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Le Canard au Ballon

Le Canard au Ballon

d’ Edgar Allan Poe

ÉTONNANTES NOUVELLES PAR EXPRÈS, VIA NORFOLK ! –L’ATLANTIQUE TRAVERSÉ EN TROIS JOURS ! – TRIOMPHE SIGNALÉ DE LA MACHINE VOLANTE DE M. MONCK MASSON ! – ARRIVÉE À L’ÎLE DE SULLIVAN, PRÈS CHARLESTON, S. C., DE MM. MASON, ROBERT HOLLAND,HENSON, HARRISON AINSWORTH, ET DE QUATRE AUTRES PERSONNES, PAR LE BALLON DIRIGEABLE VICTORIA, APRÈS UNE TRAVERSÉE DE SOIXANTE-CINQ HEURES D’UN CONTINENT À L’AUTRE ! – DÉTAILS CIRCONSTANCIÉS DU VOYAGE !

Le jeu d’esprit ci-dessous, avec l’en-tête qui précède en magnifiques capitales, soigneusement émaillé de points d’admiration, fut publié primitivement, comme un fait positif, dans le New-York Sun, feuille périodique, et y remplit complètement le but de fournir un aliment indigeste aux insatiables badauds durant les quelques heures d’intervalle entre deux courriers de Charleston. La cohue qui se fit pour se disputer le seul journal qui eût les nouvelles fut quelque chose qui dépasse même le prodige ; et, en somme, si, comme quelques-uns l’affirment, le VICTORIA n’a pas absolument accompli la traversée en question, il serait difficile de trouver une raison quelconque qui l’eût empêché de l’accomplir.

Le grand problème est à la fin résolu ! L’air, aussi bienque la terre et l’Océan, a été conquis par la science, et deviendrapour l’humanité une grande voie commune et commode. L’Atlantiquevient d’être traversé en ballon ! et cela, sans trop dedifficultés, – sans grand danger apparent, – avec une machine donton est absolument maître, – et dans l’espace inconcevablement courtde soixante-cinq heures d’un continent à l’autre ! Grâce àl’activité d’un correspondant de Charleston, nous sommes en mesurede donner les premiers au public un récit détaillé de cetextraordinaire voyage, qui a été accompli, – du samedi 6 ducourant, à quatre heures du matin, au mardi 9 du courant, à deuxheures de l’après-midi, – par sir Everard Bringhurst, M. Osborne,un neveu de lord Bentinck, MM. Monck Mason et Robert Holland, lescélèbres aéronautes, M. Harrison Ainsworth[1], auteur deJack Sheppard, etc., M. Henson, inventeur du malheureux projet dela dernière machine volante, – et deux marins de Woolwich, – entout huit personnes. Les détails fournis ci-dessous peuvent êtreconsidérés comme parfaitement authentiques et exacts sous tous lesrapports, puisqu’ils sont, à une légère exception près, copiés motà mot d’après les journaux réunis de MM. Monck Mason et HarrisonAinsworth, à la politesse desquels notre agent doit également bonnombre d’explications verbales relativement au ballon lui-même, àsa construction, et à d’autres matières d’un haut intérêt. La seulealtération dans le manuscrit communiqué a été faite dans le but dedonner au récif hâtif de notre agent, M. Forsyth, une forme suivieet intelligible.

Chapitre 1Le ballon

Deux insuccès notoires et récents – ceux de M. Henson et de sirGeorge Cayley – avaient beaucoup amorti l’intérêt du publicrelativement à la navigation aérienne. Le plan de M. Henson (quifut d’abord considéré comme très-praticable, même par les hommes descience) était fondé sur le principe d’un plan incliné, lancé d’unehauteur par une force intrinsèque créée et continuée par larotation de palettes semblables, en forme et en nombre, aux ailesd’un moulin à vent. Mais, dans toutes les expériences qui furentfaites avec des modèles à l’Adelaïde-Gallery, il se trouva quel’opération de ces ailes, non seulement ne faisait pas avancer lamachine, mais empêchait positivement son vol.

