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L’Ami Fritz

L’Ami Fritz

d’ Erckmann-Chatrian
Chapitre 1

 

Lorsque Zacharias Kobus, juge de paix à Hunebourg, mourut en 1832, son fils Fritz Kobus, se voyant à la tête d’une belle maison sur la place des Acacias, d’une bonne ferme dans la vallée de Meisenthâl, et de pas mal d’écus placés sur solides hypothèques, essuya ses larmes, et se dit avec l’Ecclésiaste : « Vanité des vanités, tout est vanité ! Quel avantage a l’homme des travaux qu’il fait sur la terre ? Une génération passe et l’autre vient ; le soleil se lève et se couche aujourd’hui comme hier ; le vent souffle au nord, puis il souffle au midi : les fleuves vont à la mer,et la mer n’en est pas remplie ; toutes choses travaillent plus que l’homme ne saurait dire ; l’œil n’est jamais rassasié de voir, ni l’oreille d’entendre : on oublie les choses passées, on oubliera celles qui viennent : – le mieux est de ne rien faire… pour n’avoir rien à se reprocher ! »

C’est ainsi que raisonna Fritz Kobus en ce jour.

Et le lendemain, voyant qu’il avait bienraisonné la veille, il se dit encore :

« Tu te lèveras le matin, entre sept ethuit heures, et la vieille Katel t’apportera ton déjeuner, que tuchoisiras toi-même, selon ton goût. Ensuite tu pourras aller, soitau Casino lire le journal, soit faire un tour aux champs, pour temettre en appétit. À midi, tu reviendras dîner ; après ledîner, tu vérifieras tes comptes, tu recevras tes rentes, tu ferastes marchés. Le soir, après souper, tu iras à la brasserie duGrand-Cerf, faire quelques parties de youker oude rams avec les premiers venus. Tu fumeras des pipes, tuvideras des chopes, et tu seras l’homme le plus heureux du monde.Tâche d’avoir toujours la tête froide, le ventre libre et les piedschauds : c’est le précepte de la sagesse. Et surtout, éviteces trois choses : de devenir trop gras, de prendre desactions industrielles et de te marier. Avec cela, Kobus, j’ose teprédire que tu deviendras vieux comme Mathusalem ; ceux qui tesuivront diront : “C’était un homme d’esprit, un homme de bonsens, un joyeux compère !” Que peux-tu désirer de plus, quandle roi Salomon déclare lui-même que l’accident qui frappe l’homme,et celui qui frappe la bête sont un seul et même accident ;que la mort de l’un est la même mort que celle de l’autre, etqu’ils ont tous deux le même souffle !… Puisqu’il en estainsi, pensa Kobus, tâchons au moins de profiter de notre souffle,pendant qu’il nous est permis de souffler. »

Or, durant quinze ans, Fritz Kobus suivitexactement la règle qu’il s’était tracée d’avance ; sa vieilleservante Katel, la meilleure cuisinière de Hunebourg, lui servittoujours les morceaux qu’il aimait le plus, apprêtés de la façonqu’il voulait ; il eut toujours la meilleure choucroute, lemeilleur jambon, les meilleures andouilles et le meilleur vin dupays ; il prit régulièrement ses cinq chopes debockbier à la brasserie du Grand-Cerf ; illut régulièrement le même journal à la même heure ; il fitrégulièrement ses parties de youker et derams,tantôt avec l’un, tantôt avec l’autre.

Tout changeait autour de lui, Fritz Kobus seulne changeait pas ; tous ses anciens camarades montaient engrade, et Kobus ne leur portait pas envie ; au contraire,lisait-il dans son journal que Yéri-Hans venait d’être nommécapitaine de housards, à cause de son courage ; que FrantzSépel venait d’inventer une machine pour filer le chanvre à moitiéprix ; que Pétrus venait d’obtenir une chaire de métaphysiqueà Munich ; que Nickel Bischof venait d’être décoré de l’ordredu Mérite pour ses belles poésies, aussitôt il se réjouissait etdisait : « Voyez comme ces gaillards-là se donnent de lapeine : les uns se font casser bras et jambes pour me gardermon bien ; les autres font des inventions pour m’obtenir leschoses à bon marché ; les autres suent sang et eau pour écriredes poésies et me faire passer un bon quart d’heure quand jem’ennuie… Ha ! ha ! ha ! les bonsenfants ! »

Et les grosses joues de Kobus se relevaient,sa grande bouche se fendait jusqu’aux oreilles, son large nezs’épatait de satisfaction ; il poussait un éclat de rire quin’en finissait plus.

Du reste, ayant toujours eu soin de prendre unexercice modéré, Fritz se portait de mieux en mieux ; safortune s’augmentait raisonnablement, parce qu’il n’achetait pasd’actions et ne voulait pas s’enrichir d’un seul coup. Il étaitexempt de tous les soucis de la famille, étant resté garçon ;tout le secondait, tout le satisfaisait, tout le réjouissait ;c’était un exemple vivant de la bonne humeur que vous procurent lebon sens et la sagesse humaine, et naturellement il avait des amis,ayant des écus.

On ne pouvait être plus content que Fritz,mais ce n’était pas tout à fait sans peine, car je vous laisse àpenser les propositions de mariage innombrables qu’il avait dûrefuser durant ces quinze ans ; je vous laisse à penser toutesles veuves et toutes les jeunes filles qui avaient voulu se dévouerà son bonheur ; toutes les ruses des bonnes mères de famillequi, de mois en mois et d’année en année, avaient essayé del’attirer dans leur maison, et de le faire se décider en faveur deCharlotte ou de Gretchen ; non, ce n’est pas sans peine queKobus avait sauvé sa liberté de cette conspiration universelle.

Il y avait surtout le vieux rabbin, DavidSichel – le plus grand arrangeur de mariages qu’on ait jamaisvu dans ce bas monde –, il y avait surtout ce vieux rabbin quis’acharnait à vouloir marier Fritz. On aurait dit que son honneurétait engagé dans le succès de l’affaire. Et le pire, c’est queKobus aimait beaucoup ce vieux David ; il l’aimait pourl’avoir vu, dès son enfance assis du matin au soir chez le juge depaix, son respectable père ; pour l’avoir entendu nasiller,discuter et crier autour de son berceau ; pour avoir sauté surses vieilles cuisses maigres, en lui tirant la barbiche ; pouravoir appris le yudisch[1] de sapropre bouche ; pour s’être amusé dans la cour de la vieillesynagogue, et enfin pour avoir dîné tout petit dans la tente defeuillage que David Sichel dressait chez lui, comme tous les filsd’Israël, au jour de la fête des Tabernacles.

Tous ces souvenirs se mêlaient et seconfondaient dans l’esprit de Fritz avec les plus beaux jours deson enfance ; aussi n’avait-il pas de plus grand plaisir quede voir, de près ou de loin, le profil du vieuxrebbe[2], avec son chapeau râpé penchésur le derrière de la tête, son bonnet de coton noir tiré sur lanuque, sa vieille capote verte, au grand collet graisseux remontantjusque par-dessus les oreilles, son nez crochu barbouillé de tabac,sa barbiche grise, ses longues jambes maigres, revêtues de basnoirs formant de larges plis, comme autour de manches à balai, etses souliers ronds à boucles de cuivre. Oui, cette bonne figurejaune, pleine de finesse et de bonhomie, avait le privilèged’égayer Kobus plus que toute autre à Hunebourg, et du plus loinqu’il l’apercevait dans la rue, il lui criait d’un accentnasillard, imitant le geste et la voix du vieux rebbe :

« Hé ! hé ! vieuxposché-isroel[3],comment ça va-t-il ? Arrivedonc que je te fasse goûter mon kirschenwasser. »

Quoique David Sichel eût plus de soixante-dixans, et que Fritz n’en eût guère que trente-six, ils se tutoyaientet ne pouvaient se passer l’un de l’autre.

Le vieux rebbe s’approchait donc, en agitantla tête d’un air grotesque, et psalmodiant :

« Schaude…, schaude…[4], tu ne changeras donc jamais, tuseras donc toujours le même fou que j’ai connu, que j’ai faitsauter sur mes genoux, et qui voulait m’arracher la barbe ?Kobus, il y a dans toi l’esprit de ton père : c’était un vieuxbraque, qui voulait connaître le Talmud et les prophètes mieux quemoi, et qui se moquait des choses saintes, comme un véritablepaïen ! S’il n’avait pas été le meilleur homme du monde, ets’il n’avait pas rendu des jugements, à son tribunal, aussi beauxque ceux de Salomon, il aurait mérité d’être pendu ! Toi, tului ressembles, tu es un épikaures[5] ; aussi je te pardonne, ilfaut que je te pardonne. »

Alors Fritz se mettait à rire auxlarmes ; ils montaient ensemble prendre un verre deKirschenwasser, que le vieux rabbin ne dédaignait pas. Ilscausaient en yudisch des affaires de la ville, du prix desblés, du bétail et de tout. Quelquefois David avait besoind’argent, et Kobus lui avançait d’assez fortes sommes sans intérêt.Bref, il aimait le vieux rebbe, il l’aimait beaucoup, et DavidSichel, après sa femme Sourlé et ses deux garçons Isidore etNathan, n’avait pas de meilleur ami que Fritz ; mais ilabusait de son amitié pour vouloir le marier.

À peine étaient-ils assis depuis vingt minutesen face l’un de l’autre – causant d’affaires, et se regardantavec ce plaisir que deux amis éprouvent toujours à se voir, às’entendre, à s’exprimer ouvertement sans arrière-pensée, ce qu’onne peut jamais faire avec des étrangers – à peine étaient-ilsainsi, et dans un de ces moments où la conversation sur lesaffaires du jour s’épuise, que la physionomie du vieux rebbeprenait un caractère rêveur, puis s’animait tout à coup d’un refletétrange, et qu’il s’écriait :

« Kobus, connais-tu la jeune veuve duconseiller Roemer ? Sais-tu que c’est une jolie femme, oui,une jolie femme ! Elle a de beaux yeux, cette jeune veuve,elle est aussi très aimable. Sais-tu qu’avant-hier, comme jepassais devant sa maison, dans la rue de l’Arsenal, voilà qu’ellese penche à la fenêtre et me dit : “Hé ! c’est monsieurle rabbin Sichel ; que j’ai de plaisir à vous voir, mon chermonsieur Sichel !” Alors, Kobus, moi tout surpris, je m’arrêteet je lui réponds en souriant : “Comment un vieux bonhomme telque David Sichel peut-il charmer d’aussi beaux yeux, madameRoemer ? Non, non, cela n’est pas possible, je vois que c’estpar bonté d’âme que vous dites ces choses !” Et vraiment,Kobus, elle est bonne et gracieuse, et puis elle a del’esprit ; elle est, selon les paroles du Cantique descantiques, comme la rose de Sârron et le muguet des vallées »,disait le vieux rabbin en s’animant de plus en plus.

Mais, voyant Fritz sourire, il s’interrompaiten balançant la tête, et s’écriait :

« Tu ris… il faut toujours que turies ! Est-ce une manière de converser, cela ? Voyons,n’est-elle pas ce que je dis… ai-je raison ?

– Elle est encore mille fois plus belle,répondait Kobus ; seulement raconte-moi le reste, elle t’afait entrer chez elle, n’est-ce pas… elle veut seremarier ?

– Oui.

– Ah ! bon, ça fait lavingt-troisième…

– La vingt-troisième que tu refuses de mapropre main, Kobus ?

– C’est vrai, David, avec chagrin, avecgrand chagrin ; je voudrais me marier pour te faire plaisir,mais tu sais… » Alors le vieux rebbe se fâchait.

« Oui, disait-il, je sais que tu es ungros égoïste, un homme qui ne pense qu’à boire et à manger, et quise fait des idées extraordinaires de sa grandeur. Eh bien ! tuas tort, Fritz Kobus ; oui, tu as tort de refuser despersonnes honnêtes, les meilleurs partis de Hunebourg, car tudeviens vieux ; encore trois ou quatre ans, et tu auras descheveux gris. Alors tu m’appelleras, tu diras : “David,cherche-moi une femme, cours, n’en vois-tu pas une qui meconvienne.” Mais il ne sera plus temps, maudit schaude,quiris de tout ! Cette veuve est encore bien bonne de vouloir detoi ! »

Plus le vieux rabbin se fâchait, plus Fritzriait.

« C’est cette manière de rire, criaitDavid en se levant et balançant ses deux mains près de sesoreilles, c’est cette manière de rire que je ne peux pasvoir : voilà ce qui me fâche ! ne faut-il pas être foupour rire de cette façon ? »

Et s’arrêtant :

« Kobus, disait-il en faisant une grimacede dépit, avec ta façon de rire, tu me feras sauver de ta maison.Tu ne peux donc pas être grave une fois, une seule fois dans tavie ?

– Allons, posché-isroel, disaitFritz à son tour, assieds-toi, vidons encore un petit verre de cevieux kirsch.

– Que ce kirschenwasser me soit poison,disait le vieux rebbe fort dépité, si je reviens encore une foischez toi ! ta façon de rire est tellement bête, tellementbête, que ça me tourne sur le cœur. »

Et la tête roide, il descendait l’escalier encriant : « C’est la dernière fois, Kobus, la dernièrefois !

– Bah ! disait Fritz, penché sur larampe et les joues épanouies de plaisir, tu reviendras demain.

– Jamais !…

– Demain, David ; tu sais, labouteille est encore à moitié pleine. »

Le vieux rabbin remontait la rue à grands pas,marmottant dans sa barbe grise, et Fritz, heureux comme un roi,renfermait la bouteille dans l’armoire et se disait :

« Ça fait la vingt-troisième !Ah ! vieux posché-isroel,m’as-tu fait du bonsang ! »

Le lendemain ou le surlendemain, Davidrevenait à l’appel de Kobus ; ils se rasseyaient à la mêmetable, et de ce qui s’était passé la veille, il n’en était plusquestion.

Chapitre 2

 

 

Un jour, vers la fin du mois d’avril, FritzKobus s’était levé de grand matin, pour ouvrir ses fenêtres sur laplace des Acacias, puis il s’était recouché dans son lit bienchaud, la couverture autour des épaules, le duvet sur les jambes,et regardait la lumière rouge à travers ses paupières, en bâillantavec une véritable satisfaction. Il songeait à différentes choses,et, de temps en temps, entrouvrait les yeux pour voir s’il étaitbien éveillé.

Dehors il faisait un de ces temps clairs de lafonte des neiges, où les nuages s’en vont, où le toit en face, lespetites lucarnes miroitantes, la pointe des arbres, enfin tout vousparaît brillant ; où l’on se croit redevenu plus jeune, parcequ’une sève nouvelle court dans vos membres, et que vous revoyezdes choses cachées depuis cinq mois : le pot de fleurs de lavoisine, le chat qui se remet en route sur les gouttières, lesmoineaux criards qui recommencent leurs batailles.

De petits coups de vent tiède soulevaient lesrideaux de Fritz et les laissaient retomber ; puis, aussitôtaprès, le souffle de la montagne, refroidi par les glaces quis’écoulent lentement à l’ombre des ravines, remplissait de nouveaula chambre.

On entendait au loin, dans la rue, lescommères rire entre elles, en chassant à grands coups de balai laneige fondante le long des rigoles, les chiens aboyer d’une voixplus claire, et les poules caqueter dans la cour.

Enfin, c’était le printemps.

Kobus, à force de rêver, avait fini par serendormir, quand le son d’un violon, pénétrant et doux comme lavoix d’un ami que vous entendez vous dire après une longueabsence : « Me voilà, c’est moi ! » le tira deson sommeil, et lui fit venir les larmes aux yeux. Il respirait àpeine pour mieux entendre.

C’était le violon du bohémien Iôsef, quichantait, accompagné d’un autre violon et d’une contrebasse ;il chantait dans sa chambre derrière ses rideaux bleus, etdisait :

« C’est moi, Kobus, c’est moi, ton vieilami ! Je te reviens avec le printemps, avec le beau soleil…– Écoute, Kobus, les abeilles bourdonnent autour des premièresfleurs, les premières feuilles murmurent, la première alouettegazouille dans le ciel bleu, la première caille court dans lessillons. – Et je reviens t’embrasser ! – Maintenant,Kobus, les misères de l’hiver sont oubliées. – Maintenant, jevais encore courir de village en village joyeusement, dans lapoussière des chemins, ou sous la pluie chaude des orages.– Mais je n’ai pas voulu passer sans te voir, Kobus, je vienste chanter mon chant d’amour, mon premier salut auprintemps. »

Tout cela le violon de Iôsef le disait, etbien d’autres choses encore, plus profondes : de ces chosesqui vous rappellent les vieux souvenirs de la jeunesse, et qui sontpour nous… pour nous seuls. Aussi le joyeux Kobus en pleuraitd’attendrissement.

Enfin, tout doucement, il écarta les rideauxde son lit, pendant que la musique allait toujours, plus grave etplus touchante, et il vit les trois bohémiens sur le seuil de lachambre, et la vieille Katel derrière, sous la porte. Il vit Iôsef,grand, maigre, jaune, déguenillé comme toujours, le menton allongésur le violon avec sentiment, l’archet frémissant sur les cordesavec amour, les paupières baissées, ses grands cheveux noirs,laineux – recouverts du large feutre en loques –, tombant surses épaules comme la toison d’un mérinos, et ses narines aplatiessur sa grosse lèvre bleuâtre retroussée.

Il le vit ainsi, l’âme perdue dans samusique ; et, près de lui, Kopel le bossu, noir comme uncorbeau, ses longs doigts osseux, couleur de bronze, écarquilléssur les cordes de la basse, le genou rapiécé en avant et le soulieren lambeaux sur le plancher ; et, plus loin, le jeune Andrès,ses grands yeux noirs entourés de blanc, levés au plafond d’un aird’extase.

Fritz vit ces choses avec une émotioninexprimable.

Et maintenant, il faut que je vous disepourquoi Iôsef venait lui faire de la musique au printemps, etpourquoi cela l’attendrissait.

Bien longtemps avant, un soir de Noël, Kobusse trouvait à la brasserie du Grand-Cerf. Il y avait troispieds de neige dehors. Dans la grande salle, pleine de fumée grise,autour du grand fourneau de fonte, les fumeurs se tenaientdebout ; tantôt l’un, tantôt l’autre s’écartait un peu vers latable, pour vider sa chope, puis revenait se chauffer ensilence.

On ne songeait à rien, quand un bohémienentra, les pieds nus dans des souliers troués ; il grelottait,et se mit à jouer d’un air mélancolique. Fritz trouva sa musiquetrès belle : c’était comme un rayon de soleil à travers lesnuages gris de l’hiver.

Mais derrière le bohémien, près de la porte,se tenait dans l’ombre le wachtman Foux, avec sa tête de loup àl’affût, les oreilles droites, le museau pointu, les yeux luisants,Kobus comprit que les papiers du bohémien n’étaient pas en règle,et que Foux l’attendait à la sortie pour le conduire au violon.

C’est pourquoi, se sentant indigné, ils’avança vers le bohémien, lui mit un thaler dans la main,et, le prenant bras dessus bras dessous, lui dit :

« Je te retiens pour cette nuit deNoël ; arrive ! »

Ils sortirent donc au milieu de l’étonnementuniversel, et plus d’un pensa : « Ce Kobus est foud’aller bras dessus bras dessous avec un bohémien ; c’est ungrand original. »

Foux, lui, les suivait en frôlant les murs. Lebohémien avait peur d’être arrêté, mais Fritz lui dit :

« Ne crains rien, il n’osera pas teprendre. »

Il le conduisit dans sa propre maison, où latable était dressée pour la fête du Christ-Kind :l’arbre de Noël au milieu, sur la nappe blanche ; et, toutautour, le pâté, les küchlen saupoudrés de sucre blanc, lekougelhof aux raisins de caisse, rangés dans un ordreconvenable. Trois bouteilles de vieux bordeaux chauffaient dans desserviettes, sur le fourneau de porcelaine à plaque de marbre.

« Katel, va chercher un autre couvert,dit Kobus, en secouant la neige de ses pieds ; je célèbre cesoir la naissance du Sauveur avec ce brave garçon, et si quelqu’unvient le réclamer… gare ! »

La servante ayant obéi, le pauvre bohémienprit place, tout émerveillé de ces choses. Les verres furentremplis jusqu’au bord, et Fritz s’écria :

« À la naissance de Notre-SeigneurJésus-Christ, le véritable Dieu des bons cœurs ! »

Dans le même instant Foux entrait. Sa surprisefut grande de voir le zigeiner assis à table avec le maître de lamaison. Au lieu de parler haut, il dit seulement :

« Je vous souhaite une bonne nuit deNoël, monsieur Kobus.

– C’est bien ; veux-tu prendre unverre de vin avec nous ?

– Merci, je ne bois jamais dans leservice. Mais connaissez-vous cet homme, monsieur Kobus ?

– Je le connais, et j’en réponds.

– Alors ses papiers sont enrègle ? » Fritz n’en put entendre davantage, ses grossesjoues pâlissaient de colère : il se leva, prit rudement lewachtman au collet, et le jeta dehors en criant : « Celat’apprendra à entrer chez un honnête homme, la nuit deNoël ! »

Puis, il vint se rasseoir, et, comme lebohémien tremblait :

« Ne crains rien, lui dit-il, tu es chezFritz Kobus. Bois, mange en paix, si tu veux me faireplaisir. » Il lui fit boire du vin de Bordeaux ; et,sachant que Foux guettait toujours dans la rue, malgré la neige, ildit à Katel de préparer un bon lit à cet homme pour la nuit ;de lui donner le lendemain des souliers et de vieux habits, et dene pas le renvoyer sans avoir eu soin de lui mettre encore un bonmorceau dans la poche. Foux attendit jusqu’au dernier coup de lamesse, puis il se retira ; et le bohémien, qui n’était autreque Iôsef, étant parti de bonne heure, il ne fut plus question decette affaire. Kobus lui-même l’avait oubliée, quand, aux premiersjours du printemps de l’année suivante, étant au lit un beau matin,il entendit à la porte de sa chambre une douce musique :c’était la pauvre alouette qu’il avait sauvée dans les neiges, etqui venait le remercier au premier rayon de soleil.

Depuis, tous les ans Iôsef revenait à la mêmeépoque, tantôt seul, tantôt avec un ou deux de ses camarades, etFritz le recevait comme un frère.

Donc Kobus revit ce jour-là son vieil ami lebohémien, ainsi que je viens de vous le raconter ; et quand labasse ronflante se tut, quand Iôsef, lançant son dernier coupd’archet, leva les yeux, il lui tendit les bras derrière lesrideaux en s’écriant : « Iôsef ! »

Alors le bohémien vint l’embrasser, riant enmontrant ses dents blanches, et disant :

« Tu vois, je ne t’oublie pas… lapremière chanson de l’alouette est pour toi !

– Oui… et c’est pourtant la dixièmeannée ! » s’écria Kobus. Ils se tenaient les mains et seregardaient, les yeux pleins de larmes. Et comme les deux autresattendaient gravement, Fritz partit d’un éclat de rire, etdit : « Iôsef, passe-moi mon pantalon. » Le bohémienayant obéi, il tira de sa poche deux thalers. « Voicipour vous autres, dit-il à Kopel et à Andrès ; vous pouvezaller dîner aux Trois-Pigeons,Iôsef dîne avec moi. »Puis, sautant de son lit, tout en s’habillant il ajouta :

« Est-ce que tu as déjà fait ton tourdans les brasseries, Iôsef ?

– Non, Kobus.

– Eh bien ! dépêche-toi d’yaller ; car, à midi juste la table sera mise. Nous allonsencore une fois nous faire du bon sang. Ha ! ha !ha ! le printemps est revenu ; maintenant, il s’agit debien le commencer. Katel ! Katel !

– Alors je m’en vais tout de suite, ditIôsef.

– Oui, mon vieux ; mais n’oublie pasmidi. » Le bohémien et ses deux camarades descendirentl’escalier, et Fritz, regardant sa vieille servante, lui dit avecun sourire de satisfaction : « Eh bien, Katel, voici leprintemps… Nous allons faire une petite noce… Mais attends unpeu : commençons par inviter les amis. »

Et se penchant à la fenêtre, il se mit àcrier :

« Ludwig ! Ludwig ! »

Un bambin passait justement, c’était Ludwig,le fils du tisserand Koffel, sa tignasse blonde ébouriffée et lespieds nus dans l’eau de neige. Il s’arrêta le nez en l’air.

« Monte ! » lui cria Kobus.

L’enfant se dépêcha d’obéir et s’arrêta sur leseuil, les yeux en dessous, se grattant la nuque d’un airembarrassé.

« Avance donc… écoute ! Tiens, voilàd’abord deux groschen. »

Ludwig prit les deux groschen et lesfourra dans la poche de son pantalon de toile, en se passant lamanche sous le nez, comme pour dire :

« C’est bon ! »

« Tu vas courir chez Frédéric Schoultz,dans la rue du Plat-d’Étain, et chez M. le percepteur Hâan, àl’hôtel de la Cigogne… tu m’entends ?

Ludwig inclina brusquement la tête.

« Tu leur diras que Fritz Kobus lesinvite à dîner pour midi juste.

– Oui, monsieur Kobus.

– Attends donc, il faut que tu aillesaussi chez le vieux rebbe David, et que tu lui dises que jel’attends vers une heure, pour le café. Maintenant,dépêche-toi ! »

Le petit descendit l’escalier quatre àquatre ; Kobus, de la fenêtre, le regarda quelques instantsremonter la rue bourbeuse, sautant par-dessus les ruisseaux commeun chat. La vieille servante attendait toujours.

« Écoute, Katel, lui dit Fritz en seretournant, tu vas aller au marché tout de suite. Tu choisiras ceque tu trouveras de plus beau en fait de poisson et de gibier. S’ily a des primeurs, tu les achèteras, à n’importe quel prix :l’essentiel est que tout soit bon ! Je me charge de dresser latable et de monter les bouteilles, ainsi ne t’occupe que de tacuisine. Mais dépêche-toi, car je suis sûr que le professeur Specket tous les autres gourmands de la ville sont déjà sur place, àmarchander les morceaux les plus délicats.

Chapitre 3

 

 

Après le départ de Katel, Fritz entra dans lacuisine allumer une chandelle, car il voulait passer l’inspectionde sa cave, et choisir quelques vieilles bouteilles de vin, pourcélébrer la fête du printemps.

Sa grosse figure exprimait le contentementintérieur ; il revoyait déjà les beaux jours se suivre à lafile jusqu’en automne : la fête des asperges, les parties dequilles au Panier-Fleuri, hors de Hunebourg ; lesparties de pêche avec Christel, son fermier de Meisenthâl, ladescente du Losser en bateau, sous les ombres tremblotantes desgrands ormes en demi-voûte de la rive ; et puis Christel,l’épervier sur l’épaule, lui disant :« Halte ! » près de la source aux truites, et tout àcoup déployant son filet en rond, comme une immense toiled’araignée, sur l’eau dormante, et le retirant tout frétillant depoissons dorés. Il revoyait cela d’avance, et bien d’autreschoses : le départ pour la chasse au bois de hêtres, près deKatzenbach ; le char-à-bancs tout plein de joyeux compères,les hautes guêtres de cuir bien bouclées aux jambes, la gibecièreau dos sur la blouse grise, la gourde et le sac à poudre sur lahanche, les fusils doubles entre les genoux dans la paille :tout cela pêle-mêle. Les chiens, attachés derrière, jappant,hurlant, se démenant ; et lui, près du timon, conduisant lavoiture jusqu’à la maison du garde Roedig, et les laissant partir,pour veiller à la cuisine, faire frire les petits oignons etrafraîchir le vin dans les cuveaux. Puis le retour des chasseurs àla nuit, les uns la gibecière vide, les autres soufflant dans latrompe. Tous ces beaux jours lui passaient devant les yeux enallumant la chandelle : les moissons, la cueillette duhoublon, les vendanges, et il poussait de petits éclats derire : « Hé ! hé ! hé ! ça va bien… ça vabien ! »

Enfin il descendit, la main devant sa lumière,le trousseau de clefs dans sa poche, un panier au bras.

En bas, sous l’escalier, il ouvrit la cave,une vieille cave bien sèche, les murs couverts de salpêtre brillantcomme le cristal, la cave des Kobus depuis cent cinquante ans, oùle grand grand-père Nicolas avait fait venir pour la première foisdu markobrunner, en 1715, et qui depuis, grâce à Dieu,s’était augmentée d’année en année, par la sage prévoyance desautres Kobus.

Il l’ouvrit, les yeux écarquillés de plaisir,et se vit en face des deux lucarnes bleues qui donnent sur la placedes Acacias. Il passa lentement près des petits fûts cerclés defer, rangés sur de grosses poutres le long des murs ; et, lescontemplant, il se disait :

« Ce gleiszeller est de huitans, c’est moi-même qui l’ai acheté à la côte ; maintenant ildoit avoir assez déposé, il est temps de le mettre en bouteilles.Dans huit jours, je préviendrai le tonnelier Schweyer, et nouscommencerons ensemble. Et ce steinberg-là est de onzeans ; il a fait une maladie, il a filé, mais ce doit êtrepassé… nous verrons ça bientôt. Ah ! voici monforstheimer de l’année dernière, que j’ai collé au blancd’œuf ; il faudra pourtant que je l’examine ; maisaujourd’hui je ne veux pas me gâter la bouche ; demain,après-demain, il sera temps. »

Et, songeant à ces choses, Kobus avançaittoujours rêveur et grave.

Au premier tournant, et comme il allait entrerdans la seconde cave, sa vraie cave, la cave des bouteilles, ils’arrêta pour moucher la chandelle, ce qu’il fit avec les doigts,ayant oublié les mouchettes ; et, après avoir posé le pied surle lumignon, il s’avança le dos courbé, sous une petite voûtetaillée dans le roc, et, tout au bout de ce boyau, il ouvrit uneseconde porte, fermée d’un énorme cadenas ; l’ayant poussée,il se redressa tout joyeux, en s’écriant :

« Ah ! ah ! nous ysommes ! »

Et sa voix retentit sous la haute voûtegrise.

En même temps, un chat noir grimpait au mur etse retournait dans la lucarne, les yeux verts brillants, avant dese sauver vers la rue du Coin-Brûlé.

Cette cave, la plus saine de Hunebourg, étaiten partie creusée dans le roc, et, pour le surplus, construited’énormes pierres de taille ; elle n’était pas bien grande,ayant au plus vingt pieds de profondeur sur quinze de large ;mais elle était haute, partagée en deux par un lattis solide, etfermée d’une porte également en lattis. Tout le long s’étendaientdes rayons, et sur ces rayons étaient couchées des bouteilles dansun ordre admirable. Il y en avait de toutes les années, depuis 1780jusqu’en 1840. La lumière des trois soupiraux, se brisant dans lelattis, faisait étinceler le fond des bouteilles d’une façonagréable et pittoresque.

Kobus entra.

Il avait apporté un panier d’osier àcompartiments carrés, une bouteille tenant dans chaque case ;il posa ce panier à terre, et, la chandelle haute, il se mit àpasser le long des rayons. La vue de tous ces bons vins, les uns aucachet bleu, les autres à la capsule de plomb, l’attendrit, et aubout d’un instant il s’écria :

« Si les pauvres vieux qui, depuiscinquante ans, ont, avec tant de sagesse et de prévoyance, mis decôté ces bons vins, s’ils revenaient, je suis sûr qu’ils seraientcontents de me voir suivre leur exemple, et qu’ils me trouveraientdigne de leur avoir succédé dans ce bas monde. Oui, tous seraientcontents ! car ces trois rayons-là c’est moi-même qui les airemplis, et, j’ose dire, avec discernement : j’ai toujours eusoin de me transporter moi-même dans la vigne et de traiter avecles vignerons en face de la cuvée. Et, pour les soins de la cave,je ne me suis pas épargné non plus. Aussi, ces vins-là, s’ils sontplus jeunes que les autres, ne sont pas d’une qualitéinférieure ; ils vieilliront et remplaceront dignement lesanciens. C’est ainsi que se maintiennent les bonnes traditions, etqu’il y a toujours, non seulement du bon, mais du meilleur dans lesmêmes familles.

« Oui, si le vieux Nicolas Kobus, legrand-père Frantz-Sépel, et mon propre père Zacharias, pouvaientrevenir et goûter ces vins, ils seraient satisfaits de leurpetit-fils ; ils reconnaîtraient en lui la même sagesse et lesmêmes vertus qu’en eux-mêmes. Malheureusement ils ne peuvent pasrevenir, c’est fini ! Il faut que je les remplace en tout etpour tout. C’est triste tout de même ! des gens si prudents,de si bons vivants, penser qu’ils ne peuvent seulement plus goûterun verre de leur vin, et se réjouir en louant le Seigneur de sesgrâces ! Enfin, c’est comme cela ; le même accident nousarrivera tôt ou tard, et voilà pourquoi nous devons profiter desbonnes choses pendant que nous y sommes ! »

Après ces réflexions mélancoliques, Kobuschoisit les vins qu’il voulait boire en ce jour, et cela le remitde bonne humeur.

« Nous commencerons, se dit-il, par desvins de France, que mon digne grand-père Frantz-Sépel estimait plusque tous les autres. Il n’avait peut-être pas tout à fait tort, carce vieux bordeaux est bien ce qu’il y a de mieux pour se faire unbon fond d’estomac. Oui, prenons d’abord ces six bouteilles debordeaux ; ce sera un joli commencement. Et là-dessus, troisbouteilles de rudesheim, que mon pauvre père aimaittant !… mettons-en quatre en souvenir de lui. Cela fait déjàdix. Mais pour les deux autres, celles de la fin, il faut quelquechose de choisi, du plus vieux, quelque chose qui nous fassechanter… Attendez, attendez, que je vous examine ça deprès. »

Alors Kobus se courbant, remua doucement lapaille du rayon d’en bas, et, sur les vieilles étiquettes, illisait : Markobrunner de 1780. – Affenthâl de 1804.– Johannisberg des capucins, sans date.

« Ah ! ah ! Johannisbergdes capucins ! »fit-il en se redressant et claquantde la langue.

Il leva la bouteille couverte de poussière etla posa dans le panier avec recueillement.

« Je connais ça ! » dit-il.

Et durant plus d’une minute, il se prit àsonger aux capucins de Hunebourg, qui s’étaient sauvés en 1792,lors de l’arrivée de Custine, abandonnant leurs caves, que lesFrançais avaient mises au pillage, et dont le grand-père Frantzavait recueilli deux ou trois cents bouteilles. C’était un vinjaune d’or, tellement délicat, qu’en le buvant il vous semblaitsentir comme un parfum oriental se fondre dans votre bouche.

Kobus, se rappelant cela, fut content. Et,sans compléter le panier, il se dit :

« En voilà bien assez : encore unebouteille de capucin,et nous roulerions sous la table. Ilfaut user, comme le répétait sans cesse mon vertueux père, mais ilne faut pas abuser. »

Alors, plaçant avec précaution le panier horsdu lattis, il referma soigneusement la porte, y remit le cadenas etreprit le chemin de la première cave. En passant, il compléta lepanier avec une bouteille de vieux rhum, qui se trouvait à part,dans une sorte d’armoire enfoncée entre deux piliers de la voûtebasse ; et enfin il remonta, s’arrêtant chaque fois pourcadenasser les portes.

En arrivant près du vestibule, il entenditdéjà le remue-ménage des casseroles et le pétillement du feu dansla cuisine : Katel était revenue du marché, tout était entrain, cela lui fit plaisir.

Il monta donc, et, s’arrêtant dans l’allée,sur le seuil de la cuisine flamboyante, il s’écria :

« Voici les bouteilles ! À cetteheure, Katel, j’espère que tu vas te dépasser, que tu nous feras undîner… mais un dîner…

– Soyez donc tranquille, monsieur,répondit la vieille cuisinière, qui n’aimait pas lesrecommandations, est-ce que vous avez jamais été mécontent de moidepuis vingt ans ?

– Non, Katel, non, au contraire ;mais tu sais, on peut faire bien, très bien, et tout à faitbien.

– Je ferai ce que je pourrai, dit lavieille, on ne peut pas en demander davantage. »

Kobus voyant alors sur la table deuxgelinottes, un superbe brochet arrondi dans le cuveau, de petitestruites pour la friture, un superbe pâté de foie gras, pensa quetout irait bien.

« C’est bon, c’est bon, fit-il en s’enallant, cela marchera, ah ! ah ! ah ! nous allonsrire. »

Au lieu d’entrer dans la salle à mangerordinaire, il prit la petite allée à droite, et devant une hauteporte il déposa son panier, mit une clef dans la serrure etouvrit : c’était la chambre de gala des Kobus ; on nedînait là que dans les grandes circonstances. Les persiennes destrois hautes fenêtres au fond étaient fermées ; le jourgrisâtre laissait voir dans l’ombre de vieux meubles, des fauteuilsjaunes, une cheminée de marbre blanc, et, le long des murs, degrands cadres couverts de percale blanche.

Fritz ouvrit d’abord les fenêtres et poussales persiennes pour donner de l’air.

Cette salle, boisée de vieux chêne, avaitquelque chose de solennel et de digne ; on comprenait aupremier coup d’œil, qu’on devait bien manger là-dedans de père enfils.

Fritz retira les voiles des portraits :c’étaient les portraits de Nicolas Kobus, conseiller à la cour del’électeur Frédéric-Wilhelm, en l’an de grâce 1715. M. leconseiller portait l’immense perruque Louis XIV, l’habit marron àlarges manches relevées jusqu’aux coudes, et le jabot de finesdentelles ; sa figure était large, carrée et digne. Un autreportrait représentait Frantz-Sépel Kobus, enseigne dans le régimentde dragons de Leiningen, avec l’uniforme bleu-de-ciel àbrandebourgs d’argent, l’écharpe blanche au bras gauche, lescheveux poudrés et le tricorne penché sur l’oreille ; il avaitalors vingt ans au plus, et paraissait frais comme un boutond’églantine. Un troisième portrait représentait Zacharias Kobus, lejuge de paix, en habit noir carré ; il tenait à la main satabatière et portait la perruque à queue de rat.

Ces trois portraits, de même grandeur, étaientde larges et solides peintures ; on voyait que les Kobusavaient toujours eu de quoi payer grassement les artistes chargésde transmettre leur effigie à la postérité. Fritz avait avec chacund’eux un grand air de ressemblance, c’est-à-dire les yeux bleus, lenez épaté, le menton rond frappé d’une fossette, la bouche bienfendue et l’air content de vivre.

Enfin, à droite, contre le mur, en face de lacheminée, était le portrait d’une femme, la grand-mère de Kobus,fraîche, riante, la bouche entrouverte pour laisser voir les plusbelles dents blanches qu’il soit possible de se figurer, lescheveux relevés en forme de navire, et la robe de veloursbleu-de-ciel bordée de rose.

D’après cette peinture, le grand-pèreFrantz-Sépel avait dû faire bien des envieux, et l’on s’étonnaitque son petit-fils eût si peu de goût pour le mariage.

Tous ces portraits, entourés de cadres àgrosses moulures dorées, produisaient un bel effet sur le fond brunde la haute salle.

Au-dessus de la porte, on voyait une sorte demoulure représentant l’Amour emporté sur un char par troiscolombes. Enfin tous les meubles, les hautes portes d’armoires, lavieille chiffonnière en bois de rose, le buffet à larges panneauxsculptés, la table ovale à jambes torses, et jusqu’au parquet dechêne, palmé alternativement jaune et noir, tout annonçait la bonnefigure que les Kobus faisaient à Hunebourg depuis cent cinquanteans.

Fritz, après avoir ouvert les persiennes,poussa la table à roulettes au milieu de la salle, puis il ouvritdeux armoires, de ces hautes armoires à doubles battants,pratiquées dans les boiseries, et descendant du plafond jusque surle parquet. Dans l’une était le linge de table, aussi beau qu’ilsoit possible de le désirer, sur une infinité de rayons ; dansl’autre, la vaisselle, de cette magnifique porcelaine de vieuxSaxe, fleuronnée, moulée et dorée : les piles d’assiettes enbas, les services de toute sorte, les soupières rebondies, lestasses, les sucriers au-dessus ; puis l’argenterie ordinairedans une corbeille.

Kobus choisit une belle nappe damassée, etl’étendit sur la table soigneusement, passant une main dessus pouren effacer les plis, et faisant aux coins de gros nœuds, pour lesempêcher de balayer le plancher. Il fit cela lentement, gravement,avec amour. Après quoi il prit une pile d’assiettes plates et laposa sur la cheminée, puis une autre d’assiettes creuses. Il fit demême d’un plateau de verres de cristal, taillés à gros diamants, deces verres lourds où le vin rouge a les reflets sombres du rubis,et le vin jaune ceux de la topaze.

Enfin il déposa les couverts sur la table,régulièrement, l’un en face de l’autre ; il plia lesserviettes dessus avec soin, en bateau et en bonnet d’évêque, seplaçant tantôt à droite, tantôt à gauche, pour juger de lasymétrie.

En se livrant à cette occupation, sa bonnegrosse figure avait un air de recueillement inexprimable, seslèvres se serraient, ses sourcils se fronçaient :

« C’est cela, se disait-il à voix basse,le grand Frédéric Schoultz du côté des fenêtres, le dos à lalumière, le percepteur Christian Hâan en face de lui, Iôsef de cecôté, et moi de celui-ci : ce sera bien… c’est bien commecela ; quand la porte s’ouvrira, je verrai tout d’avance, jesaurai ce qu’on va servir, je pourrai faire signe à Kateld’approcher ou d’attendre ; c’est très bien. Maintenant lesverres : à droite, celui du bordeaux pour commencer ; aumilieu, celui du rudesheim,et ensuite celui dujohannisberg des capucins. Toute chose doit venir en ordreet selon son temps ; l’huilier sur la cheminée, le sel et lepoivre sur la table, rien ne manque plus, et j’ose me flatter…Ah ! le vin ! comme il fait déjà chaud, nous le mettronsrafraîchir dans un baquet sous la pompe, excepté le bordeaux quidoit se boire tiède ; je vais prévenir Katel. – Etmaintenant à mon tour, il faut que je me rase, que je me change,que je mette ma belle redingote marron. – Ça va, Kobus,ah ! ah ! ah ! quelle fête du printemps… Et dehorsdonc, il fait un soleil superbe ! – Hé ! le grandFrédéric se promène déjà sur la place ; il n’y a plus uneminute à perdre ! »

Fritz sortit ; en passant devant lacuisine, il avertit Katel de faire chauffer le bordeaux etrafraîchir les autres vins ; il était radieux et entra dans sachambre en chantant tout bas : « Tra, ri, ro, l’été vientencore une fois… yoû ! yoû ! »

La bonne odeur de la soupe aux écrevissesremplissait toute la maison, et la grande Frentzel, la cuisinièredu Bœuf-Rouge, avertie d’avance, entrait alors pourveiller au service, car la vieille Katel ne pouvait être à la foisdans la cuisine et dans la salle à manger.

La demie sonnait alors à l’égliseSaint-Landolphe, et les convives ne pouvaient tarder àparaître.

Chapitre 4

 

 

Est-il rien de plus agréable en ce bas mondeque de s’asseoir, avec trois ou quatre vieux camarades, devant unetable bien servie, dans l’antique salle à manger de sespères ; et là, de s’attacher gravement la serviette au menton,de plonger la cuiller dans une bonne soupe aux queues d’écrevisses,qui embaume, et de passer les assiettes en disant :« Goûtez-moi cela, mes amis, vous m’en donnerez desnouvelles. »

Qu’on est heureux de commencer un pareildîner, les fenêtres ouvertes sur le ciel bleu du printemps ou del’automne.

Et quand vous prenez le grand couteau à manchede corne pour découper des tranches de gigot fondantes, ou latruelle d’argent pour diviser tout du long avec délicatesse unmagnifique brochet à la gelée, la gueule pleine de persil, avecquel air de recueillement les autres vous regardent !

Puis quand vous saisissez derrière votrechaise, dans la cuvette, une autre bouteille, et que vous la placezentre vos genoux pour en tirer le bouchon sans secousse, comme ilsrient en pensant : « Qu’est-ce qui va venir à cetteheure ? »

Ah ! je vous le dis, c’est un grandplaisir de traiter ses vieux amis, et de penser : « Celarecommencera de la sorte d’année en année, jusqu’à ce que leSeigneur Dieu nous fasse signe de venir, et que nous dormions enpaix dans le sein d’Abraham. »

Et quand, à la cinquième ou sixième bouteille,les figures s’animent, quand les uns éprouvent tout à coup lebesoin de louer le Seigneur, qui nous comble de ses bénédictions,et les autres de célébrer la gloire de la vieille Allemagne, sesjambons, ses pâtés et ses nobles vins ; quand Kaspers’attendrit et demande pardon à Michel de lui avoir gardé rancune,sans que Michel s’en soit jamais douté ; et que Christian, latête penchée sur l’épaule, rit tout bas en songeant au pèreBischoff, mort depuis dix ans, et qu’il avait oublié ; quandd’autres parlent de chasse, d’autres de musique, tous ensemble, ens’arrêtant de temps en temps pour éclater de rire : c’estalors que la chose devient tout à fait réjouissante, et que leparadis, le vrai paradis, est sur la terre.

Eh bien ! tel était précisément l’étatdes choses chez Fritz Kobus, vers une heure de l’après-midi :le vieux vin avait produit son effet.

Le grand Frédéric Schoultz, ancien secrétairedu père Kobus, et ancien sergent de la landwehr, en 1814, avec sagrande redingote bleue, sa perruque ficelée en queue de rat, seslongs bras et ses longues jambes, son dos plat et son nez pointu,se démenait d’une façon étrange, pour raconter comment il étaitréchappé de la campagne de France, dans certain village d’Alsace,où il avait fait le mort pendant que deux paysans lui retiraientses bottes. Il serrait les lèvres, écarquillait les yeux, etcriait, en ouvrant les mains comme s’il avait encore été dans lamême position critique : « Je ne bougeaispas ! » Je pensais : « Si tu bouges, ils sontcapables de te planter leur fourche dans le dos ! »

Il racontait cet événement au gros percepteurHâan, qui semblait l’écouter, son ventre arrondi comme unbouvreuil, la face pourpre, la cravate lâchée, ses gros yeux voilésde douces larmes, et qui riait en songeant à la prochaine ouverturede la chasse. De temps en temps il se rengorgeait, comme pour direquelque chose ; mais il se recouchait lentement au dos de sonfauteuil, sa main grasse, chargée de bagues, sur la table à côté deson verre.

Iôsef avait l’air grave, sa figure cuivréeexprimait la contemplation intérieure ; il avait rejeté sesgrands cheveux laineux loin de ses tempes, et son œil noir seperdait dans l’azur du ciel, au haut des grandes fenêtres.

Kobus, lui, riait tellement en écoutant legrand Frédéric, que son nez épaté couvrait la moitié de sa figure,mais il n’éclatait pas, quoique ses joues relevées eussentl’apparence d’un masque de comédie.

« Allons, buvons, disait-il, encore uncoup ! la bouteille est encore à moitié pleine. »

Et les autres buvaient, la bouteille passaitde main en main.

C’est en ce moment que le vieux David Sichelentra, et l’on peut s’imaginer les cris d’enthousiasme quil’accueillirent :

« Hé ! David !… VoiciDavid !… À la bonne heure !… il arrive ! »

Le vieux rabbin promenant un regard sardoniquesur les tartes découpées, sur les pâtés effondrés et les bouteillesvides, comprit aussitôt à quel diapason était montée la fête ;il sourit dans sa barbiche.

« Hé ! David, il était temps,s’écria Kobus tout joyeux, encore dix minutes, et je t’envoyaischercher par les gendarmes : nous t’attendons depuis unedemi-heure.

– Dans tous les cas, ce n’est pas aumilieu des gémissements de Babylone, fit le vieux rebbe d’un tonmoqueur.

– Il ne manquerait que cela ! ditKobus en lui faisant place. Allons, prends une chaise, vieux,assieds-toi. Quel dommage que tu ne puisses pas goûter de ce pâté,il est délicieux !

– Oui, s’écria le grand Frédéric, maisc’est treife[6],il n’y a pas moyen ; le Seigneur a fait les jambons, lesandouilles et les saucisses pour nous autres.

– Et les indigestions aussi, dit David enriant tout bas. Combien de fois ton père, Johann Schoultz, nem’a-t-il pas répété la même chose : c’est une plaisanterie deta famille qui passe de père en fils, comme la perruque à queue derat et la culotte de velours à deux boucles. Tout cela n’empêchepas que si ton père avait moins aimé le jambon, les saucisses etles andouilles, il serait encore frais et solide comme moi. Maisvous autres, schaude,vous ne voulez rien entendre, ettantôt l’un, tantôt l’autre se fait prendre comme les rats dans lesratières, par amour du lard.

– Voyez-vous, le vieuxposché-isroel qui prétend avoir peur des indigestions,s’écria Kobus, comme si ce n’était pas la loi de Moïse qui luidéfende la chose.

– Tais-toi, interrompit David ennasillant, je dis cela pour ceux qui ne comprendraient pas demeilleures raisons ; mais celle-là doit vous suffire ;elle est très bonne pour un sergent de landwehr qui se laisse tirerles bottes dans une mare d’Alsace ; les indigestions sontaussi dangereuses que les coups de fourche. »

Alors un immense éclat de rire s’éleva de touscôtés, et le grand Frédéric levant le doigt, dit :

« David, je te rattraperai plustard ! »

Mais il ne savait que répondre, et le vieuxrabbin riait de bon cœur avec les autres.

La grande Frentzel, de l’auberge duBœuf-Rouge, après avoir débarrassé la table, arrivaitalors de la cuisine avec un plateau chargé de tasses, et Katelsuivait, portant sur un autre plateau la cafetière et lesliqueurs.

