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Le Blocus

Le Blocus

d’ Erckmann-Chatrian
LE BLOCUS
I

– Puisque tu veux connaître le blocus de Phalsbourg en 1814, me dit le père Moïse, de la rue des Juifs, je vais tout te raconter en détail.

Je demeurais alors dans la petite maison qui fait le coin à droite de la halle ; j’avais mon commerce de fer à la livre, en bas sous la voûte, et je restais au-dessus avec ma femme Sorlé et mon petit Sâfel, l’enfant de ma vieillesse.

Mes deux autres garçons, Itzig et Frômel,étaient déjà partis pour l’Amérique, et ma fille Zeffen était mariée avec Baruch, le marchand de cuir, à Saverne.

Outre mon commerce de fer, je trafiquais aussi de vieux souliers, du vieux linge, et de tous ces vieux habits que les conscrits vendent en arrivant à leur dépôt, lorsqu’ils reçoivent des effets militaires. Les marchands ambulants me rachetaient les vieilles chemises pour en faire du papier, et le reste, je le vendais aux paysans.

Ce commerce allait très bien, parce que des milliers de conscrits passaient à Phalsbourg de semaine en semaine,et de mois en mois. On les toisait tout de suite à la mairie, on les habillait, et puis on les faisait filer sur Mayence, sur Strasbourg ou bien ailleurs.

Cela dura longtemps ; mais, vers la fin,on était las de la guerre, surtout après la campagne de Russie etle grand recrutement de 1813.

Tu penses bien, Fritz, que je n’avais pasattendu si longtemps pour mettre mes deux garçons hors de la griffedes recruteurs. C’étaient deux enfants qui ne manquaient pas de bonsens ; à douze ans, leurs idées étaient déjà très claires, et,plutôt que d’aller se battre pour le roi de Prusse, ils se seraientsauvés jusqu’au bout du monde.

Le soir, quand nous étions réunis à souperautour de la lampe à sept becs, leur mère disait quelquefois en secouvrant la figure :

– Mes pauvres enfants !… mes pauvresenfants !… Quand je pense que l’âge approche où vous irez aumilieu des coups de fusil et des coups de baïonnette, parmi leséclairs et les tonnerres !… Ah ! mon Dieu !… quelmalheur !…

Et je voyais qu’ils devenaient tout pâles. Jeriais en moi-même… Je pensais :

« Vous n’êtes pas des imbéciles… Voustenez à votre vie… C’est bien !… »

Si j’avais eu des enfants capables de se fairesoldats, j’en serais mort de chagrin ; je me seraisdit :

« Ceux-ci ne sont pas de marace !… »

Mais ces enfants grandissaient en force, enbeauté. À quinze ans, Itzig faisait déjà de bonnes affaires ;il achetait du bétail pour son compte dans les villages, et lerevendait au boucher Borich, de Mittelbronn, avec bénéfice ;et Frômel ne restait pas en arrière, c’est lui qui savait le mieuxrevendre la vieille marchandise que nous avions entassée dans troisbaraques, sous la halle.

J’aurais bien voulu conserver ces garçons prèsde moi. C’était mon bonheur de les voir avec mon petit Sâfel, – latête crépue et les yeux vifs comme un véritable écureuil, – oui,c’était ma joie ! Souvent je les serrais dans mes bras sansrien dire, et même ils s’en étonnaient, je leur faisais peur ;mais des idées terribles me passaient par l’esprit, après 1812. Jesavais qu’en revenant à Paris, l’Empereur demandait chaque foisquatre cent millions et deux ou trois cent mille hommes, et je medisais :

« Cette fois, il faudra que tout marche…jusqu’aux enfants de dix-sept et dix-huit ans ! »

Comme les nouvelles devenaient toujours plusmauvaises, un soir je leur dis :

– Écoutez !… vous savez tous lesdeux le commerce et ce que vous ne savez pas encore, vousl’apprendrez. Maintenant, si vous voulez attendre quelques mois,vous tirerez à la conscription, et vous perdrez comme tous lesautres ; on vous mènera sur la place ; on vous montrerala manière de charger un fusil, et puis vous partirez, et jen’aurai plus de vos nouvelles !

Sorlé sanglotait, et tous ensemble noussanglotions. Ensuite, au bout d’un instant, je continuai :

– Mais si vous partez tout de suite pourl’Amérique, en prenant le chemin du Havre, vous arriverez là-bassains et saufs ; vous ferez le commerce comme ici, vousgagnerez de l’argent, vous vous marierez, vous multiplierez, selonla promesse de l’Éternel, et vous m’enverrez aussi de l’argent,selon le commandement de Dieu : – Honore ton père et tamère ! – Je vous bénirai comme Isaac a béni Jacob, et vousaurez une longue vie… Choisissez !…

Ils choisirent tout de suite d’aller enAmérique, et moi-même je les conduisis jusqu’à Sarrebourg. Chacund’eux avait déjà gagné pour son compte vingt louis, je n’eus besoinque de leur donner ma bénédiction.

Et ce que je leur ai dit est arrivé :tous les deux vivent encore, ils ont des enfants en nombre, quisont ma postérité, et quand j’ai besoin de quelque chose ils mel’envoient.

Itzig et Frômel étaient donc partis, il ne merestait que Sâfel, mon Benjamin, le dernier, qu’on aime encore plusque les autres, si c’est possible. Et puis j’avais ma fille Zeffen,mariée à Saverne avec un brave et honnête homme, Baruch ;c’était l’aînée, elle m’avait déjà donné un petit-fils nommé David,selon la volonté de l’Éternel, qui veut qu’on remplace les mortsdans les mêmes familles : David était le nom du grand-père deBaruch. – Celui qu’on attendait devait s’appeler comme monpère : Esdras.

Voilà, Fritz, dans quelle position j’étaisavant le blocus de Phalsbourg, en 1814. Tout avait été bienjusqu’alors, mais, depuis six semaines, tout allait très mal enville et dans le pays. Nous avions le typhus ; des milliers deblessés encombraient les maisons ; et, comme les brasmanquaient à la terre depuis deux ans, tout était cher : lepain, la viande et les boissons. Ceux d’Alsace et de Lorraine nevenaient plus au marché, les marchandises en magasin ne sevendaient plus, et quand une marchandise ne se vend plus, elle vautautant que du sable ou de la pierre : on vit dans la misère aumilieu de l’abondance, la famine arrive de tous les côtés.

Eh bien ! malgré tout, l’Éternel meréservait encore une grande satisfaction, car en ce temps, aucommencement de novembre, la nouvelle m’arriva qu’un second filsvenait de naître à Zeffen, et qu’il était plein de santé. Ma joieen fut si grande, que je partis tout de suite pour Saverne.

Il faut savoir, Fritz, que si ma joie étaitgrande, cela ne venait pas seulement de la naissance d’unpetit-fils, mais de ce que mon gendre ne serait pas forcé departir, si l’enfant vivait. Baruch avait toujours eu du bonheurjusqu’alors : dans le moment où l’Empereur avait fait voterpar son Sénat que les hommes non mariés seraient forcés de partir,il venait de se marier avec Zeffen ; et quand le Sénat avaitvoté que les hommes mariés, sans enfants, partiraient, il avaitdéjà son premier enfant. Maintenant, d’après les mauvaisesnouvelles, on allait voter que les pères de famille qui n’auraientqu’un enfant partiraient tout de même, et Baruch en avait deux.

Dans ce temps, c’était un bonheur d’avoir desquantités d’enfants, qui vous empêchaient d’être massacré ; onne pouvait rien désirer de mieux. Voilà pourquoi j’avais pris toutde suite mon bâton, pour aller reconnaître si l’enfant était solideet s’il sauverait son père.

Mais bien des années encore, si Dieu prolongema vie, je me rappellerai ce jour et ce que je rencontrai sur maroute.

Figure-toi que la côte était tellementencombrée de charrettes pleines de blessés et de malades, qu’ellesne formaient qu’une seule file, depuis les Quatre-Vents jusqu’àSaverne. Les paysans, mis en réquisition en Alsace pour conduireces malheureux, avaient dételé leurs chevaux et s’étaient sauvéspendant la nuit, abandonnant leurs voitures ; le givre avaitpassé dessus : rien ne remuait plus, tout était mort, onaurait dit un long cimetière ! Des milliers de corbeauxcouvraient le ciel comme un nuage, on ne voyait que des ailesremuer dans l’air, et l’on n’entendait qu’un seul bourdonnement decris innombrables. Jamais je n’aurais cru que le ciel et la terrepouvaient produire tant de corbeaux. Ils descendaient jusque surles charrettes ; mais à mesure qu’un homme vivants’approchait, tous ces êtres se levaient et s’envolaient, soit surla forêt de la Bonne-Fontaine, soit sur les ruines du vieux couventde Dann.

Moi, j’allongeais le pas au bord de la route,je sentais qu’il ne fallait pas attendre, que le typhus marchaitsur mes talons.

Heureusement les premiers froids de l’hiverarrivent vite à Phalsbourg ; il soufflait un vent frais duSchnéeberg, et les grands courants d’air de la montagne chassenttoutes ces mauvaises maladies, même, à ce qu’on raconte, la vraiepeste noire.

Ce que je te dis là, c’est la retraite deLeipzig, dans les commencements de novembre.

Comme j’arrivais à Saverne, la ville étaitencombrée de troupes, artillerie, infanterie et cavalerie,pêle-mêle.

Je me souviens que, dans la grande rue, lesfenêtres d’une auberge étaient ouvertes, et qu’on voyait une longuetable avec sa nappe blanche, servie à l’intérieur. Tous les gardesd’honneur s’arrêtaient là ; c’étaient des jeunes gens defamilles riches, l’argent ne leur manquait pas, malgré leursuniformes délabrés. À peine avaient-ils vu cette table en passant,qu’ils sautaient à terre et se précipitaient dans la salle. Maisl’aubergiste Hannès leur faisait payer cinq francs d’avance, et, aumoment où ces pauvres enfants se mettaient à manger, la servanteaccourait en criant :

– Les Prussiens !… lesPrussiens !…

Aussitôt ils se levaient et se remettaient àcheval comme des fous, sans tourner la tête de sorte que Hannèsvendit son dîner plus de vingt fois.

J’ai souvent pensé, depuis, que des brigandspareils méritaient la corde ; oui, cette façon de s’enrichirn’est pas du vrai commerce. J’en étais révolté !

Mais si je te peignais le reste : lafigure de ceux que la maladie tenait, la manière dont ils secouchaient, les plaintes qu’ils poussaient, et principalement leslarmes de ceux qui se forçaient de marcher et qui ne pouvaientplus ; si je te disais cela, ce serait encore pire… il y enaurait trop ! J’ai vu sur la rampe du vieux pont de laTannerie, un petit garde d’honneur de dix-sept à dix-huit ans,étendu l’oreille contre la pierre. Cet enfant-là ne m’est jamaissorti de la mémoire ; il se relevait de temps en temps etmontrait sa main noire comme de la suie : il avait une balledans le dos et sa main s’en allait. Le pauvre être était sans doutetombé d’une charrette. Les gens n’osaient pas le secourir, parcequ’on se disait :

– Il a le typhus !… Il a letyphus !…

Ah ! quels malheurs !… On n’ose pasy penser !

Maintenant, Fritz, il faut que je te raconteencore autre chose de ce jour, où j’ai vu le maréchal Victor.

J’étais parti tard de Phalsbourg, et la nuitvenait, quand, en remontant la grande rue, je vis toutes lesfenêtres de l’auberge du Soleililluminées de haut en bas.Deux factionnaires se promenaient sous la voûte ; desofficiers en grand uniforme entraient et sortaient, des chevauxmagnifiques étaient attachés aux anneaux, le long des murs, et dansle fond de la cour brillaient les lanternes d’une calèche, commedeux étoiles.

Les sentinelles écartaient le monde de larue ; il fallait pourtant passer puisque Baruch demeurait plusloin.

Je m’avançais à travers la foule, devantl’auberge, et la première sentinelle me criait :

– En arrière !… En arrière !lorsqu’un officier de hussard, un petit homme trapu, à gros favorisroux, sortit de la voûte et vint à ma rencontre ens’écriant :

– C’est toi, Moïse, c’est toi !… Jesuis content de te revoir !…

Il me serrait la main.

Naturellement, j’ouvrais de grands yeux :un officier supérieur qui serre la main d’un simple homme dupeuple, cela ne se voit pas tous les jours. Je regardais bienétonné.

Alors je reconnus Zimmer, le commandant.

Nous avions été, trente-cinq ans avant, àl’école chez le père Genaudet, et nous avions couru la ville, lesfossés et les glacis ensemble comme font les enfants, c’estvrai ! Mais, depuis, Zimmer avait passé bien des fois àPhalsbourg, sans se rappeler son ancien camarade Samuel Moïse.

– Hé ! dit-il en riant et me prenantpar le bras, arrive !… Il faut que je te présente aumaréchal.

Et malgré moi, sans avoir dit un mot,j’entrais sous la voûte, et de la voûte dans une grande salle, oùle couvert de l’état-major était mis sur deux longues tableschargées de lumières et de bouteilles.

Une quantité d’officiers supérieurs :généraux, colonels, commandants de hussards, de dragons et dechasseurs, en chapeaux à plumes, en casques, en shakos rouges, lementon dans leur grosse cravate, le sabre traînant, allaient etvenaient tout pensifs, ou causaient entre eux en attendant lemoment de se mettre à table.

C’est à peine si l’on pouvait traverser toutce monde, mais Zimmer me tenait toujours par le bras etm’entraînait au fond, vers une petite porte bien éclairée.

Nous entrâmes dans une chambre haute, avecdeux fenêtres sur le jardin.

Le maréchal était là, debout, la têtenue ; il nous tournait le dos et dictait des ordres. Deuxofficiers d’état-major écrivaient.

C’est tout ce que je remarquai dans le moment,à cause de mon trouble.

Comme nous venions d’entrer, le maréchal seretourna ; je vis qu’il avait une bonne figure de vieux paysanlorrain. C’était un homme grand et fort, la tête grisonnante ;il approchait de cinquante ans et paraissait terriblement solidepour son âge.

– Maréchal, voici notre homme ! luidit Zimmer. C’est un de mes anciens camarades d’école, SamuelMoïse, un gaillard qui court le pays depuis trente ans et quiconnaît tous les villages d’Alsace et de Lorraine.

Le maréchal me regardait à quatre pas. Jetenais mon bonnet à la main, tout saisi. Après m’avoir observé deuxsecondes, il prit le papier que l’un de ses secrétaires luitendait, il le lut et signa, puis il se retourna :

– Eh bien ! mon brave, dit-il,qu’est-ce qu’on raconte de la dernière campagne ? Qu’est-cequ’on pense dans vos villages ?

En entendant qu’il m’appelait « monbrave ! » je repris courage, et je lui répondis que letyphus faisait beaucoup de mal, mais qu’on ne perdait pasconfiance, parce qu’on savait bien que l’Empereur avec son arméeétait toujours là…

Et comme il me dit brusquement :

– Oui !… Mais veut-on sedéfendre ?

Je répondis :

– Les Alsaciens et les Lorrains sont desgens qui se défendront jusqu’à la mort, parce qu’ils aiment leurEmpereur, et qu’ils se sacrifieraient tous pour lui !

Je disais cela par prudence, mais il voyaitbien à ma figure que je n’étais pas ami des batailles, car il semit à sourire d’un air de bonne humeur, et dit :

– Cela suffit : commandant, c’esttrès bien !

Les secrétaires avaient continué d’écrire.Zimmer me fit signe de la main, et nous sortîmes ensemble. Dehorsil me cria :

– Bon voyage, Moïse, bonvoyage !

Les sentinelles me laissèrent passer, et jecontinuai mon chemin, encore tout tremblant.

J’arrivai bientôt à la petite porte de Baruch,au fond de la ruelle des anciennes écuries du cardinal, où jefrappai quelques instants.

Il faisait nuit noire.

Quel bonheur, Fritz, après avoir vu ces chosesterribles, d’arriver près de l’endroit où reposent ceux qu’onaime ! Comme le cœur vous bat doucement, et comme on regardeen pitié toute cette force et cette gloire, qui font le malheur detant de monde.

Au bout d’un instant, j’entendis mon gendreentrer dans l’allée et ouvrir la porte. Baruch et Zeffen nem’attendaient plus depuis longtemps.

– C’est vous, mon père ? me demandaBaruch.

– Oui, mon fils, c’est moi. J’arrivetard… j’ai été retardé !

– Arrivez ! dit-il.

Et nous entrâmes dans la petite allée, puisdans la chambre où Zeffen, ma fille, reposait sur son lit, touteblanche et heureuse.

Elle m’avait déjà reconnu à la voix et mesouriait. Moi, mon cœur battait de contentement, je ne pouvais riendire, et j’embrassai d’abord ma fille, en regardant de tous lescôtés, où se trouvait la place du petit. Zeffen le tenait dans sesbras, sous la couverture.

– Le voici ! dit-elle.

Alors elle me le montra dans son maillot. Jevis d’abord qu’il était gras et bien portant, avec de petites mainsfermées, et je m’écriai :

– Baruch, celui-ci, c’est Esdras, monpère ! Qu’il soit le bien venu dans ce monde !

Et je voulus le voir tout nu, je ledéshabillai. Il faisait chaud dans la petite chambre, à cause de lalampe à sept becs qui brillait. Je le déshabillai entremblant ; il ne criait pas, et les blanches mains de mafille m’aidaient :

– Attends, mon père, attends !disait-elle.

Mon gendre, derrière moi, regardait. Nousavions tous les larmes aux yeux.

Je le mis donc tout nu ; il était rose,et sa grosse tête ballottait, encore endormie du grand sommeil dessiècles. Et je le levai au-dessus de ma tête ; je regardaisses cuisses rondes, en anneaux, et ses petits pieds retirés, salarge poitrine et ses reins charnus, et j’aurais voulu danser commeDavid devant l’Arche, j’aurais voulu chanter : « Louezl’Éternel !… Louez-le, serviteurs de l’Éternel ! – Louezle nom de l’Éternel ! – Que le nom de l’Éternel soit béni dèsmaintenant et à toujours ! – Le nom de l’Éternel est digne delouanges, depuis le soleil levant jusqu’au soleil couchant ! –l’Éternel est élevé par-dessus toutes les nations ; sa gloireest par-dessus les cieux ! – Qui est semblable à l’Éternel,notre Dieu, qui tire les petits de la poudre, qui donne de lafamille à celle qui était stérile, la rendant mère de plusieursenfants, et joyeuse ? – Louez l’Éternel ! »

Oui, j’aurais voulu chanter, mais tout ce queje pus dire, c’est : – Il est beau, il est bien fait, il vivralongtemps ! Il sera la bénédiction de notre race et le bonheurde nos vieux jours !

Et je les bénis tous.

Ensuite, l’ayant rendu à sa mère pourl’envelopper, j’allai embrasser l’autre, qui dormait profondémentdans son berceau.

Nous restâmes là bien longtemps, à nousregarder dans la joie. Dehors les chevaux passaient, les soldatscriaient, les voitures roulaient. Ici tout était calme ; lamère donnait le sein à son enfant.

Ah ! Fritz, je suis bien vieux, et ceschoses lointaines sont toujours là, devant moi, comme à la premièreheure ; mon cœur bat toujours en me les rappelant, et jeremercie Dieu de sa grande bonté, je le remercie : il m’acomblé d’années, il m’a laissé voir jusqu’à ma troisièmegénération, et je ne suis pas rassasié de jours ; je voudraisvivre encore, pour voir la quatrième et la cinquième… Que savolonté s’accomplisse !

J’aurais voulu parler de ce qui venait dem’arriver à l’hôtel du Soleil, mais à côté de ma joie toutle reste était misérable ; et, seulement après être sorti dela chambre, en prenant une bouchée de pain et buvant un verre devin dans la salle à côté, pour laisser dormir Zeffen, je racontaicette histoire à Baruch, qui fut bien étonné.

– Écoute, mon fils, lui dis-je, cet hommem’a demandé si nous voulions nous défendre. Cela montre que lesalliés suivent nos armées, qu’ils sont en marche par centaines demille, et qu’on ne peut plus les empêcher d’entrer en France ;et voilà qu’au milieu de notre bonheur, de très grandes misèressont à craindre ; voilà que les autres vont nous rendre toutle mal que nous leur avons fait depuis dix ans. Je le crois… Dieuveuille que je me trompe !

Après ces paroles, nous allâmes aussi nouscoucher. Il était bien onze heures, et le tumulte continuaitdehors.

II

Le lendemain, de bonne heure, après ledéjeuner, je repris mon bâton pour retourner à Phalsbourg. Zeffenet Baruch voulaient me retenir, mais je leur dis :

– Vous ne pensez pas à la mère, quim’attend. Elle n’a plus une minute de repos, elle monte, elledescend, elle regarde à la fenêtre. Non, il faut que je parte.Maintenant que nous sommes tranquilles, Sorlé ne doit pas resterdans l’inquiétude.

Zeffen alors ne dit plus rien et remplit mespoches de pommes et de noix, pour son frère Sâfel. Je les embrassaitous de nouveau, les petits et les grands ; puis Baruch mereconduisit jusqu’au bas des jardins à l’endroit où les chemins dela Schlittenbach et de Lutzelbourg se séparent.

Toutes les troupes étaient parties, il nerestait plus que les traînards et les malades. Mais on voyaitencore la file de charrettes arrêtées dans le lointain, au haut dela côte, et des bandes de journaliers en train de creuser desfosses au revers de la route.

L’idée seule de repasser là me troublait. Jeserrai donc la main de Baruch à cet embranchement, en luipromettant de revenir avec la grand’mère, pour la circoncision, etje pris ensuite le sentier de la vallée, qui longe la Zorn àtravers bois.

Ce sentier était plein de feuilles mortes, etdurant deux heures je marchai sur le talus, rêvant tantôt àl’auberge du Soleil, à Zimmer, au maréchal Victor, – queje revoyais avec sa haute taille, ses épaules carrées, sa têtegrise, et son habit couvert de broderies. Tantôt je me représentaisla chambre de Zeffen, le petit enfant et la mère ; puis laguerre que nous risquions d’avoir, cette masse d’ennemis quis’avançaient de tous les côtés.

Je m’arrêtais quelquefois au milieu de cesvallées, qui s’engrènent à perte de vue, toutes couvertes desapins, de chênes et de hêtres, et je me disais :

« Qui sait ? les Prussiens, lesAutrichiens et les Russes passeront peut-être bientôtici ! »

Mais ce qui me réjouissait, c’était depenser :

« Moïse, tes deux garçons Itzig et Frômelsont en Amérique, loin des coups de canon ; ils sont là-bas,leur ballot sur l’épaule, ils vont de village en village et necourent aucun danger. Et ta fille Zeffen peut aussi dormirtranquille ; Baruch a deux beaux enfants, et tous les ans ilen aura, jusqu’à la fin de la guerre. Il vendra du cuir pour fairedes sacs et des souliers à ceux qui partent, mais, lui, resteradans sa maison. »

Je riais en songeant que j’étais trop vieuxpour devenir conscrit, que j’avais la barbe grise, et que lesrecruteurs n’auraient aucun de nous. Oui, je riais, en voyant quej’avais agi très sagement en toutes choses, et que le Seigneuravait en quelque sorte balayé mon sentier.

C’est une grande satisfaction, Fritz, de voirque tout va bien pour notre compte.

Au milieu de ces pensées, j’arrivaitranquillement à Lutzelbourg, et j’entrai chez Brestel, à l’aubergede la Cigogne, prendre une tasse de café noir.

Là se trouvaient Bernard, le marchand desavon, que tu n’as pas connu, – c’était un petit homme chauvejusqu’à la nuque, avec de grosses loupes sur la tête, – etDonadieu, le garde forestier du Harberg. Ils avaient posé, l’un sahotte et l’autre son fusil contre le mur, et vidaient une bouteillede vin ensemble. Brestel les aidait.

– Hé ! c’est Moïse, s’écria Bernard.D’où diable viens-tu, Moïse, de si bonne heure ?

Les chrétiens, en ce temps, avaient l’habitudede tutoyer tous les juifs, même les vieillards. Je lui répondis quej’arrivais de Saverne, par la vallée.

– Ah ! tu viens de voir les blessés,dit le garde. Que penses-tu de cela, Moïse.

– Je les ai vus, lui répondis-jetristement, je les ai vus hier soir, c’est terrible !

– Oui, tout le monde est là-hautmaintenant, dit-il, parce que la vieille Grédel des Quatre-Vents adécouvert sur une charrette son neveu Joseph Bertha, le petithorloger boiteux, qui travaillait encore l’année dernière chez lepère Goulden ; ceux de Dagsberg, de la Houpe, de Garbourgcroient qu’ils vont aussi déterrer leurs frères, leurs fils ouleurs cousins dans le tas !

Il levait les épaules d’un air de pitié.

– Ces choses sont tristes, dit Brestel,mais elles devaient arriver. Depuis deux ans, le commerce ne vaplus ; j’ai là derrière, dans ma cour, pour trois mille livresde planches et de madriers. Autrefois cela me durait six semainesou deux mois, aujourd’hui tout pourrit sur place ; on n’enveut plus sur la Sarre, on n’en veut plus en Alsace, on ne demandeplus rien, et l’on n’achète plus rien. L’auberge est dans le mêmeétat. Les gens n’ont plus le sou, chacun reste chez soi, biencontent d’avoir des pommes de terre à manger, et de l’eau fraîche àboire. En attendant, mon vin et ma bière aigrissent à la cave et secouvrent de fleurs. Et tout cela n’empêche pas les traitesd’arriver : il faut payer ou recevoir la visite del’huissier.

– Hé ! s’écria Bernard, c’est lamême chose pour tout. Mais qu’est-ce que cela peut faire àl’Empereur, qu’on vende ou qu’on ne vende pas des planches ou dusavon, pourvu que les contributions rentrent et que les conscritsarrivent ?

Donadieu vit alors que son camarade avait prisun verre de vin de trop, il se leva, remit son fusil enbandoulière, et sortit en criant :

– Bonjour, la compagnie, bonjour !Nous recauserons de cela plus tard.

Quelques instants après, ayant payé ma tassede café, je suivis son exemple.

J’avais les mêmes idées que Brestel etBernard ; je voyais que mon commerce de fer et de vieux habitsn’allait plus, et, tout en remontant la côte des Baraques, jepensais : « Tâche de trouver autre chose, Moïse. Tout estarrêté. On ne peut pourtant pas consommer son propre bien jusqu’audernier liard. Il faut se retourner… il faut trouver un article quimarche toujours… mais lequel marche toujours ? Tous lescommerces vont un temps et puis s’arrêtent. »

Et, rêvant à cela, j’avais traversé lesBaraques du Bois-de-Chênes. J’arrivais déjà sur le plateau d’oùl’on découvre les glacis, la ligne des remparts et les bastions,quand un coup de canon m’avertit que le maréchal sortait de laplace. En même temps je vis à gauche, tout au loin, du côté deMittelbronn, la file des sabres qui glissaient comme des éclairsentre les peupliers de la grande route. Les arbres étaientdépouillés de leurs feuilles, on découvrait aussi la voiture et sespostillons, qui couraient comme le vent au milieu des plumets etdes colbacks.

Les coups de canon se suivaient de seconde enseconde, les montagnes rendaient coup pour coup jusqu’au fond deleurs vallées ; et moi, songeant que j’avais vu cet homme laveille, j’en étais saisi, je croyais avoir fait un rêve.

Enfin, vers dix heures, je passais le pont dela Porte-de-France. Le dernier coup de canon tonnait sur le bastionde la poudrière ; les gens, hommes, femmes, enfants,descendaient des remparts en se réjouissant comme pour unefête ; ils ne savaient rien, ils ne pensaient à rien, les crisde Vive l’Empereur ! s’élevaient dans toutes lesrues.

Je traversais la foule, bien contentd’apporter une bonne nouvelle à ma femme, et je murmuraisd’avance : « Le petit va bien, Sorlé ! » quand,au coin de la halle, je la vis sur notre porte. Aussitôt je levaimon bâton en riant, comme pour lui dire : « Baruch estsauvé… nous pouvons rire ! »

Elle m’avait déjà compris, et rentra tout desuite ; mais dans l’escalier je la rattrapai, et je lui dis enl’embrassant :

– C’est un solide gaillard, va !Quel enfant… tout rond et tout rose ! Et Zeffen va très bien.Baruch m’a dit de t’embrasser pour lui. Où donc estSâfel ?

– Il est sous la halle, en train devendre.

– Ah ! bon.

Nous entrâmes dans notre chambre. Je m’assiset je me remis à célébrer l’enfant de Zeffen. Sorlé m’écoutait dansle ravissement, en me regardant avec ses grands yeux noirs etm’essuyant le front, car j’avais marché vite et je ne respiraisplus.

Et notre Sâfel tout à coup arriva. Je n’avaispas eu le temps de tourner la tête, qu’il était déjà sur mesgenoux, les mains dans mes poches. Cet enfant savait que sa sœurZeffen ne l’oubliait jamais, et Sorlé voulut aussi mordre dans unepomme.

Enfin, Fritz, vois-tu, quand je pense à ceschoses tout me revient, je t’en raconterais tellement que cela nefinirait jamais.

C’était un vendredi, veille du sabbat ;la schabbès-Goïé[2] devaitvenir dans l’après-midi. Pendant que nous étions encore seulsensemble à dîner et que je racontais, pour la cinq ou sixième fois,comme Zimmer m’avait reconnu, comme il m’avait introduit dans laprésence du duc de Bellune, ma femme me dit que le maréchal avaitfait le tour de nos remparts, à cheval, avec son état-major ;qu’il avait regardé les avancées, les bastions, les glacis, etqu’il avait dit, en descendant par la rue du Collège, que la placetiendrait dix-huit jours, et qu’on devait l’armer tout desuite.

Aussitôt l’idée me revint qu’il m’avaitdemandé si nous voulions nous défendre, et je m’écriai :

– Cet homme est sûr que les ennemisviendront. Puisqu’il fait mettre des canons sur les remparts, c’estqu’il sait déjà qu’on aura besoin de s’en servir. Ce n’est pasnaturel d’ordonner des préparatifs qui ne doivent servir à rien.Qu’est-ce que nous deviendrons sans commerce ? Les paysans nepourront plus entrer ni sortir, que deviendrons-nous ?

C’est alors que Sorlé montra qu’elle avait del’esprit, car elle me dit :

– Ces choses, Moïse, je les ai déjàpensées ; le fer, les vieux souliers et le reste ne se vendentqu’aux paysans. Il faudrait entreprendre un commerce en ville, pourtout le monde : un commerce où les bourgeois, les soldats etles ouvriers soient forcés de nous acheter. Voilà ce qu’il fautfaire.

Je la regardais tout surpris. Sâfel, le coudesur la table, écoutait aussi.

– C’est très bien, Sorlé, luirépondis-je, mais quel est le commerce où les soldats, lesbourgeois, tout le monde soit forcé de nous acheter… quel est cecommerce ?

– Écoute, dit-elle, si l’on ferme lesportes et si les paysans ne peuvent plus entrer, on n’apporteraplus d’œufs, ni de beurre, ni de poisson, ni de rien sur le marché.Il faudra vivre de viandes salées et de légumes secs, de farine etde tout ce qui se conserve. Ceux qui auront acheté de cela pourrontle revendre ce qu’ils voudront : ils deviendrontriches !

Et, comme j’écoutais, je fusémerveillé :

– Ah ! Sorlé ! Sorlé !m’écriai-je, depuis trente ans tu as fait mon bonheur. Oui, tu m’ascomblé de toutes les satisfactions, et j’ai dit cent fois :« La bonne femme est un diamant d’une eau pure et sanstache ! La bonne femme est un riche trésor pour sonmari ! » Je l’ai répété cent fois ! Mais en ce jour,je vois encore mieux ce que tu vaux, et je t’en estime encoredavantage.

Plus j’y pensais, plus je reconnaissais lasagesse de ce conseil. À la fin, je dis :

– Sorlé, la viande, la farine, et tout cequi se conserve est remisé dans les magasins de la place, etlongtemps ces provisions ne peuvent manquer aux soldats, parce queles chefs y ont pourvu. Mais ce qui peut manquer, c’estl’eau-de-vie qu’il faut aux hommes pour se massacrer ets’exterminer dans la guerre, et c’est de l’eau-de-vie que nousachèterons. Nous en aurons en abondance dans notre cave, nous lavendrons, et personne n’en trouvera que chez nous. Voilà ce que jepense.

– C’est une bonne pensée, Moïse,fit-elle ; tes raisons sont bonnes, je les approuve.

– Je vais donc écrire, lui dis-je, etnous mettrons tout notre argent en esprit-de-vin. Nous y mettronsde l’eau nous-mêmes, en proportion de ce que chacun voudra payer.De cette façon, le port coûtera moins que si nous faisions venir del’eau-de-vie, car on n’aura pas besoin de payer le transport del’eau, puisque nous en avons ici.

– C’est bien, Moïse, dit-elle.

Et nous fûmes d’accord.

Comme je disais à Sâfel :

– Tu ne parleras point au dehors de ceschoses !

Elle répondit pour lui :

– Tu n’as pas besoin, Moïse, de lui fairecette recommandation ; Sâfel sait bien que ces paroles sontentre nous, et que notre bien en dépend.

Et l’enfant m’en a longtemps voulu d’avoirdit : « Tu ne parleras point de cela ! » ilétait déjà plein de bon sens et se disait :

« Mon père me prend donc pour unimbécile ! »

Cette pensée l’humiliait. Plus tard, après desannées, il me l’a dit, et j’ai reconnu que j’avais eu tort.

Chacun a sa sagesse. Celle des enfants ne doitpas être humiliée, mais relevée au contraire par leurs parents.

III

J’écrivis donc à Pézenas. C’est une ville duMidi, riche en laines, en vins, en eaux-de-vie. Le prix deseaux-de-vie à Pézenas règle tous ceux de l’Europe. Un homme decommerce doit savoir cela, et je le savais, parce que j’ai toujourseu du plaisir à lire les mercuriales dans les journaux. Le reste nevient qu’après ! – Je demandai douze pipes d’esprit-de-vin àM. Quataya, de Pézenas. J’avais calculé, d’après le prix destransports, que la pipe me reviendrait à mille francs, rendue dansma cave.

Comme, depuis un an, le commerce de fern’allait plus, j’écoulais ma marchandise sans rien demander :le paiement des douze mille livres ne m’inquiétait pas. Seulement,Fritz, ces douze mille livres faisaient la moitié de ma fortune, ettu peux te figurer quel courage il me fallut, pour risquer d’uncoup ce que j’avais gagné depuis quinze ans.

Aussitôt ma lettre partie, j’aurais voulu laravoir, mais il n’était plus temps. Je faisais bonne mine à mafemme, je lui disais :

– Tout ira bien ! nous gagnerons ledouble, le triple, etc.

Elle aussi me faisait bonne mine, mais nousavions peur tous les deux ; et durant les six semaines qu’ilme fallut pour recevoir l’accusé de réception et l’acceptation dema commande, la facture et l’esprit-de-vin, chaque nuit jem’éveillais en pensant :

« Moïse, tu n’as plus rien ! Tevoilà ruiné de fond en comble ! »

La sueur me coulait du corps. Eh bien !si quelqu’un était venu me dire : « Tranquillise-toi,Moïse, je prends ton affaire à mon compte ! » j’auraisrefusé, parce que j’avais autant envie de gagner que peur deperdre. Et c’est à cela qu’on reconnaît les vrais commerçants, lesvrais généraux, et tous ceux qui font quelque chose par eux-mêmes.Les autres ne sont que de véritables machines à vendre du tabac, àverser des petits verres, ou bien à tirer des coups de fusil.

Tout cela revient au même : la gloire desuns est aussi grande que celle des autres. Voilà pourquoi, quand onparle d’Austerlitz, d’Iéna, de Wagram, il n’est pas question deJean-Claude ou de Jean-Nicolas, mais de Napoléon seul ; luiseul risquait tout, les autres ne risquaient que d’être tués.

Je ne dis pas cela pour me comparer àNapoléon, mais d’acheter ces douze pipes d’esprit-de-vin, c’étaitma bataille d’Austerlitz !

Et quand je pense qu’en arrivant à Paris,l’Empereur avait demandé quatre cent quarante millions et sixcent mille hommes ! – et qu’alors, tout le mondecomprenant que nous étions menacés d’une invasion, chacun se mit àvendre et à faire de l’argent coûte que coûte, tandis quej’achetais sans me laisser entraîner par l’exemple, – quand jepense à cela, j’en suis encore fier, et je me trouve ducourage.

C’est au milieu de ces inquiétudes que le jourde la circoncision du petit Esdras arriva. Ma fille Zeffen étaitremise, et Baruch m’avait écrit de ne pas nous déranger, qu’ilsviendraient à Phalsbourg.

Ma femme s’était donc dépêchée de préparer lesviandes et les gâteaux du festin : le bie-kougel,l’haman et le schlach moness, qui sont desfriandises très délicates.

Moi, j’avais fait approuver mon meilleur vinpar le vieux rebbe[3] Heymann, etj’avais invité mes amis : Leiser, de Mittelbronn, et sa femmeBoûné, Senterlé Hirsch, et Burguet, le professeur.

Burguet n’était pas juif, mais il méritait del’être, par son esprit et ses talents extraordinaires.

Quand on avait besoin d’un discours au passagede l’Empereur, Burguet le faisait ; quand il fallait deschansons pour une fête nationale, Burguet les composait entre deuxchopes ; quand on était embarrassé d’écrire sa thèse pourdevenir avocat ou médecin, on allait chez Burguet, qui vousarrangeait cela, soit en français, soit en latin ; quand ilfallait faire pleurer les pères et mères à la distribution desprix, c’est Burguet qu’on choisissait : il prenait un rouleaude papier blanc et leur lisait un discours à la minute, comme lesautres n’auraient pas été capables d’en faire un en dix ans ;quand on voulait adresser une demande à l’Empereur ou bien aupréfet, c’est à Burguet qu’on pensait tout de suite ; et quandBurguet se donnait la peine d’aller défendre un déserteur devant leconseil de guerre, à la mairie, le déserteur, au lieu d’êtrefusillé sur le bastion de la caserne, était relâché.

Après tout cela, Burguet retournaittranquillement faire sa partie de piquet avec le petit juifSalmel[4], et perdait toujours ; les gens nes’inquiétaient plus de lui.

J’ai souvent pensé que Burguet devait mépriserterriblement ceux auxquels il tirait le chapeau. Oui, de voir desgaillards qui se donnent des airs d’importance parce qu’ils sontgarde champêtre ou secrétaire de la mairie, cela doit faire rireintérieurement un homme pareil. Mais il ne me l’a jamais dit ;il savait trop bien vivre, il avait trop l’habitude du monde.

C’était un ancien prêtre constitutionnel, unhomme, grand, la figure noble et la voix très belle ; rien quede l’entendre, on était touché malgré soi. Malheureusement il neregardait pas à ses intérêts, il se laissait voler par le premiervenu. Combien de fois je lui ai dit :

– Burguet, au nom du ciel, ne jouez pasavec des voleurs ! Burguet, ne vous laissez donc pasdépouiller par des imbéciles ! Confiez-moi vos appointementsdu collège ; quand on viendra pour vous gruger, je serai là,je vérifierai les notes, et je vous rendrai compte.

Mais il ne songeait pas à l’avenir et vivaitdans l’insouciance.

J’avais donc invité tous mes vieux amis pourle 24 novembre matin, et pas un ne manquait à la fête.

Le père et la mère, avec le petit enfant, leparrain et la marraine, étaient arrivés de bonne heure dans unegrande voiture. Vers onze heures, la cérémonie avait eu lieu dansnotre synagogue, et tous ensemble, remplis de joie et desatisfaction, car l’enfant avait à peine jeté son cri, nous étionsrevenus dans ma maison, préparée d’avance : – la grande tableau premier, ornée de fleurs, les viandes dans leurs plats d’étain,les fruits dans leurs corbeilles, – et nous avions commencé gaîmentà célébrer ce beau jour.

Le vieux rebbe Heymann, Leiser etBurguet se trouvaient à ma droite, mon petit Sâfel, Hirsch etBaruch à ma gauche, et les femmes Sorlé, Zeffen, Jételé, et Boûné,en face, de l’autre côté, selon l’ordre du Seigneur, qui veut queles hommes et les femmes soient séparés dans les festins, à causede la chaleur du sang et de l’animation du bon vin.

Burguet, avec sa cravate blanche, sa belleredingote marron et sa chemise à jabot, me faisait honneur ;il parlait, élevant la voix et faisant de grands gestes nobles,comme un homme d’esprit ; causant des anciens usages de notrenation, de nos cérémonies religieuses, du Paeçach[5], du Roschhaschannah[6], du Kippour[7], comme un véritable Ied[8], trouvant notre religion trèsbelle et glorifiant le génie de Moïse.

Il savait le Lochene Koïdech[9] aussi bien qu’unbalkebolé[10].

Ceux de Saverne, se penchant à l’oreille deleurs voisins, demandaient tout bas :

– Quel est donc cet homme qui parle avecautorité et qui dit des choses si belles ? Est-ce unrebbe ? est-ce un schamess[11] ou bien est-ce leparness[12] de votrecommunauté ?

Et quand on leur répondait qu’il n’était pasdes nôtres, ces gens s’émerveillaient. Le vieux rebbeHeymann seul pouvait lui répondre et, sur tout ils étaientd’accord, comme des savants parlant de choses connues, etrespectant leur propre science.

Derrière nous, sur le lit de la grand-mère,entre les rideaux, dormait notre petit Esdras, la figure douce etles petites mains fermées ; il dormait si bien que ni leséclats de rire, ni les discours, ni le bruit des verres, nepouvaient l’éveiller. Tantôt l’un, tantôt l’autre allait levoir ; chacun disait :

– C’est un bel enfant ! il ressembleau grand-père Moïse !

Cela me réjouissait naturellement ; etj’allais aussi le voir, penché sur lui longtemps, et trouvant qu’ilressemblait encore plus à mon père.

Sur les trois heures, les viandes étantenlevées et les friandises répandues sur la table, comme il arriveau dessert, je descendis chercher une bouteille de meilleur vin,une vieille bouteille de roussillon, que je déterrai sous lesautres, toute couverte de poussière et de toiles d’araignée. Je lapris doucement, et je remontai la poser parmi les fleurs sur latable, en disant :

– Vous avez trouvé l’autre vin très bon,qu’allez-vous dire de celui-ci ?

Alors Burguet sourit, car le vin très vieuxfaisait sa joie ; il étendit la main au-dessus, ets’écria :

– Ô noble vin, consolateur, réparateur,et bienfaiteur des pauvres hommes dans cette vallée demisères ! ô vénérable bouteille, vous portez tous les signesd’une antique noblesse.

Il disait cela la bouche pleine, et tout lemonde riait.

Aussitôt je dis à Sorlé de chercher letire-bouchon.

Mais comme elle se levait, tout à coup destrompettes éclatent dehors, et chacun écoute en sedemandant :

– Qu’est-ce que c’est ?

En même temps les pas d’un grand nombre dechevaux remontaient la rue, et la terre tremblait avec les maisons,sous un poids énorme.

Toute la table se leva, jetant les servietteset courant aux fenêtres.

Et voilà que de la porte de France jusqu’à lapetite place, des soldats du train, avec leurs gros shakos couvertsde toile cirée et leurs selles en peau de mouton, s’avançaient,traînant des fourgons de boulets, d’obus, et d’outils pour remuerla terre.

Songe, Fritz, à ce que je pensais en cemoment.

– Voici la guerre, mes amis, dit Burguet,voici la guerre ! Elle s’approche de nous… elle s’avance…Notre tour est venu de la supporter, au bout de vingt ans.

Moi, penché, la main sur la pierre, jepensais :

« Maintenant, l’ennemi ne peut plustarder à venir… Ceux-ci sont envoyés pour armer la place. Etqu’arrivera-t-il si les alliés nous entourent, avant que j’aie reçumon eau-de-vie ? Qu’arrivera-t-il si les Russes ou lesAutrichiens arrêtent les voitures et qu’ils les prennent ? Jeserai forcé de payer tout de même, et je n’aurai plus unliard ! »

En songeant à cela, je devenais tout pâle.Sorlé me regardait, elle avait sans doute les mêmes idées, et nedisait rien.

Nous restâmes là jusqu’à la fin du défilé. Larue était pleine de monde. Quelques anciens soldats, Desmaretsl’Égyptien, Paradis le canonnier, Rolfo, Faisard le sapeur de laBérésina, comme on l’appelait, et plusieurs autres criaient :Vive l’Empereur !

Les enfants couraient derrière les fourgons,répétant aussi : Vive l’Empereur ! Mais le grandnombre, les lèvres serrées et l’air pensif, regardaient ensilence.

Quand la dernière voiture eut tourné le coinde Fouquet, toute cette foule rentra la tête penchée ; etnous, dans la chambre, nous nous regardions les uns les autres,sans avoir envie de continuer la fête.

– Vous n’êtes pas bien, Moïse, me ditBurguet, qu’avez-vous ?

– Je pense à tous les malheurs qui vonttomber sur la ville.

– Bah ! ne craignez rien,répondit-il, la défense sera solide. Et puis, à la grâce deDieu ! Ce qu’on ne peut pas éviter, il faut s’y soumettre.Allons, rasseyons-nous, ce vieux vin va nous remonter le cœur.

Alors chacun reprit sa place. Je débouchai labouteille, et ce que Burguet avait dit arriva, le vieux roussillonnous fit du bien, on se mit à rire.

Burguet s’écriait :

– À la santé du petit Esdras ! Quel’Éternel étende sur lui sa droite !

Et les verres s’entrechoquaient. Oncriait :

– Puisse-t-il réjouir longtemps legrand-père Moïse et la grand-mère Sorlé ! – À leursanté !

On finit même par tout voir en beau et parglorifier l’Empereur, qui ne perdait pas de temps pour nousdéfendre, et qui devait bientôt écraser tous ces gueux de l’autrecôté du Rhin.

Mais c’est égal, vers cinq heures, quand ilfallut se séparer, chacun était devenu grave, et Burguet lui-même,en me serrant la main au bas de l’escalier, semblait soucieux.

– Il va falloir renvoyer les élèves àleurs parents, disait-il, nous resterons les bras croisés.

Ceux de Saverne, avec Zeffen, Baruch et lesenfants, remontèrent dans la voiture et repartirent sans faireclaquer le fouet.

IV

Tout cela, Fritz, n’était que le commencementde bien d’autres misères.

C’est le lendemain qu’il aurait fallu voir laville, quand les officiers du génie, vers onze heures, eurent passél’inspection des remparts, et que le bruit se répandit tout à coupqu’il fallait soixante-douze plates-formes dans l’intérieur desbastions, trois blockhaus à l’épreuve de la bombe, pour trentehommes chaque, à droite et à gauche de la porte d’Allemagne, dixpalanques crénelées, formant réduit de place d’armes, pour quarantehommes, quatre blindages sur la grande place de la mairie, pourabriter chacun cent dix hommes ; et quand on apprit que lesbourgeois seraient forcés de travailler à tout cela, – de fournireux-mêmes les pelles, les pioches et les brouettes, – et lespaysans d’amener les arbres avec leurs propres chevaux !

Sorlé, Sâfel et moi, nous ne savions pas mêmece que c’étaient qu’un blindage et des palanques ; nousdemandions au vieil armurier Bailly, notre voisin, à quoi celapouvait servir ; il riait et disait :

– Vous l’apprendrez, voisin, quand vousentendrez ronfler les boulets et siffler les obus. C’est trop longà expliquer. Vous verrez plus tard. On s’instruit à tout âge.

Pense à la figure que faisaient lesgens !

Je me rappelle que tout le monde courait surla place, où notre maire, le baron Parmentier, prononçait undiscours. Nous y courûmes comme les autres. Sorlé me tenait aubras, et Sâfel à la basque de ma capote.

Là, devant la mairie, toute la ville, hommes,femmes, enfants, formés en demi-cercle, écoutaient dans le plusprofond silence, et quelquefois tous ensemble se mettaient àcrier : Vive l’Empereur !

Parmentier, – un grand homme sec, en habitbleu-de-ciel à queue de morue et cravate blanche, l’écharpetricolore autour des reins, – au haut des marches du corps degarde, et les membres du conseil municipal derrière lui, sous lavoûte, criait :

– Phalsbourgeois ! l’heure est venuede montrer votre dévouement à l’Empire. L’année dernière, toutel’Europe marchait avec nous, aujourd’hui toute l’Europe marchecontre nous. Nous aurions tout à redouter, sans l’énergie et lapuissance de la nation. Celui qui ne ferait pas son devoir en cemoment serait traître à la patrie. Habitants de Phalsbourg, montrezce que vous êtes. Rappelez-vous que vos enfants sont morts par latrahison des alliés. Vengez-les ! – Que chacun obéisse àl’autorité militaire, pour le salut de la France, etc…

Rien que de l’entendre, cela vous donnait lachair de poule, et je m’écriais en moi-même :

« Maintenant, l’esprit-de-vin n’a plus letemps d’arriver, c’est clair… Les alliés sont enroute ! »

Elias, le boucher, et Kalmes Lévy, le marchandde rubans, se trouvaient près de nous. Au lieu de crier comme lesautres : Vive l’Empereur ! ils se disaient entreeux :

– Bon ! nous ne sommes pas barons,nous ! Les barons, les comtes et les ducs n’ont qu’à sedéfendre eux-mêmes. Est-ce que leurs affaires nousregardent ?

Mais tous les anciens soldats, etprincipalement ceux de la République, le vieux Goulden l’horloger,Desmarets l’Égyptien, des êtres qui n’avaient plus de cheveux surla tête, ni même quatre dents pour tenir leur pipe, ces êtresdonnaient raison au maire et criaient :

– Vive la France ! Il faut sedéfendre jusqu’à la mort !

Comme plusieurs regardaient Kalmes Lévy detravers, je lui dis à l’oreille :

– Tais-toi, Kalmes ! au nom du ciel,tais-toi ! ils vont te déchirer !

Et c’était vrai, ces vieux lui lançaient descoups d’œil terribles ; ils devenaient tout pâles, et leursjoues frissonnaient.