La seule force propulsive qu’elle ait jamais montrée fut lesimple mouvement acquis par la descente du plan incliné ; etce mouvement portait la machine plus loin quand les palettesétaient au repos que quand elles fonctionnaient, – fait quidémontrait suffisamment leur inutilité ; et, en l’absence dupropulseur, qui lui servait en même temps d’appui, toute la machinedevait nécessairement descendre vers le sol. Cette considérationinduisit sir George Cayley à ajuster un propulseur à une machinequi aurait en elle-même la force de se soutenir, – en un mot, à unballon. L’idée, néanmoins, n’était nouvelle ou originale, chez sirGeorge, qu’en ce qui regardait le mode d’application pratique. Ilexhiba un modèle de son invention à l’Institution polytechnique. Laforce motrice, ou principe propulseur, était, ici encore, attribuéeà des surfaces non continues ou ailes tournantes. Ces ailes étaientau nombre de quatre ; mais il se trouva qu’elles étaienttotalement impuissantes à mouvoir le ballon ou à aider sa forceascensionnelle. Tout le projet, dès lors, n’était plus qu’un fourcomplet.

Ce fut dans cette conjoncture que M. Monck Mason (dont le voyagede Douvres à Weilburg sur le ballon le Nassau excita un si grandintérêt en 1837) eut l’idée d’appliquer le principe de la visd’Archimède au projet de la navigation aérienne, attribuantjudicieusement l’insuccès des plans de M. Henson et de sir GeorgeCayley à la non-continuité des surfaces dans l’appareil des roues.Il fit sa première expérience publique à Willis’s Rooms, puis plustard porta son modèle à l’Adelaïde-Gallery.

Comme le ballon de sir George Cayley, le sien était unellipsoïde. Sa longueur était de treize pieds six pouces, sahauteur de six pieds huit pouces. Il contenait environ trois centvingt pieds cubes de gaz, qui, si c’était de l’hydrogène pur,pouvaient supporter vingt et une livres aussitôt après qu’il étaitenflé, avant que le gaz n’eût eu le temps de se détériorer ou defuir. Le poids de toute la machine et de l’appareil était dedix-sept livres, – donnant ainsi une économie de quatre livresenviron. Au centre du ballon, en dessous, était une charpente debois fort léger, longue d’environ neuf pieds, et attachée au ballonpar un réseau de l’espèce ordinaire. À cette charpente étaitsuspendue une corbeille ou nacelle d’osier.

La vis consiste en un axe formé d’un tube de cuivre creux, longde six pouces, à travers lequel, sur une spirale inclinée à unangle de quinze degrés, passe une série de rayons de fil d’acier,longs de deux pieds et se projetant d’un pied de chaque côté. Cesrayons sont réunis à leurs extrémités externes par deux lames defil métallique aplati, – le tout formant ainsi la charpente de lavis, qui est complétée par un tissu de soie huilée, coupée enpointes et tendue de manière à présenter une surface passablementlisse. Aux deux bouts de son axe, cette vis est surmontée par desmontants cylindriques de cuivre descendant du cerceau. Aux boutsinférieurs de ces tubes sont des trous dans lesquels tournent lespivots de l’axe. Du bout de l’axe qui est le plus près de lanacelle part une flèche d’acier qui relie la vis à une machine àlevier fixée à la nacelle. Par l’opération de ce ressort, la visest forcée et tournée avec une grande rapidité, communiquant àl’ensemble un mouvement de progression.

Au moyen du gouvernail, la machine pouvait aisément s’orienterdans toutes les directions. Le levier était d’une grande puissance,comparativement à sa dimension, pouvant soulever un poids dequarante-cinq livres sur un cylindre de quatre pouces de diamètreaprès le premier tour, et davantage à mesure qu’il fonctionnait. Ilpesait en tout huit livres six onces. Le gouvernail était unelégère charpente de roseau recouverte de soie, façonnée à peu prèscomme une raquette, de trois pieds de long à peu près et d’un pieddans sa plus grande largeur. Son poids était de deux onces environ.Il pouvait se tourner à plat et se diriger en haut et en bas, aussibien qu’à droite et à gauche, et donner à l’aéronaute la faculté detransporter la résistance de l’air, qu’il devait, dans une positioninclinée, créer sur son passage, du côté sur lequel il désiraitagir, déterminant ainsi pour le ballon la direction opposée.