Le vieux rebbe prit place entre Kobus etIôsef. Frédéric Schoultz tira gravement de la poche de sa redingoteune grosse pipe d’Ulm, et Fritz alla chercher dans l’armoire uneboîte de cigares.

Mais Katel venait à peine de sortir, et laporte restait encore ouverte, qu’une petite voix fraîche et gaies’écriait dans la cuisine :

« Hé ! bonjour, mademoiselleKatel ; mon Dieu, que vous avez donc un grand dîner !toute la ville en parle.

– Chut ! » fit la vieilleservante. Et la porte se referma. Toutes les oreilles s’étaientdressées dans la salle, et le gros percepteur Hâan dit :« Tiens ! quelle jolie voix ! Avez-vousentendu ? Hé ! hé ! hé ! ce gueux de Kobus,voyez-vous ça !

– Katel… Katel ! » s’écriaKobus en se retournant tout étonné.

La porte de la cuisine se rouvrit.

« Est-ce qu’on a oublié quelque chose,monsieur ? demanda Katel.

– Non, mais qui donc estdehors ?

– C’est la petite Sûzel, vous savez, lafille de Christel, votre fermier de Meisenthâl ? Elle apportedes œufs et du beurre frais.

– Ah ! c’est la petite Sûzel,tiens ! tiens !… Eh bien, qu’elle entre ; voilà plusde cinq mois que je ne l’ai vue. »

Katel se retourna : « Sûzel,monsieur demande que tu entres.

– Ah ! mon Dieu, mademoiselle Katel,moi qui ne suis pas habillée ?

– Sûzel, cria Kobus, arrivedonc ! » Alors une petite fille blonde et rose, de seizeà dix-sept ans, fraîche comme un bouton d’églantine, les yeuxbleus, le petit nez droit aux narines délicates, les lèvresgracieusement arrondies, en petite jupe de laine blanche etcasaquin de toile bleue, parut sur le seuil, la tête baissée, toutehonteuse. Tous les amis la regardaient d’un air d’admiration, etKobus parut comme surpris de la voir.

« Que te voilà devenue grande,Sûzel ! dit-il. Mais avance donc, n’aie pas peur, on ne veutpas te manger.

– Ah ! je sais bien, fit lapetite ; mais c’est que je ne suis pas habillée, monsieurKobus.

– Habillée ! s’écria Hâan, est-ceque les jolies filles ne sont pas toujours assez bienhabillées ! »

Alors Fritz, se retournant, dit en hochant latête et haussant les épaules :

« Hâan ! Hâan ! une enfant… unevéritable enfant ! Allons, Sûzel, viens prendre le café avecnous ; Katel, apporte une tasse pour la petite.

– Oh !monsieur Kobus, je n’oseraijamais !

– Bah ! bah ! Katel,dépêche-toi. » Lorsque la vieille servante revint avec unetasse, Sûzel, rouge jusqu’aux oreilles, était assise, toute droitesur le bord de sa chaise, entre Kobus et le vieux rebbe.

« Eh bien, qu’est-ce qu’on fait à laferme, Sûzel ? Le père Christel va toujours bien ?

– Oh ! oui, monsieur, Dieu merci,fit la petite, il va toujours bien ; il m’a chargée de biendes compliments pour vous, et la mère aussi.

– À la bonne heure, ça me fait plaisir.Vous avez eu beaucoup de neige cette année ?

– Deux pieds autour de la ferme pendanttrois mois, et il n’a fallu que huit jours pour la fondre.

– Alors les semailles ont été biencouvertes.

– Oui, monsieur Kobus. Tout pousse, laterre est déjà verte jusqu’au creux des sillons.

– C’est bien. Mais bois donc, Sûzel, tun’aimes peut-être pas le café ? Si tu veux un verre devin ?

– Oh non ! j’aime bien le café,monsieur Kobus. » Le vieux rebbe regardait la petite d’un airtendre et paternel ; il voulut sucrer lui-même son café,disant : « Ça, c’est une bonne petite fille, oui, unebonne petite fille, mais elle est un peu trop craintive. Allons,Sûzel, bois un petit coup, cela te donnera du courage.

– Merci, monsieur David », réponditla petite à voix basse. Et le vieux rebbe se redressa content, laregardant d’un air tendre tremper ses lèvres roses dans latasse.

Tous regardaient avec un véritable plaisir,cette jolie fille, si douce et si timide ; Iôsef lui-mêmesouriait. Il y avait en elle comme un parfum des champs ; unebonne odeur de printemps et de grand air, quelque chose de riant etde doux, comme le babillement de l’alouette au-dessus desblés ; en la regardant, il vous semblait être en pleinecampagne, dans la vieille ferme, après la fonte des neiges.

« Alors, tout reverdit là-bas, repritFritz ; est-ce qu’on a commencé le jardinage ?

– Oui, monsieur Kobus ; la terre estencore un peu fraîche, mais, depuis ces huit jours de soleil, toutvient ; dans une quinzaine nous aurons de petits radis.Ah ! le père voudrait bien vous voir ; nous avons tous letemps long après vous, nous attendons tous les jours ; le pèreaurait bien des choses à vous dire. La Blanchette a fait veau lasemaine dernière, et le petit vient bien ; c’est une génisseblanche.

– Une génisse blanche, ah ! tantmieux.

– Oui, les blanches donnent plus de lait,et puis c’est aussi plus joli que les autres. » Il y eut unsilence. Kobus, voyant que la petite avait bu son café, et qu’elleétait tout embarrassée, lui dit :

« Allons, mon enfant, je suis biencontent de t’avoir vue ; mais puisque tu es si gênée avecnous, va voir la vieille Katel qui t’attend ; elle te mettraun bon morceau de pâté dans ton panier, tu m’entends, tu lui dirasça, et une bouteille de bon vin pour le père Christel.

– Merci, monsieur Kobus », dit lapetite en se levant bien vite. Elle fit une jolie révérence pour sesauver.

« N’oublie pas de dire là-bas quej’arriverai dans la quinzaine au plus tard, lui cria Fritz.

– Non, monsieur, je n’oublierairien ; on sera bien content. »

Elle s’échappa comme une oiseau de sa cage, etle vieux David, les yeux pétillants de joie, s’écria :

« Voilà ce qu’on peut appeler une joliefille, et qui fera bientôt une bonne petite femme de ménage, jel’espère.

– Une bonne petite femme de ménage, j’enétais sûr, s’écria Kobus en riant aux éclats ; le vieuxposché-isroel ne peut voir une fille ou un garçon sanssonger aussitôt à les marier. Ha ! ha ! ha !

– Eh bien, oui ! s’écria le vieuxrebbe, la barbiche hérissée, oui, j’ai dit et je répète : unebonne petite femme de ménage ! Quel mal y a-t-il à cela ?Dans deux ans, cette petite Sûzel peut être mariée, elle peut mêmeavoir un petit poupon rose dans les bras.

– Allons, tais-toi, tu radotes.

– Je radote… c’est toi qui radotes,épicaures ;pour tout le reste, tu parais avoir assezde bon sens, mais sur le chapitre du mariage, tu es un véritablefou.

– Bon, maintenant c’est moi qui suis lefou, et David Sichel l’homme raisonnable. Quelle diable d’idéepossède le vieux rebbe, de vouloir marier tout le monde ?

– N’est-ce pas la destination de l’hommeet de la femme ? Est-ce que Dieu n’a pas dit dès lecommencement : “Allez, croissez et multipliez !” Est-ceque ce n’est pas une folie que de vouloir aller contre Dieu, devouloir vivre… »

Mais alors Fritz se mit tellement à rire, quele vieux rebbe en devint tout pâle d’indignation :

« Tu ris, fit-il en se contenant, c’estfacile de rire. Quand tu ferais “ha ! ha ! ha !hé ! hé ! hé ! hi ! hi ! hi !”jusqu’à la fin des siècles, cela prouverait grand-chose, n’est-cepas ? Si seulement une fois tu voulais raisonner avec moi,comme je t’aplatirais ! Mais tu ris, tu ouvres ta grandebouche : “ha ! ha ! ha !” ton nez s’étend surtes joues comme une tache d’huile, et tu crois m’avoir vaincu. Cen’est pas cela, Kobus, ce n’est pas ainsi qu’onraisonne. »

En parlant, le vieux rebbe faisait des gestessi comiques, il imitait la façon de rire de Kobus avec des grimacessi grotesques, que toute la salle ne put y tenir, et que Fritzlui-même dut se serrer l’estomac pour ne pas éclater.

« Non, ce n’est pas ça, poursuivit Davidavec une vivacité singulière. Tu ne penses pas, tu n’as jamaisréfléchi.

– Moi, je ne fais que cela, dit Kobus enessuyant ses grosses joues, où serpentaient les larmes ; si jeris, c’est à cause de tes idées étranges. Tu me crois aussi partrop innocent. Voilà quinze ans que je vis tranquille avec mavieille Katel, que j’ai tout arrangé chez moi pour être à monaise ; quand je veux me promener, je me promène ; quandje veux m’asseoir et dormir, je m’assois et je dors ; quand jeveux prendre une chope, je la prends ; si l’idée me passe parla tête d’inviter trois, quatre, cinq amis, je les invite. Et tuvoudrais me faire changer tout cela ! tu voudrais m’amener unefemme, qui bouleverserait tout de fond en comble !Franchement, David, c’est trop fort !

– Tu crois donc, Kobus, que tout ira demême jusqu’à la fin ? Détrompe-toi, garçon, l’âge arrive, et,d’après le train que tu mènes, je prévois que ton gros orteilt’avertira bientôt que la plaisanterie a duré trop longtemps.Alors, tu voudras bien avoir une femme !

– J’aurai Katel.

– Ta vieille Katel a fait son temps commemoi. Tu seras forcé de prendre une autre servante qui te grugera,qui te volera, Kobus, pendant que tu seras en train de soupirerdans ton fauteuil, avec la goutte au pied.

– Bah ! interrompit Fritz, si lachose arrive… alors comme alors, il sera temps d’aviser. Enattendant, je suis heureux, parfaitement heureux. Si je prenaismaintenant une femme, et je me suppose de la chance, je suppose quema femme soit excellente, bonne ménagère et tout ce qui s’ensuit,eh bien, David, il ne faudrait pas moins la mener promener de tempsen temps, la conduire au bal de M. le bourgmestre ou deMme la sous-préfète ; il faudrait changer mes habitudes,je ne pourrais plus aller le chapeau sur l’oreille, ou sur lanuque, la cravate un peu débraillée, il faudrait renoncer à lapipe… ce serait l’abomination de la désolation, je tremble rien qued’y penser. Tu vois que je raisonne mes petites affaires aussi bienqu’un vieux rebbe qui prêche à la synagogue. Avant tout, tâchonsd’être heureux.

– Tu raisonnes mal, Kobus.

– Comment ! je raisonne mal. Est-ceque le bonheur n’est pas notre but à tous ?

– Non, ce n’est pas notre but, sans cela,nous serions tous heureux : on ne verrait pas tant demisérables ; Dieu nous aurait donné les moyens de remplirnotre but, il n’aurait eu qu’à le vouloir… Ainsi, Kobus, il veutque les oiseaux volent, et les oiseaux ont des ailes ; il veutque les poissons nagent, et les poissons ont des nageoires ;il veut que les arbres fruitiers portent des fruits en leur saison,et ils portent des fruits ; chaque être reçoit les moyensd’atteindre son but. Et puisque l’homme n’a pas de moyens pour êtreheureux, puisque peut-être en ce moment, sur toute la terre, il n’ya pas un seul homme heureux, ayant les moyens de rester toujoursheureux, cela prouve que Dieu ne le veut pas.

– Et qu’est-ce qu’il veut donc,David ?

– Il veut que nous méritions le bonheur,et cela fait une grande différence, Kobus ; car pour mériterle bonheur, soit dans ce bas monde, soit dans un autre, il fautcommencer par remplir ses devoirs, et le premier de ces devoirs,c’est de se créer une famille, d’avoir une femme et des enfants,d’élever d’honnêtes gens, et de transmettre à d’autres le dépôt dela vie qui nous a été confié.

– Il a de drôles d’idées tout de même, cevieux rebbe, dit alors Frédéric Schoultz en remplissant sa tasse dekirschenwasser, on croirait qu’il pense ce qu’il dit.

– Mes idées ne sont pas drôles, réponditDavid gravement, elles sont justes. Si ton père le boulanger avaitraisonné comme toi, s’il avait voulu se débarrasser de tous lestracas et mener une vie inutile aux autres, et si le père ZachariasKobus avait eu la même façon de voir, vous ne seriez pas là, le nezrouge et le ventre à table, à vous goberger aux dépens de leurtravail. Vous pouvez rire du vieux rebbe, mais il a la satisfactionde vous dire au moins ce qu’il pense. Ces anciens-là plaisantaientaussi quelquefois ; seulement pour les choses sérieuses ilsraisonnaient sérieusement, et je vous dis qu’ils se connaissaientmieux en bonheur que vous. Te rappelles-tu, Kobus, ton père, levieux Zacharias, si grave à son tribunal, te rappelles-tu quand ilrevenait à la maison, entre onze heures et midi, son grand cartonsous le bras, et qu’il te voyait de loin jouer sur la porte, commesa figure changeait, comme il se mettait à sourire en lui-même, onaurait dit qu’un rayon de soleil descendait sur lui. Et quand, danscette même chambre où nous sommes, il te faisait sauter sur sesgenoux, et que tu disais mille sottises, comme à l’ordinaire,était-il heureux le pauvre homme ! Va donc chercher dans tacave ta meilleure bouteille de vin, et pose-la devant toi, nousverrons si tu ris comme lui, si ton cœur saute de plaisir, si tesyeux brillent, et si tu te mets à chanter l’air des Troishouzards, comme il le chantait pour te réjouir !

– David, s’écria Fritz tout attendri,parlons d’autre chose !

– Non ! tous vos plaisirs de garçon,tout votre vieux vin que vous buvez entre vous, toutes vosplaisanteries, tout cela n’est rien… c’est de la misère auprès dubonheur de la famille ; c’est là que vous êtes vraimentheureux, parce que vous êtes aimé ; c’est là que vous louez leSeigneur de ses bénédictions. Mais vous ne comprenez pas ceschoses ; je vous dis ce que je pense de plus vrai, de plusjuste, et vous ne m’écoutez pas. »

En parlant ainsi, le vieux rebbe semblait toutému ; le gros percepteur Hâan le regardait, les yeuxécarquillés, et Iôsef, de temps en temps murmurait des parolesconfuses.

« Que penses-tu de cela, Iôsef ? dità la fin Kobus au bohémien.

– Je pense comme le rebbe David, dit-il,mais je ne peux pas me marier, puisque j’aime le grand air, et quemes petits pourraient mourir sur la route. »

Fritz était devenu rêveur. « Oui, il neparle pas mal, pour un vieux posché-isroel, fit-il enriant ; mais je m’en tiens à mon idée, je suis garçon et jeresterai garçon.

– Toi ! s’écria David. Ehbien ! écoute ceci, Kobus ; je n’ai jamais fait leprophète, mais, aujourd’hui, je te prédis que tu te marieras.

– Que je me marierai, ha ! ha !ha ! David, tu ne me connais pas encore.

– Tu te marieras ! s’écria le vieuxrebbe, en nasillant d’un air ironique, tu te marieras !

– Je parierais que non.

– Ne parie pas, Kobus, tu perdrais.

– Eh bien, si… je te parie… voyons… je teparie mon coin de vigne du Sonneberg ; tu sais, ce petit closqui produit de si bon vin blanc, mon meilleur vin, et que tuconnais, rebbe, je te le parie…

– Contre quoi ?

– Contre rien du tout.

– Et moi j’accepte, fit David, ceux-cisont témoins que j’accepte ! Je boirai ce bon vin qui ne mecoûtera rien, et, après moi, mes deux garçons en boiront aussi,hé ! hé ! hé !

– Sois tranquille, David, fit Kobus en selevant, ce vin-là ne vous montera jamais à la tête.

– C’est bon, c’est bon, j’accepte ;voici ma main, Fritz.

– Et voici la mienne, rebbe. »

Kobus alors, se tournant, demanda :

« Est-ce que nous n’irons pas nousrafraîchir au Grand-Cerf ?

– Oui, allons à la brasserie,s’écrièrent les autres, cela finira bien notre journée. Dieu deDieu ! quel dîner nous venons de faire. »

Tous se levèrent et prirent leurschapeaux ; le gros percepteur Hâan et le grand FrédéricSchoultz marchaient en avant, Kobus et Iôsef ensuite, et le vieuxDavid Sichel tout joyeux derrière. Ils remontèrent bras dessus,bras dessous la rue des Capucins, et entrèrent à la brasserie duGrand-Cerf,en face des vieilles halles.

Chapitre 5

 

 

Le lendemain vers neuf heures, Fritz Kobus,assis au bord de son lit d’un air mélancolique, mettait lentementses bottes et se faisait à lui-même la morale :

« Nous avons bu trop de bière hier soir,se disait-il en se grattant derrière les oreilles ; c’est uneboisson qui vous ruine la santé. J’aurais mieux fait de prendre unebouteille de plus, et quatre ou cinq chopes de moins. »

Puis élevant la voix :

« Katel ! Katel ! »s’écria-t-il.

La vieille servante parut sur le seuil, et, levoyant bâiller, les yeux rouges et la tignasseébouriffée :

« Hé ! hé ! hé !fit-elle ; vous avez mal aux cheveux, monsieurKobus ?

– Oui, c’est cette bière qui en estcause ; si l’on m’y rattrape !…

– Ah ! vous dites toujours la mêmechose, fit la vieille en riant.

– Qu’est-ce que tu pourrais bien mepréparer pour me remettre ? reprit Fritz.

– Voulez-vous du thé ?

– Du thé ! Parle-moi d’une bonnesoupe aux oignons, à la bonne heure ; et puis, attends…

– Une oreille de veau à lavinaigrette ?

– Oui, c’est cela, une oreille à lavinaigrette. Quelle mauvaise idée on a de prendre tant debière ! Enfin, puisque c’est fait, n’en parlons plus.Dépêche-toi, Katel, j’arrive. »

Katel rentra dans sa cuisine en riant, etKobus, au bout d’un quart d’heure, finit de se laver, de se peigneret de s’habiller. Il pouvait à peine lever les bras et les jambes.Enfin, il passa sa capote, et entra dans la salle s’asseoir devantune bonne soupe aux oignons, qui lui fit du bien. Il mangea sonoreille à la vinaigrette, et but un bon coup deforstheimerpar là-dessus, ce qui lui rendit courage. Ilavait pourtant encore la tête un peu lourde, et regardait le beausoleil qui s’étendait sur les vitres.

« Quelle boisson pernicieuse que labière ! dit-il, on aurait dû tordre le cou de ce Gambrinus,lorsqu’il s’avisa de faire bouillir de l’orge avec du houblon.C’est une chose contraire à la nature de mêler le doux etl’amer ; les hommes sont fous d’avaler un pareil poison. Maisla fumée est cause de tout ; si l’on pouvait renoncer à lapipe, on se moquerait de la chope. Enfin, voilà.– Katel !

– Quoi, monsieur ?

– Je sors, je vais prendre l’air ;il faut que je fasse un grand tour.

– Mais vous reviendrez à midi ?

– Oui, je pense. Dans tous les cas, si jene suis pas rentré pour une heure, tu lèveras la table, c’est quej’aurai poussé jusque dans quelque village aux environs. »

Tout en disant cela, Fritz se coiffait de sonfeutre ; il prenait sa canne à pomme d’ivoire au coin de lacheminée, et descendait dans le vestibule.

Katel ôtait la nappe en riant et sedisait : « Demain, sa première visite, après dîner, serapour le Grand-Cerf. Voilà pourtant comme sont les hommes,ils ne peuvent jamais se corriger. »

Une fois dehors, Kobus remonta gravement larue de Hildebrandt. Le temps était magnifique ; toutes lesfenêtres s’ouvraient au printemps.

« Eh ! bonjour, monsieur Kobus,voici les beaux jours, lui criaient les commères.

– Oui, Berbel… oui, Catherine, celapromet », disait-il. Les enfants dansaient, sautaient etcriaient sur toutes les portes ; on ne pouvait rien voir deplus joyeux. Fritz, après être sorti de la ville par la vieilleporte de Hildebrandt, où les femmes étendaient déjà leur linge etleurs robes rouges au soleil le long des anciens remparts, Fritzmonta sur le talus de l’avancée. Les dernières neiges fondaient àl’ombre des chemins couverts, et, tout autour de la ville, aussiloin que pouvaient s’étendre les regards, on ne voyait que dejeunes pousses d’un vert tendre sur les haies, sur les arbres desvergers et les allées de peupliers, le long de la Lauter. Au loin,bien loin, les montagnes bleues des Vosges conservaient à leursommet quelques plaques blanches presque imperceptibles, et parlà-dessus s’étendait le ciel immense, où voguaient de légers nuagesdans l’infini. Kobus, voyant ces choses, fut véritablement heureux,et portant la vue au loin, il pensa : « Si j’étaislà-bas, sur la côte des Genêts, je n’aurais plus qu’une demi-lieuepour être à ma ferme de Meisenthâl ; je pourrais causer avecle vieux Christel de mes affaires, et je verrais les semailles etla génisse blanche dont me parlait Sûzel hier soir. »

Comme il regardait ainsi, tout rêveur, unebande de ramiers passait bien haut au-dessus de la côte lointaine,se dirigeant vers la grande forêt de hêtres.

Fritz, les yeux pleins de lumière, les suivitdu regard, jusqu’à ce qu’ils eussent disparu dans les profondeurssans bornes ; et tout aussitôt, il résolut d’aller àMeisenthâl.

Le vieux jardinier Bosser passait justementdans l’avancée, la houe sur l’épaule.

« Hé ! père Bosser ! » luicria-t-il.

L’autre leva le nez.

« Faites-moi donc le plaisir, puisquevous entrez en ville, de prévenir Katel que je vais à Meisenthâl,et que je ne rentrerai pas avant six ou sept heures.

– C’est bon, monsieur Kobus, c’est bon,je m’en charge.

– Oui, vous me rendrez service. »Bosser s’éloigna, et Fritz prit à gauche le sentier qui descenddans la vallée des Ablettes, derrière le Postthâl, et qui remonteen face, à la côte des Genêts. Ce sentier était déjà sec, mais desmilliers de petits filets d’eau de neige se croisaient au-dessousdans la grande prairie du Gresselthal, et brillaient au soleilcomme des veines d’argent. Kobus, en remontant la côte en face,aperçut deux ou trois couples de tourterelles des bois, quifilaient deux à deux le long des roches grises de la Houpe, et sebecquetaient sur les corniches, la queue en éventail. C’était unplaisir de les voir glisser dans l’air, sans bruit, on aurait ditqu’elles n’avaient pas besoin de remuer les ailes : l’amourles portait ; elles ne se quittaient pas et tourbillonnaienttantôt dans l’ombre des roches, tantôt en pleine lumière, comme desbouquets de fleurs qui tomberaient du ciel en frémissant. Ilfaudrait être sans cœur pour ne pas aimer ces jolis oiseaux. Fritz,le dos appuyé à sa canne, les regarda longtemps ; il ne lesavait jamais si bien vues se becqueter, car les tourterelles desbois sont très sauvages. Elles finirent par l’apercevoir ets’éloignèrent. Alors il se remit à marcher tout pensif, et versonze heures il était sur la côte des Genêts.

De là, Hunebourg avec ses vieilles ruestortueuses, son église, sa fontaine Saint-Arbogast, sa caserne decavalerie, ses trois vieilles portes décrépites où pendent lelierre et la mousse, était comme peinte en bleu sur la côte enface ; toutes les petites fenêtres et les lucarnes sur lestoits lançaient des éclairs. La trompette des hussards, sonnant lerappel, s’entendait comme le bourdonnement d’une guêpe. Par laporte de Hildebrandt s’avançait comme une file de fourmis ;Kobus se rappela que la veille était morte la sage-femmeLehnel : c’était son enterrement !

Après avoir vu ces choses, il se mit àtraverser le plateau d’un bon pas ; et le sentier sablonneuxcommençait à descendre, lorsque tout à coup le grand toit de tuilesgrises de la ferme, avec les deux autres toits plus petits duhangar et du pigeonnier, apparurent au-dessous de lui, dans lecreux du vallon de Meisenthâl, tout au pied de la côte.

C’était une vieille ferme, bâtie à l’anciennemode, avec une grande cour carrée entourée d’un petit mur depierres sèches, la fontaine au milieu de la cour, le guévoir devantl’auge verdâtre, les étables et les écuries à droite, les grangeset le pigeonnier surmonté d’une tourelle en pointe, à gauche, lecorps de logis au milieu. Derrière, se trouvaient la distillerie,la buanderie, le pressoir, le poulailler et les réduits àporcs : tout cela, vieux de cent cinquante ans, car c’était legrand-père Nicolas Kobus qui l’avait bâtie. Mais dix arpents deprairies naturelles, vingt-cinq de terres labourables, tout le tourde la côte couvert d’arbres fruitiers, et, dans un coin au soleil,un hectare de vignes en plein rapport, donnaient à cette ferme unegrande valeur et de beaux revenus.

Tout en descendant le sentier en zigzag. Fritzregardait la petite Sûzel faire la lessive à la fontaine, lespigeons tourbillonnaient par volées de dix à douze autour dupigeonnier ; et le père Christel, sa grandecougie[7] au poing, ramenant les bœufs del’abreuvoir. Cet ensemble champêtre le réjouissait ; ilécoutait avec une raisonnable satisfaction la voix du chien Mopselrésonner avec les coups de battoir dans la vallée silencieuse, etles mugissements des bœufs se prolonger jusque dans la forêt dehêtres en face, où restaient encore quelques plaques de neigejaunâtre au pied des arbres.

Mais ce qui lui faisait le plus de plaisir,c’était la petite Sûzel, courbée sur sa planchette, savonnant lelinge, le battant et le tordant à tour de bras, comme une bonnepetite ménagère. Chaque fois qu’elle levait son battoir toutluisant d’eau de savon, le soleil brillant dessus, envoyait unéclair jusqu’au bout de la côte.

Fritz, jetant par hasard un coup d’œil dans lefond de la gorge, où la Lauter serpente au milieu des prairies,vit, à la pointe d’un vieux chêne, un busard qui observait lespigeons tourbillonnant autour de la ferme. Il le mit en joue avecsa canne ; aussitôt l’oiseau partit, jetant un miaulementsauvage dans la vallée, et tous les pigeons, à ce cri de guerre, sereplièrent comme un éventail dans le colombier.

Alors Kobus, riant en lui-même, repartit entrottant dans le sentier, jusqu’à ce qu’une petite voix claire semît à crier :

« M. Kobus !… voiciM. Kobus ! » C’était Sûzel qui venait del’apercevoir et qui s’élançait sous le hangar pour appeler sonpère. Il atteignait à peine le chemin des voitures, au pied de lacôte, que le vieux fermier anabaptiste, avec son large collier debarbe, son chapeau de crin, sa camisole de laine grise garnied’agrafes de laiton, venait à sa rencontre, la figure épanouie, ets’écriait d’un ton joyeux : « Soyez le bienvenu, monsieurKobus, soyez le bienvenu. Vous nous faites un grand plaisir en cejour ; nous n’espérions pas vous voir si tôt. Que le ciel soitloué de vous voir décidé pour aujourd’hui.

– Oui, Christel, c’est moi, dit Fritz endonnant une poignée de main au brave homme ; l’idée de venirm’a pris tout à coup, et me voilà. Hé ! Hé ! hé ! jevois avec satisfaction que vous avez toujours bonne mine, pèreChristel.

– Oui, le ciel nous a conservé la santé,monsieur Kobus ; c’est le plus grand bien que nous puissionssouhaiter ; qu’il en soit béni ! Mais tenez, voici mafemme que la petite est allée prévenir. »

En effet, la bonne mère Orchel, grosse etgrasse, avec sa coiffe de taffetas noir, son tablier blanc et sesgros bras ronds sortant des manches de chemise, accourait aussi, lapetite Sûzel derrière elle.

« Ah ! Seigneur Dieu ! c’estvous, monsieur Kobus, disait la bonne femme toute riante ; desi bonne heure ? Ah ! quelle bonne surprise vous nousfaites.

– Oui, mère Orchel. Tout ce que je voisme réjouit. J’ai donné un coup d’œil sur les vergers, tout pousse àsouhait ; et j’ai vu tout à l’heure le bétail qui rentrait del’abreuvoir, il m’a paru en bon état.

– Oui, oui, tout est bien », dit lagrosse fermière. On voyait qu’elle avait envie d’embrasser Kobus,et la petite Sûzel paraissait aussi bien heureuse. Deux garçons delabour, en blouse, sortaient alors avec la charrue attelée ;ils levèrent leur bonnet en criant : « Bonjour, monsieurKobus !

– Bonjour, Johan ; bonjour,Kasper », dit-il tout joyeux. Il s’était approché de lavieille ferme, dont la façade était couverte d’un lattis, oùgrimpaient jusque sous le toit six ou sept gros ceps de vignenoueux ; mais les bourgeons se montraient à peine. À droite dela petite porte ronde se trouvait un banc de pierre. Plus loin,sous le toit du hangar, qui s’avançait en auvent jusqu’à douzepieds du sol, étaient entassés pêle-mêle les herses, les charrues,le hache-paille, les scies et les échelles. On y voyait aussi,contre la porte de la grange, une grande trouble à pêcher, etau-dessus, entre les poutres du hangar, pendaient des bottes depaille, où des nichées de pierrots avaient élu domicile. Le chienMopsel, un petit chien de berger à poils gris de fer, grossemoustache et queue traînante, venait se frotter à la jambe deFritz, qui lui passait la main sur la tête.

C’est ainsi qu’au milieu des éclats de rire etdes joyeux propos qu’inspirait à tous l’arrivée de ce bon Kobus,ils entrèrent ensemble dans l’allée, puis dans la chambre communede la ferme, une grande salle blanchie à la chaux, haute de huit àneuf pieds, et le plafond rayé de poutres brunes. Trois fenêtres, àvitres octogones, s’ouvraient sur la vallée ; une autrepetite, derrière, prenait jour sur la côte ; le long desfenêtres s’étendait une longue table de hêtre, les jambes en X,avec un banc de chaque côté ; derrière la porte, à gauche, sedressait le fourneau de fonte en pyramide, et sur la table setrouvaient cinq ou six petits gobelets et la cruche de grès àfleurs bleues ; de vieilles images de saints, enluminées devermillon et encadrées de noir, complétaient l’ameublement de cettepièce.

« Monsieur, dit Christel, vous dînerezici, n’est-ce pas ?

– Cela va sans dire.

– Bon. Tu sais, Orchel, ce qu’aimeM. Kobus ?

– Oui, sois tranquille ; nous avonsjustement fait la pâte ce matin.

– Alors, asseyons-nous. Êtes-vousfatigué, monsieur Kobus ? Voulez-vous changer de souliers,mettre mes sabots ?

– Vous plaisantez, Christel ; j’aifait ces deux petites lieues sans m’en apercevoir.

– Allons, tant mieux. Mais tu ne dis rienà M. Kobus, Sûzel ?

– Que veux-tu que je lui dise ? Ilvoit bien que je suis là, et que nous avons tous du plaisir à lerecevoir chez nous.

– Elle a raison, père Christel. Nousavons assez causé hier, nous deux ; elle m’a raconté tout cequi se passe ici. Je suis content d’elle : c’est une bonnepetite fille. Mais puisque nous y sommes, et que la mère Orchelnous apprête des noudels, savez-vous ce que nous allonsfaire en attendant ? Allons voir un peu les champs, le verger,le jardin ; il y a si longtemps que je n’étais sorti, quecette petite course n’a fait que me dégourdir les jambes.

– Avec plaisir, monsieur Kobus. Sûzel, tupeux aider ta mère ; nous reviendrons dans uneheure. »

Alors Fritz et le père Christel sortirent, etcomme ils reprenaient le chemin de la cour, Kobus, en passant, vitle reflet de la flamme au fond de la cuisine. La fermièrepétrissait déjà la pâte sur l’évier.

« Dans une heure, monsieur Kobus !lui cria-t-elle.

– Oui, mère Orchel, oui, dans uneheure. » Et ils sortirent.

« Nous avons beaucoup pressé de fruitscet hiver, dit Christel ; cela nous fait au moins dix mesuresde cidre et vingt de poiré. C’est une boisson plus rafraîchissanteque le vin, pendant les moissons.

– Et plus saine que la bière, ajoutaKobus. On n’a pas besoin de la fortifier, ni de l’étendre d’eau,c’est une boisson naturelle. »

Ils longeaient alors le mur de ladistillerie ; Fritz jeta les yeux à l’intérieur par unelucarne. « Et des pommes de terre, Christel, en avez-vousdistillé ?

– Non, monsieur, vous savez que l’annéedernière elles n’ont pas donné ; il faut attendre une récolteabondante, pour que cela vaille la peine.

– C’est juste. Tiens, il me semble quevous avez plus de poules que l’année dernière, et de plusbelles ?

– Ah ! ça, monsieur Kobus, ce sontdes cochinchinoises. Depuis deux ans, il y en a beaucoup dans lepays ; j’en avais vu chez Daniel Stenger, à la ferme deLauterbach, et j’ai voulu en avoir. C’est une espèce magnifique,mais il faudra voir si ces cochinchinoises sont bonnespondeuses. »

Ils étaient devant la grille de la basse-cour,et des quantités de poules grandes et petites, des huppées et despattues, un coq superbe à l’œil roux au milieu, se tenaient là dansl’ombre, regardant, écoutant et se peignant du bec. Quelquescanards se trouvaient aussi dans le nombre.

« Sûzel ! Sûzel ! » criale fermier.

La petite parut aussitôt.

« Quoi, mon père ?

– Mais ouvre donc aux poules, qu’ellesprennent l’air et que les canards aillent à l’eau ; il seratemps de les enfermer quand il y aura de l’herbe, et qu’elles ironttout déterrer au jardin. »

Sûzel s’empressa d’ouvrir, et Christel se mità descendre la prairie, Fritz derrière lui. À cent pas de larivière, et comme le terrain devenait humide, l’anabaptiste fithalte, et dit :

« Voyez, monsieur Kobus, depuis six anscette pente ne produisait que des osiers et des flèches d’eau, il yavait à peine de quoi paître une vache ; eh bien ! cethiver, nous nous sommes mis à niveler, et maintenant toute l’eausuit sa pente à la rivière. Que le soleil donne quinze jours, cesera sec, et nous sèmerons là ce que nous voudrons : dutrèfle, du sainfoin, de la luzerne ; je vous réponds que lefourrage sera bon.

– Voilà ce que j’appelle une fameuseidée, dit Fritz.

– Oui, monsieur, mais il faut que je vousparle d’une autre chose ; quand nous reviendrons à la ferme,et que nous serons à l’endroit où la rivière fait un coude, je vousexpliquerai cela, vous le comprendrez mieux. »

Ils continuèrent à se promener ainsi autour dela vallée jusque vers midi. Christel exposait à Kobus sesintentions.

« Ici, disait-il, je planterai des pommesde terre ; là, nous sèmerons du blé ; après le trèfle,c’est un bon assolement. »

Fritz n’y comprenait rien ; mais il avaitl’air de s’y entendre, et le vieux fermier était heureux de parlerdes choses qui l’intéressaient le plus.

La chaleur devenait grande. À force de marcherdans ces terres grasses, labourées profondément, et qui vouslaissaient à chaque pas une motte au talon, Kobus avait fini parsentir la sueur lui couler le long du dos ; et comme ilsétaient au haut de la côte, en train de reprendre haleine, cetimmense bourdonnement des insectes, qui sortent de terre auxpremiers beaux jours, se fit entendre pour la première fois à sesoreilles.

« Écoutez, Christel, dit-il, quellemusique… hein ! C’est tout de même étonnant, cette vie quisort de terre sous la forme de chenilles, de hannetons, de mouches,et qui remplit l’air du jour au lendemain ; c’est quelquechose de grand !

– Oui, c’est même trop grand, ditl’anabaptiste. Si nous n’avions pas le bonheur d’avoir desmoineaux, des pinsons, des hirondelles et des centaines d’autrespetits oiseaux, comme les chardonnerets et les fauvettes, pourexterminer toute cette vermine, nous serions perdus, monsieurKobus : les hannetons, les chenilles et les sauterelles nousmangeraient tout ! Heureusement, le Seigneur vient à notreaide. On devrait défendre la chasse des petits oiseaux ; moi,j’ai toujours défendu de dénicher les moineaux de la ferme ;ça nous pille beaucoup de grain, mais ça nous en sauve encoreplus.

– Oui, reprit Fritz, voilà comment toutmarche dans ce bas monde : les insectes dévorent les plantes,les oiseaux dévorent les insectes, et nous mangeons les oiseauxavec le reste. Depuis le commencement, les choses ont été arrangéespour que nous mangions tout : nous avons trente-deux dentspour cela ; les unes pointues, les autres tranchantes, et lesautres, ce qu’on appelle les grosses dents, pour écraser. Celaprouve que nous sommes les rois de la terre.

– Mais écoutez, Christel !…qu’est-ce que c’est ?

– Ça, c’est la grosse cloche de Hunebourgqui sonne midi, le son entre là-bas dans la vallée, près de laroche des Tourterelles. »

Ils se mirent à redescendre, et, sur le bordde la rivière, à cent pas de la ferme, l’anabaptiste, s’arrêtant denouveau dit :

« Monsieur Kobus, voici l’idée dont jevous parlais tout à l’heure. Voyez comme la rivière est basseici ; tous les ans, à la fonte des neiges, ou quand il tombeune grande averse en été, la rivière déborde ; elle avance decent pas au moins dans ce coin ; si vous étiez arrivé lasemaine dernière, vous l’auriez vu plein d’écume ; maintenantencore la terre est très humide.

« Eh bien ! j’ai pensé que si l’oncreusait de cinq ou six pieds dans ce tournant, ça nous donneraitd’abord deux ou trois cents tombereaux de terre grasse, quiformeraient un bon engrais pour la côte, car il n’y a rien de mieuxque de mêler la terre glaise à la terre de chaux. Ensuite, enbâtissant un petit mur bien solide du côté de la rivière, nousaurions le meilleur réservoir qu’on puisse souhaiter pour tenir dela truite, du barbeau, de la tanche, et toutes les espèces de laLauter. L’eau entrerait par une écluse grillée, et sortirait parune claie bien serrée de l’autre côté : les poissons seraientlà dans l’eau vive comme chez eux, et l’on n’aurait qu’à jeter lefilet pour en prendre ce qu’on voudrait.

« Au lieu que maintenant, surtout depuisque l’horloger de Hunebourg et ses deux fils viennent pêcher toutela sainte journée, et qu’ils emportent tous les soirs des truitesplein leurs sacs, il n’y a plus moyen d’en avoir. Que pensez-vousde cela, monsieur Kobus, vous qui aimez le poisson d’eaucourante ? Toutes les semaines, Sûzel vous en porterait avecle beurre, les œufs et le reste.

– Ça, dit Fritz, la bouche pleined’admiration, c’est une idée magnifique. Christel, vous êtes unhomme rempli de bon sens. Depuis longtemps j’aurais dû penser à ceréservoir, car j’aime beaucoup la truite. Oui, vous avez raison.Tiens, tiens, c’est tout à fait juste ! Pas plus tard quedemain nous commencerons, entendez-vous, Christel ? Ce soir,je vais à Hunebourg chercher des ouvriers, des tombereaux et desbrouettes. Il faut que l’architecte Lang arrive, pour que la chosesoit faite en règle. Et, l’affaire terminée, nous sèmeronslà-dedans des truites, des perches, des barbeaux, comme on sème deschoux, des raves et des carottes dans son jardin. »

Kobus partit alors d’un grand éclat de rire,et le vieil anabaptiste parut heureux de le voir approuver sonplan. Tout en regagnant la ferme, Fritz disait :

« Je vais m’établir chez vous, Christel,huit, dix, quinze jours, pour surveiller et pousser ce travail. Jeveux tout voir de mes propres yeux. Il faudra, du côté de larivière, un mur solide, de bonne chaux et de bonnesfondations ; nous aurons aussi besoin de sable et de gravierpour le fond du réservoir, car les poissons d’eau courante veulentdu gravier. Enfin nous établirons cela pour durerlongtemps. »

Ils entraient alors dans la grande cour enface du hangar ; Sûzel se trouvait sur la porte.

« Est-ce que ta mère nous attend ?lui demanda le vieil anabaptiste.

– Pas encore ; elle est seulement entrain de dresser la table.

– Bon ! nous avons le temps de voirles écuries. » Il traversa la cour et ouvrit la lucarne. Kobusregarda l’étable blanchie à la chaux et pavée de moellons, unerigole au milieu en pente douce, les bœufs et les vaches à la filedans l’ombre. Comme tous ces bons animaux tournaient la tête versla lumière, le père Christel dit : « Ces deux grandsbœufs, sur le devant, sont à l’engrais depuis trois mois ; leboucher juif, Isaac Schmoûle, en a envie ; il est déjà venudeux ou trois fois. Les six autres nous suffiront cette année pourle labour. Mais voyez ce petit noir, monsieur, il est magnifique,et c’est bien dommage que nous n’ayons pas la paire. J’ai déjàcouru tout le pays pour en trouver un pareil. Quant aux vaches, cesont les mêmes que l’année dernière ; Roesel est fraîche àlait ; je veux lui laisser nourrir sa petite génisseblanche.

– C’est bon, fit Kobus, je vois que toutest bien. Maintenant, allons dîner, je me sens une pointed’appétit. »

Chapitre 6

 

 

L’idée du réservoir aux poissons avaitenthousiasmé Fritz. À peine le dîner terminé, vers une heure, il seremettait en marche pour Hunebourg. Et le lendemain il revenaitavec une voiture de pioches, de pelles et de brouettes, quelquesouvriers de la carrière des Trois-Fontaines et l’architecte Lang,qui devait tracer le plan de l’ouvrage.

On descendit aussitôt à la rivière, on examinale terrain. Lang, son mètre au poing, prit les mesures ; ildiscuta l’entreprise avec le père Christel, et Kobus plantalui-même les piquets. Finalement, lorsqu’on se trouva d’accord surla chose et le prix, les ouvriers se mirent à l’œuvre.

Lang avait cette année-là sa grande entreprisedu pont de pierre sur la Lauter, entre Hunebourg etBiewerkirch ; il ne put donc surveiller les travaux ;mais Fritz, installé chez l’anabaptiste, dans la belle chambre dupremier, se chargea de ce soin.

Ses deux fenêtres s’ouvraient sur le toit duhangar ; il n’avait pas même besoin de se lever, pour voir oùl’ouvrage en était, car de son lit il découvrait d’un coup d’œil larivière, le verger en face et la côte au-dessus. C’était comme faitexprès pour lui.

Au petit jour, quand le coq lançait son cridans la vallée encore toute grise, et qu’au loin, bien loin, leséchos du Bichelberg lui répondaient dans le silence ; quandMopsel se retournait dans sa niche, après avoir lancé deux ou troisaboiements ; quand la haute grive faisait entendre sa premièrenote dans les bois sonores ; puis, quand tout se taisait denouveau quelques secondes, et que les feuilles se mettaient àfrissonner – sans que l’on ait jamais su pourquoi, et commepour saluer, elles aussi, le père de la lumière et de la vie –, etqu’une sorte de pâleur s’étendait dans le ciel, alors Kobuss’éveillait ; il avait entendu ces choses avant d’ouvrir lesyeux et regardait.

Tout était encore sombre autour de lui, maisen bas, dans l’allée, le garçon de labour marchait d’un paspesant ; il entrait dans la grange et ouvrait la lucarne dufenil, sur l’écurie, pour donner le fourrage aux bêtes. Les chaînesremuaient, les bœufs mugissaient tout bas, comme endormis, lessabots allaient et venaient.

Bientôt après, la mère Orchel descendait dansla cuisine ; Fritz, tout en écoutant la bonne femme allumer dufeu et remuer les casseroles, écartait ses rideaux et voyait lespetites fenêtres grises se découper en noir sur l’horizon pâle.

Quelquefois un nuage, léger comme un écheveaude pourpre, indiquait que le soleil allait paraître entre les deuxcôtes en face, dans dix minutes, un quart d’heure.

Mais déjà la ferme était pleine debruit : dans la cour, le coq, les poules, le chien, toutallait, venait, caquetait, aboyait. Dans la cuisine, les casserolestintaient, le feu pétillait, les portes s’ouvraient et serefermaient. Une lanterne passait dehors sous le hangar. Onentendait trotter au loin les ouvriers arrivant du Bichelberg.

Puis, tout à coup tout devenait blanc :c’était lui… le soleil, qui venait enfin de paraître. Il était là,rouge, étincelant comme de l’or. Fritz, le regardant monter entreles deux côtes, pensait : « Dieu estgrand » »

Et plus bas, voyant les ouvriers piocher,traîner la brouette, il se disait : « Ça vabien ! »

Il entendait aussi la petite Sûzel monter etdescendre l’escalier en trottant comme une perdrix, déposer sessouliers cirés à la porte, et faire doucement, pour ne pasl’éveiller. Il souriait en lui-même, surtout quand le chien Mopselse mettait à aboyer dans la cour, et qu’il entendait la petite luicrier d’une voix étouffée : « Chut ! chut !Ah ! le gueux, il est capable d’éveillerM. Kobus ! »

« C’est étonnant, pensait-il, comme cettepetite prend soin de moi ; elle devine tout ce qui peut mefaire plaisir : à force de damfnoudels, j’en avaisassez ; j’aurais voulu des œufs à la coque, elle m’en a faitsans que j’aie dit un mot ; ensuite j’avais assez d’œufs, ellem’a fait des côtelettes aux fines herbes… C’est une enfant pleinede bon sens ; cette petite Sûzel m’étonne ! »

Et, songeant à ces choses, il s’habillait etdescendait ; les gens de la ferme avaient fini leur repas dumatin ; ils attachaient la charrue, et se mettaient enroute.

La petite nappe blanche était mise au bout dela table, le couvert, la chopine de vin et la grosse carafe d’eaufraîche dessus, toute scintillante de gouttelettes. Les fenêtres dela salle, ouvertes sur la vallée, laissaient entrer par boufféesles âpres parfums des bois.

En ce moment le père Christel arrivait déjàquelquefois de la côte, la blouse trempée de rosée et les soulierschargés de glèbe jaune.

« Eh bien, monsieur Kobus, s’écriait lebrave homme, comment ça va-t-il ce matin ?

– Mais, très bien, père Christel ;je me plais de plus en plus ici, je suis comme un coq en pâte,votre petite Sûzel ne me laisse manquer de rien. »

Si Sûzel se trouvait là, aussitôt ellerougissait et se sauvait bien vite, et le vieil anabaptistedisait : « Vous faites trop d’éloges à cette enfant,monsieur Kobus ; vous la rendrez orgueilleuse d’elle-même.

– Bah ! bah ! il faut bienl’encourager, que diable ; c’est tout à fait une bonne petitefemme de ménage : elle fera la satisfaction de vos vieuxjours, père Christel.

– Dieu le veuille, monsieur Kobus, Dieule veuille, pour son bonheur et pour le nôtre ! »

Ils déjeunaient alors ensemble, puis allaientvoir les travaux, qui marchaient très bien et prenaient une belletournure. Après cela, le fermier retournait aux champs, et Fritzrentrait fumer une bonne pipe dans sa chambre, les deux coudes aubord de sa fenêtre, sous le toit, regardant travailler lesouvriers, les gens de la ferme aller et venir, mener le bétail à larivière, piocher le jardin, la mère Orchel semer des haricots, etSûzel entrer dans l’étable avec un petit cuveau de sapin bienpropre, pour traire les vaches, ce qu’elle faisait le matin verssept heures, et le soir à huit heures après le souper.

Souvent alors il descendait, afin de jouir dece spectacle, car il avait fini par prendre goût au bétail, etc’était un véritable plaisir pour lui, de voir ces bonnes vaches,calmes et paisibles, se retourner à l’approche de la petite Sûzel,avec leurs museaux roses ou bleuâtres, et se mettre à mugir enchœur comme pour la saluer.

« Allons, Schwartz, allons, Horni…retournez-vous… Laissez-moi passer ! » leur criait Sûzelen les poussant de sa petite main potelée.

Ils ne la quittaient pas de l’œil, tant ilsl’aimaient ; et quand, assise sur son tabouret de bois à troispieds, elle se mettait à traire, la grande Blanche ou la petiteRoesel se retournaient sans cesse pour lui donner un coup delangue, ce qui la fâchait plus qu’on ne peut dire.

« Je n’en viendrai jamais à bout, c’estfini ! », s’écriait-elle.

Et Fritz, regardant cela par la lucarne, riaitde bon cœur.

Quelquefois, l’après-midi, il détachait lanacelle et descendait jusqu’aux roches grises de la forêt debouleaux. Il jetait le filet sur ces fonds de sable ; maisrarement il prenait quelque chose, et, toujours en ramant pourremonter le courant jusqu’à la ferme, il pensait :

« Ah ! quelle bonne idée nous avonseue de creuser un réservoir ; d’un seul coup de filet, je vaisavoir plus de poisson que je n’en prendrais en quinze jours dans larivière. »

Ainsi s’écoulait le temps à la ferme, et Kobuss’étonnait de regretter si peu sa cave, sa cuisine, sa vieilleKatel et la bière du Grand-Cerf,dont il s’était fait unehabitude depuis quinze ans.

