Il se leva, et me prenant par la main, meconduisit devant une grande glace qui faisait le trumeau de face dusalon:

«Regardez, madame, dit-il. Convient-ilque ce visage (il montrait mon visage dans la glace), s’en retourneau Poitou? Non, madame; restez, et faites le bonheur dequelque homme de qualité qui puisse, en retour, vous faire oubliertous vos chagrins.»

Là-dessus il me prit dans ses bras, et, medonnant deux baisers, me dit qu’il me reverrait, mais avec moins decérémonie.

Un peu après, mais le même jour, songentilhomme revint, et avec force cérémonie et respect, me remitune boîte noire attachée d’un ruban écarlate et scellée d’un nobleblason qui, je suppose, était celui du prince.

Il y avait dedans une donation de Son Altesse,ou assignation de fonds, je ne sais comment l’appeler, avec mandatà son banquier de me payer deux mille francs par an pendant monséjour à Paris, comme veuve de Monsieur ***, le joaillier, donnant,comme motif, l’horrible meurtre de mon mari tel qu’il a étérapporté.

Je reçus cela avec la plus grande soumission,l’expression de l’obligation infinie que j’avais à son maître, etl’assurance que je me montrerais en toute occasion la trèsobéissante servante de Son Altesse; et, après lui avoirprésenté mes plus humbles devoirs pour Son Altesse, avec ma plusprofonde reconnaissance de l’obligation que je lui avais, etc.,j’allai à un petit cabinet, où je pris quelque argent, non sans lefaire un peu sonner, et je voulus lui donner cinq pistoles.

Il se recula, mais avec le plus grand respect,et me dit qu’il me remerciait humblement, mais qu’il n’oserait pasaccepter un liard; que Son Altesse le prendrait en simauvaise part, qu’il était sûr qu’il ne la verrait jamais plusen face; mais qu’il ne manquerait pas de faireconnaître à Son Altesse quel respect j’avais témoigné. Ilajouta:

«Je vous assure, madame, que vous êtesplus avant dans les bonnes grâces du prince de ***, mon maître, quevous ne vous l’imaginez, et je crois que vous aurez encore de sesnouvelles.»

Je commençais à le comprendre, et je résolus,si Son Altesse revenait, de faire qu’elle ne me vît pas à mondésavantage, si je pouvais l’empêcher. Je lui dis que, si SonAltesse me faisait l’honneur de me revoir, j’espérais qu’il ne melaisserait pas surprendre comme la première fois; que jeserais heureuse d’en avoir quelque petit avis, et que je lui seraisobligée s’il voulait bien me le fournir. Il me répondit qu’il étaittrès certain que, lorsque Son Altesse aurait l’intention de mefaire visite, elle l’enverrait auparavant m’en donner avis, etqu’il m’en préviendrait tout de son mieux.

Il revint plusieurs fois pour la même affaire,c’est-à-dire pour la constitution de rente, cette donation exigeantl’accomplissement de plusieurs formalités pour être payée sansaller demander chaque fois au prince un nouveau mandat. Je necomprenais pas bien tous ces détails; mais, dès que ce futfini, et cela dura plus de deux mois, le gentilhomme vint uneaprès-midi, me dire que Son Altesse avait dessein de venir me voirdans la soirée, mais désirait être reçue sans cérémonie.

Non seulement je préparai mes appartements,mais je les préparai moi-même. Lorsqu’il entra, il n’y avaitpersonne dont la présence fût visible dans la maison, à l’exceptionde son gentilhomme et de ma servante Amy. Et, au sujet de celle-ci,je priai le gentilhomme de faire savoir à Son Altesse que c’étaitune Anglaise, qu’elle ne comprenait pas un mot de français, etqu’enfin c’était une personne à qui l’on pouvait se fier.

Dès qu’il entra dans ma chambre, je me jetai àses pieds avant qu’il pût s’avancer pour me saluer, et, en termesque j’avais préparés, pleins de soumission et de respect, je leremerciai de sa libéralité et de sa bonté envers une pauvre femmedésolée, accablée du poids d’un si terrible désastre; et jene voulus pas me relever avant qu’il m’eût accordé l’honneur de luibaiser la main.

«Levez-vous donc[4], dit enfin le prince en me prenant dansses bras. Je vous réserve d’autres faveurs que cettebagatelle.» Et, continuant, il ajouta:

«Vous trouverez à l’avenir un ami là oùvous ne le cherchiez pas, et je veux vous faire voir combien jesais être bon pour celle qui est à mes yeux la plus aimablecréature de la terre.»

Je portais une sorte de costume dedemi-deuil; j’avais rejeté mes longs voiles de veuve, et matête, bien que je n’eusse encore ni rubans ni dentelle, étaitcoiffée d’une façon qui ne manquait pas de me faire ressortir assezà mon avantage; car je commençais à comprendre les intentionsdu prince; et il déclara que j’étais la plus belle créaturedu monde.

«Et où ai-je donc vécu, dit-il, etcombien ai-je été mal servi, qu’on ne m’a jamais encore montré laplus charmante femme de France!»

C’était là le meilleur moyen du monde de fairebrèche à ma vertu, si j’en avais possédé aucune; j’étais, eneffet, devenue la plus vaine créature qui fût sur terre, surtout dema beauté; car comme elle était admirée des autres, jedevenais de jour en jour plus follement amoureuse de moi-même.

Il me dit, après cela, des choses trèsaimables, et resta assis près de moi pendant une heure ou plus.Alors, se levant et appelant son gentilhomme par son nom, il ouvritla porte:

«À boire!»dit-il.

Sur quoi le gentilhomme apporta immédiatementune petite table recouverte d’un fin tapis de damas. La table étaitassez petite pour qu’il pût la porter de ses deux mains; maisdessus étaient servis deux carafes, une de champagne et l’autred’eau, six assiettes d’argent, et un dessert de fines sucreriesdans des plats de porcelaine fine disposés les uns au-dessus desautres sur une série de supports circulaires et superposés d’unehauteur de vingt pouces environ. Au-dessous étaient trois perdrixrôties et une caille. Aussitôt que son gentilhomme eut tout placé,il lui donna l’ordre de se retirer.

«Et maintenant, dit le prince, j’ail’intention de souper avec vous.»

Lorsqu’il avait renvoyé son gentilhomme, jem’étais levée et offerte à servir Son Altesse pendant qu’ellemangerait. Mais il refusa positivement, et me dit:

«Non. Demain vous serez la veuve deMonsieur ***, le joaillier; mais ce soir, vous serez mamaîtresse. Asseyez-vous donc, et mangez avec moi; ou je vaisme lever et servir.»

J’aurais alors voulu appeler ma servante Amy,mais je pensai que cela non plus ne serait pas convenable. Jem’excusai donc, disant que, puisque Son Altesse ne voulait paslaisser sa servante le servir, je ne me permettrais pas de fairemonter ma femme de chambre; mais que s’il lui plaisait de melaisser prendre soin de lui, ce serait un honneur pour moi de luiverser à boire. Mais, comme auparavant, il ne voulut jamais me lepermettre. Nous nous assîmes donc et mangeâmes ensemble.

«Maintenant, madame, dit le prince,permettez-moi de laisser de côté mon titre. Causons ensemble avecla liberté qu’on a entre égaux. Mon rang me place à distance devous et fait que vous êtes cérémonieuse. Votre beauté vous relèveplus que ne le ferait l’égalité de la naissance. Il faut que jevous traite comme les amants traitent leurs maîtresses; maisje ne sais pas parler leur langage: c’est assez de vous direcombien vous me semblez aimable, combien je suis étonné de votrebeauté, et que j’ai résolu de vous rendre heureuse et d’êtreheureux avec vous.»

Je ne sus que lui dire pendant un bonmoment; mais je rougis, et levant les yeux vers lui, jerépondis que j’étais déjà heureuse de la faveur d’une personne deson rang, et que je n’avais rien à demander à Son Altesse que decroire que je lui étais infiniment obligée.

Lorsqu’il eut mangé, il répandit les sucreriessur mes genoux, et le vin étant tout bu, il rappela son gentilhommepour enlever la table. Celui-ci ne retira d’abord que le tapis etles débris de ce qu’il y avait à manger; puis, mettant unautre tapis, il plaça la table d’un côté de la chambre, avec unmagnifique service d’argenterie dessus, qui valait au moins deuxcents pistoles. Puis, ayant remis les deux carafes sur la table,remplies comme devant, il se retira. Je trouvai que le gaillardentendait très bien son affaire, et les affaires de son maîtreaussi.

Au bout d’une demi-heure environ, le prince medit que je m’étais proposé pour le servir un peu auparavant, etque, si je voulais maintenant en prendre la peine, il m’autorisaità lui donner un peu de vin. J’allai donc à la table, et je remplisun verre de vin que je lui apportai sur le beau plateau où étaientplacés les verres; j’apportai en même temps de l’autre mainla bouteille ou carafe d’eau, pour qu’il en mît ce qui luiconvenait.

Il sourit et me dit de regarder ceplateau; ce que je fis, en l’admirant beaucoup, car il étaitvéritablement très beau.

«Vous pouvez voir, dit-il, que je veuxavoir encore votre compagnie; car mon serviteur vous laisserace plateau pour mon usage.»

Je lui dis que je croyais que Son Altesse neprendrait pas en mauvaise part que je n’eusse pas ce qu’il fallaitpour recevoir une personne de son rang, que j’en aurais grand soin,et que j’étais infiniment fière de l’honneur que me faisait SonAltesse en me venant voir.

Il commençait à se faire tard, et luicommençait à s’en apercevoir.

«Cependant, dit-il, je ne saurais vousquitter. N’avez-vous pas un logement de libre, pour unenuit?»

Je lui dis que je n’avais qu’un logement biensimple pour recevoir un tel hôte. Là-dessus il me dit quelque chosed’excessivement aimable, mais qu’il ne convient pas de répéter,ajoutant que ma compagnie lui serait, d’ailleurs, unecompensation.

Vers minuit, il donna une commission à songentilhomme, après lui avoir dit à haute voix qu’il comptait passerici la nuit. En quelques instants, ce gentilhomme lui apprêta unerobe de chambre, des pantoufles, deux bonnets, un foulard de cou etune chemise, que le prince me donna à porter dans sa chambre;et il renvoya son homme chez lui. Alors, se tournant vers moi, ilme dit que je lui ferais l’honneur d’être son gentilhomme de lachambre et aussi son habilleur. Je souris, et lui répondis que jeme ferais un honneur de lui rendre mes soins en toute occasion.

Vers une heure du matin, pendant que songentilhomme était encore là, je lui demandai congé de me retirer,supposant qu’il allait se mettre au lit; mais il comprit àdemi mot, et me dit:

«Je ne me couche pas déjà. Je vous enprie, que je vous revoie encore.»

Je profitai de ce moment pour me déshabilleret revenir dans un nouveau costume, qui était en quelque sorte undéshabillé; mais il était si élégant, et tout surmoi était si propre et si agréable à voir, qu’il en semblasurpris.

«Je croyais, dit-il, que vous ne sauriezvous habiller plus avantageusement que vous ne l’aviez fait tout àl’heure; mais à présent vous me charmez mille fois plus, sic’est possible.»

»–Ce n’est qu’un vêtement pluscommode, Monseigneur, lui dis-je, afin de pouvoir mieux servirVotre Altesse.»

Il m’attira à lui, disant:

«Vous êtes d’une parfaiteobligeance.»

Puis, il s’assit sur le bord du lit, etreprit:

«Et maintenant, vous allez êtreprincesse, et savoir ce que c’est que d’obliger l’homme le plusreconnaissant qui soit au monde.»

En parlant ainsi, il me prit dans ses bras… Jene peux entrer dans plus de détails sur ce qui se passa alors, maisla conclusion fut qu’après tout je couchai avec lui cettenuit-là.

Je vous ai donné par le menu toute cettehistoire, pour représenter, comme en un sombre plan, la manièredont les malheureuses femmes sont perdues par les grandspersonnages; car, si la pauvreté et le besoin sont uneirrésistible tentation pour les pauvres, la vanité et les grandeursle sont pour d’autres. Être courtisée par un prince et par unprince qui avait d’abord été un bienfaiteur, puis unadmirateur; être appelée belle, la plus charmante femme deFrance; être traitée comme une femme faite pour la couched’un prince, ce sont là des choses telles qu’il faut qu’on n’ait ensoi aucune vanité, ni même aucune corruption d’esprit, pour ne pasy céder; et pour mon cas particulier, j’avais, comme on lesait, assez de l’une et de l’autre.

Maintenant ce n’était pas la pauvreté qui mepressait. Au contraire, je possédais dix mille livres sterlingavant que le prince eût rien fait pour moi. Si j’avais étémaîtresse de mes résolutions, si j’avais été moins prévenante etque j’eusse rejeté la première attaque, tout aurait étésauvegardé; mais ma vertu était perdue déjà, et le diable,qui avait trouvé un chemin pour m’envahir avec une seule tentation,me domina cette fois aisément avec une autre. Je m’abandonnai doncà un personnage de haut rang il est vrai, mais qui n’en était pasmoins l’homme le plus séduisant et le plus obligeant que j’aijamais rencontré de ma vie.

J’eus à insister ici avec le prince sur lemême point qu’avec mon premier amant. J’hésitais beaucoup àconsentir dès la première demande; mais le prince me dit queles princes ne faisaient pas la cour comme les autres hommes;qu’ils mettaient en avant de plus puissants arguments; et ilajoutait gentiment qu’ils étaient plus souvent repoussés que lesautres hommes, et qu’ils devaient être satisfaits plus tôt;faisant entendre, de la façon la plus distinguée d’ailleurs, qu’unefois qu’une femme l’avait positivement refusé, il ne pouvait point,comme les autres hommes, s’attarder à des importunités et à desstratagèmes, ni mettre le siège pour longtemps: si des hommescomme lui donnaient l’assaut chaudement, une fois repoussés, ils nefaisaient point une seconde attaque; et, de fait, ce n’étaitque raisonnable; car, s’il était au-dessous de leur rang debattre longtemps en brèche la constance d’une femme, d’un autrecôté ils couraient de plus grands risques que les autres hommes àvoir leurs amours dévoilées.

Je pris ceci pour une réponse satisfaisante,et je dis à Son Altesse que j’avais la même pensée sur la nature deses attaques; car sa personne et ses arguments étaientirrésistibles; une personne de son rang et d’une munificencesi illimitée ne pouvait éprouver de résistance; il n’y avaitpas de vertu qui tînt contre lui, si ce n’est celles qui peuventsouffrir jusqu’au martyre; j’avais cru qu’il était impossibleque je fusse vaincue, mais maintenant je voyais qu’il étaitimpossible que je ne le fusse pas; tant de bonté unie à tantde grandeur aurait triomphé d’une sainte; et je confessaisqu’il remportait la victoire sur moi, grâce à un mérite infinimentsupérieur à la conquête qu’il avait faite.

Ainsi, j’avais accordé au prince la dernièrefaveur, et il avait avec moi toute la liberté qu’il m’étaitpossible de laisser prendre. Aussi me donna-t-il la permission deprendre avec lui la même liberté dans un autre sens, qui étaitd’obtenir de lui tout ce que je jugerais convenable de luicommander. Cependant je ne lui demandai rien d’un air avide, commesi j’avais hâte de tirer de l’argent de lui; mais je lemanœuvrai si habilement que d’ordinaire il prévenait mes demandes.Il me pria seulement de ne plus penser à prendre une autre maison,suivant l’intention que j’en avais manifestée à Son Altesse, netrouvant pas celle-ci assez belle pour y recevoir ses visites. Ilme dit, au contraire, que ma maison était la plus convenable qui sepût trouver dans tout Paris pour un amant, spécialement pour lui,ayant une sortie sur trois rues différentes, et n’étant dominée paraucun voisin, de sorte qu’il pouvait passer et repasser sans êtreaucunement observé. En effet, une des sorties de derrière donnaitsur une allée sombre, laquelle allée était un passage encommunication d’une rue dans une autre; et quiconque entraitou sortait par cette porte n’avait qu’à s’assurer qu’il n’y avaitpersonne à le suivre dans l’allée avant qu’il arrivât à la porte.Je reconnaissais que cette prière était très raisonnable. Jel’assurai donc que je ne changerais pas de logement, voyant que SonAltesse ne trouvait pas celui-ci trop médiocre pour y être reçu parmoi.

Il désira aussi que je ne prisse aucun autredomestique, ni ne me montasse aucun équipage, du moins pour lemoment; parce qu’on en conclurait[5]immédiatement que j’avais été laissée veuve avec une très grandefortune: je serais alors assiégée de l’impertinence d’unefoule d’admirateurs, attirés par l’argent aussi bien que par labeauté d’une jeune veuve; et lui serait fréquemmentinterrompu dans ses visites. Ou bien le monde conclurait quej’étais entretenue par quelqu’un et serait infatigable à trouverqui; de sorte qu’il y aurait à le guetter, chaque fois qu’ilsortirait ou entrerait, des espions qu’il serait impossible dedépister, et qu’on raconterait immédiatement dans tous les cabinetsde toilette de Paris que le Prince de *** avait pris la veuve dujoaillier pour maîtresse.

Cela était trop juste pour qu’on s’y opposâtet je ne fis aucun scrupule de dire à Son Altesse que, puisquej’avais failli jusqu’au point de me faire sienne, il devait avoirtoute la certitude possible que j’étais sienne entièrement;que je prendrais toutes les mesures qu’il lui plairait dem’indiquer, pour éviter les impertinentes attaques d’autrui;et que, s’il le jugeait convenable, je resterais complètement à lamaison, et ferais répandre le bruit que j’étais obligée d’aller enAngleterre pour y suivre mes affaires après le malheur de mon mari,et qu’on n’attendait pas mon retour avant un an ou deux au moins.Ceci lui plut beaucoup; seulement il dit qu’il ne voulait enaucune manière, me tenir renfermée; que cela nuirait à masanté, et qu’en ce cas je devrais prendre une maison de campagnedans quelque village, à une bonne distance de la ville, en quelquelieu où l’on ne saurait pas qui j’étais; mais qu’il s’ytrouverait quelquefois, pour me distraire.

Je n’hésitai pas sur la retraite, et je dis àSon Altesse que je ne pouvais me sentir recluse, en aucun lieulorsque j’avais un tel visiteur. Mais j’écartai l’idée de la maisonde campagne, ce qui aurait été m’éloigner davantage de lui et avoirmoins de sa compagnie; ainsi je fis de la maison une maison,comme on dit, fermée. Amy se montrait, à la vérité; etlorsque quelque voisin ou quelque domestique s’informait, ellerépondait, en écorchant le français, que j’étais allée enAngleterre pour veiller à mes intérêts; c’était là le bruitqui courait dans les rues à notre endroit, car vous noterez que lesgens de Paris, spécialement les femmes, sont les gens les plusoccupés et les plus impertinents qui soient dans le monde, às’enquérir de la conduite de leurs voisins, surtout d’une femme,bien qu’il n’y ait pas dans l’univers de plus grands intrigantsqu’eux; peut-être en est-ce même la raison, car c’est unerègle vieille, mais sûre, que

L’intrigant souterrain, habile en l’art de feindre,

De tous les espions est le premier à craindre.[6]

Ainsi Son Altesse avait les facilités les plusgrandes et les plus impénétrables qu’il soit possible d’imaginer,pour m’approcher; il manquait rarement de venir deux ou troisnuits par semaine, et quelquefois il restait deux ou trois nuits desuite. Une fois il me dit qu’il avait résolu de me fatiguer de sacompagnie, et d’apprendre à savoir ce que c’est que d’êtreprisonnier. En conséquence il fit répandre parmi ses domestiquesqu’il était allé à ***, où il allait souvent chasser, et qu’il nereviendrait pas avant une quinzaine; pendant cette quinzaine,il resta tout à fait avec moi et ne franchit pas une fois le seuilde la porte.

Jamais femme dans une telle situation ne vécutquinze jours en une si complète plénitude d’humaine félicité. Caravoir l’entière possession d’un des princes les plus accomplis dumonde, d’un des hommes les mieux et les plus poliment élevés,s’entretenir avec lui tout le jour, et, d’après ce qu’il déclarait,le charmer toute la nuit, que pouvait-il y avoir de plusindiciblement agréable, et surtout pour une femme pleine d’un vasteorgueil, telle que moi?

Pour mettre le comble à mon bonheur en cetendroit, je ne dois pas oublier que le diable jouait avec moi unnouveau jeu et m’avait amenée à me persuader moi-même que cet amourétait chose légitime; qu’à un prince de tant de grandeur etde majesté, si infiniment supérieur à moi, et qui s’était présentésous les auspices d’une libéralité tellement incomparable, je nepouvais résister; et que, par conséquent, il m’étaitparfaitement légitime de faire ce que j’avais fait, étant, à cemoment là, complétement seule, sans engagement vis à vis d’aucunhomme, comme je l’étais très certainement par l’absenceinexplicable de mon premier mari et par le meurtre du gentleman,qui passait pour mon second.

On comprendra que je fus d’autant plus facileà me persuader moi-même de la vérité d’une telle doctrine, qu’ilétait plus compatible avec mon bien-être et avec le repos de monesprit de le faire.

«L’objet de nos désirs aisément nousdéçoit,

Et ce que l’on voudrait, volontiers on lecroit.»[7]

D’ailleurs je n’avais pas de casuistes pourrésoudre ce doute. Le même diable qui m’avait mis ceci dans latête, me poussait à aller trouver le premier prêtre romain venu et,sous prétexte de confession, à lui exposer mon casexactement: je verrais par là ou qu’on déciderait que cen’était pas un péché du tout, ou qu’on m’absoudrait avec la pluslégère pénitence. J’inclinais fortement à faire l’expérience, maisje ne sais quel scrupule me retint. Et, en effet, je n’ai jamais puprendre sur moi d’avoir, même en apparence, affaire à cesprêtres; et, bien qu’il fût étrange que moi, qui avais ainsi,à deux reprises, prostitué ma chasteté et abandonné tout sens devertu en menant publiquement une vie adultère, je me fisse scrupulede quelque chose, il en était cependant ainsi. Je me représentai àmoi-même que je ne pouvais me conduire en fourbe dans aucune desquestions que je considérais comme sacrées; que je ne pouvaisavoir une opinion, et prétendre en avoir une autre; que je nepouvais aller à confesse, moi qui ne savais rien de la manière dontcela se pratiquait, et que je me trahirais devant le prêtre commehuguenote, ce qui pourrait m’attirer des ennuis. Bref, j’étais bienune catin, mais j’étais une catin protestante, et je ne pouvais pasagir comme si j’en avais été une papiste, pour quelque raison quece fût.

Mais, je le répète, je me contentai de cetteétonnante argumentation, que, puisque c’était absolumentirrésistible, c’était aussi absolument légitime; car le Cielne voudrait pas permettre que nous fussions punis pour ce qu’il nenous a pas été possible d’éviter. C’est par de telles absurditésque j’empêchai ma conscience de me créer aucun tourmentconsidérable dans cette affaire; et j’étais aussiparfaitement tranquille quant à la légitimité de la chose que sij’avais été mariée au prince, et n’avais pas eu d’autre mari. Voilàcomme il nous est possible de nous rouler dans le vice jusqu’à ceque nous soyons invulnérable à la conscience, sentinelle, qui unefois assoupie, dort dur, et ne s’éveille plus tant que le flot duplaisir continue à couler, ou jusqu’à ce que quelque sombre etterrible chose nous ramène à nous-mêmes.

Je me suis étonnée, je le confesse, de lastupidité sous laquelle restèrent mes facultés intellectuellespendant tout ce temps-là; je me suis demandé quelles fuméesléthargiques m’assoupissaient l’âme, et comment il était possibleque moi, qui, dans le cas précédent, où la tentation était à biendes égards plus pressante et les arguments plus forts et plusirrésistibles avais été cependant dans une inquiétude continuelle àcause de la vie coupable que je menais, je pusse vivre maintenantdans la tranquillité la plus profonde, avec une paix ininterrompue,que dis-je? allant même jusqu’à la satisfaction et à la joie,et néanmoins dans un état d’adultère encore plus palpablequ’auparavant. Auparavant, en effet, mon amant, qui m’appelait sonépouse, avait le prétexte du départ de sa vraie femme d’avec lui,refusant de remplir vis-à-vis de lui ses devoirs de femme. Pourmoi, les circonstances étaient bien les mêmes; mais, pour leprince, en même temps qu’il avait une dame ou princesse, très belleet tout à fait hors de l’ordinaire, il avait aussi deux ou troismaîtresses, en outre de moi, et il ne s’en faisait aucunscrupule.

Cependant, je le répète, pour ce qui était demoi, je me laissais jouir dans une tranquillité parfaite. De mêmeque le prince était la seule divinité que j’adorasse, de mêmeétais-je réellement son idole; et quoi qu’il en fût de saprincesse, je vous assure que ses autres maîtresses trouvaient ladifférence sensible. Bien qu’elles n’aient jamais pu me découvrir,j’ai su de bonne part qu’elles devinaient parfaitement que leurseigneur avait quelque nouvelle favorite, qui leur enlevait sacompagnie et, peut-être, quelque chose de sa libéralité ordinaire.Il faut maintenant que je mentionne les sacrifices qu’il fit à sonidole; ils ne furent pas peu nombreux, je vous l’affirme.

De même qu’il aimait en prince, ilrécompensait en prince; car, bien qu’il refusât que je fissefigure, comme je l’ai dit plus haut, il me montra qu’il étaitau-dessous de lui d’en agir ainsi pour économiser la dépense. Il mele dit, ajoutant qu’il me donnerait l’équivalent en autres choses.Tout d’abord, il m’envoya une toilette, avec toute sa garniture enargent, jusqu’au corps même de la table; puis, pour lamaison, il donna la table ou buffet de vaisselle, dont j’ai déjàparlé, avec toutes les choses y appartenant, en argentmassif; si bien, en un mot, que je n’aurais pu, pour ma vie,trouver à lui rien demander en fait de vaisselle que je n’eussedéjà.

Il ne pouvait donc plus me fournir de rienautre que de bijoux et de vêtements, ou d’argent pour mesvêtements. Il envoya son gentilhomme chez le mercier m’acheter unhabit complet, ou toute une pièce du plus beau brocard de soie,brodé d’or; un autre brodé d’argent, et un autre decramoisi; de sorte que j’avais trois habits complets tels quela reine de France n’aurait pas dédaigné de les porter en cetemps-là. Cependant, je n’allais nulle part; mais comme ilsétaient pour être portés quand je sortirais de deuil, je lesmettais toujours l’un après l’autre, lorsque Son Altesse venait mevoir.

Outre cela, je n’avais pas moins de cinqdifférents vêtements du matin, de façon à n’avoir jamais besoin deparaître deux fois de suite avec la même toilette. Il y ajoutaplusieurs pièces de toile fine et de dentelle, tellement que jen’avais plus la possibilité d’en demander davantage, et que même jen’en aurais pas demandé tant.

Une fois, je pris la liberté, dans nosépanchements, de lui dire qu’il était trop généreux, que j’étaisune maîtresse trop onéreuse, et que je serais sa fidèle servante àmoindres frais; que non seulement il ne me laissait aucuneoccasion de lui demander rien, mais qu’il me fournissait d’unetelle profusion de bonnes choses que je pouvais à peine les porterou m’en servir, à moins de tenir grand équipage, ce qu’il savaitn’être en aucune façon convenable ni pour lui ni pour moi. Ilsourit, me prit dans ses bras, et me dit qu’il voulait, tant que jeserais à lui, que je n’eusse pas la possibilité de lui faire unedemande, mais que lui me demanderait chaque jour de nouvellesfaveurs.

Lorsque nous fûmes levés (car cetteconversation se faisait au lit), il me pria de me revêtir de mesplus beaux habits. C’était un jour ou deux après que les troisvêtements avaient été faits et apportés à la maison. Je lui disque, s’il le voulait bien, je mettrais plutôt le vêtement que jesavais qu’il aimait le mieux. Il me demanda comment je pouvaissavoir lequel il aimerait le mieux avant qu’il les eût vus. Je luirépondis que j’aurais pour une fois la présomption de deviner songoût d’après le mien.

Je me retirai donc et revêtis le second habit,de brocard d’argent; et je revins en grande toilette, avecune parure de dentelle sur la tête qui, en Angleterre, aurait valudeux cents livres sterling. J’étais, dans tous les détails, aussibien arrangée qu’avait pu le faire Amy, qui était vraiment unehabilleuse très distinguée. Dans cet appareil, je vins à lui ensortant de mon cabinet de toilette, qui s’ouvrait par une porte àdeux battants sur sa chambre à coucher.

Il resta assis un bon moment, comme quelqu’und’étonné, me regardant sans dire mot, jusqu’à ce que je fussearrivée tout près de lui; alors je m’agenouillai devant luisur un genou, et, bon gré mal gré, je lui baisai presque la main.Il me releva, et se leva lui-même; mais il fut surpris quand,en me prenant dans ses bras, il aperçut des larmes couler sur mesjoues.

«Ma chère, s’écria-t-il très haut, quesignifient ces larmes?

»–Monseigneur, dis-je aprèsquelque effort, car je ne pus parler immédiatement, je vous suppliede me croire: ce ne sont pas des larmes de chagrin, ce sontdes larmes de joie. Il m’est impossible de me voir arrachée à ladétresse dans laquelle j’étais tombée, et de me trouver aussitôtdans les bras d’un prince d’une telle bonté, d’une si immensegénérosité, et traitée d’une telle manière… il n’est pas possible,monseigneur, de contenir la satisfaction que j’en éprouve; etil faut qu’elle éclate avec un excès en quelque sorte proportionnéà votre immense générosité et à l’affection avec laquelle VotreAltesse me traite, moi qui suis si infiniment au-dessous devous.»

Cela aurait un peu trop l’air d’un roman, sije répétais ici toutes les tendres choses qu’il me dit en cetteoccasion; mais je ne puis omettre un détail. Lorsqu’il vitles larmes tomber goutte à goutte le long de mes joues, il tira unfin mouchoir de batiste, et se mit en devoir de les essuyer;mais il arrêta sa main, comme s’il avait peur d’effacer quelquechose. Il arrêta sa main, dis-je, et me présenta le mouchoir enl’agitant, pour que je le fisse moi-même. Je saisis aussitôtl’insinuation, et avec une sorte d’aimable dédain:

«Et quoi, monseigneur! m’avez-vousbaisée si souvent pour ne pas savoir si je suis peinte ounon? Je vous en prie, que Votre Altesse s’assure parelle-même qu’on ne cherche à lui en imposer par aucune fourberie.Laissez-moi, pour une fois, être assez vaine pour dire que je nevous ai point trompé par des couleurs fausses.»

En disant ceci, je lui mis un mouchoir dans lamain, et, prenant cette main dans la mienne, je lui fis essuyer monvisage plus rudement qu’il n’aurait voulu le faire, de peur de meblesser.

Il parut surpris plus que jamais, et jura –c’était la première fois que je l’entendais jurer depuis que je leconnaissais – qu’il n’aurait pu croire qu’il y avait au monde unetelle peau sans aucun fard.

«Eh bien, monseigneur, dis-je, VotreAltesse va avoir une nouvelle démonstration que ce qu’il vous plaîtde prendre pour de la beauté est le pur ouvrage de lanature.»

En même temps j’allai à la porte, j’agitai unepetite sonnette pour appeler ma femme de chambre Amy, et luiordonnai de m’apporter une tasse pleine d’eau chaude, ce qu’ellefit. Quand l’eau fut venue, je priai Son Altesse de sentir qu’elleétait chaude; il le fit, et immédiatement je me lavai tout levisage devant lui. C’était là vraiment plus qu’une satisfaction, jeveux dire plus qu’une raison de croire; car c’était uneindéniable démonstration. Il me baisa les joues et les seins millefois, avec les expressions de la plus grande surpriseimaginable.

Je n’avais pas non plus une taille trèsordinaire, quant aux formes et aux proportions. Bien que j’eusse eudeux enfants de mon amant et six de mon véritable mari, je répèteque je n’avais pas une taille méprisable; et mon prince (ilfaut me permettre la vanité de l’appeler ainsi) était en train dem’examiner pendant que je marchais d’un bout à l’autre de lachambre. À la fin, il me conduisit dans la partie la plus obscurede la pièce, et, se tenant derrière moi, me pria de relever latête; alors, mettant ses deux mains autour de mon cou, commes’il le mesurait dans ses doigts pour voir combien il était petit,car il était petit et long, il me le tint si longtemps et si fortdans sa main que je me plaignis qu’il me fît un peu mal. Pourquoiil faisait cela, je ne le savais pas, et je n’avais pas le moindresoupçon qu’il fît autre chose que de me mesurer le cou. Mais, quandje lui dis qu’il me faisait mal, il eut l’air de me laisser aller,et en une demi-minute il me conduisit devant un trumeau; etvoilà que je vis mon cou enfermé dans un beau collier de diamants.Cependant je ne m’étais pas plus rendu compte de ce qu’il faisaitque s’il n’avait réellement rien fait du tout; et je n’enavais pas eu le moindre soupçon. S’il y eut alors une once du sangque j’avais dans les veines qui ne monta pas à mon visage, à moncou et à mes seins, ce fut sans doute par suite de quelqueinterruption dans les vaisseaux. Cette vue me mit toute en feu, etje me demandais ce que c’était qui m’arrivait.

Cependant, pour lui faire voir que je n’étaispas indigne de recevoir des bienfaits, je me retournai en luidisant:

«Monseigneur, Votre Altesse a décidé deconquérir par sa générosité la sincère gratitude de ses serviteurs.Vous ne laissez place à rien qu’aux remerciements, et vous rendezces remerciements mêmes inutiles, tellement ils sont peuproportionnés aux circonstances.

»–J’aime, enfant, répondit-il, àvoir tout en harmonie. Une belle robe, un beau jupon, une bellecoiffure de dentelle, un beau visage et un beau cou, et point decollier, cela n’aurait pas laissé l’objet parfait. Mais pourquoicette rougeur, ma chère?

»–Monseigneur, dis-je, tous vosdons appellent cette rougeur, et par dessus tout je rougis de mevoir donner ce que je suis si peu capable de mériter, et ce qu’ilme sied si mal de recevoir.»

C’est ainsi que je suis une preuve vivante dela faiblesse des grands personnages, quand il s’agit de leur vice.Ils comptent pour rien de jeter follement des richesses immensesaux plus indignes créatures; ou, pour le résumer en un mot,ils élèvent la valeur de l’objet qu’ils prétendent choisir à leurfantaisie. Ils élèvent, dis-je, sa valeur à leurs dépens; ilsdonnent des présents considérables pour une faveur ruineuse qui estsi loin de valoir ce qu’elle coûte, qu’en fin de compte rien n’estplus absurde que le prix que les hommes payent pour acheter leurpropre destruction.

Je ne pouvais, au plus fort de toute cettejolie conduite, je ne pouvais, dis-je, ne pas faire quelques justesréflexions, bien que, comme je l’ai dit, ma conscience fût muetteet ne me troublât aucunement dans ma perversité. Ma vanité étaitgonflée à un tel point qu’il ne me restait pas de place pour melivrer à de telles pensées. Mais je ne pouvais m’empêcher parfoisde jeter avec étonnement un regard en arrière sur la folie des gensde qualité qui, immenses dans leur générosité comme dans leurrichesse, donnent à profusion et sans connaître de bornes aux plusscandaleuses personnes de notre sexe, pour qu’elles leur accordentla liberté de s’abuser eux-mêmes et de se perdre avec elles.

Moi, qui savais ce que cette carcasse quiétait mon corps avait été il y avait quelques années à peine,combien abattue par le chagrin, noyée dans les larmes, épouvantée àla perspective de la misère, entourée de haillons et d’enfants sanspère; engageant et vendant les guenilles qui me couvraientpour un dîner; assise à terre, désespérant de tout secours etm’attendant à mourir de faim, jusqu’au moment où l’on m’arracheraitmes enfants pour être entretenus par la paroisse; moi qui,après cela, étais devenue femme de mauvaise vie pour du pain, et,abandonnant conscience et vertu, avais vécu avec le mari d’uneautre femme; moi qui étais méprisée par tous mes parents etpar ceux de mon mari; moi qui avais été délaissée, dans unesi complète désolation, tellement sans ami et sans aide, que je nesavais comment me procurer un dernier secours pour m’empêcher demourir de faim, je devais donc être courtisée par un prince pourl’honneur d’obtenir l’usage de mon corps prostitué, dont sesinférieurs s’étaient auparavant servi, et que peut-être je n’auraispas, naguère, refusé à un de ses valets, si, par là, j’avais pum’assurer du pain.

Je ne pouvais, dis-je, m’empêcher de réfléchirà la brutalité et à l’aveuglement du genre humain qui, parce que lanature m’avait donné une belle peau et quelques traits agréables,permettait que la beauté présentât à l’appétit sensuel un appâtassez puissant pour faire faire des choses ignobles etdéraisonnables afin d’en obtenir la possession.

C’est pour cette raison que j’ai si longuementexposé le détail des caresses que me prodiguèrent le joaillier etce prince. Non pour faire de ce récit une excitation au vice dontje me suis rendue coupable et dont je suis aujourd’hui unepénitente si pleine de regrets (à Dieu ne plaise que personne fasseun si vil usage d’un si bon dessein); mais pour tracer lajuste peinture d’un homme asservi à la rage de son vicieuxappétit; pour montrer comment il efface l’image de Dieu dansson âme, détrône sa raison; fait abdiquer à la conscience sondomaine, et exalte les sens sur le trône vide; comment ildépouille l’homme et exalte la brute en lui.

Oh! si nous pouvions entendre de quelsreproches ce grand personnage se chargea plus tard, lorsqu’il futfatigué de cette créature admirée et qu’il devint dégoûté de sonvice! Combien le détail en serait profitable au lecteur de cerécit. Mais s’il avait lui-même connu la sale histoire de mesagissements sur le théâtre de la vie depuis le peu de temps quej’étais au monde, combien ses reproches contre lui-mêmen’eussent-ils pas été plus sincères. Mais je reviendrai sur cesujet.

Je vécus dans cette sorte de retraite joyeusepresque trois années, espace de temps pendant lequel, à coup sûr,jamais amour de ce genre ne fut porté si haut. Le prince neconnaissait pas de bornes à sa munificence. Il ne pouvait medonner, soit pour mes vêtements, soit pour mon service, soit pourmes mets ou mes vins, rien de plus que ce qu’il m’avait donné dèsle commencement. Après cela, il fit ses présents en pièces d’or,présents très fréquents et considérables, souvent de cent pistoles,jamais de moins de cinquante à la fois: et je dois me rendrecette justice, que j’avais plutôt l’air d’être peu disposée àrecevoir, que de solliciter et d’abuser. Non pas que je n’eusse unenature avide. Ce n’était pas non plus que je ne visse bien quec’était l’époque de la moisson, pendant laquelle il fallait fairema récolte, et qu’elle ne durerait pas longtemps. Mais c’était queréellement sa générosité anticipait toujours mon attente et mêmemes désirs. Il me donnait l’argent si rapidement, qu’il lerépandait sur moi bien plutôt qu’il ne me laissait l’occasion d’endemander; de sorte qu’avant que j’eusse pu dépenser cinquantepistoles, j’en avais toujours cent pour les remplacer.

Après avoir été ainsi dans ses bras un an etdemi, ou environ, je me trouvai enceinte. Je ne m’en embarrassaipas auprès de lui, avant d’être assurée que je ne me trompais pas.Alors, un matin, de bonne heure, étant au lit ensemble, je luidis:

«Monseigneur, je doute que Votre Altessese donne jamais le loisir de songer à ce qui arriverait si j’avaisl’honneur d’être enceinte de vous.

»–Eh bien, ma chère, dit-il, nousavons les moyens d’élever l’enfant, si une telle chosearrivait: j’espère que vous n’êtes pas inquiètelà-dessus.

»–Non, monseigneur, répondis-je.Je me croirais très heureuse si je pouvais donner à Votre Altesseun fils. J’aurais l’espoir de le voir lieutenant-général des arméesdu roi, grâce à l’intérêt que lui porterait son père, et grâce àson propre mérite.

»–Soyez assurée, enfant,reprit-il, que, s’il en était ainsi, je ne refuserais pas del’avouer pour mon fils, bien que fils naturel, comme on lesappelle; et je ne le mépriserais ni ne le négligerais jamais,pour l’amour de sa mère.»

Il se mit alors à m’importuner pour savoir sic’était vrai; mais je le niai positivement jusqu’au jour oùje fus capable de lui donner la satisfaction de reconnaîtrelui-même le mouvement de l’enfant au dedans de moi.

Il se déclara ravi de joie à cettedécouverte; mais il me dit qu’il était absolument nécessairepour moi de quitter la retraite que, disait-il, j’avais supportéepour l’amour de lui, et de prendre une maison quelque part à lacampagne, autant pour ma santé que pour le secret, à l’occasion demes couches. Ceci était tout à fait en dehors de ma sphèred’action; mais le prince, qui était un homme de plaisir,avait, paraît-il, plusieurs asiles de ce genre, dont il avait faitusage, je suppose, en des occasions semblables. Tout en s’enremettant donc, pour ainsi dire, à son gentilhomme, il me procuraune maison très convenable à environ quatre milles au sud de Paris,dans le village de ***, où j’eus des appartements très agréables,de beaux jardins, et tout très bien disposé à mon goût. Mais unechose qui ne me plut pas du tout, ce fut une vieille femme qu’onavait retenue et établie dans la maison avec la charge de pourvoirà tout ce qui serait nécessaire pendant mes couches et dem’assister dans le travail.

Je n’aimais pas du tout cette vieillefemme; elle avait trop l’air d’un espion à mes trousses ou(et cette idée m’épouvantait parfois) de quelqu’un secrètementchargé de m’expédier hors de ce monde, de la manière quis’accorderait le mieux avec les circonstances de mes couches. Lapremière fois que le prince vint me voir, ce qui ne tarda pasbeaucoup de jours, je lui fis quelques plaintes au sujet de cettevieille femme, et, autant par l’habileté de mon langage que par laforce de mon raisonnement, je le convainquis que ce ne serait pasdu tout commode, que le risque en serait plus grand de son côté, etque, tôt ou tard, cela le ferait découvrir ainsi que moi. Jel’assurai que ma servante étant anglaise, elle ne savait pas encoremaintenant qui il était; que je l’appelais toujours le comtede Clérac, et qu’elle ne savait et ne saurait jamais rien d’autresur lui; que, s’il voulait me donner congé de choisir despersonnes convenables pour mon service, il serait ordonné de tellefaçon qu’aucune d’elles ne saurait qui il était, ni même peut-êtrene verrait jamais son visage; et que, quant à l’identité del’enfant qui allait naître, Son Altesse, qui avait été seule audébut de l’affaire, serait, s’il lui plaisait, présente dans lachambre pendant tout le temps, de sorte qu’elle n’aurait pas besoinde témoins à cet égard.

Ce discours le satisfit complètement, si bienqu’il ordonna à son gentilhomme de congédier la vieille femme lemême jour; et, sans aucune difficulté, j’envoyai Amy à Calaiset de là à Douvres, où elle engagea une sage-femme anglaise et unenourrice anglaise, pour venir en France soigner, pendant quatremois au moins, une dame anglaise de qualité, suivant le titre qu’onme donnait.

Amy avait convenu de payer à la sage-femmecent guinées, et de la défrayer jusqu’à Paris et, au retour,jusqu’à Douvres. La pauvre femme qui devait être ma nourrice avaitvingt livres sterling, et, pour les frais, les mêmes conditions quel’autre.

Je fus très aise lorsque Amy fut de retour,d’autant plus qu’elle amenait avec la sage-femme une autre femmeaux bonnes allures maternelles, qui devait lui servir d’aide, etqui serait très utile à l’occasion; elle avait aussi avertiun accoucheur à Paris, au cas où on aurait en quoi que ce soitbesoin de son assistance. Ayant ainsi pourvu à tout, le comte, carc’est ainsi que nous l’appelions en public, venait me voir aussisouvent que je pouvais l’espérer, et continuait à êtreexcessivement bon, comme il l’avait toujours été. Un jour que nousnous entretenions ensemble au sujet de ma grossesse, je lui dis quetoutes les choses étaient parfaitement en ordre, mais que j’avaisune étrange appréhension que je mourrais de cet enfant. Il réponditen souriant:

«C’est ce que disent toutes les dames,ma chère, quand elles sont enceintes.

»–Quoi qu’il en soit, monseigneur,repris-je, il n’est que juste que ce que vous m’avez accordé dansl’excès de votre générosité, ne soit pas perdu.»

Là-dessus, je tirai de mon sein un papierplié, mais non scellé, et le lui lus. J’y laissai l’ordre que toutela vaisselle et les bijoux, et le beau mobilier que Son Altessem’avait donnés, lui fussent rendus par mes femmes, et que les clefsfussent remises à son gentilhomme en cas de malheur. Puis, jerecommandai ma femme de chambre Amy à ses faveurs pour une somme decent pistoles, à condition qu’elle donnât les clefs, comme je l’aidit, au gentilhomme contre reçu de celui-ci. Lorsqu’il vitcela:

«Ma chère enfant, dit-il, en me prenantdans ses bras, et quoi! avez-vous fait votre testament etdisposé de vos biens?Dites-moi, je vous prie, qui faites-vousvotre légataire universel?

«–Oui, monseigneur, luirépondis-je; je l’ai fait, du moins de manière à vous assureren cas de mort, la justice que je vous dois. Et en faveur de quidisposerais-je des choses précieuses que je tiens de vos mainscomme des gages de vos bonnes grâces et des témoignages de votregénérosité, sinon en faveur du donateur? Si l’enfant vit,Votre Altesse, je n’en doute pas, agira d’une façon digne d’elle àcet égard, et j’aurai la confiance la plus entière qu’il sera bientraité par vos ordres.»

Je pus voir qu’il prenait très bien cela. Ilme dit:

«J’ai oublié toutes les dames de Parispour vous; et chaque jour que j’ai vécu depuis que je vousconnais m’a fait voir que vous savez mériter tout ce qu’un hommed’honneur peut faire dans votre intérêt. Soyez tranquille,enfant; j’espère que vous ne mourrez pas; d’ailleurs,tout ce que vous avez est à vous; faites-en ce qu’il vousplaira.»

J’étais alors à environ deux mois de monterme, et cela fut vite passé. Au moment où je m’aperçus quel’heure était venue, il se trouva très heureusement qu’il était àla maison, et je le suppliai de rester quelques heures de plus, ceà quoi il consentit. On appela Son Altesse pour la faire entrerdans la chambre, s’il lui plaisait, comme je le lui avais offert etcomme je le désirais; et je lui envoyai dire que je feraisaussi peu de cris que possible pour éviter de le gêner. Il vintdans la chambre une fois, m’exhorta à avoir bon courage, disant quece serait vite fini, puis se retira. Au bout d’une demi-heureenviron, Amy lui porta la nouvelle que j’étais délivrée et quej’avais mis au monde un garçon charmant. Il lui donna dix pistolespour sa nouvelle, et attendit qu’on eût tout mis en ordre autour demoi; il rentra alors dans la chambre, m’encouragea, me parlaavec bonté, regarda l’enfant, puis se retira, et revint me voir lelendemain.

Depuis, lorsque j’ai jeté un regard en arrièresur ces choses avec des yeux libres de la domination du crime, quele côté pervers m’en est apparu sous un jour plus clair, et que jel’ai vu avec ses couleurs naturelles, n’étant plus aveuglée par lesbrillantes apparences qui me décevaient en ce temps-là et qui,comme dans les cas semblables, si je puis juger des autres parmoi-même, possèdent trop fortement l’esprit; depuis, dis-je,je me suis souvent demandé quel plaisir, quelle satisfaction leprince pouvait avoir à regarder le pauvre innocent petit enfant,qui, tout en étant le sien, et bien qu’il pût de ce côté luiinspirer quelque sentiment d’affection, devait cependant toujours,dans la suite, lui rappeler sa faute première, et, chose pireencore, se charger, sans l’avoir méritée, d’une marque éternelled’infamie, dont on lui ferait, en toute occasion un reproche, àcause de la folie de son père et de la perversité de sa mère.

Les grands personnages sont, à la vérité,délivrés du fardeau de leurs enfants naturels ou bâtards, quant àce qui concerne l’entretien. C’est le principal tourment dans lesautres cas, où il n’y a point de ressources suffisantes pour euxsans empiéter sur la fortune de la famille. Dans ces cas-là, ou lesenfants légitimes de l’homme souffrent, ce qui est tout à faitcontre nature, ou la mère infortunée de l’enfant illégitime al’épouvantable douleur soit d’être renvoyée avec son enfant etd’être abandonnée à la faim, etc., soit de voir le pauvre petitemporté comme un paquet, pour une pièce d’argent, par quelqu’une deces bouchères qui débarrassent des enfants, comme cela s’appelle,c’est-à-dire, qui les affament et, en un mot, les assassinent.

Les grands personnages, dis-je, sont délivrésde ce fardeau, parce qu’ils ont toujours les moyens de fournir à ladépense de leur postérité irrégulière, en faisant quelque petiteassignation de fonds sur la banque de Lyon ou l’hôtel de ville deParis, et en stipulant que ces sommes sont versées pour faire faceà telles dépenses qu’ils jugeront fondées.

Ainsi, dans le cas de cet enfant de moi, tantque le Prince et moi entretînmes des relations, il n’y eut pasbesoin de prendre aucune disposition pour l’apanage ou l’entretiende l’enfant ou de sa nourrice, car il me fournissait plus qu’il nefallait pour tout cela; mais plus tard, lorsque le temps etune circonstance particulière eurent mis fin à nos relations (detelles liaisons ont toujours un terme, et généralement se rompentbrusquement), plus tard, dis-je, je sus qu’il avait établi pour lesenfants une pension fixe, par l’assignation d’une rente annuellesur la banque de Lyon, laquelle était suffisante pour les avancerconvenablement, quoique en simples particuliers, dans le monde, etcela d’une façon non indigne du sang de leur père, tout en étantmoi-même disparue et oubliée dans la circonstance; et lesenfants n’ont jamais jusqu’à ce jour rien su de leur mère,autrement que comme vous en aurez le détail ci-après.

Mais, pour revenir à l’observationparticulière que je faisais, et qui, je l’espère, pourra être utileà ceux qui liront mon histoire, je répète que c’était quelque chosede merveilleux pour moi de voir ce personnage si extrêmement ravide cette naissance, et si content de cet enfant; ils’asseyait et le regardait, parfois avec un air grave, pendant delongs moments de suite, et j’observai qu’il aimait particulièrementle regarder quand il était endormi.

C’était, à la vérité, un aimable et charmantenfant; et il avait une certaine vivacité de physionomie quiest loin d’être commune à tous les enfants si jeunes. Le prince medisait souvent qu’il croyait qu’il y avait quelque chosed’extraordinaire en lui, et qu’il ne doutait pas qu’il ne devînt ungrand homme.

Je ne pus jamais l’entendre parler ainsi, sansen éprouver un plaisir secret; cependant cela me touchait siprofondément d’une autre manière, que je ne pouvais retenir unsoupir et quelquefois des larmes; une fois, en particulier,cela m’émut tellement que je ne pus le lui cacher. Mais lorsqu’ilvit couler les larmes sur mon visage, il n’y eut plus moyen de luien cacher la cause; il était trop pressant pour être refuséen une chose qui l’intéressait si fort; aussi lui répondis-jefranchement:

«Ce qui m’affecte sensiblement,monseigneur, c’est que, quel que puisse être le mérite de ce petitêtre, il doive toujours avoir une barre sur son blason. L’accidentde sa naissance sera toujours, non seulement une tache à sonhonneur, mais un obstacle à sa fortune dans le monde. Notreaffection sera à jamais son affliction, et le crime de la mère serale blâme du fils. La tache ne pourra jamais être effacée par lesactions les plus glorieuses; bien plus, s’il vit pour éleverune famille, l’infamie devra descendre jusqu’à son innocentepostérité.»

Cette pensée le frappa, et il me dit plusieursfois ensuite qu’elle avait fait plus d’impression sur lui qu’il neme l’avait laissé voir sur le moment; mais, pour l’instant,il l’écarta en me disant qu’on ne pouvait empêcher ceschoses-là; qu’elles servaient d’aiguillon à l’ardeur desbraves, leur inspiraient les principes de la vaillance, et lespoussaient aux exploits; que, bien qu’il pût être vrai quel’épithète d’illégitime s’attachât au nom, la vertu personnellen’en mettait pas moins un homme d’honneur au dessus du reproche desa naissance; que, comme il n’avait pas eu part à la faute,il ne serait pas souillé par la tache, lorsque, s’étant par sonpropre mérite, mis à l’abri des atteintes du scandale, la mémoirede ses commencements se noierait dans sa gloire; que, commec’était l’habitude des gens de qualité de faire de petitesescapades de ce genre, le nombre de leurs enfants naturels était sigrand, et ils prenaient généralement tant de soin de leuréducation, que quelques-uns des plus grands hommes du monde avaientune barre dans leurs armes et que cela n’avait pas d’importancepour eux, surtout lorsque leur renommée commençait à s’élever surla base de leur mérite acquis. Et là-dessus, il se mit à m’énumérerquelques-unes des plus grandes familles de France et aussid’Angleterre.

Cela mit fin à notre conversation sur ce sujetpour quelque temps. Mais une fois, je m’avançai davantage avec lui,en tournant la conversation du sort réservé à nos enfants auxreproches que ces enfants seraient en position de nous adresser, ànous, leurs auteurs; et, comme je parlais avec un peu trop dechaleur, il finit par recevoir une impression plus profonde que jene l’aurais voulu. À la fin, il me dit que j’avais presque joué lerôle d’un confesseur auprès de lui, mais que je pourrais bien luiprêcher une doctrine plus dangereuse qu’il ne nous conviendrait àl’un et à l’autre, ou que je ne le soupçonnais.

«Car, ma chère, ajouta-t-il, si nous enarrivons une fois à parler de repentir, il faudra parler de nousséparer.»

S’il y avait déjà des larmes dans mes yeux,elles coulèrent alors trop abondantes pour être retenues, et je nelui donnai que trop l’assurance par mes regards que je n’avais pasencore dans l’esprit de réflexions assez fortes pour allerjusque-là, et que je ne pouvais pas plus songer à nous séparerqu’il ne le pouvait de son côté.

Il me dit beaucoup de tendres choses, pleinesde grandeur, comme lui-même; et, atténuant notre crime, il medéclara qu’il ne pourrait pas plus se séparer de moi que moi delui. Ainsi, pour conclusion, l’un et l’autre, en dépit même de noslumières et en dépit de notre conviction, nous continuâmes dans lepéché. À la vérité son affection pour l’enfant était un lien trèsfort, car il l’aimait extrêmement.

Cet enfant devint par la suite un hommeconsidérable. Il fut d’abord officier aux Gardes du corps,en France, et, plus tard, colonel d’un régiment de dragons enItalie; et, en un grand nombre d’occasions extraordinaires,il montra qu’il n’était pas indigne d’un tel père, mais qu’ilaurait à bien des égards mérité une naissance légitime et une mèremeilleure. D’ailleurs nous en reparlerons.

Je pense que je puis maintenant dire que jevivais vraiment comme une reine; ou, si vous voulez me faireconfesser que ma condition avait encore la souillure de laprostituée, je puis dire que j’étais, à coup sûr, la reine desprostituées; car jamais femme, n’ayant que l’état demaîtresse, ne fût plus appréciée et plus caressée par une personnede ce rang. J’avais, il est vrai, un défaut qu’on peut rarementreprocher aux femmes dans des circonstances semblables:jamais de la vie je ne lui demandai rien, ni ne permis qu’on seservît de moi, comme ce n’est que trop la coutume des maîtresses,pour demander des faveurs pour d’autres. Dans le premier cas, sagénérosité m’en empêcha toujours; et, dans le second, ce futma stricte retraite, qui n’était pas moins à ma convenance qu’à lasienne.

La seule faveur que je lui demandai jamais futpour son gentilhomme, auquel il avait, pendant tout le temps,confié le secret de notre affaire. Celui-ci l’avait une foistellement offensé par quelques omissions dans les devoirs de sacharge, qu’il trouvait très difficile de faire sa paix. Il vintexposer son cas à ma femme de chambre Amy, et la pria de me parlerafin que j’intercédasse pour lui. Je le fis, et, à cause de moi, onle reçut de nouveau et lui pardonna. Le reconnaissant coquin m’enpaya en se glissant dans le lit de sa bienfaitrice Amy, ce dont jefus très en colère; mais Amy déclara généreusement quec’était de sa faute, à elle, autant que de la sienne, à lui;et qu’elle aimait l’individu au point qu’elle croyait qu’elle lelui aurait demandé s’il ne le lui avait demandé lui-même. Ceci,dis-je, m’apaisa et je me contentai d’obtenir d’elle qu’elle ne luiferait pas connaître que je le savais.

J’aurais pu entremêler cette partie de monrécit d’un grand nombre d’anecdotes et de conversations qui sepassèrent entre ma servante Amy et moi; mais je les ometsdans l’intérêt de ma propre histoire qui a été si extraordinaire.Cependant, il faut que je parle un peu d’Amy et de songentilhomme.

Je m’informai auprès d’Amy dans quellecirconstance ils en étaient venus à ce point d’intimité; maiselle sembla peu disposée à s’expliquer. Je ne me souciai pas de lapresser sur une affaire de cette nature, sachant qu’elle aurait purépondre à ma question par une question, et demander comment moi etle prince en étions venus aussi à ce point d’intimité. Je cessaidonc de m’en informer davantage; et, au bout de quelquetemps, elle me raconta tout, librement et d’elle-même. L’affaire,pour le faire bref, revenait simplement à ceci: tellemaîtresse, telle servante; comme ils avaient beaucoupd’heures de loisir ensemble, en bas, en attendant chacun de leurcôté, lorsque son maître et moi nous étions ensemble en haut, ilsne pouvaient guère éviter de se poser l’un à l’autre la questiond’usage; à savoir, pourquoi ils ne feraient pas en bas lamême chose que nous faisions en haut.

Là dessus, vraiment, comme je l’ai déjà dit,je ne pouvais trouver dans mon cœur le moyen d’être irritée contreAmy. J’avais peur, il est vrai, que la fille n’eût un enfant elleaussi; mais cela n’arriva pas, et il n’y eût pas de mal defait, car Amy avait déjà été initiée, aussi bien que sa maîtresse,et par la même personne, comme vous l’avez vu.

Lorsque je fus relevée et que mon enfant futpourvu d’une bonne nourrice, comme, d’ailleurs, l’hiver approchait,il était convenable de songer à revenir à Paris; ce que jefis. Mais comme j’avais maintenant un carrosse, des chevaux etquelques domestiques pour me servir, par la permission de monseigneur et maître, je prenais la liberté de les faire venir àParis quelquefois, et ainsi de faire un tour dans le jardin desTuileries et autres lieux agréables de la ville. Il arriva un jourque mon prince (si je puis l’appeler ainsi) eut l’idée de me donnerquelque divertissement et de prendre l’air avec moi. Mais, afin depouvoir le faire et de n’être pas reconnu en public, il vint metrouver dans le carrosse du comte de ***, grand officier de lacour, et suivi de sa livrée; de sorte qu’il était, en un mot,impossible de deviner à l’équipage qui j’étais et à quij’appartenais. En outre, afin que je fusse plus effectivementcachée, il me commanda de me faire prendre chez une couturière oùil venait quelquefois, – pour d’autres amours ou non ce n’était pasmon affaire de m’en enquérir. Je ne savais rien de l’endroit où ilavait l’intention de me mener; mais lorsqu’il fut dans lecarrosse avec moi, il me dit qu’il avait donné l’ordre à sesdomestiques d’aller à la cour, et qu’il voulait me montrer un peudu beau monde. Je lui répondis que je ne m’inquiétais pasdu lieu où j’allais, tant que j’avais l’honneur de l’avoir avecmoi. Il me conduisit ainsi au beau palais de Meudon, où le Dauphinétait alors, et où il avait quelque intelligence particulière avecun des serviteurs du Dauphin, qui me donna asile dans sesappartements pendant que nous y restâmes, c’est-à-dire trois ouquatre jours.

Durant mon séjour, il se trouva que le roivint de Versailles, et, ne s’arrêtant que très peu, fit visite àMmela Dauphine qui était alors vivante. Le princeétait là incognito par la seule raison qu’il était avec moi;aussi, lorsqu’il apprit que le roi était dans les jardins, il setint enfermé dans les appartements; mais le gentilhomme chezlequel nous étions, avec sa dame et plusieurs autres, sortit pourvoir le roi, et j’eus l’honneur d’être invitée à aller aveceux.

Nous ne restâmes pas longtemps dans lesjardins; après avoir vu le roi; nous remontâmes lalarge terrasse, et, en traversant la salle pour nous diriger versle grand escalier, j’eus un spectacle qui me confondit d’un coup,comme je ne doute pas qu’il ne l’eût fait de toute femme au monde.Les gardes à cheval, ou, comme on les appelle là, les gens d’armess’étaient pour une occasion quelconque, trouvés de service, ou ilsavaient été passé en revue, ou quelque autre chose (c’était unsujet que je n’entendais pas) occasionnait leur présence; jene sais pas quoi, mais le fait est que, marchant dans la chambredes gardes, portant ses bottes de cheval et l’uniforme complet dela troupe, comme nos horse-guards (gardes à cheval) leportent lorsqu’ils sont de service, comme on dit, à Saint-James’sPark, je vis là, vous dis-je, à mon inexprimable stupéfaction, jevis M.***, mon premier mari, le brasseur.

Je ne pouvais me tromper. Je passai si près delui que je le frôlai presque de mes vêtements, et je le regardaibien en face, mais en ayant mon éventail devant mon visage, desorte qu’il ne pouvait me reconnaître. Mais moi, je le reconnusparfaitement bien, et je l’entendis parler, ce qui était un secondmoyen de reconnaissance. Tout en étant, vous pouvez le croire,étonnée et surprise à cette vue, je me retournai après l’avoirdépassé de quelques pas, et, feignant d’adresser des questions à ladame qui était avec moi, je m’arrêtai, comme si j’avais regardé lagrande salle, la chambre extérieure des gardes et autres chosessemblables; mais je le faisais pour bien voir son costume,afin de pouvoir pousser plus loin mes investigations.

Pendant que j’étais ainsi arrêtée, amusant dequestions cette dame qui était avec moi, il revint en causant avecun autre homme de même uniforme, juste à côté de moi; et, àmon grand plaisir, ou déplaisir, prenez-le dans le sens que vousvoudrez, je l’entendis parler anglais, l’autre étant un Anglaisapparemment.

Je fis alors à la dame quelques autresquestions.

«Je vous prie, madame, lui dis-je, quelssont ces cavaliers-ci? Sont-ce les gardes du roi?

»–Non, dit-elle. Ce sont les gensd’armes; un petit détachement d’entre eux, je suppose,escortait le roi aujourd’hui; mais ce n’est pas la gardeordinaire de Sa Majesté.»

Une autre dame qui était avec elle, ditalors:

«Non, madame, il semble que ce ne soitpas le cas; car je les ai entendus dire que les gens d’armesétaient ici aujourd’hui par ordre spécial, quelques-uns d’entre euxdevant marcher vers le Rhin, et ceux-ci se tenir prêts à recevoirdes ordres; mais ils retournent demain à Orléans, où ils sontattendus.»

Ceci me satisfit en partie; mais jetrouvai ensuite le moyen de m’informer à quel corps de troupeparticulier appartenaient les gentilshommes qui étaient là;et en même temps j’appris qu’ils seraient tous à Paris la semainesuivante.

Deux jours après nous revînmes à Paris. J’enpris occasion de dire à monseigneur que j’avais entendu dire queles gens d’armes devaient être dans la ville la semaine d’après, etque je serais ravie de les voir défiler s’ils entraient en corps.Il était si obligeant en ces sortes de choses que je n’avaisseulement qu’à en indiquer une pour qu’elle fût faite; aussiordonna-t-il à son gentilhomme (je devrais maintenant l’appeler legentilhomme (d’Amy) de m’avoir une place dans une certaine maisonoù je pourrais les voir défiler.

Comme il ne paraissait pas avec moi en cetteoccasion, j’eus la liberté d’emmener ma femme de chambre Amy, etnous nous établîmes en un endroit ou nous étions très commodémentpour les observations que j’avais à faire. Je dis à Amy ce quej’avais vu, et elle fut aussi empressée à faire de son côté cettedécouverte que je l’étais à la lui faire faire, et presque aussisurprise que moi de la chose en elle-même. Bref, les gens d’armesentrèrent dans la ville, comme on s’y attendait, et offrirent unspectacle vraiment glorieux, équipés à neuf de vêtements etd’armes, et allant faire bénir leurs étendards par l’archevêque deParis. Ils avaient véritablement l’air très gaillard en cetteoccasion; et comme ils défilaient fort lentement, j’eus leloisir de faire un examen aussi critique et une recherche aussiméticuleuse parmi eux qu’il me plaisait. Et voici qu’en un rangparticulier, remarquable par le cavalier de taille monstrueuse quiétait à sa droite, voici, dis-je, que je vis de nouveau mon homme.C’était, ma foi, un compagnon de mine belle et réjouie autant quequiconque dans la troupe, bien qu’il ne fût pas si monstrueusementgros que ce grand dont je parlais, lequel, paraît-il, n’en étaitpas moins un gentilhomme d’une bonne famille de Gascogne, et étaitappelé le géant de Gascogne.

Ce fut une espèce de bonne fortune pour nous,entre autres circonstances, que quelque chose fit arrêter lestroupes dans leur marche, un peu avant que ce rang particulierarrivât droit contre la fenêtre où je me tenais; de sorte quenous eûmes la facilité de le voir complètement, à une petitedistance et de façon à ne pas douter que ce ne fût la mêmepersonne.

Amy qui croyait pouvoir, à bien des égards, serisquer plus sûrement à entrer dans les détails que je ne lepouvais moi-même, demanda à son amant comment on pourraits’enquérir d’un certain homme qu’elle voyait parmi les gens d’armeset comment on pourrait le retrouver; car elle venait derevoir là, à cheval, un Anglais qu’en Angleterre on supposait mortplusieurs années avant qu’elle vînt à Londres, et dont la femmes’était remariée. C’était une question à laquelle le gentilhomme nevoyait pas trop comment il pourrait répondre; mais un autrehomme, qui se trouvait près de là, lui dit que, si elle voulait luidonner le nom de la personne, il s’efforcerait de la luitrouver; puis il lui demanda, en plaisantant, si c’était sonamoureux? Amy écarta la question d’un éclat de rire, maiselle continua son enquête, de telle manière que le gentilhommen’eut pas de peine à s’apercevoir qu’elle parlaitsérieusement; il cessa donc de badiner, et lui demanda dansquelle partie du corps de troupe il se trouvait. Elle lui ditnettement son nom, ce qu’elle n’aurait pas dû faire; etmontrant du doigt l’enseigne que portait cette troupe, laquellen’était pas encore tout à fait hors de vue, elle lui fit aisémentcomprendre dans quels parages il chevauchait; seulement ellene pouvait dire le nom du capitaine. Cependant, il lui donnaensuite de telles indications qu’Amy, qui était une filleinfatigable, le découvrit. Il paraît qu’il n’avait pas changé denom, ne supposant pas qu’on ferait aucune recherche en France à sonsujet. Amy, dis-je, le découvrit donc; elle alla hardiment àson quartier, le demanda, et il sortit aussitôt au devantd’elle.

Je crois que je n’avais pas été plus confonduelorsque je l’avais vu d’abord à Meudon qu’il ne le fut à la vued’Amy. Il tressaillit, et devint aussi pâle que la mort. Amy crutque s’il l’avait vue tout d’abord dans quelque lieu commode pourune si abominable action, il l’aurait tuée.

Mais il tressaillit, comme je le disais, etdemanda en anglais sur un ton d’étonnement:

«Qui êtes-vous?

»–Monsieur, dit-elle, ne meconnaissez-vous pas?

»–Oui, dit-il, je vous connaissaisquand vous étiez vivante; mais qu’êtes-vous maintenant,esprit ou substance, je ne sais.

»–Ne craignez rien à ce sujet,monsieur, dit Amy. Je suis la même Amy que j’étais à votreservice; je ne vous parle pas maintenant pour vous causeraucune peine; mais vous ayant vu hier par hasard à cheval aumilieu des soldats, j’ai pensé que vous seriez peut-être bien aised’avoir des nouvelles de vos amis de Londres.

»–Eh bien! Amy, répondit-il(il avait un peu recouvré ses sens), comment tout le monde va-t-ildonc? Eh quoi! votre maîtresse est-elleici?»

Et ils commencèrent le dialoguesuivant:

AMY. – Ma maîtresse, monsieur, hélas!Vous ne voulez pas parler de ma maîtresse. Pauvre noble femme, vousl’avez laissée en un triste état.

LE CAVALIER. – Oui, c’est vrai, Amy;mais on ne pouvait empêcher cela. J’étais en un triste étatmoi-même.

AMY. – Véritablement je le crois, monsieur,autrement vous n’auriez pas fui comme vous l’avez fait; carvous les laissiez tous dans une bien épouvantable condition, jedois le dire.

LE CAVALIER. – Qu’ont-ils fait après que j’aiété parti?

AMY. – Ce qu’ils ont fait, monsieur! ilsont été bien misérables, vous pouvez en être assuré. Comment enaurait-il pu être autrement?

LE CAVALIER. – Oui, c’est vrai, sans doute.Mais vous pourriez me dire, Amy, ce qu’ils sont devenus, s’il vousplaît; car si je suis allé si loin, ce n’est point que je neles aimasse pas tous beaucoup; mais c’est parce que jen’avais pas le courage de voir la pauvreté qui allait s’abattre sureux et qu’il n’était pas en mon pouvoir d’empêcher. Que pouvais-jefaire?

AMY. – Certes, je le crois, en vérité;et j’ai entendu ma maîtresse dire bien des fois qu’elle ne doutaitpas que votre affliction ne fût aussi grande que la sienne, où quevous fussiez.

LE CAVALIER. – Et croyait-elle donc que jevivais encore?

AMY. – Oui, monsieur, elle a toujours ditqu’elle croyait que vous étiez vivant, parce qu’elle pensaitqu’elle aurait entendu parler de vous si vous aviez été mort.

LE CAVALIER. – En effet, en effet. J’étaisvraiment dans une très grande perplexité. Sans cela je ne seraisjamais parti.

AMY. – C’était bien cruel pour ma maîtresse,cependant, la pauvre dame, monsieur; elle, a eu le cœurpresque brisé pour vous, d’abord dans la crainte de ce qui pouvaitvous arriver, et ensuite parce qu’elle ne pouvait avoir de vosnouvelles.

LE CAVALIER. – Hélas, Amy, que pouvais-jefaire? Les choses étaient arrivées à la dernière extrémitéavant mon départ. Je n’aurais pu que les aider à mourir tous defaim, si j’étais resté; et de plus, je ne pouvais supportercette vie.

AMY. – Vous savez, monsieur que je ne puis pasdire grand’chose sur ce qui s’est passé auparavant; mais j’aiété le mélancolique témoin des lamentables peines de ma pauvremaîtresse pendant tout le temps que je suis demeurée avec elle, etcela vous affligerait le cœur de les entendre raconter.

(Ici elle raconta toute mon histoire jusqu’aumoment où la paroisse prit un de mes enfants, et elle s’aperçut quecela l’affectait beaucoup; il secoua la tête et prononçaquelques paroles pleines d’amertume en apprenant la cruauté de sesparents à mon égard).

LE CAVALIER. – C’est bien, Amy; j’ensais suffisamment jusque-là. Qu’a-t-elle fait ensuite?

AMY. – Je ne peux pas vous renseignerdavantage, monsieur; ma maîtresse ne voulut pas me laisserrester avec elle plus longtemps; elle disait qu’elle nepouvait ni me payer ni m’entretenir. Je lui disais bien que je laservirais sans gages; mais je ne pouvais vivre sans manger,vous savez. Je fus donc forcée de la laisser, la pauvre dame,douloureusement contre mon gré; j’ai appris ensuite que lepropriétaire saisissait ses effets, de sorte qu’elle a été, jesuppose, mise dehors; car, comme je passais devant la porte,environ un mois après, je vis la maison fermée; puis, à peuprès quinze jours plus tard, je vis qu’il y avait des ouvriers entrain de l’approprier pour un nouveau locataire, je pense, maisaucun des voisins ne put me dire ce qu’était devenue ma pauvremaîtresse, si ce n’est qu’ils racontaient qu’elle était dans unétat de misère proche de la mendicité, et que si quelques-unes desbonnes familles des environs ne l’avaient secourue, elle aurait dûmourir de faim.»

Puis elle continua, et lui dit qu’après celaon n’avait plus jamais entendu parler de sa maîtresse; maisqu’on l’avait vue deux ou trois fois dans la cité, très misérableet très pauvrement vêtue, et qu’on pensait qu’elle cousait pourgagner son pain.

Chapitre 3

 

SOMMAIRE. – Amy s’enquiert des habitudes de son ancienmaître. – Son train de vie méprisable. – Le prince est charméd’avoir un fils. – Il m’invite à l’accompagner en Italie. – EnItalie par les Alpes. – Nous visitons Naples et Venise. – Retour àParis. – La princesse tombe malade et meurt. – Le prince refuse deme voir. – Un marchand offre de disposer de mes joyaux. –Singulière accusation portée par un Juif. – Plan pour me dérobermes joyaux. – Le marchand me conseille de partir. – Amy et moi nousprenons congé de la France. – Terrible tempête sur la côte deHollande. – Une conscience coupable s’accuse elle-même. – Noussommes jetés dans le port de Harwich. – Je vais en paquebot àRotterdam. – Parallèle entre la maîtresse et la femme mariée. – Monmarchand de Paris me retrouve à Rotterdam.

Tout ceci la coquine le lui dit avec tantd’adresse, elle le mania et le cajola si bien, se frotta les yeuxet pleura avec tant d’art, qu’il prit tout comme elle avaitl’intention qu’il le prît, et qu’une fois ou deux elle lui vit lesyeux également pleins de larmes. Il lui dit que c’était unetouchante, mélancolique histoire, qui lui avait d’abord presquebrisé le cœur; mais qu’il était poussé à la dernièreextrémité, et qu’il n’aurait pu que rester pour les voir tousmourir de faim, chose dont il ne pouvait supporter la pensée, caril se serait cassé la tête d’un coup de pistolet si cela étaitarrivé pendant qu’il était là-bas; qu’il m’avait laissé, àmoi, sa femme, tout l’argent qu’il avait au monde, moins vingt-cinqlivres sterling, ce qui était aussi peu qu’il pût emporter avec luipour chercher fortune dans le monde. Tous ses parents étant riches,il se croyait sûr qu’ils prendraient soin des pauvres enfants et neles laisseraient pas tomber à la charge de la paroisse; safemme était jeune et belle, et il pensait qu’elle se remarierait,peut-être, avantageusement; c’était pour cette raison qu’ilne lui avait jamais écrit ni fait savoir qu’il était vivant, afinqu’elle pût, au bout d’un raisonnable terme d’années, se marier et,peut-être, améliorer sa fortune; il était résolu à ne jamaisfaire valoir ses droits sur elle; il se réjouirait mêmed’apprendre qu’elle se serait établie suivant ses désirs; ilsouhaitait qu’il y eût une loi autorisant une femme à se marier sison mari disparaissait sans qu’on entendît parler de lui pendant unsi long temps; ce temps, pensait-il, ne devrait pas être fixéau delà de quatre années, période assez longue pour faire tenir unmot à sa femme ou à sa famille, de n’importe quelle partie dumonde.

Amy répondit qu’elle ne pouvait rien dire àcela, sinon qu’elle était convaincue que sa maîtresse n’épouseraitpersonne, à moins d’avoir de quelqu’un qui l’aurait vu enterrer, lanouvelle certaine de sa mort.

«Mais, hélas! ajouta-t-elle, mamaîtresse a été réduite à une si lugubre situation que personne neserait assez fou pour penser à elle, à moins que de vouloir alleravec elle mendier de compagnie.»

Amy le voyant si parfaitement sa dupe, lui fitensuite une longue et lamentable complainte de ce qu’on l’avaitabusée jusqu’à lui faire épouser un pauvre valet.

«Car il n’est ni plus ni moins,disait-elle, quoi qu’il s’intitule, le gentilhomme d’un grandseigneur. Et voici qu’il m’a entraînée dans un pays étranger pourme réduire à la mendicité.»

Et elle se remit à brailler et à pleurnicher.Ce n’était que feinte hypocrite, soit dit en passant; maiselle le faisait tellement d’après nature qu’elle le déçutcomplètement et qu’il donna à chacune de ses paroles le plus entiercrédit.

«Mais Amy, dit-il, vous êtes très bienvêtue; vous n’avez pas l’air de courir le danger de devenirmendiante.

»–Ah! oui, que le diable lesemporte! répondit Amy. Ici, on aime à avoir de beaux habits,quand même on n’aurait jamais une chemise dessous; mais moije préfère avoir de l’argent comptant, plutôt qu’un coffre plein debelles hardes. D’ailleurs, monsieur, la plupart des vêtements quej’ai m’ont été donnés dans la dernière place où j’ai été aprèsavoir quitté ma maîtresse.»

Comme résumé de la conversation, Amy lui fitdire quelle était sa situation et comment il vivait, sur sapromesse que si jamais elle allait en Angleterre et voyait sonancienne maîtresse, elle ne lui ferait pas savoir qu’il était envie.

«Hélas! monsieur, lui dit Amy à cepropos, il se peut que je n’aille jamais revoir l’Angleterre detoute ma vie; et si j’y allais, il y aurait dix mille àparier contre un que je ne verrais pas mon anciennemaîtresse; car, comment saurais-je de quel côté la chercher,ou dans quelle partie de l’Angleterre elle peut être? Cen’est pas moi qui pourrais le savoir. Je ne saurais même pascomment m’informer d’elle; et si j’étais assez heureuse pourla voir, je ne voudrais pas lui faire le mal de lui dire où vousêtes, monsieur, à moins qu’elle ne fût en état de se suffire et àvous aussi.»

Ces paroles finirent de le tromper, et firentqu’il s’ouvrit complètement en causant avec elle. Quant à sasituation, il lui dit qu’elle le voyait au plus haut grade qu’ileût atteint et qu’il dût vraisemblablement jamais atteindre;car, n’ayant ni amis ni connaissances en France, et, qui pis est,pas d’argent, il n’espérait pas s’élever jamais; il aurait puêtre nommé lieutenant dans un corps de cavalerie légère juste lasemaine d’auparavant, par le crédit d’un officier des gens d’armesqui était son ami; mais il lui aurait fallu trouver huitmille francs à payer au gentilhomme en possession de la lieutenanceet auquel on avait donné congé de vendre.

«Et, disait-il, où aurais-je pu prendrehuit mille francs, moi qui n’ai jamais eu cinq cents francscomptant à moi, depuis que je suis venu en France?»

«Ô mon Dieu! dit Amy, je suis bienfâchée de vous entendre parler ainsi; j’imagine que si vousobteniez un jour quelque grade, vous penseriez à mon anciennemaîtresse et feriez quelque chose pour elle. Pauvre dame!elle en a besoin, à coup sûr.»

Et là-dessus elle retomba dans ses pleurs.

«Il est vraiment triste, reprit-elle,que vous soyez si fort en peine d’argent qu’ayant un ami pour vousrecommander, vous en perdiez le bénéfice faute de cettesomme.»

–Et oui, c’est ainsi, en vérité, Amy,dit-il. Mais que peut faire un étranger qui n’a ni argent niamis?»

Ici Amy se remit à parler de moi.

«Ah! dit-elle, c’est ma pauvremaîtresse qui y a perdu, quoiqu’elle n’en sache rien. Ô Dieu!quel bonheur c’eût été. Assurément, monsieur, vous l’auriez aidéeautant que vous l’auriez pu!

»–Certes, Amy, répondit-il, jel’aurais fait de tout mon cœur; et, même comme je suis, jelui enverrais quelques secours, si je pensais qu’elle en eûtbesoin, n’était que lui faire savoir que je suis vivant pourraitlui causer quelque préjudice, au cas où elle s’établirait ouépouserait quelqu’un.

»–Hélas! reprit Amy.Épouser! Qui voudra l’épouser dans la pauvre condition oùelle se trouve?»

Et leur entretien se termina, là-dessus, pourcette fois.

Tout cela n’était que mots en l’air des deuxcôtés, bien entendu; car, en s’informant mieux, Amy trouvaqu’on ne lui avait jamais offert aucune commission de lieutenant nirien de semblable, et qu’il avait, en causant, passé d’unedivagation à une autre. Mais on verra cela en son lieu.

Vous pouvez croire que cette conversation,telle qu’Amy me la rapporta d’abord, me toucha au plus haut degré.Je fus un moment sur le point de lui envoyer les huit mille francspour acheter la commission dont il avait parlé. Mais, comme jeconnaissais son caractère mieux que personne, je voulus examiner lachose d’un peu plus près. Je chargeai donc Amy de s’informer auprèsde quelque autre cavalier, pour voir de quelle réputation iljouissait, et s’il y avait ou non quelque fondement à cettehistoire d’une commission de lieutenant.

Amy ne fut pas longue à arriver à se faire uneplus juste idée de lui, car elle apprit du premier coup qu’il avaitle renom d’une parfaite canaille; que rien de ce qu’il disaitn’avait aucun poids; mais qu’il n’était en somme qu’un simpleaigrefin, un individu uniquement appliqué à attraper de l’argent,et qu’il n’y avait à compter sur aucune de ses paroles. À propos dela commission de lieutenant en particulier, elle comprit qu’il n’yavait rien de vrai du tout; mais on lui raconta comment ilavait souvent fait usage de cette imposture pour emprunter del’argent et amener les gens à avoir pitié de lui et à lui enprêter; il prétendait qu’il avait en Angleterre une femme etcinq enfants, qu’il entretenait sur sa solde; par cesstratagèmes, il avait fait des dettes en différents endroits, etaprès plusieurs plaintes pour des faits de ce genre, on l’avaitmenacé de le renvoyer des gens d’armes; bref, il ne fallaitle croire en rien de ce qu’il disait, ni avoir confiance en lui àaucun point de vue.

Sur ces renseignements, le désir qu’avait Amyde pousser plus avant ses relations avec lui commença à serefroidir; elle me dit qu’il n’était pas sûr pour moid’essayer de lui faire du bien, à moins de vouloir le mettre sur lavoie de soupçons et de recherches qui pourraient être ma ruine,dans la condition où je me trouvais maintenant.

Ce côté de son caractère ne tarda pas à m’êtreconfirmé; car la prochaine fois qu’Amy alla causer avec lui,il se découvrit davantage. Comme elle lui donnait l’espérance delui procurer quelqu’un qui lui avancerait l’argent de lalieutenance à des conditions faciles, il laissa insensiblementtomber le sujet, prétendit qu’il était trop tard, qu’il ne pourraitplus l’avoir, et descendit jusqu’à demander à la pauvre Amy de luiprêter cinq cents pistoles.

Amy s’excusa sur sa pauvreté; sesressources n’étaient que minces, dit-elle, et elle ne pourraittrouver une telle somme. – Ce qu’elle en faisait, c’était pourl’éprouver jusqu’au bout. Il descendit à trois cents, puis à cent,puis à cinquante, et enfin à une pistole, qu’elle lui prêta;et comptant bien ne jamais la rendre, il évita dès lors le pluspossible de se faire voir d’elle.

