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Le Brave Soldat Chveik

Le Brave Soldat Chveik

de Jaroslav Hasek

Chapitre 1 COMMENT LE BRAVE SOLDAT CHVÉÏK INTERVINT DANS LA GRANDE GUERRE.

C’est du propre ! M’sieur le patron,prononça la logeuse de M. Chvéïk qui, après avoir été déclaré« complètement idiot » par la commission médicale, avait renoncé au service militaire et vivait maintenant en vendant des chiens bâtards, monstres immondes, pour lesquels il fabriquait des pedigrees de circonstance.

Dans ses loisirs, il soignait aussi ses rhumatismes, et, au moment où la logeuse l’interpella, il était justement en train de se frictionner les genoux au baume d’opodeldoch.

– Quoi donc ? fit-il.

– Eh ! bien, notre Ferdinand… il n’y en a plus !

– De quel Ferdinand parlez-vous, M’ameMuller ? questionna Chvéïk tout en continuant sa friction.J’en connais deux, moi. Il y a d’abord Ferdinand qui est garçon chez le droguiste Proucha et qui lui a bu une fois, par erreur, une bouteille de lotion pour les cheveux. Après, il y a Ferdinand Kokochka, celui qui ramasse les crottes de chiens. Si c’est l’un de ces deux-là, ce n’est pas grand dommage ni pour l’un, ni pour l’autre.

– Mais, M’sieur le patron, c’est l’archiduc Ferdinand, celui de Konopiste, le gros calotin, vous savez bien ?

– Jésus-Marie, n’en v’là d’unenouvelle ! s’écria Chvéïk. Et où est-ce que ça lui est arrivé,à l’archiduc, voyons ?

– À Saraïévo. Des coups de revolver. Il yétait allé avec son archiduchesse en auto.

– Ça, par exemple ! Ben oui, enauto… Vous voyez ce qu’c’est, M’ame Muller, on s’achète une auto eton ne pense pas à la fin… Un déplacement, ça peut toujours malfinir, même pour un seigneur comme l’archiduc… Et surtout àSaraïévo ! C’est en Bosnie, vous savez, M’ame Muller, et iln’y a que les Turcs qui sont capables de faire un sale coup pareil.On n’aurait pas dû leur prendre la Bosnie et l’Herzégovine, voilàtout. Ils se vengent à présent. Alors, notre bon archiduc est montéau ciel, M’ame Muller ? Ça n’a pas traîné, vrai ! Eta-t-il rendu son âme en tout repos, ou bien a-t-il beaucoupsouffert à sa dernière heure ?

– Il a été fait en cinq sec, M’sieur lepatron. Pensez donc, un revolver, ce n’est pas un jouet d’enfant.Il y a pas longtemps, chez nous, à Nusle, un monsieur a joué avecun revolver et il a tué toute sa famille, y compris le conciergequi est monté au troisième pour voir ce qui se passait.

– Il y a des revolvers, M’ame Muller, quine partent pas, même si vous poussez dessus à devenir fou. Et il yen a beaucoup, de ces systèmes-là. Seulement, vous comprenez, pourservir un archiduc on ne choisit pas de la camelote, et je parieaussi que l’homme qui a fait le coup s’est habillé plutôtchiquement. Un attentat comme ça, c’est pas un boulot ordinaire,c’est pas comme quand un braco tire sur un garde. Et puis, desarchiducs, c’est des types difficiles, n’entre pas chez eux quiveut, n’est-ce pas ? On ne peut pas se présenter mal ficelédevant un grand seigneur comme ça, y a pas à tortiller. Il fautmettre un tuyau de poêle, sans ça vous êtes coffré, et, ma foi,allez donc apprendre les belles manières au poste !

– Il paraît qu’ils étaient plusieurs.

– Bien sûr, M’ame Muller, répondit Chvéïken terminant le massage de ses genoux. Une supposition : vousvoulez tuer l’archiduc ou l’empereur, eh ! bien, la premièrechose à faire, c’est d’aller demander conseil à quelqu’un. Autantde têtes, autant d’avis. Celui-ci conseille ci, l’autre ça, etalors « l’œuvre réussit », comme on chante dans notrehymne national. L’essentiel, c’est de choisir le bon momentlorsqu’un tel personnage passe devant vous. Tenez, vous devez vousrappeler encore ce M. Luccheni qui a percé à coups detiers-point feu notre impératrice Élisabeth. Celui-là a fait encoremieux ; il se promenait tranquillement à côté d’elle et, toutd’un coup, ça y était. C’est qu’il ne faut pas trop se fier auxgens, M’ame Muller. Depuis ce temps-là les impératrices ne peuventplus se promener. Et c’est pas fini, il y a encore bien d’autrespersonnages qui attendent leur tour. Vous verrez, M’ame Muller,qu’on aura même le tzar et la tzarine, et il se peut aussi, puisquela série est commencée par son oncle, que notre empereur y passebientôt… Il a beaucoup d’ennemis, vous savez, notre vieux père,beaucoup plus encore que ce Ferdinand. C’est comme disait l’autrejour un monsieur au restaurant ! le temps viendra où tous cesmonarques claqueront l’un après l’autre, et même le Procureurgénéral n’y pourra rien. La douloureuse venue, ce monsieur dont jevous parle n’avait pas de quoi régler, et le propriétaire a dûappeler un agent. Le monsieur a accueilli cette décision enallongeant une gifle au patron et deux à l’agent et on l’a amené enpanier à salade où vous savez. Vrai, M’ame Muller, il s’en passedes choses à c’te heure ! Et l’Autriche ne fait qu’y perdre.Quand je faisais mon temps, un fantassin a tué un capitaine.N’est-ce pas, le pauvre bougre charge son fusil et s’en va aubureau. Là, on l’envoie promener, mais il insiste qu’il veut parlerau capitaine. Finalement, le capitaine sort du bureau et colle aucopain quatre jours de consigne. À partir de ce moment, ça allaittout seul : le copain va chercher son fusil et envoie uneballe directement dans le cœur du capitaine. Elle lui sort par ledos et fait encore des dégâts au bureau. Elle casse une bouteilled’encre et tache les paperasses.

– Et ce soldat, qu’est-ce qu’il estdevenu ? questionna Mme Muller pendant queChvéïk s’habillait.

– Il s’est pendu avec une paire debretelles, répondit Chvéïk en époussetant son chapeau melon. Avecdes bretelles qui n’étaient pas à lui, s’il vous plaît ! Ilavait dû les emprunter au gardien-chef, sous prétexte que sespantalons tombaient. Et dame ! pourquoi attendre que leconseil de guerre vous condamne à mort, n’est-ce pas ? Vouscomprenez, M’ame Muller, que, dans des circonstances pareilles, onperd la tête. Le gardien-chef a été dégradé et il a attrapé sixmois de prison. Mais il n’a pas pourri au violon. Il a foutu lecamp en Suisse où il a trouvé un poste de prédicant de je ne saisplus quelle Église. Les gens honnêtes sont rares aujourd’hui, voussavez, M’ame Muller. On se trompe facilement. C’était certainementle cas de l’archiduc Ferdinand. Il voit un monsieur qui lui crie« Gloire ! » et il se dit que ça doit être un typecomme il faut. Mais voilà, les apparences sont trompeuses… Est-cequ’il a reçu un seul coup ou plusieurs ?

– Il est écrit sur les journaux, M’sieurle patron, que l’archiduc a été criblé de balles comme uneécumoire. L’assassin a tiré toutes ses balles.

– Parbleu ! On va vite dans cesaffaires-là, M’ame Muller. La vitesse, c’est tout. Moi, en pareilcas, je m’achèterais un browning. Ça n’a l’air de rien, c’est petitcomme un bibelot, mais avec ça vous pouvez tuer en deux minutes unevingtaine d’archiducs, qu’ils soient gros ou maigres. Entre nous,M’ame Muller, vous avez toujours plus de chance de ne pas rater unarchiduc gras qu’un archiduc maigre. On l’a bien vu au Portugal.Vous vous rappelez cette histoire du roi troué de balles ?Celui-là était aussi dans le genre de l’archiduc, gros comme tout.Dites donc, M’ame Muller, je m’en vais maintenant à mon restaurantAu Calice. Si on vient pour le ratier – j’ai déjà touchéun petit acompte sur le prix, – vous direz, s’il vous plaît, qu’ilse trouve dans mon chenil à la campagne, que je viens de lui couperles oreilles et qu’il n’est pas en état de voyager tant que sesoreilles ne sont pas cicatrisées, il pourrait prendre froid. Laclef, vous la remettrez à la concierge.

Au Calice il n’y avait qu’un seulclient. C’était Bretschneider, un agent en bourgeois. Lepropriétaire, M. Palivec, rinçait les soucoupes, etBretschneider essayait en vain d’entamer la conversation.

Palivec était célèbre par la verdeur de sonlangage, et il ne pouvait pas ouvrir la bouche sans dire« cul » ou « merde ». Mais il avait des lettreset conseillait à qui voulait l’entendre de relire ce qu’a écrit àce sujet Victor Hugo dans le passage où il a cité la réponse de lavieille garde de Napoléon aux Anglais, à la bataille deWaterloo.

– Nous avons un été superbe, commençaBretschneider désireux de faire parler le patron.

– Autant vaut la merde, répondit Palivecen rangeant les soucoupes sur le buffet.

– Ils en ont fait de belles dans ce sacréSaraïévo ! hasarda Bretschneider avec un faible espoir.

– Dans quel « Saraïévo » ?questionna Palivec. Le bistro de Nusle ? Ça ne m’étonneraitpas du tout, là on se bat quotidiennement tous les jours. Tout lemonde sait ce que c’est que Nusle…

– Mais je vous parle de Saraïévo enBosnie, patron. On vient d’y assassiner l’archiduc Ferdinand.Qu’est-ce que vous en dites ?

– Des choses comme ça, je ne m’en mêlepas. Celui qui vient m’emmerder avec des conneries pareilles, jel’envoie chier, répondit poliment Palivec en allumant sa pipe.S’occuper des affaires de ce genre-là aujourd’hui, ça pourrait vouscasser les reins. Je suis commerçant, n’est-ce pas ? et, quandquelqu’un vient pour me demander de la bière, je suis à sonservice. Mais n’importe quel Saraïévo, la politique ou feu notrearchiduc, tout ça ne fait pas notre affaire. Ça ne peut rapporterqu’un séjour à Pankrac.

Déçu dans son attente, Bretschneider se tut etregarda autour de la salle vide.

– Dans le temps, vous aviez ici untableau représentant notre empereur, reprit-il après un moment desilence ; il était accroché juste là, où il y a maintenant laglace.

– Ça, vous avez raison, riposta lepatron. Mais, comme les mouches chiaient dessus, je l’ai faitenlever et mettre au grenier. Vous comprenez, il vient du mondeici, et il pourrait arriver facilement qu’on fasse une réflexiondésobligeante, et ça me vaudrait des emmerdements. Est-ce que j’enai besoin, moi ?

– Il n’y a pas à dire, ça n’a pas dû êtredrôle, ce Saraïévo de malheur, patron ?

À cette question qu’il sentit brûlante,Palivec répondit évasivement :

– À c’te époque-là, fit-il, il fait enBosnie et en Herzégovine des chaleurs formidables. Quand j’yfaisais mon service militaire, on mettait tous les jours de laglace sur la tête de notre colonel.

– Dans quel régiment avez-vous servi,patron ?

– Je ne me charge pas la mémoire avec desbêtises pareilles. Je ne me suis jamais occupé d’une telle foutaiseet, du reste, je ne suis pas curieux à ce point-là, réponditPalivec. Trop chercher nuit.

L’agent garda définitivement le silence. Sonregard s’assombrit et ne s’illumina qu’à l’arrivée deM. Chvéïk qui en ouvrant la porte commanda tout de suite« une noire ».

– À Vienne aussi, on est au noiraujourd’hui, ajouta-t-il.

Les yeux de Bretschneider s’allumèrentd’espoir.

– À Konopiste, il y a une dizaine dedrapeaux noirs, fit-il sèchement.

– Il devrait y en avoir douze, dit Chvéïkaprès avoir bu de sa bière.

– Pourquoi justement douze ?interrogea Bretschneider.

– Pour que ça fasse un chiffrerond : une douzaine, ça se compte mieux comme ça. Et puis,c’est toujours à meilleur marché quand on achète par douzaine,répliqua Chvéïk.

Il se fit un long silence que Chvéïkinterrompit en soupirant :

– Le voilà devant la justice deDieu : que Dieu l’accueille dans sa gloire. Il n’aura pas vécuassez pour être empereur. Quand j’étais au régiment, un généralaussi est tombé de son cheval et s’est tué tout doucement. Onvoulait le pousser pour l’aider à remonter à cheval, et on a vuqu’il était déjà tout ce qu’il y a de plus mort. Lui aussi auraitété bientôt feld-maréchal. Cela s’est passé à une revue. Ces revuesmilitaires ne produisent jamais rien de bon, y a pas d’erreur. Jevous le dis, moi, à Saraïévo, c’est encore une revue qui a été lacause de tout. Je me rappelle qu’à une revue comme ça il memanquait, par hasard, à peu près une vingtaine de sales boutons àmon uniforme. Ah ! bien, on m’a foutu pour quinze jours encellule, et pendant deux jours je me suis tortillé comme un Lazare,ficelé comme un saucisson. Mais, la discipline à la caserne, je neconnais que ça, il en faut, voyez-vous. Notre colonel Makavoc nousdisait toujours : « La discipline, tas d’abrutis, il lafaut, parce que, sans elle, vous grimperiez aux arbres comme dessinges, mais le service militaire fait de vous, espècesd’andouilles, des membres de la société humaine ! » Etc’est vrai ! Imaginez-vous un parc, mettons celui de la PlaceCharles, et sur chaque arbre un soldat sans discipline. C’esttoujours ça qui m’a fait le plus peur.

– À Saraïévo, insinua Bretschneider,c’est les Serbes qui ont tout fait.

– Pas du tout, répondit Chvéïk, c’est lesTurcs, rapport à la Bosnie et à l’Herzégovine.

Et Chvéïk exposa ses vues sur la politiqueextérieure de l’Autriche dans les Balkans. En 1912, les Turcs ontété battus par la Serbie, la Bulgarie et la Grèce. Ils avaientdemandé à l’Autriche de les aider, et, comme l’Autriche ne marchaitpas, ils viennent de tuer Ferdinand. Voilà.

– Est-ce que tu aimes les Turcs,toi ? ajouta Chvéïk en s’adressant au patron ; est-ce quetu les aimes, ces chiens de païens ? N’est-ce pas quenon ?

– Un client en vaut un autre, ditPalivec, même si c’est un Turc. Pour nous autres commerçants, iln’y a pas de politique. Tu paies ton litre, tu as ta place chezmoi. Tu as le droit de gueuler autant que tu veux, jusqu’à laSaint-Trou-du-cul. Voilà mon principe. Que le type qui a fait lecoup à Saraïévo soit un Serbe ou un Turc, un catholique ou unmusulman, un anarchiste ou un Jeune-Tchèque, je m’en batsl’œil.

– Votre raisonnement est très juste,patron, fit Bretschneider sentant renaître son espoir de prendre enflagrant délit au moins un des deux hommes. Mais vous admettrez quec’est une grande perte pour la Monarchie ?

Chvéïk se chargea de répondre à la place dupatron :

– C’en est une, personne ne le nie. Mêmeune perte énorme. C’est que Ferdinand ne peut pas se faireremplacer par le premier imbécile venu. Il ne lui manquait qued’être encore plus gros.

– Qu’est-ce que vous entendez parlà ? demanda vivement Bretschneider.

– Qu’est-ce que j’entends par là ?répéta Chvéïk d’un air content, mais tout simplement ceci :S’il avait été plus gros, il aurait déjà depuis longtemps attrapéune attaque en courant après les vieilles femmes là-bas, àKonopiste, quand elles ramassaient des champignons et du bois mortdans sa chasse, et il n’aurait pas été forcé de mourir d’une mortsi honteuse que ça. Quand j’y pense ! un oncle de l’Empereur,et on le tue comme un lapin ! Mais c’est un scandale, tous lesjournaux en sont pleins. Chez nous, à Budejovice, il y a quelquesannées, on a bouzillé au marché, dans une petite dispute, unmarchand de cochons, un certain Bretislav Ludovic. Il avait un filsqui s’appelait Geoffroy et, chaque fois qu’il s’amenait avec sescochons à vendre, personne n’en voulait et tout le mondedisait :

« C’est le fils du bouzillé deBudejovice, ça doit être une fine canaille ». Il a fini par sejeter dans la Vlatva à Kroumlov, on a été obligé de l’en tirer, ilsont dû le faire revenir à lui, il a fallu lui pomper de l’eau qu’ilavait dans le corps et cet animal-là a claqué dans les mains dumédecin pendant que celui-ci lui donnait une injection.

– Vous en faites des comparaisons !dit sentencieusement Bretschneider ; vous parlez d’abord del’archiduc et ensuite d’un marchand de cochons.

– Mais je ne compare rien du tout, ditChvéïk pour se défendre ; Dieu m’en garde. Le patron meconnaît bien. Je n’ai jamais comparé personne à personne, il peutle dire. Seulement, je ne voudrais pas me trouver dans la peau dela veuve de l’archiduc. Je vous demande un peu ce qu’elle va faireà présent. Les enfants sont orphelins et le domaine de Kanopistesans maître. Et se remarier avec un nouvel archiduc, c’est à voir.Qui est-ce qui lui garantit qu’elle ne retournera plus à Saraïévoet qu’elle ne deviendra pas veuve un second coup ? Il y aquelques années vivait à Zliua, pas loin de Hluboka, un garde quiavait un drôle de nom. Il s’appelait Petit-Frère. Eh ! bienles braconniers l’ont tué et sa veuve, un an après, s’est remariéeencore avec un autre garde, avec Pepik Sevla de Mydlovary. Celui-làa été tué la même chose. En troisièmes noces, elle a voulu encoreun garde en se disant : « Toutes les bonnes choses sontau nombre de trois. Si, à ce coup-là, ça ne réussit pas, je ne saisplus ce que je ferai. » Bien entendu, ils l’ont encore tué, etelle avait déjà en tout six enfants avec ses trois gardes. Elleétait allée se présenter au bureau de Monseigneur le prince àHluboka et y avait raconté tous les malheurs qu’elle avait eus avecles gardes. On lui a conseillé, pour varier son ordinaire,d’épouser Yarèche, un garde-pêche. Il avait eu juste le temps delui faire deux gosses qu’il a péri en se noyant à la pêche annuelled’un étang. Avec ses huit gosses elle a trouvé encore un châtreurde Vodnanay, avec lequel elle a convolé en justes noces. Une nuit,son cinquième lui a ouvert le crâne avec une hache et est allé sedénoncer tout seul aux autorités. Et, le jour où on l’a pendu, il aarraché, en le mordant avec une force extraordinaire, le nez duprêtre qui l’accompagnait à l’échafaud, et il a déclaré qu’il neregretterait rien de rien, et il a dit encore une chose bienvilaine sur le compte de notre Empereur.

– Et cette chose-là, vous ne savez pas ceque c’était ? interrogea Bretschneider d’une voix tremblanted’espoir.

– Ça, je ne peux pas vous le dire, parceque personne n’a jamais osé le répéter. Mais il faut croire quec’était quelque chose d’épouvantable et d’effroyable, parce qu’unconseiller de la Cour, qui l’a entendu, est devenu fou, et on letient encore aujourd’hui au secret, pour étouffer l’affaire. Cen’était pas seulement un outrage de lèse-majesté ordinaire comme onen lâche quand on est soûl.

– Et quels sont les outrages delèse-majesté qu’on fait quand on a bu ? questionnaBretschneider.

– Je vous en prie, Messieurs, changeonsde conversation, s’il vous plaît, intervint Palivec ; jen’aime pas ça, vous savez. Les boniments, on les regrette quand ilest trop tard.

– Quels sont les outrages de lèse-majestéqu’on lâche quand on est soûl ? répéta Chvéïk. Soûlez-vous,faites-vous jouer l’hymne autrichien et vous verrez comme vous vousy mettrez. Si dans tout ce qui vous passe alors par la tête il n’ya que la moitié de vrai, il y en aura toujours assez pour qu’onvous traîne dans la boue pendant le reste de vos jours. Mais levieux monsieur ne le mérite pas. Voyez. En pleine force, il a perduson fils Rodolphe, un garçon qui promettait. Élisabeth, son épouse,on la lui perce avec un tiers-point. Puis, c’est le tour à JeanOrth de disparaître on ne sait pas où. N’oubliez pas non plusMaximilien, le frère à l’Empereur, qui a fini derrière un mur auMexique. Et, maintenant qu’il n’en a plus pour longtemps, voilàencore son oncle qu’on lui troue de balles. Mais il faudrait qu’ilait des nerfs d’acier, le pauvre homme ! Et il y a encore desgens qui n’ont pas honte de l’engueuler quand ils sont soûls. C’estmoi qui vous le dis : si jamais il y a quelque chose, jem’engage comme volontaire et je ferai mon devoir quand je devrais ylaisser ma peau.

Chvéïk vida consciencieusement son verre etcontinua :

– Vous vous imaginez que l’Empereur sefiche de tout ça comme de sa première chemise ? C’est que vousne le connaissez pas ! C’est moi qui vous le dis : il yaura une guerre avec les Turcs. Vous avez assassiné mononcle ? Bien, je vais vous casser la gueule. La guerre estcertaine. Et dans c’te guerre, la Serbie et la Russie vont nousaider. Ça va barder.

Au moment où il proférait ses prophéties,Chvéïk était réellement beau. Sa face naïve, souriante comme lalune en son plein, brillait d’enthousiasme. Tout lui paraissaitlumineux.

– Il se peut évidemment, dit-il encontinuant à prévoir l’avenir de l’Autriche, qu’en cas de guerreavec la Turquie les Allemands nous attaquent, parce que, lesAllemands et les Turcs, c’est des alliés. Des salauds comme ça, onen trouverait peu dans le monde entier. Mais alors nous pourronsnous unir à la France qui, depuis 1870, en a soupé, des Allemands.Dans tous les cas, la guerre est sûre et certaine. Je ne vous disque ça !

Bretschneider se leva et dit d’un tonsolennel :

– Vous avez assez parlé, venez un peuavec moi dans le corridor, j’ai quelque chose à vous dire.

Chvéïk suivit docilement le détective dans lecouloir où l’attendait une petite surprise. Son compagnon de chopelui montra un aiglon au revers de sa veste, en lui annonçant qu’ill’arrêtait et qu’il allait l’emmener à la Direction de la Police.Chvéïk tenta d’expliquer qu’il y avait certainement erreur de lapart de Monsieur, qu’il était innocent, qu’il n’avait pas articuléune seule injure envers qui que ce soit.

Mais Bretschneider lui expliqua que sonaffaire était claire, qu’il avait commis plusieurs délitsqualifiés, dont celui de haute trahison.

Ils rentrèrent dans la salle et Chvéïk déclaraà M. Palivec :

– J’ai cinq demis et une saucisse avec dupain. Donne-moi encore un schnaps, que je te foute lecamp. Je suis arrêté.

Bretschneider montra de nouveau son aiglon àM. Palivec et l’interrogea à son tour :

– Vous êtes marié ?

– Voui.

– Et votre épouse serait-elle en état dediriger votre commerce pendant votre absence ?

– Voui.

– Alors tout va bien, patron, fitjoyeusement Bretschneider ; appelez-la et prenez vos mesures.On viendra vous chercher dans la soirée.

– T’en fais pas, dit Chvéïk à Palivecpour le consoler ; moi j’y vais rien que pour hautetrahison.

– Mais moi, bon Dieu ! se lamentaPalivec ; j’ai toujours été si prudent !

Bretschneider sourit et dittriomphalement :

– Et vous avez dit que les moucheschiaient sur l’Empereur. On vous apprendra à laisser l’Empereur enpaix.

En sortant de la brasserie Au Caliceen compagnie du détective, Chvéïk, dont le visage ne cessait derayonner de bonté souriante, questionna :

– Est-ce que je dois descendre dutrottoir ?

– Pour quoi faire ?

– Je me demande, comme je suis arrêté, sij’ai encore le droit de marcher sur le trottoir…

En passant ensemble le seuil du Commissariatcentral, Chvéïk ne put s’empêcher de dire :

– Gentille petite promenade, hein ?Est-ce que vous venez souvent Au Calice ?

Et, tandis qu’on introduisait Chvéïk dans lebureau, M. Palivec transmettait à sa femme le gouvernement duCalice et la consolait à sa façon :

– Crie pas, pleure pas ; qu’est-cequ’ils peuvent bien me faire pour un merdeux portrait del’Empereur ?

Et c’est ainsi que le brave soldat Chvéïkentra dans la grande guerre, selon ses habitudes douces ettraitables. Les historiens s’émerveilleront de sa clairvoyance.Sans doute, si la situation a évolué un peu autrement qu’il nel’avait annoncé devant le comptoir du Calice,souvenons-nous que notre ami Chvéïk n’avait pas de formationdiplomatique.

Chapitre 2 ÀLA DIRECTION DE LA POLICE.

Après l’attentat de Saraïévo, de nombreusesvictimes du régime policier autrichien remplissaient leCommissariat central. C’était un va-et-vient d’individus arrêtés,et le vieil inspecteur qui recueillait leurs noms disait de sa voixaimable :

– Il vous coûtera cher, votre Ferdinand,allez !

Lorsqu’on eut enfermé Chvéïk dans une desnombreuses pièces du premier étage du bâtiment, il s’y trouva ensociété de six hommes. Cinq étaient assis à la table et, dans uncoin, sur un lit, comme s’il voulait rester à l’écart, se tenait lesixième, un homme entre deux âges.

Chvéïk se mis immédiatement à les questionner,l’un après l’autre, sur le motif de leur arrestation.

Les cinq premières réponses furent presqueidentiques :

– À cause de Saraïévo !

– À cause de Ferdinand !

– À cause de l’assassinat de Monseigneurl’archiduc !

– Pour Ferdinand !

– Parce qu’on a dégringolé l’archiduc àSaraïévo !

L’homme qui se tenait à l’écart répondit qu’iln’avait rien de commun avec les autres inculpés, qu’il étaitau-dessus de tout soupçon, parce que lui ne se trouvait là que pourune tentative d’assassinat sur un vieux paysan de Holice.

Chvéïk prit le parti de se mettre à la tabledes « conspirateurs » qui, pour la dixième fois, seracontaient comment « ils s’étaient fait faire ».

Tous, à l’exception d’un seul, avaient connucette mésaventure à la taverne, au restaurant de vins ou au café.Le « conspirateur » qui formait l’exception, un grosmonsieur avec des lunettes sous lesquelles coulaient des larmes,avait été arrêté chez lui parce que, deux jours avant l’attentat,il avait régalé, à la taverne de M. Brejska, deux étudiantsserbes, élèves de l’École polytechnique, et que le détective Brixil’avait vu ivre en leur compagnie dans la Taverne deMontmartre, rue Retezova, où il avait payé toutes lesconsommations, comme il résultait du procès-verbal, signé par lemalheureux.

En réponse à toutes les questions qu’on luiposait au commissariat, il hurlait :

– Je suis commerçant en papiers.

À quoi on lui répondait avec la mêmerégularité :

– Ce n’est pas une excuse.

Un autre monsieur, petit professeurd’histoire, arrêté chez le bistro, était, le jour fatal, en traind’y faire, à l’usage exclusif du patron, une conférence surl’attentat à travers les âges. On le troubla au moment où ilachevait l’analyse psychologique de l’attentat par cettephrase :

– L’idée de l’attentat est aussi simpleque l’œuf de Christophe Colomb.

– Et aussi simple que Pankrac qui vousattend, lui dit à l’interrogatoire le commissaire de police pourcompléter cette conclusion.

Le troisième « conspirateur » étaitprésident d’une société de bienfaisance, qui s’intitulait L’Amidu Bien et qui avait son siège à Hodkovicky. Le jour où lanouvelle de l’attentat y fut connue, une foule se pressait à unefête champêtre, rehaussée de concert, qu’avait organisée L’Amidu Bien. Un brigadier de gendarmerie était venu prier lesassistants de se disperser, à cause du deuil qui venait de frapperla Monarchie autrichienne. Et le président, bon garçon, avait toutsimplement dit au gendarme, en faisant signe à l’orchestre :« Attends une minute, vieux, qu’on ait fini Debout lesSlaves ! »

Et maintenant il baissait la tête et selamentait :

– Au mois d’août ma société aura denouvelles élections et si, d’ici là, je ne suis pas rentré à lamaison, il est possible que je ne sois plus réélu président. Jel’ai été dix fois de suite et, si, cette fois-ci, je rate le coup,je ne survivrai pas à ma honte.

Quant au quatrième individu, type loyal, demoralité parfaite, feu l’archiduc lui avait vraiment joué unmauvais tour. Pendant deux jours, le « conspirateur »s’était scrupuleusement gardé de parler de Ferdinand, mais, le soirdu troisième jour, au café, en jouant aux cartes, il n’avait pas pus’empêcher de dire au moment où il coupait le roi de pique par unsept d’atout :

– Le roi abattu comme àSaraïévo !

Le cinquième, celui qui avait déclaré être là« à cause de l’assassinat de Monseigneur l’archiduc »,avait les cheveux et la barbe encore hirsutes d’épouvante, ce quile faisait ressembler à un griffon d’écurie.

Au restaurant où il avait été appréhendé, iln’avait pas soufflé un seul mot, évitant même de lire ce que lesjournaux rapportaient sur la mort de l’héritier du trône. Il setenait tout seul à sa table lorsqu’un monsieur, qui était venus’asseoir en face de lui, lui avait demandé àbrûle-pourpoint :

– Vous l’avez lu ?

– Non, je n’ai rien lu.

– Mais vous savez la nouvelle ?

– Non.

– Enfin, vous savez bien ce que je veuxdire ?

– Non. Je ne m’occupe de rien dutout.

– Mais ça devrait vous intéresser tout demême, voyons ?

– Je ne m’intéresse à rien de rien. Lesoir je fume tranquillement mon cigare, je bois mes demis de bière,je dîne, mais je ne lis pas. Les journaux mentent. À quoi bon mefatiguer la tête ?

– Alors, vous ne vous intéressez même pasà cet assassinat de Saraïévo ?

– Aucun assassinat ne m’intéresse, qu’ilait lieu à Prague, à Vienne, à Saraïévo ou à Londres. Pour ça, il ya des autorités ! les tribunaux et la police. Moi, ça ne meregarde pas. S’il se trouve des types assez imbéciles pour aller sefaire tuer n’importe où, c’est bien fait pour eux. Il n’est paspermis d’être crétin à ce point-là.

Ce furent les dernières paroles par lesquellesil se mêla à la conversation. Depuis lors, il ne faisait querépéter toutes les cinq minutes :

– Je suis innocent, je suisinnocent !

Ces paroles, la porte de la Direction de laPolice les a entendues, le panier à salade qui transportera lepauvre bougre au tribunal en retentira aussi, et c’est elles surles lèvres qu’il franchira le seuil de son cachot.

Chvéïk, après avoir recueilli ces aveux, crutbon d’éclairer ses complices sur leur situationdésespérée :

– Ce qui nous arrive à nous tous estévidemment plutôt grave, ainsi entreprit-il de les consoler. Vousvous trompez tous si vous croyez en sortir. La police veille, elleest là, justement, pour nous punir à cause de ce qui sort de nosgueules. Si les temps sont tellement graves qu’on est obligé detuer les archiducs, personne ne peut s’étonner d’être conduit auposte. Tout ça est nécessaire, il faut du chambard, et il en fautpour faire de la réclame à l’archiduc avant son enterrement. Ettant mieux, si on est en nombre. Plus on sera nombreux, plus onrigolera, c’est moi qui vous le dis. Quand je faisais mon servicemilitaire, il arrivait souvent que la moitié de ma compagniepassait son temps à la boîte. Et combien d’innocents payaient pourles autres ! Je ne vous parle pas seulement du militaire, jevous parle aussi du civil. Je me rappelle qu’une fois une bonnefemme a été condamnée parce qu’on lui reprochait d’avoir étrangléses nouveau-nés, deux jumeaux. Elle jurait qu’elle n’avait pas puétrangler des jumeaux, puisqu’elle avait seulement accouché d’unepetite fille qu’elle avait réussi, du reste, à étrangler sansdouleur. Serments perdus : elle a été condamnée quand mêmepour double assassinat. Ou bien, prenez ce tzigane, tout à faitinnocent, qui voulait cambrioler, le jour de Noël, la boutiqued’une épicière à Zabehlice. Celui-là a juré aussi qu’il y étaitrentré pour se chauffer un peu parce qu’il faisait un froid dechien. Pas la peine, condamné aussi. Quand un Procureur impérials’occupe d’une chose, il y a toujours du mauvais. Et il faut qu’ily en ait, quoique tous les gens ne soient pas des fripouilles commeon pourrait le supposer. Ce qui est embêtant, c’est qu’aujourd’hui,il n’y a pas moyen de distinguer un homme honnête d’une crapule.Surtout à cette heure, les temps sont si durs que les archiducsmêmes y passent. Quand j’étais au régiment à Budejovice, on a tuéune fois, dans le bois derrière le champ de manœuvres, le chien ànotre capitaine. Quand il a appris la nouvelle, il nous a faitaligner et a fait sortir du rang tous les numéros dix. J’en étais,moi aussi, bien entendu, et nous restions là au « garde àvous » sans sourciller. Le capitaine se promène autour denous, et tout d’un coup il dit : « Chenapans, fripons,assassins, hyènes rayées, à cause de ce chien, j’ai envie de vousfoutre tous au bloc, de vous hacher en pâte pour faire du macaroni,de vous fusiller et de fabriquer avec vous des portions de carpesmarinées. Mais, pour vous montrer que je ne vous ménagerai pas,vous aurez chacun quinze jours de tôle ». Et, n’est-ce pas, ils’agissait alors d’un malheureux cabot, tandis qu’aujourd’hui c’estl’archiduc qui est descendu. C’est pour ça qu’il faut terroriser,pour que le deuil soit à la hauteur de la peine.

– Je suis innocent, je suisinnocent ! répéta l’homme aux poils hérissés.

– Jésus-Christ aussi était innocent,répondit Chvéïk, et on l’a crucifié quand même. Depuis que le mondeexiste, c’est toujours et partout des innocents qu’on s’est le plusfoutu. Maul halten und weiter dienen ![1] comme on disait au régiment. C’est encorece qu’il y a de mieux et de plus chic.

Chvéïk s’allongea sur le lit et s’assoupitavec satisfaction.

Entre temps, on introduisit encore deux« nouveaux » L’un d’eux était marchand ambulant deBosnie. Il marchait de long en large dans la cellule et iln’ouvrait la bouche que pour proférer « Ybentidouchou ![2] » Il s’affligeait à l’idéeque son panier de gottscheeber allait se perdre aucommissariat.

Le second arrivé fut M. Palivec. Dèsqu’il aperçut son ami Chvéïk, il le réveilla et lui annonça d’unevoix tragique :

– Me voilà ! Je viens terejoindre !

Chvéïk lui serra cordialement la main etdit :

– Ça me fait vraiment plaisir. Je medoutais bien que monsieur le détective tiendrait sa parole quand ila dit qu’il irait te chercher sans faute, toi aussi. Une exactitudepareille, j’aime ça !

Mais M. Palivec observa qu’il se fichaitparfaitement de cette exactitude, qu’autant valait la merde, et ildemanda à voix basse si les autres inculpés n’étaient pas parhasard des voleurs, ce qui pourrait lui faire du tort, vu saqualité d’honnête commerçant.

Son ami lui expliqua que tous, à part un seul,avaient été arrêtés par suite de l’assassinat de l’archiduc.

M. Palivec se fâcha et déclara que luiétait mis « au chose » non pas à cause d’un idiotd’archiduc, mais bien à cause de Sa Majesté l’Empereur. Et, commeles « conspirateurs » s’intéressèrent à son cas, il leurraconta comment les mouches avaient sali son tableau deFrançois-Joseph 1er.

– Elles me l’ont bien arrangé, lesgarces, ainsi achevait-il son histoire du tableau, et à caused’elles me voilà à la tôle par-dessus le marché. Quellechierie ! Je ne leur pardonnerai jamais ça, à ces saletés demouches !

Chvéïk s’était recouché, mais il ne dormit paslongtemps. On vint le chercher pour le conduire àl’interrogatoire.

Et c’est ainsi qu’en montant l’escalierconduisant à la IIIe Section Chvéïk gravissait sonCalvaire sans s’apercevoir lui-même qu’il était un martyrdésigné.

Ayant remarqué un écriteau :« Défense de cracher par terre dans les couloirs », ilpria le gardien qui le conduisait de lui permettre de cracher dansun crachoir, et, rayonnant de candeur, il entra au bureau.

– Je vous souhaite bonsoir à tous,Messieurs ! dit-il.

En réponse à sa politesse, quelqu’un lui donnaun coup entre les côtes et le mit devant une table derrièrelaquelle était assis un monsieur à face glaciale de bureaucrate etaux traits empreints de cruauté bestiale, comme s’il venaitd’échapper du livre de Lombroso « L’Homme criminel ».

Il fixa son regard sanguinaire sur Chvéïk etdit :

– Dites donc, ne faites pas l’idiot,hein !

– Ce n’est pas ma faute, réponditgravement Chvéïk ; j’ai été réformé pour idiotie et reconnupar une commission spéciale comme étant idiot. Je suis un crétind’office.

Le monsieur à la physionomie patibulairegrinça des dents :

– Ce dont vous êtes accusé prouve assezque vous jouissez de la plénitude de vos facultésintellectuelles.

Et il cita à Chvéïk toute une série de crimes,commençant par la haute trahison et finissant par la lèse-majestéet les outrages envers les membres de la maison impériale. Aumilieu de la série brillait l’apologie de l’assassinat del’archiduc Ferdinand, accompagnée d’autres crimes de mêmecatégorie, tel le trouble apporté à la paix publique, Chvéïk ayantparlé en lieu public.

– Qu’est-ce que vous en dites ?questionna triomphalement le monsieur aux traits de cruautébestiale.

– Ce que j’en dis ? Qu’y en a trop,répondit Chvéïk d’un air innocent, et, comme on dit, trop esttrop.

– Au moins vous lereconnaissez ?

– Je reconnais tout, moi. Il faut de lasévérité. Sans elle on n’irait pas loin. C’est comme quand jefaisais mon service militaire…

– Votre gueule ! s’écria leconseiller de police ; vous parlerez quand on vous dira deparler. Compris ?

– Bien sûr que je comprends, dit Chvéïk,je « vous déclare avec obéissance » que je vous comprendsparfaitement et que, dans toutes les questions qu’il vous plaira deme poser, je saurai parfaitement où j’en suis.

– Quels sont les gens que vous fréquentezhabituellement ?

– Ma logeuse.

– Et dans les milieux politiques vous neconnaissez personne ?

– Si, j’achète tous les jours l’éditiondu soir de La Politique Nationale qu’on appelle LaPetite Chienne, et elle me met au courant de tous lesévénements politiques.

– Foutez-moi le camp, lui cria l’hommeaux yeux de bête cruelle.

Tandis qu’on l’entraînait, Chvéïk émit encoreen formule de politesse :

– Bonne nuit, dormez bien, honoréM’sieur.

Rentré dans sa cellule, Chvéïk annonça à sesco-inculpés qu’un interrogatoire comme il venait d’en subir unn’était que de la rigolade. On vous engueule un peu et, à la fin,on vous fout à la porte.

– Autrefois, continua Chvéïk, c’étaitbien pire. J’ai lu une fois un livre sur la questionqu’administrait aux torturés le tortionnaire ou bourreau. Pourprouver leur innocence les accusés devaient marcher sur du ferrougi au feu, et on leur coulait du plomb fondu dans la bouche. Oubien on les chaussait de brodequins d’Espagne et on leur appliquaitle supplice de la roue, ou encore on leur chauffait et brûlait lesflancs avec des torches de pompiers, comme on a fait à JeanNepomucène. J’ai lu qu’il criait comme si on l’écorchait et qu’iln’a cessé que quand on l’a jeté, dans un sac imperméable, du hautdu pont Élisabeth, dans la Vlatva. Et ce ne sont pas les accusésqui manquaient. Il y avait aussi l’écartèlement et le supplice dupal, c’est-à-dire qu’on vous enfonçait un pieu dans le corps, cequi se faisait d’habitude aux environs du Musée national. Ça faitque celui qu’on foutait seulement dans une oubliette où on lefaisait mourir de faim, se sentait renaître.

– Aujourd’hui, reprit Chvéïk, aller enprison n’est qu’une blague, de la petite bière. Pas d’écartèlement,pas de brodequins d’Espagne. Bien au contraire, nous avons noslits, notre table, nous sommes bien au large, on nous sert de lasoupe, du pain, nous avons notre pot à l’eau et, pour les lieuxd’aisance, nous sommes tout arrivés. En tout on voit le progrès. Iln’y a que le bureau du commissaire d’instruction, qui est un peuloin, c’est vrai ; il faut traverser trois corridors et monterun étage, mais, par contre, les couloirs sont propres et pleins demonde. Ici on amène quelqu’un d’un côté, un autre de l’autre, et onen voit de toutes les couleurs ! jeunes, vieux et de tous lessexes. À voir ça, on a du plaisir, on ne se sent pas tout seul. Ettout ça va sans se faire de bile, sans avoir peur qu’on ne leurdise au bureau : « Nous avons décidé que demain vousserez écartelé ou brûlé, à votre choix. » J’estime qu’en unmoment pareil le choix serait pour beaucoup d’entre nous, plutôtembarrassant et qu’on en resterait baba. Il faut le dire, notresituation à nous autres prisonniers d’aujourd’hui n’est pas la mêmedu tout. On ne veut que notre bien.

Chvéïk venait d’achever cet éloge du systèmepénitentiaire moderne lorsque le gardien ouvrit la porte etappela :

– Chvéïk, habillez-vous : vous allezà l’interrogatoire !

– Je veux bien, répondit Chvéïk, ça serade bon cœur, mais j’ai peur qu’ça ne soit par une erreur, parce quemoi, j’y suis allé, à l’interrogatoire et on m’a foutu à la porte.Et j’ai peur aussi que ces messieurs ici ne soient jaloux de m’yvoir passer deux fois de suite, tandis qu’on les néglige et qu’onne les appelle pas du tout.

– Assez causé, hein ? etdépêchons-nous ! répliqua le gardien à cette manifestationbien digne du gentleman Chvéïk.

Chvéïk se retrouva devant le monsieur de toutà l’heure, au type de galérien. Celui-ci sans nul préambulel’interpella d’une voix rauque et implacable :

– Vous avouez tout ?

L’interrogé leva ses yeux bleus vers l’hommeinflexible et dit de sa voix douce :

– Si vous le désirez, honoré M’sieur,j’avouerai tout, parce que, moi, ça ne peut pas me faire du tort.Mais si vous dites : « Chvéïk, n’avouezrien ! » je ferai tout pour me tirer d’affaire, quand jedevrais y laisser ma peau.

Le monsieur plein de rigueur prépara unefeuille de papier, y écrivit quelques mots et la tendit à Chvéïkpour la lui faire signer.

Et Chvéïk apposa sa signature sur le rapportde Bretschneider avec son supplément de sorte qu’il se terminaitainsi :

Je reconnais toutes les accusationsportées contre moi comme fondées.

Joseph CHVÉÏK.

Il se tourna vers le monsieursévère :

– Dois-je signer encore quelquechose ? dit-il, ou bien faut-il que je repasse demainmatin ?

– Demain matin, répliqua le conseiller,vous serez transporté au Tribunal criminel.

– À quelle heure, s’il vous plaît, honoréM’sieur ? J’ai peur de trop dormir. Il est possible que je meréveille en retard.

– Foutez-moi le camp !

– Ça marche comme sur desroulettes ! déclara Chvéïk, tout satisfait, au gardien qui lereconduisait vers son nouveau domicile à grilles.

La porte refermée sur lui, il fut pressé dequestions, auxquelles il répondit sans barguigner :

– Je viens de reconnaître qu’il se peutque j’aie assassiné l’archiduc Ferdinand.

Effarés, les six hommes se blottirent sousleurs couvertures pouilleuses. Seul, le Bosniaquedéclara :

– Dobro docheli ![3]

En se mettant au lit, Chvéïk déclaraencore :

– C’est bête qu’on n’ait pas deréveille-matin ici !

Mais le lendemain on le réveilla sansréveille-matin, et, à six heures précises, le panier à salade letransportait au Tribunal criminel.

– Heure du matin, heure du gain !fit Chvéïk à ses co-voyageurs, pendant que le panier à saladepassait le seuil de la Direction de la Police.

Chapitre 3CHVÉÏK DEVANT LES MÉDECINS LÉGISTES.

La Cour territoriale du Royaume de Bohême,faisant office de Tribunal criminel, comporte aujourd’huicomme du temps de Chvéïk une série de petites chambres proprettesoù l’on se sent comme chez soi. Aussi firent-elles sur Chvéïk uneimpression des plus favorables. Il contemplait avec plaisir lesmurs fraîchement blanchis à la chaux, les grilles peintes en noiret le gros gardien en chef attaché à la Détention préventive,M. Demartini, paré de revers et de galons violets. La couleurviolette qui était de ligueur dans ces lieux est la même quel’Église prescrit pour les rites du Mercredi des Cendres et duVendredi saint.

On eût cru au retour des temps glorieux de ladomination romaine à Jérusalem. Les prisonniers étaient tirés deleurs cellules et conduits au rez-de-chaussée pour être présentésaux Ponce-Pilates de l’an mil neuf cent quatorze. Et les jugesinstructeurs, ces Pilates de la nouvelle époque, au lieu de selaver les mains pour se disculper, se faisaient apporter dupaprika et de la bière de Pilsen et remettaientcontinuellement au Procureur impérial les actes d’instructionpréalable, rédigés par eux.

C’est là que disparaissait la logique et quel’on voyait le § triompher, le § vous étrangler, le § faire unetête idiote, le § cracher, le § se tordre de tout, le § se fairemenaçant et le § impitoyable. Ces magistrats n’étaient que desjongleurs de la loi ; des sacrificateurs aux lettres mortesdes Codes ; des mangeurs d’inculpés ; des tigres de lajungle autrichienne, qui d’après les numéros du paragraphemesuraient le bond à faire pour s’emparer de leur victime.

Il y avait cependant une exception à la règle.Quelques messieurs (ils étaient, du reste, quelques-uns à laDirection de la Police) ne prenaient pas la loi trop au sérieux,mais on trouve partout du bon grain parmi l’ivraie.

C’est devant une exception de ce genre quel’on conduisit Chvéïk pour lui faire subir son interrogatoire.C’était un homme excellent, de mine débonnaire, ayant eu son heurede célébrité au moment où il avait été chargé d’instruire l’affairede l’assassin Vales. Il ne manquait jamais de dire chaque fois à cedernier : « Veuillez vous asseoir, monsieur Vales, il y ajustement une chaise de libre ».

Tandis qu’on lui amenait Chvéïk, il l’invitaavec sa bonhomie coutumière à prendre place, lui aussi, etdit :

– Alors, c’est vous MonsieurChvéïk ?

– Je le crois bien, répondit Chvéïk, etil n’doit pas y avoir erreur, parce que mon père était bienMonsieur Chvéïk et, ma mère, Mme Chvéïk. Je ne peuxpourtant pas leur faire l’affront de renier mon nom.

Un doux sourire effleura le visage duconseiller à la Cour, chargé de l’instruction.

– Mais vous en avez de belles,vous ! Vous devez avoir la conscience bien chargée ?

– En effet, honoré M’sieur, elle est bienchargée, ma conscience, dit Chvéïk en souriant encore plusaimablement que le juge ; sans offense, il est bien possiblequ’elle pèse encore plus lourd que la vôtre.

– Je m’en aperçois rien qu’à jeter uncoup d’œil sur le rapport que vous avez signé, répliqua le juged’un ton non moins aimable ; voyons, n’y a-t-il eu aucunepression de la part de ces messieurs de la Police ?

– Mais non, honoré M’sieur. Moi-même, jeleur ai demandé si je devais signer le rapport et, quand ils m’ontdit oui, j’ai obéi à leur conseil. Vous ne voudriez pas que je medispute avec eux à cause de ma malheureuse signature, n’est-cepas ? Ça ne m’avancerait à rien du tout. Il faut de l’ordre entout.

– Vous sentez-vous tout à fait bienportant, monsieur Chvéïk ?

– Pas tout à fait, ça, non, honoréM’sieur le Conseiller. Pour le moment, j’ai des rhumatismes et jeme frictionne avec du baume d’opodeldoch.

Le vieux monsieur eut de nouveau un sourireaimable :

– Si on vous faisait examiner par lesmédecins-légistes ? dit-il. Qu’est-ce que vous enpenseriez ?

– Je ne crois pas que mon état soit sigrave que ça. Dans tous les cas, je ne voudrais pas faire perdre àces messieurs leur temps si précieux. Et, du reste, j’ai déjà passépar un examen médical au Commissariat central, ils ont voulu savoirsi je n’avais pas la chaude-pisse.

– Je vais vous dire, monsieur Chvéïk,nous allons tout de même faire appel aux médecins-légistes. Nousallons réunir une bonne petite commission et, en attendant, vousvous reposerez à la Détention préventive. Maintenant, encore unequestion : il résulte du rapport de la Police que vous avezaffirmé que la guerre était imminente ?

– Elle se fera pas attendre, Monsieur leConseiller, c’est moi qui vous le répète !

– N’avez-vous pas de temps en temps descrises de nerfs ? Je veux dire, n’y a-t-il pas des moments oùvous sentez quelque chose comme si on en voulait à votre vie…

– Une seule fois j’ai eu un sentimentcomme ça, interrompit Chvéïk ; c’est quand j’ai failli êtreécrasé par une auto sur la place Charles. Mais il y a pas mald’années de ça.

L’interrogatoire prit fin. Chvéïk tendit lamain au juge et retourna dans sa petite chambre paisible, où ilannonça à ses camarades de cellule :

– Il paraît qu’on va me faire examinerpar les médecins-légistes, à cause de cet assassinat de Monseigneurl’archiduc Ferdinand.

– Moi, ils m’ont déjà examiné, lesmédecins-légistes, dit un jeune homme, et c’est quand je suis passéaux assises pour les tapis. Ils m’ont reconnu comme « faibled’esprit ». Maintenant, j’ai un abus de confiance sur le dos,et ils ne peuvent rien me faire. Mon avocat m’a dit justement hierque je pouvais être tranquille et qu’une fois déclaré faibled’esprit j’en avais pour toute ma vie.

– Oh ! là, là ! je n’y croisrien du tout, à vos médecins-légistes, remarqua un autre homme quiavait l’air intelligent. Une fois j’ai essayé de faire un petitfaux, une traite de rien du tout, et, pour parer à touteéventualité d’arrestation, j’ai suivi le cours du professeurHeveroch sur les maladies mentales. Eh ! bien, quand on m’aarrêté, je n’ai pas manqué de profiter des leçons deM. Heveroch et j’ai simulé la paralysie avec tous lessymptômes qu’il prévoyait. Devant la commission, j’ai mordu unmédecin-légiste à la jambe, j’ai bu tout le contenu de l’encrier,et sauf votre respect, Messieurs, j’ai ôté ma culotte et j’ai chiédans un coin. Tout allait bien, mais, parce que j’avais amoché lemollet de ce type-là, ils ont reconnu que je jouissais de toutesmes facultés, et j’étais perdu.

– À moi, ils ne me font pas peur, cesmessieurs, déclara Chvéïk. Quand je faisais mon service militaire,il a fallu que je me présente devant le vétérinaire, et tout a bienmarché.

– Les médecins-légistes, proclama unpetit bout d’homme, c’est des charognes. Il y a quelque temps, on atrouvé en creusant la prairie qui est ma propriété, un squelette,et les médecins-légistes ont déclaré que l’individu à qui cesquelette appartenait a été tué, il y a quarante ans, à l’aide d’unobjet contondant. Moi, messieurs, j’ai trente-huit ans, et je suisaccusé d’assassinat de ce fichu squelette, quoique j’aie monextrait de naissance et mon certificat d’origine en ordre.

– Je crois, reprit Chvéïk, que dans toutça il faut être juste. Tous le monde peut se tromper, et, plus onréfléchit aux choses, plus on se trompe. Les médecins-légistes,c’est des gens comme nous autres, et ils sont fautifs tout commenous autres. Une fois, il était minuit, je rentrais chez moi –j’avais poussé ma promenade jusque chez le bistro Banzet – quandtout d’un coup, à la hauteur du pont qui traverse le Botic à Nusle,arrive un monsieur qui d’un coup de matraque m’envoie rouler parterre. Il tire ensuite sa lampe de poche éclaire mon visage etdit : « Je me suis encore trompé, c’est paslui ! » Et il était tellement en rogne de son erreurqu’il m’a fichu encore un autre coup dans le dos. Mais c’est lenaturel des hommes : tant qu’on vit on se trompe ! Il yavait une fois un monsieur qui avait trouvé, la nuit, un chienenragé crevant de froid. Il l’a pris dans ses bras et, arrivé chezlui, il l’a mis dans le lit où dormait sa femme, pour réchauffer unpeu la pauvre bête. Oui, mais dès que le chien a été réchauffé etremis sur ses pattes, il a commencé à mordre jusqu’à plus soif danstout ce qu’il a trouvé. Toute la famille du monsieur y a passéjusqu’au petit qui dormait dans son berceau, et dont cette salebête enragée n’a rien laissé. Je peux encore vous raconter unehistoire qui est arrivée à un tourneur en bronze. Ce type-là,croyant se trouver devant la porte de la maison qu’il habitait, aouvert avec sa clef la porte de la chapelle de Podol. Il a ôté seschaussures et, prenant l’autel pour son lit, il s’est couchédessus. Il s’est couvert avec un gonfalon et des nappes d’autel et,comme oreiller, il s’est servi de l’Évangile et encore d’autreslivres saints, parce qu’il voulait avoir la tête haute. Le matin,le sacristain l’a trouvé et l’a réveillé. Le tourneur n’ycomprenait rien, et, quand il s’est reconnu, il a dit au sacristainqu’il avait dû se tromper, que c’était certainement une erreur.Vous entendez la réponse, hein ? « Uneerreur ! » que le sacristain lui a dit. « Et nousautres, il va falloir qu’on consacre la chapelle une nouvellefois ! Ben, mon cochon ! » Bien sûr qu’avec lesmédecins-légistes ce tourneur-là n’y a pas coupé. Ils lui aurontprouvé qu’il « avait agi avec discernement » et qu’il« n’était pas en état d’ivresse complète » comme il leprétendait, à preuve qu’il avait facilement trouvé la serrure. Cepauvre diable de tourneur est mort dans son cachot à Pankrac.Prenons, si vous voulez, encore un autre exemple. À Kladno, il yavait dans le temps un brigadier de gendarmerie qui élevait deschiens policiers et les exerçait en poursuivant de pauvreschemineaux, de sorte qu’à la fin des fins il n’y en avait plus unseul dans le pays. Mais, comme le brigadier en avait besoin pourses expériences, il a ordonné une fois de lui amener à tout prix unindividu aux allures louches. Là-dessus, on lui amène un hommeassez bien vêtu qu’on avait trouvé se reposant sur un tronc d’arbredans le bois de Lany. Le brigadier lui a fait couper un morceau deson paletot, l’a fait flairer par ses chiens policiers degendarmerie, et, enfin, on l’a conduit dans une tuilerie où on alâché les chiens à ses trousses. Comme de juste, l’homme a étérattrapé, et on l’a forcé à monter sur une échelle, à sauter unmur, à se jeter dans un étang, avec les chiens toujours sur sestalons. Finalement, on a découvert que c’était un député radicaltchèque qui était allé se mettre au vert dans le bois de Lany,parce qu’il s’embêtait trop au Parlement. Et voilà ! c’estpourquoi je dis toujours que les hommes sont tous fautifs, que toutle monde peut se tromper, qu’on soit savant ou ignare, un as ou uneandouille. Les ministres eux-mêmes se trompent.

La commission de médecins-légistes qui devaitstatuer sur la capacité mentale de Chvéïk et constater s’il étaitoui ou non responsable des crimes qui faisaient l’objet del’accusation, comprenait trois messieurs très sérieux quiprofessaient en toute chose des opinions diamétralementopposées.

À eux trois, ils représentaient trois écolesscientifiques et trois courants de la science psychiatrique.

Si, pour le cas Chvéïk, ils purent tombercomplètement d’accord, ce fut grâce à l’impression renversante queChvéïk avait produite sur eux trois à son entrée dans la salle.Apercevant un portrait de S. M. autrichienne, qui ornait lemur, Chvéïk n’hésita pas à crier de toutes ses forces :« Messieurs, vive l’Empereur François-JosephIer ! »

Pour eux, la phrase en disait long. Cettemanifestation spontanée leur épargnait toute une série dequestions. Il n’en restait plus que quelques-unes, indispensablescelles-là, que recommandaient les systèmes du docteur Kallerson, dudocteur Heveroch et de l’Anglais Weiking.

– Le radium est-il plus lourd que leplomb ?

À cette première question Chvéïk répondit avecson sourire habituel :

– Je ne sais pas, je ne l’ai jamais pesé,fit-il.

– Croyez-vous à la fin dumonde ?

– Il faudrait d’abord que je la voie,cette fin du monde, répondit Chvéïk négligemment, mais ça ne serapas encore pour demain, et il est probable que je ne vivrai pasjusque-là.

– Pourriez-vous calculer le diamètre denotre terre ?

– J’en doute, dit Chvéïk, maispermettez-moi de vous poser une question, s’il vous plaît.Voici : il y a une maison à trois étages et, à chaque étage decette maison, il y a environ huit fenêtres. Au toit, il y a aussideux lucarnes et deux cheminées. En plus, à chaque étage, il y adeux locataires. Dites-moi maintenant, s’il vous plaît, à quel âgeest morte la grand’mère du concierge de cette maison ?

Les médecins-légistes se regardèrent en sefaisant des signes d’intelligence. Cependant, l’un d’eux posaencore une dernière question à Chvéïk :

– Connaissez-vous la profondeur maximumde l’Océan Pacifique ?

– Malheureusement non, répondit Chvéïk,mais elle doit être certainement bien supérieure à celle de laVlatva près de la colline de Vysehrad.

Le président de la Commission fit un« cela suffit » mais l’un de ses membres demanda encore àChvéïk :

– Combien font 12,897 x 13,863 ?

– 729, répondit Chvéïk sanssourciller.

– Je crois que cette fois-ci cela noussuffit, déclara le président de la commission. Ramenez-moi cetaccusé d’où il est venu.

– Je vous remercie, messieurs, dit Chvéïkavec déférence ; moi aussi, cela me suffit tout à fait.

Chvéïk sorti, cette trinité d’Esculapes décidaque Chvéïk était un idiot notoire, un idiot à qui on pouvaitappliquer toutes les lois naturelles, inventées par les maîtres dela psychiatrie.

Dans le rapport remis au juge d’instructionl’on pouvait lire notamment : « Les soussignés,médecins-légistes, considérant l’abrutissement général et lecrétinisme congénital du sieur Joseph Chvéïk qui s’est présenté cejourd’hui devant eux aux fins d’un examen mental, attendu qu’il aproféré des cris comme « Vive l’empereur François-JosephIer ! » ce qui suffit complètement à établirque ledit individu est un idiot incontestable, déclarent qu’il fautde toute urgence : 1° abandonner l’instruction préalableet 2° renvoyer Joseph Chvéïk devant une commissiond’aliénistes en vue de constater si oui ou non sa vie est de natureà porter atteinte à la sûreté générale et à l’ordrepublic ».