Ce modèle (que, faute de temps, nous avons nécessairement décritd’une manière imparfaite) fut mis en mouvement dansl’Adelaïde-Gallery, où il donna une vélocité de cinq milles àl’heure ; et, chose étrange à dire, il n’excita qu’un minceintérêt en comparaison de la précédente machine compliquée de M.Henson, – tant le monde est décidé à mépriser toute chose qui seprésente avec un air de simplicité ! Pour accomplir le granddesideratum de la navigation aérienne, on supposait généralementl’application singulièrement compliquée de quelque principeextraordinairement profond de dynamique.

Toutefois, M. Mason était tellement satisfait du récent succèsde son invention qu’il résolut de construire immédiatement, s’ilétait possible, un ballon d’une capacité suffisante pour vérifierle problème par un voyage de quelque étendue ; – son projetprimitif était de traverser la Manche comme il avait déjà fait avecle ballon le Nassau. Pour favoriser ses vues, il sollicita etobtint le patronage de sir Everard Bringhurst et de M. Osborne,deux gentlemen bien connus par leurs lumières scientifiques etspécialement pour l’intérêt qu’ils ont manifesté pour les progrèsde l’aérostation. Le projet, selon le désir de M. Osborne, futsoigneusement caché au public ; – les seules personnesauxquelles il fut confié furent les personnes engagées dans laconstruction de la machine, qui fut établie sous la surveillance deMM. Mason, Holland, de sir Everard Bringhurst et de M. Osborne,dans l’habitation de ce dernier, près de Penstruthal, dans le paysde Galles.

M. Henson, accompagné de son ami M. Ainsworth, fut admis àexaminer le ballon samedi dernier, – après les derniersarrangements pris par ces messieurs pour être admis à laparticipation de l’entreprise. Nous ne savons pas pour quelleraison les deux marins firent aussi partie de l’expédition, – maisdans un délai d’un ou deux jours nous mettrons le lecteur enpossession des plus minutieux détails concernant cet extraordinairevoyage.

Le ballon est fait de soie recouverte d’un vernis de caoutchouc.Il est conçu dans de grandes proportions et contient plus de 40 000pieds cubes de gaz ; mais, comme le gaz de houille a étéemployé préférablement à l’hydrogène, dont la trop grande forced’expansion a des inconvénients, la puissance de l’appareil, quandil est parfaitement gonflé et aussitôt après son gonflement,n’enlève pas plus de 2 500 livres environ. Non seulement le gaz dehouille est moins coûteux, mais on peut se le procurer et legouverner plus aisément.

L’introduction de ce gaz dans les procédés usuels del’aérostation est due à M. Charles Green. Avant sa découverte, leprocédé du gonflement était non seulement excessivementdispendieux, mais peu sûr. On a souvent perdu deux ou même troisjours en efforts futiles pour se procurer la quantité suffisanted’hydrogène pour un ballon d’où il avait toujours une tendance àfuir, grâce à son excessive subtilité et à son affinité pourl’atmosphère ambiante. Un ballon assez bien fait pour tenir sacontenance de gaz de houille intacte, en qualité et en quantité,pendant six mois, ne pourrait pas conserver six semaines la mêmequantité d’hydrogène dans une égale intégrité.

La force du support étant estimée à 2 500 livres, et les poidsréunis de cinq individus seulement à 1 200 environ, il restait unsurplus de 1 300, dont 1 200 étaient prises par le lest, réparti endifférents sacs, dont le poids était marqué sur chacun, – par lescordages, les baromètres, les télescopes, les barils contenant desprovisions pour une quinzaine, les barils d’eau, les portemanteaux,les sacs de nuits et divers autres objets indispensables, y comprisune cafetière à faire bouillir le café à la chaux, pour sedispenser totalement de feu, si cela était jugé prudent. Tous cesarticles, à l’exception du lest et de quelques bagatelles, étaientappendus au cerceau. La nacelle est plus légère et plus petite àproportion que celle qui la représente dans le modèle. Elle estfaite d’un osier fort léger, et singulièrement forte pour unemachine qui a l’air si fragile. Elle a environ quatre pieds deprofondeur. Le gouvernail diffère aussi de celui du modèle en cequ’il est beaucoup plus large, et que la vis est considérablementplus petite. Le ballon est en outre muni d’un grappin et d’unguide-rope, ce dernier étant de la plus indispensable utilité.Quelques mots d’explication seront nécessaires ici pour ceux de noslecteurs qui ne sont pas versés dans les détails del’aérostation.