Convaincue ainsi qu’il était le même être sansvaleur qu’il avait toujours été, je cessai tout à fait de penser àlui. Au contraire, s’il avait été un homme doué de quelque sens, dequelque principe d’honneur, j’avais l’idée de me retirer enAngleterre, de l’y faire venir et de vivre honnêtement avec lui.Mais de même qu’un sot est le pire des maris pour faire du bien àune femme, de même un sot est le pire des maris à qui une femmepuisse faire du bien. Je lui en aurais fait volontiers, mais iln’avait pas ce qu’il fallait pour le recevoir ou en faire un bonusage. Lui eussé-je envoyé dix mille couronnes au lieu de huitmille francs, et cela sous la condition expresse d’acheterimmédiatement, avec partie de cette somme, la commission dont ilparlait, et d’en envoyer un peu du reste pour soulager les besoinsde sa pauvre misérable femme à Londres et empêcher ses enfantsd’être gardés par la paroisse, il était évident qu’il auraitcontinué à n’être qu’un simple cavalier, et que sa femme et sesenfants auraient toujours souffert la faim à Londres, ou étéentretenus uniquement par charité, comme ils l’étaient alors,d’après ce qu’il croyait du moins.

N’y voyant donc aucun remède, je fus obligé deretirer ma main de celui qui avait été le premier agent de maruine, et de réserver l’assistance que je comptais lui donner pourune occasion plus convenable. Tout ce que j’avais à fairedésormais, c’était de me tenir hors de sa vue, ce qui ne m’étaitpas très difficile, en raison de sa position.

Amy et moi nous nous consultâmes alorsplusieurs fois sur la question principale, qui était de savoircomment nous serions sûres de ne pas nous heurter à lui de nouveaupar hasard et de n’être point surprises par une reconnaissance quiserait vraiment une reconnaissance funeste. Amy proposa de noustenir soigneusement au courant des lieux où les gens d’armesavaient leurs quartiers, et ainsi de les éviter efficacement.C’était là, en effet, un moyen. Il n’était pourtant pas de nature àme satisfaire pleinement. Aucune manière ordinaire de s’enquérir oùles gens d’armes avaient leurs quartiers ne me semblasuffisante; mais je découvris un individu qui avait toutesles qualités requises pour la besogne d’espion (car la France aquantité de telles gens). J’employai cet homme à surveillerconstamment et particulièrement sa personne et sesmouvements; il eut commission et ordre spécial de le suivrecomme son ombre, de manière à ne jamais, pour ainsi dire, le perdrede vue. Il s’en acquitta dans la perfection, et ne manqua pas à medonner un journal complet de tous ses mouvements jour parjour; et soit en plaisirs, soit en affaires, il étaittoujours sur ses talons.

C’était un peu coûteux, et un tel garçonméritait d’être bien payé; mais il faisait sa besogne avecune si exquise ponctualité que le pauvre homme ne sortait guère dechez lui sans que je susse la direction qu’il prenait, la compagniequ’il avait, le moment où il allait dehors et le temps qu’ilrestait à la maison.

C’est par cette conduite extraordinaire que jeme gardai en sûreté. De cette façon, je paraissais en public ourestais chez moi, suivant que je voyais qu’il avait ou n’avait pasla possibilité d’être à Paris, à Versailles ou en tout autre lieuoù j’avais l’occasion de me trouver. Bien que ce fût très onéreux,comme je le trouvai absolument nécessaire, je ne m’inquiétai pointde la dépense, car je savais que je ne pouvais acheter trop cher masécurité.

Grâce à ce manège, j’eus l’occasion de voirquelle vie absolument insignifiante et vide menait maintenant cetindolent et pauvre hère, dont la nature inactive avait d’abord étéma ruine: il ne se levait le matin que pour se coucher lesoir; à part les mouvements obligatoires des troupes qu’ilétait obligé de suivre, c’était un animal purement inerte, de nulleconséquence dans le monde; il était comme quelqu’un qui,vivant il est vrai, n’aurait cependant aucune espèce d’affairesdans la vie, si ce n’est d’y rester jusqu’à ce qu’on l’appelle pouren sortir; il ne fréquentait aucune compagnie, ne se souciaitd’aucun exercice corporel, ne jouait à aucun jeu, et ne faisait, enréalité, rien qui eût un intérêt quelconque; bref, il flânaitça et là, comme quelqu’un qui ne vaut pas quarante sous, mort ouvif. Lorsqu’il serait parti, il ne laisserait derrière lui aucunsouvenir de son existence; et s’il avait jamais fait quelquechose au monde dont on pût parler, c’était simplement d’avoirengendré cinq mendiants et fait mourir de faim sa femme. Le journalde sa vie, qui m’était constamment envoyé chaque semaine, était laplus insipide de toutes les choses de ce genre qui se soient jamaisvues; aussi, comme il ne contenait réellement rien desérieux, il ne serait pas drôle de le rapporter ici. Il n’auraitmême pas assez d’importance pour égayer le lecteur, et, pour cetteraison, je l’omets.

Cependant j’étais obligée de veiller, et de megarder de ce misérable propre à rien, comme de la seule chose quipût me faire du mal au monde. J’avais à l’éviter comme nouséviterions un spectre, ou même le diable, s’il se trouvait enpersonne sur notre chemin. Il m’en coûtait en moyenne centcinquante fr. par mois, – encore était-ce à très bon marché, – pouravoir cet être constamment tenu à l’œil: c’est-à-dire que monespion s’était engagé à ne jamais le perdre de vue pendant uneheure sans être capable de rendre bon compte de lui; ce quilui était grandement facilité par sa manière de vivre. En effet, onétait sûr que, pendant des semaines entières, il passerait dixheures de la journée à demi endormi sur un banc, à la porte de lataverne du lieu où il avait ses quartiers, ou ivre à l’intérieur.Bien que la triste vie qu’il menait me poussât parfois à le prendreen pitié et à me demander comment un gentleman, tel qu’ilétait jadis, avait pu dégénérer jusqu’à être la chose inutile qu’ilse montrait maintenant, cela me donnait en même temps des idées desuprême mépris à son endroit, et me faisait souvent dire quec’était un avertissement à toutes les dames d’Europe du dangerd’épouser des sots: un homme de sens tombe dans lemonde; mais il se relève, et une femme a quelques chancesavec lui. Un sot, au contraire: une fois la chute, c’en estfait pour toujours; une fois dans le fossé, dans le fossé ilmeurt; une fois pauvre, il est sûr de crever de faim.

Mais il est temps d’en finir avec lui. Jadis,je n’avais rien à espérer que de le revoir; maintenant, toutema félicité était de ne le revoir jamais, si possible, et surtoutde l’empêcher de me voir, chose contre laquelle, comme je l’ai dit,je pris d’efficaces précautions.

J’étais de retour à Paris. Mon petit enfantd’honneur, my little son of honour, comme je l’appelais,fut laissé à ***, où était mon ancienne maison de campagne, et jerevins à Paris à la prière du prince. Il m’y fit visite aussitôtmon arrivée, et me dit qu’il venait me souhaiter la bienvenue à monretour et me témoigner sa reconnaissance pour lui avoir donné unfils. Je pensais bien qu’il allait me faire un présent, et il lefit, en effet, le lendemain; mais, cette fois, il secontenta, dans ses discours, de plaisanter avec moi. Il m’octroyasa compagnie toute la soirée, soupa avec moi vers minuit, et me fitl’honneur, comme je parlais alors, de me loger dans ses bras toutela nuit, me disant, par plaisanterie, que les meilleursremerciements pour un fils nouveau-né étaient de fournir des gagesqu’on en aurait un autre.

Mais il en fut comme je l’indiquais tout àl’heure: le lendemain matin, il déposa sur ma toilette unebourse avec trois cents pistoles. Je le vis la déposer et comprisce qu’il faisait, mais je n’y fis pas attention avant de m’en êtreapprochée comme par hasard; alors je poussai un grand cri, etje me mis à le gronder à ma manière, car il me donnait toute laliberté de parole possible en de telles occasions. Je lui dis qu’ilétait un méchant; qu’il ne voulait jamais me donnerl’occasion de lui demander quelque chose; qu’il me forçait derougir de l’excès des obligations que je lui avais, et autresphrases de ce genre; toutes choses que je savais lui êtretrès agréables, car, s’il était généreux outre mesure, il m’étaitaussi infiniment obligé de mon peu d’empressement à demander desfaveurs; et j’étais à deux de jeu avec lui, car jamais de mavie je ne lui demandai un liard.

À cette façon de le plaisanter, il réponditque j’avais parfaitement étudié l’art de badiner, ou bien que cequi était pour les autres la plus grande des difficultés, étaitnaturel chez moi; ajoutant que rien ne pouvait obligerdavantage un homme d’honneur que de ne pas le solliciter nil’implorer.

Je repartis qu’avec lui il ne pouvait y avoirde sollicitations; qu’il ne laissait point de place pourcela; que j’espérais qu’il ne donnait pas simplement pouréviter l’ennui d’être importuné; et qu’il pouvait compter queje serais réduite vraiment bien bas avant d’essayer de le troublerde cette façon.

Un homme d’honneur, dit-il alors, doittoujours savoir ce qu’il a à faire; et comme il ne faisait,pour son compte, rien que ce qu’il savait être raisonnable, il medonnait congé d’en user librement avec lui, si j’avais besoin dequelque chose; il faisait trop de cas de moi pour me refuserrien de ce que je demanderais; mais il lui était infinimentplus agréable de m’entendre dire que ce qu’il faisait était à masatisfaction.

Nous nous mîmes ainsi en frais de complimentspendant fort longtemps; et comme il me tenait presqueconstamment dans ses bras, il arrêtait chacune de mes expressionsde reconnaissance pour sa générosité envers moi par des baisers, etne me permettait pas d’aller plus loin.

Je dois mentionner ici que ce prince n’étaitpas sujet français, bien qu’en ce temps là il résidât à Paris etqu’il fût beaucoup à la cour, où je suppose qu’il avait ou espéraitquelque charge considérable.

Voici pourquoi je consigne ce détail. Quelquesjours après ce que je viens de raconter, il vint me voir et me ditqu’il était venu m’apporter une nouvelle qui ne serait pas la mieuxaccueillie de celles que j’avais jusqu’alors apprises de lui. Je leregardai, un peu étonnée. Il continua:

«Ne vous tourmentez pas. C’est aussidésagréable pour moi que pour vous; mais je viens pourconsulter là dessus avec vous, et voir si nous ne pouvons pasrendre la chose plus facile pour nous deux.»

J’eus l’air encore plus inquiète et surprise.À la fin, il dit qu’il pensait qu’il serait obligé d’aller enItalie; et cela, tout en lui étant personnellement fortagréable, devenait, en le séparant d’avec moi, une chose trèsennuyeuse à considérer.

Je restai muette, comme frappée de la foudre,un bon moment. Il se présenta tout de suite à mon esprit quej’allais le perdre, ce dont, vraiment, je ne pouvais que malsupporter la pensée; et, à mesure qu’il parlait, je devenaispâle.

«Qu’y a-t-il? dit-il avecempressement. Je vous ai parlé de cela trop à l’improviste, envérité.»

Et, allant à un buffet, il remplit un petitverre d’eau cordiale, qu’il avait lui-même apportée, et revint versmoi.

«Ne soyez pas saisie, reprit-il. Jen’irai nulle part sans vous.»

Et il ajouta plusieurs autres choses sitendres que rien ne saurait l’être davantage.

Je pouvais bien pâlir, car j’avais été toutd’abord très frappée, croyant que ce n’était, comme il arrivesouvent en pareil cas, qu’un projet pour me délaisser et rompre unamour qu’il entretenait depuis si longtemps; et mille penséesavaient tourbillonné dans ma tête pendant les quelques moments –car ils furent courts – que je restai en suspens. J’avais été, jele répète, véritablement frappée d’étonnement, et il se peut que jesois devenue pâle; mais je ne fus, que je sache, nullement endanger de m’évanouir.

Quoi qu’il en soit, je ne fus pas peu contentede le voir si inquiet et anxieux à mon sujet. Lorsqu’il me porta lecordial à la bouche, je fis une courte pause, et prenant le verredans ma main:

«Monseigneur, dis-je, vos paroles sontpour moi un cordial infiniment plus puissant que cettecitronnade; car, de même que rien ne peut me causer plusd’affliction que de vous perdre, rien ne peut me causer desatisfaction plus grande que l’assurance que je n’aurai pas cemalheur.»

Il me fit asseoir, s’assit près de moi, et,après m’avoir dit mille choses tendres, il ajouta avec unsourire:

«Eh bien! voulez-vous vous risqueren Italie avec moi?»

Je gardai un instant le silence, puis jerépondis que je m’étonnais qu’il me posât cette question, carj’irais n’importe où dans le monde, à travers le monde tout entier,partout où il le désirerait et où il me donnerait la joie de sacompagnie.

Il entra alors dans un long détail de la causede son voyage, me disant comment le roi l’avait engagé à allerlà-bas, et d’autres circonstances qu’il n’est pas convenable derapporter ici; car il serait hautement inconvenant de direrien qui pût conduire le lecteur à deviner le moins du monde lepersonnage.

Mais pour abréger cette partie du récit etl’histoire de notre voyage et de notre séjour à l’étranger, lequel,je peux le dire, remplirait presque un volume à lui seul, nouspassâmes toute cette soirée à nous consulter joyeusement sur lafaçon dont nous voyagerions, sur notre équipage, le train qu’ilmènerait, et la manière dont j’irais.

On proposa différents moyens, mais nul neparaissait pratique; à la fin, je lui dis que je croyais quece serait si gênant, si coûteux et si public, que ce serait à biendes égards un ennui pour lui; et, bien que ce fût pour moiune sorte de mort que de le perdre, plutôt que de l’embarrasser àce point je me soumettrais à tout.

À la visite suivante, je lui remplis la têtedes mêmes difficultés; et, à la fin je mis en avant laproposition de rester à Paris ou en tout autre lieu qu’ilindiquerait et, lorsque j’aurais appris son heureuse arrivée, departir seule et de m’établir aussi près de lui que je lepourrais.

Ceci ne le satisfit pas du tout, et il nevoulut pas en entendre parler davantage. Si je me risquais, pouremployer son mot, à faire un tel voyage, il ne voulait pas perdrela satisfaction de ma compagnie; quant à la dépense, il nefallait pas en parler, et véritablement il n’y avait point lieud’en parler, car je vis qu’il voyageait aux frais du roi, tant luique son équipage, étant envoyé en service secret pour une chose dela dernière importance.

Après avoir débattu ensemble à plusieursreprises la question, il s’arrêta à cette résolution, qu’ilvoyagerait incognito et par là éviterait, pour lui comme pour ceuxqui étaient avec lui, toute attention de la part du public. Ainsi,non seulement il m’emmènerait, mais il aurait parfaitement leloisir de jouir de mon agréable compagnie (comme il lui plaisait des’exprimer) pendant toute la route.

Cela était si obligeant que rien ne pouvaitl’être davantage. Dans cette vue, il se mit immédiatement à faireses préparatifs de voyage; et, d’après ses instructions j’enfis autant. Mais j’étais maintenant sous le coup d’un terribleembarras, que je ne savais par quel moyen surmonter; c’étaitla manière dont je veillerais sur ce que je devais laisser derrièremoi. J’étais riche, comme je l’ai dit, très riche; ce quefaire de mon bien, je ne le savais pas; à qui le laisser endépôt, je ne le savais pas non plus. Je n’avais personne au mondequ’Amy; or, voyager sans Amy était très incommode, et lalaisser avec tout ce que je possédais au monde et être, si ellefaisait fausse route, ruinée tout d’un coup, c’était encore là uneeffrayante pensée. D’ailleurs, Amy pouvait mourir; et entreles mains de qui mes affaires tomberaient-elles, je n’en savaisrien. Cela me causait beaucoup d’inquiétude, et je ne savais quefaire, car je ne pouvais en parler au prince, de peur qu’il ne vîtque j’étais plus riche qu’il ne le croyait.

Mais le prince m’aplanit tout. En nousconcertant sur les mesures à prendre pour le voyage, il soulevalui-même la question, et, un soir, il me demanda gaiement àqui je confierais toute ma fortune pendant mon absence.

«Ma fortune, monseigneur, en dehors dece que je dois à vos bontés, n’est que peu de chose, luidis-je; mais encore ce peu que j’ai me cause, je le confesse,quelque sollicitude, parce que je n’ai pas une connaissance à Parisà qui j’ose le confier, ni personne que ma femme de chambre àlaisser dans la maison; et je ne sais pas trop comment faireen voyage sans elle.

»–Pour le voyage, ne vousinquiétez pas, dit le prince; je vous fournirai des servantesà votre goût; et quant à votre femme de chambre, si vouspouvez avoir confiance en elle, laissez-la ici; je vousindiquerai le moyen de tenir vos affaires en sûreté aussi bien quesi vous étiez chez vous.»

Je m’inclinai, lui disant que je ne sauraisêtre remise dans de meilleures mains que dans les siennes et qu’enconséquence je règlerais toutes mes démarches sur ses instructions.Nous ne causâmes pas davantage sur ce sujet cette nuit-là.

Le lendemain, il m’envoya un grand coffre defer, si vaste que six vigoureux gaillards pouvaient à peine lemonter dans l’escalier de la maison. Ce fut là que je mis toute mafortune; et, pour ma sécurité, il donna l’ordre à un honnêtebonhomme et à sa femme de rester dans la maison avec Amy pour luitenir compagnie, ainsi qu’une servante et un jeune garçon; desorte que cela faisait toute une famille, et qu’Amy était la dame,la maîtresse de la maison.

Les choses ainsi arrangées, nous partîmesincognito, comme il disait; mais nous avions deux carrosseset six chevaux, deux chaises et sept ou huit domestiques à cheval,tous très bien armés.

Jamais femme au monde, voyageant en la mêmequalité que moi, ne fut mieux traitée. J’avais trois servantes àmes ordres, dont l’une était une vieille Mme***,qui entendait parfaitement son affaire et réglait tout comme unmajordome; aussi n’avais-je aucune peine. Elles avaient uncarrosse pour elles, et le prince et moi, nous étions dansl’autre; seulement quelquefois, là où il savait que c’étaitnécessaire, j’entrais dans leur carrosse, et il montait à chevalavec un certain gentilhomme de l’escorte.

Je ne dirai plus rien du voyage, si ce n’estque, lorsque nous arrivâmes à ces effrayantes montagnes, les Alpes,il n’y eut plus moyen de voyager dans nos carrosses; ilordonna donc de se procurer pour moi une litière à cheval, maisportée par des mules, et lui-même alla à cheval. Les carrossesretournèrent à Lyon par quelque autre chemin. Nous fîmes ensuitelouer à Turin des carrosses qui vinrent au devant de nous jusqu’àSuze; de sorte que nous nous trouvâmes équipés de nouveau, etnous allâmes par petites journées à Rome où ses affaires, quellequ’en fût la nature, l’appelaient à séjourner quelque temps, puis,de là, à Venise.

Il tint réellement sa parole jusqu’aubout; car j’eus le plaisir de sa compagnie et, en un mot,j’accaparai sa conversation presque tout le long du chemin. Il seplaisait à me montrer tout ce qu’il y avait à voir, etparticulièrement à me raconter un peu de l’histoire de tout cequ’il me montrait.

Que de soins précieux furent alors prodiguéset perdus pour une personne qu’il était certain d’abandonner en finde compte avec des regrets! Combien, dans toute cetteaffaire, cet homme de qualité, doué de mille perfections, ne fut-ilpas au-dessous de lui-même! C’est là une de mes raisons pourentrer dans ces détails qui, sans cela, ne vaudraient pas la peined’être rapportés. Si j’avais été sa fille ou sa femme, on eût pudire qu’il avait un légitime intérêt à leur instruction ou à leurperfectionnement, et sa conduite eût été admirable. Mais tout celapour une catin! pour une femme qu’il n’emmenait avec lui àaucun titre dont on put raisonnablement convenir, mais dans le seulbut de satisfaire la plus basse des fragilités humaines!C’était là l’étonnant. Tel est cependant le pouvoir d’un penchantvicieux. Bref, la luxure était son péché mignon et le pire écartauquel il se livrât, car c’était d’ailleurs une des plusexcellentes personnes du monde. Pas de colères, pas d’emportementsfurieux, pas d’orgueilleuse ostentation. C’était l’être le plusmodeste, le plus courtois, le plus affable qui fût. Pas un juron,pas un mot indécent, pas la moindre faute de tenue ne pouvait seremarquer dans son commerce, hors ce que nous avons déjàexcepté; et cela m’a donné occasion de faire maintes sombresréflexions depuis, quand je regardais en arrière et pensais quej’avais été le piège où s’était prise l’existence d’un tel homme,que je l’avais entraîné à une si grande perversité, et que j’avaisété dans la main du diable l’instrument destiné à lui causer tantde préjudice.

Nous fûmes près de deux ans à accomplir cettegrandiose excursion, comme on peut l’appeler; pendant la plusgrande partie de ce temps je résidai à Rome et à Venise, n’ayantété que deux fois à Florence et une fois à Naples. Je fis, en tousces endroits, quelques observations intéressantes et utiles,particulièrement sur la conduite des dames; car j’avaisl’occasion d’en fréquenter beaucoup, grâce à la vieille sorcièrequi voyageait avec nous. Elle avait été à Naples et à Venise, etavait demeuré plusieurs années dans la première de ces villes, où,comme je le découvris plus tard, elle n’avait mené qu’une vierelâchée, comme, d’ailleurs, la mènent les femmes de Naples engénéral; bref, je trouvai qu’elle était parfaitement aucourant de tous les genres d’intrigues de cette partie del’univers.

Monseigneur y acheta une petite esclave turquequi, prise en mer par un vaisseau de guerre maltais, avait étéamenée jusque là. J’appris d’elle la langue des Turcs, leur manièrede se vêtir et de danser et quelques chansons turques, ou plutôtmauresques, dont je me servis à mon avantage dans une occasionextraordinaire, quelques années plus tard, comme vous l’apprendrezen son lieu. Je n’ai pas besoin de dire que j’appris aussil’italien, car je n’étais pas là depuis un an que déjà je lepossédais assez bien; et comme j’avais suffisamment de loisiret que j’aimais cette langue, je lisais tous les livres italiensque je pouvais me procurer.

Je devins si amoureuse de l’Italie etspécialement de Naples et de Venise, que j’aurais été très contentede faire venir Amy et d’y établir ma résidence pour toute mavie.

Quant à Rome, je ne l’aimais pas du tout. Lesecclésiastiques de tout genre qui y fourmillent, d’un côté, et, del’autre, la cohue canaille du bas peuple, font de Rome le lieu leplus désagréable du monde à habiter; l’innombrable quantitéde valets, de laquais et autres domestiques est telle qu’on avaitcoutume de dire qu’il n’y a guère personne, dans le bas peuple deRome, qui n’ait été valet de pied, ou portier, ou valet d’écuriechez un cardinal ou un ambassadeur étranger. En un mot, il y a unair d’escroquerie, de fourberie, de querelle et d’aigreur répandupartout. Lorsque j’y étais, les valets de deux grandes familles deRome soulevèrent une telle rixe à propos de la question de savoirlequel des carrosses (il y avait des dames dans les deux) céderaitle pas à l’autre, qu’il y eut environ trente personnes de blesséesdes deux côtés, cinq ou six de tuées raide, et que les dames del’un et de l’autre parti pensèrent mourir d’effroi.

Mais je n’ai pas le désir d’écrire l’histoirede mes voyages dans ce pays-là, du moins maintenant; ceserait vraiment trop rempli de variété.

Je ne dois pas cependant, oublier de dire quele prince fut toujours, pendant tout ce voyage, la personne dumonde la plus tendre et la plus obligeante envers moi, et qu’il semontra si constant que, bien que nous fussions dans une contrée oùil est bien connu que l’on prend toute sorte de libertés, je suisparfaitement sûre qu’il ne prit jamais celle qu’il savait pouvoirprendre, et qu’il n’en eût pas même le désir.

J’ai souvent pensé à ce noble personnage à cepropos: s’il avait été seulement la moitié aussi loyal, aussifidèle et aussi constant à la meilleure dame qui fût au monde, jeveux dire sa princesse, quelle glorieuse vertu n’eût pas été enlui! et comme il eût été exempt de ces justes réflexions quile touchèrent en faveur de celle-ci lorsqu’il était troptard!

Nous eûmes quelques conversations trèsagréables sur ce sujet de la constance. Une fois il me dit, avec unair plus sérieux et plus réfléchi qu’à l’ordinaire, qu’il m’étaitgrandement redevable d’avoir entrepris ce hasardeux et péniblevoyage, parce que je l’avais maintenu honnête. Je le regardai enface et devins rouge comme du feu.

«Eh bien! eh bien! dit-il,que cela ne vous surprenne pas. Je répète que vous m’avez maintenuhonnête.

»–Monseigneur, repartis-je, il nem’appartient pas d’expliquer vos paroles, mais je voudrais pouvoirles interpréter à mon gré. J’espère, et je crois, que nous sommesl’un et l’autre aussi honnêtes que nous pouvons l’être dans lescirconstances où nous nous trouvons.

»–Certes, certes, dit-il; etplus honnête que je ne l’aurais été, je le soupçonne, si vousn’aviez pas été avec moi. Je ne pourrais pas dire que, si vousn’aviez pas été ici, je ne me serais pas lancé dans le monde duplaisir, à Naples, et aussi à Venise; car ici ce n’est pas unsi grand crime qu’en d’autres endroits. Mais je proteste,ajouta-t-il, que je n’ai pas touché une femme en Italie, exceptévous; et mieux encore, je n’en ai même pas eu le désir;de sorte que, je le dis, vous m’avez maintenu honnête.»

Je gardai le silence, et je fus bien aisequ’il arrêtât ma réponse, et m’empêchât de parler en m’embrassant,car réellement je ne savais que dire. Je fus sur le point de direque si sa dame, la princesse, avait été avec lui, elle aurait eusans doute la même influence sur sa vertu avec infiniment plusd’avantages pour lui; mais je réfléchis que cela pourraitl’offenser; et, en outre, de telles remarques auraient puêtre dangereuses pour ma position; je les passai donc soussilence. Mais il faut que je l’avoue, je voyais qu’il étaitvis-à-vis des femmes un homme tout autre qu’il l’avait toujours étéjusqu’ici, d’après ce que je savais de lui; et c’était pourmoi une satisfaction particulière d’être ainsi convaincue que cequ’il disait était vrai, et qu’il était, si je puis le dire, tout àmoi.

Je devins de nouveau enceinte pendant cevoyage et accouchai à Venise; mais je ne fus pas si heureusequ’auparavant. Je lui donnai un autre fils; c’était même untrès bel enfant: mais il ne vécut pas plus de deux mois. Ausurplus, une fois que les premiers sentiments de tendresse(lesquels sont communs, je crois, à toutes les mères) furentsurmontés, je ne fus pas fâchée qu’il ne vécût pas, considérant lesdifficultés inévitables qui en auraient été la conséquence pendantle voyage.

Après ces diverses perambulations, monseigneurme dit que ses affaires touchaient à leur fin, et que nous allionssonger à retourner en France. J’en fus très aise, surtout à causede mon trésor que j’avais là-bas et qui, comme vous le savez, étaitfort considérable. Il est vrai que je recevais très fréquemment deslettres de ma servante Amy, rapportant que tout était bien ensûreté, et cela me causait une grande satisfaction. Toutefois,puisque les négociations du prince étaient terminées et qu’il étaitobligé de s’en retourner, j’étais très contente de partir. Nousrevînmes donc de Venise à Turin, et, dans le trajet, je vis lafameuse ville de Milan. De Turin, nous franchîmes de nouveau lesmontagnes, comme la première fois; nos carrosses vinrentau-devant de nous à Pont-à-Voisin, entre Chambéry et Lyon, etainsi, à petites journées, nous arrivâmes heureusement à Paris,après une absence de deux ans moins onze jours, comme je l’aidit.

Je trouvai la petite famille que nous avionslaissée juste comme nous l’avions laissée. Amy pleura de joie quandelle me vit, et j’en fis presque autant.

Le prince avait pris congé de moi la nuitprécédente, parce que, me dit-il, il savait qu’il serait rencontrésur la route par plusieurs personnes de qualité et peut-être par laprincesse elle-même. Aussi nous couchâmes chacun dans une aubergedifférente cette nuit-là, de peur que quelqu’un ne vînt jusqu’à cetendroit, ce qui eut lieu, en effet.

Ensuite je ne le revis pas pendant plus devingt jours, absorbé qu’il était par sa famille et aussi par sesaffaires; mais il m’envoya son gentilhomme m’en dire laraison, et me prier de ne pas être inquiète, ce qui me rassura toutà fait.

Au milieu de cette affluence de bonne fortune,je n’oubliais pas que j’avais été déjà une fois riche et pauvrealternativement, et que je devais savoir qu’il ne fallait pascompter que les circonstances dans lesquelles j’étais maintenantdureraient toujours. J’avais un enfant et j’en attendais unautre: si j’étais souvent mère, cela me ferait du tort dansla grande chose qui soutenait mes intérêts, je veux dire ce qu’ilappelait ma beauté; à mesure que cela déclinerait, je devaism’attendre à ce que le feu s’abattît et à ce que se refroidît lachaleur avec laquelle j’étais maintenant si caressée; à lalongue, comme les autres maîtresses des grands personnages, il sepouvait qu’on me laissât retomber, et c’était mon affaire, parconséquent, de prendre garde que la chute fût aussi douce quepossible.

Je n’oubliais donc pas, dis-je, de faire aussiample provision en vue de l’avenir que si je n’avais rien eu poursubsister que ce que je gagnais alors; et cependant je nepossédais pas moins de dix milles livres sterling, comme je l’aidit plus haut, que j’avais recueillies, ou plutôt dont je m’étaisassurée, dans les débris de mon fidèle ami le joaillier, et quelui-même, ne pensant guère à ce qui était si proche lorsqu’ilsortit, m’avait dit, tout en ne croyant que plaisanter,m’appartenir entièrement si on lui cassait la tête; en raisonde quoi j’avais pris soin de les garder.

Mon plus grand embarras était alors de savoircomment je mettrais ma fortune en sûreté, et comment jeconserverais ce que j’avais acquis; car j’avais beaucoupajouté à cette fortune grâce à la noble libéralité du prince ***,aidée par mon genre de vie retirée et solitaire qu’il désiraitplutôt pour le secret que par esprit de parcimonie, car il mefournissait de quoi vivre plus magnifiquement que je ne l’eussesouhaité si les convenances l’avaient permis.

J’abrègerai l’histoire de cette prospéritédans le vice en vous disant que je lui donnai un troisième fils unpeu plus de onze mois après notre retour d’Italie; quemaintenant je vivais un peu plus à découvert et portais un certainnom qu’il m’avait donné à l’étranger, mais que je ne dois pasrapporter ici, celui de comtesse de ***. J’avais des carrosses etdes domestiques en rapport avec le rang dont il me donnait lesapparences. Comme il arrive plus qu’ordinairement dans des caspareils, cela tint huit années de suite, pendant lesquelles, si jelui restai très fidèle, je dois dire, comme je l’ai fait déjà, queje crois qu’il fut si exclusivement attaché à moi que, tandis qu’ilavait d’ordinaire deux ou trois femmes secrètement entretenues, iln’eut, de tout ce temps, nul rapport avec aucune d’elles, mais queje l’avais si parfaitement accaparé qu’il les lâcha toutes;non pas, peut-être, qu’il épargnât beaucoup par là, car j’étais unemaîtresse très coûteuse pour lui, je dois le reconnaître;mais toute sa dépense était due à son affection particulière pourmoi, et non à mes extravagances, car, comme je l’ai dit, il ne melaissait jamais lui demander rien, mais il répandait sur moi sesfaveurs et ses présents plus vite que je ne les attendais, si vitemême que je n’aurais pas été assez hardie pour lui montrer le pluspetit désir d’en obtenir davantage. Et je ne dis pas cela, – jeparle de sa constance à mon égard et de son abandon de toutes lesautres femmes, – d’après mes seules impressions, mais la vieilleharidelle, – je peux bien l’appeler ainsi, – qu’il avait instituéenotre guide dans le voyage, et qui était une étrange sorte devieille créature, me raconta mille histoires de sa galanterie, –c’était le terme dont elle se servait, – et comment, n’ayant pasmoins de trois maîtresses à la fois, toutes, comme je le découvris,procurées par elle, il les avait soudainement plantées là ets’était trouvé entièrement perdu aussi bien pour la procureuse quepour les maîtresses. Elles crurent bien qu’il était tombé en denouvelles mains, mais elle n’avait jamais pu apprendre le nom et lelieu, jusqu’à ce qu’il l’eût envoyé chercher pour le voyage. Lavieille sorcière me fit ensuite compliment sur son choix, disantqu’elle ne s’étonnait pas que je l’eusse ainsi accaparé, avec tantde beauté, etc.; et ce fut la conclusion de son discours.

En somme, je m’assurais par elle d’une chosede nature, vous pouvez le croire, à me satisfaire particulièrement,à savoir, comme je l’ai déjà dit, qu’il était tout à moi. Mais lesplus hautes marées se retirent, et, dans les choses de ce genre, ily a un reflux d’une violence parfois même plus impétueuse quel’envahissement primitif. Mon prince était un homme d’une vastefortune, bien qu’il ne fût pas souverain; il n’y avait doncaucune probabilité que les frais de l’entretien d’une maîtresse luipussent être préjudiciables, quant à son patrimoine. Il avait aussiplusieurs charges, tant en France qu’au dehors; car, comme onl’a vu, ce n’était pas un sujet français, quoiqu’il vécût à lacour. Il avait une princesse, une épouse avec laquelle il avaitvécu plusieurs années, la femme la plus estimable de son sexe,disait la voix de la renommée, d’une naissance égale à la sienne,sinon supérieure, et de fortune proportionnée; mais enbeauté, en esprit et en mille qualités, supérieure, non pas à laplupart des femmes, mais à son sexe tout entier; et quant àsa vertu, on ne pouvait l’apprécier justement qu’en la considérantnon seulement comme la meilleure des princesses, mais même comme lameilleure des femmes.

Ils vivaient dans la plus grande harmonie, caravec une telle princesse il était impossible qu’il en fûtautrement. Néanmoins, elle ne laissait pas de sentir que son épouxavait ses faibles, qu’il faisait certains écarts, etparticulièrement qu’il avait une maîtresse favorite, laquellel’absorbait parfois plus qu’elle n’aurait pu le désirer ou enprendre aisément son parti. Cependant, c’était une femme si bonne,si généreuse, si vraiment tendre, qu’elle ne lui donna jamais aucunennui à ce sujet, si ce n’est celui que devait lui causer lesentiment qu’il avait de la patience avec laquelle elle supportaitl’outrage et de son profond respect pour lui, patience et respecttels qu’ils auraient pu suffire à le réformer, et que son généreuxesprit en était parfois gêné au point de l’obliger à garder lamaison, si je puis m’exprimer ainsi, pendant un long temps desuite. Je ne tardai pas, non seulement à m’apercevoir de cela parses absences, mais à en connaître réellement la raison, et une oudeux fois même il en convint devant moi.

C’était un point qu’il ne m’appartenait pas derégler. J’eus l’air une ou deux fois de lui proposer de me laisseret de se consacrer à elle, comme il le devait faire suivant leslois et rites du mariage, et, pour le persuader, je mis en avant lagénérosité de la princesse à son égard. Mais c’était del’hypocrisie; car si j’avais obtenu de lui qu’il fûtréellement honnête, je l’aurais perdu, chose dont je ne pouvaissupporter la pensée; et il lui était facile de voir que je neparlais pas sérieusement. Une fois particulièrement que j’avaispris sur moi de parler dans ce sens, je vis, comme j’insistais avecforce sur la vertu, l’honneur, la naissance, et par dessus tout surle généreux traitement qu’il trouvait chez la princesserelativement à ses amours cachées, disant que cela devrait emportersa résolution, etc., je vis qu’il commençait à être touché;et il répliqua:

«Est-il donc bien vrai que vous mepersuadiez de vous quitter? Voudriez-vous me faire croire quevous êtes sincère?»

Je le regardai en face, et,souriant:

«Non pas pour aucune autre favorite,monseigneur, lui dis-je. Cela me briserait le cœur. Mais pourMadame la princesse!…»

Et je n’en pus dire davantage; leslarmes arrivèrent, et je restai muette un moment.

«Eh bien! dit-il, si jamais jevous quitte, ce sera dans l’intérêt de la vertu, ce sera pour laprincesse. Je vous assure que ce ne sera pas pour une autrefemme.

»–C’est assez, monseigneur,repris-je. Ici je dois me soumettre; et, puisque je suisassurée que ce ne sera pas pour une autre maîtresse, je promets àVotre Altesse que je ne me lamenterai pas; ou, si je le fais,ma douleur sera silencieuse; elle n’interrompra pas votrefélicité.»

Dans tout cela, je ne savais ce que je disais,et je disais ce que je n’étais pas capable de faire, non plus qu’iln’était capable de me quitter, comme il me l’avoua à ce momentlà; non, pas même pour la princesse.

Mais un changement survint dans le tour desaffaires, qui disposa de cette question. La princesse tomba trèsmalade, et même, de l’opinion de tous ses médecins, trèsdangereusement. Dans sa maladie, elle désira s’entretenir avec sonépoux et lui faire ses adieux. À cette dernière et douloureuseentrevue, elle lui dit les choses les plus passionnées et les plustendres; déplora de ne pas lui laisser d’enfants (elle enavait eu trois, mais ils étaient morts); lui fit entendrequ’une des principales choses qui lui donnaient de la satisfactionen mourant, en ce qui regardait ce monde, c’était qu’elle luilaissait la possibilité d’avoir des héritiers de son nom, grâce àquelque princesse qui remplacerait; en toute humilité, maisavec une ardeur chrétienne, elle lui recommanda d’agir suivant lajustice vis-à-vis de cette princesse, quelle qu’elle fût, comme ils’attendrait, à coup sûr, à la voir agir avec justice vis-à-vis delui; c’est-à-dire de s’en tenir à elle seule, suivant laclause la plus solennelle de l’engagement du mariage. Humblement,elle demanda le pardon de Son Altesse, si elle l’avait en quelquechose offensée, appelant le ciel, devant le tribunal duquel elleallait paraître, à témoin qu’elle n’avait jamais forfait àl’honneur ou à son devoir envers son époux et priant Jésus et laVierge bienheureuse pour lui. C’est ainsi, avec les expressions lesplus touchantes et les plus passionnées de son affection, qu’ellelui fit ses derniers adieux, et elle mourut le jour suivant.

Ce discours, de la part d’une princesse siestimable personnellement et qui lui était si chère, suivi de saperte immédiatement après, fit sur lui une impression si profonde,qu’il fit un retour plein de détestation sur la première partie deson existence, devint mélancolique et réservé, changea sa sociétéordinaire et la conduite générale de son existence, résolut demener une vie strictement réglée d’après les lois de la vertu et dela piété, et fut, en un mot, un tout autre homme.

La première partie de cette réforme tomba surmoi comme un orage. Dix jours environ après les funérailles de laprincesse, il m’envoya par son gentilhomme un message me notifiant,quoique en termes très civils et avec un court préambule ouintroduction, qu’il désirait que je ne prisse pas mal l’obligationoù il était de me faire connaître qu’il ne pouvait plus me voir.Son gentilhomme me fit une longue histoire du nouveau règlement devie que son maître avait adopté, disant qu’il avait été tellementaffligé de la perte de la princesse qu’il croyait ou que celaraccourcirait sa vie, ou qu’il se retirerait dans quelque maisonreligieuse pour y finir ses jours dans la solitude.

Je n’ai pas besoin de dire à personne desupposer la façon dont je reçus cette nouvelle. J’en fus vraimentsurprise à l’excès, et j’eus bien de la peine à me soutenir pendantqu’on m’en débita la première partie, bien que le gentilhommes’acquittât de sa commission avec un grand respect, tous les égardsdont il était capable et beaucoup de cérémonie, me disant en mêmetemps combien il était chagrin de m’apporter un tel message.

Mais lorsque j’eus appris les particularitésde l’histoire tout au long, et spécialement celle du discours de ladame au prince, un peu avant sa mort, je fus entièrementsatisfaite. Je savais très bien qu’il n’avait rien fait que ce quetout homme devait faire en reconnaissant la justesse du discoursque la princesse lui avait tenu, et la nécessité qu’il y avait àchanger sa manière de vivre s’il voulait être un chrétien ouhonnête homme. Je le répète, lorsque j’eus appris cela, je fusparfaitement tranquille. Je confesse qu’on pouvait raisonnablements’attendre à ce que cette circonstance produisît également quelqueeffet sur moi; moi qui avais tant de causes de réflexions deplus que le prince; qui maintenant n’avais plus la tentationde la pauvreté, ou du puissant motif dont Amy s’était servie avecmoi, à savoir, céder et vivre, ou refuser et mourir de faim;moi, dis-je, qui n’avais pas la pauvreté pour ouvrir la porte auvice, qui étais devenue non seulement à l’aise, mais riche, et nonseulement riche, mais très riche, plus riche, en un mot, qu’il nem’était possible d’y songer, car la vérité est que je me sentaisparfois ma tête s’égarer en y pensant, faute de savoir commentdisposer de ma fortune et dans la crainte de la perdre de nouveaupar quelque manœuvre ou escroquerie; car je ne connaissaispersonne à qui j’en pusse confier le dépôt.

En outre, je dois ajouter, au moment où cetteaffaire touche à sa fin, que le prince ne me renvoya pas, je peuxle dire, grossièrement et avec dégoût, mais qu’il y mit toutes lesconvenances et la bonté qui lui était particulière et qui pouvaitêtre compatible avec un homme converti et conscient d’avoir outragéune dame aussi bonne que l’était la feue princesse, son épouse. Ilne me renvoya pas, non plus, à vide; il fut en tout semblableà lui-même. Particulièrement, il ordonna à son gentilhomme de payerle loyer de la maison et toutes les dépenses de ses deux fils, etde me dire quels soins on avait d’eux, en quel endroit je pourraisen tout temps surveiller la manière dont on les traitait, et que,si quelque chose n’était pas à mon goût, on le rectifierait. Ayantainsi tout terminé, il se retira en Lorraine ou quelque part de cecôté, où il avait des terres, et je n’entendis plus jamais parlerde lui, du moins en qualité de sa maîtresse.

Maintenant j’étais libre d’aller dansn’importe quelle partie du monde et de prendre soin de ma fortunemoi-même. La première chose que je résolus de faire fut de merendre immédiatement en Angleterre; car là, je croyais, que,parmi mes compatriotes, (je me considérais, en effet, commeanglaise, bien que je fusse née en France), je croyais, dis-je, quelà je pourrais mieux gouverner mes affaires qu’en France;que, du moins, je serais moins en danger d’être circonvenue ettrompée. Mais comment m’en aller avec un trésor comme celui quej’avais avec moi? C’était là un point difficile, et surlequel j’étais grandement embarrassée.

Il y avait à Paris un marchand hollandais quijouissait d’une grande réputation de solidité et d’honnêteté;mais je n’avais aucune espèce de relations avec lui, et je nesavais comment arriver à faire sa connaissance de manière à luidécouvrir ma position. Mais à la fin je chargeai ma servante Amy(il faut qu’on me permette de l’appeler ainsi, malgré ce qui a étédit d’elle, parce qu’elle occupait chez moi la place d’uneservante), je chargeai, dis-je, ma servante Amy d’aller letrouver: elle obtint une recommandation de quelque autrepersonne, je n’ai pas su qui, et se procura auprès de lui un assezfacile accès.

Mais, maintenant, mon cas était aussi mauvaisque devant; car, même en allant le trouver, que pouvais-jefaire? J’avais de l’argent et des joyaux par une valeurénorme, et je pouvais laisser tout cela chez lui: je lepouvais, sans doute, et je le pouvais aussi chez plusieurs autresmarchands de Paris qui m’auraient donné des lettres de changepayables à Londres. Mais alors je faisais courir un hasard à monargent: je ne connaissais personne à Londres à qui envoyerles lettres de change, de façon à rester à Paris jusqu’à ce quej’eusse avis qu’elles étaient acceptées, car je n’avais aucun ami àLondres à qui je pusse avoir recours; de sorte qu’en véritéje ne savais que faire.

En un tel cas, je n’avais d’autre remède quede me confier à quelqu’un. J’envoyai donc Amy à ce marchandhollandais, comme je l’ai dit. Il fut un peu surpris lorsque Amyvint lui parler de faire passer une somme d’environ douze millepistoles en Angleterre, et il se prit à penser qu’elle venait pourpratiquer quelque escroquerie à son détriment. Mais lorsqu’il vitqu’Amy n’était qu’une servante, et lorsque je lui eus fait visitemoi-même, l’affaire changea de face immédiatement.

Après être allée chez lui, je vis tout desuite une telle droiture dans sa manière de traiter les affaires etune telle honnêteté dans sa physionomie, que je ne me fis aucunscrupule de lui raconter toute mon histoire, c’est-à-dire quej’étais veuve, que j’avais quelques bijoux dont je voulaisdisposer, et aussi quelque argent que je désirais envoyer enAngleterre pour y aller ensuite moi-même; mais qu’étant unefemme, et n’ayant pas de correspondants à Londres ni nulle partailleurs, je ne savais que faire, ni comment garantir mesbiens.

Il en agit avec beaucoup de franchise avecmoi; mais il me conseilla, lorsqu’il sut ma situation dansses détails, de prendre des lettres de change sur Amsterdam etd’aller en Angleterre par cette voie; car je pourrais déposermon trésor à la banque de cette ville de la manière la plus sûre dumonde, et il me recommanderait à un homme qui se connaissaitparfaitement en joyaux et qui traiterait loyalement avec moi pouren disposer.

Je le remerciai; mais j’hésitaisbeaucoup à voyager si loin dans un pays étranger, surtout chargéed’un tel trésor: déclaré ou caché, je ne voyais pas commentje pourrais m’aventurer avec. Il me dit alors qu’il tâcherait d’endisposer ici, c’est-à-dire à Paris, et de le convertir en argent,de façon à me faire avoir des lettres de change pour le tout;et, au bout de quelques jours, il m’amena un Juif qui disaitvouloir acheter les joyaux. Mais dès que le Juif vit ces joyaux, jevis, moi, ma folie. Il y avait dix mille chances contre une pourque je fusse ruinée, et peut-être mise à mort aussi cruellement quepossible; et cela me causa un tel effroi que je fus sur lepoint de fuir pour sauver ma vie, abandonnant les joyaux etl’argent avec aux mains du Hollandais, sans lettres de change, niquoi que ce soit. Voici l’affaire:

Aussitôt que le Juif vit les joyaux, il se mità baragouiner en hollandais ou en portugais au marchand. Je pusm’apercevoir immédiatement qu’ils étaient saisis d’une grandesurprise tous les deux. Le Juif levait les mains, me regardait avecune sorte d’horreur, puis se remettait à parler hollandais, secontorsionnant le corps en mille formes, se tordant le visagetantôt d’un côté, tantôt d’un autre, pendant qu’il parlait,frappant du pied, jetant les mains en avant, comme s’il était, nonpas simplement en colère, mais véritablement furieux. Puis il seretournait et me jetait un coup d’œil qui le faisait ressembler audiable. Je crois que je n’ai jamais vu de ma vie rien de sieffrayant.

À la fin, je plaçai un mot.

«Monsieur, dis-je au marchandhollandais, qu’a tout ce discours de commun avec mon affaire?À propos de quoi ce monsieur se met-il dans toute cettecolère? Je désire, s’il doit traiter avec moi, qu’il parle defaçon à ce que je puisse l’entendre; ou si vous avez entrevous des affaires particulières qui doivent se faire d’abord,laissez-moi me retirer, et je reviendrai quand vous serez deloisir.

»–Non, non, madame, dit leHollandais d’un ton plein de bonté; il ne faut pas que vousvous en alliez. Toute notre conversation roule sur vous et vosbijoux, et vous la connaîtrez tout à l’heure. Cela vous touche detrès près, je vous assure.

»–Me touche de très près!qu’est-ce qui peut me toucher d’assez près pour jeter ce monsieurdans de telles extrémités de désespoir, et qu’est-ce qui l’oblige àme lancer des regards de diable, comme il le fait? Voyez, ila l’air de vouloir me dévorer.»

Le Juif me comprit sur-le-champ, et continuantdans une sorte de rage, il dit en français:

«Oui, madame, cela vous touche de près,de très près, de très près,» répétant les mots et secouant latête. Puis se tournant vers le Hollandais:

«Monsieur, dit-il, veuillez lui dire cequ’il en est.

»–Non, dit le marchand, pasencore; causons-en encore un peu entre nous.»

Sur quoi ils se retirèrent dans une autrechambre, où ils continuèrent à parler très haut, mais dans unelangue que je ne comprenais pas. Je commençais à être un peuétonnée de ce que le Juif avait dit, vous pouvez le croire, et fortdésireuse de savoir ce qu’il voulait dire. Je restai dans unegrande impatience jusqu’à ce que le marchand hollandais fût revenu,dans une impatience si grande que j’appelai un de ses domestiquespour lui faire savoir que je désirais lui parler. Quand il entra,je lui demandai pardon d’être si impatiente, mais je ne sauraisêtre tranquille, lui dis-je, qu’il ne m’eût appris ce que tout cecisignifiait.

«Eh bien! madame, dit le marchandhollandais, en deux mots, cela signifie une chose dont je suisétonné, moi aussi. Cet homme est un Juif, et il se connaîtparfaitement bien en bijoux; c’est la raison pour laquelle jel’ai envoyé chercher, afin de lui céder les vôtres. Mais en lesvoyant, il les a très nettement reconnus du premier coup; et,dans un emportement de colère, comme vous l’avez vu, il m’a dit, enrésumé, que c’était identiquement la même collection de joyauxqu’avait sur lui le joaillier anglais qui fut volé en allant àVersailles, il y a environ huit ans, pour les montrer au prince de***, et que c’étaient ces joyaux-là qui avaient été la cause del’assassinat de ce pauvre homme; et il s’agite ainsipour me faire vous demander comment vous en avez la possession. Ildit que vous devriez être accusée de vol et de meurtre, et mise àla question pour faire découvrir quelles sont les gens qui ontcommis l’acte, afin de les traduire en justice.»

Pendant qu’il disait cela, le Juif rentraimprudemment dans la chambre sans s’annoncer, ce qui me causa denouveau un certain étonnement.

Le marchand hollandais parlait un assez bonanglais, et il savait que le Juif ne comprenait pas l’anglais dutout; aussi, lorsque celui-ci entra dans la chambre, medit-il les derniers mots en anglais. Ils me firent sourire, ce quijeta le Juif dans un nouvel accès de fureur. Secouant la tête etrecommençant ses grimaces de diable, il semblait me menacer pouravoir ri, disant en français que c’était une affaire dans laquelleje n’avais guère motif de rire, et autres choses semblables.Là-dessus, je ris de plus belle et le persiflai, lui laissant voirmon mépris; puis, me tournant vers le marchandhollandais:

«Monsieur, dis-je, en avançant que cesjoyaux appartenaient à M.***, le joaillier anglais (je lenommai par son nom sans hésiter), cet individu a raison; maisque je doive être interrogée sur la manière dont j’en ai lapossession, c’est là une preuve de son ignorance, qu’il aurait pu,d’ailleurs, s’il avait un peu plus de savoir vivre, dissimulerjusqu’à ce que je lui eusse dit qui je suis.

Vous et lui, vous serez l’un et l’autre plus àl’aise de ce côté, quand je vous aurai appris que je suis la veuveinfortunée de ce M.***, qui fut si cruellement assassiné enallant à Versailles, et qu’on ne lui déroba pas ces joyaux-ci, maisd’autres, M.*** ayant laissé ceux-ci à ma garde de peurd’être volé. Si j’en avais obtenu la possession autrement,monsieur, je n’aurais pas été assez courte d’esprit pour les mettreen vente ici, où la chose s’est passée; je les aurais portésplus loin.»

Ce fut une surprise agréable pour le marchandhollandais, qui, étant lui-même un honnête homme, crut tout ce queje disais; et comme c’était, d’ailleurs, réellement etlittéralement vrai de tout point, à l’exception de mon mariage, jeparlais avec une aisance si détachée qu’il était facile de voir queje n’avais point de crime sur la conscience, comme le Juif lesuggérait.

Le Juif fut confondu lorsqu’il apprit quej’étais la femme du joaillier; mais comme j’avais soulevé sarage en disant qu’il me regardai avec une figure de diable, ilmédita aussitôt quelque machination, et répondit que cela neservirait pas mes plans. Il tira de nouveau le Hollandais à part,et lui dit qu’il était résolu à poursuivre la chose plus avant.

Il y eut dans cette affaire une chanceheureuse, qui fut vraiment mon salut; ce fut que ce fou neput contenir sa rage, mais la laissa éclater devant le marchandhollandais, auquel, lorsqu’ils se retirèrent pour la seconde fois,il déclara qu’il voulait m’intenter un procès pour meurtre et qu’ilm’en coûterait cher de l’avoir traité de cette façon. Il s’en allaalors, priant le marchand de lui dire quand je reviendrais. S’ilavait soupçonné que le Hollandais m’aurait fait part de cesdétails, il n’aurait jamais été assez sot pour les luicommuniquer.

Quoi qu’il en soit, la malice de ses penséesl’emporta, et le marchand hollandais fut assez bon pour me rendrecompte de son dessein, dont la nature était véritablement asseznoire; mais il eût été encore plus pernicieux pour moi quepour un autre, car, dans une instruction judiciaire, je n’auraispas pu prouver que j’étais la femme du joaillier, de sorte que lesoupçon en aurait acquis plus de poids; de plus, je me seraismis à dos tous les parents de celui-ci en Angleterre, lesquels,voyant par le procès que je n’étais pas sa femme, mais samaîtresse, c’est-à-dire, en anglais, une catin, a whore,auraient immédiatement réclamé les joyaux, puisque j’avais avouéqu’ils étaient à lui.

Cette idée me traversa la tête aussitôt que lemarchand hollandais m’eût dit les vilaines choses qui étaient dansla cervelle de ce Juif maudit. Le gredin (car il faut que jel’appelle ainsi) convainquit le marchand hollandais que son projetétait sérieux par une proposition qui mettait à jour le reste deson dessein: c’était de faire un complot pour mettre la mainsur la totalité des joyaux.

Lorsqu’il avait d’abord fait entendre auHollandais que les joyaux appartenaient à telle personne(c’est-à-dire à mon mari), il avait poussé des exclamationsd’étonnement sur ce qu’ils étaient restés si longtempscachés: Où ont-ils dû être déposés? Qu’est-ce que cettefemme qui les apporte? Elle (c’était moi qu’il voulait dire)devait être immédiatement appréhendée au corps, et remise aux mainsde la justice. – C’est à ce moment que, comme je l’ai dit, ilfaisait de si épouvantables gestes et qu’il me regardait comme s’ileût été le diable.

Le marchand l’entendant parler sur ce ton etvoyant qu’il était sérieux, lui dit:

«Retenez un peu votre langue. C’est uneaffaire de conséquence. Puisqu’il en est ainsi, allons dans lachambre à côté et consultons là-dessus.»

Ils se retirèrent alors et me laissèrentseule.

Là, comme je l’ai raconté, je devins inquiète,et appelai le marchand; et, ayant appris ce qui se passait,je lui donnai pour réponse que j’étais la femme, ou la veuve, dujoaillier; sur quoi le méchant Juif dit que cela ne serviraitpas mes plans. Ce fut alors que le Hollandais le prit à part denouveau; et, au moment où il se retirait, celui-ci le voyant,comme je l’ai dit, sérieusement décidé, fit un peu semblant d’êtrede son avis et entra en négociations avec lui sur le fond del’affaire.

Ils convinrent d’aller demander à un avocat,ou conseil, la manière de procéder, et de se rencontrer lelendemain, à une heure que le marchand devait me fixer et où jereviendrai avec les joyaux pour les vendre.

«Non, dit alors celui-ci; j’iraiplus loin que cela avec elle: je la prierai de me laisser lesjoyaux pour les montrer à une autre personne, afin d’en avoir lemeilleur prix possible.

»–C’est bien, répondit le Juif, etje garantis qu’elle ne les aura plus jamais en sa possession. Oubien nous nous en saisirons au nom du roi, ou bien elle seraheureuse de vous les abandonner pour éviter d’être mise à latorture.»

Le marchand dit oui à tout ce qu’il proposait,et ils convinrent de se retrouver pour cette affaire le lendemainmatin. On devait me persuader de lui laisser les joyaux et derevenir le jour suivant à quatre heures afin de conclure un bonmarché. C’est sur ces conventions qu’ils se séparèrent. Maisl’honnête Hollandais, plein d’indignation devant ce desseinbarbare, vint droit à moi et me raconta toute l’histoire.

«Et maintenant, madame, ajouta-t-il, ilfaut que vous considériez sur-le-champ ce que vous avez àfaire.»

Je lui dis que si j’étais sûre d’avoirjustice, je ne craindrais pas tout ce qu’un semblable coquinpourrait me faire; mais j’ignorais comment les choses sepassaient en France en pareil cas. La plus grande difficulté seraitde prouver notre mariage, car il avait eu lieu en Angleterre, etmême dans une partie reculée de l’Angleterre; et le pireétait qu’il serait peu commode d’en produire des témoignagesauthentiques, parce que nous nous étions mariés secrètement.

«Mais la mort de votre mari, madame,reprit-il, qu’est-ce qu’on peut en dire?

»–Eh! oui, qu’est-ce qu’onpeut en dire? En Angleterre, si l’on faisait une telle injureà quelqu’un, on devrait prouver le fait, ou donner une bonne raisonpour les soupçons. Que mon mari ait été assassiné, tout le monde lesait; mais qu’on l’ait volé, et quoi, et combien, c’est ceque personne ne sait, non, pas même moi. Et pourquoi ne m’a-t-onpas questionnée là-dessus à l’époque? J’ai toujours habitéParis depuis, je l’ai habité publiquement, et pas un homme n’aencore eu l’impudence de suggérer pareille chose sur moncompte.

»–J’en suis parfaitementconvaincu, dit le marchand. Mais comme c’est un coquin que rienn’arrêtera, que pourrons-nous dire? Et qui sait ce qu’il peutjurer? Supposez qu’il jure qu’il sait que votre mari avaitsur lui ces joyaux mêmes le matin qu’il est sorti, et qu’il les luimontra pour les lui faire estimer et le consulter sur le prix qu’ildevait en demander au prince de ***?

»–Certes; et à ce compte,repris-je, il peut jurer que j’ai assassiné mon mari, s’il letrouve utile à ses projets.

»–C’est vrai; et s’il lefaisait, je ne vois pas ce qui pourrait vous sauver. Mais,poursuivit-il, j’ai découvert son dessein le plus immédiat. Cedessein est de vous faire enfermer au Châtelet, afin de donner dela vraisemblance au soupçon, puis de retirer les joyaux de vosmains, si possible; et alors il laisserait enfin tomberl’affaire en échange de votre consentement de lui abandonner lesjoyaux. Comment ferez-vous pour éviter cela, voilà la question queje voudrais vous voir prendre en considération.

»–Le malheur est, monsieur, que jen’ai pas le temps de considérer, et que je n’ai personne avec quiconsidérer, ou consulter à ce sujet. Je vois que l’innocence peutêtre opprimée par un individu de cette espèce. Celui qui n’attacheaucune importance au parjure, tient la vie de tout homme à samerci. Mais, monsieur, est-ce que la justice ici est telle que,pendant que je serai aux mains du ministère public et sous le coupd’une poursuite, cet individu puisse s’emparer de mes biens etgarder entre ses mains mes bijoux?

»–Je ne sais, répondit-il, ce quipeut se faire dans ce cas; mais si, à défaut de lui, les gensde justice s’en emparaient, vous n’auriez pas, que je sache, moinsde difficulté à les retirer de leurs mains; ou, du moins,cela vous coûterait la moitié plus qu’ils ne valent. C’est pourquoije pense que les empêcher d’y toucher en aucune façon serait unmoyen bien meilleur.

»–Mais quel parti prendre pourarriver à cela, maintenant qu’ils sont avertis que je lespossède? lui dis-je. S’ils mettent la main sur moi, ilsm’obligeront à les produire, ou peut-être me condamneront à laprison jusqu’à ce que je le fasse.

»–Mieux encore, comme le dit cettebrute, reprit-il; il vous mettront à la question,c’est-à-dire à la torture, sous prétexte de vous faire confesserquels ont été les meurtriers de votre mari.

»–Confesser, m’écriai-je. Commentpuis-je confesser ce dont je ne sais rien?

»–S’ils vous tiennent une fois surle chevalet, reprit-il, il vous feront confesser que c’estvous-même qui l’avez fait, que vous l’ayez fait ou non; etdès lors, vous êtes perdue.»

À ce seul mot de chevalet, je pensai mourird’épouvante; je n’avais plus un souffle de courage enmoi.

«Que c’est moi qui l’ai fait?répétai-je. C’est impossible.

»–Non, madame; il s’en fautque ce soit impossible. Les plus innocentes gens du monde ont étéforcés de se confesser coupables de choses dont ils n’avaientjamais entendu parler, loin d’y avoir trempé les mains.

»–Que dois-je donc faire?Que me conseillez-vous?

»–Eh bien! dit-il, je vousconseillerais de vous en aller. Vous aviez l’intention de partirdans quatre ou cinq jours; vous pourriez aussi bien le fairedans deux. Si vous le pouvez, je m’arrangerai de telle sorte qu’ilrestera plusieurs jours sans soupçonner votre départ.»

Il me raconta ensuite comment le coquinvoulait me faire dire d’apporter les joyaux le lendemain pour lesvendre, et qu’alors il m’aurait fait appréhender; et commentil avait, lui, le marchand, fait croire au Juif qu’il s’associeraità lui dans ses plans, et mettrait les joyaux entre ses mains. Ilpoursuivit:

«Maintenant je vais vous donner, pour lasomme que vous désirez, des lettres de change, immédiatement, ettelles qu’elles ne manqueront pas d’être payées. Prenez vos joyauxavec vous, et allez ce soir même à Saint-Germain-en-Laye. J’yenverrai avec vous un homme qui, de là, vous guidera demain jusqu’àRouen, où se trouve un navire à moi, prêt à appareiller pourRotterdam. Vous aurez votre passage à mon compte sur cenavire; j’enverrai des ordres pour qu’il mette à la voile dèsque vous serez à bord, et j’écrirai à mon ami de Rotterdam de vousrecevoir et de prendre soin de vous.»

C’était, dans l’état des choses, une offretrop obligeante pour ne pas être acceptée avec reconnaissance.Quant au voyage, j’avais préparé tout pour partir, de sorte que jen’avais guère qu’à m’en retourner, à prendre deux ou trois boîtes,paquets et choses de ce genre, avec ma servante Amy, et à m’enaller.

Le marchand me dit ensuite les mesures qu’ilavait résolu de prendre pour tromper le Juif, tandis que jem’échapperais. Elles étaient vraiment très bien concertées.

«D’abord, dit-il, lorsqu’il viendrademain, je lui dirai que je vous ai proposé de me laisser lesbijoux, comme il était convenu, mais que vous avez dit que vous meles rapporteriez dans l’après-midi; de sorte qu’il faudravous attendre jusqu’à quatre heures. À ce moment, je lui montrerai,comme si je venais de la recevoir, une lettre de vous, danslaquelle vous vous excuserez de ne pas venir parce que quelquevisite vous est survenue et vous retient; mais vous prierezde faire en sorte que ce monsieur soit prêt à acheter vos joyaux etvous promettez de venir demain à la même heure, sans faute.

«Le lendemain, nous vous attendrons àl’heure fixée; et, comme vous ne paraîtrez pas, j’aurai l’airtrès mécontent et me demanderai quelle peut en être la raison.Alors nous conviendrons d’instituer une action contre vous le joursuivant; mais le jour suivant, dans la matinée, j’enverrail’avertir que vous avez passé chez moi et que, comme il n’y étaitpas, nous avons pris un autre rendez-vous, ajoutant que je désirelui parler. Lorsqu’il viendra, je lui dirai que vous semblezparfaitement aveugle sur le danger où vous êtes, que vous avez parutrès contrariée de ne l’avoir pas rencontré, tout en n’ayant pas puvenir le soir précédent, et que vous m’avez fait promettre del’avoir ici le lendemain à trois heures. Ce lendemain venu, vousenverrez dire que vous êtes si malade que vous ne pouvez sortir cejour-là, mais que vous ne manquerez pas pour le jour suivant;et, le jour suivant, vous ne viendrez ni n’avertirez, et nousn’entendrons plus jamais parler de vous; car, à ce moment-là,vous serez en Hollande, si vous le voulez bien.»

Je ne pouvais qu’approuver toutes ces mesures,voyant qu’elles étaient si bien et si amicalement concertées dansmon intérêt; et comme il semblait être absolument sincère, jeme déterminai à remettre ma vie entre ses mains. J’allai tout desuite à mes appartements, et j’envoyai devant Amy avec les paquetsque j’avais préparés pour mon voyage. J’envoyai aussi plusieurscolis de mes beaux meubles chez le marchand pour y être mis enréserve, et, emportant les clefs du logis, je revins moi-même à samaison. Là, nous terminâmes nos affaires d’argent: je luiremis en mains sept mille huit cents pistoles en valeurs et enargent, et la copie enregistrée d’une assignation de rente surl’Hôtel-de-Ville de Paris pour quatre mille pistoles, à trois pourcent d’intérêt, avec une procuration pour en toucher l’intérêt tousles six mois; mais j’en gardai par devers moi l’original.

J’aurais pu lui confier tout ce que j’avais,car il était parfaitement honnête et n’avait pas la moindre idée deme faire aucun tort. Et vraiment, après qu’il était si évidentqu’il m’avait, pour ainsi dire, sauvé la vie, ou du moins préservéede la honte et de la ruine, après cela, dis-je, comment aurais-jepu douter de lui?

Lorsque j’arrivai chez lui, il tenait toutprêt comme je le désirais et comme il l’avait proposé. Quant à monargent, il me donna tout d’abord une lettre de change acceptée,payable à Rotterdam, pour quatre mille pistoles, et tirée de Gênessur un marchand de Rotterdam, payable à un marchand de Paris etendossée par lui à mon marchand hollandais; il m’assuraqu’elle me serait payée ponctuellement, et elle le fut, en effet,le jour dit. J’eus le reste en autres lettres de change tirées parlui sur d’autres marchands de Hollande. Je pris aussi lesmeilleures précautions que je pus pour mettre mes joyaux àl’abri; et il m’envoya, le soir même, dans le carrosse d’unami qu’il s’était procuré pour moi, à Saint-Germain, et, lelendemain matin, à Rouen. Il envoya aussi avec moi un de sesdomestiques, à cheval, qui fournissait à tous mes besoins et quiportait ses ordres au capitaine du navire, lequel était à l’ancre àtrois milles environ au-dessous de Rouen, dans la rivière.Conformément à ses instructions, je me rendis à bord immédiatement.Le troisième jour après mon arrivée à bord, le vaisseau partit etle lendemain nous étions en mer. C’est ainsi que je pris congé dela France, et me tirai d’une vilaine affaire qui, si elle avaitsuivi son cours, aurait pu me ruiner et me renvoyer en Angleterreaussi nue que j’étais quelque temps avant d’en partir.

Nous avions maintenant, Amy et moi, le loisirde considérer les malheurs auxquels nous avions échappé. Si j’avaiseu aucune religion, aucun sentiment d’un Pouvoir Suprêmeconduisant, dirigeant et gouvernant à la fois les causes et lesévénements en ce monde, un cas comme celui-ci aurait donné lieu àtout le monde d’être reconnaissant envers ce Pouvoir qui nonseulement avait mis en mes mains un tel trésor, mais m’avait donnéle moyen d’échapper à la ruine qui me menaçait. Mais je n’avais enmoi rien de tout cela; il est vrai, cependant, que jenourrissais un sentiment de reconnaissance pour la généreuse amitiéde mon libérateur, le marchand hollandais, qui m’avait sifidèlement servie et, autant du moins qu’il appartient aux causessecondes, préservée de la destruction.

Je nourrissais, dis-je, un sentiment dereconnaissance pour sa bonté et sa loyauté envers moi, et jerésolus de lui en donner quelque témoignage dès que je seraisarrivée à la fin de mes pérégrinations; car j’étais encore enplein état d’incertitude, et cela ne laissait pas que de me rendreun peu inquiète parfois. J’avais, il est vrai, du papier pour monargent, et il s’était montré très bon pour moi en me faisant passerà l’étranger, comme je l’ai dit. Mais je n’avais pas encore vu lafin de mes embarras; car, tant que les lettres de change neseraient pas payées, je pouvais toujours subir de grandes pertespar le fait de mon Hollandais; il se pouvait qu’il eûtimaginé toute cette histoire du Juif pour m’effrayer et me faireprendre la fuite, et cela comme si c’eût été pour me sauver la vie,de sorte que, si les lettres étaient refusées, je me trouveraisabominablement dupée, – et le reste. Mais ce n’étaient là que deshypothèses; et elles étaient vraiment tout à fait sansmotifs, car l’honnête homme avait agi comme agissent toujours leshonnêtes gens, par un principe de droiture et de désintéressementet avec une sincérité qui ne se trouve pas souvent dans le monde.Le gain qu’il avait fait sur le change était juste; cen’était que ce qui lui était dû, et cela rentrait dans son commerceordinaire; mais autrement il ne fit aucun bénéfice surmoi.

Lorsque je passai, sur le navire, entreDouvres et Calais et que je vis une fois encore l’Angleterre devantmes yeux, l’Angleterre que je regardais comme ma patrie, car, bienque je n’y fusse pas née, c’était le lieu où j’avais été élevée,une sorte de joie étrange s’empara de mon esprit, et je ressentisun tel désir d’y être que j’aurais donné au patron du bâtimentvingt pistoles pour s’arrêter et me mettre à terre dans les dunes.Lorsqu’il m’eut dit qu’il ne le pouvait pas, c’est-à-dire qu’il nel’oserait pas quand je lui donnerais cent pistoles, je souhaitaisecrètement qu’il s’élevât un orage qui chasserait le navire sur lacôte d’Angleterre, en dépit de l’équipage de façon à pouvoir êtremise à terre sur le sol anglais.

Il y avait à peine deux ou trois heures quecette mauvaise pensée avait quitté mon esprit, et le patrongouvernait au nord comme c’était sa route de le faire, lorsque nousperdîmes la terre de vue de ce côté, et nous n’eûmes plus devisible que le rivage flamand sur notre main droite, ou commedisent les marins, à tribord. Alors, en perdant de vuel’Angleterre, mon désir d’y aborder s’apaisa, et je considéraicombien il était fou de souhaiter de m’écarter de mesaffaires: si j’avais été mise à terre en Angleterre, j’auraisdû revenir en Hollande à cause de mes lettres de change quimontaient à une somme si considérable; car, n’ayant pas decorrespondant là-bas, je n’aurais pas su régler mes intérêts sans yaller moi-même. Mais nous n’avions pas perdu de vue l’Angleterredepuis longtemps, que le temps commença à changer: les ventssifflaient bruyamment, et les matelots se disaient les uns auxautres qu’il soufflerait dur à la nuit. C’était environ deux heuresavant le coucher du soleil; nous avions dépassé Dunkerque, etje crois qu’on disait que nous étions en vue d’Ostende. C’est alorsque le vent s’éleva, que la mer s’enfla et que toutes les chosesprirent un aspect terrible, surtout pour nous qui ne comprenionsrien que ce que nous voyions devant nous. Bref, la nuit arriva,nuit très noire; le vent fraîchit, devint de plus en plusdur, et au bout de deux heures à peu près, souffla terriblement entempête.

Je n’étais pas tout à fait étrangère à la mer,étant venue de La Rochelle en Angleterre quand j’étais enfant, et,plus tard, étant allée par la rivière Tamise, de Londres en France,comme je l’ai dit. Mais je commençai à m’alarmer un peu de laterrible clameur des hommes au-dessus de moi, car je ne m’étaisjamais trouvée dans une tempête, et n’avais, par conséquent, jamaisvu ni entendu rien de pareil. Ayant voulu une fois regarder à laporte de la chambre de l’avant, comme ils disent, je fus frappéed’horreur: l’obscurité, la violence du vent, l’épouvantablehauteur des vagues et la confusion où étaient les matelotshollandais, du langage desquels je ne comprenais pas un mot, nidans leurs blasphèmes ni dans leurs prières, – toutes ces choses,dis-je, me remplirent de terreur; et je commençai, pour n’enpas dire plus, à être fort effrayée.

Lorsque je fus revenue dans la grande cabine,Amy y était assise, très souffrante du mal de mer; je luiavais, un peu auparavant, donné un petit coup d’eau cordiale pourlui soutenir l’estomac. Quand Amy me vit revenir et m’asseoir sansparler, car c’est ce que je fis, elle leva deux ou trois fois lesyeux sur moi. À la fin elle vint à moi en courant:

«Chère madame, s’écria-t-elle, qu’ya-t-il? Pourquoi êtes-vous si pâle? Quoi! Vousn’êtes pas bien. Qu’y a-t-il?»

Je ne parlai toujours pas, mais je levai lesmains deux ou trois fois. Amy redoubla ses instances. À quoi je nerépondis que ces mots:

«Allez à la porte de l’avant, etregardez, comme je l’ai fait.»

Elle y alla immédiatement, et regarda, commeje lui avais recommandé; mais la pauvre fille revint dans leplus grand effarement et la plus grande horreur où j’aie jamais vuune misérable créature, se tordant les mains et criant qu’elleétait morte! qu’elle était morte! qu’elle allait êtrenoyée! que tout le monde était perdu! Elle couraitainsi à travers la cabine comme une folle, et aussi complètementhors de ses sens qu’il est possible de s’imaginer qu’on puissel’être en un tel cas. J’étais effrayée moi-même; mais lorsqueje vis cette fille dans une si terrible angoisse, cela me rappelaun peu à moi; je me mis à lui parler et à lui donner quelqueespoir. Je lui dis qu’il y avait bien des vaisseaux qui nefaisaient pas naufrage dans la tempête, et que j’espérais que nousne serions pas noyés; il était vrai que la tempête étaitépouvantable, mais je ne voyais pas que les matelots fussent aussiinquiets que nous l’étions. Je lui parlai ainsi aussi bien que jele pouvais, quoique mon cœur fût assez gros, tout comme le sien. Lamort commençait à me regarder en face, et aussi quelque chose deplus, je veux dire, la conscience; et mon esprit étaitprofondément troublé. Mais je n’avais personne pour relever moncourage.

Cependant, l’état d’Amy étant tellement plusmisérable, c’est-à-dire sa terreur de la tempête étant tellementplus grande que la mienne, que j’avais fort à faire pour laréconforter. Elle était, comme je l’ai dit, pareille à uneinsensée, et allait, affolée, par la cabine, criant qu’elle étaitmorte! qu’elle était morte! qu’elle allait êtrenoyée! et autres choses semblables. À la fin, le navire ayantdonné une secousse, sous la force, je suppose, de quelque violentevague, la pauvre Amy fut complètement renversée par terre, car lemal de mer l’avait déjà affaiblie; et en tombant, la pauvrefille se cogna la tête contre ce que les marins appellent lacloison (bulk-head) de la cabine et resta étendue aussimorte qu’une pierre sur le plancher, ou pont; du moins, elleavait toutes les apparences de l’être.

J’appelai du secours; mais c’eût étéexactement la même chose si j’avais crié au sommet d’une montagneoù il n’y aurait eu personne à cinq milles à la ronde; carles matelots étaient si occupés et faisaient tant de bruit quepersonne ne m’entendit ni ne s’approcha de moi. J’ouvris la portede la grande cabine et regardai dans la chambre de l’avant afin dedemander du secours; mais là, pour comble d’épouvante, setrouvaient deux matelots à genoux et priant, et un seul homme à labarre; et celui-là aussi faisait comme un bruit de murmureque je pris pour des prières qu’il récitait, mais il paraît qu’ilrépondait à ceux d’en haut lorsqu’ils le hélaient pour lui diredans quelle direction gouverner.

Il n’y avait là de secours ni pour moi ni pourla pauvre Amy. Celle-ci était toujours étendue, et dans un tel étatque je ne savais si elle était morte ou vivante. Dans cet effroi,j’allai à elle, je la soulevai un peu, et l’établis sur le pont, ledos appuyé aux planches de la cloison; puis je tirai unepetite bouteille de ma poche et la tins sous son nez; je luifrottai les tempes, et fis tout ce que je pouvais faire. Mais Amycontinuait à ne donner aucun signe de vie; je lui tâtai lepouls, et pus à peine discerner qu’elle vivait. Cependant, aprèsune longue attente, elle commença à se ranimer, et, au bout d’unedemi-heure, elle était revenue à elle; mais tout d’abord etdurant un bon moment ensuite, elle ne se rappela rien de ce qui luiétait arrivé.

Lorsqu’elle eut plus pleinement recouvré sessens, elle me demanda où elle était. Je lui dis qu’elle étaittoujours dans le navire, mais que Dieu savait combien de temps elley serait encore.

«Eh quoi! madame, dit-elle;la tempête n’est-elle pas passée!

»–Non, non, Amy, luirépondis-je.

»–Ah! madame, il faisaitcalme tout à l’heure. (Elle parlait du temps qu’elle était dansl’évanouissement causé par sa chute.)

»–Calme, Amy! Il s’en fautqu’il fasse calme. Il fera peut-être calme tout à l’heure, quandnous serons tous noyés et montés au ciel.

»–Le ciel, madame!s’écria-t-elle. Qui vous fait parler ainsi? Le ciel!Moi, aller au ciel! Non, non, si je me noie, je suisdamnée! Ne savez-vous pas quelle mauvaise créature j’aiété? J’ai fait la catin avec deux hommes, et j’ai vécu unemisérable et abominable vie de vice et de méchanceté pendantquatorze ans. Ô madame, vous le savez, et Dieu le sait; etmaintenant, il faut que je meure, que je sois noyée!Oh! que vais-je devenir? C’en est fait de moi pourtoujours! oui, madame, pour toujours! pour toutel’éternité! Oh! je suis perdue! je suisperdue! S’il faut que je sois noyée, je suis perdue pourtoujours!»

Toutes ces paroles, vous l’imaginerezaisément, devaient être autant de coups de poignards au fond del’âme d’une personne dans ma situation. Il se présentaimmédiatement à moi cette pensée: Pauvre Amy! qu’es-tuque je ne sois pas? Qu’as-tu été que je n’aie été? Bienplus, je suis coupable à la fois et de mon propre péché et du tien.– Puis il me revint à la mémoire que non seulement j’avais étécomme Amy, mais que j’avais été l’instrument du diable pour larendre vicieuse; que je l’avais mise nue, et prostituéeprécisément à l’homme avec lequel je me conduisais comme uneéhontée; qu’elle n’avait fait que me suivre; quej’avais été son mauvais exemple; que je l’avais dirigée entout, et que, comme nous avions péché ensemble, il était probableque nous allions maintenant périr ensemble.

Tout cela se représentait à mon esprit en cemoment même, et chacun des cris d’Amy résonnait ainsi dans mesoreilles: C’est moi qui suis la cause criminelle de toutcela! J’ai été ta ruine, Amy! c’est moi qui t’ai amenéejusqu’ici, et maintenant il faut que tu souffres pour le péché danslequel je t’ai attirée! Et si tu es perdue à jamais, moi, quedois-je être? Quel doit être mon lot?

Il est vrai qu’il y avait cette différenceentre nous que je disais toutes ces choses au dedans de moi, et queje soupirais et me désolais intérieurement; tandis qu’Amy,dont la nature était plus violente, parlait haut, criait, etappelait comme quelqu’un dans l’agonie du désespoir.

Je n’avais que peu d’encouragement à luidonner, et vraiment je ne pouvais pas lui dire grand’chose;cependant j’obtins qu’elle se maîtrisât un peu et ne laissât pascomprendre à tous les gens du navire ce qu’elle voulait dire ou cequ’elle disait. Mais même quand elle se retenait le plus, ellecontinuait à s’exprimer dans les termes les plus extrêmes del’épouvante et de la terreur sur la vie criminelle qu’elle avaitmenée, criant qu’elle serait damnée et autres chosessemblables; ce qui était tout à fait terrible pour moi, quisavais dans quelle condition je me trouvais moi-même.

Devant ces sérieuses considérations, je mesentais aussi très pénitente pour mes péchés passés, et je m’écriaideux ou trois fois, mais tout bas cependant:

«Seigneur, prenez pitié demoi!»

J’y ajoutai quantité de résolutions sur la vieque je mènerais s’il plaisait à Dieu d’épargner mes jours cettefois seulement: je vivrais seule et dans la vertu, et jedépenserais une grande partie de ce que j’avais acquis par le vice,en actes de charité et à faire le bien.

Dans ces appréhensions épouvantables, jeregardais la vie que j’avais menée avec le dernier mépris et ladernière horreur. Je rougissais, je m’étonnais de moi-même, de ceque j’avais pu agir ainsi, me dépouiller de la modestie et del’honneur, et me prostituer pour un gain; et je pensais ques’il plaisait à Dieu de me sauver de la mort cette seule fois, iln’était pas possible que je fusse la même créature que devant.

Amy allait plus loin. Elle pria; ellerésolut, elle fit vœu de mener une vie nouvelle, si seulement Dieuvoulait l’épargner cette fois. Il commençait maintenant à fairejour, car la tempête se maintint tout le long de la nuit; etce fut un certain encouragement pour nous que de voir la lumièred’une autre journée, ce que personne de nous n’espérait. Mais lamer se soulevait en montagnes, et le bruit de l’eau était aussieffrayant pour nous que le spectacle des vagues. Il n’y avaitaucune terre en vue, et les matelots ne savaient où ils étaient. Àla fin, à notre grande joie, on aperçut la terre: c’étaitl’Angleterre, et la côte de Suffolk. Comme le navire étaitabsolument en détresse, on mit le cap sur la côte, à tout hasard,et on parvint, avec de grandes difficultés, à entrer dans Harwich,où l’on était en sûreté, du moins contre le danger de mort;mais le navire était si plein d’eau et si endommagé, que, si on nel’avait mis à sec sur le rivage le même jour, il aurait coulé avantla nuit, suivant l’opinion des matelots et aussi des ouvriers de lacôte qu’on avait engagés pour aider à boucher les voies d’eau.

Amy fut ranimée dès qu’elle apprit qu’on avaitaperçu la terre. Elle sortit sur le pont, mais elle rentra bientôten disant:

«Oh! madame, c’est vrai; laterre est en vue. Elle a l’air d’une bande de nuages, et cepourrait bien n’être qu’un nuage, autant que j’en puis juger;mais si c’est la terre, elle est encore très loin, et la mer esttellement démontée que nous périrons tous avant de l’atteindre. Lesvagues offrent le plus épouvantable spectacle qu’on ait jamais vu.Oui, elles sont aussi hautes que des montagnes. Nous seronssûrement engloutis, quelque proche que la terre soit.»

