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L’Amour Impossible

L’Amour Impossible

de Jules Amedee Barbey d’Aurevilly

Il ne s’agit point de ce qui
est beau et amusant, mais tout
simplement de ce qui est.

Dédicace

À Madame La Marquise Armance d… V…

Madame,

Je mets ce petit livre à vos pieds, et, fort heureusement, c’est une bonne place, car probablement il y restera. Les exigences dramatiques de notre temps préparent mal le succès d’un livre aussi simple que celui-ci. Il n’a pas l’ombre d’une prétention littéraire, et vous n’êtes point une Philaminte : j’ai donc cru pouvoir vous le dédier. Ce ne serait qu’un conte bleu écrit pour vous distraire, si ce n’était pas une histoire tracée pour vous ressouvenir.

Dans un pays et dans un monde où la science, si elle est habile,doit tenir tout entière sur une carte de visite (le mot est de Richter), j’ai pensé qu’on devait offrir à l’une des femmes les plus spirituelles et les plus aimables de ce monde et de ce pays quelques légères observations de salon, écrites sur le dos de l’éventail à travers lequel elle en a fait tant d’autres qui valaient bien mieux, et qu’elle n’a pas voulu me dicter.

Agréez, Madame, etc.,

J. B. d’A.

Préface à la deuxième édition (1859)

Le livre que voici fut publié en 184… C’était un début, et on le voit bien. L’auteur, jeune alors, et de goût. horriblement aristocratique, cherchait encore la vie dans les classes de la société qui évidemment ne l’ont plus. C’était là qu’il croyait pouvoir établir la scène de plusieurs romans, passionnés et profonds, qu’il rêvait alors ; et cette illusion de romans impossibles produisit l’Amour impossible. Le roman,en effet, n’est jamais que l’histoire de l’âme et de la vie à travers une forme sociale. Or l’âme et la vie n’habitaient pas beaucoup les boudoirs jonquille de l’époque où se passe l’action,sans action, de ce livre auquel un critique bienveillant faisait trop d’honneur, l’autre jour, en l’appelant : une tragédie de boudoir.

L’Amour impossible est à peine unroman, c’est une chronique, et la dédicace qu’on y a laisséeatteste sa réalité. C’est l’histoire d’une de ces femmes comme lesclasses élégantes et oisives –le high life d’un pays où le motd’aristocratie ne devrait même plus se prononcer – nous en ont tantoffert le modèle depuis 1839 jusqu’à 1848. À cette époque, si on sele rappelle, les femmes les plus jeunes, les plus belles, et,j’oserais ajouter, physiologiquement les plus parfaites, sevantaient de leur froideur, comme de vieux fats se vantent d’êtreblasés, même avant d’être vieux. Singulières hypocrites, ellesjouaient, les unes à l’ange, les autres au démon, mais toutes,anges ou démons, prétendaient avoir horreur de l’émotion, cettechose vulgaire, et apportaient intrépidement, pour preuve de leurdistinction personnelle et sociale, d’être inaptes à l’amour et aubonheur qu’il donne… C’était inepte qu’il fallait dire, car detelles affectations sont de l’ineptie. Mais que voulez-vous ?On lisaitLélia, – ce roman qui s’en ira, s’il n’est déjàparti, où s’en sont allésl’Astrée etla Clélie, et où s’en iront tous les livres faux,conçus en dehors de la grande nature humaine et bâtis sur lesvanités des sociétés sans énergie, – fortes seulement enaffectations.

L’Amour impossible, qui malheureusementest un livre de cette farine-là, n’a donc guère aujourd’hui pourtout mérite qu’une valeur archéologique. C’est le mot si connu,mais retourné et moins joyeux, de l’ivrogne de la Caricature :« Voilà comme je serai dimanche. » – Voilà, nous !comme nous étions… dimanche dernier, –et vraiment nous n’étions pas beaux ! Les personnagesde l’Amour impossible traduisentassez fidèlement les ridicules sans gaieté de leur temps, et ils nes’en doutent pas ! Ils se croient charmants et parfaitementsupérieurs. L’auteur, alors, n’avait pas assez vécu pour sedétacher d’eux par l’ironie. Toute duperie est sérieuse, et voilàpourquoi les jeunes gens sont graves. L’auteur prenait réellementses personnages au sérieux. Au fond, ils n’étaient que deuxmonstres moraux, et deux monstres par impuissance les plus laids detous, car qui est puissant n’est monstre qu’à moitié. L’auteur qui,quand il les peignait, écrivait de la même main la viede Brummel a, depuis, furieusement changé sonchamp d’observation romanesque et historique. Il a quitté, pour n’yplus revenir, ce monde des marquises de Gesvres et des Raimbaud deMaulévrier, où nonseulement l’amour est impossible,mais le roman ! mais la tragédie ! et même la comédiebien plus triste encore !… En réimprimant ce livre oublié, iln’a voulu que poser une date de sa vie littéraire, si tant estqu’il ait jamais une vie littéraire, voilà tout. Quant au livre enlui-même, il en fait bon marché. Il n’a plus d’intérêt pourl’espèce d’impressions, de sentiments et de prétentions que celivre retrace, et la Critique, en prenant la peine de dire le peuque cela vaut, ne lui apprendra rien. Il le sait.

J. B. d’A.

Partie 1

Chapitre 1Une marquise au dix-neuvième siècle

Un soir, la marquise de Gesvres sortit des Italiens, où ellen’avait fait qu’apparaître, et, contre ses habitudes tardives,rentra presque aussitôt chez elle. Tout le temps qu’elle étaitrestée au spectacle, elle avait, ou n’avait pas, écouté cettemusique, amour banal des gens affectés, avec un air passablementostrogoth, roulée qu’elle était dans un mantelet de veloursécarlate doublé de martre zibeline, parure qui lui donnait je nesais quelle mine royale et barbare, très seyante du reste au genrede beauté qu’elle avait.

Elle jeta d’une main impatiente dans la coupe d’opale de lacheminée les pierres verdâtres – deux simples aigues-marines –qu’elle portait à ses oreilles ; et, devant la glace qui luirenvoyait sa belle tête, elle n’eut pas le sourire si doux pourelle-même que toutes les femmes volent à leur amant ; ellen’essaya pas quelque sournoise minauderie pour le lendemain ;elle n’aiguisa pas sur la glace polie une flèche de plus pour soncarquois. Il faut lui rendre cette justice : elle était aussinaturelle qu’une femme, qui n’est pas bergère sur le versant desAlpes, peut l’être dans une chambre parfaitement élégante, à troispas d’un lit de satin.

Bérangère de Gesvres avait été une des femmes les plus belles dusiècle, et quoiqu’elle eût dépassé l’âge où les femmes sontréputées vieilles dans cet implacable Paris qui pousse chaque chosesi vite à sa fin, on comprenait encore, en la regardant, tous lesbonheurs et toutes les folies. Elle était de cette race de femmesqui résistent au temps mieux qu’aux hommes, ce qui est pour toutesla meilleure manière d’être invincibles. Comme Mlle Georges,qu’elle n’égalait pas pour la divinité du visage, mais dont elleapprochait cependant, elle avait sauvé de l’outrage fatal desannées des traits d’une infrangible régularité ; seulement,plus heureuse que la grande tragédienne, elle ne voyait point sanoble tête égarée sur un corps monstrueux, le sphinx charmant,sévère, éternel, finissant en hippopotame. Le temps, qui l’avaitjaunie comme les marbres exposés à l’air, n’avait point autrementaltéré sa forme puissante. Cette forme offrait en Bérangère un telmélange de mollesse et de grandeur, c’était un hermaphrodisme sibien fondu entre ce qui charme et ce qui impose, entre ce quisubjugue et ce qui enivre, que jamais l’art et ses incomparablesfantaisies n’avaient rien produit de pareil. Elle était fortgrande, mais l’ampleur des lignes disparaissait dans la grâce deleur courbure, dans la plénitude et l’uberté des contours. Sa tête,soutenue par un cou d’une énergie sculpturale, était couverte decheveux châtain foncé, tantôt tombant à flots crêpés très clair desdeux côtés du visage, coiffure absurde avec un visage comme lesien ; tantôt dressés durement le long des joues, ce quicommençait à merveilleusement aller à son genre dephysionomie ; ou enfin partagés parfois en bandeaux, commeelle les avait ce soir-là, avec une émeraude sur le front, ce quiétait sa plus triomphante et sa plus magnifique manière. Le frontmanquait d’élévation ; il n’était pas carré comme celui deCatherine II ; mais sous sa forme toute féminine, il y avaitdans sa largeur d’une tempe à l’autre une force d’intelligencesupérieure. Les sourcils n’étaient pas fort marqués, ni les yeuxqu’ils couronnaient fort grands ; mais ces sourcils étaientd’une irréprochable netteté, et ces yeux avaient un éclat siprofond qu’ils paraissaient immenses à force de lumière, et queplus grands ils eussent semblé durs. Les yeux étaient un traitcaractéristique en Mme de Gesvres. Naturellement, ils n’avaientpoint de douceur, et restaient perçants et froids. C’étaient lesyeux d’un homme d’État de génie qui comprendrait assez touteschoses pour n’avoir le dédain de rien. Quand elle voulait – car lemonde lui avait appris ce qu’il aime – les rendre caressants ettendres, ils devenaient câlins et presque faux. Tout un ordre desentiments manquait à ce regard d’une flamme si noire, qui n’étaitvraiment superbe que quand il était attentif.

Mais partout ailleurs se retrouvait la femme, et même autour deces yeux virils apparaissait la trace meurtrie et changeante quisuffirait à indiquer le sexe, si le sexe ne se trahissait ailleursdans d’adorables différences. En effet, la largeur des jouesvoluptueusement arrondies, le contour un peu gras du menton, et lesmorbidezzes caressantes de la bouche, tout contrastait avecl’étoile fixe du regard. Pour les femmes qui cachent sous ladélicatesse des lignes des organes puissants et une vitalitéprofonde, il y a une beauté tardive plus grande que les splendeurslumineuses et roses de la jeunesse. Mme de Gesvres était une de cesfemmes, un de ces êtres privilégiés et rares, une de cesimpératrices de beauté qui meurent impérialement dans la pourpre etdebout. Comme Ariane, aimée par un dieu, elle se couronnait desgrappes dorées et pleines de son automne. Au contour fuyant de labouche, près des lèvres souriantes et humides, à l’origine des plusaristocratiques oreilles qui aient jamais bu à flots les flatterieset les adorations humaines, on voyait le duvet savoureux qui ombred’une teinte blonde les fruits mûrs, et qui donne soif à regarder.Du front, l’ambre qui colorait cette peau, blanche et mateautrefois, avait coulé jusqu’aux épaules que Bérangère aimait àfaire sortir de l’échancrure d’une robe de velours noir, comme lalune d’une mer orageuse. On eût dit que ce dos vaste et nu, quirenvoyait si bien la lumière, avait brisé les liens impuissants ducorsage ; il se balançait, avec une ondulation de serpent, surdes reins d’une cambrure hardie, tandis qu’au-dessous des beautésenivrantes qui violaient, par l’énergie de leur moulure, l’asilesacré de la robe flottante, se perdait, dans les molles pesanteursdu velours, le reste de ce corps divin.

Ce soir-là, elle n’avait pas la physionomie de sa réputation.Elle passait pour une damnée coquette, damnée ou damnante, je nesais trop lequel des deux. Les hommes qui l’avaient aimée oudésirée – nuance difficile à saisir dans les passions négligées denotre temps – la donnaient, en manèges féminins et en grâcesapprises, pour une habileté de premier ordre. Comme, une fois surla pente, on ne s’arrête plus, on disait encore davantage ; lemot coquetterie n’est quele clair delune del’autre mot qu’on employait. Du reste, que ce soit une médisance ouune calomnie, une telle réputation n’est pas une croix bien lourdequand on a affaire au scepticisme de la société parisienne, etqu’on est jeune, spirituelle et jolie. Avec cela toute croix n’estplus qu’une jeannette, et peut se porterlégèrement.

Mme de Gesvres portait la sienne sur de magnifiques épaules avecle stoïcisme d’une beauté qui répond à tout. Elle avait été une desfemmes les plus à la mode de Paris. Avant le temps où l’ons’abdique, et où le sceptre de la royauté des salons, frêleporte-bouquet en écaille, passe à des mains plus jeunes, elles’était éloignée d’un monde qu’elle voyait toujours, mais par plusrares intervalles. Elle quittait moins sa douillette de soie griseet ses pantoufles de velours, froc et sandales de ces bellesermites de boudoir. On s’étonnait de ce changement accompli dans lavie de l’étincelante marquise : on ne se l’expliquait pas.Belle et coquette, si elle sentait sa beauté décliner, si elle n’ycroyait plus, pourquoi tant de coquetterie encore ? et sicette coquetterie était justifiée, pourquoi cet éloignement dumonde ? Ah ! sans doute, elle était coquette ! maiselle était plus que cette jolie chose qui nous plaît tant et quinous désole.

Elle sonna, – une grande fille, faite à peindre, l’air hardi etsournois tout ensemble, et qu’elle appela Laurette, entra pour ladéshabiller. Mme de Gesvres avait pour habitude de ne jamaisadresser la parole à ses femmes de service. Elle évitait par là laglose d’antichambre sur l’humeur de Madame. Elletenait ses pieds à Laurette qui, un genou à terre devant elle, semit à délacer ses brodequins. Pendant ce temps, Mme de Gesvreslisait une lettre qu’elle jeta sur la cheminée après l’avoir lue etsans lui faire l’honneur de la froisser.

– Qu’il vienne, puisqu’il y tient, – dit-elle. – Qu’est-ce quecela me fait ? Il ne m’ennuiera pas plus que tous les autres.– On le voit, ce soir-là, l’ennui était le mal de Mme de Gesvres.Hélas ! c’était son mal de tous les jours. Non pas seulementcet ennui fatigué, nerveux, assoupi, qui vient des autres, maiscelui que certaines âmes portent en elles-mêmes, comme une nativeinfirmité.

C’est qu’elle était justement de cette race d’âmes frappées dèsl’origine et dans lesquelles l’éducation, le monde, l’oisivetéorientale des mœurs élégantes, tout avait entretenu et développécette disposition à l’ennui dont elle se sentait la victime. Sielle avait eu quelque passion, des regrets affreux – car c’est àcela qu’aboutit l’inanité des souvenirs – auraient du moins été uneproie pour sa pensée ou ses sentiments, deux choses si voisinesdans les femmes ! Mais de passion, en avait-elle jamais eu, etquoiqu’elle le dit, pouvait-on la croire ? Quand elleaffirmait, en montrant ses dents nacrées, qu’elle avait aiméautrefois avec énergie et qu’elle avait horriblement souffert, onne pouvait s’empêcher de douter qu’il y eût eu jamais quelque chosede violent dans un être si parfaitement calme, et d’horrible dansun être si parfaitement beau.

Et pourtant, oui ! elle avait aimé. Au début de la vie, etpeu de temps après son mariage, la trahison d’un amant lui avaitbrisé le cœur.

Un jour cet amant, dans un accès de fureur jalouse, lui brisaaussi une de ces épaules qu’elle aimait à découvrir aux regardséperdus des hommes. Dans la civilisation de la femme, une épaulecassée est plus qu’un cœur brisé, sans nul doute. Mme de Gesvres nevoulut point revoir son amant.

Elle passa presque une année dans la solitude la plus complète.Son mari traînait des velléités d’ambition à la suite del’ambassadeur de France à Saint-Pétersbourg. Il laissait à sa femmetoute la liberté dont jouit une veuve. Après son année de solitude,elle reparut plus brillante que jamais. À la coquetteried’instinct, elle ajouta la coquetterie de réflexion. Le monde luidonna une foule d’amants qu’elle ne prit pas. Il est vrai que lemonde avait pour lui ces probabilités et ces apparences quidécident de tout dans un procès criminel. Mais quoi qu’il en pûtêtre, le vieux juge fut dupé, et l’opinion publique mystifiée.

Comme toutes les femmes qui ont quelque distinction dansl’esprit et cette froideur de sens, distinction non moindre et laprétention un peu hautaine des vicomtesses de notre époque, Mme deGesvres ne trouvait plus les hommes bons que pour des commencementsd’aventures dont les dénoûments restaient bientôt impossibles. Envain l’imagination avait dit oui ; le bon sensfortifié par l’expérience répondait non touthaut et toujours. Ainsi la vie de cette femme avait-elle contractédans ses moindres actes une pureté fille de la sanité de l’esprit,– la seule pureté qui puisse exister dans le monde de corruptionscharmantes où nous avons le bonheur de vivre.

C’était là le beau côté de la marquise de Gesvres, mais ellel’estimait sans doute beaucoup moins qu’il ne valait. On ne luiavait jamais appris à se préoccuper de ce qu’il peut y avoir demoral et d’élevé dans une situation ou dans une habitude de lapensée. Cet intérêt profond et immatériel que certaines âmesorgueilleuses tirent d’elles-mêmes lui avait toujours manqué ;elle n’y songeait pas. Le seul intérêt qu’elle comprît était plusvulgaire, mais aussi plus aimable (aimable est un mot inventé parla vanité des autres), puisque cet intérêt prenait sa source dansdes sentiments partagés.

Aussi faisait-elle bon marché de ce qui la rendait une noblecréature sous des apparences bien légères. Elle avait grandtort ; mais vous le lui auriez dit que l’indomptable enfantgâté qu’elle était vous aurait regardé avec un air de scepticismeet de lutinerie, et vous eût envoyé promener, vous et vos sublimesraisonnements. Elle croyait tellement en elle-même, elle poussaitla fatuité d’être belle jusqu’à un tel vertige, qu’elle n’imaginaitpas que cette expression de malice triomphante et de moquerie pûtfaire tort à sa beauté même et former une dissonance avecl’ensemble de ses traits sévères, réguliers, harmonieux.

Et cependant ce culte de sa beauté n’était pas si grand qu’illui donnât les émotions que sa nature et son désir secretexigeaient. Il lui aurait fallu un autre être à admirer et à aimerque celui qu’elle rencontrait périodiquement chaque soir et chaquematin dans la glace de son alcôve. Elle n’en convenait pasvis-à-vis d’elle-même, car nos petits systèmes de fausseté àl’usage du monde nous suivent beaucoup plus loin qu’on necroit : ils adhèrent à la conscience et s’introduiraientjusque dans nos prières à Dieu, si nous en faisions. Peut-êtreest-ce aller trop loin, nonobstant, que de dire qu’elle neconvenait pas de ce besoin d’affection tant de fois trompé déjà.Elle le masquait plutôt. Elle se donnait les airs élégiaques detorche fumante. Mais quoiqu’on pensât que le pied qui avait éteintet renversé un pareil flambeau dût être celui d’un grand profane oud’un grand habile en fait de bonheur, on souriait d’incrédulité àces discours sur la consommation définitive de sa faculté d’aimer,car s’il est beaucoup de femmes qui se prostitueront toujours en sedonnant, vu la bassesse ordinaire des amants favorisés et deshommes en général, il n’est pas certain pour cela que les cœursaimants soient radicalement corrigés des mouvements généreux.Autrement, la première épreuve malheureuse serait une garantie plussolide qu’elle n’a coutume de l’être en réalité.

Ces airs-là, du reste, n’étaient que des caprices en Mme deGesvres ; ils n’entraient point dans son attitudeordinaire ; mais, comme elle était fort mobile, après avoirtourné le kaléidoscope de plusieurs manières ils ne manquaientjamais d’arriver. Ils devenaient même souvent le point de départd’une théorie que beaucoup de femmes se permettent, et qui restaitthéorie dans la bouche de Mme de Gesvres, à cause justement de cesqualités précieuses que nous avons indiquées : la froideur dessens et la hauteur de son esprit. Cette théorie, à l’usage de toutce qui est corrompu, ne va rien moins qu’à tuer la probité dans lessentiments les plus beaux et les relations les plus chères. C’estune déclaration d’indépendance, – ou plutôt une vraie déclarationde brigandage. Parce que l’on a été malheureuse une fois, parcequ’on a fait un choix indigne, on se croit hors du droit commun enamour. On se promet de la vengeance en masse, envers et contretous. On mâche ses balles ; on empoisonne ses flèches et sespuits. C’est de la justice sur une grande échelle, c’est du talionélargi. Mais, comme l’on proclame bien haut ce qui serait peut-êtredangereux si on voulait garder le silence, on donne du cœur àl’ennemi en lui annonçant le fil de l’épée. Quand Mme de Gesvresparlait des tourments qu’on devait infliger aux hommes, et qu’elleparaissait résolue à leur en prodiguer sans compter,n’allumait-elle pas elle-même le phare sur l’écueil ?

Ainsi elle avait le langage de la corruption et elle n’était pascorrompue, et l’ennui renforçait encore ce langage, auquel le mondese prenait avec son génie d’observation ordinaire. Elle répétaitqu’il fallaittout faire, si tout amusait,principe fécond en nombreuses conséquences et dont, cynique debonne compagnie, elle entrevoyait fort bien la portée. Seulement,si l’on eût invoqué le principe en son nom, si l’on se fût réclamécontre elle de la bravoure de sa parole, elle aurait mis bien vitesa fierté à couvert sous l’interrogation assez embarrassante :« Vous ai-je dit, Monsieur, que celam’amusât ? »

Laurette s’en était allée après avoir mis aux pieds de sa bellemaîtresse les molles pantoufles, nourrices de la rêverie. Ellel’avait déshabillée pendant le temps que j’ai essayé de faireconnaître un peu en gros et rapidement le caractère qui doit donnerla vie à cet récit. Mme de Gesvres restait assise sur une espèce dedivan très bas. Elle avait repris la lettre jetée par elle dans lacoupe irisée où elle avait déposé les aigues- marines de sesoreilles. Elle se mit à relire nonchalamment cette lettre si viteparcourue et qui disait :

Madame,

Une de vos amies, Mme d’Anglure, a eu la bonté de vousparler de moi quelquefois. Je n’ose croire à un intérêt qui meflatterait trop, ne fût-il que la curiosité la plus simple.Mais vous avez eu la grâce de dire à Mme d’Anglure qu’ellepouvait m’amener à vos pieds. Ce n’est pas là précisément lemot que vous avez dit ; mais c’est ma pensée.Retournerez-vouscontre moi l’absence de Mme d’Anglure, qui ne doit revenir àParis qu’au commencement du printemps, et neme permettrez-vous pas, Madame, de me présenter seul chezvous ?

Agréez, Madame, etc.,

R. DE MAULÉVRIER.

C’était, comme l’on voit, un billet fort simple pour demanderune chose plus simple encore : le droit de se présenter et lafaveur d’être reçu, ce qu’il y a au monde de plus officiel dans nosmœurs.

Le billet avait raison quand il disait que Mme de Gesvres avaitexprimé à Mme d’Anglure le désir de voir chez elle M. deMaulévrier. Il avait tort quand ilajoutait qu’il n’oserait croire ettoute la sournoiserie de modestie hypocrite qui suivait. Personnen’était moins modeste que M. de Maulévrier, et il osait très biencroire à l’intérêt qui devait le flatter le plus.

Il faut bien dire, car c’est la vérité, que M. de Maulévrierétait l’amant de Mme d’Anglure, et que celle-ci, liée avec lamarquise de Gesvres, lui avait raconté dans des confidencesintimement ennuyeuses pour l’amie chargée du rôle d’écouter, tousses impertinents bonheurs. Jeune, expansive, enthousiaste, Mmed’Anglure avait fait de Mme de Gesvres le témoin de bien des folleslarmes. Comme Mme de Gesvres allait peu dans le monde et que M. deMaulévrier était fort blasé sur les plaisirs qu’on y goûte, iln’était pas étonnant qu’ils ne s’y fussent jamais rencontrés. D’unautre côté, dans le temps du règne de Mme deGesvres, M. de Maulévrier ne vivait point à Paris.

Une chose qui prouve admirablement en faveur de notre sociétéactuelle, c’est qu’autant on se perd corps et âme dans le mariage,autant on reste à la surface du monde au sein de l’amour le plusprofond et le plus vrai. Un homme gagne cent pour cent aux yeux detoutes les femmes quand il passe pour avoir cette rareté grande,une véritable passion dans le cœur. C’est une distinctioninappréciable, une décoration qui sied à l’air du visage ;cela fait bien, comme diraient desfemmes de l’ordre de la Toison d’or sur une cravate de veloursnoir. Malgré la démocratie qui nous emporte, la Toison d’or auraencore pendant longtemps un très grand charme de parure ; maisquand on ne l’a pas à s’étaler sur la poitrine, un attachement trèsavoué pour une femme en particulier pose merveilleusement auprèsdes autres.

En sa qualité de femme, la marquise de Gesvres subissait celacomme les moins distinguées de son espèce. Aussi, plus d’une foisavait-elle demandé des détails à Mme d’Anglure surla grande passionde M. de Maulévrier.Le diable sait seul probablement ce qui se passait dans sa têtependant que Mme d’Anglure répondait longuement à ses questions. Ily avait peut-être le singulier intérêt qui s’attache pour toutefemme à un amour qui n’est pas pour elle ; peut-être aussi unpeu de malice, car Mme d’Anglure paraissait un peu sotte à satendre amie, et celle-ci s’était étonnée plus d’une fois qu’unepareille femme eût pu fixer un homme du mérite de M. deMaulévrier.

En effet, M. de Maulévrier avait un mérite incontesté dans lemonde ; il y jouissait d’une réputation superbe d’hommed’esprit qui, comme la Fortune, était venue s’asseoir à sa portesans qu’il lui eût fait la moindre avance. Son indolence étaittelle qu’on pouvait le voir cinquante fois de suite et ne pasconnaître, comme l’on dit, la couleur de ses paroles. Ehbien ! son silence lui réussissait. On le respectait comme unserpent engourdi ; il passait, à raison ou à tort peut-être,mais enfin il passait pour un homme supérieur.

Cette réputation était venue jusqu’à Mme de Gesvres. Aussi luisemblait-il étrange que M. de Maulévrier eût eu la méprise d’unamour sérieux pour Mme d’Anglure ; comme si l’esprit étaitnécessaire pour se faire aimer, quand on a des manières pleinesd’élégance et un genre de beauté très relevé et vraimentpatricien ! Ces avantages si nets, Mme d’Anglure les possédaità un degré éminent ; que lui fallait-il davantage ? Mmede Gesvres, qui jugeait un peu trop l’amour du point de vue communà toutes les relations de la vie, croyait bonnement que l’espritétait la perle des dons que Dieu a répandus sur les femmes, etleRégent de leurs couronnes. Petit enfantillageégoïste, ordinaire aux personnes spirituelles qui ont la modestied’ignorer que tout l’esprit du monde ou du diable ne vaut pas leplus léger mouvement d’éventail quand il s’avise d’êtregracieux.

