Categories: Romans

L’ami du village – Maître Guillaume

L’ami du village – Maître Guillaume

de Charles Deslys

Chapitre 1 COMMENT IL ARRIVA

Un voyageur, que le train venait de laisser à la station voisine, gravissait à pied la côte du sommet de laquelle on découvre tout à coup la vallée, le village.

Il n’avait guère plus de vingt ans. Il n’était ni grand ni petit, ni beau ni laid. Rien d’un héros de roman.

Mais sa physionomie plaisait par une expression de droiture, de franchise, de bonne humeur et de vraie jeunesse. Sur son front, largement découvert on devinait l’intelligence ; dans ses yeux vifs et doux, la tendresse et la volonté.

Bien que son costume fût des plus modestes, et toute sa personne à l’avenant, il semblait heureux de vivre et de cheminer ainsi, d’un pas leste et fier, au printemps de l’année, au printemps de la vie. Le grand air qui fouettait ses cheveux bruns,les parfums de la campagne, l’aspect de la libre nature, tout l’enchantait, l’enivrait.

Arrivé sur le plateau, il fit halte, et contempla l’immense horizon qui se déroulait devant lui.

Au fond de la vallée serpente une large rivière. Des peupliers, des saules s’alignent ou se groupent harmonieusement sur les îlots, sur les rives. Le village éparpille au bord de l’eau ses jardins et ses chaumières. À droite, ce sont de vastes prairies ; avril les avait émaillées de pâquerettes.À gauche, sur les coteaux, des cultures, des vignobles, des bouquets de bois. Vers les hauteurs, la lisière d’une grande forêt se perd dans les nues.

Toute cette perspective, verdoyante, fleurie,resplendissait et souriait, humide encore de rosée, sous lespremiers rayons du soleil.

« Un beau pays ! murmura l’arrivant,j’ai de la chance ! »

Et, plus lestement encore, il se remit enmarche.

Il traversa le pont, s’engagea dans la granderue du village.

Quelques femmes jacassaient autour dulavoir ; elles relevèrent la tête au bruit des pas du jeunevoyageur et le regardèrent avec une curiosité engageante. Un peuplus loin, le maréchal-ferrant arrêta le soufflet de sa forge ets’avança quelque peu comme pour lui souhaiter la bienvenue. Plusloin encore, un jeune garçon qui conduisait quelques vaches lesalua d’un grand coup de bonnet. L’étranger rendit le salut commeil avait rendu les sourires, mais cette fois encore il passa outre.Il était de ceux qui, bien qu’en pays inconnu, aiment à chercher età reconnaître par eux-mêmes le but où tend leur voyage.

Vers l’autre extrémité de la commune, unegrande masure enfoncée en terre parut fixer enfin sonattention.

À travers la fenêtre plus large que les autreset béante au ras du sol, on apercevait, dans l’intérieur, destables, des bancs, une chaire et, contre les murailles,quelques-uns de ces grands tableaux, cartes de géographie,d’alphabet, de calcul, comme on en rencontre dans les écolesprimaires.

« C’est ici ! » murmura lejeune homme avec une certaine émotion.

Dans la salle d’étude, pas un écolier…personne.

Devant la porte voisine, une voiture à brasétait arrêtée.

Deux hommes sortaient de la maison, portantune commode de bois blanc, qu’ils posèrent sur la petitecharrette.

Puis l’un d’eux, s’essuyant le front du reversde la main :

« Pauvre femme ! dit-il, je n’auraispas cru que ça la désolerait ainsi…

– Dame ! répondit l’autre, huit joursaprès la mort de son mari, quitter la maison que l’on habitaitdepuis trente ans…

– Avec ça qu’elle n’est pas riche, reprit soncompagnon. Cinquante écus de retraite, à ce qu’on dit… Et pas defamille !… pas d’enfants !… Elle reste toute seule… c’estbien triste ! »

Le jeune homme avait tout entendu. Il s’étaitapproché, il demanda :

« De quoi parlez-vous donc, mesamis ?

– Eh ! de la Simonne… de la veuve àdéfunt maître Simon, l’ancien instituteur. Le nouveau arriveaujourd’hui… Pour lui céder la place, il faut bien que la pauvrefemme déguerpisse.

– Attendez ! » fit le jeunehomme.

Et, sans s’expliquer davantage, il entra dansla maison.

La salle basse était encombrée par ledéménagement. Déjà les ustensiles de ménage, décrochés de lamuraille, remplissaient une grande manne d’osier. Sur le bahut,dont l’armoire était vide, on voyait les faïences descendues del’étagère. À terre, de la paille.

Du côté opposé à l’école, au-dessus dequelques marches, une porte était ouverte, celle de la chambre àcoucher, ou plutôt, comme on dit simplement, la chambre. Il s’enéchappait un bruit de sanglots.

L’inconnu, de plus en plus ému, s’avança sansbruit.

Une femme d’une cinquantaine d’années, vêtuede deuil, très-pâle et tout en pleurs, se tenait auprès de lafenêtre, sur l’appui de laquelle, dans une cassette, elle rangeaitquelques menus objets, ses plus chères reliques.

Il était facile de reconnaître en elle laveuve de l’instituteur.

Sous ses mains tremblantes, une photographieencadrée se rencontra, sans doute le portrait du défunt.

Elle y colla ses lèvres. Puis, s’adressant àl’image de celui qui n’était plus, elle lui dit :

« Nous aurions dû partir ensemble, monpauvre ami !… mon bon Simon !… La mort n’est cruelle queparce qu’elle sépare… Ah ! si c’était pour aller te rejoindreau cimetière, va, je ne me plaindrais pas de quitter cette maison…Notre maison où nous avons vécu si heureux… où je voudrais à montour mourir ! »

Et, serrant le portrait dans la cassette,avant de la refermer, elle se laissa tomber à genoux, la tête dansses deux mains, sanglotant et priant.

Elle ne voyait pas encore l’étranger.

Il l’avait examinée, lui. Sur le visage decette pauvre femme, dans toute sa personne, dans sa douleur même,on devinait l’honnêteté, la bonté.

Le jeune homme fit quelques pas, un peu debruit, et comme elle remarquait enfin sa présence :

« Madame, dit-il, excusez-moi… mais ilfaut suspendre tous ces préparatifs… Vous ne partirez pas.

– Comment ! fit-elle toute surprise, maisqui donc êtes-vous, Monsieur ?

– Je me nomme Guillaume, et je suis le nouveaumaître d’école. »

Elle se releva toute confuse, et tandisqu’elle essuyait avec précipitation ses larmes :

« Le successeur de mon mari !dit-elle, c’est moi qui vous demande pardon, Monsieur… Déjà lamaison devrait être libre… elle le sera dans un instant…

– Ne m’avez-vous donc pas entendu ?…reprit-il avec douceur. Je sais que ce départ vous afflige comme unexil, et que vous n’avez plus de parents, pas d’amis… Moi aussi, jesuis sans famille. Il me faut quelqu’un qui tienne ma maison… Sinous y restions tous les deux ?

– Ici !… balbutia-t-elle comme croyantrêver, mais c’est impossible…

– Oh ! fit-il, vous garderiez cettechambre… votre chambre. Il y a bien là-haut quelque mansarde…

– Oui… celle du fils que nous avons perdu… Ilaurait maintenant votre âge…

– Eh bien !… puisque je remplace le pèreauprès des enfants du village, auprès de vous je remplacerai lefils… Je n’ai plus de mère, madame Simon… Soyez mamère ! »

Il lui tendait les bras.

Et cela si simplement, avec une générosité sitouchante, si irrésistible, qu’elle se laissa tomber sur sapoitrine en murmurant :

« Ah !… Monsieur !… mon enfant…comment jamais reconnaître…

– En m’appelant votre enfant, répondit-il,ainsi que vous venez de le faire déjà. Songez donc, j’étais seul aumonde… Mais c’est moi, bonne mère, qui vous devrai de lareconnaissance et du dévouement !… »

Puis, essuyant ses yeux, car il pleuraitaussi, Guillaume reprit le ton d’enjouement qui lui étaitnaturel :

« Allons ! c’est convenu, c’estarrangé. Je vais envoyer les déménageurs quérir ma malle au cheminde fer. »

Effectivement, il repassa dans la salle, etleur dit :

« Madame Simon reste avec moi ;c’est moi qui suis le nouvel instituteur. Remettez ici tout enplace et partez avec votre charrette pour la gare ; voici monbulletin de bagages. »

Les deux paysans ne se le firent pas répéterdeux fois. Après avoir félicité le jeune maître d’école et lapauvre veuve de leur bienheureuse entente, ils prirent le chemin dela station, mais non sans colporter au passage cette grandenouvelle par toute la commune.

Déjà la Simonne s’inquiétait de ce que pouvaitsouhaiter Guillaume.

« Pour le moment, dit-il, une brosse, uneserviette et de l’eau fraîche afin de me mettre en état de rendremes visites officielles… à M. le curé, à M. lemaire. »

Et, d’un pas joyeux, il grimpa dans samansarde.

C’était une petite pièce très-proprette, d’oùl’on découvrait les prés, un coude de la rivière, et, plus loin,les bois : tout un charmant paysage.

« Vivat ! se dit Guillaume, je seraiici comme un roi ! »

Quelques minutes plus tard, il redescendit,alerte, frais et souriant.

« À ce soir, ma mère, dit-il à laSimonne.

Elle lui répondit :

« Dieu soit avec toi, mon enfant… tondébut dans ce pays doit te porter bonheur ! »

Chapitre 2VISITES OFFICIELLES

Le maire se nommait Martin Fayolle, uncultivateur.

Guillaume entra dans sa ferme et demanda s’ilétait visible.

« Il vient de rentrer des champs,répondit une fille de basse-cour, mais je crois bien qu’on va semettre à table. »

Déjà l’instituteur se retirait, après avoirdit son nom, sa qualité, lorsqu’un gros homme à la mine épanouie etrougeaude, aux cheveux rares vers le front, grisonnant sur lestempes, apparut tout à coup sur le seuil et lui cria :

« Entrez !… mais entrez donc,monsieur le maître… maître Guillaume, n’est-ce pas ?… J’étaisavisé de votre venue, j’ai déjà eu connaissance de votre braveconduite vis-à-vis de la Simonne… Et jarni ! ça vaut bien unegrillade arrosée d’un verre de bon vin… »

Puis, se retournant versl’intérieur :

« Entends-tu, la Nanon ! maîtreGuillaume déjeune avec nous… Un troisième couvert… Remets saucisseet boudin sur la braise… descends à la cave et remonte-nous dumeilleur ! »

Ces cordiales paroles ne s’étaient pas ditessans quelques rudes poignées de main.

En vain, Guillaume voulut décliner l’honneurde cette invitation à brûle-pourpoint.

Martin Fayolle ne comprenait pas les façons.Poussant l’instituteur par les deux épaules, il le fit entrer, ille fit asseoir.

Déjà la Nanon disparaissait, après avoir misle troisième couvert.

Ce couvert, ainsi que celui qui lui faisaitface et devant lequel s’attablait l’amphitryon campagnard, secomposait d’une serviette grossière, d’un verre des plus communs,d’une fourchette en fer battu. Mais au beau milieu de la table, àla place d’honneur, fine toile dans un rond brodé de perles, jolicouteau à manche de nacre, timbale et couvert d’argent.

« C’est probablement pour la maîtresse dela maison ? pensa Guillaume.

– Faisons connaissance, dit M. le maire.Je ne suis pas un méchant homme, vous verrez ! Guèred’éducation… mais un peu de bon sens… beaucoup de bonne volonté.Quand une chose me semble juste, il faut que ça soit, voilàtout !… On vous insinuera peut-être que Martin Fayolle est unvaniteux, un tyran, un richard… Rabattez-en de moitié, sinon destrois quarts. Le fait est qu’ayant eu dans ma vie un grand chagrin,pour m’étourdir j’ai travaillé, j’ai gagné… »

En ce moment, la Nanon rentra.

C’était une femme jeune encore, un peu rousse,l’œil voilé, la figure énergique et sombre. Bien qu’habillée enpaysanne, elle avait un tel air d’aisance et de commandement queGuillaume crut voir en elle la femme du maire.

« Madame Fayolle ?… demanda-t-il ense levant pour lui rendre honneur.

– Eh ! non, repartit le bonhomme Martin,c’est la Nanon, notre servante… Mais pas servante comme une autre,oui-da !… Depuis bientôt quatorze ans que je suis veuf, c’estelle qui a la haute main dans la ferme. On lui obéit comme àmoi-même, et moi-même parfois je prends son conseil. Mon premierministre, quoi !… mon intendante… Mais en tout bien touthonneur, jarni ! Nanon est une honnête fille… Avec ça,diligente et dévouée comme pas une ! Elle nous aimebien… » Pas vrai, Nanon, que tu nous aimes ?

Toute honteuse de cet éloge, la tête basse,les sourcils rapprochés, Nanon ne répondit que par quelques motsinintelligibles, sans même regarder son maître. On eût dit qu’elleétait impatiente, qu’elle souffrait de l’entendre parler ainsi.

Mais tout à coup sa physionomie se transfiguracomme par enchantement.

Dans le fond de la salle, une porte vitréevenait de s’ouvrir.

Une enfant, une fillette entra.

« Ah ! s’écria joyeusement Nanon,voilà Gratienne ! voilà la petite ! »

Sur la physionomie de Martin Fayolle, mêmejoie, même orgueil.

« Je vous ai parlé de mon chagrin, dit-ilà l’instituteur, voici ma consolation… C’est mafille ! »

Il avait pris l’enfant sur ses genoux ;il l’embrassait.

« Mais laissez-la donc déjeuner ! serécria la Nanon. Viens ! viens, Gratienne… ma Gratienne.Assieds-toi là… que je te mette ta serviette… Es-tu bien ?… Tesens-tu de l’appétit ?… Que te manque-t-il ? »

Elle l’installait à la place d’honneur, devantle beau couvert, comme une jeune reine, et la câlinant,l’embrassant à son tour, elle lui témoignait non moins d’affectionque le père lui-même.

Il en fut presque blessé, presque jaloux.

« Ne dirait-on pas qu’elle l’aime autantque moi ?… s’écria-t-il. Allons, c’est assez ! sers-luivivement sa côtelette, et bien saignante, comme a dit le médecin.Elle avant tout ! Pas vrai, fillette ? »

Gratienne souriait, mais par complaisanceplutôt que par gaieté réelle. C’était une jeune fille de treize àquatorze ans, fatiguée par une croissance trop rapide. On lasurnommait la Pâlotte. Une enfant maladive et frêle.

Son père ne la quittait pas des yeux.

« Excusez-moi, maître Guillaume, dit-il.Vous comprendrez un jour ces choses-là. Sa pauvre mère est morte aumoment de sa naissance. On ne l’a pas oubliée dans le pays… Elleétait si bonne !, et si belle !… Bien supérieure à moi,d’ailleurs, et bien plus jeune. Je m’étais marié sur le tard. Donc,une amitié plus grande et des regrets plus amers… Sans l’enfant,j’en serais mort… et je n’ai jamais voulu reprendre femme,oh ! mais non !… Son image est toujours là !… jen’ai qu’à fermer les yeux pour la revoir, comme enrêve ! »

C’était la troisième fois depuis un instantque Martin Fayolle revenait à ce souvenir. Sous ses paupièrescloses on sentait une larme prête à tomber.

Dans ces rustiques natures, lorsqu’une lueurde poésie, un rayon a pénétré jusqu’au fond du cœur et que la mortest venue brusquement l’éteindre, il y reste comme la réminiscenced’un paradis perdu.

Du reste, ce ne fut qu’un éclair. La naturejoviale de Martin Fayolle reprit vivement le dessus. Se secouantainsi qu’un plongeur qui sort de l’eau, il s’efforça de sourire, ils’écria :

« Ah ! çà, mais qu’est-ce que j’aidonc ce matin ?… Arrière la mélancolie !… Faut pasattrister la petite. À votre santé, maîtreGuillaume ! »

Et le repas commença, servi par la Nanon qui,silencieuse, empressée, s’occupait surtout de l’enfant. Gratienneaussi se taisait, intimidée par la présence d’un inconnu. Cependantson père s’évertuait à la mettre en joie :

« Elle se familiarisera bientôt avecvous, maître Guillaume, dit-il, car j’entends que ce soit une devos élèves… Et des leçons particulières, s’il vous plaît ! Jeveux qu’on m’en fasse une savante, une demoiselle… Ma seuleambition, c’est celle-là !… Mais dites-moi, vous avez visitéla maison d’école et le logis de l’instituteur… En êtes-voussatisfait ?… Parlez franchement, j’aime la franchise…

– Quant à moi, répondit le jeune homme, jesuis toujours content. Mais la classe laisse à désirer, ce mesemble.

– Oui, oui, je sais… Une vieille bicoque encontre-bas du sol et guère élevée de plafond. L’inspecteur assuremême que c’est contraire aux règlements. Mais que voulez-vous, lacommune est obérée. Rien à faire pour le quart d’heure.

– Pas même un simple nettoyage ?sollicita Guillaume, et par la même occasion on reblanchirait à lachaux les murailles.

– Vous allez nous ruiner !… fit le maire.Enfin pour votre bienvenue, accordé ! Seulement il nous faudraquelques jours avant de rouvrir l’école…

– Je m’en arrangerai, merci. »

Au dessert, après avoir servi le café, Nanonemmena la Pâlotte.

« Au sortir de chez moi, dit le maire, necomptez-vous pas aller à la cure ?

– C’est mon intention, répondit Guillaume.

– Eh bien, un petit verre de cognac… et jevous y conduis moi-même. Nous sommes une paire d’amis, M. lecuré et moi… Un digne et saint prêtre, qui donne tout auxindigents ! Avec ça du savoir et de l’esprit… Du reste, vousen jugerez vous-même. En route ! »

Et l’on partit.

Le presbytère s’élevait non loin de l’église,au penchant du coteau. C’était une simple maisonnette de paysan. Undemi-arpent de terre très-bien cultivée l’entourait.

« Gageons, dit le maire, que nous allonstrouver l’abbé Denizet à son jardin ? Oh ! oh ! lejardin de M. le curé, c’est tout son plaisir, c’est tout sonluxe !… Un horticulteur premier numéro ! Tenez,n’avais-je pas raison ?… Le voici devant son espalier, lesécateur en main. Il taille sa vigne et ne nous aperçoit même pas.Entrons sans bruit… Passez devant. »

L’instituteur pénétra dans le jardin.

Les allées soigneusement ratissées, lesplates-bandes où ne se voyait pas une mauvaise herbe, mais déjàquelques jeunes plantes disposées avec art, les arbustesverdissants, de beaux arbres fruitiers en pleine fleur, toutattestait le dire de M. le maire, tout semblait fêter à l’envicette douce et radieuse journée de mai.

Enfin, le curé jardinier se retourna.

C’était un petit vieillard alerte, dispos,souriant. Pour agir plus à l’aise, il avait relevé dans sa ceinturetout un pan de sa vieille soutane, outrageusement déteinte etrâpée. Rien qu’à la voir, on devinait sa charité. La bonté selisait sur son visage. Il avait les cheveux blancs comme neige.

Dès les premiers mots de Martin Fayolle, ill’arrêta net :

« Inutile de me présenterM. Guillaume, je le connais. En voulez-vous la preuve ?Il a fait d’excellentes études au petit séminaire, et vient desortir le premier de l’école normale. Tout autre à sa place eûtaspiré très-haut. S’il se dévoue à l’instruction primaire, c’estpar vocation. L’École, ainsi que l’Église, en inspire. Donnons-nousdonc la main, mon jeune ami, nous sommes faits pour nousentendre. »

Puis, sans laisser à Guillaume le temps derépondre :

« Ce n’est pas tout, permettez quej’achève. En tant qu’instituteur, maître Guillaume aurait puchoisir pour quelque grosse et riche commune. Mais, impatientd’être utile, il a pris la première place venue, la seule qui setrouvât vacante, notre humble et pauvre village. Il faut lui ensavoir gré, monsieur le maire, et cordialement accueillir ce bravegarçon-là !

– C’est déjà fait, monsieur le curé, réponditl’instituteur, à la mairie comme au presbytère… et j’en suisprofondément touché, croyez-le bien.

– Bravo ! s’écria le vieux pasteur,Martin Fayolle a du bon. Aussi, je ne veux pas qu’il me prenne pourun sorcier, ni vous non plus, jeune homme. Sachez que tous cesdétails vous concernant m’ont été donnés par une lettre reçue cematin même… de l’abbé Guérin, l’un de vos professeurs et de mesvieux amis.

– Il m’a trop flatté, répondit Guillaume, maisj’espère que, suivant sa promesse, il m’aura laissé le plaisir devous annoncer moi-même la réalisation de votre souhait le pluscher.

– Quel souhait ?

– N’est-il pas une chose, monsieur le curé,que vous désirez ardemment, une chose pour laquelle vous vous étiezadressé à l’abbé Guérin ?

– Ah ! oui, je comprends…L’orgue-harmonium. J’avais envoyé toutes mes économies, quelquesoffrandes… y compris celle de M. le maire. Mais, hélas !nous étions encore loin de compte. Il nous faudrait du crédit.

– Ce crédit vous est accordé, réponditGuillaume. L’abbé Guérin en fait son affaire ; l’harmoniumarrivera demain. »

Le curé leva les yeux au ciel et joignit lesmains avec une pieuse reconnaissance, avec une joie d’enfant.

Mais, se refroidissant toutaussitôt :

« L’orgue, reprit-il, c’est bien quelquechose ; mais l’organiste ?

– Je suis un peu musicien, ditl’instituteur.

– Vivat ! s’écria le curé ; ce n’estpas seulement un maître d’école qui nous arrive, c’est encore unmaître de chapelle !… Notre modeste église aura maintenantplus d’attrait ; j’aurai peut-être la joie d’y ramener enfinles indifférents, les récalcitrants… Il en est… vous le verrez, monjeune ami, il en est pour la maison d’école tout comme pour lamaison du bon Dieu.

– Nous les ramènerons, monsieur le curé, ditGuillaume avec une vaillante confiance. L’école est le chemin del’église. Mais, dites-moi, je croyais pouvoir compter sur tous lesenfants du pays.

– Tous ! murmura le prêtre en hochant latête.

– Mettons les deux tiers, dit le maire, et cesera déjà bien joli.

– Je ne trouve pas, répondit l’instituteur quidevenait pensif. Pourquoi le tiers des écoliers me ferait-ill’affront de ne pas venir à moi ?

– Dame ! expliqua Martin Fayolle, il y ad’abord les parents malintentionnés, comme mon adjoint Legrip, quiprétend que c’est du temps perdu. Puis les enfants des hameauxéloignés. Enfin, les pauvres.

– Est-ce que, pour ceux-là, l’instructionn’est pas gratuite ? se récria le maître d’école.

– Si fait, dit le maire, mais il y a del’insouciance, de la mauvaise volonté.

– Malheureusement ! fit Guillaume.

– Pour qu’un enfant s’instruise, continuaMartin Fayolle, il reste encore un tas de frais accessoires :le papier, les plumes, les livres.

– Mais la commune !…

– La commune est pauvre elle-même… Et je vousaccorde déjà des réparations… »

L’instituteur ne put s’empêcher desourire.

« Ce n’est pas le Pérou, d’accord !reprit le maire, mais mon conseil municipal est dur à la détente.Il n’est si mince budget qu’on ne fasse passer sans peine. Aussi neme demandez plus rien. À moins de ressources extraordinaires,introuvables…

– On peut en chercher, répliqua le jeuneinstituteur, qui ne se décourageait pas facilement… M. le curéaura bien son orgue !… »

L’abbé Denizet, à quelques pas de là,échenillait un rosier.

Il se recula tout à coup, chassant du geste unvol bourdonnant d’insectes qui menaçaient son visage.

« Encore ces maudits hannetons !s’écria-t-il. Jamais je n’en ai tant vu que depuis deuxjours !

– Malheur ! dit le maire, tout seradévoré par les mans.

– Si c’est ainsi que vous appelez les larvesdu hanneton, répliqua le maître d’école, vous avez raison, monsieurle maire… et vous aussi, monsieur le curé, car c’est la périodetriennale d’une reproduction exceptionnelle.

– Mon pauvre jardin ! murmural’horticulteur, en regardant avec désolation ses arbres fruitiers,ses légumes et ses fleurs.

– Jarni ! maugréait le fermier, noschamps avaient une si belle apparence !… Voyez plutôt cesblés, ces prairies ? Satanés hannetons, c’est comme unfléau !… Et quand on pense que rien ne peut nous engarantir !… Rien !

– Si je vous en délivrais, proposa tout à coupl’instituteur, me donneriez-vous des livres pour les enfantspauvres ? »

Également surpris, le maire et le curé leregardèrent, croyant qu’il plaisantait.

« C’est très-sérieux, poursuivit-il.Déjà, dans quelques départements, le préfet autorise les communes àallouer dix centimes par chaque kilogramme de hannetons qu’on aurarecueillis pour les détruire… et ce n’est guère que la valeur del’engrais qui en résulte.

– Mais comment ?…

– C’est mon secret, dit Guillaume avec unsourire. Je vous le dirai demain, lorsque vous viendrez, comme jel’espère, présider à mon installation.

– Nous n’aurions garde d’y manquer,répondirent-ils.

– À demain donc, Messieurs… àdemain ! »

Le lendemain, devant la maison del’instituteur, on voyait encore la petite charrette à bras ;mais elle était remplie cette fois de grandes gaules, de sacs et depaniers vides.

Aux abords et dans l’intérieur de l’école,déjà bourdonnait l’essaim tapageur des écoliers et desécolières ; le village n’avait pas encore d’école spécialepour les filles.

Bientôt arrivèrent le maire et le curé,présentant le nouvel instituteur.

On s’était assis sur les bancs, on fitsilence, on écouta.

M. le curé commença par un petit discoursde circonstance.

Chapitre 3EN CHASSE

M. le maire dit ensuite quelques paroles.Enfin, maître Guillaume prit place dans sa chaire.

C’était la première fois qu’il se sentaitrevêtu d’un caractère officiel, la première fois qu’il parlaitdevant un auditoire d’enfants. Il était très-ému, presque intimidé.Mais rien qu’à voir son maintien modeste et digne, sa figurejuvénile encore et d’une expression si sympathique, la classe toutentière applaudit d’avance.

Enhardi par cet encouragement, il s’exprimaainsi :

« Mes enfants… permettez-moi dèsaujourd’hui ce nom… mes chers enfants, je débute par une bonnenouvelle, et vous annonce, comme bienvenue, quatre jours devacances. »

Il y eut une explosion de vivats et debravos.

« Ce n’est pas moi qu’il faut remercier,reprit l’instituteur, c’est M. le maire, qui veut bien,pendant ce temps, réaliser ici quelques améliorations urgentes.Quant à moi, je ne vous tiens pas quittes, et vous enrôle séancetenante pour une œuvre utile, mais dont vous vous amuserez fort. Ils’agit d’une chasse, d’une guerre que nous allons entreprendreensemble et qui ne sera pas sans profit pour vous, ni sansgloire. »

Le maire et le curé échangèrent un regard, ilsavaient compris.

Mais les enfants ne comprenaient pasencore ; ils ouvraient à la fois les yeux, la bouche et lesoreilles.

« Je m’explique, dit Guillaume,écoutez-moi bien… (Marques d’attention sur tous lesbancs.) Des ennemis innombrables et dévastateursmenacent votre pays, ses vergers et ses champs. Ces ennemis,inoffensifs en apparence, ce sont des insectes. Si j’avais affaireà des savants, je dirais des coléoptères de la famille deslamellicornes. Mais vous les connaissez sous un nom plus vulgaire.Ils vous sont familiers. Ce matin même, certains d’entre vous sontpeut-être venus à l’école en faisant voltiger un de ces maraudeursau bout d’un fil attaché avec sa patte. »

Tout aussitôt, vingt cris se firent entendre àla fois :

« Les hannetons !… leshannetons !

– Vous les avez nommés ! fitl’instituteur. Mais gardez-vous d’en rire. On se méprend sur leurcompte ; je vais vous le prouver à l’instant. Quand lehanneton paraît, c’est pour détruire ; quand le hannetondisparaît, c’est pour détruire encore, détruire toujours. Depuishier, ils ont fait irruption de toutes parts ; vous les voyezdans l’air et sur les arbres, dévorant la feuille et le bourgeon,dévorant en germe la fleur et le fruit. Dans huit jours, – etvous allez dire avec moi que nous n’avons pas de temps àperdre, – ils déposeront en terre des myriades d’œufs d’oùsortiront des myriades de larves ou gros vers blancs…

– Les mans ! les mans ! interrompitpour la seconde fois l’auditoire.

– Très-bien ! approuva Guillaume, nousnous entendons déjà. Ces mans, ces vers rongeurs, pourvus demâchoires tranchantes, se répandent dans le sol, s’attaquent àtoutes les racines et tuent toutes les plantes. Si vous voyez laprairie jaunir, c’est qu’ils sont là ! Si le seigle et le blédépérissent, si la vigne et les pommiers sont en souffrance, quelleen est la cause ? Qui les empêche de venir à bien ? Euxencore ! eux toujours ! Les hannetons ! lesmans ! Il y a surtout des années terribles où ces dévastateurssont encore plus nombreux ; nous sommes dans une de cesannées-là. Pas de fourrages ni de légumes ! Adieu la vendangeet la moisson ! Il faut que les pauvres gens boivent de l’eau.Le pain est cher. Une calamité publique. Parfois même c’est ladisette, c’est la famine. (Sensation prolongée.) Ah !ah ! vous commencez à comprendre qu’au lieu de rire et des’amuser des hannetons, il faut les combattre ! il faut lesanéantir !

– Oui ! oui ! » s’écrièrent àla fois gamins et gamines, tous impatients déjà d’entrer encampagne.

Mais Guillaume n’avait pas encore tout dit.Calmant du geste ses futurs soldats, il conclut ainsi :

« Il y a de grands chasseurs qui traquentles bêtes fauves ; on organise des battues contre les renards,les sangliers et les loups. C’est très-bien de tuer les loups… maisil faut aussi détruire les hannetons ! (Oui ! oui !tous ! à l’instant !) À qui doit en revenirl’honneur ? (À nous ! à nous !) Vous l’avez dit, auxenfants des villages, à vous, mes enfants. Il y a de grandslouvetiers ; je vous nomme tous grands hannetonniers ! Enchasse ! en chasse ! »

L’enthousiasme était à son comble. Toutl’auditoire s’était levé, agitant les bras, poussant desacclamations, demandant des armes.

Le maître d’école parvint à rétablir lesilence et répondit :

« Tout est prévu ! J’ai là monarsenal, et pour une guerre d’extermination. Cependant, ce ne sontpas des canons, ni des fusils, ni des chassepots, mais toutsimplement des bâtons et des gaules… voire même des sacs et despaniers ; car, j’oubliais de le dire, monsieur le maire nousachète notre gibier. N’est-ce pas, monsieur le maire ? (MartinFayolle confirma du geste.) Dix centimes le kilogramme, dont moitiépour les chasseurs. Il y aura des primes. Chaque soir, on partagerale butin. Mais d’abord, comme il faut en tout de l’ordre et de ladiscipline, embrigadez-vous, choisissez des chefs. »

Les écoliers se consultèrent un instant duregard. Puis ces trois noms furent acclamés presqueunanimement :

« Andoche !… Éloi !…Petit-Pierre !

– Soit ! sanctionna l’instituteur.Petit-Pierre, Andoche, Éloi, je vous proclame capitaines !…Armez vos hommes… Là, là… dans cette charrette ; c’est monarsenal. Dans cinq minutes, car le temps presse, que l’armée toutentière soit en ligne de bataille. Je donnerai le signal du départen poussant notre cri de guerre… Mort aux hannetons !

– Mort aux hannetons ! » répétèrentles enfants qui, transportés d’une belliqueuse ardeur, d’une folleallégresse, se précipitèrent tumultueusement au dehors del’école.

Déjà Guillaume, descendant de la chaire,recevait les félicitations du maire et du curé.

« Jarni ! s’écria Martin Fayolle,vous avez eu là une fameuse idée, monsieur le maître !

– Plaise à Dieu, dit l’abbé Denizet, qu’ellese répande dans toute la France, dans tout l’univers.

– L’idée n’est pas de moi, Messieurs, avoualoyalement le maître d’école, mais d’un brave imprimeur deMirecourt, M. Humbert, qui, l’an dernier, dans les Vosges, apris l’initiative de cette même croisade et provoquél’extermination de six millions de hannetons pour commencer. Noustâcherons d’en faire autant… Ordonnez qu’on prépare une grandefosse au milieu de votre fumier, monsieur le maire. »

Un instant après, l’armée se mettait enmarche. Quatre volontaires des plus vigoureux traînaient la petitecharrette. Trois bataillons s’étaient formés, portant bâtons commemousquets et gaules comme lances. Les trois commandantscaracolaient sur les flancs. En guise de fanfare, on chantait.

Hanneton, vole,vole, vole,

Ou bien encore :

V’lad’zhannetons, d’zhannetons pour unliard ! ! !

C’était par une belle matinée de printemps.Sur le chemin que suivait la tapageuse cohorte, tout était verdureet fleurs, fraîche brise embaumée, resplendissant soleil.

Aussitôt les capitaines sonnèrent la charge.On s’élança au pas de course, les uns par pelotons, les autres entirailleurs. Un coup de gaule par-ci, un coup de bâton par-là. Puissabots et gros souliers se levaient pour écraser les vaincus.