« Je ne pense pas plus à tout cela, sedisait-il parfois le soir, que si ces choses n’avaient jamaisexisté. J’aurais du plaisir à voir le vieux rebbe David, le grandFrédéric Schoultz, le percepteur Hâan, c’est vrai ; je feraisvolontiers le soir une partie de youker avec eux, mais jem’en passe très bien, il me semble même que je me porte mieux, quej’ai les jambes plus dégourdies et meilleur appétit ; celavient du grand air. Quand je retournerai là-bas, je vais avoir unemine de chanoine, fraîche, rose, joufflue ; on ne verra plusmes yeux, tant j’engraisse, ha ! ha !ha ! »

Un jour, Sûzel ayant eu l’idée de chercher enville une poitrine de veau bien grasse, de la farcir de petitsoignons hachés et de jaunes d’œufs, et d’ajouter à ce dîner desbeignets d’une sorte particulière, saupoudrés de cannelle et desucre, Fritz trouva cela de si bon goût, qu’ayant appris que Sûzelavait seule préparé ces friandises, il ne put s’empêcher de dire àl’anabaptiste, après le repas :

« Écoutez, Christel, vous avez une enfantextraordinaire pour le bon sens et l’esprit. Où diable Sûzelpeut-elle avoir appris tant de choses ? Cela doit êtrenaturel.

– Oui, monsieur Kobus, dit le vieuxfermier, c’est naturel : les uns naissent avec desqualités ; et les autres n’en ont pas, malheureusement poureux. Tenez, mon chien Mopsel, par exemple, est très bon pour aboyercontre les gens ; mais si quelqu’un voulait en faire un chiende chasse, il ne serait plus bon à rien. Notre enfant, monsieurKobus, est née pour conduire un ménage ; elle sait rouir lechanvre, filer, laver, battre le beurre, presser le fromage etfaire la cuisine aussi bien que ma femme. On n’a jamais eu besoinde lui dire : “Sûzel, il faut s’y prendre de telle manière.”C’est venu tout seul, voilà ce que j’appelle une vraie femme deménage, dans deux ou trois ans, bien entendu, car, maintenant, ellen’est pas encore assez forte pour les grands travaux ; mais cesera une vraie femme de ménage ; elle a reçu le don duSeigneur, elle fait ces choses avec plaisir.

« Quand on est forcé de porter son chienà la chasse, disait le vieux garde Froelig, cela va mal ; lesvrais chiens de chasse y vont tout seuls, on n’a pas besoin de leurdire : “Ça, c’est un moineau, ça une caille ou uneperdrix” ; ils ne tombent jamais en arrêt devant une motte deterre comme devant un lièvre. Mopsel, lui, ne ferait pas ladifférence. Mais quant à Sûzel, j’ose dire qu’elle est née pourtout ce qui regarde la maison.

– C’est positif, dit Fritz. Mais le donde la cuisine, voyez-vous, est une véritable bénédiction. On peutrouir le chanvre, filer, laver, tout ce que vous voudrez, avec desbras, des jambes et de la bonne volonté ; mais distinguer unesauce d’une autre, et savoir les appliquer à propos, voilà quelquechose de rare. Aussi j’estime plus ces beignets que tout lereste ; et pour les faire aussi bons, je soutiens qu’il fautmille fois plus de talent que pour filer et blanchir cinquanteaunes de toile.

– C’est possible, monsieur Kobus ;vous êtes plus fort sur ces articles que moi.

– Oui, Christel, et je suis si content deces beignets, que je voudrais savoir comment elle s’y est prisepour les faire.

– Eh ! nous n’avons qu’à l’appeler,dit le vieux fermier, elle nous expliquera cela.– Sûzel ! Sûzel ! »

Sûzel était justement en train de battre lebeurre dans la cuisine, le tablier blanc à bavette serré à lataille, agrafé sur la nuque, et remontant du bas de sa petite jupede laine bleue à son joli menton rose. Des centaines de petitestaches blanches mouchetaient ses bras dodus et ses joues ; ily en avait jusque dans ses cheveux, tant elle mettait d’ardeur àson ouvrage.

C’est ainsi qu’elle entra toute animée,demandant : « Quoi donc, mon père ? »

Et Fritz, la voyant fraîche et souriante, sesgrands yeux bleus écarquillés d’un air naïf, et sa petite boucheentrouverte laissant apercevoir de jolies dents blanches, Fritz neput s’empêcher de faire la réflexion qu’elle était appétissantecomme une assiette de fraises à la crème.

« Qu’est-ce qu’il y a, mon père ?fit-elle de sa petite voix gaie : vous m’avezappelée ?

– Oui, voici M. Kobus qui trouve tesbeignets si bons qu’il voudrait bien en connaître larecette. »

Sûzel devint toute rouge de plaisir.« Oh ! monsieur Kobus veut rire de moi.

– Non, Sûzel, ces beignets sontdélicieux ; comment les as-tu faits, voyons ?

– Oh ! monsieur Kobus, ça n’est pasdifficile, j’ai mis… mais, si vous voulez, j’écrirai cela… vouspourriez oublier.

– Comment ! elle sait écrire, pèreChristel ?

– Elle tient tous les comptes de la fermedepuis deux ans, dit le vieil anabaptiste.

– Diable… diable… voyez-vous cela… maisc’est une vraie ménagère… Je n’oserai plus la tutoyer tout àl’heure… Eh bien, Sûzel, c’est convenu, tu écriras larecette. »

Alors Sûzel, heureuse comme une petite reine,rentra dans la cuisine, et Kobus alluma sa pipe en attendant lecafé.

Les travaux du réservoir se terminèrent lelendemain de ce jour, vers cinq heures. Il avait trente mètres delong sur vingt de large, un mur solide l’entourait ; maisavant de poser les grilles commandées au Klingenthal, il fallaitattendre que la maçonnerie fût bien sèche.

Les ouvriers partirent donc la pioche et lapelle sur l’épaule ; et Fritz, le même soir, pendant lesouper, déclara qu’il retournerait le lendemain à Hunebourg. Cettedécision attrista tout le monde.

« Vous allez partir au plus beau momentde l’année, dit l’anabaptiste. Encore deux ou trois jours et lesnoisettes auront leurs pompons, les sureaux et les lilas aurontleurs grappes, tous les genêts de la côte seront fleuris, on netrouvera que des violettes à l’ombre des haies.

– Et, dit la mère Orchel, Sûzel quipensait vous servir de petits radis un de ces jours.

– Que voulez-vous, répondit Fritz, je nedemanderais pas mieux que de rester ; mais j’ai de l’argent àrecevoir, des quittances à donner ; j’ai peut-être des lettresqui m’attendent. Et puis, dans une quinzaine, je reviendrai poserles grilles ; alors je verrai tout ce que vous me dites.

– Enfin, puisqu’il le faut, dit lefermier, n’en parlons plus ; mais c’est fâcheux tout demême.

– Sans doute, Christel, je le regretteaussi. » La petite Sûzel ne dit rien, mais elle paraissaittoute triste, et ce soir-là Kobus, fumant comme d’habitude sa pipeà sa fenêtre, avant de se coucher, ne l’entendit pas chanter de sajolie voix de fauvette, en lavant la vaisselle. Le ciel, à droitevers Hunebourg, était rouge comme une braise, tandis que lescoteaux en face, à l’autre bout de l’horizon, passaient des teintesd’azur au violet sombre, et finissaient par disparaître dansl’abîme.

La rivière, au fond de la vallée, fourmillaitde poussière d’or ; et les saules, avec leurs longues feuillespendantes, les joncs avec leurs flèches aiguës, les osiers et lestrembles, papillotant à la brise, se dessinaient en larges hachuresnoires sur ce fond lumineux. Un oiseau des marais, quelquemartin-pêcheur sans doute, jetait de seconde en seconde dans lesilence son cri bizarre. Puis tout se tut, et Fritz se coucha.

Le lendemain, à huit heures, il avait déjeuné,et debout, le bâton à la main devant la ferme avec le vieilanabaptiste et la mère Orchel, il allait partir.

« Mais où donc est Sûzel, s’écria-t-il,je ne l’ai pas encore vue ce matin ?

– Elle doit être à l’étable ou dans lacour, dit la fermière.

– Eh bien ! allez la chercher ;je ne puis quitter le Meisenthâl sans lui dire adieu. » Orchelentra dans la maison, et quelques instants après Sûzel paraissait,toute rouge.

« Hé ! Sûzel, arrive donc, lui criaKobus, il faut que je te remercie ; je suis très content detoi, tu m’as bien traité. Et pour te prouver ma satisfaction,tiens, voici un goulden, dont tu feras ce que tu voudras,»

Mais Sûzel, au lieu d’être joyeuse à cecadeau, parut toute confuse. « Merci, monsieur Kobus »,dit-elle. Et comme Fritz insistait, disant : « Prendsdonc cela. Sûzel, tu l’as bien gagné. » Elle, détournant latête, se prit à fondre en larmes. « Qu’est-ce que celasignifie ? dit alors le père Christel ; pourquoipleures-tu ?

– Je ne sais pas, mon père »,fit-elle en sanglotant. Et Kobus de son côté pensa :« Cette petite est fière, elle croit que je la traite commeune servante, cela lui fait de la peine. »

C’est pourquoi, remettant le gouldendans sa poche, il dit :

« Écoute, Sûzel, je t’achèterai moi-mêmequelque chose, cela vaudra mieux. Seulement, il faut que tu medonnes la main ; sans cela, je croirais que tu es fâchéecontre moi. »

Alors Sûzel, sa jolie figure cachée dans sontablier, et la tête penchée en arrière sur l’épaule, lui tendit lamain ; et quand Fritz l’eut serrée, elle rentra dans l’alléeen courant.

« Les enfants ont de drôles d’idées, ditl’anabaptiste. Tenez, elle a cru que vous vouliez la payer deschoses qu’elle a faites de bon cœur.

– Oui, dit Kobus, je suis bien fâché del’avoir chagrinée.

– Hé ! s’écria la mère Orchel, elleest aussi trop orgueilleuse. Cette petite nous fera de grandschagrins.

– Allons, calmez-vous, mère Orchel, ditFritz en riant ; il vaut mieux être un peu trop fier que pasassez, croyez-moi, surtout pour les filles. Et, maintenant, aurevoir ! »

Il se mit en route avec Christel, quil’accompagna jusque sur la côte ; ils se séparèrent près desroches, et Kobus poursuivit seul sa route d’un bon pas versHunebourg.

Chapitre 7

 

 

Malgré tout le plaisir qu’avait eu Fritz à laferme, ce n’est pas sans une vive satisfaction qu’il découvritHunebourg sur la côte en face. Autant tout était humide dans lavallée le jour de son départ, autant alors tout était sec et clair.La grande prairie de Finckmath s’étendait comme un immense tapis deverdure des glacis jusqu’au ruisseau des Ablettes, et, tout auhaut, les grands fumiers de cavalerie du Postthâl, les petitsjardins des vétérans, entourés de haies vives, et les vieuxremparts moussus, produisaient un effet superbe.

Il voyait aussi, derrière les acacias en boulede la petite place, près de l’hôtel de ville, la façade blanche desa maison ; et la distance ne l’empêchait pas de reconnaîtreque les fenêtres étaient ouvertes pour donner de l’air.

Tout en marchant, il se représentait labrasserie du Grand-Cerf,avec sa cour au fond entourée deplatanes ; les petites tables au-dessous, encombrées de monde,les chopes débordant de mousse. Il se revoyait dans sa chambre, enmanches de chemise, les pantalons serrés aux hanches, les piedsdans ses pantoufles, et se disait tout joyeux :

« On n’est pourtant jamais mieux que chezsoi, dans ses vieux habits et ses vieilles habitudes. J’ai passéquinze jours agréables au Meisenthâl, c’est vrai ; mais s’ilavait fallu rester encore, j’aurais trouvé le temps long. Nousallons donc recommencer nos discussions, le vieux David Sichel etmoi ; nous allons nous remettre à nos bonnes parties deyoukeravec Frédéric Schoultz, le percepteur Hâan, Speck etles autres. Voilà ce qui me convient le mieux. Quand je suis assisen face de ma table, pour dîner ou pour régler un compte, tout estdans l’ordre naturel. Partout ailleurs je puis être assez content,mais jamais aussi calme, aussi paisible que dans mon bon vieuxHunebourg. »

Au bout d’une demi-heure, tout en rêvant de lasorte, il avait parcouru le sentier de la Finckmath, et passaitderrière les fumiers du Postthâl pour entrer en ville.

« Qu’est-ce que la vieille Katel va medire ? pensait-il. Elle va me dévider son chapelet ; elleva me reprocher une si longue absence. »

Et tout en allongeant le pas sous la porte deHildebrandt, il souriait et regardait en passant les portes et lesfenêtres ouvertes dans la grande rue tortueuse : leferblantier Schwartz, taillant son fer-blanc, les besicles sur sonpetit nez camard et les yeux écarquillés ; le tourneur Sportefaisant siffler sa roue et dévidant ses ételles en rubans sansfin ; le tisserand Koffel, tout petit et tout jaune, devantson métier, lançant sa navette avec un bruit de ferrailleinterminable ; le forgeron Nickel ferrant le cheval dugendarme Hierthès, à la porte de sa forge, et le tonnelier Schweyerenfonçant les douves de ses tonnes à grands coups de maillet, aufond de sa voûte retentissante.

Tous ces bruits, ce mouvement, cette lumièreblanche sur les toits, cette ombre dans la rue ; le passage detous ces gens qui le saluaient d’un air particulier, comme pourdire : « Voilà M. Kobus de retour ; il faut queje me dépêche de raconter cette nouvelle à ma femme » ;les enfants criant en chœur à l’école : « B-A, BA, B-E,BE » ; et les commères réunies par cinq ou six devantleur porte, tricotant, babillant comme des pies, pelant des pommesde terre, et lui criant, en se fourrant l’aiguille derrièrel’oreille : « Hé ! c’est vous, monsieur Kobus ;qu’il y a longtemps qu’on ne vous a vu ! » tout cela leréjouissait et le remettait dans son assiette ordinaire.

« Je vais me changer en arrivant, sedisait-il, et puis j’irai prendre une chope à la brasserie duGrand-Cerf. »

Dans ces agréables pensées il tournait au coinde la mairie, et traversait la place des Acacias, où se promenaientgravement les anciens capitaines en retraite, chauffant leursrhumatismes au soleil, et sept ou huit officiers de hussards,roides dans leurs uniformes comme des soldats de bois.

Mais il n’avait pas encore gravi les cinq ousix marches en péristyle de sa maison, que la vieille Katel criaitdéjà dans le vestibule :

« Voici M. Kobus !

– Oui… oui… c’est moi, fit-il en montantquatre à quatre.

– Ah ! monsieur Kobus, s’écria lavieille en joignant les mains, quelles inquiétudes vous m’avezdonnées !

– Comment, Katel, est-ce que je net’avais pas prévenue, en venant chercher les ouvriers, que jeserais absent quelques jours ?

– Oui, monsieur, mais c’est égal… d’êtreseule à la maison… de faire la cuisine pour une seule personne…

– Sans doute… sans doute… je comprendsça… je me suis dérangé ; mais une fois tous les quinze ans, cen’est pas trop. Allons, me voilà revenu… tu vas faire la cuisinepour nous deux. Et maintenant, Katel, laisse-moi, il faut que je mechange, je suis tout en sueur.

– Oui, monsieur, dépêchez-vous, onattrape si vite un coup d’air. »

Fritz entra dans sa chambre, et refermant laporte, il s’écria : « Nous y voilà donc ! » Iln’était plus le même homme. Tout en tirant les rideaux, en selavant, en changeant de linge et d’habits, il riait et sedisait :

« Hé ! hé ! Hé ! je vaisdonc me refaire du bon sang, je vais donc pouvoir rireencore ! Ces bœufs, ces vaches, ces poules de la fermem’avaient rendu mélancolique. »

Et le grand Schoultz, le percepteur Hâan, levieux rebbe David, la brasserie du Grand-Cerf, la vieillecour de la synagogue, la halle, la place du marché, toute la villelui repassait devant les yeux, comme des figures de lanternemagique.

Enfin, au bout de vingt minutes, frais,dispos, joyeux, il ressortit, son large feutre sur l’oreille, laface épanouie, et dit à Katel en passant :

« Je sors, je vais faire un tour enville.

– Oui, monsieur… mais vousreviendrez ?

– Sois tranquille, sois tranquille ;au coup de midi je serai à table. » Et il descendit dans larue en se demandant :

« Où vais-je aller ? à labrasserie ? il n’y a personne avant midi. Allons voir le vieuxDavid, oui, allons chez le vieux rebbe. C’est drôle, rien que depenser à lui, mon ventre en galope. Il faut que je le mette encolère ; il faut que je lui dise quelque chose pour le fâcher,cela me secouera la rate, et j’en dînerai mieux. »

Dans cette agréable perspective, il descenditla rue des Capucins jusqu’à la cour de la synagogue, où l’onentrait par une antique porte cochère. Tout le monde traversaitalors cette cour, pour descendre par le petit escalier en face,dans la rue des Juifs. C’était vieux comme Hunebourg ; on nevoyait là-dedans que de grandes ombres grises, de hautes bâtissesdécrépites, sillonnées de chêneaux rouillés ; et toute laJudée pendait aux lucarnes d’alentour, jusqu’à la cime des airs,ses bas troués, ses vieux jupons crasseux, ses culottes rapiécées,son linge filandreux. À tous les soupiraux apparaissaient des têtesbranlantes, des bouches édentées, des nez et des mentons encarnaval : on aurait dit que ces gens arrivaient de Ninive, deBabylone, ou qu’ils étaient réchappés de la captivité d’Égypte,tant ils paraissaient vieux.

Les eaux grasses des ménages suintaient lelong des murs, et, pour dire la vérité, cela ne sentait pasbon.

À la porte de la cour se trouvait un mendiantchrétien, assis sur ses deux jambes croisées ; il avait labarbe longue de trois semaines, toute grise, les cheveux plats, etles favoris en canon de pistolet ; c’était un ancien soldat del’Empire : on l’appelait der Frantzoze.[8]

Le vieux David demeurait au fond avec safemme, la vieille Sourlé, toute ronde et toute grasse, mais d’unegraisse jaunâtre, les joues entourées de grosses rides endemi-cercle ; son nez était camard, ses yeux très bruns, et sabouche ornée de petites rides en étoile, comme un trou.

Elle portait un bandeau sur le front, selon laloi de Moïse, pour cacher ses cheveux, afin de ne pas séduire lesétrangers. Du reste elle avait bon cœur, et le vieux David sefaisait un plaisir de la proclamer le modèle accompli de sonsexe.

Fritz mit un groschen dans la sébiledu Frantzoze ;il avait allumé sa pipe, et fumait àgrosses bouffées pour traverser le cloaque. En face du petitescalier, dont chaque marche est creusée comme la pierre d’unegargouille, il fit halte, se pencha de côté dans une petite fenêtreronde, à ras de terre, et vit le rabbin au fond d’une grandechambre enfumée, assis devant une table de vieux chêne, les deuxcoudes sur un gros bouquin à tranche rouge, et son front ridé entreses mains.

La figure du vieux David, dans cette attituderéfléchie, et sous cette lumière grise, ne manquait pas d’un grandcaractère ; il y avait dans l’ensemble de ses traits quelquechose de l’esprit rêveur et contemplatif du dromadaire, ce qui seretrouve du reste chez toutes les races orientales.

« Il lit le Talmud », se ditFritz.

Puis, descendant deux marches, il ouvrit laporte en s’écriant :

« Tu es donc toujours enfoncé dans lajoie et les prophètes, vieux posché-isroel ?

– Ah ! c’est toi,schaude ! fit le vieux rabbin, dont la figure pritaussitôt une expression de joie intérieure, en même temps qued’ironie fine, quoique pleine de bonhomie ; tu n’as donc pu tepasser de moi plus longtemps, tu t’ennuyais et tu es content de mevoir ?

– Oui, c’est toujours avec un nouveauplaisir que je te revois, fit Kobus en riant ; c’est un grandplaisir pour moi de me trouver en face d’un véritable croyant, unpetit-fils du vertueux Jacob, qui dépouilla son frère…

– Halte ! s’écria le rebbe,halte ! tes plaisanteries sur ce chapitre ne peuvent aller. Tues un épicaures sans foi ni loi. J’aimerais mieux soutenirune discussion en règle contre deux cents prêtres, cinquanteévêques et le pape lui-même, que contre toi. Du moins, ces genssont forcés d’admettre les textes, de reconnaître qu’Abraham,Jacob, David et tous les prophètes étaient d’honnêtes gens ;mais toi, maudit schaude,tu nies tout, tu rejettes tout,tu déclares que tous nos patriarches étaient des gueux ; tu espire que la peste, on ne peut rien t’opposer, et c’est pourquoi,Kobus, je t’en prie, laissons cela. C’est très mauvais de ta partde m’attaquer sur des choses où j’aurais en quelque sorte honte deme défendre… envoie-moi plutôt le curé. »

Alors Fritz partit d’un immense éclat de rire,et, s’étant assis, il s’écria :

« Rebbe, je t’aime, tu es le meilleurhomme et le plus réjouissant que je connaisse. Puisque tu as hontede défendre Abraham, parlons d’autre chose.

– Il n’y pas besoin d’être défendu,s’écria David, il se défend assez lui-même.

– Oui, il serait difficile de lui fairedu mal maintenant, dit Fritz ; enfin, enfin, laissons cela.Mais dis donc, David, je m’invite à prendre un verre dekirschenwasser chez toi ; je sais que tu en as de trèsbon. »

Cette proposition dérida tout à fait le vieuxrabbin, qui n’aimait réellement pas discuter avec Kobus de chosesreligieuses. Il se leva souriant, ouvrit la porte de la cuisine, etdit à la bonne vieille Sourlé, qui pétrissait justement la pâted’un schaled.[9]

« Sourlé, donne-moi les clefs del’armoire ; mon ami Kobus est là qui veut prendre un verre dekirschenwasser.

– Bonjour, monsieur Kobus ! s’écriala bonne femme ; je ne peux pas venir, j’ai de la pâtejusqu’aux coudes. »

Fritz s’était levé ; il regardait dans lapetite cuisine toute sombre, éclairée par un vitrail de plomb, labonne vieille qui pétrissait, tandis que David lui tirait les clefsde la poche.

« Ne vous dérangez pas, Sourlé, dit-il,ne vous dérangez pas. »

David revint, referma la cuisine et ouvrit laporte d’un petit placard, où se trouvaient le kirschenwasser ettrois petits verres ; il les apporta sur la table, heureux depouvoir offrir quelque chose à Kobus. Celui-ci, voyant cesentiment, s’écria que le kirsch était délicieux.

« Tu en as de meilleur, fit le vieuxrebbe en goûtant.

– Non, non, David, peut-être d’aussi bon,mais pas de meilleur.

– En veux-tu encore un verre ?

– Merci, il ne faut pas abuser des bonneschoses, comme disait mon père ; je reviendrai. » Alors,ils étaient réconciliés. Le vieux rebbe reprit en plissant les yeuxavec malice :

« Et qu’est-ce que tu as fait là-bas,schaude ?Je me suis laissé dire que tu as fais degrosses dépenses, pour creuser un réservoir à poissons. Est-cevrai ?

– C’est vrai, David.

– Ah ! s’écria le vieux rebbe, celane m’étonne pas ; quand il s’agit de manger et de boire, tu neconnais plus la dépense. »

Et, hochant la tête, il dit sur un tonnasillard : « Tu seras toujours le même ! »Fritz souriait. « Écoute, David, fit-il, dans six à sept moisd’ici, lorsque le poisson sera rare, et que tu auras fais ton toursur le marché, le nez long d’une aune, sans rien trouver de bon…– car, vieux, tu aimes aussi les bons morceaux, tu as beauhocher la tête, tu es de la race des chats, et le poisson teplaît…

– Mais, Kobus, Kobus ! s’écriaDavid, vas-tu maintenant me faire passer pour un épicauresde ton espèce ? Sans doute, j’aime mieux un beau brochetqu’une queue de vache sur mon assiette, cela va sans dire ; jene serais pas un homme si j’avais d’autres idées ; mais je n’ypense pas d’avance, Sourlé s’occupe de ces choses.

– Ta ! ta ! ta ! fitKobus ; quand, dans six mois, je t’enverrai des plats detruites, avec des bouteilles de forstheimer,à la fête deSimres-Thora[10], nousverrons, nous verrons si tu me reprocheras monréservoir. »

David sourit. « Le Seigneur, dit-il, atout bien fait ; aux uns il donne la prudence, aux autres lasobriété. Tu es prudent ; je ne te reproche pas ta prudence,c’est un don de Dieu, et quand les truites viendront, elles serontles bienvenues.

– Amen ! » s’écria Fritz. Ettous deux se mirent à rire de bon cœur. Cependant Kobus voulaitfaire enrager le vieux rebbe.

Tout à coup, il lui dit :

« Et les femmes, David, les femmes ?Est-ce que tu ne m’en as pas trouvé une ? lavingt-quatrième ! Tu dois être pressé de gagner ma vigne duSonneberg. Je serais curieux de la connaître, lavingt-quatrième. »

Avant de répondre, David Sichel prit un airgrave :

« Kobus, dit-il, je me rappelle unevieille histoire, dont chacun peut faire son profit. Avant d’êtredes ânes, disait cette histoire, les ânes étaient deschevaux ; ils avaient le jarret solide, la tête petite, lesoreilles courtes et du crin à la queue, au lieu d’une touffe depoils. Or, il advint qu’un de ces chevaux, le grand-grand-père detous les ânes, se trouvant un jour dans l’herbe jusqu’au ventre, sedit à lui-même : “Cette herbe est trop grossière pourmoi ; ce qu’il me faut, c’est de la fine fleur, tellementdélicate qu’aucun autre cheval n’en ait encore goûté de pareille.”Il sortit de ce pâturage, à la recherche de sa fine fleur. Plusloin, il trouva des herbes plus grossières que celles qu’il venaitde quitter ; il s’en indigna. Plus loin, au bord d’un marais,il trouva des flèches d’eau et marcha dessus. Puis il fit le tourdu marais, entra dans un pays aride, toujours à la recherche de safine fleur ; mais il ne trouva même plus de mousse. Il eutfaim, il regarda de tous côté, vit des chardons dans un creux… etles mangea de bon appétit. Alors ses oreilles poussèrent ; ileut une touffe de poils à la queue, il voulut hennir, et se mit àbraire ; c’était le premier des ânes ! »

Fritz, au lieu de rire de cette histoire, enfut vexé sans savoir pourquoi.

« Et s’il n’avait pas mangé dechardons ? dit-il.

– Alors, il aurait été moins qu’un ânevivant, il aurait été un âne mort.

– Tout cela ne signifie rien, David.

– Non ; seulement, il vaut mieux semarier jeune que de prendre sa servante pour femme, comme font tousles vieux garçons. Crois-moi…

– Va t’en au diable ! s’écria Kobusen se levant. Voici midi qui sonne, je n’ai pas le temps de terépondre. » David l’accompagna jusque sur le seuil, riant enlui-même. Et comme ils se séparaient :

« Écoute, Kobus, fit-il d’un air fin, tun’as pas voulu des femmes que je t’ai présentées, tu n’as peut-êtrepas eu tort. Mais bientôt tu t’en chercheras une toi-même.

– Posché-isroel, répondit Kobus,posché-isroel ! »Il haussa les épaules, joignitles mains d’un air de pitié, et s’en alla. « David, criaitSourlé dans la cuisine, le dîner est prêt, mets donc latable. » Mais le vieux rebbe, ses yeux fins plissés d’un airironique, suivit Fritz du regard jusque hors la portecochère ; puis il rentra, riant tout bas de ce qui venaitd’arriver.

Chapitre 8

 

 

Après midi, Kobus se rendit à la brasserie duGrand-Cerf,et retrouva là ses vieux camarades, FrédéricSchoultz, Hâan et les autres, en train de faire leur partie deyouker, comme tous les jours, de une à deux heures, depuisle 1er janvier jusqu’à la Saint-Sylvestre.

Naturellement ils se mirent tous àcrier : « Hé ! Kobus… Voici Kobus ! »

Et chacun s’empressa de lui faire place ;lui, tout en riant et jubilant, distribuait des poignées de main àdroite et à gauche. Il finit par s’asseoir au bout de la table, enface des fenêtres. La petite Lotchen, le tablier blanc en éventailsur sa jupe rouge, vint déposer une chope devant lui ; il laprit, la leva gravement entre son œil et la lumière, pour enadmirer la belle couleur d’ambre jaune, souffla la mousse du bord,et but avec recueillement, les yeux à demi fermés. Après quoi ildit : « Elle est bonne ! » et se pencha surl’épaule du grand Frédéric, pour voir les cartes qu’il venait delever.

C’est ainsi qu’il rentra simplement dans seshabitudes.

« Du trèfle ! du carreau !Coupez l’as ! criait Schoultz.

– C’est moi qui donne », faisaitHâan en ramassant les cartes.

Les verres cliquetaient, les canettestintaient, et Fritz ne songeait pas plus alors au vallon deMeisenthâl qu’au Grand Turc ; il croyait n’avoir jamais quittéHunebourg.

À deux heures entra M. le professeurSpeck, avec ses larges souliers carrés au bout de ses grandesjambes maigres, sa longue redingote marron et son nez tourné à lafriandise. Il se découvrit d’un air solennel, et dit :

« J’ai l’honneur d’annoncer à lacompagnie que les cigognes sont arrivées. »

Aussitôt les échos de la brasserie répétèrentdans tous les coins : « Les cigognes sont arrivées !les cigognes sont arrivées ! »

Il se fit un grand tumulte ; chacunquittait sa chope à moitié vide, pour aller voir les cigognes. Enmoins d’une minute, il y avait plus de cent personnes, le nez enl’air, devant le Grand-Cerf.

Tout au haut de l’église, une cigogne, deboutsur son échasse, ses ailes noires repliées au-dessus de sa queueblanche, le grand bec roux incliné d’un air mélancolique, faisaitl’admiration de toute la ville. Le mâle tourbillonnait autour etcherchait à se poser sur la roue, où pendaient encore quelquesbrins de paille.

Le rebbe David venait aussi d’arriver, et,regardant, son vieux chapeau penché sur la nuque, ils’écriait :

« Elles arrivent de Jérusalem !…Elles se sont reposées sur les pyramides d’Égypte… Elles onttraversé les mers. »

Tout le long de la rue, devant la halle, on nevoyait que des commères, de vieux papas et des enfants, le coureplié, dans une sorte d’extase. Quelques vieilles disaient ens’essuyant les yeux : « Nous les avons encore revues unefois. »

Kobus, en regardant tous ces braves gens,leurs mines attendries, et leurs attitudes émerveillées,pensait : « C’est drôle… comme il faut peu de chose pouramuser le monde. »

Et la figure émue du vieux rabbin surtout lemettait de bonne humeur.

« Eh bien, rebbe, eh bien, lui dit-il, çate paraît donc bien beau ? »

Alors, l’autre, abaissant les yeux et levoyant rire, s’écria :

« Tu n’as donc pas d’entrailles ? Tune vois donc partout que des sujets de moquerie ? Tu ne sensdonc rien ?

– Ne crie pas si haut, schaude,tout le monde nous regarde.

– Et s’il me plaît de crier haut !S’il me plaît de te dire tes vérités ! S’il meplaît… »

Heureusement les cigognes, après un instant derepos, venaient de se remettre en route pour faire le tour de laville, et prendre possession des nuages de Hunebourg ; ettoute la place, transportée d’enthousiasme, poussait un crid’admiration.

Les deux oiseaux, comme pour répondre à cesalut, tout en planant, faisaient claquer leur bec, et une trouped’enfants les suivaient dans la rue des Capucins, criant :« Tra, ri, ro, l’été vient encore une fois ! You, you,l’été vient encore une fois ! »

Kobus alors rentra dans la brasserie avec lesautres ; et, jusqu’à sept heures, il ne fut plus question quedu retour des cigognes, et de la protection qu’elles étendent surles villes où elles nichent ; sans parler d’une foule d’autresservices particuliers à Hunebourg, comme d’exterminer les crapauds,les couleuvres et les lézards, dont les vieux fossés seraientinfestés sans elles, et non seulement les fossés, mais encore lesdeux rives de la Lauter, où l’on ne verrait que des reptiles, sices oiseaux n’étaient pas envoyés du Ciel pour détruire la verminedes champs.

David Sichel étant aussi entré, Fritz, pour semoquer de lui, se mit à soutenir que les juifs avaient l’habitudede tuer les cigognes et de les manger à la Pâque avec l’agneaupascal, et que cette habitude avait causé jadis la grande plaied’Égypte, où l’on voyait des grenouilles en si grand nombrequ’elles entraient par les fenêtres, et qu’il vous en tombait mêmepar les cheminées ; de sorte que les Pharaons se trouvèrentd’autre moyen pour se débarrasser de ce fléau, que de chasser lesfils d’Abraham du pays.

Cette explication exaspéra tellement le vieuxrebbe, qu’il déclara que Kobus méritait d’être pendu.

Alors Fritz fut vengé de l’apologue de l’âneet des chardons ; de douces larmes coulèrent sur ses joues. Etce qui mit le comble à ce triomphe, c’est que le grand FrédéricSchoultz, Hâan et le professeur Speck s’écrièrent qu’il fallaitrétablir la paix, que deux vieux amis comme David et Kobus nepouvaient rester fâchés à propos des cigognes.

Ils proposèrent à Fritz de rétracter sonexplication, moyennant quoi David serait forcé de l’embrasser. Il yconsentit ; alors David et lui s’embrassèrent avecattendrissement ; et le vieux rebbe pleurait, disant :« Que sans le défaut qu’il avait de rire à tort et à travers,Kobus serait le meilleur homme du monde. »

Je vous laisse à penser le bon sang que sefaisait l’ami Fritz de toute cette histoire. Il ne cessa d’en rirequ’à minuit, et, même plus tard il se réveillait de temps en tempspour rire encore :

« On irait bien loin, pensait-il, pourtrouver d’aussi braves gens qu’à Hunebourg. Ce pauvre rebbe Davidest-il honnête dans sa croyance ! Et le grand Frédéric, quellebonne tête de cheval ! Et Hâan, comme il glousse bien !Quel bonheur de vivre dans un pareil endroit ! »

Le lendemain, huit heures, il dormait encorecomme un bienheureux, lorsqu’une sorte de grincement bizarrel’éveilla. Il prêta l’oreille, et reconnut que le rémouleurHiguebic était venu s’établir, comme tous les vendredis, au coin desa maison, pour repasser les couteaux et les ciseaux de la ville,chose qui l’ennuya beaucoup, car il avait encore sommeil.

À chaque instant, le babillage des commèresvenait interrompre le sifflement de la roue ; puis c’était lecaniche qui grondait, puis l’âne qui se mettait à braire, puis unediscussion qui s’engageait sur le prix du repassage ; puisautre chose.

« Que le diable t’emporte ! pensaitKobus. Est-ce que le bourgmestre ne devrait pas défendre ceschoses-là ? Le dernier paysan peut dormir à son aise, et debons bourgeois sont éveillés à huit heures, par la négligence del’autorité. »

Tout à coup Higuebic se mit à crier d’une voixnasillarde :

« Couteaux, ciseaux àrepasser ! »

Alors il n’y tint plus et se leva furieux.

« Il faudra que je parle de cela, sedit-il ; je porterai l’affaire devant la justice de paix. CeHiguebic finirait par croire que le coin de ma maison est àlui ; depuis quarante-cinq ans qu’il nous ennuie tous, mongrand-père et moi, c’est assez ; il est temps que celafinisse ! »

Ainsi rêvait Kobus en s’habillant ;l’habitude de dormir à la ferme, sans autre bruit que le murmure dufeuillage, l’avait gâté. Mais après le déjeuner il ne songeait plusà cette misère. L’idée lui vint de mettre en bouteilles deux tonnesde vin du Rhin qu’il avait achetées l’automne précédent. Il envoyaKatel chercher le tonnelier, et se revêtit d’une grosse camisole delaine grise, qu’il mettait pour vaquer aux soins de la cave.

Le père Schweyer arriva, son tablier de cuiraux genoux, le maillet à la ceinture, la tarière sous le bras, etsa grosse figure épanouie.

« Eh bien, monsieur Kobus, eh bien !fit-il, nous allons donc commencer aujourd’hui ?

– Oui, père Schweyer, il est temps, lemarkobrunner est en fût depuis quinze mois, et lesteinberg depuis six ans.

– Bon… et les bouteilles ?

– Elles sont rincées et égouttées depuistrois semaines.

– Oh ! pour les soins à donner aunoble vin, dit Schweyer, les Kobus s’y entendent de père enfils ; nous n’avons donc plus qu’à descendre ?

– Oui, descendons. » Fritz allumaune chandelle dans la cuisine ; il prit une anse du panier àbouteilles, Schweyer empoigna l’autre, et ils descendirent à lacave. Arrivés au bas, le vieux tonnelier s’écria :« Quelle cave, comme tout est sec ici ! Houm !houm ! Quel son clair ! Ah ! monsieur Kobus, je l’aidit cent fois, vous avez la meilleure cave de la ville. » Puiss’approchant d’une tonne, et la frappant du doigt :« Voici le markobrunner, n’est-ce pas ?

– Oui ; et celui-là, c’est lesteinberg.

– Bon, bon, nous allons lui diredeux mots. » Alors se courbant, la tarière au creux del’estomac, il perça la tonne de markobrunner,et poussalestement le robinet dans l’ouverture. Après quoi Kobus lui passaune bouteille, qu’il emplit et qu’il boucha ; Fritz enduisitle bouchon de cire bleue et posa le cachet. L’opération sepoursuivit de la sorte, à la grande satisfaction de Kobus et deSchweyer.

« Hé ! hé ! hé !faisaient-ils de temps en temps, reposons-nous.

– Oui, et buvons un coup », disaitFritz. Alors, prenant le petit gobelet sur la bonde, ils serafraîchissaient d’un verre de cet excellent vin, et se remettaientensuite à l’ouvrage. Toutes les précédentes fois, Kobus, après deuxou trois verres, se mettait à chanter d’une voix terriblementforte, de vieux airs qui lui passaient par la tête, tels que leMiserere, l’Hymne de Gambrinus, ou la chanson desTrois Hussards.

« Cela résonne comme dans une cathédrale,faisait-il en riant.

– Oui, disait Schweyer, vous chantezbien ; c’est dommage que vous n’ayez pas été de notre grandesociété chorale de Johannisberg ; on n’aurait entendu quevous. »

Il se mettait alors à raconter comme, de sontemps il existait une société de tonneliers, amateurs de musique,dans le pays de Nassau ; que, dans cette société, on nechantait qu’avec accompagnement de tonnes, de tonneaux et debrocs ; que les canettes et les chopes faisaient le fifre, etque les foudres formaient la basse ; qu’on n’avait jamais rienentendu d’aussi moelleux et d’aussi touchant ; que les fillesdes maîtres tonneliers distribuaient des prix à ceux qui sedistinguaient, et que lui, Schweyer, avait reçu deux grappes et unecoupe d’argent, à cause de sa manière harmonieuse de taper sur unetonne de cinquante-trois mesures.

Il disait cela tout ému de ses souvenirs, etFritz avait peine à ne pas éclater de rire.

Il racontait encore beaucoup d’autres chosescurieuses, et célébrait la cave du grand-duc de Nassau,« laquelle, disait-il, possède des vins précieux, dont la datese perd dans la nuit des temps ».

C’est ainsi que le vieux Schweyer égayait letravail. Ces propos joyeux n’empêchaient pas les bouteilles de seremplir, de se cacheter et de se mettre en place ; aucontraire, cela se faisait avec plus de mesure et d’entrain.

Kobus avait l’habitude d’encourager Schweyer,lorsque sa gaieté venait de se ralentir, soit en lui lançantquelque bon mot, ou bien en le remettant sur la piste de seshistoires. Mais, en ce jour, le vieux tonnelier crut remarquerqu’il était préoccupé de pensées étrangères.

Deux ou trois fois il essaya de chanter ;mais, après quelques ronflements, il se taisait, regardant un chats’enfuir par la lucarne, un enfant qui se penchait curieusementpour voir ce qui se passait dans la cave, ou bien écoutant lessifflements de la pierre du rémouleur, les aboiements de soncaniche, ou telle autre chose semblable.

Son esprit n’était pas dans la cave, etSchweyer, naturellement discret, ne voulut pas interrompre sesréflexions.

Les choses continuèrent ainsi trois ou quatrejours.

Chaque soir Fritz allait à son ordinaire fairequelques parties de youker au Grand-Cerf. Là, sescamarades remarquaient également une préoccupation étrange enlui ; il oubliait de jouer à son tour.

« Allons donc, Kobus, allons donc, c’està toi ! » lui criait le grand Frédéric.

Alors il jetait sa carte au hasard, etnaturellement il perdait.

« Je n’ai pas de chance », sedisait-il en rentrant.

Comme Schweyer avait de l’ouvrage à la maison,il ne pouvait venir que deux ou trois heures par jour, le matin oule soir, de sorte que l’affaire traînait en longueur, et même ellese termina d’une façon singulière.

En mettant le steinberg en perce, levieux tonnelier s’attendait à ce que Kobus allait, comme toujours,emplir le gobelet et le lui présenter. Or Fritz, par distraction,oublia cette partie importante du cérémonial.

Schweyer en fut indigné.

« Il me fait boire de sa piquette, sedit-il ; mais quand le vin est de qualité supérieure, il letrouve trop bon pour moi. »

Cette réflexion le mit de mauvaise humeur, etquelques instants après, comme il était baissé, Kobus ayant laissétomber deux gouttes de cire sur ses mains, sa colèreéclata :

« Monsieur Kobus, dit-il en se levant, jecrois que vous devenez fou ! Dans le temps, vous chantiez leMiserere, et je ne voulais rien dire, quoique ce fût uneoffense contre notre sainte religion, et surtout à l’égard d’unvieillard de mon âge ; vous aviez l’air de m’ouvrir en quelquesorte les portes de la tombe, et c’était abominable quand onconsidère que je ne vous avais rien fait. D’ailleurs, la vieillessen’est pas crime ; chacun désire devenir vieux ; vous ledeviendrez peut-être, monsieur Kobus, et vous comprendrez alorsvotre indignité. Maintenant, vous me faites tomber de la cire surles mains par malice.

– Comment, par malice ? s’écriaFritz stupéfait.

– Oui, par malice ; vous riez detout !… Même en ce moment, vous avez envie de rire ; maisje ne veux pas être votre hans-wurst[11],entendez-vous ? C’est la dernière fois que je travaille avecun braque de votre espèce. »

Ce disant, Schweyer détacha son tablier, pritsa tarière, et gravit l’escalier.

La véritable raison de sa colère, ce n’étaientni le Miserere,ni les gouttes de cire, c’était l’oubli dusteinberg.

Kobus, qui ne manquait pas de finesse, comprittrès bien le vrai motif de sa colère, mais il ne regretta pas moinssa maladresse et son oubli des vieux usages, car tous lestonneliers du monde ont le droit de boire un bon coup du vin qu’ilsmettent en bouteilles, et si le maître est là, son devoir est del’offrir.

« Où diable ai-je la tête depuis quelquetemps ? se dit-il. Je suis toujours à rêvasser, à bâiller, àm’ennuyer ; rien ne me manque, et j’ai des absences ;c’est étonnant… il faudra que je me surveille. »

Cependant, comme il n’y avait pas moyen defaire revenir Schweyer, il finit de mettre son vin en bouteillelui-même, et les choses en restèrent là.

Chapitre 9

 

 

Les mardis et les vendredis matin, jours demarché, Kobus avait l’habitude de fumer des pipes à sa fenêtre, enregardant les ménagères de Hunebourg aller et venir, d’un airaffairé, entre les longues rangées de paniers, de hottes, de cagesd’osier, de baraques, de poteries et de charrettes alignées sur laplace des Acacias. C’étaient, en quelque sorte, ses jours de grandspectacle ; toutes ces rumeurs, ces mille attitudesd’acheteurs et de vendeurs débattant leur prix, criant, sedisputant, le réjouissaient plus qu’on ne saurait le dire.

Apercevait-il de loin quelque belle pièce,aussitôt il appelait Katel et lui disait :

« Vois-tu, là-bas, ce chapelet de grivesou de mésanges ? vois-tu ce grand lièvre roux, au troisièmebanc de la dernière rangée ? Va voir. »

Katel sortait ; il suivait avec intérêtla marche de la discussion ; et la vieille servanterevenait-elle avec les mésanges, les grives ou le lièvre, il sedisait : « Nous les avons ! »

Or, un matin, il se trouvait là, tout rêveurcontre son habitude, bâillant dans ses mains et regardant avecindifférence. Rien n’excitait son envie ; le mouvement, lesallées et les venues de tout ce monde lui paraissaient quelquechose de monotone. Parfois il se dressait, et regardant la côte deGenêts tout au loin, il se disait : « Quel beau coup desoleil là-bas, sur le Meisenthâl. »

Mille idées lui passaient par la tête :il entendait mugir le bétail, il voyait la petite Sûzel, en manchesde chemise, le petit cuveau de sapin à la main, se glisser sous lehangar et entrer dans l’étable, Mopsel sur ses talons, et le vieilanabaptiste monter gravement la côte. Ces souvenirsl’attendrissaient.

« Le mur du réservoir doit être secmaintenant, pensait-il ; bientôt, il faudra poser legrillage. »

En ce moment, et comme il se perdait au milieude ces réflexions, Katel entra :

« Monsieur, dit-elle, voici quelque choseque j’ai trouvé dans votre capote d’hiver. »

C’était un papier ; il le prit etl’ouvrit.

« Tiens ! tiens ! fit-il avecune sorte d’émotion, la recette des beignets ! Comment ai-jepu oublier cela depuis trois semaines ? Décidément je n’aiplus la tête à moi ! »

Et regardant la vieille servante :

« C’est une recette pour faire desbeignets, mais des beignets délicieux ! s’écria-t-il commeattendri. Devine un peu, Katel, qui m’a donné cetterecette ?

– La grande Frentzel duBœuf-Rouge.

– Frentzel, allons donc !Est-ce qu’elle est capable d’inventer quelque chose, et surtout desbeignets pareils ? Non… c’est la petite Sûzel, la fille del’anabaptiste.

– Oh ! dit Katel, cela ne m’étonnepas, cette petite est remplie de bonnes idées.

– Oui, elle est au-dessus de son âge. Tuvas me faire de ces beignets, Katel. Tu suivras la recetteexactement, entends-tu, sans cela tout serait manqué.

– Soyez tranquille, monsieur, soyeztranquille, je vais vous soigner cela. »

Katel sortit, et Fritz, bourrant une pipe avecsoin, se remit à la fenêtre. Alors, tout avait changé sous sesyeux ; les figures, les mines, les discours, les cris des unset des autres : c’était comme un coup de soleil sur laplace.

Et rêvant encore à la ferme, il se prit àsonger que le séjour des villes n’est vraiment agréable qu’enhiver ; qu’il fait bon aussi changer de nourriturequelquefois, car la même cuisine, à la longue, devient insipide. Ilse rappela que les bons œufs frais et le fromage blanc, chezl’anabaptiste, lui faisaient plus de plaisir au déjeuner, que tousles petits plats de Katel.

« Si je n’avais pas besoin, en quelquesorte, de faire ma partie de youker, de prendre meschopes, de voir David, Frédéric Schoultz et le gros Hâan, sedit-il, j’aimerais bien passer six semaines ou deux mois de l’annéeà Meisenthâl. Mais il ne faut pas y songer, mes plaisirs et mesaffaires sont ici : c’est fâcheux qu’on ne puisse pas avoirtoutes les satisfactions ensemble. »

Ces pensées s’enchaînaient dans son esprit.Enfin, onze heures ayant sonné, la vieille servante vint dresser latable. « Eh bien ! Katel, lui dit-il en se retournant, etmes beignets ?

– Vous avez raison, monsieur, ils sonttout ce qu’on peut appeler de plus délicat.

– Tu les as réussis ?

– J’ai suivi la recette ; cela nepouvait pas manquer.

– Puisqu’ils sont réussis, dit Kobus,tout doit aller ensemble, je descends à la cave chercher unebouteille de forstheimer. »

Il sortait son trousseau à la main, quand uneidée le fit revenir ; il demanda :

« Et la recette ?

– Je l’ai dans ma poche, monsieur.

– Eh bien, il ne faut pas laperdre ; donne que je la mette dans le secrétaire ; nousserons contents de la retrouver. » Et, déployant le papier, ilse mit à le relire.

« C’est qu’elle écrit joliment bien,fit-il ; une écriture ronde, comme moulée ! Elle estextraordinaire, cette petite Sûzel, sais-tu ?

– Oui, monsieur, elle est pleined’esprit. Si vous l’entendiez à la cuisine, quand elle vient, ellea toujours quelque chose pour vous faire rire.

– Tiens ! tiens ! moi qui lacroyais un peu triste.

– Triste ! ah bien oui !

– Et qu’est-ce qu’elle dit donc ?demanda Kobus, dont la large figure s’épatait d’aise, en pensantque la petite était gaie.

– Qu’est-ce que je sais ? Rien qued’avoir passé sur la place, elle a tout vu, et elle vous raconte lamine de chacun mais d’un air si drôle…

– Je parie qu’elle s’est aussi moquée demoi, s’écria Fritz.

– Oh ! pour cela, jamais,monsieur ; du grand Frédéric Schoultz, je ne dis pas, mais devous…

– Ha ! ha ! ha !interrompit Kobus, elle s’est moquée de Schoultz ! Elle letrouve un peu bête, n’est-ce pas ?

– Oh ! non, pas justement ; jene peux pas me rappeler… vous comprenez…

– C’est bon, Katel, c’estbon », dit-il en s’en allant tout joyeux.

