Categories: Romans policiers

L’Aiguille creuse

L’Aiguille creuse

de Maurice Leblanc

Chapitre 1 Le coup de feu

Raymonde prêta l’oreille. De nouveau et par deux fois le bruit se fit entendre, assez net pour qu’on pût le détacher de tous les bruits confus qui formaient le grand silence nocturne, mais si faible qu’elle n’aurait su dire s’il était proche ou lointain, s’il se produisait entre les murs du vaste château, ou dehors, parmi les retraites ténébreuses du parc.

Doucement elle se leva. Sa fenêtre était entrouverte, elle en écarta les battants. La clarté de la lune reposait sur un calme paysage de pelouses et de bosquets où les ruines éparses de l’ancienne abbaye se découpaient en silhouettes tragiques, colonnes tronquées, ogives incomplètes, ébauches de portiques et lambeaux d’arcs-boutants. Un peu d’air flottait à la surface des choses,glissant à travers les rameaux nus et immobiles des arbres, mais agitant les petites feuilles naissantes des massifs.

Et soudain, le même bruit… C’était vers sa gauche et au-dessous de l’étage qu’elle habitait, par conséquent dans les salons qui occupaient l’aile occidentale du château.

Bien que vaillante et forte, la jeune fille sentit l’angoisse dela peur. Elle passa ses vêtements de nuit et prit lesallumettes.

– Raymonde… Raymonde…

Une voix faible comme un souffle l’appelait de la chambrevoisine dont la porte n’avait pas été fermée. Elle s’y rendait àtâtons, lorsque Suzanne, sa cousine, sortit de cette chambre ets’effondra dans ses bras.

– Raymonde… c’est toi ?… tu as entendu ?…

– Oui… tu ne dors donc pas ?

– Je suppose que c’est le chien qui m’a réveillée… il y alongtemps… Mais il n’aboie plus. Quelle heure peut-ilêtre ?

– Quatre heures environ.

– Écoute… On marche dans le salon.

– Il n’y a pas de danger, ton père est là, Suzanne.

– Mais il y a du danger pour lui. Il couche à côté du petitsalon.

– M. Daval est là aussi…

– À l’autre bout du château… Comment veux-tu qu’ilentende ?

Elles hésitaient, ne sachant à quoi se résoudre. Appeler ?Crier au secours ? Elles n’osaient, tellement le bruit même deleur voix leur semblait redoutable. Mais Suzanne qui s’étaitapprochée de la fenêtre étouffa un cri.

– Regarde… un homme près du bassin.

Un homme en effet s’éloignait d’un pas rapide. Il portait sousle bras un objet d’assez grandes dimensions dont elles ne purentdiscerner la nature, et qui, en ballottant contre sa jambe,contrariait sa marche. Elles le virent qui passait près del’ancienne chapelle et qui se dirigeait vers une petite porte dontle mur était percé. Cette porte devait être ouverte, car l’hommedisparut subitement, et elles n’entendirent point le grincementhabituel des gonds.

– Il venait du salon, murmura Suzanne.

– Non, l’escalier et le vestibule l’auraient conduit bien plus àgauche… À moins que…

Une même idée les secoua. Elles se penchèrent. Au-dessousd’elles, une échelle était dressée contre la façade et s’appuyaitau premier étage. Une lueur éclairait le balcon de pierre. Et unautre homme qui portait aussi quelque chose enjamba ce balcon, selaissa glisser le long de l’échelle et s’enfuit par le mêmechemin.

Suzanne, épouvantée, sans forces, tomba à genoux, balbutiant:

– Appelons !… appelons au secours !…

– Qui viendrait ? ton père… Et s’il y a d’autres hommes etqu’on se jette sur lui ?

– On pourrait avertir les domestiques… ta sonnette communiqueavec leur étage.

– Oui… oui… peut-être, c’est une idée… Pourvu qu’ils arrivent àtemps !

Raymonde chercha près de son lit la sonnerie électrique et lapressa du doigt. Un timbre en haut vibra, et elles eurentl’impression que, d’en bas, on avait dû en percevoir le sondistinct.

Elles attendirent. Le silence devenait effrayant, et la briseelle-même n’agitait plus les feuilles des arbustes.

– J’ai peur… j’ai peur… répétait Suzanne.

Et, tout à coup, dans la nuit profonde, au-dessous d’elles, lebruit d’une lutte, un fracas de meubles bousculés, desexclamations, puis, horrible, sinistre, un gémissement rauque, lerâle d’un être qu’on égorge…

Raymonde bondit vers la porte. Suzanne s’accrocha désespérémentà son bras.

– Non… ne me laisse pas… j’ai peur.

Raymonde la repoussa et s’élança dans le corridor, bientôtsuivie de Suzanne qui chancelait d’un mur à l’autre en poussant descris. Elle parvint à l’escalier, dégringola de marche en marche, seprécipita sur la grande porte du salon et s’arrêta net, clouée auseuil, tandis que Suzanne s’affaissait à ses côtés. En faced’elles, à trois pas, il y avait un homme qui tenait à la main unelanterne. D’un geste, il la dirigea vers les deux jeunes filles,les aveuglant de lumière, regarda longuement leurs visages, puissans se presser, avec les mouvements les plus calmes du monde, ilprit sa casquette, ramassa un chiffon de papier et deux brins depaille, effaça des traces sur le tapis, s’approcha du balcon, seretourna vers les jeunes filles, les salua profondément, etdisparut.

La première, Suzanne courut au petit boudoir qui séparait legrand salon de la chambre de son père. Mais dès l’entrée, unspectacle affreux la terrifia. À la lueur oblique de la lune onapercevait à terre deux corps inanimés, couchés l’un près del’autre.

– Père !… père !… c’est toi ?… qu’est-ce que tuas ? s’écria-t-elle affolée, penchée sur l’un d’eux.

Au bout d’un instant, le comte de Gesvres remua. D’une voixbrisée, il dit :

– Ne crains rien… je ne suis pas blessé… Et Daval ? est-cequ’il vit ? le couteau ?… le couteau ?…

À ce moment, deux domestiques arrivaient avec des bougies.Raymonde se jeta devant l’autre corps et reconnut Jean Daval, lesecrétaire et l’homme de confiance du comte. Sa figure avait déjàla pâleur de la mort.

Alors elle se leva, revint au salon, prit, au milieu d’unepanoplie accrochée au mur, un fusil qu’elle savait chargé, et passasur le balcon. Il n’y avait, certes, pas plus de cinquante àsoixante secondes que l’individu avait mis le pied sur la premièrebarre de l’échelle. Il ne pouvait donc être bien loin d’ici,d’autant plus qu’il avait eu la précaution de déplacer l’échellepour qu’on ne pût s’en servir. Elle l’aperçut bientôt, en effet,qui longeait les débris de l’ancien cloître. Elle épaula, visatranquillement et fit feu. L’homme tomba.

– Ça y est ! ça y est ! proféra l’un des domestiques,on le tient celui-là. J’y vais.

– Non, Victor, il se relève… descendez l’escalier, et filez surla petite porte. Il ne peut se sauver que par là.

Victor se hâta, mais avant même qu’il ne fût dans le parc,l’homme était retombé. Raymonde appela l’autre domestique.

– Albert, vous le voyez là-bas ? près de la grandearcade ?…

– Oui, il rampe dans l’herbe… il est fichu…

– Surveillez-le d’ici.

– Pas moyen qu’il échappe. À droite des ruines, c’est la pelousedécouverte…

– Et Victor garde la porte à gauche, dit-elle en reprenant sonfusil.

– N’y allez pas, Mademoiselle !

– Si, si, dit-elle, l’accent résolu, les gestes saccadés,laissez-moi… il me reste une cartouche… S’il bouge…

Elle sortit. Un instant après, Albert la vit qui se dirigeaitvers les ruines. Il lui cria de la fenêtre :

– Il s’est traîné derrière l’arcade. Je ne le vois plus…attention, Mademoiselle…

Raymonde fit le tour de l’ancien cloître pour couper touteretraite à l’homme, et bientôt Albert la perdit de vue. Au bout dequelques minutes, ne la revoyant pas, il s’inquiéta, et, tout ensurveillant les ruines, au lieu de descendre par l’escalier, ils’efforça d’atteindre l’échelle. Quand il y eut réussi, ildescendit rapidement et courut droit à l’arcade près de laquellel’homme lui était apparu pour la dernière fois. Trente pas plusloin, il trouva Raymonde qui cherchait Victor.

– Eh bien ? fit-il.

– Impossible de mettre la main dessus, dit Victor.

– La petite porte ?

– J’en viens… voici la clef.

– Pourtant… il faut bien…

– Oh ! son affaire est sûre… D’ici dix minutes, il est ànous, le bandit.

Le fermier et son fils, réveillés par le coup de fusil,arrivaient de la ferme dont les bâtiments s’élevaient assez loinsur la droite, mais dans l’enceinte des murs ; ils n’avaientrencontré personne.

– Parbleu, non, fit Albert, le gredin n’a pas pu quitter lesruines… On le dénichera au fond de quelque trou.

Ils organisèrent une battue méthodique, fouillant chaquebuisson, écartant les lourdes traînes de lierre enroulées autour dufût des colonnes. On s’assura que la chapelle était bien fermée etqu’aucun des vitraux n’était brisé. On contourna le cloître, onvisita tous les coins et recoins. Les recherches furent vaines.

Une seule découverte à l’endroit même où l’homme s’était abattu,blessé par Raymonde, on ramassa une casquette de chauffeur, en cuirfauve. Sauf cela, rien.

À six heures du matin, la gendarmerie d’Ouville-la-Rivière étaitprévenue et se rendait sur, les lieux, après avoir envoyé parexprès au parquet de Dieppe une petite note relatant lescirconstances du crime, la capture imminente du principal coupable,« la découverte de son couvre-chef et du poignard avec lequelil avait perpétré son forfait ». À dix heures, deux autosdescendaient la pente légère qui aboutit au château. L’une,vénérable calèche, contenait le substitut du procureur et le juged’instruction accompagné de son greffier. Dans l’autre, modestecabriolet, avaient pris place deux jeunes reporters, représentantle Journal de Rouen et une grande feuille parisienne.

Le vieux château apparut. Jadis demeure abbatiale des prieursd’Ambrumésy, mutilé par la Révolution, restauré par le comte deGesvres auquel il appartient depuis vingt ans, il comprend un corpsde logis que surmonte un pinacle où veille une horloge, et deuxailes dont chacune est enveloppée d’un perron à balustrade depierre. Par-dessus les murs du parc et au-delà du plateau quesoutiennent les hautes falaises normandes, on aperçoit, entre lesvillages de Sainte-Marguerite et de Varangeville, la ligne bleue dela mer.

Là vivait le comte de Gesvres avec sa fille Suzanne, jolie etfrêle créature aux cheveux blonds, et sa nièce Raymonde deSaint-Véran, qu’il avait recueillie deux ans auparavant lorsque lamort simultanée de son père et de sa mère laissa Raymondeorpheline. L’existence était calme et régulière au château.Quelques voisins y venaient de temps à autre. L’été, le comtemenait les deux jeunes filles presque chaque jour à Dieppe. Lui,c’était un homme de taille élevée, de belle figure grave, auxcheveux grisonnants. Très riche, il gérait lui-même sa fortune etsurveillait ses propriétés avec l’aide de son secrétaire JeanDaval.

Dès l’entrée, le juge d’instruction recueillit les premièresconstatations du brigadier de gendarmerie Quevillon. La capture ducoupable, toujours imminente d’ailleurs, n’était pas encoreeffectuée, mais on tenait toutes les issues du parc. Une évasionétait impossible.

La petite troupe traversa ensuite la salle capitulaire et leréfectoire situés au rez-de-chaussée, et gagna le premier étage.Aussitôt, l’ordre parfait du salon fut remarqué. Pas un meuble, pasun bibelot qui ne parussent occuper leur place habituelle, et pasun vide parmi ces meubles et ces bibelots. À droite et à gaucheétaient suspendues de magnifiques tapisseries flamandes àpersonnages. Au fond, sur les panneaux, quatre belles toiles, dansleurs cadres du temps, représentaient des scènes mythologiques.C’étaient les célèbres tableaux de Rubens légués au comte deGesvres, ainsi que les tapisseries de Flandre, par son onclematernel, le marquis de Bodadilla, grand d’Éspagne. M. Filleul, lejuge d’instruction, observa :

– Si le vol fut le mobile du crime, ce salon en tout cas n’en apas été l’objet.

– Qui sait ? fit le substitut, qui parlait peu, maistoujours dans un sens contraire aux opinions du juge.

– Voyons, cher Monsieur, le premier soin d’un voleur eût été dedéménager ces tapisseries et ces tableaux dont la renommée estuniverselle.

– Peut-être n’en a-t-on pas eu le loisir.

– C’est ce que nous allons savoir.

À ce moment, le comte de Gesvres entra, suivi du médecin. Lecomte, qui ne semblait pas se ressentir de l’agression dont ilavait été victime, souhaita la bienvenue aux deux magistrats. Puisil ouvrit la porte du boudoir.

La pièce, où personne n’avait pénétré depuis le crime, sauf ledocteur, offrait, à l’encontre du salon, le plus grand désordre.Deux chaises étaient renversées, une des tables démolie, etplusieurs autres objets, une pendule de voyage, un classeur, uneboîte de papier à lettres, gisaient à terre. Et il y avait du sangà certaines des feuilles blanches éparpillées.

Le médecin écarta le drap qui cachait le cadavre. Jean Daval,habillé de ses vêtements ordinaires de velours et chaussé debottines ferrées, était étendu sur le dos, un de ses bras repliésous lui. On avait ouvert sa chemise, et l’on apercevait une largeblessure qui trouait sa poitrine.

– La mort a dû être instantanée, déclara le docteur… un coup decouteau a suffi.

– C’est sans doute, dit le juge, le couteau que j’ai vu sur lacheminée du salon, près d’une casquette de cuir ?

– Oui, certifia le comte de Gesvres, le couteau fut ramassé icimême. Il provient de la panoplie du salon d’où ma nièce, Mlle deSaint-Véran, arracha le fusil. Quant à la casquette de chauffeur,c’est évidemment celle du meurtrier.

M. Filleul étudia encore certains détails de la pièce, adressaquelques questions au docteur, puis pria M. de Gesvres de lui fairele récit de ce qu’il avait vu et de ce qu’il savait. Voici en quelstermes le comte s’exprima :

– C’est Jean Daval qui m’a réveillé. Je dormais mal d’ailleurs,avec des éclairs de lucidité où j’avais l’impression d’entendre despas, quand tout à coup, en ouvrant les yeux, je l’aperçus au piedde mon lit, sa bougie à la main, et tout habillé comme il l’estactuellement, car il travaillait souvent très tard dans la nuit. Ilsemblait fort agité, et il me dit à voix basse : « Il y a des gensdans le salon. » En effet, je perçus du bruit. Je me levai etj’entrebâillai doucement la porte de ce boudoir. Au même instant,cette autre porte qui donne sur le grand salon était poussée, et unhomme apparaissait qui bondit sur moi et m’étourdit d’un coup depoing à la tempe. Je vous raconte cela sans aucun détail, Monsieurle juge d’instruction, pour cette raison que je ne me souviens quedes faits principaux et que ces faits se sont passés avec uneextraordinaire rapidité.

– Et après ?

– Après, je ne sais plus… Quand je suis revenu à moi, Davalétait étendu, mortellement frappé.

– À première vue, vous ne soupçonnez personne ?

– Personne.

– Vous n’avez aucun ennemi ?

– Je ne m’en connais pas.

– M. Daval n’en avait pas non plus ?

– Daval ! un ennemi ? C’était la meilleure créaturequi fût. Depuis vingt ans que Jean Daval était mon secrétaire, et,je puis le dire, mon confident, je n’ai jamais vu autour de lui quedes sympathies et des amitiés.

– Pourtant, il y a eu escalade, il y a eu meurtre, il faut bienun motif à tout cela.

– Le motif ? mais c’est le vol, purement et simplement.

– On vous a donc volé quelque chose ?

– Rien.

– Alors ?

– Alors, si l’on n’a rien volé et s’il ne manque rien, on a dumoins emporté quelque chose.

– Quoi ?

– Je l’ignore. Mais ma fille et ma nièce vous diront, en toutecertitude, qu’elles ont vu successivement deux hommes traverser leparc, et que ces deux hommes portaient d’assez volumineuxfardeaux.

– Ces demoiselles…

– Ces demoiselles ont rêvé ? je serais tenté de le croire,car, depuis ce matin, je m’épuise en recherches et en suppositions.Mais il est aisé de les interroger.

On fit venir les deux cousines dans le grand salon. Suzanne,toute pâle et tremblante encore, pouvait à peine parler. Raymonde,plus énergique et plus virile, plus belle aussi avec l’éclat doréde ses yeux bruns, raconta les événements de la nuit et la partqu’elle y avait prise.

– De sorte, Mademoiselle, que votre déposition estcatégorique ?

– Absolument. Les deux hommes qui traversaient le parcemportaient des objets.

– Et le troisième ?

– Il est parti d’ici les mains vides.

– Sauriez-vous nous donner son signalement ?

– Il n’a cessé de nous éblouir avec sa lanterne. Tout au plusdirai-je qu’il est grand et lourd d’aspect…

– Est-ce ainsi qu’il vous est apparu, Mademoiselle ?demanda le juge à Suzanne de Gesvres.

– Oui… ou plutôt non… fit Suzanne en réfléchissant… moi, je l’aivu de taille moyenne et mince.

M. Filleul sourit, habitué aux divergences d’opinion et devision chez les témoins d’un même fait.

– Nous voici donc en présence d’une part d’un individu, celui dusalon qui est à la fois grand et petit, gros et mince et, del’autre, de deux individus, ceux du parc, que l’on accuse d’avoirenlevé de ce salon des objets… qui s’y trouvent encore.

M. Filleul était un juge de l’école ironiste, comme il le disaitlui-même. C’était aussi un juge qui ne détestait point la galerieni les occasions de montrer au public son savoir-faire, ainsi quel’attestait le nombre croissant des personnes qui se pressaientdans le salon. Aux journalistes s’étaient joints le fermier et sonfils, le jardinier et sa femme, puis le personnel du château, puisles deux chauffeurs qui avaient amené les voitures de Dieppe. Ilreprit :

– Il s’agirait aussi de se mettre d’accord sur la façon dont adisparu ce troisième personnage. Vous avez tiré avec ce fusil,Mademoiselle, et de cette fenêtre ?

– Oui, l’homme atteignait la pierre tombale presque enfouie sousles ronces, à gauche du cloître.

– Mais il s’est relevé ?

– À moitié seulement. Victor est aussitôt descendu pour garderla petite porte, et je l’ai suivi, laissant ici en observationnotre domestique Albert.

Albert à son tour fit sa déposition, et le juge conclut :

– Par conséquent, d’après vous, le blessé n’a pu s’enfuir par lagauche, puisque votre camarade surveillait la porte, ni par ladroite, puisque vous l’auriez vu traverser la pelouse. Donc,logiquement, il est, à l’heure actuelle, dans l’espace relativementrestreint que nous avons sous les yeux.

– C’est ma conviction.

– Est-ce la vôtre, Mademoiselle ?

– Oui.

– Et la mienne aussi, fit Victor.

Le substitut du procureur s’écria, d’un ton narquois :

– Le champ des investigations est étroit, il n’y a qu’àcontinuer les recherches commencées depuis quatre heures.

– Peut-être serons-nous plus heureux.

M. Filleul prit sur la cheminée la casquette en cuir, l’examina,et, appelant le brigadier de gendarmerie, lui dit à part :

– Brigadier, envoyez immédiatement un de vos hommes à Dieppe,chez le chapelier Maigret, et que M. Maigret nous dise, sipossible, à qui fut vendue cette casquette.

« Le champ des investigations », selon le mot du substitut, selimitait à l’espace compris entre le château, la pelouse de droite,et l’angle formé par le mur de gauche et par le mur opposé auchâteau ; c’est-à-dire un quadrilatère d’environ cent mètresde côté, où surgissaient çà et là les ruines d’Ambrumésy, lemonastère si célèbre au moyen âge.

Tout de suite, dans l’herbe foulée, on nota le passage dufugitif. À deux endroits, des traces de sang noirci, presquedesséché, furent observées. Après le tournant de l’arcade, quimarquait l’extrémité du cloître, il n’y avait plus rien, la naturedu sol, tapissé d’aiguilles de pin, ne se prêtant plus àl’empreinte d’un corps. Mais alors, comment le blessé aurait-il puéchapper aux regards de la jeune fille, de Victor etd’Albert ? Quelques fourrés, que les domestiques et lesgendarmes avaient battus, quelques pierres tombales sous lesquelleson avait exploré, et c’était tout.

Le juge d’instruction se fit ouvrir par le jardinier, qui enavait la clef, la Chapelle-Dieu, véritable bijou de sculpture quele temps et les révolutions avaient respecté, et qui fut toujoursconsidérée, avec les fines ciselures de son porche et le menupeuple de ses statuettes, comme une des merveilles du stylegothique normand. La chapelle, très simple à l’intérieur, sansautre ornement que son autel de marbre, n’offrait aucun refuge.D’ailleurs, il eût fallu s’y introduire. Par quel moyen ?

L’inspection aboutissait à la petite porte qui servait d’entréeaux visiteurs des ruines. Elle donnait sur un chemin creux resserréentre l’enceinte et un bois-taillis où se voyaient des carrièresabandonnées. M. Filleul se pencha : la poussière du cheminprésentait des marques de pneumatiques, à bandages antidérapants.De fait, Raymonde et Victor avaient cru entendre, après le coup defusil, le halètement d’une auto. Le juge d’instruction insinua:

– Le blessé aura rejoint ses complices.

– Impossible ! s’écria Victor. J’étais là, alors queMademoiselle et Albert l’apercevaient encore.

– Enfin, quoi, il faut pourtant bien qu’il soit quelquepart ! Dehors ou dedans, nous n’avons pas le choix !

– Il est ici, dirent les domestiques avec obstination.

Le juge haussa les épaules et s’en retourna vers le château,assez morose. Décidément l’affaire s’annonçait mal. Un vol où rienn’était volé, un prisonnier invisible, il n’y avait pas de quoi seréjouir.

Il était tard. M. de Gesvres pria les magistrats à déjeunerainsi que les deux journalistes. On mangea silencieusement, puis M.Filleul retourna dans le salon où il interrogea les domestiques.Mais le trot d’un cheval résonna du côté de la cour, et, un instantaprès, le gendarme que l’on avait envoyé à Dieppe, entra :

– Eh bien ! vous avez vu le chapelier ? s’écria lejuge, impatient d’obtenir enfin un renseignement.

– La casquette a été vendue à un chauffeur.

– Un chauffeur !

– Oui, un chauffeur qui s’est arrêté avec sa voiture devant lemagasin et qui a demandé si on pouvait lui fournir, pour l’un deses clients, une casquette de chauffeur en cuir jaune. Il restaitcelle-là. Il a payé sans même s’occuper de la pointure, et il estparti. Il était très pressé.

– Quelle sorte de voiture ?

– Un coupé à quatre places.

– Et quel jour était-ce ?

– Quel jour ? Mais ce matin.

– Ce matin ? Qu’est-ce que vous me chantez là ?

– La casquette a été achetée ce matin.

– Mais c’est impossible, puisqu’elle a été trouvée cette nuitdans le parc. Pour cela il fallait qu’elle y fût, et par conséquentqu’elle eût été achetée auparavant.

– Ce matin. Le chapelier me l’a dit.

Il y eut un moment d’effarement. Le juge d’instruction,stupéfait, tâchait de comprendre. Soudain, il sursauta, frappé d’uncoup de lumière.

– Qu’on amène le chauffeur qui nous a conduits cematin !

Le brigadier de gendarmerie et son subordonné coururent en hâtevers les écuries. Au bout de quelques minutes, le brigadierrevenait seul.

– Le chauffeur ?

– Il s’est fait servir à la cuisine, il a déjeuné, et puis…

– Et puis ?

– Il a filé.

– Avec sa voiture ?

– Non. Sous prétexte d’aller voir un de ses parents à Ouville,il a emprunté la bicyclette du palefrenier. Voici son chapeau etson paletot.

– Mais il n’est pas parti tête nue ?

– Il a tiré de sa poche une casquette et il l’a mise.

– Une casquette ?

– Oui, en cuir jaune, paraît-il.

– En cuir jaune ? Mais non, puisque la voilà.

– En effet, Monsieur le juge d’instruction, mais la sienne estpareille.

Le substitut eut un léger ricanement.

– Très drôle ! très amusant ! il y a deux casquettes…L’une, qui était la véritable, et qui constituait notre seule pièceà conviction, est partie sur la tête du pseudo-chauffeur !L’autre, la fausse, vous l’avez entre les mains. Ah ! le bravehomme nous a proprement roulés.

– Qu’on le rattrape ! Qu’on le ramène cria M. Filleul.Brigadier Quevillon, deux de vos hommes à cheval, et augalop !

– Il est loin, dit le substitut.

– Si loin qu’il soit, il faudra bien qu’on mette la main surlui.

– Je l’espère, mais je crois, Monsieur le juge d’instruction,que nos efforts doivent surtout se concentrer ici. Veuillez lire cepapier que je viens de trouver dans les poches dumanteau !

– Quel manteau ?

– Celui du chauffeur.

Et le substitut du procureur tendit à M. Filleul un papier pliéen quatre où se lisaient ces quelques mots tracés au crayon, d’uneécriture un peu vulgaire :

« Malheur à la demoiselle si elle a tué le patron.»

L’incident causa une certaine émotion.

– À bon entendeur, salut, nous sommes avertis, murmura lesubstitut.

– Monsieur le comte, reprit le juge d’instruction, je voussupplie de ne pas vous inquiéter. Vous non plus, Mesdemoiselles.Cette menace n’a aucune importance, puisque la justice est sur leslieux. Toutes les précautions seront prises. Je réponds de votresécurité. Quant à vous, Messieurs, ajouta-t-il en se tournant versles deux reporters, je compte sur votre discrétion. C’est grâce àma complaisance que vous avez assisté à cette enquête, et ce seraitmal me récompenser…

Il s’interrompit, comme si une idée le frappait, regarda lesdeux jeunes gens tour à tour, et s’approcha de l’un d’eux :

– À quel journal êtes-vous attaché ?

– Au Journal de Rouen.

– Vous avez une carte d’identité ?

– La voici.

Le document était en règle. Il n’y avait rien à dire. M. Filleulinterpella l’autre reporter.

– Et vous, Monsieur ?

– Moi ?

– Oui, vous, je vous demande à quelle rédaction vousappartenez.

– Mon Dieu, Monsieur le juge d’instruction, j’écris dansplusieurs journaux…

– Votre carte d’identité ?

– Je n’en ai pas.

– Ah ! et comment se fait-il ?…

– Pour qu’un journal vous délivre une carte, il faut y écrire defaçon suivie.

– Eh bien ?

– Eh bien ! je ne suis que collaborateur occasionnel.J’envoie de droite et de gauche des articles qui sont publiés… ourefusés, selon les circonstances.

– En ce cas, votre nom ? vos papiers ?

– Mon nom ne vous apprendrait rien. Quant à mes papiers, je n’enai pas.

– Vous n’avez pas un papier quelconque faisant foi de votreprofession !

– Je n’ai pas de profession.

– Mais enfin, Monsieur, s’écria le juge avec une certainebrusquerie, vous ne prétendez cependant pas garder l’incognitoaprès vous être introduit ici par ruse, et avoir surpris lessecrets de la justice.

– Je vous prierai de remarquer, Monsieur le juge d’instruction,que vous ne m’avez rien demandé quand je suis venu, et que, parconséquent, je n’avais rien à dire. En outre, il ne m’a pas sembléque l’enquête fût secrète, puisque tout le monde y assistait… mêmeun des coupables.

Il parlait doucement, d’un ton de politesse infinie. C’était untout jeune homme, très grand et très mince, vêtu d’un pantalon tropcourt et d’une jaquette trop étroite. Il avait une figure rose dejeune fille, un front large planté de cheveux en brosse et unebarbe blonde mal taillée. Ses yeux brillaient d’intelligence. Il nesemblait nullement embarrassé et souriait d’un sourire sympathiqueoù il n’y avait pas trace d’ironie.

M. Filleul l’observait avec une méfiance agressive. Les deuxgendarmes s’avancèrent. Le jeune homme s’écria gaiement :

– Monsieur le juge d’instruction, il est clair que vous mesoupçonnez d’être un des complices. Mais, s’il en était ainsi, neme serais-je point esquivé au bon moment, selon l’exemple de moncamarade ?

– Vous pouviez espérer…

– Tout espoir eût été absurde. Réfléchissez, Monsieur le juged’instruction, et vous conviendrez qu’en bonne logique…

M. Filleul le regarda droit dans les yeux, et sèchement :

– Assez de plaisanteries ! Votre nom ?

– Isidore Beautrelet.

– Votre profession ?

– Élève de rhétorique au lycée Janson-de-Sailly.

M. Filleul le regarda dans les yeux, et sèchement :

– Que me chantez-vous là ? Élève de rhétorique…

– Au lycée Janson, rue de la Pompe, numéro…

– Ah ça, mais, s’exclama M. Filleul, vous vous moquez demoi ! Il ne faudrait pas que ce petit jeu seprolongeât !

– Je vous avoue, Monsieur le juge d’instruction, que votresurprise m’étonne. Qu’est-ce qui s’oppose à ce que je sois élève aulycée Janson ? Ma barbe peut-être ? Rassurez-vous, mabarbe est fausse.

Isidore Beautrelet arracha les quelques boucles qui ornaient sonmenton, et son visage imberbe parut plus juvénile encore et plusrose, un vrai visage de lycéen. Et, tandis qu’un rire d’enfantdécouvrait ses dents blanches :

– Êtes-vous convaincu, maintenant ? Et vous faut-il encoredes preuves ? Tenez, lisez, sur ces lettres de mon père,l’adresse : « M. Isidore Beautrelet, interne au lycéeJanson-de-Sailly. »

Convaincu ou non, M. Filleul n’avait point l’air de trouverl’histoire à son goût. Il demanda d’un ton bourru :

– Que faites-vous ici ?

– Mais… je m’instruis.

– Il y a des lycées pour cela… le vôtre.

– Vous oubliez, Monsieur le juge d’instruction, qu’aujourd’hui,23 avril, nous sommes en pleines vacances de Pâques.

– Eh bien ?

– Eh bien, j’ai toute liberté d’employer ces vacances à maguise.

– Votre père ?…

Mon père habite loin, au fond de la Savoie, et c’est lui-mêmequi m’a conseillé un petit voyage sur les côtes de la Manche.

– Avec une fausse barbe ?

– Oh ! ça non. L’idée est de moi. Au lycée, nous parlonsbeaucoup d’aventures mystérieuses, nous lisons des romans policiersoù l’on se déguise. Nous imaginons des tas de choses compliquées etterribles. Alors j’ai voulu m’amuser et j’ai mis une fausse barbe.En outre, j’avais l’avantage qu’on me prenait au sérieux et je mefaisais passer pour un reporter parisien. C’est ainsi qu’hier soir,après plus d’une semaine insignifiante, j’ai eu le plaisir deconnaître mon confrère de Rouen, et que, ce matin, ayant apprisl’affaire d’Ambrumésy, il m’a proposé fort aimablement del’accompagner et de louer une voiture de compte à demi.

Isidore Beautrelet disait tout cela avec une simplicité franche,un peu naïve, et dont il n’était point possible de ne pas sentir lecharme. M. Filleul lui-même, tout en se tenant sur une réservedéfiante, se plaisait à l’écouter.

Il lui demanda d’un ton moins bourru :

– Et vous êtes content de votre expédition ?

– Ravi ! Je n’avais jamais assisté à une affaire de cegenre, et celle-ci ne manque pas d’intérêt.

– Ni de ces complications mystérieuses que vous prisez sifort.

– Et qui sont si passionnantes, Monsieur le juged’instruction ! Je ne connais pas d’émotion plus grande que devoir tous les faits qui sortent de l’ombre, qui se groupent les unscontre les autres, et qui forment peu à peu la vérité probable.

– La vérité probable, comme vous y allez, jeune homme !Est-ce à dire que vous avez, déjà prête, votre petite solution del’énigme ?

– Oh ! non, repartit Beautrelet en riant… Seulement… il mesemble qu’il y a certains points où il n’est pas impossible de sefaire une opinion, et d’autres, même, tellement précis, qu’ilsuffit… de conclure.

– Eh ! mais, cela devient très curieux et je vais enfinsavoir quelque chose. Car, je vous le confesse à ma grande honte,je ne sais rien.

– C’est que vous n’avez pas eu le temps de réfléchir, Monsieurle juge d’instruction. L’essentiel est de réfléchir. Il est si rareque les faits ne portent pas en eux-mêmes leur explication.N’est-ce pas votre avis ? En tout cas je n’en ai pas constatéd’autres que ceux qui sont consignés au procès-verbal.

– À merveille ! De sorte que si je vous demandais quelsfurent les objets volés dans ce salon ?

– Je vous répondrais que je les connais.

– Bravo ! Monsieur en sait plus long là-dessus que lepropriétaire lui-même ! M. de Gesvres a son compte : M.Beautrelet n’a pas le sien. Il lui manque une bibliothèque et unestatue grandeur nature que personne n’avait jamais remarquées. Etsi je vous demandais le nom du meurtrier ?

– Je vous répondrais également que je le connais.

Il y eut un sursaut chez tous les assistants. Le substitut et lejournaliste se rapprochèrent. M. de Gesvres et les deux jeunesfilles écoutaient attentivement, impressionnés par l’assurancetranquille de Beautrelet.

– Vous connaissez le nom du meurtrier ?

– Oui.

– Et l’endroit où il se trouve, peut-être ?

– Oui.

M. Filleul se frotta les mains :

– Quelle chance ! Cette capture sera l’honneur de macarrière. Et vous pouvez, dès maintenant, me faire ces révélationsfoudroyantes ?

– Dès maintenant, oui… Ou bien, si vous n’y voyez pasd’inconvénient, dans une heure ou deux, lorsque j’aurai assistéjusqu’au bout à l’enquête que vous poursuivez.

– Mais non, tout de suite, jeune homme…

À ce moment, Raymonde de Saint-Véran, qui, depuis le début decette scène, n’avait pas quitté du regard Isidore Beautrelet,s’avança vers M. Filleul.

– Monsieur le juge d’instruction…

– Que désirez-vous, Mademoiselle ?

Deux ou trois secondes, elle hésita, les yeux fixés surBeautrelet, puis, s’adressant à M. Filleul :

– Je vous prierai de demander à Monsieur la raison pour laquelleil se promenait hier dans le chemin creux qui aboutit à la petiteporte.

Ce fut un coup de théâtre. Isidore Beautrelet parutinterloqué.

– Moi, Mademoiselle ! moi ! vous m’avez vuhier ?

Raymonde resta pensive, les yeux toujours attachés à Beautrelet,comme si elle cherchait à bien établir en elle sa conviction, etelle prononça d’un ton posé :

– J’ai rencontré dans le chemin creux, à quatre heures del’après-midi, alors que je traversais le bois, un jeune homme de lataille de monsieur, habillé comme lui, et qui portait la barbetaillée comme la sienne… et j’eus l’impression qu’il cherchait à sedissimuler.

– Et c’était moi ?

– Il me serait impossible de l’affirmer d’une façon absolue, carmon souvenir est un peu vague. Cependant… cependant il me semblebien… sinon la ressemblance serait étrange…

M. Filleul était perplexe. Déjà dupé par l’un des complices,allait-il se laisser jouer par ce soi-disant collégien ?

– Qu’avez-vous à répondre, Monsieur ?

– Que Mademoiselle se trompe et qu’il m’est facile de ledémontrer. Hier, à cette heure, j’étais à Veules.

– Il faudra le prouver, il le faudra. En tout cas la situationn’est plus la même. Brigadier, l’un de vos hommes tiendra compagnieà monsieur.

Le visage d’Isidore Beautrelet marqua une vive contrariété.

– Ce sera long ?

– Le temps de réunir les informations nécessaires.

– Monsieur le juge d’instruction, je vous supplie de les réuniravec le plus de célérité et de discrétion possible…

– Pourquoi ?

– Mon père est vieux. Nous nous aimons beaucoup… et je nevoudrais pas qu’il eût de peine par moi.

Le ton larmoyant de la voix déplut à M. Filleul. Cela sentait lascène de mélodrame. Néanmoins, il promit :

– Ce soir… demain au plus tard, je saurai à quoi m’en tenir.

L’après-midi s’avançait. Le juge retourna dans les ruines duvieux cloître, en ayant soin d’en interdire l’entrée à tous lescurieux, et patiemment, avec méthode, divisant le terrain enparcelles successivement étudiées, il dirigea lui-même lesinvestigations. Mais, à la fin du jour, il n’était guère plusavancé, et il déclara devant une armée de reporters qui avaientenvahi le château :

– Messieurs, tout nous laisse supposer que le blessé est là, àportée de notre main, tout, sauf la réalité des faits. Donc, ànotre humble avis, il a dû s’échapper, et c’est dehors que nous letrouverons.

Par précaution cependant, il organisa, d’accord avec lebrigadier, la surveillance du parc, et, après, un nouvel examen desdeux salons et une visite complète du château, après s’être entouréde tous les renseignements nécessaires, il reprit la route deDieppe en compagnie du substitut.

La nuit vint. Le boudoir devant rester clos, on avait transportéle cadavre de Jean Daval dans une autre pièce. Deux femmes du paysle veillaient, secondées par Suzanne et Raymonde. En bas, sousl’œil attentif du garde champêtre, que l’on avait attaché à sapersonne, le jeune Isidore Beautrelet sommeillait sur le banc del’ancien oratoire. Dehors, les gendarmes, le fermier et unedouzaine de paysans s’étaient postés parmi les ruines et le longdes murs.

Jusqu’à onze heures, tout fut tranquille, mais à onze heuresdix, un coup de feu retentit de l’autre côté du château.

– Attention, hurla le brigadier. Que deux hommes restentici !… Fossier et Lecanu… Les autres au pas de course.

Tous, ils s’élancèrent et doublèrent le château par la gauche.Dans l’ombre, une silhouette s’esquiva. Puis, tout de suite, unsecond coup de feu les attira plus loin, presque aux limites de laferme. Et soudain, comme ils arrivaient en troupe à la haie quiborde le verger, une flamme jaillit à droite de la maison réservéeau fermier, et d’autres flammes aussitôt s’élevèrent en colonneépaisse. C’était une grange qui brûlait, bourrée de paille jusqu’àson faîte.

– Les coquins ! cria le brigadier Quevillon, c’est eux quiont mis le feu. Sautons dessus, mes enfants. Ils ne peuvent pasêtre loin.

Mais la brise courbant les flammes vers le corps de logis, avanttout il fallut parer au danger. Ils s’y employèrent tous avecd’autant plus d’ardeur que M. de Gesvres, accouru sur le lieu dusinistre, les encouragea par la promesse d’une récompense. Quand onse fut rendu maître de l’incendie, il était deux heures du matin.Toute poursuite eût été vaine.

– Nous verrons cela au grand jour, dit le brigadier… pour sûrils ont laissé des traces… on les retrouvera.

– Et je ne serai pas fâché, ajouta M. de Gesvres, de savoir laraison de cette attaque. Mettre le feu à des bottes de paille meparaît bien inutile.

– Venez avec moi, Monsieur le comte… la raison, je vaispeut-être vous la dire.

Ensemble ils arrivaient aux ruines du cloître. Le brigadierappela :

– Lecanu ?… Fossier ?…

D’autres gendarmes cherchaient déjà leurs camarades laissés enfaction. On finit par les découvrir à l’entrée de la petite porte.Ils étaient étendus à terre, ficelés, bâillonnés, un bandeau surles yeux.

– Monsieur le comte, murmura le brigadier tandis qu’on lesdélivrait, nous avons été joués comme des enfants.

– En quoi ?

– Les coups de feu… l’attaque… l’incendie… tout cela des blaguespour nous attirer là-bas… Une diversion… Pendant ce temps, onligotait nos deux hommes et l’affaire était faite.

– Quelle affaire ?

– L’enlèvement du blessé, parbleu !

– Allons donc, vous croyez ?

– Si je crois C’est la vérité certaine. Voilà bien dix minutesque l’idée m’en est venue. Mais je ne suis qu’un imbécile de ne pasy avoir pensé plus tôt. On les aurait tous pincés.

Quevillon frappa du pied dans un subit accès de rage.

– Mais où, sacrédié ? Par où sont-ils passés ? Par oùl’ont-ils enlevé ? Et lui, le gredin, où se cachait-il ?Car enfin, quoi ! on a battu le terrain toute la journée, etun individu ne se cache pas dans une touffe d’herbe, surtout quandil est blessé. C’est de la magie, ces histoires-là !…

Le brigadier Quevillon n’était pas au bout de ses étonnements. Àl’aube, quand on pénétra dans l’oratoire qui servait de cellule aujeune Beautrelet, on constata que le jeune Beautrelet avaitdisparu. Sur une chaise, courbé, dormait le garde champêtre. À côtéde lui, il y avait une carafe et deux verres. Au fond de l’un deces verres, on apercevait un peu de poudre blanche.

Après examen, il fut prouvé, d’abord que Beautrelet avaitadministré un narcotique au garde champêtre, qu’il n’avait pus’échapper que par une fenêtre, située à deux mètres cinquante dehauteur – et enfin, détail charmant, qu’il n’avait pu atteindrecette fenêtre qu’en utilisant comme marchepied le dos de songardien.

Chapitre 2Isidore Beautrelet, élève de rhétorique

Extrait du Grand Journal :

NOUVELLES DE LA NUIT

Enlèvement du docteur Delattre.

Un coup d’une audace folle.

« Au moment de mettre sous presse, on nous apporte une nouvelledont nous n’osons pas garantir l’authenticité, tellement elle nousparaît invraisemblable. Nous la donnons donc sous toutesréserves.

« Hier soir, le docteur Delattre, le célèbre chirurgien,assistait avec sa femme et sa fille à la représentationd’Hernani, à la Comédie-Française. Au début du troisièmeacte, c’est-à-dire vers dix heures, la porte de sa loges’ouvrit ; un monsieur, que deux autres accompagnaient, sepencha vers le docteur, et lui dit assez haut pour que Mme Delattreentendît :

« – Docteur, j’ai une mission des plus pénibles à remplir, et jevous serais très reconnaissant de me faciliter ma tâche.

« – Qui êtes-vous, Monsieur ?

« – M. Thézard, commissaire de police, et j’ai ordre de vousconduire auprès de M. Dudouis, à la Préfecture.

« – Mais, enfin…

« – Pas un mot, Docteur, je vous en supplie, pas un geste… Il ya là une erreur lamentable, et c’est pourquoi nous devons agir ensilence et n’attirer l’attention de personne. Avant la fin de lareprésentation vous serez de retour, je n’en doute pas.

« Le docteur se leva et suivit le commissaire. À la fin de lareprésentation, il n’était pas revenu.

« Très inquiète, Mme Delattre se rendit au commissariat depolice. Elle y trouva le véritable M. Thézard, et reconnut, à songrand effroi, que l’individu qui avait emmené son mari n’étaitqu’un imposteur.

« Les premières recherches ont révélé que le docteur était montédans une automobile et que cette automobile s’était éloignée dansla direction de la Concorde.

« Notre seconde édition tiendra nos lecteurs au courant de cetteincroyable aventure. »

Si incroyable qu’elle fût, l’aventure était véridique. Ledénouement d’ailleurs ne devait pas tarder et Le GrandJournal, en même temps qu’il la confirmait dans son édition demidi, annonçait en quelques mots le coup de théâtre qui laterminait.

LA FIN DE L’HISTOIRE

et le commencement des suppositions.

« Ce matin, à neuf heures, le docteur Delattre a été ramenédevant la porte du numéro 78 de la rue Duret, par une automobilequi, aussitôt, s’est éloignée rapidement. Le numéro 78 de la rueDuret n’est autre que la clinique même du docteur Delattre,clinique où chaque matin il arrive à cette même heure.

« Quand nous nous sommes présentés, le docteur, qui était enconférence avec le chef de la Sûreté, a bien voulu cependant nousrecevoir.

« – Tout ce que je puis vous dire, a-t-il répondu, c’est quel’on m’a traité avec les plus grands égards. Mes trois compagnonssont les gens les plus charmants que je connaisse, d’une politesseexquise, spirituels et bons causeurs, ce qui n’était pas àdédaigner, étant donné la longueur du voyage.

« – Combien de temps dura-t-il ?

« – Environ quatre heures.

« – Et le but de ce voyage ?

« – J’ai été conduit auprès d’un malade dont l’état nécessitaitune intervention chirurgicale immédiate.

« – Et cette opération a réussi ?

« – Oui, mais les suites sont à craindre. Ici, je répondrais dumalade. Là-bas… dans les conditions où il se trouve…

« – De mauvaises conditions ?

« – Exécrables… Une chambre d’auberge… et l’impossibilité, pourainsi dire absolue, de recevoir des soins.

« – Alors, qui peut le sauver ?

« – Un miracle… et puis sa constitution d’une forceexceptionnelle.

« – Et vous ne pouvez en dire davantage sur cet étrangeclient ?

« – Je ne le puis. D’abord, j’ai juré, et ensuite j’ai reçu lasomme de dix mille francs[1] , au profitde ma clinique populaire. Si je ne garde pas le silence, cettesomme me sera reprise.

« – Allons donc ! Vous croyez ?

« – Ma foi, oui, je le crois. Tous ces gens-là m’ont l’airextrêmement sérieux.

« Telles sont les déclarations que nous a faites le docteur.

« Et nous savons d’autre part que le chef de la Sûreté n’est pasencore parvenu à tirer de lui des renseignements plus précis surl’opération qu’il a pratiquée, sur le malade qu’il a soigné, et surles régions que l’automobile a parcourues. Il semble donc difficilede connaître la vérité. »

Cette vérité que le rédacteur de l’interview s’avouaitimpuissant à découvrir, les esprits un peu clairvoyants ladevinèrent par un simple rapprochement des faits qui s’étaientpassés la veille au château d’Ambrumésy, et que tous les journauxrapportaient ce même jour dans leurs moindres détails. Il y avaitévidemment là, entre cette disparition d’un cambrioleur blessé etcet enlèvement d’un chirurgien célèbre, une coïncidence dont ilfallait tenir compte.

L’enquête, d’ailleurs, démontra la justesse de l’hypothèse. Ensuivant la piste du pseudo-chauffeur qui s’était enfui sur unebicyclette, on établit qu’il avait gagné la forêt d’Arques, situéeà une quinzaine de kilomètres ; que, de là, après avoir jetésa bicyclette dans un fossé, il s’était rendu au village deSaint-Nicolas, et qu’il avait envoyé une dépêche ainsi conçue :

« A.L.N., BUREAU 45, PARIS

« Situation désespérée. Opération urgente. Expédiezcélébrité par nationale quatorze. »

La preuve était irréfutable. Prévenus, les complices de Pariss’empressaient de prendre leurs dispositions. À dix heures du soirils expédiaient la célébrité par la route nationale numéro 14 quicôtoie la forêt d’Arques et aboutit à Dieppe. Pendant ce temps, àla faveur de l’incendie allumé par elle-même, la bande descambrioleurs enlevait son chef et le transportait dans une aubergeoù l’opération avait lieu dès l’arrivée du docteur, vers deuxheures du matin.

Là-dessus aucun doute. À Pontoise, à Gournay, à Forges,l’inspecteur principal Ganimard, envoyé spécialement de Paris, avecl’inspecteur Folenfant, constata le passage d’une automobile aucours de la nuit précédente… De même sur la route de Dieppe àAmbrumésy ; et si l’on perdait soudain la trace de la voitureà une demi-lieue environ du château, du moins on nota de nombreuxvestiges de pas entre la petite porte du parc et les ruines ducloître. En outre, Ganimard fit remarquer que la serrure de lapetite porte avait été forcée.

Donc tout s’expliquait. Restait à déterminer l’auberge dont ledocteur avait parlé. Besogne aisée pour un Ganimard, fureteur,patient, et vieux routier de police. Le nombre des auberges estlimité, et celle-ci, étant donné l’état du blessé, ne pouvait êtreque dans le voisinage d’Ambrumésy, Ganimard et le brigadier semirent en campagne. À cinq cents mètres, à mille mètres, à cinqmille mètres à la ronde, ils visitèrent et fouillèrent tout ce quipouvait passer pour une auberge. Mais, contre toute attente, lemoribond s’obstina à demeurer invisible.

