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L’Aigle noir des Dacotahs

L’Aigle noir des Dacotahs

de Gustave Aimard

Chapitre 1 À l’Occident

 

La civilisation est animée d’une force immense qui la pousse à une expansion sans limite ; comme la vapeur impatiente que soulève une ardente flamme, elle est toujours en ébullition, prête à se répandre hors des limites connues. La civilisation est le mouvement perpétuel de l’humanité, toujours à la recherche de l’infini.

Mais, sur son passage, elle laisse des traces,souvent misérables ou sanglantes, – épaves ballottées sur l’Océan du destin ; – elle détruit en créant ; elle fait des ruines en consolidant son édifice ; elle engloutit quiconque veut lutter avec elle.

Il y a deux siècles à peine, des peuplades appelées Sauvages, – pourquoi sauvages ?… – promenaient dans les forêts vierges du Nouveau-Monde leur libre indolence, leur liberté solitaire, leur ignorance insouciante du reste de l’univers.

La civilisation s’est abattue sur ces régions heureuses, comme une avalanche, elle a balayé devant elle les bois,leurs hôtes errants, – Indiens, buffles, gazelles ou léopards ; – elle a supprimé le désert et ses profonds mystères ; elle a tout absorbé.

Aujourd’hui on imprime et on vend des journauxlà où jadis le Delaware, le Mohican ou le Huron fumait le calumetde paix ; on agiote à la Bourse là où mugissait lebuffle ; on fabrique des machines à coudre là où la squawindienne préparait le pemmican des chasseurs ; le rail-way aremplacé les pistes du Sioux sur le sentier de la guerre ; onvend de la bonneterie là où combattirent des héros.

Et peu à peu l’Homme rouge, le vrai,le maître du désert, s’est retiré, luttant d’abord, fuyant ensuite,demandant grâce enfin… – demandant, sans l’obtenir ! unedernière place sur cette terre de ses ancêtres, pour y dormir àcôté de leurs vieux ossements.

Roule avalanche ! tombez nations dudésert ! et roulez sur cette pente inexorable qui mène àl’Océan. Bientôt l’Indien aura vécu, il sera une légende, uneombre, un mythe ; on en parlera, comme d’une fable ; etpuis on n’en parlera même plus ; l’oubli aura tout dévoré.

Que le lecteur veuille bien nous suivre dansce monde presque disparu : les Prairies de l’Oregonnous offrent l’hospitalité, la grande et majestueuse hospitalitéque Dieu donne à l’homme dans le désert.

La matinée était ravissante : frais etjoyeux de son repos nocturne, le soleil envoyait ses premiersrayons cueillir dans le calice des fleurs des myriades de perlessemées par la rosée ; chaque feuille de la forêt, illuminéepar une flèche d’or, envoyait autour d’elle des refletsd’émeraude ; chaque colline s’empourprait ; chaque nuagerose semblait chercher un nid pour y conserver sa fraîcheur. Lesoiseaux chantaient, les rameaux babillaient, les ruisseauxmurmuraient ; tout était en joie dans l’air et sur la terre,et du désert immense s’élevait l’harmonie ineffable qui, chaquejour, salue le Créateur.

Dans un de ces groupes arborescents quirompent d’une manière si pittoresque l’uniformité des pelouseséternelles, était installé le campement rustique d’un convoi depionniers. Au milieu du retranchement circulaire formé par leswagons s’élevait, sous le feuillage d’un tulipier, une jolie tenteblanche ressemblant de loin à quelque grand cygne endormi sur legazon.

Dans les wagons on aurait pu entendre larobuste respiration des dormeurs ; ce paisible écho du sommeilexcitait une rêverie mélancolique et quelques symptômes d’enviechez la sentinelle qui veillait au salut des voyageurs.

Le rideau de la petite tente blanche s’agita,s’entrouvrit et laissa paraître une adorable tête de jeunefille ; ses longs cheveux ondulés, blonds comme les blés murs,se répandaient à profusion sur ses épaules, pendant que ses deuxpetites mains mignonnes cherchaient vainement à les réunir en unelarge tresse ; ses yeux noirs à reflets bleus illuminaient unfrais visage rose ; un sourire joyeux anima sa charmantefigure, à la vue des splendeurs de l’aurore ; d’un bond degazelle elle s’élança hors de la tente et s’avança sur la pelouseavec une démarche de fée ou de princesse enchantée.

Apercevant des touffes de fleurs qu’avaientépargnées les pieds lourds des hommes et des chevaux, elle courutles cueillir, plongeant, toute rieuse, ses mains dans la roséeodorante.

– Et maintenant, se dit-elle en promenantdes yeux ravis sur la plaine onduleuse, faisons une petiteexcursion dans la prairie ! Ce n’est pas se promener que desuivre la marche fortifiée des wagons où je me sens prisonnière.Allons aux fleurs ! allons aux champs ! qu’il fera bon decourir sur ce gazon avec le vent du matin !

Esther Morse (c’était son nom) rentra dans satente pour y prendre un chapeau de paille, rustique, mais décoré debeaux rubans cramoisis, s’en coiffa coquettement et partit enchantant à mi-voix.

Elle passa à côté de la sentinelle qui,fatiguée de sa nuit sans sommeil, s’appuyait languissamment sur sacarabine. C’était un beau jeune homme, grand et fort : envoyant la jeune promeneuse il tressaillit comme s’il eût aperçu uneapparition.

– Ce n’est pas mon affaire de vous donnerun conseil, miss Esther, murmura-t-il, mais prenez garde ; onne sait quels Peaux-Rouges sont en embuscade derrière ces rocherslà-bas.

– Ne craignez rien pour moi, AbelCummings, répondit-elle avec un gracieux sourire ; je veuxseulement faire un tour sur la pelouse. Je serai de retour avant ledéjeuner.

– Si les anges descendaient sur la terre,je croirais en voir un, se dit le jeune homme en la regardants’éloigner.

Bientôt elle eut franchi l’enceinte ducamp ; insoucieuse du danger, tout entière au charme dudélicieux paysage qui l’entourait, Esther courut au ruisseau dontle frais murmure se faisait entendre dans le bois. En route, ellepapillonnait de fleur en fleur, butinant à droite et à gauche commeune abeille matinale. Arrivée au bord de l’eau, elle ne put sedispenser de s’y mirer : jamais sans doute ce miroir du désertn’avait reflété plus joli visage ; la jeune fille en profitapour faire une toilette champêtre et disposer une couronne defleurs dans les nattes épaisses de sa luxuriante chevelure.

Tout à coup un bruit furtif la fittressaillir ; elle écouta un instant, tremblante, en regardantà la hâte autour d’elle. Était-ce le vent dans les branches… ?le tonnerre lointain d’une bande de buffles au galop… ? ou lepas méfiant de quelque grand loup gris… ? ou bien, ôterreur ! la marche invisible de l’Indien féroce en quête deprisonnière ou de chevelures… ?

Au premier regard qu’elle lança derrière elle,elle aperçut une femme indienne debout à quelque distance.S’élancer vers le camp pour échapper aux poursuites des Sauvages,fut le premier mouvement d’Esther ; mais au premier pasqu’elle fit, elle sentit une main saisir vivement les plisflottants de sa robe : l’Indienne était à ses cotés.

– Regardez-moi, lui dit cette dernièred’une voix gutturale mais caressante et harmonieuse ;regardez ! moi pas ennemie. La Face-Pâle a donc oublié lesLaramis ? La mémoire des femmes blanches n’est pas droitecomme le cœur des femmes rouges.

Un instant glacé dans ses veines, le sangd’Esther colora ses joues ; elle avait reconnu dans la jeuneIndienne la fille d’une tribu amie que les voyageurs avaientrencontrée quelques semaines auparavant.

– La femme blanche a été bonne pour moi.M’a-t-elle déjà oubliée ? ne reconnaît-elle plus l’épouse d’ungrand chef des Sioux ?

La jeune Indienne, vivement éclairée par lesrayons naissants du soleil, réalisait dans toute sa perfection letype si rare de la beauté sauvage. Taille élancée et souple seredressant avec une grâce féline ; petits pieds ornés democassins coquets en fourrure blanche ; longue chevelure bruneet soyeuse à reflets dorés ; grands yeux de gazelle, profondset pensifs ; profil d’aigle, fondu, pour ainsi dire, enphysionomie de colombe ; tout se réunissait en elle pour faireune admirable créature, qu’on ne pouvait facilement oublier.

– Oui, répondit Esther, je me souviensbien de vous, mais quel motif vous a amenée si loin de votretribu ? Je ne croyais pas que les femmes indiennes eussentl’habitude de s’éloigner autant de leurs wigwams, et de laisserainsi leurs maris.

– Waupee n’a plus de mari.

– Comment ! que voulez-vousdire ? Il n’y a pas un mois, je vous ai vue l’épouse d’ungrand guerrier, fameux sur le sentier des chasses.

– Un jour, une femme belle comme une roseblanche est venue dans le wigwam de l’Aigle-Noir. Le guerrier aoublié Waupee sa femme, et son cœur s’est tourné vers la robeblanche. Waupee n’a plus de mari.

– Waupee ! (c’est-à-direFaucon-Blanc) que me racontez-vous là ? je ne vous comprendspas.

– Le guerrier n’a plus voulu regarder lalune lorsque les rayons d’or du soleil ont frappé sa paupière.

– Vous me parlez en énigme ;expliquez-vous clairement.

– L’Aigle-Noir a les yeux fixés sur labeauté de la Face-Pâle, dit l’Indienne en appuyant son doigt contrela poitrine d’Esther.

– Sur moi ! vous vous trompez !répliqua Esther avec un sourire inquiet.

– Ma langue suit le droit chemin de lavérité.

– Mais c’est une folie ! Il ne mereverra plus ; il m’oubliera, Waupee ! et de beaux joursreviendront pour vous.

– L’homme rouge n’oublie jamais.

– Et vous avez fait une longue route…vous êtes venue si loin pour me parler de cela ?

– Le wigwam de Waupee est désolé.

– Vous avez un autre motif… parlez,parlez donc, je vous en conjure.

– Que ma sœur à visage blanc penche sonoreille, pour que Waupee puisse y murmurer des paroles secrètes,dit l’Indienne en baissant la voix et regardant autour d’elle avecinquiétude ; les bois, les eaux, les rochers ont desoreilles.

– Oh ! vous me faites mourir depeur, qu’allez-vous m’annoncer ?

Faucon-Blanc se haussa sur ses petits piedspour atteindre à l’oreille d’Esther, et la serrant dans ses braslui dit précipitamment :

– L’Aigle-Noir des Sioux est sur la tracede la Face-Pâle, cherchant à la faire sa prisonnière.

– Horreur ! il est peut-être déjàposté entre nous et le camp de mon père ; merci !merci ! bonne Waupee, je…

– Silence ! interrompit celle-ci ense baissant jusqu’à terre pour écouter ; la terre tremble sousles pieds des chevaux, mais ils sont loin encore. Que ma sœurface-pâle courre rejoindre son peuple, et qu’elle ne s’en éloigneplus. L’œil de l’Aigle-Noir est perçant, ses pieds légers, son cœurne connaît ni la pitié ni la crainte.

– Et vous, Waupee ?

– Le Grand-Esprit me conduira. La pauvreIndienne a risqué sa vie pour vous sauver : vous nel’oublierez pas…

Au même instant, Waupee tressaillit comme siun serpent l’eût piquée, et, sans prononcer une parole, disparutdans le fourré.

Abandonnée à elle-même, Esther demeuraimmobile et incertaine pendant quelques secondes ; puis elles’enfuit vers le camp avec la rapidité d’une biche effarouchée.Sentant ses jambes se dérober sous elle, elle s’arrêta un momentpour reprendre haleine, et, tout en écoutant avec terreur, sebaissa pour prendre avec la main quelques gouttes d’eau dans leruisseau.

Quand elle se releva pour fuir encore, lesbuissons s’ouvrirent avec fracas à côté d’elle, une forme sombrelui apparut : c’était l’Aigle-Noir des Sioux.

– Ugh ! fit la voix gutturale etcontenue du sauvage.

En même temps il saisit dans ses bras rougesla jeune fille glacée d’effroi, et l’emporta comme eut fait d’unecolombe l’oiseau dont il portait le nom.

Chapitre 2Un noble cœur

 

– Abel Cummings ! que faites-vouslà, mon bon garçon ? Venez un peu par ici.

Parlant ainsi, un homme âgé, de bonne tournureet de bonne humeur, sortit d’un vaste wagon qui lui avait servi dechambre à coucher.

– Ce que je fais, sir ? Je regardesi miss Esther apparaît là-bas. Elle est sortie ce matin, un peuimprudemment, je trouve.

– Vous pouvez vous occuper plus utilementqu’à suivre la capricieuse promenade d’une femme. Laissez-lacourir ; nous la verrons arriver tout à l’heure au grandgalop. Pensons à tout mettre en ordre pour le départ.

– Mais, sir, il y a partout dans ces boisdes vagabonds indiens ; qui sait ce dont ils seraient capablesenvers la jeune fille ?

– Ils la mangeront peut-être !reprit le père avec un franc éclat de rire.

Contrarié de cette réponse, le jeune homme sedétourna vivement, et pendant une heure, oublia ses craintes aumilieu du tumulte des préparatifs. Cependant, plusieurs de sescompagnons partageaient ses inquiétudes, connaissant bienl’étourderie imprudente de la jeune fille, qui, jusque-là, avaitété accoutumée à satisfaire ses moindres caprices.

Son père lui-même, quoique indifférent enapparence, ne cessait de tourner ses regards dans la directionqu’avait prise Esther. Cette charmante enfant était la seulesurvivante d’une famille adorée ; elle était le seul etdernier bonheur de son père qui, blessé au cœur par les mortssuccessives de sa femme et de ses fils, cherchait dans lelointain Ouest la solitude et son repos profond.

L’heure du déjeuner arriva ; la jeunefille ne reparut pas. Quelques instants s’écoulèrent dans uneattente de plus en plus anxieuse ; bientôt chacun se sentit lecœur serré par le pressentiment d’une catastrophe inconnue. Tousles yeux se dirigèrent avec anxiété vers la prairie, mais sans yrien apercevoir, partout des arbres, des pelouses à perte de vue,quelques vautours dans l’air… mais nulle apparence d’une créaturehumaine ; seule, une bande échevelée de chevaux sauvages semontra et disparut comme un éclair, aux limites de l’horizonpoudreux ; puis le désert reprit sa physionomie solitaire etinanimée.

Cet incident fugitif rappela le vieillard ausouvenir de ce qu’il y avait à faire.

– Sellez vos meilleurs chevaux,enfants ! s’écria-t-il.

Cet ordre, prononcé d’une voix déchirante, futexécuté avec une sorte d’emportement par les serviteursinquiets.

– Abel Cummings !conduisez-nous ; c’est vous qui le dernier l’avez aperçue.

– Oui, sir… je…

– Allons ! pas de parolesinutiles ! des actions promptes et énergiques ! Le salutde ma fille en dépend. Je promets cent dollars au premier quim’apportera de ses nouvelles. À cheval, mes amis ! partonstous, excepté ceux qui restent pour la garde du camp.

Aussitôt l’enceinte fut reformée, les bestiauxenfermés, des sentinelles postées ; chaque homme, en armes, setint prêt à partir.

À ce moment on aperçut dans le lointain unpoint nuageux qui paraissait se mouvoir. Tout est significatif audésert ; chacun songea que ce tourbillon à peine visiblepouvait cacher des rôdeurs indiens, à la fois larrons etassassins.

Le nuage s’approchait ; la petite troupeattendait, le cœur palpitant, le fusil ou le couteau à la main.

En quelques secondes il fut à portée de lavue ; deux cavaliers se montrèrent, dévorant l’espace sur deschevaux couverts d’écume.

Le premier montait un superbe animal, toutnoir comme de l’ébène, à l’exception d’une étoile blanche sur lefront. Jamais plus noble coureur ne fendit l’air avec plus devitesse, les yeux ardents, les oreilles pointés en avant, lacrinière flottante.

Son cavalier, inébranlable sur sa selle,insouciant de ce galop furieux, le menait d’une seule main, et,penché sur son cou, semblait le devancer.

Arrivé près du camp, le cavalier arrêta soncheval aussi court que s’il l’eût cloué au sol. La noble bête restaimmobile sans qu’un tressaillement ou le battement de ses flancstrahît la moindre apparence de fatigue.

– Qui êtes-vous ? quevoulez-vous ? demanda Miles Morse. Le nouveau venu jeta, sansrépondre, un rapide regard sur tous ceux qui l’entouraient ;puis, souple comme une panthère, il sauta à terre et s’avança dansl’enceinte.

C’était le plus magnifique spécimen dutrappeur des frontières : grand, droit comme un pin, nerveuxcomme un ressort d’acier, il portait haute et fière une belle têteaux longs cheveux noirs, à la barbe épaisse et grisonnante, auxyeux perçants et hardis comme ceux d’un faucon.

Son pittoresque costume en peau de daim étaitcurieusement orné de franges et de broderies ; un galon d’orentourait son large sombrero. Une longue carabine, des pistolets etun large couteau de chasse complétaient son équipement.

C’était bien le digne fils de cette audacieuserace de pionniers qui ont conquis, pas à pas, les régionsinexplorées de l’Occident américain ; franchissant les fleuvesgéants, les montagnes inaccessibles, les prairies sanslimite ; chassant tour à tour l’ours gris, l’Indien, lebuffle, la panthère ; dormant sur les arbres, dans les marais,aux cimes des rochers, dans la neige ou à côté des volcans ;mais ne dormant que d’un œil, toujours le rifle au poing, lecouteau à la ceinture, les nerfs tendus, l’oreille au guet.

– Qui je suis, étranger ? répliquale nouveau venu d’un ton tranquille, comme un homme qui fait leshonneurs de chez lui ; vous n’êtes pas sans avoir entenduparler de Kirk Waltermyer.

– Waltermyer ? je crois bien que cenom a déjà frappé mes oreilles.

– Je le pense aussi, étranger ; oui,je suis parfaitement connu, des sapins de l’Oregon aux dernièresfrontières du Texas. Demandez à Lemoine, mon camarade, si nousn’avons pas dansé le fandango dans chaque hacienda, chassé danschaque forêt et trappé sur toutes les rivières de ces régions.

Son compagnon (le second cavalier) hochasentencieusement la tête. C’était un sang mêlé de racefrançaise, comme il s’en trouve beaucoup parmi les chasseurs ettrappeurs des frontières. Taillé en hercule, sévère et rude duvisage, parlant peu, prompt à agir, Lemoine était un ami àrechercher, un ennemi bien fort à craindre.

Son équipement ressemblait à celui deWaltermyer : seulement il était moins coquet.

– Oui, reprit Morse, j’ai entendu parlerde vous, je m’en souviens maintenant ; je m’attendais à voustrouver aux environs du lac Salé ; mon intention était de vousdemander si vous pourriez me servir de guide jusqu’à la valléeWalla-Walla.

– Ce n’est pas difficile, étranger,répondit le trappeur avec un gros rire ; je vous conduiraispartout par là, les yeux fermés.

– Très bien ! je vous crois, et nousreparlerons de cela plus tard. D’abord permettez que je vousdemande ce que vous venez faire ici.

– Je promène mon cheval ! mon bon,robuste et léger cheval sur jambes d’acier. Ah ! étranger, cen’est point un de vous mustangs (petits chevaux sauvages) ;c’est une bête pur sang, qui vaut son poids de diamant.

– Je le sais ; mais parlons de vosaffaires : d’après ce que je sais, cette route ne vous est pashabituelle.

– Je ne dis pas non ; quelquescamarades de cet enfant du diable, Brigham Young, m’ont émoustilléau sujet d’une centaine de têtes… Je ne suis pas homme à jouer cejeu-là ; je vous le dis.

– Cent têtes ! qu’est-ce que celasignifie ?

– Ha ! ha ! on voit que vousvenez de l’Est. Des têtes !… de bétail : entendons-nous.Mais ils n’ont pu réussir à me les voler, car ils savent que macarabine a une façon toute particulière de dire son mot, quand onoublie de payer ce qu’on achète.

– Je comprends, et maintenant,écoutez-moi : ma fille est allée, ce matin, de bonne heure, sepromener dans les environs du camp ; j’ai des craintes.

– Lemoine, interrompit rudementWaltermyer en fronçant le sourcil, vous souvenez-vous de cescoquins rouges que nous avons vus sur la prairie, où ils firentsemblant de poursuivre des chevaux sauvages ? Je vous le dis,c’étaient des gredins occupés à faire le guet autour desvoyageurs ; ils ont enlevé la jeune fille. Quelle directionavait-elle prise, étranger ?

– Par là, derrière ce bosquet.

– Les chenapans étaient embusqués là pourfaire un mauvais coup ! Ils l’ont enlevée, je parierais douzebelles peaux de biches. Lemoine ! partez avec celui qui l’aaperçue en dernier lieu ; – c’est vous l’homme ? – etvoyez si vous pourrez trouver la piste.

Quand le Français fut parti avec AbelCummings, il continua :

– Ce gaillard-là est un vrai limier, il al’oreille fine comme un daim, il est plus rusé qu’un renard,fiez-vous à lui.

Tout en parlant, il débarrassait son cheval dela selle, de la bride, et le laissait libre de brouter à son aisel’herbe fine et parfumée.

Au bout d’une demi-heure, que l’attente fitparaître plus longue qu’un siècle, les deux chercheursreparurent.

– Eh bien ! Lemoine ?

– La fille a été enlevée, c’estformel ; par un Indien, j’en suis sûr. Il y a une autre tracede mocassins, mais plus petite, il y avait aussi là unesquaw (femme indienne). J’ose dire que les deux femmes ontparlé ensemble, puis elles se sont quittées, à ce moment quelqu’unde ces fils du diable qui guettait a fondu sur elle, l’a emportéejusqu’à l’embuscade où l’attendaient ses compagnons ; ensuiteil a jeté la jeune fille en travers sur la selle et tous se sontsauvés comme de noirs larrons.

– Si vous le dites, c’est vrai, je vouscrois.

– Nous avons vu passer une bande dechevaux sauvages, dit Mores, mais ils n’avaient pas decavalière.

– Voue parlez comme un enfant, pauvrehomme, dit Waltermyer d’un ton de professeur, comme un nourrissonqui ne connaît pas la prairie. Il y avait un Indien sur chaquecheval ; mais, caché derrière sa monture, chaque scélérat setenait suspendu à la selle par un pied ; ils ont emporté lajeune fille à deux, la tenant suspendue entre les chevaux. C’estune vieille ruse qui ne me trompe pas, moi. Mais par où ont-ilspassé, ces loups endiablés avides de chair fraîche ? – Ils sedirigeaient vers l’ouest ? Alors ils ont traversé la passe duSud. Je me creuse la tête pour deviner le motif qui les a poussés àenlever un aussi médiocre gibier qu’une fille.

Personne ne trouva de réponse. Après quelquessecondes de réflexion, Lemoine se pencha vers son oreille etmurmura ces seuls mots :

– Les Mormons.

– Tout juste ! l’ami, tout juste,mille chevrotines ! étranger, vous avez passé par le chemindes Laramis ?

– Oui, nous y sommes restés plusieursjours.

– Il y avait là des sectateurs dusaint prophète, comme ils appellent leur infernal coquin dechef ?

– Oui, un grand nombre. Nous les y avonslaissés.

– Et ils ont vu votre fille ?

– Tous les jours. Plusieurs d’entre euxnous ont rendu visite ; il y en avait un, surtout, quiparaissait fort empressé de causer avec nous.

– Quelle espèce d’hommeétait-ce ?

– Gros et grand ; ayant une bonnefigure et un certain air gentleman.

– Cheveux noirs et luisants, doux commela soie ; une cicatrice à la joue ?

– Précisément ; je m’en souvienstrès bien.

– Je le connais, étranger.

– Vous ?… cela n’est pasimpossible.

– Je veux que ma carabine se change enquenouille si jamais un plus satané gredin a déshonoré le nomd’homme. C’est le vice incarné ; c’est le plus vil etaudacieux coquin qui existe… Si vous voulez retrouver votre fille,allez la chercher dans le nid de ce serpent ; à la cité du lacSalé.

– Dieu l’en préserve ! la mortserait un bonheur…

– Je dis comme vous, étranger. Et si voussaviez tout ce que je sais… le sang jaillirait de votre cœur.

– Oh ! Waltermyer ! que fairepour la sauver ? Elle est mon seul enfant, mon unique bien…Venez en aide à un pauvre père. Aidez-moi, Waltermyer !sauvons-la et tout ce que je possède est à vous.

L’honnête trappeur étendit sa large mainbronzée.

– J’irai avec vous, étranger. Voilà mamain, la main d’un homme loyal et qui n’a pas peur. Quant àl’argent ce n’est pas la peine d’en parler ; je n’ai jamaisfait payer une bonne action. Kirk Waltermyer n’est pas un Indienmendiant ou un marchand de chair humaine. Quand le moment seravenu, je n’accepterai qu’une seule récompense, pauvre vieux père…une cordiale poignée de main.

– Que Dieu vous bénisse, bravecœur ! mais hâtons-nous ! cette angoisse est au-dessus demes forces.