Et jusqu’au bas de l’escalier, la vieilleservante l’entendit rire tout haut en répétant : « Cettepetite Sûzel me fait du bon sang. »

Quand il revint, la table était mise et lepotage servi. Il déboucha sa bouteille, se mit la serviette aumenton d’un air de satisfaction profonde, se retroussa les mancheset dîna de bon appétit.

Katel vint servir les beignets avant ledessert. Alors, remplissant son verre, il dit : « Nousallons voir cela. » La vieille servante restait près de latable, pour entendre son jugement. Il prit donc un beignet, et legoûta d’abord sans rien dire ; puis un autre, puis untroisième ; enfin, se retournant, il prononça ces paroles avecpoids et mesure :

« Les beignets sont excellents, Katel,excellents ! Il est facile de reconnaître que tu as suivi larecette aussi bien que possible. Et cependant, écoute bien ceci– ce n’est pas un reproche que je veux te faire, – mais ceuxde la ferme étaient meilleurs ; ils avaient quelque chose deplus fin, de plus délicat, une espèce de parfum particulier,– fit-il en levant le doigt, – je ne peux pas t’expliquercela ; c’était moins fort, si tu veux, mais beaucoup plusagréable.

– J’ai peut-être mis trop decannelle ?

– Non, non, c’est bien, c’est trèsbien ; mais cette petite Sûzel, vois-tu, a l’inspiration desbeignets, comme toi l’inspiration de la dinde farcie auxchâtaignes.

– C’est bien possible, monsieur.

– C’est positif. J’aurais tort de ne pastrouver ces beignets délicieux ; mais au-dessus des meilleureschoses, il y a ce que le professeur Speck appelle “l’idéal” ;cela veut dire quelque chose de poétique, de…

– Oui, monsieur, je comprends, fitKatel : par exemple, comme les saucisses de la mère Hâfen, quepersonne ne pouvait réussir aussi bien qu’elle, à cause des troisclous de girofles qui manquaient.

– Non, ce n’est pas mon idée ; rienn’y manque, et malgré tout… » Il allait en dire plus, lorsquela porte s’ouvrit et que le vieux rabbin entra :« Hé ! c’est toi, David, s’écria-t-il ; arrive donc,et tâche d’expliquer à Katel ce qu’il faut entendre par“l’idéal”. »

David, à ces mots, fronça le sourcil.« Tu veux te moquer de moi ? fit-il.

– Non, c’est très sérieux ; dis àKatel pourquoi vous regrettiez tous les carottes et les oignonsd’Égypte…

– Écoute, Kobus, s’écria le vieux rebbe,j’arrive, et voilà que tu commences tout de suite par m’attaquersur les choses saintes ; ce n’est pas beau.

– Tu prends tout de travers,posché-isroel. Assieds-toi, et, puisque tu ne veux pas queje parle des oignons d’Égypte, qu’il n’en soit plus question. Maissi tu n’étais pas juif…

– Allons, je vois bien que tu veux mechasser.

– Mais non, je dis seulement que si tun’étais pas juif, tu pourrais manger de ces beignets, et que tuserais forcé de reconnaître qu’ils valent mille fois mieux que lamanne, qui tombait du ciel pour vous purger de la lèpre, et desautres maladies que vous aviez attrapées chez les infidèles.

– Ah !maintenant, je m’envais ; c’est aussi trop fort ! » Katel sortit, etKobus, retenant le vieux rebbe par la manche, ajouta :

« Voyons donc, que diable !assieds-toi. J’éprouve un véritable chagrin.

– Quel chagrin ?

– De ce que tu ne puisses pas vider unverre de vin avec moi et goûter ces beignets : quelque chosed’extraordinaire ! » David s’assit en riant à sontour.

« Tu les a inventés, n’est-ce pas ?dit-il. Tu fais toujours des inventions pareilles.

– Non, rebbe, non ; ce n’est ni moini Katel. Je serais fier d’avoir inventé ces beignets, mais rendonsà César ce qui est à César : l’honneur en revient à la petiteSûzel… tu sais, la fille de l’anabaptiste ?

– Ah ! dit le vieux rebbe, enattachant sur Kobus son œil gris ; tiens ! tiens !et tu les trouves si bons ?

– Délicieux, David !

– Hé ! hé ! hé ! oui…cette petite est capable de tout… même de satisfaire un gourmand deton espèce. »

Puis, changeant de ton :

« Cette petite Sûzel m’a plu d’abord,dit-il ; elle est intelligente. Dans trois ou quatreans ; elle connaîtra la cuisine comme ta vieille Katel ;elle conduira son mari par le bout du nez ; et, si c’est unhomme d’esprit, lui-même reconnaîtra que c’était le plus grandbonheur qui pût lui arriver.

– Ah ! ha ! ha ! cettefois, David, je suis d’accord avec toi, fit Kobus, tu ne dis riende trop. C’est étonnant que le père Christel et la mère Orchel, quin’ont pas quatre idées dans la tête, aient mis ce joli petit êtreau monde. Sais-tu qu’elle conduit déjà tout à la ferme ?

– Qu’est-ce que je disais ? s’écriaDavid, j’en étais sûr ! Vois-tu, Kobus, quand une femme a del’esprit, qu’elle n’est point glorieuse, qu’elle ne cherche pas àrabaisser son mari pour s’élever elle-même, tout de suite elle serend maîtresse ; on est heureux, en quelque sorte, de luiobéir. »

En ce moment, je ne sais quelle idée passa parla tête de Fritz ; il observa le vieux rebbe du coin de l’œilet dit : « Elle fait très bien les beignets, mais quantau reste…

– Et moi, s’écria David, je dis qu’ellefera le bonheur du brave fermier qui l’épousera, et que cefermier-là deviendra riche et sera très heureux ! Depuis quej’observe les femmes, et il y a pas mal de temps, je crois m’yconnaître ; je sais tout de suite ce qu’elles sont et cequ’elles valent, ce qu’elles seront et ce qu’elles vaudront. Ehbien, cette petite Sûzel m’a plu, et je suis content d’apprendrequ’elle fasse si bien les beignets. »

Fritz était devenu rêveur. Tout à coup ildemanda : « Dis donc, posché-isroel, pourquoidonc es-tu venu me voir à midi ; ce n’est pas ton heure.

– Ah ! c’est juste ; il fautque tu me prêtes deux cents florins.

– Deux cents florins ? oh !oh ! fit Kobus d’un air moitié sérieux et moitié railleur,d’un seul coup, rebbe ?

– D’un seul coup.

– Et pour toi ?

– C’est pour moi si tu veux, car jem’engage seul de te rembourser la somme, mais c’est pour rendreservice à quelqu’un.

– À qui, David ?

– Tu connais le père Hertzberg, lecolporteur, eh bien, sa fille est demandée en mariage par le filsSalomon ; deux braves enfants, fit le vieux rebbe en joignantles mains d’un air attendri ; seulement, tu comprends, il fautune petite dot, et Hertzberg est venu me trouver…

– Tu seras donc toujours le même ?interrompit Fritz, non content de tes propres dettes, il faut quetu te mettes sur le dos celles des autres ?

– Mais Kobus ! mais Kobus !s’écria David d’une voix perçante et pathétique, le nez courbé etles yeux tournés en louchant vers le sol, si tu voyais ces chersenfants ! Comment leur refuser le bonheur de la vie ? Etd’ailleurs le père Hertzberg est solide, il me remboursera dans unan ou deux, au plus tard.

– Tu le veux, dit Fritz en se levant,soit ; mais écoute : tu payeras des intérêts cette fois,cinq pour cent. Je veux bien te prêter sans intérêt, mais auxautres…

– Eh ! mon Dieu, qui te dit lecontraire, fit David, pourvu que ces pauvres enfants soientheureux ! le père me rendra les cinq pour cent. »

Kobus ouvrit son secrétaire, compta deux centsflorins sur la table, pendant que le vieux rebbe regardait avecimpatience ; puis il sortit le papier, l’écritoire, la plume,et dit :

« Allons, David vérifie le compte.

– C’est inutile, j’ai regardé et tucomptes bien.

– Non, non, compte ! » Alors levieux rebbe compta, fourrant les piles dans la grande poche de saculotte, avec une satisfaction visible. « Maintenant,assieds-toi là, et fais mon billet à cinq pour cent. Etsouviens-toi si tu n’es pas content de mes plaisanteries, je puiste mener loin avec ce morceau de papier. » David, souriant debonheur, se mit à écrire. Fritz regardait par-dessus son épaule,et, le voyant près de marquer les cinq pour cent :« Halte ! fit-il, vieux posché-isroel,halte !

– Tu en veux six ?

– Ni six, ni cinq. Est-ce que nous nesommes pas de vieux amis ? Mais tu ne comprends rien à laplaisanterie ; il faut toujours être grave avec toi, comme unâne qu’on étrille. »

Le vieux rebbe alors se leva, lui serra lamain et dit tout attendri : « Merci, Kobus. » Puisil s’en alla.

« Brave homme ! faisait Fritz en levoyant remonter la rue, le dos courbé et la main sur sapoche ; le voilà qui court chez l’autre, comme s’il s’agissaitde son propre bonheur ; il voit les enfants heureux, et rittout bas, une larme dans l’œil. »

Sur cette réflexion, il prit sa canne etsortit pour aller lire son journal.

Chapitre 10

 

 

Deux ou trois jours après, un soir, au casino,on causait par hasard des anciens temps. Le gros percepteur Hâancélébrait les mœurs d’autrefois ; les promenades en traîneau,l’hiver ; le bon papa Christian, dans sa houppelande doubléede renard et ses grosses bottes fourrées d’agneau, le bonnet deloutre tiré sur les oreilles, et les gants jusqu’aux coudes,conduisant toute sa famille à la cime du Rothalps, admirer les boiscouverts de givre ; et les jeunes gens de la ville suivant àcheval la promenade, et jetant à la dérobée un regard d’amour surla jolie couvée de jeunes filles, enveloppées de leurs pèlerines,le petit nez rose enfoui dans le minon de cygne plus blanc que laneige.

« Ah ! le bon temps, disait-il.Bientôt après, toute la ville apprenait que le jeune conseillerLobstein, ou M. le tabellion Müntz, était fiancé avec lapetite Lochten, la jolie Rosa, ou la grande Wilhelmine ; etc’était au milieu des neiges que l’amour avait pris naissance, sousl’œil même des parents. D’autres fois on se réunissait dans laMadame-Hüte[12], en pleine foire tous les rangs seconfondaient : la noblesse, la bourgeoisie, le peuple. On nes’inquiétait pas de savoir si vous étiez comte ou baron, mais bonvalseur. Allez donc trouver un abandon pareil de nos jours !Depuis qu’on fait tant de nouveau noble, ils ont toujours peurqu’on les confonde avec la populace. »

Hâan vantait aussi les petits concerts, labonne musique de chambre élégante et naïve des vieux temps, àlaquelle on a substitué le fracas des grandes ouvertures, et lamélodie sombre des symphonies.

Rien qu’à l’entendre, il vous semblait voir levieux conseiller Baumgarten, en perruque poudrée à la frimas etgrand habit carré, le violoncelle appuyé contre la jambe etl’archet en équerre sur les cordes, Mlle Séraphia Schmidt auclavecin, entre les deux candélabres, les violons penchés toutautour, l’œil sur le cahier, et plus loin, le cercle des amis dansl’ombre.

Ces images touchaient tout le monde, et legrand Schoultz lui-même, se balançant sur sa chaise, un de sesgenoux pointus entre les mains et les yeux au plafond,s’écriait :

« Oui, oui, ces temps sont loin denous ! C’est vrai, nous vieillissons… Quels souvenirs tu nousrappelles, Hâan, quels souvenirs ! Tout cela ne nous fait pasjeunes. »

Kobus, en retournant chez lui par la rue desCapucins, avait la tête pleine des idées de Hâan :

« Il a raison, se disait-il, nous avonsvu ces choses qui nous paraissent reculées d’un siècle. »

Et regardant les étoiles, qui tremblotaientdans le ciel immense, il pensait :

« Tout cela reste en place, tout celarevient aux mêmes époques ; il n’y a que nous qui changions.Quelle terrible aventure de changer un peu tous les jours, sansqu’on s’en aperçoive. De sorte qu’à la fin du compte, on est toutgris, tout ratatiné, et qu’on produit aux yeux du nouveau monde quipasse l’effet de ces vieilles défroques, ou de ces respectablesperruques dont parlait Hâan tout à l’heure. On a beau faire, ilfaut que cela nous arrive comme aux autres. »

Ainsi rêvait Fritz en entrant dans sa chambre,et, s’étant couché, ces idées le suivirent encore quelque temps,puis il s’endormit.

Le lendemain, il n’y songeait plus, quand sesyeux tombèrent sur le vieux clavecin entre le buffet et la porte.C’était un petit meuble en bois de rose, à pieds grêles, terminésen poire, et qui n’avait que cinq octaves. Depuis trente ans ilrestait là ; Katel y déposait ses assiettes avant le dîner, etKobus y jetait ses habits. À force de le voir, il n’y pensaitplus ; mais alors il lui sembla le retrouver après une longueabsence. Il s’habilla tout rêveur ; puis, regardant par lafenêtre, il vit Katel dehors, en train de faire ses provisions aumarché. S’approchant aussitôt du clavecin, il l’ouvrit et passa lesdoigts sur ses touches jaunes : un son grêle s’échappa dupetit meuble, et le bon Kobus, en moins d’une seconde, revit lestrente années qui venaient de s’écouler. Il se rappelaMme Kobus, sa mère, une femme jeune encore, à la figure longueet pâle, jouant du clavecin ; M. Kobus, le juge de paix,assis auprès d’elle, son tricorne au bâton de la chaise, écoutant,et lui, Fritz ; tout petit, assis à terre avec le cheval decarton, criant : « Hue ! hue ! » pendantque le bonhomme levait le doigt et faisait :« Chut ! » Tout cela lui passa devant les yeux, etbien d’autres choses encore.

Il s’assit, essaya quelques vieux airs et jouale Troubadouret l’antique romance du Croisé.

« Je n’aurais jamais cru me rappeler uneseule note, se dit-il ; c’est étonnant comme ce vieux clavecina gardé l’accord ; il me semble l’avoir entenduhier. »

En se baissant, il se mit à tirer les vieuxcahiers de leur caisse : Le Siège de Prague, LaCenerentola, l’ouverture de La Vestale et puis lesvieilles romances d’amour, de petits airs gais, mais toujours del’amour : l’amour qui rit et l’amour qui pleure ; rien endeçà, rien au-delà !

Kobus, deux ou trois mois avant, n’aurait pasmanqué de se faire du bon sang, avec tous ces Lucas aux jarretièresroses, et ces Arthurs au plumet noir ; il avait lu jadisWerther, et s’était tenu les côtes tout le long del’histoire ; mais maintenant, il trouva cela fort beau.

« Hâan a bien raison, se disait-il, on nefait plus d’aussi jolis couplets :

« Rosette, « Si bien faite,« Donne-moi ton cœur, ou je vas mourir ! »

« Comme c’est simple, comme c’estnaturel !

« Donne-moi ton cœur, ou je vasmourir ! »

« À la bonne heure ! voilà de lapoésie ; cela dit des choses profondes, dans un langage naïf.Et la musique ! »

Il se mit à jouer en chantant :

« Rosette, « Si bien faite,« Donne-moi ton cœur, ou je vas mourir ! »

Il ne se lassait pas de répéter la vieilleromance, et cela durait bien depuis vingt minutes, lorsqu’un petitbruit s’entendit à la porte ; quelqu’un frappait.

« Voici David, se dit-il, en refermantbien vite le clavecin ; c’est lui qui rirait, s’il m’entendaitchanter Rosette ! »

Il attendit un instant, et, voyant quepersonne n’entrait, il alla lui-même ouvrir. Mais qu’on juge de sasurprise en apercevant la petite Sûzel, toute rose et toute timide,avec son petit bonnet blanc, son fichu bleu de ciel et son panier,qui se tenait là derrière la porte.

« Eh ! c’est toi, Sûzel !fit-il comme émerveillé.

– Oui, monsieur Kobus, dit lapetite ; depuis longtemps j’attends Mlle Katel dans lacuisine, et, comme elle ne vient pas, j’ai pensé qu’il fallait toutde même faire ma commission avant de partir.

– Quelle commission donc,Sûzel ?

– Mon père m’envoie vous prévenir que lesgrilles sont arrivées, et qu’on n’attend que vous pour lesmettre.

– Comment ! il t’envoie exprès pourcela ?

– Oh ! j’ai encore à dire au juifSchmoûle, qu’il doit venir chercher les bœufs, s’il ne veut paspayer la nourriture.

– Ah ! les bœufs sontvendus ?

– Oui, monsieur Kobus, trois centcinquante florins.

– C’est un bon prix. Mais entre donc,Sûzel, tu n’as pas besoin de te gêner.

– Oh ! je ne me gêne pas.

– Si, si… tu te gênes, je le vois bien,sans cela tu serais entrée tout de suite. Tiens, assieds-toilà. »

Il lui avançait une chaise, et rouvrait leclavecin d’un air de satisfaction extraordinaire :

« Et tout le monde se porte bien là-bas,le père Christel, la mère Orchel ?

– Tout le monde, monsieur Kobus, Dieumerci. Nous serions bien contents si vous pouviez venir.

– Je viendrai, Sûzel ; demain ouaprès, bien sûr, j’irai vous voir. » Fritz avait alors unegrande envie de jouer devant Sûzel ; il la regardait ensouriant et finit par lui dire :

« Je jouais tout à l’heure de vieux airs,et je chantais. Tu m’as peut-être entendu de la cuisine ; çat’a bien fait rire, n’est-ce pas ?

– Oh ! monsieur Kobus, au contraire,ça me rendait toute triste ; la belle musique me rend toujourstriste. Je ne savais pas qui faisait cette belle musique.

– Attends, dit Fritz, je vais te jouerquelque chose de gai pour te réjouir. »

Il était heureux de montrer son talent àSûzel, et commença La Reine de Prusse. Ses doigtssautaient d’un bout du clavecin à l’autre, il marquait la mesure dupied, et, de temps en temps, regardait la petite dans le miroir enface, en se pinçant les lèvres comme il arrive lorsqu’on a peur defaire de fausses notes. On aurait dit qu’il jouait devant toute laville. Sûzel, elle, ses grands yeux bleus écarquillés d’admiration,et sa petite bouche rose entrouverte, semblait en extase.

Et quand Kobus eut fini sa valse, et qu’il seretourna tout content de lui-même :

« Oh ! que c’est beau, dit-elle, quec’est beau !

– Bah ! fit-il, ça, ce n’est encorerien. Mais tu vas entendre quelque chose de magnifique, LeSiège de Prague ; on entend rouler les canons ;écoute un peu. »

Il se mit alors à jouer Le Siège dePrague avec un enthousiasme extraordinaire ; le vieuxclavecin bourdonnait et frissonnait jusque dans ses petites jambes.Et quand Kobus entendait la petite Sûzel soupirer tout bas :« Oh ! que c’est beau ! » cela lui donnait uneardeur, mais une ardeur vraiment incroyable ; il ne se sentaitplus de bonheur.

Après Le Siège de Prague, il jouaLa Cenerentola ; après La Cenerentola, lagrande ouverture de La Vestale ; et puis, comme il nesavait plus que jouer, et que Sûzel disait toujours :« Oh ! que c’est beau, monsieur Kobus ! Oh !quelle belle musique vous faites ! » ils’écria :

« Oui, c’est beau ; mais si jen’étais pas enrhumé, je te chanterais quelque chose, et c’est alorsque tu verrais, Sûzel ! Mais c’est égal, je vais essayer toutde même ; seulement je suis enrhumé, c’est dommage. »

Et tout en parlant de la sorte, il se mit àchanter d’une voix aussi claire qu’un coq qui s’éveille au milieude ses poules :

« Rosette, « Si bien faite,« Donne-moi ton cœur, ou je vas mourir ! »

Il balançait la tête lentement, la boucheouverte jusqu’aux oreilles, et chaque fois qu’il arrivait à la find’un couplet, pendant une demi-heure il répétait d’un tonlamentable, en se penchant au dos de sa chaise, le nez en l’air, eten se balançant comme un malheureux :

« Donne-moi ton cœur,« Donne-moi ton cœur… « Ou je vas mourir… ou je vasmourir. « Je vas mourir… mourir…mourir !… »

De sorte qu’à la fin, la sueur lui coulait surla figure.

Sûzel, toute rouge, et comme honteuse d’unepareille chanson, se penchait sans oser le regarder ; et Kobuss’étant retourné pour lui entendre dire : « Que c’estbeau ! que c’est beau ! » il la vit ainsi soupiranttout bas, les mains sur ses genoux, les yeux baissés.

Alors lui-même, se regardant par hasard dansle miroir, s’aperçut qu’il devenait pourpre, et ne sachant quefaire dans une circonstance aussi surprenante, il passa les doigtsdu haut en bas et du bas en haut du clavecin, en soufflant dans sesjoues et criant : « Prrouh ! prrouh ! »les cheveux droits sur la tête.

Au même instant, Katel refermait la porte dela cuisine, il l’entendit, et, se levant, il se mit à crier :« Katel ! Katel ! » d’une voix d’homme qui senoie.

Katel entra :

« Ah ! c’est bon, fit-il. Tiens…voilà Sûzel qui t’attend depuis une heure. »

Et comme Sûzel alors levait sur lui ses grandsyeux troublés, il ajouta :

« Oui, nous avons fait de la musique… cesont de vieux airs… ça ne vaut pas le diable !… Enfin, enfin,j’ai fait comme j’ai pu… On ne saurait tirer une bonne mouture d’unmauvais sac. »

Sûzel avait repris son panier et s’en allaitavec Katel, disant : « Bonjour, monsieurKobus ! » d’une voix si douce, qu’il ne sut que répondre,et resta plus d’une minute comme enraciné au milieu de la salle,regardant vers la porte, tout effaré ; puis il se prit àdire :

« Voilà de belles affaires, Kobus !tu viens de te distinguer sur cette maudite patraque… Oui… oui…c’est du beau… tu peux t’en vanter… ça te va bien à ton âge. Que lediable soit de la musique ! S’il m’arrive encore de jouerseulement Père Capucin, je veux qu’on me torde lecou ! »

Alors il prit sa canne et son chapeau sansattendre le déjeuner, et sortit faire un tour sur les remparts,pour réfléchir à son aise sur les choses surprenantes qui venaientde s’accomplir.

Chapitre 11

 

 

On peut s’imaginer les réflexions que fitKobus sur les remparts. Il se promenait derrière la Manutention, latête penchée, la canne sous le bras, regardant à droite et àgauche, si personne ne venait. Il lui semblait que chacun allaitdécouvrir son état au premier coup d’œil.

« Un vieux garçon de trente-six ansamoureux d’une petite fille de dix-sept, quelle choseridicule ! se disait-il. Voilà donc d’où venaient tes ennuis,Fritz, tes distractions et tes rêveries depuis troissemaines ! voilà pourquoi tu perdais toujours à la brasserie,pourquoi tu n’avais plus la tête à toi dans la cave, pourquoi tubâillais à ta fenêtre comme un âne, en regardant le marché. Peut-onêtre aussi bête à ton âge ?

« Encore, si c’était de la veuve Windlingou de la grande Salomé Roedig que tu sois amoureux, cela pourraitaller. Il vaudrait mieux te pendre mille fois, que de te marieravec l’une d’elles ; mais au moins, aux yeux des gens, unpareil mariage serait raisonnable. Mais être amoureux de la petiteSûzel, la fille de ton propre fermier, une enfant, une véritableenfant, qui n’est ni de ton rang, ni de ta condition, et dont tupourrais être le père, c’est trop fort ! C’est tout à faitcontre nature, ça n’a pas même le sens commun. Si par malheurquelqu’un s’en doutait, tu n’oserais plus te montrer auGrand-Cerf, au Casino, nulle part. C’est alors qu’on semoquerait de toi, Fritz, de toi qui t’es tant moqué des autres. Ceserait l’abomination de la désolation ; le vieux Davidlui-même, malgré son amour du mariage, te rirait au nez ; ilt’en ferait des apologues ! il t’en ferait !

« Allons, allons, c’est encore un grandbonheur que personne ne sache rien, et que tu te sois aperçu de lachose à temps. Il faut étouffer tout cela, déraciner bien vitecette mauvaise herbe de ton jardin. Tu seras peut-être un peutriste trois ou quatre jours, mais le bon sens te reviendra. Levieux vin te consolera, tu donneras des dîners, tu feras des toursaux environs dans la voiture de Hâan. Et justement, avant-hier ilm’engageait, pour la centième fois, à l’accompagner en perception.C’est cela, nous causerons, nous rirons, nous nous ferons du bonsang, et dans une quinzaine tout sera fini. »

Deux hussards s’approchaient alors, brasdessus bras dessous avec leurs amoureuses. Kobus les vit venir deloin, sur le bastion de l’hôpital, et descendit dans la rue desFerrailles, pour retourner à la maison.

« Je vais commencer par écrire au pèreChristel de poser le grillage, se dit-il, et de remplir leréservoir lui-même. Si l’on me rattrape à retourner au Meisenthâl,ce sera dans la semaine des quatre jeudis. »

Lorsqu’il rentra, Katel dressait la table.Sûzel était partie depuis longtemps. Fritz ouvrit son secrétaire,écrivit au père Christel qu’il ne pouvait pas venir, et qu’il lechargeait de poser le grillage lui-même ; puis il cacheta lalettre, s’assit à table et dîna sans rien dire.

Après le dîner, il ressortit vers une heure etse rendit chez Hâan, qui demeurait à l’Hôtel de laCigogne, en face des halles. Hâan était dans son petit bureaurempli de tabac, la pipe aux lèvres ; il préparait des sacs etserrait dans un fourreau de cuir, de grands registres reliés enveau. Son garçon Gaysse l’aidait :

« Hé, Kobus ! s’écria-t-il, d’où mevient ta visite ? Je ne te vois pas souvent ici.

– Tu m’as dit, avant-hier, que tu partaisen tournée, répondit Fritz en s’asseyant au coin de la table.

– Oui, demain matin, à cinq heures ;la voiture est commandée. Tiens, regarde ! je viens justementde préparer mon livre à souches et mes sacs. J’en aurai pour septou huit jours.

– Eh bien, je t’accompagne.

– Tu m’accompagnes ! s’écria Hâand’une voix joyeuse, en frappant de ses grosses mains carrées sur latable. Enfin, enfin, tu finis par te décider une fois, ça n’est pasmalheureux… Ha ! ha ! ha ! »

Et, plein d’enthousiasme, il jeta son petitbonnet de soie noire de côté, s’ébouriffa les cheveux sur sa grossetête rouge à demi chauve, et se mit à crier :

« À la bonne heure !… à la bonneheure !… Nous allons nous faire du bon sang !

– Oui, le temps m’a paru favorable, ditFritz.

– Un temps magnifique, s’écria Hâan, enécartant les rideaux derrière son fauteuil, un temps d’or, un tempscomme on n’en a pas vu depuis dix ans. Nous partirons demain aupetit jour, nous courrons le pays… c’est décidé… mais ne va pas tedédire !

– Sois tranquille.

– Ah !ma foi, s’écria le gros homme,tu ne pouvais pas me faire un plus grand plaisir.

– Gaysse ! Gaysse !

– Monsieur !

– Ma capote ! tenez… pendez ma robede chambre derrière la porte. Vous fermerez le bureau, et vousdonnerez la clef à la mère Lehr. Nous allons auGrand-Cerf, Kobus ?

– Oui, prendre des chopes ; il n’y apas de bonne bière en route.

– Pourquoi pas ? À Hackmatt, elleest bonne.

– Alors, tu n’as plus rien à préparer,Hâan ?

– Non, tout est prêt. Ah ! dis donc,si tu voulais mettre deux ou trois chemises et des bas dans mavalise.

– J’aurai la mienne.

– Eh bien, en route ! » s’écriaHâan, en prenant son bras. Ils sortirent, et le gros percepteur semit à énumérer les villages qu’ils auraient à voir, dans la plaineet dans la montagne : « Dans la plaine, à Hackmatt, àMittelbronn, à Lixheim, c’est tout pays protestant, tous gensriches, bien établis, belles maisons, bons vins, bonne table, bonlit. Nous serons comme des coqs en pâte les six premiersjours ; pas de difficulté pour la perception, les sommes duroi sont prêtes d’avance. Et seulement, à la fin, nous aurons unpetit coin de pays, le Wildland, une espèce de désert, où l’on nevoit que des croix sur la route, et où les voyageurs tirent lalangue d’une aune ; mais ne crains rien, nous ne mourrons pasde faim, tout de même. »

Fritz écoutait en riant, et c’est ainsi qu’ilsentrèrent à la brasserie du Grand-Cerf. Là, les choses sepassèrent comme toujours : on joua, on but des chopes, et,vers sept heures, chacun retourna chez soi pour souper.

Kobus, en traversant sa petite allée, entradans la cuisine, selon son habitude, pour voir ce que Katel luipréparait. Il vit la vieille servante assise au coin de l’âtre, surun tabouret de bois, un torchon sur les genoux, en train degraisser ses souliers de fatigue.

« Qu’est-ce que tu fais donc là ?dit-il.

– Je graisse vos gros souliers pour allerà la ferme, puisque vous partez demain ou après.

– C’est inutile, dit Fritz, je n’iraipas ; j’ai d’autres affaires.

– Vous n’irez pas ? fit Katel toutesurprise ; c’est le père Christel, Sûzel et tout le monde, quivont avoir de la peine, monsieur !

– Bah ! ils se sont passés de moijusqu’à présent, et j’espère, avec l’aide de Dieu, qu’ils s’enpasseront encore. J’accompagne Hâan dans sa tournée, pour réglerquelques comptes. Et, puisque je me le rappelle maintenant, il y aune lettre sur la cheminée pour Christel ; tu enverras demainle petit Yéri la porter, et ce soir, tu mettras dans ma valisetrois chemises et tout ce qu’il faut pour rester quelques joursdehors.

– C’est bon, monsieur. » Kobus entradans la salle à manger, tout fier de sa résolution, et ayant soupéd’assez bon appétit, il se coucha, pour être prêt à partir de grandmatin.

Il était à peine cinq heures, et le soleilcommençait à poindre au milieu des grandes vapeurs du Losser,lorsque Fritz Kobus et son ami Hâan, accroupis dans un vieux char àbancs tressé d’osier, en forme de corbeille, à l’ancienne mode dupays, sortirent au grand trot par la porte de Hildebrandt, et semirent à rouler sur la route de Hunebourg à Michelsberg.

Hâan avait sa grande houppelande de castorineet son bonnet de renard à longs poils, la queue flottant sur ledos, Kobus, sa belle capote bleue, son gilet de velours à carreauxverts et rouges, et son large feutre noir.

Quelques vieilles le balai à la main, lesregardaient passer en disant : « Ils vont ramasserl’argent des villages ; ça prouve qu’il est temps d’apprêternotre magot ; la note des portes et fenêtres va venir. Quelgueux que ce Hâan ! Penser que tout le monde doit s’échinerpour lui, qu’il n’en a jamais assez, et que la gendarmerie lesoutient ! »

Puis elles se remettaient à balayer demauvaise humeur.

Une fois hors de l’avancée, Hâan et Kobus setrouvèrent dans les brouillards de la rivière.

« Il fait joliment frais ce matin, ditKobus.

– Ha ! ha ! ha ! réponditHâan en claquant du fouet, je t’en avais bien prévenu hier. Ilfallait mettre ta camisole de laine ; maintenant, allonge-toidans la paille, mon vieux, allonge-toi.

– Hue ! Foux, hue !

– Je vais fumer une pipe, dit Kobus, celame réchauffera. » Il battit le briquet, tira sa grande pipe deporcelaine d’une poche de côté, et se mit à fumer gravement.

Le cheval, une grande haridelle deMecklembourg, trottait les quatre fers en l’air, les arbressuivaient les arbres, les broussailles les broussailles. Hâan ayantdéposé le fouet dans un coin, sous son coude, fumait aussi toutrêveur, comme il arrive au milieu des brouillards, où l’on ne voitpas les choses clairement.

Le soleil jaune avait de la peine à dissiperces masses de brume, le Losser grondait derrière le talus de laroute ; il était blanc comme du lait, et malgré son bruitsourd, il semblait dormir sous les grands saules.

Parfois, à l’approche de la voiture, unmartin-pêcheur jetait son cri perçant et filait ; puis, unealouette se mettait à gazouiller quelques notes. En regardant bien,on voyait ses ailes grises s’agiter en accent circonflexe àquelques pieds au-dessus des champs, mais elle redescendait au boutd’une seconde, et l’on n’entendait plus que le bourdonnement de larivière et le frémissement des peupliers.

Kobus éprouvait alors un véritablebien-être ; il se réjouissait et se glorifiait de larésolution qu’il avait prise d’échapper à Sûzel par une fuitehéroïque ; cela lui semblait le comble de la sagessehumaine.

« Combien d’autres, pensait-il, seseraient endormis dans ces guirlandes de roses, qui t’entouraientde plus en plus, et qui, finalement, n’auraient été que de bonnescordes, semblables à celles que la vertueuse Dalila tressait pourSamson ! Oui, oui, Kobus, tu peux remercier le Ciel de tachance ; te voilà libre encore une fois comme un oiseau dansl’air ; et, par la suite des temps, jusqu’au sein de lavieillesse, tu pourras célébrer ton départ de Hunebourg, à la façondes Hébreux, qui se rappelaient toujours avec attendrissement lesvases d’or et d’argent de l’Égypte ; ils abandonnèrent leschoux, les raves et les oignons de leur ménage, pour sauver letabernacle ; tu suis leur exemple, et le vieux Sichel lui-mêmeserait émerveillé de ta rare prudence. »

Toutes ces pensées, et mille autres non moinsjudicieuses, passaient par la tête de Fritz ; il se croyaithors de tout péril, et respirait l’air du printemps dans une doucesécurité. Mais le Seigneur-Dieu, sans doute fatigué de saprésomption naturelle, avait résolu de lui faire vérifier lasagesse de ce proverbe : « Cache-toi, fuis, dérobe-toisur les monts et dans la plaine, au fond des bois ou dans un puits,je te découvre et ma main est sur toi ! »

À la Steinbach, près du grand moulin, ilsrencontrèrent un baptême qui se rendaient à l’égliseSaint-Blaise : le petit poupon rose sur l’oreiller blanc, lasage-femme, fière avec son grand bonnet de dentelle, et les autresgais comme des pinsons – à Hoheim, une paire de vieux quicélébraient la cinquantaine dans un pré ; ils dansaient aumilieu de tout le village ; le ménétrier, debout sur une tonnesoufflait dans sa clarinette, ses grosses joues rouges gonfléesjusqu’aux oreilles, le nez pourpre et les yeux à fleur detête ; on riait, on trinquait ; le vin, la bière, lekirschenwasser coulaient sur les tables ; chacun battait lamesure ; les deux vieux les bras en l’air, valsaient la faceriante ; et les bambins, réunis autour d’eux, poussaient descris de joie qui montaient jusqu’au ciel. À Frankenthâl, une nocemontait les marches de l’église, le garçon d’honneur en tête, lapoitrine couverte d’un bouquet en pyramide, le chapeau garni derubans de mille couleurs, puis les jeunes mariés tout attendris,les vieux papas riant dans leur barbe grise, les grosses mèresépanouies de satisfaction.

C’était merveilleux de voir ces choses, etcela vous donnait à penser plus qu’on ne peut dire.

Ailleurs, de jeunes garçons et de jeunesfilles de quinze à seize ans cueillaient des violettes le long deshaies, au bord de la route ; on voyait à leurs yeux luisantsqu’ils s’aimeraient plus tard. Ailleurs, c’était un conscrit que safiancée accompagnait sur la route, un petit paquet sous lebras ; de loin, on les entendait qui se juraient l’un àl’autre de s’attendre. – Toujours, toujours cette vieillehistoire de l’amour, sous mille et mille formes différentes ;on aurait dit que le diable lui-même s’en mêlait.

C’était justement cette saison du printemps oùles cœurs s’éveillent, où tout renaît, où la vie s’embellit, oùtout nous invite au bonheur, où le Ciel fait des promessesinnombrables à ceux qui s’aiment ! Partout Kobus rencontraitquelque spectacle de ce genre, pour lui rappeler Sûzel, et chaquefois il rougissait, il rêvait, il se grattait l’oreille etsoupirait. Il se disait en lui-même : « Que les gens sontbêtes de se marier ! Plus on voyage et plus on reconnaît queles trois quarts des hommes ont perdu la tête, et que dans chaqueville, cinq ou six vieux garçons ont seuls conservé le sens commun.Oui, c’est positif… la sagesse n’est pas à la portée de tout lemonde, on doit se féliciter beaucoup d’être du petit nombre desélus. »

Arrivaient-ils dans un village, tandis queHâan s’occupait de sa perception, qu’il recevait l’argent du roi etdélivrait des quittances, l’ami Fritz s’ennuyait ; sesrêveries touchant la petite Sûzel augmentaient, et finalement, pourse distraire, il sortait de l’auberge et descendait la grande rue,regardant à droite et à gauche les vieilles maisons avec leurspoutrelles sculptées, leurs escaliers extérieurs, leurs galeries debois vermoulu, leurs pignons couverts de lierre, leurs petitsjardins enclos de palissades, leurs basses-cours, et, derrière toutcela, les grands noyers, les hauts marronniers dont le feuillageéclatant moutonnait au-dessus des toits. L’air plein de lumièreéblouissante, les petites ruelles où se promenaient des régimentsde poules et de canards barbotant et caquetant ; les petitesfenêtres à vitres hexagones, ternies de poussière grise ou nacréespar la lune ; les hirondelles, commençant leur nid de terre àl’angle des fenêtres, et filant comme des flèches à travers lesrues ; les enfants, tout blonds, tressant la corde de leurfouet ; les vieilles, au fond des petites cuisines sombres,aux marches concassées, regardant d’un air de bienveillance ;les filles, curieuses, se penchant aussi pour voir : toutpassait devant ses yeux sans pouvoir le distraire.

Il allait, regardant et regardé, songeanttoujours à Sûzel, à sa collerette, à son petit bonnet, à ses beauxcheveux, à ses bras dodus ; puis au jour où le vieux Davidl’avait fait asseoir à table entre eux deux ; au son de savoix, quand elle baissait les yeux, et ensuite à ses beignets, oubien encore aux petites taches de crème qu’elle avait certain jourà la ferme ; enfin à tout : – il revoyait tout celasans le vouloir !

C’est ainsi que, le nez en l’air, les mainsdans ses poches, il arrivait au bout du village, dans quelquesillon de blé, dans un sentier qui filait entre des champs deseigle ou de pommes de terre. Alors la caille chantait l’amour, laperdrix appelait son mâle, l’alouette célébrait dans les nuages lebonheur d’être mère ; derrière, dans les ruelles lointaines,le coq lançait son cri de triomphe ; les tièdes bouffées de labrise portaient, semaient partout les graines innombrables quidoivent féconder la terre : l’amour, toujours l’amour !Et, pardessus tout cela, le soleil splendide, le père de tous lesvivants, avec sa large barbe fauve et ses longs bras d’or,embrassant et bénissant tout ce qui respire ! Ah ! quellepersécution abominable ! Faut-il être malheureux pourrencontrer partout, partout la même idée, la même pensée et lesmêmes ennuis ! Allez donc vous débarrasser d’une espèce deteigne qui vous suit partout, et qui vous cuit d’autant plus qu’onse remue. Dieu du ciel, à quoi pourtant les hommes sontexposés !

« C’est bien étonnant, se disait lepauvre Kobus, que je ne sois pas libre de penser à ce qui me plaît,et d’oublier ce qui ne me convient pas. Comment ! toutes lesidées d’ordre, de bon sens et de prévoyance, sont abolies dans macervelle, lorsque je vois des oiseaux qui se becquettent, despapillons qui se poursuivent, de véritables enfantillages, deschoses qui n’ont pas le sens commun ! Et je songe à Sûzel, jeradote en moi-même, je me trouve malheureux, quand rien ne memanque, quand je mange bien et que je bois bien ! Allons,allons, Fritz, c’est trop fort ; secoue cela, fais-toi doncune raison ! »

C’est comme s’il avait voulu raisonner contrela goutte et le mal de dents.

Le pire de tout, quand il marchait ainsi dansles petits sentiers, c’est qu’il lui semblait entendre le vieuxDavid nasiller à son oreille : « Hé ! Kobus, il fauty passer… tu feras comme les autres… Hé ! hé ! hé !Je te le dis, Fritz, ton heure est proche !

– Que le diable t’emporte ! »pensait-il.

Mais, d’autres fois, avec une résignationdouloureuse et mélancolique :

« Peut-être, Fritz, se disait-il enlui-même, peut-être qu’à tout prendre les hommes sont faits pour semarier… puisque tout le monde se marie. Des gens mal intentionnés,poussant les choses encore plus loin, pourraient même soutenir queles vieux garçons ne sont pas les sages, mais au contraire les fousde la création, et qu’en y regardant de près, ils se comportentcomme les frelons de la ruche. »

Ces idées n’étaient que des éclairs quil’ennuyaient beaucoup ; il en détournait la vue, ets’indignait contre les gens capables d’avoir d’autres théories quecelles de la paix, du calme et du repos, dont il avait fait la basede son existence. Et chaque fois qu’une idée pareille luitraversait la tête, il se hâtait de répondre :

« Quand notre bonheur ne dépend plus denous, mais du caprice d’une femme, alors tout est perdu ;mieux vaudrait se pendre que d’entrer dans une pareillegalère ! »

Enfin, au bout de toutes ces excursions,entendant au loin, du milieu des champs, l’horloge du village, ilrevenait émerveillé de la rapidité du temps.

« Hé, te voilà ! lui criait le grospercepteur : je suis en train de terminer mes comptes ;tiens, assieds-toi, c’est l’affaire de dix minutes. »

La table était couverte de piles de florins etde thalers, qui grelottaient à la moindre secousse. Hâan, courbésur son registre, faisait son addition. Puis, la face épanouie, illaissait tomber les piles d’écus dans un sac d’une aune, qu’ilficelait avec soin, et déposait à terre près d’une pile d’autres.Enfin, quand tout était réglé, les comptes vérifiés et les rentréesabondantes, il se retournait tout joyeux, et ne manquait pas des’écrier :

« Regarde, voilà l’argent des armées duroi ! En faut-il de ce gueux d’argent pour payer les armées deSa Majesté, ses conseillers, et tout ce qui s’ensuit, ha !ha ! ha ! Il faut que la terre sue de l’or et les gensaussi. Quand donc diminuera-t-on les gros bonnets, pour soulager lepauvre monde ? Ça ne m’a pas l’air d’être de sitôt, Kobus, carles gros bonnets sont ceux que Sa Majesté consulterait d’abord surl’affaire. »

Alors il se prenait le ventre à deux mainspour rire à son aise, et s’écriait :

« Quelle farce ! quelle farce !Mais tout cela ne nous regarde pas, je suis en règle. Queprends-tu ?

– Rien, Hâan, je n’ai envie de rien.

– Bah ! cassons une croûte pendantqu’on attellera le cheval ; un verre de vin vous fait toujoursvoir les choses en beau. Quand on a des idées mélancoliques, Fritz,il faut changer les verres de ses lunettes, et regarder l’universpar le fond d’une bouteille de gleiszeller oud’umstein. »

Il sortait pour faire atteler le cheval etsolder le compte de l’auberge ; puis il venait prendre unverre avec Kobus ; et, tout étant terminé, les sacs rangésdans la caisse du char à bancs garnie de tôle, il claquait dufouet, et se mettait en route pour un autre village.

Voilà comment l’ami Fritz passait le temps enroute ; ce n’était pas toujours gaiement, comme on voit. Sonremède ne produisait pas tous les heureux effets qu’il en avaitattendus, bien s’en faut.

Mais ce qui l’ennuyait encore plus que tout lereste, c’était le soir, dans ces vieilles auberges de village,silencieuses après neuf heures, où pas un bruit ne s’entend, parceque tout le monde est couché, c’était d’être seul avec Hâan aprèssouper, sans avoir même la ressource de faire sa partie deyouker, ou de vider des chopes, attendu que les cartesmanquaient, et que la bière tournait au vinaigre. Alors ils segrisaient ensemble avec du schnapsou du vin d’Ekersthâl.Mais Fritz, depuis sa fuite de Hunebourg, avait le vinsingulièrement triste et tendre ; même ce petit verjus, quiferait danser des chèvres, lui tournait les idées à la mélancolie.Il racontait de vieilles histoires : l’histoire du mariage deson grand-père Nicklausse, avec sa grand-mère Gorgel, ou l’aventurede son grand-oncle Séraphion Kobus, conseiller intime de la grandefaisanderie de l’électeur Hans-Peter XVII, lequel grand-oncle étaittombé subitement amoureux, vers l’âge de soixante-dix ans, d’unecertaine danseuse française, venue de l’Opéra, et nommée Rosa FonPompon ; de sorte que Séraphion l’accompagnait finalement àtoutes les foires et sur tous les théâtres, pour avoir le bonheurde l’admirer.

Fritz s’étendait en long et en large sur ceschoses, et Hâan, qui dormait aux trois quarts, bâillait de temps entemps dans sa main, en disant d’une voix nasillarde :« Est-ce possible ? est-ce possible ? » Ou bienil l’interrompait par un gros éclat de rire, sans savoir pourquoi,en bégayant :

« Hé ! hé ! Hé ! il sepasse des choses drôles dans ce monde ! Va, Kobus, vatoujours, je t’écoute. Mais je pensais tout à l’heure à cet animalde Schoultz, qui s’est laissé tirer les bottes par des paysans,dans une mare. »

Fritz reprenait son histoire sentimentale, etc’est ainsi que venait l’heure de dormir.

Une fois dans leur chambre à deux lits, lacaisse entre eux, et le verrou tiré, Kobus se rappelait encore denouveaux détails sur la passion malheureuse du grand-oncleSéraphion et le mauvais caractère de Mlle Rosa Fon Pompon ; ilse mettait à les raconter, jusqu’à ce qu’il entendît le gros Hâanronfler comme une trompette, ce qui le forçait de se finirl’histoire à lui-même – et c’était toujours par unmariage.

Chapitre 12

 

 

L’ami Kobus, roulant un matin par un chemintrès difficile dans la vallée du Rhéethal, tandis que Hâanconduisait avec prudence, et veillait à ne pas verser dans lestrous, l’ami Kobus se fit des réflexions amères sur la vanité desvanités de la sagesse ; il était fort triste, et se disait enlui-même :

« À quoi te sert-il maintenant, Fritz,d’avoir eu soin de te tenir la tête froide, le ventre libre et lespieds chauds durant vingt ans ? Malgré ta grande prudence, unêtre faible a troublé ton repos d’un seul de ses regards. À quoi tesert-il de te sauver loin de ta demeure, puisque cette folle penséete suit partout, et que tu ne peux l’éviter nulle part ? Àquoi t’a servi d’amasser, par ta prévoyance judicieuse, des vinsexquis et tout ce qui peut satisfaire le goût et l’odorat, nonseulement d’un homme, mais de plusieurs, durant des années,puisqu’il ne t’est plus même permis de boire un verre de vin sanst’exposer à radoter comme une vieille laveuse, et à raconter deshistoires qui te rendraient la fable de David, de Schoultz, de Hâanet de tout le pays, si l’on savait pourquoi tu les racontes ?Ainsi, toute consolation t’est refusée ! »

Et songeant à ces choses, il s’écriait enlui-même, avec le roi Salomon :

« J’ai dit en mon cœur : Allons, queje t’éprouve maintenant par la joie ; jouis des biens de laterre ! Mais voilà que c’était aussi vanité. J’ai recherché enmon cœur le moyen de me traiter délicatement, et que mon cœurcependant suivît la sagesse. Je me suis bâti des maisons, je mesuis planté des jardins et des vignes, je me suis creusé desréservoirs et j’y ai semé des poissons délicieux ; je me suisamassé des richesses, je me suis agrandi ; et ayant considérétous ces ouvrages, voilà que tout était vanité ! Puisqu’ilm’arrive aujourd’hui comme à l’insensé, pourquoi donc ai-je étéplus sage ? Cette petite Sûzel m’ennuie plus qu’il n’estpossible de le dire, et pourtant mon âme se complaît en elle !Moi et mon cœur, nous nous sommes tournés de tous côtés, pourexaminer et rechercher la sagesse, et nous n’avons trouvé que lemal de la folie, de l’imbécillité et de l’imprudence. Nous avonstrouvé cette jeune fille, dont le sourire est comme un filet et leregard un lien : n’est-ce point de la folie ? Pourquoidonc ne s’est-elle pas dérangé le pied, le jour de son voyage àHunebourg ? Pourquoi l’ai-je vue dans la joie du festin, et,plus tard, dans les plaisirs de la musique ? Pourquoi ceschoses sont-elles arrivées de la sorte et non autrement ? Etmaintenant, Fritz, pourquoi ne peux-tu te détacher de cesvanités ? »

Il suait à grosses gouttes, et rêvait dans unedésolation inexprimable. Mais ce qui l’ennuyait encore le plus,c’était de voir Hâan tirer la bouteille de la paille, et del’entendre dire :

« Allons, Kobus, bois un bon coup !Quelle chaleur au fond de ces vallées !

– Merci, faisait-il, je n’ai passoif. » Car il avait peur de recommencer l’histoire des amoursde tous ses ancêtres, et surtout de finir par raconter lessiennes.

« Comment ! tu n’as pas soif ?s’écriait Hâan, c’est impossible ; voyons !

– Non, non, j’ai là quelque chose delourd, faisait-il en se posant la main sur l’estomac avec unegrimace.

– Cela vient de ce que nous n’avons pasassez bu hier soir ; nous avons été nous coucher trop tôt,disait le gros percepteur ; bois un coup, et cela teremettra.