« Doucement ! fit alorsl’instituteur, n’oublions pas que M. le maire achète notrechasse. D’ailleurs, on ne doit jamais faire souffrir les animaux,pas même en les immolant. Une simple pression de la semelle… Aprèsquoi, dans les paniers, dans les sacs… Voilà laconsigne. »

Bientôt on rencontra des bouquets de bois. Cefut plaisir de voir nos gamins hocher les jeunes arbres ou grimperaux vieilles branches, ceux-ci cueillant les hannetons comme despommes, ceux-là les gaulant comme des noix. Et des éclats de rire,des quolibets, des poussées ! Parfois maître Guillaume avaitgrand’peine à maintenir le bon ordre ; mais il y parvenait àforce de patience et de joyeuse humeur. Lui-même il était aussigai, aussi enfant que les autres.

Vers midi, la vaillante cohorte atteignit larivière. Ordre fut donné de s’aligner au bord de l’eau, pour s’ylaver les mains et le visage. Puis, comme chaque gamin et chaquegamine avaient apporté un petit panier tout plein de provisions, ongoûta sur l’herbe.

Naturellement l’instituteur se trouva l’invitéde ses élèves. C’était à qui lui passerait pain bis ou galette,morceau de lard ou confitures. Quant au breuvage, la rivière étaitlà qui coulait pour tout le monde.

On ne se grisa donc pas. Cependant, jamais onn’avait tant ri.

Tout en plaisantant, Guillaume complétait saleçon.

« Quel est le plus fort de vous enarithmétique ? avait-il demandé.

– C’est Petit-Pierre, répondit-on.

– Eh bien ! Petit-Pierre, reprit-il,redescends jusqu’au sable qui va te servir d’ardoise, et prends tonbâton, ton épée, comme crayon. Nous allons faire un calcul qui seradrôle.

– Voyons ! voyons le calcul !s’écria toute la bande.

– Vous êtes ici plus de cinquante, et l’oncompte en France quarante mille communes. En admettant que chacuned’elles ait le même nombre d’écoliers, combien au total ?

– Deux millions de chasseurs ! réponditPetit-Pierre.

– Très-bien ! Supposons que, dans sacampagne de quatre jours, chacun d’eux capture pour sa part deuxcents hannetons.

– Bien plus !… bien plus !…s’écria-t-on ; cinq cents, six cents.

– Mettons trois cents ! AllonsPetit-Pierre, va… multiplie par ce troisième nombre tes deuxmillions.

– Ça fait six cents millions.

– Six cents millions de hannetons… dont lamoitié de hannetonnes… lesquelles déposeraient chacune en terre unecentaine d’œufs d’où sortiraient trente milliards de versblancs.

– Oh ! fit toute l’assistance ébahie.

– Rien de vorace comme ces terribles rongeurs…Notez en outre qu’ils s’attaquent de préférence aux jeunes racines,et, pour un seul repas, gaspillent et ruinent toute une plante.Chaque hanneton qui tombera sous vos coups, c’est cinquante manssupprimés, et qui en produiraient encore d’autres ! Jugez doncà combien de pieds de trèfle ou de luzerne, à combien d’épis deseigle ou de blé, à combien de grappes ou de fruits vous aurezsauvé la vie… sans compter les pommes de terre, les choux, lesnavets et les carottes ! »

Sur cet argument péremptoire, la razziarecommença de plus belle.

L’attaque de la forêt fut une vraie prised’assaut. Le soir, on avait rempli tous les paniers, tous les sacs,et le fumier de M. le maire s’en trouva fort bien.

De même, les trois jours suivants.

Andoche eut d’abord la prime. Puis ce futÉloi ; le troisième jour, une fillette, et le quatrième,Petit-Pierre.

La dernière rentrée au village futtriomphale.

On avait anéanti plus de soixante-dix millehannetons, pesant environ sept cents kilogrammes.

Au total, 70 fr. de bénéfice, dont 35 fr. pourles écoliers, 35 fr. pour l’instituteur.

« Et, maintenant que j’ai des livres à madisposition, se dit-il, allons à la recherche des enfantspauvres. »

Chapitre 4SOUS BOIS

Après la classe du soir, Guillaume s’étaitdirigé vers la forêt.

Dans cette forêt, l’une des plus pittoresqueset des plus étendues de notre France, on rencontrait alors deshameaux ou plutôt des campements de charbonniers et de bûcherons,la plupart étrangers au pays.

Avec eux frayaient des braconniers, desmalfaiteurs, ayant trouvé refuge au fond des halliers, parmi lesgrandes roches ou dans les cavernes.

Les uns comme les autres, ils vivaient endehors de toute civilisation, de toute instruction, de toutereligion.

C’était à se croire dans un autrehémisphère.

Des outlaws, presque des sauvages.

Un de leurs wigwams avait été indiqué au jeuneinstituteur comme se rattachant, de droit sinon de fait, à sonécole.

Et bravement, ainsi qu’un missionnaire aumilieu de quelque contrée lointaine, inconnue, il s’en allaitconquérir des âmes.

Il était seul et, depuis plus d’une heure, auhasard, il cheminait sous bois.

Aucune habitation, aucun être humain, nes’offrait encore à ses yeux. De vagues rumeurs l’avaient égaré.Déjà l’ombre commençait à descendre sous les hautes futaies, dansles étroites sentes des taillis.

Enfin, au milieu d’une clairière empourpréepar le soleil couchant, Guillaume aperçut un groupe de cabanesfaites de branchages, de torchis et de genêts. On les appelle dansle pays des cabioles.

Les portes, ou plutôt les claies servant deportes étaient entr’ouvertes. Mais personne ne se voyait dansl’intérieur. Il n’en sortait aucun bruit.

Dans la dernière, cependant, Guillaume crutentendre une sorte de plainte monotone.

Il entra.

Contre la muraille, sur des bottes de fougèresdisposées en forme de siège, une vieille femme, immobile et leregard fixe, était assise. Guillaume s’en approcha, voulutl’interroger.

Mais il ne put en obtenir que ce mêmegémissement qui l’avait guidé vers elle.

Cette malheureuse créature était paralysée desmembres comme de la langue.

Son regard seul parlait. L’instituteur y lutune attente inquiète.

Tout à coup, penchant la tête en avant, elleparut écouter un bruit lointain, perceptible pour elle seule.

En effet, vainement Guillaume prêtaitl’oreille.

Mais, s’étant avancé de quelques pas vers leseuil, il entendit un cri d’effroi.

Puis, cet appel :

« À l’aide ! Ausecours ! »

Il bondit au dehors, courut dans la directionde la voix, aperçut un enfant, une fillette, qui fuyait, éperdue,devant un homme dont l’aspect justifiait ses cris.

Vêtu d’un sarrau en haillons, les cheveux enbroussailles, la barbe inculte, la mine hâve et sinistre, le regardétincelant d’une fureur bestiale, cet homme avait tout l’air d’unloup se ruant sur une proie.

Quant à la jeune fille, Guillaume eut à peinele temps de la regarder. Elle s’était réfugiée derrière luimurmurant d’une voix toute tremblante :

« Oh ! Monsieur… Monsieur, je vousen prie, cachez-moi !… défendez-moi !…

– Pourquoi menacer ainsi cette enfant ?que lui voulez-vous ? » demanda l’instituteur d’une voixsévère.

Tout d’abord interdit, l’homme, montrant àterre une miche de pain, un panier d’où s’échappaient quelquesprovisions, répliqua :

« Je lui demandais à manger !… j’aifaim…

– Il ment ! se récria la fillette, carj’allais lui couper du pain… Voyez ! le couteau est encoredans la miche et c’est alors qu’il a voulu me saisir et mefrapper.

– Misérable ! dit Guillaume,éloignez-vous.

– Ah !… mais non ! repartit la bêtefauve. C’est toi, mon mignon, qui vas me céder la place, etvivement. Sinon, je t’assomme ! »

Il venait de ramasser un bâton, il s’élançavers Guillaume.

Mais Guillaume, évitant le coup, saisit lamain qui le portait, la tordit dans une vigoureuse étreinte, et, sedébarrassant avec adresse du misérable qui cherchait à l’entraînerdans sa chute, il l’envoya rouler à dix pas de là, parmi lesroches.

Un rugissement de douleur et de colères’échappa des lèvres du vaincu, qui déjà se redressait plusmenaçant encore. Peut-être allait-il renouveler son attaque. Maisen ce moment même un refrain rustique, chanté par plusieurs voix,s’éleva du taillis voisin.

« Ce sont les forestiers qui s’enreviennent du travail, dit l’homme ; je te conseille d’enremercier le sort, car tu es le premier qui m’ait fait pareilaffront. Mais patience… Je te revaudrai ça… Aurevoir ! »

Et, maugréant, il disparut dans unhallier.

L’instituteur se retourna vers sa protégéeque, depuis un instant, il n’entendait plus.

Elle gisait, évanouie, sur le gazon.

Il s’agenouilla vivement auprès d’elle, et lasouleva d’un bras, tandis qu’il étendait l’autre main vers un filetd’eau pure qui ruisselait à travers les herbes.

Quelques gouttes, rafraîchissant le front dela jeune fille, parurent aussitôt la ranimer.

Guillaume, en même temps, l’examinait.

Elle paraissait avoir treize à quatorze ans,peut-être moins.

Le grand air et le soleil avaient fortementhâlé son visage ainsi que ses pieds nus, qui sortaient d’uncotillon de laine brune. Avec cela, une grosse chemise en toilebise, et c’était tout. Sous ce simple costume, on devinait lasveltesse, l’agilité, sous la saine et nerveuse vigueur d’une vraiefille des bois.

Elle avait ces traits allongés et fins qu’AryScheffer a su donner à la Mignon de Gœthe, et, comme elle, uneprofusion désordonnée de cheveux noirs.

Quand ses lèvres s’entr’ouvrirent pourrespirer, des dents éclatantes de blancheur apparurent, et, toutaussitôt, ce fut un sourire, frais et doux comme une aube demai.

Quand ses paupières aux longs cils d’ébène sesoulevèrent, Guillaume en demeura comme ébloui ; jamais encoreil n’avait vu des yeux pareils.

Ils étaient si grands et si noirs, si lumineuxet si limpides ; ils avaient surtout une telle expression, untel charme d’innocence, que, dès qu’ils avaient brillé sur vous, ondevait s’en souvenir toujours.

Cependant les bûcherons approchaient, lacognée sur l’épaule.

Parmi eux se remarquait un grand vieillard, àla physionomie patriarcale.

La fillette courut à sa rencontre et luisautant au cou :

« Ah ! père Sylvain, dit-elle, j’aieu grand’ peur.

– Qu’est-il donc arrivé àClaudine ? » demanda-t-il avec l’empressement d’un vifintérêt.

Guillaume, en quelques mots, raconta ce dontil avait été témoin, ce qu’il avait cru deviner.

Pendant ce temps-là, Claudine ramassait dansl’herbe ses petites provisions, sa miche et son panier.

« Ma Claudinette, lui demanda levieillard après un mouvement d’indignation, quel était cethomme ? Le connais-tu ?

– Oui, père Sylvain, répondit-elle, il s’estdéjà rencontré sur mon chemin, mais jamais encore il ne m’avaiteffrayée ainsi… C’est celui qu’on appelle le Sanglier.

– Jean Margat ! fit le père Sylvain,m’est avis que décidément nous avons tort de le protéger contre lesgendarmes. S’ils le remettaient en prison, ça ne serait quejustice ! »

Les autres approuvèrent du geste et seremirent en route vers le hameau.

« Suis-les, Claudine, dit le vieillard,ma pauvre vieille Marianne doit t’attendre. »

C’était sans doute la paralytique qui venaitd’être désignée ainsi.

« Tout de suite ! s’empressa derépondre Claudine, car elle est restée toute seule dans la cabiole.Les femmes sont parties tantôt pour la grande mare. On laveaujourd’hui. Les enfants ont suivi leurs mères. »

Déjà la fillette aux grands yeuxs’éloignait.

Mais au moment de disparaître, se retournanttout à coup vers son sauveur :

« Merci tout de même, balbutia-t-elle,car vous m’avez bravement défendue !… merci !… »

Et toute honteuse d’avoir ainsi parlé à uninconnu, légère comme une biche effarouchée, elle se perdit dans lefeuillage.

« L’enfant a raison, reprit le pèreSylvain, nous vous devons de la reconnaissance, mon jeune monsieur.Mais je ne vous ai pas encore vu. Est-ce que vous êtes dupays ? Que venez-vous faire en forêt ? »

L’instituteur, après s’être nommé, expliqua lemotif de sa visite.

« Enseigner nos enfants ! s’écriatout d’abord le vieillard. À quoi bon savoir lire lorsqu’on vitdans les bois ? Ces arbres et le ciel, voilà noslivres. »

Guillaume essaya de plaider la cause del’instruction primaire et religieuse. Son interlocuteur devenaitpensif.

« Il y a du vrai dans vos paroles,avoua-t-il enfin. Les idées ne sont plus les mêmes qu’au temps dema jeunesse. Il faut s’instruire pour se tirer d’affaire.L’instruction permet à chacun de choisir son état de s’élever, des’enrichir. Moi-même, si j’étais moins vieux, moins ignorant,peut-être aurais-je chance de gagner davantage et de laisserquelque chose à Claudine.

– C’est votre fille ? demandaGuillaume.

– Plaisantez-vous, reprit le vieillard, j’aisoixante-dix ans. Je serais tout au plus son grand-père. Non, c’estune orpheline de l’hospice… Mais nous restons là sur nos jambes, etmieux vaudrait se reposer, se rafraîchir. D’ailleurs, voici bientôtla nuit, je tiens à vous reconduire jusqu’à la lisière des bois…Oh ! oh ! vous ne connaissez pas Jean Margat !… Maisvenez d’abord souper à la cabiole. Nous causerons de Claudine.

– Volontiers, consentit l’instituteur. Ellem’intéresse, cette petite pauvre abandonnée…

– Abandonnée ! non pas ! protesta lepère Sylvain. Je vous conterai son histoire. »

Chapitre 5CLAUDINE

Sous la conduite du père Sylvain, Guillaumeétait revenu vers la clairière.

Une légère fumée s’échappait du toit de lacabiole.

Sur le seuil, Claudine achevait d’éplucherquelques légumes.

« Soigne bien le souper, lui dit levieillard, monsieur le maître d’école veut bien le partager avecnous.

– Ah ! tant mieux ! » dit lafillette.

Et, sur les pas de son père adoptif, ellerentra.

Guillaume entendit à l’intérieur un cri joyeuxde la paralytique ; puis, sur son front sans doute, le bruitd’un cordial baiser.

Sylvain reparut presque aussitôt, et désignantà son hôte un tronc d’arbre renversé en guise de banc à côté de laporte, il s’y assit à son tour.

Un dernier rayon de soleil se jouait sur sonvisage ridé, parmi ses cheveux blancs.

Il se recueillit un instant, puis commença ences termes :

« Il faut d’abord vous apprendre que,durant l’été, presque chaque dimanche, les orphelines de l’hospiceviennent se promener par ici.

Souvent je les regardais, m’amusant de leursjeux.

Quand on n’a pas eu le bonheur d’être père, ilreste au fond du cœur comme une soif qui réclame satisfaction,comme un sentiment qui ne demanderait qu’à grandir.

J’aimais donc, mais de loin, en silence, cespauvres petites créatures n’ayant plus ni père ni mère, et,conséquemment, déshéritées aussi d’une bonne grosse part dans lesjoies d’ici-bas.

De ce que ces enfants-là n’étaient à personne,ils me semblaient un peu à moi qui n’en avais pas. N’étions-nouspas quasiment de la même famille ?

Une bambine surtout m’attirait, me plaisait,et cela dès le premier jour où ses grands yeux noirs s’étaientarrêtés sur les miens.

Ah ! je vois que vous les avez remarquésà votre tour, les beaux yeux, les yeux sans pareils de notreClaudinette !

C’était une singulière enfant, vive, alerte,enjouée, pétulante comme pas une, tant qu’elle s’ébattait librementau grand air, au grand soleil. Mais sitôt que le signal du départétait donné, sitôt qu’il fallait se remettre en rangs pour regagnerla ville, vous ne l’auriez plus reconnue. Changement soudain,complet. Elle baissait la tête, et toute assombrie, toute navrée,s’en allait avec une morne résignation qui faisait peine à voir. Detemps en temps elle se retournait, poussant un gros soupir àl’adresse de la forêt et de la liberté. Ses grands yeux mêmes’étaient voilés, s’étaient éteints. Oh ! je vous jure qu’ellen’avait plus envie de rire.

Pourquoi cette tristesse ?

Certain jour, étant à la ville, un hasardvoulut qu’on me montrât l’hospice.

C’est au nord et dans l’ombre de la grandebutte formée par les remparts. Une vilaine bâtisse. De hautesmurailles humides et noires. Presque pas d’air, jamais de soleil.Autant dire une prison.

Mon cœur se serra, j’avais compris.

Le dimanche suivant, les orphelines revinrentau bois, je revis la fillette aux grands yeux.

Elle était si réjouie, si heureuse, et j’enavais pour ma part tant d’aise, qu’à chaque instant je medépartissais de mon travail pour la regarder cueillir ses bouquetset danser, gazouiller dans l’herbe ou le feuillage, avec lalégèreté d’une chevrette, avec la gaieté d’un pinson.

Finalement elle s’en aperçut et, chaque foisque ses ébats la ramenaient dans mon voisinage, elle faisait unpetit temps d’arrêt, et m’envoyait un regard étonné, parfois mêmeun beau sourire.

De mon côté, je souriais aussi. Puis, je meremettais à bûcher, mais sans grande attraction à l’ouvrage.

Tant et si bien que je finis par me donner ungrand coup de cognée dans la jambe.

La surprise et la douleur m’arrachèrent uncri. Je chancelai, je tombai sur les genoux.

Ah ! c’est alors qu’il fallut la voir,bondissant vers le pauvre blessé, le consolant de sa douce voix.Puis elle courut tremper son mouchoir au ruisseau, lava la plaie,banda ma vieille jambe, et voulut à toute force me servir desoutien pour regagner la cabiole.

Une petite femme, quoi ! adroite etprévenante, comme une sœur de charité.

Elle n’avait guère plus de dix ans.

Quand elle me quitta, je ne me sentais plus dema souffrance. Nous nous étions embrassés.

Les baisers d’un enfant, pour ceux-là qui n’enont pas l’habitude, ça vaut tous les baumes des apothicaires.

Cependant, ma blessure était assez grave, etcomme je m’obstinais à besogner quand même, elle s’envenima. Forceme fut de rester à la cabiole.

J’étais donc assis à cette même place où nousvoici, lorsque reparurent les orphelines…

Claudine… elle m’avait déjà dit son nom,Claudine vint à moi tout de go. Une grande heure durant, elle metint fidèle compagnie.

Grand sacrifice !

Et elle me causait si gentiment, de si francheamitié, que cette amitié-là gagna promptement le cœur deMarianne.

Marianne, Monsieur, c’est ma femme.

N’écoutant d’abord que par intervalles, elleavait fini par s’asseoir à côté de nous. Lorsque l’enfant dutpartir, elle l’embrassa. Puis, toute émue, toute charmée à sontour :

« Ah ! l’avenante mignonne, medit-elle, ce serait la joie d’une maison ! »

Comme bien vous le pensez, ce mot ne tomba pasdans l’oreille d’un sourd.

Ce fut comme une bonne semence qui devaitbientôt porter ses fruits.

L’avenante mignonne revenait presque chaquedimanche, et l’on babillait comme de vieux amis. Elle nous disaitses petits chagrins, sa grosse tristesse ; non qu’elle accusâtles gens de l’hospice, les bonnes sœurs, bien au contraire, elleles aimait autant qu’elle en était aimée.

Mais l’hospice, voyez-vous, c’est toujoursl’hospice. Celui-là surtout, qui vous a une mine peu réjouissante.Rien, d’ailleurs, ne remplace l’affection d’une mère, d’unefamille.

Et puis il y a des natures auxquelles il fautl’espace et la liberté, tout comme il y a des oiseaux qui nepeuvent vivre dans une cage.

Claudine était ainsi. Demeurant là-bas, j’ensuis sûr, elle y serait morte.

Toujours est-il que vers la fin de la saison,aux approches de la Toussaint, l’enfant nous avertit que c’était ledernier dimanche pour les promenades au bois. Il fallait se direadieu, non plus pour une semaine, mais pour tout un hiver, voiremême un bon bout de printemps.

Aussi, nous avions le cœur gros. Mais quis’affligeait le plus ?

Pas moi, pas l’enfant. C’était Marianne.

– Une bonne et digne femme, allez !

En embrassant l’orpheline, elle pleurait àchaudes larmes.

Il y en avait aussi sous mes vieillespaupières.

Claudine sanglotait.

Cependant j’avais mon idée.

Mais je n’osais encore en parler tout haut,dans la crainte qu’après une fausse joie, la séparation ne semblâtplus amère encore.

Il me fallait des renseignements.

Dès l’aube du lendemain, sans faire semblantde rien, je partis pour la ville.

Ah ! je fus revenu de bonne heure, allez,Monsieur ! jamais le père Sylvain n’a marché si vite.

« Femme, dis-je à Marianne, tu t’eschagrinée autrefois de ne pas avoir d’enfant. Ton cœur est celuid’une mère. Enfin, tu aimes bien Claudine. Veux-tu que nous laprenions avec nous… qu’elle soit notre fille… c’estpossible ? »

Je vous jure que la mère Sylvain ne fut paslongue à mettre ses souliers, sa mante et son bonnet.

Nous partîmes bras dessus bras dessous, toutdroit vers l’hospice.

On accueillit notre demande, saufinformations.

Mais nous étions sans crainte, car tout lemonde nous connaît pour d’honnêtes gens, oui-dà !

Quant à ce qui est du nécessaire, nousl’avons, la forêt nous le donne, en travaillant bien entendu.

Car, celui qui vous parle est un laborieuxbûcheron, qui, malgré son grand âge, gagne encore de bonnesjournées.

Jusqu’à la dernière heure, il bûcheronnerapour Marianne et pour Claudine.

On nous l’avait accordée. Je vois encore labonne sœur nous l’amenant un beau matin, le contentement de la mèreet les transports de la petite.

Elle tomba comme pâmée dans mes bras. Puis cefurent à la fois des éclats de rire et des sanglots, une joiefolle.

Avant de s’éloigner, la bonne sœur nous bénittous les trois.

Je vous laisse à penser si, désormais, lacabiole fut en fête !

Tout ce qu’on réclamait de nous, c’étaitd’élever la petite honnêtement, chrétiennement.

Quant à l’honnêteté, les trois quarts de labesogne étaient déjà faits, par les bonnes sœurs et par le bonDieu.

Claudine est une de ces créatures surlesquelles l’esprit du mal n’a prise aucune.

Elles font le bien tout comme poussent lesplantes de nos bois, de nature.

Chrétiennement, c’était l’église.

Je ne vous dirai pas qu’on en rencontre àchaque pas dans nos forêts. Témoin cette futaie de vieux hêtres.Est-ce que leurs troncs élancés et polis comme de vieilles colonnesde marbre, est-ce que leurs chapiteaux de branches et leur dôme defeuillage ne sont pas la ressemblance et peut-être le modèle descathédrales ? Pour encens, les parfums de la terre, et, pourcierges, la clarté des étoiles.

Dieu est ici ; sa bonté, sa grandeur serévèlent à chaque pas. Je le sens, je le vois, je l’adore dans saplus belle œuvre.

Mais non, cela ne suffit pas ; noussavons, nous comprenons qu’il est de notre devoir d’aller à laparoisse, et dans les commencements que Claudine était ici,Marianne et moi nous ne manquions jamais de l’y conduire, quoiquece soit à plus d’une heure de chemin. Déjà même on parlait de lapremière communion de l’enfant, lorsque, tout à coup, ma pauvrefemme tomba malade.

Une longue et terrible maladie ! Tantqu’il y eut espoir de guérison, pour payer le médecin, les remèdes,je dus travailler double. À peine Marianne pouvait-elle se traînerjusqu’au seuil de la cabiole. Enfin ce fut la paralysie. Claudinene quitta plus sa mère.

Ah ! Monsieur, si vous saviez comme elleest attentive et dévouée, cette chère mignonne ! Elle n’avaitguère plus de dix ans quand cela commença. Quatre années se sontécoulées depuis. Elle est là toujours, près de la couchette ou dufauteuil, priant, soignant et consolant la pauvre vieilleimpotente. Durant le jour, elle ne s’éloigne que pour courirjusqu’au grand hameau du bois, où l’on s’approvisionne. La nuit, àla moindre plainte, elle se réveille. Et toujours gaie, souriante.Ah ! oui, le bon Dieu est bon, il nous a prêté un de sesanges !

Et quand je pense que nous avions cru faireune bonne action, être les généreux ! nous sommes, aucontraire, les obligés, les secourus. Au lieu que ce soit la mèrequi ait adopté l’enfant, c’est l’enfant qui a adopté lamère !

Sans compter le père Sylvain, qui lui en estbien reconnaissant, qui l’aime de tout son cœur, mais qui parfoisse sent inquiet par rapport à son avenir.

Nous sommes bien vieux. Si nous lui manquions,que deviendrait-elle ?

Oui, oui, vous avez raison, monsieur lemaître, il faut qu’elle apprenne, il faut qu’elle ait un état.

Aidez-nous, conseillez-nous.

Mais la voici qui nous fait signe d’arriver.Vous savez son histoire… allons maintenant manger sasoupe. »

………………………

Une demi-heure plus tard, Guillaume seretirait, enchanté de ses hôtes et surtout de Claudine.

« Mon enfant, lui dit-il, puisque vous nepouvez aller à l’école, c’est l’école qui viendra à vous. Dites-lede ma part aux autres enfants de la forêt. Tous les jeudis et tousles dimanches je leur donnerai ici ma leçon. Àbientôt ! »

Et, reconduit par le père Sylvain,l’instituteur regagna le village.

Chapitre 6CORRESPONDANCE

Vers la fin de septembre, maître Guillaumeadressait la lettre suivante à M. Philippe Mesnard, élève del’École centrale, à Paris :

Cher camarade,

Quatre mois se sont écoulés depuis moninstallation. Tout va bien. Impossible d’être plus satisfait, plustriomphant que ton ami Guillaume.

Riche ou pauvre, fille ou garçon, pas unenfant ne manque à l’école.

Avouons-le, cependant, une si belle victoirene s’est pas obtenue sans peine.

D’ailleurs, comme annexe, nous avons notreclasse forestière.

Je t’ai conté ma première visite aux cabioles.Deux fois par semaine j’y retourne et, régulièrement j’y trouve unedouzaine de petits sauvages, racolés par le père Sylvain,disciplinés et préparés par Claudine.

Claudine est mon aide de camp.

On ne saurait imaginer une élève plusintelligente, une sous-maîtresse plus accomplie.

Je dois reconnaître qu’à l’hospice elle avaitreçu, des bonnes sœurs, un commencement d’instruction, mais quidepuis cinq ou six ans s’était oublié, perdu dans les bois.

Tout s’est retrouvé, se développe avec unerapidité merveilleuse. Elle sait lire, écrire et compter.

Chaque leçon, elle la redonne à son tour.C’est une de ces natures généreuses, expansives, qui semblentcréées tout exprès pour l’enseignement mutuel. Claudine ne sauraitrien garder pour elle seule ; ce qu’elle sait, il faut que lesautres l’apprennent.

Ma classe se tient sous les yeux de Marianne.Dans les beaux jours, on la transporte, on l’installe au seuil dela cabane. Nous sommes un peu plus loin, groupés à l’ombre d’unvieux chêne, et c’est encore la pauvre paralytique qui présidel’école en plein vent. Grande et précieuse distraction pourelle ! De temps en temps, sa fille adoptive lui adresse unregard, un sourire. Parfois même elle court l’embrasser. Rien deplus touchant que ces caresses. Claudine est admirable desollicitude et de dévouement. Un cœur d’or. J’ai pour cette enfantl’amitié d’un frère.

Mais revenons au village. Vers l’une de sesextrémités, dans un bas-fond, se trouvent quelques chaumièresisolées. On appelle cette espèce de faubourg leBout-d’en-Bas.

Je devais y rencontrer les plus récalcitrants,les plus misérables.

Le maire m’en avait prévenu, ilm’accompagnait.

C’était le soir. Devant les portes, des femmeset des enfants, voire même des hommes, étaient assis ou setraînaient, blêmes, amaigris, grelottant sous un chaud soleil.

– Ils ont les fièvres, me dit M. Fayolle,et cela depuis deux ans. C’est comme une épidémie. D’aucunsprétendent qu’on leur a jeté un sort.

Ce prétendu sortilège, déjà j’en soupçonnaisla cause. M. le curé la connaît bien aussi.

Au milieu duBout-d’en-Bas, il y a un puits commun. Onvenait d’y remplir un baquet placé contre la margelle.

L’eau me parut troublée, jaunâtre.

J’en pris quelques gouttes dans le creux de mamain ; je l’approchai de mes narines, puis de mes lèvres.

Une odeur désagréable, un goût âpre et quivous prenait à la gorge, achevèrent successivement dem’éclairer.

Mes yeux se portèrent aux alentours et, nonloin de là, j’aperçus une mare fétide, où s’écoulaient lesruisseaux des masures et le purin des fumiers.

Sur les bords, à la surface, toutes sortes dedétritus et d’immondices.

« Monsieur le maire, dis-je à MartinFayolle, voulez-vous désensorceler, guérir ces pauvres gens ?La chose est facile.

– Comment cela ?… D’où vient leurmal ?

– Ils boivent cette eau, n’est-il pasvrai ?

– Sans doute.

– Elle est empoisonnée par les infiltrationsde cette mare.

– Au fait, ça se pourrait bien. Mais comments’en assurer ?

– Faites clore le puits, la rivière n’est pasloin.

– Mais ils sont paresseux, malades… ils vontcrier…

– Dans huit jours, ils ne crieront plus. Dureste, consultez le médecin. Ne vient-il pas aujourd’hui pourGrand-Jacques ? »

Le médecin me donna raison. Le maire fit acted’autorité. En moins d’une semaine, la fièvre avait disparu. Avecla santé revint le travail. Avec le travail, l’aisance, et lorsqueje reparlai de l’école aux parents du Bout-d’en-Bas, ce fut à quime répondrait :

« Prenez nos enfants ! faites-entout ce qui vous plaira ! ne nous avez-vous pas sauvés de lafièvre ? »

Tu vois, mon cher Philippe, comme le progrèsse réalise facilement. Il n’y a qu’à vouloir.

J’en eus bientôt une nouvelle preuve avecl’adjoint Legrip.

Celui-là m’avait été signalé comme unréfractaire systématique, incorrigible.

« Vous n’en obtiendrez rien, me disaitMartin Fayolle. Et pourtant ce n’est pas un sot. Mais il a achetéde la terre plus que de raison. Partant, de gros engagements àremplir. Ses garçons, bien que ce ne soient encore que des enfants,doivent l’aider dans sa culture et lui gagner de l’argent. Audiable l’école ! »

Un beau matin, je me rendis chez ce mauvaispère.

Il était dans sa salle basse, devant une façonde bureau, sur lequel j’entrevis du coin de l’œil des actes surpapier timbré, des comptes, des paperasses, que tour à tour ilregardait avec consternation ou bien froissait avec rage.

Telle était sa préoccupation qu’il ne m’avaitpas entendu, qu’il ne me voyait pas encore.

« Ah ! s’écria-t-il tout à coup,quel guignon ! Quel malheur de ne pas savoir lire nicompter !

– Ce n’est pas moi qui vous le fais dire,monsieur l’adjoint… Je vous y prends ! »

À ces mots, qui venaient d’échapper de meslèvres, il s’était retourné vers moi. Déjà, tout confus, ilcherchait à dissimuler son grimoire.

« Ah ! grommela-t-il, c’est vous,monsieur le magister. »

Après m’être excusé :

« Voyons, dis-je, est-ce que je ne puispas vous venir en aide… et, qui sait ? vous rendreservice ? »

Il hésitait. Nos paysans sontcachottiers ; ils ne veulent pas que, dans leurs affaires,dans leurs mystères, pénètre le regard du voisin.

Mais j’étais étranger, circonstanceatténuante. De plus, je promis le secret. Il finit par prendreconfiance.

« Tenez ! dit-il en me présentant unpapier, voilà ce qu’il faut que je signe… car je sais signer monnom, mais c’est tout. Déchiffrez-moi donc ce qui se trouveraitau-dessus. »

C’était un engagement à payer, à laSaint-Michel prochain, la somme de six cents francs.

Legrip eut un mouvement de colère.

« Six cents francs ! s’écria-t-il,et je n’en dois que cinq. Ah ! le brigandd’usurier ! »

Ce mot me fit dresser l’oreille.

J’ai l’usure en horreur, c’est le fléau dutravail.

« Combien ça ferait-il d’intérêts ?demanda Legrip.

– Vingt pour cent, répondis-je.

– Et pour trois mois, ajouta-t-il. Partant,quatre-vingts pour cent. »

Il savait calculer jusque-là.

Je demandai des explications.

« C’est bien simple, me dit Legrip. Jedevais payer hier, et l’argent manque à la maison. Vienne larécolte et nous serons en mesure. Pour renouveler mon billet, voilàce qu’on exige de moi ; sinon des frais, la saisie, unaffront. Il sait que je suis jaloux de ma bonne renommée, il metient le couteau sur la gorge !

– Mais quel est donc votre prêteur ?

– Eh ! quoi ! vous ledemandez ? Mais vous ne connaissez donc pas encore la sangsue,le vampire du canton… Arsène Hardoin ! »

Déjà l’on m’avait parlé de cet homme et de sonignoble métier.

« Auriez-vous des preuves ?demandai-je à Legrip.

– Certes ! répondit-il, j’ai là toutesses lettres, et plusieurs autres billets renouvelés au même taux…car ce n’est pas la première fois qu’il m’écorche tout vivant, lebourreau ! Je ne sais même plus où j’en suis avec lui. Toutest là… Voyez, lisez, vous qui savez lire ! »

Déjà je prenais place au bureau, feuilletantla correspondance de l’usurier.