Tandis qu’on rédigeait ce rapport, Chvéïkdéclara à ses co-prisonniers :

– Ils se foutent pas mal de Ferdinand,par exemple ! Ils n’en ont pas soufflé mot ! Mais ils ontbavardé avec moi d’un tas de choses encore plus idiotes. À la fin,on s’est dit que ça suffisait et on s’est quittés contents de cequ’on s’était raconté nous quatre.

– Je ne crois rien ni personne, proférale petit bout d’homme accusé « de l’assassinat du squelettetrouvé dans sa prairie ». Tout ça, c’est de lafripouillerie !

– Et même cette fripouillerie, il fautqu’elle existe, dit Chvéïk en se mettant au lit. Si tous les gensse voulaient du bien les uns aux autres, le monde ne ferait que semanger le nez !

Chapitre 4COMMENT CHVÉÏK FUT MIS À LA PORTE DE L’ASILE D’ALIÉNÉS.

Plus tard, lorsque Chvéïk racontait la vie quel’on mène à l’Asile d’aliénés, il le faisait en termes trèsélogieux.

– Sérieusement, je ne comprendrai jamaispourquoi les fous se fâchent d’être si bien placés. C’est unemaison où on peut se promener tout nu, hurler comme un chacal, êtrefurieux à discrétion et mordre autant qu’on veut et tout ce qu’onveut. Si on osait se conduire comme ça dans la rue, tout le mondeserait affolé, mais, là-bas, rien de plus naturel. Il y a là-dedansune telle liberté que les socialistes n’ont jamais osé rêver riend’aussi beau. On peut s’y faire passer pour le Bon Dieu, pour laSainte-Vierge, pour le pape ou pour le roi d’Angleterre, ou bienpour un empereur quelconque, ou encore pour saint Venceslas. Toutde même, le type qui la faisait à la saint Venceslas traînait toutle temps, nu et gigotant au cabanon. Il y avait là aussi un typequi criait tout le temps qu’il était archevêque, mais celui-là nefaisait que bouffer et, sauf votre respect, encore quelque chose,vous savez bien à quoi ça peut rimer, et tout ça sans se gêner. Ily en avait un autre qui se faisait passer pour saint Cyrille etsaint Méthode à la fois, pour avoir droit à deux portions à chaquerepas. Un autre monsieur prétendait être enceint, et il invitaittout le monde à venir au baptême. Parmi les gens enfermés il yavait beaucoup de joueurs d’échecs, des politiciens, des pêcheurs àla ligne et des scouts, des philatélistes, des photographes et despeintres. Un autre client s’y est fait mettre à cause de vieux potsqu’il voulait appeler urnes funéraires. Il y avait aussi un typequi ne quittait pas la camisole de force qu’on lui passait pourl’empêcher de calculer la fin du monde. J’y ai rencontré d’autrepart plusieurs professeurs. L’un qui me suivait partout etm’expliquait que le berceau des tziganes se trouve dans les Montsdes Géants, et un autre qui faisait tous ses efforts pour mepersuader qu’à l’intérieur du globe terrestre il y en avait encoreun autre, un peu plus petit que celui qui lui servait d’enveloppe.Tout le monde était libre de dire ce qu’il avait envie de dire,tout ce qui lui passait par la tête. On se serait cru au Parlement.Très souvent, on s’y racontait des contes de fées et on finissaitpar se battre quand une princesse avait tourné mal. Le fou le plusdangereux que j’y aie connu, c’était un type qui se faisait passerpour le volume XVI du « Dictionnaire Otto ». Celui-làpriait ses copains de l’ouvrir et de chercher ce que leDictionnaire disait au mot « Ouvrière en cartonnage »,sans quoi il serait perdu. Et il n’y avait que la camisole de forcequi le mettait à l’aise. Alors, il était content et disait que cen’était pas trop tôt pour être mis enfin sous presse, et ilexigeait une reliure moderne. Pour tout dire, on vivait là-bascomme au paradis. Vous pouvez faire du chahut, hurler, chanter,pleurer, bêler, mugir, sauter, prier le bon Dieu, cabrioler,marcher à quatre pattes, marcher à cloche-pied, tourner comme latoupie, danser, galoper, rester accroupi toute la journée ougrimper aux murs. Personne ne vient vous déranger ou vousdire : « Ne faites pas ça, ce n’est pas convenable ;n’avez-vous pas honte, et vous vous prétendez un hommeinstruit ? » Il est vrai qu’il y a aussi là-dedans desfous silencieux. C’était le cas d’un inventeur très savant qui sefourrait tout le temps le doigt dans le nez et criait une fois parjour : « Je viens d’inventer l’électricité ! »Comme je vous le dis, on y est très bien, et les quelques jours quej’ai passés dans l’Asile de fous sont les plus beaux de ma vie.

En effet, l’accueil qu’on avait fait à Chvéïkà l’Asile de fous, où on l’avait transporté avant de le fairepasser devant une commission spéciale, avait déjà dépassé toute sonattente. Tout d’abord on l’avait mis à nu et, après l’avoirenveloppé dans une espèce de peignoir de bain, on l’avait conduit,en le soutenant familièrement sous les bras, à la salle de bains,tandis qu’un des infirmiers lui racontait des histoires juives. Là,on l’avait plongé dans une baignoire d’eau chaude, et, après l’enavoir retiré, on l’avait placé sous la douche. Ce procédé de lavageavait été appliqué à Chvéïk trois fois de suite, et là-dessus, lesinfirmiers lui avaient demandé si cela lui plaisait. Chvéïkrépondit qu’on était beaucoup mieux ici qu’aux bains publics prèsdu pont Charles et que, du reste, il aimait l’eau.

– Si vous me faisiez encore la manucureet les cors aux pieds, et si vous voulez bien me couper lescheveux, rien ne manquerait plus à mon bonheur, ajouta-t-il ensouriant comme un bienheureux.

On acquiesça volontiers à son désir, puis,bien frotté au gant de crin, on l’enveloppa dans des draps de litet on le porta au premier étage pour le coucher. On le couvritsoigneusement en le priant de s’endormir.

Chvéïk s’en souvient encore aujourd’hui avecattendrissement :

– Figurez-vous qu’ils m’ont porté, cequ’on appelle porté, et moi, à ce moment-là, vous pensez si j’étaisaux anges !

Il s’assoupit avec béatitude. À son réveil onlui servit une tasse de lait avec un petit pain. Le petit painétait coupé en toutes petites tranches et, tandis qu’un desinfirmiers tenait Chvéïk par les mains, l’autre lui trempait sonpain dans le lait et lui introduisait les morceaux dans la bouche,exactement comme à une oie qu’on gave. Ceci fait, les infirmiers leprirent dans leurs bras et le portèrent aux cabinets, en le priantde faire ses petits et ses gros besoins.

Cela aussi fut pour Chvéïk un momenthistorique, et il en parlait avec attendrissement. Je crois qu’ilest inutile de reproduire textuellement les paroles par lesquellesil appréciait ce qu’on lui avait fait encore quand il eut fini« ses petits et ses gros besoins ». Je ne citerai que laphrase dont Chvéïk accompagne toujours le souvenir de cette scène,désormais inoubliable pour lui :

– Et pendant ce temps-là, l’un desinfirmiers me tenait dans ses bras !

Cette petite excursion finie, on le recouchaet on le pria de nouveau de se rendormir. Chvéïk obéit et, quand ilfut endormi, on le réveilla pour le conduire dans la chambrevoisine où siégeait la commission. Tout nu devant les médecins,Chvéïk se rappela l’heure mémorable dans sa vie où il avait comparupour la première fois devant la commission de recrutement ;ses lèvres prononcèrent d’une voix presque imperceptible :

– Tauglich ![4]

– Qu’est-ce que vous dites ?questionna l’un des médecins. Faites cinq pas en avant et cinq pasen arrière !

Chvéïk en fit le double.

– Je vous ai pourtant dit d’en faire cinqseulement !

– Je n’en suis pas à quelques pas près,répondit Chvéïk. Pour moi ça n’a aucune importance.

Les médecins l’invitèrent à prendre un siège,et l’un deux se mit à lui frapper sur un genou. Ensuite, il dit àson collègue que l’action réflexe ne laissait rien à désirer.L’autre hocha la tête et percuta à son tour le genou de Chvéïk,tandis que son collègue lui soulevait les paupières et examinait lapupille. Tous deux retournèrent ensuite à leur table et conférèrenten latin.

– Écoutez, est-ce que vous savezchanter ? demanda l’un d’eux. Et pourriez-vous nous chanterune chanson quelconque ?

– Bien sûr, messieurs, répondit Chvéïk.Mais ce sera bien pour vous faire plaisir, vous savez, parce quemoi, autrement, je ne suis ni chanteur, ni musicien.

Et Chvéïk entonna :

À quoi rêve ce moine dans sachaise,

pourquoi n’est-il pas tout à fait à sonaise ?

Que signifient les larmes qui coulent desa face

et, brûlantes, y laissent d’ineffaçablestraces ?

– Il y en a plusieurs couplets, mais jene connais que celui-là, déclara Chvéïk, ayant fini de chanter.Mais si vous voulez, je vais vous chanter autre chose.

Ah ! qu’il est triste moncœur,

tandis que ma poitrine se soulève dedouleur

et tandis que je regarde, silencieux,l’horizon

là-bas, là-bas, où tous mes désirs s’envont…

– La chanson continue, maisc’est tout ce que j’en sais, soupira Chvéïk. Maintenant, je connaisencore le premier couplet de Où est ma Patrie ? puisLe Général Windischgraetz et les autres commandants ontcommencé la bataille au soleil levant, et encore quelqueschansons du même genre, comme Dieu garde notre Empereur etnotre patrie, Lorsqu’on allait à Jaromer et Salut, ôSainte Vierge, mille saluts !…

Les médecins se regardèrent un moment, puisl’un d’eux demanda à Chvéïk :

– Votre état mental a-t-il déjà étéexaminé ?

– Au régiment, dit Chvéïk d’un tonsolennel et fier, j’ai été reconnu par les médecins militairescomme étant un crétin notoire.

– Je crois que vous êtes plutôt unsimulateur, cria l’autre médecin.

– Moi, messieurs, déclara Chvéïk en guisede défense, je ne simule rien du tout, je suis véritablement idiotet, si vous ne voulez pas me croire, informez-vous à Budejovice,chez mes chefs du régiment ou bien au bureau militaire deKarlin.

Le plus vieux des médecins fit un geste vague,puis montrant du doigt Chvéïk aux infirmiers, ordonna :

– Vous rendrez à cet homme ses vêtementset vous le conduirez à la troisième section, dans le corridor, puisl’un de vous reviendra ici et prendra les documents pour lesremettre au bureau.

Une fois de plus les médecins foudroyèrent duregard Chvéïk qui se retirait à reculons, ne cessant de s’inclineravec la plus grande déférence. À l’un des infirmiers, qui luidemandait pourquoi il se retirait de la sorte, Chvéïkrépliqua :

– Parce que, n’est-ce pas, dit-il, je nesuis pas habillé ; vous me voyez donc tout nu, et je nevoudrais montrer à ces messieurs rien qui pourrait les choquer etleur faire croire que je suis un impoli ou un dégoûtant.

À partir du moment où les infirmiers reçurentl’ordre de rendre à Chvéïk ses vêtements, ils ne s’occupèrent plusde lui. Ils lui ordonnèrent de s’habiller et l’un deux le conduisità la troisième section où il dut attendre l’ordre écrit de sa miseà la porte et eut largement le temps d’observer la vie des fous.Désappointés, les médecins lui délivrèrent un certificat qui ledéclarait « simulateur faible d’esprit ».

Mais, avant d’être relâché, Chvéïk provoquaencore un incident.

Voyant qu’on lui faisait quitter la Maisondans la matinée, il protesta :

– Quand on met quelqu’un à la porte d’unemaison de fous, on ne lui refuse pas pour ça le repas demidi !

Un agent mit fin à la scène bruyante quimenaçait de dégénérer en un scandale. Chvéïk fut alors dirigé surle commissariat de la rue Salmova.

Chapitre 5CHVÉÏK AU COMMISSARIAT DE POLICE DE LA RUE SALMOVA.

Les beaux jours ensoleillés que Chvéïk avaitpassés à l’Asile d’aliénés devaient être suivis d’heures de martyreet de persécution. L’inspecteur de police Braun organisa pour laréception de Chvéïk une mise en scène soignée et laissa paraîtreune férocité digne des sbires de Néron, le plus doux des empereursromains. Comme les créatures de Néron disaient en cetemps-là : « Jetez-moi ce gredin de chrétien auxlions », ainsi Braun ordonna en apercevant Chvéïk :« Foutez-moi ça au violon ! »

L’inspecteur ne prononça pas un seul mot deplus ni de moins. Seuls ses yeux étincelèrent d’une voluptéperverse.

Chvéïk s’inclina profondément et dit avecfierté :

– Je suis prêt, messieurs. Si je ne metrompe pas, « violon » veut dire « cellule »,et c’est pas si terrible que ça.

– Faudra pas être trop encombrant ici,toi, hein ? dit l’agent qui l’avait accompagné au poste.

– Ah ! je suis très modeste, moi,répliqua Chvéïk. Je vous serai très reconnaissant de tout ce quevous voudrez bien faire pour moi.

Dans la cellule il y avait un homme assis surle lit. À son air apathique on voyait bien qu’il n’avait pas cru,quand la serrure grinça, qu’on venait le chercher.

– Mes compliments, honoré M’sieur, ditChvéïk en s’asseyant à côté de lui sur le lit ; vous nepourriez pas me dire l’heure qu’il est ?

– Il n’y a plus d’heure qui sonne pourmoi, répondit le prisonnier à l’allure mélancolique.

– On n’est pas si mal que ça ici, repritChvéïk ; le ressort du lit m’a l’air en excellent bois.

Le personnage triste ne répondit pas. Il seleva et se mit à arpenter à pas rapides l’espace du lit à la porte,se hâtant comme s’il s’agissait de sauver quelqu’un.

Entre temps, Chvéïk examinait avec intérêtdiverses inscriptions charbonnées sur les murs. Il y en avait unepar laquelle un prisonnier inconnu annonçait aux policiers unelutte à mort. Elle disait dans un style lapidaire :« Vous trinquerez ! » Un autre prisonnierproclamait : « Des vaches comme vous, je les envoiepaître ! » Un autre se bornait à constater :« J’ai passé ici le 5 juin 1913 et tout le monde s’est conduitconvenablement envers moi. Joseph Maretchek, négociant àVerchovice ». Un peu plus haut, on lisait une inscriptionémouvante : « Dieu de miséricorde, ayez pitié demoi… ». Au-dessous, quelqu’un avait écrit : « Jevous em… », mais il s’était ravisé en remplaçant le derniermot par : « … envoie au diable ». Une âme poétiques’exprimait ainsi :

Assis sur le bord d’un petitruisseau,

Je regarde tristement le coucher dusoleil,

En pensant à l’amour qui passe comme cetteeau,

À l’amour de ma vie qui maintenant s’enbat l’œil.

L’homme qui n’avait pas cessé d’aller de laporte au lit comme s’il s’entraînait en vue du marathon,s’arrêta essoufflé et reprit sa place sur le lit. Plongeant sa têtedans ses mains, il hurla tout à coup :

– Lâchez-moi !

Et il continua à monologuer :

– Mais non, ils ne me lâcheront pas, biensûr. Et pourtant je suis ici depuis six heures du matin.

En veine de confidences, il se dressa etdemanda à Chvéïk :

– Vous n’auriez pas, par hasard, uneceinture sur vous pour que j’en finisse ?

– Si, et je vous la prêterai volontiers,répondit Chvéïk en quittant sa ceinture, d’autant plus que je n’aiencore jamais vu comment on fait pour se pendre dans une cellule.Ce qui est embêtant, continua-t-il en regardant autour de lui,c’est qu’il n’y a pas un seul piton ici. La poignée de la fenêtrene suffira pas, à moins de vous pendre à genoux comme ce moine ducouvent d’Emmaüs à Prague, qui s’est accroché à un crucifix à caused’une petite Juive. Les suicidés, ça me plaît. Allez-y !

L’individu maussade à qui Chvéïk tenditaimablement sa ceinture de cuir la considéra quelques minutes, lajeta dans un coin et éclata en pleurs qu’il s’essuyait de ses mainssales en gémissant :

– Je suis père de famille et on m’aarrêté pour ivrognerie et débauche. Jésus-Maria, qu’est-ce qu’elleva dire, ma pauvre femme, et qu’est-ce qu’on va penser à monbureau !

Et il répétait tout le temps la même phrasesans y rien changer. Enfin, il se tranquillisa un peu, marcha versla porte, contre laquelle il frappa des pieds et des poings.

On entendit des pas, puis une voix :

– Qu’est-ce que vous voulez ?

– Je veux sortir ! dit le malheureuxnoceur d’une voix blanche comme s’il ne lui restait plus que trèspeu de jours à vivre.

– Pour aller où ? questionna la voixderrière la porte.

– À mon bureau, répondit le malheureuxpère, rond-de-cuir, ivrogne et débauché.

Un rire déchaîné, un rire atroce retentit dansle couloir et les pas s’éloignèrent rapidement.

– On dirait que ce monsieur ne doit pasvous aimer beaucoup pour rire tant que ça, dit Chvéïk, tandis quele désespéré se rasseyait à côté de lui. Quand un homme de lapolice en veut à quelqu’un, il est capable de tout, vous savez.Maintenant, si vous n’avez pas l’intention de vous pendre, resteztranquillement assis et attendez comment les choses vont tourner.Si vous êtes employé dans un bureau, marié et père de famille,votre situation est plutôt triste, je le reconnais. Vous êtes sansdoute convaincu que vous allez perdre votre place, si jecomprends ?

– Comment voulez-vous que je vous ledise, soupira l’homme, puisque je ne sais même pas ce qui s’estpassé cette nuit ? Je me rappelle seulement qu’à la fin noussommes allés dans une boîte d’où on m’a mis à la porte et où j’aivoulu à toute force entrer pour allumer mon cigare. Et pourtant lasoirée avait si bien commencé ! C’était la fête de notre chefde bureau et il nous avait donné rendez-vous chez un marchand devin. De là, on est allé chez un autre bistro, puis chez untroisième un quatrième, un cinquième, un sixième, un septième, unhuitième, un neuvième…

– Désirez-vous que je vous aide àcompter ? demanda Chvéïk ; je m’y connais, voussavez ! Une fois, j’ai fait vingt-huit boîtes dans une seulenuit. Mais il faut que je le dise, dans chacune, je n’ai pas prisplus de trois demis de bière.

– En somme, reprit le petit employé dontle chef avait eu l’idée de fêter son saint en faisant la noce,après avoir fait une douzaine de ces bistros de malheur, nous noussommes aperçus que le chef avait disparu, quoique, pour ne pas leperdre, nous l’ayons attaché à une corde, de sorte qu’il noussuivait comme un petit chien. Nous sommes retournés chez tous lesbistros où on avait été avec lui, mais à force de chercher nousnous sommes encore perdus les uns les autres. À la fin, je me suistrouvé dans un bar de nuit à Vinohrady, un local très convenable,où j’ai bu je ne sais plus quelle liqueur à même la bouteille. Cequi est arrivé après, je n’en sais rien non plus. Je saisseulement, d’après le procès-verbal des deux agents qui m’ont amenéici, que je me suis saoulé, conduit comme une brute, que j’ai battuune dame, coupé, avec mon canif, un chapeau qui n’était pas à moiet que j’avais pris au vestiaire, que j’ai mis en fuite unorchestre de dames, que j’ai accusé le garçon de m’avoir volé vingtcouronnes, que j’ai cassé le marbre de la table à laquelle j’étaisassis, et que j’ai craché d’abord dans la figure d’un monsieur dela table voisine, et puis dans sa tasse de café. C’est tout, aumoins je ne me rappelle pas qu’on m’accuse encore d’autre chose.Et, croyez-moi, je suis un homme d’ordre, un homme comme il faut etqui ne pense qu’à sa famille. Qu’est-ce que vous dites decela ? Je ne vous fais pourtant pas l’impression d’êtrequelqu’un de dangereux pour la paix publique ?

– Est-ce qu’il vous a fallu beaucoup detemps pour casser le marbre, ou bien l’avez-vous cassé d’un seulcoup ? demanda Chvéïk au lieu de répondre à la question del’homme comme il faut.

– D’un seul coup, avoua celui-ci.

– Alors, vous êtes perdu, dit Chvéïk,pensif. On vous prouvera que vous avez préparé le coup en vousentraînant tous les jours. Et le café à ce monsieur, est-ce quec’était un café nature ou bien un café au rhum ?

Et sans attendre la réponse, Chvéïkcontinua :

– Si c’était un café au rhum, votreaffaire est plus mauvaise, parce que les dommages-intérêtsaugmenteront alors. Au tribunal, on tient compte de la moindrechose, on additionne tout, parce qu’on cherche toujours à vousmettre au moins un crime sur le dos.

– Au tribunal…, murmura, découragé, leparfait père de famille. La tête basse, il tomba aussitôt dans cetétat d’hébétude où le remords nous tenaille avec férocité.

– Et chez vous, questionna Chvéïk, est-cequ’on sait que vous êtes bouclé, ou bien est-ce qu’on val’apprendre dans les journaux ?

– Croyez-vous qu’on va mettre monarrestation dans les journaux ? demanda avec naïveté l’employévictime d’un chef dissolu.

– Vous pouvez en être sûr, réponditChvéïk qui ne savait cacher ses impressions. Et ça fera la joie deslecteurs, votre affaire. Moi-même, j’aime beaucoup les faits-diversoù on parle d’ivrognes et de scandale sur la voie publique. AuCalice, il n’y a pas longtemps, un client a réussi à secasser la tête rien qu’avec sa chope de bière. Il l’avait jetéecontre le plafond pour qu’elle lui retombe dessus. Il a été bienarrangé, comme vous pensez ! la chope ne pèse pas rien.Eh ! bien, on l’a emmené à l’hôpital et, le lendemain, c’étaitsur le journal. Et encore une autre fois, c’était à« Bendlovka », j’ai giflé un croque-mort et il m’a rendumes gifles. Pour nous réconcilier, on nous a conduits tous les deuxau poste et le jour suivant on pouvait lire la chose dans lesjournaux du soir. Ils ne respectent même pas les hautsfonctionnaires. Une fois, un conseiller de je ne sais quoi avaitcassé dans le café Au Cadavre deux malheureuses soucoupes.Eh ! bien, le lendemain, il avait le plaisir de voir son nomet son adresse dans tous les journaux. Vous n’avez qu’une chose àfaire, c’est d’envoyer d’ici une protestation aux journaux, endisant que la nouvelle publiée sur votre compte n’a aucun rapportavec vous, qu’on a confondu les noms et que vous n’êtes même pasparent de l’individu arrêté. Là-dessus, vous écrirez à madame votreépouse de découper avec soin cette protestation et de vous garderles découpures pour les lire à votre retour, quand vous aurez purgévotre peine.

Voyant que le monsieur comme il faut nerépondait pas et était secoué de frissons, Chvéïk ajouta :

– N’avez-vous pas froid ? Cetteannée-ci, la fin de l’été est plutôt froide.

– C’est à devenir fou ! se lamentale compagnon de Chvéïk, et mon avancement qui est raté !

– N’en doutez pas ! renchéritChvéïk. Si, quand vous serez sorti de prison, on refuse de vousreprendre à votre bureau, vous ne trouverez pas facilement uneautre place, c’est couru ! Le tueur de chiens de la fourrièrene voudra même pas de vous à cause du casier judiciaire, voussavez ! Voilà ce que ça rapporte, des moments de folie commevous vous en êtes payé un. Sans être indiscret, est-ce que madamevotre épouse et vos enfants ont de quoi vivre en vous attendant, oubien est-ce qu’elle devra se livrer à la mendicité et vos enfants àla prostitution et au vol ?

– Ma pauvre femme, mes pauvresenfants ! sanglota le pénitent.

Il se leva et se mit à parler de sesenfants : il en avait cinq, l’aîné était âgé de douze ans etboy-scout. « Il ne boit que de l’eau et pourrait servird’exemple à son cochon de père, à qui une chose pareille arrivepour la première fois dans sa vie », gémit-il.

– Il est scout, votre gosse ?s’exclama Chvéïk, j’aime beaucoup d’entendre parler des scouts,moi. Une fois à Mydlovary près de Zliva, chef-lieu Hluboka,département Ceské Boudeïovice – nous autres, lequatre-vingt-onzième de ligne, on y avait justement été enmanœuvres – les paysans de la région ont organisé une chasse auxscouts qui étaient alors en foule dans le bois communal. Ils en ontattrapé trois. Le plus petit, pendant qu’on lui liait les mains,faisait un raffût à vous fendre le cœur : il criait, il sedébattait et pleurait que nous autres, soldats et durs-à-cuire,fallait nous en aller pour ne pas voir ça. Dans cette affaire-là,trois scouts ont mordu huit paysans. À la mairie, où on les aconduits après, ils ont avoué à force de coups de bâton qu’il n’yavait pas une seule prairie dans le pays qu’ils n’avaient pasécrasée en se chauffant au soleil, et puis que le champ de seigleprès de Ragice avait été dévoré par le feu tout à fait par hasardquand ils y faisaient rôtir à la scout un chevreau qu’ils avaienttué à coups de couteau dans le bois communal. Dans leur repaire aumilieu des bois on a trouvé un demi-quintal d’os de volaille et degibier de toutes sortes, des tas énormes de noyaux de cerises, desmasses de trognons, des pommes vertes, et bien d’autres dégâts.

Mais le père du scout ne se laissait pasdistraire.

– Je suis un criminel, pleurnichait-il,ma réputation est détruite.

– Bien sûr, dit Chvéïk avec sa franchisecoutumière, après ce qui s’est passé, elle est évidemment foutue etpour la vie, parce qu’une fois traîné dans les journaux vous verrezque vos amis déballeront tout ce qu’ils savent sur votre compte.C’est toujours comme ça, mais ne vous faites pas trop de bile. Onvoit se promener dans le monde pas mal de gens qui ont leurréputation foutue, il y en a même dix fois autant que de ceux quisont blancs comme neige. Tout ça, ce n’est que peu de chose.

Des pas retentirent dans le corridor, laserrure grinça, la porte de la cellule s’ouvrit, et un agent appelaChvéïk.

– Excusez, dit Chvéïk en grand seigneur,je suis ici depuis midi seulement, tandis que ce monsieur attenddepuis six heures du matin. Je ne suis pas pressé, moi.

Une forte poigne tira Chvéïk dans le couloiret le poussa sans un mot au premier étage du bâtiment.

Au milieu d’une pièce se tenait assis derrièreson bureau le commissaire de police, un monsieur corpulent, àl’apparence débonnaire, qui dit à Chvéïk :

– Alors c’est vous, Chvéïk ? Etqu’est-ce qui vous amène ici ?

– J’ai été amené ici par monsieur l’agentparce que je me suis plaint d’être mis à la porte de la Maison defous sans manger. J’ai pris ça comme une injure, parce que, moi, jene suis pas une fille des rues, une traînée quelconque.

– Écoutez, monsieur Chvéïk, dit lecommissaire d’un ton complaisant, nous n’avons aucune raison denous faire du mauvais sang avec vous, n’est-ce pas ? Je vaisvous passer à la Direction de la Police, ça vaudra mieux. N’est-cepas votre avis ?

– Vous êtes, répondit Chvéïk d’un aircontent, « maître de la situation », comme on dit. Cesoir il fait très doux, et une petite promenade jusqu’à laDirection ne peut pas faire de mal. Allons-y.

– Je suis content qu’on se soit misd’accord, dit gaîment le commissaire. Vaut toujours mieux se mettred’accord, n’est-ce pas votre avis, monsieur Chvéïk ?

– Comment donc ! monsieur lecommissaire, répartit Chvéïk ; moi aussi, j’aime bienm’entendre avec les gens ! croyez-moi, je n’oublierai jamaisvotre bonté.

Chvéïk s’inclina profondément et descenditavec l’agent au bureau. Un quart d’heure après, on pouvait voir, aucoin de la rue Jecna et de la place Charles, Chvéïk passer sousl’égide d’un agent de police, qui tenait sous le bras un gros livreavec le titre en allemand : Arrestatenbuch.

Au coin de la rue Spalena, une foule depassants se pressaient devant une affiche.

– C’est la Proclamation de Sa Majesté surla déclaration de guerre, dit l’agent à Chvéïk.

– La guerre, je l’ai prévue, réponditChvéïk, mais à la maison de fous ils ne savent rien, et cependantils devraient être au courant les premiers.

– Qu’est-ce que vous voulez dire parlà ? questionna l’agent.

– Qu’il y a beaucoup de ces messieurs lesofficiers enfermés là-dedans, expliqua Chvéïk. Et, arrivé à unautre groupe de passants qui se pressaient également devant uneProclamation, Chvéïk s’écria :

– Gloire à l’EmpereurFrançois-Joseph ! Cette guerre, faut la gagner et nous lagagnerons !

Quelqu’un de la foule tapa si bien sur lemelon de Chvéïk que ses oreilles y disparurent. Mais déjà le bravesoldat se retrouvait devant la porte de la Direction de lapolice.

– C’te guerre-là, nous la gagnerons,c’est sûr et certain, messieurs, je vous le répète ! criaencore Chvéïk avant de franchir le seuil.

Et pendant ce temps, une lumière encoreimperceptible se faisait dans l’Europe, une lumière montrant que lelendemain allait anéantir les plus audacieuses certitudes.

Chapitre 6CHVÉÏK RENDU À SES FOYERS.

Sur la Direction de la Police à Prague passaitle souffle d’un esprit étranger, d’une autorité hostile à tout cequi était tchèque. La Direction cherchait à déterminer dans quellemesure la population tchèque était enthousiaste de la guerre. Àpart quelques individus qui ne niaient pas être les fils d’unenation obligée par le gouvernement de Vienne de verser son sangpour des intérêts qui ne la touchaient en rien, la Direction de laPolice consistait en un groupe de fauves bureaucratiques donttoutes les pensées tournaient autour du cachot et de la potence,car ils se préoccupaient uniquement de sauvegarder la raison d’êtredes paragraphes biscornus.

Pour mieux arranger leurs victimes, cesmagistrats professaient une indulgence sournoise, mais dont chaquemot était pesé d’avance.

– Je regrette beaucoup, dit un de cesfauves rayés jaune et noir, lorsqu’on lui amena Chvéïk, que voussoyez revenu entre nos mains. Nous étions convaincus que vousalliez profiter de la leçon, mais je m’aperçois que c’était uneerreur.

Chvéïk fit « oui » de sa tête, etson visage reflétait une telle innocence que le fauve jaune et noirle considéra d’un air interrogateur et dit :

– Ne faites pas l’imbécile,voulez-vous ?

Et, sans aucune transition, il continua de sonton aimable :

– Il nous est très désagréable de vousgarder en détention et je puis vous assurer que, selon moi, votreaffaire n’est pas si grave, car, étant donné le peu d’intelligenceque vous avez manifesté, il n’est pas douteux que vous agissez sousune mauvaise influence. Dites-moi, monsieur Chvéïk, qui vous aconseillé de faire des bêtises pareilles ?

Chvéïk toussa et répondit :

– Veuillez me croire, s’il vousplaît ; je ne me rends compte d’aucune bêtise que j’auraisfaite.

– Comment ! ce n’est pas une bêtise,monsieur Chvéïk, reprit le policier de son ton faussement paternel,de provoquer des rassemblements – comme il résulte du procès-verbalde l’agent qui vous a conduit ici – devant l’affiche de laProclamation de Sa Majesté aux citoyens et d’exciter les passantspar des cris comme : « Gloire à l’EmpereurFrançois-Joseph ! C’te guerre, nous lagagnerons ! »

– Ce n’est pas ma faute, riposta Chvéïken levant ses yeux candides sur le questionneur ; ç’a été plusfort que moi quand j’ai vu que tant de gens lisaient l’affiche etque personne ne manifestait aucune joie. Pas de cris « Gloireà l’Empereur ! » pas un « hourra ! »,Monsieur le conseiller ; ils lisaient l’affiche comme si toutcela ne les regardait pas. Alors, n’est-ce pas, moi, ancien soldatdu quatre-vingt-onzième de ligne, je ne pouvais pas laisser allerla chose comme ça. Et alors, n’en pouvant plus, j’ai crié ce qu’onme reproche. Je crois qu’à ma place vous en auriez fait autant,Monsieur le conseiller. C’est la guerre et, nous autres, c’estnotre devoir de la gagner et de crier « Gloire àl’Empereur » ; personne au monde ne me fera croire lecontraire.

Vaincu et dompté, le fauve jaune et noir neput supporter le regard d’agneau innocent de Chvéïk et, détournantle sien, le fixa sur le dossier en disant :

– J’admets pleinement votre enthousiasme,mais il faudrait le manifester autrement. Vous étiez sous l’escorted’un agent de police, et vous comprendrez que, dans ces conditions,votre manifestation patriotique pouvait et devait même produire uneffet tout opposé, plutôt parodique qu’émouvant.

– Quand un citoyen est escorté par unagent de police, riposta Chvéïk, c’est un moment très grave pourlui. Mais quand cet homme, même en une occasion pareille, se rendcompte de ce qu’il doit faire lorsqu’il y a la guerre, je crois quecet homme-là n’est pas un méchant.

Le fauve grommela et regarda encore une foisChvéïk dans les yeux.

Chvéïk le considéra de son regard innocent,humble, doux et plein d’une fervente tendresse. Les deux hommes seregardèrent ainsi pendant un bon moment.

– Que le diable vous emporte !Chvéïk, dit à la fin le bureaucrate ; mais si je vous revoisencore une fois ici, je ne vous interrogerai même plus et je vousrenverrai devant le Tribunal militaire à Hradcany.

Avant qu’il eût fini de parler, Chvéïks’approcha, lui baisa la main et dit :

– Que Dieu vous le rende ! Si, desfois, vous avez besoin d’un petit chien de race, adressez-vous àmoi, Monsieur le conseiller, je suis marchand de chiens de monétat.

Et c’est ainsi que Chvéïk put retrouver saliberté et reprendre le chemin de son foyer paisible.

Il hésita longtemps s’il s’arrêterait auCalice, et, tout en y réfléchissant, il poussa la porte dela taverne qu’il avait quittée, peu de jours auparavant, encompagnie du détective Bretschneider.

Dans la taverne régnait un silence sépulcral.Il n’y avait que deux ou trois clients, dont le sacristain deSaint-Apollinaire. Mme Palivec se tenait derrièrele comptoir, fixant sur le zinc un regard morne.

– Me voilà de retour, dit Chvéïk avecgaîté. Un demi, s’il vous plaît. Et comment vaM. Palivec ? est-ce qu’il est revenu lui aussi ?

Pour toute réponse,Mme Palivec éclata en sanglots et, appuyant surchaque mot comme pour exprimer tout son malheur, ellegémit :

– Ils… lui… ont… donné… dix ans… deprison, articula-t-elle ; il y a… une semaine…

– Tiens, dit Chvéïk, il y a donc déjàhuit jours de faits, autant de pris sur l’ennemi.

– Lui qui était prudent ! sanglotaMme Palivec ; au moins, il disait toujoursqu’il l’était.

Les autres clients se taisaient obstinément,comme si le spectre de Palivec eût été présent parmi eux, lesinvitant à la prudence.

– Prudence est mère de sûreté, dit Chvéïken prenant sa place devant une chope de bière dont la mousse étaittrouée en plusieurs endroits, trace des larmes deMme Palivec. À c’te heure, c’est le moment d’êtreprudent ou jamais.

– Hier, il y a eu deux enterrements cheznous, dit le sacristain de Saint-Apollinaire pour changer deconversation.

– Probable que quelqu’un sera mort,observa judicieusement le deuxième buveur ; et le troisièmedemanda :

– Est-ce que c’était des enterrementsavec catafalque ?

– Je suis curieux de savoir, dit Chvéïk,comment seront maintenant, à la guerre, les enterrementsmilitaires ?

À ces mots, les autres clients se levèrent,payèrent et partirent. Chvéïk demeura seul avecMme Palivec.

– C’est la première fois, dit-il, que jevois condamner un homme innocent à dix ans de prison. Cinq ans,passe encore, mais dix, c’est un peu fort de café.

– Mais il a tout avoué, racontaMme Palivec toujours en larmes ; cette sacréehistoire de mouches et de portrait, il l’a répétée à la Police etau Tribunal. J’ai assisté aux débats comme témoin, mais quevoulez-vous ! j’ai pas pu témoigner. Ils m’ont dit que, vu mes« rapports de parenté » avec mon mari, je pouvaisrenoncer à témoigner. Ces « rapports de parenté » m’ontdonné une telle frousse que j’ai pensé qu’il y avait Dieu sait quoilà-dessous, et alors j’ai mieux aimé renoncer. Lui, le pauvrevieux, m’a regardée avec des yeux que je verrai encore à madernière heure. Et puis, après le verdict, quand on l’a emmené, ila encore crié dans le corridor, tellement ils l’avaientabruti : « Vive la Libre Pensée ! »

– Et M. Bretschneider ne vient plusici ? demanda Chvéïk.

– Si, il est venu plusieurs fois depuis.Il m’a demandé chaque fois si je connaissais bien les gens quivenaient à la taverne, et il a écouté ce que les clients disaient.Bien sûr, ils n’ont jamais parlé que de football. Ils parlenttoujours de ça chaque fois qu’ils le voient arriver. Vous devriezle voir, il ne peut pas tenir en place, il se tortille comme unver, et on voit bien qu’il voudrait faire du potin, tellement ilest en rogne. Depuis le malheur de mon mari, il a pincé en tout etpour tout un ouvrier tapissier de la rue Pricna.

– Question d’entraînement que tout ça,observa Chvéïk ; est-ce que ce tapissier était un type à lanoix ?

– À peu près comme mon mari, réponditMme Palivec qui n’arrêtait pas de pleurer.Bretschneider lui avait demandé s’il se sentait disposé à tirer surles Serbes. Le tapissier a répondu qu’il n’était pas un fameuxtireur, qu’il n’avait jamais mis les pieds au tir qu’une seule foiset que le coup était cher, qu’une cartouche y était vite perdue, ilen savait quelque chose. Alors, tout de suite, Bretschneider a prisson carnet et a dit : « Tiens, tiens, encore une nouvelleforme de haute trahison » et il est parti avec le tapissierqu’on n’a plus jamais revu.

– Il y en aura des tas qu’on ne reverraplus, dit Chvéïk ; donnez-moi un rhum, s’il vous plaît.

Au moment où Chvéïk finissait son second rhum,le détective Bretschneider entra. Ayant lancé un regard circulairedans la salle vide, il prit place à côté de Chvéïk et demanda unebière. Et il attendit, croyant que Chvéïk allait parler lepremier.

Mais Chvéïk se leva et alla décrocher unjournal derrière le comptoir. Il fixa son regard sur la page des« Petites Annonces » et dit à haute voix :

– Tiens, M. Tehimpera à Straskow,n° 5, poste Racineves, vend sa ferme avec treizehectares ; école et gare à proximité.

Bretschneider pianotait nerveusement desdoigts sur la table. Puis, s’adressant à Chvéïk, il dit :

– C’est étonnant ce que vous vousintéressez maintenant à l’agriculture, monsieur Chvéïk.

– Tiens, tiens, c’est vous, réponditChvéïk en lui serrant la main ; je ne vous avais pas reconnuau premier moment, j’ai peu de mémoire, vous savez. La dernièrefois qu’on s’est vu, c’est au bureau de la Direction de la Police,si je ne me trompe. Ça fait du temps. Comment que ça va,depuis ? Est-ce que vous venez souvent ici ?

– Je viens aujourd’hui exprès pour vous,dit Bretschneider, on m’a dit à la Direction que vous vendiez deschiens. J’aurais besoin d’un ratier ou d’un griffon, enfin, quelquechose dans ce goût-là.

– Je vous fournirai tout ce que vousvoudrez, promit Chvéïk ; est-ce un chien de race que vousvoulez ou un simple cabot de rue ?

– Je crois, fit Bretschneider, que je medéciderai pour une bête de race.

– Et un chien policier, ça ne ferait pasvotre affaire ? demanda Chvéïk ; je veux dire un chienqui déniche tout et qui vous trouve votre malfaiteur en cinqminutes au plus tard ? J’en connais un qui est épatant, ilappartient à un boucher de Verchovice. Voilà encore un chien qui,comme on dit, a manqué sa vocation.

– Je voudrais plutôt un griffon, réponditBretschneider avec une calme obstination, un griffon qui ne mordepas.

– C’est-il un griffon édenté que vousdésirez ? demanda Chvéïk, j’en connais un. Il appartient à unbistro de Dejvice.

– Dans ce cas, j’aime mieux un ratier,alors, riposta Bretschneider dont les connaissances cynologiquesétaient plutôt vagues, car il ne s’intéressait tant aux chiens quepar ordre de ses supérieurs.

Mais cet ordre était net, précis etvigoureux : sous prétexte d’acheter des chiens, on lui avaitprescrit de se lier intimement avec Chvéïk pour arriver à« l’avoir ». Dans ce dessein, il avait le droit dechercher librement des acolytes, et il pouvait disposer decertaines sommes pour l’achat de chiens.

– Il y a de gros ratiers et il y en a depetits, dit Chvéïk, je sais où en trouver deux petits et troisgros. Tous les cinq sont bien sages et ils se laissenttranquillement prendre sur les genoux. Je peux vous les recommanderchaleureusement.

– Ça me conviendrait, déclaraBretschneider ; et combien coûte un ratier comme ça ?

– Ça dépend, répondit Chvéïk. En général,les prix des chiens dépendent de leur taille. Mais, pour un ratier,comme c’est pas un veau, c’est tout le contraire, plus il estpetit, plus il coûte cher.

– J’en voudrais plutôt un grand commechien de garde, répondit Bretschneider craignant de trop entamer leFonds secret de la Police.

– Je vois ce qu’il vous faut, ditChvéïk ; j’en ai comme ça dans les cinquante couronnes et, deplus grands encore, dans les quarante-cinq. Mais nous oublions unechose : est-ce que ça doit être un chiot ou un chien âgé, unmâle ou une femelle ?

– Ça m’est égal, répondit Bretschneider,face à face avec des problèmes qu’il ignorait totalement ;trouvez-m’en un qui vous plaira et je viendrai le chercher chezvous demain soir vers sept heures. Sans faute, hein ?

– Vous pouvez y compter, dit sèchementChvéïk, mais dans ce cas, je suis obligé de vous demander uneavance de 30 couronnes sur le prix.

– Bien entendu, dit Bretschneider en luiversant la somme demandée, et maintenant, on va prendre chacun undemi-setier de vin ; c’est moi qui paie.

À la cinquième tournée Bretschneider déclaraque ce jour-là il n’était pas de service, que par conséquent Chvéïkn’avait rien à craindre de sa part et qu’il pouvait parlerpolitique si le cœur lui en disait.

Chvéïk répliqua qu’il ne faisait jamais depolitique à la taverne et que, du reste, la politique était bonnepour les enfants.

Bretschneider fit montre d’opinions plusrévolutionnaires et dit que les États faibles étaient destinés àdisparaître. Il demanda à Chvéïk ce qu’il en pensait.

Chvéïk déclara qu’il n’avait été, jusqu’àprésent, en aucune relation directe avec l’État, mais qu’il avaitsoigné dans le temps un Saint-Bernard qu’il avait nourri avec desbiscuits de soldats et que le chiot en avait crevé.

À la sixième tournée Bretschneider se déclaraanarchiste et demanda à Chvéïk s’il pouvait lui recommander uneorganisation anarchiste pour s’y faire inscrire dès lelendemain.

Chvéïk répondit qu’en fait d’anarchistes il enconnaissait un seul qui lui avait acheté une fois un« léonberg » pour cent couronnes, en oubliant de faire ledernier paiement.

À la septième tournée, Bretschneider prononçatout un discours sur la révolution et contre la mobilisation.Chvéïk se pencha vers lui et dit :

– Voici un client qui entre ; faitesattention qu’il ne vous entende pas, vous pourriez avoir desembêtements. Vous voyez bien que la patronne pleure.

En effet, Mme Palivec, assisederrière son comptoir, pleurait sans cesse.

– Pourquoi pleurez-vous, M’ame lapatronne ? fit Bretschneider ; dans trois mois, la guerresera gagnée, le patron reviendra à la maison et vous pensez quellestournées on prendra à sa santé. Ou bien croyez-vous, ajouta-t-il ense tournant vers Chvéïk, que nous allons la perdre, cetteguerre ?

– C’est pas la peine d’en parler tout letemps, répondit Chvéïk ; la victoire est à nous, c’estcertain, mais maintenant il faut que je rentre. Il est temps.

Chvéïk paya ses consommations et se dirigeavers le logis que gouvernait Mme Muller. Celle-cile reconnut avec beaucoup d’étonnement.

– Je croyais que vous ne reviendriez pasavant quelques années, M’sieur le patron, dit-elle avec safranchise habituelle : et, pour sortir un peu de mes idéesnoires, j’ai pris comme sous-locataire un portier d’un bar de nuit.On est venu trois fois au nom de la Police pour fouiller votrechambre et, comme ces messieurs n’ont rien pu trouver, ils m’ontdit que vous vous étiez mis dedans parce que vous étiez tropmalin.

Chvéïk put constater que l’inconnu était déjàinstallé tout à fait comme chez lui. Il reposait dans le lit deChvéïk et devait avoir bon cœur, car il s’était privé d’une moitiédu lit au bénéfice d’une personne à longs cheveux, qui, sans doute,par reconnaissance, enlaçait de ses bras nus le cou du portier,tandis que sur le plancher traînaient, pêle-mêle, divers vêtementset sous-vêtements masculins et féminins. Ce désordre disait assezclairement que le couple était rentré de bonne humeur.

– Hé ! monsieur, s’écria Chvéïk ensecouant le portier endormi, levez-vous ; vous allez être enretard pour votre déjeuner. Je ne voudrais pas que vous alliez direpartout que je vous ai foutu à la porte à l’heure où vous netrouviez plus rien à manger.

L’homme ouvrit les yeux et mit du temps àcomprendre qu’il avait affaire au propriétaire du lit, quiréclamait son bien.

Tout d’abord, se conformant aux usages de tousles portiers d’établissements de nuit, il menaça de casser lagueule à tout le monde et, ensuite, il essaya de se rendormir.

Chvéïk ramassa les effets du portier, leréveilla de nouveau en le secouant avec énergie, et le pria des’habiller.

– Tâchez de vous dépêcher, dit-il, ouvous allez me forcer à vous jeter dehors tout nu comme vous êtes.Tout de même, je crois qu’il vaudrait beaucoup mieux pour vous dedéguerpir tout habillé.

– Je voulais dormir jusqu’à huit heuresdu soir, dit le portier ahuri, enfilant son pantalon ; j’aipayé mes deux couronnes pour le lit et j’ai le droit d’emmenercoucher qui je veux. Eh ! la Marie, lève-toi !

En mettant son col et sa cravate le portierétait déjà résigné à son sort, et il expliquait à Chvéïk que lecafé Mimosa était tout ce qu’il y avait de plus chic commeétablissement de nuit à Prague, que les dames qui y venaientétaient toutes dûment inscrites au registre de la police et qu’ilserait très heureux d’y recevoir Chvéïk le plus tôt possible.

Seule, la compagne du portier n’était pascontente. Elle crut de son devoir de proférer à l’adresse de Chvéïkplusieurs expressions choisies, dont la moins pittoresque étaitcelle-ci :

– Espèce de pontife de curé,va !

Après le départ des intrus, Chvéïk voulaitremettre tout en ordre avec l’aide de Mme Muller,et il alla à la cuisine pour l’appeler. Mais il n’y trouva qu’unbout de papier où la main tremblante de Mme Mulleravait tracé :

Mille pardons, M’sieur le patron, vous neme verrez plus, je vais me jeter par la fenêtre.

C’est ainsi qu’elle essaya de traduire sonhumiliation de logeuse repentante, après la regrettable histoire dulit loué au portier.

– Quelle blague ! dit simplementChvéïk, et il attendit.

Une demi-heure après,Mme Muller entra à pas de loup dans la cuisine, et,à son visage désolé, Chvéïk put bien voir qu’elle attendait sesconsolations.

– Si vous voulez vous jeter par lafenêtre, dit Chvéïk, allez plutôt dans ma chambre, j’ai ouvert lamienne. Vous jeter par la fenêtre de la cuisine, ça n’a aucun senset je ne vous le conseille pas. Dans le jardin où vous tomberiez,il y a des roses, vous pourriez les abîmer et il faudrait lespayer. À quoi bon, alors, n’est-ce pas ? Au contraire, de lafenêtre de ma chambre, vous serez tout à fait à votre aise :vous tomberez sans faute sur le trottoir, et, si vous avez de lachance, vous vous casserez le cou. Si vous n’avez pas de veine,vous risquez seulement de vous casser les côtes, les bras et lesjambes, et vous aurez des frais d’hôpital.

Mme Muller fondit en larmes,alla fermer, sans un mot, la fenêtre de la chambre et, revenue à lacuisine, elle dit :

– Cette fenêtre-là faisait un courantd’air, et ça ne vaut rien pour les rhumatismes de M’sieur lepatron.

Puis, elle retourna dans la chambre pour fairele lit et pour remettre tout en ordre. Quand elle eut fini, ellealla retrouver Chvéïk à la cuisine et dit les larmes auxyeux :

– Faut que j’vous dise, M’sieur lepatron, que les deux chiots que vous aviez dans la cour y ontcrevé. Et le Saint-Bernard s’est sauvé quand la perquisition a eulieu ici.

– Jésus-Marie, s’écria Chvéïk, ça va malfinir avec c’te pauvre bête-là ! La police va le chercherpartout !

– Il a mordu M’sieur le commissaire qui,pendant, la perquisition, l’a tiré de dessous le lit, repritMme Muller. D’abord, un de ces messieurs avait ditqu’il y avait quelqu’un sous le lit et avait crié : « Aunom de la loi, sortez ! » Comme personne ne répondait etque rien bougeait, le commissaire s’est penché et a sorti le pauvrechien. Vous ne pouvez pas vous figurer quelle vie il a faite alors.J’ai cru qu’il allait avaler tout le monde ! Puis, il s’estsauvé et n’est plus revenu à la maison. Vous savez que, moi, ilsm’ont fait passer aussi à une « interrogation ». Ilsm’ont demandé qui venait chez nous, si nous recevions souvent del’argent de l’étranger, puis ils ont eu l’air de dire que j’étaisbête parce que j’avais dit que vous ne receviez pas souvent del’argent de l’étranger, que vous aviez seulement reçu de Brno, il ya quelques jours, une avance de 60 couronnes de la part de cetinstituteur, vous savez bien, qui avait demandé un chat angora etque vous lui avez envoyé un chiot de fox-terrier aveugle, dans uneboîte à dattes. Après ils ont été gentils avec moi, et ils m’ontconseillé de prendre comme sous-locataire, histoire de ne pas êtreseule dans la maison, l’individu que vous venez de mettre à laporte…

– J’ai toujours eu la guigne avec tousces bureaux, M’ame Muller ; vous verrez combien ils vontencore m’envoyer de types pour acheter des chiens, soupiraChvéïk.

Je ne sais pas si les messieurs qui, aunouveau régime, sont venus vérifier les Archives de la Police, ontpu déchiffrer les postes des fonds secrets de la Police d’État, oùil y avait : B… 40 couronnes, F… 50 couronnes, L… 80couronnes, etc., mais, dans tous les cas, ils se sont trompés enpensant que B…, F… et L… étaient les initiales de quelquespersonnages qui, pour 40, 50 et 80 couronnes avaient vendu lanation tchèque à l’Aigle bicéphale. « B » signifiesimplement : chien du Saint-Bernard, « F » :Fox-terrier et « L » : Loulou de Poméranie. Tous ceschiens furent amenés par Bretschneider à la Police ; il lesavait achetés à Chvéïk. C’étaient de monstrueux bâtards en qui nebrillait aucune trace de la noble origine que Chvéïk avait affirméeà Bretschneider.

Son Saint-Bernard était un mélange de tout cequ’il y avait de mieux comme chien mouton avec le premier cabot desrues venu, son fox-terrier avait les oreilles d’un basset quiaurait eu la taille d’un chien de trait et des pattes torses enmanche de veste, comme s’il avait eu la danse de Saint-Guy. Leloulou de Poméranie rappelait, avec sa tête hirsute, un griffond’écurie écourté, de la hauteur d’un basset et l’arrière-train nu,comme les fameux chiens glabres d’Amérique.

Après ce fut le tour du détective Kalous quiacheta une bestiole rappelant l’hyène mouchetée, mais avec unecrinière de berger d’Écosse, et, sous la rubrique du Fonds secreton inscrivit de nouveau la lettre « D… » 90couronnes.

Ce monstre était présenté comme un dogue.

Kalous ne put rien tirer non plus de Chvéïk.Il réussit aussi brillamment que Bretschneider. Les conversationspolitiques les plus subtiles ne pouvaient détourner Chvéïk de lamaladie des jeunes chiens, et les ruses les plus diaboliquesaboutissaient à l’achat par le détective d’un nouveau phénomène decroisement canin.

Ce fut la fin de la gloire de Bretschneider.Quand il eut chez lui sept de ces animaux, il s’enferma avec euxdans la chambre du fond et les tint là si longtemps sans nourriturequ’ils finirent par le dévorer.

Cet honnête serviteur de l’État lui épargnales frais d’un enterrement.

Sa fiche, à la Direction de la Police, seterminait par ces mots tragiques : « Dévoré par seschiens ».

Plus tard quand Chvéïk apprit ce drame, il neput s’empêcher de dire :

– Il n’y a qu’une chose qui me tracassela cervelle, c’est de savoir comment ils feront pour le recoller aumoment du Jugement dernier.

Chapitre 7CHVÉÏK S’EN VA T’EN GUERRE.

À l’époque où les forêts qui bordent larivière de Rab en Galicie voyaient les armées autrichiennes enfuite la traverser précipitamment ; à l’époque où, en Serbie,les divisions autrichiennes recevaient la fessée qu’ellesméritaient depuis longtemps, le ministère impérial et royal de laGuerre se souvint, dans sa détresse, de l’existence deM. Chvéïk. Le ministère comptait sur le brave soldat pour setirer d’affaire.

L’invitation à se présenter, dans l’île desTireurs, devant la commission médicale qui l’incorporeraitéventuellement dans la réserve, trouva Chvéïk au lit, car ilsouffrait de nouveau de ses rhumatismes.

Mme Muller était à la cuisine,à faire du café.

– M’ame Muller, appela Chvéïk d’une voixassourdie, M’ame Muller, venez ici pour un instant, s’il vousplaît !

Et quand la logeuse, accourue à son appel,s’arrêta devant le lit, Chvéïk reprit de la même voix :

– Asseyez-vous, M’ame Muller, s’il vousplaît.

La voix de Chvéïk prit quelque chose demystérieux et de solennel.

Il déclara en se dressant sur sonlit :

– Je pars au régiment !

– Vierge Marie ! s’écriaMme Muller ; et qu’est-ce que vous y ferez, àce régiment, M’sieur le patron ?

– Je m’en vais faire la guerre, réponditChvéïk d’une voix sépulcrale, l’Autriche est dans un pétrinabominable. À l’Est, les Russes sont à deux doigts de Cracovie etfoulent le sol hongrois. Mais nous sommes battus comme du linge, mapauvre M’ame Muller, et voilà pourquoi l’Empereur m’appelle sous ledrapeau. J’ai lu hier dans les journaux que de sombres nuéess’amassaient à l’horizon de notre chère Autriche-Hongrie.

– Mais puisque vous ne pouvez pas bouger,M’sieur le patron ?

– C’est pas un prétexte pour manquer àson devoir, M’ame Muller. Je me ferai pousser en petite voiture.Vous connaissez le confiseur du coin de notre rue ? Eh bien,il en a, un petit truc comme ça. Il y a quelques années, il s’enservait pour faire prendre le frais à son grand-père. Vous irez levoir de ma part, et vous lui demanderez de me prêter sa voiture, etvous me roulerez devant ces messieurs.

Mme Muller éclata ensanglots :

– Si j’allais trouver un médecin, M’sieurle patron ?

– Ne bougez pas, M’ame Muller. Sauf mesjambes, je représente un morceau de kanonefutter[5] assez potable et, du reste, à une époqueoù l’Autriche dégringole, tous les manchots, les jambes de bois,les paralytiques, les culs-de-jatte et tous les infirmes doiventêtre à leur place. Continuez tranquillement à faire votre café.

Et tandis que Mme Muller,toute tremblante, versait le café dans sa tasse, en y mêlant seslarmes amères, le brave soldat Chvéïk se mit à chanter dans sonlit :

Le général Windischgraetz et les autrescommandants

Ont commencé la bataille au soleillevant.

Hop, hop, hop !

Ont commencé à se battre et ont poussé descris :

Jésus-Christ, aidez-nous avec la ViergeMarie,

Hop, hop, hop !

La logeuse épouvantée par ce chant de guerre,oublia tout à fait son café et, faisant effort pour se tenir surses jambes qui lui rentraient dans le corps, écoutait bouche bée le« chant » que Chvéïk continuait à hurler :

Avec la Vierge Marie et avec nos quatreponts !

Où sont tes avants-postes, ôPiémont ?

Hop, hop, hop !

La bataille a eu lieu là-bas àSolférino,

Il y coulait du sang comme s’il tombait del’eau,

Hop, hop, hop !

Comme s’il pleuvait du sang et de la chairen tas,

Car c’est le dix-huitième qui se battaitlà-bas.

Hop, hop, hop !

Ô les gars du dix-huitième, y a du bonpour vous !

Les voitures pleines de pèze vous suiventpartout,

Hop, hop, hop !

– M’sieur le patron, je vous en supplieau nom de tout ce que vous avez de plus cher au monde,finissez ! sanglotait la logeuse dans la cuisine. Mais déjàM. Chvéïk achevait son chant guerrier :

Les voitures pleines de pèze et les fillesqui vous aiment !

Aucun régiment ne vaut ledix-huitième,

Hop, hop, hop !

D’un geste égaré Mme Mullerpoussa la porte et courut à la recherche d’un médecin. Elle revintune heure après. Pendant son absence, Chvéïk s’était endormi.

Un monsieur corpulent le réveilla. Il tint uninstant la main de Chvéïk dans la sienne et dit :

– Ne vous inquiétez pas, je suis ledocteur Pavek de Vinohrady… faites voir votre main, là…,mettez-vous ce thermomètre sous le bras… Bien, tirez la langue…encore… ne la rentrez pas… Monsieur votre père et madame votre mèresont-ils morts et de quoi ?

Et c’est ainsi qu’à une époque où Viennedésirait voir toutes les nations d’Autriche-Hongrie donner lesexemples les plus brillants de dévoûment et de loyalisme, ledocteur Pavek prescrivait à Chvéïk du bromure pour modérer sonenthousiasme patriotique et recommandait à ce vaillant soldat de nepas penser au service militaire :

– Restez couché et ne vous agitez pas, jerepasserai demain.