– Non, merci.

– Tu ne veux pas ? tu astort. » Alors Hâan levait le coude, et Fritz voyait son cou segonfler et se dégonfler d’un air de satisfaction incroyable. Puisle gros homme exhalait un soupir, tapait sur le bouchon, et mettaitla bouteille entre ses jambes en disant : « Ça fait dubien.

– Hue, Foux, hue !

– Quel matérialiste que ce Hâan, sedisait Fritz, il ne pense qu’à boire et à manger !

– Kobus, reprenait l’autre gravement, tucouves une maladie ; prends garde ! Voilà deux jours quetu ne bois plus, c’est mauvais signe. Tu maigris ; les hommesgras qui deviennent maigres, et les hommes maigres qui deviennentgras, c’est dangereux.

– Que le diable t’emporte ! »pensait Fritz, et parfois l’idée lui passait par la tête que Hâanse doutait de quelque chose ; alors, tout rouge, ill’observait du coin de l’œil, mais il était si paisible que ledoute se dissipait.

Enfin, au bout de deux heures, ayant franchila côte, ils atteignirent un chemin uni, sablonneux, au fond de lavallée, et Hâan, indiquant de son fouet une centaine de masuresdécrépites sur la montagne en face, à mi-côte, et dominées par unechapelle tout au haut dans les nuages, dit d’un airmélancolique :

« Voilà Wildland, le pays dont je t’aiparlé à Hunebourg, voici deux ex-voto suspendus à cet arbre, etlà-bas, un autre en forme de chapelle, dans le creux de cetteroche, nous allons en rencontrer maintenant à chaque pas ;c’est la misère des misères : pas une route, pas un cheminvicinal en bon état, mais des ex-voto partout ! Et penser queces gens-là se font dire des messes aussitôt qu’ils peuvent réunirquatre sous, et que le pauvre Hâan est forcé de crier, de taper surla table, et de s’époumoner comme un malheureux pour obtenirl’argent du roi ! Tu me croiras si tu veux, Kobus, mais celame saigne le cœur d’arriver ici pour demander de l’argent, pourfaire vendre des baraques de quatre kreutzer et desmeubles de deux pfenning. »

Ce disant, Hâan fouetta Foux, qui se mit àgaloper.

Le village était alors à deux ou trois centspas au-dessus d’eux, autour d’une gorge profonde et rapide, en ferà cheval.

Le chemin creux où montait la voiture,encombré de sable, de pierres, de gravier, et creusé d’ornièresprofondes par les lourdes charrettes du pays, attelées de bœufs etde vaches, était tellement étroit que l’essieu portait quelquefoisdes deux côtés sur le roc.

Naturellement Foux avait repris sa marchehaletante, et seulement un quart d’heure après, ils arrivaient auniveau des deux premières chaumières, véritables baraques, hautesde quinze à vingt pieds, le pignon sur la vallée, la porte et lesdeux lucarnes sur le chemin. Une femme, sa tignasse rousse enfouiedans une cornette d’indienne, la face creuse, le cou long, creuséd’une sorte de goulot, qui partait de la mâchoire inférieurejusqu’à la poitrine, l’œil fixe et hagard, le nez pointu, se tenaitsur le seuil de la première hutte, regardant vers la voiture.

Devant la porte de l’autre cassine, en face,était assis un enfant de trois ans, tout nu, sauf un lambeau dechemise qui lui pendait des épaules sur les cuisses ; il étaitbrun de peau, jaune de cheveux, et regardait d’un air curieux etdoux.

Fritz observait ce spectacle étrange. La ruefangeuse descendant en écharpe dans le village, les granges pleinesde paille, les hangars, les lucarnes ternes, les petites portesouvertes, les toits effondrés : tout cela confus, entassé dansun étroit espace, se découpait pêle-mêle sur le fond verdoyant desforêts de sapins.

La voiture suivit le chemin à travers lesfumiers, et un petit chien-loup noir, la queue en panache, vintaboyer contre Foux. Les gens alors se montrèrent aussi sur le seuilde leurs chaumières, vieux et jeunes, en bleus sales et pantalonsde toile, la poitrine nue, la chemise débraillée.

À cinquante pas dans le village, apparutl’église à gauche, bien propre, bien blanche, les vitraux neufs,riante et pimpante au milieu de cette misère ; le cimetière,avec ses petites croix, en faisait le tour.

« Nous y sommes », dit Hâan.

La voiture venait de s’arrêter dans un creux,au coin d’une maison peinte en jaune, la plus belle du village,après celle de M. le curé. Elle avait un étage, et cinqfenêtres sur la façade, trois en haut, deux en bas. La portes’ouvrait de côté sous une espèce de hangar. Dans ce hangar étaiententassés des fagots, une scie, une hache et des coins ; plusbas, descendaient en pente deux ou trois grosses pierres plates,déversant l’eau du toit dans le chemin où stationnait le char àbancs.

Fritz et Hâan n’eurent qu’à enjamber l’échellede la voiture, pour mettre le pied sur ces pierres. Un petit homme,au nez de pie tourné à la friandise, les cheveux blond filasseaplatis sur le front, et les yeux bleu faïence, venait de s’avancersur la porte, et disait :

« Hé ! Hé ! Hé ! monsieurHâan, vous arrivez deux jours plus tôt que l’année dernière.

– C’est vrai, Schnéegans, répondit legros percepteur ; mais je vous ai fait prévenir. Vous avez,bien sûr, ordonné les publications ?

– Oui, monsieur Hâan, lebeutel[13] est en route depuis ce matin ;écoutez… le voilà qui tambourine justement sur la place. »

En effet, le roulement d’un tambour fêlébourdonnait alors sur la place du village. Kobus s’étant retourné,vit, près de la fontaine, un grand gaillard en blouse, le chapeau àclaque sur la nuque, la corne au milieu du dos, le nez rouge, lesjoues creuses, la caisse sur la cuisse, qui tambourinait, et finitpar crier d’une voix glapissante, tandis qu’une foule de gensécoutaient aux lucarnes d’alentour :

« Faisons savoir queM. l’einnehmer[14] Hâan està l’auberge du Cheval-Noir,pour attendre les contribuablesqui n’ont pas encore payé, et qu’il attendra jusqu’à deuxheures ; après quoi, ceux qui ne seront pas venus, devrontaller à Hunebourg dans la quinzaine, s’ils n’aiment mieux recevoirle steuerbôt[15]. »

Sur ce, le beutel remonta la rue, encontinuant ses roulements, et Hâan ayant pris ses registres, entradans la salle de l’auberge ; Kobus le suivait. Ils gravirentun escalier de bois, et trouvèrent en haut une chambre semblable àcelle du bas, seulement plus claire, et garnie de deux lits enalcôve si hauts qu’il fallait une chaise pour y monter. À droite setrouvait une table carrée. Deux ou trois chaises de bois dansl’angle des fenêtres, un vieux baromètre accroché derrière laporte, et, tout autour des murs blanchis à la chaux, les portraitsde saint Maclof, de saint Iéronimus et de la Sainte Vierge,magnifiquement enluminés, complétaient l’ameublement de cettesalle.

« Enfin, dit le gros percepteur ens’asseyant avec un soupir, nous y voilà ! Tu vas voir quelquechose de curieux, Fritz. »

Il ouvrait ses registres et dévissait sonencrier. Kobus, debout devant une fenêtre, regardait par-dessus lestoits des maisons en face, l’immense vallée bleuâtre : lesprairies au fond, dans la gorge, avant les prairies, les vergersremplis d’arbres fruitiers, les petits jardins entourés depalissades vermoulues ou de haies vives, et, tout autour, lessombres forêts de sapins ; cela lui rappelait sa ferme deMeisenthâl !

Bientôt un grand tumulte se fit entendreau-dessous, dans la salle : tout le village, hommes et femmes,envahissait alors l’auberge. Au même instant, Schnéegans entrait,portant une bouteille de vin blanc et deux verres, qu’il déposa surla table :

« Est-ce qu’il faut tous les faire monterà la fois ? demanda-t-il.

– Non, l’un après l’autre, chacun àl’appel, répondit Hâan en emplissant les verres. Allons, bois uncoup, Fritz ! Nous n’aurons pas besoin d’ouvrir le grand sacaujourd’hui ; je suis sûr qu’ils ont encore fait du bien àl’église. »

Et, se penchant sur la rampe, ilcria :

« Frantz Laër ! »

Aussitôt, un pas lourd fit crier l’escalier,pendant que le percepteur venait se rasseoir, et un grand gaillarden blouse bleue, coiffé d’un large feutre noir, entra. Sa figurelongue, osseuse et jaune, semblait impassible. Il s’arrêta sur leseuil.

« Frantz Laër, lui dit Hâan, vous devezneuf florins d’arriéré et quatre florins de courant. »

L’autre leva sa blouse, mit la main dans lapoche de son pantalon jusqu’au coude, et posa sur la table huitflorins en disant :

« Voilà !

– Comment, voilà ! Qu’est-ce quecela signifie ? vous devez treize florins.

– Je ne peux pas donner plus ; mapetite a fait sa première communion, il y a huit jours ; çam’a coûté beaucoup ; j’ai aussi donné quatre florins pour lemanteau neuf de saint Maclof.

– Le manteau neuf de saintMaclof ?

– Oui, la commune a acheté un manteauneuf, tout ce qu’il y a de beau, avec des broderies d’or, poursaint Maclof, notre patron.

– Ah ! très bien, fit Hâan, enregardant Kobus du coin de l’œil, il fallait dire cela tout desuite ; du moment que vous avez acheté un manteau neuf poursaint Maclof… Tâchez seulement qu’il n’ait pas besoin d’autre chosel’année prochaine. Je dis donc : – Reçu huitflorins. »

Hâan écrivit la quittance et la remit à Laëren disant :

« Reste cinq florins à payer dans lestrois mois, ou je serai forcé de recourir aux grandsmoyens. »

Le paysan sortit, et Hâan dit àFritz :

« Voilà le meilleur du village, il estadjoint ; tu peux juger des autres. »

Puis il cria de sa place :

« Joseph Besme ! »

Un contribuable parut, un vieux bûcheron quipaya quatre florins sur douze ; puis un autre, qui paya sixflorins sur dix-sept ; puis un autre, deux florins sur treize,ainsi de suite : ils avaient tous donné pour le beau manteaude saint Maclof, et chacun d’eux avait un frère, une sœur, unenfant dans le purgatoire, qui demandait des messes ; lesfemmes gémissaient, levaient les mains au ciel, invoquant la SainteVierge ; les hommes restaient calmes.

Finalement, cinq ou six se suivirent sans rienpayer ; et Hâan furieux, s’élançant à la porte, se mit à crierd’une voix de tempête :

« Montez, montez tous, gueusards !montez ensemble ! »

Il se fit un grand tumulte dans l’escalier.Hâan reprit sa place, et Kobus, à côté de lui, regarda vers laporte les gens qui entraient. En deux minutes, la moitié de lasalle fut pleine de monde, hommes, femmes et jeunes filles, enblouse, en veste, en jupe rapiécée ; tous secs, maigres,déguenillés, de véritables têtes de chevaux : le front étroit,les pommettes saillantes, le nez long, les yeux ternes, l’airimpassible.

Quelques-uns, plus fiers, affectaient uneespèce d’indifférence hautaine, leur grand feutre penché sur ledos, les deux poings dans les poches de leur veste, la cuisse enavant et les coudes en équerre. Deux ou trois vieilles, hagardes,l’œil allumé de colère et le mépris sur la lèvre ; des jeunesfilles pâles, les cheveux couleur filasse ; d’autres, petites,le nez retroussé, brunes comme la myrtille sauvage, se poussaientdu coude, chuchotaient entre elles, et se dressaient sur la pointedes pieds pour voir.

Le percepteur, la face pourpre, ses troischeveux roussâtres debout sur sa grosse tête chauve, attendait quetout le monde fût en place, affectant de lire dans son registre.Enfin, il se retourna brusquement, et demanda si quelqu’un voulaitencore payer.

Une vieille femme vint apporter douzekreutzers ; tous les autres restèrent immobiles.

Alors Hâan, se retournant de nouveau,s’écria :

« Je me suis laissé dire que vous avezacheté un beau manteau neuf au patron de votre village ; etcomme les trois quarts d’entre vous n’ont pas de chemise à semettre sur le dos, je pensais que le bienheureux saint Maclof, pourvous remercier de votre bonne idée, viendrait m’apporter lui-mêmel’argent de vos contributions. Tenez, mes sacs étaient déjà prêts,cela me réjouissait d’avance ; mais personne n’est venu :le roi peut attendre longtemps, s’il espère que les saints ducalendrier lui rempliront ses caisses !

« Je voudrais pourtant savoir ce que legrand saint Maclof a fait dans votre intention, et les servicesqu’il vous a rendus ; pour que vous lui donniez tout votreargent.

« Est-ce qu’il vous a fait un chemin,pour emmener votre bois, votre bétail et vos légumes enville ? Est-ce qu’il paye les gendarmes qui mettent un peud’ordre par ici ? Est-ce que saint Maclof vous empêcherait devous voler, de vous piller et de vous assommer les uns et lesautres, si la force publique n’était pas là ?

« N’est-ce pas une abomination de laissertoutes les charges au roi, de se moquer, comme vous, de celui quipaye les armées pour défendre la patrie allemande, les ambassadeurspour représenter noblement la vieille Allemagne, les architectes,les ingénieurs, les ouvriers qui couvrent le pays de canaux, deroutes, de ponts, d’édifices de toute sorte qui font l’honneur etla gloire de notre race ; les steuerbôt, lesfonctionnaires, les gendarmes qui permettent à chacun de conserverce qu’il a ; les juges qui rendent la justice, selon nosvieilles lois, nos anciens usages et nos droits écrits ?…N’est-ce pas abominable que de ne pas songer à le payer, à l’aidercomme d’honnêtes gens, et de porter tous vos kreutzers à saintMaclof, à Lalla-Roumpfel, à tous ces saints que personne ne connaîtni d’Ève ni d’Adam, dont il n’est pas dit un mot dans les saintesÉcritures, et qui, de plus, vous mangent pour le moins cinquantejours de l’année, sans compter vos cinquante-deuxdimanches ?

« Croyez-vous donc que cela puisse dureréternellement ? ne voyez-vous pas que c’est contraire au bonsens, à la justice… à tout ?

« Si vous aviez un peu de cœur, est-ceque vous ne prendriez pas en considération les services que vousrend notre gracieux souverain, le père de ses sujets, celui quivous met le pain à la bouche ? Vous n’avez donc pas de hontede porter tous vos deniers à saint Maclof, tandis que moi,j’attends ici que vous payiez vos dettes envers l’État ?

« Écoutez ! si le roi n’était pas sibon, si rempli de patience, depuis longtemps il aurait fait vendrevos bicoques, et nous verrions si les saints du calendrier vous enrebâtiraient d’autres.

« Mais, puisque vous l’admirez tant, cegrand saint Maclof, pourquoi ne faites-vous donc pas comme lui,pourquoi n’abandonnez-vous pas vos femmes et vos enfants, pourquoin’allez-vous pas, avec un sac sur le dos, à travers le monde, vivrede croûtes de pain et d’aumônes ? Ce serait naturel de suivreson exemple ! D’autres viendraient cultiver vos terres enfriche, et se mettre en état de remplir leurs obligations envers lesouverain.

« Regardez un peu seulement autour devous, ceux de Schnéemath, de Hackmath, d’Ourmath, et d’ailleurs,qui rendent à César ce qui revient à César, et à Dieu ce quirevient à Dieu, selon les divines paroles de Notre-SeigneurJésus-Christ. Regardez-les, ce sont de bons chrétiens ; ilstravaillent, et n’inventent pas tous les jours de nouvelles fêtes,pour avoir un prétexte de croupir dans la paresse, et de dépenserleur argent au cabaret. Ils n’achètent pas de manteaux brodésd’or ; ils aiment mieux acheter des souliers à leurs enfants,tandis que vous autres, vous allez nu-pieds comme de vraissauvages.

« Cinquante fêtes par an, pour millepersonnes, font cinquante mille journées de travail perdues !Si vous êtes pauvres, misérables, si vous ne pouvez pas payer leroi, c’est aux saints du calendrier que la gloire en revient.

« Je vous dis ces choses parce qu’il n’ya rien dans le monde de plus ennuyeux que de venir ici tous lestrois mois, pour remplir son devoir, et de trouver des gueux– misérables et nus par leur propre faute – qui ontencore l’air de vous regarder comme un Antéchrist, lorsqu’on leurdemande ce qui est dû au souverain dans tous les pays chrétiens, etmême chez des sauvages comme les Turcs et les Chinois. Toutl’univers paye des contributions, pour avoir de l’ordre et de laliberté dans le travail ; vous seuls, vous donnez tout à saintMaclof, et, Dieu merci, chacun peut voir en vous regardant, dequelle manière il vous récompense !

« Maintenant, je vous préviens d’unechose : ceux qui n’auront pas payé d’ici huit jours, on leurenverra le steuerbôt. La patience de Sa Majesté estlongue, mais elle a des bornes.

« J’ai parlé : – allez-vous-en,et souvenez-vous de ce que Hâan vient de vous dire : lesteuerbôt arrivera pour sûr. »

Alors ils se retirèrent en masse sansrépondre.

Fritz était stupéfait de l’éloquence de soncamarade ; quand les derniers contribuables eurent disparudans l’escalier, il lui dit :

« Écoute, Hâan, tu viens de parler commeun véritable orateur ; mais, entre nous, tu es trop dur avecces malheureux.

– Trop dur ! s’écria le percepteur,en levant sa grosse tête ébouriffée.

– Oui, tu ne comprends rien au sentiment…à la vie du sentiment…

– À la vie du sentiment ? fit Hâan.Ah ! ça ! dis donc, tu veux te moquer de moi, Fritz…Ha ! ha ! ha ! je ne donne pas là-dedans comme levieux rebbe Sichel… ta mine grave ne me trompe pas… je teconnais !…

– Et je te dis, moi, s’écria Kobus, qu’ilest injuste de reprocher à ces paysans de croire à quelque chose,et surtout de leur en faire un crime. L’homme n’est pas seulementsur la terre pour amasser de l’argent et pour s’emplir le ventre…Ces pauvres gens, avec leur foi naïve et leurs pommes de terre,sont peut-être plus heureux que toi, avec tes omelettes, tesandouilles et ton bon vin.

– Hé ! Hé ! farceur, dit Hâan,en lui posant la main sur l’épaule, parle donc un peu pourdeux ; il me semble que nous n’avons vécu ni l’un ni l’autred’ex-voto et de pommes de terre jusqu’à présent, et j’espère quecela ne nous arrivera pas de sitôt. Ah ! c’est comme cela quetu veux te moquer de ton vieux Hâan. En voilà des idées et desthéories d’un nouveau genre ! »

Tout en discutant, ils se disposaient àdescendre, lorsqu’un faible bruit s’entendit près de la porte. Ilsse retournèrent et virent debout, contre le mur, une jeune fille deseize à dix-sept ans, les yeux baissés. Elle était pâle etfrêle ; sa robe de toile grise, recouverte de grosses pièces,s’affaissait contre ses hanches ; de beaux cheveux blondsencadraient ses tempes ; elle avait les pieds nus, et je nesais quelle lointaine ressemblance remplit aussitôt Kobus d’unepitié attendrie, telle qu’il n’en avait jamais éprouvée : illui sembla voir la petite Sûzel, mais défaite, malade, tremblante,épuisée par la grande misère. Son cœur se fondit, une sorte defroid s’étendit le long de ses joues.

Hâan, lui, regardait la jeune fille d’un airde mauvaise humeur.

« Que veux-tu ? dit-il brusquement,les registres sont fermés, les perceptions finies ; vousviendrez tous payer à Hunebourg.

– Monsieur le percepteur, répondit lapauvre enfant après un instant de silence, je viens pour magrand-mère Ewig. Depuis cinq mois, elle ne peut plus se lever deson lit. Nous avons eu de grands malheurs ; mon père a étépris sous sa schlitt[16] à laKholplatz, l’hiver dernier… il est mort… Ça nous a coûté beaucouppour le repos de son âme. »

Hâan qui commençait à s’attendrir, regardaFritz d’un œil indigné. « Tu l’entends, semblait-il dire,toujours saint Maclof ! »

Puis, élevant la voix : « Ce sontdes malheurs qui peuvent arriver à tout le monde,répondit-il ; j’en suis fâché, mais quand je me présente à lacaisse générale, on ne me demande pas si les gens sont heureux oumalheureux ; on me demande combien d’argent j’apporte ;et lorsqu’il n’y en a pas assez, il faut que j’en ajoute de mapropre poche. Ta grand-mère doit huit florins ; j’ai payé pourelle l’année dernière, cela ne peut pas durer toujours. »

La pauvre petite était devenue toute triste,on voyait qu’elle avait envie de pleurer.

« Voyons, reprit Hâan, tu venais me direqu’il n’y a rien, n’est-ce pas ? que ta grand-mère n’a pas lesou ; pour me dire cela, tu pouvais rester chez vous, je lesavais déjà. »

Alors, sans lever les yeux, elle avança lamain doucement et l’ouvrit, et l’on vit un florin dedans.

« Nous avons vendu notre chèvre… pourpayer quelque chose… », dit-elle d’une voix brisée.

Kobus tourna la tête vers la fenêtre ;son cœur grelottait.

« Des à-comptes, fit Hâan, toujours desà-comptes ! encore, si la chose en valait la peine. »

Cependant, il rouvrit son registre endisant :

« Allons, viens ! »

La petite s’approcha ; mais Fritz, sepenchant sur l’épaule du percepteur qui écrivait, lui dit à voixbasse :

« Bah ! laisse cela.

– Quoi ? fit Hâan en le regardantstupéfait.

– Efface tout !

– Comment… efface ?

– Oui !

– Reprends ton argent », dit Kobus àl’enfant. Et tout bas, à l’oreille de Hâan, il ajouta :« C’est moi qui paye !

– Les huit florins ?

– Oui.»

Hâan déposa sa plume ; il semblaitrêveur, et, regardant la jeune fille, il lui dit d’un tongrave :

« Voici M. Kobus, de Hunebourg, quipaye pour vous. Tu diras cela à ta grand-mère. Ce n’est pas saintMaclof qui paye, c’est M. Kobus, un homme sérieux,raisonnable, qui fait cela par bon cœur. »

La petite leva les yeux, et Fritz vit qu’ilsétaient d’un bleu doux, comme ceux de Sûzel, et pleins de larmes.Elle avait déjà posé son florin sur la table ; il le prit,fouilla dans sa poche et en mit cinq ou six avec, endisant :

« Tiens, mon enfant, tâchez de ravoirvotre chèvre, ou d’en acheter une autre aussi bonne. Tu peux t’enaller maintenant. »

Mais elle ne bougeait pas ; c’estpourquoi Hâan, devinant sa pensée, dit :

« Tu veux remercier monsieur, n’est-cepas ? »

Elle inclina la tête en silence.

« C’est bon, c’est bon ! fit-il.Naturellement nous savons ce que tu dois penser ; c’est unbienfait du Ciel qui vous arrive. Tenez-vous au courant maintenant.Ce n’est pas grand-chose de mettre deux sous de côté par semaine,pour avoir la conscience tranquille. Va, ta grand-mère seracontente. »

La petite, regardant Kobus encore une fois,avec un sentiment de reconnaissance inexprimable, sortit etdescendit l’escalier. Fritz, tout troublé, s’était approché de lafenêtre ; il vit la pauvre enfant se mettre à courir enremontant la rue, on aurait dit qu’elle avait des ailes.

« Voilà nos affaires terminées, repritHâan ; maintenant en route ! »

En se retournant, Kobus le vit qui descendaitdéjà, les registres sous le bras et son gros dos arrondi. Ils’essuya les yeux, et descendit à son tour.

« Hé ! leur cria Schnéegans en basdans la grande salle, vous ne dînez pas avant de partir, monsieurle percepteur ?

– Est-ce que tu as faim, Kobus ?demanda Hâan.

– Non.

– Ni moi non plus ; vous pouvezservir votre dîner à saint Maclof ! Chaque fois que je viensdans ce gueux de pays, je suis comme éreinté durant quinzejours ; tout cela me bouleverse. Attelez le cheval,Schnéegans, c’est tout ce qu’on vous demande. »

L’aubergiste sortit. Hâan et Fritz, sur laporte, le regardèrent tirer le cheval de l’écurie et le mettre à lavoiture. Kobus monta. Hâan régla la note, prit les rênes et lefouet, et les voilà partis comme ils étaient venus.

Il pouvait être alors deux heures. Tous lesgens du village, devant leurs baraques, les regardaient passer,sans qu’un seul eût l’idée de lever son chapeau.

Ils rentrèrent dans le chemin creux de lacôte. Les ombres s’allongeaient alors du haut de la roche deSaint-Maclof jusque dans la vallée ; l’autre côté de lamontagne était éblouissant de lumière. Hâan paraissaitrêveur ; Fritz penchait la tête, s’abandonnant pour lapremière fois aux sentiments de tendresse et d’amour qui, depuisquelque temps, faisaient invasion dans son âme. Il fermait lesyeux, et voyait passer devant ses paupières rouges, tantôt l’imagede Sûzel, tantôt celle de la pauvre enfant de Wildland. Lepercepteur, très attentif à conduire au milieu des roches et desornières, ne disait mot.

À cinq heures, la voiture roulait dans lechemin sablonneux de Tiefenbach. Hâan, regardant alors Kobus, levit comme assoupi, la tête ballottant doucement sur l’épaule ;il alluma sa grosse pipe et laissa courir. Une demi-lieue plusloin, pour couper au court, il mit pied à terre, et, conduisantFoux par la bride, il prit le chemin escarpé du Tannewald. Fritzresta sur le siège ; il ne dormait pas, comme le croyait soncamarade, et s’abandonnait à ses rêves… jamais il n’avait tant rêvéde sa vie.

Cependant la nuit descendait sur les bois, lefond des vallées s’emplissait de ténèbres ; mais les plushautes cimes rayonnaient encore.

Après une bonne heure de marche ascendante, oùFoux et Hâan s’arrêtaient de temps en temps pour reprendre haleine,la voiture atteignit enfin le plateau. Il ne restait plus qu’àtraverser la forêt pour découvrir Hunebourg.

Le percepteur, qui malgré son gros ventreavait marché vigoureusement, mit alors le pied sur le timon, et,claquant du fouet, il enfonça sa large croupe dans le coussin decuir.

« Allons ! hop !hop ! » s’écria-t-il.

Et Foux repartit dans le chemin des coupes, entrottant comme s’il n’eût pas déjà fait trois fortes lieues demontagne.

Ah ! la belle vue, le beau coucher desoleil, quand, au sortir des vallées, vous découvrez tout à coup lalumière pourpre du soir, à travers les hauts panaches des bouleauxeffilés dans le ciel, et que les mille parfums des bois voltigentautour de vous, embaumant l’air de leur haleine odorante !

La voiture suivait la lisière de laforêt ; parfois tout était sombre, les branches des grandsarbres descendaient en voûte ; parfois un coin de ciel rougeapparaissait derrière les mille plantes jaillissant desfourrés ; puis tout se cachait de nouveau, les broussaillesdéfilaient, et le soleil descendait toujours : on le voyaitchaque fois, au fond des percées lumineuses, d’un degré plus bas.Bientôt les pointes des hautes herbes se découpèrent sur sa face debon vivant, une véritable face de Silène, pourpre et couronnée depampres. Enfin il disparut, et de longs voiles d’or l’enveloppèrentdans les abîmes. Les teintes grises de la nuit envahirent leciel ; quelques étoiles tremblotaient déjà au-dessus dessombres massifs de la forêt, dans les profondeurs de l’infini.

À cette heure, la rêverie de Kobus devint plusgrande encore et plus intime ; il écoutait les roues tournerdans le sable, le pied du cheval heurter un caillou, quelquespetits oiseaux filer à l’approche de la voiture. Cela durait depuislongtemps, lorsque Hâan s’aperçut qu’une courroie étaitlâchée ; il fit halte et descendit. Fritz entrouvrit les yeuxpour voir ce qui se passait : la lune se levait, le sentierétait plein de lumière blanche.

Et comme le percepteur serrait la boucle de lacourroie, tout à coup des faneuses et des faucheurs, qui serendaient chez eux après le travail, se mirent à chanter ensemblele vieux lied :

« Quand je pense à mabien-aimée ! »

Le silence de la nuit était grand, mais ilparut grandir encore, et les forêts elles-mêmes semblèrent prêterl’oreille à ces voix graves et douces, confondues dans un sentimentd’amour.

Ces gens ne devaient pas être très loin ;on entendait leurs pas sur la lisière du bois ; ils marchaienten cadence.

Hâan et Kobus avaient entendu cent fois levieux lied ;mais alors, il leur sembla si beau, sibien en rapport avec l’heure silencieuse, qu’ils l’écoutèrent dansune sorte de ravissement poétique. Mais Fritz éprouvait une bienautre émotion que celle de Hâan : parmi ces voix s’en trouvaitune, douce, haute, pénétrante, qui commençait toujours le coupletet finissait la dernière, comme un soupir du ciel. Il croyaitreconnaître cette voix fraîche, tendre, amoureuse, et son cœur toutentier était dans son oreille.

Au bout d’un instant, Hâan, qui tenait Fouxpar la bride, pour l’empêcher de secouer la tête, dit :

« Comme c’est juste ! C’est pourtantainsi que chantent les enfants de la vieille Allemagne. Allez doncailleurs…

– Chut ! » fit Kobus. Le vieuxlied recommençait en s’éloignant, et la même voixs’élevait toujours plus haute, plus touchante que les autres ;à la fin, un frémissement de feuillage la couvrit.

« C’est beau, ces vieilles chansons, ditle percepteur en remontant sur la voiture.

– Mais où sommes-nous donc ? luidemanda Fritz tout pâle.

– Près de la roche des Tourterelles, àvingt minutes au-dessus de ta ferme, répondit Hâan en se rasseyantet fouettant le cheval, qui repartit. »

« C’était la voix de Sûzel, pensa Kobus,je le savais bien ! »

Une fois hors du bois, Foux se mit àgaloper : il sentait l’écurie. Hâan, tout joyeux de prendre sachope le soir, parlait des talents de la vieille Allemagne, desvieux lieds, des anciens minnesingers. Kobus ne l’écoutaitpas, sa pensée était ailleurs ; ils avaient déjà dépassé laporte de Hildebrandt, les lumières, brillant dans toutes lesmaisons de la grande rue, avaient frappé ses yeux sans qu’il lesvit, lorsque la voiture s’arrêta.

« Eh bien ! vieux, tu peuxdescendre, te voilà devant ta porte », lui dit Hâan.

Il regarda et descendit.

« Bonsoir, Kobus ! cria lepercepteur.

– Bonne nuit », dit-il en montantl’escalier tout pensif. Ce soir-là, sa vieille Katel, heureuse dele revoir, voulut mettre toute la cuisine en feu, pour célébrer sonretour, mais il n’avait pas faim.

« Non, dit-il, laisse cela ; j’aibien dîné… j’ai sommeil. »

Il alla se coucher.

Ainsi, ce bon vivant, ce gros gourmand, ce fingourmet de Kobus se nourrissait alors d’une tranche de jambon lematin, et d’un vieux lied le soir ; il était bienchangé !

Chapitre 13

 

 

Dieu sait à quelle heure Fritz s’endormitcette nuit-là ; mais il faisait grand jour lorsque Katel entradans sa chambre et qu’elle vit les persiennes fermées.

« C’est toi, Katel ? dit-il en sedétirant les bras, qu’est-ce qui se passe ?

– Le père Christel vient vous voir,monsieur ; il attend depuis une demi-heure.

– Ah ! le père Christel estlà ; eh bien ! qu’il entre ; entrez donc,Christel.

– Katel, pousse les volets.

– Eh ! bonjour, bonjour, pèreChristel, tiens, tiens, c’est vous ! » fit-il en serrantles deux mains du vieil anabaptiste, debout devant son lit, avec sabarbe grisonnante et son grand feutre noir.

Il le regardait, la face épanouie ;Christel était tout étonné d’un accueil si enthousiaste.

« Oui, monsieur Kobus, dit-il ensouriant, j’arrive de la ferme pour vous apporter un petit panierde cerises… Vous savez, de ces cerises croquantes du cerisierderrière le hangar, que vous avez planté vous-même, il y a douzeans. »

Alors Fritz vit sur la table une corbeille decerises, rangées et serrées avec soin dans de grandes feuilles defraisier qui pendaient tout autour ; elles étaient sifraîches, si appétissantes et si belles, qu’il en futémerveillé :

« Ah ! c’est bon, c’est bon !oui, j’aime beaucoup ces cerises-là ! s’écria-t-il.Comment ! vous avez pensé à moi, père Christel ?

– C’est la petite Sûzel, répondit lefermier ; elle n’avait pas de cesse et pas de repos. Tous lesjours elle allait voir le cerisier, et disait : “Quand vousirez à Hunebourg, mon père, si les cerises sont mûres ; voussavez que M. Kobus les aime !” Enfin, hier soir, je luiai dit : “J’irai demain !” et, ce matin, au petit jour,elle a pris l’échelle et elle est allée les cueillir. »

Fritz, à chaque parole du père Christel,sentait comme un baume rafraîchissant s’étendre dans tout soncorps. Il aurait voulu embrasser le brave homme, mais il secontint, et s’écria :

« Katel, apporte donc ces cerises parici, que je les goûte ! »

Et Katel les ayant apportées, il les admirad’abord ; il lui semblait voir Sûzel étendre ces feuillesvertes au fond de la corbeille, puis déposer les cerises dessus, cequi lui procurait une satisfaction intérieure, et même unattendrissement qu’on ne pourrait croire. Enfin, il les goûta, lessavourant lentement et avalant les noyaux.

« Comme c’est frais ! disait-il,comme c’est ferme, ces cerises qui viennent de l’arbre ! Onn’en trouve pas de pareilles sur le marché ; c’est encoreplein de rosée, et ça conserve tout son goût naturel, toute saforce et toute sa vie. »

Christel le regardait d’un air joyeux.« Vous aimez bien les cerises ? fit-il.

– Oui, c’est mon bonheur. Maisasseyez-vous donc, asseyez-vous. »

Il posa la corbeille sur le lit, entre sesgenoux, et, tout en causant, il prenait de temps en temps unecerise et la savourait, les yeux comme troubles de plaisir.

« Ainsi, père Christel, reprit-il, toutle monde se porte bien chez vous, la mère Orchel ?

– Très bien, monsieur Kobus.

– Et Sûzel aussi !

– Oui, Dieu merci, tout va bien. Depuisquelques jours Sûzel paraît seulement un peu triste ; je lacroyais malade, mais c’est l’âge qui fait cela, monsieur Kobus, lesenfants deviennent rêveurs à cet âge. »

Fritz se rappelant la scène du clavecin,devint tout rouge et dit en toussant :

« C’est bon… oui… oui… Tiens, Katel, metsces cerises dans l’armoire, je serais capable de les manger toutesavant le dîner. Faites excuse, père Christel, il faut que jem’habille.

– Ne vous gênez pas, monsieur Kobus, ne vousgênez pas. »

Tout en s’habillant, Fritz reprit :

« Mais vous n’arrivez pas de Meisenthâlseulement pour m’apporter des cerises ?

– Ah non ! j’ai d’autres affaires enville. Vous savez, quand vous êtes venu la dernière fois à laferme, je vous ai montré deux bœufs à l’engrais. Quelques joursaprès votre départ, Schmoûle les a achetés ; nous sommestombés d’accord à trois cent cinquante florins. Il devait lesprendre le 1er juin, ou me payer un florin pour chaquejour de retard. Mais voilà bientôt trois semaines qu’il me laisseces bêtes à l’écurie. Sûzel est allée lui dire que cela m’ennuyaitbeaucoup ; et comme il ne répondait pas, je l’ai fait assignerdevant le juge de paix. Il n’a pas nié d’avoir acheté lesbœufs ; mais il a dit que rien n’était convenu pour lalivraison, ni sur le prix des jours de retard ; et comme lejuge n’avait pas d’autre preuve, il a déféré le serment à Schmoûle,qui doit le prêter aujourd’hui à dix heures, entre les mains duvieux rebbe David Sichel, car les juifs ont leur manière de prêterserment.

– Ah bon ! fit Kobus, qui venait demettre sa capote et décrochait son feutre ; voici bientôt dixheures, je vous accompagne chez David, et, aussitôt après, nousreviendrons dîner, vous dînez avec moi ?

– Oh ! monsieur Kobus, j’ai meschevaux à l’auberge du Bœuf-Rouge.

– Bah ! Bah ! vousdînerez avec moi. Katel, tu nous feras un bon dîner. J’ai duplaisir à vous voir, Christel. » Ils sortirent. Tout enmarchant, Fritz se disait en lui-même :

« N’est-ce pas étonnant ! Ce matin,je rêvais de Sûzel, et voilà que son père m’apporte des cerisesqu’elle a cueillies pour moi ; c’est merveilleux,merveilleux ! »

Et la joie intérieure rayonnait sur sa figure,il reconnaissait en ces choses le doigt de Dieu.

Quelques instants après, ils arrivèrent dansla cour de l’antique synagogue. Le vieux mendiantFrantzoze était là, sa sébile de bois sur lesgenoux ; Kobus, dans son ravissement, y jeta un florin, et lepère Christel pensa qu’il était généreux et bon.

Frantzoze leva sur lui des yeux toutsurpris ; mais il ne le regardait pas, il marchait la têtehaute et riante, et s’abandonnait au bonheur d’avoir près de lui lepère de la petite Sûzel : c’était comme un souffle duMeisenthâl dans ces hautes bâtisses sombres, un vrai rayon duciel.

Comme pourtant les hommes ont des idéesétranges ; ce vieil anabaptiste, qui, deux ou trois moisavant, lui produisait l’effet d’un honnête paysan, et rien de plus,à cette heure, il l’aimait, il lui trouvait de l’esprit, et biend’autres qualités qu’il n’avait pas reconnues jusqu’alors ; ilprenait fait et cause pour lui et s’indignait contre Schmoûle.

Cependant le vieux rebbe David, debout à safenêtre ouverte, attendait déjà Christel, Schmoûle et le greffierde la justice de paix. La vue de Kobus lui fit plaisir.

« Hé ! te voilà, schaude,s’écria-t-il de loin ; depuis huit jours on ne te voitplus.

– Oui, David, c’est moi, dit Fritz ens’arrêtant à la fenêtre ; je t’amène Christel, mon fermier, unbrave homme, et dont je réponds comme de moi-même ; il estincapable d’avancer ce qui n’est pas…

– Bon, bon, interrompit David, je leconnais depuis longtemps. Entrez, entrez, les autres ne peuventtarder à venir : voici dix heures qui sonnent. »

Le vieux David était dans sa grande capotebrune, luisante aux coudes ; une calotte de velours noircoiffait le derrière de son crâne chauve, quelques cheveux grisvoltigeaient autour ; sa figure maigre et jaune, plissée depetites rides innombrables, avait un caractère rêveur, comme aujour du Kipour[17].

« Tu ne t’habilles donc pas ? luidemanda Fritz.

– Non, c’est inutile.Asseyez-vous. » Ils s’assirent. La vieille Sourlé regarda parla porte de la cuisine entrouverte, et dit : « Bonjour,monsieur Kobus.

– Bonjour, Sourlé, bonjour. Vous n’entrezpas ?

– Tout à l’heure, fit-elle, jeviendrai.

– Je n’ai pas besoin de te dire, David,reprit Fritz, que pour moi Christel a raison, et que j’enrépondrais sur ma propre tête.

– Bon ! je sais tout cela, dit levieux rebbe, et je sais aussi que Schmoûle est fin, très fin, tropfin même. Mais ne causons pas de ces choses ; j’ai reçu lasignification depuis trois jours, j’ai réfléchi sur cette affaire,et… tenez, les voici ! »

Schmoûle, avec son grand nez en bec devautour, ses cheveux d’un roux ardent, la petite blouse serrée auxreins par une corde, et la casquette plate sur les yeux, traversaitalors la cour d’un air insouciant. Derrière lui marchait lesecrétaire Schwân, le chapeau en tuyau de poêle tout droit sur sagrosse figure bourgeonnée, et le registre sous le bras. Une minuteaprès, ils entrèrent dans la salle. David leur ditgravement :

« Asseyez-vous, messieurs. »

Puis il alla lui-même rouvrir la porte, queSchwân avait fermée par mégarde, et dit :

« Les prestations de serment doivent êtrepubliques. »

Il prit dans un placard une grosse Bible, àcouvercle de bois, les tranches rouges, et les pages usées par lepouce. Il l’ouvrit sur la table et s’assit dans son grand fauteuilde cuir. Il y avait alors quelque chose de grave dans toute sapersonne, et de méditatif. Les autres attendaient. Pendant qu’ilfeuilletait le livre, Sourlé entra, et se tint debout derrière lefauteuil. Un ou deux passants, arrêtés sur l’escalier sombre de larue des Juifs, regardaient d’un air curieux.

Le silence durait depuis quelques minutes, etchacun avait eu le temps de réfléchir, lorsque David, levant latête et posant la main sur le livre, dit :

« M. le juge de paix Richter adéféré le serment à Isaac Schmoûle, marchand de bétail, sur cettequestion : “Est-il vrai qu’il a été convenu entre IsaacSchmoûle et Hans Christel, que Schmoûle viendrait prendre, dans lahuitaine, une paire de bœufs achetés par lui le 22 mai dernier, etque, faute de venir, il payerait à Christel, pour chaque jour deretard, un florin comme dédommagement de la nourriture desbœufs ?” Est-ce cela ?

– C’est cela, dirent Schmoûle etl’anabaptiste ensemble.

– Il ne s’agit donc plus que de savoir siSchmoûle consent à prêter serment.

– Je suis venu pour ça, dit Schmoûletranquillement, et je suis prêt.

– Un instant, interrompit le vieux rebbeen levant la main, un instant ! Mon devoir, avant de recevoirun acte pareil, l’un des plus saints, des plus sacrés de notrereligion, est d’en rappeler l’importance à Schmoûle. »

Alors, d’une voix grave, il se mit àlire : « Tu ne prendras point le nom de l’Éternel, tonDieu, en vain. Tu ne diras point de fauxtémoignage ! »

Puis, plus loin, il lut encore du même tonsolennel :

« Quand il sera question de quelque choseoù il y ait doute, touchant un bœuf ou un âne, ou un menu bétail,ou un habit, ou toute autre chose, la cause des deux parties seraportée devant le juge, et le serment de l’Éternel interviendraentre les deux parties. »

Schmoûle, en cet instant, voulut parler ;mais, pour la seconde fois, David lui fit signe de se taire, etdit :

« “Tu ne prendras point le nom del’Éternel ton Dieu en vain, tu ne porteras point de fauxtémoignage !” Ce sont deux commandements de Dieu que tout lepeuple d’Israël entendit parmi les tonnerres et les éclairs,tremblant et se tenant au loin dans le désert de Sinaï.

« Et voici maintenant ce que l’Éterneldit à celui qui viole ses commandements :

« Si tu n’obéis pas à la voix del’Éternel ton Dieu, pour prendre garde à ce que je te prescrisaujourd’hui, les cieux qui sont sur ta tête seront d’airain, et laterre qui est sous tes pieds sera de fer.

« L’Éternel te donnera, au lieu de pluie,de la poussière et de la cendre ; l’Éternel te frappera, toiet ta postérité, de plaies étranges, de plaies grandes et de durée,de maladies malignes et de durée.

« L’étranger montera au-dessus de toifort haut, et tu descendras fort bas ; il te prêtera, et tu nelui prêteras point.

« L’Éternel enverra sur toi lamalédiction et la ruine de toutes les choses où tu mettras la mainet que tu feras, jusqu’à ce que tu sois détruit. Tes filles et tesfils seront livrés à l’étranger, et tes yeux le verront et seconsumeront tout le jour en regardant vers eux, et ta main n’auraaucune force pour les délivrer.

« Ta vie sera comme pendante devant toi,et tu seras dans l’effroi nuit et jour. Tu diras le matin :Qui me fera voir le soir ? Et le soir, tu diras : Qui mefera voir le matin ?

« Et toutes ces malédictions t’arriverontet te poursuivront, et reposeront sur toi, jusqu’à ce que tu soisexterminé, parce que tu n’auras pas obéi à la voix de l’Éternel tonDieu, pour garder ses commandements et ses statuts qu’il t’adonnés !

« Ce sont ici les paroles del’Éternel ! » reprit David en levant la tête.

Il regardait Schmoûle, qui restait les yeuxfixés sur la Bible, et paraissait rêver profondément.

« Maintenant, Schmoûle, poursuivit-il, tuvas prêter serment sur ce livre, en présence de l’Éternel quit’écoute ; tu vas jurer qu’il n’a rien été convenu entreChristel et toi, ni pour le délai, ni pour les jours de retard, nipour le prix de la nourriture des bœufs pendant ces jours. Maisgarde-toi de prendre des détours dans ton cœur, pour t’autoriser àjurer, si tu n’es pas sûr de la vérité de ton serment ;garde-toi de te dire, par exemple, en toi-même : “Ce Christelm’a fait tort, il m’a causé des pertes, il m’a empêché de gagnerdans telle circonstance.” Ou bien : “Il a fait tort à monpère, à mes proches, et je rentre ainsi dans ce qui me seraitrevenu naturellement.” Ou bien : “Les paroles de notreconvention avaient un double sens, il me plaît à moi de les tournerdans le sens qui me convient ; elles n’étaient pas assezclaires, et je puis les nier.” Ou bien : “Ce Christel m’a pristrop cher, ses bœufs valent moins que le prix convenu, et je restede cette façon dans la vraie justice, qui veut que la marchandiseet le prix soient égaux, comme les deux côtés d’une balance.” Oubien encore : “Aujourd’hui, je n’ai pas la somme entière, plustard je réparerai le dommage”, ou toute autre pensée de cegenre.

« Non, tous ces détours ne trompent pointl’œil de l’Éternel ; ce n’est point dans ces pensées, ni dansd’autres semblables que tu dois jurer, ce n’est pas d’après tonpropre esprit, qui peut être entraîné vers le mal par l’intérêt,qu’il faut prêter serment, ce n’est pas sur ta pensée, c’estsur la mienne qu’il faut te régler ; et tu ne peux rienajouter ni rien retrancher, par ruse ou autrement, à ce que jepense.

« Donc, moi David Sichel, j’ai cettepensée simple et claire : – Schmoûle a-t-il promis unflorin à Christel pour la nourriture des bœufs qu’il a achetés, et,pour chaque jour de retard après la huitaine, l’a-t-ilpromis ? S’il ne l’a pas promis à Christel, qu’il pose la mainsur le livre de la loi, et qu’il dise : “Je jure non ! jen’ai rien promis !” Schmoûle, approche, étends la main, etjure ! »

Mais Schmoûle, levant alors les yeux,dit :

« Trente florins ne sont pas une sommepour prêter un serment pareil. Puisque Christel est sûr que j’aipromis – moi, je ne me rappelle pas bien – je lespayerai, et j’espère que nous resterons bons amis. Plus tard, il mefera regagner cela, car ses bœufs sont réellement trop chers.Enfin, ce qui est dû est dû, et jamais Schmoûle ne prêtera sermentpour une somme encore dix fois plus forte, à moins d’être tout àfait sûr. »

Alors David, regardant Kobus d’un œilextrêmement fin, répondit :

« Et tu feras bien, Schmoûle ; dansle doute, il vaut mieux s’abstenir. »

Le greffier avait inscrit le refus du serment,il se leva, salua l’assemblée et sortit avec Schmoûle, qui, sur leseuil, se retourna et dit d’un ton brusque :

« Je viendrai prendre les bœufs demain àhuit heures, et je payerai.

– C’est bon », répondit Christel eninclinant la tête. Quand ils furent seuls, le vieux rebbe se mit àsourire. « Schmoûle est fin, dit-il, mais nos vieuxtalmudistes étaient encore plus fins que lui ; je savais bienqu’il n’irait pas jusqu’au bout : voilà pourquoi je ne me suispas habillé.

– Eh ! s’écria Fritz, oui, je levois, vous avez du bon tout de même dans la religion.

– Tais-toi, épicaures, réponditDavid en refermant la porte et reportant la Bible dansl’armoire ; sans nous, vous seriez tous des païens, c’est parnous que vous pensez depuis deux mille ans ; vous n’avez rieninventé, rien découvert. Réfléchis seulement un peu combien de foisvous vous êtes divisés et combattus depuis ces deux mille ans,combien de sectes et de religions vous avez formées ! Nous,nous sommes toujours les mêmes depuis Moïse, nous sommes toujoursles fils de l’Éternel, vous êtes les fils du temps et del’orgueil ; avec le moindre intérêt on vous fait changerd’opinion, et nous, pauvres misérables, tout l’univers réuni n’a punous faire abandonner une seule de nos lois.

– Ces paroles montrent bien l’orgueil dela race, dit Fritz ; jusqu’à présent, je te croyais un hommemodeste en ses pensées, mais je vois maintenant que tu respiresl’orgueil dans le fond de ton âme.

– Et pourquoi serais-je modeste ?s’écria David en nasillant. Si l’Éternel nous a choisis, n’est-cepoint parce que nous valons mieux que vous ?

– Tiens, tais-toi, fit Kobus en riant,cette vanité m’effraye ; je serais capable de me fâcher.

– Fâche-toi donc à ton aise, dit le vieuxrebbe, il ne faut pas te gêner.

– Non, j’aime mieux t’inviter à prendrele café chez moi, vers une heure ; nous causerons, nousrirons, et ensuite nous irons goûter la bière de mars ; celate convient-il ?