Alors Kalmes se tut, et sortit même de lafoule pour retourner chez lui. Mais Elias attendit jusqu’à la findu discours, et dans le moment où toute cette masse redescendait lagrande rue, en criant : Vive l’Empereur ! il neput s’empêcher de dire au vieil horloger :

– Comment, vous, monsieur Goulden, unhomme raisonnable, et qui n’avez jamais rien voulu de l’Empereur,vous allez maintenant le soutenir, et vous criez qu’il faut sedéfendre jusqu’à la mort ! Est-ce que c’est notre métier, ànous, d’être soldats ? Est-ce que nous n’avons pas assezfourni de soldats à l’Empire, depuis dix ans ? Est-ce qu’iln’en a pas assez fait tuer ? Faut-il encore lui donner notresang, pour soutenir des barons, des comtes, des ducs ?…

Mais le vieux Goulden ne le laissa pas finir,et se retourna comme indigné :

– Écoute, Elias, lui dit-il, tâche de tetaire ! Il ne s’agit pas maintenant de savoir lequel a raisonou tort, il s’agit de sauver la France. Je te préviens que si, parmalheur, tu veux décourager les autres, cela tournera mal pour toi.Crois-moi, va-t’en !

Déjà plusieurs vieux retraités nousentouraient, Elias n’eut que le temps d’enfiler son allée enface.

Depuis ce jour, les publications, lesréquisitions, les corvées, les visites domiciliaires pour lesoutils, pour les brouettes, se suivaient sans interruption. Onn’était plus rien chez soi, les officiers de place prenaientautorité sur tout, on aurait dit que tout était à eux. Seulement,ils vous donnaient des reçus.

Tous les outils de mon magasin de fer étaientsur les remparts ; heureusement j’en avais vendu beaucoupavant, car ces billets, à la place de marchandises, m’auraientruiné.

De temps en temps le maire faisait undiscours, et le gouverneur, un gros homme bourgeonné, témoignait sasatisfaction aux bourgeois : cela remplaçait lesécus !

Quand mon tour arrivait de prendre la piocheet de mener la brouette, je m’étais arrangé avec Carabin, le scieurde long, qui me remplaçait pour trente sous. Ah ! quellemisère !… on ne verra jamais de temps pareil.

Pendant que le gouverneur nous commandait, lagendarmerie était toujours dehors pour escorter les paysans. Lechemin de Lutzelbourg ne formait qu’une seule ligne de voitures,chargées de vieux chênes, qui servaient à construire lesblockhaus : ce sont de grandes guérites, faites de troncsd’arbres entiers croisés par le haut et recouverts de terre. C’estplus solide qu’une voûte ; les obus et les bombes peuventpleuvoir là-dessus sans rien ébranler au-dessous, comme je l’ai vupar la suite.

Et puis ces arbres servaient à faire deslignes de palissades énormes, taillées en pointes et percées detrous pour tirer : c’est ce qu’on appelle palanques.

Je crois encore entendre les cris des paysans,les hennissements des chevaux, les coups de fouet, et tout ce bruitqui ne finissait ni jour ni nuit.

Ma seule consolation était depenser :

« Si les eaux-de-vie arrivent maintenant,elle seront bien défendues ; les Autrichiens, les Prussiens etles Russes ne les boiront pas ici. »

Sorlé, chaque matin, croyait recevoir lalettre d’envoi.

Un jour de sabbat, nous eûmes la curiositéd’aller voir les ouvrages des bastions. Tout le monde en parlait,et Sâfel à chaque instant venait me dire :

– Le travail avance… On remplit les obusdevant l’arsenal… On sort les canons… on les monte sur lesremparts.

Nous ne pouvions pas retenir cet enfant ;il n’avait plus rien à vendre sous la halle, et se serait tropennuyé chez nous. Il courait la ville et nous rapportait lesnouvelles.

Ce jour-là donc, ayant appris quequarante-deux pièces étaient en batterie, et qu’on continuaitl’ouvrage sur le bastion de la caserne d’infanterie, je dis à Sorléde mettre son châle et que nous irions voir.

Nous descendîmes d’abord jusqu’à la porte deFrance. Des centaines de brouettes remontaient la rampe du bastion,d’où l’on voit la route de Metz à droite et celle de Paris àgauche.

Là-haut, des masses d’ouvriers, soldats etbourgeois, élevaient un tas de terre en forme de triangle, d’aumoins vingt-cinq pieds de haut sur deux cents de long et de large.– Un officier du génie avait découvert, avec sa lunette, que de lacôte en face on pouvait tirer sur ce bastion, et voilà pourquoitout ce monde travaillait à mettre deux pièces au niveau de lacôte.

Partout ailleurs on avait fait de même.L’intérieur de ces bastions, avec leur plate-forme, était fermétout autour à la hauteur de sept pieds, comme des chambres. Rien nepouvait y tomber que du ciel. Seulement, dans le gazon étaientcreusées d’étroites ouvertures, qui s’élargissaient en dehors enforme d’entonnoirs ; la gueule des canons, élevée sur desaffûts immenses, s’allongeait dans ces ouvertures ; on pouvaitles avancer et les reculer, les tourner dans toutes les directions,au moyen de gros leviers passés dans des anneaux à l’arrière-traindes affûts.

Je n’avais pas encore entendu tonner cespièces de 48, mais rien que de les voir en batterie sur leursplates-formes, cela me donnait une idée terrible de leur force.Sorlé elle-même disait :

– C’est beau, Moïse, c’est très bienfait !

Elle avait raison car à l’intérieur desbastions tout était propre, pas une mauvaise herbe nerestait ; et sur les côtés s’élevaient encore de grands sacsremplis de terre, pour mettre les canonniers à l’abri.

Mais que de travail perdu ! Et quand onpense que chaque coup de ces grosses pièces coûte au moins unlouis, que d’argent dépensé pour tuer ses semblables !

Enfin les gens travaillaient à cesconstructions avec plus d’enthousiasme qu’à la rentrée de leurspropres récoltes. J’ai souvent pensé que si les Français mettaientautant de soins, de bon sens et de courage aux choses de la paix,ils seraient le plus riche et le plus heureux peuple du monde. Oui,depuis des années, ils auraient dépassé les Anglais et lesAméricains. Mais quand ils ont bien travaillé, bien économisé,quand ils ont ouvert des chemins partout, bâti des pontsmagnifiques, creusé des ports et des canaux, et que la richesseleur arrive de tous les côtés, tout à coup la fureur de la guerreles reprend, et dans trois ou quatre ans ils se ruinent en grandesarmées, en canons, en poudre, en boulets, en hommes, etredeviennent plus misérables qu’avant. Quelques soldats sont leursmaîtres et les traitent de haut en bas : – Voilà leurprofit !

Au milieu de tout cela, les nouvelles deMayence, de Strasbourg, de Paris, arrivaient par douzaines ;on ne pouvait pas traverser la rue sans voir passer une estafette.Toutes s’arrêtaient devant la maison Bockholtz, près de la ported’Allemagne, où demeurait le gouverneur. On faisait cercle autourdu cheval, l’estafette montait ; puis le bruit se répandait enville que les alliés se concentraient à Francfort, que nos troupesgardaient les îles du Rhin, que les conscrits de 1803 à 1814étaient rappelés, que ceux de 1815 formeraient des corps de réserveà Metz, à Bordeaux et à Turin ; que les députés allaient seréunir, ensuite qu’on leur avait fermé la porte au nez, et caetera,et caetera !

Il arrivait aussi des espèces decontrebandiers du Graufthâl, de Pirmasens et de Kaiserslautern,Frantz-Sépel le manchot en tête, et d’autres gens des villagesenvironnants, qui répandaient en cachette les proclamationsd’Alexandre, de François-Joseph et de Frédéric-Guillaume, disant« qu’ils ne faisaient pas la guerre à la France, mais àl’Empereur seul, pour l’empêcher de désoler plus longtempsl’Europe. » Ils parlaient de l’abolition des droits réunis etdes impositions de toute sorte. Les gens, le soir, ne savaient plusque penser.

Mais un beau matin tout devint plus clair.C’était le 8 ou le 9 décembre, je venais de me lever, et je tiraisma culotte, quand j’entends le roulement du tambour au coin de lagrande rue.

Il faisait déjà froid, malgré cela j’ouvre lafenêtre, et je me penche pour entendre les publications :Parmentier dépliait son papier, le fils Engelheider continuait sonroulement, et les gens s’assemblaient.

Ensuite Parmentier lut que le gouverneur de laplace prévenait les habitants de se rendre à la mairie, de huitheures du matin à six heures du soir, sans faute, pour recevoirleurs fusils et leurs gibernes, et que ceux qui n’arriveraient paspasseraient au conseil de guerre.

Voilà, c’était la fin, le bouquet ! Toutce qui pouvait encore marcher était en route, et les vieux devaientdéfendre les places fortes : des hommes sérieux, desbourgeois, des gens habitués à vivre chez eux, tranquillement, àsonger aux affaires ; maintenant ils devaient monter sur lesremparts, et risquer tous les jours de perdre leur vie.

Sorlé me regardait sans rien dire, etl’indignation m’empêchait aussi de parler. Ce n’est qu’au bout d’unquart d’heure, après m’être habillé, que je dis :

– Prépare la soupe. Moi, je vais prendreà la mairie mon fusil et ma giberne.

Alors elle s’écria :

– Moïse, qui jamais aurait cru que tuserais forcé de te battre à ton âge ? Ah ! mon Dieu, quelmalheur !

Et je lui répondis :

– C’est la volonté de l’Éternel.

Ensuite je sortis dans une grande désolation.Le petit Sâfel me suivait.

Comme j’arrivais au coin de la halle, Burguetdescendait déjà l’escalier de la mairie, qui fourmillait demonde ; il avait son fusil sur l’épaule et se mit à dire enriant :

– Eh bien, Moïse, nous allons doncdevenir des Machabées dans nos vieux jours !

Sa bonne humeur me rendit du courage et je luirépondis :

– Burguet, comment peut-on prendre desgens raisonnables, des pères de famille, pour aller se faireexterminer ? Je ne puis pas le comprendre ; non, cela n’apas de bon sens.

– Hé ! fit-il, quevoulez-vous ? faute de grives, on prend des merles.

Et comme ses plaisanteries ne me faisaient pasrire, il dit :

– Allons Moïse, ne vous désolez pas, toutceci n’est qu’une simple formalité. Nous avons assez de troupespour faire le service actif de la place, nous n’aurons que desgardes à monter. S’il faut faire des sorties, repousser desattaques, ce n’est pas vous qu’on prendra ; vous n’êtes pasd’âge à courir, à faire le coup de baïonnette, que diable !…Vous êtes tout gris et tout chauve. Rassurez-vous !

– Oui, lui répondis-je, c’est bien vrai,Burguet, je suis cassé, peut-être plus encore que vous necroyez.

– Cela se voit bien, dit-il. Mais allezprendre votre fusil et votre giberne.

– Est-ce que nous n’irons pas demeurer àla caserne ? lui demandai-je.

– Non, non, s’écria-t-il en riant touthaut, nous vivrons tranquillement chez nous.

Alors il me serra la main, et j’entrai sous lavoûte de la mairie. L’escalier était encombré de monde, et l’onentendait crier les noms.

C’est là, Fritz, qu’il fallait voir les minesdes Robinot, des Gourdier, des Mariner, de ce tas de couvreurs, derémouleurs, de peintres en bâtiments, – de gens qui tous les joursen temps ordinaire, vous tiraient la casquette pour avoir un peud’ouvrage, – c’est là qu’il fallait les voir se redresser, vousregarder par-dessus l’épaule d’un air de pitié, souffler dans leursjoues, et crier :

– C’est toi, Moïse ! tu vas faire undrôle de troupier. Hé ! hé ! hé ! on va te couperles moustaches à l’ordonnance !

Et d’autres sottises pareilles.

Oui, tout était changé : ces anciensbraves étaient nommés d’avance sergents, sergents-majors, caporaux,et nous autres nous n’étions plus rien. La guerre bouleverse tout,les premiers deviennent les derniers, et les derniers deviennentles premiers. Ce n’est plus de bon sens qu’il s’agit, c’est dediscipline ; celui qui récurait votre plancher la veille,parce qu’il était trop bête pour gagner sa vie d’une autre façon,devient votre sergent, et s’il vous dit que le blanc est noir, ilfaut lui donner raison.

Enfin, ce jour-là, comme j’attendais depuisune heure, on appela : – Moïse ! et je montai.

La grande salle en haut était pleine demonde ; chacun criait :

– Moïse ! viendras-tu, Moïse ?Ah ! le voilà !… c’est la vieille garde… Regardez ça…comme c’est bâti !… Tu seras porte-drapeau, Moïse ; tuvas nous conduire à la victoire !

Et ces imbéciles riaient, en se donnant descoups de coude. Moi, je passais sans leur répondre, ni même lesregarder.

Dans la chambre du fond, où l’on tire à laconscription, le gouverneur Moulin, le commandant Petitgenet, lemaire, le secrétaire de la mairie Frichard, le capitained’habillement Rollin, et six ou sept autres vieux retraités,criblés de rhumatismes ramassés dans les cinq parties du monde,étaient réunis en conseil, les uns assis, les autres debout.

Ces vieux se mirent à rire en me voyantentrer. Je les entendis qui se disaient entre eux :

– Il est encore solide celui-là !…Oui, c’est du propre.

Ainsi de suite. – Je pensais :

– Dites ce qu’il vous plaira, vous ne meferez pas croire que vous avez vingt ans, ni que vous êtesbeaux.

Mais je me taisais.

Tout à coup le gouverneur, qui causait dans uncoin avec le maire, se retourna, son grand chapeau de travers, etdit en me regardant :

– Que voulez-vous qu’on fasse d’unepareille patraque ? Vous voyez bien qu’il ne peut pas se tenirsur ses jambes.

Alors, malgré tout, je fus content et je memis à tousser.

– Bon, bon, dit-il, vous pouvez retournerchez vous, soigner votre rhume.

J’avais déjà fait quatre pas du côté de laporte, lorsque le secrétaire de la mairie, Frichard,s’écria :

– C’est Moïse !… le juif Moïse,colonel, qui a fait partir ses deux garçons pour l’Amérique, sonaîné serait au service.

Ce gueux de Frichard m’en voulait, parce quenous avions le même commerce de vieux habits sous la halle, et queles paysans me donnaient presque toujours la préférence ; ilm’en voulait à mort, et c’est pour cela qu’il se mit à medénoncer.

Aussitôt le gouverneur me cria :

– Halte, un instant… Ah ! vieuxrenard…, ah ! vous envoyez vos garçons en Amérique pour lessauver de la conscription !… C’est bon ! qu’on lui donneson fusil, sa giberne et son sabre.

L’indignation contre Frichard me suffoquait.J’aurais voulu parler, mais le gueux riait en continuant d’écrireau bureau ; c’est pourquoi je suivis le gendarme Werner dansla salle à côté, pleine de fusils, de sabres et de gibernes.

Werner lui-même me pendit une giberne et unsabre en croix sur le dos, et me remit un fusil endisant :

– Va, Moïse, et tâche de répondretoujours à l’appel.

Je descendis à travers la foule, tellementindigné que je n’entendais plus les éclats de rire de lacanaille.

En rentrant chez nous, je racontai à Sorlé, cequi venait de m’arriver, elle m’écoutait toute pâle. Au bout d’uninstant, elle me dit :

– Ce Frichard est l’ennemi de notre race,c’est un ennemi d’Israël ; je le sais, il nous déteste !Mais à cette heure, Moïse, ne dis rien, ne lui montre pas tacolère, il serait trop content. Seulement, plus tard, tu tevengeras ! Il faut une occasion. Et, si ce n’est pas toi, ceseront tes enfants, tes petits-enfants ; ils sauront tous ceque le misérable a fait contre leur grand-père… Ils le sauront.

Elle fermait ses mains, et le petit Sâfelécoutait.

C’est tout ce qu’elle pouvait me dire demieux. Je pensais aussi comme elle, mais ma colère était si grande,que j’aurais donné la moitié de mon bien pour ruiner legueux ; durant tout ce jour, et même pendant la nuit, jem’écriai plus de vingt fois :

– Ah ! le brigand… j’étais dehors…On m’avait dit : « Allez ». Et c’est lui qui mecause ces misères !

Tu ne peux pas te figurer, Fritz, combien j’enai toujours voulu depuis à cet homme. Jamais, ni ma femme ni moi,n’avons oublié ce qu’il a fait contre nous, jamais mes enfants nel’oublieront.

V

Le lendemain, il fallut répondre à l’appeldevant la mairie. Tous les enfants de la ville nous entouraient etsifflaient. Par bonheur les blindages de la place d’Armes n’étaientpas encore finis, de sorte que nous allâmes apprendre l’exercicedans la grande cour du collège, près du chemin de ronde, au coin dela poudrière. On avait congédié les élèves depuis quelque temps, laplace était libre.

Figure-toi donc cette grande cour pleine debourgeois en chapeaux, capotes, habits, veste et culotte, forcésd’obéir à leurs anciens chaudronniers, à leurs ramoneurs, à leursgarçons d’écurie devenus caporaux, sergents, sergents-majors.Figure-toi ces gens paisibles, par quatre, par six, par dix,allongeant la jambe en cadence et marchant au pas :« Une… deusse !Une… deusse ! –Halte… Fixe ! » tandis que les autres marchent enarrière, froncent les sourcils, crient et vous apostrophent avecinsolence :

– Moïse, efface tes épaules !

– Moïse, rentre ton nez dans lesrangs !

– Attention, Moïse !… Portezarmes ! Ah ! vieille savate, tu ne seras jamais propre àrien. Peut-on être aussi bête à son âge ? Regarde… regardedonc, mille tonnerres !… Tu ne peux pas faire ça ? Une…deusse ! Quelle vieille buse !… Allons,recommençons : – Portez armes !

Voilà, Fritz, comme mon propre savetier,Monborne, me commandait. Je crois qu’il m’aurait roué de coups,sans la défense du capitaine Vigneron.

Tous les autres faisaient la même chose avecleurs anciens patrons. On aurait dit que cela devait durertoujours ; qu’ils seraient toujours sergents et nous toujourssoldats. J’amassais du fiel contre cette canaille pour cinquanteans.

Enfin ils étaient les maîtres ! Et laseule fois que je me souvienne d’avoir donné des soufflets à monpropre fils Sâfel, c’est ce Monborne qui peut se vanter d’en êtrecause. – Tous les enfants grimpaient sur le mur du chemin de ronde,pour nous regarder et se moquer de nous. En levant les yeux, je visSâfel dans le nombre, et je lui fis signe du doigt avecindignation. Il descendit tout de suite ; mais à la fin del’exercice, quand on nous dit de rompre les rangs devant l’hôtel deville, comme il s’approchait, la colère me prit, et je lui donnaideux bons soufflets, en lui criant :

– Va siffler et te moquer de ton père,comme Cham, au lieu d’apporter un manteau pour couvrir sa honte…va !

Il pleurait à chaudes larmes, et c’est danscet état que je rentrai chez nous. Sorlé, me voyant revenir toutpâle et le petit qui me suivait de loin en sanglotant, descenditaussitôt sur la porte, me demander ce que c’était. Je lui dis macolère, et je montai.

Sorlé fit encore de plus grands reproches àSâfel, qui vint me demander mon pardon. Je le lui donnai de bienbon cœur, comme tu penses. Mais en songeant que l’exercice devaitrecommencer tous les jours, j’aurais voulu tout abandonner, s’ilavait été possible d’emporter ma maison et mes marchandises.

Oui, ce que je connais de pire, c’est d’êtrecommandé par des vauriens, qui ne conservent aucune mesure lorsquele hasard les élève une minute, et qui sont incapables de réfléchirqu’en ce monde chacun a son tour.

Il faudrait en dire trop sur ce chapitre,j’aime mieux continuer.

L’Éternel me gardait une grande consolation.J’avais à peine déposé ma giberne et mon fusil dans un coin, pourm’asseoir à table, que Sorlé me présentait une lettre en souriantet me disait :

– Lis cela, Moïse, ta mauvaise humeurpassera.

J’ouvris et je lus. C’était l’avis de Pézenas,que mes douze pipes d’esprit étaient en route. Alors jerespirai.

– Ah ! tout va bien maintenant,m’écriai-je, les esprits sont en route par le roulageordinaire ; dans trois semaines ils arriveront. Du côté deStrasbourg et de Sarrebruck, rien ne s’annonce ; les alliéscontinuent de se réunir, mais ils ne bougent pas : meseaux-de-vie sont sauvées ! Nous les vendrons bien. C’est unefameuse affaire.

Je riais, j’étais remis tout à fait, quandSorlé, m’ayant avancé le fauteuil, me dit :

– Et cela, Moïse, que penses-tu decela ?

En même temps, elle me donnait une secondelettre, couverte de gros timbres ; et du premier coup d’œilj’avais reconnu l’écriture de mes deux garçons, Frômel etItzig.

C’était une lettre d’Amérique ! Mon cœurfut gonflé de joie, et je me mis à louer l’Éternel en moi-même,sans rien dire, étant trop touché d’un si grand bonheur.

Je dis :

– Notre Seigneur est grand. Sonintelligence est infinie. Il n’a point égard à la force du cheval,il ne fait point cas des hommes légers à la course ; il metson affection en ceux qui s’attendent à sa bonté.

Ainsi me parlais-je en moi-même, lisant cettelettre, où mes fils célébraient la terre d’Amérique, le vrai paysdes hommes de commerce, le pays des gens entreprenants, où tout estlibre, où l’on ne trouve point de régies ni d’impositions, parceque l’on n’élève pas les hommes pour la guerre, mais pour lapaix ; le pays, Fritz, où chacun devient, par son travail, sonintelligence, son économie et sa bonne volonté, ce qu’il mérited’être ; où tout est à sa place, parce que personne ne peutrien décider de grave sans la volonté de tous, chose juste, quitombe sous le bon sens : quand tous doivent contribuer, ilfaut aussi que tous donnent leur avis.

Cette lettre est une des premières. Frômel etItzig me racontaient qu’ils avaient assez gagné d’argent depuis unan, pour ne plus porter leurs ballots eux-mêmes, mais qu’ilsavaient trois beaux mulets, et qu’ils venaient d’ouvrir àCast-Kill, près d’Albany, dans l’État de New York, une maison pourl’échange de marchandises fabriquées en Europe, contre des peaux debœufs, très abondantes en ce pays.

Leurs affaires allaient bien, ils avaient laconsidération de la ville et des environs. Pendant que Frômel étaiten route avec les trois mulets, Itzig restait à la maison, et quandItzig partait à son tour, son frère tenait le magasin.

Ils savaient déjà nos malheurs, et bénissaientl’Éternel de leur avoir donné des parents tels que nous, pour lessauver de la destruction. Ils auraient voulu nous avoir avec eux,et, d’après ce qui venait de m’arriver, d’être maltraité par unMonborne, tu peux croire que j’aurais été bien content de metrouver là-bas. Mais c’était assez de recevoir d’aussi bonnesnouvelles, et, malgré toutes nos misères, en songeant à Frichard,je me dis :

« Tu n’es pourtant qu’un âne auprès demoi. Tu peux me faire du tort ici, mais tu ne peux nuire à mesgarçons. Tu ne seras jamais qu’un misérable secrétaire de mairie,et moi je vais vendre mes eaux-de-vie ; je gagnerai le doubleet le triple. Je mettrai mon petit Sâfel à côté de toi, sous lahalle, et tous ceux qui voudront entrer dans ta boutique pouracheter, il leur fera signe de venir ; il leur vendra même auprix coûtant, plutôt que de les lâcher, et te fera périr decolère. »

J’avais les larmes aux yeux en songeant àcela, et je finis par embrasser Sorlé, qui riait et ne se tenaitplus de satisfaction.

Nous pardonnâmes de nouveau à Sâfel, qui nouspromit de ne plus fréquenter la mauvaise race. Et puis, après avoirdîné, je descendis à ma cave, une des plus belles de la ville,haute de douze pieds, longue de trente-cinq, et toute bâtie enpierres de taille, sous la grande rue. Elle était sèche comme unfour, et bonifiait même le vin à la longue.

Comme mes eaux-de-vie pouvaient arriver avantla fin du mois, j’arrangeai quatre grosses poutres pour lesrecevoir, et je m’assurai que le puits, au fond, taillé dans leroc, avait toute l’eau nécessaire aux coupages.

En remontant, vers quatre heures, j’aperçus levieil architecte Krômer qui traversait justement la halle, sonmètre sous le bras.

– Hé ! venez donc un peu voir macave, lui dis-je ; croyez-vous qu’elle tienne contre lesbombes ?

Nous redescendîmes ensemble. Il regarda,mesura les pierres et l’épaisseur de la voûte avec son mètre, et medit :

– Vous avez six pieds de terre sur laclef ; quand les bombes entreront ici, Moïse, ce sera fait denous tous. Vous pouvez dormir sur les deux oreilles.

Nous prîmes ensuite un bon verre de vin aurobinet, et nous remontâmes tout joyeux.

Comme nous mettions le pied sur le pavé, uneporte s’ouvrait avec fracas dans la grande rue, des vitressautaient, et Krômer me disait en levant le nez :

– Regardez là-bas, Moïse, sur l’escalierdes Camus, quelque chose se passe.

Alors, nous étant arrêtés, nous vîmes au hautde l’escalier à double rampe, un sergent de vétérans en capotegrise, le fusil en bandoulière, qui traînait au collet le pèreCamus. Le pauvre vieux se cramponnait des deux mains à la porte,pour ne pas descendre ; il parvint même à se lâcher, enarrachant le collet de sa camisole, et la porte se referma comme uncoup de tonnerre.

– Si la guerre commence maintenant entreles bourgeois et la troupe, dit Krômer, les Allemands et les Russesauront beau jeu.

Le sergent, voyant la porte fermée etverrouillée à l’intérieur, voulut l’enfoncer à coups de crosse, etcela produisit un grand vacarme ; les voisins sortaient, leschiens aboyaient. Nous regardions toujours, quand Burguet s’avançade l’allée en face, et se mit à parler au sergent avec force.D’abord cet homme ne parut pas l’écouter ; mais au bout d’uninstant, il releva son fusil sur l’épaule, d’un mouvement brusque,et descendit la rue, le dos rond, l’air sombre et furieux. Il passaprès de nous comme un sanglier. C’était un vétéran à troischevrons, brun, la moustache grise, de grosses rides droites lelong des joues, le menton carré. Il grommelait en passant, et entradans la petite auberge des Trois-Pigeons.

Burguet suivait de loin, son large chapeau surles sourcils, bien enveloppé dans sa grosse capote de castorine, lecol relevé et les mains dans les manches. Il souriait.

– Eh bien, lui dis-je, qu’est-ce quis’est donc passé là-bas chez les Camus ?

– Ah ! dit-il, c’est le sergentTrubert, de la 5e compagnie de vétérans, qui vientencore de faire des siennes. Ce gaillard-là veut que tout aille audoigt et à la baguette. Depuis quinze jours, il a passé par cinqlogements, et n’a pu s’entendre avec personne. Tout le monde s’estplaint de lui ; mais il avait toujours des raisons que legouverneur et le commandant trouvaient excellentes.

– Et chez Camus ?

– Camus n’a pas trop de place pour logerson monde. Il voulait envoyer le sergent à l’auberge ; mais lesergent avait déjà choisi le lit de Camus pour se coucher, il avaitdéployé sa capote dessus et disait : « Mon billet delogement est pour ici ; je me trouve bien, et je ne vais pasailleurs. » Le vieux Camus se fâcha, et finalement, comme vousvenez de le voir, le sergent essaya de le traîner dehors pour lerosser.

Burguet riait, mais Krômer dit :

– Oui, tout cela fait rire. Et pourtantquand on pense à ce que des gens pareils ont dû faire de l’autrecôté du Rhin…

– Ah ! s’écria Burguet, ce n’étaitpas gai pour les Allemands, j’en suis sûr. Mais voici l’heured’aller lire le journal. Dieu veuille que le moment de payer nosvieilles dettes ne soit pas encore arrivé ! Bonsoir,Messieurs.

Il continua sa route du côté de la place.Krômer prit le chemin de sa maison, et moi je fermai les deuxportes de ma cave ; après quoi, je montai chez nous.

Cela se passait le 10 décembre. Il faisaitdéjà très froid. Tous les soirs, après cinq ou six heures, lestoits et les pavés se couvraient de givre. On n’entendait plus debruit dehors, parce que les gens se tenaient chez eux, autour dupoêle.

Je trouvai Sorlé dans la cuisine, en train depréparer le souper. La flamme rouge tourbillonnait sur l’âtre,autour de la marmite. Ces choses sont devant mes yeux, Fritz :la mère qui lave les assiettes sur la pierre de l’évier, près de lafenêtre grise, le petit Sâfel qui souffle dans le grand tuyau defer, les joues rondes comme une pomme, ses grands cheveux crépusébouriffés, et moi tranquillement assis sur l’escabeau, une braisedans ma main pour allumer ma pipe ; – oui, c’est commehier !

Nous ne disions rien. Nous étions heureux depenser à l’eau-de-vie qui venait, aux garçons qui faisaient leursaffaires, au bon souper qui cuisait. Et qui aurait jamais pensé,dans un pareil moment, que vingt-cinq jours après, la ville seraitentourée d’ennemis et que des obus siffleraient dansl’air ?

VI

Maintenant, Fritz, je vais te raconter unechose qui m’a souvent fait penser que l’Éternel se mêle de nosaffaires, et qu’il conduit tout pour le mieux. Dans les premiersmoments, on trouve cela terrible, on s’écrie :

– Seigneur, ayez pitié de nous !

Et plus tard on s’étonne de voir que tout abien marché.

Tu sais que le secrétaire de la mairieFrichard m’en voulait. C’était un petit vieux, sec, jaune, laperruque rousse, les oreilles plates et les joues creuses. Ce gueuxne cherchait qu’à me nuire, et bientôt il en trouva l’occasion.

Plus le blocus approchait, plus les genscherchaient à vendre, et le lendemain même des bonnes nouvelles quej’avais reçues d’Amérique, un vendredi, jour de marché, tantd’Alsaciens et de Lorrains arrivèrent avec leurs grandes hottes etleurs grands paniers d’œufs frais, de beurre, de fromage, devolailles, etc., que la place en était encombrée.

Tout ce monde voulait avoir de l’argent, pourle cacher dans sa cave ou sous un arbre du bois voisin, car tusauras qu’en ce temps de grandes sommes ont été perdues : destrésors qu’on retrouve d’année en année, au pied d’un chêne ou d’unhêtre, et qui viennent de la peur qu’on avait des Allemands et desRusses, en songeant qu’ils allaient tout piller et ravager, commenous avions fait chez eux. Les gens sont morts, ou bien ils n’ontplus trouvé la place de leur argent, voilà pourquoi tout est restédans la terre.

Enfin, ce jour-là, 11 décembre, il faisaittrès froid, la gelée vous entrait jusqu’à la moelle des os, mais ilne tombait pas encore de neige. Je descendis de grand matin engrelottant, ma camisole de laine bien boutonnée et le bonnet deloutre sur la nuque.

La petite et la grande place fourmillaientdéjà de monde criant et se disputant sur les prix. Je n’eus que letemps d’ouvrir ma boutique et de pendre ma grosse balance à lavoûte ; des quantités de paysans stationnaient sur la porte,demandant les uns des clous, les autres du fer à forger, etquelques-uns apportant leur propre ferraille, dans l’espoir de lavendre.

On savait que, si les ennemis arrivaient, iln’y aurait plus moyen d’entrer en ville, et c’est pourquoi toutecette foule venait, les uns vendre et les autres acheter.

J’ouvris donc et je me mis à peser. Onentendait dehors passer les rondes ; les postes étaient déjàdoublés partout, les ponts-levis en bon état et les barrières del’avancée ferrées à neuf. On n’avait pas encore déclaré l’état desiège, mais nous étions comme l’oiseau sur la branche : lesdernières nouvelles de Mayence, de Sarrebruck et de Strasbourgannonçaient l’arrivée des alliés sur l’autre rive duRhin !

Moi, je ne songeais qu’à mes eaux-de-vie, ettout en vendant, en pesant, en touchant l’argent, cette idée ne mequittait pas ; elle était en quelque sorte plantée entre mesdeux sourcils.

Cela durait depuis environ une heure, quandtout à coup Burguet parut à ma porte, sous la petite voûte,derrière la masse de paysans pressés, et me dit :

– Moïse, venez une minute, j’ai quelquechose à vous dire.

Je sors.

– Entrons dans votre allée, medit-il.

J’étais tout étonné, car il avait l’air grave.Les paysans, derrière, criaient :

– Nous n’avons pas de temps à perdre,dépêche-toi, Moïse !

Mais je n’écoutais rien. Dans l’allée, Burguetme dit :

– J’arrive de la mairie, où l’on s’occupede rédiger un rapport au préfet sur l’esprit de notre population,et je viens d’apprendre par hasard qu’on vous envoie le sergentTrubert à loger.

Ce fut un véritable coup pour moi ; jem’écriai :

– Je n’en veux pas… je n’en veuxpas ! Depuis quinze jours, j’ai logé six hommes, ce n’est pasmon tour.

Il me répondit :

– Calmez-vous et ne criez pas, vous neferiez qu’empirer votre affaire.

Je répétais :

– Jamais… jamais ce sergent n’entrerachez moi, c’est une abomination !… Un homme comme moi,tranquille, qui n’a jamais fait de mal à personne, qui ne demandeque la paix !…

Et comme je criais, Sorlé, son panier sous lebras pour aller au marché, descendit en demandant ce que c’était.Alors Burguet lui dit :

– Écoutez, madame Sorlé, soyez plusraisonnable que votre mari. Je comprends son indignation, etpourtant, quand une chose est inévitable, il faut courber la tête.Frichard vous en veut, il est secrétaire de la mairie, il distribueles billets de logement d’après une liste. Eh bien, il vous envoiele sergent Trubert, un homme violent, mauvais, j’en conviens, maisqui veut être logé comme les autres. À tout ce que j’ai dit envotre faveur, Frichard répondait toujours : « Moïse estriche… Il a fait échapper ses garçons de la conscription… il doitpayer pour eux. » Le maire, le gouverneur, tout le monde luidonnait raison. Ainsi, voyez !… Je vous parle en ami ;plus vous résisterez, plus le sergent vous fera d’avanies, plusFrichard rira ; vous n’aurez point de recours… Soyezraisonnables !

Ma colère, en apprenant que je devais cesmisères à Frichard, fut encore plus grande ; je voulus crier,mais ma femme me posa la main sur le bras en disant :

– Laisse-moi parler, Moïse. M. Burguet araison, je le remercie beaucoup de nous avoir prévenus. Frichardnous en veut… c’est bon !… tout sera sur son compte, et nousréglerons plus tard. Maintenant, quand le sergent doit-ilvenir ?

– À midi, répondit Burguet.

– C’est bien, dit ma femme, il a droit aulogement, au feu et à la chandelle ; nous ne pouvons pas allercontre, mais Frichard payera tout cela.

Elle était pâle, et je l’écoutais, voyant bienqu’elle avait raison.

– Calme-toi, Moïse, me dit-elle ensuite,et ne crie pas ; laisse-moi faire.

– Enfin, voilà ce que j’avais à vousdire, fit Burguet, c’est un tour abominable de Frichard. Je verraipar la suite s’il est possible de vous débarrasser du sergent. Àcette heure, je retourne à mon poste.

Sorlé venait de partir pour le marché. Burguetme serra la main, et, comme les paysans redoublaient leurs cris, jefus bien forcé de retourner à ma balance.

La colère me possédait. Je vendis en ce jourpour plus de deux cents francs de fer, mais mon indignation contreFrichard, et la peur que j’avais du sergent ne me laissaient jouirde rien ; j’aurais vendu dix fois plus, que cela ne m’auraitpas calmé.

« Ah ! le brigand ! medisais-je en moi-même, il ne me laisse pas de repos, je n’auraiplus de tranquillité dans cette ville. »

Sur le coup de midi, comme le marché finissaitet que les gens s’en allaient par la porte de France, je refermaima boutique et je montai chez nous en pensant :

« Je ne serai plus rien dans ma propremaison, ce Trubert va se faire maître chez nous. Il nous traiterade haut en bas, comme des Allemands ou des Espagnols. »

J’étais désolé. Mais, au milieu de cettedésolation, sur l’escalier, je sentis tout à coup une bonne odeurde cuisine, et je me redressai tout surpris, car c’était une odeurde poisson et de rôti, comme les jours de fête.

J’allais ouvrir la porte, quand Sorlé parut enme disant :

– Entre dans ton cabinet, fais-toi labarbe et mets une chemise propre.

En même temps, je vis qu’elle s’était aussihabillée comme pour un jour de sabbat, avec ses boucles d’oreilles,sa jupe verte et son fichu de soie rouge.

– Mais pourquoi donc, Sorlé, faut-ilfaire ma barbe ? m’écriai-je.

– Va… va… dépêche-toi, nous n’avons pasde temps à perdre, répondit-elle.

Cette femme avait tant de bon sens, elle nousavait tant de fois tiré de méchantes affaires par son esprit, queje ne dis plus rien, et que j’allai me faire la barbe et mettre unechemise blanche dans ma chambre à coucher.

Comme je mettais ma chemise, j’entendis lepetit Sâfel crier :

– C’est lui, memmé, levoilà !

Puis des pas montèrent l’escalier, etquelqu’un se mit à dire d’un ton rude et brusque :

– Holà !… vous autres, hé !

Je pensai : « C’est lesergent, » et j’écoutai.

– Hé ! voici notre sergent !s’écria Sâfel d’un air de triomphe.

– Ah ! tant mieux, répondit ma femmed’une voix agréable. Entrez, Monsieur le sergent, entrez. Nous vousattendions. Je savais que nous aurions l’honneur d’avoir unsergent ; ça nous faisait un bien grand plaisir, parce quenous n’avons jamais eu que de simples soldats. Donnez-vous la peined’entrer, Monsieur le sergent.

C’est ainsi qu’elle parlait d’un air decontentement, et je pensais :

« Ô Sorlé, Sorlé ! femme d’esprit,femme de bon sens ! Maintenant tout est clair, je vois tafinesse… Tu veux adoucir ce mauvais gueux ! Ah ! quellefemme tu as, Moïse ! réjouis-toi, réjouis-toi. »

Je me dépêchai de m’habiller, riant enmoi-même ; et j’entendis l’autre, cette bête de sergent,dire :

– Oui, oui, c’est bon !… Mais il nes’agit pas de ça ! Voyons ma chambre, mon lit, On ne me payepas avec de belles paroles, moi ; le sergent Trubert estconnu.

– Tout de suite, Monsieur le sergent,tout de suite lui répondit ma femme. Voici votre chambre et votrelit. Voyez, c’est ce que nous avons de mieux.

Alors ils rentraient dans l’allée, etj’entendais Sorlé ouvrir la porte de la belle chambre, où nouslogions Baruch et Zeffen, quand ils venaient à Phalsbourg.

Je m’approchai tout doucement. Le sergentenfonçait le poing dans le lit, pour voir s’il était tendre ;Sorlé et Sâfel, derrière, regardaient en souriant. Il inspectaittous les coins en fronçant les sourcils. Jamais, Fritz, tu n’as vude figure pareille : la moustache grise hérissée, le nezmince, long, recourbé sur la bouche, le teint jaunâtre, avec degrosses rides ; il traînait la crosse de son fusil sur leplancher, sans faire attention à rien, et murmurait je ne saisquoi, de mauvaise humeur :

– Hum !… hum !… Qu’est-ce quec’est que ça, là-bas ?

– C’est la cuvette pour se laver,monsieur le sergent.

– Et ces chaises, est-ce que c’estsolide ?… Est-ce que ça tient ?

Il tapait les chaises brusquement à terre. Onvoyait qu’il aurait voulu trouver quelque chose à redire.

En se retournant, il me vit, et, me regardantde travers :

– Vous êtes le bourgeois ?fit-il.

– Oui, sergent, c’est moi.

– Ah !

Il posa son fusil dans un coin, jeta son sacsur la table et dit :

– Ça suffit !… Qu’on me laisse.

Sâfel venait d’ouvrir la cuisine, la bonneodeur du rôti entrait dans la chambre.

– Monsieur le sergent, dit Sorlé d’un airagréable, pardonnez-moi, j’aurais quelque chose à vousdemander.

– Vous ! fit-il en la regardantpar-dessus l’épaule, quelque chose à me demander ?

– Mais oui. Ce serait de nous faire leplaisir, puisque vous logez maintenant chez nous et que vous serezen quelque sorte de la famille, d’accepter au moins une fois notredîner.

– Ah ! ah ! dit-il en tournantle nez du côté de la cuisine, c’est différent.

Il avait l’air de réfléchir, pour savoir s’ilnous ferait cette grâce. Nous attendions ce qu’il allait répondre,lorsqu’il renifla de nouveau et dit en jetant sa giberne sur lelit :

– Allons… soit !… nous allons voirça !…

Je pensais :

« Canaille, si je pouvais te faire mangerdes pommes de terre !… »

Mais Sorlé paraissait contente et luidisait :

– Par ici, Monsieur le sergent, par ici,s’il vous plaît. En entrant dans la salle à manger, je vis que toutétait préparé comme pour un prince : le plancher balayé, latable mise avec soin, la nappe blanche, et nos couverts d’argentprès des assiettes.

Sorlé fit asseoir le sergent au haut de latable, dans mon fauteuil ; il trouvait cela tout naturel.

Notre servante apporta la grande soupière etleva le couvercle ; l’odeur d’une bonne soupe à la crème serépandit dans la chambre, et le dîner commença.

Fritz, je pourrais te raconter ce dîner endétail ; mais, tu peux me croire, jamais ni toi ni moi n’enavons mangé de meilleur. Nous avions une oie rôtie, un brochetmagnifique, de la choucroute, enfin tout ce qu’on peut souhaiterpour un grand et beau dîner ; et tout était accommodé parSorlé dans la dernière perfection. Nous avions aussi quatrebouteilles de beaujolais chauffées dans des serviettes, comme ilconvient en hiver, et du dessert en abondance.

Eh bien ! croirais-tu que le gueux aitfait une seule fois la mine de trouver cela bon ? Croirais-tuque pendant ce dîner, qui dura jusque vers deux heures, l’idée luisoit venue une seule fois de dire : « Ce brochet estexcellent ! » ou : « Cette oie grasse est bienaccommodée ! » ou bien encore : « Vous avez detrès bon vin ! » ou quelque autre chose qu’on sait faireplaisir à ceux qui nous régalent, et qui récompense une bonnecuisinière de ses peines ?… Eh bien ! non, Fritz, pas uneseule fois ! On aurait dit qu’il avait l’habitude de faire desdîners pareils. Et même, plus ma femme le flattait, plus elle luidonnait de bonnes paroles, plus il se rebiffait, plus il fronçaitle sourcil, plus il nous observait tous d’un air de défiance, commesi nous avions voulu l’empoisonner.

De temps en temps je regardais Sorlé toutindigné ; mais elle riait toujours, elle donnait toujours lesmeilleurs morceaux au sergent, elle remplissait toujours sonverre.

Deux ou trois fois je voulusm’écrier :

« Ah ! Sorlé, comme tu fais bien lacuisine !… Ah ! que cette farce est bonne !… »Mais tout de suite le sergent me regardait en dessous, comme pourdire : « Qu’est-ce que ça signifie ? Est-ce que tuveux me donner des leçons, par hasard ? Est-ce que je ne saispas mieux que toi si c’est bon au mauvais ? »

Et je me taisais. J’aurais voulu le voir àtous les diables ; tous les morceaux qu’il avalait en silencem’indignaient de plus en plus. Malgré cela, l’exemple de Sorlém’encourageait à faire bonne mine, et vers la fin jepensais :

« Maintenant, puisque le dîner est mangé…puisque c’est presque fini… continuons à la grâce de Dieu. Sorlés’est trompée, mais c’est égal, son idée était bonne, excepté pourun gueux pareil ! »

Et c’est moi-même qui dis d’apporter le café.J’allai aussi chercher les bouteilles de kirschenwasser et de vieuxrhum dans l’armoire ; le sergent demanda :

– Qu’est-ce que c’est ?

– C’est du rhum et du kirschenwasser, duvieux kirschenwasser de la Forêt-Noire, lui répondis-je.

– Ah ! fit-il en clignant de l’œil,chacun dit : « J’ai du kirschenwasser de laForêt-Noire ! » C’est facile à dire, mais on ne trompepas le sergent Trubert ; nous allons voir ça !

En prenant le café, il remplit deux fois sonverre de kirschenwasser, et chaque fois il dit :

– Hé ! hé ! reste à savoir sic’est du vrai !…

J’aurais voulu lui jeter la bouteille à latête.

Comme Sorlé allait lui verser un troisièmeverre, il se leva, disant :

– C’est assez… merci ! Les postessont doublés, ce soir je serai de garde à la porte de France.Enfin, le dîner n’était pas mauvais. Si vous m’en donnez de pareilsde temps en temps, nous pourrons nous entendre.

Il ne riait pas, et même il avait encore l’airde se moquer de nous.

– On fera son possible, Monsieur lesergent, répondit Sorlé, pendant qu’il rentrait dans sa chambre etqu’il prenait sa capote pour sortir.

– Nous verrons, fit-il en descendantl’escalier, nous verrons !

Jusqu’alors je n’avais rien dit, mais, quandil fut en bas, je m’écriai :

– Sorlé, jamais, non, jamais on n’a vu degueux pareil, jamais nous ne pourrons nous entendre avec cethomme ; il nous fera tous sauver de la maison.

– Bah ! bah ! Moïse,répondit-elle en riant, je ne pense pas comme toi. J’ai justementl’idée contraire ; nous serons bons amis, tu verras, tuverras !

– Ah ! Dieu t’entende ! luidis-je, mais je n’ai pas confiance.

Elle riait en levant la nappe, et elle medonnait tout de même un peu d’espérance, car cette femme avait unegrande finesse, et je reconnaissais en elle un grand jugement.

VII

Tu vois, Fritz, ce que les bourgeois avaient àsupporter en ce temps. Eh bien ! c’est quand on payait descorvées extraordinaires, c’est quand Monborne me commandait àl’exercice, quand le sergent Trubert me tombait sur le dos, quandon parlait déjà des visites domiciliaires pour reconnaître si lesgens avaient des vivres, c’est au milieu de tout cela que mes douzepipes d’esprit arrivaient lentement, par le roulage ordinaire.

Ah ! que je me repentais de les avoirdemandées ! Combien de fois j’aurais voulu m’arracher lescheveux, en songeant que la moitié de ce que j’avais gagné depuistrente ans marchait à la grâce de Dieu ! Comme je faisais desvœux pour l’Empereur ! Comme je courais chaque matin dans lescafés et les brasseries pour apprendre les nouvelles, et comme jetremblais en les lisant !

Jamais personne ne saura ce que j’ai souffert,pas même Sorlé, car je lui cachais tout. Elle avait l’esprit tropclair pour ne pas voir mes inquiétudes, et quelquefois elle medisait :

– Allons, Moïse, du courage ! Toutira bien… Encore un peu de patience.

Mais les bruits qui nous arrivaient d’Alsace,de la Lorraine allemande et du Hundsruck me bouleversaient :« Ils viennent ! – Ils n’oseront pas ! – Nous sommesprêts ! – Nous allons être surpris ! – La paix va sefaire ! – Ils passeront demain ! – Nous n’aurons pas decampagne d’hiver ! – Ils ne peuvent plus tarder ! –L’Empereur est encore à Paris ! – Le maréchal Victor est àHuningue ! – On embrigade les douaniers, les gardes forestierset les gendarmes, on prend tout ! – Des dragons d’Espagne ontdescendu hier la côte de Saverne ! – Les montagnardsdéfendront la chaîne des Vosges ! – On livrera bataille enAlsace ! etc., etc… » Tiens, Fritz, la tête vous entournait : le matin un coup de vent passait, et l’on étaitjoyeux ; le soir, un autre coup de vent passait, et l’on étaittriste.

Et mes eaux-de-vie approchaienttoujours ; elles arrivaient au milieu de cette bataille denouvelles, qui pouvait changer du jour au lendemain en bataille àcoups de boulets et d’obus. Sans tous mes autres soucis, j’enserais devenu fou. Heureusement l’indignation que j’avais contreMonborne et les autres gueux me détournait de ces pensées.

Tout le jour du grand dîner et la nuitsuivante, nous n’entendîmes plus parler du sergent Trubert, ilétait de garde ; mais le lendemain, comme je me levais, levoilà qui monte, son fusil sur l’épaule ; il ouvre la porte etse met à rire, les moustaches toutes blanches de givre. – Moi, quivenais de mettre ma culotte, je le regardais tout saisi. Ma femmeétait encore dans la chambre à coucher.

– Hé ! hé ! père Moïse, dit-ild’un ton de bonne humeur, il a fait rudement froid cette nuit.

Il n’avait plus la même voix ni la mêmemine.

– Oui, sergent, lui répondis-je, noussommes en décembre, c’est tout naturel.

– C’est naturel, dit-il, raison de pluspour prendre une goutte ! Voyons, est-ce qu’il reste du vieuxkirschenwasser ?

En me parlant, il me regardait jusqu’au fondde l’âme. Je me levai tout de suite du fauteuil, et je couruschercher la bouteille, en m’écriant :

– Oui, oui, sergent, il en reste. Tenez,régalez-vous !

Pendant que je disais cela, sa figure, encoreun peu dure, devint tout à fait riante. Il posa son fusil dans uncoin, et debout, il me tendit le verre en disant :

– Versez-moi, père Moïse,versez-moi !

Je lui versai la pleine rasade. Et comme jeversais, il rit tout bas : des centaines de rides au coin desyeux, autour des joues, des moustaches et du menton, plissaient safigure jaune. On ne l’entendait pas rire, mais la bonne humeurétait peinte dans ses yeux.

– Du fameux kirsch ! du vrai,celui-là, père Moïse, dit-il en buvant. On s’y connaît. On en a budans la Forêt-Noire, et qui ne coûtait rien ! Est-ce que vousne trinquez pas avec moi ?

Je lui répondis :

– Avec plaisir.

Et nous trinquâmes. Il m’observait toujours.Tout à coup il me dit, en me regardant du haut en bas avecmalice :

– Hé ! père Moïse, dites-donc, jevous ai fait peur hier, hein ?

Il clignait des yeux.