J’avais conçu quelque espérance que si onvoyait la terre, nous serions sauvés. Je lui dis qu’ellen’entendait pas ces questions là; qu’elle pouvait êtrecertaine que si l’on voyait la terre, on irait directement dessus,et qu’on entrerait dans quelque port. Mais jusque-là, il y avait,comme disait Amy, une effroyable distance. La terre avait l’air denuages, et la mer se soulevait en montagnes, de sorte qu’il nesemblait pas qu’il y eût à tirer aucun espoir de la vue de laterre, mais que nous étions dans la crainte de sombrer avant depouvoir l’atteindre. Cela fit retomber Amy dans son abattement.Mais comme le vent, qui soufflait de l’est ou de ce quartier là,nous chassait furieusement vers la côte, environ une demi-heureaprès, lorsque j’allai à la porte de la chambre de l’avant etregardai dehors, je vis la terre beaucoup plus proche qu’Amy ne mel’avait représentée. Je rentrai donc et me remis à encouragerAmy; et le fait est que j’avais moi-même repris courage.

Au bout d’une heure, ou un peu plus, nousvîmes, à notre infinie satisfaction, le port ouvert de Harwich etle vaisseau s’y portant tout droit. Quelques minutes encore, et levaisseau était dans des eaux calmes, à notre inexprimablesoulagement. C’est ainsi que j’eus, bien que contre ma volonté eten opposition avec mon véritable intérêt, ce que j’avaissouhaité: être poussée en Angleterre, fût-ce par unetempête.

D’ailleurs, cet incident ne nous rendit pasgrand service, à Amy et à moi; car, le danger passé, noscraintes de la mort s’évanouirent en même temps, et aussi notrecrainte de ce qui était au-delà de la mort. Notre sentiment del’existence que nous avions menée se dissipa. Avec notre retour àla vie, revint notre goût de la vie vicieuse, et nous fûmes l’uneet l’autre comme auparavant, sinon pires. Tant il est certain quele repentir amené par l’appréhension de la mort disparaît à mesureque disparaît cette appréhension, et que le repentir sur le lit demort ou dans la tempête, ce qui se ressemble beaucoup, est rarementvrai.

Cependant, je ne vous dis pas non plus quececi ait eu lieu tout d’un coup. L’effroi que nous avions éprouvéen mer dura quelque temps après; du moins l’impression n’enfut pas emportée tout à fait aussitôt que l’orage, surtout pour lapauvre Amy. Dès qu’elle eut mis le pied sur le rivage, elle se jetaà plat ventre sur le sol et le baisa, rendant grâce à Dieu pour sadélivrance; puis, en se relevant, elle se traîna vers moi etme dit:

«J’espère, madame, que nous n’irons plusjamais en mer.»

Je ne sais ce que j’avais, pour moncompte; mais Amy était beaucoup plus pénitente en mer, etbeaucoup plus sensible à sa délivrance lorsqu’elle se trouva àterre et sauvée, que je ne l’étais. J’étais dans une sorte destupéfaction, je ne sais comment appeler cela. Mon esprit étaitplein de l’horreur de la période de la tempête, et je voyais lamort devant moi aussi nettement qu’Amy; mais mes pensées netrouvaient pas d’issue, comme celles d’Amy. J’avais une sorte desombre et silencieuse douleur, qui ne pouvait éclater ni en parolesni en larmes, et qui n’en était que pire à supporter.

J’étais sous le poids de la terreur de mamauvaise vie passée, et je croyais fermement que j’allais êtreprécipitée jusqu’au fond, lancée dans la mort, où j’aurais à rendrecompte de toutes mes actions antérieures. En cet état et par cettecause, je regardais ma perversité avec détestation, comme je l’aidit plus haut; mais je n’avais aucun sentiment de repentirtiré du vrai motif du repentir; je ne voyais rien de lacorruption de la nature, de ma vie de péché, offense à Dieu, choseodieuse à la sainteté de son être, abus de sa miséricorde et méprisde sa bonté. En un mot, je n’avais pas le repentir entier etefficace, ni la vue de mes péchés sous la forme qui leur convenait,ni la perspective d’un Rédempteur, ni aucun espoir en lui. J’avaisseulement ce repentir que ressent un criminel sur le lieu del’exécution: il est fâché, non d’avoir commis le crime parceque c’est un crime, mais de ce qu’il va être pendu pour l’avoircommis.

Il est vrai que le repentir d’Amy s’usa, commele mien; mais pas si tôt. Toutefois, nous fûmes toutes lesdeux très sérieuses pendant un temps.

Dès que nous pûmes obtenir un canot de laville, nous allâmes à terre, et aussitôt dans un cabaret de laville de Harwich. Là nous eûmes à considérer sérieusement ce qu’ily avait à faire, si nous remontrions jusqu’à Londres, ou si nousattendrions que le navire fût radoubé, ce qui, disait-on, prendraitune quinzaine, pour aller ensuite en Hollande, comme nous en avionsl’intention et comme les affaires le demandaient.

La raison m’indiquait d’aller en Hollande, carj’y avais tout mon argent à recevoir, et il y avait là despersonnes de bonne réputation et bien considérées à qui m’adresser,puisque j’avais pour elles des lettres de l’honnête marchandhollandais de Paris; ces personnes pourraient peut-être medonner à leur tour des recommandations pour des marchands deLondres, et je ferais ainsi la connaissance de gens bien situés, cequi était justement ce que je désirais; tandis que maintenantje ne connaissais pas un être vivant dans toute la cité de Londres,ni nulle part ailleurs, auprès de qui je pusse aller me fairereconnaître. Devant ces considérations, je résolus d’aller enHollande, quoi qu’il arrivât.

Mais Amy pleurait et tremblait, et était prêteà tomber dans des attaques de nerfs, à la seule idée de reprendrela mer. Elle me suppliait de ne pas partir, ou, si je voulaispartir, de la laisser derrière, quand même je devrais l’envoyermendier son pain. Les gens de l’auberge riaient d’elle, laplaisantaient, lui demandaient si elle avait des péchés à confesserqu’elle avait honte qu’on entendît, et si elle était troublée parune mauvaise conscience. Une fois en mer et au milieu d’unetempête, lui disait-on, si elle avait couché avec son maître, ellele dirait sûrement à sa maîtresse, car c’était une chose communepour les pauvres servantes que de déclarer tous les jeunes gensavec qui elles avaient couché: il y avait une pauvre fillequi passait sur le continent avec sa maîtresse, dont le mari avaittelle profession dans tel endroit de la cité de Londres; elleconfessa, dans l’horreur d’une tempête, qu’elle avait couché avecson maître et avec tous les apprentis, tant de fois, en tels ettels endroits; cela fit que la pauvre maîtresse, lorsqu’ellerevint à Londres, s’emporta contre son mari et fit un tel scandaleque ce fut la ruine de toute la famille.

Amy supportait tout cela assez bien;car, si elle avait, en effet, couché avec son maître, c’était à laconnaissance et du consentement de sa maîtresse, et, ce qui étaitpis, par la faute de sa maîtresse même. Je le rappelle pour blâmermon propre vice et pour exposer comme ils doivent l’être les excèsd’une telle perversité.

Je croyais que la peur d’Amy aurait disparu aumoment où le navire serait prêt; mais je vis que cela allaitde mal en pis; et lorsque j’en arrivai à la question, àsavoir qu’il fallait embarquer ou perdre notre passage, Amy fut siterrifiée qu’elle eut des attaques de nerfs, si bien que le navirepartit sans nous.

Mais comme il était, ainsi que je l’ai dit,absolument nécessaire pour moi d’aller là-bas, je fus obligé deprendre le paquebot quelque temps après, et de laisser Amy àHarwich, mais avec des instructions pour se rendre à Londres, et yrester afin de recevoir mes lettres et mes ordres sur ce qu’elleaurait à faire. J’étais dès lors, de femme de plaisir, devenuefemme d’affaires, et d’affaires très sérieuses, je vous lecertifie.

Je pris à Harwich une servante pour faire lepassage avec moi; elle avait été à Rotterdam, connaissait lalocalité, et en parlait la langue, ce qui m’était d’un grandsecours; et me voilà partie. La traversée fut très rapide etle temps très agréable. Arrivée à Rotterdam, j’eus bientôt trouvéle marchand à qui j’étais recommandée, et qui me reçut avec unrespect extraordinaire. Tout d’abord, il reconnut la lettre dechange acceptée pour 4,000 pistoles, qu’il paya plus tardponctuellement. Il fit toucher pour moi d’autres lettres de changeque j’avais sur Amsterdam; et l’une de ces lettres, pour unesomme de mille deux cents couronnes, ayant été protestée àAmsterdam, il me la paya lui-même, pour l’honneur de l’endosseur,comme il disait, lequel était mon ami le marchand de Paris.

Par son moyen j’entrai en négociations ausujet de mes bijoux. Il m’amena plusieurs joailliers pour les voir,et un particulièrement pour les estimer et pour me dire ce quechacun d’eux valait à part. C’était un homme qui était très habileà connaître les joyaux, mais qui, à ce moment-là, n’en faisait pasle trafic; et mon hôte le pria de voir à ce qu’on ne m’enimposât pas.

Toute cette besogne me prit près de la moitiéd’une année. En faisant ainsi mes affaires moi-même et en ayant àopérer sur de grosses valeurs, je devins aussi experte quen’importe laquelle de leurs marchandes. J’avais à la banque uncrédit pour une grosse somme d’argent, et des lettres de change etdes billets pour un chiffre plus grand encore.

J’étais là depuis environ trois mois, lorsquema servante Amy m’écrivit qu’elle avait reçu une lettre de celuiqu’elle appelait son ami; c’était soit dit en passant, legentilhomme du prince qui avait vraiment été pour elle un amiextraordinaire, car elle m’avoua qu’il avait couché avec elle centfois, c’est-à-dire aussi souvent qu’il lui avait plu; pendantles huit années qu’avait duré cette liaison, peut-être la choseavait-elle eu lieu beaucoup plus souvent. C’était lui qu’elleappelait son ami, et avec lequel elle correspondait sur un sujetparticulier: entre autres choses, il lui envoyait unenouvelle toute spéciale que voici: mon ami extraordinaire, àmoi, mon réel mari, qui chevauchait parmi les gens d’armes, étaitmort; il avait été tué dans une rencontre, comme ilsappellent cela, dans une rixe accidentelle entre soldats; etla coquine me félicitait d’être aujourd’hui réellement une femmelibre.

«Et maintenant, madame, disait-elle à lafin de sa lettre, vous n’avez plus rien à faire qu’à venir ici, àvous monter d’un carrosse et d’un bel équipage; et si labeauté et la fortune ne vous font pas duchesse, rien ne lefera.»

Mais je n’étais pas encore fixée sur ce que jeferais. Je n’avais aucune inclination à me remarier. J’avais eu simauvaise chance avec mon premier mari que l’idée seule m’inspiraitde l’aversion. Je voyais qu’une femme est traitée avecindifférence, une maîtresse avec une affection passionnée. Onregarde une femme comme une servante d’un ordre supérieur, unemaîtresse est une souveraine; une femme doit abandonner toutce qu’elle a, se sentir reprocher toutes les réserves qu’ellestipule pour elle, et être grondée même pour l’argent de sesépingles; une maîtresse, au contraire, prouve la vérité de cedicton qu’elle a ce que l’homme possède, et que ce qu’elle possèdepersonne autre qu’elle ne l’a; la femme supporte milleoutrages et est forcée de rester tranquille et de les supporter, oude partir et de se perdre; une maîtresse insultée se défendelle-même aussitôt et prend un autre amant.

C’étaient là les coupables raisons que je medonnais pour faire la catin, car je n’établissais jamais leparallèle dans un autre sens, je puis dire dans aucun des autressens; jamais je ne me disais qu’une femme mariée se montrehardiment et honorablement avec son mari, demeure chez elle, a samaison, ses domestiques, ses équipages, est en possession d’undroit sur tout cela et peut l’appeler sien; qu’elle reçoitses amis, aime ses enfants, a d’eux un retour d’affection et derespect, car ici ils sont proprement à elles, et qu’elle a, par lacoutume d’Angleterre, des droits sur les biens de son mari s’ilmeurt et la laisse veuve.

La catin se cache dans des garnis; on vala voir dans les ténèbres; en toute occasion, on la désavouedevant Dieu et devant les hommes; elle est, il est vrai,entretenue pendant un temps, mais elle est sûrement condamnée àêtre abandonnée à la fin et laissée aux misères du sort et d’undésastre mérité. Si elle a des enfants, son effort est de s’endébarrasser, et non de les élever; si elle vit, elle est sûrede les voir la haïr et rougir d’elle; tant que le vice faitrage et que l’homme est dans la main du diable, elle le tient, ettant qu’elle le tient, elle en fait sa proie; mais s’ilarrive qu’il tombe malade, si quelque catastrophe le frappe, laresponsabilité de tout pèse sur elle. Il ne manque pas de rapporterà elle l’origine de tous ses malheurs; s’il vient une fois àse repentir, ou s’il fait un seul pas vers une réforme, c’est parelle qu’il commence: il la laisse, la traite comme elle lemérite, la hait, l’abhorre, et ne la voit plus; et cela, avecce surcroît qui ne manque jamais, que, plus sa repentance estsincère et sans feinte, plus il lève les yeux au ciel avec ardeuret plus il regarde efficacement en lui-même, plus son aversion pourelle s’accroît; il la maudit du fond de son âme; quedis-je? ce n’est que par une sorte d’excès de charité qu’ilsouhaite seulement que Dieu lui pardonne.

Les contrastes dans la condition d’une femmemariée et dans celle d’une femme entretenue sont si nombreux ettels, j’ai vu depuis cette différence avec de tels yeux, que jepourrais m’arrêter longtemps sur ce sujet. Mais mon affaire est deraconter. J’avais une longue carrière de folie à parcourir encore.La morale de mon récit peut me ramener sur ce sujet, et si celaarrive, j’en parlerai jusqu’au bout.

Pendant que je séjournais en Hollande, jereçus plusieurs lettres de mon ami (j’avais bien lieu de l’appelerde ce nom) le marchand de Paris, où il me donnait d’autres détailssur la conduite de cette canaille de Juif et sur ce qu’il avaitfait après mon départ, sur son impatience pendant que leditmarchand le tenait en suspens dans l’espoir que je viendrais, et sarage, quand il s’aperçut que je ne revenais plus.

Il paraît qu’après avoir vu que je ne revenaispas, il découvrit, à force de persistantes recherches, la maison oùj’avais demeuré, et que j’y avais été entretenue en qualité demaîtresse par quelque grand personnage; mais il ne put jamaissavoir par qui; seulement il apprit la couleur de sa livrée.En poursuivant ses recherches, ses soupçons tombèrent sur lavéritable personne; mais il ne put s’en assurer, ni en offriraucune preuve positive. Cependant, il découvrit le gentilhomme duprince, et lui parla de cela si insolemment que ce gentilhomme letraita, comme disent les Français, a coup debaton[8], c’est-à-dire lui donna une vigoureusebastonnade, comme il le méritait. Cela ne le satisfaisant pas, nine le guérissant de son insolence, il fut rencontré un soir, sur lePont-Neuf, par deux hommes, qui l’enveloppèrent dans un grandmanteau, l’emportèrent en lieu plus discret, et lui coupèrent lesoreilles, lui disant que c’était pour avoir parlé impudemment deses supérieurs, et ajoutant qu’il eût à prendre garde à mieuxgouverner sa langue et à se conduire plus convenablement;sinon que, la prochaine fois, ils lui arracheraient la langue de labouche.

Ceci mit un frein à son insolence de cecôté; mais il revint au marchand et le menaça de lui intenterun procès comme correspondant avec moi et comme étant complice dumeurtre du joaillier, etc.

Le marchand vit dans ses discours qu’ilsupposait que j’étais protégée par le prince de ***. Et même, lecoquin disait qu’il était sûr que j’étais dans ses appartements àVersailles, car il n’eut jamais la moindre idée de la manière dontj’étais réellement partie: il se croyait certain que j’étaislà, et certain aussi que le marchand en avait connaissance. Lemarchand le mit au défi. Cependant il lui donna beaucoup d’ennui,et le plaça dans un grand embarras; il l’aurait mêmeprobablement traduit en justice comme ayant aidé ma fuite, auquelcas le marchand eût été obligé de me produire, sous peine d’avoir àpayer quelque très grosse somme d’argent.

Mais le Hollandais sut prendre le dessus d’uneautre manière: il fit commencer une instruction contre luipour escroquerie, où il exposa toute l’affaire, comment le Juifavait l’intention d’accuser faussement la veuve du joaillier commela meurtrière supposée de son mari; qu’il faisait celauniquement pour lui enlever ses joyaux; et qu’il offrait dele mettre, lui, marchand, dans l’affaire, pour s’associer avec luiet partager; il prouvait en même temps le dessein du Juif demettre la main sur les bijoux, et alors d’abandonner la poursuite àcondition que je les lui cédasse. Sur cette accusation, il le fitmettre en prison; on l’envoya donc à la Conciergerie, commequi dirait Bridewell, et le marchand se vit tiré d’affaire.

L’autre sortit de geôle peu après, mais nonsans le secours de son argent, et il continua pendant longtemps deharceler le Hollandais; à la fin même, il menaça del’assassiner, de le mettre à mort; si bien que le marchand,qui avait enterré sa femme deux mois auparavant environ et quiétait maintenant tout seul, ne sachant ce qu’un misérable de cetteespèce pouvait faire, jugea convenable de quitter Paris et de s’envenir aussi en Hollande.

Il est très certain que, si l’on remonte auxorigines, j’étais la cause et la source de tous les ennuis et detoutes les vexations de cet honnête monsieur; et comme, plustard, il fut en mon pouvoir de le payer complètement de tout et queje ne le fis pas, je ne puis que dire que j’ajoutai l’ingratitude àmes autres folies. Mais je raconterai cela plus en détail tout àl’heure.

Un matin, étant chez le marchand à qui ilm’avait recommandée à Rotterdam, occupée dans son comptoir à réglermes lettres de change et me disposant à lui écrire une lettre àParis, je fus surprise d’entendre un bruit de chevaux à la porte,ce qui n’est pas très commun dans une ville où tout le monde va pareau. C’était, sans doute, quelqu’un qui avait passé le Maze en bacà Williamstadt, et qui était venu ainsi jusque devant la maison.Comme je regardais vers la porte en entendant les chevaux, je visun monsieur descendre et entrer sous le porche. Je ne connaissaisnullement et, à coup sûr, ne m’attendais en aucune façon àconnaître cette personne; mais, comme je l’ai déjà dit, jefus surprise, et d’une surprise peu ordinaire, lorsqu’étant arrivéprès de moi, je vis que c’était mon marchand de Paris, monbienfaiteur, et véritablement mon sauveur.

Chapitre 4

 

SOMMAIRE. – Le marchand hollandais prend logement dans lamême maison que moi. – Il me fait la cour. – Il sollicite ma main.– Je refuse de me marier. – Raisons de mon refus. – Différence denos idées sur le mariage. – Je veux bien être sa maîtresse, maisnon sa femme. – Il me refuse par scrupule de conscience. – Ilm’abandonne et retourne à Paris. – Mes regrets de la perte de cetami. – Je retourne en Angleterre et m’établis à Londres. – Je suisassiégée par les coureurs de dot. – Ma détermination de faire deséconomies. – Un riche marchand offre de m’épouser. – Je reçois etdonne une grande fête. – Je danse devant mes convives. – Secondefête chez moi. – Grandes nouveautés à cette fête. – Ma vertu estsuspectée. – Un riche seigneur me fait des aventures. – Amusanteanecdote à propos de sa seigneurie. – Je donne à Amy commission deretrouver mes enfants. – Elle en découvre un.

J’avoue que ce me fut une agréable surprise,et je fus extrêmement heureuse de voir celui qui s’était conduitenvers moi d’une manière si honorable et si bienveillante, et qui,en réalité, m’avait sauvé la vie. Dès qu’il m’aperçut, il seprécipita vers moi, me saisit dans ses bras et me baisa avec uneliberté qu’il n’avait jamais tenté de prendre auparavant.

«Chère Mme***, dit-il,je suis heureux de vous voir en sûreté dans ce pays. Si vous étiezrestée deux jours de plus à Paris, c’en était fait devous.»

J’étais si contente de le revoir que, durantun bon moment, je ne pus parler; je fondis en larmes sansprononcer un mot; mais je me remis de ce trouble, et luidis:

«L’obligation que je vous ai n’en estque plus grande, monsieur, à vous qui m’avez sauvé lavie.»

J’ajoutai:

«Je suis heureuse de vous voir ici, pourêtre à même de réfléchir au moyen de balancer un compte où je metrouve si fort votre débitrice.

»–Nous arrangerons celafacilement, vous et moi, maintenant que nous sommes si près l’un del’autre, répondit-il. Où demeurez-vous, je vous prie?

»–Dans une bonne maison, trèshonnête, où ce gentleman,votre ami, m’a recommandée,répondis-je en désignant le marchand chez lequel nous étions.

»–Et où vous pouvez vous logerégalement, monsieur, reprit celui-ci, pourvu que cela s’accordeavec vos affaires et soit d’ailleurs à votre convenance.

»–De tout mon cœur, dit-il. Alors,madame, ajouta-t-il en se tournant vers moi, je serai votre voisin,et j’aurai le temps de vous raconter une histoire qui sera trèslongue, mais, de bien des manières, très agréable pour vous;c’est combien ce diabolique Juif m’a tourmenté à votre propos, etquel infernal piège il vous avait tendu, au cas où il aurait puvous trouver.

»–J’aurai aussi le loisir,monsieur, de vous dire toutes mes aventures depuis cetemps-là; elles n’ont pas été en petit nombre, je vousassure.»

Bref, il prit logement dans la même maison oùje demeurais. Suivant son désir, la chambre où il couchaits’ouvrait juste en face de la mienne, de sorte que nous pouvionspresque nous parler de notre lit. Je n’eus aucun ombrage à cepropos, car je le croyais parfaitement honnête, et il l’étaitréellement; mais ne l’eût-il pas été, cet article ne faisaitpoint alors partie de mes préoccupations.

Ce ne fut qu’au bout de deux ou trois jours,et après que la première presse de ses affaires fut passée, quenous commençâmes à nous faire le récit de ce qui nous était arrivédes deux côtés; mais une fois que nous eûmes commencé, celaoccupa toutes nos conversations pendant près d’une quinzaine.D’abord, je lui rendis compte en détail de tout ce qui s’étaitpassé d’important pendant notre traversée; comment nousavions été poussés dans Harwich par une fort terribletempête; comment j’avais laissé là-bas ma femme de chambre,si effrayée du danger où elle avait été, qu’elle n’osait plus serisquer de nouveau à poser le pied sur un navire, et comment je neserais pas venue moi-même, si les lettres de change que je tenaisde lui n’avaient pas été payables en Hollande; mais l’argent,comme il pouvait s’en apercevoir, ferait aller une femme n’importeoù.

Il avait l’air de rire de toutes nos peursféminines à propos de la tempête, me disant qu’il n’y avait là rienque de très ordinaire dans ces parages; mais les ports sontsi proches sur les deux côtes qu’on est rarement en danger de seperdre; car si l’on ne peut gagner une côte, on peut toujoursse diriger vers l’autre, et courir devant, suivant son expression,soit d’un côté, soit de l’autre. Mais lorsque je lui eus dit quelbâtiment décrépit c’était, et comment, même une fois entrés dansHarwich et en eau calme, ont avait été obligé de tirer le naviresur la plage, sans quoi il aurait coulé en plein port;lorsque je lui eus dit encore qu’en regardant à la porte de lacabine, j’avais vu les Hollandais à genoux, dispersés çà et là etfaisant leurs prières, alors, il est vrai, il reconnut que j’avaiseu des raisons d’être alarmée. Pourtant il ajouta avec unsourire.

«Mais vous, madame, qui êtes si bonne etsi pieuse, vous seriez allée au ciel un peu plus tôt, voilàtout; et, pour vous, la différence n’eût pas étégrande.»

J’avoue que, lorsqu’il dit ces paroles, ellesme firent tourner le sang dans les veines, et je crus que j’allaism’évanouir. Pauvre homme! pensais-je, vous ne me connaissezguère. Que ne donnerais-je pas pour être réellement ce que vouscroyez réellement que je suis! – Il s’aperçut de mon trouble,mais il garda le silence et me laissa parler. Alors, secouant latête:

«Oh! monsieur, lui dis-je, lamort, quelle que soit sa forme, apporte toujours avec elle quelqueterreur; mais sous l’épouvantable figure d’une tempête en meret d’un vaisseau qui sombre, elle se présente avec une double, unetriple, une inexpressible horreur; et quand même je seraiscette sainte que vous me croyez être, (et Dieu sait que je ne lesuis pas) ce serait encore bien lugubre. Je désire mourir en tempscalme, si je puis.»

Il me dit beaucoup de bonnes paroles, etpartagea très gentiment son discours entre les réflexions sérieuseset les compliments. Mais je me sentais trop coupable pour goûtertout cela du même esprit qu’il me le donnait; aussi jedétournai la conversation et je lui parlai de la nécessité où jem’étais trouvée de venir en Hollande, et de mon désir de me revoirheureusement sur le rivage de l’Angleterre.

Il me dit qu’il était bien aise néanmoins, del’obligation qui m’avait fait venir en Hollande, et me donna àentendre qu’il s’intéressait tellement à mon bonheur que, s’il nem’avait pas heureusement trouvée en Hollande, il était résolu àaller en Angleterre pour me voir, et que c’était là une desprincipales raisons pour lesquelles il avait quitté Paris.

Je lui étais extrêmement obligée, luirépondis-je, de s’intéresser jusqu’à ce point à mes affaires;mais j’étais tellement sa débitrice d’avance que je ne savais passi quelque chose au monde pouvait accroître ma dette; eneffet, je lui devais déjà la vie, et je ne pouvais contracter dedette pour rien de plus précieux. Il repartit de la façon la plusobligeante qu’il me mettrait à même de payer cette dette et, enmême temps, toutes les autres obligations qu’il avait jamais pu, ouqu’il pourrait, me faire contracter envers lui.

Je commençai alors à le comprendre, et à voirclairement qu’il était déterminé à me faire la cour; mais jene voulus point du tout entendre ses insinuations, d’autant que jesavais qu’il avait une femme à Paris; d’ailleurs je n’avais,pour le moment, du moins, aucun goût à de nouvelles intrigues.Cependant je fus prise à l’improviste, un petit moment après, parune allusion qu’il fit dans sa conversation à quelque chose qu’ilfaisait du temps de sa femme. J’eus un soubresaut.

«Que voulez-vous dire, monsieur?m’écriai-je. N’avez-vous pas votre femme à Paris?

»–Non vraiment, madame. Ma femmeest morte au commencement de septembre dernier.»

C’était apparemment peu après mon départ.

Nous demeurions toujours dans la même maisonet, comme nous ne logions pas loin l’un de l’autre, les occasionsne manquaient pas de lier connaissance aussi étroitement que nouspouvions le désirer. Ces occasions ne sont pas les agents les moinspuissants sur les esprits vicieux pour faire arriver ce dont ilsn’avaient même pas l’intention tout d’abord.

Quoi qu’il en soit, et tout en faisant sa couravec la plus grande réserve, ses visées étaient très honorables. Demême que j’avais auparavant trouvé en lui un ami absolumentdésintéressé et parfaitement honnête dans ses transactions, mêmelorsque je lui avais confié tout ce que je possédais, ainsi je letrouvai maintenant rigoureusement vertueux, jusqu’à ce que jel’eusse moi-même rendu autrement presque malgré lui, comme vousallez l’apprendre.

Il n’attendit pas longtemps après notrepremière conversation pour répéter ce qu’il avait déjà insinué, àsavoir qu’il avait un projet à me soumettre, lequel, si jeconsentais à ses propositions, ferait plus que de balancer toutcompte entre nous. Je lui dis que raisonnablement je ne pouvais luirefuser rien, et que, à l’exception d’une chose à laquellej’espérais et croyais qu’il ne songeait pas, je me considéreraiscomme très ingrate si je ne faisais pour lui tout ce qui était enmon pouvoir.

Il me répondit que ce qu’il désirait de moi,il était parfaitement en mon pouvoir de l’accorder, ou autrement ilne siérait guère à un ami de le proposer. Néanmoins il refusaobstinément de faire cette proposition, comme il l’appelait;et, pour cette fois, notre conversation en resta là sur ce sujet.Nous parlâmes d’autre chose; si bien, qu’en somme, je me prisà penser qu’il pouvait avoir éprouvé quelque désastre dans sesaffaires et être venu de Paris après avoir perdu de son crédit, ouque ses intérêts avaient reçu un coup quelconque; et comme jelui voulais réellement assez de bien pour sacrifier une bonne sommeà lui venir en aide, ce que d’ailleurs la gratitude m’obligeait àfaire, puisqu’il m’avait si efficacement conservé tout ce quej’avais, je résolus de lui en faire l’offre la première fois quej’en aurais l’occasion. À ma grande satisfaction, elle se présentadeux ou trois jours après.

Il m’avait raconté en détail, bien qu’enplusieurs fois, les procédés qu’il avait eu à souffrir de la partdu Juif, et quels frais cela lui avait occasionnés; comment,à la fin, il avait eu raison de lui, comme on l’a vu plushaut; qu’il l’avait fait condamner à de bons dommages, maisque le coquin n’était pas en état de lui faire une réparationconvenable. Il m’avait dit aussi, ce que j’ai déjà raconté, commentle gentilhomme du prince d’*** avait vengé l’insulte faite à sonmaître, et fait traiter le Juif sur le Pont-Neuf, etc., et j’enavais ri de tout mon cœur.

«Il serait regrettable, lui dis-je à cepropos, que je fusse ici tranquille et ne donnasse à ce gentilhommeaucun dédommagement. Si vous vouliez m’en indiquer le moyen,monsieur, je désirerais lui faire un honnête présent et reconnaîtrele juste service qu’il m’a rendu ainsi qu’à son maître.»

Il me répondit qu’il ferait en cela ce que jecommanderais. Je lui dis donc que je voulais lui envoyer cinq centscouronnes.

«C’est trop, fit-il remarquer; carvous n’êtes intéressée que pour moitié dans le traitement infligéau Juif; c’est pour le compte de son maître qu’il l’acorrigé, et non pour le vôtre.»

Aussi bien, nous fûmes finalement obligés dene rien faire du tout, car nous ne savions ni l’un ni l’autrecomment lui adresser une lettre, ni comment lui envoyer quelqu’un.Je dis donc que je laisserais cela jusqu’à ce que je fusse enAngleterre, parce que ma femme de chambre, Amy, était encorrespondance avec lui, et qu’il lui avait fait la cour.

«Mais, monsieur, ajoutai-je, si, pourm’acquitter du généreux intérêt qu’il m’a témoigné, je me fais undevoir de songer à lui, il n’est que juste que les dépensesauxquelles vous avez été contraint, lesquelles étaient toutes pourmoi, vous soient remboursées; par conséquent,voyons…»

Ici je fis une pause, et je me mis à établirla somme de ce que j’avais remarqué dans ses discours qu’il lui enavait coûté pour ses différents débats et audiences au sujet de cechien de Juif, et j’arrivai à un total d’un peu plus de 2,130couronnes. Alors je tirai quelques lettres de change que j’avaissur un marchand d’Amsterdam et un compte de banque particulier, quej’examinai afin de les lui donner.

Lorsqu’il vit clairement ce que j’allaisfaire, il m’arrêta avec quelque chaleur, en me disant qu’il nevoulait rien de moi pour cela, et qu’il désirait que je nedérangeasse pas mes lettres de change et mes papiers à cepropos; ce n’était pas pour cela qu’il m’avait racontél’histoire, ni dans aucune vue semblable; son malheur avaitété tout d’abord de m’amener ce hideux coquin, et quoiqu’il l’eûtfait dans une bonne intention, il ne s’en punirait pas moins, parles frais qu’il avait dû faire, d’avoir eu si peu de chancevis-à-vis de moi; je ne pouvais avoir de lui assez mauvaiseopinion pour supposer qu’il voulût accepter de l’argent de moi, uneveuve, pour m’avoir rendu service et m’avoir témoigné de l’intérêtdans un pays étranger et lorsque j’étais dans le malheur;mais il répétait ce qu’il avait déjà dit, qu’il me réservait unrèglement de comptes plus sérieux, et que, comme il me l’avaitdéclaré, il me mettrait à même de m’acquitter d’un coup de toutesces faveurs, comme je les appelais, et de faire une balancedéfinitive.

Je croyais qu’il allait se déclarer;mais il différa encore, comme il l’avait fait jusque là; d’oùje conclus que ce ne pouvait être une question d’amour, car cessortes de choses ne se remettent pas ainsi d’ordinaire. Parconséquent, ce devait être une question d’argent. Dans cettepensée, je pris la parole et lui dis que, puisqu’il savait quej’étais obligée à lui vouloir trop de bien pour lui refuser aucunefaveur que je pourrais lui accorder, je le priais de me donner lapermission de lui demander si rien n’inquiétait son espritrelativement à ses affaires ou à ses biens; si cela était, ilsavait ce que je possédais aussi bien que moi, et s’il avait besoind’argent, je lui ferais avoir la somme qu’il lui fallait jusqu’àconcurrence de cinq ou six mille pistoles; il me payeraitselon que ses affaires le permettraient; et s’il ne me payaitjamais, je l’assurais que je ne lui causerais jamais d’ennui pourcela.

Il se leva cérémonieusement, et m’adressa sesremerciements en des termes qui me disaient assez qu’il avait étéélevé parmi des personnes plus polies et plus courtoises que,suivant l’opinion commune, ne le sont d’ordinaire les Hollandais.Lorsque mon compliment fut achevé, il se rapprocha de moi et me ditqu’il était forcé, tout en me remerciant à plusieurs reprises demon offre obligeante, de m’assurer qu’il n’avait aucun besoind’argent, et qu’il n’avait éprouvé aucune gêne dans aucune de sesaffaires, non, dans aucune, de n’importe quel genre, si ce n’est laperte de sa femme et d’un de ses enfants qui l’avait en effetaffecté beaucoup; mais cela n’avait rien à faire avec cequ’il avait à me proposer, par quoi, si j’y consentais, jem’acquitterais de toutes mes obligations; bref, cetteproposition était que, voyant que la Providence lui avait (comme sic’eût été dans cet exprès dessein) retiré sa femme, je voulussebien remplacer pour lui ce qu’il avait perdu. Et en même temps, ilme tenait serrée dans ses bras, m’ôtait, en m’embrassant, laliberté de dire non, et me laissait à peine respirer.

À la fin, ayant trouvé le moyen de parler, jelui dis que, comme je l’avais déclaré auparavant, je ne pouvais luirefuser qu’une chose au monde: j’étais fâchée qu’il meproposât justement la seule chose que je ne pusse accorder.

Je ne pouvais m’empêcher de sourire,cependant, à part moi, de ce qu’il faisait tant de circonlocutionset de détours pour en arriver à des paroles qui n’avaient au fondrien de si merveilleux, s’il avait su tout. Mais il y avait uneautre raison pour laquelle j’étais résolue à ne pas leprendre; et, en même temps, s’il m’avait courtisée d’unemanière moins honnête ou moins vertueuse, je crois que je nel’aurais pas refusé. Mais j’arriverai à cela tout à l’heure.

Comme je l’ai dit, il avait été long à fairesa déclaration; mais lorsqu’il l’eut faite, il l’appuyad’instances qui n’admettaient aucun refus; c’était, du moins,son intention. Toutefois j’y résistai obstinément, bien qu’avectoutes les expressions imaginables de la plus grande affection etdu plus grand respect, lui répétant souvent qu’il n’y avait rienautre chose au monde que je pusse lui refuser, lui montrant la mêmedéférence, et, en toute occasion, le traitant avec la mêmeconfiance intime et la même liberté que s’il avait été monfrère.

Il essaya tous les moyens imaginables pourfaire passer son dessein; mais je fus inflexible. À la fin,il songea à un expédient qui, il s’en flattait, ne devait paséchouer. Et il ne se serait peut-être pas trompé, avec toute autrefemme au monde que moi. C’était d’essayer s’il pourrait mesurprendre et m’approcher au lit; car après cela, il étaittrès rationnel de croire que je serais assez disposée àl’épouser.

Nous étions si intimes ensemble qu’un mari etune femme seuls peuvent, ou du moins, doivent l’êtredavantage; mais nos libertés se tenaient toujours dans lestermes de la modestie et de la décence. Un soir plus que tous lesautres, nous étions pleins de gaieté, et je m’imaginai qu’ilpoussait cette gaieté pour épier le moment favorable. Je résolusd’être, ou, du moins, de faire semblant d’être aussi gaie que lui,et, en un mot, s’il tentait quelque chose, de le laisser sans tropde difficultés faire ce qu’il voudrait.

Vers une heure du matin, car nous étionsrestés aussi tard ensemble, je dis:

«Allons! il est une heure;il faut que j’aille me coucher.

»–Eh bien! dit-il, je vaisavec vous.

»–Non, non; allez dans votrechambre.»

Il répéta qu’il voulait aller se coucher avecmoi.

«Ma foi, repris-je, si vous le voulez,je ne sais que dire. Si je ne peux pas l’empêcher, il faudra bienque vous le fassiez.»

Cependant, je me délivrai de lui, le laissai,et entrai dans ma chambre; mais je n’en fermai pas la porte,et comme il pouvait facilement voir que je me déshabillais, il alladans la sienne, qui était précisément sur le même palier, et, enquelques minutes, le voilà qui se déshabille aussi et qui revient àma porte en robe de chambre et en pantoufles.

Je croyais qu’il était réellement parti, etqu’il avait voulu plaisanter. Je pensais, soit dit en passant,qu’il n’avait point envie de la chose ou qu’il n’en avait jamais eul’idée. Je fermai donc ma porte, au loquet, j’entends, car je lafermais rarement à la clef ou au verrou, et je me mis au lit. Iln’y avait pas, dis-je, une minute que j’y étais qu’il arrive enrobe de chambre à la porte et l’entrouvre un peu, mais pas assezpour entrer ou pour regarder à l’intérieur, et ditdoucement:

«Quoi? Êtes-vous réellement aulit?

»–Oui, oui, lui dis je;allez-vous-en.

»–Non vraiment, fit-il; jene m’en irai pas. Vous m’avez tout à l’heure donné la permission devenir me coucher, et vous n’allez pas maintenant me dire:Allez-vous-en!»

Alors il entre dans ma chambre, puis seretourne, assure la porte, et vient immédiatement au chevet du lit.Je fis semblant de m’indigner et de lutter, et lui ordonnai de s’enaller avec plus de chaleur qu’auparavant. Mais rien n’y fit;il n’avait pas sur lui un lambeau de vêtement autre que sa robe dechambre, ses pantoufles et sa chemise; il rejeta sa robe dechambre, ouvrit le lit et y entra sur le champ.

Je fis un semblant de résistance, mais cen’était rien de plus, en vérité; car, comme je l’ai dit,j’étais décidée dès le commencement à ce qu’il couchât avec mois’il le voulait, et pour le reste, je le laisserais venirensuite.

Il coucha donc avec moi cette nuit là, et lesdeux suivantes; et nous fûmes très gais pendant les troisjours. Mais la troisième nuit, il commença à être un peu plusgrave.

«Maintenant, ma chère, me dit-il, j’ai,il est vrai, poussé l’affaire plus loin que je n’en avais jamais eul’intention, et que je crois que vous ne vous y attendiez pas de mapart, car je n’ai jamais élevé vers vous de prétentions qui nefussent très honnêtes; mais, pour tout réparer et vous fairevoir combien j’étais sincère dès le début et avec quelle honnêtetéj’en agirai toujours avec vous, je suis encore prêt à vous épouser,et je désire que vous consentiez à ce que cela se fasse demainmatin. Je vous ferai les mêmes conditions avantageuses au contratque je vous aurais faites auparavant.»

C’était là, il faut l’avouer, une preuve qu’ilétait très honnête et qu’il m’aimait sincèrement; cependantje l’interprétai dans un sens tout contraire, et je crus qu’il envoulait à l’argent. Mais combien ne parut-il pas surpris, combienne fut-il pas confondu, lorsqu’il me vit accueillir sespropositions avec froideur et indifférence, et lui dire encore quec’était la seule chose que je ne pusse lui accorder!

Il était frappé d’étonnement.

«Quoi, ne pas me prendre maintenant,disait-il, lorsque j’ai partagé votre lit!»

Je lui répondis froidement, quoique toujoursavec respect:

«Il est vrai, et on peut le dire à mahonte, que vous m’avez prise par surprise et que vous avez fait demoi ce que vous avez voulu; mais j’espère que vous netrouverez pas mauvais que je ne veuille pas vous épouser, malgrécela. Si j’ai un enfant, il faudra prendre des mesures pourconduire cette affaire comme vous l’indiquerez. J’espère que vousne m’exposerez pas au mépris public pour m’être livrée àvous; mais je ne peux aller plus loin.»

Et là-dessus je m’arrêtai, sans vouloir enaucune façon entendre parler de mariage.

Maintenant, ceci pouvant sembler un peubizarre, je vais clairement établir la question comme je lacomprenais moi-même. Je savais que tant que je serais unemaîtresse, il est d’usage que la personne entretenue reçoive deceux qui l’entretiennent; au contraire, si j’étais uneépouse, tout ce que j’avais était abandonné à mon mari, et j’étaismoi-même dorénavant sous sa seule autorité. Or, comme j’avais assezd’argent et que je n’avais pas besoin de craindre d’être ce qu’onappelle une maîtresse au rebut, je n’avais pas besoin non plus delui donner vingt mille livres sterling pour m’épouser. C’eût étéacheter de quoi me loger à un prix beaucoup trop haut.

Ainsi son plan de coucher avec moi fut unhameçon auquel il se prit lui-même, lorsqu’il avait l’intention dem’y prendre; et il ne se trouva pas plus près de son but, –le mariage, – qu’il ne l’était auparavant. Je coupai court à tousles arguments qu’il pouvait mettre en avant en refusantpositivement de l’épouser; et, comme il n’avait pas vouluaccepter les mille pistoles que je lui avais offertes encompensation de ses dépenses et de ses pertes à Paris avec le Juif,à cause de l’espoir qu’il avait de m’épouser, lorsqu’il vit encoredes difficultés sur son chemin, il en fut stupéfait, et j’eusquelques raisons de croire qu’il se repentit d’avoir refusél’argent.

Mais il en est ainsi lorsque les hommes sejettent dans des expédients coupables pour faire aboutir leursdesseins. Moi, qui lui étais auparavant infiniment obligée, je memis à lui parler comme si j’avais maintenant réglé mes comptes aveclui, et que la faveur de coucher avec une catin valût non pas lesmille pistoles seulement, mais tout ce dont je lui étais redevablepour m’avoir conservé la vie et tous mes biens.

Mais c’était lui-même qui s’était amené là, etsi c’était un marché coûteux pour lui, c’était un marché qu’ilavait voulu faire. Il ne pouvait pas dire que je l’y avais attirépar supercherie. Tandis que, suivant son projet, il m’avait amenéeà coucher avec lui, en comptant que c’était un jeu sûr pour arriverau mariage, moi, je lui avais accordé cette faveur, comme ill’appelait, pour solder le compte des faveurs que j’avais reçues delui et n’avoir pas mauvaise grâce à garder les mille pistoles.

Il fût extrêmement désappointé sur cetarticle, et, pendant longtemps ne sut comment agir. J’ose dire ques’il n’avait pas cru s’en faire un gage pour m’épouser, il n’auraitjamais rien entrepris sur moi en dehors du mariage; de mêmeje croyais que, si ce n’avait été pour l’argent qu’il me savaitavoir, il n’aurait jamais souhaité de m’épouser après avoir couchéavec moi. Car quel est l’homme qui se soucie d’épouser une catin,quand même elle le serait de son fait? Je le connaissais pourn’être pas un sot; je ne lui faisais donc pas tort lorsque jesupposais que, sans l’argent, il n’aurait eu aucune pensée de cegenre à mon endroit, surtout après lui avoir cédé comme je l’avaisfait. Et ici il faut se rappeler que je n’avais rien stipulé en vuedu mariage en lui cédant, mais que je l’avais simplement laisséfaire ce qui lui plaisait, sans aucun marché préalable.

Ainsi, jusque là, nous en étions à deviner lesdesseins l’un de l’autre. Mais comme il continuait à me presser deme marier, bien qu’il eût couché avec moi et qu’il y couchât aussisouvent qu’il lui plaisait, et comme je continuais moi, à refuserde l’épouser, bien que je le laissasse coucher avec moi toutes lesfois qu’il le désirait, dis-je, c’était là ce qui formait le fondde notre conversation, et les choses ne pouvaient durer longtempsainsi; on devait en venir à une explication.

Un matin, au milieu de nos libertés illicites,c’est-à-dire pendant que nous étions au lit ensemble, il soupira etme dit qu’il sollicitait la permission de me faire une question, mepriant d’y donner une réponse avec la même liberté candide et lamême honnêteté dont j’avais coutume d’user envers lui. Je lui disque j’y consentais. Alors il me fit cette question: Pourquoine voulais-je pas l’épouser, lorsque je lui permettais toutes lesprivautés d’un mari?

«Puisque vous avez été assez bonne pourme recevoir dans votre lit, ma chère, me dit-il, pourquoi nevoulez-vous pas me faire tout à vous et me prendre pour tout debon, afin que nous puissions être heureux sans avoir de reproches ànous faire l’un à l’autre?»

Je lui répondis que, de même que je lui avaisavoué que c’était là la seule chose en quoi je ne pouvais luicomplaire, de même c’était la seule de toutes mes actions dont jene pouvais lui donner la raison. Il était vrai que je l’avaislaissé partager mon lit, ce que l’on suppose être la plus grandefaveur qu’une femme puisse accorder; mais il était évident,et il pouvait bien le voir, que, sentant l’obligation que je luidevais pour m’avoir sauvée de la pire aventure où il me fûtpossible d’être jetée, je ne pouvais lui refuser rien; sij’avais eu une faveur plus grande à lui céder, je l’aurais fait, lemariage seul excepté; et il ne pouvait pas ne pas voir danstous les détails de ma conduite envers lui que je l’aimais à unpoint extraordinaire; mais quant à me marier, ce qui étaitabandonner ma liberté, c’était une chose qu’il savait que j’avaisfaite une fois, et il avait vu dans quelles vicissitudes celam’avait entraîné et à quoi j’avais été exposée; j’avais del’aversion pour cet état et désirais qu’il n’insistât pas. Ilpouvait aisément voir que ce n’était pas pour lui que j’avais del’aversion; et si j’avais un enfant de lui, il aurait untémoignage de ma tendresse pour le père, car je mettrais tout ceque je possédais au monde sur la tête de l’enfant.

Il resta muet longtemps. À la fin, ildit:

«Allons! ma chère, vous êtes lapremière femme au monde qui ait jamais couché avec un homme etrefusé de l’épouser; par conséquent il faut qu’il y aitquelque autre raison à ce refus. J’ai donc une autre requête à vousfaire, et la voici: si je devine la raison vraie et si jedétruis vos objections, voudrez-vous me céderalors?»

Je lui dis que s’il détruisait mes objections,il faudrait bien que je consentisse, car je ferais tout ce à quoije ne verrais pas d’objections.

«Eh bien! alors, ma chère, ilfaut, ou que vous soyez déjà fiancée ou mariée à quelque autrehomme, ou que vous ne vouliez pas disposer de votre argent en mafaveur et que vous espériez vous pousser plus haut avec votrefortune. Maintenant, si c’est la première de ces hypothèses, celame ferme la bouche et je n’ai plus rien à dire; mais si c’estla dernière, je suis en mesure de détruire efficacement l’objectionet de répondre à tout ce que vous pouvez dire sur cesujet.»

Je le relevai vivement sur la premièresupposition, lui disant qu’il fallait vraiment qu’il eût de moi unebien basse opinion pour penser que je pouvais lui avoir cédé de lamanière dont je l’avais fait et continuer mes relations avec luiavec la liberté qu’il voyait que j’y mettais, en ayant un mari ouen étant fiancée à un autre homme; il pouvait être assuré quetel n’était pas mon cas, ni de près ni de loin.

«Eh bien! alors, dit-il, pourl’autre, j’ai une offre à vous faire qui dissipera touteobjection: je ne toucherai pas une seule pistole de vos bienssi ce n’est en vertu de votre libre consentement, ni maintenant, nijamais; mais vous placerez votre argent comme il vous plairapendant votre vie, et sur la tête de qui il vous plaira après votremort.»

Il ajouta que je verrais qu’il était capablede subvenir à mes besoins sans cela, et que ce n’était pas pourcela qu’il m’avait suivie de Paris.

Je fus, à la vérité, surprise de cette partiede sa proposition, et il lui fut facile de s’en apercevoir. Nonseulement c’était chose à quoi je ne m’attendais pas, mais c’étaitchose à quoi je ne savais quelle réponse faire, il avait vraimentdétruit ma principale objection, que dis-je? toutes mesobjections; et il ne m’était pas possible de lui donner uneréponse; car si je tombais d’accord avec lui sur une offre sigénéreuse, c’était comme si je confessais que je ne l’avais refuséqu’à cause de mon argent, et que, si je pouvais bien abandonner mavertu et m’exposer à la honte, je ne voulais pas abandonner mesfonds, – chose qui, toute vraie qu’elle fût, était réellement tropénorme pour que j’en convinsse; et d’ailleurs je ne pouvaispas l’épouser en partant de ce principe. D’un autre côté, leprendre et retirer de ses mains tous mes biens de façon à ne paslui donner l’administration de ce que j’avais, je trouvais que nonseulement ce serait d’une barbarie un peu gothique, mais que ceserait aussi un germe perpétuel de discorde entre nous, et que celanous rendrait suspects l’un à l’autre; si bien qu’en somme jefus obligée de donner à la chose un nouveau tour et de le prendresur une sorte de ton élevé qui n’était réellement pas du tout dansmon esprit d’abord; car j’avoue, comme je l’ai dit, quel’idée qu’il me dépossèderait de ma fortune et me retireraitl’argent des mains était en résumé toute la cause qui me faisaitrefuser de l’épouser. Mais, dis-je, pour l’occasion, je donnai à lachose un nouveau tour que voici:

Je lui dis que j’avais peut-être sur lemariage des notions différentes de celles que la coutume établienous en a données. Je croyais que la femme était un être libre,aussi bien que l’homme; qu’elle était née libre, et que, sielle savait se conduire convenablement, elle pouvait jouir de cetteliberté avec autant de profit que le font les hommes. Mais les loisdu mariage étaient faites autrement, et, cette fois, le genrehumain avait agi par des principes tout autres, à ce point qu’unefemme en se mariant abandonnait entièrement la libre possessiond’elle-même et ne se réservait tout au plus que d’être une servanted’un ordre supérieur. Du moment qu’elle avait pris un mari, ellen’était ni mieux ni pis que le serviteur chez les Israélites, aprèsqu’il avait eu les oreilles perforées, c’est-à-dire percées d’unclou contre un montant de porte, et que, par cet acte, il s’étaitlivré à la servitude pour le reste de sa vie. La véritable naturedu contrat matrimonial n’était, en somme, rien autre chose quel’abandon de liberté, des biens, de l’autorité, de tout, à l’homme,et la femme n’était plus véritablement dès lors qu’une simple femmeà tout jamais, c’est-à-dire une esclave.

Il répliqua que, bien qu’à certains égards ilen fût comme je le disais, je devrais cependant considérer commeune compensation équivalente que tous les soucis sont dévolus àl’homme. Le fardeau des affaires pèse sur ses épaules, et s’il a ledépôt, il a aussi la fatigue de la vie. À lui les labeurs; àlui, les anxiétés de l’existence. La femme n’a rien à faire qu’àmanger les gros morceaux et à boire les doux breuvages, à restertranquille sur sa chaise et à regarder autour d’elle, à êtreentourée de soins et d’attentions respectueuses, à être servie,aimée et rendue heureuse, surtout si le mari agit comme ilconvient. Elles ont le nom de sujétion sans avoir la chose. Si,dans les familles de la classe inférieure, les corvées du ménage etle soin des approvisionnements leur incombent, elles ont encore debeaucoup la part la plus facile; car, en général, les femmesn’ont que le souci d’employer, c’est-à-dire de dépenser, ce que lesmaris gagnent. La femme est nominalement dans un état de sujétion,il est vrai; mais d’ordinaire les femmes disposent, nonseulement des hommes, mais de tout ce qu’ils ont; ellesseules dirigent tout. Là où l’homme fait son devoir, la vie de lafemme est tout agrément et toute tranquillité; elle n’a rienà faire qu’à être heureuse, et à rendre tous ceux qui sont autourd’elle à la fois heureux et gais.

Je répondis que tant qu’une femme est seule,elle est homme par sa capacité civile. Elle a plein pouvoir sur cequ’elle possède, et la direction complète de ses actions. Elle esthomme en sa capacité propre, dans tous les sens et à toutes lesfins où un homme agit lui-même en cette qualité. Elle n’estcontrôlée par personne, parce qu’elle n’a à rendre compte àpersonne; elle n’est dans la sujétion de personne. Et jechantai ces deux vers de M.***:

Être libre c’est le sort enchanté;

La plus belle fille est la Liberté![9]

J’ajoutai que toute femme possédant unefortune et qui en faisait l’abandon pour devenir l’esclave d’unhomme considérable, était une sotte femme, et ne pouvait être bonneà rien qu’à faire une mendiante. C’était mon opinion qu’une femmeétait aussi apte à gouverner sa propre fortune et à en jouir sansl’aide d’un homme, qu’un homme l’était sans l’aide d’unefemme; et si elle a envie de se passer ses fantaisies en cequi est des sexes, elle peut entretenir un homme tout comme unhomme entretient une maîtresse. Tant qu’elle est ainsi seule, elles’appartient à elle-même, et si elle abandonne ce pouvoir, ellemérite d’être aussi misérable qu’une créature peut l’être.

Tout ce qu’il put dire ne répondait pas à laforce de mes paroles en tant qu’argumentation. Il faisait observerseulement que la méthode ordinaire, suivant laquelle se guide lemonde, est dans l’autre direction; qu’il avait lieu d’espérerque je me contenterais de ce qui contente le monde; qu’ilétait d’avis qu’une affection sincère entre un homme et sa femmerépond à toutes les objections que j’avais faites à propos de lacondition d’esclave, de servante, et autres chosessemblables; que là où il y a mutuel amour il ne saurait yavoir de servitude, puisqu’il n’y a qu’un seul intérêt, un seulbut, un seul dessein et que tout conspire à rendre l’un et l’autretrès heureux.

«Eh! oui, répliquai-je;c’est justement ce dont je me plains. Le prétexte de l’affectionenlève à une femme tout ce qui peut s’appeler elle-même. Elle nedoit avoir ni intérêt, ni but, ni manière de voir; mais toutest l’intérêt, le but, la manière de voir du mari. Elle doit êtrela créature passive dont vous parliez. Elle a à mener une vied’indolence parfaite; et, n’existant que par sa foi – non enDieu, mais en son mari, – elle sombre ou vogue, suivant quecelui-ci est fou ou sage, malheureux ou prospère. Au milieu de cequ’elle croit être le bonheur et la prospérité, elle se trouveengloutie dans la misère et le dénuement sans en avoir le moindreavis, la moindre connaissance, le moindre soupçon. Que de fois j’aivu une femme vivre dans tout l’éclat qu’une abondante fortunepouvait lui permettre, avec ses voitures et ses équipages, safamille, son riche mobilier, ses serviteurs et ses amis, sonentourage de visiteurs et de bonne société, tout enfin aujourd’hui,et, demain, surprise par une catastrophe, chassée loin de tout parun syndicat de faillite, dépouillée même des vêtements qu’elleavait sur le dos; son douaire, en supposant qu’elle en eûtun, sacrifié aux créanciers aussi longtemps que son mari vivrait,et elle, jetée dans la rue, et laissée à la charité de ses amis, sielle en avait, ou suivant son monarque, le mari et jusqu’auMint[10] vivant des débris de sa fortune jusqu’àce qu’elle fût encore forcée de s’enfuir, même de là; etalors elle voit ses enfants affamés, elle-même misérable; soncœur se brise, et elle pleure jusqu’à en mourir! C’est lacondition de maintes dames qui ont eu dix mille livres sterling endot.»

Il ne savait pas combien je sentais vivementce que je disais en parlant ainsi et à travers quelles extrémitésde ce genre j’avais passé, ni combien je m’étais trouvée près de ladernière des conditions énumérées ci-dessus, je veux dire pleurerjusqu’à en mourir, ni enfin comment j’avais réellement souffert dela faim pendant près de deux ans de suite.

Il secoua la tête, et me demanda où j’avaisvécu, parmi quelles épouvantables familles j’avais vécu, pourm’inspirer un tel effroi et de si terribles appréhensions?Ces choses, sans doute, pouvaient arriver aux hommes qui seprécipitent dans des spéculations commerciales, hasardeuses, qui,sans prudence et sans due réflexion, lancent leurs capitaux plusloin qu’ils n’ont la force d’aller, s’entêtant à des entreprises audelà de leurs ressources, et autres choses semblables. Mais lui, ilétait solidement assis dans le monde, et si je voulais m’embarqueravec lui, il avait une fortune égale à la mienne; une foisensemble nous n’aurions plus à nous engager dans lesaffaires; mais, dans quelque pays que j’eusse envied’habiter, soit en Angleterre, soit en France, soit en Hollande, oùje voudrais, nous nous établirions et vivrions aussi heureux quel’on puisse vivre au monde. Si je désirais l’administration de nosfortunes lorsqu’elles seraient réunies et que je ne voulusse paslui confier la mienne, lui me confierait la sienne. Nous serionssur le même bâtiment, et je le gouvernerais.

«Oui, repris-je, vous me permettriez degouverner, c’est-à-dire de tenir la barre; mais ce seraitvous qui décideriez dans quelle direction le navire doit cingler,comme on dit. Ce serait comme en mer, où l’on peut se servir d’unmousse pour tenir le gouvernail, mais où celui qui donne les ordresest le pilote.

»–Non, dit-il en riant de macomparaison. Vous serez le pilote alors; vous dirigerez lamarche du navire.

»–Oui bien, tant que cela vousplaira; mais vous pourriez m’arracher le gouvernail des mainsquand il vous ferait plaisir, et m’envoyer à ma quenouille. Cen’est pas vous que je suspecte, ajoutai-je; ce sont les loisdu mariage, qui mettent le pouvoir dans vos mains, vous demandentd’en user, vous commandent de commander, et, ma foi!m’obligent à obéir. Vous, qui êtes maintenant sur un pied d’égalitéavec moi comme je le suis avec vous, vous allez être l’heured’après élevé sur un trône, et votre humble femme aura sa place audessous du tabouret de vos pieds. Tout le reste, tout ce que vousappelez unité d’intérêt, affections mutuelles, etc., n’est donc quede la courtoisie et de la bienveillance; une femme est, sansdoute, infiniment obligée quand elle rencontre, mais où celamanque, elle ne peut l’empêcher.»

Eh bien! il ne se tint pas encore pourbattu; il entama des considérations plus graves, et là crutqu’il aurait raison de moi. Il fit d’abord entendre que le mariageest décrété par le ciel, que c’est l’état de vie régulier déterminépar Dieu pour la félicité de l’homme et pour l’établissement d’unepostérité légitime; qu’il ne peut y avoir de prétentionslégales à une fortune par voie d’héritage, si ce n’est de la partd’enfants nés dans le mariage; que tout le reste disparaîtdans le scandale et l’illégitimité. Et vraiment c’est un sujet surlequel il parla fort bien.

Mais cela ne suffisait pas. Je l’arrêtaicourt.

«Écoutez, monsieur, lui dis-je, à lavérité vous avez ici l’avantage sur moi, dans mon casparticulier; mais il ne serait pas généreux d’en user.J’accorde facilement qu’il eût mieux valu pour moi vous épouser,que de vous admettre à la liberté que je vous ai donnée; maiscomme je ne pouvais prendre mon parti du mariage pour les raisonsdéjà dites, que j’avais assez d’affection pour vous, et quel’obligation que je vous avais était trop grande pour vousrésister, j’ai souffert votre brutalité et sacrifié ma vertu. Maisj’ai devant moi, pour guérir cette plaie faite à mon honneur, deuxchoses, sans cette ressource désespérée du mariage: c’est lerepentir de ce qui est passé, et la volonté d’y mettre fin pourl’avenir.»

Il parut contrarié de voir que je le menais decette façon; il m’assura que je me méprenais sur soncompte; qu’il avait trop de savoir-vivre en même temps quetrop d’affection pour moi et trop de justice pour me reprocher unechose où il avait été l’agresseur et où il m’avait amenée parsurprise. Ses paroles se rapportaient à ce que j’avais ditprécédemment, que la femme, si elle le jugeait bon, pouvaitentretenir un homme comme un homme entretient une maîtresse, enquoi je semblais citer cette manière de vivre comme justifiable, etla présenter comme une chose légitime, au lieu et place dumariage.

Nous débitâmes là-dessus quelques banalitésqui ne valent pas la peine d’être répétées. J’ajoutai que jesupposais bien que, lorsqu’il entra dans mon lit, il se croyait sûrde moi; et, à la vérité, suivant le cours ordinaire deschoses, après avoir couché avec moi, il devait bien lecroire; mais, en vertu du même raisonnement que je lui avaistenu dans notre conversation, c’était justement le contraire.Lorsqu’une femme a été assez faible pour céder jusqu’au dernierarticle avant le mariage, ce serait ajouter une faiblesse à uneautre que d’épouser l’homme ensuite pour attacher sur soi la hontede l’action tous les jours de sa vie, et s’obliger à vivre toujoursavec le seul homme qui puisse la lui reprocher. Pour céder d’abord,il faut qu’elle soit folle; mais épouser l’homme, c’est êtresûre d’être appelée folle; tandis que refuser l’homme c’estagir avec courage et vigueur, et repousser le blâme, qui, dans lecours des événements, finit par s’ignorer et s’éteindre. L’hommes’en va d’un côté et la femme d’un autre, suivant que la destinéeet les circonstances de la vie le veulent; et s’ils segardent le secret l’un à l’autre, c’est une folie dont on n’entendplus parler.

«Mais épouser l’homme, poursuivis-je,c’est la chose la plus absurde de la nature; c’est (saufvotre respect) se salir de sa propre ordure et vivre dans l’odeur.Non, non; après qu’un homme a couché avec moi comme maîtresseil ne couchera jamais avec moi comme épouse. C’est non seulementconserver la mémoire du crime, mais c’est l’inscrire dans lesannales de la famille. Si la femme épouse l’homme ensuite, elle enporte le blâme jusqu’à la dernière heure. Si son mari n’est pasriche à millions, il le lui reprochera parfois. S’il a des enfants,ils ne manquent pas de l’apprendre d’un côté ou de l’autre. Si lesenfants sont vertueux, ils rendent à leur mère la justice de lahaïr pour cela. S’ils sont vicieux, ils lui donnent lamortification de faire comme elle, et de la proposer comme exemple.D’un autre côté, si l’homme et la femme se séparent, le crime prendfin, et aussi la clameur publique; le temps en détruit lamémoire; une femme n’a qu’à déménager à quelques rues dedistance, et bientôt elle survit à sa mauvaise réputation et n’enentend plus parler.»

Ce discours le confondit, et il me dit qu’ilne pouvait pas ne pas dire que j’avais raison, somme toute. Quant àce qui avait trait à l’administration des fortunes, c’étaitraisonner à la cavalier[11];ce serait juste en un certain sens, si les femmes étaient capablesde s’en tirer à leur honneur; mais, en général, les personnesdu sexe ne sont pas capables de cela. Leurs têtes n’y sont pointtournées; et elles font mieux de choisir une personne capableet honnête, sachant leur rendre justice comme femmes, en même tempsque les aimer. Dans ce cas, toute la peine leur est enlevée desmains.

C’était, répondis-je, un bien cher moyend’acheter la tranquillité; car bien souvent, lorsque toute lapeine leur est enlevée des mains, leur argent l’est aussi. Jecroyais qu’il était beaucoup plus sûr pour le sexe de ne pas avoirpeur de la peine, mais d’avoir une peur réelle pour l’argent. Sil’on ne se confiait à personne, personne ne serait trompé, et avoiren main le bâton de commandement constitue encore la meilleuresécurité du monde.

Il répliqua que j’avais inauguré une chosenouvelle sur la terre. Quand même je pourrais la soutenir par desubtils arguments, c’était une façon de raisonner contraire à lapratique générale; et il avouait qu’il en éprouvait un granddésappointement. S’il avait su que je l’aurais pris de cette façon,il n’aurait jamais tenté ce qu’il avait fait, chose en quoi iln’avait point de mauvais dessein, étant résolu à m’offrir touteréparation. Il était bien fâché d’avoir été si malheureux. Il étaitparfaitement sûr qu’il ne me le reprocherait jamais dans la suite,et il avait de moi une opinion assez bonne pour croire que je ne lesuspectais pas. Mais, voyant que je m’entêtais à le refuser malgréce qui s’était passé, il n’avait rien à faire qu’à me garantir detout blâme en retournant à Paris, afin que, suivant sa propremanière de raisonner, le souvenir s’en éteignît et que je nerencontrasse jamais, pour me nuire, ce fait sur mon chemin.

Ceci ne me plut pas du tout, car je n’avaisnulle envie de le lâcher; mais je n’avais aussi nulle enviede lui donner sur moi la prise qu’il aurait voulu avoir. J’étaisainsi en suspens, irrésolue, et incertaine du parti à prendre.

Je demeurais, je le répète, dans la mêmemaison que lui, et je vis clairement qu’il se préparait à retournerà Paris. Je m’aperçus notamment qu’il faisait des remises d’argentsur Paris; c’était, à ce que je compris plus tard, pour payerdes vins qu’il avait donné l’ordre d’acheter pour lui à Troyes, enChampagne. Je ne savais quel parti prendre. Outre qu’il merépugnait beaucoup de me séparer de lui, il se trouvait que j’étaisenceinte de ses œuvres, ce dont je ne lui avais pas encoreparlé; et quelquefois j’avais l’idée de ne pas lui en parlerdu tout. Mais j’étais dans un lieu étranger, sansconnaissances; et si je possédais une grande fortune, commeje n’avais aucun ami dans le pays ce n’en était que plusdangereux.

C’est ce qui m’obligea de le prendre à part unmatin que je le vis, – je le crus, du moins, – un peu inquiet deson départ, et irrésolu.

«J’imagine, lui dis-je, quevous avez peine à trouver le cœur nécessaire pour me quittermaintenant.

»–Il est d’autant plus dur devotre part, répondit-il, cruellement dur, de refuser un homme quine sait comment se séparer de vous.

»–Je suis si loin d’être dure pourvous que j’irais avec vous par tout le monde, si vous le désiriez,excepté à Paris, où vous savez que je ne peux pas aller.

»–C’est une pitié, dit-il, quetant d’amour des deux côtés doive se séparer jamais.

»–Et alors, pourquoi vouséloignez-vous de moi?

»–Parce que vous ne voulez pas meprendre.

»–Mais si je ne veux pas vousprendre, vous pouvez, vous, me prendre et m’emmener partout, horsParis.»

Il lui répugnait beaucoup, dit-il, d’allern’importe où sans moi; mais il fallait qu’il allât à Paris ouaux Indes Orientales.

Je lui dis que je n’avais pas l’habitude deprier; mais que j’oserais m’aventurer jusqu’aux IndesOrientales avec lui, s’il était nécessaire qu’il y allât.

Il me répondit qu’il n’était, grâce à Dieu,dans la nécessité d’aller nulle part, mais qu’il était fortementinvité à se rendre aux Indes.

Je répliquai qu’à cela je n’avais rien àdire; mais que je souhaitais qu’il allât n’importe où exceptéParis, parce qu’il savait qu’il ne fallait pas que j’y aille.

Il repartit qu’il n’avait rien à faire qued’aller là où je ne pouvais pas aller moi-même; car il nepourrait endurer de me voir, si je ne devais pas être à lui.

Je lui dis alors que c’était la chose la plusmalplaisante qu’il pût dire à mon sujet, et que je devrais leprendre très mal, d’autant plus que je savais très bien commentl’obliger à rester, sans céder à ce à quoi il savait que je nepouvais céder.

Ceci l’étonna. Il me dit qu’il me plaisait defaire la mystérieuse, mais qu’il était sûr que personne n’avait lepouvoir de l’empêcher de partir, s’il l’avait résolu, excepté moiqui avais assez d’influence sur lui pour lui faire faire n’importequoi.

Oui, je pouvais l’arrêter, en effet,repris-je, parce que je savais qu’il ne pouvait pas plus agirdurement envers moi qu’il ne pouvait agir injustement. Enfin, pourle tirer de sa perplexité, je lui dis que j’étais enceinte.

Il vint à moi, me prit dans ses bras, me baisaprès de mille fois, et me demanda pourquoi j’avais été assezméchante pour ne pas le lui avoir dit déjà.

Je répondis qu’il était dur que, pour le fairerester, je fusse forcée de faire comme font les criminelles pouréviter la potence, d’invoquer l’état de mon ventre. Je croyais luiavoir donné assez de témoignages d’une affection égale à celled’une épouse, non seulement en couchant avec lui, en étant enceintede lui, en ne voulant pas me séparer de lui, mais encore en offrantd’aller avec lui aux Indes Orientales. Hors une seule chose que jene pouvais accorder, qu’avait-il à demander de plus?

Il resta muet un bon moment; puis il medéclara qu’il avait beaucoup d’autres choses à dire si je pouvaisl’assurer que je ne prendrais pas en mauvaise part la liberté,quelle qu’elle fût, dont il userait à mon égard dans sesdiscours.

Je lui dis qu’il pouvait user à mon égard dela plus entière liberté de paroles; car une femme qui avait,comme moi, autorisé d’autres et de telles libertés, ne s’étaitgardé aucun moyen de prendre quelque chose en mauvaise part, quoique ce pût être.

«Eh bien! donc, dit-il, j’espèreque vous croyez, madame, que je suis né chrétien, et que mon esprita quelque sentiment des choses sacrées. Lorsque j’ai fait unepremière brèche à ma vertu et assailli la vôtre, lorsque je vous aisurprise, ou, comme on dit, forcée à ce dont vous n’aviez pasl’intention et à ce dont moi-même je n’avais pas le desseinquelques heures auparavant, ç’a été dans la présomption que vousm’épouseriez certainement, si je pouvais une fois pousser jusque-làles choses avec vous; et j’ai agi avec l’honnête résolutionde faire de vous ma femme.

»Mais j’ai été surpris par un refus telque nulle femme, dans des circonstances semblables, n’en a jamaisopposé à un homme; car assurément on n’a jamais vu une femmerefuser d’épouser un homme qui a déjà couché avec elle, bien moinsun homme qui lui a fait un enfant. Mais vous vous conduisez d’aprèsdes idées différentes de celles de tout le monde, et, quoique vousen raisonniez si fortement qu’on sait à peine quoi répondre, ilfaut pourtant que j’avoue qu’il y a là quelque chose de choquantpour la nature et de très cruel pour vous-même; mais c’estpardessus tout cruel envers l’enfant encore à naître qui, si nousnous marions, viendra au monde dans des conditions suffisammentavantageuses, et qui, si nous ne le faisons pas, sera ruiné avantsa naissance; il devra porter l’éternel blâme de ce dont iln’est pas coupable; il devra être noté dès le berceau d’unemarque d’infamie; il sera chargé des crimes et des folies deses parents et souffrira pour des péchés qu’il n’a point commis. Jetrouve cela très dur, et véritablement inhumain pour le pauvreenfant encore à naître; et, si vous avez la tendresseordinaire d’une mère, vous ne pourrez en supporter la pensée sansfaire pour lui ce qui le mettra d’un seul coup au niveau du restedu monde et ne lui permettra pas de maudire ses parents pour unechose dont nous devons aussi être honteux. Je ne puis donc que vousprier et vous supplier, comme chrétienne et comme mère, de ne passouffrir que le pauvre agneau que vous portez soit perdu avant denaître, et de ne pas le laisser nous maudire et nous blâmer plustard pour ce qui peut si facilement s’éviter.

»Donc, chère madame, ajouta-t-il avecune immensité de tendresse, – je crus voir des larmes dans sesyeux, – permettez-moi de le répéter: je suis chrétien, etconséquemment je n’admets pas ce que j’ai fait témérairement etsans assez de réflexion; je dis que je ne l’approuve pascomme légitime, et, par suite, si j’ai fait, dans le but que j’aimentionné, une action injustifiable, je mentirais de dire qu’ilm’est possible de prendre mon parti de vivre dans la pratiquecontinue de ce que nous devons condamner tous les deux dans notrefor intérieur. Ainsi, bien que je vous aime par dessus toutes lesfemmes du monde, – et j’ai fait assez pour vous en convaincre enétant résolu à vous épouser après ce qui s’est passé entre nous eten offrant d’abandonner toute prétention sur une part quelconque devos biens, de sorte que je prendrais, on peut le dire, une femmeaprès avoir couché avec elle et sans un liard de dot, ce que, dansma position, je n’ai nul besoin de faire, – malgré, dis-je, monaffection pour vous, qui est inexprimable, je ne peux cependant paslivrer à la fois l’âme et le corps, les intérêts de ce monde, etles espérances de l’autre; et vous ne sauriez me taxer pourcela de manque de respect envers vous.»

Si jamais homme au monde fut réellementprécieux pour la rigoureuse honnêteté de ses intentions, ce futcelui-là; et si jamais femme dans son bon sens rejeta unhomme de mérite sous un prétexte aussi grossier et aussi frivole,ce fut moi. Assurément, c’est bien la chose la plus absurde quefemme ait jamais faite.

Il aurait voulu me prendre pour épouse, maisil ne voulait pas m’entretenir comme une catin. Jamais femmes’irrita-t-elle contre un homme à cause de cela? Et jamaisfemme fut-elle assez stupide pour choisir d’être une catin là oùelle aurait pu être une honnête épouse? Mais être infatuéd’une idée c’est presque être possédé du diable. Je restaiinflexible et voulus argumenter au point de vue de la liberté,comme auparavant; mais il m’arrêta court, et, avec plus dechaleur qu’il n’en avait encore montré avec moi, quoique avec leplus profond respect, il reprit:

«Chère madame, vous raisonnez en faveurde la liberté, en même temps que vous vous privez de cette libertéque Dieu et la nature vous instruisent à prendre; et, pourremplir la lacune, vous vous proposez une liberté vicieuse, quin’est ni suivant l’honneur, ni suivant la religion. Vousproposerez-vous la liberté aux dépens de lapudeur?»

Je repartis qu’il me comprenait mal: jene me proposais pas cela; je disais seulement que celles quine sauraient se contenter sans mêler les sexes à la question,peuvent le faire, sans doute; elles peuvent entretenir unhomme comme les hommes entretiennent une maîtresse, si elles lejugent bon; mais il ne m’avait point entendu dire que jevoulusse le faire; et bien que, d’après ce qui s’était passé,il eût sur cette matière le droit de me critiquer, il remarquerait,à l’avenir, que je le verrais librement sans aucun penchant de cecôté.

Il répondit qu’il ne pourrait en promettreautant pour lui, et qu’il pensait qu’il ne devait pas se risquer àaffronter l’occasion; car, ayant failli déjà, il ne sesouciait pas de s’exposer à la tentation d’offenser de nouveau, etc’était là la vraie raison de sa résolution de retourner à Paris.Non pas qu’il lui fût possible de me quitter volontiers; aucontraire, et il s’en fallait bien qu’il eût besoin de moninvitation de rester; mais s’il ne le pouvait dans desconditions qui lui convinssent, comme honnête homme et commechrétien, qu’avait-il à faire? Il espérait que je ne leblâmerais pas de ce qu’il lui répugnait qu’un être qui devaitl’appeler père pût lui reprocher de l’avoir abandonné dans le mondepour être appelé bâtard. Il ajouta qu’il s’étonnait que je pusseprendre mon parti d’être si cruelle envers un innocent enfantencore à naître, déclarant qu’il ne saurait en supporter la pensée,bien moins encore en être le témoin, et espérant que je neprendrais pas en mauvaise part qu’il ne restât pas pour assister àma délivrance, justement pour cette raison.

Je vis qu’il était fort ému en parlant ainsiet que ce n’était pas sans difficulté qu’il contenait sa passion.Aussi refusai-je de prolonger la conversation sur ce sujet;je me contentai de dire que j’espérais qu’il réfléchirait.

«Oh! madame, répondit-il, ne medemandez pas de réfléchir. C’est à vous de réfléchir.»

Et il sortit de la chambre, étrangementtroublé, comme il était facile de le voir sur sa physionomie.

Si je n’avais pas été une des plus folles enmême temps qu’une des plus mauvaises créatures de la terre, jen’aurais jamais pu agir ainsi. J’avais sous la main un des hommesles plus honnêtes, les plus accomplis du monde. Il m’avait en unsens sauvé la vie, et il avait en tout cas sauvé cette vie de laruine de la manière la plus éclatante. Il m’aimait jusqu’à lafolie, et il était venu de Paris à Rotterdam exprès pour mechercher. Il m’avait offert le mariage, même lorsque j’étais déjàenceinte de lui; il m’avait offert de renoncer à touteprétention sur mes biens et de les abandonner à ma propreadministration, ayant une grande fortune lui-même. J’aurais pum’établir ici hors de l’atteinte de tout malheur; sa fortuneet la mienne auraient dès l’abord rapporté plus de deux millelivres sterling par an, et j’aurais pu vivre comme une reine, etmême beaucoup plus heureuse qu’une reine; enfin, ce quivalait mieux que tout, j’avais en ce moment une occasion de quitterla vie de crime et de débauche à laquelle j’étais livrée depuisplusieurs années, de demeurer tranquille dans l’abondance etl’honneur, et de me consacrer à la grande œuvre dont j’ai si bienvu depuis la nécessité et la raison, je veux dire à l’œuvre durepentir.

Mais la mesure de ma perversité n’était pascomble encore. Je restai entêtée contre le mariage, et cependant jene pouvais non plus supporter l’idée de son départ. Quant àl’enfant, je n’en étais pas fort inquiète. Je dis au père que jelui promettais qu’il ne viendrait jamais lui reprocher sonillégitimité; que, si c’était un garçon, je l’élèverais commele fils d’un gentleman et en aurais soin pour l’amour delui. Après quelques autres paroles de ce genre, le voyant résolu àpartir, je voulus me retirer, mais je ne pus l’empêcher de voir leslarmes couler le long de mes joues. Il vint à moi et m’embrassa, mesuppliant, me conjurant, par la bonté qu’il m’avait témoignée dansmon malheur, par la justice qu’il avait observée à mon égard en cequi touchait mes lettres de change et mes affaires d’argent, par lerespect qui lui avait fait refuser mille pistoles de moi pour sesdépenses avec ce traître de Juif, par ce gage de notre infortune,comme il l’appelait, que je portais dans mon sein, et par tout ceque l’affection la plus sincère pouvait suggérer, de ne pas leforcer à s’éloigner.

Mais cela n’eut pas d’effet; j’étaisstupide et insensible, sourde à toutes ses instances; et jerestai ainsi jusqu’au bout. Nous nous séparâmes donc; il medemanda seulement de lui écrire un mot quand je serais délivrée, etde lui indiquer comment il pourrait me faire parvenir saréponse; je lui donnai ma parole que je le ferais. Il désiraaussi être informé de ce que je comptais faire de ma personne. Jelui dis que j’avais décidé d’aller directement en Angleterre, àLondres, où je me proposais de faire mes couches; maispuisqu’il était résolu à me quitter, ajoutai-je, je supposais quece que je deviendrais ne lui importait pas.

Il coucha dans son appartement cettenuit-là; mais il partit de bonne heure le lendemain matin, melaissant une lettre dans laquelle il répétait tout ce qu’il avaitdit, recommandait de prendre soin de l’enfant, et me priait, commeil n’avait pas accepté l’offre des mille pistoles que je voulaislui donner en récompense de ses frais et ennuis avec le Juif etqu’il me les avait rendues, – il me priait, dis-je, de bien vouloirlui faire la grâce de m’engager à mettre à part ces mille pistolesavec leurs intérêts accumulés, pour l’enfant et pour sonéducation; il me pressait instamment d’assurer cette petitedot à l’orphelin abandonné, lorsque je jugerais bon, comme il étaitsûr que je le ferais, de jeter le reste aux mains de quelque hommeaussi indigne que l’était mon sincère ami de Paris. Il concluait enm’engageant à réfléchir, avec le même regret qu’il le faisaitlui-même, sur les folies que nous avions commises ensemble, medemandait pardon d’avoir été l’agresseur dans cette occasion, et mepardonnait tout excepté ma cruauté de le refuser, chose qu’ilavouait ne pouvoir me pardonner d’aussi bon cœur qu’il le devrait,parce qu’il était convaincu que c’était un tort que je me causais,que ce serait un acheminement à ma ruine, et que je m’enrepentirais sincèrement. Il prédisait de funestes choses où ilétait, disait-il, bien assuré que je tomberais, et, finalement, queje serais ruinée par un mauvais mari. Il me recommandait d’êtred’autant plus prudente, afin de le rendre faux prophète, mais ausside me souvenir, si jamais je venais à être dans le malheur, quej’avais à Paris un ami sûr qui ne me reprocherait pas les chosesdéplaisantes du passé, mais serait toujours prêt à me rendre lebien pour le mal.

Cette lettre me frappa de stupeur. Je nepouvais croire qu’il fût possible à quelqu’un d’écrire une lettresemblable sans avoir trafiqué avec le diable; car il yparlait de certaines choses particulières qui devaient plus tardm’atteindre, avec une telle assurance que j’en étais d’avanceeffrayée; et lorsque ces choses vinrent à se produire, je fuspersuadée qu’il avait des connaissances plus qu’humaines. En unmot, ses conseils de repentir étaient très affectueux, sesavertissements du mal à venir très tendres, et sa promesse deservices, si j’en avais besoin, si généreuse, que j’en ai rarementvu de telle. Quoique je ne m’arrêtasse pas beaucoup là-dessusd’abord, parce que, en ce temps-là, je regardais ces choses commepouvant très bien ne pas arriver et même comme improbables,néanmoins tout le reste de sa lettre était si touchant qu’elle melaissa fort mélancolique, et je pleurai vingt-quatre heures desuite presque sans cesser. Toutefois, même pendant tout ce temps,quoi que ce soit qui m’ensorcelât, je n’eus pas une seule fois ledésir sérieux de l’avoir épousé. Je désirais du fond du cœur, ilest vrai, avoir pu le garder près de moi; mais j’avais unemortelle aversion pour me marier avec lui, comme d’ailleurs avectout autre; je formais dans ma tête mille idées folles:que j’étais encore suffisamment gaie, jeune et belle pour plaire àun homme de qualité, et que je tenterais la fortune à Londres, quoiqu’il advînt.

Ainsi aveuglée par ma propre vanité, jerejetai la seule occasion que j’eusse alors d’asseoir solidement mafortune et de l’assurer dans ce monde. Aussi, suis-je unavertissement à tous ceux qui liront mon histoire, un monumentdurable de l’insanité et du trouble où nous précipitent l’orgueilet les infatuations de l’enfer, combien mal nos passions nousguident, et combien nous agissons dangereusement lorsque noussuivons les inspirations d’un esprit ambitieux.