Par une inconséquence providentielle, ceshommes si retors, si cauteleux, s’enivrent quelquefois de l’audacedu succès et se perdent par la naïveté du mal.

Les lettres que j’avais sous les yeux, lesbillets par lesquels ces lettres se trouvaient confirmées,c’étaient des preuves irréfutables, accablantes.

« Confiez-moi toutes ces paperasses,dis-je à Legrip. Je me charge de lui faire entendre raison.

– À Arsène Hardoin ? Je vous endéfie !

– Soit ! à ce soir… »

Et je sortis, emportant mon dossier.

À quelques pas de là, cependant, je réfléchis.Avais-je bien le droit de m’ériger ainsi en redresseur detorts ?

Eh ! pourquoi pas, quand on se sent dansle vrai, quand on ne veut que le juste ? Mais encorefallait-il être assuré du succès.

Par un heureux hasard, je me rappelai que lasemaine précédente, en défaisant ma malle, j’avais relu, dans uneGazette des Tribunaux, enveloppant quelquesmenus objets, la relation d’un procès d’usure, qui n’était pas sansanalogie avec le cas actuel. Le tribunal avait voulu faire unexemple, et non-seulement la condamnation était sévère, mais encorel’arrêt se trouvait motivé par des considérants d’une tellelucidité, d’une telle éloquence, que j’avais conservé cechef-d’œuvre de justice et de moralité. C’était une arme précieuse,un argument décisif.

Je passai donc par l’école, et j’y pris lejournal. Puis après avoir embrassé maman Simon pour me donner ducourage, je me mis à la recherche d’Arsène Hardoin.

Il habite un ancien manoir en ruines, maisavec de vastes dépendances ; le tout acquis on ne sait tropcomment.

C’est un ours ; il vit seul. Sa femme estmorte ; son fils est soldat. Pas de domestiques, ça coûte tropcher. Une voisine vient faire son ménage et lui apporte ses maigresprovisions. Ce n’est pas seulement un usurier, c’est un avare.

Après avoir longtemps erré dans une courhumide, silencieuse, et que l’herbe et les ronces envahissent detoutes parts ; après avoir frappé à plusieurs reprises contrela vieille porte renforcée de ferrures neuves, je vis enfins’entr’ouvrir un guichet, et briller, à travers les barreaux, desyeux inquiets comme ceux d’une bête fauve.

Je m’annonçai comme venant de la part deLegrip.

Les verrous aussitôt furent tirés. J’entraidans une grande pièce froide et poudreuse, où, pour tous meubles,on voit une sale petite table flanquée d’une mauvaise chaise depaille. C’est la toile de l’araignée.

Figure-toi Harpagon ou Grandet, voilàl’homme.

« Vous apportez l’argent ? dit-ild’une voix sèche et brève.

– Non.

– Alors le billet ?

– Pas plus de billet que d’argent.

– Plaisantez-vous ?

– Je parle sérieusement ; veuillezm’écouter de même. Une sage loi défend et punit les prêtsusuraires. Peut-être l’ignoriez-vous : je m’estime heureux devous en instruire. Instruire, c’est mon état. Sachez donc, monsieurHardoin, que si les magistrats avaient connaissance des lettres quevoilà, des billets que voici, vous seriez condamné certainement àl’amende, et qui plus est, à la prison. »

Il me regardait en dessous, d’un air hargneux,effaré.

Moi, jamais je ne m’étais senti aussiparfaitement à l’aise, aussi courtois, mais aussi résolu. Là, vrai,mon cher Philippe, tu aurais été content de ton ami Guillaume.

Et pourtant il avait pour lui l’avantage del’expérience, de l’habileté, de la fortune. Mais la conscienced’une bonne cause me soutenait dans cette lutte, et c’était assezpour le dominer.

« C’est donc une menace ?murmura-t-il.

– Non, répondis-je, c’est un avis… et qui plusest, une proposition ?

– Quelle proposition.

– Vous allez m’écrire et me signerceci. »

J’avais apporté la formule de la transactionque je voulais ; je la mis sous ses yeux.

Elle était ainsi conçue :

« Par suite d’arrangements survenus entrenous, je reconnais et déclare accorder à Nicolas Legrip, pour lebillet de cinq cents francs qu’il m’a souscrit, un délai de troismois, sans intérêts.

Ces derniers mots firent bondir l’usurier.

« Sans intérêts ! s’écria-t-il,jamais !

– Réfléchissez, lui répondis-je avec calme. Jevous laisse ce journal, lisez cet article (et je le lui mis sousles yeux), il vous éclairera, vous conseillera beaucoup mieux queje ne saurais le faire moi-même. J’attendrai jusqu’à demain matinvotre réponse. Si elle nous est favorable, comme je l’espère, cespreuves seront annulées, vous en avez ma parole ; mais je vousle jure aussi, à midi sonnant, si je ne vous ai pas revu, j’irailes remettre au procureur impérial. »

Et, saluant le vieillard, je sortis.

Le lendemain, à l’issue de l’école et comme lacloche de midi sonnait, Arsène Hardoin vint à ma rencontre etglissa dans ma main l’écrit exigé.

« Au moins, murmura-t-il, gardez-moi lesecret. »

Je le lui promis, et, sauf Philippe Mesnard,dont la discrétion m’est connue, qui ne viendra jamais dans lepays, je n’ai pas soufflé mot.

Mais qui fut étonné, enchanté ?…l’adjoint Legrip.

Ses trois garçons sont devenus mes meilleursécoliers.

Le jour que leur père me les amena, je luidis, en montrant certain cadre accroché à la porte de l’école, quiest en même temps la mairie :

« Quand ils sauront lire, et ce serabientôt, faites-vous lire par eux chaque dimanche leBulletin des Communes. Entre autresrenseignements utiles, vous y verrez que la France est dotée d’ungrand établissement de crédit national, le crédit qui prête, sanshypothèques, aux plus modestes agriculteurs, et qui les affranchitde l’usure. »

Mais voici l’heure de la classe. Un autrejour, mon cher Philippe, j’achèverai cette lettre.

Chapitre 7SUITE DE LA MÊME

Quelques jours plus tard, Guillaume complétaitainsi sa lettre à Philippe Mesnard :

………………………

Le maître d’école du moindre village peutfaire beaucoup de bien ou beaucoup de mal. Je crois que je feraiici beaucoup de bien.

Déjà mes écoliers m’aiment. C’est tout simple,car, je les aime et m’efforce de les instruire en les amusant. J’yprends moi-même un vrai plaisir.

Aux enfants, il faut l’activité, le mouvement.Une immobilité trop longue les fatigue ; leur respirationsouffre d’un trop long silence. Je les fais parler ; je veuxque leur esprit, sans cesse en éveil, s’intéresse à chaque étude.Donc, les leçons courtes, attrayantes, et les moyens variés. Unennemi rode autour de l’école : l’ennui. Rarement il pénètredans la mienne. Je profite des beaux jours pour garder, autant quepossible, les portes et les fenêtres toutes grandes ouvertes ;l’air, la lumière et la gaieté circulent librement dans notreclasse. La santé des élèves s’en trouve bien, celle aussi dumaître. Enfin comme l’exercice est nécessaire au développementphysique et intellectuel de la jeunesse, nous faisons ensemble defréquentes promenades. Je m’associe à leurs récréations. Parfoismême j’en invente.

Ainsi, le village est situé sur le bord d’unebelle rivière assez rapide, mais point dangereuse. Croirais-tuqu’un préjugé en éloignait les habitants ! Bien peu seraientcapables de sauver un malheureux qui se noierait. Je me suis faitprofesseur de natation ; les bains froids, salutaires soustant de rapports, sont pour mes élèves un encouragement, unerécompense. À l’automne ils nageront tous comme des brochets.

Il y aurait encore la gymnastique. Déjà jedirige des mouvements, des courses. Ah ! si j’avais unterrain, une installation ! Ne me trouves-tu pas bienambitieux ? C’est que, vois-tu, cette ambition se rattache àun autre rêve.

Notre village possède un vaste bien communal,inculte et marécageux. À peine les moutons et les chèvres ybroutent-ils quelques brins d’herbe. Pendant les trois quarts del’année les eaux l’envahissent. On l’appelle leChamp-sous-l’Eau.

Il a plus de cinquante hectares. Quellefortune pour le pays si l’on pouvait remettre en valeur ce domaineimproductif !

Un jour l’idée me vint d’y essayer quelquessondages. À la surface, une certaine épaisseur de bonne terrevégétale ; puis une couche d’imperméable argile. J’y fisplusieurs trous ; l’eau s’y précipita, fut absorbée par le solinférieur comme avec l’avidité d’une soif de plusieurs siècles.

Envoie-moi un manuel de drainage. Te voicipresque ingénieur, donne-moi ton avis. Je n’ose te dire ce quej’espère, ce serait trop beau. Songe donc, cinquantehectares ! nous aurions de l’argent. Déjà j’entrevois unenouvelle maison d’école, et Dieu sait que le village en a grandbesoin.

Mais, diras-tu, ce n’est plus là del’enseignement, c’est de l’agriculture. Oui, c’est del’enseignement agricole. Nous le recevons à l’École normale ;il fait partie de notre programme et surtout de notre mission dansles campagnes. Le peu que je sais, tout ce que la nature m’enseignechaque jour, je m’attache à le répandre, à le populariser autour demoi.

La plupart des enfants confiés à mes soinscultiveront la terre ; il est bon de développer en eux desnotions applicables à la culture et de leur inspirer, dès le jeuneâge, l’amour et l’orgueil de cette profession, la première detoutes.

J’arrive à ce résultat sans entraver en rienla marche des autres études, bien au contraire. Si nous faisons unelecture, c’est dans un livre qui traite de la vie des champs. Lemême esprit me guide dans le choix de mes dictées ; quelle estl’orthographe qu’il faut d’abord apprendre au paysan ? celledes termes et des mots dont il fera le plus souvent usage. Quant aucalcul, tous nos chiffres, tous nos problèmes, sont en rapportdirect, immédiat, avec les travaux agricoles du pays et de lasaison. Ce que je veux qu’ils sachent avant tout, c’estl’arithmétique de la culture, c’est la comptabilité de laferme.

Il n’est pas jusqu’au jardinage qui ne soit denotre compétence. Mais, sous ce rapport, je ne suis que lelieutenant de M. le curé.

Je t’ai déjà parlé de l’abbé Denizet, ceprêtre modèle, cet excellent horticulteur.

Je lui soumets toutes mes idées. Que de foislui-même il m’en suggère ! Et quand je les applique, quandj’ai réussi, il se contente pour sa part, pour sa récompense, dem’adresser un modeste et doux sourire.

On ne le supposerait avoir souci que de sonparterre et de ses espaliers. Aucun des intérêts de la paroisse nelui reste indifférent. Il domine, il guide et féconde touteschoses.

Grâce à ses conseils, je me suis perfectionnédans la greffe et dans la taille des arbres. Il est au courant detoutes les méthodes nouvelles, et souhaite ardemment les introduiredans sa paroisse.

Sous ce rapport, comme sous tous les autres,nous nous entendons à merveille. Mais je voudrais avoir aussi monjardin.

C’est le complément indispensable d’une maisonscolaire ; ce serait le paradis de mes enfants. Entre deuxleçons, quel délassement, quelle joie pour eux et pour moi,d’aligner ensemble nos plates-bandes, de sabler nos allées,d’entretenir avec art ce petit coin de terre qui serait notreorgueil ! Ils grefferaient, tailleraient, bêcheraient,sèmeraient, planteraient, récolteraient sous mes yeux, d’après mesavis. C’est là, sur la nature même, que je ferais mon coursd’horticulture. Nous aurions les plus beaux légumes et les plusbeaux fruits, toutes sortes de plantes utiles. Un jardinbotanique ! des jardiniers modèles ! et le maître, l’ami,montrant la bonté de Dieu dans ses moindres œuvres, ferait mieuxaimer et comprendre encore le Créateur de toutes choses !

Tu vois, mon cher Philippe, que je suistoujours l’enthousiaste dont tu plaisantais autrefois. Uneutopie ! diras-tu. Pourquoi donc ne se réaliserait-ellepas ? En ce moment même, le souvenir du Champ-sous-l’Eau merevient à l’esprit. Qui sait si je n’y trouverai pas du même coupmon gymnase et mon jardin ? N’oublie pas ce que je te demandeà ce sujet.

Pour en revenir à M. le curé, souventnous nous promenons ensemble dans les alentours. L’autre soir, ilme faisait remarquer la vigueur des nombreux merisiers quicroissent à l’état presque sauvage sur le territoire de la commune,ne fournissant guère leurs fruits que pour les gamins et lesmoineaux, ces gamins de l’air.

« Savez-vous, me dit-il, que cesarbres-là viennent chez nous merveilleusement, et que, biengreffés, au lieu de merises ils rapporteraient des cerises.

Je m’empressai de répondre qu’à la saisonj’irais demander des greffes au jardin de l’École normale.

« Très-bien ! s’écria l’abbéDenizet. Nous en préconiserons l’emploi. Ce sera un nouveau servicerendu à la commune par…

– Par son pasteur ! interrompis-je. Ceseront les cerises de M. le curé. »

Diplomatie ! vas-tu dire. Ou bien encore,abnégation ? C’est tout bonnement de la politesse et du bonsens. J’ai su comprendre que l’instituteur, troisième autorité duvillage, doit s’effacer devant les deux premières et ne rienproposer en son nom. Est-ce que la conscience d’avoir inspiré lebien ne vaut pas la gloriole de l’accomplir ? D’ailleurs mondigne curé a sur moi la triple supériorité de l’âge, du savoir, dela vertu.

Je procède de même avec M. le mairequoiqu’il n’ait pas les mêmes supériorités. Déjà maintes réformess’exécutent dont il s’attribue tout le mérite, et cela le plusnaïvement du monde. « J’y pensais ! dit-il à chaqueinsinuation nouvelle : c’était justement mon idée ;puisqu’elle s’accorde avec la vôtre, c’est qu’elle est deux foisbonne, appliquons-la ! » Et comme il a de la volonté, leprogrès se réalise ; voilà l’essentiel.

Par exemple, lorsque je voulus lui parler deces classes du soir, de ces cours d’adultes que le Gouvernements’efforce de créer dans les campagnes, – ce qui lui seracompté comme un titre de gloire, – Martin Fayolleregimba ; rien que le mot l’effarouchait.

– Adultes ! qu’est-ce que c’est que ça,des adultes ?

Et lorsque je le lui eus expliqué :

– Êtes-vous fou ! répliqua-t-il. J’admetsque l’on veuille apprendre à lire aux enfants, à tous les enfants…mais à leurs pères ! à leurs grands-pères !… Croyez-vousdonc que lorsque le paysan rentre le soir, accablé de lassitude, iln’ait pas besoin de repos ? Ventre affamé n’a pas d’oreilles,dit le proverbe ; corps fatigué n’en a pas davantage. Aprèsune longue journée de rude travail, on se couche, on dort.

– D’accord quant à l’été, répondis-je, mais ilest une autre saison, l’hiver, où, durant la veillée, les hommes etles femmes de tout âge… »

Martin Fayolle m’interrompit par un grandéclat de rire :

« Quoi ! les femmes aussi !vous ramèneriez à l’école nos vieilles paysannes !… Ah !ah ! ce serait drôle… et rien que pour le voir, je ne dis pasnon… mais plus tard. Quand nous y serons, nous verrons. »

Je sentis que j’étais allé trop vite et je metus. Mais bon gré, mal gré, nous aurons notre classe du soir, etMartin Fayolle lui-même en prendra l’initiative. Il s’englorifiera. Ce seront les cours de M. le maire.

En attendant, je me rabattis sur l’abbéDenizet.

L’autre soir, je le rencontrai lisant sonbréviaire, sur les confins du bois.

J’abordai franchement la question. Il m’écoutad’abord avec son indulgent sourire. Mais il ne me laissa pas mêmeachever.

« Oui, oui, dit-il, je sais tout ce quis’imprime et se prêche en faveur de cette croisade contrel’ignorance. Nous ne sommes pas partisans de l’ignorance, croyez-lebien. Mais l’excès contraire n’a-t-il pas un danger ? Nosjeunes gens ne sont déjà que trop enclins à déserter les champspour la ville. Les campagnes se dépeuplent. On délaisse l’état depaysan. Chacun veut quitter sa sphère, abandonner son petitpatrimoine pour aller courir les spéculations et les places. C’estcomme une fièvre d’émigration. Ne craignez-vous pas de l’exciterencore en multipliant le nombre de ces demi-savants qui rougissentde leur père et… »

Je me permis, à mon tour, d’interrompreM. le curé.

« C’est attribuer à l’instruction,répliquai-je, un mal qu’elle a précisément mission de combattre.Pourquoi fuit-on le village ? C’est que par suite descommunications faciles et constantes avec les cités, la comparaisonlui fait tort. Il faut le rendre attrayant, confortable ;réagir contre ce préjugé que le bien-être matériel et lesjouissances de l’esprit sont incompatibles avec les travaux deschamps ; prouver que le bonheur est là. »

Il me laissait aller, je poursuivis :

« L’instituteur, aujourd’hui, doitinitier les jeunes paysans aux bienfaits de la civilisation, auxsaines joies de la nature et de la vie champêtre, à l’amour duhameau. Ah ! nous voulons aussi l’arrêter ce torrent d’hommesqui s’en va inonder les villes au détriment des campagnes ;mais quelle est la seule digue que l’on puisse y opposer :l’école, l’éducation rurale et chrétienne…, et cela, tout de suite,car il y a urgence…, et cela non-seulement pour les enfants, maisencore pour les adultes, pour les vieillards…

– Croyez-vous qu’ils viennent à vosleçons ?

– Mille exemples le prouvent. L’élan est donnépartout, il faut le suivre et le diriger chrétiennement.

– Mais quand nos villageois sauront lire, queliront-ils ? de mauvais livres… »

Comme le digne pasteur m’opposait ce dernierargument, j’aperçus à travers les arbres, dans une clairière oùnous allions entrer, Claudine et le père Sylvain.

Le vieillard, assis sur une pièce decharpente, tenait entre ses deux mains un livre ouvert sur lequelses yeux étaient fixés.

Le doigt de l’enfant marchait sur la page.

Évidemment, elle faisait lire, ou plutôtépeler, son père adoptif.

Si grande était leur application à tous deuxqu’ils ne s’apercevaient pas que nous approchions…

À petits pas, sans bruit.

Déjà nous pouvions voir remuer les lèvres duvieux bûcheron ; mais les mots murmurés par lui ne nousarrivaient encore que vaguement.

« Quel est donc ce livre ? » medemanda tout bas l’abbé Denizet.

Ce livre, je le pris tout à coup des mains deClaudine, je le présentai à M. le curé.

C’était l’Évangile.

Il me tendit les deux mains.

Puis, les yeux inondés de douces larmes, ilembrassa Claudine.

Il lui fera faire sa première communion leprintemps prochain.

« Courage ! me dit-il comme nousnous quittions ce soir-là. Je suis avec vous. Guerre sans merci nitrêve à l’ignorance, mais aussi guerre impitoyable à la scienceimpie, mille fois plus fatale que l’ignorance ! Il faut quel’instruction éclairée par la Foi, se propage et pénètre partout,partout ! vous aviez raison de le dire le jour de votrearrivée : le chemin de l’église, c’est l’école !

Tu vois, mon cher Philippe, que je ne perdspas mon temps. Chaque soir, après une journée bien remplie, le cœurtout joyeux d’avoir bien fait mon devoir, je soupe gaiement avec laSimonne. C’est ma récompense. Ah ! je l’avais bien devinéecette excellente femme ! Elle me traite, elle m’aime comme unfils : une vraie mère !

Et, si tu voyais, comme notre petit ménage estbien tenu ! Quelle propreté, quel ordre en toutes choses. Lamaison du maître d’école doit servir d’exemple à toutes celles duvillage. Il en est ainsi de la maison de maître Guillaume.

Aussi dans la commune, tout le mondem’accueille et me fête à l’envi, tout le monde m’aime déjà.

Excepté, cependant, Arsène Hardoin, l’usurier,que j’ai réduit à l’impuissance du mal, et Jean Margat, dit leSanglier.

Rarement ils se rencontrent sur monchemin.

Mais à leur grimace obséquieuse, à leur regarden dessous, je sens que j’ai là deux ennemis.

Bah ! avec l’aide de Dieu.

………… … … … … … … … … … … … … … … … … … … … … …… … … … … … … … … … … … … … … …

Au moment même où Guillaume venait d’écrire cedernier mot, il fut interrompu par l’arrivée soudaine d’un jeuneforestier qui, tout essoufflé, tout effaré, l’appelait à grandscris.

Un grand malheur venait d’arriver auxcabioles.

Chapitre 8ENSEMBLE !

Depuis quelques jours, l’état de Marianne, lavieille paralytique, s’était aggravé.

Elle ne souffrait pas davantage. Mais à peineClaudine parvenait-elle à lui faire prendre quelque nourriture. Sonamaigrissement et sa pâleur devenaient effrayants. Ce n’était plusqu’un cadavre. Ses lèvres seules remuaient, animées par un faiblesouffle. Dans ses yeux, où la vie semblait réfugiée, tremblotaitune lueur vague, intermittente, comme celle d’une lampe qui vas’éteindre.

Tel avait été l’arrêt du médecin amené parGuillaume.

On sentait que le dernier jour, que ladernière heure approchait.

La douleur de Claudine et du père Sylvainétait navrante.

Le vieillard, courbant sa tête blanche,restait plongé dans une muette consternation, dans un mornedésespoir ; l’enfant s’efforçait de cacher ses larmes et, detemps en temps, courait au dehors, à quelques pas de la cahute,pour donner un libre cours à ses sanglots.

Puis elle revenait en toute hâte, active etvigilante comme toujours.

La mourante avait parfois un éclair dans leregard, un cri venu du cœur ; elle comprenait tout.

Une affection profonde et touchante existaitentre ces trois pauvres créatures, isolées au milieu des bois.

Cependant, le vieux bûcheron s’en allaitchaque jour à son travail, il le voulait ainsi.

Le soir il s’en revenait au pas de course ettout palpitant d’angoisse jusqu’au seuil de la cabiole. Il hésitaitavant d’y pénétrer. Du regard il interrogeait Claudine… et cen’était qu’après sa réponse qu’il osait enfin regarder la mourante,s’approcher d’elle et lui mettre un long baiser sur le front.

Marianne se ranimait pour un instant. Elleavait un regard, presque un sourire, qui semblaitrépondre :

« Je suis encore là… Merci… Ducourage ! »

Un peu plus tard, Claudine servait la soupe.On mangeait en silence. Puis, du geste, le vieillard contraignaitl’enfant à s’étendre sur sa couche de bruyères, à fermer lesyeux.

Quant à lui, prenant place auprès de lamalade, et la main dans sa main, il veillait.

Une lampe rustique, suspendue dans lacheminée, éclairait seule ce triste tableau.

Avant de succomber au sommeil, le père Sylvainmurmurait cette fervente prière :

« Mon bon Dieu…, prolongez les jours dema vieille compagne, ou bien abrégez les miens !… Faites quenous partions ensemble ! »

Si, par hasard, il tournait la tête du côté dela couchette de Claudine, souvent il voyait briller dans l’ombreses deux grands yeux attendris.

La fillette refermait vivement les paupières,et le vieux bûcheron se reprenait ainsi :

« Ne m’exaucez pas, mon Dieu ! ilfaut que je travaille encore pour la petite, jusqu’à ce qu’ellepuisse gagner son pain, jusqu’à ce qu’elle soitgrande ! »

Au jour naissant, il reprenait sa cognée.

Ce matin-là, Claudine s’était efforcée de leretenir :

« Ne nous quittez pas, pèreSylvain ! il reste assez d’argent… »

Il l’avait interrompue :

« Pour nous, mon enfant, mais non paspour toi… J’ai toujours eu ce pressentiment que je ne survivraisguère à Marianne… et jusqu’à mon dernier jour, je veux te gagnerquoique chose de plus. Que deviendras-tu quand nous ne serons pluslà… À ce soir !

Sans vouloir s’expliquer davantage, il étaitparti.

Sa tâche était en ce moment d’ébrancher devieux chênes croissant parmi des rochers.

Il avait plu durant la nuit, l’écorce étaithumide et glissante. Un froid assez vif faisait trembler le vieuxbûcheron. Il tomba.

Sa tête avait porté sur des pierresaiguës.

Couvert de sang, le crâne entr’ouvert, ilresta sur le coup, évanoui, comme mort.

Vers le soir seulement, quelques bûcherons quipassaient par là l’aperçurent et le relevèrent.

Il n’avait pas encore repris connaissance.

Le père Sylvain était adoré de ses compagnons.Ils le mirent sur une sorte de brancard ; ils le ramenèrent àla cabiole.

Du plus loin que Claudine aperçut ce funèbrecortège, son instinct l’avertit du nouveau malheur qui lamenaçait ; elle jeta un grand cri.

Ce cri alla droit au cœur de la paralytique.Par un suprême effort, elle parvint à se soulever, et retomba… Puisles yeux démesurément ouverts, elle regarda le blessé qu’on plaçaitauprès d’elle.

Il commençait à revenir à lui ; il pensatout d’abord à la mourante. L’effroi, le désespoir n’allaient-ilspas lui porter le dernier coup ?

« Ça ne sera rien !murmurait-il ; ne t’inquiète pas, Marianne… je me sens mieux,vrai !… ce n’est rien. »

La mort était sur son visage.

« Antoine est allé chercher M. lecuré et le médecin, » dit l’un des forestiers à Claudine.

Elle semblait frappée de stupeur ; elles’écria tout à coup :

« Maître Guillaume ! courez prévenirmaître Guillaume ! »

L’instituteur avait inspiré à Claudine unegrande confiance, une grande amitié.

Un des jeunes forestiers partit aussitôt pourle village.

Le digne curé s’empressa d’accourir et lesdeux vieillards demandèrent ensemble à recevoir les dernierssacrements.

Guillaume arriva peu de temps après lemédecin, qui déjà examinait, pansait la blessure.

À son regard, Guillaume comprit qu’elle étaitmortelle.

Marianne, Claudine, le père Sylvainl’interrogeaient aussi des yeux.

Pour tous les trois, il y eut la mêmerévélation.

Claudine se laissa tomber sur un escabeau, lesmains enfouies dans ses cheveux.

La vieille paralytique, agitée par un spasmed’agonie, parut prête à rendre l’âme.

« Attends-moi ! s’écria le pèreSylvain ; partons… partons ensemble ! »

Un sanglot déchirant s’échappa des lèvres deClaudine ; elle s’élança vers eux, s’agenouilla devant eux,les bras étendus comme pour les supplier de ne pas la quitterencore.

« Ah ! mon enfant… ma pauvre enfant,dit le père Sylvain, c’est ma faute… J’avais demandé cela au bonDieu… Il n’aurait pas dû m’exaucer… je le regrette… pour toi… Maisque veux-tu… c’est fini… je le sens… c’est fini… Ne pleure pas…embrasse-moi… embrasse la vieille… Nous t’aimions bien !…J’avais prévu notre séparation… tu ne resteras pas sansressources… »

Puis, tandis que l’enfant, tout en pleurs, lecouvrait de caresses éperdues, il continua, s’adressant àGuillaume.

« Monsieur le maître… là-bas, sur lapoutre, prenez cette image de la bonne Vierge… »

Il désignait une grossière statuette en bois,taillée par le couteau naïf de quelque bûcheron ayant des instinctsd’artiste, et que le temps, la fumée avaient rendue toutenoire.

L’instituteur obéit.

« Soulevez son manteau… poursuivit lemoribond d’une voix de plus en plus affaiblie. Elle est creuse… Unecachette… une tirelire… »

Effectivement, Guillaume venait de trouver lesecret. Quelques pièces blanches roulèrent sur le sol.

La statuette en était presque entièrementremplie.

Avec un regard où brillaient à la fois latendresse et l’orgueil, le père Sylvain dit encore :

« Depuis cinq ans, jour par jour… j’aimis là tout ce que j’ai pu… nos petites économies… C’est la dot deClaudine… je vous la confie, maître Guillaume…Adieu ! »

Après une dernière convulsion, la mourantevenait de retomber sur sa couche.

« Me voici, Marianne !… murmura-t-ilen s’y renversant à son tour. Me voici ! »

Et la main dans sa main, il expira.

Son pressentiment ne l’avait pas trompé, sonvœu se trouvait accompli… leurs deux âmes s’en retournaientensemble dans le ciel.

………………………

Cependant, Claudine s’était redressée, toutepalpitante de désespoir et d’épouvante ; elle allait se jeterà corps perdu sur les deux cadavres.

Guillaume la retint dans ses bras.

Elle y fut saisie d’une violente crisenerveuse.

Puis, avec des sanglots, des spasmes, elles’évanouit.

Cherchant du regard un aide, l’instituteuraperçut la Simonne, qui l’avait suivi, qui le regardait. Il luidit :

« Vous avez entendu, Simonne ?

– Oui ! répondit-elle ; nous nouscomprenons, Guillaume. J’avais un fils, me voici maintenant unefille… Emmenons votre sœur. »

Mais déjà Claudine se ranimait, vaillante etrésolue.

« Non ! dit-elle : je resteici. Jusqu’à sa dernière heure, il a travaillé pour moi ;jusqu’au dernier moment, je ne les quitterai pas ! »

Dans le cœur de cette enfant, il y avait lecourage et la volonté d’une femme.

Avec les femmes qui veillèrent, elle passa lanuit ; elle les aida à ensevelir ses chers morts.

Elle voulut leur dire un dernier adieu, leurdonner à chacun un dernier baiser, avant qu’on ne fermât les deuxcercueils.

Le lendemain, elle les accompagna jusqu’aucimetière.

La Simonne et Guillaume étaient à sescôtés.

Mais lorsque la fosse fut recouverte,l’exaltation qui soutenait la pauvre enfant tomba tout à coup. Sesyeux en pleurs se voilèrent et, toute frissonnante, comme morte,elle s’affaissa sur elle-même.

Guillaume l’enleva dans ses bras, la Simonnela couvrit de sa mante. Ils l’emportèrent.

« Bien ! dit le curé qui connaissaitleurs charitables intentions, c’est bien, mes enfants… Dieu vousbénira ! »

Chapitre 9UNE RESSEMBLANCE

Claudine fut en proie à une fièvre ardente.Dans son délire, elle appelait le père Sylvain, Marianne… Uninstant, on craignit pour sa vie.

Mais chez ces natures aimantes et nerveuses,si les commotions morales sont terribles, il existe une vitalité,des forces qui reprennent promptement le dessus.

D’ailleurs la Simonne était là, veillant,soignant sa chère malade avec une sollicitude vraimentmaternelle.

Enfin Claudine se calma, se rétablit. Safigure, un peu plus maigre et très-pâle, faisait paraître ses yeuxnoirs encore plus grands, encore plus étranges.

Le médecin avait permis qu’elle se levât.Mais, pendant quelques jours, elle devait garder encore lachambre.

C’était vers le commencement de l’automne. Untemps admirable, un doux soleil. On installait la jeuneconvalescente auprès de la fenêtre ouverte. Avec une curiositénaïve, elle regardait le village, les allées et venues des paysans,leurs travaux, les groupes qui se forment le soir devant lesportes, l’entrée et la sortie de l’école. Tout l’étonnait,l’intéressait. Jamais elle n’avait assisté à pareil spectacle. Àpeine, depuis cinq ans, était-elle sortie de ses grands bois. Oneût dit une sauvage.

La Simonne l’apprivoisait doucement. Ellerépondait à ses questions ingénues, tout on s’efforçant de dompterses beaux cheveux épars et rétifs. Dès les premiers jours, une robede deuil avait été faite pour l’orpheline. Lorsqu’il fallut lui enagrafer le corsage, ce fut une grosse affaire. De même, la premièrefois qu’on lui mit des bas et des souliers. C’était bien pluscommode d’aller les pieds nus !

Après chaque classe, Guillaume montait auprèsde sa sœur d’adoption. Elle l’écoutait avec docilité, paraissaitheureuse de lui obéir. Une ardente reconnaissance, une affectionprofonde, se développaient dans ce jeune cœur déjà si rudementéprouvé. Certes, la Simonne en avait sa bonne part. Mais Guillaumeétait pour Claudine une sorte de Dieu. Il était apparu pour ladéfendre. C’était pour elle un protecteur, un instituteur, unfrère. Elle lui devait tout, elle avait foi en lui.

Chaque fois, on causait longuement de la viequ’on allait mener, de mille choses enfantines et instructives, deMarianne et du père Sylvain.

« Ah ! répétait Claudine, enembrassant tour à tour la Simonne et Guillaume, je les retrouve envous ! Je sens que vous m’aimez comme ils m’aimaient !…Autant que je les aimais, autant je vous aime ! »

Et c’étaient des embrassements ! dessourires ! À travers ses larmes, déjà Claudine retrouvait lesourire.

Quand la Simonne était seule avec Guillaume,elle le remerciait de lui avoir donné Claudine.

« Quel bon petit cœur !disait-elle ; jamais je n’ai vu fillette aussicharmante ! »

Une quinzaine de jours se passèrent ainsi.

Lors de la catastrophe, Martin Fayolle setrouvait absent. Ses affaires l’avaient obligé à un assez longvoyage. Aussitôt de retour, il rendit visite à l’instituteur.

« Je viens vous demander un conseil,dit-il. Voici bientôt la vendange. Elle est déjà terminée dans leMidi ; j’en arrive, car il est bon de se tenir au courant…Vous savez, je fais le commerce des vins, moi. Il y en aurabeaucoup cette année, et du très-bon. Mais on craint qu’il ne segarde pas. Jarni ! ce serait dommage. Vous, qui vousintéressez aux choses de l’agriculture, aux nouvelles découvertes,informez-vous donc s’il n’y aurait pas moyen de nous prémunir. Ceserait rendre service à tous les vignerons du pays.

