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Le Capitaine Hyx – Aventures effroyables de M. Herbert de Renich – Tome I

Le Capitaine Hyx – Aventures effroyables de M. Herbert de Renich – Tome I

de Gaston Leroux

Chapitre 1 LES MAINS SOUS LA LAMPE

D’abord je vous dis, moi, Carolus Herbert de Renich, du pays neutre de Gutland en Luxembourg, que je suis un honnête homme, incapable de mentir.

Ceci bien entendu, je commencerai par déclarer que, dussé-je vivre une éternité, je me souviendrai, jusqu’à la fin des temps, de la minute d’effarement et de douleur (que devaient suivre tant d’autres terribles minutes) pendant laquelle je reconnus sur l’une des tables du palais des jeux, à Funchal, et dans la lumière d’une lampe dont l’abat-jour me cachait tout le reste de sa divine personne, les longues mains pâles et frêles,veinées de bleu, de celle que j’avais tant aimée quand elle n’était encore que la belle Amalia Edelman !

Je n’avais pas besoin de me pencher pour voir son visage. Je savais qu’elle était là, qu’il n’y avait aucune erreur possible, à cause d’un certain anneau d’esclavage que je lui avais offert jadis, quand elle n’était encore qu’une magnifique enfant… Elle le portait toujours ! Et, du reste, je ne pouvais plus faire un mouvement. Mon émoi était tel que je restai stupide,ne pouvant comprendre par quelle espèce de sortilège ces mains, que je croyais si loin au nord de la terre ensanglantée d’Europe, ces mains uniques au monde par leur beauté et leur transparence aristocratique, se trouvaient là, poussant négligemment des piècesd’or sur une table du palais des jeux de la capitale de l’îleMadère, dite l’île Heureuse (entre 16°39’30” et 17°16’38” delongitude ouest de Greenwich et entre 32°37’18” et 32°49’44” delatitude nord), et cela par la plus belle nuit de Noël que j’aievue de ma vie (ceci se passait exactement dans la nuit du 24 au 25décembre 1915, entre 10 heures et demie et 11 heures au plustard).

J’ai toujours admiré qu’il y eût des gens pourdire : « Moi, je fais ce que je veux ! » etpour le croire. Cent exemples quotidiens sont là pour vousdémontrer que vous n’êtes qu’un pantin entre les ficelles d’unobscur mais sûr destin. « On fait de nous ce quel’on veut. » Qui, on ? Maison, ce soir-là, qui a voulu me faire voir cesmains-là !

Songez que j’étais déjà levé pour partir, quele valet de pied me pressait, car, en rade, la sirène du steamboatqui devait me conduire à Southampton avait fait entendre son secondappel. Mes bagages étaient à bord ! Réfléchissez que,normalement, dans ma hâte, je ne devais pas regarder du côté de cesmains-là !… Et cependant je les ai vues et je suisresté ! Et quand je considère maintenant pour quels événementsformidables on m’a retenu avec ces mains-là, je ne puiscroire à un hasard banal et sans loi ! Et c’est bien cetteidée dévorante que le on du destin avait besoin que jevisse certaines choses pour les raconter plus tard et aussi pour mefaire accomplir certaines besognes de cauchemar ; c’est biencette idée-là qui me courbe aujourd’hui sur mes cahiers, sur tantde notes éparses, témoignages irrécusables d’une aventure sanspareille, dans le but de commencer un récit que je n’achèveraipeut-être pas !… En tout cas, mes précautions sontprises, et si, pour quelque raison, trop facile à prévoir, jevenais à disparaître, les doubles de mes documents parviendraient àla grande presse française et lui permettraient de révéler desfaits qui, même en cette époque de chaos et d’horreur, nemanqueront point d’étonner le monde !… Toutes lesbatailles de la Guerre du monde ne sont pas connues. !…Mais elles le seront ! Il le faut, il le faut ! Voilàpourquoi on m’a fait voir les mains !…

Je ne les avais pas revues depuis cinq ans queje les avais quittées, comme un niais, pour faire le tour dumonde ! Et maintenant il y avait à un certain doigt ditannulaire certain anneau que je n’y avais pas glissé ! Endehors de cela, elles n’avaient pas changé ! Comme je lesavais aimées et baisées avec un tendre et respectueux amour auxjours ridicules de ma sentimentale jeunesse ! Hélas ! jen’avais pas fait le quart du tour du monde que j’apprenais que cesmains-là ne m’appartenaient plus ! Depuis, je me promenaissans but à travers les continents et les vastes mers, avec, pourunique compagne, cette seule phrase qui sonnait comme une bille degrelot dans mon crâne vide : « La belle Amalia Edelman,du doux pays neutre du Gutland, en Luxembourg, s’appelle maintenantMme la vice-amirale Heinrich von Treischke, de Wilhelmshaven,en Allemagne !…