Ganimard s’acharna. Il rentra coucher le soir du samedi auchâteau, avec l’intention de faire son enquête personnelle ledimanche. Or, le dimanche matin, il apprit qu’une ronde degendarmes avait aperçu cette nuit même une silhouette qui seglissait dans le chemin creux, à l’extérieur des murs. Était-ce uncomplice qui revenait aux informations ? Devait-on supposerque le chef de la bande n’avait pas quitté le cloître ou lesenvirons du cloître ?

Le soir, Ganimard dirigea ouvertement l’escouade de gendarmes ducôté de la ferme, et se plaça, lui, ainsi que Folenfant, en dehorsdes murs, près de la porte.

Un peu avant minuit, un individu déboucha du bois, fila entreeux, franchit le seuil de la porte et pénétra dans le parc. Duranttrois heures, ils le virent errer à travers les ruines, sebaissant, escaladant les vieux piliers, restant parfois de longuesminutes immobile. Puis il se rapprocha de la porte, et de nouveaupassa entre les deux inspecteurs.

Ganimard lui mit la main au collet, tandis que Folenfant leprenait à bras-le-corps. Il ne résista pas, et, le plus docilementdu monde, se laissa lier les poignets et conduire au château. Maisquand ils voulurent l’interroger, il répondit simplement qu’il neleur devait aucun compte et qu’il attendrait la venue du juged’instruction.

Alors ils l’attachèrent solidement au pied d’un lit, dans unedes deux chambres contiguës qu’ils occupaient.

Le lundi matin, à neuf heures, dès l’arrivée de M. Filleul,Ganimard annonça la capture qu’il avait opérée. On fit descendre leprisonnier. C’était Isidore Beautrelet.

– Monsieur Isidore Beautrelet ! s’écria M. Filleul d’un airravi et en tendant les mains au nouveau venu. Quelle bonnesurprise ! Notre excellent détective amateur, ici ! ànotre disposition !… Mais c’est une aubaine ! Monsieurl’inspecteur, permettez que je vous présente M. Beautrelet, élèvede rhétorique au lycée Janson-de-Sailly.

Ganimard paraissait quelque peu interloqué. Isidore le saluatrès bas, comme un confrère que l’on estime à sa valeur, et setournant vers M. Filleul :

– Il paraît, Monsieur le juge d’instruction, que vous avez reçude bons renseignements sur moi ?

– Parfaits ! D’abord vous étiez en effet à Veules-les-Rosesau moment où Mlle de Saint-Véran a cru vous voir dans le chemincreux. Nous établirons, je n’en doute pas, l’identité de votresosie. Ensuite, vous êtes bel et bien Isidore Beautrelet, élève derhétorique, et même excellent élève, laborieux et de conduiteexemplaire. Votre père habitant la province, vous sortez une foispar mois chez son correspondant, M. Bernod, lequel ne tarit pasd’éloges à votre endroit.

– De sorte que…

– De sorte que vous êtes libre.

– Absolument libre ?

– Absolument. Ah ! toutefois j’y mets une petite, une toutepetite condition. Vous comprenez que je ne puis relâcher unmonsieur qui administre des narcotiques, qui s’évade par lesfenêtres, et que l’on prend ensuite en flagrant délit devagabondage dans les propriétés privées, que je ne le puis sans unecompensation.

– J’attends.

– Eh bien ! nous allons reprendre notre entretieninterrompu, et vous allez me dire où vous en êtes de vosrecherches… En deux jours de liberté vous avez dû les mener trèsloin ?

Et comme Ganimard s’apprêtait à sortir, avec une affectation dedédain pour ce genre d’exercice, le juge s’écria :

– Mais pas du tout, Monsieur l’inspecteur, votre place est ici…Je vous assure que M. Isidore Beautrelet vaut la peine qu’onl’écoute. M. Isidore Beautrelet, d’après mes renseignements, s’esttaillé au lycée Janson-de-Sailly une réputation d’observateurauprès de qui rien ne peut passer inaperçu, et ses condisciples,m’a-t-on dit, le considèrent comme votre émule, comme le rivald’Herlock Sholmès.

– En vérité ! fit Ganimard, ironique.

– Parfaitement. L’un d’eux m’a écrit : « Si Beautreletdéclare qu’il sait, il faut le croire, et, ce qu’il dira, ne doutezpas que ce soit l’expression exacte de la vérité. » MonsieurIsidore Beautrelet, voici le moment ou jamais de justifier laconfiance de vos camarades. Je vous en conjure, donnez-nousl’expression exacte de la vérité.

Isidore écoutait en souriant, et il répondit :

– Monsieur le juge d’instruction, vous êtes cruel. Vous vousmoquez de pauvres collégiens qui se divertissent comme ils peuvent.Vous avez bien raison, d’ailleurs, je ne vous fournirai pasd’autres motifs de me railler.

– C’est que vous ne savez rien, monsieur Isidore Beautrelet.

– J’avoue, en effet, très humblement, que je ne sais rien. Carje n’appelle pas « savoir quelque chose » la découverte de deux outrois points plus précis qui n’ont pu, du reste, j’en suis sûr,vous échapper.

– Par exemple ?

– Par exemple, l’objet du vol.

– Ah ! décidément, l’objet du vol vous est connu ?

– Comme à vous, je n’en doute pas. C’est même la première choseque j’ai étudiée, la tâche me paraissant plus facile.

– Plus facile vraiment ?

– Mon Dieu, oui. Il s’agit tout au plus de faire unraisonnement.

– Pas davantage ?

– Pas davantage.

– Et ce raisonnement ?

– Le voici, dépouillé de tout commentaire. D’une part il y aeu vol, puisque ces deux demoiselles sont d’accord et qu’ellesont réellement vu deux hommes qui s’enfuyaient avec des objets.

– Il y a eu vol.

– D’autre part, rien n’a disparu, puisque M. de Gesvresl’affirme et qu’il est mieux que personne en mesure de lesavoir.

– Rien n’a disparu.

– De ces deux constatations il résulte inévitablement cetteconséquence : du moment qu’il y a eu vol et que rien n’a disparu,c’est que l’objet emporté a été remplacé par un objet identique. Ilse peut, je m’empresse de le dire, que ce raisonnement ne soit pasratifié par les faits. Mais je prétends que c’est le premier quidoive s’offrir à nous, et qu’on n’a le droit de l’écarter qu’aprèsun examen sérieux.

– En effet… en effet… murmura le juge d’instruction, visiblementintéressé.

– Or, continua Isidore, qu’y avait-il dans ce salon qui pûtattirer la convoitise des cambrioleurs ? Deux choses. Latapisserie d’abord. Ce ne peut être cela. Une tapisserie anciennene s’imite pas, et la supercherie vous eût sauté aux yeux.Restaient les quatre Rubens.

– Que dites-vous ?

– Je dis que les quatre Rubens accrochés à ce mur sont faux.

– Impossible !

– Ils sont faux, a priori, fatalement, et sansappel.

– Je vous répète que c’est impossible.

– Il y a bientôt un an, Monsieur le juge d’instruction, un jeunehomme, qui se faisait appeler Charpenais, est venu au châteaud’Ambrumésy et a demandé la permission de copier les tableaux deRubens. Cette permission lui fut accordée par M. de Gesvres. Chaquejour, durant cinq mois, du matin jusqu’au soir, Charpenaistravailla dans ce salon. Ce sont les copies qu’il a faites, cadreset toiles, qui ont pris la place des quatre grands tableauxoriginaux légués à M. de Gesvres par son oncle, le marquis deBobadilla.

– La preuve ?

– Je n’ai pas de preuve à donner. Un tableau est faux parcequ’il est faux, et j’estime qu’il n’est pas même besoin d’examinerceux-là.

M. Filleul et Ganimard se regardaient sans dissimuler leurétonnement. L’inspecteur ne songeait plus à se retirer. À la fin,le juge d’instruction murmura :

– Il faudrait avoir l’avis de M. de Gesvres.

Et Ganimard approuva :

– Il faudrait avoir son avis.

Et ils donnèrent l’ordre qu’on priât le comte de venir ausalon.

C’était une véritable victoire que remportait le jeunerhétoricien. Contraindre deux hommes de métier, deux professionnelscomme M. Filleul et Ganimard, à faire état de ses hypothèses, il yavait là un hommage dont tout autre se fût enorgueilli. MaisBeautrelet paraissait insensible à ces petites satisfactionsd’amour-propre, et toujours souriant, sans la moindre ironie, ilattendait. M. de Gesvres entra.

– Monsieur le comte, lui dit le juge d’instruction, la suite denotre enquête nous met en face d’une éventualité tout à faitimprévue, et que nous vous soumettons sous toutes réserves. Il sepourrait… je dis : il se pourrait… que les cambrioleurs, ens’introduisant ici, aient eu pour but de dérober vos quatre Rubensou du moins de les remplacer par quatre copies… copies qu’eûtexécutées, il y a un an, un peintre du nom de Charpenais.Voulez-vous examiner ces tableaux et nous dire si vous lesreconnaissez pour authentiques ?

Le comte parut réprimer un mouvement de contrariété, observaBeautrelet, puis M. Filleul, et répondit sans prendre la peine des’approcher des tableaux :

– J’espérais, Monsieur le juge d’instruction, que la véritéresterait ignorée. Puisqu’il en est autrement, je n’hésite pas à ledéclarer : ces quatre tableaux sont faux.

– Vous le saviez donc ?

– Dès la première heure.

– Que ne le disiez-vous ?

– Le possesseur d’un objet n’est jamais pressé de dire que cetobjet n’est pas… ou n’est plus authentique.

– Cependant, c’était le seul moyen de les retrouver.

– Il y en avait un meilleur.

– Lequel ?

– Celui de ne pas ébruiter le secret, de ne pas effaroucher mesvoleurs, et de leur proposer le rachat des tableaux dont ilsdoivent être quelque peu embarrassés.

– Comment communiquer avec eux ?

Le comte ne répondant pas, ce fut Isidore qui riposta :

– Par une note insérée dans les journaux. Cette petite note,publiée par Le Journal et Le Matin, est ainsiconçue :

« Suis disposé à racheter les tableaux. »

Le comte approuva d’un signe de tête. Une fois encore le jeunehomme en remontrait à ses aînés.

M. Filleul fut beau joueur.

– Décidément, cher Monsieur, je commence à croire que voscamarades n’ont pas tout à fait tort. Sapristi, quel coupd’œil ! quelle intuition ! Si cela continue, M. Ganimardet moi nous n’aurons plus rien à faire.

– Oh ! tout cela n’était guère compliqué.

– Le reste l’est davantage, voulez-vous dire ? Je merappelle en effet que, lors de notre première rencontre, vous aviezl’air d’en savoir plus long. Voyons, autant que je m’en souvienne,vous affirmiez que le nom du meurtrier vous était connu ?

– En effet.

– Qui donc a tué Jean Daval ? Cet homme est-ilvivant ? Où se cache-t-il ?

– Il y a un malentendu entre nous, Monsieur le juge, ou plutôtun malentendu entre vous et la réalité des faits, et cela depuis ledébut. Le meurtrier et le fugitif sont deux individusdistincts.

– Que dites-vous ? s’exclama M. Filleul. L’homme que M. deGesvres a vu dans le boudoir et contre lequel il a lutté, l’hommeque ces demoiselles ont vu dans le salon et sur lequel Mlle deSaint-Véran a tiré, l’homme qui est tombé dans le parc et que nouscherchons, cet homme-là n’est pas celui qui a tué JeanDaval ?

– Non.

– Avez-vous découvert les traces d’un troisième complice quiaurait disparu avant l’arrivée de ces demoiselles ?

– Non.

– Alors je ne comprends plus… Qui donc est le meurtrier de JeanDaval ?

– Jean Daval a été tué par…

Beautrelet s’interrompit, demeura pensif un instant et reprit:

– Mais auparavant il faut que je vous montre le chemin que j’aisuivi pour arriver à la certitude, et les raisons mêmes du meurtre…sans quoi mon accusation vous semblerait monstrueuse… Et elle nel’est pas… non, elle ne l’est pas… Il y a un détail qui n’a pas étéremarqué et qui cependant a la plus grande importance, c’est queJean Daval, au moment où il fut frappé, était vêtu de tous sesvêtements, chaussé de ses bottines de marche, bref, habillé commeon l’est en plein jour. Or, le crime a été commis à quatre heuresdu matin.

– J’ai relevé cette bizarrerie, fit le juge. M. de Gesvres m’arépondu que Daval passait une partie de ses nuits à travailler.

– Les domestiques disent au contraire qu’il se couchaitrégulièrement de très bonne heure. Mais admettons qu’il fût debout: pourquoi a-t-il défait son lit, de manière à faire croire qu’ilétait couché ? Et s’il était couché, pourquoi, en entendant dubruit, a-t-il pris la peine de s’habiller des pieds à la tête, aulieu de se vêtir sommairement ? J’ai visité sa chambre lepremier jour, tandis que vous déjeuniez : ses pantoufles étaient aupied de son lit. Qui l’empêcha de les mettre plutôt que de chausserses lourdes bottines ferrées ?

– Jusqu’ici, je ne vois pas…

– Jusqu’ici, en effet, vous ne pouvez voir que des anomalies.Elles m’ont paru cependant beaucoup plus suspectes quand j’apprisque le peintre Charpenais, – le copiste des Rubens, – avait étéprésenté au comte par Jean Daval lui-même ?

– Eh bien ?

– Eh bien ! de là à conclure que Jean Daval et Charpenaisétaient complices, il n’y a qu’un pas. Ce pas, je l’avais franchilors de notre conversation.

– Un peu vite, il me semble.

– En effet, il fallait une preuve matérielle. Or, j’avaisdécouvert dans la chambre de Daval, sur une des feuilles dusous-main où il écrivait, cette adresse, qui s’y trouve encored’ailleurs, décalquée à l’envers par le buvard : MonsieurA.L.N., bureau 45, Paris. Le lendemain, on découvrit que letélégramme envoyé de Saint-Nicolas par le pseudo-chauffeur portaitcette même adresse : A.L.N., bureau 45. La preuvematérielle existait, Jean Daval correspondait avec la bande quiavait organisé l’enlèvement des tableaux.

M. Filleul ne souleva aucune objection.

– Soit. La complicité est établie. Et vous enconcluez ?

– Ceci d’abord, c’est que ce n’est point le fugitif qui a tuéJean Daval, puisque Jean Daval était son complice.

– Alors ?

– Monsieur le juge d’instruction, rappelez-vous la premièrephrase que prononça M. de Gesvres lorsqu’il se réveilla de sonévanouissement. La phrase, rapportée par Mlle de Gesvres, est auprocès-verbal : « Je ne suis pas blessé. Et Daval ?… est-cequ’il vit ?… Le couteau ? » Et je vous prie de larapprocher de cette partie de son récit, également consignée auprocès-verbal, où M. de Gesvres raconte l’agression : « L’hommebondit sur moi et m’étendit d’un coup de poing à la nuque. »Comment M. de Gesvres, qui était évanoui, pouvait-il savoir en seréveillant que Daval avait été frappé par un couteau ?

Beautrelet n’attendit point de réponse à sa question. On eût ditqu’il se hâtait pour la faire lui-même et couper court à toutcommentaire. Il repartit aussitôt :

– Donc, c’est Jean Daval qui conduit les trois cambrioleursjusqu’à ce salon. Tandis qu’il s’y trouve avec celui qu’ilsappellent leur chef, un bruit se fait entendre dans le boudoir.Daval ouvre la porte. Reconnaissant M. de Gesvres, il se précipitevers lui, armé du couteau. M. de Gesvres réussit à lui arracher cecouteau, l’en frappe, et tombe lui-même frappé d’un coup de poingpar cet individu que les deux jeunes filles devaient apercevoirquelques minutes après.

De nouveau, M. Filleul et l’inspecteur se regardèrent. Ganimardhocha la tête d’un air déconcerté. Le juge reprit :

– Monsieur le comte, dois-je croire que cette version estexacte ?…

M. de Gesvres ne répondit pas.

– Voyons, Monsieur le comte, votre silence nous permettrait desupposer…

Très nettement, M. de Gesvres prononça :

– Cette version est exacte en tous points.

Le juge sursauta.

– Alors je ne comprends pas que vous ayez induit la justice enerreur. Pourquoi dissimuler un acte que vous aviez le droit decommettre, étant en légitime défense ?

– Depuis vingt ans, dit M. de Gesvres, Daval travaillait à mescôtés. J’avais confiance en lui. Il m’a rendu des servicesinestimables. S’il m’a trahi, à la suite de je ne sais quellestentations, je ne voulais pas du moins, en souvenir du passé, quesa trahison fût connue.

– Vous ne vouliez pas, soit, mais vous deviez…

– Je ne suis pas de votre avis, Monsieur le juge d’instruction.Du moment qu’aucun innocent n’était accusé de ce crime, mon droitabsolu était de ne pas accuser celui qui fut à la fois le coupableet la victime. Il est mort. J’estime que la mort est un châtimentsuffisant.

– Mais maintenant, Monsieur le comte, maintenant que la véritéest connue, vous pouvez parler.

– Oui. Voici deux brouillons de lettres écrites par lui à sescomplices. Je les ai pris dans son portefeuille, quelques minutesaprès sa mort.

– Et le mobile du vol ?

– Allez à Dieppe, au 18 de la rue de la Barre. Là demeure unecertaine Mme Verdier. C’est pour cette femme qu’il a connue il y adeux ans, pour subvenir à ses besoins d’argent, que Daval avolé.

Ainsi tout s’éclairait. Le drame sortait de l’ombre et peu à peuapparaissait sous un véritable jour.

– Continuons, dit M. Filleul, après que le comte se futretiré.

– Ma foi, dit Beautrelet gaiement, je suis à peu près au bout demon rouleau.

– Mais le fugitif, le blessé ?

– Là-dessus, Monsieur le juge d’instruction, vous en savezautant que moi… Vous avez suivi son passage dans l’herbe ducloître… vous savez…

– Oui, je sais… mais, depuis, ils l’ont enlevé, et ce que jevoudrais, ce sont des indications sur cette auberge…

Isidore Beautrelet éclata de rire.

– L’auberge ! L’auberge n’existe pas ! c’est un trucpour dépister la justice, un truc ingénieux puisqu’il a réussi.

– Cependant, le docteur Delattre affirme…

– Eh ! justement, s’écria Beautrelet, d’un ton deconviction. C’est parce que le docteur Delattre affirme qu’il nefaut pas le croire. Comment ! le docteur Delattre n’a vouludonner sur toute son aventure que les détails les plusvagues ! il n’a voulu rien dire qui pût compromettre la sûretéde son client… Et voilà tout à coup qu’il attire l’attention surune auberge ! Mais soyez certain que, s’il a prononcé ce motd’auberge, c’est qu’il lui fut imposé. Soyez certain que toutel’histoire qu’il nous a servie lui fut dictée sous peine dereprésailles terribles. Le docteur a une femme et une fille. Et illes aime trop pour désobéir à des gens dont il a éprouvé laformidable puissance. Et c’est pourquoi il a fourni à vos effortsla plus précise des indications.

– Si précise qu’on ne peut trouver l’auberge.

– Si précise que vous ne cessez pas de la chercher, contre toutevraisemblance, et que vos yeux se sont détournés du seul endroit oùl’homme puisse être, de cet endroit mystérieux qu’il n’a pasquitté, qu’il n’a pas pu quitter depuis l’instant où, blessé parMlle de Saint-Véran, il est parvenu à s’y glisser, comme une bêtedans sa tanière.

– Mais où, sacrebleu ?…

– Dans les ruines de la vieille abbaye.

– Mais il n’y a plus de ruines ! Quelques pans demur ! Quelques colonnes !

– C’est là qu’il s’est terré, Monsieur le juge d’instruction,cria Beautrelet avec force, c’est là qu’il faut borner vosrecherches ! c’est là, et pas ailleurs, que vous trouverezArsène Lupin.

– Arsène Lupin ! s’exclama M. Filleul en sautant sur sesjambes.

Il y eut un silence un peu solennel, où se prolongèrent lessyllabes du nom fameux. Arsène Lupin, le grand aventurier, le roides cambrioleurs, était-ce possible que ce fût lui l’adversairevaincu, et cependant invisible, après lequel on s’acharnait en vaindepuis plusieurs jours ? Mais Arsène Lupin pris au piège,arrêté, pour un juge d’instruction, c’était l’avancement immédiat,la fortune, la gloire !

Ganimard n’avait pas bronché. Isidore lui dit :

– Vous êtes de mon avis, n’est-ce pas, Monsieurl’inspecteur ?

– Parbleu !

– Vous non plus, n’est-ce pas, vous n’avez jamais douté que cefût lui l’organisateur de cette affaire ?

– Pas une seconde ! La signature y est. Un coup de Lupin,ça diffère d’un autre coup comme un visage d’un autre visage. Iln’y a qu’à ouvrir les yeux.

– Vous croyez… vous croyez… répétait M. Filleul.

– Si je crois ! s’écria le jeune homme. Tenez, rien que cepetit fait : sous quelles initiales ces gens-là correspondent-ilsentre eux ? A. L. N., c’est-à-dire la première lettre du nomd’Arsène, la première et la dernière du nom de Lupin.

– Ah ! fit Ganimard, rien ne vous échappe. Vous êtes unrude type, et le vieux Ganimard met bas les armes.

Beautrelet rougit de plaisir et serra la main que lui tendaitl’inspecteur. Les trois hommes s’étaient rapprochés du balcon, etleur regard s’étendait sur le champ des ruines. M. Filleul murmura:

– Alors, il serait là.

– Il est là, dit Beautrelet, d’une voix sourde. Il estlà depuis la minute même où il est tombé. Logiquement etpratiquement, il ne pouvait s’échapper sans être aperçu de Mlle deSaint-Véran et des deux domestiques.

– Quelle preuve en avez-vous ?

– La preuve, ses complices nous l’ont donnée. Le matin même,l’un d’eux se déguisait en chauffeur, vous conduisait ici…

– Pour reprendre la casquette, pièce d’identité.

– Soit, mais aussi, mais surtout, pour visiter les lieux, serendre compte, et voir par lui-même ce qu’était devenu lepatron.

– Et il s’est rendu compte ?

– Je le suppose, puisqu’il connaissait la cachette, lui. Et jesuppose que l’état désespéré de son chef lui fut révélé, puisque,sous le coup de l’inquiétude, il a commis l’imprudence d’écrire cemot de menace : « Malheur à la jeune fille si elle a tué lepatron. »

– Mais ses amis ont pu l’enlever par la suite ?

– Quand ? Vos hommes n’ont pas quitté les ruines. Et puisoù l’aurait-on transporté ? Tout au plus à quelques centainesde mètres de distance, car on ne fait pas voyager un moribond… etalors vous l’auriez trouvé. Non, vous dis-je, il est là. Jamais sesamis ne l’auraient arraché à la plus sûre des retraites. C’est làqu’ils ont amené le docteur, tandis que les gendarmes couraient aufeu comme des enfants.

– Mais comment vit-il ? Pour vivre, il faut des aliments,de l’eau !

– Je ne puis rien dire… je ne sais rien… mais il est là, je vousle jure. Il est là parce qu’il ne peut pas ne pas y être. J’en suissûr comme si je le voyais, comme si je le touchais. Il est là.

Le doigt tendu vers les ruines, il dessinait dans l’air un petitcercle qui diminuait peu à peu jusqu’à n’être plus qu’un point. Etce point, les deux compagnons le cherchaient éperdument, tous deuxpenchés sur l’espace, tous deux émus de la même foi que Beautreletet frissonnants de l’ardente conviction qu’il leur avait imposée.Oui, Arsène Lupin était là. En théorie comme en fait, il y était,ni l’un ni l’autre n’en pouvaient plus douter.

Et il y avait quelque chose d’impressionnant et de tragique àsavoir que, dans quelque refuge ténébreux, gisait à même le sol,sans secours, fiévreux, épuisé, le célèbre aventurier.

– Et s’il meurt ? prononça M. Filleul à voix basse.

– S’il meurt, dit Beautrelet, et que ses complices en aient lacertitude, veillez au salut de Mlle de Saint-Véran, Monsieur lejuge, car la vengeance sera terrible.

Quelques minutes plus tard, et malgré les instances de M.Filleul, qui se fût volontiers accommodé de ce prestigieuxauxiliaire, Beautrelet, dont les vacances expiraient ce même jour,reprenait la route de Dieppe. Il débarquait à Paris vers cinqheures et, à huit heures, franchissait en même temps que sescamarades la porte du lycée Janson.

Ganimard, après une exploration aussi minutieuse qu’inutile desruines d’Ambrumésy, rentra par le rapide du soir. En arrivant chezlui, il trouva ce pneumatique :

« Monsieur l’inspecteur principal,

« Ayant eu un peu de loisir à la fin de la journée, j’ai puréunir quelques renseignements complémentaires qui ne manquerontpas de vous intéresser.

« Depuis un an Arsène Lupin vit à Paris sous le nomd’Etienne de Vaudreix. C’est un nom que vous avez pu lire souventdans les chroniques mondaines ou les échos sportifs. Grandvoyageur, il fait de longues absences, pendant lesquelles il va,dit-il, chasser le tigre au Bengale ou le renard bleu en Sibérie.Il passe pour s’occuper d’affaires sans qu’on puisse préciser dequelles affaires il s’agit.

« Son domicile actuel : 36, rue Marbeuf. (Je vous prie deremarquer que la rue Marbeuf est à proximité du bureau de postenuméro 45.) Depuis le jeudi 23 avril, veille de l’agressiond’Ambrumésy, on n’a aucune nouvelle d’Etienne de Vaudreix.

« Recevez, Monsieur l’inspecteur principal, avec toute magratitude pour la bienveillance que vous m’avez témoignée,l’assurance de mes meilleurs sentiments.

« ISIDORE BEAUTRELET.

« Post-Scriptum. – Surtout ne croyez pas qu’il m’ait fallugrand mal pour obtenir ces informations. Le matin même du crime,lorsque M. Filleul poursuivait son instruction devant quelquesprivilégiés, j’avais eu l’heureuse inspiration d’examiner lacasquette du fugitif avant que le pseudo-chauffeur ne fût venu lachanger. Le nom du chapelier m’a suffi, vous pensez bien, pourtrouver la filière qui m’a fait connaître le nom de l’acheteur etson domicile. »

Le lendemain matin, Ganimard se présentait au 36 de la rueMarbeuf. Renseignements pris auprès de la concierge, il se fitouvrir le rez-de-chaussée de droite, où il découvrit rien que descendres dans la cheminée. Quatre jours auparavant, deux amisétaient venus brûler tous les papiers compromettants. Mais aumoment de sortir, Ganimard croisa le facteur qui apportait unelettre pour M. de Vaudreix. L’après-midi, le Parquet, saisi del’affaire, réclamait la lettre. Elle était timbrée d’Amérique etcontenait ces lignes, écrites en anglais :

« Monsieur,

« Je vous confirme la réponse que j’ai faite à votre agent.Dès que vous aurez en votre possession les quatre tableaux de M. deGesvres, expédiez-les par le mode convenu. Vous y joindrez lereste, si vous pouvez réussir, ce dont je doute fort.

« Une affaire imprévue m’obligeant à partir, j’arriverai enmême temps que cette lettre. Vous me trouverez auGrand-Hôtel.

« Harlington.»

Le jour même, Ganimard, muni d’un mandat d’arrêt, conduisait audépôt le sieur Harlington, citoyen américain, inculpé de recel etde complicité de vol.

Ainsi donc, en l’espace de vingt-quatre heures, grâce auxindications vraiment inattendues d’un gamin de dix-sept ans, tousles nœuds de l’intrigue se dénouaient. En vingt-quatre heures, cequi était inexplicable devenait simple et lumineux. En vingt-quatreheures, le plan des complices pour sauver leur chef était déjoué,la capture d’Arsène Lupin blessé, mourant, ne faisait plus dedoute, sa bande était désorganisée, on connaissait son installationà Paris, le masque dont il se couvrait, et l’on perçait à jour,pour la première fois, avant qu’il eût pu en assurer la complèteexécution, un de ses coups les plus habiles et le plus longuementétudiés.

Ce fut dans le public comme une immense clameur d’étonnement,d’admiration et de curiosité. Déjà le journaliste rouennais, en unarticle très réussi, avait raconté le premier interrogatoire dujeune rhétoricien, mettant en lumière sa bonne grâce, son charmenaïf et son assurance tranquille. Les indiscrétions auxquellesGanimard et M. Filleul s’abandonnèrent malgré eux, entraînés par unélan plus fort que leur orgueil professionnel, éclairèrent lepublic sur le rôle de Beautrelet au cours des derniers événements.Lui seul avait tout fait. À lui seul revenait tout le mérite de lavictoire.

On se passionna. Du jour au lendemain, Isidore Beautrelet fut unhéros, et la foule, subitement engouée, exigea sur son nouveaufavori les plus amples détails. Les reporters étaient là. Ils seruèrent à l’assaut du lycée Janson-de-Sailly, guettèrent lesexternes au sortir des classes et recueillirent tout ce quiconcernait, de près ou de loin, le nommé Beautrelet ; et l’onapprit ainsi la réputation dont jouissait parmi ses camarades celuiqu’ils appelaient le rival d’Herlock Sholmès. Par raisonnement, parlogique et sans plus de renseignements que ceux qu’il lisait dansles journaux, il avait, à diverses reprises, annoncé la solutiond’affaires compliquées que la justice ne devait débrouiller quelongtemps après lui. C’était devenu un divertissement au lycéeJanson que de poser à Beautrelet des questions ardues, desproblèmes indéchiffrables, et l’on s’émerveillait de voir avecquelle sûreté d’analyse, au moyen de quelles ingénieusesdéductions, il se dirigeait au milieu des ténèbres les plusépaisses. Dix jours avant l’arrestation de l’épicier Jorisse, ilindiquait le parti que l’on pouvait tirer du fameux parapluie. Demême, il affirmait dès le début, à propos du drame de Saint-Cloud,que le concierge était l’unique meurtrier possible.

Mais le plus curieux fut l’opuscule que l’on trouva encirculation parmi les élèves du lycée, opuscule signé de lui,imprimé à la machine à écrire et tiré à dix exemplaires. Commetitre : ARSENE LUPIN, sa méthode, en quoi il est classique eten quoi original – suivi d’un parallèle entre l’humour anglaiset l’ironie française.

C’était une étude approfondie de chacune des aventures de Lupin,où les procédés de l’illustre cambrioleur nous apparaissaient avecun relief extraordinaire, où l’on nous montrait le mécanisme mêmede ses façons d’agir, sa tactique toute spéciale, ses lettres auxjournaux, ses menaces, l’annonce de ses vols, bref, l’ensemble destrucs qu’il employait pour « cuisiner » la victime choisie et lamettre dans un état d’esprit tel, qu’elle s’offrait presque au coupmachiné contre elle et que tout s’effectuait pour ainsi dire de sonpropre consentement.

Et c’était si juste comme critique, si pénétrant, si vivant, etd’une ironie à la fois si ingénue et si cruelle, qu’aussitôt lesrieurs passèrent de son côté, que la sympathie des foules sedétourna sans transition de Lupin vers Isidore Beautrelet, et quedans la lutte qui s’engageait entre eux, d’avance on proclama lavictoire du jeune rhétoricien.

En tout cas, cette victoire, M. Filleul aussi bien que leParquet de Paris semblaient jaloux de lui en réserver lapossibilité. D’une part, en effet, on ne parvenait pas à établirl’identité du sieur Harlington, ni à fournir une preuve décisive deson affiliation à la bande de Lupin. Compère ou non, il se taisaitobstinément. Bien plus, après examen de son écriture, on n’osaitplus affirmer que ce fût lui l’auteur de la lettre interceptée. Unsieur Harlington, pourvu d’un sac de voyage et d’un carnetamplement pourvu de bank-notes, était descendu au Grand-Hôtel,voilà tout ce qu’il était possible d’affirmer.

D’autre part, à Dieppe, M. Filleul couchait sur les positionsque Beautrelet lui avait conquises. Il ne faisait pas un pas enavant. Autour de l’individu que Mlle de Saint-Véran avait pris pourBeautrelet, la veille du crime, même mystère. Mêmes ténèbres aussisur tout ce qui concernait l’enlèvement des quatre Rubens.Qu’étaient devenus ces tableaux ? Et l’automobile qui lesavait emportés dans la nuit, quel chemin avait-ellesuivi ?

À Luneray, à Yerville, à Yvetot, on avait recueilli des preuvesde son passage, ainsi qu’à Caudebec-en-Caux, où elle avait dûtraverser la Seine au petit jour dans le bac à vapeur. Mais quandon poussa l’enquête à fond, il fut avéré que ladite automobileétait découverte et qu’il eût été impossible d’y entasser quatregrands tableaux sans que les employés du bac les eussent aperçus.C’était tout probablement la même auto, mais alors la question seposait encore : qu’étaient devenus les quatre Rubens ?

Autant de problèmes que M. Filleul laissait sans réponse. Chaquejour ses subordonnés fouillaient le quadrilatère des ruines.Presque chaque jour il venait diriger les explorations. Mais de làà découvrir l’asile où Lupin agonisait – si tant est que l’opinionde Beautrelet fût juste –, de là à découvrir cet asile, il y avaitun abîme que l’excellent magistrat n’avait point l’air disposé àfranchir.

Aussi était-il naturel que l’on se retournât vers IsidoreBeautrelet, puisque lui seul avait réussi à dissiper des ténèbresqui, en dehors de lui, se reformaient plus intenses et plusimpénétrables. Pourquoi ne s’acharnait-il pas après cetteaffaire ? Au point où il l’avait menée, il lui suffisait d’uneffort pour aboutir.

La question lui fut posée par un rédacteur du GrandJournal, qui s’introduisit dans le lycée Janson sous le fauxnom de Bernod, correspondant de Beautrelet. À quoi Isidore réponditfort sagement :

– Cher monsieur, il n’y a pas que Lupin en ce monde, il n’y apas que des histoires de cambrioleurs et de détectives, il y aaussi cette réalité qui s’appelle le baccalauréat. Or, je meprésente en juillet. Nous sommes en mai. Et je ne veux pas échouer.Que dirait mon brave homme de père ?

– Mais que dirait-il si vous livriez à la justice ArsèneLupin ?

– Bah ! il y a temps pour tout. Aux prochainesvacances…

– Celles de la Pentecôte ?

– Oui. Je partirai le samedi 6 juin par le premier train.

– Et le soir de ce samedi, Arsène Lupin sera pris.

– Me donnez-vous jusqu’au dimanche ? demanda Beautrelet enriant.

– Pourquoi ce retard ? riposta le journaliste du ton leplus sérieux.

Cette confiance inexplicable, née d’hier et déjà si forte, toutle monde la ressentait à l’endroit du jeune homme, bien qu’enréalité, les événements ne la justifiassent que jusqu’à un certainpoint. N’importe ! on croyait. De sa part rien ne semblaitdifficile. On attendait de lui ce qu’on aurait pu attendre tout auplus de quelque phénomène de clairvoyance et d’intuition,d’expérience et d’habileté. Le 6 juin ! cette date s’étalaitdans tous les journaux. Le 6 juin, Isidore Beautrelet prendrait lerapide de Dieppe, et le soir Arsène Lupin serait arrêté.

– À moins que d’ici là il ne s’évade… objectaient les dernierspartisans de l’aventurier.

– Impossible ! toutes les issues sont gardées.

– À moins alors qu’il n’ait succombé à ses blessures,reprenaient les partisans, lesquels eussent mieux aimé la mort quela capture de leur héros.

Et la réplique était immédiate :

– Allons donc, si Lupin était mort, ses complices le sauraient,et Lupin serait vengé, Beautrelet l’a dit.

Et le 6 juin arriva. Une demi-douzaine de journalistesguettaient Isidore à la gare Saint-Lazare. Deux d’entre euxvoulaient l’accompagner dans son voyage. Il les supplia de n’enrien faire.

Il s’en alla donc seul. Son compartiment était vide. Assezfatigué par une série de nuits consacrées au travail, il ne tardapas à s’endormir d’un lourd sommeil. En rêve, il eut l’impressionqu’on s’arrêtait à différentes stations et que des personnesmontaient et descendaient. À son réveil, en vue de Rouen, il étaitencore seul. Mais sur le dossier de la banquette opposée, une largefeuille de papier, fixée par une épingle à l’étoffe grise,s’offrait à ses regards. Elle portait ces mots :

« Chacun ses affaires. Occupez-vous des vôtres. Sinon tantpis pour vous. »

« Parfait ! dit-il en se frottant les mains. Ça va mal dansle camp adverse. Cette menace est aussi stupide que celle dupseudo-chauffeur. Quel style ! on voit bien que ce n’est pasLupin qui tient la plume. »

On s’engouffrait sous le tunnel qui précède la vieille citénormande. En gare, Isidore fit deux ou trois tours sur le quai pourse dégourdir les jambes. Il se disposait à regagner soncompartiment, quand un cri lui échappa. En passant près de labibliothèque, il avait lu distraitement, à la première page d’uneédition spéciale du Journal de Rouen, ces quelques lignesdont il percevait soudain l’effrayante signification :

« Dernière heure. – On nous téléphone de Dieppe que, cettenuit, des malfaiteurs ont pénétré dans le château d’Ambrumésy, ontligoté et bâillonné Mlle de Gesvres, et ont enlevé Mlle deSaint-Véran. Des traces de sang ont été relevées à cinq centsmètres du château, et tout auprès on a retrouvé une écharpeégalement maculée de sang. Il y a lieu de craindre que lamalheureuse jeune fille n’ait été assassinée. »

Jusqu’à Dieppe, Isidore Beautrelet resta immobile. Courbé endeux, les coudes sur les genoux et ses mains plaquées contre safigure, il réfléchissait. À Dieppe, il loua une auto. Au seuild’Ambrumésy, il rencontra le juge d’instruction qui lui confirmal’horrible nouvelle.

– Vous ne savez rien de plus ? demanda Beautrelet.

– Rien. J’arrive à l’instant.

Au même moment le brigadier de gendarmerie s’approchait de M.Filleul et lui remettait un morceau de papier, froissé, déchiqueté,jauni, qu’il venait de ramasser non loin de l’endroit où l’on avaitdécouvert l’écharpe. M. Filleul l’examina, puis le tendit à IsidoreBeautrelet en disant :

– Voilà qui ne nous aidera pas beaucoup dans nos recherches.

Isidore tourna et retourna le morceau de papier. Couvert dechiffres, de points et de signes, il offrait exactement le dessinque nous donnons ci-dessous :

[image d’un cryptogramme]

Chapitre 3Le cadavre

Vers six heures du soir, ses opérations terminées, M. Filleulattendait, en compagnie de son greffier, M. Brédoux, la voiture quidevait le ramener à Dieppe. Il paraissait agité, nerveux. Par deuxfois il demanda :

– Vous n’avez pas aperçu le jeune Beautrelet ?

– Ma foi non, Monsieur le juge.

– Où diable peut-il être ? On ne l’a pas vu de lajournée.

Soudain, il eut une idée, confia son portefeuille à Brédoux, fiten courant le tour du château et se dirigea vers les ruines.

Près de la grande arcade, à plat ventre sur le sol tapissé deslongues aiguilles de pin, un de ses bras replié sous sa tête,Isidore semblait assoupi.

– Eh quoi ! Que devenez-vous, jeune homme ? Vousdormez ?

– Je ne dors pas. Je réfléchis.

– Il s’agit bien de réfléchir ! Il faut voir d’abord. Ilfaut étudier les faits, chercher les indices, établir les points derepère. C’est après que, par la réflexion, on coordonne tout celaet que l’on découvre la vérité.

– Oui, je sais… c’est la méthode usuelle… la bonne sans doute.Moi, j’en ai une autre… je réfléchis d’abord, je tâche avant toutde trouver l’idée générale de l’affaire, si je peux m’exprimerainsi. Puis j’imagine une hypothèse raisonnable, logique, en accordavec cette idée générale. Et c’est après, seulement, que j’examinesi les faits veulent bien s’adapter à mon hypothèse.

– Drôle de méthode et rudement compliquée !

– Méthode sûre, monsieur Filleul, tandis que la vôtre ne l’estpas.

– Allons donc, les faits sont les faits.

– Avec des adversaires quelconques, oui. Mais pour peu quel’ennemi ait quelque ruse, les faits sont ceux qu’il a choisis. Cesfameux indices sur lesquels vous bâtissez votre enquête, il futlibre, lui, de les disposer à son gré. Et vous voyez alors, quandil s’agit d’un homme comme Lupin, où cela peut vous conduire, versquelles erreurs et quelles inepties ! Sholmès lui-même esttombé dans le piège.

– Arsène Lupin est mort.

– Soit. Mais sa bande reste, et les élèves d’un tel maître sontdes maîtres eux-mêmes.

M. Filleul prit Isidore par le bras, et l’entraînant :

– Des mots, jeune homme. Voici qui est plus important. Écoutezbien. Ganimard, retenu à Paris à l’heure actuelle, n’arrive quedans quelques jours. D’autre part, le comte de Gesvres atélégraphié à Herlock Sholmès, lequel a promis son concours pour lasemaine prochaine. Jeune homme, ne pensez-vous pas qu’il y auraitquelque gloire à dire à ces deux célébrités, le jour de leurarrivée : « Mille regrets, chers messieurs, mais nous n’avons puattendre davantage. La besogne est finie »

Il était impossible de confesser son impuissance avec plusd’ingéniosité que ne le faisait ce bon M. Filleul. Beautreletréprima un sourire et, affectant d’être dupe, répondit :

– Je vous avouerai, Monsieur le juge d’instruction, que, si jen’ai pas assisté tantôt à votre enquête, c’était dans l’espoir quevous consentiriez à m’en communiquer les résultats. Voyons, quesavez-vous ?

– Eh bien ! voici. Hier soir, à 11 heures, les troisgendarmes que le brigadier Quevillon avait laissés de faction auchâteau, recevaient dudit brigadier un petit mot les appelant entoute hâte à Ouville où se trouve leur brigade. Ils montèrentaussitôt à cheval, et quand ils arrivèrent…

– Ils constatèrent qu’ils avaient été joués, que l’ordre étaitfaux et qu’ils n’avaient plus qu’à retourner à Ambrumésy.

– C’est ce qu’ils firent, sous la conduite du brigadier. Maisleur absence avait duré une heure et demie, et pendant ce temps, lecrime avait été commis.

– Dans quelles conditions ?

– Dans les conditions les plus simples. Une échelle empruntéeaux bâtiments de la ferme fut apposée contre le second étage duchâteau. Un carreau fut découpé, une fenêtre ouverte. Deux hommes,munis d’une lanterne sourde, pénétrèrent dans la chambre de Mlle deGesvres et la bâillonnèrent avant qu’elle n’ait eu le tempsd’appeler. Puis, l’ayant attachée avec des cordes, ils ouvrirenttrès doucement la porte de la chambre où dormait Mlle deSaint-Véran. Mlle de Gesvres entendit un gémissement étouffé, puisle bruit d’une personne qui se débat. Une minute plus tard, elleaperçut les deux hommes qui portaient sa cousine également liée etbâillonnée. Ils passèrent devant elle et s’en allèrent par lafenêtre. Épuisée, terrifiée, Mlle de Gesvres s’évanouit.

– Mais les chiens ? M. de Gesvres n’avait-il pas achetédeux molosses ?

– On les a retrouvés morts, empoisonnés.

– Mais par qui ? Personne ne pouvait les approcher.

– Mystère ! Toujours est-il que les deux hommes onttraversé sans encombre les ruines et sont sortis par la fameusepetite porte. Ils ont franchi le bois-taillis, en contournant lesanciennes carrières… Ce n’est qu’à cinq cents mètres du château, aupied de l’arbre appelé le Gros-Chêne, qu’ils se sont arrêtés… etqu’ils ont mis leur projet à exécution.

– Pourquoi, s’ils étaient venus avec l’intention de tuer Mlle deSaintVéran, ne l’ont-ils pas frappée dans sa chambre ?

– Je ne sais. Peut-être l’incident qui les a déterminés nes’est-il produit qu’à leur sortie du château. Peut-être la jeunefille avait-elle réussi à se débarrasser de ses liens. Ainsi, pourmoi, l’écharpe ramassée avait servi à lui attacher les poignets. Entout cas, c’est au pied du Gros-Chêne qu’ils ont frappé. Lespreuves que j’ai recueillies sont irréfutables…

– Mais le corps ?

– Le corps n’a pas été retrouvé, ce qui d’ailleurs ne sauraitnous surprendre outre mesure. La piste suivie m’a conduit, eneffet, jusqu’à l’église de Varengeville, à l’ancien cimetièresuspendu au sommet de la falaise. Là, c’est le précipice… ungouffre de plus de cent mètres. Et, en bas, les rochers, la mer.Dans un jour ou deux, une marée plus forte ramènera le corps sur lagrève.

– Evidemment, tout cela est fort simple.

Oui, tout cela est fort simple et ne m’embarrasse pas. Lupin estmort, ses complices l’ont appris et pour se venger, ainsi qu’ilsl’avaient écrit, ils ont assassiné Mlle de Saint-Véran, ce sont làdes faits qui n’avaient même pas besoin d’être contrôlés. MaisLupin ?

– Lupin ?

– Oui, qu’est-il devenu ? Tout probablement, ses complicesont enlevé son cadavre en même temps qu’ils emportaient la jeunefille, mais quelle preuve avons-nous de cet enlèvement ?Aucune. Pas plus que de son séjour dans les ruines, pas plus que desa mort ou de sa vie. Et c’est là tout le mystère, mon cherBeautrelet. Le meurtre de Mlle Raymonde n’est pas un dénouement. Aucontraire, c’est une complication. Que s’est-il passé depuis deuxmois au château d’Ambrumésy ? Si nous ne déchiffrons pas cetteénigme, d’autres vont venir qui nous brûleront la politesse.

– Quel jour vont-ils venir, ces autres ?

– Mercredi… mardi, peut-être…

Beautrelet sembla faire un calcul, puis déclara :

– Monsieur le juge d’instruction, nous sommes aujourd’huisamedi. Je dois rentrer au lycée lundi soir. Eh bien ! lundimatin, si vous voulez être ici à dix heures, je tâcherai de vous lerévéler, le mot de l’énigme.

– Vraiment, monsieur Beautrelet… vous croyez ? Vous êtessûr ?

– Je l’espère, du moins.

– Et maintenant, où allez-vous ?

– Je vais voir si les faits veulent bien s’accommoder à l’idéegénérale que je commence à discerner.

– Et s’ils ne s’accommodent pas ?

– Eh bien Monsieur le juge d’instruction, ce sont eux qui auronttort, dit Beautrelet en riant, et j’en chercherai d’autres plusdociles. À lundi, n’est-ce pas ?

– À lundi.

Quelques minutes après, M. Filleul roulait vers Dieppe, tandisqu’isidore, muni d’une bicyclette que lui avait prêtée le comte deGesvres, filait sur la route de Yerville et deCaudebec-en-Caux.

Il y avait un point sur lequel le jeune homme tenait à se faireavant tout une opinion nette, parce que ce point lui semblaitjustement le point faible de l’ennemi. On n’escamote pas des objetsde la dimension des quatre Rubens. Il fallait qu’ils fussentquelque part. S’il était impossible pour le moment de lesretrouver, ne pouvait-on connaître le chemin par où ils avaientdisparu ?

L’hypothèse de Beautrelet était celle-ci : l’automobile avaitbien emporté les quatre tableaux, mais avant d’arriver à Caudebecelle les avait déchargés sur une autre automobile qui avaittraversé la Seine en amont ou en aval de Caudebec. En aval, lepremier bac était celui de Quillebeuf, passage fréquenté, parconséquent dangereux. En amont, il y avait le bac de La Mailleraye,gros bourg isolé, en dehors de toute communication.

Vers minuit, Isidore avait franchi les dix-huit lieues qui leséparaient de la Mailleraie, et frappait à la porte d’une aubergesituée au bord de l’eau. Il y couchait, et dès le matin,interrogeait les matelots du bac. On consulta le livre despassagers. Aucune automobile n’avait passé jeudi le 23 avril.

– Alors, une voiture à chevaux ? insinua Beautrelet, unecharrette ? un fourgon ?

– Non plus.

Toute la matinée, Isidore s’enquit. Il allait partir pourQuillebeuf, quand le garçon de l’auberge où il avait couché lui dit:

– Ce matin-là, j’arrivais de mes treize jours, et j’ai bien vuune charrette, mais elle n’a pas passé.

– Comment ?

– Non. On l’a déchargée sur une sorte de bateau plat, depéniche, comme ils disent, qui était amarrée au quai.

– Et cette charrette, d’où venait-elle ?

– Oh ! je l’ai bien reconnue. C’était à maître Vatinel, lecharretier.

