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L’Assassinat du Pont-rouge

L’Assassinat du Pont-rouge

de Charles Barbara

Chapitre 1Deux Amis.

Dans une chambre claire, inondée des rayons du soleil d’avril, deux jeunes gens déjeunaient et causaient. Le plus jeune, d’apparence frêle, avec des cheveux blonds, des yeux extrêmement vifs, une physionomie à traits prononcés où se peignait un caractère ferme, faisait, à côté de l’autre, qui avait des joues encore roses, des buissons de cheveux bruns et cet œil langoureux particulier aux natures indécises qu’un rien abat et décourage, un contraste saisissant. Le blond disait Rodolphe en s’adressant au brun, et ce dernier appelait Max le jeune homme aux yeux bleus, dont le vrai nom était Maximilien Destroy.C’étaient deux camarades d’enfance et de collège ; ils devisaient sur la littérature, et Rodolphe qui, dans un état de marasme, était venu voir son ami avec l’espoir d’un allégement,s’appesantissait sur les mécomptes, l’amertume, les épines sans roses de la vie d’artiste.

Au contraire, il semblait que Max se fît un jeu d’ajouter à cette mélancolie.

« Les productions de ces rares élus que l’on compare justement aux arbres à fruits exceptées, disait-il,les œuvres d’art sont en général des filles de l’obstacle et,notamment, de la douleur. Et, par là je ne prétends pas que le bonheur stériliserait un homme de génie ; mais, dans maconviction, nombre d’hommes supérieurs, pour ne pas dire la grandemajorité, doivent d’être tels ou au mépris qu’on a fait d’eux, ouaux empêchements qu’on a semés sous leurs pas, en un mot, à dessouffrances quelconques. »

Pour Rodolphe, qui, à l’instar de tantd’autres, ne voyait guère dans les arts qu’un moyen de satisfaireles appétits et les vanités qui tenaillaient sa chair et gonflaientson esprit, cette sorte de profession de foi était littéralementune ortie entre le cou et la cravate. D’un air piteux il regardaitalternativement son chapeau et la porte, et se remuait à la façond’un enfant tiraillé par la danse de Saint-Gui.

Les ressources de Max se bornaientprésentement à une place de second violon dans l’orchestre d’unthéâtre de troisième ordre. La misère ne lui causait ni impatienceni velléité de révolte. Loin de là : dans la douce persuasionde porter en lui le germe d’excellents livres, il puisait lapatience héroïque de l’homme sûr de lui-même et de l’avenir. Iln’avait ni horreur ni engouement pour la pauvreté ; il laregardait comme un mal utile et transitoire, et, au grand scandalede beaucoup de ses amis, comme un stimulant énergique contrel’engourdissement de l’âme et des facultés. Il comprenaitparfaitement la pantomime de Rodolphe. Il n’en continua pasmoins :

« Aussi, ne puis-je sans irritationentendre gémir sur les douleurs du poëte et parler de l’urgenced’en empêcher le retour. J’en demande pardon à ceux qui ont soutenucette thèse : c’est un paradoxe, un prétexte à déclamationscontre une société à qui on peut imputer des torts plus graves. Endéfinitive, l’homme exempt de douleurs ne sera jamais qu’un hommemédiocre. Il n’y a pas de milieu, il faut choisir ou d’être uneborne, une végétation, un manœuvre, ou de souffrir… »

Il semblait décidément que Rodolphe fût dévorépar des fourmis. Vraisemblablement sa vertu était à bout. Il sesouvint à point nommé d’un rendez-vous de conséquence, et se levaavec l’étourderie d’un jouet à surprise. Mais au moment de sortir,frappé par les sons d’un piano qui résonnait à l’étage inférieur,il s’arrêta pour demander qui faisait ainsi rouler desaccords.

« Une femme avec qui je fais de lamusique, répliqua Destroy.

– Est-elle jolie ? »

À cette question, balbutiée avec unempressement qui la rendait comique, Max fixa sur son ami des yeuxétonnés ; puis, peu après, pencha la tête et dit d’un tonrêveur :

« Tu es plus curieux que moi, je n’y aipoint encore pris garde. Je sais, par exemple, qu’elle est d’uneélégance rare et que sa physionomie me plaît infiniment… »

Oubliant déjà de s’en aller, Rodolphe netarissait plus au sujet de cette amie qu’il ne savait pas àDestroy. Sommairement, Max répondit qu’elle était veuve, qu’elledonnait des leçons de piano, qu’elle vivait avec sa mère, et que lamère et la fille recevaient journellement la visite d’un vieillardnommé Frédéric, qui semblait tout entier à leur discrétion.

« J’ai pressenti leur gêne, ajouta Max,et je tâche, sans le leur dire, de leur trouver des élèves.

– Comment se nomment-elles ?

– Voici leur nom, ou du moins celui de lafille, dit Max en prenant une carte de visite sur sa table :Mme Thillard-Ducornet. »

Rodolphe ouvrit démesurément les yeux, et, dela porte qu’il entr’ouvrait déjà, revint au milieu de lachambre.

« Ah ! fit-il tout d’une haleine, onvoit bien que tu ne lis pas les journaux. Tu connaîtrais au moinsde nom le mari de cette veuve. Il était agent de change. On l’aretiré de la Seine, un matin ou un soir, il n’y a pas de celatrès-longtemps. La nouvelle, Dieu merci, a fait assez de tapage,car on a découvert dans la caisse du défunt un déficit de plus d’unmillion. C’était un vrai siphon que cet homme-là, à cheval sur deuxurnes : la Bourse et le quartier Bréda ; il pompait l’ordans l’une pour l’épancher dans l’autre… »

Le visage de Max exprimait une stupéfactionprofonde.

« C’est étrange ! fit-il. Jepressentais bien quelque secret funèbre, mais je ne l’eusse jamaissupposé si horrible.

– Attends donc, reprit Rodolphe, je merappelle quelques détails. Il était en tenue de voyage, encasquette et en manteau, avec un sac de nuit et un portefeuillegonflé de cent mille francs en billets de banque. À dire vrai, iln’y avait pas là de quoi plomber une de ses dents creuses ;aussi a-t-on dit qu’il ne s’était noyé que par remords de ne pasemporter davantage. »

Destroy n’écoutait déjà plus. Secouant latête, l’air pensif, à mi-voix, il disait :

« Je m’explique actuellement leurmélancolie. Ce n’est rien d’être pauvre ; mais avoir grandi aumilieu du luxe et tomber dans la misère, je ne sache pas qu’il soitd’infortune plus grande. »

Cet attendrissement ramenait par une pentesensible à la conversation de tout à l’heure, et Rodolphe, qui s’enaperçut, en eut le frisson.

D’ailleurs, par le fait d’un tic singulier quidevait plus tard dégénérer en maladie, il éprouvait un besoinperpétuel de locomotion, et ne semblait entrer dans un endroit quepour songer sur-le-champ au moyen d’en sortir. Pour la deuxièmefois, il invoqua la haute gravité de son rendez-vous, et se sauva,non moins satisfait de changer de lieu que d’échapper à ce qu’ilappelait ironiquement les douches philosophiques du docteurMax.

Chapitre 2Profil du héros.

Tout entier à la préoccupation d’un fait quilui donnait la clef des tristesses que Mme Thillard essayaitvainement de dissimuler sous des manières calmes et dignes,Destroy, comme il faisait presque quotidiennement, à une heuredonnée, se rendit au jardin du Luxembourg. Il s’y rencontra avec unautre de ses amis, un nommé Henri de Villiers, lequel, que ce fût àcause de ceci ou de cela, de sa naissance ou de son entendement, oud’autre chose encore, se posait en défenseur intrépide du passé.Bien que lié avec lui, Max ne l’en trouvait pas moins tout aussipeu logique qu’un homme qui donnerait, à tout bout de champ, sespéchés de jeunesse en exemple aux errements d’un autre âge. DeVilliers, outre cela, chez lequel le sentiment semblait fairedéfaut, était loin d’avoir l’humeur charitable. Mais il se piquaitde mener une vie conforme aux principes qu’il confessait, et sesopinions et ses actes en recevaient un lustre d’honnêteté queDestroy ne pouvait méconnaître.

Causant de choses et d’autres, ils avaientdéjà mesuré nombre de fois, de bout en bout, à pas comptés, l’alléede l’Observatoire, quand ils se croisèrent avec un promeneur quidévia de son chemin pour venir à eux.

« Mais c’est Clément ! »s’écria Max en devançant brusquement de Villiers pour être plus tôtauprès du nouveau venu.

Dans les mystères de notre nature, à la vue decertains hommes, nous sommes parfois assaillis d’impressionspénibles que nous ne saurions définir. Leur extérieur ne suffit pastoujours à justifier l’antipathie instinctive qu’ilssoulèvent ; on dirait qu’il se dégage de leur vie un fluidequi les enveloppe d’une atmosphère où l’on ne peut respirer sansmalaise. Destroy accostait précisément un individu de ce genre. Detaille moyenne et dégagée, ses jambes solides, ses bras d’athlète,sa carrure, éveillaient des idées de santé et de force quedémentaient bientôt une figure cadavéreuse dont les plans à vivesarêtes, les plis profonds, les ravages, l’impassibilité,rappelaient ces joujoux en sapin qu’on taille au couteau dans lesvillages de la forêt Noire. Ses cheveux châtains aux refletsrougeâtres, sa moustache rare de couleur rousse, sa peau terreuse,parsemée de taches vertes, composaient un ensemble de tons quidonnaient à sa tête une apparence sordide et venimeuse. Parinstants, un regard éteint, louche, sinistre, perçait le verre deses lunettes en écaille. Évidemment, les trous et les désordres dece visage n’étaient, on peut dire, que les stigmates d’une vieterrible. Aussi, n’eût-on pas imaginé de problème psychologiqued’un attrait plus émouvant que celui de rechercher par suite dequelles impressions, pensées, luttes, douleurs, cet homme, jeuneencore, avec un beau front, des traits fermement dessinés, unmenton proéminent, tous indices de force et d’intelligence, étaitdevenu l’image d’une dégradation immonde.

Max lui saisit les mains avec effusion ;de Villiers, au contraire, se composa un maintien glacial. LeditClément, de son côté, se borna envers ce dernier à un froid salut,tandis qu’il répondit avec assez d’empressement aux amitiés deDestroy.

Aux questions de celui-ci, qui s’étonnait dene l’avoir pas vu depuis longtemps et lui demandait s’il n’étaitplus à Paris :

« Si fait, répondit-il d’un air denégligence. J’ai changé de milieu, voilà tout.

– Est-ce que tu as hérité ? »ajouta Max en jetant les yeux sur les vêtements neufs et bien faitsde son ami.

Une expression d’inquiétude se peignit sur levisage de Clément.

« Pourquoi me demandes-tu cela ?dit-il. Parce que tu me vois mieux vêtu ? Mais j’ai une place,je gagne ma vie… »

Destroy l’en félicita cordialement.

« Peuh ! fit Clément en hochant latête ; j’ai aussi de lourdes charges : une femme presquetoujours malade, un enfant en nourrice, de vieilles dettes àéteindre…

– Tu parles de femme malade, d’enfant ennourrice, dit Max à la suite d’une pause ; serais-tumarié ?

– Oui, répondit Clément ; avecRosalie.

– Avec Rosalie ! s’écria Destroy,qui semblait n’en pas croire ses oreilles.

– N’est-ce pas la chose du monde quidevrait le moins te surprendre ? dit Clément avec calme. J’ai,du reste, à te conter des faits bien autrement curieux. Mais,ajouta-t-il en regardant de Villiers avec des yeux où il y avait dela défiance et de la haine, ce serait trop long, je n’ai pas letemps. Viens donc me voir un de ces jours, nous dînerons ensembleet nous causerons. Je suis certain aussi que Rosalie sera heureusede te revoir. »

Destroy affirma qu’il lui rendrait visited’ici à une époque très-prochaine. Clément lui indiqua sondomicile, et, quelques pas plus loin, lui serra les mains ets’éloigna.

À la suite de cette rencontre, Max et deVilliers arpentèrent quelque temps la promenade sans souffler mot.Pénétrés l’un et l’autre de la persuasion d’être d’une opinionessentiellement différente sur le personnage avec lequel ilsvenaient de se rencontrer, ils ne paraissaient nullement jalouxd’avoir une discussion qui ne pouvait être que pénible.

Mais, chose singulière, sans se parler ilss’entendaient et se comprenaient parfaitement. Aussi quand Max, parinadvertance, pensa tout haut et laissa échapper un mot decompassion sur Clément, la réplique de de Villiers ne se fit-ellepas attendre.

« À la bonne heure ! dit-ildurement ; il vous reste à faire le panégyrique de cemisérable !

– Ah ! fit Destroy d’un ton dereproche.

– Pas de talent et pas deconscience ! poursuivit de Villiers ; et par-dessus cela,de l’orgueil et de l’envie à gonfler cent poitrines. Cet homme sansfoi, sans idée, avec des appétits de brute, serait le plus granddes scélérats, n’était la crainte des lois.

– On peut contredire, repartit Max avecvivacité. Depuis ma liaison au collège avec lui, à part cette annéeet la précédente, je l’ai à peine perdu de vue. Je connais sestentatives désespérées contre une misère innommable. Maître delui-même à moins de seize ans, sans famille et sans ressources, detous ces états où l’apprentissage n’est pas rigoureusementnécessaire, je n’en sais aucun qu’il n’ait essayé. Il a été tour àtour plieur de bandes dans un journal, correcteur d’épreuves,journaliste, homme de lettres, vaudevilliste, que sais-je ? Unmoment, ne s’est-il pas résolu à étudier la pharmacie, et, à ceteffet, n’est-il pas resté six mois chez un apothicaire ?Enfin, ce que sans doute vous ignorez, il n’y a pas encore dix-huitmois, en sortant de l’hôpital, réduit au dénûment le plus horrible,couvert littéralement de haillons, impuissant à trouver un amipitoyable, obligé, en outre, de pourvoir aux besoins de cetteRosalie avec qui il vivait depuis trois ans, il est entré, ce quide sa part exigeait certainement plus que du courage, chez un agentde change, à titre de garçon de bureau. Aussi je le déclare, loinde lui jeter la pierre à cause de ses vices, suis-je prêt àm’étonner de ne pas le voir plus méprisable.

– Allons donc ! réponditénergiquement de Villiers. Je préférerais en appeler à sa proprefranchise. Oubliez-vous donc qu’il a gâché les éléments de dixavenirs, qu’il a été aimé plus que pas un de la fortune et deshommes ! Du nombre considérable de personnes qui lui ont rendude bons offices, citez-m’en une seule, si vous pouvez, qu’il n’aitpas aliénée, je ne dirai pas par ses désordres, mais parl’indécence même de sa conduite vis-à-vis d’elle. N’est-il pas, enoutre, parfaitement avéré qu’il n’a jamais recouru au travail qu’àl’heure où les dupes lui manquaient ? Et ce n’est pastout ! Crevant d’égoïsme, de vanité, d’envie, de haine,incapable de rendre un réel service, n’ayant jamais eu d’amis quepour les exploiter, il ne suffit pas que sa vie n’ait été qu’uneperpétuelle débauche des sens et de l’esprit, il faut encore que,dépourvu absolument d’indulgence, excepté pour ses vices, il sesoit incessamment montré le plus impitoyable critique des traversd’autrui. Après cela, qu’on déplore sa dépravation et qu’on l’enplaigne, passe encore ; mais qu’on s’extasie, en quelquesorte, à ses mérites, cela m’exaspère !

– Vous ne tenez pas non plus assez comptedes passions.

– Les passions !… Mais nous en avonspour les combattre, et non pour nous y abandonner à l’instar desanimaux.

– En définitive, reprit Max, qu’a-t-ilfait, sinon ce que font, sur une moins vaste échelle, bien d’autresjeunes gens de notre génération ? Combien ont en eux le germedes vices qui sont en fleur chez lui, et n’atteignent point àl’énormité de ses fautes, uniquement parce qu’il leur manque saforce, son tempérament, son audace !

– Mais je suis de votre avis, ditbrusquement de Villiers. Votre Clément n’est pas le seul que j’aieen vue. Il est pour moi un type d’une actualité saisissante. Sanschercher plus loin, on pourrait dire qu’en lui sont vraimentconcentrés et résumés les vices, les préjugés, le scepticisme,l’ignorance et l’esprit de ces bohèmes dont l’histoiresuperficielle semble suffire à l’ambition de votre amiRodolphe… »

Chapitre 3Sur la mort d’un agent de change.

Le lendemain, dans l’après-midi, Destroydescendit chez ses voisines, avec quelques autres préoccupationsque celles d’y faire simplement de la musique. En traversantl’antichambre, il aperçut, par la porte entre-bâillée d’une petitecuisine, le vieux Frédéric qui attisait les charbons d’un fourneau.La mère et la fille accueillirent Max comme elles faisaienttoujours, avec un empressement affectueux.

Il est à remarquer que celui-ci, dans saconversation avec Rodolphe, avait singulièrement atténué la beautésurprenante de Mme Thillard : peut-être avait-il craintque la vivacité de son enthousiasme n’inspirât quelque épigramme àson ami. Outre qu’elle était grande, pas trop cependant, et svelte,elle avait des épaules incomparables, que le deuil faisait plusbelles encore. Son visage ovale, d’une chaude pâleur, n’offrait,quoique d’une régularité parfaite, aucun de ces contours arrêtés,délicats, qui donnent aux figures anglaises quelque chose de sifroid ; le modelé en était gras, doux, harmonieux ; onn’y eût pas découvert l’ombre d’un pli. Un regard de ses yeux noirsproduisait l’effet d’un éclair ; quand elle souriait, l’ivoirelégèrement doré de ses dents ne faisait point mal sur le rouge deslèvres un peu fortes. Il semblait qu’elle rougit de ses charmes,par exemple, de sa chevelure brune, dont elle essayait, mais envain, de dissimuler l’exubérance splendide ; de ses mainsblanches coquettement enfouies sous des nuages de dentelles ;des courbes gracieuses de son pied que gardaient en jaloux lesombres de sa robe. Par-dessus cela, tout, dans ses mouvements,était souplesse et grâce, et du bout de son pied à l’extrémité deses cheveux, les séductions ruisselaient vraiment de sa personne.Si, à la voir, le moins qu’on pût faire était de l’aimer, aux sonsde sa voix musicale et sympathique, c’était miracle que cet amourn’allât pas jusqu’à l’adoration.

L’autre femme, avec sa grave et belle figure,encadrée de boucles blanches, comparables à des flocons de soie,avec ses yeux d’où la bonté coulait comme d’une source, était bienla digne mère de Mme Thillard. D’un mot, Destroy faisait deMme Ducornet un éloge auquel on ne peut rien ajouter :« C’était, disait-il, une de ces rares femmes qui saventvieillir, une de celles qu’on voudrait pour mère, quand on n’a plusla sienne. »

Mme Thillard s’assit au piano et Maxaccorda son violon ; ils jouèrent une des grandes sonates deBeethoven pour ces deux instruments. Destroy avait une manièrelarge et une vigueur qui naturellement nuisaient beaucoup au finide son exécution. Mais il avait un mérite rare : celui desentir et de s’identifier à ce point avec son violon, qu’ilsemblait que l’instrument fît partie intégrante de lui-même. Bienque la façon tout exceptionnelle dont il interprétal’andante manquât de ces tatillonnages prémédités quimettent l’instrumentiste au niveau d’un bateleur de haut goût, iln’en fit pas moins sur Mme Thillard la plus viveimpression.

« Quelle magnifique chose ! »s’écria-t-elle avec enthousiasme.

L’âme de Max débordait de rêveries.

« Oui, fit-il à mi-voix, cet homme est levrai poète de notre époque, On jurerait qu’il a prévu nosdéchirements et composé en vue de nos misères. J’imagine que, dansle principe, à côté du calme et profond Haydn, il devait paraîtresingulièrement turbulent et ténébreux. Ses œuvres sont aujourd’huiune source inépuisable de consolations à la hauteur des calamitésqui pèsent sur nous. Heureux qui les admirent autrement que surparole ! Il l’a dit lui-même : « Celui qui sentirapleinement ma musique sera à tout jamais délivré des misères queles autres traînent après eux. »

Au moment où Mme Thillard et Destroyachevaient la sonate, le vieux Frédéric se trouvait là et sedisposait à sortir. C’était un petit homme maigre, entièrementchauve, toujours frais rasé, plein de verdeur encore, sur le visageduquel brillait ce que l’on peut appeler la passion du sacrifice.Max l’avait toujours vu en cravate blanche, avec la même redingotebleue à petit collet et le même pantalon gris-souris. Il ne s’enalla pas qu’il n’eût donné un coup d’œil à toutes choses et n’eûtpris humblement congé de la mère et de la fille. Destroy, quebrûlait l’envie de le questionner, le suivit de près et le joignitbientôt, comme par hasard.

Le bonhomme avait pour Max une prédilectionmarquée ; il fut visiblement enchanté de la circonstance.Promenant sa manche sur une tabatière ronde en buis qu’il tira desa poche, il respira une forte pincée de tabac, après en avoiroffert à Destroy. Celui-ci, pour le faire jaser, usa d’ambages aumoins inutiles. Frédéric, tout discret qu’il était, ne pouvaitsonger à taire les points essentiels d’une histoire que lesjournaux avaient colportée dans toute la France. D’un air navré, entermes amers, il en indiqua à grands traits les phases notables.Depuis nombre d’années déjà il était au service deM. Ducornet, quand Thillard, encore imberbe, y était entré autitre le plus humble. Des dehors séduisants, de l’application, uneprécoce intelligence des affaires, et notamment une souplessed’esprit peu commune, lui avaient rapidement concilié les bonnesgrâces du patron ; et, tout entier à l’ambition d’exploitercette bienveillance, il avait fait un chemin qui, vu le point dedépart, dut le surprendre lui-même. En moins de dix années, aprèsen avoir employé la moitié au plus à conquérir la place de premiercommis, il était devenu, sans posséder un sou vaillant, l’associéde M. Ducornet, puis son gendre, finalement son successeur.Jusque-là, il est vrai, rien n’était plus légitime. Mais commentdevait-il en user et acquitter sa dette envers une famille qui, euégard seulement au chiffre de sa fortune, pouvait exiger dans ungendre bien autre chose que du mérite.

Son beau-père mourut. À observer l’effet decette mort sur Thillard, on eût dit d’un homme qu’on débarrasse dechaînes pesantes, à la suite d’une longue et dure réclusion. Toutela vertu de son passé n’était qu’une imperturbable hypocrisie.Actuellement, aux plus mauvais instincts, à un égoïsmeincommensurable, il fallait joindre une vanité sans contre-poids deparvenu et le vertige dont le frappait l’éclat d’une fortuneinespérée. Sa femme et sa belle-mère, engouées de lui à en perdretoute clairvoyance, ne discontinuèrent pas d’être ses dupes et sesvictimes. Elles furent les dernières à connaître ses désordres, et,hormis un luxe ruineux, elles crurent jusqu’à la fin n’avoir pointde reproche à lui faire. Cependant, bien qu’il se montrât vis-à-visd’elles toujours aussi empressé, toujours aussi jaloux de leurplaire, sa pensée s’éloignait de plus en plus de sa femme et de sonintérieur. Entraîné par gloriole au milieu de ces rentiersparasites autour de qui rôdent des industriels de toutes sortes,comme font les requins autour d’un navire, il achetait le tristehonneur de cette compagnie par un mépris de l’argent analogue àcelui d’un homme qui n’est pas le fils de ses œuvres ou qui l’estdevenu trop vite. En proie au jeu, à d’insatiables courtisanes, àune dissipation effrénée, bientôt à l’usure, quand, après quatreannées de ces excès, l’embarras de ses affaires exigeait desmesures urgentes, énergiques, radicales, il achevait decompromettre irréparablement sa position en se jetant pieds etpoings liés dans des spéculations hasardeuses. Enfin, aux défiancesdont il était l’objet, à son crédit ébranlé, il n’était pluspossible de prévoir comment, à moins d’un miracle, il parviendraità conjurer sa ruine.

« Je vous laisse à penser dans quellesanxiétés je vivais, continua Frédéric qui, en cet endroit, plongeade nouveau les doigts dans sa tabatière. Notez que je me consolaisun peu en songeant que madame Ducornet et sa fille, quoi qu’ilarrivât, auraient toujours les ressources de leur avoir personnel.Qu’est-ce que je devins donc quand je m’aperçus queM. Thillard, qui probablement combinait déjà sa fuite, fondaitdes espérances sur sa femme et sur sa belle-mère, et ne préméditaitrien moins que de les dépouiller toutes deux ? Ah ! jefus pire qu’un diable. Trente années passées dans la maison medonnaient bien d’ailleurs quelque droit. Hors de moi, je jurai àmadame Ducornet et à sa fille que M. Thillard avait creusé unabime que des millions ne combleraient pas, et les suppliai, àmains jointes, de prendre pitié d’elles-mêmes. Mais, ouiche !qu’est-ce que je pouvais peser, moi, vieux radoteur, à côté d’unhomme jeune, beau garçon, brillant, spirituel, qui était adoré desa femme à laquelle il faisait accroire ce qu’il voulait ! Iljoua auprès d’elle sa comédie d’habitude, eut l’air de l’aimer plusque jamais, et, finalement, arracha à l’aveugle faiblesse des deuxfemmes les signatures dont il avait besoin.

– Quel misérable ! dit Maxindigné.

– Oui, misérable, en effet, ajouta levieillard en secouant la tête, et plus que vous ne pensez. Aussi,il avait trop d’avantages superficiels pour ne pas être mauvais aufond. Un homme ne peut pas tout avoir, que diable ! Je n’avaispas attendu jusqu’à ce jour pour reconnaître qu’il manquaitabsolument de cœur. Il sortait de parents extrêmement pauvres quis’étaient imposé les plus dures privations pour lui faire apprendrequelque chose. Eh bien ! il en rougissait, il les reniait, illes consignait à sa porte et les laissait dans la misère. Lemalheureux semblait n’avoir d’autre vocation que celle de prendreen haine ceux qui lui avaient fait du bien ou l’aimaient. Commentexpliquer autrement qu’il délaissât madame Thillard, la beauté,l’amour, le dévouement en personne, pour de malhonnêtes femmes,souvent laides, quelquefois vieilles, toujours dégoûtantes parleurs mœurs, qui le volaient, le ruinaient et se moquaient delui ?

– Mais, dit Max tout à coup, où un pareilhomme a-t-il pris le courage de se tuer ? »

Frédéric s’arrêta et regarda Destroy avecétonnement.

« C’est une question que je me suisadressée plus d’une fois, fit-il en se croisant les bras. Ilremarcha et poursuivit : – Sans compter que ce qu’on a trouvédans son portefeuille était bien peu de chose, par rapport auxsommes qu’il venait de recevoir. Il m’est singulièrement difficiled’admettre, du caractère dont je le connaissais, que le remords sesoit emparé de lui. Au total, je ne m’en cache pas, ce suicide n’acessé d’être pour moi un problème. »

Il y avait moins de crainte que de surprise etde curiosité dans l’air dont Destroy s’écria aussitôt :

« Est-ce que vous croiriez ?…

– Non, non, répéta le vieillard d’un airpensif. D’ailleurs, la justice, qui a de meilleurs yeux que lesmiens, n’a rien vu de louche dans cette mort.

– Au surplus, ajouta Max, sa fuite ou samort, c’était tout un : madame Thillard et sa mère n’enétaient pas moins irrévocablement ruinées.

– Évidemment, répliqua Frédéric sur lepoint de quitter Destroy. Et, voyez-vous, – ici il prit un aircapable et respira voluptueusement une énorme prise, – quand jesonge à tout cela, je suis tenté de me demander ce que fait le bonDieu là-haut !… »

Chapitre 4Intérieur de Clément.