– Oh !… sergent…

– Allons, allons, s’écria-t-il en meposant la main sur l’épaule. Voyons, avouez que je vous ai faitpeur.

Il riait d’un air si content, que je ne pusm’empêcher de lui répondre :

– Eh bien ! oui, un peu !…

– Hé ! hé ! hé ! je lesavais bien, fit-il. On vous avait dit : « Le sergentTrubert est un dur-à-cuire ! » Vous avez eu peur, et vousm’avez fait un bon dîner, un dîner de prince, pourm’amadouer !

Il riait tout haut, et j’avais fini par rireaussi, nous riions tous les deux. Sorlé, de la chambre voisine,ayant entendu cela, vint sur la porte en disant :

– Bonjour, Monsieur le sergent.

Alors il s’écria :

– Père Moïse, voilà ce qui s’appelle unefemme ! Vous pouvez vous vanter d’avoir une fière femme, unefemme maligne, plus maligne que vous, père Moïse ; hé !hé ! hé ! il faut ça, il faut ça !

Sorlé était toute réjouie.

– Oh ! Monsieur le sergent,dit-elle, pouvez-vous croire ?…

– Bah ! bah ! cria-t-il, vousêtes une maîtresse femme : j’ai vu ça en arrivant et je mesuis dit : « Attention, Trubert !… on te fait bonnemine… c’est une ruse de guerre pour t’envoyer coucher à l’auberge…Laissons l’ennemi démasquer ses batteries ! » Ah !ah ! ah ! vous êtes de braves gens… Vous m’avez faitdîner comme un maréchal de l’Empire. – Maintenant, père Moïse, jem’invite à prendre de temps en temps avec vous un petit verre dekirsch. Mettez la bouteille à part, c’est du bon ! Et, quantau reste, la chambre que vous m’avez donnée est trop belle, jen’aime pas toutes ces fanfreluches ; ces beaux meubles, ceslits tendres, c’est bon pour les femmes. Moi, ce qu’il me faut,c’est une petite chambre comme celle à côté, deux bonnes chaises,une table en sapin, un lit simple avec son matelas, sa paillasse etsa couverture, et cinq ou six clous au mur pour accrocher meseffets. Vous aller me donner cela.

– Puisque vous le voulez, Monsieur lesergent…

– Oui, je le veux ; la belle chambresera pour la parade.

– Vous déjeunerez avec nous ? dit mafemme, bien contente.

– Je déjeune et je dîne à la cantine,répondit le sergent. J’y suis bien, et je n’aime pas que de bravesgens fassent des frais pour moi. Quand on a les égards qu’on doit àun vieux soldat, quand on montre de la bonne volonté, quand on estcomme vous, Trubert est aussi ce qu’il doit être.

– Mais, Monsieur le sergent, repritSorlé…

– Appelez-moi sergent, dit-il. Je vousconnais maintenant. Vous ne ressemblez pas à toute cette canaillede la ville : des gueux qui se sont enrichis pendant que nousétions à nous battre, des misérables qui ne faisaient qu’entasseret s’étendre aux dépens des armées, qui vivaient de nous, qui nousdoivent tout, et qui nous envoient coucher dans des nids depunaises ! Ah ! mille millions de tonnerres !

Sa figure redevint tout à fait mauvaise ;ses moustaches tremblaient de colère, et je pensais :

« Quelle bonne idée nous avons eue de lebien traiter !… Sorlé n’a que de bonnesidées !… »

Mais il se radoucit tout de suite et se mit àrire, en me posant la main sur le bras et s’écriant :

– Dire que vous êtes des juifs ! uneespèce de race abominable, tout ce qu’il y a de plus crasseux, deplus sale, de plus ladre… Dire que vous êtes des juifs !…C’est vrai, n’est-ce pas, que vous êtes juifs ?

– Oui, Monsieur, répondit Sorlé.

– Eh bien ! parole d’honneur, çam’étonne, dit-il ; j’en avais tant vu de juifs, en Pologne, enAllemagne, que je pensais : – On m’envoie chez des juifs,gare, je vais tout démolir !

Ensuite, comme nous nous taisions,humiliés :

– Allons, ne parlons plus de ça. Vousêtes de braves gens. Je serais fâché de vous faire de la peine.Père Moïse, votre main.

Je lui donnai la main.

– Vous me plaisez, dit-il. Maintenant,madame Moïse, la chambre à côté.

Nous le conduisîmes dans la petite chambrequ’il voulait, et tout de suite il alla reprendre son sac dansl’autre, en criant :

– Me voilà chez de braves gens !Nous n’aurons pas de désagréments ensemble. Moi, je ne m’inquiètepas de vous ; vous ne vous inquiétez pas de moi. J’entre, jesors, le jour ou la nuit : c’est le sergent Trubert, çasuffit. Et de temps en temps, le matin, nous prenons notre petitverre, c’est convenu, n’est-ce pas, monsieur Moïse ?

– Oui, sergent.

– Et voici la clef de la maison, lui ditSorlé.

– À la bonne heure… tout est enordre ; maintenant je vais faire un somme. Portez-vous bien,mes amis.

– Dormez bien, sergent.

Nous sortîmes aussitôt, et nous l’entendîmesse coucher.

– Tu vois, Moïse, tu vois, me dit mafemme tout bas dans l’allée, tout a bien été.

– Oui, lui répondis-je, très bien, Sorlé,très bien, ton idée était bonne ; et si maintenant leseaux-de-vie arrivent, nous serons heureux.

VIII

Or, depuis ce moment, le sergent vivait cheznous sans déranger personne. Chaque matin, avant d’aller remplirson service, il venait s’asseoir quelques instants dans ma chambreet prendre son petit verre en causant. Il aimait à rire avec Sâfel,et nous l’appelions tous : « Notre sergent ! »comme s’il avait été de la famille. Lui paraissait content de nousvoir ; c’était un homme soigneux, il ne permettait pas à notreschabès-Goïé de lui cirer les souliers ; ilblanchissait lui-même ses buffleteries et ne laissait pas toucher àses armes.

Un matin que j’allais répondre à l’appel, enme rencontrant dans l’allée, il vit un peu de rouille à mon fusilet se mit à jurer comme le diable, criant :

– Ah ! père Moïse, si je vous tenaisdans ma compagnie, vous en verriez de dures !

Je pensais :

« Oui, mais je n’y suis pas, Dieumerci ! Tu ne me tiens pas ! »

Sorlé, penchée sur la rampe en haut, riait debon cœur.

Depuis ce jour, le sergent passaitrégulièrement l’inspection de mon fourniment ; il fallait toutrécurer, démonter la batterie, nettoyer le canon, fourbir labaïonnette, comme si j’avais eu l’idée d’aller me battre. Et même,quand il sut que Monborne me traitait d’âne, il voulut aussim’apprendre l’exercice. Toutes mes représentations ne servaient àrien, il disait en fronçant le sourcil :

– Père Moïse, je ne peux pas supporterqu’un brave homme comme vous en sache moins que la canaille. Enroute !

Et nous montions au grenier. Il faisait déjàtrès froid, mais le sergent se fâchait tellement quand jen’exécutais pas les mouvements avec vigueur, qu’il finissaittoujours par me faire suer à grosses gouttes.

– Attention au commandement, et pas demollesse ! criait-il.

J’entendais Sorlé, Sâfel et la servante riredans l’escalier, l’œil contre les lattes, et je n’osais pas tournerla tête. Enfin, c’est tout de même ce brave Trubert qui m’apprit lacharge en douze temps, et qui me rendit un des premiers voltigeursde ma compagnie.

Ah ! Fritz, tout aurait bien marché siles eaux-de-vie étaient venues ; mais au lieu de mes douzepipes d’esprit-de-vin, nous vîmes arriver une demi-compagnied’artilleurs de marine et quatre cents recrues pour le dépôt du6e léger.

Presque aussitôt le gouverneur ordonna deraser le tour de la ville à six cents mètres.

Il faut avoir vu ce ravage autour de laplace : ces haies, ces palissades qu’on abat, ces maisonnettesqu’on démolit, et dont chacun emporte une poutre ou quelquesplanches ; il faut avoir vu, du haut des remparts, les lignesde peupliers, les vieux arbres des vergers renversés à terre ettraînés par de véritables fourmilières d’ouvriers… Il faut avoir vuces choses pour connaître la guerre !

Le père Frise, les deux garçons Camus, lesSade, les Bossert, toutes ces familles de jardiniers et de petitscultivateurs qui vivaient à Phalsbourg, étaient les plus désolés.Je crois entendre encore les cris du vieux Frise :

– Ah ! mes pauvres pommiers !Ah ! mes pauvres poiriers ! Je vous avais plantésmoi-même voilà quarante ans. Que vous étiez beaux, et toujourscouverts de bons fruits ! Ah ! mon Dieu, quelmalheur !

Et les soldats hachaient toujours.

Vers la fin, le vieux Frise s’en alla lechapeau sur les yeux, il pleurait à chaudes larmes.

Le bruit courait aussi qu’on allait mettre lefeu dans les Maisons-Rouges, au pied de la côte de Mittelbronn, àla Tuilerie de Pernette, aux petites auberges del’Arbre-Vert et du Panier-Fleuri ; mais ilparaît que le gouverneur trouva que ce n’était pas nécessaire, queces maisons étaient hors de portée, ou bien qu’on gardait cela pourla fin, et que les alliés arrivèrent plus tôt qu’on ne lesattendait.

Ce qui me revient encore d’avant le blocus,c’est que, le 22 décembre, vers onze heures du matin, on battit lerappel. Toute la ville croyait que c’était pour l’exercice, et jepartis tranquillement, comme à l’ordinaire, mon fusil surl’épaule ; mais, en arrivant au coin de la mairie, je vis déjàles troupes de la garnison formées sous les arbres de la place.

On nous mit, comme elles, sur deuxrangs ; et voilà que le gouverneur Moulin, les commandantsThomas et Petitgenet, et le maire, l’écharpe tricolore autour desreins, arrivent.

On bat aux champs, ensuite le tambour-maîtrelève sa canne et les tambours se taisent. Le gouverneurparle ; tout le monde écoute, en se répétant l’un à l’autreles paroles qu’on entend de loin.

« Officiers, sous-officiers, gardesnationaux et soldats, » L’ennemi s’est concentré sur le Rhin,il n’est plus qu’à trois journées de marche. La ville est déclaréeen état de siège, les autorités civiles font place au gouvernementmilitaire. Le conseil de guerre est en permanence, il remplace lestribunaux ordinaires.

» Habitants de Phalsbourg, nous attendonsde vous courage, dévouement, obéissance. Vivel’Empereur ! »

Et mille cris de Vivel’Empereur ! s’élèvent au ciel.

Je frémissais jusqu’à la pointe descheveux : mes eaux-de-vie étaient encore en route, je meregardais comme ruiné.

La distribution des cartouches, qu’on fit toutde suite, et l’ordre que reçut le bataillon d’aller piller lesvivres et ramener le bétail des villages environnants, pourapprovisionner la place, m’empêchèrent de réfléchir à monmalheur.

J’avais aussi à songer pour ma propre vie,car, en recevant un ordre pareil, chacun pensait que les paysansallaient se défendre, et c’est abominable d’avoir à se battrecontre des gens qu’on dépouille !

J’étais tout pâle en réfléchissant à cela.

Mais quand le commandant Thomas nouscria : « Chargez ! » et que je déchirai mapremière cartouche… que je la mis dans le canon… et qu’au lieud’entendre sonner la baguette, je sentis une balle au fond !…Quand on nous commanda : Par file à gauche… gauche ! Enavant… pas accéléré… marche ! » et que nous partîmes pourles Baraques-du-Bois-de-Chênes, pendant que le premier bataillongagnait les Quatre-Vents et Bichel-berg, le deuxième Wéchem etMetting ; en songeant que nous allions tout prendre, toutenlever, et que le conseil de guerre était à la mairie pour jugerceux qui ne feraient pas leur devoir, toutes ces choses nouvelleset terribles me bouleversèrent ! Je regardais de loin levillage, les yeux troubles, me figurant d’avance les cris desfemmes et des enfants.

Vois-tu, Fritz, de prendre au pauvre paysan, àl’entrée de l’hiver, ce qui le fait vivre, de lui prendre sa vache,ses chèvres, ses porcs, enfin tout, c’est épouvantable ! etmon propre malheur me faisait encore mieux sentir celui desautres.

Et puis, tout en marchant, je songeais à mafille Zeffen, à Baruch, à leurs enfants, et je m’écriais dans moncœur :

« Seigneur ! Seigneur ! si lesennemis arrivent, qu’est-ce qu’ils feront dans une ville ouvertecomme Saverne ? On va tout leur prendre ! Nous seronsmisérables du jour au lendemain ! »

Au milieu de ces pensées qui me coupaient larespiration, je voyais déjà plusieurs paysans, qui nous regardaientvenir de leurs petites fenêtres sur les champs et du milieu de leurrue, sans bouger. Ils ne savaient pas ce que nous venions fairechez eux.

Six gendarmes à cheval nous précédaient ;le commandant Thomas leur donna l’ordre de passer à droite et àgauche des Baraques, pour empêcher les paysans de pousser leurbétail dans le bois, lorsqu’ils sauraient que nous venions lespiller.

Ils partirent au galop.

Nous arrivions alors à la première maison oùse trouve le crucifix en pierre. On nous cria :

– Halte !

Ensuite on détacha trente hommes pour mettredes factionnaires dans les ruelles, et je fus de ce nombre, ce quime fit plaisir, car j’aimais encore mieux être en faction, qued’entrer dans les écuries et les granges.

Comme nous défilions par la grande rue, lespaysans nous demandaient :

– Qu’est-ce qui se passe ? Est-cequ’on a coupé du bois ? Est-ce que vous venez faire desarrestations ?

Et d’autres choses semblables. Mais nous nerépondions rien, et nous marchions au pas accéléré.

Monborne me plaça dans la troisième ruelle àdroite, près de la grande maison du père Frantz, l’éleveurd’abeilles, en arrière sur la pente du vallon. On entendait bêlerles moutons et mugir les bœufs ; ce gueux de Monborne, disaiten clignant de l’œil :

– Il y aura gras ! Nous allonsétonner les Baraquins.

Il n’avait pas de pitié des gens et medit :

– Moïse, tu vas rester là. Si quelqu’unveut passer, croise la baïonnette. Si l’on fait résistance, piquehardiment et puis tire. Il faut que force reste à la loi.

Je ne sais pas où ce savetier avait entenducela ; mais il me laissa dans la ruelle, entre deux haiestoutes blanches de givre, et poursuivit son chemin avec le reste dupiquet.

J’attendis donc en cet endroit près de vingtminutes, me demandant ce que je ferais si les paysans voulaientsauver leur bien, et me disant qu’il vaudrait mieux tirer sur lebétail que sur les gens.

J’étais dans un grand trouble et j’avaisfroid, quand les cris éclatèrent. Presque en même temps commença leroulement du tambour. Les hommes entraient dans les écuries etchassaient le bétail dehors. Les Baraquins juraient,pleuraient ; quelques-uns voulaient se défendre. – Lecommandant Thomas criait :

– Sur la place ! Poussez sur laplace !

Des vaches se sauvaient à travers leshaies ; enfin c’était un tumulte qu’on ne peut se figurer, etje m’estimais heureux de n’être pas au milieu de ce pillage ;mais cela ne dura pas longtemps, car tout à coup une bande dechèvres, poussées par deux vieilles femmes, enfila la ruelle pourdescendre au vallon.

Alors il fallut bien croiser la baïonnette etcrier :

– Halte !

Une des femmes, la mère Migneron, meconnaissait ; elle avait une fourche et me dit toutepâle :

– Moïse, laisse-moi passer !

Je voyais qu’elle s’approchait tout doucement,pour me renverser avec sa fourche. L’autre essayait de faire entrerles chèvres dans un petit jardin à côté, mais les palissadesétaient trop serrées et la haie trop haute.

J’aurais bien voulu les laisser descendre etdire que je n’avais rien vu, malheureusement le lieutenant Rolletarrivait derrière et criait :

– Attention !

Et deux hommes de la compagniesuivaient : le grand Mâcry et Schweyer, le brasseur.

La vieille Migneron, voyant que je croisais labaïonnette, se mit à dire en grinçant des dents :

– Ah ! gueux de juif, tu me lepayeras !

Elle était tellement indignée, que mon fusilne lui faisait pas peur, et que trois fois, avec sa fourche, elleessaya de me piquer ; mais alors je vis que l’exercice est bonà quelque chose, car je parai tous ses coups.

Deux chèvres me passèrent entre lesjambes ; les autres furent prises. On repoussa les vieilles,on cassa leur fourche, et finalement les camarades regagnèrent lagrande rue, pleine de bétail qui mugissait et donnait des coups depied.

La vieille Migneron, assise dans la haie,s’arrachait les cheveux.

Et voilà que deux vaches arrivent encore laqueue en l’air ; sautant par-dessus les palissades, ellesrenversent tout : les paniers d’abeilles et le vieux rucher.Par bonheur, c’était l’hiver, les abeilles restèrent comme mortesdans les paniers ; sans cela, je crois qu’elles auraient misnotre bataillon en déroute.

La corne du hardier[13] sonnait dans le village. On était alléle mettre en réquisition au nom de la loi. Ce vieuxhardier Nickel passa dans la grande rue, et les bêtes secalmèrent ; on put les ranger en ordre. Je les vis défilerdevant la ruelle : les bœufs et les vaches en tête, leschèvres ensuite et les cochons derrière.

Les Baraquins suivaient en lançant des pierreset jetant des bâtons. Je voyais déjà que, si l’on m’oubliait, cesmalheureux tomberaient sur moi, et que je serais massacré ;mais le sergent Monborne vint me relever avec les autres camarades.Tous riaient et disaient :

– Nous les avons tondus ! Il nereste plus une chèvre aux Baraques, nous avons tout pris d’un seulcoup de filet.

Nous pressions le pas pour rejoindre lacolonne, qui marchait sur deux lignes à droite et à gauche duchemin, le troupeau dans le milieu, notre compagnie derrière, etNickel avec le commandant Thomas en tête. Cela formait une filed’au moins trois cents pas. On avait attaché sur chaque bêtequelques bottes de foin pour les nourrir.

C’est ainsi que nous repassâmes lentement dansl’allée du cimetière.

Sur les glacis, on fit halte, on resserra letroupeau, et l’ordre arriva de le faire descendre dans les fossés,derrière l’arsenal.

Nous étions les premiers revenus : nousavions ramené treize bœufs, quarante-cinq vaches, une quantité dechèvres et de cochons, et quelques moutons.

Tout ce jour, les compagnies rentrèrent avecleur butin, de sorte que les fossés étaient remplis de bétail, quivivait en plein air. Alors le gouverneur dit que la garnison avaitdes vivres pour six mois, que chaque habitant devait prouver qu’ilen avait pour autant, et que les visites domiciliaires allaientcommencer.

On nous avait fait rompre les rangs devantl’hôtel de ville. Je montais la grande rue, mon fusil sur l’épaule,quand quelqu’un m’appela :

– Hé ! père Moïse !

Je me retourne, c’était notre sergent.

– Eh bien ! dit-il en riant, vousvenez de faire votre premier coup de main, vous nous avez ramenédes vivres. À la bonne heure !

– Oui, sergent, c’est bientriste !

– Comment, triste ! Treize bœufs,quarante-cinq vaches, des cochons et des chèvres, c’estmagnifique !

– Sans doute, mais si vous aviez entendules cris de ces pauvres gens… si vous aviez vu !…

– Bah ! bah ! fit-il ;primo, père Moïse, il faut que le soldat vive, il faut queles hommes aient leur ration, pour se battre. J’en ai vu biend’autres en Allemagne, en Espagne et en Italie ! Le paysan estégoïste, il veut garder son bien, il ne regarde pas à l’honneur dudrapeau, c’est de la racaille ! Ce serait en quelque sortepire que le bourgeois, si l’on avait la bêtise de l’écouter ;il faut déployer de la vigueur.

– Nous en avons déployé, sergent, luirépondis-je, mais si j’étais le maître, nous n’aurions pasdépouillé ces malheureux ; ils sont déjà bien assez àplaindre.

– Vous êtes trop bon, père Moïse, fit-il,et vous croyez que les autres vous ressemblent. Mais il fauttoujours penser que les paysans, les bourgeois, les gens de loi nevivent que sur le militaire, et qu’ils profitent de tout sansvouloir rien payer. Si l’on vous écoutait, nous péririons de faimdans cette bicoque ; les paysans nourriraient les Russes, lesAutrichiens, les Bavarois à nos dépens ; ce tas de gueux segobergerait matin et soir, et nous autres, nous aurions les dentslongues comme des rats d’église. Ça ne peut pas aller, ça n’a pasde bon sens !

Il riait tout haut. Nous étions arrivés dansnotre allée, je montais l’escalier.

– C’est toi, Moïse ? me dit Sorlédans l’obscurité, car la nuit commençait à venir.

– Oui, c’est le sergent et moi, luirépondis-je.

– Ah ! bon, fit-elle, jet’attendais.

Et le sergent s’écria :

– Madame Moïse, maintenant votre maripeut se vanter d’être un vrai soldat ; il n’a pas encore vu lefeu, mais il a déjà croisé la baïonnette.

– Ah ! dit Sorlé, je suis biencontente de le voir revenu.

Dans la chambre, à travers les petits rideauxblancs de la porte, brillait la lampe, et l’on sentait que la soupeétait servie. – Le sergent entra chez lui, comme à l’ordinaire, etnous dans notre chambre. Sorlé me regardait avec ses grands yeuxnoirs, elle voyait ma pâleur et savait bien ce que je pensais. Ellem’ôta la giberne et prit mon fusil, qu’elle déposa dans lecabinet.

– Où donc est Sâfel ? luidemandai-je.

– Il doit encore être sur la place ;je l’avais envoyé voir si vous étiez rentrés. Mais écoute, ilremonte.

Alors j’entendis l’enfant monterl’escalier ; presque aussitôt il ouvrit la porte et vintm’embrasser tout joyeux.

Nous nous mîmes à table, et, malgré ma grandetristesse, je mangeai de bon appétit, n’ayant rien pris depuis lematin.

Tout à coup Sorlé me dit :

– Si la facture n’arrive pas avant qu’onait fermé les portes de la ville, nous ne devrons rien, car toutreste aux risques du marchand, jusqu’à ce qu’on ait pris livraison.Il faut aussi la lettre de voiture.

– Oui, lui répondis-je, et ce serajuste ; M. Quataya, au lieu de nous envoyer les esprits toutde suite, a mis huit jours à nous répondre. S’il avait expédié lesdouze pipes le jour même ou le lendemain, elles seraient ici. Lafaute du retard ne doit pas retomber sur nous.

Tu vois, Fritz, dans quelles inquiétudes nousétions ; mais comme le sergent vint ensuite fumer sa pipe aucoin du poêle, selon son habitude, nous ne dîmes plus rien decela.

Je parlai seulement de mes craintes au sujetde Zeffen, de Baruch et de leurs enfants, dans une ville ouvertecomme Saverne. Le sergent cherchait à me rassurer, disant que dansdes endroits pareils on fait bien toute sorte de réquisitions envins, eaux-de-vies, viandes, voitures, charrettes et chevaux, maisqu’à moins de résistance, on laisse les gens tranquilles, et qu’ontâche même de bien vivre avec eux.

Nous restâmes à causer jusque vers dix heures.Le sergent, qui devait être de garde à la porte d’Allemagne, étantsorti, nous allâmes enfin nous coucher.

C’était la nuit du 22 au 23 décembre, une nuittrès froide.

IX

Le lendemain, au petit jour, quand je poussailes volets de notre chambre, tout était blanc de neige : lesvieux ormes de la place, la grande rue, les toits de la mairie, dela halle et de l’église. Quelques voisins, le ferblantier Recco, leboulanger Spick, la vieille matelassière Durand ouvraient leursportes et regardaient comme éblouis, en criant :

– Hé ! voilà l’hiver !

On a beau voir cela tous les ans, c’est unenouvelle existence. On respire mieux dehors, et, dans les maisons,en est content de s’asseoir au coin de l’âtre, et de fumer sa pipeen regardant le feu rouge qui pétille. Oui, j’ai toujours senticela depuis soixante-quinze ans, et je le sens encore.

À peine avais-je poussé les volets, que Sâfelsautait de son lit comme un écureuil et venait s’aplatir le nezcontre une vitre, ses grands cheveux ébouriffés et les jambesnues.

– Oh ! la neige, disait-il, laneige ! Maintenant on va glisser sur le guévoir.

Sorlé, dans la chambre à côté, se dépêchait demettre ses jupons et d’accourir. Nous regardâmes tous quelquesinstants ; ensuite j’allai faire le feu, Sorlé passa dans lacuisine, Sâfel s’habilla vite, et tout rentra dans le courantordinaire.

Malgré la neige qui tombait, il faisait trèsfroid. Rien que de voir le feu prendre d’un coup, et de l’entendregaloper dans le poêle, on comprenait qu’il gelait à pierrefendre.

Tout en mangeant notre soupe, je dis àSorlé :

– Le pauvre sergent a dû passer une nuitterrible. Son petit verre de kirsch lui ferait jolimentplaisir.

– Oui, dit-elle, tu fais bien d’ypenser.

Elle ouvrit l’armoire et remplit de kirsch monpetit flacon de voyage.

Tu sais, Fritz, que nous n’aimons pas à entrerdans les auberges, quand nous sommes en route pour nos affaires.Chacun de nous emporte sa petite bouteille et sa croûte depain ; c’est meilleur et plus conforme à la loi del’Éternel.

Sorlé remplit donc mon flacon, et je le misdans ma poche, sous la houppelande, pour aller au corps de garde.Sâfel voulait me suivre, mais sa mère lui dit de rester, et jedescendis seul, bien content de pouvoir faire un plaisir à notresergent.

Il était environ sept heures, la quantité deneige qui tombait des toits à chaque coup de vent vous aveuglait.Mais en longeant les murs, le nez dans ma houppelande bien serréesur les épaules, j’arrivai tout de même à la porte d’Allemagne, etj’allais descendre les trois marches du corps de garde, sous lavoûte à gauche, quand le sergent lui-même ouvrit la lourde porte ets’écria :

– C’est vous, père Moïse ! Quediable venez-vous faire ici par ce froid de loup ?

Le corps de garde était plein debrouillard ; on voyait à peine au fond les hommes étendus surle lit de camp, et cinq ou six vétérans auprès du poêle, rougecomme une braise.

Je ne fis que regarder.

– Voici, dis-je au sergent, en luiprésentant ma petite bouteille, c’est votre goutte de kirsch que jevous apporte, car il a fait bien froid cette nuit, et vous devez enavoir besoin.

– Vous avez donc pensé à moi, pèreMoïse ! s’écria-t-il en me prenant par le bras et me regardantcomme attendri.

– Oui, sergent.

– Eh bien ! ça me fait plaisir.

Alors, il leva le coude et but un bon coup.Dans le même instant, on criait au loin : Quivive ? Et le poste de l’avancée courait ouvrir labarrière.

– C’est bon, fit le sergent en tapant surle bouchon et me rendant la bouteille ; reprenez ça, pèreMoïse, et merci !

Ensuite il tourna la tête du côté de lademi-lune et dit :

– Du nouveau ! qu’est-ce quec’est ?

Nous regardions tous les deux, quand unmaréchal des logis de hussards, un vieux sec et tout gris, avec desquantités de chevrons sur le bras, arriva ventre à terre.

Toute ma vie j’aurai cet homme devant lesyeux : son cheval qui fume, sa sabretache qui vole, son sabrequi sonne contre la botte, son colback et son dolman couverts degrésil ; sa figure longue, osseuse et ridée, le nez en pointe,le menton allongé, les yeux jaunes. Je le verrai toujours arrivercomme le vent, et puis sous la voûte, en face de nous, retenir soncheval qui se dresse, et nous crier d’une voix detrompette :

– L’hôtel du gouverneur,sergent ?

– La première maison à droite, maréchaldes logis. Quoi de nouveau ?

– L’ennemi est en Alsace !

Ceux qui n’ont pas vu des hommes pareils, deshommes habitués aux longues guerres et durs comme du fer, ceux-làne pourront jamais se les représenter. Et puis, il faut avoirentendu ce cri :

– L’ennemi est en Alsace !

Cela vous faisait frémir.

Les vétérans étaient sortis ; le sergentdisait en voyant le hussard attacher son cheval à la porte dugouverneur :

– Eh bien ! père Moïse, nous allonsnous regarder le blanc des yeux !

Il riait, tous les autres paraissaientcontents.

Moi, je repartis bien vite, la tête penchée,et me répétant dans l’épouvante les paroles du prophète :

« Il viendra courrier sur courrier etmessager sur messager, pour annoncer au roi que ses gués sontsurpris, que ses marais sont brûlés par le feu, et que ses hommesde guerre se retirent ; car les hommes vaillants ont cessé decombattre, ils se sont tenus dans les forteresses, leur force amanqué, et les barrières ont été rompues. Levez l’étendard sur laterre, sonnez de la trompette parmi les nations, préparez lesnations contre lui, appliquez contre lui les royaumes, ordonnezcontre lui des capitaines !… et la terre sera ébranlée, etelle sera en travail, parce que tout ce que l’Éternel a résolu seraexécuté, pour réduire le pays en désolation, tellement qu’il n’yait personne qui y habite ! »

Je voyais s’approcher ma ruine, mon espoirétait perdu.

– Mon Dieu, Moïse, s’écria ma femme en mevoyant revenir, qu’as-tu donc ? Ta figure est toutebouleversée, il se passe quelque chose de terrible !

– Oui, Sorlé, lui dis-je en m’asseyant,le temps des grandes misères est arrivé, dont le prophète adit : « Le roi du midi le heurtera de ses cornes, et leroi d’aquilon s’élèvera contre lui comme une tempête ; ilentrera dans ses terres, il les inondera, et il passeraoutre ! »

Je disais cela levant les mains au ciel. Lepetit Sâfel se serrait entre mes genoux, Sorlé me regardait, nesachant que répondre. Et je leur racontai que les Autrichiensétaient en Alsace, que les Bavarois, les Suédois, les Prussiens etles Russes arrivaient par centaines de mille, qu’un hussard étaitvenu nous annoncer ces grands malheurs, que nos esprits-de-vinétaient perdus, et que la ruine s’élevait sur nos têtes.

Alors je répandis quelques larmes, et Sorlé niSâfel ne pouvaient me consoler.

C’était la huitième heure du jour. Un grandtumulte commençait en ville ; on entendait rouler le tambouret faire les publications, on aurait cru que les ennemis arrivaientdéjà !

Mais une chose qui me revient surtout, carnous avions ouvert une fenêtre pour entendre, c’est que legouverneur prévenait les habitants de vider tout de suite leursgranges et leurs greniers à foin, et que, dans le moment où nousécoutions, une grande voiture d’Alsace, attelée de deux chevaux, –Baruch assis près du timon, Zeffen derrière, sur une botte depaille, son petit enfant dans les bras et l’autre enfant prèsd’elle, – déboucha tout à coup dans la rue.

Ils se sauvaient chez nous !

Cette vue me bouleversa, et, levant les mains,je m’écriai :

– Seigneur, maintenant écarte de moitoute faiblesse ! Tu le vois, j’ai besoin de vivre encore pources petits-enfants. Sois donc ma force, ne me laisse pointabattre !

Et tout de suite je descendis les recevoir.Sorlé et Sâfel me suivaient. C’est moi-même qui pris ma fille dansmes mains, et qui la levai pour la poser à terre, tandis que Sorléprenait les enfants et que Baruch criait :

– Nous arrivons à la dernièreheure ! On poussait la barrière quand nous sommes entrés.Beaucoup d’autres des Quatre-Vents et de Saverne resterontdehors.

Je lui répondis :

– Dieu soit loué Baruch ! Et voustous, mes chers enfants, soyez les bienvenus. Je n’ai pasgrand-chose, je ne suis pas abondant en biens, mais tout ce quej’ai, vous l’avez… tout est à vous… Venez !…

Et nous montâmes, Zeffen, Sorlé et moi,portant les enfants, tandis que Baruch restait encore en bas pourdécharger ce qu’ils avaient apporté, puis il vint à son tour.

En ce moment les rues se remplissaient depaille et de foin qu’on jetait des greniers. Le vent s’était calmé,la neige ne tombait plus. Peu de temps après, les cris et lespublications cessèrent.

Sorlé s’était dépêchée de servir quelquesrestants de notre souper, avec une bouteille de vin, et Baruch,tout en mangeant, nous racontait que l’épouvante était en Alsace,que les Autrichiens avaient tourné Bâle, qu’ils s’avançaient àmarches forcées sur Schlestadt, Neuf-Brisach et Strasbourg, aprèsavoir entouré Huningue.

– Tout se sauve, disait-il ; oncourt vers la montagne, on emporte sur sa charrette ce qu’on a deplus précieux, on pousse les troupeaux dans les bois. Le bruit serépand déjà qu’on a vu des bandes de Cosaques à Mutzig, mais cen’est guère possible, puisque l’armée du maréchal Victor est dansle Haut-Rhin, et que des dragons passent tous les jours pour lerejoindre ; comment auraient-ils pu traverser ses lignes sanslivrer bataille ?

Voilà ce qu’il disait. Nous l’écoutions avecune grande attention, lorsque le sergent arriva. Il venait de finirson service, et restait debout sur la porte, nous regardant toutétonné.

Alors je pris Zeffen par la main, et jedis :

– Sergent, voici ma fille, voici mongendre, et voici mes petits-enfants, dont je vous ai parléquelquefois. Ils vous connaissent, car dans mes lettres, je leur airaconté combien nous vous aimions. Le sergent regardait Zeffen.

– Père Moïse, répondit-il, vous avez unefille très belle, et votre gendre me paraît un brave homme.

Ensuite il prit dans les bras de Zeffen lepetit Esdras, et le leva en lui faisant une grimace ; etl’enfant riait, de sorte que tout le monde était content. L’autrepetit ouvrait de grands yeux.

– Mes enfants viennent pour rester avecmoi, dis-je au sergent ; vous leur pardonnerez de faire un peude bruit dans la maison, n’est-ce pas ?

– Comment, père Moïse, s’écria-t-il, jeleur pardonnerai tout ! N’ayez pas de soucis, ne sommes-nouspas de vieux amis ?

Et tout de suite, malgré ce que nous pûmesdire, il choisit une autre chambre donnant sur la cour.

– Il faut que toute la nichée soitensemble, disait-il. Moi, je suis l’ami de la famille, le vieuxsergent qui ne veut troubler personne, pourvu qu’on soit content dele voir.

Je fus tellement attendri, que je me levai luiprendre les deux mains.

– Le jour où vous êtes entré dans mamaison est un jour béni, lui dis-je les larmes aux yeux ; quel’Éternel en soit remercié !

Il s’écriait en riant :

– Allons donc, père Moïse, allonsdonc ! ce que je fais n’est-il pas tout naturel ?Pourquoi vous en étonner ?

Aussitôt il sortit prendre ses effets et lesporta dans sa nouvelle chambre ; puis il descendit, ne voulantpas nous gêner davantage.

Comme on se trompe pourtant ! Ce sergent,que Frichard nous avait envoyé pour notre désolation, au bout dequinze jours était un des nôtres ; il aurait tout fait pournous être agréable, et, malgré le nombre des années qui se sontécoulées depuis, je ne puis songer à ce brave homme sansattendrissement.

Quand nous fûmes seuls, Baruch nous prévintqu’il ne pourrait pas rester à Phalsbourg, qu’il était venu nousamener sa famille, avec toutes les provisions qu’il avait putrouver dans le premier moment de trouble ; mais qu’au milieude dangers pareils, quand l’ennemi ne pouvait tarder à paraître,son devoir était de garder la maison, et d’empêcher autant quepossible le pillage de leurs marchandises.

Cela nous paraissait raisonnable, et nousattrista tout de même : on se figurait le chagrin de vivreloin les uns des autres, de ne plus recevoir de nouvelles, d’êtretoujours dans l’inquiétude sur le sort de ceux qu’on aime !…Et pourtant chacun s’occupait de ses affaires : Sorlé etZeffen arrangeaient le lit des enfants, Baruch montait lesprovisions qu’il avait apportées, Sâfel jouait avec les deuxpetits, et moi j’allais et je venais, rêvant à nos malheurs.

Enfin, lorsque Zeffen et les enfants furentétablis dans la belle chambre, comme la porte d’Allemagne étaitdéjà fermée et que celle de France devait l’être à deux heures auplus tard, pour laisser sortir les étrangers de la ville, Baruchs’écria :

– Zeffen, voici le moment !

À peine eut-il prononcé ces mots, que lagrande désolation commença : les cris, les embrassades et leslarmes !

Ah ! c’est un grand bonheur d’être aimé,c’est le seul vrai bonheur de la vie, mais quel chagrin de seséparer !… Et comme on s’aimait chez nous !… comme Zeffenet Baruch s’embrassaient !… comme ils se passaient les petitsenfants… comme ils les regardaient… et se remettaient àsangloter !

Que dire dans un instant pareil ? Assisprès de la fenêtre, les mains sur ma figure, je n’avais pas laforce d’élever la voix ; je pensais :

« Mon Dieu, faut-il qu’un seul hommetienne le sort de tous entre ses mains ! Faut-il que par saseule volonté, et pour la satisfaction de son orgueil, tout soitconfondu, bouleversé, séparé ! Mon Dieu, ces misères nefiniront-elles jamais ? N’auras-tu jamais pitié de tes pauvrescréatures ? »

Je ne levais pas les yeux, j’écoutais cesplaintes qui me déchiraient le cœur, et qui se prolongèrentjusqu’au moment où Baruch, voyant Zeffen abattue et sans force, sesauva, criant :

– Il le faut !… il le faut !…Adieu, Zeffen !… adieu, mes enfants !… adieu,tous !…

Personne ne le suivit !

Nous entendîmes rouler la voiture quil’emportait, et, depuis, ce fut la grande tristesse, cettetristesse dont il est dit :

« Nous nous sommes tenus auprès du fleuvede Babylone, et même nous y avons pleuré, nous souvenant de Sion. –Nous avons suspendu nos harpes aux saules. – Quand ceux qui nousavaient emmenés nous ont demandé de chanter des cantiques, etqu’ils nous ont dit : « Chantez-nous quelques cantiquesde Sion ! » nous avons répondu : « Commentchanterions-nous les cantiques de l’Éternel dans une terreétrangère ? »

X

Mais en ce jour il devait encore m’arriver uneépouvante plus grande que les autres. Tu te rappelles, Fritz, queSorlé m’avait dit la veille au soir, pendant le souper, que si nousne recevions pas la lettre de voiture, nos esprits-de-vinresteraient à la charge de M. Quataya, de Pézenas, et que nousn’aurions plus à nous en inquiéter.

Je le croyais aussi, cela me paraissaitjuste ; et comme sur les trois heures les portes d’Allemagneet de France étaient fermées et que rien ne pouvait plus entrer enville, tout me paraissait fini de ce côté, j’étais soulagé de mesinquiétudes :

« C’est malheureux, Moïse, me disais-jeen allant et venant dans la chambre, oui, car si ces espritsétaient partis huit jours plus tôt, nous aurions fait de beauxbénéfices ; mais au moins te voilà débarrassé des plus grandssoucis. Contente-toi de ton ancien commerce. Ne fais plusd’entreprises pareilles, qui vous rongent l’âme. Ne mets plus tonbien en jeu d’un coup, et que ceci te serve de leçon. »

Voilà ce que je pensais, quand j’entendis,vers quatre heures, quelqu’un monter notre escalier. C’était un paslourd, le pas d’un homme qui cherche son chemin, en tâtonnant dansl’ombre.

Zeffen et Sorlé se trouvaient dans la cuisineet préparaient le souper. Les femmes ont toujours quelque chose àraconter entre elles qu’on ne doit pas entendre ; j’écoutedonc, et puis j’ouvre en disant :

– Qui est là ?

– N’est-ce pas ici que demeure M. Moïse,marchand d’eau-de-vie ? me demande un homme en blouse et largefeutre, son fouet pendu à l’épaule ; enfin une grosse figurede roulier.

En entendant cela, je devins tout pâle, et jerépondis :

– Oui, je m’appelle Moïse. Quevoulez-vous ?

Il entre alors et tire de dessous sa blouse ungros portefeuille en cuir. Je le regardais tout tremblant.

– Tenez, dit-il en me remettant deuxpapiers : ma facture et ma lettre de voiture, voilà !C’est pour vous les douze pipes de trois-six de Pézenas ?

– Oui, où sont-elles ?

– Sur la côte de Mittelbronn, à vingtminutes d’ici, répondit-il tranquillement. Des Cosaques ont arrêtémes voitures, il a fallu dételer. Je me suis dépêché de venir enville, par une poterne sous le pont.

Comme il parlait, les jambes memanquèrent ; je tombai dans mon fauteuil sans pouvoir répondreun mot.

– Vous allez me payer le port, dit cethomme, et reconnaître la livraison.

Alors je criai d’une voix désolée :

– Sorlé ! Sorlé !

Et ma femme accourut avec Zeffen. Le voiturierleur expliqua tout ; moi je n’entendais plus rien, je n’avaisplus que la force de crier :

– Maintenant tout est perdu !…Maintenant il faut payer sans avoir la marchandise !

Ma femme disait :

– Nous voulons bien payer, monsieur, maisla lettre porte que les douze pipes seront rendues en ville.

À la fin le voiturier répondit :

– Je sors de chez le juge de paix. Avantde me présenter chez vous, j’ai voulu connaître mon droit ; ilm’a dit que tout est à votre charge, même mes chevaux et mesvoitures, entendez-vous ? J’ai dételé mes chevaux et je mesuis sauvé, c’est autant de moins sur votre compte. Voulez-vousrégler, oui ou non ?

Nous étions comme morts d’épouvante, quand lesergent survint. Il avait entendu crier, et demanda :

– Qu’est-ce que c’est, père Moïse ?Qu’avez-vous ? Qu’est-ce que cet homme vous veut ?

Sorlé, qui ne perdait jamais la tête, luiraconta tout, clairement et vite ; il comprit aussitôt ets’écria :

– Douze pipes de trois-six, ça faitvingt-quatre pipes de cognac. Quelle chance pour la garnison !quelle chance !

– Oui, répondis-je, mais elles ne peuventplus entrer, les portes de la ville sont fermées, et les Cosaquesentourent les voitures.

– Plus entrer ! cria le sergent enlevant les épaules, allons donc ! Est-ce que vous prenez legouverneur pour une bête ? Est-ce qu’il ira refuservingt-quatre pipes de bonne eau-de-vie, quand la garnison enmanque ? Est-ce qu’il va laisser cette aubaine auxCosaques ?… Madame Sorlé, payez le port hardiment ; etvous, père Moïse, mettez votre capote et suivez-moi chez legouverneur, avec la lettre dans votre poche. En route ! Neperdons pas une minute. Si les Cosaques ont le temps de mettre lenez dans vos tonneaux, vous y trouverez un fameux déficit, je vousen réponds.

En entendant cela, je m’écriai :

– Sergent, vous me sauvez lavie !

Et je me dépêchai de mettre ma capote.

Sorlé me demanda :

– Faut-il payer le port ?

– Oui ! paye ! lui répondis-jeen descendant, car il était clair que le roulier pourrait nousforcer.

Je descendis donc, l’esprit plein detrouble.

Tout ce que je me rappelle de ce moment, c’estque le sergent marchait devant moi dans la neige, qu’il dit ensuitequelques mots au sapeur de planton à l’hôtel du gouverneur, et quenous montâmes le grand escalier à rampe de marbre.

En haut, sur la galerie entourée d’unebalustrade, le sergent me dit :

– Du calme, père Moïse. Sortez votrelettre et laissez-moi parler.

En même temps il frappait doucement contre uneporte.

– Entrez ! dit quelqu’un.

Nous entrâmes.

Le colonel Moulin, un gros homme en robe dechambre et petite calotte de soie, fumait sa pipe en face d’un bonfeu. Il était tout rouge, et avait sur le marbre de la cheminée, àcôté de la pendule et des vases de fleurs, un carafon de rhum et unverre à côtes.

– Qu’est-ce que c’est ? dit-il en seretournant.

– Mon colonel, voici ce qui se passe,répondit le sergent : douze pipes d’esprit-de-vin sontarrêtées sur la côte de Mittelbronn, des Cosaques lesentourent…

– Des Cosaques ! s’écria legouverneur, ils ont déjà franchi nos lignes ?

– Oui, dit le sergent, c’est unhourra de Cosaques. Ils tiennent les douze pipes detrois-six, que ce patriote avait fait venir de Pézenas poursoutenir la garnison.

– Quelques bandits, fit le gouverneur,des pillards !

– Voici la lettre, répondit le sergent enme la prenant de la main.

Le colonel jeta les yeux dessus et dit d’unton brusque :

– Sergent, vous allez prendre vingt-cinqhommes de votre compagnie. Vous irez au pas de course délivrer lesvoitures, et vous mettrez les chevaux du village en réquisitionpour les amener en ville.

Et comme nous voulions sortir :

– Attendez, fit-il en allant à son bureauécrire quatre mots, voici l’ordre !

Une fois dans l’escalier, le sergent medit :

– Père Moïse, courez chez le tonnelier,on aura peut-être besoin de lui et de ses garçons. Je connais lesCosaques : leur première idée aura été de décharger lespièces, pour être plus sûrs de les garder. Qu’on apporte les cordeset les échelles. Moi, je vais à la caserne réunir mes hommes.

Alors je courus comme un cerf à la maison.J’étais indigné contre les Cosaques, et j’entrai prendre mon fusilet mettre ma giberne. J’aurais été capable de me battre contre unearmée, je ne voyais plus clair.

Sorlé et Zeffen me demandaient :

– Qu’est-ce que c’est ? Oùvas-tu ?

Je leur répondis :

– Vous saurez cela plus tard !

Et je repartis chez Schweyer. Il avait deuxgrands pistolets d’arçon, qu’il passa bien vite dans la ceinture deson tablier, avec la hache ; ses deux garçons, Nickel etFrantz, prirent l’échelle et les cordes, et nous courûmes à laporte de France.

Le sergent ne s’y trouvait pas encore ;mais deux minutes après il descendait la rue du Rempart en courant,avec une trentaine de vétérans à la file, le fusil surl’épaule.

L’officier de garde à la poterne n’eut qu’àvoir l’ordre pour nous laisser sortir, et quelques instants aprèsnous étions dans les fossés de la place, derrière l’hôpital, où lesergent fit ranger ses hommes, en leur disant :

– C’est du cognac… vingt-quatre pipes decognac ! Ainsi, camarades, attention ! La garnison estprivée d’eau-de-vie ; ceux qui n’aiment pas l’eau-de-vie n’ontqu’à se mettre derrière.

Mais tous voulaient combattre au premierrang ; ils riaient d’avance.

Nous montâmes donc l’escalier, et l’on seremit en ordre dans les chemins couverts. Il pouvait être cinqheures. En regardant sur la pente des glacis, on voyait la grandeprairie de l’Eichmatt, et plus haut les collines de Mittelbronncouvertes de neige. Le ciel était plein de nuages et la nuitvenait. Il faisait très froid.

– En route ! dit le sergent.

Et nous gagnâmes la chaussée. Les vétérans,sur deux files, couraient à droite et à gauche, le dos rond, lefusil en bandoulière ; ils avaient de la neige jusqu’auxgenoux.

Schweyer, ses deux garçons et moi, nousmarchions derrière.

Au bout d’un quart d’heure, les vétérans, quigalopaient toujours, étaient déjà loin ; nous entendionsencore sauter leurs gibernes, mais bientôt ce bruit se perdit dansl’éloignement, et puis nous entendîmes le chien desTrois-Maisons aboyer à sa chaîne.

Le grand silence de la nuit vous donnait àréfléchir. Sans l’idée de mes eaux-de-vie, j’aurais repris la routede Phalsbourg ; heureusement cette idée me dominait, et jedisais :

– Dépêchons-nous, Schweyer,dépêchons-nous !

– Dépêchons-nous ! cria-t-il encolère, tu peux bien te dépêcher, toi, pour rattraper tonesprit-de-vin ; mais nous, est-ce que cela nous regarde ?est-ce que notre place est sur la grande route ? est-ce quenous sommes des bandits, pour risquer notre existence ?

Aussitôt je compris qu’il voulait se sauver,et j’en fus indigné.

– Prends garde, Schweyer, lui dis-je,prends garde ! Si tu t’en vas avec tes garçons, on dira quevous avez trahi les eaux-de-vie de la ville. C’est encore pire quele drapeau, surtout pour des tonneliers.

– Que le diable t’emporte ! fit-il,jamais nous n’aurions dû venir.

Il continua pourtant de monter la côte avecmoi. Nickel et Frantz nous suivaient sans se presser.

Comme nous arrivions sur le plateau, nousvîmes quelques lumières au village. Tout se taisait et semblaitpaisible, tandis que les deux premières maisons fourmillaient demonde.

La porte du bouchon de la Grappe,ouverte au large, laissait briller le feu de sa cuisine du fond del’allée jusque sur la route, où stationnaient mes deuxvoitures.

Ce fourmillement venait des Cosaques qui segobergeaient chez Heitz, ayant attaché leurs chevaux sous lehangar. Ils avaient forcé la mère Heitz de leur cuire une soupe aupoivre, et nous les voyions très bien à deux ou trois cents pas,monter et descendre l’escalier de meunier en dehors, avec des brocset des cruches qu’ils se passaient de l’un à l’autre.

L’idée me vint qu’ils buvaient mon eau-de-vie,car derrière la première voiture pendait une lanterne, et ces gueuxrevenaient tous de là, le coude en l’air. Ma fureur en fut sigrande que, sans faire attention au danger, je me mis à courir pourarrêter le pillage.

Par bonheur, les vétérans avaient de l’avancesur moi, sans cela les Cosaques m’auraient massacré. Je n’étais pasencore à moitié chemin, que toute une troupe sortait d’entre leshaies de la chaussée, en courant comme une bande de loups, etcriant :

– À la baïonnette !

Tu n’as jamais vu de confusion pareille,Fritz. En une seconde les Cosaques étaient à cheval et les vétéransau milieu d’eux ; la façade du bouchon, avec son treillis, sonpigeonnier et son petit jardin entouré de palissades, étaitéclairée par des coups de fusil et de pistolet. Les deux fillesHeitz, aux fenêtres, les bras levés, poussaient des cris qu’ondevait entendre dans tout Mittelbronn.