– Qui demeure ?

– Au hameau de Louvetot.

Beautrelet regarda sa carte d’état-major. Le hameau de Louvetotétait situé au carrefour de la route d’Yvetot à Caudebec et d’unepetite route tortueuse qui s’en venait à travers bois jusqu’à laMailleraie !

Ce n’est qu’à six heures du soir qu’Isidore réussit à découvrirdans un cabaret maître Vatinel, un de ces vieux Normands finaudsqui se tiennent toujours sur leurs gardes, qui se méfient del’étranger, mais qui ne savent pas résister à l’attrait d’une pièced’or et à l’influence de quelques petits verres.

– Bien oui, Monsieur, ce matin-là, les gens à l’automobilem’avaient donné rendez-vous à cinq heures au carrefour. Ils m’ontremis quatre grandes machines, hautes comme ça. Il y en a un quim’a accompagné. Et nous avons porté la chose jusqu’à lapéniche.

– Vous parlez d’eux comme si vous les connaissiez déjà.

– Je vous crois que je les connaissais ! C’était la sixièmefois que je travaillais pour eux.

Isidore tressaillit.

– Vous dites la sixième fois ?… Et depuis quand ?

– Mais tous les jours d’avant celui-là, parbleu ! Maisalors, c’étaient d’autres machines… des gros morceaux de pierre… oubien des plus petites assez longues qu’ils avaient enveloppées etqu’ils portaient comme le saint sacrement. Ah ! fallait pas ytoucher à celles-là… Mais qu’est-ce que vous avez ? Vous êtestout blanc.

– Ce n’est rien… la chaleur…

Beautrelet sortit en titubant. La joie, l’imprévu de ladécouverte l’étourdissaient.

Il s’en retourna tout tranquillement, coucha le soir au villagede Varengeville, passa, le lendemain matin, une heure à la mairieavec l’instituteur, et revint au château. Une lettre l’y attendait« aux bons soins de M. le comte de Gesvres ».

Elle contenait ces lignes :

« Deuxième avertissement. Tais-toi. Sinon… »

« Allons, murmura-t-il, il va falloir prendre quelquesprécautions pour ma sûreté personnelle. Sinon, comme ils disent…»

Il était neuf heures ; il se promena parmi les ruines, puiss’allongea près de l’arcade et ferma les yeux.

– Eh bien ! jeune homme, êtes-vous content de votrecampagne ?

C’était M. Filleul qui arrivait à l’heure fixée.

– Enchanté, Monsieur le juge d’instruction.

– Ce qui veut dire ?

– Ce qui veut dire que je suis prêt à tenir ma promesse, malgrécette lettre qui ne m’y engage guère.

Il montra la lettre à M. Filleul.

– Bah ! des histoires, s’écria celui-ci, et j’espère quecela ne vous empêchera pas…

– De vous dire ce que je sais ? Non, Monsieur le juged’instruction. J’ai promis : je tiendrai. Avant dix minutes, noussaurons… une partie de la vérité.

– Une partie ?

– Oui, à mon sens, la cachette de Lupin, cela ne constitue pastout le problème. Mais pour la suite, nous verrons.

– Monsieur Beautrelet, rien ne m’étonne de votre part. Maiscomment avez-vous pu découvrir ?…

– Oh ! tout naturellement. Il y a dans la lettre du sieurHarlington à M. Etienne de Vaudreix, ou plutôt à Lupin…

– La lettre interceptée ?

– Oui. Il y a une phrase qui m’a toujours intrigué. C’estcelle-ci : « À l’envoi des tableaux, vous joindrez lereste, si vous pouvez réussir, ce dont je doute fort. »

– En effet, je me souviens.

– Quel était ce reste ? Un objet d’art, unecuriosité ? Le château n’offrait rien de précieux que lesRubens et les tapisseries. Des bijoux ? Il y en a fort peu etde valeur médiocre. Alors quoi ? Et, d’autre part, pouvait-onadmettre que des gens comme Lupin, d’une habileté aussiprodigieuse, n’eussent pas réussi à joindre à l’envoi cereste, qu’ils avaient évidemment proposé ? Entreprisedifficile, c’est probable, exceptionnelle, soit, mais possible,donc certaine, puisque Lupin le voulait.

– Cependant, il a échoué : rien n’a disparu.

– Il n’a pas échoué : quelque chose a disparu.

– Oui, les Rubens… mais…

– Les Rubens, et autre chose… quelque chose que l’on a remplacépar une chose identique, comme on a fait pour les Rubens, quelquechose de beaucoup plus extraordinaire, de plus rare et de plusprécieux que les Rubens.

– Enfin, quoi ? vous me faites languir.

Tout en marchant à travers les ruines, les deux hommes s’étaientdirigés vers la petite porte et longeaient la Chapelle-Dieu.

Beautrelet s’arrêta.

Vous voulez le savoir, Monsieur le juge d’instruction ?

– Si je le veux !

Beautrelet avait une canne à la main, un bâton solide et noueux.Brusquement, d’un revers de cette canne, il fit sauter en éclatsl’une des statuettes qui ornaient le portail de la chapelle.

– Mais vous êtes fou clama M. Filleul, hors de lui, et en seprécipitant vers les morceaux de la statuette. Vous êtes fou !ce vieux saint était admirable…

– Admirable ! proféra Isidore en exécutant un moulinet quijeta bas la Vierge Marie.

M. Filleul l’empoigna à bras-le-corps.

– Jeune homme, je ne vous laisserai pas commettre…

Un roi mage encore voltigea, puis une crèche avec l’EnfantJésus…

– Un mouvement de plus et je tire.

Le comte de Gesvres était survenu et armait son revolver.

Beautrelet éclata de rire.

– Tirez donc là-dessus, Monsieur le comte… tirez là-dessus,comme à la foire… Tenez… ce bonhomme qui porte sa tête à pleinesmains.

Le saint Jean-Baptiste sauta.

– Ah ! fit le comte… en braquant son revolver, une telleprofanation !… de pareils chefs-d’œuvre !

– Du toc, Monsieur le comte !

– Quoi ? Que dites-vous ? hurla M. Filleul, tout endésarmant le comte.

– Du toc, du carton-pâte !

– Ah ! ça… est-ce possible ?

– Du soufflé ! du vide ! du néant !

Le comte se baissa et ramassa un débris de statuette.

– Regardez bien, Monsieur le comte… du plâtre ! du plâtrepatiné, moisi, verdi comme de la pierre ancienne… mais du plâtre,des moulages de plâtre… voilà tout ce qui reste du purchef-d’œuvre… voilà ce qu’ils ont fait en quelques jours !…voilà ce que le sieur Charpenais, le copiste des Rubens, a préparé,il y a un an.

À son tour, il saisit le bras de M. Filleul.

– Qu’en pensez-vous, Monsieur le juge d’instruction ?Est-ce beau ? est-ce énorme ? gigantesque ? lachapelle enlevée ! Toute une chapelle gothique recueilliepierre par pierre ! Tout un peuple de statuettes,captivé ! et remplacé par des bonshommes en stuc ! un desplus magnifiques spécimens d’une époque d’art incomparable,confisqué ! la Chapelle-Dieu, enfin, volée ! N’est-ce pasformidable ! Ah ! Monsieur le juge d’instruction, quelgénie que cet homme !

– Vous vous emballez, monsieur Beautrelet.

– On ne s’emballe jamais trop, Monsieur, quand il s’agit depareils individus. Tout ce qui dépasse la moyenne vaut qu’onl’admire. Et celui-là plane au-dessus de tout. Il y a dans ce volune richesse de conception, une force, une puissance, une adresseet une désinvolture qui me donnent le frisson.

– Dommage qu’il soit mort, ricana M. Filleul… sans quoi il eûtfini par voler les tours de Notre-Dame.

Isidore haussa les épaules.

– Ne riez pas, Monsieur. Même mort, celui-là vousbouleverse.

– Je ne dis pas… monsieur Beautrelet, et j’avoue que ce n’estpas sans une certaine émotion que je m’apprête à le contempler… sitoutefois ses camarades n’ont pas fait disparaître son cadavre.

– Et en admettant surtout, remarqua le comte de Gesvres, que cefut bien lui que blessa ma pauvre nièce.

– Ce fut bien lui, Monsieur le comte, affirma Beautrelet, ce futbien lui qui tomba dans les ruines sous la balle que tira Mlle deSaint-Véran ; ce fut lui qu’elle vit se relever, et quiretomba encore, et qui se traîna vers la grande arcade pour serelever une dernière fois – cela par un miracle dont je vousdonnerai l’explication tout à l’heure – et parvenir jusqu’à cerefuge de pierre… qui devait être son tombeau.

Et de sa canne, il frappa le seuil de la chapelle.

– Hein ? Quoi ? s’écria M. Filleul stupéfait… sontombeau ?… Vous croyez que cette impénétrable cachette…

– Elle se trouve ici… là… , répéta-t-il.

– Mais nous l’avons fouillée.

– Mal.

– Il n’y a pas de cachette ici, protesta M. de Gesvres. Jeconnais la chapelle.

– Si, Monsieur le comte, il y en a une. Allez à la mairie deVarengeville, où l’on a recueilli tous les papiers qui setrouvaient dans l’ancienne paroisse d’Ambrumésy, et vousapprendrez, par ces papiers datés du XVIIIe siècle, qu’il existaitsous la chapelle une crypte. Cette crypte remonte, sans doute, à lachapelle romane, sur l’emplacement de laquelle celle-ci futconstruite.

– Mais, comment Lupin aurait-il connu ce détail ? demandaM. Filleul.

– D’une façon fort simple, par les travaux qu’il dut exécuterpour enlever la chapelle.

– Voyons, voyons, monsieur Beautrelet, vous exagérez… Il n’a pasenlevé toute la chapelle. Tenez, aucune de ces pierres d’assise n’aété touchée.

– Evidemment, il n’a moulé et il n’a pris que ce qui avait unevaleur artistique, les pierres travaillées, les sculptures, lesstatuettes, tout le trésor des petites colonnes et des ogivesciselées. Il ne s’est pas occupé de la base même de l’édifice. Lesfondations restent.

– Par conséquent, monsieur Beautrelet, Lupin n’a pu pénétrerjusqu’à la crypte.

À ce moment, M. de Gesvres, qui avait appelé l’un de sesdomestiques, revenait avec la clef de la chapelle. Il ouvrit laporte. Les trois hommes entrèrent.

Après un instant d’examen, Beautrelet reprit :

– … Les dalles du sol, comme de raison, ont été respectées.Mais il est facile de se rendre compte que le maître-autel n’estplus qu’un moulage. Or, généralement, l’escalier qui descend auxcryptes s’ouvre devant le maître-autel et passe sous lui.

– Vous en concluez ?

– J’en conclus que c’est en travaillant là que Lupin a trouvé lacrypte.

À l’aide d’une pioche que le comte envoya chercher, Beautreletattaqua l’autel. Les morceaux de plâtre sautaient de droite et degauche.

– Fichtre, murmura M. Filleul, j’ai hâte de savoir…

– Moi aussi, dit Beautrelet, dont le visage était pâled’angoisse.

Il précipita ses coups. Et soudain, sa pioche qui, jusqu’ici,n’avait point rencontré de résistance, se heurta à une matière plusdure, et rebondit. On entendit comme un bruit d’éboulement, et cequi restait de l’autel s’abîma dans le vide à la suite du bloc depierre que la pioche avait frappé. Beautrelet se pencha. Il fitflamber une allumette et la promena sur le vide :

– L’escalier commence plus en avant que je ne pensais, sous lesdalles de l’entrée, presque. J’aperçois les dernières marches.

– Est-ce profond ?

– Trois ou quatre mètres… Les marches sont très hautes… et il enmanque.

– Il n’est pas vraisemblable, dit M. Filleul, que pendant lacourte absence des trois gendarmes, alors qu’on enlevait Mlle deSaint-Véran, il n’est pas vraisemblable que les complices aient eule temps d’extraire le cadavre de cette cave… Et puis, pourquoil’eussent-ils fait, d’ailleurs ? Non, pour moi, il est là.

Un domestique leur apporta une échelle que Beautreletintroduisit dans l’excavation et qu’il planta, en tâtonnant, parmiles décombres tombés. Puis il en maintint vigoureusement les deuxmontants.

– Voulez-vous descendre, monsieur Filleul ?

Le juge d’instruction, muni d’une bougie, s’aventura. Le comtede Gesvres le suivit. À son tour Beautrelet posa le pied sur lepremier échelon.

Il y en avait dix-huit qu’il compta machinalement, tandis queses yeux examinaient la crypte où la lueur de la bougie luttaitcontre les lourdes ténèbres. Mais, en bas, une odeur violente,immonde, le heurta, une de ces odeurs de pourriture dont lesouvenir, par la suite, vous obsède. Oh ! cette odeur, il eneut le cœur qui chavira…

Et tout à coup, une main tremblante lui agrippa l’épaule.

– Eh bien ! quoi ? Qu’y a-t-il ?

– Beautrelet, balbutia M. Filleul.

Il ne pouvait parler, étreint par l’épouvante.

– Voyons, Monsieur le juge d’instruction, remettez-vous…

– Beautrelet… il est là…

– Hein ?

– Oui… il y avait quelque chose sous la grosse pierre qui s’estdétachée de l’autel… j’ai poussé la pierre… et j’ai touché… Oh jen’oublierai jamais…

– Où est-il ?

– De ce côté… Sentez-vous cette odeur ?… et puis, tenez…regardez…

Il avait saisi la bougie et la projetait vers une forme étenduesur le sol.

– Oh ! s’exclama Beautrelet avec horreur.

Les trois hommes se courbèrent vivement. À moitié nu, le cadavres’allongeait maigre, effrayant. La chair verdâtre, aux tons de ciremolle, apparaissait par endroits, entre les vêtements déchiquetés.Mais le plus affreux, ce qui avait arraché au jeune homme un cri deterreur, c’était la tête, la tête que venait d’écraser le bloc depierre, la tête informe, masse hideuse où plus rien ne pouvait sedistinguer… et quand leurs yeux se furent accoutumés à l’obscurité,ils virent que toute cette chair grouillait abominablement…

En quatre enjambées, Beautrelet remonta l’échelle et s’enfuit augrand jour, à l’air libre. M. Filleul le retrouva de nouveau couchéà plat ventre, les mains collées au visage. Il lui dit :

– Tous mes compliments, Beautrelet. Outre la découverte de lacachette, il est deux points où j’ai pu contrôler l’exactitude devos assertions. Tout d’abord, l’homme sur qui Mlle de SaintVéran atiré était bien Arsène Lupin comme vous l’avez dit dès le début. Demême, c’était bien sous le nom d’Etienne de Vaudreix qu’il vivait àParis. Le linge est marqué aux initiales E.V. Il me semble,n’est-ce pas ? que la preuve suffit…

Isidore ne bougeait pas.

– M. le comte est parti chercher le docteur Jouet qui fera lesconstatations d’usage. Pour moi, la mort date de huit jours aumoins. L’état de décomposition du cadavre… Mais vous n’avez pasl’air d’écouter ?

– Si, si.

– Ce que je dis est appuyé sur des raisons péremptoires. Ainsi,par exemple…

M. Filleul continua sa démonstration, sans obtenir d’ailleursdes marques plus manifestes d’attention. Mais le retour de M. deGesvres interrompit son monologue.

Le comte revenait avec deux lettres. L’une lui annonçaitl’arrivée d’Herlock Sholmès pour le lendemain.

– À merveille, s’écria M. Filleul, tout allègre. L’inspecteurGanimard arrive également. Ce sera délicieux.

– Cette autre lettre est pour vous, Monsieur le juged’instruction, dit le comte.

– De mieux en mieux, reprit M. Filleul, après avoir lu… Cesmessieurs, décidément, n’auront pas grand-chose à faire.Beautrelet, on me prévient de Dieppe que des pêcheurs de bouquetont trouvé ce matin, sur les rochers, le cadavre d’une jeunefemme.

Beautrelet sursauta :

– Que dites-vous ? le cadavre…

– D’une jeune femme… un cadavre affreusement mutilé,précise-t-on, et dont il ne serait pas possible d’établirl’identité, s’il ne restait au bras droit une petite gourmetted’or, très fine, qui s’est incrustée dans la peau tuméfiée. Or,Mlle de Saint-Véran portait au bras droit une gourmette d’or. Ils’agit donc évidemment de votre malheureuse nièce, Monsieur lecomte, que la mer aura entraînée jusque-là. Qu’en pensez-vous,Beautrelet ?

– Rien.., rien… ou plutôt si… tout s’enchaîne, comme vous voyez,il ne manque plus rien à mon argumentation. Tous les faits, un àun, même les plus contradictoires, même les plus déconcertantsviennent à l’appui de l’hypothèse que j’ai imaginée dès le premiermoment.

– Je ne comprends pas bien.

– Vous ne tarderez pas à comprendre. Rappelez-vous que je vousai promis la vérité entière.

– Mais il me semble…

– Un peu de patience. Jusqu’ici vous n’avez pas eu à vousplaindre de moi. Il fait beau temps. Promenez-vous, déjeunez auchâteau, fumez votre pipe. Moi, je serai de retour vers quatre oucinq heures. Quant à mon lycée, ma foi, tant pis, je prendrai letrain de minuit.

Ils étaient arrivés aux communs, derrière le château. Beautreletsauta à bicyclette et s’éloigna.

À Dieppe, il s’arrêta aux bureaux du journal La Vigieoù il se fit montrer les numéros de la dernière quinzaine. Puis ilpartit pour le bourg d’Envermeu, situé à dix kilomètres. ÀEnvermeu, il s’entretint avec le maire, avec le curé, avec le gardechampêtre. Trois heures sonnèrent à l’église du bourg. Son enquêteétait finie.

Il revint en chantant d’allégresse. Ses jambes pesaient tour àtour d’un rythme égal et fort sur les deux pédales, sa poitrines’ouvrait largement à l’air vif qui soufflait de la mer. Et parfoisil s’oubliait à jeter au ciel des clameurs de triomphe en songeantau but qu’il poursuivait et à ses efforts heureux.

Ambrumésy apparut. Il se laissa aller à toute vitesse sur lapente qui précède le château. Les arbres qui bordent le chemin, enquadruple rangée séculaire, semblaient accourir à sa rencontre ets’évanouir aussitôt derrière lui. Et, tout à coup, il poussa uncri. Dans une vision soudaine, il avait vu une corde se tendre d’unarbre à l’autre, en travers de la route.

La machine heurtée s’arrêta net. Il fut projeté en avant, avecune violence inouïe, et il eut l’impression qu’un hasard seul, unmiraculeux hasard, lui faisait éviter un tas de cailloux, oùlogiquement sa tête aurait dû se briser.

Il resta quelques secondes étourdi. Puis, tout contusionné, lesgenoux écorchés, il examina les lieux. Un petit bois s’étendait àdroite, par où, sans aucun doute, l’agresseur s’était enfui.Beautrelet détacha la corde. À l’arbre de gauche autour duquel elleétait attachée, un petit papier était fixé par une ficelle. Il ledéplia et lut :

« Troisième et dernier avertissement. »

Il rentra au château, posa quelques questions aux domestiques,et rejoignit le juge d’instruction dans une pièce durez-de-chaussée, tout au bout de l’aile droite, où M. Filleul avaitl’habitude de se tenir au cours de ses opérations. M. Filleulécrivait, son greffier assis en face de lui. Sur un signe, legreffier sortit, et le juge s’écria :

– Mais qu’avez-vous donc, monsieur Beautrelet ? Vos mainssont en sang.

– Ce n’est rien, ce n’est rien, dit le jeune homme… une simplechute provoquée par cette corde qu’on a tendue devant mabicyclette. Je vous prierai seulement de remarquer que ladite cordeprovient du château. Il n’y a pas plus de vingt minutes qu’elleservait à sécher du linge auprès de la buanderie.

– Est-ce possible ?

– Monsieur, c’est ici même que je suis surveillé, par quelqu’unqui se trouve au cœur de la place, qui me voit, qui m’entend, etqui, minute par minute, assiste à mes actes et connaît mesintentions.

– Vous croyez ?

– J’en suis sûr. C’est à vous de le découvrir et vous n’y aurezpas de peine. Mais, pour moi, je veux finir et vous donner lesexplications promises. J’ai marché plus vite que nos adversaires nes’y attendaient, et je suis persuadé que, de leur côté, ils vontagir avec vigueur. Le cercle se resserre autour de moi. Le périlapproche, j’en ai le pressentiment.

– Voyons, voyons, Beautrelet…

– Bah ! on verra bien. Pour l’instant, dépêchons-nous. Etd’abord, une question sur un point que je veux écarter tout desuite. Vous n’avez parlé à personne de ce document que le brigadierQuevillon a ramassé et qu’il vous a remis en ma présence ?

– Ma foi non, à personne. Mais est-ce que vous y attachez unevaleur quelconque ?…

– Une grande valeur. C’est une idée que j’ai, une idée du reste,je l’avoue, qui ne repose sur aucune preuve… car, jusqu’ici, jen’ai guère réussi à déchiffrer ce document. Aussi, je vous enparle… pour n’y plus revenir.

Beautrelet appuya sa main sur celle de M. Filleul, et à voixbasse :

– Taisez-vous… on nous écoute… dehors…

Le sable craqua. Beautrelet courut vers la fenêtre et sepencha.

– Il n’y a plus personne… mais la plate-bande est foulée… onrelèvera facilement les empreintes.

Il ferma la fenêtre et vint se rasseoir.

– Vous voyez, monsieur le Juge d’instruction, l’ennemi ne prendmême plus de précautions… il n’en a plus le temps… lui aussi sentque l’heure presse. Hâtons-nous donc, et parlons puisqu’ils neveulent pas que je parle.

Il posa sur la table le document et le maintint déplié.

– Avant tout, une remarque. Il n’y a sur ce papier, en dehors depoints, que des chiffres. Et, dans les trois premières lignes et lacinquième – les seules dont nous ayons à nous occuper, car laquatrième semble d’une nature tout à fait différente – n’y a pas unde ces chiffres qui soit plus élevé que le chiffre 5. Nous avonsdonc bien des chances pour que chacun de ces chiffres représenteune des cinq voyelles, et dans l’ordre alphabétique. Inscrivons lerésultat. Il inscrivit sur une feuille à part :

e . a . a . . e . . e . a .

. a . . a … e . e . . e . o i . e . . e .

. o u . . e . o … e . . o . . e

a i . u i . . e . . e u . e

Puis il reprit :

– Comme vous voyez, cela ne donne pas grand-chose. La clef est àla fois très facile – puisqu’on s’est contenté de remplacer lesvoyelles par des chiffres et les consonnes par des points – et trèsdifficile, sinon impossible, puisqu’on ne s’est pas donné plus demal pour compliquer le problème.

– Il est de fait qu’il est suffisamment obscur.

– Essayons de l’éclaircir. La seconde ligne est divisée en deuxparties, et la deuxième partie se présente de telle façon qu’il esttout à fait probable qu’elle forme un mot. Si nous tâchonsmaintenant de remplacer les points intermédiaires par desconsonnes, nous concluons, après tâtonnement, que les seulesconsonnes qui peuvent logiquement servir d’appui aux voyelles nepeuvent logiquement produire qu’un mot, un seul mot : « demoiselles».

– Il s’agirait alors de Mlle de Gesvres et de Mlle deSaint-Véran ?

– En toute certitude.

– Et vous ne voyez rien d’autre ?

– Si. Je note encore une solution de continuité au milieu de ladernière ligne, et si j’effectue le même travail sur le début de laligne, je vois aussitôt qu’entre les deux diphtongues aiet ui, la seule consonne qui puisse remplacer le point estun g, et que, quand j’ai formé le début de ce motaigui, il est naturel et indispensable que j’arrive avecles deux points suivants et l’e final au motaiguille.

– En effet… le mot aiguille s’impose.

– Enfin, pour le dernier mot, j’ai trois voyelles et troisconsonnes. Je tâtonne encore, j’essaie toutes les lettres les unesaprès les autres, et, en partant de ce principe que les deuxpremières lettres sont des consonnes, je constate que quatre motspeuvent s’adapter : les mots fleuve, preuve,pleure et creuse. J’élimine les mots fleuve,preuve et pleure comme n’ayant aucune relation possible avec uneaiguille, et je garde le mot creuse.

– Ce qui fait aiguille creuse. J’admets quevotre solution soit juste, mais en quoi nousavance-t-elle ?

– En rien, fit Beautreiet, d’un ton pensif. En rien, pour lemoment… plus tard, nous verrons… J’ai idée, moi, que bien deschoses sont incluses dans l’accouplement énigmatique de ces deuxmots : aiguille creuse. Ce qui m’occupe, c’estplutôt la matière du document, le papier dont on s’est servi…Fabrique-t-on encore cette sorte de parchemin un peu granité ?Et puis cette couleur d’ivoire… Et ces plis… l’usure de ces quatreplis… et enfin, tenez, ces marques de cire rouge, par-derrière…

À ce moment, Beautrelet fut interrompu. C’était le greffierBrédoux qui ouvrait la porte et qui annonçait l’arrivée subite duprocureur général.

M. Filleul se leva.

– M. le procureur général est en bas ?

– Non, Monsieur le juge d’instruction. M. le procureur généraln’a pas quitté sa voiture. Il ne fait que passer et il vous prie debien vouloir le rejoindre devant la grille. Il n’a qu’un mot à vousdire.

– Bizarre, murmura M. Filleul. Enfin… nous allons voir.Beautrelet, excusez-moi, je vais et je reviens.

Il s’en alla. On entendit ses pas qui s’éloignaient. Alors legreffier ferma la porte, tourna la clef et la mit dans sapoche.

– Eh bien ! quoi s’exclama Beautrelet tout surpris, quefaites-vous ? Pourquoi nous enfermer ?

– Ne serons-nous pas mieux pour causer ? ripostaBrédoux.

Beautrelet bondit vers une autre porte qui donnait dans la piècevoisine. Il avait compris. Le complice, c’était Brédoux, legreffier même du juge d’instruction !

Brédoux ricana :

– Ne vous écorchez pas les doigts, mon jeune ami, j’ai aussi laclef de cette porte.

– Reste la fenêtre, cria Beautrelet.

– Trop tard, fit Brédoux qui se campa devant la croisée, lerevolver au poing.

Toute retraite était coupée. Il n’y avait plus rien à faire,plus rien qu’à se défendre contre l’ennemi qui se démasquait avecune audace brutale. Isidore, qu’étreignait un sentiment d’angoisseinconnu, se croisa les bras.

– Bien, marmotta le greffier, et maintenant soyons brefs.

Il tira sa montre.

– Ce brave M. Filleul va cheminer jusqu’à la grille. À la grillepersonne, bien entendu, pas plus de procureur que sur ma main.Alors il s’en reviendra. Cela nous donne environ quatre minutes. Ilm’en faut une pour m’échapper par cette fenêtre, filer par lapetite porte des ruines et sauter sur la motocyclette qui m’attend.Reste donc trois minutes. Cela suffit.

C’était un drôle d’être, contrefait, qui tenait en équilibre surdes jambes très longues et très frêles un buste énorme, rond commeun corps d’araignée et muni de bras immenses. Un visage osseux, unpetit front bas, indiquaient l’obstination un peu bornée dupersonnage.

Beautrelet chancela, les jambes molles. Il dut s’asseoir.

– Parlez. Que voulez-vous ?

– Le papier. Voici trois jours que je le cherche.

– Je ne l’ai pas.

– Tu mens. Quand je suis entré, je t’ai vu le remettre dans tonportefeuille.

– Après ?

– Après ? Tu t’engageras à rester bien sage. Tu nousembêtes. Laisse-nous tranquilles, et occupe-toi de tes affaires.Nous sommes à bout de patience.

Il s’était avancé, le revolver toujours braqué sur le jeunehomme, et il parlait sourdement, en martelant ses syllabes, avec unaccent d’une incroyable énergie. L’œil était dur, le sourire cruel.Beautrelet frissonna. C’était la première fois qu’il éprouvait lasensation du danger. Et quel danger ! Il se sentait en faced’un ennemi implacable, d’une force aveugle et irrésistible.

– Et après ? dit-il, la voix étranglée.

– Après ? rien… Tu seras libre…

Un silence. Brédoux reprit :

– Plus qu’une minute. Il faut te décider. Allons, mon bonhomme,pas de bêtises… Nous sommes les plus forts, toujours et partout…Vite, le papier…

Isidore ne bronchait pas, livide, terrifié, maître de luipourtant, et le cerveau lucide, dans la débâcle de ses nerfs. Àvingt centimètres de ses yeux, le petit trou noir du revolvers’ouvrait. Le doigt replié pesait visiblement sur la détente. Ilsuffisait d’un effort encore…

– Le papier, répéta Brédoux… Sinon…

– Le voici, dit Beautrelet.

Il tira de sa poche son portefeuille et le tendit au greffierqui s’en empara.

– Parfait ! Nous sommes raisonnable. Décidément, il y aquelque chose à faire avec toi… un peu froussard, mais du bon sens.J’en parlerai aux camarades. Et maintenant, je file. Adieu.

Il rentra son revolver et tourna l’espagnolette de la fenêtre.Du bruit résonna dans le couloir.

– Adieu, fit-il, de nouveau… il n’est que temps.

Mais une idée l’arrêta. D’un geste il vérifia leportefeuille.

– Tonnerre… grinça-t-il, le papier n’y est pas… Tu m’asroulé.

Il sauta dans la pièce. Deux coups de feu retentirent. Isidore àson tour avait saisi son pistolet et il tirait.

– Raté, mon bonhomme, hurla Brédoux, ta main tremble… tu aspeur…

Ils s’empoignèrent à bras-le-corps et roulèrent sur le parquet.À la porte on frappait à coups redoublés.

Isidore faiblit, tout de suite dominé par son adversaire.C’était la fin. Une main se leva au-dessus de lui, armée d’uncouteau, et s’abattit. Une violente douleur lui brûla l’épaule. Illâcha prise.

Il eut l’impression qu’on fouillait dans la poche intérieure deson veston et qu’on saisissait le document. Puis, à travers levoile baissé de ses paupières, il devina l’homme qui franchissaitle rebord de la fenêtre…

Les mêmes journaux qui, le lendemain matin, relataient lesderniers épisodes survenus au château d’Ambrumésy, le truquage dela chapelle, la découverte du cadavre d’Arsène Lupin et du cadavrede Raymonde, et enfin le meurtre de Beautrelet par Brédoux,greffier du juge d’instruction, les mêmes journaux annonçaient lesdeux nouvelles suivantes :

La disparition de Ganimard, et l’enlèvement, en plein jour, aucœur de Londres, alors qu’il allait prendre le train pour Douvres,l’enlèvement d’Herlock Sholmès.

Ainsi donc, la bande de Lupin, un instant désorganisée parl’extraordinaire ingéniosité d’un gamin de dix-sept ans, reprenaitl’offensive, et du premier coup, partout et sur tous les points,demeurait victorieuse. Les deux grands adversaires de Lupin,Sholmès et Ganimard supprimés. Beautrelet, hors de combat. Pluspersonne qui fût capable de lutter contre de tels ennemis.

Chapitre 4Face à face

Six semaines après, un soir, j’avais donné congé à mondomestique. C’était la veille du 14 juillet. Il faisait une chaleurd’orage, et l’idée de sortir ne me souriait guère. Les fenêtres demon balcon ouvertes, ma lampe de travail allumée, je m’installaidans un fauteuil et, n’ayant pas encore lu les journaux, je ne misà les parcourir. Bien entendu on y parlait d’Arsène Lupin. Depuisla tentative de meurtre dont le pauvre Isidore Beautrelet avait étévictime, il ne s’était pas passé un jour sans qu’il fût question del’affaire d’Ambrumésy. Une rubrique quotidienne lui étaitconsacrée. Jamais l’opinion publique n’avait été surexcitée à cepoint par une telle série d’événements précipités, de coups dethéâtre inattendus et déconcertants. M. Filleul qui, décidément,acceptait, avec une bonne foi méritoire, son rôle de subalterne,avait confié aux interviewers les exploits de son jeune conseillerpendant les trois jours mémorables, de sorte que l’on pouvait selivrer aux suppositions les plus téméraires.

On ne s’en privait pas. Spécialistes et techniciens du crime,romanciers et dramaturges, magistrats et anciens chefs de laSûreté, MM. Lecocq retraités et Herlock Sholmès en herbe, chacunavait sa théorie et la délayait en copieux articles. Chacunreprenait et complétait l’instruction. Et tout cela sur la paroled’un enfant, d’Isidore Beautrelet, élève de rhétorique au lycéeJanson-de-Sailly.

Car vraiment, il fallait bien le dire, on possédait les élémentscomplets de la vérité. Le mystère… en quoi consistait-il ? Onconnaissait la cachette où Arsène Lupin s’était réfugié et où ilavait agonisé, et, là-dessus, aucun doute : le docteur Delattre,qui se retranchait toujours derrière le secret professionnel, etqui se refusa à toute déposition, avoua cependant à ses intimes –dont le premier soin fut de parler – que c’était bien dans unecrypte qu’il avait été amené, près d’un blessé que ses compliceslui présentèrent sous le nom d’Arsène Lupin. Et comme, dans cettemême crypte, on avait retrouvé le cadavre d’Etienne de Vaudreix,lequel Etienne de Vaudreix était bel et bien Arsène Lupin, ainsique l’instruction le prouva, l’identité d’Arsène Lupin et du blessérecevait encore là un supplément de démonstration.

Donc, Lupin mort, le cadavre de Mlle de Saint-Véran reconnugrâce à la gourmette qu’elle portait au poignet, le drame étaitfini.

Il ne l’était pas. Il ne l’était pour personne, puisqueBeautrelet avait dit le contraire. On ne savait point en quoi iln’était pas fini, mais, sur la parole du jeune homme, le mystèredemeurait entier. Le témoignage de la réalité ne prévalait pascontre l’affirmation d’un Beautrelet. Il y avait quelque chose quel’on ignorait, et ce quelque chose, on ne doutait point qu’il nefût en mesure de l’expliquer victorieusement.

Aussi avec quelle anxiété on attendit, au début, les bulletinsde santé que publiaient les médecins de Dieppe auxquels le comteconfia le malade ! Quelle désolation, durant les premiersjours, quand on crut sa vie en danger ! Et quel enthousiasmele matin où les journaux annoncèrent qu’il n’y avait plus rien àcraindre ! Les moindres détails passionnaient la foule. Ons’attendrissait à le voir soigné par son vieux père, qu’une dépêcheavait mandé en toute hâte, et l’on admirait le dévouement de Mllede Gesvres qui passa des nuits au chevet du blessé.

Après, ce fut la convalescence rapide et joyeuse. Enfin onallait savoir ! On saurait ce que Beautrelet avait promis derévéler à M. Filleul, et les mots définitifs que le couteau ducriminel l’avait empêché de prononcer ! Et l’on saurait aussitout ce qui, en dehors du drame lui-même, demeurait impénétrable ouinaccessible aux efforts de la justice.

Beautrelet, libre, guéri de sa blessure, on aurait une certitudequelconque sur le sieur Harlington, l’énigmatique complice d’ArsèneLupin, que l’on détenait toujours à la prison de la Santé. Onapprendrait ce qu’était devenu après le crime le greffier Brédoux,cet autre complice dont l’audace avait été vraiment effarante.

Beautrelet libre, on pourrait se faire une idée précise sur ladisparition de Ganimard et sur l’enlèvement de Sholmès. Commentdeux attentats de cette sorte avaient-ils pu se produire ? Lesdétectives anglais, aussi bien que leurs collègues de France, nepossédaient aucun indice à ce sujet. Le dimanche de la Pentecôte,Ganimard n’était pas rentré chez lui, le lundi non plus, et pointdavantage depuis six semaines.

À Londres, le lundi de la Pentecôte, à quatre heures du soir,Herlock Sholmès prenait un cab pour se rendre à la gare. À peineétait-il monté qu’il essayait de descendre, averti probablement dupéril. Mais deux individus escaladaient la voiture à droite et àgauche, le renversaient et le maintenaient entre eux, sous euxplutôt, vu l’exiguïté du véhicule. Et cela devant dix témoins, quin’avaient pas le temps de s’interposer. Le cab s’enfuit au galop.Après ? Après, rien. On ne savait rien.

Et peut-être aussi, par Beautrelet, aurait-on l’explicationcomplète du document, de ce papier mystérieux auquel le greffierBrédoux attachait assez d’importance pour le reprendre, à coups decouteau, à celui qui le possédait. « Le problème de l’Aiguillecreuse », comme l’appelaient les innombrables Œdipes qui, penchéssur les chiffres et sur les points, tâchaient de leur trouver unesignification… L’Aiguille creuse ! association déconcertantede deux mots, incompréhensible question que posait ce morceau depapier dont la provenance même était inconnue ! Était-ce uneexpression insignifiante, le rébus d’un écolier qui barbouilled’encre un coin de feuille ? Ou bien était-ce deux motsmagiques par lesquels toute la grande aventure de l’aventurierLupin prendrait son véritable sens ? On ne savait rien.

On allait savoir. Depuis plusieurs jours les feuillesannonçaient l’arrivée de Beautrelet. La lutte était près derecommencer, et, cette fois, implacable de la part du jeune hommequi brûlait de prendre sa revanche.

Et justement son nom, en gros caractères, attira mon attention.Le Grand Journal inscrivait en tête de ses colonnes lanote suivante :

Nous avons obtenu de M. Isidore Beautrelet qu’il nousréservât la primeur de ses révélations. Demain mercredi, avant mêmeque la justice en soit informée, Le Grand Journal publierala vérité intégrale sur le drame d’Ambrumésy.

– Cela promet, hein ? Qu’en pensez-vous, moncher ?

Je sursautai dans mon fauteuil. Il y avait près de moi sur lachaise voisine quelqu’un que je ne connaissais pas.

Je me levai et cherchai une arme des yeux. Mais comme sonattitude semblait tout à fait inoffensive, je me contins etm’approchai de lui.

C’était un homme jeune, au visage énergique, aux longs cheveuxblonds, et dont la barbe, un peu fauve de nuance, se divisait endeux pointes courtes. Son costume rappelait le costume sobre d’unprêtre anglais, et toute sa personne, d’ailleurs, avait quelquechose d’austère et de grave qui inspirait le respect.

– Qui êtes-vous ? lui demandai-je.

Et, comme il ne répondait pas, je répétai :

– Qui êtes-vous ? Comment êtes-vous entré ici ? Quevenez-vous faire ?

Il me regarda et dit :

– Vous ne me reconnaissez pas ?

– Non… non !

– Ah c’est vraiment curieux… Cherchez bien… un de vos amis… unami d’un genre un peu spécial…

Je lui saisis le bras vivement :

– Vous mentez !… Vous n’êtes pas celui que vous dites… cen’est pas vrai…

– Alors pourquoi pensez-vous à celui-là plutôt qu’à unautre ? dit-il en riant.

Ah ! ce rire ! ce rire jeune et clair, dont l’ironieamusante m’avait si souvent diverti !… Je frissonnai. Était-cepossible ?

– Non, non, protestai-je avec une sorte d’épouvante… il ne sepeut pas…

– Il ne se peut pas que ce soit moi, parce que je suis mort,hein, et que vous ne croyez pas aux revenants ?

Il rit de nouveau.

– Est-ce que je suis de ceux qui meurent, moi ? Mourirainsi, d’une balle tirée dans le dos, par une jeune fille !Vraiment, c’est mal me juger ! Comme si, moi, je consentiraisà une pareille fin !

– C’est donc vous ! balbutiai-je, encore incrédule, et toutému… Je ne parviens pas à vous retrouver…

– Alors, prononça-t-il gaiement, je suis tranquille. Si le seulhomme a qui je me sois montré sous mon véritable aspect ne mereconnaît pas aujourd’hui, toute personne qui me verra désormaistel que je suis aujourd’hui ne me reconnaîtra pas non plus quandelle me verra sous mon réel aspect… si tant est que j’aie un réelaspect…

Je retrouvais sa voix, maintenant qu’il n’en changeait plus letimbre, et je retrouvais ses yeux aussi, et l’expression de sonvisage, et toute son attitude, et son être lui-même, à traversl’apparence dont il l’avait enveloppé.

– Arsène Lupin, murmurai-je.

– Oui, Arsène Lupin, s’écria-t-il en se levant. Le seul etunique Lupin, retour du royaume des ombres, puisqu’il paraît quej’ai agonisé et trépassé dans une crypte. Arsène Lupin vivant detoute sa vie, agissant de toute sa volonté, heureux et libre, etplus que jamais résolu à jouir de cette heureuse indépendance dansun monde où il n’a jusqu’ici rencontré que faveur et queprivilège.

Je ris à mon tour.

– Allons, c’est bien vous, et plus allègre que le jour où j’aieu le plaisir de vous voir l’an dernier… Je vous encomplimente.

Je faisais allusion à sa dernière visite, visite qui suivait lafameuse aventure du diadème[2] , sonmariage rompu, sa fuite avec Sonia Krichnoff, et la mort horriblede la jeune Russe. Ce jour-là, j’avais vu un Arsène Lupin quej’ignorais, faible, abattu, les yeux las de pleurer, en quête d’unpeu de sympathie et de tendresse.

– Taisez-vous, dit-il, le passé est loin.

– C’était il y a un an, observai-je.

– C’était il y a dix ans, affirma-t-il, les années d’ArsèneLupin comptent dix fois plus que les autres.

Je n’insistai pas et, changeant de conversation :

– Comment donc êtes-vous entré ?

– Mon Dieu, comme tout le monde, par la porte. Puis, ne voyantpersonne, j’ai traversé le salon, j’ai suivi le balcon, et mevoici.

– Soit, mais la clef de la porte ?

– Il n’y a pas de porte pour moi, vous le savez. J’avais besoinde votre appartement, je suis entré.

– À vos ordres. Dois-je vous laisser ?

– Oh ! nullement, vous ne serez pas de trop. Je puis mêmevous dire que la soirée sera intéressante.

– Vous attendez quelqu’un ?

– Oui, j’ai donné rendez-vous ici à dix heures…

Il tira sa montre.

– Dix heures. Si le télégramme est arrivé, la personne netardera pas…

Le timbre retentit, dans le vestibule.

– Que vous avais-je dit ? Non, ne vous dérangez pas… j’iraimoi-même.

Avec qui, diable ! pouvait-il avoir pris rendez-vous ?et à quelle scène dramatique ou burlesque allais-je assister ?Pour que Lupin lui-même la considérât comme digne d’intérêt, ilfallait que la situation fût quelque peu exceptionnelle.

Au bout d’un instant, il revint, et s’effaça devant un jeunehomme, mince, grand, et très pâle de visage.

Sans une parole, avec une certaine solennité dans les gestes quime troublait, Lupin alluma toutes les lampes électriques. La piècefut inondée de lumière. Alors les deux hommes se regardèrent,profondément, comme si, de tout l’effort de leurs yeux ardents, ilsessayaient de pénétrer l’un dans l’autre. Et c’était un spectacleimpressionnant que de les voir ainsi, graves et silencieux. Maisqui donc pouvait être ce nouveau venu ?

Au moment même où j’étais sur le point de le deviner, par laressemblance qu’il offrait avec une photographie récemment publiée,Lupin se tourna vers moi :

– Cher ami, je vous présente M. Isidore Beautrelet.

Et aussitôt, s’adressant au jeune homme :

– J’ai à vous remercier, monsieur Beautrelet, d’abord d’avoirbien voulu, sur une lettre de moi, retarder vos révélationsjusqu’après cette entrevue, et ensuite de m’avoir accordé cetteentrevue avec tant de bonne grâce.

Beautrelet sourit.

– Je vous prierai de remarquer que ma bonne grâce consistesurtout à obéir à vos ordres. La menace que vous me faisiez dans lalettre en question était d’autant plus péremptoire qu’elle nes’adressait pas à moi, mais qu’elle visait mon père.

– Ma foi, répondit Lupin en riant, on agit comme on peut, et ilfaut bien se servir des moyens d’action que l’on possède. Je savaispar expérience que votre propre sûreté vous était indifférente,puisque vous avez résisté aux arguments du sieur Brédoux. Restaitvotre père… votre père que vous affectionnez vivement… J’ai joué decette corde-là.

– Et me voici, approuva Beautrelet.

Je les fis asseoir. Ils y consentirent, et Lupin, de ce tond’imperceptible ironie qui lui est particulier :

– En tout cas, monsieur Beautrelet, si vous n’acceptez pas mesremerciements, vous ne repousserez pas du moins mes excuses.

– Des excuses ! Et pourquoi, Seigneur ?

– Pour la brutalité dont le sieur Brédoux a fait preuve à votreendroit.

– J’avoue que l’acte m’a surpris. Ce n’était pas la manièred’agir habituelle à Lupin. Un coup de couteau…

– Aussi n’y suis-je pour rien. Le sieur Brédoux est une nouvellerecrue. Mes amis, pendant le temps qu’ils ont eu la direction denos affaires, ont pensé qu’il pouvait nous être utile de gagner ànotre cause le greffier même du juge qui menait l’instruction.

– Vos amis n’avaient pas tort.

– En effet, Brédoux que l’on avait spécialement attaché à votrepersonne nous fut précieux. Mais, avec cette ardeur propre à toutnéophyte qui veut se distinguer, il poussa le zèle un peu loin, etcontraria mes plans en se permettant, de sa propre initiative, devous frapper.

– Oh ! c’est là un petit malheur.

– Mais non, mais non, et je l’ai sévèrement réprimandé. Je doisdire, cependant, en sa faveur, qu’il a été pris au dépourvu par larapidité inattendue de votre enquête. Vous nous eussiez laisséquelques heures de plus que vous auriez échappé à cet attentatimpardonnable.

– Et que j’aurais eu le grand avantage, sans doute, de subir lesort de MM. Ganimard et Sholmès ?

– Précisément, fit Lupin en riant de plus belle. Et moi, jen’aurais pas connu les affres cruelles que votre blessure m’acausées. J’ai passé là, je vous le jure, des heures atroces, et,aujourd’hui encore, votre pâleur m’est un remords cuisant. Vous nem’en voulez plus ?

– La preuve de confiance, répondit Beautrelet, que vous medonnez en vous livrant à moi sans condition, – il m’eût été sifacile d’amener quelques amis de Ganimard ! – cette preuve deconfiance efface tout.

Parlait-il sérieusement ? J’avoue que j’étais fort dérouté.La lutte entre ces deux hommes commençait d’une façon à laquelle jene comprenais rien. Moi qui avais assisté à la première rencontrede Lupin et de Sholmès[3] , dans lecafé de la gare du Nord, je ne pouvais m’empêcher de me rappelerl’allure hautaine des deux combattants, le choc effrayant de leurorgueil sous la politesse de leurs manières, les rudes coups qu’ilsse portaient, leurs feintes, leur arrogance.

Ici, rien de pareil, Lupin, lui, n’avait pas changé. Mêmetactique et même affabilité narquoise. Mais à quel étrangeadversaire il se heurtait ! Était-ce même un adversaire ?Vraiment il n’en avait ni le ton ni l’apparence. Très calme, maisd’un calme réel, qui ne masquait pas l’emportement d’un homme quise contient, très poli mais sans exagération, souriant mais sansraillerie, il offrait avec Arsène Lupin le plus parfait contraste,si parfait même que Lupin me semblait aussi dérouté que moi.

Non, sûrement, Lupin n’avait pas en face de cet adolescentfrêle, aux joues roses de jeune fille, aux yeux candides etcharmants, non, Lupin n’avait pas son assurance ordinaire.Plusieurs fois, j’observai en lui des traces de gêne. Il hésitait,n’attaquait pas franchement, perdait du temps en phrasesdoucereuses et en mièvreries.

On aurait dit aussi qu’il lui manquait quelque chose. Il avaitl’air de chercher, d’attendre. Quoi ? Quel secours ?

On sonna de nouveau. De lui-même, et vivement, il allaouvrir.

Il revint avec une lettre.

– Vous permettez, Messieurs ? nous demanda-t-il.

Il décacheta la lettre. Elle contenait un télégramme. Il lelut.

Ce fut en lui comme une transformation. Son visage s’éclaira, sataille se redressa, et je vis les veines de son front qui segonflaient. C’était l’athlète que je retrouvais, le dominateur, sûrde lui, maître des événements et maître des personnes. Il étala letélégramme sur la table, et le frappant d’un coup de poing, s’écria:

– Maintenant, monsieur Beautrelet, à nous deux !

Beautrelet se mit en posture d’écouter, et Lupin commença, d’unevoix mesurée, mais sèche et volontaire :

– Jetons bas les masques, n’est-ce pas, et plus de fadeurshypocrites. Nous sommes deux ennemis qui savons parfaitement à quoinous en tenir l’un sur l’autre, c’est en ennemis que nous agissonsl’un envers l’autre, et c’est par conséquent en ennemis que nousdevons traiter l’un avec l’autre.