Aussitôt que le ballon quitte la terre, il est sujet àl’influence de mille circonstances qui tendent à créer unedifférence dans son poids, augmentant ou diminuant sa forceascensionnelle. Par exemple, il y a parfois sur la soie une massede rosée qui peut aller à quelques centaines de livres ; ilfaut alors jeter du lest, sinon l’aérostat descendra. Ce lest jeté,et un bon soleil vaporisant la rosée et augmentant la forced’expansion du gaz dans la soie, le tout montera de nouveautrès-rapidement. Pour modérer notre ascension, le seul moyen est(ou plutôt était jusqu’au guide-rope inventé par M. Charles Green)la faculté de faire échapper du gaz par une soupape ; mais laperte du gaz impliquait une déperdition proportionnelle de la forced’ascension ; si bien que, dans un laps de tempscomparativement très-bref, le ballon le mieux construit devaitnécessairement épuiser toutes ses ressources et s’abattre sur lesol. C’était là le grand obstacle aux voyages un peu longs.

Le guide-rope remédie à la difficulté de la manière la plussimple du monde. C’est simplement une très-longue corde qu’onlaisse traîner hors de la nacelle, et dont l’effet est d’empêcherle ballon de changer de niveau à un degré sensible. Si, parexemple, la soie est chargée d’humidité, et si conséquemment lamachine commence à descendre, il n’y a pas de nécessité de jeter dulest pour compenser l’augmentation du poids, car on y remédie ou onla neutralise, dans une proportion exacte, en déposant à terreautant de longueur de corde qu’il est nécessaire. Si, au contraire,quelques circonstances amènent une légèreté excessive et uneascension précipitée, cette légèreté sera immédiatement neutraliséepar le poids additionnel de la corde qu’on ramène de terre.

Ainsi le ballon ne peut monter ou descendre que dans desproportions très-petites, et ses ressources en gaz et en lestrestent à peu près intactes. Quand on passe au-dessus d’une étendued’eau, il devient nécessaire d’employer de petits barils de cuivreou de bois remplis d’un lest liquide plus léger que l’eau. Ilsflottent et remplissent l’office d’une corde sur la terre. Un autreoffice très-important du guide-rope est de marquer la direction duballon. La corde drague pour ainsi dire, soit sur terre, soit surmer, quand le ballon est libre ; ce dernier conséquemment,toutes les fois qu’il marche, est en avance ; ainsi, uneappréciation faite, au compas, des positions des deux objets,indiquera toujours la direction. De la même façon, l’angle formépar la corde avec l’axe vertical de la machine indique la vitesse.Quand il n’y a pas d’angle, – en d’autres termes, quand la cordedescend perpendiculairement, c’est que la machine eststationnaire ; mais plus l’angle est ouvert, c’est-à-dire plusle ballon est en avance sur le bout de la corde, plus grande est lavitesse ; – et réciproquement.

Comme le projet des voyageurs, dans le principe, était detraverser le canal de la Manche, et de descendre aussi près deParis qu’il serait possible, ils avaient pris la précaution de semunir de passeports visés pour toutes les parties du continent,spécifiant la nature de l’expédition comme dans le cas du voyagesur le Nassau, et assurant aux courageux aventuriers une dispensedes formalités usuelles de bureaux ; mais des événementsinattendus rendirent les passeports superflus. L’opération dugonflement commença fort tranquillement samedi matin, 6 du courant,au point du jour, dans la grande cour de Weal-Vor-House, résidencede M. Osborne, à un mille environ de Penstruthal, dans la Galles duNord ; et, à onze heures sept minutes, tout étant prêt pour ledépart, le ballon fut lâché et s’éleva doucement, mais constamment,dans une direction presque sud. On ne fit point usage, pendant lapremière demi-heure, de la vis ni du gouvernail.