À chaque instant, au milieu de la confusion,quelque chose culbutait sur la route, et puis les chevaux partaientà travers champs, comme des cerfs, la tête allongée, la crinière etla queue tourbillonnantes. Les gens du village accouraient, le pèreHeitz se glissait dans le grenier à foin, en grimpant à l’échelle,et moi j’arrivais, sans respiration, comme un véritable fou.

Je n’étais plus qu’à cinquante pas, quand unCosaque, qui s’échappait ventre à terre, se retourna près de moi,furieux, la lance en l’air, en criant :

– Hourra !

Je n’eus que le temps de me baisser, et jesentis le vent de la lance qui me passait le long des reins.

Voilà ce que j’ai senti de pire dans ma vie,Fritz ; oui, j’ai senti le froid de la mort, ce frémissementde la chair, dont le prophète a dit :

« J’ai frémi dans mon âme, et les poilsde mon corps se sont hérissés. »

Mais ce qui montre l’esprit de sagesse et deprudence que le Seigneur a mis dans ses créatures, lorsqu’il lesréserve pour un grand âge, c’est qu’aussitôt après, malgré letremblement de mes genoux, j’allai m’asseoir sous la premièrevoiture, où les coups de lance ne pouvaient plus m’atteindre, etque de là je vis les vétérans achever l’extermination des vauriens,qui s’étaient retirés dans la cour, et dont pas un n’échappa.

Cinq ou six étaient en tas devant la porte, ettrois autres, les jambes écartées, étendus sur la grande route.

Cela ne prit pas seulement dix minutes, puistout redevint obscur, et j’entendis le sergent crier :

– Cessez le feu !

Heitz, redescendu de son grenier, venaitd’allumer une lanterne ; le sergent me vit sous la voiture, ets’écria :

– Vous êtes blessé, père Moïse ?

– Non, lui répondis-je, mais un Cosaque avoulu me piquer avec sa lance, et je me suis mis à l’abri.

Alors il rit tout haut et me donna la mainpour m’aider à me relever, en disant :

– Père Moïse, vous m’avez fait peur.Essuyez-vous le dos, on pourrait croire que vous n’êtes pasbrave.

Je riais aussi, pensant :

« Que les autres croient ce qu’ilsveulent ! Le principal, c’est de vivre en bonne santé, le pluslongtemps possible. »

Nous n’avions qu’un blessé, le caporal Duhem,un vieux qui se bandait lui-même la jambe, et voulait marcher. Ilavait un coup de lance dans le mollet droit. On le fit monter surla première voiture, et Lehnel, la grande fille de Heitz, vint luiverser une goutte de kirschenwasser, ce qui lui rendit aussitôt saforce et même sa bonne humeur. Il criait :

– C’est la quinzième ! J’en ai pourhuit jours d’hôpital ; mais laissez-moi la bouteille pour lescompresses.

Moi, je me réjouissais de voir mes douze pipessur les voitures, car Schweyer et ses deux garçons s’étaientsauvés, et nous aurions eu de la peine à les recharger sanseux.

J’allai tout de suite toquer sur la bonde dela dernière tonne, pour reconnaître ce qui manquait. Ces gueux deCosaques avaient déjà bu près d’une demi-mesure d’esprit ; lepère Heitz me dit que plusieurs d’entre eux n’y mettaient presquepas d’eau. Il faut que des êtres pareils aient un gosier defer-blanc ; les plus vieux ivrognes chez nous nesupporteraient pas un verre de trois-six sans tomber à larenverse.

Enfin tout était gagné, il ne fallait plus queretourner en ville. Quand je pense à cela, il me semble encore yêtre : – les gros chevaux gris pommelé de Heitz sortent del’écurie à la file ; le sergent, près de la porte sombre,crie, la lanterne en l’air : – Allons, vivement… la canaillepourrait revenir ! Sur la route, en face de l’auberge, lesvétérans entourent les voitures ; plus loin, à droite, lespaysans, accourus avec des fourches et des pioches, regardent lesCosaques étendus dans la neige ; et moi, debout, au haut del’escalier, je chante dans mon cœur les louanges de l’Éternel, ensongeant à la joie de Sorlé, de Zeffen, du petit Sâfel lorsqu’ilsme verront revenir avec notre bien.

Et puis, quand tout est attelé, quand lesclochettes tintent, quand le fouet claque et qu’on se met en route,quelle satisfaction !

Ah ! Fritz, comme tout se peint en beauaprès trente ans : les craintes, les inquiétudes, les ennuis,sont oubliés ; le souvenir des bonnes gens et des bons momentsvous reste toujours !

Les vétérans, sur les deux côtés des voitures,le fusil sous le bras, escortaient mes douze pipes comme letabernacle ; Heitz conduisait les chevaux, le sergent et moinous marchions derrière.

– Eh bien, père Moïse ! me disait-ilen riant, tout a bien été, vous devez être content ?

– Plus content qu’il ne m’est possible devous le dire, sergent ; ce qui devait faire ma perte sera lacause d’une grande prospérité pour ma famille, et c’est à vous quenous le devrons.

– Allons donc, disait-il, vousplaisantez.

Il riait, moi j’étais attendri : d’avoireu la crainte de tout perdre, et de voir que tout est regagné etqu’on aura des bénéfices, c’est attendrissant.

Je m’écriais en moi-même :

« Sois loué, ô Seigneur ! je tecélébrerai parmi les peuples, je te psalmodierai parmi les nations,car ta bonté est grande, ta sagesse atteint jusqu’auxnues. »

XI

Il faut que je te raconte maintenant notrerentrée à Phalsbourg.

Tu penses bien que ma femme et mes enfants,après m’avoir vu prendre le fusil, étaient dans une grandeinquiétude. Vers cinq heures, Sorlé sortit avec Zeffen chercher desnouvelles, et, seulement alors, elles apprirent que j’étais partipour Mittelbronn, avec un détachement de vétérans.

Songe à leur épouvante !

Le bruit de ces événements extraordinairess’était déjà répandu dans toute la ville, et des quantités de gensse tenaient sur le bastion de la caserne d’infanterie, regardant auloin ce qui se passait. Burguet, le maire et d’autres personnesnotables, avec une quantité de femmes et d’enfants, se trouvaientlà, tâchant de voir à travers la nuit profonde. Plusieurssoutenaient que Moïse marchait avec le détachement, mais on nepouvait le croire, et Burguet s’écriait :

– Ce n’est pas possible ! un hommed’esprit comme Moïse n’irait pas risquer sa propre vie contre desCosaques, non, ce n’est pas possible !

Moi-même, à sa place, j’aurais dit comme lui.Mais que veux-tu, Fritz ? les hommes les plus prudentsdeviennent aveugles quand on attaque leurs biens ; je disaveugles et terribles, car ils ne voient plus le danger.

Cette foule attendait donc, et bientôt Zeffenet Sorlé arrivèrent, leurs grands châles étendus sur la tête etpâles comme des mortes. Elles montèrent sur le rempart et setinrent là, les pieds dans la neige, sans rien dire, étant tropépouvantées.

Ces choses, je les ai sues plus tard.

Au moment où Zeffen et sa mère montaient surle bastion, il pouvait être cinq heures et demie, pas une étoile nebrillait au ciel. C’est en ce moment que Schweyer et ses garçons sesauvaient, et cinq minutes après la bataille commença.

Burguet m’a raconté par la suite que, malgréla nuit et la distance, on voyait les éclairs de la fusilladeautour de l’auberge comme à cent pas, et que personne ne murmuraitun mot, pour entendre les coups, qui se suivaient en roulant dansles échos du Bois-de-Chênes et de Lutzelbourg.

À la fin seulement, Sorlé descendit du talus,appuyée sur le bras de Zeffen ; elle ne pouvait plus se tenirdebout. Burguet les aida toutes deux à gagner la rue, et les fitentrer dans la maison du coin, chez le vieux Frise, qui sechauffait tristement près de son âtre.

Sorlé disait :

– Voici mon dernier jour !

Zeffen pleurait à chaudes larmes.

Je me suis souvent reproché de leur avoircausé ce chagrin, mais quel homme peut répondre de sa propresagesse ? Et le Sage n’a-t-il pas dit lui-même :

« J’ai considéré la sagesse, les sottiseset la folie, et j’ai vu que la sagesse a beaucoup d’avantages surla folie ; mais j’ai aussi connu qu’elle arrive au sage commeau fou. C’est pourquoi j’ai dit en mon cœur que la sagesse estaussi vanité. »

Burguet sortait de chez Frise, lorsqueSchweyer et ses garçons remontaient l’escalier de la poterne, encriant que les Cosaques nous entouraient et que nous étions perdus.Heureusement, ma femme et ma fille ne pouvaient les entendre, et lemaire vint aussitôt les prévenir de se taire et d’aller bien vitechez eux, s’ils ne voulaient pas se faire conduire au violon.

Ils obéirent, mais cela n’empêcha pas les gensde croire qu’ils avaient dit la vérité, surtout quand on vit quetout redevenait sombre du côté de Mittelbronn.

La foule descendue des remparts, remplissaitla rue, un grand nombre s’en retournaient chez eux, et l’onn’espérait plus nous revoir, quand, sur le coup de sept heures, lasentinelle de l’avancée cria :

– Qui vive !

Nous arrivions à la barrière.

La foule remonta bien vite sur les remparts,le poste de garde en face du sergent-consigne courut auxarmes ; on venait nous reconnaître.

Nous, dehors, au milieu de la nuit noire, nousentendions le murmure de la ville, sans savoir ce que c’était.Aussi, quand, après la reconnaissance, on nous ouvrit lentement lesbarrières, et que les deux ponts se baissèrent pour nous recevoir,quelle ne fut pas notre surprise d’entendre crier :

– Vive le père Moïse ! Vivent leseaux-de-vie !…

J’en avais les larmes aux yeux. Et mesvoitures qui roulaient sous les portes avec un bruit sourd, lessoldats qui nous portaient les armes, la foule innombrable qui nousentourait, en appelant : – Moïse ! Hé ! Moïse !tu vas bien ? Tu n’es pas mort ? Les éclats de rire, lesgens qui me retenaient par le bras, pour m’entendre raconter labataille, toutes ces choses me réjouissaient.

Chacun voulait parler avec moi, le mairelui-même, et je n’avais pas le temps de répondre.

Mais tout cela n’était encore rien, auprès dubonheur que je ressentis en voyant Sorlé, Zeffen et le petit Sâfelaccourir de chez Frise, et se jeter tous ensemble dans mes bras, encriant :

– Il est sauvé !… Il estsauvé !…

Ah ! Fritz, qu’est-ce que les honneurs, àcôté d’un amour pareil ? Qu’est-ce que toute la gloire dumonde, auprès de la joie que vous donne la vue de ceux qu’onaime ? Les autres auraient pu crier cent ans :« Vive Moïse ! » que je n’aurais seulement pastourné la tête ; mais l’arrivée de ma famille en ce moment meproduisit un effet terrible.

Je donnai mon fusil à Sâfel, et pendant queles voitures escortées par les vétérans continuaient leur cheminvers la petite place, j’entraînai Zeffen et Sorlé à travers lafoule, chez le vieux Frise, et là, seuls entre nous, lesembrassades recommencèrent.

Dehors les cris de joie redoublaient ; onaurait dit que mes eaux-de-vie étaient à toute la ville. Mais, dansla chambre, ma fille et ma femme fondaient en larmes, et jereconnaissais mon imprudence.

C’est pourquoi, bien loin de leur raconter mesdangers, je leur dis que les Cosaques s’étaient sauvés en nousvoyant, et que nous n’avions eu que la peine d’atteler pourvenir.

Un quart d’heure après, les cris et le tumulteayant cessé, je ressortis, Zeffen et Sorlé aux bras, le petit Sâfeldevant, mon fusil sur l’épaule, et c’est ainsi que nous retournâmeschez nous, surveiller le déchargement des eaux-de-vie.

Je voulais tout mettre en ordre cette nuitmême, afin de commencer à vendre double le plus tôt possible.

Quand on a couru des risques pareils, il fauten profiter ; car si l’on donnait tout au prix coûtant, commeplusieurs le demandent, personne ne voudrait risquer son bien pourfaire plaisir aux autres ; et s’il arrivait même qu’un hommevoulût se sacrifier pour tous, il passerait pour une bête, ce qu’ona vu cent fois et ce qu’on verra toujours.

Grâce à Dieu, des idées pareilles ne me sontjamais entrées dans l’esprit ; j’ai toujours pensé que le vraicommerce, c’est de faire des bénéfices autant qu’on peut,honnêtement et loyalement.

C’est la justice et le bon sens.

Comme nous tournions au coin de la halle, nosdeux voitures étaient déjà dételées devant notre maison. Heitzemmenait ses chevaux en courant, pour profiter de l’ouverture desportes, et les vétérans, l’arme à volonté, remontaient la rue duquartier d’infanterie.

Il pouvait être huit heures. Zeffen et Sorlérentrèrent se coucher, et j’envoyai Sâfel chercher le tonnelierGros, pour décharger les tonneaux. Des quantités de monderegardaient et voulaient nous aider. Gros arriva bientôt avec sesgarçons, et l’on se mit à l’ouvrage.

C’est agréable, Fritz, de voir de grossestonnes descendre dans sa cave et de se dire : « Cesbelles tonnes sont à moi ! C’est de l’esprit qui me revient àvingt sous le litre, et que je revendrai trois francs ! »Cela vous montre la beauté du commerce ; mais chacun peut sefigurer ce plaisir, il est inutile d’en parler.

Vers minuit, mes douze pipes étaient en bassur le chantier, il ne me restait plus qu’à les mettre enperce.

Pendant que la foule s’en allait, je prévinsGros de revenir le lendemain m’aider à faire les coupages, et nousremontâmes bien contents de notre journée. Il referma la doubleporte de chêne, j’y mis le cadenas et j’allai me reposer enfin àmon tour.

Quelle satisfaction d’avoir du bien, et desentir qu’il est au sec !

Voilà comment mes douze pipes furentsauvées.

Tu comprends maintenant, Fritz, lesinquiétudes et les peurs terribles qu’on avait en ce temps.Personne n’était plus sûr de rien, car il ne faut pas croire quej’étais le seul à vivre comme l’oiseau sur la branche : descentaines d’autres ne pouvaient plus fermer l’œil.

Il fallait voir la mine des bourgeois chaquematin, en apprenant que les Autrichiens et les Russes remplissaientl’Alsace, que les Prussiens marchaient sur Sarrebruck ; ouquand on publiait les visites domiciliaires, les corvées pour murerles poternes et les oreillons de la place, l’ordre de former descompagnies de pompiers et de se débarrasser bien vite de ce quis’allume, de remettre au gouverneur la situation de la caissemunicipale et la liste des principaux contribuables, pour lafourniture des souliers, des capotes, des effets de literie, ainside suite !

Il fallait voir comme on seregardait !

En temps de guerre, le civil n’est plus rien,et l’on vous prendrait jusqu’à votre dernière chemise, avec un reçudu gouverneur. Les plus notables du pays passent pour des zéros,quand le gouverneur a parlé. C’est pourquoi j’ai souvent pensé quetous ceux qui demandent la guerre, à moins d’être soldats, perdentla tête, ou qu’ils sont ruinés aux trois quarts, et qu’ils espèrentse remettre dans leurs affaires, par la ruine de tout le monde. Cen’est pas possible autrement.

Enfin, malgré ces misères, il ne fallait pasperdre de temps, et toute la journée du lendemain je ne fis quecouper mes esprits. J’avais ôté ma capote, et je pompais avec uncourage extraordinaire. Gros et ses garçons portaient les brocs etles vidaient dans des fûts que j’avais achetés d’avance, de sorteque le soir ces fûts étaient pleins jusqu’à la bonde, d’une bonneeau-de-vie blanche à dix-huit degrés.

J’avais aussi préparé le caramel, pour donneraux eaux-de-vie une belle couleur de vieux cognac, et, quand, entournant le robinet et levant le verre en face de la chandelle, jevis que c’était justement la bonne teinte, mes yeux en furentravis ; je m’écriai :

– Donnez de la cervoise à ceux qui sontdans l’amertume du cœur, donnez-leur du vin, afin qu’ils boivent,et qu’ils ne se souviennent plus de leurs peines !

Le père Gros, debout près de moi, sur sesgrands pieds plats, souriait doucement, et ses garçons paraissaientde bonne humeur.

Je leur remplis le verre jusqu’au bord ;ils se le passèrent l’un à l’autre, et furent tout à faitréjouis.

Nous remontâmes vers cinq heures.

Ce même jour, Sâfel était allé prendre troisouvriers, et leur avait fait transporter notre fer dans la cour,sous le hangar, on blanchissait le vieux magasin décrépit ; lemenuisier Desmarets posait des rayons derrière la porte en voûte,pour recevoir les bouteilles, les verres, les mesures d’étain,lorsque le temps serait venu de vendre, et son fils rassemblaitdéjà les planches du comptoir. Tout se faisait à la fois, commedans un temps de grande presse, où les gens sont heureux de gagnervite une bonne somme.

Je regardais cela tout content. Zeffen, sonpetit enfant sur le bras, et Sorlé étaient aussi descendues. Je disà ma femme, en lui montrant la place derrière lecomptoir :

– C’est là que tu seras assise, les piedsdans de grosses pantoufles, avec une bonne palatine bien chaude surles épaules, et que tu vendras nos eaux-de-vie.

Elle riait d’avance.

Les voisins, l’armurier Bailly, le petittisserand Koffel et plusieurs autres venaient aussi regarder sansrien dire ; ils s’étonnaient de voir comme tout marchaitvite.

Sur les six heures, au moment où Desmaretsdéposait son marteau, le sergent arriva tout joyeux. Il revenait dela cantine, et s’écria :

– Eh bien ! père Moïse, l’ouvrageavance ! mais il manque encore quelque chose à laboutique.

– Quoi donc, sergent ?

– Hé ! tout est bien, seulement ilfaudra blinder là-haut, ou gare les obus.

Alors je compris qu’il avait raison, et nousfûmes tous très effrayés, excepté les voisins qui riaient de notresurprise.

– Oui, reprit le sergent, il faudra nousy mettre.

Ces idées m’avaient ôté toute ma joie ;je voyais que nous n’étions pas au bout de nos peines !

Sorlé, Zeffen et moi, nous montâmes, pendantque Desmarets fermait la porte. Le souper était servi ; nousnous mîmes à table, tout pensifs, et le petit Sâfel rapporta lesclefs.

Dehors, le bruit avait cessé ; de tempsen temps passait une patrouille bourgeoise.

Le sergent vint fumer sa pipe comme àl’ordinaire. Il nous expliquait les blindages, qui se font encroisant des poutres en forme de guérite, les deux côtés appuyéscontre les pignons ; mais il avait beau soutenir que celatenait comme une voûte, je ne trouvais pas la chose assez solide etla mine de Sorlé m’avertissait qu’elle pensait comme moi.

Nous restâmes là jusque vers dix heures, puischacun alla se coucher.

XII

C’est dans la nuit de 5 au 6 janvier, le jourde la fête des Rois, vers une heure du matin, que lesennemis arrivèrent sur la côte de Saverne.

Il faisait un froid terrible, les vitres sousnos persiennes étaient toutes blanches de givre. Sur le coup d’uneheure je m’éveille : on battait le rappel à la caserned’infanterie. Tu ne te feras jamais l’idée de ce bruit dans lesilence, quand tout dort.

– Entends-tu, Moïse ? me dit Sorlétout bas.

– Oui j’entends, lui répondis-je, sanspresque respirer. Au bout d’une minute, quelques fenêtress’ouvraient déjà dans notre rue, d’autres gens écoutaientaussi ; puis on entendit courir, et tout à coupcrier :

– Aux armes ! aux armes !

Les cheveux vous en dressaient sur la tête. Jevenais de me lever et j’allumais la lampe, quand deux coupsfrappèrent à notre porte :

– Entrez, dit Sorlé tremblante.

Le sergent ouvrit. Il était en tenue demarche, les guêtres aux jambes, sa longue capote grise relevée surles côtés, le fusil sur l’épaule, le sabre et la giberne audos.

– Père Moïse, me dit-il, recouchez-voustranquillement : c’est le rappel du bataillon à la caserne,cela ne vous regarde pas.

Et tout de suite nous comprîmes qu’il avaitraison, car les tambours ne remontaient pas la rue deux à deux,comme pour réunir la garde nationale.

– Merci, sergent, lui dis-je.

– Dormez bien, fit-il en descendantl’escalier.

La porte de l’allée en bas se referma. Alorsles enfants, éveillés, pleuraient. Zeffen arriva, son petit Esdrassur le bras, toute pâle, en criant :

– Mon Dieu ! qu’est-ce qui sepasse ?

– Ce n’est rien, Zeffen, lui dit Sorlé,ce n’est rien, mon enfant, on bat le rappel pour les soldats.

Dans le même instant le bataillon descendaitla grande rue. Nous l’entendîmes défiler jusque sur la placed’Armes, et même plus loin, vers la porte d’Allemagne.

Les fenêtres se refermèrent, Zeffen rentradans sa chambre et je me recouchai.

Mais comment dormir après une secoussepareille ? Des milliers d’idées me traversaientl’esprit : je me représentais l’arrivée des Russes par cettenuit froide sur la côte, nos soldats qui marchaient à leurrencontre, ou qui garnissaient les remparts. Tous les blindages,les blockhaus, les batteries à l’intérieur des bastions merevenaient, et songeant que ces grands travaux avaient été faitscontre les bombes et les obus, je m’écriais en moi-même :

« Avant que les autres aient démoli tousces ouvrages, nos maisons seront écrasées et nous serons exterminésjusqu’au dernier. »

Depuis environ une demi-heure je me désolaisde la sorte, songeant à tous les malheurs qui nous menaçaient,lorsqu’au loin, en dehors de la ville, du côté des Quatre-Vents,une espèce de roulement sourd, qui s’élevait et s’abaissait commele bourdonnement d’une eau qui coule, se fit entendre. Celaredoublait de seconde en seconde. Je m’étais dressé sur le coudepour écouter, et je reconnus aussitôt une bataille bien autrementterrible que celle de Mittelbronn, car le roulement ne finissaitpas, et même il semblait grandir.

– Comme on se bat, Sorlé, comme on sebat ! m’écriai-je en me représentant la fureur de ces gens,qui se massacraient les uns les autres au milieu de la nuit, sansse connaître. Écoute un peu, Sorlé, écoute…, si cela ne fait pasfrémir !

– Oui, dit-elle, pourvu que notre sergentne soit pas blessé, pourvu qu’il en réchappe !

– Que l’Éternel veille sur lui,répondis-je en sautant du lit et faisant de la lumière.

Je ne me possédais plus, je m’habillais commeun homme qui voudrait se sauver ; et puis j’écoutais ceroulement épouvantable, que chaque coup de vent éloignait ourapprochait de la ville.

Une fois habillé, j’ouvris une fenêtre pourtâcher de voir. La rue était toute noire ; mais vers lesremparts, au-dessus de la ligne sombre du bastion de l’Arsenal,s’étendait comme une ligne rouge.

La fumée de la poudre est rouge, à cause descoups de fusil qui traversent et l’éclairent. On aurait dit ungrand incendie. Toutes les fenêtres de la rue étaientouvertes ; on ne se voyait pas, seulement j’entendais notrevoisin l’armurier dire à sa femme :

– Ça chauffe là-bas ! C’est lecommencement de la danse, Annette ; mais il y manque encore lagrosse caisse ; ça viendra !

La femme ne disait rien, et jepensais :

« Est-il possible de plaisanter sur deschoses pareilles ! C’est contre nature. »

Le froid était si vif, qu’après cinq ou sixminutes je refermai notre fenêtre.

Sorlé se leva et fit du feu dans le poêle.

Toute la ville était en mouvement ; lesgens criaient, les chiens aboyaient. Sâfel, que tous ces bruitsavaient réveillé, vint s’habiller dans la chambre chaude. Jeregardais avec un grand attendrissement ce pauvre petit, les yeuxencore endormis ; et songeant qu’on allait tirer sur nous,qu’il faudrait se cacher dans les caves, et que nous risquions tousd’être tués pour des choses qui ne nous regardaient pas, et surlesquelles on n’avait pas demandé notre avis, j’en étais indigné.Mais ce qui me désolait le plus, c’était d’entendre Zeffen dire ensanglotant qu’il aurait mieux valu pour elle et ses enfants derester avec Baruch à Saverne, et de mourir tous ensemble.

Alors les paroles du prophète merevenaient :

« Ta piété n’a-t-elle pas été toute tonespérance, et l’intégrité de tes vues ton attente ?L’innocence va-t-elle périr ? Les hommes droits seront-ilsexterminés ? Non, ceux qui labourent l’iniquité, ceux quisèment l’injustice, les moissonnent ! Ils périssent par lesouffle de Dieu ; mais toi, son serviteur, il te garantira dela mort, tu n’entreras au sépulcre que rassasié de jours comme unmonceau de gerbes s’entassent en sa saison. »

Ainsi je raffermissais mon cœur, écoutantcette grande rumeur de la foule qui s’épouvante, qui court et veutsauver ses biens.

Vers sept heures, on publia que les casematesétaient ouvertes, que chacun pouvait y porter son matelas, et qu’ondevait tenir des cuves pleines d’eau, prêtes dans toutes lesmaisons, et laisser les puits ouverts, en cas d’incendie.

Songe, Fritz, aux idées que vous donnaient cespublications.

Plusieurs voisines, Lisbeth Dubourg, BévelRuppert, les filles Camus et d’autres montèrent chez nous,criant :

– Nous sommes tous perdus !

Les maris étaient allés voir à droite et àgauche, et ces femmes se pendaient au cou de Zeffen et de Sorlé,répétant :

– Ah ! mon Dieu ! monDieu ! quel malheur !

J’aurais voulu les voir au diable, car, aulieu de nous consoler, elles ne faisaient qu’augmenter notrepeur ; mais, dans ces moments, les femmes se réunissent etcrient toutes ensemble, on ne peut rien leur dire de raisonnable,elles aiment ces grands cris et ces gémissements.

Sur le coup de huit heures, l’armurier Baillyvint chercher sa femme ; il arrivait des remparts, et medit :

– Les Russes sont descendus en masses desQuatre-Vents jusqu’à la bascule ; ils remplissent toute laplaine : des Cosaques, des Baskirs, de la canaille !Pourquoi ne tire-t-on pas dessus, des remparts ? Le gouverneurtrahit !

Je lui demandais :

– Où sont nos soldats ?

– En retraite ! s’écria-t-il. Lesblessés rentrent depuis deux heures, et nous restons là, les brascroisés !

Sa figure osseuse frémissait de colère. Ilemmena sa femme ; ensuite d’autres arrivèrent encore,criant :

– L’ennemi s’avance jusqu’au bas desjardins, sur les glacis !

Ces choses m’étonnaient :

Les femmes étaient descendues pour aller crierailleurs, et dans ce moment un grand bruit de voiture s’entendaitdu côté du rempart. Je regardai par la fenêtre ; un fourgonarrivait de l’arsenal, des canonniers bourgeois : le vieuxGoulden, Holender, Jacob Cloutier, Barrière galopaientautour ; le capitaine Jovis courait devant. Ils s’arrêtèrent ànotre porte, et le capitaine cria :

– Qu’on prévienne le marchand de fer…qu’il descende !

Le boulanger Chanoine, brigadier de ladeuxième batterie, montait déjà ; j’ouvris la porte, endemandant dans l’escalier :

– Qu’est-ce qu’on me veut ?

– Descends, Moïse, me répondit Chanoine.Et je descendis.

Le capitaine Jovis, un grand sec, le frontcouvert de sueur malgré le froid, me demanda :

– Vous êtes Moïse, le marchand defer ?

– Oui monsieur.

– Ouvrez-nous votre magasin. Votre ferest en réquisition pour le service de la place.

Il fallut donc conduire ce monde dans ma cour,sous le hangar. Le capitaine, ayant regardé, vit les taques enfonte qu’on avait l’habitude en ce temps-là de murer au fond desâtres. Chacune pesait trente à quarante livres, et j’en vendaisbeaucoup dans les environs de la ville. Les vieux clous, lesboulons rouillés, la ferraille de toute sorte, ne manquaient pasnon plus.

– Voici notre affaire, dit-il ;qu’on brise ces taques et qu’on enlève la ferraille,vivement !

Les autres aussitôt, avec nos deux merlins, semirent à tout casser. Quelques-uns chargeaient les morceaux defonte dans un panier, qu’ils couraient vider au fourgon.

Le capitaine regardait sa montre etcriait :

– Qu’on se dépêche ! Nous avonsjuste dix minutes !

Et moi, je pensais :

« Ils n’ont pas besoin de crédit, ilsprennent ce qui leur convient, c’est plus commode. »

Toutes mes taques et ma ferraille furent misesen morceaux ; cela faisait plus de quinze cents livres defer.

Comme on ressortait pour courir aux remparts,Chanoine me dit en riant :

– De la fameuse mitraille, Moïse !Tu peux apprêter tes gros sous, nous viendrons les prendredemain.

Le fourgon repartait alors à travers la foule,qui courait derrière ; je suivais aussi.

Plus on approchait des remparts, plus lafusillade redoublait. Au tournant de la maison de cure, deuxsentinelles arrêtèrent le monde, mais on me laissa passer, à causede mon fer qu’on allait tirer.

Jamais tu ne pourras te représenter cettemasse de gens, le bruit autour du bastion, la fumée qui passaitau-dessus, le commandement des officiers d’infanterie qu’onentendait monter des glacis, les canonniers, la mèche allumée, lescaissons de gargousses et les tas de boulets derrière ! Non,depuis trente ans, je n’ai pas oublié ces hommes avec leursleviers, qui reculent les pièces, pour les charger jusqu’à lagueule, ces feux de file au fond des remparts, ces volées de ballesqui sifflent dans l’air, ce commandement des chefs depièces :

– Chargez !… Refoulez !…Amorcez !…

Quelles masses sur ces affûts hauts de septpieds, où les canonniers étaient forcés de se dresser et d’allongerle bras pour mettre le feu ! Et quelle fuméeépouvantable !

Les hommes inventent des machines pareillespour leur propre extermination, et croiraient faire beaucoup d’ensacrifier le quart pour soulager leurs semblables, pour lesinstruire dans l’enfance et leur donner un peu de pain dans lavieillesse. Ah ! ceux qui crient contre la guerre et quidemandent des changements n’ont pas tort.

J’étais dans le coin, à gauche du bastion oùdescend l’escalier de la poterne, derrière le collège, entre troisou quatre paniers d’osier pleins de terre glaise et hauts comme descheminées. J’aurais dû rester là bien tranquille, et profiter d’unbon moment pour m’en aller ; mais l’idée me prit de voir cequi se passait au-dessous des remparts, et, pendant qu’on chargeaitles pièces, je grimpai jusqu’au niveau du glacis, et je me couchaià plat ventre entre deux énormes paniers, où les balles nepouvaient entrer que par le plus grand hasard.

Si des centaines d’autres, tués dans lesbastions, avaient fait comme moi, combien vivraient encore etseraient d’honnêtes pères de famille dans leurs villages !

Enfin, de cet endroit, en levant le nez, mavue s’étendait sur toute la plaine blanche. Je voyais au-dessous lecordon du rempart, et de l’autre côté du fossé, la ligne de nostirailleurs derrière les palanques : ils ne faisaient quedéchirer la cartouche, amorcer, charger et tirer. C’est là qu’onreconnaissait la beauté de l’exercice ; ils n’étaient que deuxcompagnies, et les feux de file se suivaient comme un roulementsans fin.

Plus loin, la route s’étendait tout droit auxQuatre-Vents. La ferme Ozillo, le cimetière, la poste aux chevauxet la ferme de Georges Mouton à droite, l’auberge de laRoulette et la grande allée des peupliers à gauche, tout étaitplein de Cosaques et d’autres gueux semblables, qui s’avançaientventre à terre jusque dans les jardins, pour reconnaître lesenvirons de la place. C’est ce que je pense, car de courir pourrien et de risquer d’attraper une balle, ce n’est pas naturel.

Ces gens, sur de petits chevaux, avec degrands manteaux gris, des bottes molles, des espèces de bonnets enpeau de renard, à la mode des paysans de Bade, la barbe longue, lalance sur la cuisse, un grand pistolet dans la ceinture,tourbillonnaient comme des oiseaux.

On n’avait pas encore tiré le canon sur eux,parce qu’ils se tenaient éparpillés et que cela ne valait pas leboulet ; mais leurs trompettes sonnaient le ralliement du côtéde la Roulette, et ils commençaient à se réunir derrièreles bâtisses de l’auberge.

Une trentaine de nos vétérans, en retard dansl’allée du cimetière, battaient lentement en retraite. Ilsfaisaient quelques pas, en se dépêchant de recharger ; puisils se retournaient, épaulaient et tiraient, en recommençantaussitôt à marcher dans les haies et les broussailles qu’on n’avaitpas eu le temps de raser de ce côté.

Notre sergent était dans le nombre ; jel’avais reconnu tout de suite, et je frémissais pour lui.

Chaque fois que ces vétérans avaient fait feu,les Cosaques, à cinq ou six, arrivaient comme le vent, la lancebaissée ; mais eux ne s’effrayaient pas, ils s’appuyaientcontre un arbre et croisaient la baïonnette. D’autres vétéransarrivaient plus loin, et, quand ils étaient plusieurs, les unsrechargeaient pendant que leurs camarades paraient les coups. Àpeine avaient-ils serré la cartouche, que les Cosaques se sauvaientà droite et à gauche, la lance en l’air. Quelques-uns seretournaient une seconde et lâchaient leur grand pistolet enarrière, comme de véritables bandits. Ensuite les nôtres seremettaient en marche vers la ville.

Ces vieux soldats, le gros shako carrémentplanté sur la tête, la grande capote tombant jusqu’au bas dumollet, le sabre et la giberne au dos, l’air calme au milieu de cesespèces de sauvages, rechargeant, parant et ripostant aussitranquillement qu’ils fumaient leur pipe au corps de garde, étaientquelque chose d’admirable. Et même, après les avoir vus deux outrois fois sortir du tourbillon, on finissait par croire quec’était facile.

Notre sergent commandait ces hommes. Jecompris alors pourquoi les chefs l’aimaient tant et lui donnaienttoujours raison contre les bourgeois : on n’en trouvait pasbeaucoup de pareils. J’aurais bien voulu lui crier :

« Dépêchons-nous, sergent,dépêchons-nous ! »

Mais ils ne se pressaient pas, ni lui ni lesautres.

Comme ils arrivaient au bas des glacis, tout àcoup une grande masse de Cosaques, voyant qu’ils allaient leuréchapper, accoururent au galop sur deux files, pour leur couper laretraite. C’était le moment dangereux, et tout de suite ils seréunirent en carré.

Moi, je me sentais froid dans le dos, comme sij’avais été parmi eux. Les tirailleurs, en arrière des prolonges,ne tiraient plus, sans doute par la crainte de toucher leurscamarades ; nos canonniers, sur le bastion, se penchaient pourvoir, et cette file de Cosaques s’allongeait toujours au tournantde la bascule.

Ils étaient plus de sept à huit cents. On lesentendait crier « Hourra ! hourra !hourra ! » comme des corbeaux. Plusieurs officiers enmanteau vert et petite toque galopaient sur les côtés de leurslignes, en levant le sabre. Notre pauvre sergent et ses trentehommes me paraissaient perdus ; je m’écriais déjà :

– Quel chagrin le petit Sâfel et Sorlévont avoir !

Mais alors, comme les Cosaques se déployaienten demi-cercle à gauche de l’avancée, j’entendis nos chefs de piècecrier :

– Feu !

Je tournai la tête : le vieux Gouldenabaissait la mèche, la fusée brillait, et dans la même seconde lebastion, avec ses grands paniers de terre glaise, frissonnaitjusque sur les rochers du rempart.

Je regardai vers la route : on ne voyaitque des hommes et des chevaux à terre. En même temps le second couppartit, et je puis dire que j’ai vu la mitraille passer comme uncoup de faux dans cette masse de cavalerie : tout se couchaitet culbutait ! Ceux qui vivaient une seconde avant n’étaientplus rien. On en voyait quelques-uns essayer de se relever, lereste se sauvait.

Les feux de file recommençaient ; et noscanonniers, sans attendre que la fumée fût remontée, rechargèrentsi vite, que les deux coups repartirent encore une foisensemble.

Cette quantité de vieux clous, de boulons, defonte cassée, en s’écartant à trois cents mètres près du petitpont, fit un tel carnage, que quelques jours après les Russesdemandèrent un armistice pour enterrer les morts. On en trouvaquatre cents répandus dans les fossés de la route.

Voilà ce que j’ai vu moi-même.

Et si tu veux connaître la place où l’on aenterré ces sauvages, tu n’as qu’à remonter l’allée du cimetière.De l’autre côté, sur la droite, dans le verger de M. AdamOttendorf, tu verras une croix de pierre au milieu de lahaie ; c’est là qu’on les a tous mis dans une grande fosse,avec leurs chevaux.

Chacun peut se figurer la joie de noscanonniers en voyant ce massacre, ils levaient les écouvillons etcriaient :

– Vive l’Empereur !

Les soldats leur répondaient des cheminscouverts, et tous ces cris montaient jusqu’au ciel.

Notre sergent, avec ses trente hommes, lefusil sur l’épaule, gagnait tranquillement les glacis. On sedépêcha de leur ouvrir la barrière ; puis les deux compagniesdescendirent ensemble dans les fossés et remontèrent lapoterne.

Je les attendais en haut.

Quand notre sergent parut, je le pris par lebras en criant :

– Ah ! sergent, que je suis heureuxde vous voir hors de danger !

J’aurais voulu l’embrasser. Il riait et meserrait la main.

– Vous avez donc vu l’engagement, pèreMoïse ? me dit-il en clignant des yeux d’un air malin. Nousleur avons montré de quel bois la 5e sechauffe !

– Oh ! oui… oui ! vous m’avezfait trembler.

– Bah ! dit-il, vous en verrez biend’autres ; c’est une petite affaire.

Les deux compagnies se reformaient alorscontre le mur du chemin de ronde, et toute la villecriait :

– Vive l’Empereur !

On descendit la rue des Remparts au milieu dela foule. J’étais près de notre sergent.

Dans le moment où le détachement tournaitnotre coin, Sorlé, Zeffen et Sâfel, aux fenêtres, se mirent àcrier :

– Vivent les vétérans ! Vive la5e !

Le sergent les aperçut et leur fit un petitsigne de tête, pendant que j’entrais en lui disant :

– Sergent, n’oubliez pas votre verre dekirschenwasser !

– Soyez tranquille, père Moïse,répondit-il.

Le détachement alla rompre les rangs sur laplace d’Armes, comme à l’ordinaire, et je montai chez nous quatre àquatre. À peine en haut dans notre chambre, Zeffen, Sorlé et Sâfelm’embrassaient comme si j’étais revenu de la guerre ; le petitDavid s’attachait à ma jambe, et tous me demandaient desnouvelles.

Il fallut leur raconter l’attaque, lamitraille, la déroute des Cosaques. Mais la table était servie, jen’avais pas encore déjeuné, et je leur dis :

– Asseyons-nous. Tout à l’heure voussaurez le reste. Laissez-moi reprendre haleine.

Au même instant le sergent entrait tout joyeuxet posait sa crosse à terre. Nous allions à sa rencontre, quandnous vîmes une touffe de poils roux au bout de sa baïonnette, cequi nous fit frémir.

– Ah ! mon Dieu ! qu’est-ce quevous avez là ? lui dit Zeffen en se couvrant la figure.

Il ne savait rien, et regarda toutsurpris.

– Ça, dit-il, c’est la barbe d’un Cosaqueque j’ai touché en passant… ce n’est pas grand-chose.

Et tout de suite il sortit poser le fusil danssa chambre ; mais nous frémissions tous, et Zeffen ne pouvaitpas se remettre. Quand le sergent revint, elle était encore assisedans le fauteuil, les deux mains sur la figure.

– Ah ! madame Zeffen, dit-il d’unair désolé, vous allez m’avoir en horreur maintenant !

Je pensais aussi qu’il ferait peur à Zeffen,mais toutes les femmes aiment ces gens qui risquent leur vie à tortet à travers ; j’ai vu cela cent fois ! et Zeffen,souriant, lui répondit :

– Non, sergent, non, ces Cosaquesdevaient rester chez eux, ils font notre malheur !… Vous nousdéfendez !… nous vous aimons tous bien.

Je l’engageai tellement à déjeuner avec nous,qu’il finit par ouvrir une fenêtre, en criant à des soldats quipassaient, de prévenir à la cantine que le sergent Trubert neviendrait pas déjeuner.

Ensuite, le calme étant rétabli, tout le mondes’assit à table. Sorlé descendit chercher une bouteille de bon vinet nous déjeunâmes.

Nous prîmes aussi le café, et c’est Zeffen quivoulut le verser elle-même à notre sergent. Il était dans la joieet disait :

– Madame Zeffen, vous mecomblez !

Elle riait. Nous n’avions jamais été plusheureux.

Au kirschenwasser, le sergent se mit à nousraconter l’attaque de la nuit : la manière dont lesWurtembergeois s’étaient postés à la Roulette, comme ilavait fallu les dénicher en enfonçant les deux grandes portescochères, l’arrivée des Cosaques au petit jour, et le déploiementdes deux compagnies en tirailleurs.

Il racontait ces choses si bien, qu’on auraitcru les voir. Mais vers onze heures, comme je prenais la bouteillepour lui verser encore un petit verre, il s’essuya les moustaches,et me dit en se levant :

– Non, père Moïse ! ce n’est pastout de se goberger comme des chanoines ; demain ou après, lesobus vont venir, il est temps d’aller blinder le grenier.

Ces paroles nous rendirent tous graves.

– Voyons, dit-il, j’ai rencontré dansvotre cour de grandes bûches qui n’ont pas été sciées, et trois ouquatre grosses poutres contre le mur. Est-ce que nous sommes deforce à les monter nous deux ? Essayons !

Aussitôt il voulut ôter sa capote ; mais,comme les poutres étaient très lourdes, je lui dis d’attendre, etje courus chercher les deux frères Carabin : Nicolas, qu’onappelait le Lévrier, et Mathis, le scieur de long. Ilsarrivèrent à l’instant, et ces deux hommes, habitués aux grosouvrages, montèrent le bois. Ils avaient apporté leurs scies etleurs haches ; le sergent leur fit scier les poutres, pour lescroiser dans le haut, en forme de guérite. Il travaillait lui-mêmecomme un vrai charpentier. Sorlé, Zeffen et moi nous regardions.Comme cela durait depuis longtemps, ma femme et ma filledescendirent préparer le souper, et je descendis avec elleschercher une lanterne, pour éclairer les travailleurs.

Je remontais tranquillement sans penser àrien, quand tout à coup un bruit terrible, une espèce de ronflementépouvantable rasa le toit et me fit presque tomber la lanterne dela main.

Les deux Carabin se regardaient tout pâles, etle sergent dit :

– C’est un boulet !

À la même seconde, le grand bruit du canon auloin s’entendait dans la nuit.

Alors je sentis un terrible mouvement dans monventre, et je pensai :

– Puisqu’il vient de passer un boulet, ilpeut en passer deux, trois, quatre !…

Je n’avais plus de force.

Les deux Carabin pensaient sans doute la mêmechose, car ils prirent tout de suite leurs vestes accrochées aupignon pour s’en aller.

– Attendez donc ! disait le sergent,ce n’est rien !… Continuons… L’ouvrage avance… dans une heuretout sera fini.

Mais l’aîné des Carabin s’écria :

– Faites ce que vous voudrez ! Moi,je ne reste pas ici… Je suis père de famille !

Et comme il parlait, un second boulet, pluseffrayant que le premier, se mit à ronfler sur le toit, et cinq ousix secondes après on entendit le coup.

Une chose étonnante, c’est que les Russestiraient de la lisière du Bois-de-Chênes, à plus d’une bonnedemi-heure, et qu’on voyait l’éclair rouge passer devant nos deuxlucarnes, et même sous les tuiles.

Le sergent voulut encore nous retenirdisant :

– Jamais un boulet ne passe où le premiera passé ; nous sommes dans un bon endroit, puisqu’il a rasé letoit. Allons… à l’œuvre !

C’était plus fort que nous !…

Je posai la lanterne sur le plancher, et jedescendis, les cuisses comme cassées par le milieu ; j’auraisvoulu m’asseoir à chaque marche.

Dehors on criait déjà comme le matin, et d’unemanière plus épouvantable. Les cheminées tombaient ; beaucoupde femmes couraient aux casemates, mais je n’y faisais pasattention, à cause de ma propre frayeur.

Les deux Carabin étaient partis, plus pâlesque des morts.

Toute cette nuit je fus malade. Sorlé etZeffen n’étaient pas non plus tranquilles. Le sergent continua seulde poser les bûches et de les affermir. Vers minuit, il descenditet me dit :

– Père Moïse, le toit est blindé, maisvos deux hommes sont des poltrons, ils m’ont laissé seul.

Je le remerciai, en lui disant que nous étionstous malades, et que, pour moi, je n’avais jamais rien senti depareil. Il riait :

– Je sais ce que c’est, faisait-il, lesconscrits ont toujours cela quand ils entendent ronfler le premierboulet ; mais ça passe vite… il ne faut qu’un peud’habitude.

Ensuite il alla se coucher, et tout le monde àla maison dormit, excepté moi.

Cette nuit-là, les Russes, à partir de dixheures, ne tirèrent plus ; ils avaient seulement essayé une oudeux pièces volantes, pour nous prévenir de ce qu’ils nousréservaient.

Tout cela, Fritz, n’était que le commencementdu blocus ; tu vas voir maintenant les misères qu’il nous afallu supporter durant trois mois.

XIII

Le lendemain, malgré les coups de canon de lanuit, la joie était dans la ville. Une quantité de gens quirevenaient des remparts vers sept heures descendaient notre rue encriant :

– Ils sont partis ! On ne voit plusun seul Cosaque du côté des Quatre-Vents, ni derrière les Baraquesdu Bois-de-Chênes. Vive l’Empereur !

Tout le monde courait aux bastions.

J’avais ouvert une de nos fenêtres, et je mepenchais dehors en bonnet de nuit. Il faisait un temps d’hiver trèshumide ; la neige glissait des toits, et celle de la ruefondait dans la boue. Sorlé, qui retournait notre lit, mecriait :

– Ferme donc la fenêtre, Moïse !nous allons attraper un courant d’air.

Mais je ne l’écoutais pas, je riais enpensant :

« Les gueux en ont assez de mes vieillestaques et de mes clous rouillés ; ils ont reconnu que cela valoin, l’expérience est une bonne chose ! »

Je serais resté là jusqu’au soir, pourentendre les voisins causer de la débâcle des Russes, et ceux quirevenaient des remparts crier qu’on n’en voyait plus un seul dansles environs. Plusieurs disaient qu’ils pourraient revenir, maiscela me paraissait contraire au bon sens. Il était clair que lamauvaise race ne quitterait pas le pays tout de suite, qu’ellepillerait encore longtemps les villages et se gobergerait chez lespaysans ; mais, de croire que les officiers exciteraient leurshommes à nous enlever, et que les soldats seraient assez bêtes pourleur obéir, voilà ce qui ne pouvait m’entrer dans la tête.

Enfin, Zeffen étant venue dans notre chambrehabiller les enfants, je refermai la fenêtre. Un bon feubourdonnait dans le poêle. Sorlé préparait notre déjeuner, Zeffenlavait son petit Esdras au-dessus d’une cuvette d’eau tiède ;elle disait :

– Ah ! maintenant, si j’avais desnouvelles de Baruch, tout serait bien.

Le petit David jouait sur le plancher avecSâfel, et moi, je remerciais le Seigneur de nous avoir débarrassésdes vauriens.

Pendant le déjeuner, je dis à mafemme :

– Tout a bien été ! Nous allons êtreenfermés quelque temps, jusqu’à ce que l’Empereur ait remporté lavictoire ; mais on ne tirera plus sur nous, on se contenterade nous bloquer ; le pain, le vin, la viande, les eaux-de-viedeviendront plus chers. C’est le bon moment pour nous devendre ; autrement il pourrait nous arriver comme à ceux deSamarie, lorsque Ben-Haddad assiégeait leur ville : il y eutune grande famine, la tête d’un âne se vendait jusqu’àquatre-vingts pièces d’argent, et la quatrième partie d’un kad defiente de pigeon, cinq pièces. C’était un bon prix ; malgrécela les marchands attendaient encore, lorsqu’un grand bruit dechariots, de chevaux et d’armée venu du ciel fit sauver les Syriensavec Ben-Haddad ; et le peuple ayant pillé leur camp, le sacde fine farine ne valut plus qu’un sicle, et les deux sacs d’orgeun sicle. Tâchons donc de vendre quand les choses ont un prixraisonnable ; il faut s’y prendre de bonne heure.

Sorlé m’approuvait, de sorte qu’après ledéjeuner je descendis à la cave continuer mes coupages.

Beaucoup d’ouvriers s’étaient remis autravail ; le marteau de Klipfel résonnait sur son enclume,Chanoine remettait des petits pains dans les grilles de sesfenêtres, et le pharmacien Tribolin des bouteilles d’eau rouge etd’eau bleue derrière ses vitres.

La confiance revenait partout. Les canonniersbourgeois avaient ôté leurs uniformes, et les menuisiers étaientaussi revenus finir notre comptoir ; le bruit de la scie et durabot remplissait la maison.

Chacun était content de se remettre à sesaffaires, car la guerre ne rapporte que des coups ; plus ellefinit vite, mieux cela vaut.

Moi, d’en bas, en portant mes brocs d’unetonne à l’autre, je voyais les passants s’arrêter devant notrevieux magasin, et je les entendais se dire entre eux :

– Moïse va faire ses choux gras avec leseaux-de-vie. Ces gueux de juifs ont tous le nez fin, pendant quenous vendions le mois dernier, il achetait ; maintenant quenous sommes enfermés, il va revendre au prix qu’il voudra.