– Nous allons partir, à moins que vousn’ayez quelque meilleur avis. Mais non ! ici disparaîtl’orgueil de la civilisation : vous autres, hommes des villes,cramponnés à vos prisons de pierre, acharnés et habiles à une seulechose – vous vendre et vous acheter comme des chevaux, – vousn’entendez rien à la vie du désert, vos cœurs ne sont pas simpleset droits… Mais ne perdons pas notre temps en paroles. Que six devos meilleurs cavaliers montent vos plus rapides chevaux, et mesuivent bien armés. Vous, Lemoine, restez avec le convoi etconduisez-le jusqu’au Fort Bridger ; vous attendrez là de mesnouvelles, d’une heure à l’autre il pourra vous en arriver.Courage ! vieux père ! Waltermyer vous fera revoir votrefille, ou bien il ne restera plus dans le lac Salé assez d’eau pournoyer Brigham Young.

Aussitôt, sans dire un mot de plus, lechasseur harnacha son cheval et se mit en selle avec toute la grâceet la légèreté d’un Arapahoë, – ces centaures du désert.

Puis on se mit en campagne, et l’on marchalongtemps en silence, chacun rêvant à cette étrange et malheureuseaventure.

Chapitre 3L’apôtre

 

Les disciples de Joseph Smith, – quis’intitulait le martyr du fanatisme, – après avoir vu la ruine deleur établissement dans l’Illinois, se dirigeaient, comme jadis lepeuple israélite, à travers la solitude, vers le lac Salé.

Pendant la nuit qui a marqué le début de notrerécit, ils avaient établi leurs tentes sur les rives gazonnées dela rivière Swec-Water (d’eau douce).

Avant d’arriver à Indépendance Rock – montagnetaillée à pic, carrée et crénelée comme un vieux château fort, –ils avaient à franchir la « Porte du Diable » ; cenom était singulièrement choisi, la passe (passage) qu’ildésignait menait à la Vallée des Saints. Celui qui avait ainsidénommé ces lieux avait-il été animé d’un instinctprophétique ? Avait-il prévu l’arrivée des visionnaires dontnous parlons ?…

Il y avait quelque chose d’attrayant et depatriarcal dans l’aspect de cette foule qui marchait au hasard, àla suite du maître, et plantait naïvement ses tentes dans ledésert, sans un regret pour le passé, sans une crainte pourl’avenir. Le soleil dorait de ses derniers rayons les toitsflottants des cabanes improvisées ; chacun s’agitait pourterminer les préparatifs du campement nocturne ; les jeunesfilles chantaient en trayant les vaches ; les petits enfantsbabillaient ; la jeunesse alerte échangeait de joyeux éclatsde rire. Pendant ce temps, les mères de famille préparaient leslits, les mets pour le repas du soir ; les hommes allumaientde grands feux avec des broussailles butinées çà et là. D’autresrangeaient en cercle les lourds wagons destinés à servir deremparts soit contre l’assaut des malfaiteurs indiens, soit contrel’assaut des tempêtes.

L’air était doux, les nuages gris et rosescouraient dans le ciel, se confondant, au bout de l’horizon, avecles vapeurs du soir qui s’exhalait du sol humide et se condensaienten brume violacée.

Et au milieu de cette splendide nature qui,partout proclamant le divin Créateur, faisaient monter vers lui lasublime harmonie de ses voix innombrables… au sein du désert où lamain seule de Dieu soutenait tant de frêles existences, il y avaitun peuple qui s’épuisait à se fabriquer un veau d’or, pour n’adorerque lui !

Il faut le dire, parmi cette multitude erranteil y avait plus d’aveugles que de clairvoyants, plus de sots que deméchants, plus de trompés que de trompeurs. Un seul homme avaitété, pour tous ces esprits simples et crédules, le démon tentateur,le serpent fallacieux qui les avait entraîné. Il avait séduit lafoule ignorante par des promesses magiques, par des tableauxséduisants ; il lui avait promis un nouvel Éden. Pour toutesses dupes il était le PROPHÈTE : quand il avait parlé toutétait dit.

Au fond, ce n’était qu’un intrigant habile, unscélérat de génie, possédant à fond l’art d’exploiter les massespopulaires, se servant de tout pour arriver à ses fins, et sachantparfaitement s’enrichir des dépouilles de son peuple.

Il avait, comme on dit au théâtre, le physiquede son emploi ; une figure régulière et expressive, des traitsfins, la parole insinuante, une éloquence superficielle maisentraînante, un orgueil et un égoïsme infinis, une persévérance etune audace infernales, doublées d’une hypocrisie plus infernaleencore.

C’était l’ange du mal avec ses beautés et sesscélératesses.

Quand les dernières lueurs des foyersdevinrent chancelantes, quand l’heure du sommeil approcha, leprophète entonna d’une voix vibrante le cantique du soir ; latribu tout entière lui répondit aussitôt, et pendant plusieursminutes, les roches sonores du voisinage répétèrent cette graveharmonie, nouvelle sans doute pour le désert.

Puis les feux s’éteignirent, la foules’endormit, tout devint muet et immobile dans le camp :quelques sentinelles, debout aux extrémités de l’enceinte, sedétachaient en noir sur le fond gris et vague de l’horizon.

Mais Thomas Elein – c’était le nom vulgaire duProphète – ne se sentait aucune propension au sommeil ; ilavait soigneusement fait installer sa tente, à l’écart, sur le borddu camp, de façon à pouvoir sortir de l’enceinte sans êtreobservé.

Il se tint debout quelques instants sur saporte dans une attitude mystérieuse et réfléchie. Sesfidèles se seraient étrangement trompés s’ils eussentpensé qu’il roulait en son âme de pieuses aspirations, ou desprojets mystiques. Il songeait à ses affaires, rien de plus.

– Oui, murmurait-il entre ses lèvrespincées ; oui ! mon plan réussira comme un charme. Jen’ai jamais plié devant aucun être humain ; mon sort va sedécider. – Ah ! qu’est-ce que j’entends ? – Mais non, cene peut être encore le bruit, le signal désiré par mesoreilles : c’est le refrain monotone à l’aide duquel lasentinelle charme ses longues heures de veille. Voici minuit, tousces imbéciles qui me croient sur parole dorment à poings fermés etrêvent sans doute à la vallée brillante dont je leur ai si souventparlé. Que vais-je en faire maintenant ? oh ! je leurtrouverai bien quelque nouvelle fable : et ils me croirontencore !… et ils me confieront toujours leur fortune !…certes, je serais bien sot de ne pas précieusement entretenir cettepoule aux œufs d’or.

Sur ce propos, notre homme passa à sa ceintureune paire de pistolets et un couteau de chasse, puis il s’éloignade sa tente avec des précautions de chat. Circulant adroitementderrière les wagons, il parvint à gagner le bois sans êtreaperçu.

– Ces sentinelles sont de vraiesmomies ; je leur administrerai demain matin une leçon dontelles se souviendront ! pour ce soir je ne m’en plainspas…

Le contact soudain d’une main sur son épauleinterrompit son monologue ; une voix sourde murmura à sonoreille :

– Le chef pâle n’observe pas bien lesétoiles.

– Ah ! c’est vous,Aigle-Noir ?

– L’homme rouge a attendu : lorsquela lune se levait derrière les arbres, il était là ; voicilongtemps qu’il s’ennuie, appuyé contre un arbre.

– Oui, je reconnaît que je suis un peu enretard : mais maintenant que me voilà, dites-moi si vous avezréussi ?

– La Face-Pâle a-t-elle oublié sespromesses ?

– Non, l’or est prêt ; vous serezpayé en temps utile.

Voyons, racontez-moi votre affaire.

– Celui qui veut saisir sa proie doit laguetter d’abord. Lorsque les faons s’éloignent de leur gîte, lesloups sont bientôt sur leur piste.

– Oui, oui ; dispensez-vous de meparler en paraboles.

– L’œil d’Aigle-Noir est aigu, son brasest fort, son cheval rapide.

– Que le ciel vous confonde avec voscirconlocutions indiennes ! Parlez-moi de la fille, hommerouge ! L’avez-vous ?

– Elle est ici, pleurant et redemandantle wigwam de sa tribu…

– Vous l’avez donc enlevée !

– Comme l’aigle des montagnes emporte lacolombe de la vallée.

– Alors, vous l’avez amenée ici ?Ici même ! Où est-elle ?

– La squaw pâle ne peut pas monter àcheval comme les enfants de la prairie ; elle est faible commeun agneau de deux jours, son cœur bat comme celui de l’oiseaufasciné par un serpent.

– Qu’est-ce que cela signifie ? ditimpérieusement Thomas Elein en fronçant le sourcil ; pourquoine pas l’avoir attachée sur un cheval et amenée ici, à touthasard ? Mon peuple en aurait pris soin comme…

– Comme le loup prend soin del’agneau ! Malgré l’audace et le cynisme dont il étaitcuirassé, Thomas baissa les yeux sous le regard étincelant que luilança le chef sauvage.

– Peuh ! ça arrive quelquefois,répondit-il en déguisant son embarras sous un déplaisantsourire ; enfin, où est cette fille ?

– Dans le camp des Sioux.

– Il faut que je la voiesur-le-champ !

– Le chef pâle est peut-être comme unenfant, ou comme une femme qui oublie ses pensées du soir aulendemain, ou comme un serpent qui se donne lui-même lamort !…

– Non, non ! j’ai changé de planpour le moment. Vous dites qu’elle est en sûreté ?

– Comme un lièvre au gîte…

–… Ou plutôt… entre les griffes acérées d’unpiège. Et son père est-il sur la piste ? Sait-il qui l’aenlevée ?

– L’homme rouge marche dans l’eau ;le courant emporte sa trace.

– Faites-y bien attention, gardez-lacomme la prunelle de vos yeux, car elle est pour mon cœur la rosede Saaron et le lys de la vallée.

Le dépit de la passion irritée lui faisaitoublier sa vieille hypocrisie, le Prophète laissait percer l’hommegrossier et brutal.

– La tente de l’homme rouge est un asileaussi sûr que celle d’une Face-Pâle.

– Bien ! vous savez notre plan. Dansle défilé le plus sauvage du cañon (passage), aux Portes du Diable,je fondrai sur vous et la délivrerai ; elle serareconnaissante car un cœur est sensible et aimant, et… le tour serajoué ! Soyez bien exactement à votre poste.

À ces mots il tourna le dos à soncompagnon ; à peine avait-il fait deux pas qu’il revint à luipour faire une dernière recommandation, mais le sauvage avait déjàdisparu comme une ombre.

Thomas revint au camp, l’esprit agité de millepensées. Il n’avait guère confiance dans la fidélitéd’Aigle-Noir ; fourbe et imposteur lui-même, il le jugeaitd’après lui. Cette méfiance, assez fondée, le rendait inquietau-delà de toute expression.

Néanmoins il se faufila sans accident autravers des wagons, regagna sa tente et ne tarda pas à s’y endormirdu sommeil du juste. À le voir on aurait dit un prédestiné bercépar les anges, rêvant au septième ciel ; l’hypocrite jouait lacomédie jusque dans son sommeil.

L’Indien, après avoir mis en sûreté l’or deson infâme patron, se dirigea cauteleusement vers la rivière,plongea dans le courant, et après l’avoir suivi jusqu’au pied d’uneroche sombre qui surplombait sur l’eau, il gagna la rive, secouases vêtements mouillés, et s’enfonça dans le fourré.

Poussé par ses instincts sauvages, il avaitcombiné ses plans et en préparait l’exécution à sa manière. Gagnerla récompense promise et accomplir ses projets, tel était sondouble but. Thomas n’avait pas tort de mettre en doute sa bonnefoi.

Une heure plus tard, au moment où naissaientles premières lueurs de l’aurore, Aigle-Noir sortait de la forêt etrevenait au camp indien.

Chapitre 4Charles et Hélène

 

L’Amérique s’est transformée avec une tellerapidité, qu’on trouve aujourd’hui des palais et des villes dansles lieux où l’on ne voyait, il y a cinquante ans, que des cabanessauvages. Les forêts vierges ont disparu, leurs hôtes timides ontfui, les sentiers mystérieux n’ont plus d’ombre ; on voit àleur place des villas luxueuses, des jardins, des serres, desvolières, des oiseaux apprivoisés, des singes savants ; lerail-way a tué le sentier ; des domestiques en livrée prennentle thé en disant des insolences sur leurs maîtres, là où la squawindienne était l’esclave du guerrier, son seigneur et tyran.

Dans une de ces somptueuses demeures, vivaitla famille Saint-Clair, une des plus riches qui habitassent lesenvirons de Saint-Louis.

Un jeune homme de vingt-quatre ans, seulhéritier de ce nom, Charles Saint-Clair, demeurant avec sa mère,était possesseur de ce beau domaine. Ses goûts aristocratiquesétaient dignes de sa grande fortune ; chaque année ildépensait des sommes considérables à l’agrandissement de sespropriétés.

Son grand-père, Marius Saint-Clair, Françaisd’origine, avait fait partie de la grande compagnie de la Baied’Hudson formée pour le commerce des fourrures ; il y avaitréalisé des bénéfices énormes. Ainsi que la plupart de sesassociés, il avait épousé une fille des Dacotahs, tribuconsidérable qui s’intitulait Ochente Shacoan (nation duconseil aux sept feux), et que les trafiquants désignaient sous lenom de Sioux.

Marius Saint-Clair, une fois riche, décida safemme à abandonner les forêts, et vint à Saint-Louis pour y fairedonner à son fils unique une éducation soignée.

Peu de temps après ce retour à la viecivilisée, le père et la mère moururent. L’orphelin resta encoredeux ans au collège ; à peine en fut-il sorti qu’il rencontradans le monde une charmante jeune Française, fille d’un nobleémigré, dont les grâces ingénues étaient accompagnées de vertussolides.

Georges Saint-Clair devint éperdument amoureuxd’elle et, quoiqu’elle fût presque sans fortune, il l’épousa. Cetteunion, amenée par des circonstances tout à fait fortuites, fut plusheureuse que ne le sont d’ordinaire les mariagesd’inclination ; les deux jeunes époux se créèrent un vraiparadis terrestre, où bientôt la naissance d’un petit ange vintcompléter leur bonheur.

Quelques années s’écoulèrent ainsi, rapidescomme le sont les années heureuses ; tout souriait au couplefortuné, la vie n’avait pour eux que des roses, le ciel et la terreque des sourires.

Une nuit, l’ange noir de la mort s’abattit surcette maison fortunée ; en se réveillant la jeune femme trouvason mari glacé à côté d’elle : il avait été foudroyé par unecongestion cérébrale.

Restée seule avec son petit Charles, madameSaint-Clair se résigna noblement au veuvage, quoique jeune, jolie,et adorée de tout ce qui l’entourait. Tout en continuant lestraditions hospitalières et somptueuses de sa maison, elle sutéviter les écueils redoutables à sa position, et garder intact lepatrimoine d’honneur qu’elle réservait à son fils.

Après avoir été un gracieux baby, Charlesdevint un beau jeune homme, plein de grâce et de distinction. Dansson teint chaud et coloré, sa chevelure noire et soyeuse, ses yeuxd’aigle, sa démarche souple et libre, on retrouvait un refletcharmant de son origine indienne ; dans sa voix douce etvibrante, dans ses mains et ses pieds finement aristocratiques,dans son esprit fin et intelligent, on reconnaissait sa filiationfrançaise.

Il était d’ailleurs parfaitement élevé,gentleman dans toute l’acception du mot : hardi cavalier, beaudanseur, adroit à tous les exercices du corps, il possédait enoutre une instruction aussi solide que variée.

Il avait une délicatesse de sentiments, trèsrare chez les jeunes gens de son âge, surtout en la délicatematière d’amour. Pour lui, cette passion était une chose sacrée etsérieuse ; les femmes, à ses yeux, étaient des anges ;une promesse d’amour lui semblait plus inviolable qu’unserment.

Charles Saint-Clair était amoureux ;mieux que cela, il était fiancé.

Un soir, sa mère qui l’attendait sur sonbalcon tout enguirlandé de fleurs, le vit arriver de la ville augrand galop. Au pied du perron, il sauta impatiemment à terre,laissa tomber la bride de son cheval aux mains du domestique quil’attendait, et monta l’escalier sans avoir dit un mot.

En entendant ses pieds frapper, sur leurpassage, les moelleux tapis, sa mère reconnut bien vite qu’il étaitfortement ému.

Quand il ouvrit la porte du salon, madameSaint-Clair était assise près de la fenêtre sur un petit canapé envelours cramoisi ; le jeune homme s’arrêta un moment pouradresser un sourire à sa mère, – un rayon de soleil entre deuxnuages. Plus d’un peintre aurait ambitionné de reproduire cecharmant tableau d’intérieur ; la belle patricienne, toujoursjeune et belle, demi-noyée dans les fleurs et la verdure, disputantsans peine le prix de la grâce et de la beauté à deux exquisesstatues antiques placées sur le balcon derrière elle ;l’appartement riche en couleurs, doré par les plus chauds refletsdu soleil couchant ; et debout, au milieu de cette auréolelumineuse, le jeune homme redressant fièrement sa tête expressive,sa taille souple et élégante.

Après avoir réfléchi quelques instants,Charles ne trouva rien de mieux que ce mot, toujours le premierquand le cœur parle :

– Mère !

Elle tressaillit, laissa tomber son livre etappuya une main sur son cœur.

– Qu’y a-t-il, mon enfant ?

– Pouvez-vous m’entendre ? Ne vousai-je pas dérangée ?

– Nullement ! j’étais plongée dansla lecture… un peu dans les nuages… je vous remercie de me ramenerà la réalité.

Le jeune homme ramassa le volume, et sans ypenser, regarda le titre : c’était un ouvrage médical traitantdes maladies de cœur.

– Mon Dieu ! ma mère ! quelisez-vous là ?

– Oh ! rien, je ne sais… cela m’esttombé sous la main. Mais qu’avez-vous, Charles, vos yeux sontanimés !

– Vous trouvez, mère ? il y a dequoi, je viens vous annoncer que je ne me marierai jamais avecHélène Worthington.

– Enfant ! encore quelque querelled’amour ?

– Non ! non ! ce n’est pas ceque vous pensez, Hélène n’a pas de cœur, je ne veux plus penser àelle.

– Hélène, sans cœur ! cher enfant,vous la traitez bien sévèrement, il me semble.

– Je la traite comme elle le mérite,mère. Nos mutuels engagements sont pour elle comme une toiled’araignée qu’elle balaie d’un revers de main. Il n’y a pas uneheure que je l’ai vue dans la plus populeuse rue de Saint-Louis,suspendue au bras de ce misérable avorton, le jeune Houston.

– Oh ! ce n’est pas possible !elle n’est pas capable d’une telle inconvenance.

– Il y a mieux encore ! elle sebalançait amoureusement à son bras, vous dis-je, en chuchotant. –Oui mère, – en chuchotant intimement à son oreille.

Madame Saint-Clair parut surprise ; maiselle était trop sage et trop réservée pour s’abandonner à uneimpression prématurée. Après un moment de réflexion, elle dit à sonfils avec une grande douceur :

– Hélène est peut-être étourdie, monfils ; mais c’est une imperfection de jeunesse, elle n’a queseize ans. Je suis convaincue qu’elle vous aime.

– Elle aime la fortune et la position quenous pouvons lui donner.

– Je vous trouve sévère, Charles.

– Moi, sévère ? Une femme ne doitpas se jouer de l’amour d’un homme.

– C’est vrai, cher ; maisl’étourderie…

– Que répondrez-vous si je vous apprendsque, plusieurs fois déjà, je lui ai fait des observations à cesujet.

– Peut-être n’y avez-vous pas mis assezde ménagements ; on est quelquefois impérieux sans s’enapercevoir.

– Vous êtes bonne, trop bonne, ma mère.Ce que vous me dites là me consolerait si je n’avais pas lacertitude qu’Hélène cherche, de parti pris, à me décourager… si jen’avais pas vu clairement qu’elle se jette au bras de cet individupour m’éloigner.

– En est-il bien réellement ainsi,Charles ?

– Je ne me permettrais pas d’altérer lavérité. « Miss Worthington », annonça un valet dechambre. Dans l’ardeur de la conversation, la mère ni le filsn’avaient entendu approcher le domestique ; tous deuxtressaillirent lorsqu’il annonça précisément la personne dont ilsparlaient.

– Faites entrer, dit madame Saint-Clairen se redressant, et appuyant de nouveau la main sur son côté.

Le valet de chambre se retira ; aussitôton entendit une petite voix douce accompagnée du froufrou de lamousseline, qui s’écriait de l’escalier :

– Où êtes-vous, ma belle maman, est-celà ? Oh ! Charles, je n’espérais pas vous trouver ici,ajouta une belle jeune fille aux cheveux d’or en tournant vers luises yeux bleu-sombre ; attendez un moment, que j’embrassevotre mère.

Elle se jeta folâtrement à genoux devantmadame Saint-Clair, la prit dans ses bras, et présenta ses lèvresroses pour recevoir un baiser que lui donna gravement son amie.

– Et maintenant… continua-t-elle en serelevant et tendant à Charles sa petite main dégantée, toute tièdede sa prison parfumée… comment, vous ne me touchez pas lamain ?

Et elle la releva pour lisser les nattes de sacoiffure.

–… Elle n’est pas un papillon pour se poserdeux fois au même endroit ; n’y pensons plus.

Puis, avec un insouciant mouvement de tête,elle tira vers elle un coussin et s’assit aux pieds de madameSaint-Clair.

– Oh ! ma douce maman aux yeuxnoirs, combien le temps me durait de vous voir !murmura-t-elle d’une voix caressante.

– J’y suis toujours pour vous, Hélène,répondit froidement madame Saint-Clair.

– Mais j’ai eu tant à faire !Charles, vous avez l’air fâché ? que signifie toutceci ?

Elle lui tendit de nouveau la main en luiadressant un adorable regard dont l’inquiétude se déguisait malsous ses longs cils. Peu d’hommes auraient pu tenir rigueur à cetteaimable et gracieuse enfant.

Farouche et obstiné comme un amoureux, Charlesne répondit pas.

– Soyez gentil, Charles. Je songemaintenant que je ne vous avais pas vu depuis trois grands jours.Comment pouvez-vous me traiter ainsi ? insista-t-elle quelquepeu émue de cette froideur persistante.

– J’ai passé fort près de vous dans larue, il n’y a pas une heure, répondit Charles gravement. La jeunefille rougit.

– Vraiment ? je ne vous ai pasvu.

– C’est exact ; vous étiez tropoccupée.

– Où étais-je… oh ! cher, oui, jem’en souviens ; je causais avec M. Houston ; il meparlait de…

En rencontrant les grands yeux noirs deCharles qui semblaient la sonder jusqu’au fond de l’âme, elles’arrêta et une vive rougeur couvrit son visage, de la racine descheveux jusqu’à ses blanches épaules.

– Hélène, comment pouvez-vous fréquenterun aussi méchant homme ?

Le ton sérieux avec lequel Charles fit cettequestion annonçait clairement qu’il n’entendait pas raillerie surce point ; mais Hélène, au lieu de la vraie sagesse, écoutaitplutôt ses instincts de coquetterie et de malice.

– Un méchant homme ? parmi toutesmes connaissances, vous êtes le seul qui ne rendiez pas justice àce gentleman.

– Vous ne pouvez juger un semblablepersonnage. Une jeune fille telle que vous ne peut comprendrecela.

– Mais il est reçu partout.

– Excepté chez moi ; et j’ai debonnes raisons pour cela.

– Charles, je vois ce que c’est :vous êtes jaloux. Sur ce propos, l’étourdie frappa l’une contrel’autre ses mains comme un enfant, et avec un éclat de rire cachasa tête dans le sein de madame Saint-Clair.

– Non, Hélène, répondit le jeune homme,je ne suis point jaloux ; ce ne serait pas le sentiment d’unhomme honorable.

– Alors, soyez donc généreux, laissez cepauvre garçon pour ce qu’il vaut.

– Hélène, écoutez-moi.

– Je vous écoute, mais soyez bref :je crains singulièrement les gronderies.

– C’est une question sérieuse entre nous,et qui peut mener jusqu’à une rupture.

La jeune fille devint pourpre d’émotion, ellese leva, les yeux étincelants.

– Eh bien ! sir, que désirez-vous demoi ?

– Je vous prie de n’avoir plus aucuneespèce de rapport avec le jeune Houston.

– En vérité !

La voix d’Hélène prenait une intonationrailleuse, mal déguisée.

– Je désire que vous ne lui parliez plus,que vous ne vous promeniez plus avec lui.

–… Et que je me fasse ermite oureligieuse ! lequel préférez-vous ?

– Ni l’un ni l’autre. Vous savez quej’aime la société, et je me plais à vous dire que vous en êtes leplus gracieux ornement. Consentez donc librement, franchement à ceque je vous demande, et tout sera dit. Vous voyez ces salons ;que de fois vous y êtes-vous rencontrée avec l’élite de lagentry. Une fois marié, mes goûts ne changeront pas. Maisje ne voudrais pas qu’un homme dont j’ai mauvaise opinion devînt lefamilier de ma femme et mon hôte malgré moi ; ceci, je vousl’affirme.

– Vraiment ! vous commencez un peuvite à exercer votre censure sur moi et sur mes amis !

Il y eût dans la voix d’Hélène quelque chosequi choqua le jeune homme.

– La femme que j’épouse ne doit pas mêmeêtre soupçonnée d’avoir besoin d’un censeur, répondit-ilsèchement.

– Soupçonnée ! sir !soupçonnée !

– Comprenez-moi bien. Dieu me préserve devous inculper en rien. Je suis sûr, au contraire, que c’est votreinnocente candeur qui vous fait effleurer l’ombre du mal.

– Le mal ! ah sir ! ! Ellese redressa sur ses petits pieds, et lui fit face comme une bellefurie. La tempête de colère qui la bouleversait lui fit oubliertoute retenue, toute dissimulation ; en cet instant elleaurait mis en lambeaux l’œuvre de toute sa vie, tant elle étaitoutrée des vérités sévères qu’elle entendait… vérités biendifférentes des paroles mielleuses du perfide Houston.