J’étais riche, belle, agréable, et pas encorevieille. J’avais appris quelque chose de l’influence que j’avaissur le caprice des hommes, même du rang le plus haut. Je n’avaisjamais oublié que le prince de *** avait dit avec ravissement quej’étais la plus belle femme de France; je savais que jepouvais faire figure à Londres, et de combien d’agréments jepouvais relever cette figure. Je n’étais pas en peine de la manièrede me conduire, et ayant déjà été adorée par des princes, je nesongeais à rien de moins qu’à être la maîtresse du roi lui-même.Mais je reviens à ma situation au moment précis où nous sommesarrivés.

Je ne pris d’abord que lentement le dessus del’absence de mon honnête marchand. C’était avec un regret infinique je l’avais laissé partir, et lorsque j’eus lu la lettre qu’ilm’écrivait, je fus tout à fait confondue. Dès qu’il fut hors de laportée de mes appels et perdu sans retour, j’aurais donné la moitiéde ce que je possédais au monde pour le faire revenir. Ma notiondes choses changea en un instant, et je m’appelai mille fois follede me lancer dans une vie de scandale et de hasard, puisque, aprèsle naufrage de ma vertu, de mon honneur et de mes principes, aprèsavoir vogué au milieu des plus grands risques sur les mersorageuses du crime et d’une légèreté abominable, un port sûrm’était présenté et je n’avais pas le cœur d’y jeter l’ancre.

Ses prédictions me terrifiaient; sespromesses de service si je venais à tomber dans le malheur mefaisaient fondre en larmes; mais elles m’effrayaient aussipar l’appréhension que je pouvais tomber dans ce malheur dont ilparlait, et elles me remplissaient la tête de mille inquiétudes etde mille pensées sur la façon dont il m’était possible, à moi, quiavais maintenant une telle fortune, de sombrer de nouveau dans lamisère.

Puis l’épouvantable spectacle de ma vie,lorsque j’avais été abandonnée avec mes cinq enfants, etc., commeje l’ai raconté, se représentait encore à moi; et je restaisà considérer quelle conduite il se pouvait que je tinsse pour meramener à un tel état de désolation, et comment je devrais agirpour l’éviter.

Mais cela se dissipa graduellement. Quant àmon ami, le marchand, il était parti, et parti pour toujours, carje n’osai le suivre à Paris, pour les raisons que j’ai mentionnéesplus haut. D’un autre côté, je craignais de lui écrire de revenir,de peur qu’il ne me refusât, comme je crois véritablement qu’ill’aurait fait. Je passai donc quelques jours, et je puis bien direquelques semaines, dans des pleurs intolérables; mais, je lerépète, cela se dissipa graduellement, et, comme j’avais assezd’occupation à faire valoir mes fonds, les exigences de cesaffaires servirent à détourner mes pensées et, en partie, à effacerles impressions qui avaient été faites sur mon esprit.

J’avais vendu mes joyaux, tous excepté labelle bague en diamant que mon amant le joaillier avait coutume deporter, et je la portais moi-même, dans les occasions, ainsi que lecollier de diamants que le prince m’avait donné et une paire deboucles d’oreilles extraordinaires, valant environ six centspistoles. Le reste, qui consistait en une belle cassette qu’ilm’avait laissée à son départ pour Versailles et un petit écrin avecquelques rubis, émeraudes, etc., je le vendis, je le répète, à LaHaye pour sept mille six cents pistoles. J’avais touché toutes leslettres de change que le marchand m’avait fournies à Paris, et,avec l’argent que j’avais apporté avec moi, cela faisait treizemille neuf cents pistoles de plus; de sorte qu’en argentcomptant et à mon crédit à la Banque d’Amsterdam, j’avais plus devingt-et-une mille pistoles, outre des bijoux. Comment transporterce trésor en Angleterre, c’était là mon plus pressant souci.

Les relations que j’avais entretenues avecbeaucoup de personnes pour recevoir de si grosses sommes et pourvendre des joyaux d’une valeur si considérable, m’avaient donnél’occasion de connaître et de fréquenter plusieurs des meilleurscommerçants de la place; de sorte que je n’avais pas besoinmaintenant qu’on m’enseignât le moyen de faire remettre mon argenten Angleterre. Je m’adressai donc à plusieurs marchands, afin, d’uncôté, de ne pas risquer le tout sur le crédit d’un seul, et del’autre, de ne laisser personne savoir la quantité d’argent quej’avais. – je m’adressai donc, dis-je, à plusieurs marchands, et jepris des lettres de change payables à Londres, pour tout monargent. Les premières lettres de change, je les pris avecmoi; les secondes, je les laissai en dépôt (en cas de quelquecatastrophe en mer) entre les mains du premier marchand, celui àqui j’étais recommandée par mon ami de Paris.

Ayant ainsi passé neuf mois en Hollande,refusé la plus belle offre que jamais femme dans ma position sesoit vu faire, m’étant séparée dûrement, et même barbarement, dumeilleur ami et du plus honnête homme du monde, ayant pris tout monargent dans ma poche et un bâtard dans mon ventre, je m’embarquai àBriel dans le paquebot, et arrivai heureusement à Harwich, où mafemme de chambre, Amy, était, sur mes ordres, venue à marencontre.

J’aurais volontiers donné dix mille livressterling de mon argent pour être débarrassée du fardeau que j’avaisdans le ventre, comme je le disais plus haut; mais cela ne sepouvait pas, et je fus obligée d’en prendre mon parti, et de m’endébarrasser par la méthode ordinaire de la patience et d’undouloureux travail.

J’étais au-dessus de l’accueil méprisant queles femmes dans ma condition rencontrent souvent. J’avais pristoutes mes précautions au préalable; j’avais mis Amy enmouvement d’avance, en lui faisant passer l’argent nécessaire. Ellem’avait retenu une très belle maison dans la rue *** près deCharing-Cross; elle avait engagé deux servantes et un valetde pied, qu’elle avait habillé d’une bonne livrée; puis,ayant loué une voiture de remise et quatre chevaux, elle étaitvenue avec le domestique à ma rencontre à Harwich, et elle y étaitdepuis près d’une semaine quand j’arrivai; de sorte, que jen’eus rien à faire que de m’en aller à Londres, dans ma propremaison, où j’arrivai en très bonne santé, et où je passai pour unedame française, sous le litre de ***.

Mon premier soin fut de présenter toutes meslettres de change, qui, pour abréger l’histoire, furent toutesacceptées et payées régulièrement. Je résolus alors de prendre unlogement quelque part à la campagne, près de la ville, pour yrester incognito jusqu’à mes couches. Grâce à la figure que jefaisais et à mon équipage, j’y réussis facilement, sans quepersonne me fît l’injure ordinaire de vouloir demander desrenseignements à ma paroisse. Je fus quelque temps sans paraîtredans ma nouvelle maison, et plus tard je jugeai convenable, pourdes raisons particulières, de la quitter et de n’y pas venir dutout, mais de prendre de beaux et grands appartements dans le PallMall, dans une maison qui avait une porte particulière donnant surle jardin du roi, par permission du jardinier en chef qui y avaitdemeuré.

J’avais maintenant réalisé toutes mesvaleurs; mais, comme mon argent était, à ce moment là, magrande préoccupation, j’éprouvai de la difficulté à en disposer defaçon à ce qu’il me rapportât un intérêt annuel. Cependant, au boutde quelques temps, je trouvai, par l’assistance du fameux SirRobert Clayton, une bonne et solide hypothèque pour quatorze millelivres sterling, sur une propriété de 1,800 livres de rentes;et j’eus de là sept cents livres d’intérêt par an.

Ceci, avec quelques autres placements, me fitune très jolie fortune de plus de mille livres sterling paran; assez, peut-on croire, pour dispenser toute femme enAngleterre d’être une catin.

J’accouchai à ***, à environ quatre milles deLondres, et mis au monde un beau garçon. Suivant ma promesse, j’enenvoyai la nouvelle à mon ami de Paris, son père; dans lalettre, je lui dis combien j’étais fâchée de son départ, et luidonnai clairement à entendre que s’il voulait encore une fois venirme voir, je le traiterais mieux que je n’avais fait. Il m’envoyaune très affectueuse et obligeante réponse, mais il ne releva enaucune façon ce que je lui disais au sujet d’un voyagejusqu’ici; je vis donc que tout intérêt pour moi était àjamais perdu de ce côté-là. Il me félicitait de l’enfant, etlaissait voir son espoir que je ferais ce qu’il avait demandé pourle pauvre petit comme je l’avais promis. Je lui récrivis quej’exécuterais ses ordres scrupuleusement; et dans cettedernière lettre, je fus assez folle, ou faible, bien qu’il n’eûtaccordé, comme je l’ai dit, aucune attention à mon invitation, pourlui demander presque pardon de la manière dont je l’avais traité àRotterdam; et je m’abaissai jusqu’à me plaindre de ce qu’ilavait négligé cette invitation de revenir vers moi, que je luiavais faite. Plus encore: j’allai jusqu’à lui faire uneseconde fois une sorte de proposition, lui disant, presque enpropres termes, que s’il voulait venir maintenant, je le prendrais.Mais il ne fit pas à cela la moindre réponse, ce qui était le refusle plus absolu qu’il fût capable de me donner. Je restai donc, jene pourrais pas dire satisfaite, mais vexée au fond du cœur de luien avoir fait la proposition; car il avait pris, je peux ledire, pleine vengeance de moi en dédaignant de répondre et en melaissant lui demander à deux reprises ce dont il m’avaitauparavant, si instamment sollicité.

J’étais debout de nouveau, et je revinspromptement à mon appartement en ville dans le Pall Mall. Là jecommençai à faire une figure en rapport avec ma fortune, qui étaittrès grande. Je vais vous donner en peu de mots le détail de montrain de maison et aussi de ma personne.

Je payai soixante livres sterling par an pourmes nouveaux appartements, car je les prenais à l’année; maisc’était un vraiment beau logement et très richement meublé. Jegardais mes domestiques à moi pour le nettoyer et l’entretenir, etfournissais ma batterie de cuisine et mon combustible. Mon train demaison était beau, mais pas très considérable. J’avais un carrosse,un cocher, un valet de pied, ma femme de chambre Amy quej’habillais maintenant comme une femme du monde et dont j’avaisfait ma compagne, et trois servantes. C’est ainsi que je vécuspendant quelque temps. Je m’habillais à la dernière mode, etportais des vêtements d’une richesse extrême; quant auxbijoux, rien ne me manquait. Je pris une livrée très convenable,galonnée d’argent et aussi riche que tout ce qu’on pouvait voir audessous de la haute noblesse. Je me montrai ainsi, laissant lemonde deviner qui ou quoi j’étais, sans essayer de me mettre enavant.

Je me promenais parfois sur le Mail avecAmy; mais je ne fréquentais personne et ne faisais pas deconnaissances. Je me contentais de faire un étalage aussi brillantque j’en étais capable, et cela en toute occasion. Je m’aperçus,cependant, que le monde n’était pas aussi indifférent à mon endroitque je semblais l’être au sien, et j’appris tout d’abord que lesvoisins commençaient à être vivement inquiets de savoir quij’étais, et dans quelle position je me trouvais.

Amy était la seule personne qui pût répondre àleur curiosité et donner des détails sur moi. En femme babillardeet en véritable commère qu’elle était, elle prit soin de le faireavec tout l’art qu’elle avait à sa disposition. Elle leur fitsavoir que j’étais la veuve d’une personne de qualité en France,que j’étais venue ici pour veiller à un bien qui m’était échu commehéritage de quelqu’un de mes parents mort dans le pays, que jepossédais quarante mille livres sterling en pleine et librepropriété, et autres choses de ce genre.

C’était un grand tort de la part d’Amy, et dela mienne aussi, quoique nous ne le vissions pas d’abord; carcela me recommandait spécialement à cette espèce degentlemen qu’on appelle des coureurs de dot, et quitoujours assiègent les dames, comme ils disent, – afin de les faireprisonnières, disais-je, moi, c’est-à-dire pour épouser la femme etdépenser son argent. Mais si j’avais eu tort de refuser leshonorables propositions du marchand hollandais, qui m’offrait lalibre disposition de tous mes biens et en avait autant pour fournirà mon entretien, j’avais raison aujourd’hui de refuser des offresvenant en général de gentlemen de bonne famille et defortune honnête, mais qui, allant jusqu’au bout de leurs revenus,étaient toujours besogneux et nécessiteux, et avaient besoin d’unesomme pour se mettre à l’aise, suivant leur expression,c’est-à-dire pour payer d’un coup les charges, comme les dots de lafamille et le reste. Dans ce cas la femme est prisonnière pour lavie, et ne vit qu’autant qu’il leur plaît de lui en donner congé.J’avais clairement pénétré cette sorte d’existence, et, parconséquent, je ne risquais pas d’être prise de ce côté-là. Quoiqu’il en soit, comme je l’ai dit, la renommée de mon argent amenaautour de moi plusieurs gentilshommes de cette sorte, et ilstrouvèrent moyen, par un stratagème ou par un autre, de s’approcherde ma seigneurie. Mais, en somme, je leur répondis assez proprementque je vivais seule et étais heureuse; que, comme je n’étaispas dans le cas de changer ma condition contre des richesses, je nevoyais pas non plus que ma fortune dût être améliorée par tout cequ’aucun d’entre eux pouvait m’offrir de plus beau; que jepourrais, il est vrai, être honorée de titres et, avec le temps,prendre rang dans les cérémonies publiques avec les pairesses (jefais mention de cela, parce que l’un de ceux qui s’offraient à moiétait le fils aîné d’un pair); mais que j’étais aussi biensans le titre tant que j’en avais la fortune, et que, du moment quej’avais deux mille livres sterling à moi par an, j’étais plusheureuse que je ne pourrais l’être comme prisonnière d’état d’unnoble, car les dames de ce rang ne me semblaient pas être quelquechose de beaucoup mieux.

Puisque j’ai nommé sir Robert Clayton, dontj’avais eu la bonne fortune de faire la connaissance à propos del’hypothèque qu’il m’avait procurée, il faut remarquer que jeretirai beaucoup d’avantages dans le courant de mes affaires parses avis; c’est ce qui fait que j’ai appelé sa connaissanceune bonne fortune. En effet, comme il me payait un revenu annuelnon moindre de sept cents livres sterling, il faut reconnaître queje dois beaucoup, non seulement à la justice de ses relations avecmoi, mais à la prudence et à la ligne de conduite où ses avis mefirent suivre pour l’administration de mes biens. Ayant vu que jen’avais pas de penchant au mariage, il saisissait fréquemmentl’occasion de me faire comprendre avec quelle rapidité je pouvaisélever ma fortune jusqu’à une prodigieuse hauteur, si je voulaisseulement limiter mes dépenses domestiques en deçà de mon revenu,de manière à mettre chaque année de côté quelque chose pourl’ajouter au capital.

J’étais convaincue de la vérité de ce qu’ildisait, et tombais d’accord des avantages à en retirer. Il faut quevous sachiez, en passant, que sir Robert supposait d’après mespropres discours, et surtout d’après ma femme de chambre Amy, quej’avais deux mille livres sterling de revenu annuel. Il jugeait,disait-il, d’après ma manière de vivre, que je ne devais pas endépenser plus de mille; et il ajoutait qu’ainsi je pouvaisprudemment mettre de côté mille livres sterling par an pour ajouterau capital; et en ajoutant chaque année l’intérêt composé, ourevenu, de cet argent au capital, il me prouvait qu’en dix ans jedoublerais les mille livres que je mettrais annuellement de côté.Il me dressa, suivant ses expressions, une table de cetaccroissement, pour que je puisse juger par moi-même; et parlà, disait-il, si les gentlemen d’Angleterre voulaientseulement en agir ainsi, toutes les familles augmenteraient leurfortune dans des proportions considérables, exactement comme lesmarchands le font par le commerce; tandis qu’aujourd’hui,avec cette disposition à dépenser leurs revenus jusqu’au bout, etmême au delà, les gentlemenet les nobles mêmes sontpresque tous obérés d’emprunts et dans la gêne.

Comme sir Robert venait fréquemment me rendrevisite et trouvait très agréable (si je puis le répéter d’après sespropres paroles) ma manière de causer avec lui, – il ne savaitrien, et n’avait même aucun soupçon de ce que j’avais été, – comme,dis-je, il venait souvent me voir, il m’entretenait toujours de ceplan d’économie. Une fois, il m’apporta un autre papier, où il memontra, à peu près de la même façon que dans le premier, à quelpoint j’augmenterais ma fortune si je voulais me mettre à cetteméthode de diminuer mes dépenses; et d’après ce plan à lui,il paraissait qu’en mettant de côté mille livres sterling par an eten y ajoutant chaque année l’intérêt de cette somme, j’aurais enbanque au bout de douze ans vingt et une mille cinquante huitlivres sterling, après quoi je pourrais mettre de côté deux milleslivres sterling par an.

J’objectai que j’étais une jeune femme, quej’avais été accoutumée à vivre dans l’abondance et à mener grandtrain, et que je ne savais comment faire pour être avare.

Il me répondit que si je croyais avoir assez,c’était bien; mais si je désirais avoir davantage, c’était làle moyen, et au bout de douze autres années je serais trop riche, àne savoir que faire de mon argent.

«Oui bien, lui dis-je, monsieur, voustrouvez le moyen de me faire riche quand je serai vieillefemme; mais cela ne répond pas à mon but. J’aimerais mieuxavoir vingt mille livres aujourd’hui que soixante mille quandj’aurai cinquante ans.

»–Alors, madame, dit-il, jesuppose que Votre Honneur n’a pas d’enfants?

»–Aucun, sir Robert, qui ne soitbien pourvu.»

Et de cette façon je le laissai dans les mêmesténèbres où je l’avais trouvé. Cependant, je réfléchis sérieusementà son plan, bien que je ne lui en parlasse pas davantage pour lemoment, et je résolus, tout en voulant faire très bonne figure, jerésolus, dis-je, de rabattre un peu de mes dépenses, de merestreindre, d’y regarder de plus près, et de faire quelqueépargne, si je n’en faisais pas autant qu’il me le proposait.C’était vers la fin de l’année que sir Robert me soumit son projet.Lorsque l’année fut écoulée, j’allai chez lui, dans la cité, et làje lui dis que je venais pour le remercier de son pland’économie; que je l’avais beaucoup étudié, et que, bien queje n’eusse pas été capable de me mortifier suffisamment pour mettrede côté mille livres sterling par an, comme je n’étais pas venuelui demander mes intérêts semestriels comme d’ordinaire, j’avaisrésolu de mettre de côté ce revenu de sept cents livres sans endépenser un sou; et que je désirais qu’il m’aidât à lesplacer à mon avantage.

Sir Robert, qui était un homme parfaitementversé dans l’art de faire rapporter l’argent, mais qui était aussiprofondément honnête, me dit:

«Madame, je suis heureux que vousadoptiez la méthode que je vous ai proposée; mais vous avezmal commencé; vous auriez dû venir demander votre intérêt ausemestre, et alors vous auriez eu l’argent à placer; maismaintenant vous avez perdu l’intérêt de six mois sur trois centcinquante livres, qui est de neuf livres.» (Je n’avais eneffet, que cinq pour cent sur mon hypothèque.)

»–Bien, bien, monsieur,répliquai-je. Pouvez-vous me placer cela maintenant?

»–Laissez la chose là jusqu’àl’année prochaine, madame, me dit-il. Alors je placerai vosquatorze cents livres d’un coup, et en attendant je vous payerail’intérêt sur les sept cents livres.»

En conséquence, il me donna son billet pourl’argent, qui, dit-il, ne devait pas me rapporter moins de six pourcent. Le billet de sir Robert Clayton était de ceux que personne nerefuse; aussi je le remerciai, et laissai la chose là.L’année suivante j’en fis autant, et la troisième année, sir Robertme prit une bonne hypothèque pour deux mille deux cents livres àsix pour cent d’intérêt; de sorte que j’eus 132 livressterling d’ajoutées à mes revenus, ce qui était une affaire trèssatisfaisante.

Mais je reviens à mon histoire. Comme je l’aidit, je m’aperçus que toutes mes mesures étaient fausses; lepied sur lequel je m’étais mis m’exposait à d’innombrablesvisiteurs du genre de ceux que j’ai mentionnés plus haut. J’eus laréputation de posséder une grande fortune, et une fortune que sirRobert Clayton administrait. Aussi sir Robert était-il recherchépour moi, autant que je l’étais moi-même. Mais j’avais donné à sirRobert de quoi répondre: je lui avais dit mon opinion sur lemariage précisément dans les mêmes termes que j’avais employés avecmon marchand, et il y était entré sur le champ. Il confessait quej’observais juste, et que, si j’attachais du prix à ma liberté,comme je connaissais ma fortune et qu’elle était toute à madisposition, je serais à blâmer si je la cédais à quelqu’un.

Mais sir Robert ne savait rien de mesdesseins, c’est-à-dire que je visais à être prise par quelqu’unpour maîtresse et libéralement entretenue; que j’étais bientoujours disposée à gagner de l’argent, et même à en mettre de côtéautant qu’il pouvait le désirer, seulement d’une manière plusfâcheuse.

Cependant sir Robert vint un jour me trouversérieusement, et me dit qu’il avait une offre de mariage à me fairequi dépassait tout ceux qui, à sa connaissance, s’était présenté.C’était un marchand. Sir Robert et moi, nous tombions parfaitementd’accord sur l’idée que nous nous faisions d’un marchand. SirRobert disait, et je reconnus que c’était vrai, qu’un marchandpur-sang est le meilleur gentleman de la nation; enconnaissances, en mœurs, en jugement des choses, le marchandl’emporte sur bien des membres de la noblesse; une fois qu’ila bien compris le monde et qu’il s’est mis au dessus de sesaffaires, tout en n’ayant pas de biens fonciers proprement dits, ilest supérieur à la plupart des gentlemen, même parmi ceuxqui en ont; un marchand qui a des affaires actives et uncapital en réserve, peut dépenser plus d’argent qu’ungentlemen possesseur d’une terre de cinq millelivres; lorsqu’un marchand fait des dépenses, il ne dépenseque ce qu’il a gagné, et pas même cela, et il met de côté degrosses sommes chaque année. Une propriété est comme un étang, maisun commerce est comme une source: si la première est une foishypothéquée, il est rare qu’elle se libère, et le propriétaire estpour toujours embarrassé; au contraire, la fortune dumarchand a un cours continuel. Et là-dessus il me nomma desmarchands qui vivaient avec plus de splendeur réelle et quidépensaient plus d’argent que la plupart des nobles d’Angleterre nepouvaient le faire séparément, et qui cependant devenaientimmensément riches.

Il continua en me disant que même lescommerçants de Londres, si l’on parlait des meilleurs genres decommerce, pouvaient dépenser plus d’argent dans leur intérieur etdonner de plus grandes fortunes à leurs enfants que ne le pouvaitgénéralement la petite noblesse d’Angleterre à partir de millelivres de revenus et au dessous, et qu’ils s’enrichissaient en mêmetemps.

La fin de tout ceci fut de me recommander dedisposer plutôt de ma fortune en faveur de quelque grandcommerçant, lequel, n’ayant déjà ni besoin ni pénurie d’argent,mais possédant un commerce florissant et une caisse abondante,placerait au premier mot tous mes biens sur ma propre tête et surcelle de mes enfants, et me ferait la vie d’une reine.

Ceci était certainement fort juste; etsi j’avais suivi son avis j’aurais été réellement heureuse. Maismon cœur était plein d’idées d’indépendance, et je lui dis que jene connaissais point d’état de mariage qui ne fût, à tout prendreau mieux, un état d’infériorité, sinon de servitude; que jen’en avais pas l’idée; que je menais maintenant une vie deliberté absolue, que j’étais née libre et l’étais encore, etqu’ayant abondance de biens je ne comprenais pas comment les motsd’honneur et d’obéissance pouvaient s’accorder avec l’indépendanced’une femme libre. Je ne voyais pas la raison qu’avaient les hommespour accaparer toute la liberté de l’espèce et pour assujettir lesfemmes, malgré toutes les inégalités de fortune, à des loismatrimoniales de leur propre fabrication. J’avais le malheur d’êtreune femme, mais j’étais déterminée à ne pas permettre au sexe derendre ce malheur pire; et, voyant que la liberté était lapropriété des hommes, je voulais être une femme-homme, car, étantnée libre, je prétendais mourir de même.

Sir Robert sourit, et me répondit que jetenais là une sorte de langage d’amazone. Il avait rencontré peu defemmes de mon avis, ou, s’il y en avait, elles manquaient de larésolution nécessaire pour s’y conformer. Malgré toutes mes idées,qui avaient, il ne pouvait s’empêcher de le dire, quelque poidsjadis, il croyait comprendre que j’y avais fait infraction et quej’avais été mariée. Je répondis que je l’avais été, mais qu’il nem’avait point entendu dire que ce qui s’était passé m’eût en rienencouragée à tenter une seconde fois l’aventure. J’étaisheureusement sortie de la nasse une fois, et, si j’y retombais, jen’aurais à blâmer personne que moi-même.

Sir Robert rit de bon cœur et renonça à meprésenter de nouveaux arguments. Il me dit seulement qu’il m’avaitdésignée à quelques-uns des plus grands commerçants de Londres,mais que, puisque je le lui défendais, il ne m’importunerait plussur ce sujet. Il me félicita de ma façon d’administrer mon argentet me dit que je serais bientôt monstrueusement riche. Mais il nesavait ni ne soupçonnait qu’avec toute cette opulence, j’étaistoujours une catin, nullement contraire à l’idée d’ajouter encore àmes biens aux dépens de ma vertu.

Mais je reprends ce que je disais quant à mafaçon de vivre. Je reconnus, comme je l’ai marqué plus haut, quevivre comme je le faisais ne donnait pas de bons résultats;cela n’aboutissait, je le répète, qu’à attirer autour de moi leschasseurs de dot et les chevaliers d’industrie dans l’espoir defaire leur proie de moi et de mon argent. Bref, j’étais harceléed’une abondance d’amoureux, de beaux, de fats de qualité;mais tout cela ne faisait pas mon affaire. Je visais à autre chose,et j’étais possédée d’une opinion si vaine de ma propre beauté, queje n’avais en vue rien de moins que le roi lui-même. Cette vanitéfut encore excitée par quelques mots que laissa tomber une personneavec qui je causais, et qui eût peut-être été assezvraisemblablement capable de faire arriver la chose si c’eût étéplus tôt; mais ce jeu-là commençait à être passablementdémodé à la cour. Cependant le projet ayant été mentionné, un peutrop publiquement à ce qu’il semble, cela amena autour de moiquantité de gens, dans un but d’ailleurs déshonnête.

Je commençai alors me mouvoir dans une autresphère. La cour était excessivement gaie et brillante, bien queplus nombreuse en hommes qu’en femmes, la reine n’aimant pasbeaucoup paraître en public. D’un autre côté, ce n’est pascalomnier les courtisans que de dire qu’ils étaient aussi vicieuxqu’on pouvait raisonnablement le désirer. Le roi avait plusieursmaîtresses, qui étaient prodigieusement belles, et de ce côté-làc’était vraiment un glorieux spectacle. Si le roi se laissait allerau relâchement, on ne pouvait s’attendre à ce que le reste de lacour ne fût composé que de saints. Et c’en était si loin, que, sansvouloir faire les choses pires qu’elles n’étaient, toute femme dontl’extérieur avait quelque chose d’agréable ne manquait jamais desoupirants.

Je me trouvai bientôt pressée d’une fouled’admirateurs, et je reçus la visite de personnages très en vue quis’introduisaient toujours sur l’entremise d’une ou deux vieillesdames, devenues mes intimes. L’une d’elles, à ce que j’appris plustard, avait la mission expresse de s’introduire dans mes bonnesgrâces pour amener ce qui va suivre.

Les conversations que nous avions étaientgénéralement galantes, mais civiles. À la fin quelques messieursproposèrent de jouer, et firent ce qu’ils appelaient une partie.Ceci, semble-t-il, fut un stratagème d’une de mes compagnesordinaires – j’ai dit que j’en avais deux qui ne me quittaient pas,– qui pensa que c’était le moyen d’amener du monde aussi souventqu’il lui plairait; et c’était, en effet, le cas. Ilsjouaient gros jeu, et restaient tard; mais ils me faisaientleurs excuses, ne me demandant que la permission de se donnerrendez-vous pour le soir suivant. J’étais aussi gaie et aussicontente qu’aucun d’eux, et un soir je dis à un de ces messieurs,mylord ***, que, puisqu’ils me faisaient l’honneur de se divertirchez moi, et qu’ils souhaitaient de s’y trouver de temps en tempsje ne tenais pas de table de jeu, mais que je leur donnerais unpetit bal le jour suivant, si cela leur plaisait; chosequ’ils acceptèrent avec empressement.

En conséquence, dans la soirée, les messieurscommencèrent à venir, et je leur fis voir que j’entendais àmerveille ce qu’étaient ces sortes de choses. J’avais dans mesappartements une grande salle à manger, et cinq autres chambres aumême étage; je les transformai toutes en salon pourl’occasion, en en faisant enlever les lits ce jour-là. Dans troisde ces pièces je fis placer des tables couvertes de vins et desucreries; dans la quatrième on mit une table à tapis vertpour jouer, et la cinquième était ma propre chambre, où je metenais et où je reçus tous mes hôtes qui vinrent me présenter leurscompliments. J’étais, vous pouvez le croire, habillée le mieuxpossible à mon avantage, et j’avais mis tous les bijoux que jepossédais. Mylord ***, à qui j’avais fait l’invitation, m’envoya duthéâtre une troupe de bons musiciens, et les dames dansèrent;nous commencions à être très gais lorsque, vers onze heures, onm’avisa qu’il y avait quelques messieurs qui arrivaient enmascarade. Je parus un peu surprise, et je craignais quelquedésordre, lorsque mylord **, s’en apercevant, me dit d’êtretranquille, parce qu’il y avait à la porte un détachement de gardesqui seraient prêts à empêcher toute grossièreté; et un autregentleman m’insinua que le roi pouvait bien être parmi lesmasques. Je devins aussi rouge que le sang peut rougir un visage etexprimai une grande surprise. Mais il n’y avait pas àreculer; je gardai donc ma place dans mon salon, mais avecles portes ouvertes à deux battants.

Un moment après, les masques entrèrent etdébutèrent par une valse à la comique[12],dont ils s’acquittèrent vraiment à merveille. Pendant qu’ilsdansaient, je me retirai, laissant une dame pour répondre en monlieu et dire que j’allais revenir immédiatement. Au bout de moinsd’une demi-heure, j’étais de retour, vêtue d’un costume deprincesse turque. J’avais eu ce vêtement à Leghorn, quand monprince étranger m’avait acheté une esclave turque, comme je l’aidit. Le navire de guerre maltais avait, semble-t-il, pris unvaisseau turc allant de Constantinople à Alexandrie, sur lequel setrouvaient quelques dames à destination du Grand-Caire en Égypte.Les dames ayant été faites esclaves, leurs beaux costumes avaientété ainsi exposés en vente, et avec l’esclave turque j’avais enmême temps acheté les riches habits.

Le costume était réellement d’une beautéextraordinaire. Je l’avais acheté comme curiosité, n’en ayantjamais vu de pareil. La robe était d’un fin damas de Perse ou del’Inde, à fond blanc, avec des fleurs bleu et or et une queue decinq yards[13]. L’habit de dessous était une veste demême étoffe, brodée d’or, et garnie de perles dans le tissu, avecquelques turquoises. À la veste était attachée une ceinture largede cinq à six pouces, à la mode turque, et aux deux extrémités oùelle se réunissait ou s’agrafait, il y avait une garniture dediamants de huit pouces de chaque côté. Seulement ce n’étaient pasde vrais diamants, mais personne que moi n’en savait rien.

La coiffure, ou turban, se redressait ausommet, mais sans dépasser cinq pouces, avec un morceau de taffetasléger qui en pendait librement. En face, juste au dessus du front,se trouvait un beau joyau que j’y avais ajouté.

Ce costume tel que je l’ai décrit, m’avaitcoûté environ soixante pistoles en Italie; mais il coûtaitdavantage dans le pays d’où il venait. Je ne pensais guère, quandje l’achetai, que je le mettrais à un tel usage, bien que jel’eusse revêtu maintes fois avec l’aide de ma petite turque, etplus tard avec Amy, seulement pour voir quel air j’avais là dedans.J’avais envoyée celle-ci d’avance pour le préparer, donc lorsquej’arrivai, je n’eus rien à faire qu’à le glisser sur moi, et aubout d’un peu plus d’un quart d’heure, j’étais assise de nouveaudans mon salon. Quand j’y entrai, la chambre était pleine de monde,mais j’ordonnai de fermer les portes grandes pendant une ou deuxminutes, jusqu’à ce que j’eusse reçu les compliments des dames quise trouvaient dans la chambre et que je leur eusse laissé voir moncostume à loisir.

Cependant mylord*** qui se trouvait être dansla chambre, se glissa par une autre porte et ramena avec lui un desmasques, personnage grand et bien fait, mais qui n’avait pas denom, étant absolument masqué; et il n’aurait pas étéconvenable de demander le nom de personne en une telle occasion. Cepersonnage me parla en français et me dit que c’était le plus beaucostume qu’il eût vu de sa vie. Il me demanda s’il aurait l’honneurde danser avec moi. Je m’inclinai en consentant, mais je lui disque, comme j’étais mahométane, je ne savais pas danser à la manièrede ce pays-ci, et je supposais que la musique ne jouerait pas àla Moresque. Il répondit gaiement que j’avais un visage dechrétienne, et qu’il imaginait que je savais danser en chrétienne,ajoutant que tant de beauté ne pouvait être mahométane. Aussitôtles portes furent ouvertes à deux battants, et il me conduisit dansla salle. La compagnie fut saisie de la plus grande surpriseimaginable; la musique même s’arrêta un instant pourregarder, car le costume était en vérité excessivement imposant,parfaitement nouveau, très agréable et merveilleusement riche.

Ce gentleman, quel qu’il fût, et jene le sus jamais, me conduisit seulement pendant unecourante, puis me demanda si j’aurais l’envie de danser unedanse bouffonne, comme ils l’avaient fait dans la mascarade, ouquelque chose seule. Je lui dis que je préférerais n’importe quoid’autre, s’il lui plaisait. Nous ne dansâmes donc que deux dansesfrançaises, et il me conduisit jusqu’à la porte du salon, puis seretira au milieu du reste des masques. Lorsqu’il m’eut laissée à laporte du salon, je n’y entrai point, comme il pensait que jel’aurais fait; mais je me retournai, me faisant voir à toutela salle; puis j’appelai ma femme de chambre et lui donnaiquelques ordres relatifs à la musique, d’où la société conclutaussitôt que j’allais lui offrir un pas seule. Aussitôt toute lachambrée se leva, et me fit honneur en reculant partout de manièreà faire de la place, car tout était extrêmement plein. Au début lamusique n’attrapa pas l’air que j’indiquais: c’était un airfrançais. Je fus donc forcée d’y faire retourner ma femme dechambre, pendant que je me tenais à la porte de mon salon;mais dès que ma femme de chambre leur eut parlé, ils jouèrentjuste, et, pour leur montrer que c’était bien cela, je m’avançaijusqu’au milieu de la salle. Alors ils reprirent l’air de nouveau,et je dansai seule une figure que j’avais apprise en France,lorsque le prince de *** désirait me voir danser pour sondivertissement. C’était vraiment une figure très jolie, inventéepar un fameux maître de Paris, pour être dansée seule par une dameou par un monsieur; mais, comme elle était absolumentnouvelle, elle plut extrêmement à la compagnie, et tout le mondepensa que c’était turc. Un monsieur eut même la folie de s’avancerjusqu’à dire, et, je crois bien qu’il en donna sa parole, qu’ill’avait vu danser à Constantinople, ce qui était assez ridicule desa part.

À la fin de la danse, la société applaudit etpoussa presque des acclamations. Un des messieurs cria:«Roxana! Roxana! au nom du…», avec unjuron; et à partir de ce sot incident, le nom de Roxanas’attacha à moi d’un bout à l’autre de la cour et de la ville,aussi définitivement que si j’eusse été baptisée Roxana. J’eus,paraît-il, le bonheur de plaire extrêmement à tout le monde cettenuit-là; mon bal, et surtout mon costume, firent laconversation de la ville pendant toute la semaine; le nom deRoxana fut le refrain des toasts de la cour, et il n’y avait aucunnom à y accoupler.

Les choses commençaient à marcher comme je levoulais, et je devenais très répandue, autant que je le pouvaisdésirer. Le bal dura jusqu’à ce que je fusse aussi fatiguée de manuit que satisfaite de mon exhibition. Les messieurs masqués s’enallèrent vers trois heures du matin; les autres s’assirent aujeu; la musique tint bon, et quelques-unes des damesdansaient encore à six heures.

Mais j’avais un violent désir de savoir quiétait la personne avec qui j’avais dansé. Certains seigneursallèrent jusqu’à me dire que la compagnie que j’avais me faisaitgrand honneur; l’un d’eux dit, presque sans mâcher les mots,que c’était le roi; mais je me convainquis plus tard que cene l’était pas; un autre repartit que si ç’avait été SaMajesté, elle n’aurait pas considéré comme un déshonneur de menerune Roxana. Je n’ai jamais su et ne sais pas encore aujourd’huipositivement qui c’était; mais d’après son allure je pensaisqu’il était trop jeune, Sa Majesté étant alors dans un âge qu’unefemme pouvait découvrir même en dansant.

Quoi qu’il en soit, on m’envoya cinq centsguinées le lendemain matin, et le commissionnaire avait ordre de medire que les personnes qui me les envoyaient désiraient un autrebal chez moi le mardi suivant, mais qu’elles voulaient avoir mapermission de donner la fête elles-mêmes. Ceci me fit le plus grandplaisir, et je montrai une très vive curiosité de savoir de quivenait cet argent; mais le commissionnaire resta muet commela mort sur ce point, et, tout en s’inclinant à chacune de mesquestions, il me pria de ne pas l’interroger sur des chosesauxquelles il ne pouvait donner de réponse satisfaisante.

J’oubliai de mentionner que les messieurs quiavaient joué avaient donné cent guinées à la cagnotte, comme ondit; et à la fin de la partie, ils avaient demandé ma dame dela chambre comme ils l’appelaient (c’était MrsAmy,Dieu me pardonne!) et il les lui avaient remises; puisils avaient laissé vingt autres guinées pour les domestiques.

Ces procédés magnifiques me causaient autantde plaisir que de surprise, et je ne savais plus guère où j’étais.Mais surtout cette idée que le roi était la personne qui avaitdansé avec moi, me gonflait à un tel point non seulement que je neconnaissais plus personne, mais que j’étais, en vérité, bien loinde me connaître moi-même.

J’avais maintenant à me préparer à recevoir lamême compagnie le mardi suivant. Mais, hélas! tout le soinm’en fut enlevé des mains. Trois messieurs, qui cependantn’étaient, à ce qu’il semble, que des domestiques, arrivèrent lesamedi, produisant de suffisants témoignages qu’ils ne setrompaient pas de porte, car l’un d’eux était le même qui m’avaitapporté les cinq cents guinées; trois de ces personnages,dis-je, vinrent, apportant des bouteilles de toute sorte de vins,et des mannes de sucreries en telle quantité qu’il était évidentqu’ils comptaient se livrer au même commerce plus d’une fois, etqu’il voulaient tout fournir à profusion.

Cependant, trouvant que quelque chose manquaiten deux points, je fis provision d’environ douze douzaines de finesserviettes damassées, avec des nappes de même tissu en nombresuffisant pour couvrir toutes les tables en en mettant trois surchacune, et des buffets en proportion. J’achetai aussi une bellequantité de vaisselle plate, ce qu’il en fallait pour le service detous les buffets; mais ces messieurs ne voulurent paspermettre qu’on s’en servît du tout, me disant qu’ils avaientacheté de beaux plats et de belles assiettes de porcelaine pourtout le service, et que, dans des lieux si publics, ils nepouvaient répondre de la vaisselle plate. En conséquence, elle futtoute disposée dans un grand buffet vitré, dans la chambre où je metenais, où elle faisait vraiment très bon effet.

Le mardi, il arriva une telle affluence demessieurs et de dames que nos appartements ne furent absolument pascapables de les recevoir. Ceux qui avaient l’air d’être lesprincipaux de la société, donnèrent en bas l’ordre de ne pluslaisser monter personne. La rue était pleine de carrosses armoriéset de belles chaises à porteur. Bref, il fut impossible de recevoirtout le monde. Je me tins dans ma petite pièce, comme la premièrefois, et les danseurs remplirent la grande salle; tous lessalons étaient également remplis, ainsi que trois chambresau-dessus, qui n’étaient pas à moi.

Ce fut très sagement fait, qu’on eût amené unfort détachement de gardes pour veiller à la porte; car, sanscela, il y aurait eu une foule si mêlée, et, dans le nombre, desgens si prêts à faire du scandale, que nous aurions été dans ledésordre et dans la confusion la plus complète; mais, lestrois domestiques de confiance arrangèrent tout cela; ilsn’admettaient personne que sur un mot de passe.

J’étais dans l’incertitude, et je le suisencore aujourd’hui, sur le personnage qui avait dansé avec moi lemercredi précédent, lorsque c’était moi qui donnais le bal;mais que le roi se trouvât à cette réunion-ci, c’est une chose quine faisait pas de doute pour moi, grâce à des circonstances qui, jecrois, ne pouvaient me tromper: il y avait en particuliercinq personnes qui n’étaient pas masquées; trois d’entreelles avaient des jarretières bleues, et elles ne se présentèrent àmoi que lorsque je m’avançai pour danser.

Cette réunion fut conduite comme la première,mais avec beaucoup plus de magnificence, à cause de la compagnie.Je me mis, dans un costume et avec des bijoux d’une excessiverichesse, au milieu de ma petite chambre, comme l’autre fois, etj’adressai un compliment à chaque personne de la société à mesurequ’elle passait devant moi, comme je l’avais fait déjà; maismylord *** qui m’avait parlé sans déguisement la première nuit,vint à moi, et se démasquant, me dit que la société l’avait chargéde me dire qu’on espérait me voir dans le costume sous lequel jem’étais montrée la première fois, et qui avait été tellement goûtéqu’il était la cause de cette nouvelle réunion.

«Et, madame, ajouta-t-il, il y aquelques personnes dans cette assemblée qui valent la peine qu’onles oblige.»

Je m’inclinai devant mylord ***, etimmédiatement me retirai. Pendant que j’étais en haut, à revêtirmon autre costume, deux dames, complètement inconnues de moi,furent amenées dans mon appartement au-dessous, par ordre d’unnoble personnage qui avait été en Perse avec sa famille; et,cette fois, je crus vraiment qu’on m’avait dépassée, ou peut-êtrejouée.

Une de ces dames portait d’une façonvéritablement exquise le costume des jeunes filles de Géorgie,l’autre celui des jeunes filles d’Arménie; chacune d’elleavait une esclave pour la servir.

Ces dames avaient de courts jupons s’arrêtantaux chevilles, mais plissés tout autour; devant, de petitstabliers, du plus beau point de dentelle qui se pût voir;leurs robes étaient faites avec de longues manches bizarres quipendaient derrière et une queue qui traînait. Elles n’avaient pasde bijoux, mais leur tête et leur poitrine étaient ornées defleurs, et l’une et l’autre entrèrent voilées.

Les esclaves étaient tête nue, mais leurslongs cheveux noirs étaient réunis en tresses pendant jusqu’audessous de la taille et attachées par des rubans. Elles étaienthabillées avec une richesse excessive, et aussi belles que leursmaîtresses, car aucune d’elles ne portait de masque. Ellesattendirent dans ma chambre, jusqu’à ce que je fussedescendue; elles m’offrirent toutes leur respect à la modepersane, et s’assirent sur un safra, c’est-à-dire, lesjambes presque croisées, sur une couche faite de coussins étendussur le sol.

C’était un admirable spectacle, et il me fitvraiment tressaillir. Elles me débitèrent leur compliment enfrançais et j’y répondis dans la même langue. Lorsque les portesfurent ouvertes, elles entrèrent dans la salle de bal, et dansèrentune danse que personne, à coup sûr, n’avait jamais vue là, au sond’une petite trompette basse, qui était véritablement très jolie etque mylord *** avait procurée.

Elles dansèrent trois fois seules, carassurément personne ne pouvait danser avec elles. La nouveautéplut, il est vrai, mais il y avait cependant dans leur dansequelque chose de farouche et de bizarre, parce qu’ellesreprésentaient au naturel le pays barbare d’où ellesvenaient; tandis que la mienne, ayant l’air français sous lecostume mahométan, était de tout point aussi nouvelle, et faisaitréellement beaucoup plus de plaisir.

Dès qu’elles eurent montré leurs tournures deGéorgie et d’Arménie, et dansé, comme je l’ai dit, trois fois,elles se retirèrent, en me présentant leurs compliments (carj’étais la reine de la journée) et elles allèrent sedéshabiller.

Quelques messieurs alors dansèrent avec desdames, tous masqués. Lorsqu’ils s’arrêtèrent, personne ne se levapour danser, mais tous crièrent: «Roxana!Roxana!» Dans l’intervalle, mylord *** avait amené dansma chambre une autre personne masquée que je ne connaissaispas; je pus seulement distinguer que ce n’était pas celle quim’avait menée l’autre fois. Ce noble personnage (car j’appris plustard que c’était le duc de ***), après un court compliment, meconduisit au milieu de la salle.

Je portais la même veste et la même ceinturequ’auparavant; mais la robe était recouverte d’un manteau, cequi est l’ordinaire dans le costume turc. Il était écarlate etvert, le vert broché d’or. Mon tyhiaai, c’est-à-dire macoiffure, différait un peu de celui que j’avais auparavant:il était, en effet, plus haut, et avait quelques joyaux au sommet,ce qui, le faisait ressembler à un turban couronné.

Je n’avais pas de masque, et je ne me fardaispas; j’emportai cependant la palme sur toutes les dames quise montrèrent au bal, je veux dire sur celles qui se montrèrent laface découverte. Quant aux masquées, on n’en peut rien dire;il y en avait sans doute beaucoup de plus belles que je ne l’étais.Il faut avouer que le costume m’était infiniment avantageux, ettout le monde me regardait avec une sorte de plaisir qui étaitaussi grandement à mon avantage.

Après avoir dansé avec ce noble personnage, jen’offris pas de danser seule, comme je l’avais fait l’autrefois; mais ils crièrent tous de nouveau: Roxana!et deux messieurs vinrent dans le salon me supplier de leur donnerla danse turque, à quoi je consentis facilement. Je m’avançai doncet dansai exactement comme en la première occasion.

Pendant que je dansais, j’aperçus cinqpersonnes se tenant ensemble, et parmi elles, s’en trouvait uneseule avec le chapeau sur la tête. Cela me donna immédiatement àentendre qui c’était, et me jeta presque tout d’abord dans unecertaine confusion; mais je continuai, reçus, de nouveau, lesapplaudissements de la compagnie et me retirai dans ma chambreparticulière. Quand j’y fus, les cinq messieurs traversèrent lasalle pour venir auprès de moi, et, s’avançant avec une foule degrands personnages à sa suite, la personne qui avait le chapeau surla tête dit:

«MmeRoxana, vous dansezadmirablement.»

J’étais préparée, et je fis le geste dem’agenouiller pour lui baiser la main; mais il m’en empêcha,me salua, et passant de nouveau à travers la grande salle, s’enalla.

Je ne dis pas ici qui c’était, mais je dis queje parvins plus tard à en savoir quelque chose d’une façon pluscertaine. J’aurais voulu me retirer et ôter ma robe, car j’étais unpeu trop mince dans ce costume, sans lacet et la poitrine enliberté, comme si j’avais été en chemise. Mais cela ne se pouvaitpas, et je fus obligée de danser ensuite avec six ou huitgentilshommes, la plupart, si non tous, du plus haut rang. On medit plus tard que l’un d’eux était le D** deM.–th.[14].

Vers deux ou trois heures du matin lacompagnie commença à diminuer, les femmes surtout; elless’éclipsaient et s’en allaient chez elles, par petits groupes. Lesgentilshommes se retirèrent en bas, où ils se démasquèrent et semirent à jouer.

Amy servait dans la salle où ils jouaient.Elle resta debout toute la nuit, pour être à leurs ordres, et, aumatin, lorsqu’ils se séparèrent, ils brisèrent la boîte de lacagnotte dans son giron, elle me compta soixante-deux guinées etdemie. Les autres domestiques furent aussi très bien traités.Lorsqu’ils furent tous partis, Amy vint à moi, béante, et me ditavec un grand cri:

«Seigneur, madame, que ferai-je de toutcet argent?»

Et de fait la pauvre créature était à demifolle de joie.

J’étais dès lors dans mon élément. On parlaitde moi autant qu’il était possible de le souhaiter, et je nedoutais pas qu’il n’en sortît quelque chose; mais le bruit demes grandes richesses était plutôt un obstacle à mes desseinsqu’autre chose, car les gentlemen qui sans cela auraientpeut-être été assez pressants, semblaient se tenir àdistance: Roxana était trop haut pour eux.

Ici se place un épisode que je dois cacher auxyeux et aux oreilles des hommes. Pendant trois ans et un moisenviron, Roxana vécut retirée, ayant été obligée de faire uneexcursion avec quelqu’un et d’une façon et que le devoir et desserments personnels l’obligent à ne pas révéler, pour le moment, dumoins.

À la fin de ce temps, je reparus. Mais je doisajouter que, comme j’avais profité de ce temps de retraite, pourfaire ample moisson, je ne me représentai pas dans le monde avec lemême éclat, ni ne brillai aussi avantageusement qu’autrefois. Eneffet, certaines gens ayant eu au moins le soupçon du lieu oùj’avais été et de celui qui m’avait eue tout ce temps, il commençaà se faire public que Roxana était, après tout, une simple Roxana,ni meilleure ni pire, et nullement la femme d’honneur et de vertuqu’on avait d’abord supposée.

Il faut maintenant que vous vous figuriezqu’il y avait environ sept ans que j’étais arrivée à Londres, etque non seulement j’avais laissé grossir l’ancien revenu,administré, comme je l’ai fait entendre, par Sir Robert Clayton,mais que j’avais mis de côté une richesse incroyable, si l’onconsidère le temps. Si j’avais encore eu la moindre pensée deréforme, j’avais toutes les occasions de le faire avec toutes lesfacilités qu’une femme eût jamais. En effet, le vice commun descourtisanes, je veux dire l’argent, était hors de question;l’avarice même aurait pu paraître assouvie, car, y compris ce quej’avais économisé en réservant l’intérêt de quatorze mille livressterling, que j’avais, comme je l’ai dit plus haut, laissés’accumuler, et y compris quelques présents considérables que jem’étais vu faire par pur compliment à l’occasion de ces brillantesréunions masquées pendant environ deux ans que je les avais tenues,et aussi ce que j’avais trouvé dans trois années de ce quej’appelle la plus somptueuse retraite, j’avais grandement doublé mapremière fortune, et j’étais nantie de près de cinq mille livressterling argent, que je gardais chez moi, en outre de quantité devaisselle plate et de bijoux que l’on m’avait donnés, ou quej’avais achetés pour me parer les jours de réception.

En un mot, j’avais alors une fortune detrente-cinq mille livres sterling; et, comme j’avais trouvéle moyen de vivre sans gaspiller ni le capital ni l’intérêt, jemettais deux mille livres sterling de côté par année, au moins.J’ajoutai cet intérêt au capital et continuai de vivre ainsi.

À la fin de ce que j’appelle ma retraite, delaquelle je retirai beaucoup d’argent, je reparus donc, mais jeressemblais à un ancien plat d’argent qui a été enfermé pendant desannées, et qui revient un jour, terni et décoloré. Je me montrai denouveau, mais défraîchie, et j’avais l’air d’une maîtresse qu’on amise au rebut. Je n’étais rien de mieux, il est vrai, bien que mabeauté se fût conservée absolument intacte, si ce n’est que j’étaisun peu plus grosse qu’auparavant et qu’il faut toujours tenircompte que j’avais quatre ans de plus.

Néanmoins, je conservais ma jeunesse decaractère; j’étais toujours brillante, charmante en société,et aimable avec chacun, ou bien chacun me flattait. C’est danscette condition que je me lançai dans le monde à nouveau. Quoiqueje ne fusse pas si répandue qu’auparavant, – et, en vérité, je necherchais pas à l’être, sachant que cela ne se pouvait pas, –j’étais loin d’être sans compagnie, et des gens de la plus grandequalité (parmi les sujets, j’entends) me faisaient de fréquentesvisites, se réunissant quelquefois, pour prendre du plaisir etjouer dans mes appartements, où je ne me manquais pas de lesdivertir le plus agréablement possible.

Et personne d’entre eux ne pouvait me faire lamoindre proposition, à cause de l’idée qu’ils avaient de monextrême opulence, laquelle, pensaient-ils, me mettait au-dessus duvil calcul d’être entretenue, et ne laissait ainsi aucun côté paroù m’aborder aisément.

Mais à la fin je fus attaquée d’une manièretrès flatteuse par un homme d’honneur et (ce qui me le recommandaitparticulièrement) de très grande fortune. Il prit commeintroduction un long détour à propos de mes richesses. Ignorantecréature! me disais-je à part, en songeant que c’était unlord, y eut-il jamais femme du monde qui voulût s’abaisserjusqu’à être une catin et qui regardât comme au-dessous d’elle detirer une récompense de son vice! Non, non, soyez-en sûr, siVotre Seigneurie obtient rien de moi, il faudra que vous lepayiez; et l’idée que je suis si riche ne sert qu’à élever leprix que cela vous coûtera, car vous voyez bien que vous ne pouvezoffrir une bagatelle à une femme de deux mille livres sterling derevenu.

Après qu’il eut discouru un bon momentm’assurant qu’il n’avait pas de dessein sur moi, qu’il ne venaitpas pour m’enlever comme une prise, ni me soutirer mon argent,chose soit dit en passant, que je ne craignais pas beaucoup, car jeveillais trop sur mon argent pour en laisser aller aucune portionde cette manière, – il termina son discours en passant à l’amour,sujet si ridicule pour moi sans l’objet principal, je veux direl’argent, que je n’eus pas la patience de l’entendre en faire un silong conte.

Je l’accueillis civilement et lui laissai voirque je pouvais endurer d’entendre une proposition déshonnête sansen être outragée, mais que pourtant on ne m’y amenait pas tropaisément. Il me fit des visites pendant longtemps, et, bref, me fitune cour aussi empressée et assidue que s’il m’avait recherchée enmariage. Il me fit plusieurs cadeaux de prix, que je me laissaispersuader d’accepter, mais non sans de grandes difficultés.

Peu à peu je tolérai aussi ses autressollicitations; et quand il en arriva à me proposerd’établir, pour m’en faire le compliment, le taux d’une pensionfixe, il déclara que, bien que je fusse riche, ce n’en était pasmoins une chose due par lui que de reconnaître les faveurs qu’ilrecevait, et que, si je devais être sienne, je ne vivrais pas à mesdépens, quoi qu’il en coûtât. Je lui dis que j’étais loin d’êtreextravagante, mais que toutefois je ne vivais pas à moins de 500livres sterling par an sortis de ma poche. Cependant je n’étaispoint envieuse d’une constitution de rente, car je regardais celacomme une sorte de chaîne dorée, quelque chose de semblable aumariage. Je savais, sans doute, être fidèle à un homme d’honneurcomme je n’ignorais pas que sa seigneurie en était un;cependant j’avais une espèce d’aversion pour tous les liens, car,bien que je ne fusse pas si riche que me faisait le monde dansl’exagération de ses bavardages, je n’étais pas non plus assezpauvre pour me lier à une vie d’oppression en échange d’unepension.

Il me dit qu’il espérait me rendre la vieparfaitement facile, et que telle était son intention. Il ne voyaitpas la servitude qu’il pouvait y avoir dans un engagementparticulier entre nous. Il savait que je serais liée par les liensde l’honneur et que je ne les considérerais pas comme unfardeau; quant aux autres obligations, il dédaignaitd’attendre de moi rien autre chose que ce qu’il savait qu’en tantque femme d’honneur je lui accorderais. Pour l’entretien, il memontrerait bientôt qu’il m’estimait infiniment plus de cinq centslivres par an. Et c’est sur ce pied que nous commençâmes.

En effet, je me montrai plus traitable aprèsce discours, et comme le temps et un commerce fréquent nousrendirent très intimes, nous finîmes par toucher de plus prèsl’article principal, à savoir les cinq cents livres par an. Il lesoffrit du premier mot, reconnaissant comme une faveur infinie de meles voir accepter. Et moi, qui pensais que c’était trop du tout, jeme laissai vaincre, c’est-à-dire persuader de céder, sans rienavoir qu’un simple engagement de parole.

Lorsqu’il fut arrivé à ses fins par cettevoie, je lui dis ma façon de penser.

«Maintenant vous voyez, mylord, luidis-je, avec quelle faiblesse j’ai agi, de vous céder sans aucunestipulation, sans rien qui me soit assuré hors ce que vous pouvezcesser de m’allouer quand il vous plaira. Si je suis moinsappréciée pour une telle confiance, ce sera m’insulter d’unemanière que je m’efforcerai de ne pas mériter.»

Il me répondit qu’il me prouverait jusqu’àl’évidence qu’il ne m’avait pas recherchée pour faire un marché,comme cela se fait souvent; que, si je le traitais avec unegénéreuse confiance, je verrais que j’étais entre les mains d’unhomme d’honneur, et de quelqu’un qui savait reconnaître uneobligation. Et là-dessus, il tira une lettre de change d’un orfèvrepour trois cents livres sterling, et dit, en me la mettant dans lamain, qu’il me la donnait comme garantie que je ne perdrais paspour n’avoir pas fait de marché avec lui.

Cela était vraiment engageant, et me donna unebonne idée de nos futures relations. Bref, comme je ne pouvais meretenir de le traiter avec plus de bonté que je ne l’avais faitjusque-là, une chose en amenant une autre, je lui donnai plusieurstémoignages que je lui appartenais entièrement par inclinationaussi bien que par les obligations ordinaires d’unemaîtresse; ce qui lui plût extrêmement.

Bientôt après cet engagement particulier, jeme mis à considérer s’il ne serait pas plus convenable au genre devie que je menais maintenant, d’être un peu plus retirée. Comme jele dis à mylord, cela me débarrasserait des sollicitations desautres et des visites continuelles d’une sorte de gens qu’ilconnaissait bien, et qui, soit dit en passant, ayant maintenant demoi l’idée que je méritais réellement, commençaient à me parler duvieux jeu, amour et galanterie, et à me faire des offressuffisamment insolentes; choses aussi écœurantes pour moimaintenant que si j’avais été mariée ou vertueuse comme touteautre. Les visites de ces gens finissaient vraiment par êtregênantes pour moi, d’autant plus qu’ils étaient toujours ennuyeuxet impertinents; et mylord *** n’en aurait point du tout étésatisfait, si elles avaient continué.

Il serait divertissant de mettre ici lamanière dont je repoussai ces sortes de gens; comment, aveccertains, je me montrai outragée et leur dis que je regrettaisqu’ils m’obligeassent à me défendre contre le scandale de tellessuggestions en leur déclarant que je ne pouvais pas les voirdavantage et en désirant qu’ils ne prissent plus la peine de merendre visite; car, sans avoir l’intention d’être incivile,je me croyais tenue à ne plus recevoir aucune visite degentlemen qui m’avait fait des propositions telles que lesleurs; mais il serait trop fatigant de rapporter tout celaici. Ce fut pour cette raison que je proposai à Sa Seigneurie deprendre de nouveaux appartements, pour plus de discrétion. Enoutre, je considérais que, pouvant vivre très bien, mais moins enpublic, il s’en faudrait que j’eusse besoin de dépenser autantd’argent; et si je faisais cinq cents livres sterling par anavec cette généreuse personne, c’était plus, et de beaucoup, que ceque j’aurais occasion de dépenser.

Mylord adopta tout de suite ma proposition, etalla plus loin que je ne m’y attendais, car il me trouva un logisdans une très belle maison, où cependant il n’était pas connu. Jesuppose qu’il avait chargé quelqu’un de la lui chercher. Il y avaitun chemin commode pour arriver au jardin par une porte qui ouvraitdans le parc, privilège rarement accordé en ce temps-là.

Avec cette clef il pouvait entrer à touteheure de nuit ou de jour qu’il lui plaisait; et, comme nousavions aussi une petite porte dans le bas de la maison, qui étaittoujours laissée fermée au loquet et qu’il avait le passe-partout,qu’il fût minuit, une heure ou deux heures du matin, il pouvaitentrer directement dans ma chambre à coucher. NotaBene: – Je ne craignais pas d’être trouvée au lit avecpersonne autre, parce que, pour le dire en un mot, je n’avais derelations avec personne absolument.

Il arriva une nuit une chose assez plaisante.Sa Seigneurie avait tardé, et, ne l’attendant pas cette nuit là,j’avais pris Amy dans mon lit, lorsque mylord entra dans la chambreoù nous étions toutes deux profondément endormies. Je crois qu’ilétait près de trois heures quand il arriva, un peu gai, maisnullement gris, ni ce qu’on appelle pris de boisson. Il entradirectement dans la chambre.

Amy perdit la tête de peur et se mit à crier.Moi, je dis avec calme:

«En vérité, mylord, je ne vous attendaispas ce soir, et nous avons eu un peu peur du feu dans la nuit.

»–Oh! dit-il, je vois quevous avez un compagnon de lit.»

Je me mis à m’excuser.

«Non, non, dit mylord; vous n’avezpas besoin d’excuse. Votre compagnon de lit n’est pas un homme, jevois.»

Mais aussitôt, avec assez de gaieté, il repritses dernières paroles, et dit:

«Mais écoutez donc! maintenant quej’y pense, comment puis-je être certain que ce compagnon de litn’est pas un homme?

»–Oh! répondis-je, j’osedire que Votre Seigneurie est certaine que c’est la pauvre Amy.

»–Oui, dit-il, c’estMrsAmy; mais comment puis-je savoir ce quec’est qu’Amy? Ce peut être aussi bien MrAmy,pour ce que j’en sais. J’espère que vous me donnerez permission dem’en assurer.»

Je lui répondis que oui, qu’à coup sûr jevoulais bien que Sa Seigneurie s’en assurât; mais que jesupposais qu’elle savait ce qu’il en était.

Eh bien, il assaillit la pauvre Amy, et, mafoi, je crus un instant qu’il pousserait jusqu’au bout laplaisanterie sous mon nez, comme il était déjà arrivé une fois enpareil cas. Mais Sa Seigneurie n’était pas si ardente; ellevoulait seulement savoir si Amy était MrAmy ouMrsAmy; et je suppose qu’elle le sut. Unefois satisfait sur ce cas douteux, mylord se dirigea vers l’autrebout de la chambre, entra dans un petit cabinet et s’y assit.

Pendant ce temps, Amy et moi nous nouslevions; je lui ordonnai de courir faire le lit dans uneautre chambre pour mylord, et lui donnai des draps pour y mettre.Elle le fit aussitôt et j’y fis coucher mylord; lorsque j’eusfini, sur son désir je me couchai avec lui. J’hésitais d’abord à mecoucher avec lui, donnant pour excuse que j’avais été au lit avecAmy et que je n’avais pas changé de linge; mais en ce momentlà, il était au dessus de ces délicatesses; du moment qu’ilétait sûr que c’était MrsAmy et nonMrAmy, il était parfaitement content, et c’estainsi que finit la plaisanterie. Mais Amy ne se montra plus detoute cette nuit là, ni le lendemain, et lorsqu’il la vit, mylordfut d’une telle gaieté avec elle à propos de sonéclaircissement[15], comme il disait, qu’Amy ne savaitoù se mettre.

Non qu’Amy fut après tout une dame sidélicate, si l’on s’y était pris avec elle comme il paraît dans lapremière partie de cet ouvrage; mais cette fois elle avaitété surprise et un peu bousculée, de sorte qu’elle savait à peineoù elle en était; d’ailleurs elle était pour Sa Seigneurieaussi vertueuse qu’aucune dame du monde, et, pour ce qu’ilconnaissait d’elle, elle en avait l’air. Le reste nous regardaitseules, nous qui le savions.

Je menai cette vie coupable huit ans encomptant à partir de mon arrivée en Angleterre; et bien quemylord ne trouvât rien à redire, je m’apercevais bien sans un grandexamen que quiconque me regardait en face pouvait voir que j’avaisplus de vingt ans. Cependant, sans me flatter, je portais trèslégèrement mon âge, qui dépassait la cinquantaine.

Je puis me risquer à dire que jamais une femmene vécut, comme moi, une vie de vingt-cinq années de désordre, sansle moindre signe de remords, sans aucune marque de repentir, etsans même aucun désir d’y mettre fin. Il y avait si longtemps queje m’étais habituée à une vie de vice, que réellement cela ne mesemblait plus être du vice. J’allais toujours sur la même penteunie et plaisante; je me vautrais dans les richesses, quiaffluaient à moi avec une telle rapidité qu’ayant pris les mesureséconomes indiquées par le bon chevalier, j’avais au bout de huitans deux mille huit cents livres sterling de revenu annuel, dont jene dépensais pas un sou, la pension que je recevais demylord*** suffisant à mon entretien et y suffisant avec unsurplus de plus de deux cents livres sterling chaque année;car, bien qu’il ne se fût pas engagé par contrat pour cinq centslivres par an, comme je cherchais, sans rien lui en dire, àl’amener à le faire, il me donnait si souvent de l’argent, et celaen telle quantité à la fois qu’il était rare que je n’eusse de luiplus de sept à huit cents livres, bon an mal an.

Il faut ici que je retourne en arrière pourrapporter, après avoir dit ouvertement les mauvaises choses quej’ai faites, quelque chose qui avait cependant l’apparence d’unebonne action. Je me rappelai que, lorsque j’étais partied’Angleterre, quinze ans auparavant, j’avais laissé cinq petitsenfants, jetés pour ainsi dire au milieu du vaste monde, à lacharité des parents de leur père. Le plus âgé n’avait pas six ans,car nous n’étions pas mariés depuis tout à fait sept ans lorsqueleur père s’en était allé.

Après mon arrivée en Angleterre, j’eus ungrand désir de savoir dans quelle situation ils étaient, s’ilsétaient, ou non, tous vivants, et de quelle manière on avait pourvuà leurs besoins. Mais je résolus de ne pas me découvrir à eux lemoins du monde, et de ne laisser savoir à aucun de ceux qui avaienteu charge de les élever qu’il existait encore dans le monde unecréature comme leur mère.

Amy était la seule personne à qui je pusseconfier une telle commission. Je l’envoyai à Spitalfields, chez lavieille tante et la pauvre femme qui avaient travaillé siefficacement à disposer les parents à prendre quelque soin desenfants. Mais elles n’y étaient plus ni l’une ni l’autre;mortes et enterrées depuis plusieurs années. Les recherches qu’ellefit ensuite s’adressèrent à la maison où elle avait porté lespauvres enfants, et où elle les avait fait subrepticement entrer.Lorsqu’elle y arriva, elle trouva la maison habitée par d’autrespersonnes, de sorte qu’elle ne put tirer que peu ou rien de sonenquête, et elle revint avec une réponse qui pour moi n’était pasune réponse du tout, car elle ne me satisfaisait aucunement. Je larenvoyai s’informer dans le voisinage de ce qu’était devenue lafamille qui avait habité cette maison; s’ils avaientdéménagé; où ils demeuraient; dans quelle situation ilsse trouvaient; et en même temps, si elle le pouvait, cequ’étaient devenus les pauvres enfants; comment ils vivaient,et où; comment on les avait traités, etc.

Elle me rapporta de cette seconde expéditionque, quant à la famille, elle avait appris que le mari, qui, touten n’étant que l’oncle par alliance des enfants, avait été pour euxle meilleur de tous, était mort, et que la veuve était restée dansune situation médiocre, c’est-à-dire que, sans être dans le besoin,elle n’était pas si à l’aise qu’on le croyait du vivant de sonmari.

Quant aux pauvres enfants, deux d’entre eux,paraît-il, avaient été gardés par elle, c’est-à-dire par son mari,tant qu’il vécut; car, que ce fût contre son gré, à elle,c’était ce que nous savions tous; mais les honnêtes voisinsplaignaient, dirent-ils, les pauvres enfants de tout leur cœur, carleur tante était barbare pour eux; elle ne les traitait guèremieux que des domestiques, les employant à la maison à la servir,elle et ses enfants, et leur donnait à peine des vêtements bons àporter.

C’était, à ce qu’il semble, mon aîné et montroisième, qui étaient des filles. Le second était un garçon, lequatrième une fille, et le plus jeune un garçon.

Pour finir le mélancolique récit de l’histoirede mes deux malheureuses filles, Amy me rapporta qu’aussitôtqu’elles avaient été capables de sortir et de se procurer del’ouvrage, elles s’en étaient allées, et quelques-uns disaient queleur tante les avait mises dehors; il paraît cependantqu’elle ne l’avait pas fait, mais elle les traitait si cruellementqu’elles la laissèrent. L’une d’elles entra au service d’unevoisine, un peu plus loin, qui la connaissait, la femme d’untisserand honnête et bien établi, chez qui elle fut femme dechambre; et quelque temps après, elle retira sa sœur de lamaison de sa tante, véritable Bridewell[16], et luiprocura aussi une place.

Tout cela était mélancolique et sombre.J’envoyai alors Amy à la maison du tisserand, où l’aînée avaitdemeuré; mais on trouva que, sa maîtresse étant morte, elleétait partie, et personne ne savait où elle était allée; onavait seulement entendu dire qu’elle avait demeuré chez une grandedame, à l’autre bout de la ville; mais on ne savait pas quicette dame était.

Ces recherches prirent trois ou quatresemaines, et je n’en étais pas d’une ligne plus avancée, car jen’avais pu rien apprendre qui me satisfît. Je l’envoyai ensuite àla découverte de l’honnête homme qui, comme je l’ai consigné dansle commencement de mon histoire, avait fait pourvoir à leursbesoins et fait venir le plus jeune de la ville où nous habitionset où les officiers de la paroisse avaient pris charge de lui. Cegentleman vivait encore. Là, elle apprit que ma plus jeunefille et mon fils aîné étaient morts tous les deux, mais que monplus jeune fils était vivant et avait à ce moment dix-sept ansenviron; il avait été mis en apprentissage par la bonté et lacharité de son oncle, mais dans un métier ingrat, où il étaitobligé de travailler très péniblement.

Cela excita tellement la curiosité d’Amyqu’elle alla le voir sur le champ; elle le trouva tout saleet travaillant dur. Elle n’avait aucun souvenir du jeune homme, carelle ne l’avait pas vu depuis qu’il avait eu deux ans environ, etil était évident que lui ne pouvait nullement la connaître.

Chapitre 5

 

SOMMAIRE. – Mon plus jeune fils en apprentissage. – Deux demes filles sont en service, on ne sait où. – Amy découvre qu’uned’elles est servante chez moi. – Sa Seigneurie passe de l’amour àl’indifférence. – Je quitte Mylord. – On me fait un rapport trèssatisfaisant de mon fils. – Tourments que me cause l’obligation deme cacher de mes enfants. – Plan pour éviter mes anciennesconnaissances. – Je me loge chez une Quakeresse. – Je m’habille enQuakeresse. – Amy fait un voyage de découverte. – Étrangeaventure: J’aperçois mon marchand hollandais. – Je découvrequ’il demeure à Londres. – Il me rend visite. – Mon embarras. –Brusque façon dont je lui suis présentée. – Discours sur différentssujets. – Conversation relative à l’enfant. – Je penche à épousermon marchand hollandais. – Malheureux effet d’une lettre d’Amy. –Je désire me débarrasser du marchand. – Ma déception de ne pouvoirêtre princesse. – Mon mari achète une baronnie. – «Épousez lebaronet et devenez comtesse.» – Noces joyeuses chez laQuakeresse. – Je me montre au baronet dans mon costumeturc.

Elle lui parla, et elle reconnut que c’étaitun bon garçon, sensé, de bonnes manières. Il ne savait rien del’histoire de son père et de sa mère, et ne songeait à rien qu’àtravailler dur pour gagner sa vie. Elle ne crut pas à propos de luimettre de hautes visées dans la tête, de peur que cela ne ledétournât du travail et, peut-être, ne lui fit monter l’ivresse aucerveau et ne le rendît bon à rien. Elle alla trouver cet excellenthomme, son bienfaiteur, qui l’avait mis en apprentissage, et,voyant que c’était un homme simple, bien intentionné, honnête et decœur sensible, il lui fut d’autant plus facile de s’ouvrir à lui.Elle lui fit une longue histoire: elle avait une prodigieusetendresse pour cet enfant, parce qu’elle avait eu le même sentimentpour son père et sa mère; elle était la servante qui lesavait tous portés à la porte de leur tante et qui s’était enfuie enles y laissant; leur pauvre mère manquait de pain, et elleaurait bien voulu savoir ce qu’il était advenu d’elle depuis. Elleajouta qu’il se trouvait que sa situation dans le monde s’étaitaméliorée; et, puisqu’elle était en position de le faire,elle était disposée à montrer quelque bonté pour ces enfants, sielle pouvait les découvrir.

Il la reçut avec toute la civilité quedemandait une si généreuse proposition; il lui rendit comptede ce qu’il avait fait pour l’enfant, comme il l’avait entretenu,nourri et vêtu, mis à l’école, et enfin placé dehors pour apprendreun métier. Elle lui dit qu’il avait été véritablement un père pourlui.

«Mais, monsieur, ajouta-t-elle, c’est unmétier très dur et très fatigant, et lui n’est qu’un garçon chétifet faible.

»–C’est vrai, répondit-il;mais c’est l’enfant lui-même qui a choisi le métier, et je vousassure qu’en le plaçant j’ai donné vingt livres sterling et que jedois l’entretenir de vêtements pendant tout son apprentissage. Sile métier choisi est dur, c’est la faute de la situation où il setrouve, le pauvre garçon; je ne pouvais faire mieux pourlui.

»–Certes, monsieur, repritAmy; vous avez fait tout cela par charité, et c’estextrêmement bien; mais, comme j’ai résolu de faire quelquechose pour lui, je désire, si c’est possible, que vous le retiriezde cette place où il travaille si durement; car je ne peuxsupporter de voir cet enfant se donner tant de mal pour gagner sonpain, et je veux le mettre à même de vivre sans un si durlabeur.»

Il sourit à ces mots, et dit:

«Je peux bien, sans doute, leretirer; mais, en ce cas, il faut que je perde les vingtlivres que j’ai données pour lui.

»–Eh bien! monsieur, ditAmy, je vais vous donner le moyen de perdre ces vingt livresimmédiatement.»

Et elle mit la main dans sa poche, d’où elleretira sa bourse.

Il commençait à être légèrement stupéfait, etil la regardait fixement en face, si bien qu’elle s’en aperçut etlui dit:

«J’imagine, monsieur, qu’en me regardantainsi vous pensez me connaître; mais je suis certaine quevous ne me connaissez pas, car je n’ai jamais vu votre visage avantaujourd’hui. Je crois que vous avez fait assez pour l’enfant, etque l’on devrait vous regarder comme son père; mais vous nedevez pas, par votre bonté envers lui perdre plus que ne vous acoûté la bonté que vous avez mise à l’élever. Par conséquent, voiciles vingt livres, et je vous prie de l’envoyer chercher.

»–Bien, madame. Je vous remerciepour l’enfant aussi bien que pour moi. Mais, dites-moi, s’il vousplaît, que faudra-t-il que je fasse de lui?

»–Monsieur, dit Amy, puisque vousavez été assez bon pour le garder tant d’années, je vous demande dele reprendre chez vous une année de plus. Je vous apporterai encorecent livres sterling que je vous prie d’employer à l’envoyer àl’école, à le vêtir et à vous payer de sa pension. Peut-être lemettrai-je en situation de vous rendre vos bontés.»

Il eut l’air content, mais fort surpris, etdemanda à Amy, très respectueusement, ce qu’il irait apprendre àl’école, et à quel métier il lui plaisait qu’il fût mis.

Amy dit qu’il fallait lui faire apprendre unpeu de latin, et puis la tenue des livres commerciaux, et à avoirune belle écriture, parce qu’elle le ferait entrer chez un marchandlevantin.

«Je suis heureux pour lui de vousentendre parler ainsi, madame. Mais savez-vous qu’un marchandlevantin ne le prendra pas à moins de quatre ou cinq centslivres?

»–Oui, monsieur, dit Amy, je lesais parfaitement.

»–Et, continua-t-il, qu’il faudraautant de fois mille livres pour l’établir?

»–Oui, monsieur, je sais aussicela parfaitement.» Et, décidée à le prendre de très haut,elle ajouta: «Je n’ai pas d’enfant à moi, et j’airésolu de le faire mon héritier. S’il lui fallait dix mille livrespour s’établir, elles ne lui feraient pas défaut. Je n’étais que laservante de sa mère lorsqu’il est né, et j’ai déploré de tout moncœur les désastres de sa famille; mais j’ai toujours dit quesi jamais je venais à avoir quelque fortune, je prendrai l’enfantcomme le mien. Aujourd’hui je veux tenir ma parole, bien qu’alorsje ne prévisse pas que les choses tourneraient pour moi comme ellesl’ont fait depuis.»

Et Amy lui fit une longue histoire de la peinequ’elle avait eue à mon sujet, et de ce qu’elle donnerait pourapprendre si j’étais morte ou vivante et dans quelle position je metrouvais; et que, si elle pouvait me découvrir, si pauvrefussé-je, elle se chargerait de moi, et referait de moi une femmedu monde.

Il lui dit que, pour ce qui était de la mère,elle avait été réduite à la dernière extrémité, et obligée (commeil supposait que je le savais) d’envoyer tous ses enfants chez lesdifférents amis de son mari. Sans lui, on les aurait envoyés tous àla paroisse; mais il avait obligé les autres parents à separtager la charge entre eux. Lui en avait pris deux, dont il avaitperdu l’aîné qui était mort de la petite vérole; mais ilavait eu soin de celui qui restait comme des siens propres, et ilavait fait bien peu de différence en les élevant, si ce n’est que,lorsque le temps vint de le placer dehors, il avait pensé qu’ilvalait mieux pour l’enfant lui donner un métier dans lequel ilpourrait s’établir sans mise de fonds; car autrement ilaurait perdu son temps. Quant à la mère, il n’avait réussi à rienapprendre à son sujet, et pourtant il avait fait les plus activesrecherches. Un bruit courait qu’elle s’était noyée; mais iln’avait jamais pu rencontrer personne capable de lui dire rien decertain là-dessus.

Amy feignit de pleurer sur sa pauvremaîtresse. Elle lui dit qu’elle donnerait tout au monde pour lavoir si elle était vivante. Ils parlèrent encore longuement sur cesujet, puis ils en revinrent à s’occuper de l’enfant.

Il lui demanda pourquoi elle ne l’avait pascherché plus tôt; il aurait pu être pris plus jeune et êtreélevé conformément aux vues qu’elle avait sur lui.

Elle lui dit qu’elle avait été absented’Angleterre, et qu’elle ne faisait que de revenir des IndesOrientales. Qu’elle eût été absente d’Angleterre et qu’elle ne fîtque d’y revenir, c’était bien vrai; mais le reste était faux,et elle l’introduisit dans son histoire pour lui fermer les yeux etse prémunir contre de nouvelles recherches. En effet, ce n’étaitpas une chose étrange pour une jeune femme que d’aller pauvre auxIndes Orientales et d’en revenir puissamment riche. Elle continuadonc à donner ses instructions au sujet de l’enfant; tousdeux convinrent qu’on ne dirait pas du tout au garçon ce qu’onavait l’intention de faire pour lui, mais qu’on le feraitsimplement revenir chez son oncle, parce que son oncle trouvait lemétier trop dur pour lui, ou autres raisons de ce genre.

Trois jours plus tard environ, Amy revint etlui apporta les cent livres qu’elle lui avait promises; maiscette fois Amy faisait une toute autre figure que la première fois.Elle y alla dans mon carrosse, avec deux valets de pied derrière,et très bien habillée, portant des bijoux et une montre en or. Iln’était d’ailleurs pas difficile de donner à Amy l’apparence d’unedame, car elle était très bien faite et avait l’air assez comme ilfaut. Le cocher et les domestiques avaient l’ordre exprès de luitémoigner le même respect qu’à moi, et de l’appelerMmeCollins, si on les questionnait à sonpropos.

Lorsque le gentleman vit sonéquipage, sa première surprise s’en accrut, et il l’accueillit dela façon la plus respectueuse; il la félicita des progrès desa fortune, et se réjouit particulièrement de ce que cette chanceéchût au pauvre enfant d’être si bien pourvu, contrairement à touteespérance.

Amy, là-dessus, parla avec beaucoup d’aplomb,mais très librement et familièrement. Elle leur dit qu’elle nes’enorgueillissait pas de sa bonne fortune (et c’était assez vrai,car, pour donner à Amy ce qui lui est dû, elle était fort loin detels sentiments, et il n’y eut jamais meilleure pâte de créaturequ’elle); qu’elle était toujours la même; qu’elleaimait toujours ce garçon, et qu’elle était résolue à faire quelquechose d’extraordinaire pour lui.

Alors elle tira son argent, et mit sur tablecent vingt livres sterling, qu’elle lui payait, dit-elle, afinqu’il fût certain qu’il ne perdrait rien en reprenant l’enfant chezlui; elle reviendrait le voir et causer encore de tout cela,pour que les choses fussent réglées de telle façon qu’aucunaccident, mortalité ou autre, ne pût y rien changer au préjudice del’enfant.

À cette entrevue, l’oncle fit paraître safemme, personne sérieuse, avenante, maternelle, qui parla du jeunehomme avec beaucoup d’affection, et qui, paraît-il, avait été trèsbonne pour lui, bien qu’elle eût plusieurs enfants à elle. Aprèsqu’Amy eut longuement parlé, elle intervint par un mot.

«Madame, dit-elle, je suis heureuse aufond du cœur des bonnes intentions que vous avez pour ce pauvreorphelin, et je m’en réjouis sincèrement pour lui; maismadame, vous savez, je suppose, qu’il y a aussi deux sœursvivantes. Ne pouvez-vous dire un mot en leur faveur? Lespauvres filles, elles n’ont pas été aussi doucement traitées quelui, et on les a livrées à elles-mêmes au milieu du monde.

»–Où sont-elles, madame?demanda Amy.

»–Les pauvres créatures sontdehors, en service; personne ne sait où qu’elles-mêmes. C’estun cas bien triste que le leur.

»–Sans doute, dit Amy, si je lestrouvais, je les secourrais; mais mon intérêt est pour monenfant, comme je l’appelle, et je le mettrai en état de se chargerde ses sœurs.

»–Mais, madame, reprit la bonne etcompatissante créature, il se peut que son inclination ne le portepas à être si charitable, car un frère n’est pas un père; eton les a déjà cruellement traitées, les pauvres filles. Nous lesavons souvent aidées, de vivres et de vêtements, même lorsque leurbarbare tante prétendait les entretenir.

»–Eh bien! madame, quepuis-je faire pour elles? Elles sont parties, à ce qu’ilsemble, et l’on ne peut avoir de leurs nouvelles. Lorsque je lesverrai, il sera temps.»

L’excellente dame pressa alors Amy d’obligerleur frère, sur l’abondante fortune qu’il paraissait destiné àavoir, à faire quelque chose pour ses sœurs quand il lepourrait.