Et tout cela aurait dû, à ce qu’il semblait, donner à Mme deGesvres l’intérêt de la visite qu’elle attendait le lendemain. Maissa pensée était si lasse, la nuit l’affaissait tellement surelle-même, qu’elle était aussi déprise de tout que jamais enregardant sans voir le cachet qui fermait la lettre de M. deMaulévrier.

À quoi pensait-elle ? – Elle ne pensait pas. Elle avait latorpeur de cet ennui qui noyait sa vie. Nulle préoccupationn’influait sur sa manière d’être. Nul pressentiment nel’avertissait de la nouvelle ère que le lendemain commencerait pourelle. Les pressentiments n’atteignent jamais que les êtres chez quil’imagination domine et le corps languit. Or, Mme de Gesvres avaitbeaucoup trop d’esprit pour avoir de l’imagination, et son corps nelanguissait pas plus que les torses de Rubens.

Chapitre 2La première entrevue

Le lendemain, Mme de Gesvres alla au Bois, malgré l’humiditédéjà froide des matinées d’octobre. En revenant de sa promenade,elle fit quelques visites et rentra pour recevoir M. deMaulévrier.

Celui-ci vint peu de temps avant l’heure où l’on dîne, et commel’on était en octobre et que, d’ailleurs, l’appartement de Mme deGesvres était drapé avec toutes les prétentions au mystère qu’onttant de femmes qui n’ont rien à cacher, ils se virent à peine, touten se parlant d’assez près.

Ainsi ils commencèrent par où les autres finissent, car l’espritest la dernière chose que l’on montre dans ces premières rencontresqu’on appelle faire connaissance, etl’air, la figure et la pose y sont presque tout dès l’abord ;le reste vient après, s’il y a un reste, lequel, par parenthèse,n’est jamais accepté que sur le pied où l’air, la figure et la posel’annoncent : chose absurde, mais souveraine.

La conversation fut ce qu’elle est toujours quand on se voitpour la première fois. Cependant, comme ils étaient assez curieuxde se connaître l’un et l’autre, à cause de ce qu’ils avaiententendu dire en bien ou en mal de leurs augustes personnes, ilsmontrèrent plus d’entrain dans leur conversation qu’on n’était endroit d’en attendre d’une femme ordinairement ennuyée et d’un hommeordinairement indolent. Ils s’animèrent, ils firent feu de temps àautre avec la parole, et enfin ilsseparurent réciproquement très spirituels. Vivantsous l’empire de la civilisation parisienne, et n’étant plus nil’un ni l’autre au début de la vie (Mme de Gesvres avaittrente-deux ans et M. de Maulévrier vingt-sept), c’était la seulesensation qu’ils devaient se donner. Ils ne pouvaient éprouver cesridicules embarras qui prédisposent à l’amour et qui constituent àla première entrevue le douloureux bonheur d’être ensemble.

Ils parlèrent fatalement de Mme d’Anglure, puisqu’elle était lenœud de leur connaissance. Ils en parlèrent avec une sobriété et ungoût parfaits, comme l’on doit parler de son amie et de samaîtresse dans un monde où l’on est obligé de montrerl’indifférence la plus dégagée à propos de ses meilleurssentiments. Aux termes où ils en étaient, nulle allusion à laliaison de Mme d’Anglure et de M. de Maulévrier n’était possibleentre gens de si bonne compagnie. Qui des deux se la serait permisefût tombé dans le mépris de l’autre immédiatement.

Cette réception presque dans la nuit, grâce à l’heure avancéed’un jour d’octobre et aux obscurités de l’appartement,impatientait un peu M. de Maulévrier. Il y avait bien du feu dansla cheminée, mais c’était un brasier dont la lueur ne remontait pasjusqu’au visage de Mme de Gesvres, et dont le reflet mourait surdes pieds irréprochables dans leur svelte forme, mais pleins depuissance, et qui s’appuyaient avec plus d’aplomb que de légèretésur un coussin de velours.

Laurette fit cesser toutes les impatiences intérieures de M. deMaulévrier. Elle apporta une petite lampe d’albâtre qui déversaitune de ces fausses et charmantes lumières comme le génie du mal, lediable en personne, a dû en inventer pour l’usage des femmes quifont ses affaires dans ce monde ; car tout ce qui est mensongeleur va à merveille, et cette lumière est une flatterie.

Le coup d’œil de part et d’autre fut aussi assuré querapide.

– Je vous connaissais, Monsieur, – dit Mme de Gesvres.

– Et moi aussi, Madame, je vous connaissais, répondit M. deMaulévrier.

Ils s’étaient vus, la veille, aux Italiens, M. de Maulévrier,qui était seul dans sa loge, n’avait pu demander à personne quelleétait cette femme enveloppée dans sa pelisse pourpre avec un air siantidilettante, et Mme de Gesvres avait très bien remarquél’élégance d’un homme dont la physionomie indifférente avait l’airque nous pourrions supposer aux paresseuses divinités deLucrèce.

Mais l’attention de Mme de Gesvres, pour un homme dont lesregards obstinément fixés sur elle devaient avoir le velouté d’unhommage, ne dura que quelques instants. Gâtée par lesprosternements des hommes, objet des plus ardentes contemplations,cible ajustée par toutes les lorgnettes, Mme de Gesvres se détournabientôt de cet homme de plus qui probablement l’admirait. Comme cesoir-là était un de ses plus cruels moments d’ennui, elle sortitbien avant la fin du spectacle, et ne se douta point que la lettrequi lui fut remise en descendant de voiture fût précisément du seulêtre qui dans la soirée l’eût fait sortir, pour une minute, de sesanéantissements.

Par un hasard unique dans les annales de Mme de Gesvres, laseconde impression que lui causa M. de Maulévrier fut dans le mêmesens que la première. Comme l’on dit dans le monde, avec uneélégance positive et un peu abstraite, ellele trouva bien ; toutes les pluspassionnées admirations venant expirer à ce mot suprême, lescolonnes d’Hercule de l’éloge dans l’appréciation des gens bienappris.

Quant à elle, il était évident qu’elle était moins belle auxyeux de M. de Maulévrier, vêtue de gris comme elle l’était alors etavec un bonnet, – charmant pour qui n’eût été que jolie, – que laveille, les cheveux plaqués aux tempes, l’émeraude flamboyante aufront, et ses larges flancs respirant puissamment dans la peau debête fauve qui doublait sa mante écarlate. Il y avait entre cetteespèce de panthère étalée dans la cage d’une loge auThéâtre-Italien et la Parisienne sédentaire, assise près du foyer,sur sa causeuse, une différence immense, infranchissable, celle durose pâle de ses gorgères.

Mais quelles que fussent leurs impressions à tous les deux, ilsne s’en cachèrent pas plus qu’ils ne s’en communiquèrent le secret.Ils ne pouvaient encore se mentir l’un à l’autre, privilège d’uneconnaissance plus étroite et d’une intimité plus grande. Seulement,ils mentirent à Mme d’Anglure en lui écrivant leur opinion l’un surl’autre, M. de Maulévrier dans la soirée de cette premièreentrevue, et Mme de Gesvres huit jours après, comme si c’était enelle paresse pleine d’indifférence, mensonge de plus !

Voici quelques-uns des mensonges de M. de Maulévrier :

« Vous m’avez quelquefois reproché, ma chère Caroline, laprétention au coup d’œil d’aigle et à la vérité de la premièreimpression. Une fois de plus, une fois encore, je vais vous donnerdes armes contre moi. Vous grondez si bien et d’une voix si douce,que je désire beaucoup plus vos gronderies que je ne les crains. Jesors de chez Mme de Gesvres. Je viens de voir cette fière beauté sirenommée, et qui tout crûment me déplairait si elle n’était pasvotre amie.

« Hier, je l’avais aperçue aux Italiens, sans me douter quece fût elle. De loin, aux lumières, elle produit un effet assezimposant, mais de près et de plain-pied on s’arrange peu de tout cegrandiose. Franchement, quand on n’est pas impératrice de Russie etqu’on n’a pas empoisonné son mari, il ne sied pas en Europe d’avoirun genre de beauté comme celui-là.

« Mme de Gesvres, qui n’est qu’une des femmes les plusélégantes de Paris et qui n’a jamais empoisonné de mari, car à quoibon dans nos mœurs actuelles ? est une coquette éblouie etgâtée par les éloges, les admirations, les fausses amitiés et lesfaux amours, et qui n’entend pas plus les intérêts de sa beauté ques’il n’y avait pas de glace sur la cheminée et d’instinct de femmedans son cœur. Je l’ai trouvée mise comme vous auriez pu l’être, machère belle, vous d’une beauté si molle et si pure ! Commevous, elle ose bien fermer à demi ces yeux qui ne sont pas tropgrands, je vous jure, et qui, je crois, sont aisément durs. Mais cequi est en vous abandon et charme n’est en elle que chatterie etperpétuels artifices. Elle travaille immensément son sourire, maiselle ferait bien mieux de l’attendre que de l’appeler.

« Rien dans ce que je lui ai entendu dire ne justifie laréputation de personne d’esprit qu’on lui a faite. D’ailleurs,l’esprit d’une femme est tout ce qui semble l’expression de sonâme, et si Mme de Gesvres a de l’âme (car vous la dites bonne,compatissante, dévouée), rien n’en passe à travers sa beauté opaquequi n’étincelle jamais que du feu d’une plaisanterie, ou du désirde paraître plus grande qu’elle ne l’est en réalité, etc.,etc. »

C’est ainsi que M. de Maulévrier rendait compte à la charmantepetite d’Anglure de sa visite à Mme de Gesvres. Le jugement qu’ilvenait d’écrire, quoique vrai en plusieurs endroits, et en setenant aux surfaces d’une nature féminine qui ne manquait pourtantpas d’une certaine profondeur, ce jugement était complètement fauxd’après les sensations de celui qui l’avait écrit. La beauté de Mmede Gesvres, si critiquée, l’avait au fond trouvé très sensible, etni la robe inharmonieuse de soie gris de perle, d’une teinte tropindécise et trop pâle, ni ces rubans roses, noués sous ce mentonqui avait la matidité du marbre et l’idéalité du ciseau grec, nices sourires bassement mendiants de coquette, ni ces regardsmi-clos à dessein et voluptueux à froid, n’avaient empêché M. deMaulévrier de regarder Mme de Gesvres comme la plus belle créaturequ’il eût jamais vue, et la plus tentatrice pourson imagination blasée d’homme du monde et ses sens expérimentés devingt-sept ans.

Il est vrai que depuis quatre immenses mois il était lassé decette beauté de camélia élancé, mol et pur, que Mme d’Anglurepossédait à un degré si éminent ; de toute cette jeunessevirginale encore, malgré deux années d’un mariage consomméseulement, à ce qu’il semblait, dans l’écartèlement de deuxécussons sur la portière d’une voiture ; de toutes cesfragilités d’albâtre, de toutes ces délicatesses infinies quifaisaient de Mme d’Anglure une friandise si recherchée par lessybarites intellectuels de l’amour moderne. Et ce n’est pas toutencore : il était fatigué aussi de l’imperturbable tendressequ’on lui montrait, et de cette bêtise pleine de charme qu’aimaientRivarol et Talleyrand et qui est le majorat des femmes tendres. Cesdispositions, que lui seul appréciait, furent peut-être la cause deson admiration spontanée pour Mme de Gesvres. Du moins cela laprépara-t-il. Le monde reconnaissait à Mme de Gesvres beaucoup plusque cet esprit, le seul exigible dans les femmes, et qu’elles onten commun, quand elles sont jolies, avec les pêches mûres et lesroses mousse entr’ouvertes. Or cette opinion du monde pouvaitinfluer sur M. de Maulévrier, qui n’était pas du tout unphilosophe, et qui, dans ses fantaisies et ses préférences, n avaitpas le mauvais goût héroïque de mépriser l’opinion.

Quant à Mme de Gesvres, les mensonges qu’elle écrivit à son amieMme d’Anglure furent beaucoup plus courts, et par conséquentbeaucoup plus profonds que ceux de M. de Maulévrier. Si tout hommement, dit le sage, toute femme ment aussi, mais beaucoup mieux. Aulieu d’arranger agréablement de petites faussetés en manièred’opinion, comme n’avait pas manqué de faire M. de Maulévrier, Mmede Gesvres eut l’art de glisser dans une lettre sur la façon deposer les volants et la forme nouvelle des turbans de l’hiver,un : « À propos, ma chère, j’ai vu M. de Maulévrier. MonDieu, comment est-il possible que vous vous soyez compromise pourcet homme-là ! » Il y avait dix-huit mois, en effet, queMme d’Anglure avait été jugée compromise par les soins, qu’elleagréait de M. de Maulévrier. La phrase de Mme de Gesvres lerappelait avec une charmante cruauté de compatissance. Tout legénie de la femme respirait dans ce repli épistolaire. C’était toutà la fois mensonge et perfidie, masque et stylet.

Cependant, comme M. de Maulévrier était en vacances de cavalierservant par l’absence de Mme d’Anglure, il ne trouva rien de mieuxà faire que de retourner chez la marquise. Elle avait pris son airde reine pour lui dire qu’elle était toujours chez elle à quatreheures. C’était de tous les airs que sa mobile coquetterie et sestalents de comédienne lui inspiraient, et qui semblaient plusnombreux et plus étonnants que les merveilleuses robes de Peaud’Âne, celui qui allait le mieux à son genre de physionomie, commele rouge était la couleur qui seyait le plus à son teint. – M. deMaulévrier, qui trouvait une nuance de bassesse dans la courtoisiedes hommes vis-à-vis des femmes, et que Mme d’Anglure avait dresséau rôle de sultan, ne fut point blessé de l’assurance avec laquelleon lui prescrivait presque de venir. Avec ses idées sur la positiondes femmes au dix-neuvième siècle et les habitudes de toute sa vie,cela ressemblait à de la prédestination.

Chapitre 3Maulévrier

Le marquis Raimbaud de Maulévrier était un de ces élégantspatriciens comme il s’en détache quelquefois sur le fond commun denotre société bourgeoise ; mais tout patricien qu’il fût,c’était un homme d’une raison trop affermie pour se méprendre auxtendances de son époque et pour se faire le Don Quichotte d’untemps épuisé. Élevé par une famille gardienne fidèle de bien despréjugés sur les classes auxquelles écherra le pouvoir de l’avenir,il n’avait accepté aucune des illusions qui font de quelques jeunesnobles de nos jours des oisifs frémissants et superbes, ne voulantpas se mêler aux promiscuités de la mauvaise compagnie. Ce motlui-même sent l’illusion que M. de Maulévrier ne partageait pas.C’est une épave d’une société naufragée, poussée par le flot del’habitude dans le langage du temps présent. Il ne peut plus yavoir, en effet, de mauvaise compagnie pour une nation qui a misl’égalité dans son code, et qui trouvera peut-être un de ces matinsdans ses mœurs la nécessité du suffrage universel. Cetteappréciation exacte et désintéressée des choses, qui aurait fait deM. de Maulévrier un homme d’État si derrière cette appréciation ily avait eu l’ambition qui l’applique et qui l’utilise, l’avaitempêché de jouer au pastiche, comme tous les pauvres jeunes gensses contemporains. C’était un dandy de son époque, et rien de plus.Seulement, pour n’avoir été rien de plus, pour s’être arrêté à cepoint juste dans la réalité de son temps, pour n’avoir singé niByron, ni Alfieri, ni Lovelace, ni Don Juan, ces physionomiesdevant lesquelles tout ce qui en avait une la grima, pour avoiréchappé au néochristianisme, aux préoccupations moyen-âge, et pourêtre demeuré dans l’insouciante vérité ou le doute insouciant de sanature, il avait fallu une certaine force d’inertie rebelle auxentraînements du dehors, ou une raison supérieure. Cette raisonsupérieure, M. de Maulévrier l’aura plus tard sans nul doute, maisla coupe de ses vêtements était alors d’une trop grande élégancepour que l’indolence de sa personne ne fît pas la moitié de lapuissance de sa raison. C’était comme le dernier archevêque deRohan, qui devint prêtre parce que sa femme était morte pour avoirmis le feu à sa jupe, mais qui, à cause de la beauté même desdentelles de son rochet d’archevêque, faisait un peu tort à lamagnifique réputation de son chagrin.

Au reste, s’il avait été préservé par les défauts et lesqualités de son esprit des imitations tourmentées d’une époque deperroquets et de singes, M. de Maulévrier n’était ni plus vrai niplus naturel qu’on ne l’est ordinairement à Paris. À Paris, qui estvrai maintenant ? Le naturel n’est plus que la superstition dequelques femmes charmantes ; mais ces femmes charmantesmettent une nuance de rouge vers quarante ans, et donnent tous lessoirs sur leurs canapés dix démentis à leurs principes religieux,en fait de naturel et de vérité. Seulement, comme l’apprêt et lafausseté de M. de Maulévrier n’étaient ni l’apprêt ni la faussetédes autres, il paraissait fort affecté à cette société affectée quilui reprochait sans cérémonie d’être fat, ce mot compromis par lessots, mais que les gens d’esprit relèvent. Certes ! si l’onentend par fatuité une excellente et imperturbable bonne opinion desoi-même qui faisait rarement l’hypocrite, M. de Maulévrierméritait un peu ce nom terrible que les femmes appliquent d’unefaçon presque imprécatoire à l’homme qui ne met pas toute sa gloireà les aimer, et dont la vanité n’est pas la très humble servante dela leur. Cette bonne opinion, quand on l’a, se montre surtout dansles relations du monde avec les femmes, par l’emploi d’unepolitesse froide et réservée, bien éloignée des câlineries et desvertèbres de serpent qu’il fallait avoir autrefois, quand c’étaitun honneur de recevoir, comme le maréchal de Bassompierre, sixmille lettres d’amour écrites par des mains différentes. Alors lafatuité consistait en une magnifique impudence qui disait leschoses haut et net, faisait la roue sous tous les lustres, etgardait fièrement après rupture le portrait de toutes sesmaîtresses pour orner sa petite maison. Aujourd’hui, la fatuité neressemble plus à tout cela ; elle n’est plus de l’impertinencedans le mot qu’on dit, mais dans le silence qu’on garde. Elle neconquiert plus ; elle attend. Elle est nonchalante commeCléopâtre. Elle ne fait plus de sièges ; elle en soutient.Dans notre temps, les hommes véritablement fats et d’une certainevaleur de vanité sociale ne font plus la moindre avance aux femmes,mais se renferment avec elles dans un bégueulisme dégoûté etconvenable tout ensemble, qui est du plus majestueux effet. À cetheure, Richelieu ne se recommencerait pas sans un immense ridicule.Les Richelieu de notre âge portent des jupons : ils sontfemmes. Si autrefois un homme ne se comptait que par le nombre defemmes écrites sur sa liste, les femmes d’aujourd’hui ne secomptent que par l’hécatombe de sots cotés en amoureux sur leurschastes albums, et c’est ainsi que d’un siècle à l’autre les rôlesont été intervertis.

Cette idée sur les femmes et leur destination actuelleappartenait à M. de Maulévrier, et devait influer sur sa conduite.Jusque-là, du moins, elle y avait influé. Commeles coups de foudre n’existentpas pour les fils de ceux qui ont vu la révolution française, M. deMaulévrier, tout en retournant chez Mme de Gesvres, tout ens’imprégnant de plus en plus de la beauté et de l’esprit de cettefemme, ne cessa de conserver les habitudes sous l’empire desquellesil était toujours demeuré. Il gardait sa pose éternelle d’homme dumonde élégant, courtois, quoiqu’un peu railleur, mais, après tout,irréprochable. Malgré ses dehors introublés, M. de Maulévriersentait cependant chaque soir davantage que cette belle créature,cette reine de causeuse et de canapé, exerçait sur lui unepuissance que nulle femme n’avait exercée, même dans le temps qu’ilétait plus jeune et qu’il festonnait des romans en action sur lespatrons de ceux qu’il lisait. Comment fallait-il appeler cettepuissance ? Était-ce de l’amour ? À coup sûr, c’était del’amour à son aurore ; car l’amour commence par une admirationnaïve ou cachée, la préoccupation incessante, beaucoup de désirs etun peu d’espoir. Or, l’espoir de ce fat de Maulévrier étaitimmense, et la vanité d’avoir pour conquête, dans les chroniques dela médisance parisienne, une femme d’un esprit et d’une beauté desi haut parage faisait terriblement flamber ses désirs.

Quant à elle, elle sentait un intérêt nouveau se glisser dans savie, et ce n’était pas seulement l’intérêt de l’intérêt qu’oninspire, ce n’était pas seulement celui d’un deces commencements sans la fin,qui pour elle n’avaient été que trop nombreux. C’était quelquechose de plus fort et de mieux accueilli. Elle espérait que, si cetintérêt grandissait et devenait de l’amour, il emporteraitl’apathique ennui dans lequel trempait sa vie depuis si longtemps.Elle avait vu M. de Maulévrier à travers les larmes de Mmed’Anglure : c’était quand elle ne le connaissait pas ;maintenant elle trouvait que la tête allait fort bien à l’auréole,et que tant de larmes avaient eu raison de couler ; maiscomme, hors ces larmes, celle qui les versait n’était qu’une faibletête après tout, Mme de Gesvres s’apitoyait fort sur ce que cepauvre Maulévrier n’avait pas trouvé en Mme d’Anglure la femme quiconvenait à ce qu’il avait de distingué dans l’esprit et peut-êtred’exigeant dans le cœur. Ainsi, pour elle, comme pour tous,Maulévrier devait être un homme à passion romanesque et profonde.Il passait pour passionné comme il passait pour supérieur, sansavoir jamais fait pour cela que se donner la peine de naître etd’avoir des yeux noirs assez beaux.

Dans ces dispositions mutuelles l’un vis-à-vis de l’autre, ilsne tardèrent pas à vivre sur ce pied d’intimité qui précède lesaveux et les autorise entre gens qui ne sont plus des enfants, etqui sont libres de disposer de leurs sentiments et de leurs heures.Le mari de Mme de Gesvres ne bougeait de Russie, et quant àl’esclavage de M. de Maulévrier et à son amour pour Mme d’Anglure,tous les jours cette chaîne et cet amour allaient diminuant. Commecelle-ci vivait tranquillement à la campagne, croyant àl’antipathie de son amant pour son amie, et à un amour qui depuisun temps immémorial ne lui renvoyait qu’une seule lettre pour unedouzaine, ils avaient toute facilité pour s’adorer et pour se ledire. Quoique ce fût à Paris, rue Royale, et dans un boudoir quin’avait jamais été un désert, ils pouvaient cependant se créer unesolitude aussi grande que celle de Juan et d’Haïdée aux bords desmers méditerranéennes.

Malheureusement, le Juan était un gentilhomme accompli quisavait son Byron par cœur, et qui avait passé sa jeunesse à faireune épouvantable consommation de gants blancs et à réfléchir sur lavie, les deux seules ressources qui nous soient restées, à nousautres jeunes gens qui n’avons pas vu Napoléon ; et la Haïdéeétait, ma foi, d’une beauté aussi grande que Haïdée elle-même, maisni si jeune, ni si naïve, ni si divinement ignorante, ni siprédisposée à l’amour. La prédisposition de Mme de Gesvres étaitcelle de toutes les femmes très spirituelles des sociétés avancées,l’ennui d’être et l’horrible peur de vieillir pour rien.

Grâce donc à ce misérable ennui et à cette terreur prévoyante,grâce aussi peut-être à l’immense convoitise qui saisit toute femmequand il s’agit de souffler l’amant et d’escamoter le bonheur d’uneautre, Mme de Gesvres résolut de remplacer Mme d’Anglure et defaire sauter, à force de manèges, toutes ces hautes convenancesdans lesquelles se dressait M. de Maulévrier. « Il est parfaitde manières », se disait-elle ; mais elle voulait voirces manières oubliées un jour dans l’égarement de la passion.Jamais elle ne sentirait mieux sa puissance que quand cet homme simesuré, et d’une si froide élégance qu’elle ressemblait presque àdu dédain, se permettrait toutes les audaces à ses pieds et n’ycraindrait plus toutes les bassesses. Pour l’y amener, elledépensait chaque soir un esprit de démon et des façons siréniennes.C’était une bataille désespérée qu’elle livrait ; elle nes’illusionnait pas sur l’empire qu’une femme commence à prendre àtrente ans avec un homme de l’âge et du monde de M. de Maulévrier.Elle était fausse avec lui, quoiqu’elle ne songeât qu’à le rendreheureux et à être heureuse comme lui par un amour vrai. Elle étaitfausse parce qu’elle voulait lui inspirer une passion dont elle eûtressenti l’influence, et qu’il faut mentir aux passions pour lesexciter. De tous les mensonges avec lesquels on attise l’amour,elle répétait sur tous les tons, d’une voix qui semblait émue,celui avec lequel les femmes savent donner le vertige aux plusinébranlables cerveaux : « Je ne voudrais pour rien vousaimer. Ce serait là le plus grand malheur de ma vie. »

Cette manière d’être ne pouvait pas manquer d’agir très vivementsur M. de Maulévrier. Il n’avait jamais eu affaire à si fortepartie ; il n’avait jamais connu que des femmes plus ou moinscharmantes, mais plus ou moins vulgaires, malgré leur ramaged’oiseau bien appris et la distinction de leurs révérences. Mmed’Anglure, qui avait pris possession officielle de sa personnedepuis deux ans, avait une tendresse d’âme incomparable ; maiscette tendresse naïve manquait d’adresse : mal irréparable,car il faudrait que les anges du ciel eux-mêmes, s’ils couraientles salons de Paris, eussent la rouerie de leurs plus divinssentiments. M. de Maulévrier, qui, dans toutes ses liaisons,n’avait jamais rencontré personne de la volée de Mme de Gesvres, sesentait outrageusement asservi. Il rattachait ce masque de fat, quiest souvent un masque de fer, quand, entr’ouvert par elle, dansleurs longs tête-à-tête, elle plongeait dessous le regard de lafemme qui cherche si elle est aimée. L’aimait-il ? il lecroyait, du moins ; mais, homme du monde, frotté decivilisation parisienne, il croyait dans les intérêts de son amourde le cacher sous des airs de superbe désinvolture. La vanitéfaisait en lui tort à l’amour. En elle, au contraire, la vanitéaurait servi l’amour, si l’amour eût pu exister. Elle se montait latête pour qu’il existât, mais cela suffisait-il ?