– Bien ! fit Guillaume, j’en prendsnote.

– Merci… Parlons maintenant de Gratienne. Enêtes-vous content, de ma fillette ?

– Très-content. Elle est intelligente… et sisa santé lui permettait d’être plus assidue…

– Ah ! oui, sa santé… murmura le maire,sur le visage duquel passait un nuage de tristesse.

– Voilà trois jours que nous ne l’avons vue,demanda Guillaume, serait-elle plus souffrante ?

– Oui, j’ai retrouvé l’enfant toute pâlotte,et la Nanon tout inquiète. Après ça, elle s’inquiète si facilement,Nanon… Elle aime tant la petite ! Mais elle la dorlote trop.Croiriez-vous que par ce beau soleil elle prétendait la retenir àla maison !… J’ai ordonné une promenade. Elles sont partiestoutes les deux, elles doivent me prendre chez vous en passant…Ah ! maître Guillaume, c’est désolant d’avoir une fille aussichétive… Parfois, quand je la regarde, j’ai peur… et je pense à sapauvre mère ! »

Guillaume voulut rassurer Martin Fayolle.

« Parlons d’autres choses !l’interrompit-il. Vous voilà père aussi, d’après ce que je viensd’apprendre ? Vous avez adopté une orpheline… c’est très-beau,d’accord… mais, permettez-moi cet avis, il est sage d’y regarder àdeux fois avant de s’imposer charge trop lourde. Cependant ce sontvos affaires, et l’on assure que la petiote est bien avenante.

– Ah ! vous savez…

– Oui, par Gratienne. Ma fille l’a aperçue àvotre fenêtre. Elle m’a parlé de ses yeux, qui sont très-grands,très-beaux, très-noirs… Un frisson m’a passé dans le cœur… mapauvre défunte avait des yeux comme ça… Vous savez que j’en gardesouvenance !

– Mais, observa Guillaume, vous devezconnaître Claudine ou du moins l’avoir déjà rencontrée…

– Claudine ! qu’est-ce que c’est queça ?

– Eh ! ma petite forestière.

– Non… Je ne vais jamais dans les bois, ayanteu maille à partir avec les bûcherons et les braconniers. J’en aifait condamner quelques-uns, c’était mon devoir. Il y a surtout uncertain Jean Margat, qui me garde rancune. Les gendarmes devraientbien nous en débarrasser, de celui-là. Lorsque de pareils gars onten main leur fusil, lorsqu’ils sont à l’affût, ils tireraient surun homme aussi bien que sur un chevreuil. Je ne suis pas pluspoltron qu’un autre, mais autant rester à distance. Voilà desannées que je ne vais plus en forêt. »

Depuis la veille, Claudine avait permission dedescendre ; Guillaume l’appela.

Martin Fayolle venait de s’asseoir auprès dela fenêtre vivement éclairée par le couchant.

Un journal s’était rencontré sous samain ; il le parcourait avec indifférence.

Claudine accourut à la voix deGuillaume ; mais, intimidée par la présence d’un inconnu, elles’arrêta au fond de la salle qui restait plongée dans l’ombre.

L’instituteur, allant lui prendre la main,l’amena dans la partie lumineuse, auprès de Martin Fayolle.

Celui-ci releva la tête, aperçut l’enfant.

Tout aussitôt, un cri s’échappa de ses lèvres,une vive émotion se peignit sur ses traits.

Il voulut se redresser, il retomba, le regardtoujours fixé vers Claudine, les bras étendus vers elle, le visageinondé de larmes.

Guillaume et Claudine le regardaient avecétonnement.

« Jeanne !… put-il s’écrier enfin.Jeanne, est-ce toi ? »

C’était à Claudine qu’il s’adressait.

« Mais, dit Guillaume, c’estClaudine. »

Ces mots rompirent le charme. Martin Fayolletressaillit et passa la main sur son visage, comme un homme quicroit sortir d’un rêve. Puis, regardant de nouveau la fillette, ill’attira vers lui d’un geste suppliant, il murmura d’une voixpleine de douceur et de tendresse :

« Oui… je comprends… je sais… Mais c’estmerveilleux… merveilleux comme elle ressemble à Jeanne… à ma pauvredéfunte que j’ai tant aimée ! Elle avait cet âge-là quand jela vis pour la première fois… Approche, mon enfant… plus près… plusprès encore. »

Et comme elle obéissait, il la prit par lesdeux bras, il l’orienta vers le rayon de soleil, il poursuivit avecune exaltation croissante :

« Les mêmes traits !… le mêmesourire ! les mêmes yeux surtout… Ce sont ses yeux !c’est sa vivante image !… Je crois la revoir… je la revois…Elle est sortie du tombeau !… Maître Guillaume, je vousremercie, c’est à vous que je dois cet instant de bonheur !Jarni ! mettez-moi de moitié dans votre adoption !… SiDieu a donné à cette enfant la ressemblance de Jeanne, c’est qu’ilveut que je sois bon pour elle… et je n’y failliraipas ! »

Il étreignait Claudine contre son cœur, et, leregard vers le ciel, semblait le prendre à témoin de sa promesse.Il éclatait en sanglots.

En ce moment, la porte de la rue s’ouvrit,donnant passage à Gratienne amenée par Nanon.

« Qu’avez-vous donc, notre maître ?demanda la servante.

– Ce que j’ai !… répondit-il en prenant àdeux mains la tête de Claudine, qu’il tourna vers Nanon. Ce quej’ai !… Toi qui as connu Jeanne… tiens…regarde ! »

La Nanon s’avançait en souriant ; elle serejeta soudainement en arrière, la bouche béante, l’œil hagard, levisage blêmissant et terrifié comme à l’aspect d’un fantôme.

« C’est étrange ! » murmuraGuillaume.

Chapitre 10OCTOBRE

Le lendemain matin, Martin Fayolle envoya pourClaudine un trousseau complet, pris à même de celui deGratienne.

Entre les deux classes, avec Gratienne, ilarriva.

« J’entends, dit-il, que ces deuxfillettes-là fassent promptement connaissance… Claudine, il fautaimer ma fille… Ma fille, Claudine ressemble à ta mère. »

En même temps, du regard et du geste, il lespoussait l’une vers l’autre.

Elles devaient avoir à peu près le mêmeâge.

Gratienne était un peu plus grande, maisbeaucoup plus frêle. Son teint incolore, sa démarche lente, unecertaine mélancolie répandue sur son visage, tout en elle indiquaitune croissance difficile, un état maladif et souffrant. Ellemanquait de spontanéité, d’espérance.

En la voyant, on éprouvait pour elle unesympathie mêlée de pitié. Elle était jolie. De beaux cheveuxblonds, des yeux bleus, un air de douceur et de bonté. Dans leregard, dans le sourire, cette tristesse sans motif, cette vagueinquiétude qui se remarque chez ceux qui doivent mourir jeunes.

Quelle différence avec Claudine ! Bienque sortant à peine de convalescence, Claudine était déjà pluscolorée, plus alerte, plus vivante. Sous sa peau, brunie par lehâle, on sentait courir un sang généreux. Même dans les larmes, sesyeux brillaient. Ses dents étaient blanches comme du lait ;ses lèvres rouges comme des cerises. Rien de pur comme le soufflequi s’en exhalait : l’haleine d’une fleur. On aimait à luivoir des vivacités, des abandons, des fougues d’adolescence. Ellese sentait heureuse de vivre ; elle faisait honneur à lavie.

« Ah ! murmura Martin Fayolle en lesregardant tour à tour, la plus riche des deux c’est celle qui a lasanté ! »

Puis, tandis que la Simonne emmenait lesfillettes vers l’autre chambre, se retournant versl’instituteur :

« Eh bien ! maître Guillaume…, nem’avez-vous pas écrit que vous auriez à me demander quelque chose àmon retour ? De quoi s’agit-il ? »

Guillaume avait reçu la réponse de PhilippeMesnard. Une réponse favorable. De plus, des livres, des brochures,des traités de drainage et d’assainissement. Il avait étudié laquestion, revu le terrain, consulté M. l’abbé Denizet. Sonprojet lui paraissait réalisable.

« Monsieur le maire, répondit-il, nousavons déjà parlé d’un jardin, d’un gymnase… »

Martin Fayolle eut le geste d’un hommeregrettant qu’on lui demande une chose impossible.

« Attendez ! reprit l’instituteur,cela ne coûtera rien à la commune. Elle me donnera le terrain,voilà tout.

– Jarni ! croyez-vous donc que la terrece ne soit pas de l’argent ?

– Pas toujours. Il s’agit duChamp-sous-l’Eau.

– Cinquante hectares !

– Je ne vous en demande qu’un arpent.

– Eh ! qu’en ferez-vous, bon Dieu !c’est à peine s’il y pousse quelques mauvais brins d’herbe. Unmarécage !

– J’espère l’assainir… à mes frais. Querisquez-vous ? Si je réussis, cet arpent pourra servird’exemple pour les autres.

– Mais encore vous faudra-t-il destravailleurs ?

– J’ai mes élèves. Ce sera notre domaine, nousy travaillerons ensemble.

– J’ai grand’peur d’autoriser une folie.

– Laissez-nous tenter l’aventure.

– Ça ne dépend pas de moi seul, il y a leconseil municipal.

– Appuyez ma proposition, je suis certain dusuccès.

– À votre gré, maîtreGuillaume ! »

Le dimanche suivant, les conseillerss’assemblèrent ; l’arpent fut accordé.

C’était vers le commencement d’octobre. Lecours de natation se trouvait terminé. L’instituteur présenta sonidée comme une nouvelle récréation, il enrôla ses écoliers, il lespassionna comme pour la chasse aux hannetons.

Désormais, entre chaque classe, ce fut plaisirde voir ce jeune régiment, armé de pioches, de bêches, de pelles,courir et s’éparpiller sur le terrain, y creuser avec ardeur lestranchées, les canaux dont le maître d’école avait tracé leplan.

Cependant, les malins du village en faisaientdes gorges chaudes, et la besogne n’avançait que lentement. Unsecours inattendu s’offrit de lui-même.

À deux kilomètres au plus du village, s’élèveun château de construction moderne. C’est la propriété du barond’Orgeval.

Il venait d’y arriver avec son fils, jeunehomme d’une vingtaine d’années, très en retard dans ses études.

Son père rendit visite à l’instituteur et luidit :

« Voilà plusieurs fois que mon fils seprésente au baccalauréat et qu’on le refuse…

– Retoqué ! murmura le jeune gandin, touten caressant sa moustache naissante.

– Il est très-paresseux, poursuivit le père,et s’en moque, comme vous pouvez le voir. Mais j’y tiens,moi ! Pendant les vacances, pourriez-vous le préparer à subirune dernière épreuve ?

– J’essayerai, » consentit Guillaume.

La tâche n’était pas facile. Anatole, –l’aspirant bachelier, – comptait sur sa richesse à venir et,dans son vaniteux dédain, se souciait médiocrement du diplôme. Maisl’instituteur s’y prit de telle façon que, pour la première fois,l’élève accepta les leçons sans répugnance. Guillaume avait l’artde les rendre attrayantes. Il n’était guère plus âgé que le fils dubaron ; chaque jour il lui répétait : Vous feriez tant deplaisir à votre père !

Grande était, en effet, la satisfaction duvieux gentilhomme. Vers la fin de la saison, lorsqu’ildemanda :

« Pensez-vous qu’Anatole réussisseenfin ?

– Je l’espère, » répondit le maîtred’école.

Le baron tira de sa poche un porte-monnaie,l’ouvrit… Mais, au moment d’y puiser, se ravisant tout àcoup :

« Je n’ose vraiment pas vous offrir del’argent, monsieur Guillaume… car j’ai su vous juger ; je vousestime fort. Voyons… n’est-il pas autre chose que vous accepteriezplus volontiers ?

– Monsieur le baron va au-devant de mesdésirs, répondit Guillaume. Il est une récompense que je voulaislui demander…

– Expliquez-vous, mon ami.

– On vient d’exécuter dans votre parc degrands travaux de nivellement, de vallonnement. Voici là-bas desmonceaux de cailloux qui vous embarrassent. Plus loin, un restantde tuyaux de drainage, qui vous sont peut-être inutiles. Je seraistrès-content si vous me donniez tout cela.

– Qu’en voulez-vous doncfaire ? »

Le maître d’école expliqua son œuvre, sonespérance.

Le vieux gentilhomme l’avait écouté avec uneattention des plus sympathiques.

« C’est très-méritoire !répondit-il. À vous tous ces matériaux, et mieux encore, lesouvriers qui viennent de travailler pour moi. Ce sont desterrassiers nomades que j’avais engagés jusqu’à la fin d’octobre.Tout est fini dans le parc, je comptais les congédier demain. Jeles garde jusqu’à l’expiration de leur engagement… dix joursencore… et j’entends qu’ils travaillent pour vous, ou plutôt pourla commune. Ne me remerciez pas. Si mon fils obtient son diplôme,c’est nous qui vous serons reconnaissants. »

Le desséchement du jardin d’école étaitassuré.

Pendant ce temps-là, l’étrange affection deMartin Fayolle pour Claudine se confirmait, en gagnant le cœur deGratienne.

Gratienne était une aimante et douce créature.Confinée jusqu’alors à la maison par son état de langueur, elleavait vécu à l’écart des autres fillettes de son âge, et cetisolement la rendait encore plus mélancolique. Elle fut joyeuse,heureuse, de trouver enfin une compagne, une amie. Et d’ailleurs,qui n’eût aimé Claudine ?

Afin de se rencontrer plus souvent avec elle,la fille du maire voulut aller à l’école. Guillaume les plaça l’uneà côté de l’autre. Elles s’aidaient mutuellement dans leurs études.À la récréation, elles partageaient les mêmes jeux. Presque chaquejour, Gratienne demandait à Claudine de l’accompagner jusqu’à laferme ; elle l’y retenait longtemps. C’étaient des babillageset des confidences à n’en plus finir. La petite forestière, lapetite sauvage, s’était tout d’abord effarouchée de tant deprévenances ; mais elle avait le cœur reconnaissant etgénéreux. Elle se sentait la plus forte, elle devint laprotectrice. En promenade, elle donnait le bras à Gratienne.Lorsque Gratienne était plus souffrante, elle soutenait ses paschancelants. On eût dit qu’elle voulait lui communiquer sonagilité, sa vigueur. Et réellement, à ce contact magnétique,Gratienne se revivifiait. Ses yeux bleus devenaient brillantslorsqu’ils se fixaient sur les yeux noirs de Claudine.

Quelqu’un, cependant, voyait avec déplaisircette amitié. C’était la Nanon. Elle semblait jalouse del’étrangère. La première fois que Claudine avait franchi le seuilde la ferme, elle avait fait un pas en avant comme pour lui barrerle passage Sous mille prétextes, elle cherchait à l’éloigner. En saprésence, elle restait muette, les sourcils froncés, la minepresque hargneuse. Évidemment elle souffrait de voir l’orphelineainsi accueillie dans la maison. Parfois, on eût dit qu’elle enavait peur.

Heureusement, Martin Fayolle encourageaithautement l’intimité des deux fillettes. Quand il rapportait de laville quelques joujoux, quelques friandises, il fallait queClaudine en eût sa part. Chaque semaine, c’était un petitcadeau ; jamais on ne l’avait vu si donnant. Souvent ill’appelait Jeanne… puis il l’embrassait. Une affection vraimentpaternelle.

Aussi, l’abbé Denizet, témoin de toutes cesgénérosités, lui dit un jour :

« Dieu bénira votre maison, maîtreFayolle ! »

Vers la fin d’octobre, maître Guillaumeannonça qu’il s’était mis au courant des nouvelles découvertesrelatives à la viticulture, à la conservation des vins, et que ledimanche suivant, si les vignerons voulaient bien se réunir à lamaison d’école, il leur communiquerait tout ce qu’il venaitd’apprendre.

« Jarni ! s’écria le maire, c’estimportant, c’est urgent, car déjà la vendange se trouble ! Àdimanche, donc, maître Guillaume… »

Le dimanche, on le sait, l’instituteur allaittenir dans la journée sa classe forestière.

Bien que Claudine fût maintenant au village,bien que la saison s’avançât déjà, il n’en continuait pas moinscette bonne œuvre ; il n’aurait eu garde d’y manquer.

Mais la préparation de sa conférence du soirl’avait mis en retard ; il pressait le pas.

C’était par une triste après-midi d’automne.Une épaisse brume rétrécissait l’horizon. Déjà quelques gouttes depluie commençaient à tomber.

En passant près du manoir habité par ArsèneHardoin, Guillaume en vit sortir, non sans quelque étonnement, JeanMargat.

Le Sanglier semblait reconduit pour l’usurier.Que pouvait-il y avoir de commun entre ces deux hommes ?

Guillaume retourna la tête, et remarqua qu’ilsle suivaient du regard, avec des airs narquois et menaçants.

L’instituteur ne s’en inquiétanullement ; il se sentait en main un bâton decornouiller ; il était brave.

Parvenu aux cabioles, il y donna sa leçon, etrepartit aussitôt.

Déjà la nuit venait.

Une nuit sombre.

Pressé par les exigences de sa vie active, lemaître d’école prenait ordinairement un sentier qui raccourcissaitde beaucoup la distance.

Ce sentier, vers la lisière de la forêt, setrouvait coupé par un étroit ravin, très-profond, hérissé deroches, parmi lesquelles courait un torrent.

Une planche, jetée sur l’abîme, permettait dele franchir.

Comme Guillaume arrivait au milieu de ce pontfragile, il le sentit tout à coup tourner, manquer sous sespas.

Il tomba en jetant un cri.

À ce cri répondit un éclat de rire.

Guillaume, précipité parmi les roches, sesentit brisé, crut mourir.

En s’évanouissant, il entrevit un homme quifuyait ; il crut reconnaître Jean Margat.

Chapitre 11À PHILIPPE MESNARD

Cédons une seconde fois la parole à maîtreGuillaume…

Vers la fin de l’hiver, il écrivit à son amiPhilippe Mesnard.

Après lui avoir raconté l’accident qui terminele précédent chapitre, il continuait ainsi :

« Je ne tardai pas à revenir à moi, jeparvins à me relever.

Mon corps était endolori. Partout descontusions. Une blessure à la jambe, une autre à la tête. Le brasgauche me faisait horriblement souffrir ; je crus qu’il étaitcassé.

À la hauteur de la lune qui passait entre deuxnuages, je jugeai qu’il devait être environ six heures du soir.

Il me restait juste le temps d’arriver pourmon cours aux vignerons. J’avais promis ; on allaitm’attendre. Pour rien au monde je n’aurais voulu manquer aurendez-vous.

J’essayai de marcher… je ne pouvais pas. Ledésespoir s’empara de moi. Je retombai sur une pierre et me pris àpleurer comme un enfant.

Mais tout mon être se révolta contre cettefaiblesse. Je domptai la douleur, et m’accrochant aux roches, auxbroussailles, je remontai la pente du ravin, je me traînai jusqu’àla route.

Elle était déserte.

La lune avait disparu. Autour de moi toutétait silence et ténèbres. Vainement je regardai, je criai.Personne ne me répondit.

Quelques minutes s’écoulèrent. Mes forcesétaient épuisées. Déjà le découragement me reprenait, lorsque toutà coup, dans le lointain, j’aperçus une lueur.

Elle arrivait sur moi ; elle s’approchaitrapidement. J’entendis le roulement d’une voiture. Bientôt, dans lanuit, je distinguai la lanterne et la capote d’un cabriolet.

Au moment où il allait passer devant moi,j’appelai.

Une tête se pencha en dehors, dans le cerclelumineux.

N’en doute pas, Philippe, Dieu n’abandonnejamais les honnêtes gens. C’était le médecin du bourg, qui serendait au village.

Il arrêta son cheval, sauta sur la route,courut à moi, m’interrogea.

Que lui répondis-je ? je l’ignore. Ilvoulait m’asseoir sur un tas de cailloux, examiner à l’instant mesblessures. Je me redressai malgré lui, je m’écriai :

« Non !… pas ici… Là-bas… à l’école…on m’attend ! »

Je m’étais élancé vers le cabriolet. J’ymontai… je m’y évanouis de nouveau.

Quand je repris connaissance, nous étions chezmoi, dans la chambre de la Simonne, qui s’empressait de mesecourir, aidée par Claudine.

Comme elle semblait inquiète, la pauvreenfant ! Jamais je n’oublierai l’affection que j’ai lue cesoir-là dans ses yeux !

Déjà le médecin avait pansé mes contusions,arrêté le sang qui coulait sur mon visage. C’est un praticientrès-adroit ; c’est même un habile rebouteur. La foulure demon bras se trouvait si bien massée, comprimée par un bandage, qu’àpeine j’y ressentais un reste de souffrance.

Il me fit prendre un cordial et medit :

« Ce ne sera rien, maître Guillaume. Maisil vous faut du calme, du repos. Couchez-vous, dormez. »

En ce moment même, la cloche du village sonnal’Angelus.

« C’est l’heure de mon cours,répondis-je, j’y dois aller, j’irai ! »

Vainement la Simonne et Claudine tentèrent des’opposer à cette résolution. Le docteur lui-même finit par seranger de mon côté.

« Laissez-le faire, dit-il. À son âge unevaillante nature sait triompher du mal. L’instituteur, le prêtre etle médecin sont des soldats qui ne s’alitent pas un jour debataille. Courage donc, mon ami… Vous êteshéroïque ! »

C’est lui qui l’a dit, ce n’est pas moi. Je tel’avoue, cependant, il avait raison. Mes oreilles bourdonnaient, matête était en feu. À peine pouvais-je me tenir debout. Je souffraisà crier, j’avais la fièvre.

Nonobstant, je pris mes livres, et jepartis.

Le docteur me donnait le bras. Il me soutint,il me conduisit.

Ah ! mon cher Philippe, comme je fusrécompensé d’avoir fait mon devoir ! quel spectacle, quellejoie m’attendaient à l’école !

Figure-toi, sur les bancs occupés d’ordinairepar les enfants, trente vignerons, des hommes faits, des têtesblanches. Deux lampes, accrochées à la muraille, éclairaient leursrudes physionomies, attentives et respectueuses. Quelques-uns setrouvaient dans l’ombre, mais je voyais luire leurs regardscurieusement fixés sur moi. Ah ! l’on prétend que les adultesrépugneraient aux leçons ! J’eusse voulu que l’un de cesincrédules pût voir quel attrait exercent, sur l’esprit de nospaysans, les sciences qui touchent à leurs occupations, à leursintérêts. J’allais parler viticulture et conservation desvins ; je résumai, j’expliquai d’une façon simple, claire,efficace, les beaux travaux, les récentes découvertes deM. Pasteur. Il s’agissait de chimie, de physique, de chosesinconnues, toutes nouvelles pour mon auditoire. Quelleapplication ! quel silence ! Pendant près de deux heures,pas un n’a bougé. Ils semblaient suspendus à mes lèvres, ilsbuvaient mes paroles.

Aussi, vers la fin du cours, une émotionprofonde traversa mon âme. Je me souvins du collège et, dans mapensée, j’établis la comparaison entre nos classes supérieures etcette classe d’adultes. Mes vignerons méritaient la palme. Ilstravaillent mieux que nous ; le désir de comprendre et deretenir brille dans leurs yeux ; j’ai vu pour la première foisce beau idéal d’une classe à la fois ardente et recueillie. Je nesaurais te dire combien j’étais heureux. Ah ! tu peux m’encroire, ma fatigue, ma souffrance, tout était oublié !

Par exemple, le lendemain, quellecourbature ! j’étais brisé, abruti. Mais la vendange ne segâtera pas, comme dit Martin Fayolle, et la cause de l’instructionest gagnée. Victoire !

La semaine suivante, on m’a prié derecommencer la leçon. Quelques vignerons des alentours sont venus.Il y en avait qui prenaient des notes. Pour les autres, j’en aifait rédiger par mes écoliers. C’est M. Pasteur qui seraitcontent s’il savait cela !

Autre résultat de ce premier succès : leshabitants de la commune commencent à prendre l’habitude deconsulter l’instituteur, à propos d’agriculture, à proposd’hygiène, à propos de tout. On vient me trouver le soir ; lessoirées sont très-douces cet automne. On se groupe, on s’assieddevant ma porte, et nous causons.

C’est vraiment inouï, qu’après tant derévolutions, tant de grandes phrases en l’honneur du progrès, lespaysans français croupissent encore dans une aussi profondeignorance ! Hier encore ils ne se rendaient compte de rien.Grâce à Dieu, voici l’élan donné. On n’était qu’endormi, on seréveille. Chez nous, l’intelligence est vive et rapide ; nospaysans ne seront plus reconnaissables dans dix ans d’ici. Ilstrouveront pour s’instruire ce même enthousiasme, cette mêmefuria, qui nous fait gagner lesbatailles.

Cependant, il ne faut pas aller trop vite, etsavoir saisir le prétexte, l’occasion. Hier soir le ciel étaitresplendissant d’étoiles, j’en ai profité pour un petit coursd’astronomie, à la portée de ceux qui m’entouraient. Ils irontdemain au marché, par le chemin de fer, à la ville ; je leurai fait comprendre que c’était se montrer ingrat envers lacivilisation, envers Dieu, que de ne pas savoir apprécier lesmerveilles qui s’accomplissent sous nos regards ; et nousavons parlé de la locomotive qui les entraînera si vite, des filstélégraphiques qui sembleront courir le long du chemin, du gaz quis’allumera au moment de leur départ. Désormais ils s’intéresserontà tout cela, ils seront de leur siècle.

En fait d’histoire et de géographie, j’ai toutun système que je pratique avec mes petits comme avec mes grandsenfants. Que sont nos villageois, sinon de grands enfants ? Aulieu de débuter par les grandes divisions de notre globe, jecommence par la topographie du village. Ici le nord, là lemidi ; montrez-moi l’est et l’ouest. Connaissons d’abord notrearrondissement ; puis notre département, notre province, notreFrance. Après, nous regarderons plus loin. On aime mieux son paysquand on le sait par cœur. Et notre histoire donc, cette sourcevive du patriotisme ! Pourquoi s’attacher aux Égyptiens, auxGrecs, aux Romains ? Sachons d’abord ce que c’est que cetteruine qui domine le coteau ; ce qui s’y est passé, ce qu’ellenous raconte ; les grandes épreuves où notre nationalité s’estfondue, trempée ; les luttes de nos pères contre l’invasionétrangère, et pour conquérir les droits, les libertés dont nousjouissons. Laissons, laissons dans l’ombre les Pharamond, lesChilpéric et les Childebert ! Honorons Charlemagne, saintLouis, Philippe-Auguste, Louis XII, Henri IV et Louis XIV !Que dans le moindre village ils soient populaires ces héros et cesgénies qui sont notre gloire : Turenne, Jean Bart, Richelieu,Sully, Bayard, Duguesclin, Jeanne Darc ! J’ai passionné mespaysans pour Jeanne Darc ! Leur cœur a battu au récit de sondévouement ; ils ont pleuré sur son martyre. À peine laconnaissaient-ils ! C’est une honte pour un Français que de nepas connaître et aimer cette glorieuse incarnation de la France,cette fille du peuple, cette paysanne, cette sainte, qui puisa dansson héroïsme le courage de se sacrifier au salut de son pays.

Je n’oublie pas non plus ces grandes époques,les croisades, les guerres contre les Anglais, la Renaissance, lesiècle de Louis XIV, les guerres du Consulat et de l’Empire, larestauration du culte après l’orgie révolutionnaire.

Quant à la littérature, je ne procède encorequ’à petites doses. Nous avons lu quelques pages de La Fontaine, deMolière, de Chateaubriand. Plus tard, on verra.

Mais, diras-tu peut-être, tout cela n’a paslieu devant ta porte, au clair de la lune.

C’était ainsi dans les commencements. Lorsquesont venus les premiers froids, nous nous sommes réunis dans lesétables. Les femmes apportaient leur escabeau et leurouvrage ; les hommes s’asseyaient sur des bottes depaille ; les enfants se juchaient un peu partout. La veilléetraditionnelle.

Je n’avais garde d’ouvrir solennellement, toutde suite et de moi-même, une classe, un cours, une conférence.

J’attendais que Martin Fayolle attachât legrelot.

Il n’y a pas manqué.

« Maître Guillaume, a-t-il dit devanttous, est-ce qu’il n’avait pas été question entre nous d’une écoledu soir pour les adultes ? »

Ce mot ne lui écorchait plus la bouche.

« En effet, répliquai-je, M. lemaire m’a dit que telle était son intention. J’attends sesordres. »

Il ne broncha pas.

Mais, n’osant pas encore accepterl’initiative, il me regardait en dessous, d’un air un peu confus,bien que narquois, en vrai paysan de la vieille Gaule.

« Quand voulez-vous que nouscommencions ? demandai-je.

– Le plus tôt sera le mieux ! déclaral’abbé Denizet. L’instruction est un bienfait pour tous, quand elles’appuie sur les grandes vérités religieuses. »

Ah ! mon cher Philippe, que ne ferait-onpas de nos villages avec le concours et la parfaite entente de cestrois grandes forces morales : le curé, le maire etl’instituteur !… »

Chapitre 12UN HIVER BIEN EMPLOYÉ

Quelques jours plus tard, la classe du soirs’ouvrit.

Le maire, animé d’un beau zèle, s’était chargédes frais de chauffage et d’éclairage.

Maître Guillaume appelait à lui les illettrésde tout âge, ceux qui n’avaient rien appris, ceux qui avaient toutoublié.

Il leur enseignerait la lecture, l’écriture,le calcul.

À la première séance, il ne se présenta qu’unedouzaine d’élèves. On n’osait pas encore, on craignait laraillerie.

Mais, dès le second soir, un grand exemple futdonné.

L’adjoint Legrip vint s’asseoir sur les bancsde l’école avec ses trois fils.

« Nous apprendrons ensemble, dit-il. Jesais ce que coûte l’ignorance ; je ne veux plus que noussoyons des ignorants ! »

Tous les autres prirent courage : jeunesgens, hommes mûrs et vieillards. C’était à qui serait gagné parl’émulation d’apprendre, de pouvoir conduire ses affaires soi-même.Un gendarme de la brigade voisine sollicita son admission, semontra l’un des plus assidus, bien qu’il eût plus de deux lieues àfranchir pour se rendre au cours. Il voulait devenir capable depasser brigadier.

L’instituteur pleurait de joie.

« Dans deux ou trois ans, disait-il, macommune sera citée à l’ordre du jour. »

Si parfois on lui objectait que, pendantl’été, s’oublieraient les leçons de l’hiver :

« Nous recommencerons l’hiverprochain ! répliquait-il. Nous sommes tous des hommes de bonnevolonté, n’est-il pas vrai ? Quelques mois suffisent pourapprendre à lire à des hommes fermement résolus. L’esprit del’enfant est comme une lande inculte qu’il faut défricherpéniblement, longuement ; mais l’esprit de l’adulte, c’est unsol où l’air et le soleil ont accumulé des forces productives…ouvrez le sillon, et la semence répandue lèvera, fleurira. Demandezplutôt à M. le curé ! »

Le digne pasteur répondait affirmativement. Ilsavait de quel esprit était inspiré son instituteur.

À côté de cette classe élémentaire, il y enavait une autre d’un ordre plus élevé, d’un caractère tellementpratique que les adultes pouvaient en constater, pour ainsi direaprès chaque leçon, le profit et les avantages. Ainsi, leursprogrès étaient merveilleusement rapides. On voyait l’intelligencese développer en eux, comme on voit au printemps monter la sèvedans les vieux chênes.

Bientôt la classe fut trop pleine. Presquetout le village y venait.

Les femmes cependant restaient à l’écart.Elles se plaignaient même qu’on leur enlevât leurs maris.

« Venez chez la Simonne, dit maîtreGuillaume, et Claudine vous donnera des leçons. N’avait-elle pascommencé d’elle-même avec le pauvre père Sylvain ? »

Martin Fayolle, d’abord incrédule, ne tardapas à se ranger à l’avis des deux autres autorités du villagelorsque Guillaume lui tint ce raisonnement :

« Vous vous intéressez à Claudine,n’est-il pas vrai ? Vous souhaitez d’ailleurs que la communeait plus tard une école pour les filles. Laissez-la donc faire sonapprentissage d’institutrice. Tel est l’avenir que je luirêve. »

Le cours pour les femmes s’établit donc, etdésormais tout le monde fut content. Sauf le cabaretier du village.Cette belle fièvre d’instruction l’avait privé de toutes sespratiques.

Et pour surcroît de malheur, ne voilà-t-il pasque maître Guillaume s’avise de tenir une conférence le dimanchesoir !

Un jour de recette !

Tout le monde s’y rendait, voire même deshameaux d’alentour.

Plus personne au cabaret !

Grand-Louis, – le cabaretier, –commença par déblatérer contre l’instituteur. Il faisait piteusegrimace, il enrageait. Il l’appelait jésuite, clérical. Mais, undimanche soir, il finit par se laisser entraîner par letorrent ; on le vit arriver avec les autres.

« Bah ! fit Martin Fayolle, commentte voilà, Grand-Louis ?

– Il le faut bien, morguenne ! je ne peuxpas rester tout seul à boire mes topettes et mes petitsverres ! Satané maître d’école ! »

Guillaume avait entendu cette sortie del’infortuné débitant. Il tâcha de le calmer.

Celui-ci ne voulait rien entendre.

« Ça ne serait rien encore, disait-ild’un ton lamentable, si tout dernièrement, quel guignon ! jen’avais pas remis à neuf ma grande salle. Une si bellesalle !

– Parfait ! s’écria Guillaume, justementla nôtre devient trop petite.

– Vous moquez-vous, monsieur lemaître ?

– Pas le moins du monde. Je songe à vousindemniser, mon ami. Voyons, combien réalisez-vous de bénéficechaque dimanche ?

– Eh ! mais je n’aurais pas donné masoirée pour deux pistoles.