Amy resta froide, mais dit qu’elle ysongerait; et là-dessus ils se séparèrent. Ils eurentplusieurs entrevues ensuite; car Amy allait voir son filsadoptif, donnait ses instructions pour ses études, ses vêtements,et le reste. Elle leur enjoignit de ne rien dire au jeune homme,sinon qu’ils trouvaient que le métier qu’il avait commencé étaittrop dur pour lui, et qu’ils allaient le garder à la maison quelquetemps encore et lui donner quelque instruction pour le rendrepropre à une autre occupation. Amy n’était pour lui que ce qu’elles’était montrée la première fois, une personne qui avait connu samère et qui avait quelque affection pour lui.

Les choses allaient ainsi depuis près d’uneannée, lorsqu’il arriva qu’une de mes bonnes, ayant demandé congé àAmy (car Amy était la maîtresse des servantes, et les engageait oules renvoyait comme il lui plaisait), ayant, dis-je, demandé congéd’aller dans la cité voir ses amis, revint à la maison en pleurantamèrement; elle était dans la plus poignante douleur, etcontinua ainsi plusieurs jours; à la fin Amy, s’apercevant decet excès de peine et ne doutant pas que la fille ne se rendîtmalade à force de pleurer, saisit une occasion, etl’interrogea.

La fille lui raconta longuement qu’elle étaitallée voir son frère, le seul frère qu’elle eût au monde, etqu’elle savait avoir été mis en apprentissage chez un ***;mais une dame en voiture était venue chez son oncle ***, celui quil’avait élevé, et l’avait fait revenir à la maison. Et ellecontinua de dévider ainsi toute l’histoire précisément comme on l’arapportée plus haut, jusqu’à ce qu’elle fût arrivée à la partie quila concernait elle-même.

«Et, dit-elle alors, je ne leur avaispas fait savoir où je demeurais; la dame m’aurait prise, à cequ’ils m’ont dit, et aurait aussi pourvu à mon entretien, commeelle l’a fait pour mon frère; mais personne ne pouvait direoù l’on me trouverait; et ainsi j’ai tout perdu, j’ai perdutoute espérance d’être jamais autre chose qu’une pauvre servantetout le long de mes jours.»

Et la fille se reprit à pleurer.

Amy lui dit:

«Qu’est-ce que c’est que toute cettehistoire? Qui pouvait être cette dame? Ce doit êtreassurément quelque mauvaise plaisanterie.

»–Non, reprit-elle, ce n’était pasune plaisanterie, car elle leur a fait retirer mon frèred’apprentissage et le reprendre chez eux; et elle lui aacheté des habits neufs, et elle l’a mis à apprendredavantage; et la maîtresse de la maison dit qu’elle le ferason héritier.

»–Son héritier? dit Amy.Qu’est-ce que cela lui rapportera? Elle pourrait bien n’avoirrien à lui laisser. Elle peut faire n’importe qui son héritier.

»–Non, non; elle est venuedans une belle voiture avec de beaux chevaux, et je ne sais combiende valets de pied pour la servir; et elle a apporté un grandsac d’or et l’a donné à mon oncle ***, celui qui a élevé mon frère,pour lui acheter des vêtements, et pour payer une école et sapension.

»–Celui qui a élevé votrefrère? reprit Amy. Pourquoi ne vous a-t-il pas élevée aussi,de même que votre frère? Qui vous a donc élevée,dites-moi?»

Ici la pauvre fille raconta une mélancoliquehistoire, comment une tante l’avait élevée, elle et sa sœur, etavec quelle barbarie elle les traitait, ce que nous avons déjàvu.

À ce moment Amy avait la tête pleine de toutcela, et le cœur aussi. Elle ne savait comment dissimuler, ni ceque faire, car elle se sentait sûre que cette servante n’étaitautre que ma propre fille. Elle lui avait, en effet, raconté toutel’histoire de son père et de sa mère, et comment elle avait étéportée par leur bonne à la porte de sa tante, précisément comme ila été relaté au commencement de mon récit.

Amy resta très longtemps sans me rien dire decela. Elle ne savait pas trop quelle ligne de conduite tenir dansl’occurrence. Mais, comme elle avait autorité pour tout régler dansla maison, elle saisit l’occasion, quelque temps après et sans m’enlaisser rien savoir, de prendre la fille en faute et de la mettre àla porte.

Ses raisons étaient bonnes, quoique je nefusse pas satisfaite d’abord en apprenant ce qui s’étaitpassé; mais je me convainquis ensuite qu’elle avait raison.En effet, si elle m’en avait parlé, j’aurais été dans une grandeperplexité entre la difficulté de me cacher de mon propre enfant etle danger de faire connaître mon genre de vie aux parents de monpremier mari et à mon premier mari lui-même; car, pour ce quiétait de sa mort à Paris, lorsque Amy me vit résolue à ne me plusmarier, elle me dit qu’elle avait forgé cette histoire dans le seulbut de me mettre à l’aise lorsque j’étais en Hollande, s’ils’offrait quelque chose à mon goût.

Cependant, j’étais encore une mère troptendre, en dépit de ce que j’avais fait, pour laisser cette pauvrefille aller par le monde, peinant, comme on dit, pour gagner sonpain, fille de cuisine, véritable esclave devant les fourneaux.D’un autre côté, il me vint en l’esprit qu’elle pourrait peut-êtrese marier avec quelque pauvre diable de valet ou de cocher, ouquelque hère de ce genre, et se perdre de cette manière; ou,pis encore, être entraînée à coucher avec quelque grossier individude cette engeance maudite, se trouver enceinte, et être ainsiruinée à tout jamais. Au milieu de toute ma prospérité, ceci mecausait un grand ennui.

Envoyer Amy la trouver, il n’y fallait passonger maintenant; car, ayant été servante dans la maison,elle connaissait Amy aussi bien qu’Amy me connaissait; etsans doute, bien qu’elle n’eût guère occasion de me voir, ellepouvait avoir eu la curiosité de me guetter au passage et de mevoir assez pour me reconnaître, si je m’étais ouverte à elle. Bref,il n’y avait rien à faire de ce côté.

Cependant Amy, créature active et infatigable,trouva une femme à laquelle elle donna ses instructions et qu’elleenvoya à la maison du brave homme de Spitalfields, où ellesupposait que la fille était allée en se trouvant sans place. Ellelui commanda de causer avec elle, de lui dire avec réserve que,comme on avait fait quelque chose pour son frère, on ferait quelquechose aussi pour elle, et qu’il ne fallait pas se décourager. Ellelui porta vingt livres sterling pour s’acheter des vêtements, etl’engagea à ne plus entrer en service, mais à penser à autrechose; qu’elle prît logement dans quelque honnête famille, etelle en apprendrait bientôt davantage.

La jeune fille fut ravie de la nouvelle, vouspouvez le croire, et même un peu trop gonflée, tout d’abord. Elles’habilla très bien, ma foi, et, aussitôt ce soin pris, vint faireune visite à MmeAmy, pour lui faire voir commeelle était belle. Amy la félicita, souhaita que tout fût comme ellele désirait, mais l’avertit de ne pas se laisser trop gonfler parla prospérité; elle lui dit que la modestie est le plus belornement d’une femme comme il faut, et lui donna beaucoup d’autresbons avis, mais elle ne lui laissa rien découvrir.

Tout cela se fit dans les premières années demon nouveau train de vie ici, à Londres, pendant que les masques etles bals étaient en mouvement. Amy mena bien l’affaire de lancermon fils dans le monde, en quoi nous fûmes aidées par les sagesavis de mon fidèle conseiller, sir Robert Clayton, qui nous procuraun maître pour lui, et qui l’envoya plus tard en Italie comme vousl’apprendrez en son lieu. Amy dirigea aussi très bien ma fille,bien que par l’intermédiaire d’une tierce personne.

Mes amours avec mylord *** commençaientmaintenant à tirer à leur fin; et vraiment, malgré sonargent, ils avaient si longtemps duré que j’étais beaucoup plusdégoûtée de Sa Seigneurie qu’elle ne pouvait l’être de moi. Ildevenait vieux, irritable, grincheux; et ce qui faisait, jedois l’ajouter, que le vice lui-même commençait à me paraîtrenauséabond et écœurant, c’est que monseigneur devenait pire etcroissait en méchanceté, à mesure qu’il devenait plus vieux;et cela à un degré tel qu’on ne peut l’écrire. Il m’avait tellementfatiguée de sa personne que, dans un des capricieux accès d’humeurdont il profitait souvent pour m’ennuyer, je saisis l’occasiond’être beaucoup moins complaisante avec lui que je n’avaisl’habitude de l’être. Comme je le savais emporté, j’eus soind’abord de le mettre légèrement en colère, et puis de m’enplaindre; on en vint aux mots, et je lui dis que je croyaisqu’il commençait à être dégoûté de moi. Dans son feu, il réponditque véritablement il l’était. Je répartis que je voyais bien que SaSeigneurie s’efforçait de me dégoûter également; j’avais reçud’elle depuis quelque temps et à plusieurs reprises de tellesrebuffades! Elle ne me traitait pas comme elle avait coutumede le faire. Je priais donc Sa Seigneurie de ne pas se gêner. – Jedébitai cela d’un air de froideur et d’indifférence que je savaisqu’il ne pouvait supporter. Je ne lui fis pas une franche querelle,mais je lui dis que, moi aussi, j’étais dégoûtée de lui, et que jedésirais qu’il me quittât, car je savais que cela arriverait desoi-même; d’ailleurs j’avais eu souvent à me louer de sesbons procédés, et il me répugnait que la rupture vînt de moi, afinqu’il ne pût pas dire que j’étais une ingrate.

Il me prit au mot, et ne revint pas de deuxmois. À la vérité je m’attendais à un accès d’absence, car j’enavais eu plusieurs fois déjà auparavant, mais pas au delà d’unequinzaine ou de trois semaines au plus. Cependant, après avoirattendu un mois, ce qui était une période plus longue qu’il n’enavait jamais passé à l’écart, je pris une nouvelle méthode, carj’avais décidé que je devais être la maîtresse de continuer aveclui ou non, selon que je le jugerais convenable. À la fin du moisdonc, je déménageai, et je pris un logement àKensington-Gravel-Pits, dans cette partie qui est après la routed’Acton, et je ne laissai dans ma maison qu’Amy et un laquais avecdes instructions sur la façon dont ils avaient à se conduire quandSa Seigneurie, revenue à elle-même, jugerait convenable dereparaître, ce que je savais qu’elle ferait.

Au bout de deux mois environ, il arriva lesoir, à la brune, comme d’ordinaire. Le laquais le reçut et lui ditque Madame n’était pas à la maison, mais qu’il y avaitMrsAmy en haut. Il n’ordonna pas qu’on la fîtdescendre, mais il monta jusqu’à la salle à manger, etMrsAmy vint le trouver. Il demanda où j’étais.

«Mylord, dit-elle, ma maîtresse adéménagé d’ici il y a déjà assez de temps, et elle demeure àKensington.

»–Ah!MrsAmy, et comment vous trouvez-vous être icialors?

»–Mylord, dit-elle, nous sommesici jusqu’au jour du terme, parce que les meubles ne sont pasenlevés; et moi pour répondre, si quelqu’un vient demandermadame.

»–Bien; et quelle réponseavez-vous à me donner, à moi?

»–Vraiment, mylord, je n’ai pas deréponse particulière pour Votre Seigneurie, si ce n’est de vousdire, comme à tout autre, où madame demeure, afin qu’on ne croiepas qu’elle s’est sauvée.

»–Non, MrsAmy, jene crois pas qu’elle se soit sauvée; mais vraiment je ne peuxpas aller la chercher si loin.»

Amy ne répondit rien à cela, mais elle fit larévérence et dit qu’elle croyait que je reviendrais passer ici unesemaine ou deux, dans quelque temps.

«Combien est-ce, quelque temps,MrsAmy? dit mylord.

»–Elle vient mardi prochain, ditAmy.

»–Très bien. Je viendrai la voiralors,» répondit mylord.

Et il s’en alla.

En conséquence, je revins le mardi etséjournai une quinzaine; mais lui ne vint pas. Je retournaidonc à Kensington, et je n’eus après cela que très peu de visitesde Sa Seigneurie, ce dont j’étais très aise. Au bout de peu detemps j’en fus encore plus aise que je ne l’étais d’abord, avec unebien meilleure raison.

Je commençais, d’ailleurs, à être dégoûtée nonpas de Sa Seigneurie seulement, mais je commençais aussi réellementà être dégoûtée du vice. J’avais maintenant parfaitement le loisirde me divertir et de m’amuser dans le monde autant que femmemondaine qui ait jamais existé; mais en même temps, jesentais que mon jugement commençait à me persuader de mettre monbonheur dans des objets plus nobles que ceux où je l’avais misautrefois; et, dès le début, ceci m’imposa de justesréflexions sur les choses passées et sur mon ancienne manière devivre. Bien qu’il n’y eût en tout cela pas la moindre idée de cequ’on peut appeler religion ou conscience, et bien moins encore derepentir ou de rien qui y ressemblât, surtout d’abord, – cependant,l’intelligence des choses, la connaissance que j’avais du monde etla grande variété des scènes où j’avais joué mon rôle, agissaientenfin sur mon bon sens; cela s’empara très fortement de monesprit surtout un matin que j’étais restée quelque temps toutéveillée dans mon lit, comme si quelqu’un m’avait posé cettequestion: pourquoi maintenant étais-je une catin?Naturellement à cette demande se présentait la réponse que,d’abord, j’avais cédé aux sollicitations de ma position, dont ledémon aggravait lugubrement la misère pour m’entraîner à mesoumettre; car j’avoue que j’avais, dans les commencements,une forte aversion naturelle pour le crime, due en partie à uneéducation vertueuse, et en partie à un sentiment religieux;mais le démon, et le démon de la pauvreté, plus fort qu’un autre,l’emporta. En outre, la personne qui avait mis le siège autour demoi, le faisait d’une façon si obligeante, et je puis presque diresi irrésistible! – et tout cela était encore arrangé par lemauvais esprit; car il faut qu’on me permette de croire qu’ila sa part dans toutes ces choses, sinon l’entière direction. Mais,dis-je, l’affaire fut menée par cette personne d’une manière siirrésistible que, comme je l’ai dit lorsque j’ai raconté le fait,il n’y avait pas à s’en défendre. Ces circonstances, je le répète,le démon non seulement les ménagea pour m’amener à céder, mais illes prolongea comme des arguments pour armer mon esprit contretoute réflexion et pour me maintenir dans cette horrible voie où jem’étais engagée, comme si elle avait été honnête et légitime.

Mais n’insistons pas là-dessus maintenant.C’était un prétexte, et il y a ici quelque chose à faire valoir,bien que je reconnaisse que cela n’aurait nullement dû suffire pourmoi. Mais, dis-je, pour laisser cela de côté, toutes ces chosesétaient loin de moi. Le diable lui-même n’aurait pas été maintenantcapable d’établir un argument ni de mettre en ma tête une raisonqui pût servir de réponse, non pas même de réponse échappatoire, àcette question: Pourquoi étais-je encore une catin?

J’avais eu pendant un temps comme une espècede mauvaise excuse en étant engagée avec ce méchant vieux lord,parce que je ne pouvais en honneur le planter là. Mais combien ilparaissait fou et absurde de prononcer le mot «honneur»en un si vil sujet! comme si une femme devait prostituer sonhonneur par point d’honneur! affreuse inconséquence!L’honneur me sommait de détester le crime et l’homme avec, et derésister à toutes les attaques que, depuis le commencement, onavait dirigées contre ma vertu. L’honneur, s’il avait été consulté,m’aurait gardée honnête dès le début.

L’honnêteté, l’honneur, sont-ils pas mêmechose?[17]

Ceci, toutefois, nous montre de quelles vainesexcuses, de quelles niaiseries nous essayons de nous satisfaire, enétouffant les réclamations de la conscience, dans la poursuite dequelque faute agréable et dans la possession de ces plaisirs quenous répugnons à quitter.

Mais cette objection ne pouvait plus servir,car mylord avait, en quelque façon, rompu ses engagements (je neveux pas donner de nouveau le nom d’honneur à cela) vis-à-vis demoi, et avait fait de moi assez peu de cas pour bien me justifierde le quitter tout à fait. Ainsi, l’objection étant complètementécartée, la question restait toujours sans réponse: Pourquoimaintenant suis-je une catin? Et vraiment je n’avais rien àme dire, non, pas même à moi seule. Je ne pouvais sans rougir,toute vicieuse que j’étais, répondre que j’aimais cela pour l’amourmême du vice, et que je mettais mon bonheur à être une catin,simplement pour être une catin. Je ne pouvais, dis-je, me dire celamême à moi-même, et toute seule; et d’ailleurs ce n’eût pasété vrai. Je ne saurais, en justice et en vérité, dire que j’aiejamais été aussi vicieuse que cela; mais, de même que lanécessité me débaucha au début et que la pauvreté commença à fairede moi une catin, de même l’excès de mon avidité à amasser del’argent et l’excès de ma vanité me maintenaient dans lecrime; incapable que j’étais de résister aux flatteries desgrands, appelée la plus belle femme de France, adulée par unprince, et plus tard, ayant assez d’orgueil pour espérer et assezde folie pour croire, – bien que sans fondement, il est vrai, – queje l’étais par un grand monarque. C’étaient là les amorces,c’étaient là les chaînes par lesquelles le démon me tenaitattachée, et qui m’enserraient si étroitement qu’aucun raisonnementdont je fusse alors capable n’était assez fort pour m’en délivrer.Mais maintenant tout cela était fini. L’avarice n’avait plus aucunprétexte: j’étais hors de l’atteinte de tout ce qu’il étaitpossible de supposer que le sort pouvait faire pour me ruiner. Ils’en fallait tant que je fusse pauvre, ou en danger de le devenir,que j’avais cinquante mille livres sterling en poche, aumoins; mieux que cela, j’avais le revenu de cinquante millelivres, car je touchais chaque année deux mille cinq cents livresd’intérêt parfaitement garantis par de bonnes hypothèquesfoncières, outre trois ou quatre mille livres en argent comptant,que je gardais par devers moi pour les besoins courants, et sanscompter des bijoux, de la vaisselle et des effets qui valaient prèsde cinq mille six cents livres. Tout ceci réuni, lorsque j’yréfléchissais à part, ce que je faisais souvent, vous pouvez lecroire, ajoutait encore du poids à la question posée plushaut; et continuellement j’entendais résonner dans matête: Et après? Pourquoi maintenant suis-je unecatin?

Il est vrai, je le répète, que cela ne mesortait guère de l’esprit; mais cependant je n’en éprouvaispas le genre d’impression qu’on pourrait attendre d’une penséed’une nature si importante, si pleine d’intérêt et de gravité.

Néanmoins, elle ne fut pas sans amenerquelques petites conséquences, même à ce moment-là; et celamodifia un peu tout d’abord ma manière de vivre, comme vousl’apprendrez en son lieu.

Mais il survint, en outre, une choseparticulière qui me causa quelque ennui à l’époque, et qui fraya lavoie à d’autres choses qui suivirent. J’ai mentionné, dansplusieurs petites digressions, l’intérêt que je ressentais pour mesenfants, et de quelle manière j’avais arrangé cette affaire. Ilfaut que je reprenne ce sujet, afin de relier ensemble les partiessubséquentes de mon histoire.

Mon garçon, le seul fils qui me restât et quej’eusse le droit légal d’appeler «fils», avait été,comme je l’ai dit, sauvé de la triste nécessité d’être apprentichez un ouvrier, et était élevé sur un pied nouveau. Mais bien quece fût infiniment à son avantage, cela retarda de près de trois ansson entrée dans le monde; car il avait été près d’un anoccupé à l’ingrate besogne à laquelle on l’avait mis d’abord, et ilfallut deux autres années pour le former en vue de ce qu’on luiavait donné l’espoir qu’il serait désormais; de sorte qu’ileut dix-neuf ans accomplis, ou plutôt vingt ans, avant d’être enétat d’être lancé suivant mes intentions. C’est à ce moment que jele mis chez un marchand italien dont les affaires étaient trèsflorissantes; et celui-ci l’envoya à Messine, dans l’île deSicile. Un peu avant la conjoncture dont je suis en train deparler, j’avais, c’est-à-dire MrsAmy avait reçuune lettre de lui, annonçant qu’il avait fini son temps et qu’ilavait une occasion d’entrer là-bas dans une maison anglaise à detrès bonnes conditions, si l’appui qu’il recevait d’ici répondait àce qu’on lui avait dit d’espérer; il demandait que ce qu’onvoulait faire pour lui fût ordonné de façon à ce qu’il pût l’avoirdans l’intérêt de son avancement présent, et pour les détails, ilrenvoyait à son maître, le marchand de Londres chez lequel il avaitété apprenti. Pour abréger l’histoire, celui-ci donna desrenseignements si satisfaisants sur l’affaire et sur mon jeunehomme à mon constant et fidèle conseiller, sir Robert Clayton, queje n’hésitai pas à débourser quatre mille livres sterling, ce quifaisait mille livres de plus que ce qu’il demandait, ou plutôtproposait, afin qu’il se trouvât encouragé en entrant dans le mondemieux pourvu qu’il ne s’y attendait.

Son maître lui remit l’argent trèsfidèlement; et apprenant par sir Robert Clayton que le jeunegentleman, car il l’appelait ainsi, était bien appuyé, ilécrivit à son sujet des lettres qui lui donnèrent à Messine uncrédit égal à la valeur de l’argent lui-même.

Je ne pouvais que malaisément me faire àl’idée que je devrais tout le temps me cacher ainsi de mon propreenfant, et lui faire croire qu’il devait tous ses bienfaits à uneétrangère. Et pourtant, je ne pouvais trouver en mon cœur rien quime permît de faire connaître à mon fils quelle mère il avait et dequelle vie elle avait vécu; car, en même temps qu’il auraitdû se sentir infiniment obligé envers moi, il aurait dû aussi êtreforcé, s’il était un homme de vertu, de haïr sa mère, et d’abhorrerla manière de vivre par laquelle toute l’abondance dont iljouissait avait été gagnée.

C’est là le motif qui me fait mentionner cettepartie de l’histoire de mon fils, laquelle autrement n’a rien àfaire avec ma propre histoire; mais cela me fit rêver à lamanière de mettre fin à cette conduite coupable où j’étais engagée,afin que mon propre enfant, lorsqu’il viendrait plus tard enAngleterre avec une belle position et l’air d’un commerçant, n’eûtpas honte de m’avouer.

Mais il y avait une autre difficulté qui mepesait bien davantage; c’était ma fille. Je l’avais, comme jel’ai dit, secourue par les mains d’une tierce personne procurée parAmy. La jeune fille, comme je l’ai indiqué, fut engagée à se vêtirconvenablement, à prendre un appartement, à entretenir une bonnepour la servir, et à se donner à elle-même quelque éducation,c’est-à-dire à apprendre à danser et à se mettre en état deparaître comme une personne bien élevée. On lui faisait espérerqu’elle se trouverait, à un moment ou à l’autre, mise en positionde soutenir son nouveau caractère, et de se donner une compensationpour tous ses anciens ennuis. On lui recommandait seulement de nepas se laisser attirer dans le mariage, avant d’être sûre d’unefortune qui l’aiderait à disposer d’elle-même, non pas suivant cequ’elle était alors, mais suivant ce qu’elle devait être.

La jeune fille comprenait trop bien sasituation pour ne pas donner toutes les assurances de ce genre, etelle avait vraiment trop d’intelligence pour ne pas voir combien,dans son propre intérêt, elle avait d’obligations de ce côté.

Ce ne fut pas longtemps après cela que,s’étant bien équipée, et suivant ce qu’on lui recommandait, bienarrangée de tout point, elle fut, comme je l’ai raconté plus haut,faire une visite à MrsAmy, et lui faire part de sabonne fortune. Amy feignit d’être très surprise du changement etd’en être ravie pour elle; elle l’accueillit fort bien, latraita très honnêtement, et lorsqu’elle voulut partir, eut l’air deme demander l’autorisation et la fit reconduire chez elle dans mavoiture. Bref, ayant appris d’elle où elle demeurait, – c’étaitdans la cité, – Amy lui promit de lui rendre sa visite, et elle lefit. En un mot, Amy et Suzanne (car elle avait le même nom que moi)finirent par se lier intimement.

Il y avait dans le cas de la pauvre fille uneinextricable difficulté, et sans cela je n’aurais pas pu m’empêcherde me découvrir à elle; c’était qu’elle avait été servantedans ma maison: je ne pouvais en aucune façon songer à fairesavoir à mes enfants à quelle sorte de créature ils devaient lejour, ni leur donner l’occasion de reprocher à leur mère sa viescandaleuse, et encore bien moins justifier par mon exemple uneconduite semblable de leur part.

Telle était ma situation; et c’estainsi, sans doute, que les parents qui réfléchissent trouvent queleurs propres enfants les retiennent dans leurs plus coupablesactions, lors même que le sentiment d’un pouvoir supérieur n’a pasla même influence; mais nous reviendrons là dessus.

Il se présenta cependant, dans le cas de lapauvre fille, une heureuse circonstance, qui amena unereconnaissance plus tôt qu’elle n’aurait eu lieu autrement, etvoici comme. Elle et Amy étaient intimes depuis quelque temps etavaient échangé plusieurs visites, lorsque la fille, devenuemaintenant une femme, parlant avec Amy des occasions deréjouissance qui survenaient souvent dans ma maison lorsqu’elle yétait servante, s’exprima avec une sorte de regret de ce qu’elle nepouvait jamais voir sa maîtresse, c’est-à-dire moi. À la fin elleajouta:

«C’est bien étrange, madame; mais,bien que j’aie demeuré près de deux ans dans la maison, je n’aijamais vu ma maîtresse de ma vie, si ce n’est cette nuit deréception où elle dansa en beau costume turc; et elle étaitsi bien déguisée cette nuit-là que je ne l’ai jamais reconnuedepuis.»

Amy fut bien aise d’entendre cesparoles; mais comme elle était fine jusqu’au bout des ongles,il n’y avait crainte qu’elle se laissât prendre; aussi n’yattacha-t-elle pas d’importance tout d’abord; mais elle m’enrendit compte. Je dois avouer que je ressentis une joie secrète depenser que je n’étais pas connue de ma fille, et que, par l’effetde ce pur hasard, je pouvais, quand les circonstances m’enlaisseraient libre, me découvrir à elle et lui faire savoir qu’elleavait une mère dans une situation qu’on pouvait avouer.

C’était pour moi auparavant une terriblecontrainte; et ceci m’inspira des réflexions fort tristes, etamena la grande question que j’ai indiquée plus haut. Mais plus ily avait d’amertume pour moi dans cette circonstance, plus il me futagréable d’apprendre que la fille ne m’avait jamais vue, et que parconséquent, elle ne me reconnaîtrait pas si on lui disait quij’étais.

Toutefois je voulais, la première fois qu’elleviendrait voir Amy, la soumettre à une épreuve: je seraisentrée dans la chambre et me serais montrée à elle, pour voirpar-là si elle me connaissait ou non. Mais Amy m’en dissuada, depeur que, comme il y avait assez lieu de le supposer, je ne fussepas capable de me contenir ou de m’empêcher de me découvrir. Celapassa donc pour cette fois.

Mais toutes ces circonstances, – et c’estpourquoi je les mentionne, – m’amenèrent à considérer la vie que jemenais, et à résoudre de prendre quelque ligne de conduite où je neserais pas un scandale à ma famille et où je ne craindrais pas deme faire connaître de mes propres enfants, qui étaient mon sang etma chair.

J’avais encore une autre fille dont nous nepûmes, malgré toutes nos recherches, apprendre rien du tout, ni debon ni de mauvais, pendant plusieurs années après avoir trouvé lapremière. Mais je reviens à mon histoire personnelle.

Étant alors éloignée de mon ancien séjour, jesemblais en bonne voie pour me retirer de mes anciennesconnaissances, et, par suite, du vil et abominable trafic quej’avais exercé si longtemps; de sorte qu’il semblait y avoir,comme on dit, une porte tout spécialement ouverte à ma réforme,pour peu que j’en eusse sérieusement le désir. Malgré cela,cependant, quelques-uns de mes anciens amis, comme j’avais eul’habitude de les appeler, s’enquirent de moi et vinrent me rendrevisite à Kensington; et cela, plus fréquemment que je nel’aurais souhaité. Mais le lieu où j’étais une fois connu, il n’yavait pas moyen de les éviter, à moins de leur refuser tout net maporte et de leur faire outrage; et mes résolutions n’étaientpas encore assez sérieuses pour aller jusque-là.

Ce qu’il y eut de mieux, c’est que mon vieuxdébauché d’amant, que je haïssais de tout mon cœur, me lâcha tout àfait. Il vint une fois pour me voir; mais je me fis céler parAmy, en l’envoyant dire que j’étais sortie. Elle fit la commissiond’un air si étrange que Sa Seigneurie, en s’en allant, lui dit d’unair froid:

«Bien, bien, MrsAmy, jevois que votre maîtresse ne désire pas me voir. Dites-lui que je nela dérangerai plus davantage.»

Et il s’éloigna, en répétant deux ou troisfois les mots «plus davantage».

Cela me donna un peu à songer d’abord, commeétant de la dureté vis-à-vis d’un homme dont j’avais reçu tant deprésents considérables. Mais, comme je l’ai dit, j’étais dégoûtéede lui, et cela pour certaines raisons qui, si je pouvais mepermettre de les publier, justifieraient pleinement ma conduite.Quoi qu’il en soit, cette partie de l’histoire ne saurait seraconter; je passe donc et continue.

J’avais un peu commencé, je le répète, àréfléchir sur mon genre de vie, et à songer à lui donner un nouvelaspect. Rien ne m’y poussait tant que la pensée que j’avais troisenfants, grands aujourd’hui, et que, pourtant, aussi longtemps queje serais dans cette position dans le monde, je ne pourrais nientretenir des relations avec eux, ni m’en faire connaître. C’étaitpour moi une grande source d’ennui. À la fin j’abordai le sujet encausant avec ma femme de confiance, Amy.

Nous demeurions à Kensington, comme je l’aidit, et bien que j’en eusse fini avec mon vieux vicieux de lord,ainsi qu’il a été raconté plus haut, je n’en recevais pas moinsfréquemment d’autres visites; de sorte que, pour abréger, jecommençais à être connue dans la ville non seulement de nom, maisaussi de réputation, ce qui était pire.

Un matin qu’Amy était au lit avec moi et quej’étais hantée de mes pensées les plus sombres, Amy m’entendantsoupirer assez souvent, me demanda si je n’étais pas bien.

«Si, Amy, je suis assez bien de santé,lui dis-je; mais mon esprit est oppressé de lourdes pensées,et il l’est déjà depuis pas mal de temps.»

Je lui dis alors combien il me gênait de nepas pouvoir me faire connaître de mes enfants ni former derelations dans le monde.

»Et pourquoi? demanda Amy.

»–Eh quoi! Amy!repartis-je; mes enfants, que se diraient-ils en eux-mêmes etles uns aux autres, quand ils s’apercevraient que leur mère, touteriche qu’elle puisse être, n’est rien de mieux qu’une catin, unevulgaire catin? Et quant aux relations, je vous le demande,Amy, quelle dame convenable, quelle famille un peu honorablevoudrait être en termes de visites et de connaissance avec unecatin?

»–Oui, tout cela est vrai, madame,répondit Amy; mais comment y remédier maintenant?

»–C’est vrai, Amy; la choseelle-même, on ne saurait y remédier maintenant. Mais on pourrait,j’imagine, se dégager du scandale.

»–Vraiment, dit Amy, je ne voispas comment, à moins que vous n’alliez encore à l’étranger et quevous ne viviez dans quelque autre nation, où personne ne vous a niconnue ni vue, de sorte que nul n’y pourrait dire qu’il vous ajamais vue auparavant.»

Cette idée d’Amy fit naître dans ma tête lapensée suivante:

«–Eh bien, Amy, repris-je, nem’est-il pas possible d’éloigner ma personne de cette partie de laville, et d’aller demeurer ailleurs, quelque part dans la cité, ouen province, et d’y être aussi entièrement cachée que si je n’avaisjamais été connue?

»–Oui, dit Amy, je crois que celase peut. Mais alors il faut vous débarrasser de votre équipage etde tous vos domestiques, voitures et chevaux; changer votrelivrée, et même vos vêtements et, si c’était possible, votrevisage.

»–Eh bien, m’écriai-je, c’estcela, Amy; c’est ce que je ferai, et tout de suite; carje ne suis pas capable de vivre de cette façon pluslongtemps.»

Amy entra dans cette idée avec une ardeurirrésistible; car Amy était susceptible de précipitation dansses mouvements, et elle était pour agir sans délai.

«Eh bien! dis-je, Amy, aussitôtque vous voudrez. Mais de quelle manière faut-il nous y prendrepour le faire? Nous ne pouvons nous débarrasser de nosdomestiques, de notre voiture, de nos chevaux et de tout, cesser detenir maison, et nous transformer des pieds à la tête en un moment.Il faut que les domestiques soient avertis; il faut que leseffets soient vendus, et mille autres choses.»

Ceci, en effet, nous rendit quelque peuperplexes, et nous coûta même deux ou trois jours de réflexion.

À la fin Amy, qui était habile à se tirerd’affaires dans des cas semblables, vint me trouver avec un plan,comme elle disait.

«J’ai trouvé, madame, s’écria-t-elle.J’ai trouvé un plan qui vous permettra, si vous en avez envie, decommencer et de compléter le changement entier de votre train et devotre position en un seul jour, et d’être, madame, aussi inconnueen vingt-quatre heures que vous le seriez au bout d’autantd’années.

»–Allons, Amy, dis-je, voyonscela; car la seule idée m’en fait grand plaisir.

»–Eh bien! alors, dit Amy,laissez-moi aller dans la cité cette après-midi, et je m’informeraide quelque famille honnête, simple et convenable; j’yretiendrai des appartements pour vous, comme pour une dame deprovince qui désire rester à Londres environ six mois et prendrepension pour elle et pour sa parente, moitié servante, moitié damede compagnie, laquelle sera moi; et je m’entendrai pour unprix mensuel.

»Vous pourrez, si j’en trouve un à votregoût, venir à ce logement demain matin, dans une voiture de louage,sans autre personne que moi, y déposer les vêtements et le lingeque vous jugerez convenables, mais surtout ce que vous avez de plussimple; et vous voilà déménagée tout d’un coup. Vous n’aurezplus même besoin de remettre le pied dans cette maison-ci (ellevoulait dire celle où nous étions alors), ni de voir personne yappartenant. Cependant, j’informerai les domestiques que vouspassez en Hollande pour quelque affaire imprévue, et que voussupprimez votre train de maison; en conséquence, je leurdonnerai congé, avec les délais, ou, s’ils veulent l’accepter,immédiatement avec un mois de gages; et puis je vendrai vosmeubles du mieux que je pourrai. Quant à votre carrosse, il n’y aqu’à le faire peindre à neuf, à faire changer la garniture, et àacheter de nouveaux harnais et de nouvelles housses, et vous pouvezcontinuer à le garder, ou en disposer comme vous le jugerez bon.Prenons soin seulement que ce logis soit dans quelque partiereculée de la ville, et vous pourrez y être aussi parfaitementinconnue que si vous n’aviez jamais été en Angleterre de votrevie.»

Tel était le plan d’Amy, et il me pluttellement que je voulais non seulement la laisser aller, mais allermoi-même avec elle. Mais Amy m’en dissuada, parce que, dit-elle,elle aurait à courir si longtemps de côté et d’autre que, sij’étais avec elle, cela la retarderait au lieu de l’avancer. Aussi,j’y renonçai.

Bref, Amy partit et resta absente cinq longuesheures. Mais, à son retour, je vis sur sa physionomie que le succèsavait répondu à ses peines, car elle arriva riant ets’exclamant.

«Oh! madame, s’écria-t-elle, j’aitrouvé juste de quoi vous plaire.»

Et elle me dit qu’elle s’était arrêtée sur unemaison dans une cour des Minories; qu’elle y était arrivéepar pur hasard; que c’était une famille où il n’y avait pasd’homme, le maître de la maison étant parti pour laNouvelle-Angleterre; que la femme avait quatre enfants,occupait deux servantes, et vivait très à l’aise; maisqu’elle avait besoin de compagnie pour se distraire et que c’étaitpour cela même qu’elle avait consenti à prendre despensionnaires.

Amy convint d’un bon prix, parce qu’elletenait à ce que je fusse bien traitée. Elle fit marché à 35 livressterling pour les six mois, et 50 livres si nous prenions uneservante, laissant la chose à mon choix. Et pour que nous fussionsbien assurées que nous ne trouverions rien là de trop dissipé, cesgens étaient des Quakers et je les en aimais mieux pour cela.

Je fus si contente que je voulus aller dès lelendemain avec Amy voir les appartements et la maîtresse de lamaison, et voir comment je les trouverais. Mais si j’étais contentede l’ensemble, je le fus bien plus encore des détails. La dame, –il faut que je l’appelle ainsi, bien qu’elle fût Quakeresse, –était la personne la plus courtoise, la plus obligeante, la pluscomme il faut, parfaitement bien élevée, d’humeur excellente, bref,du commerce le plus agréable que j’aie jamais rencontré; et,ce qui valait tout le reste, si sérieuse, et pourtant si aimable etsi gaie, que je puis à peine exprimer combien sa compagnie me plutet m’enchanta; ce fut à ce point que je ne voulus plus m’enaller, et que je m’établis là dès le premier soir.

Cependant, bien qu’il fallût à Amy presque unmois pour se défaire entièrement de tous les vestiges de notretrain de maison, il n’est pas nécessaire que je perde du temps à leraconter. Il suffit de dire qu’Amy quitta, dit adieu à nos anciensparages et m’arriva avec armes et bagages, et que nous élûmestoutes deux notre domicile en cet endroit.

J’étais vraiment alors dans une retraiteparfaite; éloignée des yeux de tous ceux qui m’avaient jamaisvue, et aussi peu exposée à ce que personne de la bande qui mesuivait d’ordinaire, me vît ou entendît jamais parler de moi, quesi j’avais été dans les montagnes du Lancashire; car quandest-il jamais venu dans ces étroits passages des Minories ou desGoodman’s Fields une jarretière bleue ou un carrosse à sixchevaux? Et de même qu’il n’y avait point à les craindre, jen’avais réellement aucun désir de les voir, ni même d’en entendreparler aussi longtemps que je vivrais.

Il me semblait vivre dans une certaineconfusion pendant les premiers temps, lorsque Amy allait et venaitainsi chaque jour. Mais quand cela fut fini, je menai une existenceabsolument retirée, auprès de la dame la plus aimable et la pluscharmante. Je dois lui donner ce nom, car, toute Quakeresse qu’elleétait, elle avait tout ce qui fait la bonne éducation, à un pointqui lui aurait suffi, eût-elle été duchesse. En un mot, soncommerce était, je le répète, celui de la personne la plus agréableque j’aie jamais rencontrée.

Je prétendis, après avoir demeuré là quelquetemps, être extrêmement amoureuse de l’habit des Quakers, et elleen fut si contente qu’elle voulut absolument un jour m’habillerdans un de ses costumes. Mais mon vrai dessein était de voir sicela me déguiserait.

Amy fut frappée de cette nouveauté, bien queje ne l’eusse pas prévenue de mon projet. Lorsque la Quakeresse futsortie de la chambre:

«Je devine votre intention, dit Amy.C’est un déguisement parfait pour vous. Vraiment, vous avez l’aird’une toute autre dame, et je ne vous aurais pas reconnue moi-même.Bien mieux; cela vous fait paraître plus jeune de dixans.

Rien ne pouvait me plaire davantage; etAmy me l’ayant répété, je devins si éprise de ce costume que jedemandai à ma Quakeresse (je ne veux pas l’appeler malogeuse; c’est un terme vraiment trop grossier pour elle, etelle mérite beaucoup mieux), je lui demandai, dis-je, si ellevoulait le vendre; je lui dis que je le trouvais tellement àmon goût, que je lui donnerais de quoi s’en acheter un plus beau.Elle refusa d’abord; mais je m’aperçus bientôt que c’étaitsurtout par civilité, pour que je ne me déshonorasse pas, commeelle disait, en mettant ses vieux vêtements. Mais si je voulaisbien les accepter, elle me les donnerait pour me servir le matin, àma toilette, et elle viendrait avec moi acheter un autre costumemoins indigne d’être porté par moi.

Cependant, comme je mettais dans mes rapportsavec elle beaucoup de franchise et de laisser-aller, je la priaid’en faire autant avec moi. Je ne m’arrêtais point, lui dis-je, àde telles choses, et si elle voulait me permettre de garder cesvêtements, elle n’aurait pas à s’en plaindre. Elle me dit donc cequ’ils avaient coûté, et, pour la dédommager, je lui donnai troisguinées de plus.

Cette bonne (quoique malheureuse) Quakeresseavait l’infortune d’avoir pris un mauvais mari, qui était partioutre-mer. Elle avait une belle maison, bien meublée, et quelquesrevenus à elle, qui la faisaient vivre, elle et ses enfants, desorte qu’elle n’était pas dans le besoin; mais elle n’étaitnullement en position de dédaigner l’aide que lui apportait maprésence chez elle; aussi était-elle aussi contente de moique je l’étais d’elle.

Cependant, sachant qu’il n’y avait pas demeilleur moyen de m’attacher cette nouvelle connaissance que de memontrer son amie, je commençai par lui faire quelques jolisprésents, ainsi qu’à ses enfants. Pour débuter, en ouvrant mespaquets, un jour, dans ma chambre, je l’entendis dans une autrepièce, et je l’appelai d’un air familier. Je lui montraiquelques-uns de mes plus beaux vêtements, et, ayant dans ce qui merestait de mes affaires, une pièce de très fine toile neuve deHollande, que j’avais achetée peu auparavant et qui valait environneuf shillings l’aune, je la tirai en lui disant:

«Tenez, mon amie, je veux vous faire uncadeau, si vous voulez l’accepter.»

Et en même temps, je mettais la pièce de toilede Hollande sur ses genoux.

Je vis bien qu’elle était surprise, et qu’ellepouvait à peine parler.

«Que veux-tu dire? dit-elle.Vraiment je ne saurais avoir le front d’accepter un si beaucadeau.»

Elle ajouta:

«Cela convient à ton usage, mais c’estassurément trop beau pour que je le porte.»

Je crus qu’elle voulait dire qu’elle nepouvait pas porter quelque chose de si fin, parce qu’elleappartenait aux Quakers. Aussi répliquai-je:

«Eh quoi! est-ce que vous autresQuakers, vous ne portez pas de linge fin non plus?

–Si, dit-elle. Nous portons du linge finquand nous en avons le moyen; mais celui-ci est trop beaupour moi.»

Néanmoins, je le lui fis accepter, et ellem’en remercia beaucoup; mais j’atteignais ainsi mon but d’unautre côté, car je me l’attachai tellement que, la trouvant femmed’intelligence et aussi de probité, je pouvais, en toute occasion,avoir confiance en elle, ce qui était la chose dont, en vérité,j’avais grand besoin.

En m’habituant à son commerce, non seulementj’avais appris à m’habiller en Quakeresse, mais je m’étaistellement familiarisée avec toi et tu que jeparlais aussi comme une Quakeresse, aussi facilement etnaturellement que si j’étais née au milieu d’eux. Bref, je passaispour une Quakeresse parmi tous les gens qui ne me connaissaientpas. Je ne sortais guère, mais je m’étais tellement accoutumée à meservir d’un carrosse, que je ne savais trop comment sortirautrement; d’un autre côté, je pensais que cela aideraitencore à me cacher. Un jour donc, je dis à mon amie la Quakeressequ’il me semblait que je vivais trop renfermée et que je manquaisd’air. Elle me proposa de prendre de temps en temps une voiture delouage ou un bateau; mais je lui dis que j’avais toujours eujusqu’à présent un carrosse à moi, et que je me sentais assezvaillante pour en avoir un de nouveau.

Elle parut d’abord trouver cela étrange,considérant la manière retirée dont je vivais; mais ellen’eut rien à dire lorsqu’elle vit que je ne m’inquiétais pas de ladépense. Bref, je résolus que j’aurais un carrosse. Quand nousvînmes à parler de l’équipage, elle vanta l’avantage d’avoir touttrès simple. Je dis comme elle, et m’en remis à sa direction. Onenvoya chercher un carrossier, et il me fournit un carrosse toutsimple, sans dorures ni peintures, garni d’un drap gris clair. Moncocher eut un habit du même drap et point de galon au chapeau.

Quand tout fut prêt, je mis le vêtement que jelui avais acheté, et lui dis:

«Allons, je veux être une Quakeresseaujourd’hui; nous allons sortir toutes deux, vous etmoi.»

Ainsi nous fîmes, et il n’y eut pas dans laville de Quakeresse qui eût moins l’air d’une Quakeresse decontrebande que moi. Mais tout cela rentrait dans mon plan secret,pour être plus complètement cachée et pouvoir compter que je neserais pas reconnue, sans avoir besoin pour cela d’être renferméecomme une prisonnière et d’avoir toujours peur. Tout le resten’était que grimace.

Nous menions une vie très facile et pleine decalme; mais je ne puis dire qu’il en fût de même de monesprit. J’étais comme un poisson hors de l’eau. J’étais aussidissipée, aussi jeune de caractère qu’à vingt-cinq ans; et,comme j’avais été toujours courtisée, flattée, et habituée à aimercela, je le trouvais de moins dans mes relations. Aussi faisais-jemaints retours sur le passé.

Il y avait bien peu de moments dans ma viequi, lorsque j’y réfléchissais, m’inspirassent autre chose que duregret; mais de toutes les folles actions que j’avais àconsidérer dans mon existence passée, nulle ne paraissait siabsurde, si semblable à de la démence, ni ne laissait à mon esprittant de mélancolie, que ma séparation d’avec mon ami, le marchandde Paris, et mon refus de le prendre dans des conditions aussihonorables et aussi équitables que celles qu’il m’avaitoffertes; et bien que, lorsqu’il avait avec justice – jedirais cruauté – décliné ma proposition de revenir à lui, j’eusseressenti pour lui quelque haine, aujourd’hui mon esprit sereportait continuellement vers lui, et vers la ridicule conduiteque j’avais tenue en le refusant, et rien ne pouvait me convaincreà son sujet. Je me flattais que si seulement je le voyais, jesaurais encore le subjuguer, et qu’il oublierait aussitôt tout cequi s’était passé de désagréable entre nous. Mais comme il n’yavait aucun moyen d’imaginer que cela fût possible, je rejetai cespensées autant que je le pouvais.

Cependant, elles revenaient continuellement,je n’avais de repos ni jour ni nuit à force de songer à celui quej’avais oublié pendant onze ans. Je le dis à Amy, et nous enparlions quelquefois ensemble dans le lit presque pendant des nuitsentières. À la fin, Amy fit jaillir de sa tête une idée qui mit lachose en train de s’arranger, tout en étant fort extravagante ensoi.

«Vous paraissez si tourmentée à proposde ce M.***, le marchand de Paris, madame! Ehbien! dit-elle, si vous voulez m’en donner congé, j’irailà-bas, je verrai ce qu’il est devenu.

»–Non, pas pour dix millelivres! m’écriai-je. Non, pas même si vous le rencontriezdans la rue; ne cherchez pas à lui parler à mon sujet.

»–Non, dit Amy, je ne luiparlerais pas du tout; ou, si je le faisais, je vous garantisque ce n’aurait pas l’air d’être à votre sujet. Je m’informeraiseulement de lui, et s’il est en vie, vous aurez de ses nouvelles.S’il ne l’est plus, vous aurez de ses nouvelles tout de même et cesera peut-être assez.

»–Eh bien! lui dis-je, sivous voulez me promettre de n’entrer dans aucun détail relatif àmoi avec lui, et de ne parler de moi d’aucune façon, à moins qu’ilne commence, je me laisserais presque persuader de vous permettred’aller tenter l’aventure.»

Amy me promit tout ce que je désirais, et, enun mot, pour abréger l’histoire, je la laissai aller. Mais je laliai de restrictions tellement particulières qu’il était presqueimpossible que son voyage pût signifier quelque chose; et sielle avait eu l’intention de les observer, elle aurait aussi bienfait de rester à la maison que de partir. Je lui ordonnai, si ellevenait à le voir, de ne pas même faire semblant de lereconnaître; et, s’il lui parlait, de lui dire qu’ellem’avait quittée depuis bien des années et qu’elle ne savait pas ceque j’étais devenue; qu’il y avait six ans qu’elle était enFrance; qu’elle y était mariée, et qu’elle demeurait àCalais, ou quelque autre chose du même genre.

Amy ne me promit rien, il est vrai; car,comme elle le disait, il lui était impossible de déterminer cequ’il serait à propos de faire ou de ne pas faire, avant d’être surles lieux et d’avoir trouvé le gentlemanou entendu parlerde lui. Mais alors, si je voulais me fier à elle comme j’avaistoujours fait, elle répondait qu’elle ne ferait rien qui ne fûtdans mon intérêt, et qui ne lui parût capable de me satisfaireentièrement.

Avec ces pleins pouvoirs, Amy, malgré l’effroiqu’elle avait jadis éprouvé en mer, risqua une fois de plus ses ossur les flots, et la voilà partie pour la France. Elle avait quatremissions de confiance à remplir pour moi, et, comme je le découvrisplus tard, elle en avait aussi une pour elle-même. Je dis quatrepour moi; en effet, quoique sa première et principale affairefût de s’informer de mon marchand hollandais, je la chargeaicependant de s’enquérir en second lieu de mon mari, que j’avaislaissé cavalier dans les gens d’armes, troisièmement, de cettecanaille de Juif, dont je haïssais jusqu’au nom, et de la figureduquel j’avais conservé une si effrayante idée que Satan lui-mêmene pourrait en prendre une plus hideuse, et enfin de mon princeétranger.

Elle s’acquitta très bien de toutes cescommissions, quoique pas avec tout le succès que j’auraisdésiré.

Amy eut une très heureuse traversée de mer, etje reçus une lettre d’elle de Calais, trois jours après son départde Londres. Arrivée à Paris, elle m’écrivit son rapport, qui étaitque, quant à l’objet premier et le plus important de sesrecherches, à savoir le marchand hollandais, il était revenu àParis, y avait demeuré trois ans, et, quittant cette ville, étaitallé demeurer à Rouen. En conséquence, Amy partait pour Rouen.

Mais comme elle allait retenir une place aucoche de Rouen, elle rencontra dans la rue, tout à fait par hasard,son gentleman, comme je l’appelais, c’est-à-dire legentilhomme du prince de ***, qui avait eu ses faveurs, ainsi qu’ila été dit.

Vous pouvez croire qu’il se passa entre Amy etlui plusieurs autres choses agréables, comme vous l’apprendrez plustard; mais les deux choses principales furent, d’abord,qu’Amy s’enquit de son maître et eut à son sujet des renseignementscomplets dont je vais parler tout à l’heure; en second lieu,lui ayant raconté où elle allait, et pourquoi, il la pria de ne paspartir tout de suite, parce qu’il lui donnerait le lendemain desrenseignements particuliers venant d’un marchand qui connaissaitnotre Hollandais. En conséquence, il lui apprit le lendemain qu’ilétait parti, six ans auparavant, pour la Hollande, et qu’il ydemeurait encore.

Ceci fut, je le répète, la première et laseule nouvelle que je reçus d’Amy, pendant quelque temps, du moinsau sujet de mon marchand. En même temps, comme je l’ai dit, elles’enquérait des autres personnes indiquées dans ses instructions.Pour le prince, le gentilhomme lui dit qu’il était allé enAllemagne, où se trouvaient ses terres, et qu’il y demeurait;qu’il s’était beaucoup enquis de moi; que lui, legentilhomme, avait fait toutes les recherches qu’il avait étécapable de faire, sans pouvoir entendre parler de moi; qu’ilcroyait que si son maître avait su que j’étais en Angleterre, il yserait venu, et qu’il croyait même véritablement que s’il m’avaittrouvée, il m’aurait épousée; qu’il était enfin très affligéde ne pouvoir rien apprendre sur moi.

Je ne fus nullement satisfaite du rapportd’Amy. Je lui ordonnai d’aller elle-même à Rouen, ce qu’elle fit.Là, non sans grande difficulté, (la personne à laquelle elle étaitadressée étant morte) non sans grande difficulté, dis-je, ellefinit par apprendre que mon marchand y avait demeuré deux ans ou unpeu plus, mais qu’ayant éprouvé un très grand malheur, il étaitretourné en Hollande, comme l’avait dit le marchand français, et yavait séjourné deux ans; mais on ajouta qu’il était revenu àRouen et y avait vécu en grande estime une autre année, puis qu’ilétait allé en Angleterre et qu’il demeurait à Londres. Mais Amy neput par aucun moyen savoir comment lui écrire là. À la fin,cependant, par grand hasard, un vieux patron hollandais qui avaitété à son service autrefois, vint à Rouen, et Amy en fut informée.Il lui dit qu’il habitait dans St-Laurence Pountney’s-lane, àLondres, mais qu’on pouvait le voir tous les jours à la Bourse dansl’allée française.

Amy pensa qu’il serait temps de me dire celaquand elle serait de retour. D’ailleurs, elle ne trouva ce patronhollandais qu’au bout de quatre ou cinq mois et après êtreretournée à Paris et être revenue à Rouen pour plus ampleinformation. Quoi qu’il en soit, elle m’avait écrit de Paris qu’iln’y avait pas moyen de le trouver; qu’il était parti de Parisdepuis sept ou huit ans; qu’on lui avait dit qu’il demeuraità Rouen, et qu’elle était sur le point d’y aller pour s’informer,mais qu’elle avait appris ensuite qu’il était parti de là pour laHollande, et qu’en conséquence elle n’y allait pas.

Tel fut, dis-je, le premier rapportd’Amy; et moi, qu’il ne satisfaisait pas, je lui envoyail’ordre d’aller à Rouen, pour s’enquérir là aussi, comme il a étédit plus haut.

Pendant que ceci se passait et que je recevaisdes rapports d’Amy à plusieurs reprises, il m’arriva une étrangeaventure qu’il faut que je mentionne ici même. J’étais sortie pourprendre l’air, comme d’habitude, avec ma Quakeresse, jusqu’à laforêt d’Epping, et nous revenions à Londres, lorsque, sur la route,entre Bow et Mile-End, deux gentlemen survinrent à cheval,rejoignirent le carrosse, et le dépassèrent en se dirigeant versLondres.

Ils n’allaient pas vite pour avoir dépassé lecarrosse, car nous avancions très lentement, et ils ne regardèrentpoint du tout dans la voiture. Ils chevauchaient côte à côte,causant ensemble avec une grande animation et penchant un peu leurfigure de côté l’un vers l’autre, de manière que celui qui passa leplus près du carrosse tournait le visage dans l’autre direction,tandis que celui qui en était le plus loin regardait vers lavoiture. Comme ils passaient tout à côté du carrosse, je pus lesentendre très distinctement parler hollandais. Mais il estimpossible de décrire le trouble où je fus lorsque je vis nettementque le plus éloigné des deux, celui dont le visage était tournévers le carrosse, était mon ami, le marchand hollandais, deParis.

S’il avait été possible de cacher mon désordreà mon amie la Quakeresse, je l’aurais fait; mais je visqu’elle était trop au courant de ces sortes de choses pour ne pass’en apercevoir.

«Comprends-tu le hollandais?dit-elle.

»–Pourquoi?

»–Eh, reprit-elle, il est facilede supposer que tu es un peu intéressée à quelque chose que ceshommes disent. Je suppose qu’ils parlent de toi.

»–En vérité, ma bonne amie, luirépondis-je, cette fois tu te trompes; je sais très bien eneffet de quoi ils parlent; mais il ne s’agit que de vaisseauxet d’affaires commerciales.

»–Eh bien! dit-elle, l’und’eux est un homme de tes amis, ou il y a quelque chose; car,si ta langue ne veut pas le confesser, ta figure lefait.»

J’étais sur le point de faire un audacieuxmensonge et de dire que je ne les connaissais point du tout;mais je vis qu’il était impossible de dissimuler. Je disdonc:

»Il est vrai que je crois connaître leplus éloigné des deux; mais je ne lui ai pas parlé, je nel’ai pas même vu depuis plus de onze ans.

»–Eh bien alors, dit-elle, tu l’asvu avec d’autres yeux que les yeux ordinaires, lorsque tu l’asvu; ou autrement tu n’aurais pas une telle surprise en levoyant aujourd’hui.

»–Il est vrai que je suis un peusurprise de le voir pour le moment, car je le croyais dans unetoute autre partie du monde; et je peux vous assurer, que, dema vie, je ne l’ai vu en Angleterre.

»–Eh bien alors, il est d’autantplus probable qu’il est venu ici exprès pour te chercher.

»–Non, non, dis-je; lachevalerie errante est passée, il n’est pas si difficile de trouverdes femmes que les hommes ne puissent bien se contenter sans courird’un royaume à l’autre.

»–Bien, bien, dit-elle; jevoudrais tout de même faire qu’il te voie aussi distinctement quetu l’as vu.

»–Non, il ne le fera pas,m’écriai-je, car je suis sûre qu’il ne me reconnaîtra pas sous cethabit, et je prendrai soin qu’il ne voie pas mon visage si je peuxl’empêcher.»

Et je tins mon éventail devant ma figure. Mevoyant déterminée sur ce point, elle ne me pressa pasdavantage.

Nous causâmes beaucoup de cette affaire, maisje continuai à lui déclarer que je ne voulais pas qu’il mereconnût. Cependant, à la fin, je confessai que, tout en ne voulantpas lui laisser savoir qui j’étais, ni où je demeurais, je nevoyais point d’inconvénient à savoir où il demeurait lui-même, etcomment je pourrais prendre des renseignements à son sujet. Ellesaisit immédiatement la suggestion. Son domestique était derrièrele carrosse; elle l’appela à la portière et lui ordonna detenir l’œil sur ce gentleman, et dès que le carrossearriverait au bout de Whitechapel, de descendre et de le suivre deprès, de façon à voir où il mettait son cheval, et alors d’entrerdans l’auberge et d’apprendre, s’il pouvait, qui il était et où ildemeurait.

Le garçon le suivit activement jusqu’à lagrande porte d’une auberge dans Bishopsgate-street, et le voyant yentrer, ne douta pas qu’il le tenait; mais il fut confondulorsque, s’étant informé, il vit que l’auberge donnait passage surl’autre rue, et que les deux gentlemen avaient simplementtraversé la cour, parce que c’était le chemin qui les conduisait àla rue où ils allaient. En un mot, il revint, pas plus avancé qu’iln’était parti.

Ma bonne Quakeresse fut plus vexée de cedésappointement, du moins en apparence, que je ne le fus moi-même.Elle demanda au garçon s’il était sûr de reconnaître legentleman en le revoyant. Il répondit qu’il l’avait suivide si près et si bien remarqué, pour exécuter sa commission commeelle devait l’être, qu’il était très certain de le reconnaître, etque, de plus, il était sûr de reconnaître son cheval.

C’était, en effet, assez vraisemblable. Labonne Quakeresse, sans rien m’en dire, fit poster son homme juste àl’angle du mur de l’église de Whitechapel pendant l’après-midi dechaque samedi, ce jour étant celui où l’on sort le plus à chevalpour prendre l’air, afin de veiller là toute l’après-midi et de leguetter.

Ce ne fut que le cinquième samedi que sonhomme vint, tout joyeux, lui rendre compte qu’il avait découvert legentleman: il était Hollandais, mais marchandfrançais; il venait de Rouen, et s’appelait ***; illogeait chez M.***, sur la colline de Lawrence Pountney. Jefus surprise, vous pouvez le croire, lorsqu’elle vint un soir meraconter toutes ces particularités, excepté le fait d’avoir faitfaire le guet à son homme.

«J’ai trouvé ton ami hollandais, medit-elle; et je puis te dire comment tu le trouverasaussi.»

Je devins rouge comme du feu.

«Alors tu as trafiqué avec le malin,amie, lui dis-je gravement.

»–Non, non, dit-elle, je n’ai pasd’esprit familier. Mais je te dis que je l’ai trouvé pour toi, etil s’appelle un tel, et il demeure ***,» comme il a étérelaté plus haut.

Je fus de nouveau très surprise, ne pouvantm’imaginer comment elle était arrivée à savoir tout ceci.Cependant, pour me tirer d’inquiétude, elle me dit ce qu’elle avaitfait.

«Eh bien! dis-je, tu es trèsbonne, mais cela n’est pas digne de ta peine. Maintenant que je lesais, ce n’est bon que pour satisfaire ma curiosité, car jen’enverrai personne vers lui sous aucun prétexte.

»Qu’il en soit comme tu voudras»,dit-elle.

Puis elle ajouta:

«Tu as raison de me parler ainsi, carpourquoi te confierais-tu à moi? Et cependant, je t’assureque je ne te trahirais pas.

»–Tu es très bonne, et je tecrois. Je t’assure que si j’envoie quelqu’un lui parler, tu lesauras, et je me confierai à toi.»

Pendant cinq semaines, je souffris milleperplexités d’esprit. J’étais absolument convaincue que je ne metrompais pas sur la personne, que c’était là mon homme. Je leconnaissais si bien et je l’avais vu si nettement, qu’une erreurn’était pas possible. Je sortis dès lors en voiture, sous leprétexte de prendre l’air, presque tous les jours, dans l’espérancede le revoir, mais je n’eus jamais la chance de le rencontrer. Desorte que maintenant que ma découverte était faite, j’en étais àchercher quelles mesures prendre, tout comme auparavant.

Envoyer lui parler, ou lui parler la première,si je le voyais, de façon à être reconnue de lui, c’était ce quej’étais résolue à ne pas faire, dussé-je en mourir. Le guetterautour de sa maison était au-dessous de moi, autant que l’autreparti. En un mot, j’étais dans le plus grand embarras, ne sachantcomment agir, ni que faire.

À la fin, arriva une lettre d’Amy, me rendantcompte de ce qu’elle avait appris en dernier lieu du patronhollandais à Rouen; cela confirmait ce que j’avais vu et neme laissait aucun doute sur l’identité de la personne. Mais il n’yavait point d’invention humaine qui pût me mettre à portée de saparole, d’une manière conforme à mes résolutions. Et, après tout,que savais-je de la situation où il était? s’il était mariéou seul? et s’il avait une femme, je savais que c’était unhonnête homme, et qu’il ne voudrait pas même se mettre en rapportavec moi, ni me reconnaître s’il me rencontrait dans la rue.

En outre, comme il m’avait entièrementnégligée, ce qui est, après tout, la plus forte manière de montrerson dédain pour une femme, et qu’il n’avait pas répondu à meslettres, je ne savais pas s’il était toujours le même homme. Je medéterminai donc à ne rien faire, à moins que quelque occasion plusfavorable ne se présentât et ne me déblayât la voie; carj’étais décidée à ne lui donner aucun prétexte pour ajouter à sesdédains envers moi.

Je passai trois mois environ dans ces pensées.À la fin, perdant patience, j’envoyai à Amy l’ordre de revenir, luidisant l’état des affaires, et que je ne ferais rien avant sonarrivée. Amy me répondit en me prévenant qu’elle allait arriver entoute hâte; mais elle me priait de ne prendre aucunengagement avec lui, ni avec personne, jusqu’à ce qu’elle fût deretour. D’ailleurs elle me laissait dans l’obscurité sur ce qu’elleavait à me dire, ce qui m’ennuya vivement pour bien desraisons.

Mais pendant que ces choses se passaient, etqu’il s’échangeait entre Amy et moi des lettres et des réponses unpeu plus lentement que de coutume, ce qui était cause que jen’étais pas aussi satisfaite que j’avais l’habitude de l’être del’activité d’Amy, pendant ce temps, dis-je, il arriva la scènesuivante.

C’était une après-midi, vers quatreheures; mon amie la Quakeresse et moi nous étions assisesdans la chambre en haut, très gaies, bavardant ensemble (carc’était la plus aimable compagnie du monde), lorsque quelqu’unsonna vivement à la porte. Comme il ne se trouvait pas de servanteprête pour le moment, elle descendit elle-même en courant. Alorsparut un gentleman suivi d’un valet de pied. Il fitquelques excuses, qu’elle ne comprit pas complètement parce qu’ilparlait en mauvais anglais, et il demanda à me parler sous le nommême dont j’étais connue chez elle, lequel, soit dit en passant,n’était pas le même que je portais quand lui m’avait connue.

Elle lui répondit très civilement, dans sonlangage de Quakeresse, et l’introduisit dans un très joli salon aurez-de-chaussée. Puis elle lui dit qu’elle allait voir si lapersonne qui logeait dans la maison répondait à ce nom, et qu’iln’avait qu’à attendre.

J’étais un peu surprise, avant même de savoirqui c’était, car j’avais dans l’esprit le pressentiment de ce quiarrivait (d’où cela vient-il? que les naturalistes nousl’expliquent!) Mais j’étais très effrayée et prête à mourir,quand ma Quakeresse monta toute gaie et chantant victoire.

«C’est, s’écria-t-elle, le marchandfrançais de Hollande qui est venu pour te voir.»

Je ne pus lui dire un mot, ni bouger de machaise; mais je restai assise aussi immobile qu’une statue.Elle me dit mille choses joyeuses, mais qui ne firent aucuneimpression sur moi. À la fin, elle me tira et m’agaça.

«Allons, allons, dit-elle; soistoi-même, lève-toi. Il faut que je redescende le trouver. Que luidirai-je?

»–Dites-lui, répondis-je, que vousn’avez pas cette personne dans la maison.

»–Cela, je ne peux pas, parce quece n’est pas la vérité. De plus, j’ai avoué que tu étais en haut.Allons, allons, descends avec moi.

»–Non, pas pour mille guinées,m’écriai-je.

»–Bien, dit-elle. Je vais lui direque tu vas venir vite.»

Et sans me donner le temps de répondre, elles’en va.

Un million de pensées me traversèrent la têtedès qu’elle fut partie. Ce que faire, je n’aurais pu le dire. Je nevoyais d’autre moyen que d’aller lui parler, mais j’aurais donnécinq cents livres pour l’éviter. Et si je l’avais évité, peut-êtreaurais-je alors donné cinq cents livres pour l’avoir vu. Tellementmes pensées étaient flottantes et indécises! Ce que jedésirais si fortement, je le refusais quand cela s’offrait desoi-même; et ce que je voulais refuser maintenant n’étaitautre chose que ce que j’avais envoyé chercher par Amy en France,au prix de quarante ou cinquante livres sterling, sans avoir mêmeune idée ou un espoir raisonnable qu’on en amèneraitl’évènement; ce qui, pendant six mois, m’avait rendu siinquiète que je ne pouvais trouver de calme ni jour ni nuit,jusqu’à ce qu’Amy m’eût proposé d’aller s’en informer. En un mot,mes pensées étaient toutes confuses et dans le plus grand désordre.Je l’avais jadis refusé et repoussé, et je m’en repentais du fonddu cœur; puis, j’avais mal pris son silence, et dans monesprit je l’avais rejeté de nouveau; mais de cela égalementje m’étais repentie. Maintenant, je m’étais abaissée jusqu’àl’envoyer rechercher en France, chose qui, s’il l’avait sue,l’aurait peut-être empêché de jamais venir à moi. Allais-je donc lerejeter une troisième fois? D’un autre côté, lui aussis’était repenti, peut-être; ignorant ce que j’avais fait,soit en m’abaissant jusqu’à envoyer à sa recherche, soit dans lapartie la plus coupable de mon existence, il était venu ici pour mechercher de nouveau; je pourrais peut-être le prendre avecles mêmes avantages que j’aurais eus jadis, et j’allais maintenanthésiter à le voir? Comme j’étais donc dans ce troubled’esprit, ma Quakeresse remonte, et s’apercevant de la confusion oùj’étais, elle court à son cabinet et m’apporte un petit cordialagréable. Mais je ne voulus pas y goûter.

«Oh! dit-elle, je te comprends.Sois tranquille; je te donnerai quelque chose qui l’enlèveratoute l’odeur. Quand il t’embrasserait mille fois, il n’y verrarien.»

Je pensai en moi-même: Tu esparfaitement au courant des affaires de ce genre, et je crois qu’ilfaut maintenant que je me laisse gouverner; aussi, jecommence à pencher à descendre avec toi. – Là-dessus je pris lecordial, et elle me donna ensuite une sorte de confiture épicée,dont le parfum était si fort et pourtant si délicieux qu’ill’emporterait sur la plus délicate odeur; et elle enleva demon haleine toute trace du cordial.

Après cela donc, mais toujours en hésitant, jedescendis deux étages avec elle par un escalier de derrière, etj’entrai dans une salle à manger, à côté du salon où il était. Maislà je m’arrêtai, et la priai de me laisser réfléchir un peu.

«Fais donc, dit-elle. Réfléchis, je vaisrevenir.»

Et elle me laissa avec plus de promptitudeencore qu’auparavant.

Bien que je restasse ainsi en suspens avec unegaucherie qui réellement n’était pas feinte, cependant, lorsqu’elleme quitta si promptement, je pensai que ce n’était pas bienaimable, et qu’elle aurait pu me presser encore un peu;tellement nous hésitons sottement à saisir la chose que nousdésirons le plus au monde. Nous nous jouons nous-mêmes par unefeinte répugnance, lorsque le refus absolu serait pour nous lamort. Mais elle était plus rusée que moi; car, pendant que jela blâmais pour ainsi dire en moi-même de ne pas me mener à lui,tout en paraissant hésiter à le voir, elle ouvrit tout d’un couples deux battants de la porte qui donnait dans le salon voisin, et,la poussant toute grande:

«Voilà, je pense, dit-elle enl’introduisant, la personne que tu cherches.»

Au même instant, avec une aimable discrétion,elle se retira, et cela si vivement qu’elle nous donna à peine letemps de savoir par où elle était passée.

Je restai debout, l’esprit subitement troubléd’une question: Comment le recevrais-je? Une résolutionsoudaine comme l’éclair vint y répondre, et je me dis: Cesera froidement. Je pris donc sur-le-champ un air de raideur et decérémonie, et je le gardai environ deux minutes, mais non sansgrande difficulté.

Il se contint aussi, de son côté, vint versmoi gravement, et me salua dans les formes. Mais c’était,paraît-il, parce qu’il supposait que la Quakeresse était derrièrelui, tandis que, comme je l’ai dit, comprenant parfaitement leschoses, elle s’était retirée inaperçue, afin que nous eussions uneplus complète liberté; car, comme elle le dit ensuite, ellesupposait que nous nous étions déjà vus, bien qu’il pût y avoirtrès longtemps de cela.

Quelque raideur que j’eusse mis dans monabord, la sienne me surprit et m’irrita, et je commençai à medemander quelle espèce d’entrevue cérémonieuse cela allait être.Cependant, lorsqu’il se fut aperçu que l’autre femme était partie,il eut une sorte d’hésitation, et regardant autour delui:

«Vraiment, dit-il, je croyais que cettedame ne s’était pas retirée.»

En même temps il me prit dans ses bras et medonna trois ou quatre baisers. Mais moi, qui étais extrêmement maldisposée par la froideur de ses premiers saluts lorsque je n’ensavais pas la cause, je ne pus changer complètement l’effetproduit, maintenant que je le savais. Je crus même que son retouret ses embrassements ne paraissaient pas avoir la même ardeur dontil avait l’habitude de m’accueillir; et ceci me fit meconduire gauchement et je ne sais comment, pendant un temps assezlong. Mais nous allons y venir.

Il débuta par s’extasier en quelque sorte surle fait de m’avoir trouvée; comment se pouvait-il qu’il fûtdepuis quatre ans en Angleterre et qu’il eût employé tous lesmoyens imaginables, sans jamais réussir à avoir la moindreindication sur mon compte ni sur personne qui me ressemblât:il y avait deux ans qu’il avait fini par désespérer et parabandonner toute recherche; et maintenant il buttait dansmoi, pour ainsi dire, lorsqu’il ne s’y attendait pas et ne mecherchait plus.

J’aurais aisément pu lui expliquer pourquoi ilne m’avait pas trouvée, en lui exposant seulement les raisonsréelles de ma retraite; mais j’y donnai un autre tour, et untour vraiment hypocrite. Je lui dis que tous ceux qui connaissaientle genre de vie que je menais pouvaient lui expliquer pourquoi ilne m’avait pas trouvée; dans la retraite que j’avais adoptée,il y avait cent mille à parier contre un qu’il ne me trouverait pasdu tout; j’avais abandonné tout commerce avec le monde, prisun autre nom, vécu éloignée de Londres et sans y conserver uneseule connaissance; il n’était donc pas étonnant qu’il nem’eût pas rencontrée. Mon costume même lui faisait voir que jedésirais n’être connue de personne.

Alors il me demanda si je n’avais pas reçu deslettres de lui. Je lui dis que non, qu’il n’avait pas jugé à proposde me faire la civilité d’une réponse à la dernière que je luiavais écrite et qu’il ne pouvait supposer que je m’attendisse à unretour de sa part, après m’être mise si bas et m’être livrée d’unemanière à laquelle je n’étais pas accoutumée. Après cela, jen’avais, il est vrai, jamais plus envoyé chercher de lettres aulieu où j’avais ordonné d’adresser les siennes; car, puniejustement, à ce que je pensais, de ma faiblesse, je n’avais qu’à merepentir d’être devenue une sotte après m’être strictement tenueauparavant à un principe juste. Cependant, comme ce que je faisaisétait plutôt sous l’impulsion de la gratitude que par faiblesseréelle, de quelque manière qu’il l’interprétât, j’avais eu du moinsla satisfaction de m’être pleinement acquittée de ma dette.J’ajoutai que les occasions ne m’avaient pas manqué d’obtenir tousles prétendus avantages qui, suivant lui, accompagnent la félicitéde la vie conjugale, et que j’aurais pu être ce que je ne tenaispas nommer; mais quelque bas que je me fusse mise devant lui,j’avais maintenant la dignité féminine pour me soutenir contretoutes les attaques soit de l’orgueil, soit de l’avidité; jelui étais infiniment obligée de m’avoir fourni l’occasiond’acquitter la seule obligation qui me mît en danger, sans enexaminer les conséquences; j’espérais qu’il était persuadéque j’avais payé ma dette en offrant de m’enchaîner; maisj’étais infiniment plus sa débitrice d’une autre manière, puisqu’ilm’avait permis de rester libre.

Il fut si confondu de ce discours qu’il ne sutque dire et resta tout à fait muet un bon moment. Mais se remettantun peu, il me dit que je me lançais dans des considérations qu’ilespérait passées et oubliées, et qu’il n’avait pas l’intention deles faire revivre; il savait que je n’avais pas eu seslettres, car, dès qu’il était arrivé en Angleterre, il était allé àl’endroit où elles étaient adressées, et il les avaient trouvéestoutes là en dépôt, à l’exception d’une seule, et les gensn’avaient pas su comment les faire remettre; il pensaittrouver là des renseignements pour le diriger dans ses recherches,mais il eut le désagrément d’apprendre qu’on ne savait passeulement qui j’étais; ce lui fut une grande contrariété, etje devais reconnaître, pour répondre à tous mes ressentiments,qu’il avait fait une longue, et, il l’espérait, suffisantepénitence pour le dédain que je supposais qu’il m’avaittémoigné; il était vrai (et je ne pouvais supposer qu’il enfût autrement) qu’après l’avoir ainsi repoussé dans un tel cas etde telles circonstances, et après des supplications si pressanteset les offres qu’il m’avait faites, il était parti le cœurdouloureusement blessé et plein de ressentiment; il avaitréfléchi au crime qu’il avait commis avec quelque regret, maisaussi avec la dernière horreur à la cruauté dont je traitais lepauvre petit enfant que je portais à ce moment-là, et c’était celaqui lui avait rendu impossible de m’envoyer une réponse conforme àmes désirs; cette raison l’avait empêché de rien répondrependant quelque temps; mais, au bout de six ou sept mois, sonressentiment s’effaçant à mesure que revenaient son affection pourmoi et son intérêt pour le pauvre enfant;… – ici il s’arrêta,et il y avait des larmes dans ses yeux; puis, après avoirajouté seulement, en manière de parenthèse, qu’à cette minute mêmeil ne savait pas s’il était mort ou vivant, il continua: –ces ressentiments s’effaçant, il m’avait écrit plusieurs fois, septou huit, dit-il, je crois, mais sans recevoir aucune réponse;alors, ses affaires l’obligeant à aller en Hollande, il était venuen Angleterre, comme étant sur son chemin, et il avait trouvé,ainsi qu’il a été rapporté plus haut, que ces lettres n’avaient pasété réclamées; il les laissa dans cette maison, après enavoir payé le port, et, revenu en France, il se sentit encore mal àl’aise et ne put résister au désir, digne d’un chevalier errant, deretourner encore en Angleterre pour me chercher, bien qu’il ne sûtni où, ni de qui s’enquérir de moi, car aucune de ses précédentesrecherches n’avaient abouti à rien; il y avait reprisdomicile, dans la ferme croyance qu’à un moment ou à l’autre il merencontrerait, ou entendrait parler de moi, et que quelque bonnechance le jetterait enfin sur ma route; il y demeurait depuisplus de quatre ans, et bien que ses espérances fussent évanouies,il n’avait plus la pensée de changer encore de place dans le monde,à moins qu’à la fin, comme il arrive pour les autres vieillards, iln’eût quelque inclination à aller mourir au gîte, dans son pays,mais qu’il n’y songeait pas encore; si je voulais réfléchir àtoutes ces démarches, je trouverais quelques raisons pour oubliermes anciens ressentiments, et pour considérer cette pénitence,comme il l’appelait, qu’il avait endurée en me cherchant, comme uneamende honorable[18], enréparation de l’affront par lequel il avait accueilli la bonté dema lettre d’invitation; nous pouvions, du moins, nous donnerl’un à l’autre quelque satisfaction pour les désagrémentspassés.

J’avoue que je ne pus entendre tout cela sansêtre très touchée. Cependant je restai raide, et compassée même,pendant un bon moment. Je lui dis qu’avant de pouvoir faire aucuneréponse au reste de son discours, je devais lui donner lasatisfaction de lui dire que son fils vivait; et en vérité,puisque je le voyais si inquiet de ce côté, et qu’il en parlaitavec tant d’affection, j’étais fâchée de n’avoir pas trouvé unmoyen ou un autre de le lui faire savoir, mais je pensais qu’aprèsavoir dédaigné la mère, comme on l’a dit, il avait mis toute sasomme d’affection pour son enfant dans la lettre qu’il m’avaitécrite pour le pourvoir, et qu’il avait, comme le font souventd’autres pères, regardé sa naissance comme devant être oubliéeparce qu’elle n’était pas régulière et qu’on avait à se repentir desa venue; en assurant convenablement l’avenir pour lui, ilavait fait plus que ne font tous les pères dans des circonstancessemblables, et il pouvait bien s’en contenter.

Il me répondit qu’il aurait été très heureuxsi j’avais été assez bonne pour lui donner la satisfaction desavoir que la pauvre malheureuse créature était encore en vie, etqu’il en aurait pris de son côté quelque soin, particulièrement enla reconnaissant pour enfant légitime, ce qui, là où personnen’aurait rien su du contraire, aurait enlevé la note d’infamie quisans cela s’attachera toujours à elle; et de cette façonl’enfant lui-même n’aurait rien connu de son propre malheur;mais il craignait qu’il ne fût maintenant trop tard.

Il ajouta que je pouvais voir par toute saconduite depuis, quelle malheureuse erreur l’avait poussé toutd’abord, et qu’il aurait été bien éloigné de me faire subir aucunoutrage ou d’être la cause de la venue au monde d’unemisérable[19] de plus (ce fut son mot), s’il n’yavait pas été entraîné par l’espoir de me rendre sienne. Mais, s’ilétait possible de soustraire l’enfant aux conséquences de samalheureuse naissance, il espérait que je lui en donnerais laliberté, et il me montrerait qu’il avait encore et les moyens etles sentiments pour le faire; malgré tous les malheurs quilui étaient survenus, rien de ce qui lui appartenait par le sang,surtout venant d’une mère à laquelle il s’intéressait si vivement,ne manquerait jamais de ce qu’il serait en position de faire pourlui.

Je ne pus entendre ceci sans en êtresensiblement émue. J’étais honteuse qu’il montrât qu’il avait plusd’affection réelle pour l’enfant, bien qu’il ne l’eût jamais vu desa vie, que moi qui l’avais porté; car il est vrai que jen’aimais pas l’enfant, ni n’aimais à le voir. J’avais sans doutepourvu à ses besoins; mais je le faisais par la main d’Amy,et je ne l’avais pas vu plus de deux fois en quatre ans, ayantrésolu à part moi que, lorsqu’il serait grand, il n’aurait pasl’occasion de me donner le nom de mère.

Toutefois, je lui dis qu’on prenait soin del’enfant, qu’il n’avait pas à en être inquiet, à moins qu’il ne mesoupçonnât de lui porter moins d’affection que lui qui ne l’avaitjamais vu de sa vie. Il savait ce que j’avais promis de faire pourlui, de lui donner les mille pistoles que je lui avais offertes etqu’il avait refusées. Je l’assurai que j’avais fait mon testament,et que je lui laissais 5,000 livres sterling avec l’intérêt jusqu’àce qu’il fût majeur, si je mourais avant ce temps-là. Je voulaistoujours maintenir ces bonnes dispositions à son égard; mais,s’il avait le désir de le retirer de ma direction, je ne m’yopposerais pas; et pour le convaincre que j’exécuterais ceque je disais, je lui ferais remettre l’enfant et aussi les 5,000livres sterling pour son entretien, certaine qu’il se sentiraitpour lui les sentiments d’un père, d’après ce que je voyais de satendresse à présent.

J’avais remarqué qu’il avait deux ou troisfois fait allusion dans ses discours à des malheurs qu’il avaiteus, et j’étais un peu surprise de cette expression, surtout de cequ’il la répétait si souvent. Mais je fis comme si je n’y avais pasdonné d’attention.

Il me remercia de ma bonté envers l’enfantavec une tendresse qui montrait la sincérité de tout ce qu’il avaitdit auparavant, et qui accrut le regret avec lequel, comme je l’aidit, je songeais au peu d’affection que j’avais montrée au pauvrepetit. Il me dit qu’il ne désirait pas me l’enlever, si ce n’étaitpour le faire entrer dans le monde comme étant à lui; chosequ’il pouvait encore faire, ayant vécu loin de ses autres enfants(il avait deux fils et une fille qui étaient élevés à Nimègue, enHollande, chez une de ses sœurs) si longtemps qu’il pouvaitparfaitement envoyer un autre fils de dix ans pour être élevé aveceux, en supposant la mère morte ou vivante, suivant l’occasion. Etpuisque j’étais décidée à si bien agir pour l’enfant, il ajouteraitquelque chose de considérable, quoiqu’il eût eu de grandesdéceptions – il répéta le mot –, et ne pût pas faire pour lui toutce qu’il aurait fait autrement.

Je me crus alors obligée de remarquer qu’ilparlait souvent des déceptions qu’il avait éprouvées. Je lui disque j’étais fâchée d’apprendre qu’il avait éprouvé quoi que ce fûtd’affligeant dans le monde; que je ne voudrais pas que riende ce qui m’appartenait vînt ajouter à sa perte, ou diminuer cequ’il pouvait faire pour ses autres enfants, et que je neconsentirais pas à ce qu’il emmenât l’enfant, bien que ce fûtinfiniment à l’avantage de celui-ci, à moins qu’il ne me promît quetoute la dépense serait pour moi; et que, s’il ne pensait pasque cinq mille livres fussent assez, je donnerais davantage.