Chapitre 4Le portrait

Quoiqu’elle ne donnât plus de fêtes officielles et que, dans lelangage absolu des salons, la marquise ne vîtplus personne, elle recevait pourtant tous les soirs.C’étaient quelques femmes restées du monde plus qu’elle, et quivenaient voir, dans le Sainte-Hélène de son boudoir de satinjonquille, cette beauté napoléonne qu’elles avaient peur d’en voirsortir, et qui n’avait pas eu de Waterloo. C’étaient encore leshommes les plus élégants de Paris, héroïques chevaliers de lafidélité à la beauté des femmes, que l’éclat jeté par celle de Mmede Gesvres attirait toujours. – Dans ces réunions de hasard, lesuns s’en allaient, après un bonsoir bien vite dit entre deux actesdes Italiens, et les autres restaient à causer, s’ils pouvaient,car Mme de Gesvres courait les vivres aux sots ; on ne jouaitpas chez elle, et il n’y avait point de piano, deux grandesressources de moins pour les gens nuls. Comme elle riait un peu dutalent d’artiste qu’étalent à présent la plupart des femmes, elleaimait à prendre au trébuchet d’un salon sans piano toutes lesGrisi aristocratiques qui ont besoin d’un morceaudes Puritains pour dire quelque chose. C’étaientordinairement les hommes qui restaient. Quoiqu’elle fûtirrégulière, et que tantôt elle fût vive et tantôt triste, séparanttoujours ce que Mme de Staël unissait, les hommes estimaient, sansbien s’en rendre compte, cette droiture de sens, cette supérioritévraie qui éclatait souvent à travers les mines de l’enfant gâté, dela despote dépravée par les flatteries, de la chatte câline quifaisait gros dos avec des épaules d’une incomparable volupté. Ilscausaient là librement et de tout. Un détail, du reste, qui peindraces soirées, c’est qu’au lieu du thé, on prenait du punch. Quand onavait bien causé, on s’en allait pour revenir le lendemain ;cour assidue, mais sans favoris, et qu’après bien des espérancestrompées, bien des fatuités en défaut, on avait pris le parti defaire à la marquise sans ambition, sans arrière-pensée, sansprétendre à rien qu’à la faveur de baiser une main splendide decontour et de blancheur, qu’elle tendait à tous avec une grâceroyale, et qu’elle appelaitreligieusement sa patène.

Un soir, le dernier des habitués du salon de la marquise venaitde partir ; les mots par lesquels elle l’avait congédiés’étaient perdus dans un de ces éclats de rire comme il en vibraitparfois sur ses lèvres capricieuses ; elle restait seule avecM. de Maulévrier. Elle était assise ou plutôt couchée sur sacauseuse. Lui était assis sur le divan en face, de l’autre côté dela cheminée, à la place où il l’avait regardée tout le soir selivrer aux diverses impressions d’une femme mobile que laconversation entraîne. Parfois, de la sultane plongée dans lescoussins de sa causeuse, étalant richement l’ampleur d’une beauté àréveiller le Turc le plus engourdi, il levait les yeux jusqu’à unportrait placé au-dessus de la causeuse, un portrait de Bérangèrede Gesvres à une époque déjà éloignée. Elle avait dix-huit ans dansce portrait, des bras rosés et puissants de santé et de jeunesse,un voile rejeté bizarrement autour de la tête, et un regard perduet contrastant par sa mélancolie avec l’étincellement de la viedans le reste de sa personne. Le fond du portrait représentait unciel orageux. Rien n’était idéal comme tout cela. Maulévriercherchait comment cette tête de jeune fille, que les Italiensauraient caractérisée par le mot charmantde vaghezza, avait pu devenir cette autre tête, d’unsourire si net, d’un regard si spirituel, d’un caractère sipositif, même quand elle cherchait le plus à l’adoucir, – habilecomédienne, mais heureusement impuissante.

– Vous regardez ce portrait ? – dit-elle, lisant dans sapensée ; – vous ne trouvez donc pas qu’il ressemble ?

– Non, – répondit-il, regardant toujours.

– Eh bien ! cela a été frappant, – reprit-elle. – Maisalors je n’avais pas souffert ; j’étais jeune encore plus decœur que d’années. Tous ceux qui m’ont connue à cette époque, MM,de Montluc, par exemple, vous diront que ce portrait étaitfrappant.

– Pourquoi, – dit Maulévrier avec une curiosité intéressée,voilée sous un de ces airs à sentiment que les hommes d’esprit lesplus moqueurs peuvent se permettre quand on n’est que deux dans unechambre, – pourquoi ne m’avez-vous jamais confié que vous avezsouffert ?

En effet, elle ne le lui avait pas dit depuis les quelquessemaines qu’ils se connaissaient. C’était étonnant, mais l’occasionne s’était pas présentée d’improviser une de ces sonates de musiqueallemande qu’elle ne manquait jamais d’exécuter sur les peines ducœur et les ravages de la jeunesse. J’ai averti que c’était là unede ses coquetteries sérieuses. Elle avait souffert, il est vrai,puisqu’elle avait aimé un homme indigne d’elle, mais elle avaitsouffert dans les conditions de sa nature, avec la froideur dessens, la mobilité de l’imagination et l’intelligence qui pousse aumépris. C’était beaucoup moins souffrir qu’elle ne l’affectait.

M. de Maulévrier se leva et vint s’asseoir à côté d’elle, commes’il eût voulu constater, en s’approchant, par quel endroit de lacuirasse avait pénétré la blessure dont elle se plaignait. Ilpensait que les cœurs qui ont aimé sont incorrigibles, et il sesentait un grand espoir.

– Vous croyez donc – reprit-elle avec un accent de reproche dontil fut complètement la dupe – que j’ai toujours été ce que jesuis ? Le monde dit de moi que je suis une coquette, et il y adu vrai dans ce jugement ; mais si je le suis devenue, à quila faute ? si ce n’est à ceux qui m’ont flétri le cœur ?Les hommes valent-ils l’amour qu’on a pour eux ? si vousm’aviez connue dans ma jeunesse, avant que j’eusse aimé etsouffert, vous ne croiriez plus que ce portrait est une fantaisied’artiste, une exagération, un mensonge. Je vivais à Grenoblealors, et j’étais une jeune fille rêveuse, passionnée, romanesque,mais si timide qu’on m’avait donné le nomde la Sauvage du Dauphiné.

Le mot de sauvage, sur des lèvres si parfaitement apprivoisées,fit sourire M. de Maulévrier.

– Vous êtes comme les autres, – continua-t-elle en remarquantson sourire, – vous ne me croyez qu’à moitié. Je vous le pardonne,du reste, car le changement a été si profond qu’il est bien permisde ne pas comprendre que la physionomie de mon portrait m’aitappartenu autrefois.

– Et croyez-vous donc avoir perdu à ce changement, Madame ?– fit Maulévrier avec une galanterie pleine de vérité, car malgréles trente ans terribles et la perte de cette vague et ravissantephysionomie qui est la curiosité de l’avenir dans les jeunesfilles, il la trouvait plus belle que dans son portrait. M. deMaulévrier n’était, Dieu merci ! ni un poète ni un peintre,et, d’ailleurs, nous vivons à une époque où l’air idéal est lavisée commune, et où les plus intrépides valseuses jouent à lamadone avec leurs cheveux en bandeaux. M. de Maulévrier était unpeu blasé sur ce genre de figures mises à la mode par une certainerénovation littéraire et de beaux-arts. Il aimait mieux que toutesces langueurs hypocrites ou passionnées la physionomie de Mme deGesvres, physionomie toujours nette et perçante quand elle nefaisait pas la chatte-mitte, ce qui, du reste, le cas échéant,n’était pas de l’idéalité davantage.

– Si je le crois ! – répondit-elle. – Oui, trèscertainement, je le crois. Quand je compare ce que j’étais à ce queje suis, je me déplais maintenant.

– Mais, pour moi, c’est tout le contraire, – reprit vivement M.de Maulévrier. – Vous me plairiez bien moins si vous vous plaisiezdavantage, si vous ressembliez davantage à votre portrait.

– Et qu’en savez-vous ? – interrompit-elle. – Vous me diteslà des galanteries indignes d’un homme comme vous, monsieur deMaulévrier ; je ne dois point vous plaire, puisque vous êtesamoureux.

– Mais ceci est terriblement absolu, – fit Maulévrier. – En faitde femmes, je n’ai jamais été ultramontain, et je ne crois point àla suprématie du pape.

– Raillez, Monsieur, tant qu’il vous plaira, – dit Mme deGesvres ; – la suprématie de la femme aimée doit être sigrande qu’elle rende impossible toute appréciation des autresfemmes. Nulle ne doit vous plaire. Avoir du goût pour une femme estpour cette femme une insolence ; mais pour celle que vousaimez, c’est une horrible infidélité.

Et quand elle fut sur ce chapitre, elle ne le quitta plus. Ellealla jusqu’au bout et fut sublime. Elle développa une thèse d’amourtranscendental. Elle le fit prodigieux, africain, chimérique ;en dehors de tout ce qu’on sait et de tout ce qu’on fait àParis ; maintenant hardiment que tout ce qui n’était pas cetamour exclusif, absorbant, immense, ne méritait pas le nom d’amour.Elle insulta les pauvres jeunes gens qui se ruinent en chevaux, enéquipages, en mémoires de tailleurs, pour se faire distinguer desanges qu’ils adorent ; elle fut impitoyable envers sescavaliers servants, à elle, ces patiti exercés àplier ses châles, à lui apporter les brochures nouvelles, descoupons de loges, et qui, discrètement soupirants, se morfondaientdans la pratique de l’amour pur. Elle fut magnifique dedédain ; elle eut le génie de l’absurdité. Bref, en langage dejournaliste, elle improvisa le plusbeau puff que l’on eût vu depuis longtemps.

– Si c’est un défi qu’elle me donne – pensa Maulévrier – je neramasserai pas le gant. C’est du roman que tout ce qu’elle chantelà, du roman moderne, comme la bonne compagnie n’en fait pas. – Sij’éprouvais – dit-il tout haut – un amour semblable à celui quevous venez de peindre, avouez, Madame, que vous vous moqueriez unpeu de moi.

Et c’était vrai. Mme de Gesvres ne pouvait pas enconvenir ; elle n’en convenait jamais ; mais c’était vraipourtant. Le bon sens, qui se trouvait nativement en elle et qui setrouvait fort à son insu le côté supérieur de son genred’esprit ; l’instinct du ridicule, prodigieusement développéchez toutes les femmes du monde comme elle ; tout l’eût faitcruellement accueillir un amour comme celui dont elle avait bâti lathéorie. S’il y avait des Desdemona au dix-neuvième siècle,n’auraient-elles pas la moquerie parisienne pour se défendred’Othello ? Mon Dieu, la marquise de Gesvres le savait dereste ! On disait qu’elle avait un jour voulu connaître ce quedevait être la passion d’un artiste, d’un de ces hommes dont l’âmeest profonde, et qui ont un rayon de feu sur le front et la barbeen pointes. Si les mauvaises langues disaient vrai, sans doute elleavait mis toutes ses avances sur le compte de cette grande chosetoute moderne, inventée pour sauver de l’hypocrite honte de biendes chutes, le magnétisme du regard. Avait-elle joué pendantquelques mois – tout en se livrant – à la Lélia avec cet homme,mi-partie de duperie et de charlatanisme, mais dans lequel, commedans tous les autres artistes ses confrères, la duperie ne manquaitpas de dominer ? M. de Maulévrier ne pouvait pas continuer unpareil rôle près de Mme de Gesvres. L’eût-il pu, il n’aurait pas,aux yeux de cette femme qui avait trempé ses lèvres à toutes lescoupes, et qui les en avait retirées purifiées par un dégoûtsublime, échappé au ridicule qui l’attendait.

Chapitre 5L’aveu

Quoique M. de Maulévrier n’acceptât pas le programme de Mme deGesvres sur la manière dont elle prétendait être aimée, il sentaitpourtant, à de certains frémissements qui passaient en lui près decette femme, et au poids de préoccupations qui le suivaient quandil n’y était plus, qu’il aurait pu remplir quelques conditions dece terrible programme, l’utopie des imaginations du siècle. Rien neressemblant plus à l’amour dans les hommes que les désirs que l’onfait attendre, M. de Maulévrier croyait à la grandeur de son amourpar la grandeur de ses impatiences. Seulement, ce soi-disant amourn’avait ni rêveries, ni larmes, ni désespoir, ni tous lesmouvements des âmes jeunes et tendres. C’était un amour d’homme devingt-six ans, d’homme d’esprit, d’homme du monde qui a beaucoupvu, beaucoup senti, et qui s’est aussi beaucoup moqué. C’était unamour qui ne jetait pas la vie hors du droit commun et qui n’enétait pas moins très réel, très impérieux, et pouvait devenir trèsamer.

Or, un pareil amour se prenant à une femme comme la marquise deGesvres, âme sauvée par la froideur des sens et la mobilité del’esprit de l’éclat funeste des passions, un pareil amour avaitbien des difficultés à vaincre. Sur ce point, malgré sa fatuité, M.de Maulévrier ne s’illusionnait pas. Tous les jours il faisait desdécouvertes dans le caractère de la marquise, et ces découvertesl’accablaient. Ce qui le soutenait, c’est qu’elle était ennuyée, etque l’ennui est peut-être chez les femmes le besoin d’avoir del’amour. Mais cette femme ennuyée, qui n’avait pas comme lui de cesardents désirs qu’il ne faut pas calomnier, avait comme luil’esprit qui juge et qui trouve je ne sais quelle affection secrètedans l’expression de tous les sentiments un peu vifs. Il était doncpresque impossible d’agir sur cette tête trop saine pour ne pasêtre rebelle à l’enthousiasme, et certainement il aurait désespéréd’un tel résultat si ce qui se brise le dernier chez un homme, lavanité, ne l’avait pas induit à persévérer.

Ce qu’il savait de la marquise fut la cause du silence qu’ilcontinua longtemps encore de garder sur les sentiments qu’il avaitpour elle. Il s’imaginait qu’avec une femme qui, à toutes lesépoques de sa vie, avait vu la terre à ses genoux, rester deboutserait d’un effet favorable et paraîtrait du moins distingué.Sachant combien la contradiction exaspère les natures féminines, ilalla quelquefois jusqu’à nier à la fierté persane de cetteBérangère, dont la beauté ne rencontrait pas plus d’indifférentsque de rivales, qu’il pût jamais l’aimer d’amour. Elle, à qui l’onn’avait jamais dit de telles impertinences, n’y croyait pas et luisoutenait, au contraire, qu’il était déjà amoureux d’elle aux troisquarts. Alors il s’engageait entre eux de ces débats, gracieux etlégers dans la forme, qui plaisaient à l’un et à l’autre parcequ’ils appartenaient l’un et l’autre à une société où la grâceconsiste à jouer avec ce qu’il y a de plus sérieux dans lessentiments et dans la pensée.

Mais ce manège, sur le succès duquel M. de Maulévrier avait tropcompté, et qui aurait réussi avec la plupart des femmes que lemonde traite en souveraines, échoua contre Mme de Gesvres.Échoua-t-il contre son indolence ou contre sa sagacité ?Vit-elle clair sous ces déclarations mensongères et peu aimablesque lui jetait incessamment Maulévrier ? On ne sait, maistoujours est-il qu’elle le laissa fort tranquillement se fatiguerdes petites faussetés qu’il avait d’abord cru habiles. D’honneur,elle aurait mérité de porter dans ses armes la devise desRavenswood. Elle attendit le moment de larevanche avec une patience orgueilleuse, et il ne manqua pasd’arriver. Ce pauvre Maulévrier se sentait pris par la famine,faute de demander ce que peut-être on ne lui refuserait pas. Aussi,après avoir caracolé, pour l’honneur des armes, sur les limitesd’une galanterie que sa vanité d’homme gâté par l’amour aveugled’une maîtresse esclave ne devait pas franchir d’un bond, ils’attacha enfin au courageux parti de sortir d’un sigisbéismechevaleresque qui, avec cette damnée marquise, aurait pu durer sansprofit jusqu’à la consommation des siècles. Il saisit l’occasionqu’elle lui offrait tous les soirs, dans leurs longs tête-à-têtesur la même causeuse, pour lui dire très positivement ce qu’ellen’aurait peut-être pas voulu comprendre s’il s’en fût tenu à lalettre morte des cajoleries innocentes. Comme, depuis quelquesjours, Bérangère, très contente au fond du trouble qu’elle causaità un homme de l’aplomb de M. de Maulévrier, redoublait de beautépar l’intérêt qu’avaient pour elle, si ennuyée d’ordinaire, desrelations qui pourraient plus tard passionner sa vie, Maulévriern’eut pas de peine à oublier ses idées un peu sultanesques sur lesfemmes, et à parler avec beaucoup de facilité et d’entraînement unlangage bien plus suppliant qu’orgueilleux. Le désir contenu depuislongtemps et stimulé ce soir-là par tout ce que la supériorité encoquetterie de Mme de Gesvres put inventer de plus décevant et deplus traître, le désir enflamma et acéra sa parole. Il fut pressantet éloquent. Avec la joie qu’inspirait à Mme de Gesvres cettevolte-face de langage, une autre qu’elle eût trahi ce qu’elleéprouvait. Mais elle, chez qui les sens demeuraient toujoursharmonieusement et imperturbablement tranquilles, écouta avec unegrâce très peu émue la rhétorique de Maulévrier, comme si c’eût étéun conte arabe.

Pendant qu’il parlait, elle plissait sur son genou son mouchoirbrodé. Quand il eut fini sa tirade, elle en secoua tous les plisavec un geste de l’impertinence la plus dégagée, et se retournantde trois quarts vers M. de Maulévrier, dont les lèvres touchaientpresque cette belle épaule, brisée autrefois par la colère d’unhomme :

– Ah ! vous m’aimez ? – fit-elle. – Mais ma pauvreamie, Mme d’Anglure, que deviendrait-elle si elle savaitcela ?

Voilà comme elle le paya de ses frais d’éloquence. Ce simple motfit reculer de six pouces au moins les lèvres qui allaient se posersur la belle épaule qu’on ne leur tendait pas. Le nom de Mmed’Anglure, de cette femme aimée si longtemps et qui, depuisquelques jours, n’avait pas plus préoccupé M. de Maulévrier que sielle n’eût jamais existé, lui causa un douloureux étonnement. Pourêtre un homme et un homme amoureux, on n’est pas un monstre, et lepremier mouvement de Maulévrier fut fort bon. Le second fut aussice qu’il dut être. N’était-ce pas de surmonter une impression denature à affaiblir l’effet de l’aveu qu’il venait de risquer ?Il n’y avait point à reculer. Il est des moments dans la vie où,pour baiser le bas d’une jupe, on passerait sur le corps des femmesqu’on adorait hier avec le plus d’idolâtrie. Maulévrier marcha donchardiment dans le sens de la pente qui l’entraînait. Il jura à Mmede Gesvres qu’il n’aimait plus Mme d’Anglure ; et c’étaitvrai. Mais ce qu’il jura bientôt aussi, sans se soucier del’inconséquence de ce second serment après le premier, c’est qu’ilne l’avait jamais aimée, c’est que les circonstances avaient faitseules une liaison qu’il eût rompue cent fois sans l’affectiondévouée de Mme d’Anglure, et que, malgré cette affection dont ilavait été reconnaissant, Mme d’Anglure l’avait toujoursépouvantablement ennuyé. Ceci était faux et effroyable. Mais,hélas ! c’était un homme d’esprit qui parlait à une femmespirituelle d’une liaison de trois ans avec une femme jugéemédiocre ; mais c’était un homme amoureux qui parlait à lafemme qu’il aimait ; et quoi de plus dépravant que la femmequ’on aime ? Du reste, en insultant si menteusement son passé,M. de Maulévrier ne fut pas le seul coupable. Mme de Gesvres lepoussa à cela avec une adresse et une volupté infinies. Elle pritles airs d’une inconsolable pitié en parlant de cette pauvre petiteMme d’Anglure, qui était bien la meilleure des créatures humaines,mais qui ne devait pas être fort amusante dans l’intimité. Elleentraîna Maulévrier à lui fournir des détails qui pussent justifiercette opinion. Séduit par les câlineries soudaines de la voix quile questionnait, Maulévrier n’eut pas honte de soulever les voilesqui devraient toujours rester baissé quand on n’aime plus, parrespect pour ce qu’on aima. Il se rapprocha de la belle épaule que,dans l’électricité de ces confidences, il sentit frémir plus d’unefois contre la sienne. Ce fut de la part de cet homme, enivré ducontact de celle à qui il sacrifiait jusqu’à la mémoire d’un amouréteint, une complète apostasie. Elle savourait, en souriantsuavement, tous les reniements qu’elle lui dictait. Elle luidésignait tous ses souvenirs un à un pour qu’il marchât et crachâtdessus, et pour qu’il s’en vantât après comme ce matelotdansCandide, qui se vante fièrement d’avoir marché troisfois sur le crucifix au Japon. Elle éprouvait la plus délicieusesensation que pût éprouver une femme, et surtout une femme commeelle. Elle se moquait gaiement, finement, mais implacablement, avecun langage hypocrite et léger qui ne lui donnait aucun tortextérieur vis-à-vis de cette chère amie, qu’on allait délaisserpour elle. En vérité, ce fut une charmante soirée ; aussi selaissa-t-elle plus d’une fois baiser l’épaule avec tout l’abandonde l’amour.

Chapitre 6Les dernières coquetteries

À dater de ce moment, si ce fut une méprise, elle fut complète.M. de Maulévrier crut être aimé de Mme de Gesvres, et dès lors ilse mit à agir avec l’assurance qu’une telle persuasion doit donner.Seulement, à tout ce qu’il inventait de passionné, à tout ce qu’illui adressait de tendre, la railleuse marquise répondait en agitantses belles boucles brunes sur ses joues pâles avec l’air del’incrédulité la plus positive, et en lui rappelant le langagequ’il avait parlé pendant si longtemps. Elle aussi, comme on voit,avait changé le sien. Elle faisait expier ainsi à M. de Maulévriertous les petits mensonges qu’il s’était permis ; mais, il fautbien le dire, la pénitence n’allait pas plus loin que cet aird’incrédulité. Maulévrier pouvait très bien penser que c’était làune de ces délicates comédies prolongées dans les intérêts dudénouement, comme en jouent souvent les femmes expertes enbonheur ; car, excepté cette sourde oreille de haute chasteté,cette retenue de robe montante seulement dans le langage, tout cequ’osait M. de Maulévrier dans les détails du tête-à-tête nerencontrait pas une résistance, et Dieu sait si la contemplationétait dans les allures de son génie ! Bérangère de Gesvresétait beaucoup trop marquise pour avoir, au moindre transport del’homme dont elle avait, en résumé, accepté l’hommage, puisqu’ellele recevait tous les soirs, de ces soulèvements de pudeureffarouchée qu’ont les femmes de mauvais ton qui se croientvertueuses, de ces désordres qu’à leur rougeur on prendrait presquepour des désirs. Elle n’avait point la prétention d’être un ange,et cependant elle eût mieux justifié, à certains égards, une telleprétention que beaucoup de femmes, à la tournure en fuseau, poséeséternellement en vignettes de poésies modernes, vaporeusescréatures qui boivent quatorze verres de vin de sauternes aprèssouper, et se vermillonnent quand les doigts d’un homme ont presséleur main à travers un gant. Elle n’était point de cette raced’êtres éthérés et d’une moralité si supérieure, mais c’était unefemme que l’horreur de tout ce qui n’était pas gracieux préservait.Elle ne voulait donc pas faire tort aux enivrantes séductions de sapose en se défendant contre les témérités de la caresse.L’aristocratie de sa nature avait l’épouvante et le dégoût d’unelutte quelconque. Aussi son amant buvait-il à longs traits dans lacoupe d’opale de ses épaules la cruelle ivresse des bonheurs nonpartagés, – un grand délire qui finit par une grande angoisse, –tandis que sous l’impression de tous les égarements qu’elle faisaitnaître, là où les autres femmes se livrent ou se refusentd’ordinaire, elle restait toujours élégante, toujours convenable,toujours marquise. C’était réellement un abîme de glace, mais unabîme qui donnait le vertige. Après cela, comment n’eût-elle paspardonné à ceux que le vertige entraînait ?

D’ailleurs, convenons-en sans hypocrisie à l’honneur de lapureté des femmes très belles, souvent on les croit sous l’empiredes émotions les plus troublantes qu’elles n’éprouvent que la trèsimmatérielle jouissance de la vue des transports qu’elles excitent.Mme de Gesvres l’éprouvait peut-être ; peut-être aussi, ellequi avait sur l’amour de ces idées qui avaient effrayé Maulévrierdès l’abord, voulait-elle grandir l’amour de cet homme jusqu’àl’ineffable et incroyable idéal devant lequel il s’était cabré, uncertain soir ? Si bien éprise que soit une femme, il n’en estpoint qui ne cherche à augmenter par tous les moyens possibles lapassion qu’elle a inspirée. C’est le machiavélisme des cœurs lesplus tendres. C’est aussi la seule explication qu’il y ait de cesrésistances de lionne, sous prétexte de vertu, dans desorganisations si bien combinées pour la défaite ; résistancedont la pensée ne viendrait jamais aux filles d’Ève, si ellesn’avaient appris de mesdames leurs mères « que se donner,c’est diminuer l’amour ».

Cette vieille tradition, si bien justifiée par l’expérience,cette inébranlable notion du catéchisme des petites filles,semblait être la limite que Mme de Gesvres opposait à M. deMaulévrier. L’orgueil de cette femme était donc ici endéfaut ; cet orgueil titanique de la beauté la plus célèbre deson temps et qui lui faisait souvent dire, avec le plus somptueuxde ses regards, que les femmes qui valaient quelque chose devaientattacher par leurs faveurs mêmes, n’osait pas risquer les hasardsde la plus grande de toutes en l’accordant. Certes ! ni sonpassé ni sa réputation ne l’accusaient d’être cruelle, et il était,d’un autre côté, après tout ce qu’elle avait autorisé en ne ledéfendant pas, impossible à M. de Maulévrier de penser tout bas ceque disait tout haut le roi Henri III d’une des princesses de lamaison de Lorraine, qui lui avait assez impertinemment résisté. Lemot de l’énigme était donc dans la tête ou dans le cœur de cettefemme, mais pas ailleurs ! C’est en vain que M. de Maulévrierse rappelait tout ce qu’il avait lu sur les femmes et observélui-même sur le vif. Comme, en somme, les observations d’un dandyne sont pas fort nombreuses, et ses lectures encore moins, il netrouvait rien dans le rare trésor de ses connaissances qui pût luiexpliquer l’étrange conduite de la marquise. Alors, malgré sa hainedu commun, il était obligé de se rejeter aux idées vulgaires decoquetterie, le refuge des hommes quand ils ne comprennent plusrien au manège des femmes. Et encore, se disait-il, – car ils’était mis à raisonner depuis peu, – de la coquetterie qui n’agitplus vis-à-vis des autres, de lacoquetterie en tête à tête, c’est de l’amour, et, si c’est del’amour, – ajoutait-il, enchanté de sa découverte, – pourquoi pastoutes les conséquences de l’amour ? À tout prendre, c’étaitlà un raisonnement assez juste ; seulement, il était aussistupide pour le cas présent que lefameux to be or not to be del’écolâtre de shakespeare, car la logique ne pouvait pas plusexpliquer Mme de Gesvres qu’elle n’expliquait, dans la bouche de cedamoiseau d’Hamlet, et ce monde-ci et l’autre monde, s’il en fautabsolument deux. Je l’ai dit plus haut, Mme de Gesvres, quoiquefemme, avait un bon sens rare chez les hommes, et que sa vie decoquette n’avait pu fausser. Mais quand il s’agissait de sentimentsou de sensations, le bon sens se voilait tout à coup, la queue duserpent menait la tête, et cette femme, d’un coup d’œil si étenduet d’un discernement si sûr, devenait l’inconséquence en personne.Ce n’était plus alors qu’une de ces créatures de vif-argent quinichent des essaims de caprices dans les plis de leurs jupes ;elle les secouait, les caprices pleuvaient. Elle accordait ceci ourefusait cela. Pourquoi ? Qui le savait ? Les femmes quilui ressemblent le savent-elles ? Dieu lui-même, au jour de sajustice, n’aura pas le courage de leur demander compte du bien oudu mal qu’elles auront fait.