– Vous vous méprenez sur mes paroles, ditCharles peiné et surpris ; permettez-moi donc de m’expliquerentièrement. Ce Houston ne saurait être un cavalier convenable pouraucune femme, encore moins pour celle qui doit devenir la maîtressede céans. Vous êtes jeune, vous ignorez ce qu’on dit partout de cethomme ; s’il en était autrement, vous ne persisteriez pas danscette imprudence qui détruira votre bonheur et le mien.

La jeune fille devenait pâle de colèrecomprimée, tout en continuant de sourire.

– Je vous prie, Charles, de réserver cessermons jusqu’à ce que vous ayez le droit de me les imposer.

– Ce droit je ne l’aurai jamais, Hélène.Charles prononça ces mots d’une voix triste mais ferme.

– Dois-je comprendre que nos engagementssont rompus ?

Les lèvres d’Hélène étaient blêmes ettremblantes ; Charles était très pâle et glacé.

– J’aimerais mieux cela, dit-il, que devoir mon nom déshonoré. – Ma mère ! ma mère ! ne nousquittez pas !

Madame Saint-Clair paraissaitbouleversée ; un voile étrange obscurcissait ses yeux ;cette scène l’accablait. Elle implora son fils du regard.

– Je reviendrai à l’instant même,dit-elle, l’air de cette pièce est étouffé. Ne soyez pas trop rude,mon enfant… et vous, Hélène, rappelez-vous que je vous aimaisbien.

La jeune fille se tourna vers elle d’un airagressif, ses lèvres pincées furent sur le point de lancer quelqueréponse cruelle ; mais elle se contint, et madame Saint-Clairsortit du salon.

Charles, ému des recommandations de sa mère,la suivit des yeux avec tendresse, puis, revenant doucement à safiancée :

– Hélène, chère Hélène, lui dit-il, je nesuis pas méchant. Vous savez combien je vous aimais : vosdésirs auraient toujours été des ordres pour moi ; mais je nepuis oublier le respect que je me dois à moi-même.

– Ni moi non plus.

– Hélène, je vous en conjure,écoutez-moi.

– Je vous écoute, sir.

Ses petits pieds trépignant sur le tapis, sesmains crispées, ses lèvres pincées et sa respiration entrecoupéetémoignaient visiblement des dispositions dans lesquelles elleécoutait.

– Évitez cet homme, renvoyez-le hors devotre société, pour l’amour de moi, pour l’amour de ma noble mère,si délicate, si honorable, et qui mourrait si elle voyait passersur notre maison seulement un souffle de honte.

– Très bien, sir, je n’oublie point votremère. Elle était présente à mes pensées avant que nous fussionsfiancée.

– Très bien !

– Non ! non pas « trèsbien ! » De quoi m’accusez-vous ?

– Mais, je ne vous accuse pas, je vousdemande une grâce. Rompez d’aussi dangereuses relations.

– Et si je ne donnais pas satisfaction àvotre jalouse prétention ?

Il resta quelques secondes en silence, laregardant affectueusement avec ses grands yeux de velours sombrequi auraient été jusqu’à l’âme de toute autre femme. Enfin ilrépondit d’une voix brisée :

– Nous nous dirions adieu, Hélène.

– Eh ! bien soit ! dit-elle, larage dans le cœur et perdant toute retenue.

– Hélène, je vous supplie, soyez bonnepour ma mère ; elle vous aime comme une fille. Voyez, la voiciqui revient.

– Votre mère ! s’écria en ricanantla jolie mégère, qu’est-ce qu’elle est auprès d’HélèneWorthington… ? la mère d’un sang-mêlé !d’unIndien ! ! !

Madame Saint-Clair entendit cette amèreparole ; elle s’arrêta sur le seuil et d’une main se retint àla porte comme si elle eût été frappée au cœur.

La jeune fille se tourna vers elle et lui fitface insolemment. Mais à l’aspect de ce visage plus pâle que celuid’une morte, elle sentit sa fureur réduite au silence, etdescendant vivement l’escalier, elle quitta la maison en courant,éperdue, irritée contre elle-même et contre tout le monde.

Madame Saint-Clair était restée immobile,pouvant à peine se soutenir ; Charles la vit chanceler, etcourut à elle en s’écriant :

– Mère ! chèremère ! !

Elle s’affaissa sur le tapis, au moment où sonfils la retenait entre ses bras, et reposait sa tête vacillante sursa poitrine.

– Ma mère ! Cet appel filial nereçut pas de réponse : les yeux de la pauvre femme restaientfermés, une teinte bleuâtre noircit ses lèvres. Pendant la scènequi venait d’avoir lieu, elle avait senti son cœur gémir dans sapoitrine ; à la dernière insulte que la jeune insensée luiavait jetée à la face, son cœur s’était brisé en une palpitationcruelle et suprême : madame Saint-Clair était morte. Un longet sauvage délire s’empara du jeune homme, à la suite de cetteaffreuse catastrophe. Pendant plusieurs mois il fut entre la vie etla mort. Mais à l’âge où il était, la vie a de si profondes et sivivaces racines ! Charles Saint-Clair revint peu à peu desportes du tombeau ; sa santé se raffermit, son esprit retrouvason énergie première. Aux grâces juvéniles, à la fleur del’adolescence succédèrent la mâle beauté que donne la douleur et lamaturité précoce qui transforme l’enfant en homme. Rentré, à lalongue, en possession de cette sérénité triste, douce, qui est laconvalescence des grands chagrins, Charles Saint-Clair trouva bienindigne de lui ce monde civilisé qui n’avait su lui fournir quetraîtrise et déception. La maison maternelle, vide et solitaire,était pour lui un lieu sombre et désolé ; l’aspect de tousceux qui formaient jadis sa société lui était insupportable.

Un jour, on vit Charles Saint-Clair revêtu ducostume du désert, la carabine de son aïeul sur l’épaule, quitterles terres civilisées et marcher vers le lointainOuest.

Le sang indien s’était réveillé dans sesveines, Charles allait s’asseoir aux wigwams des Dacotahs sesancêtres.

Chapitre 5La prisonnière des Dacotahs

 

Les Dacotahs avaient établi leur camp sur larive gazonnée d’un affluent de la Plate. Ils avaient adroitementprofité de tous les accidents de terrain pour établir leurswigwams ; chaque bosquet avait été mis à contribution pourabriter une tente ou faciliter l’installation des ustensiles deménage.

Les feux du matin commençaient à s’allumer,les femmes s’occupaient de préparer la nourriture pendant que lesguerriers peints de couleurs éclatantes fumaient en silence dansune attitude contemplative.

Les enfants, demi-nus, se roulaient sur legazon, ou bien sautaient dans l’eau comme de petits phoques dansdes accès de gaieté sauvage.

Autour du camp, des chiens maigres affamésrongeaient les os abandonnés et volaient ce qu’ils pouvaient,poussant des glapissements aigus lorsqu’une correction inattenduevenait punir leurs méfaits.

Dans une enceinte soigneusement gardée, leschevaux broutaient l’herbe verdoyante ou les feuillesnaissantes.

Quelques sentinelles faisaient le guet,invisibles et silencieuses au pied d’un arbre noir dont les teintessombres s’harmonisaient avec celles de leur corps bronzé.

On pouvait voir, çà et là, traversant lesfourrés, des chasseurs qui rapportaient leur gibier, l’uniqueespoir des festins de la journée.

Les cabanes formaient un grand cercle aucentre duquel s’élevait une tente plus élevée et plus ornée quicommandait non seulement le camp mais les environs. Cette tente,décorée richement, était couverte de peaux de buffles peintes quidescendaient jusqu’à terre. Tout autour de cette tente régnaientl’ombre et le silence ; aucun mouvement, aucun bruitn’annonçait qu’elle fût habitée ; aucune fumée n’ensortait ; nul enfant ne jouait autour ; nul sentier,même, ne se hasardait à y mener ; on aurait dit l’habitationde la mort.

L’Aigle-Noir, en revenant de son nocturnerendez-vous, ne rentra pas au camp avec sa pompe accoutumée ;il se glissa, au contraire, entre les tentes, comme s’il eût tenu àpasser inaperçu.

Effectivement, inquiet sur l’issue de lanégociation secrète qu’il venait de conclure, et où il devait jouerle rôle de traître, le chef dacotah cherchait à tenir cachées sesdémarches nocturnes. En outre, il ne savait où mettre l’or qu’ilavait reçu et qu’il ne voulait partager avec personne.

Son premier soin avait été de chercher quelquecachette impénétrable pour y déposer son trésor ; pour cela ilavait pensé à l’enfoncer dans la fente d’un rocher surplombant larivière dans le canon du Diable : le lieu ne lui avait pasparu assez sûr. Il avait ensuite songé à l’enfouir dans le lit dela rivière, mais craignant quelque accident imprévu, et ne pouvantse décider à se séparer de ses chères richesses, il les avaitgardées sur lui, et venait, farouchement, les cacher dans satente.

Entrant donc chez lui avec toutes sortes deprécautions sauvages, il s’assura hâtivement de n’être vu parpersonne, et creusa sous son lit un trou profond où il enfouit sonsac de dollars. Cela fait, il effaça méticuleusement jusqu’aumoindre vestige de sa cachette et sortit.

Sans parler à personne, il se dirigea vers latente dont nous avons dépeint l’aspect morne et solitaire, soulevaune des peaux qui cachait la porte et y entra brusquement.

Son arrivée fut saluée par un cri de terreurque poussa la malheureuse Esther Morse, prisonnière depuis laveille. Comme une gazelle surprise au gîte, elle s’élança jusqu’àl’extrémité la plus reculée du wigwam, et s’y tint blottie, toutetremblante, regardant le sauvage avec des yeux dilatés par laterreur.

L’Aigle-Noir jeta sur elle un regard detriomphe.

– La fille des Faces-Pâles a reçu lesourire du Manitou des songes ? Les flots d’un sommeil légeront bercé ses oreilles ? demanda-t-il en donnant à sa voixbasse et gutturale des intonations douces et caressantes.

– Pourquoi suis-je ici prisonnière ?dites-moi pourquoi l’on m’a si cruellement arraché à monpère ? s’écria-elle avec exaltation. Avez-vous bien eu le cœurde reconnaître ainsi ses bontés ?… Souvenez-vous deLaramie ! n’avons-nous pas été pour vous meilleurs que vospropres frères ?

– Face-Pâle, vos paroles charment lesoreilles d’Aigle-Noir comme le chant d’un oiseau printanier, soncœur les boit avidement comme la terre altérée boit une pluied’été. Parlez encore !

– Vous êtes un homme cruel et rusé, vouséludez ma question. Dites-moi, dites-moi, je vous en supplie, dansquel but j’ai été enlevée, emprisonnée ?… Voulez-vous del’or ? mon père, pour me revoir, en remplira vos mains.

– La poudre jaune du vieux chef desVisages-Pâles sera tôt ou tard entassée dans les wigwams desDacotahs.

– Que voulez-vous dire, homme des bois,si toutefois vous êtes une créature humaine ; quelle terriblesignification ont vos paroles ?

– Les Dacotahs sont maîtres de laprairie ! Quand le mocassin de leur ennemi a laissé une tracedans leur sentier, les guerriers rouges prennent leur vol comme desoiseaux de proie. L’étranger leur a dérobé leurs terres, leurschasses, leurs pêches ; le daim et le buffle ont fui bienloin, effrayés par le tonnerre et l’éclair de ses armes. L’hommerouge a faim, l’ennemi est dans l’abondance. L’homme rouge poursuiten vain les chevaux sauvages, l’ennemi en possède par troupeaux.Les enfants de l’homme rouge pleurent pour avoir du lait, ceux del’ennemi en ont à répandre par terre.

– C’est pourquoi, après avoir bassementenlevé la fille, vous vous préparez à dépouiller le père ?

– Que la jeune femme au teint de neigeveuille prêter l’oreille. Les paroles du guerrier seront courtes.Sa langue n’est pas babillarde comme celle des enfants, ou celled’une vieille femme ayant compté cent hivers. – L’aigle desDacotahs a aperçu une jeune colombe dans sa vallée, il a fondu surelle, et l’a emportée au vol de ses fortes ailes, jusqu’à sonnid ; elle pleure maintenant et se couvre la figure de sesmains.

– Mais, pourquoi avez-vous agi ainsi,puisque ce n’est pas de l’or que vous voulez !

– Lorsqu’un doux regard du soleil pénètredans le wigwam des Visages-Pâles, cherchent-ils à le chasser ?Lorsqu’un sourire du ciel bleu passe au travers des nuages sombres,les Visages-Pâles tendent-ils un voile pour ne pasl’apercevoir ? l’homme rouge n’est pas fou : il a desyeux et sait voir.

– Pourquoi parlez-vous en énigmes ?faites-vous donc comprendre si vous voulez que je réponde.

– La fille du chef aux longues carabinesviendra habiter le wigwam d’Aigle-Noir. Depuis qu’il l’a vue, soncœur est dégoûté des bruns visages de sa tribu. Quand il reviendrad’une longue piste, les pieds meurtris, les membres fatigués, laprésence de la jeune femme au blanc visage réjouira leguerrier.

– Je ne vous comprends pas encore ;vos paroles sont aussi mystérieuses que vos actions sont cruelles,répondit Esther dont le visage devint d’une pâleur mortelle.

– Aigle-Noir voudrait avoir pour femmeune Face-Pâle qui apprêtera ses repas et lui tressera un manteauavec ses chevelures scalpées.

– Moi ! votrefemme ! ! ! Ciel miséricordieux ! vous n’ysongez pas ?

– La langue de la fille pâle estdouce ; sa chevelure ressemble aux filaments soyeux du maïsbrunis par la lune des feuilles tombantes. Elle est dans le droitchemin ; sa maison sera celle de l’homme rouge ;Aigle-Noir a dit.

– Jamais ! je mourraiplutôt !

– L’esprit aux ailes noires qui plane surla rivière sombre ne vient pas toutes les fois qu’on l’appelle.Pendant bien des années encore, la femme d’Aigle-Noir promèneradans la prairie son léger mocassin.

– Votre femme, c’est le Faucon-Blanc.

– Waupee sera la servante de la nouvellefemme. Elle est sortie du cœur du guerrier.

– Oh ! mon Dieu ! tous les mauxplutôt qu’un tel sort ! juste ciel… suis-je donc réservée àcet affreux malheur ?

– La colombe frappe vainement sa poitrineaux barreaux de sa cage ; elle roucoule, et son chant sert designal à son compagnon, alors son aile frémissante le ramène verselle.

– Moi ! votre femme !moi ! habiter votre wigwam ! ! écoutez-moi, monstresauvage ! plutôt que de subir de tels outrages, je me jetteraidans un précipice et mon corps se brisera en atomes sur lesrochers ; je me précipiterai dans la rivière… je me déchireraide mes propres mains ! !… mon Dieu, mon Dieu !pardonnez-moi ces funestes paroles.

Sans daigner répondre à ces douloureusesexclamations qu’il n’avait pas même écoutées, l’Indien fit entendreun sifflement long et aigu. Sur le champ la malheureuse délaissée,Waupee entra tremblante, en proie à une mortelle terreur. Sonmaître lui donna, en langue indienne, des ordres qu’Esther ne putcomprendre. Sans avoir levé les yeux, Waupee disparut.

– Que la fille des hommes blancs seprépare, la médecine (corporation savante et religieuse) de latribu dispose tout pour un mariage chez les Dacotahs. Les femmesamassent des fleurs, les guerriers prennent leurs plus beauxvêtements. L’heure approche ; le wigwam des Sachems ouvrira saporte à la nouvelle mariée.

– Oh ! méchant homme ! votrecœur ne connaît donc ni la pitié, ni la crainte ? Unsifflement – un signal apparemment – retentit au dehors ;aussitôt l’Indien parut troublé, et sans répondre, s’élança hors duwigwam. Au même instant une forme humaine entra par le côtéopposé.

– Waupee ! s’écria Esther en sejetant à ses pieds ; sauvez-moi ! souvenez-vous de monpère !… Pour l’amour du ciel, sauvez-moi !

La jeune Indienne posa silencieusement sondoigt sur la bouche, et embrassa la robe d’Esther. D’un mouvementrapide, elle tira de ses vêtements un couteau long et effiléqu’elle remit aux mains de la prisonnière, puis disparutsoudainement.

– Ah ! merci, Waupee ! murmuraEsther, le cœur gonflé ; j’en ferai usage !merci !

En entendant des pas approcher, elle cachapromptement le couteau dans son sein, recula jusqu’au fond de latente, et s’y tint immobile et froide, attendant le momentsuprême.

C’était seulement une jeune fille dacotahapportant de la nourriture. Dans son désespoir, Esther essaya de laquestionner ; mais l’enfant demeura immobile et muette devantelle, les yeux baissés vers la terre.

Elle déposa sur une natte, au milieu duwigwam, du grain grossièrement apprêté dans un plat d’écorce debouleau, et s’en alla sans avoir prononcé une parole. Tourmentéed’horribles craintes, Esther n’osa toucher à ce qu’on venait de luiapporter ; elle tira son couteau et le serra dans sa main,toute prête à s’en servir pour se défendre, ou se tuer !

– Et pourquoi n’en ferais-je pas usage,de suite, avant que personne ne vienne ? se demanda-t-elleavec un sombre désespoir ; quelques gouttes de mon sangjailliront et je serai sauvée… oh ! mais… que deviendra monâme, en ces régions sombres et inconnues de la mort ? mon âme,que le Seigneur n’aura pas appelée à lui ?… Non, je necommettrai pas un crime, même pour me soustraire à cette terriblesituation ; je remets entre vos mains, mon Dieu ! cetteexistence que vous m’ordonnez de conserver.

Le contact d’une main légère la fittressaillir ; elle cacha son couteau, Waupee était auprèsd’elle.

– Que la fille des Faces-Pâles serassure. Aigle-Noir est à la poursuite des ennemis ; un grandtourbillon de poussière est apparu dans le lointain ; lesguerriers sont partis en armes. Mangez en paix ; il nereviendra qu’après le soleil couché.

Le courage revint un peu à la pauvre Esther,elle se jeta au cou de la jeune Indienne et la dévora de baisers enversant un torrent de larmes.

Une heure après, montée sur un chevaldemi-privé, ayant deux guerriers rouges à ses cotés, elle galopaitrapidement vers le cañon plein de rochers, connu sous le nom depassage du Sud.

Chapitre 6L’eau !

 

Penché sur la longue crinière de son rapidecheval, Waltermyer dévorait l’espace, suivi du père désolé, et dequelques braves compagnons. Chacun courait en silence, sansrespirer, l’œil au guet, l’oreille tendue. Toute la troupe savaitqu’une minute perdue serait un malheur irréparable.

Mais on restait indécis sur la direction àprendre. Miles Morse qui suivait à grand-peine l’allure impétueusedu trappeur, lui fit part de ses incertitudes.

– Ah ! je le sais bien, mon chemin,répondit-il brusquement en galopant toujours ; comprenez-vous,je vois la piste dans l’air, dans les feuillages, dans les brinsd’herbes ; c’est là ma vraie chasse, à moi ! elle vautbien celle du daim ou de l’antilope ou du buffle ; le bruitdes quatre pieds de mon bon cheval sur la terre sonore, me réjouitcomme le son du cor ou les aboiements d’une meute ; jesens l’Indien partout où il a passé.

Et ils continuèrent encore pendant plusieursminutes leur course effrénée. Arrivé au sommet d’une éminence d’oùil pouvait découvrir la plaine environnante, Waltermyer arrêta toutà coup son cheval :

– Étranger, vous avez dit que la jeunefile est jolie ?

– Mieux que cela ! on la trouvebelle.

– Oui ? et le Mormon Thomas, l’at-il vue ?

– Oui ; je me rappelle ce nom.

– Ah ! c’est bien cela ! KirkWaltermyer n’est pas un fou, mille carabines ! quand il voitune antilope errer dans la prairie, il sait de quels buissons vontsortir les coyotes (loups) pour se lancer à sa poursuite.

– Dites-moi ! nous perdons dutemps.

– Il vaut mieux laisser respirer ici noschevaux, que de les voir sans haleine lorsqu’il s’agira de faireune poursuite à fond de train. Vous disiez donc que la jeune filleétait jolie ?…

La naïve insistance de Waltermyer sur cettequestion n’avait rien d’extraordinaire. Perdu dans les déserts etles solitudes sauvages, depuis son enfance, il avait vécu seul etsans autre passion que celle de la chasse ; son long fusil,son couteau, son cheval, formaient toute sa famille ; son cœurn’avait jamais battu qu’à l’aspect d’un troupeau de bufflesarrivant à portée du fusil, ou du sauvage armé en guerre ;l’air, le soleil, le ciel bleu, la solitude avaient été ses seulesamours.

Il se souvenait parfois d’avoir vu, dans sonenfance, de belles femmes, de fraîches et de délicates jeunesfilles ; mais tout cela était pour lui comme un rêve. Lesfemmes indiennes ou les échappées de la civilisationrôdant sur les frontières, ne l’avaient jamais préoccupé. Pour lui,une femme était comme un objet de luxe, spécial à lacivilisation ; ou une fleur rare, inaccessible aux mains rudesdu vulgaire ; ou bien encore un fragment d’étoile tombé sur laterre. – Tout trappeur est moitié poète, moitié illuminé ; lavie sauvage prédestine aux visions.

– Ah ! oui ! elle estjolie !… répéta Waltermyer après une pause. Bah ! cen’est pas un oiseau, elle n’a pu franchir au vol toute la prairiejusqu’au lac salé, sans laisser de traces. Certes, je donneraisbien cinquante chevrotines ou même cent têtes de bétail pour avoirété plus tôt sur sa piste. – C’est dommage que mon cheval n’avaitpas son pareil, étranger, sans quoi nous serions aux portes dudiable avant l’aurore de demain. Mais non, il n’y a pas moyen. – Jene connais qu’un quadrupède, de ce côté de la rivière, qui puisselutter avec le mien toute une journée. Un maître cheval !étranger. Il m’a sauvé la vie plus d’une fois lorsque les diablesrouges étaient à mes trousses, vingt contre un au moins, avec leurscouteaux altérés de sang. Mais Kirk Waltermyer n’avait qu’à parler,lui et son cheval n’apparaissaient plus que comme une raie noiresillonnant la prairie. J’ai eu plus d’un cheval en ma vie, celui-làétait le seul…

– Regardez ! qu’aperçoit-onlà-bas ? interrompit le père impatient.

– Oui, je vois, répondit le trappeur ense haussant sur ses étriers.

– Qu’est-ce que c’est ? Les Indienspeut-être ?

– Aussi sûr que vous êtes ici, mais ilsne viennent pas par ici ; vos hommes sons-ils des braves,prêts à bien faire ?

– À force égale, ils ne craignentpersonne. Pourquoi cette question ?

– Parce que s’ils ne sont pas vraimenthardis, il ne restera pas de toute la troupe un sabot de cheval.Les démons rouges se doutent bien que nous cherchons la jeunefille ; ils nous tendront des embuscades.

– Alors, que faire ?

– Que faire ?… répondit d’une voixtonnante l’homme des frontières en se dressant sur sa selle. Vouspouvez tourner bride et mettre votre suite en sûreté, comme il vousplaira ; Kirk Waltermyer ne laissera pas la piste de la jeunefille.

– Ni moi non plus, trappeur ! Pourqui me prenez-vous ?

– Que vos hommes s’en aillent s’ils ontpeur. Votre main, si elle est ferme ; votre œil, s’il estjuste ; voilà tout ce que je demande : sinon, laissez-moitout seul.

– Vous pensez que nous serions assezlâches pour vous abandonner à un tel péril !

– Péril… péril… je n’ai vécu que de celadepuis que je parcours le désert : étranger, je suis un hommegrossier et qui ne connaît pas grand-chose aux livres imprimés,mais je sais que je porte ma vie dans ma main ; je sais,aussi, que celui qui est tout-puissant songe au pauvre coureur debois, autant qu’aux gens riches des villes.

– Certainement ! Dieu n’oublie aucunde ses enfants.

– Étranger, il ne faut pas perdre notretemps en paroles. Je vois là-bas tournoyer une fourmilière dePeaux-Rouges. Ils croient déjà tenir vos dépouilles ; mais sivos hommes valent seulement la moitié de ce que vaut mon amiLemoine, nous culbuterons tous ces gredins-là qui se sauveront,hurlant comme des loups.

– Eh bien ! marchons. Troupeaux,wagons, fortune, tout cela n’est rien en comparaison de ma fillechérie.

– Vous avez bien raison ; tous lestroupeaux de la prairie ne valent pas une boucle de ses cheveux. –Voyez-vous là-bas ce grand arbre ?

– Oui ; il est bien loin.

– À quarante milles, vol d’abeille ;si nous n’y sommes pas avant que la lune se lève, nos chevaux sontperdus, et la jeune fille aussi.

– Marchons donc vite ! c’est unelongue course ; nos chevaux ne sont pas frais et voici bientôtmidi.

– C’est vrai ; le soleil va tombersur nous d’aplomb sans faire ombre. Si, au moins, vos chevauxétaient nés dans la prairie, ils supporteraient peut-être unejournée de marche sans boire.

– Que voulez-vous dire ? Il n’y adonc pas d’eau.

– Pas une goutte d’ici à cet arbre.

– Ah ! peut-être pas un seul de noschevaux ne traversera cette épreuve : c’est égal, enroute !