Nous nous servons maintenant du journal, tel qu’il a ététranscrit par M. Forsyth d’après les manuscrits réunis de MM.Monck, Mason et Ainsworth. Le corps du journal, tel que nous ledonnons, est de la main de M. Mason, et il a été ajouté unpost-scriptum ou appendice de M. Ainsworth, qui a en préparation etdonnera très-prochainement au public un compte rendu plus minutieuxdu voyage, et, sans aucun doute, d’un intérêt saisissant.

Chapitre 2Le journal

Samedi, 6 avril. – Tous les préparatifs qui pouvaient nousembarrasser ont été finis cette nuit ; nous avons commencé legonflement ce matin au point du jour ; mais, par suite d’unbrouillard épais qui chargeait d’eau les plis de la soie et larendait peu maniable, nous ne nous sommes pas élevés avant onzeheures à peu près. Alors, nous fîmes tout larguer, dans un grandenthousiasme, et nous nous élevâmes doucement, mais sansinterruption, par une jolie brise du nord, qui nous porta dans ladirection du canal de la Manche. Nous trouvâmes la forceascensionnelle plus forte que nous ne l’avions espéré, et, commenous montions assez haut pour dominer toutes les falaises et noustrouver soumis à l’action plus prochaine des rayons du soleil,notre ascension devenait de plus en plus rapide. Cependant jedésirais ne pas perdre de gaz dès le commencement de notretentative, et je résolus qu’il fallait monter pour le momentprésent. Nous retirâmes bien vite à nous notre guide-rope ;mais, même après l’avoir absolument enlevé de terre, nouscontinuâmes à monter très-rapidement. Le ballon marchait avec uneassurance singulière et avait un aspect magnifique. Dix minutesenviron après notre départ, le baromètre indiquait une hauteur de15 000 pieds.

Le temps était remarquablement beau, et l’aspect de la campagneplacée sous nos pieds, – un des plus romantiques à tous les pointsde vue, – était alors particulièrement sublime. Les gorgesnombreuses et profondes présentaient l’apparence de lacs, en raisondes épaisses vapeurs dont elles étaient remplies, et les hauteurset les rochers situés au sud-est, empilés dans un inextricablechaos, ressemblaient absolument aux cités géantes de la fableorientale. Nous approchions rapidement des montagnes vers lesud ; mais notre élévation était plus que suffisante pour nouspermettre de les dépasser en toute sûreté. En quelques minutes,nous planâmes au-dessus magnifiquement, et M. Ainsworth ainsi queles marins furent frappés de leur apparence peu élevée, vue ainside la nacelle ; une grande élévation en ballon ayant pourrésultat de réduire les inégalités de la surface située au-dessousà un niveau presque uni. À onze heures et demie, nous dirigeanttoujours vers le sud, ou à peu près, nous aperçûmes pour lapremière fois le canal de Bristol ; et, quinze minutes après,la ligne des brisants de la côte apparut brusquement au-dessous denous, et nous marchâmes rondement au-dessus de la mer. Nousrésolûmes alors de lâcher assez de gaz pour laisser notreguide-rope traîner dans l’eau avec les bouées attenantes. Cela futfait à la minute, et nous commençâmes à descendre graduellement. Aubout de vingt minutes environ, notre première bouée toucha, et, auplongeon de la seconde, nous restâmes à une élévation fixe. Nousétions tous très-inquiets de vérifier l’efficacité du gouvernail etde la vis, et nous les mîmes immédiatement en réquisition dans lebut de déterminer davantage notre route vers l’est et de mettre lecap sur Paris.

Au moyen du gouvernail, nous effectuâmes à l’instant lechangement nécessaire de direction, et notre route se trouvapresque à angle droit avec le vent ; puis nous mîmes enmouvement le ressort de la vis, et nous fûmes ravis de voir qu’ellenous portait docilement dans le sens voulu. Là-dessus, nouspoussâmes neuf fois un fort vivat, et nous jetâmes à la mer unebouteille qui contenait une bande de parchemin avec le bref compterendu du principe de l’invention. Toutefois, nous en avions à peinefini avec nos manifestations de triomphe qu’il survint un accidentimprévu qui n’était pas peu propre à nous décourager.