Du reste, quand elle accordait le plus, jamais un aveu, jamaisun mot d’abandon ou de tendresse ne tombait de ces lèvrescharmantes qui n’étaient pas inaccessibles.

Elle avait pour système de ne point faire de réponse auxquestions dont l’amour a soif.

Elle conservait et savait varier à l’infini les gentillesses desa moquerie du premier jour, quand Maulévrier lui apprit qu’ill’aimait presque d’une aussi folle manière qu’elle avait envied’être aimée. Hélas ! il se payait comme il pouvait de sesabaissements, en enlaçant ses bras avides autour de ses genoux quirestaient strictement unis, autour de ces flancs immobiles, commeautour de l’autel d’airain de quelque divinité inexorable.

Elle, tranquillement assise, le regardait, pâle et frémissant, àses pieds, avec ce regard attentif (son regard vrai et son plusbeau) qu’elle avait toujours quand elle éprouvait l’intérêt dequelque chose, et elle restait longtemps ainsi, souriante comme laGrâce, silencieuse comme l’Ironie, mais peut-être aussi comme leBonheur.

Elle avait cette beauté qui passionne (et étonne un peu dans lesfemmes) d’un secret admirablement gardé, tout cela accompagné deces familiarités adorables dont les femmes bien nées ont seules lamesure, et qui retiendraient un homme à leurs pieds, en dépit desplus implacables rigueurs.

Les hommes les plus positifs eux-mêmes se laissent prendre à cesriens charmants, dont on enveloppe mielleusement toutes lesfroideurs et tous les refus. M. de Maulévrier en étaitéternellement victime. Elle lui aurait fait trouver bons les régalsles plus amers. Elle lui eût fait aimer les soufflets.

Cet homme appelé fat par les femmes, ce fier sicambre de salon,ployait la tête, mais ce n’était pas, comme le barbare, sous unecolombe descendant du ciel : Mme de Gesvres ne méritait pointune si douce image. Elle allait parfois jusqu’à l’atrocité avec sonamant.

C’étaient des négations si positives, si peu justifiées ;c’étaient des refus si nets, qu’il fallait être ensorcelé de cettefemme pour retourner briser ses questions aux mêmes réponses. Sûrede la grâce qu’elle déployait dans la forme quand elle disait unemaussaderie dans le fond, elle avait une manière inattendue,originale, de vous donner son coup de poignard, et on luipardonnait l’assassinat. Je n’en citerai qu’un exemple :

C’était, dans le cours de cette histoire, un des derniers soirsoù elle employa avec M. de Maulévrier les fascinations de cettecoquetterie fabuleuse qui allait expirer pour faire place à ce quele monde lui avait laissé de noble et de bon ; ils étaient àleur place habituelle, sur cette causeuse où ils ne causaient plus,sur cette causeuse, hélas ! complice de bien desrapprochements dangereux.

M. de Maulévrier avait glissé son bras autour de ce divincorsage, qui contrastait par sa puissance avec les élégances un peuétiolées de notre âge, avec ces tailles d’épi tremblant ou deguêpe, d’une insaisissable volupté. Il rabâchait, Maulévrier, maisl’amour est un rabâchage, et, d’ailleurs, elle le forçait bien auxredites ; il était ardent et suppliant comme peut-être il nel’avait jamais été.

Au lieu de l’écouter, au lieu d’être émue, comme une enfant oucomme une chatte elle s’empara, par un mouvement pleind’insouciance et de taquinerie, d’un petit portefeuille d’ivoiresculpté que Maulévrier portait toujours et dont elle avait senti, àtravers le vêtement, les pointes d’acier aiguës et blessantes.C’était un ravissant bijou que ce portefeuille. Il avait été donnéà M. de Maulévrier par Mme d’Anglure, mélancolique souvenir del’amour absent et fidèle ! Elle l’ouvrit, et, après en avoirtourné curieusement les feuilles blanches encore et parfumées, elle(qui écrivait d’ordinaire des billets du matin à peine lisibles)traça dans sa main et les coudes en l’air, avec une netteté et unefermeté admirables, de la pointe du léger crayon que lessuppliantes caresses de M. de Maulévrier ne firent point trembler,le mot jamais, qu’elle lui montra avec une malicetriomphante.

À la réponse, n’est-il pas facile de deviner ce que cet enragéde Maulévrier demandait ?

Ce grand mot de jamais, elle l’avait déjà dit, et il n’y avaitpas cru, amoureux et fat tout ensemble ! Elle l’avait dit, et,mon Dieu ! toutes le disent et le répètent jusqu’à cequ’elles… ne le disent plus.

Seulement, nulle d’elles peut-être, comme la marquise, n’eûtsongé à l’écrire, ce mot, dans un pareil moment d’un tête-à-tête,et cela d’une main aussi libre et aussi sûre que si elle avaitécrit le temps qu’il faisait à Paris à son mari, toujours à lasuite de l’ambassadeur de Russie.

Chapitre 7L’intimité

Cependant les choses ne pouvaient pas durer ainsi pluslongtemps. L’amour, si grand qu’il soit, ne change pas leshabitudes de toute la vie, du moins à Paris.

M. de Maulévrier était un homme du monde, et l’homme du monde serévoltait un peu quand l’amoureux se courbait si bien. Ces révoltesavaient lieu surtout quand M. de Maulévrier s’éloignait de Mme deGesvres.

Quoiqu’il fût terriblement cousu à sa jupe, quoiqu’ill’accompagnât si fréquemment dans ses promenades du matin que l’oncommençait à parler, parmi les oisifs du bois de Boulogne, de lalune de miel de cette liaison, il y avait pourtant des moments oùil fallait quitter cette grande charmeresse qui le lanternait avecces réserves qu’elle avait l’art et la puissance de lui fairesubir.

Dans ces moments-là, comme il se retrouvait plus de calme etqu’il pouvait mieux se juger, il convenait, avec une extrême bonnefoi, que sa position vis-à-vis de la marquise ne lui faisait pas unhonneur immense, et alors il se mettait à lui écrire des lettrespleines d’une passion vraie, et dans lesquelles il revenaittoujours à ce vieux refrain de l’amour, à cette éternelle question,ce m’aimez-vous ? importun parfois, quele scepticisme des cœurs ardents pose encore, même quand on y arépondu.

Ces lettres étaient réellement très catégoriques ; ellespoussaient la marquise jusque dans ses derniers retranchements. Iln’y avait plus là de main ou de taille laissée sournoisement pourgage du silence qu’on affectait, ou en expiation du rire incréduledont on arme sa physionomie, traître rire si blessant pour lescœurs bien épris !

Tous ces moyensdu Traité du Prince desfemmes n’étaient plus de mise contre des lettres auxquelles iln’était vraiment pas possible de répondre autrement que par unaveu. C’est pour cela que Mme de Gesvres n’y répondait pas.

M. de Maulévrier avait d’abord pensé que cette répugnance àécrire, dont elle ne donnait pas plus de motifs que de tout lereste, était de la haute prévoyance en usage chez beaucoup defemmes, – car ces douces et pures colombes ont parfois toute laprudence des serpents qui ont le plus rampé, – mais il n’avait puconserver longtemps cette idée quand il avait entendu si souventMme de Gesvres, dans ses jours de gaieté étincelante, tenir auxhommes de son salon le langage de la corruption la plus élégante etla plus audacieuse ; quand il l’avait vue l’accepter, lui,Maulévrier, comme son amant officiel aux yeux du monde, quoique,selon son expérience, ce ne fût pas la peine de se compromettrepour si peu.

Mais, encore une fois, la terre est ronde, et les femmes, commela Fortune antique, ont, si divines qu’elles soient, un pied surcette boule qui tourne toujours ! Les choses ne pouvaient doncrester ainsi.

Mme de Gesvres, qui avait désiré, dès l’origine, inspirer à unhomme qui lui plaisait plus que tous ceux qu’elle avait l’habitudede voir un sentiment vrai et digne d’elle, Mme de Gesvres étaitarrivée avec triomphe au but qu’elle s’était proposé. Pourl’éprouver peut-être, cet esprit altier qui avait tant discuté sadéfaite, elle l’avait fait descendre dans les neuf cercles d’unecoquetterie infernale ; mais il était bien temps qu’elle luimontrât, du moins en perspective, une échappée de ce paradisqu’après tout un ange n’avait jamais gardé avec une épéeflamboyante. D’un autre côté, comme il y a toujours un peu delâcheté dans les meilleurs sentiments d’une femme, peut-être Mme deGesvres avait-elle compris que jouer plus longtemps au sphinx avecMaulévrier était risquer imprudemment ce qu’elle appelait, avec unehypocrisie mélancolique,sa dernière conquête. Ainsi, vanité,compassion secrète, amour, ou du moins le désir de l’amour, que M.de Maulévrier lui avait fait retrouver dans l’abîme d’ennui où ellese traînait, tout, jusqu’à la pluie qui se mit à tomber, – et quine sait l’influence de la pluie et du beau temps sur lesrésolutions et la moralité des femmes ? – tout lui fut une loid’abandonner une coquetterie qui avait servi, sans nul doute, àcacher des sentiments plus profonds.

Un jour donc que, dans l’impossibilité de sortir, elle n’avaitpour toute ressource contre l’ennui, le vrai vampire des femmes dumonde, que ses réflexions qui ne savaient pas l’en défendre, et unebroderie qui n’avançait pas beaucoup dans ses mains hautaines, ellese mit à tirer les lettres de M. de Maulévrier du mystérieuxcoffret où elle les avait ensevelies, et où étaient venuess’engloutir, dans du satin rose et sans espérance, tant de lettresd’amour depuis dix années : sépulcre parfumé dont le temps,hélas ! allait bientôt sceller la pierre.

Ces lettres qu’elle relut l’amenèrent tout doucement à laconfiance, car voici, quand elle les eut lues, ce qu’elleécrivit :

Non, je n’ai pas d’amour pour vous, mon ami, et pourtant j’aibesoin et désir de vous voir. Je suis froide, c’est lavérité ; et pourtant vous me faites éprouver une émotioninconnue lorsque vous brûlez ma froideur sous vos transports. Jen’ai jamais été ainsi, même avec la personne que j’ai le plusaimée… Il n’y a rien de véritablement intime entre nous,dites-vous ; et pourtant j’ai eu tout de suite confiance envotre caractère, si ce n’est dans votre affection que vous m’avezniée si longtemps. Rappelez-vous tout ce que vous m’avez dit ;jugez si je puis avoir la foi qu’il faudrait pour me faire devenirce que… je ne suis pas encore. Si vous tenez à ce changement aussivéritablement que vous le dites, ne vous repentez pas de m’avoirouvert votre cœur. La crainte de vous voir trop souffrir pourraitseule l’emporter sur ma rebelle nature. Si vous saviez comme jevous serais reconnaissante de bannit de mon âme la défiance quifait ma réserve ! Trompée, toujours trompée, dupe sanscesse ! jugeant toujours les autres d’après ce quej’éprouvais. Et ne m’accusez pas de mensonge ; quand j’ai leplus aimé, j’ai toujours gardé au fond de mon cœur les expressionsqui eussent pu faire croire à une exagération que je redoutais plusque tout au monde. Adieu ; voilà de la confiance. J’espère quevous ne vous plaindrez pas ce soir comme hier de ma réserve. Venez,venez, je vous attends.

BÉRANGÈRE.

En somme, ce billet était digne de la main qui l’avait tracé.Soit instinct, soit calcul, Mme de Gesvres avait exactement mesuréla dose d’espoir qu’il fallait à M. de Maulévrier pour que, fatiguéd’une résistance sans terme, il ne s’en allât pas visiter Florenceou Naples, seule manière de se suicider que les gens de bas étagen’aient pas prise encore aux gens comme il faut ! De telsbillets, envoyés aux époques critiques d’un amour qu’on redoute devoir expirer, sont de l’élixir de longue vie ; c’est du laitd’ânesse pour la phtisie du cœur. Sans doute, ce billet avait toutela séduction du mensonge ; mais il était vrai cependant commes’il n’eût pas dû séduire, vrai comme peut l’être la pensée d’unefemme, dont les vérités les plus claires ne peuvent jamais avoir,comme l’on sait, une limpidité parfaite.

Ainsi, que ce fût de l’amour ou non, et qu’importe le mot sil’on a la chose ! Mme de Gesvres avouait dans sa lettre qu’unlien l’attachait à M. de Maulévrier, et que jamais la personnequ’elle avait le plus aimée ne lui avait fait éprouver l’émotionqu’il produisait en elle, lui qu’elle n’aimait pas !

Certes ! un tel aveu était de nature à faire rayonner danstoutes les splendeurs de l’orgueil cette queue de paon que traîneaprès soi l’amour de l’homme du monde le plus dévoué, l’amour leplus cygne de candeur et de pureté, au bord des lacs les plussolitaires. Jamais M. de Maulévrier ne s’était aperçu de cetteémotion, que la froideur naturelle à la marquise dominait trèsbien, aveuglé qu’il était lui-même par la sienne ; mais rienn’était plus vrai pourtant. Ce qui devait l’être moins, c’étaitcette défiance dont elle le priait, avec une tristesse pour lapremière fois si tendre, de l’affranchir, et qu’avec l’inébranlableconscience d’une beauté pareille à la sienne, l’expérience du cœuret la sagacité d’une femme, elle ne pouvait pas conserver.

Mais M. de Maulévrier, à qui elle parlait de défiance et à quielle avait fait connaître ce sentiment jaloux et cruel en glissanttoujours dans ses mains au moment où il croyait la saisir, M. deMaulévrier n’eut pas d’abord, après cette lettre, la joie qu’ilaurait dû naturellement éprouver.

Comme, à force de prestiges, elle lui avait faussé le regard, ilvit là une coquetterie de plus qu’il ajouta à toutes les autres.Erreur profonde, qu’il abjura bientôt quand il la vit garder aveclui une simplicité affectueuse qu’il ne lui connaissait pas encore.Ce fut une transformation pleine de merveilles que le changementqui s’opéra tout à coup dans Mme de Gesvres.

Le duel qui avait duré si longtemps entre elle et l’hommequ’elle avait toujours battu, il est vrai, mais qu’elle avaittoujours trouvé prêt à recommencer la bataille, ce grand duel queles lois du monde font de l’amour, cessa enfin. Où ils avaientlutté, ils se reposèrent.

Elle ne se livra pas davantage, mais Maulévrier, la voyant sidésarmée, put croire qu’elle était plus à lui. Nulle idée de salon,nul sentiment de vanité ne vinrent jeter leur ombre sur cette phased’une liaison qu’à l’origine de pareilles idées, de pareilssentiments avaient malheureusement compliquée ; ils vécurent àcôté de leurs habitudes.

Leur intimité n’eut ni petites ruses ni déchirements. Ce fut del’intimité rare, grave, profonde, où les esprits s’intéressaientl’un par l’autre, où les cœurs cherchaient ardemment à setoucher ; de l’intimité qui devrait suffire à la vie d’êtresdistingués et intelligents, si la vie n’avait de ces soifs follesqu’une telle intimité n’étanche pas.,

« Qu’elle croie en moi et à mon amour, elle qui voudrait sibien y croire, – se disait M. de Maulévrier, et je touche aubonheur suprême. » Et plein d’espérance depuis la lettre quiavait daté le changement de langage et de façons dans Mme deGesvres, il cherchait, par tous les moyens qui sont à ladisposition d’un homme spirituel amoureux, à la convaincre de sonamour. Malheureusement, au dix-neuvième siècle, ces moyens ne sontpas en grand nombre. Les dévouements y deviennent de plus en plusimpossibles.

Dans leur position à l’un et à l’autre, avec la facilité qu’ilsavaient de se voir et le peu de dangers qu’ils couraient à s’aimer,il ne leur restait pour se prouver qu’ils s’aimaient que lesexpressions de l’amour même, et ces soins incessants, ce culteextérieur dont on entoure l’objet préféré.

Maulévrier prodiguait tout cela, mais à moins qu’il ne se jetâtvivant sous les roues du coupé de la marquise, pour lui donner lapreuve qu’il lui fallait de son amour, franchement, il ne pouvaitpas davantage.

Et Mme de Gesvres finit par le comprendre, ou, du moins, parmontrer à M. de Maulévrier qu’elle le comprenait. Fut-ce le bonheurd’être aimée, ou le désir de rendre leur intimité plus profonde encomblant les vœux d’un homme qui méritait bien tout ce qu’une femmecomme elle avait donné à d’autres qui ne le valaient pas, fut-cetout cela qui la poussa à être juste envers M. de Maulévrier, et àrépondre à ses protestations brûlantes, comme elle le fit un soir,avec un naturel qui pouvait paraître bien grave pour laisser tomberune chose si charmante :

– Je ne doute plus de votre amour,Raimbaud ; maintenant, je vous crois.

M. de Maulévrier a avoué depuis qu’elle l’avait tant accoutumé àson désolant scepticisme qu’il n’eut pas d’abord tout le bonheurqu’un tel mot devait lui donner. Ils s’étaient longtemps promenéssur le balcon qui dominait le jardin de l’hôtel habité par elle. Ilfaisait le plus sentimental clair de lune ; mais ils n’étaientpas gens à regarder au ciel, commedans Corinne : c’était là le moindre souci deleurs pensées. Ils étaient rentrés dans le boudoir jonquille, ets’étaient assis près de la porte du balcon laissée ouverte, parlaquelle arrivaient, dans ce nid tiède et ambré d’une femmeélégante, les bouffées pures et fraîches du jasmin et deschèvrefeuilles. On entendait le bruit des voitures qui gagnaient leboulevard de ce côté, et qui, dans l’éloignement et dans la nuit,rappellent si bien les grands murmures d’une mer agitée. Mais ni lanuit, ni les parfums du dehors, ni ces bruits qui ressemblent auxplus beaux qu’il y ait dans la nature, rien de tout cela n’influaitsur les dispositions de ces deux enfants d’une civilisationraffinée, de ces deux âmes vieillies au sein d’une société positiveet spirituelle, et n’ayant jamais vécu que sous des plafonds.

– Oui, je vous crois, – reprit-elle. – soyez heureux, si vous lepouvez, d’un pareil aveu, mais moi, vous le dirai-je, monami ? je n’éprouve point à croire que vous m’aimez réellementle bonheur sur lequel j’avais compté. Je ne veux plus vous tromper.J’ai renoncé à toutes ces petites faussetés que nous avons misesd’abord entre nous. Je vous le répète, je suis sûre maintenant quevous m’aimez, Raimbaud ; votre amour me touche ; maisj’en suis plus touchée qu’heureuse, et, vous voyez si je suisfranche, je m’en plains à vous.

Maulévrier, qui n’avait jamais vu jusqu’au fond du cœur de cettefemme sur le point de se révéler à lui, prit ces tristes mots pourl’exigence d’une âme vive, et le bonheur fier qui commençait à luisoulever le cœur ne fit que s’accroître en l’écoutant. La confiancede l’homme aimé l’égara, et il répondit, comme un dieu qui peutdonner le ciel et la terre, avec la plus épouvantable fatuité.

– Ah ! – dit-il, – ne vous plaignez pas, Bérangère !puisque vous croyez à mon amour, toutes les félicités sontpossibles. Dès demain, sur ce cœur que vous ne repoussez plus, vousserez vengée de l’attente de ce bonheur qui vous semble tarderaujourd’hui.

– Que vous êtes bien un homme, – fit-elle, en haussant sessplendides épaules avec un mépris de reine offensée, – et que vousvoilà bien tous, orgueilleux et grossiers, même lesmeilleurs ! Vous croyez donc qu’il est quelque chose quipuisse remplacer pour une femme le bonheur qu’elle n’a pas trouvédans la foi même en votre amour ?

L’accent qu’elle mit à dire cela fut si vrai, que M. deMaulévrier, tout homme du monde qu’il fût resté, n’osa pas soufflerla plus petite des impertinences dont il eût régalé, trèscertainement, toute autre femme qui, dans un pareil moment, se fûtavisée de prendre les airs dédaigneux d’un ange se voilant de sesailes à l’approche d’une créature inférieure.

Il resta silencieux. Lui sut-elle gré de son silence ?

– Raimbaud, – dit-elle, en lui tendant la main avec cette grâceincomparable qui lui subjuguait tous les cœurs, – il faut que jevous fasse une prière. Vous êtes venu chez moi par curiosité ;vous y êtes resté par attrait ; l’attrait est devenu del’amour. Jusque-là, c’est bien ; mais qui sait la fin desaffections les plus vives ? Mme de Vicq, que vous connaissez,ne voit plus du tout M. de Loménie, et l’on dit qu’ils ont été fousl’un de l’autre. Quoi qu’il arrive de nous, Raimbaud, voussentez-vous le courage de me promettre que nous ne nousbrouillerons jamais ?

C’était mâle et simple tout à la fois ; c’était de l’estimeexprimée en dehors de toutes les illusions de l’amour,

Une si noble prière fut un coup de lumière pour M. deMaulévrier. Il comprit tout ce que cette femme, sous des frivolitésapparentes, cachait de solide et de bon ; il comprit surtoutce qu’il y avait de flatteur pour lui dans une telle prière.

Elle, qui avait toujours rompu ou dénoué avec ces hommes qu’elleavait aimés quelques jours, devait lui donner le plus grand plaisird’orgueil que pût ressentir un caractère élevé en lui demandant derendre éternelles, au nom d’un sentiment plus haut placé quel’amour même, puisqu’il ne tombe pas en ruines comme l’amour, lesrelations que l’amour avait créées entre eux. Aussi, entraîné,promit-il tout ce qu’elle voulut, et lui fit-il les plus singuliersserments de lui rester à jamais fidèle pour le temps où il nel’aimerait plus.

– Eh bien ! puisque c’est chose convenue, – dit-elle enrespirant longuement, comme si elle eût été débarrassée d’un poidsterrible, – je puis à présent tout vous dire. Mon pauvre Raimbaud,je ne vous aime pas.

Elle avait d’abord flatté son orgueil pour l’enchaîner, puiselle le blessait.

M. de Maulévrier devint pâle encore plus de colère que dedouleur, car le malheur des gens d’esprit est de croire qu’on veutles jouer à propos de tout, et les commencements de la liaison deM. de Maulévrier avec Mme de Gesvres fortifiaient en lui cetteidée-là.

Mais elle ne lui donna pas le temps de l’interrompre.

– Pas de colère, Raimbaud, – continua-t-elle, – ce seraitvainement m’insulter. Ce que je viens de vous demander à l’instantmême, ce que vous m’avez promis, vous permettent-ils de me maljuger ? Toutes mes coquetteries avec vous sont mortes etenterrées ; hélas ! je sens que ma dernière illusion s’enva aussi. J’avais cru pouvoir vous aimer ; je l’avais désiré,et je sens que je ne puis pas. Je vous le dis : en quoisuis-je coupable ? Ah ! je suis plus malheureuse quevous !

» Écoutez-moi, – ajouta-t-elle, avec la pitié intelligente d’unefemme qui sait qu’on adoucit les douleurs de l’amour le plus vraien parlant à nos vanités immortelles, – je ne puis pas vous aimer,vous, et vous êtes cependant l’homme qui m’ait d’abord le plusattirée et qui m’ait plu davantage. Vous êtes l’esprit le plusdistingué que j’aie jamais rencontré, et, sous les manières lesplus séduisantes, le caractère le plus noble et le plus sûr. Vousêtes tout cela, Raimbaud, pour moi et pour les autres ; maisvoici ce que vous n’êtes que pour moi. De tous les hommes que j’aiaimés, vous êtes celui gui m’a donné le plus de ces émotionsauxquelles ma froideur est rebelle, et vous êtes le seul à qui j’aifait jamais un pareil aveu. Vous êtes le seul dans le tête-à-têtede qui je ne me suis jamais ennuyée. Vous êtes le seul à qui j’aidit : « Nos vies se sont touchées ; quoi qu’ilarrive, engageons-nous tous les deux à ne les séparerjamais. » Enfin, vous êtes le seul encore à l’amour duquel,avec mon expérience des hommes, je me serais livrée sans peur etsans fausse honte, tant les défiances que j’ai eues longtemps, vousavez su les surmonter et les vaincre. Voilà, Raimbaud, ce que vousm’êtes, et pourtant tout cela n’est pas de l’amour. Je senstoujours en moi le calme effroyable dont j’espérais que vous meferiez sortir. Je voudrais vous être asservie, et je ne le suispas. Les sacrifices que je vous ferais, je ne vous les ferais quecomme à un ami qu’on estime, sans entraînement, sans ivresse. Il ya des soirs où vous me plaisez extrêmement dans la causerie ;mais à quoi plaisez-vous en moi ? C’est à mon esprit ; etje ne sens pas, comme quand on aime, le contrecoup de ce plaisir metroubler le cœur. Vous n’êtes pas pour moi l’intérêt passionné quej’attendais et dans lequel je voulais perdre l’ennui terrible de mavie. Moi qui ai aimé, et des hommes que vous auriez raison demépriser, Raimbaud, – je ne puis me méprendre à ce qui est ou n’estpas de l’amour… Vous en êtes digne, et moi, qui le reconnais, jen’en saurais éprouver pour vous. Ah ! mon ami, pour qu’il ensoit ainsi, il faut qu’il n’y ait plus rien en moi de vivant,d’ardent et de jeune. Tout est consommé, tout est fini ; jem’agite encore, je me monte la tête, mais c’est inutile. Je retombedans l’horrible sensation de mon néant. Vous qui m’aimez, votreposition vaut mieux que la mienne ; je suis plus à plaindreque vous !

Et elle se mit la tête dans ses mains en achevant ces parolesdésespérées, qui tuèrent la colère de M. de Maulévrier etl’éclairèrent tout à coup sur le compte de celle qui venait de lesprononcer. Ivre de pitié à son tour, il crut qu’elle pleurait,ainsi penchée, et il se mit à genoux devant elle, écartant lesmains du front qu’elles couvraient. Mais elle ne pleurait pas. Sesyeux étaient désolés sans larmes. Ils tombèrent sombres dans ceuxde son amant, avec ce vague sourire des douleurs profondes etsurmontées.