– J’ai plus de cent auditeurs, conclutGuillaume, et je puis leur demander une cotisation de dix centimespar personne. Soit : dix francs. Voulez-vous, à ce prix-là, melouer votre grande salle ?

– Tope ! dit Grand-Louis, c’est toujoursça de rattrapé ! »

Le cabaret baissa pavillon et devint une sallede conférences.

Maître Guillaume y parlait un peu de tout,s’efforçant tout à la fois de moraliser et d’instruire sonauditoire. Tous les gros bonnets de la commune en faisaient partie.Le maire et le curé siégeaient aux côtés de l’instituteur. Ils luiadressaient tour à tour des questions, des observations quistimulaient sa verve. Souvent une heureuse réplique mettait en joiel’assistance. Un autre jour, on trouvait moyen de l’émouvoir.M. le maître, excellent lecteur, avait choisi dans lalittérature moderne quelques-uns de ces récits touchants, amusants,qui provoquent le rire et les larmes. Ce n’était jamais unenseignement, mais une suite d’entretiens variés, familiers. Lespaysans y prenaient un vif plaisir. Ils attendaient avecimpatience, ils fêtaient à l’envi cette bonne veillée dudimanche.

Aussi, vers la fin de l’hiver, on imagina dedonner à l’instituteur un témoignage de reconnaissance. Unesouscription fut ouverte, une députation alla le trouver poursavoir s’il serait content d’avoir une barrique de vin dans sacave.

« Une barrique de vin ! répondit-il,elle serait bientôt vidée, car je ne la boirais pas tout seul. Jevous propose d’employer autrement le produit de cette souscriptionqui m’honore… achetons une bibliothèque-armoire et remplissons-lade bons livres. »

Cette idée fut acclamée. Chacun voulutconcourir à son exécution. Le menuisier, le serrurier se mirent àl’œuvre. Martin Fayolle avait fourni le bois ; l’abbé Denizetdonna les premiers volumes. On en obtint du ministère ; lecomplément fut acheté. Bref, la bibliothèque de l’école se créacomme autrefois la cathédrale de Strasbourg, par un mouvementd’enthousiasme. C’est dans la pensée qu’est la grandeur deschoses.

Puis, lorsque le tout fut obtenu, terminé, ily eut une joyeuse procession tout à l’entour de la commune. Ceux-ciportaient l’armoire, ceux-là les livres. Le tambour marchait entête du cortège. On installa solennellement la bibliothèque dans lamaison d’école. Et ce fut un beau jour de fête !

Cependant les adultes ne faisaient pasnégliger les enfants. Guillaume enseignait même la musique. Dèsl’arrivée de l’orgue-harmonium, tant souhaité par l’abbé Denizet,il avait dit à M. le curé, à M. le maire :

« Nos écoliers chanteront ; leméchant seul ne chante pas. C’est un plaisir honnête, un rapideagent de civilisation. Il rend l’homme meilleur, et s’accorde àmerveille avec les travaux de la campagne. Voyez plutôt au delà duRhin : dans toutes les chaumières, on rencontre un violon, uninstrument de cuivre, parfois même un piano. Le paysan allemandn’en est pas moins bon laboureur et bon père de famille. Haydnétait le fils d’un pauvre charron villageois.

« Je n’ai pas la prétention de former iciun Haydn ; mais avec la musique on embellit dans le plushumble hameau, les fêtes religieuses et les solennités populaires.Qu’il nous arrive une grande joie nationale et nous pourronsdignement la célébrer. »

En effet, à la nouvelle de la prise deSébastopol, un Te Deum fut chanté par lesélèves de maître Guillaume. C’était glorieusement inaugurerl’orphéon du village.

Ce jour-là, M. le curé figurait entrel’instituteur et le maire… Une main dans celles de chacun d’eux, illeur disait :

« Sous la soutane, comme sous l’uniforme,le frac ou la blouse, il n’y a plus aujourd’hui que des cœursfrançais !… Ah ! c’est en vain qu’on cherche à nousdiviser… restons unis !… »

………………………

Ainsi se passa l’hiver.

Il ne fut marqué que par un seul incident,l’arrestation de Jean Margat.

L’instituteur ne s’était pas plaint duguet-apens dont il avait failli devenir victime. Mais quelquesméfaits antérieurs valurent au Sanglier deux ans de prison.

Guillaume se trouvait momentanément délivré del’un de ses ennemis.

Restait l’autre.

Chapitre 13UNE CONFÉRENCE AU VILLAGE

C’était la dernière conférence de lasaison.

Guillaume allait prendre la parole, lorsquetout à coup, au milieu du silence, la porte s’ouvritbruyamment.

Un soldat, un zouave parut sur le seuil.

À la vue de tout ce monde assis sur des bancscomme à l’école, il parut surpris, balbutia :

« Faites excuse ! je me trompe…est-ce que ce n’est plus ici le cabaret ? »

Plusieurs voix s’écrièrent :

« Eh ! c’est MartialHardoin !

– Moi-même ! répondit-il. J’arrive deSébastopol. Après avoir embrassé mon père, je voulais revoir lesamis. »

Déjà quelques mains s’étaient tendues vers lessiennes. Deux ou trois jeunes hommes lui donnèrent l’accolade. Ilse trouvait maintenant en pleine lumière. C’était à quil’examinerait, l’admirerait.

Il était vraiment beau, avec sa mâle figurebronzée, sous son pittoresque uniforme. De plus, les galons desergent, la médaille militaire.

« Jarni ! s’écria Martin Fayolle, çanous fait plaisir de te revoir ainsi, mon garçon !… viens queje t’embrasse ! assieds-toi là, près de nous, à la placed’honneur… tu nous fais honneur à tous… N’est-ce pas, vousautres ? Là-bas, dans la grande guerre qui vient de seterminer, il représentait le village ! il lui rapporte sa partde gloire ! »

En parlant ainsi, le maire désignait lesinsignes et la décoration du sergent.

Celui-ci se laissait faire. Au milieu d’uneacclamation générale, il franchit le degré de l’estrade, il vints’asseoir entre le maire et le curé, qui le félicitait à son touren l’appelant son enfant.

Lorsque se calma l’émotion causée par cettescène, il y eut un moment de silence.

« Ah ! çà, dit le zouave, qu’est-ceque vous faites donc ici ? On ne boit donc plus ?

– Non, répliqua le maire, on cause… et voilàM. l’instituteur qui veut bien nous raconter ou nous lire deshistoires très-intéressantes, je te l’assure. Bref, uneconférence. »

Le soldat répéta ces deux mots d’un airétonné, quelque peu gouailleur.

« Une conférence », qu’est-ce quec’est que ça ? Inconnu au régiment.

– Écoute ! dit le curé, maître Guillaumeest en train de nous raconter les anciennes victoires de l’arméefrançaise…

– Elle vient d’en remporter une nouvelle,s’écria l’instituteur, et je cède la parole au soldat qui en était.Pourquoi ne nous raconterait-il pas sa campagne ?

– Fameuse idée ! approuva Martin Fayolle.Nous ne lisons pas encore les journaux, nous ne savons rien derien. L’histoire d’hier, c’est celle-là surtout qui est notrehistoire !

– Quoi ! fit le soldat, vous pensez queça ferait plaisir aux camarades… »

On ne le laissa pas achever. Cinquante voixcrièrent en même temps :

« Oui… oui !… la campagne deCrimée !… le siège deSébastopol. »

Le zouave se caressait la barbiche ensouriant. Il rougissait, presque intimidé. On comprenait qu’il sedisait en lui-même : « À quelques amis groupés autourd’une bouteille, passe encore ! » mais devant tout cemonde, il n’osait pas.

Le maire l’encouragea.

« Voyons ! dit-il, la Crimée c’estloin d’ici, de l’autre côté de la mer, si je ne m’abuse. Vous avezdû commencer par un beau voyage.

– Superbe ! débuta Martial ainsi lancé.Figurez-vous, à perte de vue, des flots bleus… qui brillent commede l’or au lever du soleil. La nuit, sous les rayons de la lune,c’est de l’argent, ce sont des pierreries qui ruissellent. Sanscompter que les grandes vagues se déroulent avec des lueursphosphorescentes. Parfois, notre flotte semblait naviguer sur unimmense bol de punch qui n’en finissait plus !

– Ah ! fit l’assistance ébahie.

– Comment a-t-on débarqué ? demandal’instituteur, l’ennemi devait vous attendre.

– À distance ! répliqua le zouave avec ungeste comique. Vaisseaux et chaloupes de combat s’étaient rangésauprès du rivage et montraient leurs dents, comme disent lesmatelots, à savoir, trois cents gueules de bronze, toutes prêtes àcracher une grêle de mitraille, d’obus et de boulets. Excusez dupeu ! les Russes ne s’y sont pas frottés ! »

On rit.

« Donc, reprit Martin Fayolle, vous voilàà terre ?

– Autrement dit, le plancher des vaches,poursuivit Martial Hardoin. Nous allâmes camper sur les bords del’Alma, une rivière qui ressemble à celle d’ici. De l’autre côté,de grandes collines qui, vers la droite, s’en vont jusqu’à la mer,où elles s’arrêtent brusquement par des falaises presque à pic.

Jamais l’ennemi n’aurait cru que nous pussionsles franchir à moins d’avoir des ailes. Mais ne voila-t-il pas quele général Bosquet dit à ses zouaves : « Il faut arriverlà-haut ! » Tonnerre ! ce fut beau de les voirs’élancer, grimper en se faisant la courte échelle, en s’aidant deleurs baïonnettes enfoncées dans le sol, en s’accrochant aux rocheset aux broussailles. Partout quoi ! des chats sauvages !Ils couronnent bientôt la falaise, ils s’y développent entirailleurs. « En avant, les canons ! » commande legénéral. Pour le coup, c’était impossible… et cela fut, cependant.Les attelages s’enlèvent au triple galop, la terre tremble, untourbillon de poussière monte en tournoyant jusqu’aux crêtes. Unéclair brille ; une détonation retentit, la fumée se dissipe,et nous apercevons nos canonniers rechargeant leurs pièces.« Hurrah ! bravo ! » leur crie-t-on. Ilsrépondent en agitant leurs képis. La bataille venait de s’engager.À notre tour d’attaquer le centre.

– Et tu n’as pas eu peur ? dit lemaire.

– Ma foi, si ! avoua franchement lesoldat.

C’était la première fois que j’allais au feu.Mais ce que je venais de voir me faisait déjà bouillir le sang dansles veines. Et puis, on sent les coudes des camarades et le drapeauvous entraîne. On s’excite, on s’enflamme. Un souffle a passé danstous les cœurs. C’est l’âme du régiment ! c’estl’âme de la France ! » Alors on ne songe plus àrien. »

Martial était parti, dans sa narration commedans la bataille. Stimulé par les questions ardentes de ceux quil’entouraient, par les applaudissements frénétiques del’assistance, il décrivit rapidement, avec une pittoresque verve,en traits de feu, la victoire de l’Alma, la marche des alliés surSébastopol, les commencements du siége, les tranchées, lesembuscades, le bombardement, les luttes nocturnes, Balaclava,Inkermann, le terrible hiver qu’il fallut vaincre après avoirvaincu l’ennemi, les travaux gigantesques, les combats héroïques etleurs mêlées sanglantes, les ouragans d’artillerie succédant à ceuxdu ciel, le sol labouré, pavé de boulets et d’éclats d’obus, toutecette merveilleuse épopée, cette autreIliade, qui demanderait un autreHomère !

Puis enfin, Traktir, le Mamelon vert, Malakoffemporté, Sébastopol anéanti, la victoire !

Une fièvre d’enthousiasme avait transfiguré lesoldat. Tous ces assauts, toutes ces péripéties dans lesquelles ilavait joué son rôle, on les comprenait, on les voyait passer dansses paroles, dans ses gestes, dans ses regards. L’auditoire s’étaitpassionné comme lui. La campagne de Crimée tout entière revivait enlui.

En terminant il était debout, il agitait sonfez ainsi qu’un drapeau triomphant.

Il y eut dans la salle un moment de tumulteinexprimable. Hommes et femmes cherchaient à s’approcher du jeunehéros. C’était à qui toucherait son uniforme. Tout le monde voulaitlui serrer les mains, l’embrasser.

« Ah ! lui dit Martin Fayolle, commetu dois être fier et content d’un pareil retour aupays ! »

Un changement soudain s’opéra dans laphysionomie du soldat.

« Non, répondit-il tristement, car j’yreviens seul !

– Que veux-tudire ? » demanda le curé.

Le sergent venait de retomber sur sa chaise,le coude appuyé à la table et le front dans sa main.

Guillaume comprit que ce n’était pas fini. Ilfit signe et chacun alla se rasseoir.

Le maire renouvela sa question. Tous les yeuxfixés sur le soldat l’interrogeaient aussi.

« Là-bas, répondit-il enfin, il y avaitun autre enfant du village. Celui-là, vous ne le reverrezplus !… J’espère qu’on ne l’aura pas oublié. Parti depuisquinze ans, il s’était engagé en Afrique. Lorsque j’entrai auxzouaves, je le retrouvai, je le reconnus. Souvent nous causions dupays, jamais il n’y avait reparu. Plus de parents, plus d’amispeut-être !… Je puis vous le nommer sans crainte d’affligerpersonne !

– Qui donc ? mais qui donc ? »demandèrent plusieurs voix.

Martial parcourut du regard l’assemblée. Surtous les visages, rien que la curiosité, l’indifférence.

Ses yeux s’arrêtèrent enfin sur une femme qui,placée au premier rang, très-pâle, le regardait avec une vagueinquiétude.

Cette femme, c’était la Nanon.

« Pierre Gervais ! » dit enfinle zouave.

La Nanon tressaillit et baissa les yeux.

Ce nom de Pierre Gervais avait soulevé unmurmure, sympathique chez quelques hommes encore jeunes,réprobateur chez tous les autres.

Martial eut un geste de reproche, presque decolère.

« Que veux-tu ! dit Martin Fayolle,on se souvient que ce n’était pas un excellent sujet.

– C’était un brave soldat ! répliqua lesergent. Un peu mauvaise tête, peut-être, et c’est à cause de celaqu’il est resté simple zouave. Mais quel cœur ! Si vous saviezcomme il fut bon pour moi ! Mon père ne m’envoyait guèred’argent ; Pierre Gervais trouvait toujours moyen d’avoir sabourse garnie, et j’en avais ma part. Il avait agrandi son gourbipour m’y donner place. Durant les grands froids, il me jetait sacriméenne sur mes épaules.

J’étais comme son fils, et ce qu’il aimait enmoi, c’était vous, c’était le clocher, c’était le village !Déjà vingt fois il m’avait sauvé la vie. Oh ! vous ne savezpas ce que c’est qu’une amitié de soldats. À l’attaque desbatteries blanches, une balle m’atteignit, je tombai, j’étaisperdu. En rentrant dans la tranchée, Gervais m’appela. Où donc estMartial ? Quelqu’un lui montra le bastion ennemi, et toutaussitôt, sous une grêle de balles, il s’élance, il retourne auchamp de bataille, me cherche, me retrouve parmi les morts. Ilm’emporte, non pas sur ses épaules, c’eût été m’exposer à lamitraille, mais devant lui, dans ses bras, m’abritant de son corps,comme une mère son enfant.

Ah ! je vous le jure bien, sans cedévouement-là, jamais mon pauvre Pierre n’eût été frappé qu’enface ! nous roulâmes tous les deux dans la parallèle. Tous lesdeux, le lendemain, nous étions à l’ambulance. Ma blessure s’estguérie ; les siennes étaient mortelles. Je lui ai fermé lesyeux ; je l’ai vengé !… j’accomplirai son derniervœu. »

Martial s’interrompit tout à coup, commecraignant d’en avoir trop dit.

Puis, essuyant ses paupières d’un revers demain :

« Assez causé ! conclut-il. Quant aureste, c’est mon secret… D’ailleurs, je reste là, moi… je bavardeet M. l’instituteur ne commence pas sa conférence…

– Elle est faite ! répondit Guillaume, etbien faite !

– Par toi, Martial, ajouta le maire, et jet’en remercie au nom de tous. On voudrait souvent entendre lapareille ; on aimerait encore mieux son pays ! »

Comme tout le monde se pressait de sortir, etque Martial Hardoin recevait çà et là de nouveaux compliments, ilse rencontra sur le passage d’une femme qui cherchait àl’éviter.

« Eh ! quoi ! dit-il,n’avez-vous rien à me demander ?… Ah ! rien qu’à votreémotion, j’ai deviné qui vous êtes… »

Et tout bas, rapidement, à sonoreille :

« Vous m’avez compris… Il faut que jevous parle.

– Mais, balbutia-t-elle, je n’ai rien à vousdire, moi…

– C’est au nom de Pierre Gervais… ce soirmême… je le veux !

– Eh bien !… dans une heure, au bord del’eau, sous les grands saules… »

Et ramenant près d’elle Gratienne, Nanon seprécipita au dehors.

Chapitre 14L’HÉRITAGE DU SOLDAT

Tout le monde dormait dans le village. Aucunbruit, aucune lumière… sauf, à quelque distance, vers le bord del’eau, une sorte d’étincelle allant et venant sous les grandssaules.

C’était la cigarette de Martial Hardoin.

Il attendait la Nanon.

Elle parut enfin, s’enveloppant dans samante.

« Me voici… que mevoulez-vous ? » dit-elle du ton de quelqu’un qui estpressé d’en finir.

Le sergent jeta sa cigarette etrépondit :

« J’aurais voulu vous voir un peu plusattendrie tout à l’heure ; je voudrais maintenant vousentendre donner un bon souvenir à Pierre Gervais ! »

Nanon garda le silence.

« Allons ! reprit-il, décidément,vous lui gardez rancune.

– Oui ! dit-elle d’une voix sourde etbrève.

– Je connais ses torts ! fit Martial avecdouceur. Il m’a conté toute l’histoire… votre rencontre à Paris…quelle honnête et laborieuse ouvrière vous étiez alors… une decelles-là qu’on n’obtient que par le mariage… Il vous épousa…

– Ah ! vous savez…

– Tout, vous dis-je… L’avenir semblait devoirracheter son passé… Pierre avait les meilleures intentions dumonde… Il vous aimait… Une mauvaise tête, d’accord… mais un boncœur !

– J’eus le malheur d’y croire !murmura-t-elle d’une voix amère et navrée… Mais son affection, sareconnaissance, ses promesses… autant de mensonges !…Ah ! s’il avait voulu se mieux conduire et travailler… Le cieleut béni notre ménage… Il vivrait encore… et je n’en serais pas àmaudire sa mémoire en le pleurant malgré moi devantvous ! »

En effet des sanglots qu’elle ne pouvait pluscontenir étouffèrent la voix de Nanon. Elle se laissa tomber surune souche de saule, la tête enfouie dans ses deux mains.

« À la bonne heure ! dit le soldatgagné par cette émotion, je comprends qu’il vous ait aimée, madameGervais… je vois que vous étiez digne de lui…

– Mais il était indigne de moi !répliqua-t-elle en relevant le front. Malgré tous mes efforts pourle maintenir dans le droit chemin, il ne tarda pas à reprendre seshabitudes de débauche… Un jour enfin il disparut… Il m’avaitabandonnée, moi, sa femme ! Et pas une trace ! pas unindice ! L’idée me vint qu’il s’en était peut-être retournédans son pays… J’accourus, je me renseignai à la mairie… C’étaitdéjà Martin Fayolle qui était le maire… Il m’apprit que PierreGervais s’était engagé comme remplaçant, qu’il devait être enAfrique… Je me sentis perdue, délaissée, seule au monde !… Undésespoir me prit… Je courus au hasard… La rivière m’arrêta…C’était le soir, ici… tenez, à cette même place où nous sommes…L’eau m’attirait… J’étais affolée… j’allais mourir… Martin Fayolle,qui m’avait épiée, me retint… Il lui manquait une servante…J’entrai à la ferme… Vous êtes, après mon maître, le seul du paysqui me sachiez la veuve de Pierre Gervais…Oubliez-le ! »

La lune, se dégageant d’un nuage, éclairait ence moment le visage de Nanon. Elle ne pleurait plus ; mais sestraits, son regard, l’amertume de son sourire, le frissonnementconvulsif qui agitait les plis de sa mante, tout en elle attestaitun âpre tourment, une poignante douleur.

Le sergent, de plus en plus ému, s’efforça dela consoler.

« Calmez-vous, dit-il. Du courage !Oui, je le reconnais, trahir une femme qui met sa confiance envotre honneur ! une femme telle que vous… Oui… c’est unelâcheté ! c’est un crime ! Pourtant il ne vous avait pasoubliée ; votre souvenir lui était resté là, comme un remordsqui dormait. Il se réveilla dès notre première rencontre, là-bas,sous les murs de Sébastopol. Et cependant, près de quinze annéess’étaient écoulées ! Bien souvent Gervais me parlait de vous.Si vous saviez en quels termes ! « Annette était unehonnête et vaillante femme ! m’avait-il dit tout d’abord… Quisait ce qu’elle sera devenue ? Si elle a mal tourné, c’est mafaute ! »

– Mal tourné ! se récria fièrement laNanon.

– Croyez-bien, s’empressa d’interrompreMartial, que je le détrompai tout de suite à cet égard. Je vousavais vue à l’œuvre, moi… « On n’a rien su, lui dis-je. Elles’est acquis la considération de tout un chacun… voire mêmebravement et par son travail, au service de Martin Fayolle, unepetite fortune… » Et tenez ! voilà justement ce quim’interloque. Ah ! si vous étiez dans l’embarras, dans lebesoin… »

Le sergent hésitait, tout en tortillant unecigarette qu’il ne songeait pas à allumer.

« Expliquez-vous ! » demandaNanon.

Il reprit quelque assurance, il s’expliquaainsi :

« Comme je le disais ce soir à laconférence, Pierre Gervais était un de ces zouaves qui, par toutessortes d’industries, ont toujours de l’argent… Nous avions eulà-bas une bonne aubaine… D’ailleurs, il venait de se rengager pourla troisième fois… Bref, j’ai là cinquante louis… un dépôt qu’ilm’a confié… pour vous, Nanon… c’est son héritage…acceptez-le ! »

Elle refusa du geste.

Vainement il insistait. À bout d’arguments,après une hésitation dernière, il lui dit :

« Si ce n’est pour vous, madame Gervais,que ce soit pour votre enfant ! »

Elle se redressa tout à coup, comme mordue parun serpent. Ce cri s’échappa de ses lèvres :

« Mon enfant ! je n’ai pas eud’enfant !… jamais ! »

Elle palpitait d’épouvante, elle était superbed’affirmation, elle voulait qu’on la crût.

Par malheur, Martial avait entre les mains lapreuve de ce qu’il avançait.

Il se contenta de sourire dans sa moustache,il dit avec l’accent d’un doux reproche :

« Ah ! Nanon, pourquoimentir ?… La somme est enveloppée dans la lettre que vous avezécrite il y a quinze ans… la voici ! »

Un instant la Nanon resta terrifiée,béante.

Puis elle voulut s’enfuir, il laretint :

« Nanon ! je vous en supplie !…prenez cela !… Il était mourant lorsqu’il me l’a remis !…Vous lui aviez pardonné une première fois, quand il vivait ;pardonnez-lui maintenant qu’il n’est plus !… Son enfant, il mel’a recommandé… « Si c’est un garçon, me dit-il, sois sonprotecteur ; si c’est une fille, empêche qu’on ne la trompe,et si tu peux l’aimer, deviens pour elle ce que j’aurais dû êtrepour sa mère, un bon mari… » Je m’y suis presque engagé,parole d’honneur ! Ah ! si vous aviez pu nous voir dansce moment-là, vous nous auriez embrassés tous les deux !Quelques minutes plus tard, c’était fini !… Je suis sûr qu’ilnous regarde de là-haut ! Donnez satisfaction à la pauvreâme !… Prenez, prenez ce qu’elle vous donne par ma main… etdites-moi ce qu’est devenu l’enfant… Où est-il ? »

« – Il est mort ! répondit-elle.

– Mort !… quand cela ?

– Mort en naissant. »

Et s’arrachant à l’étreinte du zouave, elledisparut dans la nuit.

Le rouleau d’or tomba, s’éparpillant dansl’herbe.

Martial restait atterré, glacé, par le dernieraveu de Nanon.

Il leva les yeux vers le ciel, ilmurmura :

« Mon pauvre Pierre, j’ai fait tout ceque j’ai pu pour obéir à la consigne. Si ce n’est pas assez, toiqui savais toujours imaginer des expédients, tâche de m’envoyer uneinspiration qui me permette de revenir à la charge. »

Puis, le genou ployé, le corps penché vers lesol, il alluma sa cigarette, la promena dans l’herbe, retrouva lespièces d’or, les remit dans la lettre.

« Ah ! Nanon ! murmurait-il enmême temps. Nanon, je t’en veux… tu n’aurais pas dû faire cetaffront à l’argent d’un soldat ! »

Et, tout pensif, il reprit le chemin dumanoir.

Chapitre 15LE FILS DE L’AVARE

Arsène Hardoin avait revu son fils avec unmédiocre plaisir.

L’avare craignait que ce retour ne l’entraînâtdans une grosse dépense.

« Est-ce que tu es ici pour longtemps,mon garçon ? » demanda-t-il presque aussitôt.

« – Rassurez-vous ! répondit Martialqui connaissait bien son père, je ne tarderai pas à rejoindre lerégiment en Afrique… D’ailleurs, j’ai promis une partie de moncongé à des amis, des Parisiens. En repassant je vous embrasserai,voilà tout. »

« – Je ne dis pas cela pour te renvoyer,mon fils.

– J’en suis persuadé, mon père. »

À part lui, avec un sourire un peu triste, lesergent ajouta :

« Autant dire que je suis comme PierreGervais… pas de famille ! »

Pendant ce temps-là, l’avare avait regardé lesgalons de l’uniforme et les médailles qui s’y trouvaientsuspendues. C’était de l’argent, c’était de l’or, il serassura.

Martial reprit à haute voix :

« De plus, je ne m’en reviens pas lapoche vide. On a son petit boursicot. Il est même à votreservice. »

« – Non ! refusa l’avare en imposantquelque peu silence à sa rapacité. Oh ! non… Garde ton argent.L’argent, ça se garde. »

Puis, d’un ton tout guilleret :

« Je suis content que tu m’aies consacréquelques jours ! Songe donc, je vis tout seul ici, moi, commeun vieux loup. Sois le bienvenu, mon louveteau !… Considèrecette vieille bicoque comme ta propre maison !… Eh !eh ! quelle bonne semaine nous allons y passerensemble ! »

C’était limiter d’avance l’hospitalitépaternelle.

Le zouave se le tint pour dit. Il en usa leplus discrètement possible. Presque chaque jour on l’invitait audehors. Il ne mangeait avec son père que lorsque celui-ci l’yengageait formellement. Aussitôt le maigre repas terminé, il s’enallait ailleurs prendre son gloria. Le vieillard ne demandait pasmieux que de rester en tête-à-tête avec ses écus.

Un matin cependant, il le retint par cesmots :

« Un instant donc, mon gas[1] !… J’ai comme envie de te demanderun service.

– Parlez, père !… de quois’agit-il ? »

Non sans réticences, l’usurier s’expliquaainsi :

« Tu vas peut-être bien te moquer de moi…J’hésite encore… Mais à qui se lier, sinon à son fils… ? Sachedonc que moi aussi, l’année dernière, j’ai été à Paris pour voirl’Exposition universelle !… Un voyage à prix réduit, un trainde plaisir, comme ils disent. Ça m’a coûté gros !… D’autantplus que je me suis laissé tenter… Une folie !

– Vraiment ! qu’est-ce donc que vous avezacheté, mon père ?

– Un coffre-fort. »

Le zouave eut un sourire.

« Ce n’est pas que je sois aussi richequ’on veut bien le dire, reprit le vieil avare, mais, finalement,on a ses économies… C’est sagesse de les mettre à l’abri d’un coupde main… Or, j’avais guigné là-bas une merveilleuse machine, àl’épreuve des voleurs ! Je me la suis fait expédier sous uneépaisse enveloppe de paille… Fallait pas qu’on se doutât de ce quec’était, tu comprends…

– Je comprends. Après ?

– Après, fallait la sceller dans une bonnemuraille… Mais un maçon c’était un confident ! Moi-même, j’airamassé de la pierre… Je me suis fait apporter du plâtre et duciment par un certain Jean Margat, dont tu dois te souvenir…

– Oui, le Sanglier. Un mauvais gas…

– Un bandit ! Peut-être bien que j’ai eutort ! cependant je lui avais conté toute une histoire, pourle dérouter… Malgré ça, j’avais lu dans ses yeux comme un soupçon…J’avais peur ! heureusement on l’a arrêté, condamné. Deux ansde prison. Me voilà tranquille… mais encore dans l’embarras. Resteà faire la besogne !

– Où voulez-vous on venir ? s’écriaMartial qui commençait à s’impatienter. Voyons, expliquez-vous,quel est le service que vous attendez de moi ?

– Ne t’emporte pas, mon garçon. M’y voici. Tum’as conté que là-bas, pendant le siége, vous aviez creusé destrous, construit des baraques… Tous les métiers, quoi !

– C’est vrai ! répondit Martial. Unapprentissage universel, comme votre Exposition. Dans les zouavessurtout, nous sommes devenus terrassiers, charpentiers, maçons…

– Maçon ! s’écria l’avare, voilàprécisément mon affaire. Aide-moi à sceller mon coffre.

– Volontiers. Montrez-moil’endroit. »

Son père l’arrêta par le bras et, le regardantdans les yeux :

« Mais tu n’en diras rien !… pasvrai, fils ?

– Je vous le promets.

– Jure-le.

– Je le jure.

– À personne !… jamais !

– Vous en avez ma parole.

– Et j’y compte… Allons ! »

Le vieillard alla regarder au dehors, ferma laporte, puis les volets, alluma une lampe graisseuse et descenditvers la cave, suivi de son fils.

Les caves du vieux manoir étaient vastes ettaillées dans le roc. Elles se subdivisaient en plusieurscompartiments. L’un d’eux, que masquaient des bourrées, était clospar une lourde porte bardée de fer.

À l’aide d’un trousseau de clefs qu’il portaitdans sa ceinture, Arsène Hardoin ouvrit cette dernière porte. Onpénétra dans un étroit caveau, plus sombre que les autres, et quipeut-être avait été jadis le trésor, la cachette du manoir.

Sur le sol, Martial aperçut des caillouxentassés, un sac de plâtre, un tonnelet de ciment, une auge, unetruelle, une pioche, un pic, un levier. Plus loin, grâce à la lampequ’approchait le vieillard, une de ces formidables caisses, àfermeture compliquée, qui sont la gloire de la serrureriemoderne.

« Tudieu ! s’écria le zouave, c’estcomme une forteresse ! Pour y faire brèche il faudrait ducanon. Vous avez sans doute un secret pour l’ouvrir ?

– Un secret terrible ! répondit avecintention l’avare. Celui qui ne le connaît pas, celui qui voudraitforcer la serrure, est un homme mort. Oh ! oh ! maforteresse est bien armée… Malheur à qui s’y frotte !… elle sedéfendrait elle-même ! »

Il était effrayant d’ironie et de menace enparlant ainsi.

D’abord indigné, le sergent finit parsourire.

« Vous avez l’air de dire ça pour moi,répliqua-t-il, et je m’en offenserais vraiment si vous n’étiez monpère. Pensez-vous donc que votre fils soit unvoleur ? »

Le vieillard l’enveloppa dans ses bras,s’efforçant de s’excuser par toutes sortes de caresses.

« Ne te fâche pas, Martial !Comment ! tu peux croire que… ? C’était pour rire !…Il n’y a encore rien dedans… Et d’ailleurs, si j’y amasse plus tardun petit magot, est-ce que ce ne sera pas pour toi, monenfant !… Je ne vivrai pas autant que mon trésor,hélas ! »

Puis, montrant une place à demi creusée déjàdans la muraille :

« J’avais commencé, tu vois… mais je suistrop vieux, trop faible… Tu es jeune et fort, toi, va !…tiens !… dépêche ! »

Le sergent prit le pic que lui présentait sonpère ; il se mit à l’œuvre.

La besogne était rude. Après un doublerevêtement de briques, il fallut attaquer le roc. Tout en éclairantson fils, Arsène Hardoin l’excitait.

« Attends ! dit-il tout à coup avecun naïf effort sur lui-même. Je m’en vais chercher une bouteille devin… te voilà tout en sueur ! »

Il posa la lampe sur le coffre, et sortit uninstant du caveau, mais non sans refermer la porte en dehors.

« Quelle confiance ! murmura lezouave, en haussant les épaules avec une moue pleine d’amertume. Etje l’aime pourtant, c’est mon père ! Moi qui serais si heureuxd’en avoir un comme tous les autres !… Un bon homme de père,et pauvre plutôt qu’avare !… Mille tonnerres !… Mais fautbien se contenter de ce qu’on a !… Pas dechance ! »

Et, plus ardemment encore, il se remit autravail. Il avait hâte d’en finir et de s’en aller.

Une heure plus tard, l’excavation était prêteà recevoir le coffre-fort.

« C’est lourd ! dit le vieillard quiprétendait seconder son fils ; et peut-être qu’à nous deuxnous aurons bien de la peine…

– Laissez-moi faire ! interrompitMartial, j’y suffirai seul. »

Effectivement, il souleva la pesante machine,il la mit en place.