Le lendemain, le docteur s’arrêta dans lacuisine et demanda à Mme Muller comment se portaitM. Chvéïk.

– C’est de pire en pire, M’sieur ledocteur, répondit la logeuse avec une franche tristesse ; lanuit, lorsque les douleurs l’ont pris, il a chanté, sauf votrerespect, l’hymne autrichien.

Le docteur Pavek se vit dans la nécessitéd’augmenter la dose de bromure.

Le troisième jour, Mme Mullerdéclara que l’état de santé de M. Chvéïk allait toujoursempirant.

– Figurez-vous, M’sieur le docteur, quel’après-midi il m’a envoyé chercher la carte du champ de batailleet, toute la nuit, il a déliré et a dit des choses fantastiques,comme, par exemple, que c’te guerre, l’Autriche allait lagagner.

– Et est-ce qu’il prend les potions queje lui ai ordonnées ?

– Il n’a même pas pensé à les acheter,M’sieur le docteur !

Le docteur Pavek partit après avoir accabléChvéïk de tout un orage de reproches et en assurant qu’il neviendrait plus soigner un homme qui refusait avec un tel entêtementles cachets de bromure.

Il ne restait que deux jours avant celui oùChvéïk devait paraître devant la commission de recrutement.

Chvéïk en profita pour prendre ses dernièresdispositions. Tout d’abord il pria Mme Mullerd’aller lui acheter une casquette militaire et de voir le confiseurpour s’entendre avec lui au sujet du véhicule. Ensuite, il jugeanécessaire de se procurer aussi une paire de béquilles. Parbonheur, le confiseur en avait justement une paire, relique de sonaïeul.

Il ne manquait plus que le bouquet dont separent les recrues. Mais Mme Muller pensait à tout.Pendant les deux derniers jours, la pauvre femme avait maigri à vued’œil et ne cessait de pleurer.

Et c’est ainsi qu’arriva le jour historique oùles rues de Prague virent un émouvant spectacle.

Une vieille femme poussait devant elle unancien triporteur occupé par un homme qui, coiffé d’une casquettemilitaire qu’ornait « le petit François », brillant demille feux, agitait frénétiquement une paire de béquilles.

Ses béquilles toujours en bataille, l’hommecriait à tue-tête par les rues de Prague :

– À Belgrade ! À Belgrade !

Sa voiturette était suivie par une foule debadauds dont le nombre augmentait sans cesse.

En route, Chvéïk constatait que les agentspostés à divers carrefours lui faisaient le salut militaire.

Sur la place Saint-Venceslas son cortègecomptait déjà plusieurs centaines de têtes et au coin de la rueKrakovska, un bourchak fut fortement malmené parce qu’ilavait crié :

– Heil ! Nieder mit denSerben ![6]

Au coin de la rue Vodickova un détachement depoliciers à cheval chargea contre la foule qui accompagnaitChvéïk.

L’inspecteur de district, à qui Chvéïkprésenta ses documents où on pouvait lire, « noir surblanc » qu’il était appelé, pour le jour même, à comparaîtredevant la commission, fut un peu déçu et, pour empêcher le« rassemblement sur la voie publique », ordonna à deuxagents d’escorter Chvéïk jusqu’à l’île des Tireurs.

L’incident fut relaté et commenté le lendemainpar la Presse. C’est ainsi que La Gazette Officielle dePrague publia l’entrefilet suivant :

L’ENTHOUSIASME PATRIOTIQUE D’UN INFIRME

Hier, dans la matinée, les passants qui sepromenaient sur les boulevards ont été témoins d’une scènetouchante et qui manifeste éloquemment que, dans les temps graveset solennels que nous traversons, il se trouve aussi des fils denotre nation tchèque pour faire preuve d’un loyalisme et d’unattachement exemplaires envers le trône du vieux monarque. Oncroirait revenue l’antique époque des Grecs et des Romains,l’époque héroïque qui eut des hommes comme Mucius Scævola qui, onle sait, n’hésita pas à prendre part à une bataille sanglante aumépris de son bras qui venait de brûler. Cette manifestation d’uninfirme béquillard que sa vieille maman voiturait dans unpousse-pousse, fut une belle exaltation publique du culte dévoué etde la ferveur profonde que les sujets autrichiens professent enversl’Empire. Ce fils de la nation tchèque s’est fait inscrire commevolontaire, pour être sûr de pouvoir sacrifier sa vie et ses biensà S. M. l’Empereur. Et si son appel chaleureux « ÀBelgrade ! » a eu un écho si retentissant dans les ruesde Prague, c’est qu’une fois de plus les Praguois ont montré,devançant par là les autres nations habitant l’Autriche, un amouréclatant pour notre Patrie et pour la Maison impériale etroyale.

L’article du Prager Tagblatt étaitconçu à peu près dans les mêmes termes, mais disait que le martialinfirme avait passé accompagné d’une foule d’Allemands qui luifaisaient un rempart de leurs corps contre le lynchage que luiréservaient certainement les agents tchèques de l’Ententecordiale.

Le second journal allemand, laBohemia, avait relaté le fait dans un article priant lescitoyens allemands de récompenser l’ardeur du patriotique infirmeet d’envoyer à l’administration du journal les cadeaux qu’ils luidestinaient.

En somme, à en croire ces trois journaux, lepays tchèque n’avait jamais produit un plus noble citoyen queM. Chvéïk. Malheureusement, ces messieurs de la commission derecrutement professaient à son égard une tout autre opinion.

Particulièrement le médecin-inspecteur Bautze.C’était un homme sans pitié qui voyait partout des tentatives defraudes pour échapper au service militaire, au front, aux balles,aux shrapnells.

On connaît sa phrase célèbre : Dasganze tchechische Volk ist eine Simulantenbande[7].

Depuis les dix semaines de son activité, ilavait repéré, sur un chiffre d’onze mille soldats, dix mille neufcent quatre-vingt-dix-neuf simulateurs, et le dernier soldat n’yaurait pas coupé non plus si, au moment où Bautze lui criait :Kehrl Euch[8] ! il n’avait pas succombé àun coup de sang.

– Enlevez-moi ce simulateur, dit Bautze,après avoir constaté que le pauvre bougre était mort.

C’est donc devant lui que se présenta Chvéïken ce jour mémorable, et, nu qu’il était, il couvrait chastement sanudité en croisant les béquilles qui le soutenaient.

– Das ist wirklich ein besondersFeigenblatt[9], dit Bautze ; je croisqu’au Paradis il n’y en avait pas comme ça.

– Réformé pour idiotie, lut le sergentdans le dossier.

– Et qu’est-ce que vous avezencore ? questionna Bautze.

– Je vous déclare avec obéissance que jesuis rhumatisant, mais que je veux tout faire pour notre Empereur,quand je devrais y laisser ma peau, répondit Chvéïk avecmodestie ; j’ai aussi les genoux enflés.

Bautze jeta un regard terrible sur le bravesoldat Chvéïk et hurla : « Sie sind einSimulant ![10] » Puis, s’adressant ausergent, il ajouta d’un ton glacial : « Den Kerlsogleich einsperren ![11] »

Baïonnette au canon, deux soldats s’emparèrentde Chvéïk pour le conduire à la prison centrale de la place dePrague.

Chvéïk s’appuyant sur ses béquilles, s’aperçutavec horreur que son rhumatisme disparaissait à vue d’œil.

Voyant Chvéïk escorté par des soldats avecbaïonnette, la bonne Mme Muller qui l’attendaitavec sa voiture au haut de l’escalier qui descendait dans l’île desTireurs, éclata en sanglots et lâcha le véhicule pour ne jamaisplus s’en occuper.

Pendant ce temps-là, Chvéïk avançait d’un pasmodeste, encadré par deux défenseurs de l’État, en armes.

Les baïonnettes reflétaient les rayons dusoleil. Passant par Mala Strana, Chvéïk, arrivé devant le monumentdu maréchal Radetzky, se tourna vers la foule qui marchait toujoursderrière lui et cria :

– À Belgrade ! À Belgrade !

Du haut de son monument, le maréchal Radetzkysuivait, d’un regard rêveur, le brave soldat Chvéïk s’éloignant,son bouquet de recrue piqué sur sa veste, en boitant un peu, tandisqu’un monsieur à l’air sérieux expliquait aux badauds d’alentourqu’on emmenait un déserteur…

Chapitre 8COMMENT CHVÉÏK FUT RÉDUIT AU TRISTE ÉTAT DE SIMULATEUR.

En cette grande époque, les médecinsmilitaires de l’Autriche tenaient beaucoup à chasser, du corps dessimulateurs, le diable saboteur des devoirs les plus sacrés et àleur faire réintégrer le giron de l’armée.

Dans ce dessein fut institué tout un systèmede tortures graduelles qu’on appliquait aux simulateurs et aux genssuspects de l’être, tels que : phtisiques, rhumatisants,hernieux, néphrétiques, diabétiques, pneumoniques, malades atteintsde fièvre typhoïde, etc.

L’échelon avait été combiné d’une manièresavante et comportait :

1° La diète sévère : une tasse dethé le matin et le soir et, sans tenir compte de la nature de lamaladie, de l’aspirine à tous les repas, pour provoquer unetranspiration intense ;

2° La cure de quinine en cachets,surnommée aussi « léchage de la quinine ». On endistribuait de fortes doses pour « rappeler aux lascars que leservice militaire n’était pas de la rigolade ; »

3° Le lavage de l’estomac avec un litred’eau chaude, deux fois par jour ;

4° L’emploi de clystères à l’eau savonnéeet à la glycérine ;

5° Enveloppements humides avec des drapstrempés dans de l’eau glacée.

Il y eut des gens d’une endurance et d’unevaillance extraordinaire, qui, ayant passé par les cinq traitementssuccessifs, se firent ensuite porter dans un cercueil très simple,au cimetière militaire. Il y eut aussi, par contre, des gensprompts à se décourager, qui déclaraient, avant même d’avoir passépar le clystère, qu’ils étaient guéris et qu’ils ne demandaient pasmieux de partir pour les tranchées avec le premier bataillon enpartance.

À la prison de la place de Prague, on mitChvéïk dans un pavillon où étaient rassemblés de ces simulateursfatigués dont nous venons de donner le signalement.

– Je n’en peux plus, déclara le voisin delit de Chvéïk, à sa gauche ; il revenait justement de subir,pour la deuxième fois déjà, le lavage de l’estomac.

Cet homme simulait la myopie.

– Demain, je pars pour le régiment,décida l’autre voisin de lit, à droite, qui venait du clystère. Lemalheureux prétendait être sourd comme une souche.

Sur le lit près de la porte se mourait unphtisique, enveloppé dans un drap imbibé d’eau glaciale.

– C’est le troisième cette semaine,observa le voisin de droite ; et toi, qu’est-ce que tuas ?

– J’ai des rhumatismes, répondit Chvéïksuscitant une hilarité générale. Le moribond tuberculeux en riaitlui-même aux éclats.

– Tu tombes bien avec tes rhumatismes,prononça à l’adresse de Chvéïk un homme gros et gras : c’estcomme si tu disais que tu as des cors aux pieds. Je suis anémique,j’ai la moitié de l’estomac foutu, cinq côtes en moins, et pourtanton ne veut rien me croire. Par exemple, nous avons eu ici unsourd-muet. Pendant quinze jours, on l’a enveloppé toutes lesdemi-heures dans des draps trempés dans l’eau froide ; chaquejour on lui passait un clystère et on lui nettoyait l’estomac. Toutle monde croyait qu’il avait gagné la partie et qu’on allait lelâcher, mais un beau jour le docteur lui a prescrit quelque chosepour vomir. Et ça lui a été fatal. Il a perdu courage et, à la findes fins, il a déclaré qu’il n’avait plus de force de faire lesourd-muet et qu’il avait retrouvé l’ouïe et la parole. Nousautres, on disait tout pour l’encourager et pour l’empêcher defaire une bêtise. Mais il n’a rien voulu entendre et le matin, à lavisite, il a déclaré qu’il entendait maintenant très bien etparlait mieux encore. Il a été fait, bien sûr.

– Celui-là, au moins, a tenu bon pendantassez longtemps, dit un autre simulateur qui prétendait avoir unejambe plus courte que l’autre d’un décimètre ; c’est pas commecet imbécile qui faisait semblant d’avoir eu une attaqued’apoplexie. Trois quinines, un lavement et une journée sans rienmanger ont suffi. Il avouait avant de passer au lavage de l’estomacet il ne se rappelait plus son apoplexie. Son copain, un type quiracontait avoir été mordu par un chien enragé, a résisté un peuplus longtemps. Il mordait et hurlait que c’était plaisir del’entendre. Mais il n’arrivait pas à avoir l’écume à la gueule. Onl’aidait de notre mieux. Quelquefois, nous l’avons chatouillépendant une heure avant la visite jusqu’à lui donner desconvulsions et à le faire devenir tout bleu. Peine perdue, pasd’écume à la gueule. C’était épouvantable. Le jour où il s’estvendu, à la visite du matin, il nous a fait pitié à nous tous. Ilétait raidi au pied de son lit, droit comme un cierge, et quand ila salué le médecin, il a dit : « Monsieurl’oberarzt[12], je vous déclare avecobéissance que le chien qui m’a mordu n’était probablement pasenragé du tout ». L’oberarzt l’a regardé avec de sidrôles d’yeux que le mordu a commencé à trembler et a dit :« Je vous déclare avec obéissance, monsieurl’oberarzt, que ce n’est pas un chien qui m’a mordu. Je mesuis mordu tout seul à la main ». Le paquet lâché, il estpassé au conseil de guerre pour « automutilation »,c’est-à-dire qu’il voulait se couper la main à force d’y mordre,pour ne pas aller au front.

– Toutes ces maladies, où il faut del’écume à la gueule, déclara le simulateur gras, sont difficiles àimiter. Prenez l’épilepsie. Il y avait un type ici qui faisaitl’épileptique. Il nous affirmait toujours que simuler une criseétait pour lui un jeu d’enfant et qu’il pouvait en avoir unedizaine par jour. Il se tordait en convulsions, serrait les poings,faisait des yeux de crapaud, frappait autour de lui comme un fou,tirait la langue, bref, c’était une petite épilepsie soignée, dutravail propre et bien fait. Mais voilà que tout d’un coup ilattrape des furoncles, deux sur le cou, deux sur le dos, et lacomédie a pris fin. Il ne pouvait plus remuer la tête, nis’asseoir, ni se coucher. La fièvre l’a pris et, dans son délire, àla visite, il a raconté tout ce qu’il savait. Et qu’est-ce qu’ilnous a passé, avec ses sacrés furoncles ! On l’a laissé encoretrois jours, et on lui faisait le régime de première classe, ducafé avec un petit pain le matin, une soupe ou une purée le soir.Quelle chierie, mes enfants ! Nous autres, avec notre estomacbien nettoyé et affamés comme des loups qu’on était, on se plantaitlà à le regarder bouffer, faire claquer la langue, se gonfler,roter. Et il a fait encore trois victimes par-dessus le marché.Trois types qui simulaient une maladie de cœur, quand ils l’ont vuavouer, se sont fait balancer avec lui.

– Ce qu’il y a encore de mieux, dit unautre, c’est de simuler la folie. Dans la salle d’à côté, il y adeux instituteurs, mes collègues, qui prétendent être fous. L’undes deux gueule jour et nuit : « Le bûcher de GiordanoBruno est encore tout fumant, nous voulons la revision du procès deGalilée. » L’autre ne fait qu’aboyer, il commence toujours parrépéter trois fois de suite : oua-oua-oua, il fait ensuitecinq fois : oua-oua-oua-oua-oua et puis il recommence lepremier couplet. Ils font ce truc-là depuis trois semaines. Moiaussi, je voulais faire le fou, le fou religieux, et prêcherl’infaillibilité du pape, mais j’ai réussi à me procurer un cancerà l’estomac. C’est un coiffeur de Mala Strana qui me l’a refilépour quinze couronnes.

– Je connais un ramoneur aux environs deBrevnov, dit un autre malade, et celui-là pour dix couronnes, vousfiche une fièvre à vous jeter par la fenêtre.

– Ce n’est rien, déclara quelqu’un ;il y a, à Vrsovice, une sage-femme qui, pour vingt couronnesseulement, vous démet la patte que vous en avez pour toute votrevie.

– À moi, on me l’a démise pour cinqcouronnes, dit une voix venant d’un lit dans le fond de la salle,pour cinq couronnes et trois chopes de bière.

– Et moi, ma maladie me coûte déjà plusde deux cents, déclara son voisin, mince comme un jonc ;citez-moi n’importe quel poison et vous verrez si je n’en ai paspris. Les poisons, ça me connaît. J’ai bu du sublimé, j’ai respirédes vapeurs de mercure, j’ai croqué de l’arsenic, j’ai bu dulaudanum, j’ai mangé des tartines de morphine, j’ai avalé de lastrychnine, j’ai gobé du vitriol et toutes sortes d’acides. Je mesuis abîmé le foie, les poumons, les reins, la poche à fiel, lecerveau, le cœur et les boyaux.

– Pour ma part, ce qu’il y a de mieux,soupira un malheureux qui avait son lit près de la porte, c’est uneinjection au pétrole que vous vous piquez sous la peau de la main.Mon cousin a eu de la chance. Il s’est fait couper ainsi le brasjusqu’au coude et personne ne l’embête plus aujourd’hui avec leservice militaire.

– Vous voyez bien vous-même, dit Chvéïk,qu’il faut supporter beaucoup pour S. M. l’Empereur. Le lavagede l’estomac aussi bien que le clystère. Quand je faisais monservice militaire, les conditions étaient pires. Un malade ?Pour le guérir on le ficelait et on le foutait au trou. Etlà-dedans il n’y avait pas de lits et pas de crachoir comme ici.Une planche nue comme le mur, voilà ce qu’on nous offrait pourreposer nos maux. Une fois, un copain avait pour de bon la fièvretyphoïde, et son voisin, la petite vérole. On les a garrottés tousles deux et le regimentsartzt[13] leur aflanqué des coups de pied à l’estomac en les traitant desimulateurs. Une fois qu’ils ont été morts, l’affaire est venuedevant le Parlement et les journaux en ont parlé. Bien entendu, onnous a défendu de lire des journaux où il y avait des articleslà-dessus, et on a fouillé nos cambuses sens dessus dessous pourvoir si nous ne les cachions pas. Moi, je ne suis pas veinard, etc’est moi qui ai trinqué, c’était couru. Le seul type qui avait unde ces journaux-là, fallait que ce soit moi. On m’a conduit auregimentsrapport[14], et notre colonel, un veau,Dieu l’accueille dans son ciel, m’a demandé de lui dire qui étaitle chameau qui avait mis les journaux au courant. Il a dit qu’ilallait me casser la gueule et qu’il me foutrait à la boîte.Ensuite, ç’a été le tour du regimentsartztqui brandissaittout le temps son poing devant mon nez et gueulait :« Sie verfluchter Hund, sie schaebiges Wesen, sieunglückliches Mistvieh[15], fripouillesocialiste ! » Moi, je le regarde dans les yeux sansbroncher, la main droite à la casquette, la main gauche à lacouture du pantalon. Ils tournaient tous les deux autour de moicomme des chiens, ils aboyaient après moi comme deux enragés, etmoi je n’ouvrais pas la bouche. Je restais là, la main droite à lacasquette et la main gauche à la couture du pantalon. Après avoirfait les fous pendant une demi-heure, voilà que le colonel sautesur moi et hurle : « Est-ce que tu es idiot ou est-ce quetu ne l’es pas ? » – « Je vous déclare avecobéissance, mon colonel, que j’suis un idiot ». – « Vingtet un jours de cachot pour idiotie », qu’il dit, « sansbouffer deux fois par semaine ; un mois de consigne ;quarante-huit heures à être pendu ficelé ; qu’on le foutededans tout de suite, sans rien à boulotter ; garrottez-lepour lui mettre dans la tête que l’armée n’a pas besoin de crétinspareils. On t’apprendra à lire les journaux, attendsvoir ! » Et, pendant que j’étais à la boîte, il sepassait des choses extraordinaires à la caserne. Le colonel avaitexpressément défendu aux soldats de lire n’importe quoi, même laGazette officielle de Prague, et à la cantine ils avaientl’ordre de ne plus emballer le fromage et les saucisses dans dupapier de journal. Mais c’est justement ça qui a eu un effetépatant : figurez-vous que tous les soldats se sont mis à liretout le temps, et notre régiment est devenu le plus instruit et leplus intelligent. On lisait tous les journaux possibles et danschaque compagnie, il y avait des types qui faisaient des vers etdes chansons pour se payer la tête du colonel. Et, chaque foisqu’il arrivait une affaire au régiment, il se trouvait un boncopain qui s’arrangeait pour la passer aux journaux sous le titreLes Martyrs de la Caserne. Mais ce n’est pas tout. Ons’est mis aussi à écrire aux députés tchèques à Vienne, pour leurdemander de nous protéger et ils ont fait à la Chambre des Députésinterpellation sur interpellation. On y disait toujours que notrecolonel était pire qu’une bête féroce. Une fois, un ministre aenvoyé chez nous une commission d’enquête, et un certain FrançoisHentschel de Hluboka, qui avait écrit à un député que le colonell’avait giflé à l’exercice, s’en est tiré avec deux ans de prison.La commission partie, le colonel a fait aligner le régiment entieret a dit que le soldat était le soldat, qu’il fallait faire sondevoir sans rouspéter et que celui qui n’était pas content,commettait par cela même un « attentat contre ladiscipline ». – « Vous vous étiez imaginé, tas decanailles que vous êtes, qu’avec la commission il y aurait du bon,qu’il a dit, mais voilà, vous avez la peau ! Et maintenant,défilez, et chaque compagnie va répéter ce que j’ai dit. »Alors, les compagnies défilèrent devant le colonel et, arrivée àl’endroit où il se tenait sur son cheval, chacune d’elles criait àvous casser les oreilles : « Nous nous sommes imaginé,tas de canailles que nous sommes, qu’avec la commission, il yaurait du bon, mais voilà, nous avons la peau ! » Lecolonel n’a fait que se tordre jusqu’au passage de la onzièmecompagnie. Elle avance en bon ordre, frappe du pied, mais arrivéedevant le colonel, rien, silence, pas un mot. Le colonel est devenurouge comme une écrevisse et la fait tout recommencer. La mêmehistoire, personne ne souffle mot et tous les gars de la onzième,qui n’avaient pas froid aux yeux, reluquent effrontément lecolonel. « Repos ! » qu’il dit alors, et il fait lescent pas à travers la cour, se tape avec sa cravache sur lesjambières, crache dans tous les sens, et tout d’un coup il s’arrêteet crie : Abtreten ! Après, il est remonté surson cheval, et le voilà parti au galop par la grande porte. Onattendait avec impatience ce qui allait se passer. On a attendu unjour, deux jours, une semaine, et toujours pas de nouvelles. On n’aplus jamais revu le colonel à la caserne. Tout le monde en étaitcontent, même les sous-off’s et les officiers. Puis il a étéremplacé par un autre colonel et on racontait qu’on l’avait misdans une maison de santé, parce qu’il avait écrit à Sa Majesté quela onzième compagnie s’était révoltée.

L’heure de la visite de l’après-midiapprochait. Le médecin militaire Grunstein, suivi d’unsous-officier du service sanitaire qui prenait des notes, allaitd’un lit à l’autre.

– Macuna ?

– Présent !

– Clystère et aspirine !Pokorny ?

– Présent !

– Lavage de l’estomac et quinine !Kovarik ?

– Présent !

– Clystère et aspirine !Kotatko ?

– Présent !

– Lavage de l’estomac etquinine !

Machinalement, impitoyable et expéditive, lavisite continuait.

– Chvéïk ?

– Présent !

Le docteur Grunstein regarda le nouveauvenu.

– Qu’est-ce que vous avez ?

– Je vous déclare avec obéissance quej’ai des rhumatismes.

Au cours de sa carrière de praticien, ledocteur Grunstein avait contracté l’habitude de parler avec unefine ironie qui faisait plus d’effet que des vociférations.

– Des rhumatismes, je comprends, dit-il àChvéïk, c’est une maladie très grave. Et c’est vraiment un hasard,d’attraper des rhumatismes juste à une époque où il y a une guerrepareille et où on doit faire son service militaire. Je suis sûr quecela doit bien vous contrarier.

– Je vous déclare avec obéissance,monsieur l’oberartzt,que cela me contrarie énormément.

– Je m’en doutais, allez. Ce qui est biengentil de votre part, c’est que vous avez pensé à nous, avec vosrhumatismes. En temps de paix, un pauvre infirme comme ça gambadecomme un chevreau, mais à peine la guerre déclarée, il s’aperçoitqu’il a des rhumatismes et que ses genoux ne sont plus bons à rien.N’avez-vous pas de douleurs aux genoux ?

– Je vous déclare avec obéissance quesi.

– Et la nuit, vous ne fermez pas l’œil,n’est-ce pas ? Le rhumatisme est très dangereux, c’est unemaladie très, très grave, et qui fait beaucoup souffrir.Heureusement nous autres ici, nous savons ce qu’il faut : avecla diète totale et aussi avec notre traitement vous guérirez plusvite qu’à Pistany et vous galoperez au front qu’on ne vous verraplus, tant vous ferez de poussière.

Puis, s’adressant au sous-officier, le médecinajouta :

– Écrivez : Chvéïk, diète complète,lavage d’estomac deux fois par jour, clystère une fois par jour, etaprès nous verrons. En attendant, conduisez-le à la salle deconsultation, faites-lui laver l’estomac et administrez-lui unclystère aux petits oignons. Il pourra appeler tous les saints duparadis pour l’aider à chasser ses rhumatismes.

Sur ce, il prononça encore un discours pleinde sagesse à l’intention de tous les « simulateurs » dela chambrée :

– Il ne faut pas croire que vous avezdevant vous un veau à qui on peut monter tous les bateauximaginables. Avec moi, ça ne prend pas, tenez-vous-le pour dit. Jesais très bien que vous êtes tous des simulateurs et que vous nepensez qu’à déserter. J’agis en conséquence. Les soldats commevous, j’en ai vu des centaines et des centaines ! Sur ceslits, il y a eu des tas de gens dont la seule maladie était lemanque d’esprit militaire. Tandis que leurs camarades font laguerre, ils s’imaginent qu’ils n’ont qu’à se pieuter dans leurslits et à bien manger à l’hôpital, en attendant la fin de laguerre. Mais tous ces gaillards se sont rudement trompés, commevous d’ailleurs. Dans vingt ans encore vous vous réveillerez engueulant quand vous rêverez au temps où vous avez essayé dem’avoir.

– Je vous déclare avec obéissance,monsieur l’oberartzt,fit un voix éteinte dans un lit prèsde la fenêtre, que je suis déjà guéri, j’ai déjà vu cette nuit quemon asthme avait tout à fait disparu.

– Comment vous appelez-vous ?

– Kovarik. Je dois passer auclystère.

– Bien. Mais votre clystère, vous l’aurezencore comme souvenir pour vous faire penser un peu à nous enpartant, dit le docteur Grunstein. Je ne voudrais à aucun prix quevous puissiez dire qu’on ne s’est pas occupé de vous. Bon, etmaintenant, tous les malades dont le nom vient d’être lu, suivrontle sous-officier qui sait ce qu’il a à faire.

L’ordre fut exécuté et chacun des malheureuxessuya son traitement. Si quelques-uns s’efforçaient d’attendrirl’exécuteur par des prières ou en le menaçant de se faireincorporer dans le service sanitaire et de lui en faire autant unjour, Chvéïk, lui, fit preuve d’un noble courage.

– Ne me ménage pas, dit-il au soldat quilui administrait le clystère ; rappelle-toi ton serment. Siton père ou ton frère étaient à ma place, tu serais obligé de leurfoutre ton clystère la même chose. Mets-toi bien dans la tête quec’est de clystères comme celui-là que dépend le salut del’Autriche, et tu verras, nous aurons la victoire.

Le lendemain, à la visite, le docteurGrunstein demanda à Chvéïk comment il se plaisait à l’hôpitalmilitaire.

Chvéïk répondit que cette « institutionmilitaire était quelque chose d’épatant » et qu’elle luiinspirait des sentiments élevés. Comme récompense, le brave Chvéïkeut la même chose que la veille avec, en outre, de l’aspirine ettrois cachets de quinine que l’on avait fait fondre dans l’eau, enle priant de l’avaler à l’instant même.

Chvéïk s’exécuta et but sa ciguë peut-êtreavec encore plus de calme que Socrate. Le docteur Grunstein avaitpassé Chvéïk par les cinq degrés de son système de tortures.

Tandis qu’on l’enveloppait dans un drap humideen présence du médecin et que celui-ci demandait l’avis de Chvéïk,il répondit :

– Je vous déclare avec obéissance,monsieur l’oberartzt,que ça me rappelle une piscine ou desbains de mer.

– Et vous avez toujours vosrhumatismes ?

– Je vous déclare avec obéissance,monsieur l’oberartzt,que je ne sens aucuneamélioration.

Mais Chvéïk n’était pas au bout de sestourments.

Vers ce moment-là, la baronne von Botzenheim,veuve d’un général d’infanterie, se donnait beaucoup de peine pourdécouvrir le soldat infirme, fervent patriote, dont laBohemia avait parlé dans l’article que nousconnaissons.

Après une enquête à la Direction de la Police,on établit l’identité de Chvéïk, qui fut alors facile à retrouver.La baronne von Botzenheim, suivie de sa dame de compagnie et d’unlaquais qui portait un gros panier de provisions, décida d’allervisiter l’hôpital militaire de Hradcany, qui abritait sonprotégé.

La pauvre baronne ne se doutait point ce quesignifiait un « traitement » à l’infirmerie de la prisonde la place de Prague. Son nom lui ouvrit la porte de laprison ; au bureau, on lui répondit avec une politesse extrêmeet, en cinq minutes, elle apprit que der brave SoldatChvéïk, recherché par elle, était logé au pavillon 3, lit 17.Le docteur Grunstein, qui accompagnait la baronne, n’en revenaitpas de cette visite.

Chvéïk, après sa « cure »quotidienne, était assis sur son lit, entouré d’un groupe desimulateurs amaigris et affamés qui n’avaient pas encore renoncé àla bataille avec le docteur Grunstein sur le champ de la diètetotale.

En les écoutant, on aurait cru être tombé dansune société d’experts gastronomes ou assister à une leçon del’École supérieure d’art culinaire ou à un cours spécial destinéaux gourmets.

– On peut manger même des graillons desuif, racontait l’un d’eux qui soignait ici un « catarrhegastrique invétéré » quand ils sont bien chauds. Pour lesavoir tout à fait à point on choisit le moment où le suif est bienfondu. On les retire, on les écrase pour qu’ils soient bien secs,on sale et on poivre, et alors ils dégotent les graillons d’oie,c’est moi qui vous le dis.

– Hé ! là-bas, n’en dites pas tropde mal, des graillons d’oie, hein ? fit l’homme au« cancer de l’estomac », y a pas de graillons quivaillent les graillons d’oie. Les graillons au lard de porc ne sontqu’une ratatouille dégueulasse à côté de ça ! Bien entendu,faut qu’ils soient grillés à vous avoir une petite couleur d’or, àla manière juive. Et ils s’y connaissent, les Juifs. Ils achètentune oie bien grasse, ils lui enlèvent la peau et ils la fontgriller au feu dans son jus, ensemble avec le saindoux.

– Pour les graillons de porc, fitobserver le voisin de Chvéïk, vous vous mettez le doigt dans l’œil.Il est entendu que je vous parle des graillons de porc faits à lamaison, avec un cochon qu’on a engraissé soi-même. Comme couleur,faut qu’ils soient pas trop bruns ni pas trop blonds. Une nuanceentre les deux, quoi. Faut aussi qu’ils soient ni trop durs, nitrop mous. Surtout, faut pas qu’ils croquent sous la dent, parcequ’alors c’est qu’ils sont brûlés. Ils doivent fondre sur lalangue, et faut pas que le saindoux vous coule du menton.

– Est-ce que quelqu’un de vous a déjàmangé des graillons de lard de cheval ? fit une voix.

Mais personne ne répondit, parce qu’à cemoment-là le sous-officier du service sanitaire poussa brusquementla porte et cria :

– Tous au lit ! il y a ici unearchiduchesse qui vient en visite officielle. Surtout, tâchez ne depas montrer vos pieds sales !

Une archiduchesse authentique n’aurait pufaire son entrée dans la chambrée avec un visage plus grave et plussérieux que celui de la baronne von Botzenheim. Derrière ellemarchait toute une suite finissant par le sergent de lacomptabilité, qui voyait dans cette visite la main mystérieuse del’autorité suprême et s’attendait à être expulsé du fromagedécouvert par lui derrière la zone d’opérations. Il se voyait déjàjeté en pâture aux shrapnels ou ornant les barbelés devant unetranchée.

Il était pâle, plus pâle encore que le docteurGrunstein. La petite carte de visite de la baronne, sur laquelle cedernier avait lu « veuve du général d’infanterie… » necessait de danser devant les yeux du médecin qui flairait, luiaussi, un danger. Danger représenté par des relations influentes,des protections, des plaintes, un départ pour le front et autrescatastrophes.

– Voici Chvéïk, madame la baronne, dit-ilavec un calme factice, en arrêtant l’aristocratique visiteusedevant le lit du brave soldat. C’est un garçon qui a beaucoup depatience.

S’étant installée près du lit de Chvéïk surune chaise qu’on lui approcha, la baronne von Botzenheimcommença :

– La soldat téchèque toit êdre douchoursune brafe soldat, la soldat téchèque peaugoup malate, maisdouchours êdre une héros, moi peaugoup aimer la Audrichientéchèque !

Et en caressant les joues non rasées deChvéïk, elle ajouta :

– Moi dout lire tans les chournaux, moiapporder à mancher, croguer, fumer, sucer, la soldat téchèquedouchours une brafe soldat. Johann, kommen Sieher ![16]

Le laquais, dont les côtelettes hirsutesrappelaient Babinsky, approcha le panier volumineux, tandis que,assise sur le bord du lit de Chvéïk, la dame de compagnie de labaronne, une grosse personne aux yeux gonflés de larmes, retapaitl’oreiller de paille sous le dos du « brafe soldat ».Elle avait l’idée fixe que c’était là l’une des attentions qui vontau cœur des héros blessés et malades.

La baronne se mit en devoir de retirer dupanier les cadeaux qu’il contenait. Une douzaine de poulets rôtis,enveloppés dans du papier de soie rose et noués d’un ruban jaune etnoir, deux bouteilles de liqueur comme on en fabriquait pendant laguerre, dont l’étiquette portait l’inscription Gott strafeEngland[17] surmontant le portrait deFrançois-Joseph et de Guillaume II. Les deux empereurs se tenaientla main comme pour jouer à un jeu bien connu des enfantstchèques :

« Le petit lapin est tout seul dans sontrou, mon petit chou, qu’est-ce qu’il y a qui ne va pas que tu nepeux pas bouger de là ? »

Elle tira encore du panier trois bouteilles devin pour les convalescents et deux boîtes de cigarettes. Elledisposa avec grâce le tout sur un lit non occupé à côté de celui deChvéïk, en y joignant un livre élégamment relié et intituléQuelques traits de la vie de notre Souverain, œuvre durédacteur en chef de la Gazette officielle de Prague, quiadorait pieusement le vénérable Habsbourg. La couverture se garnitsuccessivement de paquets de chocolat, portant aussi la fameusedevise Gott strafe England[18], ainsi que l’effigie des deuxempereurs ; mais ils ne se tenaient plus par la main, ils setournaient le dos, ce qui donnait l’impression qu’ils« s’étaient établis chacun à son propre compte ». Parmiles objets qui furent alors étalés, il y avait aussi une brosse àdents où on pouvait lire Viribus unitis ;ainsi lesoldat qui se nettoierait les dents avec cette brosse, était sûr depenser à l’Autriche. Il y avait encore, comme cadeau destiné àfaire le bonheur des soldats partant pour le front, un servicecomplet de manucure. Le couvercle de la boîte représentait un hommequi se jetait sur l’ennemi, baïonnette au canon, tandis qu’unshrapnel éclatait au-dessus de sa tête. Au bas de l’image onlisait : « Fuer Gott, Kaiser undVaterland ![19] »À côté, un paquet defruits secs s’enorgueillissait, au lieu d’une image decirconstance, des vers suivants en allemand :

Œsterreich, du edlesHaus,

steck deine Fahneaus,

lass sie im Windeweh’n.

Œsterreich muss ewigsteh’n !

De l’autre côté figurait cette traductioningénieuse :

Autriche, ô noble Empire,

ton drapeau, il faut le sortir

pour qu’il flotte parmi le vent.

L’Autriche en a pourlongtemps !

Comme dernier cadeau, la donatrice posa sur lelit une plante de jacinthes blanches en pot.

Lorsque tous les cadeaux s’étalèrent sur lelit, la baronne von Botzenheim s’attendrit tellement qu’elle ne puts’empêcher de se mettre à pleurer. Plusieurs simulateurs enbavaient. La dame de compagnie qui soutenait Chvéïk sur son séantpleurait aussi. Un silence s’établit que Chvéïk interrompitbrusquement : il joignit les mains comme pour crier etmurmura :

– « Notre Père, qui êtes aux cieux,que votre nom soit sanctifié, que votre règne arrive »…Pardon, madame, ce n’est pas ça, je voulais dire : « Dieude miséricorde, qui êtes notre Père à nous tous, veuillez bénirtous ces beaux cadeaux dont nous allons profiter grâce à votrebonté généreuse et infinie. Amen ! »

Ceci dit, Chvéïk s’empara d’un poulet qu’il semit à dévorer sous le regard effaré du docteur Grunstein.

– Quel appétit ! murmura la baronneen extase à l’oreille du docteur : il est certainement déjàguéri et pourra bientôt repartir pour le front. Je suis vraimentcontente que ces bagatelles lui ont fait plaisir.

Puis, elle alla d’un lit à l’autre, endistribuant des cigarettes et des pralines, et revint vers Chvéïk.Elle lui passa la main sur les cheveux et sur les parolesBehuet’euch Gott quitta la chambrée, sa suite derrièreelle.

Avant que le docteur Grunstein, à quiincombait l’honneur de reconduire la baronne, eût eu le temps deremonter, Chvéïk avait distribué les poulets qui furent engloutispar les malades avec une vitesse vertigineuse. Le médecin neretrouva plus que des os nettoyés aussi proprement que si lespoulets étaient tombés dans une fourmilière et que leurs carcassesfussent restées ensuite exposées au soleil pendant des mois.

Les flacons de liqueur et les trois bouteillesde vin étaient vides. De même, le chocolat et les fruits secsavaient disparu dans la profondeur des estomacs en révolte. Un desmalheureux avait même bu la fiole de vernis pour les ongles, quifaisait partie du service de manucure, et avait mordu dans le tubede dentifrice.

À son retour, le docteur Grunstein, qui avaitretrouvé son aplomb, prononça un long et menaçant discours. Lorsquela porte de l’infirmerie s’était refermée derrière la visiteuse,ç’avait été pour lui un grand soulagement ; il s’était sentidébarrassé d’un grand poids. Les petits tas d’os dépiautés leconfirmèrent dans sa conviction que ses patients étaient uneengeance incorrigible.

– Soldats, commença-t-il, si vous étiezun peu, mais un tout petit peu raisonnables, vous n’auriez touché àrien et vous vous seriez dit qu’autrement l’oberartzt necroirait jamais à vos blagues. Par votre conduite vous avez prouvéune fois de plus que vous n’appréciez pas ma bonté. Aussi vais-jevous faire laver l’estomac et vous passer le clystère.Comment ! je me donne toute la peine du monde pour vous tenirà la diète totale dans l’intérêt de votre santé, et vous vousbourrez l’estomac, ce qui démolit tous mes soins ? Voulez-voustous vous fiche un catarrhe gastrique ou un cancer del’estomac ? Non, ce n’est pas dans vos intentions, n’est-cepas ? Voilà pourquoi, avant même que votre estomac ait puessayer de digérer ce que vous lui avez fait avaler, je m’en vaisvous le laver à fond et en vitesse. Vous vous en souviendrezjusqu’à la mort et vous raconterez encore à vos enfants comment,une fois, vous vous êtes régalés de poulet rôti et d’autres finsmorceaux, et comment vos gueules, sans se reposer du travail faiten vain, auront dû tout rendre, grâce à un lavage d’estomac venu aubon moment. Maintenant, pour vous mettre bien dans la tête que jene suis pas un abruti comme vous, mais, tout de même, un peu plusmalin que vous, vous allez de ce pas m’accompagner à la salle deconsultation. Je vous annonce également que demain je convoqueraiici ces messieurs de la Commission de contrôle. Moi, je vous aiassez vus. Vous vous portez tous à merveille, ou bien vous n’auriezjamais pu abîmer votre estomac comme vous venez de le faire. J’aidit. En route !

Au lavage, quand ce fut le tour de Chvéïk, ledocteur Grunstein, s’étant souvenu brusquement de la singulièrevisiteuse, demanda au protégé de cette dernière :

– Vous connaissez Mme labaronne von Botzenheim ?

– Je suis son beau-fils qu’elle avaitabandonné quand j’étais tout petit et qu’elle vient de retrouver,dit Chvéïk avec son sang-froid coutumier.

Le docteur Grunstein dit simplement :

– Ensuite, Chvéïk passera auclystère !

Ce soir-là, la tristesse régna dans ledortoir. Tout à l’heure, leurs estomacs étaient remplis de bonneschoses et de friandises et, maintenant, ils ne contenaient qu’unetasse de thé et un morceau de pain.

Le 21 soupira de son lit près de lafenêtre :

– Vous me croirez si vous voulez,camarades, mais j’aime mieux le poulet à la sauce que le pouletrôti.

– En couverte ! criaquelqu’un ; mais ils étaient tous si affaiblis à la suite dufestin contrarié que personne ne bougea.

Le docteur Grunstein tint parole. Le lendemainmatin on vit arriver plusieurs médecins militaires constituant laredoutable commission.

Ils passaient gravement entre les lits, et onn’entendait plus qu’une seule et unique phrase :

– Montrez-nous votre langue !

Chvéïk tira une langue si longue que sonvisage se contracta en une grimace involontaire et que ses yeuxclignèrent.

– Je vous déclare avec obéissance,monsieur le stabartzt,que ma langue ne peut pas sortirplus que ça.

Une discussion très intéressante s’ensuivitentre Chvéïk et la commission.

Chvéïk prétendait avoir fait cette dernièreremarque de crainte que la commission ne crût qu’il dissimulait unepartie de sa langue.

Les avis des membres de la commission étaientpartagés. La moitié croyait juger Chvéïk ein blœder Kerl,l’autre croyait que c’était un « fripon qui voulait rigoleravec la guerre ».

– Il faudrait que le tonnerre de Dieu s’ymette pour qu’on ne puisse pas te pincer ! hurla le présidentde la commission.

Chvéïk considérait toute la commission avec lecalme béat d’un petit enfant.

Le médecin-major principal vint tout près deChvéïk et lui dit :

– Je voudrais bien savoir, cochonmaritime, à quoi vous êtes en train de penser.

– Je vous déclare avec obéissance que jene pense pas du tout.

– Himmeldonnerwetter[20] ! cria un autre membre dela commission, dont le sabre traînait avec bruit, regardez-moi ça,il ne pense pas ! Et pourquoi, espèce d’éléphant siamois, nepensez-vous pas, dites un peu, pourquoi ?

– Je vous déclare avec obéissance quec’est parce qu’il est défendu aux soldats de penser. Quand jefaisais mon service au quatre-vingt-onzième de ligne, il y aquelques années, notre capitaine nous disait toujours :« Le soldat ne doit pas penser. Son supérieur pense pour lui.Quand un soldat se met à penser, ce n’est plus un soldat, mais uneespèce de civil pouilleux. Le soldat qui pense… »

– Votre gueule ! interrompit avecfureur le président de la commission, vous êtes connu, allez.Der Kerl meint : man wird glauben, er sei einwirklicher Idiot[21]. Mais non,Chvéïk, vous n’êtes pas un idiot, au contraire, vous êtes malin,roublard, crapule, vagabond, pouilleux, comprenez-vous ?

– Je vous déclare avec obéissance que jecomprends.

– Nom de Dieu ! je vous ai dit defermer ça ! M’avez-vous pas entendu ?

– Je vous déclare avec obéissance quej’ai entendu que je devais la fermer.

– Himmelherrgott[22], fermez-la alors, quand jevous ordonne de la fermer, cela veut dire que vous n’avez pas àgueuler !

– Je vous annonce avec obéissance que jesais que je n’ai pas à gueuler.

Les officiers supérieurs se regardèrent.Ensuite, ils appelèrent le sergent.

– Cet homme, lui dit le président de lacommission, vous allez le conduire au bureau et vous y attendreznotre rapport. Ce type est d’une santé de fer, il fait le malin et,avec ça, il gueule encore et se paie la tête de ses supérieurspar-dessus le marché. Il s’imagine que nous sommes ici pour sonplaisir, que le service militaire est une farce à se tordre.Attendez, mon vieux Chvéïk, la prison de la place de Prague vousapprendra que le service n’est pas une rigolade.

Chvéïk suivit le sergent et, en traversant lacour, il fredonnait :

Je me disais toujours :

« Être sous les drapeaux

C’est l’affaire de quelquesjours,

On n’y laisse pas sa peau ».

Et tandis que l’officier de service au bureaucriait à Chvéïk qu’on devrait fusiller des saletés comme lui, dansles chambrées du premier étage la commission continuait à tuer lessimulateurs à petit feu. Sur soixante-dix soldats, deux seulementpurent s’en tirer. L’un avait la jambe coupée par un obus, l’autreun cancer aux os.

Eux seuls ne furent pas expédiés avec laformule sacramentelle « Tauglich ![23] » Tous les autres, sans exceptiondes trois poitrinaires mourants, furent reconnus « bons pourle service armé », ce qui fournit au président de lacommission le prétexte d’un discours.

Ce discours émaillé de jurons n’était pas fortsubstantiel. À en croire le président, ce n’étaient tous que descanailles et du fumier, et il n’existait pour eux qu’une seulealternative, aller au front et se battre pour S.M. l’Empereur, ce qui leur permettrait de reprendre leur placedans la société humaine et leur ferait pardonner, après la guerre,le crime de s’être dit malades pour échapper aux tranchées.« Mais, pour ma part, ajouta-t-il, je n’en crois rien, car jesuis persuadé, au contraire que c’est la corde qui vous attendtous ! »

Un jeune médecin militaire, âme pure et nonencore corrompue, demanda de pouvoir à son tour dire quelques mots.Son discours se distinguait de celui de son supérieur par unerhétorique empreinte d’optimisme et d’une touchante naïveté. Ilparlait allemand.

Il s’étendit longtemps sur la nécessité pourchacun de ceux qui quittaient l’hôpital et allaient rejoindre leurrégiment au front, de devenir un soldat victorieux, un preuxchevalier. Lui-même était convaincu que tous allaient exceller dansl’art de la guerre, se comporter vaillamment au front et resterhonnêtes dans toutes les affaires personnelles et militaires ;qu’ils seraient des combattants invincibles, dignes de la mémoiredu maréchal Radetzky et du prince Eugène ; qu’ils seraienttoujours prêts à abreuver de leur sang les vastes champs debataille de la Monarchie et qu’ils sauraient achever la tâche àlaquelle les vouait l’Histoire ; que, courageux jusqu’à latémérité, au péril de leur vie, ils iraient toujours de l’avant et,sous les glorieux drapeaux en loques de leurs régiments, ilsn’hésiteraient pas à charger l’ennemi pour conquérir de nouveauxlauriers et de nouvelles victoires.

Dans le couloir, le médecin-major principalprit à part le jeune médecin, auteur du discourspathétique :

– Mon cher collègue, je vous assure quevous avez perdu votre temps. Ces saligauds-là, voyez-vous, ça nedonnera jamais des soldats. Un Radetzky n’en fera pas plus quevotre prince Eugène. C’est une race peu ordinaire demalfaiteurs.

Chapitre 9CHVÉÏK DANS LA PRISON DE LA PLACE DE PRAGUE.

La prison de la place de Prague formait lesuprême refuge de ceux qui ne voulaient pas aller à la guerre. J’aiconnu un agrégé en mathématiques, qui, répugnant au service del’artillerie, décida de voler la montre d’unoberleutenantpour pouvoir se caser dans la prison de laplace. Il avait agi ainsi après mûre réflexion. La guerre ne luidisait rien. Expédier les obus et tuer des agrégés en mathématiquesde l’autre côté du front, il considérait cela comme parfaitementidiot.

– Je ne veux pas me conduire comme unbrutal, s’était-il dit et il avait froidement volé la montre.

On procéda d’abord à l’examen de son étatmental, mais, comme il déclarait avoir voulu se faire un peud’argent, on l’avait mis à la prison de la place. Il y avait trouvédes embusqués de toute sorte : des idéalistes et des individusqui l’étaient moins. On y voyait des individus pour qui le servicemilitaire n’était qu’un poste lucratif, par exemple lessous-officiers de comptabilité, qui truquaient à qui mieux mieuxsur la nourriture et la solde des hommes, tant au front qu’àl’arrière ; leur troupe était grossie par des petits voleurs,qui somme toute, valaient cent fois plus que ceux qui les avaientfait mettre en prison. La prison renfermait encore des soldatsarrêtés pour des délits d’ordre purement militaire, tels le refusd’obéissance, la mutinerie, la désertion, etc. Un genre à partétait les prisonniers politiques dont il y avait quatre-vingts pourcent d’innocents et, sur ces derniers, la proportion de condamnéss’élevait à quatre-vingt-dix-neuf pour cent.

La procédure appliquée par les auditeursmilitaires était impressionnante. Un tel appareil judiciairedistingue toujours un État à la veille d’une débâcle politique,économique et morale. Il essaie de conserver son éclat et sa gloireau moyen de tribunaux, de la police, et en abusant des gendarmes etdes dénonciateurs de la plus basse espèce.

Dans chaque corps militaire jusqu’au plusinfime, l’Autriche avait ses espions, et ces créatures dénonçaientceux avec qui elles partageaient la chambrée ou la tranchée et lepain.

Évidemment, la Police – en l’espèceMM. Klima, Slavicek et Cie – assuma avec une promptitude digned’elle la charge de fournir « les matériaux » à la prisonde la place de Prague. À côté d’elle, le service de la censuremilitaire livrait à cette prison les auteurs de lettres écrites dufront à leurs familles, dont les membres subissaient à leur tour lesort de leurs correspondants. La prison de la place de Praguevoyait aussi passer de vieux campagnards qui s’étaient permis, enécrivant à leurs fils, de leur dire leurs misères et de plaindrecelles des soldats ; le conseil de guerre les condamnait tousinvariablement à des peines de douze ans de forteresse.

Un chemin qui était un triste calvaireconduisait des cachots de la place de Prague au champ de manœuvresde Motol. Sur cette chaussée on rencontrait souvent les convoissuivants : un homme, chargé de menottes et escorté par dessoldats baïonnette au canon, marchait suivi d’un fourgon contenantun cercueil. Au champ de manœuvres de Motol, le commandementlaconique de An ! Feuer ![24]mettait fin au défilé. Ensuite, sous forme d’un ordre du jour ducolonel, on faisait connaître l’exécution à tous les bataillons ettous les régiments ; les soldats apprenaient qu’un civil deplus avait été exécuté pour s’être mutiné au moment où il entrait,avec les autres conscrits, à la caserne, et que sa femme, quin’avait pas pu dire adieu à son mari avait été frappée d’un coup desabre par le capitaine de service.

À la prison de la place de Prague gouvernaitun triumvirat composé du gardien-chef Slavik, du capitaine Linhartet du sergent Riha, ce dernier portant aussi le surnom de« bourreau ». Tous les trois étaient là bien à leurplace. Combien de victimes ont péri dans ces cellules, succombant àleurs blessures sans qu’on en ait jamais rien su ! Peut-êtreque le capitaine Linhart poursuit sa carrière d’officier sous laRépublique comme sous l’Empire. Il mérite qu’on lui compte commeannées de service celles qu’il avait passées à la prison de laplace de Prague. À MM. Slavicek et Klima de la police d’Étaton les a bien comptées pour la pension, leurs années deservice ! Repa a quitté le service militaire pour s’adonner àson métier de maître-maçon. Il est possible qu’il fasse aujourd’huipartie de plusieurs sociétés patriotiques.

Le gardien en chef, le premier sergent-majorSlavik, s’est adonné au vol et purge à présent sa peine dans lescachots de la République. Ce pauvre diable n’a pas eu la mêmechance que ces autres messieurs qui représentaient latoute-puissance militaire de l’Autriche.

Il n’est pas étonnant que le gardien en chefSlavik ait jeté sur Chvéïk, en le recevant en son pouvoir, unregard de muet reproche :

– Elle doit en avoir des taches, taréputation » hein ? dit-il. Sans ça, tu ne serais pasici. Mais t’affole pas, va ! Comme séjour ici, tu aurasquelque chose de soigné, mon petit, comme, d’ailleurs, tout lemonde qui nous est tombé sous la main. Et ce n’est pas une main depetite femme, tu penses !

Et pour renforcer son regard menaçant, il mitson poing gras et musclé sous le nez de Chvéïk et dit :

– Renifle-moi ça, vaurien !

Chvéïk obtempéra à son ordre etémit :

– Je ne voudrais pas qu’il m’arrive dansle nez, ça sent le cimetière.

Les paroles calmes et sensées de Chvéïk eurentle don de plaire au gardien en chef.

– Hé ! là, lit-il en cognant sur leventre de Chvéïk, tiens-toi droit, qu’est-ce que t’as dans tespoches ? Si tu as des cigarettes, tu peux les garder, maispour du pognon, faudra voir à me lâcher tout, on pourrait te levoler. C’est tout ce que t’as, bien vrai ? Les menteries,c’est rudement puni ici, tu sais !

– Où est-ce qu’on va le foutre ?demanda le sergent Riha.

– Au 16, décida son chef, où on a mis lessaligauds en caleçon, vous voyez bien que le capitaine Linhart amarqué sur le document : Streng behuten,beobachten[25]… Oui, dit-il encore en s’adressant àChvéïk, avec des crapules comme toi, on agit en crapule. Ici, lestypes qui rouspètent, on les fourre à la cellule ou on leur casseles côtes ; ils n’en sortent qu’après qu’ils sont crevés.C’est notre droit. N’est-ce pas ? Riha, je pense justement àc’te tête carrée du boucher, le dernier.

– Celui-là était dur, monsieur le gardienen chef, répondit Riha rêveur, quel costaud ! Quand je lui aipiétiné dessus, il m’a fallu sauter sur lui pendant cinq minutespour que ses côtes commencent à craquer et que le rouge lui vienneà la gueule. Et ce chien a encore tenu pendant dix jours. Il avaitl’âme chevillée au corps, c’est le cas de dire.

– Tu vois, saleté, ce qui t’attend sijamais tu oses rouspéter ou essayer de foutre le camp, reprit lesergent Slavik. Une tentative d’évasion, c’est une espèce desuicide et, chez nous, le suicide est puni tout pareil. Que Dieu nete laisse pas venir en tête, espèce de fumier, de réclamer et de teplaindre aux inspecteurs ! S’ils viennent et s’ils tedemandent : « Vous n’avez pas de réclamation àfaire ? » il s’agit de te tenir droit, fripouille, desaluer et de répondre : « Je vous déclare avec obéissanceque je n’en ai aucune et que je suis très content ici ! »Répète voir, dégueulasse, comment qu’tu le diras.

– Je vous déclare avec obéissance que jen’en ai aucune et que je suis très content ici ! répéta Chvéïksi doucement que le gardien en chef fut pris et crut avoir affaireà un garçon plein de franchise et de bonne volonté.

– Grouille-toi pour ôter tes frusques,dit-il presque gentiment, sans même ajouter« fripouille », « dégueulasse » ou« fumier ». Tu ne garderas que ta chemise et ton caleçonet tu vas aller au 16.

Au 16, Chvéïk trouva une vingtaine d’hommesdéshabillés de la même façon que lui. C’étaient tous des gens dontle dossier portait la fameuse note Streng behuten,beobachten[26], et qu’on gardait donc à vue avecune sollicitude particulière, pour les empêcher de prendre lafuite.

Le sergent-major Repa remit Chvéïk aux soinsdu « chef de chambrée », un gaillard poilu à la chemisebâillante. Celui-ci inscrivit le nom de Chvéïk sur un bout depapier épingle au mur et lui dit :

– Demain, il y aura du bon chez nous. Onnous conduira au sermon à la chapelle. Nous autres, tous en caleçoncomme nous voilà, on nous fait mettre tout à fait près de lachaire. Tu n’auras jamais tant rigolé dans ta vie.

Comme toutes les chapelles des maisonsd’arrêt, celle de la prison de la place faisait le délice desprisonniers. On aurait tort de s’imaginer que l’obligation d’allerà la messe répondît à leur désir de se rapprocher de Dieu, des’élever et de mieux connaître la morale divine.

Le sermon et la messe n’étaient pour eux qu’unmoyen de se soustraire à l’ennui de la prison. Ce qui les attirait,c’était, non pas la ferveur des sentiments religieux, mais bienl’espoir de trouver, sur le chemin de la chapelle, des« mégots » semés dans les corridors. Le bon Dieu avaitmoins de charme qu’un bout de cigarette ou de cigare traînant dansla poussière.

Mais la principale attraction était le sermon.Quelle pure joie il provoquait ! Lefeldkurat[27] OttoKatz était le plus charmant ecclésiastique du monde. Ses sermons sedistinguaient par une éloquence à la fois persuasive et propre àsusciter chez les détenus une hilarité interminable. Il étaitvraiment beau à entendre quand il s’étendait sur la miséricordeinfinie de Dieu, quand il s’évertuait à relever le niveau moral desprisonniers, « victimes de toutes les corruptions », etquand il les réconfortait dans leur abjection. Il était vraimentbeau à entendre, du haut de la chaire ou de l’autel, faisantpleuvoir sur ses fidèles des injures de toute sorte et desvitupérations variées. Enfin, il n’était pas moins beau à entendrequand il chantait Ite missa est, et après avoir dit samesse d’une façon tout à fait curieuse et originale, en brouillantet bousculant les parties de la messe ; quand il avait tropbu, il inventait même des prières et une messe inédites, tout unrituel à lui.

Et puis, quelle gaîté quand, par hasard, iltrébuchait et s’étalait par terre avec son calice ou bien avec lesaint sacrement ou le missel, tout en invectivant contrel’« enfant de chœur » trié sur le volet parmi lesdétenus, parce qu’il lui avait donné méchamment un croc-en-jambe,et en le menaçant de « le foutre à la boîte et de le fairependre ficelé comme un saucisson ! »

Dans ces petits incidents, c’était toujours lecoupable qui se faisait le plus de bon sang, fier d’avoir contribuéà la rigolade générale et d’avoir brillamment joué son rôle devantses camarades.

Le feldkurat Katz, ce parfaitaumônier militaire, était d’origine juive. Ceci, du reste, n’a riend’étonnant, quand on sait que l’archevêque Kohn, un ami du poèteMarchar, ne l’était pas moins.

Le feldkurat Katz avait à sa chargeun passé encore plus pittoresque que celui du célèbre archevêqueKohn.