– Vos hommes sont-ils prêts ? jedonnerais un sac de chevrotines pour être là-bas. Ah !ah ! c’est là que les carabines parleraient ! Chaque coupabattrait un diable rouge, pour peu que vos compagnons connaissentle maniement d’un fusil. – Mais… par le ciel ! ils ont enlevéle bétail ? Non, c’est une nichée de ces reptiles quifourmille là-bas au soleil, comme une bande de coyotes… – Oui, ilstraversent la prairie, et s’en vont. Notre affaire devient bonne,étranger, quoiqu’il y ait encore bien à faire ; mais le cielest avec les braves gens… – Ah ! plus d’un cheval sera abattu,plus d’une chevelure scalpée, par ces infernaux coquins, pourvenger cette journée ; s’ils ont vu passer Lemoine, il peutêtre dangereux à Kirk Waltermyer de passer par là.

– Vous, et pourquoi ?

– Ils savent bien, les gueux, que c’estmoi qui dérange leurs petites affaires, et comme le Français etmoi, nous sommes toujours ensemble, ils chercheront à me jouer unmauvais tour. Mais je m’en moque, la balle qui doit me trouer lapoitrine n’est pas encore fondue. Et maintenant, étranger, partonssi vous voulez tirer d’affaire notre petite troupe, d’abord, votrefille ensuite.

Toute la bande se mit en route.

Les heures s’écoulèrent, brûlantes etpénibles ; les hardis aventuriers, demi-perdus dans cet océande hautes herbes, se serraient les uns contre les autres, etcouraient silencieux mais intrépides, haletants mais infatigables,sans crainte, sans faiblesse, car le désir du succès les animaitjusqu’au délire.

Bientôt Waltermyer s’aperçut qu’il avait prissur ses compagnons une avance considérable ; leurs chevauxépuisés ne pouvaient tenir pied au sien. Il s’arrêta au milieud’une touffe immense d’herbes gigantesques, dont les tigesverdoyantes pouvaient procurer sinon de l’ombre, du moins un peu defraîcheur aux malheureux quadrupèdes.

– Nous ne pourrons jamais soutenir cetrain-là, cria Miles Morse arrivant à grand-peine ; ce sera lamort des chevaux et des hommes. Nos montures ne seront pas capablesde marcher ainsi pendant une demi-heure seulement ; il nousfaudra aller à pied bientôt.

En effet, les pauvres bêtes respiraient àpeine, tremblaient de tous leurs membres, et ruisselaient desueur.

– Je le sais, étranger, c’est pitié desurmener ces nobles animaux ; je n’en ai assurément pasl’habitude ; mais quand il s’agit d’une existence, d’uneprécieuse existence humaine, il n’y a pas lieu de s’apitoyer sur uncheval. Nous avons encore vingt bons milles à faire avant d’arriverà cet arbre, si nous ne nous arrangeons pas de manière à lesexpédier, tout le monde mourra ici de soif, bêtes et gens.

– Ainsi, notre seule chance de salut,c’est de pousser en avant.

– C’est aussi le seul espoir de sauvervotre fille ; il nous faut donc marcher, marcher encore, commeles loups noirs des montagnes lorsqu’ils veulent forcer le buffleou l’antilope.

Une singulière exaltation s’était emparé deWaltermyer ; l’idée de délivrer Esther, de l’arracher à unsort horrible, avait pris dans son esprit des proportionschevaleresque. Peut-être quelque souvenir lointain des fraîchesamitiés de sa jeunesse s’était réveillé dans son cœur, et lefaisait battre ; et, par-dessus tous les autres, un généreuxsentiment d’humanité le poussait en avant, eût-il dû traverser lefeu, et affronter mille morts pour accomplir ce devoir sacré.

– Oui, oui, murmura-t-il après une pause,laissons ces pauvres bêtes aller tout doucement. Vous ne pouvezrien demander de plus à des animaux qui ne sont pas nés dans laprairie. Si j’avais prévu cette affaire, il y a un mois, je vousaurais trouvé des chevaux qui n’auraient pas quitté le galop avantd’avoir mis le nez dans l’eau. Tout ceci n’est qu’un jeu pour lemien, pour les vôtres c’est la mort.

On se remit en marche, à petits pas ; lehardi pionnier marchant en tête, et s’arrêtant de temps en tempspour ralentir sa noble et infatigable monture, qui rongeait sonfrein et ne demandait qu’à dévorer l’espace.

– Bien, bien ! murmurait-il, parlantà son cheval comme s’ils eussent été seuls ; bien !Blazing-Star (étoile brillante – nom motivé par une tacheblanche unique, sur son front) ; nous ne nous serions jamaisdoutés, n’est-ce pas, qu’il nous faudrait un jour trottiner àtravers la prairie comme à la suite d’un cortège funèbre. Ah !toute bête n’est pas bonne pour le désert ; il y a plus d’unde tes camarades dont les os blanchiront dans les herbes, aprèsavoir nourri les vautours.

Insensiblement, et sans même s’en apercevoir,il laissa aller les rênes, peu à peu son cheval impatient activason allure, et finit par prendre le galop. Le cavalier, rêveur, n’yprenait pas garde, et se laissait emporter avec cette rapidité quilui était habituelle.

Au bout d’un certain temps, revenu de sadistraction, il tressaillit en se trouvant seul ; retournantalors sur ses pas, il se rapprocha de ses compagnons, qui,échelonnés sur la triste et aride plaine, se traînaientlamentablement à sa suite.

Les chevaux, chancelant au travers des herbes,paraissaient noyés dans cet implacable océan de verdure. Lestouffes jaunes de graminées s’enlaçaient autour de leurs jambesraidies, ou balayaient avec un bruissement sinistre leurs flancstachetés d’écume ; à leurs yeux agrandis par la souffrance, àleurs naseaux enflammés, à leur respiration haletante, onreconnaissait un abattement cruel ; la soif, ce terrible fléaudu désert, les dévorait.

Leurs cavaliers brûlés par un soleil de feu,asphyxiés par la poussière ardente, souffraient les mêmes tortures,et se redisaient sombrement les uns aux autres :

– L’eau ! où donc estl’eau ?

– Waltermyer ! trouverons-nous del’eau ? demanda Miles Morse d’une voix de fantôme, pouvant àpeine se frayer un passage à travers sa poitrine et ses lèvresdesséchées.

– N’avez-vous pas votre flacon de chasse,homme ?

– Il y a longtemps qu’il est vide.

– Voici le mien.

– Merci ! mais les chevaux ?…ne pourrions-nous pas essayer de fouiller la terre ?

– Fouiller ? homme ! vouscreuseriez bien jusqu’à la Chine sans trouver de quoi mettre unegoutte sur la langue d’un oiseau. Regardez ces buissons desauges ; croyez-vous qu`ils sachent ce que c’est que larosée ?

– Alors, il faut que les chevauxmeurent !

– Eh non ; pas encore. Enlevez-leurles lourdes selles et les couvertures ; le contact de l’airles ranimera un peu. Enfin, pour aller au pire, nous lesabandonnerons à eux-mêmes ; ils finiront par trouver de l’eau,car les bêtes ont un instinct qui ne les trompe jamais, et qui faithonte à l’esprit orgueilleux des hommes. Voyons, mes enfants !enlevez les selles et poussez les chevaux devant vous.

On lui obéit ; et on essaya de seremettre en route ; mais au bout d’un mille, les hommesétaient épuisés ; ils remontèrent sur leurs chevaux et lesfirent marcher de leur mieux. Les pauvres bêtes tombaient à toutinstant et ne se relevaient qu’à grand-peine.

– De l’eau, de l’eau donc !grommelaient les hommes affolés par la soif.

Mais, pour toute réponse, ils entendaient lebruissement des herbes, et le bourdonnement des insectes quis’abattaient sur eux en colonnes serrées… ou bien le silencemurmurant du désert.

Bientôt le vertige s’empara de ces pauvrestêtes brûlantes que torréfiait l’implacable soleil. Dans unlointain mirage, il leur semblait aussi voir des sourcesjaillissantes, des lacs, des jets d’eau ; il leur semblaitaussi voir des montagnes vertes, couronnées de neiges éternelles,aux flancs boisés et humides de rosée. Tout à coup la chute d’uncheval, les piqûres des insectes, ou le passage d’un tourbillon dechaude poussière, les rappelait à l’horrible réalité.

– De l’eau ! de l’eau, par leciel ! disaient-ils, les dents serrées.

– Ah ! Waltermyer ! vous nouslaisserez donc mourir de soif ! cria Morse.

– Voyons ! voyons donc ! soyonshommes, encore une petite heure, et nous serons arrivés. Voyezdevant nous le gazon qui verdit là-bas ; nous y trouveronsl’eau en creusant un peu : les arroyas (sources) nedoivent pas être taries, et, dans tous les cas, j’en connais une, àquelque distance, qui ne manque jamais.

– Marchons encore ! fut la réponseimpatiente de toute la troupe.

Et l’on reprit avec effort une marche pénibleet lente. De temps à autre un cheval tombait, mais on le laissaiten route sans pitié.

– Ça va bien ! mes enfants, ditWaltermyer pour les encourager ; ce n’est pas la première foisque je fais cette route ; voyez mon cheval, il n’a pas un poilmouillé de sueur ; si j’avais voulu le laisser aller, je vousapporterais de l’eau maintenant. Pour tromper la soif, mettez uneballe dans votre bouche, c’est un remède auquel j’ai eu recoursplus d’une fois. Courage ! dans quelques minutes noustrinquerons à la source de Challybate.

Bientôt l’aspect de la plaine semodifia ; la terre se montrait moins aride ; l’herbedevenait moins jaune et prenait progressivement des teintesverdoyantes ; l’air lui-même et le soleil semblaient moinsembrasés.

– Encore un mille, enfants ! et noussommes sauvée, cria Waltermyer se haussant sur ses étriers.

Enfin on aperçut de loin serpentant au traversdu gazon touffu et luxuriant, l’onde argentée, l’onde précieuse etdésirée de la source. Ce fut alors une course échevelée ;hommes et chevaux se précipitèrent avec une indicible ardeur versl’oasis salutaire et chacun étancha sa soif à longs traits.

Une heure après les voyageurs goûtaient undoux repos couchés sur la fraîche pelouse, bercés par le murmureenchanteur du ruisseau qui babillait autour de leur camp.

Waltermyer avait tenu sa promesse, sescompagnons étaient sauvés. Étendu sur l’herbe à côté de son boncheval, il rêvait à la jeune fille qu’il fallait sauver aussi.

Chapitre 7La cavalcade des Mormons

 

Quand le jour fut venu, les tentes des Mormonsfurent pliées, les bêtes de somme harnachées, et l’on se mit enmarche. Cette foule était régimentée d’une façon si précise,presque militaire que le défilé s’opéra sans désordre. Chaquehomme, chaque famille connaissait sa place ; en un clin d’œil,la colonne fut formée.

Tous suivaient aveuglément leur« meneur » avec cette confiance stupide qui caractérisel’espèce humaine lorsqu’on a su intéresser sa cupidité ; leursyeux cherchaient avidement cette terre promise où le lait et lemiel coulaient en ruisseaux, où les fruits étaient d’or, les fleursdes diamants, la terre une poussière de perles fines.

Cette tourbe infatuée aurait lapidé quiconqueeût entrepris de la désillusionner ; il aurait été mal reçu,le prophète qui leur aurait prédit que toutes ces belles espérancesaboutiraient à une mort solitaire dans quelque coin stérile etdérobé de la prairie.

Peu à peu le bétail se répandit sur les gazonsverts ; les pauvres animaux se dédommageaient des privationssubies pendant le séjour du campement. En effet, la place occupéepar cette fourmilière d’hommes et d’animaux offrait le plus tristeaspect, le sol nu, souillé, dépouillé de sa verdure, ne présentaitaux regards que de larges espaces noirâtres, ressemblant auxmonstrueuses écailles de quelque lèpre gigantesque inoculée à laterre par le contact de l’homme.

La colonne marcha jusqu’aux approches de midi.Alors, comme la chaleur devenait étouffante, on fit halte ;les bêtes de somme furent dételées.

À ce moment on put contempler un spectaclebizarre, bien caractéristique du principe étrange et égoïste quiprésidait à cette étrange réunion.

Les hommes… le sexe fort !… se couchèrentcommodément à l’ombre des wagons pendant que les pauvres femmes,s’évertuant au travail, ramassaient du bois, allumaient les feux,faisaient la cuisine, et préparaient tout pour le repas de leursseigneurs et maîtres !

L’ANCIEN, – Thomas Elein – se départantquelque peu de sa dignité, avait daigné s’asseoir au milieu desplus jeunes et des plus jolies, et se montrait assez bon pouréchanger des congratulations avec elles. En apparence il semblaittranquille et paisible d’esprit ; mais au fond, on peut ledire, il se sentait brûlé par la robe de Nessus ; en effet,l’heure approchait de son rendez-vous avec les Indiens, et iléprouvait la plus vive anxiété sur le résultat du plan concertéavec eux.

Toutefois, il était indispensable d’imaginerun prétexte pour se dérober à ses compagnons, et emmener avec luiun petit détachement ; – car sa couardise l’empêchaitd’affronter seul le voisinage d’Aigle-Noir et de ses sauvagescompagnons. Il se méfiait d’eux, parce qu’ils savaient de l’or ensa possession et qu’aucun d’entre eux ne se serait gêné pour ledépouiller brutalement.

– Les cañons sont hantés par de lacanaille indienne, dit-il à un homme d’avant-garde qui venaitprendre ses ordres ; je ne voudrais pas que le peuple duseigneur tombât dans une embuscade où beaucoup seraient immoléscomme des agneaux dans une boucherie.

– Les Sauvages ne songeront pas à nousattaquer si loin, maître.

– Je sais bien que nous ne courons aucunrisque en rase campagne, mais quand nous traverserons les gorgesrocheuses, ces meurtriers idolâtres pourront nous cribler de leursflèches empoisonnées, sans crainte d’être atteints dans leursrepaires secrets. Ne soyons point téméraires !

– Nous pourrions envoyer devant leséclaireurs.

– Oui, justement, j’allais vous enparler. Je suis dans l’intention de prendre avec moi une douzainede nos jeunes hommes, et de voir par moi-même si la route est sansdanger.

– Vous, maître !

– Sans doute ! ne suis-je par lepasteur de ce troupeau !

– Mais il faut songer à votre précieuseexistence ! En vérité le vieil hypocrite y songeait et latrouvait parfaitement précieuse, mais à un point de vue tout autreque celui de son interlocuteur. Si ce n’eût été l’appât d’unefriande conquête, il n’aurait, pour rien au monde, aventuré sonincomparable personne.

– Le sang des martyrs cimente lesfondations de l’Église ! répondit-il en style biblique avecune solennité qu’il savait très bien approprier auxcirconstances.

Son projet fut exécuté : accompagné d’unpeloton d’hommes choisis et bien armés, il se mit en route aprèsavoir déterminé le lieu du campement.

Un temps de galop amena Thomas et sescompagnons en vue d’un étroit défilé resserré entre des collinesrocailleuses. On aurait dit une fissure provoqué par quelqueconvulsion volcanique, ou une tranchée ouverte par la hache d’ungéant.

– Maintenant, mes enfants, dit-il à voixtrès basse, soyons tout yeux et tout oreilles. Je connais leterrain et je vais vous précéder ; marchez serrés les unscontre les autres ; soyez toujours aux aguets, quoique uneattaque soit peu probable ; en avant !

Quand ils furent engagés dans le défilésonore, au cliquetis des pieds de leurs chevaux, répondit un grandfracas d’ailes, et de gigantesques vautours quittant un squeletted’antilope à demi dévoré, allèrent se mettre en observation sur lesroches voisines.

Le silence redevint solennel et morne ;le cri orgueilleux et bref d’un grand aigle planant dans les hautesrégions de l’air, faisant seul retentir par intervalles les échossolitaires de ces lieux désolés.

Tout à coup éclata comme un coup de foudre unfracas immense, les collines tremblèrent ! un roc énorme, sedétachant de la plus haute cime, roulait sur les pentes abruptes,entraînant avec lui un déluge de cailloux broyés, qui bondissaienten tout sens comme une formidable poussière.

La petite troupe s’arrêta, effrayée ; lespierres sifflantes et fumantes passèrent à quelque distance,écrasant tout sur leur route ; puis l’avalanche se calma peu àpeu, adoucissant son tonnerre jusqu’aux faibles murmures dequelques grains de sable ébranlés ; et tout se tut dans ledésert.

Thomas et ses hommes, la première émotioncalmée, dirigèrent vers les hauteurs des regards inquiets,convaincus que cette artillerie de rochers devait avoir été dirigéepar une main humaine.

Ils se trompaient : l’éboulement s’étaitproduit tout seul, ainsi qu’il arrive souvent à la suite des oragesou des sécheresses prolongées. Leur marche continua sans autreincident, par des chemins de plus en plus difficiles. Bientôt leurguide s’engagea dans un sentier tellement escarpé et impraticable,que plusieurs chevaux s’abattirent ; il fallut s’arrêter, leshommes commençaient à murmurer tout bas.

– Restez là, gens faibles de corps etd’esprit, leur dit le chef mormon d’un ton aigre-doux ; vousavez besoin de vous reposer ; je vais continuer seul notreexploration, pendant que vous m’attendrez là tranquillement.Néanmoins si vous entendez un coup de feu, accourez à monsecours.

Ses compagnons le prirent au mot et restèrentsur place ; Thomas partit à pied, sans carabine, arméseulement d’une paire de pistolets. Tous ses plans étaientdéconcertés par l’insubordination de ses hommes.

Néanmoins il n’eût pas un long chemin àfaire ; du haut d’un pic qui commandait tous les environs, ilaperçut à un mille en avant une fourmilière d’Indiens quicirculaient dans la plaine. Aussitôt il redescendit en toute hâtele flanc du coteau, et revint vers ses compagnons.

– Les Indiens sont là, cria-t-il toutessoufflé, ces coquins de Utes ! et, par la barbe duProphète ! ils entraînent avec eux une jeune fille blanche.Allons, mes enfants, non seulement soyons braves et invinciblespour punir ces mécréants, mais encore délivrons leur malheureuseprisonnière ! Courons sur eux sans brûler une seule amorce depeur de les mettre en garde ; puis, quand nous serons aumilieu de cette canaille, écrasons-la à coups de crosse ; pasde fusillade, nous risquerions de tuer la jeune fille.

Le vénérable hypocrite sentait son cœur battretumultueusement dans sa poitrine, à l’idée du triomphe qu’ilentrevoyait enfin. Mille visions fiévreuses traversèrent sa pensée,pendant qu’il conduisait sa troupe en avant, suivant le lit peuprofond de la rivière.

– Ils sont là-bas qui galopent comme desfantômes, dit-il en les montrant à son compagnon le plusproche ; ah ! les vils démons ! – ainsi que pourraitles qualifier une langue peu charitable, – ajouta-t-il en stylecorrectif, rentrant dans son rôle de guide spirituel ;voyez ! ils tournent une éminence, les voilà hors devue ! Par l’enfer ! – où j’espère ne point tomber – ilsvont disparaître dans les collines, où pas un homme blanc nesaurait les atteindre.

– À quoi bon les poursuivre,maître ? La femme blanche n’est pas des nôtres, pourquoirisquerions-nous notre vie pour une étrangère ?

– Par le commandement, par l’exemple dessaints, par les exhortations de la voix qui crie dans le désert,nous sommes instruits que notre devoir est de tirer l’épée poursauver la brebis qu’emporte le loup ravisseur ! Arrière ceuxqui ont peur ! J’irai seul en avant, n’est-il pas écrit quecelui qui succombe pour la bonne cause gagnera la couronne degloire ?

À ce moment une clameur farouche,surnaturelle, indescriptible, surgit du fond de la plaine, et vintglacer de terreur la troupe aventureuse ; c’était le terriblecri de guerre des Indiens ! mélange affreux de tous leshurlements des monstres du désert, renforcés et aigris par laférocité humaine. Il y a dans ce grondement sinistre, éclatantcomme la trompette, profond comme le rugissement du lion, il y atout un drame fantastique, toute une mêlée sanglante oùtourbillonnent des mâchoires armées de dents aiguës et mordantes,des lèvres dégouttantes de sang, des yeux ardents de rage, deschevelures scalpées, des têtes coupées qui roulent à terrefrémissantes, des troncs décapités qui chancellent et tombent dansl’ivresse terrible de la mort, des membres épars dévorés par lescannibales.

– Les Indiens ! les Indiens !murmurèrent les lèvres blêmissantes des Mormons… Et ils seserrèrent les uns contre les autres comme pour concentrer leurcourage en échec.

– Oui ! répliqua impétueusementThomas exaspéré, les Reptiles s’agitent, les Panthèresrauquent ; mais leur morsure seule est à craindre ; nousleur écraserons la tête avant qu’ils aient pu la relever !

– Ne ferions-nous pas mieux de battre enretraite et de nous retirer en lieu sûr ? hasardèrentplusieurs voix.

– Si vous connaissiez mieux cetteracaille vous ne seriez pas émus, ça crie, mais c’est sans courage.Piquons des deux, compagnons, et arrivons sur l’ennemi comme unetrombe ! pas un bras…

L’ANCIEN ne put achever sa phrase ; soncheval trébucha lourdement sur une roche glissante ; tousdeux, le cavalier et le coursier, roulèrent sur la pente escarpée,et, de pointe en pointe, tombèrent déchirés dans le fond d’ungouffre.

Chapitre 8Le feu dans la prairie

 

Quoique après une aussi rude épreuve le reposfût bien doux à ses compagnons, au milieu de l’oasis fraîche etverdoyante où ils s’étaient arrêtés, Waltermyer ne crut pas devoirles laisser trop longtemps interrompre la poursuite. Il savait quel’ennemi dont ils recherchaient la piste ne ferait aucune halte, etpousserait toujours en avant avec des chevaux nés dans la prairie,durs à la fatigue et insensibles à toutes les intempéries de l’air.La pensée lui vint aussi que la nuit les retarderait d’une façontrès fâcheuse, et qu’il fallait user autant que possible du restede la journée pour avancer. Aussitôt qu’il crut les chevauxsuffisamment reposés, il donna l’ordre du départ.

– Quel chemin allons-nous prendre,Waltermyer ? demanda Miles Morse ; nous en avons finiavec la prairie, j’espère ?

– Oui, adieu à la grande plaine ;nous n’avons plus qu’à traverser le Sloo (bordure humideet boisée), et nous serons sur la piste de ces coquins. Le cheminne sera pas trop long ; après avoir côtoyé la prairie, nousnous trouverons au pied des premières montagnes qui mettent le nezdans la plaine.

– Nous vous suivrons aveuglément,guidez-nous par le plus court chemin.

– Ah ! si vous pouviez m’accompagnerdans ces passages où je pourrais vous guider, nous aurions bientôtfini d’écraser cette canaille rouge ; mais avec des rossescomme vos chevaux il n’y faut pas penser. Je connais un fameuxprocédé pour balayer ces scélérats ! mais il faut que le lieus’y prête.

– Quel moyen ?

– Un gros rocher qu’on lance du haut dela montagne. Je me suis souvent donné ce plaisir, moi, alors mêmequ’il ne s’agissait pas d’Indien ! uniquement pour voir bondirles pierres et entendre leur infernal fracas.

– Ah ! qu’entendons-nous là !serait-ce les Indiens ?

– Étranger ! vous vous connaissez enSauvages comme moi en écriture, c’est-à-dire terriblement peu.Pensez-vous qu’ils vont en chasse ou en guerre avec des trompettescomme les hommes blancs ? Le son qui a frappé vos oreilles estle bruit lointain de quelque avalanche… mais tout ce que nousdisons en ce moment ne délivrera pas la jeune fille ;marchons, marchons vite.

La cavalcade commença, Waltermyer entête ; d’abord, l’allure fut vive et hardie ; les chevauxétaient bien reposés et bien repus ; l’eau ferrugineuse de lasource, le gras pâturage qui l’avoisinait les avaient entièrementréconfortés. Mais bientôt la fatigue recommença à se faire rudementsentir ; des myriades d’insectes continuaient à assaillirbêtes et gens ; le sol profondément crevassé et hérissé deracines rendait la marche extrêmement pénible et dangereuse.

Parfois un serpent surgissait entre les piedsd’un cheval qui alors se cabrait ou faisait un violent saut decôté.

– Ne descendez pas tous à la fois !s’écria malicieusement Waltermyer, au moment où un cavalierdésarçonné cherchait à se remettre en selle, vous auriez mieux faitde sauter en l’air, aussi haut que le Pic de l’indépendance, par cemoyen vous auriez pu inspecter plus loin à la ronde les mouvementsde cette perfide engeance.

– Quoi ? de quoi parlez-vous ?nous ne voyons rien.

– Eh bien ! ni moi non plus.Cependant je vous dirai, mon homme, que celui qui a occasionnévotre chute est un serpent à sonnettes ; rien quecela !

– Un serpent àsonnettes ! ! !

– Quoi autre chose ? Trouvez-moidonc par ici d’autres animaux que des reptiles, des chiens sauvagesou des chouettes ! Tout cela vit dans la prairie enfamille.

– Bah !

– Dites, bah ! tant que vousvoudrez : si vous en aviez chassé et mangé autant que moi,vous seriez moins incrédule.

– Manger des serpents ?

– Pourquoi pas, c’est même très bon ettrès délicat. J’avoue néanmoins que je n’en cherche pas lorsquej’ai d’autre gibier à me mettre sous la dent.

– J’aimerais mieux mourir de faim.