– Traiter ? fit Beautrelet surpris.

– Oui, traiter. Je n’ai pas dit ce mot au hasard, et je lerépète, quoi qu’il m’en coûte. Et il m’en coûte beaucoup. C’est lapremière fois que je l’emploie vis-à-vis d’un adversaire. Maisaussi, je vous le dis tout de suite, c’est la dernière fois.Profitez-en. Je ne sortirai d’ici qu’avec une promesse de vous.Sinon, c’est la guerre.

Beautrelet semblait de plus en plus surpris. Il ditgentiment

– Je ne m’attendais pas à cela… vous me parlez sidrôlement ! C’est si différent de ce que je croyais !…Oui, je vous imaginais tout autre… Pourquoi de la colère ? desmenaces ? Sommes-nous donc ennemis parce que les circonstancesnous opposent l’un à l’autre ? Ennemis… pourquoi ?

Lupin parut un peu décontenancé, mais il ricana en se penchantsur le jeune homme :

– Écoutez, mon petit, il ne s’agit pas de choisir sesexpressions. Il s’agit d’un fait, d’un fait certain, indiscutable.Celui-ci : depuis dix ans, je ne me suis pas encore heurté à unadversaire de votre force ; avec Ganimard, avec HerlockSholmès, j’ai joué comme avec des enfants. Avec vous, je suisobligé de me défendre, je dirai plus, de reculer. Oui, à l’heureprésente, vous et moi, nous savons très bien que je dois meconsidérer comme le vaincu. Isidore Beautrelet l’emporte sur ArsèneLupin. Mes plans sont bouleversés. Ce que j’ai tâché de laisserdans l’ombre, vous l’avez mis en pleine lumière. Vous me gênez,vous me barrez le chemin. Eh bien ! j’en ai assez… Brédouxvous l’a dit inutilement. Moi, je vous le redis, en insistant pourque vous en teniez compte. J’en ai assez.

Beautrelet hocha la tête.

– Mais, enfin, que voulez-vous ?

– La paix ! chacun chez soi, dans son domaine.

– C’est-à-dire, vous, libre de cambrioler à votre aise, et moi,libre de retourner à mes études.

– À vos études… à ce que vous voudrez… cela ne me regarde pas…Mais, vous me laisserez la paix… je veux la paix…

– En quoi puis-je la troubler maintenant ?

Lupin lui saisit la main avec violence.

– Vous le savez bien ! Ne feignez pas de ne pas le savoir.Vous êtes actuellement possesseur d’un secret auquel j’attache laplus haute importance. Ce secret, vous étiez en droit de ledeviner, mais vous n’avez aucun titre à le rendre public.

– Êtes-vous sûr que je le connaisse ?

– Vous le connaissez, j’en suis sûr : jour par jour, heure parheure, j’ai suivi la marche de votre pensée et les progrès de votreenquête. À l’instant même où Brédoux vous a frappé, vous allieztout dire. Par sollicitude pour votre père, vous avez ensuiteretardé vos révélations. Mais aujourd’hui elles sont promises aujournal que voici. L’article est prêt. Dans une heure il seracomposé. Demain il paraît.

– C’est juste.

Lupin se leva, et coupant l’air d’un geste de sa main :

– Il ne paraîtra pas, s’écria-t-il.

– Il paraîtra, fit Beautrelet qui se leva d’un coup.

Enfin les deux hommes étaient dressés l’un contre l’autre. J’eusl’impression d’un choc, comme s’ils s’étaient empoignés àbras-le-corps. Une énergie subite enflammait Beautrelet. On eût ditqu’une étincelle avait allumé en lui des sentiments nouveaux,l’audace, l’amour-propre, la volupté de la lutte, l’ivresse dupéril.

Quant à Lupin je sentais au rayonnement de son regard sa joie deduelliste qui rencontre enfin l’épée du rival détesté.

– L’article est donné ?

– Pas encore.

– Vous l’avez là… sur vous ?

– Pas si bête ! Je ne l’aurais déjà plus.

– Alors ?

– C’est un des rédacteurs qui l’a, sous double enveloppe. Si àminuit je ne suis pas au journal, il le fait composer.

– Ah ! le gredin, murmura Lupin, il a tout prévu.

Sa colère fermentait, visible, terrifiante.

Beautrelet ricana, moqueur à son tour, et grisé par sontriomphe.

– Tais-toi donc, moutard, hurla Lupin, tu ne sais donc pas quije suis ? et que si je voulais… Ma parole, il oserire !

Un grand silence tomba entre eux. Puis Lupin s’avança, et d’unevoix sourde, ses yeux dans les yeux de Beautrelet :

– Tu vas courir au Grand Journal…

– Non.

– Tu vas déchirer ton article.

– Non.

– Tu verras le rédacteur en chef.

– Non.

– Tu lui diras que tu t’es trompé.

– Non.

– Et tu écriras un autre article, où tu donneras, de l’affaired’Ambrumésy, la version officielle, celle que tout le monde aacceptée.

– Non.

Lupin saisit une règle en fer qui se trouvait sur mon bureau, etsans effort la brisa net. Sa pâleur était effrayante. Il essuya desgouttes de sueur qui perlaient à son front. Lui qui jamais n’avaitconnu de résistance à ses volontés, l’entêtement de cet enfant lerendait fou.

Il imprima ses mains sur l’épaule de Beautrelet et scanda :

– Tu feras tout cela, Beautrelet, tu diras que tes dernièresdécouvertes t’ont convaincu de ma mort, qu’il n’y a pas là-dessusle moindre doute. Tu le diras parce que je le veux, parce qu’ilfaut qu’on croie que je suis mort. Tu le diras surtout parce que situ ne le dis pas…

– Parce que si je ne le dis pas ?

– Ton père sera enlevé cette nuit, comme Ganimard et HerlockSholmès l’ont été.

Beautrelet sourit.

– Ne ris pas… réponds.

Je réponds qu’il m’est fort désagréable de vous contrarier, maisj’ai promis de parler, je parlerai.

– Parle dans le sens que je t’indique.

– Je parlerai dans le sens de la vérité, s’écria Beautreletardemment. C’est une chose que vous ne pouvez pas comprendre, vous,le plaisir, le besoin plutôt, de dire ce qui est et de le dire àhaute voix. La vérité est là, dans ce cerveau qui l’a découverte,elle en sortira toute nue et toute frémissante. L’article passeradonc tel que je l’ai écrit. On saura que Lupin est vivant, on saurala raison pour laquelle il voulait qu’on le crût mort. On sauratout.

Et il ajouta tranquillement :

– Et mon père ne sera pas enlevé.

Ils se turent encore une fois tous les deux, leurs regardstoujours attachés l’un à l’autre. Ils se surveillaient. Les épéesétaient engagées jusqu’à la garde. Et c’était le lourd silence quiprécède le coup mortel. Qui donc allait le porter ?

Lupin murmura :

– Cette nuit à trois heures du matin, sauf avis contraire demoi, deux de mes amis ont ordre de pénétrer dans la chambre de tonpère, de s’emparer de lui, de gré ou de force, de l’emmener et derejoindre Ganimard et Herlock Sholinès.

Un éclat de rire strident lui répondit.

– Mais tu ne comprends donc pas, brigand, s’écria Beautrelet,que j’ai pris mes précautions ? Alors tu t’imagines que jesuis assez naïf pour avoir, bêtement, stupidement, renvoyé mon pèrechez lui, dans la petite maison isolée qu’il occupait en rasecampagne ?

Oh ! le joli rire ironique qui animait le visage du jeunehomme ! Rire nouveau sur ses lèvres, rire où se sentaitl’influence même de Lupin… Et ce tutoiement insolent qui le mettaitdu premier coup au niveau de son adversaire !… Il reprit :

– Vois-tu, Lupin, ton grand défaut, c’est de croire tescombinaisons infaillibles. Tu te déclares vaincu ! Quelleblague ! Tu es persuadé qu’en fin de compte, et toujours, tul’emporteras… et tu oublies que les autres peuvent avoir aussileurs combinaisons. La mienne est très simple, mon bon ami.

C’était délicieux de l’entendre parler. Il allait et venait, lesmains dans ses poches, avec la crânerie, avec la désinvolture d’ungamin qui harcèle la bête féroce enchaînée. Vraiment, à cetteheure, il vengeait, de la plus terrible des vengeances, toutes lesvictimes du grand aventurier. Et il conclut :

– Lupin, mon père n’est pas en Savoie. Il est à l’autre bout dela France, au centre d’une grande ville, gardé par vingt de nosamis qui ont ordre de ne pas le quitter de vue jusqu’à la fin denotre bataille. Veux-tu des détails ? Il est à Cherbourg, dansla maison d’un des employés de l’arsenal – arsenal qui est fermé lanuit, et où l’on ne peut pénétrer le jour qu’avec une autorisationet en compagnie d’un guide.

Il s’était arrêté en face de Lupin et le narguait comme unenfant qui fait une grimace à un camarade.

– Qu’en dis-tu, maître ?

Depuis quelques minutes, Lupin demeurait immobile. Pas un musclede son visage n’avait bougé. Que pensait-il ? À quel acteallait-il se résoudre ? Pour quiconque savait la violencefarouche de son orgueil, un seul dénouement était possible :l’effondrement total, immédiat, définitif de son ennemi. Ses doigtsse crispèrent. J’eus une seconde la sensation qu’il allait se jetersur lui et l’étrangler.

– Qu’en dis-tu, maître ? répéta Beautrelet.

Lupin saisit le télégramme qui se trouvait sur la table, letendit et prononça, très maître de lui :

– Tiens, bébé, lis cela.

Beautrelet devint grave, subitement impressionné par la douceurdu geste. Il déplia le papier, et tout de suite, relevant les yeux,murmura :

– Que signifie ?… Je ne comprends pas…

– Tu comprends toujours bien le premier mot, dit Lupin… lepremier mot de la dépêche… c’est-à-dire le nom de l’endroit d’oùelle fut expédiée… Regarde… Cherbourg.

– Oui… oui… balbutia Beautrelet… oui… Cherbourg… etaprès ?

– Et après ?… il me semble que la suite n’est pas moinsclaire : Enlèvement du colis terminé… camarades sont partisavec lui et attendront instructions jusqu’à huit heures matin. Toutva bien. Qu’y a-t-il donc là qui te paraisse obscur ? Lemot colis ? Bah on ne pouvait guère écrire M. Beautreletpère. Alors, quoi ? La façon dont l’opération futaccomplie ? Le miracle grâce auquel ton père fut arraché del’arsenal de Cherbourg, malgré ses vingt gardes du corps ?Bah ! c’est l’enfance de l’art ! Toujours est-il que lecolis est expédié. Que dis-tu de cela, bébé ?

De tout son être tendu, de tout son effort exaspéré, Isidoretâchait de faire bonne figure. Mais on voyait le frissonnement deses lèvres, sa mâchoire qui se contractait, ses yeux qui essayaientvainement de se fixer sur un point. Il bégaya quelques mots, setut, et soudain, s’affaissant sur lui-même, les mains à son visage,il éclata en sanglots :

– Oh ! papa… papa…

Dénouement imprévu, qui était bien l’écroulement que réclamaitl’amour-propre de Lupin, mais qui était autre chose aussi, autrechose d’infiniment touchant et d’infiniment naïf. Lupin eut ungeste d’agacement et prit son chapeau, comme excédé par cette criseinsolite de sensiblerie. Mais, au seuil de la porte, il s’arrêta,hésita, puis revint, pas à pas, lentement.

Le bruit doux des sanglots s’élevait comme la plainte tristed’un petit enfant que le chagrin accable. Les épaules marquaient lerythme navrant. Des larmes apparaissaient entre les doigts croisés.Lupin se pencha et, sans toucher Beautrelet, il lui dit d’une voixoù il n’y avait pas le moindre accent de raillerie, ni même cettepitié offensante des vainqueurs :

– Ne pleure pas, petit. Ce sont là des coups auxquels il fauts’attendre, quand on se jette dans la bataille, tête baissée commetu l’as fait. Les pires désastres vous guettent… C’est notre destinde lutteurs qui le veut ainsi. Il faut le subir courageusement.

Puis, avec douceur, il continua :

– Tu avais raison, vois-tu, nous ne sommes pas ennemis. Il y alongtemps que je le sais… Dès la première heure, j’ai senti pourtoi, pour l’être intelligent que tu es, une sympathie involontaire…de l’admiration… Et c’est pourquoi je voudrais te dire ceci… net’en froisse pas surtout… je serais désolé de te froisser… mais ilfaut que je te le dise… Eh bien ! renonce à lutter contre moi…Ce n’est pas par vanité que je te le dis… ce n’est pas non plusparce que je te méprise… mais vois-tu… la lutte est trop inégale…Tu ne sais pas… personne ne sait toutes les ressources dont jedispose… Tiens, ce secret de l’Aiguille creuse que tu cherches sivainement à déchiffrer, admets un instant que ce soit un trésorformidable, inépuisable… ou bien un refuge invisible, prodigieux,fantastique… Ou bien les deux peut-être… Songe à la puissancesurhumaine que j’en puis tirer ! Et tu ne sais pas non plustoutes les ressources qui sont en moi… tout ce que ma volonté etmon imagination me permettent d’entreprendre et de réussir. Pensedonc que ma vie entière – depuis que je suis né, pourrais-je dire –est tendue vers le même but, que j’ai travaillé comme un forçatavant d’être ce que je suis, et pour réaliser dans toute saperfection le type que je voulais créer, que je suis parvenu àcréer. Alors… que peux-tu faire ? Au moment même où tu croirassaisir la victoire, elle t’échappera… il y aura quelque chose àquoi tu n’auras pas songé… un rien… le grain de sable que, moi,j’aurai placé au bon endroit, à ton insu… Je t’en prie, renonce… jeserais obligé de te faire du mal, et cela me désole…

Et, lui mettant la main sur le front, il répéta :

– Une deuxième fois, petit, renonce. Je te ferais du mal. Quisait si le piège où tu tomberas inévitablement n’est pas déjàouvert sous tes pas ?

Beautrelet dégagea sa figure. Il ne pleurait plus. Avait-ilécouté les paroles de Lupin ? On aurait pu en douter à son airdistrait. Deux ou trois minutes il garda le silence. Il semblaitpeser la décision qu’il allait prendre, examiner le pour et lecontre, dénombrer les chances favorables ou défavorables. Enfin, ildit à Lupin :

– Si je change le sens de mon article, et si je confirme laversion de votre mort, et si je m’engage à ne jamais démentir laversion fausse que je vais accréditer, vous me jurez que mon pèresera libre ?

– Je te le jure. Mes amis se sont rendus en automobile avec tonpère dans une autre ville en province. Demain matin à sept heures,si l’article du Grand Journal est tel que je le demande,je leur téléphone et ils remettront ton père en liberté.

– Soit, fit Beautrelet, je me soumets à vos conditions.

Rapidement, comme s’il trouvait inutile, après l’acceptation desa défaite, de prolonger l’entretien, il se leva, prit son chapeau,me salua, salua Lupin et sortit.

Lupin le regarda s’en aller, écouta le bruit de la porte qui serefermait et murmura :

– Pauvre gosse…

Le lendemain matin à huit heures, j’envoyai mon domestique mechercher un Grand Journal. Il ne l’apporta qu’au bout devingt minutes, la plupart des kiosques manquant déjàd’exemplaires.

Je dépliai fiévreusement la feuille. En tête apparaissaitl’article de Beautrelet. Le voici, tel que les journaux dumonde entier le reproduisirent :

LE DRAME D’AMBRUMESY

« Le but de ces quelques lignes n’est pas d’expliquer par lemenu le travail de réflexions et de recherches grâce auquel j’airéussi à reconstituer le drame ou plutôt le double dramed’Ambrumésy. À mon sens, ce genre de travail et les commentairesqu’il comporte, déductions, inductions, analyses, etc., tout celan’offre qu’un intérêt relatif, et en tout cas fort banal. Non, jeme contenterai d’exposer les deux idées directrices de mes efforts,et par là même, il se trouvera qu’en les exposant et en résolvantles deux problèmes qu’elles soulèvent, j’aurai raconté cetteaffaire tout simplement, en suivant l’ordre même des faits qui laconstituent.

« On remarquera peut-être que certains de ces faits ne sont pasprouvés et que je laisse une part assez large à l’hypothèse. C’estvrai. Mais j’estime que mon hypothèse est fondée sur un assez grandnombre de certitudes, pour que la suite des faits, même nonprouvés, s’impose avec une rigueur inflexible. La source se perdsouvent sous le lit de cailloux, ce n’en est pas moins la mêmesource que l’on revoit aux intervalles où se reflète le bleu duciel…

« J’énonce ainsi la première énigme, énigme non point de détail,mais d’ensemble, qui me sollicita : comment se fait-il que Lupin,blessé à mort, pourrait-on dire, ait vécu quarante jours, sanssoins, sans médicaments, sans aliments, au fond d’un trouobscur ?

« Reprenons du début. Le jeudi 16 avril, à quatre heures dumatin, Arsène Lupin surpris au milieu d’un de ses plus audacieuxcambriolages s’enfuit par le chemin des ruines et tombe blesséd’une balle. Il se traîne péniblement, retombe et se relève, avecl’espoir acharné de parvenir jusqu’à la chapelle. Là se trouve lacrypte que le hasard lui a révélée. S’il peut s’y tapir, peut-êtreest-il sauvé. À force d’énergie, il en approche, il en est àquelques mètres lorsqu’un bruit de pas survient. Harassé, perdu, ils’abandonne. L’ennemi arrive. C’est Mlle Raymonde de Saint-Véran.Tel est le prologue du drame ou plutôt la première scène dudrame.

« Que se passa-t-il entre eux ? Il est d’autant plus facilede le deviner que la suite de l’aventure nous donne toutes lesindications. Aux pieds de la jeune fille, il y a un homme blessé,que la souffrance épuise, et qui dans deux minutes sera capturé.Cet homme, c’est elle qui l’a blessé. Va-t-elle le livrerégalement ?

« Si c’est lui l’assassin de Jean Daval, oui, elle laissera ledestin s’accomplir. Mais en phrases rapides, il lui dit la véritésur ce meurtre légitime commis par son onde, M. de Gesvres. Elle lecroit. Que va-t-elle faire ? Personne ne peut les voir. Ledomestique Victor surveille la petite porte. L’autre, Albert, postéà la fenêtre du salon, les a perdus de vue l’un et l’autre.Livrera-t-elle l’homme qu’elle a blessé ?

« Un mouvement de pitié irrésistible, que toutes les femmescomprendront, entraîne la jeune fille. Dirigée par Lupin, enquelques gestes, elle pansa la blessure avec son mouchoir pouréviter les marques que le sang laisserait. Puis, se servant de laclef qu’il lui donne, elle ouvre la porte de la chapelle. Il entre,soutenu par la jeune fille. Elle referme, s’éloigne. Albertarrive.

« Si l’on avait visité la chapelle à ce moment, ou tout au moinsdurant les minutes qui suivirent, Lupin, n’ayant pas eu le temps deretrouver ses forces, de lever la dalle et de disparaître parl’escalier de la crypte, Lupin était pris… Mais cette visite n’eutlieu que six heures plus tard, et de la façon la plussuperficielle. Lupin est sauvé et sauvé par qui ? par cellequi faillit le tuer.

« Désormais, qu’elle le veuille ou non, Mlle de Saint-Véran estsa complice. Non seulement elle ne peut plus le livrer, mais ilfaut qu’elle continue son œuvre, sans quoi le blessé périra dansl’asile où elle a contribué à le cacher. Et elle continue…D’ailleurs si son instinct de femme lui rend la tâche obligatoire,il la lui rend également facile. Elle a toutes les finesses, elleprévoit tout. C’est elle qui donne au juge d’instruction un fauxsignalement d’Arsène Lupin (qu’on se rappelle la divergenced’opinion des deux cousines à cet égard). C’est elle, évidemment,qui, à certains indices que j’ignore, devine, sous son déguisementde chauffeur, le complice de Lupin. C’est elle qui l’avertit. C’estelle qui lui signale l’urgence d’une opération. C’est elle sansdoute qui substitue une casquette à l’autre. C’est elle qui faitécrire le fameux billet où elle est désignée et menacéepersonnellement – comment, après cela, pourrait-on lasoupçonner ?

« C’est elle qui, au moment où j’allais confier au juged’instruction mes premières impressions, prétend m’avoir aperçu, laveille, dans le bois-taillis, inquiète M. Filleul sur mon compte,et me réduit au silence. Manœuvre dangereuse, certes, puisqu’elleéveille mon attention et la dirige contre celle qui m’accable d’uneaccusation que je sais fausse, mais, manœuvre efficace, puisqu’ils’agit avant tout de gagner du temps et de me fermer la bouche. Etc’est elle qui, pendant quarante jours, alimente Lupin, lui apportedes médicaments (qu’on interroge le pharmacien d’Ouvilie, ilmontrera les ordonnances qu’il a exécutées pour Mlle deSaint-Véran), elle enfin qui soigne le malade, le panse, le veille,et le guérit.

« Et voilà le premier de nos deux problèmes résolu, en mêmetemps que le drame exposé. Arsène Lupin a trouvé près de lui, auchâteau même, le secours qui lui était indispensable, d’abord pourn’être pas découvert, ensuite pour vivre.

« Maintenant il vit. Et c’est alors que se pose le deuxièmeproblème dont la recherche me servit de fil conducteur et quicorrespond au second drame d’Ambrumésy. Pourquoi Lupin, vivant,libre, de nouveau à la tête de sa bande, tout-puissant comme jadis,pourquoi Lupin fait-il des efforts désespérés, des efforts auxquelsje me heurte incessamment, pour imposer à la justice et au publicl’idée de sa mort ?

« Il faut se rappeler que Mlle de Saint-Véran était fort jolie.Les photographies que les journaux ont reproduites après sadisparition ne donnent qu’une idée imparfaite de sa beauté. Ilarrive alors ce qui ne pouvait pas ne pas arriver. Lupin, qui,pendant quarante jours, voit cette belle jeune fille, qui désire saprésence quand elle n’est pas là, qui subit, quand elle est là, soncharme et sa grâce, qui respire, quand elle se penche sur lui, leparfum frais de son haleine, Lupin s’éprend de sa garde-malade. Lareconnaissance devient de l’amour, l’admiration devient de lapassion. Elle est le salut, mais elle est aussi la joie des yeux,le rêve de ses heures solitaires, sa clarté, son espoir, sa vieelle-même.

« Il la respecte au point de ne pas exploiter le dévouement dela jeune fille, et de ne pas se servir d’elle pour diriger sescomplices. Il y a du flottement, en effet, dans les actes de labande. Mais il l’aime aussi, et ses scrupules s’atténuent et commeMlle de Saint-Véran ne se laisse point toucher par un amour quil’offense, comme elle espace ses visites à mesure qu’elles se fontmoins nécessaires, et comme elle les cesse le jour où il est guéri…désespéré, affolé de douleur, il prend une résolution terrible. Ilsort de son repaire, prépare son coup, et le samedi 6 juin, aidé deses complices, enlève la jeune fille.

« Ce n’est pas tout. Ce rapt, il ne faut pas qu’on le connaisse.Il faut couper court aux recherches, aux suppositions, auxespérances mêmes : Mlle de Saint-Véran passera pour morte. Unmeurtre est simulé, des preuves sont offertes aux investigations.Le crime est certain. Crime prévu d’ailleurs, crime annoncé par lescomplices, crime exécuté pour venger la mort du chef, et par làmême – voyez l’ingéniosité merveilleuse d’une pareille conception–, par là même se trouve, comment dirai-je ? se trouve amorcéela croyance à cette mort.

« Il ne suffit pas de susciter une croyance, il faut imposer unecertitude. Lupin prévoit mon intervention. Je devinerai le truquagede la chapelle. Je découvrirai la crypte. Et comme la crypte seravide, tout l’échafaudage s’écroulera.

« La crypte ne sera pas vide.

« De même, la mort de Mlle de Saint-Véran ne sera définitive quesi la mer rejette son cadavre.

« La mer rejettera le cadavre de Mlle deSaint-Véran !

« La difficulté est formidable ? Le double obstacleinfranchissable ? Oui, pour tout autre que Lupin, mais nonpour Lupin…

« Ainsi qu’il l’avait prévu, je devine le truquage de lachapelle, je découvre la crypte, et je descends dans la tanière oùLupin s’est réfugié. Son cadavre est là !

« Toute personne qui eût admis la mort de Lupin comme possibleeût été déroutée. Mais, pas une seconde, je n’avais admis cetteéventualité (par intuition d’abord, par raisonnement ensuite). Lesubterfuge devenait alors inutile et vaines toutes lescombinaisons. Je me dis aussitôt que le bloc de pierre ébranlé parune pioche avait été placé là avec une précision bien curieuse, quele moindre heurt devait le faire tomber et qu’en tombant il devaitinévitablement réduire en bouillie la tête du faux Arsène Lupin defaçon à le rendre méconnaissable.

« Autre trouvaille. Une demi-heure après, j’apprends que lecadavre de Mlle de Saint-Véran a été découvert sur les rochers deDieppe… ou plutôt un cadavre que l’on estime être celui de Mlle deSaint-Véran, pour cette raison que le bras porte un braceletsemblable à l’un des bracelets de la jeune fille. C’est d’ailleursla seule marque d’identité, car le cadavre est méconnaissable.

« Là-dessus je me souviens et je comprends. Quelques joursauparavant, j’ai lu, dans un numéro de La Vigie de Dieppe,qu’un jeune ménage d’Américains, de séjour à Envermeu, s’estempoisonné volontairement, et que la nuit même de leur mort leurscadavres ont disparu. Je cours à Envermeu. L’histoire est vraie, medit-on, sauf en ce qui concerne la disparition, puisque ce sont lesfrères mêmes des deux victimes qui sont venus réclamer les cadavreset qui les ont emportés après les constatations d’usage. Cesfrères, nul doute qu’ils ne s’appelassent Arsène Lupin etconsorts.

« Par conséquent, la preuve est faite. Nous savons le motif pourlequel Arsène Lupin a simulé le meurtre de la jeune fille etaccrédité le bruit de sa propre mort. Il aime, et il ne veut pasqu’on le sache. Et, pour qu’on ne le sache pas, il ne recule devantrien, il va jusqu’à entreprendre ce vol incroyable des deuxcadavres dont il a besoin pour jouer son rôle et celui de Mlle deSaint-Véran. Ainsi il sera tranquille. Nul ne peut l’inquiéter.Personne ne soupçonnera la vérité qu’il veut étouffer.

« Personne ? Si… Trois adversaires, au besoin, pourraientconcevoir quelques doutes : Ganimard, dont on attend la venue,Herlock Sholmès qui doit traverser le détroit, et moi qui suis surles lieux. Il y a là un triple péril. Il le supprime. Il enlèveGanimard. Il enlève Herlock Sholmès. Il me fait administrer un coupde couteau par Brédoux.

« Un seul point reste obscur. Pourquoi Lupin a-t-il mis tantd’acharnement à me dérober le document de l’Aiguille creuse ?Il n’avait pourtant pas la prétention, en le reprenant, d’effacerde ma mémoire le texte des cinq lignes qui le composent ?Alors, pourquoi ? A-t-il craint que la nature même du papier,ou tout autre indice, ne me fournît quelquerenseignement ?

« Quoi qu’il en soit, telle est la vérité sur l’affaired’Ambrumésy. Je répète que l’hypothèse joue, dans l’explication quej’en propose, un certain rôle, de même qu’elle a joué un grand rôledans mon enquête personnelle. Mais si l’on attendait les preuves etles faits pour combattre Lupin, on risquerait fort, ou bien de lesattendre toujours, ou bien d’en découvrir qui, préparés par Lupin,conduiraient juste à l’opposé du but.

« J’ai confiance que les faits, quand ils seront tous connus,confirmeront mon hypothèse sur tous les points. »

Ainsi donc, Beautrelet, un moment dominé par Arsène Lupin,troublé par l’enlèvement de son père et résigné à la défaite,Beautrelet, en fin de compte, n’avait pu se résoudre à garder lesilence. La vérité était trop belle et trop étrange, les preuvesqu’il en pouvait donner trop logiques et trop concluantes pourqu’il acceptât de la travestir. Le monde entier attendait sesrévélations. Il parlait.

Le soir même du jour où son article parut, les journauxannonçaient l’enlèvement de M. Beautrelet père. Isidore en avaitété averti par une dépêche de Cherbourg reçue à trois heures.

Chapitre 5Sur la piste

La violence du coup étourdit le jeune Beautrelet. Au fond, bienqu’il eût obéi, en publiant son article, à un de ces mouvementsirrésistibles qui vous font dédaigner toute prudence, au fond, iln’avait pas cru à la possibilité d’un enlèvement. Ses précautionsétaient trop bien prises. Les amis de Cherbourg n’avaient passeulement consigne de garder le père Beautrelet, ils devaientsurveiller ses allées et venues, ne jamais le laisser sortir seul,et même ne lui remettre aucune lettre sans l’avoir au préalabledécachetée. Non, il n’y avait pas de danger. Lupin bluffait ;Lupin. désireux de gagner du temps, cherchait à intimider sonadversaire. Le coup fut donc presque imprévu, et toute la fin dujour, dans l’impuissance où il était d’agir, il en ressentait lechoc douloureux. Une seule idée le soutenait : partir, allerlà-bas, voir par lui-même ce qui s’était passé et reprendrel’offensive. Il envoya un télégramme à Cherbourg. Vers huit heures,il arrivait à la gare Saint-Lazare. Quelques minutes après,l’express l’emmenait.

Ce n’est qu’une heure plus tard, en dépliant machinalement unjournal du soir acheté sur le quai, qu’il eut connaissance de lafameuse lettre par laquelle Lupin répondait indirectement à sonarticle du matin.

« Monsieur le directeur,

« Je ne prétends point que ma modeste personnalité, qui, certes,en des temps plus héroïques, eût passé complètement inaperçue, neprenne quelque relief en notre époque de veulerie et de médiocrité.Mais il est une limite que la curiosité malsaine des foules nesaurait franchir sous peine de déshonnête indiscrétion. Si l’on nerespecte plus le mur de la vie privée, quelle sera la sauvegardedes citoyens ?

« Invoquera-t-on l’intérêt supérieur de la vérité ? Vainprétexte à mon égard, puisque la vérité est connue et que je nefais aucune difficulté pour en écrire l’aveu officiel. Oui, Mlle deSaint-Véran est vivante. Oui, je l’aime. Oui, j’ai le chagrin den’être pas aimé d’elle. Oui, l’enquête du petit Beautrelet estadmirable de précision et de justesse. Oui, nous sommes d’accordsur tous les points. Il n’y a plus d’énigme. Eh bienalors ?…

« Atteint jusqu’aux profondeurs mêmes de mon âme, tout saignantencore des blessures morales les plus cruelles, je demande qu’on nelivre pas davantage à la malignité publique mes sentiments les plusintimes et mes espoirs les plus secrets. Je demande la paix, lapaix qui m’est nécessaire pour conquérir l’affection de Mlle deSaint-Véran, et pour effacer de son souvenir les mille petitsoutrages que lui valait de la part de son oncle et de sa cousine –ceci n’a pas été dit –, sa situation de parente pauvre. Mlle deSaint-Véran oubliera ce passé détestable. Tout ce qu’elle pourradésirer, fût-ce le plus beau joyau du monde, fût-ce le trésor leplus inaccessible, je le mettrai à ses pieds. Elle sera heureuse.Elle m’aimera. Mais pour réussir, encore une fois, il me faut lapaix. C’est pourquoi je dépose les armes, et c’est pourquoij’apporte à mes ennemis le rameau d’olivier, – tout en lesavertissant, d’ailleurs, généreusement, qu’un refus de leur partpourrait avoir, pour eux, les plus graves conséquences.

« Un mot encore au sujet du sieur Harlington. Sous ce nom, secache un excellent garçon, secrétaire du milliardaire américainCooley, et chargé par lui de rafler en Europe tous les objets d’artantique qu’il est possible de découvrir. La malchance voulut qu’iltombât sur mon ami, Etienne de Vaudreix, alias ArsèneLupin, alias moi. Il apprit ainsi, ce qui d’ailleurs étaitfaux, qu’un certain M. de Gesvres voulait se défaire de quatreRubens, à condition qu’ils fussent remplacés par des copies etqu’on ignorât le marché auquel il consentait. Mon ami Vaudreix sefaisait fort de décider M. de Gesvres à vendre la Chapelle-Dieu.Les négociations se poursuivirent avec une entière bonne foi ducôté de mon ami Vaudreix, avec une ingénuité charmante du côté dusieur Harlington, jusqu’au jour où les Rubens et les pierressculptées de la Chapelle-Dieu furent en lieu sûr… et le sieurHarlington en prison. Il n’y a donc plus qu’à relâcher l’infortunéAméricain, puisqu’il se contenta du modeste rôle de dupe, à flétrirle milliardaire Cooley, puisque, par crainte d’ennuis possibles, ilne protesta pas contre l’arrestation de son secrétaire, et àféliciter mon ami Etienne de Vaudreix, alias moi,puisqu’il venge la morale publique en gardant les cinq cent millefrancs qu’il a reçus par avance du peu sympathique Cooley. »

« Excusez la longueur de ces lignes, mon cher directeur, etcroyez à. mes sentiments distingués.

« ARSENE LUPIN. »

Peut-être Isidore pesa-t-il les termes de cette lettre avecautant de minutie qu’il avait étudié le document del’Aiguille creuse. Il partait de ce principe,dont la justesse était facile à démontrer, que jamais Lupin n’avaitpris la peine d’envoyer une seule de ses amusantes lettres auxjournaux sans une nécessité absolue, sans un motif que lesévénements ne manquaient pas de mettre en lumière un jour oul’autre. Quel était le motif de celle-ci ? Pour quelle raisonsecrète confessait-il son amour, et l’insuccès de cet amour ?Était-ce là qu’il fallait chercher, ou bien dans les explicationsqui concernaient le sieur Harlington, ou plus loin encore, entreles lignes, derrière tous ces mots dont la signification apparenten’avait peut-être d’autre but que de suggérer la petite idéemauvaise, perfide, déroutante ?…

Des heures, le jeune homme, enfermé dans son compartiment, restapensif, inquiet. Cette lettre lui inspirait de la méfiance, commesi elle avait été écrite pour lui, et qu’elle fût destinée àl’induire en erreur, lui personnellement. Pour la première fois, etparce qu’il se trouvait en face, non plus d’une attaque directe,mais d’un procédé de lutte équivoque, indéfinissable, il éprouvaitla sensation très nette de la peur. Et, songeant à son vieuxbonhomme de père, enlevé par sa faute, il se demandait avecangoisse si ce n’était pas folie que de poursuivre un duel aussiinégal. Le résultat n’était-il pas certain ? D’avance, Lupinn’avait-il pas partie gagnée ?

Courte défaillance ! Quand il descendit de soncompartiment, à six heures du matin, réconforté par quelques heuresde sommeil, il avait repris toute sa foi.

Sur le quai, Froberval, l’employé du port militaire qui avaitdonné l’hospitalité au père Beautrelet, l’attendait, accompagné desa fille Charlotte, une gamine de douze à treize ans.

– Eh bien ? s’écria Beautrelet.

Le brave homme se mettant à gémir, il l’interrompit, l’entraînadans un estaminet voisin, fit servir du café, et commençanettement, sans permettre à son interlocuteur la moindre digression:

– Mon père n’a pas été enlevé, n’est-ce pas, c’étaitimpossible ?

– Impossible. Cependant il a disparu.

– Depuis quand ?

– Nous ne savons pas.

– Comment !

– Non. Hier matin, à six heures, ne le voyant pas descendre,j’ai ouvert sa porte. Il n’était plus là.

– Mais, avant-hier, il y était encore ?

– Oui. Avant-hier il n’a pas quitté sa chambre. Il était un peufatigué, et Charlotte lui a porté son déjeuner à midi et son dînerà sept heures du soir.

– C’est donc entre sept heures du soir, avant-hier, et sixheures du matin, hier, qu’il a disparu ?

– Oui, la nuit d’avant celle-ci. Seulement…

– Seulement ?

– Eh bien !… la nuit, on ne peut sortir de l’arsenal.

– C’est donc qu’il n’en est pas sorti ?

– Impossible ! Les camarades et moi, on a fouillé tout leport militaire.

– Alors, c’est qu’il est sorti.

– Impossible. Tout est gardé.

Beautrelet réfléchit, puis prononça :

– Dans la chambre, le lit était défait ?

– Non.

– Et la chambre était en ordre ?

– Oui. J’ai retrouvé sa pipe au même endroit, son tabac, lelivre qu’il lisait. Il y avait même, au milieu de ce livre, cettepetite photographie de vous qui tenait la page ouverte.

– Faites voir.

Froberval passa la photographie. Beautrelet eut un geste desurprise. Il venait, sur l’instantané, de se reconnaître, debout,les deux mains dans ses poches, avec, autour de lui, une pelouse oùse dressaient des arbres et des ruines. Froberval ajouta :

– Ce doit être le dernier portrait de vous que vous lui avezenvoyé. Tenez, par derrière, il y a la date… 3 avril, le nom duphotographe, R. de Val, et le nom de la ville, Lion… Lion-sur-Mer…peut-être.

Isidore, en effet, avait retourné le carton, et lisait cettepetite note, de sa propre écriture : R. de Val – 3-4 – Lion.

Il garda le silence durant quelques minutes, il reprit :

– Mon père ne vous avait pas encore fait voir cetinstantané ?

– Ma foi, non… et ça m’a étonné quand j’ai vu ça hier… car votrepère nous parlait si souvent de vous !

Un nouveau silence, très long. Froberval murmura :

– C’est que j’ai affaire à l’atelier… Nous pourrions peut-êtrebien rentrer…

Il se tut. Isidore n’avait pas quitté des yeux la photographie,l’examinant dans tous les sens. Enfin, le jeune homme demanda :

– Est-ce qu’il existe, à une petite lieue en dehors de la ville,une auberge du Lion d’Or ?

– Oui, mais oui, à une lieue d’ici.

– Sur la route de Valognes, n’est-ce pas ?

– Sur la route de Valognes, en effet.

– Eh bien, j’ai tout lieu de supposer que cette auberge fut lequartier général des amis de Lupin. C’est de là qu’ils sont entrésen relation avec mon père.

– Quelle idée ! Votre père ne parlait à personne. Il n’a vupersonne.

– Il n’a vu personne, mais on s’est servi d’unintermédiaire.

– Quelle preuve en avez-vous ?

– Cette photographie.

– Mais c’est la vôtre ?

– C’est la mienne, mais elle ne fut pas envoyée par moi. Je nela connaissais même pas. Elle fut prise à mon insu dans les ruinesd’Ambrumésy, sans doute par le greffier du juge d’instruction,lequel était, comme vous le savez, complice d’Arsène Lupin.

– Et alors ?

– Cette photographie a été le passeport, le talisman grâceauquel on a capté la confiance de mon père.

– Mais qui ? qui a pu pénétrer chez moi ?

– Je ne sais, mais mon père est tombé dans le piège. On lui adit, et il a cru, que j’étais aux environs et que je demandais à levoir et que je lui donnais rendez-vous à l’auberge du Liond’Or.

– Mais c’est de la folie, tout ça ? Comment pouvez-vousaffirmer ?

– Très simplement. On a imité mon écriture derrière le carton,et on a précisé le rendez-vous… Route de Valognes, 3 km 400,auberge du Lion. Mon père est venu, et on s’est emparé de lui,voilà tout.

– Soit, murmura Froberval abasourdi, soit… j’admets… les chosesse sont passées ainsi… mais tout cela n’explique pas comment il apu sortir pendant la nuit.

– Il est sorti, en plein jour, quitte à attendre la nuit pouraller au rendez-vous.

– Mais, nom d’un chien, puisqu’il n’a pas quitté sa chambre detoute la journée d’avant-hier !

– Il y aurait un moyen de s’en assurer ; courez au port,Froberval, et cherchez l’un des hommes qui étaient de garde dansl’après-midi d’avant hier… Seulement, dépêchez-vous si vous voulezme retrouver ici.

– Vous partez donc ?

– Oui, je reprends le train.

– Comment !… Mais vous ne savez pas… Votre enquête…

– Mon enquête est terminée. Je sais à peu près tout ce que jevoulais savoir. Dans une heure, j’aurai quitté Cherbourg.

Froberval s’était levé. Il regarda Beautrelet, d’un airabsolument ahuri, hésita un moment, puis saisit sa casquette.

– Tu viens, Charlotte ?

– Non, dit Beautrelet, j’aurais encore besoin de quelquesrenseignements. Laissez-la moi. Et puis nous bavarderons. Je l’aiconnue toute petite.

Froberval s’en alla. Beautrelet et la petite fille restèrentseuls dans la salle de l’estaminet. Des minutes s’écoulèrent, ungarçon entra, emporta des tasses et disparut.

Les yeux du jeune homme et de l’enfant se rencontrèrent, et avecbeaucoup de douceur, Beautrelet mit sa main sur la main de lafillette. Elle le regarda deux ou trois secondes, éperdue, commesuffoquée. Puis, se couvrant brusquement la tête entre ses brasrepliés, elle éclata en sanglots.

Il la laissa pleurer et, au bout d’un instant, lui dit :

– C’est toi qui as tout fait, n’est-ce pas, c’est toi qui asservi d’intermédiaire ? C’est toi qui as porté laphotographie ? Tu l’avoues, n’est-ce pas ? Et quand tudisais que mon père était dans sa chambre avant-hier, tu savaisbien que non, n’est-ce pas, puisque c’est toi qui l’avais aidé àsortir…

Elle ne répondait pas. Il lui dit :

– Pourquoi as-tu fait cela ? On t’a offert de l’argent,sans doute… de quoi t’acheter des rubans… une robe…

Il décroisa les bras de Charlotte et lui releva la tête. Ilaperçut un pauvre visage sillonné de larmes, un visage gracieux,inquiétant et mobile de ces fillettes qui sont destinées à toutesles tentations, à toutes les défaillances.

– Allons, reprit Beautrelet, c’est fini, n’en parlons plus… Jene te demande même pas comment ça s’est passé. Seulement tu vas medire tout ce qui peut m’être utile !… As-tu surpris quelquechose… un mot de ces gens-là ? Comment s’est effectuél’enlèvement ?

Elle répondit aussitôt :

– En auto… je les ai entendus qui en parlaient.

– Et quelle route ont-ils suivie ?

– Ah ! ça, je ne sais pas.

– Ils n’ont échangé devant toi aucune parole qui puisse nousaider ?

– Aucune… Il y en a un cependant qui a dit : « Y aura pas detemps à perdre… c’est demain matin à huit heures, que le patrondoit nous téléphoner là-bas… »

– Où, là-bas ?… rappelle-toi… c’était un nom de ville,n’est-ce pas ?

– Oui… un nom… comme château…

– Châteaubriant ?… Château-Thierry ?

– Non… non…

– Châteauroux ?

– C’est ça… Châteauroux…

Beautrelet n’avait pas attendu qu’elle eût prononcé la dernièresyllabe. Il était debout déjà, et sans se soucier de Froberval,sans plus s’occuper de la petite, tandis qu’elle le regardait avecstupéfaction, il ouvrait la porte et courait vers la gare.

– Châteauroux… Madame… un billet pour Châteauroux…

– Par Le Mans et Tours ? demanda la buraliste.

– Evidemment… le plus court… J’arriverai pourdéjeuner ?

– Ah non…

– Pour dîner ? Pour coucher ?…

– Ah non, pour ça il faudrait passer par Paris… L’express deParis est à huit heures… Il est trop tard.

Il n’était pas trop tard. Beautrelet put encore l’attraper.

– Allons, dit Beautrelet, en se frottant les mains, je n’aipassé qu’une heure à Cherbourg, mais elle fut bien employée.

Pas un instant, il n’eut l’idée d’accuser Charlotte de mensonge.Faibles, désemparées, capables des pires trahisons, ces petitesnatures obéissent également à des élans de sincérité, et Beautreletavait vu, dans ses yeux effrayés, la honte du mal qu’elle avaitfait, et la joie de le réparer en partie. Il ne doutait donc pointque Châteauroux fût cette autre ville à laquelle Lupin avait faitallusion, et où ses complices devaient lui téléphoner.

Dès son arrivée à Paris, Beautrelet prit toutes les précautionsnécessaires pour n’être pas suivi. Il sentait que l’heure étaitgrave. Il marchait sur la bonne route qui le conduisait vers sonpère ; une imprudence pouvait tout gâter.

Il entra chez un de ses camarades de lycée et en sortit, uneheure après, méconnaissable. C’était un Anglais d’une trentained’années, habillé d’un complet marron à grands carreaux, culottecourte, bas de laine, casquette de voyage, la figure colorée et unpetit collier de barbe rousse.

Il enfourcha une bicyclette à laquelle était accroché tout unattirail de peintre et fila vers la gare d’Austerlitz.

Le soir, il couchait à Issoudun. Le lendemain, dès l’aube, ilsautait en machine. À sept heures, il se présentait au bureau deposte de Châteauroux et demandait la communication avec Paris.Obligé d’attendre, il liait conversation avec l’employé etapprenait que l’avant-veille, à pareille heure, un individu, encostume d’automobiliste, avait également demandé la communicationavec Paris.

La preuve était faite. Il n’attendit pas davantage.

L’après-midi, il savait, par des témoignages irrécusables,qu’une limousine, suivant la route de Tours, avait traversé lebourg de Buzançais, puis la ville de Châteauroux et s’était arrêtéeau-delà de la ville, sur la lisière de la forêt. Vers dix heures,un cabriolet, conduit par un individu, avait stationné auprès de lalimousine, puis s’était éloigné vers le sud par la vallée de laBouzanne. À ce moment, une autre personne se trouvait aux côtés duconducteur. Quant à l’automobile, prenant le chemin opposé, elles’était dirigée vers le nord, vers Issoudun.

Isidore découvrit aisément le propriétaire du cabriolet. Mais cepropriétaire ne put rien dire. Il avait loué sa voiture et soncheval à un individu qui les avait ramenés lui-même lelendemain.

Enfin, le soir même, Isidore constatait que l’automobile n’avaitfait que traverser Issoudun, continuant sa route vers Orléans,c’est-à-dire vers Paris.

De tout cela, il résultait, de la façon la plus absolue, que lepère Beautrelet se trouvait aux environs. Sinon, comment admettreque des gens fissent près de cinq cents kilomètres à travers laFrance pour venir téléphoner à Châteauroux et remonter ensuite, àangle aigu, sur le chemin de Paris ? Cette formidablerandonnée avait un but précis : transporter le père Beautrelet àl’endroit qui lui était assigné. « Et cet endroit est à portée dema main, se disait Isidore en frissonnant d’espoir. À dix lieues, àquinze lieues d’ici, mon père attend que je le secoure. Il est là.Il respire le même air que moi. »

Tout de suite, il se mit en campagne. Prenant une carted’état-major, il la divisa en petits carrés qu’il visitait tour àtour, entrant dans les fermes, faisant causer les paysans, serendant auprès des instituteurs, des maires, des curés, bavardantavec les femmes. Il lui semblait qu’il allait sans retard toucherau but et ses rêves s’amplifiant ce n’est plus son père qu’ilespérait délivrer mais tous ceux que Lupin tenait captifs, Raymondede Saint-Veran, Ganimard, Herlock Sholmès peut-être, et d’autres,beaucoup d’autres. Et en arrivant jusqu’à eux, il arriverait enmême temps jusqu’au cœur même de la forteresse de Lupin, dans satanière, dans la retraite impénétrable où il entassait les trésorsqu’il avait volés à l’univers.

Mais, après quinze jours de recherches infructueuses, sonenthousiasme finit par décliner, et très vite il perdit confiance.Le succès tardant à se dessiner, du jour au lendemain presque il lejugea impossible et, bien qu’il continuât à poursuivre son pland’investigations, il eût éprouvé une véritable surprise si sesefforts eussent abouti à la moindre découverte.

Des jours encore s’écoulèrent, monotones et découragés. Il sutpar les journaux que le comte de Gesvres et sa fille avaient quittéAmbrumésy et s’étaient installés aux environs de Nice. Il sut aussil’élargissement du sieur Harlington, dont l’innocence éclata,conformément aux indications d’Arsène Lupin.

Il changea son quartier général, s’établissant deux jours à LaChâtre, deux jours à Argenton. Même résultat.

À ce moment, il fut près d’abandonner la partie. Evidemment lecabriolet qui avait emmené son père n’avait dû fournir qu’une étapeà laquelle une autre étape, fournie par une autre voiture, avaitsuccédé. Et son père était loin. Il songea au départ.