Clément occupait, dans une vieille maisonsituée rue du Cherche-Midi, un appartement au troisième.L’ameublement, simple et propre, offrait, dans la forme et lescouleurs, cette disparité des meubles achetés d’occasion chezdivers marchands. On y avait évité avec soin tout ce qui étaitsusceptible d’éveiller la tristesse. Aux murs et aux fenêtres despièces élevées du logement, rempli de lumière, étaient un papier etdes rideaux d’une nuance claire, semée de grosses fleurs rouges,vertes et bleues.

Une vieille femme vint ouvrir. Avant que Maxn’eût parlé, elle dit : « Monsieur n’est pas là. »Mais Clément qui, sans doute d’un observatoire secret, avaitreconnu son ami, apparut au moment où celui-ci descendaitl’escalier et le rappela.

« Viens par ici, lui dit-il enl’entraînant à travers plusieurs chambres, nous serons plustranquilles. Ma femme garde le lit. On a dû la séparer de sonenfant, puisqu’elle ne peut nourrir, et elle est très-souffrante.Tu la verras une autre fois. »

Ils furent bientôt installés dans une petitepièce qui rappelait un cabinet d’hommes d’affaires, à cause d’unebibliothèque en acajou, comblée de livres à reliure uniforme, d’ungrand casier dont la double pile de cartons verts était séparée pardes registres armés de métal poli, et d’un bureau devant lequels’ouvraient les bras circulaires d’un fauteuil recouvert de cuirrouge.

« Tu n’as pas dîné, au moins ? ditClément à son ami… Nous dînerons ensemble, » ajouta-t-il en tirantde toute sa force le cordon d’une sonnette.

La vieille femme accourut.

« Marguerite, cria Clément qui accompagnases paroles d’une pantomime expressive, vous dresserez la tableici : vous mettrez deux couverts. Ne fais pas attention,dit-il ensuite à Destroy dont le visage accusait de la surprise etdes préoccupations, la pauvre vieille est presque sourde.

– Je l’avais deviné à son air, repartitMax. Ce n’est pas pour t’entendre élever la voix que je suisétonné. À te parler franchement, depuis mon entrée ici, je neremarque que des choses qui me confondent.

– Qu’est-ce qui t’étonne donc tant ?demanda Clément.

– Comment ! fit Destroy, quand ont’a vu, comme je t’ai vu pendant dix ans, vivre au jour la journée,changer d’hôtel tous les quinze jours, prendre racine dans lesbals, te railler infatigablement de la vie bourgeoise, tu ne veuxpas que je m’étonne de te trouver marié, père de famille,travaillant, économisant, vivant au coin de ton feu, ni plus nimoins qu’un notaire ou qu’un sous-préfet ?

– C’est précisément parce que j’ai vécuainsi, dit Clément avec assez de raison, que tu ne devrais past’étonner de me voir vivre d’une autre manière.

– Crois au moins, s’empressa d’ajouterMax, que ma surprise n’a rien de désobligeant pour toi : elleéclate, au contraire, du plaisir que j’éprouve à te rencontrer toutautre. Certes, je t’aime mieux ici que dans cet horrible bouge dela rue Saint-Louis en l’Ile où je t’ai vu avec Rosaliel’avant-dernier automne, je crois. »

Le tressaillement qui agita les nerfs deClément attesta que Max venait de lui rappeler un souvenirextrêmement pénible.

« À moins que tu n’en veuilles à notrerepos, dit-il d’un air tout assombri, tu ne parleras jamais,surtout devant ma femme, de ce temps funeste… Tu me feras égalementplaisir en cessant de t’extasier à notre position nouvelle. Tuseras peut-être tout le premier à l’estimer bien modeste, quand jet’en aurai détaillé l’origine. Outre que j’ai dû me plier à despratiques honteuses, que de temps il m’a fallu pour parvenir oùj’en suis ! Cela ne paraît pas ; mais l’état médiocre oùtu me vois, si précaire encore, est pourtant la résultante d’unelutte quotidienne de deux années au moins ; car il y a bienautant que je ne t’ai pas aperçu.

– Oh ! pas tant, dit Destroy.

– Au reste, mes livres font foi, ditClément.

– Tu tiens aussi des livres ?

– Certainement, repartit Clément dont levisage brilla de satisfaction, et un journal ! Depuis lemoment où j’ai eu cette idée, je puis rendre compte non-seulementde ce que j’ai reçu et dépensé, à un centime près, mais, encore dechacun de mes jours, heure par heure, minute par minute. Je veux temontrer cela. »

Il se leva en effet, et alla à son casier.

« Ce n’est pas la peine, disaitMax ; il me suffit de te savoir plus heureux. »

Clément insista.

« Si, si, répéta-t-il en posant un desregistres du casier sur son bureau. Tu pourras toi-même en tirerquelque enseignement. D’ailleurs, il est bon que tu aies de quoirépondre à ceux qui feraient des commentaires sur moi.

– Quels commentaires veux-tu qu’onfasse ?

– Peuh ! que sais-je ? moi, fitClément d’un air ambigu, j’ai tant d’ennemis ! Que je suis dela police, par exemple… »

Quoique Destroy se déclarât incapable de voirclair dans les livres de comptes, Clément lui mit le registre sousles yeux et l’obligea à l’examiner…

« Tu t’abuses, lui dit-il, les chiffresne sont pas si diables qu’ils sont noirs. Il n’y a rien làau-dessus de l’intelligence d’un enfant. Voici la colonne desrecettes, puis celle des dépenses. Je te fais grâce des détails decelle-ci, cela est pour moi. Mais tu peux jeter un coup d’œil surles recettes ; la liste n’en est pas longue, tu auras bientôtfait…

« Les trois premiers mois, je n’ai pastouché d’autre argent que celui de ma place. Regarde :janvier, 100 fr. ; février, d° ; mars, d° ; ci 300fr.

« Le trimestre suivant, outre uneaugmentation de vingt-cinq francs par mois, ci 375 fr.

« J’ai rédigé, à la prière d’un bottiercatholique, une brochure sur l’Art de se chausser commodémentet modestement, qui m’a été payée cinq cents francs, ci 500fr.

« Ce petit livre n’a pas paru, que jesache ; il ne paraîtra peut-être jamais. Peu m’importe !Il est du reste convenu que mon nom n’y figurera pas.

« Au troisième trimestre, sans travaillerdavantage, au lieu de cent vingt-cinq francs par mois, j’enémargeais cent cinquante. Or, si je ne me trompe, voilà un an quecela dure, ce qui fait au total une somme de dix-huit cents francs,ci 1800 fr.

« Dans l’intervalle, j’ai exécuté diverstravaux, entre autres, pour une librairie religieuse, desPetits livres de piété, des Contes pour lesenfants, des Histoires de Saints ; le tout, mafoi, assez bien payé. Juges-en, ci 900 fr.

« J’ai encore publié, à mon compte,l’Almanach des dévots, qui m’a rapporté net deux centsfrancs, ci 200 fr.

« J’ajouterai que le duc de L…, séduitpar ma belle écriture que tu connais, m’a donné à faire la copied’un manuscrit de cent cinquante pages, à raison de un franc parpage, ce qui fait juste cent cinquante francs, ci 150 fr.

« Enfin, tout récemment, j’ai reçu duministère de l’intérieur, bureau des secours généraux, car je nesuis pas fier, une somme de cent francs, ci 100 fr.

« Somme toute, tu le vois, continuaClément en faisant jouer avec complaisance les feuillets duregistre, j’ai énormément travaillé et gagné beaucoup d’argent. Parmalheur, eu égard aux choses dont nous avions besoin, telles quelinge, habits, meubles, vaisselle, et le reste, ça été un grain demil dans une gueule d’âne. La grossesse de Rosalie, qui est venueensuite, a occasionné forcément un surcroît de dépenses. Je ne merappelle pas sans frémir qu’au moment des couches il n’y avait pasun sou à la maison, et je me demande encore où j’ai trouvé desforces et des ressources pour doubler ce cap terrible. Quoi quej’en eusse, il a bien fallu faire de nouvelles dettes et escompterencore une fois l’avenir. Ce n’est heureusement qu’une gênemomentanée dont le terme est même très-prochain. Tel que tu mevois, je suis résolu à faire de l’industrie ; j’ai déjà sur lechantier une dizaine d’affaires très-belles. C’est étrange,n’est-ce pas ? Mais j’ai pris goût au bien-être, je me suisaffolé de considération, et il me semble que je n’aurai jamaisassez ni de l’un ni de l’autre. Je prétends payer peu à peuintégralement mes vieilles dettes, vivre dans l’aisance et devenirun parfait honnête homme, selon le monde. C’est si simple !Pour commencer, j’espère qu’avant peu tu me verras mieux logé etdans un quartier moins triste. Je veux avoir de beaux meubles,acheter un piano, et faire apprendre la musique à cette pauvreRosalie qui s’ennuie à périr. Nous verrons… »

Tout en disant cela, Clément inclinait vers laterre un front chargé de rêveries funèbres, ce qui était au moinsl’aveu d’une satisfaction bornée.

Quant aux faits qu’il venait d’égrenercomplaisamment, ils étaient appuyés de preuves si catégoriques, quel’authenticité n’en pouvait être mise en doute ; aussi, Max nese préoccupait-il que de connaître le prix auquel Clément avaitobtenu une aussi belle place et tant de travaux lucratifspar-dessus le marché. »

« Voilà où je t’attendais ! »s’écria tout à coup ce dernier en se levant. Il ferma son registreet le remit en place. À la vue du dîner qui était servi :« Mais, dit-il avec une inflexion de voix plus calme,mettons-nous à table, nous causerons tout aussi bien enmangeant. » Il ajouta d’un air profondément ironique :« D’ailleurs, m’est avis qu’il te faut des forces, enprévision des faiblesses que pourra te causer le récit de mesturpitudes préméditées, formellement voulues… »

Ils n’étaient pas assis depuis cinq minutesl’un devant l’autre et n’avaient pas mangé trois bouchées, que lavieille sourde entra à l’improviste.

Clément, qui lui avait fait comprendre qu’onn’avait plus besoin d’elle, la regarda avec colère.

« Qu’est-ce qu’il y a ? luicria-t-il brutalement.

– Mme Rosalie vous demande, réponditla vieille femme.

– Ah ! fit Clément avec des marquesd’impatience et de mauvaise humeur, cette diablesse de Rosalie estinsupportable ; elle ne peut pas rester un moment seule, ilfaut toujours que je sois là. »

Cependant il s’excusa auprès de son ami etsuivit la vieille Marguerite.

Destroy ne savait que penser de tout cela.Quoiqu’il n’eût sous les yeux que des objets capables d’égayerl’esprit, il n’en sentait pas moins des bouffées de tristessel’oppresser, à peu près comme dans une étincelante et joyeusecuisine, la fumée acre des viandes grillées vous prend à la gorgeet vous étouffe.

Clément ne tarda pas à revenir.

« Maintenant, dit-il, nous ne serons plusdérangés ; je lui ai fait prendre un peu d’opium.

– Qu’avait-elle ? demanda Max.

– Est-ce que je sais ? fît Clémenten haussant les épaules ; elle ne pouvait pas dormir, ellerêvait les yeux ouverts… Laissons cela, revenons à ce que je tedisais… »

Chapitre 5Ses confidences.

Après avoir mangé quelque temps en silence, ilpoursuivit :

« Le titre seul de mes travaux testupéfie, et tu te demandes ce que j’ai fait pour les avoir. Rienque de facile. Du moment où l’on se décide à ne reculer devantaucune énormité, on ne saurait manquer de réussir. Rappelle-toi enquelles circonstances j’avais accepté la place que j’occupais, il ya deux ans. Je sortais de maladie, j’étais exténué, affreux à voir.En plein hiver, par un froid rigoureux, outre que j’étais sanslinge, j’avais un pantalon de toile, des souliers informes, unchapeau gris digne du reste. Pour avoir spéculé incessamment surl’obligeance d’autrui, je ne trouvais plus que des gensimpitoyables jusqu’à la férocité. D’ailleurs, les hommes sont commeles chiens, les haillons les offusquent : je n’inspirais pasmoins de peur que de mépris. Il fallait bien, puisque je tenaisencore à vivre, user de l’unique ressource que m’offrait le hasard.Mais la fureur me fouettait par instants, comme eût fait lesupplice du knout ; sans balancer j’eusse à l’occasion commisun crime. Un dernier désastre acheva de m’exaspérer. Le patron chezlequel, depuis trois mois, moyennant soixante francs par mois et unlogement infect, je balayais les bureaux et faisais les courses,disparut tout à coup. Il ne se bornait pas à dépouiller sesclients, à ruiner sa famille, il emportait jusqu’aux appointementsde ses commis, jusqu’aux gages de ses domestiques. Le désespoir quis’empara de Rosalie et de moi, à cette nouvelle, ne peut pas serendre. Les soixante francs que nous volait cet homme représentaittrente jours de notre vie. Nous ne nous étions certainement pasencore trouvés dans une position aussi effroyable. Il ne paraissaitpas cette fois que nous pussions jamais sortir de cet abîme. Aussi,fatigués d’une lutte stérile, à bout de patience, passâmes-nous lanuit entière à mûrir sérieusement un projet de suicide. Le couragede mourir était de la faiblesse à côté de celui qui étaitnécessaire pour continuer de vivre ainsi, et, à coup sûr, nouseussions exécuté notre résolution, si, au matin, heureusement oumalheureusement, un souvenir ne m’avait subitement traversél’esprit… »

Les propres paroles de Clément n’ajouteraientrien à l’intérêt de ce qu’il conta. Quelque six mois auparavant, enun jour où précisément il était habillé de neuf, il avait fait laconnaissance d’un prêtre ; cela, du reste, bien à son insu.Par surprise, bien plus que par suite d’un goût naturel, car iln’aimait que médiocrement à boire, il s’était graduellement enivrédans une réunion de femmes et d’hommes. Accablé de chaleur, lesnerfs agités, aux prises avec le besoin de respirer et d’agir, ilse glissa furtivement dehors. Le grand air accrut son ivresse. Ilfaisait nuit. L’œil trouble, incapable de joindre deux idées,heurtant les passants et les murs, manquant à chaque pas de roulerà terre, il arriva, sans savoir comment, sur la placeSaint-Sulpice, et, décidément trahi par ses forces, alla,d’oscillation en oscillation, s’affaisser aux pieds de la grille duséminaire. Il ne se souvenait pas de ce qui s’était passé depuis cemoment jusqu’à celui où il avait rouvert les yeux. Il s’étaittrouvé renversé sur une chaise, dans une salle nue ; quelqu’unrafraîchissait ses tempes avec de l’eau froide. À la lueur d’unelampe, il aperçut un prêtre, lequel lui demanda avecsollicitude :

« Eh bien ! monsieur, voussentez-vous mieux actuellement ? »

Clément était stupéfait.

« Mais, comment est-ce que je me trouveici ? s’écria-t-il.

– Comme je rentrais, répliqual’ecclésiastique d’une voix pleine de sensibilité, vous gisiez àterre contre la porte, et je me suis permis de vous fairetransporter en cet endroit pour vous y donner des soins. »

C’était bien le moins que Clément se montrâtaimable envers un homme qui lui avait épargné l’ennui d’êtreramassé dans la rue et probablement transporté dans un poste. Ilrépondit donc avec assez de politesse aux questions du prêtre surla position qu’il occupait dans le monde. Il avoua qu’il étaithomme de lettres par nécessité ; puis, qu’il eût depréférence étudié les sciences naturelles, s’il lui eût été permisde suivre ses goûts. Il se trouvait que l’abbé s’était jadis occupédiscrètement de physique et d’entomologie. De cette sympathie pourles mêmes choses dont ils parlèrent en courant, il résulta bientôtentre eux de l’aisance et une certaine intimité. Clément, avec unefranchise qui frisait la brutalité, ne lui en déclara pas moinsqu’il ne croyait à rien et qu’il était bien près de penser que lagrande majorité des prêtres ne croyait pas à grand’chose. L’abbé nesut que sourire à ces aveux. Il ne s’en cachait pas, Clément luiplaisait beaucoup, et il assurait qu’il serait très-heureux de lerevoir.

« Il se peut, dit-il de l’air le plusriant, qu’au milieu de votre vie un peu aventureuse, vousayez besoin, à un moment donné, d’un conseil, et, qui sait ?peut-être aussi d’une recommandation. Souvenez-vous alors que j’aiquelque crédit et venez mettre mon amitié à l’épreuve. »

Il dit encore :

« Tout en regrettant que votre belleintelligence se noie dans des futilités, n’allez pas croireque j’agisse dans des vues d’intérêt et que je me proposesournoisement de vous persécuter avec des sermons. Vous n’aurezjamais à craindre auprès de moi rien de semblable. »

Clément, pour la forme, prit le nom du prêtre.Il n’avait pas éprouvé, à le voir, ces élans de mépris et de hainequ’une soutane manquait rarement de soulever dans sa poitrine.Cependant, il ne l’eut pas plus tôt quitté, qu’il n’y pensaplus.

Mais au moment d’attenter à sa vie, à l’heureoù il cherchait quelque chose à quoi s’accrocher, il était naturelqu’il se souvînt de ce prêtre et de ses offres de service. À touthasard, il résolut de l’aller voir. Sans fonder grand espoir surcette démarche, il songeait qu’au cas où elle ne produirait rien,elle n’ajouterait non plus rien au mal. Au préalable, il concertaavec lui-même un plan de conduite et se décida à jouer uneaudacieuse comédie. Ce qui n’est point rare, d’une visiterépugnante d’où il attendait peu de chose, il retira les plusgrands avantages. L’abbé Frépillon le reconnut sur-le-champ et luifit le plus grand accueil.

« Je crains bien, lui dit Clément toutd’abord, que le dénûment où je me trouve ne vous fasse suspecter lasincérité de mes déclarations. »

À la suite des dénégations obligeantes duprêtre, il lui confessa qu’il avait horreur de sa vie passée. Cettehorreur était telle, qu’il avait été sur le point d’en finir avecl’existence. Le souvenir de l’abbé l’avait retenu.

– » Je ne vous cache pas,continua-t-il, qu’à votre égard je ne suis qu’un noyé qui s’attacheà une branche quelconque. Il ne fallait rien moins que ma passionde vivre pour me rappeler votre nom et le désir que vous avezexprimé de m’être utile. Je ne viens donc vous imposer quoi que cesoit. Je vous ferai seulement remarquer que la conversion éclatanted’un débauché de ma sorte pourrait être d’un bonexemple. »

Le digne prêtre répliqua qu’il l’eût obligéquand même ; que, néanmoins, il était heureux de le voir dansce train d’idées. Clément lui dépeignit catégoriquement sa misère.L’abbé s’empressa de dire :

« Je partagerai de grand cœur avec vousce que je possède. Je voudrais être plus riche. Mais je m’engage àne pas me reposer que je ne vous aie trouvé des protectionsefficaces. Je serais bien surpris si je ne vous avais bientôt caséconvenablement. »

Après un petit sermon fort doux, qui roulaitsur la persévérance, et dont la conclusion était qu’il fallait seconfesser le plus promptement possible, il lui remit soixantefrancs et le congédia en l’invitant à revenir dans quelques jours.Clément s’en alla ressaisi par l’espérance. Il avait rencontré unhomme naïf et réellement charitable, dont la crédulité était facileà exploiter. Selon ses propres expressions : « Malgré sasoutane, l’abbé Frépillon était un brave homme, unimbécile. »

Clément, en homme habile, s’était gardéd’omettre qu’il vivait avec une femme à laquelle il était fortattaché et qu’il s’agissait d’une double conversion. Peu après,l’abbé Frépillon lui remit un nouveau secours en argent et luiannonça qu’il l’avait chaudement recommandé à divers personnages,notamment au duc de L… et au président de la société deSaint-François-Régis.

Pendant ce temps-là, Rosalie et Clément, sefaisant violence, le mépris et le dégoût au cœur, ce sontles termes de Clément, s’agenouillaient dans un confessionnal,recevaient l’absolution et communiaient. Ils suivaientrégulièrement les offices, choisissaient à l’église les places lesmieux éclairées et s’y faisaient remarquer par une attitude humbleet repentante. Ils ne tardèrent pas à toucher la monnaie de leurhypocrisie. Leur confesseur commun les pressa bientôt derégulariser leur position en faisant sanctifier leur commerce parl’Église, et leur insinua même qu’on n’attendait que cet acte desoumission pour assurer leur avenir. Ils consentirent volontiers àun mariage qui était déjà dans leur pensée. La société deSaint-François-Régis, fondée en prévision du pauvre qui consent àfaire sa femme de sa maîtresse, leur vint en aide comme elle faitpour d’honnêtes ouvriers. Elle se chargea naturellement de tous lesfrais, et leur fournit en outre, par une faveur spéciale, du linge,des habits, quelques avances en argent et un mobilier modeste. Cen’est pas tout. Clément n’était pas marié depuis huit jours, qu’ilreçut une lettre par laquelle le président de cette même sociétél’avertissait qu’il était chargé de lui offrir, en attendant mieux,une petite place actuellement vacante dans les bureaux del’administration. Clément accepta. La persistance avec laquelle ilsoutint son rôle lui valut de nouvelles faveurs. Il lui fut permisdès lors d’espérer, sinon la fortune, du moins, prochainement, uneaisance convenable. Tous ces faits étaient consignésscrupuleusement sur son journal qu’il comptait léguer, en cas demort, à son ami Max qui pourrait y puiser les éléments d’un romancurieux…

Clément avouait encore que le fait seul de sedémasquer en présence d’un ami lui procurait un bonheur quiapprochait de la volupté. Il était capable de tout, et, cependant,mentir lui causait un supplice presque intolérable. Son mépris pourles croyances qu’on lui attribuait ne pouvait se comparer qu’àl’horreur secrète avec laquelle il se prêtait à des cérémoniesqu’il jugeait ridicules. À présent au moins, au cas où sonassiduité dans les églises s’ébruiterait, il se consolerait ensongeant qu’il n’était plus seul à apprécier la valeur de saconversion dérisoire.

« Mais, dit-il tout à coup, ce n’est paslà où j’en voulais venir. »

Chapitre 6Son portrait en pied.

Il prit en cet endroit un ton plus décidé.

« Tu es convaincu, toi, fit-il, que nousnaissons avec le sentiment du bien et du mal, qu’il est un Dieu,une Providence ; tu es la proie, en un mot, de toutes cesinepties hyperphysiques à l’aide desquelles on exploite les niais.Que ne puis-je t’arracher de désastreuses illusions et tesoustraire du nombre des dupes ! Regarde-moi ! c’est majouissance et mon orgueil : outre que je suis une négationvivante, agissante et prospère de ces croyances et de ces préjugés,fut-il jamais exemple plus éclatant du triomphe de l’ignominiehabile sur ce qu’on appelle honnêteté, droiture,vertu ?… »

Il s’arrêta d’un air interrogeant, et continuabientôt avec une animation croissante :

« Tu m’as dit quelquefois que j’étaismeilleur que je ne me faisais. C’est me connaître mal. Je ne suispas un fanfaron de vices, non, certes ; aussi peux-tu mecroire quand j’affirme que, si mauvaise que soit ma réputation, jevaux encore mille fois moins qu’elle. En passant la revue de tousces actes qualifiés crimes par les hommes, je serais en peine d’entrouver un que je n’ai pas commis. Mon orgueil et mon égoïsme sontsans bornes ; je sacrifierais, à l’occasion, le monde entier àla moindre de mes fantaisies. J’ai été beaucoup aimé, et je n’aijamais aimé personne. Pendant nombre d’années, je n’ai vécu que dedettes. J’en faisais d’autant plus volontiers que je ne pensais paspouvoir les payer jamais. J’ai puisé sans scrupule dans la boursede mes amis, et je ne puis pas dire que je me sois jamais employéefficacement pour aucun d’eux. J’ai fait plus : je les aidiffamés dès qu’ils ne pouvaient plus ou ne voulaient plus merendre service. Enfin, non content d’exploiter, de duper sciemmenttous les gens que j’ai trouvés sur mon chemin, je me suis compludans les plus ignobles débauches, je me suis roulé complaisammentdans la fange. Je n’ai pas même reculé devant l’infamie de vivreaux dépens de plusieurs femmes… »

En cet instant, sous l’empire d’une exaltationà chaque instant plus vive, il se leva et arpenta son cabinet àgrands pas.

« L’idée de Dieu, poursuivit-il, n’a pasune seule fois été émise devant moi, que je n’aie sur-le-champproféré un blasphème : je l’ai maudit, défié ; ceDieu ; j’eusse voulu croire à son existence, afin d’êtreconvaincu qu’il entendait ces blasphèmes et ces provocations ;j’ai souhaité de revenir au temps où l’on vendait son âme…Regarde-moi ! »

Debout devant Max, les bras croisés sur lapoitrine, le visage livide, les traits contractés, l’impudence surle front, Clément faisait peur à voir. Il ajouta :

« Moi, pétri d’iniquités, gâté jusqu’à lamoelle, chargé de souillures ; moi, dont chaque molécule estun vice ; moi, plus criminel que pas un de ceux qu’on livreaux bourreaux et qu’on jette dans les prisons, il m’a suffi deprendre un rôle ignoble, de simuler des sentiments que j’exècre, deconsentir à être plus infâme que je n’étais, pour passer de lamisère à l’aisance, pour conquérir la sécurité, pour êtreheureux !… »

Destroy exprimait des doutes en branlant latête d’un air plein de tristesse.

« Je pourrai être soumis aux douleursphysiques, dit encore Clément ; quant aux douleurs morales, jen’en veux point avoir, et je n’en aurai point. Je seraiheureux ! moi, le plus indigne des hommes au point de vuesocial, pendant que toi, pauvre Maximilien, aussi honnête que je lesuis peu, tu vis et vivras misérable, déchiré de mille supplices,humilié, insulté et calomnié par des gens de mon espèce. »

Ce qui était contradictoire, il disait :Je serai heureux ! de la manière dont on dit :Ah ! que je souffre ! Max ne lui en fit pasmoins remarquer que son bonheur d’aujourd’hui, fût-il réel etprofond, ne lui permettait d’aucune façon de préjuger celui del’avenir.

« Ce que je tiens, s’écria Clément, iln’est pas de puissance humaine qui puisse faire que je m’endessaisisse. Quant aux idées qui prétendraient me troublerintérieurement, j’en connais trop bien la source artificielle pourmanquer jamais de la force de les fouler aux pieds. Craindrais-jeles hommes ? Rien n’est plus facile que de leur en imposer. Jementirai effrontément en leur présence, je me montrerai à eux telqu’ils veulent que je sois, et j’aurai leur considération.

– Es-tu donc aussi assuré contrel’impuissance de vivre avec toi-même ? demanda Destroy.

– Après ? fit Clément. Je seraitoujours le maître de mettre un terme à une vie insupportable. Lasde jouissances ou d’ennuis, j’embrasserai la mort, je me plongeraidans le néant, je m’endormirai d’un sommeil éternel.

– Qu’en sais-tu, dit Max aveccommisération.

– Un Dieu ne saurait être ! répliquaClément d’un ton de véhémence indicible. D’où sortirait-il ?Pourquoi serait-il plutôt Dieu que moi ? D’ailleurs, ce Dieuqui connaîtrait le passé et l’avenir, qui embrasserait absolumenttoutes choses d’un coup d’œil, pour lequel il ne saurait y avoir nijoie, ni peine, ni imprévu, serait saisi d’un ennui incommensurableet mourrait de son éternité même… »

Destroy, qui savait par cœur ces tristesarguments, ne connaissait rien de plus affligeant que de discuteravec des hommes capables de s’y arrêter.

« Ils traitent de visions, disait-il,tous les élans de l’âme et soumettent leur esprit au joug du plusvulgaire bon sens. Ils ont bientôt fait de trouver qu’il n’y a rienen dehors d’eux, que ce qu’ils ne conçoivent pas ne sauraitexister, que, partant, l’inconnu est leur égal ; de ne croireenfin qu’à ce qu’ils touchent et de s’écrier : Dieu n’estpas ! parce que, dans l’étroitesse de leur cerveau, ilsne sauraient concevoir comment il peut être.