L’avare admirait son fils avec unesatisfaction mêlée d’orgueil :

« Comme tu es robuste, mon gas ! Aumoins, lorsque te reviendra mon héritage, tu pourras le défendre,toi !… ça me sera une consolation ! »

Puis, gâchant plâtre et ciment d’une mainfébrile, tandis que le sergent maçonnait déjà :

« Va, mon garçon, je t’en laisserai desécus ! c’est pour toi que je les fais travailler…

– Alors…, dit gravement Martial, ne lesfatiguez pas. Ne soyez pas si dur au pauvre monde. J’aimerais mieuxvous savoir moins riche et qu’on vous estimât un peu plus… Excusezma franchise… vous n’êtes pas aimé dans le pays, et ça me chagrine,ça m’offense d’entendre mal parler de mon père… Or donc, si c’estpour m’en laisser davantage que l’argent vous tente, apprenez queje n’y tiens guère… Permettez-moi de vous dire que la loi défend deprêter à de trop gros intérêts. Bien mal acquis portemalheur !

– Tiens ! fit l’usurier, te voilàraisonnant comme notre maître d’école, que je voudrais voir auxcinq cents diables !

– Pourquoi donc ?

– Parce qu’il se mêle de ce qui ne le regardepas… parce qu’il nous porte grand préjudice… Ah ! si l’onavait pu m’en débarrasser, comme je l’espérais ! »

Le vieillard s’arrêta, craignant d’en avoirtrop dit.

Son fils le regardait sévèrement.

« Que me dites-vous là, monpère ?

– Rien…, balbutia-t-il, parlons d’autre chose…Achève ta besogne… Mais s’il y en a d’aucuns qui me haïssent… moi,je le déteste, ce maître Guillaume ! »

Arsène Hardoin avait prononcé ces derniersmots entre les dents, avec une irritation fiévreuse.

Martial, qui s’était mis au travail, luirépondit :

« Je ne cherche pas à savoir ce qu’ilvous a fait, mon père… On en dit beaucoup de bien dans le pays… Safigure loyale et résolue me plaît… Un brave jeune homme !… Etd’ailleurs ces pauvres maîtres d’école se donnent tant de peinepour si peu de profits !

– Peu de profits ! se récria l’irasciblevieillard. Il gagne de tous les côtés : à sa classe, àl’église, à la mairie… C’est lui qui tient les registres de l’étatcivil… »

Martial se frappa le front comme par uneinspiration soudaine.

Le souvenir de son entretien avec la Nanonvenait de lui traverser l’esprit.

« Qu’as-tu donc ? questionna sonpère.

– Rien ! répondit-il à son tour. Tenez,ne causons plus. L’ouvrage avancera plus vite. »

Et tout bas, pour lui seul, ilajouta :

« J’ai mon idée ! »

Chapitre 16LE SECRÉTAIRE DE LA MAIRIE

La loi de 1850 permet à l’instituteur d’être,en même temps, secrétaire de la mairie.

Depuis lors, grâce à la parfaite tenue desactes de l’état civil, grâce aux bons avis du maître d’école, quede contestations, que de procès sont évités !

Dans cette fonction, Guillaume apportaitl’esprit d’ordre et la bienveillance qu’il savait mettre en touteschoses.

Il comprenait que les fonctionnaires sontfaits pour le public, et non pas le public pour les fonctionnaires.Au premier appel, il était là, poli et serviable envers tous,surtout envers les malheureux, les inintelligents, les vieillards.Questions oiseuses, renseignements dix fois répétés, exigences detoutes sortes, rien ne lassait sa patience. Réclamait-on sesconseils, il les donnait simplement, avec une dignité courtoise,sans le moindre pédantisme. S’agissait-il de quelque bonnepaysanne, affaiblie par l’âge, un peu dure d’oreille, il la faisaitasseoir, il élevait la voix. Jamais, par son fait, un secours nefut retardé. Sa discrétion lui valait la confiance et sa bonté lerespect. Les plus grossiers s’adoucissaient, se découvraient en luiparlant. À force de politesse, il les avait désarmés.

Le lendemain de la scène du coffre-fort, dèsl’aube, Martial avait pris congé de son père et, portant lui-mêmeson mince bagage, il s’était mis en route.

En traversant le village, il s’arrêta devantla maison d’école.

Déjà l’instituteur était dans sa classe, entrain de préparer quelque travail pour ses élèves, qui ne devaientarriver qu’une heure plus tard.

La porte était ouverte ; le sergent parutsur le seuil :

« Pardon, excuse ! dit-il en faisantle salut militaire. Si c’était un effet de votre complaisance,j’aurais un renseignement à vous demander.

– Tout à votre service ! réponditGuillaume, qui s’avançait à sa rencontre et, du geste, l’invitait às’asseoir.

– Voici la chose, expliqua le zouave. C’estvous, n’est-ce pas, qui êtes le secrétaire de la mairie ?

– En effet.

– Comme tel, vous avez les registres de l’étatcivil ?

– Oui.

– Voudriez-vous me donner communication decelui des décès ?

– Pourquoi cela ?

Après un instant d’hésitation, Martialrépondit :

« C’est à propos de l’héritage à défuntPierre Gervais… Il m’a laissé entre les mains une petite somme, quirevient de droit à ses parents.

– Ne disiez-vous pas l’autre jour qu’il ne luien restait plus ? observa l’instituteur qui avait une bonnemémoire.

– Du côté de son père, répliqua le zouave, nonsans quelque embarras ; mais dans la ligne maternelle, ilfaudrait voir. J’ai là le nom. »

Il avait posé sa valise ; il sortit de sapoche un papier.

C’était la lettre écrite, il y avait quinzeans, par Nanon ; la lettre dans laquelle Nanon annonçaitqu’elle allait devenir mère.

Martial voulait savoir si elle lui avait ditla vérité ; si son enfant, l’enfant de Pierre Gervais, setrouvait réellement inscrit parmi les morts.

Guillaume ouvrit une armoire, en sortit leregistre et le plaça devant Martial Hardoin, sur un des pupitres dela classe.

« Souhaitez-vous que je vous aide dansvos recherches, sergent ? proposa-t-il.

– Non ! merci… dit vivement le soldat. Jepréfère chercher seul… C’est une affaire de conscience… comme quidirait un secret entre le défunt et moi… On se connaît en écriture…j’ai été fourrier. »

Martial n’avait guère l’habitude dumensonge.

Il balbutiait en parlant ainsi. Sans le hâlequi recouvrait son visage, on eût vu sa rougeur.

L’instituteur ne soupçonna rien. Il savait queles gens élevés à la campagne sont défiants de nature et secomplaisent à maintes cachotteries, il avait la discrétion derespecter leurs petits mystères.

« Vous comprenez, n’est-ce pas ?reprit le soldat. Faites excuse !

– Soit ! consentit Guillaume, examinez àvotre aise, mais ici même, je ne dois pas m’éloigner. Permettez-moide reprendre mon travail.

– Comment donc ! se récria Martial,chacun sa consigne ! »

En lui laissant le registre, Guillaumeajouta :

« Vous y trouverez également les actes denaissance.

– À merveille ! conclut le zouave. Nevous embarrassez plus de moi, j’en ferai mon affaire. »

Puis, tandis que l’instituteur allait serasseoir à l’autre extrémité de la salle, il s’installa devant lelivre officiel, l’ouvrit à la date même que portait le timbre de lalettre et commença sa vérification.

« À nous deux, la Nanon !murmura-t-il en même temps, nous allons bien voir ! »

L’état civil d’un village n’est pasvolumineux ; une année tient dans quelques pages.

Martial parcourut avec attention, tournalentement les premiers feuillets.

Le nom qu’il y cherchait ne s’offrait pas àses regards.

Quatre ou cinq enfants étaient nés cetteannée-là ; le sergent connaissait leurs pères et mères ;il se ressouvint que, parmi les gamins d’alors, il avait ramassé sapart des dragées de leur baptême.

Rien ! toujours rien de Nanon !

Le zouave allait toujours.

« Que je suis bête ! se dit-il toutà coup, la naissance ne peut avoir eu lieu si longtemps après lalettre ! »

Il relut la date, afin de bien s’assurer qu’ilne se trompait pas.

Les chiffres étaient parfaitement marqués.Aucune erreur, aucun doute.

Martial se gratta le front. Cette pensée luivint.

« Peut-être n’aura-t-elle pas déclarél’enfant ?… Mais plus tard, lors de sa mort, il a bien falluqu’on en dressât l’acte. »

Et, passant aux actes de décès, il continua sarecherche.

Même résultat négatif.

Cependant, cette fois, il était allé jusqu’aubout.

Déjà l’impatience le gagnait. Ses sourcilss’étaient froncés ; il mâchonnait sa moustache.

« Oh ! se dit-il, j’y mettrai del’acharnement !… Faut que j’en aie le cœur net… jerecommence ! »

D’une main fiévreuse, il se remit à feuilleterles pages.

Telle était sa surexcitation que, sans mêmeentendre ses paroles, il parlait maintenant tout haut. Le registrede l’état civil est l’histoire d’un village. À la vue de ces actesdéjà jaunis par le temps, mille souvenirs tristes ou gais seréveillaient tour à tour dans son esprit.

« Tiens ! le petit Brochard…, lui enai-je flanqué des calottes à celui-là !… Jérôme l’Endormi…, ils’est endormi pour tout de bon, nous l’avons conduit au cimetière…,pauvre garçon !… Ah ! François Thibaut…, dans son jardinnous chipions des pommes vertes !… Juliette Bazin…, fillealerte, la plus rieuse de tout le pays !… Mathurine Corniquet,qui dansait si bien !… Charlotte, Fanny, Marie-Rose… C’estmaintenant des mères de famille. En ont-elles des trôlées demarmots. Mais quant à la Nanon, jamais rien !… pasd’enfant !… Elle m’a donc menti ! Milletonnerres !… »

Et, bruyamment, son poing s’appesantit sur lepupitre.

Depuis un instant déjà, Guillaume avait relevéla tête et le regardait en souriant.

« Voyons ! dit-il, il me semble quevous n’en sortirez pas. Acceptez mon aide…

– Moins que jamais ! s’écria le zouave.Mais tenez, causons… mon sang bout ! »

L’instituteur, ne sachant trop que penser,gardait le silence.

Tout à coup, à brûle-pourpoint, le zouave luidemanda :

« Qu’est-ce que vous avez donc fait à monpère ? Le vieux vous garde une dent.

– Il a tort, répondit Guillaume, je crois luiavoir rendu service.

– Comment cela ? Oh ! parlez, jeconnais mon père… il prête à trop gros intérêts, n’est-cepas ?… Je vois à votre air que j’ai deviné juste. Oh ! jedonnerais tout au monde pour qu’on l’empêchât de se faire mépriser,haïr…

– C’est ce que j’ai tenté, sergent.

– Avec des égards ?

– Vous pouvez en être certain. Je me suispermis quelques observations… une menace… il le fallait… Maispersonne n’en a rien su… Je suis discret, j’ai ménagé ses cheveuxblancs. Il ne s’exposera plus, il ne recommencera plus, jel’espère.

– Merci ! je veux qu’on le respecte etqu’on l’aime. Quant à le tenir en bride, c’est une autre paire demanches, et quelque chose me dit là que vous avez bien agi. On a del’œil… Vous êtes un honnête homme, maîtreGuillaume ! »

Puis, fermant brusquement leregistre :

« Ma tête éclaterait ! assez degrimoire !

– Vous y renoncez ? dit l’instituteuravec une pointe de raillerie.

– Non ! répliqua énergiquement lesoldat ; mais je sais ce que je voulais savoir… Et je m’envais chez Martin Fayolle.

– Vous ne le trouverez pas. Il a dû partir aupoint du jour pour la ville, avec Gratienne et Nanon.

– Ah !

– La santé de Gratienne devient de plus enplus alarmante. Ils sont allés au chef-lieu pour consulter unmédecin… »

Martial ne l’écoutait plus. Il marchait àgrands pas. Avec une sourde rage, il se disait :

« Tant pis ! je resterai jusqu’à sonretour !… mais on m’attend… J’ai promis… Il me reste juste letemps d’arriver à la gare… Laissons-la réfléchir… je reviendrai…Mais qu’elle sache dès à présent que je ne suis pas sa dupe…Monsieur le maître, une plume et du papier, s’il vous plaît ?…Faut que j’écrive un mot. »

Guillaume donna ce qu’on lui demandait.

Martial saisit la plume, et la fit crier surle papier. Sa missive était ainsi conçue :

« J’ai vainement fourragé dans l’étatcivil. On ne se joue pas d’un zouave. Si vous avez fait éleverailleurs l’enfant de Pierre Gervais, je veux le savoir. S’il estmort, il m’en faut la preuve. À bientôt. »

Après avoir soigneusement cacheté cettelettre, il la remit à l’instituteur :

« Un dernier service, s’il vous plaît,maître Guillaume ? Vous êtes un homme d’honneur, vousremettrez fidèlement cette lettre à la Nanon. C’est très-important,c’est un secret… Motus !… et maintenant donnons-nous la maincomme une paire d’amis… Au revoir ! »

Sur cet adieu, reprenant sa valise, il partitau pas de course.

En passant devant la ferme de Martin Fayolle,il eut un geste, un mot de menace à l’adresse de laNanon :

« Tonnerre ! j’aurai marevanche ! »

Chapitre 17LA FÊTE DU PAYS

Le printemps était revenu.

Un printemps pluvieux.

Cependant l’arpent de terre concédé àl’instituteur dans le Champ-sous-l’Eau restait sec, commemerveilleusement préservé de l’inondation générale.

On eût dit une île au milieu d’un étang.

Martin Fayolle ne craignit pas de s’en vanterhautement, en présence même de l’instituteur.

« Jarni ! maître Guillaume, j’espèreque notre drainage a crânement réussi !… quelle triomphanteépreuve !… »

Sans sourciller, le maître d’écolerépondit :

« Reste à appliquer le même système àtout le Champ-sous-l’Eau.

– Plaisantez-vous ? c’est uncommunal.

– Le Corps législatif vient de voter centmillions, sous forme de prêt, pour venir en aide aux communes quivoudront drainer leurs communaux. Les plans sont dressés sans fraispar les ingénieurs du gouvernement, qui se chargent même de lasurveillance des travaux. Il n’y a qu’à demander. Les formalitéssont des plus simples.

– Mais c’est magnifique ! nous voilà tousriches ! Ne perdons pas de temps ; vous m’indiquerezcomme il faut s’y prendre. Une bonne part dans l’honneur de toutceci vous revient de droit, maître Guillaume ; je lereconnais, je suis juste. Aussi nous doublerons le terrain dujardin d’école. Ça ne sera plus un arpent, mais unhectare ! »

Après avoir remercié, l’instituteur hasardacette demande :

« Par la même occasion, le conseilmunicipal ne pourrait-il pas m’accorder un matériel degymnastique ?

– Vous en aurez un, monsieur le maître,s’écria Martin Fayolle, et cela sans qu’il nous en coûte un sou.C’est le baron d’Orgeval qui nous le donne. J’allais précisémentvous apprendre que je viens de recevoir une lettre de lui. Son filsest bachelier. La commune se charge de l’installation. Par ainsi,c’est une affaire faite !… »

Quelques jours plus tard, le gymnase duvillage était inauguré, les travaux de desséchementcommençaient.

Vers cette même époque, le maire mandal’instituteur et lui dit :

« C’est bientôt notre fête patronale.Elle jouit, dans le canton, d’une juste renommée. Mât de cocagne,course en sacs, tir à l’oie, et quelques autres divertissements demême genre. Nonobstant, nos voisins la désertent, comme n’ytrouvant plus les mêmes attraits qu’autrefois.

– Peut-être leur faudrait-il du nouveau ?répliqua Guillaume.

– Du nouveau ! se récria Martin Fayolle,comment diable remplacer le tir à l’oie ?

– C’est un jeu cruel, dit l’instituteur. Si jevous proposais en échange une petite fête nautique ?…

– Nautique ?

– Sur la rivière. Nos jeunes nageurs s’ylanceraient en même temps, lutteraient de vitesse. Il y aurait desprix pour les premiers arrivés au but. On chavirerait une barquequ’il faudrait remettre à flot ; on coulerait bas un mannequinque les plongeurs iraient chercher au fond de l’eau, ramèneraientjusqu’à la rive. Bref, un concours de sauvetage et de natation,comme en Suisse.

– Tiens ! tiens ! c’est uneidée.

– Je vous offre, en outre, mon gymnase et monorphéon. Ils sont encore dans l’enfance, soit ! mais il y acommencement à tout. Vous demandiez du nouveau, en voici. Ce sontdes distractions tout aussi intéressantes, plus dignes, moinsbarbares que celles qui torturent de pauvres animaux. Sans compterque la commune aura donné le bon exemple, que les autres voudrontl’imiter et que, de cette émulation, renaîtra la joyeuse etcordiale rivalité de nos fêtes villageoises. »

M. le maire n’était pas encoreconvaincu.

« Si la chose réussit, dit-il, j’enaccepte la responsabilité. Mais, si l’on se moque de nous, je…

– Vous rejetterez tout sur moi, conclutGuillaume. Dressons le programme ! »

Ce programme, multiplié par les meilleurscalligraphes de l’école, fut affiché dans tout le canton.

Au jour dit, les visiteurs arrivèrent parcentaines.

L’effet fut prodigieux. On acclama MartinFayolle.

« Jarni ! disait-il à l’instituteur,le succès nous a donné raison. »

Tous les autres maires se renseignaient auprèsde lui pour organiser à leur tour des fêtes pareilles.

Il se rengorgeait. Son orgueil et sa joie neconnaissaient plus de bornes. Gratienne, d’ailleurs, allait mieuxdepuis quelques jours. Elle avait assisté à tous lesdivertissements. Sous sa blanche toilette, elle étaitcharmante.

Un peu plus grave, vêtue de demi-deuil,Claudine l’accompagnait, lui donnait le bras. C’était soncavalier.

À quelques pas en arrière, la Nanon suivaitles deux jeunes filles, ne perdant pas de vue Gratienne.

Un seul homme, le baron d’Orgeval, allacomplimenter l’instituteur.

« Bravo, maître Guillaume ! vousranimerez dans le cœur de nos paysans l’amour de leur village.

– Ce n’est pas seulement aux paysans que jevoudrais rendre cet amour-là, répliqua le maître d’école.

– Je vous comprends ! fit le baron. Nousautres aussi, nous nous sommes détachés du sol. Nous avons désertéles campagnes, et l’ennui nous gagne dans les villes. Déjà mon filsest atteint de ce mal ; il voyage maintenant en Italie. À sonretour, que fera-t-il ? Rien, comme son père. C’est triste,mais à cela quel remède ? »

Guillaume eut le sourire d’un homme qui,pouvant répondre, ne l’ose pas.

« Quelle est votre pensée ? repritle baron d’Orgeval. Dites-la moi franchement, tout entière. Je leveux… je vous en prie.

– Puisque monsieur le baron m’y autorise,répliqua l’instituteur, je me permettrai de lui dire qu’enAngleterre, en Allemagne, les grands propriétaires s’intéressentpersonnellement à l’exploitation de leurs domaines. Chaque procédénouveau de grande culture, chaque nouvelle découverte, ilsl’expérimentent, ils s’en font les promoteurs. Les races de bétailaméliorées se propagent par leurs étables, et en vertu de leurssacrifices. Si, dans les environs de leur résidence, se trouve unsite favorable à la création de quelque industrie, ils y consacrentdes capitaux. Pour tous ceux qui les entourent, pour eux-mêmescomme pour leurs enfants, la fortune dont ils jouissent est unélément d’activité, de prospérité, de bonheur. Mais pardon, je vaistrop loin…

– Non. Merci du conseil… je m’ensouviendrai. »

Après avoir serré la main de l’instituteur, levieux gentilhomme s’éloigna.

Déjà la nuit venait.

Avec la nuit, l’orage.

Mais tel était l’entrain de la fête, qu’on n’yprenait garde.

Gratienne, échauffée par la course, horsd’haleine, accourut vers la Nanon qui, depuis un instant, lacherchait.

« Nanon ! Nanon !… on danse desrondes dans la prairie… j’y cours avec Claudine.

– Je te le défends ! s’écria la servante.Il va pleuvoir… l’air fraîchit… Te voilà tout ennage !… »

Mais déjà Gratienne était partie.

La Nanon allait la poursuivre, lorsque, tout àcoup, Martial Hardoin se dressa devant elle, lui barrant lechemin.

Elle ne l’avait pas revu ; elle espéraitne plus le revoir.

Le sergent paraissait sortir de maladie ;il était très-pâle.

« Ah ! ah ! fit-il, vous nem’attendiez pas ! Une sotte querelle, un coup de sabre m’aretardé de six semaines. On vous a remis mon billet, jepense ?

– Oui.

– S’il vous plaît, laréponse ? »

Haussant l’épaule, elle voulut passeroutre.

Il la retint.

« Voulez-vous donc que je parle touthaut ? L’enfant de Pierre Gervais… »

Vivement, elle lui jeta une main sur leslèvres. Puis, épouvantée, domptée :

« Plus bas ! murmura-t-elle, parlonstout bas !

– Soit ! je ne demande pas mieux. Ce queje veux savoir, point n’est besoin que je le répète. Répondezloyalement, catégoriquement. On ne me trompe pas deux fois.

– Je vous ai dit la vérité !

– Cependant…

– Oubliez-vous donc que vous étiez alors aupays et que l’on n’a rien su, rien soupçonné… Ce sont vos propresparoles ; c’est ce que vous avez dit là-bas à Pierre… Il y adeux mois, vous me le répétiez à moi-même, sous les saules du bordde l’eau.

– Je m’en souviens. Au fait, c’est juste…

– Alors, laissez-moi passer !

– Non ! il faut que je sache comment vousavez fait. Dites ? »

Un instant, les yeux dans les yeux, ils seregardèrent.

La Nanon comprit que Martial ne céderaitpas.

Elle parut se résoudre à parler.

« Eh bien ! » la stimula-t-ild’un ton bref.

Courbant le front, les sourcils rapprochésl’un de l’autre, d’une voix saccadée, elle réponditenfin :

« Quand il est venu au monde… quand ilest mort… c’était la nuit… j’ai creusé moi-même une fosse…et… »

Un soupçon terrible traversa l’esprit dusergent.

« Ah ! s’écria-t-il, vous l’aveztué ! »

Elle releva soudain la tête et, le regardantbien en face :

« Ai-je l’apparence d’une femme qui eûtété mauvaise mère ? » dit-elle.

Le zouave ne savait plus que penser.

À la lueur d’un éclair qui déchira le cielnoir, il aperçut l’église.

« Nanon, dit-il brusquement, je sais quevous avez de la religion. Jurez-moi que c’est vrai, je vous tiensquitte. »

Un coup de tonnerre retentit.

Peut-être par effroi, Nanon se voila levisage.

« Oh ! s’écria Martial, voushésitez, vous n’osez pas.

– Non, ce n’est pas cela !balbutia-t-elle tout éperdue ; mais voici l’orage… La pluietombe… Ah ! la malheureuse enfant !… Elle seramouillée !… Elle aura froid !… Pour elle, c’est lamort ! »

Elle voulait s’échapper, courir.

Il l’avait saisie d’une main. De l’autre, à lalueur d’un second éclair, montrant la croix qui surmontait leclocher :

« Jurez-moi que vous ne mentez pas !Sinon, non !

– Je le jure ! répondit-elle.

– Devant Dieu ?

– Devant Dieu ! »

Et libre enfin, elle se précipita vers laprairie.

La ronde y tournait encore, sous le ciel enfeu.

Tout à coup la foudre éclata, déchaînant destorrents de pluie et de grêle que faisait tourbillonner un ventimpétueux, glacial.

À peine quelques arbres, tordus par le vent,offraient-ils un refuge aux danseurs.

Longtemps, au milieu du fracas de l’orage, laNanon appela, chercha Gratienne.

Lorsque enfin elle la trouva, Claudinel’abritait, la réchauffait de son corps.

Gratienne était déjà toute frissonnante. Elleclaquait des dents.

« Malheur ! » dit la Nanon, quil’emporta dans ses bras.

Chapitre 18ANGOISSES

Depuis quelques jours, Gratienne se débattaitentre la vie et la mort.

Une fièvre ardente la dévorait. Sa pauvrepetite poitrine, déjà si frêle, était déchirée par une touxconvulsive. Après chaque crise, on eût dit qu’elle allait rendrel’âme.

Martin Fayolle était fou de douleur.

La Nanon, bien qu’en proie à d’aussi cruellesangoisses, conservait cependant toute son énergie. Sans repos, nuitet jour, elle soignait sa chère malade, elle luttait pour lasauver.

À peine tolérait-elle que le père entrât dansla chambre.

Claudine était rigoureusement consignée.

Chaque matin, dès l’aube, Guillaume venaitchercher des nouvelles et s’en retournait, appréhendant le nouveaucoup qu’il allait porter à sa sœur adoptive. La nuit avait étémauvaise… Le médecin ne laissait que peu d’espoir… Quelques heuresencore et ce serait peut-être fini !

Claudine se désespérait.

« Mais je porte donc malheur à tous ceuxqui me marquent de l’amitié ! disait-elle. N’est-ce pas assezd’avoir vu mourir Marianne et le père Sylvain ? Eux encore,ils étaient avancés en âge… Mais Gratienne !… ma pauvreGratienne !… à peine quinze ans !… »

Souvent elle s’échappait pour courir à laferme. Elle y passait de longues heures auprès de Martin Fayolle.Ils se désolaient ensemble, ils pleuraient.

Dans les yeux de Nanon, pas une larme.Quelques mots articulés d’une voix rauque, et c’était tout.D’ailleurs, on ne la voyait guère. Sans cesse enfermée avec lamalade, elle préparait elle-même ses médicaments, les lui faisaitprendre, l’encourageait, la soutenait, effaçant un pli du drap,relevant la couverture ou l’oreiller. Parfois même, pourl’endormir, elle trouvait le courage de fredonner une de cesvieilles chansons du pays, avec lesquelles elle avait bercé sonenfance.

Lorsque enfin Gratienne succombait au sommeil,Nanon se laissait tomber sur une chaise basse, retenant sonsouffle, la bouche béante, l’œil fixe. Elle restait ainsi, immobileet morne, un chapelet dans ses mains jointes. Mais elle ne priaitpas des lèvres, elle priait du cœur.

Une nuit, l’enfant rouvrit les yeux, sesouleva sans bruit, regarda la dévouée servante qui, tout absorbéedans sa douloureuse ferveur, murmurait :

« Mon Dieu !… oh ! mon Dieu,pardonnez-moi !

– Te pardonner ! dit Gratienne, mais tun’as jamais fait de mal à personne, ma bonne Nanon !

– Qui sait ? s’écria brusquement laservante comme courroucée contre elle-même. »

Puis, après avoir embrassé l’enfant comme ellene l’avait jamais embrassée, après lui avoir fait prendre quelquesgouttes d’une potion calmante, elle la contraignit à refermer lespaupières.

Quelques minutes plus tard, ainsi qu’en rêve,la jeune malade crut entrevoir Nanon qui, les yeux au ciel, levisage inondé de pleurs, se frappait la poitrine, en se mordant leslèvres pour étouffer ses sanglots.

Le lendemain soir, après une dernière crisesuivie d’une prostration complète, le médecin dit à voixbasse :

« Il est temps de prévenir M. lecuré. »

Martin Fayolle était sur le seuil. Derrièrelui, Claudine.

Elle eut un mouvement pour obéir audocteur :

« Reste ! dit tout à coup la Nanon.Ce sera moi… j’irai ! »

Et, pour la première fois, leur faisant signed’entrer dans la chambre, elle s’élança au dehors.

Comme elle arrivait devant l’église, onsortait du salut.

Elle alla droit au vieux prêtre. Elle lui dità l’oreille quelques mots que lui seul put entendre.

« Quoi ! murmura-t-il, avecétonnement. Vous voulez… ce soir même…

– À l’instant ! répondit-elle, d’un tonrésolu. »

Tous les deux se dirigèrent vers leconfessionnal.

Déjà l’humble église était plongée dansl’ombre. La porte restait ouverte, se découpant en noir sur le fondbleuâtre du crépuscule.

Extérieurement, plus personne. Aucunbruit.

L’église est entourée par un enclos ;c’est l’ancien cimetière.

On y pénètre par une barrière à claire-voie,qui se trouve enchâssée dans le mur à hauteur d’appui.

Cette barrière s’ouvrit, poussée dudehors.

Un homme parut, s’avança précautionneusement,comme avec le désir de ne pas être vu.

C’était le sergent Martial Hardoin.

Ne sachant plus comment employer l’héritage dePierre Gervais, ne voulant pas le garder pour lui-même, il venaitle déposer dans le tronc des pauvres.

Il franchit donc le porche en silence, ils’engagea dans les ténèbres de l’église.

Tout à coup, comme sa main cherchait à tâtonsla cassette scellée dans la muraille, Martial entendit de l’autrecôté, dans le confessionnal, un mouvement, un bruit.

Quelqu’un venait de se relever, se dirigeantrapidement vers la sortie.

Le sergent reconnut la Nanon ; il ne putretenir un cri de surprise.

« Qui donc est là ? demanda la voixde l’abbé Denizet.

– Ami ! répondit le zouave. C’est moi,monsieur le curé… Je ne regrette pas la rencontre.

– Pourquoi ? Que venais-tu faire ici, àcette heure ?

– J’allais insinuer là-dedans cinquantenapoléons. Ils m’avaient été confiés par un mourant, qui n’a plusd’autre héritier que les pauvres de la paroisse. Autant que vouspreniez cela dans votre bourse. On sait bien que c’est laleur. »

À cette réponse du soldat, le prêtre lui serrala main.

« Bien ! lui dit-il, c’est bien mongarçon ! voilà une pensée qui te portera bonheur !

– Vous acceptez, n’est-ce pas ? repritMartial, j’aime bien mieux ça, car vous direz quelques messes pourl’âme de Pierre Gervais. C’est lui qui… »

Le vieillard ne le laissa pas achever.

« Je te le promets ! dit-il avecémotion, mais garde cet argent. Je te dirai dans quelques jours àqui il appartient, à qui tu dois le remettre.

– Bah ! s’écria le sergent, vous avezdonc été plus heureux que moi ? Vous savez…

– Je sais tout ! l’interrompit de nouveaule vieux prêtre. Mais c’est encore le secret de la confession… Àbientôt. »

Il allait s’éloigner, Martial leretint :

« Il n’y a qu’une petite difficulté àcela, monsieur le curé, c’est que je pars ce soir.

– Tu ne peux pas attendre ?

– Non. C’est la fin de mon congé. Faut que jerejoigne.

– Alors, veux-tu m’accepter pourintermédiaire ? Je t’enverrai le reçu.

– Signé de l’enfant ?

– Signé de la mère.

– Voici l’argent ! s’écria le zouave.J’ai confiance ; mais c’est égal, je ne serai pas fâché desavoir… Vous comprenez, n’est-ce pas, monsieur le curé ?… Jeme suis donné tant de tintouin pour découvrir… Ah ! mon pauvrePierre Gervais, ton or ira donc à son adresse !… Mais que jesuis donc content… Mille tonnerres ! »

Le zouave se rappela tout à coup qu’il étaitdans une église. Se mordant, mais trop tard, les lèvres :

« Oh ! pardon, monsieur le curé…

– Je t’absous, mon ami ! répondit le bonprêtre. Heureux voyage, et bonne chance ! »

Et quittant le soldat, qui venait de luiremettre la somme, il se dirigea vers la ferme de MartinFayolle.

En entrant dans la chambre de la malade, ilaperçut le père et Claudine qui, penchés vers le lit, dans uneattitude silencieuse, souriaient à travers leurs larmes.

« Que s’est-il donc passé ? murmural’abbé Denizet.

– Elle s’est calmée ! Elledort ! » répondit à voix basse la Nanon, dont le visageresplendissait d’espérance.

Le curé lui montra le ciel…

Elle étendit la main comme pour renouveler unserment.

« Mon Dieu ! dit le prêtre, vous quipardonnez au repentir, faites pour nous unmiracle ! »

Chapitre 19LE SECRET DE LA CONFESSION

Gratienne n’était pas sauvée, loin delà !

La phthisie ne pardonne pas. Tel était le maldont elle se mourait. On n’en doutait plus maintenant.

L’amélioration qui venait de se produire nepouvait être considérée que comme un sursis. La moindre rechutedeviendrait fatale. Sa vie était entre les mains de Dieu.

À peu près dans ces mêmes termes, le médecinvenait de prononcer son arrêt.

C’était dans la grande salle de la ferme.

Martin Fayolle retomba sur son siège, accablé,anéanti.

L’abbé Denizet et la Nanon se tenaient à sescôtés.

Ils échangèrent un regard :

« Oh ! pas encore ! murmuracelle-ci d’une voix suppliante.

– Vous avez juré ! réponditcelui-là ; il est temps.

– Je suis prête ! » articulapéniblement la Nanon, soumise et résolue.

Puis, s’adressant au docteur qui se disposaità sortir :

« Croyez-vous, lui demanda-t-elle, que lachère malade puisse supporter une grande émotion ?

– Oui, répondit-il, si cette émotion n’a riend’affligeant pour elle. Sa maladie n’altère nullement sa raison,bien au contraire. Elle peut tout entendre et toutcomprendre. »

La servante se retourna vers le prêtre.

« Parlez au père ! luidit-elle ; moi, je vais parler à l’enfant.

– De quoi s’agit-il ? questionna lemédecin.

– Vous le saurez plus tard, répliqua le curé.En passant devant l’école, soyez assez bon pour prier maîtreGuillaume de nous amener Claudine. »

Puis, s’asseyant en face de Martin Fayolle, illui frappa doucement sur l’épaule, il lui prit la main.

Déjà Nanon se dirigeait vers la chambre de lamalade.

On avait approché son lit de la fenêtre,ouverte aux doux rayons d’un soleil printanier. Des lianes dechèvrefeuille et de jasmin, des roses grimpantes retombaient endehors, l’abritant de leur ombrage.

À travers ce rideau mouvant, parfumé, ellepouvait voir la campagne fleurie. Tout près de là, dans lefeuillage mollement agité par la brise, un oiseau chantait.

La jeune poitrinaire, soutenue par desoreillers, regardait le paysage, écoutait l’oiseau.