– Attendez d’y être, mon garçon, pourparler ainsi, je vous dis qu’on homme affamé ne s’amuse pas àchoisir sa nourriture ; il prend ce qu’il trouve. – Le mulet,par exemple, n’est pas ce qu’il y a de meilleur en cuisine,pourtant ça se laisse manger ; le cheval est juteux s’il n’apas été surmené jusqu’à mourir ; eh bien ! encomparaison, le serpent à sonnettes est un morceau choisi.

Un éclat de rire général accueillit la thèsegastronomique du trappeur. La marche continua allègrement, quoiqueplus d’un regard inquiet se dirigeât vers les broussailles pour yépier le reptile dangereux dont il venait d’être question.

– Laissons souffler un instant leschevaux, continua Waltermyer ; quelques minutes de repos neles fâcheront pas, cela les mettra en haleine pour gravir lesmontagnes. Je vais vous raconter une histoire qui nous est arrivée,à Lemoine et à moi, il y a quatre ans, précisément dans ceSloo. C’était par une scélérate et brûlante journée dumois d’août ; le moment où les serpents sont dix fois plusvenimeux qu’en tout autre temps. Si vous êtes piqués, vous êtesperdus. Bon ! nous marchions donc ensemble, le Français etmoi, lorsque tout à coup je l’entends pousser deux cris ! deuxhurlements !… comme je n`en ai jamais entendu. Ce n’était pasle moment de le questionner, je regarde vivement, et que je soispendu ! si ce n’était pas les deux plus gros de leur espèce,deux énormes serpents, qui, enroulés aux jambes de son cheval, lepiquaient, le mordaient à l’envie. Je n’ai jamais bien pucomprendre comment cela s’était fait ; sans doute le chevalétait tombé juste sur leur trou. Quoiqu’il en soit, ils n’ont pasvécu longtemps, mais le cheval est mort au bout de cinqminutes.

– Je croyais que vous connaissiez lemoyen de guérir la piqûre du serpent, dit Miles Morse.

– Oui, quelquefois quand on peut ;mais seulement si l’on peut se procurer la feuille du frênebleu ou la fougère-au-serpent. Cependant je vous dis,mes camarades, qu’en pareil cas il ne faut pas perdre du temps àchercher un médecin ; il n’y a qu’à boire une forte gorgée dewhisky, et à en laver la plaie, sans retard ; souvenez-vous decela, et…

Waltermyer s’arrêta court, et darda sur lamontagne un regard d’aigle ; il venait d’entendre le même cride guerre qui avait terrifié les Mormons ; mais cette clameursauvage était si lointaine qu’aucun de ses compagnons ne put lareconnaître ; quelques-uns, même, ne l’entendirent pas.

– Ah ! dit le trappeur, lespanthères hurlent sur la montagne.

– Quoi ! ce sont les Indiens ?demanda le pauvre père tremblant.

Et des larmes jaillirent de ses yeux, à lapensée qu’il était proche de sa chère enfant… mais que peut-être ilne la retrouverait pas vivante.

– Je n’oserais rien assurer,étranger ; si c’est de la vermine indienne, il faut qu’ellesoit en guerre, autrement vous ne l’entendriez pas hurler,vociférer et faire tout ce vacarme. Non, non, les Sauvages sont desbrutes trop rusées pour se trahir ainsi ; ils savent tenirleur langue mieux que pas un homme blanc. Enfin, n’importe, si nousrestons ici à prendre des serpents, nous n’aurons guère occasion denous rencontrer avec ces braillards.

– Marchons donc ! ne perdons pas detemps.

– Oh ! oh ! est-ce que nousperdons du temps ici ? Ne vous est-il jamais arrivé, étranger,de vous apercevoir que, dans un voyage, un jour d’arrêt estquelquefois un jour de gagné ?

– Certainement ! ainsi je n’aijamais voyagé le jour du sabbat.

– Dimanche ou jour de semaine, c’est lamême chose ; mais, dans mon idée, le repos aujourd’hui seraitune excellente affaire. Je dois avouer, étranger, – car je ne sesuis guère savant, – je dois avouer que depuis dix ans, je ne mesuis aperçu que deux fois du dimanche. Ce fut lorsque je servais deguide aux demoiselles de Bois-Brûlé, sur la rivière Rouge.Quelquefois elles prenaient leurs chapelets, je les conduisais àl’église, où je leur apportais une peau de castor pour se mettre àgenoux ; aussi elles ne me refusaient pas, ensuite, de danseravec moi.

Chacun souriait au naïf échantillon que lebrave chasseur donnait de sa piété. Peut-être bien des hommescivilisés n’auraient pas eu même un semblable souvenir àrappeler.

Waltermyer reprit la tête de la colonne, maisil paraissait inquiet, avançait avec précaution, se baissantfréquemment sur la selle, et jetant des regards investigateurs pardessus la mer onduleuse des feuillages verts. Enfin, sousI’impression d’une pensée soudaine, il s’arrêta et réunit sescompagnons autour de lui.

– Quoi de nouveau ? lui demanda undes plus impatients de la bande ; nous ne marchons donc plus,et nous ne sortirons donc jamais de ces bourbiers maudits, où iln’y a ni air, ni sentier ? J’en ai assez des trous, desserpents et des moucherons.

– Êtes-vous préparé à la mort ? luidemanda solennellement Waltermyer, dont l’honnête visage avaitperdu sa gaieté habituelle, pour prendre une expressionanxieuse.

– Mourir ! quelle question ?Est-ce qu’on est prêt à cela ?

– Cependant la mort nous environne ;entendez-vous ce bruit ?

– Oui, il court dans les broussailleslointaines derrière nous. Peut-être c’est un des chevaux que nousavons abandonnés.

– Un cheval ne galope pas si vite ;un daim lui-même ne pourrait pas.

– Qu’est-ce donc ?

– Levez-vous sur vos étriers etregardez.

– Je vois un grand nuage de poussièreépaisse comme si cent buffles passaient à grande vitesse, lasoulevant dans les airs.

– Les buffles et les daims courentpeut-être en ce moment ; mais ils ne suivent pas cechemin-là.

– Eh bien ! Waltermyer, interrompitMiles Morse, dites-nous ce que c’est.

– De la fumée.

– De la fumée ! je ne vous comprendspas.

– Oui ! de la fumée et du feu !vous en serez convaincus dans un instant.

Tous montèrent debout sur leurs selles etjetèrent des regards éperdus sur la plaine. Partout, en arrière,dans l’horizon immense, tourbillonnaient d’épaisses colonnes defumée jaunâtre, déchirées çà et là par d’immenses langues defeu.

– Le feu est dans la prairie, repritWaltermyer, nous sommes cernés par l’incendie.

– Juste ciel ! est-cevrai ?

– Aussi vrai que le ciel dont vousparlez.

– Alors nous sommes perdus.

– Mille autres ont passé par cetteépreuve et n’y ont pas laissé leurs os. Mille et deux mille y ontpéri.

– Eh courons ! fuyons !poussons les chevaux pour gagner un terrain découvert.

– Autant vaudrait entreprendre d’allerdans la lune. Vos chevaux paraîtront marcher comme des escargotsdevant le vol de l’incendie. Mon brave Black lui-même, quivaut dix de ses pareils, ne pourrait s’échapper.

– Enfin ! nous faut-il donc mouririci comme des renards dans leur trou ?… d’une horrible mortque nous attendrons lâchement, sans faire un pas pourl’éviter ?

– Elle gagne ! elle avance comme unetrombe, la flamme ! cria le vieux Morse avec désespoir.Oh ! ma fille ! ma pauvre fille ! !

– Partons donc ! hurlèrent sescompagnons ; la fuite ou la mort !

– Sans doute ! dit une voix irritée,mourons au moins en hommes, au galop ! à quoi rêve donc ceWaltermyer immobile ?

– Je rêve… ? fit le guide avecexplosion ; oui ! j’admire que des hommes comme vousconnaissent si peu la grande prairie.

– Eh bien ! restez à votreaise ; moi ne voulant pas brûler ici, je pars.

– Halte ! s’écria Waltermyer, enposant une main vigoureuse sur les rênes du cheval.

L’animal effaré se cabra, rua et soufflabruyamment ; la fumée venait d`arriver en larges bouffées surle groupe tremblant. Hommes et chevaux se serrèrent instinctivementet baissèrent leurs têtes sous le souffle des terribles précurseursde l’incendie.

– Que faites-vous ? demandaaigrement le fugitif ; êtes-vous fou ?

– Non, c’est vous qui êtesinsensé… ! vous voulez faire la leçon à un vieux trappeurcomme Waltermyer. Écoutez-moi bien ! je sais, comme vous, quele feu arrive sur nous ; et pourtant je reste ici. Le premierqui voudra se sauver n’ira pas loin, car je lui enverrai une balledans le crâne.

– Mais au nom du ciel ! Waltermyer,pourquoi s’acharner à rester ici quand nous pourrions fuir ?demanda Morse.

– Pour qui me prenez-vous,étranger ; pour un scélérat ou un fou ?

– Non, sans doute.

– Ah ! ce n’est pasmalheureux ! eh bien ! obéissez-moi, liez vos chevaux lesuns aux autres, tête contre tête, serrez vos nœuds de manière à cequ’ils ne puissent les rompre, car lorsque les flammes nousenvironneront, aucune puissance humaine ne sera capable de lesretenir.

On se hâta de lui obéir sans répliquer.

– Maintenant, ne liez-vous pas levôtre ? lui demandèrent ses compagnons lorsque leur opérationfut achevée.

– Non pas ! ce n’est pas un de voschevaux citadins, stupides et indociles ; d’ailleurs, ce n’estpas la première fois qu’il se trouve à pareille fête ; ilconnaît son affaire mieux que vous.

Tout en parlant il toucha légèrement lesrênes, et appuya sa main sur le garrot du noble animal ;celui-ci aussitôt ploya promptement ses jambes fines et nerveuses,et se coucha par terre avec un empressement joyeux. Après avoirsuivi des yeux les mouvements de son cheval, avec un orgueil quecomprendra tout vrai cavalier, il se dépouilla de son manteau, etlui en couvrit la tête de manière à l’abriter complètement de laflamme et de la fumée.

– Maintenant, mes amis, s’écria-t-il ense tournant vivement vers ses compagnons, à l’œuvre, il n’est quetemps ! fauchez, coupez, arrachez le gazon et les broussaillestout autour de nous, de manière à former une grande placecirculaire entièrement nue ; en avant serpes, haches, seaux,et soyez prompts si vous voulez conserver votre vie.

Joignant l’exemple aux paroles, il se mit àl’ouvrage et abattit des monceaux d’herbes qu’il rejeta en rond leplus possible.

Mais leurs préparatifs avaient commencé troptard, l’incendie arriva sur eux avant qu’ils eussent rasé le gazonsur un espace assez grand ; des dards de flammes, des boufféesépaisses de fumée vinrent les frapper au visage. Encore quelquesinstants et ils étaient asphyxiés.

Waltermyer, d’un coup d’œil rapide, jugea laposition, et s’aperçut que sur un point le feu était moinsviolent.

– Tête baissée ! hurla-t-il en sedépouillant de sa veste en toile, poussez droit dans le feu !et passez au travers !

En même temps, suivi de tous ses compagnons,il se lança résolument dans l’incendie, au rebours de sa course, etfranchit la ligne de feu qui heureusement sur ce point n’avait pasune grande épaisseur.

Quelques bonds désespérés les portèrent sur leterrain brûlé et exempt de flammes ; le fléau dévorantcontinua son vol embrasé, et il était loin déjà lorsqu’ils seretournèrent pour courir à leurs chevaux. Les pauvres bêteshaletantes et terrifiées respiraient à peine ; bientôt l’airvif et pur les ranima.

– Nous l’avons échappé belle, ditWaltermyer tâtant ses cheveux et sa barbe brûlés, et caressant lepoil roussi de son cheval ; et à présent, amis, commel’incendie de la prairie ne se voit pas tous les jours, regardezbien ce spectacle, vous vous en souviendrez longtemps.

En effet, c’était un spectaclesaisissant ; partout, sur une ligne immense roulaientfurieusement des vagues de feu, rouges et grondantes, envoyant auciel des reflets sanglants, demi noyés dans des tourbillons defumée. Sous le fléau implacable, les arbres, les feuillages, leshautes herbes disparaissaient comme une goutte de cire dans unecuve pleine de métal en fusion. Et pendant que l’œil s’effrayait àsuivre l’élément destructeur dans sa marche irrésistible, l’oreilleentendait partout comme un tonnerre à voix basse, composé decrépitements sourds, de sifflements, de murmures incompréhensibles.Dans toutes les directions, couraient affolés de terreur, desbuffles, des panthères, des antilopes, et mille animaux de racesdifférentes, dont la plupart tombaient foudroyés, dévorés par lesflammes. La terre elle-même présentait un aspect sinistre etdésolé ; partout où avait passé l’ouragan embrasé, le solnoirâtre, crevassé et fumant, semblait bouleversé par quelqueconvulsion volcanique.

Chapitre 9Cœur-Droit

 

La bande d’Indiens dans laquelle Esther Morseétait prisonnière, conduite par Aigle-Noir, était cette portion dela grande tribu des Dacotahs ou Sioux que la population blanche desfrontières appelait Gens du Large, pour les distinguer desGens du Lac, autre section de la même tribu qui vivaitdans des villages sur le bord du lac Spirit. – Les premiers(Aigle-Noir en tête) étaient tous voleurs, pillards etassassins ; les seconds étaient assez doux et tranquilles.

Aigle-Noir avait si bien caché toutes sesmanœuvres que personne ne s’en était même douté ; ons’attendait bien à faire main basse sur les Mormons, sur lacaravane de Miles Morse, mais on ne savait point au juste quand etcomment se feraient les choses.

En poussant leur cri de guerre, ils avaientpensé attirer à leur merci le chef mormon, et le rançonner sansmiséricorde. Mais leur étonnement fut grand d’entendre une voixforte et claire y répondre par un cri retentissant, et de voirapparaître sur la colline un cavalier qui se dirigeait rapidementvers eux.

Cette apparition avait un caractère si soudainet si fantastique qu’on crut d’abord avoir affaire au Manitou desmontagnes, ou à un messager céleste du Grand-Esprit.

Esther Morse, elle-même, quoique bienau-dessus des superstitions indiennes, ne put réprimer une viveémotion en voyant sortir, presque des nuages, ce jeune guerrierinconnu dont le coursier semblait avoir des ailes, tant ildescendait rapidement les pentes abruptes et rocailleuses.

En quelques minutes il fut arrivé près desDacotahs qui lui firent – silencieusement suivant leur usage – unaccueil plein de déférence.

Le nom d’Osse’o fut murmuré par plusieursguerriers indiens.

Quoique paraissant être un personnageconsidérable parmi les Dacotahs, il portait plutôt le costume d’unchasseur blanc que celui d’un guerrier sauvage ; tout sonéquipement portait les signes évidents du luxe et de lacivilisation. Esther remarqua sa belle selle brodée ; la brideen argent ciselé de son cheval ; ses vêtements en fine peau dedaim parfumée ; ses mocassins élégants ; son chapeauenjolivé de fourrures précieuses et décoré d’une seule plumed’aigle.

Devant sa poitrine était suspendu l’ornementfavori des chefs indiens, un petit bouclier en argent damasquiné.Ses pistolets à crosse d’ébène, sa lance dont le fer était en acierdamassé, n’étaient certainement pas l’œuvre d’un artistesauvage.

C’était un beau jeune homme, à la taille fineet souple, au visage ovale et intelligent, aux yeux bleus, couleurrare chez les Indiens, au maintien noble, empreint d’une grâcehautaine.

Sa voix harmonieuse et sonore n’avait pointles notes gutturales des Sauvages ; Esther sentit son cœurbattre lorsqu’il la regarda, le sourire sur les lèvres, – lesourire ! chose inconnue au guerrier indien.

– Les guerriers des Dacotahs sont bienloin de leurs wigwams, dit-il à Aigle-Noir, en promenant autour delui des regards perçants comme pour découvrir le motif de leurexpédition.

– Les Mocassins d’Osse’o ne s’éloignentpas souvent du lac Spirit, répondit évasivement le chef.

– La prairie est ouverte à tout le monde.Les gens du Large viennent sans doute adorer le Manitoudans les grandes cavernes de la montagne ?

– Mon frère est un homme du Lac,a-t-il rencontré le Grand-Esprit ?

– Lorsque le cri de guerre des Dacotahs afrappé ses oreilles, il a cru entendre les esprits des montagnes.Pourquoi les chevaux d’Aigle-Noir se dirigent-ils vers le soleilcouchant ? cette piste les emmène loin de leurs femmes et deleurs enfants ?

– L’homme blanc possède de nombreuxtroupeaux ; dans sa main il tient beaucoup d’or rouge ;les Dacotahs sont pauvres. Le buffle et le daim ont quitté leursforêts natales ; la loutre et le castor ont abandonné lesrivières ; le cheval sauvage a disparu. C’est l’homme blancqui, avec son fusil, a chassé tout cela ; le fer de ses wagonsa écrasé l’herbe des prairies. Le fils du désert cherche en vain dela nourriture pour ses petits enfants : son wigwam est vide.Les Faces-Pâles ont dépouillé le Dacotah, il s’en va pour leuréchapper.

– Les paroles d’Aigle-Noir sont comme latrace du serpent, tortueuses et pleines de fourberie ; salangue est fourchue, ses pieds ont perdu le sentier de la vérité.Il n’y a ici ni bestiaux ni provisions appartenant à l’hommeblanc.

– On les a emmenés bien loin. LesFaces-Pâles étaient en nombre plus grand que les fruits duMahnomonce.

– Les grains du riz sauvage sontinnombrables. Le Dacotah n’est point une taupe qui aille se jeteraveuglement dans une trappe. L’arme à feu des Faces-Pâles envoie lamort ; où sont les blessés et les tués parmi lesDacotahs ?

Quoique embarrassé par les questionspressantes du nouveau venu, et déconcerté de voir ses plansdevinés, Aigle-Noir continua ses réponses hypocrites.

– Les hommes rouges s’enfuient ; ilsvoient que les Faces-Pâles veulent les chasser de la surface de laterre, et…

–… Et ils volent une innocente fille, puis,ils se sauvent comme des loups effrayés.

Ces paroles amères, et le ton avec lequelelles furent prononcées irritèrent profondément Aigle-Noir ;mais, contenu par le regard clair et froid d’Osse’o, il n’osalaisser éclater sa rage.

– Quel a été votre but en enlevant cettejeune fille ?

– L’or, l’or ! réponditAigle-Noir.

– Et vous la traînez par ici dans lesmontagnes inaccessibles, pensant y trouver ceux qui pourraient vousdonner de l’or ?

Cet argument était décisif ; il ouvritles yeux aux compagnons d’Aigle-Noir, qui commencèrent à soupçonnerleur chef d’avoir d’autres projets cachés, tout autres que lepillage des Mormons.

– Eh bien ! non ! répliquarudement Aigle-Noir qui, réflexion faite, aima mieux ne pas parlerdes Mormons, les Dacotahs ne sont pas fous ; ils ne quittentpas une piste facile et unie sans motif ; car ils connaissenttous les sentiers de la montagne. Ils tournent la position del’ennemi pour mieux le surprendre. Y a-t-il besoin de dire cela àCœur-Droit… ? lui qui marche depuis si longtemps dans lessentiers du désert.

– Déliez la Face-Pâle, dit Cœur-Droit enfrançais. C’était le premier mot que pût comprendre Esther, car lecommencement de la conversation avait eu lieu en langue indienne.Elle se jeta à ses genoux et le remercia en pleurant.

– La langue des Faces-Pâles est adroiteau mensonge ; elle sait très bien déguiser ce que pense lecœur, répondit sèchement Cœur-Droit en lui tournant le dos.

La pauvre Esther se tut toutetremblante ; elle avait cru trouver un protecteur ; cettebrusque réponse la désillusionnait.

Néanmoins les Sauvages obéirent avecempressement ; l’un d’eux coupa ses liens ; un autre allalui chercher de l’eau ; un autre lui offrit quelquenourriture, Osse’o retira de sa selle une peau de daim parfumée, etla jeta à ses pieds pour qu’elle s’y reposât.

La jeune fille agitée de mille penséesétranges s’assit sur sa fourrure, et se mit à rêver, la tête dansses mains, dévorant ses larmes.

Un léger mouvement à coté d’elle lui fitrelever les yeux : elle vit Osse’o debout, les brascroisés.

– Que la jeune fille au teint de neigeessuie ses larmes, dit-il d’une voix douce, elles laveraient lesroses de ses joues. Quand le grand, le bon Manitou a placé leshommes rouges dans la prairie, il ne leur a pas donné à tous uncœur de pierre.

Puis il se tut brusquement et se détourna avecune sorte d’irritation contenue.

– Est-ce que Osse’o veut s’approprier lebutin d’Aigle-Noir ? À cette question du sauvage, Osse’omarcha vers lui, et, sans le toucher, le refoula si près duprécipice, que d’un geste il aurait pu l’y précipiter ; là ils’arrêta sans daigner lui répondre, et, les bras toujours croisés,se remit à regarder dans la plaine.

– Que les Dacotahs se dispersent dans lamontagne et guettent l’arrivée des hommes blancs, dit ensuiteOsse’o. Aigle-Noir prit la parole d’un ton aigre-doux.

– Mon père n’a jamais taché son âme desang ; sa main est innocente du pillage ; pourquoi monfrère se place-t-il entre Aigle-Noir et sa prisonnière ?

– Est-ce qu’Aigle-Noir a peur qu’unefaible fille s’échappe du milieu de ses guerriers ? Ou biena-t-il la lâcheté cruelle de la lier comme une victime au poteau demort ?

– Non.

– Pense-t-il que le peuple de cette jeunefille donnera plus d’or lorsqu’il s’apercevra qu’elle a ététorturée ?

– Non ! mais Aigle-Noir fait cequ’il veut de ses prisonnières, et ne veut pas qu’on se mêle de sesactions !

– La parole d’Aigle-Noir passe comme unsouffle contre mes oreilles… je ne l’entend pas, réponditfroidement Osse’o sans même regarder le sauvage.

Ce dernier, placé derrière Cœur-Droit, n’avaitqu’à lever la main pour lui fendre la tête, ou le précipiter dansun abîme. Frémissant de fureur et outré du dédaigneux antagonismeque lui opposait Cœur-Droit, il ne put se contenir : son brasbronzé se leva menaçant… L’œil vigilant d’Osse’o saisit cemouvement, il se retourna sans paraître avoir compris le projet deson ennemi, et lui dit d’une voix calme :

– Est-ce que mon frère aperçoit quelquechose ? il montre la prairie de la main.

– Je vois le buffle et le daim qui fuientdevant le Manitou du feu.

– C’est vrai ; et derrière la fuméequi tourbillonne, serpente la colonne des Visages-Pâles. Leursbestiaux sont nombreux, car ils en ont laissé en arrière.

– Les hommes blancs sont comme lesvautours ; ils dévastent la terre des hommes rouges ; ilsne laissent après eux ni pâturages, ni gibier.

– Les Dacotahs peuvent faire comme eux,récolter la graine d’or de maïs, et…

– Et devenir esclaves ! n’est-cepas ? le grand Manitou a donné aux Faces-Pâles le grain pournourrir leurs femmes et leurs enfants ; aux Peaux-Rouges il adonné les territoires de chasse. Quand les Dacotahs courberontleurs fronts sous le joug du travail, comme les bœufs des hommesblancs, leur courage et leur gloire disparaîtront pourtoujours.

– Oui, vraiment ! les hommes rougesseront moins vaillants lorsqu’ils auront oublié de torturer leursprisonniers, et d’entourer leurs ceintures des cheveluresscalpées.

– Osse’o ne sait dire que des paroles depaix. Cœur-Droit se détourna silencieusement avec un sourire demépris, et croisant de nouveau les bras, se remit à regarder laplaine. Aigle-Noir se rapprocha de lui les bras levés, sans qu’ils’en aperçut ; Esther poussa un cri déchirant, mais il étaittrop tard ; la main meurtrière s’était déjà abattue avec uneviolence irrésistible sur la tête d’Osse’o. Le malheureux jeunehomme chancela, ses bras retombèrent sans force, et s’affaissantsur lui-même il roula sur les flancs escarpés du rocher.

Aigle-Noir poussa un cri de joie ;saisissant Esther, il s’élança avec elle sur le cheval blancd’Osse’o et, donnant le signal du départ, descendit la montagne,retenant de force sur sa selle la jeune fille qui criait et sedébattait.

Ses actions avaient été si promptes qu’aucunde ses compagnons n’avait pu s’en rendre compte ; leurétonnement fut grand lorsqu’ils virent Esther et Aigle-Noir sur lecheval d’Osse’o ; un nuage de mécontentement passa sur leursvisages.

– Osse’o n’avait pas le pied sûr, il esttombé dans le précipice comme un aigle dont l’aile est brisée.Hâtons-nous de poursuivre notre route.

Ce monstrueux et grossier mensonge ne trouvapas de contradicteurs. Esther s’était évanouie entre les serreshomicides de cet oiseau de proie à face humaine.

Chapitre 10Complications

 

Quoique tout contusionné par son épouvantablechute, et assez gravement blessé, le chef Mormon fut relevé vivantpar ses compagnons. Son cheval, un noble coursier qui valait centfois mieux que le cavalier s’était brisé sur les rochers.

À défaut de remèdes, on ranima Thomas en lebassinant avec l’eau fraîche du torrent ; on lui fit boire unecopieuse gorgée du liquide spiritueux dont sa bouteille de campagneétait abondamment pourvue ; bientôt il fut en état dereprendre la marche.