– Levez-vous, – fit-elle, avant qu’il pût exprimer un des millesentiments qui l’agitaient ; – j’entend Laurette. – EtLaurette, qui ouvrait effectivement la première porte du boudoir,parut sur le seuil de la seconde et annonça Mme d’Anglure.

Ce nom leur causa un tressaillement à tous les deux.

Mme d’Anglure, revenue si brusquement de la campagne, où elleétait pour longtemps encore, et apparaissant tout à coup, à unepareille heure, chez la femme qui avait pris son amant et chez quielle allait le rencontrer… c’était étrange.

– Faites entrer, – dit la marquise avec sa grâce nonchalante etcomme s’il s’était agi d’un de ses habitués les plus fidèles.

Et la comtesse d’Anglure entra.

Partie 2

Chapitre 1La comtesse d’Anglure

Caroline de Vaux-Cernay, comtesse d’Anglure par mariage, étaitune des plus jeunes et des plus riches maîtresses de maison qu’il yeût alors dans la haute société de Paris. Élevée en province, aufond de la Picardie, par une vieille tante qui l’avait mariée aucomte d’Anglure avant qu’elle eût atteint sa seizième année, elleavait consolé la bonne compagnie de la grande éclipse de Mme deGesvres en ouvrant son salon presque à là même heure où la marquisefermait le sien. On trouva chez la comtesse d’Anglure la mêmeélégance, le même goût et à peu près le même monde que chez Mme deGesvres ; seulement, celle qui faisait les honneurs de cesalon ne ressemblait en rien à Bérangère. Elle n’en avait ni labeauté mate et arrêtée, ni la coquetterie toujours sous les armes,ni cette parole brillante et hardie qui faisait croire, bien àtort, que la marquise était méchante, à tous les poltrons qui ontpeur des esprits, mais qui donnait aux cerveaux de ceux qui en ontl’excitation fécondante sans laquelle on ne saurait causer avecplaisir et avec entrain. Non, Mme d’Anglure n’avait rien de toutcela. Mais pour ceux qui prosternent tout devant l’inexprimablemagie de la jeunesse, le changement consolait de la perte, et l’onpouvait sans ingratitude stupide se dispenser d’avoir desregrets.

Que l’on se figure, en effet, tout ce que les peintres ontjamais inventé de plus printanier et de plus suave pour donner uneidée de la jeunesse, et l’on n’aura qu’une faible image de cequ’était Caroline d’Anglure quand elle arriva à Paris. Toutes lesfemmes de seize ans ont l’air jeune ; mais ce qui attirait sivivement en elle n’était point cette floraison fugitive, cetentr’ouvrement mystérieux de rose blanche qui, sous la force de lavie, déchire l’enveloppe de son bouton, et qui s’épanouit au frontde toutes les virginités pubères ; c’était quelque chose deplus fraîchement idéal encore, quelque chose de supérieur à labeauté même, rayon impalpable et divin qui se jouait autour decette forme déliée, mignonne et blanche, que le comte d’Anglureavait prise unmatin dans sa mante,comme dit la chanson espagnole, et avait apportée, comme unedifficulté à vaincre, aux plus habiles couturières de Paris. Rien,de fait, ne dut être plus difficile que d’habiller Caroline. Ladélicatesse inouïe de toute sa personne alourdissait les pluslégers tissus, comme la lumière nacrée de son teint en éteignaitles couleurs. Jusqu’aux fleurs pesaient sur ce front candide. Elleeût rappelé les filles d’Ossian, ces belles rêveuses couchées, sansles faire plier, sur des nuages, si une fraîcheur aussi exquise quela sienne avait pu durer deux jours sans se faner dans lesbrouillards.

Ce genre de beauté parfaitement inconnu à Paris, où les jeunesfilles naissent flétries et épuisent ces nombreuses nuances dejaune qu’Haller seul put exprimer par dix-huit mots distincts, enallemand, eut un succès fou : le succès du rare et del’étrange, le grand succès chez les sociétés avancées qui sontarrivées au bout de tous les ordres de sensations. Les femmes, quieurent la douleur de le voir et de le constater, sourirent enprévoyant combien serait court un triomphe dû à des qualités plusfragiles que la beauté même. À leurs yeux, sceptiques pour tout cequi n’est pas leur miroir, Caroline d’Anglure était à peinejolie : ce n’était qu’une blonde bien blanche ; maistoutes les blondes ne le sont-elles pas ? Comme les artistes,qui, plus francs ou plus sensibles aux effets de la couleur,étaient fanatiques de l’éclat limpide et doux qu’épandait lafraîcheur pâle de la comtesse, elles ne voyaient pas que tout encette adorable enfant s’arrêtait timidement à la nuance, depuis lerose indécis de la bouche jusqu’aux larges prunelles gris de perlede ses beaux yeux, depuis les reflets bronzés de ses cheveux tordussur sa tête jusqu’aux gouttes d’or fluide dans lesquellesl’extrémité de ses longues paupières semblait avoir été trempée parla main légère du caprice. S’imaginant sans doute qu’il n’y a pointde mois de mai aux bougies, les imprudentes approchaient, sanstrembler, leurs épaules céruséennes des touffes de lys irisées etdiaphanes qui s’épanouissaient au corsage de Caroline comme auxbords d’un charmant vase antique, tout svelte et tout pur, et ellesne manquaient jamais de se dire entre elles, quand la comtessearrivait quelque part : – « Ne trouvez-vous pas quela grande fraîcheur de Mme d’Anglure se passe unpeu ? »

Du reste, elles avaient décidé souverainement qu’elle avaitl’air bête, et vraiment la pauvre Caroline, qui avait été élevée àla campagne, ou plutôt qui n’avait pas été élevée du tout, nepouvait guères mettre dans sa physionomie de ces effrayants airs detout comprendre et de pouvoir tout exprimer qu’ont les femmes decet admirable siècle, si profondément intelligent. Quand le comted’Anglure l’épousa, elle n’avait fait que lire son office de laVierge et cultiver des résédas ; et quand il la conduisit dansle monde, ce qu’elle y vit et y entendit n’éveilla point en elleces facultés dont les prodigieux développements, chez les autresfemmes, menacent, si cela continue, de devenir un véritable fléau.Elle n’eut aucune des affectations modernes. Lamartine l’ennuyaitsincèrement, et sa loge était souvent vide les jours que Rubinichantait. Elle se contentait d’être le je ne sais quoi de joli, derond, de gracieux et de parfumé qu’est une femme qui reste femme, –la seule chose que, dans leurs ambitions effrénées, elles oublientde vouloir être maintenant.

Mais si les excellentes amies de la comtesse travaillèrent à luifaire une superbe réputation de sottise et d’ignorance, il leurfallut toutefois reconnaître que cette petite et insignifiantepersonne n’était pourtant ni gauche ni timide, et qu’elle faisaitles honneurs de chez elle avec aussi peu d’étonnement que si toutesa vie s’était passée dans ce monde où elle arrivait. Cette jeunefille d’hier avait l’aplomb du nom qu’elle portait. Elle quin’avait jamais vu que quelques curés de campagne et quelquesgentilshommes chasseurs, vieux et bruyants amis de sa tante, MlleThécla de Vaux-Cernay, elle avait les manières simples, la voix,l’accent, la phrase brisée, la politesse relevée et quelquefoisfamilière de la femme essentiellement comme il faut, qualitésmorales de la noblesse de sang et de race qui font se ressembler,malgré les différences d’éducation, la femme la plus répandue etcelle qui n’a jamais quitté la tourelle de son château de province.À peine Caroline eut-elle fait faire ses robes chez Palmyre,qu’elle eut l’air aussi comtesse que les femmes chez qui elleallait au faubourg Saint-Germain. On sentait soudainement, envoyant ces femmes vieillies sur les parquets de ces salons et cettepetite mariée qui n’y avait jusque-là jamais posé la pointe de sonpied, qu’elles étaient providentiellement écloses pour remplir lemême rôle social, et qu’elles étaient égales entre elles par lestraditions du berceau.

Cela seul empêcha peut-être qu’elle ne succombât, comme femme àla mode, sous la réputation d’affreuse bêtise qu’on s’amusa à luitailler à facettes ; car ce fut par ce mot cruel et forcéqu’on traduisit la plus ineffablement charmante absence d’espritqui fut jamais. Cette imprescriptible noblesse qu’elle avait dansl’accent et dans la physionomie quand elle disait de ces riens quiétaient, hélas ! toute sa conversation (l’hélas ! étaitla charité ordinaire des femmes qui lui trouvaient la peau tropblanche), cette noblesse originelle la sauvait de l’espèce deridicule qu’il y a en France, le pays, comme l’on sait, le plusspirituel de la terre, à manquer de tout ce que le monde a, et oùles femmes, surtout, se placent à une si grande hauteur que, pourdeux mots à leur dire sur leur bonne grâce ou celle de leur robe,on est obligé de subir une conversation si spirituelle,si mille fleurs d’Italie,qu’une bonne migraine en est toujours le résultat.

Fut-ce le contraste, plein d’imprévu, qu’il y avait entre cetteenfant que l’instinct du monde et son aristocratie naturelleempêchaient d’être une Agnès, mais qui n’avait dans sa jolie têterien qui ressemblât à une pensée sur quoi que ce soit, et lesfemmes distinguées qui en ont sur tout une immensité ; fut-cece contraste, ou seulement l’alliciant parfum de la plus exquisejeunesse en fleur, qui lui livra et lui retint tous leshommages ? Parmi ceux qui lui furent offerts si elle voulut enagréer quelques-uns, ce ne fut point son mari qui l’en empêcha. Sonmari, homme élégant, d’ailleurs, l’avait moins épousée pourelle-même que pour cimenter des relations qui existaient de fortlongue date entre les Vaux-Cernay et les d’Anglure ; il futprobablement décidé aussi par la beauté de cette blanche personnequi promettait à ses enfants un sang si pur. Et comment n’eût-ilpas plongé sa lèvre avec un certain frémissement dans l’écumelégère et savoureuse de ce sorbet virginal ? Mais peut-être letrouva-t-il un peu froid. C’était tout à fait un homme de son tempsque Raoul d’Anglure, de ce temps où la vie anglaise, la vie deshommes entre eux, a succédé à ces relations de tous les instantsavec les femmes qui donnaient aux hommes d’autrefois cette grâce,hélas ! perdue, et qui causait de si grands désordres d’amour.Avec les habitudes qu’on prend si vite dans le laisser-aller de nosmœurs, il n’appartenait réellement pas à Caroline de captiver unhomme comme Raoul. Aussi, peu de temps après son mariage, celui-cidonna-t-il à sa femme une liberté qu’elle ne désirait probablementpas. Il la suivit fort rarement dans le monde. Il passait sesjournées à courir à cheval et à chasser ; puis, quand il étaitbien fatigué, il s’en allait clore ses soirées chez une anciennemaîtresse plus âgée que lui, et sur le canapé de laquelle il necraignait pas de s’étaler avec ses bottes et ses éperons. Là, iltrouvait toujours quelques amis, grands amateursdu va tepromener, la honte !et de l’intimité des hommes qui se mettent au-dessus des apparenceset qui les jugent sans soigner la rédaction du jugement. Rien nevaut, à ce qu’il semble, cette intimité que les délicats traitentde grossière, mais qui n’astreint ni à la repartie ni à la grandetenue, si gênantes pour l’égoïsme de nos jours. Cela est triste àdire, mais cela est. Le mariage lui-même a toujours une certainepruderie, un certain guindé, ce certain vertugadin de satin blancqu’on appelle la chasteté ; et toutes ces maudites agrafes, sidifficiles à faire sauter, expliquent fort bien la préférence qu’onaccorde, et qu’accordait Raoul d’Anglure, à une vieille maîtressequi suce vos cigares pour les allumer et devant qui on se permettout sans qu’elle soit choquée de rien, sur une ravissante jeunefemme épousée par inclination et digne de tout l’amour des anges,si les hommes ressemblaient à ces derniers un peu davantage.

Quoi qu’il en soit, la comtesse d’Anglure ne s’aperçut guèresdes négligences de son mari. Elle l’avait épousé sans l’aimer, etla vie extérieure de Paris l’empêcha de regretter la vie intimequ’elle n’avait pas. En vain lui insinuait-on quelquefois avecbeaucoup d’art qu’elle ne devait pas être heureuse, elle n’avaitpas l’air de comprendre. Elle restait de la plus gracieusestupidité. Rien n’altérait le blanc plumage de cette peau de cygneque lustraient la santé et la jeunesse, et qui avait les splendeursbleuâtres du plus pur émail. Nulles larmes ne rosaient – car ellesn’eussent pas osé les rougir – ces paupières, si lentes à semouvoir au-dessus de ces beaux orbes d’un gris si tendre qu’ilssemblaient sourire en regardant. Aussi les observatrices de salonchez qui elle allait prendre le thé disaient-elles qu’où l’espritmanquait, les sentiments vifs ou profonds devaient nécessairementmanquer aussi. Bel axiome que M. de Maulévrier fit mentir, car iladvint que cette petite poupée qui ne pensait pas, et qui, comme laStatue de Memnon, ne savait dire que bonjour et bonsoir d’une voixharmonieuse, se prit à aimer M. de Maulévrier avec une intrépidenaïveté. Dans ce cœur d’une virginité fabuleuse, éclata tout à coupcette fleur d’un sentiment vrai qui ne fleurit plus guères que tousles cent ans, comme l’aloès, et qui fait moins de bruits. Elleretint l’amour prêt à disparaître de ce monde ; elle abritaquelques jours encore ce bel oiseau de paradis que bien des jeunesfilles passeront désormais inutilement leur vie à attendre dans cesiècle, où, en fait d’amour, le langage meurt avec l’idée ; etoù demain peut-être les lettres de Mlle de Lespinasse serontregardées comme l’expression apocryphe d’un sentimentantédiluvien.

M. de Maulévrier arrivait alors on ne sait d’où, après uneabsence de plusieurs années. On connaît maintenant le marquisRaimbaud de Maulévrier. Une singulière particularité de sabiographie de cœur, c’est que jusqu’alors il n’avait aimé que lesfemmes brunes. Lescheveuxfeuille morte de Mme d’Anglurele jetaient toujours dans des rêveries qu’il se reprochait, car ilhaïssait l’air rêveur. C’était, comme on l’a déjà vu, un oisifcomme Raoul d’Anglure, mais un oisif d’une aristocratie plusrelevée dans les habitudes de sa vie. Il préférait la société desfemmes à celle des hommes, auxquels il adressait rarement laparole ; il ne détestait pas les esclavages de la toilette, etn’eût pas prostitué sa bouche au narghilé même du sultan. Parcequ’il n’aimait pas à courir toute la journée, bride abattue, commeun jockey, on l’accusait d’être un efféminé, et les amis de Raoull’appelaient en riant Sardanapale. Indépendant, au milieu de Paris,comme le vent dans les bruyères, et ne sentant pas l’affreux besoind’être riche, il pouvait, si cela lui plaisait, s’engloutir toutvivant dans l’amour d’une femme du monde, ce dévorant passe-temps,pour un homme, qui eût anéanti l’âme de Bonaparte lui-même s’iln’avait pas eu le bonheur d’aimer une femme entretenue, à uneépoque qui était un pêle-mêle social.

Mais les misères du temps présent avaient tué à la mamellel’ambition de M. de Maulévrier, et son orgueil était moins grandque sa vanité. Aussi, à force de regarder cescheveux feuille morte, et ce cœurd’épaules qui donnait une grâce si tombante à la robe de Mmed’Anglure, il se dévoua encore une fois à ce culte terrible qu’ilavait déjà pratiqué, l’adoration d’une femme de naissance et demonde. Seulement, empressons-nous de le dire, Mme d’Anglure sut luiépargner toutes les aspérités auxquelles il s’était déjà sirudement froissé. Elle ne fit aucune des petites mines d’usageavant d’accepter ce qui lui causait tant de plaisir. C’est même decette époque que la fatuité de Maulévrier devint célèbre ;Caroline en couva et en développa le germe sous son amour. Ellel’aima avec la virginité de son âme, avec toutes les ignorances deson esprit. Elle l’aima sans songer à autre chose qu’à lui donnerle plus grand bonheur possible, sans mesurer les conséquences de lapassion qui se saisissait de son avenir, sans avoir le moindresouci de la fragilité des beautés qu’elle lui prodiguait, et dontelle trouvait qu’il ne s’emparait jamais assez. Elle qui, par lanature de sa beauté, était destinée à passer si vite, elle n’eutpas peur des dégâts affreux de la caresse, et elle s’exposa à tousles dangers du bonheur. Que voulez-vous ? elle l’aimait commeune femme qui n’a pas dans l’esprit la moindre portée, mais dont lacéleste niaiserie est le plus délicieux hasard que Dieu puissejeter dans la vie d’un homme amoureux !

M. de Maulévrier, qui, en fait d’amours de salon, avait, commeil arrive toujours, avalé considérablement de crème fouettée avecplus ou moins de vanille, s’abreuva pour la première fois, de celait chaud, pur et substantiel, d’un sentiment vrai. Il fit mêmecomme les chats gourmands, qui fourrent jusqu’à leurs pattes dansla jatte pour mieux boire : dans l’avidité de son bonheur, ilempêcha Mme d’Anglure de se montrer aussi souvent dans lemonde ; et il eut tort, car le monde doit être le premieramant d’une femme du monde, et si elle en a jamais un autre, il nedoit venir que bien loin après. Comme la comtesse aimait M. deMaulévrier avec la soumission de cette courtisane amoureuse quimettait le pied de son amant sur son sein, nu, comme elle adoraitses moindres caprices, elle aurait fini par ne plus aller chezpersonne et à vivre follement pour lui seul, si Mme de Gesvres,avec qui elle avait toujours été fort confiante, ne lui eût faitcomprendre qu’en agissant ainsi elle s’affichait et donnait contreelle aux autres femmes des armes dont elles ne manqueraient pas dese servir.

Et l’expérience de la marquise ne l’avait point trompée ;son conseil fut extrêmement utile à Mme d’Anglure. En dépit desnombreuses différences qu’il y avait entre ces deux femmes,opposées presque en toutes choses, elles se voyaient assez souvent.Mme d’Anglure allait beaucoup chez Mme de Gesvres. Mme de Gesvreslui avait toujours montré une bienveillance pleine de franchise etd’appui. Jamais elle n’avait partagé les petites jalousies de cesjolies créatures, moitié abeilles et moitié vipères, quin’oubliaient point, quand il s’agissait de la comtesse, de mettreun peu de venin dans leur miel. Il faut le dire, malgré son costumede coquette, la grande marquise était bien au-dessus de cesmisérables sentiments. Belle comme un jour d’Asie, elle admiraitnaïvement la beauté dans les autres, et toujours elle avait parléde celle de Mme d’Anglure comme eût fait un homme impartial. Fièred’être belle, elle avait une fierté tranquille, inaccessible àtoutes les alarmes. La comtesse d’Anglure, avec qui elle eutl’amabilité des cœurs généreux pour ceux qu’on traite avecinjustice, la crut son amie, et vraiment elle l’aurait été, si,comme celle qui l’appelait de ce nom, elle s’était livrée en seliant, ce qui lui était impossible. On l’a déjà vu, le caractère decette femme était fermé comme les portes de l’enfer. De toutes lesgrâces qu’elle avait en partage, Dieu ne lui avait pas donné laplus grande, celle de l’abandon. Elle écoutait avec une patienceattendrie le récit de l’amour de Mme d’Anglure, mais elle nerendait pas confidence pour confidence. Elle n’avait aucun desprofits de l’amitié, elle n’en avait que la probité sincère ;car si, un soir, elle prit plaisir à faire renier à M. deMaulévrier son amour pour Mme d’Anglure, c’est que M. de Maulévriers’était jeté lui-même dans cette voie de blasphèmes et qu’aucunefemme n’eût résisté à la tentation d’une si enivrante volupté. Etsi elle désira parfois être aimée de l’amant de son amie, c’estqu’elle se trouvait bien à plaindre de se voir privée d’un bonheurqui n’était pas chose si rare, sans doute, puisque Mme d’Anglure,qu’elle jugeait de si haut, l’éprouvait ; et c’étaitd’ailleurs bien moins de la femme qu’elle était jalouse que del’amour.

Cet amour, elle l’avait cru une ressource, une dernièreressource contre l’ennui de sa vie ; mais, puissante à lefaire naître, elle s’était trouvée impuissante à le ressentir. Sises coquetteries avaient rendu M. de Maulévrier infidèle,hélas ! qu’y avait-elle gagné ? Femme chez qui un espritmûri prenait insensiblement la place d’un cœur qu’un sang brûlantn’avait jamais gonflé, espèce d’âme étrange, mais qui, dans lessociétés comme la nôtre, tend chaque jour à devenir plus commune,sa misère tenait à ses qualités mêmes. Mme d’Anglure, qui avait entendresse ce qui lui manquait en intelligence, pouvait-elle sedouter de cela ?

M. de Maulévrier avait cessé de lui écrire depuis qu’il allaitchez Mme de Gesvres. C’en était assez pour qu’un doute affreuxs’élevât dans l’âme de la comtesse, et pour qu’elle s’en vînt enposte à Paris, et jusque chez Mme de Gesvres, voir, par ses yeux,si elle était réellement trahie.

Chapitre 2Patte de velours

Quand la comtesse d’Anglure entra, Mme de Gesvres se leva et fitquelques pas au-devant d’elle, la main ouverte et la bouchesouriante, comme on va au-devant d’une amie trop longtemps absente.Bien loin de repousser cette main qui lui était offerte, Mmed’Anglure la serra comme aux jours de leur amitié la plus tendre.Ni l’une ni l’autre de ces deux femmes ne songeait à faire ce qu’onappelle du drame ; elles étaient de trop bonne compagnie et deleur époque pour copier en miniature cette grande scène de Schillerentre Marie Stuart et Élisabeth d’Angleterre, à propos du comte deLeicester. On est obligé de le reconnaître, pour les gens aux yeuxde qui le plus grand péché d’élégance est de mettre ses impressionspersonnelles à la place des usages reçus, le drame et tout ce qui yressemble ne saurait guères plus exister, ou, s’il existe, ne doitavoir plus d’autre théâtre que la conscience, derrière les paroleset les actes qui servent toujours à la violer. Quels que fussentdonc les sentiments de Mme d’Anglure, elle était trop comtesse pourles montrer à sa rivale, et cela en présence de l’amant qu’ellevenait presque réclamer. Son émotion ne lui fit pas transgresserces lois du monde, contre lesquelles se révoltent des moralistes deroman, et dont la gloire est de ressembler à ce qu’il y a de plusbeau dans la nature humaine, – à la pudeur et à la fierté.

Ainsi tout resta parfaitement convenable entre ces troispersonnes dont les sentiments étaient sans doute si agités et sidivers. Les deux femmes s’embrassèrent, et après avoir légèrementsalué M. de Maulévrier, qui s’était incliné devant elle comme s’ilsavaient été étrangers l’un à l’autre, Mme d’Anglure s’assit sur lacauseuse de Mme de Gesvres. Joli spectacle que ces deux femmesenfermées dans la courbe gracieuse du meuble consacré aux mollesseset aux intimités de ces créatures languissantes ! On eût ditdeux charmantes couleuvres s’enlaçant sur un tapis de fleurs et secaressant de leurs dards sans oser encore se blesser. Alorscommença, entrecoupée de petits mots d’amitié et de familiaritésravissantes, une conversation fort insignifiante dans le fond, maisqui, comme dissimulation et souplesse, eût fait certainementbeaucoup d’honneur à la barbe grise des plus vieux et des plusrusés diplomates de l’Europe. Mme d’Anglure dit qu’elle s’était siennuyée à la campagne, auprès de sa belle-mère, qu’elle n’avait purésister à l’envie de partir. C’était là toute son histoire, etelle la fit en quelques mots, avec une simplicité d’accent àlaquelle on se serait volontiers mépris. La marquise lui renvoya laballe dans ce sens, et la conversation, ricochant d’une idée à uneautre, dériva bientôt aux élégants commérages des femmes entreelles, quand elles veulent se tenir en dehors de leurs sentiments.Cette conversation, à côté de leur position réciproque, ne dut pascoûter beaucoup à Mme de Gesvres. Elle était calme, puisqu’ellen’aimait pas M. de Maulévrier et qu’elle venait de le lui dire dansle moment même, mais Mme d’Anglure ne l’était pas, et réellement lamarquise, qui dédaignait un peu trop peut-être le caractère de sonamie, et qui savait qu’avec son amour aveugle pour M. de Maulévrierelle était fort capable de provoquer un éclat, dut s’étonner que lacomtesse se jouât si librement, et avec une facilité si animée,dans l’écume légère d’une causerie toute de gaieté et de riens,quand elle devait avoir le cœur dévoré de la plus sombre jalousie.Cette jalousie, que Mme d’Anglure nourrissait depuis plusieursmois, avait marqué sa trace partout sur les lignes de ce suavevisage, délicat comme le velouté des fleurs. Elle était extrêmementchangée. L’idéale beauté du teint s’était évanouie. Malgré lesruches qui garnissaient le chapeau lilas qu’elle portait et quiencadraient l’ovale de cette figure, atteint déjà, on voyait que lajoue avait perdu sa rondeur voluptueuse, et qu’elle commençait àêtre envahie par le vermillon âcre et profond que donne la fièvredes passions contenues. Ce rapide et cruel changement frappad’autant plus la marquise, que la force des sentiments qu’ilattestait n’emporta pas une seule fois Mme d’Anglure. Elle demeuraaussi désintéressée en apparence dans les mille hasards de lacauserie, que si elle n’avait pas étudié la femme avec qui ellejouait de paroles légères et de façons caressantes. Tout encherchant à deviner ce qu’elle croyait le secret de la marquise,elle ne livra point une seule fois le sien. L’instinct de laconservation, naturel à tous les êtres, l’éleva pendant tout letemps de sa visite au niveau d’une femme d’esprit.

M. de Maulévrier contemplait avec un sentiment douloureux cetétrange spectacle. Il était frappé, comme Mme de Gesvres, du ravagede ces quelques mois sur la beauté qu’il avait aimée ; etcomme, si fat qu’il fût, il avait de l’âme autant qu’en ont leshommes parfaitement civilisés, il était épouvanté et attristé enmême temps. La mesure que gardait la comtesse l’étonnait bien unpeu aussi, mais comme il était mieux exercé à lire que la marquisedans les moindres mouvements de Mme d’Anglure, où la marquise nevoyait que du calme, il voyait, lui, à de certains frémissementsdes lèvres, à de certains éclairs dans le regard, que l’oragegrondait et brûlait sous ces menteuses surfaces.