Son amaigrissement, son étiolement, formaientun triste contraste avec toute cette nature en joie. Jamais,cependant, Gratienne n’avait été plus jolie. Ses traits s’étaientallongés ; il y avait comme de la transparence dans sa pâleur.Ses yeux, au milieu du cercle bleuâtre qui les entourait,semblaient plus grands, plus brillants. Déjà presque détachée de laterre, elle avait des regards, des sourires divins.

« Oh ! murmura-t-elle sans voirencore Nanon, qui venait d’entrer et doucement refermait la porte…Oh ! le printemps, la verdure, les fleurs, le soleil !…la vie !… que c’est bon !… Quel dommage de quitter toutcela !… On ne devrait mourir qu’en hiver ! »

Et deux larmes roulèrent sur sa joue, sansqu’elle songeât à les essuyer, dans son amère rêverie.

Un sanglot étouffé la réveilla. Elle aperçutla Nanon.

« Ah ! c’est toi, Nanon !…Pourquoi me laisser seule… où donc est mon père ? Si nousdevons bientôt nous séparer, jusque-là du moins restonsensemble.

– Non ! tu ne mourras pas ! s’écriala servante avec une étrange exaltation, j’obtiendrai de Dieu qu’ilte laisse vivre ! »

Et passionnément, elle l’embrassa.

L’enfant souriait.

« Vivre ! dit-elle, oh ! je nedemande pas mieux ! j’étais si heureuse avec vous ! jevous aime tant… toi, mon père, Claudine ! »

Pendant ce temps-là, Nanon relevait lesoreillers de façon à ce que la malade se trouvât comme assise danssa couchette. Puis, s’asseyant elle-même sur une chaisebasse :

« Gratienne ! dit-elle, maGratienne, écoute-moi, nous avons à causer.

– Causons ! fit avec enjouementGratienne, je veux me distraire, m’égayer… Conte-moi quelque bellehistoire comme au temps où j’étais petite.

– Oui, c’est cela ! dit la servante, etsi tu veux la comprendre, mon enfant, peut-être y trouverons-nousun moyen de consoler Martin Fayolle.

– Mon père ! s’écria Gratienne, oh !comme je serais heureuse !… Ce qui me désole, vois-tu… ce quim’effraye, c’est son chagrin ; il en mourrait !

– Écoute donc ! fit la Nanon,écoute ! »

Mais elle se taisait encore, épouvantée del’aveu qu’elle allait oser, comme recueillant ses souvenirs.

La malade, qui chauffait au soleil ses longuesmains blanches, ne tarda pas à s’impatienter :

« Eh bien !… voyons !…j’attends ! »

Nanon prit enfin courage. Elle releva la tête,et les yeux fixés sur Gratienne, l’âme attentive à l’effetqu’allait produire son récit :

« C’était il y a quinze ans, commença laNanon. Figure-toi, dans cette même maison où nous sommes, unepauvre servante…

– Comme toi, Nanon ?…

– Oui, comme moi. Son mari l’avait abandonnée…Elle allait être mère, et son enfant n’aurait pas de père, pasd’asile… Pour lui comme pour elle, c’était la honte et lamisère ! »

Nanon s’arrêta, hésitant à poursuivre.

« Je comprends ! dit Gratienne, jeme souviens de Jeanne Michu que tout le monde évitait, que sonmaître chassa !

– Le maître de celle dont je parle était bon,reprit la servante. Il lui eût épargné le scandale… Peut-être mêmene se fût-il aperçu de rien… Il était lui-même dans les angoisses…sa femme, qu’il adorait, semblait en danger de mort. Elle mourut enmettant au monde un enfant, une fille.

– Tiens ! comme ma mère ! murmuraGratienne qui commençait à s’émouvoir.

– Oui ! continua la Nanon. La servanteaussi venait d’avoir une fille… Personne ne le savait… Le désordre,le désespoir avaient bouleversé toute la maison. Le maître étaitcomme fou… Un démon tenta la servante… Elle mit son enfant dans leberceau de l’enfant de la morte…, elle porta l’enfant de la morte àl’hospice des Enfants trouvés…

– Oh ! la malheureuse ! »s’écria Gratienne toute palpitante d’indignation, d’anxiété.

Déjà le jour se faisait dans son esprit.

« Calme-toi, reprit vivement la Nanon,qui la suppliait du geste et du regard. Écoute-moi jusqu’au bout…Sache me comprendre… Oui, cette malheureuse fut bien coupable, biencriminelle… Voilà quinze années qu’elle vole l’argent, la tendressed’un pauvre père… Quinze années qu’elle vit comme une servanteauprès de sa fille et qu’elle la trompe aussi, comme tous lesautres… Il y a quelques jours encore elle mentait à Dieu !…Dieu l’a punie !… Sa fille se meurt !… Mais Dieu pardonneau repentir !… Il la sauvera peut-être, si sa mère a lecourage de tout avouer, de tout réparer… En ce moment même,M. le curé révèle tout à Martin Fayolle… Ne me disais-tu pasque tu serais heureuse de lui épargner un chagrin qui letuerait !… Ah ! c’est la juste expiation ducrime !… »

Nanon s’était jetée à genoux. Haletante, l’œilétincelant, les bras étendus vers Gratienne, elle semblait vouloirconjurer le coup que lui portait cet aveu.

Plus blême encore, agitée d’un tremblementconvulsif, les yeux démesurément ouverts, les mains dans lescheveux, Gratienne s’écria :

« Mais je deviens folle, moi !… Queme dis-tu donc ?… Cette histoire…

– C’est la mienne ! acheva la servante,c’est la nôtre !… Aie pitié de moi, mon enfant… je suis tamère !

– Ma mère !… Mais alors sa fille àlui !… l’autre…

– La Providence l’a ramenée dans cette maison…Tu la connais. Vous vous aimez.

– Attends !… j’ai compris… je devine…cette ressemblance !… c’est… »

Gratienne n’acheva pas. Sur le seuil de laporte qui venait de s’ouvrir, elle aperçut Martin Fayolle etClaudine.

Chapitre 20RETROUVÉE !

Une scène analogue à celle que nous venons dedécrire s’était passée dans la grande salle, entre Martin Fayolleet l’abbé Denizet.

De son côté, le digne pasteur avait usé deménagements envers ce pauvre père dont le désespoir ébranlait déjàla raison. Une révélation trop brusque, une trop grande joie nepouvait-elle pas le frapper de folie ?

Tout d’abord, il écoutait à peine et neparaissait que vainement comprendre. Mais, bientôt, son attentions’éveilla ; les dernières paroles du prêtre venaient de fairejaillir une lueur dans son cerveau troublé.

Il se tourna soudainement vers lui, il leregarda d’un œil fixe, avec un amer sourire, comme pensant qu’on sejouait de sa douleur, comme croyant rêver.

Le curé eut peur de cet égarement ; ils’arrêta.

« Continuez ! dit MartinFayolle ; je veux tout savoir… je vous écoute. »

Quand la révélation fut complète :

« Attendez ! fit-il, le seinhaletant, la main tremblant sur le front. Attendez ! je merappelle… cette jalousie, cet amour de Nanon pour l’enfant… millecirconstances qui auraient dû m’éclairer… cette ressemblance… carvous me dites que c’est Claudine, n’est-ce pas ?… J’ai biencompris ?

– Oui !

– Ah ! c’est Dieu qui lui a donné lestraits, les yeux de ma pauvre défunte, afin que je puissereconnaître ma fille !… mais ce n’est pas assez… comment êtrecertain ?… Il faudrait des preuves.

– En voici ! dit l’abbé Denizet, quisortit un papier de sa soutane. C’est l’acte de baptême deClaudine. Il y a quelques mois, lors de sa première communion,j’allai le prendre à l’hospice. Un seul enfant y fut déposé la nuitd’après la mort de Jeanne Fayolle. J’ai confronté cette date aveccelle du service funèbre. Voyez plutôt, c’est le même jour.

– Oui, oui, balbutia le père, convaincu.

– D’ailleurs, ajouta le curé, pourquoi lafemme Gervais m’aurait-elle menti cette fois… menti auconfessionnal ! »

En ce moment Guillaume entra, amenantClaudine.

« Ah ! s’écria Martin Fayolle,est-ce que ne voilà pas la meilleure preuve ?… la preuvevivante !… Viens !… viens, mon enfant, mafille ! »

Éperdu, palpitant, il lui tendait les bras.Claudine, étonnée, émue de cet appel si plein de tendresse,s’avança lentement vers lui.

Il la saisit avec une exclamation de joiefolle, referma sur elle ses mains convulsives, l’étreignit contresa poitrine où se heurtaient des sanglots.

Puis, sans la quitter, mais la tenant àdistance et la regardant avec orgueil, avec passion, les yeux dansses yeux.

« Monsieur le curé, dit-il, je veuxqu’elle sache tout à l’instant… Répétez pour elle ce que vous venezde me dire… Parlez ! je vous en prie… parlez ! »

Lorsqu’il acheva, la fille et le père, quidéjà, peu à peu, s’étaient rapprochés l’un de l’autre, jetèrent unmême cri, confondirent dans un même embrassement leur déliranteivresse.

L’abbé Denizet s’essuya les yeux.

Guillaume restait stupéfait, atterré. Ilsentait que Claudine était perdue pour lui.

Elle se dégagea tout à coup de l’étreintepaternelle. Avec un élan de pitié généreuse, au milieu du silence,elle laissa tomber ces mots :

« Mais elle !…Gratienne ! »

Ce fut le curé qui répondit :

« Nanon, sa mère, vient de lui apprendrela vérité.

– Dieu ! s’écria Claudine, elle peut enmourir ! »

Déjà, vers la chambre de la malade, ellecourait.

Lorsque la porte s’ouvrit, on se le rappelle,Gratienne savait tout.

« Claudine !… dit-elle, ma bonneClaudine, je t’avais donc pris ta place !… je suis heureuse dete la rendre !… Pardon !… pardon pour mamère ! »

Et de ses mains débiles, elle semblaitprotéger la Nanon, qui venait de tomber à genoux, le front courbésous la honte.

Claudine s’était élancée vers Gratienne, ellevoulut la prendre dans ses bras.

La jeune malade, blanche comme une morte,l’écarta doucement.

« Laisse ! dit-elle, laisse-moid’abord parler à… ton père. »

Puis, s’adressant à Martin Fayolle :

« Monsieur… Oh ! non… mon père… Cematin encore, désolée de votre grand chagrin, je priais le bon Dieude vous en consoler… Il m’a entendue… Il m’exauce… Vous ne vousaffligerez plus… C’est tout ce que je désirais. Ne craignez rienpour moi… Ne me plaignez pas. Je suis bien contente. »

Elle disait vrai. La sérénité, la joierayonnait sur son front, dans son regard, dans son sourire.

« Gratienne ! répondit MartinFayolle, jamais je n’oublierai que pendant quinze ans je t’ainommée ma fille. »

Spontanément, Claudine lui jeta ses deux brasautour du cou, lui mit un baiser sur chaque joue.

« Quand faut-il que nouspartions ? » demanda Gratienne, vaillamment résolue,presque joyeuse.

Claudine regarda son père.

« Agis suivant ton cœur, lui répondit-il.Tu es ici chez toi, mon enfant.

– Alors, s’écria-t-elle, j’y garde Gratienne,et je la soignerai maintenant. Nous la sauverons ! »

Elle était au chevet du lit de la malade, ellel’embrassait.

« Bien ! » dit Guillaume.

L’abbé Denizet, trop ému pour parler, étenditses vénérables mains vers le groupe que formaient les deux jeunesfilles comme pour les bénir.

Jusqu’alors, la Nanon n’avait pas bougé. Oneût dit une statue. Elle releva quelque peu la tête et regardaClaudine avec l’expression d’une profonde reconnaissance.

« Cependant, objecta Martin Fayolle, quedirons-nous aux gens du village ?

– Rien encore ! répliqua Claudine quiavait déjà réfléchi. Le médecin n’a-t-il pas ordonné que Gratienneallât passer l’hiver dans le Midi ? Jusqu’à son départ,gardons tous le secret. Qu’elle soit encore votre fille, monpère !… Moi, je serai bien souvent ici, auprès d’elle. Enapparence, je ne quitterai pas ceux qui m’avaient recueillie,maître Guillaume et la Simonne. »

Le père eut un geste pour protester.

« Je vous en prie ! continuavivement Claudine. Ils m’aiment tant ! Ce qui cause notre joieleur sera, j’en suis certaine, un grand sujet de tristesse. Ne nousséparez pas encore… et si vite !… »

Martin Fayolle alla prendre la main del’instituteur en s’écriant :

« Jarni ! je vous avais oublié,maître Guillaume. Heureusement Claudine a la mémoire du cœur. Je nela démentirai pas, je ne lui refuserai pas la première chosequ’elle me demande. Donc, jusqu’à l’automne, qu’elle demeure envotre maison. Sans vous, sans votre généreuse adoption, je nel’aurais peut-être jamais retrouvée. Martin Fayolle n’est pas uningrat, il se souviendra qu’il vous doit sa fille ! »

Pendant ce temps-là Gratienne, épuisée partant d’émotions, se renversait sur ses oreillers enmurmurant :

« Claudine.… tu es bonne… bonne pourtous… Merci… Je t’aime ! »

………………………

Le compromis imaginé par Claudine seréalisa.

Grâce surtout à ses bons soins, à sonaffection touchante, Gratienne reprit quelques forces. Ellerecouvra, sinon la santé, du moins l’espérance.

Vers la fin de septembre, le médecin déclaraqu’elle pourrait supporter le voyage.

La Nanon fit ses préparatifs de départ.

Martin Fayolle ne lui avait pas adressé unreproche. Il évitait même de lui parler. Un jour enfin il luidit :

« Je ne t’offrirai pas de l’argent, tu lerefuserais. Mais, depuis quinze ans, tu m’as laissé presque toustes gages, avec mission de les faire valoir. C’est neuf centspistoles qui te reviennent. Les voici. »

L’abbé Denizet y ajouta les mille francsconfiés par Martial.

« C’est l’héritage du père de Gratienne,dit-il. Sa veuve ne doit pas le refuser, Nanon. »

Tandis que ces choses se passaient à la ferme,Claudine continuait de séjourner à la maison d’école. Elle yrevenait chaque soir, elle y passait de longues heures, prodiguantà la Simonne, à maître Guillaume, d’autant plus d’amitié qu’ils luidissimulaient plus de chagrin.

L’instant de la séparation approchait.

« Mais nous ne serons pas éloignés pourcela ! leur répétait Claudine. Je viendrai tous les jours àl’école ; vous viendrez souvent à la ferme. On ne s’en aimerapas moins !

– Je sais !… je sais !… répliquaitla Simonne en s’efforçant de sourire. Mais c’est égal, ça ne seraplus la même chose ! »

Guillaume affectait l’insouciance, ets’adonnait plus ardemment encore à ses devoirs d’instituteur.

Lors du départ de Gratienne, Claudine voulutl’accompagner jusqu’à la gare du chemin de fer.

« Adieu ! dit Gratienne.

– Non pas adieu ! se récria Claudine,mais au revoir ! »

………………………

Ce soir-là, Claudine fut officiellementinstallée dans la maison de son père.

Guillaume se retrouva seul avec laSimonne.

Vainement il s’efforçait de cacher satristesse.

« Ah ! murmura-t-elle, c’est la joiede notre maison qui est partie ! »

Chapitre 21ENTR’ACTE

Deux ans se sont écoulés.

On a de bonnes nouvelles de Gratienne.

Elle est dans le Midi, à Hyères.

Ce merveilleux climat, le dévouement et lessoins de sa mère ont assuré sa guérison. Dès le second hiver, lacourageuse enfant a voulu gagner son pain par le travail. Un petitmagasin de lingerie s’est fondé, sur lequel on voit ce nom :Madame Gervais. La Nanon y applique cette activité, cetteintelligence dont elle faisait preuve à la ferme de Martin Fayolle.Elle veut gagner de l’argent pour sa fille, et surtout lui créerune position, un avenir.

« Si je ne la retenais pas, écritGratienne, elle s’y tuerait. Aujourd’hui, la plus malade de nousdeux, c’est ma mère. »

………………………

Quant à Claudine, elle n’a pas quitté levillage. Son père parlait de la mettre en pension à la ville, elles’y est refusée, ne voulant pas avoir d’autre instituteur queGuillaume, qui lui a inspiré le goût de la vie champêtre en luidonnant une solide instruction religieuse. Elle tient à passer sesexamens d’institutrice ; elle y réussira. Son maître l’aélevée dans ces sentiments d’exquise piété, qui sont la conditiondu vrai bonheur ici-bas. Il y a maintenant un piano à laferme ; Guillaume se perfectionne, afin de pouvoir luicontinuer ses leçons. Chaque soir ils font ensemble de la musique.Pour elle comme pour lui, c’est le meilleur moment de lajournée.

D’ordinaire, Martin Fayolle s’endort en lesécoutant. Il parait satisfait de leur intimité. Cependant, fier desa fille, il forme pour elle des rêves ambitieux. Sans s’expliquerencore, des allusions lui échappent :

« Eh ! eh ! fillette, il faudrabientôt songer à ton établissement, à ton mariage ! Nouspouvons prétendre haut, jarni ! Tu seras riche… te voilàsavante… et tu es si belle ! »

Il a raison, Claudine est devenue une jeunefille accomplie. Grande et svelte, très-brune et très-fraîche, enmême temps réservée, peut-être même un peu grave, elle charmesurtout par sa simplicité, par sa douceur, par sa modestiechrétienne.

C’est encore la fille des bois, timide àl’excès avec les étrangers, les gens de la ville. Toute autre à saplace voudrait agir et s’habiller en demoiselle ; son père nedemande qu’à la couvrir de soie et de bijoux ; elle secomplait à n’être qu’une paysanne, une fermière, portant la robe delaine et le bonnet du pays.

Cette modestie, cette sagesse lui ont gagnétous les cœurs. On lui tient d’autant plus compte de sadistinction, de sa beauté, de ses talents, qu’elle les montremoins. Une âme aimante et forte, une intelligence supérieure, desvertus cachées se devinent en elle. Lorsque ses grands yeux noirs,ordinairement voilés de leurs longues paupières, s’ouvrent etresplendissent tout à coup, c’est comme un éblouissement, comme unerévélation.

Elle se souvient de ses jours de misère, ets’efforce de secourir tous les malheureux. On la voit encore tenirla classe des filles. Pressentant l’institution charitable quis’appelle aujourd’hui la caisse des écoles,avec l’aide de son père, de l’abbé Denizet, de Guillaume, du barond’Orgeval et de quelques autres donateurs des alentours, elletrouve moyen de fournir des vêtements, des sabots aux enfants deshameaux éloignés, aux enfants pauvres. Grâce à ce petit budget, laSimonne leur donne la soupe. Il y a pour eux des encouragements,des récompenses, voire même une indemnité pour les parents tout àfait sans ressources et qui se privent de leur travail.

Survient-il un accident, une maladie, on estcertain de voir arriver Claudine. Aussi, c’est à qui l’admirera,l’aimera. Les femmes elles-mêmes, les jeunes filles, au lieu des’en montrer jalouses, en sont fières. On la regarde comme le bonange du village.

Il va sans dire que les prétendants ne luifont pas défaut. À peine s’aperçoit-elle qu’on la recherche. Lenotaire du bourg a demandé sa main ; il est jeune, en belleposition de fortune, digne en tous points d’être agréé. Elle lerefuse, alléguant pour unique raison qu’elle est heureuse avec sonpère. Il n’est pas jusqu’au jeune Anatole d’Orgeval qui n’en soitépris. Claudine pourrait être baronne. Elle lui a fait comprendrequ’il perdait son temps, sans même se donner le plaisir de faire unpeu la coquette.

« Jarni ! se dit parfois MartinFayolle, il faudra pourtant bien qu’elle se décide à me donner despetits-enfants !… Moi d’abord, je veux êtregrand-père ! »

En attendant cette joie, il a pleinesatisfaction comme premier magistrat municipal. Sa commune s’esttransformée, on la cite en exemple. C’est la plus riche dudépartement, depuis la mise en culture du Champ-sous-l’Eau.

Les cinquante hectares sont assainis, en pleinrapport. Chaque famille en a sa part ; la plus grosse s’estvendue, et très-bien vendue. Avec cet argent, on va bâtir unemaison d’école. Guillaume a le jardin qu’il avait rêvé. Tout marcheau gré de ses désirs.

Personne maintenant dans le village qui nesache lire, écrire et compter. Il n’en continue pas moins ses coursd’adultes avec le même succès. On nous calomniait en prétendant quenous n’avions que de l’engouement, pas de persévérance. Nos paysansprouvent aujourd’hui le contraire. Il a suffi de faire descendre unpremier rayon dans les ténèbres où ils étaient plongés. Lesaveugles ne refusent pas la lumière.

Avec elle disparaissent les grossierspenchants, les stupides préjugés contre la religion, l’impiétécrédule, les passions brutales, toutes les suites de l’ignorance.Maître Guillaume a presque vaincu l’ivrognerie ; c’est ce dontil est le plus fier.

On ne reconnaît plus ses villageois, tant ilssont affables, intelligents et dignes. Rien de poli, rien decharmant comme ses écoliers. Pour qu’ils comprennent toutes lesbeautés, tout le charme de la vie champêtre, souvent il les emmèneavec lui dans les champs, dans les bois ; il leur faitconnaître chaque plante, chaque culture, la composition desterrains, les travaux de la saison.

S’il sait qu’un habile laboureur, un bonsemeur est à l’œuvre, il dirige de ce côté la promenade et faitremarquer la perfection ou les défauts de son travail. Onherborise, on apprend à respecter les animaux utiles, surtout lespetits oiseaux qui rendent tant de services à l’agriculture endétruisant des milliers d’insectes. Pas un enfant ne dénicherait unnid, pas un chasseur ne tuerait une hirondelle.

« Que m’a-t-il fallu pour atteindre tantde résultats ? écrivait-il à son ami Philippe Mesnard. Troisannées ! Que sera-ce dans dix ans, dans vingt ans, lorsqueplusieurs générations seront sorties de ma classe, lorsque tous leshabitants du village auront été mes écoliers ! Je les auraiconnus, formés dès l’enfance. Les défauts dont ils seront corrigés,les qualités qu’ils auront acquises, leur instruction, leurmoralité, leur bonheur, tout sera mon ouvrage. Nous nousapprécierons, nous nous aimerons. Ah ! l’instituteur quicherche à changer de commune est mal inspiré ! Je m’attache àla mienne, à l’exemple de mon digne curé ; j’y veux vivre etmourir, satisfait d’avoir réalisé le bien dans ce petit coin deterre où tout le monde me pleurera. Ce rôle suffît à mon ambition.Voir arriver sans regret les cheveux blancs, sentir qu’autour desoi, par soi, tout le monde est plus éclairé, plus heureux, quetous vos voisins sont vos enfants, quelle douce extension de lapaternité ! quelle magnifique récompense ! »

Maître Guillaume ne réussit pas moins avec lechâteau. Le baron d’Orgeval s’intéresse et s’occupe maintenant àl’exploitation de son domaine. Il y fait exécuter de vastesdéfrichements, et, grâce aux machines agricoles, inaugure dans lepays la grande culture, il y fait élever des animaux de raceperfectionnée, qu’il propage dans la contrée. Déjà même il parleindustrie. Philippe Mesnard, en sa qualité d’ingénieur, doit venirau printemps prochain pour choisir l’emplacement, donner le pland’une usine.

Donc, Guillaume devrait être content, heureux,joyeux. Tout au contraire, il semble découragé, triste. Ses traitsportent l’empreinte de la fatigue. Il a pâli. Dans son regard, dansson sourire, une souffrance cachée se devine.

En dépit de l’hiver, malgré les plus mauvaistemps, on le rencontre parfois dans la campagne, seul et rêveur,paraissant se complaire au bruit des feuilles mortes que faittourbillonner la bise. À quoi pense-t-il ? Qu’a-t-il ?Lui-même il ne saurait le dire, ou du moins il ne le veut pas.

Un soir de décembre qu’il s’en revenait ainsi,près du manoir d’Arsène Hardoin, il aperçut, reconnut JeanMargat.

Dans un bosquet, parmi des broussailles, commeen sa bauge, le Sanglier dormait profondément.

Son air de lassitude, ses haillons couverts deboue attestaient un long voyage.

Il ne pouvait être sorti de prison que depuisquelques jours. Sans doute il arrivait. L’accablement et, peut-êtreaussi, l’ivresse le plongeaient dans un de ces lourds sommeils querien ne secoue. Autrement, cette bête fauve, toujours sur lequi-vive, eût déjà déguerpi.

L’instituteur, ne voulant pas le réveiller,s’éloigna sans bruit.

Au sommet d’une colline voisine, il seretourna.

Jean Margat était debout ; il regardaitle manoir, en le menaçant du poing.

Cette fois encore, il n’avait pas aperçuGuillaume, jusqu’alors caché par les arbres.

Le maître d’école se jeta derrière une roche,examinant le bandit.

Celui-ci tournait autour du manoir commeautour d’une proie.

Un paysan vint à passer. Il disparut vivementsous bois.

S’il se cachait ainsi, ce devait être dans demauvais desseins.

Guillaume se rappela que deux ans plus tôt, lematin du guet-apens dont il allait devenir victime, presque à cettemême place, il avait vu Jean Margat reconduit par ArsèneHardoin.

L’avare, dans son âpre soif de vengeance,s’était oublié jusqu’à recevoir dans sa maison le maraudeur, quipeut-être y avait flairé un trésor.

L’instituteur résolut de prévenir ArsèneHardoin qu’il sentait menacé.

Il rebroussa chemin jusqu’à la porte dumanoir ; il y frappa plusieurs fois.

Personne ne répondit.

Passé certaines heures, l’usurier n’ouvraitplus sa porte.

Or, la nuit venait. Une froide et brumeusenuit d’hiver.

À la lueur mourante du crépuscule, Guillaumeécrivit sur une feuille de son carnet ces quelques mots :

« Méfiez-vous du Sanglier, il est deretour. »

Puis, il glissa ce billet sous la porte, ets’éloigna, mais non sans se dire à part lui :

« Je reviendrai demain. »

Chapitre 22DOUBLE CHÂTIMENT

L’instinct de Guillaume ne l’avait pastrompé.

Du guet-apens tramé contre lui, de la visite àl’usurier par le bandit, datait la pensée d’un crime.

Il se fût accompli dès cette époque, si levoleur eût pu deviner où l’avare cachait son argent.

Un hasard fatal devait le lui apprendre.

Rôdant autour du manoir, Jean Margat y vitarriver une charrette, de laquelle on descendit un mystérieuxballot, soigneusement enveloppé de paille.

Il voulut savoir ce qu’il y avait sous cettepaille ; il suivit le charretier, lia conversation avec lui,le fit boire.

Arsène Hardoin venait de recevoir uncoffre-fort ! On l’avait descendu dans le plus reculé descaveaux.

Par bonheur pour l’avare, son fils arriva. LeSanglier crut prudent d’attendre le départ du zouave.

Martial était encore là, lors de l’arrestationde Jean Margat.

Pendant ses deux années de prison, il avaitcombiné, caressé son plan.

Il revenait pour l’exécuter.

Dès que l’argent serait en sa possession, ilfuirait. Personne ne l’aurait vu, personne ne soupçonnerait sonretour au pays.

Se cachant le jour, il n’avait voyagé que lanuit, sous bois, comme un loup.

À la dernière étape, chez un cabaretier sur ladiscrétion duquel il savait pouvoir compter, Jean Margat s’étaitrassasié, enivré. Puis, sa gourde pleine d’eau-de-vie, il avaitrepris sa course.

Mais déjà la nuit s’avançait. Lorsque le jourparut, le Sanglier venait d’atteindre la forêt, sa forêt. Peu luiimportaient maintenant la lumière ou les ténèbres ! Il avaitses passées, ses chemins à lui. On ne l’y rencontrerait que s’il levoulait bien. C’était plus long, plus difficile, mais il nedésirait arriver au manoir que vers la nuit, en repartir aussitôt.Tout était calculé, sauf la fatigue et l’ivresse. Il vida sagourde, et se laissa surprendre par le sommeil.

En se réveillant, grande fureur contrelui-même.

Il regarda de tous côtés, n’aperçut personneet se rassura. Cependant un doute, une vague crainte, lui restantdans l’esprit, il résolut de se hâter. Tandis que Guillaumeredescendait la colline vers le manoir, Jean Margat, serpentant àtravers les halliers, tendait au même but.

Au bruit des coups frappés contre la porte parl’instituteur, le bandit pressa le pas.

Il le vit crayonner sur son calepin, glisserun billet dans la maison.

Si Jean Margat eût su ce que contenait cebillet, Guillaume était un homme mort.

Mais le Sanglier, dans la croyance qu’iln’avait pas été vu, s’imagina qu’il s’agissait de quelque affaired’intérêt, étrangère à son dessein. Mieux valait ne pas se montrer.Il attendit.

Quelques minutes après le départ del’instituteur, ce fut nuit close.

Une nuit noire.

À l’intérieur, aux alentours du manoir enruines, pas une lueur, aucun bruit.

Tout à coup, sur la lisière du bois, un légerfroissement se fit entendre, une étincelle jaillit.

Le voleur allumait une lanterne sourde.

La tenant d’une main, tenant de l’autre unlong couteau catalan à la pointe effilée, au tranchant double, ilrampa vers le bas de la porte. Entre le bois et la pierre, ondistinguait un coin de papier.

Avec la pointe de son stylet, Jean Margatparvint à le tirer au dehors. À la clarté de sa lanterne, un momententrouverte, il y lut cet avertissement :

« Méfiez-vous du Sanglier, il est deretour. »

Le bandit écrasa entre ses dents un cri derage ; il eut un bond pour se ruer à la poursuite del’instituteur… mais il s’arrêta, maugréant à part lui :

« Trop tard !… imbécile !ah ! si j’avais su !… Il m’a deviné, il me dénoncera…Raison de plus pour ne pas perdre de temps et filer raide…Allons ! »

Il ne semblait pas facile de pénétrer dans lemanoir.

Dès l’approche de la nuit, l’avare s’yrenfermait comme dans une forteresse. Aux portes, aux volets,partout des serrures, des verrous, des barres de fer.

Mais, nous l’avons dit plus haut, le repris dejustice avait imaginé le moyen de réduire à néant toutes cesmesures défensives.

À côté du logis qu’habitait Arsène Hardoin,parmi les ruines, s’élève une vieille tour tapissée de lierre.

S’accrochant à ce lierre, Jean Margat parvintjusqu’au faîte de la tour.

En face de lui, à la même hauteur, mais del’autre côté d’un intervalle, d’un précipice de trois ou quatremètres, se trouvait une cheminée, surmontant le pignon de lamaison.

Le voleur défit une corde enroulée autour desa ceinture.

À l’une des extrémités de cette corde, il yavait un crampon de fer.

Ce crampon de fer fut adroitement jeté dansl’orifice de la cheminée ; il s’y accrocha.

Après avoir, pour s’assurer de la solidité ducrampon, tiré sur la corde, le bandit l’attacha, vers son milieu, àl’un des créneaux de la tour.

L’autre extrémité, longue d’environ cinqmètres, il la prit dans ses dents. Puis, se suspendant par les deuxmains à la partie tendue, il passa dans le vide.

Telle était l’épaisseur du brouillard que,même à courte distance, on ne l’eût pas vu.

Il reprit pied sur le pignon, tira sur le côtéflottant de la corde, défit ainsi le nœud du créneau, la ramenatoute entière et la coula doucement dans la cheminée.

Puis après avoir changé le crampon de place, àla façon d’un ramoneur, il descendit dans la maison.

Personne dans la grande salle. Une obscuritécomplète.

L’agile voleur ralluma sa lanterne et regardasans bruit.

La trappe, qui masquait l’entrée des caves,était soulevée.

Il s’allongea, se pencha vers l’ouverturebéante, en retenant son souffle.

Un bruit souterrain s’entendait,s’approchait.

Bientôt une lueur parut, grandit, s’encadradans la trappe.

Jean Margat referma vivement sa lanternesourde, et, s’armant de son couteau, il attendit.

On montait l’escalier de la cave.

C’était Arsène Hardoin qui venait de souhaiterle bonsoir à ses écus.

Il s’éclairait d’une lampe rustique.

Au moment même où son pied se posait sur ladernière marche, il se sentit frappé d’un coup terrible entre lesdeux épaules.

La lame avait traversé sa poitrine.

En tombant, à la lueur de la lampe quis’échappait de sa main, il aperçut, il reconnut Jean Margat.

« Bien touché ! dit l’assassin, tun’as que ce que tu mérites. Souviens-toi du maître d’école que tuvoulus me faire tuer pour vingt francs. Aujourd’hui, ce sera pluscher ; il me faut tout… Au trésor !… »

En même temps, des doigts crispés duvieillard, il arrachait le trousseau de clefs.

Il se précipita vers le caveau.

Arsène Hardoin semblait mort. Le regret,l’amour de son argent, galvanisa ce cadavre. Il se souleva, rampavers l’escalier, roula jusqu’à la dernière marche, où, de nouveau,il s’évanouit.

Le meurtrier mit plus d’un quart d’heure àchoisir les clefs, à ouvrir les portes.

Enfin la dernière lui céda. Il tremblait decolère et d’impatience.

À la vue du coffre fort, il eut un rugissementde convoitise et de joie.

Puis, d’une voix saccadée,haletante :

« Du calme ! fit-il. Le trésor estlà-dedans !… Une fortune !… À moi !… Je latiens !… Ouvrons !… »

D’une main fiévreuse, il cherchait le trou dela serrure.

Évidemment, aucune des grosses clefs dutrousseau n’y pouvait aller.

« Je la trouverai sur lui !pensa-t-il, courons ! »

À peine avait-il tourné la tête qu’il serejeta en arrière, la bouche béante, l’œil hagard, le corpspalpitant d’effroi.