Or, un lundi matin, il aperçut, sur l’enveloppe d’une lettre nonaffranchie qu’on lui renvoyait de Paris, il aperçut une écriturequi le bouleversa. Son émotion fut telle, durant quelques minutes,qu’il n’osait ouvrir, par peur d’une déception. Sa main tremblait.Était-ce possible ? N’y avait-il pas là un piège que luitendait son infernal ennemi ? D’un coup il décacheta. C’étaitbien une lettre de son père, écrite par son père lui-même.L’écriture présentait toutes les particularités, tous les tics del’écriture qu’il connaissait si bien. Il lut :

« Ces mots te parviendront-ils, mon cher fils ? Jen’ose le croire.

« Toute la nuit de l’enlèvement nous avons voyagé enautomobile, puis le matin en voiture. Je n’ai rien pu voir. J’avaisun bandeau sur les yeux. Le château où l’on me détient doit être, àen juger par sa construction et par la végétation du parc, aucentre de la France. La chambre que j’occupe est au second étage,une chambre à deux fenêtres dont l’une, presque bouchée par unrideau de glycines. L’après-midi, je suis libre, à certainesheures, d’aller et venir dans ce parc, mais sous une surveillancequi ne se relâche pas.

« À tout hasard, je t’écris cette lettre et je l’attache àune pierre. Peut-être un jour pourrai-je la jeter par-dessus lesmurs, et quelque paysan la ramassera-t-il. Ne t’inquiète pas. On metraite avec beaucoup d’égards.

« Ton vieux père qui t’aime bien et qui est triste de penserau souci qu’il te donne.

« BEAUTRELET. »

Aussitôt Isidore regarda les timbres de la poste. Ils portaientCuzion (Indre). L’Indre ! Ce département qu’il s’acharnait àfouiller depuis des semaines !

Il consulta un petit guide de poche qui ne le quittait pas.Cuzion, canton d’Eguzon… Là aussi il avaitpassé.

Par prudence, il rejeta sa personnalité d’Anglais, quicommençait à être connue dans le pays, se déguisa en ouvrier, etfila sur Cuzion, village peu important, où il lui fut facile dedécouvrir l’expéditeur de la lettre.

Tout de suite, d’ailleurs, la chance le servit.

– Une lettre jetée à la poste mercredi dernier ? s’écria lemaire, brave bourgeois auquel il se confia, et qui se mit à sadisposition… Écoutez, je crois que je peux vous fournir uneindication précieuse… Samedi matin, un vieux rémouleur qui faittoutes les foires du département, le père Charel que j’ai croisé aubout du village, m’a demandé : « Monsieur le maire, une lettre quin’a pas de timbre, ça part tout de même ? » – « Dame ! –« Et ça arrive à destination ? » – « Parbleu, seulement il y aun supplément de taxe à payer, voilà tout. »

– Et il habite, le père Charel ?

– Il habite là-bas, tout seul… sur le coteau… la masure après lecimetière… Voulez-vous que je vous accompagne ?

C’était une masure isolée, au milieu d’un verger qu’entouraientde hauts arbres. Quand ils pénétrèrent, trois pies s’envolaient dela niche même, où le chien de garde était attaché. Et le chienn’aboya pas et ne bougea pas à leur approche.

Très étonné, Beautrelet s’avança. La bête était couchée sur leflanc, les pattes raidies, morte.

En hâte, ils coururent vers la maison. La porte étaitouverte.

Ils entrèrent. Au fond d’une pièce humide et basse, sur unemauvaise paillasse jetée à même le sol, un homme gisait, touthabillé.

– Le père Charel ! s’écria le maire… Est-ce qu’il est mort,lui aussi ?

Les mains du bonhomme étaient froides, son visage d’une pâleureffrayante, mais le cœur battait encore, d’un rythme faible etlent, et il ne semblait avoir aucune blessure.

Ils essayèrent de le ranimer, et, comme ils n’y parvenaient pas,Beautrelet se mit en quête d’un médecin. Le médecin ne réussit pasdavantage. Le bonhomme ne paraissait pas souffrir. On eût dit qu’ildormait simplement, mais d’un sommeil artificiel, comme si onl’avait endormi par hypnose, ou à l’aide d’un narcotique.

Au milieu de la huit suivante, cependant, Isidore qui leveillait, remarqua que sa respiration devenait plus forte, et quetout son être avait l’air de se dégager des liens invisibles qui leparalysaient.

À l’aube il se réveilla et reprit ses fonctions normales,mangea, but, et se remua. Mais de toute la journée il ne putrépondre aux questions du jeune homme, le cerveau comme engourdiencore par une inexplicable torpeur.

Le lendemain, il demanda à Beautrelet :

– Qu’est-ce que vous faites là, vous ?

C’était la première fois qu’il s’étonnait de la présence d’unétranger auprès de lui.

Peu à peu, de la sorte, il retrouva toute sa connaissance. Ilparla. Il fit des projets. Mais, quand Beautrelet l’interrogea surles événements qui avaient précédé son sommeil, il sembla ne pascomprendre.

Et réellement, Beautrelet sentit qu’il ne comprenait pas. Ilavait perdu le souvenir de ce qui s’était passé depuis le vendrediprécédent. C’était comme un gouffre subit dans la coulée ordinairede sa vie. Il racontait sa matinée et son après-midi du vendredi,les marchés conclus à la foire, le repas qu’il avait pris àl’auberge. Puis… plus rien… Il croyait se réveiller au lendemain dece jour.

Ce fut horrible pour Beautrelet. La vérité était là, dans cesyeux qui avaient vu les murs du parc derrière lesquels son pèrel’attendait, dans ces mains qui avaient ramassé la lettre, dans cecerveau confus qui avait enregistré le lieu de cette scène, ledécor, le petit coin du monde où se jouait le drame. Et de cesmains, de ces yeux, de ce cerveau, il ne pouvait tirer le plusfaible écho de cette vérité si proche !

Oh ! cet obstacle impalpable et formidable auquel seheurtaient ses efforts, cet obstacle fait de silence et d’oubli,comme il portait bien la marque de Lupin ! Lui seul avait pu,informé sans doute qu’un signal avait été tenté par le pèreBeautrelet, lui seul avait pu frapper de mort partielle celui-làseul dont le témoignage pouvait le gêner. Non point que Beautreletse sentît découvert, et qu’il pensât que Lupin, au courant de sonattaque sournoise, et sachant qu’une lettre lui était parvenue, sefût défendu contre lui personnellement. Mais, combien c’étaitmontrer de prévoyance et de véritable intelligence, que desupprimer l’accusation possible de ce passant ! Personne nesavait plus maintenant qu’il y avait, entre les murs d’un parc, unprisonnier qui demandait du secours.

Personne ? Si, Beautrelet. Le père Charel ne pouvaitparler ? Soit. Mais on pouvait connaître du moins la foire oùle bonhomme s’était rendu, et la route logique qu’il avait prisepour en revenir. Et, le long de cette route, peut-être enfinserait-il possible de trouver…

Isidore, qui d’ailleurs n’avait fréquenté la masure du pèreCharel qu’avec les plus grandes précautions, et de façon à ne pasdonner l’éveil, Isidore décida de n’y point retourner. S’étantrenseigné, il apprit que le vendredi, c’était jour de marché àFresselines, gros bourg situé à quelques lieues, où l’on pouvait serendre, soit par la grand’route, assez sinueuse, soit par desraccourcis.

Le vendredi, il choisit, pour y aller, la grand’route, etn’aperçut rien qui attirât son attention, aucune enceinte de hautsmurs, aucune silhouette de vieux château. Il déjeuna dans uneauberge de Fresselines et il se disposait à partir quand il vitarriver le père Charel qui traversait la place en poussant sapetite voiture de rémouleur. Il le suivit aussitôt de trèsloin.

Le bonhomme fit deux interminables stations pendant lesquellesil repassa des douzaines de couteaux. Puis enfin, il s’en alla parun chemin tout différent qui se dirigeait vers Crozant et le bourgd’Eguzon.

Beautrelet s’engagea derrière lui sur cette route. Mais iln’avait pas marché pendant cinq minutes, qu’il eut l’impression den’être pas seul à suivre le bonhomme. Un individu cheminait entreeux qui s’arrêtait et repartait en même temps que le père Charel,sans prendre d’ailleurs beaucoup de soin pour n’être pas vu.

– On le surveille, pensa Beautrelet, peut-être veut-on savoirs’il s’arrête devant les murs…

Son cœur battit. L’événement approchait.

Tous trois, les uns derrière les autres, ils montaient etdescendaient les pentes raides du pays, et ils arrivèrent àCrozant. Là, le père Charel fit une halte d’une heure. Puis ildescendit vers la rivière et traversa le pont. Mais il se passaalors un fait qui surprit Beautrelet. L’individu ne franchit pas larivière. Il regarda le bonhomme s’éloigner et quand il l’eut perdude vue il s’engagea dans un sentier qui le conduisit en pleinschamps. Que faire ? Beautrelet hésita quelques secondes, puis,brusquement, se décida. Il se mit à la poursuite de l’individu.

– Il aura constaté, pensa-t-il, que le père Charel a passé toutdroit. Il est tranquille, et il s’en va. Où ? Auchâteau ?

Il touchait au but. Il le sentait à une sorte d’allégressedouloureuse qui le soulevait.

L’homme pénétra dans un bois obscur qui dominait la rivière,puis apparut de nouveau en pleine clarté, à l’horizon du sentier.Quand Beautrelet, à son tour, sortit du bois, il fut très surprisde ne plus apercevoir l’individu. Il le cherchait des yeux, quandsoudain il étouffa un cri et, d’un bond en arrière, regagna laligne des arbres qu’il venait de quitter. À sa droite, il avait vuun rempart de hautes murailles, que flanquaient, à distanceségales, des contreforts massifs.

C’était là ! C’était là ! Ces murs emprisonnaient sonpère ! Il avait trouvé le lieu secret où Lupin gardait sesvictimes !

Il n’osa plus s’écarter de l’abri que lui offraient lesfeuillages épais du bois. Lentement, presque à plat ventre, ilappuya vers la droite, et parvint ainsi au sommet d’un monticulequi atteignait le faîte des arbres voisins. Les murailles étaientplus élevées encore. Cependant il discerna le toit du châteauqu’elles ceignaient, un vieux toit Louis XIII que surmontaient desclochetons très fins disposés en corbeille autour d’une flèche plusaiguë et plus haute.

Pour ce jour-là, Beautrelet n’en fit pas davantage. Il avaitbesoin de réfléchir et de préparer son plan d’attaque sans rienlaisser au hasard. Maître de Lupin, c’était à lui maintenant dechoisir l’heure et le mode du combat. Il s’en alla.

Près du pont, il croisa deux paysannes qui portaient des seauxremplis de lait. Il leur demanda :

– Comment s’appelle le château qui est là-bas, derrière lesarbres ?

– Ça, Monsieur, c’est le château de l’Aiguille.

Il avait jeté sa question sans y attacher d’importance. Laréponse le bouleversa.

– Le château de l’Aiguille… Ah !… Mais où sommes-nous,ici ? Dans le département de l’Indre ?

– Ma foi, non, l’Indre, c’est de l’autre côté de la rivière… Parici, c’est la Creuse.

Isidore eut un éblouissement. Le château de l’Aiguille ! ledépartement de la Creuse ! L’Aiguille, Creuse ! La clefmême du document ! La victoire assurée, définitive,totale…

Sans un mot de plus, il tourna le dos aux deux femmes et s’enalla en titubant, comme un homme ivre.

Chapitre 6Un secret historique

La résolution de Beautrelet fut immédiate : il agirait seul.Prévenir la justice était trop dangereux. Outre qu’il ne pouvaitoffrir que des présomptions, il craignait les lenteurs de lajustice, les indiscrétions certaines, toute une enquête préalablependant laquelle Lupin, inévitablement averti, aurait le loisird’effectuer sa retraite en bon ordre.

Le lendemain, dès huit heures, son paquet sous le bras, ilquitta l’auberge qu’il habitait aux environs de Cuzion, gagna lepremier fourré venu, se défit de ses hardes d’ouvrier, redevint lejeune peintre anglais qu’il était précédemment, et se présenta chezle notaire d’Eguzon, le plus gros bourg de la contrée.

Il raconta que le pays lui plaisait, et que, s’il trouvait unedemeure convenable, il s’y installerait volontiers avec sesparents. Le notaire indiqua plusieurs domaines. Beautrelet insinuaqu’on lui avait parlé du château de l’Aiguille, au nord de laCreuse.

– En effet, mais le château de l’Aiguille, qui appartient à unde mes clients, depuis cinq ans, n’est pas à vendre.

– Il l’habite alors ?

– Il l’habitait, ou plutôt sa mère. Mais celle-ci, trouvant lechâteau un peu triste, ne s’y plaisait pas. De sorte qu’ils l’ontquitté l’année dernière.

– Et personne n’y demeure ?

– Si, un Italien, auquel mon client l’a loué pour la saisond’été, le baron Anfredi.

– Ah ! le baron Anfredi, un homme encore jeune, l’air assezgourmé…

– Ma foi, je n’en sais rien… Mon client a traité directement. Iln’y a pas eu de bail… une simple lettre…

– Mais vous connaissez le baron ?

– Non, il ne sort jamais du château… En automobile, quelquefois,et la nuit, paraît-il. Les provisions sont faites par une vieillecuisinière qui ne parle à personne. Des drôles de gens…

– Votre client consentirait-il à vendre son château ?

– Je ne crois pas. C’est un château historique, du plus purstyle Louis XIII. Mon client y tenait beaucoup, et s’il n’a paschangé d’avis…

– Vous pouvez me donner son nom ?

– Louis Valméras, 34, rue du Mont-Thabor.

Beautrelet prit le train de Paris à la station la plus proche.Le surlendemain, après trois visites infructueuses, il trouva enfinLouis Valméras. C’était un homme d’une trentaine d’années, auvisage ouvert et sympathique. Beautrelet, jugeant inutile debiaiser, nettement se fit connaître et raconta ses efforts et lebut de sa démarche.

– J’ai tout lieu de penser, conclut-il, que mon père estemprisonné au château de l’Aiguille, en compagnie sans douted’autres victimes. Et je viens vous demander ce que vous savez devotre locataire, le baron Anfredi.

– Pas grand-chose. J’ai rencontré le baron Anfredi l’hiverdernier à Monte-Carlo. Ayant appris, par hasard, que j’étaispropriétaire d’un château, comme il désirait passer l’été enFrance, il me fit des offres de location.

– C’est un homme encore jeune…

– Oui, des yeux très énergiques, des cheveux blonds.

– De la barbe ?

– Oui, terminée par deux pointes qui retombent sur un faux colfermant par-derrière, comme le col d’un clergyman. D’ailleurs, il aquelque peu l’air d’un prêtre anglais.

– C’est lui, murmura Beautrelet, c’est lui, tel que je l’ai vu,c’est son signalement exact.

– Comment !… vous croyez ?…

– Je crois, je suis sûr que votre locataire n’est autrequ’Arsène Lupin.

L’histoire amusa Louis Valméras. Il connaissait toutes lesaventures de Lupin et les péripéties de sa lutte avec Beautrelet.Il se frotta les mains.

– Allons, le château de l’Aiguille va devenir célèbre… ce quin’est pas pour me déplaire, car au fond, depuis que ma mère n’yhabite plus, j’ai toujours eu l’idée de m’en débarrasser à lapremière occasion. Après cela, je trouverai acheteur.Seulement…

– Seulement ?

– Je vous demanderai de n’agir qu’avec la plus extrême prudenceet de ne prévenir la police qu’en toute certitude. Voyez-vous quemon locataire ne soit pas Lupin ?

Beautrelet exposa son plan. Il irait seul, la nuit, ilfranchirait les murs, se cacherait dans le parc…

Louis Valméras l’arrêta tout de suite.

– Vous ne franchirez pas si facilement des murs de cettehauteur. Si vous y parvenez, vous serez accueilli par deux énormesmolosses qui appartiennent à ma mère et que j’ai laissés auchâteau.

– Bah ! une boulette…

– Je vous remercie ! Mais supposons que vous leuréchappiez. Et après ? Comment entrerez-vous dans lechâteau ? Les portes sont massives, les fenêtres sontgrillées. Et d’ailleurs, une fois entré, qui vous guiderait ?Il y a quatre-vingts chambres.

– Oui, mais cette chambre à deux fenêtres, au secondétage ?…

– Je la connais, nous l’appelons la chambre des Glycines. Maiscomment la trouverez-vous ? Il y a trois escaliers et unlabyrinthe de couloirs. J’aurai beau vous donner le fil, vousexpliquer le chemin à suivre, vous vous perdrez.

– Venez avec moi, dit, Beautrelet en riant.

– Impossible. J’ai promis à ma mère de la rejoindre dans leMidi.

Beautrelet retourna chez l’ami qui lui offrait l’hospitalité etcommença ses préparatifs. Mais, vers la fin du jour, comme il sedisposait à partir, il reçut la visite de Valméras.

– Voulez-vous toujours de moi ?

– Si je veux !

– Eh bien ! je vous accompagne. Oui, l’expédition me tente.Je crois qu’on ne s’ennuiera pas, et ça m’amuse d’être mêlé à toutcela… Et puis, mon concours ne vous sera pas inutile. Tenez, voicidéjà un début de collaboration.

Il montra une grosse clef toute rugueuse de rouille et d’aspectvénérable.

– Et cette clef ouvre ?… demanda Beautrelet.

– Une petite poterne dissimulée entre deux contreforts,abandonnée depuis des siècles, et que je n’ai même pas cru devoirindiquer à mon locataire. Elle donne sur la campagne, précisément àla lisière du bois…

Beautrelet l’interrompit brusquement.

– Ils la connaissent, cette issue. C’est évidemment par là quel’individu que je suivais a pénétré dans le parc. Allons, la partieest belle, et nous la gagnerons. Mais fichtre, il s’agit de jouerserré !

Deux jours après, au pas d’un cheval famélique, arrivait àCrozant une roulotte de bohémiens que son conducteur obtintl’autorisation de remiser au bout du village, sous un ancien hangardéserté. Outre le conducteur, qui n’était autre que Valméras, il yavait trois jeunes gens occupés à tresser des fauteuils avec desbrins d’osier : Beautrelet et deux de ses camarades de Janson.

Ils demeurèrent là trois jours, attendant une nuit propice, etrôdant isolément aux alentours du parc. Une fois, Beautreletaperçut la poterne. Pratiquée entre deux contreforts, elle seconfondait presque, derrière le voile de ronces qui la masquait,avec le dessin formé par les pierres de la muraille. Enfin, lequatrième soir, le ciel se couvrit de gros nuages noirs et Valmérasdécida qu’on irait en reconnaissance, quitte à rebrousser chemin siles circonstances n’étaient pas favorables.

Tous quatre ils traversèrent le petit bois. Puis Beautreletrampa parmi les bruyères, écorcha ses mains à la haie de ronces,et, se soulevant à moitié, lentement, avec des gestes qui seretenaient, introduisit la clef dans la serrure. Doucement, iltourna. La porte allait-elle s’ouvrir sous son effort ? Unverrou ne la fermait-il pas de l’autre côté ? Il poussa, laporte s’ouvrit, sans grincement, sans secousse. Il était dans leparc.

– Vous êtes là, Beautrelet ? demanda Valméras,attendez-moi. Vous deux, mes amis, surveillez la porte pour quenotre retraite ne soit pas coupée. À la moindre alerte, un coup desifflet.

Il prit la main de Beautrelet, et ils s’enfoncèrent dans l’ombreépaisse des fourrés. Un espace plus clair s’offrit à eux quand ilsarrivèrent au bord de la pelouse centrale. Au même moment, un rayonde lune filtra, et ils aperçurent le château avec ses clochetonspointus disposés autour de cette flèche effilée à laquelle, sansdoute, il devait son nom. Aucune lumière aux fenêtres. Aucun bruit.Valméras empoigna le bras de son compagnon.

– Taisez-vous.

– Quoi ?

– Les chiens là-bas… vous voyez…

Un grognement se fit entendre. Valméras siffla très bas. Deuxsilhouettes blanches bondirent et en quatre sauts vinrent s’abattreaux pieds du maître.

– Tout doux, les enfants… couchez là… bien… ne bougez plus…

Et il dit à Beautrelet :

– Et maintenant, marchons, je suis tranquille.

– Vous êtes sûr du chemin ?

– Oui. Nous nous rapprochons de la terrasse.

– Et alors ?

– Je me rappelle qu’il y a sur la gauche, à un endroit où laterrasse, qui domine la rivière, s’élève au niveau des fenêtres durez-de-chaussée, un volet qui ferme mal et qu’on peut ouvrir del’extérieur.

De fait, quand ils furent arrivés, sous l’effort, le volet céda.Avec une pointe de diamant, Valméras coupa un carreau. Il tournal’espagnolette. L’un après l’autre ils franchirent le balcon. Cettefois, ils étaient dans le château.

– La pièce où nous sommes, dit Valméras, se trouve au bout ducouloir. Puis il y a un immense vestibule orné de statues et, àl’extrémité du vestibule, un escalier qui conduit à la chambreoccupée par votre père.

Il avança d’un pas.

– Vous venez, Beautrelet ?

– Oui. Oui.

– Mais non, vous ne venez pas… Qu’est-ce que vousavez ?

Il lui saisit la main. Elle était glacée, et il s’aperçut que lejeune homme était accroupi sur le parquet.

– Qu’est-ce que vous avez ? répéta-t-il.

– Rien… ça passera.

– Mais enfin…

– J’ai peur…

– Vous avez peur !

Oui, avoua Beautrelet ingénument… ce sont mes nerfs quiflanchent… j’arrive souvent à les commander… mais aujourd’hui, lesilence… l’émotion… Et puis, depuis le coup de couteau de cegreffier… Mais ça va passer… tenez, ça passe…

Il réussit, en effet, à se lever, et Valméras l’entraîna hors dela chambre. Ils suivirent à tâtons un couloir, et si doucement, quechacun d’eux ne percevait pas la présence de l’autre. Une faiblelueur cependant semblait éclairer le vestibule vers lequel ils sedirigeaient. Valméras passa la tête. C’était une veilleuse placéeau bas de l’escalier, sur un guéridon que l’on apercevait à traversles branches frêles d’un palmier.

– Halte ! souffla Valméras.

Près de la veilleuse, il y avait un homme en faction, debout,qui tenait un fusil. Les avait-il vus ? Peut-être. Du moinsquelque chose dut l’inquiéter, car il épaula.

Beautrelet était tombé à genoux contre la caisse d’un arbuste etil ne bougeait plus, le cœur comme déchaîné dans sa poitrine.Cependant le silence et l’immobilité des choses rassurèrent l’hommeen faction. Il baissa son arme. Mais sa tête resta tournée vers lacaisse de l’arbuste.

D’effrayantes minutes s’écoulèrent, dix, quinze. Un rayon delune s’était glissé par une fenêtre de l’escalier. Et soudainBeautrelet s’avisa que le rayon se déplaçait insensiblement et que,avant quinze autres, dix autres minutes, il serait sur lui,l’éclairant en pleine face. Des gouttes de sueur tombèrent de sonvisage sur ses mains tremblantes.

Son angoisse était telle qu’il fut sur le point de se relever etde s’enfuir Mais, se souvenant que Valméras était là, il le cherchades yeux, et il fut stupéfait de le voir, ou plutôt de le devinerqui rampait dans les ténèbres a l’abri des arbustes et des statues.Déjà il atteignait le bas de l’escalier, à hauteur, à quelques pas,de l’homme. Qu’allait-il faire ? Passer quand même ?Monter seul à la délivrance du prisonnier ? Mais pourrait-ilpasser ? Beautrelet ne le voyait plus et il avait l’impressionque quelque chose allait s’accomplir, une chose que le silence,plus lourd, plus terrible, semblait pressentir aussi.

Et brusquement une ombre qui bondit sur l’homme, la veilleusequi s’éteint, le bruit d’une lutte… Beautrelet accourut. Les deuxcorps avaient roulé sur les dalles. Il voulut se pencher. Mais ilentendit un gémissement rauque, un soupir, et aussitôt un desadversaires se releva qui lui saisit le bras.

– Vite… Allons-y.

C’était Valméras.

Ils montèrent deux étages et débouchèrent à l’entrée d’uncorridor qu’un tapis recouvrait.

– À droite, souffla Valméras… la quatrième chambre sur lagauche.

Bientôt ils trouvèrent la porte de cette chambre. Comme ils s’yattendaient, le captif était enfermé à clef. Il leur fallut unedemi-heure, une demi-heure d’efforts étouffés, de tentativesassourdies pour forcer la serrure. Enfin ils entrèrent. À tâtons,Beautrelet découvrit le lit. Son père dormait. Il le réveilladoucement.

– C’est moi, Isidore… et un ami… Ne crains rien… lève-toi… pasun mot…

Le père s’habilla, mais au moment de sortir, il leur dit à voixbasse :

– Je ne suis pas seul dans le château…

– Ah ! qui ? Ganimard ? Sholmès ?

– Non… du moins je ne les ai pas vus.

– Alors ?

– Une jeune fille.

– Mlle de Saint-Véran, sans aucun doute ?

– Je ne sais pas… je l’ai aperçue de loin plusieurs fois dans leparc… et puis, en me penchant de ma fenêtre, je vois la sienne…Elle m’a fait des signaux.

– Tu sais où est sa chambre ?

– Oui, dans ce couloir, la troisième à droite.

– La chambre bleue, murmura Valméras. La porte est à deuxbattants, nous aurons moins de mal.

Très vite, en effet, l’un des battants céda. Ce fut le pèreBeautrelet qui se chargea de prévenir la jeune fille.

Dix minutes après il sortait de la chambre avec elle et disait àson fils :

– Tu avais raison… Mlle de Saint-Véran.

Ils descendirent tous quatre. Au bas de l’escalier, Valmérass’arrêta et se pencha sur l’homme, puis les entraînant vers lachambre de la terrasse :

– Il n’est pas mort, il vivra.

– Ah ! fit Beautrelet avec soulagement.

– Par bonheur, la lame de mon couteau a plié… le coup n’est pasmortel. Et puis quoi, ces coquins ne méritent pas de pitié.

Dehors, ils furent accueillis par les deux chiens qui lesaccompagnèrent jusqu’à la poterne. Là, Beautrelet retrouva ses deuxamis. La petite troupe sortit du parc. Il était trois heures dumatin.

Cette première victoire ne pouvait suffire à Beautrelet. Dèsqu’il eut installé son père et la jeune fille, il les interrogeasur les gens qui résidaient au château, et en particulier sur leshabitudes d’Arsène Lupin. Il apprit ainsi que Lupin ne venait quetous les trois ou quatre jours, arrivant le soir en automobile etrepartant dès le matin. À chacun de ses voyages, il rendait visiteaux deux prisonniers, et tous deux s’accordaient à louer ses égardset son extrême affabilité. Pour l’instant il ne devait pas setrouver au château.

En dehors de lui, ils n’avaient jamais vu qu’une vieille femme,préposée à la cuisine et au ménage, et deux hommes qui lessurveillaient tour à tour et qui ne leur parlaient point, deuxsubalternes évidemment, à en juger d’après leurs façons et leursphysionomies.

– Deux complices tout de même, conclut Beautrelet, ou plutôttrois, avec la vieille femme. C’est gibier qui n’est pas àdédaigner. Et si nous ne perdons pas de temps…

Il sauta sur une bicyclette, fila jusqu’au bourg d’Eguzon,réveilla la gendarmerie, mit tout le monde en branle, fit sonner leboute-selle et revint à Crozant à huit heures, suivi du brigadieret de six gendarmes.

Deux de ces hommes restèrent en faction auprès de la roulotte.Deux autres s’établirent devant la poterne. Les quatre derniers,commandés par leur chef et accompagnés de Beautrelet et deValméras, se dirigèrent vers l’entrée principale du château. Troptard. La porte était grande ouverte. Un paysan leur dit qu’uneheure auparavant il avait vu sortir du château une automobile.

De fait, la perquisition ne donna aucun résultat. Selon touteprobabilité, la bande avait dû s’installer là en camp volant. Ontrouva quelques hardes, un peu de linge, des ustensiles de ménage,et c’est tout.

Ce qui étonna davantage Beautrelet et Valméras, ce fut ladisparition du blessé. Ils ne purent relever la moindre trace delutte, pas même une goutte de sang sur les dalles du vestibule.

Somme toute, aucun témoignage matériel n’aurait pu prouver lepassage de Lupin au château de l’Aiguille, et l’on aurait eu ledroit de récuser les assertions de Beautreletet de son père, deValméras et de Mlle de Saint-Véran, si l’on n’avait fini pardécouvrir, dans une chambre contiguë à celle que la jeune filleoccupait, une demi-douzaine de bouquets admirables auxquels étaitépinglée la carte d’Arsène Lupin. Bouquets dédaignés par elle,flétris, oubliés… L’un d’eux, outre la carte, portait une lettreque Raymonde n’avait pas vue. L’après-midi, quand cette lettre eutété décachetée par le juge d’instruction, on y trouva dix pages deprières, de supplications, de promesses, de menaces, de désespoir,toute la folie d’un amour qui n’a connu que mépris et répulsion. Etla lettre se terminait ainsi : « Je viendrai mardi soir, Raymonde.D’ici là, réfléchissez. Pour moi, je suis résolu à tout. »

Mardi soir, c’était le soir même de ce jour où Beautrelet venaitde délivrer Mlle de Saint-Véran.

On se rappelle la formidable explosion de surprise etd’enthousiasme qui éclata dans le monde entier à la nouvelle de cedénouement imprévu : Mlle de Saint-Véran libre ! La jeunefille que convoitait Lupin, pour laquelle il avait machiné ses plusmachiavéliques combinaisons, arrachée à ses griffes ! Libreaussi le père de Beautrelet, celui que Lupin, dans son désirexagéré d’un armistice que nécessitaient les exigences de sapassion, celui que Lupin avait choisi comme otage. Libres tousdeux, les deux prisonniers !

Et le secret de l’Aiguille, que l’on avait cru impénétrable,connu, publié, jeté aux quatre coins de l’univers !

Vraiment la foule s’amusa. On chansonna l’aventurier vaincu. «Les amours de Lupin. » « Les sanglots d’Arsène !… » « Lecambrioleur amoureux. » « La complainte du pickpocket » Cela secriait sur les boulevards, cela se fredonnait à l’atelier.

Pressée de questions, poursuivie par les interviewers, Raymonderépondit avec la plus extrême réserve. Mais la lettre était là, etles bouquets de fleurs, et toute la pitoyable aventure !Lupin, bafoué, ridiculisé, dégringola de son piédestal. EtBeautrelet fut l’idole. Il avait tout vu, tout prédit, toutélucidé. La déposition que Mlle de Saint-Véran fit devant le juged’instruction au sujet de son enlèvement, confirma l’hypothèsequ’avait imaginée le jeune homme. Sur tous les points, la réalitésemblait se soumettre à ce qu’il la décrétait au préalable. Lupinavait trouvé son maître.

Beautrelet exigea que son père, avant de retourner dans sesmontagnes de Savoie, prît quelques mois de repos au soleil, et ille conduisit lui-même, ainsi que Mlle de Saint-Véran, aux environsde Nice, où le comte de Gesvres et sa fille Suzanne étaientinstallés pour passer l’hiver. Le surlendemain, Valméras amenait samère auprès de ses nouveaux amis, et ils composèrent ainsi unepetite colonie, groupée autour de la villa de Gesvres, et surlaquelle veillaient nuit et jour une demi-douzaine d’hommes engagéspar le comte.

Au début d’octobre, Beautrelet, élève de rhétorique, allareprendre à Paris le cours de ses études et préparer ses examens.Et la vie recommença, calme cette fois et sans incidents. Quepouvait-il d’ailleurs se passer ? La guerre n’était-elle pasfinie ?

Lupin devait en avoir de son côté la sensation bien nette, etqu’il n’y avait plus pour lui qu’à se résigner au fait accompli,car un beau jour ses deux autres victimes, Ganimard et HerlockSholmès, réapparurent. Leur retour à la vie de ce monde manqua, dureste, totalement de prestige. Ce fut un chiffonnier qui lesramassa, Quai des Orfèvres, en face de la Préfecture de police, ettous deux endormis et ligotés.

Après une semaine de complet ahurissement, ils parvinrent àreprendre la direction de leurs idées et racontèrent – ou plutôtGanimard raconta, car Sholmès s’enferma dans un mutisme farouche –qu’ils avaient accompli, à bord du yacht l’Hirondelle, unvoyage de circumnavigation autour de l’Afrique, voyage charmant,instructif, où ils pouvaient se considérer comme libres, sauf àcertaines heures qu’ils passaient à fond de cale, tandis quel’équipage descendait dans des ports exotiques. Quant à leuratterrissage au quai des Orfèvres, ils ne se souvenaient de rien,endormis sans doute depuis plusieurs jours.

Cette mise en liberté, c’était l’aveu de la défaite. Et, en neluttant plus, Lupin la proclamait sans restriction.

Un événement, d’ailleurs, la rendit encore plus éclatante : cefurent les fiançailles de Louis Valméras et de Mlle de Saint-Véran.Dans l’intimité que créaient entre eux les conditions actuelles deleur existence, les deux jeunes gens s’éprirent l’un de l’autre.Valméras aima le charme mélancolique de Raymonde, et celle-ci,blessée par la vie, avide de protection, subit la force etl’énergie de celui qui avait contribué si vaillamment à sonsalut.

On attendit le jour du mariage avec une certaine anxiété. Lupinne chercherait-il pas à reprendre l’offensive ? Accepterait-ilde bonne grâce la perte irrémédiable de la femme qu’ilaimait ? Deux ou trois fois on vit rôder autour de la villades individus à mine suspecte, et Valméras eut même à se défendre,un soir, contre un soi-disant ivrogne qui tira sur lui un coup depistolet, et traversa son chapeau d’une balle. Mais somme toute, lacérémonie s’accomplit au jour et à l’heure fixés, et Raymonde deSaint-Véran devint Mme Louis Valméras.

C’était comme si le destin lui-même eût pris parti pourBeautrelet et contresigné le bulletin de victoire. La foule lesentit si bien que ce fut à ce moment que jaillit, parmi sesadmirateurs, l’idée d’un grand banquet où l’on célébrerait sontriomphe et l’écrasement de Lupin. Idée merveilleuse et qui suscital’enthousiasme. En quinze jours, trois cents adhésions furentréunies. On lança des invitations aux lycées de Paris, à raison dedeux élèves par classe de rhétorique. La presse entonna des hymnes.Et le banquet fut ce qu’il ne pouvait manquer d’être, uneapothéose.

Mais une apothéose charmante et simple, parce que Beautrelet enétait le héros. Sa présence suffit à remettre les choses au point.Il se montra modeste comme à l’ordinaire, un peu surpris des bravosexcessifs, un peu gêné des éloges hyperboliques où l’on affirmaitsa supériorité sur les plus illustres policiers… un peu gêné, maisaussi très ému. Il le dit en quelques paroles qui plurent à tous etavec le trouble d’un enfant qui rougit d’être regardé. Il dit sajoie, il dit sa fierté. Et vraiment, si raisonnable, si maître delui qu’il fût, il connut là des minutes d’ivresse inoubliables. Ilsouriait à ses amis, à ses camarades de Janson, à Valméras, venuspécialement pour l’applaudir, à M. de Gesvres, à son père.

Or, comme il finissait de parler et qu’il tenait encore sonverre en main, un bruit de voix se fit entendre à l’extrémité de lasalle, et l’on vit quelqu’un qui gesticulait en agitant un journal.On rétablit le silence, l’importun se rassit, mais un frémissementde curiosité se propageait tout autour de la table, le journalpassait de main en main, et chaque fois qu’un des convives jetaitles yeux sur la page offerte, c’étaient des exclamations.

– Lisez ! lisez ! criait-on du côté opposé.

À la table d’honneur on se leva. Le père Beautrelet alla prendrele journal et le tendit à son fils.

– Lisez ! lisez ! cria-t-on plus fort.

Et d’autres proféraient :

– Écoutez donc ! il va lire… écoutez !

Beautrelet, debout, face au public, cherchait des yeux, dans lejournal du soir que son père lui avait donné, l’article quisuscitait un tel vacarme, et soudain, ayant aperçu un titresouligné au crayon bleu, il leva la main pour réclamer le silence,et il lut d’une voix que l’émotion altérait de plus en plus cesrévélations stupéfiantes qui réduisaient à néant tous ses efforts,bouleversaient ses idées sur l’Aiguille creuse et marquaient lavanité de sa lutte contre Arsène Lupin :

« Lettre ouverte de M. Massiban, de l’Académie desInscriptions et Belles-Lettres.

« Monsieur le Directeur,

« Le 17 mars 1679 – je dis bien 1679, c’est-à-dire sous LouisXIV – un tout petit livre fut publié à Paris avec ce titre :

LE MYSTÈRE DE L’AIGUILLE CREUSE

Toute la vérité dénoncée pour la première fois.

Cent exemplaires imprimés par moi-même et pour l’instructionde la Cour

« À neuf heures du matin, ce jour du 17 mars, l’auteur, un trèsjeune homme, bien vêtu, dont on ignore le nom, se mit à déposer celivre chez les principaux personnages de la Cour. À dix heures,alors qu’il avait accompli quatre de ces démarches, il était arrêtépar un capitaine des gardes, lequel l’amenait dans le cabinet duroi et repartait aussitôt à la recherche des quatre exemplairesdistribués. Quand les cent exemplaires furent réunis, comptés,feuilletés avec soin et vérifiés, le roi les jeta lui-même au feu,sauf un qu’il conserva par-devers lui. Puis il chargea le capitainedes gardes de conduire l’auteur du livre à M. de Saint-Mars, lequelSaint-Mars enferma son prisonnier d’abord à Pignerol, puis dans laforteresse de l’île Sainte-Marguerite. Cet homme n’était autreévidemment que le fameux homme au Masque de fer.

« Jamais la vérité n’eût été connue, ou du moins une partie dela vérité, si le capitaine des gardes qui avait assisté àl’entrevue, profitant d’un moment où le roi s’était détourné,n’avait eu la tentation de retirer de la cheminée, avant que le feune l’atteignît, un autre des exemplaires. Six mois après, cecapitaine fut ramassé sur la grand-route de Gaillon à Mantes. Sesassassins l’avaient dépouillé de tous ses vêtements, oublianttoutefois dans sa poche droite un bijou que l’on y découvrit par lasuite, un diamant de la plus belle eau, d’une valeurconsidérable.

« Dans ses papiers, on retrouva une note manuscrite. Il n’yparlait point du livre arraché aux flammes, mais il donnait unrésumé des premiers chapitres. Il s’agissait d’un secret qui futconnu des rois d’Angleterre, perdu par eux au moment où la couronnedu pauvre fou Henri VI passa sur la tête du duc d’York, dévoilé auroi de France Charles VII par Jeanne d’Arc, et qui, devenu secretd’Etat, fut transmis de souverain en souverain par une lettrechaque fois recachetée, que l’on trouvait au lit de mort du défuntavec cette mention : « Pour le roy de France. » Ce secretconcernait l’existence et déterminait l’emplacement d’un trésorformidable, possédé par les rois, et qui s’accroissait de siècle ensiècle.

« Mais cent quatorze ans plus tard, Louis XVI, prisonnier auTemple, prit à part l’un des officiers qui étaient chargés desurveiller la famille royale et lui dit :

« – Monsieur, vous n’aviez pas, sous mon aïeul, le grand roi, unancêtre qui servait comme capitaine des gardes ?

« – Oui, sire.

« – Eh bien, seriez-vous homme… seriez-vous homme…

« Il hésita. L’officier acheva la phrase.

« – À ne pas vous trahir ? Oh ! sire…

« – Alors, écoutez-moi.

« Le roi tira de sa poche un petit livre dont il arracha l’unedes dernières pages. Mais, se ravisant :

« – Non, il vaut mieux que je copie…

« Il prit une grande feuille de papier qu’il déchira de façon àne garder qu’un petit espace rectangulaire sur lequel il copia cinqlignes de points, de lignes et de chiffres que portait la pageimprimée. Puis ayant brûlé celle-ci, il plia en quatre la feuillemanuscrite, la cacheta de cire rouge et la donna.

« Monsieur, après ma mort, vous remettrez cela à la reine, etvous lui direz : « De la part du roi, Madame… pour votre Majesté etpour son fils… » Si elle ne comprend pas…

« – Si elle ne comprend pas ?…

« – Vous ajouterez « Il s’agit du secret de l’Aiguille. » Lareine comprendra.

« Ayant parlé, il jeta le livre parmi les braises quirougissaient dans l’âtre.

« Le 21 janvier, il montait sur l’échafaud.

« Il fallut deux mois à l’officier, par suite du transfert de lareine à la Conciergerie, pour accomplir la mission dont il étaitchargé. Enfin, à force d’intrigues sournoises, il réussit un jour àse trouver en présence de Marie-Antoinette. Il lui dit de manièrequ’elle pût tout juste entendre :

« – De la part du feu roi, Madame, pour Votre Majesté et sonfils.

« Et il lui offrit la lettre cachetée.

« Elle s’assura que les gardiens ne pouvaient la voir, brisa lescachets, sembla surprise à la vue de ces lignes indéchiffrables,puis, tout de suite, parut comprendre. Elle sourit amèrement, etl’officier perçut ces mots :

« – Pourquoi si tard ?

« Elle hésita. Où cacher ce document dangereux ? Enfin,elle ouvrit son livre d’heures et, dans une sorte de poche secrètepratiquée entre le cuir de reliure et le parchemin qui lerecouvrait, elle glissa la feuille de papier.

« – Pourquoi si tard ?… avait-elle dit.

« Il est probable, en effet, que ce document, s’il avait pu luiapporter le salut, arrivait trop tard, car, au mois d’octobresuivant, la reine Marie-Antoinette, à son tour, montait surl’échafaud.

« Or, cet officier, en feuilletant les papiers de sa famille,trouva la note manuscrite de son arrière-grand-père, le capitainedes gardes de Louis XIV. À partir de ce moment, il n’eut plusqu’une idée, c’est de consacrer ses loisirs à élucider cet étrangeproblème. Il lut tous les auteurs latins, parcourut toutes leschroniques de France et celles des pays voisins, s’introduisit dansles monastères, déchiffra les livres de comptes, les cartulaires,les traités, et il put ainsi retrouver certaines citations éparsesà travers les âges.

« Au livre III des Commentaires de César sur la guerredes Gaules, il est raconté qu’après la défaite de Viridovix par G.Titulius Sabinus, le chef des Calètes fut mené devant César et que,pour sa rançon, il dévoila le secret de l’Aiguille…

« Le traité de Saint-Clair-sur-Epte, entre Charles le Simple etRoll, chef des barbares du Nord, fait suivre le nom de Roll de tousses titres, parmi lesquels nous lisons maître du secret del’Aiguille.

« La chronique saxonne (édition de Gibson, page 134) parlant deGuillaume-à-la-grande-vigueur (Guillaume le Conquérant) raconte quela hampe de son étendard se terminait en pointe acérée et percéed’une fente à la façon d’une aiguille…

« Dans une phrase assez ambiguë de son interrogatoire, Jeanned’Arc avoue qu’elle a encore une chose secrète à dire au roi deFrance, à quoi ses juges répondent : « Oui, nous savons de quoi ilest question, et c’est pourquoi, Jeanne, vous périrez. »

« – Par la vertu de l’Aiguille, jure quelquefois le bon roiHenri IV.

« Auparavant, François Ier, haranguant les notables du Havre en1520, prononça cette phrase que nous transmet le journal d’unbourgeois d’Honfleur :

« Les rois de France portent des secrets qui règlent la conduitedes choses et le sort des villes.

« Toutes ces citations, Monsieur le Directeur, tous les récitsqui concernent le Masque de fer, le capitaine des gardes et sonarrière-petit-fils, je les ai retrouvés aujourd’hui dans unebrochure écrite précisément par cet arrière-petit-fils et publiéeen juin 1815, la veille ou le lendemain de Waterloo, c’est-à-direen une période de bouleversements où les révélations qu’ellecontenait devaient passer inaperçues.

« Que vaut cette brochure ? Rien, me direz-vous, et nous nedevons lui accorder aucune créance. C’est là ma premièreimpression ; mais quelle ne fut pas ma stupeur, en ouvrant lesCommentaires de César au chapitre indiqué, d’y découvrirla phrase relevée dans la brochure ! Même constatation en cequi concerne le traité de Saint-Clair-sur-Epte, la chroniquesaxonne, l’interrogatoire de Jeanne d’Arc, bref tout ce qu’il m’aété possible de vérifier jusqu’ici.

« Enfin, il est un fait plus précis encore que relate l’auteurde la brochure de 1815. Pendant la campagne de France, officier deNapoléon, il sonna un soir, son cheval ayant crevé, à la porte d’unchâteau où il fut reçu par un vieux chevalier de Saint-Louis. Et ilapprit coup sur coup en causant avec le vieillard que ce château,situé au bord de la Creuse, s’appelait le château de l’Aiguille,qu’il avait été construit et baptisé par Louis XIV, et que, sur sonordre exprès, il avait été orné de clochetons et d’une flèche quifigurait l’aiguille. Comme date il portait, il doit porter encore1680.

« 1680 ! Un an après la publication du livre etl’emprisonnement du Masque de fer. Tout s’expliquait : Louis XIV,prévoyant que le secret pouvait s’ébruiter, avait construit etbaptisé ce château pour offrir aux curieux une explicationnaturelle de l’antique mystère. L’Aiguille creuse ? Un châteauà clochetons pointus, situé au bord de la Creuse et appartenant auroi. Du coup on croyait connaître le mot de l’énigme et lesrecherches cessaient !

« Le calcul était juste, puisque, plus de deux siècles après, M.Beautrelet est tombé dans le piège. Et c’est là, Monsieur leDirecteur, que je voulais en venir en écrivant cette lettre. SiLupin sous le nom d’Anfredi a loué à M. Valméras le château del’Aiguille au bord de la Creuse, s’il a logé là ses deuxprisonniers, c’est qu’il admettait le succès des inévitablesrecherches de M. Beautrelet, et que, dans le but d’obtenir la paixqu’il avait demandée, il tendait précisément à M. Beautrelet ce quenous pouvons appeler le piège historique de Louis XIV.

« Et par là nous sommes amenés à ceci, conclusion irréfutable,c’est que lui, Lupin, avec ses seules lumières, sans connaîtred’autres faits que ceux que nous connaissons, est parvenu, par lesortilège d’un génie vraiment extraordinaire, à déchiffrerl’indéchiffrable document ; c’est que Lupin, dernier héritierdes rois de France, connaît le mystère royal de l’Aiguille creuse.»

Là se terminait l’article. Mais depuis quelques minutes, depuisle passage concernant le château de l’Aiguille, ce n’était plusBeautrelet qui en faisait la lecture. Comprenant sa défaite, écrasésous le poids de l’humiliation subie, il avait lâché le journal ets’était effondré sur sa chaise, le visage enfoui dans sesmains.

Haletante et secouée d’émotion par cette incroyable histoire, lafoule s’était rapprochée peu à peu et maintenant se pressait autourde lui. On attendait avec une angoisse frémissante les mots qu’ilallait répondre, les objections qu’il allait soulever.

Il ne bougea pas.

D’un geste doux, Valméras lui décroisa les mains et releva satête.

Isidore Beautrelet pleurait.

Chapitre 7Le Traité de l’Aiguille

Il est quatre heures du matin. Isidore n’est pas rentré aulycée. Il n’y rentrera pas avant la fin de la guerre sans merciqu’il a déclarée à Lupin. Cela, il se l’est juré tout bas, pendantque ses amis l’emportaient en voiture, tout défaillant et meurtri.Serment insensé ! Guerre absurde et illogique ! Quepeut-il faire, lui, enfant isolé et sans armes, contre ce phénomèned’énergie et de puissance ? Par où l’attaquer ? Il estinattaquable. Où le blesser ? Il est invulnérable. Oùl’atteindre ? Il est inaccessible.

Quatre heures du matin… Isidore a de nouveau acceptél’hospitalité de son camarade de Janson. Debout devant la cheminéede sa chambre, les coudes plantés droit sur le marbre, les deuxpoings au menton, il regarde son image que lui renvoie laglace.

Il ne pleure plus, il ne veut plus pleurer, ni se tordre sur sonlit, ni se désespérer, comme il le fait depuis deux heures. Il veutréfléchir, réfléchir et comprendre.