– La douleur me fera nier éternellementDieu, s’écria Clément au paroxysme de l’exaltation. Je te ledéclare, je ne serais condamné qu’à souffrir quinze jours d’unpetit caillou dans mon soulier, que je dirais opiniâtrement :« Non, IL n’est pas. »

– Je ne saisis pas le rapport, dit Max.En quoi la douleur implique-t-elle la non-existence d’unDieu ? C’est parler comme une harengère : Si Dieuexistait, souffrirait-il cela ? La douleur existe, c’estun fait ; reste à savoir si, essentiellement, elle est un bienou si elle est un mal, pourquoi elle existe, à quoi elle sert.Quant-à-moi, je l’avoue, sans elle, je ne me rends compte de lapossibilité d’aucune existence. Elle est la force de cohésion quisoude l’un à l’autre les atomes de la matière. Elle est le souffle,l’âme, la conservatrice, non pas seulement de tout ce qui vit, maisencore de tout ce qui végète. Sans elle, ces myriades de trompescapillaires, par où l’arbre aspire la sève, deviennent inertes, etl’arbre périt ; sans elle, la fleur oublie de tourner soncalice au vent chargé de pollen et se dessèche dans la stérilité.Son action sur nous est encore plus saisissante. Langues, arts,sciences, industries, elle est l’origine, la source de toutes lesmerveilles que l’homme doit aux hommes. Elle est l’aiguilloninfatigable qui nous inquiète dans l’inaction et nous jette dans lechemin de la perfectibilité. Elle nous féconde, elle est la mèredes grandes pensées et des grandes actions. Beaucoup de ceux quisont grands parmi les hommes sont fils de la douleur, à ce pointqu’on pourrait dire : Celui-là sera le plus grand parmivous qui aura le plus souffert. Aussi, les gens de bonnevolonté, qui, pleins d’enthousiasme, se sont levés avec l’ambitionde soustraire l’homme à la douleur, outre qu’ils ont échoué devantl’impossible, me semblent-ils, si grand qu’ait été leur génie,avoir prouvé plus de sentiment que de pénétration.

– C’est trop fort ! s’écria Clémentavec une sorte de fureur. Comment ! tu t’estimes heureux desouffrir ! Comment ! un désir légitime que tu ne peuxcontenter te réjouit ! Comment ! les préventions ineptessous lesquelles tu succombes te remplissent de joie !

– Le cheval qu’on éperonne, répliquaDestroy, ou qu’on cingle avec un fouet, n’est pas heureux ;mais il va plus vite. Combien de fois ne me suis-je pasécrié : « Ô mes amis ! à force de me dédaigner, dene me compter pour rien, de me juger à tort et à travers, vous mecontraindrez à faire des chefs-d’œuvre. »

– N’allons pas plus loin, fit Clémenthors de lui ; le sang bout dans mes veines, je ne sais à quoil’exaspération pourrait me porter. Si tu n’étais pas mon ami, jet’aurais déjà broyé dans mes mains. Comment veux-tu qu’en présenced’aussi révoltantes opinions, je ne crie pas de toutes mesforces : « Je suis athée ! »

– Tu crois l’être.

– Aurais-tu la prétention de voir plusclair en moi que moi-même.

– Oui, certes ; car tu rappelles unelanterne sourde devant laquelle on a tiré le volet : celui-làmême qui la porte ne peut pas voir la lumière qui est dedans.

– Ma conviction est telle, continuaClément, que je suis prêt à en tirer toutes les conséquencespossibles. Il n’est au monde de respectable et de désirable quel’argent, et il n’est d’obstacle pour s’en procurer que la loiqu’il faut défendre jusqu’au jour où l’on peut la violerimpunément. Le reste n’est que préjugé. Oui, oui, je l’atteste,demain je pourrais, sans encourir de peine, prendre un million dansla caisse d’un banquier, que je le ferais sans balancer.

– Que ne mets-tu tout de suite un meurtreà la place d’un vol ? » fit Destroy croyant lui causer del’embarras.

Clément hésita en effet ; mais son audaceeut promptement le dessus. Avec une énergie sourde :

« Si un assassinat pouvait m’enrichir,dit-il, et que l’impunité me fût assurée, pourquoi ne le ferais-jepas ? »

Max, par ses gestes, marquait la plus profondeincrédulité.

« Je m’obstine, dit-il avec l’accent dela conviction, à ne voir là que de monstrueuses fanfaronnades. Ons’enivre avec des idées comme avec du vin, et tu es à ce degréd’ivresse où l’on ne se connaît plus.

– Tu tiens toujours, à ce qu’il paraît,dit Clément dont la chaleur de tête se tempéra tout à coup pourredescendre à la glace, à ce que je sois moins mauvais que je ne leprétends. Garde ton illusion : mon désir de te l’enlever ne vapas présentement jusqu’à me commander des aveux plus complets.Sache seulement, pour ta gouverne, que mon scepticisme est d’autantplus inébranlable que mon repos en dépend, et que, de par ma seulevolonté, tes plus solides preuves n’auront jamais à mes yeux mêmel’importance des bulles de savon. »

Destroy regarda Clément avec surprise. Il sedéfendit d’avoir voulu prouver quelque chose. Il était d’avis qu’enmétaphysique on ne prouve rien, ou, mieux, qu’on prouve tout cequ’on veut, le pour et le contre, avec une égale force, et que lesimple sentiment remporte souvent sur mille preuvesrationnelles.

« Au lieu de discuter avec toi,ajouta-t-il, j’eusse mieux fait de me borner à une simpleobservation. Si notre penchant nous porte à mal faire, notreintérêt nous commande de bien agir. À un moment donné de notre vie,cela est infaillible, de la somme de nos actions découle pour nousune moyenne de joie ou de peine en rapport rigoureux avec laqualité de ces mêmes actions. Mme de Maintenonreconnaissait évidemment la vérité de cela quand elle disait :Il y a dans la droiture autant d’habileté que devertu. »

Chapitre 7Mme Thillard chez Clément.

Tout en Clément était étrange etinexplicable : son mariage, sa manière de vivre, sapréoccupation des jugements d’autrui à l’égard de son aisance, sonaffectation à en expliquer l’origine, jusqu’au tressaillement qu’iléprouvait dès qu’on sonnait à sa porte. Si Max réussissait à voirde l’exagération dans la perversité dont son ami faisait parade, ilne parvenait pas aussi aisément à se tranquilliser au sujet dumystère qui en imprégnait, pour ainsi dire, les actions et lelangage. Il l’avait revu plusieurs fois, et s’était senti plusempêché à l’issue de chaque visite. En d’autres instants, las deconjecturer, il aimait à croire sa pénétration en défaut, et sepersuadait qu’il n’y avait pas dans l’histoire de Clément autrechose que les détails bien assez scandaleux déjà que celui-ci enracontait. Au reste, il gardait pour lui ses observations et sesdoutes. Se flattant peut-être de voir Clément venir un jour àrésipiscence, il n’en parlait même jamais que pour en faire valoirl’heureuse transfiguration. Il eut, à cause de cela, unenouvelle et assez aigre altercation avec de Villiers.

« Il paraît, dit de Villiers, que vousavez renoué avec lui ?

– Vous ne le reconnaîtriez pas, dit Max,tant il est changé.

– Serait-il malade ? demanda deVilliers d’un ton sarcastique.

– Il est marié, il travaille, il vittranquille chez lui.

– En voilà pour combien de temps ?continua de Villiers du même ton.

– Ainsi, fit Destroy, votre intolérancene souffre même pas que vous admettiez le repentir ?

– Des gens de cette espèce ne serepentent jamais !

– Qu’en savez-vous ? répliqua Maxsourdement irrité. À cet égard, rien ne m’étonnerait moins que devous prendre un jour en flagrant délit de contradiction… »

À quelque temps de là, Destroy rencontraRodolphe qui lui dit :

« Eh bien, le Pactole coule doncdécidément chez l’ami Clément ?

– Il est plus heureux, je crois, repartitMax ; est-ce là ce que tu veux dire ?

– Y dîne-t-on bien ?

– Rien n’empêche que tu n’aillest’assurer de cela par toi-même. »

Max n’avait pu voir Rosalie qu’après avoir étédiverses fois chez Clément. À la vue de cette pauvre femme, iln’avait pas été moins frappé de surprise qu’ému de pitié. Rosalie,eu égard à sa nature de blonde, à ses traits fins et réguliers, àson tempérament froid, semblait destinée à conserver longtemps sajeunesse et sa fraîcheur. Quand, deux années auparavant, elleresplendissait encore de tous les charmes extérieurs que peutenvier une jeune femme, rien ne pouvait donc autant surprendreDestroy que de la retrouver pâle, amaigrie, exténuée, prête, enquelque sorte, à rendre le dernier soupir, et cela, sans qu’il fûtpossible de préciser sa maladie ou seulement son mal. Son œil,autrefois d’un bleu magnifique et d’une limpidité juvénile, étaitactuellement pâle et s’éteignait ; ses lèvres, dont jadis lerouge vif rappelait la fleur du grenadier, devenaient violettes etdessinaient une ligne sans grâce ; ses cheveuxs’éclaircissaient et ne suffisaient déjà plus, en plusieursendroits, à cacher la tête. On songeait à l’oiseau au moment de lamue, au rosier à l’automne, avec cette différence qu’il neparaissait pas que la pauvre femme dût jamais reprendre des forceset refleurir.

Cependant la visite de Max, qu’elle accueillitavec effusion, eut momentanément sur elle une influence salutaire.Elle sortit de la torpeur où elle était plongée ; son visages’éclaira de joie, ses lèvres sourirent mélancoliquement, le sangcoula sous sa peau avec plus de vivacité. Sa langue aussi se déliapour causer avec son ami, le questionner avec intérêt sur saposition et lui rappeler certains épisodes du passé. « Voussouvenez-vous de ceci, cher Max ; vous souvenez-vous decela ? » disait-elle. Et sa figure respirait unattendrissement mêlé de regret, et des larmes apparaissaient auxbords de ses paupières. Clément les écoutait d’un air dédaigneux oules raillait impitoyablement de leurs souvenirs. Rosalie parlaensuite de son enfant avec une tendresse passionnée. Son grandregret était de ne pas pouvoir le nourrir. Elle devait se contenterd’en avoir des nouvelles hebdomadairement. Il était en nourrice àSaint-Germain.

« Un jour, dit-elle à Destroy, nous ironsle voir ensemble.

– À la bonne heure, dit Clément ;tâche d’aller mieux ; nous ferons tous les trois cettepromenade. »

Rosalie, que sa faiblesse habituelle rendaitincapable de bouger et qui mangeait à peine, avoua bientôt quedepuis longtemps elle ne s’était trouvée aussi bien. Elle euteffectivement la force de faire quelques pas et de s’asseoir àtable. Son mari en marqua beaucoup de joie ; il dérida sonfront et laissa glisser de ses lèvres quelques saillies de sonancien répertoire. Rosalie, qui attribuait le bien-êtreexceptionnel qu’elle goûtait à la présence de Destroy, épuisa lestémoignages de la plus tendre amitié envers lui, et le supplia, dèsqu’il pensa à s’en aller, de ne pas tarder à revenir.

« Venez dîner avec nous tous les jours,si vous voulez, ajouta-t-elle, ne vous gênez pas ; ce n’estpas du plaisir, c’est du bonheur que vous nous causerez. »

Clément, avec l’accent de la franchise,confirma pleinement ce que disait sa femme.

À dater de ce moment, Max fit de fréquentesapparitions dans cet intérieur. À dire vrai, sa venue qui, dans leprincipe, agissait si heureusement sur Rosalie, perdit sensiblementde son efficacité. Il crut remarquer que la pauvre femme neredoutait rien autant que la solitude, et que ses nombreusesrechutes provenaient surtout du manque de distractions. Il en parlaà Clément. Celui-ci déplorait son impuissance à y remédier. À causede sa place, il ne pouvait rester auprès de Rosalie plus qu’il nefaisait. Elle était d’ailleurs trop faible pour qu’il songeât à laconduire soit au théâtre, soit à la promenade. Du moins espérait-ilpouvoir prochainement la mettre à même de se distraire sans quitterla maison.

En effet, quelques mois plus tard, ayanttouché les premiers bénéfices d’une opération commerciale qu’ildétailla minutieusement à son ami, il s’empressa de réaliser leplan qu’il avait lentement mûri dans sa tête. Il loua, rue deSeine, au second d’une maison magnifique, un bel appartement qu’ilgarnit de meubles neufs, commodes et élégants. Tout en effectuantces dépenses, il s’accusait de faire des folies et ajoutait qu’aucas de la plus légère déception dans ses entreprises, il pouvait setrouver dans les plus graves embarras. Aussi reculait-il devantl’énormité du prix d’un piano, malgré son envie immodérée d’enavoir un. Max vint à son aide. Il le mit en rapport avec un facteurqui, à la suite de quelques informations, consentit à lui livrer unexcellent instrument en échange de billets payables de trimestre entrimestre.

Clément se préoccupa alors d’une maîtresse demusique pour Rosalie, et Destroy pensa naturellement àMme Thillard. Son intimité avec cette dernière devenait chaquejour plus étroite ; il en était déjà au moins l’ami le plusaimé. Après s’être concerté avec elle, il la proposa à Clément pourdonner des leçons à sa femme.

« Ce n’est pas seulement une bonnemusicienne, ajouta-t-il, c’est encore une femme charmante queRosalie, j’en suis sûr, sera bien aise de connaître. »

Clément fit sur-le-champ une suppositioninjurieuse à laquelle Max dédaigna de répondre. Il fut ensuiteconvenu que la protégée de celui-ci viendrait deux fois parsemaine, le mardi et le vendredi, à raison de cinq francs lecachet.

Les leçons, au début, se succédèrent assezrégulièrement. Rosalie, sans avoir de grands moyens, s’appliquaavec fièvre à cette étude et y fit des progrès rapides.Malheureusement, l’état toujours plus chancelant de sa santé lacontraignit bientôt de ralentir son zèle, et Mme Thillard netarda pas à se trouver fréquemment en présence d’une élèveincapable de l’entendre. Les choses en vinrent à ce point queClément dit à Max : « Deux leçons par semaine fatiguentma femme, elle n’en prendra plus qu’une. Au lieu de celle duvendredi, si cela te convient, tu apporteras ton violon et tu ferasde la musique avec ton amie. Je donnerai à chacun de vous un cacheten échange. » À cause de la gêne dont Clément ne cessait pasde se plaindre, Destroy n’accepta des honoraires que vaincu par lapersistance opiniâtre de Clément et de Rosalie.

Mme Thillard consentit volontiers à cesnouveaux arrangements.

De véritables soirées musicales devaientprochainement résulter de ces séances intimes.

Mme Thillard n’avait traité directementdans aucune de ces négociations ; Max, son fondé de pouvoir,l’avait toujours remplacée, et, par le fait de l’habitude, il nel’avait encore désignée que sous le prénom deMme Henriette. Un matin, Clément, devant sa femme,dit à Max qui déjeunait avec eux : « Ah ça ! tu nenous as pas encore dit le nom de ton amie la musicienne.

– C’est singulier, » répondit Destroy. Ilajouta aussitôt :« Mme Thillard-Ducornet. »

Ce nom fut un coup de foudre pour le mari etla femme ; tous deux tressaillirent, notamment Rosalie, qui,moins maîtresse d’elle-même, faillit se trouver mal.

« Comment ! s’écria Clément enregardant Max avec stupeur, la femme de cet agent de change qui aété assassiné ?

– Non, qui s’est noyé, » fit observerDestroy.

Tout à coup, Rosalie, frappant dans ses mains,éclata de rire, mais d’un rire forcé et convulsif, tandis que sonmari, l’air hébété, reprenait précipitamment :

« Oui, c’est ce que je voulais dire,noyé. On l’a repêché, si je ne me trompe, dans les filets deSaint-Cloud.

– Est-ce que tu l’as connu ? demandaMax.

– Pardieu ! fit Clément qui recouvrasubitement son sang-froid. Juge toi-même si j’ai lieu d’êtresurpris : Thillard-Ducornet est précisément l’agent de changechez lequel j’ai été garçon de recettes.

– Effectivement, dit Max stupéfait à sontour, la rencontre est on ne peut plus étonnante.

– Et je riais, dit Rosalie, en songeantcombien la fortune est drôle. Voici une femme qui jadis n’eût pasvoulu de moi pour sa femme de chambre et qui est aujourd’hui mamaîtresse de piano. »

Destroy, qui ne s’était pas aperçu que Rosaliefût vindicative, ne put, sans étonnement, l’entendre parlerainsi.

« Le fait est, dit Clément enchérissantsur sa femme, que ce jeu de bascule a quelque chose decomique. »

Max fut d’avis que, par ménagement pourMme Thillard, loin d’ébruiter cette circonstance, il fallaitla tenir dans le plus profond secret.

« C’est justement ce que j’allais tedire, » répliqua Clément…

Chapitre 8Singulières préoccupations de Rosalie.

Avec l’aisance, commençaient à se glisser,dans l’intérieur de Clément, les connaissances et les amis. Enpremier lieu, par suite de son changement d’état, il s’était crééde nouvelles relations, relations, pour la plupart, des plushonorables. Ainsi, sans parler de l’abbé Frépillon, qui, occupéd’un cours de théologie, vivant d’ailleurs comme un bénédictin, nevenait le voir qu’à de rares intervalles, il recevait fréquemmentla visite d’un beau vieillard, prêtre, chanoine, qu’on appelaitl’abbé Ponceau, et celle d’un juge d’instruction, nomméM. Durosoir, ces deux derniers, par parenthèse, grandsamateurs de musique. Clément, devenu graduellement membre d’unefoule de sociétés, entre autres de celles de Saint-Vincent-de-Paulet de Saint-François-Xavier, passait les dimanches et les fêtes aumilieu des conférences et des instructions. Il y avait lié commerceavec le juge et s’en était à ce point concilié la bienveillance,que M. Durosoir avait consenti à être le parrain de sonenfant, lequel avait été simplement ondoyé et devait être baptisésolennellement dès que la santé de Rosalie le permettrait. D’autrepart, entre beaucoup de confesseurs qu’on lui avait indiqués,Clément avait choisi de préférence l’abbé Ponceau, parce quecelui-ci avait l’oreille un peu dure.

Ce chanoine, pour le dire en passant, car ilne doit guère sortir de la demi-teinte, était d’une apparence àcommander sur-le-champ la vénération. De haute taille, la têtecouronnée de cheveux d’un blanc de neige, avec des yeux et d’épaissourcils noirs qui se détachaient sur sa pâle figure comme descaractères arabes sur un vieux parchemin, il eût été impossible derêver à l’autel un officiant plus rempli de majesté. L’impression,à dire vrai, ne se maintenait pas à cette hauteur dès qu’onl’abordait et l’entendait causer. Commis au soin, par décisionépiscopale, c’était la chronique dans la maison Clément, deremanier de fond en comble les douze volumes d’un bréviaire ouparoissien, peu importe, il avait consacré vingt années de sa vie àcette vaste compilation, et dans ce travail, qui l’avait astreint àune vie sédentaire, voire à une sorte d’immobilité automatique, ilavait gagné toutes les infirmités navrantes qui déparaient sonextérieur imposant. Outre qu’il était l’homme du monde le plusdistrait, une paralysie partielle de la langue occasionnait parfoissur ses lèvres un bégayement intolérable ; il fallait parlerhaut pour se faire entendre de lui, et sa myopie étaitextrême ; un catarrhe, des rhumatismes, la goutte, sesaisissaient de sa personne à tour de rôle et la laissaientrarement en repos. À cela près, sa simplicité d’enfant, sa candeur,sa bonté inaltérable, en faisaient vraiment un ange. Il raffolaitde musique, jouait de la basse, et, quoiqu’il jouât faux, étaittrès-bon musicien.

Clément, chez lequel semblait décidémentaffluer l’argent, ne se bornait pas à donner de temps en temps àdîner ; il achetait encore, à l’instigation de Max, un quatuord’instruments à archet et toute la musique de Haydn, de Mozart etde Beethoven pour ces quatre instruments, ainsi que des trios etdes quintetti avec accompagnement de piano. À certains jours où, àcôté de Rosalie, n’étaient admis à titre d’auditeurs queMme Ducornet et M. Durosoir, l’abbé Ponceau venaitdiscrètement prendre un violoncelle et faire de la musique avecMme Thillard et Destroy. Outre cela, en l’absence du dignechanoine, à qui son caractère interdisait des réunions plusnombreuses, Clément fondait, de quinzaine en quinzaine, une soiréeoù, avec l’aide de trois ou quatre musiciens recrutés par Max, onexécutait toute sorte de musique de chambre. L’exécution, sans êtreirréprochable, était parfois assez bonne pour satisfaire même unjuge difficile. Le nombre des auditeurs augmentait insensiblement.Mme Thillard et sa mère, M. Durosoir, Destroy, Rodolpheet quelques autres, formaient déjà le noyau d’une société quiallait se développer et s’étendre jusqu’à faire la maison troppetite. Bien des témoins desdites séances musicales ne se gênaientpas pour en parler au dehors. Dans le milieu où avait précédemmentvécu Clément, où il avait été vilipendé, regardé comme le plusabject des hommes, d’où finalement il avait été ignominieusementrepoussé, chassé, circulaient mille détails à sa louange qui ydonnaient grandement à réfléchir. Celui que, d’une voix presqueunanime, on avait été jusqu’à proclamer un misérable passible de lacour d’assises dépouillait peu à peu, aux yeux mêmes de ses plusimplacables accusateurs, ses souillures, ses sentiments crapuleux,ses travers, ses vices, ses fautes, et cessait d’être criminel etrépugnant pour devenir un personnage digne de considération. Avecdes gradations ménagées, pour sauvegarder les apparences, on allaitactuellement à sa rencontre. Il n’apercevait plus que des visagesavenants et gracieux. Il trouvait chaque jour quelque nouveau nomchez son concierge. On l’accablait littéralement d’offres deservice. Il ne devait pas tarder enfin à être effrayé du chiffre deses amis et à se voir contraint d’en consigner la moitié à saporte.

Cependant, la pauvre Rosalie ne serétablissait pas ; sa vie continuait d’être une alternativerégulière de convalescences et d’agonies. Sur les instances desdeux époux, quand Clément était à son bureau, Destroy venait lavoir fréquemment dans la journée. Il la trouvait quelquefois calme,mais le plus souvent sous l’empire d’un morne accablement. Il futun jour bien surpris de l’objet de ses préoccupations. Sonabattement était plus profond que de coutume ; elle semblaitla proie de rêveries funèbres. Max essaya quelque temps, sans yréussir, de l’arracher à cet état douloureux. Enfin, relevant latête, et attachant sur son ami de longs regardsmélancoliques :

« Croyez-vous, cher Max, dit-elle d’unevoix altérée, qu’il y ait un Dieu ? »

Destroy l’examina avec étonnement.

« Oui, fit-il, je le crois.

– Et après la mort, pensez-vous qu’il yait quelque chose ? »

L’étonnement de Max devenait de lastupeur.

« Je ne saurais concevoir, dit-il,comment périrait l’âme d’un corps qui ne doit subir qu’unetransformation.

– Ainsi, il se pourrait qu’il y eût deschâtiments ? »

La question était embarrassante ; entrois mots, Rosalie en disait plus qu’il n’en faut pour déconcertermille sages personnes qui ne sont point pénétrées de la sciencepéremptoire des théologiens. Destroy balança à répondre. De l’aird’un homme que la crainte des sarcasmes intimide :

« Je crois, dit-il enfin, qu’il est deslois morales comme il en est de physiques ; et, de même que,si ces dernières étaient troublées, il en résulteraitinfailliblement un désastre, je suis convaincu qu’on ne peutenfreindre les autres sans qu’il s’ensuive, dans le monde del’esprit, un malaise qui, pour cesser, exige une expiation.

– Mais enfin cette expiation est-elleindividuelle ? dit Rosalie de plus en plus inquiète.

– En même temps qu’elle est individuelle,repartit Max, tous les hommes en souffrent à un degré quelconque.Rivés à la même planète, englobés dans la même atmosphère, quoi quenous fassions, notre solidarité en toutes choses est permanente etfatale, dans les joies comme dans les douleurs, dans les bonnesactions comme dans les mauvaises.

– Tout cela ne me dit pas ce que jevoudrais savoir, fit Rosalie avec une sorte d’impatience. Moi, parexemple, en supposant que j’aie commis de grandes fautes,souffrirai-je après ma mort ?

– Est-il donc si ridicule de penser,répliqua Destroy, qu’au cas où la somme de vos douleurs ne sera pasadéquate à celle de vos péchés, vous rajeunirez dans la mort pourcontinuer l’expiation ?

– Qu’importe ! dit précipitammentRosalie, si je perds le souvenir de ma vie antérieure.

– En souffrirez-vous moins pour ignorerla raison de votre supplice ? dit Max. Au reste, reprit-il,dans l’existence qui embrasse ses crimes, il est au moins douteuxque l’homme ne subisse pas en partie son châtiment. Admettezseulement qu’il ait une famille, la seule pensée de transmettre àses enfants un héritage de malheur n’est-elle pas suffisammenteffroyable ?

– Hélas ! hélas ! » fitRosalie qui se cacha la tête dans ses mains et éclata ensanglots.

Destroy, bien que tout cela lui parûtsingulièrement étrange, ne voulut voir dans cette explosion dechagrin que l’effet de scrupules outrés.

Peu après, Clément revint de son bureau.Accoutumé de longue date à voir les sombres tristesses de sa femme,il ne prit pas même garde à la trace de ses larmes récentes. Ausurplus, il était préoccupé. D’un ton sarcastique et en termesinjurieux, il déclara qu’il communiait le lendemain et conseilla àsa femme, puisque aussi bien sa faiblesse la dispensait de cetteignoble comédie, de se confesser au moins plus souventqu’elle ne faisait. Rosalie, pour la première fois peut-être, necacha point son affliction de l’entendre parler avec cetteirrévérence.

« Quoi ? qu’est-ce ? fitClément avec une colère hautaine. Les lieux communs de l’abbéauraient-ils fait impression sur toi ?… N’oublie pas,ajouta-t-il avec une énergie effrayante, que je ne veux même pas del’ombre d’un tiers ou d’une pensée entre nous deux ! Plutôtque d’être à la merci d’un prêtre, je préférerais subir le derniersupplice ! »

Max penchait la tête d’un air soucieux.

« Serais-tu jaloux d’unvieillard ? » demanda Rosalie en s’efforçant desourire.

Loin de protester contre cette façond’interpréter sa colère, Clément se calma tout à coup et changeabrusquement de conversation.

Il était rare qu’un jour s’écoulât sans êtremarqué par quelque incident nouveau. Ainsi, dans la même semaine,Destroy se trouvant auprès de Mme Thillard, légèrementindisposée :

« Il paraît, lui dit celle-ci, que votreM. Clément a été jadis commis dans notre maison ?

– Comment l’avez-vous appris ?demanda Max curieusement.

– Par Frédéric, dit Mme Thillard,qui est allé prévenir Mme Rosalie de monindisposition… »

Elle ajouta que le vieillard avait rapportéles plus pénibles impressions de cette visite. Clément, troubléd’abord en l’apercevant, s’était bientôt montré envers lui aussiexpansif qu’il venait d’être réservé. Il ne s’était pas borné à luifaire voir son appartement, il avait encore prétendu lui raconterson histoire jusque dans les plus minimes détails, et l’avaitobligé d’examiner ses livres, sous le prétexte de lui demanders’ils étaient bien tenus. Frédéric avait été d’autant plus frappéde ce dernier souci, que lesdits livres annonçaient un comptable depremier ordre. En dépit de son aisance, de sa vie laborieuse et desa dévotion, Clément avec sa figure ravagée, ses yeux hagards, sesmanières ambiguës, n’avait inspiré au vieillard ni confiance nisympathie. Celui-ci allait jusqu’à s’affliger, sans trop savoirpourquoi, il est vrai, des relations de Mme Thillard avec cesinistre personnage.