Donc, les mains jouaient et jouaient avec del’or, ce qui, par les temps que nous traversions, était assezrare !… Mais j’ai pensé depuis que c’était peut-être par ordreque le personnage très important qu’était Mme von Treischkejetait le précieux métal devant elle, pour prouver en véritéqu’ils n’en manquaient pas en Allemagne ! Il y avaitfoule autour d’elle, car elle gagnait d’une façon dite insolente,et chacun murmurait son nom en donnant des détails sur son arrivéeà Madère (à cette époque, le Portugal n’avait pas encore déclaré laguerre à l’Allemagne), sur ses toilettes éclatantes et sur sachance qui, depuis huit jours que cette noble dame avait débarquédans l’île, ne se démentait point.

Sachez donc (pourquoi le cacherais-je ?)que nous avions dû nous marier ensemble. Elle était très riche. Sonpère avait des terres immenses qui descendaient jusqu’aux rives dela Moselle. Son vin était célèbre. Moi, je vivais alors avec mabonne vieille maman. Nous avions un peu de bien. En dehors du goûtque j’avais pour me marier avec Amalia Edelman, je ne me sentaisattiré par rien, et je serais certainement resté au pays si nousn’avions eu le malheur de posséder dans la famille un cousin,armateur à Anvers, qui m’embarqua sur l’un de ses navires« pour me faire faire mon tour du monde », chose qu’iljugeait absolument nécessaire à mon bonheur dans la vie. J’aitoujours soupçonné qu’il devait être d’accord avec le vieilEdelman, lequel voyait sans grand enthousiasme le penchant de safille pour le petit Carolus Herbert, de Renich.

Le vieil Edelman et le cousin armateur étaientdepuis longtemps en affaires et ils étaient un peu crapules tousles deux. Enfin ils m’ont bien fait pleurer, et aussi Amalia, quiavait si vite oublié nos serments et qui, depuis, avait donné avectant d’empressement une petite fille et deux petits garçons àl’amiral von Treischke !

À propos de celui-ci, je croirais perdre montemps si j’avais la prétention de vous donner quelque aperçu de sanature, de son caractère et de ses petits talents ! Il suffitd’écrire son nom et l’on est renseigné. Nul n’ignore la part qu’ila su se tailler (celle du tigre) dans la remarquable affaire del’assassinat de miss Campbell ni la façon tout à fait digne de la« kultur » avec laquelle il a établi solidement le régimede la terreur sur toute la côte, après la chute d’Anvers, et celajusqu’au fond des couvents de Bruges (si je m’en rapporte à ladernière lettre de ma chère bonne vieille maman) ! Mais, dansl’instant, lâchons cet homme… et revenons à Amalia.

Au fond, quand j’analyse les sentiments quim’immobilisaient devant la table de jeu de Funchal, je dois, entoute sincérité, faire entrer en ligne de compte la crainte oùj’étais de découvrir que mon idole eût été transformée enimportante frau par une maternité aussi hâtive querépétée.

Une angoisse particulière me pinçait lecœur : Elle ne devait plus être digne de sesmains ! Hélas ! Hélas ! Elle devait bientôtme prouver que Mme Heinrich von Treischke était encore plusbelle qu’Amalia Edelman !… Quand, lasse de gagner, elle seleva, et que, devant elle, la foule élégante lui eutrespectueusement fait place, alors, elle m’apparut ! Je dusm’appuyer à la muraille pour la laisser passer. Elle me frôla et neme vit pas ! Comment cette femme n’entendit-elle pas les coupsde marteau de mon cœur ?… Elle passa comme une ombre légèrequi ne tient plus au monde que par l’éclat emprunté de saparure !

Qu’elle était belle, qu’elle était belle, mabien-aimée, avec son visage si pâle, si pâle, et ses grands beauxyeux mélancoliques si étrangement pailletés comme d’une poussièred’étoile !…

Évidemment, Amalia ne devait pas êtreheureuse, au témoignage d’un visage et d’yeux pareils !J’avouerai que, personnellement, j’en fus férocement enchanté. Toutà coup quelques phrases sinistres, prononcées en anglais, avec unfort accent irlandais, tout près de moi, me firent sortir trèsbrutalement de mon extase. Je traduis textuellement :« Suivez-la !… Ne la quittez pas d’une semelle !… Onfera le coup pendant qu’elle sera à la messe de minuit !