Tu penses si cela me faisait plaisir ! Leplus grand bonheur d’un homme, c’est de réussir dans soncommerce ; chacun est forcé de dire :

« Celui-là n’a pas d’armée, ni degénéraux, ni de canons, il n’a que son esprit, comme tout lemonde ; quand il gagne, c’est à lui-même qu’il le doit, et nonpas au courage des autres, et puis, il ne ruine personne, il nepille pas, il ne vole pas, il ne tue pas ; au lieu qu’à laguerre, le plus fort écrase le plus faible, et souvent le plushonnête. »

Je travaillais donc avec un grand courage, etj’aurais continué jusqu’à la nuit, si le petit Sâfel n’était venum’appeler pour dîner. J’avais bon appétit, et je remontaisl’escalier, bien content d’aller m’asseoir à table, au milieu demes enfants, lorsque le rappel se mit à battre sur la placed’Armes, devant l’hôtel de ville. En temps de blocus, le conseil deguerre est toujours à la mairie pour juger ceux qui ne répondentpas à l’appel. Plusieurs voisins sortaient déjà de chez eux, lefusil sur l’épaule. Il fallut monter bien vite, avaler un peu desoupe, un morceau de viande et un verre de vin.

J’étais tout pâle. Sorlé, Zeffen et lesenfants ne disaient rien. Le rappel continuait, il descendait lagrande rue, et finit par s’arrêter devant notre maison, sur lapetite place. Alors je courus mettre ma giberne et prendre monfusil.

– Ah ! disait Sorlé, nous croyionsdéjà être tranquilles et maintenant tout recommence.

Et Zeffen, qui s’était tue, fondit enlarmes.

Au même instant, le vieuxrebbe[14] Heymann, son bonnet de peau demartre tiré sur la nuque, arriva disant :

– Au nom du ciel, que les femmes et lesenfants se sauvent dans les casemates. Un parlementaire est arrivé,qui menace de brûler toute la ville, si l’on n’ouvre pas lesportes. Sauvez-vous Sorlé !… Zeffen, sauvez-vous !…

Représente-toi les cris des femmes,lorsqu’elles entendirent cela ; moi-même les cheveux m’endressaient sur la tête, et je m’écriai :

– Les gueux n’ont pas de honte ! Ilsn’ont pitié ni des femmes ni des enfants ? Que la malédictiondu ciel retombe sur eux !

Zeffen se jeta dans mes bras. Je ne savaisplus que faire.

Le vieux rebbe dit encore :

– Ces gens font chez nous ce que lesnôtres ont fait chez eux ! ainsi s’accomplissent les parolesde l’Éternel : « Tu seras traité comme tu as traité tonfrère ! » Mais il faut se sauver bien vite.

En bas, le rappel venait de cesser, mes genouxtremblaient. Sorlé, qui ne perdait jamais courage, dit :

– Moïse, cours sur la place, dépêche-toi,on pourrait te mettre en prison.

C’était une femme pleine de raison, elle mepoussait par les épaules, et, malgré les larmes de Zeffen, jedescendis en criant :

– Rebbe, ma confiance est envous… Sauvez-les !

Je ne voyais plus clair, je traversais les tasde neige, comme un malheureux, courant à l’hôtel de ville, où lagarde nationale se trouvait déjà réunie. J’arrivai juste pourrépondre à l’appel, et chacun peut se figurer dans quel trouble,car Zeffen, Sorlé, Sâfel et les petits enfants abandonnés étaienten quelque sorte devant mes yeux !

Les autres n’avaient pas l’air trop contentsnon plus : tous songeaient à leurs familles.

Notre gouverneur Moulin, le lieutenant-colonelBrancion, les capitaines Renvoyé, Vigneron, Grébillet, seuls, avecleurs grands chapeaux de travers, ne s’inquiétaient de rien. Ilsauraient tout fait massacrer et brûler pour l’Empereur. Legouverneur disait même en riant qu’il rendrait la ville, quand lesobus allumeraient son mouchoir de poche. Juge, d’après cela, du bonsens d’un être pareil !

Enfin ils nous passèrent en revue, pendant queles vieillards, les infirmes, les femmes et les enfants, parbandes, traversaient la place pour aller aux casemates.

C’est là que je vis passer notre petitecharrette à bras, avec les couvertures et les matelas roulésdessus. Le vieux rebbe était dans le brancard, Sâfelpoussait derrière. Sorlé portait David ; Zeffen, Esdras. Ellesmarchaient dans la boue, les cheveux défaits comme lorsqu’on sesauve d’un incendie ; mais elles ne disaient rien ets’avançaient en silence au milieu de cette grande désolation.

J’aurais donné ma vie pour aller à leursecours, et il fallait rester en rang. Ah ! les vieillards demon temps ont vu des choses terribles ; combien de foisont-ils pensé : Heureux celui qui vit seul dans ce monde, ilne souffre que pour lui-même, il ne voit point pleurer et gémirceux qu’il aime, sans pouvoir les consoler !

Aussitôt après la revue, on détacha lescanonniers bourgeois aux poudrières, pour approvisionner lespièces, les pompiers à la vieille halle, pour sortir les pompes, etnous autres, avec un demi-bataillon du 6e léger, auxcorps de garde de la place, pour former les postes et fournir lespatrouilles.

Les deux autres bataillons étaient déjà partisaux avant-postes de Trois-Maisons, de la Fontaine-du-Château, desblockhaus, des demi-lunes, de la ferme Ozillo et desMaisons-Rouges, hors de la ville.

Notre poste à la mairie était de trente-deuxhommes : seize de la ligne en bas, commandés par le lieutenantSchnindret ; seize de la garde nationale en haut, commandéspar Desplaces Jacob. Le logement de Burrhus nous servait de corpsde garde. C’était une grande salle avec des madriers de six pouces,et des poutres comme on n’en trouve plus aujourd’hui dans nosforêts. Un gros poêle de fonte, rond, posé sur une dalle de quatrepieds carrés, tenait le coin à gauche près de la porte ; lestuyaux en zigzag entraient dans la cheminée à droite, des tas debûches remplissaient le fond.

Il me semble encore être dans cettesalle ; l’eau de neige, qu’on secouait en entrant, coulait surle plancher. Je n’ai jamais vu de jour plus triste que celui-là nonseulement parce que les bombes et les boulets pouvaient pleuvoirsur nous d’une minute à l’autre et mettre tout en feu, mais à causede la neige fondante et de la boue, à cause de l’humidité qui vousentrait jusque dans les os, et des ordres du sergent, qui nefaisait que crier :

– Un tel et un tel, en route !

– Un tel, en avant, c’est ton tour !etc.

Et puis les farces, les plaisanteries de cetas de couvreurs, de savetiers, de plâtriers, avec leurs blousesrapiécées, leurs souliers éculés, leur morceau de casquette sansvisière, assis en cercle autour du fourneau, les guenilles colléessur les reins, qui vous tutoyaient comme des gueux de leur espèce,criant : – Moïse, passe-moi la cruche ! – Moïse donne-moidu feu ! – Ah ! gueux de juifs, quand on risque sa peaupour conserver leurs biens, ils font encore les fiers !Ah ! les fainéants ! Et ils se clignaient de l’œil l’un àl’autre, en se poussant du coude, ils se faisaient des grimaces decôté. Plusieurs auraient même voulu m’envoyer leur chercher dutabac à mon compte !… Enfin toutes les avanies qu’un honnêtehomme peut supporter avec de la racaille ! Oui… voilà ce quime dégoûte encore quand j’y pense.

Dans ce corps de garde, où l’on brûlait desbûches entières comme de la paille, les vieilles guenilles quirentraient trempées, en se mettant à fumer, ne sentaient pas bon. Àchaque instant j’étais forcé de sortir sur la petite plate-forme,derrière la halle, pour respirer, et l’eau froide que le ventchassait des gouttières me faisait rentrer aussitôt.

Plus tard, en me rappelant tout cela, j’aipensé que, sans ces misères, l’idée de Sorlé, de Zeffen et despetits enfants enfermés dans une cave m’aurait crevé le cœur, etque ces ennuis m’empêchèrent de devenir fou.

Cela dura jusqu’au soir. On ne faisaitqu’entrer et sortir, s’asseoir, fumer des pipes, puis se remettre àbattre le pavé sous la pluie, ou rester en faction des heuresentières à l’entrée des poternes.

Vers neuf heures, comme tout était devenusombre dehors et qu’on n’entendait plus que le passage despatrouilles, les cris des sentinelles sur les remparts :« Sentinelles, prenez garde à vous ! » et leroulement des pas de nos rondes remontant ou descendant le grandescalier de bois de la mairie, tout à coup l’idée me vint que lesRusses nous avaient seulement menacés pour nous faire peur, maisque tout cela ne signifiait rien et que la nuit s’écoulerait sansobus.

Pour bien me mettre avec les gens, j’avaisdemandé à Monborne la permission d’aller chercher une cruched’eau-de-vie, et tout de suite il me l’avait donnée. J’avaisprofité de l’occasion pour casser une croûte et pour boire un verrede vin à la maison. Ensuite j’étais revenu, et tous les hommes duposte m’avaient fait bonne mine ; ils se passaient la cruchede l’un à l’autre, en disant que mon eau-de-vie était très bonne,et que le sergent me donnerait la permission d’aller la remplirquand je voudrais. – Monborne répondait :

– Oui, puisque c’est Moïse, il aura lapermission, mais pas un autre.

Enfin, nous étions là tout à fait bienensemble, et pas un ne pensait au bombardement, quand un éclairrouge s’étendit sur les hautes fenêtres de la salle ; tous noshommes se retournèrent, et, quelques secondes après, l’obusiergronda sur la côte de Bigelberg. En même temps un second, puis untroisième éclair passèrent à la file dans la grande salle sombre,en nous découvrant la ligne des maisons en face.

Tu ne peux pas te faire une idée de cespremières lueurs dans la nuit, Fritz ! Le caporal Winter, unancien soldat, qui faisait le métier de râper du tabac pour Tribou,se baissa tranquillement et dit en allumant sa pipe :

– Ça, c’est le commencement de ladanse.

Et presque aussitôt on entendait un obuséclater à droite, dans le quartier d’infanterie ; un autre àgauche, dans la maison Piplinger, sur la place ; un autre prèsde chez nous, dans la maison Hemmerlé.

Quand on pense à cela, même au bout de trenteans, on ne peut s’empêcher de frémir.

Toutes les femmes étaient aux casemates,excepté quelques vieilles servantes qui n’avaient pas voulu quitterleur cuisine, et qui criaient d’une voix traînante :

– Au secours ! Au feu !

Chacun alors voyait clairement que nous étionsperdus ; les anciens soldats seuls, courbés sur leur bancautour du fourneau, la pipe à la bouche, avaient l’air de ne pass’inquiéter, comme des gens qui n’ont rien à perdre.

Le pire, c’est que dans le moment où lescanons de l’arsenal et la poudrière commençaient à répondre auxRusses, et que toutes les vitres de la vieille bâtisse engrelottaient, le sergent Monborne se mit à crier :

– Somme, Chevreux, Moïse, Dubourg, enroute !

Envoyer des pères de famille rôder dehors, àtravers la boue, quand on risque de recevoir des éclats d’obus, destuiles et des cheminées entières sur le dos, à chaque pas, c’est enquelque sorte contre nature ; rien que de l’entendre, jesentis une indignation extraordinaire.

Somme et le gros aubergiste Chevreux seretournèrent aussi pleins d’indignation ; ils auraient voulucrier :

– C’est abominable !

Mais ce gueux de Monborne était sergent, onn’osait lui répondre, ni même le regarder de travers ; etcomme le caporal de ronde Winter avait déjà décroché son fusil, etqu’il nous faisait signe d’avancer, chacun prit les armes et lesuivit.

C’est en descendant l’escalier de la mairie,qu’il aurait fallu voir la lumière rouge entrer coup sur coup danstous les recoins, sous les marches et les chevrons vermoulus, c’estalors qu’il aurait fallu entendre gronder nos pièces devingt-quatre ; le vieux nid à rats en tremblait jusque dansses fondations, on aurait cru que tout allait tomber ensemble. Etsous la voûte, en bas, du côté de la place d’Armes, cette lumièrequi s’étendait depuis les tas de neige jusqu’au haut des toits, quivous montrait les pavés luisants, les flaques d’eau, les cheminées,les lucarnes, et tout au fond de la rue la caserne de cavalerie, lasentinelle dans sa guérite, près de la grande porte : Quelspectacle. C’est alors qu’on pensait :

« Tout est fini ! tout estperdu !… »

Deux obus passaient en même temps sur laville, ce sont les premiers que j’aie vus ; ils allaient silentement, qu’on pouvait les suivre dans le ciel sombre ; tousles deux tombèrent dans les fossés derrière l’hôpital. La chargeétait trop forte, heureusement pour nous.

Je ne disais rien, ni les autres non plus,chacun réfléchissait ; les cris : « Sentinelles,prenez garde à vous ! » qui se répondaient d’un bastion àl’autre tout autour de la place, nous prévenaient du dangerterrible que nous courions.

Le caporal Winter, avec sa vieille blousedéteinte et son bonnet de coton crasseux, les épaules penchées, lefusil en bandoulière, un bout de pipe entre les dents, et le falotplein de suif ballottant au bout de son bras, marchait devant nous,en criant :

– Attention aux éclats d’obus… Qu’on sejette à plat ventre… Vous m’entendez ?

J’ai toujours pensé que cette espèce devétéran détestait les bourgeois, et qu’il disait cela pouraugmenter notre peur.

Un peu plus loin, à l’entrée du cul-de-sac oùdemeurait Cloutier, il fit halte.

– Avancez ! criait-il, – car nousmarchions à la file sans nous voir ; et quand nous fûmes prèsde lui, il nous dit :

– Ah ça ! vous autres, tâchezd’emboîter le pas ! Notre patrouille est pour empêcher le feude se déclarer quelque part ; aussitôt qu’on verra rouler unobus, Moïse courra dessus arracher la mèche !

En même temps il éclata de rire, tellement,que la colère me prit :

– Je ne suis pas venu pour qu’on se moquede moi, lui dis-je ; si l’on me prend pour une bête, je jettelà mon fusil et ma giberne, et je m’en vais auxcasemates !

Alors il se mit à rire plus fort, ens’écriant :

– Moïse, conserve le respect de teschefs, ou gare le conseil de guerre !

Les autres auraient bien voulu rire aussi,mais les éclairs recommençaient, ils descendaient la rue duRempart, et poussaient l’air devant eux, comme des coups devent : les pièces du bastion de l’arsenal venaient de tirer.En même temps un obus éclatait dans la rue des Capucins ; lacheminée et la moitié du toit de Spick descendaient dans la rueavec un fracas épouvantable.

– Allons, en route ! criaWinter.

Tout le monde était redevenu grave. Noussuivions le falot vers la porte de France. Derrière nous, dans larue des Capucins, un chien poussait des cris qui ne finissaientplus. De temps en temps Winter s’arrêtait, nous écoutions tous,rien ne bougeait, on n’entendait plus que ce chien et lescris : « Sentinelles, prenez garde à vous ! »La ville semblait comme morte.

Nous aurions dû rentrer au corps de garde, caron ne pouvait rien voir ; malgré cela le falot descendaittoujours du côté de la porte en ballottant au-dessus de larigole : Winter avait trop bu d’eau-de-vie !

Chevreux disait :

– Notre présence est inutile dans cetterue : nous ne pouvons pas empêcher les boulets de passer.

Mais le caporal criait toujours :

– Viendrez-vous ?

Et nous étions forcés d’obéir.

En face des écuries de Genodet, oùcommençaient les anciens greniers à foin de la gendarmerie,tournait une ruelle à gauche, du côté de l’hôpital. Elle étaitpleine de fumiers et de trous à purin, c’était un véritableconduit. Eh bien ! Ce gueux de Winter s’avançaitlà-dedans ; et comme sans le falot on ne voyait pas à sespieds, il fallait le suivre. Nous avancions donc à tâtons, lestoits des hangars au-dessus de nous, en longeant les mursdécrépits. On aurait cru que nous ne sortirions jamais de ce boyau,quand près de l’hôpital, au milieu des grands carrés de fumierqu’on avait l’habitude d’entasser contre la grille de l’égout, nousrevîmes clair.

La nuit nous paraissait alors moinssombre ; le toit de la porte de France et la ligne desfortifications se découpaient en noir sur le ciel ; et presqueaussitôt je vis une figure se glisser entre les arbres, au haut durempart. C’était un soldat penché, les mains presque à terre. On netirait pas de ce côté, les éclairs venaient de loin par-dessus lestoits, et ne descendaient pas au fond des rues.

J’arrêtai Winter par le bras, en lui montrantcet homme, et tout de suite il cacha notre falot sous sa blouse. Lesoldat, qui nous tournait le dos, s’était redressé ; ilregardait et semblait écouter. Cela dura bien deux ou troisminutes ; ensuite il passa par-dessus la rampe au coin dubastion, et nous entendîmes quelque chose racler le mur durempart.

Aussitôt Winter se mit à courir encriant :

– Un déserteur !… À lapoterne !…

On parlait déjà de déserteurs qui selaissaient glisser dans les fossés, au moyen de leur baïonnette.Nous courions tous. La sentinelle nous criait :

– Qui vive ?

Winter répondit :

– Patrouille bourgeoise.

Il s’avança, donna le mot d’ordre, et nousdescendîmes l’escalier de la poterne comme des furieux.

En bas, au pied des grands bastions bâtis surle rocher, nous ne vîmes plus rien que la neige, les grossespierres noires, et les broussailles couvertes de givre. Ledéserteur n’avait qu’à se tenir tranquille sous les buissons ;notre falot, qui ne faisait que son étoile de quinze à vingt pasdans ces fossés à perte de vue, se serait promené jusqu’au matinsans le découvrir, et même nous aurions fini par croire qu’ils’était sauvé. Malheureusement pour lui, la peur le poussait, et deloin nous le vîmes courir à l’escalier qui monte aux cheminscouverts. Il allait comme le vent ; Winter criait : –Halte ! ou je tire ! mais il ne s’arrêtait pas, et tousensemble nous courions sur ses traces, criant :

– Arrête !… arrête !…

Winter m’avait donné le falot pour courir plusvite ; je suivais de loin en pensant :

« Moïse, si cet homme est pris, tu serascause de sa mort. »

J’aurais bien voulu souffler le falot ;mais si Winter m’avait vu, il aurait été capable de m’assommer d’uncoup de crosse. Depuis longtemps il espérait la croix, et pensaittoujours qu’il pourrait l’avoir avec la pension.

Le déserteur courait donc à l’escalier. Tout àcoup il s’aperçut qu’on avait retiré l’échelle qui monte au niveaudes huit premières marches, et s’arrêta stupéfait !… Nousapprochions… il nous entendit, et se remit à courir plus vite, àdroite, du côté de la demi-lune. Le pauvre diable roulaitpar-dessus les tas de neige ; Winter l’ajustait chaque fois encriant :

– Halte ! Rends-toi !

Mais il se relevait et recommençait àcourir.

Derrière l’avancée, sous le pont-levis, oncroyait l’avoir perdu ; le caporal me criait : – Approchedonc, mille tonnerres ! quand nous le vîmes appuyé contre lemur, pâle comme la mort ; Winter alors lui mit la main sur lecollet et dit :

– Je te tiens !

Ensuite il lui arracha une épaulette encriant :

– Tu n’es pas digne de porter ça !…Allons !… avance !

Il l’entraîna hors de son coin, leva le faloten face de sa figure, et nous vîmes un beau garçon de dix-huit àdix-neuf ans, grand, mince, avec de toutes petites moustachesblondes et des yeux bleus.

En le voyant là si pâle, le poing de Wintersur la gorge, je me représentai le père et la mère de cemalheureux ; mon cœur se serra, je ne pus m’empêcher dedire :

– Allons, Winter, c’est un enfant… unvéritable enfant… il ne recommencera plus !…

Mais Winter, qui croyait déjà tenir la croix,se retourna furieux en me criant :

– Dis donc, toi, juif, tâche de te taire,ou je te passe ma baïonnette dans le ventre !

Et je pensai :

« Canaille ! que ne fait-on pas,pour avaler des petits verres jusqu’à la fin de sesjours ! »

J’avais de l’horreur pour cette homme :il y a des bêtes féroces dans la race humaine !

Chevreux, Somme et Dubourg ne disaientrien.

Winter se mit donc en marche du côté de lapoterne, la main sur le collet du déserteur.

– S’il s’arrête, criait-il, donnez-luides coups de crosse dans le dos. Ah ! brigand, tu désertes enface de l’ennemi… Ton affaire est claire ; mardi prochain, tudormiras sous le gazon de la demi-lune… Avanceras-tu ?…Donnez-lui donc des coups de crosse, fainéants !

Ce qui me faisait le plus de peine, c’étaitd’entendre les grands soupirs du malheureux ; il soupiraittellement, à cause de l’épouvante d’être pris et de savoir qu’ilserait fusillé, qu’on l’entendait à quinze pas ; la sueur m’encoulait sur le front. Et puis, de temps en temps, il se tournait,et me regardait avec de grands yeux que je n’oublierai jamais,comme pour me dire :

« Sauvez-moi ! »

Si j’avais été seul avec Dubourg et Chevreux,nous l’aurions relâché ; mais Winter l’aurait plutôtmassacré.

C’est ainsi que nous arrivâmes au bas de lapoterne. On fit passer le déserteur devant. En haut, un sergentavec quatre hommes du poste voisin, était déjà là, qui nousattendait.

– Qu’est-ce que c’est ? demanda lesergent.

– Un déserteur, répondit Winter.

Le sergent, – un vieux, – regarda etdit :

– Menez-le au poste.

– Non, répondit Winter, il va venir avecnous au poste de la place.

– Je vais vous donner deux hommes derenfort, dit le sergent.

– Nous n’en n’avons pas besoin, réponditWinter brusquement ; nous l’avons pris tout seuls, et noussommes assez forts pour le garder.

Alors le sergent vit que nous aurions seuls lagloire, et ne répondit plus rien.

Nous repartîmes l’arme au bras ; leprisonnier, tout déchiré et sans shako, marchait au milieu denous.

Bientôt nous arrivâmes sur la petiteplace ; il ne restait plus qu’à traverser la vieille hallepour entrer au corps de garde. Le canon de l’arsenal tonnaittoujours ; comme nous allions sortir de la halle, un de seséclairs remplit la voûte en face ; le prisonnier vit la portedu cachot, à gauche, avec ses grosses serrures, et cette vue luidonna des forces terribles : il s’arracha le collet, et serejeta sur nous, les deux bras écartés en arrière.

Winter avait été presque renversé, maisensuite il se précipita sur le déserteur en criant :

– Ah ! brigand ! tu veux tesauver !

Nous ne voyions plus rien, le falot roulait àterre, Chevreux criait :

– À la garde ! à lagarde !…

Tout cela ne dura pas même une minute, et lamoitié du poste d’infanterie arrivait déjà, sous les armes. Nousrevîmes alors le prisonnier, assis au bord de la rampe entre lespiliers ; le sang lui coulait de la bouche ; il n’avaitplus que la moitié de sa veste, et se penchait en tremblant despieds à la tête.

Winter le tenait par la nuque, et dit aulieutenant Schnindret, qui regardait :

– Un déserteur, lieutenant, il a voulus’échapper deux fois, mais Winter était là.

– C’est bon, répondit le lieutenant,qu’on cherche le geôlier.

Deux soldats s’éloignèrent. Plusieurs de noscamarades de la garde nationale étaient descendus ; personnene disait rien. Malgré la dureté des hommes, quand on voit unmalheureux dans cette position, et qu’on pense : « Aprèsdemain, il sera fusillé ! » chacun se tait, et même ungrand nombre le relâcheraient, s’ils pouvaient.

Au bout de quelques instants, Harmantier, avecsa camisole en tricot et sa trousse de clefs, arriva.

Le lieutenant lui dit :

– Enfermez cet homme ! – Allons,debout et marchez ! dit-il au déserteur, qui se leva et suivitHarmentier, entouré de tout le monde.

Le geôlier ouvrit les deux portes massives ducachot ; le prisonnier entra sans résistance, puis les grossesserrures et les verrous se refermèrent.

Le lieutenant nous dit :

– Que chacun retourne à son poste.

Et nous remontâmes l’escalier de lamairie.

Ces choses m’avaient tellement bouleversé, queje ne pensais plus à ma femme et à mes enfants. Mais une fois enhaut, dans la grande salle chaude, pleine de fumée, – avec toute larace qui riait et se glorifiait d’avoir pris un pauvre déserteursans défiance, – songeant que j’étais la cause de ce malheur, ladésolation entra dans mon âme. Je m’étendis sur le lit de camp,rêvant à toutes les misères de ce monde, à Zeffen, à Sâfel, à mesenfants, qui peut-être un jour seraient arrêtés aussi, parce qu’ilsn’aimeraient pas la guerre. – Et les paroles de l’Éternel merevinrent, lorsque le peuple voulait un roi, et qu’il dit àSamuel :

« Obéis à la voix des peuples en cequ’ils te demanderont, car ce n’est pas toi qu’ils rejettent, c’estmoi-même, afin que je ne règne point sur eux. Mais ne manque pas deleur prophétiser comment les traitera le roi qu’ils vont choisir.Dis-leur : – Ce roi prendra vos fils et les mettra dans sesarmées, pour courir devant son char. Il les prendra pour sesinstruments de guerre. Il prendra aussi vos filles, pour en fairedes parfumeuses. Il prendra vos champs, vos vignes et les terres oùsont vos oliviers, et il les donnera à ses serviteurs. Il prendravos serviteurs et vos servantes et l’élite de vos jeunes gens. Ildîmera vos troupeaux et vous serez ses esclaves. En ce jour-là vouscrierez, mais l’Éternel ne vous écoutera point. »

Ces pensées me désolaient ; ma seuleconsolation était de savoir mes fils Frômel et Itzig en Amérique.Je résolus d’envoyer aussi Sâfel, David et Esdras là-bas, quand letemps serait venu.

Ces rêveries durèrent jusqu’au jour. Jen’écoutais point les éclats de rire ni les plaisanteries des gueux.De temps en temps ils venaient me secouer en disant :

– Moïse, va remplir ta cruched’eau-de-vie, le sergent te donne la permission.

Mais je ne voulais pas les entendre.

Vers quatre heures du matin, nos canons del’arsenal ayant démonté les obusiers des Russes sur la côte desQuatre-Vents, les patrouilles cessèrent.

À sept heures juste, on vint nous relever.

Nous descendîmes un à un, le fusil surl’épaule. On se mit en rang derrière la mairie, et le capitaineVigneron nous commanda :

– Portez armes ! Présentezarmes ! Haut armes ! Rompez les rangs !

Chacun partit de son côté, bien content d’êtredébarrassé de la gloire.

Je pensais courir tout de suite aux casemates,– après avoir déposé mon fusil, – chercher Sorlé, Zeffen et lesenfants ; mais quelle ne fut pas ma joie de voir le petitSâfel déjà sur notre porte ! À peine m’eut-il vu tourner lecoin, qu’il accourut en criant :

– Nous sommes tous rentrés… noust’attendons.

Je me baissai pour l’embrasser. Dans le mêmeinstant, Zeffen ouvrait la fenêtre en haut et me montrait son petitEsdras, Sorlé riait derrière ; et je montai bien vite,bénissant le Seigneur de nous avoir délivrés de tous les malheurs,et m’écriant en moi-même :

« L’Éternel est pitoyable,miséricordieux, tardif en sa colère, abondant en ses grâces. Que lagloire de l’Éternel soit toujours ! Que l’Éternel se réjouisseen ses œuvres ! »

XIV

C’est encore un des bons moments de ma vie,Fritz. À peine en haut, Zeffen et Sorlé étaient dans mesbras ; les petits êtres se penchaient sur mes épaules, jesentais leurs bonnes grosses lèvres sur mes joues ; Sâfel metenait par la main, et je ne pouvais rien dire, mes yeux seremplissaient de larmes.

Ah ! si nous avions eu Baruch avec nous,quel aurait été notre bonheur !

Enfin, j’allai déposer mon fusil et suspendrema giberne au fond de l’alcôve. Les enfants riaient, la joie étaitencore une fois à la maison. Et quand je revins dans ma vieillecapote de castorine et mes gros bas de laine bien chauds, quand jem’assis dans le vieux fauteuil, en face de la petite table garnied’écuelles, où Zeffen versait déjà la soupe ; quand je merevis au milieu de toutes ces figures contentes, les yeuxécarquillés et les petites mains tendues, j’aurais voulu chantercomme un vieux pinson sur sa branche, au-dessus du nid où lespetits ouvrent le bec et battent des ailes.

Je les bénis cent fois en moi-même. Sorlé, quivoyait dans mes yeux ce que je pensais, me dit :

– Ils sont encore là tous ensemble,Moïse, comme ils étaient hier ; le Seigneur les apréservés.

– Oui, que le nom de l’Éternel soit bénidans tous les siècles ! lui répondis-je.

Pendant le déjeuner, Zeffen me raconta leurarrivée dans la grande casemate de la caserne, pleine de gensétendus à droite et à gauche sur des paillasses, les cris des uns,l’épouvante des autres, qui gagnait tout le monde, le tourment dela vermine, l’eau qui dégouttait de la voûte, la quantité d’enfantsqui ne pouvaient pas dormir, et qui ne faisaient que pleurer, lesplaintes de cinq ou six vieux criant de minute en minute :

– Ah ! c’est notre dernièreheure !… Ah ! qu’il fait froid !… Ah ! nousn’en reviendrons pas… c’est fini !…

Puis tout à coup le grand silence qui s’étaitétabli, quand le canon avait tonné vers dix heures, ces coups quise suivaient d’abord lentement, ensuite comme le roulement d’unorage, les éclairs qu’on voyait à travers les blindages de laporte, la vieille Christine Evig, qui récitait son chapelet touthaut comme à la procession, et les autres femmes qui luirépondaient ensemble.

En me racontant ces choses, Zeffen serrait sonpetit Esdras avec force, et moi qui tenais David sur mes genoux, jel’embrassais en pensant :

« Oui, mes pauvres enfants, vous avezbien souffert ! »

Malgré la joie de nous voir tous sauvés,l’idée du déserteur dans son cachot à l’hôtel de ville merevenait ; il avait aussi ses parents ! Et quand on songeà toutes les peines que les père et mère ont eues pour élever unenfant, aux nuits qu’ils ont passées pour le consoler lorsqu’ilpleurait, à leurs soucis lorsqu’il était malade, à leurs espéranceslorsqu’ils le voyaient grandir ; et puis qu’on se figurequelques vétérans réunis autour d’une table, pour le juger etl’envoyer tranquillement fusiller derrière le bastion de laGlacière, cela vous fait frémir, surtout quand on se dit :

« Sans moi, ce garçon courrait leschamps ; il serait sur le chemin de son village ; ilarriverait peut-être demain à la porte des pauvres vieux et leurcrierait : « Ouvrez… c’est moi !… »

Des idées pareilles seraient capables de voustourner la tête.

Je n’osais rien dire à ma femme et à mesenfants de l’arrestation du malheureux ; j’étais là toutpensif.

Dehors, les détachements de la Roulette, desTrois-Maisons, de La Fontaine-du-Château passaient dans la rue enmarquant le pas ; des bandes d’enfants couraient dans la villeà la recherche des éclats d’obus ; les voisins se réunissaientpour se raconter les histoires de la nuit : les toitsdéfoncés, les cheminées renversées, les peurs qu’on avait eues. Onentendait leurs voix monter et descendre, leurs éclats de rire. Etj’ai vu par la suite que c’était chaque fois la même chose après unbombardement ; aussitôt l’averse passée, on n’y pensait plus,on criait :

– Vive la joie !… Les ennemis sonten déroute.

Comme nous étions là tout rêveurs, quelqu’unmonta l’escalier. Nous écoutons, et notre sergent, son fusil surl’épaule, la capote et les guêtres couvertes de boue, ouvre laporte en criant :

– À la bonne heure, père Moïse, à labonne heure, on s’est distingué cette nuit !

– Hé ! qu’est-ce que c’est donc,sergent ? lui demanda ma femme tout étonnée.

– Comment, il ne vous a pas encoreraconté son action d’éclat, madame Sorlé ? Il ne vous a pasdit que le garde national Moïse, sur les neuf heures, étant enpatrouille au bastion de l’Hôpital, a signalé et puis arrêté undéserteur en flagrant délit ? C’est sur le procès-verbal dulieutenant Schnindret.

– Mais je n’étais pas seul, m’écriai-jedésolé, nous étions quatre.

– Bah ! vous avez découvert lapiste, vous êtes descendu dans les fossés, vous avez porté lefalot. Père Moïse, il ne faut pas diminuer votre belle action, vousavez tort. Vous allez être proposé pour caporal. Demain, le conseilde guerre se réunira à neuf heures, soyez tranquille, on va soignervotre homme !

Représente-toi ma mine, Fritz ! Sorlé,Zeffen, les enfants me regardaient, et je ne savais quoirépondre.

– Allons, reprit le sergent en me serrantla main, je vais changer de tenue. Nous recauserons de ça, pèreMoïse. J’ai toujours dit que vous finiriez par être un fameuxlapin.

Il riait en dessous, comme à l’ordinaire, enclignant des yeux, puis il traversa l’allée et entra dans sachambre.

Ma femme était toute pâle.

– C’est donc vrai, Moïse ? medit-elle au bout d’un instant.

– Hé ! je ne savais pas qu’ilvoulait déserter, Sorlé, lui répondis-je. Et puis ce garçon auraitdû regarder de tous les côtés ; il aurait dû descendre sur laplace de l’Hôpital pour faire le tour des fumiers, et même entrerdans la ruelle, pour voir si personne ne venait ; il est causelui-même de son malheur. Moi, je ne savais rien, je…

Mais Sorlé ne me laissa pas finir ets’écria :

– Vite, Moïse, cours chez Burguet ;si cet homme est fusillé son sang retombera sur nos enfants.Dépêche-toi, ne perds pas une minute.

Elle levait les mains, et je sortis dans ungrand trouble.

Ma seule crainte était de ne pas trouverBurguet chez lui ; heureusement, en ouvrant sa porte aupremier étage de l’ancienne maison Cauchois, je vis le grandVésenaire en train de lui faire la barbe, au milieu des tas debouquins et de papiers qui remplissaient sa chambre.

Burguet était assis, la serviette aumenton.

– Hé ! c’est vous, Moïse !s’écria-t-il tout joyeux ; qu’est-ce qui me procure le bonheurde votre visite ?

– Je viens vous demander un service,Burguet.

– Si c’est un service d’argent, fit-il,nous allons être embarrassés.

Il riait, et sa servante, Marie Loriot, quinous entendait de la cuisine, ouvrit la porte et pencha sa tignasserouge dans la chambre en criant :

– Je crois bien que nous serionsembarrassés ! Nous devons encore notre barbe à Vésenairedepuis trois mois ; n’est-ce pas, Vésenaire ?

Elle disait cela sérieusement, et Burguet, aulieu de se fâcher, riait de bon cœur. J’ai toujours pensé qu’unhomme de tant d’esprit avait en quelque sorte besoin de voir labêtise humaine incarnée dans un être pareil, pour rire à son aiseet se faire du bon sang. Jamais il n’a voulu renvoyer cette MarieLoriot.

Enfin, pendant que Vésenaire continuait à leraser, je lui racontai notre patrouille et l’arrestation dudéserteur, en le priant de défendre ce malheureux, et lui disantqu’il était seul capable de le sauver et de rendre la tranquilliténon seulement à moi, mais à Sorlé, à Zeffen, à toute ma maison, carnous étions tous désolés, et nous mettions notre confiance enlui.

– Ah ! vous me prenez par monfaible, Moïse, s’écria-t-il ; du moment que je puis seulsauver cet homme, il faut bien que j’essaye. Mais ce seradifficile ! Depuis quinze jours, la désertion commence… Leconseil veut faire un exemple… L’affaire est grave ! – Vousavez de la monnaie, Moïse, donnez quatre sous à Vésenaire pouraller boire la goutte.

Je donnai quatre sous à Vésenaire, qui sortiten faisant un grand salut. Ensuite Burguet finit de s’habiller, ilme prit par le bras, en disant :

– Allons voir !

Et nous descendîmes ensemble pour aller à lamairie.

Bien des années se sont écoulées depuis cejour, eh bien ! il me semble encore arriver sous la voûte etentendre Burguet crier :

– Hé ! sergent, faites prévenir leguichetier que le défenseur du prisonnier est là.

Harmantier arrive, il salue et ouvre la porte.Nous descendons dans ce cachot plein de puanteur, et nous voyonsdans le coin à droite sur de la paille, une figure ramassée enrond.

– Levez-vous, dit Harmantier, voici votredéfenseur.

Le malheureux se remue, il se lève dansl’ombre ; Burguet se penche en disant :

– Voyons… du courage ! Je viensm’entendre avec vous sur la défense.

Et l’autre se met à sangloter.

Quand un homme est renversé, déchiré, battujusqu’à ne pouvoir plus se tenir sur ses jambes, quand il sait quela loi est contre lui, qu’il faut mourir sans revoir ceux qu’ilaime, il devient faible comme un enfant. Ceux qui battent leursprisonniers sont de grands misérables.

– Voyons, asseyez-vous là sur le bord dulit de camp, dit Burguet. Comment vous appelez-vous ? de quelendroit êtes-vous ? Harmantier, donnez donc un peu d’eau à cethomme, pour qu’il se rafraîchisse et se lave.

– Il en a, monsieur Burguet, il en a dansle coin.

– Ah ! bien.

– Remettez-vous, mon garçon.

Plus il parlait avec douceur, plus lemalheureux pleurait. Il finit pourtant par dire que sa familledemeurait près de Gérardmer, dans les Vosges ; que son pères’appelait Mathieu Belin, qu’il était pêcheur à Retournemer.

Burguet lui tirait chaque parole de labouche ; il voulait tout savoir en détail sur le père et lamère, les frères et les sœurs.

Je me rappelle que le père avait servi sous laRépublique, et qu’il avait même été blessé à Fleurus ; que lefrère aîné était mort en Russie ; que celui-ci se trouvaitêtre le deuxième garçon enlevé par la conscription, et qu’ilrestait à la maison trois sœurs plus jeunes que lui. Tout celavenait lentement ; les coups de Winter l’avaient tellementabattu, qu’il se laissait aller et s’affaissait comme un corps sansâme.

Tu penses bien, Fritz, qu’il y avait encoreautre chose – ce garçon était jeune – quelque chose qui me rappelale temps où j’allais de Phalsbourg à Marmoutier en deux heures,pour voir Sorlé. Ah ! le malheureux, quand il nous racontacette histoire en sanglotant, la figure dans ses mains, je sentismon cœur se fondre.

Burguet était bouleversé ; lorsqu’au boutd’une heure nous ressortîmes, il s’écria :

– Allons… espérons !… Vous serezjugé demain… Ne perdez pas tout courage. – Harmantier, il fautdonner une capote à cet homme ; le froid est terrible, surtoutla nuit. – Votre affaire est grave, mon garçon, mais elle n’est pasdésespérée. Tâchez de vous présenter le plus proprement possible àl’audience ; le conseil a toujours des égards pour les accusésen bonne tenue.

Une fois dehors, il me dit :

– Moïse, vous enverrez une chemise propreà cet homme. Sa veste est déchirée, n’oubliez pas de lui faireparvenir une tenue complète ; c’est toujours par la tenue queles soldats jugent un homme.

– Soyez tranquille, lui répondis-je.

Les portes du cachot étaient déjà refermées,nous traversions la halle.

– Maintenant, dit Burguet, je rentre. Jevais réfléchir. Il est heureux que le frère soit resté en Russie etque le père ait servi ; c’est une ressource.

Nous étions arrivés au coin de la rue duRempart ; il continua sa route, et je rentrai chez nous plusdésolé qu’auparavant.

Tu ne peux pas te figurer mon chagrin,Fritz ; quand on a toujours eu la conscience en repos, c’estterrible de se faire des reproches, de se dire :

« Si cet homme est fusillé, si le père,la mère, les sœurs, et l’autre là-bas qui l’attend, sont dans ladésolation, c’est toi, Moïse, qui en seras cause. »

Par bonheur l’ouvrage ne manquait pas à lamaison ; Sorlé venait d’ouvrir le vieux magasin pour commencerà vendre nos eaux-de-vie, tout était plein de monde. Depuis huitjours, les cabaretiers, les cafetiers, les aubergistes netrouvaient plus à remplir leurs tonneaux ; ils étaient sur lepoint de fermer boutique. Juge de la presse ! Ils arrivaienttous à la file avec leurs brocs, leurs petites tonnes et leurscruches. Les vieux ivrognes aussi se faisaient place, en écartantles coudes ; Sorlé, Zeffen et Sâfel n’avaient pas le temps deservir.

Le sergent disait qu’il faudrait mettre unpiquet à notre porte pour empêcher les disputes, car plusieurs deces gens criaient qu’on avait passé leur tour, et que leur argentvalait celui des autres.

Il se passera des années avant qu’on voie unefoule pareille chez un marchand de Phalsbourg.

Je n’eus que le temps de dire à ma femme queBurguet défendrait le déserteur, et de descendre à la cave remplirles deux tonnes du comptoir, qui étaient déjà vides.

Quinze jours après, Sorlé doubla nosprix ; nos deux premières pipes étaient vendues, et ce prixextraordinaire n’empêcha pas la presse de continuer.

Les gens trouvent toujours de l’argent pourl’eau-de-vie et pour le tabac, même lorsqu’il n’en reste plus pourle pain. Voilà pourquoi les gouvernements mettent leurs plus fortesimpositions sur ces deux articles ; elles seraient encore plusfortes, que l’on ne verrait pas de diminution ; seulement lesenfants périraient de misère.

J’ai vu cela, j’ai vu cette grande folie deshommes, et chaque fois que j’y pense, j’en suis étonné.

Enfin, ce jour-là, il fallut continuer deservir jusqu’à sept heures du soir, au moment de la retraite.

Le plaisir de gagner de l’argent m’avait faitoublier le déserteur ; ce n’est qu’après souper, à la nuitclose, que l’idée de cet homme me revint, mais je n’en dis pas unmot ; nous étions tous si fatigués et si contents de lajournée, que nous ne voulions pas nous troubler par des penséespareilles. Seulement, après que Zeffen et ses enfants se furentretirés, je racontai à Sorlé notre visite au prisonnier. Je lui disaussi que Burguet avait de l’espoir, ce qui lui fit bienplaisir.

Vers neuf heures, nous dormions tous à lagrâce de Dieu.

XV

 

Cette nuit-là, Fritz, tu peux me croire,malgré la fatigue je ne dormis pas beaucoup. L’idée du déserteur metourmentait ; je savais que s’il était fusillé, Zeffen etSorlé ne s’en consoleraient jamais ; je savais aussi qu’aubout de trois ou quatre ans, la mauvaise race dirait :

« Regardez ce Moïse, avec sa grossecapote brune, son chapeau penché sur la nuque et son air de bravehomme, eh bien ! pendant le blocus, il a fait arrêter unpauvre déserteur qu’on a fusillé : fiez-vous donc à la minedes juifs ! »

Voilà ce qu’on n’aurait pas manqué de dire carla seule consolation des gueux est de faire croire que tout lemonde leur ressemble.

Et puis moi-même, combien de fois ne meserais-je pas reproché la mort de cet homme dans des temps demalheur, ou durant la vieillesse, quand on n’a plus une minute derepos ! Combien de fois ne me serais-je pas dit que c’étaitune punition de l’Éternel, que ce déserteur s’acharnait surmoi !

J’aimais donc mieux arranger l’affaire tout desuite, autant que possible, et sur les six heures du matin, j’étaisdans ma vieille boutique de la halle, en train de choisir avec lalanterne, des épaulettes et mes meilleurs effets. Je les mis dansune serviette, et je les portai chez Harmantier au petit jour.

Le conseil de guerre spécial, qu’on appelaitle conseil de Ventôse, je ne sais pourquoi, devait se réunir à neufheures ; il se composait du gros major, président, de quatrecapitaines et de deux lieutenants. Le capitaine de la légionétrangère, Monbrun, devait être rapporteur, le brigadier Duphot,greffier.

Mais une chose étonnante, c’est que toute laville le savait d’avance, et qu’à sept heures les Nicaise, lesPigot, les Vinatier, etc., sortaient de leurs baraques décrépiteset remplissaient déjà toute la mairie : – la voûte,l’escalier, la grande salle en haut, – riant, sifflant, trépignant,comme les jours de combats d’ours, chez Klein, auBœuf.

On ne voit plus rien de pareilaujourd’hui ; grâce à Dieu, les gens sont devenus plus doux,plus humains ; mais, après toutes ces guerres, un déserteurfaisait moins de pitié qu’un renard pris au collet, ou qu’un loupqu’on mène à la muselière.

En voyant cela, je perdis courage ; toutel’admiration que j’avais pour le talent de Burguet ne m’empêcha pasde penser :

« Cet homme est perdu !… Quipourrait le sauver, quand la multitude vient le voir condamner etmener au bastion de la Glacière ? »

J’en fus accablé !

J’entrai dans la petite loge de Harmantier,tout tremblant, et je lui dis :

– Voici pour le déserteur. Remettez-luicela de ma part.

– C’est bien, fit-il !

Je lui demandai s’il avait confiance dansBurguet. Il leva les épaules et me répondit :

– Il faut des exemples !

Dehors, les trépignements continuaient, etlorsque je sortis, des coups de sifflet partirent du balcon, de lavoûte et de partout avec les cris de :

– Moïse !… Hé ! Moïse !…par ici !…

Mais je ne tournai pas la tête, et je rentraichez nous bien triste.

Sorlé me remit l’assignation de comparaître auconseil de guerre comme témoin, qu’un gendarme venaitd’apporter ; et jusque vers neuf heures je restai tout pensifderrière notre poêle, songeant au moyen d’excuser leprisonnier.

Sâfel jouait avec les enfants ; Zeffen etSorlé étaient descendues pour continuer à vendre noseaux-de-vie.

Quelques instants avant neuf heures, je partispour l’hôtel de ville ; il était déjà tellement plein demonde, que, sans le piquet de la porte et les gendarmes répandus àl’intérieur, les témoins auraient eu de la peine à passer.

Dans le moment où j’arrivais là-haut, lecapitaine Monbrun commençait à lire son rapport. Burguet se tenaitassis en face, la tête penchée sur la main.

On me fit entrer dans une petite salle, où setrouvaient aussi Winter, Chevreux, Dubourg, avec le gendarmeFiegel ; de sorte que nous n’entendîmes rien avant d’êtreappelés.

Contre le mur à droite, on voyait écrit engrosses lettres que ceux des témoins qui ne diraient pas la véritépasseraient au conseil, et supporteraient la même peine quel’accusé principal. Cela vous donnait à réfléchir, et je résolustout de suite de ne rien cacher d’après la justice et le bon sens.Le gendarme nous avertit aussi qu’il nous était défendu de parlerentre nous.

Au bout d’un quart d’heure, on appela Winter,et puis, de dix minutes en dix minutes, Chevreux, Dubourg etmoi.

Quand je rentrai dans la salle du conseil, lesjuges étaient tous à leur place ; le gros major avait posé sonchapeau devant lui, sur le bureau ; le greffier taillait saplume. Burguet me regarda d’un air calme. Dehors on trépignait, etle major dit au brigadier :

– Prévenez le public que si ce bruitcontinue, je vais faire évacuer la mairie.

Aussitôt le brigadier sortit, et le major medit :

– Garde national Moïse, faites votredéposition. Que savez-vous ?

Je racontai les choses simplement. Ledéserteur à gauche, entre deux gendarmes, avait plutôt l’air mortque vivant. J’aurais bien voulu le décharger de tout ; maisquand on a peur pour son propre compte, quand de vieux officiers engrande tenue, les sourcils froncés, vous regardent jusqu’au fond del’âme, le plus simple et le meilleur, c’est de ne pas mentir :un père de famille doit d’abord penser à ses enfants ! Enfin,je racontai tout ce que j’avais vu, ni plus ni moins, et finalementle major me dit :

– Cela suffit ! vous pouvez vousretirer.

Mais voyant que les autres, Winter, Chevreux,Dubourg, restaient assis sur le banc à gauche, je fis commeeux.

Presque aussitôt cinq ou six vauriens s’étantmis à trépigner, en murmurant : « À mort !… àmort !… » le président dit au brigadier de les empoigner,et, malgré leur résistance, ils furent tous conduits au violon. Lesilence s’établit alors dans la salle du conseil, mais dehors lestrépignements continuaient.

– Rapporteur, vous avez la parole, dit legros major. Ce rapporteur, que je crois voir encore, et quej’entends comme s’il parlait, était un homme de cinquante ans,trapu, la tête dans les épaules, le nez long, gros et tout droit,le front très large avec des cheveux noirs et luisants, quelquespoils de moustache et les yeux vifs. Pendant qu’il écoutait, satête tournait à droite et à gauche, comme sur un pivot ; onvoyait son grand nez et le coin de son œil, mais il ne bougeait pasles coudes de dessus sa table. On aurait dit un de ces grandscorbeaux qui semblent dormir dans les prés à la fin de l’automne etqui voient pourtant ce qui se passe autour d’eux.

De temps en temps il levait un bras en l’air,comme pour retirer sa manche, à la mode des avocats. Il était engrande tenue, et parlait terriblement bien, d’une voix claire etforte en s’arrêtant, et regardant les gens pour voir s’ils étaientde son avis ; et quand on faisait seulement une petitegrimace, aussitôt il recommençait d’une autre manière, et vousforçait en quelque sorte de comprendre malgré vous.

Moi, voyant qu’il avançait tout doucement,sans se presser ni rien oublier, pour bien faire voir que ledéserteur était en route lorsque nous l’avions pris ; qu’ilavait non seulement l’idée de se sauver, mais qu’il était déjà horsde la place, – tout aussi coupable que si nous l’avions pris dansles rangs de l’ennemi ! – pendant qu’il montrait ces chosesclairement, je m’indignais parce qu’il avait raison et jepensais :

« Maintenant, que voulez-vous qu’onréponde ? »

Et puis, quand il dit que le plus grand crimeest d’abandonner son drapeau, parce qu’on trahit ensemble son pays,sa famille, tous ceux auxquels on doit la vie, et qu’on se rendindigne de vivre ; quand il dit que le conseil de guerresuivrait la conscience de tous les gens de cœur, de tous ceux quitenaient à l’honneur de la France, qu’il donnerait un nouvelexemple de sa fermeté pour le salut du pays et la gloire del’Empereur ; qu’il montrerait aux nouvelles recrues qu’on nepeut compter que sur l’accomplissement du devoir et l’obéissance àla discipline ; quand il dit toutes ces choses avec une forceet une clarté terribles, et que j’entendis derrière nous de tempsen temps, un murmure de contentement et d’admiration, alors Fritz,j’aurais cru que l’Éternel seul pouvait sauver cet homme.