« Pour ma part, continuaMme Thillard, je suis désolée de n’avoir pas su le fait plustôt. Sans fausse fierté, j’eusse probablement refusé d’aller danscette maison, et j’eusse sagement fait. Il faut bien vous le dire,si Mme Rosalie m’inspire de la compassion, j’ai à l’endroit deson mari des sentiments analogues à ceux de mon vieuxFrédéric : il me cause une répugnance que je ne puis réussir àsurmonter. »

Le lendemain même de ce jour, Destroy allachez Clément, qui le reçut avec humeur.

« Es-tu fou ? s’écria-t-il.Comment ! tu vas t’amuser à catéchiser Rosalie ! À quoipenses-tu ? Qu’avais-tu besoin de lui dire qu’il y a un Dieu,une vie éternelle, des châtiments, et le reste ?

– J’ai répondu à ses questions, dit Max,voilà tout.

– Il fallait alors lui répondre, ditClément avec énergie, qu’il n’est de Dieu que pour les idiots, quela mort c’est le néant, que les châtiments et les récompenses sontdes inventions saugrenues de l’homme.

– À cause de quoi ? fit Maxinterdit.

– Tu ne veux pas, j’imagine, apporter letrouble dans mon ménage ! répliqua Clément d’un trait. Voilàmaintenant que Rosalie ne me laisse de repos ni jour ni nuit, et mefatigue de tous ces rabâchages… J’attends de toi un service.

– Quel est-il ?

– Il faut que tu défasses tonouvrage ; que, par insinuations, tu étouffes, dans l’esprit dema femme, la mauvaise graine que tu y as semée.

– Je ne puis faire cela, dit Maxfermement.

– Ainsi donc, s’écria Clément furieux, ilfaut, parce que cela te plaît, que je souffre, moi, que je soiscrucifié pour des opinions sur lesquelles je crache !

– Je te promets seulement, repartitDestroy, d’éluder les questions de Rosalie, s’il arrive qu’elle mequestionne de nouveau là-dessus.

– Eh bien, d’accord, dit Clément. Tusouffriras en outre, sans souffler, que je la raille devant toi deses sottes visions. »

Ils parlèrent ensuite du vieux Frédéric.

« Que fait-il ? demanda Clément. Ilest donc au service de ton amie ?

– Ah ! fit Destroy avecenthousiasme, ce vieillard est réellement admirable !Quarante-cinq de ses années, il en a soixante, ont été comblées parle travail. La perte totale de ses économies, à la mort de sonpatron, ne lui a pas arraché une plainte. Il ne s’est préoccupé quede Mme Ducornet et de sa fille. Il les a contraintesd’accepter ses services et s’en est constitué le serviteur presquede force. Il se tient toute la journée à la disposition deMme Thillard. Non content de cela, il emploie les deux tierspeut-être de ce qu’il gagne le soir à tenir des livres, ausoulagement des deux femmes.

– C’est un vieil imbécile ! »fit sur-le-champ Clément d’un air de dédain suprême.

Chapitre 9 Àla campagne.

Il y avait environ quatre mois que Rosalien’avait vu son enfant ; elle en parlait sans cesse, elle semourait de l’envie de l’embrasser. Dans ce désir, chaque jour plusvif, elle puisa passagèrement quelques forces. Il fut convenu, unsamedi soir, entre elle, son mari et Max, que le lendemain ilsiraient tous trois à Saint-Germain.

À en juger par les dispositions de la pauvrefemme, au départ, il eût été difficile d’augurer mal du voyage. Lecontentement agissait sur Rosalie au point de ramener sur sa figuredes apparences de santé. La rapidité du convoi, le grand air, lespanoramas pleins de soleil qui défilaient sous ses yeux,accumulaient en elle impression sur impression et la plongeaientdans le ravissement. Le sang colorait ses joues pâles ; sesyeux brillaient de plaisir et éclairaient tout son visage ;elle semblait décidément renaître. Son mari épiait les progrès decette transformation d’un air d’intérêt non équivoque et enmarquait une vive joie, ce qu’il faisait, comme toujours, au moyende plaisanteries d’un goût contestable. Destroy, de son côté,observait ces détails avec plaisir et y voyait les présages, pourClément et sa femme, d’une journée exceptionnellement calme etheureuse.

Chose surprenante, qui troubla profondémentDestroy, ce qui, dans sa pensée, devait compléter le bonheur de sesamis et l’étendre, y mit brusquement un terme. Tout en Rosalies’effaça d’abord devant l’amour maternel. À peine eut-elle passé leseuil du domicile de la nourrice, que, courant au berceau de sonfils, elle saisit l’enfant dans ses bras et le couvrit de caresseset de larmes. Elle l’envisagea ensuite avec une curiosité fébrile,comme pour juger de sa mine et de sa croissance. Le jour de lafenêtre tombait en plein sur l’enfant. L’examen auquel se livraitla mère produisit instantanément sur elle l’effet d’unecatastrophe. Elle redevint pâle ; son œil s’ouvrit outremesure ; la consternation, puis l’épouvante, se répandirentsur son visage. Clément, lui aussi, perdait soudainement sa gaieté.Il regardait cette scène, le front plissé, les sourcils joints,l’air morne et plein d’inquiétude. Max comprenait d’autant moins cequ’il voyait, que l’enfant, qui pouvait avoir quinze mois, outrequ’il était d’une beauté remarquable, paraissait, pour son âge,doué d’une force peu commune. Il avait les joues et les lèvresroses, de grands yeux noirs, des sourcils arqués qui semblaientdessinés avec un pinceau, et, par-dessus cela, d’épais cheveuxbruns, soyeux et bouclés, qui rehaussaient encore la blancheuréclatante de son teint.

« Regarde ! » fît tout à coupRosalie d’une voix éteinte en présentant l’enfant à son mari.

Clément le prit dans ses bras et considéraattentivement ses traits. Il le rendit presque aussitôt à la mèreavec des marques de doute et de terreur.

« Ton obstination n’est pas raisonnable,balbutia-t-il en détournant la tête. Je te jure que tu tetrompes. »

Et il se mit à mesurer la chambre à grandspas.

« Il est bien mignon, disait la nourriceavec un attendrissement affecté. On en fait ce qu’on veut. S’il nerit jamais, il ne pleure pas non plus. Quand il a ce qu’il luifaut, il ne bouge pas plus qu’un terme ; on dirait qu’ilréfléchit. »

L’enfant, pendant ce temps-là, regardaitalternativement son père et sa mère d’un air glacial et ajoutaitainsi à leurs angoisses. Clément parut incapable de supporter pluslongtemps le poids du regard de son fils.

« Voyons, la mère, dit-il d’un tonimpérieux à la nourrice, prenez l’enfant, tandis que nous ironsfaire un tour dans la forêt. »

Rosalie adressa à son mari un regard rempli demélancolie et de découragement.

« Bah ! fit Clément en haussant lesépaules. Sortons !… »

Durant la promenade, Clément, en apparencemaître de lui-même, essaya plusieurs fois de rompre un silencepénible ; mais ni Rosalie, plongée dans une invincibleprostration, ni Max, sous l’empire d’impressions puissantes, ne lesecondèrent. Ce n’était plus seulement l’étonnante pantomime deClément et de sa femme, à la vue de l’enfant, qui troublaitDestroy ; à cela se joignaient, pour le bouleverser, lesremarques que lui avait suggérées l’observation attentive de cemême enfant. Au fond de son souvenir gisait une physionomieidentique à celle du fils de Rosalie. Où l’avait-il vue ?C’est ce qu’il ne pouvait se rappeler. Puis, cet enfant neressemblait nullement ni à son père ni à sa mère. Il n’avait passeulement une chevelure d’un noir de jais, quand Clément et Rosalieavaient des cheveux qui tiraient sur le blond, il avait encore destraits qui leur étaient totalement étrangers. Outre cela, ce quifrappait bien davantage, sa jolie figure n’annonçait nisensibilité, ni intelligence ; elle conservait, même sous lesplus tendres caresses, l’impassibilité de l’idiotisme. Lesagaceries de sa nourrice n’étaient pas parvenues à le fairesourire ; ses lèvres étaient restées closes comme son cœursemblait muet. Il s’était borné à examiner opiniâtrement son pèreet sa mère avec une indifférence stupide. Destroy, qui aimaitbeaucoup les enfants, avait ressenti insensiblement une tellefroideur à l’examen de celui-ci, qu’il n’avait pas même songé àl’embrasser. Vingt sensations l’avaient assailli graduellement, etsa curiosité, un moment assoupie, au sujet du mystère qui pesaitsur l’existence de Clément, s’était réveillée avec une intensiténouvelle.

Après avoir dîné dans une guinguette, ilsretournèrent chez la nourrice. L’enfant dormait. Clément ne voulutpas qu’on le réveillât. La mère se contenta de le baiser au frontet de le mouiller silencieusement de larmes. Clément oublia de lecaresser, tant il avait hâte de quitter cet intérieur. En gagnantla voiture, Max l’entendit qui disait à Rosalie :

« Pourquoi te faire tant de mal ?Avec le temps, il changera sûrement de visage. Je ne voisd’ailleurs dans cette ressemblance que l’effet d’un hasard comme ily en a tant. »

Rosalie secoua douloureusement la tête.

Cette journée qui, au départ, promettaitd’être si joyeuse, s’assombrit tout à coup, comme on l’a vu, puisse termina d’une façon lugubre. Fatiguée par le voyage, déçue dansson amour de mère, sous le poids de lourdes et cruelles pensées,Rosalie fut à peine de retour dans sa maison qu’elle eut desspasmes, suivis d’un long évanouissement. Il en fut de sa nouvelleconvalescence, qu’un moment on avait pu croire sérieuse, comme desautres ; ses anciennes faiblesses la reprirent ; lesinstants de répit que, de temps à autre, lui laissa encore son mal,furent plus que jamais illusoires ; son état maladif empirachaque jour plus ostensiblement.

Chapitre 10Soirée musicale.

Clément donna une grande soirée, sans troublerl’ordre de ses soirées habituelles.

Depuis plusieurs années, Rodolphe, jetant sagourme, comme on dit, racontait en style de précieuses, au bas d’unpetit journal, les menus détails de sa vie intime. Dans cesfeuilletons, Rodolphe, qu’on eût pu surnommer leBas-de-Cuir de la pièce de cent sous, tant il passait detemps et dépensait d’adresse à la chasse de ce gibier métallique,s’adjugeait le privilège de s’y moquer de lui-même et des autresavec infiniment de grâce et d’esprit. Il y avait fête chez bien desgens le jour où le nom de Rodolphe rayonnait à l’un des angles dupetit journal.

Cependant, un dramaturge, fort habile, quoiquejeune, avait eu l’idée, à l’instigation d’un tiers, de compiler lesfeuilletons de Rodolphe, d’en trier les plus amusants personnages,d’en extraire les dialogues, d’en pressurer l’esprit, et d’infuserle tout dans les cinq actes d’une intrigue plus ou moinsattachante. Cette sorte de bouillabaisse dramatique venait d’avoirun éclatant succès.

C’était en l’honneur de cet événement queClément organisait une fête à laquelle il conviait autant depersonnes que son salon, agrandi de sa salle à manger et du cabinetoù il travaillait, pouvait en contenir.

Au moment où Destroy arriva, la réunion étaitdéjà nombreuse. Il présenta à Clément deux ou trois musiciens deses amis, entre autres un pianiste dont les improvisations pleinesde mérite et quelques morceaux gravés promettaient un compositeur.Max fut soudainement frappé de surprise. Levant les yeux sur ungroupe, il venait d’apercevoir de Villiers lui-même, causant avecRosalie et lui faisant sa cour avec empressement. Pour le distrairedes pensées pénibles qui l’inquiétèrent en cette occasion, il nefallait pas moins que le plaisir de regarder Mme Thillard,auprès de qui se tenaient Mme Ducornet et le vieux Frédéric,et la curiosité de passer en revue la physionomie des invités. Prèsde la cheminée, accolé au marbre, se tenait M. Durosoir, lejuge d’instruction. Invariablement habillé de noir et en cravateblanche, il avait reçu le surnom de Spectre, sans doute àcause de sa grande maigreur, de son teint jaune, de son petit œilgris invisible, de ses airs mystiques et de sa voix sépulcrale.Quoique parlant avec lenteur et s’arrêtant quelquefois au milieud’une phrase, comme s’il eût été bègue, ce qui provenait d’unecertaine difficulté d’élocution, toujours est-il qu’il savaitintéresser et émouvoir, notamment dès qu’il daignait entrer dans ledétail des instructions qu’il avait faites. Il causait alors avecun poète chez lequel une aptitude décidée pour les spéculations lesplus ardues n’excluait pas une poésie solide, chaude, colorée,essentiellement originale et humaine. Destroy compta encorequelques artistes et gens de lettres, et plusieurs femmes qu’ilvoyait pour la première fois. Au reste, la porte du salon nediscontinuait pas de s’ouvrir et d’encadrer de nouvelles figures.Le héros de la fête n’avait pas encore paru.

Une rumeur l’annonça. Il vint en compagnied’une dame, laquelle, malgré la blancheur de sa peau et ses traitsréguliers, rappelait bien plutôt une belle écaillère que ce quel’imagination entrevoit sous le titre de duchesse. Elle pouvaitd’ailleurs avoir trente-cinq ans. Elle était de la famille destours par l’opulence de ses formes. Sa robe décolletée, en veloursgrenat d’une fraîcheur contestable, devait avoir servi à bien desMarguerites de Bourgogne avant de tirer l’œil des chalandsdu Temple. Elle avait aux oreilles, au cou, à la ceinture, auxpoignets, au moins deux livres pesant de bijoux en chrysocale ou enpierres fausses. À ses cheveux bruns, dont les myriades de vrillespendillaient de chaque côté des tempes, étaient artistement mêlés àla fois un double cordon de perles, un léger feuillage, une grappede raisins blonds, des roses naines, des cerises et une tulipepanachée de blanc et de violet, dite veuve, de telle sorte que satête ressemblait à un verger en miniature. Il faut croire queClément avait ouï parler des locutions peu académiques à l’usage decette grosse personne, car il ne l’eut pas plutôt aperçue, qu’ilcourut au-devant de Rodolphe d’un air effrayé et lui ditprécipitamment à voix basse, du ton de la menace :

« Perds-tu la tête de m’amener cettecréature ? Je te déclare que je ne souffrirai pas la pluslégère inconvenance, et que si elle a le malheur d’ouvrir labouche, j’affirmerai aux gens curieux de la connaître, que tu esmarié avec elle. »

Rodolphe se le tint pour dit. Il rejoignit sadame, la prit par la main, la présenta à Rosalie, la conduisitensuite à un fauteuil et s’assit à côté d’elle.

« Douce amie, » lui dit-il à l’oreille,mais assez haut pour que Max entendît, « je suis jaloux plusqu’un tigre du Bengale, jaloux à faire comme Othello pour un simpleregard. Daignez donc tirer le verrou sur vos lèvres, et conserverpour moi tous les trésors de votre conversation. Si quelque renard,affriolé par les raisins de votre tête, venait à rôder auxalentours, gardez-vous bien d’imiter le corbeau et d’ouvrir votrejoli bec, sinon je vous répudie comme une Messaline, si je ne vousétouffe comme une Desdémona. »

La reine de théâtre sourit, regarda Rodolpheen coulisse et agita sa tête, qui rendit un son comparable à celuide feuilles sèches secouées par un vent d’automne. Là-dessus,Rodolphe, un peu rassuré, se leva, pirouetta sur ses talons, et dità Max :

« Décidément, Clément vise au prixMontyon ou veut être couronné rosière. »

Rosalie, au milieu de l’affluence de personnesqui s’empressaient autour d’elle, avait le visage riant et semblaitheureuse. Sous une robe en satin bleu clair, garnie de dentellesaux épaules, au corsage, aux manches et à la jupe, à cause de sapâleur maladive, de son œil voilé, de ses lèvres blanches, ellefaisait songer aux peintures ascétiques de Lesueur. À côté d’ellebrillait l’or de la reliure d’un album magnifique, vierge encore ducrayon et de la plume. Son mari, qui n’avait rien tant à cœur quede la distraire, le lui avait offert le matin même, en l’invitant àprofiter de la soirée pour le faire couvrird’illustrations. Rodolphe, le premier dont naturellementelle mit l’obligeance à l’épreuve, s’exécuta de bonne grâce etécrivit sur l’un des feuillets ce passage, destiné sans doute àl’une de ses prochaines nouvelles :

Cette pure colombe s’est laissé fasciner par le regardvainqueur d’un farouche milan avec qui elle plane dans les régionsbleues d’un platonisme transcendant.

La complaisance de Rodolphe porta bonheur àl’album, qu’on se passa de main en main, et qui, en moins d’uneheure, s’enrichit de toutes sortes d’autographes. M. Durosoir,encore sous l’influence d’une discussion fort vive sur les romans,mit son nom à la suite de cette pensée, ou mieux de cetteboutade :

Les romanciers sont des brouillons qui tendent incessamment àdéplacer l’axe de toutes choses.

Deux ou trois feuillets plus loins’épanouissait cette opinion d’un critique à qui Clément avait faitvoir l’ébauche sur panneau d’une Résurrection qu’onattribuait à Jouvenet :

On pourrait dire de Jouvenet qu’il peint au courant du pinceau,comme on dit d’un calligraphe qu’il a une belle écriturecourante.

Après un autographe musical du pianiste,consistant en un canon à trois voix, qui, lu à rebours, produisaitun deuxième morceau parfaitement régulier, le poëte, dont il a étéparlé, transcrivit ce sonnet de mémoire :

Que diras-tu ce soir, pauvre âme solitaire,

Que diras-tu, mon cœur, cœur autrefois flétri,

À la Très-Belle, à la Très-Bonne, à la Très-Chère,

Dont le regard divin t’a soudain refleuri ?

Nous mettrons notre orgueil à chanter seslouanges ;

Rien ne vaut la douceur de son autorité ;

Sa chair spirituelle a le parfum des anges,

Et son œil nous revêt d’un habit de clarté.

Que ce soit dans la nuit et dans la solitude,

Que ce soit dans la rue et dans la multitude,

Son Fantôme en dansant marche comme un flambeau ;

Parfois il parle et dit : Je suis belle etj’ordonne

Que pour l’amour de Moi vous n’aimiez que le Beau,

Je suis l’Ange gardien, la Muse et la Madone.

Finalement, Rosalie n’eut qu’à se louer de labienveillance avec laquelle poëtes, peintres, musiciens, etc.,alternèrent sur son album la prose, les vers, les croquis et lesspécimens de calligraphie musicale.

Pendant ce temps-là, Rodolphe, sautillant,communiquait sa gaieté aux personnes les plus graves. Ayant aviséun confrère capable de lui donner la réplique, il convertissait salangue en raquette et jouait au volant avec des mots et desconcetti. Il adressait en outre des madrigaux à toutes les femmes,notamment à la dame aux raisins dorés, qui buvait, mangeait, riait,branlait la tête, mais ne soufflait mot.

De temps à autre on cessait de causer pourentendre soit un quatuor, soit un trio, soit une sonate pour piano,violoncelle ou violon, soit un morceau de chant. Le pianiste, à sontour, avec cette bonne grâce et cette discrétion que ne connaissentpoint les plates médiocrités, qui finissent par ne plus finir aprèss’être laissé implorer comme des demi-dieux, se mit au piano sansse faire prier, et joua, à la demande d’un groupe, quelques-unesdes Romances sans paroles de Mendelssohn.M. Durosoir, dont on se plaisait à provoquer les souvenirs,s’interrompit et prêta l’oreille à ces suaves et nébuleusescompositions. Aux prises avec une mélancolie croissante, Max,auprès de qui Clément était venu s’asseoir, s’absorbait de plus enplus dans la contemplation de Mme Thillard, dont la splendidebeauté empruntait un nouvel éclat à la profusion des lumières et àl’atmosphère musicale qui l’enveloppait. Il semblait que Destroyconnut l’envie et qu’il souffrît de n’avoir point à mettre auxpieds de cette femme adorable une gloire analogue à celle de sonami Rodolphe.

Animé d’une joie amère et méchante, Clément,qui, selon l’ordinaire des gens systématiquement corrompus,prétendait aux propriétés des maladies contagieuses, ne perdait pasune si belle occasion de distiller sa philosophie méphistophélique.Il voulait voir, dans le spectacle qu’il avait sous les yeux, unepreuve éclatante de ses théories. D’un air et d’un accent où serévélaient ses sentiments odieux, il passait la revue des conviveset imaginait, la chose la plus vaine, que les misères et les joiesétaient réparties sur la tête de chacun d’eux à tort et à travers,avec la plus parfaite injustice. Il en vint à Rodolphe, dont rien,à ses yeux, ne justifiait la bonne aventure ; puis à cettegrosse bourgeoise, informe et sans esprit, mère de famille,qui, dans l’oubli de ce qu’on appelle ses devoirs,trouvait mille caresses pour son imbécile vanité.

« Te paraîtrait-elle digne d’envie ?interrompit Destroy avec impatience.

– En attendant, répliqua Clémentaussitôt, les hautes qualités de ta Mme Thillard n’ontdéterminé que son martyre !… »

Max haussa dédaigneusement les épaules.

« Faut-il donc, continua Clément blesséau vif, que je te parle encore de Rosalie et de moi ?…Rappelle-toi ce que je t’ai dit : J’aurai de l’argent et jedeviendrai un personnage. Me suis-je trompé ? J’ai l’estime,voire l’amitié d’hommes considérables ; des magistrats et desprêtres fréquentent dans ma maison ; j’ai des amis et desflatteurs à n’en savoir que faire. Je deviens estimable aux yeuxmêmes de ton ami de Villiers, lequel, entraîné par le courant, nedédaigne plus de venir chez moi. Je pourrais mener ma femme dansles plus respectables familles avec la certitude de l’y voir bienaccueillie. Cependant, pauvre Max, au point de vue de vous autresgens honnêtes, je ne sais pas vraiment s’il est au monde deuxcréatures plus viles que nous. Le mystère et l’hypocrisie sont nosseuls talismans. Avec l’horrible fait que j’ai sur la langue, jeproduirais ici plus d’épouvante que ne ferait l’éboulement d’unplafond… »

Il se rapprocha de Destroy et poursuivit d’unevoix plus basse :

« Rosalie n’a pas toujours été timoréecomme tu la vois actuellement. Profitant de sa nature de cire, jel’avais pétrie et moulée exactement sur moi. Un moment, je l’aiconnue avec une incrédulité plus robuste que la mienne, et capablede me prouver qu’en fait de mal je n’étais qu’un enfant. Il fautremonter à l’époque où j’allais être contraint d’entrer chezThillard-Ducornet. Nous demeurions alors dans un hôtel misérable dela rue de Bucy. Objet de dégoût et de réprobation, le corps brisépar des courses stériles, j’avais, en pure perte, rempli vingtlettres de récits navrants et de prières. De mon imagination,pressurée dans tous les sens, je ne parvenais plus à extraire mêmel’apparence d’un expédient. Grelottant de froid et mourant de faim,Rosalie et moi nous nous regardions avec désespoir. Tout à coupsurgit simultanément en nous l’idée d’une ressource infernale qui,à cette heure encore, me cause un frisson mortel. Je ne prends pasplaisir à te scandaliser. En présence de ce que nous paraissons, jene songe qu’à te faire voir ce que nous sommes. Par ma fuite,Rosalie eut ses coudés franches… Qu’ajouterais-je de plus ? Àta pâleur, je vois que tu comprends. Nous mangeâmes ce soir-là,mais seulement ce soir-là ! Il en résulta pour nous unsupplice, des inquiétudes tellement intolérables, que, tout enétant d’accord sur ce point, qu’il n’est de malhonnête et d’infâmeque la misère, nous dûmes aussitôt renoncer à cet exécrablecommerce… »

Max, la tête penchée, dans une immobilité depierre, étouffait et suait de terreur. Ce qu’il venait d’entendreétait en même temps pour lui un trait de lumière. Il était enfinconvaincu de connaître la source des remords qui empoisonnaientl’existence de Rosalie et en faisaient une agonie permanente, et ilse sentait pris d’une incommensurable pitié pour cette malheureusequi, au moins, avait conscience d’une dégradation que son mariconfessait avec une aussi révoltante impudence.

Chapitre 11Étrange intermède.

Cependant, dans le salon, il se produisait peuà peu un silence motivé qui contraignait décidément Clément à setaire. Bien des éclaircies se remarquaient déjà parmi lesinvités : Rodolphe et sa dame, de Villiers et nombre d’autresavaient disparu ; si bien que la foule de tout à l’heure seréduisait actuellement à environ une vingtaine de personnes. Lepianiste, pour avoir fermé le cahier des Romances sansparoles, n’en restait pas moins au piano, sur lequel ilpréludait. Son auditoire était allé grossir celui qui faisaitcercle autour du juge d’instruction.

La voix de celui-ci, lente et grave, s’élevaitgraduellement en raison même du bruit décroissant des conversationsparticulières et dominait à la fin jusqu’aux plus légerschuchotements. Elle parvenait ainsi jusqu’aux oreilles du pianiste,lequel, étouffant les cordes avec les sourdines et s’effaçant sansy songer dans une harmonie nuageuse, prêtait une attentioncroissante au récit de M. Durosoir.

« On vante beaucoup trop, selon moi,disait le magistrat, l’habileté de nous autres juges d’instructionet celles des agents placés sous nos ordres. Réduits à nos seulesforces, nous serions bien souvent dans l’impuissance de réunir leséléments nécessaires au prononcé d’une condamnation. Quoi qu’ondise de la maladresse incurable des criminels, je vous jure qu’ils’en rencontre qui mettraient en défaut même des esprits bienautrement perspicaces que ne le sont les nôtres. Il y a tel de cesgens-là qui a quelquefois du génie en son genre… »

Ce début frappa Clément de stupeur. Iltressaillit comme l’homme qu’on tire brusquement d’un demi-sommeil,et fixa sur le juge des yeux remplis d’anxiété.

« Ma longue carrière et mon expérience mepermettent d’affirmer, continua M. Durosoir, que malgré unepolice exemplaire, bien des crimes resteraient impunis, n’était, ilfaut lâcher le grand mot, l’intervention des hasards providentiels.Entre des preuves multipliées de ce que j’avance, je choisirai unfait curieux, tout récent… »

Ce n’est pas à dire que M. Durosoirprétendît à des succès de beau diseur ; c’était même à soninsu que tant d’oreilles l’écoutaient. Une fois engagé dans sonrécit, la difficulté de rappeler ses souvenirs, d’enchaîner sesidées et de trouver ses expressions, lui donnait un travail quil’absorbait complètement et lui ôtait jusqu’à la faculté depercevoir ce qui se passait autour de lui. Il semblait que ce fûttout simplement un greffier devant la cour, récitant de mémoire unacte d’accusation. Voici :

« Le locataire d’une grande maison,sombre, misérable, du douzième arrondissement, vieillard desoixante et quinze ans, du nom de Lequesne, n’avait pas été vu deses voisins depuis plusieurs jours. Accompagné d’agents et d’unserrurier, le commissaire de police dudit arrondissement se renditsur les lieux et procéda à une enquête. La serrure fut forcée. Ontrouva en entrant la clef à terre, près de la porte. À la vue d’uncadavre déjà en décomposition, de deux réchauds éteints, on futconvaincu sur-le-champ que Lequesne s’était suicidé. Ce qui ajoutaà cette conviction fut que, dans la chambre, tout témoignait d’unhorrible dénûment. Il n’y avait au reste qu’une opinion sur cevieillard. Inscrit au bureau de bienfaisance, vivant d’aumônes ausu et au vu de tout le monde, d’un extérieur sordide, d’uncaractère défiant et taciturne, il n’inspirait pas le moindreintérêt. Sa famille, s’il en avait une, n’était pas connue. On letransporta à la Morgue ; personne ne vint l’y réclamer ;il n’en fut pas autrement question… »

Clément voulut évidemment empêcherM. Durosoir d’aller plus loin. De l’air d’un homme qui n’a pasla tête saine, il se leva tout d’une pièce, marcha rapidement etbruyamment au travers de ses convives, au risque d’en heurterquelques-uns, demanda un verre d’eau à haute voix, d’un tonbrusque, puis se tourna vers le pianiste et le pria de jouerquelque chose ; mais il ne causa que de la surprise et netroubla que momentanément l’attention qu’on prêtait au conteur.Fasciné, en quelque sorte, par les regards qui semblaient luidemander compte de son tapage, il courba la tête, et revintsoucieux, consterné, s’asseoir auprès de son ami, tandis quel’imperturbable juge reprenait :

« Deux années plus tard, une femme plusque sexagénaire, demeurant rue Saint-Jacques, et bien connue auxalentours sous le nom de mère Durand, était étranglée etvolée, à trois heures de l’après-midi, dans une chambre qui n’étaitséparée que par une cloison d’une boutique où l’on venait manger àtoute heure du jour.