Le Saint des Mormons n’eut pas unepensée de gratitude pour le ciel qui venait de le préserver simiséricordieusement d’une mort certaine.

– Où est mon cheval ? telle fut sapremière parole.

– Il est mort.

– Oh ! la brute ! tomber,m’écraser presque, lorsque j’étais si près… !

Il n’acheva pas, mais il avait été bien prèsde trahir son secret.

– Le Prophète du Seigneur a été conservépour la grande œuvre, reprit-il d’une voix doucereuse et pénétrée,signe précieux de la sainteté de sa mission. Mes frères ! dansce qui vient de s’accomplir vous devez voir un des miraclesinscrits sur les tables d’or du Dieu vivant.

Ici le vénérable coquin se vit obligé dereprendre haleine : ses contusions le gênaient quelque peu.Bientôt il reprit pathétiquement :

– Oui, en vérité, je vous le dis, nousdevons avoir le cœur haut, car il est écrit que notre flambeau nes’éteindra pas. La brute est livrée aux vautours ; l’espritest sauvé ; la mort ne peut rien sur lui ; le juste saitcombattre et vaincre, souffrir et rester ferme. – Mes frères !donnez-moi encore à boire ce breuvage salutaire, surtout à l’heuredu danger. – Mes frères, il est écrit que la perte de l’homme futla désobéissance et que le superbe ne sera pas admis aux félicitésdes saints. Anathème sur les orgueilleux, sur les gentilsprévaricateurs, sur les rebelles, sur les désobéissants ! ilsseront jetés dans les ténèbres extérieures, et là un simple murmuresera puni des feux de la Géhenne.

Il aurait continué longtemps encore son sermonsi le souffle ne lui eût manqué, et si un de ses compagnons plushardi que les autres ne l’eût assez cavalièrementinterrompu :

– Prenez mon cheval, Elder ; il a lepied sûr. Maintenant, en route ! il se fait tard, si nousrestons là, non seulement nous serons surpris par les ténèbres,mais encore nous perdrons toute chance de surprendre lesIndiens.

En toute autre occasion, Thomas aurait assezmal reçu l’interruption et l’avis dont elle étaitaccompagnée ; mais son idée fixe, toujours dirigée vers lajeune fille, le rendit favorable à la proposition.

– Il sera fait comme vous dites ; etlorsque nous serons au terme du voyage, quand la brebis enlevée parles loups des Dacotahs sera ramenée au bercail, alors je vousparlerai la langue des prophètes que le Seigneur m’a enseigné.

– En selle ! donc, et partons. Aumême instant ils entendirent dans les feuillages le fracas d’uncorps pesant qui roulait des hauteurs vers l’autre extrémité ducanyon. Thomas mettait le pied à l’étrier ; il se mit vivementen selle et, suivi de tous ses compagnons, courut vers le point oùs’était produit le bruit étrange. Au bout de quelques pas ilsaperçurent le corps d’un Indien suspendu par ses vêtements à unepointe de rocher, à plus de cent pieds au-dessus du sol.

– C’est une de ces damnées Peaux-Rouges,s’écria Thomas, le ciel punit enfin ses crimes.

– N’essayons-nous pas de le sauver ?demanda quelqu’un.

– Il n’est pas permis à l’oint duSeigneur de s’arrêter à un être impur.

– Mais c’est un homme ; il va sebroyer dans la chute !

– Ce n’est qu’un Indien.

– Enfin ! le laisserez-vous danscette position pitoyable ! Voyer, le dernier lambeau de sonvêtement se déchire ; les pierres chancellent, il va tomber,grand Dieu ! ayez pitié de lui ! j’ycours ! !

– Non ! reste, homme de peu defoi ! je ne puis me résoudre à l’abandonner, je vais ledélivrer ainsi qu’il est ordonné par le prophète Joseph.

Aussitôt prenant la carabine de son plusproche voisin, il ajusta le malheureux suspendu en l’air et fitfeu.

La détonation réveilla mille échos dans ledéfilé sonore ; la balle siffla et rebondit sur les rochers,Quand la fumée de la poudre se fut dissipée, l’Indien avaitdisparu ; le roc auquel il était accroché, probablementébranlé par le choc, roula sur la pente rapide et vint jusqu’auxpieds des Mormons.

– Les corbeaux trouveront pâture dans lesprécipices, dit froidement Thomas en rendant la carabine, sansfaire la moindre attention à l’horreur manifestée par tous sescompagnons pour ce meurtre abominable.

– Maintenant, mes frères, n’oublionspoint la gloire du prophète, continua-t-il, hâtons-nous de délivrerla colombe que les vautours ravisseurs emportent dans leursserres.

La petite troupe suivit dans un morne silence,terrifiée et émue d’un aussi sauvage attentat.

Au bout de quelques secondes de marche, ilsvirent surgir entre les feuillages un petit drapeau, puis un Indienapparut, et Thomas reconnut avec jubilation Aigle-Noir, aprèslequel il courait depuis le matin. Aussitôt il fit faire halte etcourut à pied vers le Sauvage.

– Mon frère a-t-il vu le corps d’unIndien tomber des rochers ? se hâta de demander l’astucieuxDacotah, désireux de recueillir un témoignage décisif d’Osse’o. Ilvoulait en outre lui rendre les honneurs des funérailles, afin dedétourner complètement les soupçons que la tribu pouvait avoirconçus.

– J’ai vu un Indien suspendu par unlambeau de ces vêtements sur le précipice ; au moment oùj’allais lui porter secours, il est tombé et s’est brisé sur lesrochers.

Aigle-Noir ne pouvait soupçonner le mensongeindigne de Thomas ; après l’avoir épié d’un regard silencieux,il continua :

– C’était Osse’o des Dacotahs duLac ; nous étions ensemble sur le bord d’un rocher ; toutà coup le sol mouvant s’est dérobé sous ses pieds ; il esttombé avant que le bras étendu de son frère Aigle-Noir ait pu leretenir.

– Ah ! c’est malheureux !

– Il est au pays des chassesheureuses ; le léger canot qui sillonne la rivière noire aporté son ombre dans les prairies fleuries du grand Manitou.

– Qu’il y soit en paix ! Etmaintenant… la jeune fille ?

– Est-ce que mon frère pâle a lutté avecl’ours géant des montagnes ? répondit l’Indien qui se plaisaità voir l’anxiété du Mormon.

– Non, mon stupide cheval est tombé avecmoi, voilà tout. Mais… la fille.

– Les sentiers escarpés des collines nesont point faits pour les guerriers blancs. Les hommes rouges,seuls, ont reçu du Manitou le droit d’y passer ; leur pied estsûr, leurs chevaux n’y bronchent jamais.

– Bien, bien ! assez de paroleslà-dessus. Avez-vous amené la jeune fille ainsi que vous l’avezpromis ?

– L’homme blanc a-t-il apporté lapoussière jaune qui est le Manitou de son peuple ? n’a-t-ilpoint oublié l’or ?

– Je n’ai rien oublié. Livrez-moi lajeune fille et je paierai.

– Que mon frère me fasse un peu voir cetor ; il a les rayons du soleil, son éclat me réjouit lesyeux.

– Quand j’aurai vu la jeune fille.

– Regardez ! dit l’Indien en leconduisant sur une petite éminence, et en lui montrant une tentesoigneusement fermée au milieu d’un petit vallon étroitementencaissé dans les rochers.

– Sûrement, c’est le Lys dans lavallée ! s’écria Thomas avec un attendrissement ridicule etplein de paillardise ; elle s’avance sur un coursier plusblanc que le lait ; elle est la joie de l’âme comme la roséeest la joie d’une terre aride semblable au cèdre du Liban,elle…

– Montrez l’or, interrompitAigle-Noir.

Avec un soupir, Thomas sortit à moitié de sapoche des pièces d’or. Le cœur lui saignait de s’endessaisir ; mais le démon de la luxure l’emportait sur celuide l’avarice.

– La langue des Faces-Pâles est-ellefourchue ? ses yeux sont-ils obscurcis ? ses doigts nesavent-ils plus compter ? demanda l’Indien avecsauvagerie.

– Non, non ! tout est en règle.

Un sifflement retentit dans le vallon :Aigle-Noir coupa court à l’entretien.

– Mes frères m’appellent. Je veux lesconduire hors de la montagne ; que l’homme pâle vienne avecmoi ; il emmènera sa jeune femme dans son wigwam.

– Moi, la voir !l’emmener ?

– Le chef rouge l’a dit.

– Bien ! Dacotah ! trèsbien ! je vais avec vous : votre peuple et le mien sedonneront l’accolade fraternelle… je recevrai la jeune fille… nousoffrirons au ciel et à la terre un touchant spectacle… lapaix ! l’amour ! la joie ! Chef, votre salaire seradoublé.

L’Indien lui avait déjà tourné le dos. Thomasle suivit avec ses compagnons. Bientôt la tribu rouge et la tribublanche se trouvèrent en présence. La prétendue paix chantée parThomas n’était guère qu’une neutralité armée.

– Ah ! ah ! voilà donc lesloups du désert ! grommelaient les Mormons.

– Voici les faux guerriers desFaces-Pâles, murmurait Aigle-Noir à ses compagnons ; ilsviennent chercher nos filles ! mais nos couteaux sont bienaiguisés, nos tomahawks pesants, nos bras invincibles… !

Les Mormons étaient arrivés au galop ;les Sauvages les attendaient rangés en bataille, et lesaccueillirent par une décharge de flèches lancées en l’air ;les blancs répondirent par une salve de mousqueterie ; puis depart et d’autre on fit caracoler les chevaux comme dans un tournoide chevalerie.

Feignant d’être emporté par sa monture, Thomaspoussa jusqu’à côté d’Aigle-Noir qui se tenait sur ses gardes prèsd’Esther. Le Mormon rassasia ses yeux affamés de cette vuecharmante et prenant soudain son parti, s’écria :

– Par le ciel ! voici la douce jeunefille qui fut si aimable et si bonne pour nous à Laramie. Sus auxPeaux-Rouges, enfants ! pas de quartier à cette raceinfernale.

En même temps il lâcha un coup de pistoletdans la figure d’Aigle-Noir, et l’étendit par terre.

Aussitôt une mêlée terrible s’engagea ;couteaux et pistolets se heurtèrent ; au cri de guerre desSauvages répondait le hurrah des Mormons, bientôt le sang et lafumée obscurcirent les yeux des combattants.

Cependant la victoire ne tarda pas à sedécider en faveur des blancs, mieux armés et plus nombreux queleurs adversaires ; les Indiens battirent en retraite avecquelques morts et un grand nombre de blessés. Aigle-Noir avaitreparu dans leurs rangs ; il n’avait été qu’étourdi par lecoup de pistolet, dont la balle avait seulement effleuré sonfront.

Thomas et lui se retrouvant face à face,eurent la même pensée : la prisonnière ! et coururenttous deux à sa recherche.

Mais le cheval blanc et la jolie jeune filleavaient disparu, il fut impossible d’en trouver les traces.

Les deux troupes se séparèrent en échangeantde sombres regards tout chargés de pensées de vengeance.

Leurs deux chefs – deux impudents larrons – seretirèrent la mort dans l’âme, ayant perdu leur proie, et rêvant dela reconquérir.

Chapitre 11Le cavalier solitaire

 

Waltermyer, suivi de la petite caravane,arriva assez rapidement jusqu’au pied des montagnes ; mais làil fallut s’arrêter encore ; les montures de ses compagnonsétaient hors d’état d’aller plus loin.

Ce ne fut pas sans regret que l’infatigablechasseur se vit obligé de faire halte, lui dont le chevalfranchissait sans s’arrêter cent milles, du lever au coucher dusoleil. Le sort d’Esther l’inquiétait vivement, qu’elle fût aupouvoir des Indiens ou au pouvoir des Mormons ; ces derniersmême lui paraissaient plus dangereux que les Sauvages.

– Enlevez les selles, mes amis, etfrictionnez vigoureusement vos chevaux, dit-il à voix basse ;un pansage soigné rafraîchit et repose ces pauvres bêtes presqueautant que la bonne nourriture. Nous n’en marcherons que mieuxensuite.

– Croyez-vous, Waltermyer, qu’il nousreste quelque chance d’atteindre les ravisseurs ?

– C’est probable, fit le guide d’un airrêveur ; puis il continua après quelques instants de silence.– Dites-moi, vieux père aux cheveux blancs, vous qui devez savoirbeaucoup de choses… croyez-vous qu’un pauvre ignorant comme moi, unhomme grossier et incivilisé, puisse après sa mort, allerlà-haut… ? Parlant ainsi il montrait le ciel du doigt.

– Dieu reçoit dans sa miséricorde tousles cœurs droits et honnêtes comme le vôtre, mon ami ;pourquoi cette question ?

– Elle s’appelle Esther, n’est-cepas ?

– Oui ! ma pauvre, ma chèrefille ?

– C’est bien cela… murmura Waltermyeravec un regard vague, pendant qu’une grosse larme tremblait au bordde sa paupière ; Esther… ! moi je l’appelais Est’, mapetite Est’. Quand est venue la fonte des neiges, l’enfant a pâli,ses petits membres sont devenue faibles, son petit corps a maigri…bientôt elle n’a plus marché ; je la portais dans mes bras ausoleil pour la réchauffer ; alors elle me remerciait d’unsourire, ne pouvant plus parler… Ensuite je l’ai portée dans satombe, et pendant que les fossoyeurs jetaient de la terre sur elle,le prêtre me disait que c’était un ange envolé au ciel.

– Une enfant ? pauvre homme !vous avez perdu votre enfant !

– Non ! c’était ma plus jeunesœur ; le dernier rejeton d’une famille qui s’éteindra avecmoi dans le désert… J’ai souvent cru entendre au travers de lasolitude, le son des cloches qui tintaient pour la pauvre petitecréature… Et dans mes longues nuits silencieuses, alors que, couchésur la terre nue, je n’ai pour abri que cette grande couverturebleue qu’on nomme le ciel, il me semble voir tomber sur moi avec lerayon d’une étoile le regard azuré de l’enfant, il me sembleentendre sa voix frêle et douce qui me disait : « Àprésent, dépose-moi sur le gazon, je m’y reposerai… » Oui…alors je m’inclinais pour la soutenir jusqu’à terre, et ses petitesmains froides caressaient mes joues en signe de reconnaissance…Oh ! ma pauvre petite Est’! hélas !… je suis seulmaintenant !

Waltermyer se tut, la voix lui manquait.C’était un touchant spectacle de voir les larmes couler sur cesjoues bronzées par tous les vents de la prairie.

Morse, ému de cette douleur si vraie et sinaïve, ne put trouver une parole pour le consoler, et lui serrasilencieusement la main ; tous deux restèrent longtempsabsorbés dans leurs tristes pensées.

– Que devrons-nous faire après ce tempsde repos ? demanda enfin le vieillard, auquel les minutesparaissaient longues comme des siècles.

Waltermyer sembla sortir d’un songeprofond.

– Pardonnez-moi, répondit-il avec unsoupir, j’avais tout oublié ; vous pourrez encore laretrouver, votre Esther… mais moi… jamais je ne reverrai ma petiteEst’.

– Au ciel, ami ! où elle vousattend ! répliqua la voix grave et solennelle de Morse.

– Merci ! vous me demandez ce quenous allons faire ?

– Oui ! hâtons-nous, ami !

– Ami, oui ! maintenant, croyez-moi,ce que je vais vous dire est très vrai. Vous ne pouvez poursuivrevos recherches plus longtemps.

– Moi, m’arrêter ? vous perdez laraison !

– Nullement, vieillard, nullement ;j’ai dit ce que je voulais dire. Vous êtes trop âgé pour soutenirune pareille épreuve. La nature humaine ne peut aller au delà deses forces ; je connais ce que peut faire un cheval, jeconnais ce que peut faire un homme. Dans quelques heures la nuitdescendra sur la terre, plus noire que le fond d’une caverne ;il faudra, pour marcher dans les sentiers de la montagne, avoir unpied et un œil exercés, sous peine de mort. Croyez-moi,arrêtez-vous ici, cessez de vous acharner à une poursuiteimpossible.

– Hélas ! vous ne dites que tropvrai : j’ai déjà senti mes forces s’affaiblir. Mais, ma fille,ma chère et malheureuse enfant sera donc perdue ?

– Qui vous dit cela ? ne m’avez-vouspas dit que le Seigneur étend sa protection sur l’habitant desdéserts aussi bien que sur celui des cités. Esther ne restera passans ami, quand ce ne serait qu’en souvenir de celle dont elleporte le nom.

– Mais que deviendrai-je, moi, pendantcette attente cruelle ?

– Vous coucherez ici avec votre troupe.Demain vous irez rejoindre Lemoine ; en deux heures vous aurezfranchi la distance qui vous sépare de lui. Là vous attendrez tousde mes nouvelles.

– Mais, s’il vous arrivaitmalheur ?

– Malheur ? Étranger, je ne connaispas ce mot-là. Enfin, si dans trois jours vous ne me voyez pasrevenir avec votre fille saine et sauve, envoyez Lemoine sur mapiste, et dites-lui de vous rapporter mes os.

– Pourquoi ne prendriez-vous pas deux outrois hommes d’escorte ?

– Pas un : ils me gêneraient sansm’aider.

– Eh bien ! adieu, courageux ami,que le ciel vous guide ! Et si dans trois jours je ne vousvois pas revenir, je marcherai sur vos traces, et je ne m’arrêteraique quand je vous aurai retrouvé, vivant ou mort ; à moins queje ne succombe moi-même.

Les deux amis se serrèrent la main avecémotion, et se quittèrent silencieusement.

Waltermyer ne tarda pas à arriver à l’entréedu cañon au passage du Diable ; là, il mit pied à terre,débarrassa son cheval de tout harnais autre que la bride, enveloppases pieds de mousse liée avec des lambeaux de couverture, afind`amortir le bruit de ses pas, et se mit à gravir la montagne,marchant à pied, sondant le terrain sur lequel son fidèle compagnondevait s’aventurer à sa suite.

Bientôt le jour s’éteignit ; une nuitprofonde, épaissie par de lourds nuages, s’appesantit sur la terre.Il devint impossible de rien distinguer à deux pas de distance.

– Il fait noir comme dans un trou deloutre, murmura le brave chasseur se parlant à lui-même ; jepense aussi que tous ces reptiles se voient noirs comme nous, amiStar, continua-t-il en caressant l’encolure de son cheval.Ah ! je plains ceux qui sont obligés de voyager cette nuit… sila pauvre fille est dans les bois, je… Par le ciel ! voilàl’orage qui se met de la partie ! c’est cela ! de largesgouttes me tombent lourdement sur la main. Ça va bien aller !marchons doucement et soyons prudents, mon garçon !

Une traînée fulgurante d’éclairs et un immensecoup de tonnerre déchirèrent les nuages ; tout trembla dans lamontagne. Le cheval et le cavalier ne purent maîtriser un mouvementde surprise.

Immédiatement une pluie diluvienne s’abattitsur les rochers qui, en quelques secondes, furent inondés ettransformés en torrents furieux.

L’obscurité devint telle que Waltermyer futobligé de sonder le terrain, pas à pas, avec la main, et d’avanceren tâtonnant comme un aveugle. Son cheval tout effrayé, etfrissonnant, se collait contre lui, comprenant bien que son uniquerefuge était auprès de son maître.

Bientôt recommença le fracas de lafoudre ; le vent se mit de la partie, et avec des gémissementsterribles fit voler devant lui les feuilles, les branchagesfracassés, les pierres même lancées des hautes cimes. Sous lesélans convulsifs de la tempête, la terre tremblait ; lesgorges rocailleuses se renvoyaient en échos formidables la grandevoix de l’ouragan ; les rochers aigus envoyaient dans les airsde longs et sinistres sifflements ; sur toute la montagneroulait à flots précipités l’harmonie sauvage et immense du soufflefoudroyant que Dieu, dans sa colère, envoie sur la terre.

Mais au milieu de cet effrayant cataclysme,Waltermyer, l’homme au cœur loyal et fort, n’avait pas peur ;il suivait une route sainte ; il marchait au nom d’unvieillard, d’un père désolé ; il allait délivrer une innocentevictime.

Courage ! Waltermyer ! Dieu est avectoi ! Les éclairs servent de flambeaux à tes pas ; lafoudre assourdit l’oreille de tes ennemis, pour qu’ils net’entendent point ; la pluie lave tes traces, nul ne pourrales reconnaître.

Courage, Waltermyer ! Dieu est avectoi !

Chapitre 12Un guide imprévu

 

L’infortunée Esther avait été garrottée sur laselle du cheval blanc d’Osse’o, de manière à n’avoir que les mainslibres ; elle ne pouvait, d’ailleurs, faire aucun mouvement,encore moins songer à s’enfuir, tant qu’Aigle-Noir se tenait enselle derrière elle.

Mais aussitôt que le chef Mormon eût abattu lesauvage d’un coup de pistolet, la courageuse fille, sans perdre uneseconde, eut la présence d’esprit de lâcher les rênes de sa montureet de fuir au triple galop.

Dans la chaleur de l’action, personne nes’aperçut de son évasion. Dès qu’elle fut à quelque distance elles’arrêta auprès d’un rocher hérissé de cailloux tranchants à l’aidedesquels elle parvint à rompre ses liens. Libre alors de sesmouvements, elle se dirigea vers la plaine, calculant avec beaucoupde justesse qu’elle avait des chances pour y rencontrer sesamis.

Son cheval, qui était réellement un noblecoursier, l’emporta rapidement au travers des plus affreux défilés.En toute autre occasion, l’aspect seul de ces rocs escarpéssurplombant de noirs précipices lui aurait donné le vertige etl’aurait arrêtée dans sa course. Mais, pour fuir la redoutablecaptivité à laquelle elle venait de se soustraire simiraculeusement, elle aurait traversé l’eau et le feu.

Sans cesse préoccupée de la crainte d’êtrepoursuivie et reprise, elle prêtait une oreille inquiète et jetaitdes regards effarés en arrière. L’obscurité qui survintpromptement, tout en lui donnant l’espoir de n’être pas vue,l’effraya vivement, car elle songea qu’elle n’y verrait plus à seconduire.

Quand l’orage éclata, la malheureuse fugitiveétait encore en plein bois dans la montagne, totalement désorientéeau milieu des ténèbres ; elle perdit courage, laissa les rênestomber sur le cou du cheval, et se mit à pleurer, les mainsjointes, adressant au ciel une prière ardente et désolée.

Puis, courbant la tête sous le grondement dela foudre, tremblante aux sinistres hurlements de l’orage, éblouiepar les éclairs, elle laissa son cheval errer à l’aventure.

Les heures, – de longues heures d’agonie, –s’écoulèrent sans rien voir et rien entendre qui pût révélerl’approche d’un ennemi.

Tout à coup, à la lueur des feux du ciel, elles’aperçut avec une indicible terreur qu’elle était suivie par unfantôme noirâtre… à plusieurs reprises la même vision terriblefrappa ses regards ; elle n’en put douter, un Indien était sursa piste.

Le cheval s’arrêta plusieurs fois ; àchaque station l’ennemi se rapprochait d’elle… la pauvre Esther sesentait mourir d’effroi.

Un torrent se présenta sur la route, le chevalhésita avant de le traverser ; à ce moment Esther sentit unemain froide se poser sur son épaule. Son cœur se glaça dans sapoitrine ; elle ferma les yeux.

– Oh ! s’écria-t-elle d’une voixmourante ; ne me touchez pas ! tuez-moi !tuez-moi ! pour l’amour de Dieu !

Elle ne reçut aucune réponse : la maindemeura immobile sur son épaule, mais sans user de violence.

À ce moment l’orage s’apaisait, avec luis’enfuyait l’ombre, et les premières clartés de l’aurorecommençaient à sourire dans le ciel.

Esther se hasarda à ouvrir les yeux, elleregarda ce fantôme terrible au pouvoir duquel elle venait detomber… C’était Osse’o !

Osse’o qui, le sourire sur les lèvres,inclinait vers elle son noble et fin visage, Osse’o, le cheftraîtreusement frappé, qui lui apparaissait vivant, faisaitentendre sa voix harmonieuse et vibrante :

– L’enfant des Faces-Pâles est sauvée.Les gens du Lac ont trouvé sa trace solitaire dans la montagne.

Sans y songer, Cœur-Droit lui avait parlé dansl’idiome des Dacotahs, mais s’apercevant qu’elle ne le comprenaitpas, il sourit et reprit sa phrase en français ; puis ilcontinua :

– Pendant que l’orage envoyait sur laterre le souffle redoutable du Grand Manitou, Osse’o a aperçu dansla nuit obscure son cheval blanc qui passait, semblable au coursierqui transporte les guerriers dans la vallée noire de la mort.Osse’o l’a suivi avec joie.

– Mais je vous ai vu rouler dans leprécipice ? reprit Esther en le considérant avec des yeuxeffarés.

– Le Grand Manitou qui donne des ailes àl’aigle peut soutenir dans l’air un de ses enfants : leschiens de la mort hurlaient, attendant mon sang dans les cavernesprofondes. L’arête d’un rocher s’engagea dans mon vêtement, et meretint suspendu en l’air. – Un homme blanc, – blanc de peau maisnon de cœur, – me tira un coup d’arme à feu ; la balle coupamon vêtement, mais Osse’o est plus souple que la panthère ; ilse cramponna aux rochers glissants, et d’un bond, disparut dans unecaverne.

– Dieu du ciel ! est-ilpossible ? un blanc a-t-il pu commettre une pareillehorreur ?

– Il y a des cœurs noirs et vils parmiles blancs comme parmi les Peaux-Rouges. Cet homme était le sachemdu lac salé.