La verge d’acier qui reliait le levier au propulseur futsoudainement jetée hors de sa place par le bout qui confinait à lanacelle (ce fut l’effet de l’inclinaison de la nacelle par suite dequelque mouvement de l’un des marins que nous avions pris avecnous), et, en un instant, se trouva suspendue et dansante hors denotre portée, loin du pivot de l’axe de la vis. Pendant que nousnous efforcions de la rattraper, et que toute notre attention yétait absorbée, nous fûmes enveloppés dans un violent courant d’airde l’est qui nous porta avec une force rapide et croissante du côtéde l’Atlantique.

Nous nous trouvâmes chassés en mer par une vitesse qui n’étaitcertainement pas moins de cinquante ou de soixante milles àl’heure, si bien que nous atteignîmes le cap Clear, à quarantemilles vers notre nord, avant d’avoir pu assurer la verge d’acieret d’avoir eu le temps de penser à virer de bord. Ce fut alors queM. Ainsworth fit une proposition extraordinaire, mais qui, dans monopinion, n’était nullement déraisonnable ni chimérique, danslaquelle il fut immédiatement encouragé par M. Holland, – à savoir,que nous pourrions profiter de la forte brise qui nous emportait,et tenter, au lieu de rabattre sur Paris, d’atteindre la côte duNord-Amérique.

Après une légère réflexion, je donnai de bon gré mon assentimentà cette violente proposition, qui, chose étrange à dire, ne trouvad’objections que dans les deux marins.

Toutefois, comme nous étions la majorité, nous maîtrisâmes leursappréhensions, et nous maintînmes résolument notre route. Nousgouvernâmes droit à l’ouest ; mais, comme le traînage desbouées faisait un obstacle matériel à notre marche, et que nousétions suffisamment maîtres du ballon, soit pour monter, soit pourdescendre, nous jetâmes tout d’abord cinquante livres de lest, etnous ramenâmes, au moyen d’une manivelle, toute la corde hors de lamer. Nous constatâmes immédiatement l’effet de cette manœuvre parun prodigieux accroissement de vitesse ; et, comme la brisefraîchissait, nous filâmes avec une vélocité presqueinconcevable ; le guide-rope s’allongeait derrière la nacellecomme un sillage de navire. Il est superflu de dire qu’il noussuffit d’un très-court espace de temps pour perdre la côte de vue.Nous passâmes au-dessus d’innombrables navires de toute espèce,dont quelques-uns louvoyaient avec peine, mais dont la plupartrestaient en panne. Nous causâmes à leur bord le plus grandenthousiasme, – enthousiasme fortement savouré par nous-mêmes, etparticulièrement par nos deux hommes, qui, maintenant, sousl’influence de quelques petits verres de genièvre, semblaientrésolus à jeter au vent toutes craintes et tous scrupules.Plusieurs navires tirèrent le canon de signal ; et tous noussaluèrent par de grands vivats que nous entendions avec une nettetésurprenante, et par l’agitation des chapeaux et des mouchoirs. Nousmarchâmes ainsi tout le jour, sans incident matériel, et, comme lespremières ombres se formaient autour de nous, nous fîmes uneestimation approximative de la distance parcourue. Elle ne pouvaitpas être de moins de cinq cents milles, probablement davantage.Pendant tout ce temps le propulseur fonctionna et, sans aucundoute, aida positivement notre marche. Quand le soleil se coucha,la brise fraîchit et se transforma en une vraie tempête. Au-dessousde nous, l’Océan était parfaitement visible en raison de saphosphorescence. Le vent souffla de l’est toute la nuit, et nousdonna les plus brillants présages de succès. Nous ne souffrîmes paspeu du froid, et l’humidité de l’atmosphère nous était fortpénible ; mais la place libre dans la nacelle était assezvaste pour nous permettre de nous coucher, et au moyen de nosmanteaux et de quelques couvertures nous nous tirâmes passablementd’affaire.