« La vitrine de la rue n’avait point derideaux ; du dehors, on voyait le comptoir à gauche, lesfourneaux à droite ; plus loin se dressaient les tables. Surle feu des fourneaux, les marmites exhalaient leurs odeurshabituelles ; des clients attendaient la maîtresse du logis ets’impatientaient de ne pas la voir. Las d’appeler et de frapper lesverres de leurs couteaux, deux d’entre eux allèrent questionnerl’épicier voisin sur l’absence prolongée de l’hôtesse. L’épicierprésuma que la vieille femme avait été prise d’une indispositionsubite dans sa chambre du fond. Plus hardi que les ouvriers, ilpénétra dans cette chambre et y trouva effectivement la pauvrevieille renversée à terre et ne donnant plus aucun signe de vie. Àl’une de ses mains pendait un trousseau de clefs, de l’autre elleserrait une pièce de vingt francs, et la direction de son corpsindiquait qu’au moment de sa chute elle se disposait à ouvrir sonarmoire. Pendant qu’un autre voisin, pâtissier de son état, sechargeait d’éteindre les fourneaux, on courut chercher un médecin.Il en vint deux successivement. Le premier jeta un coup d’œil hâtifsur le cadavre et déclara aussitôt qu’elle était morte d’apoplexiefoudroyante ; mais l’autre, moins pressé ou plusconsciencieux, à la suite d’un examen attentif, constata à lafigure et à la gorge des traces de violence, et affirma que cettevieille femme avait péri par la strangulation. Une instructionsuivit… »

Le magistrat, à cet endroit, fit une pausepour reprendre haleine. Il s’établit un silence à faire supposerqu’un cauchemar oppressait toutes les poitrines. On put du moinsmesurer la vivacité de l’intérêt et de l’impression que causaitM. Durosoir.

« Mille francs, poursuivit-il, avaientdisparu de l’armoire de la vieille femme. Un sarrau en toile bleue,trouvé sur le théâtre du crime, témoignait du passage de l’assassinet du voleur. Les deux voisins, l’épicier et le pâtissier, mandésau parquet, donnèrent le signalement d’un individu aux alluressuspectes, qui, dans l’établissement, à l’heure où l’on découvraitle cadavre, élevait la voix et demandait d’un ton brutal si onne lui donnerait pas bientôt à manger. Les témoins, à qui cethomme était inconnu, avaient tous deux été frappés de la dureté deses traits et de son accoutrement. Sa casquette en veloursjaunâtre, à côtes, sa veste en drap roux, son pantalon à raies,étaient encore devant leurs yeux. Ce signalement fut transmis auxagents de la police de sûreté, qui, sans perdre un instant, semirent en campagne.

« Disséminés dans les cabarets duvoisinage, ils ne tardaient pas à mettre la main sur un individuexactement semblable à celui qu’on leur avait signalé. Les témoins,avec qui il fut confronté, crurent en effet le reconnaître, maisnon sans faire quelques réserves. Il marqua au reste une extrêmesurprise, se défendit énergiquement du crime dont on lesoupçonnait, et se montra parfaitement rassuré sur les suites del’affaire. Toutes ses réponses furent précises, catégoriques. Ils’appelait Bannes, il était marié, il travaillait chez uncorroyeur, demeurait rue des Noyers. Une descente eut lieu dans sondomicile. Tout y respirait l’aisance. On n’y trouva de suspectqu’une somme de quatre cents et quelques francs cachée sous lelinge d’un tiroir. La femme, d’abord émue de ces perquisitions,répondit toutefois sans balancer que cet argent représentait leurséconomies. Bannes fit une réponse identique. En même temps que desagents, répandus dans les environs, prenaient des renseignementssur les deux époux, le patron de Bannes était questionné, et l’onapprenait, d’une part, que ceux-ci vivaient dans l’abondance,qu’ils ne se refusaient rien, payaient tout comptant ; del’autre, que Bannes travaillait tout au plus quatre jours parsemaine et gagnait au maximum quatre fr. par jour. Il était donc aumoins surprenant qu’il eût réalisé d’aussi grosses économies. Aprèscela, on ne pouvait pas non plus augurer de son passé par leprésent, et conclure, de ce qu’il travaillait peu aujourd’hui,qu’il n’eût pas jadis travaillé beaucoup. D’ailleurs, le témoignagedes témoins, relatif à l’identité du personnage était plus quejamais indécis. Finalement, Bannes prouva un alibi et futrelâché… »

Max, dont les regards ne discontinuaient pasd’aller de Clément à Rosalie, les voyait actuellement suivre, avecune tension d’esprit excessive, ces détails de cour d’assises, quiproduisaient, notamment sur Rosalie, des impressions poignantesqu’elle essayait vainement de dominer. L’inquiétude, la douleur,l’épouvante, devenaient à chaque instant plus visibles sur sonvisage.

« Il arrive fréquemment en justice,ajouta M. Durosoir, qu’un homme est renvoyé d’une accusationsans que pour cela il soit absolument innocenté à nos yeux. Attenduque Bannes ne m’avait nullement satisfait sur l’origine de sapetite fortune, j’étais bien décidé à ne pas le perdre tout desuite de vue. J’usai d’un procédé bien simple. Pendant plusieursmois, sans qu’il s’en doutât, je fis tenir un journal exact,quotidien, de l’emploi de ses journées, de ses heures de travail etde ses dépenses. Quand, vérification faite de son actif et de sonpassif, il fut raisonnable de croire à l’épuisement de sesressources, je tombai chez lui à l’improviste.

« J’eus quelque peine à cacher monétonnement à la découverte, dans le même meuble, dans le mêmetiroir, à la même place, d’une somme plus élevée que la première dedeux ou trois pièces d’or. Les époux, cette fois encore, merépondirent : Ce sont nos économies. Mais séancetenante, mon procès-verbal à la main, je les fis pâlir tous lesdeux avec mes calculs : « Bannes avait travaillé tantd’heures, touché tant et dépensé beaucoup plus qu’il n’avaitgagné ; donc, rigoureusement, à moins que deux et deux nefissent plus quatre, non-seulement ils ne devaient pas avoird’économies, mais il fallait encore forcément qu’ils eussent desdettes. » La femme ne sut que répondre, tandis que son mari,plus ingénieux, prétendit bientôt être rentré dans des fondsprêtés. À qui ? À un camarade. Son nom ? Il en inventaun. Où est-il ? En voyage. C’était dérisoire. Cependant, jesavais aussi que dans le temps qu’on l’avait surveillé, mon hommen’avait non plus commis aucun méfait. Partant de là, ou la logiquen’était plus la logique, ou, sans chercher plus loin, Bannes, dansla chambre même où je me trouvais, devait avoir quelque part unemine d’argent plus ou moins inépuisable.

« Je donnai l’ordre de mettre les tiroirssens dessus dessous, de fouiller les matelas, de déplacer tous lesmeubles, et j’eus l’indicible satisfaction de constater que mesprévisions étaient justes. Dans un panneau de la boiserie, masquéeen cet endroit par une lourde commode, avait été grossièrementpratiquée une petite cachette au fond de laquelle gisait une sommede neuf mille francs à peu près, partie en or, partie en billets debanque. »

Clément avait les apparences d’une figure encire ou encore d’une statue peinte ; Rosalie devenait livideet paraissait lutter contre un malaise mortel : on voyait, detemps à autre, Mme Thillard se pencher vers elle avecinquiétude et s’informer de son état.

« Arrêtés tous deux et mis séparément ausecret, reprit le magistrat à la suite d’une nouvelle halte, lemari et la femme se renfermèrent longtemps dans un silence absolu.La femme, toutefois, n’était pas de bronze comme son mari ;dans la solitude, sa fermeté fléchit peu à peu. Deux mois n’étaientpas écoulés, qu’elle tombait sérieusement malade. Sur marecommandation, on lui prodigua les soins, et l’aumônier de laprison la visita souvent. Le remords, qui entamait enfinl’endurcissement de cette malheureuse, occasionnait en elle desluttes terribles. Dans la prostration du désespoir, elle suffoquaitparfois de sanglots et emplissait sa cellule de plaintesdéchirantes. À voir ses traits décomposés, ses yeux caves, sonamaigrissement, je commençais à craindre qu’elle n’emportât sonsecret dans la tombe, quand, un jour où j’y pensais le moins,m’ayant fait appeler, elle me révéla, avec des flots de larmes etles marques d’un profond repentir, ce que, certes, je nem’attendais guère à savoir… »

Pendant que d’un côté Rosalie oscillaitconvulsivement comme si des serpents lui eussent rongé lesentrailles ; de l’autre, une agitation, comparable à un feusouterrain, se manifestait à cette heure chez Clément et paraissaitsur le point de le faire éclater. Près de conclure,M. Durosoir ajoutait à l’effet de son dénoûment par un accentplus ferme et quelques gestes pathétiques. Il dit :

« Vous présumez sans doute, commemoi-même je l’avais cru jusqu’à ce jour, que Bannes avait trempédans le crime de la rue Saint-Jacques. Là est l’erreur ! Iln’avait rien de commun avec l’assassin de la vieille femme…

« Souvenez-vous, cependant, du vieillarddont la mort avait été mise sur le compte d’un suicide. C’était unavare. L’histoire en est fort commune. Sa mendicité ostensibleavait pour double but de défendre un petit trésor et del’accroître. Bannes et sa femme étaient ses voisins. Un léger bruitmétallique qui plusieurs fois, la nuit, avait retenti chez Lequesneet attiré leur attention, avait éveillé en eux une convoitiseindomptable. Le crime semblait à ce point aisé, qu’ils cédèrent àla tentation. La femme, étant parvenue à apprivoiser l’avarejusqu’à lui faire accepter de temps en temps un bouillon ou unverre de tisane, lui servit un soir, en dissolution dans un liquidequelconque, un narcotique puissant. Le mari et la femme profitèrentdu sommeil léthargique de Lequesne pour pénétrer chez lui, enleverle trésor qu’il cachait dans un coin de son matelas, boucher toutesles issues et allumer deux fourneaux. Ils étaient ensuite sortis,avaient tourné deux fois la clef dans la serrure et avaient glissécette clef sous la porte. Vous prévoyez le reste.

« Mais que dire du hasard ? Est-cetrop que d’y joindre l’épithète providentiel ? Deuxannées avaient passé sur ce crime ; il n’y avait pas apparencequ’on dût jamais le découvrir. Dans le nombre des criminels, on enconviendra, Bannes, plus raisonnablement que pas un, pouvait seflatter de l’impunité. Eh bien, non. Il fallait que, parl’enchaînement des circonstances les plus singulières, il fûtarrêté pour un crime qu’il n’avait pas commis, et convaincu d’unassassinat qui semblait devoir échapper toujours à la justice deshommes !…

– Ah ! mon Dieu, s’écriaMme Thillard sur ce dernier mot, Mme Rosalie se trouvemal !… »

En effet, Rosalie, blanche à faire peur,fermant les yeux, inclinant la tête, s’affaissait sur elle-même etoffrait ainsi tous les symptômes de la mort.

Clément bondit. D’un trait il fendit lesgroupes qui se pressaient autour de sa femme, la souleva dans sesbras comme il eût fait d’un liège, et se précipita dans sa chambreà coucher en faisant signe impérieusement qu’il ne voulait pas êtresuivi.

La réunion, actuellement, était enveloppéecomme d’une gaze noire ; les uns et les autres ne croyaientpouvoir moins faire que de s’entreregarder d’un air contristé. Lejuge d’instruction surtout, qui craignait d’avoir provoqué cedouloureux incident, marquait une désolation sincère. La porte dela chambre à coucher ne roula pas plutôt sur ses gonds, qu’il ycourut. Peu s’en fallut qu’il ne heurtât Clément qui rentrait seul.Ces deux hommes s’arrêtèrent simultanément l’un devant l’autre.Immobiles, roides, muets, à l’instar de deux automates, ils seregardèrent quelques instants au visage, dans les yeux. Destroy,qui les voyait tous deux de profil, observa avec un âpre intérêt lejeu étrange du masque de Clément. Son œil, grand et fixe, étaitplein d’épouvante ; les ailes de ses narines se dilataient àse rompre ; il serrait les mâchoires et les faisaitcraquer ; enfin, l’eau suintait au travers de sa chair, et sirobuste qu’il fût, on eût dit qu’il allait tomber de faiblesse.Mais, sans qu’il s’en doutât, le verre éclatant de ses lunettesdérobait les angoisses auxquelles il était en proie à ceux qui leconsidéraient de face. Il est au moins certain que M. Durosoirétait loin d’avoir une pensée d’inquisition quelconque. Soninquiétude au sujet de Rosalie le troublait et lui fermaitmomentanément la bouche. Quinze secondes tout au plus, et ilretrouvait la parole pour demander d’un air decompassion :

« Eh bien, comment vaMme Rosalie ?

– Mieux, répondit Clément en aspirantl’air à pleins poumons. La longueur de cette soirée, ajouta-t-il,et la chaleur qu’il fait ici l’ont accablée. Actuellement elledort ; demain elle n’y pensera plus. »

Malgré ces paroles rassurantes, le vide se fitrapidement dans le salon. D’un groupe bruyant qui sortait,s’échappa cette parole :

« Il ne faut pas parler de corde dans lamaison d’un pendu.

– De qui parle-t-il ? » fitClément en se retournant d’un air effrayé du côté de Max.

Les quelques jeunes gens qui restaient netardèrent pas à se retirer. Clément dit à Destroy :

« As-tu jamais vu un homme plus infatuéde son état que ce M. Durosoir ? Que penses-tu de saprovidence qui tue une pauvre vieille pour aider à découvrirl’assassin d’un vieil homme ? »

Disant cela, il affectait de sourire.

« Clément, fit Max d’un air de profondetristesse, avoue au moins que ce soir tu as horriblementsouffert.

– Ça n’est pas vrai ! répliquaClément avec violence. Pourquoi ? que me fait cette sottehistoire ? D’ailleurs, pour peu que cela me plaise, j’ai unevolonté à mourir de volupté dans la douleur. Je ne veux passouffrir ! je ne souffriraijamais ! ! !… »

Chapitre 12L’enfant terrible.

À dater de cette époque, Rosalie ne cessa plusde décliner. Il n’y avait que le médecin qui gardât encore del’espoir. Du nombre de ceux pour qui l’homme n’est qu’une machineplus ou moins parfaite, et qui ne voient dans les maladies que lalésion ou l’affection de tel ou tel organe, à vrai dire, il avaitété d’abord perplexe. Les symptômes alarmants qu’offrait sa clientel’avaient conduit à la percuter et à l’ausculter,et, à sa grande surprise, il n’avait découvert aucune oblitérationdans les divers rouages de l’organisme : le cœur, les poumons,les reins, etc., fonctionnaient avec la précision de la meilleurehorloge. Il était trop honnête homme pour prescrire une ordonnancebanale, mais incapable aussi de donner tort à ses théoriesphysiologiques ; ne pouvant palper le mal, il avait déclaréqu’il n’y en avait point. Un jour, plus que jamais dérouté, il serisqua à dire, il est vrai, bien timidement, qu’il se pourrait quel’âme fût malade. « Eh bien, répliqua Clément,« donnez-lui une potion. » Sensible au sarcasme, il enrevint à sa première déclaration, qu’il n’y avait pas de lésion,partant, rien à guérir. Deux années, Rosalie alla de mal en pis, etil tint le même langage. Elle se mourait enfin, que le docteursoutenait de plus belle mordicus, qu’elle était constituéepour cent ans de vie et qu’elle recouvrerait la santé. Il sebornait à recommander, outre le repos et la patience, l’essai d’unenourriture aussi substantielle que possible.

Clément ne croyait point aux affirmations dumédecin, il puisait toutefois dans ses prescriptions le prétextequ’il cherchait pour ne plus donner de soirées et restreindre deplus en plus le nombre de ses connaissances. Quelque effort qu’ilfît pour ne rien laisser voir, il était maintenant hors de douteque sous un calme apparent il cachait des appréhensions dévorantes,des douleurs atroces. Il surveillait sa femme avec la jalousie d’unamoureux de vingt ans ou de soixante. S’il tolérait queMme Thillard, ou Max, ou Rodolphe se trouvât seul avec elle,il ne permettait plus à aucun prêtre, pas même à l’abbé Ponceau,d’en approcher. Esclave de sa femme presque en toutes choses, surce chapitre il était inflexible. Déterminé à la maintenir dans lecercle de croyances où elle avait si longtemps vécu, pour peu quepar quelque signe extérieur elle trahît la préoccupation d’un Dieu,d’une vie future ou d’autres idées de cet ordre, il passaitgraduellement de l’ironie à la fureur, et n’échappait souvent quepar la fuite à l’horrible tentation de la brutaliser. Somme toute,cet intérieur, où le trouble avait été sans cesse en augmentant,aujourd’hui, n’était plus qu’un enfer.

Des personnes qui y allaient encore, Max étaitseul assez au fait pour s’apercevoir de tout cela. N’eût été unecuriosité dont les exigences approchaient de celles d’une manie, iln’eût jamais remis les pieds dans la maison, tant les scènesauxquelles il y assistait lui faisaient de mal. De l’ensemble de cequi s’y était passé et s’y passait incessamment sous ses yeux, ilrésultait pour lui une sorte de problème dramatique dont ilsouhaitait de connaître la solution, et bien que les détails qu’ilne discontinuait pas de surprendre lui causassent une réelleterreur, il ne mettait ni moins d’âpreté ni moins de passion à lesrecueillir et à les grouper dans sa mémoire.

Mme Thillard eut une nouvelleindisposition qui, sans être plus grave que la précédente, la forçanéanmoins à garder le lit plusieurs jours. Sous l’influence d’unamour croissant pour elle, Destroy parvint à lui arracher la faveurde passer des heures entières auprès de son lit. N’étant jamaisentré, avant cette circonstance, dans la chambre à coucher de sonamie, il eût été au moins surprenant qu’il ne l’examinât pas avecle plus grand intérêt. Tout à coup, à un endroit de la muraillequ’on ne pouvait apercevoir du lit et que l’ombre envahissaitd’ordinaire, il entrevit un portrait dont la perception, si confusequ’elle fût, lui donna une secousse. Cédant à une impulsionirrésistible, il se leva aussitôt et s’en approcha pour le mieuxvoir.

À la vue distincte de ce portrait, il s’arrêtafrappé de stupeur et poussa une légère exclamation. Ce portrait,fort bien peint, était celui d’un homme encore jeune. Par suite dela pâleur du teint, de l’expression des yeux, de la grâce deslèvres, des cheveux noirs, longs et naturellement bouclés,l’ensemble en était séduisant. L’air doux de cette physionomie n’enexcluait pas une teinte de cruauté qui, du reste, ne frappait qu’unhomme attentif et exercé. Or, ces traits, ces yeux, cetteexpression, ce visage enfin était pour Max la révélation d’un faitbien autrement extraordinaire et mystérieux que tout ce qui l’avaitétonné et inquiété jusqu’à ce jour dans l’existence de Clément etde Rosalie. Un moment, il voulut croire que la ressemblance d’unenfant, d’un enfant qu’il n’avait vu qu’une fois, avec cettefigure, était extrêmement lointaine et qu’il était dupe de ses sensou de ses souvenirs ; mais, à la suite d’un nouvel examen,longuement réfléchi, il comprit qu’il n’y avait pas de confusionpossible et que le phénomène n’était pas contestable. Bouleversé,presque terrifié, il se tourna vers son amie, qui, de son côté, leconsidérait sans comprendre sa pantomime. « Ce portrait,madame, » lui dit-il avec précipitation, n’était-il pas autrefoisdans votre salle à manger ? » Mme Thillard fit ungeste affirmatif. « C’est cela, » repartit Max d’un airprofondément pensif ; « je me rappelais bien l’avoir vu,mais je ne savais plus où. » Il ne dit rien de plus ; sibien que Mme Thillard, dont les pressantes questions n’eurentpas de réponse, en fut réduite à faire des conjectures. Par le faitde cette faiblesse qui nous porte à interpréter les actes d’autruidans le sens le plus conforme à notre passion, elle avait jadisfait disparaître ce portrait de son mari du mur de la salle àmanger, pour avoir cru que Destroy ne le voyait pas sans déplaisir,quand, véritablement, il y prenait à peine garde. Elle continuavolontiers son erreur, et y ajouta, en attribuant, comme ellel’avoua peu après, l’émotion de Max, puis son accablement, à cettemême jalousie rétrospective qu’elle lui avait déjà supposée.

Il arriva, environ trois semaines plus tard,que Mme Thillard, sa mère et Frédéric, Max, Rodolphe, deVilliers et deux ou trois autres personnes, se trouvèrent un soirréunis chez Clément. C’était la première fois, depuis la grandesoirée, que tant de visiteurs s’y rencontraient en même temps.Rosalie, étendue languissamment sur une chaise longue, étaitl’objet d’une sollicitude exclusive. Elle semblait extrêmementtouchée de cet empressement et marquait sa reconnaissance enimprimant, par intervalles, à ses lèvres sèches et décoloréesl’inflexion d’un sourire. Bien moins pour elle-même qu’uneprostration insurmontable rendait incapable de s’intéresser à quoique ce fût, que dans l’intention de procurer à son mari unedistraction qu’il préférait à toute autre, elle pria mêmeinstamment Mme Thillard et Max de faire un peu de musique.Mais cette déférence pour les goûts de Clément dépassait la mesurede ses forces. Les sons pénétrants du violon faisaient vibrerdouloureusement sa chair et produisaient sur tout son corps l’effetd’un acide sur une plaie ; Destroy fut contraint de s’arrêterau tiers du morceau. Sur les ordres de Clément, la vieilleMarguerite servit une collation improvisée. Si la soirée étaittriste, du moins était-elle d’une tristesse tranquille. La pendulemarquait déjà dix heures. Rodolphe, de Villiers, puis bientôt levieux Frédéric, parlèrent de se retirer. Au milieu du silence quiprécédait leur départ, la sonnette de la porte rendit tout à coupdes sons éclatants. Rosalie et Clément tressaillirent.

« L’heure des visites, fit Clément enregardant la pendule d’un air inquiet, est passée, ce mesemble. »

La vieille sourde entra. Clément l’interpellad’une voix forte. Marguerite répondit que c’était la nourrice avecl’enfant de madame. Rosalie jeta un cri qu’on pouvait prendre pourun cri de bonheur. Elle essaya de se lever, mais elle retombaaussitôt sur le dossier de sa chaise, tandis que ses gestesfébriles et l’animation de sa physionomie témoignaient d’uneémotion extraordinaire. Clément, qui, contrairement au vœu constantde sa femme, voulait que l’enfant restât à Saint—Germain, sedirigea sur-le-champ vers l’antichambre, disant d’un airirrité :

« Qu’est-ce que celasignifie ? »

La nourrice avait suivi de près la vieillesourde ; elle entrait dans le salon avec l’enfant juste aumoment où Clément allait en sortir. Il l’envisagea quelquessecondes avec colère.

« Qui vous a commandé d’amener cetenfant ? lui dit-il ensuite d’un ton à faire trembler unefemme moins brave.

– Ah ! monsieur, fit celle-ci avecvivacité, sans reculer d’un pas, votre enfant, je ne sais plusqu’en faire. Il ne décesse pas depuis un mois de pleurerle jour et la nuit, et d’appeler sa maman. Mon pauvre homme, quifatigue dans les champs du matin au soir, ne peut plus dormir.Quant à moi, je suis sur les dents, j’en ai assez, et vous medonneriez bien cent francs par mois que je ne voudrais pas garderdavantage votre petit. Reprenez-le… »

Clément était atterré.

« Donnez-le-moi ! » s’écriaRosalie dans un élan irrésistible de tendresse.

La nourrice, d’un air de satisfaction, tout endisant : « La voilà, ta maman, mon chéri, » s’empressa demettre l’enfant dans les bras de la mère. Rosalie le baisa et leserra contre elle avec transport. Mais l’enfant, sans paraître lemoins du monde ému de ces caresses, se démenait et tâchait à sedébarrasser du châle dont il était emmailloté. En accompagnant sesgestes de quelques cris aigus, il eut bientôt raison de la faiblerésistance que lui opposait sa mère. Rosalie dut l’asseoir sur sesgenoux et lui découvrir le visage. Il tournait le dos à la lumièreet avait naturellement la face dans l’ombre ; à moins d’êtreprès de lui, on ne pouvait distinguer bien nettement sestraits.

Mme Thillard, n’eût-elle pas eu uneréelle amitié pour Rosalie, se fût encore par simple politesseoccupée de son enfant. Elle se leva donc en vue d’en approcher.Clément, devinant tout de suite l’intention de Mme Thiliard,secoua subitement sa torpeur pour s’agiter avec une vivacitéd’écureuil. En deux enjambées il fut devant sa femme.

« Rosalie, lui dit-il d’une voix pleined’anxiété, si tu rentrais chez toi ? Cet enfant va nousimportuner de ses cris, et toi-même tu as besoin derepos. »

Et sans attendre de réponse :

« Max, ajouta-t-il, viens donc m’aider àla rouler dans sa chambre… »

La chaise était déjà ébranlée.

« Laissez-nous au moins le temps de levoir et de l’embrasser, « dit Mme Thillard en se baissantvers l’enfant.

Elle se redressa sur-le-champ avec effroi. Unpeu après, croyant s’être trompée, elle se baissa de nouveau. Sapremière impression fut à ce point confirmée qu’elle en eut la peaumoite et chancela. Clément et sa femme étaient pétrifiés. Àl’exception de Max, les autres personnes ne comprenaient rien autrouble de Mme Thillard, laquelle, d’un pas incertain,regagnant sa place, dit :

« C’est étrange ! »

Sa mère lui dit à mi-voix :

« Qu’y a-t-il d’étrange ! »

Mme Thillard s’attacha encore à l’idéed’avoir mal vu ; elle alla à l’enfant, le prit dans ses bras,le regarda de tous ses yeux ; puis, le présentant àMme Ducornet :

« Voyez ! » lui dit-elle.

Mme Ducornet eut à peine jeté les yeuxsur l’enfant qu’elle s’écria toute saisie :

« Ah ! c’est plusqu’étrange !

– Voyez, Frédéric ! » repritMme Thillard en tournant l’enfant du côté du vieillard.

Celui-ci considéra l’enfant à son tour etparut n’avoir point d’yeux assez grands pour le voir.

« Vous avez raison, madame, » dit-ild’une voix altérée, c’est vraiment miraculeux ! »

Pendant ce temps, la paysanne, qui prenaitpour du ravissement l’effet que causait son nourrisson,s’approchait et disait :

« Je puis bien dire qu’il est aussimignon que gentil et qu’il n’a pas été difficile à élever. Sauf cesderniers temps, ç’a toujours été un modèle de douceur. Je répondsbien qu’il ne criera plus, le mignon chéri, à cette heure qu’ilsera avec sa maman… »

Mme Thillard, sa mère, Frédéric, avaienttoujours les yeux sur l’enfant.

« C’est étrange ! »répétaient-ils tour à tour.

Clément commençait à s’impatienter de sonsupplice. Il montait insensiblement à ce degré de colère où, dominépar sa propre violence, on devient incapable de garder desménagements. Croisant les bras ;

« Après tout, madame, fit-il d’une voixqui présageait un orage intérieur, que voyez-vous donc là de siétrange ? »

Mme Thillard remettait l’enfant sur lesgenoux de la mère.