– Soit, fit David, j’y consens, lechardon gagne toujours à fréquenter la rose. »

Kobus allait s’écrier : « Ah !décidément, c’est trop fort ! » mais il s’arrêta et ditavec finesse : « C’est moi qui suis larose ! »

Alors tous trois ne purent s’empêcher de rire.Christel et Fritz sortirent bras dessus bras dessous, se disantentre eux : « Est-il fin ce rebbe David ! Il atoujours quelque vieux proverbe qui vient à propos pour vousréjouir. C’est un brave homme. » Tout se passant comme ilavait été convenu : Christel et Kobus dînèrent ensemble, Davidvint au dessert prendre le café, puis ils se rendirent à labrasserie du Grand-Cerf.Fritz était dans un état dejubilation extraordinaire, non seulement parce qu’il marchait entreson vieil ami David et le père de Sûzel, mais encore parce qu’ilavait une bouteille de steinberg dans la tête, sans parlerdu bordeaux et du kirschenwasser. Il voyait les choses de ce basmonde comme à travers un rayon de soleil : sa face charnueétait pourpre, et ses grosses lèvres se retroussaient par un joyeuxsourire. Aussi quel enthousiasme éclata lorsqu’il parut ainsi sousla toile grise en auvent, à la porte du Grand-Cerf.

« Le voilà ! le voilà !criait-on de tous les côtés, la chope haute, voiciKobus ! »

Et lui, riant, répétait :

« Oui, le voilà ! ha !ha ! ha ! »

Il entrait dans les bancs et donnait despoignées de main à tous ses vieux camarades.

Durant les huit jours qui venaient de sepasser, on se demandait partout :

« Qu’est-il devenu ? quand lereverrons-nous ?

Et le vieux Krautheimer se désolait, cartoutes ses pratiques trouvaient la bière mauvaise.

Enfin, il s’assit au milieu de la jubilationuniverselle, et fit asseoir le père Christel à sa droite. Davidalla regarder Frédéric Schoultz, le gros Hâan, Speck et cinq ou sixautres qui faisaient une partie de rams à deux kreutzersla marque.

On se mit à boire de cette fameuse bière demars, qui vous monte au nez comme le vin de Champagne. En face, àla brasserie des Deux-Clefs,les hussards deFrédéric-Wilhelm buvaient de la bière en cruchons, les bouchonspartaient comme des coups de pistolets ; on se saluait d’uncôté de la rue à l’autre, car les bourgeois de Hunebourg sonttoujours bien avec les militaires, sans frayer pourtant ensemble,ni les recevoir dans leurs familles, chose toujours dangereuse.

À chaque instant le père Christeldisait :

« Il est temps que je parte, monsieurKobus ; faites excuse, je devrais déjà être depuis deux heuresà la ferme.

– Bah ! s’écria Fritz en lui posantla main sur l’épaule, ceci n’arrive pas tous les jours, pèreChristel ; il faut bien de temps en temps s’égayer et sedégourdir l’esprit. Allons, encore une chope ! »

Et le vieil anabaptiste, un peu gris, serasseyait en pensant : « Cela fera la sixième !Pourvu que je ne verse pas en route ! »

Puis il disait : « Mais, monsieurKobus, qu’est-ce que pensera ma femme si je rentre à moitiégris ? Jamais elle ne m’aura vu dans cet état !

– Bah ! bah ! le grand airdissipe tout, père Christel, et puis vous n’aurez qu’à dire :“M. Kobus l’a voulu !” Sûzel prendra votre défense.

– Ça, c’est vrai, s’écriait alorsChristel en riant, c’est vrai : tout ce que dit et faitM. Kobus est bien ! Allons, encore unechope ! »

Et la chope arrivait, elle se vidait ; laservante en apportait une autre, ainsi de suite.

Or, sur le coup de trois heures, à l’égliseSaint-Sylvestre, et comme on ne pensait à rien, une trouped’enfants tourna le coin de l’auberge du Cygne, en courantvers la porte de Landau ; puis quelques soldats parurent,portant un de leurs camarades sur un brancard ; puis d’autresenfants en foule ; c’était un roulement de pas sur le pavé,qui s’entendait au loin.

Tout le monde se penchait aux fenêtres etsortait des maisons pour voir. Les soldats remontaient la rue de laForge, du côté de l’hôpital, et devaient passer devant la brasseriedu Grand-Cerf.

Aussitôt les parties furent abandonnées ;on se dressa sur les bancs : Hâan, Schoultz, David, Kobus, lesservantes, Krautheimer, enfin tous les assistants. D’autresaccouraient de la salle, et l’on se disait à voix basse :« C’est un duel ! c’est un duel ! »

Cependant le brancard approchaitlentement ; deux hommes le portaient ; c’était unecivière pour sortir le fumier des écuries de la caserne decavalerie ; le soldat couché dessus, les jambes pendant entreles bras du brancard, la tête de côté sur sa veste roulée, étaitextrêmement pâle ; il avait les yeux fermés, les lèvresentrouvertes et le devant de la chemise plein de sang. Derrièrevenaient les témoins, un vieux hussard à sourcils jaunâtres etgrosses moustaches rousses en paraphe sur ses joues brunes ;il portait le sabre du blessé sous le bras, le baudrier jeté surl’épaule, et semblait tout à fait calme. L’autre, plus jeune ettout blond, était comme abattu, il tenait le shako ; puisarrivaient deux sous-officiers, se retournant à chaque pas, commeindignés de voir tout ce monde.

Quelques hussards, devant la brasserie desDeux-Clefs, criaient au vieux qui portait le sabre :« Rappel ! eh ! Rappel ! » C’était sansdoute leur maître d’armes ; mais il ne répondit pas et netourna même pas la tête.

Au passage des deux derniers, FrédéricSchoultz, en sa qualité d’ancien sergent de la landwehr, s’écria duhaut de sa chaise :

« Hé ! camarades…camarades ! » Un d’eux s’arrêta. « Qu’est-ce qui sepasse donc, camarade ?

– Ça, mon ancien, c’est un coup de sabreen l’honneur de Mlle Grédel, la cuisinière duBœuf-Rouge.

– Ah !

– Oui ! un coup de pointe en riposteet sans parade ; elle est venue trop tard.

– Et le coup a porté ?

– À deux lignes au-dessous du tétondroit. » Schoultz allongea la lèvre ; il semblait toutfier de recevoir une réponse. On écoutait, penchés autour d’eux.« Un vilain coup, fit-il, j’ai vu ça dans la campagne deFrance. » Mais le hussard, voyant ses camarades entrer dans laruelle de l’hôpital, porta la main à son oreille et dit :« Faites excuse ! » Alors il rejoignit sa troupe, etSchoultz promenant un regard satisfait sur l’assistance, se rassiten disant : « Quand on est soldat, il faut tirer lesabre ; ce n’est pas comme les bourgeois qui s’assomment àcoups de poing. » Il avait l’air de dire : « Voilàce que j’ai fait cent fois ! » Et plus d’un l’admirait.Mais d’autres, en grand nombre, gens raisonnables et pacifiques,murmuraient entre eux : « Est-il possible que des hommesse tuent pour une cuisinière ! C’est tout à fait contrenature. Cette Grédel méritait d’être chassée de la ville, à causedes passions funestes qu’elle excite entre les hussards. »

Fritz ne disait rien, il semblait méditatif,et ses yeux brillaient d’un éclat singulier. Mais le vieux rebbe, àson tour, s’étant mis à dire : « Voilà comment des êtrescréés par Dieu se massacrent pour des choses de rien ! »Tout à coup il s’emporta d’une façon étrange.

« Qu’appelles-tu des choses de rien,David ? s’écria-t-il d’une voix retentissante. L’amourn’a-t-il pas inspiré, dans tous les temps et dans tous les lieux,les plus belles actions et les plus hautes pensées ? N’est-ilpas le souffle de l’Éternel lui-même, le principe de la vie, del’enthousiasme, du courage et du dévouement ? Il t’appartientbien de profaner ainsi la source de notre bonheur et de la gloiredu genre humain. Ôte l’amour à l’homme, que lui reste-t-il ?l’égoïsme, l’avarice, l’ivrognerie, l’ennui et les plus misérablesinstincts ; que fera-t-il de grand, que dira-t-il debeau ? Rien, il ne songera qu’à se remplir lapanse ! »

Tous les assistants s’étaient retournés ébahisde son emportement ; Hâan le regardait de ses gros yeuxpar-dessus l’épaule de Schoultz, qui lui-même se tordait le coupour voir si c’était bien Kobus qui parlait, car il ne pouvait encroire ses oreilles.

Mais Fritz ne faisait nulle attention à ceschoses.

« Voyons, David, reprit-il en s’animantde plus en plus, quand le grand Homérus, le poète des poètes, nousmontre les héros de la Grèce qui s’en vont par centaines sur leurspetits bateaux pour réclamer une belle femme qui s’est sauvée dechez eux, traversent les mers et s’exterminent pendant dix ans avecceux d’Asie pour la ravoir, crois-tu qu’il ait inventé cela ?Crois-tu que ce n’était pas la vérité qu’il disait ? Et s’ilest le plus grand des poètes, n’est-ce pas parce qu’il a célébré laplus grande chose et la plus sublime qui soit sous le ciel :l’amour ! Et si l’on appelle le chant de votre roi Salomon,Le Cantique des cantiques, n’est-ce pas aussi parce qu’ilchante l’amour, plus noble, plus grand, plus profond que tout lereste dans le cœur de l’homme ? Quand il dit dans ceCantique des cantiques : “Ma bien aimée, tu es bellecomme la voûte des étoiles, agréable comme Jérusalem, redoutablecomme des armées qui marchent, leurs enseignes déployées.” Est-cequ’il ne veut pas dire que rien n’est plus beau, plus invincible etplus doux que l’amour ? Et tous vos prophètes n’ont-ils pasdit la même chose ? Et depuis le Christ, l’amour n’a-t-il pasconverti les peuples barbares ? n’est-ce pas avec un simpleruban rose, qu’il faisait d’une espèce sauvage unchevalier ?

« Si de nos jours tout est moins grand,moins beau, moins noble qu’autrefois, n’est-ce pas parce que leshommes ne connaissent plus l’amour véritable, et qu’ils se marientpour de l’argent ? Eh bien ! moi, David, entends-tu, jedis et soutiens que l’amour vrai, l’amour pur est la seule chosequi change le cœur de l’homme, la seule qui l’élève et qui méritequ’on donne sa vie pour elle. Je trouve que ces hommes ont bienfait de se battre puisque chacun ne pouvait renoncer à son amour,sans s’en reconnaître lui-même indigne.

– Hé ! s’écria Hâan à l’autre table,comment peux-tu parler de cela, toi ? Tu n’as jamais étéamoureux ; tu raisonnes de ces choses comme un aveugle descouleurs. »

Fritz, à cette apostrophe, resta toutinterdit ; il regarda Hâan d’un œil terne, ayant l’air devouloir lui répondre, et bredouilla quelques mots confus en avalantsa chope.

Plusieurs alors se mirent à rire. AussitôtKobus, relevant sa grosse tête, dont les cheveux s’ébouriffaientcomme s’ils eussent été vivants, s’écria d’un airétrange :

« C’est vrai, je n’ai jamais étéamoureux ! Mais si j’avais eu le bonheur de l’être, je meserais fait massacrer plutôt que de renoncer à mon amoureuse, ouj’aurais exterminé l’autre.

– Oh ! oh ! fit Hâan d’un tonun peu moqueur, en battant les cartes, oh ! Kobus, tu n’auraispas été si féroce.

– Pas si féroce ! dit-il les deuxmains écarquillées. Nous sommes deux vieux amis, n’est-ce pas,Hâan ? Eh bien ! si j’étais amoureux, et si tu meparaissais seulement convoiter par la pensée celle que j’auraischoisie… je t’étranglerais ! »

En disant cela, ses yeux étaient rouges, iln’avait pas l’air de plaisanter ; les autres non plus neriaient pas.

« Et, ajouta-t-il en levant le doigt, jevoudrais que toute la ville et le pays à la ronde eussent un grandrespect pour mon amoureuse ; quand même elle ne serait pas demon rang, de ma condition et de ma fortune : le moindre blâmesur elle deviendrait la cause d’une terrible bataille.

– Alors, dit Hâan, Dieu fasse que tu netombes jamais amoureux, car tous les hussards de Frédéric-Wilhelmne sont pas morts, plus d’un courrait la chance de mourir si tonamoureuse était jolie. »

Les sourcils de Fritz tressaillirent.« C’est possible, fit-il en se rasseyant, car il s’étaitdressé. Moi je serais fier, je serais glorieux de me battre pourune si belle cause ! N’ai-je pas raison, Christel ?

– Tout à fait, monsieur Kobus, ditl’anabaptiste un peu gris ; notre religion est une religion depaix, mais dans le temps, lorsque j’étais amoureux d’Orchel, oui,Dieu me le pardonne ! j’aurais été capable de me battre àcoups de faux pour l’avoir. Grâce au Ciel, il n’a pas fallurépandre de sang ; j’aime bien mieux n’avoir rien à mereprocher. »

Fritz voyant que tout le monde l’observait,comprit l’imprudence qu’il venait de commettre. Le vieux rebbeDavid surtout ne le quittait pas de l’œil, et semblait vouloir lireau fond de son âme. Quelques instants après, le père Christels’étant écrié pour la vingtième fois :

« Mais, monsieur Kobus, il se fait tard,on m’attend ; Orchel et Sûzel doivent êtreinquiètes. »

Il lui répondit enfin :

« Oui, maintenant il est temps ; jevais vous reconduire à la voiture. »

C’était un prétexte qu’il prenait pour seretirer. L’anabaptiste se leva donc, disant :

« Oh ! si vous aimez mieux rester,je trouverai bien le chemin de l’auberge tout seul.

– Non, je vous accompagne. » Ilssortirent du banc et traversèrent la place. Le vieux David partitpresque aussitôt qu’eux. Fritz, ayant mis le père Christel enroute, rentra chez lui prudemment. Ce jour-là, au moment de secoucher, Sourlé, voyant le vieux rebbe murmurer des parolesconfuses, cela lui parut étrange.

« Qu’as-tu donc, David, luidemanda-t-elle, je te vois parler tout bas depuis le souper, à quoipenses-tu ?

– C’est bon, c’est bon, fit-il en setirant la couverture sur la barbiche, je rêve à ces paroles duprophète : “J’ai été jaloux pour Héva d’une grandejalousie !” et à celles-ci : “En ces temps arriveront deschoses extraordinaires, des choses nouvelles etheureuses !”

– Pourvu que ce soit à nous qu’il aitsongé en disant cela, répliqua Sourlé.

– Amen, fit le vieuxrebbe ; tout vient à point à qui sait attendre. Dormons enpaix ! »

Chapitre 14

 

 

Kobus aurait dû se repentir le lendemain, deses discours inconsidérés à la brasserie duGrand-Cerf ; il aurait dû même en être désolé, car,peu de jours avant, s’étant aperçu que le vin lui déliait lalangue, et qu’il trahissait les pensées secrètes de son âme, ils’était dit : « La vigne est un plant de Gomorrhe ;ses grappes sont pleines de fiel, et ses pépins sont amers ;tu ne boiras plus le jus de la treille. »

Voilà ce qu’il s’était dit ; mais le cœurde l’homme est entre les mains de l’Éternel, il en fait ce qu’illui plaît : il le tourne au nord, il le tourne au midi. C’estpourquoi Fritz, en s’éveillant, ne songea même point à ce quis’était passé à la brasserie.

Sa première pensée fut que Sûzel étaitagréable en sa personne ; il se mit à la contempler enlui-même, croyant entendre sa voix et voir son sourire.

Il se rappela l’enfant pauvre de Wildland, ets’applaudit de l’avoir secourue, à cause de sa ressemblance avec lafille de l’anabaptiste ; il se rappela aussi le chant de Sûzelau milieu des faneuses et des faucheurs ; et cette voix douce,qui s’élevait comme un soupir dans la nuit, lui sembla celle d’unange du ciel.

Tout ce qui s’était accompli depuis le premierjour du printemps lui revint en mémoire comme un rêve : ilrevit Sûzel paraître au milieu de ses amis Hâan, Schoultz, David etIôsef, simple et modeste, les yeux baissés, pour embellir ladernière heure du festin ; il la revit à la ferme, avec sapetite jupe de laine bleue, lavant le linge de la famille, et, plustard, assise auprès de lui, toute timide et tremblante, tandisqu’il chantait, et que le clavecin accompagnait d’un ton nasillardle vieil air :

« Rosette, « Si bien faite,« Donne-moi ton cœur, ou je vas mourir ! »

Et songeant à ces choses avec attendrissement,son plus grand désir était de revoir Sûzel.

« Je vais aller au Meisenthâl, sedisait-il ; oui, je partirai après le déjeuner… il fautabsolument que je la revoie ! »

Ainsi s’accomplissaient les paroles du rebbeDavid à sa femme : « En ces temps arriveront des chosesextraordinaires ! »

Ces paroles se rapportaient au changement deKobus, et montraient aussi la grande finesse du vieux rabbin.

Tout en mettant ses bas, l’idée revint àFritz, que le père Christel lui avait dit la veille que Sûzel iraità la fête de Bischem, aider sa grand-mère à faire la tarte. Alorsil ouvrit de grands yeux, et se dit au bout d’un instant :

« Sûzel doit être déjà partie ; lafête de Bischem, qui tombe le jour de la Saint-Pierre, est pourdemain dimanche. »

Cela le rendit tout méditatif.

Katel vint servir le déjeuner ; il mangead’assez bon appétit, et, aussitôt après, se coiffant de son largefeutre, il sortit faire un tour sur la place, où se promenaientd’habitude le gros Hâan et le grand Schoultz, entre neuf et dixheures. Mais ils ne s’y trouvaient pas, et Fritz en fut contrarié,car il avait résolu de les emmener avec lui, le lendemain, à lafête de Bischem.

« Si j’y vais tout seul, pensait-il,après ce que j’ai dit hier à la brasserie, on pourrait bien sedouter de quelque chose ; les gens sont si malins, et surtoutles vieilles, qui s’inquiètent tant de ce qui ne les regardepas ! Il faut que j’emmène deux ou trois camarades, alors cesera une partie de plaisir pour manger du pâté de veau et boire dupetit vin blanc, une simple distraction à la monotonie del’existence. »

Il monta donc sur les remparts, et fit le tourde la ville, pour voir ce que Hâan et Schoultz étaientdevenus ; mais il ne les vit pas dans les rues, et supposaqu’ils devaient se trouver dehors, à faire une partie de quilles auPanier-Fleuri, chez le père Baumgarten, au bord duLosser.

Sur cette pensée, Fritz s’avança jusque prèsde la porte de Hildebrandt, et, regardant du côté du bouchon, quise trouve à une demi-portée de canon de Hunebourg, il crutremarquer en effet des figures derrière les grands saules.

Alors, tout joyeux, il descendit du talus,passa sous la porte, et se mit en route, en suivant le sentier dela rivière. Au bout d’un quart d’heure, il entendait déjà lesgrands éclats de rire de Hâan, et la voix forte de Schoultzcriant : « Deux ! pas de chance !… »

Et, se penchant sur le feuillage, il découvritdevant la maisonnette – dont la grande toiture descendait surle verger à deux ou trois pieds du sol, tandis que la façadeblanche était tapissée d’un magnifique cep de vigne – ildécouvrit ses deux camarades en manches de chemise, leurs habitsjetés sur les haies, et deux autres, le secrétaire de la mairie,Hitzig, sa perruque posée sur sa canne fichée en terre, et leprofesseur Speck, tous les quatre en train d’abattre des quilles aubout du treillage d’osier qui longe le pignon.

Le gros Hâan se tenait solidement établi, laboule sous le nez, la face pourpre, les yeux à fleur de tête, leslèvres serrées et ses trois cheveux droits sur la nuque comme desbaguettes : il visait ! Schoultz et le vieux secrétaireregardaient à demi courbés, abaissant l’épaule et se balançant, lesmains croisées sur le dos ; le petit Sépel Baumgarten, plusloin, à l’autre bout, redressait les quilles.

Enfin Hâan, après avoir bien calculé, laissadescendre son gros bras en demi-cercle, et la boule partit endécrivant une courbe imposante.

Aussitôt de grands cris s’élevèrent :« Cinq ! » et Schoultz se baissa pour ramasser uneboule, tandis que le secrétaire prenait Hâan par le bras et luiparlait, levant le doigt d’un geste rapide, sans doute pour luidémontrer une faute qu’il avait commise. Mais Hâan ne l’écoutaitpas et regardait vers les quilles ; puis il alla se rasseoirau bout du banc, sous la charmille transparente, et remplit sonverre gravement.

Cette petite scène champêtre réjouitFritz.

« Les voilà dans la joie,pensa-t-il ; c’est bon, je vais leur poser la chose avecfinesse, cela marchera tout seul. »

Il s’avança donc.

Le grand Frédéric Schoultz, maigre, décharné,après avoir bien balancé sa boule, venait de la lancer ; elleroulait comme un lièvre qui déboule dans les broussailles, etSchoultz, les bras en l’air, s’écriait : « DerKoenig ! der Koenig ![18] »lorsque Fritz, arrêté derrière lui, partit d’un éclat de rire, endisant :

« Ah ! le beau coup ! approche,que je te mette une couronne sur la tête. »

Tous les autres se retournant alors,s’écrièrent :

« Kobus ! à la bonne heure… à labonne heure… on le voit donc une fois par ici !

– Kobus, dit Hâan, tu vas entrer dans lapartie ; nous avons commandé une bonne friture, et ma foi, ilfaut que tu la payes !

– Hé ! dit Fritz en riant, je nedemande pas mieux ; je ne suis pas de force, mais c’est égal,j’essayerai de vous battre tout de même.

– Bon ! s’écria Schoultz, ma partieétait en train ; j’en ai quinze, on te les donne ! Celate convient-il ?

– Soit, dit Kobus, en ôtant sa capote etramassant une boule ; je suis curieux de savoir si je n’ai pasoublié depuis l’année dernière.

– Père Baumgarten ! criait leprofesseur Speck, père Baumgarten ! » L’aubergisteparut.

« Apportez un verre pour M. Kobus,et une autre bouteille. Est-ce que la friture avance ?

– Oui, monsieur Speck.

– Vous la ferez plus forte, puisque noussommes un de plus. »

Baumgarten, le dos courbé comme un furet,rentra chez lui en trottinant ; et dans le même instant Fritzlançait sa boule avec tant de force, qu’elle tombait comme unebombe de l’autre côté du jeu, dans le verger de la poste auxchevaux.

Je vous laisse à penser la joie desautres ; ils se balançaient sur leurs bancs, les jambes enl’air, et riaient tellement que Hâan dut ouvrir plusieurs boutonsde sa culotte pour ne pas étouffer.

Enfin, la friture arriva, une magnifiquefriture de goujons tout croustillants et scintillants de graisse,comme la rosée matinale sur l’herbe, et répandant une odeurdélicieuse.

Fritz avait perdu la partie ; Hâan, luifrappant sur l’épaule, s’écria tout joyeux :

« Tu es fort, Kobus, tu es trèsfort ! Prends seulement garde, une autre fois, de ne pasdéfoncer le ciel, du côté de Landau. »

Alors ils s’assirent, en manches de chemise,autour de la petite table moisie. On se mit à l’œuvre. Tout enriant, chacun se dépêchait de prendre sa bonne part de lafriture ; les fourchettes d’étain allaient et venaient commela navette d’un tisserand ; les mâchoires galopaient, l’ombrede la charmille tremblotait sur les figures animées, sur le grandplat fleuronné, sur les gobelets moulés à facettes et sur la hautebouteille jaune, où pétillait le vin blanc du pays.

Près de la table, sur sa queue en panacheétait assis Mélac, un petit chien-loup appartenant auPanier-Fleuri, blanc comme la neige, le nez noir comme unechâtaigne brûlée, l’oreille droite et l’œil luisant. Tantôt l’un,tantôt l’autre, lui jetait une bouchée de pain ou une queue depoisson, qu’il happait au vol.

C’était un joli coup d’œil.

« Ma foi, dit Fritz, je suis contentd’être venu ce matin, je m’ennuyais, je ne savais que faire ;d’aller toujours à la brasserie, c’est terriblement monotone.

– Hé ! s’écria Hâan, si tu trouvesla brasserie monotone, toi, ce n’est pas ta faute, car, Dieumerci ! tu peux te vanter de t’y faire du bon sang ; tut’es joliment moqué du monde, hier, avec tes citations duCantique des cantiques. Ha ! ha ! ha !

– Maintenant, ajouta le grand Schoultz enlevant sa fourchette, nous connaissons cet homme grave : quandil est sérieux, il faut rire, et quand il rit, il faut sedéfier. »

Fritz se mit à rire de bon cœur.« Ah ! vous avez donc éventé la mèche, fit-il, moi quicroyais…

– Kobus, interrompit Hâan, nous teconnaissons depuis longtemps, ce n’est pas à nous qu’il fautessayer d’en faire accroire. Mais, pour en revenir à ce que tudisais tout à l’heure, il est malheureusement vrai que cette vie debrasserie peut nous jouer un mauvais tour. Si l’on voit tantd’hommes gras avant l’âge, des êtres asthmatiques, boursouflés etpoussifs, des goutteux, des graveleux, des hydropiques parcentaines, cela vient de la bière de Francfort, de Strasbourg, deMunich, ou de partout ailleurs ; car la bière contient tropd’eau, elle rend l’estomac paresseux, et quand l’estomac estparesseux, cela gagne tous les membres.

– C’est très vrai, monsieur Hâan, ditalors le professeur Speck, mieux vaut boire deux bouteilles de bonvin, qu’une seule chope de bière ; elles contiennent moinsd’eau, et, par suite, disposent moins à la gravelle : l’eaudépose des graviers dans la vessie, chacun sait cela ; et,d’un autre côté, la graisse résulte également de l’eau. L’homme quine boit que du vin a donc la chance de rester maigre trèslongtemps, et la maigreur n’est pas aussi difficile à porter quel’obésité.

– Certainement, monsieur Speck,certainement, répondit Hâan, quand on veut engraisser le bétail, onlui fait boire de l’eau avec du son : si on lui faisait boiredu vin il n’engraisserait jamais. Mais, outre cela, ce qu’il faut àl’homme, c’est du mouvement ; le mouvement entretient nosarticulations en bon état, de sorte qu’on ne ressemble pas à cescharrettes qui crient chaque fois que les roues tournent ;chose fort désagréable. Nos anciens, doués d’une grande prévoyance,pour éviter cet inconvénient, avaient le jeu de quilles, les mâtsde cocagne, les courses en sac, les parties de patins et deglissades, sans compter la danse, la chasse et la pêche ;maintenant, les jeux de cartes de toute sorte ont prévalu, voilàpourquoi l’espèce dégénère.

– Oui, c’est déplorable, s’écria Fritz envidant son gobelet, déplorable ! Je me rappelle que, dans monenfance, tous les bons bourgeois allaient aux fêtes de villagesavec leurs femmes et leurs enfants ; maintenant on croupitchez soi, c’est un événement quand on sort de la ville. Aux fêtesde village, on chantait, on dansait, on tirait à la cible, onchangeait d’air ; aussi nos anciens vivaient cent ans ;ils avaient les oreilles rouges, et ne connaissaient pas lesinfirmités de la vieillesse. Quel dommage que toutes ces fêtessoient abandonnées !

– Ah ! cela, s’écria Hâan, très fortsur les vieilles mœurs, cela, Kobus, résulte de l’extension desvoies de communication. Autrefois, quand les routes étaient rares,quand il n’existait pas de chemins vicinaux, on ne voyait pascirculer tant de commis voyageurs, pour offrir dans chaque village,les uns leur poivre et leur cannelle, les autres leurs étrilles etleurs brosses, les autres leurs étoffes de toutes sortes. Vousn’aviez pas à votre porte l’épicier, le quincaillier, le marchandde drap. On attendait, dans chaque famille, telle fête pour faireles provisions du ménage. Aussi les fêtes étaient plus riches etplus belles, les marchands étant sûrs de vendre, arrivaient de fortloin. C’était le bon temps des foires de Francfort, de Leipzig, deHambourg, en Allemagne ; de Liège et de Gand, dans lesFlandres ; de Beaucaire, en France. Aujourd’hui, la foire estperpétuelle, et jusque dans nos plus petits villages, on trouve detout pour son argent. Chaque chose a son bon et mauvais côté ;nous pouvons regretter les courses en sac et le tir au mouton, sansblâmer les progrès naturels du commerce.

– Tout cela n’empêche pas que nous sommesdes ânes de croupir au même endroit, répliqua Fritz, lorsque nouspourrions nous amuser, boire de bon vin, danser, rire et nousgoberger de toutes les façons. S’il fallait aller à Beaucaire oudans les Flandres, on pourrait trouver que c’est un peu loin ;mais quand on a tout près de soi des fêtes agréables, et tout àfait dans les vieilles mœurs, il me semble qu’on ferait bien d’yaller.

– Où cela ? s’écria Hâan.

– Mais à Hartzwiller, à Rorbach, àKlingenthal. Et tenez, sans aller si loin, je me rappelle que monpère me conduisait tous les ans à la fête de Bischem, et qu’onservait là des pâtés délicieux… délicieux ! »

Il se baisait le bout des doigts ; Hâanle regardait comme émerveillé.

« Et qu’on y mangeait des écrevissesgrosses comme le poing, poursuivit-il, des écrevisses beaucoupmeilleures que celles du Losser, et qu’on y buvait du petit vinblanc très… très passable ; ce n’était pas dujohannisberg,ni du steinberg, sans doute, maiscela vous réjouissait le cœur tout de même !

– Eh ! s’écria Hâan, pourquoi nenous as-tu pas dit cela depuis longtemps ; nous aurions étélà ! Parbleu, tu as raison, tout à fait raison.

– Que voulez-vous, je n’y ai paspensé !

– Et quand arrive cette fête ?demanda Schoultz.

– Attends, attends, c’est le jour de laSaint-Pierre.

– Mais, s’écria Hâan, c’estdemain !

– Ma foi, je crois que oui, dit Fritz.Comme cela se rencontre ! Voyons, êtes-vous décidés, nousirons à Bischem ?

– Cela va sans dire ! cela va sansdire ! s’écrièrent Hâan et Schoultz.

– Et ces messieurs ? » Speck etHitzig s’excusèrent sur leurs fonctions. « Eh bien, nous ironsnous trois, dit Fritz en se levant.

Oui, j’ai toujours gardé le meilleur souvenirdes écrevisses, du pâté et du petit vin blanc de Bischem.

– Il nous faut une voiture ? fitobserver Hâan.

– C’est bon, c’est bon, répondit Kobus enpayant la note, je me charge de tout. »

Quelques instants après, ces bons vivantsétaient en route pour Hunebourg, et on pouvait les entendre d’unedemi-lieue célébrer les pâtés de village, les kougelhof etles küchlen, qu’ils disaient leur rappeler le bon temps deleur enfance. L’un parlait de sa tante, l’autre de sagrand-mère ; on aurait dit qu’ils allaient les revoir et lesfaire ressusciter, en buvant du petit vin à la fête de Bischem.

C’est ainsi que l’ami Fritz eut lasatisfaction de pouvoir rencontrer Sûzel, sans donner l’éveil àpersonne.

Chapitre 15

 

 

On peut se figurer si Kobus était content. Desidées de magnificence et de grandeur se débattaient alors dans satête ; il voulait voir Sûzel, et se montrer à elle dans unesplendeur inaccoutumée ; il voulait en quelque sortel’éblouir ; il ne trouvait rien d’assez beau pour la frapperd’admiration.

Dans un temps ordinaire, il aurait loué lavoiture et la vieille rosse d’un Baptiste Krômer pour faire levoyage ; mais alors, cela lui parut indigne de Kobus.Immédiatement après le dîner, il prit sa canne derrière la porte etse rendit à la poste aux chevaux, sur la route de Kaiserslautern,chez maître Johann Fânen, lequel avait dix chaises de poste sousses hangars, et quatre-vingts chevaux dans ses écuries.

Fânen était un homme de soixante ans,propriétaire des grandes prairies qui longent le Losser, un hommeriche et pourtant simple dans ses mœurs ; gros, court, revêtud’une souquenille de toile, coiffé d’un large chapeau de crin,ayant la barbe longue de huit jours toute grisonnante, et ses jouesrondes et jaunes sillonnées de grosses rides circulaires.

C’est ainsi que le trouva Fritz, en train defaire étriller des chevaux dans la cour de la poste.

Fânen, le reconnaissant de loin, vint à sarencontre jusqu’à la porte cochère, et, levant son chapeau, lesalua disant :

« Hé ! bonjour, monsieurKobus ; qu’est-ce qui me procure le plaisir et l’honneur devotre visite ?

– Monsieur Fânen, répondit Fritz ensouriant, j’ai résolu de faire une partie de plaisir à la fête deBischem, avec mes amis Hâan et Schoultz. Toutes les voitures de laville sont en route, à cause de la rentrée des foins ; il n’ya pas moyen de trouver un char à bancs. Ma foi, me suis-je dit,allons voir M. Fânen, et prenons une voiture de poste ;vingt ou trente florins ne sont pas la mort d’un homme, et quand onveut s’amuser, il faut faire les choses grandement. Voilà moncaractère. »

Le maître de poste trouva ce raisonnement trèsjuste. « Monsieur Kobus, dit-il, vous faites bien, et je vousapprouve ; quand j’étais jeune, j’aimais à rouler rondement età mon aise ; maintenant je suis vieux, mais j’ai toujours lesmêmes idées : ces idées sont bonnes, quand on a le moyen deles avoir comme vous et moi. » Il conduisit Fritz sous sonhangar. Là se trouvaient des calèches à la nouvelle mode de Paris,légères comme des plumes, ornées d’écussons, et si belles, sigracieuses, qu’on aurait pu les mettre dans un salon, comme desmeubles remarquables par leur élégance. Kobus les trouva fortjolies ; et malgré cela, un goût naturel pour la somptuositécossue lui fit choisir une grande berline rembourrée de soieintérieurement, un peu lourde, il est vrai, mais que Fânen lui ditêtre la voiture des personnages de distinction. Il la choisit donc,et alors le maître de poste l’introduisit dans ses vastes écuries.Sous un plafond blanchi à la chaux, long de cent vingt pas, largede soixante, et soutenu par douze piliers en cœur de chêne, étaientrangés sur deux lignes, et séparés l’un de l’autre par desbarrières, soixante chevaux, gris, noirs, bruns, pommelés, lacroupe ronde et luisante, la queue nouée en flot, le jarret solide,la tête haute ; les uns hennissant et piétinant, les autrestirant le fourrage du râtelier, d’autres se tournant à demi pourvoir. La lumière, arrivant du fond par deux hautes fenêtres,éclairait cette écurie de longues traînées d’or. Les grandes ombresdes piliers s’allongeaient sur le pavé, propre comme un parquet,sonore comme un roc. Cet ensemble avait quelque chose de vraimentbeau, et même de grand.

Les garçons d’écurie étrillaient etbouchonnaient : un postillon, en petite veste bleue brodéed’argent, son chapeau de toile cirée sur la nuque, conduisait uncheval vers la porte ; il allait sans doute partir enestafette.

Le père Fânen et Fritz passèrent lentementderrière les chevaux.

« Il vous en faut deux, dit le maître deposte, choisissez. »

Kobus, après avoir passé son inspection,choisit deux vigoureux roussins gris pommelés, qui devaient allercomme le vent. Puis il entra dans le bureau avec M. Fânen, ettirant de sa poche une longue bourse de soie verte à glands d’or,il solda de suite le compte, disant qu’il voulait avoir la voitureà sa porte le lendemain vers neuf heures, et demandant pourpostillon le vieux Zimmer, qui avait conduit autrefois l’empereurNapoléon Ier.

Cela fait, entendu, arrêté, le père Fânen lereconduisit jusque hors la cour ; ils se serrèrent la main, etFritz, satisfait, se remit en route vers la ville.

Tout en marchant, il se figurait la surprisede Sûzel, du vieux Christel et de tout Bischem, lorsqu’on lesverrait arriver, claquant du fouet et sonnant du cor. Cela luiprocurait une sorte d’attendrissement étrange, surtout en songeantà l’admiration de la petite Sûzel.

Le temps ne lui durait pas. Comme il serapprochait ainsi de Hunebourg, tout rêveur, le vieux rebbe David,revêtu de sa belle capote marron, et Sourlé, coiffée de sonmagnifique bonnet de tulle à larges rubans jaunes, attirèrent sesregards dans le petit sentier qui longe les jardins au pied desglacis. C’était leur habitude de faire un tour hors de la villetous les jours de sabbat ; ils se promenaient bras dessus brasdessous, comme de jeunes amoureux, et chaque fois David disait à safemme :

« Sourlé, quand je vois cette verdure,ces blés qui se balancent, et cette rivière qui coule lentement,cela me rend jeune, il me semble encore te promener comme à vingtans, et je loue le Seigneur de ses grâces. »

Alors la bonne vieille était heureuse, carDavid parlait sincèrement et sans flatterie.

Le rebbe avait aussi vu Fritz par-dessus lahaie, quand il fut à l’entrée des chemins couverts, il luicria :

« Kobus !… Kobus !… arrive doncici ! »

Mais Fritz, craignant que le vieux rabbin nevoulût se moquer de son discours à la brasserie duGrand-Cerf, poursuivit son chemin en hochant la tête.

« Une autre fois, David, une autre fois,dit-il, je suis pressé. »

Et le rebbe souriant avec finesse dans sabarbiche, pensa :

« Sauve-toi, je te rattraperai tout demême. »

Enfin Kobus rentra chez lui vers quatreheures. Quoique les fenêtres fussent ouvertes, il faisait trèschaud, et ce n’est pas sans un véritable bonheur qu’il sedébarrassa de sa capote.

« Maintenant, nous allons choisir noshabits et notre linge, se disait-il tout joyeux, en tirant lesclefs du secrétaire. Il faut que Sûzel soit émerveillée, il fautque j’efface les plus beaux garçons de Bischem, et qu’elle rêve demoi. Dieu du ciel, viens à mon aide, que j’éblouisse tout lemonde ! »

Il ouvrit les trois grands placards, quidescendaient du plafond jusqu’au parquet. Mme Kobus la mère,et la grand-mère Nicklausse avaient eu l’amour du beau linge, commele père et le grand-père avaient eu l’amour du bon vin. On peut sefigurer, d’après cela, quelle quantité de nappes damassées, deserviettes à filets rouges, de mouchoirs, de chemises et de piècesde toile se trouvaient entassés là-dedans ; c’étaitincroyable. La vieille Katel passait la moitié de son temps à plieret déplier tout cela pour renouveler l’air ; à le saupoudrerde réséda, de lavande et de mille autres odeurs, pour en écarterles mites. On voyait même tout au haut, pendus par le bec, deuxmartins-pêcheurs au plumage vert et or, et tout desséchés :ces oiseaux ont la réputation d’écarter les insectes.

L’une des armoires était pleine d’antiquesdéfroques, de tricornes à cocarde, de perruques, d’habits depeluche à boutons d’argent larges comme des cymbales, de cannes àpomme d’or et d’ivoire, de boîtes à poudre, avec leurs grospinceaux de cygne ; cela remontait au grand-père Nicklausse,rien n’était changé ; ces braves gens auraient pu revenir etse rhabiller au goût du dernier siècle, sans s’apercevoir de leurlong sommeil.

Dans l’autre compartiment se trouvaient lesvêtements de Fritz. Tous les ans, il se faisait prendre mesure d’unhabillement complet, par le tailleur Herculès Schneider, deLandau ; il ne mettait jamais ces habits, mais c’était unesatisfaction pour lui de se dire : « Je serais à la modecomme le gros Hâan si je voulais, heureusement j’aime mieux mavieille capote ; chacun son goût. »

Fritz se mit donc à contempler tout cela dansun grand ravissement. L’idée lui vint que Sûzel pourrait avoir legoût du beau linge, comme la mère et la grand-mère Kobus ;qu’alors elle augmenterait les trésors du ménage, qu’elle aurait letrousseau de clefs, et qu’elle serait en extase matin et soirdevant ces armoires.

Cette idée l’attendrit, et il souhaita que leschoses fussent ainsi, car l’amour du bon vin et du beau linge faitles bons ménages.

Mais, pour le moment il s’agissait de trouverla plus belle chemise, le plus beau mouchoir, la plus belle pairede bas et les plus beaux habits. Voilà le difficile.

Après avoir longtemps regardé, Kobus, fortembarrassé, s’écria :

« Katel ! Katel ! »

La vieille servante, qui tricotait dans lacuisine, ouvrit la porte.

« Entre donc, Katel, lui dit Fritz, jesuis dans un grand embarras : Hâan et Schoultz veulentabsolument que j’aille avec eux à la fête de Bischem ; ilsm’ont tant prié, que j’ai fini par accepter. Mais à cette fêtearrivent des centaines de Prussiens, des juges, des officiers, untas de gens glorieux, mis à la dernière mode de France, et qui nousregardent par-dessus l’épaule, nous autres Bavarois. Commentm’habiller ? Je ne connais rien à ces choses-là, moi, ce n’estpas mon affaire. »

Les petits yeux de Katel se plissèrent ;elle était heureuse de voir qu’on avait besoin d’elle dans unecirconstance aussi grave, et déposant son tricot sur la table, elledit :

« Vous avez bien raison de m’appeler,monsieur. Dieu merci, ce ne sera pas la première fois que j’auraidonné des conseils pour se bien vêtir selon le temps et lespersonnes. M. le juge de paix, votre père, avait coutume dem’appeler quand il allait en visite de cérémonie ; c’est moiqui lui disais : “Sauf votre respect, monsieur le juge, ilvous manque encore ceci ou cela.” Et c’était toujours juste ;chacun devait reconnaître en ville, que, pour la belle et bonnetenue, M. Kobus n’avait pas son pareil.

– Bon ! bon ! je te crois, ditFritz, et je suis content de savoir cela, quoique les modes soientbien changées depuis.

– Les modes peuvent changer tant qu’onvoudra, répondit Katel en approchant l’échelle de l’armoire, le bonsens ne change jamais. Nous allons d’abord vous chercher unechemise. C’est dommage qu’on ne porte plus de culotte, car vousavez la jambe bien faite, comme monsieur votre père ; et laperruque vous aurait aussi bien convenu, une belle perruque poudréeà la française ; c’était magnifique ! Mais aujourd’huiles gens comme il faut et les paysans sont tous pareils. Il faudrapourtant que les vieilles modes reviennent tôt ou tard, pour fairela différence ; on ne s’y reconnaît plus ! »

Katel était alors sur l’échelle, etchoisissait une chemise avec soin. Fritz, en bas, attendait ensilence. Elle redescendit enfin, portant une chemise et un mouchoirsur ses mains étendues d’un air de vénération ; et lesdéposant sur la table, elle dit :

« Voici d’abord le principal ; nousverrons si vos Prussiens ont des chemises et des mouchoirs pareils.Ceci, monsieur Kobus, étaient les chemises et les mouchoirs degrande cérémonie de M. le juge de paix. Regardez-moi lafinesse de cette toile, et la magnificence de ce jabot à sixrangées de dentelles ; et ces manchettes, les plus bellesqu’on ait jamais vues à Hunebourg ; regardez ces oiseaux àlongues queues et ces feuilles brodées dans les jours, queltravail, seigneur Dieu, quel travail ! »

Fritz, qui ne s’était jamais plus occupé dechoses semblables que des habitants de la lune, passait les doigtssur les dentelles, et les contemplait d’un air d’extase, tandis quela vieille servante, les mains croisées sur son tablier, exprimaittout haut son enthousiasme :

« Peut-on croire, monsieur, que des mainsde femmes aient fait cela ! disait-elle, n’est-ce pasmerveilleux ?

– Oui c’est beau ! répondait Kobus,songeant à l’effet qu’il allait produire sur la petite Sûzel avecce superbe jabot étalé sur l’estomac, et ces manchettes autour despoignets ; crois-tu, Katel, que beaucoup de personnes soientcapables d’apprécier un tel ouvrage ?

– Beaucoup de personnes ! D’abordtoutes les femmes, monsieur, toutes ; quand elles auraientgardé les oies jusqu’à cinquante ans, toutes savent ce qui estriche, ce qui est beau, ce qui convient. Un homme avec une chemisepareille, quand ce serait le plus grand imbécile du monde, auraitla place d’honneur dans leur esprit ; et c’est juste, car s’ilmanquait de bon sens, ses parents en auraient eu pourlui. »

Fritz partit d’un éclat de rire :

« Ha ! ha ! ha ! tu as dedrôles d’idées, Katel, fit-il ; mais c’est égal, je crois quetu n’as pas tout à fait tort. Maintenant il nous faudrait desbas.

– Tenez, les voici, monsieur, des bas desoie ; voyez comme c’est souple, moelleux !Mme Kobus elle-même, les a tricotés avec des aiguilles aussifines que des cheveux : c’était un grand travail. Maintenanton fait tout au métier, aussi quels bas ! On a bien raison deles cacher sous des pantalons. »

Ainsi s’exprima la vieille servante, et Kobus,de plus en plus joyeux, s’écria :

– Allons, allons, tout cela prend uneassez bonne tournure ; et si nous avons des habits un peupassables, je commence à croire que les Prussiens auront tort de semoquer de nous.

– Mais, au nom du Ciel, dit Katel, ne meparlez donc pas toujours de vos Prussiens ! de pauvres diablesqui n’ont pas dix thalers en poche, et qui se mettent tout sur ledos, pour avoir l’air de quelque chose. Nous sommes d’autresgens ! nous savons où reposer notre tête le soir, et ce n’estpas sur un caillou, Dieu merci ! Et nous savons aussi oùtrouver une bouteille de bon vin, quand il nous plaît d’en boireune. Nous sommes des gens connus, établis ; quand on parle deM. Kobus, on sait que sa ferme est à Meisenthâl, son bois dehêtres à Michelsberg…

– Sans doute, sans doute ; mais cesont de beaux hommes ces officiers prussiens, avec leurs grandesmoustaches, et plus d’une jeune fille, en les voyant…

– Ne croyez donc pas les filles si bêtes,interrompit Katel, qui tirait alors de l’armoire plusieurs habits,et les étalait sur la commode ; les filles savent aussi fairela différence d’un oiseau qui passe dans le ciel, et d’un autre quitourne à la broche ; le plus grand nombre aiment à se tenir aucoin du feu, et celles qui regardent les Prussiens, ne valent pasla peine qu’on s’en occupe. Mais tenez, voici vos habits, il n’enmanque pas. »

Fritz se mit à contempler sa garde-robe ;et, au bout d’un instant, il dit : « Cette capote àcollet de velours noir me donne dans l’œil, Katel.

– Que pensez-vous, monsieur ?s’écria la vieille en joignant les mains, une capote pour alleravec une chemise à jabot !

– Et pourquoi pas ? l’étoffe en estmagnifique.

– Vous voulez être habillé,monsieur ?

– Sans doute.

– Eh bien, prenez donc cet habit bleu deciel, qui n’a jamais été mis. Regardez ! » Elledécouvrait les boutons dorés, encore garnis de leur papier desoie :

« Je ne me connais pas de nouvellesmodes ; mais cet habit m’a l’air beau ; c’est simple,bien découpé, c’est aussi léger pour la saison, et puis le bleu deciel va bien aux blonds. Il me semble, monsieur, que cet habit vousirait tout à fait bien.

– Voyons », dit Kobus. Il mitl’habit. « C’est magnifique… Regardez-vous un peu.

– Et derrière, Katel ?

– Derrière, il est admirable, monsieur,il vous fait une taille de jeune homme. »

Fritz, qui se regardait dans la glace, rougitde plaisir. « Est-ce vrai ?

– C’est tout à fait sûr, monsieur, je nel’aurais jamais cru ; ce sont vos grosses capotes qui vousdonnent dix ans de plus, c’est étonnant. »

Elle lui passait la main sur le dos :« Pas un pli ! » Kobus, pirouettant alors sur lestalons, s’écria : « Je prends cet habit. Maintenant ungilet, là tu comprends, quelque chose de superbe, dans le genre decelui-ci, mais plus de rouge. » Katel ne put s’empêcher derire :

« Vous êtes donc comme les paysans duKokesberg, qui se mettent du rouge depuis le menton jusqu’auxcuisses ! du rouge avec un habit bleu ciel, mais on en riraitjusqu’au fond de la Prusse, et cette fois les Prussiens auraientraison.

– Que faut-il donc mettre ? demandaFritz, riant lui-même de sa première idée.

– Un gilet blanc, monsieur, une cravateblanche brodée, votre beau pantalon noisette. Tenez, regardezvous-même. » Elle disposait tout à l’angle de lacommode :

« Toutes ces couleurs sont faites l’unepour l’autre, elles vont bien ensemble ; vous serez léger,vous pourrez danser, si cela vous plaît, vous aurez dix ans demoins. Comment ! vous ne voyez pas cela ? Il faut qu’unepauvre vieille comme moi vous dise ce qui vousconvient ! »

Elle se prit à rire, et Kobus, la regardantavec surprise, dit :

« C’est vrai. Je pense si rarement auxhabits…

– Et c’est votre tort, monsieur ;l’habit vous fait un homme. Il faut encore que je cire vos bottesfines, et vous serez tout à fait beau ; toutes les fillestomberont amoureuses de vous.

– Oh ! s’écria Fritz, tu veuxrire ?

– Non, depuis que j’ai vu votre vraietaille, ça m’a changé les idées, hé ! hé ! hé ! maisil faudra bien serrer votre boucle. Et dites donc, monsieur, sivous alliez trouver à cette fête une jolie fille qui vous plaisebien, et que finalement… hé ! hé ! hé ! »

Elle riait de sa bouche édentée en leregardant, et lui, tout rouge, ne savait que répondre. « Ettoi, fit-il à la fin, que dirais-tu ?