Après avoir achevé ses études à l’Académie deCommerce de Prague, il était entré dans l’armée comme volontaired’un an. À l’Académie, il avait surtout profité des leçons sur lesquestions de bourse et de maniement des traites, ce qui lui renditfacile d’acculer la Maison Katz et Cie à la faillite.Katz père partit pour l’Amérique du Nord, ayant ruminé un concordatsans rien dire à ses créanciers, ni à son associé qui, lui, avaitpréféré l’Argentine.

Après que le jeune Otto Katz eut fait ce beaucadeau aux Amériques du Nord et du Sud, se trouvant sans un sou etsans espérances, sans feu ni lieu, il décida de continuer lacarrière d’officier.

Mais avant de réaliser son projet, il avait eul’heureuse idée de se faire baptiser. Devenu chrétien, il s’adressaà Jésus-Christ pour lui demander de l’aider dans sa carrière, cequi, de son point de vue, n’était qu’une convention commercialeconclue entre lui et le Fils de Dieu.

Le baptême avait eu lieu dans le couventd’Emmaüs à Prague. Le fameux Père Alban lui-même avait inondé d’eaubénite le futur aumônier militaire. Ç’avait été un spectacleédifiant : comme parrains, le néophyte avait choisi uncommandant notoire pour sa dévotion, ancien chef de bataillon durégiment où le jeune Otto Katz avait servi, et une vieille fille,pensionnaire de l’Institut pour les demoiselles nobles tombées dansla gêne et, enfin, un vénérable chanoine à face de bouledogue.

Ayant subi avec succès son examen d’officierde réserve, le nouveau chrétien se fit immédiatement mettre del’active. Au commencement, le service lui plut et il se mit àapprofondir les mystères de l’art militaire.

Par malheur, ayant bu un jour à ne plus savoirce qu’il faisait, il s’en alla au couvent, délaissant le sabre pourle bénitier. Il avait rendu visite à l’archevêque à Hradcany et putentrer au séminaire. La veille de son ordination le trouva encoreivre-mort ; ce n’est qu’après une large soûlerie dans unemaison équivoque en compagnie de ces demoiselles qu’il avaitquitté, au petit jour, ce local pour figurer dignement dans lacérémonie sacrée. Sur ce, il se mit en quête de protections auprèsde ses anciens supérieurs du régiment et fut nommé aumônier.S’étant acheté un cheval, il commença à circuler tout fringant àtravers Prague et participa aux beuveries amicales organisées parles officiers de son régiment.

Dans le corridor du logis du nouvel aumônierles autres locataires entendaient souvent des malédictionsproférées par ses créanciers. Il recevait non moins souvent lesvisites des péripatéticiennes qu’il ramenait lui-même ou envoyaitchercher par son ordonnance. Il aimait aussi à jouer au poker, etdes mauvaises langues voulaient qu’il trichât au jeu ; maispersonne n’essaya jamais de tirer des larges manches de sa soutanemilitaire la fausse carte. Dans les milieux d’officiers onl’appelait le « Saint-Père ».

Il ne préparait jamais ses sermons, ce qui ledistinguait de son prédécesseur à la prison de la place. Celui-ciavait l’idée fixe d’améliorer les détenus. Dans des accèsd’exaltation religieuse, les yeux lui sortaient de la tête et ils’épuisait à persuader aux prisonniers que la réforme de laprostitution était aussi urgente que celle de l’assistance auxfilles-mères ; un autre de ses dadas concernait l’éducationdes enfants naturels. Ses sermons planaient dans l’abstraction etne descendaient jamais à l’actualité. En un mot, c’était l’ennuifait aumônier.

En revanche, l’aumônier Otto Katz avait unefaçon de prêcher qui réjouissait chacun.

C’était un moment solennel quand la chambréedu 16 partait pour la chapelle, toujours en caleçon, car, en leuroctroyant un costume moins sommaire, les autorités auraient craintde perdre quelqu’un de ces précieux pensionnaires. Rangés au piedde la chaire dans leurs caleçons blancs, on eût dit des angesdevant le trône de Dieu. Certains d’entre eux, qui avaient eu de lachance de ramasser des mégots en route, avaient été obligés de leschiquer, manquant, bien entendu, de poches où les mettre.

Les autres prisonniers, placés autour d’eux,ne se lassaient pas de contempler les vingt caleçons groupés sousla chaire, où le feldkuratparaissait enfin, précédé d’uncliquetis d’éperons.

– Garde à vous, cria-t-il, à laprière ! que tout le monde répète ce que je vais dire !Et toi, au fond, espèce de canaille, ne te mouche pas dans tesdoigts, tu es dans la maison de Dieu, et je te ferai foutre à laboîte. Nous allons voir, tas de vagabonds, si vous savez encorevotre « Pater », allons-y… Je me doute bien que vous n’ensavez plus le premier mot, bien sûr, vous ne pensez guère à prier.Vous aimez mieux vous empiffrer de bœuf aux haricots, rester à platventre sur votre paillasse, vous fourrager dans le nez et ne pasvous en faire pour le bon Dieu, c’est bien ça !

Du haut de la chaire, le prédicateur regardaitles vingt chérubins en caleçon, qui se faisaient du bon sang commetous les autres fidèles. Ceux du fond jouaient avec leurs couteauxde poche au « jeu du boucher ».

– Il y a du bon ici, chuchota Chvéïk àson voisin, personnage soupçonné d’avoir coupé, moyennant la sommede trois couronnes, à un camarade tous les doigts d’une main pourle faire exempter du service militaire.

– Ce n’est pas tout, répondit l’autre,attends voir. Il a pris encore une cuite aujourd’hui, et c’esttoujours quand il est dans les vignes qu’il nous sort le cheminépineux du péché.

En effet, le feldkurat était d’unehumeur charmante. Dans son éloquence, il se penchait sidangereusement en dehors de la chaire qu’à un moment donné peu s’enfallut qu’il ne perdît l’équilibre.

– Chantez quelque chose, les gars,cria-t-il, ou bien voulez-vous que je vous apprenne une nouvellechanson ? Chantez avec moi :

C’est ma bien-aimée, ma pluschère,

Que j’aime d’un amour toujourscroissant,

Je ne suis pas seul à lui faire lacour !

Nous sommes beaucoup à l’aimer tour àtour,

Et c’est par milliers qu’elle compte sesamants.

Elle, ma bien-aimée, ma pluschère.

Elle, la Sainte Vierge Marie…

– Vous n’êtes pas capables del’apprendre, tas d’abrutis, continua-t-il, et moi, je suis d’avisqu’on devrait vous fusiller tous, avez-vous compris ? Jel’affirme du haut de cette place que je tiens de Dieu, espèces degibier de potence, car, le bon Dieu, c’est quelqu’un qui ne vouscraint pas et qui vous en fera voir de toutes les couleurs, quevotre cervelle, si vous en avez une, n’y résistera pas. Et voushésitez encore à vous tourner vers le Sauveur, et vous vousobstinez à suivre le chemin épineux du péché.

– Ça y est, c’est la cuiteréglementaire ! chuchota allègrement le voisin de Chvéïk.

– Le chemin épineux du péché, espècesd’andouilles, c’est le théâtre de la lutte contre les vices. Vousêtes tous des enfants prodigues, et vous aimez mieux vous la coulerdouce dans une cellule que de vous mortifier aux pieds de notrePère à tous. Élevez votre regard bien haut et bien loin, vers leshauteurs célestes, et vous vaincrez ; la paix inondera votreâme, vauriens. Celui qui est dans le coin là-bas, je le préviensqu’il est grand temps d’arrêter sa trompette. Tu te crois peut-êtreun cheval dans une écurie, mais tu es dans la maison de notreSeigneur. Tenez-vous le pour dit, mes petits agneaux. Bon, où enétions-nous encore ? Ja ueber den Seelenfrieden, sehrgut[28]. Enfoncez-vous bien dans la tête,abrutis, que vous êtes des membres de la société humaine et quevous avez le devoir de regarder au delà du sombre horizon, dansl’espace lointain, et de vous rappeler que tout passe ici-bas, saufDieu qui est éternel. Sehr gut, nicht wahr, meineHerren[29]. Je sais que je devrais prier jour etnuit pour vous le Dieu de bonté pour qu’il fasse pleuvoir, espècesd’andouilles, sa miséricorde sur vos cœurs endurcis et avec sasainte grâce vous nettoie de vos péchés et vous adopte à jamaispour siens, gredins, et vous chérisse jusqu’à la fin du monde.Allons donc ! Vous vous êtes trompés un rude coup. Ne comptezpas sur moi pour vous faire entrer au paradis, je ne suis pas icipour cela… Le feldkurathoqueta. – Non, je ne suis pas icipour ça, répéta-t-il, je ne veux rien faire pour vous, je ne suispas gourde à ce point-là, je sais que vous êtes des saletésindécrottables. Dans sa haute sagesse, Dieu ne veut pas connaîtremême votre passage sur cette terre, le souffle de l’amour divinn’amollira jamais vos âmes, et, d’ailleurs, vous n’en avez pas. Lebon Dieu n’est pas là pour s’occuper de mecs comme vous !Est-ce que vous m’écoutez au moins, vous, les types encaleçon ?

Les vingt caleçons levèrent les yeux vers lachaire et répondirent comme un seul homme :

– Nous vous déclarons avec obéissance,monsieur l’aumônier, que nous avons bien écouté.

– Il ne s’agit pas d’écouter seulement,dit le feldkuraten poursuivant son sermon. Les sinistresorages de la vie, vos souffrances dans cette vallée de larmes, neseront pas effacés par la faveur du ciel, vous pouvez en être sûrs,classe de fourneaux, la bonté de Dieu a ses bornes, et toi, veauqui renifles là-bas au fond, veux-tu bien finir, ou je vais teflanquer à la boîte jusqu’à ce que tu sois tout bleu ! Etvous, là-bas, vous croyez-vous chez un cochon de bistro ? Dieuest plein de miséricorde, mais la faveur du ciel est réservée auxgens comme il faut et n’est pas pour les rebuts de la sociétéhumaine qui n’observent pas ses lois et ne connaissent pas lepremier mot du dienstreglement. Voilà ce que je tenais àvous dire. Vous ne savez pas ce que c’est que de prier, et vousprenez la chapelle pour un beuglant ou un cinéma, où on va rigoler.Des idées comme ça, je vous les ferai passer, vous verrez si jesuis ici rien que pour vous faire rire et vous donner la joie devivre. Je vous ficherai tous en cellule, chacun tout seul et ça neva pas traîner, je vous en fiche mon billet, gredins. Je perds montemps avec vous, et je vois que tout ça est peine perdue ; unmaréchal ou un archevêque ne gagnerait rien avec vous, vousresterez des sales types pour qui le bon Dieu n’existe pas. Etpourtant, vous vous rappellerez un jour votre aumônier qui nepensait qu’à votre salut.

Du groupe de vingt caleçons monta unsanglot : Chvéïk se mettait bruyamment à pleurer.

Le feldkurat le regarda. Chvéïks’essuyait les yeux de ses poings, ce qui réjouissait fort sescamarades.

Le feldkurat reprenait son sermon,enrichi d’un motif nouveau :

– Cet homme est digne de servir d’exempleà tout le monde. Que fait-il ? Il pleure. Ne pleure pas, jet’en prie, ne pleure pas ! Tu voudrais rentrer dans le droitchemin ? Tu n’y réussiras pas si facilement que ça, mon petit.Tu pleures maintenant, et, une fois rentré à la chambrée, tu teretrouveras le même voyou qu’avant. Tu n’y es pas du tout : ilte faudra réfléchir rudement sur la grâce infinie de Dieu et sur samiséricorde et te grouiller plus que tu n’as jamais fait pour queton âme, chargée de péchés, trouve en ce monde la voie du vraibien. Nous avons ici sous les yeux un homme qui chiale et prouvepar là son désir de se convertir. Eh ! bien, les autres, quefont-ils ? Rien du tout. Là-bas, je vois un saligaud qui mâchequelque chose comme s’il descendait d’une famille deruminants ; dans ce coin-là, je vois des individus répugnantsqui trouvent que la maison de Dieu est le meilleur endroit pourchercher leurs poux. Est-ce que vous n’avez pas le temps de vousgratter chez vous ? Il me semble, monsieur le gardien en chef,que vous ne vous occupez de rien du tout. Vous ne comprenez doncpas que vous avez l’honneur d’être des soldats et non de la verminede civils ? Il serait temps, nom de Dieu, de penser au salutde votre âme, et vous penserez à vos poux quand vous rentrerez à lachambrée. Amen, abrutis, mon sermon est fini et je vous demande devous tenir convenablement pendant la messe. Je ne veux pasd’histoires comme la dernière fois, où on a vu des types faire deséchanges de linge contre du pain, et ils se rinçaient la dalle àl’élévation.

Le feldkurat descendit de la chaire,et, suivi du gardien en chef, se dirigea vers la sacristie. Quelquetemps après, le gardien en chef revint et, sans autre forme deprocès, tira Chvéïk du groupe des caleçons pour l’emmener dans lasacristie.

En y rentrant, Chvéïk trouva lefeldkurat commodément assis sur la table et roulant unecigarette.

– Vous voilà, vous, dit lefeldkurat. Réflexion faite, je crois que vous n’êtes qu’untruqueur, tu m’entends, filou ! C’est la première fois qu’onchiale à mon sermon.

Il sauta de la table et, secouant Chvéïk parles épaules, lui cria sous le mélancolique portrait de François deSales :

– Avoue, voyou, que tu as pleuré parblague ! Tu ne vas pas prétendre que tu as chialésérieusement ?

Du haut de son cadre François de Salesattachait sur Chvéïk son regard énigmatique. En face du saint étaitsuspendu un autre tableau représentant un martyr dont les soldatsromains étaient en train de scier les fesses. Le visage de leurvictime ne reflétait ni souffrance, ni la joie du sacrifice :il n’était pas illuminé non plus de la béatitude des martyrs. Onn’y lisait qu’un ahurissement qui semblait dire : Commentest-ce que je me trouve ici, messieurs, et qu’est-ce que vousvoulez faire de moi ?

– Je vous déclare avec obéissance,monsieur l’aumônier, dit Chvéïk en jouant son va-tout, que jeconfesse à Dieu tout-puissant et à vous, mon père, qui êtes à laplace de Dieu, que j’ai pleuré sérieusement par blague. Je me suisdit que vous aviez besoin d’un pécheur repenti pour votre sermon.Et alors j’ai voulu vous faire vraiment plaisir et vous prouverqu’il y avait encore des gens bien au monde, et pour moi aussi,j’ai voulu me soulager un peu en rigolant.

Le feldkurat considéra la facedébonnaire de Chvéïk. Les rayons du soleil jouaient sur le tableausombre de François de Sales et doraient de leur clarté le martyrahuri qui lui faisait pendant.

– Vous commencez à m’intéresser, fit lefeldkurat, se rasseyant sur la table. De quel régimentfaites-vous partie ? – Et il hoqueta.

– Je vous déclare avec obéissance,monsieur l’aumônier, que j’appartiens au quatre-vingt-onzième de laligne sans y appartenir.

– Et comment êtes-vous arrivé à la prisonde la place ? interrogea le feldkurat entre deuxhoquets.

Dans la chapelle, des sons d’harmonium sefirent entendre, remplaçant les orgues absentes. Le musicien, uninstituteur emprisonné pour désertion, en tirait de lugubres airsd’église. Alternant avec les hoquets réguliers dufeldkurat, ces harmonies constituaient une gamme doriqueabsolument nouvelle.

– Je vous déclare avec obéissance,monsieur l’aumônier, que je ne sais pas du tout comment je suisarrivé ici. Mais je ne me plains pas d’y être. Seulement, j’ai laguigne. Je n’ai jamais que de bonnes intentions et, à la fin ducompte, tout tourne mal, je suis un vrai martyr comme celui de cetableau.

Le regard du feldkurat se leva surcelui-ci. Il sourit et dit :

– Vous me ravissez de plus en plus ;il faut que je m’informe de vous auprès du juge-auditeur. Pour lemoment, je vous ai assez vu. Comme je voudrais être déjà débarrasséde cette malheureuse messe ! Kehrt euch !Abtreten ![30]

Rentré au sein du groupe fraternel des vingtcaleçons, Chvéïk, comme ils lui demandaient ce que lefeldkurat lui avait dit, répondit en trois mots trèssecs :

– Il est soûl.

La messe, nouveau tour de force dufeldkurat, fut suivie avec une grande attention par lesprisonniers qui ne cachaient pas leur goût pour l’officiant. L’und’eux paria même sa portion de pain contre deux gifles que lefeldkurat allait faire tomber le Saint-Sacrement parterre. Il gagna son pari.

Il n’y avait pas de place dans ces âmes pourle mysticisme des croyants ou la piété des catholiques convaincus.Ils éprouvaient un sentiment analogue à celui qu’on éprouve authéâtre quand on ne connaît pas le contenu de la pièce et qu’onsuit avec patience les péripéties de l’action. Les prisonniers seplongèrent avec délices dans le spectacle que leur offraient lesévolutions du feldkurat.

Ils n’avaient d’yeux que pour la beauté de lachasuble qu’avait endossée à rebours le feldkurat et,pleins d’attention, suivaient avec ferveur tout ce qui se passait àl’autel.

L’« enfant de chœur », un rouquin,ancien sacristain et pickpocket expérimenté du vingt-huitièmerégiment, faisait des efforts pour se remémorer le plus exactementpossible les phases du sacrifice de la messe. Il joignait à sesfonctions d’« enfant de chœur » celles de souffleur dufeldkurat, qui confondait avec une insouciance absolue lesdiverses parties de la messe et s’embrouillait dans le textejusqu’à chanter les prières de l’Avent, au grand contentement deses fidèles.

Il manquait totalement d’oreille, et la voûtede la chapelle résonnait d’un tel piaulement qu’on se serait crudans une étable à porcelets.

Devant l’autel, les prisonniers ne retenaientpas de petits cris de joie et de satisfaction :

– Il est encore rétamé ce coup-ci ;tu parles s’il est mûr ! Ah, quelle cuite ! je pariequ’il s’est encore soûlé chez les gonzesses…

Pour la troisième fois déjà la voix dufeldkurat fit entendre son Ite missa est quirésonna dans la chapelle comme le cri de guerre d’une tribuindienne, si aigu et si rauque que les vitraux en tremblèrent.

L’officiant plongea encore une fois sesregards au fond du calice, pour voir s’il ne contenait plus unegoutte de vin, esquissa un geste de dépit et se tourna vers lesfidèles :

– Voilà, gredins, vous pouvezdisposer ; la messe est finie. Je n’ai remarqué en vous aucunetrace de la piété que vous devriez avoir, vagabonds, et vous êtesdans l’église devant la face du Saint-Sacrement. Face à face avecDieu tout puissant, vous n’avez pas honte de rire à haute voix, detousser et de faire du chahut, de traîner les pieds, et c’estdevant moi que vous osez faire toutes ces saletés, espèces defourneaux, devant moi qui tiens ici la place de la Sainte Vierge,de Notre Seigneur Jésus-Christ et de notre Père à tous. Si vouscontinuez à vous conduire comme ça, vous verrez ce que vous allezprendre pour votre rhume. Vous verrez alors qu’il n’y a pas qu’unseul enfer, celui dont je vous ai parlé la dernière fois, maisqu’il y en a déjà un sur la terre, et que, même si vous devezéchapper à celui d’en bas, vous n’y couperez pas à l’autre.Abtreten !

Après s’être si bien acquitté de l’œuvre piede la consolation des prisonniers, le feldkurat se dirigeavers la sacristie, ordonna au rouquin de verser du vin, dans laburette, le but, se rhabilla et enfourcha son cheval quil’attendait dans la cour. Mais tout d’un coup il pensa à Chvéïk,remit pied à terre et alla trouver l’auditeur Bernis.

Le juge d’instruction Bernis était trèsmondain ; charmant danseur et au demeurant fêtard passionné,il s’ennuyait énormément au bureau et passait son temps à composerdes vers d’albums, pour en avoir toujours d’avance. C’était lui lepivot de tout l’appareil de cette justice militaire : sur sonbureau s’amoncelaient des documents d’affaires en suspens et despaperasses dans un état de confusion inextricable. Sa manière detravailler inspirait le respect à tous les membres du Tribunalmilitaire du Hradcany. Il avait l’habitude de perdre les actesd’accusation et au besoin les inventait de toutes pièces. Ilembrouillait les noms et les causes des accusés et n’agissaitjamais que par lubies. Il faisait condamner les déserteurs pour volet les voleurs pour désertion. Il fabriquait aussi avec rien desprocès politiques. Il était capable des tours de passe-passe lesplus compliqués et s’amusait à accuser les détenus de crimesauxquels ils n’avaient jamais pensé. Il inventait des outrages delèse-majesté et, quand il égarait le dossier, s’empressait desuppléer les paroles subversives.

– Servus, dit lefeldkurat en lui tendant la main, comment ça va ?

– Pas fameusement, répondit le juged’instruction Bernis ; on m’a encore mêlé mes paperasses quele diable ne peut s’y reconnaître. Hier encore, j’ai passé auprocureur un acte d’accusation qui m’avait fait rudement suer, eton me l’a retourné en disant qu’il ne s’agissait nullement derébellion, mais tout simplement du vol d’une boîte de conserves. Ilparaît que j’y avais marqué aussi un faux numéro d’ordre ; jene sais pas comment ils arrivent à dénicher tout ça.

Le juge cracha.

– Est-ce que tu joues encore auxcartes ? demanda le feldkurat.

– C’est fini, mon vieux, je ne faisaisque perdre. La dernière fois qu’on avait joué au macao avec levieux colonel chauve, c’est celui-là qui a tout encaissé. Mais j’aipour le moment une petite. Et toi, saint-père, qu’est-ce que tufais ?

– Je cherche un tampon, répondit lefeldkurat :j’en avais un, un vieux comptable sansinstruction supérieure, mais tout de même un avachi de premièreclasse. Il pleurnichait tout le temps et priait le bon Dieu de leprotéger, je l’ai envoyé au front avec le bataillon qui y partaitjustement. On dit que le bataillon s’est fait esquinter. Ensuite,on m’a donné comme tampon un type qui était toujours fourré chez lebistro, où il levait le coude à mon compte. Il était encoresupportable, celui-là, mais il suait des pieds. Je l’ai envoyé aufront, lui aussi. Aujourd’hui, au sermon, j’ai découvert un lousticqui s’est mis à pleurer par rigolade. C’est un type comme ça qu’ilme faut. Il s’appelle Chvéïk et perche au seize. Je voudrais savoircomment il est arrivé ici et si on ne pourrait pas s’arranger pourme le passer.

Le juge commença à chercher dans sespaperasses le dossier Chvéïk, mais sans succès.

– Je dois l’avoir passé au capitaineLinhart, dit-il après une longue recherche infructueuse ; jeme demande comment tous ces documents peuvent disparaître comme ça.Linhart doit les avoir, attendez que je lui donne un coup detéléphone.

– Allô, mon capitaine, lelieutenant-auditeur Bernis à l’appareil. Je vous prierais de medire si vous n’avez pas dans votre bureau des documents concernantun certain Chvéïk… Comment, c’est moi qui dois les avoir ?… Çam’étonnerait beaucoup… Et c’est à moi-même que vous les aveztransmis ? Je n’en reviens pas… Cet homme est placé au seize,mon capitaine… En effet, le seize est de mon ressort, je nel’ignore pas, mon capitaine, mais je croyais que les documentstraînaient quelque part chez vous… Comment, vous m’interdisez devous parler sur ce ton ? Vous dites que chez vous il ne traînerien du tout ?… Allô, Allô…

Bernis raccrocha le récepteur et, s’étantrassis derrière son bureau, se livra à une charge à fond contre ledésordre qui sévissait dans les affaires en instruction. Entre luiet le capitaine Linhart régnait depuis longtemps une hostilité àlaquelle ni l’un ni l’autre ne cherchait à mettre fin. Si, parhasard, un document quelconque qui devait être remis à Linharttombait entre les mains de Bernis, celui-ci le« classait » avec tant de soin que personne ne lerevoyait jamais. Or, le capitaine Linhart usait de réciprocité pourles documents destinés à être étudiés par Bernis. Par exemple, lesannexes qui devaient étayer une accusation disparaissaientrégulièrement et sans retour. Les documents relatifs à l’affaireChvéïk ne furent retrouvés dans les archives du Tribunal militaireque sous le nouveau régime, c’est-à-dire après la guerre. Ilsétaient accompagnés de la note suivante : « Il (Chvéïk)se préparait à rejeter son masque fallacieux pour se mettre aupremier plan d’un mouvement subversif attentatoire à la personnesacrée de Sa Majesté et à la sûreté de l’État. » La chemise dudossier Josef Koudela, dans lequel les papiers de Chvéïk avaientété remis par mégarde, portait l’inscription « Affaireréglée » et la date du règlement.

– Je n’ai aucun Chvéïk dans tout ça, ditBernis. Mais je m’en vais le convoquer et, pourvu qu’il n’avouepas, je pourrai le relâcher et je te l’enverrai. Tu n’auras qu’àt’arranger avec son régiment.

Après le départ du feldkurat, Bernisfit appeler Chvéïk et lui enjoignit de se tenir un moment près dela porte, car il venait justement de recevoir de la Direction de laPolice une dépêche, l’informant que les pièces à joindre àl’affaire n° 7267 et concernant le fantassin Maixner avaientété remises au bureau 1, contre la signature du capitaineLinhart.

Pendant que l’auditeur Bernis scrutait ladépêche, Chvéïk examinait curieusement le bureau.

La chambre était loin de lui produire uneimpression agréable. Aux murs, il y avait les photographiesd’exécutions opérées par la soldatesque autrichienne dans diversescontrées de la Serbie et de la Galicie. Sur ces « photosartistiques », on voyait des chaumières incendiées et desarbres servant de potences naturelles, aux branches alourdies sousle poids des cadavres de civils. Une photographie particulièrementréussie montrait toute une famille serbe pendue au complet :le petit garçon, le père et la mère. Deux soldats, baïonnette aucanon, gardaient l’arbre aux pendus, et un officier, fièrementcampé au premier plan, fumait une cigarette. Dans le fond onapercevait une cuisine de campagne d’où montait la fumée de lasoupe.

– Eh bien ! Chvéïk, quelle nouvelleavec vous ? interrogea Bernis après avoir plié et rangé ladépêche. Qu’est-ce que vous avez donc commis ? Voulez-voustout avouer, ou bien aimez-vous mieux attendre qu’on dresse votreacte d’accusation ? Ça ne peut pas continuer comme ça.N’oubliez pas que vous n’avez pas à faire à un Tribunal composéd’andouilles civiles. Chez nous, c’est un tribunal militaire,K. u. K. Militaergericht[31]. Votre seul espoir de salut,votre seul moyen d’échapper à une punition sévère, mais juste,c’est de tout dire de votre plein gré.

Dans des cas souvent répétés, où le dossierd’un accusé venait à disparaître d’une façon ou de l’autre, Bernisavait une méthode spéciale. Il épiait toujours minutieusement ledétenu, cherchant à lire dans son attitude et sur son visage lesraisons pour lesquelles il se trouvait sous le verrou.

Sa perspicacité et sa connaissance des hommesétaient si profondes qu’un tzigane, soldat envoyé à la prison de laplace de Prague pour y expier le vol de quelques effets de lingerie(il était occupé au magasin militaire), finit par être accusé decrimes politiques. D’après l’acte d’accusation, il aurait entretenuplusieurs soldats dans une taverne de la restauration prochaine del’État tchèque indépendant qui unirait comme jadis les Pays de laCouronne tchèque avec la Slovaquie, et qui serait gouverné par unroi slave.

– Nous avons des preuves contre vous etil ne vous reste qu’à avouer, avait-il dit au malheureux tzigane.Dites-nous dans quelle taverne cela s’est passé, de quel régimentétaient les soldats en question, et la date du« crime ».

Ne voyant pas d’autre issue, le tziganeinventa une date, un bistro et un numéro de régiment et, revenantde l’instruction, il prit la clef des champs.

– Alors, il ne vous plaît pasd’avouer ? dit Bernis à Chvéïk, celui-ci gardant un absolumutisme ; vous ne voulez pas me dire comment vous êtes arrivéici et pourquoi on vous y a mis ? C’est bien ça, hein ?Mais je vous conseille de me dire tout avant que moi je ne vous ledise. Je vous signale encore une fois qu’il serait bien préférabled’avouer, dans votre intérêt. Ça facilite l’instruction, et puis,la sentence est toujours moins grave. Pour ça, c’est comme dans lesTribunaux civils.

– Je vous déclare avec obéissance, fitChvéïk de sa voix d’agneau du bon Dieu, que je me vois ici dans lasituation d’un enfant trouvé.

– Comment ça ?

– Je vous déclare avec obéissance que jem’en vais vous l’expliquer en deux mots. Dans notre rue habitaitdans le temps un marchand de charbon qui avait un gosse de deuxans, tout à fait innocent. Un jour, ce gosse-là s’est mis en routeet a fait le trajet de Vinohrady à Liben. Là, un agent l’a cueilliet l’a conduit au commissariat où on l’a enfermé comme si on avaitarrêté un adulte et pas un enfant de deux ans. Comme vous voyez,c’t’enfant était tout à fait innocent et on l’a enfermé tout demême. S’il avait pu parler et si on lui avait demandé pourquoi ilétait arrêté, il n’aurait pas pu le dire. C’est mon cas toutcraché. Je suis donc une espèce d’enfant trouvé.

Le regard perçant du juge militaire erra debas en haut sur la personne de Chvéïk et se brisa sur son visage.L’homme qui se tenait devant lui rayonnait d’une telle innocence etd’une si tranquille indifférence que Bernis hésita et, très énervé,se mit à marcher de long en large dans le bureau. Dieu sait ce queChvéïk serait devenu si Bernis n’avait promis aufeldkuratde le lui envoyer sans faute.

Enfin, il fit halte devant la table.

– Écoutez, dit-il à Chvéïk qui regardaitavec indifférence autour de lui, si jamais je vous rencontre encoreune fois, je vous ferai voir de quel bois je me chauffe ! –Emmenez-le.

Chvéïk ayant réintégré le seize, Bernis fitappeler le gardien en chef Slavik.

– Jusqu’à nouvel ordre, fit-il d’un tonrogue, on va mettre Chvéïk à la disposition de M. lefeldkurat Katz. Faites apprêter ses papiers de mise enliberté et qu’on le conduise, sous l’escorte de deux hommes, chezmonsieur le feldkurat !

– Faut-il lui mettre lesmenottes en route, monsieur l’oberleutenant ?

Le juge frappa du poing sur latable :

– Vous n’êtes qu’un veau, tenez. Je vousai bien dit de faire dresser le document de sa mise en liberté,dit-il.

Et toute l’amertume qui, durant cette journée,avait été amassée dans son âme par la conduite du capitaine aussibien que par celle de Chvéïk, déborda comme un torrent impétueux etse répandit sur la tête du gardien en chef qui dut encore selaisser dire en sortant :

– Comprenez-vous, maintenant, pourquoivous êtes un veau couronné ?

Malgré cette couronne, le gardien en chefn’était pas content du tout. En quittant le bureau du juge ilfrappa du pied le prisonnier de corvée qui balayait lescorridors.

Quant à Chvéïk, le gardien en chef décidaqu’il passerait encore une nuit à la prison de la place de Praguepour pouvoir s’en souvenir plus tard.

Une nuit passée à la prison de la place dePrague se grave dans la mémoire en traits ineffaçables.

À côté du 16 était située l’affreuse cellule,sombre trou, d’où, comme presque toujours, cette dernière nuit queChvéïk passa dans l’établissement Riha-Slavik-Linhart, s’échappaitle hurlement déchirant d’un soldat à qui Riha, par ordre de Slavik,rompait les côtes à coups de bottes.

Quand le silence s’y fit, ce fut le tour duseize, à cette différence près que, dans cette chambrée, nerésonnait que le bruit sec des poux que les prisonniers tuaiententre leurs ongles, avec des plaisanteries chuchotéessourdement.

Au-dessus de la porte, dans un œil-de-bœufmuni d’une grille, était encastrée une lampe à pétrole dont laflamme trouble fumait. L’odeur du pétrole se mêlait à l’exhalaisondes corps non lavés et à la puanteur du seau aux besoins de lacommunauté, d’où se soulevait, à chaque emploi répété, un nouveauremugle pestilentiel.

La mauvaise alimentation rendait lesdigestions laborieuses et la plupart des prisonniers étaientaffligés de « vents » dont ils viciaient l’atmosphère etque, pour se distraire, ils avaient eu l’idée de combiner en un jeude signaux qui se faisaient écho.

Dans les couloirs résonnait le pas rythmiquedes surveillants, et, par intervalle, le guichet s’ouvrait pourlaisser paraître la tête d’un soldat de garde.

Cette nuit-là quelqu’un racontait, mussé dansson lit :

– Avant d’essayer de foutre le camp de laprison et d’être passé ici, au 16, j’étais au 12. Là, c’est des casmoins graves. Une fois, on y a foutu un homme qui avait l’air d’untype de la campagne. Il devait tirer quinze jours pour avoir logéchez lui des soldats dégoûtés de coucher à la caserne. On avait cruqu’il s’agissait de désertion, mais il a fini par avouer qu’ilavait logé des soldats seulement pour de l’argent et sans penser àmal. Il devait être enfermé avec les prisonniers légèrement punis,mais, comme la chambrée était pleine, on l’a placé chez nous, au12. Donc, ce type dont je vous parle, il aurait fallu le voir quandil s’est amené : il était chargé comme un chameau dans ledésert. Paraît qu’il avait la permission de s’acheter la nourrituresur son pognon. On le laissait même fumer ! Dans ses deuxhavresacs il avait deux gros jambons, des pains énormes, des œufs,du beurre, des cigarettes, du tabac, enfin tout ce qu’il faut pourse les caler, quoi. Et il avait pensé qu’il boufferait ça toutseul. Nous autres, c’était la ceinture. L’un après l’autre, oncherchait à le taper, mais il ne voulait rien entendre. Il disaitqu’il n’avait que quinze jours à tirer et qu’il avait juste de quoine pas s’esquinter l’estomac avec les saletés qu’on nous donnait àmanger, à nous autres. Il nous a tout de même proposé de nouslaisser sa portion de choux et de pommes de terre pourries, pour sela partager ou pour la manger chacun son tour. J’ai oublié de vousdire que c’était un type très distingué : il ne voulait jamaisse servir de notre seau, il attendait toujours la promenade dumatin pour aller aux latrines. Il était tellement gâté qu’il avaitapporté même ses papiers hygiéniques. Son offre, bien sûr, on lui adit qu’on s’en foutait et nous avons continué à crever d’envie unjour, deux jours, trois jours. Lui, il ne s’en faisait pas. Ilbouffait tranquillement son jambon, mettait du beurre sur son pain,épluchait ses œufs, bref, vivait comme un prince. Les cigarettesqu’il fumait n’étaient pas à compter et figurez-vous qu’il ne nousa pas laissé tirer une seule bouffée ! Il nous refusait ça endisant qu’à nous autres il était défendu de fumer et que, si on levoyait nous donner des cigarettes, ça lui ferait du tort. Comme jevous disais tout à l’heure, on a supporté ça pendant trois jours.Puis, la nuit du troisième au quatrième jour, on a fait le coup. Lematin il se réveille – j’ai oublié de vous dire qu’avant de sebourrer l’estomac, il priait toujours le bon Dieu, – donc, il seréveille, fait sa prière et se met à chercher ses sacs. Il les atrouvés, bien entendu ; seulement, ils étaient aplatis commedes pruneaux secs. Il s’est mis à crier qu’on l’avait volé et qu’onne lui avait laissé que du papier hygiénique. Puis, pendant cinqminutes, il a cru qu’on lui avait fait une blague. Il disait :« Je sais bien, farceurs, que vous me rendrez mes affaires,mais n’empêche, vous avez réussi à me faire peur. » Il y avaitavec nous un lascar de Liben, qui dit : « Je vais vousdire, M’sieur le baron, couvrez-vous la figure avec votrecouverture et comptez jusqu’à dix, vous verrez voir ce qui vaarriver avec vos sacs ». Notre fermier lui a obéi comme unpetit enfant et il s’est mis à compter : « Un, deux,trois… » – « Faut pas aller si vite », que lui ditle Libenois. Alors, le type compte plus doucement. Enfin, il sortde son lit et court à ses sacs. Il ne trouve rien, bien entendu, etfallait voir la gueule qu’il faisait. Nous autres, on se tordait.« Allez-y encore un second coup », que lui dit leLibenois. Le type – et c’était encore plus crevant – ne s’est pasfait prier encore cette fois-là. Ce n’est que quand il a vu qu’iln’y avait rien à faire, qu’il s’est mis à cogner contre la porte età crier au secours. Quand le gardien en chef et Riha sont arrivés,nous autres, on a prétendu qu’il avait tout bouffé la veille, mêmeque nous l’avions encore entendu boulotter tard dans la nuit. Ilpleurait et disait qu’alors il serait resté au moins des miettes depain. Vous parlez, si on en a trouvé, des miettes ! On n’étaitpas assez marteau pour en laisser, nous autres, n’est-ce pas.Toutes ses provisions y avaient passé, et ce qu’on n’avait pas puavaler, on s’était arrangé pour le monter au deuxième par laficelle. Pendant toute la journée, il est resté sans manger et ilfaisait attention s’il ne nous attraperait pas à mâcher de sesprovisions ou à fumer ses cigarettes. Le lendemain, la même chose.Mais le soir, il a déjà trouvé bon goût à la pourriture de choux etde pommes de terre. Seulement, il ne faisait plus sa prière commeau bon temps, quand il avait encore son jambon et ses œufs. Nousautres, on n’existait plus pour lui. Une seule fois il a ouvert lagueule pour nous parler, c’est quand un type s’était procuré, on nesait pas comment, des cigarettes. Il voulait qu’on lui laisse tirerune bouffée. Vous pensez, s’il a eu la peau.

– Je craignais déjà que vous lui ayezlaissé tirer c’te bouffée, dit Chvéïk, ça aurait gâté toute tonhistoire. Ça n’arrive que dans les romans, mais, à la prison de laplace, il n’est pas permis d’être si idiot que ça, dans desconditions pareilles.

– Et le passage à tabac, vous ne l’avezpas oublié, fit une voix.

– On n’y a pas pensé, bon Dieu !

Cette petite omission de la part des copainsdu 12 donna lieu à une discussion à voix basse. La plupart étaientd’avis que le type qui avait bouffé tout seul méritait largement lepassage à tabac.

Petit à petit, les bavardages languissaient.Les détenus s’endormaient en se grattant sous le bras, sur lapoitrine et sur le ventre, aux endroits préférés par les poux. Ilstiraient sur leurs visages les couvertures vermineuses pour ne pasêtre gênés par la lumière de la lampe à pétrole…

À huit heures du matin on convoqua Chvéïk aubureau.

– Devant la porte du bureau, à gauche, ily a un crachoir où on jette des mégots, dit l’un des co-prisonniersà Chvéïk. Au premier, il y en a encore un autre. Comme on ne balaieles corridors qu’à neuf heures, tu es sûr d’y trouver quelquechose.

Mais Chvéïk déçut l’espoir des fumeurs. Il nedevait plus retourner au 16, au grand étonnement des dix-neufcaleçons.

Un soldat de la landwehr[32], couvert de taches de rousseuret doué d’une vive imagination, colporta que Chvéïk avait tiré uncoup de fusil sur le capitaine et qu’on l’avait conduit au champ demanœuvre de Motol, pour l’exécuter.

Chapitre 10COMMENT CHVÉÏK DEVINT LE TAMPON DE L’AUMÔNIER MILITAIRE.

1.

L’odyssée de Chvéïk recommença, cette fois,sous l’escorte honorifique de deux soldats qui, baïonnette aucanon, le conduisirent chez le feldkurat.

Ces deux soldats se complétaient l’un l’autre.Si le premier était une perche, l’autre était un vrai pot à tabac.La perche boitait de la jambe droite, le pot à tabac de la jambegauche. Ils avaient été mobilisés à l’arrière, car avant la guerreon les avait dispensés de tout service.

Ils marchaient gravement le long du trottoir,jetant par moment un regard sournois à Chvéïk qui s’avançait à deuxpas devant eux et ne manquait pas de saluer les militaires qu’ilrencontrait. Son costume civil et la casquette de soldat qu’ils’était achetée dans son enthousiasme de nouveau conscrit étaientrestés au magasin de la prison de la place : on lui avaitdonné un antique accoutrement militaire, défroque d’un vétéranpansu qui devait avoir une tête de plus que Chvéïk.

Quant au pantalon, il était si volumineuxqu’il aurait pu contenir encore trois Chvéïk ; il lui pendaitautour des jambes comme celui d’un clown. Ses plis énormes quiremontaient jusqu’à la poitrine frappaient les passants de stupeur.Une veste non moins énorme, rapiécée aux coudes, sale etgraisseuse, flottait autour du torse de Chvéïk qu’elle rendaitsemblable à un épouvantail à moineaux. On l’avait muni d’un képiqui lui descendait au-dessous des oreilles.

Chvéïk répondait aux sourires des passants parun doux sourire, par un regard chaud et tendre de ses yeux de grandenfant.

Les trois hommes marchaient vers la demeure dufeldkurat,sans dire un seul mot.

Ce fut le pot à tabac qui adressa le premierla parole à Chvéïk. Ils se trouvaient justement sous les arcades deMala Strana.

– De quel patelin que tu es ?demanda-t-il.

– De Prague.

– Et est-ce que tu ne vas pas essayer defoutre le camp ?

À ce moment la perche crut nécessaired’intervenir. C’est un fait très curieux : tandis que les potsà tabac sont habituellement crédules, les perches, en revanche,sont enclines au scepticisme.

La perche fit donc remarquer au pot àtabac :

– S’il pouvait, il le ferait.

– Et pourquoi qu’il foutrait le camp,répliqua ce dernier, puisqu’il est en liberté ? Il neretournera plus à la prison. J’ai ses documents dans monpaquet.

– Et qu’est-ce qui est écrit sur soncompte, dans tes documents ? questionna la perche.

– Je n’en sais rien.

– Ben, si tu n’en sais rien, n’en parlepas.

Ils s’engageaient sur le Pont Charles et seturent. C’est seulement dans la rue Charles que le pot à tabacreprit le fil de la conversation.

– Tu ne sais pas pourquoi on t’amène chezle feldkurat ?

– Pour me confesser, réponditnégligemment Chvéïk ; je dois être pendu demain. Avec lescondamnés à mort on fait toujours des trucs comme ça : ças’appelle la consolation suprême.

– Et pourquoi que tu dois être ?…demanda prudemment la perche, tandis que le pot à tabac regardaitChvéïk avec compassion.

– Je n’en sais rien, dit ce dernier, sonsourire ingénu aux lèvres ; tu peux m’en croire. Probable quec’est mon sort.

– Tu es né sous une mauvaise étoile, çapeut arriver des choses comme ça, fit remarquer le pot àtabac ; chez nous, à Jasen, près de Josephof, au temps de laguerre avec la Prusse, les Prussiens ont pendu un type de la mêmefaçon. Un beau matin, ils sont venus le prendre et l’ont pendu sanslui donner la moindre explication.

– Je crois, dit la perche toujourssceptique, qu’on ne pend pas un homme pour rien du tout ; ilfaut toujours une raison pour motiver la… chose.

– Dans le temps de paix, oui, ça se passecomme ça, répartit Chvéïk, mais, quand il y a la guerre, unindividu ne compte pas. Tué au front ou pendu en ville, c’estkif-kif.

– Écoute voir, est-ce qu’il n’y auraitpas, des fois, de la politique là-dessous ? À la façon dont laperche prononça ce dernier mot, on sentait bien qu’elle commençaità se prendre d’affection pour le prétendu condamné à mort.

– Je te crois qu’il y en a ! rigolaChvéïk.

– Et n’es-tu pas du parti socialistetchèque ?

La prudence dont s’écartait la perche s’imposamaintenant au pot à tabac. Aussi intervint-ilénergiquement :

– Tout ça ne nous regarde pas, bonDieu ! dit-il. Tu vois bien qu’on nous reluque de tous lescôtés. Si, au moins, on pouvait ôter les baïonnettes dans unpassage pour que ça ne soit pas si remarquant ! Dis donc, tune foutras pas le camp ? On aurait des embêtements, tu pensesbien. Est-ce que j’ai pas raison, Toine ? ajouta-t-il ens’adressant à la perche.

– C’est pourtant vrai, les baïonnettes,on pourrait bien les ôter. C’est un des nôtres, tout de même,riposta la perche.

Son scepticisme évaporé fit place à unecompassion qui emplit son âme. Ils trouvèrent un passage où lessoldats enlevèrent leurs baïonnettes. Le pot à tabac permit àChvéïk de marcher à côté de lui.

– Tu as bien envie de fumer, hein ?dit-il ; est-ce qu’on te permettra de fumer avant ?… Ilentendait « avant de te pendre », mais n’acheva pas saphrase, sachant que ça serait une faute de tact.

Ils fumèrent alors tous les trois et lesgardiens de Chvéïk se mirent à l’entretenir de leurs familles, quihabitaient Hradec Kralové, de leurs femmes et de leurs enfants, deleurs petits champs et de la vache qui était leur seule propriété àchacun.

– J’ai soif, émit Chvéïk tout à coup.

La perche et le pot à tabac échangèrent unregard.

– Pour ce qui est de la soif, on boiraitbien un coup aussi, nous autres, prononça le pot à tabac, ayantcompris que la perche était de son avis, mais où est-ce qu’on iraitpour ne pas trop se faire remarquer ?

– Allons au Kouklik, proposaChvéïk ; vous poserez vos flingots à la cuisine, le patronSerabona, c’est un Sokol ; avec lui on est tranquille, vousn’aurez rien à craindre.

– C’est une boîte où on fait de lamusique, reprit Chvéïk ; il y vient des petites femmes et desgens très bien, à qui on interdit l’entrée de la MaisonMunicipale.

La perche et le pot à tabac se regardèrent denouveau. Puis la perche déclara :

– Allons-y. Karlin est encore loin.

Chemin faisant, Chvéïk leur raconta de petiteshistoires, et ils arrivèrent enfin au Kouklik. Laissantleurs fusils à l’endroit désigné par Chvéïk, ils pénétrèrent dansla salle où les accueillit la chanson alors en vogue :« À Pankrac, là-haut, sur la colline, il y a une gentilleallée… »

Une demoiselle, assise sur les genoux d’ungigolo aux cheveux pommadés, chantait d’une voix enrouée :« ma seule amie que j’aimais tant a pris un autreamant… »

À une table, la tête entre les mains, dormaitun marchand ambulant de sardines à l’huile. Par moments il sortaitde son somme, frappait de la main sur la table et bégayait :« Ça ne va pas, non, ça ne va pas du tout, dutout ! » Derrière le billard, trois habituées de lamaison interpellaient un jeune cheminot : « Dis donc,beau blond, paie-nous un vermouth, quoi ? » Plus loin,deux individus se querellaient sur l’arrestation d’une fille du nomde Marianne. L’un prétendait avoir vu de ses yeux les flicsl’emmener au poste, l’autre affirmait qu’il « l’avait vuequ’elle s’en allait coucher avec un soldat à l’hôtelVals ».

Près de la porte était installé un soldat encompagnie de quelques civils, les entretenant de sa blessure enSerbie. Il tenait son bras en écharpe, et ses poches regorgeaientdes cigarettes qu’on lui avait données. Il répétait qu’il nepouvait plus boire, mais un vieux monsieur chauve l’exhortait sanscesse à boire encore un coup. « Mais buvez donc, voyons,buvez, mon petit soldat ! qui sait si on se retrouvera encoreune fois ? Voulez-vous que je fasse jouer pour vous unechanson ? Est-ce que vous aimez : L’enfant est devenuorphelin ? »

Aussitôt le violon et l’harmonica firententendre les premiers accords de la chanson que le vieux monsieurchauve mettait au-dessus de toutes les autres. Les larmes luivinrent aux yeux et il chanta d’une voix tremblanted’émotion : À l’âge de raison, le pauv’enfant demanda oùétait sa maman…

Des voix s’élevèrent de l’autretable :

– Oh, là là ! – La barbe ! –Ben, vrai, en v’là une goualante ! – Il en a du vice, levieux ! – C’est pas fini encore ?

Et pour faire taire l’« orchestre »,la table ennemie entonna : « Ah ! l’heure dessuprêmes adieux, qu’il est triste mon cœuramoureux… »

– Hé, François ! criaient au soldatblessé les occupants de la table hostile après avoir fait tairel’« orchestre » et son Enfant devenu orphelin…laisse ces abrutis et viens t’asseoir ici… Qu’est-ce que t’attendspour les envoyer paître ?… Passe-nous les cigarettes, aumoins… T’es donc ici pour les amuser, ces gourdes, non ?

Chvéïk et ses gardiens contemplaient lespectacle avec intérêt.

Chvéïk évoquait les jours où il venait ici entemps de paix. Il se rappelait les « descentes » opéréesdans ce local par le commissaire de police Draschner, il revoyaitles filles qui redoutaient le célèbre policier, tout en ayant l’airde se moquer de lui. Il pensait surtout à un soir où les fillesavaient chanté en chœur :

Un jour que Draschner s’amenait,

Il est arrivé un bien bonmalheur :

La Marie s’est soûlée etprétendait

Que Draschner ne lui faisait paspeur.

Chvéïk croyait encore voir s’ouvrir la portepour livrer passage au commissaire Draschner avec son armée depoliciers. Ils avaient rassemblé tous les clients en un groupe.Chvéïk fut arrêté lui aussi, parce qu’il avait eu l’audace de posercette question au commissaire Draschner au moment où celui-ci luidemandait sa carte d’identité : « Est-ce que vous avez lapermission de la Police ? » Chvéïk songeait aussi à unpoète qui était assis près de la glace et y composait des poèmesqu’il lisait ensuite aux filles.

En revanche, les gardiens de Chvéïk, eux, necaressaient pas de réminiscences semblables. Venus pour la premièrefois dans ce local, ils trouvaient tout charmant, car tout pour euxétait nouveau. Le pot à tabac manifesta le premier soncontentement, car l’optimisme des êtres comme lui va toujours depair avec une soif de jouissances. La perche luttait avecelle-même. Elle finit par perdre ses scrupules comme naguère sonscepticisme.

– Je vais danser, dit-elle en vidant sacinquième chope de bière.

Le pot à tabac prenait de plus en plus goûtaux plaisirs des sens. Assise à côté de lui, une fille lui tenaitun langage obscène qui allumait de luxure ses yeux lubriques.

Chvéïk se bornait à boire. Après quelquesdanses, la perche amena sa danseuse à la table. On chantait,buvait, dansait, et les plus hardis pelotaient abondamment leurscompagnes. Dans cette atmosphère d’amour à bon marché, de nicotineet d’alcool, tout le monde mettait en pratique le motcélèbre : « Après nous le déluge ! »

L’après-midi, un soldat vint s’asseoir à leurtable et leur proposa de leur faire avoir, pour dix couronnes, unfuroncle ou un phlegmon. Il leur montra une seringue et leurexpliqua qu’en se faisant une injection de pétrole dans le bras oudans la jambe ils seraient sûrs de garder le lit pendant deux mois,et, s’ils avaient soin d’humecter la plaie avec de la salive,pendant six mois au moins, après quoi on les rendrait certainementà la vie civile.

La perche, qui avait déjà perdu son équilibremental, accepta l’offre du soldat qui lui pratiqua une injection àla jambe.

Le soir venu, Chvéïk proposa de continuer laroute, étant donné que le feldkurat les attendait. Le potà tabac, qui commençait déjà à divaguer, essaya de retenir Chvéïkencore quelque temps. La perche se rangeait de son avis et ajoutaque rien ne pressait, puisque le feldkurat les attendraittout de même. Mais Chvéïk trouvait le temps long et les menaça des’en aller tout seul.

Les gardiens s’inclinèrent donc en stipulantqu’on s’arrêterait encore ailleurs.

Cette nouvelle « station » seprésenta sous la forme d’un petit café de la rue de Florence, où, àcourt d’argent, le pot à tabac vendit sa montre pour pouvoir serégaler tous les trois.

De là, Chvéïk se vit dans la nécessité deguider ses surveillants, en les tenant chacun par un bras, ce quilui donna d’ailleurs bien du tintouin. Les deux lascars étaientincapables de se tenir debout et proposaient à chaque instantd’« aller boire encore un coup quelque part ». Peu s’enfallut que le pot à tabac ne perdît le paquet de documents qu’ildevait remettre au feldkurat. Chvéïk fut obligé de leporter lui-même.

Il dut aussi les alerter à la rencontre dechaque officier à saluer. Enfin, après un effort surhumain, ilréussit à les traîner jusqu’à la maison qu’habitait lefeldkurat dans la rue Royale.

Il leur remit les baïonnettes au canon et, enleur bourrant les côtes, les empêcha d’oublier que c’était à eux deconduire le prisonnier, et non le contraire.

Au premier étage ils s’arrêtèrent devant uneporte où brillait la carte de visite de « Otto Katz,Feldkurat » et à travers laquelle venait un brouhahade voix et un tintement de verres. Un soldat vint ouvrir laporte.

– Wir… melden… gehorsam… Herr…Feldkurat, dit la perche d’une voix entrecoupée, en le saluantd’un geste vaguement militaire, ein… Paket… und ein Mannmitgebracht[33].

– Restez pas dehors, dit le soldat, d’oùest-ce que vous vous amenez avec une cuite comme ça, bonDieu ! C’est comme le feldkurat,tous les mêmes… Et ilcracha.

Tandis que le soldat, qui avait débarrassé lepot à tabac du paquet de documents, s’en alla prévenir lefeldkurat, le trio attendit dans l’antichambre. Lefeldkurat ne se dérangea pas tout de suite, maisbrusquement la porte de la chambre s’ouvrit comme sous une rafale.Il était en gilet et tenait d’une main un cigare.

– Comme ça, vous voilà ? dit-il àChvéïk. Et on vous a escorté, pourquoi ?… Avez-vous desallumettes ?

– Je vous déclare avec obéissance,monsieur l’aumônier, que je n’en ai pas.

– Et pourquoi que vous n’en avezpas ? Un soldat doit toujours avoir des allumettes sur lui. Lesoldat qui n’a pas d’allumettes… c’est un… quoi donc ?…

– C’est un soldat sans allumettes,monsieur l’aumônier, répondit Chvéïk.

– C’est ça, il est sans allumettes et nepeut donner de feu à personne. Premier point. Au secondmaintenant : Est-ce que vous ne puez pas des pieds ?

– Je vous déclare avec obéissance,monsieur l’aumônier, que non.

– Tant mieux ! Au troisièmepoint : Est-ce que vous buvez de l’eau-de-vie ?

– Je vous déclare avec obéissance,monsieur l’aumônier, que je ne bois jamais d’eau-de-vie, sauf durhum.

– De mieux en mieux. Maintenant,regardez-moi cette gourde d’ordonnance. Il est le tampon dulieutenant Feldhuber qui me l’a prêté pour aujourd’hui. Ce coco-làne boit rien de rien, il est abstinent et voilà pourquoi il s’en vaau front avec le bataillon qui part après-demain. Il s’en va aufront, parce que moi, je n’ai pas besoin d’un gaillard comme ça. Cen’est pas un tampon, ça, c’est une vache. Les vaches, ça ne boitque de l’eau et ça beugle comme un veau.

– Tu es abstinent, toi ? dit Chvéïken s’adressant à la malheureuse ordonnance, et tu n’en as pashonte ? Tu mériterais qu’on te casse la gueule.

Le feldkurat qui pendant sonentretien avec Chvéïk n’avait cessé de regarder les gardiens de cedernier, se tourna maintenant vers eux. Ils vacillaient etfaisaient des efforts désespérés pour se tenir droits en s’appuyantcontre leurs fusils.

– Vous vous êtes… soûlés, dit lefeldkurat, et vous… vous… êtes soûlés en service commandé,vous n’y couperez pas… À la boîte ! Chvéïk, prenez leursfusils, vous les conduirez à la cuisine et vous les surveillerezjusqu’à l’arrivée de la patrouille. Je m’en vais téléphoner à lacaserne.

Et c’est ainsi que les paroles deNapoléon : « Sur le champ de bataille, la situation peutchanger de face de minute en minute », se trouvèrent une foisde plus entièrement confirmées.

Pas plus tôt que le matin, les deux soldatsavaient mené Chvéïk sous leur escorte et craignaient qu’il ne prîtla fuite ; mais les rôles changeaient : c’était Chvéïk,maintenant qui leur servait de guide et allait même devoir lessurveiller.

Au premier moment, les deux gardiens ne serendirent pas compte de ce renversement de situation. Ils ne lecomprirent qu’en se voyant dans la cuisine, désarmés et gardés àvue par Chvéïk baïonnette au canon.

– Ce que j’ai soif ! soupirait lenaïf pot à tabac, tandis que la perche, revenue à son scepticisme,se plaignait de cette trahison noire.

Tous deux accusaient Chvéïk de les avoir misdans cette mauvaise passe ; ils lui reprochaient de leur avoirdit qu’il allait être pendu le lendemain et prétendaient qu’ilavait voulu seulement se payer leur tête.

Chvéïk ne proféra pas un seul mot et ne quittapas son poste près de la porte.

– Ce qu’on était andouilles pour tecroire ! criait la perche.

À la fin, quand ils eurent exposé tous leursgriefs, Chvéïk déclara :

– Au moins, vous savez maintenant que leservice militaire n’est pas une rigolade. Je ne fais que mondevoir. J’y ai écopé moi aussi ; seulement, comme on dit, DameFortune a bien voulu me sourire.

– Ce que j’ai soif, bon Dieu !répéta le pot à tabac.

La perche se leva et se dirigea en tibulantvers la porte.

– Laisse-nous partir, camarade,voyons ! dit-il ; fais pas la bête, quoi.

– Ne me touche pas, répondit Chvéïk, jesuis là pour vous surveiller. Dans le service, on n’a pasd’amis.

Mais le feldkurat apparut sur leseuil :

– Pas moyen d’avoir la caserne, dit-il.Vous pouvez disposer, saligauds, mais retenez bien que dans leservice il est interdit de se soûler. Filez, et au trot !

Disons, à l’honneur de M. lefeldkurat, qu’il n’avait pas téléphoné à la caserne pourla bonne raison qu’il n’avait pas le téléphone chez lui, et qu’ilavait tout simplement parlé dans le socle creux d’une lampe.

2.

Depuis trois jours que Chvéïk était au servicedu feldkuratOtto Katz, il ne l’avait vu qu’une seulefois ; le troisième jour il en eut alors des nouvelles parl’ordonnance du lieutenant Helmich, qui fit dire à Chvéïk de venirchercher son maître.

Pendant le trajet, l’ordonnance apprit àChvéïk qu’après une dispute véhémente avec le lieutenant Helmich lefeldkurat avait cassé le piano, qu’il restait avec unecuite effroyable et qu’il n’y avait pas moyen de l’avoirdehors ; que du reste, le lieutenant Helmich n’était pas moinssoûl, qu’il avait jeté le feldkurat dans le corridor où cedernier demeurait assis sur le sol, tout somnolent.

Chvéïk arrivé dans le corridor, secoua lefeldkurat et, lorsque celui-ci ouvrit les yeux engrommelant, le salua et dit :

– Je vous déclare avec obéissance,monsieur l’aumônier, que je suis déjà là.

– Vous êtes là… et qu’est-ce que vousvoulez ?