Elle se tourna vers Clément.

« Vous avez connu mon mari, monsieur,dit-elle d’un air pénétré, et vous vous étonnez de masurprise !

– Eh bien, quoi ! madame, repartitClément, parce que mon fils ressemble vaguement à feu votremari… !

– C’est à s’y méprendre, fit bien basMme Thillard.

– Que voulez-vous que j’y fasse,madame ? » dit aussitôt Clément d’un ton de plus en plusbrutal.

Mme Thillard, par égard pour Rosalie, nevoulut prendre garde ni à ces manières, ni à ce langage.

« Comment ! monsieur, dit-elle del’accent le plus affectueux, vous ne voulez pas même que jem’étonne d’une ressemblance aussi extraordinaire ?

– C’est qu’en vérité, madame, dit Clémenttoujours de même, votre étonnement a quelque chose de si injurieuxpour moi !

– Mais non, monsieur, je vous assure quevous vous trompez.

– Cependant, madame, dit encore Clément,que la politesse de Mme Thillard achevait d’exaspérer,n’est-ce pas, en quelque sorte, mettre en doute l’honneur de mafemme ?

– Ah ! monsieur, » fitMme Thillard en devenant rouge.

Rosalie semblait sur le point de rendre l’âme.D’une voix éteinte, avec l’accent de la prière :

« Clément ! » fit elle enjoignant les mains.

Un calme sinistre suivit cette scène.Impatientes de se soustraire à ce qu’il avait de pénible, choquées,d’ailleurs, de l’inconvenante conduite de leur hôte, et peut-êtreaussi travaillées du désir de la commenter, la mère et la fille,puis, coup sur coup, les diverses autres personnes présentes s’enallèrent. À sa demande, Rosalie, avec son enfant, fut traînée danssa chambre par la vieille sourde, aidée de la nourrice. Destroy etClément restèrent seuls. Une rage sourde contractait horriblementles traits de ce dernier. La tête dans les épaules, le frontpenché, les mains plongées convulsivement dans ses poches, ilmesurait la pièce de long en large.

« Tu ne peux nier, dit tout à coup Max àmi-voix, qu’il n’y ait en tout cela quelque chose deprodigieux… »

Clément s’arrêta brusquement devantDestroy.

« Vous êtes étonnants, vous autres gensde génie ! s’écria-t-il d’un air de haute impudence. Il fauttout vous dire. Je ne puis cacher aucune de mes hontes. Je doisaussi confesser publiquement que ma femme a été la maîtresse deThillard… »

À moins que de cela, Max ne concevait pas, eneffet, qu’il fût possible d’expliquer la conformité singulière duvisage de l’enfant avec celui de l’agent de change. Aussi, quandMme Thillard, qu’il alla voir le lendemain, anéantit cetteexplication rationnelle en lui faisant remarquer que le fils deClément devait être né au moins quinze ou dix-huit mois après lamort de son mari, s’obstina-t-il à croire que son amie, malgré uneexcellente mémoire, faisait confusion de dates.

Chapitre 13Mort de Rosalie.

Dès lors, Clément consigna rigoureusement lesvisiteurs à sa porte ; hormis Destroy et le médecin, personnene pénétra plus chez lui. En dépit de cette résolution, il vivaitdans des transes perpétuelles ; poursuivi d’une méfianceoutrée, il était incessamment sur le qui-vive, ce qui lui donnaitl’air d’un maniaque. La présence de l’enfant dans la maisonn’était, entre le mari et la femme, qu’un élément nouveau dediscorde et de douleurs. Stupidement sérieux, apathique, il nevoulait toutefois pas se séparer de Rosalie, bien qu’il fûtinsensible à sa tendresse. Elle le couvrait de baisers,l’étreignait avec amour, essayait de le faire sourire, del’animer ; mais toujours en vain. Dès qu’elle le voyait, enréponse à ces tendres provocations, la regarder de son airimpassible, dénué d’intelligence, elle ne manquait pas de porter lamain à ses yeux en signe de terreur et de désespoir. Ce quiajoutait à ses tortures, c’était d’observer chez ce fils uneaversion à chaque instant plus profonde pour Clément. Celui-cin’avançait pas plutôt les bras pour le saisir, que le petits’agitait comme un forcené et jetait des cris perçants ; sibien que le père, dont les lèvres souriait d’abord, s’irritaitgraduellement et parvenait à une exaspération sauvage qui faisaitcraindre qu’il n’étouffât son fils au lieu de l’embrasser. Rosalieavait alors des crises terribles : ce n’était point assezqu’elle fondît en larmes et suffoquât de sanglots, elle tombait enproie à d’effrayantes convulsions. Sous l’influence de cessecousses continuelles, elle mourait un peu tous les jours.Clément, lui, desséchait d’angoisses ; sa fièvre de surveillersa femme mourante rappelait toujours mieux celle d’un espionpassionné. Il sollicitait fréquemment des congés pour la garderlui-même à vue, surtout quand il appréhendait qu’elle n’eût desspasmes et le délire. Il ne lui suffisait plus de la priverimpitoyablement de la consolation des visites, il commençait même àmarquer de l’ombrage des assiduités de Destroy ; ce qu’illaissait voir parfois si grossièrement, que Max eût déjà rompudéfinitivement avec lui, n’eussent été les pleurs et les prières deRosalie.

Celle-ci connut enfin cette tranquillité mornequi précède quelquefois la mort. Après être resté des semainesentières sans dormir, elle eut des sommeils profonds, presqueléthargiques. Clément, déjà moins soupçonneux, se relâchasensiblement dans son espionnage et cessa d’avoir autant peur de lalaisser seule avec Destroy.

Une après-dînée, Max, étant venu à une heureoù Clément travaillait encore à son bureau, trouva Rosalie dans unétat inquiétant. Elle avait les yeux hagards, les traitsbouleversés ; ses gestes convulsifs accusaient des souffrancesintolérables ; par intervalles, elle portait la main à sapoitrine et disait :

« Oh ! mon ami, que jesouffre ! c’est du feu, du feu que j’ai là ! »

L’enfant la regardait d’un air qui n’avaitrien d’humain.

Destroy ne savait que fixer sur elle un œilrempli de commisération.

Tout à coup, elle discontinua de se plaindre.Avec des peines infinies, elle parvint à se mettre sur son séant. Àson air inspiré, on eût dit qu’elle puisait dans une espérancesoudaine la force de dompter toutes ses douleurs.

« Écoutez-moi, cher Max, balbutia-t-elled’une voix haletante : je mourrai peut-être demain, peut-êtrecette nuit ; je sens que ma fin est proche. Il dépend de vous,mon ami, d’adoucir mes derniers instants. J’ai commis de grandesfautes, oh ! oui, de bien grandes fautes, et je crois à la vieéternelle !… Je ne voudrais pas m’en aller sans pardon… Voussavez que Clément ne veut pas entendre parler de confesseur… Monami, cette dernière preuve d’affection, je vous la demande à mainsjointes, courez vite chercher un prêtre !… »

Épuisée, elle fit un effort suprême etajouta :

« Clément ne rentrera pas d’ici à troisheures. Il ne saura rien, et je mourrai plus tranquille… »

Quoique Destroy fût ému jusqu’aux larmes, ilbalançait à écouter cette prière. Faute d’avoir encore été priépour un service de ce genre, dans une situation analogue, le caséchéant ne l’avait jamais préoccupé. Très-empêché, pour ne pointêtre versé dans les usages orthodoxes, il répugnait en outre à uneconduite tortueuse, et, par dessus cela, était retenu parl’incertitude des conséquences que pourrait avoir sa trahison. Maisil avait moins de prudence que de sentiment ; tandis que l’unelui conseillait de ne pas s’immiscer dans des affaires aussidélicates, l’autre le pressait de répandre un peu de baume sur lesblessures de cette pauvre femme et de rendre moins cruelles sesdernières heures. Le nom de l’abbé Ponceau, que prononça Rosalie,acheva de le décider : en tout état de choses, il ne pouvaitêtre dangereux de se confier en cet excellent homme.

Max arriva tout essoufflé au domicile duprêtre. À sa demande de le voir, on lui répliqua qu’il était à lasacristie ; que, toutefois, c’était l’heure de sondîner ; qu’il rentrerait sûrement d’un moment à l’autre.Invité à l’attendre, Destroy jugea plus prudent d’aller au-devantde lui. Justement, comme Max escaladait les marches du parvis,l’abbé Ponceau sortait de l’église. Demeurant dans le voisinage, levieillard était coiffé de sa barrette noire liserée de rouge etportait son camail de chanoine.

« Monsieur l’abbé, lui dit Destroy horsd’haleine, Mme Rosalie veut absolument vous voir ; elleest à toute extrémité : il n’y a pas un moment àperdre. »

Le digne prêtre, bien qu’il sût Rosalietrès-malade, parut extrêmement affligé de la nouvelle. Sans hésiterun seul instant, oubliant à la fois et qu’il était en tenue dechœur, et qu’on l’attendait pour dîner :

« Allons ! » fit-il d’un tonrésolu.

Ils prirent une voiture. Pendant le trajet,par mesure de précaution, Max cru devoir dire au prêtre une partiede la vérité : « Clément ne voulait pas que sa femme fûtaussi mal qu’elle l’était réellement ; il était, de plus, sousl’empire de cette superstition commune qui consiste à voir unprésage de mort dans la présence d’un prêtre auprès d’unmalade ; par ces raisons, il reculait chaque jour d’en appelerun. Rosalie, de son côté, qui avait conscience de sa fin prochaine,dans le double but de remplir ses devoirs et de ne pas attristerson mari, avait donc résolu, pour se confesser, de profiter d’unmoment où il n’était pas là. » À tout, l’abbé Ponceaurépondit : « Benè, benè. ». Ils eurent bientôtdévoré la distance qui les séparait du domicile de Clément.

Si peu de temps qu’ils eussent mis à venir,ils arrivèrent encore trop tard. Inquiet sans savoir pourquoi,oppressé de vagues pressentiments, Clément avait quitté brusquementson bureau et était rentré chez lui. Tout porte à croire queRosalie jugea à propos de l’avertir du service qu’elle avait exigéde Destroy. La vieille Marguerite n’eut pas plutôt ouvert, l’abbéPonceau et Max furent à peine dans l’antichambre, que Clément semontra. D’une lividité de cadavre, muet de fureur, embrassant sapoitrine de ses poings crispés, il les regarda en face avec unehauteur foudroyante. Le récit le plus exact et le plus fermen’atteindra jamais à l’horreur de la scène qui suivit. Pendant queClément, de l’air d’une bête fauve, tenait en arrêt, magnétisait,pour ainsi parler, son ami et le prêtre, au fond de l’appartement,malgré les portes closes, on entendait, mêlées à des cris d’enfantd’une acuité sauvage, les plaintes d’une femme qu’on semblaitégorger.

Ces hurlements de détresse, à émouvoir descœurs en marbre, ajoutaient à la rage de Clément et le jetaientinsensiblement hors de lui. D’une voix étouffée, lançant lessyllabes comme des flèches :

« Que venez-vous faire ici ? dit-ilà l’abbé, et à Max : De quoi vous mêlez-vous ? »

Ceux-ci, en proie à une confusion douloureuse,baissaient la tête et gardaient le silence.

« Voulez-vous donc finir de latuer ? continua Clément, dont l’emportement devenait de lafurie. Son état n’est-il pas assez grave ? Ne sais-je pas ceque j’ai à faire ? Me fera-t-on la loi dans ma maison ?Suis-je pas meilleur juge que personne du choix de l’heure ?Retirez-vous !… »

Les lamentations de Rosalie retentissaientavec une intensité nouvelle.

« Je tiens au moins à constater, balbutiaDestroy, que ce que j’ai fait, je ne l’ai fait que sur lesinstances réitérées de ta femme.

– Ma femme ne sait ce qu’elle fait !repartit Clément. Elle s’abuse sur son état ; elle a encore delongs jours à vivre !

– Souffrez, monsieur, dit à son tourl’abbé, dont la frayeur accroissait le bégayement, que je vousfasse remarquer la responsabilité redoutable que vous assumez survotre tête.

– C’est mon affaire ! s’écriaClément avec une énergie effroyable. Que ma femme ait commis descrimes si vous voulez, et que, par impossible, elle meure sansabsolution, eh bien ! que Dieu m’accable mille fois de sonchâtiment, et y ajoute, durant l’éternité, des torturesinouïes !… »

Depuis quelques instants, on n’entendait plusni les cris de Rosalie, ni ceux de l’enfant. Max et l’abbé, dansune consternation profonde, s’apprêtaient à sortir.

Soudainement, l’une des portes donnant surl’antichambre fut ébranlée, puis ouverte, et Rosalie apparut. Piedsnus, les cheveux épars, d’une main elle retenait sa chemise à soncou ; de l’autre, elle s’accrochait à l’un des battants de laporte. Sur sa face hâve, ses yeux agrandis, presque sans couleur,brillaient d’une expression étrange. Son corps de squelettevacillait et menaçait de s’affaisser. Max, le prêtre, et Clémentlui-même, se retournèrent simultanément et s’arrêtèrent saisisd’épouvante.

« Je me meurs ! » fit Rosaliechez qui la soif d’entendre une parole consolante étouffa jusqu’auxinstincts de pudeur. Elle glissa sur ses genoux, et, laissant àdécouvert une poitrine épuisée, tendit ses bras débiles vers leprêtre.

« Pardon ! oh !pardon ! » s’écria-t-elle d’une voix éteinte, avec touteson âme.

Le vieillard, dont le cœur s’emplit de pitié,fit irrésistiblement un pas vers elle.

Ce seul mouvement de l’abbé faillit rendreClément fou. À ce degré d’égarement qui blanchit les lèvres d’écumeet rend capable d’un meurtre, de sa femme, il se tourna vers leprêtre et lui cria, en jetant les poings en arrière :

« Allez-vous-en ! Épargnez-moi letort de porter les mains sur vous ! »

Rosalie tomba à terre comme une masseinerte.

Si l’abbé et Destroy ne fussent pas sortisprécipitamment, Clément, dont la frénésie n’avait plus de bornes,accomplissait infailliblement sa menace…

Quelques jours plus tard, Max, qui étaitfermement résolu à ne jamais remettre les pieds dans cette maisonmaudite, reçut une lettre où Clément, après lui avoir annoncé lamort de sa femme, le suppliait de venir l’assister dans lespréparatifs funèbres.

Chapitre 14Quantum mutatus ab illo !

Le besoin que ressentent les misérables, dumoins ceux qui ne sont pas absolument stupides, de confier leursfautes, ne serait-ce qu’au papier, est chose notoire. Harcelé parun besoin de ce genre, Clément ne voyait pas une seule fois Max,qu’il n’eût en quelque sorte son secret sur les lèvres. À cetteheure, il était impuissant à maîtriser les souffrances aiguës qui,à l’exemple de la gangrène, envahissaient graduellement en luiquelque coin oublié. Ses rapports avec son fils étaient d’uneétrangeté puissante. L’enfant avait horreur de son père : ilhurlait à son contact, comme si on l’eût touché avec un fer rouge.Clément, au contraire, donnait le spectacle phénoménal d’une âmepleine, pour le même objet, à la fois de haine et d’amour,c’est-à-dire qu’il aimait et exécrait son fils avec une égaleviolence. Parfois, malgré les pleurs et les convulsions du petit,il le saisissait de ses deux mains avec l’intention de lecaresser ; mais au moment de l’approcher de son visage, ill’éloignait de lui brusquement, le considérait avec effroi, puis lelaissait tomber à terre d’un air d’aversion invincible. Il essayade tenir à distance cette sorte de monstre, et, à cet effet, ledonna en garde à des étrangers. À quelque prix que ce fût, il netrouva personne qui, au bout de huit jours, ne lui ramenât sonenfant, lequel pleurait, criait, refusait toute nourriture, jusqu’àce qu’on l’eût rendu à son père.

Destroy, bien que Clément, par ses confidencessuccessives, eût réussi à l’aliéner profondément, ne laissait pasque d’y retourner d’intervalle en intervalle. Pour aider à lecomprendre, sinon à le justifier, il suffirait de rappeler cesfemmes qui, tiraillées à la fois par le respect humain,l’appréhension d’émotions trop fortes et aussi par une curiositéindomptable, ne veulent pas et veulent en même temps assister àquelque horrible drame de cour d’assises.

À étudier Clément, dont la constitutions’altérait, dont la tête toute blanchie redevenait cadavéreuse,dont l’œil gardait une fixité farouche ou s’agitait comme celuid’un fou, il n’était pas nécessaire de l’entendre à tout bout dechamp s’écrier : « Cela est intolérable ! »,ou : « Je ne peux plus vivre de la sorte ! » ouencore : « Il faut que cela finisse ! » pourconcevoir jusqu’à quel point il était impatient d’une tellevie.

« Oh ! que ne puis-je parler !dit-il un jour avec des sanglots dans la gorge.

– Qui vous en empêche ? » ditMax d’une voix éteinte.

Il est à noter que, de plus en plus froids àl’égard l’un de l’autre, ils en étaient venus peu à peu à alternerle tu et le vous, et, finalement, à ne plus faireusage que de ce dernier terme.

« Est-ce donc uniquement ma chair quisouffre ? ajouta Clément qui se serrait la tête de ses poings.Cette chair misérable est-elle susceptible de sentir tant dechoses ? Non, évidemment, non !… Aurais-je uneâme ?… Et si j’en ai une !…

– En doutez-vous encore ?

– Je le voudrais, je leveux ! »

La manière dont Clément pencha la tête et lacacha dans ses mains attestait que le désespoir avait usé sesforces et que son je le veux ! n’était plus qu’unmot.

« Est-ce ma faute, disait-il un autrejour, si j’ai vu ce que j’ai vu et senti ce que j’ai senti ?Étais-je libre de penser contrairement à mes impressions etpouvais-je croire en ce que je jugeais radicalement faux ? Lescepticisme coulait dans mes veines avec mon sang, et je nedécouvrais rien qui n’ajoutât encore à mon incrédulité. Dans cettesociété où j’ai grandi, je n’ai jamais aperçu et n’aperçois encoreque confusion et désordre. On pourrait dire que l’habileté et lamaladresse y sont les seules mesures du crime. Elle n’a d’honnêteque le masque, et cela est à ce point vrai que, dans sa religion,ses mœurs, ses arts, sa littérature, ce qu’elle recherche avanttout, ce qu’elle exige, c’est la forme… »

Il ajouta après une pause :

« En quoi suis-je donc plus criminel quetant d’autres qu’animent des pensées identiques, sinon en ce quej’ai prétendu être plus rigoureux logicien ? Je défie qui quece soit de me contredire : Quand on est convaincu qu’il n’y apas de Dieu, que la conscience n’est qu’un préjugé, que la mort estle néant, ce qu’on appelle crime n’est tel que relativement, ladouleur n’a pas de sens, tout ce qu’on peut faire impunément pours’en délivrer est permis, il n’est de beau et de bien que lajouissance, et d’utile que la préoccupation de se jouer des lois.Tue, vole, viole, sois un monstre, mais qu’on ne le sachepas ! Qui donc te châtiera ? Il n’est qu’un lâche ouqu’un imbécile qui puisse craindre des chimères et desfantômes !

– Que n’êtes-vous entendu des pharisiensde nos jours !

– D’où je suis arrivé à cette convictionimperturbable : qu’une société qui n’a que des lois pour ladéfendre est une société perdue !

– Il faudrait graver cela dans tous lesesprits… »

Clément, prétextant d’une santé chancelante,s’était démis de sa place. De fait, comme l’indiquaient sespréparatifs, il projetait de s’éloigner. Un matin, il n’aperçut pasplutôt Destroy, qu’il s’écria :

« Quelle nuit ! avez-vous entendul’orage ?

– Je dormais, sans doute, répliquaMax.

– Vous êtes bien heureux ! continuaClément. La tempête m’a tout à coup éveillé. La pluie tombait partorrent ; le vent s’engouffrait dans ma cheminée et produisaitun bruit persistant analogue à celui d’orgues lointaines. J’avaisles yeux pleins d’un rouge sombre et sinistre. Je m’imaginaisoudainement que le feu était à la maison, et, saisi d’une terreurindicible, je sautai à terre. Je courus à ma cheminée et appliquaimon oreille à l’ouverture. Le ronflement que j’entendais étaitvraiment celui des flammes d’un vaste incendie. J’ouvrisprécipitamment ma fenêtre pour voir le ciel. Le ciel étaitrouge ; les murs voisins étaient rouges aussi. Je me penchaidehors au risque de tomber dans la rue, et tâchai d’apercevoir letoit de la maison. Il me sembla encore qu’il était en feu. Enfin,de tous côtés, je ne voyais que les reflets rouges d’un foyerimmense. Les gouttes d’eau, larges comme des sous, qui tombaientsur mon front, étaient immédiatement séchées par la chaleur intensedont mon corps, plein de fièvre, était dévoré. Je résolus de monterà l’étage supérieur. Au droit de mon lit, m’étant détourné parhasard, j’aperçus au fond de l’alcôve une figure pâle qui meregardait. Je reculai d’un pas, puis je roulai à terre sansconnaissance.

– Mais, mon Dieu, s’écria Destroyeffrayé, quel crime avez-vous donc commis ?

– Ne l’avez-vous pas déjàdeviné ?

– Votre vie, vos angoisses, vos remords,me font tout craindre, dit Max qui étouffait d’anxiété.

– Et vous n’avez pas tort… »

Max tressaillit et attacha sur Clément desyeux démesurément ouverts.

« Non, ça n’est pas possible !s’écria-t-il tout à coup énergiquement ; ce que vous me donnezà entendre n’est pas ! En vous supposant capable de tout, laprudence seule eût suffi à vous arrêter !

– Aussi, répliqua Clément de plus en plussombre, a-t-il fallu que j’aie le hasard pour complice essentiel.J’abhorrais Thillard, il est vrai, au point d’avoir soif de savie ; mais, à moins d’une impunité certaine, je n’eusse jamaistouché à un cheveu de sa tête. Je fus assez malheureux pour qu’ilvint lui-même se mettre à mon entière discrétion, tenter à la foisma vengeance et ma cupidité, et cela, dans des circonstances tellesqu’il m’était aussi facile de le voler et de le faire disparaîtreque de boire un verre d’eau… »

Blême, dans une immobilité stupide, Destroyressemblait à une pétrification. Il essaya pourtant de se lever etde sortir ; mais ses jambes tremblèrent sous lui : il futcontraint de se rasseoir. De ses plus pénibles cauchemars, iln’était jamais résulté une paralysie si douloureuse.

Clément ajouta d’un air funèbre :

« Demain, irrévocablement, d’une manièreou d’une autre, je pars pour ne jamais revenir. Dans ma rage deprosélytisme, je n’ai pas discontinué de blesser tous vos instinctspar des aveux révoltants. Si j’en ai trop dit pour ne pas achever,vous en avez trop entendu pour reculer devant ce qui me reste àvous dire. Qu’une fois pour toutes vous connaissiez la mesure de ceque peut l’incrédulité exaspérée par la misère et servie par lescirconstances… »

Max continuait d’avoir les apparences d’unhomme foudroyé…

Chapitre 15Aveux complets.

« À part une année, et notamment un pointde cette année, reprit Clément à la suite d’un long silence, voussavez ma vie presque aussi bien que moi-même. Jusqu’à la tombe,sans doute, je végétais, comme vous l’avez vu, dans ma perversitélégale, n’eût été mon séjour chez Thillard. Rosalie seule en futcause, ce que je dis sans reproche. Trois années auparavant, quandje me liais avec elle, éblouissante de jeunesse et de fraîcheur,elle était précisément, par le fait d’une mère infâme, du nombredes maîtresses de l’agent de change, lequel en était fou et leprouvait en la couvrant d’or. Séduite par ma gaieté bruyante, moninsolence, mon dévergondage, la pauvre fille abandonna, sansbalancer, une existence luxueuse pour vivre de ma vie précaire.Thillard, éperdu, la relança jusque chez moi, et, dans l’espoir dela conserver, lui proposa même de fermer les yeux sur notreliaison. Elle l’avait désespéré par des refus opiniâtres…

« Au jour où le monde n’était plus pournous qu’une île aride et déserte, où l’on me traitait littéralementen lèpre vivante, elle songea à cet homme. Comment ?pourquoi ? Je ne sus sa démarche qu’au retour. De son aveu,elle avait eu la faiblesse de compter sur lui en raison même del’offense qu’elle lui avait faite. Une femme seulement pouvaittomber en cette erreur. Oui, en vérité, Thillard, à la nouvelle denotre détresse, fut ému ; mais ému d’avoir une aussi belleoccasion d’assouvir sa rancune ; et s’il jura n’avoir àm’offrir qu’une place d’employé subalterne dans ses bureaux, il esthors de doute que ce fut uniquement en vue de m’infligerl’humiliation qu’il jugea la plus insultante pour moi.

« Il y avait, en effet, mille à pariercontre un que je refuserais dédaigneusement. Rosalie, elle, lecroyait si bien, que sa première parole fut l’expression d’unecrainte : « Tu vas te mettre en colère… » À direvrai, je sentis une tempête dans mes veines, mais aussi viteéteinte qu’une flamme de poudre. Je ne disposais déjà pluslibrement de moi. À la suite de courtes réflexions, j’envisageaiRosalie, et lui dis, quand elle pensait me voir éclater defureur : « Puisque tu tiens encore à vivre et refuses deme quitter, je dois avaler les affronts comme l’ivrogne fait du vinqu’on lui verse. Il ne s’agit que de gagner du temps. J’accepte enattendant mieux. Nous verrons… »

« Le vieux Frédéric vous a contél’histoire de l’agent de change : vous n’ignorez ni son pointde départ, ni sa dette envers la famille Ducornet, ni sa conduiteodieuse. Eh bien, ce n’était point assez que cet homme, par sonexemple, confirmât mes principes, ajoutât à mon envie, décuplât monimpatience de la misère, il fallait encore qu’il eût l’imprudencede me traiter comme le plus vil des esclaves. Ce qu’il accumula,par ses procédés, de colère et de rage en mon âme, estincalculable. Je n’étais pas chez lui depuis huit jours, qu’il nem’adressait plus la parole qu’avec cette locution : Mongarçon, mon brave, et me faisait faire bien plutôt la besogned’un domestique que celle d’un employé. Je devenais une sorte deMercure. Outre qu’il avait des relations suivies avec une madame deTranchant, il était toujours en intrigue avec quelqu’une des femmesdu quartier Bréda. Pas un jour ne se passait que je ne fusse envoyétantôt chez l’une tantôt chez l’autre de ces dames, porter soit unelettre, soit des fleurs, soit même des objets d’un plus grandvolume. Ingénieux à me mortifier, il ne craignit pas de me faireremarquer combien j’étais mal vêtu et de m’offrir de vieilleshardes d’un air de fausse compassion. Loin de céder àl’exaspération qui m’étouffait et de lui jeter ces loques à latête, je balbutiai même, en les acceptant, quelques mots dereconnaissance. La violence que je me faisais pour ne pas regimberl’induisit peu à peu à se convaincre que j’étais trop vil pour êtresensible aux outrages. Mon ignominie le toucha. Il se piqua dèslors de bonté à mon égard. Un jour, après m’avoir accordé uneaugmentation de dix francs par mois, il ajouta : « Jepossède, rue Saint-Louis-en-l’Île, près du Pont-Rouge, une maisondont le rez-de-chaussée est une véritable non-valeur. Il paraît quec’est inhabitable. Les gens qui consentent à loger là sont de ceuxqui payent rarement leurs termes. Si vous pouvez vous en arranger,je vous en donne gratis la jouissance : ça sera toujoursautant d’économie. »

« Lui-même tendait donc le piège où ildevait bientôt venir se prendre.