– Je serais contente.

– Mais tu ne serais plus la maîtresse àla maison.

– Eh ! mon Dieu, la maîtresse detout faire, de tout surveiller, de tout conserver. Ah ! qu’ilnous en vienne seulement, qu’il nous en vienne une jeune maîtresse,bonne et laborieuse, qui me soulage de tout cela, je serai bienheureuse, pourvu qu’on me laisse bercer les petits enfants.

– Alors, tu ne serais pas fâchée, là,sérieusement !

– Au contraire ! Commentvoulez-vous… tous les jours je me sens plus roide, mes jambes nevont plus ; cela ne peut pas durer toujours. J’aisoixante-quatre ans, monsieur, soixante-quatre ans bien sonnés…

– Bah ! tu te fais plus vieille quetu n’es, dit Fritz – intérieurement satisfait de ce désir, quis’accordait si bien avec le sien – ; je ne t’ai jamais vueplus vive, plus alerte.

– Oh ! vous n’y regardez pas deprès.

– Enfin, dit-il en riant, le principal,c’est que tout soit en ordre pour demain. »

Il examina de nouveau son bel habit, son giletblanc, sa cravate à coins brodés, son pantalon noisette et sachemise à jabot. Puis, regardant Katel qui attendait.

« C’est tout ? fit-il.

– Oui, monsieur.

– Eh bien ! maintenant, je vaisboire une bonne chope.

– Et moi, préparer le souper. » Ildécrocha sa grosse pipe d’écume de la muraille, et sortit ensifflant comme un merle. Katel rentra dans la cuisine.

Chapitre 16

 

 

Le lendemain, dès huit heures et demie, legrand Schoultz, tout fringant, vêtu de nankin des pieds à la tête,la petite canne de baleine à la main, et la casquette de chasse encuir bouilli carrément plantée sur sa longue figure brune un peuvineuse, montait l’escalier de Kobus quatre à quatre. Hâan, enpetite redingote verte, gilet de velours noir à fleurs jaunes toutchargé de breloques, et coiffé d’un magnifique castor blanc à longspoils, le suivait lentement, sa main grassouillette sur la rampe,et faisant craquer ses escarpins à chaque pas. Ils semblaientjoyeux, et s’attendaient sans doute à trouver leur ami Kobus encapote grise et pantalon couleur de rouille, comme d’habitude.

« Eh bien, Katel, s’écria Schoultz,regardant dans la cuisine entrouverte. Eh bien ! est-ilprêt ?

– Entrez, messieurs, entrez », ditla vieille servante en souriant.

Ils traversèrent l’allée et restèrentstupéfaits sur le seuil de la grande salle ; Fritz était là,devant la glace, vêtu comme un mirliflore : il avait la taillecambrée dans son habit bleu de ciel, la jambe tendue et commedessinée en parafe dans son pantalon noisette, le menton rose,frais, luisant, l’oreille rouge, les cheveux arrondis sur la nuque,et les gants beurre frais boutonnés avec soin sous des manchettes àtrois rangs de dentelles. Enfin c’était un véritable Cupidon quilance des flèches.

« Oh ! oh ! oh ! s’écriaHâan, oh ! oh ! oh ! Kobus… Kobus !… »

Et sa voix se renflait, de plus en plusébahie.

Schoultz, lui, ne disait rien ; ilrestait le cou tendu, les mains appuyées sur sa petite canne ;finalement, il dit aussi :

« Ça, c’est une trahison, Fritz, tu veuxnous faire passer pour tes domestiques… Cela ne peut pas aller… jem’y oppose. »

Alors Kobus, se retournant, les yeux troublesd’attendrissement, car il pensait à la petite Sûzel,demanda :

« Vous trouvez donc que cela me vabien ?

– C’est-à-dire, s’écria Hâan, que tu nousécrases, que tu nous anéantis ! Je voudrais bien savoirpourquoi tu nous as tendu ce guet-apens.

– Hé ! fit Kobus en riant, c’est àcause des Prussiens.

– Comment ! à cause desPrussiens ?

– Sans doute ; ne savez-vous pas quedes centaines de Prussiens vont à la fête de Bischem ; desgens glorieux, mis à la dernière mode, et qui nous regardent dehaut en bas, nous autres Bavarois.

– Ma foi non, je n’en savais rien, ditHâan.

– Et moi, s’écria Schoultz, si je l’avaissu, j’aurais mis mon habit de landwehr, cela m’aurait mieux poséqu’une camisole de nankin ; on aurait vu notre espritnational… un représentant de l’armée.

– Bah ! tu n’es pas mal commecela », dit Fritz. Ils se regardaient tous les trois dans laglace, et se trouvaient fort bien, chacun à part soi ; desorte que Hâan s’écria :

« Toute réflexion faite, Kobus araison ; s’il nous avait prévenus, nous serions mieux ;mais cela ne nous empêchera pas de faire assez bonnefigure. »

Schoultz ajouta :

« Moi, voyez-vous, je suis ennégligé ; je vais à Bischem sans prétention, pour voir, pourm’amuser…

– Et nous donc ? dit Hâan.

– Oui, mais je suis plus dans lacirconstance ; un habit de nankin est toujours plus simple,plus naturel à la fête que des jabots et des dentelles. »

Se retournant alors, ils virent sur la tableune bouteille de forstheimer, trois verres et une assiettede biscuits.

Fritz jetait un dernier regard sur sa cravate,dont le flot avait été fait avec art par Katel, et trouvait quetout était bien.

« Buvons ! dit-il, la voiture nepeut tarder à venir. »

Ils s’assirent, et Schoultz, en buvant unverre de vin, dit judicieusement :

« Tout serait très bien ; maisd’arriver là-bas, habillé comme vous êtes, sur un vieux char àbancs et des bottes de paille, vous reconnaîtrez que ce n’est pastrès distingué ; cela jure, c’est même un peu vulgaire.

– Eh ! s’écria le gros percepteur,si l’on voulait tout au mieux, on irait en blouse sur un âne. Onsait bien que des gentilshommes campagnards n’ont pas toujours leuréquipage sous la main. Ils se rendent à la fête en passant ;est-ce qu’on se gêne pour aller rire ? »

Ils causaient ainsi depuis vingt minutes, etFritz, voyant l’heure approcher à la pendule, prêtait de temps entemps l’oreille. Tout à coup il dit :

« Voici la voiture ! »

Les deux autres écoutèrent, et n’entendirent,au bout de quelques secondes, qu’un roulement lointain, accompagnéde grands coups de fouet.

« Ce n’est pas cela, dit Hâan ;c’est une voiture de poste qui roule sur la granderoute. »

Mais le roulement se rapprochait, et Kobussouriait. Enfin la voiture déboucha dans la rue, et les coups defouet retentirent comme des pétards sur la place des Acacias, avecle piétinement des chevaux et le frémissement du pavé.

Alors tous trois se levèrent, et, se penchantà la fenêtre, ils virent la berline que Fritz avait louée,s’approchant au trot, et le vieux postillon Zimmer, avec sa grosseperruque de chanvre tressée autour des oreilles, son gilet blanc,sa veste brodée d’argent, sa culotte de daim et ses grosses bottesremontant au-dessus des genoux, qui regardait en l’air en claquantdu fouet à tour de bras.

« En route ! » s’écriaKobus.

Il se coiffa de son feutre, tandis que lesdeux autres se regardaient ébahis ; ils ne pouvaient croireque la berline fût pour eux, et seulement lorsqu’elle s’arrêtadevant la porte, Hâan partit d’un immense éclat de rire, et se mità crier.

« À la bonne heure, à la bonneheure ! Kobus fait les choses en grand, ha ! ha !ha ! la bonne farce ! »

Ils descendirent, suivis de la vieilleservante qui souriait ; et Zimmer, les voyant approcher dansle vestibule, se tourna sur son cheval, disant :

« À la minute, monsieur Kobus, vousvoyez, à la minute.

– Oui, c’est bon, Zimmer, répondit Fritzen ouvrant la berline. Allons, montez, vous autres. Est-ce que l’onne peut pas rabattre le manteau !

– Pardon, monsieur Kobus, vous n’avezqu’à tourner le bouton, cela descend tout seul. »

Ils montèrent donc, heureux comme des princes.Fritz s’assit et rabattit la capote. Il était à droite, Hâan àgauche, Schoultz au milieu.

Plus de cent personnes les regardaient sur lesportes et le long des fenêtres, car les voitures de poste nepassent pas d’habitude par la rue des Acacias, elles suivent lagrande route ; c’était quelque chose de nouveau d’en voir unesur la place.

Je vous laisse à penser la satisfaction deSchoultz et de Hâan.

« Ah ! s’écria Schoultz en setâtant les poches, ma pipe est restée sur la table.

– Nous avons des cigares », ditFritz en leur passant des cigares qu’ils allumèrent aussitôt, etqu’ils se mirent à fumer, renversés sur leur siège, les jambescroisées, le nez en l’air et le bras arrondi derrière la tête.

Katel paraissait aussi contente qu’eux.

« Y sommes-nous, monsieur Kobus ?demanda Zimmer.

– Oui, en route, et doucement, dit-il,doucement jusqu’à la porte de Hildebrandt. »

Zimmer, alors, claquant du fouet, tira lesrênes, et les chevaux repartirent au petit trot, pendant que levieux postillon embouchait son cornet et faisait retentir l’air deses fanfares.

Katel, sur le seuil, les suivit du regardjusqu’au détour de la rue. C’est ainsi qu’ils traversèrentHunebourg d’un bout à l’autre ; le pavé résonnait au loin, lesfenêtres se remplissaient de figures ébahies, et eux, nonchalammentrenversés comme de grands seigneurs, ils fumaient sans tourner latête, et semblaient n’avoir fait autre chose toute leur vie querouler en chaise de poste.

Enfin, au frémissement du pavé succéda lebruit moins fort de la route ; ils passèrent sous la porte deHildebrandt, et Zimmer, remettant son cor en sautoir, reprit sonfouet. Deux minutes après, ils filaient comme le vent sur la routede Bischem : les chevaux bondissaient, la queue flottante, leclic-clac du fouet s’entendait au loin sur la campagne ; lespeupliers, les champs, les prés, les buissons, tout courait le longde la route.

Fritz, la face épanouie et les yeux au ciel,rêvait à Sûzel. Il la voyait d’avance, et, rien qu’à cette pensée,ses yeux se remplissaient de larmes.

« Va-t-elle être étonnée de mevoir ! pensait-il. Se doute-t-elle de quelque chose ?Non, mais bientôt elle saura tout… Il faut que tout sesache ! »

Le gros Hâan fumait gravement, et Schoultzavait posé sa casquette derrière lui, dans les plis du manteau,pour écarter ses longs cheveux grisonnants, où passait labrise.

« Moi, disait Hâan, voilà comment jecomprends les voyages ! Ne me parlez pas de ces vieillespataches, de ces vieux paniers à salade qui vous éreintent, j’en aipar-dessus le dos ; mais aller ainsi, c’est autre chose. Tu lecroiras si tu veux, Kobus, il ne me faudrait pas quinze jours pourm’habituer à ce genre de voitures.

– Ha ! ha ! ha ! criaitSchoultz, je le crois bien, tu n’es pas difficile. »

Fritz rêvait.

« Pour combien de temps enavons-nous ? demandait-il à Zimmer.

– Pour deux heures, monsieur. »Alors il pensait : « Pourvu qu’elle soit là-bas, pourvuque le vieux Christel ne se soit pas ravisé ? »

Cette crainte l’assombrissait ; mais, uninstant après, la confiance lui revenait, un flot de sang luicolorait les joues.

« Elle est là, pensait-il, j’en suis sûr.C’est impossible autrement. »

Et tandis que Hâan et Schoultz se laissaientbercer, qu’ils s’étendaient, riant en eux-mêmes, et laissant filerla fumée tout doucement de leurs lèvres, pour mieux la savourer,lui se dressait à chaque seconde, regardant en tous sens, ettrouvant que les chevaux n’allaient pas assez vite.

Deux ou trois villages passèrent en une heure,puis deux autres encore, et enfin la berline descendit au vallond’Altenbruck. Kobus se rappela tout de suite que Bischem était surl’autre versant de la côte. Le temps de monter au pas lui parutbien long ; mais enfin ils s’avancèrent sur le plateau, etZimmer, claquant du fouet, s’écria :

« Voici Bischem ! »

En effet, ils découvrirent presque au mêmeinstant l’antique bourgade autour de la vallée en face ; sagrande rue tortueuse, ses façades décrépites sillonnées depoutrelles sculptées, ses galeries de planches, ses escaliersextérieurs, ses portes cochères, où sont clouées des chouettesdéplumées, ses toits de tuile, d’ardoise et de bardeaux, rappelantles guerres des margraves, des landgraves, des Armléders, desSuédois, des républicains ; tout cela bâti, brûlé, rebâtivingt fois de siècle en siècle : une maison à droite du tempsde Hoche, une autre à gauche du temps de Mélas, une autre plus loindu temps de Barberousse.

Et les grands tricornes, les bavolets à deuxpièces, les gilets rouges, les corsets à bretelles, allant, venant,se retournant et regardant ; les chiens accourant, les oies etles poules se dispersant avec des cris qui n’en finissaientplus : voilà ce qu’ils virent, tandis que la berlinedescendait au triple galop la grande rue, et que Zimmer, le coudeen équerre, sonnait une fanfare à réveiller les morts.

Hâan et Schoultz observaient ces choses etjouissaient de l’admiration universelle. Ils virent au détour d’unerue, sur la place des Deux-Boucs, l’antique fontaine, laMadame-Hütte en planches de sapin, les baraques des marchands, etla foule tourbillonnante : cela passa comme l’éclair. Plusloin, ils aperçurent la vieille église Saint-Ulrich et ses deuxhautes tours carrées, surmontées de la calotte d’ardoises, avecleurs grandes baies en plein centre du temps de Charlemagne. Lescloches sonnaient à pleine volée, c’était la fin de l’office ;la foule descendait les marches du péristyle, regardantébahie : tout cela disparut aussi d’un bond.

Fritz, lui, n’avait qu’une idée :« Où est-elle ? »

À chaque maison il se penchait, comme si lapetite Sûzel eût dû paraître à la même seconde. Sur chaque balcon,à chaque escalier, à chaque fenêtre, devant chaque porte, qu’ellefût ronde ou carrée, entourée d’un cep de vigne ou toute nue, ilarrêtait un regard, pensant : « Si elle étaitlà ! »

Et quelque figure de jeune fille sedessinait-elle dans l’ombre d’une allée, derrière une vitre, aufond d’une chambre, il l’avait vue ! il aurait reconnu unruban de Sûzel au vol. Mais il ne la vit nulle part, et finalementla berline déboucha sur la place des Vieilles-Boucheries, en facedu Mouton-d’Or.

Fritz se rappela tout de suite la vieilleauberge ; c’est là que s’arrêtait son père vingt-cinq ansavant. Il reconnut la grande porte cochère ouverte sur la cour aupavé concassé, la galerie de bois aux piliers massifs, les douzefenêtres à persiennes vertes, la petite porte voûtée et ses marchesusées.

Quelques minutes plus tôt, cette vue auraitéveillé mille souvenirs attendrissants dans son âme, mais en cemoment il craignait de ne pas voir la petite Sûzel, et cela ledésolait.

L’auberge devait être encombrée demonde ; car à peine la voiture eut-elle paru sur la place,qu’un grand nombre de figures se penchèrent aux fenêtres, desfigures prussiennes à casquettes plates et grosses moustaches, etd’autres aussi. Deux chevaux étaient attachés aux anneaux de laporte ; leurs maîtres regardaient de l’allée.

Dès que la berline se fut arrêtée, le vieilaubergiste Loerich, grand, calme et digne, sa tête blanche coifféedu bonnet de coton, vint abattre le marchepied d’un air solennel,et dit :

« Si messeigneurs veulent se donner lapeine de descendre… »

Alors Fritz s’écria :

« Comment, père Loerich, vous ne mereconnaissez pas ? »

Et le vieillard se mit à le regarder, toutsurpris.

« Ah ! mon cher monsieur Kobus,dit-il au bout d’un instant, comme vous ressemblez à votrepère ! pardonnez-moi, j’aurais dû vous reconnaître. »

Fritz descendit en riant, etrépondit :

« Père Loerich, il n’y a pas de mal,vingt ans changent un homme. Je vous présente mon feld-maréchalSchoultz, et mon premier ministre Hâan ; nous voyageonsincognito. »

Ceux des fenêtres ne purent s’empêcher desourire, surtout les Prussiens, ce qui vexa Schoultz.

« Feld-maréchal, dit-il, je le seraisaussi bien que beaucoup d’autres ; j’ordonnerais l’assaut oula bataille, et je regarderais de loin avec calme. »

Hâan était de trop bonne humeur pour sefâcher.

« À quelle heure le dîner ?demanda-t-il.

– À midi, monsieur. » Ils entrèrentdans le vestibule, pendant que Zimmer dételait ses chevaux et lesconduisait à l’écurie. Le vestibule s’ouvrait au fond sur unjardin ; à gauche était la cuisine : on entendait letic-tac du tournebroche, le pétillement du feu, l’agitation descasseroles. Les servantes traversaient l’allée en courant, portantl’une des assiettes, l’autre des verres ; le sommelierremontait de la cave avec un panier de vin.

« Il nous faut une chambre, dit Fritz àl’aubergiste, je voudrais celle de Hoche.

– Impossible, monsieur Kobus, elle estprise, les Prussiens l’ont retenue.

– Eh bien, donnez-nous la voisine. »Le père Loerich les précéda dans le grand escalier. Schoultz ayantentendu parler de la chambre du général Hoche, voulut savoir ce quec’était. « La voici, monsieur, dit l’aubergiste en ouvrant unegrande salle au premier. C’est là que les généraux républicains onttenu conseil le 23 décembre 1 793, trois jours avant l’attaquedes lignes de Wissembourg. Tenez, Hoche était là. » Ilmontrait le grand fourneau de fonte dans une niche ovale, à droite.« Vous l’avez vu ?

– Oui, monsieur, je m’en souviens commed’hier ; j’avais quinze ans. Les Français campaient autour duvillage, les généraux ne dormaient ni jour ni nuit. Mon père me fitmonter un soir, en me disant : “Regarde bien !” Lesgénéraux français, avec leur écharpe tricolore autour des reins,leurs grands chapeaux à cornes en travers de la tête, et leurssabres traînants, se promenaient dans cette chambre.

« À chaque instant des officiers, toutcouverts de neige, venaient prendre leurs ordres. Comme tout lemonde parlait de Hoche, j’aurais bien voulu le connaître, et je meglissai contre le mur, regardant, le nez en l’air, ces grandshommes qui faisaient tant de bruit dans la maison.

« Alors mon père, qui venait aussid’entrer, me tira par ma manche, tout pâle, et me dit àl’oreille : “Il est près de toi !” Je me retournai donc,et je vis Hoche debout devant le poêle, les mains derrière le doset la tête penchée en avant. Il n’avait l’air de rien auprès desautres généraux, avec son habit bleu à large collet rabattu et sesbottes à éperons de fer.

Il me semble encore le voir, c’était un hommede taille moyenne, brun, la figure assez longue ; ses grandscheveux, partagés sur le front, lui pendaient sur les joues ;il rêvait au milieu de ce vacarme, rien ne pouvait le distraire.Cette nuit même, à onze heures, les Français partirent ; onn’en vit plus un seul le lendemain dans le village, ni dans lesenvirons. Cinq ou six jours après, le bruit se répandit que labataille avait eu lieu, et que les Impériaux étaient en déroute.C’est peut-être là que Hoche a ruminé son coup. »

Le père Loerich racontait cela simplement, etles autres écoutaient émerveillés. Il les conduisit ensuite dans lachambre voisine, leur demandant s’ils voulaient être servis chezeux ; mais ils préférèrent manger à la table d’hôte.

Ils redescendirent donc.

La grande salle était pleine de monde :trois ou quatre voyageurs, leurs valises sur des chaises,attendaient la patache pour se rendre à Landau ; des officiersprussiens se promenaient deux à deux, de long en large ;quelques marchands forains mangeaient dans une pièce voisine ;des bourgeois étaient assis à la grande table, déjà couverte de sanappe, de ses carafes étincelantes et de ses assiettes bienalignées.

À chaque instant, de nouveaux venusparaissaient sur le seuil. Ils jetaient un coup d’œil dans lasalle, puis s’en allaient, ou bien entraient.

Fritz fit apporter une bouteille derudesheim en attendant le dîner. Il regardait d’un airennuyé la magnifique tapisserie bleu indigo et jaune d’ocre,représentant la Suisse et ses glaciers, Guillaume Tell visant lapomme sur la tête de son fils, puis repoussant du pied, dans lelac, la barque de Gessler. Il songeait toujours à Sûzel.

Hâan et Schoultz trouvaient le vin bon.

En ce moment un chant s’éleva dehors, etpresque aussitôt les vitres furent obscurcies par l’ombre d’unegrande voiture, puis d’une autre qui la suivait.

Tout le monde se mit aux fenêtres.

C’étaient des paysans qui partaient pourl’Amérique. Leurs voitures étaient chargées de vieilles armoires,de bois de lit, de matelas, de chaises, de commodes. De grandestoiles, étendues sur des cerceaux, couvraient le tout. Sous cestoiles, de petits enfants assis sur des bottes de paille, et depauvres vieilles toutes décrépites, les cheveux blancs comme dulin, regardaient d’un air calme ; tandis que cinq ou sixrosses, la croupe couverte de peaux de chien, tiraient lentement.Derrière arrivaient les hommes, les femmes, et trois vieillards,les reins courbés, la tête nue, appuyés sur des bâtons. Ilschantaient en cœur :

Quelle est la patrie allemande ?Quelle est la patrie allemande ?

Et les vieux répondaient :Amerika ! Amerika ![19]

Les officiers prussiens se disaient entreeux : « On devrait arrêter ces gens-là ! »

Hâan, entendant ces propos, ne put s’empêcherde répondre d’un ton ironique :

« Ils disent que la Prusse est la patrieallemande ; on devrait leur tordre le cou ! »

Les officiers prussiens le regardèrent d’unœil louche ; mais il n’avait pas peur, et Schoultz lui-mêmerelevait le front d’un air digne.

Kobus venait de se lever tranquillement et desortir, comme pour s’informer de quelque chose à la cuisine. Aubout d’un quart d’heure, Hâan et Schoultz, ne le voyant pasrentrer, s’en étonnèrent beaucoup, d’autant plus qu’on apportaitles soupières, et que tout le monde prenait place à table.

Fritz s’était souvenu qu’au fond de la ruelledes Oies, derrière Bischem, vivaient deux ou trois famillesd’anabaptistes, et que son père avait l’habitude de s’arrêter àleur porte, pour charger un sac de pruneaux secs en retournant àHunebourg. Et, songeant que Sûzel pouvait être chez eux, il étaitdescendu sans rien dire dans le jardin du Mouton-d’Or, etdu jardin dans la petite allée des Houx, qui longe le village.

Il courait dans cette allée comme un lièvre,tant la fureur de revoir Sûzel le possédait. C’est lui qui seserait étonné, trois mois avant, s’il avait pu se voir en cetétat !

Enfin, apercevant le grand toit de tuilesgrises des anabaptistes par-dessus les vergers, il se glissa toutdoucement le long des haies, jusqu’auprès de la cour, et là, fortheureusement, il découvrit entre le grand fumier carré et la façadedécrépite tapissée de lierre, la voiture du père Christel, ce quilui gonfla le cœur de satisfaction.

« Elle y est ! se dit-il, c’est bon…c’est bon ! Maintenant je la reverrai, coûte que coûte ;il faudrait rester ici trois jours, que cela me serait bienégal ! »

Il ne pouvait rassasier ses yeux de voir cettevoiture. Tout à coup Mopsel s’élança de l’allée, aboyant commeaboient les chiens lorsqu’ils retrouvent une vieille connaissance.Alors il n’eut que le temps de s’échapper dans la ruelle, le doscourbé derrière les haies, comme un voleur ; car, malgré sajoie, il éprouvait une sorte de honte à faire de pareillesdémarches : il en était heureux et tout confus à la fois.

« Si l’on te voyait, se disait-il ;si l’on savait ce que tu fais, Dieu de Dieu ! comme on riraitde toi, Fritz ! Mais c’est égal, tout va bien ; tu peuxte vanter d’avoir de la chance. »

Il prit les mêmes détours qu’il avait faits envenant, pour retourner au Mouton-d’Or. On était au secondservice quand il entra dans la salle. Hâan et Schoultz avaient eusoin de lui garder une place entre eux.

« Où diable es-tu donc allé ? luidemanda Hâan.

– J’ai voulu voir le docteur Rubeneck, unami de mon père, dit-il en s’attachant la serviette aumenton ; mais je viens d’apprendre qu’il est mort depuis deuxans. »

Il se mit ensuite à manger de bonappétit ; et comme on venait de servir une superbe anguille àla moutarde, le gros Hâan ne jugea pas à propos de faire d’autresquestions.

Pendant tout le dîner, Fritz, la faceépanouie, ne fit que se dire en lui-même : « Elle estici ! »

Ses gros yeux à fleur de tête se plissaientparfois d’un air tendre, puis s’ouvraient tout grands, comme ceuxd’un chat qui rêve en regardant un moucheron tourbillonner ausoleil.

Il buvait et mangeait avec enthousiasme, sansmême s’en apercevoir.

Dehors le temps était superbe ; la granderue bourdonnait au loin de chants joyeux, de nasillements detrompettes de bois et d’éclats de rire ; les gens en habit defête, le chapeau garni de fleurs et les bonnets éblouissants derubans, montaient bras dessus bras dessous vers la place desDeux-Boucs. Et tantôt l’un, tantôt l’autre des convives se levait,jetait sa serviette au dos de sa chaise et sortait se mêler à lafoule.

À deux heures, Hâan, Schoultz, Kobus et deuxou trois officiers prussiens restaient seuls à table, en face dudessert et des bouteilles vides.

En ce moment, Fritz fut éveillé de son rêvepar les sons éclatants de la trompette et du cor, annonçant que ladanse était en train.

« Sûzel est peut-être déjàlà-bas ? » pensa-t-il.

Et, frappant sur la table du manche de soncouteau, il s’écria d’une voix retentissante :

« Père Loerich ! pèreLoerich ! »

Le vieil aubergiste parut.

Alors Fritz, souriant avec finesse,demanda :

« Avez-vous encore de ce petit vin blanc,vous savez, de ce petit vin qui pétille et que M. le juge depaix Kobus aimait !

– Oui, nous en avons encore, réponditl’aubergiste du même ton joyeux.

– Eh bien ! apportez-nous-en deuxbouteilles, fit-il en clignant des yeux. Ce vin-là me plaisait, jene serais pas fâché de le faire goûter à mes amis. »

Le père Loerich sortit, et quelques instantsaprès il rentrait, tenant sous chaque bras une bouteille solidementencapuchonnée et ficelée de fil d’archal. Il avait aussi despincettes pour forcer le fil, et trois verres minces, étincelants,en forme de cornet, sur un plateau.

Hâan et Schoultz comprirent alors quel étaitce petit vin et se regardèrent l’un l’autre en souriant.

« Hé ! hé ! Hé ! fit Hâan,ce Kobus a parfois de bonnes plaisanteries ; il appelle celadu petit vin ! »

Et Schoultz, observant les Prussiens du coinde l’œil, ajouta :

« Oui, du petit vin de France ; cen’est pas la première fois que nous en buvons ; mais là-bas,en Champagne, on faisait sauter le cou des bouteilles avec lesabre. »

En disant ces choses il retroussait le coin deses petites moustaches grisonnantes, et se mettait la casquette surl’oreille.

Le bouchon partit au plafond comme un coup depistolet, les verres furent remplis de la rosée céleste. « Àla santé de l’ami Fritz ! » s’écria Schoultz en levantson verre. Et la rosée céleste fila d’un trait dans son long cou decigogne.

Hâan et Fritz avaient imité son geste ;trois fois de suite ils firent le même mouvement, en s’extasiantsur le bouquet du petit vin.

Les Prussiens se levèrent alors d’un air digneet sortirent.

Kobus, crochetant la seconde bouteille,dit :

« Schoultz, tu te vantes pourtantquelquefois d’une façon indigne ; je voudrais bien savoir siton bataillon de landwehr a dépassé la petite forteresse dePhalsbourg en Lorraine, et si vous avez bu là-bas autre chose quedu vin blanc d’Alsace ?

– Bah ! laisse donc, s’écriaSchoultz, avec ces Prussiens, est-ce qu’il faut se gêner ? Jereprésente ici l’armée bavaroise, et tout ce que je puis te dire,c’est que si nous avions trouvé du vin de Champagne en route, j’enaurais bu ma bonne part. Est-ce qu’on peut me reprocher à moid’être tombé dans un pays stérile ? N’est-ce pas la faute dufeld-maréchal Schwartzenberg, qui nous sacrifiait, nous autres,pour engraisser ses Autrichiens ? Ne me parle pas de cela,Kobus, rien que d’y penser, j’en frémis encore : durant deuxétapes nous n’avons trouvé que des sapins, et finalement un tas degueux qui nous assommaient à coups de pierres du haut de leursrochers, des va-nu-pieds, de véritables sauvages : je teréponds qu’il était plus agréable d’avaler de bon vin en Champagne,que de se battre contre ces enragés montagnards de la chaîne desVosges !

– Allons, calme-toi, dit Hâan en riant,nous sommes de ton avis, quoique des milliers d’Autrichiens, et dePrussiens aient laissé leurs os en Champagne.

– Qui sait ? nous buvons peut-êtreen ce moment la quintessence d’un caporalschlague ! », s’écria Fritz.

Tous trois se prirent à rire comme desbienheureux ; heureux ; ils étaient à moitié gris.

« Ha ! ha ! ha !maintenant à la danse, dit Kobus en se levant.

– À la danse !» répétèrent lesautres. Ils vidèrent leurs verres debout et sortirent enfin,vacillant un peu, et riant si fort que tout le monde se retournaitdans la grande rue pour les voir. Schoultz levait ses grands jambesde sauterelle jusqu’au menton, et les bras en l’air :« Je défie la Prusse, s’écriait-il d’un ton deHans-Wurst, je défie tous les Prussiens, depuis le caporalschlague jusqu’au feld-maréchal ! » Et Hâan, lenez rouge comme un coquelicot, les joues vermeilles, ses yeuxpleins de douces larmes, bégayait : « Schoultz !Schoultz ! au nom du Ciel, modère ton ardeurbelliqueuse ; ne nous attire pas sur les bras l’armée deFrédéric-Wilhelm ; nous sommes des gens de paix, des hommesd’ordre, respectons la concorde de notre vieille Allemagne.

– Non ! non ! je les défietous, s’écriait Schoultz ; qu’ils se présentent ; onverra ce que vaut un ancien sergent de l’armée bavaroise :Vive la patrie allemande ! »

Plus d’un Prussien riait dans ses longuesmoustaches en les voyant passer. Fritz songeant qu’il allait revoirla petite Sûzel, était dans un état de béatitude inexprimable.« Toutes les jeunes filles sont à la Madame-Hütte,sedisait-il, surtout le premier jour de la fête : Sûzel estlà ! »

Cette pensée l’élevait au septième ciel ;il se délectait en lui-même et saluait les gens d’un air attendri.Mais une fois sur la place des Deux-Boucs, quand il vit le drapeauflotter sur la baraque et qu’il reconnut aux dernières notes d’unhopser, le coup d’archet de son ami Iôsef, alors iléprouva l’enivrement de la joie, et, traînant ses camarades, il semit à crier :

« C’est la troupe de Iôsef !… C’estla troupe de Iôsef !… Maintenant il faut reconnaître que leSeigneur Dieu nous favorise ! »

Lorsqu’ils arrivèrent à la porte de la Hütte,le hopser finissait, les gens sortaient, le trombone, laclarinette et le fifre s’accordaient pour une autre danse ; lagrosse caisse rendait un dernier grondement dans la baraquesonore.

Ils entrèrent, et les estrades tapissées dejeunes filles, de vieux papas, de grands-mères, les guirlandes dechêne, de hêtre et de mousse, suspendues autour des piliers,s’offrirent à leurs regards.

L’animation était grande ; les danseursreconduisaient leurs danseuses. Fritz, apercevant de loin la grossetoison de son ami Iôsef au milieu de l’orchestre olivâtre, ne sepossédait plus d’enthousiasme, et les deux mains en l’air, agitantson feutre, il criait :

« Iôsef ! Iôsef ! »

Tandis que la foule se dressait à droite et àgauche, et se penchait pour voir quel bon vivant était capable depousser des cris pareils. Mais quand on vit Hâan, Schoultz et Kobuss’avancer riant, jubilant, la face pourpre et se dandinant au brasl’un de l’autre, comme il arrive après boire, un immense éclat derire retentit dans la baraque, car chacun pensait :« Voilà des gaillards qui se portent bien et qui viennent debien dîner. »

Cependant Iôsef avait tourné la tête, etreconnaissant de loin Kobus, il étendait les bras en croix,l’archet dans une main et le violon dans l’autre. C’est ainsi qu’ildescendit de l’estrade, pendant que Fritz montait ; ilss’embrassèrent à mi-chemin, et tout le monde fut émerveillé.

« Qui diable cela peut-il être ?disait-on. Un homme si magnifique qui se laisse embrasser par lebohémien… »

Et Bockel, Andrès, tout l’orchestre penché surla rampe, applaudissait à ce spectacle.

Enfin Iôsef, se redressant, leva son archet etdit :

« Écoutez ! voici M. Kobus, deHunebourg, mon ami, qui va danser un treieleins avec sesdeux camarades. Quelqu’un s’oppose-t-il à cela ?

– Non, non, qu’il danse ! cria-t-onde tous les coins.

– Alors, dit Iôsef, je vais donc jouerune valse, la valse de Iôsef Almâni, composée en rêvant à celui quil’a secouru un jour de grande détresse. Cette valse, Kobus,personne ne l’a jamais entendue jusqu’à ce moment, excepté Bockel,Andrès et les arbres du Tannewald ; choisis-toi donc une belledanseuse selon ton cœur ; et vous, Hâan et Schoultz,choisissez également les vôtres : personne que vous ne danserala valse d’Almâni. »

Fritz s’étant retourné sur les marches del’estrade, promena ses regards autour de la salle, et il eut peurun instant de ne pas trouver Sûzel. Les belles filles ne manquaientpas : des noires et des brunes, des rousses et des blondes,toutes se redressaient, regardant vers Kobus, et rougissantlorsqu’il arrêtait la vue sur elles ; car c’est un grandhonneur d’être choisie par un si bel homme, surtout pour danser letreieleins.Mais Fritz ne les voyait pas rougir ; ilne les voyait pas se redresser comme les hussards deFrédéric-Wilhelm à la parade, effaçant leurs épaules et se mettantla bouche en cœur ; il ne voyait pas cette brillante fleur dejeunesse épanouie sous ses regards ; ce qu’il cherchaitc’était une toute petite vergissmeinnicht, la petite fleurbleue des souvenirs d’amour.

Longtemps il la chercha, de plus en plusinquiet ; enfin il la découvrit au loin, cachée derrière uneguirlande de chêne tombant du pilier à droite de la porte. Sûzel, àdemi effacée derrière cette guirlande, inclinait la tête sous lesgrosses feuilles vertes, et regardait timidement, à la foiscraintive et désireuse d’être vue.

Elle n’avait que ses beaux cheveux blondstombant en longues nattes sur ses épaules pour toute parure ;un fichu de soie bleue voilait sa gorge naissante ; un petitcorset de velours, à bretelles blanches, dessinait sa taillegracieuse ; et près d’elle se tenait, droite comme un I, lagrand-mère Annah, ses cheveux gris fourrés sous le béguin noir, etles bras pendants. Ces gens n’étaient pas venus pour danser, ilsétaient venus pour voir, et se tenaient au dernier rang de lafoule.

Les joues de Fritz s’animèrent ; ildescendit de l’estrade et traversa la hutte au milieu del’attention générale. Sûzel, le voyant venir, devint toute pâle etdut s’appuyer contre le pilier ; elle n’osait plus leregarder. Il monta quatre marches, écarta la guirlande, et lui pritla main en disant tout bas :

« Sûzel, veux-tu danser avec moi letreieleins ? »

Elle alors, levant ses grands yeux bleus commeen rêve, de pâle qu’elle était, devint toute rouge :

« Oh ! oui, monsieurKobus ! » fit-elle en regardant la grand-mère.

La vieille inclina la tête au bout d’uneseconde, et dit : « C’est bien… tu peux danser. »Car elle connaissait Fritz, pour l’avoir vu venir à Bischem dans letemps, avec son père.

Ils descendirent donc dans la salle. Lesvalets de danse, le chapeau de paille couvert de banderoles,faisaient le tour de la baraque au pied de la rampe, agitant d’unair joyeux leurs martinets de rubans, pour faire reculer le monde.Hâan et Schoultz se promenaient encore, à la recherche de leursdanseuses ; Iôsef, debout devant son pupitre, attendait ;Bockel, sa contrebasse contre la jambe tendue, et Andrès, sonviolon sous le bras, se tenaient à ses côtés ; ils devaientseuls l’accompagner.

La petite Sûzel, au bras de Fritz au milieu decette foule, jetait des regards furtifs, pleins de ravissementintérieur et de trouble ; chacun admirait les longues nattesde ses cheveux, tombant derrière elle jusqu’au bas de sa petitejupe bleu clair bordée de velours, ses petits souliers ronds, dontles rubans de soie noire montaient en se croisant autour de sesbras d’une blancheur éblouissante ; ses lèvres roses, sonmenton arrondi, son cou flexible et gracieux.

Plus d’une belle fille l’observait d’un œilsévère, cherchant quelque chose à reprendre, tandis que son jolibras, nu jusqu’au coude suivant la mode du pays, reposait sur lebras de Fritz avec une grâce naïve ; mais deux ou troisvieilles, les yeux plissés, souriaient dans leurs rides et disaientsans se gêner : « Il a bien choisi ! »

Kobus, entendant cela, se retournait verselles avec satisfaction. Il aurait voulu dire aussi quelquegalanterie à Sûzel ; mais rien ne lui venait à l’esprit :il était trop heureux.

Enfin Hâan tira du troisième banc à gauche unefemme haute de six pieds, noire de cheveux, avec un nez en becd’aigle et des yeux perçants, laquelle se leva toute droite etsortit d’un air majestueux. Il aimait ce genre de femmes ;c’était la fille du bourgmestre. Hâan semblait tout glorieux de sonchoix ; il se redressait en arrangeant son jabot, et la grandefille, qui le dépassait de la moitié de la tête, avait l’air de leconduire.

Au même instant, Schoultz amenait une petitefemme rondelette, du plus beau roux qu’il soit possible de voir,mais gaie, souriante, et qui lui sauta brusquement au coude, commepour l’empêcher de s’échapper.

Ils prirent donc leurs distances, pour sepromener autour de la salle, comme cela se fait d’habitude. À peineavaient-ils achevé le premier tour, que Iôsef s’écria :

« Kobus, y es-tu ? »

Pour toute réponse, Fritz prit Sûzel à lataille du bras gauche, et lui tenant la main en l’air, à l’anciennemode galante du XVIIIe siècle, il l’enleva comme uneplume. Iôsef commença sa valse par trois coups d’archet. On compritaussitôt que ce serait quelque chose d’étrange ; la valse desesprits de l’air, le soir, quand on ne voit plus au loin sur laplaine qu’une ligne d’or, que les feuilles se taisent, que lesinsectes descendent, et que le chantre de la nuit prélude par troisnotes : la première grave, la seconde tendre, et la troisièmesi pleine d’enthousiasme qu’au loin le silence s’établit pourentendre.

Ainsi débuta Iôsef, ayant bien des fois, danssa vie errante, pris des leçons du chantre de la nuit, le coudedans la mousse, l’oreille dans la main, et les yeux fermés, perdudans les ravissements célestes. Et s’animant ensuite, comme legrand maître aux ailes frémissantes, qui laisse tomber chaque soir,autour du nid où repose sa bien-aimée, plus de notes mélodieusesque la rosée ne laisse tomber de perles sur l’herbe des vallons, savalse commença rapide, folle, étincelante : les esprits del’air se mirent en route, entraînant Fritz et Sûzel, Hâan et lafille du bourgmestre, Schoultz et sa danseuse dans des tourbillonssans fin. Bockel soupirait la basse lointaine des torrents, et legrand Andrès marquait la mesure de traits rapides et joyeux, commedes cris d’hirondelles fendant l’air ; car si l’inspirationvient du ciel et ne connaît que sa fantaisie, l’ordre et la mesuredoivent régner sur la terre !

Et maintenant, représentez-vous les cerclesamoureux de la valse qui s’enlacent, les pieds qui voltigent, lesrobes qui flottent et s’arrondissent en éventail ; Fritz, quitient la petite Sûzel dans ses bras, qui lui lève la main avecgrâce, qui la regarde enivré, tourbillonnant tantôt comme le ventet tantôt se balançant en cadence, souriant, rêvant, la contemplantencore, puis s’élançant avec une nouvelle ardeur ; tandis qu’àson tour, les reins cambrés, ses deux longues tresses flottantcomme des ailes, et sa charmante petite tête rejetée en arrière,elle le regarde en extase, et que ses petits pieds effleurent àpeine le sol.

Le gros Hâan, les deux mains sur les épaulesde sa grande danseuse, tout en galopant, se balançant et frappantdu talon, la contemplait de bas en haut d’un air d’admirationprofonde ; elle, avec son grand nez, tourbillonnait comme unegirouette.

Schoultz, à demi courbé, ses grandes jambespliées, tenait sa petite rousse sous les bras, et tournait,tournait, tournait sans interruption avec une régularitémerveilleuse, comme une bobine dans son dévidoir ; il arrivaitsi juste à la mesure, que tout le monde en était ravi.

Mais c’est Fritz et la petite Sûzel quifaisaient l’admiration universelle, à cause de leur grâce et deleur air bienheureux. Ils n’étaient plus sur la terre, ils seberçaient dans le ciel ; cette musique qui chantait, quiriait, qui célébrait le bonheur, l’enthousiasme, l’amour, semblaitavoir été faite pour eux : toute la salle les contemplait, eteux ne voyaient plus qu’eux-mêmes. On les trouvait si beaux queparfois un murmure d’admiration courait dans la Madame Hütte ;on aurait dit que tout allait éclater ; mais le bonheurd’entendre la valse forçait les gens de se taire. Ce n’est qu’aumoment où Hâan, devenu comme fou d’enthousiasme en contemplant lagrande fille du bourgmestre, se dressa sur la pointe des pieds etla fit pirouetter deux fois en criant d’une voixretentissante : « You ! »et qu’ilretomba d’aplomb après ce tour de force ; et qu’au mêmeinstant Schoultz levant sa jambe droite, la fit passer, sansmanquer la mesure, au-dessus de la tête de sa petite rousse, et qued’une voix rauque, en tournant comme un véritable possédé, il semit à crier : « You ! you ! you !you ! you ! you ! » ce n’est qu’à cemoment que l’admiration éclata par des trépignements et des crisqui firent trembler la baraque.

Jamais, jamais on n’avait vu danser sibien ; l’enthousiasme dura plus de cinq minutes ; etquand il finit par s’apaiser, on entendit avec satisfaction lavalse des esprits de l’air reprendre le dessus, comme le chant durossignol après un coup de vent dans les bois.

Alors Schoultz et Hâan n’en pouvaitplus ; la sueur leur coulait le long des joues ; ils sepromenaient, l’un la main sur l’épaule de sa danseuse, l’autreportant en quelque sorte la sienne pendue au bras.

Sûzel et Fritz tournaient toujours : lescris, les trépignements de la foule ne leur avaient rienfait ; et quand Iôsef, lui-même épuisé, jeta de son violon ledernier soupir d’amour, ils s’arrêtèrent juste en face du pèreChristel et d’un autre vieil anabaptiste qui venaient d’entrer dansla salle, et qui les regardaient comme émerveillés.

« Hé ! c’est vous, père Christel,s’écria Fritz tout joyeux ; vous le voyez, Sûzel et moi nousdansons ensemble.

– C’est beaucoup d’honneur pour nous,monsieur Kobus, répondit le fermier en souriant, beaucoupd’honneur ; mais la petite s’y connaît donc ? Je croyaisqu’elle n’avait jamais fait un tour de valse.

– Père Christel, Sûzel est un papillon,une véritable petite fée ; elle a des ailes ! »

Sûzel se tenait à son bras, les yeux baissés,les joues rouges ; et le père Christel, la regardant d’un airheureux, lui demanda :

« Mais, Sûzel, qui donc t’a montré ladanse ? Cela m’étonne !

– Mayel et moi, dit la petite, nousfaisons quelquefois deux ou trois tours dans la cuisine pour nousamuser. »

Alors les gens penchés autour d’eux se mirentà rire, et l’autre anabaptiste s’écria :

« Christel, à quoi penses-tu donc ?…Est-ce que les filles ont besoin d’apprendre à valser ?…est-ce que cela ne leur vient pas tout seul ? Ha !ha ! ha ! »

Fritz, sachant que Sûzel n’avait jamais danséqu’avec lui, sentait comme de bonnes odeurs lui monter aunez ; il aurait voulu chanter, mais se contenant :

« Tout cela, dit-il, n’est que lecommencement de la fête. C’est maintenant que nous allons nous endonner ! Vous resterez avec nous, père Christel ; Hâan etSchoultz sont aussi là-bas, nous allons danser jusqu’au soir, etnous souperons ensemble au Mouton-d’Or.

– Ça, dit Christel, sauf votrerespect, monsieur Kobus, et malgré tout le plaisir que j’aurais àrester, je ne puis le prendre sur moi ; il faut que je parte…et je venais justement chercher Sûzel.

– Chercher Sûzel ?

– Oui, monsieur Kobus.

– Et pourquoi ?

– Parce que l’ouvrage presse à lamaison ; nous sommes au temps des récoltes… le vent peuttourner du jour au lendemain. C’est déjà beaucoup d’avoir perdudeux jours dans cette saison ; mais je ne m’en fais pas dereproche, car il est dit : “Honore ton père et ta mère !”Et de venir voir sa mère deux ou trois fois l’an, ce n’est pastrop. Maintenant, il faut partir. Et puis, la semaine dernière, àHunebourg, vous m’avez tellement réjoui, que je ne suis rentré quevers dix heures. Si je restais, ma femme croirait que je prends demauvaises habitudes ; elle serait inquiète. »

Fritz était tout déconcerté. Ne sachant querépondre, il prit Christel par le bras, et le conduisit dehors,ainsi que Sûzel ; l’autre anabaptiste les suivait.

« Père Christel, reprit-il en le tenantpar une agrafe de sa souquenille, vous n’avez pas tout à fait torten ce qui vous concerne ; mais à quoi bon emmener Sûzel ?Vous pourriez bien me la confier ; l’occasion de prendre unpeu de plaisir n’arrive pas si souvent, que diable !

– Hé, mon Dieu, je vous la confieraisavec plaisir ! s’écria le fermier en levant les mains ;elle serait avec vous comme avec son propre père, monsieurKobus ; seulement, ce serait une perte pour nous. On ne peutpas laisser les ouvriers seuls… ma femme fait la cuisine, moi, jeconduis la voiture… Si le temps changeait, qui sait quand nousrentrerions les foins ? Et puis, nous avons une affaire defamille à terminer, une affaire très sérieuse. »

En disant cela, il regardait l’autreanabaptiste, qui inclina gravement la tête.

« Monsieur Kobus, je vous en prie, nenous retenez pas, vous auriez réellement tort ; n’est-ce pas,Sûzel ? »

Sûzel ne répondit pas ; elle regardait àterre, et l’on voyait bien qu’elle aurait voulu rester.

Fritz comprit qu’en insistant davantage, ilpourrait donner l’éveil à tout le monde ; c’est pourquoiprenant son parti, tout à coup il s’écria d’un ton assezjoyeux :

« Eh bien donc, puisque c’est impossible,n’en parlons plus. Mais au moins vous prendrez un verre de vin avecnous au Mouton-d’Or.

– Oh ! quant à cela,monsieur Kobus, ce n’est pas de refus. Je m’en vais de suite avecSûzel embrasser la grand-mère, et, dans un quart d’heure, notrevoiture s’arrêtera devant l’auberge.

– Bon, allez ! » Fritz serradoucement la main de Sûzel, qui paraissait bien triste, et, lesregardant traverser la place, il rentra dans la Madame Hütte. Hâanet Schoultz, après avoir reconduit leurs danseuses, étaient montéssur l’estrade ; il les rejoignit : « Tu vas chargerAndrès de diriger ton orchestre, dit-il à Iôsef, et tu viendrasprendre quelques verres de bon vin avec nous. » Le bohémien nedemandait pas mieux. Andrès s’étant mis au pupitre, ils sortirenttous quatre, bras dessus bras dessous. À l’auberge duMouton-d’Or, Fritz fit servir un dessert dans la grandesalle alors déserte, et le père Loerich descendit à la cavechercher trois bouteilles de champagne, qu’on mit à rafraîchir dansune cuvette d’eau de source. Cela fait, on s’installa près desfenêtres, et presque aussitôt le char à bancs de l’anabaptisteparut au bout de la rue. Christel était assis devant, et Sûzelderrière sur une botte de paille, au milieu deskougelhofet des tartes de toute sorte, qu’on rapportetoujours de la fête. Fritz, voyant Sûzel, se dépêcha de casser lefil de fer d’une bouteille, et au moment où la voiture s’arrêtait,il se dressa devant la fenêtre, et laissa partir le bouchon commeun pétard, en s’écriant :

« À la plus gentille danseuse dutreieleins ! »

On peut se figurer si la petite Sûzel futheureuse ; c’était comme un coup de pistolet qu’on lâche à lanoce. Christel riait de bon cœur et pensait : « Ce bonmonsieur Kobus est un peu gris, il ne faut pas s’en étonner un jourde fête ! »

Et entrant dans la chambre, il leva son feutreen disant :

« Ça, ce doit être du champagne, dontj’ai souvent entendu parler, de ce vin de France qui tourne la têteà ces hommes batailleurs, et les porte à faire la guerre contretout le monde ! Est-ce que je me trompe ?