Nous parlâmes tant de cela et de nos vieillesaffaires, que tout le temps de sa première visite se passa ainsi.Je le pressai un peu de me dire comment il était arrivé à metrouver; mais il écarta cela pour cette fois, et, secontentant d’obtenir l’autorisation de revenir me voir, il partit.En vérité, j’avais le cœur si plein de ce qu’il m’avait dit, que jefus contente quand il fut parti. Par moment, j’étais pleine detendresse et d’affection pour lui, spécialement quand ils’exprimait avec tant d’ardeur et de passion à propos del’enfant; d’autres fois j’étais assaillie de doutes sur saposition de fortune; d’autres fois encore, j’étais épouvantéeen appréhendant que si j’entrais en d’étroits rapports avec lui, ilne vînt à savoir d’une manière ou d’une autre le genre de vie quej’avais mené à Pall Mall et en d’autres lieux, et que cela ne fîtmon malheur par la suite; et de cette dernière considérationje concluais qu’il valait mieux le repousser que de l’accueillir.Toutes ces pensées, et bien d’autres, se prenaient si vite dans monesprit, que j’avais, je le répète, besoin de leur donner issue etde me débarrasser de lui, et que je fus très heureuse qu’il fûtparti.

Nous eûmes plusieurs entrevues ensuite, danslesquelles nous avions toujours tant de préliminaires à franchirque nous n’abordâmes presque jamais le sujet principal. Une fois,il est vrai, il m’en dit un mot, mais j’y coupai court par uneespèce de plaisanterie.

«Hélas! m’écriai-je, ces choses-làsont hors de question maintenant. Il y a bien presque deux sièclesque nous avons parlé de tout cela ensemble. Vous voyez que depuisje suis devenue une vieille femme.»

Une autre fois, il y fit encore une légèreallusion, et je me mis encore à rire.

«Eh quoi! de qui parles-tu?lui dis-je, dans le langage de la secte. Ne vois-tu pas que je mesuis faite Quaker. Je ne peux pas parler de ces choses-làmaintenant.

»–Mais, reprit-il, les Quakers semarient aussi bien que les autres, et s’aiment autant. D’ailleurs,le costume de Quaker ne vous va pas mal.»

Et il plaisanta encore avec moi, si bien quela chose passa encore une troisième fois. Cependant je commençais àêtre tendre pour lui, avec le temps, comme l’on dit, et nousdevenions très intimes. Si l’accident suivant ne s’étaitmalheureusement pas mis à la traverse, je l’aurais certainementépousé, ou j’aurais consenti à le faire, la première fois qu’il mel’aurait demandé.

J’attendais depuis longtemps une lettre d’Amy,qui, semble-t-il, était juste en ce moment à Rouen pour la secondefois, poursuivant ses recherches à son sujet. Ce fut sur cesentrefaites que je reçus malheureusement une lettre d’elle, medonnant le détail suivant sur mes affaires:

I. Pour mon gentleman, que j’avais maintenant,je puis dire entre mes bras, elle me disait qu’il était parti deParis, ayant, comme j’en ai parlé, subi de grandes pertes et degrands malheurs; il était allé en Hollande à cause de celamême, et y avait aussi emmené ses enfants. Quant à elle, elle étaitallée à Rouen, et avait appris là, par hasard, d’un patronhollandais, qu’il restait à Londres, qu’il y était depuis plus detrois ans, qu’on le trouverait à la Bourse, dans l’allée française,qu’il demeurait à St-Lawrence Pountney’s-lane, et ainsi de suite.Amy ajoutait qu’elle supposait que je l’aurais bientôt trouvé, maisqu’elle soupçonnait qu’il était pauvre, et qu’il ne valait pas lapeine de courir après. Elle disait cela à cause du second article,auquel la coquine tenait surtout, pour plusieurs raisons.

II. Pour le Prince ***, comme on l’adit; il était allé en Allemagne, où se trouvaient sesterres; il avait quitté le service de la France, et vivaitdans la retraite; elle avait vu son gentilhomme, qui restaità Paris pour faire rentrer ses arriérés, etc.; il lui avaitraconté comment son maître l’avait employé à s’enquérir de moi,comme il a été dit ci-dessus, et lui fit savoir toute la peinequ’il avait prise pour me découvrir; il avait entendu direque j’étais allée en Angleterre; il avait eu une fois desordres pour y aller à ma recherche; son maître avait résolu,s’il avait pu me trouver, de m’appeler comtesse, de m’épouser et dem’emmener en Allemagne avec lui; et avait encore pourinstruction de m’assurer que le prince m’épouserait si je voulaisaller près de lui; il allait lui envoyer la nouvelle qu’ilm’avait découverte, et il ne doutait pas de recevoir l’ordre depasser en Angleterre pour m’accompagner avec un train digne de monrang.

Amy, ambitieuse coquine qui connaissait monfaible, que j’aimais les grandeurs, que j’aimais à être flattée etcourtisée, me disait quantité de choses aimables à ce sujet,qu’elle savait faites pour me plaire et pour exciter ma vanité.Elle faisait sonner haut que le gentilhomme du prince avait desordres pour venir vers moi, et une autorisation en règle pourm’épouser par procuration (comme font d’ordinaire les princes endes cas semblables), et pour me monter une maison et je ne saiscombien de belles choses. Mais elle me disait en même temps qu’ellene lui avait pas encore laissé savoir qu’elle m’appartenaittoujours, ni qu’elle savait où me trouver, ou m’écrire, parcequ’elle voulait aller jusqu’au fond de l’affaire, et voir sic’était une réalité ou une gasconnade. Elle lui avait répondu ques’il avait une commission de cette nature, elle s’efforcerait de metrouver, mais rien de plus.

III. Pour ce qui était du Juif, elle m’assuraqu’elle n’avait pas pu arriver à une certitude sur ce qu’il étaitdevenu, ou dans quelle partie du monde il était; mais elleavait du moins appris de bonne source qu’il avait commis un crime,s’étant compromis dans un complot pour voler un riche banquier deParis, et qu’il avait pris la fuite; on n’avait plus entenduparler de lui depuis plus de six ans.

IV. Pour ce qui était de mon mari, lebrasseur, elle sut qu’ayant été engagé sur le champ de bataille, enFlandre, il avait été blessé à la bataille de Mons, et était mortde ses blessures à l’hôpital des Invalides; de sorte que finétait mise aux quatre enquêtes que je l’avais envoyée faire enFrance.

Ce rapport sur le prince, le retour de sonaffection envers moi, avec toutes les choses grandes et flatteusesqui semblaient l’accompagner, surtout se présentant dorées etarrangées par Amy, ce rapport, dis-je, m’arriva à une heuremalheureuse et au milieu de la crise même de mes affaires.

Le marchand et moi, nous étions entrés enconférences sérieuses sur la grande question. J’avais cessé deparler platonisme, indépendance, de dire que j’étais une femmelibre, comme je faisais auparavant; et lui, de son côté,ayant éclairci mes doutes quant à sa position de fortune et auxmalheurs dont il avait parlé, je m’étais devancé tellement que nouscommencions à chercher où nous demeurerions, sur quel pied, avecquel équipage, quelle maison et autres choses semblables.

J’avais fait quelques discours sur les délicesde la retraite à la campagne, et sur les jouissances que nouspourrions si effectivement goûter sans l’embarras des affaires etdu monde. Mais tout cela n’était que grimace, et purement parce queje redoutais de reparaître publiquement dans le monde, de peur quequelque impertinente personne de qualité ne me rencontrât parhasard et ne se mît à crier en jurant: – «Roxana!Roxana! au nom de D***», – comme on l’avait faitdéjà.

Un marchand, élevé dans les affaires ethabitué à la société des hommes d’affaires, avait peine à sefigurer qu’il pût s’en passer; du moins, il lui semblaitqu’il serait comme un poisson hors de l’eau, misérable et mourant.Cependant il fit chorus avec moi, prétendant seulement que nousdevrions demeurer aussi près de Londres que possible, afin qu’ilpût venir quelquefois à la Bourse, et apprendre comment allait lemonde et ce que devenaient ses amis et ses enfants.

Je lui répondis que s’il voulait encores’embarrasser des affaires, je supposais qu’il serait plussatisfait d’être dans son propre pays, là où sa famille était sibien connue et où se trouvaient ses enfants.

Il sourit à cette pensée, et me déclara qu’ilserait très disposé à accepter une telle proposition, mais qu’il nel’aurait pas attendue de moi, pour qui l’Angleterre était, à coupsûr, si bien devenue mon pays que ce serait comme m’enlever à monlieu natal, ce qu’il ne désirait faire en aucune façon, quelqueagréable que la chose pût être pour lui.

Je lui dis qu’il se méprenait à mon endroit.De même que je lui avais tant dit que l’état du mariage était unecaptivité et la famille une maison de servitude, et qu’une foismariée je ne compterais être qu’une première servante, – de même,si, malgré tout, je m’y soumettais, il verrait que je sais jouer lerôle de servante à tout faire pour obliger mon maître; et sije n’étais pas résolue à aller avec lui partout où il désiraitaller, il pouvait compter qu’il ne m’obtiendrait pas.

«Et ne vous ai-je pas, dis-je enfinissant, offert d’aller avec vous aux Indesorientales?»

Tout ceci n’était toujours qu’une contenancefeinte; car, ma position ne me permettant pas de rester àLondres, ou tout au moins d’y paraître publiquement, j’étaisdécidée, si je l’épousais, de demeurer à l’écart en province ou dequitter l’Angleterre avec lui.

Mais, dans une heure de malheur, la lettred’Amy arriva, au beau milieu de tous ces entretiens; et lesbelles choses qu’elle disait du prince commencèrent à faire unétrange travail en moi. L’idée d’être princesse, d’aller vivre auloin, là où tout ce qui s’était passé ici serait inconnu et oublié(hors dans ma conscience) était fortement tentante; la penséed’être entourée de domestiques, honorée de titres, d’être appeléeSon Altesse, de vivre dans toutes les splendeurs d’une cour, et, cequi était plus encore, dans les bras d’un homme de ce rang, qui, jele savais, m’aimait et m’appréciait, tout cela, en un mot,m’éblouissait la vue, me tournait la tête, et, pendant unequinzaine, je fus réellement aussi folle et aussi aliénée que laplupart des pensionnaires de Bedlam, sans cependant être peut-êtreaussi incurable qu’eux.

Lorsque mon gentleman vint la foissuivante, je n’avais plus la moindre idée sur lui, j’aurais voulune l’avoir jamais reçu; bref, je résolus de n’avoir plus àlui rien dire davantage, et, en conséquence, je feignis d’êtremalade. Je descendis cependant pour le voir et lui parler un peu,mais je lui montrai que j’étais trop malade pour tenir compagnie,comme on dit, et qu’il serait charitable de sa part de me permettrede le laisser pour cette fois.

Le lendemain matin il envoya son laquaiss’informer comment j’allais. Je lui fis dire que j’avais un grosrhume, qui me rendait très malade. Deux jours plus tard, il revint,et je me laissai voir; mais je feignis d’être enrouée aupoint de pouvoir à peine me faire entendre, et d’être triste d’êtreréduite à parler tout bas. En un mot, je le tins ainsi en suspenspendant trois semaines.

Durant ce temps, mon esprit se gonflaitétrangement. Le prince, ou l’idée du prince, prenait tellementpossession de moi, que je passai presque tout mon temps àm’imaginer tout ce qu’il y aurait de grand à vivre avec le prince,comme je l’entendais, me délectant des splendeurs dont je mefigurais jouir, et, en même temps, m’étudiant méchamment à trouverle moyen d’écarter le marchand et de m’en débarrasser pourtoujours.

Il faut bien que j’avoue que parfois labassesse de ma conduite me frappait cruellement; l’honneur,la sincérité dont il avait toujours usé avec moi, et surtout lafidèle probité qu’il m’avait montrée à Paris, la pensée que je luidevais la vie, tout cela, dis-je, se dressait devant moi, etfréquemment je discutais avec moi-même sur les obligations que jelui avais, me représentant combien il serait indigne maintenant,après tant de dettes de reconnaissance et d’engagements, de lerejeter brusquement.

Mais les titres d’altesse et de princesse, ettoutes ces belles choses, à mesure qu’elles me venaient à l’esprit,contrebalançaient tout cela; et le sentiment de la gratitudes’évanouissait comme si c’eût été une ombre.

D’autres fois, je réfléchissais aux richessesque je possédais, me disant que, sans être princesse, je pouvaisvivre comme une princesse, et que mon marchand (car il m’avaitraconté toute l’histoire de ses malheurs) était bien loin d’êtrepauvre, ou même gêné; ensemble, nous pouvions faire unefortune totale de trois à quatre mille livres sterling par an, cequi était en soi égal à celles de certains princes étrangers. Maisbien que cela fût vrai, le nom de princesse, l’éclat qu’ilcomporte, en un mot, l’orgueil emportait le plateau de labalance; et toutes ces discussions finissaient d’ordinaire audésavantage du marchand. Bref, je résolus de le lâcher, et de luidonner une réponse définitive à sa prochaine visite, à savoir qu’ilétait survenu quelque chose dans mes affaires qui m’obligeait àchanger inopinément mes projets, et qu’en un mot je le priais de nepas se déranger davantage.

Je crois véritablement que la grossièreté aveclaquelle je le traitai fut l’effet d’une fermentation violente etmomentanée du sang; car l’agitation dans laquelle la seulecontemplation des grandeurs que j’imaginais avait pris mes esprits,m’avait jetée dans une sorte de fièvre, et je savais à peine ce queje faisais.

Je me suis étonnée depuis que cela ne m’eûtpas rendue folle; et je ne trouve pas étrange aujourd’huid’entendre parler de celles qui sont devenues tout à fait insenséespar orgueil, qui se sont figurées être reine et impératrice,obligeant leurs gens à les servir à genoux, donnant aux visiteursleur main à baiser, et autres choses semblables; carcertainement si l’orgueil ne trouble pas un cerveau, rien ne letroublera.

Toutefois, la première fois que mongentleman vint, je n’eus pas assez de courage, ou pasassez de méchanceté pour le traiter aussi rudement que j’avaisrésolu de le faire, et ce fut très heureux; car peu après, jereçus une autre lettre d’Amy où se trouvait la nouvellemortifiante, et vraiment surprenante pour moi, que mon prince(comme je l’appelais avec un plaisir secret) était très souffrantd’une blessure qu’il s’était faite à la chasse en attaquant unsanglier, exercice cruel et dangereux auquel, semble-t-il, lesnobles d’Allemagne se plaisent grandement.

J’en fus réellement alarmée, d’autant plusqu’Amy m’écrivait que son gentilhomme était parti en toute hâtepour se rendre auprès de son maître, non sans l’appréhension detrouver qu’il était mort avant son arrivée; mais il (legentilhomme) lui avait promis qu’aussitôt arrivé il lui renverraitson courrier avec des détails sur la santé de son maître et sur lagrande affaire. Il avait obtenu d’Amy l’engagement d’attendre sonretour à Paris pendant une quinzaine, après qu’elle lui eût promisde se charger d’aller en Angleterre et de m’y trouver pour lecompte de mon seigneur s’il lui en envoyait l’ordre; ildevait lui adresser un chèque de cinquante pistoles pour sonvoyage. En conséquence Amy me disait qu’elle attendait desnouvelles.

C’était un coup pour moi à différents pointsde vue: d’abord j’étais dans l’inquiétude à son sujet, nesachant s’il était mort ou vivant; et je n’étais pasindifférente à la question, je vous assure, car il me restait uneinexprimable affection pour sa personne, sans parler de la façondont cette affection était ravivée par l’espoir d’un intérêt plussolide; mais ce n’était pas là tout, car en le perdant, jeperdais pour toujours la perspective de tous ces plaisirs et detoute cette gloire qui avait fait une telle impression sur monimagination.

D’après la lettre d’Amy, j’étais, je lerépète, exposée à rester dans cet état d’incertitude encore uneautre quinzaine; et si j’avais persisté dans la résolutiond’en user avec mon marchand de la dure manière que je m’étaisproposée, j’aurais peut-être fait un très mauvais ouvrage; etil était très heureux que le cœur m’eût manqué comme il l’avaitfait.

Cependant, je me servis vis-à-vis de lui dequantité d’artifices, et inventai des histoires pour écarter touteconversation plus intime que celles que nous avions eues déjà, afinde pouvoir agir plus tard d’une façon ou de l’autre, suivantl’occasion qui s’offrirait. Mais ce qui me contrariait le plus,c’était qu’Amy n’écrivait pas, quoique les quinze jours fussentexpirés. À la fin, à ma grande surprise, comme j’étais à la fenêtreregardant avec la dernière impatience, dans l’attente du facteurqui apportait d’ordinaire les lettres de l’étranger, je fus,dis-je, agréablement surprise de voir un carrosse s’arrêter à laporte cochère de la maison où je demeurais, et ma femme de chambre,Amy, en sortir et s’avancer vers la porte d’entrée, suivie par lecocher qui portait plusieurs paquets.

Je descendis l’escalier comme un éclair pourlui parler, mais ce qu’elle me dit me jeta aussitôt comme unedouche d’eau froide.

«Le prince est-il mort ou vivant,Amy?»

Froidement et indifféremment:

«Il est vivant, madame, dit-elle, maiscela n’importe guère. J’aimerais autant qu’il fût mort.»

Nous montâmes ainsi à ma chambre, et là nousnous mîmes à causer sérieusement de toute l’affaire.

D’abord, elle me raconta longuement lablessure qu’il avait reçue d’un sanglier, la condition à laquelleil avait été réduit, telle que tout le monde s’attendait à sa mort,l’angoisse de la blessure lui ayant donné la fièvre, avec quantitéde circonstances trop longues à relater; comment il étaitrevenu de cet extrême danger, mais était resté très faible;comment le gentilhomme avait été homme de parole[20], et avait renvoyé le courrier aussiponctuellement que si ç’avait été au roi; qu’il lui avaitfait un long rapport au sujet de son maître, de sa maladie et de saguérison; mais que le résumé de la question pour ce qui meregardait, était que, pour ce qui était de la dame, monseigneurétait devenu pénitent, se trouvait lié par certains vœux qu’ilavait faits pour sa guérison, et qu’il ne pouvait point davantagesonger à cette affaire; d’autant plus que la dame étantabsente et aucune offre ne lui ayant été faite, l’honneur nesouffrait aucune atteinte; mais que monseigneur étaitreconnaissant des bons offices de MrsAmy et luienvoyait cinquante pistoles pour sa peine, comme si elle avaitréellement fait le voyage.

J’eus bien de la peine, je le confesse, àsupporter la première surprise de ce désappointement. Amy s’enaperçut, et ouvrant largement la bouche comme c’était samanière:

«Dieu! madame, ne vous tracassezpas de cela. Vous voyez qu’il est enfoncé dans les prêtres, et jesuppose qu’ils lui ont impertinemment imposé quelque pénitence, et,peut-être, qu’ils lui ont donné une commission à faire pieds-nus àquelque Madonna, Nostredame ou autre; et pour le moment iln’en est pas à l’amour. Je vous garantis qu’il reviendra aussicoquin qu’il l’a jamais été, dès qu’il sera tout à fait bien etqu’il se sera tiré de leurs mains. Je suis furieuse de ce repentirhors de saison. Quelle raison a-t-il, dans son repentir, des’abstenir de prendre une bonne femme? J’aurais été bien aisede vous voir princesse, et le reste. Mais si cela ne se peut pas,n’en soyez pas affligée; vous êtes assez riche pour vousfaire princesse toute seule. Vous n’avez pas besoin de lui, etc’est ce qu’il y a de meilleur dans tout cela.»

C’était fort bien; mais je n’en pleuraispas moins, et j’en fus profondément vexée pendant longtemps. Maiscomme Amy était toujours à mes trousses, cherchant constamment à medistraire par sa gaieté et son esprit, cela finit par passer peu àpeu.

Alors je racontai à Amy l’histoire de monmarchand; comment il m’avait trouvée lorsque j’étaistellement inquiète de le trouver lui-même; qu’il était vraiqu’il demeurait dans St-Lawrence Pountney’s-lane; que j’avaiseu tout le récit de son malheur dont elle avait entendu parler, etdans lequel il avait perdu plus de huit mille livressterling; et qu’il me l’avait dit franchement avant qu’ellem’en eût envoyé aucune nouvelle, ou du moins avant que j’eusse faitconnaître en aucune manière que j’en avais entendu parler.

Amy fut enchantée de cela.

«Eh bien! alors, madame, dit-elle,quel besoin avez-vous de vous occuper de l’histoire du prince, etd’aller je ne sais où en Allemagne laisser vos os dans un mondeétranger, et apprendre ce langage de diable qu’on appelle le hautallemand? Vous êtes la moitié mieux ici. Eh! madame,n’êtes-vous pas aussi riche que Crassus?»

Eh bien! je fus longtemps avant depouvoir revenir de cette principauté imaginaire; et moi quivoulais tant jadis être la maîtresse d’un roi, j’étais maintenantdix mille fois plus désireuse d’être la femme d’un prince.

Si forte est la prise que l’orgueil etl’ambition ont sur nos esprits que lorsqu’une fois ils ont accès,il n’y a rien de si chimérique dont, sous l’influence de cettepossession, nous ne soyons capables de nous former des idées dansnotre fantaisie, et que nous ne réalisions dans notre imagination.Rien n’est si ridicule que les plus simples démarches que nousfaisons en des cas semblables. Homme ou femme, on devient alors unpur malade imaginaire[21], et l’onpeut, je crois, aussi aisément mourir de douleur ou devenir fou dejoie (suivant que la chose apparaît à notre imagination heureuse oumalheureuse) que si tout était réel, et dépendait effectivement del’action de la personne intéressée.

J’avais, il est vrai, deux aides pour meretirer de ce piège. Le premier était Amy, qui connaissait mamaladie, mais qui n’était pas capable d’y apporter aucunremède; le second était le marchand, qui, lui, apportait leremède, mais n’avait aucune connaissance du mal.

Je me souviens que lorsque mon esprit étaitsous le coup de tout ce trouble, dans une des visites qu’il me fit,mon ami le marchand s’aperçut que j’étais en proie à quelquedésordre inaccoutumé. Il croyait, me dit-il, que mon mal, quelqu’il fût, était surtout dans ma tête; et comme il faisait untemps d’été et très chaud, il me proposa de sortir un peu au grandair.

Je sursautai à ce mot.

«Eh quoi, lui dis-je, me croyez-vousfolle? C’est une maison d’aliénés, alors, que vous devriezproposer pour me guérir.»

»–Non, non, dit-il, je ne veuxrien dire de semblable. J’espère que la tête peut être malade etnon vraiment le cerveau.»

Je ne savais que trop qu’il avait raison, carje n’ignorais pas que j’avais joué une sorte de rôle insensévis-à-vis de lui. Mais il insista et me pressa d’aller à lacampagne. Je le relevai de nouveau.

«Quel besoin avez-vous, lui dis-je, dem’écarter de votre chemin? Il est en votre pouvoir d’êtremoins ennuyé par moi, sans tant nous gêner l’un etl’autre.»

Il le prit mal, et me dit que j’avaisd’ordinaire meilleure opinion de sa sincérité. Il me demanda ce quej’avais fait pour perdre ma charité. – Je ne mentionne ceci quepour vous faire voir combien j’étais allée loin dans mon dessein dele quitter, c’est-à-dire combien j’étais près de lui montrer avecquelle bassesse, quelle ingratitude et quelle indignité j’étaiscapable d’agir. Mais je m’aperçus que j’avais poussé laplaisanterie assez loin, qu’il ne faudrait pas grand’chose de pluspour le dégoûter de moi encore une fois, comme il l’avait été déjà.Je me mis donc, par degrés, à changer ma façon de parler, et àremettre la conversation sur la véritable question, commeautrefois.

Quelque temps après, un jour que nous étionstrès gais et que nous causions familièrement ensemble, il m’appela,avec un air de satisfaction particulière, sa princesse. Je rougis àce mot, car il me touchait au vif; mais il ne savait rien dela raison pour laquelle j’en étais ainsi touchée.

«Que voulez-vous dire par là?demandais-je.

»–Ma foi, dit-il, je ne veux riendire, ci ce n’est que vous êtes une princesse pour moi.

»–Eh bien, repris-je, je suis mêmede ce que vous me dites; et pourtant je peux vous déclarerque j’aurais pu être princesse si j’avais voulu vous quitter, queje le pourrais encore, je crois.

»–Il n’est pas en mon pouvoir devous faire princesse, me répondit-il; mais je puis aisémentvous faire grande dame ici en Angleterre, et même comtesse si vousvoulez sortir de ce pays.

J’entendis ces deux déclarations avec beaucoupde satisfaction, car mon orgueil restait tout entier, bien qu’ileût été déçu; je pensai en moi-même que cette propositioncompenserait en quelque façon la perte de l’autre titre qui avaitsi fort chatouillé mon imagination, et j’avais hâte de savoir cequ’il voulait dire. Mais je n’aurais voulu à aucun prix le luidemander.

La chose en resta donc là pour cette fois.

Lorsqu’il fut parti, je répétai à Amy ce qu’ilavait dit, et Amy se montra aussi impatiente que moi de savoir lafaçon dont cela pouvait se faire. Mais la fois suivante, et tout àfait inopinément pour moi, il me dit qu’il m’avait incidemmentmentionné, la dernière fois qu’il était avec moi, une chose àlaquelle il n’attachait pas la moindre importance en soi;mais ne sachant pas si une chose semblable ne serait pas de quelquepoids à mes yeux et si elle ne m’attirerait pas du respect de lapart des gens au milieu desquels je pourrais me trouver, il y avaitpensé depuis, et avait résolu de m’en parler.

J’affectai d’en faire peu de cas. Je lui disqu’il savait que j’avais choisi une vie retirée, et que, parconséquent, être appelée ladyou même comtesse n’avaitaucune valeur pour moi; cependant, que s’il avait l’intentionde me traîner – pour employer le vrai terme, – dans le monde denouveau, cela pourrait peut-être lui être agréable. D’ailleurs, jene pouvais avoir d’opinion à ce sujet, car je ne voyais pas commentla chose pouvait se faire, ni d’un côté ni de l’autre.

Il me répondit qu’avec de l’argent les titresd’honneur s’achetaient dans presque tous les pays du monde.L’argent, sans doute, ne pouvait pas donner des principesd’honneur; il fallait qu’ils vinssent de naissance ou qu’ilsfussent dans le sang; mais parfois les titres aident à éleverl’âme et à infuser des principes généreux dans l’esprit, surtout làoù il y a déjà de bonnes dispositions naturelles. Il espérait queni l’un ni l’autre de nous ne se comporteraient mal si nous venionsà en avoir un; et que, puisque nous saurions le porter sanshauteur déplacée, il siérait aussi bien à nous qu’à tout autre.Pour l’Angleterre, il n’avait qu’à prendre un acte denaturalisation en sa faveur, et il savait où acheter des lettrespatentes de baronet,c’est-à-dire comment se fairetransférer ce titre. Mais si je voulais venir à l’étranger aveclui, il avait un neveu, le fils de son frère aîné, qui possédait letitre de comte avec les terres y attachées, lesquelles n’étaientpas considérables, et que ce neveu lui avait souvent offert de luipasser pour mille pistoles, ce qui n’était pas une bien grossesomme d’argent; et, comme c’était déjà dans la famille, surmon désir il l’achèterait immédiatement.

Je lui répondis que c’était le dernier projetque je préférais; mais je ne lui permettais pas de l’acheter,à moins qu’il ne me laissât payer les mille pistoles.

«Non, non, dit-il, j’ai refusé de vousmille pistoles que j’avais mieux le droit d’accepter, et je ne vousimposerai pas cette dépense aujourd’hui.

»–Oui, répartis-je. Vous les avezrefusées, et peut-être vous en êtes-vous repenti plus tard.

»–Je ne m’en suis jamais plaint,répondit-il.

»–Je l’ai fait, moi, et m’en suissouvent repentie pour vous.

»–Je ne vous comprends pas.

»–Mais, dis-je, je me suisrepentie d’avoir souffert que vous refusiez.

«–Bien, bien; nous parleronsde cela plus tard, quand vous aurez décidé dans quelle partie dumonde vous fixerez votre résidence.»

Et il se mit à me dire de bonnes paroles,longtemps de suite: que son sort avait voulu qu’il vécûttoute sa vie hors de son pays, qu’il se déplaçât et changeâtsouvent le centre de ses affaires; que moi-même je n’avaispas toujours eu de demeure fixe; mais, maintenant que nousn’étions plus jeunes, ni l’un ni l’autre, il imaginait quej’aimerais à établir notre résidence en un lieu d’où, si c’étaitpossible, nous n’ayons plus à partir; quant à lui, c’étaittout à fait son avis, avec cette réserve que le choix du lieum’appartiendrait, car tous les endroits du monde étaient pour luila même chose, pourvu, cependant, que je fusse avec lui.

Je l’écoutai avec un grand plaisir, autantparce qu’il était disposé à me donner le choix que parce quej’étais décidée à demeurer à l’étranger, par la raison que j’aimentionnée déjà; c’est-à-dire, de peur que je ne fusse, à unmoment donné, reconnue en Angleterre, et que toute l’histoire deRoxana et de ses bals ne transpirât. En outre, je n’étais pas peuchatouillée de la satisfaction d’être du moins comtesse, puisqueprincesse, je ne le pouvais pas.

Je racontai cela à Amy, car c’était monconseiller intime. Mais quand je lui demandai son avis, elle me fitrire de bon cœur.

«Maintenant, lui dis-je, lequel des deuxprendre, Amy? Serai-je une lady, c’est-à-dire ladame d’un baronet, en Angleterre, ou une comtesse enHollande?»

La spirituelle coquine, qui connaissaitl’orgueil de mon caractère presque aussi bien que je le connaissaismoi-même, répondit sans la moindre hésitation:

«Des deux, madame?… Lequel desdeux, reprit-elle en répétant mes paroles. Pourquoi pas lesdeux? Et alors vous serez réellement princesse; car,assurément, lady en anglais et comtesseenhollandais, cela doit bien faire princesse en hautallemand.»

En somme, quoique Amy plaisantât, elle me mitl’idée en tête, et je résolus que j’aurais, après tout, les deuxtitres, ce que j’amenai comme vous allez l’apprendre.

D’abord, je parus décidée à rester et à mefixer en Angleterre, à cette seule condition, que je ne demeureraispas à Londres. Je prétendis que j’y étouffais; je manquaisd’air respirable quand j’étais à Londres; mais partoutailleurs je serais contente. Et je lui demandai si quelque port demer d’Angleterre ne lui conviendrait pas; parce que jesavais, bien qu’il semblât n’y plus songer, qu’il aimerait toujoursà être dans les affaires et dans le commerce des hommes d’affaires.Je citais plusieurs endroits, les uns mieux situés pour faire desaffaires avec la France, les autres en relations plus faciles avecla Hollande; comme Douvres ou Southampton, pour le premiercas, et Ipswich, ou Yarmouth, ou Hull, pour le second; maisje m’arrangeai de manière à ne rien décider définitivement, si cen’est qu’il semblait certain que nous demeurerions enAngleterre.

Il était temps maintenant d’amener les chosesà une conclusion; aussi, environ six semaines après, nousavions réglé tous les préliminaires; entre autres, ilm’informa que l’acte du parlement nécessaire à sa naturalisationpasserait à temps pour qu’il fût, comme il disait, anglais avantnotre mariage. Cela se fit en effet promptement, le parlement étantalors en session, et plusieurs autres étrangers s’étant réunis àlui pour le même objet, afin d’épargner la dépense.

Ce ne fut guère que trois ou quatre joursaprès que, sans me laisser soupçonner en rien qu’il avait faitaucune démarche pour les lettres patentes de baronet, il me lesapporta dans un joli sac brodé, et me saluant du titre de mylady*** auquel il joignait son nouveau nom, il m’offrit son portraitmonté en diamants, et en même temps me donna une broche valantmille pistoles. Le lendemain matin, nous étions mariés. C’est ainsique je mis fin à toute la période d’intrigues de ma vie; viepleine de prospérité dans le vice, ce qui rendait d’autant plusaffligeantes les réflexions qu’elle m’inspirait, que mon tempss’était passé dans les plus énormes fautes; et, plus jeregardai en arrière, plus ils me paraissaient noirs et horribles,absorbant absolument tout le bien-être et toute la satisfactionqu’autrement j’aurais pu puiser dans cette période de ma vie quiétait encore devant moi.

La première consolation, cependant, que jegoûtai dans la nouvelle condition où je me trouvai fut de songerqu’à la fin la vie criminelle était finie, et que je ressemblais àun passager revenant des Indes, lequel ayant après maintes annéesde fatigue et de tracas dans les affaires, acquis une honnêtefortune au prix de difficultés et de dangers innombrables, estarrivé heureusement à Londres avec tous ses biens, et a le plaisirde se dire qu’il ne se risquera jamais plus sur la mer.

Aussitôt que nous fûmes mariés, nous revînmesà mon logis, car l’église était tout auprès; et notre mariagefut si secret que personne autre qu’Amy et mon amie la Quakeressen’en fut informé. En entrant dans la maison, il me prit dans sesbras, et, me baisant:

«Enfin vous êtes à moi,maintenant! dit-il. Oh! que vous auriez été bonne defaire cela il y a onze ans!

»–Vous seriez peut-être fatigué demoi depuis longtemps, répondis-je. Il vaut bien mieux que ce soitmaintenant; car maintenant tous nos jours de bonheur sont àvenir. D’ailleurs, ajoutai-je, je n’aurais pas été si riche demoitié. – Mais cela, je l’ajoutai en moi-même, car il était inutilede l’initier à cette raison.

»–Oh! reprit-il, je n’auraispas été fatigué de vous. Au contraire, outre la satisfaction devous avoir près de moi, cela m’aurait épargné cette malheureusecatastrophe, à Paris, qui a été pour moi une perte sèche de plus dehuit mille pistoles, et toutes les fatigues de tant d’annéesd’affaires et de soucis. Puis il ajouta: – Mais je vous feraipayer tout cela, maintenant que je vous ai.»

Je tressaillis légèrement à ce mot.

«Vraiment! dis-je, menacez-vousdéjà? Que voulez-vous dire par là, je vous prie.»

Et je pris un air assez grave.

«Je vais vous dire très simplement ceque j’entends, me répondit-il en me tenant toujours étroitementdans ses bras. Je compte, à partir de ce moment ne plus m’inquiéterd’aucune affaire, de sorte que je ne gagnerai jamais pour vous unseul shilling de plus que ce que je possède déjà. Vous perdrez donctout cela, d’un côté. En second lieu, je compte ne prendre aucunepeine ni aucun souci à administrer ce que vous m’apportez ou ce quej’ai à y ajouter. Mais vous prendrez tout cela sur vous;comme le font les femmes en Hollande; et de cette façon vousle payerez aussi, car toute la mauvaise besogne sera pour vous. Entroisième lieu, je compte vous condamner à la constante servitudede mon impertinente compagnie; car je vous attacherai à mondos comme un paquet de colporteur, et je serai à peine une minutesans vous, sûr que je suis de ne pouvoir me plaire à rien autrechose au monde.

»–Très bien. Mais je suis un peulourde, et j’espère que vous me mettrez à terre quelquefois quandvous serez fatigué.

»–Quant à cela, fatiguez-moi sivous pouvez,» fit-il.

Tout cela était plaisanterie, allégorie;mais, comme morale de la fable, tout était vrai, aussi vous leverrez en son lieu. Nous fûmes très gais tout le reste du jour,mais sans bruit ni tapage, car il n’amena aucune de sesconnaissances ni aucun de ses amis, anglais ou étranger. L’honnêteQuakeresse nous fit un très bon dîner vraiment, vu le petit nombrede convives; et tous les jours de la semaine elle fit demême, et, à la fin, elle voulut prendre à sa charge toute ladépense, ce à quoi je m’opposai absolument; d’abord parce queson aisance n’était pas très grande, quoiqu’elle ne fût pas nonplus très médiocre, et ensuite parce qu’elle s’était montrée uneamie si véritable, une consolatrice si aimable, et même une sibonne conseillère dans toute cette affaire que j’étais déterminée àlui faire un présent qui l’aiderait un peu quand tout seraitfini.

Mais, pour revenir aux circonstances de nosépousailles, après avoir été très gais, comme je l’ai dit, Amy etla Quakeresse nous mirent au lit, l’honnête Quakeresse ne sedoutait guère que nous avions déjà été au lit ensemble onze ansauparavant; il y a mieux: c’était un secret qu’il setrouvait qu’Amy ignorait elle-même. Amy ricanait et faisait desgrimaces, comme pour témoigner son contentement; mais elledéclara en propres termes, à un moment qu’il n’était pas là, que cequ’elle marmottait et murmurait signifiait que la chose aurait dûse faire dix ou douze ans auparavant, et qu’elle n’avait pas grandeimportance aujourd’hui; c’est-à-dire, pour le faire court,que sa maîtresse avait bien près de cinquante ans, et était tropvieille pour avoir des enfants. Je la grondai, la Quakeresse rit,et me fit le compliment de me dire que je n’étais pas si vieillequ’Amy le prétendait, qu’il n’était pas possible que j’eusse plusde quarante ans, et que je pouvais encore avoir une maison pleined’enfants. Mais Amy et moi savions mieux qu’elle ce qu’il en était,car, après tout, j’étais assez vieille pour être hors d’état d’êtremère, quelque fût mon apparence. Mais je lui fis retenir salangue.

Au matin, ma propriétaire Quakeresse vint nousfaire visite avant que nous fussions levés, et nous fit manger desgâteaux, et prendre du chocolat au lit. Puis elle nous laissa ennous engageant à faire un somme par là-dessus, ce que nous fîmes,je crois bien. Bref, elle nous traita si honnêtement et avec une siagréable gaieté, en même temps qu’avec tant de libéralité, que celame montra que les Quakers peuvent, et que cette Quakeresse savaitcomprendre les bonnes manières aussi bien que les autres gens.

Je résistai cependant à son offre de noustraiter pendant toute la semaine; et je m’y opposai jusqu’àce que j’eusse vu évidemment qu’elle le prenait mal et qu’elle seserait crue victime d’un manque d’égards si nous n’avions pasaccepté. Je ne dis donc plus rien, et la laissai faire;seulement je lui déclarai que j’entendais ne pas rester en arrière,et, en effet, je n’y restai pas. Quoi qu’il en soit, pendant cettesemaine, elle nous traita comme elle avait dit qu’elle voulait lefaire, et elle s’en acquitta si bien, avec une telle profusion detoute sorte de bonnes choses, que le plus grand embarras qu’elleeût fut de trouver à se défaire de ce qui restait; car ellene permettait jamais qu’une chose quelconque, si délicate ou sigrosse qu’elle fût, parût deux fois devant nous.

J’avais, il est vrai, quelques domestiques quil’aidaient un peu: je veux dire deux bonnes, car Amy étaitmaintenant une femme de confiance, non une domestique et mangeaittoujours avec nous; j’avais aussi un cocher et un petitgarçon. Ma Quakeresse avait aussi un domestique, mais elle n’avaitqu’une bonne. Elle en emprunta deux de quelqu’une de ses amies pourl’occasion, et se procura un cuisinier pour préparer les mets.

Elle n’était embarrassée que pour lavaisselle, et elle m’en toucha un mot. J’envoyai Amy chercher unegrande boîte que j’avais déposée en mains sûres et dans laquelle setrouvait toute la belle vaisselle dont je m’étais pourvue pour uneoccasion moins honnête, comme je l’ai raconté plus haut; jela remis à la Quakeresse, et l’obligeai à s’en servir non comme dela mienne, mais comme de la sienne propre, pour une raison que jedonnerai tout à l’heure.

J’étais maintenant Lady ***, et je dois avouerque j’en étais excessivement contente. C’était si grand, si relevé,de m’entendre appeler «Madame la Baronne» (HerLadyship; Your Ladyship),et le reste, que je ressemblaisà ce roi indien de Virginie, qui, s’étant fait construire unemaison par les Anglais, et mettre une serrure à la porte, restaitdes jours entiers la clef à la main, fermant, ouvrant, refermant àdouble tour la porte, et prenant un indicible plaisir à cettenouveauté. Je serais ainsi restée toute une journée à écouter Amyme parler et m’appeler Your Ladyship à chaque mot.Cependant, au bout d’un temps, la nouveauté s’usa, l’orgueil quej’en concevais s’abattit, et à la fin, je désirai l’autre titreautant que j’avais désiré auparavant celui de lady.

Nous passâmes cette semaine avec toute lagaieté innocente qu’on peut imaginer, et notre excellenteQuakeresse fut si aimable à sa manière que cela nous causait unplaisir particulier. Nous n’avions pas du tout de musique, ni dedanse; de temps en temps seulement je chantais un airfrançais pour divertir mon époux qui le désirait, et l’intimité denos plaisirs ajoutait beaucoup à leur agrément. Je ne fis pas fairebeaucoup de robes pour mon mariage, ayant toujours eu avec moi ungrand nombre de riches vêtements, lesquels, avec quelquesmodifications pour les remettre à la mode, se trouvaientparfaitement neufs. Le lendemain de la cérémonie, il me pressait dem’habiller, bien que nous n’eussions personne. À la fin, tout enplaisantant, je lui dis que je croyais être capable de m’habiller,avec un certain costume que j’avais, de telle façon, qu’il nereconnaîtrait pas sa femme en la voyant; surtout s’il y avaitune autre personne là. Il dit que non, que c’étaitimpossible; et il souhaita vivement voir ce costume. Je luidis que je le revêtirais s’il voulait me promettre de ne jamais medemander de me montrer ainsi vêtue devant du monde. Il me promit dene pas le faire, mais de son côté, il voulut savoir pourquoi, carles maris, vous le savez, sont des êtres curieux, et aiment às’enquérir des choses qu’ils croient qu’on leur tient cachées. Maisj’avais une réponse prête:

«Parce que ce n’est pas un costumeconvenable, dans ce pays-ci, et qu’il n’aurait pas l’air décent. Etil ne le serait réellement pas, car il ne s’en fallait de rienqu’on n’eût l’air d’être en chemise; mais c’est le vêtementordinaire du pays où il est porté.»

Ma réponse le satisfit, et il me fit lapromesse de ne jamais me demander de me faire voir avec devant dela compagnie. Je me retirai alors, n’emmenant avec moi qu’Amy et laQuakeresse, et Amy m’habilla dans mon ancien costume turc, celuiavec lequel j’avais dansé autrefois, etc., comme je l’ai raconté.Il charma la Quakeresse qui dit gaiement que si l’on venait àporter ce costume en Angleterre, elle ne saurait que faire etserait tentée de ne plus s’habiller davantage à la mode desQuakers.

Lorsque j’eus revêtu les habits, je leschargeai de joyaux. Je mis, en particulier, la grosse broche demille pistoles qu’il m’avait donnée, sur la tyhaia, encoiffure, où elle faisait vraiment le plus glorieux effet. Jeportais mon collier de diamants, et mes cheveux étaient toutbrilliants[22], tout étincelants de joyaux.

J’avais attaché à ma veste son portraitenrichi de diamants, juste, comme vous pouvez bien le supposer, àla place du cœur ce qui est un compliment qui se fait dans detelles occasions chez les peuples orientaux), et comme tout étaitouvert sur la poitrine, il n’y avait point de place là pour aucunbijou. Dans cet appareil, Amy tenant la queue de ma robe, jedescendis vers lui. Il fut surpris, absolument étonné. Il mereconnut, assurément, parce que je l’avais averti et parce qu’iln’y avait là personne que la Quakeresse et Amy. Mais il ne reconnutaucunement Amy, qui s’était habillée en esclave turque, avec lecostume de la petite Turque que j’avais eue à Naples, comme je l’aidit. Elle avait le cou et les bras nus; elle était tête nue,et ses cheveux étaient tressés en une longue natte qui pendaitderrière son dos. Mais la friponne ne put garder son sérieux niretenir son bavardage de manière à se cacher longtemps.

Donc, il fut si charmé de ce costume qu’ilvoulut me faire asseoir à dîner ainsi vêtue. Mais il était siléger, si ouvert par devant, et la température était si piquanteque j’avais peur de prendre froid. Cependant, on augmenta le feu,on tint les portes fermées, et je restais ainsi pour lui faireplaisir. Il déclara qu’il n’avait jamais vu un si beau costume desa vie. Plus tard, je lui dis que mon mari (c’est ainsi qu’ilappelait le joaillier assassiné) l’avait acheté pour moi àLivourne, en même temps qu’une jeune esclave turque dont je m’étaisdéfaite à Paris, et que c’était avec l’aide de cette esclave quej’avais appris la manière de m’en vêtir, comment il devait êtreporté, ainsi que beaucoup des costumes des Turcs et un peu de leurlangage. Cette histoire, s’accordant avec les faits et ne changeantque la personne, était très naturelle, et elle passa très bien aveclui. Mais il y avait de bonnes raisons pour que je ne voulusserecevoir personne dans ce costume, en Angleterre, du moins. Je n’aipas besoin de les répéter, et, d’ailleurs, on en reparlera.

Mais lorsque je fus à l’étranger, je le misfréquemment, et en deux ou trois occasions, je dansai avec, maistoujours à sa prière.

Chapitre 6

 

SOMMAIRE. – Je propose au baronet de quitter l’Angleterre. –Nous faisons une rente viagère à notre amie la Quakeresse. – Elleest pénétrée de nos bontés. – Deux imposantesquestions posées à mon époux. – Valeur de nos fortunes réunies. –Arrangement amiable. – Voyage à Rotterdam. – Je deviens pensive etmélancolique. – Ma fille prend Amy pour sa mère. – Je suis trèsalarmée des découvertes de ma fille. – Mystérieuses assertions surRoxana. – Amy menace l’existence de ma fille. – Singulier incidentà bord d’un navire. – Inconcevable plaisir que j’éprouve àembrasser ma fille. – Je feins une maladie pour différer notrevoyage. – La femme du capitaine et ma fille viennent chez moi. –Propos divers sur Roxana. – Grande perplexité occasionnée par lesremarques de mes visiteuses. – Soulagement que me cause leurdépart. – Les soupçons de la Quakeresse sont éveillés. – Voyage deHollande retardé. – Effroi causé par une remarque du capitaine. –Bonté et attentions de mon époux. – Nous quittons Londres pourTunbridge. – Roxana mère de ma fille. – Ma fille raconte sonhistoire à la Quakeresse. – La Quakeresse se fait mon espionfidèle. – Amy emmène ma fille à Grunwich. – Je la chasse. – Sadisparition. – Dialogue entre la Quakeresse et ma fille. – Ma fillecesse ses visites. – Je crois qu’elle est assassinée.

Nous restâmes dans l’appartement de laQuakeresse pendant plus d’un an; car alors, faisant commes’il était difficile de décider où nous établir en Angleterre à saconvenance, à moins de choisir Londres, ce qui n’était pas à lamienne, – j’eus l’air de lui faire une offre pour l’obliger, en luidisant que je commençais à pencher vers l’idée d’aller à l’étrangervivre avec lui: je savais que rien ne pouvait lui être plusagréable, et, quant à moi, tous les lieux se valaient;j’avais vécu tant d’années à l’étranger sans mari qu’il ne pouvaitêtre lourd pour moi d’y vivre de nouveau, surtout avec lui. Nous enarrivâmes à échanger longuement des politesses. Il était, medit-il, parfaitement heureux de demeurer en Angleterre, et il avaitarrangé toutes ses affaires dans cette vue; car, comme ilm’avait dit qu’il comptait abandonner toutes les affaires du monde,aussi bien le souci de les mener que l’inquiétude d’y penser,considérant que nous étions l’un et l’autre en position de n’enavoir pas besoin et de trouver que ce n’était pas digne de notrepeine, je pouvais bien voir que telle était réellement sonintention, puisqu’il s’était fait naturaliser, s’était procuré deslettres patentes de baronet, etc. Eh bien, luirépondis-je, j’acceptais sans doute ses compliments, mais, malgrétout cela, je ne pouvais ignorer que son pays natal, où ses enfantsétaient élevés, devait lui être plus agréable que tout autre;et si j’avais tant de prix pour lui, je serais à ses côtés pouraugmenter encore le degré de son contentement; partout où ilserait, là serait ma patrie, et n’importe quel lieu du monde seraitpour moi l’Angleterre s’il était près de moi. Bref, je l’amenaiainsi à me permettre de l’obliger en allant demeurer à l’étranger,lorsque la vérité était que je n’aurais pas été parfaitement àl’aise en demeurant en Angleterre, à moins de me tenir constammentrenfermée, de peur qu’à un moment ou à l’autre, la vie dissolue quej’avais menée ne vînt à être connue, et que ne fussent connuesaussi toutes ces vilaines choses dont je commençais alors à êtrehonteuse grandement.

À la fin de notre semaine de noces, pendantlaquelle notre Quakeresse avait été si parfaite envers nous, je disà mon mari combien je croyais que nous lui étions obligés pour sesgénéreux procédés à notre égard, avec quelle extrême bonté elleavait agi depuis le commencement, et comme elle m’avait été uneamie fidèle en toutes les occasions. Et puis, lui dévoilant un peuses infortunes domestiques, je mis en avant que je croyais devoirnon seulement lui être reconnaissante, mais encore faire pour ellequelque chose d’extraordinaire afin de la mettre à l’aise dans sesaffaires. J’ajoutai que je n’avais pas de charges qui pussentl’importuner, qu’il n’y avait personne m’appartenant qui ne fûtamplement pourvu, et que, si je faisais quelque chose deconsidérable pour cette honnête femme, ce serait le dernier cadeauque je ferais à qui que ce fût au monde, excepté à Amy; quantà celle-ci, nous n’allions pas la laisser de côté, mais, dès qu’ils’offrirait quelque chose pour elle, nous verrions à agir suivantles motifs que nous aurions; en attendant, Amy n’était paspauvre; elle avait bien économisé de sept à huit cents livressterling; à ce propos, je ne lui dis pas comment, ni parquelles voies coupables elles les avaient amassées, mais je lui disqu’elle l’avait fait; et c’était assez pour lui fairecomprendre qu’elle n’aurait jamais besoin de nous.

Mon époux fut extrêmement satisfait de mesparoles au sujet de la Quakeresse, il me fit une espèce de discourssur la gratitude, me dit que c’était une des plus brillantesqualités d’une femme comme il faut; que c’était si intimementlié à l’honnêteté, bien plus, à la religion même, qu’il sedemandait si l’une ou l’autre pouvaient se trouver là où lagratitude n’était pas; que, dans le cas présent, il y avaitnon seulement gratitude, mais charité; et que, pour rendre lacharité plus véritablement chrétienne encore, la personne qui enétait l’objet avait un mérite réel pour attirer cesbienfaits; il consentait donc à la chose de tout son cœur, medemandant seulement de le laisser en faire la dépense de sespropres fonds.

Je lui répondis que, quant à cela, quoi quej’eusse dit autrefois, je n’avais pas dessein que nous eussionsdeux bourses. Je lui avais, en effet, parlé d’être une femme libre,une indépendante, et le reste, et il m’avait offert et promis de melaisser ma fortune entre les mains; mais, puisque je l’avaispris, je voulais faire ce que font les honnêtes femmes, et là où jejugeais bon de me donner moi-même, je donnerais ce que j’avaisaussi. Si j’en réservais quelque chose, ce ne serait que dans lecas de mort, et afin de pouvoir le donner à ses enfants ensuitecomme un don venant en propre de moi. Bref, s’il jugeait convenablede réunir nos biens, nous verrions dès le lendemain matin quelleforce nous pouvions à nous deux déployer dans le monde, et,considérer en somme, avant de nous décider sur le lieu de notredéplacement, comment nous disposerions de ce que nous avions aussibien que de nos personnes. Ce discours était trop obligeant, et ilétait trop homme de sens, pour ne pas le recevoir comme il étaitdonné. Il se contenta de répondre qu’en cela nous ferions commenous en tomberions d’accord ensemble; mais que la questionqui appelait présentement notre attention était de montrer nonseulement de la gratitude, mais aussi de la charité et del’affection à notre amie la Quakeresse. Et le premier mot qu’ilprononça à ce sujet fut de placer mille livres sterling à sonprofit pendant sa vie, ce qui lui faisait soixante livres paran; mais de telle manière que personne autre qu’elle n’eût lepouvoir d’y toucher. C’était agir très grandement, et cela montraitvraiment les principes généreux de mon mari; c’est même pourcette raison que j’en parle ici. Mais je trouvai que c’était un peutrop, particulièrement parce que j’avais autre chose en vue pourelle à propos de l’argenterie. Je lui dis donc que je croyais ques’il lui donnait d’abord comme présent une bourse avec centguinées, et qu’il lui fît ensuite la politesse d’une pensionannuelle de quarante livres sterling pendant sa vie, garanties dela façon qu’elle le désirerait, ce serait déjà très honnête.

Il en convint, et dans la soirée du même jour,comme nous allions aller au lit, il prit ma Quakeresse par la main,et, en lui donnant un baiser, lui dit que nous avions été traitéspar elle avec beaucoup de bonté depuis le commencement de cetteaffaire, et que sa femme l’avait été auparavant, comme elle(c’est-à-dire moi) l’en avait informé; il se croyait tenu delui faire voir qu’elle avait obligé des amis capables degratitude; pour sa part personnelle dans l’obligation quenous lui avions, il désirait qu’elle acceptât cela comme untémoignage partiel de reconnaissance seulement (il lui mettait l’ordans la main); sa femme causerait avec elle de ce qu’ilaurait de plus encore à lui dire. Là-dessus, lui donnant à peine letemps de murmurer: «Je vous remercie», il montadans notre chambre à coucher, la laissant toute confuse et nesachant que dire.

Lorsqu’il fut parti, elle se mit à protesteravec beaucoup d’honnêteté et d’obligeance de sa bonne volonté ànotre égard; mais, ajoutait-elle, c’était sans aucune attentede récompense; je lui avais fait plusieurs cadeaux de prixauparavant, – et, en effet, je lui en avais fait, car, outre lapièce de toile que je lui avais donnée dès le commencement, je luiavais donné un service de table en toile damassée, pris sur lelinge que j’avais acheté pour mes bals, c’est-à-dire trois nappeset trois douzaines de serviettes; et une autre fois je luiavais donné un petit collier de perles d’or, et autres chosessemblables; mais, ceci entre parenthèses; – elle lerappela cependant, comme je le dis, et aussi combien elle m’avaiteu d’obligations en mainte autre circonstance, qu’elle n’était pasen condition de montrer sa gratitude d’aucune autre manière, nepouvant rendre autant qu’elle avait reçu; que maintenant nouslui enlevions toute chance de s’acquitter par l’amitié que je luiavais déjà témoigné, et que nous la laissions plus endettée qu’ellene l’était auparavant. Elle débita cela d’un très bon air, à samanière, laquelle était vraiment très agréable, et avait autant desincérité apparente, et même, je le crois, de réelle, qu’il étaitpossible d’en exprimer; cependant je l’arrêtai, la priant den’en pas dire davantage, mais d’accepter ce que mon époux lui avaitdonné, et qui n’était qu’une partie, comme elle l’avait entendu ledire.

«Et laissez cela de côté, luidis-je; mais venez vous asseoir ici, et donnez-moi lapermission de vous dire quelque chose encore, sur le mêmechapitre; une chose que mon époux et moi nous avons régléeentre nous en votre faveur.»

»–Que veux-tu dire?»s’écria-t-elle, en rougissant et en ayant l’air surpris, mais sansbouger.

Elle allait parler de nouveau, mais jel’interrompis et lui dis qu’elle ne devait plus s’excuser d’aucunefaçon, car j’avais à lui causer de choses meilleures que tout cela.Je continuai en lui disant que, puisqu’elle avait été si amicale etsi bonne pour nous en toute occasion, que sa maison était le lieufortuné où nous nous étions unis, et que j’avais été, comme elle nel’ignorait pas, mise un peu au courant par elle-même de saposition, nous avions résolu que son sort s’améliorerait par nouspour tout le temps de sa vie. Je lui dis alors ce que nous avionsdécidé de faire pour elle, et qu’elle n’avait rien de plus à fairequ’à réfléchir avec moi sur la manière dont cela lui serait le plusefficacement garanti, à part de tout ce qui appartenait à sonmari; si son mari lui fournissait de quoi vivreconfortablement et n’avoir pas besoin de cela pour son pain et lesautres choses nécessaires, elle n’en ferait pas usage, mais elle enmettrait de côté l’intérêt et l’ajouterait chaque année auprincipal, de manière à accroître le revenu annuel, qui, avec letemps, et peut-être avant qu’elle vînt à en avoir besoin, pourraitdoubler; nous étions très disposés à consentir à ce que toutce qu’elle mettrait ainsi de côté fût bien à elle, et à qui ellejugerait bon après elle; mais les quarante livres par andevraient retourner à notre famille à la fin de sa vie, que nouslui souhaitions l’un et l’autre longue et heureuse.

Qu’aucun lecteur ne s’étonne de l’intérêtextraordinaire que je portais à cette pauvre femme, ni de ce que jedonne une place dans ce récit à ma libéralité envers elle. Ce n’estpas, je vous l’assure, pour faire parade de ma charité, ni pourfaire valoir ma grandeur d’âme et donner d’une manière si prodiguece qui eut été au-dessus de mes moyens même avec une fortune deuxfois plus grande; mais il y avait une autre source d’où toutcela découlait, et c’est pourquoi j’en parle. Était-il possible depenser à une pauvre femme laissée seule avec quatre enfants dont lemari était parti au loin et qui n’aurait peut-être pas été bon àgrand’chose s’il était resté; étais-je, dis-je, moi qui avaisgoûté si amèrement les chagrins de cette sorte de veuvage, capablede la voir, de songer à sa position, et de ne pas être touchéed’une façon toute particulière? Non, non; jamais je neles voyais, elle et sa famille, bien qu’elle ne fût pas restée sidénuée de secours et d’amis que je l’avais été moi-même, sans merappeler ma pauvre condition, au temps où j’envoyais Amy mettre engage mon corset pour acheter une poitrine de mouton et une botte denavets. Je ne pouvais regarder ses pauvres enfants, bien qu’ils nefussent ni misérables ni languissants comme les miens, sans verserdes larmes en songeant à l’épouvantable condition à laquelleceux-ci étaient réduits, lorsque la pauvre Amy les poussa tous chezleur tante de Spitalfield et les abandonna en courant. Telle étaitla source primitive, la véritable fontaine d’où sortaient mespensées d’affection et mon désir de soulager cette pauvrefemme.

Lorsqu’un pauvre débiteur, après être restélongtemps pour dette à Compter, ou à Ludgate, ou auBan-du-Roi[23], en sort ensuite, se relève dans lemonde et devient riche, un tel homme est, aussi longtemps qu’ilexiste, un bienfaiteur assuré pour les prisonniers de ces maisons,et, peut-être, pour toutes les prisons auprès desquelles il passe,car il se rappelle ses propres maux des jours sombres; etceux même qui n’ont jamais eu l’expérience de telles douleurs pouréveiller leur esprit à des actes de charité, auraient les mêmesdispositions bonnes et généreuses, s’ils se rendaient un compteexact de ce qui les distingue des autres, grâce à une favorable etmiséricordieuse providence.

C’était donc là, je le répète, la source demon intérêt pour cette honnête, affectueuse et reconnaissanteQuakeresse; et, comme j’avais une grande fortune en ce monde,je voulais qu’elle goûtât les fruits de ses excellents procédésenvers moi d’une manière à laquelle elle ne s’attendait pas.

Pendant tout le temps que je lui parlai, jevoyais le désordre de son esprit; cette joie soudaine étaittrop pour elle; elle rougissait, tremblait, changeait decouleur, et à la fin elle devint toute pâle et fut vraiment sur lepoint de s’évanouir; mais elle agita précipitamment unepetite sonnette pour appeler sa femme de chambre qui vintimmédiatement; et elle lui fit signe – car pour parler ellene le pouvait, – de lui remplir un verre de vin; mais ellen’eut pas assez d’haleine pour le boire, et elle fut presqueétouffée de ce qu’elle en prit dans sa bouche. Je vis qu’elle étaitmalade et l’aidai de mon mieux, ayant grand peine à l’empêcher des’évanouir avec de l’alcool et des parfums. Cependant elle fitsigne à sa femme de chambre de se retirer et immédiatement elleéclata en sanglots. Cela la soulagea. Lorsqu’elle fut un peurevenue à elle, elle s’élança vers moi et, me jetant les bras aucou:

«Oh! dit-elle, tu m’as presquetuée!»

Et elle resta là suspendue, reposant sa têtesur mon cou pendant près d’un quart d’heure, incapable de parler,et sanglotant comme un enfant qui a reçu le fouet.

J’étais très contrariée de ne pas m’êtrearrêtée un peu au milieu de mon discours, et de pas lui avoir faitprendre un verre de vin avant de jeter ses esprits dans une siviolente émotion; mais il était trop tard, et il y avait dixà parier contre un que cela ne la tuerait pas.

Elle revint à elle enfin, et commença àrépondre par d’excellentes paroles à mes marques d’affection. Je nevoulus pas la laisser continuer, et lui déclarai que j’avais encoreà lui dire plus que tout cela, mais que j’allais la laissertranquille jusqu’à une autre fois. Je pensais à la boîted’argenterie, dont je lui donnai une bonne part; j’en donnaiaussi un peu à Amy, car j’en avais tant, et des pièces si grosses,que je pensais que si je la laissais voir à mon mari, il seraitcapable de se demander à quel propos j’en avais une si grandequantité et d’un tel genre; surtout un grand seau pour lesbouteilles, qui coûtait cent vingt cinq livres sterling, etquelques grands candélabres, trop gros pour un usage ordinaire. Cesobjets-là, je les fis vendre par Amy. Bref Amy en vendit pour plusde trois cents livres; ce que je donnai à la Quakeressevalait plus de soixante livres; j’en donnai à Amy pour plusde trente livres, et il m’en resta encore une grande quantité pourmon mari.

Et notre libéralité pour la Quakeresse nes’arrêta pas aux quarante livres par an; car pendant tout letemps que nous restâmes chez elle, c’est-à-dire pendant plus de dixmois, nous fûmes toujours à lui donner une chose ou l’autre. En unmot, au lieu que nous logions chez elle, c’était elle qui prenaitpension chez nous, car je tenais la maison; elle et toute safamille mangeaient avec nous, et, malgré cela, nous lui payionsencore le loyer. Bref, je me rappelais mon veuvage, et je meplaisais à cause de cela à réjouir longtemps le cœur de cetteveuve.

Enfin, mon époux et moi, nous commençâmes àsonger à passer en Hollande, où je lui avais proposé dedemeurer; et, afin de bien régler les préliminaires de notrefuture manière de vivre, je me mis à réaliser toute ma fortune, defaçon à avoir tout à notre disposition pour la première occasionque nous jugerions convenable; après quoi, un matin,j’appelai mon époux près de moi.

«Écoutez bien, monsieur, lui dis-je,j’ai deux questions très graves à vous poser. Je ne sais quelleréponse vous ferez à la première; mais je doute que vouspuissiez rien répondre de bien agréable à l’autre; etcependant, je vous assure, elle est de la dernière importance pourvous et pour l’avenir de votre existence, quelle qu’elle doiveêtre.»

Il n’eut pas l’air très alarmé, parce qu’ils’apercevait que je parlais d’un ton assez enjoué.

«Entendons vos questions, ma chère,dit-il; et j’y ferai la meilleure réponse que je pourrai.

»–Eh bien, pour commencer, dis-je,premièrement, vous avez épousé une femme ici, vous en avez fait unegrande dame, et vous lui avez fait espérer qu’elle serait encorequelque chose de plus quand elle arriverait à l’étranger:avez-vous examiné, je vous prie, si vous êtes capable de fournir àtoutes ses folles demandes quand elle sera là-bas; si vouspourrez entretenir une Anglaise dépensière dans tout son orgueil ettoute sa vanité? En un mot, vous êtes-vous enquis si voussauriez la satisfaire?

»Secondement, vous avez épousé une femmeici; vous lui avez donné beaucoup de belles choses;vous l’entretenez comme une princesse, et quelquefois vousl’appelez de ce nom. Quelle dot, je vous prie, avez-vous eued’elle? Quelle fortune a-t-elle été pour vous? Et où setrouvent ses propriétés, que vous lui faites un tel train devie? Je crains que vous ne la teniez à un rang bien au-dessusde sa position, du moins au-dessus de ce que vous en avez vujusqu’ici? Êtes-vous sûr de n’avoir pas mordu à unhameçon? et de n’avoir pas fait une lady d’unemeurt-de-faim?»

«–Eh bien, dit-il, avez-vousd’autres questions à me faire? faites-les toutesensemble; peut-être pourra-t-on répondre à toutes en quelquesmots, comme à ces deux-ci.

»–Non, repris-je. Voilà mes deuxgrandes questions, pour le moment du moins.

»–Eh bien, alors, je vais vousrépondre en quelques mots. Je suis absolument le maître de mespropres ressources, et, sans plus ample enquête, je puis informerma femme, dont vous parlez, que, si je l’ai faite grande dame, jesaurai la tenir sur le pied d’une grande dame, où qu’elle ailleavec moi, et sans, que j’aie une pistole de sa dot, qu’elle ait unedot ou non; et, puisque je ne me suis pas enquis si elleavait une dot ou non, je ne lui en témoignerai pas moins derespect, je ne l’obligerai pas à vivre plus médiocrement ou à sepriver en rien à cause de cela; au contraire, si elle va àl’étranger pour vivre avec moi dans mon pays natal, je la feraiplus qu’une grande dame et j’en supporterai les frais, sansm’inquiéter de quoi que ce soit qu’elle puisse avoir; etceci, je suppose, ajouta-t-il en finissant, contient la réponse àvos deux questions ensemble.»

Il avait en parlant un air beaucoup plussérieux que je n’avais en lui posant ces questions. Il dit encore àce sujet beaucoup de choses pleines d’amitié, comme conséquence denos conversations antérieures, de sorte que je fus obligée dedevenir sérieuse également.

«Mon ami, lui dis-je, je ne faisais queplaisanter avec mes questions. Je vous les posais pour amener ceque j’allais vous dire sérieusement, à savoir que, si je dois allerà l’étranger, il est temps que je vous fasse savoir l’état deschoses, et ce que j’ai à vous apporter comme votre femme; quenous voyions comment on doit en disposer, le placer, et le reste.Venez donc, asseyez-vous, et laissez-moi vous montrer le marché quevous avez fait. J’espère que vous verrez que vous n’avez pas prisune femme sans fortune.»

Alors il me dit que, puisqu’il voyait quej’étais sérieuse, il désirait que je remisse l’affaire aulendemain; nous ferions alors comme font les pauvres gensaprès leur mariage, qui tâtent dans leurs poches et voient combiend’argent ils apportent ensemble dans le monde.

«Très bien, lui dis-je; de toutmon cœur.»

Et la conversation s’arrêta là-dessus pourcette fois.

Ceci se passait le matin. Mon époux alla,après dîner, chez son orfèvre, dit-il, et, au bout de trois heures,il en revint avec un porteur chargé de deux grandes boîtes;son domestique portait une autre boîte aussi lourde, à ce que jeremarquais, que les deux du porteur, et sous laquelle le pauvregarçon suait de toutes ses forces. Il renvoya le porteur, et, unpetit moment après, il sortit de nouveau avec son domestique;il revint à la nuit, amenant un autre porteur avec d’autres boîteset paquets, et le tout fut monté et enfermé dans une chambre à côtéde notre chambre à coucher. Le lendemain matin, il demanda unetable ronde assez grande, et se mit à déballer.

Lorsque les boîtes furent ouvertes, je visqu’elles étaient pleines surtout de livres, de papiers et deparchemins; je veux dire des livres de compte, des écrits etchoses semblables, qui n’avaient en eux-mêmes aucune importancepour moi, parce que je n’y comprenais rien. Cependant je le vis lessortir tous, les éparpiller autour de lui sur la table et leschaises, et être très affairé au milieu de tout cela. C’estpourquoi je me retirai et le laissai seul. Il était, en effet,tellement occupé, qu’il ne s’aperçut de ma disparition qu’un bonmoment après. Mais lorsqu’il eut passé en revue tous ses papiers etqu’il en fut venu à ouvrir une certaine petite boîte, il merappela.

«Maintenant, dit-il en m’appelant sacomtesse, je suis prêt à répondre à votre première question. Sivous voulez vous asseoir jusqu’à ce que j’aie ouvert cette boîte,nous verrons où en sont les choses.»

Il ouvrit donc la boîte; et vraimentelle contenait ce à quoi je ne m’attendais pas, car je croyaisqu’il avait écorné plutôt qu’augmenté sa fortune; mais il memontra en billets d’orfèvres et en valeurs sur la Compagnieanglaise des Indes Orientales, environ seize mille livressterling; puis il me mit en main neuf assignations sur laBanque de Lyon, en France, et deux sur les rentes de l’Hôtel deVille à Paris, montant ensemble à cinq mille huit centscouronnes[24] par an, ou de revenu annuel, comme ondit là-bas; et enfin la somme de trente mille rixthalers surla Banque d’Amsterdam, sans compter des bijoux et de l’or dans laboîte, pour une valeur de quinze ou seize mille livres sterling,parmi lesquels se trouvait un très beau collier de perles valantenviron deux cents livres. Il le tira et l’attacha à mon cou,disant qu’il ne figurerait pas à l’inventaire.

J’étais aussi contente que surprise, etc’était avec une joie inexprimable que je le voyais si riche.

«Vous pouviez bien me dire, m’écriai-je,que vous étiez capable de me faire comtesse et de me tenir à lahauteur de ce rang.»

Bref, il était immensément riche; car,outre ceci, il me montra, – et c’était la raison pour laquelle ilavait été si affairé avec ses livres, – il me montra, dis-je,différentes entreprises qu’il avait à l’étranger commecommerçant; ainsi, en particulier, une part d’un huitièmedans un vaisseau pour les Indes Orientales, alors en mer; uncompte-courant avec un marchand de Cadix, en Espagne; environtrois mille livres sterling prêtées à la grosse sur des navirespartis pour les Indes, et une grande cargaison de marchandisesconsignées à un marchand pour être vendues à Lisbonne, enPortugal; de sorte que ses livres portaient environ douzemille livres de plus; ce qui, mis tout ensemble, faisait àpeu près vingt-sept mille livres sterling, et treize cent vingtlivres par an.

Je restai stupéfaite, et cela se comprend,devant ces comptes, et ne lui dis rien pendant un bon moment,d’autant plus que je le voyais encore occupé à regarder ses livres.Au bout d’un instant, comme j’allais exprimer monémerveillement:

«Tenez, ma chère, dit-il, ce n’est pasencore tout.»

Et alors il tira quelques vieux sceaux et depetits rouleaux de parchemin, que je ne comprenais pas; maisil me dit que c’était un droit de réversion qu’il possédait sur undomaine patrimonial dans sa famille, et une hypothèque de quatorzemille rixthalers assise sur ce domaine entre les mains du présentpossesseur; c’était donc environ trois mille livres sterlingde plus.

«Mais écoutez encore, dit-il; ilfaut que je paye mes dettes sur tout cela, et elles sont trèsgrosses, je vous assure.»

La première, dit-il alors, était une mauvaiseaffaire de huit mille pistoles pour laquelle il avait eu un procèsà Paris; sentence avait été donnée contre lui, et c’était làla perte dont il m’avait parlé, qui lui avait fait quitter Paris dedégoût. Il devait par ailleurs environ cinq mille trois centslivres sterling; de valeur argent, il avait encore au totaldix-sept mille livres net mais après tout et treize cent vingtlivres de rentes.

Après un instant de silence, ce fut à mon tourde parler.

«Eh bien, dis-je, il est dur, en vérité,qu’un gentlemanpossédant une telle fortune soit venujusqu’en Angleterre pour épouser une femme qui n’a rien. En toutcas, il ne sera pas dit que ce que j’ai, quoi qu’il soit, je nel’apporterai pas au fond commun.»

Et là dessus je commençai à produire mespièces.

D’abord, je tirai l’hypothèque que le bon sirRobert m’avait procurée, d’un revenu annuel de sept cents livres,d’un principal de quatorze mille livres.

En second lieu, je tirai une autre hypothèqueterritoriale, procurée par le même fidèle ami, qui, à troisreprises, avait avancé douze mille livres.

Troisièmement, je lui exhibai un paquet depetites valeurs obtenues de divers côtés, revenus de fermes etautres petites hypothèques comme on en trouvait en ce temps-là,montant à dix mille huit cents livres en principal, et donnant sixcent trente-six livres par an. De sorte qu’en tout il y avait deuxmille cinquante-six livres par an de rentrées constantes en argentcomptant.

Lorsque je lui eus montré tout cela, je ledéposai sur la table et le priai de le prendre, afin qu’il pût medonner une réponse à la seconde question. Quelle fortune avait-ilde sa femme? et je me mis à rire un peu.

Il regarda les papiers une minute, et puis meles tendit tous en disant:

«Je n’y toucherai pas, pas à un seul,avant que tout soit solidement placé en mains sûres pour votrepropre usage et entièrement sous votre administration.»

Je ne saurais omettre ce que j’éprouvaipendant que tout cela se passait. Quoique ce fût joyeuse besogneaprès tout, je tremblais cependant dans toutes mes articulationsplus que ne fit jamais, je suppose, Balthazar à la vue descaractères écrits sur sa muraille; et j’en avais certesd’aussi justes motifs. – Pauvre misérable, me disais-je, est-ce quema richesse mal acquise, produit d’une débauche prospère, d’uneignoble et vicieuse existence de prostitution et d’adultère, vaêtre mêlée à la fortune honnête et bien gagnée de cet intègregentleman, pour y faire l’effet d’une teigne et d’unechenille, et attirer les jugements du ciel sur lui et sur ce qu’ilpossède, à cause de moi? Ma perversité flétrira-t-elle sonbonheur? Serai-je pour lui comme le feu dans le lin? uninstrument pour provoquer le ciel à maudire ses joies? Dieum’en préserve! Je tiendrai ces richesses à l’écart si c’estpossible.

Telle est la véritable raison pour laquellej’ai donné tant de détails sur la vaste fortune que j’avaisacquise; et voilà comment ses biens, résultat, sans doute, demainte année d’heureuse industrie, et qui étaient égaux, sinonsupérieurs aux miens, furent, à ma prière, tenus séparés des miens,comme je viens de l’indiquer ci-dessus.

Je vous ai raconté comment il m’avait remis enmain tous mes papiers.

«Eh bien, lui dis-je, puisque je voisque vous voulez que cela soit gardé à part, il en sera ainsi, à unecondition que j’ai à vous proposer, et pas à d’autre.

»–Et quelle est cettecondition?

»–Voici. Le seul prétexte quej’aie pour garder ma fortune à part, c’est qu’au cas de votre mortje puisse l’avoir en réserve pour moi, si je vous survis.

»–Bien, dit-il. C’est vrai.

»–Mais alors, repris-je, c’esttoujours le mari qui reçoit le revenu annuel pendant sa vie, pourl’entretien général de la famille, on le suppose, du moins:eh bien, voici deux mille livres par an, ce qui est, je crois,autant que nous en dépensons, et je désire que rien n’en soitéconomisé. Ainsi tout le revenu de votre fortune, l’intérêt desdix-sept mille livres et les treize cent vingt livres par anpourront être constamment mis de côté pour l’accroissement de vosbiens; de cette façon, en ajoutant chaque année l’intérêt aucapital, vous deviendrez peut-être aussi riche que si vous faisiezle commerce avec tout vos fonds, en étant obligé de tenir en mêmetemps un train de maison.

La proposition lui plut, et il dit qu’il enserait ainsi; de cette manière, je me persuadai jusqu’à uncertain point que je n’attirerais pas sur mon mari le courrouxd’une juste Providence en mêlant ma richesse mal acquise à sonhonnête fortune. Je fus conduite à agir ainsi par les réflexionsqui, à certains intervalles, naissaient dans mon esprit sur lajustice du ciel, laquelle, – j’avais lieu de m’y attendre, –tomberait à un moment ou l’autre sur moi ou sur mes biens, enpunition de l’épouvantable vie que j’avais vécue.

Et que personne ne conclue de l’étrangeprospérité que j’avais rencontrée dans toutes mes actions perverseset de la vaste fortune que j’en avais tirée, que je fusse pour celaheureuse ou tranquille. Non, non; j’avais un dard enfoncédans le foie; j’avais en moi un secret enfer, même pendanttout le temps que notre joie semblait au plus haut, et surtoutmaintenant, après que tout était fini et que, suivant touteapparence, j’étais une des plus heureuses femmes de la terre.Pendant tout ce temps, je le répète, mon esprit était sous le coupd’une terreur constante, qui me donnait des sursauts terribles etme faisait m’attendre à quelque chose d’effrayant à chacun desaccidents ordinaires de la vie.

En un mot, il ne faisait jamais d’éclair ni detonnerre que je ne crusse que le prochain coup allait pénétrer mesorganes vitaux et fondre la lame – mon âme, – dans son fourreau dechair. Jamais un ouragan ne soufflait que je ne crusse que la chutede quelque tuyau de cheminée ou de toute autre partie de la maisonallait m’ensevelir sous ses ruines; et il en était de mêmepour les autres choses.

Mais j’aurai peut-être occasion de reparler detout ceci plus tard. La question que nous avions à considérer étaiten quelque sorte réglée: nous avions amplement quatre millelivres sterling par an pour notre subsistance future, sans compterune grosse somme en joyaux et en argenterie. Outre cela, j’avaisenviron huit mille livres d’argent en réserve que je luidissimulai, pour établir mes deux filles dont j’ai encore beaucoupà parler.

C’est avec cette fortune, assise comme vousl’avez vu, et avec le meilleur mari du monde, que je quittai denouveau l’Angleterre. Non seulement j’avais, par prudence humaineet par la nature même des choses, étant mariée et établie d’une simagnifique façon, j’avais non seulement, dis-je, abandonné tout àfait la ligne de conduite dissipée et coupable que j’avais suivieauparavant, mais je commençais à la regarder derrière moi aveccette horreur et cette détestation qui est la compagne assurée,sinon l’avant-coureur, du repentir.

Quelquefois les prodiges de ma positionprésente opéraient sur moi, et mon âme avait des ravissements àpropos de la facilité avec laquelle j’étais sortie des bras del’enfer, et de ce que je n’étais pas engloutie dans la ruinedéfinitive, comme le sont au commencement ou à la fin, la plupartde celles qui mènent une telle vie. Mais c’était là un essor trophaut pour moi. Je n’en étais pas arrivée à ce repentir qui s’élèvedu sentiment de la bonté céleste; je me repentais du crime,mais c’était une sorte de repentir moins noble, excité plutôt parla crainte du châtiment que par le sentiment que la punitionm’avait été épargnée et que j’avais heureusement touché terre aprèsla tempête.

Le premier événement après notre arrivée à LaHaye (où nous demeurâmes quelques temps) fut que mon époux me saluaun matin du titre de comtesse, comme il avait dit qu’il avaitl’intention de le faire en se faisant transférer l’héritage auquelcette dignité était attachée. Il est vrai que ce n’était qu’uneréversion; mais elle ne tarda pas à se produire, et commetous les frères d’un comte sont appelés comtes, j’eus le titre parcourtoisie trois ans environ avant de l’avoir en réalité.

Je fus agréablement surprise que cela vîntsitôt, et j’aurais voulu que mon époux prît sur mes biens l’argentqu’il y avait dépensé; mais il rit de moi et alla sontrain.

J’étais alors au sommet de ma gloire et de maprospérité. On m’appelait la comtesse de ***. J’avais obtenu sansle chercher ce à quoi je visais en secret, et c’était réellement laprincipale raison qui m’avait fait venir à l’étranger. Je prisalors un domestique plus nombreux; je vécus dans une sorte demagnificence que je ne connaissais pas; on m’appelait«Votre Honneur» à chaque mot; j’avais unecouronne derrière mon carrosse quoiqu’en même temps je ne susse pasgrand’chose, rien du tout même, de mon nouvel arbregénéalogique.

La première chose que mon époux prit sur luid’arranger, fut de déclarer que nous nous étions mariés onze ansavant notre arrivée en Hollande, et conséquemment de reconnaîtrecomme légitime notre petit garçon, qui était encore en Angleterre,de donner des ordres pour le faire venir et de l’ajouter à safamille en le reconnaissant pour nôtre.

Voici comment il s’y prit. Il avertit sesparents de Nimègue, où ses enfants (deux fils et une fille) étaientélevés, qu’il venait d’Angleterre et qu’il était arrivé à La Hayeavec sa femme; qu’il y resterait quelque temps, et qu’ildésirait qu’on lui amenât ses deux fils. Il fut fait comme il ledemandait, et je les accueillis avec toute la bonté et la tendressequ’ils pouvaient attendre de leur belle-mère, et d’une belle-mèrequi prétendait l’être depuis qu’ils avaient deux ou trois ans.

Il ne fut pas difficile du tout de faireadmettre que nous étions mariés depuis si longtemps dans un pays oùl’on nous avait vus ensemble vers cette époque, c’est-à-dire onzeans et demi auparavant, et où l’on ne nous avait plus jamais vusensuite, si ce n’est depuis que nous étions revenus ensemble. Et cefait d’avoir été vus ensemble autre fois était ouvertement reconnuet proclamé par notre ami le marchand de Rotterdam, et aussi parles gens de la maison où nous demeurions l’un et l’autre dans lamême ville et où notre première intimité commença, lesquels setrouvèrent par hasard tous encore vivants. Aussi, pour le mieuxpublier, nous fîmes un voyage à Rotterdam, et logeâmes dans la mêmemaison; notre ami, le marchand, vint nous y rendrevisite; il nous invita ensuite fréquemment chez lui et noustraita fort honnêtement.

Cette conduite de mon époux, qu’il mena avecune grande habileté, était véritablement une marque d’unmerveilleux degré d’honnêteté et d’affection pour notre petitgarçon; car tout cela était fait purement dans l’intérêt del’enfant.

J’appelle cela une affection honnête, parceque c’était par un principe d’honnêteté qu’il s’intéressait sisérieusement à prévenir le scandale qui serait autrement tombé surl’enfant, tout innocent qu’il était. C’était par ce principed’honnêteté qu’il m’avait si vivement sollicitée et conjurée, aunom des sentiments naturels d’une mère, de l’épouser lorsquel’enfant était encore à peine conçu dans mon sein, afin qu’il nesouffrît pas du péché de son père et de sa mère. Aussi, bien qu’ilm’aimât réellement beaucoup, j’avais cependant lieu de croire quec’était par ce même principe de justice envers l’enfant qu’il étaitrevenu en Angleterre me chercher avec le dessein de m’épouser, etcomme il disait, de sauver l’innocent agneau d’une infamie pire quela mort.