« Vous êtes venu une seule fois dans celogement, le soir. À la nuit, vous n’avez pu l’apprécierqu’imparfaitement. Vous vous rappelez au moins qu’il était aurez-de-chaussée et ouvrait sur la rue. Les deux chambres contiguës,ménagées dans une porte cochère murée, en étaient nues et sombres.Le plancher, ni carrelé, ni planchéié, rappelait le sol d’unebasse-cour dans les temps humides. Ces deux chambres, éclairéesd’une part par un vitrage élevé qui voyait sur la rue, de l’autrepar une fenêtre donnant sur une cour intérieure, ne communiquaientpoint avec le reste de la maison. La seule chambre du fond étaitencore trop spacieuse pour notre dénûment. Trois ou quatre meublesvermoulus y dansaient à l’aise, pendant que des journaux, despapiers, quelques livres, des fioles et divers ustensiles deménage, le tout entassé pêle-mêle sur des tablettes, y témoignaientdes états que j’avais exercés. Somme toute, nous étions chez nous,pouvant entrer et sortir à toute heure de nuit sans éveillerl’attention des voisins.

« Les conversations qu’entendirent cesmurs dans l’espace des quatre mois que nous vécûmes là ne peuventpas se raconter. Vous m’avez fait souvent remarquer que Rosalie,entre les mains d’un honnête homme, fut infailliblement devenue uneestimable ménagère. Cela est vrai. Entre les miennes, elle devinten peu de temps une compagne digne de moi. Elle ne voyait,n’entendait, ne sentait que par mes sens ; elle faisaitvraiment partie intégrante de ma chair. Je ne hurlais pas plutôtcontre les hommes et contre le ciel qu’elle éclatait à l’octave,quand elle ne renchérissait pas sur mes imprécations. Nousraisonnions le crime à l’instar d’une opération commerciale, etappelions de toutes nos forces l’occasion de nous enrichir à l’aided’un mauvais coup. Cependant, le jour, me croirez-vous ? s’ilm’arrivait de manier des billets de banque, j’avais à peine unetentation. Je pouvais risquer d’en cacher un et d’en mettre laperte sur le compte d’une erreur ou d’un accident. Cette seule idéem’étranglait. Ma conscience de Code pénal gardait mieux les billetsque n’eût fait une escouade d’agents de police ; mais, enrevanche, que de fois je me suis dit : « Ah ! quanddonc me sera-t-il donné de pouvoir impunément violer la loi ?quand donc pourrai-je, à la barbe de leurs bourreaux et de leurDieu, commettre ce qu’ils appellent un crime ? » Je nedevais être que trop bien entendu.

« Novembre allait venir. Chez Thillard,une catastrophe était imminente. Pour le caissier, la positionn’était plus tenable. Il voulut parler à l’agent de change qui lerenvoya brutalement à ses livres. Le 30 arriva. Je compris, à l’airdu vieux Frédéric, que le moment était venu. Au lieu de nous payer,selon qu’il avait coutume, la veille du premier, il nous priad’attendre jusqu’au lendemain. Un coup de foudre m’eût moinscruellement ébranlé. Il ne s’agissait sans doute que d’undélai ; mais ce délai était pour nous la mort, puisque, fauted’argent, nous n’avions rien pris de tout le jour.

« Au dehors, le temps était en harmonieavec les lugubres pensées qui me comblaient. L’atmosphère étaitobscurcie d’un brouillard à ce point intense, surtout aux abords dela Seine, que, par ordre de police, en vue de prévenir lesaccidents, outre une chaîne de lampions semés au coin des rues, surles places, sur les ponts, on avait organisé un service de guidesarmés de torches. Depuis plusieurs jours, je remarquais précisémentla crue incessante des eaux et la submersion totale des berges.Notre quartier était entièrement désert ; un silence funèbrenous enveloppait. Voyez-nous accroupis sur notre fumier, ayantfaim, pénétrés de froid, et jugez, si la chose est possible, de nosangoisses et de notre désespoir ! Ce fut alors que le suicidese présenta à mon esprit comme une ressource suprême.

« Par suite de cette même fatalité quimettait Thillard sur ma route, j’avais entre les mains un agent dedestruction, de tous, peut-être, le plus énergique et le plusrapide. Au collège, je m’étais activement occupé de chimie, et monpassage dans le laboratoire du pharmacien n’avait fait que raviverce goût en moi. Lors de mon séjour chez ce dernier, inspiréuniquement par une curiosité puérile, je m’étais approprié deuxfioles contenant, l’une de l’opium, l’autre, en verre noir cacheté,environ 12 grammes d’acide cyanhydrique, le plus actif des poisonsconnus. Pendant des années, je n’avais vécu que d’expédients ;j’avais erré d’hôtel en hôtel, laissant dans celui-ci une malle,dans celui-là des livres, dans cet autre des papiers, et, choseétrange, jamais, dans aucun, je n’avais oublié ces fiolesmortelles. Elles m’embarrassaient, m’importunaient ; vingtfois je voulus les briser : toujours j’éprouvai une sourderésistance au moment de le faire. Je pourrais dire plus justementqu’elles me suivaient, s’accrochaient à moi, sans que ma volonté yfût pour rien.

« Rosalie, à qui je fis part de marésolution, me répliqua sur-le-champ : « J’ypensais ! » La crainte seule de trop souffrir la retenaitencore. Je lui affirmai que ce poison produisait un effet analogueà celui de la foudre, que quelques gouttes suffisaient à donner lamort presque instantanément. Elle cessa d’hésiter. Trois ou quatreminutes de plus, et tout était fini. On frappa deux coups à laporte. Nous nous arrêtâmes frappés de stupeur. Peut-être bien nousétions-nous trompés. Mais deux chocs plus forts se renouvelèrentcoup sur coup. Je n’avais rien à craindre. Je remis la fiole enplace, et j’allai ouvrir.

« Un homme poussa la porte entr’ouverteet pénétra sans cérémonie jusqu’à la pièce où était la lumière.Notre stupeur redoubla en reconnaissant Thillard. Il était coifféd’une casquette et enveloppé d’un ample manteau. Il avait à la mainune valise pleine. À la vue de la misère qui suintait, pour ainsidire, au travers des murailles de notre intérieur, il cacha mal sondésappointement et son dégoût. Évidemment, ce qu’il voyaitdépassait toutes ses prévisions. Toutefois, il parut faire denécessité vertu. « J’ai à vous demander un service, » medit-il. « Et d’abord peut-on rester ici quelques heures sansvous gêner ? »

« Je m’inclinai en marque d’assentiment.Une émotion extraordinaire m’envahissait et paralysait ma langue.Thillard s’assura de la solidité d’une chaise, puis s’assit,disant : « Je suis sur pieds depuis ce matin, je n’enpuis plus, et par-dessus le marché, je meurs de soif. Vous n’avezsans doute rien à boire chez vous ? » Je fis signe quenon. « Il n’est que onze heures, » continua Thillard,« peut-être trouverez-vous encore un marchand de vin ouvert etvous sera-t-il possible de vous procurer du vin et dusucre ? » Il fouilla dans sa poche et en tira une piècede cinq francs qu’il jeta sur la table. « Voyez donc aussi, »ajouta-t-il, « s’il n’y aurait pas moyen de faire un peu defeu, je suis glacé. » Toujours muet, j’indiquai à Rosalie, nonmoins interdite que moi, une vieille caisse, un tabouret, desfragments de pupitre, et lui fis comprendre par mes gestes qu’elledevait briser cela et y mettre le feu. Je sortis.

« Les ténèbres étaient plus profondes quejamais : sous les lanternes mêmes on ne voyait point lalumière du gaz. Je marchai à tâtons le long des murs ; jegagnai, au jugé, vraiment, le pont Louis-Philippe ; je suivisla rampe du quai, et parvins ainsi jusqu’à la place de Grève. Là,grâce à la profusion des lampions et des torches, à la lueurdesquels je voyais ça et là passer quelques silhouettes, je pusmieux m’orienter. Vis-à-vis de l’hôtel de ville, du côté de l’eau,les marchands de vin, encombrés de clients, n’avaient hâte defermer leurs comptoirs. Je trouvai ce que je cherchais, et jerebroussai chemin.

« Cependant, que se passait-il dans matête ? Il doit se passer quelque chose de semblable dans celled’un général au plus fort de la bataille. Malgré un froidpénétrant, mon corps brûlait, mon cerveau était en ébullition. Lesidées y affluaient avec une impétuosité inconcevable. C’était commevingt éclairs qui se croisent en même temps sur un ciel noir. Jepensai tout ceci en quelque sorte à la fois : « Thillardest un scélérat ; il fuit, il est chargé d’or ; nul nesait qu’il est chez moi. J’ai un poison qui ne laisse aucunetrace ; lui-même m’offre le moyen de le lui administrer ;le quartier est désert, le brouillard impénétrable, la Seinehaute ; Rosalie est à ma discrétion ; l’impunité estcertaine, etc, etc. » Jamais je n’eusse cru mon entendementcapable d’une opération aussi complexe. J’allai jusqu’à penserqu’il y avait une Providence, que cette Providence était macomplice, qu’elle se servait de ma main pour châtier un criminel,que j’accomplissais un devoir, une mission même. Bien qu’en proie àla fièvre, je rentrai maître de moi. J’appelai Rosalie dans lapièce du devant et lui dis à voix basse, rapidement, d’un accentsaccadé : « Ne t’émeus de rien ; du sang-froid, del’audace ; obéis-moi en tout ; il n’y a rien àcraindre ; notre fortune est faite. » Je m’aperçus, à sonfrisson et à son serrement de main, qu’elle m’avait deviné.

« À la lumière, dans la chambre du fond,je m’assurai que, pour être pâle comme une morte et tremblante,elle n’était pas moins résolue que moi. Thillard se plaignaittoujours de la soif. Plein de sécurité, il faisait face au feu dela cheminée et nous tournait le dos. Pendant que, derrière lui, jepréparais le vin sur la table, il me dit en bâillant :« Vous connaissez madame de Tranchant pour avoir été vingtfois chez elle de ma part. J’ai couru tout le jour après elle sansparvenir à la joindre. Je ne puis différer mon départ un moment deplus : je dois être à Londres dans le plus bref délai. J’ai làune lettre et un paquet que je vous prierai de lui remettre sansretard, en mains propres. La chose est tellement urgente etdélicate que je n’ai cru pouvoir la confier qu’à vous. Il est bienentendu que, quoi qu’il arrive, vous ne devez pas m’avoir vu. Jecrois avoir le droit de compter sur votre discrétion. Je nepartirai pas, au reste, sans vous prouver que je ne marchande pasles services qu’on me rend. »

« Je ne l’entendais que vaguement, et jene songeais guère à lui répondre. La préparation du vin m’absorbaitentièrement. Après y avoir fait dissoudre le sucre et y avoirajouté des rouelles de citron, j’y glissai quelques grains d’opium.Je versai le tout dans une bouilloire et l’approchai du feu. Leliquide ne tarda pas à s’échauffer. Thillard s’impatientait. Je luiprésentai un verre du breuvage. À peine fut-il d’une chaleursupportable, qu’il l’avala d’un trait. Il m’en demanda aussitôt unsecond. En moins de quelques minutes, il but ainsi trois verrespleins. L’effet du narcotique fut rapide. Thillard, déjà harassé,fut saisi d’un besoin irrésistible de sommeil. Il se leva.« C’est singulier, » fit-il, « mes paupières se fermentmalgré moi. — Si vous voulez faire un somme sur lelit ? » lui dis-je d’une voix ferme. Il hésita : lasaleté du lit lui causait de la répugnance. Mais la lassitudetriompha bientôt de sa délicatesse. « Au moins, » dit-il enbâillant et en se frottant les yeux, « n’oubliez pas, coûteque coûte, de m’éveiller dans deux heures d’ici. Pour rien au mondeje ne voudrais manquer la voiture. Vous m’accompagnerez. »

« Rosalie, dont j’entendais les dentsclaquer, arrangea le lit de son mieux. Thillard le recouvrit encorede son manteau et s’y étendit pour dormir tout de suite d’un lourdsommeil. Des aiguilles dans sa chair ne l’eussent certainement paséveillé. Je saisis sur-le-champ mon autre fiole, celle où était lepoison, j’en brisai le goulot, puis la serrai dans ma main gauche,en appuyant fermement le pouce sur l’ouverture. Rosalie, changée enpierre, me regardait sans comprendre. Je m’approchai de Thillard.Des doigts de ma main libre je lui pinçai doucement les narines etle contraignis peu à peu d’ouvrir la bouche. Dès qu’elle futbéante, je lui versai l’acide dans la gorge. Il avala le contenu dela fiole d’une seule aspiration. En même temps, je me reculai dequelques pas.

« Le poison agit avec une promptitudefoudroyante. Ce fut d’abord une violente secousse de tout le corps,puis des mouvements convulsifs effrayants. Il entr’ouvrit les yeux,agita les lèvres ; mais il ne proféra pas un son. Je redoutaisdes vomissements : il n’y en eut point. Quatre ou cinq minutesaprès il ne remuait déjà plus. Je m’approchai. Il était sans poulset sans respiration ; une sueur visqueuse lui couvrait lapeau ; les muscles de la face étaient affaissés. Je le croyaisdéjà mort, quand il s’agita de nouveau convulsivement. Maisc’étaient les derniers efforts de son agonie. La rigidité desmembres m’avertit bientôt qu’il n’était plus réellement qu’uncadavre.

« Avec une terreur combattue par lacupidité, je songeai alors à explorer les vêtements de Thillard. Jem’imaginai, je ne sais pourquoi, que l’argent était dans sa valise.En cherchant la clef de cette valise dans l’un de ses goussets, jemis la main sur une superbe montre et sur un porte-monnaie pleind’or. Je laissai la montre en place et me bornai à soustrairequelques pièces d’or du porte-monnaie. Je procédai à l’inspectionde la valise : à mon grand désappointement, elle ne renfermaitque du linge. Je dis à Rosalie de la remettre dans l’état où elleétait d’abord. Pendant ce temps, je fouillai scrupuleusement lesautres poches de ma victime. Celles de côté du pardessus necontenaient qu’un passeport et des lettres, au nombre desquelles jetrouvai celle à madame de Tranchant et le paquet à l’adresse decette même femme. Je remis le tout dans la poche, à l’exception, deces deux dernières pièces, dont je voulais prendre connaissance. Ilme parut prudent de m’approprier une partie de la monnaie blanchequi garnissait les poches du pantalon. En attendant, je ne trouvaistoujours pas ce que je cherchais. Mais, au moment même où jecommençais à être effrayé du peu de valeur de mes trouvailles, jesentis sous mes doigts, dans la poche de côté du vêtement dedessous, un portefeuille bourré de papiers.

« En guise de rideaux, devant l’ouvertureoblongue par où nous venait la lumière, nous avions coutume, lesoir d’appendre une partie de nos haillons. Mon premier souci futde tourner les yeux vers cette sorte de fenêtre et de me convaincrequ’on ne pouvait pas nous apercevoir du dehors. Je posai ensuite leportefeuille sur la table, j’en approchai la chandelle dontj’écartelai la mèche pour y mieux voir, puis je m’assis. Rosalievint s’asseoir à côté de moi. Il ne semblait pas qu’il fut vain dela mettre en garde contre une émotion trop vive, précaution dontmoi-même j’avais grand besoin. J’ouvris le portefeuille. À lapremière chose que j’en tirai, nous suffoquâmes de joie, ou mieux,nous faillîmes mourir sur le coup ; car cette première chosese trouva être une liasse de billets de banque. « Ah !enfin ! ah ! enfin ! » répétâmes-nous pendantdix minutes, d’une voix entrecoupée.

« Bientôt plus calmes, nous nous donnâmesla jouissance de compter les billets un à un. Nous n’en finissionspas : il y en avait trois cents, TROIS CENT MILLEFRANCS !… Rosalie était d’avis de tout garder. Cela ne cadraitpoint avec mes combinaisons. À l’immense convoitise quim’envahissait se mêlait une certaine prudence. Des trois centsbillets, j’en détachai cent que je serrai précieusement dans leportefeuille, lequel portefeuille je replaçai non moinsprécieusement dans la poche où je l’avais tiré. Je bouclai ensuitela valise…

« Mais qu’allons-nous enfaire ? » me dit tout à coup Rosalie qui, un moment,avait oublié Thillard. « Sois calme, lui répondis-je.Occupe-toi seulement à mettre en sûreté ces billets dans ladoublure de ta robe ou de tes jupons… »

« Dans la préméditation du crime, toutesles circonstances qui me favorisaient m’avaient frappé d’un seulcoup, et bien avant même de faire un cadavre de l’agent de change,j’avais entrevu combien il me serait facile de m’en débarrasser. Aupréalable, je sortis pour tâter les lieux. Le brouillard nediscontinuait pas d’étendre aux alentours son voile impénétrable.J’étais à deux pas du Pont-Rouge. De borne en borne, je me glissaijusqu’à la Seine. J’écoutai. Le silence n’était pas moins profondque les ténèbres n’étaient épaisses. L’eau seule, dans sa course,bruissait et chantait sa psalmodie monotone et sinistre…

« De retour à la maison, après m’êtredéchaussé, car j’étais résolu à sortir pieds nus, j’enveloppaiThillard et sa valise dans les plis de son manteau. Déjà d’uneforce herculéenne, surexcité en outre au point d’ébranler unemontagne, je soulevai l’agent de change dans mes bras comme j’eussefait d’un mannequin d’osier. Sur mon ordre, Rosalie éteignit lalumière et alla m’ouvrir la porte…

« Chargé de mon fardeau, je marchai à pasde loup, lentement, sûrement vers le pont. Quoi que j’en eusse, jesentais la sueur ruisseler sur mon visage. Pour surcroît deterreur, je ne fus pas plutôt engagé sur la passerelle, que lesoscillations du tablier me firent croire que des gens venaient à marencontre. Une telle sensation n’est pas exprimable. J’eus lapensée de retourner sur mes pas… Dans ma courte halte, le pontcessa de vaciller. Retenant mon souffle, j’avançai alors doucement,mais si doucement que le pont n’oscillait plus ; je parvinsainsi jusqu’à l’endroit où le pied de la balustrade est tangent àla courbe des chaînes en fer. Là, je m’arrêtai ; puis, jeprêtai l’oreille. Des fantômes dansaient dans mes yeux ; uneharmonie infernale emplissait ma tête. Il me tardait d’avoir fini.J’élevai le corps à hauteur d’homme, je le tins suspendu quelquessecondes au-dessus du fleuve, puis je l’y laissai choir. Un bruitsourd retentit ; des éclaboussures jaillirent à droite, àgauche, en avant, en arrière. Ce fut tout. En même temps, jedevenais un autre homme. Je sentais au dedans de moi-même renaîtreune assurance imperturbable ; ma poitrine n’était déjà plusassez large pour contenir la volupté qui l’envahissait ; je meconsidérais intérieurement avec orgueil, et croisant les bras, jeregardais le ciel noir d’un air de défi et de dédain suprême.

« Mais que cette exaltation était vaineet qu’il fallait peu de chose pour l’éteindre ! Cette nuitmême, comme je poussais notre porte, que j’avais recommandé àRosalie de laisser entr’ouverte, j’éprouvai une résistanceimprévue. Par l’entre-bâillement, j’appelai Rosalie à voix basse.Point de réponse. Étouffant d’inquiétude, je réunis toutes mesforces, et je parvins à entrer. À terre, près de la porte, entravers, gisait la malheureuse Rosalie sans connaissance. Elle nerevint à elle que pour battre la campagne et me faire craindrequ’elle ne fût devenue folle. Ce n’était que le délire de lafièvre… »

Chapitre 16Remords.

Outre qu’il était resté debout jusqu’à cemoment, Clément avait encore joint à son débit une pantomime et unaccent parfois très énergiques. Avant d’aller plus loin, il s’assitpour se reposer et reprendre haleine. Max, lui, n’avait pas plusremué qu’un marbre. Le sang s’était retiré de son visage ; lasueur mouillait son front ; son regard, fiché en terre, avaitl’inflexible roideur d’une balle échappée d’un fusil ; ilsemblait que la colonne d’air qui pesait sur ses épaules eût ladensité du plomb. Dans son accablement, il ne songea guère àmesurer l’intervalle qui sépara l’instant où Clément s’était arrêtéde celui où il reprit :

« À présent, rappelez-vous ma feintemisère, ma conversion hypocrite, mon mariage avec Rosalie sous lepatronage de la société Saint-François-Régis, ma place, mestravaux, mon aisance progressive, ma préoccupation de la justifier,de la prouver au besoin par mes livres, et vous aurez, en mêmetemps que l’intelligence de ma tactique, l’explication de laplupart des scènes énigmatiques auxquelles vous avez assisté. Cequi vous reste à savoir, ce que vous n’avez pu que pressentir,c’est ce que j’ai souffert et ce que je souffre encore à cetteheure.

« Par rapport aux faits, je ne fus trompédans aucune de mes prévisions : tout se passa pour moi de lamanière la plus rassurante. Si la valise et les cent mille francsaccusaient chez Thillard un projet de fuite, le corps intact, lescent mille francs même, et, mieux que cela, une lettre adressée àsa femme où il déclarait, en termes ambigus, que « compromisdans des spéculations malheureuses, et impuissant à se relever, ilse sentait incapable d’assister au spectacle de sa honte, »parurent autant de témoignages irrécusables de son suicide. On seborna à conjecturer qu’au moment de passer à l’étranger, il avaitété assailli par le remords et qu’il s’était tué pour s’ysoustraire. Il n’y a donc pas à le contester : habile autantqu’il se peut, favorisé à souhait par les circonstances, mon crime,aux yeux des hommes, n’était vraiment pas ; je n’avais àredouter ni soupçon, ni enquête ; partant, d’après mesprincipes, je pouvais gager avec moi-même que rien au monde neserait capable de troubler ma sécurité. Cependant, je bâtissais surdes mensonges. Au contraire, ce qui eut lieu, l’état où je suisréduit, tout tend à me faire croire que, dans une société purementformaliste, si la certitude de l’impunité y devient une source descélératesses, cette impunité, la plupart du temps, n’est quefictive, et que le plus insigne scélérat, supposez qu’il soit assezadroit pour échapper au bagne ou à l’échafaud, peut encore trouveren lui-même un châtiment mille fois plus terrible que celui dont ilse joue…

« Dans le principe, les bruits que jerecueillais de droite et de gauche sur l’agent de change, lesplaintes de ceux de ses clients qu’il réduisait à la misère, ledésespoir de sa belle-mère et de sa femme, le tollégénéral contre lui, aidaient amplement à me rassurer, presque àm’absoudre. Sa lettre à madame de Tranchant m’avait révélé unenouvelle et dernière infamie. Il pressait cette femme de toutquitter : mari, enfants, famille ; il lui donnaitrendez-vous à Londres ; il lui recommandait de ne pas oublierses bijoux et lui faisait passer, dans les feuillets d’un livre,cinq billets de cent francs pour le cas où elle ne pourrait mettreaussi la main sur l’argent. J’ajouterai que la préoccupation denous envelopper d’une ceinture impénétrable de mensonges, le soind’organiser notre intérieur, notre assiduité dans les églises, lesexigences de mon emploi, les préparatifs de notre mariage, ne nouslaissaient guère le temps de songer au repentir. Mais ces jours decalme, qui nous semblaient devoir toujours durer, passèrent pournous avec plus de rapidité encore que, dans un convoi à toutevapeur, les panoramas ne défilent sous les yeux.

« Cette quiétude fut troublée dès lespremiers jours de notre mariage. À moins de l’intervention directed’une puissance occulte, il faut convenir que le hasard se montraici étrangement intelligent. Si merveilleux que paraisse le fait,vous ne penserez même pas à le mettre en doute, puisque aussi bienvous en avez la preuve vivante en mon fils. Bien des gens, aureste, ne manqueraient pas d’y voir un fait purement physique etphysiologique et de l’expliquer rationnellement. Quoi qu’il ensoit, je remarquai tout à coup des traces de tristesse sur levisage de Rosalie. Je lui en demandai la raison. Elle éluda de merépondre. Le lendemain et les jours suivants, sa mélancolie nefaisant que croître, je la conjurai de me tirer d’inquiétude. Ellefinit par m’avouer une chose qui ne laissa pas que de m’émouvoir auplus haut degré. La première nuit même de nos noces, en mon lieu etplace, bien que nous fussions dans l’obscurité, elle avait vu, maisvu, prétendait-elle, comme je vous vois, la figure pâle de l’agentde change. Elle avait épuisé inutilement ses forces à chasser cequ’elle prenait d’abord pour un simple souvenir : le fantômen’était sorti de ses yeux qu’aux premières lueurs du crépuscule. Deplus, ce qui certes était de nature à justifier son effroi, la mêmevision l’avait persécutée avec une ténacité analogue plusieursnuits de suite. Je simulai un profond dédain et tâchai de laconvaincre qu’elle avait été dupe tout uniment d’une hallucination.Je compris, au chagrin qui s’empara d’elle et se tournainsensiblement en cette langueur où vous l’avez vue, que je n’avaispoint réussi à lui inculquer mon sentiment. Une grossesse pénible,agitée, équivalente à une maladie longue et douloureuse, empiraencore ce malaise d’esprit ; et, si un accouchement heureux,en la comblant de joie, eut une influence salutaire sur son moral,ce fut de bien courte durée. Je me vis contraint, par-dessus cela,de la priver du bonheur d’avoir son enfant auprès d’elle, puisque,par rapport à mes ressources officielles, une nourrice à demeurechez moi eût paru une dépense au-dessus de mes moyens.

« Émus de sentiments à figurer dignementdans une pastorale, nous allions voir notre enfant de quinzaine enquinzaine. Rosalie l’aimait jusqu’à la passion, et moi-même, jen’étais pas loin de l’aimer avec frénésie ; car, chosesingulière, sur les ruines amoncelées en moi, les instincts de lapaternité seuls restaient encore debout. Je m’abandonnais à desrêves ineffables ; je me promettais de faire donner uneéducation solide à mon enfant, de le préserver, s’il étaitpossible, de mes vices, de mes fautes, de mes tortures ; ilétait ma consolation, mon espérance. Quand je dis moi, je parleégalement de la pauvre Rosalie qui se sentait heureuse rien qu’àl’idée de voir ce fils grandir à ses côtés. Quelles ne furent doncpas nos inquiétudes, notre anxiété, quand, à mesure que l’enfant sedéveloppait, nous aperçûmes sur son visage des lignes quirappelaient de plus en plus celui d’une personne que nous eussionsvoulu à jamais oublier. Ce ne fut d’abord qu’un doute sur lequelnous gardâmes le silence même vis-à-vis l’un de l’autre. Puis, laphysionomie de l’enfant approcha à ce point de celle de Thillard,que Rosalie m’en parla avec épouvante, et que moi-même je ne puscacher qu’à demi mes cruelles appréhensions. Enfin, la ressemblancenous apparut telle, qu’il nous sembla vraiment que l’agent dechange fût rené en notre fils. Le phénomène eût bouleversé uncerveau moins solide que le mien. Trop ferme encore pour avoirpeur, je prétendis rester insensible au coup qu’il portait à monaffection paternelle, et faire partager mon indifférence à Rosalie.Je lui soutins qu’il n’y avait là qu’un hasard : j’ajoutaiqu’il n’était rien de plus changeant que le visage des enfants, etque, probablement, cette ressemblance s’effacerait avecl’âge ; finalement, qu’au pis aller, il nous serait toujoursfacile de tenir cet enfant à l’écart. J’échouai complètement. Elles’obstina à voir dans l’identité des deux figures un faitprovidentiel, le germe d’un châtiment effroyable qui tôt ou tarddevait nous écraser, et, sous l’empire de cette conviction, sonrepos fut pour toujours détruit.