Post-scriptum (par M. Ainsworth). – Ces neuf dernières heuresont été incontestablement les plus enflammées de ma vie. Je ne peuxrien concevoir de plus enthousiasmant que l’étrange péril et lanouveauté d’une pareille aventure. Dieu veuille nous donner lesuccès ! Je ne demande pas le succès pour le simple salut demon insignifiante personne, mais pour l’amour de la science humaineet pour l’immensité du triomphe. Et cependant l’exploit est siévidemment faisable que mon seul étonnement est que les hommesaient reculé jusqu’à présent devant la tentative. Qu’une simplebrise comme celle qui nous favorise maintenant, – qu’une pareillerafale pousse un ballon pendant quatre ou cinq jours (ces brisesdurent quelquefois plus longtemps), et le voyageur sera facilementporté, dans ce laps de temps, d’une rive à l’autre. Avec unepareille brise, le vaste Atlantique n’est plus qu’un lac.

Je suis plus frappé, au moment où j’écris, du silence suprêmequi règne sur la mer, malgré son agitation, que d’aucun autrephénomène. Les eaux ne jettent pas de voix vers les cieux.L’immense Océan flamboyant au-dessous de nous se tord et setourmente sans pousser une plainte. Les houles montagneuses donnentl’idée d’innombrables démons, gigantesques et muets, qui setordaient dans une impuissante agonie. Dans une nuit telle qu’estpour moi celle-ci, un homme vit, – il vit un siècle de vieordinaire, – et je ne donnerais pas ce délice ravissant pour cesiècle d’existence vulgaire.

Dimanche, 7 (manuscrit de M. Mason). – Ce matin, vers dixheures, la tempête n’était plus qu’une brise de huit ou neuf nœuds(pour un navire en mer), et elle nous fait parcourir peut-êtretrente milles à l’heure, peut-être davantage. Néanmoins, elle atourné ferme vers le nord ; et, maintenant, au coucher dusoleil, nous nous dirigeons droit à l’ouest, grâce surtout à la viset au gouvernail, qui fonctionnent admirablement. Je regardel’entreprise comme entièrement réussie, et la navigation aériennedans toutes les directions (si ce n’est peut-être avec le ventabsolument debout) comme un problème résolu. Nous n’aurions pas pufaire tête à la rude brise d’hier ; mais, en montant, nousaurions pu sortir du champ de son action, si nous en avions eubesoin. Je suis convaincu qu’avec notre propulseur, nous pourrionsmarcher contre une jolie brise carabinée. Aujourd’hui, à midi, nousnous sommes élevés à une hauteur de 25 000 pieds, en jetant dulest. Nous avons agi ainsi pour chercher un courant plus direct,mais nous n’en avons pas trouvé de plus favorable que celui danslequel nous sommes à présent. Nous avons surabondamment de gaz pourtraverser ce petit lac, dût le voyage durer trois semaines. Je n’aipas la plus légère crainte relativement à l’issue de notreentreprise. Les difficultés ont été étrangement exagérées etincomprises. Je puis choisir mon courant, et, eussé-je contre moitous les courants, je puis faire passablement ma route avec monpropulseur. Nous n’avons pas eu d’incidents notables. La nuits’annonce bien.

Post-scriptum (par M. Ainsworth). – J’ai peu de chose à noter,excepté le fait (fort surprenant pour moi) qu’à une élévation égaleà celle du Cotopaxi, je n’ai éprouvé ni froid trop intense, nimigraine, ni difficulté de respiration ; M. Mason, M. Holland,sir Everard n’ont pas plus souffert que moi, je crois. M. Osbornes’est plaint d’une constriction de la poitrine, – mais cela adisparu assez vite. Nous avons filé avec une grande vitesse toutela journée, et nous devons être à plus de moitié chemin del’Atlantique. Nous avons passé au-dessus de vingt ou trente naviresde toute sorte, et tous semblaient délicieusement étonnés.Traverser l’Océan en ballon n’est pas une affaire si difficileaprès tout ! Omne ignotum pro magnifico.