Quoique son aplomb d’homme du monde lui fût venu en aide, etqu’il eût rougi de se montrer moins dégagé que les deux femmesqu’il avait devant lui dans les allures d’une conversation quin’exprimait aucun des sentiments réels de qui la faisait, iln’avait pas cependant cette dissimulation aisée, ce charme demensonge silencieux, ce tact inné avec lequel Mme de Gesvres et Mmed’Anglure évitaient tout ce qui eût pu amener une explosion. Encomparaison de ces deux lutteuses, il se trouvait gauche, parcequ’il se sentait contraint, et il était contraint parce qu’il étaithomme, et parce qu’où les femmes passent en se glissant comme desreptiles les hommes ne se frayent un passage qu’en brisant toutcomme des éléphants.

Cette visite de Mme d’Anglure, qui ressemblait à unereconnaissance de la position de l’ennemi, dura presque une heure,une mortelle heure à la pendule de Mme de Gesvres, mais un sièclesans doute au cœur de la malheureuse comtesse, qui devait compterles minutes autrement que le bronze inerte et glacé. Dans cetteheure de tortures dévorées, la marquise ne donna pas à son ennemie(car la comtesse l’était devenue) le plus petit des avantages. Ellefut de la sérénité la plus désespérante. Elle ne dit pas un mot quipût faire croire que M. de Maulévrier fût plus pour elle qu’unhomme bien né à qui tous les salons étaient naturellement ouverts.Elle n’évita point une seule fois de le regarder et de luirépondre. Elle aurait eu une passion dans le cœur qu’elle n’enaurait jamais eu l’embarras ; mais la passion était absente,et la sagacité de la jalousie, la seule sagacité qu’eût la pauvrepetite d’Anglure, fut considérablement désorientée par un naturelsi plein de vérité et si bien soutenu. Intérieurement, Mmed’Anglure éprouvait une véritable colère de ce qu’elle croyait unecomédie parfaitement jouée. Comédienne elle-même, elle s’irritaitd’avoir affaire à une comédienne aussi habile qu’elle ; ellese voyait battue à plate couture, et elle s’en prenait à son peud’esprit et à celui que dans le monde on donnait à Mme de Gesvres.Son dépit était aussi furieux qu’amer. C’étaient des sensationstrop vives pour résister longtemps à leur violence. Aussi, fortheureusement pour elle, l’instinct qui l’avait préservée de touteouverture imprudente, l’instinct de la femme du monde, luiinspira-t-il de s’en aller.

Mais cet instinct eut beau réclamer dans son âme, elle ne putsupporter l’idée qu’en s’en allant elle laisserait M. de Maulévrieravec Mme de Gesvres, et si ce fut une faute que de vouloir arracherson amant à celle qu’elle supposait sa rivale, oui ! si ce futune faute après les dissimulations sublimes qu’elle avaitréalisées, elle la commit.

– Adieu, ma chère, – dit-elle à Mme de Gesvres ; je suisbien heureuse de vous avoir revue. Adieu, je vous quitte, il esttard. Maintenant que me voilà revenue de cette vilaine campagne oùje me suis tant ennuyée, nous pourrons nous voir tous lesjours.

Et elle se souleva de la causeuse, mais elle y retomba assiseavec une négligence adorable, pour renouer un des rubans de sonmanchon.

– Monsieur de Maulévrier, – dit-elle alors, en nouant gravementle ruban détaché, et avec ce ton que seules les femmes du mondeconnaissent et qui sauverait l’inconvenance des propositions lesplus hasardées, – voulez-vous me donner le bras jusqu’à mavoiture ? et si vous n’avez pas la vôtre, je vous jetteraichez vous en passant ; vous êtes sur mon chemin.

Maulévrier se vit pris sans pouvoir dire non. Il se prépara doncà sortir avec la comtesse. Celle-ci, soulagée des contraintes de lasoirée par ce qu’elle venait de décider, tendit encore une fois sapetite main gantée à la marquise, qui, peut-être, sentit alors lagriffe d’abord si bien cachée, et elle sortit avec un aird’aiglonne qui remporte sa proie à son nid.

– Comme elle l’aime et comme elle est changée ! – fit lamarquise de Gesvres restée seule ; et, disant cela, comme elleétait debout, son œil se porta sur la glace où elle se vit, elle,toujours belle, ne changeant pas, astre magnifique, éternel,immuable.

On change, – ajouta-t-elle avec une tristesse amère qui vengeaitbien ceux qui l’avaient vainement aimée ; – on change parcequ’on aime et qu’on souffre, mais du moins on ne s’ennuiepas !

Et elle se mit, tout en bâillant, à sonner Laurette pour venirla déshabiller.

Chapitre 3Les fausses confidences

Le lendemain les trouva de bonne heure à la place où se passaitce drame sans action extérieure, sans grands bras, sans portesfermées et ouvertes, – cette chose simple, réelle : la vie.Après une nuit de convulsions et de larmes de la part de Mmed’Anglure, M. de Maulévrier s’en était revenu à ce fatal boudoir desatin jonquille où un charme cruel le ramenait toujours. À force demensonges, de fausses caresses et de fleur d’oranger, il avaitcalmé sa nerveuse maîtresse, et puis il avait pris sa course versl’hôtel de Gesvres, ne respirant que la marquise, et croyantretrouver sur son front pâli une de ces nobles et tristesimpressions de la veille, qui lui avaient paru si touchantes.

Mais, baste ! la lune n’était pas si changeante que cettemuable femme, et il y eût eu cent années au lieu d’une nuit entrela marquise de la veille et celle du lendemain, que sa physionomien’aurait pas été plus au rebours de l’espérance de Maulévrier. Lebandeau d’ennuis qui lui ceignait si souvent le front était cachésous des boucles mignardes et crêpées qui allaient si mal aucaractère ferme de sa beauté. La femme et toutes ses ondoyances,ses morbidezzes, ses gaietés moqueuses, se remontraient dans cettegrande statue, désespérée parfois et silencieuse comme la Niobéantique, et qui, ennuyée de son piédestal comme de toutes choses,en descendait pour jouer et s’agiter auprès comme un enfant. Cen’était plus qu’une Parisienne piquante, vive et un peu affectée,un vrai type de femme d’esprit, mais d’esprit de femme, tout enpointes d’aiguilles, de malices et de curiosités. Elle attendaitMaulévrier avec plus d’impatience qu’à l’ordinaire, et quand ellele vit :

– Eh bien ? – fit-elle.

– Eh bien ! – répondit M. de Maulévrier, – Caroline saittout, ou plutôt elle sait plus que tout, car elle croit que nousnous aimons, tandis qu’il n’y a que moi qui vous aime.

– Ah ! contez-moi donc ça, – dit-elle, en se tordant sur sachaise longue, dans son peignoir de mousseline rose, et enrespirant à pleines narines un délicieux flacon ciselé qu’elletenait ; – contez, mon ami, – répéta-t-elle avec uneincroyable sensualité.

Au mouvement presque libertin de cette chute de reins admirable,on eût dit Léda attendant son cygne et se préparant à lavolupté.

Elle lui jeta deux regards à le rendre fou, si lui ne l’avaitpas connue, s’il n’avait pas déjà fait l’expérience que ce quiressemblait à de la passion dans cette femme n’était qu’un élan del’esprit, et rien de plus.

– Mon Dieu ! reprit M. de Maulévrier avec une expressioncapable d’éveiller plus d’un dépit secret dans le cœur énigmatiquede la marquise, – mon Dieu ! c’est là une assez tristehistoire, et d’autant plus triste qu’elle n’est pas finie, et queje ne prévois guères comme elle finira. L’absence et le soupçon quien a été la suite ont exaspéré tous les sentiments de Mmed’Anglure. Ces sentiments sont beaucoup plus profonds que je nepensais. Quelque dévouée qu’elle se soit montrée jusqu’ici, et dequelques douceurs qu’elle ait entouré ma vie, je ne croyais pas, enm’éloignant d’elle, briser tout à fait la sienne. Non !franchement, je ne le croyais pas. Vous savez bien, ma chèreBérangère, que je n’ai pas vos idées sur l’amour. Vous avez unefaçon de le concevoir qui vous dispense probablement del’éprouver ; mais moi qui ne suis pas arrivé à vingt-sept anssans l’avoir connu plus d’une fois, et à qui celui que vousinspirez ne fait pas d’illusion dernière, je ne pensais pas qu’unefemme du monde, aussi facilement distraite de ses propresimpressions que peut l’être Mme d’Anglure, dût ressentir une de cespassions contre lesquelles tout est impuissant, jusqu’à la fierté.Hier, quand je vous quittai, mon amie, et que je montai dans lavoiture de la comtesse, j’espérais qu’une bonne scène allait romprepour jamais des liens qui me pèsent depuis que je vous aime.J’espérais que l’idée d’être quittée pour vous lui donnerait lecourage d’une explication suprême, et qu’aujourd’hui tout seraitfini. Mais il n’en a point été ainsi. J’ai vu une de ces douleursque je ne connaissais pas encore. La nuit s’est passée pour cettefemme dans de telles angoisses, que je n’ai pas osé lui avouer queje ne l’aimais plus et confirmer par là toutes ses jalousies. Je mesuis pris de pitié pour cet être faible et misérable dont ladestinée reposait sur moi ; et quoique mon cœur démentît toutbas en pensant à vous ce que je lui adressais tout haut, je suisenfin parvenu à assoupir la violence de ces malheureux sentimentsque je ne partage plus, et sur la force desquels je voudraisvainement m’abuser.

– Pauvre femme ! – fit la marquise, arrivée au bout de sesdeux jouissances, – de parfum respiré et de curiosité satisfaite, –et en refermant son flacon avec le bouchon d’or qui lesurmontait.

– Oui ! pauvre femme ! – répéta M. de Maulévrier avecun accent de compassion plus sincère. – Elle m’a fait sentir lepremier remords que j’aie jamais éprouvé d’une chose aussi simpleet aussi involontaire que de cesser d’aimer. En regardant cettetête si jeune et si changée, vous ne sauriez croire à quel point jeme reprochais le mal auquel j’avais condamné tant de beauté et dejeunesse.

– Et c’est un fort bon sentiment, – ajouta Mme de Gesvres, – carle mal est grand en effet. Elle, qui était si charmante, n’est plusmême jolie. Entre autres jalouses de Caroline, vous aurez rendu Mmede Guénéheuc bien heureuse. Parce qu’elle est d’un blond assezfade, elle s’est toujours crue la rivale en blancheur de Mmed’Anglure. Maintenant la grande fraîcheur de cette pauvre comtessene lui rougira plus la sienne de dépit.

Malgré le peu de vivacité et d’amertume que Mme de Gesvres mit àfaire cette réflexion toute féminine, M. de Maulévrier y vit-ilautre chose que l’impitoyable cruauté du sexe, cette cruauté quel’on retrouve dans la meilleure et la plus désintéressée des femmesquand il s’agit d’une autre femme qu’on a l’air de pleurer devantelle, ce qui est, de fait, fort impertinent ?

Toujours est-il que, dans l’impossibilité où l’on est si souventde rester vrai avec une femme, il se prit à poser comme s’il avaitété femme lui-même ; il mit sa main gantée sur l’angle de lacheminée près de laquelle il était assis, puis il appuya son frontsur sa main avec un petit air de saule pleureur qui ne manquait pasd’une certaine grâce de mélancolie.

– Vous souffrez, Raimbaud ? – fit la marquise avec des yeuxoù l’attention commençait de renaître. – Eh bien ! – et elleveloutait d’une voix attendrie le sarcasme, si c’en était un, –vous n’en êtes que plus intéressant à mes yeux. Vous ne ressemblezpas à ceux qui oublient. La mémoire d’une intimité de deux ansn’est pas abolie en vous par un autre amour…

– Ah ! si cet autre amour avait été heureux, – interrompitMaulévrier avec l’ardeur d’un regret inconsolable, – peut-êtreaujourd’hui, Bérangère, le sentiment dont vous me faites un mériten’existerait pas. Eh ! mon Dieu, c’est de l’égoïsmeencore ; si l’amour que je perds m’est une si grande perte,c’est surtout parce que vous n’avez pas pu le remplacer !

– Et qui sait, mon ami ? – répondit-elle avec calme ;– vous n’êtes peut-être pas si détaché de Mme d’Anglure que vous lepensez. On se fait de si profondes illusions sur soi-même !C’est une chose si bizarre que le cœur ! Vous m’avez aiméependant l’absence d’une femme qui vous avait rendu parfaitementheureux pendant deux années, et qui, comme maîtresse, vaut, je lesais, cent fois mieux que moi. Aujourd’hui, voilà que cette femmerevient parce qu’elle est jalouse et malheureuse ; ellerevient vous offrir le spectacle d’une jeunesse flétrie par vous,d’une beauté ravagée, d’une vie perdue, d’une santé détruitepeut-être, et cela au moment où celle que vous lui avez préféréevous laisse voir l’impossibilité où elle est d’éprouver l’amourcomme vous l’auriez désiré. Allez ! cette femme est encorebien puissante. Il n’est pas dit que vous ne vous repreniez pas auxliens dont vous vous plaigniez à l’instant même ; il n’est pasdit que l’impression que je vous ai causée résiste à l’éloquenced’un pareil retour.

– Et, en vérité, je le voudrais presque, – dit Maulévrier avecle petit machiavélisme dont il essayait le succès, et en cherchantà voir clair dans les sensations de la marquise.

– Et moi, – fit-elle en souriant avec une placiditédéconcertante, – je vous jure que je le voudrais tout à fait.

Était-ce là une ironie profonde, qui devait peu coûter à cettefemme d’un si grand empire sur elle-même ? Malgré lesassurances de sincérité qu’elle lui avait données, il était bienpermis à M. de Maulévrier d’être légèrement sceptique. Elle était,en somme, la plus distinguée de ces créatures de ténèbres quin’avaient pas besoin que l’on inventât les éventails pour cacher lelaisser-aller de leurs yeux. Elle pouvait donc donner à du dépit laforme d’un désintéressement parfait. D’un autre côté, ce dépit, queM. de Maulévrier avait essayé de faire naître en affectant unetristesse et un désir qu’il ne sentait pas, pouvait venir autant dela vanité que de l’amour.

Mais la vanité est si près de l’amour dans les femmes du monde,tout cela est si divinement pétri et fondu, qu’intéresser l’un oul’autre amène souvent aux mêmes résultats. Or c’était précisémentle résultat dont M. de Maulévrier était avide. Il était arrivé à cedegré de l’amour, dans les êtres qui n’ont pasle triste et trèspeu fier honneur d’être poétiques,où la possession la moins délicate paraît la meilleure, et où cequ’il y a de plus adorable dans l’amour même serait sacrifiébrutalement à cette diabolique possession.

Ce jour-là, M. de Maulévrier sortit de chez Mme de Gesvres moinslassé et moins désolé qu’à l’ordinaire. Il n’aurait pas pu sevanter, il est vrai, d’avoir entendu murmurer le plus faible dépitdans tout ce que lui avait dit la marquise ; mais lapossibilité de ce dépit s’était offerte à lui comme une espérance,et il s’affermit dans la résolution d’attaquer par la vanité,endroit toujours mal défendu chez les femmes, cette forteresseimprenable à l’amour ; il s’en alla répétant les bellesparoles de l’Ecclésiaste.

– Elle ne m’aimera pas davantage, – pensait-il, – mais ellesuccombera ; elle succombera en femme du monde, froidement,élégamment, et dans sa cuirasse, sans qu’une telle façon de si peuse donner nuise à aucune de ses prétentions de cœur éteint. Ce quen’auront pu faire les sentiments tendres, les sentiments égoïsteset jaloux l’auront fait.

Ainsi, comme il arrive toujours, il était démoralisé par larésistance, et l’amour n’était plus à ses yeux que ce contact dedeux épidermes auquel le réduisait, sans cérémonie, cet insolent deChamfort.

Chapitre 4Le fond de l’abîme

Une fois bien ancré dans sa résolution, M. de Maulévrier compritla nécessité de modifier sa vie extérieure. Il ne passa plus sesjournées chez Mme de Gesvres, et, quand il y alla, il choisittoujours le moment où elle n’était pas seule, le soir, par exemple,cette heure à laquelle elle recevait ceux qui préféraient à l’éclatdes fêtes dont elle s’était retirée la libre causerie d’une femmed’esprit. Alors, il la trouvait flanquée de ses cavaliers servants,qui servaient sans gages et qu’elle savait fixer en ne cherchantpas à les retenir, de ses adorateurs fidèles qui, depuis dessiècles, s’en venaient chaque soir contempler cette femme mobilecomme Nina contemplait la mer inconstante, et qui s’enretournaient, disant peut-être inutilement, comme Nina :« Ce sera pour demain. » Au milieu de ce petit monde dontelle était le centre et la vie, elle était animée jusqu’au rired’une amabilité un peu taquine, et disant sciemment du haut de sonbon sens de ces absurdités charmantes qui vont si bien aux lèvresroses, grâces des femmes et des enfants. Quoique, plus malheureuseque Louis XIV, qui avait le bonheur d’aimer et de pleurer, elle fûtreine et s’ennuyât, jamais l’ennui, que M. de Maulévrier savaitêtre le fond de son âme, ne se trahissait dans ses paroles ou dansses regards quand elle était entourée. L’être extérieur reprenaitle dessus, et, plus forte que tout le reste, elle n’était plus,dans ces instants, qu’une irréprochable maîtresse de maison.

À aucune époque, elle ne s’était montrée autre chose aux yeuxdes autres pour M. de Maulévrier. Comme elle n’avait pas l’abandonde ses sentiments, ni mot plus mystérieux ni familiarité plustendre n’avaient indiqué une de ces préférences sur la naturedesquelles il est si facile de se tromper. Cependant les hommes quila voyaient, et qu’elle n’écoutait pas, proclamaient, en l’enviant,le bonheur de M. de Maulévrier. Mais ce n’étaient point sesmanières avec lui qui leur avaient donné cette idée ;c’étaient (après la peur que ce ne fût vrai) l’indépendance hardiequ’elle avait mise à recevoir, malgré les bruits de quelquessalons, un homme qui avait la réputation d’être un grand fat et dene perdre son temps chez personne.

Lorsque cet homme s’éloigna d’elle, les femmes qui faisaientgalerie à cette liaison, et qui, lorgnette en main, semblaient enétudier toutes les phases, les femmes s’imaginèrent que ledénoûment qui avait tant tardé était arrivé, et que Mme d’Anglureétait fort à propos revenue clore un si fâcheux interrègne. Leshommes les plus attachés à la marquise le crurent aussi de leurcôté, et comme ils la visitaient tous les soirs, ils purent admirerle magnifique empire et la désinvolture inouïe avec lesquels Mme deGesvres pouvait voiler une rupture assez manifeste d’ailleurs. Pourtous ces hommes ferrés en diable sur les convenances du monde, etqui n’avaient jamais compris, comme le cardinal de Retz, que lesdevoirs extérieurs, la marquise révélait une supériorité trèsremarquable en restant imperturbablement la même à l’égard de M. deMaulévrier. Le fait est qu’elle ne lui adressa pas la moindrepetite observation qu’on eût pu prendre pour un reproche, sur sesvisites plus rares et plus courtes. Quand il ne venait pas, ilsemblait qu’il n’eût jamais existé pour elle. Quand il venait, ellele recevait avec cette main ouverte, cette hospitalité de sourireet cette étincelle perlée dans le regard, qui disaient àtous : « Vous voilà, tant mieux ! » mais qui nejaillissait du fait exclusif de la présence de personne.

M. de Maulévrier, qui connaissait la puissance que cette femmeglacée exerçait sur elle sans grand combat, ne s’étonnait point decette conduite. Il savait bien que, dans toutes les hypothèses,elle ne lui donnerait jamais le spectacle de son dépit, et que,pour en saisir la trace et en tirer le parti qu’il espérait, ilaurait besoin de toute sa finesse d’observation, de toute lapénétration de son coup d’œil.

Il savait qu’il jouait un jeu hasardeux, difficile, qu’avec desfemmes d’une civilisation raffinée l’amour ne ressemble plus guèresaux bucoliques des premiers temps.

Du reste, M. de Maulévrier, en allant plus rarement chez Mme deGesvres, devait rassurer la tendresse alarmée de Mmed’Anglure ; c’était comme une preuve ajoutée à toutes lesassurances qu’il lui donnait de son amour, et qu’elle n’acceptaitqu’en doutant encore. À dire vrai, sa jalousie eût-elle été centfois plus inquiète, et cent fois plus grand l’espèce d’effroi quelui causait cette grande marquise, d’une beauté si bien reconnue etd’une coquetterie dont le monde racontait des choses effroyables,elle ne pouvait pourtant ne pas sentir un mouvement de joie etd’orgueil en voyant Maulévrier la préférer, elle que le chagrinavait tant changée, à cette marquise du démon.

Ses amies n’avaient pas manqué de lui apprendre la façon dont M.de Maulévrier avait passé son temps pendant son absence. Maiscomme, depuis qu’elle était revenue, ce temps lui était consacrépresque aussi exclusivement qu’autrefois, elle pouvait croire, à cequ’il semblait, que l’ennui d’être éloigné d’elle avait fortinnocemment poussé son amant chez Mme de Gesvres.

Une autre, plus spirituelle et plus vaniteuse, eût admispeut-être cette chimérique innocence ; mais ce n’était pasl’esprit qui faisait en elle obstacle à cette illusion assez douce,c’était la défiance, naturelle à un sentiment aussi profond que lesien.

Elle souffrait donc toujours de cette inquiétude éternelle qui,une fois excitée dans les cœurs bien épris, n’y périt plus. Ellesouffrait, malgré toutes les négations que Maulévrier avaitopposées à l’expression, d’abord éplorée, de sa jalousie. Rien n’yfaisait ; ni cette intimité qu’elle avait retrouvée à peu prèstelle qu’elle avait existé autrefois, ni l’indifférence que M. deMaulévrier montrait, après tout, pour la marquise. Folle, qui avaitraison au fond, elle souffrait contre les apparences ; etjusque dans les soins et les familiarités de l’amour même, elletremblait toujours de l’avoir perdu.

Quant à M. de Maulévrier, il faut lui rendre cette justice qu’ilmontrait plus de persistance et de courage pour arriver au butqu’il voulait toucher, que jamais chevalier novice n’en mit àgagner ses éperons. Il fut héroïque, en vérité. Il s’enfermapendant des journées avec une femme qu’il n’aimait plus. Il eut àl’empêcher de pleurer quand l’envie lui en prenait, et cette envievenait souvent. Il avait à assoupir de fort légitimes défiancesdans le narcotisme des phrases sentimentales.

Lui, dont elle avait fait un sultan, et pour qui toute la vieavec elle s’était passée à se coucher sur des coussins de canapé età se laisser adorer en silence, il avait secoué une nonchalance sisuperbe et cachait l’immense ennui qu’elle lui causait sous un luxed’amabilité qu’elle ne lui avait jamais connue, même au temps deleurs plus beaux jours.

Pauvre créature sans esprit, mais dont l’amour était du génie,elle jouissait de cette amabilité sans s’y laisser prendre.

Quand il lui avait bien répété sur tous les tons qu’il n’aimaitqu’elle, elle lui disait avec un regard ineffable :

– Tu m’empoisonnes peut-être, mais tu m’enivres, et une telleivresse est si douce qu’elle fait pardonner le poison.

Mais des mots si poignants n’étaient que du jargon moderne pourM. de Maulévrier, car rien ne donne un mépris plus philosophiquepour l’amour et son genre d’éloquence que celui qu’on ne partageplus et dont on est persécuté. Il restait dans le cœur parfaitementinsensible à tout cela.

La seule chose peut-être dont il fût touché était le déplorableétat de santé de Mme d’Anglure, état de santé qui allait sedétériorant de plus en plus.

Maulévrier ne croyait pas que l’on pût mourir d’un sentimentailleurs que dans les ballades allemandes, mais il pensait que,même à Paris, un sentiment très exigeant et très malheureux pouvaitinfluer sur la santé d’une femme naturellement délicate comme étaitMme d’Anglure. Le spectacle qu’il avait sous les yeux, d’ailleurs,ne lui permettait pas d’en douter. Tous les accès de larmes de Mmed’Anglure finissaient par des évanouissements très réels. Quandelle avait parlé avec cet âpre mouvement des personnes dominées parla turbulence de leur propre cœur, une toux déjà ancienne, maisaggravée, lui causait des crachements de sang qu’elle regardait, enpensant que ce sang était versé par sa poitrine, avec le sourirefauve des êtres qui se voient mourir. Ces détails physiquestouchaient bien plus Maulévrier que le sentiment qu’elle luidonnait, et dont la prodigieuse énergie avait résisté àl’énervation des salons.

La pitié de l’amant était détruite, mais la pitié qui nous prendtous en voyant périr ce qui est jeune et se flétrir ce qui estbeau, la pitié de l’homme restait encore. Pauvre reste, il estvrai, et qui se perdait bientôt dans l’idée fixe qui avait remplacépour M. de Maulévrier tous les souvenirs de la vie, toutes lespréoccupations du cœur.

Eh ! comment se fût-il appesanti sur l’idée cruelle de Mmed’Anglure mourant par lui et pour lui, quand il ne pensait qu’àsurmonter les résistances de la marquise, quand cette infortunéeMme d’Anglure était un des moyens à l’aide desquels il étayait sessuccès futurs ?

Cette pensée d’un succès que Mme de Gesvres lui faisait acheterun tel prix le soutenait dans sa double épreuve de dissimulation etde mensonge vis-à-vis les deux femmes qu’il avait entrepris detromper.

Il était enchanté de la sensation que sa conduite avait produitedans le monde, et de ce que les femmes, qui battent l’eau si bienen fait de commérages et qui la font jaillir si loin,recommençassent à tympaniser Mme d’Anglure sur le peu de fierté deses relations avec un homme dont elle n’ignorait pas les torts.Tout cela servait ses projets à merveille ; car enfin il étaitbien sûr que, malgré la distance que Mme de Gesvres avait miseentre son salon et les pandemoniums à la mode, le bruit de cettereprise d’intimité avec une femme qu’on avaitjugée plantée là ne manquerait pas d’allerjusqu’à ce boudoir de satin jonquille d’où l’amour était exilé,mais où la vanité parisienne, roulée, comme un chat dans safourrure, sous les plus habiles artifices, pouvait bien se trouverencore discrètement tapie dans quelque coin.