Sa victime était là, devant lui. Elle seredressait ensanglantée, livide comme un fantôme.

L’assassin se remit promptement de sa terreur.Il comprit que l’avare s’était traîné jusqu’au caveau pour revoirune dernière fois son argent, pour demander grâce.

Il semblait implorer.

« Si tu me donnes cette clef, dit JeanMargat, je ne t’achèverai pas… je te laisserai quelquechose. »

Le vieillard porta convulsivement les mains àsa poitrine.

Le voleur y vit briller une petite clef. Ils’en empara. Puis, avec un cri de triomphe, il retourna vivement aucoffre-fort.

Tout aussitôt la physionomie du moribond setransfigura. Un frissonnement ironique agita ses lèvres, une flammevengeresse s’alluma dans son regard.

Il se penchait vers le voleur, il semblaitl’exciter.

À peine la clef tournait-elle dans la serrure,qu’une détonation retentit. Une machine infernale venait de sedémasquer, foudroyant à bout portant Jean Margat.

Il eut un cri de douleur et de rage, battitl’air de ses mains, tourna sur lui-même et tomba, se tordant,blasphémant dans les dernières convulsions de l’agonie.

Arsène Hardoin triomphait à son tour. Ilriait.

« Vengé ! dit-il, je meursvengé ! »

………………………

Le lendemain, quand on retrouva les deuxcadavres, l’avare avait les yeux tout grands ouverts ; unrictus satanique s’était glacé sur ses lèvres ; il semblaitrailler encore son ennemi.

Maître Guillaume, en les regardant,murmura :

« Si ces deux hommes avaient reçu unebonne instruction religieuse ils n’en seraient pas arrivéslà ! »

………………………

L’abbé Denizet écrivit à Martial.

Le zouave était en Afrique, sur les confins dela Kabylie. Sa réponse n’arriva que deux mois plus tard. Le respectfilial l’avait dictée. Il regrettait sincèrement de n’avoir purendre les derniers devoirs à son père.

Quant à l’héritage, c’était le moindre de sessoucis. Il priait le curé, le maire, de remplir en son absencetoutes les formalités provisoires. Impossible, avant le printemps,d’obtenir un nouveau congé.

Vers les derniers jours d’avril, une secondelettre du sergent arriva :

« J’allais me mettre en route pour levillage, écrivait-il, mais voilà que nous avons la guerre enItalie. Changement de front ! ce n’est plus le moment decauser avec les notaires. »

Les deux mois qui suivirent furent des mois devictoires : Montebello, Palestro, Turbigo, Magenta, Marignan,Solférino ! Presque chaque dimanche, l’orphéon de maîtreGuillaume chantait un TeDeum.

Qu’était-il advenu du sergent MartialHardoin ?

Chapitre 23VISITE D’UN AMI

Philippe Mesnard vient de descendre à lastation. Vif, ardent, jovial, ce rude travailleur a su conservertoutes les illusions de la jeunesse. Sa nature impressionnable,expansive, le porte à voir tout en beau. On sent qu’il sauratrouver au besoin de la gravité, de la volonté, être un homme, uningénieur. En ce moment, ce n’est qu’un écolier en vacances ;il est tout au bonheur de revoir son ami.

Guillaume l’attendait à la gare, il l’a reçudans ses bras.

Martin Fayolle arrivait par le mêmetrain ; il faut bon gré, mal gré, que les deux amis montentdans sa carriole.

Elle est un peu étroite, on se serre ; etla Grise part au trot.

Tout d’abord M. le maire, qui conduit,garde le silence. Philippe et Guillaume babillent à qui mieuxmieux, se regardent, se serrent les mains. Leur joie lesenivre.

« Jarni ! dit enfin Martin Fayolle,c’est plaisir de voir deux braves garçons s’aimer ainsi ! Maisvoilà déjà plusieurs fois que M. Mesnard parle de servicesrendus, de reconnaissance. Qu’est-ce donc que vous avez fait pourlui, maître Guillaume ?

– Quoi ! s’écria Philippe, vous ne savezpas… »

Et sur l’insistance du maire, malgré lesefforts de l’instituteur, il s’explique ainsi :

« J’étais depuis six mois à peine àl’École centrale lorsque mon père mourut, complètement ruiné.Impossible de continuer mes études ! il fallait me résigner àn’être qu’un commis, un artisan. Guillaume possède un petit revenu,il me dit : « Prends-le ! Garde-le tant que besoinsera ! » C’est à lui que je dois mon diplôme… et monbonheur… car j’ai voulu te l’apprendre moi-même, Guillaume, je memarie !… Un beau mariage !

– De l’argent ? fit le maire.

– Et mieux encore, conclut l’ingénieur, toutesles sympathies du cœur !

– Mes compliments ! reprit MartinFayolle. Mais quel sournois que ce maître Guillaume ! il nenous avait pas dit qu’il eût des rentes.

– Oh ! douze cents francs, fitl’instituteur.

– Ça vaut mieux que rien ! répliqua lemaire. Hue donc la Grise ! »

On arrivait au sommet de la côte.

« Philippe, demanda Guillaume, commenttrouves-tu le pays ?

– Superbe ! s’écria Mesnard avecenthousiasme. Ah ! ah ! voici la rivière… excellentesituation pour l’industrie ! Ne parle-t-on pas d’un nouvelembranchement qui suivrait cette vallée ? Ce serait unegarantie de succès, la fortune !

– Dès ce matin, dit l’instituteur, je teprésenterai au baron.

– À tout seigneur tout honneur ! fitMartin Fayolle. Mais après le château, la ferme. N’oubliez pas quevous y dînez tous les deux. »

Quelques minutes plus tard, Philippeembrassait cordialement la Simonne.

« Je vous avais reconnue, lui dit-il, auportrait tracé par Guillaume… et je vous aime déjà tout plein,maman… Tant pis, ma foi ! j’ai dit le mot… c’est mon droit,votre fils et moi nous sommes frères ! »

On prit le chemin du château.

Le jeune ingénieur plut tout de suite au barond’Orgeval.

Il le mena sur le terrain, lui demanda sonavis. Tout un projet sortit, comme par enchantement, du cerveau deMesnard. L’intelligence, la conviction brillaient dans ses yeux.Cette usine, qu’il décrivait de la voix et du geste, on la voyaitpour ainsi dire s’élever, fonctionner à son commandement.

« Souhaitez-vous des actionnaires,conclut-il, vous aurez Guillaume et Martin Fayolle. Nous dînonschez lui, je m’en charge. Vous faut-il un directeur, me voici.L’affaire me paraît si belle que, s’il le faut, j’y mettrai la dotde Charlotte… Oh ! pardon, vous ne savez pas… C’est mafiancée… Dans un mois, elle sera ma femme.

– Je ne dis pas non ! fit en souriant levieux gentilhomme, mais d’abord il me faudrait un plan, undevis…

– J’ai huit jours de vacances ! répliqual’ingénieur ; en travaillant jour et nuit, nous yarriverons. »

À la ferme, il déploya même entrain, mêmeverve entraînante. Claudine, d’abord un peu timide, se familiarisapromptement avec lui. Quant à Martin Fayolle, déjà sa conquêteétait faite. Il acclama le projet d’usine.

« Jarnigoi ! vous avez eu raison dem’engager. Je ne m’en dédirai pas… j’en suis ! »

Philippe se retira enchanté, surtout deClaudine.

« Est-elle charmante ! disait-il. Jecroyais qu’il n’y avait au monde qu’une Charlotte, il y en adeux ! Guillaume, c’est un trésor que tu as trouvé là !…une vraie femme !… »

Guillaume ne répondit pas. Il paraissaitsouffrir.

« Qu’as-tu donc ? demandaPhilippe.

– Rien ! C’est l’heure de ma classe,et…

– Soit ! au travail ! Je n’ai pas detemps à perdre, si je veux tenir ma promesse au baron. Tu vas medonner du papier à dessin, des crayons, de l’encre de Chine, descouleurs… Tout en riant, je ne perds pas de vue mon projet, je lerumine… Mais oui, sitôt qu’un problème se pose devant moi, sitôtqu’un obstacle se rencontre en mon chemin, je l’étudie, jel’attaque et, surtout quand le cœur est en jeu, il faut que j’envienne à bout. C’est mon état, je suis ingénieur. »

En parlant ainsi, Mesnard avait un sourireétrange. Dans ses yeux se lisaient la perspicacité, la volonté. Ilregardait Guillaume.

Dès le soir même, le plan s’ébauchait. Ilmarcha grand train.

Philippe était doué d’une activitéprodigieuse. Il avait le génie et l’impatience de la création.Tandis que Guillaume faisait sa classe, il se tenait dans lamansarde, penché sur ses grandes feuilles de papier, les couvrantde dessins et de chiffres. Pendant les récréations, il se faisaitaccompagner par Guillaume sur le terrain, voulant qu’il l’aidâtdans toutes ses opérations d’arpentage et de nivellement. Le soir,jusque fort avant dans la nuit, il lui imposait des croquis, descalculs. « Ah ! ah ! lui disait-il, nous ne sommespas ici pour nous amuser ! Il y va de la prospérité de lacommune et, par conséquent, de ton bonheur. Voilà ce qui mepassionne. Je t’ai rendu ton argent, reste à te payer ma dette. Tues dans mes plans, dans tous mes plans. J’ai plus d’un X en tête…ne m’interroge pas, et pioche avec moi, pékin !… c’est pourtoi surtout que je bûche ! »

Il n’en trouvait pas moins le temps d’aller auchâteau, à la ferme. Le baron le prenait en amitié ; le maireen raffolait et souvent lui rendait visite. L’ingénieur semblaitprendre un plaisir tout particulier à la conversation de MartinFayolle, à celle de Claudine.

Avec Guillaume, il parlait surtout deCharlotte, de ses projets et de son prochain mariage. L’instituteureût préféré tout autre entretien. Il devenait sombre, il pâlissait,il soupirait. Un jour, presque avec un cri de souffrance, ils’écria :

« Je t’en supplie, Mesnard, parlonsd’autre chose ! Je suis jaloux de ton bonheur, je te l’envie…moi, pour qui pareille joie n’est pas réservée… moi qui ne memarierai jamais !

– Pourquoi donc ? » fit l’ingénieur,qui, loin de céder à la prière de son ami, sembla prendre un malinplaisir à continuer ce jeu cruel. Peut-être voulait-il, en letorturant, lui arracher son secret.

Guillaume garda le silence, il s’éloigna.

« Oh ! je te ferai bienparler ! » murmura Philippe.

L’avant-veille du jour fixé pour son départ,les deux amis se promenaient dans la campagne. C’était vers la finde juin, par un splendide coucher de soleil. La nature, dans toutson épanouissement, avait cette douce sérénité, cette poésiepénétrante que lui donne la dernière heure du jour. Déjà l’ombregrandissait dans les vallons ; les coteaux resplendissaientencore de lumière. Ici, c’était du feu ; là, de l’or. Onentendait ces vagues rumeurs qui sont la symphonie du crépuscule.Une brise, tout imprégnée de parfums, arrivait de la forêt. Larivière miroitait à travers les saules. Dans cette chaudeatmosphère, dans ce paysage en fermentation, on sentait partout letravail de la vie, l’irrésistible loi de la nature.

« Je comprends que tu veuilles resterici ! dit Philippe.

– Non ! répliqua brusquement Guillaume,qui semblait irrité, comme à bout de courage. Non, j’ai changéd’avis… On m’offre une place plus avantageuse… J’ai consenti… jepartirai…

– Quoi ! fit Mesnard, tu abandonneraiston village !… le bonhomme Martin !…Claudine ! »

En ce moment même, dans le lointain, au bordde l’eau, Claudine vint à passer, tellement absorbée dans sarêverie, qu’elle ne paraissait rien entendre ni rien voir.

« Elle t’aime comme une sœur ! ditPhilippe.

– Une sœur ! s’écria Guillaume, dont lecœur enfin se brisait. Oui ! Claudine est ma sœur… et voilà cequi me désespère, ce qui me tue ! Tu as voulu tout savoir, tusauras tout… Je souffre… En restant ici, je parlerais… l’honneur mele défend… Claudine ne peut être à moi… Si je veux partir, c’estque je l’aime autrement qu’un frère ! »

Il se cacha le visage dans ses mains, iléclatait en sanglots.

« Allons donc ! » murmuraPhilippe.

Et d’un air de commisération profonde, avecune larme, avec un sourire, il ajouta :

« Pauvre garçon ! »

Chapitre 24AU BORD DE LA MER

Au bord de la Méditerranée, sous les tamarisen fleurs, deux femmes sont assises.

L’une a dix-huit ans. Bien qu’un peu frêleencore, elle fait honneur à ce beau climat qui lui a rendu lasanté. Elle est vraiment jolie. C’est Gratienne.

L’autre, vous ne la reconnaîtriez pas… C’estNanon.

La crise morale qu’elle a traversée, sesangoisses, ses remords avaient miné sa vie. Tant qu’il a fallulutter pour conserver les jours de sa fille, elle est restéedebout, active et vaillante. À mesure que renaissait Gratienne, onl’a vue s’affaisser, dépérir. Maintenant elle se meurt.

Hyères est la plus charmante ville du monde,pendant l’hiver. Il faut la fuir quand vient l’été. D’après l’avisdes médecins, les deux étrangères se sont installées à la campagne,dans cette bastide que l’on distingue à travers les pins. Chaquesoir, on transporte la malade au bord de la grève ; onl’assied sur un fauteuil de jonc, à l’ombre des ruines de Pomponia,l’ancienne cité romaine. Là, rafraîchie par la brise, bercée par lemurmure du flot, elle s’endort. Gratienne, en travaillant, veillesur elle.

Le soleil du midi semble avoir desséché lapauvre Nanon, tant sa maigreur est effrayante. Elle a le teintolivâtre d’une vieille gitane. Du fond de leur orbite encore plussombre, ses yeux ressortent, presque visibles à travers lespaupières comme transparentes. Son corps à l’abandon, ses longuesmains décharnées ont des frissons de fièvre. Dans son sommeilagité, parfois une plainte, un cri lui échappe.

Gratienne, alors, la regarde avec unesollicitude inquiète, avec une tendre pitié. Elle murmure quelquesmots de prière, essuie une larme roulée sur sa joue, puis se remetà l’ouvrage. Elle tressaille au moindre bruit qui pourraitréveiller sa mère.

Tout à coup, la Nanon se prit à gémir, à sedébattre, comme sous l’oppression d’une douleur plus aiguë, d’uneffrayant cauchemar. Elle rouvrit les yeux, aperçut Gratienne quis’était agenouillée devant elle, et, l’embrassant avec joie,s’écria :

« Ah ! ce n’était qu’un rêve !…mais il m’a fait bien mal !… Figure-toi, mon enfant, que jecroyais t’avoir quittée, être morte !… Ah ! non pasencore ! pas encore !

– Ma mère ! ma bonne mère ! »balbutiait Gratienne en s’efforçant de la rassurer, de laconsoler.

La malade enfin se calma. Mais, toujoursobsédée par la même pensée :

« Que deviendrais-tu si celaarrivait ? murmura-t-elle. Voilà ce qui me tourmente, ce quim’effraye… Te laisser seule ! toute seule !…

– Mais tu ne me quitteras pas, ma mère !…tu m’as sauvée, je te sauverai ! ne songe donc pas à cela…

– Si fait, mon enfant, j’y songe… et sanscesse !… Ici tu pourrais vivre de ton travail !… Là-bas,au pays, il y a Martin Fayolle et Claudine… Mais un si longvoyage !… Ou bien l’isolement !… sans compter tonchagrin !… Ah ! que je voudrais te voir un protecteur, unami ! »

À quelques pas, dans les ruines, une voixs’écria :

« Un ami ! Présent !… Mevoilà ! »

Les deux femmes, étonnées, regardèrent.

Un jeune homme, portant l’uniforme delieutenant, s’avançait vers elles.

Sur sa poitrine, on voyait la médaillemilitaire, celle de Crimée, la croix d’honneur.

Il l’avait chèrement payée ; sa manchedroite était vide.

« Martial Hardoin ! fit en lereconnaissant la Nanon.

– À la bonne heure ! répondit-il.J’espère que cette fois-ci vous ne m’éviterez pas. Bonsoir, madameGervais ! Ne voyez-vous donc pas que je vous tends lamain ?… La main gauche, par exemple ; les Autrichiens nem’ont laissé que celle-là.

– Quoi ! murmura-t-elle en y mettant lasienne, c’est toi, mon pauvre garçon…

– Retour d’Italie ! répliqua gaiement lezouave. Après Magenta, l’épaulette. Après Solférino, décoré, maisamputé… Ni, ni, c’est fini pour la gloire ! serviteur,mademoiselle Gratienne… Et mon compliment… C’est vous qui êteschangée à votre avantage !… Quelle jolie fille !… Je leregrette.

– Pourquoi donc ? demandèrent la fille etla mère, également surprises.

– Une idée à moi ! » fit Martial quiavait rougi.

Puis, regardant de nouveauGratienne :

« Vous ressembler à quelqu’un que je n’aipas oublié ! reprit-il avec émotion, et ça me remue lecœur ! Mais il fait encore plus chaud ici que chez lesItaliens… Permettez-moi de m’asseoir à l’ombre.

– Gratienne, dit la Nanon, cours à la bastide,et rapporte quelques rafraîchissements pour M. Martial…

– Ça n’est pas de refus ! fit le zouave.D’autant plus que nous avons à causer tous les deux votre mère etmoi… »

C’était bien aussi le désir de la Nanon.

La jeune fille s’éloigna.

« Pour lors, dit Martial, j’avais reçuune lettre de là-bas, par laquelle Martin Fayolle m’apprenait quevous étiez à Hyères, et pas bien portante, je vois qu’on ne m’avaitpas trompé, j’ai tout entendu. Pauvre Nanon !… Mais pasd’attendrissement ! Je vous apporte peut-être bien un cordialqui vaudra mieux pour votre rétablissement que toutes les droguesdes apothicaires !

– Expliquez-vous, murmura-t-elle.

– Tutoyez-moi donc, demanda-il, ça me mettraplus à mon aise. Vous aviez commencé tout à l’heure… Et là, vrai,ce n’est pas mal embarrassant ce que j’ai à vous dire.

– Du courage ! voyons, jet’écoute !

– On m’a donc débarqué à Toulon, reprit-il, àdeux pas d’ici, comme par un coup du sort… J’espère que vous voussouvenez de votre défunt mari, le père de la petite…

– J’irai bientôt le retrouver ! fit-elle,en levant les yeux vers le ciel.

– Espérons que non ! poursuivit-il, etfigurez-vous, tout au contraire, que c’est lui qui descend delà-haut, qui vous dit : Martial Hardoin est un brave garçon.Un bras de moins, d’accord ! mais un joli grade et des joujouxhonorifiques au-dessus du cœur. De plus, son père doit lui avoirlaissé une certaine fortune. Ce serait un bon parti, s’il était augrand complet. Il s’en faut de peu. Comprenez donc, sanspériphrases, que… à la rigueur… je… enfin… »

Le zouave commençait à s’embrouiller.

« Tonnerre ! s’écria-t-il, c’estplus difficile que je ne pensais ! »

Puis, brusquement :

« Savez-vous pourquoi je regrettais toutà l’heure que Gratienne fût aussi jolie ? Ah ! ah !…si elle était bossue, ou tout au moins borgne et grêlée, ça iraittout seul ! Car croyez-vous, nous autres soldats, quand nousavons fait une promesse à un camarade mourant, rien ne nous coûtepour obéir à la consigne. Bref, telle qu’elle est, vous ne voudriezpas la laisser toute seule dans la vie… Ça vous soulagerait l’âme,de lui laisser un protecteur, un soutien… Nanon, voulez-vous me ladonner pour femme ?

– Martial ! s’écria-t-elle, quoi !tu ferais cela !…

– Si vous voulez bien le permettre,conclut-il. J’aimais son père, je l’aimerai… Devant Dieu, je jurede me dévouer à la rendre heureuse. »

La franche émotion du soldat, son attitude,son regard garantissaient la loyauté de son serment.

Nanon venait de lui saisir la main, elle ycolla ses lèvres.

« Ah ! Martial ! Martial, soisbéni !

– Vous consentez donc ?

– Moi, oui… mais elle…

– Je comprends. Voilà lehic ! L’aveu n’a pas été sans peine avecvous, Nanon. Jugez ce que ce serait avec elle ! Faut vous encharger… en douceur. Prenez tout votre temps… je vous donne huitjours. La voici qui revient,motus ! »

Gratienne ne fut pas sans remarquer la joie desa mère, l’embarras du sous-lieutenant ; un secret instinctl’avertit qu’il avait été question d’elle. On causa. Martial repritquelque entrain. Jamais Nanon n’avait été aussi gaie, jamaisGratienne aussi souriante.

La nuit venant, le zouave offrit son bras à lamalade.

« Côté gauche, lui dit-il, côté ducœur ! Le sentez-vous battre, Nanon ? Ayezconfiance ! »

Gratienne avait pris les devants.

« Oui ! oui ! murmura la pauvremère, je lui parlerai dès ce soir. Dès ce soir, écris là-bas pouravoir les papiers nécessaires… Oh ! je ne voudrais pas mouriravant que vous ne soyez unis !

– À Dieu ne plaise ! répondit Martial,mais quand bien même vous pourriez assurer à Pierre Gervais queMartial lui tiendra parole ! »

Chapitre 25LA RÉCOMPENSE

Philippe Mesnard va repartir dans quelquesheures. Guillaume a promis de l’accompagner.

Par la même occasion, il ira jusqu’auchef-lieu. Il y réglera définitivement son changement derésidence.

C’est un jeudi, après la classe.

En été, d’ailleurs, l’école ne se tient pasaussi rigoureusement. On est en pleine fenaison. Les écoliers sontutiles dans la prairie ; ils ne demandent qu’à déserter leslivres et les plumes pour la fourche et le râteau.

Guillaume a sollicité de M. le maire uncongé de deux jours, et de M. le curé l’exemption du servicedominical à l’église.

C’est le lundi seulement qu’il doitrevenir.

Il ne reviendra pas.

Sa démission est encore un secret pour tous,excepté pour Philippe Mesnard.

Lors de sa dernière visite, l’abbé Denizet etMartin Fayolle lui ont trouvé un air étrange. C’est avec uneémotion péniblement contenue qu’il a serré la main du fermier etcelle du vieux prêtre. L’un et l’autre ils ont eu cette mêmephrase :

« Mais qu’avez-vous donc, maîtreGuillaume ? On dirait un adieu… »

Se défiant de son courage, il ne voulait pasrevoir Claudine. Elle a su qu’il allait s’absenter pour quelquesjours, elle est venue à la maison d’école.

« C’est mal ! lui a-t-elle dit.Voici la première fois depuis quatre ans que nous seronsséparés ; vous ne m’en parliez pas !

– Je comptais vous voir demain matin,répondit-il. Ce n’est pas une séparation. Quand bien même j’iraisau bout du monde, quand bien même ce serait pour toujours, mapensée resterait auprès de vous. »

Après l’avoir regardé en silence, Claudinemurmura :

« Comme vous me dites celatristement !… Il y a des larmes dans vos yeux !… Pourquoirougissez-vous ? Ah ! voilà maintenant que vous deveneztout pâle… »

Guillaume s’efforça de sourire, il détournal’entretien, feignant une grande satisfaction d’aller à la ville.Il en rapporterait des livres nouveaux, de la musique, tout ce quipouvait plaire à Claudine.

Elle n’était qu’à demi rassurée lorsqu’elle seretira.

« Songez-y, lui dit-elle, je vous envoudrais beaucoup si vous me cachiez un chagrin. Ne suis-je pasvotre sœur ?… Pour sa sœur, un frère ne doit pas avoir desecret. Vous désirez, n’est-ce pas, que je sois contente,heureuse ? Je ne saurais l’être, Guillaume, que si vous êtesheureux.

– On est toujours heureux, répondit-il,lorsqu’on a fait son devoir. Ne vous inquiétez pas de moi. Àbientôt ! »

En même temps, il la reconduisait.

Sur le seuil, Claudine se retourna.

« Quoi ! fit-elle, vous nem’embrassez pas ? »

Elle lui présentait le front.

Il y mit ses lèvres, et, la saluant de lamain, rentra vivement dans sa classe.

Mais tout aussitôt, il courut vers la fenêtreet, soulevant un coin du rideau, il regarda Claudine quis’éloignait à pas lents.

Avant de disparaître, elle se retournaplusieurs fois.

Lorsque Guillaume la perdit de vue, avec ungeste de désespoir, avec un sanglot étouffé, il murmura :

« Adieu, Claudine ! Adieu pourjamais ! Tu me pardonneras un jour en comprenant que je mesuis conduit en honnête homme ! »

Restait à prendre congé de la Simonne.

Après souper, en présence de Mesnard, il luidit :

« Ma mère, si par hasard on me retenaitlà-bas… Vous savez, on m’a souvent offert de l’avancement… Philippem’a démontré que je devais avoir un peu d’ambition… Je compte voirmes supérieurs… Avant d’accepter un autre poste, je voudrais êtrecertain que vous m’y rejoindriez, ma mère.

– Où tu me diras d’aller, mon enfant, j’irai,répondit la Simonne. Tout ce que te demande ta vieille amie, c’estde passer ses derniers jours auprès de toi. »

Après l’avoir remerciée de cette marque dedévouement, après lui avoir recommandé le silence, Guillaumel’étreignit sur son cœur et remonta dans sa mansarde.

Philippe l’y suivit.

Il venait d’échanger un regard avec laSimonne.

………………………

À peine la porte se fut-elle refermée, queGuillaume s’assit devant la table où, d’ordinaire, iltravaillait.

« Tu peux te coucher, dit-il à Mesnard,j’ai à écrire.

– Longtemps ?

– Une partie de la nuit, peut-être.

– Alors, comme je n’ai pas encore sommeil, jem’en vais fumer un cigare à la belle étoile. »

Philippe ne rentra que fort tard.

Guillaume écrivait toujours.

À l’abbé Denizet, à Martin Fayolle, àClaudine.

Cette dernière lettre fut la plus longue.Souvent il avait dû s’interrompre pour essuyer une larme.

L’ingénieur dormait les poings fermés.

« Il est heureux, lui ! murmuraGuillaume, il sera l’époux de Charlotte ! »

Et le coude sur la table, le front dans samain, il évoqua le souvenir de tout ce qui s’était passé, de toutce qu’il avait rêvé depuis le jour de son arrivée au village.

Vers les premières lueurs de l’aube, épuisépar tant d’émotions, succombant à la fatigue, il sommeillaitfiévreusement.

Le bruit des sabots de ses écoliers leréveilla.

Il descendit et commença sa classe commed’habitude.

Jamais on ne l’avait vu plus affectueux, pluspaternel. Plusieurs fois, il répéta aux enfants de se bien conduireen son absence, de rester fidèles à ses leçons. Il serrait la maindes plus âgés, il embrassait les plus jeunes.

Lorsqu’ils sortirent enfin, émus de tant debienveillance, joyeux de leurs trois jours de liberté,l’instituteur remplit et boucla sa valise, qu’il avait descendue lematin.

L’instant du départ approchait.

Philippe était allé prendre congé du barond’Orgeval.

Tout à coup, Martin Fayolle parut sur leseuil, une lettre à la main.

« Qu’est-ce que j’apprends, maîtreGuillaume ? Ce départ, c’est pour toujours ?… vousdésertez, vous abandonnez la commune !

– Ah ! s’écria l’instituteur, Philippem’a trahi !…

– N’accusons pas l’ingénieur, répliqua lemaire ; c’est M. le préfet lui-même qui vous a dénoncé…Voici sa lettre !… Ah ! mais non, ça ne se passera pasainsi !… Nous vous retiendrons de force, oui-dà !…J’ameuterais plutôt tout le village. »

Guillaume l’arrêta.

« Je vous en supplie, monsieur le maire,écoutez-moi !… C’est à votre raison, c’est à votre justice queje m’adresse… Il y va de mon intérêt, de mon avenir… Ne m’avez-vouspas répété vous-même, et bien des fois, que je me sacrifiais enrestant ici… Je veux gagner plus d’argent, monter en grade… À montour, je suis ambitieux… Un autre vaudra tout autant que moi…N’insistez pas, c’est résolu ! »

Guillaume, domptant son émotion, se roidissaitdans sa volonté. Il avait dans l’attitude, dans le regard, unedétermination irrévocable.

« Au moins, reprit Martin Fayolle,retardez votre départ jusqu’au mariage de ma fille.

– Ah ! fit l’instituteur, qui tressaillitet devint blême, ah ! Claudine se marie ?…

– Il le faut bien ! répliqua le père d’unton bourru. Moi, je ne voulais pas… La franchise avant tout !…Mais on m’a tant remontré depuis deux jours que ce mariage-làferait son bonheur…

– Son bonheur ! répéta Guillaume, quelest donc le gendre que vous avez choisi ?

– Ah ! ah ! les concurrents nemanquaient pas ! poursuivit Martin Fayolle. Tous les fils denos riches cultivateurs des alentours… et ça m’allait fort, car jeveux que mon gendre fasse de la culture. Il me l’a promis.

– Ce n’est donc pas le notaire ?…

– Non. Il ne tenait qu’à nous cependant,Claudine pouvait devenir une bourgeoise et se pavaner au premierrang des dames de la ville. M’est avis même que le fils du barond’Orgeval ne demanderait pas mieux que d’en faire une baronne. Toutcomme une autre elle brillerait à Paris ! Mais non, ses idéessont ailleurs… Elle ne veut épouser que celui qu’elle aime.

– Elle aime quelqu’un ! s’écriaGuillaume, qui, ne se maîtrisant plus qu’avec effort, endurait lemartyre.

– Oui, » fit le père.

À l’horloge de l’école, midi sonna.

« Mesnard m’attend, balbutial’instituteur, je dois partir…

– Un moment donc ! interrompit MartinFayolle. Elle veut vous montrer elle-même celui qu’elle a choisi.Elle s’avance à sa rencontre… Elle lui tend la main… »

Puis, saisissant Guillaume par les deuxépaules, et le retournant de force vers l’autre côté :

« Mais regardez donc par là, mongendre !… Et comprenez enfin la récompense que vous offreMartin Fayolle ! »

Guillaume crut rêver.

Claudine était là sur le seuil de la chambrede la Simonne. C’était vers lui qu’elle s’avançait, c’était à luiqu’elle tendait la main.

« Guillaume, lui dit-elle, ne partez pas…je serai votre femme…

– Avec la permission de M. lemaire, » s’écria Martin Fayolle.

Et, poussé par lui, l’instituteur, palpitantde joie, vint tomber aux pieds de Claudine.

Heureuse et fière, elle ne songeait pas àbaisser ses grands yeux noirs. De pudiques larmes les voilaient.Son sourire était divin. Jamais elle n’avait été plus belle.

Un peu plus loin, la Simonne, s’agenouillant,remerciait le bon Dieu.

L’abbé Denizet, son ministre, bénissait lesfiancés.

Enfin, Philippe Mesnard, qui sans doute lesavait tous réunis, tous amenés là, se frottait les mains en sedisant :

« Voilà ce que c’est que d’êtreingénieur ! »

Chapitre 26ÉPILOGUE

Rappelez-vous le commencement de ce récit, levillage où maître Guillaume arrivait.

Il n’est pas reconnaissable.

C’était jadis une cinquantaine de misérableschaumières. On y compte aujourd’hui près de deux cents maisons,soigneusement entretenues, des plus riantes.

Cet accroissement de population s’explique parles usines qui s’élèvent au bord de la rivière.

Il y a d’abord le vaste établissement du barond’Orgeval, grand industriel, grand agriculteur, député del’arrondissement.

Son fils, qui vient de se marier, marche surses traces.

Viennent ensuite les fabriques de MartinFayolle, de Martial Hardoin, de Philippe Mesnard.

Une ligne de chemin de fer, qui traverse lepays, contribue puissamment à sa prospérité.

L’industrie ne porte aucun préjudice àl’agriculture, bien au contraire. Tout est défriché, tout rapporte.On ne saurait voir des champs mieux cultivés, des cultivateurs plusintelligents. Au lieu de travailler comme des mercenaires, commedes rustres, ils se rendent compte de chaque améliorationnouvelle ; ils s’appliquent sans relâche à retirer de la terredes produits plus abondants, et le succès de leurs efforts lesencourage à pousser pour améliorer sans cesse. Ils raisonnent, ilslisent ; ils ont leur part de toutes les jouissancesintellectuelles ; ils sont heureux et fiers d’être despaysans.

Aussi ne les voit-on plus aspirer à devenirdes bourgeois, des messieurs de la ville, ou pour mieux dire dessaute-ruisseau, des commis. Leur état, leur village est devenuattrayant pour eux. Ils savent que le vrai bonheur est là.

Il est surtout à la grande ferme. Là segroupent, autour du vieux Martin Fayolle, trois francs amis :Martial, Philippe et Guillaume ; trois charmantes jeunesmères : Charlotte, Gratienne et Claudine ; un joyeuxessaim de beaux enfants qui tous l’appellent grand-papa Martin.C’est comme un tableau de Greuze.

Souvent on y rencontre le bon curé Denizet.Heureux de voir sa chère paroisse où tout le monde a reçu,non-seulement l’instruction, mais encore l’éducation ; oùrègnent les bonnes mœurs, le respect de Dieu et de la foi, le digneprêtre répète en montrant Guillaume :

« Tant vaut le maître, tant vautl’école ! tant vaut l’école, tant vaut levillage ! »

Il y a maintenant plusieurs sous-maîtres etsous-maîtresses ; mais Guillaume est toujours l’instituteur,Claudine toujours l’institutrice. Ils ont ce principe :

« Alors même que l’on n’a plus besoin detravailler pour soi, le devoir est de travailler pour lesautres. »

FIN.

Share