– Je vous déclare avec obéissance que jeviens vous chercher, monsieur l’aumônier.

– Vous venez me chercher… et où est-cequ’on ira après ?

– À la maison, monsieur l’aumônier.

– Et pourquoi faut-il que j’aille à lamaison ? est-ce que ce n’est pas chez moi, ici ?

– Je vous déclare avec obéissance,monsieur l’aumônier, que vous êtes en ce moment assis dans lecorridor d’une maison étrangère.

– Et qu’est-ce diantre, je suis venu yfaire ?

– Je vous déclare avec obéissance quevous êtes venu ici en visite.

– Mais, je n’ai jamais fait de visites…Vous faites erreur…

Chvéïk aida son maître à se lever et l’adossaau mur. Le feldkurat,qui était incapable de se tenirdebout, ondulait d’un côté à l’autre et tombait contre Chvéïk en necessant de répéter avec un sourire idiot :

– Je sens que je vais tomber.

Enfin, Chvéïk réussit à l’appuyer solidementcontre le mur, mais alors, il s’endormit.

Mais Chvéïk l’éveilla.

– Qu’est-ce que vous désirez ?demanda le feldkuratqui voulait se laisser glisser parterre pour s’asseoir. Qui êtes-vous ?

– Je vous déclare avec obéissance,répondit Chvéïk en le retenant maintenant contre le mur, que jesuis votre tampon, monsieur l’aumônier.

– Je n’ai aucun tampon, moi, ditpéniblement le feldkurat,tout en essayant encore de roulersur Chvéïk ; et puis, je ne suis pas aumônier. D’ailleurs, jesuis un cochon, ajouta-t-il avec la franchise des ivrognes ;lâchez-moi, monsieur, je ne vous connais point.

La courte lutte qui s’ensuivit finit par lavictoire de Chvéïk. Celui-ci en profita pour traîner le vaincu aubas de l’escalier. Dans le vestibule, la lutte reprit de plusbelle, le feldkurat résistant à outrance pour ne pas êtretiré dans la rue. « Je ne vous connais point », necessait-il de répéter, en regardant fixement Chvéïk. « Etvous, est-ce que vous connaissez Otto Katz ? C’est moi. Jeviens de voir l’archevêque, hurla-t-il en s’accrochant au battantde la porte, comprenez-vous ? Le Vatican s’intéresse àmoi. »

Renonçant désormais aux formules de respect età son « je vous déclare avec obéissance », Chvéïkrecourut à un autre ton et à des expressions plus familières.

– Lâche la porte que j’te dis, fit-il, ouje te casse la patte. On s’en va chez nous, je ne veux plusd’histoires. Rouspète pas !

Le feldkurat lâcha la porte enroulant sur Chvéïk de tout son poids et hoqueta :

– Je veux bien aller quelque part avectoi, mais pas chez le bistro Suha, j’dois de l’argent augarçon.

Chvéïk sortit le feldkurat dans larue et essaya de le pousser dans la direction de leur domicile.

– Qui est ce monsieur ? demanda unpassant.

– C’est mon frère, répondit Chvéïk, ilest en permission ; il est venu me voir et s’est soûlé de joieen me revoyant parce qu’il avait cru que j’étais mort.

Le feldkurat, qui pendant cette scènesifflotait un air d’opérette d’une façon méconnaissable, seretourna à ces dernières paroles de son ordonnance vers les curieuxet leur dit :

– S’il y a des morts parmi vous, il fautqu’ils viennent faire leur déclaration de décès aucorps-komando dans le délai de trois jours, pourl’aspersion de la dépouille.

Et il tomba dans le mutisme, faisant tout cequ’il pouvait pour s’étaler sur le trottoir et plonger son nez dansla boue. Chvéïk le traînait toujours. La tête en avant et enarrière, ses jambes inertes comme celles d’un chat auquel on auraitcassé les reins, le feldkurat bégayait : Dominusvobiscum… et cum spiritu tuo. Dominus vobiscum.

À la station de fiacres Chvéïk assit sonmaître contre le mur d’une maison et s’en fut négocier avec lescochers.

Un des cochers déclara qu’il connaissait trèsbien le monsieur, qu’il l’avait déjà chargé plus d’une fois etqu’il n’en voulait plus.

– Il m’a vomi plein toute la voiture, uneinfection, dit-il très franchement. Même qu’il me doit encore del’argent. Je l’ai balladé une fois pendant deux heures sans qu’ilse rappelle son adresse. Trois fois, je suis allé réclamer monpognon chez lui et, à la fin des fins, une semaine après, il m’ajuste donné cinq couronnes.

Après d’interminables négociations, un cocherconsentit à les prendre.

Chvéïk retourna vers le feldkurat quis’était rendormi. Son chapeau melon – car il ne sortait pas souventen uniforme – s’était éclipsé.

Chvéïk le réveilla et, le cocher aidant,réussit à le hisser dans la voiture. Le feldkurat tombaaussitôt dans une hébétude totale, prenant Chvéïk pour le colonelJust du soixante-quinzième de ligne, et répétant :

– Ne te fâche pas, camarade, que je tetutoie. Je suis un cochon.

À un moment donné on put croire que leroulement du fiacre allait le retaper un peu. Assis tout droit, ilse mit à chanter une chanson, fruit probablement d’uneimprovisation poétique :

Je pense toujours à ce beau tempspassé

Où tu me prenais sur tes genoux,

On était heureux sans jamais selasser

De vivre à Merklin, pays si doux.

Mais un instant il retomba dans son hébétudeet demanda à Chvéïk, en clignant de l’œil :

– Comment allez-vous, chèremadame ?

Et en peu plus tard :

– Partez-vous bientôt en villégiature,chère madame ? Se prenant à voir double, il demandaencore :

– Vous avez déjà un fils aussi grand quecela ?

Ce fils imaginaire se confondit immédiatementavec Chvéïk :

– Veux-tu bien t’asseoir ! criaChvéïk quand le feldkuratvoulut monter sur labanquette ; je t’apprendrai à te tenir, attends voir unpeu.

Le feldkurat, sidéré, se tut du coup,regarda par la fenêtre de la voiture de ses petits yeux porcinssans se rendre compte où on le conduisait.

Il perdit même toute connaissance des notionsles plus élémentaires et, s’adressant à Chvéïk, il dit :

– Veuillez me donner, madame, unepremière classe.

Et il fit le geste d’ôter son pantalon.

– Veux-tu te boutonner tout de suite,saloperie ! s’écria Chvéïk ; tous les cochers teconnaissent pour avoir vomi dans leurs voitures. Il ne manqueraitplus autre chose. Et ne va pas croire que tu te balades encore cecoup-ci à l’œil. C’est pas comme la dernière fois, tum’entends !

Le feldkurat saisit mélancoliquementsa tête dans ses mains et se mit à chanter : « Moi,personne ne m’aime plus… » Il s’interrompit pour faireremarquer : Enstchuldigen sie, lieber Kamerad, sie sindein Trottel, ich kann singen was ich will ![34]

Voulant probablement siffler un air, il fitsortir de sa gorge un roulement si sonore que le cheval, le prenantpour le signal d’arrêt, stoppa au milieu de sa course.

Chvéïk sans s’émouvoir ordonna au cocher decontinuer. Le feldkuratse mit en devoir d’allumer sonporte-cigarettes.

– Il ne prend pas ! cria-t-iléperdûment après avoir usé toutes ses allumettes. Vous me soufflezdessus.

Mais il perdit immédiatement le fil de sespensées et s’esclaffa :

– C’est rigolo, nous sommes tout seulsdans le tram, n’est-ce pas, monsieur et cher collègue ? Et ilfouillait ses poches avec agitation.

– J’ai perdu mon billet !criait-il ; arrêtez, il faut que je le retrouve.

Mais il fit un geste résigné :

– Continuez plutôt…

Puis il divagua :

– Dans la plupart des cas… Oui, tout vabien… En tout cas… Mais vous vous trompez, monsieur, c’est évident…Comment ! le deuxième étage… Mais c’est un prétexte qui netient pas debout… Remarquez bien, madame, qu’il ne s’agit nullementde moi… c’est plutôt pour vous, je suppose… Garçon, payez-vous…J’ai un café nature…

Dans son engourdissement, il se disputait avecun ennemi imaginaire en lui prouvant qu’il avait tort de luicontester le droit de s’asseoir près de la fenêtre. Ensuite,prenant le fiacre pour un compartiment de chemin de fer, il hurladans la rue, en tchèque et en allemand : « Nymburk, onchange de train ! »

Chvéïk le tirant en arrière, lefeldkurat se résolut à imiter la voix de différentsanimaux. Il s’attarda surtout à faire le coq et son« kikeriki ! » triomphant retentit au loin.

Par moments, sa vivacité n’avait plus debornes : Ne pouvant tenir en place, il essayait de passer parla fenêtre. Il insultait les passants en les traitant de vagabonds.Il jeta son mouchoir sur la chaussée et cria au cocher d’arrêter,prétendant qu’il avait perdu ses bagages. Puis, il raconta :« À Budejovice, il y avait dans le temps un tambour-major… Ils’est marié. Un an après il était déjà mort ». Il pouffa enajoutant : « N’est-ce pas, que c’estdrôle ? »

Pendant qu’il faisait tout cela, Chvéïks’était conduit envers son officier sans le moindre égard.

À toutes les tentatives d’émancipation, il leramenait impitoyablement à la réalité par des coups de poing dansles côtes. Le feldkurat s’y résignait avec une mansuétudeextraordinaire.

Il ne se révolta qu’une seule fois en essayantde sauter par la fenêtre de la voiture en pleine vitesse, aprèsavoir déclaré qu’il savait parfaitement qu’on voulait le rouler etle faire descendre à Podmokli au lieu de Budejovice. Quelquessecondes suffirent à Chvéïk pour réprimer cette révolte et pourfaire rasseoir le feldkurat à sa place. Ce qui préoccupaitsurtout Chvéïk, c’était la crainte de voir le feldkurats’endormir. Il le rappelait sans cesse à la réalité par desexhortations courtoises, par exemple :

– T’endors pas, espèce de charognecrevée !

Envahi tout à coup d’une humeur mélancolique,le feldkuratfondit en larmes et s’enquit auprès de Chvéïks’il avait encore sa mère.

– Moi, mon pauvre monsieur, je suis toutseul au monde ! cria-t-il par la fenêtre ; ayez pitié demoi !

– La ferme ! c’est honteux,l’admonestait Chvéïk ; on va encore savoir que tu t’es soûlé,eh, tourte !

– Je n’ai rien bu, camarade, protestaitle feldkurat,je ne suis absolument pas soûl.

Une minute après, il se démentait déjà en selevant avec ces paroles :

– Ich melde gehorsamst, HerrOberst, ich bin besoffen.[35]

Et il réitéra dix fois de suite avec undésespoir sincère :

– Je suis un cochon.

S’adressant de nouveau à Chvéïk, il l’imploraavec une insistance touchante :

– Jetez-moi hors de cette automobile.Pourquoi m’avez-vous pris avec vous ?

Ensuite, il murmura :

– Il y a des ronds autour de la lune.Est-ce que vous croyez à l’immortalité de l’âme, capitaine ?Est-ce qu’un cheval peut entrer au ciel ?

Il éclata de rire, puis, sa tristesse lereprenant, il fixa sur Chvéïk un regard apathique :

– Permettez, monsieur, il me semble queje vous ai déjà vu quelque part. N’avez-vous jamais été de passageà Vienne ? Je me rappelle vous avoir souvent rencontré auséminaire.

Passant ensuite aux vers latins, ilmurmura :

– Aurea prima satast ætas, quævindice nullo.

Et il ajouta :

– Je n’en sais pas plus long, fichez-moià la porte ! Vous ne voulez pas ? Vous avez peur que jeme démolisse ? Mais non, mais non, allez… S’il faut que jetombe, je veux tomber sur le nez, proféra-t-il d’une voixénergique.

Il reprit ensuite :

– Monsieur, mon cher ami, donnez-moi unegifle, je vous en supplie.

– C’est une seule qu’il vous faut ouplusieurs ? demanda Chvéïk.

– Deux.

– Les voilà…

Le feldkurat compta les gifles àhaute voix, manifestant un vif contentement.

– Ça me fait vraiment du bien, dit-il,surtout à l’estomac ; ça fait digérer, je suis tout à fait àmon aise. Maintenant, déchirez-moi mon gilet.

Variant dans ses goûts, il demanda à Chvéïk delui scier la jambe, de l’étrangler pour un petit moment, de luifaire les ongles et de lui arracher les dents de devant.

Il se voulait martyr et demanda à Chvéïk delui couper la tête pour la jeter dans la Veltava.

– Les étoiles autour de ma tête m’iraientvraiment très bien, s’enthousiasmait-il, mais, moi, j’en voudraisdix.

Il parla ensuite des courses de chevaux etpassa de là au ballet.

– Est-ce que vous aimez danser lecsardas ? Et est-ce que vous connaissez le pas del’ours ? Tenez, c’est comme ça…

Il tenta de faire le vide autour de lui pourdanser et s’écroula sur Chvéïk. Celui-ci le boxa en règle et ledéposa ensuite sur la banquette.

– Je sais que je veux quelque chose, criale feldkurat,mais je ne sais pas ce que c’est. Nesavez-vous pas ce que je veux ?

Il baissa la tête, en proie à une résignationprofonde.

– Ce que je veux, ça ne me regarde pas,fit-il gravement, et vous, monsieur, ça ne vous regarde pas nonplus. Je ne vous connais pas. De quel droit fixez-vous sur moi vosyeux intelligents ? Êtes-vous capable de me donnersatisfaction sur le terrain ?

Cette ardeur belliqueuse ne dura paslongtemps, et il tenta de faire tomber Chvéïk de la banquette.

Son Mentor l’ayant ramené au calme en luiprouvant nettement sa supériorité physique, le feldkurats’égara dans un autre ordre d’idées :

– Sommes-nous aujourd’hui lundi ouvendredi ?

Il chercha aussi à s’informer si on était aumois de décembre ou de juin, et il fit preuve d’une remarquablemobilité d’esprit en posant les questions les plusdiverses :

– Êtes-vous marié ? Aimez-vous leroquefort ? Avez-vous des punaises dans votre chambre ?Votre santé est-elle toujours bonne ? Est-ce que votre petitchien a eu la maladie ?

Il devint confidentiel. Il raconta qu’ildevait de l’argent pour des bottes à l’écuyère, une cravache et uneselle, et que, quelques années auparavant, il avait attrapé uneblennorragie qu’il soignait au moyen du permanganate depotasse.

– Je n’avais pas eu l’embarras du choix,n’est-ce pas, dit-il, quoique ce soit un traitement un peu dur.Vraiment, il n’y avait rien à faire, pardonnez-moi de vous raconterça. Un thermos, continua-t-il, oubliant ce qu’il venait de dire,c’est un récipient spécial pour tenir chauds les boissons et lesaliments. Quel jeu est plus sérieux : le banco ou levingt-et-un ? Qu’en pensez-vous, cher collègue ? Bien sûrque je t’ai déjà vu quelque part, s’exclama-t-il ensuite enapprochant de la figure de Chvéïk ses lèvres écumantes, puisqu’onétait camarades d’école.

Un temps :

– Ah ! ma pauvre petite, dit-il encaressant sa jambe gauche, comme tu as grandi depuis que je ne t’aivue. La joie de te retrouver me console de toutes les souffrancessupportées jusqu’ici.

Dans une poétique effusion il évoqua unpaysage paradisiaque de figures heureuses et de cœurs fervents.

À genoux dans la voiture, il récita un AveMaria, ce qui le secouait d’une hilarité inextinguible.

La voiture s’arrêta enfin devant la maison,mais le feldkuratne voulait pas descendre.

– Nous ne sommes pas encorearrivés ! cria-t-il : au secours ! c’est unenlèvement ! Je veux continuer le voyage.

On dut l’extraire de la voiture comme unescargot de sa coquille. Un instant on put craindre de l’avoircomplètement désarticulé, les pieds du feldkurat étantretenus dans la banquette.

Lui riait de leurs angoisses :

– Vous ne réussirez pas à me démettre lacarcasse, messieurs, dit-il ; je suis trop costaud pourça.

On le traîna tant bien que mal à travers levestibule dans l’escalier jusqu’à son logis où on le jeta sur lecanapé comme un sac de chiffons.

Le feldkurat refusa énergiquement depayer le chauffeur, étant donné qu’il n’avait pas commandé d’auto.Il fallut plus d’un quart d’heure pour lui expliquer qu’il nes’agissait point d’une auto, mais d’un simple fiacre.

Il fit remarquer alors qu’il ne prenait jamaisde fiacre à un seul cheval, comme on prétendait le lui fairecroire, mais toujours une voiture à deux chevaux.

– Vous voulez me rouler, disait-il enclignant un œil malin à ses deux porteurs ; vous savez bienque nous sommes allés tous les trois à pied.

Mais, dans un accès de générosité subite, iljeta son porte-monnaie au cocher.

– Prends tout, lui cria-t-il, ichkann bezahlen[36]. Je ne suis pas à un souprès.

Il aurait mieux fait de dire qu’il n’était pasà 36 kreutzer près, car le porte-monnaie ne contenait que cettesomme. Par bonheur, tout en le menaçant de « lui casser lagueule », le cocher résolut de le fouiller à fond.

– Ben, gifle-moi, si tu veux, luirépondait le feldkurat,je n’en mourrai pas, va ! Jet’autorise à aller jusqu’à cinq.

Dans une poche du gilet du feldkuratle cocher trouva un billet de dix couronnes. Il s’en saisit etsortit en maudissant sa destinée et le feldkurat qui luiavait fait perdre son temps.

Le feldkurat s’engourdit peu à peu,mais il ne pouvait s’endormir à cause des projets qui bourdonnaientdans sa tête. Il avait envie de jouer du piano, d’aller à une leçonde danse, de se cuisiner lui-même une carpe au beurre, etc.

Il promettait aussi à Chvéïk de le marier à sasœur – qui d’ailleurs n’existait pas. Il émit aussi le vœu d’êtretransporté dans son lit et, à la fin, il s’assoupit, après avoirexigé « qu’on honorât en lui l’être humain qu’il était »et s’être proclamé d’ailleurs « un parfait cochon ».

Lorsque le lendemain matin, Chvéïk pénétradans la chambre du feldkurat, il le trouva couché sur lecanapé et plongé dans de profondes réflexions. Lefeldkurat se demandait qui avait bien pu l’inonder de celiquide, de provenance inconnue, qui tenait la plus grande partiede son pantalon collé au canapé.

– Je vous déclare avec obéissance,monsieur l’aumônier, que cette nuit…

C’est par ces paroles réticentes que Chvéïkexpliqua à son maître qu’il faisait erreur en s’imaginant victimed’une manœuvre malveillante. Mais le feldkurat qui avaitla tête lourde, était fort déprimé.

– Je ne peux pas me rappeler comment jesuis arrivé de mon lit sur le canapé.

– Votre lit, il ne vous a même pasvu ; à peine rentrés, nous vous avons mis sur le canapé.

– J’ai dû en faire de belles, probable,hein ? Est-ce que je n’aurais pas été soûl, parhasard ?

– Vous aviez pris ce qu’on appelle unecuite pas ordinaire, monsieur l’aumônier. C’est comme je vous ledis, c’était une petite cuite à la hauteur. Si maintenant vous vouslaviez un peu et mettiez du linge propre, je crois que ça ne vousferait pas de mal.

– J’ai l’impression d’avoir les jambes etles bras cassés, geignit le feldkurat. J’ai soif aussi.Est-ce que je me suis battu, hier ?

– Pour la batterie, ça n’a pas été sigrave que ça ; vraiment, on ne peut pas le dire. Maintenant,si vous avez soif, rien d’étonnant à ça : c’est toujours celled’hier qui continue. Quand on a soif, ça ne passe pas si vite queça. J’ai connu un ébéniste qui s’était soûlé à la Saint-Sylvestre1910 et qui au Jour de l’An avait encore tellement soif qu’il a étéobligé de s’acheter un hareng saur et de recommencer à boire ;le pauvre type n’en pouvait plus. Il y a quatre ans de ça, cesatané réveillon le fait boire sans arrêt, il faut qu’il boive deplus en plus, et tous les samedis il se fait une provision deharengs pour toute la semaine. C’est comme aux chevaux de bois,comme aurait dit mon vieux sergent-major du quatre-vingt-onzième deligne.

Le feldkurat avait mal aux cheveux etse trouvait fortement démoralisé. À entendre ses expressions derepentir, on aurait cru qu’il fréquentait assidûment lesconférences du docteur Alexandre Batek sur des sujets comme :« Guerre à outrance au démon de l’alcool qui tue nos meilleursfils » et qu’il avait pour livre de chevet « Les cent etun bons conseils », opuscule du même docteur.

Il apporta cependant aux paroles de M. ledocteur Batek quelques variantes de son cru.

– Si, au moins, je buvais des liqueurs degrand luxe, comme l’arrac, le marasquin ou le cognac ! Maisnon, je ne bois jamais que d’immondes crasses. Hier, j’ai encorepris un de ces genièvres. Je me demande comment j’ai pu avaler ça.Il avait un goût à vous retourner l’estomac. Si, au moins, ç’avaitété de la griotte ! Mais il n’y a rien à faire. L’humanitéinvente des saletés abominables et s’en rince le gosier comme avecde l’eau de source. Prenez, par exemple, le genièvre : ça n’ani goût ni couleur, et ça brûle seulement la gorge. Si encorec’était du vrai, comme j’en ai bu une fois en Moravie ! Maiscelui d’hier était certainement distillé avec de l’esprit de boiset de l’huile de pétrole. Vous m’entendez roter. L’eau-de-vie,c’est du poison, continua-t-il dans sa méditation, et encorefaut-il qu’elle soit d’origine garantie, de la vraie, quoi, et pasfabriquée à froid par les Juifs. C’est la même blague pour le rhum.Il est rare d’en trouver du bon. Si on avait une goutte de vraibrou de noix, soupira-t-il ensuite, de celui que boit le capitaineChnable à Brouska !

Il fouilla ses poches et examina sonporte-monnaie.

– J’ai 36 kreutzer, dit-il, c’est toutema fortune. Si je vendais mon canapé ? qu’est-ce que vous enpensez ? Je dirai à mon propriétaire que je l’ai prêté à unami, ou qu’on vous l’a volé. Vous pourriez aussi aller voir de mapart le capitaine Chnable et lui demander cent couronnes. Il a del’argent, je l’ai vu qui gagnait hier aux cartes. S’il n’y a rien àfaire, vous irez à la caserne de Verchovice, et vous demanderez lescent couronnes au lieutenant Mahler. Si là encore c’est la peau,vous irez trouver le capitaine Ficher au Hradcany. Vous lui direzque j’ai besoin de cette somme pour payer le fourrage, que je l’aibue. Et si Ficher ne marche pas, vous irez mettre le piano auMont-de-Piété, je m’en fous. Pour les officiers, je vous écrirai unmot. Ne vous laissez pas faire. Dites bien à tous ces messieurs quej’ai un terrible besoin d’argent, que je suis resté sans un sou.Inventez tout ce que vous voulez, mais ne revenez pas les mainsvides. Vous demanderez aussi au capitaine Chnable de vous donnerl’adresse de son fournisseur de brou de noix.

Chvéïk remplit brillamment sa mission. Son airingénu et son regard franc lui conquirent la confiancegénérale ; on le crut sur parole.

Il avait jugé opportun de raconter auxcapitaines Chnable et Ficher et au lieutenant Malher que son maîtredevait payer, non pas le fourrage, mais à sa maîtresse délaisséeune pension alimentaire. Il n’essuya donc aucun refus.

Quand, après cette expédition glorieusementterminée, Chvéïk exhiba les trois billets de cent couronnes aufeldkurat, celui-ci – qui s’était lavé et avait faittoilette – eut peine à en croire ses yeux.

– Je les ai ramassés tous les trois à lafois, expliqua Chvéïk ; comme ça nous n’aurons plus besoin dechercher de l’argent demain ou après-demain. Ça a marché tout seul,il n’y a eu un peu de tirage qu’avec le capitaine Chnable, devantqui j’ai dû me mettre à genoux. Ça doit être un sale type,celui-là. Mais, quand je lui ai dit que nous devions payer unepension…

– Une pension ? questionna lefeldkurat tout inquiet.

– Mais oui, une pension, monsieurl’aumônier, pour consoler votre demoiselle. Vous m’aviez ditd’inventer quelque chose et il n’y a que cette idée-là qui m’estvenue. Dans notre maison logeait dans le temps un cordonnier quiavait sur le dos cinq petites femmes avec cinq pensions. Il étaitmisérable comme tout, aussi tapait-il tout le monde et le pognonlui pleuvait de tous les côtés, comme chacun s’apitoyait sur satriste situation. Ces messieurs m’ont demandé ce que c’était quecette personne, et je leur ai dit qu’elle était très jolie etqu’elle n’avait pas quinze ans. Alors, ils m’ont demandé sonadresse.

– Vous en avez fait de belles,Chvéïk ! soupira le feldkurat qui se mit à arpenterla chambre. Nous voilà jolis, se lamenta-t-il, c’est un scandale deplus ! Si, au moins, je n’avais pas si mal à la tête…

– Je leur ai donné l’adresse d’unevieille femme sourde comme un pot qui habite dans la rue de monancienne logeuse, expliquait Chvéïk. Je voulais mener l’affaire àbonne fin, parce que vous m’en aviez donné l’ordre formel. Un ordreest un ordre. Je ne voulais pas me laisser éconduire et je devaisbien inventer quelque chose, monsieur l’aumônier. Je dois aussivous dire que les déménageurs attendent dans l’antichambre. Je lesai fait venir pour porter le piano au Mont-de-Piété. Ce n’est pasune mauvaise idée de nous en débarrasser. On aura plus de placepour se remuer et plus d’argent en poche. Ainsi on sera tranquillepour quelques jours. Si le proprio demande pourquoi nous faisonsenlever le piano, je lui dirai que c’est pour une réparation. Jel’ai déjà dit à la concierge pour que ça ne lui fasse pas tropd’effet de voir arriver les déménageurs. J’ai trouvé aussi unacheteur pour le canapé. C’est un de mes amis, un marchand demeubles, qui va venir cet après-midi. Un canapé de cuir, ça vautson prix aujourd’hui.

– C’est tout ce que vous avez fait ?demanda le feldkuratqui se tenait la tête dans les mainset courait dans la chambre comme s’il allait devenir fou.

– Je vous déclare avec obéissance qu’aulieu de deux bouteilles de brou de noix, du même qu’achète lecapitaine Chnable, j’en ai apporté cinq, pour avoir une réserve,ainsi on aura une goutte à boire à la maison. Est-ce que les hommespeuvent entrer maintenant pour le piano, avant que le clou neferme ?

Le feldkurat fit un geste désespéré,et un instant après les déménageurs procédaient à leur besogne.

Revenu du Mont-de-Piété, Chvéïk trouva sonmaître assis devant la bouteille de brou de noix etvociférant : on lui avait servi à midi une côtelette pascuite.

Le feldkurat était de nouveau à sonaffaire. Il déclara à Chvéïk qu’à partir du lendemain il allaitcommencer une vie nouvelle ; que boire de l’alcool était unepreuve du matérialisme le plus vulgaire et qu’il fallait revenir àla vie spirituelle.

Ses méditations philosophiques durèrent unedemi-heure. Il venait de déboucher la troisième bouteille de broude noix, lorsque le marchand de meubles se présenta. Lefeldkurat lui céda le canapé un prix dérisoire et l’invitaà rester un moment pour faire un bout de causette avec lui. Il futtrès mécontent que le marchand s’excusât de décliner soninvitation, car il allait encore passer chez un autre client pourune table de nuit.

– Je regrette de n’en n’avoir pas, fit lefeldkurat d’un ton de reproche, mais qu’est-ce que vousvoulez ? on ne peut pas penser à tout, n’est-ce pas ?

Le marchand de meubles parti, c’est à Chvéïkque le feldkuratordonna de lui tenir compagnie, et aveclui qu’il but encore une autre bouteille. Il disserta surtout desfemmes et du jeu de cartes.

Les deux hommes restèrent attablés trèslongtemps. Le soir les surprit encore plongés dans leur amicalentretien.

Pendant la nuit un petit changement devaitavoir lieu. Le feldkuratretomba dans son ivresse de laveille et confondit Chvéïk avec une de ses connaissances. Il luidisait : « Ne vous en allez pas encore ; est-ce quevous vous souvenez du petit officier roux dutrain ? »

Cette idylle dura jusqu’au moment où Chvéïkdéclara avec une énergie qui ne souffrait pas deréplique :

– J’en ai soupé, tu vas maintenant temettre au lit et roupiller, c’est compris ?

– T’emballe pas, mon chéri ! tu voisbien, je t’obéis, bégayait le feldkurat. Tu te rappellesencore le temps où on était ensemble en troisième, quand je faisaistes devoirs de mathématiques ? Tes parents ont une villa àZbraslav, ne me contredis pas. Vous pouvez aller à Prague enbateau, malins. Vous connaissez bien la Veltava.

Chvéïk l’obligea à ôter ses souliers et à sedéshabiller. Il obéit mais grogna, faisant appel à des témoinsimaginaires.

– Vous avez vu, messieurs, dit-il deboutdevant son armoire, comment je suis traité par ma famille. Je neveux plus connaître ma famille, décida-t-il en s’installant sous lacouverture. Même si le ciel et la terre se liguaient contre moi,ils n’y feraient rien, je ne veux plus connaître ma famille.

La chambre à coucher retentit bientôt d’unronflement d’enfer.

3.

C’est dans ces premiers jours que Chvéïk passachez le feldkuratque se place la visite qu’il fit à sonancienne logeuse, Mme Muller. Chvéïk ne trouvaqu’une cousine de cette dernière, qui lui annonça, en pleurant, queMme Muller, elle aussi, avait été arrêtée chez ellele jour même où elle avait conduit son locataire devant lacommission de recrutement, dans l’île des Tireurs. Jugée par untribunal militaire, la pauvre femme avait été envoyée au camp deconcentration des prisonniers militaires à Steinhof. Elle avaitdéjà écrit de là-bas à sa cousine, à laquelle elle avait confié samaison.

Chvéïk prit entre ses mains cette touchanterelique et lut :

« Ma chère Anne, tout va très bien ici,surtout rapport à la santé. La voisine du lit d’à côté est touterouge de… et nous avons ici aussi la petite… À part ça, tout va aumieux. Le manger est très abondant et nous ramassons des… de pommesde terre pour en faire de la bonne soupe. J’ai appris queM. Chvéïk était déjà… je te prie de t’informer où ça lui estarrivé, parce que je voudrais bien fleurir sa tombe, quand on enaura fini avec cette guerre. J’ai oublié de te dire que j’ai mis augrenier dans un coin une boîte avec un ratier, un tout petit chiot.Mais il y a déjà plusieurs semaines qu’il ne doit plus avoir eu àmanger, il a mangé juste le jour où les… sont venus me chercher.Par conséquent, je crois qu’il doit être aujourd’hui… la mêmechose ».

La carte était sabrée par les lettres rougesde l’estampille : Zensuriert ! K. u. k.Konzentrationslager, Steinhof[37].

– Vous savez, le petit chien étaitvraiment crevé, sanglota la cousine de Mme Muller,et votre chambre, je crois que vous ne la reconnaîtriez plus. Jel’ai louée à des petites couturières, et elles en ont fait un vraisalon, sur les murs il n’y a que des modes et la fenêtre est pleinede fleurs.

La cousine de Mme Mullerécoutait à peine les consolations que Chvéïk lui prodiguait.

Tout en se lamentant, elle émit la suppositionque Chvéïk était certainement déserteur, et en venant la voir ilvoulait son malheur. Elle finit par le déclarer une fripouille sansscrupules et le traita en conséquence.

– C’est rigolo, tout ce que vous medégoisez maintenant, railla Chvéïk, ça me plaît. Eh ! bien,sachez-le, M’ame Kejr, vous avez raison, j’ai foutu le camp et mevoilà déserteur… Mais, vous savez, ça n’a pas été si facile que ça,il a fallu que je descende à peu près quinze gendarmes et sergents…Surtout, motus, hein !…

Et Chvéïk s’éloigna de son foyer qui nevoulait plus de lui, en disant :

– J’ai donné à la blanchisserie quelquescols et plastrons, vous serez bien aimable, M’ame Kejr, d’aller leschercher quand vous aurez un petit moment. J’en aurai besoin encivil. Vous ferez aussi attention, s’il vous plaît, à mon costumedans l’armoire, que les mites ne me le bouffent pas. Vous direzaussi bonjour de ma part à ces demoiselles qui couchent dans monlit.

Chvéïk dirigea ses pas vers leCalice. Lorsqu’elle l’aperçut, Mme Palivecdéclara qu’elle ne lui servirait rien du tout, car il venaitcertainement de déserter.

– Mon mari, dit-elle en recommençant àdébiter la vieille histoire, avait été si prudent, et le voilà enprison – et pour rien du tout, le pauvre homme ! Et dire qu’ily a des gens qui se promènent comme ils sortiraient de boire unebière et qui fichent le camp du régiment ! Vous savez que lasemaine dernière, on a encore demandé après vous.

Plein d’intérêt, un vieux serrurier quiécoutait la conversation s’approcha de Chvéïk et lui souffla àl’oreille :

– Attendez-moi dehors ; j’ai quelquechose à vous dire.

Dans la rue, les deux hommes se comprirenttout de suite. Le serrurier s’obstinait à prendre au sérieux lesparoles de Mme Palivec sur la désertion deChvéïk.

Chvéïk protesta, mais en vain. Le serrurierlui confia que son fils avait déserté aussi et se cachait chez unetante à Jasena près de Josefov. Et il serra la main de Chvéïk enlui insinuant dans la paume un billet de vingt couronnes.

– C’est pour vos premiers besoins, dit-ilen poussant Chvéïk dans un restaurant de vin qui tenait le coin dela rue, je vous comprends si bien ! vous n’avez rien àcraindre avec moi.

Chvéïk revint tard dans la nuit chez lefeldkurat qui, lui, n’était pas encore rentré.

Il arriva le matin seulement, réveilla Chvéïket lui dit :

– Demain, nous disons une messe au camp.Tâchez de faire du café au rhum. Ou plutôt, faites un grog :j’aime autant ça, d’ailleurs.

Chapitre 11CHVÉÏK SERT LA MESSE AU CAMP.

1.

C’est toujours au nom d’une divinitébienfaisante, sortie de l’imagination des hommes, que se prépare lemassacre de la pauvre humanité.

Avant de couper le cou à un prisonnier deguerre, les Phéniciens célébraient un service divin assez semblableà celui que célébraient encore leurs descendants quelques milliersd’années plus tard avant d’aller se battre.

Les anthropophages des îles de la Guinée et dela Polynésie, avant de manger dans un festin solennel leursprisonniers de guerre ou les gens qui les incommodent –missionnaires, explorateurs, négociants ou simples curieux –sacrifient à leurs dieux selon des rites divers. Notre civilisationne s’introduisant chez eux qu’au ralenti, ils ne revêtent point dechasubles, mais ornent leurs reins de plumes aux couleurséclatantes.

Aux temps de la Sainte Inquisition, avant demettre le feu au bûcher, on célébrait le service divin le plussolennel, la grande messe chantée.

À chaque exécution d’un condamné à mortassiste un prêtre qui l’obsède de sa présence.

En Prusse, le pasteur escorte le malheureuxjusqu’à la hache ; en France, le prêtre l’accompagne au piedde la guillotine ; en Amérique, le condamné, auquel lefauteuil électrique tend les bras, est également flanqué d’unprêtre ; en Espagne, un ecclésiastique est indispensable à unependaison ; en Russie, un pope barbu honore de sa présencel’exécution des révolutionnaires, etc.

Et en tous ces lieux les serviteurs desÉglises brandissent leur crucifix comme pour dire : « Onva te couper la tête, on va te pendre, on va t’égorger, ton corpsva être traversé par 15.000 volts, mais ta souffrance n’est rien dutout auprès de celle du Crucifié ».

Et les abattoirs de la Grande Guerre n’ont pufonctionner non plus sans la bénédiction des prêtres. Les aumôniersde toutes les armées chantèrent la messe pour la victoire desmaîtres dont ils mangeaient le pain.

Les exécutions des soldats mutinés nepouvaient avoir lieu sans prêtres, non plus que celles deslégionnaires tchèques, faits prisonniers par l’Autriche.

Rien de changé depuis le temps où un briganddu nom d’Adalbert, alias « le Saint », un sabre dans unemain et un crucifix dans l’autre, contribua vigoureusement à noyerdans leur sang les Slaves de la mer Baltique.

En Europe, les gens marchaient comme du bétailaux abattoirs où les conduisaient – dignes auxiliaires desempereurs bouchers, des rois et des généraux, – les prêtres detoutes les religions, qui leur donnaient leur bénédiction et leurfaisaient jurer que « sur terre, sur mer, dans les airs,etc. »

Les messes du camp avaient toujours lieu endeux occasions spéciales : avant le départ des soldats pour lefront, et, au front même avant la tuerie. Je me rappelle qu’aufront, à une de ces messes, un aéroplane ennemi jeta une bombejuste sur l’aumônier, dont il ne subsista que des loquessanglantes.

Il passa aussitôt martyr, tandis que lesaéroplanes autrichiens faisaient de leur mieux pour procurer cettemême béatitude immortelle à des aumôniers de l’autre côté dufront.

L’aventure de notre aumônier nous amusabeaucoup et sur la croix provisoire, plantée à l’endroit oùreposaient ses restes, on put lire un matin l’épitaphesuivante :

Ce qui arrive à tous, t’est arrivé àtoi

Qui promettais le ciel à ceux qui ne sontpas lâches.

Comme une tuile tombant du haut d’untoit,

La bombe t’écrasa ne laissant qu’unepauv’tache.

2.

Chvéïk prépara un grog qui « était un peulà » et dépassait de loin ceux dont les vieux matelots ont lesecret. Celui-ci était digne de rincer le gosier des pirates duXVIIIe siècle.

Le feldkurat en fut enchanté.

– Où avez-vous appris à faire des chosesaussi épatantes ? demanda-t-il.

– En voyageant, répondit Chvéïk ;c’est à Brème qu’un vieux cochon de matelot m’a appris. Il m’a ditcent fois qu’un grog devait être assez fort pour que celui quil’avait bu, s’il lui arrivait de tomber à la mer, fût capable denager sans bouger un doigt à travers toute la Manche ; tandisqu’avec un grog pas assez fort dans le ventre, les buveurs étaientsûrs de se noyer comme un chiot.

– Avec un grog comme ça dans le corps,Chvéïk, notre messe ira toute seule, approuva lefeldkurat ; je crois que je serai même assez en formepour faire un discours d’adieux aux soldats. Une messe au campn’est pas quelque chose d’aussi drôle que dans la chapelle de laprison de la place, ou qu’un sermon pour les canailles quil’écoutent. À une messe pareille, on ne triche pas, il faut avoirles idées nettes. Notre autel de campagne, nous l’avons, c’esttoujours ça. Il est pliant, un très chic exemplaire de poche.Jésus-Maria, Chvéïk ! gémit-il en se bourrant le front decoups de poings, mais nous sommes totalement idiots. Savez-vous oùil est resté, notre autel pliant ? Dans le dessous du canapéqu’on a bazardé, bonté divine !

– Ça, il n’y a pas, c’est un malheur, ditChvéïk ; je connais bien le marchand, mais j’y pense, j’airencontré sa femme avant-hier. Elle m’a dit que son mari était enprison à cause d’une armoire volée qu’il avait achetée, et quenotre canapé était maintenant chez un instituteur à Varchovice. Çanous fera toute une histoire, cet autel de camp. Ce que je propose,c’est de boire encore un grog et de nous mettre à sa recherche,parce que, à mon avis, il est impossible de dire une messe sansautel.

– C’est vrai, il nous faut absolumentl’avoir ! dit le feldkurat d’un ton désespéré ;à part ça, tout est prêt au champ de manœuvres. On a déjà plantél’estrade. La monstrance, c’est le couvent de Brevnov qui doit nousla prêter. Pour ce qui est du calice, je dois avoir le mien, maisje ne sais plus ce qu’il est devenu.

Il réfléchit un instant et reprit :

– Supposons qu’il est perdu. Dans cecas-là, je pourrais demander au lieutenant Witinger dusoixante-quinzième de ligne sa fameuse coupe de sport. Dans letemps, il prenait part à des courses à pied et il a une fois gagnécette coupe comme premier prix offert par le Sport-Favori.C’était un champion comme on n’en voit pas tous les jours. Il afait et d’ailleurs il s’en vante assez, les quarante kilomètres detrajet Vienne-Modling en une heure quarante-huit minutes. Je l’aivu hier et c’est une affaire entendue entre nous, il me prête sacoupe qui fera un calice épatant. Il faut être un crétin comme moipour remettre toujours à la dernière minute des préparatifs commeça. Mais c’est bien fait pour moi. J’ai eu tort de ne pas ouvrir lecompartiment du canapé avant de m’en séparer.

Sous l’influence de la recette du vieux cochonde matelot, expert en grogs, il se livra à un véritable examen deconscience, se décernant les titres des plus variés du règne animalet végétal.

– Il s’agira de se grouiller pourremettre la main sur notre autel de camp, dit Chvéïk ; il faitdéjà jour. Je vais mettre mon uniforme et m’appliquer encore ungrog.

Ils partirent enfin. En route, lefeldkurat raconta à Chvéïk qu’il avait gagné la veillebeaucoup d’argent aux cartes et que, si tout marchait bien, ilpourrait bientôt dégager son piano du Mont-de-Piété.

Dans des moments comme celui-là, lefeldkurat avait l’optimisme des païens toujours prêts àpromettre des offrandes à leurs dieux, pour le cas où ceux-ciferaient réussir leur entreprise.

À moitié endormie, la femme du marchand demeubles leur donna l’adresse de l’instituteur, récent propriétairedu canapé. En récompense, le feldkurat fit preuve d’uneprodigalité remarquable : il ne dédaigna pas de pincer la jouede la marchande et de la chatouiller sous le menton.

Tous deux partirent pour Verchovice, à pied,car le feldkuratavait déclaré qu’il voulait prendre un peul’air, afin de changer ses idées.

Une légère surprise les attendait.L’instituteur ayant examiné le contenu du meuble le jour même où ill’avait acheté et y ayant découvert l’autel, avait cru à unemanifestation de la volonté divine : en donateur généreux, ill’avait offert à l’église de Verchovice, le munissant del’inscription suivante : « Don de François Kolarik,instituteur retraité, en l’an de grâce 1914, pour l’honneur et laplus grande gloire de Dieu. » Il resta donc perplexe devant laréclamation du feldkurat qui l’avait trouvé dans le plusintime négligé.

Les paroles de l’instituteur laissaientdeviner qu’il avait tenu sa découverte pour miraculeuse, unavertissement de Dieu. Il raconta qu’une voix intérieure l’avaitincité à fouiller le canapé, voix qui lui disait : « Vaet regarde ce qu’il y a dans le compartiment. » Ce songe luiaurait aussi montré un ange lui donnant cet ordrepéremptoire : « Ouvre tout de suite le compartiment ducanapé ! » Il lui avait obéi.

En y voyant l’autel à trois parties avec unevoûte pour le tabernacle, le brave homme était tombé à genoux etdans une copieuse prière avait remercié le bon Dieu de lui faireconnaître ainsi sa volonté d’embellir l’église de Verchovice.

– Tout ça, je m’en moque, répondit lefeldkurat ;vous avez trouvé une chose qui ne vousappartenait pas : il fallait la porter au commissariat depolice au lieu d’en faire cadeau à une sacrée sacristie.

– Avec votre miracle, ajouta Chvéïk, vouspouvez avoir pas mal de fil à retordre. Ce que vous avez acheté,c’est un canapé et pas un autel militaire. Fallait pas vous enlaisser accroire par les anges. Vous me rappelez un type de Zhorqui, en labourant son champ, avait trouvé un calice qu’un voleurdevait y avoir caché en attendant qu’on ait oublié son sacrilège.Ce type, qui était dans votre genre, avait reconnu aussi là-dedansle doigt de Dieu, et, au lieu de fondre le calice pour en vendrel’or, s’en est allé trouver le curé dans l’intention d’offrirl’objet à l’église. Bonne idée, mais le curé a eu ses soupçons et,prenant le type pour le voleur qui serait revenu poussé par desremords, il l’a dénoncé au maire, et le maire aux gendarmes. À lafin des fins, malgré son innocence, il a été condamné poursacrilège, surtout qu’il avait des miracles plein la bouche. Pouressayer de s’en tirer, il a cru malin de débiter des blagues surles anges, et il a mêlé la Sainte Vierge à cette histoire ;total, dix ans de prison. Vous, ce que vous avez de mieux à faire,c’est de nous accompagner chez le curé pour qu’il nous rende unobjet qui est la propriété de l’armée. Un autel de campagne, cen’est pas un chat ou un bas russe, qu’on le distribue au premiervenu.

En s’habillant, le vieil instituteur tremblaitde tout son corps et claquait des dents.

– Je n’avais aucune mauvaise intention,messieurs, en vérité, je vous le jure ! J’avais cru seulementobéir à la volonté de Dieu en enrichissant d’un ornement notrepauvre église de Verchovice.

– Sur le dos de l’Intendance militaire,bien entendu, dit Chvéïk brutalement. Merci pour une volonté deDieu comme ça. Un certain Pivonka de Chotebor avait cru aussi audoigt de Dieu, la fois qu’il avait trouvé sur la route un collierde vache et que ce collier entourait justement le cou d’une vacheque personne ne gardait.

Le pauvre vieil instituteur fut totalementaffolé par ces paroles et renonça à se défendre ; il nepensait plus qu’à se vêtir au plus vite pour régler cette affairepénible.

Les trois hommes trouvèrent le curé de laparoisse de Verchovice plongé dans un profond sommeil. Réveillé ensursaut, il pensa qu’on l’appelait pour administrer un malade et semit à crier.

– Est-ce qu’ils ne me laisseront jamaisla paix avec leur Extrême-Onction ! monologua-t-il ens’habillant à contre-cœur : ne peuvent-ils choisir pour mourirque le moment où je dors enfin ! Et avec ça, ils oserontencore marchander.

Le représentant du bon Dieu auprès des civilscatholiques de Verchovice et le représentant de Dieu ici-bas etauprès des autorités de l’armée se rencontrèrent dansl’antichambre.

En somme, la question se réduisait à undifférend entre un civil et un militaire.

D’une part le curé affirmait que le dessousd’un canapé n’était pas un endroit où loger un autel de campagne,d’autre part le feldkuratopinait que la place d’un autelde ce genre était encore moins dans une église exclusivementfréquentée par des civils.

Chvéïk jugea nécessaire d’émettre quelquesobservations. Il trouvait par exemple qu’il était très facile pourune pauvre église de s’enrichir comme ça aux dépens de l’Intendancemilitaire. Il eut soin de prononcer le mot « pauvre »entre guillemets.

Ils se rendirent enfin à la sacristie et lecuré restitua l’autel pliant contre ce reçu en règle :

« Je soussigné, déclare avoir reçu unautel de campagne, qui était arrivé par hasard dans l’église deVerchovice. »

L’aumônier militaire : Otto KATZ.

L’autel de campagne sortait des ateliers de lamaison juive Moritz Mahler à Vienne, fabricante d’objetsnécessaires à la messe et d’articles de piété, comme, par exemple,chapelets et images saintes.

Comme toute pompe de l’Église, cet autel,composé de trois parties, brillait d’oripeaux criards.

Sans se fier à son imagination, personnen’aurait pu deviner ce que représentaient les images décorant lestrois panneaux. Elles donnaient seulement l’impression de pouvoirservir aussi bien aux ministres de quelques cultes païens dans leZambèze qu’aux Chamans des Bouriates et des Mongols.

Peint avec vulgarité, il ressemblait de loin àun de ces tableaux colorés dont se servent les médecins descompagnies de chemins de fer pour découvrir les employésdaltonistes.

Une figure dominait, espèce d’être humainportant une auréole, nu et de couleur verdâtre comme le croupion del’oie quand il est au premier degré de décomposition et commence àembaumer.

Flanqué de deux côtés par un personnage ailécensé représenter un ange, cet homme saint et nu ne supportaitqu’avec horreur la compagnie que le peintre lui avait donnée, carles deux anges avaient l’aspect de dragons de contes de fées :c’était un ambigu de chat sauvage ailé et de bête d’Apocalypse.

Le deuxième panneau devait figurer laSainte-Trinité. Pour la Colombe, le peintre ne risquait rien. Ilavait simplement retracé un oiseau qui pouvait être une colombetout aussi bien qu’une poule de la race de wyandottes blanches.

Mais, ce qui était propre à épouvanter,c’était Dieu le Père qui avait les traits d’un de ces sauvagesbrigands de l’Ouest qui sévissent dans les films américains.

Le Fils, tout au contraire, apparaissaitjeune, allègre et bien portant, doué d’un embonpoint assezflorissant et couvrant sa nudité d’une sorte de caleçon de bain. Ilavait tout d’un sportsman. Il soutenait sa croix d’ungeste d’une suprême élégance comme s’il tenait une raquette detennis.

De loin, tout se fondait en une tache évoquantl’entrée d’un train dans une gare.

Quant au troisième panneau, il étaitabsolument impossible d’en comprendre le sujet.

Les opinions, à son propos, des soldatsexposés à contempler ce chef-d’œuvre tout le long d’une messe,étaient partagés et s’égaraient dans les suppositions les plusfantaisistes. Un soldat reconnut un jour dans cette peinture unpaysage de la Sazava.

Une inscription au bas du panneau limitaitseule les conjectures. On y lisait : « Heilige Marie,Mutter Gottes, erbarme Dich unser. »[38]

Chvéïk héla un fiacre, y installa l’autel etle feldkurat,et monta lui-même à côté du cocher.

Le cocher était une âme subversive. Il sepermettait des remarques très désobligeantes sur « la victoiredes armes autrichiennes », disant par exemple : « Cequ’on vous a balancé de Serbie, là-bas, non, quellevitesse ! »

À l’octroi, Chvéïk répondit à l’employé quilui demandait ce qu’il y avait dans la voiture :

– La Sainte Trinité et la Vierge avec monfeldkurat.

Pendant ce temps-là les compagnies prêtes àpartir pour le front attendaient avec impatience l’arrivée dufeldkurat. Mais celui-ci était loin d’avoir rassemblé toutce qui lui manquait encore pour la cérémonie. Aussi la voiture lesconduisait-elle sans désemparer chez le lieutenant Witinger, quidevait prêter sa coupe de sport ; il fallait aussi s’arrêterau couvent de Brevnov pour y prendre la monstrance et le ciboire,ainsi qu’une bouteille de messe.

– Tu comprends, dit Chvéïk au cocher, çaa l’air d’un travail à la va-comme-je-te-pousse, mais il y a tantde fourbis qu’on ne peut pas penser à tout.

Et il n’avait que trop raison, car, enarrivant au champ de manœuvres, au pied de l’estrade où devait sedresser l’autel, le feldkurat s’aperçut qu’il étaitdépourvu d’enfant de chœur…

Le feldkurat avait coutume de confierces fonctions à un fantassin, téléphoniste du génie, mais celui-ciavait préféré aller au front.

– Ça ne fait rien, monsieur l’aumônier,lui dit Chvéïk, je peux bien le remplacer.

– Et est-ce que vous vous y connaissez aumoins ?

– Non, monsieur l’aumônier, mais il fauttoujours essayer tout. C’est la guerre et aujourd’hui des gens fontcertaines choses auxquelles ils n’auraient jamais pensé auparavant.Je ne suis pas assez bête pour ne pas savoir lâcher un et cumspiritu tuo en réponse de votre Dominus vobiscum.C’est pas si difficile que ça de tourner autour de vous comme unchat autour d’une assiette de purée chaude. Et je suis parfaitementcapable de vous laver les mains et de vous verser du vin de laburette…

– Ça pourra aller, dit lefeldkurat, mais je vous préviens qu’avec moi il fautmettre du vin aussi dans la burette à eau ; occupez-vous entout de suite, voulez-vous ? Du reste, je vous ferai toujourssigne de passer à droite ou à gauche, suivant que j’aurai besoin devous. En sifflant, tout bas, bien entendu, – une fois, ça voudradire « à droite », en sifflant deux fois ce sera « àgauche ». Quant au livre de messe, pas la peine de letransbahuter tout le temps, enfin, vous verrez. En somme, tout ça,c’est une bonne farce. Vous n’avez pas le trac ?

– Je ne crains rien au monde, pas mêmequand je dois servir la messe.

Le feldkurat avait raison en disantque tout cela n’était pour lui qu’une bonne farce. Tout marchacomme par enchantement. Le discours du feldkurat fut trèssuccinct.

– Soldats, dit-il, avant notre départpour le front, nous nous rassemblons ici pour élever nos cœurs versDieu, pour le prier de nous donner la victoire et de nous gardersains et saufs. Je ne veux pas vous retenir plus longtemps et jevous souhaite très bonne chance.

– Repos ! commanda le vieuxcolonel.

Les messes de camp portent ce nom parcequ’elles sont régies par les mêmes lois que les opérations encampagne. Pendant la guerre de Trente ans elles se distinguaientpar leur longue durée, sans doute en proportion avec la durée de laguerre.

D’accord avec la tactique contemporaine quiexige que les mouvements des armées soient prestes et rapides, lesmesses de camp doivent nécessairement obéir au même rythme.

Celle du feldkurat dura juste dixminutes. Les soldats les plus rapprochés de l’autel furent trèsétonnés de s’apercevoir que l’officiant sifflait.

Chvéïk mit beaucoup d’adresse à évoluersuivant les signaux convenus, passant de la gauche à la droite del’autel, et ne disant autre chose que « Et cum spiritutuo ».

Ces trémoussements évoquaient une danseindienne autour de la pierre du sacrifice. Ils eurent cependantl’effet salutaire de faire passer aux soldats l’ennui que leurinspirait le morne et poussiéreux champ de manœuvre avec une alléede pruniers à l’horizon et, malheureusement beaucoup moins loin,une rangée de latrines qui exhalaient leur odeur, destinée sansdoute à remplacer le parfum des encensoirs.

Les soldats rigolaient ferme. Les officiersgroupés autour du colonel se racontaient des petites histoirespiquantes. De temps en temps on entendait un des hommesdire :

– Passe-moi une bouffée.

Et la fumée des cigarettes montait vers leciel comme la fumée d’un bûcher rituel. Comme le colonel avaitallumé un cigare, tous les sous-officiers l’imitèrent.

Enfin le commandement strident de ZumGebet[39] perça l’air poussiéreux, et tout lecarré d’uniformes gris plia le genou devant la coupe de sport dulieutenant Witinger.

Le calice était rempli à ras bord, et le gesteénergique qu’eut le feldkurat pour le vider suscita dansl’opinion publique une réaction exprimée par la phrasesuivante :

– Comme il y est allé pour s’envoyer sonpinard !

Le feldkurat refit encore par deuxfois son geste si suggestif. Par deux fois, aussi, le commandement« À la prière ! » retentit aux oreilles des soldats,et la musique entonna enfin « Dieu protège notreEmpereur… » La messe était finie.

– Ramassez-moi tous ces trous, dit lefeldkurat à Chvéïk en montrant du doigt l’autel pliant, lamonstrance, le ciboire et le « calice » ; il s’agitde rendre les objets prêtés.

Le cocher, loué pour toute la matinée, lesreconduisit chez leurs « fournisseurs » qui rentrèrent enpossession de leur bien, à l’exception cependant de la bouteille devin.

De retour au logis, après avoir invité lecocher à se faire payer au commandement de la place de Prague,Chvéïk demanda au feldkurat :

– Je vous déclare avec obéissance,monsieur l’aumônier, que je voudrais bien vous poser unequestion : Est-ce que l’enfant de chœur doit être de la mêmeconfession religieuse que l’officiant ?

– Parbleu, répondit lefeldkurat, sans cela la messe est nulle.

– Dans ce cas, monsieur l’aumônier, ilest arrivé un accident bien regrettable, car moi, je suis sansconfession. C’est bien ma guigne, ça !

Le feldkurat observa Chvéïk quelquetemps sans rien dire. Puis, il lui frappa l’épaule et luidit :

– Je vous autorise à finir le vin de lamesse, il en est resté un peu dans la bouteille ; quand vousl’aurez bu, vous pouvez vous considérer comme rentré dans le seinde l’Église.

Chapitre 12CONTROVERSE RELIGIEUSE.

Or, il arrivait à Chvéïk de rester des joursentiers sans nouvelles de ce pasteur de brebis militaires. Lefeldkurat partageait son temps entre les devoirs de sonétat et la noce ; il revenait à son domicile sale, non lavé,déconfit comme un chat qui rentre au coin du feu après uneexcursion nocturne et amoureuse sur les toits.

À ses retours intermittents, lorsqu’il n’étaitpas trop abruti pour parler, il aimait, avant de s’endormir, àdiscourir avec Chvéïk d’idéal élevé, de noble élan, de pure joieque lui procurait la pensée.

Il essayait souvent de l’exprimer en vers etcitait Henri Heine.

Chvéïk eut l’honneur de servir encore une foisune messe de camp, célébrée, celle-là, pour le départ au front d’unbataillon de sapeurs.

À cette occasion, on avait convoqué, parmégarde ou par précaution, un second feldkurat, ancienprofesseur de religion dans un lycée et homme fort dévot, qui necacha pas son étonnement lorsque son collègue l’engagea à boire uncoup de cognac à même la gourde que Chvéïk emportait toujourssoigneusement remplie, dans chacune de leurs missions.

– C’est une marque excellente, avait ditle maître de Chvéïk à l’aumônier ahuri ; buvez-en une gorgéeet retournez à vos affaires, je m’arrangerai sans vous ; j’airudement besoin de prendre un peu d’air frais, parce que j’ai malaux cheveux.

Le pieux feldkurat s’en alla enhochant la tête et Katz remplit brillamment sa tâche commetoujours.

Pour la transsubstantiation, il se servitcette fois-ci, de Weinspritz,et le sermon fut un peu pluslong, car un mot sur trois était suivi par un et cætera etun « évidemment ».

– Soldats, dit-il, vous partezaujourd’hui pour le front, et cætera. Élevez vos cœurset cætera vers Dieu, évidemment. Vous ne savez évidemmentpas ce que vous allez devenir, et cætera.

Le sermon continuait sur ce ton. Le courantd’et cætera et d’« évidemment » s’arrêtaitparfois pour laisser passer des « nom de Dieu » et detous les saints.

Dans son élan oratoire, le feldkuratne manqua pas de conférer l’auréole au prince Eugène, devenu lesaint patron des sapeurs, toujours prêt à leur venir en aide, surle champ de bataille, pour la construction d’un pontondangereux.

La messe fut cependant achevée sans autrescandale, ayant fort diverti les soldats qui y assistaient.

Un incident se produisit au moment où lefeldkurat et Chvéïk montant dans le tramway pour retournerchez eux, le conducteur leur refusa d’accueillir dans la voitureleur autel pliant.

– Rouspète pas, ou je t’abîme la figureavec ce malheureux innocent de saint ! dit Chvéïk enbrandissant l’autel plié sous le nez du conducteur.

Arrivés enfin à la maison, ils constatèrentqu’ils avaient perdu le tabernacle.