Le déserteur, les deux bras pliés sur lepupitre, la figure dessus, ne bougeait pas ; il pensait sansdoute comme moi, comme toute la salle et le conseil lui-même. – Cesvieux semblaient satisfaits, ils voyaient que le rapporteur disaittrès bien ce qu’ils pensaient depuis longtemps ; lecontentement était peint sur leur figure.

Cela dura plus d’une heure.

Le capitaine s’arrêtait quelquefois uneseconde, pour vous donner le temps de réfléchir à ce qu’il avaitdit ; j’ai toujours cru qu’il avait été procureur impérial, oumême quelque chose de plus dangereux pour ceux qui désertent.

Je me souviens qu’il finit endisant :

– Vous ferez un exemple ! vous serezd’accord avec vous-mêmes ; vous ne perdrez pas de vue qu’en cemoment la fermeté du conseil est plus nécessaire que jamais ausalut de la patrie.

Lorsqu’il s’assit, un si grand murmure desatisfaction s’éleva dans la salle, qu’il gagna tout de suitel’escalier, et qu’on entendit crier dehors :

– Vive l’Empereur !

Le gros major et les autres membres du conseilse tournèrent en souriant l’un vers l’autre, comme pourdire :

« L’affaire est entendue, le reste estpour la cérémonie ! »

Les cris redoublaient dehors. Cela dura plusde dix minutes ; à la fin, le gros major s’écria :

– Brigadier, si le tumulte continue,faites évacuer l’hôtel de ville. Commencez par la salle.

Et tout de suite le silence se rétablit, carchacun était curieux de savoir ce que Burguet pourrait répondre. Jen’aurais plus donné deux liards de la vie du déserteur.

– Défenseur, vous avez la parole, dit lemajor, et Burguet se leva.

Maintenant, Fritz, si j’avais seulement l’idéede te répéter ce que Burguet dit pendant une heure, pour sauver lavie d’un pauvre conscrit ; si je voulais te peindre sa figure,la douceur de sa voix, et puis ces cris qui vous déchiraient l’âme,et puis ses silences et ses réclamations ; si j’avais une idéepareille, je me regarderais comme un être plein d’orgueil et devanité.

Non, jamais on n’a rien entendu de plusbeau : ce n’était pas un homme qui parlait, c’était une mèrequi veut arracher son enfant à la mort. – Ah ! quelle grandechose d’avoir ce talent de toucher et de faire pleurer ceux quinous écoutent ! Mais ce n’est pas du talent, c’est du cœurqu’il faut dire.

– Quel homme n’a pas commis defaute ? Quel homme ne mérite pas de pitié ?

Voilà ce qu’il disait, en demandant au conseils’il se trouvait un seul homme sans reproches ; si jamais unemauvaise idée n’était venue aux plus braves ; s’ils n’avaientjamais eu, même un jour, même une seconde, la pensée de courir àleur village, quand ils étaient jeunes, quand ils avaient dix-huitans, quand le père, la mère, les amis d’enfance étaient tout poureux, et qu’ils ne connaissaient rien d’autre au monde ? – Unpauvre enfant sans instruction, sans connaissance de la vie, enlevédu jour au lendemain, jeté dans les armées, que peut-on luidemander ? Quelle faute ne peut-on pas lui pardonner ?Est-ce qu’il connaît la patrie, l’honneur du drapeau, la gloire deSa Majesté ? Est-ce que ces grandes idées ne lui viennent pasplus tard ?

Et puis il demandait à ces vieux s’ilsn’avaient pas de fils ; s’ils étaient sûrs que, dans le momentmême, ce fils ne commettait pas une faute entraînant la peine demort ? Il leur disait :

– Plaidez pour lui ! Quediriez-vous ?… Vous diriez : « Je suis un vieuxsoldat, j’ai versé mon sang pour la France pendant trente ans, jesuis devenu blanc sur les champs de bataille, je suis criblé deblessures, j’ai gagné chaque grade à la pointe de l’épée. Ehbien ! prenez mes épaulettes, prenez mes décorations, preneztout, mais rendez-moi mon enfant. Que mon sang soit le prix de safaute ! Il ne connaissait pas la grandeur de son crime, ilétait trop jeune, c’est un conscrit ; il nous aimait, ilvoulait nous embrasser, et puis rejoindre. Il aimait une jeunefille… Ah ! vous avez été jeunes aussi ! Pardonnez-lui…Ne déshonorez pas un vieux soldat dans son fils. »

– Vous diriez peut-être encore :« J’avais d’autres enfants… Ils sont morts pour la patrie…Comptez-lui leur sang, et rendez-moi celui-ci… c’est le dernier quime reste ! »

– Voilà ce que vous diriez, et beaucoupmieux que moi, parce que vous seriez le père, le vieux soldat quiparle de ses services ! – Eh bien ! le père de ce jeunehomme parlerait comme vous. C’est un vieux soldat de la République.Il est parti avec vous peut-être, quand les Prussiens entraient enChampagne ; il a été blessé à Fleurus… C’est un anciencompagnon d’armes !… L’aîné de ses fils est resté enRussie !… »

Et Burguet, en parlant, pâlissait ; onaurait cru que la douleur avait détruit ses forces et qu’il allaittomber. Le silence était si grand, qu’on entendait respirer toutela salle. Le déserteur sanglotait. Chacun pensait :

« C’est fini, Burguet ne peut pluscontinuer, il va falloir l’emporter ! »

Mais tout à coup, il recommençait d’une autremanière plus douce ; il parlait lentement… Il racontait la viedu pauvre paysan et de sa femme, qui n’avaient plus qu’une seuleconsolation, une seule espérance sur la terre : leurenfant !

On écoutait, on voyait ces gens, on lesentendait parler entre eux ; on voyait le vieux chapeau dutemps de la République, au-dessus de la porte. – Et quand on nepensait qu’à cela, tout à coup Burguet montrait le vieux et safemme apprenant que leur fils avait été tué, non par les Russes oules Allemands, mais par des Français… On entendait le cri de cevieux !…

Tiens, Fritz, c’était épouvantable ;j’aurais voulu me sauver. – Les officiers du conseil, dontplusieurs étaient mariés, regardaient devant eux, les yeux fixes,le poing fermé ; leurs moustaches grises tremblotaient. Lemajor avait levé deux ou trois fois la main, comme pour faire signeque c’était assez ; mais Burguet avait toujours quelque chosede plus fort à dire, de plus juste et de plus grand. Son discoursdura jusque vers onze heures, alors il s’assit ; onn’entendait plus un murmure dans les trois salles, ni dehors. Etl’autre, le rapporteur, recommença, disant que tout cela nesignifiait rien : que c’était malheureux pour le père d’avoirun fils indigne, que chacun tenait à ses enfants, mais qu’ilfallait leur apprendre à ne pas déserter en face de l’ennemi ;qu’avec toutes ces raisons, on ne fusillerait personne, que ladiscipline serait détruite de fond en comble, qu’on ne pourraitplus avoir d’armée, et que l’armée fait la force et la gloire dupays.

Burguet répliqua presque aussitôt après. Je neme rappelle pas ce qu’il dit ; tant de choses ne pouvaientm’entrer à la fois dans la tête.

Mais ce que je n’oublierai jamais, c’est que,vers une heure, le conseil nous ayant fait sortir pour délibérer, –pendant qu’on reconduisait le déserteur au cachot, – on nous permitde rentrer au bout de quelques minutes, et que le major lui-même,debout sur l’estrade où l’on tire à la conscription, déclara quel’accusé Jean Belin était acquitté, et qu’il donna l’ordre de lerelâcher tout de suite.

C’était le premier acquittement depuis ledépart des prisonniers espagnols, avant le blocus ; les gueuxvenus en foule pour voir condamner et fusiller un homme nepouvaient y croire ; plusieurs criaient en dessous :

– Nous sommes trahis !

Mais le gros major dit au brigadier Descarmesde prendre le nom des criards, et qu’on irait leur rendrevisite ; alors toute cette masse dégringola des escaliers encinq minutes, et nous pûmes descendre à notre tour.

J’avais pris Burguet par le bras, les yeuxpleins de larmes.

– Êtes-vous content, Moïse ? fit-il,déjà remis et joyeux.

– Burguet, lui dis-je, Aaron lui-même, lepropre frère de Moïse et le plus grand orateur d’Israël, n’auraitpas mieux parlé que vous : c’est admirable ! Je vous doisma tranquillité. Tout ce que vous me demanderez pour un si grandservice, je suis prêt à vous le donner, selon mes moyens.

Nous descendions ; les membres du conseilde guerre nous suivaient un à un tout pensifs. Burguetsouriait.

– Est-ce bien vrai, Moïse ? fit-ilen s’arrêtant sous la voûte.

– Oui, voici ma main.

– Eh bien ! dit-il, je vous demandeun bon dîner à la Ville-de-Metz.

– Ah ! de bon cœur !

Quelques bourgeois, le père Parmentier, lepercepteur Cochois, l’adjoint Muller, attendaient Burguet au basdes marches de la mairie, pour lui faire leur compliment. Comme onl’entourait en lui serrant la main, voilà que Sâfel arrive et mesaute dans les bras : Zeffen l’envoyait chercher desnouvelles. Je l’embrassai, et je lui dis tout joyeux :

– Va prévenir ta mère que nous avonsgagné ! Qu’on se mette à table. Moi, je dîne à laVille-de-Metz avec Burguet. Dépêche-toi, mon enfant.

Il partit en courant.

– Vous dînez chez moi, Burguet, disait lepère Parmentier.

– Merci, Monsieur le maire, je suisretenu par Moïse, répondit-il ; ce sera pour une autrefois.

Et nous entrâmes bras dessus, bras dessous,dans le grand corridor de la mère Barrière, où l’on sentait encorel’odeur du rôti, malgré le blocus.

– Écoutez, Burguet, lui dis-je, nousallons dîner seuls, et vous choisirez vous-même le vin et lesviandes qui vous plaisent ; vous vous y connaissez mieux quemoi. Je vis que ses yeux reluisaient.

– Bon, bon, fit-il, c’est entendu.

Dans la grande salle, le commissaire desguerres et deux officiers dînaient ensemble ; ils tournèrentla tête et nous les saluâmes.

Je fis appeler la mère Barrière, qui vintaussitôt, son tablier sur le bras, riante et joufflue comme àl’ordinaire. Burguet lui dit deux mots à l’oreille, et tout desuite elle nous ouvrit la porte à droite en nous disant :

– Entrez, Messieurs, entrez !… Vousn’attendrez pas longtemps.

Nous entrâmes donc dans le cabinet carré, aucoin de la place, une petite chambre haute, les deux grandesfenêtres fermées avec des rideaux en mousseline, et le fourneau deporcelaine bien chauffé, comme il convient en hiver.

Une servante vint mettre les couverts, pendantque nous nous chauffions les mains sur le marbre. Burguet disait enriant :

– J’ai bon appétit, Moïse ; maplaidoirie va vous coûter cher.

– Tant mieux ! Elle ne sera jamaistrop chère pour la reconnaissance que je vous dois.

– Allons, fit-il en me posant la main surl’épaule, je ne vous ruinerai pas, mais nous dînerons bien.

Comme la table était mise, nous nous assîmesen face l’un de l’autre, dans de bons fauteuils tendres ; etBurguet, s’attachant la serviette à la boutonnière, selon sonhabitude, prit la carte. – Il réfléchit longtemps, car tu sauras,Fritz, que si les rossignols chantent bien, ils sont aussi les plusfins becs de la création ; Burguet leur ressemblait, et de levoir réfléchir ainsi, cela me réjouissait.

À la fin il parla lentement et gravement à laservante, disant :

– Ceci et cela, Madeleine, accommodé detelle façon. Et tel vin pour commencer, et tel autre vin pourfinir.

– C’est bien, monsieur Burguet, réponditMadeleine en sortant.

Deux minutes après elle nous servait une bonnecroûte au pot. En temps de blocus, c’était ce qu’on pouvaitsouhaiter de mieux ; trois semaines plus tard, on aurait étébien heureux d’en avoir une pareille.

Ensuite elle nous apporta du vin de Bordeauxchauffé dans une serviette. – Mais tu penses bien, Fritz, que je nevais pas te raconter ce dîner en détail, malgré tout le plaisir quej’ai de me le rappeler encore aujourd’hui. Crois-moi, rien n’ymanquait, ni les viandes, ni les légumes frais, toutes choses quidevenaient terriblement rares en ville depuis la fermeture desportes ; nous avions même de la salade ! Mme Barrière enconservait à la cave, dans du terreau, et Burguet voulut la fairelui-même à l’huile d’olives.

On nous servit aussi les dernières poiresfondantes qu’on ait vues à Phalsbourg, dans cet hiver de 1814.

Burguet semblait heureux, surtout quand on eutapporté la bouteille de vieux Lironcourt, et que nous trinquâmesensemble.

– Moïse, me disait-il, les yeuxattendris, si l’on me payait toutes mes plaidoiries comme vous, jerenoncerais à ma place du collège ; mais voici les premiershonoraires que je reçois.

– Et moi, Burguet, m’écriai-je, à votreplace, au lieu de rester à Phalsbourg, j’irais dans une grandeville ; les bons dîners, les bons hôtels et le reste ne vousmanqueraient pas longtemps !

– Ah ! vingt ans plus tôt ce conseilaurait été bon, fit-il en se levant ; mais à cette heure ilarrive trop tard. Allons prendre le café, Moïse.

C’est ainsi que souvent les hommes d’un grandtalent s’enterrent à droite et à gauche, dans de petits endroits oùpersonne ne se doute seulement de ce qu’ils valent. Ils prennenttout doucement leur pli, et disparaissent sans qu’on ait parléd’eux.

Burguet n’oubliait jamais d’aller au café,vers cinq heures, faire sa partie de cartes avec le vieux juifSalomon, qui vivait de cela. Lui et cinq ou six bourgeoisentretenaient grassement cet homme, qui prenait la bière et le cafédeux fois par jour à leurs dépens, sans parler des écus qu’ilempochait pour entretenir sa famille.

De la part des autres, cela ne m’étonnait pas,c’étaient des imbéciles ; mais de la part d’un esprit commeBurguet j’en étais toujours confondu ; car, sur vingt parties,Salomon ne leur en laissait gagner qu’une ou deux, et encore dansla crainte de perdre ses meilleures pratiques, en les décourageanttout à fait.

J’avais cinquante fois expliqué ces choses àBurguet ; il me donnait raison, et continuait tout de même àsuivre ses habitudes.

Lorsque nous arrivâmes au café, Salomon étaitdéjà là, dans le coin d’une fenêtre, à gauche, – sa petitecasquette crasseuse sur le nez, et sa vieille souquenille grassependant au bas du tabouret, – en train de battre les cartes toutseul. Il regarda Burguet du coin de l’œil, comme un pipeur regardeles alouettes, et semblait lui dire :

« Arrive !… Je suis ici !… Jet’attends !… »

Mais Burguet avec moi n’osait pas obéir à cevieux gueux ; il était honteux de sa faiblesse, et lui fitseulement un petit signe de tête, en allant s’asseoir à la table enface, où l’on nous servit le café.

Les camarades arrivèrent bientôt, et Salomonse mit à les plumer. Burguet leur tournait le dos ; j’essayaisde le distraire, mais son âme était avec eux ; il écoutaittous les coups et bâillait dans sa main.

Vers sept heures, comme la salle seremplissait de fumée et que les billes roulaient sur les billards,tout à coup un jeune homme, un soldat entra, regardant de tous lescôtés.

C’était le déserteur.

Il finit par nous voir, et s’approcha lebonnet de police à la main. Burguet leva les yeux et lereconnut : je vis qu’il devenait rouge ; le déserteur, aucontraire, était tout pâle, il voulait parler et ne pouvait riendire.

– Eh bien, mon ami, lui dit Burguet, vousvoilà sauvé !

– Oui, Monsieur, répondit le conscrit, etje viens vous remercier pour moi, pour mon père, pour mamère !…

– Ah ! fit Burguet en toussant,c’est bon !… c’est bon !…

Puis il regarda ce jeune homme avec tendresse,et lui demanda doucement :

– Vous êtes content de vivre ?

– Oh ! oui, Monsieur, répondit leconscrit, je suis bien content.

– Oui, dit Burguet tout bas en regardantl’horloge, depuis cinq heures ce serait fini !… pauvreenfant !

Et tout à coup, se mettant à letutoyer :

– Tu n’as rien pour boire à ma santé,dit-il, et moi je n’ai pas le sou non plus. Moïse, donnez-lui centsous.

Je lui donnai dix francs. Le déserteur voulutremercier.

– C’est bon, dit Burguet en se levant, vaboire un coup avec tes camarades. Réjouis-toi… et ne déserteplus !

Il faisait semblant de suivre le jeu deSalomon ; mais comme le déserteur disait :

– Je vous remercie aussi pour celle quim’attend ! il me regarda de côté, ne sachant plus querépondre, tant il était ému. Alors je dis au conscrit :

– Nous sommes heureux de vous avoir renduservice. Allez boire un coup à la santé de votre défenseur, etconduisez-vous bien.

Il nous regarda encore un instant, comme s’iln’avait pu s’en aller ; on voyait mille fois mieux dans safigure ses remerciements, qu’il n’aurait pu les dire. Il finit parsortir lentement en nous saluant, et Burguet acheva de prendre satasse.

Nous rêvâmes encore quelques minutes à ce quivenait de se passer. Mais bientôt l’idée me prit de revoir mafamille.

Burguet était comme une âme en peine : àchaque instant, il se levait pour regarder dans le jeu de l’un oude l’autre, les mains croisées sur le dos ; puis il venait serasseoir tout mélancolique. J’aurais été désolé de le gêner pluslongtemps, et, sur le coup de huit heures, je lui souhaitai lebonsoir, ce qui parut lui faire plaisir.

– Allons, bonne nuit, Moïse, dit-il, enme reconduisant à la porte. Mes compliments à Mme Sorlé et à MmeZeffen.

– Merci… je ne les oublierai pas.

Je partis bien content de rentrer à la maison.Quelques minutes après, j’arrivais chez nous. Sorlé vit tout desuite que j’étais gai, car, en la rencontrant sur la porte de notrepetite cuisine, je l’embrassai tout joyeux.

– Ça va bien, Sorlé, lui dis-je, tout vatrès bien.

– Oui, fit-elle, je vois que tout vabien !

Elle riait, et nous entrâmes dans la chambre,où Zeffen déshabillait David. Le pauvre petit, en chemise, vintaussitôt me tendre la joue. Chaque fois que je dînais en ville,j’avais l’habitude de lui rapporter du dessert, et, malgré ses yeuxendormis, il trouva bien vite la place de mes poches.

Voilà, Fritz, le bonheur desgrands-pères : c’est de reconnaître l’esprit et le bon sens deleurs petits-enfants.

Le petit Esdras lui-même, que Sorlé berçait,comprenait déjà qu’il se passait quelque chosed’extraordinaire ; il me tendait ses petites mains et semblaitme dire :

« J’aime aussi lesbiscuits ! »

Nous en étions tous dans la joie.

Enfin, m’étant assis, je racontai ma journée,célébrant l’éloquence de Burguet et la satisfaction du pauvredéserteur. Toute la famille m’écoutait avec attendrissement. Sâfel,assis sur mes genoux, me disait à l’oreille :

– Nous avons vendu pour trois centsfrancs d’eau-de-vie.

Cette nouvelle me fit grand plaisir :quand on dépense, il faut gagner.

Vers dix heures, Zeffen nous ayant souhaitéune bonne nuit, je descendis fermer la porte et mettre la clefdessous pour le sergent, s’il rentrait tard.

Pendant que nous allions nous coucher, Sorléme répéta ce que Sâfel m’avait déjà dit, ajoutant que nous serionsà notre aise après le blocus, et que l’Éternel nous avait secourusdans ces grandes misères.

Nous étions contents et sans aucune défiancede l’avenir.

XVI

 

Durant quelques jours, il ne se passa riend’extraordinaire ; le gouverneur fit arracher les plantes etles arbustes qui poussaient dans les jointures des remparts, pourarrêter la désertion, et il défendit aux officiers d’être tropbrusques avec les soldats, ce qui produisit un bon effet.

C’était le temps où des centaines de milleAutrichiens, Russes, Bavarois, Wurtembergeois, par escadrons et parrégiments, passaient hors de portée du canon autour de la ville, etmarchaient sur Paris.

Alors se livraient de terribles batailles enChampagne, mais nous n’en savions rien.

Tous les jours les uniformes changeaientautour de la place ; nos vieux soldats, du haut des remparts,reconnaissaient tous les peuples qu’ils avaient combattus depuisvingt ans.

Notre sergent venait me prendre régulièrementaprès l’appel, pour monter sur le bastion de l’arsenal ; on ytrouvait toujours des bourgeois causant entre eux de l’invasion,qui ne finissait pas.

C’était quelque chose d’incroyable ! Ducôté de Saint-Jean, sur la lisière du bois de la Bonne-Fontaine, onvoyait défiler durant des heures, de la cavalerie, de l’infanterie,et puis des convois de poudre ou de boulets, et puis des canons, etpuis encore des files de baïonnettes, des casques, des manteauxrouges, verts, bleus, des lances, des voitures de paysansrecouvertes de toile : tout cela passait, passait comme unfleuve.

Sur ce grand plateau blanc, entouré de forêts,tout se découvrait jusqu’au fond des gorges.

Quelques Cosaques ou dragons se détachaientparfois de la masse, et poussaient un temps de galop jusqu’au pieddes glacis, dans l’allée des Dames, ou près de la petite chapelle.Aussitôt un de nos vieux artilleurs de marine allongeait samoustache grise sur un fusil de rempart, il visait lentement ;tous les assistants se penchaient autour de lui, même les enfants,– qui vous glissaient entre les jambes, sans crainte des balles oudes obus, – et le biscaïen partait !

Souvent j’ai vu le Cosaque ou le uhlan viderla selle, et le cheval rejoindre ventre à terre son escadron, labride sur le cou. Des cris de joie s’élevaient ; on grimpaitsur les talus, on regardait, et le canonnier se frottait les mainsen disant :

– Encore un de moins !

D’autres jours, ces vieux, avec leurs longuescapotes trouées et déchirées, pariaient deux sous entre eux, à quimettrait en bas telle sentinelle ou telle vedette, sur la côte deMittelbronn ou du Bigelberg.

C’était si loin, qu’il fallait avoir de bonsyeux pour reconnaître celui qu’ils se montraient ; mais cesgens habitués à la mer voyaient tout à perte de vue.

– Allons, Paradis, ça va-t-il ?disait l’un.

– Oui, ça va ! Mets tes deux souslà, voici les miens.

Et l’on tirait. La partie continuait comme aujeu de quilles. Dieu sait ce qu’ils exterminaient de monde, pourleurs deux sous. Chaque matin je retrouvais ces canonniers demarine dans ma boutique, vers neuf heures, en train de boire leCosaque, comme ils disaient. La dernière goutte, ils se laversaient dans les mains, pour se fortifier les nerfs, et partaientle dos rond, en criant :

– Hé ! bonjour, père Moïse, lekaiserlick se porte bien !

Je ne crois pas avoir vu passer tant de mondedans ma vie, que dans ces mois de janvier et de février 1814 ;c’était comme les sauterelles d’Égypte ! Comment tant d’êtrespeuvent-ils sortir de la terre ? personne ne peut lecomprendre.

J’en étais désolé, naturellement, et lesautres bourgeois aussi, cela va sans dire ; mais notre sergentriait et clignait de l’œil :

– Voyez, père Moïse, disait-il enétendant la main, des Quatre-Vents au Bigelberg, tout ça… tout cequi passe, tout ce qui a passé et tout ce qui passera, c’est pourengraisser la Champagne et la Lorraine ! L’Empereur estlà-bas, qui les attend dans un bon endroit ; il va tomberdessus ; son coup de foudre d’Austerlitz, d’Iéna ou de Wagramest déjà prêt !… Ça ne peut plus tarder. Ensuite ils fileronten retraite ; mais on les suivra, la baïonnette dans lesreins, et nous sortirons d’ici, nous mettre en travers. Pas un seuln’échappera. Leur compte est réglé. C’est alors, père Moïse, quevous aurez de vieilles défroques à vendre. Hé ! hé !hé ! vous ferez vos choux gras.

Il se réjouissait d’avance ; mais tupenses bien, Fritz, que je ne comptais guère sur ces uniformes quicouraient les champs ; j’aurais mieux aimé les savoir à millelieues de nous.

Enfin voilà l’idée des gens, les uns seréjouissent et les autres se désolent pour la même chose. Laconfiance du sergent était si grande, qu’elle me gagnaitquelquefois et que je pensais comme lui.

Nous descendions ensemble la rue duRempart ; il s’en allait à la cantine, où l’on commençait àdistribuer les vivres de siège, ou bien il montait chez nous,prendre son petit verre de kirschenwasser, et m’expliquer les beauxcoups de l’Empereur, depuis 96 en Italie. Je n’y comprenais rien,mais je faisais semblant de comprendre, ce qui revenait aumême.

Il arrivait aussi des parlementaires, tantôtpar la route de Nancy, tantôt par celles de Saverne ou de Metz. Ilslevaient de loin le petit drapeau blanc, un de leurs trompettessonnait et puis il se retirait ; l’officier de garde àl’avancée allait reconnaître le parlementaire et lui bander lesyeux ; ensuite il traversait la ville sous escorte, pour serendre à l’hôtel du gouverneur. Mais ce que ces gens racontaient oudemandaient ne transpirait pas dans la place ; le conseil dedéfense seul en était instruit.

Nous vivions resserrés dans nos murs comme aumilieu de la mer, et tu ne peux pas croire combien cela vous pèse àla longue, comme on est triste, abattu, de ne pouvoir sortir, mêmesur les glacis. Des vieillards cloués dans leur fauteuil depuis dixans, et qui ne songeaient jamais à se remuer, sont accablés desavoir que les portes restent fermées. Et puis, la curiositéd’apprendre ce qui se passe, de voir des étrangers, de causer desaffaires du pays, voilà des choses dont le besoin est très grand etdont personne ne se doute avant de l’avoir éprouvé comme nous. Lemoindre paysan, le plus borné du Dagsberg, qui serait entré parhasard en ville, aurait été reçu comme un dieu ; tout le mondeaurait couru le voir et l’interroger sur les nouvelles de laFrance.

Ah ! ceux qui soutiennent que la libertépasse avant tout ont bien raison, car d’être enfermé dans uncachot, quand il serait aussi grand que la France, c’estinsupportable. Les hommes sont faits pour aller, venir, parler,écrire, vivre les uns avec les autres, commercer, se raconter lesnouvelles, et lorsque vous leur ôtez cela, le reste n’est plusqu’un dégoût.

Les gouvernements ne veulent pas comprendrecette chose si simple ; ils se croient plus forts en empêchantles gens de vivre à leur aise, et finissent pas ennuyer tout lemonde. La vraie force d’un souverain est toujours en proportion dela liberté qu’il peut nous donner, et non pas de celle qu’il estforcé de nous ôter. Les alliés l’avaient compris pour Napoléon, etde là venait leur confiance.

Le plus triste, c’est que, vers la fin dejanvier, la disette se faisait déjà sentir. On ne pouvait pas direque l’argent devenait rare, puisqu’il n’en sortait pas un centimede la ville, mais tout devenait cher : ce qui valait deux soustrois semaines auparavant en valait vingt ! Cela m’a faitpenser souvent que la rareté de l’argent est une de ces bêtisescomme les gueux en inventent pour tromper les imbéciles. Qu’est-ceque cela nous fait que l’argent soit rare ? On n’est paspauvre avec deux sous, s’ils vous suffisent pour avoir du pain, duvin, de la viande, des habits, etc. ; mais, s’il vous en fautvingt fois plus, alors non seulement vous êtes pauvres, mais toutle pays est pauvre. L’argent ne manque jamais quand tout est à bonmarché ; il est toujours rare quand les choses de la vie sontchères.

Aussi, lorsqu’on est enfermé comme nousl’étions, c’est un grand bonheur de pouvoir vendre plus qu’onn’achète. Mon eau-de-vie était à trois francs le litre, mais enmême temps il nous fallait du pain, de l’huile, des pommes deterre, et tout montait en proportion.

Un matin, la vieille mère Quéru pleurait dansma boutique ; elle n’avait pas mangé depuis deux jours !et pourtant c’était, disait-elle, la moindre des choses ; illui manquait seulement son petit verre, que je lui donnai gratis.Elle me bénit cent fois et s’en alla contente. Bien d’autresauraient eu besoin de petits verres ! J’ai vu des vieux dansle désespoir, parce qu’ils n’avaient plus de quoi priser ; ilsallaient jusqu’à priser de la cendre ; et c’est alors queplusieurs eurent l’idée de fumer les feuilles du grand noyer del’Arsenal, ce qu’ils trouvèrent très bon.

Malheureusement, tout cela n’était que lecommencement de la disette ; plus tard nous devions encoreapprendre à jeûner pour la gloire de Sa Majesté.

Vers la fin de février, le froid étaitrevenu ; chaque soir on tirait sur nous une centaine d’obus,mais on s’habitue à tout, et cela nous paraissait presque naturel.Aussitôt l’obus éclaté, chacun courait éteindre le feu, ce quin’était pas difficile, puisque dans toutes les maisons setrouvaient des cuves pleines d’eau.

Nos canonniers répondaient à l’ennemi ;mais, comme les Russes tiraient avec des pièces volantes, après dixheures, et qu’on ne pouvait viser que sur leur feu, qui changeaittoujours de place, on avait de la peine à les atteindre.

Quelquefois l’ennemi tirait des bouletsincendiaires ; ce sont des boulets percés de trois trous entriangle, et remplis d’un feu très vif, qu’on ne peut éteindrequ’en jetant le boulet au fond de l’eau ; c’est ce qu’onfaisait.

Nous n’avions pas encore eu d’incendie ;mais nos avant-postes s’étaient repliés, et les alliés seresserraient de plus en plus autour de la place. Ils occupaient laferme Ozillo, la Tuilerie de Pernette et les Maisons-Rouges, quenos troupes venaient d’abandonner. Ils s’arrangeaient là-dedanspour passer l’hiver agréablement. C’étaient des Wurtembergeois, desBavarois, des Badois et d’autres landwehr, qui remplaçaient enAlsace les troupes de ligne parties pour l’intérieur.

On voyait très bien leurs sentinelles enlongue capote gris bleu, la casquette plate, le fusil penché surl’épaule, se promener gravement dans l’allée de peupliers qui mèneà la Tuilerie.

De là, ces troupes pouvaient, d’un moment àl’autre, pendant une nuit profonde, entrer dans les fossés et mêmeessayer de forcer une poterne.

Ils étaient en nombre et ne se refusaientrien, ayant trois ou quatre villages autour d’eux pour leur fournirdes vivres, et les grands fours de la Tuilerie pour sechauffer.

Quelquefois un bataillon russe les relevait,mais seulement un ou deux jours, étant forcé de se remettre enroute. Ces Russes se baignaient dans le petit guévoir derrière labâtisse, malgré la glace et la neige qui le remplissaient.

Tous, Russes, Wurtembergeois et Badoisfusillaient nos sentinelles, et l’on s’étonnait que le gouverneurne les eût pas encore écrasés de boulets. Mais un soir le sergentrentra joyeux et me dit à l’oreille, en clignant del’œil :

– Demain, levez-vous de bonne heure, pèreMoïse ; ne dites rien à personne et suivez-moi. Vous verrezquelque chose qui vous fera rire.

– C’est bon, sergent, luirépondis-je.

Il alla tout de suite se coucher, et longtempsavant le jour, vers cinq heures, je l’entendais déjà sauter de sonlit, ce qui m’étonna d’autant plus qu’on ne battait pas lerappel.

Je me levai doucement. Sorlé me demanda toutendormie :

– Qu’est-ce que c’est, Moïse ?

– Dors tranquillement, Sorlé, luirépondis-je ; le sergent m’a prévenu qu’il voulait me fairevoir quelque chose.

Elle ne dit plus rien, et je finis dem’habiller.

Presque au même instant, le sergent frappait àla porte ; je soufflai la chandelle, et nous descendîmes. Ilfaisait nuit noire.

On entendait une faible rumeur du côté de lacaserne ; le sergent partit dans cette direction en medisant :

– Montez sur le bastion, nous allonsattaquer la Tuilerie.

Aussitôt je montai la rue en courant. Commej’arrivais sur les remparts, j’aperçus dans l’ombre du bastion, àdroite, les canonniers à leurs pièces. Ils ne bougeaient pas, ettout se taisait aux environs ; les mèches allumées et plantéesen terre brillaient seules comme des étoiles dans la nuit.

Cinq ou six bourgeois, prévenus comme moi,restaient immobiles à l’entrée de la poterne. Les crisordinaires : « Sentinelles, prenez garde àvous ! » se répondaient autour de la ville, et dehors, ducôté de l’ennemi, les verdâ ! et lessouïda[15] !

Il faisait très froid, un froid sec, malgré lebrouillard.

Bientôt, du côté de la place, à l’intérieur,une quantité d’hommes remontèrent la rue ; s’ils avaientmarqué le pas, l’ennemi les aurait entendus de loin sur lesglacis ; mais ils arrivèrent en tumulte et tournèrent près denous, dans l’escalier de la poterne. Leur passage dura bien dixminutes. Tu peux te figurer si j’étais attentif, et pourtant je nereconnus pas notre sergent, il faisait encore trop sombre.

Les deux compagnies qui venaient de défiler sereformèrent dans les fossés, et tout redevint tranquille.

Je ne sentais plus mes pieds, tant il faisaitfroid ; la curiosité m’empêchait de partir.

Enfin, au bout d’une demi-heure environ, uneligne pâle s’étendit derrière le fond de Fiquet, autour du bois dela Bonne-Fontaine. Le capitaine Rolfo, les bourgeois et moi,appuyés contre la rampe, nous regardions la plaine couverte deneige, où quelques patrouilles allemandes erraient dans lebrouillard, et plus près de nous, au bas des glacis, la sentinellewurtembergeoise, immobile dans l’allée des peupliers qui mène à lagrande échoppe de la Tuilerie.

Tout était encore gris et confus ; maisle soleil d’hiver, blanc comme la neige, s’élevait sur la lignesombre des sapins. Nos soldats, l’arme au pied dans les cheminscouverts, ne bougeaient pas. Les verdâ !et lessouïda ! allaient leur train. Le jour grandissait deseconde en seconde.

Jamais on n’aurait cru qu’un combats’apprêtait, quand la mairie sonna six heures, et que tout à coupnos deux compagnies, sans commandement, sortirent des cheminscouverts, l’arme au bras, et descendirent le glacis en silence.

Elles arrivèrent en moins d’une minute auchemin qui longe les jardins, et défilèrent à gauche, en suivantles haies.

Tu ne peux pas te figurer le tremblement quime prit, en voyant que l’attaque allait commencer. Il ne faisaitpas encore bien clair, mais la sentinelle ennemie vit pourtant laligne des baïonnettes filer derrière les haies, et s’écria d’unefaçon terrible :

– Verdâ !

– En avant ! répondit la voixtonnante du capitaine Vigneron, et les grosses semelles de nossoldats se mirent à rouler sur la terre durcie, comme uneavalanche.

La sentinelle tira, puis courut en remontantl’allée, et criant je ne sais quoi. Une quinzaine de landwehr, quiformaient l’avant-poste sous la vieille échoppe où l’on séchait lesbriques, sortirent aussitôt ; ils n’avaient pas eu le temps dese reconnaître, que tous étaient massacrés sans miséricorde.

On ne pouvait pas bien voir d’aussi loin,par-dessus les haies et les peupliers, mais, après l’enlèvement duposte, le roulement de la fusillade et des cris horriblesarrivèrent jusqu’en ville.

Tous ces malheureux landwehr, qui demeuraientdans la ferme Pernette, – et dont un grand nombre s’étaientdéshabillés comme d’honnêtes pères de famille, pour mieux dormir, –sautaient des fenêtres, en pantalon, en caleçon, en chemise, lagiberne au dos, et se rangeaient derrière la Tuilerie, dans legrand pré de Seltier. Leurs officiers les poussaient etcommandaient au milieu du tumulte.

Ils étaient bien là six ou sept cents, presquenus dans la neige ; et malgré l’étonnement d’une pareillesurprise, ils commençaient un feu roulant bien nourri, quand nosdeux pièces du bastion se mirent de la partie.

Dieu du ciel, quel carnage !

C’est là-bas qu’il fallait voir arriver lesboulets, et les chemises sauter en l’air ! Et le pire pour cesmalheureux, c’est qu’ils étaient forcés de serrer les rangs, parcequ’après avoir tout bousculé dans la Tuilerie, les nôtres ensortaient pour attaquer à la baïonnette.

Quelle position ! Figure-toi cela, Fritz,pour d’honnêtes bourgeois, des marchands, des banquiers, desbrasseurs, des maîtres d’hôtel, des gens paisibles qui nesouhaitaient que le calme et la tranquillité.

J’ai toujours pensé depuis que le système dela landwehr est très mauvais, et qu’il vaut beaucoup mieux payerune bonne armée de volontaires attachés au pays, et sachant bienque l’argent, les pensions et les décorations leur viennent de lanation et non du gouvernement : des jeunes gens dévoués à lapatrie comme ceux de 92, et remplis d’enthousiasme, parce qu’on lesrespecte et qu’on les honore selon leur sacrifice. Oui, voilà cequ’il faut, et non pas des gens qui songent à leur femme et à leursenfants.

Nos boulets hachaient ces malheureux pères defamille par douzaines ! Pour comble d’abomination, deux autrescompagnies, que le conseil de défense avait fait sortir despoternes de la manutention et de la porte d’Allemagne dans le plusgrand secret, et qui s’avançaient l’une sur la route de Saverne,l’autre dans le chemin du Petit-Saint-Jean, commençaient à lesdépasser, et se refermaient derrière eux, en leur tirant dans ledos.

Il faut reconnaître que ces vieux soldats del’Empire avaient un esprit de ruse diabolique ! Qui se seraitjamais figuré des coups pareils ?

En voyant cela, le restant des landwehr sedébanda dans la grande plaine blanche, comme un tourbillon demoineaux. Ceux qui n’avaient pas eu le temps de mettre leurssouliers ne sentaient pas les pierres, ni les ronces, ni les épinesdu fond de Fiquet ; ils couraient comme des cerfs, et les plusgros galopaient aussi vite que les autres.

Nos soldats les suivaient en tirailleurs, etne s’arrêtaient une seconde que pour les ajuster et les fusiller.Toute la côte en face, jusqu’au vieux hêtre, au milieu de laprairie communale des Quatre-Vents, était couverte de leurscorps.

Leur colonel, sans doute un bourgmestre,galopait devant eux à cheval ; sa chemise s’enflait derrièrelui !

Si les Badois cantonnés dans le villagen’étaient pas sortis à leur secours, on les aurait tous exterminés.Mais deux bataillons de Badois s’étant déployés sur la droite desQuatre-Vents, nos trompettes sonnèrent le rappel, et les quatrecompagnies se réunirent au milieu de l’allée des Dames, pour lesattendre.

Les Badois alors firent halte, et les derniersWurtembergeois passèrent derrière eux, bien contents d’êtreréchappés d’une aussi terrible débâcle. Ceux-là pouvaientdire :

« Je connais la guerre… J’en ai vu dedures ! »

Il était sept heures ; toute la villecouvrait les remparts.

Bientôt une épaisse fumée s’éleva sur laTuilerie et les bâtisses environnantes ; quelques sapeursétaient sortis avec des fagots, et venaient d’y mettre le feu. Toutcela partit en étincelles ; il ne resta qu’une grande placenoire et des décombres derrière les peupliers.

Nos quatre compagnies, voyant que les Badoisne voulaient pas les attaquer, revinrent tranquillement, latrompette en tête.

Moi, depuis longtemps, j’étais descendu sur laplace, près de la porte d’Allemagne, pour assister à la rentrée denos troupes. C’est encore un de ces spectacles que je n’oublieraijamais : – le poste sous les armes, les vétérans pendus auxchaînes du pont-levis qui s’abaisse, les hommes, les femmes, lesenfants qui se poussent dans la rue ; et dehors, dans lesremparts, les trompettes qui éclatent, les échos des bastions et dela demi-lune qui répondent au loin ; les blessés, pâles,déchirés, couverts de sang, qui rentrent les premiers, affaisséssur l’épaule de leurs camarades ; le lieutenant Schnindret,dans un fauteuil de la Tuilerie, la figure couverte de sueur, avecsa balle dans le ventre, qui crie, la langue épaisse et la mainétendue : Vive l’Empereur ! les soldats quijettent le commandant wurtembergeois de sa civière, pour y mettreun des nôtres ; les tambours sous la porte, battant la marche,pendant que les troupes, l’arme à volonté, des pains et d’autresprovisions de toute sorte enfilés dans les baïonnettes, rentrentfièrement, au milieu des cris de : Vive le 6eléger ! – Voilà ce que les anciens peuvent seuls sevanter d’avoir vu.

Ah ! Fritz, les hommes ne sont plus lesmêmes. De mon temps, les autres payaient toujours les frais de laguerre ; l’empereur Napoléon avait cela de bon : il neruinait pas la France, mais les ennemis. Aujourd’hui, c’est nousqui payons notre gloire.

Et dans ce temps-là les soldats rapportaientdu butin : des sacs, des épaulettes, des capotes, desceintures d’officiers, des montres, etc., etc. Ils se rappelaientque le général Bonaparte leur avait dit en 1796 : « Vousn’avez pas d’habits, pas de souliers ; la République vous doitbeaucoup, elle ne peut rien vous donner. Je vais vous conduire dansle plus riche pays du monde ; vous y trouverez honneurs,gloire, richesses !… » Enfin je vis tout de suite quenous allions vendre des petits verres en quantité.

Comme le sergent passait, je lui criai deloin :

– Sergent !

Il me vit dans la foule, les bras étendus, ettout joyeux, il me donna la main en criant :

– Ça va bien, père Moïse, ça vabien !

Tout le monde riait.

Alors, sans attendre la fin du défilé, jecourus à la halle ouvrir notre boutique.

Le petit Sâfel avait aussi compris que nousferions une bonne journée, car, au milieu de la presse, il étaitvenu me tirer par la basque de ma capote, en me criant :

– J’ai la clef de la halle… jel’ai !… Dépêchons-nous ! Tâchons d’arriver avantFrichard !…

Ce que c’est pourtant que l’esprit natureld’un enfant, cela se montre tout de suite ; c’est un véritabledon du Seigneur.

Nous courûmes donc au magasin. J’ouvris monétalage, où Sâfel resta seul quelques minutes, pendant que j’allaiscasser une croûte à la maison, et prendre une bonne somme en grossous et petite monnaie pour trafiquer.

Sorlé et Zeffen étaient dans leur comptoir, entrain de verser des petits verres. Tout allait bien, commed’habitude. Mais, un quart d’heure après, lorsqu’on eut rompu lesrangs et remis les fusils en place à la caserne, la presse devintsi grande au magasin de la halle pour me vendre habits, sacs,montres, pistolets, manteaux, épaulettes, etc., que, sans l’aide deSâfel, jamais je n’aurais pu m’en tirer.

J’avais en quelque sorte tout pour rien. Cesgens-là ne s’inquiétaient pas du lendemain ; leur seule idéeétait de bien vivre au jour le jour, d’avoir du tabac, del’eau-de-vie, et les autres agréments qui ne manquent jamais dansune ville de garnison.

Ce jour-là, dans six heures de temps, jeremontai mon magasin, en habits, capotes, pantalons, et bottessolides de vrai cuir d’Allemagne première qualité, et j’achetai desobjets de toute sorte. – pour près de quinze cents livres, – quej’ai revendus plus tard six ou sept fois plus cher qu’ils nem’avaient coûté. Tous ces landwehr étaient des bourgeois aisés etmême riches, habillés d’une façon cossue.

Les soldats me vendirent aussi beaucoup demontres, dont le vieil horloger Goulden n’avait pas voulu, parcequ’on les avait prises sur les morts.

Mais ce qui me fit plus de plaisir que tout lereste, c’est que Frichard étant malade depuis trois ou quatrejours, il ne put venir ouvrir sa boutique. Je ris encore quand j’ypense. Le gueux en attrapa cette jaunisse verte, qui ne l’a plusquitté jusqu’à sa mort.

Sâfel alla, vers midi, chercher notre dînerdans une corbeille ; nous mangeâmes sous l’échoppe, pour nepas lâcher la pratique, et jusqu’à la nuit close nous ne pûmessortir une minute. À peine une bande venait-elle de s’en aller,qu’il en arrivait deux et souvent trois autres à la fois.

Je tombais de fatigue, et Sâfel aussi ;l’amour du commerce nous soutenait seul.

Ce que je me rappelle encore d’agréable, c’estqu’en retournant chez nous, quelques instants avant sept heures,nous vîmes de loin l’autre boutique remplie de monde. Ma femme etma fille ne pouvaient fermer le comptoir ; elles avaientaugmenté les prix et les soldats n’y prenaient même pas garde, ilstrouvaient cela tout simple ; de sorte que non seulementl’argent de France que je venais de leur donner, mais encore lesflorins des Wurtembergeois rentraient dans ma poche.

Deux commerces qui s’aident l’un l’autre sontune excellente chose, Fritz ; réfléchis à cela. Sans meseaux-de-vie, je n’aurais pas eu l’argent nécessaire pour achetertant d’effets ; et sans la halle, où j’achetais comptant lebutin, les soldats n’auraient pas eu de quoi boire moneau-de-vie.

On voit clairement ici que l’Éternel favoriseles hommes d’ordre et de paix, pourvu qu’ils sachent profiter desbonnes occasions.

Enfin, comme nous n’en pouvions plus, ilfallut pourtant fermer, malgré les réclamations des soldats, etrenvoyer le commerce au lendemain.

Sur les neuf heures, après le souper, nousétions tous réunis autour de la vieille lampe, à compter nos grossous. J’en faisais des rouleaux de trois francs, et sur la chaiseprès de moi, le tas montait déjà presque au niveau de la table. Lepetit Sâfel mettait les pièces blanches dans la sébille. Cette vuenous réjouissait, et Sorlé disait :

– Nous avons vendu le double des autresjours. Plus on augmente les prix, mieux cela marche.

J’allais répondre qu’il faut pourtant de lamodération en tout, – car les femmes, même les meilleures, neconnaissent pas cela, – lorsque le sergent entra prendre son petitverre. Il était en bonnet de police, et portait en travers de sacapote une sorte de sac de cuir roux, qui lui pendait sur lahanche.

– Hé ! hé ! fit-il à la vue desrouleaux. Diable !… diable !… vous devez être content dela journée, père Moïse ?

– Oui, pas mal, sergent, lui répondis-jetout joyeux.

– Je crois bien, fit-il en s’asseyant etgoûtant le petit verre de kirschenwasser que Zeffen venait de luiverser, je crois bien, encore une ou deux sorties, et vous passerezcolonel dans le régiment de la boutique. Tant mieux, ça me faitplaisir.

Puis, tout riant :

– Hé ! père Moïse, voyez donc ce quej’ai là ; s’écria-t-il ; ces gueux de kaiserlicks ne serefusent rien.

En même temps, il ouvrit son sac, et commençapar en tirer une paire de mouffles fourrées de peau de renard,ensuite de bonnes chaussettes de laine, et un grand couteau àmanche de corne et lames d’acier très fin. Il ouvrait les lames etdisait :

– On trouve de tout là-dedans, uneserpette, une scie, de petits couteaux et des grands, jusqu’à deslimes pour les clous.

– C’est pour les ongles, sergent, luidis-je.

– Ah ! ça ne m’étonnerait pas,fit-il ; ce gros landwehr était propre comme un écu neuf. Ildevait se limer les ongles. Mais attendez !

Ma femme et mes enfants, penchés autour denous, regardaient avec de grands yeux. Lui, fourrant la main dansune sorte de portefeuille sur le côté du sac, en tira une jolieminiature, entourée d’un cercle d’or en forme de montre, mais plusgrand.

– Regardez… Qu’est-ce que ça peutvaloir ?

Je regardai, puis Sorlé, puis Zeffen et Sâfel.Nous étions tous émerveillés d’un si beau travail, et mêmeattendris parce que la miniature représentait une jeune femmeblonde et deux beaux enfants, frais comme des boutons de rose.

– Eh bien, que pensez-vous de ça ?demanda le sergent ?

– C’est très beau, dit Sorlé.

– Oui, mais qu’est-ce que celavaut ?

Je repris la miniature, et je répondis, aprèsl’avoir examinée :

– Pour un autre que vous, sergent, jedirais que cela vaut cinquante francs, mais l’or seul vaut plus, etje l’estime bien à cent francs ; nous pourrons le peser.

– Et le portrait, père Moïse ?

– Le portrait n’a pas de valeur pour moi,je vous le rendrai ; ces choses-là ne se vendent pas dans cepays, elles n’ont de prix que pour la famille.

– Bon, dit-il, nous en recauserons plustard.

Il remit la miniature dans le sac, et medemanda :

– Savez-vous lire l’allemand ?

– Très bien.

– Ah ! bon. Je suis curieux desavoir ce que ce kaiserlick avait à écrire. Regardez… c’est unelettre ! Il attendait bien sûr leur vaguemestre pour l’envoyeren Allemagne. Mais nous sommes arrivés trop tôt. Qu’est-ce qu’ilraconte ?

Il me remit donc une lettre adressée à MmeRoedig, à Stuttgart, Bergstrasse, n° 6. Cette lettre, Fritz, lavoici, Sorlé l’a conservée ; elle t’en dira plus sur lalandwehr, que je ne pourrais t’en raconter.

« Biegelberg, le 25 février 1814.

» Chère Aurélia,

» Ta bonne lettre du 29 janvier estarrivée trop tard à Coblentz ; le régiment venait de se mettreen route pour l’Alsace.