–Et la dame de compagnie ?

–J’en fais mon affaire ! »

Chapitre 2LES YEUX SOUS LE CAPUCHON

Entre la colonne qui me cachait et le mur oùj’étais appuyé, il y avait un étroit espace par lequel mon regardse glissa pour aller à l’homme qui avait prononcé cette dernièrephrase. Il était enveloppé d’une cape et me tournait le dos. Je nevoyais pas son interlocuteur. Je sortis alors sans bruit de macachette, le cœur très en désordre et les tempes battantes, car jene doutais pas que les bandits n’en voulussent au butin de jeuemporté par l’heureuse Amalia (comment eus-je pu concevoir uneentreprise bien autrement redoutable contre une femme que jecroyais sans ennemis ?) et mon dessein était, naturellement,de prévenir au plus tôt Amalia, sans attirer l’attention de ceuxdont j’avais surpris le hideux projet !

Or, autour du départ de Mme l’amirale vonTreischke, il y eut un mouvement qui me fut des plus favorables etje parvins à rejoindre l’homme à la cape dans le moment qu’ilsortait dans les jardins, sur les pas d’Amalia et de sa dame decompagnie.

Le dépassant, j’allais enfin voir sa figure,car, dans ces jardins, qui sont parmi les plus beaux du monde, il yavait une lumière de fête, répandue par tous les feux de Noël quifont de toute l’île, cette nuit-là, un merveilleux brasier. Mais jefus bien déçu quand un geste de l’homme rabattit soudain lecapuchon de sa cape sur une sorte de coiffure marine enveloppant sibien toute la tête que je n’eus que le temps d’apercevoir deuxyeux, ou plutôt deux trous d’yeux extraordinaires, à cause de leurprofondeur sans éclat… oui, dans des orbites profondes comme on envoit aux têtes des morts, la glace immobile du regard semblaitmorte elle-même, à jamais desséchée…

Cette rapide vision des yeux morts sous lecapuchon me terrifia plus que des prunelles en flammes. Cet hommesi singulièrement enveloppé dans son manteau, et qui glissaitdevant moi, dans l’ombre des deux femmes, m’apparaissait maintenantcomme la Tristesse en marche, la Tristesse qui s’apprêtaitsilencieusement à voler, et peut-être à assassiner !… J’en fusglacé jusqu’aux moelles et je tâtai, dans ma poche, monrevolver.

Je m’arrêtai quand l’homme s’arrêta.

Mme von Treischke et la suivante venaientde monter dans leur carro, aux patins de fer, qui allaitles conduire, sur les petits pavés pointus graissés de suif, à lacathédrale, dont beaucoup de joueurs prenaient alors, comme Amalia,le chemin. Les cloches de toutes les églises et les pétards deminuit sur les parvis sacrés appelaient de toutes parts lesfidèles.

J’eus un mouvement pour me jeter dans lecarro d’Amalia avant qu’il ne démarrât, traîné par sesdeux vaches actives, précédé de l’enfant-coureur-chasse-mouches, etsuivi du bouvier alerte, à la longue pique. Mais je pensai aussitôtque je retrouverais sans difficulté Amalia à la messe, et que leplus urgent était de ne point lâcher mon homme. J’imaginai qu’ilallait monter, lui aussi, dans un carro et suivre lesfemmes, mais il n’en fût rien. Il revint dans les jardins, montasur un banc et regarda longuement du côté de la rade. Puis ilredescendit et, tranquillement, alla s’appuyer contre leDragon et, fouillant dans sa poche, en tira un lourdcouteau dont il ouvrit la lame. Et il s’amusa, comme s’il n’avaitpas autre chose de plus pressant à faire, à entailler la peau duDragon, qui est un arbre d’une douceur d’écorce tout àfait extraordinaire et dans laquelle les joueurs qui ont perdu s’envont, par distraction, enfoncer mélancoliquement la pointe de leurcanif, pour voir couler de cette chair blessée la sève « commedu sang ». Quand il eut fini ses entailles, l’hommes’éloigna ; j’allai à l’arbre et regardai sa nouvelleblessure, je découvris un grand V et cette date au-dessous :« Noël 1915 ». Quand je relevai la tête, l’homme avaitdisparu.

Chapitre 3PLUIE DE ROSES ET PLUIE DE LARMES

Je ne m’attardai point à rechercher cet homme.Déjà Amalia devait être à la cathédrale. Je sautai dans l’une deces luges d’osier avec lesquelles, à Madère, on descend sirapidement les collines quand on n’a pas peur de se casser lesmembres et que l’on trouve la route en spirale du carrotrop longue. C’est ainsi qu’en quelques minutes je retombai enplein Funchal et en plein cortège sacré aux flambeaux.