Et en effet, si cachée qu’elle y fût, il crut enfin l’avoirdécouverte et blessée, quand, après plus d’un mois pendant lequelil n’avait fait que de courtes et officielles visites à Mme deGesvres, il reçut d’elle un gracieux billet où ses prétentions auplus pur désintéressement étaient maintenues, mais où, malgré leshiéroglyphes égyptiens de sa manière, circulait je ne sais quelsouffle de moquerie que M. de Maulévrier, à qui les désirs avaientappris les subtilités de l’analyse, se mit à respirer à longstraits :

Ai-je prophétisé juste, – disait le billet, – mon cherRaimbaud ? Je vous ai prédit que vous reviendriez à Mmed’Anglure, et il n’est bruit que de cette grande liaison qu’ondisait finie et qui recommence, en dépit des méchants propos deceux qui ne croient à l’éternité de rien dans ce triste monde. J’aicru, avant tout, que, si amoureux que vous fussiez de moi, vousaviez mille raisons de l’être plus encore de Mme d’Anglure, et j’aidésiré la première que vous le redevinssiez, puisque mon malheureuxcaractère était incapable de vous donner le bonheur auquel on adroit quand on sait aimer. Tout ce que j’ai pensé et désiré s’estdonc accompli, mon cher Raimbaud, et pour vous comme pour moi, ilvaut mieux qu’il en soit ainsi qu’autrement.

Mais, dites-moi, le bonheur que vous donne Mme d’Anglure estdonc bien grand et bien nouveau, pour que vous n’alliez plus chezpersonne et pour que vous ayez presque cessé de venir chez moi, quisuis, comme vous le savez, votre amie, et à qui vous avez juré que,quoi qu’il arrive, nous ne nous brouillerons jamais ? Onraconte que vous vous consacrez à Mme d’Anglure avec un abandon dedévouement plus grand encore que dans les premiers moments de cetteintimité qui édifie les cœurs fidèles. Moi, je réponds à cela queMme d’Anglure est souffrante, ce qui rehausse le mérite de votredévouement. Cependant, si cette souffrance n’est pas de nature àempêcher Mme d’Anglure de sortir, et que ce ne soit pas unejalousie (bien aveugle sans doute) qui l’éloigne de sa confidented’autrefois, je voudrais bien l’avoir à dîner avec vous lundiprochain. Je viens de lui écrire un mot à ce sujet. Tâchez de mel’amener, mon cher Raimbaud, car je n’entends point séparer, fût-cepour un moment, ceux que Dieu a si bien unis.

BÉRANGÈRE.

Faut-il ajouter que la lecture de ce persiflage fit à M. deMaulévrier un effet pareil à ces soufflets donnés par Suzanne, quicomblaient de bonheur Figaro ?… Il se crut à la veille dutriomphe ! Il se jura bien que ce dîner auquel l’invitait lamarquise serait comme le dernier coup de canon qui terminerait unsi long siège. Il alla trouver Mme d’Anglure, déterminé à latraîner de force à ce dîner qui lui offrait une si belle occasionde jeter la marquise, déjà trahie par sa lettre, pensait-il, tout àfait hors d’elle-même. Hélas ! il n’eut point à en venir àcette extrémité avec la comtesse. Il n’eut pas même à faire lamoindre diplomatie pour l’amener à accepter l’invitation de Mme deGesvres. Avait-elle une autre volonté que la sienne ?N’obéissait-elle pas à tous ses caprices ? Et, d’ailleurs,elle en qui M. de Maulévrier ne parvenait jamais a maîtriser toutesles inquiétudes, n’avait-elle pas cet affreux besoin des cœurspassionnés de se placer en face de la réalité qui tue, et derencontrer la désolante certitude qu’elle craignait et qu’elleavait déjà cherchée sans la trouver ?

Ils allèrent donc au dîner de Mme de Gesvres. C’était, commetout ce qui venait de cette femme, d’un goût tout à la fois nobleet simple : une piquante réunion des hommes spirituels quiétaient le plus assidus chez elle et des femmes qui laissaientparfois le monde pour y venir. La marquise de Gesvres avait uneréputation si bien établie de maîtresse de maison incomparable, queles femmes les plus intelligentes et les plus vouées au culte de lagrâce aimaient à étudier la royale manière avec laquelle ellefaisait les honneurs d’un salon dont elle avait diminué l’étendue,et qui ne s’ouvrait plus que pour quelques privilégiés. Ce jour-là,quels que fussent ses sentiments intérieurs, – et la pâleurprofonde de son teint et une fatigue autour des yeux, qui ne luiétait pas ordinaire, semblaient confirmer les idées de M. deMaulévrier, elle se maintint au niveau d’une réputation qui nepouvait plus grandir. Elle fut gaie, vive, agaçante autant que dansses jours les plus splendides, et ce ne fut que plus tard et versla fin de la soirée que, comme une guerrière lasse qui désagrafe sachlamyde, elle apparut, sinon à tous, du moins à M. de Maulévrier,dans la vérité de son âme, masquée si souvent avec son esprit.

En acceptant l’invitation de la marquise, Mme d’Anglure avaitvoulu soutenir une lutte contre la terrible rivale qu’elle sesupposait. Un reste d’orgueil insensé, comme en ont parfois lesfemmes qui furent belles et que le désespoir de n’être plus aiméespousse à tout, lui souffla qu’elle était défiée, qu’il fallaitcombattre de ressources, de beauté, d’artifices, dût-elle pour sapart en mourir. Elle se rejeta avec fureur à toutes les inventionsd’une toilette qui devait relever sa beauté dépérie ; elleimprovisa en fait de parure un véritable chant du cygne ;mais, aveuglée par l’exaspération de ses sentiments, elle ne vitpas que ses efforts se retournaient contre elle, et que lafemme passée faisait tache au sein des légerstissus qui se plissaient et ondulaient autour d’un corps à moitiébrisé et dont ils cherchaient en vain les contours. Elle mit unerobe d’une coupe divine, une de ces robes blanches qui avaient étéinventées pour elle dans le temps où elle ne craignait pas lacomparaison des mousselines les plus diaphanes avec la finesse etla transparence de sa peau. Crânerie vraiment digne de pitié !elle, qui n’était plus que touchante, osait ce qui ne sied qu’auxplus belles, tant l’amour auquel elle s’attachait avec la rage desâmes sacrifiées l’empêchait de se voir et de se juger !

Mais, telle qu’elle fût, M. de Maulévrier afficha pour elle,sous les yeux même de la marquise, un sentiment si dominateur, illui rendit un tel hommage, il l’entoura de soins si tendrementinquiets et si marqués, que bientôt elle perdit ses défiances, etqu’elle sentit un incroyable bonheur lui venir.

Pour la première fois l’homme du monde oublia que le monde leregardait, et agit avec l’oubli des passions vraies. M. deMaulévrier attira sur lui l’attention.

La comtesse, qui, comme tous les êtres sans puissance de calcul,se livrait aux sensations d’une nature aisément entraînée, perditpeu à peu son air de victime. L’orgueil et l’amour satisfaits luirelevèrent le front, ouvrirent ses lèvres à tous les sourires, etfirent flamber ses yeux éteints. Elle devint aimable, de cetteamabilité toute en bienveillance qu’ont les femmes qui manquentd’idées et qui sont riches en sentiments. Plus la soirée s’avança,plus cette femme, qui jouissait avec tant de profondeur despréférences publiques de son amant, rayonna du bonheur qui lafoudroyait. À force d’expression, elle reconquit presque sa beauté.Mais, par un contraste qui dut frapper à la fin les yeux les moinsobservateurs, à mesure que les félicités de cœur de Mme d’Anglureravivaient ses manières et transfiguraient ses traits mornes, lamarquise perdait de son animation habituelle, du feu roulant de sarepartie, et jusque de l’éclat fulgurant de sa beauté. On eût ditun singulier déplacement de la vie dans ces deux femmes, et que lachaleur et la flamme passaient de la torche éblouissante au pâleflambeau menacé de mourir.

Avec quel intérêt haletant M. de Maulévrier suivait cechangement dont il était cause, ces distractions d’un esprittoujours si présent ! Pendant qu’il semblait n’être occupé quede Mme d’Anglure, au milieu des groupes du salon et de cescauseries éparpillées qu’elle avait mises en train et pendantquelque temps soutenues, la marquise s’était retirée à l’écart surun canapé où nulle femme ne se trouvait alors. Elle était là, pâleet sombre sous les larges bandes de velours d’un pourpre foncéqu’elle avait nouées dans ses cheveux, le sourire vague, les posesappesanties, l’air passionné et, par rareté, presqueidéal !

Certes ! ceux qui la virent dans cette attitude et aveccette physionomie durent y lire une influence de l’amour montré àMme d’Anglure par M. de Maulévrier. Il est évident quel’accablement la prenait, cette forte femme ; qu’elle était àbout, qu’elle n’en pouvait plus ! Le regard de Mme d’Anglure,qui la fixait de l’autre extrémité du salon, ne s’y trompa pas. Ceregard doux et humide se sécha et devint tout à coup implacablementmoqueur. M, de Maulévrier, qui le surprit, se retourna avec unejoie vers celle à qui il était adressé, comprenant, sans doute, quel’instinct de la femme jalouse et triomphante en savait encore plusque lui, et lui garantissait la défaite qu’il attendait depuis silongtemps.

Sûr des tortures morales de la marquise, lues par lui dans ceregard de panthère parti comme l’éclair de ces suaves prunelles develours gris, il se leva transporté, interrompant sa phrasecommencée à Mme d’Anglure, pensant qu’enfin la marquise avaittrouvé le fond de l’abîme et qu’elle ne descendrait pas plus baspour lui échapper.

Il vint donc s’asseoir près d’elle, en chancelant, avec levertige de la victoire, et d’une voix mal contenue lui dit àl’oreille, avec l’assurance d’un homme qui a tout deviné :

– Qu’avez-vous donc pour être si triste, Bérangère ?

– Ah ! – fit-elle en le regardant avec deux yeuxdésespérés, – on dit que la jalousie peut mener à l’amour, et jen’avais plus que cette ressource. Je vous ai repoussé dans les brasde Mme d’Anglure pour voir si je n’en souffrirais pas, et sil’amour ne sortirait pas pour moi de cette douleur. Eh bien !je vous vois, depuis deux heures, montrer un amour fou à Mmed’Anglure, et je n’en ai pas été émue une seule fois. C’est le fondde l’abîme, comme vous voyez, – ajouta-t-elle avec un horribleégarement de sourire,

Ils s’étaient rencontrés dans cette pensée, mais, hélas !ce n’était pas le fond de l’abîme comme l’avait entendu M. deMaulévrier.

Chapitre 5Explication

Monsieur de Maulévrier était resté anéanti sous l’accablanteparole de Mme de Gesvres.

– Est-ce que vous êtes souffrante, ce soir, ma chère ? –était venue dire à l’oreille de la marquise la vicomtesse de Nelzy,qui l’avait aperçue parler à M. de Maulévrier avec une physionomiedouloureuse.

Et, déjà rappelée au rôle de toute sa vie, la marquise s’étaitlevée souriante et était allée causer avec la vicomtesse, près dela cheminée, au feu de laquelle elles tendirent la pointe de leurspieds chaussés de satin. Maulévrier demeura donc sur le canapé, enproie à la rage d’une déception sans bornes, frappé au cœur de savanité comme de son amour, et traversé de part en part. Mmed’Anglure, qu’il avait quittée avec tant de brusquerie et qui avaitsuivi son mouvement et l’expression de ses traits pendant qu’ilparlait à Mme de Gesvres, devint plus pâle que lui en voyant lechangement soudain qu’avait produit en toute sa personne le mot dità voix basse par la marquise. La jalousie revint vite à ce cœurdéchiré ; mais alors, débarrassée de tous ses doutes, elle yrevint avec une inébranlable certitude.

Ce qu’il y avait d’insupportable dans les sensations de M. deMaulévrier, c’est que ces sensations se combattaient, c’est qu’ilne pouvait s’abandonner franchement au mouvement qui, produit parune autre femme que Mme de Gesvres, l’aurait tout d’abord emporté.Il ne savait s’il devait la plaindre, la mépriser ou la haïr. Il yavait des motifs pour tout cela dans Mme de Gesvres. Seulement,quand le cœur était poussé à l’un de ces trois sentiments, voilàqu’au même instant les deux autres s’élevaient pour lui faireobstacle, et jetaient cette chose naturellement empêtrée, le cœurd’un pauvre homme, dans un incroyable embarras. Alternativeextraordinaire et des plus cruelles !

Quand le mépris était près de tomber comme la foudre sur cettecréature de rubans et de petites mines, indigne, après tout, d’unamour sérieux, la pitié pour cette âme impuissante, pour cet espritqui sentait bien où est la vie, et qui l’avait cherchée avec tantd’indépendance dans ces relations que le monde condamne, la pitiéarrêtait le mépris. Femme sans unité, aussi étrange que la Chimèreantique, Protée, caméléon, le diable en personne, c’était la plusgrande tourmenteuse d’âmes qui eût peut-être jamais existé. Cen’était ni précisément un homme ni précisément une femme, car alorson aurait su à quoi s’en tenir ; on eût arrangé ses sentimentsen conséquence. Eh bien ! c’eût été un ami si ce n’eût pas étéune maîtresse ; mais, ami, maîtresse, rien des relationsordinaires de la vie n’était possible avec cette femme, et n’étaitimpossible non plus.

On y perdait son cœur, on y brûlait son bonnet ; les plushabiles s’y trouvaient pris comme les plus tendres. Bien des hommesavaient essayé. Bien des esprits, abusés par l’histoire, en avaientvoulu faire, pour le siècle, une espèce de Ninon de Lenclos.

Fatigués d’un amour inutile, ils s’étaient rabattus àl’amitié ; mais, quand l’amitié était invoquée, la câline etcapricieuse femme se mettait à prendre de ces irrésistibles airs demaîtresse qui étaient, hélas ! son unique façon de se livrer,et, si l’on s arrêtait à ces airs-là, elle les changeait tout àcoup en manières d’amitié si touchantes qu’elles pouvaient jeterdans une rage atroce, mais qu’elles ne donnaient pas le couragequ’il aurait fallu pour se brouiller. Entrelacementépouvantable ! liens dans lesquels on se roulait désespérémentpour se garrotter un peu davantage ! Arrivé à cetteintoxication de sentiments qui tenait du charme, il n’y avait qu’unmoyen violent d’en sortir à son honneur : c’était de tuer lasorcière, d’étouffer cet impatientant génie, cet Attila femelle enrobe tombante.

Malheureusement, à une certaine hauteur sociale, on ne tue pasles femmes à Paris. On y comprend très bien qu’une passion quipousse à tuer la femme qu’on aime est de la puissance ; maisc’est de la puissance au service de quelqu’un, cela sent sadomesticité, et, dans cette société vaniteuse, nul ne veut seproclamer inférieur. Aussi, quand il n’y a plus que ce remède pourles gens bien élevés, ils le voient, mais ils ne l’emploient pas,et la civilisation les récompense de cette modération pleined’élégance en éteignant peu à peu cet amour qui retombe surlui-même, vaincu par l’obstacle éternel.

Desroses qui vivent un jour,les passions malheureuses, dans une société avancée, sont debeaucoup les plus fragiles. Quand donc le cœur a bien tempêté,comme la mer, au pied du roc qui ne bouge, comme la mer le cœur seretire ; mais la nature persévère plus que l’homme, la merrevient, et le cœur… pas !

M. de Maulévrier en était-il arrivé à ce moment dans sespassions d’homme civilisé ? On l’eût dit, à le voir, toutdéfait encore de l’impression que venait de lui causer la marquise,se lever avec presque autant de légèreté qu’elle et aller trouverMme d’Anglure à l’autre bout du salon, immobile et droite comme uncamée antique jauni par le temps. La malheureuse femme, qui pouvaità peine articuler un mot, l’avertit qu’elle voulait sortir,prétextant un de ces malaises qui sont aux ordres de toutes lesfemmes. M. de Maulévrier devina dans ses yeux, et dans laconvulsion d’une bouche qui s’efforçait de sourire, l’effroyablescène qui l’attendait.

C’était la millième de l’espèce : il était déjà bronzé à cejeu. À peine furent-ils en voiture que les pleurs commencèrent àcouler. Ce furent des étouffements de larmes, des torsions de couet de bras, des plongements de front dans les mains crispées, toutcela perdu dans l’obscurité, dans le silence, ce silence précurseurdes tempêtes. Maulévrier les voyait, les entendait, quoiqu’ilaffectât de ne les voir ni de les entendre, résolu à laisser venirla foudre sans en provoquer les éclats ; résolu aussi à neplus calmer ces orages apaisés si bien naguère, quand il étaitsoutenu par le but qu’il croyait atteindre en jouant l’amour avecla comtesse. Pour lui, la lassitude avait succédé à l’intérêt. Ilétait dans cette situation égoïste, furieuse et amère qui fait del’âme la plus noble une bête féroce, quand on l’ennuie. Il soulevala glace, et pendant qu’il sentait se gonfler de sanglots, à soncoude, le flanc de la femme qui pleurait par lui et pour lui, il semit à respirer indifféremment l’air de la nuit, et à suivre dans lemouvement de la voiture cette ligne grise de maisons qui semblaientfuir. Ils roulèrent ainsi pendant assez de temps, Mme d’Angluredemeurant à l’extrémité de la rue de Varenne. Pas un mot ne futéchangé.

Quand ils furent arrivés et qu’il fallut descendre, M. deMaulévrier offrit sa main à Mme d’Anglure, mais, comme elle ne laprenait pas, il remonta à demi dans la voiture, d’où il étaitdescendu, et il s’aperçut que la comtesse était évanouie. Cetévanouissement avait assez mauvaise grâce aux yeux des valets quine manquèrent pas de se faire des signes en aidant M. de Maulévrierà emporter Mme d’Anglure jusque dans son appartement. Là, sesfemmes la mirent dans un grand fauteuil et lui firent respirer dessels. Ces soins la rendirent à la conscience de sa douleur. Commeune souple couleuvre qui se redresse du sein de la neige qui l’ad’abord engourdie, elle se souleva dans son burnous de cachemireblanc qu’on avait roulé autour de ses épaules nues, et en femme quin’a plus rien à ménager dans sa dignité personnelle et de saconsidération aux yeux des autres, elle dit qu’on la laissât seuleavec M. de Maulévrier.

La pendule marquait une heure et demie du matin. Jamais M. deMaulévrier ne s’était trouvé à une pareille heure dansl’appartement de Mme d’Anglure, du moins à la connaissance de sesgens.

– Ah ! vous m’avez trompée, Raimbaud, – s’écria-t-elle. –Vous ne m’avez pas dit la vérité, quoique je l’eusse biendevinée ! Pourquoi ne m’avoir pas avoué plutôt que vous nem’aimiez plus et qu’une autre m’avait pris votre amour ? C’estelle, la marquise, une infâme coquette, qui ne vous rendra pasheureux comme je l’aurais fait, qui ne vous aimera pas comme moi,Raimbaud, et qui ne mourra pas comme moi quand une fois vous nel’aimerez plus !

Elle avait d’abord voulu parler d’une voix assurée, mais lespleurs étaient venus peu à peu, et des sanglots qu’elle ne contintplus éclatèrent. M. de Maulévrier marchait dans la chambre à grandspas, la main droite ramenée au flanc gauche, cette belle pause duportrait de Talma dans Hamlet, hésitant encore àjeter sur cette tête dévouée et désolée le mot qu’elle savait, maisqui, dit par lui, allait l’écraser.

– Pourquoi ne me répondez-vous pas, Raimbaud ? – fit-elle.– Me méprisez-vous donc tant que vous ayez résolu de ne rienavouer ? Pensez-vous pouvoir m’abuser encore par votresilence, comme vous le faites depuis un mois avec ce langage qui mejetait dans l’âme un bonheur rempli d’épouvante, car je ne saisquoi me disait que tout ce bonheur était faux ! Vous m’aveztrompée par pitié, Raimbaud ; mais je voulais votre amour, jene voulais pas votre pitié. Hélas ! il fallait bien quej’apprisse un jour ou l’autre ce que vous deviez être impuissant àme cacher. La marquise aussi est jalouse. J’ai vu sa jalousieaujourd’hui ; j’en ai joui d’abord, mais, grand Dieu !qu’ensuite j’en ai été punie ! Vous avez eu peur en la voyantjalouse ; vous avez eu peur de la faire souffrir plus quemoi ; vous avez sacrifié celle que vous n’aimiez plus à celleque vous aimez ! C’était juste ; je ne vous le reprochepas, Raimbaud, mais je me demande seulement comment j’ai fait pourvous déplaire et pour que vous cessiez de m’aimer ?

Ainsi, les paroles de son désespoir ne démentaient pas toute savie. C’était toujours la femme esclave, la femme faite pourl’amour, l’amour vrai et comme il ne se rencontre plus que dansquelques cœurs exceptionnels, dans quelques esprits que le mondeinsulte, car ils sont sans puissance. Si M. de Maulévrier avait étédésintéressé vis-à-vis de Mme d’Anglure, il eût admiré l’abnégationde cet amour résigné ; mais, dans sa position, il n’était plusjuste. Caroline lui parlait de la jalousie de la marquise ;c’était comme une voix ironique qui le raillait après tout ce quis’était passé. Son succès manqué, et rappelé de cette façoninnocente, le rendit implacable, et lui qui se taisait par unedélicatesse plus du monde encore que du cœur, se mit à dire leschoses, haut et clair, à l’infortunée :

– Puisque vous voulez la vérité, Caroline, vous avezraison : j’aime Mme de Gesvres, c’est-à-dire que je l’aibeaucoup aimée, car je crois cet amour affaibli déjà dans moncœur ; mais ne parlez pas de sa jalousie, ne parlez pas detout ce dont vous parliez à l’instant : elle n’est pasjalouse, car elle ne m’a jamais aimé, car elle ne s’est jamaislivrée, car tout l’amour que j’ai eu pour elle n’a jamais puentraîner le sien.

Elle le regarda avec des yeux bien ronds et bien incrédules, ensecouant tristement la tête, imaginant sans doute qu’il mentaitencore. Elle ne comprenait pas qu’une femme pût ne pas aimerl’homme dont elle était folle, son Raimbaud.

– Vous ne me croyez pas, Caroline ? – fit M. de Maulévrier,qui ne voyait pas d’où venait cette incrédulité adorable. –Oh ! vous ne connaissez pas la marquise. Vous la jugez commeon la juge dans le monde ; vous la croyez plus que légère, unefemme aux amours faciles et rapides, elle dont la froideur estinvincible et dont le cœur ne peut plus désormais être atteint.Vous ne savez pas à quel point elle est malheureuse, au fond, de nepouvoir trouver dans la vie un de ces intérêts que vous luisupposez pour moi. Vous la calomniez indignement dans sa conduite,et elle n’a pas le moindre bonheur qui la venge de vos calomnies.C’est une femme digne d’autant de pitié que d’estime ; nel’insultez pas comme vous le faisiez tout à l’heure, car, si elle aété votre rivale, ce n’a jamais été que dans mon cœur.

Il s’arrêta, éprouvant une âpre jouissance à rendre justice à lafemme qui n’avait jamais eu d’amour pour lui, devant celle qui lecroyait plongé dans les félicités d’un amour partagé ; ils’arrêta, effrayé aussi du mal qu’il venait de faire à Mmed’Anglure.

– Assez, Raimbaud, – lui cria-t-elle, prenant cet éloge de Mmede Gesvres pour l’expression d’un amour fanatique etdésespéré ; – vous êtes la dupe d’une coquette sans âme :ne pouvez-vous m’épargner l’humiliante douleur de vouloir ladéfendre contre moi ?

L’effort de cette colère soudaine, de cet incoercible dépit dansune créature si douce d’ordinaire, ébranla ses organes déjà maladeset leur porta un funeste coup… Ce soir-là, Mme d’Anglure sentit lesang lui monter dans la poitrine. La conscience de sa mortprochaine apaisa bientôt sa colère.

– Pardonnez-moi Raimbaud, – fit-elle en tendant à M. deMaulévrier cette main qu’il prenait avec tant de transportautrefois ; – pardonnez-moi ce que j’ai dit, en considérationde ce que j’ai souffert ce soir. Vous serez bientôt quitte de mesplaintes. Pour le temps qui me reste à vivre, je ne veux pas vousoffenser, vous que j’aime encore, dans la femme que vous m’avezpréférée.

Chapitre 6L’impénitence finale

Cinq jours après cette scène, Mme d’Anglure était à l’agonie.Les vomissements de sang étaient revenus avec une énergieeffrayante. Le médecin ne conservait nul espoir. M. de Maulévrier,qui se trouvait, grâce à ses aveux, dans une position vraievis-à-vis de Caroline, n’eut point de résistance à vaincre enlui-même pour soigner cette pauvre mourante qui l’avait siéperdument aimé, et pour entourer ses derniers moments des formesde ce dévouement extérieur qui, après l’amour, fait illusion encoreaux cœurs tendres. Il resta, autant qu’il le put, auprès du lit dela comtesse. Il n’avait plus à feindre un sentiment qui le gênait.Au contraire, il pouvait être franc dans l’expression de celuiqu’il éprouvait, car il en éprouvait un alors : ils’attendrissait sur cette destinée qu’il avait perdue. Pitié quel’amour-propre empêche d’être amère, et à laquelle, pour cetteraison, sans nul doute, le cœur de l’homme sait se livrer avecabandon !

Elle qui finissait la vie comme elle l’avait commencée, par unseul amour, jouissait tristement de l’attendrissement de M. deMaulévrier, et lui souriait au milieu de toutes ses souffrances,avec les larmes de la reconnaissance et du désespoir dans les yeux.Elle ne parlait plus en termes irrités de la marquise, decette voleuse d’amants qu’elleaurait désiré parfois dénoncer à toutes les femmes, et pourtant lesaveux de Maulévrier ne l’avaient point persuadée. Elle croyaitqu’il était aimé de la marquise, et qu’il l’aimait assez pouravouer son amour et le proclamer malheureux, pour se vanter de sesrigueurs. Elle voyait là un généreux mensonge. Elle n’était pas uneobservatrice de premier ordre, cette suave enfant qu’ils avaientappelée la Belle et la Bête ;front charmant, mais bien parfaitement fermé à la lumière, elle necomprenait guères que ce qui était simple, et jugeait les autrespar elle-même. Une femme de la complication de Mme de Gesvres nepouvait pas tomber sous ce sens étroit, les relations de M. deMaulévrier avec Mme de Gesvres être expliquées par cette naturetoute droite, qui était venue, comme une fleur, en pleine terre, àla campagne.

– Vous vous fatiguez et vous vous ennuyez, mon ami, –disait-elle à M. de Maulévrier, quand elle le voyait passer desheures entières près de son lit et en silence ; car il étaitdéfendu de faire trop parler cette poitrine si souvent ensang ; – voilà que toute votre vie est changée parce que je mesuis imaginée d’être malade. Raimbaud, je ne veux pas de cela. Vousêtes délicat et bon pour moi ; je vous en remercie, j’en suismême heureuse au milieu de tout ce qui m’afflige et me fait mourir,mais je ne veux pas qu’où l’amour n’est plus soient les sacrificesde l’amour. On n’en doit pas tant à ceux qu’on n’aime plus. On nedoit même qu’à ceux qu’on aime, et la marquise – ne faites pas cemouvement et écoutez-moi ! – a droit de se plaindre del’abandon dans lequel vous la laissez. Quittez-moi donc souventpour elle, allez la voir, et cependant – ajoutait-elle avec uneexpression irrésistible – revenez ici, Raimbaud, puisque la pitiévous y ramène. Je n’ai pas la force qu’il me faudrait pour mepriver de ce dernier bonheur.