– Ça n’a aucune importance, déclaraChvéïk ; les premiers chrétiens disaient bien leurs messessans se servir du tabernacle. Si nous déclarions la perte à lapolice, quelqu’un d’honnête qui l’aura certainement retrouvéviendra demander une récompense. Un soldat de mon régiment deBoudéïovice, une tourte comme on n’en fait plus, avait trouvé unefois six couronnes dans la rue, et il est allé les remettre aucommissariat de police. Les journaux en ont parlé, bien entendu, etcet imbécile d’honnête homme a été ridiculisé à jamais. Personne nevoulait plus le connaître ; tout le monde lui disait :« Il faut être idiot pour faire une stupidité comme ça, c’esthonteux ! si tu as un tout petit peu d’honneur dans le corps,tu passeras ta vie à t’en repentir ». Il courtisait uneboniche qui a rompu avec lui aussitôt qu’elle a su sa bêtise. Quandil est revenu en permission dans son patelin, ses camarades l’ontmis à la porte de chez le bistro. Il a commencé à dépérir, sa gaffene lui sortait pas de la tête, et à la fin du compte il s’est jetésous le train. Il y avait aussi dans notre rue un tailleur qui atrouvé un jour une bague en or. On a eu beau lui conseiller deprendre garde à la police et de ne pas être assez bête pour yreporter l’objet, il n’a voulu écouter personne. Au commissariat,on l’a très bien accueilli, en lui disant que la perte d’une baguede brillants y avait été déjà signalée, mais ils n’ont pas plus tôtexaminé la pierre qu’ils l’ont attrapé : « Dites donc,vous, ce n’est pas un brillant, ça c’est du verre ! Combienavez-vous touché pour la pierre que vous avez enlevée, hein ?Des honnêtes gens comme ça, nous les connaissons bien, ce n’est pasencore vous qui nous la ferez. » À la fin, la chose s’estexpliquée parce qu’il s’est amené là un autre type qui avait perduune bague avec une pierre fausse, un bijou de famille, mais letailleur a fait tout de même trois jours de prison pour outragesaux agents. Quand il en est sorti, il a reçu, comme récompense, dixpour cent de la valeur de cette camelote, c’est-à-dire une couronnevingt hellers, et il était si excité qu’il a jeté les deux pièces àla tête du monsieur à qui la bague appartenait. Alors, celui-ci aporté plainte pour injures et le tailleur a été encore condamné àdix couronnes d’amende. Après son histoire, il racontait dans toutle quartier que les gens assez bêtes pour rapporter un objet trouvémériteraient vingt-cinq coups de trique sur les fesses, et qu’ontape dessus jusqu’à ce qu’ils deviennent tout noirs, et cela sur laplace publique, pour que tout le monde en prenne bonne note etqu’il n’y ait pas de danger qu’on suive leur exemple. Je crois quecelui qui aura trouvé notre tabernacle ne nous le rapportera pas,même s’il y voit le numéro de notre régiment, et peut-être bien àcause de ça, justement, pour n’avoir pas d’embêtement avec lesmilitaires. Il le jettera certainement à l’eau. Hier soir, j’ai vuà la Couronne d’or un type de la campagne, qui avait l’aird’avoir cinquante-six ans. Ce malheureux était allé demander àl’Administration du district, à Nova Paka, pourquoi on avaitréquisitionné sa voiture. L’administration l’a foutu à la porte, etil s’en allait chez lui quand il a vu sur la place un convoimilitaire. Il s’est arrêté pour regarder un peu les chevaux, etvoilà qu’un jeune homme lui a demandé de garder une minute savoiture, le temps d’aller faire une course. Il n’est jamais revenu,et le vieux a dû rester à côté de la voiture. Il ne lui a servi derien d’expliquer que ce n’était pas lui le cocherréquisitionné : on l’a obligé à conduire la voiture jusqu’enHongrie, et il serait arrivé probablement en Serbie, si l’idée nelui était pas venue de faire comme l’autre et de lâcher la voitureà son tour. Il m’a dit hier qu’il ne lui arriverait plus jamaisd’avoir le moindre rapport avec des effets de propriétémilitaire.

Le soir ils eurent la visite de l’autrefeldkurat qui était venu dans la matinée au champ demanœuvres pour dire la messe aux sapeurs. C’était un fanatique quine pensait qu’à rapprocher de Dieu toutes les âmes qui luitombaient sous la main. Du temps qu’il était professeur dereligion, il inspirait des sentiments de piété à ses élèves en lesgiflant : on avait l’occasion de lire dans les journaux desentrefilets sous le titre « Une brute » ou « Unprofesseur de religion qui prêche à coups de gifles ». Ilétait convaincu que le seul moyen d’enseigner la religion auxélèves était d’user du bâton.

Il boitait d’une jambe, à la suite d’unediscussion animée qu’il avait eue un jour avec le père d’un enfantgiflé par lui, parce qu’il doutait de la Sainte-Trinité. Leprofesseur lui avait donné trois gifles : une pour le Père, ladeuxième pour le Fils et la troisième pour le Saint-Esprit.

Ce fougueux apôtre était venu ce jour-làrendre visite à son collègue Katz afin de toucher son âme indocileet de le remettre dans le droit chemin. Il commença ainsi :« Je suis très étonné de ne pas voir chez vous un crucifix. Jeme demande où vous pouvez bien lire votre bréviaire. Et pas uneseule image de saints aux murs de votre chambre. Qu’est-ce qui pendlà au-dessus de votre lit ? »

Katz sourit et dit :

– C’est Suzanne au bain, et,cette femme nue que vous voyez au-dessous, c’est mon ancienneconnaissance. À droite, vous apercevez une estampe japonaisereprésentant les amours d’une geisha et d’un vieux samouraï. Trèsoriginal, n’est-ce pas ? Le bréviaire, je l’ai dans lacuisine, Chvéïk, apportez-le et ouvrez-le à la page trois.

Chvéïk alla à la cuisine et on entendit troisfois de suite le bruit d’une bouteille débouchée.

Le dévot personnage fut littéralementpétrifié, lorsqu’il s’aperçut que Chvéïk mettait sur la table troisbouteilles de vin.

– C’est du vin de messe très léger, chercollègue, dit Katz, du ryzlink de qualité supérieure. Il ale goût d’un petit Moselle.

– Je n’en boirai pas, répondit le dévot,je suis venu pour vous parler du salut de votre âme.

– Vous aurez la gorge desséchée, chercollègue, dit Katz d’un ton insinuant ; faites-nous l’honneurde trinquer avec nous et je vous écouterai bien sagement. Je suisun homme tolérant, je respecte toutes les opinions.

L’homme trempa ses lèvres dans le verre, cequi lui fit sortir les yeux de la tête.

– Épatant, ce vin, n’est-ce pas, chercollègue ? Vous ne trouvez pas, bon sang ?

Le fanatique répondit rudement :

– Je m’aperçois que vous jurez.

– C’est l’habitude, riposta Katz, je mesurprends souvent même à blasphémer. Chvéïk, versez du vin àM. l’aumônier. Je puis vous assurer également que je dis àchaque instant : « Himmelhergott Krucifix et crébon Dieu ». Quand vous serez aussi vieux que moi dans leservice, vous ferez tout pareil. Ce n’est ni difficile nicompliqué, et toutes ces expressions nous sont déjà familières, ànous autres, aumôniers militaires ; n’avons-nous pas sanscesse à la bouche les mots : ciel, Dieu, croix et saintsacrement ? Par qui seraient-ils prononcés, sinon par des gensdu métier comme nous ? Buvez donc, cher collègue.

Machinalement, l’ancien professeur de religionleva et vida son verre. Il aurait bien voulu dire un mot, mais pasmoyen. Il se contenta de rassembler ses idées.

– Mon cher collègue, reprit Katz, je vousen prie, ne prenez pas cet air sinistre de l’homme qui doit êtrependu dans cinq minutes. Voyons. J’ai entendu raconter qu’unvendredi, au restaurant, vous aviez mangé une côtelette de porc,croyant qu’on était jeudi, et que quelques minutes plus tard, à latoilette, persuadé que le bon Dieu allait vous exterminer, vousvous êtes introduit les dix doigts dans la bouche pour pouvoirrendre le morceau. Moi, je ne vois aucun mal à manger de la viandeles jours de jeûne, et l’enfer ne m’empêche pas du tout de dormir.Pardon, buvez, je vous en prie, ne faites pas de façons. Voilà.Comme ça ? Ça va beaucoup mieux, n’est-ce pas ? À proposde l’enfer : votre opinion est-elle d’accord avec l’esprit destemps nouveaux, avec les réformistes ? Pour moi, l’enfer estun endroit où, à la place des chaudières démodées, remplies desoufre, on trouve d’énormes marmites de Papin, des chaudièresspéciales à grand nombre d’atmosphères ; les pécheurs yrôtissent dans la margarine, y grillent à petit feu électrique, onles lamine pendant des milliers d’années, des dentistes se chargentde leur faire grincer des dents : les gémissements sontenregistrés au gramophone et on envoie les disques au ciel pourréjouir les âmes des bienheureux. Au paradis, il y a de grandsvaporisateurs d’eau de Cologne, mais on y joue tellement de Brahmsque c’est à vous dégoûter de la musique et qu’on finirait paspréférer l’enfer et le purgatoire. Les chérubins ont leur petitpostérieur muni d’une hélice d’aéroplane, pour ne pas trop fatiguerleurs ailes. Buvez, cher collègue, et vous, Chvéïk, versez ducognac à M. l’aumônier ; vous ne voyez donc pas qu’iln’est pas bien ?

Lorsque le dévot personnage se fut un peuremis, il murmura :

– La religion, c’est une question deraisonnement pur et simple. Celui qui ne croit pas à laSainte-Trinité…

– Chvéïk, dit Katz en lui coupant laparole, versez encore un cognac à M. l’aumônier pour leretaper. Et dites-lui quelque chose, vous, Chvéïk.

– Je vous déclare avec obéissance,monsieur l’aumônier, commença Chvéïk, que, pas bien loin deVlachime, il y avait dans le temps un curé doyen qui, après que savieille gouvernante a eu décampé en emportant leur gosse et sonargent, a pris seulement une femme de ménage. Alors, ce doyen, dansses vieux jours, s’est mis tout d’un coup à étudier les œuvres desaint Augustin et il y a lu comme ça que celui qui croyait àl’existence des antipodes méritait d’être damné. Comme ça, il faitvenir sa femme de ménage et lui dit : « Écoutez-moi bien,vous m’avez raconté un jour que votre fils était mécanicien etqu’il était parti pour l’Australie. C’est donc qu’il se trouveraitmaintenant aux antipodes, et saint Augustin dit que celui qui croità l’existence des antipodes mérite d’être damné. »

– Mais, mon gracieux maître, que luirépond la femme de ménage, mon fils m’envoie de là-bas des lettreset de l’argent. – Ce sont des pièges du démon ! lui répond ledoyen ; « d’après saint Augustin, il n’y a pas du toutd’Australie, c’est l’Antéchrist qui cherche à vous égarer par sestentations ». Et le dimanche, du haut de sa chaire, le doyen amaudit le fils et la mère en criant à perdre haleine quel’Australie n’existait pas. On l’a conduit directement de l’églisedans une maison de fous. Je ne dis pas qu’il n’y en a pas d’autresqui devraient y être, il y en a pas mal dans le même genre quicourent les rues. Dans le couvent des Ursulines ils gardent unflacon du lait de la Sainte Vierge du temps qu’elle allaitait lepetit Jésus, et dans un orphelinat près de Benechof on avait faitvenir une fois de l’eau de Lourdes, mais les orphelins à qui on enavait fait boire ont attrapé une diarrhée qu’on n’avait jamais rienvu de pareil.

À ce moment, l’apôtre tourna de l’œil et nerevint à lui-même qu’après l’absorption d’un verre de cognac ;mais celui-ci eut aussi l’effet moins heureux de lui monter à latête.

Les yeux appesantis, le théologien demanda àKatz :

– Vous ne croyez pas àl’Immaculée-Conception ? Vous ne croyez pas à l’authenticitédu pouce de saint Jean Népomucène qui se trouve chez les Piaristesde Prague ? Et, en somme, croyez-vous même en Dieu ? Et,si vous ne croyez pas, pourquoi vous êtes-vous faitaumônier ?

– Cher collègue, lui répondit Katz en luifrappant familièrement sur le dos, aussi longtemps que l’Étatjugera que les soldats qui s’en vont mourir sur les champs debataille ont besoin pour ça de la bénédiction divine, le métierd’aumônier sera assez bien rétribué, et il ne fatigue pas trop sonhomme. Pour ma part, je le préférerai toujours à l’obligation decourir les champs d’exercice et d’assister aux manœuvres, parexemple. Dans ce temps-là, je dépendais toujours d’un ordre de messupérieurs, tandis que maintenant je suis mon propre maître à moi,je fais ce que bon me semble. Je représente quelqu’un qui n’existepas et je suis mon dieu à moi tout seul. Quand il me plaît de nepas pardonner ses péchés à quelqu’un, je ne les lui pardonne pas,même s’il me supplie à genoux. Du reste, les types qui seraientassez bêtes pour le faire sont bougrement rares.

– Moi, j’aime beaucoup le bon Dieu, ditl’autre en hoquetant, je l’aime énormément. Donnez-moi un peu devin. J’estime beaucoup le bon Dieu, continua-t-il, je l’honorebeaucoup et j’en fais grand cas. Il n’y a même personne quej’honore autant que lui.

Il frappa si fort du poing sur la table queles bouteilles tressautèrent.

– Le bon Dieu est d’une nature sublime,quelqu’un de supra-terrestre. Il est très honnête dans ses affairespersonnelles. C’est comme une apparition en plein soleil, personnen’est capable de me réfuter. J’honore aussi beaucoup saint Josephet enfin tous les saints, sauf saint Sérapion, à cause de son nomqui ne me revient pas.

– Il n’a qu’à faire une demande augouvernement pour pouvoir en porter un autre, suggéra Chvéïk.

– J’aime bien aussi sainte Loudmila etsaint Bernard, continua l’enthousiaste, il a sauvé beaucoup depèlerins sur le Saint-Gothard. Il porte au cou une gourde decognac, et tout son plaisir est de rechercher des gens ensevelissous la neige.

La conversation changea de sujet. L’apôtres’exprimait avec désordre.

– J’honore les Innocents massacrés, ilsont leur fête le 28 décembre. Hérode, je le déteste. La poule quidort tout le temps ne peut pas pondre d’œufs frais…

Il éclata de rire et se mit à chanter un chantd’Église.

S’interrompant pour s’adresser à Katz, il luidemanda d’un ton tranchant :

– Vous ne croyez pas que le 15 août c’estla fête de l’Assomption de la Sainte Vierge ?

La soirée battait son plein. Trois bouteillesde vin apparurent encore sur la table et, par moment, s’élevait lavoix de Katz :

– Dis que tu ne crois plus en Dieu, ou tun’auras plus de vin.

On aurait pu croire revenu l’âge de lapersécution des premiers chrétiens. L’ancien professeur de religionavait entonné un cantique dont les martyrs remplissaient jadis lesarènes de Rome, et criait :

– Je crois en Dieu, je ne le renieraipas. Tu peux garder ton vin. J’ai de l’argent pour en faireacheter.

Enfin, on le mit au lit. Avant de s’endormir,il jura encore en levant sa main droite vers le ciel :

– Je crois au Père, au Fils et auSaint-Esprit. Apportez-moi mon bréviaire.

Chvéïk lui mit en main un livre qui traînaitsur la table de nuit. Et c’est ainsi que le pieux aumôniers’assoupit en tenant le Décaméronde Boccace.

Chapitre 13CHVÉÏK PORTE LES DERNIERS SACREMENTS.

Le front appuyé sur sa main, lefeldkurat Otto Katz était plongé dans la lecture d’unecirculaire qu’il venait de rapporter de la caserne. Cetteinstruction confidentielle du ministère de la Guerre s’exprimaitainsi :

« Le ministère de la Guerre de l’Empiresupprime, pour la durée de la guerre, les prescriptions concernantl’Extrême-Onction à donner aux soldats en danger de mort et arrêteles règles suivantes à observer par les aumôniersmilitaires :

1° Au front l’administration del’Extrême-Onction est supprimée ;

2° Il est défendu aux soldats gravementmalades ou blessés de se retirer à l’arrière en vue de recevoirl’Extrême-Onction. Les aumôniers militaires sont tenus à signaleraux autorités militaires supérieures, aux fins de poursuiteslégales, les soldats qui contreviendraient à cesdispositions ;

3° Dans les hôpitaux militaires del’arrière, il est permis d’administrer l’Extrême-Onction sous formecollective après l’avis favorable des médecins militaires, en tantque cette autorisation ne comporte aucun dérangement pour lesditesautorités militaires ;

4° Dans des cas exceptionnels, lecommandement des hôpitaux militaires de l’arrière peut autoriserl’administration de l’Extrême-Onction, suivant qu’il le jugeranécessaire ;

5° Sur l’invitation des commandements deshôpitaux militaires, les aumôniers militaires sont tenus à donnerl’Extrême-Onction aux personnes proposées, par ladite autorité,pour recevoir ce sacrement. »

Ce qui intéressait le feldkurat plusque la circulaire, c’était une lettre du commandement de l’hôpitalde la place Charles, l’invitant à venir le lendemain pour donnerl’Extrême-Onction aux soldats grièvement blessés.

– Dites-donc, Chvéïk, ce n’est pas unsale coup, ça ? Comme s’il n’y avait que moi comme aumôniermilitaire dans tout Prague. Pourquoi, je vous le demande, n’encharge-t-on pas cet aumônier si pieux qui a couché l’autre jourchez nous ? Je dois donner l’Extrême-Onction aux soldats del’hôpital de la place Charles… Mais, du diable si je sais encorecomment on fait.

– Rien de plus facile, monsieurl’aumônier, répondit Chvéïk ; nous n’avons qu’à acheter uncatéchisme, c’est une sorte de guide-âne pour les pasteursspirituels qui ont perdu la tramontane. Le couvent d’Emmaüs àPrague employait dans le temps un jardinier qui aspirait à devenirfrère lai. On lui a donné une soutane pour épargner son habitcivil, et il a fallu qu’il achète un catéchisme pour apprendrecomment on faisait le signe de la croix, quelle créature étaitindemne du péché originel, ce qui signifiait avoir la consciencepure, et bien d’autres babioles comme ça. Une fois qu’il a euappris, il s’est mis à vendre des tomates en cachette, et, aprèsque la moitié de la récolte y avait passé, il a dû quitterhonteusement le couvent. Lorsque je l’ai revu, il m’a dit :« J’aurais bien pu vendre les tomates sans me fouler pourapprendre le catéchisme, tu sais ! »

Chvéïk alla acheter un catéchisme, et lefeldkurat le feuilleta.

– Tiens, dit-il, l’Extrême-Onction nepeut être donnée que par un prêtre qui se sert seulement d’huilebénite par l’évêque. Vous voyez bien, Chvéïk, que par exemple, vousne pourriez pas administrer ce sacrement. Lisez comment on s’yprend.

Chvéïk lut :

– Le prêtre oint avec l’huile bénite lesprincipaux organes des sens, en faisant cette prière :

« Que par cette Sainte Onction et dans lamiséricorde suprême du Seigneur te soient remis les péchés que tuas commis par les yeux, les oreilles, les narines, la bouche, lesmains et les pieds. »

– Je voudrais bien savoir, Chvéïk,comment on peut commettre un péché par les mains. Est-ce que vouspourriez m’éclairer à ce sujet ?

– Mais des tas de péchés, monsieurl’aumônier ! par exemple, quand on introduit sa main dans unepoche étrangère, ou bien, en dansant, car pour les danseurs ladéfense de toucher n’existe pas.

– Et par les pieds ?

– Quand on traîne exprès une patte pourapitoyer les gens.

– Et par les narines ?

– Quand on ne peut pas sentir sonprochain.

– Par la bouche, Chvéïk ?

– Quand on a une si grande faim qu’onmangerait le nez du voisin, ou bien quand on rase par des bêtisesles gens qui sont assez idiots pour vous écouter, ce qui est enmême temps un péché à la charge des oreilles.

Après s’être livré à ces considérationsphilosophiques, le feldkuratse tut. Il n’interrompit lesilence qu’après un moment.

– Il nous faut donc de l’huile bénite,dit-il. Voilà dix couronnes, vous en achèterez une petitebouteille. Évidemment, il vaudrait mieux pouvoir la prendre àl’Intendance militaire, mais je ne crois pas qu’ils tiennent cetarticle.

Chvéïk s’en alla à la recherche de l’huilebénite. Il put se rendre compte qu’elle était encore plus difficileà trouver que cette eau vive que poursuivent à travers tant dedifficultés les personnages de Bozena Nemcova.

Tout d’abord, Chvéïk fit quelques droguistes.Mais à peine ouvrait-il la bouche pour demander si on avait« de l’huile bénite par l’évêque », que les commis sefichaient à rire ou disparaissaient derrière le comptoir. C’est envain que Chvéïk gardait son air le plus sérieux.

Il décida alors de voir s’il aurait plus dechance auprès des pharmaciens. Le premier le fit mettre à la portepar le garçon de laboratoire. Le second téléphona à un hôpitalvoisin qu’un cas de folie subite était survenu dans sonétablissement. Le troisième, enfin, conseilla à Chvéïk la firmePolak dans la Dlouha Trida, maison fournissant spécialement deshuiles, des couleurs et vernis.

Le renseignement était bon. La maison Polak nelaissait jamais partir un client bredouille. À celui qui demandaitpar exemple du baume de copaïva, ou donnait de la térébenthine, ettout était dit.

Lorsque Chvéïk exposa sa demande en stipulantqu’il lui fallait absolument de l’huile bénite, le patron enjoignitau commis :

– Donnez-lui dix décagrammes d’huile dechènevis, numéro trois, m’sieur Tauchen.

En enveloppant la petite bouteille dans dupapier de soie, le commis dit à Chvéïk d’un ton professionnellementpoli :

– C’est tout ce que nous avons de mieuxdans cet article, première qualité, et, si vous avez plus tardbesoin de pinceaux, de couleurs et vernis, vous trouverez tout çachez nous. Vous serez certainement bien servi.

En attendant sa fidèle ordonnance, lefeldkurat parcourait le catéchisme pour se remettre entête ce qu’il avait jadis mal appris au séminaire. Il s’amusaitbeaucoup de certaines phrases d’une spirituelle précision, du genrede celle-ci : « Le terme d’Extrême-Onction doit sonorigine au fait que, dans la plupart des cas, elle est la dernièreonction que les fidèles reçoivent de l’Église avant leurmort. » Ou bien : « L’Extrême-Onction peut êtrereçue par tout catholique qui est dangereusement malade et jouit detoute sa connaissance. » Ou encore : « Le maladedoit recevoir l’Extrême-Onction – autant que possible – au momentoù il possède encore toute sa mémoire. »

Une ordonnance apporta une lettre quiprévenait le feldkuratque l’« Association des damesnobles pour l’éducation religieuse du soldat » assisterait àla cérémonie du lendemain.

Cette « Association » était composéede vieilles personnes hystériques qui parcouraient les hôpitaux endistribuant aux soldats des images de sainteté, des historiettesédifiantes dont le héros était toujours un soldat catholique,heureux de mourir pour l’Empereur. Ces brochures étaientillustrées : on y voyait un champ de bataille couvert decadavres d’hommes et de chevaux, de convois et de fourgons mis enpièces, de canons renversés. L’horizon était occupé par desvillages en flammes et des shrapnels qui éclataient dans tous lessens, tandis qu’au tout premier plan un soldat auquel un obusvenait de couper la jambe recevait des mains d’un ange une couronnesur le large ruban de laquelle figurait une inscriptionalléchante : « Ce soir tu seras avec moi auparadis ». Le moribond souriait comme si on lui avait offertun rafraîchissement délectable.

Ayant parcouru le contenu de la lettre, lefeldkurat s’écria tout en crachant :

– Elle promet, la journée dedemain !

Il connaissait bien cette « bande detartufes femelles » comme il l’appelait, pour l’avoir souventvue dans le temps à ses sermons de Saint-Ignace. C’était encore letemps où il prêchait avec toute la candeur naïve du jeuneecclésiastique : ces dames avaient leur banc derrière celui ducolonel. Une fois, deux grandes escogriffes en noir, et portantd’énormes chapelets à leur maigre cou, l’avaient attendu à lasortie pour l’entretenir, pendant deux heures, de l’éducationreligieuse des soldats. Elles n’auraient jamais eu fini si lefeldkurat n’avait rompu en disant :« Excusez-moi, mesdames, mais le capitaine m’attend pour unepartie de cartes ».

– Il y a du bon, monsieur l’aumônier,prononça solennellement Chvéïk, revenu de sa course ; notrehuile bénite, je l’ai trouvée. C’est de l’huile de chènevis, numérotrois, première qualité ; avec ça, nous avons pour oindre toutun bataillon. La maison Polak tient les meilleures marchandises detout Prague. Elle vend aussi des couleurs, des vernis et despinceaux. Il ne nous manque plus qu’une sonnette.

– Pour quoi faire, mon petitChvéïk ?

– Comment ! Mais il faut sonner lelong de la route pour que les gens ôtent leur chapeau en voyantpasser le sacrement. C’est-à-dire l’huile numéro trois. Ça se faittoujours, et je connais pas mal de gens qui ont été condamnés parcequ’ils n’avaient pas salué le sacrement au passage. À Zizkov uncuré a une fois roué de coups un aveugle qui, dans un cas comme ça,n’avait pas ôté son chapeau, et ce malheureux a attrapé plusieursmois de prison par-dessus le marché, parce qu’on lui avait prouvéqu’il n’était pas sourd-muet, mais seulement aveugle, qu’à défautde voir il aurait pu entendre et que sa conduite avait causébeaucoup de scandale autour de lui. C’est comme à la Fête-Dieu. Desgens qui autrement ne feraient même pas attention à nous, sontobligés ce coup-ci de se découvrir. Si vous n’y voyez pasd’inconvénient, je vais aller immédiatement à la recherche d’unesonnette.

Cette permission obtenue, Chvéïk revint unedemi-heure après, muni d’une sonnette.

– C’est la sonnette du portier del’auberge Kriz, dit-il ; elle m’a coûté cinq minutes defrousse, mais il m’a fallu attendre assez longtemps, parce qu’ilpassait tout le temps du monde.

– Je m’en vais au café, Chvéïk ; siquelqu’un vient me demander, dites-lui d’attendre.

Une heure ne s’était pas écoulée que Chvéïkouvrit la porte à un monsieur entre deux âges, à cheveuxgrisonnants, droit comme un I, et au regard très sévère.

Tout son extérieur révélait l’opiniâtreté etla méchanceté. Il roulait des yeux féroces comme s’il avait lamission d’anéantir à jamais le globe terrestre pour qu’il n’enrestât qu’une pincée de cendres dans l’Univers.

Son langage était cassant et sec, chaquephrase une injonction :

– Pas chez lui ? Est allé aucafé ? Je dois l’attendre ? Bien, j’ai le temps jusqu’àdemain matin. Alors, pour la taverne il a de l’argent, mais pas unsou pour payer ses dettes. Ça, un prêtre ? Fi donc !

Il cracha sur le sol de la cuisine.

– Dites-donc, ne crachez pas comme ça,s’il vous plaît ! dit Chvéïk en toisant l’insolent personnageavec un intérêt particulier.

– Et je cracherai tant qu’il me plaira,tenez, comme ça, répliqua le monsieur en joignant le geste à laparole ; c’est répugnant à la fin ! Un aumôniermilitaire ! Mais c’est tout simplement honteux !

– Puisque vous prétendez avoir del’instruction, lui fit observer Chvéïk, tâchez de vous débarrasserde la sale habitude de cracher dans un appartement qui n’est pas àvous. Vous croyez peut-être que tout est permis en un temps deguerre comme celui-ci ? Vous allez me faire le plaisir de voustenir comme un homme bien élevé et pas comme un voyou. Il s’agitd’être poli, de parler comme il faut et de ne pas vous conduirecomme un saligaud. Est-ce compris, espèce de tourtecivile ?

Le monsieur incorrect se leva, agité d’untremblement nerveux, et cria :

– Comment osez-vous me dire ça, vous,est-ce que je ne suis pas un homme comme il faut ?… Etqu’est-ce que je suis alors ?

– Un goret mal éduqué, répondit Chvéïk enle regardant bien ; vous crachez par terre comme si vous vouscroyiez dans le tram, dans le train ou dans un autre endroitpublic. Je me suis toujours demandé pourquoi on y mettait desécriteaux « Défense de cracher ». Je le sais maintenant,c’est à votre intention, vous devez être un frère bien connu.

Tour à tour blême et congestionné, le visiteurse répandit en une avalanche d’invectives contre Chvéïk et lefeldkurat.

– Avez-vous tout dégoisé ?questionna tranquillement Chvéïk lorsque le visiteur indécentdéclara qu’ils « étaient des fripouilles tous les deux, telmaître, tel valet » ou bien, avez-vous encore quelque chose àdire avant de dégringoler l’escalier ?

Comme son adversaire se taisait pour reprendrehaleine et aucune insulte ne lui venant plus à l’esprit, Chvéïkprit son silence pour une invitation à passer aux actes.

Il ouvrit la porte, maintint le visiteurencombrant de façon qu’il vît le trajet qu’il fallait parcourir, etlui appliqua un coup de pied au derrière, dont la vigueur auraitfait honneur au meilleur joueur de football du meilleur clubinternational.

Le départ précipité du monsieur fut soulignéde cette fine remarque émise par Chvéïk :

– Et la prochaine fois, quand vous irezen visite chez des gens comme il faut, vous tâcherez de vous tenirconvenablement.

Le visiteur éconduit se promenait maintenantdans la rue, guettant le retour du feldkurat.

Chvéïk ouvrit la fenêtre et surveillait lepromeneur infatigable.

Enfin, le feldkurat apparut et fitmonter son persécuteur dans la chambre. Il lui offrit une chaise ets’assit en face de lui.

Chvéïk s’empressa d’apporter un crachoir qu’ilposa devant le visiteur.

– Qu’est-ce que ça veut dire,Chvéïk ?

– Je vous déclare avec obéissance,monsieur l’aumônier, que ce monsieur est déjà venu tout à l’heureet que j’ai eu une discussion avec lui, justement au sujet de sonhabitude de cracher par terre.

– Laissez-nous, Chvéïk ; nous avonsquelque chose à régler à nous deux.

Chvéïk salua :

– Je vous déclare avec obéissance,monsieur l’aumônier, que je vous quitte.

Tandis qu’il s’en allait à la cuisine, uneconversation très animée commença entre les deux hommes.

– Vous êtes venu pour votre traite, si jene me trompe pas ? questionna le feldkurat.

– Oui, et j’espère…

Le feldkurat soupira :

– On se trouve souvent dans dessituations où tout ce qu’on peut faire, c’est espérer. Qu’il estbeau ce mot d’espoir qui en invoque immédiatement deuxautres : la foi, l’espérance, la charité !

– J’espère, monsieur l’aumônier, quecette somme que vous me devez…

– Évidemment, honoré monsieur,interrompit le feldkurat,je ne puis que vous répéter quece petit mot « espérer » est éminemment propre à noussoutenir dans notre lutte pour l’existence. Ainsi, vous, vous neperdez jamais l’espoir d’être payé. Comme c’est beau, d’avoir unidéal inébranlable, d’être un homme de bonne foi, qui prête del’argent sur une traite et espère qu’elle sera payée à temps !Espérer, et toujours espérer que je vais vous rembourser douzecents couronnes quand j’en ai à peine cent en poche…

– Alors vous…

– Parfaitement…

– C’est une escroquerie de votre part,monsieur.

– Ne vous agitez pas, cher monsieur.

– C’est une escroquerie, je vous lerépète, un abus de confiance.

– Je crois qu’un peu d’air frais vousferait du bien, proposa le feldkurat. Vraiment, on étouffeici.

Et, élevant la voix pour être entendu de lacuisine, il dit :

– Chvéïk, venez ici, ce monsieur désirealler prendre l’air.

– Je vous déclare avec obéissance,monsieur l’aumônier, que j’ai déjà mis ce monsieur à la porte toutà l’heure…

– Remettez-l’y encore une fois, commandale feldkurat.

Chvéïk ne se fit pas prier pour obtempérer àcet ordre avec une joie maligne.

– Voilà qui est fait, monsieurl’aumônier, dit-il en fermant la porte ; heureusement qu’onl’a mis dehors avant qu’il n’ait fait un scandale. Il y avait àMelechice un bistro qui expulsait toujours les clients troptapageurs à coups de matraque, en débitant des citations de laBible.Par exemple : « Celui qui épargne le fouetn’aime pas son fils, mais qui aime bien, châtie bien, jet’apprendrai à te battre chez moi ».

– Vous voyez, Chvéïk, ce qui arrive auxgens qui n’honorent pas les prêtres, plaisanta lefeldkurat. Saint Jean Bouche d’Or a dit : « Celuiqui n’honore pas le prêtre n’honore pas Jésus-Christ ; celuiqui offense Jésus-Christ offense le prêtre qui en tient laplace. » – Mais il faut nous préparer convenablement pourdemain. Faites une omelette au jambon et du grog.

Il existe au monde une race obstinée que rienne décourage. Le monsieur mis deux fois à la porte de chez lefeldkurat en faisait partie. Pendant que Chvéïk s’occupaitdu dîner, on sonna. Chvéïk alla ouvrir et revint dire :

– C’est encore le type de tout à l’heure,monsieur l’aumônier. Je l’ai enfermé dans la baignoire pour quenous ayons le temps de dîner tranquillement.

– Vous n’agissez pas bien, Chvéïk ;qui reçoit un hôte reçoit Dieu. Aux temps anciens les seigneursadmettaient à leur table des bouffons monstrueux pour les divertirà leur festin. Apportez le type pour qu’il soit notre bouffon.

L’individu persévérant apparut.

– Asseyez-vous, fit aimablement lefeldkurat, nous sommes en train d’achever notre dîner. Ily avait une langouste et du saumon et nous passons à l’omelette aujambon. Ben oui, on se régale, puisqu’il y a des gens assez bêtespour nous prêter de l’argent.

– J’espère que vous ne vous payez pas matête, au moins, dit le convive inattendu. Voilà trois foisaujourd’hui que je viens vous voir. Il faut absolument nousentendre.

– Je vous déclare avec obéissance, ditChvéïk, que ce monsieur est doué d’une fière persévérance. Il merappelle un certain Bouchek de Liben : une fois, dans uneseule soirée, il a été mis dix fois à la porte de la taverne Exner,et il y est rentré chaque fois sous prétexte qu’il avait oublié sapipe. Il rentrait par la fenêtre, par la porte, par la cuisine, ensautant le mur du jardin, en montant de la cave au comptoir, et ilserait certainement rentré par la cheminée si les pompiers, appelésen hâte, ne l’avaient pas fait descendre du toit. Avec tantd’esprit de suite, il a pu devenir ministre ou député.

L’intrus faisait semblant de ne rien entendre.Il répétait opiniâtrement :

– Je veux que la situation soit éclaircieet je désire que vous m’écoutiez.

– D’accord, dit le feldkurat,parlez, s’il vous plaît, honoré monsieur. Vous pouvez même parleraussi longtemps qu’il vous plaira ; nous autres, en attendant,nous allons continuer notre festin. J’espère que ça ne vousdérangera nullement. Chvéïk, vous pouvez servir.

– Vous savez aussi bien que moi, commençal’obstiné, que nous sommes en temps de guerre. La somme que vous medevez, je vous l’ai prêtée avant la guerre et, sans cetteguerre-là, je n’insisterais pas pour le paiement immédiat. Maisj’ai eu récemment de bien tristes expériences.

Il tira un calepin de sa poche etcontinua :

– Tout est inscrit là. Le lieutenantJanota me devait sept cents couronnes, et il a osé tomber sur laDrina. Le sous-lieutenant Prachek s’est fait faire prisonnier aufront russe, et il me doit deux mille couronnes. Le capitaineWichterle, qui me doit la même somme, s’est fait massacrer par sespropres soldats à Rawa Rouska. Le lieutenant Machek, qui estprisonnier des Serbes, me doit quinze cents couronnes. Et j’en aiencore pas mal comme ça. Il y en a un qui tombe dans les Carpathes,un autre se noie en Serbie, un autre encore meurt dans un hôpitalen Hongrie, et pas un ne se soucie de ce qu’il me doit. Vouscomprenez maintenant mes raisons, vous voyez bien que je sortirairuiné de cette guerre si je ne me décide pas à devenir énergique etimpitoyable. Vous allez faire valoir peut-être qu’avec vous il n’ya pas péril en la demeure, parce que vous êtes à l’arrière. Maistenez…

Il mit son calepin sous le nez dufeldkurat :

– Lisez vous-même. L’aumônier militaireMatyas, décédé le… dans le pavillon des cholériques. Il y a de quoidevenir fou, quelqu’un qui me doit dix-huit cent couronnes et quis’en va tranquillement donner l’Extrême-Onction au premier venuatteint de choléra.

– C’était son devoir, cher monsieur, fitle feldkurat ;demain, moi aussi, je vaisadministrer.

– Et dans une baraque à choléra la mêmechose, ajouta Chvéïk. Vous n’avez qu’à nous accompagner, et vousverrez ce qu’on appelle des gens qui se sacrifient.

– Monsieur l’aumônier, insista l’autre,croyez-le, je suis dans une situation plus que précaire. On diraitvraiment que cette guerre est faite exprès pour supprimer de laface du monde tous mes débiteurs.

– Quand vous serez soldat – vous savezqu’on prend maintenant les civils – et quand vous irez au front,nous dirons avec M. l’aumônier une messe pour que le bon Dieudaigne se souvenir de vous et régler votre compte avec le premiershrapnel parti des lignes ennemies.

– Monsieur l’aumônier, c’est trèssérieux, dit l’entêté, je vous prierai d’enjoindre à votreordonnance de ne pas se mêler de nos affaires ; je voudraisbien que nous puissions nous entendre.

– Excusez mon indiscrétion, monsieurl’aumônier, déclara Chvéïk, mais il faudrait en ce cas me donneralors l’ordre formel de ne pas me mêler de vos affaires, sans cela,je ne cesserai pas de défendre vos intérêts, comme doit le faire,du reste, tout soldat qui se respecte. Ce monsieur à raison devouloir sortir d’ici de sa propre volonté. J’aime autant ça, parceque dans ces choses-là, j’agis toujours en homme bien élevé.

– Mon petit Chvéïk, dit lefeldkurat feignant de ne pas s’apercevoir de la présencede son créancier, ça commence à m’ennuyer ; j’avais cru quecet homme pourrait nous amuser, qu’il nous raconterait des petiteshistoires assez drôles, et voilà qu’il me demande de vous empêcherde vous mêler de mes affaires, quoiqu’il ait dû bien comprendre querien ne se faisait sans vous dans cette maison. En une soirée commecelle-ci, à la veille d’un cérémonie religieuse si grave, qui exigede ma part un entier recueillement et une complète élévation versDieu, il vient me déranger avec une misérable histoire de quelquescentaines de couronnes, il me distrait de sonder ma conscience, ilme détourne de Dieu et m’oblige à lui déclarer une dernière foisqu’il n’aura rien de moi aujourd’hui. J’entends ne plus luiadresser un seul mot ; cette soirée qui doit être sainte, pournous, pourrait se gâter. Dites-lui vous-même, Chvéïk :« M. l’aumônier ne vous donnera rien dutout ! »

Chvéïk hurla ces paroles dans l’oreille ducréancier, sans que celui-ci bougeât d’une ligne.

– Chvéïk, reprit le feldkurat,demandez-lui combien de temps il compte encore rester ici.

– Tant que je ne serai pas payé.

Le feldkurat se leva, alla à lafenêtre et dit :

– Dans ce cas-là, je le remets entre vosmains. Chvéïk ; faites-en tout ce que vous voulez.

– Suivez-moi, monsieur, s’il vous plaît,ordonna Chvéïk, en empoignant le créancier par l’épaule ; ilfaut que je vous expulse encore une fois, toutes les bonnes chosessont au nombre de trois.

D’un geste rapide et élégant, il répéta sontour de force de tout à l’heure, tandis que le feldkurattambourinait de ses doigts sur la vitre une marche funèbre.

La soirée, consacrée aux méditations, compritdes péripéties diverses. Le feldkurat s’éleva vers Dieuavec tant d’énergie et de ferveur que passé minuit on entendaitencore la chanson suivante s’échapper de l’appartement :

Quand nous autres soldats quittons levillage,

Toutes les belles filles pleurent surnot’passage.

Le brave soldat Chvéïk soutenait de sa voixcelle de son maître.

Deux militaires désiraient recevoirl’Extrême-Onction : un vieux lieutenant-colonel et un employéde banque, officier de réserve. Tous les deux avaient le ventretroué d’une balle reçue dans les Carpathes, et leurs lits étaientvoisins. L’officier de réserve croyait de son devoir d’imiter sonsupérieur qui, lui, avait fait appel aux derniers sacrements par unadroit calcul, car il espérait que les prières d’un prêtrel’aideraient à recouvrer la santé. Mais ils moururent la nuit quiprécéda l’arrivée du feldkurat.

– On a fait tant de chambard, monsieurl’aumônier, et tout ça pour rien ! ces malheureux nous onttout gâté, dit Chvéïk, outré, lorsqu’on lui apprit au bureau del’hôpital que « ces deux-là n’avaient plus besoin derien ».

Quant au « chambard », Chvéïkn’exagérait pas. Ils avaient pris un fiacre ouvert. Tout le long dutrajet, Chvéïk agitait la sonnette, et le feldkurat, quitenait en main la bouteille d’huile, enveloppée dans une servietteblanche, bénissait au passage les gens respectueusement arrêtés etnu-tête.

Ils n’étaient pas trop nombreux malgré lebruit infernal fait par Chvéïk avec sa sonnette. Quelques gaminscouraient derrière le fiacre et, lorsque l’un d’eux s’accrochait àl’arrière-train, les autres signalaient au cocher cette chargesupplémentaire.

Aux cris de ces garnements se mêlait letintement de la sonnette, et le bruit du fouet que le cocher necessait de faire claquer. Dans la rue Vodickova, une conciergeayant rattrapé enfin la voiture qu’elle suivait au trot, et ayantrécolté trois bénédictions, donna libre cours à son indignation,après avoir fait un signe de croix et craché par terre :

– Ils galopent leur bon Dieu comme tousles diables ! On attraperait facilement une fluxion depoitrine en leur courant après.

Le bruit de la sonnette irritait le cheval. Ildevait susciter certainement chez cette bête de lointainesréminiscences, car elle rejetait à chaque instant la tête enarrière et faisait mine d’exécuter des pas de danse, au rythme dutintement.

Au bureau, le feldkurat se borna àrégler le côté financier de son dérangement : il signifia ausergent-major que l’Intendance militaire lui devait cent cinquantecouronnes pour le déplacement et pour l’huile bénite parl’évêque.

La réclamation du feldkurat donnalieu à une discussion très animée entre lui et le commandement del’hôpital. À plusieurs reprises, le feldkurat frappa dupoing sur la table, en criant : « Il ne faut pas vousimaginer, capitaine, que l’Extrême-Onction se donne gratis proDeo ! Quand un officier de cavalerie est commandé pour unservice dans les haras, il a droit à son indemnité et ce n’est quejuste. Je regrette que vos deux blessés n’aient pas pu attendreleur Extrême-Onction. Mais ça vous aurait coûté cinquante couronnesen plus. »

Pendant ce temps-là, Chvéïk attendait sonmaître dans la salle du corps de garde, où la bouteille d’huilebénite excitait un vif intérêt.

Un soldat opina que cette huile conviendraitépatamment pour nettoyer les fusils et les baïonnettes.

Un jeune conscrit originaire d’un pays duplateau tchéco-morave supplia ses camarades de changer deconversation et de laisser tranquilles les mystères de la religion.« Le devoir d’un bon chrétien est d’espérer »,proclama-t-il.

Un vieux réserviste jeta un regard sournoissur le bleu et déclara :

– Espérer, oui, qu’un shrapnel te coupela tête. Tout ce qu’ils nous ont débité, c’était des menteries.Dans notre patelin, il est venu une fois un député du particlérical, et ce coco-là a parlé d’une paix divine planant au-dessusde la terre entière et raconté que le bon Dieu réprouvait la guerreet ne voulait que voir les hommes éternellement vivre en paix ets’aimer comme frères. C’te bonne blague ! Nous voilà en pleineguerre, et qu’est-ce qu’on voit ? Dans toutes les églises detous les pays les prêtres prient pour le « succès desarmes », ils traitent le bon Dieu comme le chef d’unétat-major universel qui combinerait les opérations sur tous lesfronts à la fois. Dans cet hôpital-là, ce que j’en ai vu desenterrements militaires, des fourgons pleins de jambes et de brascoupés !

– Et on enterre les soldats tout nus, ditun autre : les uniformes, on les garde pour les servir auxvivants.

– Tout ça, c’est en attendant lavictoire, fit remarquer Chvéïk.

– Un tampon comme toi, tu parles degagner la guerre ? dit un caporal de son lit. Si ça dépendaitde moi, je vous enverrais tous au front, dans les tranchées, jevous ferais galoper comme on nous a fait à nous autres, contre lesbaïonnettes de l’ennemi, contre les mitrailleuses, je vous feraistomber dans des trous à loups et danser sur du terrain miné. Tousces gens sont d’accord pour se la couler douce à l’arrière, etpersonne ne veut se faire tuer sur le champ de bataille. Ils sontplus malins que nous.

– Pour moi, je crois qu’il n’y a rien deplus beau que de se faire perforer par une baïonnette, dit Chvéïk,et ce n’est pas si mauvais que ça non plus de recevoir une balledans le ventre, ou bien de se faire mettre en pièces par unshrapnel. On doit être plutôt étonné de voir ses jambes et sonventre fausser compagnie au reste du corps. On a le temps d’êtremort avant d’avoir compris ce qu’il vous arrive.

Le jeune conscrit poussa un soupir. Ilregrettait d’être si jeune et se demandait pourquoi il étaitjustement né dans un siècle où on conduisait les jeunes gens à laboucherie comme un bétail aux abattoirs. Quel était le sens de toutcela ?

Un soldat, instituteur dans le civil, fitobserver, comme s’il lisait les idées du bleu :

– Certains savants expliquent les guerrespar l’apparition des taches solaires. Une tache solaire annoncetoujours un grand malheur pour l’humanité. La prise deCarthage…

– Tu ferais bien de garder toute cettescience pour toi, interrompit le caporal, et il vaut mieux que tuvoies à balayer proprement la chambre, c’est ton tour aujourd’hui.Ces blagues de taches solaires, on s’en fout, c’est pas encoreelles qui nous feront sortir de ce fourbi-là. Tu peux êtretranquille.

– C’est pas une blague, ces tachessolaires, déclara Chvéïk ; une fois j’ai vu une tache commeça, et le soir même j’ai été rossé chez le bistro Banzett à Nuise.Depuis ce temps-là, chaque fois que j’ai eu l’intention d’allerquelque part, j’ai consulté le soleil pour voir s’il n’avait pas detaches. Et quand il en avait, alors, adieu les gars ! je suistoujours resté chez moi. C’est grâce à ça que je vis encore. Vousvous rappelez aussi ce volcan, le Mont Pelé, qui a complètementdétruit l’île de la Martinique. Eh ! bien, il y a eu unprofesseur qui avant l’éruption de ce volcan avait écrit un articledans La Politique Nationale où il annonçait qu’il y avaitune grosse tache au soleil et qu’un malheur allait se produirebientôt. Mais voilà, La Politique Nationale n’est pasarrivée à temps dans cette île, les gens n’ont pas été prévenus etils ont dû trinquer parce que, la poste, c’est une pétaudière.

Au bureau, où il discutait encore les frais deson déplacement, le feldkurat rencontra une déléguée del’« Association des dames nobles pour l’éducation religieusedu soldat », vieux tableau hideux et repoussant, qui tous lesmatins venait distribuer aux malades et aux blessés des images desainteté que ceux-ci s’empressaient de jeter aussitôt dans lescrachoirs.

Elle exhortait les soldats à se repentirsincèrement de leurs péchés et à devenir meilleurs, pour que le bonDieu leur accorde, après la mort, son salut éternel.

Pâle et émue, elle s’entretint longuement avecle feldkurat,lui disant que la guerre exerçait uneinfluence déplorable sur les âmes des soldats. Au lieu de lesélever à un niveau spirituel supérieur, elle en faisait devéritables brutes. Dans la salle du bas, les patients lui tiraientla langue, osant traiter leur bienfaitrice de vieille scie et desouris d’église. Das ist wirklich schrecklich, HerrFeldkurat, das Volk ist verdorben.[40]

Et elle se mit à expliquer comment ellecomprenait l’éducation religieuse du soldat. C’est le soldat quicroit en Dieu et qui possède une foi profonde qui se battravaillamment pour son Empereur et ne craindra pas la mort, puisqu’ilsait que le paradis l’attend.

L’infatigable discoureuse n’aurait peut-êtrejamais fini si le feldkurat ne s’était pas résolu àprendre congé d’elle, au défi de toute galanterie.

– Chvéïk, nous allons partir, cria-t-ildans le corps de garde. Quelques minutes après, la voiture lesramenait au logis, sans « chambard » cette fois.

– Plus jamais ils ne m’auront à alleradministrer, prononça le feldkurat ; ils feront biende s’adresser à quelqu’un d’autre. Pour chaque âme à laquelle jesuis prêt à apporter le salut, je suis obligé de marchander aveceux comme à la foire. Ils ne voient que leur comptabilité, bande devoleurs !

Apercevant la petite bouteille d’huile« bénite » que Chvéïk tenait à la main, il se rembrunitet proposa :

– On pourra s’en servir pour graisser noschaussures ; ça vaudra encore mieux.

– Je tâcherai d’en mettre aussi à laserrure ; elle fait un vacarme du diable quand vous rentrez lanuit.

C’est ainsi que se termina une Extrême-Onctionqui ne fut pas administrée.

Chapitre 14CHVÉÏK ORDONNANCE DU LIEUTENANT LUCAS.

1.

Le bonheur de Chvéïk dura peu. La fatalitécruelle mit une brusque fin à son amical commerce avec lefeldkurat. Si ce dernier jusqu’ici a pu mériter notresympathie, le fait que nous allons relater est de nature à le fairebien déchoir à nos yeux.

En effet, le feldkurat vendit Chvéïkau lieutenant Lucas, ou, pour mieux dire, le perdit aux cartes –tout comme naguère encore, en Russie, on faisait les serfs. Cetaccident survint d’une façon tout à fait inattendue. Ce fut lorsd’une réunion d’officiers chez le lieutenant Lucas, où on jouait au« vingt et un ».

Le souverain maître des destinées de Chvéïkavait tout perdu et ne sachant plus avec quoi continuer le jeu, ils’enquit :

– Combien seriez-vous disposé à me prêtersur mon ordonnance Chvéïk. Un imbécile épique, un type trèsintéressant, le nec plus ultra du genre. Jamais personnen’a eu une ordonnance pareille.

– Je veux bien te prêter cent couronnes,répondit le lieutenant Lucas. Si tu ne me les rends pasaprès-demain au plus tard, tu n’auras qu’à me passer ton as detampon. Le mien est insupportable. Il ne fait que se lamenter, ilécrit toute la journée des lettres chez lui et avec ça, il voletout ce qui lui tombe sous la main. J’ai eu beau le battre, rienn’y fait. Chaque fois que je le vois, je le gifle, mais ça nem’avance pas. Je lui ai cassé comme ça deux dents de devant, ça nelui a fait aucun effet.

– Entendu, alors, dit lefeldkurat avec insouciance, va pour cent couronnes ou monChvéïk après-demain.

Ayant perdu les cent couronnes, il prittristement la direction de son logis car il savait bien qu’il luiserait impossible de payer sa dette et qu’il avait bassement venduson fidèle serviteur pour une misérable somme.

– J’aurais bien pu lui demander ledouble, méditait-il en changeant de tramway ; mais les remordsl’emportaient sur les regrets.

– C’est dégoûtant tout de même, ce quej’ai fait là, pensa-t-il en ouvrant la porte de sonappartement ; comment oserai-je supporter son regard de bêteinnocente ?

– Mon cher Chvéïk, dit-il quand il setrouva face à face avec son ordonnance, il est arrivé aujourd’huiun événement extraordinaire. J’ai eu une déveine fantastique auxcartes. Je faisais tout sauter. Une fois j’ai eu sous la main unas, une autre fois un dix, et le banquier qui n’avait chaque foistiré qu’un valet, a fini quand même par avoir le vingt et un. Et çaa continué de même jusqu’à ce que je sois ratissé.

Le feldkurat hésita.

– À la fin, dit-il après un intervalle,c’est vous que j’ai perdu, mon petit. J’ai emprunté cent couronnessur vous, et il faut les rendre après-demain, sans cela vous neserez plus à moi, mais au lieutenant Lucas. Je suis vraimentpeiné…

– J’ai encore cent couronnes, fit Chvéïk,je peux vous les prêter.

– Donnez-les-moi, dit vivement lefeldkurat, je vais les lui porter tout de suite. Jeregretterais trop de me séparer de vous.

– Je viens payer ma dette, annonçatriomphalement le feldkurataux joueurs encore attablés,donnez-moi une carte.

– Je fais banco, ajouta-t-il lorsqu’onlui passa la carte.

– C’est malheureux, proféra-t-il, jedépasse. À un point seulement.

Au second tour, il voulait encore faire sauterla banque.

– Vingt ramasse ! fit lebanquier.

– J’ai dix-neuf, avoua tristement lefeldkurat, en « remisant » ses quarantedernières couronnes.

De retour chez lui, il était déjà convaincuqu’aucune puissance humaine ne pouvait sauver Chvéïk et quecelui-ci était fatalement destiné à devenir le tampon du lieutenantLucas.

– Il n’y avait rien à faire, mon pauvreChvéïk. On ne lutte pas contre la fatalité. J’ai perdu et vos centcouronnes, et vous-même. Le destin a été plus fort que moi. Je vousai livré aux griffes du lieutenant Lucas, et le jour est proche oùnous devrons nous séparer.

– Est-ce que la banque étaitgrosse ? demanda Chvéïk tranquillement, ou est-ce que vousaviez peu souvent la main. Quand les cartes ne tombent pas, c’estmauvais, mais souvent c’est encore pire, c’est même un malheurquand ça va trop bien. À Zderaz il y avait un ferblantier quis’appelait Voyvoda, et il avait l’habitude de faire une manillechez un bistro derrière le Café du Siècle. Une fois lediable s’en mêlant, il proposa à ses copains : « Si on semettait à jouer le vingt et un, à deux sous ? » Alors, ona commencé et lui, il tenait la banque. Les autres étaient tousmorts et il y avait déjà vingt couronnes en banque. Comme le vieuxVoyvoda souhaitait la veine aux autres aussi, il a dit :« Si je tire un roi ou le huit, je passe la banque. »Vous ne pouvez pas vous imaginer la déveine qu’ils ont tous eue. Nile roi ni le huit ne voulait sortir, la banque, montait et ellecomptait déjà cent balles. Aucun des joueurs n’avait assez depognon pour la faire sauter et le vieux Voyvoda suait à grossesgouttes. Il se tuait à répéter : « Si je tire un roi ouun huit, je passe la banque ! » À chaque tour, ilsmisaient dix couronnes qui y restaient régulièrement. Un patronramoneur qui voyait déjà cent cinquante balles en caisse, s’est misen colère, et est allé chez lui prendre de l’argent pour fairesauter la banque. Le père Voyvoda qui en avait déjà plein le dos,voulait même tirer jusqu’à trente pour perdre dans tous les cas,mais au lieu de ça, voilà qu’il lève deux as. Il n’a fait semblantde rien et a dit : « Seize ramasse ! » Va tefaire foutre, le ramoneur n’avait que quinze. Est-ce que ça nes’appelle pas une déveine, ça ? Le vieux Voyvoda était toutpâle et embêté comme une poule qui trouve un couteau, les autrescommençaient à chuchoter que c’était un vieux tricheur qui faisaitsauter la coupe ; ils disaient aussi qu’il avait déjà ramasséune volée à cause de ça, et pensez que c’était lui le plus honnêted’eux tous. Et il y avait déjà cinq cents balles à la banque. Lebistro n’y tenait plus. Il avait justement préparé de l’argent pourpayer la brasserie, il l’a pris, il s’est assis et s’est mis àmiser d’abord deux cents balles, après il a retourné sa chaise enfermant les yeux pour attirer la veine et il a dit« Messieurs, je fais banco ! » Et encore :« Jouons cartes sur table ! » Le vieux Voyvodaaurait donné tout ce qu’il avait pour perdre ce coup-là. Il aétonné tout le monde en gardant le sept qu’il venait de tourner. Lebistro rigolait dans sa barbe, parce qu’il avait déjà vingt et unen main. Le vieux Voyvoda lève encore un sept, il le garde.« Maintenant vous allez lever un as ou un dix, lui dit lebistro ; et je vous parie ma tête à couper que vous êtesmort ! » On aurait entendu voler une mouche, le vieuxVoyvoda tourne et figurez-vous qu’il tire le troisième sept. Lepatron est devenu vert, il était complètement décavé ; il s’enva à la cuisine et cinq minutes après, son commis vient chercherles gars pour couper la corde du patron qui se balançait pendu àl’espagnolette de la fenêtre. On l’a décroché, on l’a fait revenirà lui et on a continué à jouer. Personne n’avait plus de pèze, tousles sous dans la banque étaient entassés devant Voyvoda qui nefaisait que dire : « Un roi ou un huit, et je passe lamain ! » et qui aurait voulu à tout prix être mort ;mais comme il était obligé de jouer à cartes ouvertes, il lui étaitimpossible, même en le faisant exprès, de dépasser le vingt et un.En voyant ça, ils devenaient tous idiots et faute de pognon, ils sesont mis d’accord pour signer des bons. Ça a duré plusieurs heureset les mille balles s’accumulaient toujours devant Voyvoda. Lepatron-ramoneur devait déjà un million et demi, le charbonnier ducoin, près d’un million, le concierge du Café du Siècle yétait pour 800.000, un carabin pour deux millions. Rien que dans lacagnotte, il y avait 300.000 balles, en bons, bien entendu. Levieux faisait des efforts désespérés pour perdre. À chaque instantil s’en allait quelque part et laissait sa place à un autre ;mais quand il revenait on lui annonçait qu’il avait encore gagné.Ils ont pris un jeu de cartes tout neuf, mais c’était toujours lamême chose. Quand, par exemple, le vieux Voyvoda s’arrêtait àquinze, l’autre n’avait que quatorze. Tout le monde le regardait detravers et celui qui grognait le plus, c’était un paveur quin’avait risqué que huit couronnes. Il disait qu’un type comme levieux Voyvoda, la terre ne devrait pas le porter, qu’on devraitl’éventrer à coups de pied, le foutre dehors et le noyer comme unchien. Vous n’avez aucune idée de l’état où était le vieux Voyvoda.Enfin, il lui est venu une idée. « Je vais sortir, qu’il ditau ramoneur, tenez mes cartes. » Et sans chapeau, il courtdans la rue Myslikova pour trouver les agents. Par hasard, il esttombé le nez dessus et leur a tout de suite dit que chez un telbistro on jouait à un jeu de hasard. Les agents lui ont dit d’allerdevant, qu’ils le suivaient. À peine rentré dans la salle, on luiapprenait que le carabin avait perdu entre temps plus de deuxmillions, et le concierge plus de trois ; que dans la cagnotteil y avait déjà plus de cinq cent mille en bons. Mais à l’instantmême les agents ont rappliqué dans le local. Le paveur criait« Sauve qui peut ! » inutilement, du reste, car lesagents faisaient main basse sur la banque et la cagnotte, avant defourrer au poste toute la compagnie. Le charbonnier résistant despieds et des mains, on était obligé de l’introduire dans le petitpanier à salade du service de nuit. Dans la banque, les agents onttrouvé plus d’un milliard et demi en bons et quinze cents couronnesen espèces. « Non, elle est raide, celle-là » a ditl’inspecteur de police en apprenant le montant des enjeux,« on se croirait à Monte Carlo ». Tout le monde est restéau poste jusqu’au lendemain, sauf le vieux Voyvoda. Il avait étérelâché en récompense pour avoir dénoncé la chose, et on lui avaitpromis un tiers de la somme saisie. Ça faisait juste cent soixantemillions, et ça l’a rendu louftingue : le matin, de très bonneheure, il est allé commander une douzaine de coffres-forts. Voilàce qu’on appelle avoir de la chance aux cartes…

Mais le feldkurat demeuraitinconsolable, et Chvéïk se résigna à faire des grogs. Vers minuitpendant qu’il mettait coucher son maître, non pas sans beaucoup detirage, le joueur malheureux sanglotait encore :

– Je t’ai vendu, camarade, salementvendu. Maudis-moi, frappe-moi autant que tu veux, je t’en donne lapermission. Je t’ai livré en proie à la fureur du sort. Je n’osepas te regarder en face. Piétine-moi, mords-moi, tue-moi, je nemérite que ça… Sais-tu quel homme je suis ?