C’est en m’adressant un juste reproche que jedois répéter encore que je ne lui portais pas le même intérêt,quoique ce fût l’enfant de ma propre chair; mais je n’eusjamais pour cet enfant l’amour cordial et tendre qu’il avait.Quelle en était la raison, je ne saurais le dire. J’avais, il estvrai, montré une négligence générale à son endroit pendant toutesles années dissipées de mes fêtes de Londres, si ce n’est quej’envoyais Amy s’informer de lui de temps en temps et payer sanourrice. Quant à moi, c’est à peine si je l’avais vu quatre foispendant les quatre premières années de sa vie, et j’avais souventsouhaité qu’il s’en allât tranquillement de ce monde. Au contraire,je prenais un soin tout autre d’un fils que j’avais eu dujoaillier, et je lui montrais un tout autre intérêt, bien que je neme fisse pas connaître de lui; en effet, j’avais subvenuparfaitement à tous ses besoins, je lui avais fait donner une trèsbonne éducation, et quand il avait été d’âge convenable, je l’avaisfait partir avec une personne honnête et dans de bonnes affaires,pour les Indes Orientales; et là, lorsqu’il y eut été quelquetemps et qu’il commença à opérer à son compte, je lui envoyai endifférentes fois la valeur de plus de deux mille livres sterling,avec quoi il fit le commerce et s’enrichit; et, il fautl’espérer, il pourra revenir à la fin avec quarante ou cinquantemille livres dans sa poche, comme beaucoup l’ont fait, quin’avaient pas eu un tel encouragement à leurs débuts.

Je lui envoyai aussi là bas une femme, unebelle jeune fille, bien élevée, extrêmement bonne etagréable; mais le jeune dégoûté ne la trouva pas de son goût,et il eut l’impudence de m’écrire, j’entends d’écrire à la personneque j’employais pour correspondre avec lui, de lui en envoyer uneautre, promettant de marier celle que je lui avais adressée à un deses amis qui l’aimait mieux que lui ne le faisait. Mais je pris lachose si mal que, non seulement, je ne voulus point lui en envoyerd’autre, mais que j’arrêtai une nouvelle valeur de mille livres quej’étais disposée à lui faire tenir. Il réfléchit ensuite et offritde l’épouser; mais, à son tour, elle avait tellement ressentile premier affront qu’il lui avait infligé qu’elle ne voulut pas delui, et je lui fis écrire que je trouvais qu’elle avait bienraison. Toutefois, après qu’il lui eut fait sa cour pendant deuxans, et grâce à l’entremise de quelques amis, elle l’épousa et fitune excellente femme, comme je savais qu’elle le ferait; maisjamais je ne lui envoyai la cargaison de mille livres dont je viensde parler; de sorte qu’il perdit cette somme pour m’avoiroffensée, et qu’à la fin il prit la dame sans l’argent.

Mon nouvel époux et moi, nous vivions d’unevie très régulière et contemplative; et certes c’était en soiune vie pleine de toute humaine félicité. Mais si je regardais masituation avec satisfaction, ce qu’assurément je faisais, jeregardais en toute occasion les choses d’autrefois avec unedétestation proportionnée et avec la plus extrême affliction;et vraiment alors, et cela pour la première fois, ces réflexionscommençaient à entamer mon bonheur et à diminuer la douceur de mesautres jouissances. On peut dire qu’elles avaient rongé un troudans mon cœur auparavant; mais maintenant elles letransperçaient de part en part; elles mettaient leurs dents àtous mes plaisirs, rendaient amère toute douceur, et me faisaientsoupirer au milieu de chaque sourire.

Ni toute l’affluence d’une abondante fortune,ni la possession de cent mille livres sterling (car, à nous deux,nous n’avions guère moins), ni les honneurs et les titres, ni lesserviteurs et les équipages, ni, en un mot, toute ces choses quenous appelons le plaisir ne pouvaient m’offrir aucune saveur nim’adoucir le goût des choses. Cela alla au point qu’à la fin jedevins triste, lourde, pensive et mélancolique. Je dormaispeu; je mangeais peu; je rêvais continuellement lesplus effrayantes et les plus terribles choses imaginables, rien quedes apparitions de démons et de monstres, des chutes dans desgouffres du haut de précipices élevés et abrupts, et autresaccidents semblables. Si bien que le matin, lorsque j’aurais dû melever rafraîchie par le bienfait du repos, j’étais harceléed’épouvantements et de choses terribles uniquement formées dans monimagination, tantôt fatiguée et ayant besoin de dormir, tantôtaccablée de vapeurs, et incapable de m’entretenir avec ma familleou avec toute autre personne.

Mon mari, l’être le plus tendre du monde,surtout à mon égard, était très inquiet, et faisait tout ce quiétait en son pouvoir pour m’encourager et me remettre; ils’efforçait de me guérir en me raisonnant; il essayait tousles moyens possibles de me distraire; mais tout cela neservait à rien, ou à bien peu.

Mon seul soulagement était quelquefois dem’épancher dans le sein de la pauvre Amy, lorsque nous étionsseules, elle et moi; et elle faisait tout ce qu’elle pouvaitpour me réconforter; mais cela n’avait pas grand effet,venant de sa part; car, bien qu’Amy fût la plus pénitented’abord, quand nous avions été dans la tempête, elle était restéece qu’elle avait coutume d’être, une folle, dissipée, débauchéecoquine, que l’âge n’avait pas rendue beaucoup plus sérieuse;car Amy avait à ce moment entre quarante et cinquante ans, elleaussi.

Mais reprenons ma propre histoire. De même queje n’avais personne pour m’encourager, je n’avais personne pour meconseiller. Il était heureux, je l’ai souvent pensé, que je nefusse pas catholique romaine. Quelle jolie besogne j’aurais faite,en effet, d’aller trouver un prêtre avec une histoire telle quecelle que j’aurais eue à lui dire; et quelle pénitence toutpère confesseur ne m’aurait-il pas obligé à accomplir, surtout s’ilavait été honnête et fidèle aux devoirs de sa charge!

Cependant, n’ayant rien de ce recours, jen’avais rien non plus de l’absolution grâce à laquelle le criminelqui se confesse s’en va réconforté; mais je marchais le cœurchargé de crimes, et dans l’obscurité la plus complète sur ce quej’avais à faire. Je languis dans cet état près de deux ans. Je puisbien dire languir; car si la Providence ne m’avait passecourue, je n’aurais pas tardé à mourir. Mais nous reviendrons surce sujet.

Il faut maintenant retourner à une autrescène, et la réunir à cette partie de mon histoire, qui finira toutce qui, pour moi, se rapporte à l’Angleterre, du moins tout ce quej’en mettrai dans ce récit.

J’ai indiqué en gros ce que j’avais fait pourmes deux fils, l’un à Messine, l’autre aux Indes. Mais je n’ai pasété jusqu’au bout de l’histoire de mes deux filles. Je couraistellement le danger d’être reconnue par une d’elles que je n’osaispas la voir, de peur de lui faire savoir qui j’étais. Quant àl’autre, je ne pouvais guère trouver aucun moyen de la voir, de lareconnaître, ni de la laisser me voir, parce qu’elle aurait alorsnécessairement su que je ne voulais pas me faire connaître de sasœur, ce qui aurait paru étrange; si bien que, toutconsidéré, je me déterminai à ne voir ni l’une ni l’autre. Mais Amyarrangea tout pour moi. Après en avoir fait deux dames en leurdonnant une bonne, quoique tardive, éducation, elle fut sur lepoint de tout perdre, et elle et moi en même temps, en sedécouvrant malheureusement à la dernière d’entre elles, c’est àdire à celle qui avait été notre cuisinière, et que, comme je l’aidit plus haut, Amy avait été obligée de mettre à la porte, dans lacrainte de cette découverte qui précisément arrivait. J’ai déjàindiqué comment Amy s’occupait d’elle par une tierce personne, etcomment la jeune fille, lorsqu’elle eut été mise sur le pied d’unedemoiselle, était venue faire visite à Amy chez moi. C’est aprèscela qu’Amy allant, suivant sa coutume, voir le frère de la jeunefille (mon fils), chez l’honnête homme de Spitalfields, il setrouva que les deux filles étaient là en même temps, par purhasard; et la seconde, sans y prendre garde, découvrit lesecret, à savoir que c’était là la dame qui avait tout fait pourelles.

Amy se trouva fort surprise. Mais voyant qu’iln’y avait pas de remède, elle tourna la chose en plaisanterie, etdès lors s’entretint avec elles librement, continuant à êtrepersuadée que ni l’une ni l’autre ne pourraient tirer grand partide ce secret tant qu’elles ne sauraient rien de moi. Enconséquence, elle les prit ensemble un jour et leur racontal’histoire, comme elle disait, de leur mère, la commençantlorsqu’elles avaient été si misérablement transportées chez leurtante; elle déclara qu’elle n’était pas leur mère, et elleleur fit son portrait. Lorsqu’elle dit qu’elle n’était pas leurmère, une d’elles exprima une grande surprise, car elle s’étaitfortement mis dans l’esprit qu’Amy était réellement sa mère, etque, pour quelques raisons particulières, elle se cachait d’elle.Aussi, lorsque Amy lui dit franchement qu’elle n’était pas sa mère,la fille se prit à pleurer, et Amy eut beaucoup de peine à laremettre. Quand Amy l’eût un peu ramenée à elle et qu’elle futrevenue de son premier trouble, Amy lui demanda ce qu’elle avait.La pauvre fille se suspendit à elle, et l’embrassa; elleétait encore si émue, quoique ce fût une grande fille de dix-neufou vingt ans, qu’on ne put la faire parler pendant un grand moment.À la fin, retrouvant sa langue, elle s’écria:

«Oh! mais, ne dites pas que vousn’êtes pas ma mère! Je suis sûre que vous êtes mamère.»

Et elle se remettait à pleurer comme si elleavait dû en mourir. Amy fut assez longtemps sans savoir ce qu’elleavait à faire d’elle. Elle hésitait à lui dire qu’elle n’était passa mère, parce qu’elle ne voulait pas la rejeter dans un nouvelaccès de crise. Elle prit un léger détour, et lui dit:

«Mais, enfant, pourquoi voudriez-vousque je fusse votre mère? Si c’est parce que je suis si bonneenvers vous, soyez tranquille, ma chère enfant, je continuerai àêtre aussi bonne envers vous que si j’étais votre mère.

»–Oui, oui, reprit la jeune fille.Mais je suis sûre que vous êtes aussi ma mère; et qu’ai-jefait pour que vous ne vouliez pas me reconnaître, pour que vous nevouliez pas être appelée ma mère? Bien que je sois pauvre,vous avez fait de moi une femme bien élevée, et je ne ferai rienqui vous déshonore. Et puis, ajouta-t-elle, je sais garder unsecret, surtout pour ma mère, bien sûr.»

Et la voilà qui appelle Amy sa mère, qui sesuspend de nouveau à son cou, et se reprend à pleurerviolemment.

Ces dernières paroles de la jeune fillealarmèrent Amy, et, comme elle me le dit, l’effrayèrentterriblement. Elle en fut même si confondue qu’elle ne put semaîtriser ni cacher son trouble à la fille, comme vous allez levoir. Elle se trouva arrêtée court et confuse au dernier point. Lafille, adroite friponne, s’en prévalut aussitôt.

«Ma mère chérie, dit-elle, ne voustourmentez pas de cela. Je sais tout; mais ne vous tourmentezpas. Je n’en dirai pas un mot à ma sœur, ni à mon frère, sans votrepermission; mais ne me reniez pas, maintenant que vous m’avezretrouvée; ne vous cachez pas de moi plus longtemps. Je nepourrais le supporter; cela me brise le cœur.

»–La fille est folle, je crois,dit alors Amy. Mais, enfant, je te dis que si j’étais ta mère, jene te renierais pas. Ne voyez-vous pas que je suis aussi bonne pourvous que si j’étais votre mère?»

Mais Amy aurait eu aussi vite fait de chanterFemme sensiblesur l’air de Marlborough que de luiparler[25].

»Oui, répondit-elle, vous êtes trèsbonne avec moi, en vérité». Et elle ajouta que cela suffiraitpour faire croire à tout le monde qu’elle était bien sa mère. Maisce n’était pas encore là le cas; elle avait d’autres raisonspour croire, et pour savoir qu’Amy était sa mère; et c’étaitune chose triste qu’elle ne voulût pas se laisser appeler ma mère,par elle qui était son propre enfant.

Amy avait le cœur si plein de trouble etd’émotion qu’elle ne chercha pas à avoir plus de renseignements, cequ’elle aurait fait en d’autres circonstances; je veux diredes renseignements sur ce qui rendait la fille si affirmative. Maiselle partit et accourut me raconter toute l’histoire.

J’en fus tout d’abord comme foudroyée, etencore plus ensuite comme vous le verrez. Mais tout d’abord, je lerépète, je fus comme foudroyée et stupéfaite, et je dis àAmy:

«Il doit y avoir là dessous quelquechose que nous ne savons pas.»

Mais, après y avoir réfléchi plusprofondément, je reconnus que la fille n’avait aucune idée depersonne, en dehors d’Amy; et je fus heureuse de ne pas metrouver mêlée dans l’affaire et de ce que la fille n’avait aucunedonnée à mon sujet. Toutefois cette tranquillité ne dura paslongtemps; car lorsque Amy retourna la voir, elle se comportade même, et se montra même plus violente qu’elle ne l’avait étéauparavant. Amy s’efforça de la calmer par tous les moyensimaginables: elle lui dit d’abord qu’elle trouvait mauvaisqu’elle ne la crût pas, et enfin que si elle ne voulait pasrenoncer à une si folle fantaisie, elle l’abandonnerait et lalaisserait seule dans le monde, comme elle l’avait trouvée.

Cela donna des crises à la fille; ellepoussa des cris à se tuer, et se suspendit au cou d’Amy comme uneenfant.

«Eh bien, lui dit celle-ci, pourquoi nepouvez-vous pas être tranquille avec moi et me laisser vous fairedu bien et vous témoigner de l’affection, comme je le ferais, commej’ai l’intention de le faire? Pouvez-vous croire que sij’étais votre mère, je ne vous le dirais pas? Quellefantaisie possède votre esprit?»

Là dessus la fille lui dit en peu de mots(mais ce peu de mots effraya Amy jusqu’à lui en faire perdrel’esprit, et eut le même effet sur moi), qu’elle savaitparfaitement ce qu’il en était.

«Je sais, dit-elle, lorsque vous avezquitté ***, – elle nommait le village, – où je demeurais quand monpère est parti, que vous êtes passée en France. Je sais très biencela, et avec qui vous vous en êtes allée. Mylady Roxana n’est-ellepas revenue avec vous? Je sais tout cela suffisamment;quoique je ne fusse qu’une enfant, j’ai tout entendu.»

Et elle continua à parler de la sorte, si bienqu’Amy perdit de nouveau toute possession d’elle-même; elleentra contre elle dans un accès de rage digne d’une échappée deBedlam; elle lui dit qu’elle ne l’approcherait plusjamais; qu’elle pouvait retourner mendier si ellevoulait; que quant à elle, Amy, elle ne voulait plus du toutavoir affaire avec elle. La fille, créature passionnée, luirépliqua qu’elle avait l’expérience des pires choses qu’ellepouvait rentrer en service, et que, si elle ne voulait pas l’avouerpour son enfant, elle n’avait qu’à faire ce qui lui plaisait. Puiselle eut encore un accès de cris et de larmes, comme si elle eûtvoulu se tuer.

Bref, cette conduite de la jeune filleterrifia Amy au dernier point, et moi aussi. Quoique nous vissionsqu’elle se trompait complètement sur certaines choses, elle étaittellement dans la vérité sur d’autres que cela me mettait dans unegrande perplexité. Mais ce qui en causait le plus à Amy c’est quela fille (ma fille à moi) lui avait dit qu’elle (c’est-à-dire moi,sa mère) était partie avec le joaillier, et pour la France. Elle nel’appelait pas le joaillier, mais le maître de la maison, lequel,après que sa mère était tombée dans la misère, et qu’Amy avaitemmené tous ses enfants loin d’elle, lui avait montré beaucoupd’attention, et l’avait ensuite épousée.

En résumé, il était clair que la fille n’avaitque des détails incohérents sur les choses, mais qu’elle possédaitcependant des renseignements ayant un fond de réalité; desorte qu’à ce qu’il semblait, nos premières dispositions et monamour avec le joaillier n’étaient pas si cachés que je l’avaiscru; cela avait, sans doute, transpiré jusqu’à ma belle-sœurqui avait fait quelque scandale à ce propos, je suppose; maisla chance avait voulu qu’il fût trop tard; j’avais déjàdéménagé et étais partie, personne ne savait où; sans quoielle m’aurait renvoyé tous les enfants, à coup sûr.

Nous comprîmes cela par les discours de lafille, c’est-à-dire Amy le comprit peu à peu. Mais ce n’était quedes fragments d’histoire sans suite, que la fille avaient entendusil y avait de cela si longtemps qu’elle ne pouvait guère y riencomprendre elle-même, si ce n’est, en somme, que sa mère avait faitla catin, était partie avec le gentleman propriétaire dela maison, qui l’avait épousée, et qu’elle était allée en France.Et, comme elle avait appris dans ma maison, quand elle y étaitservante, que MrsAmy et sa maîtresse, Lady Roxana,avaient été en France toutes les deux, elle mettait toutes ceschoses ensemble, et les rapprochant de la grande bonté qu’Amy luitémoignait maintenant, la pauvre créature se persuadait quecelle-ci était réellement sa mère; et il fut pendantlongtemps impossible à Amy de la convaincre du contraire.

Mais lorsque j’y eus réfléchi, autant que jepouvais le faire d’après ce que je saisissais dans les rapportsd’Amy, ceci ne m’inquiétait pas la moitié tant que le fait que lajeune péronnelle eût, après tout, retenu le nom de Roxana, qu’ellesût qui était Lady Roxana, et le reste; bien que ces notionsne se tinssent pas non plus, car alors elle n’aurait pas fixé sonespoir sur Amy comme étant sa mère. Cependant, au bout de quelquetemps, comme Amy l’avait presque dissuadée, et qu’elle commençait àconfondre tout ce qu’elle disait là dessus, de sorte que sesdiscours n’avaient plus ni queue ni tête, cette créature passionnéefut prise d’une espèce d’accès de rage et dit à Amy que, si ellen’était pas sa mère, c’était MmeRoxana qui étaitsa mère alors; car l’une d’elles deux était sa mère, elle enétait sûre; et tout ce qu’Amy avait fait pour elle, étaitfait par ordre de MmeRoxana.

«Et je suis sûre, ajouta-t-elle, quec’est le carrosse de Lady Roxana qui a amené la dame, quellequ’elle fût, chez mon oncle à Spitalfield; car le cocher mel’a dit.»

Amy lui éclata de rire au nez, suivant sonhabitude. Mais, comme elle nous le dit, elle ne riait que d’un côtéde la bouche, car elle était si confondue de ce discours qu’elleaurait voulu disparaître sous terre; et de même de moilorsqu’elle me le raconta.

Cependant Amy paya d’effronterie.

«Eh bien, lui dit-elle, puisque vouscroyez que vous êtes la fille de mylady Roxana, vous pouvez bienaller la trouver et vous réclamer de votre parenté, n’est-cepas? Je suppose que vous savez où laprendre?»

Elle lui répondit qu’elle ne doutait point dela trouver, car elle savait où elle était allée vivre dans laretraite. Il était vrai, cependant, qu’elle pouvait avoir encoredéménagé;

«Car, dit-elle avec une sorte de sourireet de grimace, je sais ce qu’il en est, je sais tout ce qu’il enest, très suffisamment.»

Amy était tellement excitée qu’elle me dit endeux mots qu’elle finissait par croire qu’il serait absolumentnécessaire de l’assassiner. Cette expression me remplitd’horreur; tout mon sang se glaça dans mes veines, et je fusen proie à un tel tremblement que pendant un bon moment je ne pusparler. À la fin, je m’écriai:

«Quoi! est-ce que le démon est envous Amy?»

–Oui, oui, reprit-elle, que ce soit ledémon ou pas le démon, si je savais qu’elle connût une syllabe denotre histoire, je l’expédierais, quand ce serait mille fois mapropre fille.

»–Et moi, dis-je, furieuse, aussivrai que je vous aime, je serais la première à vous mettre la cordeau cou, et je vous verrais pendre avec plus de plaisir que je n’enai jamais eu à vous regarder de ma vie. Mais non, vous ne vivriezpas assez pour être pendue; je crois que je vous couperais lagorge de mes mains. Je le ferais presque déjà, rien que pour vousavoir entendu parler de la sorte.»

Et-là dessus je l’appelai démon maudit, et luiordonnai de quitter la chambre.

Je crois que c’était la première fois de mavie que j’étais irritée contre Amy; le premier moment passé,bien qu’elle fût une diabolique coquine d’avoir eu une penséepareille, ce n’était après tout que l’effet de son excessiveaffection et fidélité envers moi.

Mais cette affaire me donna un coupterrible; elle arrivait juste après que je venais de memarier, et elle servit à hâter notre passage en Hollande; carje n’aurais pas voulu paraître pour être connue sous le nom deRoxana; non, je ne l’aurais pas voulu pour dix mille livres.C’eût été assez pour ruiner tous mes projets et tous mes plans avecmon mari aussi bien qu’avec tous les autres. J’aurais, en ce cas,aussi bien fait d’être princesse allemande.

Je mis donc Amy à l’œuvre; et, pour luidonner son dû, elle mit en jeu tout son esprit pour tâcher dedécouvrir par quels moyens la fille avait obtenu cesrenseignements, mais, plus particulièrement, jusqu’où cesrenseignements allaient, c’est-à-dire ce qu’elle savait réellementet ce qu’elle ne savait pas; car c’était la grosse affairepour moi. Comment elle pouvait dire qu’elle savait quiMmeRoxana était, et quelle connaissance elle avaitde toutes ces choses, c’était un mystère pour moi. Il étaitd’ailleurs certain qu’elle n’avait pas d’idée juste sur mon compte,puisqu’elle voulait qu’Amy fût sa mère.

Je grondai énergiquement Amy d’avoir permisque la fille la connût jamais, je veux dire la connût comme mêlée àcette affaire; car on ne pouvait empêcher qu’elle ne laconnût, puisqu’elle avait été, je peux dire, au service d’Amy, ouplutôt sous les ordres d’Amy, dans ma maison, comme je l’airapporté plus haut. Il est vrai qu’Amy lui avait fait parlerd’abord par une autre personne, et non directement, et que lesecret s’était découvert par accident, ainsi que je l’ai dit.

Amy était contrariée de tout cela aussi bienque moi, mais elle n’y pouvait rien; et, bien que nous eneussions beaucoup d’inquiétude, comme il n’y avait pas de remède,nous étions tenues de mener le moins de bruit possible sur toutecette affaire afin qu’elle n’allât pas plus loin. Je chargeai Amyde punir la fille de sa conduite; ce qu’elle fit en laquittant avec colère après lui avoir dit qu’elle verrait bienqu’elle n’était pas sa mère, car elle saurait la laisser dansl’état où elle l’avait trouvée; puisqu’elle voyait qu’elle nesavait pas se contenter des offices et de l’affection d’une amie,mais qu’elle voulait absolument faire d’elle une mère, elle neserait, à l’avenir, ni mère, ni amie; elle lui conseillaitdonc de rentrer en service et d’être souillon comme devant.

La pauvre fille cria de la façon la pluslamentable, mais elle ne voulut pas même s’en dédire; et cequi rendit Amy muette d’étonnement plus que le reste fut qu’aprèsavoir ainsi malmené la pauvre fille pendant longtemps, et, n’ayantpu la faire s’en dédire, l’avoir menacée, comme je l’ai rapporté,de l’abandonner tout à fait, elle maintint ce qu’elle avait ditd’abord, et répéta dans les mêmes termes, qu’elle était sûre que sice n’était pas Amy, c’était mylady Roxana qui était sa mère, etqu’elle irait la trouver; ajoutant qu’elle ne doutait pas depouvoir le faire, car elle savait où s’informer du nom de sonnouveau mari.

Amy arriva à la maison avec cette bellenouvelle sur les lèvres. Je m’aperçus facilement, quand elle entra,qu’elle avait l’esprit perdu, et que quelque chose la rendaitfurieuse; et j’étais très en peine de savoir ce que c’était,car lorsqu’elle entra, mon mari était dans la chambre. Cependant,lorsque Amy se leva pour aller se défaire, je trouvai bientôt unprétexte pour la suivre, et, entrant dans sa chambre:

«Que diable y a-t-il, Amy?m’écriai-je. Je suis sûre que vous avez de mauvaises nouvelles.

»–Des nouvelles! dit Amytout haut. Oui, certes, j’en ai. Je crois que le diable est danscette femelle; elle nous perdra toutes, et elle aussi. Il n’ya pas moyen de la tenir.»

Elle continua de ce ton et me donna tous lesdétails; mais assurément il n’y eut jamais personne de siétonnée que moi lorsqu’elle me dit que la fille savait que j’étaismariée, qu’elle connaissait le nom de mon mari et qu’elle allaitfaire ses efforts pour me trouver. Je pensais rentrer sous terrerien qu’en l’entendant dire. Au milieu de toute ma stupéfaction,voilà Amy qui se lève, court à travers la chambre comme uneinsensée, criant:

»Je mettrai fin à cela; j’ymettrai fin. Ça ne peut pas durer. Il faut que je la tue! jetuerai la carogne, j’en jure par son Auteur.»

Elle disait cela du ton le plus sérieux dumonde, et elle le répéta trois ou quatre fois, marchant çà et làdans la chambre. «Oui, oui, je la tuerai, pour finir, quandil n’y aurait qu’elle de fille au monde.»

»–Tiens ta langue, Amy, je teprie, lui dis-je. Tu es donc folle?

»–Oui, je le suis, folle,absolument; mais ça ne m’empêchera pas d’être la mort decelle-là, et je redeviendrai raisonnable.

»–Mais, vous ne toucherez pas,m’écriai-je, vous ne toucherez pas un cheveu de sa tête,entendez-vous? Eh quoi! vous mériteriez d’être penduepour ce que vous avez fait déjà, pour avoir eu la volonté de lefaire; quant au crime, vous êtes déjà un assassin, comme sivous l’aviez accompli.

»–Je sais cela, répondit Amy, etça ne peut pas être pis. Je vous tirerai de peine, et elleaussi; elle ne vous réclamera jamais pour sa mère en cemonde, quoi qu’elle puisse faire dans l’autre.

»–Bien, bien, repris-je;calmez-vous et ne parlez pas ainsi. Je ne saurais le supporter.

Et elle devint un peu plus raisonnable au boutd’un petit moment.

Je dois reconnaître que l’idée d’êtredécouverte portait avec elle de telles épouvantes et troublaittellement mes pensées que je n’étais guère plus maîtresse de moiqu’Amy ne l’était d’elle-même, tant est redoutable le fardeau ducrime sur l’esprit.

Cependant lorsque Amy se mit pour la secondefois à parler ainsi abominablement de tuer la pauvre enfant, del’assassiner, et jura par son Auteur qu’elle le ferait, de manièreà me faire comprendre qu’elle parlait sérieusement, j’en fusterrifiée encore bien davantage, et cela m’aida à me rappeler àmoi-même pour le reste.

Nous nous creusâmes la tête toutes les deuxpour voir s’il était possible de découvrir par quel moyen elleavait appris à dire tout cela, et comment elle (j’entends ma fille)était venue à savoir que sa mère avait pris un mari; maisrien n’y fit; ma fille ne voulut convenir de rien, et nedonna qu’une explication très imparfaite des choses, extrêmementmal disposée qu’elle était contre Amy pour la manière dont celle-cil’avait brusquement quittée.

Alors Amy alla à la maison où était le garçon.Mais ce fut la même chose. Là ils n’avaient entendu qu’une histoireconfuse d’une dame quelconque, ils ne savaient qui, que cette mêmefille leur avait racontée, mais à laquelle ils n’avaient prêtéaucune attention. Amy leur dit comme elle avait agi sottement, etjusqu’à quel point elle avait poussé son caprice, malgré tout cequ’on avait pu lui remontrer: que, quand à elle, Amy, elle enétait si fâchée qu’elle ne voulait plus la voir, et qu’elle pouvaitmême rentrer en service si elle voulait; en tous cas, Amy nevoulut plus avoir à faire à elle, à moins qu’elle ne s’humiliât etne changeât de ton, et cela sans tarder.

Le bon vieux gentleman, qui avait étéleur bienfaiteur à tous, fut grandement contrarié de l’affaire, etla bonne dame, sa femme, se montra affligée au delà de touteexpression; elle pria Sa Grâce (c’était Amy qu’elle voulaitdire) de ne pas en concevoir de ressentiment. Ils promirent enoutre qu’ils lui parleraient à ce sujet, et la vieille dame ajouta,avec un certain étonnement:

«Bien sûr, elle ne peut être assez sottepour ne pas se laisser persuader de se taire, lorsqu’elle tient devotre propre bouche que vous n’êtes pas sa mère, et qu’elle voitqu’elle désoblige Votre Grâce en insistant.»

Amy partit donc de là avec quelque espoir quela chose n’irait pas plus loin.

Mais la fille continua malgré tout à faire lafolle, et persista avec obstination, en dépit de tout ce qu’on putlui dire, et même, quoique sa sœur la priât et la suppliât de nepas faire de sottises, que cela la perdrait, elle aussi, en mêmetemps, et que la dame (c’est-à-dire Amy) les abandonnerait toutesles deux.

Eh bien, malgré tout, elle insista, je lerépète; et le pire était que, plus cela durait, plus elleétait disposée à écarter Amy et à vouloir que Lady Roxana fût samère; elle avait, disait-elle, quelques informations à sonendroit, et elle ne doutait pas qu’elle ne la trouvât.

Les choses rendues à ce point, lorsque nousvîmes qu’il n’y avait rien à faire avec la fille, mais quelle étaitobstinément résolue à me chercher, et qu’elle risquait pour cela deperdre tout ce qu’elle pouvait espérer; lorsque nous vîmes,dis-je, que les choses étaient venues à ce point, je commençai àfaire plus sérieusement mes préparatifs de voyage outre-mer,d’autant plus que j’avais lieu de craindre que tout cela n’amenâtquelque résultat; mais l’incident suivant me mit tout à faithors de moi, et me plongea dans le plus grand trouble que j’aiejamais éprouvé de ma vie.

J’étais si bien sur le point d’aller àl’étranger, que mon époux et moi, nous avions pris nos mesures pournotre départ. Comme je voulais être sûre de ne pas paraître enpublic, de façon à enlever toute possibilité d’être vue, j’avaisfait à mon époux certaines objections contre les bateaux publicsordinaires qui transportent les passagers. Mon prétexte auprès delui était la promiscuité et la foule qu’on rencontre sur cesvaisseaux, le manque de commodités et autres choses de ce genre. Ilentra dans mes idées, et me trouva un navire de commerce anglais enpartance par Rotterdam. Il eut bientôt fait connaissance avec lepatron, et il lui loua tout son navire c’est-à-dire sa grandecabine, car je ne parle pas du fret; de sorte que nous avionstoutes les commodités possibles pour notre passage. Tout étantprêt, il amena un jour le capitaine dîner à la maison, afin que jepusse le voir et faire un peu connaissance avec lui. Après ledîner, la conversation tomba sur le navire et les agréments dubord, et le capitaine me pressa instamment de venir voir levaisseau, déclarant qu’il nous traiterait aussi bien qu’il lepourrait. Incidemment je dis, comme par hasard, que j’espéraisqu’il n’y avait pas d’autres passagers. Il dit que non, qu’il n’enavait pas; mais il ajouta que sa femme lui faisait depuislongtemps la cour pour qu’il la laissât aller avec lui en Hollande,car il faisait toujours ce trajet; mais il n’avait jamais puse décider à aventurer tout ce qu’il avait dans la mêmecarcasse; cependant, si j’allais avec lui, il avaitl’intention de l’emmener avec une parente pour cette traversée,afin qu’elles pussent toutes les deux être à mon service. Iltermina en disant que si je voulais lui faire l’honneur de dîner àbord le jour suivant, il amènerait sa femme, pour nous mettre enmeilleurs rapports.

Qui aurait pu croire, qu’au fond de tout celale diable tendait un piège? ou que je courusse un dangerquelconque en une telle occasion, si étrangère, si éloignée de toutce qui intéressait ma vie passée? Mais l’événement se trouvaêtre le plus étrange qu’on puisse imaginer. Il arriva qu’Amyn’était pas à la maison quand nous acceptâmes cetteinvitation; elle fut donc laissée en dehors. Mais, au lieud’Amy, nous prîmes notre honnête Quakeresse notre amie, toujours debonne humeur et que nous nous faisions un point de n’oublierjamais, l’une des meilleures créatures qui jamais vécurent,assurément, et qui, entre mille bonnes qualités sans mélanged’aucun défaut, excellait surtout à se rendre en société lapersonne la plus aimable du monde. Je crois cependant que j’auraisemmené Amy aussi, si elle n’avait pas été occupée dans l’affaire decette malheureuse fille. Tout d’un coup, en effet, la fille s’étaitperdue, et on n’en entendait plus parler. Amy avait fureté tous lesendroits où elle pouvait penser qu’il était probable qu’on larencontrerait; mais tout ce qu’elle avait pu apprendre étaitqu’elle était allée chez une de ses vieilles camarades qu’elleappelait sa sœur et qui était mariée à un patron de bateaudemeurant à Redriff, et encore la coquine ne m’en avait jamais riendit. Il paraît que lorsque la fille avait reçu d’Amy le conseil dese donner quelque éducation, d’aller en pension, etc., elle avaitété adressée à une pension de Camberwell, et que là, elle avaitcontracté une liaison avec une demoiselle (c’est ainsi qu’on lesappelle toutes), sa camarade de lit, au point qu’elles s’appelaientsœurs et qu’elles s’étaient promis de ne jamais briser leuramitié.

Mais jugez de l’inexprimable surprise que jedus ressentir lorsque j’arrivai à bord du navire et que je fusintroduite dans la cabine du capitaine ou, comme on l’appelle, lagrande cabine du vaisseau, de voir sa dame ou femme, et, à côtéd’elle, une jeune personne qui, lorsque je pus la considérer deprès, était mon ancienne fille de cuisine du Pall Mall, et, commele reste de l’histoire l’a montré, ni plus ni moins que ma proprefille. Que je la reconnusse, cela ne faisait pas de doute;car, si elle n’avait pas eu l’occasion de me voir bien des fois,moi je l’avais vue assez souvent, comme cela devait être,puisqu’elle était restée chez moi si longtemps.

Je fus d’abord sur le point de feindre unefaiblesse ou un évanouissement, de tomber sur le sol, ou plutôt surle plancher, de les mettre tous en confusion et en effroi, et, parce moyen, de me donner l’occasion de tenir continuellement quelquechose à mon nez, pour le sentir, et de garder ainsi ma main, ou monmouchoir, ou l’un et l’autre, devant ma bouche; puis j’auraisprétendu que je ne pouvais supporter l’odeur du navire, ou l’airrenfermé de la cabine. Mais cela n’aurait abouti qu’à me fairetransporter à un air plus pur sur le pont, où nous aurions eu, enmême temps, une lumière plus pure aussi. Si j’avais prétextél’odeur du navire, cela n’aurait servi qu’à nous faire conduiretous à terre, à la maison du capitaine, qui était tout près;car le navire était amarré si près du rivage qu’il n’y avait, pourarriver à bord, qu’à traverser une planche et le pont d’un autrenavire placé entre lui et la terre. Ceci ne me parut donc pasfaisable, et l’idée n’en était pas vieille de deux minutes qu’iln’était plus temps; car les deux dames se levèrent et nousnous saluâmes, de sorte que je dus venir assez près de ma drôlessepour la baiser, ce que je n’aurais pas fait s’il avait été possiblede l’éviter; mais il n’y avait pas moyen d’y échapper.

Je ne peux pas ne pas noter ici que, bienqu’il y eût une secrète horreur dans mon âme, et que je fusse prèsde m’affaisser lorsque j’arrivai près d’elle pour la saluer, ce futcependant avec un intime et inconcevable plaisir que je la baisai,sachant que je baisais mon propre enfant, ma propre chair, monpropre sang, sorti de mes flancs, et à qui je n’avais jamais donnéun baiser depuis que je leur avais dit adieu à tous, au milieu d’untorrent de larmes et avec un cœur presque anéanti de douleur,lorsque Amy et la brave femme les avaient emmenés et étaient alléesavec eux à Spitalfields. Aucune plume ne peut décrire, aucun mot nepeut exprimer, dis-je, l’étrange impression que cela fit sur mesesprits. Je sentis quelque chose qui courait dans mon sang;mon cœur palpita; des flammes passèrent dans ma tête;je vis trouble; il me sembla que tout ce qui était en moitournait, et j’eus bien de la peine à ne pas m’abandonner à l’excèsde mon émotion à sa vue tout d’abord, et bien plus lorsque meslèvres touchèrent sa figure. Je pensais que j’aurais dû la prendredans mes bras et la baiser mille fois, qu’elle le voulût ounon.

Mais, faisant appel à mon bon sens, je secouaicette impression, et, avec un malaise infini, je m’assis enfin.Vous ne vous étonnerez pas si, après cette surprise, je ne fus, dequelques minutes, capable de prendre part à la conversation, et simon désordre se laissa presque découvrir. J’avais à lutter contreune complication cruelle: je ne pouvais cacher mon troublequ’avec la dernière difficulté, et cependant de la manière dont jele cacherais dépendait tout l’édifice de mon bonheur. J’usai doncde toute la violence que je pus sur moi-même pour éviter le mal quime guettait au passage.

Je la saluai donc; mais, comme je medirigeai d’abord vers la dame du capitaine, qui était à l’autrebout de la cabine, en pleine lumière, l’occasion s’offrit à moi deme tenir le dos au jour en me retournant vers elle qui était un peuà ma gauche; de sorte qu’elle ne pouvait bien nettement medévisager quoique je fusse tout près d’elle. Je tremblais, et nesavais ni ce que je faisais, ni ce que je disais. J’étais dans laplus terrible extrémité, au milieu de tant de circonstances quis’abattaient sur moi, obligée que j’étais de cacher mon désordre àtout le monde au moment du plus grand péril, et en même tempsm’attendant à ce que tout le monde le discernerait. Je devaiscroire qu’elle s’apercevrait qu’elle me connaissait, et cependant,il me fallait, par tous les moyens, l’en empêcher. J’avais à mecacher, si possible, et je n’avais pas la moindre facilité pourfaire rien dans ce but; bref, il n’y avait point de retraite,pas d’échappatoire, aucun moyen d’éviter ou d’empêcher qu’elle neme vît en plein, ni de contrefaire ma voix, car alors mon mari s’enserait aperçu. En somme, pas la moindre chose qui m’offrît aucuneassistance, ni rien qui m’aidât ou me favorisât dans cettepressante difficulté.

J’étais sur le gril depuis près d’unedemi-heure, pendant laquelle je me montrai raide, réservée et unpeu trop cérémonieuse, lorsque mon époux et le capitaine entamèrentune conversation sur le navire, sur la mer et sur des sujets quinous sont étrangers à nous autres, femmes; peu à peu lecapitaine l’emmena sur le pont, et nous laissa seules dans lagrande cabine. Nous commençâmes alors à être un peu plus libres lesunes avec les autres, et je me mis à renaître quelque peu grâce àune imagination soudaine qui me vint: je crus m’apercevoirque la fille ne me reconnaissait pas; et ma principale raisonpour avoir une telle idée fut que je n’apercevais pas le moindretrouble dans sa physionomie, pas le moindre changement dans samanière d’être, pas de confusion, ni d’hésitation dans sesdiscours. Je ne remarquai pas non plus, – et c’était une chose àlaquelle je faisais une attention particulière, – qu’elle fixâtbeaucoup ses yeux sur moi; je veux dire qu’elle ne meregardait pas constamment et à l’exclusion des autres, comme jepensais qu’elle aurait dû le faire; elle prenait plutôt àpart mon amie la Quakeresse, et bavardait avec elle de différenteschoses; mais j’observai aussi que ce n’était que de chosesindifférentes.

Ceci me donna beaucoup de courage, et jerepris un peu de gaîté. Mais je fus de nouveau étourdie comme d’uncoup de tonnerre quand, se tournant vers la femme du capitaine etparlant de moi, elle lui dit:

«Sœur, je ne puis m’empêcher de trouverque madame ressemble beaucoup à telle personne.»

Et elle lui nomma la personne, et la femme ducapitaine dit qu’elle le trouvait aussi. La fille reprit qu’elleétait sûre de m’avoir vue déjà, mais qu’elle ne pouvait se rappeleroù. Je répondis, (bien que ses paroles ne me fussent pas adressées)que j’imaginais qu’elle ne m’avait pas encore vue en Angleterre,mais je lui demandai si elle avait habité la Hollande. – Non, non,dit-elle; elle n’était jamais sortie d’Angleterre. J’ajoutaiqu’alors elle ne pouvait m’avoir connue en Angleterre, à moins quece ne fût tout récemment, car j’avais demeuré pendant longtemps àRotterdam. Ceci me tira d’affaire assez bien; et pour lefaire passer mieux, un petit garçon hollandais, qui appartenait aucapitaine, vint dans la cabine, et, m’apercevant facilement qu’ilétait hollandais, je le plaisantai, lui parlai dans sa langue etbadinai joyeusement avec lui, aussi joyeusement du moins que me lepermettait la consternation dans laquelle je me trouvaisencore.

Cependant, je commençais à être entièrementconvaincue cette fois que la fille ne me connaissait pas, ce quim’était une satisfaction infinie. Du moins si elle avait quelqueidée à mon sujet elle ne soupçonnait nullement qui j’étais, – ceque peut-être elle eût été aussi aise de savoir que j’en eusse étésurprise. – Il était, d’ailleurs, évident que, si elle avait euaucun soupçon de la vérité, elle n’aurait pas été capable de lecacher.

Ainsi se passa cette rencontre, et vous pouvezêtre sûr que j’avais bien décidé, si seulement je m’en tirais,qu’elle ne me reverrait jamais pour lui renouveler la mémoire. Maislà encore je me trompais, comme vous allez l’apprendre.

Lorsque nous eûmes été assez longtemps à bord,la dame du capitaine nous conduisit à sa maison, qui était justesur le rivage, et nous y traita de nouveau très honnêtement. Ellenous fit promettre que nous reviendrions la voir avant de partir,pour nous concerter sur le voyage et toutes les choses qui s’yrapportaient. Elle nous assura, d’ailleurs, qu’elle et sa sœur nefaisaient cette traversée cette fois que pour notre compagnie, etje pensai à part moi qu’alors elles ne le feraient pas du tout, carje voyais bien qu’il ne serait nullement prudent à Ma Seigneuried’aller avec elles. En effet, ce fréquent commerce aurait pu merappeler à son esprit, et elle aurait assurément revendiqué saparenté auprès de moi au bout de peu de jours, la chose étaitcertaine.

Je ne peux guère imaginer ce qui serait advenude cette aventure si Amy était venue avec moi à bord de cevaisseau. Cela aurait sûrement fait éclater toute l’affaire, etj’aurais dû être pour toujours désormais la vassale de cette fille,c’est-à-dire qu’il m’aurait fallu la mettre dans le secret, meconfier à elle pour le garder, ou me voir démasquée et ruinée. Laseule pensée m’en pénétrait d’horreur.

Mais je n’eus pas tant de malheur, commel’événement le montra; car Amy n’était pas avec nous, et celafut vraiment mon salut. Cependant nous avions encore un autredanger à éviter. De même que j’avais résolu de remettre le voyage,j’avais aussi résolu, vous pouvez le croire, de remettre la visite,d’après ce principe bien arrêté dans mon esprit, que la fillem’avait vue pour la dernière fois et ne me reverrait plusjamais.

Cependant, pour m’en tirer convenablement, et,en même temps, pour voir – si je le pouvais – un peu plus avantdans l’affaire, j’envoyai mon amie la Quakeresse à la dame ducapitaine faire la visite promise et porter mes excuses de ce queje ne pouvais réellement pas me rendre chez elle, parce que j’étaistrès indisposée; je la priai d’insinuer à la fin de sondiscours qu’elle craignait que je ne pusse être prête pour faire latraversée pour le temps où le capitaine était obligé de partir, etque peut-être nous pourrions remettre le projet à son prochainvoyage. Je ne laissai entrevoir à la Quakeresse aucune autre raisonque mon indisposition, et ne sachant quelle tournure donner à lachose, je lui fis croire que je pensais être enceinte.

Il fut facile de lui mettre cela dansl’esprit; et naturellement elle fit entendre à la dame ducapitaine qu’elle me trouvait si malade qu’elle craignait que jen’eusse une fausse couche; et, par conséquent, je ne pouvaiscertes pas songer à partir.

Elle s’acquitta de sa commission trèsadroitement, comme j’étais sûre qu’elle le ferait, quoiqu’elle nesût pas un mot de la grande raison de mon indisposition. Mais jeretombai dans de mortelles angoisses, lorsqu’elle me raconta qu’ily avait une chose dans sa visite qu’elle ne pouvait comprendre,c’était que la jeune femme, comme elle l’appelait, qui était avecla dame du capitaine, et qu’elle appelait sa sœur, avait été de laplus impertinente curiosité dans ses questions sur moncompte: qui j’étais? depuis quand j’étais enAngleterre? où j’avais demeuré? et autres chosessemblables; et, plus que tout le reste, elle s’était informéesi je ne demeurais pas autrefois à l’autre extrémité de laville.

«J’ai trouvé ses questions siextraordinaires, me dit l’honnête Quakeresse, que je ne lui ai pasdonné la plus petite satisfaction. J’avais d’ailleurs remarqué, partes réponses à bord du navire, quand elle te parlait, que tun’étais pas disposée à la laisser faire grande connaissance avectoi; aussi avais-je décidé qu’elle n’en apprendrait pasdavantage par moi. Quand elle m’a demandé si tu n’avais jamaisdemeuré ici ou là, j’ai toujours dit non; mais que tu étaisune dame hollandaise, et que tu retournais dans ta famille pourvivre à l’étranger.»

Je la remerciai de tout mon cœur, et vraimentelle me servit mieux en ceci que je ne le lui fis savoir. En unmot, elle dépista la fille si habilement, que si elle avait connutoute l’affaire elle n’aurait pas pu faire mieux.

Mais je dois avouer que tout cela me remettaità la torture, et que j’étais toute découragée. Je ne doutais pasque la coquine ne flairât la vérité, qu’elle ne m’eût reconnue etne se fût rappelé mon visage; mais elle avait, pensais-je,habilement dissimulé ce qu’elle savait de moi jusqu’à ce qu’ellepût le faire paraître plus à mon désavantage. Je racontai tout àAmy, car elle était toute la consolation que j’eusse. La pauvre âme(Amy, j’entends) était prête à se pendre, parce que, disait-elle,elle avait été la cause de tout; si j’étais ruinée – c’étaitl’expression dont je me servais toujours avec elle – j’étais ruinéepar elle; et elle s’en tourmentait tellement que j’étaisquelquefois obligée de lui donner des encouragements en même tempsqu’à moi-même.

Ce dont Amy se vexait le plus, c’était qu’elleeût été surprise de cette façon par la fille, comme ellel’appelait; je veux dire surprise de manière à être obligéede se dévoiler et c’était en effet, un faux pas de la part d’Amy,je le lui avais souvent dit. Mais il n’avançait à rien d’enreparler maintenant. La question était de se débarrasser dessoupçons de la fille, et de la fille aussi; car cela semblaitchaque jour plus gros de menaces, et si j’étais inquiète de cequ’Amy m’avait dit de ses divagations et de ses bavardages auprèsd’elle (Amy), j’avais mille fois plus de raisons d’être inquiètemaintenant qu’elle s’était si malheureusement trouvée sur monchemin et que, non seulement elle avait vu ma figure, mais qu’ellesavait où je demeurais, quel nom je portais, et le reste.

Et je n’en étais pas encore au pire del’aventure; car, quelques jours après que mon amie laQuakeresse eût fait sa visite et m’eût excusée sur monindisposition, comme mûs par un excès d’aimable politesse, parcequ’on leur avait dit que je n’étais pas bien, ils vinrent toutdroit à mon logis pour me voir: la femme du capitaine, et mafille, qu’elle appelait sa sœur, et le capitaine, qui leur montraitle chemin. Le capitaine, d’ailleurs, ne les conduisit que jusqu’àla porte, les fit entrer, et s’en alla à quelque affaire.

Si la bonne Quakeresse, dans un heureuxmoment, n’était pas accourue avant elles, elles m’auraient nonseulement saisie dans le salon comme par surprise, mais, ce qui eûtété mille fois pire, elles auraient vu Amy avec moi. Je crois quesi cela était arrivé, je n’aurais eu d’autre remède que de prendrela fille à part, et de me faire connaître d’elle, ce qui eût été unparti absolument désespéré.

Mais il se trouva que la Quakeresse, faiteapparemment pour me porter bonheur, les aperçut se dirigeant versla porte, avant qu’ils eussent sonné; et, au lieu d’aller lesrecevoir, elle accourut, la physionomie un peu troublée, me direqui arrivait. Sur quoi Amy se sauva la première, et moi après elle,en priant la Quakeresse de monter aussitôt qu’elle les aurait faitentrer.

J’allais la prier de dire que je n’y étaispas; mais il me vint à l’esprit qu’après avoir étéreprésentée comme si fort indisposée, cela semblerait trèsétrange; en outre je savais que l’honnête Quakeresse, quiaurait fait tout pour moi, n’aurait cependant pas voulu mentir, etil eût été cruel de ma part de le lui demander.

Lorsqu’elle les eût introduits et fait entrerdans le salon, elle monta nous trouver, Amy et moi. Nous étions àpeine revenues de notre frayeur, et cependant nous nous félicitionsde ce qu’Amy n’avait pas été surprise de nouveau.

Elles faisaient une visite de cérémonie, et jeles reçus aussi cérémonieusement, mais je saisis l’occasion deux outrois fois de faire entendre que j’étais si malade que je craignaisde ne pas pouvoir aller en Hollande, assez tôt du moins pour partiravec le capitaine; et je leur tournai poliment l’expressionde mon chagrin d’être privée, contre mon attente, de leur sociétéet de leurs soins pendant le voyage. Quelquefois aussi je parlaiscomme si je pensais pouvoir rester jusqu’au retour du capitaine, etêtre alors cette fois prête à partir. Alors la Quakeresseintervenait, disant que je pourrais bien être trop avancée, – dansma grossesse, voulait-elle dire, – de sorte que je ne pourrais plusme risquer du tout; et puis, comme si elle en eût étécontente, elle ajoutait qu’elle espérait que je resterais dans samaison pour y faire mes couches; et comme tout celas’expliquait de soi-même, les choses allaient assez bien.

Mais il était grand temps d’en parler à monmari; et ce n’était pas là, cependant, la plus grandedifficulté qui se présentât à mon esprit. En effet, après que cesbavardages et d’autres eurent pris quelque temps, la jeune fillereprit sa marotte. Deux ou trois fois elle trouva le moyen de direque je ressemblais tellement à une dame qu’elle avait l’honneur deconnaître à l’autre extrémité de la ville qu’elle ne pouvait fairesortir cette dame de son esprit quand j’étais présente; etune fois ou deux je m’imaginai que la fille était sur le point depleurer; elle y revint encore peu après et, à la fin, je visclairement des larmes dans ses yeux. Sur quoi je lui demandai si ladame était morte, parce qu’il me semblait que cela réveillait enelle quelque chagrin. Elle me mit bien plus à l’aise que je nel’avais été jusque là: elle me dit que réellement elle n’ensavait rien, mais qu’elle croyait réellement qu’elle étaitmorte.

Ceci, dis-je, soulagea un peu mes esprits,mais je fus bientôt remise aussi bas; car, au bout d’unmoment, la coquine devint communicative, et, comme il était clairqu’elle aurait dit tout ce que sa tête avait pu retenir de Roxanaet des jours de plaisir que j’avais passés dans cette partie de laville, il semblait qu’un autre accident allât nous renverser denouveau.

J’étais dans une sorte de déshabillé quandelles arrivèrent, portant un vêtement lâche, semblable à une robedu matin, mais plutôt à la mode italienne. Je n’en avais pointchangé quand j’étais montée, et m’étais contentée d’arranger un peumes cheveux. Comme on avait dit que j’avais été récemment trèsmalade, ce costume convenait assez pour garder la chambre.

Cette veste, ou robe de matin, appelez-lacomme il vous plaira, suivait plus les contours que celles que nousportons maintenant, montrant le corps dans sa vraie forme etpeut-être d’une façon trop visible, si elle avait été portée là oùdes hommes doivent entrer; mais entre nous c’étaitsuffisamment convenable, surtout pour la saison chaude; lacouleur était verte, à figures, et l’étoffe en damas français, trèsriche.

Cette robe ou veste mit en mouvement la languede la fille, et sa sœur, comme elle l’appelait, la poussa;car, comme elles l’admiraient toutes les deux, et qu’elles étaientoccupées de la beauté du vêtement, du charmant damas, de lamagnifique garniture, et du reste, ma fille lança un mot à sa sœur,la femme du capitaine:

«C’est une affaire exactement pareilleque je vous ai dite, avec laquelle la lady dansait.

»–Quoi, dit la femme du capitaine,la lady Roxana, dont vous m’avez parlé? Oh! c’est unedélicieuse histoire; racontez-la à madame.

Je ne pouvais pas ne pas dire de même,quoique, du fond de l’âme, je l’eusse voulu dans le paradis, rienque pour en avoir parlé. Et même je ne voudrais pas affirmer que,si elle avait été emportée du côté opposé au paradis, ce n’eût pasété la même chose pour moi, pourvu que j’eusse été débarrasséed’elle et de son histoire; car, lorsqu’elle en arriverait àdécrire le costume turc, il était impossible que la Quakeresse, quiétait une personne fine et pénétrante, n’en reçut pas uneimpression plus dangereuse que la fille elle-même, avec cettedifférence, pourtant, qu’elle n’était pas elle une femmedangereuse; et, en effet, si elle avait su tout, j’aurais puplus librement me fier à elle qu’à la fille, et de beaucoup;j’aurais même été parfaitement tranquille avec elle.

Cependant, comme je l’ai dit, la conversationde la fille me mettait terriblement mal à l’aise, et plus encorelorsque la femme du capitaine prononça le nom de Roxana. Ce que monvisage pouvait faire pour me trahir, je l’ignore, car je ne mevoyais pas; mais mon cœur battait comme s’il eût voulu sauterjusqu’à ma bouche, et mon émotion était si grande que, faute depouvoir lui donner issue, je pensai que j’allais éclater. En unmot, j’étais dans une sorte de rage silencieuse, car la violenceque je m’imposais pour dominer mon émotion était telle que je n’aijamais senti rien de pareil. Je n’avais pas d’issue, personne à quim’ouvrir, ou à qui me plaindre, pour me soulager; je n’osaisquitter la chambre sous aucun prétexte, car alors elle aurait ditl’histoire en mon absence, et j’aurais été dans une inquiétudeperpétuelle de savoir ce qu’elle avait dit ou n’avait pasdit; bref, je fus forcée de rester là assise, et del’entendre raconter toute l’histoire de Roxana, c’est-à-dire demoi, tout en ne sachant pas si elle était sérieuse ou si elleplaisantait, si elle me connaissait ou non, en un mot, si je devaisêtre démasquée ou ne l’être pas.

Elle commença à dire d’une manière générale oùelle demeurait; quelle place elle occupait; quellegalante compagnie sa dame avait toujours dans la maison;comment on y avait coutume de veiller toute la nuit, à jouer et àdanser; quelle belle dame sa maîtresse était, et quellequantité d’argent les premiers domestiques recevaient; quantà elle, déclara-t-elle, tout son travail était dans la maison àcôté, de sorte qu’elle ne gagnait que peu, excepté une nuit qu’il yeut vingt guinées de données pour être distribuées parmi lesdomestiques, et où elle eut pour sa part deux guinées et demie.

Elle poursuivit en disant combien il y avaitde domestiques, et comment ils étaient organisés; mais,dit-elle, il y avait une MrsAmy qui étaitau-dessus d’eux tous; et celle-là, étant la favorite de ladame, gagnait beaucoup. Elle ne savait pas si Amy était son nom debaptême ou son nom de famille; mais elle supposait quec’était son nom de famille. On lui avait dit qu’elle avait eu enune fois soixante pièces d’or, cette même nuit où le reste desdomestiques s’était partagé les vingt guinées.

Ici je pris la parole, et dis que c’était del’argent gaspillé.

«Eh! m’écriai-je, pour uneservante, c’était une dot!

»–Oh! madame, reprit-elle,ce n’est rien auprès de ce qu’elle eut ensuite. Nous autres, lesservantes, nous la haïssions cordialement pour cela;c’est-à-dire que nous aurions voulu que ce fût notre lot au lieu dusien.

»–Eh! dis-je encore, c’étaitassez pour lui procurer un bon mari, et l’établir dans le monde, sielle avait eu le bon sens d’en profiter.

»–À coup sûr, madame,répondit-elle; car on nous disait qu’elle avait mis de côtéplus de cinq cents livres sterling. Mais je suppose queMrsAmy savait trop bien que sa réputationdemandait une grosse dot pour qu’on s’en chargeât.

»–Oh! dis-je, s’il en étaitainsi, c’est une autre affaire.

»–Oui, reprit-elle; je nesais pas, mais on causait beaucoup d’un jeune seigneur qui étaittrès large avec elle.

»–Et qu’est-elle devenuefinalement, je vous prie? demandai-je. Car je n’étais pasfâchée d’entendre un peu (voyant qu’elle voulait en causer) cequ’elle avait à dire aussi bien d’Amy que de moi.

»–Je n’avais pas entendu parlerd’elle pendant plusieurs années, lorsque, l’autre jour, il m’estarrivé de la voir.

»–En vérité, m’écriai-je, feignantde trouver la chose extrêmement étrange. Et quoi! enhaillons, peut-être; car c’est souvent la fin de tellescréatures.

»–Justement le contraire, madame.Elle venait faire une visite à une de mes connaissances, nesongeant guère, je suppose, qu’elle me verrait; et je vousassure qu’elle est venue dans son carrosse.

»–Dans son carrosse! Sur maparole, elle avait trouvé à faire son marché apparemment. Jesuppose qu’elle avait fait ses foins pendant que le soleilbrillait. Était-elle mariée, je vous prie?

»–Je crois qu’elle avait étémariée, madame. Mais il paraît qu’elle avait été aux IndesOrientales; et si elle était mariée, c’était là, bien sûr. Jecrois qu’elle disait qu’elle avait eu de la chance aux Indes.

»–C’est, je suppose, qu’elle yavait enterré son mari.

»–C’est ainsi que je le comprends,madame; et qu’elle était devenue maîtresse de ses biens.

»–Était-ce là sa chance?repris-je. Cela pouvait être bon pour elle, en effet, quant àl’argent; mais il n’y a qu’une coquine pour appeler cela dela chance.»

Notre conversation sur MrsAmyalla jusque là, mais pas plus loin, car elle n’en savait rien deplus; mais à ce moment la Quakeresse, maladroitement, quoiquesans intention, fit une question que l’honnête et aimable créatureeût été loin de faire si elle avait su que j’avais porté laconversation sur Amy exprès pour faire oublier Roxana.

Quoi qu’il en soit je ne devais pas être miseà l’aise si tôt. La Quakeresse demanda:

«Mais je crois que tu disais qu’il yavait encore quelque chose à propos de ta maîtresse. Commentl’appelles-tu? Roxana, n’est-ce pas? Que devint-elle,je te prie?

»–Oui, oui, Roxana, dit la femmedu capitaine. Je vous en prie, sœur, faites-nous entendrel’histoire de Roxana. Elle divertira madame, j’en suis sûre.

C’est un damné mensonge, me disais-je enmoi-même. Si vous saviez combien peu cela me divertit, vous aurieztrop d’avantage sur moi. Allons! je n’y vois pas de remède.Il faut que l’histoire arrive. – Je me préparai donc à écouter lepire qui pouvait en être dit.

«Roxana! s’écria-t-elle. Je nesais ce que dire d’elle. Elle était tellement au-dessus de nous,nous la voyions si rarement, que nous ne pouvions guère rien savoird’elle que par ouï-dire. Mais cependant nous la voyionsquelquefois; c’était une femme charmante, véritablement, etles laquais disaient qu’on devait l’envoyer chercher de lacour.

»–De la cour? dis-je. Maiselle était à la cour, n’est-ce pas? Le Pall Mall n’est pasloin de Whitehall.

»–Oui, madame,répondit-elle; mais je l’entends d’une autre manière.

»–Je te comprends, dit laQuakeresse; tu veux dire, je suppose, pour être la maîtressedu roi?

»–Oui, madame»,répondit-elle.

Je ne peux m’empêcher d’avouer ici quel fondd’orgueil était encore en moi. Je redoutai, certes, la suite del’histoire; cependant quand elle dit quelle belle et grandedame c’était que Roxana, je ne pus me défendre d’éprouver duplaisir et un certain chatouillement. Je fis deux ou troisquestions, demandant quelle était sa beauté, et si elle étaitréellement une femme aussi remarquable qu’on le disait, et autreschoses du même genre, exprès pour l’entendre répéter l’opinion desgens sur mon compte, et la manière dont je me comportais.

«Vraiment, dit-elle à la fin, c’était laplus belle créature que j’aie vue de ma vie.

»–Mais, lui dis-je alors, vousn’avez jamais eu l’occasion de la voir que lorsqu’elle étaitarrangée à son plus grand avantage.

»–Si, si, madame, reprit-elle, jel’ai vue en déshabillé. Et je puis vous assurer que c’était unetrès belle femme; et ce qu’il y avait de plus fort, c’est quetout le monde disait qu’elle ne se fardait pas.

Ceci encore m’était agréable d’un côté;mais il y avait comme un dard diabolique à la queue de toutes cesphrases, et il y en avait un notamment dans ce qu’elle venait dedire qu’elle m’avait vue plusieurs fois en déshabillé. Ceci mefaisait venir à l’esprit l’idée qu’elle devait certainement meconnaître, et qu’elle le dirait à la fin; et c’était une mortpour moi que d’y penser.

«Très bien; mais, sœur, dit lafemme du capitaine, racontez donc le bal à madame. C’est lemeilleur de toute l’histoire; et la danse de Roxana dans unbeau costume étranger.

»–C’est, en effet, une des partiesles plus brillantes de son existence, dit la fille. Voicil’affaire. Nous avions des bals et des réceptions dans lesappartements de mylady presque chaque semaine; mais une fois,mylady invita tous les nobles à venir tel jour, pour leur donner unbal. Et ce fut vraiment une cohue serrée.

»–Je crois que vous m’avez dit quele roi y était, n’est-ce pas, sœur?

»–Non, madame, reprit-elle, ce futla seconde fois. Le roi, dit-on, avait entendu dire avec quelleperfection la dame turque avait dansé; et il était là pour lavoir. Mais, si Sa Majesté était réellement là, elle y était venuedéguisée.

«–C’est-à-dire ce qu’on appelleincognito, dit mon amie la Quakeresse; tu ne peuxpas croire que le roi ait voulu se déguiser.

»–Si, dit la fille; il enétait ainsi. Il ne vint pas publiquement avec ses gardes, mais noussavions tous suffisamment lequel était le roi, c’est-à-dire celuique l’on désignait comme le roi.

»–Voyons le costume turc, dit lafemme du capitaine. Racontez-nous cela, je vous prie.

»–Eh bien, dit-elle, mylady setenait dans un joli petit salon qui ouvrait sur la grande salle etoù elle recevait les hommages de la compagnie. Lorsque la dansecommença, un grand seigneur, j’oublie comment on l’appelait, maisc’était un très grand seigneur, ou un duc, je ne sais lequel, – laprit et dansa avec elle. Mais au bout d’un instant, mylady tout àcoup ferma le petit salon, et courut en haut avec sa femme deconfiance, MrsAmy; et quoi qu’elle ne fûtpas restée longtemps absente (je suppose qu’elle avait préparé toutcela d’avance), elle redescendit habillée de la plus étrange façonque j’aie jamais vue de ma vie; mais c’était excessivementjoli.»

Ici elle s’engagea dans la description ducostume, telle que je l’ai donnée déjà; mais elle y fut siexacte que je fus surprise de la manière dont elle ladétaillait; il n’y avait pas une seule petite chosed’omise.

J’étais maintenant dans une nouvelleperplexité; car cette jeune friponne expliquait sicomplètement toutes les particularités du costume que mon amie laQuakeresse changea de couleur et me regarda deux ou trois fois pourvoir si je ne rougissais pas aussi. Elle s’était, en effet, commeelle me l’a dit ensuite, immédiatement aperçue que c’était le mêmecostume qu’elle avait vu sur moi, ainsi que je l’ai raconté plushaut. Cependant, comme elle vit que je ne paraissais pas y faireattention, elle garda ses pensées pour elle, et j’en fis autant demon côté, aussi bien que je pus.

Je fis remarquer deux ou trois fois qu’elleavait une bonne mémoire, pour pouvoir être si exacte dans lesdétails d’une chose semblable.

«Oh! madame, dit-elle, nous autresservantes, nous nous tenons debout dans un coin, mais de façon à envoir plus que certains étrangers. En outre, ce fut le sujet detoutes nos conversations pendant plusieurs jours à l’office, et cequi avait échappé à l’une, l’autre l’avait observé.

»–Mais, lui dis-je, ce n’était pasle costume persan. Je suppose tout simplement que votre lady étaitquelque comédienne française, c’est-à-dire une amazone de théâtre,qui mettait un costume travesti pour amuser la compagnie, comme onle faisait à Paris dans la pièce de Tamerlan, ou d’autres pièces dece genre.

»–Non vraiment, madame,reprit-elle. Je vous assure que ma lady n’était pas une actrice.C’était une belle dame, pleine de modestie, digne d’être princesse.Tout le monde disait que si elle était la maîtresse de quelqu’un,elle n’était digne de l’être de personne que du roi. Et l’onparlait d’elle pour le roi, comme s’il en avait été réellementainsi. D’ailleurs, madame, c’est une danse turque que myladydansa; tous les seigneurs et tous les nobles le disaient, etl’un d’eux jura qu’il l’avait vue lui-même dansée en Turquie;de sorte que cela ne pouvait venir d’aucun théâtre de Paris. Etpuis le nom de Roxana est un nom turc.

»–Très bien, repris-je. Mais cen’était pas le nom de votre dame, je suppose?

»–Non, non, madame; je saiscela. Je connais parfaitement le nom et la famille de mylady.Roxana n’était pas son nom; c’est, en effet, lavérité.»

Ici je fus acculée de nouveau, car je n’osaipas lui demander quel était le vrai nom de Roxana, de peur qu’ellen’eût réellement fait un pacte avec le diable et qu’elle ne lançâthardiment mon propre nom en réponse. Si bien que je craignais deplus en plus que la fille n’eût pénétré le secret d’une manière oude l’autre, bien que je ne pusse pas imaginer comment.

En un mot, j’étais malade de la conversation,et je tâchai de maintes façons d’y mettre fin; mais c’étaitimpossible, car la femme du capitaine, qui l’appelait sa sœur, lapoussait, la pressait de raconter, pensant, bien à tort, quec’était un agréable récit pour nous tous.

Deux ou trois fois, la Quakeresse mit son mot,disant que cette lady Roxana avait une bonne provision d’assurance,et qu’il était probable que, si elle avait été en Turquie, elleavait vécu avec quelque grand pacha du pays qui l’avait entretenue.Mais elle interrompait aussitôt tous les discours de ce genre, etse lançait dans les éloges les plus extravagants de sa maîtresse,la glorieuse Roxana. Je la rabaissai comme une femme de viescandaleuse, déclarant qu’il n’était pas possible qu’il en fûtautrement. Mais elle ne voulait rien entendre. Sa lady était unepersonne qui possédait telles et telles qualités, si bien qu’il n’yavait à coup sûr rien qu’un ange qui lui ressemblât, et néanmoinsaprès tout, ses propres paroles en venaient à ceci: que sadame, pour le dire en deux mots, ne tenait ni plus ni moins qu’untripot ordinaire, ou, comme on l’aurait appelé depuis, une réunionpour la galanterie et le jeu.

Pendant tout ce temps j’étais fort mal àl’aise, comme je l’ai déjà dit; cependant toute l’histoire sedéroula sans que rien se découvrît, si ce n’est que je paraissaisun peu ennuyée de ce qu’elle me trouvât une ressemblance avec cettefrivole lady, dont j’affectais de rabaisser beaucoup le caractère,en m’appuyant sur son propre récit.

Mais je n’étais pas encore au bout de mesmortifications; car, à ce moment, mon innocente Quakeresselança un mot malheureux qui de nouveau me mit sur des charbons.

«Le costume de cette dame, me dit-elle,est, j’imagine, quelque chose de précisément semblable au tien,d’après la description. – Puis, se tournant vers la femme ducapitaine, – je pense que mon amie a un costume turc ou persan plusmagnifique de beaucoup.

»–Oh! dit la fille, il estimpossible qu’il soit plus magnifique. Celui de milady était toutcouvert d’or et de diamants. Ses cheveux et sa coiffure – j’oubliele nom qu’on lui donnait, – brillaient comme des étoiles, tant ilsétaient chargés de joyaux.»

Je n’avais jamais jusqu’alors désiré que monexcellente amie la Quakeresse fût loin de moi; mais vraimentj’aurais bien donné, à ce moment là, quelques guinées pour êtredébarrassée d’elle; car, sa curiosité s’éveillant à l’idée decomparer les deux vêtements, elle commença innocemment à décrire lemien; et rien ne me causait tant de terreur quel’appréhension que j’avais qu’elle ne m’importunât pour me le fairemontrer, ce à quoi j’étais bien décidée à ne jamais consentir.Mais, avant d’en venir là, elle pressa ma fille de décrire latyhaia ou coiffure; ce que celle-ci fit sihabilement que la Quakeresse ne put se retenir de dire que lamienne était justement pareille. Après plusieurs autres similitudesconstatées, à mon grand ennui, arriva l’aimable prière adressée àmoi de faire voir mon costume à ces dames; et ces dames sejoignirent à ce désir et insistèrent de toutes leurs forces jusqu’àen être importunes.

Je priai qu’on m’excusât, quoique, toutd’abord, je n’eusse pas grand’chose à alléguer pour expliquer monrefus. Mais à la fin l’idée me vint de dire qu’il était empaquetéavec ceux de mes autres effets dont j’avais le moins besoin, pourêtre envoyé à bord du navire du capitaine. Mais si nous vivionsassez longtemps pour aller en Hollande ensemble (ce que, soit diten passant, j’étais bien résolue à empêcher d’arriver jamais),alors, quand je déballerais mes effets, elles me verraient revêtuede ce costume; mais elles ne devaient pas s’attendre à ce queje danse avec, comme le faisait lady Roxana dans ses beauxatours.

Cela passa assez bien, et, ayant surmontécette difficulté, je surmontai la plupart des autres, et jecommençai à me retrouver à l’aise. Bref, pour en finir aussi aveccette histoire aussitôt qu’il se peut, je me débarrassai à la finde mes visiteuses que j’aurais voulu voir parties deux heures plustôt qu’elles n’en avaient l’intention.

Dès qu’elles se furent retirées, je montai encourant chez Amy et je donnai issue à mon émotion en lui racontanttoute l’histoire, et en lui montrant dans quelles calamités unefausse démarche de sa part avait été malheureusement sur le pointde nous envelopper et de telle façon qu’il n’aurait peut-être passuffi de toute notre existence pour nous en dégager. Amy le sentaitassez, et était précisément en train de soulager sa rage d’uneautre manière, c’est-à-dire en maudissant la pauvre fille de tousles noms de coquine et de sotte, sans compter d’autres plusvilains, qu’elle pouvait imaginer. C’est au milieu de cetteoccupation que survint mon honnête hôtesse, la bonne Quakeresse, cequi mit fin à nos discours. La Quakeresse entra en souriant, carelle était toujours gaie, mais avec mesure, et me dit:

«Eh bien! te voilà délivrée à lafin. Je viens m’en réjouir avec toi. Je voyais bien que tu étaisassommée de tes visiteuses.

»–Vraiment je l’étais,répondis-je. Cette sotte jeune fille nous a fait avaler un vraiconte de Canterbury[26];et je croyais qu’elle n’en aurait jamais fini.

»–Eh! j’ai vraiment trouvéqu’elle avait grand soin de te faire savoir qu’elle n’était quefille de cuisine.

»–Oui, et dans une maison de jeu,ou un tripot, à l’autre bout de la ville; toutes choses quine sont guère capables, elle devrait le savoir, soit dit enpassant, d’ajouter à sa renommée chez nous, braves bourgeois.

»–Je ne peux pas ne pas croire,dit la Quakeresse, qu’elle avait quelque autre but dans tout celong discours. Elle a en tête quelque chose autre; j’ai lasatisfaction de n’en pas douter.»

–Vous en avez la satisfaction!pensai-je. À coup sûr, je n’en suis pas plus satisfaite, pour moncompte, au contraire; et c’est une mince satisfaction pourmoi que de vous entendre parler ainsi. Qu’est-ce que celapeut-être? Et quand mes inquiétudes auront-elles une fin. –Mais je disais ceci silencieusement et en moi-même, soyez-en sûr.Cependant, pour répondre à mon amie la Quakeresse, je lui fis unequestion ou deux à ce propos: ce qu’elle pensait qu’elleavait en tête? et pourquoi elle pensait qu’elle eût en têtequelque chose?

«Car, ajoutai-je, elle ne peut avoirrien qui se rapporte à moi.»

»–En tout cas, dit l’excellenteQuakeresse, si elle avait des idées quelconques à ton sujet, cen’est point mon affaire, et je serais bien loin de te demander dem’en informer.»

Ce mot renouvela mes alarmes. Non, que jecraignisse de me confier à cette bonne créature, s’il y avait chezelle quelque soupçon de la vérité; mais cette affaire étaitun secret que je ne me souciais de communiquer à personne.Cependant, je le répète, je fus un peu alarmée; car, puisqueje lui avais tout caché, je désirais continuer à faire demême; mais, comme elle ne pouvait manquer de recueillir, dansles discours de la fille, quantité de choses semblant me concerner,elle était en outre trop pénétrante pour être dépistée par desréponses qui auraient fermé la bouche d’une autre. Seulement, il yavait ici deux circonstances heureuses: d’abord, elle n’étaitpas curieuse de savoir ou de découvrir n’importe quoi; etensuite, elle n’était pas dangereuse, quand même elle aurait sutoute l’histoire. Mais, je le répète, elle ne pouvait manquer derecueillir, dans les discours de la fille, plusieurs détails, commeparticulièrement le nom d’Amy et les différentes descriptions ducostume turc que mon amie la Quakeresse avait vue elle-même, etqu’elle avait si bien remarqué, comme je l’ai dit plus haut.

Pour ce point, j’aurais pu détourner la choseen plaisantant avec Amy, et en lui demandant chez qui elledemeurait avant de venir demeurer avec moi. Mais cela n’aurait rienvalu, car, nous nous étions malheureusement interdit ce langage enayant souvent parlé du long temps depuis lequel Amy demeurait avecmoi, et, ce qui était pis, en ayant déclaré jadis, que j’avais euun appartement dans le Pall Mall; de sorte, que toutes ceschoses ne correspondaient que trop bien. Il n’y eut qu’une seulecirconstance qui me sauva auprès de la Quakeresse; ce fut ceque la fille avait raconté de la grande fortune queMrsAmy avait faite, et du carrosse qu’elle avait.Or, comme il pouvait y avoir beaucoup d’autres Amy dans le monde,il n’était pas vraisemblable que celle-ci fût mon Amy, car elleétait loin de faire une figure à avoir carrosse. C’est ce quichassa les soupçons que la bonne et affectionnée Quakeresse pouvaitavoir en tête.

Mais quant à ce qu’elle s’imaginait que lajeune fille avait, elle en tête, il y avait là une difficultéréelle de beaucoup plus grave, et qui m’alarmait beaucoup;mon amie la Quakeresse me dit qu’elle avait observé que la filleétait très émue quand elle parlait du costume, et plus encorelorsqu’on m’avait tourmentée pour lui montrer le mien et que je m’yétais refusée. Elle me déclara qu’elle s’était aperçue à plusieursreprises qu’elle était troublée et qu’elle ne se contenait que trèsdifficilement; une ou deux fois, elle avait murmuré comme àelle-même qu’elle avait trouvé, ou qu’elle trouverait, laQuakeresse ne pouvait dire lequel des deux; elle lui avaitsouvent vu des larmes dans les yeux, et, lorsque j’avais dit quemon costume turc était emballé mais qu’elle le verrait quand nousarriverions en Hollande, elle l’avait entendue dire doucementqu’elle ferait la traversée exprès.

Lorsqu’elle eut terminé ses observations,j’ajoutai que j’avais observé également que la fille avait uneconversation et un air bizarres, et qu’elle était extrêmementcurieuse; mais je ne pouvais imaginer à quoi elletendait.

«À quoi elle tendait! dit laQuakeresse. C’est clair pour moi, ce à quoi elle tend. Elle croitque tu es la même lady Roxana qui dansait en veste turque, maiselle n’en est pas certaine.

»–Est-ce qu’elle croit cela?m’écriai-je. Si je l’avais pensé, je l’aurais tirée de peine.

»–Si elle le croit! repritla Quakeresse. Oui, et je commençais à le croire aussi; je lecroirais même encore, si tu ne m’avais pas convaincue du contraireen n’y faisant pas attention, et par ce que tu as dit depuis.

»–Vous auriez cru cela,vraiment? dis-je avec chaleur. J’en suis très désolée. Etquoi! vous m’auriez pris pour une actrice, pour unecomédienne française?

»–Non, dit la bonne et tendrecréature. Tu portes la chose trop loin. Aussitôt que tu as exprimétes réflexions sur son compte, j’ai vu que cela ne pouvait pasêtre. Mais qui aurait pu penser autre chose? Lorsqu’elledécrivait le costume turc que tu as ici avec la tiare et lesjoyaux, et lorsqu’elle nommait ta femme de chambre Amy, avecplusieurs autres circonstances ayant l’air de se rapporter à toi,je l’aurais certainement cru, si tu ne l’avais pas contredit. Maisdès que je t’ai entendue parler, j’ai conclu qu’il en étaitautrement.

»–Cela a été bien bon de votrepart, lui dis-je, et je vous suis obligée pour m’avoir rendu cettejustice. C’est plus que n’en fait cette jeune bavarde, à ce qu’ilsemble.

»–Certes non, elle ne te rend pascette justice, dit la Quakeresse; car elle croit certainementla chose encore, comme elle l’a toujours fait.

»–Vraiment? dis-je.

»–Oui; et je te garantisqu’elle te rendra une autre visite à ce sujet.

»–Elle fera cela!m’écriai-je. Alors je crois que je lui ferai affront, tout net.

»–Non, tu ne lui feras pasaffront, reprit-elle, animée de sa gaieté et de sa bontéordinaires. Je t’enlèverai cette besogne-là des mains; cesera moi qui lui ferai affront à ta place, et je ne la laisseraipas te voir.»

Je trouvai que c’était une offre très aimable,mais j’étais incapable de voir comment elle s’y prendrait pourcela. La seule idée de la revoir me rendait à moitié folle, nesachant dans quel esprit elle reviendrait, et encore bien moins dequelle manière la recevoir. Mais ma solide et fidèle consolatricela Quakeresse déclara qu’elle s’était aperçue de l’impertinence decette fille et du peu d’inclination que j’avais à causer avec elle,et qu’elle ne voulait pas qu’elle m’ennuyât davantage. Mais j’aurail’occasion de reparler de cela tout à l’heure, car cette fillepoussa la chose encore plus loin que je ne le pensais.

Il était temps, comme je le disais plus haut,de prendre des mesures auprès de mon mari pour faire remettre monvoyage. J’entamai donc la conversation avec lui un matin pendantqu’il s’habillait et que j’étais encore au lit. Je prétendis quej’étais très malade; et, comme il ne m’était que trop facilede lui en imposer, car il croyait absolument tout ce que je disais,– j’arrangeai mon discours de manière à lui faire entendre quej’étais grosse, sans cependant le lui dire formellement.

Quoi qu’il en soit, j’amenai la chose siadroitement qu’avant de sortir de la chambre, il vint s’asseoir àmon chevet, et se mit à me parler très sérieusement, mereprésentant que j’étais tous les jours souffrante, et que, commeil espérait que j’étais enceinte, il me priait de bien considérersi je ne ferais pas mieux de changer mon projet de voyage enHollande; car le mal de mer et, pis encore, une tempête, s’ilen survenait, pourraient être dangereux pour moi. Après m’avoir ditquantité des plus tendres choses que le plus tendre mari du mondepeut dire, il conclut qu’il me faisait particulièrement la prièrede ne plus penser à partir avant que tout fût finit, mais devouloir bien, au contraire, me disposer à faire mes couches là oùj’étais et où je savais, comme il le savait lui-même, que j’auraistout ce qu’il me faudrait et que je serais bien soignée.

C’était précisément ce que je voulais, carj’avais, comme vous l’avez vu, mille bonnes raisons pour remettrela traversée, surtout avec cette créature pour compagnie;mais je désirais que cette remise vînt de son fait, et non dumien; et il y donna de lui-même, justement comme je levoulais. Ceci me fournit une occasion d’hésiter un peu, et d’avoirl’air de ne pas y être disposée. Je lui dis que je ne pouvaisconsentir à lui causer des difficultés et des embarras dans sesaffaires; qu’il avait maintenant loué la grande cabine dunavire, et, peut-être, donné déjà quelque argent, ou pris du freten marchandises, et que lui faire rompre tout cela, serait pour luiune dépense inutile, et, peut-être, un préjudice causé aucapitaine.

Quant à cela, me dit-il, il n’en fallait pasparler, et il ne le permettrait sous aucune considération. Ilpouvait facilement faire entendre raison au capitaine du navire enlui disant le motif; et s’il lui donnait quelque compensationpour la rupture du marché, ce ne serait pas beaucoup.

«Mais, mon ami, lui dis-je, vous nem’avez pas entendue dire que je suis enceinte; je ne sauraismême dire que je le suis. Car si je ne l’étais pas, après tout,j’aurais alors fait de la belle besogne, en vérité. D’ailleurs cesdeux dames, la femme du capitaine et sa sœur, elles comptent quenous ferons le voyage, et elles ont fait de grands préparatifs, letout par politesse pour moi. Qu’irai-je leur dire,maintenant?

»–Eh bien, ma chère, répondit-il,si vous n’étiez pas enceinte, bien que j’espère que vous l’êtes, iln’y aurait pas de mal de fait pour cela. Un séjour de trois ouquatre mois de plus en Angleterre ne me causera aucundommage; et nous pourrons partir quand il nous plaira,lorsque nous serons sûrs que vous n’êtes pas enceinte, ou lorsque,l’événement ayant montré que vous l’étiez, vous serez remise etrelevée. Quant à la femme du capitaine et à sa sœur, laissez-moi cesoin; je réponds qu’il n’y aura pas de querelle soulevée à cesujet. Je vous ferai excuser auprès d’elles par le capitainelui-même, de sorte que tout ira bien, je vous legarantis.»

C’était autant que j’en pouvais désirer, etl’affaire en resta là pour un temps. J’avais, il est vrai, quelquesinquiétudes à propos de cette impertinente fille; mais jecroyais que remettre notre voyage c’était mettre fin à tout, et jecommençai à me sentir assez tranquille. Mais je m’aperçus que jem’étais trompée, car elle me mit de nouveau à deux doigts de maruine, et cela de la manière la plus inexplicable qu’on puisseimaginer.

Mon mari, comme nous en étions convenus tousles deux, rencontrant le capitaine du navire, prit la liberté delui dire qu’il craignait d’être obligé de le désappointer, parcequ’il lui était arrivé quelque chose qui le contraignait à changerses dispositions, et que sa famille ne pourrait être prête à partirassez tôt pour lui.