– Le chef mormon ! Dieu merci, cen’est pas un des nôtres !

– La course a été longue, la nuit froide,la jeune fille au teint de neige tremble comme une colombe quiaperçoit le faucon.

– Oui, je me sens glacée.

– Derrière ces arbres, il y a une grotte.Que la jeune fille y entre ; Osse’o allumera du feu pourréchauffer ses membres et sécher ses petits pieds ; là elle sereposera. Osse’o fera le guet pendant son sommeil.

– Mais qui donc êtes-vous ?

– Un Dacotah !

– Et l’Aigle-Noir ?

– Il ne retrouvera jamais la jeune fille.Qu’elle ne craigne point Osse’o, il ne lui fera aucun mal.

– Non… non ! je n’osepoint !

– La langue parle et le cœur estsincère.

– J’ai confiance en vous, car vous avezété bon pour moi… pourtant vous êtes un Indien… un inconnu.

– Je suis un HOMME ! réponditnoblement Osse’o en posant la main sur sa poitrine.

Alors il la prit par la main, et la conduisitdans la caverne.

Comme si les incertitudes et les méfiances dela jeune fille l’eussent choqué, il ne lui adressa plus la parole.Mais, après avoir promptement allumé un grand feu, il se hâta depréparer un lit de feuilles sèches que l’orage avait amassées àl’entrée de la grotte ; puis il improvisa un verre en écorced’arbre et donna quelques gouttes d’eau fraîche à Esther que lefrisson avait quittée, mais que la fièvre rendait brûlante ;enfin, tirant de sa gibecière des tranches de daim rôti et du grainbouilli dans du lait à la manière indienne, il déposa ces vivres àses pieds et fit mine de se retirer.

– Je vais maintenant soigner mon cheval,dit-il.

Esther fondit en larmes, son pauvre cœur brisése soulageait, elle lui dit avec effusion :

– Oh ! pardonnez-moi d’avoir doutéde vous ! Les terreurs de cette affreuse nuit m’ont renduefolle.

Un nuage passa sur les yeux d’Osse’o ; ilse détourna brusquement et répondit avec dureté :

– Que la fille du chef pâle s’endormebannissant de son esprit toute noire pensée. Elle reverra leswigwams errants de son peuple ; mais auparavant il faut que lerepos répare ses forces. L’homme du Lac veillera auprès d’ellecomme le ferait sa mère. Quand le soleil sera levé, quand lesoiseaux, par leurs chants, adresseront une prière joyeuse au GrandManitou, Osse’o la réveillera et sera son guide.

– Merci ! mille fois merci !Oui ! me voilà bien heureuse ! mais mon père, mon pauvrecher père… !

– La joie reviendra dans son cœur.Dormez. Les herbes de la forêt sont douces comme les roses desjardins de l’est où les papillons d’or et les oiseaux chanteursboivent la rosée dans des vases de soie. Dormez –mademoiselle, et que Wahka Tanks, l’esprit de l’air, de laterre et des aïeux, vous envoie d’heureux songes. Dormez !

À ces mots l’Indien se retira. Esthercontempla longtemps son profil noble et fier, sa taille élégante,qui se dessinaient à l’entrée de la grotte.

Par discrétion, l’inconnu tourna le dos àl’intérieur de la caverne et resta immobile comme une bellestatue.

Le cœur de la jeune fille ne pouvait êtreinsensible aux bons traitements d’Osse’o, sa grâce hautaine, sesallures tour à tout empreintes de la rudesse sauvage et de la plusexquise civilisation, sa voix douce, son visage ouvert, et pourtantattristé par une inexplicable mélancolie, tout était mystère enlui…

… De ces mystères qui font rêver les jeunesfilles…

Demi-couchée sur le lit odorant et moelleuxque son sauveur avait dressé pour elle, Esther le contemplalongtemps, perdue dans des pensées profondes, demi-tristes,demi-joyeuses, demi-inquiètes, demi-paisibles ; enfin, vaincuepar la fatigue, elle se laissa aller dans son nid de mousse, fermases jolis yeux et s’endormit.

Chapitre 13Pauvre Waupee !

 

Aigle-Noir, furieux d’avoir perdu laprisonnière, fit, aussitôt après le combat, tous ses préparatifspour la rechercher activement.

Néanmoins, il ne voulut pas se mettre enchasse sans avoir rempli un devoir sacré pour tout chefindien ; il fit enterrer ses guerriers morts, pansa lesblessés et les renvoya dans leur village sous l’escorte de quelqueshommes valides.

Ensuite, accompagné de ses meilleurschasseurs, il se lança dans la montagne, bien décidé à ravoir saprisonnière morte ou vive.

Les premières traces furent faciles àretrouver ; mais bientôt l’orage éclata, et au lieu dedécouvrir la voie suivie par la fugitive, les Sauvages furent horsd’état de poursuivre leur route.

Ce fut sur leur tête que la tempête s’abattitavec le plus de fureur. Le tonnerre tomba sur le plus jeune et leplus vaillant compagnon d’Aigle-Noir et le réduisit en cendres.Renversés par la commotion effroyable qui rayonnait autour de leurmalheureux camarade, les Indiens tombèrent la face contre terre etdemeurèrent immobiles, glacés par la pluie torrentielle,frémissants sous les coups redoublés des rafales, osant à peineéchanger quelques paroles de découragement.

Quand l’orage se fut un peu calmé, la petitetroupe épuisée de fatigue se réfugia sous un abri de rochers et,trouvant une place sèche, s’y arrêta pour prendre quelquerepos.

N’ayant pu parvenir à allumer du feu, lesSauvages essuyèrent autant que possible leurs corps ruisselants depluie, ensuite, se serrant les uns contre les autres, ils secouchèrent et s’endormirent d’un bon sommeil.

Pendant qu’ils se préparaient au repos, sileurs yeux vigilants n’eussent été obscurcis par la fatigue etl’effroi, ils auraient pu voir une ombre, silencieuse, courbée versla terre, marchant sur leurs traces avec la tenace sagacité duchien de chasse sur la piste du gibier.

L’ombre, couronnée d’une longue chevelurenoire qui fouettait l’air, et dont les yeux lançaient aux éclairsdes reflets sauvages, l’ombre arriva sans bruit au lieu de leurrepos, et, avec ses mains froides comme des mains de spectres, tâtales corps étendus des dormeurs, sans les éveiller par ce contactinsaisissable ; on eût dit la mort triant et cherchant savictime.

Quand elle eût passé en revue tous lesguerriers, l’ombre arriva à Aigle-Noir ; un frémissement desatisfaction la fit tressaillir ; ses doigts froids ettremblants visitèrent en détail les vêtements et les armes du chef.Puis l’ombre se releva tenant élevé un large couteau qui brillaitaux éclairs.

Le chef dormait présentant à découvert salarge poitrine bronzée ; l’arme meurtrière s’abaissa surlui…

– Non ! non ! non !murmura la triste Waupee en jetant au loin le poignard ;non ! Faucon-Blanc ne tuera pas Aigle-Noir. Le mari de Waupeeest infidèle, il l’a laissée pour la fille pâle au teint de neige…Il a été méchant ! mais pourquoi Waupee serait-elleméchante ? quand le sang du chef aura taché ses mains, rien nepourra les laver… ! Qu’il vive ! et que Waupee meure.

Tout en murmurant lentement ces tristesparoles, la jeune Indienne s’était reculée lentement, attachant unlong regard sur ce tyran si dur et pourtant toujours aimé.

Quand l’éloignement ne lui permit plus de levoir, elle saisit sa tête dans ses mains crispées et s’enfuit auhasard éclatant en sanglots.

Quelques heures après, le soleil glorieuxréjouissait la montagne par ses premiers rayons ; toutsouriait au ciel et dans les feuillages. Aigle-Noir joyeux etdispos réveillait ses compagnons, et revenus à leur natureindomptable, tous s’élançaient dans la montagne comme des loupsaffamés à la poursuite du daim blessé.

Il s’en fallut de peu qu’ils se rencontrassentavec Waltermyer qui, infatigable comme son bon cheval, n’avaitcessé de marcher pendant toute la nuit.

Suivant son habitude, le trappeur causait toutseul.

– Mon brave Star ! de toutes lespistes que nous avons suivies ensemble, voilà bien la plus rude,n’est-ce pas ? J’avais vu bien des orages dans la montagne,mais aucun ne valait celui-ci. Quels tonnerres ! quels coupsde vents ! on aurait dit la fin du monde ! Comme elle adû avoir froid, dans sa tombe, ma pauvre petite Est’, lorsque cettepluie furieuse tombait sur elle.

Il s’interrompit un instant, perdu dans sesmélancoliques souvenirs ; bientôt il revint à lui, et passa lamain sur son front pour dissiper ces sombres pensées.

– Je connais des chevaux, mon brave Star,continua-t-il en s’adressant à son compagnon, comme si ce dernieravait pu lui répondre ; je connais des chevaux qui nevoudraient pas marcher par une nuit si noire, ni grimper dans detels chemins, – non, pour tout l’or du Shasta… Holà ! quellecabriole est-ce là !

Star venait de faire un haut-le-corps sibrusque et si soudain que son excellent cavalier faillit êtredésarçonné.

Les regards vigilants de Waltermyerfouillèrent l’obscurité à la hâte, une forme noire se dessinavaguement dans les broussailles, à quelques pas devant lui.

Le fusil en joue, prêt à tirer, il se tint enobservation.

– Par le ciel ! grommela-t-il, cen’est pas un Indien ?… un loup, peut-être ?… ou unours ?… non ! non !… Tonnerre ! qu’est-ce donccela ?

Il sauta à bas de son cheval, et marcha surl’apparition, le fusil en avant.

– Si vous êtes une créature humaine,parlez ! cria-t-il brusquement ; si c’est un ours ou unloup… mais non, continua-t-il en se parlant à lui-même, par untemps semblable la bête fauve et l’homme deviennent presque amis,je ne tirerai pas. Qu’elle passe son chemin, la créature, je n’aipas besoin de gibier. – Pourtant… il y a quelque chose d’humain,là… ! serait-ce un esprit… ?

À ce mot, il passa ses mains sur sa tête pourassurer son bonnet ; il lui semblait que le frisson de laterreur faisait dresser ses cheveux.

Puis, peu soucieux d’approfondir le mystère,du moment qu’il paraissait surnaturel, il fit sentir l’éperon à soncheval pour la première fois de sa vie ; le généreux coursierfit un bond et continua sa route.

– Oui ! c’était un esprit… murmuraWaltermyer… pauvre âme ! quel triste sort ! d’errer pardes temps et dans des lieux semblables… ! qui sait où elleva… ?

Cependant, avec les premiers rayons du jour sedissipèrent peu à peu les sinistres préoccupations du bravechasseur. Le soleil se montra clair et brillant ; bientôt,cheval et cavalier réchauffés et réjouis sentirent une nouvelleardeur les ranimer.

D’épais brouillards blancs s’élevaient de laplaine ; leur surface onduleuse couvrit entièrement laprairie, séparant ainsi la montagne des rases terres comme si uneimmense mer argenté eût soulevé ses flots jusqu’à la hauteur desrochers. Perdu, dans une île aérienne, ayant sous ses pieds lesnuages floconneux, sur sa tête l’azur étincelant, Waltermyerrespira d’aise ; ses longues fatigues, son infatigablepersévérance allaient être récompensées.

Tout à coup, au travers d’une éclaircie, ilentrevit sur l’extrême pointe d’un roc, le même objet qui l’avaitsi mystérieusement effrayé tout à l’heure.

C’était décidément une créature humaine ;elle se trouvait dans la plus dangereuse position qu’on pûtimaginer ; encore un pas, un seul mouvement ! elletombait dans un affreux précipice.

Waltermyer lança son cheval au galop encriant :

– Holà, hé ! prenez garde ! paspar là ! arrêtez, au nom du ciel, arrêtez !

Il arriva juste à temps pour la retenir parses vêtements, au moment où elle se jetait dans l’abîme.

– Ah ! une femme ! dit-il,pensant qu’il venait de trouver Esther ; psahw… ! cen’est qu’une squaw indienne… ! ajouta-t-il enl’examinant ; elle est jolie, ma foi !… pauvre misérable,comme elle est mouillée, échevelée, souillée de boue !

Comme une biche effarouchée, la femme sauvagejeta autour d’elle des regards égarés, puis elle essaya des’échapper, gardant toujours un farouche silence.

Mais le trappeur la retenait d’une maind’acier, il écarta doucement sa chevelure noire qui ruisselait surson visage, et la fit asseoir à côté de lui.

– Allons, ma bonne femme ! dit-il nesachant trop de quelle manière entamer la conversation, il ne fautplus songer à faire un pareil saut, je vais vous emmener à quelquedistance sur mon bon cheval, et quand vous serez reposée, je vousconduirai chez vous.

– Waupee n’a pas de maison, répondit-ellesombrement.

– Pas de maison… ? ah ! oui,j’en puis dire autant. Nous logeons tous deux sous le ciel, dansles bois, dans la plaine ; mais enfin je vous ramènerai dansvotre tribu…

– Waupee ne veut pas revoir sa tribu.

– Oh ! oh ! ceci estsauvage ! et pourquoi ?

– Il y a une lune, la lumière régnaitdans son wigwam ; aujourd’hui tout y est sombre. Waupeevoulait se livrer à l’ange de la mort, lorsque la Face-Pâle l’aretenue, elle la remercie… une fois déjà, dans la nuit, elle avaitvu l’homme blanc.

– Moi ? vous m’avezaperçu ?

– Waupee se glissait comme un serpentdans les broussailles du sentier.

– Ah ! c’était vous ! j’avaiscru avoir affaire à un esprit.

– Elle avait dans le cœur des penséesrouges comme le sang ; elle cherchait son mari, pour mourirensuite, car il la force à mourir.

– L’infernale brute !

– Elle l’a trouvé endormi sur lacolline ; son couteau s’est levé sur lui.

– Vous l’avez frappé… ?

– Non, Waupee l’a bien aimé.

– Pauvre femme ! vous avez étéheureuse peu de temps avec lui ; ensuite il vous achassée ?

– Oui, – le méchant ! – à présentpourquoi vivrait-elle ? plus de mari, plus de tribu, plusrien ! Elle doit mourir.

– Comment ce double traître a-t-il pu sedécider à renvoyer une jolie femme comme vous ?

L’innocente flatterie du chasseur décidal’Indienne à devenir communicative.

– Il a vu une femme au teint deneige ; il l’a enlevée pour la conduire à son wigwam et…

– Un moment, s’il vous plaît ! Unefille blanche ?

– Belle comme les fleurs du printemps,avec des cheveux blonds comme la soie qui flotte autour du maïs enautomne, des yeux bleue comme le ciel, des joues comme les roses dela prairie, des lèvres rouges comme les fruits du Sumac, une voixdouce comme le murmure d’un ruisseau dans le désert.

– Et où se trouve-t-ellemaintenant ?

Peu à peu Waupee lui raconta tout ce qu’ellesavait sur Esther ; mais ses souvenirs n’allaient pas plusloin que la bataille avec les Mormons, elle ignorait les événementssurvenus depuis.

Quand son récit fut terminé, Waltermyerrecommença ses questions :

– Et comment nommez-vous ce coquin voleurde fille ?

– Les Dacotahs l’appellentAigle-Noir.

– Démon noir ! ! oui ! Jele connais, le scélérat ; son âme est plus noire encore queson nom ; il a tué et pillé plus de malheureux émigrants qu’iln’a de cheveux sur la tête ; mais enfin, il estPeau-Rouge ; je suppose que c’est dans sa nature. Quant à cegueux de Thomas, son compte est bon ; à la première occasionje le traiterai comme un buffle ou un grizzly, si ce que vous medites est vrai !

– La langue de Waupee a suivi la voie dela vérité.

– Je vous crois, ma fille ;maintenant essuyez vos yeux et ne songez plus à ce serpent deDacotah.

– Le guerrier pâle sait tout ce quepouvait lui apprendre la pauvre squaw ; il va suivre la pisteet le Grand Manitou lui sourira. Waupee n’oubliera jamais combienil a été bon pour elle. À présent elle s’en va.

– Et où ? tonnerre ! oùirez-vous, pauvre abandonnée ?

– Le Manitou dirigera mes mocassins.

– Mais vous dites que vous n’avez plus nimaison ni tribu.

– Waupee se réfugiera dans les cavernesde la montagne. Elle attendra patiemment que l’ange de la mortvienne la chercher.

– Si vous faites cela, je veuxêtre… ! oh pauvre petite Est’!

– Où pourrais-je aller ?

– Eh, donc ! avec moi.

– Les chefs des Faces-Pâles riront deleur frère quand ils le verront avec une femme des Dacotahs.

– C’est bien le dernier de messoucis ; j’ai de bonnes épaules, elles ne ploieront pas sousun sourire.

– Mais ils jetteront un regard méprisantsur Waupee, ils riront d’elle, et l’insulte lui brisera lecœur.

– Vous les laisserez faire sans vous eninquiéter. Et ceux qui en diront trop… Kirk Waltermyer se chargerade leur donner une leçon dont ils se souviendront plus longtempsque de ce qu’ils ont appris à l’école.

– L’homme blanc est trop bon ; lafille des Dacotahs ne veut pas qu’on l’insulte à cause d’elle.

– Écoutez, femme ! je respecte vosscrupules, mais je ne partirai pas sans vous. Et si vous vousmettez dans la tête de rester ici, je plante ma tente ici, et nousnous y installons avec Star.

– L’homme blanc a-t-il réfléchi à ce quedira son peuple ?

– Son peuple ! Dieu lebénisse ! je n’ai pas plus de peuple que vous ; même pasde famille… ! Tranquillisez-vous donc sur ce point comme unebrave fille et venez avec Kirk Waltermyer. Vous verrez que c’est unami qui vaut bien tous vos gredins rouges.

– Waupee ira avec l’homme blanc, maisplus tard.

– Oui ; je suppose qu’il se passeradu temps avant que vous trouviez un asile dans ces montagnesdésolées. Ici, Star !

Le bon cheval vint aussitôt se présenter auharnais ; quand il fut sellé et bridé, Waltermyer saisitlestement la taille frêle de Waupee et l’enlevant de terre avantqu’elle se fût doutée de son intention, il la plaça délicatementsur le devant de la selle ; puis il sauta à cheval, passa unde ses bras autour d’elle pour l’empêcher de tomber, et se mit enroute.

Une vive rougeur colora le visage et lesépaules de la jeune Indienne lorsqu’elle se vit auprès deWaltermyer. Mais les craintes modestes et l’embarras de Waupee sedissipèrent en lisant sur l’honnête visage de son sauveurl’expression de bonté et de loyauté qui était le reflet de soncœur.

– Bon ! dit-il joyeusement, vousvoilà équipée comme une princesse ; – je le pense du moins,car je n’en ai jamais vu, – je suis content que vous n’alliez pas àpied pendant que je suis à cheval. Je sais bien que les braves devotre race aiment à se prélasser sur leurs selles, pendant queleurs pauvres femmes marchent derrière eux, épuisées de fatigue,mais c’est une honte, même pour des Sauvages. Jamais KirkWaltermyer n’en usera ainsi avec aucune femme.

– Quand le Visage-Pâle sera fatigué, jemarcherai.

– Fatigué ! moi, fatigué !voilà qui est fort ! jamais je n’avais entendu parler deça…

– Mais le cheval doit être las ; levoyage a été rude par cette nuit de tempête.

– Mon cheval, las ! voilà qui estencore plus fort ! Quand arrivera cette étrange aventure queStar soit las, je vous prendrai sur un bras, lui sur un autre, etje vous porterai tous deux.

Chapitre 14Tribulations d’un prophète

 

Le chef Mormon, après la bataille avec lesIndiens, fut en butte aux amères récriminations de ses compagnons.Heureusement pour lui, aucun blanc n’avait été tué, sans quoi soncaractère prétendu sacré ne l’aurait point préservé d’un châtimentsévère.

– Vous avez tenu une étrange conduite,Thomas, lui dit fort irrespectueusement un de ses fidèles. Quesignifie ce vagabondage au travers des rochers pour délivrer unefille que personne ne connaît ?

– Mais, entendez-moi, mon frère…

– Je ne veux rien entendre, car je necroirai plus un seul mot de ce que vous me direz, et ce sera lemeilleur parti à prendre. Je ne marcherai plus avec vous, c’estfini.

– Mais songez donc à cette pauvrefille.

– Je songe à ma femme et à mes petitsenfants.

– Vous feriez mieux d’en prendre soind’une autre manière. Des calamités bien lourdes s’appesantiront surla tête de quiconque désobéit au prophète du Seigneur.

– Eh bien ! allez vous fusiller avecqui vous voudrez. Moi, je ne vais plus avec un homme qui faitmétier d’enlever les jeunes filles, et d’assassiner les malheureux,comme tout à l’heure. – Allons enfants ! qui m’aime mesuive !

Toute la bande se rangea du côté du dissident,et tourna bride laissant le « vénérable » seul au milieudes montagnes.

Aveuglé par la passion, l’obstiné aventurierregagna le théâtre de la bataille et s’acharna à rechercher lesSauvages, jusqu’à ce que la nuit et l’orage vinssent faire à sesidées une diversion fort désagréable.

Le lendemain, de grand matin, il poursuivit saroute jusqu’à un pic escarpé d’où il dominait toute la plaine. Auxpremiers rayons du soleil levant il put voir défiler, bien loin,dans la prairie, « son peuple, sa poule aux œufs d’or »,qui cherchait fortune, et lui échappait pour toujours.

Saisi de rage, le Mormon fit rudement sentirl’éperon à son cheval qui s’emporta et bondit au hasard dans lestaillis fourrés. Cette course désordonnée le conduisit dans unegorge plus sauvage, s’il eut été possible, que le reste de lamontagne, et se terminant à une sorte d’impasse au bout de laquelleétait le précipice.

Au moment où il parvenait à grand-peine àmaîtriser sa monture, le Mormon entendit tout près de lui, dans lesbroussailles, un grognement formidable suivi de grincements dedents ; un grand loup noir, maigre, affamé, aux yeuxétincelants, s’approchait en rampant pour sauter à la gorge ducheval.

Thomas sortit vivement un pistolet de sesfontes, et fit feu sur le loup ; la bête fauve s’enfuit enhurlant, traînant derrière elle une cuisse cassée.

Mais, ce danger évité, Thomas tomba dans unplus profond péril ; son cheval excité par les mauvaistraitements, effrayé par le loup, devint furieux au bruit du coupde feu, et se lança à corps perdu, droit vers le précipice. Aprèsavoir rompu les rênes, dans un effort désespéré pour le retenir,Thomas n’eût que le temps de se jeter hors de la selle ; ilalla rouler au milieu des buissons, pendant que le cheval tombaitet se brisait dans les profondeurs de l’abîme.

Le « vénérable » couvert decontusions, déchiré par les épines, se releva péniblement ;s’étant traîné avec peine sur un banc de mousse, il resta longtempsimmobile, la tête dans ses mains, se sentant envahir par ledésespoir.

La position assurément était délicate ;il n’avait d’autre arme à feu que son pistolet. Sans vivres, sansprovisions d’aucune sorte, il ne pouvait espérer de salut que s’ilvenait à rencontrer les Sauvages ; autrement il en seraitréduit à mourir de faim ou à se poignarder avec son couteau dechasse.

Il fit toutes ces désobligeantes réflexions etbien d’autres encore ; puis, écrasé de fatigue, de douleur, deregrets et de craintes, il s’endormit d’un sommeil tout semblable àun évanouissement.

À peu près au moment où l’un de sespersécuteurs sentait l’assoupissement, précurseur de la mort,s’appesantir sur lui, Esther, après un doux repos, se réveillaitfraîche et heureuse, toujours protégée par le fidèle et loyalOsse’o.

En l’entendant se lever, le jeune homme rentradans la grotte :

– La sœur de la Face-Pâle a-t-elle eu unbon sommeil ?

– Oui, merci ! oh ! combienj’ai à vous remercier. Et vous ?

– Quand les jeunes filles dorment lesguerriers veillent.

– Mais vous vous êtes dépouillé de votremanteau pour m’abriter ; vous êtes trop bon pour moi.

– L’homme rouge est accoutumé au soufflede la nuit ; le froid de la montagne lui est indifférent,répondit-il en s’occupant des préparatifs du déjeuner.

La vie active et agitée qu’avait menée Esther,l’air vif des montagnes, et, par-dessus tout, la tranquillitéd’esprit dont elle avait un si grand besoin, avait éveillé en elleun appétit triomphant qui lui fit trouver délicieux le repasqu’Osse’o lui avait improvisé. Elle se rappela longtemps ce festinrustique étalé sur des feuilles et des écorces d’arbre ;jamais dîner somptueux, chef-d’œuvre de l’art culinaire, servi dansl’or et le cristal, ne lui parut aussi exquis.

Osse’o souriait avec bonheur en la voyantmanger à belles dents blanches.

Quand le régal fut terminé, il s’adossa contreles parois de la grotte, et demanda à la jeune fille le récit de sacaptivité.

En entendant ces détails touchants, il demeuraen apparence impassible comme le granit contre lequel ils’appuyait, mais les éclairs de ses yeux, le frémissement de sesnarines, sa respiration tumultueuse trahirent plus d’une fois savive émotion.

Quand Esther eut terminé sa narration, ilsongea à se mettre en route.

– Le soleil est chaud, dit-il, lesruisseaux sont rentrés dans leur lit, les feuillages sont secs,Osse’o connaît la route de l’homme blanc.

– Je crains que mon pauvre père n’ait pupoursuivre sa marche.