Et ses yeux ne quittent pas ses yeux dans le miroir, comme s’ilespérait doubler la force de sa pensée en contemplant son imagepensive, et trouver au fond de cet être-là l’insoluble solutionqu’il ne trouve pas en lui. Jusqu’à six heures il reste ainsi. Etc’est peu à peu que, dégagée de tous les détails qui la compliquentet l’obscurcissent, la question s’offre à son esprit toute sèche,toute nue, avec la rigueur d’une équation.

Oui, il s’est trompé. Oui, son interprétation du document estfausse. Le mot « aiguille » ne vise point le château des bords dela Creuse. Et, de même, le mot « demoiselles » ne peut pass’appliquer à Raymonde de Saint-Véran et à sa cousine, puisque letexte du document remonte à des siècles.

Donc tout et à refaire. Comment ?

Une seule base de documentation serait solide : le livre publiésous Louis XIV. Or, des cent exemplaires imprimés par celui quidevait être le Masque de fer, deux seulement échappèrent auxflammes. L’un fut dérobé par le capitaine des gardes et perdu.L’autre fut conservé par Louis XIV, transmis à Louis XV, et brûlépar Louis XVI. Mais il reste une copie de la page essentielle,celle qui contient la solution du problème, ou du moins la solutioncryptographique, celle qui fut portée à Marie-Antoinette et glisséepar elle sous la couverture de son livre d’heures.

Qu’est devenu ce papier ? Est-ce celui que Beautrelet atenu dans ses mains et que Lupin lui a fait reprendre par legreffier Brédoux ? Ou bien se trouve-t-il encore dans le livred’heures de Marie-Antoinette ?

Et la question revient à celle-ci : « Qu’est devenu le livred’heures de la reine ? »

Après avoir pris quelques instants de repos, Beautreletinterrogea le père de son ami, collectionneur émérite, appelésouvent comme expert à titre officieux, et que, récemment encore,le directeur d’un de nos musées consultait pour l’établissement deson catalogue.

– Le livre d’heures de Marie-Antoinette ? s’écria-t-il,mais il fut légué par la reine à sa femme de chambre, avec missionsecrète de le faire tenir au comte de Fersen. Pieusement conservédans la famille du comte, il se trouve depuis cinq ans dans unevitrine.

– Dans une vitrine ?

– Du musée Carnavalet, tout simplement.

– Et ce musée sera ouvert ?…

– D’ici vingt minutes.

À la minute précise où s’ouvrait la porte du vieil hôtel de Mmede Sévigné, Isidore sautait de voiture avec son ami.

– Tiens, monsieur Beautrelet !

Dix voix saluèrent son arrivée. À son grand étonnement, ilreconnut toute la troupe des reporters qui suivaient « l’Affaire del’Aiguille creuse ». Et l’un d’eux s’écria :

– C’est drôle, hein ! nous avons tous eu la même idée.Attention, Arsène Lupin est peut-être parmi nous.

Ils entrèrent ensemble. Le directeur, aussitôt prévenu, se mit àleur entière disposition, les mena devant la vitrine, et leurmontra un pauvre volume, sans le moindre ornement, et qui n’avaitcertes rien de royal. Un peu d’émotion tout de même les envahit àl’aspect de ce livre que la reine avait touché en des jours sitragiques, que ses yeux rougis de larmes avaient regardé… Et ilsn’osaient le prendre et le fouiller, comme s’ils avaient eul’impression d’un sacrilège…

– Voyons, monsieur Beautrelet, c’est une tâche qui vousincombe.

Il prit le livre d’un geste anxieux. La descriptioncorrespondait bien à celle que l’auteur de la brochure en avaitdonnée. D’abord une couverture de parchemin, parchemin sali,noirci, usé par places, et, au-dessous, la vraie reliure, en cuirrigide.

Avec quel frisson Beautrelet s’enquit de la pochedissimulée ! Était-ce une fable ? Ou bien retrouverait-ilencore le document écrit par Louis XVI, et légué par la reine à sonami fervent ?

À la première page, sur la partie supérieure du livre, pas decachette.

– Rien, murmura-t-il.

– Rien, redirent-ils en écho, palpitants.

Mais à la dernière page, ayant un peu forcé l’ouverture dulivre, il vit tout de suite que le parchemin se décollait de lareliure. Il glissa les doigts… Quelque chose, oui, il sentitquelque chose… un papier…

– Oh ! fit-il victorieusement, voilà… est-cepossible !

– Vite ! Vite ! lui cria-t-on.Qu’attendez-vous ?

Il tira une feuille, pliée en deux.

– Eh bien, lisez !… Il y a des mots à l’encre rouge… tenez…on dirait du sang… du sang tout pâle… lisez donc !

Il lut :

« À vous, Fersen. Pour mon fils, 16 octobre 1793…Marie-Antoinette. »

Et soudain, Beautrelet poussa une exclamation de stupeur. Sousla signature de la reine, il y avait… il y avait, à l’encre noire,deux mots soulignés d’un paraphe… deux mots : « Arsène Lupin ».

Tous, chacun à son tour, ils saisirent la feuille, et le mêmecri s’échappait aussitôt :

– Marie-Antoinette… Arsène Lupin.

Un silence les réunit. Cette double signature, ces deux nomsaccouplés, découverts au fond du livre d’heures, cette relique oùdormait, depuis plus d’un siècle, l’appel désespéré de la pauvrereine, cette date horrible, 16 octobre 1793, jour où tomba la têteroyale, tout cela était d’un tragique morne et déconcertant.

– Arsène Lupin, balbutia l’une des voix, soulignant ainsi cequ’il y avait d’effarant à voir ce nom diabolique au bas de lafeuille sacrée.

– Oui, Arsène Lupin, répéta Beautrelet. L’ami de la reine n’apas su comprendre l’appel désespéré de la mourante. Il a vécu avecle souvenir que lui avait envoyé celle qu’il aimait, et il n’a pasdeviné la raison de ce souvenir. Lupin a tout découvert, lui… et ila pris.

– Il a pris quoi ?

– Le document parbleu ! le document écrit par Louis XVI, etc’est cela que j’ai tenu entre mes mains. Même apparence, mêmeconfiguration, mêmes cachets rouges. Je comprends pourquoi Lupinn’a pas voulu me laisser un document dont je pouvais tirer partipar le seul examen du papier, des cachets, etc.

– Et alors ?

– Et alors, puisque le document dont je connais le texte estauthentique, puisque j’ai vu la trace des cachets rouges, puisqueMarie-Antoinette elle-même certifie, par ce mot de sa main, quetout le récit de la brochure reproduite par M. Massiban estauthentique, puisqu’il existe vraiment un problème historique del’Aiguille creuse, je suis sûr de réussir.

– Comment ? Authentique ou non, le document, si vous neparvenez pas à le déchiffrer, ne sert à rien puisque Louis XVI adétruit le livre qui en donnait l’explication.

– Oui, mais l’autre exemplaire, arraché aux flammes par lecapitaine des gardes du roi Louis XIV, n’a pas été détruit.

– Qu’en savez-vous ?

– Prouvez le contraire.

Beautrelet se tut, puis lentement, les yeux clos, comme s’ilcherchait à préciser et à résumer sa pensée, il prononça :

– Possesseur du secret, le capitaine des gardes commence par enlivrer des parcelles dans le journal que retrouve sonarrière-petit-fils. Puis le silence. Le mot de l’énigme, il ne ledonne pas. Pourquoi ? Parce que la tentation d’user du secrets’infiltre peu à peu en lui, et qu’il y succombe. La preuve ?Son assassinat. La preuve ? Le magnifique joyau découvert surlui et que, indubitablement, il avait tiré de tel trésor royal dontla cachette, inconnue de tous, constitue précisément le mystère del’Aiguille creuse. Lupin me l’a laissé entendre : Lupin ne mentaitpas.

– De sorte, Beautrelet, que vous concluez ?

Je conclus qu’il faut faire autour de cette histoire le plus depublicité possible, et qu’on sache par tous les journaux que nousrecherchons un livre intitulé le Traité de l’Aiguille.Peut-être le dénichera-t-on au fond de quelque bibliothèque deprovince.

Tout de suite la note fut rédigée, et tout de suite, sans mêmeattendre qu’elle pût produire un résultat, Beautrelet se mit àl’œuvre.

Un commencement de piste se présentait : l’assassinat avait eulieu aux environs de Gaillon. Le jour même il se rendit dans cetteville. Certes, il n’espérait point reconstituer un crime perpétrédeux cents ans auparavant. Mais, tout de même, il est certainsforfaits qui laissent des traces dans les souvenirs, dans lestraditions des pays.

Les chroniques locales les recueillent. Un jour, tel érudit deprovince, tel amateur de vieilles légendes, tel évocateur despetits incidents de la vie passée, en fait l’objet d’un article dejournal ou d’une communication à l’Académie de son chef-lieu.

Il en vit trois ou quatre de ces érudits. Avec l’un d’eux,surtout, un vieux notaire, il fureta, il compulsa les registres dela prison, les registres des anciens bailliages et des paroisses.Aucune notice ne faisait allusion à l’assassinat d’un capitaine desgardes, au XVIIe siècle.

Il ne se découragea pas et continua ses recherches à Paris oùpeut-être avait eu lieu l’instruction de l’affaire. Ses effortsn’aboutirent pas.

Mais l’idée d’une autre piste le lança dans une directionnouvelle. Était-il impossible de connaître le nom de ce capitainedes gardes dont le petit-fils émigra, et dont l’arrière-petit-filsservit les armées de la République, en fut détaché au Templependant la détention de la famille royale, servit Napoléon, et fitla campagne de France ?

À force de patience, il finit par établir une liste où deux nomstout au moins offraient une similitude presque complète M. deLarbeyrie, sous Louis XIV, le citoyen Larbrie, sous la Terreur.

C’était déjà un point important. Il le précisa par un entrefiletqu’il communiqua aux journaux, demandant si on pouvait lui fournirdes renseignements sur ce Larbeyrie ou sur ses descendants.

Ce fut M. Massiban, le Massiban de la brochure, le membre del’Institut, qui lui répondit.

« Monsieur,

« Je vous signale un passage de Voltaire, que j’ai relevé dansson manuscrit du Siècle de Louis XIV (chapitre XXV :Particularités et anecdotes du règne). Ce passage a été supprimédans les diverses éditions.

« J’ai entendu conter à feu M. de Caumartin, intendant desFinances et ami du ministre Chamillard, que le roi partit un jourprécipitamment dans son carrosse à la nouvelle que M. de Larbeyrieavait été assassiné et dépouillé de magnifiques bijoux. Il semblaitdans une émotion très grande et répétait : « Tout est perdu… toutest perdu… » L’année suivante, le fils de ce Larbeyrie et sa fille,qui avait épousé le marquis de Vélines, furent exilés dans leursterres de Provence et de Bretagne. Il ne faut pas douter qu’il yait là quelque particularité. »

« Il faut en douter d’autant moins, ajouterai-je, que M.Chamillard, d’après Voltaire, fut le dernier ministre qui eutl’étrange secret du Masque de fer.

« Vous voyez, monsieur, le profit que l’on peut tirer de cepassage, et le lien évident qui s’établit entre les deux aventures.Je n’ose, quant à moi, imaginer des hypothèses trop précises sur laconduite, sur les soupçons, sur les appréhensions de Louis XIV ences circonstances, mais n’est-il pas permis, d’autre part, puisqueM. de Larbeyrie a laissé un fils qui fut probablement le grand-pèredu citoyen-officier Larbrie, et une fille, n’est-il pas permis desupposer qu’une partie des papiers laissés par Larbeyrie ait échu àla fille, et que, parmi ces papiers, se trouvait le fameuxexemplaire que le capitaine des gardes sauva des flammes ?

« J’ai consulté l’Annuaire des Châteaux. Il y a aux environs deRennes un baron de Vélines. Serait-ce un descendant dumarquis ? À tout hasard, hier, j’ai écrit à ce baron pour luidemander s’il n’avait pas en sa possession un vieux petit livre,dont le titre mentionnerait ce mot de l’Aiguille. J’attends saréponse.

« J’aurais la plus grande satisfaction à parler de toutes ceschoses avec vous. Si cela ne vous dérange pas trop, venez me voir.Agréez, monsieur, etc.

« P.S. – Bien entendu, je ne communique pas aux journaux cespetites découvertes. Maintenant que vous approchez du but, ladiscrétion est de rigueur. »

C’était absolument l’avis de Beautrelet. Il alla même plus loin: deux journalistes le harcelant ce matin-là, il leur donna lesinformations les plus fantaisistes sur son état d’esprit et sur sesprojets.

L’après-midi il courut en hâte chez Massiban, qui habitait aunuméro 17 du quai Voltaire. À sa grande surprise, il apprit queMassiban venait de partir à l’improviste, lui laissant un mot aucas où il se présenterait. Isidore décacheta et lut :

« Je reçois une dépêche qui me donne quelque espérance. Jepars donc et coucherai à Rennes. Vous pourriez prendre le train dusoir et, sans vous arrêter à Rennes, continuer jusqu’à la petitestation de Vélines. Nous nous retrouverions au château, situé àquatre kilomètres de cette station. »

Le programme plut à Beautrelet et surtout l’idée qu’ilarriverait au château en même temps que Massiban, car il redoutaitquelque gaffe de la part de cet homme inexpérimenté. Il rentra chezson ami et passa le reste de la journée avec lui. Le soir ilprenait l’express de Bretagne. À six heures il débarquait àVélines. Il fit à pied, entre des bois touffus, les quatrekilomètres de route. De loin, il aperçut sur une hauteur un longmanoir, construction assez hybride, mêlée de Renaissance et deLouis-Philippe, mais ayant grand air tout de même avec ses quatretourelles et son pont-levis emmailloté de lierre.

Isidore sentait son cœur battre en approchant. Touchait-ilréellement au terme de sa course ? Le château contenait-il laclef du mystère ?

Il n’était pas sans crainte. Tout cela lui semblait trop beau,et il se demandait si, cette fois encore, il n’obéissait pas à unplan infernal, combiné par Lupin, si Massiban n’était pas, parexemple, un instrument entre les mains de son ennemi.

Il éclata de rire.

« Allons, je deviens comique. On croirait vraiment que Lupin estun monsieur infaillible qui prévoit tout, une sorte de Dieutout-puissant, contre lequel il n’y a rien à faire. Quediable ! Lupin se trompe, Lupin, lui aussi, est à la merci descirconstances, Lupin fait des fautes, et c’est justement grâce à lafaute qu’il a faite en perdant le document, que je commence àprendre barre sur lui. Tout découle de là. Et ses efforts, ensomme, ne servent qu’à réparer la faute commise. » Et joyeusement,plein de confiance, Beautrelet sonna.

– Monsieur désire ? dit un domestique apparaissant sur leseuil.

– Le baron de Vélines peut-il me recevoir ?

Et il tendit sa carte.

– Monsieur le baron n’est pas encore levé, mais si Monsieur veutl’attendre.

– Est-ce qu’il n’y a pas déjà quelqu’un qui l’a demandé, unmonsieur à barbe blanche, un peu voûté ? fit Beautrelet quiconnaissait Massiban par les photographies que les journaux avaientdonnées.

– Oui, ce monsieur est arrivé il y a dix minutes, je l’aiintroduit dans le parloir. Si Monsieur veut bien me suivreégalement.

L’entrevue de Massiban et de Beautrelet fut tout à faitcordiale. Isidore remercia le vieillard des renseignements depremier ordre qu’il lui devait, et Massiban lui exprima sonadmiration de la façon la plus chaleureuse. Puis ils échangèrentleurs impressions sur le document, sur les chances qu’ils avaientde découvrir le livre, et Massiban répéta ce qu’il avait appris,relativement à M. de Vélines. Le baron était un homme de soixanteans qui, veuf depuis de longues années, vivait très retiré avec safille, Gabrielle de Villemon, laquelle venait d’être cruellementfrappée par la perte de son mari et de son fils aîné, morts dessuites d’un accident d’auto.

– M. le baron fait prier ces messieurs de vouloir bienmonter.

Le domestique les conduisit au premier étage, dans une vastepièce aux murs nus, et simplement meublée de secrétaires, decasiers et de tables couvertes de papiers et de registres. Le baronles accueillit avec beaucoup d’affabilité et ce grand besoin deparler qu’ont souvent les personnes trop solitaires. Ils eurentbeaucoup de mal à exposer l’objet de leur visite.

– Ah oui, je sais, vous n’avez écrit à ce propos, monsieurMassiban. Il s’agit, n’est-ce pas, d’un livre où il est questiond’une Aiguille, et qui me viendrait d’un ancêtre ?

– En effet.

– Je vous dirai que mes ancêtres et moi nous sommes brouillés.On avait de drôles d’idées en ce temps-là. Moi, je suis de monépoque. J’ai rompu avec le passé.

– Oui, objecta Beautrelet, impatienté, mais n’avez-vous aucunsouvenir d’avoir vu ce livre ?

– Mais si ! je vois l’ai télégraphié, s’écria-t-il ens’adressant à Massiban, qui, agacé, allait et venait dans la pièceet regardait par les autres fenêtres, mais si !… ou du moinsil semblait à ma fille qu’elle avait vu ce titre parmi les quelquesmilliers de bouquins qui encombrent la bibliothèque. Car, pour moi,messieurs, la lecture… Je ne lis même pas les journaux… Ma fillequelquefois, et encore ! pourvu que son petit Georges, le filsqui lui reste, se porte bien ! et pourvu, moi, que mesfermages rentrent, que mes baux soient en règle !… Vous voyezmes registres… je vis là-dedans, messieurs… et j’avoue que j’ignoreabsolument le premier mot de cette histoire, dont vous m’avezentretenu par lettre, monsieur Massiban…

Isidore Beautrelet, horripilé par ce bavardage, l’interrompitbrusquement :

– Pardon, Monsieur, mais alors ce livre…

– Ma fille l’a cherché. Elle le cherche depuis hier.

– Eh bien ?

– Eh bien elle l’a retrouvé, elle l’a retrouvé il y a une heureou deux. Quand vous êtes arrivés…

– Et où est-il ?

– Où il est ? Mais elle l’a posé sur cette table… tenez…là-bas…

Isidore bondit. Au bout de la table, sur un fouillis depaperasses, il y avait un petit livre recouvert de maroquin rouge.Il y appliqua son poing violemment, comme s’il défendait quepersonne au monde y touchât… et un peu aussi comme si lui-mêmen’osait le prendre.

– Eh bien, s’écria Massiban, tout ému.

– Je l’ai… le voilà… maintenant, ça y est…

– Mais le titre… êtes-vous sûr !

– Eh parbleu ! tenez.

Il montra les lettres d’or gravées dans le maroquin « Le mystèrede l’Aiguille creuse ».

– Êtes-vous convaincu ? Sommes-nous enfin les maîtres dusecret ?

– La première page… Qu’y a-t-il en première page ?

– Lisez : « Toute la vérité dénoncée pour la première fois.– Cent exemplaires imprimés par moi-même et pour l’instruction dela Cour. »

– C’est cela, c’est cela, murmura Massiban, la voix altérée,c’est l’exemplaire arraché aux flammes C’est le livre même queLouis XIV a condamné.

Ils le feuilletèrent. La première moitié racontait lesexplications données par le capitaine de Larbeyrie dans sonjournal.

– Passons, passons, dit Beautrelet qui avait hâte d’arriver à lasolution.

– Comment, passons ! Mais pas du tout. Nous savons déjà quel’homme au Masque de fer fut emprisonné parce qu’il connaissait etvoulait divulguer le secret de la maison royale de France !Mais comment le connaissait-il ? Et pourquoi voulait-il ledivulguer ? Enfin, quel est cet étrange personnage ? Undemi-frère de Louis XIV, comme l’a prétendu Voltaire, ou leministre italien Mattioli, comme l’affirme la critiquemoderne ? Bigre ! ce sont là des questions d’un intérêtprimordial !

– Plus tard ! plus tard ! protesta Beautrelet, commes’il avait peur que le livre ne s’envolât de ses mains avant qu’ilne connût l’énigme.

– Mais, objecta Massiban, que passionnaient ces détailshistoriques, nous avons le temps, après… Voyons d’abordl’explication.

Soudain Beautrelet s’interrompit. Le document ! Au milieud’une page, à gauche, ses yeux voyaient les cinq lignesmystérieuses de points et de chiffres. D’un regard il constata quele texte était identique à celui qu’il avait tant étudié. Mêmedisposition des signes… mêmes intervalles permettant d’isoler lemot « demoiselles » et de déterminer séparément l’un de l’autre lesdeux termes de l’Aiguille creuse.

Une petite note précédait : « Tous les renseignementsnécessaires ont été réduits par le roi Louis XIII, paraît-il, en unpetit tableau que je transcris ci-dessous. »

Suivait le tableau. Puis venait l’explication même dudocument.

Beautrelet lut d’une voix entrecoupée :

« Comme on voit, ce tableau, alors même qu’on a changé leschiffres en voyelles, n’apporte aucune lumière. On peut dire quepour déchiffrer cette énigme, il faut d’abord la connaître. C’esttout au plus un fil qui est donné à ceux qui savent les sentiers dulabyrinthe. Prenons ce fil et marchons, je vous guiderai.

« La quatrième ligne d’abord. La quatrième ligne contientles mesures et les indications. En se conformant aux indications eten relevant les mesures inscrites, on arrive inévitablement au but,à condition, bien entendu, de savoir où l’on est et où l’on va, enun mot d’être éclairé sur le sens réel de l’Aiguille creuse. C’estce que l’on peut apprendre par les trois premières lignes. Lapremière est ainsi conçue de me venger du roi, je l’avais prévenud’ailleurs… »

Beautrelet s’arrêta, interloqué.

– Quoi ? Qu’y a-t-il ? fit Massiban.

– Le sens n’y est plus.

– En effet, reprit Massiban. « La première est ainsi conçuede me venger du roi… » Qu’est-ce que cela veut dire ?

– Nom de nom ! hurla Beautrelet.

– Eh bien ?

– Déchirées ! Deux pages ! les pages suivantes !…Regardez les traces !…

Il tremblait, tout secoué de rage et de déception. Massiban sepencha :

– C’est vrai… il reste les brides de deux pages, comme desonglets. Les traces semblent assez fraîches. Ça n’a pas été coupé,mais arraché… arraché violemment… Tenez, toutes les pages de la finportent des marques de froissement.

– Mais qui ? qui ? gémissait Isidore, en se tordantles poings… un domestique ? un complice ?

– Cela peut remonter tout de même à quelques mois, observaMassiban.

– Quand même… il faut que quelqu’un ait déniché, ait pris celivre… Voyons, vous, Monsieur, s’écria Beautrelet, apostrophant lebaron, vous ne savez rien ?… vous ne soupçonnezpersonne ?

– Nous pourrions interroger ma fille.

– Oui… oui… c’est cela… peut-être saura-t-elle…

M. de Vélines sonna son valet de chambre. Quelques minutesaprès, Mme de Villemon entrait. C’était une femme jeune, à laphysionomie douloureuse et résignée. Tout de suite, Beautrelet luidemanda :

– Vous avez trouvé ce livre en haut, Madame, dans labibliothèque ?

– Oui, dans un paquet de volumes, qui n’était pas déficelé.

– Et vous l’avez lu ?

– Oui, hier soir.

– Quand vous l’avez lu, les deux pages qui sont làmanquaient-elles ? Rappelez-vous bien, les deux pages quisuivent ce tableau de chiffres et de points ?

– Mais non, mais non, dit-elle très étonnée, il ne manquaitaucune page.

– Cependant, on a déchiré…

– Mais le livre n’a pas quitté ma chambre cette nuit.

– Ce matin ?

– Ce matin, je l’ai descendu moi-même ici quand on a annoncél’arrivée de M. Massiban.

– Alors ?

– Alors, je ne comprends pas… à moins que… mais non…

– Quoi ?

– Georges… mon fils… ce matin… Georges a joué avec ce livre.

Elle sortit précipitamment, accompagnée de Beautrelet, deMassiban et du baron. L’enfant n’était pas dans sa chambre. On lechercha de tous côtés. Enfin, on le trouva qui jouait derrière lechâteau. Mais ces trois personnes semblaient si agitées, et on luidemandait des comptes avec tant d’autorité, qu’il se mit à pousserdes hurlements. Tout le monde courait a droite, a gauche. Onquestionnait les domestiques. C’était un tumulte indescriptible. EtBeautrelet avait l’impression effroyable que la vérité se retiraitde lui comme de l’eau qui filtre à travers les doigts. Il fit uneffort pour se ressaisir, prit le bras de Mme de Villemon, et,suivi du baron et de Massiban, il la ramena dans le salon et luidit :

– Le livre est incomplet, soit, deux pages sont arrachées… maisvous les avez lues, n’est-ce pas, Madame ?

– Oui.

– Vous savez ce qu’elles contenaient ?

– Oui.

– Vous pourriez nous le répéter ?

– Parfaitement. J’ai lu tout le livre avec beaucoup decuriosité, mais ces deux pages surtout m’ont frappée, étant donnél’intérêt des révélations, un intérêt considérable.

– Eh bien, parlez, Madame, parlez, je vous en supplie. Cesrévélations sont d’une importance exceptionnelle. Parlez, je vousen prie, les minutes perdues ne se retrouvent pas. L’Aiguillecreuse…

– Oh ! c’est bien simple, l’Aiguille creuse veut dire…

À ce moment un domestique entra.

– Une lettre pour Madame…

– Tiens… mais le facteur est passé.

– C’est un gamin qui me l’a remise.

Mme de Villemon décacheta, lut, et porta la main à son cœur,toute prête à tomber, soudain livide et terrifiée.

Le papier avait glissé à terre. Beautrelet le ramassa et, sansmême s’excuser, il lut à son tour :

« Taisez-vous… sinon votre fils ne se réveillera pas…»

– Mon fils… mon fils… bégayait-elle, si faible qu’elle nepouvait même pas aller au secours de celui qu’on menaçait.

Beautrelet la rassura. :

– Ce n’est pas sérieux… il y a là une plaisanterie… voyons, quiaurait intérêt ?

– À moins, insinua Massiban, que ce soit Arsène Lupin.

Beautrelet lui fit signe de se taire. Il le savait bien,parbleu, que l’ennemi était là, de nouveau, attentif et résolu àtout, et c’est pourquoi justement il voulait arracher à Mme deVillemon les mots suprêmes, si longtemps attendus, et les arrachersur-le-champ, à la minute même.

– Je vous en supplie, Madame, remettez-vous… Nous sommes touslà… Il n’y a aucun péril…

Allait-elle parler ? Il le crut, il l’espéra. Elle balbutiaquelques syllabes. Mais la porte s’ouvrit encore. La bonne, cettefois, entra. Elle semblait bouleversée.

– M. Georges… Madame… M. Georges.

D’un coup, la mère retrouva toutes ses forces. Plus vite quetous, et poussée par un instinct qui ne trompait pas, elledégringola les marches de l’escalier, traversa le vestibule etcourut vers la terrasse. Là, sur un fauteuil, le petit Georgesétait étendu, immobile.

– Eh bien quoi ! il dort !…

– Il s’est endormi subitement, Madame, dit la bonne. J’ai voulul’en empêcher, le porter dans sa chambre. Il dormait déjà, et sesmains… ses mains étaient froides.

– Froides ! balbutia la mère… oui, c’est vrai… ah !mon Dieu, mon Dieu… pourvu qu’il se réveille !

Beautrelet glissa ses doigts dans une de ses poches, saisit lacrosse de son revolver, de l’index agrippa la gâchette sortitbrusquement l’arme, et fit feu sur Massiban.

D’avance, pour ainsi dire, comme s’il épiait les gestes du jeunehomme, Massiban avait esquivé le coup. Mais déjà Beautrelet s’étaitélancé sur lui en criant aux domestiques :

– À moi ! c’est Lupin !…

Sous la violence du choc, Massiban fut renversé sur un desfauteuils d’osier.

Au bout de sept ou huit secondes, il se releva, laissantBeautrelet étourdi, suffoquant et tenant dans ses mains le revolverdu jeune homme.

– Bien… parfait… ne bouge pas… t’en as pour deux ou troisminutes… pas davantage… Mais vrai, t’as mis le temps à mereconnaître. Faut-il que je lui aie bien pris sa tête, auMassiban ?…

Il se redressa, et d’aplomb maintenant sur ses jambes, le torsesolide, l’attitude redoutable, il ricana en regardant les troisdomestiques pétrifiés et le baron ahuri.

– Isidore, t’as fait une boulette. Si tu ne leur avais pas ditque j’étais Lupin, ils me sautaient dessus. Et des gaillards commeceux-là, bigre, que serais-je devenu, mon Dieu ! Un contrequatre !

Il s’approcha d’eux :

– Allons, mes enfants, n’ayez pas peur… je ne vous ferai pas debobo… tenez, voulez-vous un bout de sucre d’orge ? Ça vousremontera. Ah ! toi, par exemple, tu vas me rendre mon billetde cent francs. Oui, oui, je te reconnais. C’est toi que j’ai payétout à l’heure pour porter la lettre à ta maîtresse… Allons, vite,mauvais serviteur…

Il prit le billet bleu que lui tendit le domestique et ledéchira en petits morceaux.

– L’argent de la trahison… ça me brûle les doigts.

Il enleva son chapeau et s’inclinant très bas devant Mme deVillemon :

– Me pardonnez-vous, Madame ? Les hasards de la vie – de lamienne surtout – obligent souvent à des cruautés dont je suis lepremier à rougir. Mais soyez sans crainte pour votre fils, c’estune simple piqûre, une petite piqûre au bras que je lui ai faite,pendant qu’on l’interrogeait. Dans une heure, tout au plus, il n’yparaîtra pas… Encore une fois, toutes mes excuses. Mais j’ai besoinde votre silence.

Il salua de nouveau, remercia M. de Vélines de son aimablehospitalité, prit sa canne, alluma une cigarette, en offrit une aubaron, donna un coup de chapeau circulaire, cria d’un petit tonprotecteur à Beautrelet : « Adieu, Bébé ! » et s’en allatranquillement en lançant des bouffées de cigarette dans le nez desdomestiques…

Beautrelet attendit quelques minutes. Mme de Villemon, pluscalme, veillait son fils. Il s’avança vers elle dans le but de luiadresser un dernier appel. Leurs yeux se croisèrent. Il ne ditrien. Il avait compris que jamais, maintenant, quoi qu’il arrivât,elle ne parlerait. Là encore, dans ce cerveau de mère, le secret del’Aiguille creuse était enseveli aussi profondément que dans lesténèbres du passé.

Alors il renonça et partit.

Il était dix heures et demie. Il y avait un train à onze heurescinquante. Lentement il suivit l’allée du parc et s’engagea sur lechemin qui le menait à la gare.

– Eh bien, qu’en dis-tu, de celle-là ?

C’était Massiban, ou plutôt Lupin, qui surgissait du boiscontigu à la route.

– Est-ce bien combiné ? Est-ce que ton vieux camarade saitdanser sur la corde raide ? Je suis sûr que t’en reviens pas,hein ? et que tu te demandes si le nommé Massiban, membre del’Académie des Inscriptions et Belles-Lettres, a jamaisexisté ? Mais oui, il existe. On te le fera voir même, si t’essage. Mais d’abord, que je te rende ton revolver… Tu regardes s’ilest chargé ? Parfaitement, mon petit. Cinq balles qui restent,dont une seule suffirait à m’envoyer ad patres… Eh bien,tu le mets dans ta poche ?… À la bonne heure… J’aime mieux çaque ce que tu as fait là-bas… Vilain ton petit geste ! Mais,quoi, on est jeune, on s’aperçoit tout à coup, – un éclair ! –qu’on a été roulé une fois de plus par ce sacré Lupin, et qu’il estlà devant vous à trois pas… pfffft, on tire… Je ne t’en veux pas,va… La preuve c’est que je t’invite à prendre place dans ma centchevaux. Ça colle ?

Il mit ses doigts dans sa bouche et siffla.

Le contraste était délicieux entre l’apparence vénérable duvieux Massiban, et la gaminerie de gestes et d’accent que Lupinaffectait, Beautrelet ne put s’empêcher de rire.

– Il a ri ! il a ri ! s’écria Lupin en sautant dejoie. Vois-tu, ce qui te manque, bébé, c’est le sourire… tu es unpeu grave pour ton âge… Tu es très sympathique, tu as un grandcharme de naïveté et de simplicité… mais vrai, t’as pas lesourire.

Il se planta devant lui.

– Tiens, j’parie que je vais te faire pleurer. Sais-tu commentj’ai suivi ton enquête ? comment j’ai connu la lettre queMassiban t’a écrite et le rendez-vous qu’il avait pris pour cematin au château de Vélines ? Par les bavardages de ton ami,celui chez qui tu habites… Tu te confies à cet imbécile-là, et iln’a rien de plus pressé que de tout confier à sa petite amie… Et sapetite amie n’a pas de secrets pour Lupin. Qu’est-ce que je tedisais ? Te voilà tout chose… Tes yeux se mouillent… l’amitiétrahie, hein ? ça te chagrine… Tiens, tu es délicieux, monpetit… Pour un rien je t’embrasserais… tu as toujours des regardsétonnés qui me vont droit au cœur… Je me rappellerai toujours,l’autre soir, à Gaillon, quand tu m’as consulté… Mais oui, c’étaitmoi, le vieux notaire… Mais ris donc, gosse… Vrai, je te répète,t’as pas le sourire. Tiens, tu manques… comment dirais-je ? tumanques de « primesaut ». Moi, j’ai le « primesaut ».

On entendait le halètement d’un moteur tout proche. Lupin saisitbrusquement le bras de Beautrelet et, d’un ton froid, les yeux dansles yeux :

– Tu vas te tenir tranquille maintenant, hein ? tu voisbien qu’il n’y a rien à faire. Alors à quoi bon user tes forces etperdre ton temps ? Il y a assez de bandits dans le monde…Cours après, et lâche-moi… sinon… C’est convenu, n’est-cepas ?

Il le secouait pour lui imposer sa volonté. Puis il ricana :

Imbécile que je suis ! Toi me ficher la paix ? T’espas de ceux qui flanchent… Ah je ne sais pas ce qui me retient… Endeux temps et trois mouvements, tu serais ficelé, bâillonné… etdans deux heures, à l’ombre pour quelques mois… Et je pourrais metourner les pouces en toute sécurité, me retirer dans la paisibleretraite que m’ont préparée mes aïeux, les rois de France, et jouirdes trésors qu’ils ont eu la gentillesse d’accumuler pour moi… Maisnon, il est dit que je ferai la gaffe jusqu’au bout… Qu’est-ce quetu veux ? on a ses faiblesses… Et j’en ai une pour toi… Etpuis quoi, c’est pas encore fait. D’ici à ce que tu aies mis ledoigt dans le creux de l’Aiguille, il passera de l’eau sous lepont… Que diable ! Il m’a fallu dix jours à moi, Lupin. Il tefaudra bien dix ans. Il y a de l’espace, tout de même, entre nousdeux.

L’automobile arrivait, une immense voiture à carrosserie fermée.Il ouvrit la portière, Beautrelet poussa un cri. Dans la limousineil y avait un homme et cet homme c’était Lupin ou plutôtMassiban.

Il éclata de rire, comprenant soudain.

Lupin lui dit :

– Te retiens pas, il dort bien. Je t’avais promis que tu leverrais. Tu t’expliques maintenant les choses ? Vers minuit,je savais votre rendez-vous au château. À sept heures du matin,j’étais là. Quand Massiban est passé, je n’ai eu qu’à le cueillir…Et puis, une petite piqûre… ça y était ! Dors, mon bonhomme…On va te déposer sur le talus… En plein soleil, pour n’avoir pasfroid… Allons-y… bien… parfait… À merveille… Et notre chapeau à lamain !.. un p’tit sou, s’il vous plaît… Ah ! mon vieuxMassiban, tu t’occupes de Lupin !

C’était vraiment d’une bouffonnerie énorme que de voir l’un enface de l’autre les deux Massiban, l’un endormi et branlant latête, l’autre sérieux, plein d’attentions et de respect.

– Ayez pitié d’un pauvre aveugle… Tiens, Massiban, voilà deuxsous et ma carte de visite…

– Et maintenant, les enfants, filons en quatrième vitesse… Tuentends, le mécano, du 120 à l’heure. En voiture, Isidore… Il y aséance plénière de l’Institut aujourd’hui, et Massiban doit lire, àtrois heures et demie, un petit mémoire sur je ne sais pas quoi. Ehbien, il le leur lira, son petit mémoire. Je vais leur servir unMassiban complet, plus vrai que le vrai, avec mes idées à moi surles inscriptions lacustres. Pour une fois où je suis de l’Institut.Plus vite, mécano, nous ne faisons que du 115… T’as peur, t’oubliedonc que t’es avec Lupin ?… Ah ! Isidore, et l’on osedire que la vie est monotone, mais la vie est une chose adorable,mon petit, seulement, il faut savoir… et moi, je sais… Si tu croisque c’était pas à crever de joie tout à l’heure, au château, quandtu bavardais avec le vieux Vélines et que moi, collé contre lafenêtre, je déchirais les pages du livre historique ! Etaprès, quand t’interrogeais la dame de Villemon sur l’Aiguillecreuse ! Allait-elle parler ? Oui, elle parlerait… non,elle ne parlerait pas… oui… non… J’en avais la chair de poule… Sielle parlait, c’était ma vie à refaire, tout l’échafaudage détruit…Le domestique arriverait-il à temps ? Oui… non… le voilà… MaisBeautrelet va me démasquer ? Jamais ! trop gourde !Si… non… voilà, ça y est… non, ça y est pas… si… il me reluque… çay est… il va prendre son revolver… Ah ! quelle volupté !…Isidore, tu parles trop… Dormons, veux-tu ? Moi, je tombe desommeil… bonsoir…

Beautrelet le regarda. Il semblait presque dormir déjà. Ildormait.

L’automobile, lancée à travers l’espace, se ruait vers unhorizon sans cesse atteint et toujours fuyant. Il n’y avait plus nivilles, ni villages, ni champs, ni forêts, rien que de l’espace, del’espace dévoré, englouti. Longtemps Beautrelet regarda soncompagnon de voyage avec une curiosité ardente, et aussi avec ledésir de pénétrer, à travers le masque qui la couvrait, jusqu’à saréelle physionomie. Et il songeait aux circonstances qui lesenfermaient ainsi l’un près de l’autre dans l’intimité de cetteautomobile.

Mais, après les émotions et les déceptions de cette matinée,fatigué à son tour, il s’endormit.

Quand il se réveilla, Lupin lisait. Beautrelet se pencha pourvoir le titre du livre. C’était Les Lettres à Lucilius, deSénèque le philosophe.

Chapitre 8De César à Lupin

« Que diable ! Il m’a fallu dix jours, à moi Lupin… ilte faudra bien dix ans ! »

Cette phrase, prononcée par Lupin au sortir du château deVélines, eut une influence considérable sur la conduite deBeautrelet. Très calme au fond et toujours maître de lui, Lupinavait néanmoins de ces moments d’exaltation, de ces expansions unpeu romantiques, théâtrales à la fois et bon enfant, où il luiéchappait certains aveux, certaines paroles dont un garçon commeBeautrelet pouvait tirer profit.

À tort ou à raison, Beautrelet croyait voir dans cette phrase unde ces aveux involontaires. Il était en droit de conclure que, siLupin mettait en parallèle ses efforts et les siens dans lapoursuite de la vérité sur l’Aiguille creuse, c’est que tous deuxpossédaient des moyens identiques pour arriver au but, c’est quelui, Lupin, n’avait pas eu des éléments de réussite différents deceux que possédait son adversaire. Les chances étaient les mêmes.Or, avec ces mêmes chances, avec ces mêmes éléments de réussite, ilavait suffi à Lupin de dix jours. Quels étaient ces éléments, cesmoyens et ces chances ? Cela se réduisait en définitive à laconnaissance de la brochure publiée en 1815, brochure que Lupinavait sans doute, comme Massiban, trouvée par hasard, et grâce àlaquelle il était arrivé à découvrir, dans le missel deMarie-Antoinette, l’indispensable document. Donc, la brochure et ledocument, voilà les deux seules bases sur lesquelles Lupin s’étaitappuyé. Avec cela, il avait reconstruit tout l’édifice. Pas desecours étrangers. L’étude de la brochure et l’étude du document,un point, c’est tout.

Eh bien ! Beautrelet ne pouvait-il se cantonner sur le mêmeterrain ? À quoi bon une lutte impossible ? À quoi bonces vaines enquêtes où il était sûr, si tant est qu’il évitât lesembûches multipliées sous ses pas, de parvenir, en fin de compte,au plus pitoyable des résultats ?

Sa décision fut nette et immédiate, et, tout en s’y conformant,il avait l’intuition heureuse qu’il était sur la bonne voie. Toutd’abord il quitta sans inutiles récriminations son camarade deJanson-de-Sailly, et, prenant sa valise, il alla s’installer aprèsbeaucoup de tours et de détours dans un petit hôtel situé au centremême de Paris. De cet hôtel il ne sortit point pendant des journéesentières. Tout au plus mangeait-il à la table d’hôte. Le reste dutemps, enfermé à clef, les rideaux de la chambre hermétiquementclos, il songeait.

« Dix jours », avait dit Arsène Lupin. Beautrelet s’efforçantd’oublier tout ce qu’il avait fait et de ne se rappeler que leséléments de la brochure et du document, ambitionnait ardemment derester dans les limites de ces dix jours. Le dixième cependantpassa, et le onzième et le douzième, mais le treizième jour unelueur se fit en son cerveau, et très vite, avec la rapiditédéconcertante de ces idées qui se développent en nous comme desplantes miraculeuses, la vérité surgit, s’épanouit, se fortifia. Lesoir de ce treizième jour, il ne savait certes pas le mot duproblème, mais il connaissait en toute certitude une des méthodesqui pouvaient en provoquer la découverte, la méthode féconde queLupin sans aucun doute avait utilisée.

Méthode fort simple et qui découlait de cette unique question :existe-t-il un lien entre tous les événements historiques, plus oumoins importants, auxquels la brochure rattache le mystère del’Aiguille creuse ?

La diversité des événements rendait la réponse difficile.Cependant, de l’examen approfondi auquel se livra Beautrelet, ilfinit par se dégager un caractère essentiel à tous ces événements.Tous, sans exception, se passaient dans les limites de l’ancienneNeustrie, lesquelles correspondent à peu près à l’actuelleNormandie. Tous les héros de la fantastique aventure sont Normands,ou le deviennent, ou agissent en pays normand.

Quelle passionnante chevauchée à travers les âges Quel émouvantspectacle que celui que tous, ces barons, ducs et rois, partant depoints si opposés et se donnant rendez-vous en ce coin dumonde !

Au hasard, Beautrelet feuilleta l’histoire. C’est Roll, ouRollon, premier duc normand, qui est maître du secret del’Aiguille après le traité de SaintClair-sur-Epte !

C’est Guillaume le Conquérant, duc de Normandie, roid’Angleterre, dont l’étendard est percé à la façon d’uneaiguille !

C’est à Rouen que les Anglais brûlent Jeanne d’Arc,maîtresse du secret !

Et tout à l’origine de l’aventure, qu’est-ce que ce chef desCalètes qui paye sa rançon à César avec le secret de l’Aiguille,sinon le chef des hommes du pays de Caux, du pays de Caux situé aucour même de la Normandie ?

L’hypothèse se précise. Le champ se rétrécit. Rouen, les rivesde la Seine, le pays de Caux… il semble vraiment que toutes lesroutes convergent de ce côté. Si l’on cite plus particulièrementdeux rois de France, maintenant que le secret, perdu pour les ducsde Normandie et pour leurs héritiers les rois d’Angleterre, estdevenu le secret royal de la France, c’est Henri IV, Henri IV quifit le siège de Rouen et gagna la bataille d’Arques, aux portes deDieppe. Et c’est François Ier, qui fonda Le Havre et prononça cettephrase révélatrice : « Les rois de France portent des secrets quirèglent souvent le sort des villes ! » Rouen, Dieppe, LeHavre… les trois sommets du triangle, les trois grandes villes quioccupent les trois pointes. Au centre, le pays de Caux.

Le XVIIe siècle arrive. Louis XIV brûle le livre où l’inconnurévèle la vérité. Le capitaine de Larbeyrie s’empare d’unexemplaire, profite du secret qu’il a violé, dérobe un certainnombre de bijoux et, surpris par des voleurs de grand chemin, meurtassassiné. Or, quel est le lieu où se produit le guet-apens ?Gaillon ! Gaillon, petite ville située sur la route qui mènedu Havre, de Rouen ou de Dieppe à Paris.

Un an après, Louis XIV achète un domaine et construit le châteaude l’Aiguille. Quel emplacement choisit-il ? Le centre de laFrance. De la sorte les curieux sont dépistés. On ne cherche pas enNormandie.

Rouen… Dieppe… Le Havre… Le triangle cauchois… Tout est là… D’uncôté la mer. D’un autre la Seine. D’un autre, les deux vallées quiconduisent de Rouen à Dieppe.

Un éclair illumina l’esprit de Beautrelet. Cet espace deterrain, cette contrée des hauts plateaux qui vont des falaises dela Seine aux falaises de la Manche, c’était toujours, presquetoujours là, le champ même d’opérations où évoluait Lupin.

Depuis dix ans, c’était précisément cette région qu’il mettaiten coupe réglée, comme s’il avait eu son repaire au centre même dupays où se rattachait le plus étroitement la légende de l’Aiguillecreuse.

L’affaire du baron de Cahorn[4] ? Surles bords de la Seine, entre Rouen et Le Havre. L’affaire deTibermesnil[5] ? À l’autre extrémité du plateau,entre Rouen et Dieppe. Les cambriolages de Gruchet, de Montigny, deCrasville ? En plein pays de Caux. Où Lupin se rendait-ilquand il fut attaqué et ligoté dans son compartiment par PierreOnfrey, l’assassin de la rue Lafontaine[6] ? ÀRouen. Où Herlock Sholmès, prisonnier de Lupin, fut-ilembarqué[7] ? Près du Havre.

Et tout le drame actuel, quel en fut le théâtre ?Ambrumésy, sur la route du Havre à Dieppe.

Rouen, Dieppe, Le Havre, toujours le triangle cauchois.

Donc, quelques années auparavant, Arsène Lupin, possesseur de labrochure et connaissant la cachette où Marie-Antoinette avaitdissimulé le document, Arsène Lupin finissait par mettre la mainsur le fameux livre d’heures. Possesseur du document, il partait encampagne, trouvait, et s’établissait là, en paysconquis.

Beautrelet partit en campagne.

Il partit avec une véritable émotion, en songeant à ce mêmevoyage que Lupin avait effectué, à ces mêmes espoirs dont il avaitdû palpiter quand il s’en allait ainsi à la découverte duformidable secret qui devait l’armer d’une telle puissance. Sesefforts à lui, Beautrelet, auraient-ils le même résultatvictorieux ?

Il quitta Rouen de bonne heure, à pied, la figure trèsmaquillée, et son sac au bout d’un bâton, sur le dos, comme unapprenti qui fait son tour de France.

Il alla droit à Duclair où il déjeuna. Au sortir de ce bourg, ilsuivit la Seine et ne la quitta pour ainsi dire plus. Son instinct,renforcé, d’ailleurs, par bien des présomptions, le ramenaittoujours aux rives sinueuses du beau fleuve. Le château de Cahorncambriolé, c’est par la Seine que filent les collections. LaChapelle-Dieu enlevée, c’est vers la Seine que sont convoyées lesvieilles pierres sculptées. Il imaginait comme une flottille depéniches faisant le service régulier de Rouen au Havre et drainantles œuvres d’art et les richesses d’une contrée pour les expédierde là vers le pays des milliardaires.

– Je brûle… Je brûle !… murmurait le jeune homme, toutpantelant sous les coups de la vérité qui le heurtait par grandschocs successifs.

L’échec des premiers jours ne le découragea point. Il avait unefoi profonde, inébranlable dans la justesse de l’hypothèse qui ledirigeait. Hardie, excessive, n’importe ! elle était digne del’ennemi poursuivi. L’hypothèse valait la réalité prodigieuse quiavait nom Lupin. Avec cet homme-là, devait-on chercher en dehors del’énorme, de l’exagéré, du surhumain ? Jumièges, LaMailleraye, Saint-Wandrille, Caudebec, Tancarville, Quillebeuf,localités toutes pleines de son souvenir ! Que de fois ilavait dû contempler la gloire de leurs clochers gothiques ou lasplendeur de leurs vastes ruines !

Mais Le Havre, les environs du Havre attiraient Isidore commeles feux d’un phare.