«Je sais la circonstance, monsieur, ditle capitaine. J’ai appris que votre dame avait une fille de plusqu’elle ne s’y attendait. Je vous en félicite.

»–Qu’entendez-vous par là?dit mon époux.

»–Mais, rien du tout, que ce quej’ai entendu dire aux femmes en prenant le thé, dit le capitaine.Je ne sais rien, sinon que vous ne faites pas la traversée, ce queje regrette. Mais vous connaissez vos affaires, et cela ne meregarde pas.

»–Bien, reprit mon mari;mais il faut que je vous donne quelque compensation pour le marchérompu.» – Et il tira son argent.

«–Non, non,» dit lecapitaine. Et ils se mirent à faire assaut de politesses, mais à lafin mon époux lui donna trois ou quatre guinées, et les lui fitgarder. Ce premier sujet de conversation étant ainsi épuisé, ilsn’en reparlèrent plus.

Mais cela n’alla pas aussi aisément avec moi.Les nuages s’épaississaient, j’avais maintenant des sujets d’alarmede tout côté. Mon mari me raconta ce que le capitaine avaitdit; très heureusement, il se figura que le capitaine avaitrapporté une histoire par moitié, et que, l’ayant entendue d’unemanière, il l’avait répétée d’une autre, de sorte que, s’il n’avaitpu comprendre le capitaine, c’est que le capitaine ne se comprenaitpas lui-même. Aussi se contentait-il de me reproduire mot pour motce que le capitaine avait dit.

Comment j’empêchai mon mari de découvrir montrouble, vous allez l’apprendre tout à l’heure; qu’il mesuffise de dire pour le moment que, si mon mari ne comprenait pasle capitaine et si le capitaine ne se comprenait pas lui-même, jeles comprenais parfaitement tous les deux; et, à dire lavérité, c’était le plus rude choc que j’eusse encore eu àsupporter. Mais, sous le coup de la nécessité, j’inventai unmouvement soudain pour éviter de montrer ma surprise: nousétions, mon époux et moi, assis à une petite table près dufeu; j’étendis la main, comme pour prendre une cuillère quiétait de l’autre côté, et je renversai une des chandelles de dessusla table; alors, la ramassant, je me redressai, puis mepenchai de nouveau pour regarder le devant de ma robe, que je prisdans ma main en m’écriant:

«Oh! ma robe est gâtée. Lachandelle l’a toute graissée.»

Ceci me fournit auprès de mon époux une excusepour rompre provisoirement l’entretien, et pour appeler Amy. Amy nevenant pas aussitôt:

«Mon ami, lui dis-je, il faut que jecoure là-haut et que je laisse cette robe pour qu’Amy la nettoie unpeu.»

Mon mari se leva et entra dans un petitcabinet où il mettait ses papiers et ses livres. Il prit un volumeet s’assit pour lire. Heureuse étais-je de m’en être sortie. Jecourus chez Amy qui se trouva être seule.

«Oh! Amy, m’écriai-je, nous sommesabsolument perdues.»

Et là-dessus j’éclatai en pleurs et ne pusparler pendant un grand moment.

Je ne puis m’empêcher de dire que quelquesréflexions excellentes s’offrirent d’elles-mêmes en cette occasion.Celle-ci se présentait aussitôt: Quel glorieux témoignagen’est-ce pas de la justice de la Providence et de l’intérêt queprend la Providence dans la direction de toutes les affaires deshommes (des moindres comme des plus grands), que les crimes lesplus secrets soient, par des accidents imprévus, amenés au jour etdécouverts!

En voici une autre: Combien il est justeque le péché et la honte se suivent et marchent si constamment surles pas l’un de l’autre, tellement qu’ils ne sont pas seulementcomme des compagnons, mais, comme la cause et sa conséquence,nécessairement liés ensemble; de sorte que, lorsque le crimeprécède, le scandale est en train de suivre, et qu’il n’est pas aupouvoir de la nature humaine de cacher le premier, ni d’éviter lesecond.

«Que faire, Amy? m’écriai-je, dèsque je pus parler. Et que vais-je devenir?»

Et je me repris à pleurer si violemment que jene pus en dire davantage. Amy avait presque perdu la raisond’effroi; mais elle ne savait rien du tout de ce qu’il yavait. Elle demandait à le savoir, et m’engageait à me remettre età ne pas crier ainsi.

«Eh quoi! madame, si mon maîtremontait en ce moment, disait-elle, il verrait dans quel désordrevous êtes. Il saurait que vous avez pleuré, et il voudrait enconnaître la cause.»

À ces mots je retrouvai la parole:

«Oh! il la connaît déjà,Amy; il connaît tout! Tout est découvert, et noussommes perdues.»

Cette fois Amy fut vraiment comme frappée dela foudre. Cependant elle dit:

«Oui certes, si c’est vrai, nous sommesvéritablement perdues; mais cela ne peut pas être;c’est impossible, j’en suis sûre.

«–Non non; repris-je. C’estsi loin d’être impossible que je vous dis que cela est.»

Et alors, un peu revenue à moi-même, je luidis la conversation que mon mari et le capitaine avait eue ensembleet ce que le capitaine lui avait dit. Cela remua tellement Amyqu’elle cria, ragea, jura et maudit comme une folle furieuse. Alorselle me reprocha de n’avoir pas voulu la laisser tuer la fillelorsqu’elle voulait le faire, disant que c’était moi qui avais toutfait et autres choses semblables. Et cependant je n’étais pas, mêmemaintenant, d’avis de tuer la fille; je ne pouvais même ensupporter la pensée.

Nous passâmes une demi-heure dans cesextravagances, et sans aucun résultat. En effet, nous ne pouvionsrien faire, ni rien dire d’utile; car s’il devait arriverquelque chose d’extraordinaire, il n’y avait point à l’empêcher nià y remédier. Enfin, après m’être soulagée en pleurant, je me mis àpenser à la manière dont j’avais laissé mon époux en bas, et à laraison que je lui avais donnée pour monter. Je changeai donc marobe sur laquelle j’avais prétendu que la chandelle étaittombée; j’en mis une autre, et je descendis.

Après être restée en bas un bon moment, voyantque mon époux ne revenait pas sur l’histoire, comme je m’yattendais, je repris cœur, et je la réclamai.

«Mon ami, lui dis-je, la chute de lachandelle a interrompu votre histoire. Ne voulez-vous pas lacontinuer?

»–Quelle histoire?demanda-t-il.

»–Mais, dis-je, celle ducapitaine.

»Oh! j’ai fini. Je ne sais rien deplus que ceci; c’est que le capitaine a raconté une histoireincohérente qu’il avait entendue de pièces et de morceaux, et qu’ill’a racontée encore plus de pièces et de morceaux qu’il ne l’avaitentendue; et cette histoire était que vous êtes enceinte etque vous ne pouvez pas faire le voyage.»

Je vis que mon mari n’entrait pas du tout dansla vérité de la chose il prenait cela pour une histoire qui,répétée deux ou trois fois, avait fini par être inintelligible etpar se réduire à rien; tout ce qu’elle signifiait pour lui,c’était ce qu’il savait ou croyait savoir, c’est-à-dire que j’étaisenceinte, chose qu’il désirait beaucoup qui fût vraie.

Son ignorance fut un baume pour mon âme, et jemaudis en moi-même ceux qui le détromperaient jamais. Le voyantdésireux de mettre un terme à l’histoire comme ne valant pas lapeine qu’on y insistât davantage, je l’arrêtai là, disant que jesupposais que le capitaine la tenait de sa femme, et que celle-ciaurait bien pu trouver une autre personne pour en faire l’objet deses remarques. Cela se passa donc ainsi assez bien avec mon mari,et je me retrouvai en sûreté là où je m’étais crue le plus enpéril. Mais j’avais encore deux inquiétudes; la premièreétait que le capitaine et mon époux ne se rencontrassent de nouveauet ne reprissent la conversation sur le même sujet; et laseconde, que la remuante et impertinente fille ne revînt; etsi elle revenait, comment l’empêcher de voir Amy? Questionaussi importante que tout le reste; car si elle avait vu Amy,c’eût été aussi fatal pour moi que si elle avait connu tout.

Pour le premier cas, je savais que lecapitaine ne pouvait rester en ville plus d’une semaine; carson navire étant déjà plein de marchandises avait descendu larivière, et il ne devait pas tarder à le suivre. Je m’imaginai doncd’entraîner mon mari quelque part en dehors de la ville pourquelques jours, afin qu’il y eût certitude qu’ils ne serencontreraient pas.

Ma grande préoccupation était de savoir oùnous irions. À la fin, je me décidai pour North Hall; non,lui dis-je, que je voulusse prendre les eaux; mais je pensaisque l’air y était bon et pourrait me faire du bien. Lui, quifaisait tout dans le but de me plaire, accepta aussitôt mon idée,et la voiture fut commandée pour le lendemain matin. Mais commenous réglions tout cela, il prononça une vilaine parole quidéjouait tous mes plans: il désirait que je voulusse bienattendre jusqu’à l’après-midi, parce qu’il parlerait au capitainedans la matinée du lendemain, s’il pouvait, et lui donneraitquelques lettres; il aurait le temps d’y aller et d’être deretour vers midi.

Je dis oui, bien entendu. Mais c’était pour lemieux tromper; et ma voix et mon cœur différaient. J’étaisdécidée, si je le pouvais, à empêcher qu’il n’approchât lecapitaine et qu’il ne le vît, quoi qu’il en arrivât.

Le soir, donc, un peu avant d’aller nouscoucher, je feignis d’avoir changé d’avis et de ne plus vouloiraller à North Hall: j’avais envie d’aller d’un autre côté.Seulement je lui dis que je craignais que ses affaires ne le luipermissent pas. Il voulut savoir où c’était. Je lui répondis ensouriant que je ne voulais pas le lui dire, de peur que cela nel’obligeât à arrêter ses affaires. Il me répliqua, du même ton,mais avec infiniment plus de sincérité, qu’il n’avait pas d’affaireassez importante pour l’empêcher d’aller avec moi partout oùj’avais envie d’aller.

«Si, repris-je. Vous avez besoin deparler au capitaine avant qu’il s’en aille.

»–En effet, c’est vrai, j’en aibesoin,» dit-il, et il se tut un moment; mais il ajoutabientôt:

»Mais j’écrirai un mot à un homme quifait des affaires pour moi et qui ira le trouver. C’est simplementpour faire signer quelques connaissements, et il pourra s’enacquitter.»

Lorsque je vis que j’avais gagné mon point,j’eus l’air d’hésiter un peu.

»Mon ami, lui dis-je, ne perdez pas uneheure de vos affaires pour moi. Je retarderais d’une semaine oudeux, plutôt que de vous causer un préjudice quelconque.

»–Non, non, dit-il; vous neretarderez pas d’une heure pour moi, car je peux faire mes affairespar procuration avec tout le monde, hors ma femme.» Et il meprit dans ses bras et me baisa. Comme le sang me montait à la face,lorsque je songeais avec quelle sincérité, quelle affection, cetexcellent gentleman embrassait le plus maudit échantillond’hypocrisie que pressèrent jamais les bras d’un honnêtehomme! Il n’était que tendresse, que bonté, que la sincéritéla plus absolue; moi, je n’étais que grimace et fraude;ce que je faisais n’était que par manège, conduite calculée, pourcacher un passé de vice et pour l’empêcher de découvrir qu’il avaitdans ses bras un diable femelle, dont tout le commerce avait étépendant vingt-cinq ans aussi noir que l’enfer, un enchevêtrement decrimes pour lesquels, s’il avait pu y jeter un regard, il aurait dûm’abhorrer, moi et le seul bruit de mon nom. Mais il n’y avait làrien qui pût me servir d’appui; j’avais pour toutencouragement l’idée que c’était mon intérêt d’être ce que j’étaiset de cacher ce que j’avais été, et que la seule satisfaction queje pusse lui faire était de vivre vertueusement à l’avenir, puisqueje ne pouvais réparer ce qui avait eu lieu dans le passé. Et c’està quoi je me résolus, bien que, si une grande tentation s’étaitofferte comme elle le fit plus tard, j’eusse des raisons de douterde ma fermeté. Mais nous parlerons de ceci plus loin.

Lorsque mon mari eut ainsi eu la bonté desacrifier ses projets aux miens, nous décidâmes que nous partirionsle matin de bonne heure. Je lui dis que mon dessein, s’ill’approuvait, était d’aller à Tunbridge; et lui, apportant àcela une passivité entière, y consentit avec le plus grandempressement. Il me dit cependant que, si je n’avais pas nomméTunbridge, il aurait nommé Newmarket, parce qu’il s’y tenait unegrande cour, et qu’il y avait quantité de belles choses à voir. Jelui offris alors une nouvelle pièce d’hypocrisie: je feignisde vouloir aller là, comme étant l’endroit de son choix, tandis queje n’y serais véritablement pas allée pour mille livressterling; car la cour y étant à ce moment, je n’aurais pasosé courir le hasard d’être reconnue en un pays où il y avait tantd’yeux qui m’avaient vue autrefois. Si bien qu’au bout d’un instantje dis à mon mari que je pensais que Newmarket était si plein degens en ce moment que nous ne trouverions pas à nous loger;voir la cour et la foule n’était nullement un amusement pour moi, àmoins que ce n’en fût un pour lui; s’il le jugeaitconvenable, nous remettrions plutôt cela à une autre fois;si, lorsque nous irions en Hollande, nous voulions passer parHarwich, nous pourrions faire le tour par Newmarket et Bury,descendre par là jusqu’à Ipswich, et de là aller à la côte. Il futaisément détourné de son idée, comme il l’était de tout ce que jen’approuvais pas; et ainsi, avec une facilité inimaginable,il commanda de se tenir prêt de bonne heure le lendemain matin pourme conduire à Tunbridge.

En ceci, mon dessein était double:c’était d’abord d’empêcher mon époux de revoir le capitaine;c’était ensuite de me retirer du chemin moi-même, au cas où cetteimpertinente fille, maintenant mon fléau, ferait mine de revenir,comme le croyait mon amie la Quakeresse, et comme il arriva, eneffet, deux ou trois jours plus tard.

Ayant ainsi assuré mon départ pour le joursuivant, je n’eus rien à faire qu’à donner à mon fidèle agent, laQuakeresse, quelques instructions sur ce qu’elle aurait à dire àcette persécutrice (elle montra bien, plus tard, qu’elle en étaitune), et sur la manière d’en venir à bout si elle faisait desvisites plus fréquentes qu’il n’est ordinaire.

J’avais grande envie de laisser aussi Amy,pour aider en cas de besoin, car, elle entendait parfaitement bience qu’il y avait à conseiller dans une difficulté quelconque, etAmy me pressait de le faire. Mais je ne sais quel secretpressentiment l’emporta sur mon dessein. Je ne pus m’y décider, decrainte que la méchante coquine ne se débarrassât d’elle, chosedont la pensée seule me faisait horreur, et que, cependant, Amytrouva moyen de faire arriver, comme je pourrai le raconter plus aulong en son temps.

Il est vrai, que j’avais autant besoin d’êtredélivrée d’elle que jamais fiévreux d’être délivré de son accès dutroisième jour; et si elle était descendue au tombeau par unmoyen légitime quelconque, si je puis dire, – j’entends si elleétait morte de quelque maladie ordinaire, – je n’aurais versé surelle que fort peu de larmes. Mais je n’en étais pas arrivée à undegré de vice endurci tel que je pusse commettre un meurtre, etsurtout un meurtre comme celui de mon propre enfant, ni même donnerasile dans mon esprit à une pensée si barbare. Mais, comme je ledisais, Amy fit tout plus tard à mon insu; et je la chargeaipour cela de mes cordiales malédictions, tout en ne pouvant guèrerien faire de plus, car attaquer Amy c’eût été m’assassinermoi-même. Mais cette tragédie demanderait plus de place que je n’enai ici de disponible. Je reviens à mon voyage:

Ma chère amie, la Quakeresse, était tendre etcependant honnête; elle aurait fait n’importe quoi de justeet de droit pour me servir, mais rien de mal ou de déshonorant.Afin de pouvoir dire hardiment à la créature, si elle venait,qu’elle ne savait pas où j’étais allée, elle me pria de ne pas lelui dire; et pour rendre son ignorance plus complètementinoffensive pour elle comme pour moi, je lui permis de déclarerqu’elle nous avait entendus parler d’aller à Newmarket, etc. Elleapprouva cela, et je laissai tout le reste à sa discrétion, pouragir comme elle le jugerait convenable; je la chargeaiseulement, si la fille entamait l’histoire de Pall Mall, de ne pasencourager ses discours sur ce sujet, mais de lui faire entendreque nous trouvions tous qu’elle en parlait avec un peu trop dedétails, et que la dame (c’est-à-dire moi) avait pris un peu enmauvaise part d’être ainsi comparée à une femme galante, ou à unecomédienne, ou quelque chose de semblable; de façon àl’amener, si possible, à n’en pas dire davantage. Cependant, touten ne disant pas à mon amie, la Quakeresse, le moyen de m’écrire,ni où je serais, je laissai entre les mains de sa femme de chambreun papier cacheté pour lui remettre, où je lui donnai l’adresse àlaquelle elle pourrait écrire à Amy, et ainsi, en réalité, àmoi-même.

Il n’y avait que quelques jours que j’étaispartie lorsque l’impatiente fille vint à mon appartement sousprétexte de voir comment j’allais, et pour savoir si j’avaisl’intention de faire le voyage, et le reste. Mon fidèle agent étaità la maison et la reçut froidement à la porte; elle lui ditque la dame, pour laquelle elle venait sans doute, avait quitté samaison.

Cela arrêta brusquement tout ce qu’elle avaità dire pour un bon moment; mais comme elle restaittergiversant à la porte et cherchant sur quoi entamer uneconversation, elle s’aperçut que mon amie la Quakeresse avait l’airun peu gênée, comme si elle eût voulu rentrer et fermer la porte.Cela la blessa au vif. De plus, la fine Quakeresse ne l’avait pasmême invitée à entrer; car, la voyant seule, elle s’attendaità ce qu’elle serait très impertinente, et elle en concluait que peum’importerait la froideur avec laquelle elle l’aurait reçue.

Mais l’autre n’était pas fille à se laissercongédier ainsi. Elle dit que si l’on ne pouvait parler à lady***, elle désirait lui dire deux ou trois mots, à elle,c’est-à-dire à mon amie, la Quakeresse. Là dessus la Quakeresse,poliment, mais froidement, la pria d’entrer, ce qu’elle désirait.Notez qu’elle ne la conduisait pas dans le plus beau salon, commenaguère, mais dans une petite chambre écartée où les domestiques setenaient à l’habitude.

Dès le début de son discours, elle n’hésitapas à faire comprendre qu’elle croyait que j’étais dans la maison,mais que je ne voulais pas me laisser voir; et elle insistad’une façon très pressante pour pouvoir me parler un moment;elle y ajouta beaucoup de prières et à la fin des larmes.

»Je suis fâchée dit ma bonne créature,la Quakeresse, que tu aies si mauvaise opinion de moi que de croireque je te dirais ce qui n’est pas la vérité, et que je prétendraisque lady *** est partie de ma maison lorsqu’elle ne l’estpas! Je t’assure que je n’use pas de semblable méthode;et lady *** ne désire de moi aucun service de ce genre, que jesache. Si elle avait été dans la maison, je te l’auraisdit.»

Elle n’eût guère rien à répondre à cela;mais elle dit que c’était d’une affaire de la dernière importancequ’elle désirait me parler; et elle se remit à pleurerabondamment.

«Tu sembles être douloureusementaffectée, dit la Quakeresse. Je voudrais pouvoir te donner dusoulagement; mais si rien ne doit te réconforter que de voirlady ***, c’est une chose qui n’est pas en mon pouvoir.

»–J’espère que si, dit-elleencore. À coup sûr, c’est de grande conséquence pour moi; ettellement, que sans cela je suis perdue.

»Cela me trouble grandement del’entendre parler ainsi, dit la Quakeresse. Mais pourquoi nel’as-tu pas prise à part la première fois que tu es venueici?

»–Je n’ai pas eu l’occasion de luiparler seule, et je ne pouvais pas le faire en société. Si j’avaispu seulement lui dire deux mots seule, je me serais jetée à sespieds et lui aurais demandé sa bénédiction.

»–Tu me surprends. Je ne tecomprends pas, dit la Quakeresse.

»–Oh! s’écria-t-elle. Restezmon amie, si vous avez quelque charité, ou si vous avez quelquecompassion pour les misérables; car c’en est fait de moi,absolument.

»–Tu m’épouvantes avec des parolessi exaltées, dit la Quakeresse. Et véritablement je ne puis tecomprendre.

»–Oh! reprit-elle, elle estma mère! Elle est ma mère! et elle ne me reconnaîtpas.

»–Ta mère! répéta laQuakeresse qui commençait à être fortement émue. Tu me plonges dansl’étonnement? Que veux-tu dire?

»–Je ne veux rien dire que ce queje dis. Je le dis encore: elle est ma mère et elle ne veutpas me reconnaître.» Et elle se tut en versant un flot delarmes.

«Ne pas te reconnaître!» ditla Quakeresse, et la tendre et bonne créature se mit à pleureraussi.

«Mais, reprit-elle, elle ne te connaîtpas; elle ne t’avait jamais vue.

»–Non, dit la fille; jecrois qu’elle ne me connaît pas; mais je la connais, et jesais qu’elle est ma mère.

»–C’est impossible! Turacontes des choses incompréhensibles. Veux-tu t’expliquer un peu àmoi?

»–Oui, oui, répondit-elle;je peux m’expliquer suffisamment. Je suis sûre qu’elle est ma mère.Je me suis brisé le cœur à la chercher; et maintenant laperdre encore, lorsque j’étais si sûre de l’avoir trouvée, ceserait me briser le cœur bien plus réellement.

»–Bien; mais si c’est tamère, reprit la Quakeresse, comment se peut-il qu’elle ne teconnaisse pas?

»–Hélas! je suis perdue pourelle depuis mon enfance. Elle ne m’a jamais vue.

»–Et toi, ne l’as-tu jamaisvue? demanda la Quakeresse.

»–Si, répondit-elle; je l’aivue. Bien souvent, je l’ai vue; car lorsqu’elle était ladyRoxana, du temps que j’étais domestique, j’étais fille de cuisinechez elle; mais je ne la connaissais pas alors, ni elle moi.Mais tout s’est dévoilé depuis. N’a-t-elle pas une femme de chambrenommée Amy?»

Il faut noter ici que l’honnête Quakeresse futmise à quia et grandement surprise par cette question.

«Vraiment, répondit-elle, lady *** aplusieurs servantes, et je ne connais pas tous leurs noms.

»–Mais sa femme de confiance, safavorite, insista la fille; son nom n’est-il pasAmy?

»–Eh! en vérité, s’écria laQuakeresse avec beaucoup d’esprit et d’à-propos, je n’aime pas lesinterrogatoires; mais pour que tu n’ailles pas te figurer dessottises à cause de ma répugnance à parler, je te répondrai unefois pour toutes que quel est le nom de sa femme de confiance, jel’ignore; mais qu’on l’appelle Cherry.»

Remarquons que mon mari lui avait donné ce nompar plaisanterie le jour de nos noces, et que, depuis, nousl’appelions toujours ainsi; de sorte qu’à ce moment elledisait littéralement vrai.

La fille répliqua avec beaucoup de modestieque si sa question l’avait offensée, elle en était bienfâchée; quelle n’avait point le dessein d’être grossièreenvers elle, et ne prétendait point lui faire subird’interrogatoire; mais elle était dans un tel désespoirdevant ce malheur qu’elle ne savait ce qu’elle faisait ni cequ’elle disait; elle serait désolée de la désobliger, maiselle la priait encore, puisqu’elle était chrétienne et femme, etqu’elle avait été mère, et qu’elle avait des enfants, de vouloir laprendre en pitié, et, s’il était possible, l’aider à parvenirjusqu’à moi et, me dire quelques mots.

La tendre Quakeresse me rapporta que la filleavait dit cela avec une éloquence si touchante qu’elle lui avaitarraché des larmes; mais elle fut obligée de lui déclarerqu’elle ne savait ni où j’étais allée, ni comment m’écrire;cependant, si jamais elle me revoyait, elle ne manquerait pas de merendre compte de tout ce que la jeune fille lui avait dit et de cequ’elle jugerait convenable de dire encore, ni de recevoir laréponse que j’y ferais, si je jugeais bon d’en faire une.

Ensuite la Quakeresse prit la liberté de luidemander quelques détails sur cette triste histoire, comme ellel’appelait. Alors la fille, prenant aux premiers malheurs de ma vieet en même temps de la sienne, déroula tout de son éducationmisérable, de son service chez lady Roxana, et des secours qu’elleavait reçus de MrsAmy; exposant les raisonsqu’elle avait de croire que, comme Amy se donnait elle-même pourcelle qui avait demeuré avec sa mère, et comme surtout elle avaitété aussi la femme de chambre de lady Roxana et était venue deFrance avec celle-ci, ces circonstances et plusieurs autres qu’elleavait remarquées dans sa conversation la convainquaient également,que lady Roxana était sa mère et que lady ***, de la maison de laQuakeresse, était précisément la même Roxana dont elle avait été laservante.

Ma bonne amie, la Quakeresse, bien queterriblement révoltée de l’histoire, et ne sachant trop que dire,était cependant trop mon amie pour paraître convaincue d’une chosedont elle ne savait pas si elle était vraie, et qu’elle voyaitclairement, si elle était vraie, que je désirais tenir cachée. Enconséquence, elle parla de manière à la dissuader par leraisonnement. Elle appuya sur la faible preuve qu’elle avait dufait en lui-même, sur l’insolence qu’il y aurait à revendiquer uneparenté si proche avec une personne tellement au-dessus d’elle,dont elle ne savait pas si elle était réellement concernée dans lachose, ou du moins sur le compte de laquelle elle n’avait pas depreuve suffisante; la lady qui avait demeuré chezelle était une personne au-dessus de toute feinte, et elle nepouvait croire qu’elle la désavouât pour sa fille si elle étaitvéritablement sa mère; elle avait, d’ailleurs, les moyens delui assurer un sort convenable si elle avait le désir de ne pas sefaire connaître; enfin elle avait entendu elle-même tout ceque cette dame avait dit de lady Roxana, et que, bien loin d’avouerqu’elle était la même personne, elle avait qualifié cettelady de contrebande de fourbe et de femme publique;et il était bien certain qu’on ne l’amènerait jamais à avouer unnom et une conduite qu’elle avait traités avec un si justemépris.

Elle lui dit encore que sa locataire,c’est-à-dire moi, n’était pas une lady pour rire, mais la vraiefemme d’un chevalier baronnet; elle savait personnellementqu’il en était ainsi, et que la personne décrite par la jeune filleétait bien au-dessous d’elle. Elle ajouta ensuite qu’elle avait uneautre raison pour laquelle il n’était guère possible que la chosefût vraie:

«Et c’est, continua-t-elle, ton âge quis’y oppose. En effet, tu reconnais que tu as vingt-quatre ans, etque ta mère avait deux autres enfants plus vieux que toi. Ainsi, àton propre compte, ta mère devait être extrêmement jeune, ou cettedame ne saurait être ta mère; car tu vois, et chacun peutvoir qu’elle est encore une jeune femme, et l’on ne peut lui donnerplus de quarante ans, si elle les a; elle est même enceinte àl’heure qu’il est, et c’est pourquoi elle est partie pour lacampagne; de sorte que je ne saurais ajouter aucun crédit àl’idée que tu as qu’elle est ta mère. Si donc je pouvais te donnerun conseil, ce serait d’abandonner cette pensée, comme un conteinvraisemblable qui ne sert qu’à te mettre en désordre et à tetroubler la tête; car je m’aperçois que tu es véritablementtrès troublée.»

Mais tout cela n’aboutit à rien. Rien nepouvait la satisfaire, que de me voir. Mais la Quakeresse sedéfendit très bien, et insista sur ce qu’elle ne pouvait lui donneraucune information à mon sujet. Enfin, comme l’autre l’importunaittoujours, elle affecta d’être un peu choquée de ce qu’on ne voulaitpas la croire, et elle ajouta qu’à la vérité, si elle avait su oùj’étais allée, elle n’en aurait fait part à personne, à moins queje ne lui eusse donné des ordres pour le faire.

«Voyant qu’elle ne m’a pas faitconnaître où elle est allée, dit-elle en finissant, ce m’est uneintimation qu’elle ne désire pas qu’on le sache.»

Là-dessus elle se leva, ce qui était la façonla plus claire qu’elle pût employer de la prier de se lever aussiet de s’en aller, à moins de lui montrer la porte tout franc.

Cependant la fille ne se laissa pas démonter.Elle reprit qu’elle ne pouvait, il était vrai, s’attendre à ce quela Quakeresse fût affectée par l’histoire qu’elle lui avaitracontée, quelque émouvante qu’elle fût, ni qu’elle ressentît pourelle aucune pitié. Son malheur était que, lorsqu’elle s’étaittrouvée dans cette maison naguère, et dans la même pièce que moi,elle n’eût pas demandé à me parler en particulier, ou ne se fût pasjetée sur le plancher à mes pieds, en réclamant ce que l’affectiond’une mère aurait fait pour elle; mais, puisqu’elle avaitlaissé échapper cette occasion, elle en attendrait une autre;elle voyait d’après la conversation de la Quakeresse qu’ellen’avait pas complètement quitté son appartement, mais qu’elle étaitallée à la campagne pour le bon air, sans doute; quant àelle, elle était résolue à faire le chevalier errant à sapoursuite, et à visiter tous les lieux du royaume où l’on va poursa santé, et jusqu’à la Hollande; en tout cas, elle metrouverait; car elle était certaine qu’elle pourrait si bienme convaincre qu’elle était ma propre enfant que je ne le nieraispas; et elle était sûre que j’étais si tendre et si pitoyableque je ne la laisserais pas périr après que je serais convaincuequ’elle était ma propre chair et mon propre sang. Et, en disantqu’elle visiterait tous les lieux de l’Angleterre renommés pourleur air salubre, elle les passa tous en revue par leurs noms, etcommença par Tunbridge, l’endroit même où j’étais allée, puis elleénuméra, Epsom, North Hall, Barnet, Newmarket, Bury et enfinBath; et sur ce, elle prit congé.

Mon fidèle agent, la Quakeresse, ne manqua pasde m’écrire immédiatement; mais comme c’était une fine aussibien qu’une honnête femme, il se présenta tout de suite à sonesprit que c’était là une histoire qui, vraie ou fausse, n’étaitpas très propre à être portée à la connaissance de mon mari. Commeelle ignorait ce que je pouvais avoir été et les noms dont jepouvais avoir été appelée en d’autres temps, et ce qu’il y avait ouce qu’il n’y avait point dans tout cela, elle pensa que, si c’étaitun secret, il fallait me laisser le soin de le révélermoi-même; et, si ce n’en était pas un, qu’il pouvait aussibien être publié plus tard que maintenant; enfin qu’elledevait laisser la chose là où elle l’avait trouvée, et ne lacommuniquer à personne sans mon consentement. Ces sages procédésétaient d’une inexprimable bonté, en même temps que trèsopportuns; car il était assez probable que sa lettre m’auraitété remise publiquement, et, bien que mon mari n’eût pas voulul’ouvrir, il aurait semblé un peu étrange que je lui en celasse lecontenu lorsque j’avais si bien prétendu lui communiquer toutes mesaffaires.

Par suite de cette prudente précaution, mabonne amie m’écrivit seulement en quelques mots que l’impertinentejeune femme était venue chez elle, comme elle s’y attendait, etqu’elle pensait que ce serait une très bonne chose, si je pouvaisme passer de Cherry, que je la lui envoyasse (c’était d’Amy qu’elleparlait), parce qu’elle voyait qu’on pourrait avoir besoind’elle.

Il se trouva que cette lettre était adressée àAmy elle-même et qu’elle ne fût pas envoyée par la voie que j’avaisd’abord ordonnée; mais elle arriva intacte en mes mains. J’enfus sans doute un peu alarmée; cependant je ne fus informéeque plus tard du danger dans lequel j’étais d’une visite immédiatede cette agaçante créature; et je courus vraiment un risqueextraordinaire en ce que je n’envoyai Amy que treize ou quatorzejours après, me croyant tout aussi bien cachée à Tunbridge que sij’avais été à Vienne.

Mais l’intérêt de mon fidèle espion (car maQuakeresse était cela pour moi désormais par le fait même de saperspicacité), son intérêt pour moi, dis-je, fut ma sûreté dans cepas critique où, comme on dit, je ne me gardais pas moi-même. Eneffet, voyant qu’Amy n’arrivait pas, et ne sachant pas avec quellepromptitude cette sauvage créature mettrait à exécution son projetde vagabondage, elle envoya un commissionnaire chez la femme ducapitaine, où elle logeait, pour lui dire qu’elle désirait luiparler. Elle accourut sur les talons du commissionnaire, avided’avoir des nouvelles; elle espérait, dit-elle, que la dame,c’est-à-dire moi, était revenue à la ville.

La Quakeresse, avec toutes les précautionsdont elle était capable pour ne pas dire un vrai mensonge, lui fitcroire qu’elle s’attendait à avoir de mes nouvelles dans très peude temps; et à plusieurs reprises, tout en parlant de gensqui vont à la campagne pour le bon air, elle cita le pays auxenvirons de Bury; combien il était agréable, et comme l’air yétait sain et pur; que les dames aux environs de Newmarketétaient excessivement belles, et quelle grande affluence de sociétéil y avait maintenant que la cour y était; si bien qu’à lafin la fille se mit à en tirer la conclusion que c’était làqu’était allée Ma Seigneurie; car, dit-elle, elle savait quej’aimais à voir une nombreuse société.

«Du tout, dit mon amie, tu me comprendsmal. Je n’ai pas suggéré que la personne dont tu t’informes estallée là, ni ne crois qu’elle y est allée, je t’assure.»

Bah! la fille sourit, et lui fit voirqu’elle le croyait malgré cela. Aussi, pour enfoncer cette idéedavantage:

«Véritablement, dit la Quakeresse avecun grand sérieux, tu n’agis pas bien; car tu suspectes toutet tu ne crois rien. Je te déclare solennellement que je ne croispas qu’ils soient allés de ce côté. Aussi, si tu prends lu peined’y aller et que tu sois désappointée, ne dis pas que je t’aitrompée.»

Elle savait bien que si ces parolesaffaiblissaient son soupçon, elles ne l’écarteraient pas etqu’elles ne feraient guère que l’amuser. Mais par ce moyen, elle latenait en suspens jusqu’à l’arrivée d’Amy, et c’était assez.

Lorsqu’Amy arriva, elle fut tout à faitconsternée d’entendre la relation que la Quakeresse lui fit. Elletrouva moyen de m’en informer; seulement elle me faisaitsavoir, à ma grande satisfaction, que la fille ne commencerait paspar Tunbridge, mais qu’elle irait certainement à Newmarket ou àBury d’abord.

Toutefois, cela me causa une grandeinquiétude; car, puisqu’elle était décidée à courir tout lepays à ma recherche, je n’étais en sûreté nulle part, non pas mêmeen Hollande; de sorte que je ne savais comment faire à sonendroit. C’est ainsi que quelque chose d’amer gâtait toute ladouceur de ma vie, car j’étais continuellement alarmée par cettedrôlesse, et il me semblait qu’elle me hantait comme un mauvaisesprit.

Cependant il s’en fallait de bien peu qu’Amyne fût complétement folle à propos d’elle. Elle n’aurait osé, auprix de sa vie, la voir dans mon appartement. Elle alla, pendantdes jours sans nombre, à Spitalfields, où elle avait l’habitude devenir, et à son ancien logement; mais elle ne put jamais larencontrer. À la fin, elle prit la résolution désespérée d’allertout droit à la maison du capitaine, à Redriff, et de lui parler.C’était une folle démarche, c’est vrai; mais comme Amydéclarait qu’elle était folle elle-même, rien de ce qu’elle pouvaitfaire ne pouvait être autrement. En effet, si Amy avait trouvé lafille à Redriff, celle-ci en aurait conclu immédiatement que laQuakeresse l’avait avertie, que par conséquent nous étions toutesde la même bande et qu’en somme tout ce qu’elle avait dit étaitvrai. Mais il arriva que les choses s’arrangèrent mieux qu’on nes’y attendait; car, comme Amy sortait de voiture pour passerl’eau au quai de la Tour, elle rencontra la fille qui débarquaitjustement, venant de Redriff. Amy fit comme si elle voulait passerprès d’elle sans la reconnaître, bien que la rencontre fût si faceà face qu’elle ne feignit pas de ne pas la voir; au contraireelle la regarda délibérément la première, et, détournant la têteavec un air de mépris, elle fit mine de s’éloigner. Mais la filles’arrêta et lui fit des avances en lui adressant d’abord laparole.

Amy lui parla froidement et avec quelqueirritation. Après avoir échangé quelques mots, debout dans la rueou le passage, la fille lui dit qu’elle semblait en colère et nepas vouloir lui parler.

«Eh quoi! dit Amy. Commentpouvez-vous penser que j’aie beaucoup à vous dire après que j’aitout fait pour vous et que vous vous êtes conduite envers moi de lafaçon?»

La fille ne parut pas faire attention à cesparoles pour le moment, et répondit:

«J’allais justement vousvoir.»

»Me voir! s’écria Amy. Quevoulez-vous dire?

»–Eh! mais, reprit-elle avecune sorte de familiarité, j’allais vous voir à votrelogis.»

Amy était courroucée contre elle au dernierdegré; mais elle pensa que ce n’était pas le moment de letémoigner, parce qu’elle avait en tête à son sujet un dessein plusfuneste et plus méchant; dessein que je ne connus, il estvrai, que lorsqu’il fut exécuté, et qu’Amy n’osa jamais mecommuniquer; car, comme je m’étais énergiquement prononcéecontre tout projet qui touchait un cheveu de la tête de ma fille,elle était décidée à prendre ses mesures à son idée, sans meconsulter davantage.

Dans ce but, Amy lui donna de bonnes paroles,et cacha son ressentiment autant qu’elle le put. Lorsqu’elle parlad’aller à son logis, Amy sourit et ne dit rien; elle appelaseulement deux rameurs pour aller à Greenwich, et l’invita,puisqu’elle allait à son logis, à l’accompagner, car elle s’enallait chez elle et était toute seule.

Amy avait un tel fond d’assurance que la fillefut confondue, et ne sut que dire. Mais plus elle hésitait, plusAmy la pressait de venir. Enfin, lui parlant avec beaucoup debonté, elle lui dit que, si elle ne venait pas voir sonappartement, il fallait qu’elle vînt pour lui tenir compagnie, etqu’elle payerait un bateau pour la ramener. En un mot, Amy lapersuada d’aller avec elle dans le bateau, et l’emmena jusqu’àGreenwich.

Il est certain qu’Amy n’avait pas plus à faireà Greenwich que moi, et que ce n’était pas là qu’elle allait. Maisnous étions harcelées au dernier degré par l’impertinence de cettecréature, et moi, particulièrement, j’étais, à cause d’elle, dansune horrible perplexité.

Pendant qu’elles étaient dans le bateau, Amyse mit à lui reprocher l’ingratitude avec laquelle elle l’avaittraitée si grossièrement, elle qui avait tant fait pour elle, quiavait été si bonne pour elle; elle lui demanda ce qu’elle enavait retiré, ou ce qu’elle espérait en retirer. Puis vint montour, lady Roxana. Amy en plaisanta et la gouailla un peu, luidemandant si elle l’avait déjà trouvée.

Mais Amy fut surprise et furieuse à la finlorsque la fille lui dit sans ambages qu’elle la remerciait de cequ’elle avait fait pour elle, mais qu’elle ne voulait pas luilaisser penser qu’elle fût assez ignorante pour ne pas savoir quece qu’elle, Amy, avait fait, elle l’avait fait par l’ordre de samère, ni à qui elle en était redevable. Elle ne pourrait jamaisprendre les instruments pour ceux qui les dirigent, ni payer ladette à l’agent, lorsque toute l’obligation est due à qui l’aemployé. Elle savait assez qui Amy était, et au service de qui.Elle connaissait très bien lady *** (elle me nommait du nom que jeportais); c’était le véritable nom de mon mari, et par làelle pourrait savoir si elle avait ou non découvert sa mère, àelle.

Amy l’aurait voulue au fond de laTamise; et s’il n’y avait pas eu de bateliers dans le bateauni personne en vue, elle me jura qu’elle l’aurait jetée dans larivière. J’étais horriblement troublée lorsqu’elle me raconta cettehistoire, et je pensais que tout cela finirait par ma ruine;mais lorsque Amy me parla de la jeter dans la rivière et de lanoyer, j’en fus si irritée que toute ma fureur se tourna sur Amy,et que je me fâchai complètement contre elle. Il y avait près detrente ans que j’avais Amy, et j’avais en toute occasion trouvé enelle la plus fidèle créature qu’aucune femme eût jamais. Je disfidèle pour moi; car, quelque vicieuse qu’elle fût, elleétait sincère vis à vis de moi, et cette rage même qui latransportait était toute à cause de moi et de crainte que quelquemalheur ne m’arrivât.

Mais quoi qu’il en fût, je ne pus soutenirl’idée qu’elle aurait assassiné la pauvre fille. Cela me mittellement hors de mes sens que je me levai furieuse et lui ordonnaide s’éloigner de ma vue et de quitter ma maison; je lui disque je l’avais gardée trop longtemps et que je ne voulais plus voirsa figure. Je lui avais déjà dit qu’elle était un assassin, unecréature sanguinaire; qu’elle ne pouvait ignorer que je nesaurais supporter cette pensée, et encore moins l’expression decette pensée; que c’était la chose la plus impudente qu’oneût jamais vue que de me faire une telle proposition, lorsqu’ellesavait que j’étais réellement la mère de cette fille et qu’elleétait ma propre enfant; que c’était déjà assez criminel de sapart, mais qu’elle devait penser que je serais dix fois pluscriminelle qu’elle si je pouvais l’admettre; que la filleétait dans son droit et que je n’avais rien pour la blâmer;que c’était la perversité de ma vie qui me rendait nécessaired’éloigner d’elle toute reconnaissance; mais que je nevoulais pas assassiner mon enfant, quand même je serais perdueautrement, Amy répliqua d’un ton assez rude et bref: Je nevoulais pas? eh bien! elle le voudrait, elle, si elleen avait l’occasion. Ce fut sur ces mots que je lui ordonnai desortir de ma vue et de ma maison. Cela alla si loin qu’Amy fit sespaquets, s’éloigna et partit presque pour de bon. Mais cela viendraà sa place. Il faut que je retourne à la relation du voyagequ’elles firent ensemble jusqu’à Greenwich.

Elles continuèrent leur querelle pendant toutle trajet par eau. La fille persistait à dire qu’elle savait quej’étais sa mère, et elle lui raconta toute l’histoire de ma viedans le Pall Mall, aussi bien après avoir été mise à la portequ’avant, et, ensuite, celle de mon mariage; et le pire,c’est qu’elle savait non seulement qui mon mari était, mais où ilavait demeuré, c’est-à-dire à Rouen, en France. Elle ne savait riende Paris, ni de l’endroit où nous devions aller demeurer,c’est-à-dire Nimègue. Mais elle lui dit en propres termes que sielle ne pouvait me trouver ici, elle irait en Hollande mechercher.

Elles débarquèrent à Greenwich, et Amyl’emmena dans le parc avec elle. Elles y marchèrent plus de deuxheures dans les allées les plus éloignées et les plusisolées; ce qu’Amy faisait, parce que, comme elles parlaientavec une grande chaleur, il était visible qu’elles se querellaient,et que les gens les remarquaient.

Elles marchèrent tant qu’elles arrivèrentpresque aux lieux sauvages qui sont sur le côté sud du parc;mais la fille voyant qu’Amy faisait mine de s’engager parmi lestaillis et les arbres, s’arrêta court et ne voulut pas aller plusloin; elle déclara qu’elle n’entrerait pas là-dedans.

Amy sourit, et lui demanda ce qu’il y avait.Elle répliqua d’un ton bref qu’elle ne savait pas où elle était, nioù Amy se proposait de la mener, et qu’elle n’irait pas plusloin; et sans plus de cérémonie, la voilà qui tourne sur lestalons et s’éloigne. Amy avouait qu’elle fut surprise. Elle revintégalement et l’appela. La fille s’arrêta, et Amy, la rejoignant,lui demanda ce qu’elle pensait.

La fille répliqua hardiment qu’elle ne savaitpas si elle ne pourrait pas l’assassiner; bref elle nevoulait pas se risquer avec elle, et elle n’irait jamais plus seuleen sa compagnie.

C’était fort outrageant; pourtant Amygarda son calme en faisant un grand effort, et prit patience,sachant que cela pouvait avoir des conséquences graves. Elle semoqua de sa sotte méfiance, lui disant qu’elle n’avait pas besoind’être inquiète à propos d’elle, qu’elle ne lui ferait pas de mal,et qu’elle lui aurait fait du bien si elle avait voulu la laisserfaire; mais puisqu’elle était d’humeur si récalcitrante, ellene se dérangerait plus et elle ne se trouverait plus jamais en sacompagnie; ni elle, ni son frère, ni sa sœur n’entendraientplus jamais parler d’elle, ni ne la verraient plus; et ainsielle aurait la satisfaction de causer la ruine de son frère et desa sœur, en même temps que la sienne propre.

La fille sembla un peu attendrie à cette idée,et dit que, pour elle, elle avait connu la plus noire adversité etqu’elle saurait chercher fortune; mais il était dur que sonfrère et sa sœur dussent souffrir à cause d’elle; et elleajouta à ce propos certaines choses assez bonnes et tendres. MaisAmy lui déclara que c’était à elle à prendre cela enconsidération; elle allait lui montrer que tout était entreses mains: elle leur avait fait du bien à tous, mais, aprèsavoir été traitée ainsi, elle ne ferait plus rien pour aucund’eux; et elle n’avait pas besoin d’avoir peur de revenir ensa compagnie, car elle ne lui en donnerait plus jamais l’occasion.Ce dernier point, soit dit en passant, était également faux de lapart de la fille, car elle s’aventura encore dans la compagnied’Amy, après cela, une fois de trop, comme je le raconterai àpart.

Elles se calmèrent cependant un peu après, etAmy la mena dans une maison, à Greenwich, où elle étaitconnue; là, elle saisit une occasion de laisser la filleseule dans une chambre un instant, et de parler aux gens de lamaison de manière à les préparer à la traiter comme si elle ydemeurait. Puis elle revint vers la fille, et lui dit que c’étaitlà quelle logeait, si elle avait envie de la trouver ou si quelqueautre avait quoi que ce fût à lui dire. C’est ainsi qu’Amy lacongédia et s’en débarrassa encore une fois. Ayant trouvé dans laville une voiture de place vide, elle revint à Londres par terre,et la fille, descendant jusqu’à la rivière, revint par eau.

Cette entrevue ne répondait pas du tout au butd’Amy, parce qu’elle n’empêchait pas la fille d’exécuter sondessein de me pourchasser. Mon infatigable amie, la Quakeresse,l’amusa bien encore trois ou quatre jours; mais à la fin,j’eus de tels renseignements que je crus bon de m’en aller aussitôtde Tunbridge. Où aller, je ne savais. Bref, j’allai à un petitvillage sur le territoire de la forêt d’Epping, appelé Woodford, etje pris un appartement dans une maison particulière où je vécusretirée pendant environ six semaines, jusqu’à ce que je crussequ’elle devait être fatiguée de ses recherches et qu’elle m’avaitabandonnée.

Là, je reçus de ma fidèle Quakeresse lanouvelle que la jeune fille était réellement allée à Tunbridge,qu’elle y avait découvert la maison où j’avais demeuré, et y avaitraconté son histoire sur le ton le plus désolé. Elle était revenuederrière nous, pensait-elle, jusqu’à Londres; mais laQuakeresse avait répondu à ses questions qu’elle ne savait rien, cequi était, d’ailleurs, la vérité; elle l’avait engagée à setenir tranquille, et à ne pas pourchasser des gens de notre sortecomme si nous étions des voleurs; ajoutant qu’elle pouvaitêtre assurée que, puisque je n’étais pas disposée à la voir, on nem’y forcerait pas, et que ce serait me désobliger réellement qued’en agir ainsi avec moi. Elle l’apaisa par des discours de cegenre, et la Quakeresse finissait en espérant que je ne serais plusbeaucoup dérangée désormais par elle.

C’est vers ce temps qu’Amy me fit l’histoirede son voyage de Greenwich, et me parla de noyer et de tuer lafille d’une façon si sérieuse et avec l’air d’être si bien résolueà le faire, que, comme je l’ai dit, je me mis en colère contreelle, au point de la renvoyer réellement d’avec moi, ainsi qu’il aété relaté plus haut, et quelle partit. Elle ne me dit même pas où,ni dans quelle direction elle s’en allait. D’un autre côté, quandj’en vins à réfléchir que maintenant je n’avais ni aide, niconfident à qui parler, ni de qui recevoir le moindrerenseignement, mon amie la Quakeresse exceptée, je me sentis trèsinquiète.

J’attendai, j’espérai, je m’étonnai, de jouren jour, pensant toujours qu’Amy, à un moment où à l’autre,réfléchirait un peu, reviendrait, ou du moins me donnerait de sesnouvelles; mais pendant dix jours je n’entendis point parlerd’elle. J’étais dans une telle impatience que je n’avais ni reposle jour, ni sommeil la nuit, et je ne savais ce que j’avais àfaire. Je n’osai pas aller en ville chez la Quakeresse, de craintede rencontrer ce tourment de ma vie, ma fille, et je ne pouvaisavoir de renseignements là où j’étais. Enfin, je fis prendre lecarrosse un jour à mon époux pour aller me chercher ma bonneQuakeresse, sous le prétexte que j’avais besoin de sacompagnie.

Quand je l’eus près de moi, je n’osai luifaire des questions, et je savais à peine par quel bout prendrel’affaire pour commencer à lui en parler; mais, de son propremouvement, elle me dit que la fille était venue l’importuner deuxou trois fois, pour avoir de mes nouvelles; et qu’elle avaitété si fâcheuse qu’elle, la Quakeresse, avait été obligée de semontrer un peu irritée; à la fin, elle lui avait ditnettement qu’elle n’avait pas besoin de prendre la peine dechercher après moi par son moyen, car, si elle savait quelquechose, elle ne le lui dirait pas. Cela l’avait arrêtée un peu. Maisd’un autre côté, elle me dit qu’il n’était pas sûr pour moid’envoyer mon propre carrosse la chercher, parce qu’elle avait lieude croire qu’elle – ma fille, – épiait sa porte jour et nuit, etmême la guettait elle aussi chaque fois qu’elle rentrait ousortait; car elle était si acharnée à me découvrir qu’ellen’y épargnait aucune peine; et elle croyait qu’elle avaitloué un appartement très près de sa maison dans ce but.

C’est à peine si je pus écouter tout ceci,tant j’étais désireuse d’arriver à Amy. Mais je fus confonduelorsqu’elle me dit qu’elle n’en avait pas entendu parler. Il estimpossible d’exprimer les pensées anxieuses qui me roulaient dansl’esprit, et me tourmentaient perpétuellement à proposd’elle: je me reprochais surtout mon imprudence de renvoyerune créature si fidèle, qui, pendant tant d’années, avait été, nonpas seulement une servante, mais un agent, et non pas seulement unagent, mais une amie, et même une amie fidèle.

Puis je considérais qu’Amy connaissait toutel’histoire secrète de ma vie, avait été mêlée à toutes mesintrigues, avait pris part au mal comme au bien. À tout le moins,mon action n’était pas politique. Il était très peu généreux ettrès cruel d’avoir poussé les choses à une telle extrémité avecelle, surtout dans une occasion où toute la faute dont elle étaitcoupable était due à un soin excessif de ma sûreté; aussi nepouvait-ce être que sa constante bonté à mon égard et un excèsd’amitié pour moi qui la retenait de me nuire en retour; caril ne lui était que trop facile de le faire, et ce pouvait être maperte absolue.

Ces pensées me tourmentaientextrêmement; et quelle conduite prendre, je ne le savaisréellement pas. Je finis par considérer Amy comme tout à faitperdue, car il y avait maintenant plus de quinze jours qu’elleétait partie; et, comme elle avait emporté tous ses effets etaussi son argent, qui ne faisait pas une petite somme, elle n’avaitaucun prétexte de cette nature pour revenir, et elle n’avait laisséaucune indication de l’endroit où elle était allée ni de la partiedu monde où je pouvais envoyer pour avoir de ses nouvelles.

J’étais ennuyée à un autre point de vueencore. Mon époux et moi, nous avions résolu d’en agir trèsgénéreusement avec Amy, sans considérer aucunement ce qu’ellepouvait avoir acquis d’autre part; mais nous ne lui en avionsrien dit, et je pensais que, ne sachant pas ce qui devait luiéchoir, elle n’avait pas l’influence de cet espoir pour la fairerevenir.

En somme, l’inquiétude de cette fille qui mechassait comme un limier qui tient une piste, mais qui se trouvaitmaintenant en défaut; cette inquiétude, dis-je, et cetteautre considération du départ d’Amy, aboutirent à la résolution departir et de passer en Hollande; là, croyais-je, je serais enrepos. Je saisis donc l’occasion de dire un jour à mon époux que jecraignais qu’il ne prît en mauvaise part que je l’eusse amusé silongtemps, mais qu’après tout je doutais que je fusseenceinte; et que, puisqu’il en était ainsi, nos affairesétant emballées et tout étant en ordre pour aller en Hollande, jepartirais maintenant quand il lui plairait.

Mon époux, qui était parfaitement satisfaitsoit d’aller, soit de rester, laissa la chose à mon entièrediscrétion. J’y réfléchis donc, et je recommençai à me préparer auvoyage. Mais, hélas! j’étais indécise au dernier point. Amyme manquant, je me trouvais dépourvue de tout; j’avais perdumon bras droit; elle était mon intendant, recevait mesrentes, (je veux dire l’intérêt de mon argent), tenait mes comptes,en un mot, faisait toutes mes affaires; et sans elle, envérité, je ne savais ni comment partir, ni comment rester. Mais unaccident survint ici, justement par le fait d’Amy, qui me fitprendre la fuite d’effroi, sans elle, d’ailleurs, dans l’horreur etle désordre les plus extrêmes.

J’ai raconté comment ma fidèle amie laQuakeresse était venue me trouver, et le récit qu’elle m’avait faitdes importunités continuelles de ma fille auprès d’elle, et du guetqu’elle faisait à sa porte nuit et jour. La vérité était qu’elleavait mis un espion qui veillait si diligemment que jamais laQuakeresse ne rentrait ni ne sortait sans qu’elle en fûtinformée.

Ceci ne fut que trop évident lorsque lelendemain matin de son arrivée (car je l’avais gardée toute lanuit), à mon indicible surprise, je vis une voiture de places’arrêter à la porte de la maison où je demeurais, et elle, mafille, dans la voiture, toute seule. Ce fut une très bonne chance,au milieu d’une mauvaise, que mon mari eût pris le carrosse cematin même et fût allé à Londres. J’étais si consternée que je nesavais ce que faire ni ce que dire.

Heureusement mon hôte eut plus de présenced’esprit que moi, et me demanda si je n’avais pas fait quelqueconnaissance parmi les voisins. Je lui dis que oui, qu’il y avaitune dame, à deux portes plus loin, avec qui j’étais trèsintime.

«Mais n’as-tu aucune sortie parderrière, pour y aller?» demanda-t-elle.

Or il se trouvait qu’il y avait dans le jardinune porte de derrière, par laquelle nous avions l’habitude d’entrerdans la maison et d’en sortir. Je le lui dis.

«C’est bon, dit-elle. Va faire unevisite alors, et laisse-moi le reste.»

Je cours, et vais raconter à la dame (carc’était une maison où j’étais très libre) que je suis veuve pour lajournée, mon époux étant allé à Londres, et que par conséquent, jene viens pas pour lui faire une visite, mais pour passer la journéeavec elle; d’autant plus que notre propriétaire a reçu desétrangers de Londres. Ayant ainsi bien arrangé ce petit mensonge,je tirai quelque ouvrage de ma poche, en ajoutant que je ne venaispas pour ne rien faire.

Comme je sortais par un chemin, mon amie laQuakeresse allait recevoir par l’autre cette visite malencontreuse.La fille ne fit pas grandes cérémonies; elle ordonna aucocher de sonner à la grille, sortit de la voiture et vint à laporte d’entrée. Une fille de la campagne appartenant à la maison, –car la Quakeresse défendit qu’aucune de mes servantes bougeât, –alla lui ouvrir. Madame demanda ma Quakeresse par son nom, et lafille la pria d’entrer.

Alors, ma Quakeresse, voyant qu’il n’y avaitpas à reculer, alla au-devant d’elle immédiatement, mais en prenantl’air le plus grave qu’elle eut à sa disposition, ce qui, vraiment,n’est pas peu dire.

Lorsqu’elle (la Quakeresse) entra dans lapièce, – on avait introduit ma fille dans un petit salon, – ellemaintint la gravité de sa physionomie et ne dit pas un mot. Mafille ne parla pas non plus pendant un bon moment; mais aubout de quelque temps elle prit la parole et dit:

«Je suppose que vous me connaissez,Madame?

»–Oui, dit la Quakeresse, je teconnais.»

Et le dialogue continua.

LA FILLE. – Alors vous connaissez aussil’affaire qui m’amène.

LA QUAKERESSE. – Non, véritablement; jene connais aucune affaire que tu puisses avoir ici avec moi.

LA FILLE. – À la vérité, ce n’est pas surtoutavec vous que j’ai affaire.

LA QUAKERESSE. – Pourquoi, alors, viens-tuaprès moi, si loin?

LA FILLE. – Vous savez qui je cherche.

(Et là-dessus, elle se mit à pleurer.)

LA QUAKERESSE. – Mais pourquoi me suis-tu pourcela, puisque je t’ai affirmé plus d’une fois que je ne savais pasoù elle était.

LA FILLE. – Mais j’espérais que vous pourriezle savoir.

LA QUAKERESSE. – Il faut alors que tu espèresque je n’ai pas dit la vérité, ce qui serait très mal.

LA FILLE. – Je ne doute pas qu’elle ne soitdans cette maison.

LA QUAKERESSE. – Si ce sont là tes pensées, tupeux t’informer dans la maison. Ainsi tu n’as plus d’affaire avecmoi. Adieu!

(Elle fit mine de se retirer.)

LA FILLE. – Je ne voudrais pas être impolie.Je vous prie de me la laisser voir.

LA QUAKERESSE. – Je suis ici en visite chezdes amis à moi, et je pense que tu n’es pas très polie en mesuivant jusqu’ici.

LA FILLE. – Je suis venue dans l’espoir dedécouvrir ce que je cherche pour ma grande affaire, que voussavez.

LA QUAKERESSE. – Tu es venue étourdiment, envérité. Je te conseille de t’en retourner et de rester tranquille.Je tiendrai ma parole vis-à-vis de toi, que je ne me mêlerais derien, ni ne te donnerais aucun renseignement, si j’en avais, àmoins d’avoir ses ordres.

LA FILLE. – Si vous connaissiez mon malheur,vous ne sauriez être si cruelle.

LA QUAKERESSE. – Tu m’as dit toute tonhistoire, et je pense qu’il y aurait plus de cruauté à te dire qu’àne pas te dire; car, d’après ce que je comprends, elle estdécidée à ne pas te voir, et elle déclare qu’elle n’est pas tamère. Veux-tu qu’on te reconnaisse là où tu n’as pas delien?

LA FILLE. – Ah! si je pouvais seulementlui parler, je prouverais si bien le lien qui m’attache à ellequ’elle ne pourrait le nier plus longtemps.

LA QUAKERESSE. – Bon; mais tu ne peuxpas lui parler, à ce qu’il semble.

LA FILLE. – J’espère que vous me direz si elleest ici. Je tiens de bonne source que vous êtes venue la voir, etqu’elle vous a envoyé chercher.

LA QUAKERESSE. – Je m’étonne beaucoup que tupuisses avoir un tel renseignement. Si je suis venue pour la voir,tu t’es apparemment trompée de maison, car je t’assure qu’on nesaurait la trouver dans cette maison-ci.

Alors la fille la pressa des plus ardentesinstances et pleura amèrement, au point que ma pauvre Quakeresse enfut attendrie, et voulut ensuite me persuader d’y réfléchir et, sicela pouvait s’accorder avec mes intérêts, de la voir et d’écouterce qu’elle avait à dire; mais ceci viendra plus tard. Jereprends mon sujet.

La Quakeresse fut longtemps embarrasséed’elle. Elle parlait de renvoyer la voiture et de passer la nuitdans la ville. Mon amie savait que ce serait très gênant pour moi,mais elle n’osa pas s’y opposer d’un seul mot. Au contraire, cédantà une pensée soudaine, elle frappa un coup hardi qui, toutdangereux qu’il était s’il avait porté à faux, eut l’effetdésiré.

Elle lui dit que, pour ce qui était derenvoyer la voiture, ce serait comme il lui plairait. Elle croyaitqu’elle ne trouverait pas facilement un logement dans laville; mais, comme elle était en un lieu étranger, elleserait assez son amie pour parler aux gens de la maison, afin que,s’ils avaient de la place, elle pût y loger une nuit plutôt qued’être forcée à retourner à Londres lorsque quelque chose laretenait encore ici.

C’était une démarche à la fois habile etdangereuse; mais elle réussit, car elle abusa entièrement lafille, qui en conclut immédiatement que je ne pouvais réellementpas être là pour le moment; autrement on ne l’aurait jamaisinvitée à coucher dans la maison. Ainsi se refroidit-elle tout desuite sur l’idée de loger là; elle dit que non;puisqu’il en était ainsi, elle s’en retournerait cette mêmeaprès-midi; mais elle reviendrait dans deux ou trois jourspour fouiller l’endroit et toutes les localités avoisinantes d’unemanière efficace, quand même elle resterait une ou deux semaines àla faire; car, en deux mots, que je fusse en Angleterre ou enHollande, elle me trouverait.

«En vérité, dit alors la Quakeresse, tuvas me rendre très nuisible pour toi, alors?

»–Pourquoi cela?demanda-t-elle.

»–Parce que, partout oùj’irai, tu te mettras en grands frais, et tu troubleras tout lepays d’une façon fort inutile.

»–Non pas inutile, dit-elle.

»–Si vraiment, reprit laQuakeresse. Il faut que ce soit inutile, puisque cela ne servira derien. Je crois qu’il vaudra mieux que je reste chez moi, pourt’épargner cette dépense et cet ennui.»

Elle ne répondit pas grand’chose à cela, si cen’est qu’elle lui donnerait aussi peu d’ennui que possible;qu’elle craignait parfois de la gêner, mais qu’elle espéraitqu’elle voudrait bien l’excuser. Ma Quakeresse lui déclara qu’ellel’excuserait bien plus volontiers si elle voulait s’abstenir. Car,si elle voulait la croire, elle l’assurait qu’elle n’obtiendraitjamais d’elle aucun renseignement sur moi.

Cela la jeta de nouveau dans les larmes. Maisau bout d’un moment, redevenue maîtresse d’elle-même, elle dit à laQuakeresse qu’elle pouvait se tromper; qu’elle ferait bien deveiller de près sur elle-même, ou qu’elle pourrait, à un moment ouà l’autre, lui donner quelque renseignement sur mon compte, qu’ellele voulût ou non. Elle était convaincue qu’elle en avait obtenudéjà d’elle sur ce voyage; car, si je n’étais pas dans lamaison, je n’étais pas loin; et si je ne déménageais pas auplus vite, elle me trouverait.

«Très bien, dit ma Quakeresse. Alors, sila dame n’est pas disposée à te voir, tu me donnes avis de lui direqu’elle fera bien de se retirer du chemin.»

Elle fut prise d’un accès de rage à ces mots,et déclara à mon amie que, si elle faisait cela, une malédictions’attacherait à elle, et à ses enfants après elle; et ellelui annonça des choses si horribles que la pauvre tendre Quakeresseen fut effrayée étrangement, et qu’elle perdit son calme plus queje ne l’avais jamais vue le faire auparavant; de sortequ’elle voulut s’en aller chez elle le lendemain matin, et moi, quiétais dix fois plus mal à l’aise qu’elle, je résolus de la suivreet d’aller à Londres également. Cependant, à la réflexion, je n’enfis rien, mais je pris des mesures efficaces pour n’être ni vue, nitrahie, si elle revenait. Je n’en entendis, du reste, plus parlerde quelque temps.

Je restai là une quinzaine environ, et,pendant tout ce temps, je n’entendis plus parler d’elle, ni de maQuakeresse à propos d’elle. Mais au bout de deux autres jours, jereçus de ma Quakeresse une lettre m’informant qu’elle avait quelquechose d’important à me dire qu’elle ne pouvait communiquer parécrit; elle désirait que je prisse la peine de venir, meconseillant de venir avec le carrosse dans Goodman’s Fields, etd’aller à pied ensuite jusqu’à sa porte de derrière qu’onlaisserait ouverte exprès, de sorte que la vigilante personne, mêmesi elle avait des espions, ne pourrait guère me voir.

Mon esprit était depuis si longtemps tenu,pour ainsi dire, éveillé, que presque tout me donnaitl’alarme; ceci principalement m’alarma, et je fus trèsinquiète. Mais je ne pus arranger les choses de manière à présenterà mon mari mon voyage à Londres aussi naturellement que je l’auraisvoulu, car il aimait l’endroit où nous étions et avait envie,disait-il, d’y séjourner encore un peu, si cela n’allait pas contremon inclination. J’écrivis donc à mon amie la Quakeresse que je nepouvais encore aller à la ville, et qu’en outre je ne pouvaissupporter l’idée d’y être sous l’œil d’espions, et n’osant jamaisregarder dehors. Bref, je différai de partir pendant près d’uneautre quinzaine.

Au bout de ce temps, elle écrivit de nouveau.Elle me disait qu’elle n’avait pas vu de quelque tempsl’impertinente visiteuse qui avait été si gênante, mais qu’elleavait vu mon fidèle agent, Amy, laquelle lui avait dit qu’elleavait passé six semaines à pleurer sans interruption. Amy lui avaitraconté combien la fille avait été fâcheuse pour moi, et dansquelles difficultés et quelles extrémités j’avais été poussée parson obstination à me pourchasser et à me suivre de lieu en lieu.Ensuite Amy lui avait dit que, bien que je fusse en colère contreelle et que je l’eusse traitée si durement pour m’avoir dit àpropos de cette fille quelque chose du même genre que ce qu’elledisait maintenant à la Quakeresse, il y avait absolue nécessité des’assurer d’elle et de l’écarter de mon chemin; bref, sansdemander ma permission, ni la permission de personne, elle, Amy,prendrait soin quelle n’ennuyât plus sa maîtresse – c’est-à-diremoi – davantage. Elle ajoutait qu’après cette conversation d’Amy,elle n’avait, en effet, plus entendu parler de la fille, de sortequ’elle supposait qu’Amy s’était arrangée de manière à mettre fin àtout.

L’innocente et bien intentionnée créature, maQuakeresse, qui était toute tendresse et toute bonté, surtout à monégard, n’avait rien vu dans tout cela. Elle pensait qu’Amy avaittrouvé quelque moyen de lui persuader d’être tranquille et calme,et de renoncer à me harceler et à me suivre, et elle s’enréjouissait pour l’amour de moi. Comme elle ne songeait jamais aumal, elle ne soupçonnait le mal chez personne, et elle étaitextrêmement aise d’avoir de si bonnes nouvelles à m’écrire. Maismes pensées, à moi, prirent une autre direction.

Je fus frappée comme d’une rafale venue d’enhaut, à la lecture de cette lettre. Je me mis à trembler de la têteaux pieds et à courir égarée à travers la chambre comme une follefurieuse. Je n’avais personne à qui dire un mot, auprès de quidonner issue à ma passion. Je ne prononçai pas une parole pendantlongtemps, jusqu’à ce que la douleur m’eût presque brisée. Alors jeme jetai sur mon lit et je criai:

«Seigneur, ayez pitié de moi! Ellea assassiné mon enfant!» Et un flot de larmes éclata,et je pleurai violemment pendant plus d’une heure.

Mon mari était heureusement dehors, à lachasse, de sorte que je pus être seule et donner quelquesoulagement à mon émotion, ce qui me fit revenir un peu à moi. Maislorsque mes pleurs eurent cessé, je tombai dans un nouvel accès derage contre Amy; je l’appelai mille fois démon, monstre,tigre au cœur dur. Je le lui reprochais d’autant plus qu’ellesavait que j’en abhorrais l’idée, et que je le lui avais montrésuffisamment en la jetant dehors, pour ainsi dire, après tantd’années d’amitié et de service, rien que pour en avoir parlédevant moi.

Chapitre 7

 

 

SOMMAIRE : Ma confiance en la Quakeresse. – Je vois monautre fille. – Je règle tout en Angleterre. – Mon départ pour laHollande. – Amy me revient. – Revers. – Années de repentir etd’infortune.

 

Quelque temps après mon époux revint de lachasse. Je pris la meilleure physionomie que je pus pour letromper ; mais il ne m’accorda pas si peu d’attention qu’il nevît bien que j’avais pleuré et que quelque chose metourmentait ; il me pressa de le lui confier. J’eus l’air d’yavoir de la répugnance ; mais je lui dis que mon hésitationvenait plutôt de ce que j’avais honte qu’une telle bagatelle pûtavoir de l’effet sur moi que de l’importance de la chose enelle-même. Je lui avouai alors que je me désolais de ce que mafemme de chambre Amy ne revenait point ; ajoutant qu’elleaurait dû me connaître assez pour savoir que je me seraisréconciliée avec elle, et autres choses semblables ; bref, quej’avais perdu par ma vivacité la meilleure servante qu’aucune femmeeût jamais eue.

« Bien, bien, me dit-il. Si c’est là toutvotre chagrin, vous le secouerez bientôt. Je vous garantis qu’avantlongtemps nous entendrons reparler deMrs Amy. »

Et cela fut fini de cette façon. Mais cen’était pas fini pour moi ; car j’étais inquiète et effrayéeau dernier point, et j’avais besoin d’avoir d’autres détails surl’affaire. Aussi allai-je trouver ma sûre et certaine consolatrice,la Quakeresse, et là j’eus le récit tout au long ; la bonne etinnocente Quakeresse me félicita même d’être débarrassée d’un aussiinsupportable fléau.

« Débarrassée ! certes, luidis-je ; si j’étais débarrassée d’elle honnêtement ethonorablement ; mais je ne sais pas ce qu’Amy peut avoir fait.Assurément, elle ne l’aura pas fait disparaître ?

» – Oh ! fi ! dit maQuakeresse. Comment peux-tu entretenir une telle pensée ? Non,non. La faire disparaître ! Amy n’a rien dit de semblable.J’ose dire que tu peux être tranquille là-dessus. Amy n’a rien desemblable en tête, j’ose le dire, répéta-t-elle, et elle enchassait, pour ainsi dire, la pensée de mon esprit.

Mais cela ne suffisait pas. L’idée m’encourait continuellement dans la tête ; nuit et jour je nepouvais penser à rien autre. Et cela m’inspirait une telle horreurpour cet acte et une telle aversion pour Amy que je regardais commel’assassin que, pour ce qui était d’elle, je crois que si jel’avais vue, je l’aurais certainement envoyée à Newgate ou dansquelque lieu pire, sous cette accusation ; en vérité, je croisque l’aurais tuée de mes mains.

Quant à la pauvre fille, elle était toujoursdevant mes yeux ; je la voyais nuit et jour ; ellehantait mon imagination, si elle ne hantait pas la maison ;mon esprit me la montrait sous cent formes et cent aspects ;que je fusse endormie ou éveillée, elle était avec moi.Quelquefois, je croyais la voir la gorge coupée ; quelquefois,la tête coupée et la cervelle écrasée ; d’autres fois, pendueà une poutre ; une autre fois enfin, noyée dans le grand étangde Camberwell. Toutes ces visions me terrifiaient au plus hautpoint ; et ce qui était pire encore, je ne pouvais réellementpas avoir de ses nouvelles. J’envoyai chez la femme du capitaine, àRedriff, et elle me répondit qu’elle était allée chez ses parents àSpitalfields. J’y envoyai ; ils dirent qu’elle y avait été ily avait environ trois semaines, et qu’elle était partie en voitureavec la dame qui avait coutume d’être si bonne pour elle ;mais ils ne savaient pas où elle était allée, car elle n’était plusrevenue. Je renvoyai le commissionnaire pour demander qu’on luidécrivît la femme avec laquelle elle était partie ; et ils ladécrivirent si parfaitement, que je sus que c’était Amy et personneautre qu’Amy.

J’envoyai de nouveau dire queMrs Amy, avec qui elle était partie, l’avaitquittée deux ou trois heures après, et qu’ils feraient bien de lachercher, parce que j’avais lieu de craindre qu’elle n’eût étéassassinée. Ceci les effraya horriblement. Ils crurent qu’Amyl’avait emmenée pour lui verser une somme d’argent, et qu’aprèsl’avoir reçue, elle avait été guettée par quelqu’un qui l’avaitvolée et assassinée.

Je ne croyais rien de cela, quant à moi ;mais je croyais ce qui était, que quelle que fût la chose faite,c’était Amy qui l’avait faite ; qu’en un mot Amy l’avait faitdisparaître. Je le croyais d’autant plus qu’Amy se tenait éloignéede moi, et confirmait son crime par son absence.

En somme, je me désolai ainsi à son sujetpendant plus d’un mois ; mais voyant qu’elle se tenaittoujours éloignée et qu’il me fallait arranger mes affaires pourpouvoir aller en Hollande, je m’ouvris de tous mes intérêts à machère et digne amie, la Quakeresse et je la mis dans les questionsde confiance, à la place d’Amy. Puis, le cœur gros et saignant pourma pauvre fille, je m’embarquai avec mon époux, tout notre train ettous nos effets, à bord d’un autre bâtiment marchand hollandais –non pas d’un paquebot – et je passai en Hollande, où j’arrivai,comme je l’ai dit.

Je dois vous prévenir cependant ici qu’il nefaut pas comprendre par là que je laissai mon amie la Quakeressepénétrer dans aucune partie de l’histoire secrète de mon ancienneexistence ; je ne lui confiai point le grand point réservéentre tous, à savoir que j’étais réellement la mère de la jeunefille et lady Roxana. Il n’y avait point nécessité d’exposer cesdétails, et j’ai toujours eu pour maxime que les secrets ne doiventjamais être révélés sans une utilité évidente. Il ne pouvait êtred’aucun service, soit pour elle, soit pour moi, de lui communiquerces choses ; d’un autre côté, elle était trop honnête pour quecette démarche fût sûre pour moi, car, bien qu’elle m’aimât trèssincèrement, – et il était clair par bien des circonstances qu’ellem’aimait réellement, – elle n’aurait cependant pas voulu mentirpour moi à l’occasion, comme Amy l’aurait fait ; parconséquent il n’était pas prudent, à aucun point de vue, de luicommuniquer cette partie ; car, si la fille, ou tout autrepersonne était venue plus tard la trouver et lui avait demandé àbrûle-pourpoint si elle savait que je fusse ou non la mère, ou lamême que lady Roxana, ou elle ne l’aurait pas nié, ou elle l’auraitfait de si mauvaise grâce, avec tant de rougeur, tant d’hésitationet de bégayement dans ses réponses, qu’elle aurait rendu le faitindubitable, et qu’elle se serait trahie en trahissant aussi lesecret.

C’est pour cette raison, je le répète, que jene lui découvris rien de cette nature ; mais je la mis, commeje l’ai dit, à la place d’Amy dans les autres affaires consistant àrecevoir l’argent, les intérêts, les rentes et le reste ; etelle fut aussi fidèle qu’Amy pouvait l’être, et aussi active.

Mais il se présentait ici une grandedifficulté, que je ne savais comment surmonter. Il s’agissait defaire passer la quantité ordinaire de secours en nature et enargent à l’oncle et à l’autre sœur, qui dépendaient, la sœursurtout, de ces secours pour subsister. Car, si Amy avait dit dansun mouvement de vivacité qu’elle ne voulait plus s’occuper de lasœur et qu’elle la laisserait périr, ainsi qu’il a été rapportéplus haut, cela n’était cependant ni dans ma nature, ni dans celled’Amy, et encore moins était-ce mon dessein. Je résolus donc delaisser l’administration de ce que j’avais réservé pour cette œuvreà ma fidèle Quakeresse ; mais la difficulté était de luidonner les instructions nécessaires à cette administration.

Amy leur avait dit en propres termes qu’ellen’était pas leur mère, mais qu’elle était leur bonne Amy qui lesavait menées chez leur tante ; qu’elle et leur mère étaientallées aux Indes Orientales chercher fortune, que là la chance leuravait été favorable, et que leur mère était riche etheureuse ; qu’elle, Amy, s’était mariée aux Indes ; maisqu’étant devenue veuve et ayant résolu de revenir en Angleterre,leur mère l’avait chargée de les chercher et de faire pour elles cequ’elle avait fait ; maintenant elle avait pris la résolutionde retourner aux Indes ; mais elle avait l’ordre de leur mèred’en agir très libéralement avec elles ; et, en un mot, elleleur dit qu’elle avait mis deux mille livres sterling de côté pourelles, à condition qu’elles se montreraient raisonnables, qu’ellesse marieraient convenablement, et ne se jetteraient pas au cou d’unvaurien.

Je voulais montrer à la famille d’excellentesgens qui avaient pris soin d’elles, plus que d’ordinaires égards.Amy, par mon ordre, le leur avait fait savoir, et avait obligé mesfilles à lui promettre de se soumettre à leur direction, commeauparavant, et de se laisser diriger par cet honnête homme commepar un père et un conseiller. Elle l’engagea à les traiter commeses enfants. Pour l’obliger d’une manière efficace à prendre soind’elles et pour donner de l’aisance à leur vieillesse, à lui et àsa femme, qui avaient été si bons pour les orphelines, j’avaisordonné à Amy de placer les autres deux mille livres, c’est-à-direl’intérêt, qui était de cent vingt livres par an, sur leurs têtes,pour qu’ils en jouissent pendant leur vie, mais pour revenir à mesfilles après eux. Ceci était si juste, et fut si sagement arrangépar Amy, que rien de tout ce qu’elle fit jamais ne me plutdavantage. Dans ces conditions, laissant mes deux filles avec leurancien ami, et revenant vers moi aux Indes Orientales, (à cequ’elles croyaient), elle avait tout préparé pour passer avec moien Hollande. C’est en cet état qu’étaient les choses lorsque cettemalheureuse fille, dont j’ai tant parlé, se mit en travers detoutes nos mesures, comme vous l’avez vu, et, avec une obstinationque rien, ni menaces, ni persuasion, ne pouvait maîtriser nicalmer, poursuivit ses recherches après moi (sa mère), ainsi que jel’ai dit, jusqu’à ce qu’elle m’eût conduite sur le bord même de laruine ; et elle m’aurait, selon toute probabilité, dépistée àla fin, si Amy n’avait pas, dans la violence de sa passion, etd’une manière dont je n’avais pas connaissance et que j’abhorraisvéritablement, mis fin à ses démarches, ce dont je ne puis raconterles détails ici.

Cependant, et malgré cela, je ne pouvaissonger à m’en aller et à laisser cette œuvre aussi incomplètequ’Amy avait menacé de le faire, et, pour la folie d’un enfant,laisser l’autre mourir de faim ou arrêter les libéralités quej’avais résolues en faveur de l’excellente famille que j’aimentionnée. En un mot donc, je commis le soin de compléter le toutà ma fidèle amie la Quakeresse, à laquelle je communiquai autant del’histoire entière qu’il était nécessaire pour lui permettred’accomplir ce qu’Amy avait promis, et de parler dans le sens vouluautant qu’il le fallait pour une personne employée moinsdirectement que ne l’était Amy.

Dans ce but, elle eut, avant tout, pleinedisposition de l’argent. Elle alla d’abord chez l’honnête homme etsa femme, et régla toute la question avec eux. Lorsqu’elle parla deMrs Amy, elle en parla comme d’une personne ayantles pouvoirs de la mère des filles aux Indes, mais obligée deretourner là-bas, et qui aurait réglé tout plus tôt si elle n’enavait pas été empêchée par le caractère obstiné de l’autrefille ; elle lui avait laissé ses instructions pour lesautres ; mais cette fille l’avait tellement outragée qu’elleétait partie sans rien faire pour elle, et dorénavant, si quelquechose se faisait, ce ne serait que sur de nouveaux ordres venus desIndes Orientales.

Je n’ai pas besoin de dire avec quelleponctualité mon agent agit ; mais elle fit plus, elle amena levieillard, sa femme et son autre fille plusieurs fois chezelle ; ce qui me donna l’occasion, n’y étant qu’une locataireet une étrangère, de voir cette autre fille, que je n’avais encorejamais vue depuis qu’elle était un petit enfant.

Le jour où je parvins à les voir, j’étaishabillée en costume de Quakeresse et j’avais tellement l’air d’uneQuakeresse, qu’il leur était impossible, à eux qui ne m’avaientjamais vue auparavant, de supposer que j’eusse jamais été autrechose ; ma manière de parler était aussi assez appropriée àmon costume, car il y avait longtemps que j’y étais faite.

Je n’ai pas le temps de m’arrêter sur lasurprise que la vue de mon enfant me causa, comment elle remua messentiments, avec quel effort infini je maîtrisai la violentetentation que j’avais de me faire connaître ; comment la filleétait la véritable contre épreuve de sa mère, seulement beaucoupplus belle ; avec quelle douceur et quelle modestie elle seconduisait ; comment, en cette occasion, je résolus de fairepour elle plus que je n’avais décidé avec Amy, et autres chosessemblables.

Il suffit de mentionner ici que, le règlementde cette affaire préparant les voies à nous embarquer malgrél’absence de mon vieil agent Amy, je n’en laissai pas moinsquelques instructions à son endroit, car je ne désespérais pasencore d’avoir de ses nouvelles : si ma bonne Quakeresse larevoyait jamais, elle les lui ferait voir ; mais j’ordonnaiparticulièrement qu’Amy eut à laisser l’affaire de Spitalfieldsprécisément comme je le faisais moi-même, entre les mains de monamie, et à venir me retrouver ; à la condition, toutefois,qu’elle prouverait, à la pleine satisfaction de mon amie laQuakeresse, qu’elle n’avait pas assassiné mon enfant ; car, sielle l’avait fait, je dis à mon amie que je ne voulais plus jamaisla revoir en face. Cela ne l’empêcha pas de me revenir plus tardsans donner à la Quakeresse aucune satisfaction de ce genre, niaucun avis de son intention de venir.

Je n’en puis dire davantage maintenant, sinonque, comme il a été rapporté plus haut, étant arrivée en Hollandeavec mon époux et son fils, dont il a été question, je m’y montraiavec tout l’éclat et le train convenables à nos nouveaux projets,ainsi que je l’ai déjà indiqué.

Là, après quelques années de circonstancespropices et extérieurement heureuses, je tombai dans uneépouvantable suite de revers, et Amy également, exactecontre-partie de nos anciens jours de fortune, le souffle irrité duciel sembla suivre le tort fait par l’une et l’autre de nous à mapauvre fille, et je fus de nouveau ramenée si bas que mon repentirne parut que la conséquence de ma misère, comme ma misère l’étaitde mon crime.[27]

FIN

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