En enfonçant dans l’oreiller son visage baignéde larmes, il ajouta d’une voix faible et douce :

– Je suis un lâche, un infâme !

Et il s’endormit sur-le-champ.

Le lendemain, ayant soin d’éviter le regard deChvéïk, il sortit très matin et ne rentra que tard dans la nuit,flanqué d’un nabot, sa nouvelle ordonnance.

– Mettez-le au Courant du service,dit-il, fuyant toujours le regard de Chvéïk, et apprenez-lui bien àfaire les grogs… Demain, vous irez vous annoncer au lieutenantLucas…

Chvéïk et son successeur passèrentagréablement la nuit à se chauffer des grogs. Au réveil, le nabot,qui se tenait à peine sur ses jambes, éprouva le besoin de chanterun original pot-pourri d’airs populaires.

– Pour toi, je peux être tranquille,c’est réglé, déclara Chvéïk à son élève ; avec desdispositions comme tu en as, tu peux être sûr de faire l’affaire demonsieur l’aumônier.

Le matin même le brave soldat Chvéïk montrapour la première fois sa face pleine de franchise et de probité àson nouveau maître, le lieutenant Lucas.

– Je vous déclare avec obéissance, monlieutenant, annonça-t-il, que c’est moi le Chvéïk que monsieurl’aumônier Katz a perdu aux cartes.

2.

Les officiers emploient des ordonnances depuisl’âge le plus reculé. Il est probable qu’Alexandre le Grand avaitdéjà son tampon. Ce qui est certain, c’est qu’à l’époque féodale cerôle était tenu par des soldats mercenaires, au service deschevaliers. Sancho Pansa, le fidèle serviteur de don Quichotte,qu’était-il d’autre, en somme ? Je me suis toujours étonnéqu’aucun savant n’ait pensé à écrire l’histoire des ordonnances àtravers les siècles. Elle nous apprendrait que le duc d’Almavivamangea son ordonnance au siège de Tolède. Comme ce gentilhomme nousle dit dans ses Mémoires, il avait si grand’faim qu’il ne pensamême pas à saler sa victime ; elle avait la chair tendre,fondante comme du beurre et d’un goût entre la poule et l’âne.

Dans un vieux livre bavarois sur l’artmilitaire, on trouve aussi des instructions à l’usage desordonnances. D’après ce livre, les qualités requises pour celui quise destinait à cette carrière, étaient : la piété, la vertu,l’horreur du mensonge, la modestie, la vaillance, l’audace,l’honnêteté et l’amour du travail. En un mot, l’ordonnance devaitréaliser l’idéal du temps. Notre âge moderne a apporté au type del’ordonnance une modification assez sensible. Le« tampon » d’aujourd’hui n’est plus ni pieux, nivertueux, ni véridique. Il ment, il escroque son maître dont lavie, grâce à lui, devient souvent un enfer. C’est un astucieuxesclave qui invente toutes sortes de machinations pour empoisonnerl’existence de son maître.

La nouvelle génération des tampons est loind’offrir des serviteurs dévoués jusqu’à se laisser manger sans selcomme le magnanime Fernando du duc d’Almaviva. D’autre part, nousvoyons que les maîtres d’aujourd’hui, en livrant à leursordonnances une lutte acharnée pour sauvegarder leur autorité, nereculent devant aucun moyen. C’est, en quelque sorte, le règne dela terreur. En 1912, à Gratz en Styrie, un procès sensationnelapporta des documents précieux sur le sujet qui nouspréoccupe : Un capitaine tua son ordonnance à coups de pied,comme il avait l’habitude de lui en administrer systématiquement.Le conseil de guerre l’acquitta sous prétexte que l’officier n’enétait qu’à son deuxième cas. La vie individuelle du tampon n’a doncaucune valeur ; ce n’est qu’un souffre-douleur, un esclave et,par dessus le marché, une bonne à tout faire. Dans ces conditions,rien d’étonnant qu’il se défende par la ruse.

Il y a des cas où le « tampon » estélevé au rang d’un « favori » ; alors, il fait lapluie et le beau temps dans la compagnie et le bataillon. Tous lessous-officiers veulent s’attirer ses bonnes grâces. C’est lui quidécide des permissions, c’est lui qui intervient au rapport pourque tout marche bien.

Pendant la guerre, ces favoris méritaientforce médailles d’argent, grandes et petites, digne récompense deleur courage et de leur valeur.

Le quatre-vingt-onzième de ligne comptaitplusieurs de ces héros ainsi honorés. Un tampon reçut la grandemédaille d’argent seulement parce qu’il était expert à voler et àcuisiner des oies. Un autre eut la petite médaille d’argent parcequ’il n’était jamais à court de savoureuses denrées alimentairesqu’on lui envoyait de chez lui, et qu’il en ravitaillait son maîtreen telle quantité que celui-ci s’en flanquait tous les jours unebosse.

C’est en ces termes que sa décoration futproposée par son maître à qui de droit :

« Pour avoir fait preuve, au cours deplusieurs combats, d’un courage et d’une valeur exceptionnels aumépris de la mort et en restant fidèlement aux côtés de sonofficier sous le feu de l’ennemi qui préparait uneattaque. »

Ses seuls exploits guerriers consistaient àsaccager, loin du front et sans coup férir, les poulaillers duvoisinage.

La guerre eut pour effet non seulement demodifier la position du tampon envers son maître, mais aussi d’enfaire l’individu le plus honni de tous les hommes sans distinction.À la distribution des boîtes de conserves – une pour cinq hommes –le tampon s’en appliquait une à lui tout seul. Sa gourde étaittoujours remplie de rhum ou de cognac. Toute la journée, il nefaisait que mastiquer du chocolat, boulotter des biscuitsd’officiers, fumer les cigarettes de son patron, fricoter, pendantdes heures entières, de petits plats et des gourmandises et sepromener en veste de parade.

Le tampon vivait toujours en d’intimesrapports avec l’ordonnance de la compagnie ; ill’approvisionnait en reliefs de la table de son officier et de lasienne, et l’admettait aux avantages dont il jouissait lui-même.Avec le sergent-major de la comptabilité, ces deux hommes formaientun trio pour lesquels l’existence de l’officier n’avait pas desecret, ainsi, du reste, que tous les plans d’opérations et tousles ordres de bataille.

La section la mieux informée était toujourscelle dont le caporal était le plus lié avec le tampon.

Quand celui-ci avait dit par exemple :« À deux heures trente-cinq on foutra le camp », c’est àdeux heures trente-cinq précises que les soldats autrichiens sedétachaient de l’ennemi.

Le tampon cultivait aussi des relations avecle cuisinier. Il errait toute la sainte journée autour des marmiteset commandait son menu comme au restaurant.

– Donne-moi une bonne tranche bienentrelardée, disait-il ; hier, tu m’as foutu rien que des os.Mets-y aussi un bout de foie dans ma soupe, tu sais bien que je nebouffe pas de rate.

La spécialité du tampon était de semer lapanique. Au bombardement des tranchées, il lâchait son courage dansson pantalon. À ces moments-là, il se terrait avec ses bagages etceux de son officier dans un refuge préparé à l’avance, et sefaisait encore un bouclier d’une des couvertures. Il souhaitaitalors ardemment que son officier fût blessé, ce qui lui permettraitde se retirer à l’arrière, bien loin à l’intérieur.

Pour provoquer la panique, il s’entouraittoujours de quelque mystère. « Il me semble qu’ils sont entrain de replier le téléphone », confiait-il au passage enallant de section à section. Et il n’était jamais si content quequand il pouvait affirmer : « Ça y est, le téléphone estbouclé ! »

Personne ne goûtait autant que lui les joiesde la retraite. Alors il en arrivait à oublier que les balles etles shrapnels sifflaient au-dessus de sa tête ; il se frayaiténergiquement un chemin, toujours avec ses bagages, jusqu’au siègede l’état-major où stationnait le train. Il aimait beaucoup letrain de l’armée autrichienne et profitait largement de sa qualitéde tampon pour le charger de sa personne et de ses bagages. Le caséchéant, il ne dédaignait pas d’avoir recours pour ce service auxchariots sanitaires. Quand il était obligé d’aller à pied, ilmarchait en homme abattu et recru de fatigue. Dans descirconstances pareilles, il laissait en plan les bagages de sonmaître, et ne sauvait que son bien à lui.

S’il lui arrivait d’être fait prisonnier dansla tranchée sans son officier, le tampon ne manquait jamais des’approprier les effets de son ancien maître et il les traînaitpartout.

J’ai vu un tampon qui marchait, en compagniedes soldats faits prisonniers en Russie, de Dubno à Darnice, enpassant par Kijev. En plus de son havresac à lui, il avait celui deson ancien maître, cinq petites valises, deux couvertures et unoreiller, et portait un gros paquet sur la tête. Il se plaignaitque les cosaques lui eussent dérobé deux autres valises.

Je n’oublierai jamais la silhouette de cethomme, vivant fourgon de déménagement, qui avait traversé avec cefardeau presque toute l’Ukraine. Je ne saurai jamais comment il aeu la force de faire ainsi des centaines de kilomètres, avantd’être enfin délesté par la mort à Tachkent. Il y périt de fièvretyphoïde et ses bagages lui servirent au moins de lit de mort.

Aujourd’hui, aux endroits les plus reculés dela République Tchécoslovaque, on trouve des anciens tamponstoujours prêts à se vanter de leur conduite héroïque dans la grandeguerre. Chacun d’eux a pris d’assaut les positions de Sokol, deDubno, de Nich, de la Piave et, à l’en croire, chacun d’eux étaitun Napoléon.

– Alors, j’ai dit à notre colonel detéléphoner à l’état-major qu’on pouvait y aller…

La plupart du temps, ils étaient deconvictions réactionnaires, et détestés des soldats. Il y avaitparmi eux des dénonciateurs dont tout le plaisir était de voir lessoldats suspendus aux arbres, les poignets croisés au creux desreins de façon à toucher juste le sol du bout du pied.

Enfin, les tampons constituaient une caste àl’égoïsme sans bornes.

3.

D’origine tchèque, le lieutenant Lucas étaitle type achevé de l’officier de carrière dans la Monarchieaustro-hongroise, à la veille de la débâcle. L’école des cadetsavait fait du lieutenant un être à deux visages, une sorted’amphibie. Dans le monde, il parlait allemand, langue danslaquelle il écrivait aussi, mais il lisait de préférence des livresécrits en langue tchèque et, au cours qu’il était chargé de donneraux candidats du « volontariat d’un an », futursofficiers de réserve, qui, du reste, étaient tous Tchèques, ildisait souvent à ses élèves sur un ton de confidence :« Nous savons que nous sommes Tchèques, mais il est inutile dele crier sur les toits. Moi aussi, je suis Tchèque, voussavez. »

Il considérait la qualité de Tchèque comme unesorte de société secrète où il serait dangereux d’êtreimpliqué.

En dehors de ce point, ce n’était pas unméchant homme ; il ne craignait pas ses supérieurs et, auxmanœuvres, s’occupait avec sollicitude de sa compagnie. Ils’arrangeait toujours pour la loger confortablement dans desgreniers, et souvent payait, de sa poche, à boire aux hommes.

Il était content d’entendre chanter lessoldats en marche. Il voulait aussi qu’ils chantent en allant à laplaine d’exercice et au retour. Marchant à côté de sa compagnie, ilchantait avec elle :

Et voilà qu’à minuit

L’avoine du sac s’enfuit,

Trala ria boum.

Il était bien vu par les soldats quil’aimaient pour son esprit de justice et parce qu’il ne tyrannisaitpersonne.

Les sous-officiers tremblaient devant lui, illui suffisait d’un mois pour changer en agneau pacifique le plusbrutal sergent-major.

Il criait souvent, c’est vrai, mais sansjamais injurier grossièrement, car il choisissait toujours ses motsavec soin.

– C’est à contre-cœur, voyez-vous,disait-il, que je vous punis, mon garçon ; mais qu’y puis-jefaire, la discipline avant tout. C’est d’elle que dépend le moralet l’efficacité de l’armée, sans elle, les soldats ne sont que desroseaux pliant à tous les vents. Si vous ne tenez pas votreuniforme en bon état, s’il vous manque des boutons ou s’ils sontmal cousus, c’est un signe certain que vous oubliez vos devoirsenvers l’armée. Vous avez peut-être peine à comprendre que vousméritez d’aller en prison parce que, hier à la revue, il y avait unbouton manquant à votre veste, une bagatelle, un rien que dans lecivil on ne remarquerait même pas. Et pourtant, voyez-vous, unepetite négligence pareille de votre part vous expose nécessairementà une punition. Pourquoi ? Ce qui est en jeu, ce n’est pas unmalheureux bouton, mais bien l’obligation pour vous de prendre deshabitudes d’ordre. Aujourd’hui, vous ne recousez pas votre bouton,et c’est le commencement du désordre. Demain, vous trouverez déjàincommode de démonter votre fusil pour le nettoyer, vous oublierezvotre baïonnette chez le bistro, et à la fin, vous vous endormirezétant en faction et de tout cela le germe aura été ce malheureuxbouton. Voilà, mon garçon, pourquoi je vous punis, c’est dans votreintérêt, pour vous éviter la punition plus grave que vous netarderiez pas à récolter en continuant à négliger vos devoirs. Vousme ferez cinq jours et je vous souhaite de profiter de ces loisirsau pain sec et à l’eau pour réfléchir un brin, pour comprendre quela punition n’est nullement une vengeance de notre part, mais unsimple moyen d’éducation, employé dans le seul but de faire dusoldat puni un meilleur soldat.

Depuis longtemps, déjà, le lieutenant Lucasaurait dû passer capitaine ; mais sa prudence concernant lanationalité tchèque ne lui servit de rien : son avancements’ajournait à cause de la franchise dont il ne se départait jamaisdans ses relations avec ses supérieurs, car il avait la flatterieen horreur.

Son caractère avait gardé quelque chose decelui du paysan tchèque du Midi de la Bohême : il était nédans un village de cette contrée pleine de sombres forêts etd’étangs glauques.

S’il était juste envers les soldats, engénéral, il détestait les ordonnances, parce qu’il avait toujourseu le malheur de tomber sur des tampons ignobles.

Il les giflait et essayait de les redresserpar des remontrances continuelles et en leur donnant des exemplesd’une conduite irréprochable ; mais ses efforts restèrentvains. Pendant des années entières, il luttait désespérément avecles ordonnances, en changeant sans cesse, mais chaque fois ilfinissait par soupirer : « Encore un abruti pire que ledernier ! » En désespoir de cause, il les considéraitcomme une espèce inférieure du règne animal.

D’ailleurs, il aimait les animaux. Il avait unserin de Harz, un chat angora et un griffon d’écurie. Tous lestampons qu’il avait eu successivement à son service maltraitaientces animaux bien plus que le lieutenant Lucas ne les maltraitaiteux-mêmes quand ils avaient commis la plus grande saleté.

Ils laissaient tous, comme un seul homme,mourir de faim le serin, l’un d’eux creva un œil au chat etl’infortuné griffon était rossé jusqu’au sang par eux tousindistinctement. L’un des prédécesseurs de Chvéïk s’était mêmeavisé de conduire la pauvre bête à la fourrière à Pankrac, pour lafaire exécuter, et paya joyeusement de sa poche les dix couronnes,prix de cette opération. Il annonça tout simplement au lieutenantque le chien s’était égaré à la promenade. Mais le cruel tampon futbien puni, car on l’envoya d’urgence rejoindre sa compagnie.

Lorsque Chvéïk se présenta chez le lieutenantLucas pour lui annoncer qu’il passait à son service, son nouveaumaître le fit entrer dans sa chambre et lui dit :

– Vous m’êtes recommandé par Monsieurl’aumônier Katz et j’espère que vous serez digne de sarecommandation. J’ai déjà eu pas mal d’ordonnances et ils n’ont pasvieilli à mon service. Je tiens à vous faire remarquer que je suistrès exigeant et que j’ai pour principe de punir avec une extrêmesévérité le moindre micmac et le moindre mensonge. Chez moi, ils’agit toujours de dire la vérité et d’exécuter tous mes ordressans rouspétance. Quand je vous dirai : « Sautez dans lefeu », il faudra obéir, même si ça ne vous amuse pas.Qu’est-ce que vous regardez comme ça, voyons ?

Pendant l’exhortation du lieutenant, Chvéïkn’avait pu s’empêcher de regarder la cage du serin suspendue aumur. Obligé de répondre à la question de l’officier, il prononça desa voix suave :

– Je vous déclare avec obéissance, monlieutenant, que je vois là un canari du Harz.

Sans regret de troubler l’éloquence dulieutenant, Chvéïk gardait scrupuleusement la position militaire etle fixait sans broncher.

Lucas allait l’interpeller brutalement, quandil s’aperçut de l’expression d’innocence dont rayonnait le visagede Chvéïk :

– Dans sa recommandation, Monsieurl’aumônier m’a dit que vous étiez un imbécile épique et je croisqu’il ne s’est pas trompé.

– Je vous déclare avec obéissance, monlieutenant, que Monsieur l’aumônier ne s’est pas trompé du tout.Quand je servais dans mon régiment, j’ai été réformé pour idiotieet pour idiotie notoire encore ! Nous étions deux : moiet puis un capitaine qui s’appelait von Kaunitz. Celui-là, saufvotre respect, mon lieutenant, quand il se promenait dans la rue,il avait toujours un doigt de la main gauche fourré dans le trou denez gauche et le pouce de la main droite dans le droit, et quand ilallait avec nous au champ de manœuvre, il nous faisait toujoursmettre en rang comme pour un défilé et disait :

– Soldats, eh, n’oubliez pas, eh, qu’onest mercredi aujourd’hui, eh, parce que demain, eh, on sera jeudi,eh.

Le lieutenant Lucas haussa les épaules commeun homme qui ne sait que penser ou qui ne veut pas comprendre.

Il se contenta donc de marcher entre la porteet la fenêtre, passant et repassant devant Chvéïk qui, selon lerèglement, le suivait des yeux pour être prêt à lire dans lessiens. Le regard de Chvéïk exprimait tant de candeur que lelieutenant Lucas reprit, sans faire semblant d’avoir entendul’histoire du capitaine idiot :

– Oui, chez moi il faut de l’ordre, de lapropreté, et surtout jamais de mensonge. Le mensonge est quelquechose que je déteste et que je punis sans merci. Est-ce que vous mecomprenez ?

– Je vous déclare avec obéissance, monlieutenant, que je vous comprends très bien. Rien de plus mauvaisque quand on ment. Dès qu’on commence à s’embrouiller, on estfichu. Dans un village près de Pelhrimov, il y avait un instituteurqui s’appelait Vanek, et il courtisait la fille du garde forestierSpera. Cet homme-là a fait savoir à l’instituteur que s’ill’attrapait jamais dans le bois derrière les jupes de sa fille, illui expédierait dans le derrière du crin coupé, mélangé avec dusel. L’instituteur lui a fait répondre qu’il n’allait jamais aubois avec la fille : mais une fois qu’il attendait la gosse,le garde lui est arrivé le nez dessus et allait déjà le soumettre àla petite opération promise : alors l’instituteur a juré qu’ilétait seulement venu pour cueillir une fleur qui manquait dans sonherbier, et le garde a bien voulu le croire. Un second coup,l’instituteur a prétendu qu’il cherchait dans le bois un insectetrès rare ; et le pauvre type bafouillait tellement qu’il afini par raconter qu’il était venu poser des collets à lièvres. Legarde lui a fait jurer que c’était la vérité et l’a conduit ensuiteà la gendarmerie ; de là, l’instituteur a passé au tribunal,et il a bien failli aller en prison. Et pourtant, c’était biensimple : s’il avait dit la vérité, il n’aurait eu qu’un peu decrin coupé, mélangé avec du sel. Moi, je suis d’avis, que dans tousles cas on a raison d’avouer ; mieux vaut toujours êtrefranc ; et quand il m’arrive de faire quelque chose qui neconvient pas, j’aime mieux me présenter et dire : « Jevous déclare avec obéissance que j’ai fait ceci et cela ».Quant à l’honnêteté, c’est aussi une très belle chose, avec elle,on est toujours sûr d’aller loin. Prenons par exemple les courses àpied. Celui qui triche, est tout de suite disqualifié. C’est ce quiest arrivé justement à mon cousin. Un homme honnête est estimé detout le monde, on le respecte partout, il passe son temps à êtrecontent de lui-même et il se sent renaître tous les jours quand ilse met au lit et qu’il peut se dire : « Encore unejournée où j’ai été honnête. »

Pour écouter Chvéïk, son nouveau maîtres’était assis et, le discours se prolongeant, il regardait leschaussures de son tampon.

– Mon Dieu, pensait-il, tout ce qu’ildit, c’est des boniments idiots, mais moi-même, est-ce que je nedis pas souvent des bêtises du même genre ? Il n’y a que lafaçon de les dire qui varie.

Pour se donner une contenance et préserver sonautorité, il dit, quand Chvéïk eut fini :

– Chez moi, il faut avoir les chaussurestoujours bien cirées, l’uniforme en bon état, tous les boutons biencousus, et il faut toujours avoir l’air d’un soldat et pas d’unvoyou de civil. C’est curieux qu’on n’arrive jamais à avoir uneordonnance qui ait un peu de tenue militaire. Je n’en ai eu qu’unseul qui avait une tournure martiale, mais celui-là m’a volé monuniforme de parade et l’a vendu dans le quartier juif.

Il se tut un instant. Puis, il se mit denouveau à expliquer à Chvéïk toutes les tâches qui luiincomberaient, en insistant toujours sur la nécessité d’être unfidèle serviteur et de ne raconter à personne ce qui sepassait.

– Je reçois souvent des dames, dit-il, etquelquefois elles passent la nuit ici, quand je ne suis pas deservice le lendemain. Dans ce cas, vous nous apporterez notre caféau lit, mais seulement quand j’aurai sonné, vouscomprenez ?

– Je vous déclare avec obéissance, monlieutenant, que je comprends très bien, parce que, si j’entraistout à coup, sans prévenir, ça pourrait être des fois trèsdésagréable pour la dame. Une fois j’ai ramené chez moi une jeunefille et le lendemain, la logeuse nous a apporté notre café justeau moment où on n’était pas très sages. La brave femme a eu peur,elle m’a échaudé le dos avec son café et elle a eu encore le toupetde me dire : « Bonjour, M’sieur le patron ! »C’est pour vous dire mon lieutenant, que je sais parfaitementcomment on doit se tenir, quand il y a une dame en visite.

– C’est bien, Chvéïk, pour les dames, ilfaut toujours être excessivement poli, fit le lieutenant dontl’humeur maussade se dissipait, la conversation roulant sur unsujet qui occupait les loisirs que lui laissaient la caserne, lechamp de manœuvres et les cartes.

L’éternel féminin était l’âme de son logis. Cesont ses amies qui lui avaient créé un foyer paisible. Elles s’yétaient mises à plusieurs douzaines, et certaines d’entre elless’étaient complu, durant le temps de leur séjour, à enrichir l’abride leurs amours éphémères de mille objets utiles et agréables.

La tenancière d’un café, qui avait passé chezLucas quinze jours au bout desquels son mari était venu lachercher, lui avait brodé un tapis de table ; elle avait aussiorné de gracieux monogrammes le linge de son hôte et elle était surle point de commencer une tenture murale, quand son époux étaitvenu mettre fin à l’idylle et à son activité.

Une demoiselle, que ses parents n’avaientrepérée qu’après trois semaines, voulait changer en véritableboudoir la chambre à coucher du lieutenant, en disposant partoutdes vases et des bibelots et en installant un Ange gardien à latête du lit.

Dans tous les coins de la chambre à coucher etde la salle à manger, on pouvait remarquer la trace d’une mainféminine, dont la cuisine se ressentait aussi. On y voyait touteune batterie resplendissante, de la vaisselle plate, del’argenterie, don d’une généreuse épouse de fabricant, qui avaitprodigué au lieutenant ses faveurs ainsi que des machines à couperles légumes, des appareils à fabriquer du pâté de foie gras, descasseroles, des grils, des poêles, un moulin à café et biend’autres choses encore.

La femme du fabricant est partie au bout d’unesemaine, parce qu’elle ne pouvait pas accepter cette idée que lelieutenant avait en dehors d’elle une vingtaine d’amies,multiplicité qui ne laissait pas d’affaiblir l’ardeur avec laquellece costaud lui témoignait ses sentiments.

Le lieutenant Lucas entretenait aussi desrelations épistolaires très suivies avec des amies absentes dontles photographies ornaient son album. Depuis quelque temps iltendait au fétichisme et collectionnait des reliques. Sa collectionse composait de quelques jarretières, de quatre pantalons de dames,richement brodés, de trois chemises entièrement à jour, du plus fincreton de soie, de mouchoirs de batiste, d’un corsage et deplusieurs bas dépareillés.

– Je suis de service aujourd’hui, ditLucas, et je ne rentrerai que très tard. Gardez bien l’appartementet tâchez de mettre tout en ordre. L’ordonnance dont je me suisdébarrassé à cause de sa fainéantise, part aujourd’hui pour lefront, attention à vous, hein !

Il donna encore des ordres sur l’entretien duserin et du chat et sortit, non sans ajouter, en tenant la porte,quelques conseils sur l’honnêteté et sur la correction.

Chvéïk fit de son mieux pour remettrel’appartement en bon état. Lorsque son maître rentra après minuit,la nouvelle ordonnance résuma ainsi son travail du jour.

– Je vous déclare avec obéissance, monlieutenant, que tout est en bon ordre, sauf pour le chat qui a faitun sale coup et a boulotté votre canari.

– Comment ça ? tonna Lucas.

– Je vous déclare avec obéissance, monlieutenant, que je vais vous l’expliquer en trois mots. Je savaisque les chats n’aiment pas les canaris et qu’ils leur font desmisères. Alors, j’ai voulu les mettre ensemble pour qu’ils fassentconnaissance tous les deux et je m’étais dit que dans le cas où lechat ne se conduirait pas gentiment, je lui passerais quelque chosepour lui apprendre à vivre, parce que moi, j’aime beaucoup lesanimaux. Dans notre maison, il y avait une fois un chapelier quipour dresser son chat, a perdu trois canaris, mais le résultat aété si bon que le chat laissait même un canari se poser sur sondos. Alors, j’ai voulu faire comme le chapelier, j’ai sorti lecanari de sa cage et je l’ai fait flairer au chat. Oui, mais cetterosse de chat, bien avant que je n’aie pu l’en empêcher, a donné uncoup de dents au canari et le pauvre oiseau est resté sans tête.Moi, je ne croyais pas votre chat capable d’une brutalité pareille.Si ç’avait été un moineau, passe encore, mais un canari duHarz ! Si vous l’aviez vu, ce chat, comme il bouffait de boncœur les plumes et tout, et comme il ronronnait de plaisir !On dit que les chats n’ont pas de culture musicale et que parconséquent ils n’aiment pas le chant du canari, parce qu’ils n’ycomprennent rien. Je l’ai engueulé comme du poisson pourri, mais jevous jure, mon lieutenant, que je ne lui ai rien fait de mal ;je vous ai attendu pour que vous décidiez quelle punition ilméritait, ce gredin de chat.

Chvéïk en disant cela avait un regard si francque le lieutenant, qui s’était élancé d’abord vers son ordonnanceavec l’intention de le battre, recula, prit une chaise etdemanda :

– Écoutez, vous, est-ce que vous êtesréellement un agneau du bon Dieu comme ça ?

– Je vous déclare avec obéissance, monlieutenant, que je suis vraiment ce que vous venez de dire. C’estbien ma déveine, elle me poursuit depuis mon enfance. Je pensetoujours à arranger les choses pour le mieux, je ne veux que lebien de tout le monde et, à la fin des fins, je ne fais que monmalheur et celui de tout le monde autour de moi. J’ai voulusérieusement que le chat fasse connaissance avec le canari et c’estpas ma faute si cette bête l’a dévoré et si la connaissance n’a paseu le temps de se faire. Il y a quelques années, dans la MaisonStupart, un chat s’est envoyé même un perroquet, parce que l’oiseause moquait de lui en imitant son miaulement. Mais les chats ont lavie dure. Si vous m’ordonnez, mon lieutenant, de le tuer, il faudraque je l’écrase contre la porte, autrement, il n’y aura pas moyend’en venir à bout.

Sans quitter son air le plus innocent et sonsourire de bonté désarmante, il initia le lieutenant à l’art detuer les chats. Ce discours aurait certainement rendu fous de ragetous les membres de la « Société protectrice desanimaux ».

Il se montra si compétent sur ce chapitre quele lieutenant Lucas, oubliant sa colère, lui demanda :

– Vous avez l’air de vous y connaître, enanimaux. Est-ce que vous les comprenez et est-ce que vous lesaimez ?

– J’aime surtout les chiens, déclaraChvéïk, parce que c’est un commerce qui rapporte beaucoup à celuiqui sait se débrouiller. Moi, au commencement, ça ne marchait pas,parce que j’étais trop honnête, et encore il y avait desparticuliers qui me reprochaient de leur avoir vendu une bête àmoitié crevée à la place d’un chien de sang. Et tout le monde medemandait des pedigrees ;j’ai dû en faire imprimer,et donner des pauvres toutous de faubourg, qui étaient nés dans unetuilerie, pour des chiens sortant du chenil de l’éleveur bavaroisArmin von Barnheim. Il fallait ça pour contenter les clients :ils s’étonnaient parce qu’un chien si précieux, venant de si loin,d’Allemagne, était poilu et n’avait pas les pattes torses. Destrucs comme ça, on en pratique dans tous les grands chenils, et leschiens qui peuvent se vanter d’être de race, ils sont plutôt rares.Il y en a dont la mère ou la grand-mère s’est oubliée avec unmonstre quelconque, il y en a aussi qui ont eu plusieurs pères etont hérité quelque chose de chacun ; ils ont les oreilles del’un, la queue d’un autre, le poil sur le museau d’un troisième, lechanfrein d’un quatrième, l’influence du cinquième les fait boiter,ils ont la taille du sixième ; et comme il y en a qui ont unedouzaine d’auteurs, vous pouvez vous imaginer, mon lieutenant, queltype de cabot ça donne. Une fois, j’ai acheté par pitié un chiencomme ça, Balaban, qui avait honte même de sortir et se tenait toutle temps dans son petit coin. J’ai dû le vendre à un client enMoravie et le faire passer pour un griffon d’écurie. Ce qui m’acoûté le plus de travail, c’était de le teindre en poivre etsel.

Le lieutenant prêtant une oreille attentive àses explications cynologiques, Chvéïk put continuer :

– Les chiens ne peuvent pas se teindreeux-mêmes leurs poils comme les dames leurs cheveux, c’est à celuiqui les vend de s’en charger. Si un chien est si vieux qu’il esttout gris, et que vous vouliez le vendre comme un chiot d’un an, ouencore le faire passer, lui qui est grand-père, pour un chiot de 9mois, vous n’avez qu’à acheter de l’argent fulminant ; vous lefaites fondre et avec çà, vous badigeonnez la bête, en noir,qu’elle paraît toute neuve. Pour lui donner de la force, vous luifaites manger de l’arsenic et vous lui nettoyez les dents àl’émeri, celui dont on se sert pour nettoyer les couteaux rouillés.Avant d’aller le vendre, vous lui fourrez dans la gueule un peud’eau-de-vie pour le saouler, ça le rendra tout de suite vif etfolâtre ; il aboie vigoureusement et fait des amitiés aux gensdans la rue, comme un conseiller municipal en goguette. Mais cequ’il faut surtout, c’est raconter des boniments à l’acheteur pourlui bourrer complètement le crâne. Si quelqu’un veut acheter unratier et si vous n’avez sous la main qu’un chien de chasse, ilfaut savoir retourner l’acheteur de façon qu’il prenne le chien dechasse à la place du ratier. Maintenant, si un bonhomme vient pouracheter un dogue d’Ulm et si vous n’avez qu’un ratier, il fauttellement lui en raconter qu’il emporte, tout guilleret, le ratiernain dans sa poche à la place du molosse. Quand je tenais moncommerce de chiens, une vieille dame est venue un jour mevoir ; elle m’a dit que son perroquet s’était envolé dans unjardin où il y avait des mauvais garnements qui jouaient auxIndiens, que ces gosses avaient arraché la queue du perroquet etqu’ils s’en étaient coiffés comme des agents de police autrichiens.Ce pauvre perroquet, qu’elle m’a dit, a fini par crever, d’abord dehonte d’être sans queue et ensuite d’un médicament que lui avaitdonné un vétérinaire. Elle voulait acheter un nouveau perroquetbien élevé, qui ne serait pas insolent et qui ne jurerait pas toutle temps. Que devais-je faire ? Je n’avais pas ce perroquet etje ne savais pas où en trouver, mais j’avais un vieux bouledogueaveugle et plein de vice. Et alors, mon lieutenant, j’ai dû jaboterpendant trois heures pour lui coller le bouledogue à la place duperroquet. C’était plus difficile que résoudre une questiondiplomatique ; quand elle a ouvert la porte pour s’en aller,je lui ai dit : « Eh bien ! maintenant, vous verrezsi les gosses sauront arracher la queue à celui-là ! »Depuis, j’ai jamais revu la vieille, mais j’ai appris qu’elle avaitdû quitter Prague, parce que son bull avait mordu tous les gens dela maison qu’elle habitait. Croyez-moi, mon lieutenant, il est trèsdifficile de se procurer une bête convenable.

– J’aime beaucoup les chiens, réponditLucas, mes camarades qui avaient pris leurs chiens avec eux aufront, m’ont écrit que la guerre en compagnie d’un brave chien,était bien plus supportable, parce qu’on avait de quoi tuer letemps. À ce que je vois, vous connaissez toutes les espèces dechiens, et je crois que si j’en avais un, vous le soigneriez bien.Quelle espèce, d’après vous, est préférable ? Je voudrais unchien qui puisse me tenir compagnie. J’ai eu déjà un griffond’écurie, mais je ne sais pas…

– Je suis d’avis, mon lieutenant, que legriffon d’écurie est une espèce très recommandable. Il ne plaît pasà tout le monde, c’est vrai, parce qu’il a les poils hérissés et lamoustache très dure de sorte qu’on dirait un forçat échappé de laprison. Il est si moche qu’il en devient beau, et très intelligentavec ça. Ne me parlez pas à côté de ça, d’une andouille deSt-Bernard. Et le griffon est plus intelligent que lefox-terrier. J’en ai connu un…

Le lieutenant Lucas regarda sa montre etinterrompit la faconde de Chvéïk.

– Il est tard, il faut que j’aille mecoucher. Je suis encore de service demain, ainsi vous aurez touteune journée pour vous enquérir d’un griffon d’écurie.

Chvéïk se coucha sur le canapé de la cuisineet se mit à feuilleter les journaux que le lieutenant avaitapportés de la caserne.

– Tiens, se dit-il en parcourant lesnouvelles aux en-têtes à gros caractères, le Sultan vient dedécerner la Médaille de guerre à l’empereur Guillaume, et moi, jen’ai encore rien du tout, pas même la petite médaille d’argent.

Tout à coup il sauta à bas du canapé.

– Je n’y pensais plus, bon Dieu…

Il entra brusquement dans la chambre àcoucher, réveilla le lieutenant qui dormait déjà profondément, etlui dit :

– Je vous déclare avec obéissance, monlieutenant, que je n’ai reçu aucun ordre quant au chat.

Lucas, à moitié endormi, se tourna sur l’autreflanc en murmurant :

– Trois jours de chambrée.

Et il se rendormit.

Chvéïk retourna sans bruit à la cuisine, tirale malheureux chat de dessous le canapé et lui signifia :

– Tu as trois jours de chambrée.Abtreten ![41]

Insoucieux, le chat angora réintégra sa« chambrée » sous le canapé.

4.

Chvéïk s’apprêtait pour aller dénicher ungriffon d’écurie, lorsque la sonnette ayant retenti avec frénésiedans l’appartement silencieux, il ouvrit la porte et se trouva faceà face avec une dame qui voulait parler d’urgence au lieutenantLucas. À ses pieds se trouvaient deux grosses malles déposées parun commissionnaire. Chvéïk entrevit encore sa casquette rougedisparaissant dans l’escalier.

– Il n’est pas chez lui, fit sèchementChvéïk.

Mais la jeune femme, sans se laisserdécourager par cet accueil peu aimable, se faufila dansl’antichambre et ordonna catégoriquement à Chvéïk.

– Portez les malles dans la chambre àcoucher.

– Sans ordre formel de mon lieutenant,c’est impossible, il m’a ordonné une fois pour toutes que je nedevais rien faire autrement.

– Vous êtes fou, s’écria la jeune femme,je viens en visite, moi.

– Mais moi, je l’ignore complètement,répondit Chvéïk ; mon lieutenant est de service aujourd’hui etil ne rentrera que tard dans la nuit. Le seul ordre que j’ai reçu,c’est de chercher un griffon d’écurie. C’est tout. Il n’a pas parléde malles ni d’une dame. Je vais maintenant fermer à clef notreappartement et vous seriez bien aimable de vous en aller. Lelieutenant ne m’a pas annoncé votre visite et je ne peux pasconfier l’appartement à une personne étrangère que je n’ai jamaisvue. Une fois, le confiseur Belcicky, dans notre rue, avait laisséun homme tout seul dans l’arrière-boutique ; le type acambriolé une armoire et s’est sauvé par la fenêtre.

Comme la visiteuse se mettait à pleurer,Chvéïk changea de ton :

– Je ne pense pas de mal de vous, mapetite dame, mais vous ne pouvez pas rester ici. Vous allez medonner raison vous-même, puisque vous voyez que le lieutenant m’aconfié l’appartement à moi, qui suis responsable de tout. Je vousdemande donc encore une fois et très poliment, de bien vouloir vousretirer. Tant que je n’aurai pas l’ordre formel du lieutenant, jene vous connais pas. Ça me fait de la peine de vous parler commeça, mais chez nous autres militaires, il faut de l’ordre avanttout.

Un peu rassérénée, la jeune femme tira unecarte de visite, y traça quelques lignes et la mettant dans unecoquette enveloppe, dit avec embarras :

– Portez ça à votre lieutenant,j’attendrai la réponse ici. Voici cinq couronnes commepourboire.

– Il n’y a rien à faire, répondit Chvéïkfroissé par l’obstination de la visiteuse inattendue ; gardezvos cinq couronnes, les voilà, je les mets sur la chaise. Si vousvoulez, venez avec moi à la caserne et attendez-moi là, que jeremette votre lettre au lieutenant. Alors vous aurez la réponse,mais ne vous entêtez pas à rester ici, vous attendriez quinze ans.C’est pas la peine.

Sur ce, il poussa les deux malles du corridordans l’antichambre et, faisant grincer la serrure, il cria, tel legardien d’un vieux château ou d’un musée :

– On ferme !

Désespérée, la jeune femme sortit del’appartement, Chvéïk ferma la porte à double tour et descenditl’escalier. L’inconnue le suivait comme un petit chien et ne put lerejoindre qu’au moment où Chvéïk sortait du bureau de tabac.

Elle marchait maintenant à côté de lui ets’efforçait de lier conversation avec lui.

– Vous remettrez bien ma carte sansfaute ?

– Puisque je vous l’ai dit.

– Et vous êtes sûr de trouver lelieutenant ?

– Je n’en sais rien.

Ces paroles furent suivies d’un long silence.C’était encore l’infortunée visiteuse qui essayait de faire parlerl’ordonnance trop scrupuleuse :

– Ainsi vous croyez que vous ne trouverezpas le lieutenant.

– Je ne dis pas ça.

– Et où pensez-vous le trouver ?

– Ça, je n’en sais rien.

De nouveau, le silence régna. Enfin, la jeunefemme hasarda encore une question :

– Vous n’avez pas perdu malettre ?

– Pas pour le moment.

– Vous allez la remettre aulieutenant ?

– Oui.

– Et vous êtes sûr de letrouver ?

– Puisque je vous ai dit que je n’ensavais rien. C’est étonnant comme il y a des gens curieux, ils vousdemandent cinquante fois la même chose. C’est comme si je m’amusaisà arrêter un passant après l’autre dans la rue pour lui demanderquel jour du mois on est.

Toutes les ressources de la conversation étantainsi épuisées, ils marchèrent sans s’occuper l’un de l’autre,jusqu’à la caserne. Devant la porte, Chvéïk invita la jeune femme àl’attendre et entama une discussion sur la guerre avec un desfactionnaires. La dame épiait Chvéïk de l’autre côté du trottoir etmanifestait son impatience par des mouvements nerveux, cependantque Chvéïk n’arrêtait pas de discourir et arborait une expressionaussi stupide que celle de l’archiduc Charles sur une photographierécemment parue dans la « Chronique de la grandeguerre » : Le successeur du trône autrichien causantavec deux aviateurs qui viennent d’abattre un avion russe.

Chvéïk s’assit sur le banc et continua àrenseigner les soldats sur la situation stratégique. Dans lesCarpathes, les attaques de l’armée autrichienne avaient, paraît-il,remporté un échec complet ; mais d’autre part le généralKouzmanek, commandant de Przemysl, se serait avancé jusqu’àKyjev[42]. En Serbie, nous aurions prudemmentlaissé onze solides points d’appui et les Serbes seraient bientôtexténués de courir après nos soldats.

Ensuite, Chvéïk passa à une critique serréeles derniers combats et fit une découverte : il constata qu’undétachement de soldats cerné de partout par l’ennemi devaitforcément capituler.

Enfin, jugeant qu’il avait assez parlé, ilquitta son banc pour dire à la jeune femme de patienter encore unpeu. Sur ce, il monta au bureau où il trouva le lieutenant Lucas entrain de corriger le projet d’une tranchée, fait par unsous-lieutenant, en lui signifiant qu’il ne savait même pasdessiner et ne comprenait rien à la géométrie.

– C’est comme ça qu’il faut vous yprendre, voyez-vous, disait-il. S’il s’agit d’élever une verticalesur une horizontale, il faut la dessiner de sorte qu’elle formeangle droit avec l’horizontale. Comprenez-vous ? C’estseulement comme ça que vous arriverez à avoir à peu près juste laligne de votre tranchée-là, et à rester à six mètres de l’ennemi.Mais telle que vous l’aviez dessinée, vous auriez enfoncé notreposition dans celle de l’ennemi et votre tranchée monteraitverticalement au-dessus de la tranchée ennemie, tandis que ce qu’ilvous faut, c’est un angle obtus. C’est pourtant bien simple,n’est-ce pas ?

Le sous-lieutenant de réserve, employé debanque dans le civil, contemplait avec désespoir le plan auquel ilne comprenait absolument rien, et soupira de soulagement lorsqueChvéïk entra et se mit en position militaire devant lelieutenant.

– Je vous déclare avec obéissance, monlieutenant, qu’il y a en bas une dame qui vous envoie cette lettreet attend la réponse, dit Chvéïk. Et il cligna familièrement del’œil.

Le contenu de la lettre ne sembla point ravirle lieutenant. Il lut :

Lieber Heinrich ! Mein Mannverfolgt mich. Ich muss unbedingt bei Dir ein paar Tage gastieren.Dein Bursch ist ein grosses Mistvieh. Ich bin ungluecklich. DeineKaty.[43]

Le lieutenant Lucas souffla bruyamment, fitentrer Chvéïk dans une pièce vide à côté du bureau, ferma la porteet se mit à faire les cent pas. Enfin, il s’arrêta devant Chvéïk etdit :

– Cette dame m’écrit que vous êtes unesale bête. Qu’est-ce que vous avez pu lui faire, dites ?

– Je vous déclare avec obéissance, monlieutenant, que je ne lui ai pas fait de mal ; au contraire.J’ai été tout à fait comme il faut. C’est plutôt elle…, elle avoulu emménager chez nous. Comme vous ne m’aviez donné aucun ordre,je l’ai empêchée d’entrer dans notre appartement. Figurez-vous, monlieutenant, qu’elle s’est amenée avec deux grosses malles, commepour une installation.

Le lieutenant souffla encore avec agacement,et Chvéïk imita son maître.

– Quoi ? s’écria tout à coup lelieutenant percevant seulement alors la remarque au sujet des deuxmalles.

– Je vous déclare avec obéissance, monlieutenant, que ce sera une dure affaire. Il y a deux ans, dans larue Vojtesskà, une jeune fille s’est installée chez un tapissier dema connaissance ; il n’arrivait pas à l’avoir dehors et a dû,pour la faire sortir, s’asphyxier tous les deux au gaz. Avec lesfemmes on a du chiendent. Ce que je les connais !

– Une dure affaire, répéta lelieutenant ; et il ne croyait pas si bien dire. La situationdu cher Henri n’était pas vraiment réjouissante. Une dame,poursuivie par son mari, voulait absolument habiter chez lui aumoment même où il se préparait à recevoir Mme Mickade Trebon, qui le comblait régulièrement de ses faveurs deux jourspar trimestre, quand elle venait à Prague pour faire ses achats. Lesurlendemain il attendait aussi une nouvelle amie. Cette viergeforte, après avoir réfléchi pendant huit jours, car elle devait unmois plus tard se marier avec un ingénieur, avait enfin promis aulieutenant de couronner sa flamme.

Le lieutenant restait assis tête basse, plongédans un silence méditatif ; mais ne s’avisant de rien, ilfinit par s’asseoir à la table et écrire sur une feuille de papierministre :

« Chère Katy, je suis de service jusqu’àneuf heures du soir, je reviendrai à dix. Je te prie de considérermon appartement comme le tien. Quant à Chvéïk, mon ordonnance, jelui ai donné l’ordre de t’obéir en tout.

TonHenri. »

– Vous donnerez, dit le lieutenant, cettelettre à la dame. Je vous commande de vous comporter envers elleavec tact et respect, et de satisfaire tous ses désirs qui doiventêtre des ordres pour vous. Je veux que vous vous conduisiez avecgalanterie et que vous la serviez exactement. Voici cent couronnesdont vous me ferez le compte. Elle vous enverra probablementchercher quelque chose ; en tout cas il faut la fairedéjeuner, dîner et ainsi de suite. Achetez aussi trois bouteillesde vin et une boîte de cigarettes Memphis. C’est tout pourle moment. Vous pouvez aller, mais je vous recommande encore unefois de faire tout ce qu’elle voudra, sans même qu’elle ait besoinde vous le demander.

La jeune femme qui avait déjà perdu toutespoir de revoir Chvéïk, eut la surprise de le voir sortir de lacaserne et se diriger vers elle, une lettre à la main.

Chvéïk salua, lui tendit la lettre etdéclara :

– Selon l’ordre de mon lieutenant,madame, je dois me comporter envers vous avec tact et respect,satisfaire tous vos désirs et faire tout ce que vous voudrez, sansmême que vous ayez besoin de me le demander. Je dois vous donner àmanger et ainsi de suite. Le lieutenant m’a remis cent couronnespour cela, mais sur ces cent couronnes, il faut que j’achète troisbouteilles de vin et une boîte de Memphis.

Après avoir parcouru la lettre, la jeune femmequi avait retrouvé sa décision, ordonna à Chvéïk de héler un fiacreet de retourner avec elle à la maison. Chvéïk dut se mettre à côtédu cocher.

Arrivée, elle entra tout à fait dans le rôlede la maîtresse de maison. Elle commença par faire porter sesmalles dans la chambre à coucher. Chvéïk dut battre les tapis etenlever la poussière ; une petite toile d’araignée excita lafureur de la ménagère.

Toute cette activité trahissait bien sonintention de « se retrancher » pour longtemps dans laposition stratégique que lui offrait la chambre à coucher dulieutenant.

Chvéïk suait sang et eau. Quand il eut fini debattre les tapis, elle lui enjoignit d’enlever les rideaux pour lesépousseter et ensuite de laver les fenêtres de la chambre àcoucher. Quand cela fut fait, elle lui commanda de changer lesmeubles de place, ce qui lui permit de donner libre cours à sesnerfs. Chvéïk poussait les meubles d’un endroit à l’autre, sansqu’elle fût jamais contente. Elle inventait à chaque instant unarrangement nouveau.

Bientôt l’appartement fut sens dessus dessous,et la visiteuse sentit faiblir son énergie organisatrice.

Elle prit alors de la literie fraîche dans lacommode et garnit amoureusement les oreillers et l’édredon. Elleapportait à cette occupation mille tendres soins et, en se penchantsur le lit, ses narines palpitaient de convoitise.

Ensuite, elle envoya Chvéïk chercher ledéjeuner et le vin. Pendant son absence, elle passa un peignoir desoie transparente qui la rendait irrésistiblement séduisante.

Au déjeuner elle but toute une bouteille devin et fuma quantité de cigarettes. Le repas fini, elle s’allongeasur le lit, tandis que Chvéïk savourait avec délice un quignon depain de régiment, trempé dans un verre de liqueur sucrée.

Tout à coup il entendit qu’ellel’appelait.

– Chvéïk ! Chvéïk !

Chvéïk ouvrit la porte de la chambre à coucheret aperçut la jeune femme étendue sur le lit dans une attitudelanguissante.

– Entrez !

Chvéïk s’approcha du lit. Son occupantemesurait du regard, avec un singulier sourire, les épaules trapueset les fortes cuisses de l’ordonnance.

Rejetant l’aérien tissu qui voilait etprotégeait ses charmes, elle commanda d’un ton sévère :

– Ôtez vos souliers et votrepantalon ! Venez…

C’est ainsi que le brave soldat Chvéïk putannoncer au lieutenant, à son retour de la caserne :

– Je vous déclare avec obéissance, monlieutenant, que selon votre ordre, j’ai servi exactement madame etque j’ai satisfait tous ses désirs.

– Je vous remercie, Chvéïk. Est-cequ’elle a eu beaucoup de désirs ?

– Six, environ, mon lieutenant, réponditChvéïk. Madame dort à poings fermés, le trajet l’aura fatiguée.Rassurez-vous, mon lieutenant, j’ai fait tout ce qu’elle a voulu,sans même qu’elle ait eu besoin de me le demander.

5.

Tandis que des masses d’hommes armés, enfoncésdans les forêts qui bordent le Dunajetz et le Raab, demeuraientsous une grêle d’obus et que les pièces de gros calibre déchiraientdes compagnies entières qu’engloutissait aussitôt le sol desCarpathes et qu’à tous les coins de l’horizon flambaient villes etvillages, le lieutenant Lucas et son fidèle Chvéïk jouaient d’assezmauvais gré leur rôle dans l’idylle imposée par la dame qui avaitfui son mari pour tenir le ménage du lieutenant.

La dame sortant tous les jours pour sespetites emplettes, le lieutenant en profitait pour délibérer avecChvéïk des mesures à prendre.

– Ce qui me semble préférable à tout, monlieutenant, serait d’annoncer qu’elle est ici à son mari qu’elle aquitté et qui la cherche, paraît-il, d’après la lettre que je vousai apportée. Il faudrait lui envoyer une dépêche disant qu’elle estchez vous et qu’il n’a qu’à venir la chercher. On m’a parlé d’uncas du même genre qui s’est produit l’an dernier dans une villaprès de Vsenory. Cette fois-là c’est la femme qui avait alerté sonmari qui s’est empressé d’accourir et de les gifler tous les deux.C’étaient deux civils, mais, dans les mêmes conditions, on n’oserarien faire à un officier. Du reste, vous n’êtes absolumentresponsable de rien, puisque vous n’avez invité personne et quecette dame est partie de son propre mouvement. Vous verrez qu’untélégramme comme ça aura un effet merveilleux. Et s’il y a desvoies de fait…

– C’est un homme très instruit, observale lieutenant Lucas ; je le connais bien, c’est un négociantde houblon en gros, évidemment il faut que je lui parle… Envoyonsle télégramme.

Celui-ci était rédigé en ces termes :« L’adresse actuelle de votre épouse est… », et ilindiquait le logis du lieutenant.

C’est ainsi que Mme Katy eutun beau jour la désagréable surprise de voir entrer en coup de ventle marchand de houblon. Pendant que Mme Katy,conservant toute sa présence d’esprit, faisait lesprésentations : « Mon mari – le lieutenant Lucas »,le visage du nouveau venu exprimait la bonne humeur et unempressement respectueux.

Le lieutenant ne voulut pas être en reste depolitesse en disant :

– Veuillez vous asseoir, MonsieurWendler.

Et tirant de sa poche un étui à cigarettes, illui en offrit une.

Le distingué négociant en houblon pritcorrectement une cigarette et, bientôt entouré d’un nuage de fumée,dit posément :

– Comptez-vous aller au front sous peu,mon lieutenant ?

– J’ai demandé à être transféré auquatre-vingt-onzième de ligne à Boudéïovice et je le rejoindrai dèsque j’aurai fini mon cours à l’École des volontaires d’un an. Nousavons un grand besoin d’officiers de réserve et nous constatonsavec peine que peu de jeunes gens aujourd’hui se prévalent de leurdroit au volontariat d’un an. Appelés sous les drapeaux, ilspréfèrent faire leur service comme simples fantassins qu’acquérirl’honneur d’être officiers.

– Le commerce du houblon a énormémentsouffert du fait de la guerre, mais je crois qu’elle ne durera pluslongtemps, dit le marchand en considérant tour à tour sa femme etle lieutenant.

– La situation de nos armées est trèsbonne, répondit le lieutenant Lucas ; personne ne douteaujourd’hui que la guerre ne doive finir par la victoire desPuissances centrales. La France, la Grande-Bretagne et la Russie nepourront tenir contre le bloc de granit austro-turco-allemand. Ilest vrai que nous avons essuyé quelques insuccès locaux. Maisaussitôt que nous aurons brisé le front russe entre les Carpatheset le Dunajetz moyen, la fin des hostilités sera assurée à brefdélai. Les Français sont sur le point de perdre tout leur Est etles armées allemandes entreront bientôt dans Paris. Il n’y a aucundoute. En dehors de ça, nos opérations en Serbie continuent à sedévelopper à notre grande satisfaction : on s’expliquegénéralement mal le repliement de nos régiments, qui n’est en sommequ’un changement de position, fruit d’une habile stratégie. Dureste, nous en verrons bientôt la preuve. Veuillez suivre sur cettecarte…

Le lieutenant Lucas prit doucement le marchandde houblon par le bras et le conduisit devant une grande carte dufront russe, qui pendait au mur.

– Les Beskydes de l’est nous donnent uneexcellente ligne d’appui, de même que les divers secteurs desCarpathes, comme vous voyez. Il nous suffit de frapper un grandcoup contre le front russe en cet endroit et nous ne nousarrêterons qu’à Moscou. La fin de la guerre est plus proche quenous ne le pensons.

– Et la Turquie ? fit le marchandqui se demandait comment amener la conversation sur l’objet de savisite.

– Les Turcs tiennent ferme, répondit lelieutenant, en invitant son hôte à se rasseoir ; Hali bey, leprésident de la Chambre des députés, est arrivé à Vienne avec Alibey. Le maréchal Liman von Sanders est nommé commandant en chef del’armée turque des Dardanelles. Von der Goltz pacha a quittéConstantinople et se trouve à Berlin. Enver pacha, le contre-amiralUsedom pacha et le général Djevad pacha ont été décorés par notreempereur. Ce grand nombre de décorations en si peu de temps est untrès bon signe.

Ils restaient assis en silence. Enfin, lelieutenant jugea bon de reprendre la parole :

– Quand êtes-vous arrivé à Prague,monsieur Wendler ?

– Ce matin.

– Je suis content que vous m’ayez trouvéchez moi, parce que, l’après-midi, j’ai mon cours à la caserne, ettoutes les nuits je suis de service. Ainsi, mon appartement estpour ainsi dire inhabité, ce qui m’a permis d’offrir l’hospitalitéà Madame Wendler. Ici personne ne la dérange, elle sort et ellerentre à son gré. Entre vieux camarades que nous sommes…

Le marchand de houblon toussa.

– Katy est évidemment une femme bizarre,monsieur, dit-il, et je vous remercie mille fois de tout ce quevous avez fait pour elle. Tout à coup l’envie la prend de venir àPrague, elle saute dans le premier train, en disant simplement auxdomestiques qu’elle va soigner ses nerfs. J’étais en voyage, jesuis rentré, la maison était vide et Katy envolée.

Et s’efforçant de prendre une expression defranchise, il menaça du doigt sa femme et lui demanda avec unsourire un peu forcé :

– Tu t’étais dit sans doute :puisque mon mari voyage, j’ai bien le droit d’en faire autant. Biensûr, tu n’avais pas pensé…

Craignant que la conversation ne prît unetournure désagréable, le lieutenant mena encore une fois son rivaldevant la carte géographique et lui signala certains endroitsmarqués au crayon de couleur :

– Tout à l’heure, j’ai oublié de vousfaire observer un curieux détail. Vous voyez cette grande ligne,recourbée en arc vers le sud-est, qui forme ici une sorte de têtede pont, constituée par ce groupe de montagnes. Toute l’offensivedes Alliés porte sur ce point stratégique d’une extrême importance.Notre tâche à nous est de nous emparer du chemin de fer qui lie cepont avec la principale ligne de défense de l’ennemi pour occuperla communication entre l’aile droite et l’armée du nord sur lesbords de la Vistule. Est-ce que je m’explique assezclairement ?

Le marchand de houblon s’empressa d’affirmerqu’il avait tout très bien compris. Mais il avait compris surtoutque le lieutenant voyait dans le reproche fait à sa fantasqueépouse une allusion à leurs amours adultères. Il ne se départitdonc point de son calme et de sa politesse, et reprit sa placedevant la table.

– Cette guerre, ajouta-t-il, nous a faitperdre tous les débouchés de notre houblon à l’étranger. La France,la Grande-Bretagne, la Russie et les Balkans, autant de pays perduspour notre exportation. Il ne nous reste que l’Italie, mais jecrains qu’elle n’entre dans la danse, elle aussi. Ce qui me consoleun peu, c’est que quand nous aurons gagné la guerre nous pourronsdicter les prix dans le monde entier.