« D’autre part, sans parler de l’enfant,quelle était notre vie ? Vous avez pu vous-même en observer letrouble permanent, les agitations, les secousses chaque jour plusviolentes. Quand toute trace de mon crime avait disparu, quand jen’avais plus rien à craindre absolument des hommes, quand l’opinionsur moi était devenue unanimement favorable, au lieu d’uneassurance fondée en raison, je sentais croître mes inquiétudes, mesangoisses, mes terreurs. Je m’inquiétais moi-même avec les fablesles plus absurdes ; dans le geste, la voix, le regard dupremier venu, je voyais une allusion à mon crime. Les allusionsm’ont tenu incessamment sur le chevalet du bourreau. Souvenez-vousde cette soirée où M. Durosoir raconta une de sesinstructions. Dix années de douleurs lancinantes n’équivaudrontjamais à ce que je ressentis au moment où, sortant de la chambre deRosalie, je me trouvai vis-à-vis du juge qui me regardait auvisage. J’étais de verre, il lisait jusqu’au fond de ma poitrine.Un instant, j’entrevis l’échafaud. Rappelez-vous ce dicton :« Il ne faut pas parler de corde dans la maison d’un pendu, »et vingt autres détails de ce genre. C’était un supplice de tousles jours, de toutes les heures, de toutes les secondes. Quoi quej’en eusse, il se faisait dans mon esprit des ravages effrayants.L’état de Rosalie était de beaucoup plus douloureux encore :elle vivait vraiment dans les flammes. La présence de l’enfant dansla maison acheva d’en rendre le séjour intolérable. Incessamment,jour et nuit, nous vécûmes au milieu des scènes les plus cruelles.L’enfant me glaçait d’horreur. Je faillis vingt fois l’étouffer.Outre cela, Rosalie, qui se sentait mourir, qui croyait à la viefuture, aux châtiments, aspirait à se réconcilier avec Dieu. Je laraillais, je l’insultais, je menaçais de la battre, j’entrais dansdes fureurs à l’assassiner. Elle mourut à temps pour me préserverd’un deuxième crime. Quelle agonie ! Elle ne sortira jamais dema mémoire.

« Depuis, je n’ai pas vécu. Je m’étaisflatté de n’avoir plus de conscience, de ne jamais connaître leremords, et cette conscience, ces remords grandissent à mes côtés,en chair et en os, sous la forme de mon enfant. Cet enfant, dont,malgré l’imbécillité, je consens à être le gardien et l’esclave, necesse de me torturer par son air, ses regards étranges, par lahaine instinctive qu’il me porte. N’importe où que j’aille, il mesuit pas à pas, il marche ou s’assoit dans mon ombre. La nuit,après une journée de fatigue, je le sens à mes côtés, et soncontact suffit à chasser le sommeil de mes yeux ou tout au moins àme troubler de cauchemars. Je crains que tout à coup la raison nelui vienne, que sa langue ne se délie, qu’il ne parle et nem’accuse. L’inquisition, dans son génie des tortures, Dantelui-même, dans sa suppliciomanie, n’ont jamais rien imaginé de siépouvantable. J’en deviens monomane. Je me surprends dessinant à laplume la chambre où je commis mon crime ; j’écris au bas cettelégende : Dans cette chambre, j’empoisonnai l’agent dechange Thillard-Ducornet, et je signe. C’est ainsi que, dansmes heures de fièvre, j’ai détaillé sur mon journal à peu près motpour mot tout ce que je vous ai raconté.

« Ce n’est pas tout. J’ai réussi à mesoustraire au supplice dont les hommes châtient le meurtrier, etvoilà que ce supplice se renouvelle pour moi presque chaque nuit.Je sens une main sur mon épaule et j’entends une voix qui murmure àmon oreille : « Assassin ! » Je suis menédevant des robes rouges ; une pâle figure se dresse devant moiet s’écrie : « Le voilà ! » C’est mon fils. Jenie. Mon dessin et mes propres mémoires me sont représentés avec masignature. Vous le voyez, la réalité se mêle au songe et ajoute àmon épouvante. J’assiste enfin à toutes les péripéties d’un procèscriminel. J’entends ma condamnation : « Oui, il estcoupable. » On me conduit dans une salle obscure où viennentme joindre le bourreau et ses aides. Je veux fuir, des liens de ferm’arrêtent, et une voix me crie : « Il n’est plus pourtoi de miséricorde ! » J’éprouve jusqu’à la sensation dufroid des ciseaux sur mon cou. Un prêtre prie à mes côtés etm’invite parfois au repentir. Je le repousse avec mille blasphèmes.Demi-mort, je suis cahoté par les mouvements d’une charrette sur lepavé d’une ville ; j’entends les murmures de la multitudecomparables à ceux des vagues de la mer, et, au-dessus, lesimprécations de mille voix. J’arrive en vue de l’échafaud. J’engravis les degrés. Je ne me réveille que juste à l’heure où lecouteau glisse entre les rainures ; quand, toutefois, mon rêvene continue pas, quand je ne suis pas traîné en présence de celuique j’ai voulu nier, de Dieu même, pour y avoir les yeux brûlés parla lumière, pour y plonger dans l’abîme de mes iniquités, pour yêtre supplicié par le sentiment de ma propre infamie. J’étouffe, lasueur m’inonde, l’horreur comble mon âme. Je ne sais plus combiende fois déjà j’ai subi ce supplice.

« J’ai recours à l’opium. Mes douleurs encombattent l’effet, et rien n’est plus atroce que cette lutte de lasouffrance contre les fatigues du corps. Et il n’y a pas àprétendre que je puisse me soustraire à cela. Je ne puis pasmourir. Que deviendrait mon enfant ? Il me possède, je suis saproie, sa bête de somme ; il tient ferme dans sa main lesrênes du mors que j’ai à la bouche, et, par instants, il tire à mefaire hurler. En d’autres termes, il me rive à la vie, il cloue mesmembres sur cette terre, pour que le remords puisse à l’aisedévorer et redévorer mon cœur, mes entrailles.

« Ce n’est rien encore. Au lieu dedormir, souvent je me lève ; comme un fantôme, j’erre àtravers les rues, je gagne les champs, je vais m’asseoir dansquelque endroit écarté. Les millions d’étoiles qui émergent dansl’espace me semblent autant d’yeux fixés sur moi, et je courbehonteusement la tête : le front dans les mains, en dépit demoi-même, je me recueille, je plonge dans le passé, je reconstruisla chaîne de mes idées et de mes actions. À ces ressouvenirs semêlent, comme autant de voix qui m’accusent, me maudissent, lesbruissements des arbres et des herbes, les hurlements lugubres deschiens. Ces bruits s’enflent graduellement et prennent lesproportions d’une tempête. Glacé de terreur, je me dresse ; uncercle de spectres hideux dansent autour de moi, remplissent monoreille de cris sauvages, déchirent ma chair de leurs griffes. Troprobuste pour perdre connaissance, je suis sans force pour fuir, etje dois endurer ce supplice jusqu’à l’heure où l’hallucinationm’abandonne, de guerre lasse sans doute.

« Voilà mon existence. Vous voyez jusqu’àquel point elle est horrible. Eh bien, je n’aspire qu’à souffrirencore plus. Ah ! que je rende vingt yeux pour un œil, vingtdents pour une dent, mais que je périsse une fois, que mon corpssoit la pâture des vers et qu’enfin je connaisse le repos de lamort !… »

Clément se tut, il n’ajouta plus rien ;un long et funèbre silence eut lieu.

Après ce qu’il venait d’entendre, rempli dessentiments les plus douloureux, muet d’ailleurs à forced’épouvante, Destroy n’avait pas un mot à dire. Il se leva et avecune profonde irrésolution que dénotait son pas mal assuré, sedirigea vers la porte. Clément, pleurant et sanglotant pour ainsidire, sans pleurs ni sanglots, livide et flasque, affaissé surlui-même, agonisait, en quelque sorte, comme ces condamnés en proiedéjà à la mort, avant même que le couteau ait touché leur tête. Aumoment de passer le seuil, Max, qui se détourna et vit cespectacle, ne put se défendre d’un mouvement de pitié. À cet homme,son ami tant d’années, et dont la vue actuellement ne pouvait pluslui causer que de l’horreur, il jeta, avant de disparaître, un longregard de commisération…

Destroy quitta Clément pour ne jamais lerevoir.

Courbé sous le poids des plus effroyablesconfidences que puissent ouïr des oreilles humaines, le pauvre Max,marchant devant lui, gagna la campagne et y erra longtemps auhasard. La mélancolie et l’amertume gonflaient sa poitrine ;il étouffait, les yeux lui faisaient mal, et la solitude où ilcherchait un allégement augmentait encore son malaise. De détoursen détours, un besoin instinctif de consolation le conduisit, sansque sa volonté y fût pour rien, jusque chez Mme Thillard.Effrayée, en le voyant tout défait :

« Mon Dieu, mon ami, lui demanda celle-ciavec inquiétude, que vous est-il arrivé ? »

À demi suffoqué, Destroy s’agenouilla auxpieds de son amie et embrassa ses genoux avec fièvre. Puis, levantvers elle un visage baigné de larmes et un œil étincelant depassion :

« Oh ! madame, s’écria-t-il, que jevous aime ! »

À cet élan passionné qui trahissait uneincommensurable douleur, Mme Thillard, oubliant même d’êtrecurieuse, sentit, elle aussi, l’émotion l’envahir et les pleursmonter à ses yeux…

Chapitre 17Un homme heureux.

La disparition de Clément ne laissa pas qued’être remarquée. Dans le principe, on ne voulait point admettreque Destroy ignorât ce qu’il était devenu : on le harcelaitpour en avoir des nouvelles. Bien que fondé à le croire auxÉtats-Unis, il se défendait immuablement de savoir en quel lieuledit Clément s’était réfugié. Dix années et plus s’écoulèrent.Insensiblement on l’oublia, comme les absents s’oublient. Maxlui-même y pensait déjà beaucoup moins ; en son souvenir,l’histoire de son ancien ami persistait sans doute, mais comme yeussent persisté les impressions d’un rêve sinistre. Peu s’enfallait qu’il ne prît toutes ces aventures pour les fantaisiesd’une sombre imagination.

Cependant, il se rencontra chez son amiRodolphe avec un jeune homme qui venait de parcourir le monde entouriste. Ce jeune homme, bien connu sous le nom de Sosthènes,avait tout uniment cette valeur qu’aux yeux du plus grand nombredonne la fortune. Pour le soustraire à l’influence ruineusequ’exerçait sur lui une femme entretenue, sa mère l’avait obligéd’entreprendre un long voyage. Trois années de séjour dansl’Amérique du Nord avaient meublé sa mémoire d’une séried’anecdotes plus ou moins dignes d’intérêt. Il avait visité nombred’endroits, et, en dernier lieu, s’était arrêté assez longtempsdans une petite ville de commerce située sur le lac Ontario. A beaumentir, ou, au moins, a beau parler qui vient de loin. Max etRodolphe l’écoutaient avec distraction. Il s’interrompit tout àcoup.

« N’avez-vous pas connu un nomméClément ? » demanda-t-il aux deux amis.

Tandis que Rodolphe, dont la curiosité prenaitfeu, s’empressait de répondre affirmativement, Max tressaillait etregardait Sosthènes avec inquiétude.

« Je vous en parle, reprit Sosthènes,parce que, soi-disant, il a vécu ici dans le monde des gens delettres et des artistes. »

Tout ému de la rencontre, Rodolphe, avec sonétourderie habituelle, plus soucieux de parler que d’écouter,accumula questions sur questions. Sosthènes, exceptionnellement,fut intéressant parce qu’il avait été intéressé lui-même. Max,contre toute attente, connut, jusque dans les moindres détails, lanouvelle existence d’un homme auquel il ne pouvait penser sansfrémir.

Le jeune touriste représentait Clément commeun personnage étrange, mystérieux, foncièrement misérable au milieude la prospérité, et qui, pour peu qu’on l’approchât, éveillaitaussitôt chez autrui d’indicibles impressions. Il dépassait de peula quarantaine, et ses yeux caves, son front chauve, ses jouescreuses et livides, la maigreur de son corps courbé, lui donnaientles apparences d’un vieillard, ou mieux, celles d’un cadavreambulant. Tout en ayant l’humeur la plus douce, il était sombre,taciturne, inaccessible à la gaieté, et dévoré d’une activitéfébrile qui achevait de ruiner sa constitution.

On ne se rappelait pas l’avoir jamais vu sansson fils, jeune homme pâle, plus étrange encore que son père. Unœil noir d’une fixité stupide, de longs cheveux bruns naturellementbouclés, rehaussaient encore sa pâleur. Bien qu’il n’eût pas plusde quinze ou seize ans, il en accusait vingt, à cause de ses traitsaccentués et d’une légère moustache qui estompait déjà sa lèvresupérieure. Sous le rapport des facultés intellectuelles, iln’était pas à la hauteur d’un enfant de six mois ; iln’ouvrait la bouche que pour articuler des syllabes dénuées de sensou pousser des cris rauques. Jamais il ne quittait son père, pasmême pour dormir.

On les rencontrait fréquemment dans les rues,sur les promenades, bras dessus, bras dessous, le père remorquantle fils, comme le crime traîne à sa suite la honte et la vengeance.C’était la croyance commune qu’un incommensurable malheurempoisonnait l’existence de cet homme. Il avait des mœursirréprochables, il ne mesurait ses jours que par le travail et lesbonnes actions, et n’éveillait partout que des antipathies.Peut-être, sans son fils, fût-on parvenu à les vaincre ; maisla vue de ce bel et étrange idiot, qui couchait dans son ombre,soulevait une véritable horreur : on s’en détournait comme onse gare d’un reptile dangereux.

Clément semblait tourmenté d’une soif d’argentinextinguible. Se livrant au commerce avec frénésie, d’unehardiesse sans exemple, d’une habileté rare, d’un bonheurproverbial dans toutes ses opérations, il était déjà plus quemillionnaire. Cependant qu’il faisait bâtir de vastes hangars,qu’il agrandissait ses chantiers, qu’il étendait le cercle de sesaffaires, qu’il multipliait le nombre de ses agents, il vivait avecson fils dans la plus modeste maison de l’endroit, se passait dedomestiques et se privait même du luxe de l’aisance. Cetteaustérité, si peu d’accord non-seulement avec sa fortune, maisencore avec le poids des travaux qu’il accumulait sur lui,surprenait d’autant plus, qu’il était invariablement, à l’égard desmalheureux, libéral jusqu’à profusion. Sans parler des aventuriersqui l’exploitaient journellement, toujours impunément, il accordaitdu travail à qui en voulait, distribuait les aumônes à pleinesmains, fondait des écoles, contribuait pour une somme considérableà l’édification d’un hôpital. On l’avait vu sacrifier des intérêtsimmenses plutôt que d’avoir un procès.

Ce n’était rien encore. À toute heure du jouret de nuit, on trouvait Clément prêt à rendre service, à sedévouer, voire à sacrifier sa vie. On eût dit même qu’il ne fûtnulle part plus à l’aise qu’au centre des plus grands dangers. Iln’était pas un désastre, dans la ville, auquel ne se rattachât lesouvenir de son courage. On citait de lui plus volontiers diverstraits qui approchaient réellement de l’héroïsme. Un sinistre,allumé par la foudre, menaçait de dévorer la ville ; le ventpropageait l’incendie de quartier en quartier avec une rapiditéextraordinaire ; les habitants, comprenant leur impuissance,restaient plongés dans la terreur et le désespoir. Tout à coup, surle faîte d’une charpente menaçant ruine, dans un tourbillon defumée rougeâtre, était apparu Clément la hache à la main. Au risqued’être vingt fois englouti sous les décombres, frappant à droite età gauche avec une vigueur surhumaine, il était parvenu à faire cequ’on appelle la part du feu et à préserver ainsi de la ruine unefoule d’artisans et d’industriels.

Quelque six mois auparavant, par un tempseffroyable, pour sauver quatre malheureux que l’orage avaitsurpris, il s’était bravement, sans hésitation, exposé sur le lac àun péril peut-être plus grand encore. En présence du ciel noirsillonné d’éclairs, du vent furieux qui bouleversait l’Ontario et ysoulevait des montagnes, les hommes les plus intrépides manquaientde courage. Il eût fallu, à leur avis, être frappé de démence pouroser affronter un pareil ouragan. Aussi fût-ce avec une indicibleépouvante qu’on vit Clément s’élancer dans une barque ets’abandonner aux vagues. On le considéra sur-le-champ comme perdu.Toutefois, il n’avait pas seulement échappé à une mort certaine, ilavait encore eu l’incroyable bonheur de voir son audace couronnéed’un plein succès.

Enfin, on ne se souvenait pas sans le plus vifenthousiasme du dévouement vraiment sublime qu’il avait déployédurant une épidémie. La population était plus que décimée ;les riches, les prêtres, les médecins eux-mêmes, du moins ceux quin’avaient pas succombé, s’étaient enfuis ; on ne voyait quemorts et mourants ; à l’aspect du drapeau noir flottant surles églises et la maison commune, ceux que la contagion épargnaitagonisaient de peur. Clément parut se jouer d’un fléau quirépandait l’alarme à dix lieues aux alentours. Non content de nepas émigrer, il parcourait les rues, relevait le courage des uns,contraignait les autres à l’action, soignait les malades, enterraitles morts. Outre qu’il sauva nombre de gens par l’intrépidité deson exemple, à force d’énergie il préserva de la peste une villedéjà dépeuplée par l’épidémie. Cependant, le fléau passa sur satête et celle de son fils sans même y toucher. Il semblaitdécidément que cet homme qui méprisait si profondément la mort fûtégalement méprisé d’elle.

En dépit de tels services, la reconnaissance àson égard se bornait à une sorte d’admiration superstitieuse. Ildonnait lieu à trop de marques singulières et inquiétantes. Lesremercîments ne lui causaient que de la gêne. Le contact de sessemblables le rendait tout honteux. Sa tristesse, son abnégation,sa témérité, ressemblaient aux effets du remords. De plus, il étaitnotoire que de sa maison, la nuit, s’échappaient parfois deshurlements sauvages à croire que le père et l’enfant se prenaientde querelle et se ruaient l’un sur l’autre. Comment ne l’eût-on pasfui, quand déjà son extérieur, sa taciturnité, la vue de son fils,suffisaient et au delà à éteindre aussitôt dans tous les espritsjusqu’à la velléité de le connaître intimement ?

Sosthènes occupait le premier étage d’unemaison située non loin du domicile de Clément. Les contradictionsétaient évidentes dans quelques-uns des bruits dont celui-ci étaitl’objet. On pouvait d’ailleurs les avoir inventés, ou du moinssingulièrement exagérés. En définitive, il n’était personne qui netînt ce Français pour le plus inoffensif et le meilleur des hommes.Sosthènes s’était décidé à lui rendre visite.

Il n’avait qu’à se louer de l’accueil qu’il enavait reçu. Les apparences étaient loin de répondre aux comméragesen circulation. Au premier abord, Sosthènes se félicita d’avoirfait ses réserves. C’était trop se hâter. Insensiblement, il selivra à des observations du caractère le plus attristant. Clémentse pliait en esclave à tous les caprices de son fils ; ilsemblait l’idolâtrer et se complaire à lui obéir. Mais l’enfantn’était touché ni de cette affection, ni de cescomplaisances ; il avait à peine ce qu’il exigeaitimpérieusement par des cris, qu’il redevenait impassible. Ilrepoussait en hurlant les caresses paternelles et avait leprivilège étrange, avec sa pâleur morne, son œil dur,l’inflexibilité de sa bouche, son mutisme, de remplir son pèrelui-même de terreur. Quel effet ne devait-il pas produire sur lesétrangers ?

Sans y être provoqué, Clément avait faitquelques confidences à son compatriote. « Tout me réussit, »avait-il dit, « je ne comprends rien à mon bonheur. » Laplus désastreuse entreprise devenait excellente dès qu’il s’enmêlait. On disait effectivement dans le pays : « Heureuxcomme M. Clément. » En moins de onze ans, il avait amasséune brillante fortune. Cela ne lui suffisait pas. Il voulait avoirdes millions avant de retourner en Europe. Son intention était d’yfonder des établissements utiles.

Encouragé par cette confiance, Sosthèness’était hasardé à le questionner sur son incurable mélancolie.Clément eut l’air embarrassé, « J’ai perdu une femme quej’adorais, » dit-il enfin en détournant la tête. « Je comptaispasser mes vieux jours avec elle. Sa mort m’a laissé entièrementseul, puisque aussi bien, comme vous voyez, mon fils est innocent.Depuis cette perte, je n’ai pas goûté une heure de repos. Madouleur croît même avec le temps. » Sosthènes se rappelaitencore ces paroles : « Je n’ai jamais ni faim ni soif, jene dors presque pas, quand le travail auquel je m’assujettisbriserait l’organisation la plus robuste. Au milieu des plus rudesfatigues, je ne puis trouver l’oubli : mon esprit reste libreet travaille de son côté. Quand je suis prêt à tomber d’épuisement,je le suis aussi à succomber sous le poids de mes souvenirs.J’ignore comment je puis vivre ainsi. Il faut que la vie tienne aucorps d’une étrange façon. » Et comme Sosthènes s’étonnaitd’une douleur aussi persistante : « Oh ! repritClément d’un accent et d’un air à tirer les larmes des yeux, j’aiaussi une maladie cruelle qui exerce son influence sur moi. Je faistout au monde pour me distraire, pour chasser les noires tristessesqui m’accablent, mais sans y réussir. »

Clément et son fils n’avaient pas tardé àfaire naître chez Sosthènes ce sentiment de répulsion que finissaittoujours par causer leur présence. Celui-ci s’était hâté de quitterle pays pour ne plus les voir.

Chapitre 18Conclusion.

Une dernière épreuve attendait Destroy. Lesinquiétudes qu’occasionnait en lui le fait seul d’avoir été liéavec Clément ne devaient pas même cesser à la mort de ce dernier.Cinq ou six ans plus tard, en même temps que les journaux luiapprenaient cette mort, il avait le chagrin d’y entendre mêler sonnom.

Clément comprit enfin que son dernier jourapprochait. L’idée de revoir son pays une dernière fois s’empara delui avec une telle passion, qu’il capitalisa à la hâte sa fortuneet prit passage avec son fils sur un navire qui faisait voile pourl’Europe.

La traversée fut longue et incidentée defréquents orages ; de mémoire de marin, jamais peut-êtrel’atmosphère n’avait présenté le spectacle d’autant de brusquesvariations. Exténué, déchiré de douleurs atroces, Clément étaithors d’état de supporter une mer incessamment battue par des ventscontrariés ; ses jours n’étaient plus qu’une véritableagonie ; on s’attendait d’heure en heure à lui voir rendrel’âme. Ses douleurs lui arrachaient des plaintes navrantes ;il suppliait qu’on le jetât à la mer, ou tout au moins qu’on ledéposât sur un rivage quelconque. Le capitaine en eut pitié. Ilsupposa que deux ou trois heures de terre calmeraient un peu lessouffrances de ce misérable. On relâcha à la hauteur d’une îleinculte, de facile abord, qui sépare l’espace compris entre lenouveau monde et l’Europe en deux longueurs à peu près égales.

Des rameurs conduisirent le capitaine etClément au rivage. Ces deux derniers mirent pied à terre ets’avancèrent dans l’île en gravissant lentement la rampe d’unmonticule à l’ombre duquel ils disparurent bientôt. Deux heuresenviron s’écoulèrent. Le soleil se couchait déjà, qu’ils n’étaientpas encore de retour. Ceux qui les avaient amenés jugeaient prudentd’aller à leur rencontre. La silhouette du capitaine se dessinatout à coup sur le disque du soleil couchant. Il était seul. Ilcourait. En deux enjambées il rejoignit ses hommes. Clément venaitde mourir subitement comme s’il eût été frappé de la foudre.

Le capitaine fit dresser un procès-verbal decette mort et des circonstances qui l’avaient accompagnée. Clémentétait d’une faiblesse extrême ; il pouvait à peine sesoutenir. Une agitation fébrile, analogue à celle du délire, semanifesta soudainement en lui. Il jeta des regards effarés sur lepaysage. Devant les yeux se déroulait une plaine aride, légèrementondulée, sans arbres, sans végétation d’aucune sorte. À l’horizon,s’étendait la mer dont la surface présentait une série infinie delosanges alternativement sombres et lumineux. Le murmure confus,monotone des vagues, remplissait l’âme de tristesse. Un ventglacial, un ciel gris, traversé au couchant de quelques bandes d’unrouge sinistre, achevaient de faire de cet endroit l’un des plusaffreux et des plus désolants qu’on pût imaginer. Clément en fit laremarque. Il ajouta en portant la main à ses yeux avecémotion :

« Voilà, monsieur, l’image de mavie : l’aridité, l’horreur, le désespoir. »

Peu après, il reprit d’un air égaré :

« N’entendez-vous rien ? Il mesemble que des voix appellent. »

Le bruissement de la mer pouvait en effetproduire cette illusion.

Clément fit encore quelques pas etdit :

« Asseyons-nous, monsieur, je me trouvemal. »

Il n’était pas assis depuis quelques secondes,qu’il se dressa d’un bond.

« Allons-nous-en ! »s’écria-t-il.

Ses forces le trahirent, il s’arrêta.

« C’est singulier, fit-il d’une voixéteinte, je n’y vois plus. »

Il suffoquait.

« J’étouffe,secourez-moi ! »

Le capitaine, qui l’observait avec inquiétude,courut à lui. Il arriva trop tard pour le soutenir. Clément venaitde crouler à terre comme une masse inerte. Il avait cessé devivre.

Il eut l’Océan pour tombeau.

On trouva sur lui, parmi ses papiers, unprojet informe de testament olographe par lequel il instituaitformellement Destroy son légataire universel. La plupart de sesautres volontés étaient exprimées avec beaucoup moins de précision.On devinait que le temps lui avait fait défaut. Un homme qui leconnaissait bien pouvait toutefois les pénétrer aisément. La moitiéde son avoir, qui constituait une somme triple de celle dont ilavait dépouillé l’agent de change, devait être remise à madameThillard ; sur l’autre moitié serait prélevé le capital d’unepension viagère suffisante pour que son fils fût l’objet des plusgrands soins dans une maison de santé. Une note spéciale, rédigéebien avant ce testament, montrait combien profondément il aimaitcet enfant et avec quelle persistante énergie il se préoccupait deson avenir. Enfin, on utiliserait le reste de sa fortune à créerdes lits dans un hospice de vieillards et à doter divers autresétablissements de bienfaisance.

À l’occasion d’un service célébré en sonhonneur, quelques paroles furent prononcées qui roulaient sur cethème : Pertransivit benefaciendo.

C’était un fait. Il vivait en faisant le bien,il accumulait bonne action sur bonne action, il s’efforçait de serendre agréable aux hommes ; de gagner leur estime, de mériterleur admiration. Ébranlé dans son scepticisme, effrayé, sinonrepentant, il se flattait sans doute, à force de générosité et dedévouement, d’apaiser ses grandissantes et atroces terreurs.

On a vu jusqu’à quel point était profonde sonillusion.

Échappé d’un milieu qui ne reconnaît rien endehors de lui, d’un milieu où la légalité est la souverainemoralité, il tombait pourtant en proie à des tortures inouïes donton essayerait vainement de contester la source. Les années, loind’éteindre en lui de dévorants souvenirs, en redoublaient lavivacité, et tout porte à croire qu’il désespérait de trouver, mêmedans la mort, un terme à son supplice.

Son mémento contenait du moins cet aveu précisqu’il y formulait d’une main tremblante quelques jours avant demourir :

« Non, quoi qu’on puisse prétendre, cequ’on appelle conscience n’est pas uniquement le fruit del’éducation. Il est même des crimes que ni le repentir, ni ladouleur, ni le sacrifice perpétuel de soi ne sauraient racheter,des crimes qui outragent essentiellement la nature, qui excluentfatalement l’homme du milieu des hommes. »

Telles furent sa vie et sa fin. Si quelquechose pouvait consoler de ce qu’elles ont d’horrible, ce serait àcoup sûr la bonne aventure de Destroy. On se rappelle que, pourlui, la douleur était comme le sel de l’âme, et que la pauvreté etl’obstacle, loin de lui souffler des sentiments de révolte, luisemblaient un mal utile, un stimulant contre l’engourdissement desfacultés. Il devait recueillir le fruit de sa patience, de soncourage, de ses idées justes. Une haute fortune, en effet, comblaitson ambition juste à l’heure où Clément, épuisé par de longues etindicibles tortures, mourait loin de son pays, en proie au remordset au désespoir.

FIN.

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