» Nous avons eu bien des misères… de lapluie… de la neige. Le régiment est arrivé d’abord à Bitche, un desforts les plus terribles qu’il soit possible de voir, bâti sur desrochers jusque dans le ciel. Nous devions aider à le bloquer ;mais un nouvel ordre nous a fait aller plus loin, au fort deLutzelstein, dans la montagne, où nous sommes restés deux jours auvillage de Pétersbach, pour sommer cette petite place de se rendre.Quelques vétérans qui la gardent nous ayant répondu par des coupsde canon, le colonel ne jugea pas nécessaire de livrerl’assaut ; et grâce à Dieu, nous reçûmes l’ordre d’allerbloquer une autre forteresse, entourée de bons villages qui nousfournissent des vivres en abondance : c’est Phalsbourg, à deuxlieues de Zabern. Nous remplaçons ici le régiment autrichien deVogelgesang, parti pour la Lorraine.

» Ta bonne lettre m’a suivi partout, etmaintenant elle me comble de bonheur. Embrasse la petite Sabina etnotre cher petit Heinrich pour moi cent fois, et reçois aussi mesembrassements, chère femme adorée !

» Ah ! quand serons-nous encore unefois réunis dans notre petite pharmacie ? Quand reverrai-jemes fioles bien étiquetées autour de moi sur leurs rayons, avec latête d’Esculape et celle d’Hippocrate au-dessus de la porte ?Quand pourrai-je reprendre mon pilon, et mêler mes drogues d’aprèsles formules du Codex ? Quand aurai-je la joie de m’asseoirencore dans mon bon fauteuil, en face d’un bon feu, dans notrearrière-boutique, et d’entendre le petit cheval de bois deHeinrich, – qui m’impatientait tant ! – de l’entendre roulersur le plancher ? Et toi, chère femme adorée, quandcrieras-tu : C’est mon Heinrich ! – en me voyant revenircouronné des palmes de la victoire ?… »

– Ces Allemands, interrompit le sergent,sont bêtes comme des ânes. On leur en donnera des palmes de lavictoire. Quelle bête de lettre !

Mais Sorlé et Zeffen m’écoutaient lire, leslarmes aux yeux. Elles tenaient nos enfants entre leurs bras ;et moi, songeant que Baruch aurait pu se trouver dans la mêmeposition que ce pauvre homme, j’en étais tout ému.

Maintenant, Fritz, écoute la fin :

« Nous sommes ici dans une vieilletuilerie à portée de canon du fort. Chaque soir on tire quelquesobus sur la ville, par ordre du général russe Berdiaiw, dansl’espoir de décider ces gens à nous ouvrir les portes. Cela ne peuttarder longtemps : les vivres leur manquent ! Alors nousserons logés commodément chez les bourgeois, jusqu’à la fin decette campagne glorieuse ; et ce sera bientôt, car les arméesrégulières ont toutes passé sans résistance, et journellement lanouvelle de grandes victoires en Champagne nous arrive :Bonaparte est en pleine retraite ; les feld-maréchaux Blücheret Schwartzenberg se réunissent, et n’ont plus que cinq ou sixjournées de marche pour arriver à Paris… »

– Comment… comment !… Qu’est-cequ’il dit ? Qu’est-ce qu’il raconte, bégaya le sergent, en sepenchant presque sur le papier. Recommencez-moi ça !

Je le regardai ; il était tout blanc, sesjoues tremblaient de colère.

– Il dit que les généraux Blücher etSchwartzenberg arrivent près de Paris.

– Près de Paris… eux !…Canaille !… fit-il en bredouillant.

Puis tout à coup il se mit à rire en dessousd’un air mauvais, et dit :

– Ah ! tu voulais prendrePhalsbourg, toi !… Tu voulais retourner dans ton pays dechoucroute, avec les palmes de la victoire… Hé ! hé !hé ! je te les ai données, les palmes de lavictoire !…

En même temps, il faisait le mouvement depiquer à la baïonnette :

– Une… deusse… hop !

Rien que de le regarder, nous frissonnionstous.

– Oui, père Moïse, c’est comme ça, fit-ilen vidant son verre à petites gorgées, j’ai cloué cette espèced’apothicaire contre la porte de la Tuilerie. Il faisait une drôlede mine… les yeux lui sortaient de la tête. Son Aurélia pourral’attendre longtemps ! Mais allez toujours !… Seulement,madame Sorlé, je vous préviens que c’est tout mensonge, il ne fautpas croire un mot de ce qu’il dit ; l’Empereur leur fera voirle tour, soyez tranquilles !

Je n’avais plus envie de continuer ; jeme sentais froid sous la langue, et je finis vite, en passant lestrois quarts, qui ne disaient rien de nouveau, que des complimentspour les amis et connaissances.

Le sergent lui-même en avait assez, et sortitaussitôt après en nous disant :

– Bonne nuit !… Jetez ça aufeu !

Alors je mis cette lettre de côté, et nousnous regardâmes tous quelques instants. J’ouvris la porte, lesergent était dans sa chambre au bout de l’allée, et je dis toutbas :

– Quelle chose horrible !… Nonseulement un homme pareil tue un père de famille comme une mouche,mais encore il en rit après.

– Oui, répondit Sorlé, et le plus triste,c’est qu’il n’est pas méchant ; il aime trop l’Empereur, voilàtout !

Ce que racontait la lettre nous donnait aussiterriblement à réfléchir ; et cette nuit-là, malgré notre boncoup de commerce, je m’éveillai plus d’une fois, songeant à cetteguerre épouvantable, et me demandant ce que deviendrait le pays, siNapoléon ne restait pas le maître. Mais ces choses étaientau-dessus de mes connaissances, et je ne savais quoi merépondre.

XVII

 

Depuis cette histoire de landwehr, le sergentnous faisait peur, mais il ne s’en apercevait pas, et venaitrégulièrement prendre son petit verre de kirschenwasser.Quelquefois, le soir, il levait la bouteille en face de notre lampeet s’écriait :

– Ça baisse, père Moïse, çabaisse !… Bientôt il va falloir se mettre à la demi-ration, etpuis au quart, ainsi de suite. C’est égal, pourvu qu’il en resteune goutte, rien que l’odeur dans six mois, Trubert seracontent.

Il riait, et je m’indignais enpensant :

« Tu peux bien te contenter d’unegoutte ! Qu’est-ce qui vous manque, à vous autres ? Lesmagasins de la place sont à l’épreuve de la bombe, les grands foursde la manutention chauffent tous les jours, la boucherie fournit àchaque soldat sa ration de viande fraîche, tandis que les honnêtesbourgeois sont heureux d’avoir encore des pommes de terre et de laviande salée. »

Voilà ce que je me disais de mauvaise humeur,en lui faisant tout de même bonne mine, à cause de sa méchancetéterrible.

Et c’était la vérité, Fritz ; nos enfantseux-mêmes n’avaient plus d’autre nourriture que de la soupe auxpommes de terre, et du bœuf salé, d’où viennent une foule demaladies dangereuses.

La garnison ne manquait de rien ; malgrécela, le gouverneur faisait publier à chaque instant qu’il fallaittout déclarer, qu’on allait recommencer les visites, et que ceuxqu’on prendrait en faute seraient jugés d’après la rigueur des loismilitaires. Ces gens voulaient tout avoir pour eux, mais on ne lesécoutait pas, chacun cachait ce qu’il pouvait.

Bienheureux, en ce temps, celui qui gardaitune vache au fond de sa cave, avec quelques provisions de foin etde paille : le lait et le beurre étaient hors de prix.Bienheureux celui qui possédait quelques poules : un œuf fraisvalait à la fin de février quinze sous, et l’on ne pouvait pas enavoir. Le prix de la viande fraîche augmentait pour ainsi dired’heure en heure, et l’on ne demandait pas si c’était du bœuf ou ducheval.

Le conseil de défense avait renvoyé lespauvres de la ville avant le blocus, mais il restait encorebeaucoup d’indigents. Un grand nombre se glissaient la nuit dansles fossés par une poterne ; ils allaient déterrer quelquesracines sous la neige et couper les orties dans les bastions, pourfaire des épinards. Les sentinelles tiraient dessus ; mais quene risque-t-on pas pour manger ? Il vaut encore mieux recevoirune balle que de souffrir la faim.

Rien que de rencontrer ces êtres minables, cesfemmes qui se traînaient le long des murs, ces enfants chétifs, onsentait venir la famine, et l’on s’écriait en soi-même :

« Si l’Empereur n’arrive pas nousdélivrer, nous serons dans un mois comme ces malheureux ! Àquoi nous servira l’argent, lorsqu’un radis vaudra centlivres ? »

Alors, Fritz, on ne riait plus en voyant lespauvres petits manger de bon appétit autour de la table ; onse regardait l’un l’autre jusqu’au fond de l’âme, et ce coup d’œilsuffisait pour se comprendre.

C’est dans ces occasions que l’esprit et lebon cœur d’une brave femme se montrent. Jamais Sorlé ne m’avaitparlé de nos provisions ; je connaissais sa prudence, et jepensais bien que nous devions avoir des vivres cachés quelque part,sans en être pourtant tout à fait sûr. Aussi, le soir, en nousasseyant autour de notre maigre souper, la crainte de voir nosenfants manquer du nécessaire me faisait direquelquefois :

– Mangez !… Régalez-vous !… moije n’ai pas faim. Il me faudrait une omelette ou du poulet. Lespommes de terre ne me conviennent pas !

Je riais, mais Sorlé voyait bien ce que jepensais.

– Allons, Moïse, me dit-elle un jour,mange hardiment. Nous n’en sommes pas où tu crois ; et sipareille chose arrivait, eh bien ! sois tranquille, ontrouverait encore moyen de se tirer d’embarras. Tant que les autresauront de quoi vivre, nous ne périrons pas non plus.

Elle me rendit courage, et je me régalai debon cœur, car ma confiance reposait en elle.

Le même soir, lorsque Zeffen et les enfantsfurent couchés, Sorlé prit la lampe et me conduisit à sacachette.

Nous avions trois caves sous la maison, trèspetites et très basses ; un lattis les séparait. Contre ledernier de ces lattis, ma femme avait jeté des bottes de paillejusqu’en haut ; mais après avoir ôté la paille, nous pûmesentrer et je vis au fond deux sacs de pommes de terre, un sac defarine, et sur la petite tonne d’huile un bon morceau de bœufsalé.

Nous restâmes là plus d’une heure à regarder,à compter, à réfléchir. Ces provisions pouvaient nous mener unmois, et celles de la grande cave sous la rue, que nous avionsdéclarées au commissaire des vivres, une quinzaine de jours ;de sorte que Sorlé me dit en remontant :

– Tu vois qu’avec de l’économie nousavons ce qu’il nous faut pour six semaines. Maintenant la grandedisette commence, et si dans six semaines l’Empereur n’arrive pas,la place sera rendue. En attendant, il faut se contenter de pommesde terre et de viande salée.

Elle avait raison, mais chaque jour je voyaiscombien cette nourriture nuisait à nos enfants ; ilsmaigrissaient à vue d’œil, surtout le petit David ; ses grandsyeux brillants, ses joues creuses, son air de plus en plus abattume serraient le cœur.

Je le prenais, je le caressais ; je luidisais à l’oreille qu’après l’hiver nous irions à Saverne, et queson père le mènerait promener en voiture. Il me regardait toutrêveur, et puis il penchait la tête sur mon épaule, le bras autourde mon cou, sans répondre. – À la fin, il ne voulait plusmanger.

Zeffen aussi perdait courage ; souventelle sanglotait et me prenait son enfant, en disant qu’elle voulaitpartir, qu’elle voulait voir Baruch.

Tu ne connais pas ces chagrins, Fritz, leschagrins d’un père pour ses enfants ; ce sont les plus cruelsde tous ! Aucun enfant ne peut se figurer combien ses parentsl’aiment, et ce qu’ils souffrent de le voir malheureux.

Mais que faire au milieu de si grandesmisères ? Bien d’autres familles en France étaient encore plusà plaindre que nous.

Pendant que tout cela se passait, il faut tereprésenter toujours les patrouilles, toujours les obus le soir,toujours les réquisitions et les publications, toujours le rappelaux deux casernes et devant la mairie, les cris : « Aufeu ! » dans la nuit, le roulement des pompes, l’arrivéedes parlementaires, les bruits qui se répandent en ville que nosarmées sont en retraite, et qu’on va nous brûler de fond encomble !

Moins on sait de choses, plus les gens eninventent.

Il vaudrait mieux dire la vérité simplement.Alors chacun prendrait courage, car, dans tous les temps, j’ai vuque la vérité, même dans les plus grand malheurs, n’était jamaisaussi terrible que ces inventions. – Si les républicains se sont sibien défendus, c’est qu’ils savaient tout, c’est qu’on ne leurcachait rien, et que chacun prenait les affaires de la patrie pourson propre compte.

Mais quand on cache leurs propres affaires auxgens, comment auraient-ils confiance ? Un honnête homme n’arien à cacher, et je dis qu’il en est de même d’un gouvernementhonnête.

Enfin le mauvais temps, le froid, la disette,les bruits de toute sorte augmentaient notre misère. Les hommesqu’on avait toujours vus fermes, comme Burguet, devenaienttristes ; tout ce qu’ils pouvaient vous dire,c’était :

– Nous verrons… Il fautattendre !…

La désertion recommençait, et l’onfusillait !

Notre commerce d’eau-de-vie allaittoujours ; j’avais déjà dédoublé sept pipes d’esprit, toutesmes dettes étaient payées, il me restait mon magasin de la Halle,plein de marchandises, et dix-huit mille livres à la cave ;mais qu’est-ce que l’argent, quand on tremble pour la vie de ceuxqu’on aime ?

Le 6 mars, vers neuf heures du soir, nousvenions de souper, comme à l’ordinaire, et le sergent, en fumant sapipe, les jambes croisées près de la fenêtre, nous avait regardéssans rien dire.

C’était l’heure où le bombardementcommençait : on entendait les premiers coups de canon,derrière le fond de Fiquet ; un coup de canon de l’avancéevenait de leur répondre ; cela nous avait en quelque sorteréveillés, car nous étions tout pensifs.

– Père Moïse, me dit le sergent, lesenfants sont pâles !

– Je le sais bien, sergent, luirépondis-je avec une grande tristesse.

Il ne dit plus rien ; et comme Zeffenvenait de sortir pour pleurer, il prit le petit David sur sesgenoux et le regarda longtemps. Sorlé tenait le petit Esdrasendormi dans ses bras, Sâfel levait la nappe et roulait lesserviettes pour les mettre dans l’armoire.

– Oui, dit le sergent, il faut y prendregarde, père Moïse ; nous causerons de ça plus tard.

Je le regardai tout surpris ; il vida sapipe au bord du poêle, et sortit en me faisant signe de le suivre.Zeffen rentrait, je lui pris la chandelle dans la main. Le sergentme conduisit dans sa petite chambre au fond de l’allée, il ferma laporte, et s’assit au pied de son lit, en me disant :

– Père Moïse, ne vous effrayez pas… maisle typhus vient d’éclater encore une fois en ville ; cinqsoldats sont entrés ce matin à l’hôpital, le commandant de placeMoulin est pris… On parle aussi d’une femme et de troisenfants…

Il me regardait ; je me sentais toutfroid !

– Oui, fit-il, cette maladie-là, je laconnais depuis longtemps ; nous l’avons eue en Pologne, enRussie, après la retraite, en Allemagne. Elle vient surtout de lamauvaise nourriture.

Alors je ne pus m’empêcher de crier ensanglotant :

– Hé ! mon Dieu ! quevoulez-vous que j’y fasse ?… Si je pouvais donner ma vie pourmes enfants, tout serait bien. Mais que voulez-vous que j’yfasse ?

– Demain, père Moïse, je vous apporteraimon bon de viande, dit le sergent, et vous ferez du bouillon pourles enfants. Mme Sorlé pourra toucher le bon à la Halle, ou, sivous aimez mieux, j’irai moi-même. Vous aurez tous mes bons deviande fraîche jusqu’à la fin du blocus, père Moïse.

En entendant cela, je fus tellement touché,que j’allai lui prendre la main, en criant :

– Sergent, vous êtes un brave homme.Pardonnez-moi, j’avais une mauvaise pensée contre vous ?

– Quelle pensée ? dit-il en fronçantles sourcils.

– À cause du landwehr de laTuilerie !…

– Ah ! bon… c’est différent… çam’est bien égal ! fit-il. Si vous saviez tous leskaiserlicks que j’ai mis en bas depuis vingt ans, vous enauriez encore d’autres, de mauvaises pensées sur mon compte. Maisil ne s’agit pas de ça ; vous acceptez, père Moïse ?

– Et vous, sergent, lui dis-je, qu’est-ceque vous mangerez ?

– Ne vous inquiétez pas de moi, lesergent Trubert n’a jamais manqué de rien !

Comme je voulais le remercier, ils’écria :

– Bon… c’est entendu ! Je ne puispas vous rendre du brochet, de l’oie grasse, mais une bonne soupeen temps de blocus vaut aussi quelque chose.

Il me serrait la main en riant. Moi, j’étaisbouleversé, j’avais les yeux pleins de larmes.

– Allons, bonne nuit ! fit-il en mereconduisant à la porte, tout ira bien. Dites à Mme Sorlé que toutira bien.

Je sortis en bénissant cet homme, et jeracontai tout à Sorlé, qui fut encore plus attendrie que moi. Nousne pouvions pas refuser : c’était pour les enfants ! etdepuis huit jours on ne trouvait plus que de la viande de chevalchez les bouchers.

Le lendemain donc nous eûmes de la viandefraîche, pour faire du bouillon à ces pauvres petits. Mais laterrible maladie était déjà chez nous, Fritz. Tiens, quand j’ypense après tant d’années, cela me retourne encore le cœur.Pourtant je ne puis pas me faire de reproches : avant d’allertoucher le bon, j’avais consulté notre vieux rebbe sur laqualité de cette viande selon la loi, et il m’avaitrépondu :

– La première loi est de sauverIsraël ; or, comment Israël peut-il être sauvé, si ses enfantspérissent ?

Mais, par la suite des temps, cette autre loim’est revenue :

« L’âme de toute chair est dans le sang,c’est pourquoi j’ai dit aux enfants d’Israël : Vous nemangerez le sang d’aucune chair, car l’âme de toute chair est sonsang. Quiconque en mangera sera retranché, et quiconque mangera dequelque bête malade sera souillé. »

Dans ma grande désolation, les paroles del’Éternel me sont revenues, et j’ai pleuré.

Toutes les bêtes qu’on avait mises dans lesfossés de la place étaient malades depuis six semaines ; ellesvivaient dans la boue, sous la neige et les vents, entre lesbastions de l’arsenal et de la manutention. Les soldats, quipresque tous étaient des fils de paysans, devaient pourtant savoirqu’elles ne pouvaient pas vivre au grand air, par un froidpareil ; c’était facile de leur construire un abri. Mais quandles chefs se chargent de tout, les autres ne pensent plus àrien ; ils oublient même le métier de leur village ! etsi malheureusement ceux qui commandent ne donnent pas d’ordres,rien ne se fait.

Voilà pourquoi ces animaux n’avaient plus nichair ni graisse, voilà pourquoi ce n’étaient plus que descarcasses tremblantes de misère et de fièvre, et pourquoi leurchair souffrante, devenue malsaine, était souillée d’après la loide Dieu.

Bien des soldats en moururent. Le mauvais ventdes cadavres étendus par centaines autour de la Tuilerie, de laferme Ozillo et dans les jardins, en passant sur la ville, futaussi cause de la maladie.

La justice de l’Éternel se montre entout ; quand les vivants ne remplissent pas leurs devoirsenvers les morts, ils périssent !

Je m’étais souvenu de ces choses trop tard,c’est pourquoi je n’y pense qu’avec douleur.

XVIII

 

Ce qui me fait encore le plus de peineaujourd’hui, Fritz, c’est la manière dont la terrible maladie entrachez nous.

Le 12 mars, les gens parlaient d’une quantitéd’hommes, de femmes, d’enfants, en train de mourir. On n’osait pasécouter, on se disait :

« Personne n’est malade dans notremaison, l’Éternel veille sur nous ! »

David, après souper, était venu s’arrondirdans mes bras, sa petite main sur mon épaule. Je leregardais ; il semblait bien assoupi, mais les enfants onttoujours sommeil à la nuit. Esdras dormait déjà, Sâfel venait denous souhaiter le bonsoir.

Enfin, Zeffen prit l’enfant, et nous allâmestous nous coucher.

Cette nuit-là, les Russes ne tiraientpas ; le typhus était peut-être aussi chez eux, je n’en saisrien.

Vers minuit, nous dormions donc à la grâce deDieu, quand j’entends un cri terrible.

J’écoute… et Sorlé me dit :

– C’est Zeffen !

Aussitôt je me lève, je veux allumer la lampe,j’étais dans le trouble, je ne trouvais plus rien.

Sorlé fit de la lumière, je tirai mon pantalonet je courus à la porte. Mais, à peine dans l’allée, Zeffen sort dela chambre comme une folle, ses grands cheveux noirs défaits. Elleme crie :

– L’enfant !…

Sorlé me suivait. Nous entrons, nous nouspenchons sur le berceau. Les deux enfants semblaient dormir :Esdras tout rose, David blanc comme la neige.

D’abord je ne voyais rien, à cause del’épouvante, mais ensuite je pris David pour l’éveiller ; jele secouai, criant :

– David !…

Et seulement alors nous vîmes qu’il avait lesyeux ouverts et retournés. – Zeffen criait :

– Éveillez-le !…éveillez-le !…

Sorlé, me le prenant des mains, dit :

– Donne !… Fais du feu… chauffe del’eau.

Et nous le posâmes sur le lit, en travers, enle secouant et en l’appelant. Le petit Esdras pleurait.

– Allume du feu, me répéta Sorlé, et toi,Zeffen, sois plus calme ; ces cris ne servent à rien. Vite…vite… du feu !

Mais Zeffen ne cessait de crier :

– Mon pauvre enfant !…

– Il va se réchauffer, dit Sorlé.Seulement, Moïse, dépêche-toi de t’habiller, cours chez leDr Steinbrenner.

Elle était plus pâle, plus effrayée que nous,mais l’esprit n’a jamais abandonné cette brave femme, ni lecourage. Elle avait fait du feu, le fagot pétillait dans lacheminée.

Alors je courus mettre ma capote, et jedescendis en pensant :

« Que le Seigneur ait pitié denous !… Si l’enfant meurt, je ne lui survivrai pas…Non !… c’est lui que j’aime le plus… je ne pourrai pas luisurvivre. »

Car tu sauras, Fritz, que le plus malheureux,le plus en danger de nos enfants, est toujours celui qu’on aime leplus ; il en a le plus besoin : nous oublions lesautres ! l’Éternel a voulu cela, sans doute pour le plus grandbien.

Je courais déjà dans la rue.

On n’a jamais vu de nuit plus sombre : levent du Rhin soufflait, la neige en poussière volait ;quelques fenêtres, éclairées de loin en loin, montraient lesmaisons où l’on veillait des malades.

J’avais la tête nue, et je ne sentais pas lefroid. Je criais en moi-même :

« Voici le dernier jour !… ce jourdont l’Éternel a dit : Avant la moisson, quand le bouton seradans sa fleur, et que la fleur se changera en grappe près de mûrir,je le retrancherai ; je couperai ses branches avec ma serpe,elles seront foulées aux pieds. »

Dans ces pensées effrayantes, je traversais lagrande place, où le vent secouait les vieux ormes pleins degivre.

Sur le coup d’une heure, je poussai la portedu Dr Steinbrenner ; sa grosse poulie grelottaitdans le vestibule. Comme j’allais à tâtons, cherchant la rampe, laservante parut avec une lumière au haut de l’escalier.

– Qui est là ? fit-elle en avançantsa lanterne.

– Ah ! lui répondis-je, que M. ledocteur arrive bien vite, nous avons un enfant malade, bienmalade.

Et je ne pus retenir mes sanglots.

– Montez, Monsieur Moïse, me dit cettefille ; monsieur vient de rentrer, il n’est pas encore couché.Montez un instant, réchauffez-vous.

Mais le père Steinbrenner avait toutentendu.

– C’est bien, Thérèse, dit-il en sortantde sa chambre ; entretenez le feu, dans une heure au plus, jeserai de retour.

Il avait déjà remis son grand tricorne, et sahouppelande en poil de chèvre.

Nous traversâmes la place sans rien nous dire.Je marchais devant ; quelques minutes après nous montionsnotre escalier.

Sorlé avait placé une chandelle en haut desmarches, je la pris et je conduisis M. Steinbrenner à la chambre del’enfant.

En entrant, tout paraissait calme. Zeffen,assise dans le fauteuil derrière la porte, la tête sur les genouxet les épaules nues, ne criait plus : elle pleurait. L’enfantétait dans le lit ; Sorlé, debout à côté, nous regardait.

Le docteur posa son chapeau sur lacommode.

– Il fait trop chaud ici, dit-il, donnezun peu d’air.

Ensuite il s’approcha du lit. Zeffen s’étaitlevée, pâle comme une morte. Le médecin, ayant pris la lampe,regarda notre pauvre petit David ; il leva la couverture, etsortit ses petites jambes encore toutes rondes, il écouta larespiration. Esdras s’était remis à pleurer, il se retourna etdit :

– Sortez l’autre enfant de cette chambre…j’ai besoin de calme… et puis l’air des malades n’est pas bon pourde si petits enfants.

Il me regardait de côté. Je compris ce qu’ilvoulait dire : – C’était le typhus ! – Je regardai mafemme… elle comprenait aussi.

En ce moment, je crus qu’on m’arrachait lecœur ; j’aurais voulu gémir, mais Zeffen était là, derrièrenous, qui se penchait, et je ne dis rien, ni Sorlé non plus.

Le docteur ayant demandé du papier pour écriresa prescription, nous sortîmes ensemble. Je le conduisis dans notrechambre, et la porte étant refermée, je me mis à sangloter.

Il me dit :

– Moïse, vous êtes un homme, ne pleurezpas. Songez que vous devez l’exemple du courage à deux pauvresfemmes.

Je lui demandai tout bas, dans la crainted’être entendu :

– Il n’y a donc plus d’espoir ?

– C’est le typhus ! dit-il. Nousferons ce que nous pourrons. Tenez, voici la prescription ;allez chez Tribolin, son garçon veille toutes les nuits maintenant,il vous donnera cela. Dépêchez-vous ! Et puis, au nom du ciel,faites sortir l’autre enfant de cette chambre, et votre fille, sic’est possible. Tâchez d’avoir des personnes étrangères, des genshabitués aux malades : le typhus se gagne.

Je ne répondis rien.

Il reprit son chapeau et s’en alla.

Maintenant, que puis-je te dire encore ?Le typhus est une maladie engendrée par la mort elle-même ;c’est en parlant d’elle que le prophète s’est écrié :

« Le sépulcre s’est ému à cause de toi,pour aller à ta rencontre ! »

Combien j’en avais vu mourir du typhus dansles hôpitaux, sur la côte de Saverne et ailleurs !

Quand les hommes se déchirent sans pitié,pourquoi la mort ne viendrait-elle pas à leur aide ? Mais, cepauvre enfant, qu’avait-il fait pour mourir si tôt ? Voilà,Fritz, ce qu’il y a de plus épouvantable : il faut que tousexpient le crime de quelques-uns ! – Oui, quand je pense quemon enfant est mort de cette peste, amenée par la guerre du fond dela Russie jusque chez nous, et dont toute l’Alsace et la Lorraineont été ravagées six mois, au lieu d’accuser l’Éternel, comme fontles impies, j’en accuse les hommes. Dieu ne leur a-t-il pas donnéla raison ? Et quand ils ne s’en servent pas, quand ils selaissent exciter bêtement les uns contre les autres par quelquesmauvais sujets, en est-il cause ?

Mais à quoi servent les idées justes, quand onsouffre ?

Je me souviens que la maladie dura six jours,et ces jours-là sont les plus cruels de ma vie. J’avais peur pourma femme, pour ma fille, pour Sâfel, pour Esdras. J’étais assisdans un coin, j’écoutais l’enfant respirer. Quelquefois il avaitl’air de ne plus respirer du tout. Alors un froid me passait sur lecorps ; je m’approchais, je prêtais l’oreille. Et quand parhasard Zeffen arrivait malgré la défense du médecin, j’entrais dansune sorte de fureur ; je la poussais dehors par les épaules,en frémissant. Elle me disait :

– Mais c’est mon enfant… c’est monenfant !…

Et je lui répondais :

– Et toi n’es-tu pas aussi monenfant ?… Je ne veux pas que vous mouriez tous !

Après cela, je fondais en larmes, je tombaisassis, regardant devant moi, sans force ; j’étais épuisé dedouleur.

Sorlé allait, venait dans la chambre, leslèvres serrées ; elle préparait tout, elle veillait àtout.

Dans ce temps, le musc était le remède dutyphus ; la maison était pleine de musc. Souvent l’idée meprenait qu’Esdras allait être aussi malade… Ah ! si le plusgrand bonheur en ce monde est d’avoir des enfants, quelle douleurde les voir souffrir !… Quelle épouvante de penser à leurperte !… d’être là, d’entendre leur respiration pressée, leurdélire, de reconnaître leur dépérissement d’heure en heure, deminute en minute, et de s’écrier au fond de son âme :

« La mort approche !… il n’y a plusrien… rien pour te sauver, mon enfant ! Je ne puis te donnerma vie… la mort n’en veut pas ! »

Quel déchirement et quelles angoisses, jusqu’àla dernière seconde, où tout se tait !

Alors, Fritz, l’argent, le blocus, la famine,la désolation générale, tout était oublié. C’est à peine si jevoyais le sergent entrouvrir chaque matin notre porte, et sepencher en demandant :

– Eh bien, père Moïse ? ehbien ?

Je ne sais ce qu’il nous disait, je n’yfaisais pas attention.

Mais ce qui me revient pourtant avecsatisfaction, ce qui fait toujours mon orgueil, c’est qu’au milieude cette désolation, où Sorlé, Zeffen et moi, tout le monde, nousperdions la tête, où nous oubliions les affaires, où nous laissionstout aller à l’abandon, le petit Sâfel prit tout de suite ladirection du commerce. Chaque matin nous l’entendions se lever àsix heures, descendre, ouvrir le magasin, monter une ou deuxcruches d’eau-de-vie, et servir les pratiques.

Personne ne lui avait dit un mot de cela, maisSâfel avait l’âme du commerce. Et si quelque chose était capable deconsoler un père dans de pareils malheurs, ce serait de se voirrevivre en quelque sorte dans un enfant si jeune, de se reconnaîtreet de penser : « Au moins la bonne race n’est pasperdue ; il en reste toujours, pour conserver le bon sens dansce monde ! » Oui, c’est la seule consolation qu’un hommepuisse avoir.

Notre schabès goïé faisait lacuisine, et la vieille Lanche nous aidait à veiller, mais lecommerce reposait sur Sâfel seul ; sa mère et moi, nous nesongions qu’à notre petit David.

Il mourut dans la nuit du 18 mars, le jour oùl’incendie éclata dans la maison du capitaine Cabanier.

Cette même nuit, deux obus tombèrent sur notremaison ; le blindage les fit rouler dans la cour, et tous deuxéclatèrent en brisant les fenêtres de la buanderie, et démolissantla porte du bûcher, qui s’écroula d’un coup, avec un fracashorrible.

C’est le plus grand bombardement que la villeait eu à supporter pendant ce blocus ; car aussitôt que lesennemis virent monter le feu, ils tirèrent dessus de Mittelbronn,des Baraques d’en haut et du fond de Fiquet, pour empêcher les gensde l’éteindre.

Moi, je restai tout le temps avec Sorlé, prèsdu lit de l’enfant, et le bruit des obus en éclatant ne nous fitrien.

Les malheureux ne tiennent plus à la vie… Etpuis l’enfant était si mal ! il avait des plaques bleues surtout le corps.

La fin approchait.

Je me promenais dans la chambre. Dehors, oncriait :

– Au feu !… au feu !…

Les gens passaient comme un torrent dans larue. Nous entendions ceux qui revenaient de l’incendie donner desnouvelles, et les pompes accourir, les soldats ranger la foule à lachaîne, les obus éclater à droite et à gauche.

Devant nos fenêtres, de longues traînées deflamme rouge descendaient par-dessus les toits du quartier en face,et battaient les vitres. Nos canons répondaient à l’ennemi toutautour de la ville. De temps en temps on entendait crier :

– Place !… place !…

C’était les blessés qu’on emportait.

Deux fois des piquets montèrent jusque dansnotre chambre, pour me mettre dans la chaîne ; mais, en mevoyant assis près de l’enfant avec Sorlé, ils redescendirent.

Le premier obus éclata chez nous vers onzeheures, le second à quatre heures du matin ; tout grelottaitdu grenier à la cave : le plancher, le lit, les meublesétaient comme soulevés ; mais, dans notre épuisement et notredésespoir, nous ne dîmes seulement pas un mot.

Zeffen accourut avec Esdras et le petit Sâfelau premier obus. On voyait que David allait mourir. La vieilleLanche et Sorlé, assises, sanglotaient. Zeffen se mit à crier.

J’ouvris les fenêtres tout au large, pourdonner de l’air, et la fumée de poudre dont la ville était couverteentra dans la chambre.

Sâfel vit tout de suite que l’heureapprochait ; je n’eus besoin que de le regarder, il sortit etrevint bientôt, malgré la foule, par une rue détournée, avec lechantre Kalmès, qui se mit à réciter la prière desagonisants :

« L’Éternel règne… L’Éternel a régné…L’Éternel régnera partout et à jamais !

» Loué soit partout et à jamais le nom deson règne glorieux !

» C’est l’Éternel qui est Dieu !C’est l’Éternel qui est Dieu ! C’est l’Éternel qui estDieu !

» Écoute, Israël, notre Dieu l’Éternelest un.

» Va donc où le Seigneur t’appelle… va,et que sa miséricorde t’assiste.

» Que l’Éternel notre Dieu, soit avectoi ; que ses anges immortels te conduisent jusqu’au ciel, etque les justes se réjouissent quand le Seigneur t’accueillera dansson sein !

» Dieu de miséricorde, reçois cette âmeau milieu des joies éternelles ! »

Moi et Sorlé, nous répétions en pleurant cesparoles saintes. Zeffen, comme morte, était couchée, les brasétendus en travers du lit, sur les pieds de son enfant. Son frèreSâfel, derrière, pleurait à chaudes larmes, en l’appelant toutbas :

– Zeffen !… Zeffen !…

Mais elle ne l’entendait pas ; son âmeétait perdue dans les douleurs infinies.

Dehors, les cris : « Aufeu ! » les commandements des pompes, le tumulte de lafoule, le roulement de la canonnade continuaient ; les éclairscoup sur coup remplissaient les ténèbres.

Quelle nuit, Fritz, quelle nuit !

Tout à coup Sâfel, s’étant penché sous lerideau, se retourna tout épouvanté. Ma femme et moi, nous courûmes,et nous vîmes la mort de l’enfant ; nous levâmes les mains enéclatant en sanglots. Le chantre cessa de psalmodier. Notre Davidétait mort.

Le plus terrible, c’est le cri de lamère ! Elle était étendue, comme évanouie ; mais quand lechantre, se penchant, referma la lèvre et dit :Amen ! elle se releva, prit le petit, regarda ;et puis, le levant au-dessus de sa tête, elle se mit à courir versla porte, en criant d’une voix déchirante :

– Baruch… Baruch… sauve notreenfant !

Elle était folle, Fritz ! Et moi, danscette dernière épouvante, je l’arrêtai ; je lui repris parforce le petit corps, qu’elle voulait emporter. Et Sorlé,l’entourant de ses bras, avec des gémissements sans fin, la mèreLanche, le chantre, Sâfel, tous l’entraînèrent dehors.

Je restai seul, et j’entendis les gensdescendre, entraînant ma fille.

Comment un homme peut-il supporter de sigrandes douleurs ?

Je remis David dans le lit, et je le couvris,à cause des fenêtres ouvertes. Je savais bien qu’il était mort,mais il me semblait qu’il aurait froid. Je le regardai longtempssans pleurer, pour garder dans mon cœur cette jolie figure.

Tout se déchirait là !… tout !… Jesentais comme une main m’arracher les entrailles, et dans ma folie,j’accusais l’Éternel ; je lui disais :

– Je suis l’homme qui a vu l’afflictionpar la verve de ta fureur ! Certainement, tu t’es tournécontre moi. Tu as fait vieillir ma chair, et tu as brisé mes os. Tum’as plongé dans les ténèbres. Même quand je crie et que je frémis,tu rejettes ma prière. Tu es pour moi comme un lion qui se tientdans ses cavernes !

Ainsi je me promenais en gémissant et même enblasphémant. Mais le Dieu de miséricorde m’a pardonné ; ilsavait bien que ce n’était pas moi qui parlais, mais mondésespoir.

Je m’assis à la fin. Les autres revenaient…Sorlé s’assit près de moi en silence, Sâfel me dit :

– Zeffen est chez le rebbe, avecEsdras.

Je ne lui répondis pas, et me couvris latête.

Ensuite quelques femmes, avec la vieilleLanche, étant arrivées, je pris Sorlé par la main, et nous entrâmesdans la grande chambre, sans prononcer une parole.

La vue seule de cette chambre, où les deuxpetits frères avaient joué si longtemps, me fit encore répandre deslarmes ; et Sorlé, Sâfel et moi, nous pleurâmes ensemble.

La maison se remplissait de monde ; ilpouvait être huit heures, et l’on savait déjà que nous avions unenfant mort.

XIX

 

Alors, Fritz, commencèrent lesfunérailles.

Tous ceux qui mouraient du typhus devaientêtre enterrés le jour même : les chrétiens derrière l’église,et les juifs dans les fossés de la place, à l’endroit où se trouveaujourd’hui le manège.

Les vieilles étaient déjà là, pour laver lepauvre petit être, pour le peigner et lui couper les ongles, selonla loi du Seigneur. Quelques-unes cousaient le linceul.

Les fenêtres ouvertes laissaient passer levent, les volets battaient les murs. Le schamess[16] se promenait dans les rues, frappantles portes de son marteau, pour réunir nos frères.

Sorlé s’assit à terre, la tête voilée. Et moi,entendant Desmarets monter, j’eus encore le courage d’aller à sarencontre, et de lui montrer la chambre. Le pauvre ange était danssa petite chemise, sur le plancher, la tête relevée par un peu depaille, et le petit thaleth dans ses doigts. Il étaitredevenu si beau avec ses cheveux bruns et ses lèvres entrouvertes,qu’en le voyant je pensai :

« L’Éternel a voulu t’avoir près de sontrône ! »

Et mes larmes coulaient sans bruit ; mabarbe en était pleine.

Desmarets prit donc la mesure et s’en alla.Une demi-heure après il revenait, le petit cercueil de sapin sousle bras, et la maison fut de nouveau remplie de gémissements.

Je ne pus voir clouer l’enfant !… J’allaim’asseoir sur le sac de cendres, couvrant ma figure des deux mains,et criant en moi-même, comme Jacob :

« Certainement, je descendrai avec cetenfant au sépulcre… Je ne lui survivrai pas ! »

Bien peu de nos frères arrivèrent, carl’épouvante était en ville : on savait que l’ange de la mortpassait, et que les gouttes de sang pleuvaient de son épée dans lesmaisons ; chacun vidait l’eau de sa cruche sur le seuil etrentrait vite. Mais les meilleurs arrivèrent pourtant en silence,et, vers le soir, il fallut partir et descendre par la poterne.

J’étais seul de la famille, – Sorlé n’avait pume suivre, ni Zeffen, – j’étais seul pour jeter la pelletée deterre ! Et les forces m’abandonnèrent, il fallut me ramenerjusqu’à notre porte. Le sergent me soutenait par le bras ; ilme parlait et je ne l’entendais pas : j’étais comme mort.

Tout ce qui me revient encore de ce jourépouvantable, c’est le moment où rentré chez nous, – assis sur lesac, devant notre âtre froid, les pieds nus, la tête penchée etl’âme dans les abîmes, – le schamess s’avança près de moi,me toucha l’épaule et me fit lever ; et que, sortant soncouteau de sa poche, il me fendit l’habit, en le déchirant jusqu’àla hanche. Ce coup fut le dernier et le plus terrible ; jeretombai, murmurant avec Job :

– Que le jour où je naquis périsse !et la nuit en laquelle il fut dit : Un homme est né ! Queles nuées obscures demeurent sur lui, qu’on l’ait en horreur, commeun jour d’amertume ! car le deuil, le grand deuil, n’est pascelui qui descend du père à l’enfant, mais celui qui remonte del’enfant au père. Pourquoi m’a-t-on reçu sur les genoux et pourquoim’a-t-on présenté des mamelles ? Maintenant je serais couchédans la tombe et je reposerais !

Et ma douleur, Fritz, n’eut point defin ; je m’écriais :

– Que dira Baruch, et que luirépondrai-je lorsqu’il me redemandera son enfant ?

Le commerce ne me touchait plus. Zeffen vivaitchez le vieux rebbe ; sa mère passait les jours avecelle, pour soigner Esdras et la consoler.

Tout était ouvert dans la maison ; laschabès goïé brûlait du sucre et des piments, et le ventdu ciel, entrant partout, purifiait l’air. – Sâfel vendait.

Moi, le matin, devant l’âtre, je faisais cuirequelques pommes de terre, j’en mangeais avec un peu de sel, et puisje m’en allais, oubliant tout comme un malheureux. J’errais tantôtà droite, tantôt à gauche, du côté de l’ancienne Gendarmerie,autour des remparts, aux endroits détournés.

La vue des gens me faisait mal, surtout deceux qui avaient connu l’enfant.

C’est alors, Fritz, que la misère étaitgrande ; c’est alors que la faim, le froid, les souffrances detoute sorte accablaient la ville ; c’est alors que les figuress’amaigrissaient et qu’on voyait des femmes, des enfants, àdemi-nus et tremblants, marcher dans l’ombre des ruellesdésertes.

Ah ! de si grandes misères ne reviendrontplus ; nous ne sommes plus à ces temps de guerres abominables,– qui duraient des vingt ans ! – où les grandes routesressemblaient à des ornières et les chemins à des ruisseaux defange ; où les terres restaient en friche, faute debras ; où les maisons s’affaissaient, faute d’habitants ;où les pauvres allaient pieds nus et les riches en sabots, pendantque des officiers supérieurs passaient sur des chevaux superbes,regardant le genre humain d’un œil de mépris.

On ne supporterait plus cela !

Mais alors tout était détruit, humilié dans lanation, les bourgeois et le peuple n’étaient plus rien ; on neconnaissait plus que la force. Quand on disait :

– Il y a pourtant une justice, un droit,une vérité !

La mode était de répondre ensouriant :

– Je ne comprends pas !

Et l’on passait pour un homme d’esprit, unhomme d’expérience qui fera son chemin.

Au milieu de ma désolation, je regardais ceschoses sans y penser, mais depuis elles me sont revenues, et desmilliers d’autres ; tous ceux qui restent peuvent aussi s’ensouvenir.

Un matin, j’étais sous la vieille halle, àregarder les misérables acheter de la viande. On abattait alors leschevaux du Rouge-Colas et ceux des gendarmes, – aussi décharnés queles bestiaux du fossé, – et l’on vendait cette viande trèscher.

Je regardais ces tourbillons de vieillesfemmes hâves, de bourgeois les yeux creux, tous ces êtres minablespressés devant l’étal de Frantz Sépel, qui leur distribuait desmorceaux de carcasse.

On ne voyait plus les gros chiens de Frantzrôder autour de la boucherie, en se léchant la gueule. Les mainssèches des vieilles s’allongeaient au bout de leurs bras décharnés,pour tout happer ; les voix faibles criaient ensuppliant :

– Encore un peu de foie, monsieur Frantz,pour la réjouissance !

Je regardais cela sous le grand toit sombre,où descendait un peu de lumière par les trous des obus. De loin,entre les piliers vermoulus, quelques soldats, sous la voûte ducorps de garde, leurs vieilles capotes pendant le long des hanches,regardaient aussi : – c’était comme un rêve.

Ma grande tristesse s’accordait avec cespectacle, quand, au bout d’une demi-heure, au moment de m’enaller, je vis Burguet venir, en longeant la vieille cassine du pèreBrainstein, défoncée par les obus et penchée en décombres sur laruelle.

Burguet m’avait dit, quelques jours avantnotre malheur, que sa servante était malade ; je n’y songeaisplus, mais alors cela me revint.

Il me parut en ce moment tellement changé,tellement maigre, et les joues tellement tirées par les rides, queje crus ne pas l’avoir vu depuis des années. Son chapeau luidescendait jusque sur les yeux ; sa barbe, d’au moins quinzejours, grisonnait. Il arrivait, regardant de tous les côtés ;mais au fond de l’ombre, contre les madriers de l’ancien magasin àfourrage, il ne pouvait me voir, et il s’arrêta derrière le tas devieilles, serrées en demi-cercle devant l’étal, attendant sontour.

Au bout d’un instant, il mit quelques sousdans la main de Frantz Sépel et reçut son morceau, qu’il cacha soussa capote. Puis, regardant encore, il s’en alla vite, la tête basseet les basques croisées.

Cette vue me retourna le cœur ; je mesauvai, levant les mains au ciel, et murmurant :

– Est-il possible ?… est-ilpossible ?… lui… Burguet aussi !… un homme de ce talent,souffrir la faim et manger de ces carcasses ! Seigneur Dieu,quelle épreuve !…

Je rentrai chez nous tout bouleversé.

Il ne nous restait plus beaucoup deprovisions ; malgré cela, le lendemain matin, comme Sâfeldescendait ouvrir la boutique, je lui dis :

– Tiens, mon enfant, porte ce petitpanier à M. Burguet ; il y a des pommes de terre et du bœufsalé. Prends garde qu’on ne te voie, on te l’enlèverait. Tu dirasque c’est en souvenir du pauvre déserteur.

L’enfant partit. Il m’a dit que Burguet avaitpleuré.

Voilà, Fritz, ce qu’il faut voir dans unblocus, où l’on est surpris du jour au lendemain. Voilà ce que lesAllemands et les Espagnols avaient souffert, et ce que noussouffrions à notre tour : – Voilà la guerre !

Les vivres de siège eux-mêmes tiraient à leurfin ; mais le commandant de place Moulin étant mort du typhus,la grande disette n’empêchait pas le lieutenant-colonel qui leremplaçait de donner des bals et des fêtes aux parlementaires, dansl’ancienne maison Thévenot. Les fenêtres s’éclairaient, la musiquejouait, l’état-major buvait du punch et du vin chaud, pour fairecroire que nous vivions dans l’abondance. On avait bien raison debander les yeux à ces parlementaires jusqu’à la salle de bal, cars’ils avaient vu la mine des gens, tous les bals et les vins chaudsdu monde ne les auraient pas trompés.

Pendant ce temps, le fossoyeur Mouyot et sesdeux garçons venaient prendre chaque matin leurs deux ou troisgouttes d’eau-de-vie. Ils pouvaient dire : « Nous buvonsles morts ! » comme les vétérans disaient :« Nous buvons le Cosaque ! » Personne en villen’avait voulu se charger d’enterrer les morts du typhus ; euxseuls, après avoir pris leur goutte, avaient osé jeter ceux del’hôpital sur une charrette et les entasser dans la fosse ; etpuis ils avaient passé fossoyeurs, avec le père Zébédé.

L’ordre était de rouler les morts dans undrap, mais qui passait l’inspection ? Le vieux Mouyot m’a ditlui-même qu’on les enterrait avec la capote ou la veste, comme celase trouvait, et quelquefois tout nus.

Pour chaque mort, ces gens avaient leurstrente-cinq sous ; le père Mouyot, l’aveugle, pourra te ledire : c’était son bon temps !

Vers la fin de mars, au milieu de cettedisette affreuse, où l’on ne trouvait plus un chien dans les rues,et bien moins encore un chat, de mauvaises nouvelles couraient laville : des bruits de batailles perdues, des marches surParis, etc.

À force de recevoir des parlementaires et deleur donner des bals, quelque chose de nos malheurs transpiraittoujours, soit par les domestiques, soit par les servantes.

Moi, souvent, en errant dans les rues quilongent les remparts, je montais sur un bastion, du côté deStrasbourg, de Metz ou de Paris. Je ne craignais plus alors lesballes perdues ! De là, je regardais les mille feux de bivouacrépandus dans la plaine, les soldats ennemis revenant des villagesavec de longues perches où pendaient des quartiers de viande, oubien accroupis autour de ces petits feux qui brillaient comme desétincelles sur la lisière des bois ; je voyais leurspatrouilles, et leurs batteries couvertes, où flottait undrapeau.

Quelquefois aussi je regardais la fumée descheminées aux Quatre-Vents, au Bigelberg, à Mittelbronn. Chez nous,les cheminées ne fumaient plus, le temps des festins étaitpassé.

Tu ne saurais croire combien de pensées vousviennent quand on est enfermé, comme on suit des yeux les grandesroutes blanches, en se figurant marcher là-bas, causer avec lesgens de choses nouvelles, leur demander ce qu’ils ont souffert, etleur raconter ce qu’on a supporté soi-même.

Du bastion de la manutention, ma vues’étendait jusqu’aux cimes blanches du Schnéeberg : j’étais aumilieu des forestiers, des schlitteurs, des bûcherons. Le bruitavait couru qu’ils défendaient leur route de Schirmeck ;j’aurais voulu savoir si c’était vrai.

Du côté des Maisons-Rouges, sur la route deParis, je me figurais être chez mon vieil ami Leiser ; je levoyais au coin de son âtre, désolé de nourrir tant de monde, carles états-majors russes, autrichiens, bavarois, ne quittaient pascette route, et de nouveaux régiments défilaient sans cesse.

Et le printemps venait ! La neigecommençait à fondre dans les sillons et derrière les haies. Déjàles grandes forêts de la Bonne-Fontaine et des Baraques prenaientd’autres teintes.

La chose qui m’attendrit le plus, je m’ensouviens, c’est, à la fin du mois de mars, d’entendre chanter lapremière alouette. Le ciel était tout pâle, je regardais en l’airpour la voir. L’idée du petit David me revenait en même temps, et,sans savoir pourquoi, je pleurais.