– Le chemin de ma sœur vers les wigwamserrants de son peuple doit être aussi droit que le vol du corbeau.Quand elle sera en sûreté, Osse’o lui trouvera son père ou mourraen le cherchant.

– Vous, mourir ? oh non ! vousavez été si bon pour moi ! vous avez été meilleur qu’unfrère ! Dieu vous préserve de tout danger !

– Notre course sera longue etpénible ; quand la fille des Faces-Pâles sera prête, nouspartirons.

– Je suis prête ; partons àl’instant même ; je n’ai pas peur. À ces mots elle plaça sapetite main dans la forte main du guerrier, en souriant ducontraste qu’il y avait entre elles.

L’Indien la retint une seconde, et fit unmouvement pour la porter à ses lèvres ; mais, d’un air grave,il réprima cette tentation innocente et laissant retomber doucementle bras de la jeune fille, il se dirigea vers son cheval, qu’ilharnacha promptement.

Puis, à l’aide de son genou qu’il lui offriten guise d’étrier, Esther sauta en selle, et Osse’o mena le chevalpar la bride.

Pendant la route, l’Indien, toujours avec lamême réserve, lui prodigua les soins les plus délicats ;l’encourageant ou la rassurant de sa voix harmonieuse, lui offrantl’appui de son bras, retenant sa monture pour prévenir le moindrefaux pas.

Esther, heureuse et reconnaissante, se sentaitprofondément touchée ; à chaque occasion ses yeux ingénusremerciaient éloquemment le jeune chef.

– Voyez, lui dit Osse’o s’arrêtant pourlaisser respirer son cheval, et lui montrant des points blancsgroupés sur le bord de la prairie ; voyez là-bas dans laplaine, les wagons de votre père ; c’est là qu’il a établi soncamp.

– Oh ! si près ! courons doncvite ! chaque moment est pour moi un siècle, jusqu’à ce que jesois auprès de mon cher, de mon tendre père.

– Ils sont plus loin que vous ne croyez.La route se replie comme un serpent autour de la montagne ; cebon cheval a besoin de repos. À une portée de flèche je connais unlarge et haut cocher, seul au sommet de la colline ; nousallons y allumer du feu pour le repas, et y prendre du repos ;ensuite Osse’o guidera la jeune fille vers son père.

Sans attendre une réponse, il dirigearapidement son cheval vers le lieu désigné qui était admirablementchoisi pour camper à l’abri de toute surprise ; car, semblableà un petit fort, il commandait les environs, et n’était accessibleque par un étroit sentier.

Le cheval ayant été débarrassé de ses harnais,on se mit à ramasser des broussailles sèches pour allumer le feu.Esther, fatiguée d’être restée longtemps à cheval et désireuse defaire de l’exercice, aidait gentiment Osse’o dans ce travail,lorsqu’ils entendirent résonner le pas d’un cheval dans le sentierrocailleux.

La jeune fille courut se blottir dans unbuisson. Osse’o saisit ses armes à la hâte, prêt à la défendreintrépidement. Bientôt, au bruit qui les avait alarmés, se joignitune voix sonore et hardie :

– Allons, mon vieux camarade !disait-elle, ne va pas t’endormir, encore une demi-douzaine de paset nous serons au sommet. Ouf ! la course a été rude etlongue ; c’est égal, marchons.

À ce moment, celui qui parlait ainsi apparut àla surface du rocher. Tout à coup, changeant de ton et d’allure, ilépaula son fusil et s’écria :

– Eh ! n’est-ce pas là un de cesdamnés Peaux-Rouges ? si, au moins, c’était ce gueuxd’Aigle-Noir, il se passerait quelque chose de drôle !… mais,par le tonnerre ! je connais ce cheval ! lui seul peut secomparer à Star. Eh ! là-haut ! montrez votre main,étranger : ami ou ennemi ?

L’Indien abaissa son fusil, et éleva la main,la paume en avant, en signe d’amitié.

– Si vous êtes le vrai maître de cecheval, vous êtes Osse’o.

– Et vous Waltermyer.

– Juste comme un coup de carabine. Votremain, vieux compère ! allons, Waupee, saute en bas, c’est unami ; tout va bien, il me semble. Mais, dites donc, Osse’o,que diable faites-vous ici ?

– Que mon frère soit patient et regarde,répondit l’Indien en faisant sortir Esther de sa cachette, aprèslui avoir dit deux mots d’explication.

Waltermyer ne fit qu’un saut jusqu’à elle,saisit sa main, et, la secouant avec enthousiasme, s’écria d’unevoix de clairon :

– Un mot ! un seul mot ! bontédu ciel ! dites-moi que vous vous nommez Esther, et je seraiheureux à souhait.

– Certainement c’est mon nom. Pourquoi mele demandez-vous ?

– Venez ici, Waupee ! continua-t-il,enlevant comme une enfant la jeune Indienne de son cheval et laportant jusqu’à côté d’Esther ; là ! vous voilàretrouvées ! maintenant causez, pauvres enfants.

Les deux femmes s’embrassèrent avec unejoyeuse surprise pendant que l’heureux trappeur riant d’un œil,pleurant de I’autre, débridait son cheval et lui prodiguait sessoins.

– Ah ! triple chance ! monbrave Osse’o ; je sais toute l’histoire ! seulement je necomprends pas que vous soyez arrivé avant moi. Jeunes filles, n’ya-t-il rien à manger par ici ? Je suis affamé comme un ours auprintemps, en outre il faut que je sois dans la prairie avant lesoleil couché.

On s’empressa auprès de lui ; en quelquesinstants le repas fut prêt, et les quatre amis mangèrentjoyeusement, échangeant de joyeux propos.

Il était écrit que leur tranquillité seraitencore troublée : le pas d’un cheval résonna bruyamment àquelque distance.

– Tonnerre ! qu’est-ce encore ?murmura Waltermyer, sautant sur ses pieds, le fusil à la main.

– Le Mormon ! dit Osse’o.

– Aigle-Noir ! ajouta Waupee quientraîna aussitôt Esther dans le fourré.

– Deux démons ! reprit Waltermyer.Il plaça ses pistolets tout armés à sa ceinture, et conduisit soncheval à l’abri derrière un rocher. Osse’o n’avait pas dit unmot ; les lèvres serrées, il alla ranger son cheval à côté deStar, puis il se plaça près de Waltermyer, et tous deux attendirenten silence.

Deux minutes après, Aigle-Noir arrivait d’uncôté, et Thomas de l’autre, sur un petit plateau inférieur à celuiqui servait d’abri à nos quatre amis.

Chapitre 15Un duel au désert

 

Le Sauvage et le Mormon se trouvèrent donc enprésence, à peu près égaux en force, sauf que l’Indien avaitl’avantage d’être à cheval.

Il poussa sa monture avec une indifférenceaffectée, si près de Thomas, que celui-ci fut rudement heurté, etfaillit être foulé aux pieds par l’animal demi-sauvage.

– Où est la jeune Face-Pâle ?demanda-t-il en secouant sa tête empanachée, et accompagnant sesparoles d’un mauvais sourire.

– C’est précisément la question quej’allais vous faire, répliqua Thomas.

– Lorsque les guerriers blancs, aprèsavoir rampé comme des serpents parmi nos braves, les ont fusillés,elle s’est échappée.

– C’est bien ! elle estperdue ! mais pas pour vous… car je l’ai assez payée. Voussavez où elle est ; indiquez-moi sa retraite ou rendez-moi monor.

– Le Visage-Pâle pense que l’Aigle-Noirest fou.

– C’est moi qui l’ai été… fou, de me fierà un Indien !

– En quoi avez-vous été trompé ?Vous avez donné de l’or au Dacotah, il a enlevé la fille des brasde son père ; il l’a emmenée sous la garde de ses guerriers,jusque dans la montagne ; Aigle-Noir avait pris l’oiseau,pourquoi n’avez-vous pas su le conserver ?

– Belle question, sur mon âme !Comment l’aurais-je conservé, puisque vos hommes se sont battuscomme des diables pour m’empêcher de la prendre !

– Le Visage-Pâle veut-il remettre auDacotah le restant de l’or qui lui est dû.

– Quel or ? quelle dette ?cormoran !

– Vous aviez promis de donner une poignéed’or, quand la femme blanche aurait été amenée ici.

– Oui, mais vous m’avez trompé, vous lacachez à mes recherches.

– Qui parle de tromperie… ? n’est-cepas le Visage-Pâle qui a été menteur auprès des Dacotahs et auprèsde son peuple ? Les guerriers rouges sont irrités, leursblessures sont saignantes ; l’homme blanc sera mal reçu dansles wigwams des Dacotahs.

– Je m’en inquiète peu ! ourendez-moi l’or, ou livrez-moi la fille !

– L’or que l’homme blanc réclame estcaché dans un lieu où aucun œil, excepté celui d’Aigle-Noir, nesaurait le trouver. Si le faux Sachem du lac Salé veut la jeunefille à peau de neige, qu’il la cherche.

La scène commençait à s’échauffer et devenaitdramatique. Il était évident que, des paroles, les deuxinterlocuteurs passeraient aux voies de fait ; la partie étaitd’autant plus dangereuse pour le Mormon que le sauvage convoitaitses dépouilles.

Waltermyer et Osse’o, serrés l’un contrel’autre, faisant face à l’unique sentier par où pouvait arriverl’ennemi, considéraient ce spectacle avec une tranquillitéparfaite.

Mais les deux femmes étaient épouvantées.Esther cherchant à s’enfoncer plus profondément sous son abri defeuillage ; Waupee debout, pâle, haletante, regardant avec sesgrands yeux brillants.

La terreur d’Esther devint telle qu’elle seleva et voulut courir plus loin chercher un autre refuge ;dans ce mouvement, elle se blessa le pied contre un cailloutranchant et poussa un cri.

Le Mormon et l’Indien reconnurent sa voix ettressaillirent.

– Hors de mon chemin, traître !hurla Thomas exaspéré.

– Que le Visage-Pâle disparaisse !le sang des Dacotahs crie vengeance. La terre a soif du sang del’homme blanc.

Waltermyer fut obligé d’employer la force pourempêcher Osse’o d’intervenir.

– Laissez-les donc faire, dit-il,l’occasion est trop belle de voir ces deux reptiles s’entretuer.C’est un loup et un ours qui vont se battre, rien de plus.

Le Mormon s’élança vers l’Indien pour lesaisir par la jambe ; celui-ci fit bondir son cheval de côté,tendit son arc et y plaça une flèche.

– Meurs donc ! brute ! vociférale Mormon, en lâchant un coup de revolver.

Le cheval d’Aigle-Noir tomba comme une masseinerte ; la balle destinée au cavalier l’avait frappé aucœur.

– Par le ciel ! s’écria Waltermyeroubliant sa prudence habituelle, je ne supporterai pas cela !voilà un noble animal tué par un lâche qui ne le valait pas.

Il fallut, cette fois, qu’Osse’o s’efforçât decalmer le brave trappeur qui voulait brûler la cervelle auMormon.

L’agile sauvage se releva prompt commel’éclair ; en tombant il avait riposté au coup de feu par uneflèche qui avait manqué son but.

Pendant quelques secondes ce fut un échange deflèches et de coups de revolver ; le sang coula, mais aucuneblessure ne fut mortelle. Bientôt le pistolet fut entièrementdéchargé, mais la dernière balle avait brisé l’arc ; lescombattants reprirent haleine avant de s’attaquer corps àcorps.

Soudain le Sauvage lança furieusement sontomahawk à la tête du Mormon : celui-ci se baissa, l’armepassa en sifflant et alla se briser derrière lui sur un rocher.

Thomas avait encore son pistolet déchargé,Aigle-Noir son couteau ; ils se préparèrent à une luttedésespérée.

– Ah ! ça va chauffer, murmuraWaltermyer ; ils vont se déchirer comme deux chatssauvages.

– Mais, il s’agit de deux existencesd’hommes, observa Esther tremblante.

– Des hommes, ça… ! pensez un peu àce qu’ils voulaient faire de vous si vous n’eussiez échappé à leursgriffes.

– Oh ! c’est horrible ! repritEsther convulsivement.

– Pshaw ! il n’y a pas à en faireplus de cas que de deux coyotes galeux.

Les deux combattants s’entrechoquèrent, poingcontre poing ; ils se portèrent rapidement plusieurs coupsterribles qui furent parés de part et d’autre. À la fin, la lame ducouteau se brisa sur le canon du pistolet, qui, du choc, fut lancéà dix pas. Les adversaires se retrouvèrent en présence, munis desseules armes de la nature.

Après une longue et affreuse étreinte, leSauvage se releva seul, chancelant, ensanglanté, laissant sonennemi couché sans mouvement par terre. Il recula jusqu’à l’endroitoù était tombé son couteau brisé, et le chercha à tâtons, car sesyeux demi-éteints ne voyaient plus. Quand il fut parvenu à saisirun tronçon de son arme, un épouvantable sourire crispa ses lèvresviolettes et tuméfiées ; alors il rampa sur ses genouxjusqu’auprès du Mormon, rassembla dans ses mains sa longuechevelure et apprêta son couteau.

Esther renversa la tête en fermant les yeuxavec un mouvement d’horreur ; Osse’o se cacha involontairementle visage avec ses deux mains ; Waltermyer, rejetant toutecontrainte, courut en criant :

– Par la lumière du ciel ! tu ne lescalperas pas ! tout méchant et maudit reptile qu’il fut,c’était un blanc, tu ne le mutileras pas.

Mais, quelque prompt que fut l’élan deWaltermyer, Osse’o le devança, suivi de près par Waupee ;Esther resta seule.

Aigle-Noir les entendit ; laissant là leMormon, il saisit une flèche et s’élança vers le précipice. Waupee,avec un cri passionné, bondit comme une panthère pour retenir lemalheureux, qu’elle aimait toujours ; Osse’o étendait les brasdans le même but ; il n’était plus temps. Le monstre leur fitface et lança contre eux sa flèche avec une dextérité fatale, aumême instant il se renversait dans l’abîme en chantant d’une voiximplacable le chant de mort des Dacotahs.

Waltermyer, occupé à examiner le corps duMormon, pour voir s’il vivait encore, n’avait point aperçu cettedernière scène.

– Oui, oui ! se dit-il à lui-même,il est mort, le malheureux ; pendant sa vie il ne valut rienet il fut la honte des hommes blancs. Cependant, j’ai quelqueregret de n’avoir rien fait pour le sauver. Enfin je lui ai épargnéd’être scalpé, c’est bien déjà quelque chose ; et j’aurai soinde lui creuser une tombe afin que les loups – ses frères – ne ledévorent pas. Osse’o ! où êtes-vous donc, l’ami ?

Waltermyer tressaillit en entendant ce dernierlui répondre d’une voix rauque et altérée. Il se retourna et vitl’Indien se soutenant à peine, les yeux voilés, le visage pâle, setenant le côté à deux mains comme pour comprimer une vivesouffrance.

– Ah ! Seigneur !qu’avez-vous ? demanda le trappeur en courant à lui.

– Rien ! rien ! n’en parlez pasà la sœur des Faces-Pâles, murmura Osse’o. Et il tomba dans lesbras de Waltermyer.

– Par le ciel ! il a une flècheplantée dans le flanc. À cette exclamation, Esther poussa un grandcri, et vint tomber à genoux près du blessé. Waupee, avec unsang-froid et une adresse tout indiens, s’occupait déjà d’écarterles vêtements pour visiter la plaie.

– Laissez ! laissez ! gémit leblessé ; laissez-moi mourir.

– Ah ! par exemple ! c’est ceque nous verrons ! répondit Waltermyer en l’emportant avectendresse jusque sur un banc de mousse. – Mais que vois-je ?c’est un homme blanc ! ajouta-t-il, en considérant la poitrined’Osse’o ; blanc comme vous, jeune fille, voyez plutôt.

Esther hasarda un timide regard et couvrit deses deux mains ses yeux troublés par les larmes, une émotionétrange s’empara d’elle lorsqu’elle apprit que son sauveur était unhomme de sa race. Oh ! alors, n’osant pas l’approcher, quellesferventes prières elle adressa pour lui au ciel !

Waupee retira délicatement la flèche etétancha le sang.

– C’est une flèche de chasse qui n’estpas empoisonnée, observa Waltermyer après l’avoir examinée.

Au bout de quelques instants, Esther, jalousede donner aussi quelques soins au cher blessé, essaya d’aider àpanser la blessure.

– Laissez faire la fille des Dacotahs,dit Waupee en la repoussant avec douceur ; elle connaît lamédecine de son peuple ; la main de la jeune Face-Pâle esttremblante comme une feuille agité par la vent, son cœur est plusfaible que celui d’une colombe.

– Mais survivra-t-il ?

– La vie est un bienfait du GrandManitou !

– N’ayez donc pas peur ! ne troublezpas ainsi votre petit cœur, charmante beauté ! ditWaltermyer ; il guérira, je vous en réponds, moi.

Le pansement terminé au moyen d’herbesmédicinales que Waupee sut trouver dans les bois, Osse’o futtransporté sur un lit moelleux de fougères où il ne tarda pas às’endormir d’un sommeil calme et bienfaisant.

Les deux femmes s’assirent à côté delui ; Waltermyer se tint debout à l’entrée de la grotte,fumant sa longue pipe.

Après un long silence, il reprit laconversation :

– J’ai fait ce que j’ai pu pour leMormon.

– Vous lui avez creusé une fosse ?demanda tristement Esther.

– Oui, et profonde… et couverte depierres… de manière d’être retrouvé par ses amis, s’il en a.

L’Indienne fixa sur lui ses yeux noirs etdésolés, d’un air suppliant, mais sans rien dire. Waltermyercomprit ce regard :

– Oui, Waupee, répondit-il, j’en feraiautant pour Aigle-Noir. Peut-être ni lui ni l’autre ne m’auraientrendu ce dernier devoir, mais que m’importe. Je lui ferai untombeau à la mode des Dacotahs ; de façon à ce que chaquemembre de sa tribu y jette une pierre en passant comme c’est leurcoutume.

Un regard de reconnaissance le récompensa deces bonnes paroles. Ensuite la jeune veuve se couvrit le visage deses deux mains et sortit lentement. Esther voulait la suivre ;Waltermyer l’en empêcha.

– Laissez-la aller seule. Elle va passerla nuit à veiller près de sa tombe ; c’est dans leur religion.Et maintenant, allez dormir ; moi, je veillerai le malade.

– Non, ce sera moi ! Il m’a protégéependant mon sommeil ; j’en veux faire autant pour lui.

– Allons, bien ! c’est en effet latâche d’une femme. Mais ne vous tourmentez pas ; l’inquiétudechasserait les roses de vos joues, vous seriez faible et vous nepourriez plus soigner ce brave et loyal Osse’o.

– Vous le connaissez depuislongtemps ? racontez-moi son histoire. La nuit se passa enrécits et en causeries sur le blessé. Le lendemain, il se réveillahors de danger et capable de se lever. Waupee n’avait pasreparu.

– Qu’est devenue cette pauvrefemme ? demanda Esther qui compatissait sincèrement à sadouleur.

– Je vais voir, répliqua Waltermyer.

– J’irai avec vous, si notre malade veutprendre patience un moment, reprît Esther avec un sourire qui seuleût suffit pour guérir le demi Indien.

– Oui, allez ! se hâta de dire cedernier ; je l’ai bien connue ; elle était une reine debonté, de vertu et de droiture, parmi les Dacotahs.

Ils trouvèrent l’Indienne affaissée sur latombe de son seigneur et maître. Leur première pensée fut qu’elleétait endormie ou évanouie. Mais non ! la pauvre femme étaitplongée dans le sommeil suprême ; son âme s’était envolée,sans agonie, sans secousse ; dans ses yeux à peine clos onvoyait un dernier regard adressé au ciel.

Waltermyer lui creusa une tombe à côté decelui qu’elle avait aimé jusqu’au-delà de la mort ; pendantqu’il accomplissait cette tâche pieuse, de grosses larmes brûlantessillonnaient son rude visage.

– Pauvre, pauvre femme !murmurait-il ; puisse-t-elle être plus heureuse au ciel quesur cette terre. Je n’aurais jamais cru que je pleurerais sur unePeau-Rouge… c’est pourtant vrai… et si elle avait vécu… maisnon ! qu’elle repose en paix ; la voilà arrivée, noussommes encore sur la route…

Chapitre 16Épilogue

 

Par une belle journée de juin, des groupescurieux et affairés stationnaient aux alentours d’un des plusriches hôtels de Saint-Louis, la grande cité assise nonchalammentsur les rives du Père des eaux (nom indien duMissouri).

Quelques gentlemen et quelques ladies, même,ne dédaignaient pas de sonder l’horizon à l’aide de leurs mignonsbinocles en cristal ; plusieurs miss folâtres circulaient dansla foule, fort embarrassées de savoir ce qui leur tenait le plus àcœur de satisfaire leur curiosité ou de faire admirer leurs jouesroses et leurs fraîches toilettes.

Bientôt une cavalcade rapide apparut au milieudes flots de poussière. Elle était précédée d’une troupe portantl’équipement bariolé et somptueux des fantastiques chasseurs dulointain ouest ; à leur tête galopait sur un superbecheval noir comme l’ébène, un cavalier de grande taille, aux traitsbronzés et expressifs, menant en laisse un étalon blanc de toutebeauté.

Venait ensuite une calèche découverte ;sur le devant était un beau vieillard ; dans le fond unecharmante jeune femme aux cheveux blonds comme la soie des maïsd’automne, et à côté d’elle un jeune homme dont les traits fins etdistingués étaient empreints d’une mélancolie sereine et heureuse.On voyait sur ce visage énergique et doux tout à la fois quelquessillons fugitifs laissés par le vent du désert – ou par le souffleamer de la vie. Mais ces teintes presque insaisissables sefondaient en un délicieux sourire lorsque ses yeux rencontraientceux de sa gracieuse compagne.

Tous mirent pied à terre devant le richeperron de l’hôtel où les attendaient et les acclamaient de nombreuxdomestiques.

Le cavalier au cheval noir était seul resté enselle ; le jeune couple s’approcha de lui.

– Frère, lui dit le jeune homme, voilànotre maison ; regardez ces portes ouvertes, regardez cesvisages amis ; la prairie est bien solitaire, le désert estbien vide ; que notre frère au visage pâle détourne sesregards de l’ouest et qu’il les arrête sur ce wigwam heureux ;notre affection sera longue comme la vie, les jours s’écoulerontsans nuage. Bientôt, ajouta-t-il en tournant les yeux vers sa jeunefemme toute rougissante, il y aura parmi nous de petits enfants quivous rappelleront de chers souvenirs. Osse’o prie son frère auvisage pâle de rester avec lui.

– Oh ! ma douce petite Est’, murmuraWaltermyer ; merci mon cher compagnon, poursuivit-il d’unevoix émue, j’ai besoin de l’air qu’on respire là bas ; ici jemanque de soleil et le ciel me semble petit ; je suis unenfant de la savane, les bois réjouissent ma vue, ces grandesmaisons l’attristent, Et puis… ici sa voix trembla, ses yeux sevoilèrent, et puis… Il y a dans les sentiers solitaires, des tombesauxquelles personne ne pensera, si le vieux Kirk Waltermyer ne lesvisite pas de temps en temps. Merci, vous avez été bons pour moi,tous deux, je ne vous oublierai pas.

La jeune femme lui prit la main et lui dit ensouriant à travers ses larmes :

– Si rien ne peut vous retenir, notre bonKirk, souvenez-vous qu’en tout temps, à toute heure, vous aurez desamis, de vrais amis sincères. Si un jour il vous plaît de retrouverune famille, songez à nous ; et si votre vie aventureuse vousemmène si loin que nous ne nous revoyions jamais, nous penserons àvous jusqu’à la mort… songez à nous…

La voix d’Esther s’éteignit dans un sanglot,elle s’appuya sur l’épaule de son mari.

Waltermyer voulut répondre, mais ses lèvres nepurent prononcer aucune parole ; une grosse larme tomba de sesyeux, et alla rouler jusque sur la main d’Esther.

Il s’inclina sur cette main qui serrait encorela sienne et après l’avoir embrassée, il la remit doucement danscelle d’Osse’o ; puis, rendant les rênes à son brave Star, ilpartit au galop ; quelques secondes après il disparaissaitcomme une ombre dans la direction du lointain ouest.

– Miss Hélène Worthington ! ditgalamment dans la foule un jeune gentleman de toute beauté, mesera-t-il permis de vous offrir mon bras ?

– Oh ! sir, répliqua nonchalammentla jeune miss aux yeux de bluet ; que ferais-je de votrebras ?

– Il vous conduira jusque chez vous, etpar dessus le marché je vous dirai la grande nouvelle du jour.

– Eh bien ! dites ; si cela envaut la peine, je prendrai votre bras.

– Volontiers, miss, reprit le gentlemanen incrustant son lorgnon dans l’œil pour mieux juger de l’effetqu’il allait produire ; la cavalcade mystérieuse qu’untourbillon de poussière dérobait aux regards… c’était…

– C’était ? allons,parlez !

– C’était l’équipage de CharlesSaint-Clair qui a épousé au désert la fille d’un planteurmillionnaire ; elle est plus belle encore que riche !…N’aviez-vous pas été fiancée avec Saint-Clair… ?

La jeune fille pâlit comme si elle eut reçu uncoup de poignard, et disparut dans la foule.

– Vous avez été un peu… comment dirai-je…un peu sec, mon cher Houston, cria-t-on au gentlemen, du milieud’un groupe qui riait à distance.

– Mais non, mais non ! c’est égal,elle dormira mal la nuit prochaine ; peut-être serésoudra-t-elle à rester fille.

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