« Les rois de France portent des secrets qui règlent souventle sort des villes. »

Paroles obscures et tout à coup, pour Beautrelet, rayonnantes declarté ! N’était-ce pas l’exacte déclaration des motifs quiavait décidé François Ier à créer une ville à cet endroit, et lesort du Havre de Grâce n’était-il pas lié au secret même del’Aiguille ?

– C’est cela… c’est cela… balbutia Beautrelet avec ivresse… Levieil estuaire normand, l’un des points essentiels, l’un des noyauxprimitifs autour desquels s’est formée la nationalité française, levieil estuaire se complète par ces deux forces, l’une en pleinciel, vivante, connue, port nouveau qui commande l’Océan et quis’ouvre sur le monde ; l’autre ténébreuse, ignorée et d’autantplus inquiétante qu’elle est invisible et impalpable. Tout un côtéde l’histoire de France et de la maison royale s’explique parl’Aiguille, de même que toute l’histoire de Lupin. Les mêmesressources d’énergie et de pouvoir alimentent et renouvellent lafortune des rois et celle de l’aventurier.

De bourgade en bourgade, du fleuve à la mer, Beautrelet fureta,le nez au vent, l’oreille aux écoutes et tâchant d’arracher auxchoses mêmes leur signification profonde. Était-ce ce coteau qu’ilfallait interroger ? Cette forêt ? Les maisons de cevillage ? Était-ce parmi les paroles insignifiantes de cepaysan qu’il récolterait le petit mot révélateur ?

Un marin, il déjeunait dans une auberge, en vue d’Honfleur,antique cité de l’estuaire. En face de lui, mangeait un de cesmaquignons normands, rouges et lourds, qui font les foires de larégion, le fouet à la main, une longue blouse sur le dos. Au boutd’un instant, il parut à Beautrelet que cet homme le regardait avecune certaine attention, comme s’il le connaissait ou du moins commes’il cherchait à le reconnaître.

« Bah ! pensa-t-il, je me trompe, je n’ai jamais vu cemarchand de chevaux et il ne m’a jamais vu. »

En effet, l’homme sembla ne plus s’occuper de lui. Il alluma sapipe, demanda du café et du cognac, fuma et but. Son repas achevé,Beautrelet paya et se leva. Un groupe d’individus entrant au momentoù il allait sortir, il dut rester debout quelques secondes auprèsde la table où le maquignon était assis, et il l’entendit quidisait à voix basse :

– Bonjour, monsieur Beautrelet.

Isidore n’hésita pas. Il prit place auprès de l’homme et lui dit:

– Oui, c’est moi… mais vous qui êtes-vous ? Commentm’avez-vous reconnu ?

– Pas difficile… Et pourtant je n’ai jamais vu que votreportrait dans les journaux. Mais vous êtes si mal… commentdites-vous en français ?… si mal grimé.

Il avait un accent étranger très net, et Beautrelet crutdiscerner, en l’examinant, que lui aussi, il avait un masque quialtérait sa physionomie.

– Qui êtes-vous ? répéta-t-il… Qui êtes-vous ?

L’étranger sourit :

– Vous ne me reconnaissez pas ?

– Non. Je ne vous ai jamais vu.

– Pas plus que moi. Mais rappelez-vous… Moi aussi, on publie monportrait dans les journaux… et souvent. Eh bien ! ça yest ?

– Non.

– Herlock Sholmès.

La rencontre était originale. Elle était significative aussi.Tout de suite le jeune homme en saisit la portée. Après un échangede compliments, il dit à Sholmès :

– Je suppose que si vous êtes ici… c’est à cause delui ?

– Oui..

– Alors… alors… vous croyez que nous avons des chances… de cecôté…

– J’en suis sûr.

La joie que Beautrelet ressentit à constater que l’opinion deSholmès coïncidait avec la sienne ne fut pas sans mélange. Sil’Anglais arrivait au but, c’était la victoire partagée et qui saitmême s’il n’arriverait pas avant lui ?

– Vous avez des preuves ? des indices ?

– N’ayez pas peur, ricana l’Anglais, comprenant son inquiétude,je ne marche pas sur vos brisées. Vous, c’est le document, labrochure… des choses qui ne m’inspirent pas grande confiance.

– Et vous ?

– Moi ce n’est pas cela.

– Est-il indiscret ?…

– Nullement. Vous vous rappelez l’histoire du diadème,l’histoire du duc de Charmerace[8] ?

– Oui.

– Vous n’avez pas oublié Victoire, la vieille nourrice de Lupin,celle que mon bon ami Ganimard a laissé échapper dans une faussevoiture cellulaire ?

– Non.

– J’ai retrouvé la piste de Victoire. Elle habite une ferme nonloin de la route nationale n° 25. La route nationale n° 25, c’estla route du Havre à Lille. Par Victoire, j’irai facilement jusqu’àLupin.

– Ce sera long.

– Qu’importe ! J’ai lâché toutes mes affaires. Il n’y aplus que celle-là qui compte. Entre Lupin et moi c’est une lutte…une lutte à mort.

Il prononça ces mots avec une sorte de sauvagerie où l’onsentait toute la rancœur des humiliations senties, toute une haineféroce contre le grand ennemi qui l’avait joué si cruellement.

– Allez-vous-en, murmura-t-il, on nous regarde… c’est dangereux…Mais rappelez-vous mes paroles : le jour où Lupin et moi nousserons l’un en face de l’autre, ce sera… ce sera tragique.

Beautrelet quitta Sholmès tout à fait rassuré : il n’y avait pasà craindre que l’Anglais le gagnât de vitesse.

Et quelle preuve encore lui apportait le hasard de cetteentrevue ! La route du Havre à Lille passe par Dieppe. C’estla grande route côtière du pays de Caux ! La route maritimequi commande les falaises de la Manche ! Et c’est dans uneferme voisine de cette route que Victoire était installée.Victoire, c’est-à-dire Lupin, puisque l’un n’allait pas sansl’autre, le maître sans la servante, toujours aveuglémentdévouée.

« Je brûle… Je brûle… se répétait le jeune homme… Dès que lescirconstances m’apportent un élément nouveau d’information, c’estpour confirmer ma supposition. D’un côté, certitude absolue desbords de la Seine ; de l’autre, certitude de la routenationale. Les deux voies de communication se rejoignent au Havre,à la ville de François Ier, la ville du secret. Les limites seresserrent. Le pays de Caux n’est pas grand, et ce n’est encore quela partie ouest du pays que je dois fouiller. »

Il se remit à l’œuvre avec acharnement.

« Ce que Lupin a trouvé, il n’y a aucune raison pour que je nele trouve pas », ne cessait-il de dire en lui-même. Certes, Lupindevait avoir sur lui quelques gros avantages, peut-être laconnaissance approfondie de la région, des données précises sur leslégendes locales, moins que cela, un souvenir – avantage précieux,puisque lui, Beautrelet, ne savait rien, et qu’il ignoraittotalement ce pays, l’ayant parcouru pour la première fois lors ducambriolage d’Ambrumésy, et rapidement, sans s’y attarder.

Mais qu’importe !

Dût-il consacrer dix ans de sa vie à cette enquête, il lamènerait à bout. Lupin était là. Il le voyait. Il le devinait. Ill’attendait à ce détour de route, à la lisière de ce bois, ausortir de ce village. Et chaque fois déçu, il semblait qu’iltrouvât en chaque déception une raison plus forte de s’obstinerencore.

Souvent, il se jetait sur le talus de la route et s’enfonçaitéperdument dans l’examen du document tel qu’il en portait toujourssur lui la copie, c’est-à-dire avec la substitution des voyellesaux chiffres :

Souvent aussi, selon son habitude, il se couchait à plat ventredans l’herbe haute et songeait des heures. Il avait le temps.L’avenir lui appartenait.

Avec une patience admirable, il allait de la Seine à la mer, etde la mer à la Seine, s’éloignant par degrés, revenant sur ses pas,et n’abandonnant le terrain que lorsqu’il n’y avait plusthéoriquement aucune chance d’y puiser le moindrerenseignement.

Il étudia, il scruta Montivilliers, Saint-Romain, Octeville etGonneville, et Criquetot.

Il frappait le soir chez les paysans et leur demandait le gîte.Après dîner, on fumait ensemble et l’on devisait. Et il leurfaisait raconter des histoires qu’ils se racontaient aux longuesveillées d’hiver.

Et toujours cette question sournoise :

– Et l’Aiguille ? La légende de l’Aiguille creuse… Vous nela savez pas ?

– Ma foi, non… je ne vois pas ça…

– Cherchez bien… un conte de vieille bonne femme… quelque choseoù il s’agit d’une aiguille… Une aiguille enchantée peut-être… quesais-je ?

Rien. Aucune légende, aucun souvenir. Et le lendemain, ilrepartait avec allégresse.

Un jour il passa par le joli village de Saint-Jouin qui dominela mer, et descendit parmi le chaos de rocs qui s’est éboulé de lafalaise.

Puis il remonta sur le plateau et s’en alla vers la valleuse deBruneval, vers le cap d’Antifer, vers la petite crique deBelle-Plage. Il marchait gaiement et légèrement, un peu las, maissi heureux de vivre ! si heureux même qu’il oubliait Lupin etle mystère de l’Aiguille creuse et Victoire et Sholmès, et qu’ils’intéressait au spectacle des choses, au ciel bleu, à la grandemer d’émeraude, tout éblouissante de soleil.

Des talus rectilignes, des restes de murs en briques, où il crutreconnaître les vestiges d’un camp romain, l’intriguèrent. Puis ilaperçut une espèce de petit castel, bâti à l’imitation d’un fortancien, avec tourelles lézardées, hautes fenêtres gothiques, et quiétait situé sur un promontoire déchiqueté, montueux, rocailleux, etpresque détaché de la falaise. Une grille, flanquée de garde-fouset de broussailles de fer, en défendait l’étroit passage.

Non sans peine, Beautrelet réussit à le franchir. Au-dessus dela porte ogivale, que fermait une vieille serrure rouillée, il lutces mots :

Fort de Fréfossé[9]

Il n’essaya pas d’entrer, et tournant à droite, il aborda, aprèsavoir descendu une petite pente, un sentier qui courait sur unearête de terre munie d’une rampe en bois. Tout au bout, il y avaitune grotte de proportions exiguës, formant comme une guérite à lapointe du roc où elle était creusée, un roc abrupt tombant dans lamer.

On pouvait tout juste tenir debout au centre de la grotte. Desmultitudes d’inscriptions s’entrecroisaient sur ses murs. Un troupresque carré percé à même la pierre s’ouvrait en lucarne du côtéde la terre, exactement face au fort de Fréfossé dont on apercevaità trente ou quarante mètres la couronne crénelée. Beautrelet jetason sac et s’assit. La journée avait été lourde et fatigante. Ils’endormit un instant.

Le vent frais qui circulait dans la grotte l’éveilla. Il restaquelques minutes immobile et distrait, les yeux vagues. Il essayaitde réfléchir, de reprendre sa pensée encore engourdie. Et déjà,plus conscient, il allait se lever, quand il eut l’impression queses yeux soudain fixes, soudain agrandis, regardaient… Un frissonl’agita. Ses mains se crispèrent, et il sentit que des gouttes desueur se formaient à la racine de ses cheveux.

– Non… non… balbutia-t-il… c’est un rêve, une hallucination…Voyons, serait-ce possible ?

Il s’agenouilla brusquement et se pencha. Deux lettres énormes,d’un pied chacune peut-être, apparaissaient, gravées en relief dansle granit du sol.

Ces deux lettres, sculptées grossièrement, mais nettement, etdont l’usure des siècles avait arrondi les angles et patiné lasurface, ces deux lettres, c’étaient un D et un F.

Un D et un F ! miracle bouleversant ! Un D et un F,précisément, deux lettres du document ! Les deux seuleslettres du document !

Ah ! Beautrelet n’avait même pas besoin de le consulterpour évoquer ce groupe de lettres à la quatrième ligne, la lignedes mesures et des indications !

Il les connaissait bien ! Elles étaient inscrites à jamaisau fond de ses prunelles, incrustées à jamais dans la substancemême de son cerveau !

Il se releva, descendit le chemin escarpé, remonta le long del’ancien fort, de nouveau s’accrocha, pour passer, aux piquants dugarde-fou, et marcha rapidement vers un berger dont le troupeaupaissait au long sur une ondulation du plateau.

– Cette grotte, là-bas… cette grotte…

Ses lèvres tremblaient et il cherchait des mots qu’il netrouvait pas. Le berger le contemplait avec stupeur. Enfin ilrépéta :

– Oui, cette grotte… qui est là… à droite du fort… A-t-elle unnom ?

– Dame ! Tous ceux d’Étretat disent comme ça que c’est lesDemoiselles.

– Quoi ?… quoi ?… Que dites-vous ?

– Eh ben oui… la chambre des Demoiselles…

Isidore fut sur le point de lui sauter à la gorge, comme sitoute la vérité résidait en cet homme, et qu’il espérât la luiprendre d’un coup, la lui arracher…

Les Demoiselles ! Un des mots, un des deux seuls motsconnus du document !

Un vent de folie ébranla Beautrelet sur ses jambes. Et celas’enflait autour de lui, soufflait comme une bourrasque impétueusequi venait du large, qui venait de la terre, qui venait de toutesparts et le fouettait à grands coups de vérité… Ilcomprenait ! Le document lui apparaissait avec son sensvéritable ! La chambre des Demoiselles… Étretat…

« C’est cela… pensa-t-il, l’esprit envahi de lumière… ce ne peutêtre que cela. Mais comment ne l’ai-je pas deviné plus tôt ?»

Il dit au berger, à voix basse :

– Bien… va-t’en… tu peux t’en aller… merci…

L’homme, interdit, siffla son chien et s’éloigna.

Une fois seul, Beautrelet retourna vers le fort. Il l’avait déjàpresque dépassé, quand tout à coup il s’abattit à terre et restablotti contre un pan de mur. Et il songeait en se tordant les mains:

– Suis-je fou ! Et s’il me voit ? Sises complices me voient ? Depuis une heure, je vais…je viens…

Il ne bougea plus. Le soleil s’était couché. La nuit peu à peuse mêlait au jour, estompant la silhouette des choses.

Alors, par menus gestes insensibles, à plat ventre, se glissant,rampant, il s’avança sur une des pointes du promontoire, jusqu’aubout extrême de la falaise. Il y parvint. Du bout de ses mainsétendues, il écarta des touffes d’herbe, et sa tête émergeaau-dessus de l’abîme.

En face de lui, presque au niveau de la falaise, en pleine mer,se dressait un roc énorme, haut de plus de quatre-vingts mètres,obélisque colossal, d’aplomb sur sa large base de granit que l’onapercevait au ras de l’eau et s’effilait ensuite jusqu’au sommet,ainsi que la dent gigantesque d’un monstre marin. Blanc comme lafalaise, d’un blanc-gris et sale, l’effroyable monolithe étaitstrié de lignes horizontales marquées par du silex, et où l’onvoyait le lent travail des siècles accumulant les unes sur lesautres les couches calcaires et les couches de galets.

De place en place une fissure, une anfractuosité, et tout desuite, là, un peu de terre, de l’herbe, des feuilles.

Et tout cela puissant, solide, formidable, avec un air de choseindestructible contre quoi l’assaut furieux des vagues et destempêtes ne pouvait prévaloir. Tout cela, définitif, immanent,grandiose malgré la grandeur du rempart de falaises qui ledominait, immense malgré l’immensité de l’espace où celas’érigeait.

Les ongles de Beautrelet s’enfonçaient dans le sol comme lesgriffes d’une bête prête à bondir sur sa proie. Ses yeuxpénétraient dans l’écorce rugueuse du roc, dans sa peau, luisemblait-il, dans sa chair. Il le touchait, il le palpait, il enprenait connaissance et possession… Il se l’assimilait…

L’horizon s’empourprait de tous les feux du soleil disparu, etde longs nuages embrasés, immobiles dans le ciel, formaient despaysages magnifiques, des lagunes irréelles, des plaines enflammes, des forêts d’or, des lacs de sang, toute une fantasmagorieardente et paisible.

L’azur du ciel s’assombrit. Vénus rayonnait d’un éclatmerveilleux, puis des étoiles s’allumèrent, timides encore.

Et Beautrelet, soudain, ferma les yeux et serra convulsivementcontre son front ses bras repliés. Là-bas – oh ! il pensa enmourir de joie, tellement l’émotion fut cruelle qui étreignit soncœur –, là-bas presque en haut de l’Aiguille d’Étretat, en dessousde la pointe extrême autour de laquelle voltigeaient des mouettes,un peu de fumée qui suintait d’une crevasse, ainsi que d’unecheminée invisible, un peu de fumée montait en lentes spirales dansl’air calme du crépuscule.

Chapitre 9Sésame, ouvre-toi !

L’Aiguille d’Étretat est creuse !

Phénomène naturel ? Excavation produite par des cataclysmesintérieurs ou par l’effort insensible de la mer qui bouillonne, dela pluie qui s’infiltre ? Ou bien œuvre surhumaine, exécutéepar des humains, Celtes, Gaulois, hommes préhistoriques ?Questions insolubles sans doute. Et qu’importait ? L’essentielrésidait en ceci : l’Aiguille était creuse.

À quarante ou cinquante mètres de cette arche imposante qu’onappelle la Porte d’Aval et qui s’élance du haut de la falaise,ainsi que la branche colossale d’un arbre, pour prendre racine dansles rocs sous-marins, s’érige un cône calcaire démesuré ; etce cône n’est qu’un bonnet d’écorce pointu posé sur du vide

Révélation prodigieuse ! Après Lupin, voilà que Beautreletdécouvrait le mot de la grande énigme, qui a plané sur plus devingt siècles ! mot d’une importance suprême pour celui qui lepossédait jadis, aux lointaines époques où des hordes de barbareschevauchaient le vieux monde ! mot magique qui ouvre l’antrecyclopéen à des tribus entières fuyant devant l’ennemi ! motmystérieux qui garde la porte de l’asile le plus inviolable !mot prestigieux qui donne le Pouvoir et assure laprépondérance !

Pour l’avoir connu, ce mot, César peut asservir la Gaule. Pourl’avoir connu, les Normands s’imposent au pays, et de là, plustard, adossés à ce point d’appui, conquièrent l’île voisine,conquièrent la Sicile, conquièrent l’Orient, conquièrent leNouveau-Monde !

Maîtres du secret, les rois d’Angleterre dominent la France,l’humilient, la dépècent, se font couronner rois à Paris. Ils leperdent, et c’est la déroute.

Maîtres du secret, les rois de France grandissent, débordent leslimites étroites de leur domaine, fondent peu à peu la grandenation et rayonnent de gloire et de puissance – ils l’oublient oune savent point en user, et c’est la mort, l’exil, ladéchéance.

Un royaume invisible, au sein des eaux et à dix brasses de laterre !… Une forteresse ignorée, plus haute que les tours deNotre-Dame et construite sur une base de granit plus large qu’uneplace publique… Quelle force et quelle sécurité ! De Paris àla mer, par la Seine. Là, Le Havre, ville nouvelle, villenécessaire. Et à sept lieues de là, l’Aiguille creuse, n’est-ce pasl’asile inexpugnable ?

C’est l’asile et c’est aussi la formidable cachette. Tous lestrésors des rois, grossis de siècle en siècle, tout l’or de France,tout ce qu’on extrait du peuple, tout ce qu’on arrache au clergé,tout le butin ramassé sur les champs de bataille de l’Europe, c’estdans la caverne royale qu’on l’entasse. Vieux sous d’or, écusreluisants, doublons, ducats, florins, guinées, et les pierreries,et les diamants, et tous les joyaux, et toutes les parures, toutest là. Qui le découvrirait ? Qui saurait jamais le secretimpénétrable de l’Aiguille ? Personne.

Si, Lupin.

Et Lupin devient cette sorte d’être vraiment disproportionné quel’on connaît, ce miracle impossible à expliquer tant que la véritédemeure dans l’ombre. Si infinies que soient les ressources de songénie, elles ne peuvent suffire à la lutte qu’il soutient contre laSociété. Il en faut d’autres plus matérielles. Il faut la retraitesûre, il faut la certitude de l’impunité, la paix qui permetl’exécution des plans.

Sans l’Aiguille creuse, Lupin est incompréhensible, c’est unmythe, un personnage de roman, sans rapport avec la réalité. Maîtredu secret, et de quel secret ! c’est un homme comme lesautres, tout simplement, mais qui sait manier de façon supérieurel’arme extraordinaire dont le destin l’a doté.

Donc, l’Aiguille est creuse, et c’est là un fait indiscutable.Restait à savoir comment l’on y pouvait accéder.

Par la mer évidemment. Il devait y avoir, du côté du large,quelque fissure abordable pour les barques à certaines heures de lamarée. Mais du côté de la terre ?

Jusqu’au soir, Beautrelet resta suspendu au-dessus de l’abîme,les yeux rivés à la masse d’ombre que formait la pyramide, etsongeant, méditant de tout l’effort de son esprit.

Puis il descendit vers Étretat, choisit l’hôtel le plus modeste,dîna, monta dans sa chambre et déplia le document.

Pour lui, maintenant, c’était un jeu que d’en préciser lasignification. Tout de suite il s’aperçut que les trois voyelles dumot Étretat se retrouvaient à la première ligne, dans leur ordre etaux intervalles voulus. Cette première ligne s’établissait dès lorsainsi :

e . a . a . . é t r e t a t . a . .

Quels mots pouvaient précéder Étretat ? Des motssans doute qui s’appliquaient à la situation de l’Aiguille parrapport au village. Or, l’Aiguille se dressait à gauche, à l’ouest…Il chercha et, se souvenant que les vents d’ouest s’appelaient surles côtes vents d’aval et que la porte était justement dénomméed’Aval, il inscrivit :

En aval d’Étretat . a . .

La seconde ligne était celle du mot Demoiselles, et,constatant aussitôt, avant ce mot, la série de toutes les voyellesqui composent les mots la chambre des, il nota les deuxphrases :

En aval d’Étretat – La chambre des Demoiselles.

Il eut plus de mal pour la troisième ligne, et ce n’est qu’aprèsavoir tâtonné que, se rappelant la situation, non loin de lachambre des Demoiselles, du castel construit à la place du fort deFréfossé, il finit par reconstituer ainsi le document presquecomplet :

En aval d’Étretat – la chambre des Demoiselles – Sous lefort de Fréfossé – Aiguille creuse.

Cela, c’était les quatre grandes formules, les formulesessentielles et générales. Par elles, on se dirigeait en avald’Étretat, on entrait dans la chambre des Demoiselles, on passaitselon toutes probabilités sous le fort de Fréfossé et l’on arrivaità l’aiguille.

Comment ? Par les indications et les mesures qui formaientla quatrième ligne :

[image d’un cryptogramme]

Cela, c’était évidemment les formules plus spéciales, destinéesà la recherche de l’issue par où l’on pénétrait, et du chemin quiconduisait à l’Aiguille.

Beautrelet supposa aussitôt – et son hypothèse était laconséquence logique du document – que, s’il y avait réellement unecommunication directe entre la terre et l’obélisque de l’Aiguille,le souterrain devait partir de la chambre des Demoiselles, passersous le fort de Fréfossé, descendre à pic les cent mètres de lafalaise, et, par un tunnel pratiqué sous les rocs de la mer,aboutir à l’Aiguille creuse.

L’entrée du souterrain ? N’était-ce pas les deux lettres Det F, si nettement découpées, qui la désignaient, qui la livraientpeut-être aussi grâce à quelque mécanisme ingénieux ?

Toute la matinée du lendemain, Isidore flâna dans Étretat etbavarda de droite et de gauche pour tâcher de recueillir quelquerenseignement utile. Enfin, l’après-midi, il monta sur la falaise.Déguisé en matelot, il s’était rajeuni encore, et il avait l’aird’un gamin de douze ans, avec sa culotte trop courte et son maillotde pêcheur.

À peine entré dans la grotte, il s’agenouilla devant leslettres. Une déception l’attendait. Il eut beau frapper dessus, lespousser, les manipuler dans tous les sens, elles ne bougèrent pas.Et il se rendit compte assez rapidement qu’elles ne pouvaientréellement pas bouger et, par conséquent, qu’elles ne commandaientaucun mécanisme. Pourtant… pourtant elles signifiaient quelquechose ! Des informations qu’il avait prises dans le village,il résultait que personne n’avait jamais pu en expliquer laprésence, et que l’abbé Cochet, en son précieux livre surÉtretat[10] , s’était lui aussi penché vainementsur ce petit rébus. Mais Isidore savait ce qu’ignorait le savantarchéologue normand, c’est-à-dire la présence des deux mêmeslettres sur le document, à la ligne des indications. Coïncidencefortuite ? Impossible. Alors ?…

Une idée lui vint brusquement, et si rationnelle, si simple,qu’il ne douta pas une seconde de sa justesse. Ce D et cet Fn’était-ce pas les initiales de deux des mots les plus importantsdu document ? mots qui représentaient – avec l’Aiguille – lesstations essentielles de la route à suivre : la chambre desDemoiselles et le fort de Fréfossé. Le D deDemoiselles, l’F de Fréfossé, il y avait là un rapport trop étrangepour être le fait du hasard.

En ce cas le problème s’offrait ainsi : le groupe DF représentela relation qui existe entre la chambre des Demoiselles et le fortde Fréfossé ; la lettre isolée D qui commence la lignereprésente les Demoiselles, c’est-à-dire la grotte où il faut toutd’abord se poster ; et la lettre isolée F, qui se place aumilieu de la ligne, représente Fréfossé, c’est-à-dire l’entréeprobable du souterrain.

Entre ces divers signes, il en reste deux une sorte de rectangleinégal, marqué d’un trait sur la gauche, en bas, et le chiffre 19,signes qui, en toute évidence, indiquent à ceux qui se trouventdans la grotte, le moyen de pénétrer sous le fort.

La forme de ce rectangle intriguait Isidore. Y aurait-il autourde lui, sur les murs, ou tout au moins à portée du regard, uneinscription, une chose quelconque affectant une formerectangulaire ?

Il chercha longtemps, et il était sur le point d’abandonnercette piste, quand ses yeux rencontrèrent la petite ouverturepercée dans le roc et qui était comme la fenêtre de la chambre. Orles bords de cette ouverture dessinaient précisément un rectanglerugueux, inégal, grossier, mais tout de même un rectangle, etaussitôt Beautrelet constata qu’en posant les deux pieds sur le Det sur l’F gravés dans le sol – et ainsi s’expliquait la barre quisurmontait les deux lettres du document – on se trouvait exactementà la hauteur de la fenêtre !

Il prit position à cet endroit et regarda. La fenêtre étantdirigée, nous l’avons dit, vers la terre ferme, on voyait d’abordle sentier qui reliait la grotte à la terre, sentier suspendu entredeux abîmes, puis on apercevait la base même du monticule quiportait le fort. Pour essayer de voir le fort, Beautrelet se penchavers la gauche, et c’est alors qu’il comprit la signification dutrait arrondi, de la virgule qui marquait le document en bas, àgauche en bas, à gauche de la fenêtre, un morceau de silex formaitsaillie, et l’extrémité de ce morceau se recourbait comme unegriffe. On eût dit un véritable point de mire. Et si l’onappliquait l’œil à ce point de mire, le regard découpait, sur lapente du monticule opposé, une superficie de terrain assezrestreinte et presque entièrement occupée par un vieux mur debrique, vestige de l’ancien fort de Fréfossé ou de l’ancien oppidumromain construit à cet endroit.

Beautrelet courut vers ce pan de mur, long peut-être de dixmètres et dont la surface était tapissée d’herbes et de plantes. Ilne releva aucun indice.

Et cependant, ce chiffre 19 ?

Il revint à la grotte, sortit de sa poche un peloton de ficelleet un mètre en étoffe dont il s’était muni, noua la ficelle àl’angle de silex, attacha un caillou au dix-neuvième mètre et lelança du côté de la terre. Le caillou atteignit à peine l’extrémitédu sentier.

« Triple idiot, pensa Beautrelet. Est-ce que l’on comptait parmètres à cette époque ? 19 signifie 19 toises ou ne signifierien. »

Le calcul effectué, il compta trente-sept mètres sur la ficelle,fit un nœud, et, à tâtons, chercha sur le pan du mur le point exactet forcément unique où le nœud formé à trente-sept mètres de lafenêtre des Demoiselles toucherait le mur de Fréfossé. Aprèsquelques instants le point de contact s’établit. De sa main restéelibre, il écarta des feuilles de molène poussées entre lesinterstices.

Un cri lui échappa. Le nœud était posé sur le centre d’unepetite croix sculptée en relief sur une brique.

Or, le signe qui suivait le chiffre 19 sur le document était unecroix !

Il lui fallut toute sa volonté pour dominer l’émotion quil’envahit. Hâtivement, de ses doigts crispés, il saisit la croixet, tout en appuyant, il tourna comme il eût tourné les rayonsd’une roue. La brique oscilla. Il redoubla son effort : elle nebougeait plus. Alors, sans tourner, il appuya davantage. Il lasentit aussitôt qui cédait. Et tout à coup, il y eut comme undéclenchement, un bruit de serrure qui s’ouvre ; et, à droitede la brique, sur une largeur d’un mètre, le pan du mur pivota etdécouvrit l’orifice d’un souterrain.

Comme un fou, Beautrelet empoigna la porte de fer dans laquelleles briques étaient scellées, la ramena violemment, et la ferma.L’étonnement, la joie, la peur d’être surpris convulsaient safigure jusqu’à la rendre méconnaissable. Il eut la vision effarantede tout ce qui s’était passé là, devant cette porte, depuis vingtsiècles, de tous les personnages initiés au grand secret, quiavaient pénétré par cette issue… Celtes, Gaulois, Romains,Normands, Anglais, Français, barons, ducs, rois, et, après euxtous, Arsène Lupin… et après Lupin, lui, Beautrelet… Il sentit queson cerveau lui échappait. Ses paupières battirent. Il tombaévanoui et roula jusqu’au bas de la rampe, au. bord même duprécipice.

Sa tâche était finie, du moins la tâche qu’il pouvait accomplirseul, avec les seules ressources dont il disposait.

Le soir, il écrivit au chef de la Sûreté une longue lettre, oùil rapportait fidèlement les résultats de son enquête et livrait lesecret de l’Aiguille creuse. Il demandait du secours pour acheverl’œuvre et donnait son adresse.

En attendant la réponse, il passa deux nuits consécutives dansla chambre des Demoiselles. Il les passa, transi de peur, les nerfssecoués d’une épouvante qu’exaspéraient les bruits nocturnes… Ilcroyait à tout instant voir des ombres qui s’avançaient vers lui.On savait sa présence dans la grotte… on venait… on l’égorgeait…Son regard pourtant, éperdument fixe, soutenu par toute sa volonté,s’accrochait au pan de mur.

La première nuit rien ne bougea, mais la seconde, à la clartédes étoiles et d’un mince croissant de lune, il vit la portes’ouvrir et des silhouettes qui émergeaient des ténèbres. Il encompta deux, trois, quatre, cinq…

Il lui sembla que ces cinq hommes portaient des fardeaux assezvolumineux. Ils coupèrent droit par les champs jusqu’à la route duHavre et il discerna la bruit d’une automobile qui s’éloignait.

Il revint sur ses pas, il côtoya une grande ferme. Mais audétour du chemin qui la bordait, il n’eut que le temps d’escaladerun talus et de se dissimuler derrière des arbres. Des hommes encorepassèrent, quatre… cinq… et tous chargés de paquets. Et deuxminutes après, une autre automobile gronda. Cette fois, il n’eutpas la force de retourner à son poste et il rentra se coucher.

À son réveil, le garçon d’hôtel lui apporta une lettre. Il ladécacheta. C’était la carte de Ganimard.

– Enfin ! s’écria Beautrelet, qui sentait vraiment, aprèsune campagne aussi dure, le besoin d’un secours.

Il se précipita les mains tendues. Ganimard les prit, lecontempla un moment et lui dit

– Vous êtes un rude type, mon garçon. Bah ! fit-il, lehasard m’a servi.

– Il n’y a pas de hasard avec lui, affirmal’inspecteur, qui parlait toujours de Lupin d’un air solennel etsans prononcer son nom.

Il s’assit.

– Alors nous le tenons ?

– Comme on l’a déjà tenu plus de vingt fois, dit Beautrelet enriant.

– Oui, mais aujourd’hui…

– Aujourd’hui, en effet, le cas diffère. Nous connaissons saretraite, son château fort, ce qui fait, somme toute, que Lupin estLupin. Il peut s’échapper. L’Aiguille d’Étretat ne le peut pas.

– Pourquoi supposez-vous qu’il s’échappera ? demandaGanimard inquiet.

– Pourquoi supposez-vous qu’il ait besoin de s’échapper ?répondit Beautrelet. Rien ne prouve qu’il soit dans l’Aiguilleactuellement. Cette nuit, onze de ses complices en sont sortis. Ilétait peut-être l’un de ces onze.

Ganimard réfléchit.

– Vous avez raison. L’essentiel, c’est l’Aiguille creuse. Pourle reste, espérons que la chance nous favorisera. Et maintenant,causons.

Il prit de nouveau sa voix grave, son air d’importanceconvaincue, et prononça :

– Mon cher Beautrelet, j’ai ordre de vous recommander, à proposde cette affaire, la discrétion la plus absolue.

– Ordre de qui ? fit Beautrelet plaisantant. Du Préfet depolice ?

– Plus haut.

– Le président du Conseil ?

– Plus haut.

– Bigre !

Ganimard baissa la voix.

– Beautrelet, j’arrive de l’Elysée. On considère cette affairecomme un secret d’Etat, d’une extrême gravité. Il y a des raisonssérieuses pour que l’on tienne ignorée cette citadelle invisible…des raisons stratégiques surtout… Cela peut devenir un centre deravitaillement, un magasin de poudres nouvelles, de projectilesrécemment inventés, que sais-je ? l’arsenal inconnu de laFrance.

– Mais comment espère-t-on garder un tel secret ? Jadis, unseul homme le détenait, le roi. Aujourd’hui, nous sommes déjàquelques-uns à le savoir, sans compter la bande à Lupin.

– Eh ! Quand on ne gagnerait que dix ans, que cinq ans desilence ! Ces cinq années peuvent être le salut…

– Mais, pour s’emparer de cette citadelle, de ce futur arsenal,il faut bien l’attaquer, il faut bien en déloger Lupin. Et toutcela ne se fait pas sans bruit.

– Evidemment, on devinera quelque chose, mais on ne saura pas.Et puis quoi, essayons.

– Soit, quel est votre plan ?

– En deux mots, voilà. Tout d’abord vous n’êtes pas IsidoreBeautrelet, et il n’est pas non plus question d’Arsène Lupin. Vousêtes et vous restez un gamin d’Étretat, lequel en flânant a surprisdes individus qui sortaient d’un souterrain. Vous supposez,n’est-ce pas, l’existence d’un escalier qui perce la falaise duhaut en bas ?

– Oui, il y a plusieurs de ces escaliers le long de la côte.Tenez, tout près, on m’a signalé, en face de Bénouville, l’escalierdu Curé, connu de tous les baigneurs. Et je ne parle pas des troisou quatre tunnels destinés aux pêcheurs.

– Donc, la moitié de mes hommes et moi nous marchons guidés parvous. J’entre seul, ou accompagné, ceci est à voir. Toujours est-ilque l’attaque a lieu par là. Si Lupin n’est pas dans l’Aiguille,nous établissons une souricière, où un jour ou l’autre il se ferapincer. S’il est là…

– S’il est là, monsieur Ganimard, il s’enfuira de l’Aiguille parla face postérieure, celle qui regarde la mer.

– En ce cas, il sera immédiatement arrêté par l’autre moitié demes hommes.

– Oui, mais si, comme je le suppose, vous avez choisi le momentoù la mer s’est retirée, laissant à découvert la base del’Aiguille, la chasse sera publique, puisqu’elle aura lieu devanttous les pêcheurs de moules, de crevettes et de coquillages quipullulent sur les rochers avoisinants.

– C’est pourquoi je choisirai justement l’heure où la mer serapleine.

– En ce cas il s’enfuira sur une barque.

– Et comme j’aurai là, moi, une douzaine de barques de pêchedont chacune sera commandée par un de mes hommes, il seracueilli.

– S’il ne passe pas entre votre douzaine de barques, ainsi qu’unpoisson a travers les mailles.

– Soit. Mais alors je le coule à fond.

– Fichtre ! Vous aurez donc des canons ?

– Mon Dieu, oui. Il y a en ce moment un torpilleur au Havre. Surun coup de téléphone de moi, il se trouvera à l’heure dite auxenvirons de l’Aiguille.

– Ce que Lupin sera fier ! Un torpilleur !… Allons, jevois, monsieur Ganimard, que vous avez tout prévu. Il n’y a plusqu’à marcher. Quand donnons-nous l’assaut ?

– Demain.

– La nuit ?

– En plein jour, à marée montante, sur le coup de dixheures.

– Parfait.

Sous ses apparences de gaieté, Beautrelet cachait une véritableangoisse. Jusqu’au lendemain, il ne dormit pas, agitant tour à tourles plans les plus impraticables. Ganimard l’avait quitté pour serendre à une dizaine de kilomètres d’Étretat, à Yport, où, parprudence, il avait donné rendez-vous à ses hommes et où il frétadouze barques de pêche, en vue, soi-disant de sondages le long dela côte.

À neuf heures trois quarts, escorté de douze gaillards solides,il rencontrait Isidore au bas du chemin qui monte sur la falaise. Àdix heures précises, ils arrivaient devant le pan de mur. Etc’était l’instant décisif.

– Qu’est-ce que tu as donc, Beautrelet ? Tu es vert ?ricana Ganimard, tutoyant le jeune homme en manière demoquerie.

– Et toi, monsieur Ganimard, riposta Beautrelet, on croirait queta dernière heure est venue.

Ils durent s’asseoir et Ganimard avala quelques gorgées derhum.

– Ce n’est pas le trac, dit-il, mais, sapristi, quelleémotion ! Chaque fois que je dois le pincer, ça me prend commeça aux entrailles. Un peu de rhum ?

– Non.

– Et si vous restez en route ?

– C’est que je serai mort.

– Bigre ! Enfin, nous verrons. Et maintenant, ouvrez. Pasde danger d’être vu, hein ?

– Non. L’Aiguille est plus basse que la falaise, et en outrenous sommes dans un repli de terrain.

Beautrelet s’approcha du mur et pesa sur la brique. Ledéclenchement se produisit, et l’entrée du souterrain apparut. À lalueur des lanternes qu’ils allumèrent, ils virent qu’il était percéen forme de voûte, et que cette voûte, ainsi d’ailleurs que le sollui-même, était entièrement recouverte de briques.

Ils marchèrent pendant quelques secondes, et tout de suite unescalier se présenta. Beautrelet compta quarante-cinq marches,marches en briques, mais que l’action lente des pas avaitaffaissées par le milieu.

– Sacré nom ! jura Ganimard qui tenait la tête, et quis’arrêta subitement comme s’il avait heurté quelque chose.

– Qu’y a-t-il ?

– Une porte !

– Bigre, murmura Beautrelet en la regardant, et pas commode àdémolir. Un bloc de fer, tout simplement.

– Nous sommes fichus, dit Ganimard, il n’y a même pas deserrure.

– Justement, c’est ce qui me donne de l’espoir.

– Et pourquoi ?

– Une porte est faite pour s’ouvrir, et si celle-là n’a pas deserrure, c’est qu’il y a un secret pour l’ouvrir.

– Et comme nous ne connaissons pas ce secret…

– Je vais le connaître.

– Par quel moyen ?

– Par le moyen du document. La quatrième ligne n’a pas d’autreraison que de résoudre les difficultés au moment où elless’offrent. Et la solution est relativement facile, puisqu’elle estinscrite, non pour dérouter, mais pour aider ceux quicherchent.

– Relativement facile ! je ne suis pas de votre avis,s’écria Ganimard qui avait déplié le document… Le nombre 44 et untriangle marqué d’un point à gauche, c’est plutôt obscur.

– Mais non, mais non. Examinez la porte. Vous verrez qu’elle estrenforcée, aux quatre coins, de plaques de fer en forme detriangles et que ces plaques sont maintenues par de gros clous.Prenez la plaque de gauche, tout en bas, et faites jouer le clouqui est à l’angle… Il y a neuf chances contre une, pour que noustombions juste.

– Vous êtes tombé sur la dixième, dit Ganimard après avoiressayé.

– Alors, c’est que le chiffre 44…

À voix basse, tout en réfléchissant, Beautrelet continua :

– Voyons… Ganimard et moi, nous sommes là, tous les deux, à ladernière marche de l’escalier… il y en a 45… Pourquoi 45, tandisque le chiffre du document est 44 ? Coïncidence ? non…Dans toute cette affaire, il n’y a jamais eu de coïncidence, dumoins involontaire. Ganimard, ayez la bonté de remonter d’unemarche… C’est cela, ne quittez pas cette 44e marche. Et maintenant,je fais jouer le clou de fer. Et la bobinette cherra… Sans quoi j’yperds mon latin…

La lourde porte en effet tourna sur ses gonds. Une caverne assezspacieuse s’offrit à leurs regards.

– Nous devons être exactement sous le fort de Fréfossé, ditBeautrelet. Maintenant les couches de terre sont traversées. C’estfini de la brique. Nous sommes en pleine masse calcaire.

La salle était confusément éclairée par un jet de lumière quiprovenait de l’autre extrémité. En s’approchant ils virent quec’était une fissure de la falaise, pratiquée dans un ressaut de laparoi, et qui formait comme une sorte d’observatoire. En faced’eux, à cinquante mètres, surgissait des flots le blocimpressionnant de l’Aiguille. À droite, tout près, c’étaitl’arc-boutant de la porte d’Aval, à gauche, très loin, fermant lacourbe harmonieuse d’une vaste crique, une autre arche, plusimposante encore, se découpait dans la falaise, la Manneporte(magna porta), si grande, qu’un navire y aurait trouvé passage, sesmâts dressés et toutes voiles dehors. Au fond, partout, la mer.

– Je ne vois pas notre flottille, dit Beautrelet.

– Impossible, fit Ganimard, la porte d’Aval nous cache toute lacôte d’Étretat et d’Yport. Mais tenez, là-bas, au large, cetteligne noire, au ras de l’eau…

– Eh bien ?…

– Eh bien, c’est notre flotte de guerre, le torpilleur n° 25.Avec ça, Lupin peut s’évader… s’il veut connaître les paysagessous-marins.

Une rampe marquait l’orifice de l’escalier, près de la fissure.Ils s’y engagèrent. De temps à autre, une petite fenêtre trouait laparoi, et chaque fois ils apercevaient l’Aiguille, dont la masseleur semblait de plus en plus colossale. Un peu avant d’arriver auniveau de l’eau, les fenêtres cessèrent, et ce fut l’obscurité.

Isidore comptait les marches à haute voix. À la trois centcinquante-huitième, ils débouchèrent dans un couloir plus large quebarrait encore une porte en fer, renforcée de plaques et declous.

– Nous connaissons ça, dit Beautrelet. Le document nous donne lenombre 357 et un triangle pointé à droite. Nous n’avons qu’àrecommencer l’opération.

La seconde porte obéit comme la première. Un long, très longtunnel se présenta, éclairé de place en place par la lueur vive delanternes, suspendues à la voûte. Les murs suintaient, et desgouttes d’eau tombaient sur le sol, de sorte que, d’un bout àl’autre, on avait disposé pour faciliter la marche, un véritabletrottoir en planches.

– Nous passons sous la mer, dit Beautrelet. Vous venez,Ganimard ?

L’inspecteur s’aventura dans le tunnel, suivit la passerelle enbois et s’arrêta devant une lanterne qu’il décrocha :

– Les ustensiles datent peut-être du moyen âge, mais le moded’éclairage est moderne. Ces messieurs s’éclairent avec desmanchons à incandescence.

Il continua son chemin. Le tunnel aboutissait à une autre grottede proportions plus spacieuses, où l’on apercevait, en face, lespremières marches d’un escalier qui montait.

– Maintenant, c’est l’ascension de l’Aiguille qui commence, ditGanimard, ça devient plus grave.

Mais un de ses hommes l’appela.

– Patron, un autre escalier, là, sur la gauche.

Et tout de suite après, ils en découvrirent un troisième sur ladroite.

– Fichtre, murmura l’inspecteur, la situation se complique. Sinous passons par ici, ils fileront par là, eux.

– Séparons-nous, proposa Beautrelet.

– Non, non… ce serait nous affaiblir… Il est préférable que l’unde nous parte en éclaireur.

– Moi, si vous voulez…

– Vous, Beautrelet, soit. Je resterai avec mes hommes… comme ça,rien à craindre. Il peut y avoir d’autres chemins que celui quenous avons suivi dans la falaise, et plusieurs chemins aussi àtravers l’Aiguille. Mais, pour sûr, entre la falaise et l’Aiguille,il n’y a pas d’autre communication que le tunnel. Donc, il fautqu’on passe par cette grotte. Donc je m’y installe jusqu’à votreretour. Allez, Beautrelet, et de la prudence… À la moindre alerte,rappliquez…

Vivement Isidore disparut par l’escalier du milieu. À latrentième marche, une porte, une véritable porte en bois l’arrêta.Il saisit le bouton de la serrure et tourna. Elle n’était pasfermée.

Il entra dans une salle qui lui sembla très basse, tellementelle était immense. Éclairée par de fortes lampes, soutenue par despiliers trapus, entre lesquels s’ouvraient de profondesperspectives, elle devait presque avoir les mêmes dimensions quel’Aiguille. Des caisses l’encombraient, et une multitude d’objets,des meubles, des sièges, des bahuts, des crédences, des coffrets,tout un fouillis comme on en voit au sous-sol des marchandsd’antiquités. À sa droite et à sa gauche, Beautrelet aperçutl’orifice de deux escaliers, les mêmes sans doute que ceux quipartaient de la grotte inférieure. Il eût donc pu redescendre etavertir Ganimard. Mais, en face de lui, un nouvel escalier montait,et il eut la curiosité de poursuivre seul ses investigations.

Trente marches encore. Une porte, puis une salle un peu moinsvaste, sembla-t-il à Beautrelet. Et toujours, en face, un escalierqui montait.

Trente marches encore. Une porte. Une salle plus petite…

Beautrelet comprit le plan des travaux exécutés à l’intérieur del’Aiguille. C’était une série de salles superposées les unesau-dessus des autres, et par conséquent, de plus en plusrestreintes. Toutes servaient de magasins.

À la quatrième, il n’y avait plus de lampe. Un peu de jourfiltrait par des fissures, et Beautrelet aperçût la mer à unedizaine de mètres au-dessous de lui.

À ce moment, il se sentit si éloigné de Ganimard qu’une certaineangoisse commença à l’envahir, et il lui fallut dominer ses nerfspour ne pas se sauver à toutes jambes. Aucun danger ne le menaçaitcependant, et même, autour de lui, le silence était tel qu’il sedemandait si l’Aiguille entière n’avait pas été abandonnée parLupin et ses complices.

« Au prochain étage, se dit-il, je m’arrêterai. »

Trente marches, toujours, puis une porte, celle-ci plus légère,d’aspect plus moderne. Il la poussa doucement, tout prêt à lafuite. Personne. Mais la salle différait des autres commedestination. Aux murs, des tapisseries, sur le sol, des tapis. Deuxdressoirs magnifiques se faisaient vis-à-vis, chargés d’orfèvrerie.Les petites fenêtres, pratiquées dans les fentes étroites etprofondes, étaient garnies de vitres.

Au milieu de la pièce, une table richement servie avec une nappeen dentelle, des compotiers de fruits et de gâteaux, du champagneen carafes, et des fleurs, des amoncellements de fleurs.

Autour de la table, trois couverts.

Beautrelet s’approcha. Sur les serviettes il y avait des cartesavec les noms des convives.

Il lut d’abord : Arsène Lupin.

En face : Mme Arsène Lupin.

Il prit la troisième carte et tressauta d’étonnement. Celle-làportait son nom : Isidore Beautrelet !

Chapitre 10Le trésor des rois de France

Un rideau s’écarta.

– Bonjour, mon cher Beautrelet, vous êtes un peu en retard. Ledéjeuner était fixé à midi. Mais, enfin, à quelques minutes près…Qu’y a-t-il donc ? Vous ne me reconnaissez pas ? Je suisdonc si changé !

Au cours de sa lutte contre Lupin, Beautrelet avait connu biendes surprises, et il s’attendait encore, à l’heure du dénouement, àpasser par bien d’autres émotions, mais le choc cette fois futimprévu. Ce n’était pas de l’étonnement, mais de la stupeur, del’épouvante.