Les hommes ont des idées étranges : unchant d’oiseau les attendrit, et quelquefois, après des années, lesmêmes sons leur rappellent les mêmes idées, jusqu’à leur fairerépandre des larmes.

Enfin, la maison étant purifiée, Zeffen etSorlé y rentrèrent.

Le temps de la Pâque approchait ; ilfallait laver les planchers, gratter les murs, récurer lavaisselle. Les pauvres femmes, au milieu de ces soins, oublièrentun peu notre malheur. Mais plus le moment approchait, plusl’inquiétude était grande ; comment accomplir, au milieu de lafamine, le commandement de Dieu :

« Ce mois vous sera le premier del’année. Qu’au dixième jour de ce mois, chaque famille prenne unagneau d’entre les brebis, ou bien un chevreau d’entre les chèvres.Qu’elle le tienne en garde jusqu’au quatorzième jour ; qu’ellel’égorge et mange sa chair rôtie, avec du pain sans levain et desplantes amères. »

Où trouver l’agneau du sacrifice ?Schmoûlé seul, le vieux schamess, y songeait depuis troismois pour tout le monde ; il nourrissait un chevreau mâle del’année dans sa cave, et c’est ce chevreau qu’on égorgea.

Chaque famille juive en eut sa part, bienpetite, mais la volonté de l’Éternel fut remplie.

Nous invitâmes en ce jour, selon la loi, undes plus pauvres d’entre nos frères, Kalmès. Nous partîmes ensemblepour la synagogue ; on récita les prières, et puis nousrevînmes nous asseoir à la table du festin.

Tout était prêt et dans l’ordre, malgré lagrande misère : la nappe blanche, le gobelet de vinaigre,l’œuf dur, le raifort, le pain azyme et la chair du chevreau. Lalampe à sept becs brillait au-dessus ; seulement nous n’avionspas beaucoup de pain.

M’étant donc assis au milieu de la famille,Sâfel prit l’aiguière et me versa de l’eau sur les mains ;puis nous nous penchâmes tous, chacun prit du pain, en disant avecun grand serrement de cœur :

– Voici le pain de la misère, que nospères ont mangé en Égypte. Quiconque a faim, vienne en manger avecnous ! Quiconque est pauvre, vienne faire la Pâque !

Nous nous rassîmes, et Sâfel medemanda :

– Pourquoi cette cérémonie, monpère ?

Je lui répondis :

– Nous avons été esclaves en Égypte, monenfant, et l’Éternel nous en a tirés d’une main puissante et lebras tendu !

Ces paroles nous remplirent de courage ;nous espérions que Dieu nous délivrerait, comme il avait délivrénos pères, et que l’Empereur serait son bras droit, mais nous noustrompions : l’Éternel ne voulait plus de cet homme !

XX

 

Le lendemain, entre six et sept heures, aupetit jour, nous dormions tous quand un coup de canon fit tremblernos vitres. L’ennemi ne tirait d’ordinaire que la nuit.J’écoutai : un second coup de canon suivit le premier au boutde quelques secondes, puis un autre, ainsi de suite un à un.

Alors je me levai, j’ouvris une de nosfenêtres, et je regardai. Le soleil montait derrière l’arsenal. Pasune âme n’était dans la rue, mais, à mesure que les coups sesuccédaient, des portes et des fenêtres s’ouvraient ; les gensencore en chemise se penchaient dehors, prêtant l’oreille.

Aucun obus ne sifflait dans l’air :l’ennemi tirait à poudre.

En écoutant bien, un grand murmure s’entendaitau loin, autour de la ville. D’abord il s’éleva sur la côte deMittelbronn, puis il gagna le Bigelberg, les Quatre-Vents, lesBaraques d’en haut et d’en bas.

Sorlé venait aussi de se lever ; je finisde m’habiller, et je lui dis :

– Quelque chose d’extraordinaire sepasse… Dieu veuille que ce soit pour notre bien !

Et je descendis tout inquiet.

Il ne s’était pas écoulé plus d’un quartd’heure depuis le premier coup de canon, et toute la ville étaitdebout. Les uns couraient aux remparts, les autres se réunissaient,criant et se disputant aux coins des rues. L’étonnement, lacrainte, la colère se peignaient sur toutes les figures.

Un grand nombre de soldats se mêlaient auxbourgeois, et tous ensemble montaient par bandes à droite et àgauche de la porte de France.

J’allais suivre une de ces troupes, quandBurguet descendit la rue. Il était encore défait comme le jour oùje l’avais vu sous la halle.

– Eh bien ! lui dis-je en courant àsa rencontre, voici des affaires graves !

– Très graves, et qui n’annoncent rien debon, Moïse, fit-il.

– Oui, c’est clair, lui répondis-je, lesAlliés ont remporté des victoires ; ils sont peut-être àParis.

Alors, se retournant effrayé, ilmurmura :

– Prenez garde, Moïse, prenezgarde ; si l’on vous entendait dans un moment pareil, lesvétérans vous déchireraient !

J’étais tout saisi, voyant qu’il avaitraison ; lui, ses joues tremblaient. – Il me prit ensuite parle bras et me dit :

– Je vous dois des remerciements pour lesprovisions que vous m’avez envoyées ; elles sont arrivées bienà propos.

Comme je lui répondais que nous aurionstoujours un morceau de pain à son service, tant qu’il en resterait,il me serra la main ; et nous remontâmes ensemble la rue, duquartier d’infanterie jusqu’au bastion de la glacière, où l’onavait dressé deux batteries pour dominer la côte deMittelbronn.

On découvrait de là toute la route de Parisjusqu’au Petit-Saint-Jean, et même jusqu’à Lixheim ; mais cesgrands tas de terre, qu’on appelait des cavaliers, étaient couvertsde monde : le baron Parmentier, son adjoint Pipelingre, levieux curé Leth, et beaucoup d’autres notables se tenaient en cetendroit, au milieu de la foule, regardant en silence. Rien qu’àvoir leurs figures, on comprenait qu’il se passait quelque chose deterrible.

Étant donc montés sur le talus, nous vîmesd’où venait l’attention de ce monde. Tous les ennemis, Autrichiens,Bavarois, Wurtembergeois, Russes, cavalerie et infanterie, mêlésensemble, se répandait autour de leurs retranchements comme desfourmilières, s’embrassant, se serrant la main, levant les shakosau bout des baïonnettes, agitant des branches d’arbres, quicommençaient à verdir.

Des cavaliers traversaient la plaine ventre àterre, le colback à la pointe du sabre, et poussaient des cris quimontaient jusqu’au ciel.

Le télégraphe jouait sur la côte deSaint-Jean, Burguet me dit en le montrant :

– Si nous comprenions ces signes, Moïse,nous saurions mieux ce qui nous attend d’ici quinze jours.

Quelques personnes s’étant retournées pournous entendre, nous redescendîmes dans la rue du Quartier, toutpensifs.

Les soldats, aux fenêtres de la caserne, touten haut, regardaient aussi. Des quantités d’hommes et de femmesaccouraient.

Nous traversâmes cette foule dans la rue desCapucins, toujours déserte. Burguet, qui marchait la tête penchée,s’écria :

– C’est donc fini !… Que de chosesnous avons vues depuis vingt-cinq ans, Moïse ! Que de chosesétonnantes et terribles !… Et c’est fini !…

Il me tenait la main et me regardait commeétonné de ses propres paroles ; puis, se remettant àmarcher :

– Cette campagne d’hiver m’épouvantait,dit-il ; cela traînait… traînait… et le coup de tonnerren’arrivait pas !… Mais demain, après-demain qu’allons-nousapprendre ? L’Empereur est-il mort ? Que décidera-t-on denous ? La France sera-t-elle encore la France ? Que nouslaissera-t-on ? Que nous prendra-t-on ?

Et continuant de réfléchir de la sorte, nousarrivâmes devant notre maison. Alors, comme réveillé tout à coup,Burguet me dit :

– Moïse, de la prudence !… Sil’Empereur n’est pas mort, les vétérans tiendront jusqu’à ladernière seconde. Songez-y, ceux qui leur seraient suspectsauraient tout à craindre.

Je le remerciai de ce qu’il me disait, et jemontai chez nous, me promettant bien de suivre son conseil.

Ma femme et mes enfants m’attendaient pourdéjeuner, la petite corbeille de pommes de terre sur la table. Nousnous assîmes, et je leur racontai tout bas ce qu’on voyait du hautdes remparts, en leur recommandant de se taire, car le dangern’était pas fini : la garnison pouvait se révolter, et vouloirse défendre malgré les chefs ; et ceux qui se mêleraient deces choses pour ou contre, même en paroles, courraient le risque dese perdre, sans aucun profit pour personne.

Ils comprirent que j’avais raison, je n’euspas besoin de leur en dire plus.

Nous avions la crainte de voir arriver notresergent et d’être forcés de lui répondre, s’il nous demandait ceque nous pensions de ces choses ; mais il ne rentra que versonze heures du soir, nous étions tous couchés depuis longtemps.

Le lendemain, la nouvelle de l’entrée desalliés à Paris était affichée aux portes de l’église et aux piliersde la halle. On n’a jamais su par qui. Dans ce temps on parla de M.de la Vablerie et de trois ou quatre autres émigrés, capablesd’avoir fait le coup, mais rien n’était certain.

La garde montante arracha ces affiches,malheureusement des soldats et des bourgeois les avaient déjàlues.

C’était quelque chose de si nouveau, detellement incroyable, après ces dix ans de guerre, – où l’Empereurétait tout, où la nation restait en quelque sorte dans l’ombre, oùpas un homme ne pouvait dire ni écrire un mot sans y avoir étéautorisé, où l’on n’avait que le droit de payer et de donner sesenfants à la conscription, – c’était si grave de penser quel’Empereur pouvait être vaincu ! qu’un père de famillelui-même, au milieu de sa femme et de ses enfants, retournait troisou quatre fois la tête avant d’oser en souffler un seul mot.

Tout se taisait donc encore, malgré lesaffiches. Les fonctionnaires restaient chez eux, pour n’avoir pas àparler ; le gouverneur et le conseil de défense ne bougeaientpas ; mais les dernières recrues, en pensant qu’elles allaientrevoir leur village, embrasser leurs parents, reprendre leur étatou travailler aux champs et pouvoir se marier, ne cachaient pasleur joie, comme c’est tout naturel. Les vétérans qui n’avaient pasd’autre métier, pas d’autre ressources pour vivre que la guerre, enétaient indignés ! Ils ne croyaient rien ; ilsdéclaraient que toutes les nouvelles étaient fausses, quel’Empereur n’avait jamais perdu de bataille, qu’il ne pouvait pasen perdre, et que les affiches et les coups de canon des Alliésétaient une ruse de guerre, pour se faire ouvrir les portes.

Et c’est depuis ce jour, Fritz, que ladésertion recommença, non plus un à un, mais par six, par dix, parvingt. Des postes tout entiers filaient sur la montagne avec armeset bagages. Les vétérans tiraient sur les déserteurs ; ils entuèrent quelques-uns, et reçurent l’ordre d’escorter les conscritsqui portaient la soupe aux avant-postes.

Pendant ce temps, les parlementaires nefaisaient qu’entrer et sortir à la file. Tous, officiers desétats-majors russes, autrichiens, bavarois, restaient des heuresentières au Gouvernement, ayant sans doute de grandes propositionsà débattre.

Notre sergent ne faisait plus que passer lesoir une minute dans notre chambre, pour se plaindre de ladésertion, et nous en étions contents : Zeffen était encoremalade, Sorlé ne pouvait pas la quitter ; moi j’étais forcéd’aider Sâfel jusqu’après la retraite.

La boutique était toujours pleine devétérans ; quand une bande sortait, aussitôt il en venait uneautre.

Ces vieux, tout gris, avalaient l’eau-de-vieverre sur verre ; ils se payaient des tournées et devenaienttoujours plus sombres. Ils frissonnaient et ne parlaient que detrahison, en vous lançant des coups d’œil de travers.

Quelquefois ils souriaient, disant :

– Gare ! s’il faut faire sauter laforteresse, elle sautera !

Sâfel et moi, nous avions l’air de ne pascomprendre ; mais tu peux te figurer nos transes : aprèsavoir tant souffert, risquer encore de sauter avec cesvétérans !

Le soir, notre sergent répétait mot pour motce qu’avaient dit les autres ; – Tout n’était que mensonge ettrahison… L’Empereur devait finir par balayer cettecanaille !

– Attendez… attendez ! – criait-ilen fumant sa pipe, les dents serrées, – la débâcle va venir… Lecoup de tonnerre est proche !… Et cette fois, pas de pitié,pas de miséricorde !… Il faut que tous les gueux y passent…tous les traîtres !… Il faut que le pays soit nettoyé pourcent ans !… Laissez faire, père Moïse, nous rirons !…

Tu penses bien que nous n’avions pas envie derire.

Mais le jour où j’eus le plus d’inquiétude,c’est le 8 avril au matin, lorsque parut le décret du Sénat quidestituait l’Empereur.

Notre boutique était pleine d’artilleurs demarine et de sous-officiers du dépôt. Nous venions de les servir,quand le secrétaire du trésorier, un gros court, les joues rondeset jaunes, le bonnet de police sur l’oreille, entra, se fit verserun petit verre, puis sortit le décret de sa poche et se mit à lelire tranquillement aux autres, en leur disant :

– Écoutez !

Je crois encore l’entendre :

« Considérant que Napoléon Bonaparte adéchiré le pacte qui l’unissait au peuple français en levant desimpôts autrement qu’en vertu de la loi, en ajournant sans nécessitéle Corps législatif, en rendant illégalement plusieurs décretsportant peine de mort, en anéantissant la responsabilité desministres, l’indépendance judiciaire, la liberté de la presse,etc. ; – Considérant que Napoléon a mis le comble aux malheursde la patrie, par l’abus qu’il a fait de tous les moyens qu’on luia confiés en hommes et en argent pour la guerre, et en refusant detraiter à des conditions que l’intérêt national exigeaitd’accepter ; – Considérant que le vœu manifeste de tous lesFrançais appelle un ordre de choses, dont le premier résultat soitle rétablissement de la paix générale, et qui soit aussi l’époqued’une réconciliation solennelle entre tous les États de la grandefamille européenne, le Sénat décrète : – Napoléon Bonaparteest déchu du trône ; le droit d’hérédité est aboli dans safamille ; le peuple et l’armée sont déliés envers lui duserment de fidélité. »

Il commençait à peine de lire que jepensai :

« Si cela continue, ils vont démolir maboutique de fond en comble. »

Je me dépêchai même, dans mon épouvante, defaire sortir Sâfel par la porte de derrière. Mais tout se passabien autrement que je ne croyais. Ces vétérans méprisaient leSénat ; ils levèrent les épaules, et celui qui venait de lirele décret se moucha dedans et le jeta sous le comptoir, endisant :

– Le Sénat ! Qu’est-ce que leSénat ? Un tas d’écornifleurs, un tas de pique-assiettes quel’Empereur a racolés à droite et à gauche, pour lui diretoujours : – Dieu vous bénisse !

– Oui, major, dit un autre ; maisc’est égal, on devrait tout de même les jeter dehors, à grandscoups de pied dans le dos.

– Bah ! ça n’en vaut pas la peine,répondit le sergent-major ; d’ici à quinze jours, quandl’Empereur sera redevenu le maître, ils viendront encore lui lécherles bottes. Il faut ça pour la dynastie, des gens qui vous lèchentles bottes, – ça produit un bon effet ! – surtout d’anciensnobles qu’on paye trente ou quarante mille francs par an. Ilsreviendront, soyez tranquilles, et l’Empereur leur pardonnera,d’autant plus qu’il n’en trouverait pas d’aussi nobles pour lesremplacer.

Et comme ils sortirent tous après avoir vidéleurs petits verres, je bénis le ciel de leur avoir donné tant deconfiance dans l’Empereur.

Cette confiance dura jusque vers le 11 ou le12 avril, où des officiers, envoyés par le général commandant la4e division militaire, arrivèrent dire que la garnisonde Metz reconnaissait le Sénat et suivait ses ordres.

Ce fut un coup épouvantable pour nos vétérans.Nous vîmes le soir même, à la figure de notre sergent, que c’étaitpour lui le coup de la mort. Il avait vieilli de dix ans, et rienque son regard aurait pu vous arracher des larmes. Jusqu’alors iln’avait cessé de nous dire :

– Tous ces décrets, toutes ces affichessont des trahisons ! L’Empereur est toujours là-bas avec sonarmée, et nous sommes ici pour le soutenir. Ne craignez rien, pèreMoïse.

Mais depuis l’arrivée des officiers de Metz,sa confiance était perdue. Il entrait dans notre chambre sans riendire et se tenait debout, tout pâle, à nous regarder.

Je pensais :

« Cet homme nous aime pourtant !… Ilnous a fait du bien. Il nous aurait donné sa viande pour tout letemps du blocus ; il aimait notre petit David, il le caressaitsur ses genoux. Il aime aussi Esdras. C’est un brave homme, unhonnête homme, et le voilà très malheureux ! »

J’aurais voulu le consoler, lui dire qu’ilavait des amis, que nous l’aimions tous, que nous ferions dessacrifices pour l’aider, s’il était forcé de changer d’état… Oui,c’était ce que je pensais ; mais, en le regardant, satristesse me paraissait si terrible que je ne trouvais plus unmot.

Il faisait donc deux ou trois tours ets’arrêtait de nouveau, puis tout à coup il sortait. Sa douleurétait trop grande, il ne pouvait pas même se plaindre.

Enfin, le 16 avril, un armistice fut conclupour enterrer les morts. On baissa le pont de la porte d’Allemagne,et quantité de gens sortirent jusqu’au soir, pour donner quelquescoups de pioche au jardin, et tâcher de rapporter un peu deverdure. Mais, Zeffen étant toujours malade, nous restâmes cheznous.

Le soir, deux nouveaux officiers de Metz,envoyés en parlementaires, entrèrent à la nuit, comme on relevaitles ponts. Ils traversèrent la rue au galop et se rendirent auGouvernement. – Je les ai vus passer.

L’arrivée de ces officiers avait excitépartout l’espérance et la crainte ; on s’attendait à degrandes mesures, et toute la nuit nous entendîmes le sergent alleret venir dans sa chambre, se lever, marcher et se recoucher, enmurmurant des paroles confuses.

Le malheureux sentait venir un coup affreux,il n’avait plus une minute de repos. Je l’écoutais en le plaignant,et ses soupirs m’empêchaient de dormir.

Le lendemain, à dix heures, on bat le rappel.Le gouverneur et les membres du conseil de défense, en grandetenue, vont au quartier d’infanterie.

Tous les gens de la ville étaient auxfenêtres.

Notre sergent descend, et quelques instantsaprès je le suis. La rue fourmillait de monde. Je me glisse àtravers cette foule ; chacun tenait à sa place et voulaitavancer. Comme j’arrivais devant la caserne, les compagniesvenaient de former le cercle ; les fourriers, au milieu,lisaient à haute voix l’ordre du jour de l’armée : – c’étaientl’abdication de l’Empereur, le licenciement des recrues de 1813 etde 1814, la reconnaissance de Louis XVIII, l’ordre d’arborer ledrapeau blanc et de changer de cocarde !

Pas un murmure ne s’élevait dans lesrangs ; tout était calme, terrible, épouvantable. Ces vieuxsoldats, les dents serrées, la moustache frissonnante, les sourcilsbaissés d’un air farouche, présentant les armes sans riendire ; la voix des fourriers, qui s’arrêtaient de temps entemps comme suffoqués ; l’état-major de la place, plus loin,sous la voûte du quartier, morne, le regard abattu ;l’attention de tout ce monde, hommes, femmes, enfants, penchés d’unbout de la rue à l’autre sur la pointe des pieds, la boucheentrouverte, l’oreille tendue : tout cela, Fritz, vous faisaitfrémir.

J’étais sur l’escalier du tonnelierSchweyer ; je voyais tout et j’entendais chaque parole.

Tant qu’on lut l’ordre du jour, rien nebougea ; mais au commandement : – Rompez les rangs !– un cri terrible partit à la fois de tous les côtés : letumulte, la confusion, la fureur éclatèrent ensemble. On nes’entendait plus. Les conscrits, par files, couraient aux portes dela caserne ; les vieux restaient un instant comme enracinés àleur place, ensuite la rage les prenait : l’un s’arrachait lesépaulettes, l’autre cassait son fusil à deux mains sur le pavé,quelques officiers pliaient leur sabre ou leur épée, qui volait enéclats.

Le gouverneur essaya de parler ; ilvoulut faire reformer les rangs, mais on ne l’écoutait plus :les nouvelles recrues montaient déjà dans toutes les chambres de lacaserne, faire leur paquet pour se mettre en route ; les vieuxs’en allaient à droite et à gauche, comme ivres ou fous.

J’ai vu quelques-uns de ces vieux soldatss’arrêter dans un coin, la tête contre le mur, et pleurer à chaudeslarmes.

Tout se dispersait, et de longs criss’entendaient de la caserne à la place, des cris sans fin, montantet descendant comme un soupir.

Quelques cris sourds et désespérés de Vivel’Empereur ! retentissaient encore ; pas un seul cride Vive le Roi !

Moi, je courus annoncer ces choses à lamaison ; j’étais à peine en haut que le sergent montait aussi,le fusil sur l’épaule. Nous aurions voulu nous réjouir de la fin dublocus ; mais en voyant le sergent debout sur notre porte, unfroid nous entra dans les os, et nous restâmes tout attentifs.

– Eh bien, dit-il en posant la crosse àterre, c’est fini !…

Et durant un instant il ne dit rien de plus.Puis il bégaya :

– Voilà la plus grande gueuserie dumonde… Les recrues sont licenciées… Elles partent… La France restepieds et poings liés entre les griffes des kaiserlicks… Ah !canailles !… canailles !…

– Oui, sergent, lui répondis-jeattendri ; mais il faut prendre le dessus… Maintenant nousallons avoir la paix, sergent… Il vous reste une sœur dans le Jura,vous irez près d’elle…

– Oh ! s’écria-t-il en levant lamain, ma pauvre sœur !…

Ce fut comme un sanglot ; mais il seraffermit vite, et posa son fusil derrière la porte.

Il s’assit une minute avec nous près de latable, et prit le petit Sâfel, en l’attirant par la tête etl’embrassant sur les joues. Ensuite il voulut aussi tenir Esdras.Nous le regardions en silence.

Il disait :

– Je vais vous quitter, père Moïse, jevais faire mon sac… Mille tonnerres, j’ai de la peine à vousquitter !

– Et nous aussi, sergent, nous avons dela peine, répondit Sorlé bien triste ; mais si vous vouliezvivre avec nous…

– C’est impossible !

– Alors vous restez auservice ?…

– Au service de qui… de quoi ?fit-il ; de Louis XVIII ? non, non ! Je ne connaisque mon général… Mais ça me fait de la peine de partir… Enfin…quand on a rempli son devoir…

Et il se leva tout à coup, en criant d’unevoix déchirante :

– Vive l’Empereur !

Nous frémissions ; nous ne savions ce quinous faisait trembler.

Lui me tendait les bras, et je me levai ;nous nous embrassâmes comme des frères.

– Adieu, père Moïse, disait-il, adieupour longtemps !

– Vous partez donc tout desuite ?

– Oui !…

– Vous savez, sergent, que vous aureztoujours des amis chez nous… Vous viendrez nous voir… Si vous aviezbesoin…

– Oui… oui… je le sais… vous êtes devrais amis… de braves gens !

Il me serrait avec force.

Ensuite il alla prendre son fusil ; etnous le suivions tous en lui souhaitant du bonheur, lorsqu’il seretourna les larmes aux yeux et embrassa ma femme endisant :

– Il faut aussi que je vous embrasse. Iln’y a pas de mal, n’est-ce pas, madame Sorlé ?

– Ah ! non, dit-elle, vous êtes dela famille, et j’embrasserai Zeffen pour vous !

Aussitôt il sortit en criant d’une voixenrouée :

– Adieu… Vivez bien !…

Je le regardai du bout de la petite allée,entrer dans sa chambre en passant.

Vingt-cinq ans de service, huit blessures, etpas de pain dans ses vieux jours ! – Cette pensée me saignaitle cœur.

Environ un quart d’heure après, le sergentdescendit, avec son fusil, et rencontrant Sâfel sur l’escalier, illui dit :

– Tiens, voilà pour ton père !

C’était le portrait de la femme et des enfantsdu landwehr de la Tuilerie. Sâfel vint aussitôt me l’apporter. Jepris ce cadeau du pauvre diable, et je le regardai longtemps avecune grande tristesse ; puis je l’enfermai dans notre armoireavec la lettre.

Il était midi ; et comme les portesallaient s’ouvrir, comme les provisions allaient arriver enabondance, nous nous assîmes devant un gros morceau de bœuf cuitavec un plat de pommes de terre, et nous débouchâmes une bonnebouteille de vin.

Nous étions en train de manger, lorsque descris s’entendirent dans la rue. Sâfel se leva pour regarder.

– Un soldat blessé qu’on porte àl’hôpital, dit-il.

Puis il cria :

– C’est notre sergent !

Une idée horrible me traversa l’esprit. Sorlévoulait se lever, je lui dis : – Reste ! et je descendisseul.

Le brancard passait sur les épaules de quatrecanonniers de marine ; des enfants couraient derrière.

Au premier coup d’œil je reconnus le sergent,la figure toute blanche et la poitrine pleine de sang. Il nebougeait plus. Le malheureux était allé de chez nous sur le bastionderrière l’arsenal, pour se tirer un coup de fusil au cœur.

Alors je remontai tellement abattu, tellementtriste et désolé, que j’avais de la peine à me tenir debout.

Sorlé m’attendait toute défaite.

– Notre pauvre sergent s’est tué, luidis-je, que Dieu lui pardonne !…

Et m’étant assis à ma place, je ne pusm’empêcher de fondre en larmes !

XXI

 

On a bien raison de dire que tous les malheursse suivent ; l’un entraîne l’autre. Mais la mort de notre bonsergent fut pourtant le dernier.

Ce même jour, les ennemis retirèrent leursavant-postes à six cents toises de la ville, le drapeau blanc futarboré sur l’église, et l’on ouvrit les portes.

Maintenant, Fritz, tu connais notre blocus.Dois-je te raconter encore l’arrivée de Baruch ; les cris deZeffen et nos gémissements à tous, lorsqu’il fallut dire à cetexcellent homme :

– Notre petit David est mort !… Tune le reverras plus !

Non… c’est assez !… Quand on songe àtoutes les misères de la guerre, à toutes celles qui les suiventdurant des années, on ne finirait jamais !…

J’aime mieux te parler de mes fils Itzig etFrômel, et de mon Sâfel, qui est allé les rejoindre enAmérique.

Si je te racontais tous les biens qu’ils ontacquis dans ce grand pays des hommes libres, les terres qu’ils ontachetées, l’argent qu’ils ont mis de côté, le nombre depetits-enfants qu’ils m’ont donnés, toutes les satisfactions dontils nous ont comblés, Sorlé et moi, tu serais dans l’étonnement etl’admiration.

Jamais ils ne m’ont laissé manquer de rien. Leplus grand plaisir que je puisse leur faire, c’est de souhaiterquelque chose : chacun d’eux veut me l’envoyer ! Ilsn’oublient pas que je les ai sauvés de la guerre, par ma grandeprudence.

Je les aime tous également, Fritz, et je leurdis, comme Jacob :

« Que le Dieu d’Abraham et d’Isaac, nospères, le Dieu qui me nourrit depuis que je suis au monde, bénisseces enfants ; qu’ils multiplient très abondamment sur laterre, et que leur postérité soit une multitude denations ! »

LE CAPITAINE ROCHART

 

RÉCIT MILITAIRE

C’est au temps où les Prussiens entraient enChampagne, le 20 septembre 1792, me dit le capitaine Rochart, queje partis de Saint-Quirin avec le vieux Pierron, ségare auBlanc-Ru, et cent cinquante autres garçons de notre pays. Pierronavait été, quinze ou vingt ans avant, sergent au régiment deRoyal-Normandie ; il marchait à notre tête sur une vieillebique, et criait :

– À bas le despotisme !… vaincre oumourir !…

Nous lui répondions en chantant :

– Vive le son du canon !…

Au haut de la côte de Hesse, avant dedescendre à Sarrebourg, notre troupe fit halte et nomma Pierroncommandant. Nous n’étions encore que cent cinquante ! mais letocsin sonnait partout, et de village en village d’autrespatriotes, des garçons et des pères de famille, venaient nousrejoindre. À chaque endroit on changeait les fourches et les bâtonscontre des fusils ; les femmes elles-mêmes nous enapportaient ; de sorte que le sixième jour, à Bar-le-Duc,derrière Nancy, nous étions déjà plus de mille, et presque tousbien armés.

C’est à Bar-le-Duc qu’on nous appela le1er bataillon des chasseurs Francs-Montagnards. Nousreçûmes aussi des chapeaux à cornes, des souliers, des gilets etdes guêtres. Les environs fourmillaient de volontaires ; il enarrivait de tous les côtés, en blouse, en veste, en carmagnole, ensabots, avec des pioches, des fourches, des bâtons. Les unss’appelaient bataillon des Amis de la patrie, bataillon des Amis dela liberté, bataillon des Phocéens, de Popincourt, de l’Union, desVengeurs, etc. – On aurait cru que la liberté ne pouvait jamaispérir.

Les trois quarts de ces gens ne savaient pasencore emboîter le pas ; et malgré la pluie qui leur collaitles habits sur le dos, malgré la boue qui les couvrait jusquepar-dessus la tête, ils ne finissaient pas de crier :

– En route !… À l’ennemi !…

Des lignes de Prussiens défilaient enville ; la bataille de Valmy venait d’être gagnée.

À mesure qu’on arrivait de l’intérieur, desofficiers vous passaient en revue et vous inscrivaient commevolontaires. Tous ceux que les nouveaux bataillons avaient nomméscommandants restaient commandants, les capitaines restaientcapitaines ; ceux qui n’étaient rien se contentaient d’êtrevolontaires et de marcher pour la patrie.

Cet enthousiasme ne reviendra plus ! Onne verra plus des vieillards, des pères de famille, des hommes detoutes les provinces se choisir des chefs de vingt ans, parcequ’ils les croyaient plus capables qu’eux ; aujourd’hui chacunse choisirait lui-même, ou bien il choisirait ceux qui pourraientle faire avancer.

Enfin voilà comment je fus engagé dans le1er bataillon des chasseurs Francs-Montagnards, qu’ondirigea tout de suite sur l’armée du Rhin, et qui prit part à labataille de Lendsbourg en 1792, sous Custine ; au déblocus deLandau, sous Hoche, en 1793 ; au blocus de Mayence, en1794 ; au passage du Rhin, à la reprise de Dusseldorf, en1795 ; aux combats de Renchen et de Rastadt, à la bataille deNéresheim, et finalement à la retraite de Moreau en 1796, après ladéfaite de Jourdan par l’archiduc Charles.

Le bataillon soutenait la retraite jusqu’aucombat de Biberach ; il était à l’arrière-garde.

On pense bien que nous avions appris lamanœuvre, depuis quatre ans. Le 1er bataillon dechasseurs-francs avait été refondu plusieurs fois. J’étais alorssergent-major ; je fus nommé sous-lieutenant, en repassant leRhin à Huningue, le 26 octobre de cette année.

Notre pauvre vieux commandant avait été tuédans le dernier combat ; c’est Jean Roche, ancien charpentierà Voyer, qui le remplaça.

À mesure que les troupes rentraient, ellesprenaient garnison en Alsace ; une partie seulement resta surla rive droite, pour défendre le fort de Kehl. Le bataillon futenvoyé d’abord à Schlestadt, ensuite à Neuf-Brisach.

Nous avions presque toujours été en campagne.Nous connaissions déjà les fournisseurs et les voleurs quifrappaient des réquisitions en vins, en graines, en fourrages, surles ennemis soi-disant pour les armées, et qui mettaient presquetout dans leurs poches ; mais nous ne connaissions pas lestroubles de l’intérieur : nous ne savions pas que plus desoixante mille émigrés et prêtres réfractaires étaient rentrés enFrance, qu’ils couraient le pays pour exciter les vengeances,qu’ils assassinaient les acquéreurs de biens nationaux dans l’Ouestet dans le Midi, qu’ils rachetaient les châteaux pour rien, enrépandant la terreur, qu’ils arrêtaient les diligences sur lesgrandes routes, que les prêtres rétablissaient leurs diocèses,qu’ils prêchaient ouvertement la révolte, et que ces aristocratess’appelaient les Jacobins blancs !

La fureur fut dans l’armée. On voulait marchersur Paris pour rétablir l’ordre ; mais le général Moreau nebougeait pas : il connaissait déjà la trahison de Pichegru,son ancien chef, et se tenait tranquille, Hoche préparait sadescente en Angleterre. Un seul général – Bonaparte –parlait ; il écrivait de l’Italie :

« Tremblez, traîtres, de l’Adige à laSeine il n’y a qu’un pas, et le prix de vos iniquités est au boutde nos baïonnettes. »

Ce général nouveau, pendant notre dernièrecampagne et notre retraite, était entré en Italie, en remportantvictoire sur victoire, à Montenotte, à Millesimo, à Dego, àMondovi ; il avait passé le pont de Lodi et battu deux arméesd’Autrichiens et de Piémontais. – Personne d’entre nous ne leconnaissait ; on disait seulement que c’était un ancien ami deRobespierre ; mais il faisait des proclamations en appelantses soldats les premiers soldats du monde, et cela nous mettait demauvaise humeur.

Nous avions repoussé deux invasions, nousavions conquis la Belgique et la Hollande, nous avions pacifié laVendée, nous étions restés maîtres de la rive gauche du Rhin,depuis la mer jusqu’à Bâle, c’était pourtant aussi quelquechose.

Mais les victoires de Bonapartecontinuaient ; il recommençait ses grands coups à Lonato, àCastiglione, à Bassano. Dans ce temps chacun tenait pour songénéral ; nous regardions Hoche, Jourdan, Kléber, Moreau,comme les premiers généraux de la République, et nous pensions qu’àforce de se hasarder, Bonaparte finirait par une grandedébâcle.

Plusieurs de nos anciens, le capitaine Benoît,le chef de brigade Cohin et nous tous, en voyant aux bulletins del’armée d’Italie tous ces milliers d’ennemis restés sur le champ debataille, nous pensions qu’il en mettait quatre fois plus que soncompte. Et quand nous lisions ces proclamations, où les femmes etles filles devaient accourir à la rencontre des vainqueursd’Italie, qui n’auraient qu’à dire : « J’étais de l’arméeconquérante d’Italie ! » pour avoir leur admiration, nousétions indignés.

Le chef de brigade Cohin s’écriaitsouvent :

– Je voudrais bien voir Moreau manœuvreravec trente mille d’entre nous, contre trente mille des autres,commandés par Bonaparte !

Il riait et clignait de l’œil.

Malgré cela, quand Bonaparte entra dans leTyrol, en repoussant l’archiduc Charles, et que nous reçûmesl’ordre de repasser le Rhin pour voler à son secours, toute l’arméeétait contente. Mais nous avions à peine culbuté les Autrichiens àDiersheim, et Hoche venait à peine de les battre à Heddersdorf, surnotre gauche, qu’on apprit la signature des préliminaires deLéobon. Bonaparte s’était dépêché de faire la paix : ilvoulait avoir toute la gloire pour lui seul !

Tout le monde répétait que nous étionssacrifiés, qu’il ne fallait pas accepter les préliminaires, quec’était contre l’honneur de l’armée du Rhin ; mais la nationcélébrait la paix avec enthousiasme : il fallut rentrer enFrance.

La fureur de nos soldats contre ceux d’Italieétait si grande que dans toutes les garnisons où par malheur ils setrouvaient ensemble, on avait des dix et douze duels par jour. En1799, à Metz, ils commençaient même à se fusiller d’une caserne àl’autre, quand on se dépêcha d’évacuer ceux du Rhin sur la Suisse,et ceux qui restaient d’Italie sur la Hollande.

J’ai toujours pensé depuis, que nous n’étionsdéjà plus les volontaires de la République, mais les soldats de nosgénéraux. La guerre, au bout de six ans, commençait à devenir unmétier ; on ne pensait plus : « Je me bats pour lesDroits de l’Homme ! » mais : « je me bats pourla victoire ». Et plus tard on s’est battu pour le plaisir dese battre !

La guerre avait enrichi les générauxd’Italie ; les premiers qu’on vit revenir de là-bas avaient del’or jusque sur les bottes. Les nôtres, avec leurs gros habitsbleus, leurs vieux chapeaux usés par la pluie, regardaient cesmirliflores en serrant les lèvres sans rien dire, ils lesméprisaient ! mais cela ne dura pas longtemps : l’amourdes titres et des dotations prit bientôt le dessus.

La trahison de Pichegru, l’expéditiond’Égypte, la mort de Hoche, les fautes de Schérer, en Italie, ladéfaite de Stockbach, l’évacuation des Grisons, et par-dessus toutla lâcheté du Directoire exécutif, élevèrent Bonaparte bien plusque ses victoires sur les Mameluks. On criait :

– Sans lui tout est perdu !

Nous n’avions pourtant pas eu besoin de luipour sauver deux fois la République, et nous venions même encore dela sauver, en écrasant les Autrichiens et les Russes àZurich ; mais il arriva dans un moment où les royalistesrelevaient la tête, où toute la nation était lasse du Directoire,où les fournisseurs et tous les gueux, après avoir fait leur magot,redemandaient de l’ordre, de la religion, comme on disait, pourmettre leurs rapines à l’abri.

Tout le long de la route on sonnait lescloches sur le passage de ce général qui venait d’abandonner sonarmée, on allumait des feux de joie : c’était un bon exemplepour les autres !

La 73e était alors en garnison àLyon, où je le vis passer ; il était noir comme un corbeau,petit et maigre ; il avait de longs cheveux bruns qui luitombaient jusqu’aux sourcils, les yeux enfoncés, les joues longues,le nez fin, le menton avancé. Une grosse cravate lui serrait lecou ; son habit était à revers, la culotte collante et legilet blanc. Les présidents, les juges, le maire lui faisaient descompliments ; il écoutait d’un air pensif et répondait quatremots.

Si le Directoire avait eu du cœur, il l’auraitfait arrêter et juger. Nous n’aurions eu ni Marengo, ni Austerlitz,ni Iéna, ni Wagram ; mais nous n’aurions pas eu non plus lesdésastres d’Espagne, la retraite de Russie, Leipzig et Waterloo…,sans parler du démembrement de notre territoire, et de la honteineffaçable des deux invasions !

À Paris, tout le monde vint se jeter à satête. Au bout de quelques jours, après avoir bien regardé, bienécouté, et bien choisi ceux qui voulaient un maître, pour partagerle gâteau, il fit son coup du 18 brumaire, en criant :

– Dans quel état j’ai laissé la France etdans quel état je la retrouve ! Je vous avais laissé la paix,et je retrouve la guerre ! Je vous avais laissé des conquêtes,et l’ennemi presse votre frontière ! J’ai laissé les millionsd’Italie et je retrouve partout des lois spoliatrices et lamisère !… Où sont-ils, les cent mille braves que j’ai laisséscouverts de lauriers ? Ils sont morts !

On aurait dit qu’il était tout, qu’il avaittout fait et que les milliers d’hommes tombés pour la patrie avantlui ne comptaient plus. Enfin il mit la République dans le sac, etconfisqua du même coup toutes nos libertés. S’il avait dû lesconquérir comme nous sur les aristocrates, sur les Prussiens, lesAutrichiens, les Anglais, les Espagnols et les Russes, ça n’auraitpas été si facile.

Quelque temps après, la machine infernaleéclata ; les derniers patriotes partirent pour Cayenne, sansjugement ; Moreau, qui n’avait pas eu le cœur de lui résister,vint nous commander encore une fois. Bonaparte le connaissaitalors, il savait que c’était une machine à gagner les batailles, etrien de plus.

Pendant que le Premier Consul passait leSaint-Bernard et remportait la victoire de Marengo, nous culbutionsles Autrichiens à Engen, à Stokach, à Moeskirch, à Biberach, àMemmingen ; nous passions le Danube, nous remportions lesvictoires de Hochstedt, de Néresheim, de Landshut, de Feldkirch, deNuremberg, et la bataille décisive de Hohenlinden. – C’étaittrop !

À la rentrée, quand ceux de l’Italiecriaient : Vainqueurs de Marengo ! nousrépondions Vainqueurs de Hohenlinden ! et les duelsrecommençaient.

On envoya vingt-deux mille hommes de l’arméedu Rhin à Saint-Domingue ; la police découvrit en même tempsque Moreau conspirait avec Georges Cadoudal et Pichegru ;Bonaparte lui ordonna d’aller vivre en Amérique, et dans le mêmetemps il se faisait nommer Empereur.

Maintenant, si tu me demandes comment tant depaysans, tant d’ouvriers, de bourgeois, partis en masse pourdéfendre la liberté, – des gens qui tous auraient versé la dernièregoutte de leur sang pour la République, – ont fini par accepterl’Empire, par livrer des batailles d’extermination contre ceux quine nous demandaient que la paix, par ne plus songer qu’auxhonneurs, aux dignités, aux richesses, par vouloir mettre sous ladomination d’un soldat la moitié du genre humain, par oubliertellement les Droits de l’Homme, qu’en arrivant sur les bords de laBaltique, après Iéna, toute la division Oudinot cria le sabre enl’air : Vive l’Empereur d’Occident ! Si tu medemandes comment ces choses ont pu se passer, je te répondrai quetout cela vient de l’amour extraordinaire des Français pour lagloire !

Bonaparte avait renversé la République, sanslaquelle il ne serait jamais devenu qu’un simple capitained’artillerie ; il avait rétabli la noblesse, le clergé, lesmajorats ; il avait déporté sans jugement les meilleurspatriotes ; enfin il détruisait la Révolution parmorceaux ! Mais comme il gagnait toujours, comme les clochesdes églises ne finissaient pas de sonner et les canons des placesfortes de tonner pour nos victoires, la nation trouvait tout trèsbien.

Nous-mêmes, les vieux de l’armée du Rhin, envoyant le chemin que nous avions fait contre nos propres idées,nous restions confondus. Il fallait se tâter pour savoir qu’onétait les mêmes hommes.

Oui, en 1806,1807, sur l’Elbe, sur la Vistuleou le Danube, quand nous lisions dans le Moniteur :« Nos peuples… Nos bonnes villes…, etc. ! » et quenous pensions : « Celui qui dit : « Nous, parla grâce de Dieu ! » c’est le même qui, dans le temps,écrivait d’Italie : « Tremblez, traîtres, le prix de vosiniquités est au bout de nos baïonnettes !… » on seregardait en silence ; les milliers d’hommes tombés pour laliberté, sur la Meuse, sur la Sarre, le Rhin, le Danube, enBelgique, en Hollande, aux Pyrénées, dans les Alpes ; Hoche,Kléber, Marceau, Joubert, Moreau, Lecourbe, les uns morts, lesautres en exil, les autres à la demi-solde, vous repassaient devantles yeux, et cela vous donnait froid.

Ensuite l’un ou l’autre criait :

– Bah ! c’était écrit.

Ou bien un finaud disait :

– Il n’y a que les imbéciles qui nechangent pas.

Et puis on se taisait ! – Ilpleuvait ; il neigeait ; il fallait visiter lespostes ; on n’avait qu’une heure pour s’étendre dans sonmanteau au feu du bivouac, et repartir au petit jour. On ne pensaitplus à rien ! Que veux-tu ? l’Empereur s’était chargé depenser pour tout le monde ; de cette manière, rien ne legênait, ni nous non plus.

Tant que les choses allèrent bien, tant qu’onremporta des victoires, père, mère, femme, enfants, tout futoublié ! Lui, par exemple, n’oubliait pas les siens ;c’était un bon frère, un bon oncle. Nous autres, à peine de loin enloin criions-nous : « Il faudra pourtant que j’écrive auvillage ! » la vue de l’Empereur, avec son dos rond, sonpetit chapeau, sa redingote grise, assis dans sa haute selle etgalopant sur un front de bataille, remplaçait la famille. Onouvrait la bouche jusqu’aux oreilles, pour crier : Vivel’Empereur ! Vive l’Empereur ! Il n’y faisait plusmême attention, cela lui semblait tout naturel.

La pluie, la boue, la neige, les blessures,les camarades qui tombaient à vos côtés comme des mouches, rien nepouvait refroidir notre enthousiasme ; et cela montre une foisde plus l’attachement du soldat pour les généraux heureux. Qu’il enarrive un autre aussi grand, ce sera malheureusement la mêmechose.

Le soulèvement de l’Espagne, les victoires deWellington n’avaient pu nous abattre, ni même la terrible retraitede Russie ! En Espagne, l’Empereur n’y était pas ; enRussie, l’hiver avait combattu contre nous !…

Après Kulm seulement, après Gross-Beeren, laKatzbach, Dennewitz et surtout Leipzig – où je me rappelle avoirentendu de vieux officiers crier en tombant : Vive laFrance ! au lieu de : Vivel’Empereur ! après ces terribles défaites, quand ilfallut battre en retraite avec les Cosaques, les Prussiens, lesAutrichiens, les Suédois, les Saxons sur le dos, se faire jour àtravers quarante mille Bavarois ; quand les paysans, arméscomme nous en 92 pour l’indépendance de leur pays, nous suivaient àla piste et nous exterminaient sans pitié, alors seulement lamémoire nous revint !

Pour mon compte, je me rappellerai toujours cequi m’arriva, le 2 novembre 1813, devant Mayence. J’étais de gardeà la tête du pont du Rhin, avec les débris de ma compagnie ;je surveillais le défilé, déjà commencé depuis la veille. Ilpleuvait ; les charrettes de blessés, les canons, lesfourgons, les détachements de cavalerie et d’infanteries’engouffraient sur le pont par masses.

C’était une rude corvée de mettre un peud’ordre au milieu de la débâcle, d’autant plus que l’ennemi nousserrait de près, et que sa canonnade se rapprochait d’heure enheure du côté de Salmünster.

J’avais vu bien d’autres désastres depuisvingt et un ans, mais jamais aussi près du sol sacré ! Lapossibilité d’une invasion me frappait pour la première fois. Lafaim et la fatigue commençaient à me donner aussi ce tremblementque les vieux soldats connaissent, et que tout le courage du mondene peut dominer.

J’étais donc là depuis trois heures àrepousser les uns, à faire avancer les autres ; la nuitvenait, quand, au milieu du tumulte, j’entends crier :

– Rochart !… Hé !Rochart !

Je me retourne, et qu’est-ce que je vois àtrente ou quarante pas de moi, au milieu de la foule ? Unofficier supérieur, à cheval sur une grande bique décharnée, lemanteau serré sur les épaulettes et la main sur son chapeau àcornes, d’où la pluie coulait comme d’une gouttière.

C’était Bonnet, le fils du tisserand de laFrimbole. Nous étions partis ensemble en 92, avec Pierron ; ilétait devenu général ! Je ne l’avais pas revu depuis desannées, mais je le reconnus tout de suite à sa grande figuremaigre.

– Hé ! c’est toi ! cria-t-il envoyant que je le reconnaissais, tu es donc aussi réchappé, monpauvre vieux !

Puis, étendant le bras vers le Rhin :

– Te rappelles-tu que nous avons passé cepont en l’an II de la République ?

À peine avait-il dit cela que, malgré le vent,la pluie, le roulement des fourgons, je crus entendre laMarseillaise s’élever jusqu’au ciel, je revis nosvolontaires s’avancer au pas de charge dans la fumée ;j’entendis battre le tambour, et le vieux Pierron, à cheval aumilieu de la colonne, crier, le sabre en l’air, en seretournant :

– En avant, garçons ! Vive laRépublique !

Lendsbourg, Froechwiller, Mayence, Dusseldorf,Rastadt, Neresheim, Diersheim, Heddersdorf, Zurich, Biberach,Hochstedt, Lanshut, Feldkirch, Hohenlinden : toutes cesglorieuses victoires de la liberté me passèrent devant les yeuxcomme un éclair. Mon sang ne fit qu’un tour. Je me crus redevenujeune, et levant l’épée d’un geste enthousiaste, j’allaiscrier : « Si je m’en souviens, général ! » MaisBonnet était déjà loin, la foule l’entraînait. Je l’aperçus aumilieu de la masse, sur le pont, la main toujours sur son grandtricorne, et les reins pliés ; il s’éloignait comme porté parles autres, et se perdit bientôt dans la nuit, au-dessus des vieuxplumets, des casques, des colbacks, des shakos, qui s’écoulaientlentement vers la rive gauche.

Alors, regardant défiler devant moi, sous lapluie grise et froide, cette cohue déguenillée, minable, usée parles fatigues, par les privations, par la maladie, cavaliers,artilleurs, fantassins, pêle-mêle comme un troupeau, je me sentisbrisé !

Et songeant que l’ennemi nous suivait ;songeant que, pour donner des trônes aux Bonaparte, nous avionsdépensé tout le sang de la France, et qu’il n’en restait plusmaintenant pour la défendre ! songeant que toutes nosvictoires allaient aboutir à l’invasion de la patrie, j’enviai lesort des camarades tombés devant Leipzig.

Il était près de minuit quand on releva notredétachement. Nous étions trempés jusqu’aux os. On nous fittraverser la ville, après nous avoir distribué du pain, et nousreçûmes l’ordre de marcher sur Hiezeim, village à une lieue del’autre côté de Mayence.

Nos hommes n’en pouvaient plus ; nousn’arrivâmes dans ce village qu’à trois heures du matin.

C’est là que nous pûmes nous reposer un peudes fatigues de la campagne. Depuis six semaines je ne m’étais pascouché dans un lit ; figure-toi l’état del’équipement !

Malgré cela, nous commencions à nous refaireet la gaieté nous était revenue avec les distributions, lorsque,dans la nuit du 31 décembre 1813 au 1er janvier 1814,les alliés passèrent sur la rive gauche. Tout était fini… La Franceétait envahie de Bâle à Dusseldorf !

Je ne te raconterai pas le reste ; quandj’y pense, mon cœur se déchire : – Il fallut reculer cheznous, – sur notre terre – devant un ennemi dix fois supérieur ennombre ; il fallut quitter, sans même les défendre, ces bellesprovinces du Rhin que la République avait conquises, et quiseraient aujourd’hui aussi françaises que l’Alsace, si l’Empire neles avait pas perdues.

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