– L’Italie gardera strictement saneutralité, dit le lieutenant pour le tranquilliser, c’est…

– Pourquoi alors, interrompit lemarchand, pris d’une colère subite, car tout : le houblon,l’épouse et la guerre s’embrouillait dans sa tête, neproclame-t-elle pas loyalement qu’elle est liée àl’Autriche-Hongrie et à l’Allemagne par les traités de laTriple-Alliance ? J’avais cru que l’Italie allait attaquer laSerbie. Alors la guerre serait finie depuis longtemps. Maisaujourd’hui mon houblon pourrit en magasin, les commandes àl’intérieur sont insignifiantes, l’exportation est nulle, etl’Italie reste neutre. Alors pourquoi l’Italie, je vous le demandeun peu, avait-elle encore renouvelé en 1912 laTriple-Alliance ? Et le ministre italien des affairesétrangères, M. le marquis di San Giuliano ? Que fait-il,ce monsieur ? Est-ce qu’il dort ou quoi ? Savez-vous ceque je gagnais par an avant la guerre, et ce que je gagnemaintenant ?

Il s’interrompit, puis, fixant toujours sonregard furieux sur le lieutenant qui s’amusait placidement àsouffler des anneaux de fumée qui se rompaient les uns contre lesautres, il reprit :

– Ne vous imaginez pas que je ne suivepas les événements. Pourquoi les Allemands ont-ils reculé à lafrontière quand ils étaient déjà devant Paris ? Et pourquoi ceduel d’artillerie acharné dans les régions entre la Meuse et laMoselle ? Savez-vous qu’à Combes et à Wœwre près de Marchetrois brasseries sont brûlées, trois brasseries qui nouscommandaient cinq cents sacs de houblon par an ? Dans lesVosges, une brasserie aussi est détruite, celle de Hartmansweiler,et une autre encore à Niederspach près de Mulhouse. Ça fait, entout, douze cents sacs en moins par an. La brasserie de Klosterhœka été six fois le théâtre de violents combats entre les Allemandset les Belges, trois cent cinquante sacs par an.

Son agitation augmentait tellement qu’iln’était plus en état de parler. Il se leva, s’approcha de sa femmeet lui dit :

– Katy, tu vas t’en aller avec moi cheznous. Habille-toi.

– Vous ne pouvez pas vous imaginercombien tous ces événements m’énervent, ajouta-t-il pours’excuser ; dans le temps j’étais beaucoup plus calme.

Mme Wendler partit dans lachambre à coucher pour se vêtir, et son époux dit encore aulieutenant :

– Ce n’est pas la première fois qu’elleme plaque comme ça. L’année dernière, elle est partie avec unprofesseur et je ne les ai retrouvés qu’à Zagreb. J’ai profité del’occasion pour vendre à la brasserie municipale de Zagreb sixcents sacs de houblon. En général, nous exportions des quantités dehoublon dans l’Europe méridionale. Nous faisions des affaires d’ormême à Constantinople. Aujourd’hui, nous voilà à moitié ruinés. Sinotre gouvernement – comme on le dit – prend des mesures pourrestreindre la fabrication de la bière à l’intérieur de lamonarchie, il nous achèvera.

Allumant une cigarette que le lieutenant luioffrit, il dit :

– J’ai encore de la chance de n’avoir pasd’enfants. C’est désolant, tous ces soucis de famille.

Il se tut. Déjà Mme Katy,prête au voyage, apparut sur le seuil.

– Comment ferons-nous pour mesmalles ? dit-elle.

– On viendra les chercher tout à l’heure,j’ai déjà fait le nécessaire, répondit le marchand de houblon,soulagé que tout se fût passé sans orage ; si tu veux encorefaire quelques emplettes, il est grand temps de nous mettre enroute. Le train part à deux heures vingt.

M. et Mme Wendler prirentamicalement congé. Le mari surtout était heureux de s’en aller. Ilmanifesta sa joie au moment de sortir :

– Si jamais – ce que je ne vous souhaitepas – vous êtes blessé, venez passer votre convalescence chez nous.Nous vous guérirons de notre mieux…

Revenu à la chambre à coucher oùMme Katy s’était habillée pour le voyage, lelieutenant trouva sur le lavabo quatre coupures de cent couronneset le mot suivant :

« Monsieur,

« Vous n’avez pas pris mon parti devantmon mari, ce triple idiot. Vous lui avez permis de m’enlever dechez vous comme on enlève un objet oublié. Vous ne vous êtes pasgêné pour faire observer à mon crétin de mari que vous m’avezoffert l’hospitalité dans votre agréable foyer. J’espèreque les frais que je vous ai occasionnés ne dépassent pas lesquatre cents couronnes ci-jointes, et que je vous prie de partageravec votre ordonnance. »

Le lieutenant Lucas réfléchit un moment etprit ensuite le parti de déchirer le poulet en petits morceaux. Ilconsidéra en souriant l’argent qui traînait sur le lavabo et,constatant que l’amoureuse frustrée avait oublié son peigne, pritcet objet et le joignit à sa collection de reliques.

Chvéïk ne rentra que dans l’après-midi, ayantpassé son temps à chercher le griffon d’écurie.

– Vous avez de la chance, Chvéïk, voussavez, lui dit le lieutenant. Cette dame qui a logé chez nous, estdéjà partie. Son mari l’a emmenée. Et en récompense de tous lesservices que vous lui avez rendus, elle a laissé quatre centscouronnes pour vous sur le lavabo. Il est nécessaire de laremercier ou plutôt son mari, parce que cet argent estnaturellement à lui, elle le lui avait flibusté pour pouvoir semettre en route. Je vais vous dicter la lettre.

Et il dicta :

« Très honoré monsieur,

« Je vous prierais de bien vouloirexprimer à madame votre épouse mes plus sincères remerciements pourles quatre cents couronnes dont elle a bien voulu récompenser lesfaibles services que j’ai pu lui rendre lors de son séjour àPrague. Mais comme tout ce que j’ai fait pour elle a été fait debon cœur, il m’est impossible d’accepter cette somme et je vousla…

– Eh bien ! écrivez donc, Chvéïk,qu’est-ce que vous avez ? Nous disons ?

– « … et je vous la… » répétaChvéïk d’une voix tremblante et sombre.

« … et je vous la renvoie donc, trèshonoré monsieur, en y joignant l’expression de ma plus profondeconsidération. Baisez pour moi la main de madame votre épouse.

Joseph Chvéïk, ordonnance du lieutenant Lucas. »

– C’est tout, fit le lieutenant.

– Je vous déclare avec obéissance qu’ilmanque encore la date.

– Mettez : « Prague, le 20décembre 1914. » Maintenant prenez cette enveloppe, écrivezl’adresse que voici et allez porter la lettre et l’argent à laposte.

Et le lieutenant se mit à siffler un air del’opérette La Divorcée.

– Attendez un peu, Chvéïk, demanda-t-ilcomme l’autre s’en allait, avez-vous des nouvelles de notregriffon ?

– J’en ai déniché un, mon lieutenant, unebête superbe. Mais il sera très difficile de l’avoir. Peut-être quevous l’aurez déjà demain. C’est un chien qui mord.

6.

Le lieutenant Lucas n’avait pas entendu lesdernières paroles de Chvéïk, très importantes pourtant.« C’est un chien qui pour mordre ne craint personne »,aurait voulu ajouter Chvéïk, mais, à la fin, il s’était dit quecela ne regardait en rien son maître.

– Puisqu’il veut son chien, il l’aura,conclut-il.

Il est évidemment facile de dire :« Trouvez-moi un chien ! » Les propriétaires dechiens surveillent leur bête de très près, même si ce n’est que descabots. Un pauvre toutou sans aspect, bon tout au plus à chaufferles pieds d’une petite vieille, lui aussi, est, tout comme unautre, aimé et protégé par sa maîtresse.

De plus, un chien digne de ce nom est douéd’une intuition qui le met en garde et le prévient qu’un beau jouron essaiera de le voler à son maître. Un chien qui se respecte vitsans cesse sous la menace d’être volé, et est toujours prêt à parerà cette éventualité qu’il sait imminente. À la promenade, quand ils’éloigne un peu trop de son maître, il est gai et joueur – aucommencement. La vie lui paraît belle comme à un jeune homme sagequi jouit de ses vacances après avoir passé son baccalauréat.

Mais, tout à coup, sa bonne humeurs’assombrit ; il se rend compte qu’il a perdu son chemin.Alors, il se désespère. Effrayé, il court dans tous les sens, ilflaire, il hurle, et serre sa queue entre ses jambes, couche sesoreilles en arrière et galope dans l’inconnu.

S’il pouvait parler, il crieraitcertainement :

– Jésus-Maria, je sens qu’on va mevoler !

Êtes-vous allé quelquefois visiter un chenilet y avez-vous vu de ces chiens en peine ? Ce sont tous deschiens volés. Dans toutes les grandes villes il y a des gens quifont du vol des chiens leur unique métier. Il existe une race dechiens nains, des amours de ratiers qui tiennent facilement dans unmanchon ou une poche de pardessus, mais cet abri que l’on croiraitinexpugnable, ne défend pas ces pauvres petits des voleurs. Lesdogues allemands tachetés qui gardent les villas de la banlieue sevolent la nuit. Un chien policier sera volé d’habitude à la barbedes détectives. Vous vous promenez avec votre toutou enlaisse ; tout d’un coup, celle-ci est coupée et vouscontemplez avec abrutissement la laisse veuve de son chien. Sur lenombre total des chiens que vous rencontrez dans la rue il y en a50 % qui ont changé plusieurs fois de maître, et il peutarriver à quelqu’un de racheter son propre chien volé quelquesannées auparavant, si petit qu’ensuite vous ne le reconnaissezplus. Le moment le plus dangereux est celui où vous sortez l’animalpour ses petits et ses grands besoins ; les grands surtoutsont périlleux. Voilà pourquoi le chien surpris à cette occupationest toujours plein de méfiance et jette autour de lui des regardscraintifs.

Il existe encore bien d’autres procédés pourchiper les chiens : le vol pur et simple, le vol à l’esbroufeet le moyen qui consiste à attirer la pauvre bête dans unguet-apens. Le chien est un animal très fidèle – disent les livresde lecture pour les écoliers, et les traités d’histoire naturelle.Mais faites sentir à un chien, même le plus attaché à son maître,un bout de saucisson de cheval, et il est perdu. Il oublieimmédiatement la présence du maître qui marche à côté de lui, seretourne délibérément vers le saucisson tentateur. Il en bave, ilrenifle avec volupté cette odeur délicieuse, et remue la queue enattendant qu’on lui jette sa proie.

À Mala Strana, au bas de l’escalier qui monteau château du Hradcany, se trouve une petite taverne populaire. Cejour-là, deux hommes étaient assis au fond de la salle, dans uncoin sombre : un militaire et un civil. Mystérieux, les têtespenchées, ils se parlaient tout bas, semblables à des conspirateursde la République vénitienne.

– Tous les jours vers huit heures, disaitle civil, la boniche le promène au coin de la place Havlicek, enface du parc. Tu sais que c’est une bête qui mord à droite et àgauche. Rien à faire pour le caresser.

Et se penchant encore davantage vers lesoldat, le civil lui souffla à l’oreille :

– Il n’aime même pas la saucisse.

– Et la saucisse grillée ?

– Non plus.

Les deux hommes crachèrent.

– Et qu’est-ce qu’il bouffe alors, cefils de garce ?

– J’sais pas moi. Il y a des clebs quisont gâtés et gavés comme un archevêque.

Le soldat et le civil trinquèrent et le civilcontinua :

– Une fois, j’avais besoin d’un loulou dePoméranie, et j’ai appris qu’il y avait moyen d’en faire un auxenvirons de la Klamovka. C’était encore une fine gueule qui nevoulait pas de saucisse. Je me suis esquinté les pattes après luipendant trois jours. À la fin, j’ai demandé carrément à la bonnefemme qui se baladait avec le clebs, ce qu’il mangeait pour être sibath. La bourgeoise flattée m’a confié qu’il aimait surtout lescôtelettes de porc. Moi, n’est-ce pas, je me suis dit qu’ilaimerait encore mieux quelque chose de plus tendre, et je lui aiacheté une escalope de veau. Eh bien ! mon vieux, c’est commeje te le dis, ce salaud-là n’y a pas touché. Il a fallu quej’achète une côtelette et alors, il s’est décidé. Je me suis sauvé,le chien sur mes talons. La vieille hurlait comme si on lui coupaitla tête, mais il ne voulait rien savoir, il ne voyait que lacôtelette. Le lendemain, il était déjà au chenil de Klamovka, jelui ai fait un brin de toilette et après trois coups de pinceau surle museau, il était à ne plus reconnaître. Avec tous les autresclebs, la saucisse de cheval m’a toujours bien réussi. Je crois quetu ferais bien de t’informer d’abord auprès de la boniche. Tu essoldat et beau garçon, elle ne pensera pas à se méfier. Moi, il n’ya rien eu à faire. Quand je lui ai demandé ce que le clebsbouffait, elle m’a dit : « Ça ne vous regardepas ! » Et elle m’a jeté un coup d’œil comme un poignard.Elle n’est pas très jolie ; pour jeune, elle le paraît plutôt,et avec toi, ça ira certainement.

– Écoute voir, c’est bien un griffond’écurie ? Je voudrais ne pas faire de gaffe, parce que lelieutenant ne veut que cette race-là.

– Je te dis que c’est un chien épatant,tout à fait ton affaire. Et c’est un griffon d’écurie, aussi vraique toi tu es Chvéïk et moi Blahnik. Tâche moyen de savoir ce qu’ilbouffe et tu l’auras sans faute.

Les deux amis trinquèrent encore une fois. Ilsse connaissaient depuis longtemps. En temps de paix, quand Chvéïkgagnait sa vie en vendant des chiens, Blahnik était son fournisseurattitré. Ce collectionneur de chiens à bon marché était vraiment unspécialiste. On racontait qu’il achetait, sous main, à la fourrièrede Pankrac, des chiens soupçonnés d’avoir la rage, et qu’il lesrevendait après les avoir habilement camouflés, sinon guéris. Ondisait qu’il lui était souvent arrivé de présenter les symptômes dela rage et que tout le monde le connaissait à l’Institut Pasteur deVienne. Aujourd’hui, il considérait comme un devoir d’amitié derendre ce service à Chvéïk, sans en tirer aucun profit. Il savaitle nom de tous les chiens de Prague. Sa longue conversation avecChvéïk avait lieu à voix basse : quelques mois auparavant,Blahnik avait emporté sous son paletot le ratier du patron de lataverne, et craignait de se faire remarquer. Le ratier qui étaitalors tout petit, s’était laissé prendre à un biberon que Blahniklui avait discrètement tendu sous la table. La pauvre petite bêtes’étant crue au sein de sa mère, n’avait fait aucun bruit pendantqu’on l’emportait.

Par principe, Blahnik ne volait que des chiensde race, et ses connaissances approfondies lui auraient mérité unposte d’expert-juré auprès du Tribunal de Prague. Tous les éleveursrenommés se fournissaient chez lui, sans parler de sa clientèleprivée qui était aussi très nombreuse. Il arrivait souvent que leschiens qui devaient à ses soins d’avoir changé de maîtres lepoursuivissent dans la rue. Pour se venger, ils se frottaientcontre lui et traitaient son pantalon comme une borne.

Le lendemain de la conversation secrète desdeux hommes, on put voir Chvéïk se promener au coin de la placeHavlicek, à l’endroit indiqué par son camarade. Il attendait laservante au griffon d’écurie.

Ce fut le chien qui apparut le premier ;il passa, la moustache et le poil en bataille, le regard éveillé.Il était gai comme tous les chiens qui jouissent d’un moment deliberté après avoir fait leurs petits besoins. Il s’amusait àtroubler des moineaux qui se préparaient à déguster leur petitdéjeuner de fiente de cheval.

Puis, Chvéïk vit venir la servante. C’étaitune fille d’un certain âge, dont les cheveux formaient une chastecouronne autour de sa tête. Elle sifflait pour rappeler le chien.Elle faisait tourner en l’air la chaîne du chien et une élégantepetite cravache.

Chvéïk lui adressa la parole.

– Pourriez-vous me dire, mademoiselle,par où on va à Zizkov, s’il vous plaît ?

La servante s’arrêta et l’examina curieusementpour voir s’il ne se moquait pas d’elle. Mais, vite rassurée par leregard loyal de Chvéïk, elle ne douta plus que le petit soldatn’eût demandé son chemin pour de bon. Ses yeux s’adoucirent, etelle expliqua à Chvéïk avec empressement la direction qu’il avait àprendre.

– Je viens d’être transféré à Prague avecmon régiment, dit Chvéïk, je ne suis pas d’ici, je suis de lacampagne, moi. Et vous, vous n’êtes pas non plus de Prague,n’est-ce pas ?

– Je suis de Vodnany.

– On est des pays, répondit Chvéïk, jesuis presque du même patelin, je suis de Protivine.

Les connaissances que Chvéïk possédait sur latopographie de la Bohême du sud – connaissances acquises par hasardlors des manœuvres auxquelles il avait participé au temps de sonservice militaire à Boudéïovice – réjouirent le cœur de laservante.

– Alors vous connaissez, dit-elle, àProtivine, le boucher Peychar qui a sa boutique sur laplace ?

– Bien sûr, c’est même mon frère. Tout lemonde l’aime chez nous, vous savez, insista Chvéïk, parce qu’il esttrès gentil, très poli ; il a de la bonne marchandise et vendbon poids.

– Écoutez, est-ce que vous n’êtes pas lefils de Yarèche, demanda la servante se prenant de sympathie pource soldat inconnu.

– Si.

– Et de quel Yarèche, celui de Protivineou celui de Ragice ?

– Celui de Ragice.

– Est-ce qu’il vend encore de la bière enbouteilles ?

– Mais oui.

– Il doit avoir soixante ans bien sonnés,hein ?

– Cette année, au printemps, il a eusoixante-huit ans passés, répondit Chvéïk avec une calme assurance.Il continue à livrer ses bouteilles avec une petite voiture, maisil vient d’acheter un chien qui lui sert bien dans son commerce. Lechien ne quitte pas la voiture, et ils sont bien contents tous lesdeux. C’est un chien tout juste comme celui qui poursuit lesmoineaux là-bas. Jolie bête aussi, ne trouvez-vous pas ?

– Il est à nous, expliqua la nouvelleconnaissance de Chvéïk, je suis servante chez un colonel. Vous neconnaissez pas notre colonel ?

– Si, je le connais, c’est même un typepeu ordinaire, dit Chvéïk ; à mon régiment à Boudéïovice nousen avions aussi un comme ça.

– Il est très sévère, vous savez, notrecolonel. La dernière fois que nos soldats ont été battus en Serbie,il est rentré fou de colère et il a cassé toute la vaisselle à lacuisine. Il m’a menacée de me donner mes huit jours.

– Alors il est à vous, ce petit beauchien, interrompit Chvéïk ; c’est dommage que mon lieutenantne supporte pas de chiens à la maison, moi, je les aimebeaucoup.

Il se tut. Et tout d’un coup :

– Un chien comme ça ne mange pasn’importe quoi, pour sûr.

– Je vous crois. Notre « Lux »est très gourmand. Pendant un certain temps, la viande ne luidisait rien du tout, il ne voulait pas en manger. Maintenant, il achangé de goût.

– Et qu’est-ce qu’il aime le mieux commeviande ?

– Du foie, du foie cuit.

– Du foie de veau ou de porc ?

– Ah ! ça lui est bien égal, fit la« payse » de Chvéïk en souriant, parce qu’elle croyaitqu’il avait essayé de plaisanter.

Ils se promenèrent encore un bon moment.Enfin, le chien vint les rejoindre. La servante l’attacha à lachaîne. Il devint tout de suite très familier avec Chvéïk, voulantdéchirer au moins le bas de son pantalon. Mais la muselière l’enempêchait. Soudain, comme s’il eût flairé les intentions de Chvéïk,il s’assombrit et se mit à marcher l’oreille basse à côté de lui.De temps en temps il levait sur Chvéïk un regard torve, comme s’ilvoulait exprimer : « Je sais ce qui m’attend. Ce n’estpas gai du tout ! »

Chvéïk apprit encore que la servante sortaitaussi le chien tous les soirs vers six heures, au mêmeendroit ; qu’elle avait retiré sa confiance à la populationmâle de Prague, parce que, ayant mis une fois une annonce dans unjournal pour trouver un mari, un serrurier de Prague lui avaitrépondu en lui promettant de l’épouser et avait fini pardisparaître avec huit cents couronnes, le petit pécule de lafiancée. Elle lui dit aussi qu’à la campagne les gens étaient plushonnêtes ; que, si elle devait se marier, elle prendrait pourmari un paysan, mais qu’elle n’y penserait qu’après la guerreseulement, parce que les mariages de guerre étaient une bêtise, lesfemmes de soldats devenaient veuves pour la plupart.

Chvéïk lui donna le ferme espoir qu’elle lereverrait vers six heures, et s’en alla informer son ami Blahnikque le chien mangeait toutes les sortes de foie.

– Je vais le régaler de foie de bœuf,décida Blahnik ; c’est comme ça que j’ai déjà eu leSt-Bernard au fabricant Vydra, un clebs qui neconnaissait que son maître. Demain, tu auras ton griffon sansfaute.

Blahnik tint parole. Le lendemain matin Chvéïkavait à peine terminé la chambre qu’il entendit la voix d’un chienà la porte, et son camarade pénétra dans l’antichambre, en traînantpar le collier le griffon dont la peur hérissait le poil plus quene l’avait fait la nature. Il roulait des yeux sauvages, aussieffrayant qu’un tigre affamé qui, de l’intérieur de sa cage, fixeavidement un visiteur bien nourri du jardin zoologique. Il grinçaitles dents et grognait comme pour déchirer et tout dévorer.

Les deux amis attachèrent le griffon à un piedde la table de la cuisine, et Blahnik raconta sonentreprise :

– J’ai passé à côté de lui avec monpaquet de foie à la main. Il l’a flairé tout de suite et a sautésur moi. Je ne lui ai rien donné et j’ai suivi mon chemin, le clebsà mes trousses. Au coin du parc, j’ai tourné dans la rue Bredovskaet je lui ai jeté un premier morceau. Il l’a bouffé en marchant,sans cesser de me tenir à l’œil. J’ai pris ensuite la rueJindrisska, où je lui ai encore donné quelque chose. Puis, quand ila eu tout bouffé, je l’ai attaché à ma chaîne et je l’ai traîné àtravers toute la place Venceslas et la colline de Vinohrady jusqu’àVerchovice. Ne me demande pas ce qu’il a fait en route. À un momentdonné, pendant que nous traversions la voie du tramway électrique,il s’est couché sur les rails et n’a pas voulu bouger. Probablequ’il voulait se suicider. Tiens, j’ai apporté aussi unpedigree en blanc que j’ai acheté à la papeterie Fuchs. Ils’agit de le remplir et comme tu t’y connais, mon vieux Chvéïk…

– Il faut que ça soit écrit de ta main.Mets-y qu’il est originaire du chenil von Bulov. Comme père,inscris : « Arnheim von Kahlenberg », comme mère« Emma von Trautensdorf, par Siegfried von Busenthal ».Le père a eu le premier prix à l’exposition des griffons d’écurie àBerlin, en 1912 ; la mère, la médaille d’or, décernée par la« Société pour l’élevage des chiens de race deNuremberg ». Quel âge qu’il a, à ton avis ?

– D’après ses dents, il doit avoir deuxans.

– Marque un an et demi.

– Il est mal coupé, Chvéïk, tusais ! Regarde voir ses oreilles.

– Bah, on aura toujours le temps deréparer ça, quand il sera habitué ici. Pour le moment, on va lelaisser bien tranquille, sans ça, il nous embêterait encoredavantage.

Le captif s’essoufflait à grogner, tournait enrond et enfin se coucha, la langue pendante et attendit, fatigué,la suite des événements.

Petit à petit il se calma, tout en gémissantpar moments.

Chvéïk lui tendit le reste du foie qui avaitservi d’appât. Mais le griffon n’y prit pas garde. Il boudait etnarguait les deux hommes comme s’il voulait dire : « Vousm’avez eu une fois déjà, vous pouvez bouffer votre foievous-mêmes. »

Résigné, il faisait semblant de somnoler. Toutà coup, une idée lui ayant passé par la tête, on le vit faire lebeau et demander quelque chose avec les pattes de devant. Danscette posture il s’éloignait jusqu’au bout de sa chaîne.

Chvéïk resta invincible.

– Veux-tu bien te coucher !cria-t-il.

Le pauvre prisonnier se rallongea enmarmottant plaintivement.

– Quel nom allons-nous donner dans sonpedigree ?questionna Blahnik. Il s’appelle« Lux ». Il faudra lui donner un nom à peu près pareilpour qu’il y réponde vite.

– Eh bien, on l’appellera« Max » si tu veux. Regarde comme il dresse ses oreilles.Debout Max !

L’infortuné griffon, dépouillé et de son foyeret de son nom se leva et attendit.

– Détachons-le pour voir ce qu’il vafaire, décida Chvéïk.

Libre, il marcha vers la porte où il fit troiscourts aboiements, se fiant, sans doute, pour être délivré, à lagénérosité de ses persécuteurs. Mais comme ils restaientinexorables, il s’avisa de faire une petite mare près de la porte,persuadé qu’elle allait enfin s’ouvrir. Il se rappelait que, quandil était tout petit, le colonel, féru de discipline, lui inculquaitles notions élémentaires de la propreté en l’expulsant de lachambre après chaque oubli.

Chvéïk observa simplement :

– Tu vois ce qu’il est malin, ce petitbout de jésuite.

Et il lui donna un coup avec sa ceinture, enlui fourrant si bien le museau dans la mare, que, pendant un quartd’heure, il dut se lécher pour se nettoyer.

Humilié, l’ex-« Lux » pleurnichaitet courait à travers la cuisine, reniflant avec désespoir sespropres traces. Tout à coup, il revint vers-la table, dévorasombrement le foie qui traînait par terre, se coucha près dufourneau et s’assoupit enfin.

– Qu’est-ce que je te dois ? demandaChvéïk à Blahnik quand celui-ci voulut s’en aller.

– C’est pas la peine d’en parler, Chvéïk,dit gentiment Blahnik ; je ferais tout pour un vieux camaradecomme toi, surtout que tu fais ton service militaire. Je te dis aurevoir, mais fais attention de ne pas passer avec le clebs par laplace Havlicek. Ça pourrait mal tourner. Au cas où tu aurais encorebesoin d’un clebs, tu as mon adresse.

Chvéïk ne dérangea pas Max dans son sommeil.Il descendit acheter un quart de foie, le fit bouillir et, enplaçant un morceau près du museau de Max, attendit son réveil.

Chvéïk avait bien prévu. En se réveillant, Maxse pourlécha les babines, s’étira, flaira le foie et l’avalagoulûment. Ensuite, il s’approcha de la porte et aboya de nouveautrois fois.

Chvéïk l’appela :

– Max, veux-tu venir ici !

Le chien obéit. Chvéïk le prit, l’assit surses genoux et le caressa. En signe d’amitié, Max frétilla d’abordde sa queue coupée, puis happa délicatement la main de Chvéïk, latint dans sa gueule et considéra d’un regard intelligent l’auteurde ses maux, ayant l’air de penser : « Il n’y a rien àfaire, je ne sais que trop que je suis fichu ».

Chvéïk continuait à le caresser, en luiracontant d’une voix tendre un « conte de fées » comme àun petit enfant :

– Il y avait une fois un petit chien quis’appelait Lux et vivait chez un colonel. Le colonel avait uneservante qui, tous les jours, conduisait Lux promener. Une fois, ilest venu un monsieur qui a volé Lux dans la rue. Lux a eu unnouveau maître, un lieutenant. On lui a donné aussi un autre nom eton l’a appelé Max.

Chvéïk ajouta :

– Max, donne la patte. Tu vois, grossebête, qu’on sera bons camarades, si tu es toujours gentil etobéissant. Autrement, tu verras que le service militaire n’est pasune rigolade.

Max sauta à terre et tourna joyeusement autourde Chvéïk. Le soir, lorsque le lieutenant Lucas rentra chez lui,Chvéïk et Max étaient de vieux amis.

Méditant sur le sort de Max, Chvéïk émit cetteidée philosophique :

– En somme, un soldat est seulement unhomme volé à son foyer.

Le lieutenant Lucas eut une agréable surpriseen voyant Max qui, de son côté, manifesta une grande joie devant unporte-sabre.

Comme le lieutenant voulait savoir d’où venaitle chien et ce qu’il coûtait, Chvéïk répondit que c’était un cadeaud’un de ses amis mobilisé.

– Tout va bien, Chvéïk, dit le lieutenanten jouant avec Max, le premier du mois prochain, je vous donneraicinquante couronnes pour le chien.

– Je ne peux pas accepter ça, monlieutenant.

– Écoutez, Chvéïk, prononça sévèrement lelieutenant, quand vous êtes entré à mon service, je vous ai bienexpliqué qu’il fallait m’obéir dans tous les cas, exactement. Jevous dis aujourd’hui que vous toucherez cinquante couronnes aupremier du mois et que vous serez tenu de les boire. Que ferez-vousdonc, Chvéïk, de ces cinquante couronnes ?

– Je vous déclare avec obéissance, monlieutenant, que je les boirai selon votre ordre.

– Retenez encore ceci : En casd’oubli de ma part, je vous ordonne de me rappeler que je vous doiscinquante couronnes. Est-ce compris ? A-t-il des puces cechien ? Tâchez de lui donner un bain. Demain, je suis deservice, mais après-demain, j’irai me promener avec lui.

Tandis que Chvéïk lavait Max, son ancienmaître, le colonel, tempêtait effroyablement, promettant au voleurdu chien de le traduire au conseil de guerre, de le faire fusiller,pendre, enfermer en prison pour vingt ans et couper enmorceaux.

– Der Teufel soll den Kerlbuserieren ! criait-il que les fenêtres en tremblaient,mit solchen Meuchelmœrdern bin ich bald fertig[44].

Une catastrophique menace planait sur lestêtes de Chvéïk et du lieutenant Lucas.

Chapitre 15CATASTROPHE.

Le colonel Frédéric Kraus qui portait le titrede « von Zillegut », faisant précéder de la particule lenom d’un village de la province de Saltzbourg (village que sesancêtres avaient « boulotté » déjà au dix-huitièmesiècle), se distinguait par une stupidité congénitale etrespectable. Lorsqu’il racontait quelque chose, il ne disait quedes choses exactes, craignant toujours de ne pas être compris.« Eh bien ! une fenêtre, Messieurs ! Savez-vous ceque c’est qu’une fenêtre ? » Ou bien encore :« Un chemin bordé de deux côtés par des fossés s’appellechaussée. Eh bien, Messieurs ! Savez-vous ce que c’est qu’unfossé ? Un fossé est un trou allongé auquel travaille uncertain nombre d’ouvriers. C’est une excavation. Oui. On ytravaille avec des pioches. Savez-vous ce que c’est qu’unepioche ? »

Il était atteint de la manie de la définitionet s’y adonnait avec l’exaltation d’un inventeur qui explique sesœuvres.

– Un livre, Messieurs, c’est unassemblage de feuilles de papier, qui, coupées de façon différenteet ayant des dimensions différentes suivant le cas, sont couvertesde caractères d’imprimerie, réunies ensemble, reliées et collées.Savez-vous ce que c’est que la colle ? C’est une matièregluante.

Sa stupidité était si énorme que les autresofficiers évitaient de loin sa rencontre, de peur de lui entendredire que le trottoir se détache de la chaussée et forme une bandeasphaltée le long du bloc des façades de maisons, et que la façadeest cette partie de la maison que l’on voit de la rue, tandis quele derrière de la maison est invisible pour celui qui la regarde dutrottoir, ce que l’on peut constater en se plaçant sur lachaussée.

Il était toujours prêt à démontrerl’exactitude de ses dires. Une fois, il faillit se faire écraser etdepuis lors sa bêtise n’avait fait que croître. Il accostait lesofficiers dans la rue et entamait d’interminables discours sur lesomelettes, le soleil, les thermomètres, les beignets, les fenêtreset les timbres-poste.

Et il était vraiment extraordinaire qu’unimbécile de cet acabit pût avoir un avancement relativement assezrapide et être soutenu par des personnalités influentes, tel que legénéral-commandant en chef qui couvrait ainsi de sa hauteprotection l’incapacité notoire de sa créature.

C’était merveille de voir ce que le colonelfaisait faire, aux manœuvres, à son malheureux régiment. Il n’étaitjamais à temps, il se lançait en colonnes contre les mitrailleuses,et une fois même, à l’occasion des manœuvres« impériales » dans le Sud de la Bohême, le colonelréussit à s’égarer avec ses hommes dans un coin de la Moravie où ilerra encore plusieurs jours après la fin des opérations. Mais on nelui fit pas d’histoires.

Les relations amicales du colonel avec lecommandement en chef et avec d’autres hautes personnalitésmilitaires, également abruties, de la vieille Autriche, lui avaientvalu diverses décorations et distinctions dont il était extrêmementfier et à cause desquelles il se considérait comme un excellentsoldat et comme un des meilleurs théoriciens de la stratégie et detoutes les sciences militaires.

Aux revues, il aimait à adresser la parole auxsoldats pour leur poser une même et unique question :

– Pour quelle raison appelle-t-on« manlicher » le fusil qui est en usage dans notrearmée ?

Aussi le régiment l’avait surnommé « lecrétin au manlicher ». Il était particulièrement vindicatif,entravait la carrière des officiers qui étaient sous ses ordresquand ils lui déplaisaient, et, quand l’un d’eux voulait se marier,il transmettait leur demande en haut lieu avec un commentaire trèsdéfavorable. La moitié de l’oreille gauche lui manquait, ayant étécoupée en sa jeunesse, dans un duel avec un officier qui s’étaitborné à constater la bêtise incommensurable de Frédéric Kraus.

Si nous analysons ses facultésintellectuelles, nous acquerrons la conviction qu’elles étaient dumême degré qui a valu à François-Joseph Ier, le bouffide Habsbourg, la réputation méritée d’un idiot notoire. Il en avaitla façon de s’exprimer et la considérable provision de candeur.Lors d’un banquet au casino militaire, tandis qu’on parlait dupoète Schiller, le colonel Kraus von Zillergut s’avisa de dire toutà coup : « Figurez-vous, messieurs, que j’ai vu hier unecharrue à vapeur, tirée par une locomotive. Et pas par unelocomotive seulement, mais par deux. Je vois la fumée, je merapproche et voilà une locomotive d’un côté et une de l’autre.Voyons, Messieurs, n’y a-t-il pas de quoi rire, deux locomotives,alors qu’une seule suffirait simplement ? »

Il garda le silence un moment, puisconclut :

– Une fois que vous n’avez plus debenzine, l’automobile s’arrête. C’est ce que j’ai vu hier encore.Et il y a des imbéciles qui vous parlent de la force d’inertie,Messieurs. Pas de benzine, pas de mouvement. Voyons, Messieurs, n’ya-t-il pas de quoi rire ?

Sa bêtise ne l’empêchait pas d’être pieux. Ilavait un autel domestique dans son appartement. Il allait souventse confesser et communier à St-Ignace, et depuis ladéclaration de guerre, il priait quotidiennement pour la victoiredes armes autrichiennes et allemandes. Il mêlait sa foi chrétienneavec les chimères de l’hégémonie germanique. Dans son esprit, Dieuavait l’obligation d’aider les Empires centraux à conquérir lesbiens et les territoires de leurs ennemis.

Il devenait fou de colère chaque fois qu’illisait dans les journaux que les Autrichiens avaient fait desprisonniers et que ceux-ci avaient été transportés à l’intérieur del’Empire.

– On se donne un mal inutile en faisantdes prisonniers. Il vaudrait mieux les fusiller tous sur place. Pasde quartier. Dansons au milieu des cadavres ! Brûlons jusqu’audernier tous les civils serbes ! Les enfants, on les passera àla baïonnette.

Il n’était pas moins sanguinaire que le poèteallemand Vierordt qui publia pendant la guerre des vers où ilexhortait l’Allemagne à haïr et à tuer, d’un cœur ferme, lesdiables français jusqu’au dernier :

Que jusqu’aux cieux, plus haut que lesmontagnes

S’entassent les squelettes humains et lachair fumante…

Ayant terminé son cours à l’École desvolontaires d’un an, le lieutenant Lucas sortit avec Max pour faireun bout de promenade.

– Je me permets de vous faire remarquer,mon lieutenant, dit Chvéïk soucieux, qu’il faudrait être trèsprudent avec ce chien-là. Il pourrait facilement se sauver. Parexemple, il pourrait se souvenir de son ancien maître et foutre lecamp, si vous ne le teniez pas toujours en laisse. Je vous signaleégalement que la place Havlicek est très dangereuse pour leschiens. Il circule par là un chien de boucher, une bête trèsméchante qui mord dans tout. Quand il voit dans son rayon un chienétranger, il est tout de suite jaloux, parce qu’il s’imagine quelui n’aura plus rien à manger. Il est dans le genre de ce mendiantqui défend comme un enragé sa place près de l’église deSt-Castule.

Max sautait gaîment et se faufilait entre lesjambes du lieutenant, entortillant sa corde autour du sabre de sonmaître.

Dans la rue, le lieutenant prit la directionde Prikopy, car il avait rendez-vous avec une dame au coin de larue Panska. Il marchait en pensant à ses occupations du lendemain.Quoi raconter demain, à son cours, aux candidats du volontariatd’un an ? Comment indique-t-on la hauteur d’une colline ?Pourquoi l’indique-t-on en partant du niveau de la mer ?Comment, en prenant la hauteur d’une montagne, mesurée d’après leniveau de la mer, calcule-t-on la hauteur réelle de cette montagne,du bas au sommet ? Et pourquoi, bon Dieu, le ministère de laGuerre tient-il tant à mettre des choses pareilles au programme descours pour l’infanterie, puisqu’elles intéressent plutôtl’artillerie ? De plus, il existe des cartes d’état-major.Quand l’ennemi occupe par exemple la cote 312, à quoi ça sert-il desavoir de combien cette cote domine le niveau de la mer et à quoibon calculer sa hauteur réelle ? Il suffit de consulter lacarte.

Juste au moment où il approchait du coin de larue Panska, il fut dérangé dans ses pensées par unhalt ! rauque et tranchant.

En même temps que retentissait cehalt, le chien qui essayait de s’arracher de sa corde, sejeta en aboyant joyeusement vers le personnage qui l’avaitpoussé.

Ce n’était autre que le colonel Kraus vonZillergut, que le lieutenant Lucas salua en s’excusant de ne pasl’avoir vu.

Le colonel Kraus était connu de tous lesofficiers pour sa manie de rappeler à l’ordre les militairesnégligents.

Il considérait le salut militaire comme unechose dont dépendait la victoire de la guerre et sur laquellereposait toute la force de l’armée.

– Dans son geste de salut, le soldat doitmettre toute son âme, proclamait-il avec un mysticisme decaporal.

Il se faisait un devoir d’obliger sesinférieurs à le saluer rigoureusement, selon les plus petitsdétails du règlement, avec correction et dignité.

Il épiait tous les soldats au passage, depuisle simple fantassin jusqu’au lieutenant-colonel. Pauvres fantassinsqui se bornaient à toucher négligemment le bord de leur képi commes’ils voulaient dire : « Salut, toi ! » Ceux-làse voyaient arrêtés en pleine rue par le colonel Kraus qui lesconduisait lui-même à la caserne, pour leur infliger unepunition.

Dans aucun cas il n’acceptait l’excusebalbutiée : « Je ne vous ai pas vu, mon colonel.

– Le soldat, disait-il encore, doitchercher des yeux son supérieur dans la foule la plus pressée etpenser constamment à la meilleure manière de remplir tous sesdevoirs qui lui sont prescrits par le règlement de service. Quandil lui arrive de tomber sur le champ de bataille, il doit, enmourant, faire le salut militaire. Le soldat qui ne sait passaluer, qui feint de ne pas voir son supérieur, ou qui saluepar-dessous la jambe, à mon avis, celui-là n’est pas un soldat,mais un sauvage.

– Les inférieurs, lieutenant, dit-ild’une voix tonnante, doivent saluer leurs supérieurs. C’est uneprescription qui n’est pas encore supprimée que je sache. Secondpoint : Depuis quand les officiers ont-ils l’habitude d’allerà la promenade avec des chiens volés ? Oui, avec des chiensvolés. Un chien qui appartient à une personne étrangère est unchien volé.

– Ce chien, mon colonel… tenta deriposter le lieutenant Lucas.

– … m’appartient, lieutenant, acheva lecolonel. C’est mon « Lux » !

Ici « Lux » alias « Max »,pour faire voir qu’il n’avait pas oublié son ancien maître et queson nouveau maître ne tenait plus aucune place dans son cœur,s’échappa et se mit à bondir autour du colonel, joyeux comme uncollégien amoureux qui se voit exaucé par sa belle.

– Promener des chiens volés, lieutenant,n’est pas compatible avec l’honneur militaire. Saviez pas ? Unofficier n’a pas le droit d’acheter un chien sans s’être assuré quecet achat est sans danger pour lui.

Le colonel Kraus caressait Lux-Max quimarquait sa rancune envers son possesseur éphémère en grondant eten montrant ses dents, comme si son maître lui avait désigné lelieutenant avec l’ordre : « Mords-le ! »

– Dites, lieutenant, est-ce que vouscroiriez correct de monter un cheval volé ? Non, n’est-cepas ? Alors vous n’avez pas lu mes annonces de laBohemia et du Prager Tagblatt, par lesquellesj’ai recherché mon griffon d’écurie ? Vous n’avez pas lul’annonce que votre supérieur a fait paraître dans lejournal ?

Il leva les bras au ciel :

– Ils sont inouïs, ces jeunes officiers…Et la discipline, qu’en faites-vous, dites’? Le colonel met desannonces et le lieutenant s’abstient de les lire toutsimplement !

– Si je pouvais, vieux tableau, je teficherais volontiers une paire de gifles, pensa le lieutenant Lucasen contemplant les côtelettes qui faisaient ressembler le colonel àun orang-outang.

– Faites un bout de chemin avec moi,lieutenant, proposa le colonel.

Marchant l’un à côté de l’autre, ils eurentl’agréable conversation suivante :

– Au front, lieutenant, impossible qu’unechose pareille vous arrive encore une fois. Oh ! oui, àl’arrière, c’est certainement très agréable de se promener avec deschiens volés. Oui. Se promener avec le chien d’un supérieur. Et àun moment où nous perdons des officiers par centaines sur leschamps de bataille. Ici, les officiers ne lisent pas même lesannonces. Comme ça, j’aurais pu continuer à mettre mes annoncespendant cent ans. Pendant deux cents ans, trois cents ans…

Le colonel se moucha avec bruit, ce qui, chezlui, était toujours le signe d’une grande excitation nerveuse.

– Vous pouvez continuer votre promenadetout seul maintenant, dit-il au lieutenant.

Il tourna sur ses talons et s’en alla enfouettant avec sa cravache le bas de son manteau.

Le lieutenant Lucas passa sur l’autretrottoir, mais là encore il entendit le halt ! ducolonel. Celui-ci venait d’interpeller un réserviste qui, pensant àsa femme et à ses enfants, avait omis de saluer.

Le colonel Kraus l’emmenait à la caserne, enle traitant de « cochon maritime ».

– Qu’est-ce que je pourrais bien faire àce crétin de Chvéïk ? se demanda le lieutenant Lucas. Je luicasserai la gueule, bien entendu, mais ça ne suffira pas. Même sije découpais sa peau en minces lanières, ce serait trop indulgent.Quel voyou, bon Dieu !

Sans plus se soucier de son rendez-vous, ilmonta dans le tramway pour retourner chez lui.

– Je te tuerai, animal, jura-t-il.

 

Pendant ce temps-là, le brave soldat étaitplongé dans une discussion enflammée avec une ordonnance venue dela caserne pour faire signer au lieutenant quelques documents etqui attendait son retour.

Chvéïk régalait son collègue de café, et ilscherchaient à se persuader mutuellement que « l’Autricheserait bientôt foutue, elle et sa guerre. »

Ils étaient, du reste, complètement d’accordet la défaite pour eux allait de soi. Les avis qu’ils émettaientconstituaient toute une série d’opinions très nettes où leprocureur n’aurait pas hésité à voir des crimes, dont le plus béninla haute trahison. Et la moindre peine qu’il aurait requise poureux eût été la pendaison.

– L’empereur doit en être devenutotalement idiot, déclarait Chvéïk, il n’a jamais inventé lapoudre, mais cette guerre-là va l’achever.

– Tu parles s’il est idiot, soutintl’autre, idiot comme une souche, mon vieux, tu n’en as aucune idée.Probable qu’il ne sait même pas qu’il y a une guerre. Tu comprends,ils ont honte de le lui dire. Ah ! quelle belle blague, sasignature de la proclamation aux nations d’Autriche-Hongrie !Tu peux être certain qu’on l’a imprimée sans la lui faire voir. Ila la tête fatiguée, le vieux.

– Lui ? Mais il est foutu. Il faitsous lui et on lui donne à manger comme à un bébé. L’autre jour, unmonsieur racontait au restaurant que l’empereur avait deuxnourrices qui lui donnaient le sein trois fois par jour.

– Il est grand temps, vieux, qu’on nousmette en compote pour que l’Autriche attrape la fessée qu’ellemérite, et se tienne enfin à sa place.

Les deux soldats conversaient ainsi, et Chvéïkrésuma le verdict sur l’Autriche par ces paroles :

– Une monarchie si bête que ça ne devraitmême pas exister.

L’autre, pour compléter ce jugement un peugénéral, ajouta :

– Au front, à la première occasion, jeles mets pour passer à l’ennemi.

L’entretien qui exprimait bien l’opiniongénérale des Tchèques sur la guerre où s’était aventuré l’Empire,prit une autre tournure.

Le collègue de Chvéïk lui confia qu’onracontait à Prague qu’à Nachod on entendait le canon et que le tzarferait bientôt son entrée à Cracovie.

Ils parlèrent des blés tchèques livrés àl’Allemagne et de la profusion de cigarettes et de chocolat dontjouissaient les soldats allemands.

Ils évoquèrent ensuite les mœurs guerrièresdes temps anciens, et Chvéïk entreprit de prouver qu’à l’époque oùl’ennemi lançait sur un château assiégé des pots de m… en guised’obus, ses défenseurs ne devaient pas être plus à la noce que lessoldats d’aujourd’hui. Il avait lu quelque part qu’un certainchâteau ayant résisté pendant trois ans, les assiégeants n’avaientpas passé un seul jour sans vider ainsi leurs fosses d’aisances enl’air.

Il n’aurait pas manqué de dire encore quelquechose d’intéressant et d’instructif, si le retour du lieutenant neles avait brusquement interrompus.

Écrasant Chvéïk d’un coup d’œil furieux, ilsigna les documents d’un trait de plume et congédia leur porteur.Puis, il intima à Chvéïk de le suivre dans la chambre.

Les yeux du lieutenant jetaient des éclairseffroyables. Tombé sur une chaise, il tenait son regard braqué surChvéïk, en se demandant par où commencer le massacre.

– Je vais d’abord lui flanquer une pairede gifles, puis je lui démolirai le nez et lui arracherai lesoreilles, pour le reste on verra.

Tandis qu’il se préparait à exécuter sonprojet, le regard innocent et candide de Chvéïk se posait sur lui,tout pénétré de bonté et de franchise…

Chvéïk interrompit ce calme gros detempête :

– Je vous annonce avec obéissance, monlieutenant, que vous voilà privé de votre chat. Il a boulotte lacrème pour les chaussures et s’est permis de crever. J’ai jeté soncadavre non dans notre cave, mais dans celle du voisin. Voustrouverez difficilement un angora joli et bien élevé comme cettebête-là.

– Qu’est-ce que je vais bien faire delui ? se demanda de nouveau le lieutenant. Quelle figured’imbécile, bon Dieu !

Les yeux innocents et candides de Chvéïk nedésarmaient pas de leur douceur et de leur tendresse et reflétaientla sérénité de l’homme qui estimait que tout était pour le mieux,que rien d’extraordinaire ne s’était passé et que tout ce qui avaitpu se passer était d’ailleurs pour le mieux, car il faut tout demême bien qu’il se passe quelque chose de temps en temps.

Le lieutenant Lucas sauta sur ses pieds. Il netoucha pas son ordonnance, mais agita un poing devant son nez etéclata :

– Chvéïk, vous êtes un voleur dechien !

– Je vous déclare avec obéissance, monlieutenant, qu’aucune affaire de ce genre-là ne m’est arrivée dansles derniers temps. Je me permets également de vous faireremarquer, mon lieutenant, que je n’ai pas pu voler Max, puisquevous êtes sorti avec lui cet après-midi. Je me suis bien dit qu’ilavait dû arriver quelque chose au chien, quand je vous ai vu, toutà l’heure, rentrer sans lui. C’est ce qu’on appelle unecomplication. Dans la rue Spalena, il y a un corroyeur quis’appelle Kounèche. Ce type-là n’a jamais pu faire une promenadeavec un chien sans le perdre. Ou bien il l’oubliait dans unetaverne, ou bien on le lui empruntait sans le rendre, ou bien ilétait volé…

– Chvéïk, espèce de bourrique, fermez ça,nom de Dieu. Vous êtes un rusé gredin qui la fait à l’idiot, ou unchameau, un dodo ! Vous avez toujours des exemples en réservepour toute chose, mais avec moi, ça ne prendra plus, vousm’entendez ! D’où avez-vous amené ce chien ? Commentl’avez-vous eu ? C’est le chien de notre colonel qui me l’arepris en plein centre de Prague. Je vous dis que c’est un scandaleépouvantable ! Avouez la vérité, est-ce que vous l’avez volé,oui ou non ?

– Je vous déclare avec obéissance, monlieutenant, que je ne l’ai pas volé.

– Est-ce que vous saviez que c’était unchien volé ?

– Je vous déclare avec obéissance, monlieutenant, que je savais que c’était un chien volé.

– Chvéïk, bon Dieu de bon Dieu, je nesais pas ce qui me retient de prendre mon revolver, triple abruti,andouille, âne bâté, espèce de fumier ! Est-ce que vous êtesréellement si idiot que ça ?

– Je vous déclare avec obéissance, monlieutenant, que je suis réellement si idiot que ça.

– Pourquoi m’avez-vous amené un chienvolé, pourquoi avez-vous installé chez moi cette salebête ?

– Pour vous faire plaisir, monlieutenant.

Et les yeux innocents et candides caressaientde nouveau le visage du lieutenant qui se laissa retomber sur lachaise en gémissant :

– Qu’ai-je fait pour que le bon Dieu mepunisse en me donnant un imbécile pareil ?

Résigné, le lieutenant restait assis sur lachaise, sentant la force lui faire défaut pour gifler Chvéïk etmême pour rouler une cigarette. Absolument à bout de ressources, ilenvoya Chvéïk acheter la Bohemia et le PragerTagblatt pour lui mettre sous le nez les annonces ducolonel.

Chvéïk revint en tenant le journal ouvert à lapage d’annonces. Il déclara en rayonnant de plaisir :

– C’est bien là-dedans, mon lieutenant.C’est épatant comme le colonel décrit son griffon, et il offre centcouronnes à qui le lui rapportera. C’est une belle récompense.D’habitude, on ne donne que cinquante couronnes. Un certainBogetiech de Kosire gagnait sa vie rien qu’avec les récompenses. Ilvolait au hasard des chiens de bonne famille et recherchait ensuiteleurs propriétaires dans les annonces. Une fois, il avait volé unloulou de Poméranie, mais pas moyen de retrouver le propriétaire.Il a mis alors une annonce à son tour. Il en a mis une deuxième,une troisième, tant qu’il lui en a coûté dix couronnes, et il en aété quitte pour son argent. À la fin, arriva une lettre dupropriétaire de l’animal, disant qu’il s’agissait bien de sonchien, mais qu’il ne s’en était plus occupé, parce qu’il croyaitque toutes les recherches seraient inutiles. Il ne croyait pasqu’il existait encore des gens honnêtes, mais qu’il changeaitd’avis maintenant qu’on allait lui rendre son loulou. Il disaitaussi dans sa lettre que, par principe, il n’était pas partisan derécompenser l’honnêteté, mais qu’il était disposé à faire hommage àBogetiech d’un livre écrit par lui sur « La culture desplantes vertes dans les appartements et les jardinets devillas ». Là-dessus Bogetiech a empoigné le loulou par lespattes de derrière et a astiqué avec lui la tête du monsieur, enjurant qu’on ne le prendrait plus à mettre des annonces, ilaimerait mieux vendre les chiens trouvés à des chenils.

– Allez vous coucher, Chvéïk, ordonna lelieutenant, vous êtes capable de m’abrutir avec vos histoiresjusqu’à demain matin.

Il se mit au lit lui aussi et toute la nuit,il rêva de Chvéïk. Il rêva que Chvéïk lui amenait un cheval qu’ilavait volé à l’héritier du trône, de sorte que celui-cireconnaissait sa monture au milieu d’une revue, au moment où lemalheureux Lucas chevauchait à la tête de sa compagnie.

Le lendemain le lieutenant était rompu defatigue, comme au sortir d’un noce finie par des coups de poing. Iln’arrivait pas à se débarrasser de son cauchemar. Exténué par sonrêve, il s’assoupit un peu vers le matin, quand Chvéïk frappa pourdemander à quelle heure le lieutenant désirait être réveillé.

– À la porte, abruti, c’estabominable !

Il se leva et Chvéïk lui apporta son café enl’interloquant d’une nouvelle question :

– Vous ne voudrez pas des fois, monlieutenant, que je vous procure un autre chien ? Je vousdéclare avec obéissance…

– Écoutez, Chvéïk, j’avais envie de vousdéférer devant le conseil de guerre, mais je vois bien que vousseriez acquitté, parce que ces messieurs n’ont encore jamais euaffaire à un crétin de votre envergure. Regardez-vous bien là dansla glace, n’êtes-vous pas dégoûté de vous-même devant un visageaussi stupide que ça ? Vous êtes le phénomène naturel le plusrenversant que j’aie jamais vu. Allons, Chvéïk, mais dites lavérité : est-ce que votre tête, elle vous plaît ?

– Je vous déclare avec obéissance, monlieutenant, qu’elle ne me plaît pas du tout : elle a l’airdans cette glace d’une boule pointue. Ça ne doit pas être une glacebiseautée. Une fois, ils avaient mis dans la devanture du marchandde thé Stanek une glace convexe et quand on s’y regardait on avaitenvie de vomir. On y avait la bouche de travers, la têteressemblait à une poubelle, on avait le ventre d’un chanoine aprèsune beuverie en règle, bref, on se voyait défiguré à se suicidersur place. Une fois, le gouverneur est passé par cette rue, s’estregardé dans cette glace et le magasin a été obligé d’enlever laglace.

Le lieutenant qui gémissait tout bas nel’écoutait pas, préférant s’occuper de son café.

Chvéïk retourna dans la cuisine et lelieutenant l’entendit entonner l’air :

Le général Grenevil passe par la Tour desPoudres en ville

On voit au soleil flamber lesarmes,

et les belles filles fondent enlarmes…

Hardiment, il continuait à élever lavoix :

Nous autres soldats, on est de grandsseigneurs,

De nous aimer, les jolies filles n’ont paspeur,

On ne manque de rien, partout on se portebien…

– En effet, abruti, tu te portestrès bien, pensa le lieutenant et il cracha.

Naturellement, la tête de Chvéïk ne tarda pasà faire son apparition dans la porte.

Radieux, Chvéïk annonça :

– Je vous déclare avec obéissance, monlieutenant, qu’il y a là quelqu’un de la caserne, une ordonnance,de la part du colonel qui demande que vous alliez le voird’urgence.

Heureux aussi d’être bien renseigné, il ajoutaavec mystère :

– Oh ! rien de grave, je crois,c’est certainement à cause de notre petit chien.

Retenant mal l’angoisse qui l’opprimait, lelieutenant interrompit brutalement l’ordonnance qui lui annonçaitque « c’était pour le rapport du colonel ».

En arrivant à la caserne, il vit que ce qui sepréparait était encore pis qu’un rapport. Le colonel l’attendaitcommodément installé dans le bureau.

– Je constate mon cher lieutenant, qu’ily a deux ans, vous avez demandé à être transféré auquatre-vingt-onzième de ligne à Boudéïovice. Savez-vous où setrouve Boudéïovice ? Sur la Veltava, oui, sur la Veltava qui apour affluent l’Oder ou un autre fleuve. La ville est grande, jedirai même avenante et, si je ne me trompe pas, il y a un quai.Savez-vous ce que c’est qu’un quai ? C’est un gros mur bâtisur le bord de l’eau. Du reste, ça n’a pas de rapport. On y a étéaux manœuvres.

– Savez-vous que mon chien s’estcomplètement gâté chez vous, continua-t-il après une pause sanstoutefois détourner ses yeux de l’encrier. Il ne veut plus rienmanger. Tiens, il y a une mouche dans l’encrier. C’est malheureux,même en hiver de voir les mouches dans les encriers. Quel manqued’ordre !

Irrité par les détours de la conversation, lelieutenant pensait :

– Fiche-moi la paix, à la fin, vieillebarbe ! Qu’est-ce que tu attends, bon Dieu. Je sais très bienoù tu veux en venir.

– Eh bien, lieutenant, dit enfin lecolonel après s’être promené de long en large, j’ai longtempsréfléchi quelle mesure j’avais à prendre pour que cette histoire nepuisse pas se répéter et je me suis souvenu de votre demande detransfert au quatre-vingt-onzième. Et comme, d’autre part, le hautcommandement se plaint de manque d’officiers, les Serbes les ayanttués tous, j’ai pensé à vous. Je vous donne ma parole d’honneur qued’ici trois jours vous aurez rejoint votre quatre-vingt-onzième àBoudéïovice où on est justement en train de former des bataillonsde marche. Pas la peine de remercier. L’armée a besoin d’officiersqui…

– C’est l’heure de passer au rapport,ajouta-t-il en consultant sa montre. Onze heures et demie…

Il salua en signe que l’agréable conversationétait terminée.

Tête basse, mais respirant à pleins poumons,le lieutenant Lucas se dirigea vers l’école des volontaires d’un anoù il annonça qu’il partait prochainement pour le front et qu’iloffrait aux candidats un lunch d’adieu dans la salle du restaurantde Nekazanka.

Rentré, il alerta Chvéïk.

– Vous savez ce que c’est qu’un bataillonde marche, Chvéïk ?

– Je vous déclare avec obéissance, monlieutenant, qu’un bataillon de marche est un batmarche etune compagnie de marche, une compmarche, nous autres, onraccourcit les mots.

– Je vous annonce alors, Chvéïk, dit lelieutenant d’un ton solennel, que dans très peu de temps, vousferez partie de ma compmarche,puisque vous aimez lesabréviations dans ce genre-là. Mais ne vous imaginez pas qu’aufront, vous pourrez faire des bêtises comme ici. Êtes-vouscontent ?

– Je vous déclare avec obéissance, monlieutenant, que je suis excessivement content, répondit le bravesoldat Chvéïk ; ce sera quelque chose de magnifique quand noustomberons ensemble sur le champ de bataille pour Sa Majestél’Empereur et son auguste famille impériale et royale…

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