M. de Maulévrier n’obéissait pas toujours à Mme d’Anglure ;une affection si profonde, et en même temps si douce, lui donnaitle courage de résister à la malade dévouée qui, l’amour au cœur,l’envoyait ainsi voir sa maîtresse. Cette bassesse sublime letouchait, et, parce qu’il était touché, il restait, captivédavantage. Il restait, comparant cet amour à l’impuissance d’aimerde la marquise ; et celle-ci, dont le noble esprit était fait,du moins, pour tout comprendre, enviait, avec un regret plusinconsolable que jamais, le sentiment dont elle était privée, quandM. de Maulévrier lui racontait tout ce que ce sentiment inspirait àCaroline de touchant, d’aimable et de bon.

Et comme, en dehors des mille vanités de la femme qui lafaisaient si souvent extravaguer avec tant de charme, Mme deGesvres, à force de bon sens, finissait par avoir un cœurexcellent, elle apprécia dignement la conduite de Mme d’Anglure etelle se sentit vivement attirée vers la malade) quoiqu’elle crût –illusion analogue à celle de Caroline – que M. de Maulévrier,qu’elle avait pris au mot dans la dernière comédie qu’il avaitjouée pour exciter sa jalousie, était revenu à celle qu’il avait silongtemps aimée. Seulement, quelle que fût alors sa sympathie, ellesavait bien qu’avec les convictions de Mme d’Anglure et ce quis’était passé entre cette dernière et M. de Maulévrier, elle nepouvait convenablement se présenter chez Caroline et lui témoignerl’intérêt sincère dont elle se sentait animée. Bizarre chose queles relations humaines, dans lesquelles les meilleurs sentimentssont très souvent inexprimables, et ce qui serait vrai,impossible !

Plus l’état de Mme d’Anglure empirait, plus Mme de Gesvres, quiadmirait la douce splendeur qu’un amour naïf et grand projetait surles derniers moments de celle qu’elle avait autrefois protégée etdéfendue, souffrait de se sentir éloignée de la comtesse. Rendue àses sentiments naturels par ce que M. de Maulévrier lui racontaitde la mourante, elle pensait parfois qu’elle ferait mieuxcomprendre à Mme d’Anglure que jamais elle n’avait aimé d’amour M.de Maulévrier, et que cette assurance franchement donnée mêleraitpeut-être quelque douceur aux angoisses de cette agonie. Maisl’idée que M. de Maulévrier, qu’elle croyait revenu de bonne foi àses premiers sentiments pour Caroline, n’avait pu calmer cette âmeagitée et lui enlever ses doutes cruels la retenait toujours, etelle ne serait point sortie de cette incertitude si M. deMaulévrier n’était venu, un soir, la chercher en toute hâte pour laconduire chez la comtesse, qui l’avait, lui dit-il, demandée tout àcoup avec beaucoup d’insistance et d’obstination.

Elle y alla, non sans quelque trouble. En la voyant entrer danssa chambre, Caroline lui tendit la main de la façon familière etsimple avec laquelle elle la lui avait prise à une autre époque,quand elle revint de la campagne pour s’assurer du malheur de neplus être aimée.

La comtesse était couchée sur une chaise longue, la têtesoutenue par des coussins et la taille enveloppée dans des châles.Elle avait tous les symptômes d’une mort prochaine, l’œil luisant,les narines creuses, la pâleur bleuâtre.

– Je vous sais bon gré d’être venue, – dit-elle d’une voixfaible, mais assurée, à la marquise, qui, quoique émue, s’assitprès d’elle avec cette absence d’embarras des femmes du monde quifait croire si bien à la chimère du naturel. – Je voulais vous voiravant de mourir. Vous m’avez été bonne autrefois, et d’ailleursj’ai été injuste pour vous au fond de mon cœur. Si vous avez plu àRaimbaud, ce n’est pas votre faute ; si vous l’avez aimé, jen’ai pas su m’en défendre mieux que vous.

– Caroline, – lui répondit Mme de Gesvres comme au temps de leurancienne liaison, et avec le désir de lui causer quelque bien, –vous êtes victime d’une illusion funeste ; je n’ai jamais aiméM. de Maulévrier.

– Oh ! – fit la comtesse en secouant la tête avec une grâcesouriante et triste, – je sais tout et je suis résignée ;n’essayez donc plus de me tromper : vous aimez Raimbaud…

– Non ! je ne l’aime pas, – interrompit la marquise avecune noble impatience et en jetant à M. de Maulévrier un regardplein d’éclat qui l’attestait, – je ne l’ai jamais aimé :qu’il le dise ; moi, je vous le jure. Si j’ai eu un tort avecvous, Caroline, c’est de ne pas vous l’avoir dit plus tôt.

– Plus tôt comme à présent, Bérangère, je ne vous aurais pascrue, – dit Mme d’Anglure. – seulement, plus tôt vous m’eussieztrompée sans motif, et à présent, vous en avez un dont je vousremercie. Vous voulez m’épargner du chagrin parce que je meurs.C’est bien à vous, mais c’est inutile ; puisque je meurs, jene regrette presque plus de n’être plus aimée. En le laissantderrière moi, – ajouta-t-elle avec un regard ineffable, – ilsouffrira moins.

– Mais… – dit Mme de Gesvres avec l’angoisse de ne pas êtrecrue.

– Mais, – interrompit la comtesse avec une violence qui lui fitcracher le sang de nouveau, – pourquoi cette obstination,Bérangère ? Lui aussi m’a tenu le même langage que vous, et jene l’ai pas écouté davantage. Ne tourmentez donc pas mes dernièresheures par des négations et des résistances inutiles. Si je vous aienvoyé chercher, ce n’était pas pour vous adresser desreproches ; c’était pour vous le confier, lui que j’aimeencore ; c’était pour vous recommander de bien prendre garde àson bonheur ; c’était pour que mon souvenir – le souvenird’une amie morte de chagrin à cause de vous deux – ne se mît pasentre vous et n’empoisonnât point les relations d’une intimité queje vous pardonne, quoiqu’elle m’ait fait cruellement souffrir.

– Ah ! malheureuse enfant, – reprit avec emportement Mme deGesvres, poussée à bout par un aveuglement si obstiné, – commentdonc faire pour vous arracher cette folle croyance, pour vousconvaincre de la vérité de mes aveux ? Non ! je n’aimepas Raimbaud ; non ! je n’ai jamais été, je ne suis passa maîtresse. Le monde l’a dit, je le sais bien ; mais vous,que j’ai défendue autrefois contre le monde, vous savez si jesacrifierai jamais rien à de sots propos. Vous connaissez monindépendance. Aujourd’hui vous me prouvez que cette indépendance atoujours des dangers pour une femme. On la punit en se méprenantsur ses amitiés. Caroline, le monde me croit plus jeune que je nesuis ; vous aussi, vous me jugez d’après ce que vous avez dejeunesse et d’amour dans le cœur ; mais je ne vous ressemblepas, j’ai l’âme si vieille, si dépouillée ! Quand j’auraisvoulu aimer Raimbaud, je ne l’eusse pas pu !

Et dominée par le besoin d’être crue, que les négations de Mmed’Anglure avaient si vivement irrité en elle, elle se mit à luidire sur l’impuissance de son cœur, sur le néant de sa nature, deschoses vraies, mais qui devaient demeurer incompréhensibles pour lacomtesse. Entraînée presque hors d’elle-même, elle lui révéla cequ’elle était ; elle le fit avec éloquence, elle lui montra,une par une, ce qu’elle appelait les misères de son âme ; ellelui dit ses jalousies du bonheur des autres, du bonheur de ceux quipouvaient aimer ; elle se plaignit de l’ennui profond,terrible, inexorable, éternel qui frappait sa vie ; étalatout, s’insulta, fut vraie, fut naïve, elle, la grande Célimène dece temps, et nul doute qu’elle eût fait pitié à une autre femme quela comtesse, à une autre qu’une créature sans intelligence et toutamour ! La comtesse ne comprit pas un mot de toute cettetriste psychologie que le tact exercé de la marquise n’avaitpourtant pu retenir. Pour cette pauvre et adorable amoureuse, dontla vocation avait été d’aimer, comme celle des roses est de sentirbon, les paroles de Mme de Gesvres étaient et durent rester del’hébreu. Elle l’écouta en la regardant avec défiance, et quand lamarquise, à qui le tact revenait peu à peu devant l’incrédulitétêtue de cette femme qu’elle essayait follement de persuader en luiparlant une langue étrangère, s’arrêta, vaincue et repentanted’avoir parlé, la comtesse lui dit, avec une grandesécheresse :

– Vous avez certainement beaucoup plus d’esprit que moi, machère, mais ce que vous me contez là est incroyable ; et je nevous crois pas.

– Adieu donc, Caroline, – fit Mme de Gesvres sans amertume et ense levant, car cette scène où elle s’était oubliée commençait de lafatiguer, et elle voyait dans ces airs de pardon et de générositéauxquels Mme d’Anglure refusait si bien de renoncer quelque chosede solennel et de posé qui choquait vivement sonbon goût et son instinct du ridicule. Cela eût suffi pour réduirede beaucoup l’émotion que lui avaient inspirée l’état de Mmed’Anglure et son amour pour Raimbaud. Maulévrier était restésilencieux pendant l’entrevue des deux femmes. Quand la marquise seleva, ses regards rencontrèrent les siens. Un imperceptible sourirede moquerie méprisante se joua silencieusement autour de leurslèvres à tous les deux. Toujours spirituels et du monde, ils nepouvaient s’empêcher de mépriser un peu cette passion aveugle,stupide, dramatique et dévouée, qui ne comprenait rien et montraitla rage de se sacrifier en mourant.

Quant à la comtesse Caroline d’Anglure, elle expira quelquesjours après dans son illusion indestructible, – les croyant heureuxet leur pardonnant, – illusion torturante qui fut un démenti donnépar elle au titre du livre si vrai qu’onappelle le Bonheur des sots.

Chapitre 7La vie

– Quoi ! vous n’étiez pas revenu de bonne foi à Mmed’Anglure ? – dit la marquise avec un indescriptibleétonnement. Ils avaient repris leur place habituelle dans leboudoir de satin jonquille, et la vie pour eux recommençait decouler, sans événements, sans aventure, dans sa monotonevariété.

– Non ! je ne l’ai pas ré-aimée, – fit Raimbaud avec unsentiment trop triste pour qu’il s’y mêlât de l’amertume. – Ce futbien fini entre nous du jour que je vous aperçus. Vous effaçâtestout dans mon âme. Si j’ai affiché chez vous de l’amour pour cettefemme qui méritait mieux que cette comédie, ce fut une faussetépratiquée par moi pour exciter votre jalousie. C’était ma dernièreressource que j’employais.

– Dernière et inutile, – reprit Bérangère. – Le jour où vousvîntes dîner chez moi fut pour tous les deux un jour funeste. Pourmoi, il me montrait le fond de ce cœur rebelle à tout. Pour vous,il vous ôtait une dernière espérance et vous laissait un amour…éternel, – dit-elle après avoir un peu hésité, et risquant enfin laromanesque épithète. Et, comme la femme grave et compatissante seperdait toujours dans la coquette qui était si près, elle ajoutalégèrement, en jouant avec les glands de sa robe de chambre :– Car, enfin, Monsieur, qui pourriez-vous aimer aprèsmoi ?

– Eh ! mon Dieu, la première venue, – fit lentement M. deMaulévrier avec une majesté d’impertinence qui frappa juste surtout cet orgueil extravasé. – Quand on n’aime plus, la premièrevenue est plus puissante que la femme qui fut le plus follementaimée, n’eût-elle que l’attrait de la nouveauté.

– Vous traitez l’amour comme un caprice, – fit-elle furieuse.Puis, mordant ses lèvres et rattrapant le sang-froid perdu : –C’est peut-être vrai – dit-elle – quand on n’aime plus, mais…

Elle n’acheva pas sa pensée. Elle trouva plus simple de leregarder. La joie du sauvage sûr de sa proie allumait des éclairsdans ses yeux, et la moquerie des femmes civilisées s’y mêlantfaisait de tout cela quelque chose de peu agréable àcontempler.

– Et si je ne vous aimais plus ? – dit Raimbaud câlinement,avec une voix basse et douce, et en lui prenant la main dont ilbaisa les ongles rosés, mais sans appuyer.

– Vous ! ne plus m’aimer ? – demanda-t-elle, changeanttout à coup d’air et de contenance, et d’un ton plus curieux quedépité.

– Plus du tout, – dit Raimbaud, avec un désintéressement infiniet du naturel retrouvé.

– Bah ! – répondit-elle avec explosion ; et, seretournant vivement sur la causeuse, elle lui présenta ses bellesépaules, qu’elle arrondit avec bouderie, comme une objection à cequ’il disait.

Mais, bouderie ou manège, tout fut inutile.

– Il n’y a pas de bah ! Madame, – dit Raimbaud avec calme.– C’est bien vrai que le charme est détruit : vous voudriezvainement le faire renaître. Ce que vous avez éteint en mon âme,vous ne le rallumeriez pas.

– Vraiment ! – fit-elle ; et se penchant vers lui detrois quarts, pose charmante qui lui allait à ravir, elle luidécocha un des plus divins sourires que la vanité d’une femme belleait jamais inventés pour répondre à un défi insolent. – Ehbien ! nous verrons…

Mais elle ne vit rien. Ce jour-là, et depuis, elle employatoutes les subtilités de son esprit, toutes les grâces de samanière, toutes les ressources de son génie, tous les artifices deses négligés du matin, toutes les ivresses d’un abandon téméraire,toutes les légèretés de flamme qui, dans le tête-à-tête,ressemblent à des caresses positives : M. de Maulévrier nedémentit point sa parole. Elle ne le troubla plus. Il jouit de toutcela comme un peintre ; il en jouit aussi comme un fat ;mais l’amant évanoui ne reparut pas. Elle l’avait fatigué entrompant ses désirs sans cesse, en flétrissant un à un tous lesespoirs qu’il s’était créés ; elle aurait lassé une âme debronze, une âme romaine, et lui, comme elle, ne pouvait ressentirque l’amour comme le monde l’a fait. Parfois, en la voyant toutrisquer pour reconquérir sa conquête perdue, l’idée lui vint deprofiter, dans les intérêts les moins distingués, des dangersauxquels elle s’exposait. Mais il était mieux qu’un fatvulgaire ; il avait son orgueil vis-à-vis d’elle ; et ilne voulait pas qu’elle pût interpréter comme un reste d’amourencore la tentative d’une possession que peut-être elle eût denouveau disputée, s’il avait essayé d’y revenir.

Bientôt, comme il s’était lassé de l’aimer pour rien, elle selassa de vouloir faire revivre un amour qui n’existait plus.

Ainsi, encore une fois, leurs relations se modifièrent, maisdemeurèrent aussi fréquentes, aussi intimes que jamais, et lemonde, qui avait accusé Mme de Gesvresd’avoir tué Mme d’Anglure, continua de lesnommer amants, quoiqu’ils ne fussent plus que des amis.

Amis étranges, il est vrai ; singulière et triste liaison,d’un charme puissant, inexplicable et empoisonné !

Le mot qu’elle lui avait dit devint vrai.

Après elle, il n’aima plus personne. On eût dit qu’en l’aimantil avait contracté, pour les autres, la cruelle impossibilitéd’aimer dont il avait été la victime.

Et cependant, malgré cette épreuve, lui, pas plus qu’elle, neprit son parti sur soi-même et ne sut donner à sa vie la dignité etl’indifférence, la fierté calme de la résignation.

Avides d’un intérêt de cœur, ils osèrent le chercher encore.Leur intimité ne leur suffisait pas. Ennuyés, le jugement cruel,l’imagination exigeante, ils promenèrent partout leur fantaisie,voulant être une dernière fois heureux encore dans l’amour avant demourir.

Ils cherchèrent tous deux, pressés de revenir l’un à l’autre etde se dire ce qu’ils avaient trouvé de meilleur à aimerqu’eux-mêmes, puisqu’ils ne s’étaient pas aimés. C’était à qui delui ou d’elle viendrait se vanter, avec le plus d’orgueil, deressentir enfin l’amour. Mais cet amour, appelé par eux, expiraittoujours dans le mépris involontaire ; et ce mépris, quivenait si vite quand ils regardaient entre les deux yeux ce qu’ilss’étaient à eux nommé leurs idoles, ne les empêchait pas de s’enreconstruire de nouvelles, qu’hélas ! ils abattaienttoujours.

À lui, ni la beauté, ni la jeunesse, ni l’amour même, tout cequ’il admirait le plus, ne suffisait pour remplir sa pensée ;et quant à elle, ni l’esprit, ni la renommée, ni le génie, touteschoses qu’elle sentait mieux qu’un homme, ne pouvaient longtemps lacaptiver.

Ils se déprenaient avec la même vitesse, ils se détournaientavec le même dégoût. Créés, à ce qu’il semblait, l’un pour l’autre,si l’un tardait à mépriser ce qu’il avait d’abord tenté d’aimer,l’autre, impatient, implacable, le poussait bientôt à ce mépris parl’ironie, l’ironie qu’ils maniaient également tous deux.

Que de fois ils passèrent de longues heures dans la nuit l’unprès de l’autre, flanc à flanc, les mains enlacées, couple fait, onl’eût dit du moins, pour toutes les voluptés de la vie, maistrouvant sans cesse l’esprit qui juge où ils avaient appelé lasensation qui enivre : couple superbe et fatal ! réduit àinsulter l’objet de ces amours qui ne duraient pas et à rire entresoi des ridicules vus le matin dans le tête-à-tête, affreusecomédie qu’ils se donnaient entre quelque baiser vide, quelquesombre et vaine caresse, par dédommagement du bonheur manqué et del’enthousiasme impossible !

Que de fois ils se dirent que pour eux il n’y avait qu’euxcependant, mais ne s’expliquant pas par quel charme l’amour qu’ilscherchaient dans les autres, ils ne le rencontraient pas dans leurcœur, puisque leur seul intérêt dans le monde naissait quand ilsétaient réunis !

Ils vivaient ainsi ; triste vie, sentiment sans nom parmiles hommes, relation que le monde ne comprenait pas.

Plus leur espoir d’aimer une fois encore tarissait dans leursâmes impuissantes, plus ils se sentaient étroitement liés par cequi ne pouvait être un lien entre eux et personne ! plus ilssentaient qu’ils n’avaient rien à se préférer !

Quand lui sortait des bras d’une femme, ne venait-il pas, avecune ardeur avide, essuyer ses lèvres à ces mains de marbre quel’amitié lui tendait, et livrer à la plus spirituelle moquerie tousses bonheurs incomplets à flétrir !

Quand elle, plus coquette que les plus coquettes de Marivaux,avait prêté sa charmante oreille aux adorations qu’elle faisaitnaître, ne venait-elle pas, la bouche dégoûtée et les yeux mornes,poser sa tête lasse sur cette poitrine qu’elle n’aimait plus !Alors, – on ne sait, – qui pourrait assurer de telles choses ?– regrettaient-ils tous deux de n’être pas amants au lieu d’être desi étonnants amis ; et si le regret existait au fond de leurâme, excepté des douleurs bien désespérées, que peut-on tirer d’unregret ?…

C’est ainsi qu’ils achevaient leur jeunesse. C’est ainsi qu’ilss’avançaient ensemble vers le but suprême, la vieillesse et lamort, qu’ils connaissaient déjà par le cœur, mais qu’il leurrestait à apprendre par le déclin naturel de la vie, les infirmitésde la pensée et des organes, et la perte de la beauté. Ilss’avançaient étroitement unis, consternés et purs, mais de ladérisoire pureté de l’impuissance, et, dans le néant de leurs âmes,ils n’avaient pas, pour se consoler ou s’affermir, la vanité de cequ’ils souffraient. Leur bon sens faisait fi de la poésie de ladouleur, comme leur bon goût en faisait mystère. C’étaient toujoursune femme élégante et un dandy, à l’intimité desquels le mondeinsultait dans de jolies plaisanteries ; c’étaient toujours depart et d’autre la même convenance, les mêmes manièresirréprochables, cette même légèreté dans la parole, grâce charmantequi n’appuyait jamais sur rien. On ne pouvait guères soupçonner cequ’il y avait de grave, de profond, dans ces deux êtres siexclusivement occupés, à ce qu’il semblait, de choses extérieures,et dont l’esprit, à certains soirs, partait tout à coup en milleétincelles et en railleries joyeuses. Mélange bizarre dont secomposait pour eux la vie, influence du monde et des habitudes surce que les sentiments ont de plus involontaire, et dont l’histoired’une de leurs matinées, prise au hasard entre toutes les autres,donnerait une idée plus exacte que l’analyse la plus fidèle… … … …… … … … … … … … … … … … … … … … … … … … … … … … … …  … … … … …… … … … … … … … … … … … … … … … … … … … … … … … … … … ..

Un matin, le marquis de Maulévrier alla chez la marquise deGesvres ; mais il ne la trouva pas à sa place ordinaire, dansle boudoir jonquille ; elle était sortie. Séduite par le tempsqu’il faisait (on était au commencement du printemps), elle étaitallée s’asseoir sur un banc placé à l’extrémité d’une des allées dujardin de l’hôtel de Gesvres. Elle tenait un livre, et, dominéesans doute par les idées que lui inspirait sa lecture, elle nesentait pas le fleuve de soleil qui tombait en nappe de lumière etde chaleur sur sa tête nue, sur ses mains divines dégantées, et surdes épaules que le soleil même était impuissant à bronzer.

– Que lisez-vous donc là ? – fit Maulévrier ens’approchant, frappé de la préoccupation de sa physionomie.

– C’est Lélia, – répondit-elle, – un livre qu’ilsdisent faux et qui n’est que la moitié de la vérité de ma vie. Queserait-il donc si l’autre moitié s’y trouvait !

Elle parlait avec une agitation presque fébrile, les yeux durs,le front contracté, violemment belle.

– Vous avez raison, – fit Maulévrier, qui ne raillait plus quandil la voyait dans cet état, car il avait appris à connaître, à sesdépens, la douloureuse pauvreté d’âme et de sens de cette femmerévoltée de n’en pas avoir davantage,– Lélia n’est qu’une moitié de misère ; ilen est dans le monde de bien plus grandes et qu’on ne voit pas.

– Oui ! la mienne, par exemple, – reprit-elle avec unetristesse animée ; – oui ! la nôtre, car vous aussi vousen êtes venu où j’en étais ; en m’aimant vous avez gagné monmal, et vous n’en guérirez pas plus que moi.

» Mais Lélia ! mais eux, ces artistes, cesgrandes imaginations, ces hautes pensées, – continua-t-elle enjetant le livre qui l’avait émue et qu’elle n’aimait que comme unfragment de miroir, – ils ont beau souffrir, sont-ils donc si àplaindre ? si l’amour leur manque, comme à nous, n’ont-ils pastout le reste ? s’ennuient-ils comme nous ? N’ont-ils pasdes facultés supérieures qui leur créent des intérêts très vifs, etles défendent de l’ennui et de la fatigue d’exister ? Quandils n’auraient que la faculté de parler magnifiquement ce qu’ilssouffrent, cela ne les soulagerait-il pas un peu ? La femmequi a fait Lélia, fût-elle Lélia elle-même,n’a-t-elle pas eu un dédommagement en se racontant avec une telleéloquence ? N’y a-t-il pas aussi dans son livre des pages quiattestent qu’elle sent profondément les beautés de la nature ?N’est-ce pas quelque chose, cela ? n’est-ce pas de l’amouraprès tout ? Et qu’importe ce qu’on aime, si on aime ? Ômon Dieu ! mon Dieu ! toute la question c’estd’aimer ! Ne disait-on pas dernièrement que cette femme qui afait ce livre avait le projet d’entrer dans un cloître ? Il ya donc en elle ou des idées qui l’exaltent encore, ou deslassitudes qui entrevoient la possibilité d’un repos ! Maismoi, mais nous, mon ami, qu’avons-nous ? Qu’est-ce qui nousconsole ? Qui occupe notre vie ? Qu’aimons-nous ?L’idée de Dieu nous laisse froids ; la nature nous laissefroids ; nous n’avons que l’esprit du monde, du monde qui n’apas un intérêt vrai à nous offrir, et à qui nous n’avons rien àpréférer. Esprits bornés, natures finies, c’était pour nous quel’amour devait être la grande préoccupation, la grande affaire, legrand enthousiasme de la vie, et l’amour, dans nos âmes glacées,n’a été qu’une fantaisie sans émotion ou sans noblesse, – et quandil s’est agi de nous, Raimbaud, un avortement en amitié.

» Ah ! maudit cœur, maudits organes ! – ajouta-t-elleavec un mouvement de rage ; et, se jetant au cou de Raimbaud,pour la première fois, naïve et hardie comme une femme aimée etheureuse, elle chercha sur les lèvres de l’homme qui ne l’aimaitplus la flamme à tout jamais absente pour elle et pour lui.

– Impossible ! – fit-elle accablée, en laissant retomberses bras.

Raimbaud, qui savait l’empire des choses extérieures sur lesnerfs de cette femme mobile qu’il fallait empêcher de se repliersur elle-même de peur qu’elle n’y trouvât le vide et l’ennui, luiconseilla, après quelques moments de silence, d’aller s’habillerpour sortir. Il était fort peu moraliste, mais, quand il s’agit defaire diversion aux peines de la vie pour les femmes, leurconseiller de faire leur toilette est encore ce qu’il y a de plusprofond.

Elle résista ; elle voulut rester dans ses cruellespensées. Mais, comme M. de Maulévrier sembla l’exiger, elle quittale jardin et monta chez elle. Elle était partie à regret, pâle,sombre, crispée, insoucieuse de son cou qu’elle livrait au soleilet de sa robe mal agrafée. Elle revint souriante, épanouie,gracieuse, mise avec le goût que Maulévrier lui savait, et portantla vie, à ce qu’il semblait, avec une légèreté aussi fière que lesplumes blanches qui se cambraient sur son chapeau de pailled’Italie. C’était réellement une autre femme ! Elle se rassitprès de lui pour lui faire boutonner ses gants chamois. Le fatorgueilleux, devenu sigisbée sans les profits ordinaires de cegenre d’emploi, les boutonna avec la docilité d’une soubrette, et,pour récompense, elle lui accorda le beau privilège de poser unbaiser, comme on en donne aux petites filles, sur la raie descheveux partagés.

Cela fait, ils montèrent en voiture pour aller, je crois,acheter des rubans.

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