– Non, père Christel, non ;asseyez-vous, répondit Fritz. Tiens, Sûzel, voici ta chaise à côtéde moi. Prends un de ces verres.

– À la santé de ma danseuse ! »Tous les amis frappèrent sur la table en criant :« Das soll gülden ![20] »Et, levant le coude, ils claquèrent de la langue, comme une bandede grives à la cueillette des myrtilles. Sûzel, elle, trempait seslèvres roses dans la mousse, ses deux grands yeux levés sur Kobus,et disait tout bas : « Oh ! que c’est bon ! cen’est pas du vin, c’est bien meilleur ! » Elle étaitrouge comme une framboise, et Fritz, heureux comme un roi, seredressait sur sa chaise. « Hum ! hum ! faisait-ilen se rengorgeant ; oui, oui, ce n’est pas mauvais. » Ilaurait donné tous les vins de France et d’Allemagne pour danserencore une fois le treieleins.

Comme les idées d’un homme changent en troismois !

Christel, assis en face de la fenêtre, songrand chapeau sur la nuque, la face rayonnante, le coude sur latable et le fouet entre les genoux, regardait le magnifique soleilau-dehors ; et, tout en songeant à ses récoltes, ildisait :

« Oui… oui… c’est un bonvin ! »

Il ne faisait pas attention à Kobus et àSûzel, qui se souriaient l’un l’autre comme deux enfants, sans riendire, heureux de se voir. Mais Iôsef les contemplait d’un airrêveur.

Schoultz remplit de nouveau les verres ens’écriant :

« On a beau dire, ces Français ont debonnes choses chez eux ! Quel dommage que leur Champagne, leurBourgogne et leur Bordelais ne soient pas sur la rive droite duRhin !

– Schoultz, dit Hâan gravement, tu nesais pas ce que tu demandes ; songe que si ces pays étaientchez nous, ils viendraient les prendre. Ce serait bien une autreextermination que pour leur Liberté et leur Égalité : ceserait la fin du monde ! car le vin est quelque chose desolide, et ces Français, qui parlent sans cesse de grandsprincipes, d’idées sublimes, de sentiments nobles, tiennent ausolide. Pendant que les Anglais veulent toujours protéger le genrehumain, et qu’ils ont l’air de ne pas s’inquiéter de leur sucre, deleur poivre, de leur coton, les Français, eux, ont toujoursrectifié une ligne ; tantôt elle penche trop à droite, tantôttrop à gauche : ils appellent cela leurs limitesnaturelles.

« Quant aux gras pâturages, auxvignobles, aux prés, aux forêts qui se trouvent entre ces lignes,c’est le moindre de leurs soucis : ils tiennent seulement àleurs idées de justice et de géométrie. Dieu nous préserve d’avoirun morceau de Champagne en Saxe ou dans le Mecklembourg, leurslimites naturelles passeraient bientôt de ce côté-là !Achetons-leur plutôt quelques bouteilles de bon vin, et conservonsnotre équilibre, la vieille Allemagne aime la tranquillité, elle adonc inventé l’équilibre. Au nom du Ciel, Schoultz, ne faisons pasde vœux téméraires ! »

Ainsi s’exprima Hâan avec éloquence, etSchoultz, vidant son verre brusquement, lui répondit :

« Tu parles comme un être pacifique, etmoi comme un guerrier : chacun selon son goût et saprofession. »

Il fronça le sourcil en décoiffant une secondebouteille de vin.

Christel, Iôsef, Fritz et Sûzel ne faisaientnulle attention à ces discours.

« Quel temps magnifique ! s’écriaitChristel comme se parlant à lui-même ; voici bientôt un moisque nous n’avons pas eu de pluie, et chaque soir de la rosée enabondance ; c’est une véritable bénédiction duCiel. »

Iôsef remplissait les verres.

« Depuis l’an 22, reprit le vieuxfermier, je ne me rappelle pas avoir vu d’aussi beau temps pour larentrée des foins. Et cette année-là le vin fut aussi très bon,c’était un vin tendre ; il y eut pleine récolte et pleinesvendanges.

– Tu t’es bien amusée, Sûzel ?demandait Fritz.

– Oh ! oui, monsieur Kobus, faisaitla petite, je ne me suis jamais tant amusée qu’aujourd’hui… Je m’ensouviendrai longtemps ! »

Elle regardait Fritz, dont les yeux étaienttroubles. « Allons, encore un verre », disait-il. Et enversant il lui touchait la main, ce qui la faisait frissonner despieds à la tête. « Aimes-tu letreieleins,Sûzel ?

– C’est la plus belle danse, monsieurKobus, comment ne l’aimerais-je pas ! Et puis, avec une sibelle musique !… Ah ! que cette musique étaitbelle !

– Tu l’entends, Iôsef, murmuraitFritz.

– Oui, oui, répondait le bohémien tout bas, jel’entends, Kobus, ça me fait plaisir… je suiscontent ! »

Il regardait Fritz jusqu’au fond de l’âme, etKobus se trouvait tellement heureux qu’il ne savait que dire.

Cependant les trois bouteilles étaientvides ; Fritz, se tournant vers l’aubergiste, lui dit :« Père Loerich, encore deux autres ! »

Mais alors Christel se réveillant,s’écria :

« Monsieur Kobus, monsieur Kobus, à quoipensez-vous donc ? Je serais capable de verser !… non…non… voici cinq heures et demie, il est temps de se mettre enroute.

– Puisque vous le voulez, père Christel,ce sera pour une autre fois. Ce vin-là ne vous plaît doncpas ?

– Au contraire, monsieur Kobus, il meplaît beaucoup, mais sa douceur est pleine de force. Je pourrais metromper de chemin, hé ! hé ! hé !

– Allons, Sûzel, nouspartons ! » Sûzel se leva tout émue, et Fritz la retenantpar le bras, lui fourra le dessert dans les poches de sontablier : les macarons, les amandes, enfin tout.

« Oh ! monsieur Kobus, faisait-ellede sa petite voix douce, c’est assez.

– Croque-moi cela, lui disait-il ;tu as de belles dents, Sûzel, c’est pour croquer de ces bonneschoses que le Seigneur les a faites. Et nous boirons encore de cebon petit vin blanc, puisqu’il te plaît.

– Oh ! mon Dieu… où voulez-vous doncque j’en boive ? un vin si cher ! faisait-elle.

– C’est bon… c’est bon… je sais ce que jedis, murmurait-il ;

tu verras que nous enboirons ! »

Et le père Christel, un peu gris, lesregardait, se disant en lui-même :

« Ce bon monsieur Kobus, quel bravehomme ! Ah ! le Seigneur a bien raison de répandre sesbénédictions sur des gens pareils : c’est comme la rosée duciel, chacun en a sa part. »

Enfin tout le monde sortit, Fritz en tête, lebras de Sûzel sous le sien, disant :

« Il faut bien que je reconduise madanseuse. »

En bas, près de la voiture, il prit Sûzel sousles bras en s’écriant : « Hop ! Sûzel ! »Et la plaça comme une plume sur la paille, qu’il se mit à releverautour d’elle.

« Enfonce bien tes petits pieds,disait-il, les soirées sont fraîches. » Puis, sans attendre deréponse, il alla droit à Christel et lui serra la mainvigoureusement : « Bon voyage, père Christel, dit-il, bonvoyage !

– Amusez-vous bien, messieurs »,répondit le vieux fermier en s’asseyant près du timon.

Sûzel était devenue toute pâle ; Fritzlui prit la main, et, le doigt levé :

« Nous boirons encore du bon petit vinblanc ! » dit-il, ce qui la fit sourire.

Christel allongea son coup de fouet et leschevaux partirent au galop. Hâan et Schoultz étaient rentrés dansl’auberge. Fritz et Iôsef, debout sur le seuil, regardaient lavoiture ; Fritz surtout ne la quittait pas des yeux ;elle allait disparaître au détour de la grande rue, quand Sûzeltourna vivement la tête.

Alors Kobus entourant Iôsef de ses deux bras,se mit à l’embrasser les larmes aux yeux.

« Oui… oui, faisait le bohémien d’unevoix douce et profonde, c’est bon d’embrasser un vieil ami !Mais celle qu’on aime et qui vous aime… ah ! Fritz… c’estencore autre chose ! »

Kobus comprit que Iôsef avait toutdeviné ! Il aurait voulu répandre des larmes ; mais, toutà coup, il se mit à sauter en criant :

« Allons, mon vieux, allons, il fautrire… il faut s’amuser… En route pour la Madame Hütte !Ah ! le beau soleil ! »

Zimmer, le postillon, se tenait debout sous laporte cochère, la figure pourpre ; Kobus, lui remit deuxflorins :

« Allez boire un bon coup, Zimmer, luidit-il, faites-vous du bon sang ! Nous partirons après souper,vers neuf heures.

– C’est bon, monsieur Kobus, la voituresera prête. Nous irons comme un éclair. »

Puis, les regardant s’éloigner bras dessusbras dessous, le vieux postillon sourit d’un air de bonne humeur etentra dans le cabaret de l’Ours-Noir,en face.

Chapitre 17

 

 

Le lendemain Fritz se leva dans une heureusedisposition d’esprit ; il avait rêvé toute la nuit de Sûzel etse proposait d’aller passer six semaines au Meisenthâl, pour lavoir à son aise.

« Que Hâan, Schoultz et le vieux Davidrient tant qu’ils voudront, pensait-il, moi, je vais tranquillementlà-bas ; il faut que je voie la petite, et si les chosesdoivent aller plus loin, eh bien ! à la grâce de Dieu :ce qui doit arriver arrive ! »

En déjeunant il se représentait d’avance lesentier du Postthâl, la roche des Tourterelles, la côte des Genêts,la ferme ; puis l’étonnement de Christel, la joie de Sûzel, ettout cela le réjouissait. Il aurait voulu chanter commeSalomon : « Te voilà, ma belle amie, ma parfaite ;tes yeux sont comme ceux des colombes ! » Enfin il secoiffa de son feutre et prit son bâton, plein d’ardeur.

Mais comme il sortait prévenir Katel de ne pasl’attendre le soir ni le lendemain, qu’est-ce qu’il vit ? Lamère Orchel au bas de l’escalier ; elle montait lentement, ledos arrondi et son casaquin de toile bleue sur le bras, comme ilarrive aux gens qui viennent de marcher vite à la chaleur.

Je vous laisse à penser sa surprise, lui quipartait justement pour la ferme.

« Comment, c’est vous, mère Orchel ?s’écria-t-il ; qu’est-ce qui vous amène de si grandmatin ? »

Katel s’avançait en même temps sur le seuil dela cuisine, et disait :

« Eh ! bonjour, Orchel, Seigneur,que vous avez marché vite ! vous êtes tout en nage.

– C’est vrai, Katel, répondit la bonnefemme en reprenant haleine, je me suis dépêchée. »

Et se tournant vers Fritz :

« J’arrive pour l’affaire dont Christelvous a parlé hier à la fête de Bischem, monsieur Kobus. Je suispartie de bonne heure. C’est une grande affaire ; Christel neveut rien décider sans vous.

– Mais, dit Fritz, je ne sais pas ce dontil s’agit. Christel m’a seulement dit qu’il avait une affaire defamille qui le forçait de retourner au Meisenthâl, et,naturellement, je ne lui en ai pas demandé davantage.

– Voilà pourquoi je viens, monsieurKobus.

– Eh bien ! entrez, asseyez-vous,mère Orchel, dit-il en rouvrant la porte, vous déjeunerezensuite.

– Oh ! je vous remercie, monsieurKobus, j’ai déjeuné avant de partir. »

Orchel entra donc dans la chambre et s’assitau coin de la table, en mettant son gros bonnet rond qui pendait àson coude ; elle fourra ses cheveux dessous avec soin, puisarrangea son casaquin sur ses genoux. Fritz la regardait toutintrigué ; il finit par s’asseoir en face d’elle endisant :

« Christel et Sûzel sont bien arrivéshier soir ?

– Très bien, monsieur Kobus, trèsbien ; à huit heures, ils étaient à la maison. »

Enfin, ayant tout arrangé, elle commença, lesmains jointes et la tête penchée, comme une commère qui racontequelque chose à sa voisine :

« Vous saurez d’abord, Monsieur Kobus,que nous avons un cousin à Bischem, un anabaptiste comme nous, etqui s’appelle Hans-Christian Pelsly ; c’est le petit-fils deFrentzel-Débora Rupert, la propre sœur de Anna-Christina-CarolinaRupert, la grand-mère de Christel, du côté des femmes. De sorte quenous sommes cousins.

– C’est très bien, fit Kobus, sedemandant où tout cela devait les mener.

– Oui, dit-elle, Hans-Christian est notrecousin ; Christel m’a raconté que vous l’avez vu hier àBischem. C’est un homme de bien, il a de bonnes terres du côté deBiewerkirch, et un garçon qui s’appelle Jacob, un brave garçon,monsieur Kobus, rangé, soigneux, et qui maintenant approche de sesvingt-six ans : personne n’a jamais rien entendu dire sur soncompte. »

Fritz était devenu fort grave : « Oùdiable veut-elle en venir avec son Jacob ? se dit-il toutinquiet.

– Sûzel, reprit la fermière, n’est pasloin de ses dix-huit ans ; c’est en octobre, après lesvendanges, qu’elle est venue au monde ; ça fait qu’elle auradix-huit ans dans cinq mois ; c’est un bon âge pour semarier. »

Les joues de Fritz tressaillirent, un frissonpassa dans ses cheveux, et je ne sais quelle angoisse inexprimablelui serra le cœur.

Mais la grosse fermière, calme et paisible desa nature, ne vit rien et continua tranquillement :

« Je me suis aussi mariée à dix-huit ans,monsieur Kobus ; cela ne m’a pas empêchée de bien me porter,Dieu merci !

« Pelsly, connaissant nos biens, avaitpensé depuis la Saint-Michel à Sûzel pour son garçon. Mais avant derien dire et de rien faire, il est venu lui-même, comme pouracheter notre petit bœuf. Il a passé la journée de la Saint-Jeanchez nous ; il a bien regardé Sûzel, il a vu qu’elle n’avaitpas de défauts, qu’elle n’était ni bossue, ni boiteuse, nicontrefaite d’aucune manière ; qu’elle s’entendait à toutesorte d’ouvrages, et qu’elle aimait le travail.

« Alors il a dit à Christel de venir à lafête de Bischem, et Christel a vu hier le garçon ; ils’appelle Jacob, il est grand et bien bâti, laborieux ; c’esttout ce que nous pouvons souhaiter de mieux pour Sûzel. Pelsly adonc demandé hier Sûzel en mariage pour son fils. »

Depuis quelques instants Fritz n’entendaitplus ; ses joies, ses espérances, ses rêves d’amour, touts’envolait ; la tête lui tournait. Il était comme unechandelle des prés, dont un coup de vent disperse le duvet dans lesairs, et qui reste seule, nue, désolée, avec son pauvrelumignon.

La mère Orchel, qui ne se doutait de rien,tira le coin de son mouchoir de sa poche, et baissant la tête, semoucha ; puis elle reprit :

« Nous avons causé de cela toute la nuit,Christel et moi. C’est un beau mariage pour Sûzel, et Christel adit : “Tout est bien ; seulement, M. Kobus est unhomme si bon, qui nous aime tant, et qui nous a rendu de si grandsservices, que nous serions de véritables ingrats, si nousterminions une pareille affaire sans le consulter. Je ne peux pasaller moi-même à Hunebourg aujourd’hui, puisque nous avons cinqvoitures de loin à rentrer ; mais toi, tu partiras tout desuite après le déjeuner, et tu seras encore de retour avant onzeheures, pour préparer le dîner de nos gens.” Voilà ce que m’a ditChristel. Nous espérons tous les deux que cela vous conviendra,surtout quand vous aurez vu le garçon ; Christel veut le fairevenir exprès pour vous l’amener. Et si vous êtes content de lui, ehbien ! nous ferons le mariage ; je pense que vous serezaussi de la noce : vous ne pouvez nous refuser cethonneur. »

Ces mots de « noce », de« mariage », de « garçon », bourdonnaient auxoreilles de Fritz.

Orchel, après avoir fini son histoire, étonnéede ne recevoir aucune réponse, lui demanda :

« Qu’est-ce que vous pensez de cela,monsieur Kobus ?

– De quoi ? fit-il.

– De ce mariage. »

Alors il passa lentement la main sur sonfront, où brillaient des gouttes de sueur, et la mère Orchel,surprise de sa pâleur, lui dit :

« Vous avez quelque chose, monsieurKobus ?

– Non, ce n’est rien », fit-il en selevant.

L’idée qu’un autre allait épouser Sûzel luidéchirait le cœur. Il voulait aller prendre un verre d’eau pour seremettre ; mais cette secousse était trop forte, ses genouxtremblaient, et comme il étendait la main pour saisir la carafe, ils’affaissa et tomba sur le plancher tout de son long.

C’est alors que la mère Orchel fit entendredes cris :

« Katel ! Katel ! votremonsieur se trouve mal ! Seigneur, ayez pitié denous ! »

Et Katel donc, lorsqu’elle entra tout effarée,et qu’elle vit ce pauvre Fritz étendu là, pâle comme un mort, c’estelle qui leva les mains au ciel, criant :

« Mon Dieu ! mon Dieu ! monpauvre maître ! Comment cela s’est-il fait, Orchel ? Jene l’ai jamais vu dans cet état !

– Je ne sais pas, mademoiselleKatel ; nous étions tranquillement à causer de Sûzel… il avoulu se lever pour prendre un verre d’eau, et il esttombé !

– Ah ! mon Dieu ! mon Dieupourvu que ce ne soit pas un coup de sang ! »

Et les deux pauvres femmes, criant, gémissantet se désolant, le soulevèrent, l’une par les épaules, l’autre parles pieds, et le déposèrent sur son lit.

Voilà pourtant à quelles extrémités peut nousporter l’amour ! Un homme si raisonnable, un homme qui s’étaitsi bien arrangé pour être tranquille toute sa vie, un homme quivoyait les choses de si loin, qui s’était pourvu de si bon vin avecsagesse, et qui semblait n’avoir rien à craindre ni du ciel ni dela terre… voilà où le regard d’une simple enfant, d’une petitefille sans ruse et sans malice l’avait réduit ! Qu’on diseencore après cela que l’amour est la plus douce, la plus agréabledes passions.

Mais on pourrait faire des réflexionsjudicieuses sur ce chapitre jusqu’à la fin des siècles ; c’estpourquoi, plutôt que de commencer, j’aime mieux laisser chacuntirer de là les conclusions qui lui plairont davantage.

Orchel et Katel se désolaient donc et nesavaient plus où donner de la tête. Mais Katel, dans les grandescirconstances, montrait ce qu’elle était.

« Orchel, dit-elle en défaisant lacravate de son maître, descendez tout de suite sur la place desAcacias ; vous verrez, à droite de l’église, une ruelle, et, àgauche de la ruelle, une rangée de palissades vertes sur un petitmur. C’est là que demeure le docteur Kipert ; il doit être entrain de tailler ses œillets et ses rosiers, comme tous les jours.Vous lui direz que M. Kobus est malade et qu’on l’attend.

– C’est bien », fit la grossefermière en ouvrant la porte ; elle sortit, et Katel, aprèsavoir ôté les souliers de Fritz, courut dans la cuisine fairechauffer de l’eau ; car, pour tous les remèdes, il est bond’avoir de l’eau chaude.

Tandis qu’elle se livrait à ce soin, et que lefeu se remettait à pétiller sur l’âtre, Orchel revint :

« Le voici, mademoiselleKatel ! » dit-elle, tout essoufflée.

Et presque aussitôt, le docteur, un petithomme maigre en tricot de laine verte, la culotte de nankin tiréepar les bretelles dans la raie du dos, les cinq ou six mèches deses cheveux gris tombant en touffes autour de son front rouge,parut dans l’allée, sans rien dire, et entra tout de suite dans lachambre.

Orchel et Katel le suivaient. Il regardad’abord Fritz, puis il prit le pouls, les yeux fixés au pied dulit, comme un vieux chien de chasse en arrêt devant une caille, etau bout d’une minute il dit : « Ce n’est rien, le cœurgalope, mais le pouls est égal… ce n’est pas dangereux… Il lui fautune potion calmante, voilà tout. »

Seulement alors la vieille servante se mit àsangloter dans son tablier. Kipert se retournant,demanda :

« Qu’est-il donc arrivé ?mademoiselle Katel.

– Rien, fit la grosse fermière ;nous causions tranquillement quand il est tombé. »

Le vieux médecin, regardant de nouveau Kobus,dit :

« Il n’a rien… une émotion… uneidée ! Allons… du calme… ne le dérangez pas… il reviendra toutseul. Je vais faire préparer la potion moi-même chezHarwich. »

Mais comme il allait sortir et jetait undernier regard au malade, Fritz ouvrit les yeux.

« C’est moi, monsieur Kobus, dit-il enrevenant ; vous avez quelque chose… un chagrin… une douleur…n’est-ce pas ? »

Fritz referma les yeux, et Kipert vit deuxlarmes dans les coins.

« Votre maître a des chagrins »,dit-il à Katel tout bas. Dans le même instant Kobusmurmurait : « Le rebbe !… le vieux rebbe !

– Vous voulez voir le vieuxDavid ? »

Il inclina la tête.

« Allons, c’est bon ! le danger estpassé, dit Kipert en souriant. Il arrive des choses drôles dans cemonde. » Et, sans s’arrêter davantage, il sortit.

Katel, à l’une des fenêtres, criaitdéjà : « Yéri ! Yéri ! » Et le petit YériKoffel, le fils du tisserand, levait son nez barbouillé dans larue.

« Cours chercher le vieux rebbe Sichel,cours ; dis-lui qu’il arrive tout de suite. »

L’enfant se mettait en route, lorsqu’ils’arrêta criant :

« Le voici ! »

Katel regardant dans la rue, vit le rebbeDavid, son chapeau sur la nuque, sa longue capote flottant sur sesmaigres mollets, qui venait la chemise ouverte, tenant sa cravate àla main, et courant aussi vite que ses vieilles jambes pouvaientaller.

On savait déjà dans toute la ville queM. Kobus avait une attaque. Qu’on se figure l’émotion de Davidà cette nouvelle ; il ne s’était pas donné le temps deboutonner ses habits, et venait dans une désolationinexprimable.

« Puisque ce n’est rien, dit la mèreOrchel, je peux m’en aller… Je reviendrai demain ou après, savoirla réponse de M. Kobus.

– Oui, vous pouvez partir », luirépondit Katel en la reconduisant.

La fermière descendit, et se croisa au pied del’escalier avec le vieux rebbe qui montait. David, voyant Kateldans l’ombre de l’allée, se mit à bredouiller tout bas :« Qu’est-ce qu’il y a ? qu’est-ce qu’il y a ?… Ilest malade… il est tombé, Kobus ! »

On entendait les battements de son cœur.

« Oui, entrez, dit la vieilleservante ; il demande après vous. »

Alors il entra tout pâle, sur la pointe de sesgros souliers, allongeant le cou et regardant de loin, d’un airtellement effrayé que cela faisait de la peine à voir.« Kobus ! Kobus ! » fit-il tout bas d’une voixdouce, comme lorsqu’on parle à un petit enfant.

Fritz ouvrit les yeux.

« Tu es malade, Kobus, reprit le vieuxrebbe, toujours de la même voix tremblante ; il est arrivéquelque chose ? »

Fritz, les yeux humides, regarda vers Katel,et David comprit aussitôt ce qu’il voulait dire :

« Tu veux me parler seul ?fit-il.

– Oui », murmura Kobus.

Katel sortit le tablier sur la figure, etDavid se penchant demanda :

« Tu as quelque chose… tu esmalade ?… »

Fritz, sans répondre, lui entoura le cou deses deux bras, et ils s’embrassèrent :

« Je suis bien malheureux !dit-il.

– Toi malheureux ?

– Oui, le plus malheureux des hommes.

– Ne dis pas cela, fit le vieux David, nedis pas cela… tu me déchires le cœur ! Que t’est-il doncarrivé ?

– Tu ne te moqueras pas de moi, David… jet’ai bien manqué… j’ai souvent ri de toi… je n’ai pas eu les égardsque je devais au plus vieil ami de mon père… Tu ne te moqueras pasde moi n’est-ce pas ?

– Mais, Kobus, au nom du Ciel !s’écria le vieux rebbe prêt à fondre en larmes, ne parle pas de ceschoses… Tu ne m’as jamais fait que du plaisir… tu ne m’as jamaischagriné… au contraire… au contraire… Ça me réjouissait de te voirrire… dis-moi seulement…

– Tu me promets de ne pas te moquer demoi ?

– Me moquer de toi ! ai-je donc simauvais cœur, de me moquer des chagrins véritables de mon meilleurami ? Ah ! Kobus ! »

Alors Fritz éclata :

« C’était ma seule joie, David ; jene pensais plus qu’à elle… et voilà qu’on la donne à unautre !

– Qui donc… qui donc ?

– Sûzel, fit-il en sanglotant.

– La petite Sûzel… la fille de tonfermier ?… tu l’aimes ?

– Oui !

– Ah !… fit le vieux rebbe en seredressant, les yeux écarquillés d’admiration, c’est la petiteSûzel, il aime la petite Sûzel !… Tiens… tiens… tiens…j’aurais dû m’en douter !… Mais je ne vois pas de mal à cela,Kobus… cette petite est très gentille… C’est ce qu’il te faut… tuseras heureux, très heureux avec elle…

– Ils veulent la donner à un autre !interrompit Fritz désespéré.

– À qui ?

– À un anabaptiste.

– Qui est-ce qui t’a dit cela ?

– La mère Orchel… tout à l’heure… elleest venue exprès… »

« Ah ! ah ! bon… maintenant jecomprends : elle est venue lui dire cela tout simplement, sansse douter de rien… et il s’est trouvé mal… Bon, c’est clair… c’esttout naturel. »

Ainsi se parlait David, en faisant deux outrois tours dans la chambre, les mains sur le dos.

Puis, s’arrêtant au pied du lit :

« Mais si tu l’aimes, s’écria-t-il, Sûzeldoit le savoir… tu n’as pas manqué de le lui dire.

– Je n’ai pas osé.

– Tu n’as pas osé !… C’est égal,elle le sait. Cette petite est pleine d’esprit… elle a vu celad’abord… Elle doit être contente de te plaire, car tu n’es pas lepremier anabaptiste venu, toi… Tu représentes quelque chose decomme il faut ; je te dis que cette petite doit être flattée,qu’elle doit s’estimer heureuse de penser qu’un monsieur de laville a jeté les yeux sur elle, un beau garçon, frais, bien nourri,riant, et même majestueux, quand il a sa redingote noire, et seschaînes d’or sur le ventre ; je soutiens qu’elle doit t’aimerplus que tous les anabaptistes du monde. Est-ce que le vieux rebbeSichel ne connaît pas les femmes ? Tout cela tombe sous le bonsens ! Mais, dis donc, as-tu seulement demandé si elle consentà prendre l’autre ?

– Je n’y ai pas pensé ; j’avaiscomme une meule qui me tournait dans la tête.

– Hé ! s’écria David en haussant lesépaules avec une grimace bizarre, la tête penchée et les mainsjointes d’un air de pitié profonde, comment, tu n’y as paspensé ! Et tu te désoles, et tu tombes le nez à terre, tucries, tu pleures ! Voilà… voilà bien les amoureux !Attends, attends, si la mère Orchel est encore là, tu vasvoir ! »

Il ouvrit la porte en criant dansl’allée : « Katel, est-ce que la mère Orchel estlà ?

– Non, monsieur David. »

Alors il referma. Fritz semblait un peu remisde sa désolation.

« David, fit-il, tu me rends la vie.

– Allons, schaude, dit le vieuxrebbe, lève-toi, remets tes souliers et laisse-moi faire. Nousallons ensemble là-bas, demander Sûzel en mariage. Mais peux-tu tetenir sur tes jambes ?

– Ah ! pour aller demander Sûzel,s’écria Fritz, je marcherais jusqu’au bout du monde !

– Hé ! hé ! hé ! fit levieux Sichel, dont tous les traits se contractèrent, et dont lespetits yeux se plissaient, hé ! hé ! hé ! quellepeur tu m’as faite !… J’ai pourtant traversé la ville commecela ; c’est encore bien heureux que je n’aie pas oublié demettre ma culotte. »

Il riait en boutonnant son gilet de finette etsa grosse capote verte. Mais Fritz n’osait pas encore rire, ilremettait ses souliers, tout pâle d’inquiétude ; puis il secoiffa de son feutre et prit son bâton, en disant d’une voixémue :

« Maintenant, David, je suis prêt ;que le Seigneur nous soit en aide !

– Amen ! » répondit levieux rebbe.

Ils sortirent.

Katel, de la cuisine, avait entendu quelquechose, et, les voyant passer, elle ne dit rien, s’étonnant et seréjouissant de ces événements étranges. Il traversèrent la ville,perdus dans leurs réflexions, sans s’apercevoir que les gens lesregardaient avec surprise. Une fois dehors, le grand air rétablitFritz, et, tout en descendant le sentier du Postthâl, il se mit àraconter les choses qui s’étaient accomplies depuis troismois : la manière dont il s’était aperçu de son amour pourSûzel ; comment il avait voulu s’en distraire ; commentil avait entrepris un voyage avec Hâan ; mais que cette idéele suivait partout, qu’il ne pouvait plus prendre un verre de vinsans radoter d’amour ; et, finalement, comment il s’étaitabandonné lui-même à la grâce de Dieu.

David, la tête penchée, tout en trottant,riait dans sa barbiche grise, et, de temps en temps, clignant desyeux :

« Hé ! hé ! hé !faisait-il, je te le disais bien, Kobus, je te le disais bien, onne peut résister ! Vous étiez donc à faire de la musique, ettu chantais, Rosette, si bien faite… Etpuis ? »

Fritz poursuivait son histoire.

« C’est bien ça… c’est bien ça, reprenaitle vieux David, hé ! hé ! hé ! Ça te persécutait…c’était plus fort que toi. Oui… oui… je me figure tout cela commesi j’y étais. Alors donc, à la brasserie du Grand-Cerf, tudéfiais le monde et tu célébrais l’amour… Va, va toujours, j’aime àt’entendre parler de cela. »

Et Fritz, heureux de causer de ces choses,continuait son histoire. Il ne s’interrompait de temps en temps quepour s’écrier :

– Crois-tu sérieusement qu’elle m’aime,David ?

– Oui… oui… elle t’aime, faisait le vieuxrebbe, les yeux plissés.

– En es-tu bien sûr ?

– Hé ! hé ! hé ! ça vasans dire… Mais alors donc, à Bischem, vous avez eu le bonheur dedanser le treieleins ensemble. Tu devais être bienheureux, Kobus ?

– Oh ! » s’écriait Fritz.

Et tout l’enthousiasme du treieleinslui remontait à la tête. Jamais le vieux Sichel n’avait été pluscontent ; il aurait écouté Kobus raconter la même chose durantun siècle, sans se fatiguer ; et, parfois, il remplissait lessilences par quelque réflexion tirée de la Bible, comme :« Je t’ai réveillé sous un pommier, là où ta mère t’a enfanté,là où t’a enfanté celle qui t’a donné le jour. » Oubien : « Beaucoup d’eau ne pourrait pas éteindre cetamour-là, et les fleuves mêmes ne le pourraient pas noyer. »Ou bien encore : « Tu m’as ravi le cœur par l’un de tesyeux ; tu m’as ravi le cœur par un des grains de toncollier. »

Fritz trouvait ces réflexions très belles.Pour la troisième fois, il rentrait dans de nouveaux détails,lorsque le rebbe, s’arrêtant au coin du bois, près de la roche desTourterelles, à dix minutes de la ferme, lui dit :

« Voici le Meisenthâl. Tu me raconterasle reste plus tard. Maintenant, je vais descendre, et toi, tum’attendras ici.

– Comment ! il faut que je resteici ? demanda Kobus.

– Oui, c’est une affaire délicate ;je serai sans doute forcé de parlementer avec ces gens ; quisait ? ils ont peut-être fait des promesses à l’anabaptiste.Il vaut mieux que tu n’y sois pas. Reste ici, je vais descendreseul ; si les choses vont bien, tu me verras reparaître aucoin du hangar ; je lèverai mon mouchoir, et tu sauras ce quecela veut dire. »

Fritz, malgré sa grande impatience, dutreconnaître que ces raisons étaient bonnes. Il fit donc halte surla lisière du bois, et David descendit, en trottinant comme unvieux lièvre dans les bruyères, la tête penchée et le bâton deKobus, qu’il avait pris, en avant.

Il pouvait être alors une heure ; lesoleil, dans toute sa force, chauffait le Meisenthâl, et brillaitsur la rivière à perte de vue. Pas un souffle n’agitait l’air, pasun grillon n’élevait son cri monotone ; les oiseaux dormaientla tête sous l’aile, et, seulement de loin en loin, les bœufs deChristel, couchés à l’ombre du pignon, les genoux ployés sous leventre, étendaient un mugissement solennel dans la valléesilencieuse.

On peut s’imaginer les réflexions de Fritz,après le départ du vieux rebbe. Il le suivit des yeux jusque prèsde la ferme. Au-delà des bruyères, David prit le sentier sablonneuxqui tourne à l’ombre des pommiers, au pied de la côte. Kobus nevoyait plus que son chapeau s’avancer derrière le talus ; puisil le vit longer les étables, et au même instant les aboiements deMopsel retentirent au loin comme les jappements d’un bébé deNuremberg. David alors se pencha, le bâton devant lui, et Mopsel,ébouriffé, redoubla ses cris. Enfin, le vieux rebbe disparut àl’angle de la ferme.

C’est alors que le temps parut long à Fritz,au milieu de ce grand silence. Il lui semblait que cela n’enfinirait plus. Les minutes se suivaient depuis un quart d’heure,lorsqu’il y eut un éclair dans la basse-cour ; il crut quec’était le mouchoir de David et tressaillit ; mais c’était lapetite fenêtre de la cuisine qui venait de tourner au soleil, laservante Mayel vidait son baquet de pelures au-dehors ;quelques cris de poules et de canards s’entendirent, et le tempsparut s’allonger de nouveau.

Kobus se forgeait mille idées ; ilcroyait voir Christel et Orchel refuser… le vieux rebbe supplier…Que sais-je ? Ces pensées se pressaient tellement, qu’il enperdait la tête.

Enfin, David reparut au coin del’étable ; il n’agitait rien, et Fritz, le regardant, sentitses genoux trembler. Le vieux rebbe, au bout d’un instant, fourrala main dans la poche de sa longue capote jusqu’au coude ; ilen tira son mouchoir, se moucha comme si de rien n’était, et,finalement, levant le mouchoir, il l’agita. Aussitôt Kobus partit,ses jambes galopaient toutes seules : c’était un véritablecerf. En moins de cinq minutes il fut près de la ferme ;David, les joues plissées de rides innombrables et les yeuxpétillants, le reçut par un sourire :

« Hé ! hé ! hé ! fit-iltout bas, ça va bien… ça va bien… On t’accepte… attends donc…écoute ! »

Fritz ne l’écoutait plus ; il courait àla porte, et le rebbe le suivait tout réjoui de son ardeur. Cinq ousix journaliers en blouse, coiffés du chapeau de paille, allaientrepartir pour l’ouvrage ; les uns remettaient les bœufs sousle joug garni de feuilles, les autres, la fourche ou le râteau surl’épaule, regardaient. Ces gens tournèrent la tête etdirent :

« Bonjour, monsieurKobus ! »

Mais il passa sans les entendre, et entra dansl’allée comme effaré, puis dans la grande salle, suivi du vieuxDavid, qui se frottait les mains et riait dans sa barbiche.

On venait de dîner ; les grandes écuellesde faïence rouge, les fourchettes d’étain, et les cruches de grèsétaient encore sur la table. Christel, assis au bout, son chapeausur la nuque, regardait ébahi ; la mère Orchel, avec sa grosseface rouge, se tenait debout sous la porte de la cuisine, la bouchebéante ; et la petite Sûzel, assise dans le vieux fauteuil decuir, entre le grand fourneau de fonte et la vieille horloge, quibattait sa cadence éternelle, Sûzel, en manches de chemise, etpetit corset de toile bleue, était là, sa douce figure cachée dansson tablier sur les genoux. On ne voyait que son joli cou bruni parle soleil, et ses bras repliés.

Fritz, à cette vue, voulut parler ; maisil ne put dire un mot, et c’est le père Christel quicommença :

« Monsieur Kobus ! s’écria-t-il d’unaccent de stupéfaction profonde, ce que le rebbe David vient denous dire est-il possible : vous aimez Sûzel et vous nous lademandez en mariage ? il faut que vous me le disiez vous-même,sans cela nous ne pourrons jamais le croire.

– Père Christel, répondit alors Fritzavec une sorte d’éloquence, si vous ne m’accordez pas la main deSûzel, ou si Sûzel ne m’aime pas, je ne puis plus vivre ; jen’ai jamais aimé que Sûzel et je ne veux jamais aimer qu’elle. SiSûzel m’aime, et si vous me l’accordez, je serai le plus heureuxdes hommes, et je ferai tout aussi pour la rendreheureuse. »

Christel et Orchel se regardèrent commeconfondus, et Sûzel se mit à sangloter ; si c’était debonheur, on ne pouvait le savoir, mais elle pleurait comme uneMadeleine.

« Père Christel, reprit Fritz, vous tenezma vie entre vos mains…

– Mais, monsieur Kobus, s’écria le vieuxfermier d’une voix forte et les bras étendus, c’est avec bonheurque nous vous accordons notre enfant en mariage. Quel honneur plusgrand pourrait nous arriver en ce monde, que d’avoir pour gendre unhomme tel que vous ? Seulement, je vous en prie, monsieurKobus, réfléchissez… réfléchissez bien à ce que nous sommes et à ceque vous êtes… Réfléchissez que vous êtes d’un autre rang quenous ; que nous sommes des gens de travail, des gensordinaires, et que vous êtes d’une famille distinguée depuislongtemps non seulement par la fortune, mais encore par l’estimeque vos ancêtres et vous-même avez méritée. Réfléchissez à toutcela… que vous n’ayez pas à vous repentir plus tard… et que nousn’ayons pas non plus la douleur de penser que vous êtes malheureuxpar notre faute. Vous en savez plus que nous, monsieur Kobus, noussommes de pauvres gens sans instruction ; réfléchissez doncpour nous tous ensemble !

– Voilà un honnête homme ! »pensa le vieux rebbe.

Et Fritz dit avec attendrissement :

« Si Sûzel m’aime, tout sera bien !Si par malheur elle ne m’aime pas, la fortune, le rang, laconsidération du monde, tout n’est plus rien pour moi ! J’airéfléchi, et je ne demande que l’amour de Sûzel.

– Eh bien ! donc, s’écria Christel,que la volonté du Seigneur s’accomplisse. Sûzel, tu viens del’entendre, réponds toi-même. Quant à nous, que pouvons-nousdésirer de plus pour ton bonheur ? Sûzel, aimes-tuM. Kobus ? »

Mais Sûzel ne répondait pas, elle sanglotaitplus fort.

Cependant, à la fin, Fritz s’étant écrié d’unevoix tremblante :

« Sûzel, tu ne m’aimes donc pas, que turefuses de répondre ? »

Tout à coup, se levant comme une désespérée,elle vint se jeter dans ses bras en s’écriant :

« Oh ! si, je vousaime ! »

Et elle pleura, tandis que Fritz la pressaitsur son cœur, et que de grosses larmes coulaient sur ses joues.

Tous les assistants pleuraient avec eux :Mayel, son balai à la main, regardait, le cou tendu, dansl’embrasure de la cuisine ; et, tout autour des fenêtres, àcinq ou six pas, on apercevait des figures curieuses, les yeuxécarquillés, se penchant pour voir et pour entendre.

Enfin le vieux rebbe se moucha, etdit :

« C’est bon… c’est bon… Aimez-vous…aimez-vous ! »

Et il allait sans doute ajouter quelquesentence, lorsque tout à coup Fritz, poussant un cri de triomphe,passa la main autour de la taille de Sûzel, et se mit à valser avecelle, en criant :

« You ! houpsa, Sûzel !You ! you ! you ! you !you ! »

Alors tous ces gens qui pleuraient se mirent àrire, et la petite Sûzel, souriant à travers ses larmes, cacha sajolie figure dans le sein de Kobus.

La joie se peignait sur tous lesvisages ; on aurait dit un de ces magnifiques coups de soleil,qui suivent les chaudes averses du printemps.

Deux grosses filles, avec leurs immenseschapeaux de paille en parasol, la figure pourpre et les yeuxécarquillés, s’étaient enhardies jusqu’à venir croiser leurs brasau bord d’une fenêtre, regardant et riant de bon cœur. Derrièreelles, tous les autres se penchaient l’oreille tendue.

Orchel, qui venait de sortir en essuyant sesjoues avec son tablier, reparut apportant une bouteille et desverres :

« Voici la bouteille de vin que vous nousavez envoyée par Sûzel, il y a trois mois, dit-elle à Fritz ;je la gardais pour la fête de Christel ; mais nous pouvonsbien la boire aujourd’hui. »

On entendit au même instant le fouet claquerdehors, et Zaphéri, le garçon de ferme, s’écrier : « Enroute ! »

Les fenêtres se dégarnirent, et commel’anabaptiste remplissait les verres, le vieux rebbe tout joyeux,lui dit :

« Eh bien ! Christel, à quand lesnoces ? »

Ces paroles rendirent Sûzel et Fritzattentifs.

« Hé ! qu’en penses-tu,Orchel ? demanda le fermier à sa femme.

– Quand M. Kobus voudra, répondit lagrosse mère en s’asseyant.

– À votre santé, mes enfants ! ditChristel. Moi, je pense qu’après la rentrée des foins… »

Fritz regarda le vieux rebbe, quidit :

« Écoutez, Christel, les foins sont unebonne chose, mais le bonheur vaut encore mieux. Je représente lepère de Kobus, dont j’ai été le meilleur ami… Eh bien ! moi,je dis que nous devons fixer cela d’ici huit jours, juste le tempsdes publications. À quoi bon faire languir ces bravesenfants ? À quoi bon attendre davantage ? N’est-ce pas ceque tu penses, Kobus ?

– Comme Sûzel voudra, je voudrai »,dit-il en la regardant.

Elle, baissant les yeux, pencha la tête contrel’épaule de Fritz sans répondre.

« Qu’il en soit donc fait ainsi, ditChristel.

– Oui, répondit David, c’est le meilleur,et vous viendrez

demain à Hunebourg, dresser lecontrat. »

Alors on but, et le vieux rebbe, souriant,ajouta :

« J’ai fait bien des mariages dans mavie ; mais celui-ci me cause plus de plaisir que les autres,et j’en suis fier. Je suis venu chez vous, Christel, comme leserviteur d’Abraham, Éléazar, chez Laban : cette affaire estprocédée de l’Éternel.

– Bénissons la volonté del’Éternel », répondirent Christel et Orchel d’une seulevoix.

Et depuis cet instant, il fut entendu que lecontrat serait fait le lendemain à Hunebourg, et que le mariageaurait lieu huit jours après.

Chapitre 18

 

 

Or, le bruit de ces événements se répandit lesoir même à Hunebourg, et toute la ville en fut étonnée ;chacun se disait : « Comment se fait-il queM. Kobus, cet homme riche, cet homme considérable, épouse unesimple fille des champs, la fille de son propre fermier, lui qui,depuis quinze ans, a refusé tant de beaux partis ? »

On s’arrêtait au milieu des rues pour seraconter cette nouvelle étrange ; on en parlait sur le seuildes maisons, dans les chambres et jusqu’au fond des cours ;l’étonnement ne finissait pas.

C’est ainsi que Schoultz, Hâan, Speck et lesautres amis de Fritz apprirent ces choses merveilleuses ; etle lendemain, réunis à la brasserie du Grand-Cerf, ils encausaient entre eux, disant : « Que c’est une grandefolie de se marier avec une femme d’une condition inférieure à lanôtre, que de là résultent les ennuis et les jalousies de toutesorte. Qu’il vaut mieux ne pas se marier du tout. Qu’on ne voit pasun seul mari sur la terre aussi content, aussi riant, aussi bienportant que les vieux garçons. »

« Oui, s’écriait Schoultz, indigné den’avoir pas été prévenu par Kobus, maintenant nous ne verrons plusle gros Fritz ; il va vivre dans sa coquille, et tâcher deretirer ses cornes à l’intérieur. Voilà comme l’âge alourdit leshommes ; quand ils sont devenus faibles, une simple fille deschamps les dompte et les conduit avec une faveur rose. Il n’y a queles vieux militaires qui résistent ! C’est ainsi que nousverrons le bon Kobus, et nous pouvons bien lui dire : “Adieu,adieu, repose en paix !” comme lorsqu’on enterre le Mardigras. »

Hâan regardait sous la table, tout rêveur, etvidait les cendres de sa grosse pipe entre ses genoux. Mais comme àforce de parler, on avait fini par reprendre haleine, il dit à sontour :

« Le mariage est la fin de la joie, et,pour ma part, j’aimerais mieux me fourrer la tête dans un fagotd’épines que de me mettre cette corde au cou. Malgré cela, puisquenotre ami Kobus s’est converti, chacun doit avouer que sa petiteSûzel était bien digne d’accomplir un tel miracle ; pour lagentillesse, l’esprit, le bon sens, je ne connais qu’une seulepersonne qui lui soit comparable, et même supérieure, car elle aplus de dignité dans le port : c’est la fille du bourgmestrede Bischem, une femme superbe, avec laquelle j’ai dansé letreieleins. »

Alors Schoultz s’écria « que ni Sûzel, nila fille du bourgmestre n’étaient dignes de dénouer les cordons dessouliers de la petite femme rousse qu’il avaitchoisie » ; et la discussion, s’animant de plus en plus,continua de la sorte jusqu’à minuit, moment où le watchman vintprévenir ces messieurs que la conférence était closeprovisoirement.

Le même jour, on dressait le contrat demariage chez Fritz. Comme le tabellion Müntz venait d’inscrire lesbiens de Kobus, et que Sûzel, elle, n’avait rien à mettre en ménageque les charmes de la jeunesse et de l’amour, le vieux David, sepenchant derrière le notaire, lui dit :

« Mettez que le rebbe David Sichel donneà Sûzel, en dot, les trois arpents de vigne du Sonneberg, lesquelsproduisent le meilleur vin du pays. Mettez cela, Müntz. »

Fritz, s’étant redressé tout surpris, car cestrois arpents lui appartenaient, le vieux rebbe levant le doigt,dit en souriant :

« Rappelle-toi, Kobus, rappelle-toi notrediscussion sur le mariage, à la fin du dîner, il y a trois mois,dans cette chambre ! »

Alors Fritz se rappela leur pari :

« C’est vrai, dit-il en rougissant, cestrois arpents de vigne sont à David, il me les a gagnés ; maispuisqu’il les donne à Sûzel, je les accepte pour elle. Seulement,ajoutez qu’il s’en réserve la jouissance ; je veux qu’ilpuisse en boire le vin jusqu’à l’âge avancé de son grand-pèreMathusalem, c’est indispensable à mon bonheur. Et mettez aussi,Müntz, que Sûzel apporte en dot la ferme de Meisenthâl, que je luidonne en signe d’amour ; Christel et Orchel la cultiverontpour leurs enfants, cela leur fera plus de plaisir. »

C’est ainsi que fut écrit le contrat demariage.

Et quant au reste, quant à l’arrivée de IôsefAlmâni, de Bockel et d’Andrès, accourant de quinze lieues, faire dela musique à la noce de leur ami Kobus ; quant au festin,ordonné par la vieille Katel, selon toutes les règles de son art,avec le concours de la cuisinière duBœuf-Rouge ;quant à la grâce naïve de Sûzel, à lajoie de Fritz, à la dignité de Hâan et de Schoultz, ses garçonsd’honneur, à la belle allocution de M. le pasteur Diemer, augrand bal, que le vieux rebbe David ouvrit lui-même avec Sûzel aumilieu des applaudissements universels ; quant àl’enthousiasme de Iôsef, jouant du violon d’une façon tellementextraordinaire que la moitié de Hunebourg se tint sur la place desAcacias pour l’entendre, jusqu’à deux heures du matin, quant à toutcela, ce serait une histoire aussi longue que la première.

Qu’il vous suffise donc de savoir qu’environquinze jours après son mariage, Fritz réunit tous ses amis à dîner,dans la même salle où Sûzel était venue s’asseoir au milieu d’eux,trois mois avant, et qu’il déclara hautement, que le vieux rebbeavait eu raison de dire : « qu’en dehors de l’amour toutn’est que vanité ; qu’il n’existe rien de comparable, et quele mariage avec la femme qu’on aime est le paradis surterre ! »

Et David Sichel, alors tout ému, prononçacette belle sentence, qu’il avait lue dans un livre hébraïque, etqu’il trouvait sublime, quoiqu’elle ne fût pas du VieuxTestament :

« Mes bien-aimés, aimons-nous les uns lesautres. Quiconque aime les autres, connaît Dieu. Celui qui ne lesaime pas, ne connaît pas Dieu, car Dieu est amour ! »

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