L’homme qu’il avait en face de lui, l’homme que toute la forcebrutale des événements l’obligeait à considérer comme Arsène Lupin,cet homme c’était Valméras. Valméras ! le propriétaire duchâteau de l’Aiguille. Valméras ! celui-là même auquel ilavait demandé secours contre Arsène Lupin. Valméras ! soncompagnon d’expédition à Crozant. Valméras le courageux ami quiavait rendu possible l’évasion de Raymonde en frappant ou enaffectant de frapper, dans l’ombre du vestibule, un complice deLupin !

– Vous… vous… C’est donc vous ! balbutia-t-il.

– Et pourquoi pas ? s’écria Lupin. Pensiez-vous donc meconnaître définitivement parce que vous m’aviez vu sous les traitsd’un clergyman ou sous l’apparence de M. Massiban ?Hélas ! quand on a choisi la situation sociale que j’occupe,il faut bien se servir de ses petits talents de société. Si Lupinne pouvait être, à sa guise, pasteur de l’Église réformée et membrede l’Académie des Inscriptions et des Belles-Lettres, ce serait àdésespérer d’être Lupin. Or, Lupin, le vrai Lupin, Beautrelet, levoici ! Regarde de tous tes yeux, Beautrelet…

– Mais alors… si c’est vous… alors… Mademoiselle…

– Eh oui, Beautrelet, tu l’as dit…

Il écarta de nouveau la tenture, fit un signe et annonça :

– Mme Arsène Lupin.

– Ah ! murmura le jeune homme malgré tout confondu… Mlle deSaint-Véran.

– Non, non, protesta Lupin, Mme Arsène Lupin ou plutôt, si vouspréférez, Mme Louis Valméras, mon épouse en justes noces, selon lesformes légales les plus rigoureuses. Et grâce à vous, mon cherBeautrelet.

Il lui tendit la main.

– Tous mes remerciements… et, de votre part, je l’espère, sansrancune.

Chose bizarre, Beautrelet n’en éprouvait point de la rancune.Aucun sentiment d’humiliation. Nulle amertume. Il subissait sifortement l’énorme supériorité de son adversaire qu’il nerougissait pas d’avoir été vaincu par lui. Il serra la main qu’onlui offrait.

– Madame est servie.

Un domestique avait déposé sur la table un plateau chargé demets.

– Vous nous excuserez, Beautrelet, mon chef est en congé, etnous serons contraints de manger froid.

Beautrelet n’avait guère envie de manger. Il s’assit cependant,prodigieusement intéressé par l’attitude de Lupin. Que savait-il aujuste ? Se rendait-il compte du danger qu’il courait ?Ignorait-il la présence de Ganimard et de ses hommes ?… EtLupin continuait :

– Oui, grâce à vous, mon cher ami. Certainement, Raymonde etmoi, nous nous sommes aimés le premier jour. Parfaitement, monpetit… L’enlèvement de Raymonde, sa captivité, des blagues, toutcela : nous nous aimions… Mais elle, pas plus que moi, d’ailleurs,quand nous fûmes libres de nous aimer, nous n’avons pu admettrequ’il s’établît entre nous un de ces liens passagers qui sont à lamerci du hasard. La situation était donc insoluble pour Lupin. Maiselle ne l’était pas si je redevenais le Louis Valméras que je n’aipas cessé d’être depuis le jour de mon enfance. C’est alors quej’eus l’idée, puisque vous ne lâchiez pas prise et que vous avieztrouvé ce château de l’Aiguille, de profiter de votreobstination.

– Et de ma niaiserie.

– Bah ! qui ne s’y fût laissé prendre ?

– De sorte que c’est sous mon couvert, avec mon appui, que vousavez pu réussir ?

– Parbleu ! Comment aurait-on soupçonné Valméras d’êtreLupin, puisque Valméras était l’ami de Beautrelet, et que Valmérasvenait d’arracher à Lupin celle que Lupin aimait ? Et ce futcharmant. Oh ! les jolis souvenirs ! L’expédition àCrozant ! les bouquets de fleurs trouvés : ma soi-disantlettre d’amour à Raymonde ! et, plus tard, les précautions quemoi, Valméras, j’eus à prendre contre moi, Lupin, avant monmariage ! Et, le soir de votre fameux banquet, quand vousdéfaillîtes entre mes bras ! Les jolis souvenirs !…

Il y eut un silence. Beautrelet observa Raymonde. Elle écoutaitLupin sans mot dire, et elle le regardait avec des yeux où il yavait de l’amour, de la passion, et autre chose aussi, que le jeunehomme n’aurait pu définir, une sorte de gêne inquiète et comme unetristesse confuse. Mais Lupin tourna les yeux vers elle et elle luisourit tendrement. À travers la table, leurs mains sejoignirent.

– Que dis-tu de ma petite installation, Beautrelet ?s’écria Lupin… De l’allure, n’est-ce pas ? Je ne prétendspoint que ce soit du dernier confortable… Cependant, quelques-unss’en sont contentés, et non des moindres… Regarde la liste dequelques personnages qui furent les propriétaires de l’Aiguille, etqui tinrent à honneur d’y laisser la marque de leur passage.

Sur les murs, les uns au-dessous des autres, ces mots étaientgravés :

César. Charlemagne. Roll. Guillaume le Conquérant. Richard,roi d’Angleterre. Louis le Onzième. François. Henri IV. Louis XIV.Arsène Lupin.

Qui s’inscrira désormais ? reprit-il. Hélas ! la listeest close. De César à Lupin, et puis c’est tout. bientôt, ce serala foule anonyme qui viendra visiter l’étrange citadelle. Et direque, sans Lupin, tout cela restait à jamais inconnu des hommesAh ! Beautrelet, le jour où j’ai mis le pied sur ce solabandonné, quelle sensation d’orgueil ! Retrouver le secretperdu, en devenir le maître, le seul maître ! Héritier d’unpareil héritage ! Après tant de rois, habiterl’Aiguille !…

Un geste de sa femme l’interrompit. Elle paraissait trèsagitée.

– Du bruit, dit-elle… du bruit en dessous de nous… vousentendez…

– C’est le clapotement de l’eau, fit Lupin.

– Mais non… mais non… Le bruit des vagues, je le connais… c’estautre chose…

– Que voulez-vous que ce soit, ma chère amie, dit Lupin enriant. Je n’ai invité que Beautrelet à déjeuner.

Et, s’adressant au domestique :

– Charolais, tu as fermé les portes des escaliers derrièremonsieur ?

– Oui, et j’ai mis les verrous.

Lupin se leva :

– Allons, Raymonde, ne tremblez pas ainsi… Ah ! mais vousêtes toute pâle !

Il lui dit quelques mots à voix basse, ainsi qu’au domestique,souleva le rideau et les fit sortir tous deux.

En bas, le bruit se précisait. C’étaient des coups sourds qui serépétaient à intervalles égaux. Beautrelet pensa :

« Ganimard a perdu patience, et il brise les portes. »

Très calme, et comme si, véritablement, il n’eût pas entendu,Lupin reprit :

– Par exemple, rudement endommagée, l’Aiguille, quand j’airéussi à la découvrir ! On voyait bien que nul n’avait possédéle secret depuis un siècle, depuis Louis XVI et la Révolution. Letunnel menaçait ruine. Les escaliers s’effritaient. L’eau coulait àl’intérieur. Il m’a fallu étayer, consolider, reconstruire.

Beautrelet ne put s’empêcher de dire :

– À votre arrivée, était-ce vide ?

– À peu près. Les rois n’ont pas dû utiliser l’Aiguille, ainsique je l’ai fait, comme entrepôt…

– Comme refuge, alors ?

– Oui, sans doute, au temps des invasions, au temps des guerresciviles, également. Mais sa véritable destination, ce fut d’être…comment dirais-je ? le coffre-fort des rois de France.

Les coups redoublaient, moins sourds maintenant. Ganimard avaitdû briser la première porte, et il s’attaquait à la seconde.

Un silence, puis d’autres coups plus rapprochés encore. C’étaitla troisième porte. Il en restait deux.

Par une des fenêtres, Beautrelet aperçut les barques quicinglaient autour de l’Aiguille, et, non loin, flottant comme ungros poisson noir, le torpilleur.

– Quel vacarme ! s’exclama Lupin, on ne s’entend pas !Montons, veux-tu ? Peut-être cela t’intéressera-t-il devisiter l’Aiguille.

Ils passèrent à l’étage au-dessus, lequel était défendu, commeles autres, par une porte que Lupin referma derrière lui.

– Ma galerie de tableaux, dit-il.

Les murs étaient couverts de toiles, où Beautrelet lut aussitôtles signatures les plus illustres. Il y avait la Vierge àl’Agnus Dei, de Raphaël, le Portrait de LucreziaFede, d’André del Sarto ; la Salomé, deTitien ; la Vierge et les Anges, de Botticelli ;des Tintoret, des Carpaccio, des Rembrandt, des Vélasquez.

– De belles copies ! approuva Beautrelet…

Lupin le regarda d’un air stupéfait :

– Quoi ! Des copies ! Es-tu fou ! Les copies sontà Madrid, mon cher, à Florence, à Venise, à Munich, àAmsterdam.

– Alors, ça ?

– Les toiles originales, collectionnées avec patience dans tousles musées d’Europe, où je les ai remplacées honnêtement pard’excellentes copies.

– Mais, un jour ou l’autre…

– Un jour ou l’autre, la fraude sera découverte ? Ehbien ! l’on trouvera ma signature sur chacune des toiles –par-derrière –, et l’on saura que c’est moi qui ai doté mon pays dechefs-d’œuvre originaux. Après tout, je n’ai fait que ce qu’a faitNapoléon en Italie… Ah ! tiens, Beautrelet, voici les quatreRubens de M. de Gesvres…

Les coups ne discontinuaient pas au creux de l’Aiguille.

– Ce n’est plus tenable ! dit Lupin. Montons encore.

Un nouvel escalier. Une nouvelle porte.

– La salle des tapisseries, annonça Lupin.

Elles n’étaient pas suspendues, mais roulées, ficelées,étiquetées, et mêlées, d’ailleurs, à des paquets d’étoffesanciennes, que Lupin déplia : brocarts merveilleux, veloursadmirables, soies souples aux tons fanés, chasubles, tissus d’or etd’argent…

Ils montèrent encore et Beautrelet vit la salle des horloges etdes pendules, la salle des livres (oh ! les magnifiquesreliures, et les volumes précieux introuvables, uniques exemplairesdérobés aux grandes bibliothèques !) la salle des dentelles,la salle des bibelots.

Et, chaque fois, le cercle de la salle diminuait. Et, chaquefois, maintenant, le bruit des coups s’éloignait. Ganimard perdaitdu terrain.

– La dernière, dit Lupin, la salle du Trésor.

Celle-ci était toute différente. Ronde, aussi, mais très haute,de forme conique, elle occupait le sommet de l’édifice, et sa basedevait se trouver à quinze ou vingt mètres de la pointe extrême del’Aiguille.

Du côté de la falaise, point de lucarne. Mais, du côté de lamer, comme nul regard indiscret n’était à craindre, deux baiesvitrées s’ouvraient, par où la lumière entrait abondamment. Le solétait couvert d’un plancher de bois rare, à dessins concentriques.Contre les murs, des vitrines, quelques tableaux.

– Les perles de mes collections, dit Lupin. Tout ce que tu as vujusque-là est à vendre. Des objets s’en vont, d’autres arrivent.C’est le métier. Ici, dans ce sanctuaire, tout est sacré. Rien quedu choix, de l’essentiel, le meilleur du meilleur, del’inappréciable. Regarde ces bijoux, Beautrelet, amuletteschaldéennes, colliers égyptiens, bracelets celtiques, chaînesarabes… Regarde ces statuettes, Beautrelet, cette Vénus grecque,cet Apollon de Corinthe… Regarde ces Tanagras, Beautrelet !Tous les vrais Tanagras sont ici. Hors de cette vitrine, il n’y ena pas un seul au monde qui soit authentique. Quelle jouissance dese dire cela ! Beautrelet, tu te rappelles les pilleursd’églises dans le Midi, la bande Thomas et compagnie – des agents àmoi, soit dit en passant –, eh bien ! voici la châssed’Ambazac, la véritable, Beautrelet ! Tu te rappelles lescandale du Louvre, la tiare reconnue fausse, imaginée, fabriquéepar un artiste moderne… Voici la tiare de Saïtapharnès, lavéritable, Beautrelet ! Regarde, regarde bien,Beautrelet ! Voici la merveille des merveilles, l’œuvresuprême, la pensée d’un dieu, voici la Joconde de Vinci,la véritable. À genoux, Beautrelet, toute la femme est devanttoi !

Un long silence entre eux. En bas, les coups se rapprochaient.Deux ou trois portes, pas davantage, les séparaient deGanimard.

Au large, on apercevait le dos noir du torpilleur et les barquesqui croisaient. Le jeune homme demanda :

– Et le trésor ?

– Ah ! petit, c’est cela, surtout, qui t’intéresse !Tous ces chefs-d’œuvre de l’art humain, n’est-ce pas ? ça nevaut pas, pour ta curiosité, la contemplation du trésor… Et toutela foule sera comme toi ! Allons, sois satisfait !

Il frappa violemment du pied, fit ainsi basculer un des disquesqui composaient le parquet, et, le soulevant comme le couvercled’une boîte, il découvrit une sorte de cuve, toute ronde, creusée àmême le roc. Elle était vide. Un peu plus loin, il exécuta la mêmemanœuvre. Une autre cuve apparut. Vide également. Trois foisencore, il recommença. Les trois autres cuves étaient vides.

– Hein ! ricana Lupin, quelle déception ! Sous LouisXI, sous Henri IV, sous Richelieu, les cinq cuves devaient êtrepleines. Mais, pense donc à Louis XIV, à la folie de Versailles,aux guerres, aux grands désastres du règne ! Et pense à LouisXV, le roi prodigue, à la Pompadour, à la du Barry ! Ce qu’ona dû puiser alors ! Avec quels ongles crochus on a dû gratterla pierre ! Tu vois, plus rien…

Il s’arrêta :

– Si, Beautrelet, quelque chose encore, la sixièmecachette ! Intangible, celle-là… Nul d’entre eux n’osa jamaisy toucher. C’était la ressource suprême… disons le mot, la poirepour la soif. Regarde, Beautrelet.

Il se baissa et souleva le couvercle. Un coffret de feremplissait la cuve. Lupin sortit de sa poche une clef à gorge et àrainures compliquées, et il ouvrit.

Ce fut un éblouissement. Toutes les pierres précieusesétincelaient, toutes les couleurs flamboyaient, l’azur des saphirs,le feu des rubis, le vert des émeraudes, le soleil des topazes.

– Regarde, regarde, petit Beautrelet. Ils ont dévoré toute lamonnaie d’or, toute la monnaie d’argent, tous les écus, et tous lesducats, et tous les doublons, mais le coffre des pierres précieusesest intact ! Regarde les montures. Il y en a de toutes lesépoques, de tous les siècles, de tous les pays. Les dots des reinessont là. Chacune apporta sa part, Marguerite d’Écosse et Charlottede Savoie, Marie d’Angleterre et Catherine de Médicis et toutes lesarchiduchesses d’Autriche, Eléonore, Elisabeth, Marie-Thérèse,Marie-Antoinette… Regarde ces perles, Beautrelet ! et cesdiamants ! l’énormité de ces diamants ! Aucun d’eux quine soit digne d’une impératrice ! Le Régent de France n’estpas plus beau !

Il se releva et tendit la main en signe de serment :

– Beautrelet, tu diras à l’univers que Lupin n’a pas pris uneseule des pierres qui se trouvaient dans le coffre royal, pas uneseule, je le jure sur l’honneur ! Je n’en avais pas le droit.C’était la fortune de la France…

En bas, Ganimard se hâtait. À la répercussion des coups, ilétait facile de juger que l’on attaquait l’avant-dernière porte,celle qui donnait accès à la salle des bibelots.

– Laissons le coffre ouvert, dit Lupin, toutes les cuves aussi,tous ces petits sépulcres vides…

Il fit le tour de la pièce, examina certaines vitrines,contempla certains tableaux et, se promenant d’un air pensif :

– Comme c’est triste de quitter tout cela ! Queldéchirement ! Mes plus belles heures, je les ai passées ici,seul en face de ces objets que j’aimais… Et mes yeux ne les verrontplus, et mes mains ne les toucheront plus.

Il y avait sur son visage contracté une telle expression delassitude que Beautrelet en éprouva une pitié confuse. La douleur,chez cet homme, devait prendre des proportions plus grandes quechez un autre, de même que la joie, de même que l’orgueil oul’humiliation.

Près de la fenêtre, maintenant, le doigt tendu vers l’horizon,il disait :

– Ce qui est plus triste encore, c’est cela, tout cela qu’il mefaut abandonner. Est-ce beau ? la mer immense… le ciel… Àdroite et à gauche les falaises d’Étretat, avec leurs trois portes,la porte d’Amont, la porte d’Aval, la Manneporte… autant d’arcs detriomphe pour le maître… Et le maître c’était moi ! Roi del’aventure ! Roi de l’Aiguille creuse ! Royaume étrangeet surnaturel ! De César à Lupin… Quelle destinée !

Il éclata de rire.

– Roi de féerie ? et pourquoi cela ? disons tout desuite roi d’Yvetot ! Quelle blague ! Roi du monde, oui,voilà la vérité ! De cette pointe d’Aiguille, je dominaisl’univers, je le tenais dans mes griffes comme une proie !Soulève la tiare de Saïtapharnès, Beautrelet… Tu vois ce doubleappareil téléphonique… À droite, c’est la communication avec Paris– ligne spéciale. À gauche, avec Londres, ligne spéciale. ParLondres j’ai l’Amérique, j’ai l’Asie, j’ai l’Australie ! Danstous ces pays, des comptoirs, des agents de vente, des rabatteurs.C’est le trafic international. C’est le grand marché de l’art et del’antiquité, la foire du monde. Ah ! Beautrelet, il y a desmoments où ma puissance me tourne la tête. Je suis ivre de force etd’autorité…

La porte en dessous céda. On entendit Ganimard et ses hommes quicouraient et qui cherchaient… Après un instant, Lupin reprit, àvoix basse :

– Et voilà, c’est fini… Une petite fille a passé, qui a descheveux blonds, de beaux yeux tristes, et une âme honnête, oui,honnête, et c’est fini… moi-même je démolis le formidable édifice…tout le reste me paraît absurde et puéril… il n’y a plus que sescheveux qui comptent… ses yeux tristes… et sa petite âmehonnête.

Les hommes montaient l’escalier. Un coup ébranla a porte, ladernière… Lupin empoigna brusquement le bras du jeune homme.

– Comprends-tu Beautrelet, pourquoi je t’ai laissé le champlibre, alors que, tant de fois, depuis des semaines, j’aurais put’écraser ? Comprends-tu que tu aies réussi à parvenirjusqu’ici ? Comprends-tu que j’aie délivré à chacun de meshommes leur part de butin et que tu les aies rencontrés l’autrenuit sur la falaise ? Tu le comprends, n’est-ce pas ?L’Aiguille creuse, c’est l’Aventure. Tant qu’elle est à moi, jereste l’Aventurier. L’Aiguille reprise, c’est tout le passé qui sedétache de moi, c’est l’avenir qui commence, un avenir de paix etde bonheur où je ne rougirai plus quand les yeux de Raymonde meregarderont, un avenir…

Il se retourna furieux, vers la porte :

– Mais tais-toi donc, Ganimard, je n’ai pas fini matirade !

Les coups se précipitaient. On eût dit le choc d’une poutreprojetée contre la porte. Debout en face de Lupin, Beautrelet,éperdu de curiosité, attendait les événements, sans comprendre lemanège de Lupin. Qu’il eût livré l’Aiguille, soit, mais pourquoi selivrait-il lui-même ? Quel était son plan ? Éspérait-iléchapper à Ganimard ? Et d’un autre côté, où donc se trouvaitRaymonde ?

Lupin cependant murmurait, songeur :

– Honnête… Arsène Lupin honnête… plus de vol… mener la vie detout le monde… Et pourquoi pas ? il n’y a aucune raison pourque je ne retrouve pas le même succès… Mais fiche-moi donc la paix,Ganimard ! Tu ignores donc, triple idiot, que je suis en trainde prononcer des paroles historiques, et que Beautrelet lesrecueille pour nos petits-fils !

Il se mit à rire :

– Je perds mon temps. Jamais Ganimard ne saisira l’utilité demes paroles historiques.

Il prit un morceau de craie rouge, approcha du mur un escabeau,et il inscrivit en grosses lettres :

Arsène Lupin lègue à la France tous les trésors del’Aiguille creuse, à la seule condition que ces trésors soientinstallés au Musée du Louvre, dans des salles qui porteront le nomde « Salles Arsène Lupin ».

– Maintenant, dit-il, ma conscience est en paix. La France etmoi nous sommes quittes.

Les assaillants frappaient à tour de bras. Un des panneaux futéventré. Une main passa, cherchant la serrure.

– Tonnerre, dit Lupin, Ganimard est capable d’arriver au but,pour une fois.

Il sauta sur la serrure et enleva la clef.

– Crac, mon vieux, cette porte-là est solide… J’ai tout montemps… Beautrelet, je te dis adieu… Et merci !… car vraimenttu aurais pu me compliquer l’attaque… mais tu es un délicat,toi !

Il s’était dirigé vers un grand triptyque de Van den Weiden, quireprésentait les Rois Mages. Il replia le volet de droite etdécouvrit ainsi une petite porte dont il saisit la poignée.

– Bonne chasse, Ganimard, et bien des choses chez toi !

Un coup de feu retentit. Il bondit en arrière.

– Ah canaille, en plein cœur ! T’as donc pris desleçons ? Fichu le roi mage ! En plein cœur !Fracassé comme une pipe à la foire…

– Rends-toi, Lupin ! hurla Ganimard dont le revolversurgissait hors du panneau brisé et dont on apercevait les yeuxbrillants… Rends-toi, Lupin !

– Et la garde, est-ce qu’elle se rend ?

– Si tu bouges, je te brûle…

– Allons donc, tu ne peux pas m’avoir d’ici !

De fait, Lupin s’était éloigné, et si Ganimard, par la brèchepratiquée dans la porte, pouvait tirer droit devant lui, il nepouvait tirer ni surtout viser du côté où se trouvait Lupin… Lasituation de celui-ci n’en était pas moins terrible, puisquel’issue sur laquelle il comptait, la petite porte du triptyque,s’ouvrait en face de Ganimard. Essayer de s’enfuir, c’étaits’exposer au feu du policier… et il restait cinq balles dans lerevolver.

– Fichtre, dit-il en riant, mes actions sont en baisse. C’estbien fait, mon vieux Lupin, t’as voulu avoir une dernière sensationet t’as trop tiré sur la corde. Fallait pas tant bavarder.

Il s’aplatit contre le mur. Sous l’effort des hommes, un pan dupanneau encore avait cédé, et Ganimard était plus à l’aise. Troismètres, pas davantage, séparaient les deux adversaires. Mais unevitrine en bois doré protégeait Lupin.

– À moi donc, Beautrelet, s’écria le vieux policier, quigrinçait de rage… tire donc dessus, au lieu de reluquer commeça !…

Isidore, en effet, n’avait pas remué, spectateur passionné, maisindécis jusque-là. De toutes ses forces, il eût voulu se mêler à lalutte et abattre la proie qu’il tenait à sa merci. Un sentimentobscur l’en empêchait.

L’appel de Ganimard le secoua. Sa main se crispa à la crosse deson revolver.

« Si je prends parti, pensa-t-il Lupin est perdu… et j’en ai ledroit… c’est mon devoir… »

Leurs yeux se rencontrèrent. Ceux de Lupin étaient calmes,attentifs, presque curieux, comme si, dans l’effroyable danger quile menaçait, il ne se fût intéressé qu’au problème moral quiétreignait le jeune homme. Isidore se déciderait-il à donner lecoup de grâce à l’ennemi vaincu ?… La porte craqua du haut enbas.

– À moi, Beautrelet, nous le tenons, vociféra Ganimard.

Isidore leva son revolver.

Ce qui se passa fut si rapide qu’il n’en eut pour ainsi direconscience que par la suite. Il vit Lupin se baisser, courir lelong du mur, raser la porte, au-dessous de l’arme même quebrandissait vainement Ganimard, et il se sentit soudain, lui,Beautrelet, projeté à terre, ramassé aussitôt, et soulevé par uneforce invincible.

Lupin le tenait en l’air, comme un bouclier vivant, derrièrelequel il se cachait.

– Dix contre un que je m’échappe, Ganimard ! Avec Lupin,vois-tu, il y a toujours de la ressource…

Il avait reculé rapidement vers le triptyque. Tenant d’une mainBeautrelet plaqué contre sa poitrine, de l’autre il dégagea l’issueet referma la petite porte. Il était sauvé… Tout de suite unescalier s’offrit à eux, qui descendait brusquement.

– Allons, dit Lupin, en poussant Beautrelet devant lui, l’arméede terre est battue… occupons nous de la flotte française. AprèsWaterloo, Trafalgar… T’en auras pour ton argent, hein,petit !… Ah ! que c’est drôle, les voilà qui cognent letriptyque maintenant… Trop tard, les enfants… Mais file donc,Beautrelet…

L’escalier, creusé dans la paroi de l’Aiguille, dans son écorcemême, tournait tout autour de la pyramide, l’encerclant comme laspirale d’un toboggan.

L’un pressant l’autre, ils dégringolaient les marches deux pardeux, trois par trois. De place en place un jet de lumière giclaità travers une fissure, et Beautrelet emportait la vision desbarques de pêche qui évoluaient à quelques dizaines de brasses, etdu torpilleur noir…

Ils descendaient, ils descendaient, Isidore silencieux, Lupintoujours exubérant.

– Je voudrais bien savoir ce que fait Ganimard ?Dégringole-t-il les autres escaliers pour me barrer l’entrée dutunnel ? Non, il n’est pas si bête… Il aura laissé là quatrehommes… et quatre hommes suffisent.

Il s’arrêta.

– Écoute… ils crient là-haut… c’est ça, ils auront ouvert lafenêtre et ils appellent leur flotte… Regarde, on se démène sur lesbarques… on échange des signaux… le torpilleur bouge… Bravetorpilleur ! je te reconnais, tu viens du Havre… Canonniers, àvos postes… Bigre, voilà le commandant… Bonjour, Duguay-Trouin.

Il passa son bras par une fenêtre et agita son mouchoir. Puis ilse remit en marche.

– La flotte ennemie fait force de rames, dit-il. L’abordage estimminent. Dieu que je m’amuse !

Ils perçurent des bruits de voix au-dessous d’eux. À ce moment,ils approchaient du niveau de la mer, et ils débouchèrent presqueaussitôt dans une vaste grotte où deux lanternes allaient etvenaient parmi l’obscurité. Une ombre surgit et une femme se jetaau cou de Lupin !

– Vite ! vite ! j’étais inquiète !… Qu’est-ce quevous faisiez ?… Mais vous n’êtes pas seul ?…

Lupin la rassura.

– C’est notre ami Beautrelet… Figure-toi que notre amiBeautrelet a eu la délicatesse… mais je te raconterai cela… nousn’avons pas le temps… Charolais, tu es là ?… Ah ! bien…Le bateau ?…

Charolais répondit « Le bateau est prêt. »

– Allume, fit Lupin.

Au bout d’un instant le bruit d’un moteur crépita, et Beautreletdont le regard s’habituait peu à peu aux demi-ténèbres, finit parse rendre compte qu’ils se trouvaient sur une sorte de quai, aubord de l’eau, et que, devant eux, flottait un canot.

– Un canot automobile, dit Lupin, complétant les observations deBeautrelet. Hein, tout ça t’épate, mon vieil Isidore… Tu necomprends pas ?… Comme l’eau que tu vois n’est autre que l’eaude la mer qui s’infiltre à chaque marée dans cette excavation, ilen résulte que j’ai là une petite rade invisible et sûre…

Mais fermée, objecta Beautrelet. Personne ne peut y entrer, etpersonne en sortir.

– Si, moi, fit Lupin, et je vais te le prouver.

Il commença par conduire Raymonde, puis revint chercherBeautrelet. Celui-ci hésita.

– Tu as peur ? dit Lupin.

– De quoi ?

– D’être coulé à fond par le torpilleur ?

– Non.

– Alors tu te demandes si ton devoir n’est pas de rester côtéGanimard, justice, société, morale, au lieu d’aller côté Lupin,honte, infamie, déshonneur ?

– Précisément.

– Par malheur, mon petit, tu n’as pas le choix… Pour l’instant,il faut qu’on nous croie morts tous les deux… et qu’on me fiche lapaix que l’on doit à un futur honnête homme. Plus tard, quand jet’aurai rendu ta liberté, tu parleras à ta guise… je n’aurai plusrien à craindre.

À la manière dont Lupin lui étreignit le bras, Beautrelet sentitque toute résistance était inutile. Et puis, pourquoirésister ? N’avait-il pas le droit de s’abandonner à lasympathie irrésistible que, malgré tout, cet homme luiinspirait ? Ce sentiment fut si net en lui qu’il eut envie dedire à Lupin :

« Écoutez, vous courez un autre danger plus grave : Sholmès estsur vos traces… »

– Allons, viens, lui dit Lupin, avant qu’il se fût résolu àparler.

Il obéit et se laissa mener jusqu’au bateau, dont la forme luiparut singulière et l’aspect tout à fait imprévu.

Une fois sur le pont, ils descendirent les degrés d’un petitescalier abrupt, d’une échelle plutôt, qui était accrochée à unetrappe, laquelle trappe se referma sur eux.

Au bas de l’échelle, il y avait, vivement éclairé par une lampe,un réduit de dimensions très exiguës où se trouvait déjà Raymonde,et où ils eurent exactement la place de s’asseoir tous les trois.Lupin décrocha un cornet acoustique et ordonna : « En route,Charolais. »

Isidore eut l’impression désagréable que l’on éprouve àdescendre dans un ascenseur, l’impression du sol, de la terre quise dérobe sous vous, l’impression du vide. Cette fois, c’étaitl’eau qui se dérobait, et du vide s’entrouvrait, lentement…

– Hein, nous coulons ? ricana Lupin. Rassure-toi… le tempsde passer de la grotte supérieure où nous sommes, à une petitegrotte située tout en bas, à demi ouverte à la mer, et où l’on peutentrer à marée basse… tous les ramasseux de coquillages laconnaissent… Ah ! dix secondes d’arrêt… nous passons… et lepassage est étroit ! juste la grandeur du sous-marin…

– Mais, interrogea Beautrelet, comment se fait-il que lespêcheurs qui entrent dans la grotte d’en bas ne sachent pas qu’elleest percée en haut et communique avec une autre grotte d’où part unescalier qui traverse l’Aiguille ? La vérité est à ladisposition du premier venu.

– Erreur, Beautrelet ! La voûte de la petite grottepublique est fermée, à marée basse, par un plafond mobile, couleurde roche, que la mer en montant déplace et élève avec elle, et quela mer en redescendant rapplique hermétiquement sur la petitegrotte. C’est pourquoi à marée haute, je puis passer… Hein c’estingénieux… Une idée à Bibi ça… Il est vrai que ni César, ni LouisXIV, bref qu’aucun de mes aïeux ne pouvait l’avoir puisqu’ils nejouissaient pas du sous-marin… Ils se contentaient de l’escalierqui descendait alors jusqu’à la petite grotte du bas… Moi, j’aisupprimé les dernières marches et imaginé ce plafond mobile. Uncadeau que je fais à la France… Raymonde, ma chérie, éteignez lalampe qui est à côté de vous… nous n’en avons plus besoin… aucontraire.

En effet, une clarté pâle, qui semblait la couleur même del’eau, les avait accueillis au sortir de la grotte et pénétraitdans la cabine par les deux hublots dont elle était munie et parune grosse calotte de verre qui dépassait le plancher du pont etpermettait d’inspecter les couches supérieures de la mer.

Et tout de suite une ombre glissa au-dessus d’eux.

– L’attaque va se produire. La flotte ennemie cerne l’Aiguille…Mais si creuse que soit cette Aiguille, je me demande comment ilsvont y pénétrer…

Il prit le cornet acoustique :

– Ne quittons pas les fonds, Charolais… Où allons-nous ?Mais je te l’ai dit… À Port-Lupin… et à toute vitesse, hein ?Il faut qu’il y ait de l’eau pour aborder… nous avons une dame avecnous.

Ils rasaient la plaine de rocs. Les algues, soulevées, sedressaient comme une lourde végétation noire, et les courantsprofonds les faisaient onduler gracieusement, se détendre, ets’allonger comme des chevelures qui flottent. Une ombre encore,plus longue…

– C’est le torpilleur, dit Lupin.., le canon va donner de lavoix… Que va faire Duguay-Trouin ? Bombarder l’Aiguille ?Ce que nous perdons, Beautrelet, en n’assistant pas à la rencontrede Duguay-Trouin et de Ganimard ! La réunion des forcesterrestres et des forces navales !… Hé, Charolais ! nousdormons…

On filait vite, cependant. Les champs de sable avaient succédéaux rochers, puis ils virent presque aussitôt d’autres rochers, quimarquaient la pointe droite d’Étretat, la porte d’Amont. Despoissons s’enfuyaient à leur approche. L’un deux plus hardis’accrocha au hublot, et il les regardait de ses gros yeuximmobiles et fixes.

– À la bonne heure, nous marchons, s’écria Lupin… Que dis-tu dema coquille de noix, Beautrelet ? Pas mauvaise, n’est-cepas ?… Tu te rappelles l’aventure du Sept-de-cœur[11] , la fin misérable de l’ingénieurLacombe, et comment, après avoir puni ses meurtriers, j’ai offert àl’Etat ses papiers et ses plans pour la construction d’un nouveausous-marin – encore un cadeau à la France. – Eh bien ! parmices plans, j’avais gardé ceux d’un canot automobile submersible, etvoilà comment tu as l’honneur de naviguer en ma compagnie…

Il appela Charolais.

– Fais-nous monter, plus de danger…

Ils bondirent jusqu’à la surface et la cloche de verre émergea…Ils se trouvaient à un mille des côtes, hors de vue par conséquent,et Beautrelet put alors se rendre un compte plus juste de larapidité vertigineuse avec laquelle ils avançaient.

Fécamp d’abord passa devant eux, puis toutes les plagesnormandes, Saint-Pierre, les Petites-Dalles, Veulettes,Saint-Valery, Veules, Quiberville.

Lupin plaisantait toujours, et Isidore ne se lassait pas de leregarder et de l’entendre, émerveillé par la verve de cet homme, sagaieté, sa gaminerie, son insouciance ironique, sa joie devivre.

Il observait aussi Raymonde. La jeune femme demeuraitsilencieuse, serrée contre celui qu’elle aimait. Elle avait prisses mains entre les siennes et souvent levait les yeux sur lui, etplusieurs fois Beautrelet remarqua que ses mains se crispaient unpeu et que la tristesse de ses yeux s’accentuait. Et, chaque fois,c’était comme une réponse muette et douloureuse aux boutades deLupin. On eût dit que cette légèreté de paroles, cette visionsarcastique de la vie lui causaient une souffrance.

– Tais-toi, murmura-t-elle… c’est défier le destin que de rire…Tant de malheurs peuvent encore nous atteindre !

En face de Dieppe, on dut plonger pour n’être pas aperçu desembarcations de pêche. Et vingt minutes plus tard, ils obliquèrentvers la côte, et le bateau entra dans un petit port sous-marinformé par une coupure irrégulière entre les rochers, se rangea lelong d’un môle et remonta doucement à la surface.

– Port-Lupin, annonça Lupin.

L’endroit situé à cinq lieues de Dieppe, à trois lieues duTréport, protégé à droite et à gauche par deux éboulements defalaise, était absolument désert. Un sable fin tapissait les pentesde la menue plage.

– À terre, Beautrelet… Raymonde, donnez-moi la main… Toi,Charolais, retourne à l’Aiguille pour ce qui se passe entreGanimard et Duguay-Trouin, et tu viendras me le dire à la fin dujour. Ça me passionne, cette affaire-là !

Beautrelet se demandait avec certaine curiosité comment ilsallaient sortir de cette anse emprisonnée qui s’appelaitPort-Lupin, quand il avisa au pied même de la falaise les montantsd’une échelle de fer.

– Isidore, dit Lupin, si tu connaissais ta géographie et tonhistoire, tu saurais que nous sommes au bas de la gorge deParfonval, sur la commune de Biville. Il y a plus d’un siècle, dansla nuit du 23 août 1803, Georges Cadoudal et six complices,débarqués en France avec l’intention d’enlever le premier consulBonaparte, se hissèrent jusqu’en haut par le chemin que je vais temontrer. Depuis, des éboulements ont démoli ce chemin. MaisValméras, plus connu sous le nom d’Arsène Lupin, l’a fait restaurerà ses frais, et il a acheté la ferme de la Neuvillette, où lesconjurés ont passé leur première nuit, et où, retiré des affaires,désintéressé des choses de ce monde, il va vivre, entre sa mère etsa femme, la vie respectable du hobereau. Le gentleman-cambrioleurest mort, vive le gentleman-farmer !

Après l’échelle, c’était comme un étranglement, une ravineabrupte creusée par les eaux de pluie, et au fond de laquelle ons’accrochait à un simulacre d’escalier garni d’une rampe. Ainsi quel’expliqua Lupin, cette rampe avait été mise en lieu et place de «l’estamperche », longue cordée fixée à des pieux dont s’aidaientjadis les gens du pays pour descendre à la plage… Une demi-heured’ascension et ils débouchèrent sur le plateau non loin d’une deces huttes creusées en pleine terre, et qui servent d’abri auxdouaniers de la côte. Et précisément, au détour de la sente, undouanier apparut.

– Rien de nouveau, Gomel ? lui dit Lupin.

– Rien, patron.

– Personne de suspect ?

– Non, patron… cependant…

– Quoi ?

– Ma femme… qui est couturière à la Neuvillette…

– Oui, je sais… Césarine… Eh bien ?

– Il paraît qu’un matelot rôdait ce matin dans le village.

– Quelle tête avait-il, ce matelot ?

– Pas naturelle… Une tête d’Anglais.

– Ah ! fit Lupin préoccupé… Et tu as donné l’ordre àCésarine…

– D’ouvrir l’œil, oui, patron.

– C’est bien, surveille le retour de Charolais d’ici deux, troisheures… S’il y a quelque chose, je suis à la ferme.

Il reprit son chemin et dit à Beautrelet :

– C’est inquiétant… Est-ce Sholmès ? Ah ! si c’estlui, exaspéré comme il doit l’être, tout est à craindre.

Il hésita un moment :

– Je me demande si nous ne devrions pas rebrousser chemin… oui,j’ai de mauvais pressentiments…

Des plaines légèrement ondulées se déroulaient à perte de vue.Un peu sur la gauche, de belles allées d’arbres menaient vers laferme de la Neuvillette dont on apercevait les bâtiments… C’étaitla retraite qu’il avait préparée, l’asile de repos promis àRaymonde. Allait-il, pour d’absurdes idées, renoncer au bonheur àl’instant même où il atteignait le but ?

Il saisit le bras d’Isidore, et lui montrant Raymonde qui lesprécédait :

– Regarde-la. Quand elle marche, sa taille a un petitbalancement que je ne puis voir sans trembler… Mais, tout en elleme donne ce tremblement de l’émotion et de l’amour, ses gestesaussi bien que son immobilité, son silence comme le son de sa voix.Tiens, le fait seul de marcher sur la trace de ses pas me cause unvéritable bien-être. Ah ! Beautrelet, oubliera-telle jamaisque je fus Lupin ? Tout ce passé qu’elle exècre,parviendrai-je à l’effacer de son souvenir ?

Il se domina et, avec une assurance obstinée :

– Elle oubliera ! affirma-t-il. Elle oubliera parce que jelui ai fait tous les sacrifices. J’ai sacrifié le refuge inviolablede l’Aiguille creuse, j’ai sacrifié mes trésors, ma puissance, monorgueil… je sacrifierai tout… Je ne veux plus être rien… plus rienqu’un homme qui aime… un homme honnête puisqu’elle ne peut aimerqu’un homme honnête… Après tout, qu’est-ce que ça me fait d’êtrehonnête ? Ce n’est pas plus déshonorant qu’autre chose…

La boutade lui échappa pour ainsi dire à son insu. Sa voixdemeura grave et sans ironie. Et il murmurait avec une violencecontenue :

– Ah ! vois-tu, Beautrelet, de toutes les joies effrénéesque j’ai goûtées dans ma vie d’aventures, il n’en est pas une quivaille la joie que me donne son regard quand elle est contente demoi… Je me sens tout faible alors… et j’ai envie de pleurer…

Pleurait-il ? Beautrelet eut l’intuition que des larmesmouillaient ses yeux. Des larmes dans le yeux de Lupin ! deslarmes d’amour !

Ils approchaient d’une vieille porte qui servait d’entrée à laferme. Lupin s’arrêta une seconde et balbutia :

– Pourquoi ai-je peur ?… C’est comme une oppression… Est-ceque l’aventure de l’Aiguille creuse n’est pas finie ? Est-ceque le destin n’accepte pas le dénouement que j’aichoisi ?

Raymonde se retourna, tout inquiète.

– Voilà Césarine. Elle court…

La femme du douanier, en effet, arrivait de la ferme en toutehâte. Lupin se précipita :

– Quoi ! qu’y a-t-il ? Parlez donc !

Suffoquée, à bout de souffle, Césarine bégaya :

– Un homme… j’ai vu un homme dans le salon.

– L’Anglais de ce matin ?

– Oui… mais déguisé autrement…

– Il vous a vue ?

– Non. Il a vu votre mère. Mme Valméras l’a surpris comme ils’en allait.

– Eh bien ?

– Il lui a dit qu’il cherchait Louis Valméras, qu’il était votreami.

– Alors ?

– Alors Madame a répondu que son fils était en voyage… pour desannées…

– Et il est parti ?…

– Non. Il a fait des signes par la fenêtre qui donne sur laplaine… comme s’il appelait quelqu’un.

Lupin semblait hésiter. Un grand cri déchira l’air. Raymondegémit :

– C’est ta mère… je reconnais…

Il se jeta sur elle, et l’entraînant dans un état de passionfarouche :

– Viens… fuyons… toi d’abord…

Mais tout de suite il s’arrêta, éperdu, bouleversé.

– Non, je ne peux pas… c’est abominable… Pardonne-moi… Raymonde…la pauvre femme là-bas… Reste ici… Beautrelet, ne la quittepas.

Il s’élança le long du talus qui environne la ferme, tourna, etle suivit, en courant, jusqu’auprès de la barrière qui s’ouvre surla plaine… Raymonde, que Beautrelet n’avait pu retenir, arrivapresque en même temps que lui, et Beautrelet, dissimulé derrièreles arbres, aperçut, dans l’allée déserte qui menait de la ferme àla barrière, trois hommes, dont l’un, le plus grand, marchait entête, et dont deux autres tenaient sous les bras une femme quiessayait de résister et qui poussait des gémissements dedouleur.

Le jour commençait à baisser. Cependant Beautrelet reconnutHerlock Sholmès. La femme était âgée. Des cheveux blancsencadraient son visage livide. Ils approchaient tous les quatre.Ils atteignaient la barrière. Sholmès ouvrit un battant. AlorsLupin s’avança et se planta devant lui.

Le choc parut d’autant plus effroyable qu’il fut silencieux,presque solennel. Longtemps les deux ennemis se mesurèrent duregard. Une haine égale convulsait leurs visages, ils ne bougeaientpas.

Lupin prononça avec un calme terrifiant :

– Ordonne à tes hommes de laisser cette femme.

– Non !

On eût pu croire que l’un et l’autre ils redoutaient d’engagerla lutte suprême et que l’un et l’autre ils ramassaient toutesleurs forces. Et plus de paroles inutiles cette fois, plus deprovocations railleuses. Le silence, un silence de mort.

Folle d’angoisse, Raymonde attendait l’issue du duel. Beautreletlui avait saisi le bras et la maintenait immobile. Au bout d’uninstant, Lupin répéta :

– Ordonne à tes hommes de laisser cette femme.

– Non !

Lupin prononça :

– Écoute, Sholmès…

Mais il s’interrompit, comprenant la stupidité des mots. En facede ce colosse d’orgueil et de volonté qui s’appelait Sholmès, quesignifiaient les menaces ?

Décidé à tout, brusquement il porta la main à la poche de sonveston. L’Anglais le prévint, et, bondissant vers sa prisonnière,il lui colla le canon de son revolver à deux pouces de latempe.

– Pas un geste, Lupin, ou je tire.

En même temps ses deux acolytes sortirent leurs armes et lesbraquèrent sur Lupin… Celui-ci se raidit, dompta la rage qui lesoulevait, et, froidement, les deux mains dans ses poches, lapoitrine offerte à l’ennemi, il recommença :

– Sholmès, pour la troisième fois, laisse cette femmetranquille.

L’Anglais ricana :

– On n’a pas droit d’y toucher, peut-être ! Allons, allons,assez de blagues ! Tu ne t’appelles pas plus Valméras que tune t’appelles Lupin, c’est un nom que tu as volé, comme tu avaisvolé le nom de Charmerace. Et celle que tu fais passer pour tamère, c’est Victoire, ta vieille complice, celle qui t’a élevé…

Sholmès eut un tort. Emporté par son désir de vengeance, ilregarda Raymonde, que ces révélations frappaient d’horreur. Lupinprofita de l’imprudence. D’un mouvement rapide, il fit feu.

– Damnation ! hurla Sholmès, dont le bras, transpercé,retomba le long de son corps.

Et apostrophant ses hommes :

– Tirez donc, vous autres ! Tirez donc !

Mais Lupin avait sauté sur eux, et il ne s’était pas écoulé deuxsecondes que celui de droite roulait à terre, la poitrine démolie,tandis que l’autre, la mâchoire fracassée, s’écroulait contre labarrière.

– Débrouille-toi, Victoire… attache-les… Et maintenant, à nousdeux, l’Anglais…

Il se baissa en jurant :

– Ah ! canaille…

Sholmès avait ramassé son arme de la main gauche et levisait.

Une détonation… un cri de détresse… Raymonde s’était précipitéeentre les deux hommes, face à l’Anglais. Elle chancela, porta lamain à sa gorge, se redressa, tournoya, et s’abattit aux pieds deLupin.

– Raymonde !… Raymonde !

Il se jeta sur elle et la pressa contre lui.

– Morte, fit-il.

Il y eut un moment de stupeur. Sholmès semblait confondu de sonacte. Victoire balbutiait :

– Mon petit… Mon petit…

Beautrelet s’avança vers la jeune femme et se pencha pourl’examiner. Lupin répétait : « Morte… morte… » d’un ton réfléchi,comme s’il ne comprenait pas encore.

Mais sa figure se creusa, transformée soudain, ravagée dedouleur. Et il fut alors secoué d’une sorte de folie, fit desgestes irraisonnés, se tordit les poings, trépigna comme un enfantqui souffre trop.

– Misérable ! cria-t-il tout à coup, dans un accès dehaine.

Et d’un choc formidable, renversant Sholmès, il le saisit à lagorge et lui enfonça ses doigts crispés dans la chair. L’Anglaisrâla, sans même se débattre.

– Mon petit, mon petit, supplia Victoire…

Beautrelet accourut. Mais Lupin déjà avait lâché prise, et, prèsde son ennemi étendu à terre, il sanglotait.

Spectacle pitoyable ! Beautrelet ne devait jamais enoublier l’horreur tragique, lui qui savait tout l’amour de Lupinpour Raymonde, et tout ce que le grand aventurier avait immolé delui-même pour animer d’un sourire le visage de sa bien-aimée.

La nuit commençait à recouvrir d’un linceul d’ombre le champ debataille. Les trois Anglais ficelés et bâillonnés gisaient dansl’herbe haute. Des chansons bercèrent le vaste silence de laplaine. C’était les gens de la Neuvillette qui revenaient dutravail.

Lupin se dressa. Il écouta les voix monotones. Puis il considérala ferme heureuse où il avait espéré vivre paisiblement auprès deRaymonde. Puis il la regarda, elle, la pauvre amoureuse, quel’amour avait tuée, et qui dormait, toute blanche, de l’éternelsommeil.

Les paysans approchaient cependant. Alors Lupin se pencha,saisit la morte dans ses bras puissants, la souleva d’un coup, et,ployé en deux, l’étendit sur son dos.

– Allons-nous-en, Victoire.

– Allons-nous-en, mon petit.

– Adieu, Beautrelet, dit-il.

Et, chargé du précieux et horrible fardeau, suivi de sa vieilleservante, silencieux, farouche, il partit du côté de la mer, ets’enfonça dans l’ombre profonde…

Share