Nota. – À une hauteur de 25 000 pieds, le ciel apparaît presquenoir, et les étoiles se voient distinctement ; pendant que lamer, au lieu de paraître convexe, comme on pourrait le supposer,semble absolument et entièrement concave[2]. Lundi, 8(manuscrit de M. Mason). – Ce matin, nous avons encore eu quelqueembarras avec la tige du propulseur, qui devra être entièrementmodifiée, de crainte de sérieux accidents ; – je parle de latige d’acier et non pas des palettes ; ces dernières nelaissaient rien à désirer. Le vent a soufflé tout le jour dunord-est, roide et sans interruption, tant la fortune semblerésolue à nous favoriser. Juste avant le jour, nous fûmes tous unpeu alarmés par quelques bruits singuliers et quelques secoussesdans le ballon, accompagnés de la soudaine interruption du jeu dela machine. Ces phénomènes étaient occasionnés par l’expansion dugaz, résultant d’une augmentation de chaleur dans l’atmosphère, etla débâcle naturelle des particules de glace dont le filet s’étaitincrusté pendant la nuit. Nous avons jeté quelques bouteilles auxnavires que nous avons aperçus. L’une d’elles a été recueillie parun grand navire, vraisemblablement un des paquebots qui font leservice de New York. Nous avons essayé de déchiffrer son nom, maisnous ne sommes pas sûrs d’y avoir réussi. Le télescope de M.Osborne nous a laissé lire quelque chose comme l’Atalante. Il estmaintenant minuit, et nous marchons toujours à peu près versl’ouest d’une allure rapide. La mer est singulièrementphosphorescente. Post-scriptum (par M. Ainsworth). – Il estmaintenant deux heures du matin, et il fait presque calme, autantdu moins que j’en peux juger ; – mais c’est un point qu’il estfort difficile d’apprécier, depuis que nous nous mouvons sicomplètement avec et dans l’air. Je n’ai point dormi depuis quej’ai quitté Weal-Vor, mais je ne peux plus y tenir, et je vaisfaire un somme. Nous ne pouvons pas être loin de la côted’Amérique. Mardi, 9 (manuscrit de M. Ainsworth). – Une heure del’après-midi. – Nous sommes en vue de la côte basse de la Carolinedu Sud ! Le grand problème est résolu. Nous avons traversél’Atlantique, – nous l’avons traversé en ballon, facilement,rondement ! Dieu soit loué ! Qui osera dire maintenantqu’il y a quelque chose d’impossible ? Ici finit le journal.Quelques détails sur la descente ont été communiqués toutefois parM. Ainsworth à M. Forsyth. Il faisait presque un calme plat quandles voyageurs arrivèrent en vue de la côte, qui fut immédiatementreconnue par les deux marins et par M. Osborne. Ce gentleman ayantdes connaissances au fort Moultrie, on résolut immédiatement dedescendre dans le voisinage. Le ballon fut porté vers laplage ; la marée était basse, le sable ferme, uni,admirablement approprié à une descente, et le grappin mordit dupremier coup et tint bon. Les habitants de l’île et du fort sepressaient naturellement pour voir le ballon ; mais ce n’étaitqu’avec difficulté qu’on ajoutait foi au voyage accompli, – latraversée de l’Atlantique ! L’ancre mordait à deux heures del’après-midi ; ainsi le voyage entier avait durésoixante-quinze heures ; ou plutôt un peu moins, si on comptesimplement le trajet d’un rivage à l’autre. Il n’était arrivé aucunaccident sérieux. On n’avait eu à craindre aucun danger réel. Leballon fut dégonflé et serré sans peine ; et ces messieursétaient encore au fort Moultrie, quand les manuscrits d’où ce récitest tiré partaient par le courrier de Charleston. On ne sait riende positif sur leurs intentions ultérieures ; mais nouspouvons promettre en toute sûreté à nos lecteurs quelquesinformations supplémentaires, soit pour lundi, soit pour le joursuivant au plus tard. Voilà certainement l’entreprise la plusprodigieuse, la plus intéressante, la plus importante qui aitjamais été accomplie ou même tentée par un homme. Quels magnifiquesrésultats on en peut tirer, n’est-il pas superflu maintenant de ledéterminer ?

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