En d’autres temps, j’aurais admiré cesfestas de la Noël ; mais alors, je les trouvaiencombrantes. J’avais quitté la luge : je courais maintenant,à plat, sur les petits pavés suiffés qui sont si souvent cruelspour la figure ; cent pétards me partaient dans les jambes.Les fusées me sifflaient sous le nez ; je naviguais comme ivreau milieu de ce bouquet d’artifice. Je me heurtai à des joueurs deguitare qui continuaient de racler leurs instruments en me bottantles mollets. Je maudissais la joie harmonieuse de ces nuitsdivines. Je passai sans m’y attarder devant les trois églisesgrandes ouvertes sur l’allégresse de la rue. On pouvait voir à lafois les danses du dehors, les prosternations du dedans ; etles chants et les cortèges allaient, dans un incroyable mélange, dela nef à la place publique. Mais cela ne m’intéressait pas. Jesavais que Mme l’amirale von Treischke ne pouvait être qu’à lacathédrale, à la meilleure place.

Enfin, j’y arrivai dans le moment quel’évêque, les autorités civiles et militaires, les hautsfonctionnaires en robes violettes, les pénitentes voilées et lesstatues des saints dans leurs plus beaux atours, y parvenaienteux-mêmes, après avoir traversé la ville, dans la gloire destorches !… Et c’est en me glissant, sur le parvis, au milieudu cortège officiel, que je fus conduit miraculeusement, à traversla foule ardente, jusqu’au pied des autels et aussi jusqu’aux piedsde ma bien-aimée Amalia, laquelle, catholique fervente, priait avecla plus grande dévotion.

La dame de compagnie était prosternée sur lesdalles, tout à côté d’elle, à sa droite. Le réticule d’Amalia, danslequel j’avais vu ses belles mains enfermer le butin de jeu, étaitposé sur une chaise devant elle. Sachant ce que je venaisd’apprendre si providentiellement, je le trouvais bien exposé.D’autre part, j’hésitais à troubler l’oraison d’Amalia pour unmotif aussi profane. Moi étant là, je pensai que sa chère personnene courait, en tout cas, aucun danger, et c’était le principal. Dureste, c’est en vain que je dévisageais tous ceux qui nousentouraient. : je ne découvrais rien de suspect. J’imaginaisque ces messieurs dont je redoutais l’entreprise se réservaientpour la bousculade de la sortie. En attendant, je me rapprochaiencore de celle que je voulais protéger et, comme je touchais sonprie-Dieu, elle releva d’entre ses mains un visage inondé delarmes, me regarda, me reconnut avec effroi et se mit à trembler.Vous pensez que j’étais au moins aussi ému qu’elle ! Maisquand elle eut prononcé ces mots : « Comment se fait-ilque vous soyez ici ? Je priais pourvous ! » alors je tombai à genoux et ; moiaussi, je me cachai la tête dans les mains, et moi aussi jepleurai.

Dans le même moment, des mains invisiblesjetèrent du haut des voûtes, suivant la coutume là-bas, des pétalesde fleurs, comme si le ciel couronnait notre douleur etrécompensait notre sagesse, car notre joie de nous retrouver étaitpure.

J’entendis qu’elle disait à sa suivante :« Rentrez à l’hôtel maintenant, et préparez les jouets desenfants. Moi, je vais rester à prier encore un peu ici. » Ladame de compagnie s’en alla avec le sac au trésor. Je n’y vis aucuninconvénient. On pouvait voler le sac, on pouvait assassiner ladame de compagnie ; il y a des minutes dans la vie où l’on nes’arrête point à ces contingences.

Et, en vérité, Amalia ne pria plus. Aprèsavoir essuyé nos pleurs, nous nous mîmes à bavarder délicieusementsous le regard des anges de pierre, qui semblaient nous lancer desroses. J’ai toujours été – je n’ai pas à le cacher – unsentimental. Cette heure que j’ai passée là, le ciel qui mel’accordait devait me la faire payer cher, comme on le verra par lasuite. Eh bien, je ne la regrette pas. Que nous dîmes-nous ?Je n’en sais plus rien, car nous nous dîmes toutes sortes dechoses, excepté que nous nous aimions.

Tout à coup j’aperçus devant nous, sous lachaire, monté sur un tabouret qui l’exhaussait au-dessus de lafoule, l’Homme au capuchon qui fixait sur nous ses grands yeuxmorts :

« Allons-nous-en, fis-je, allons-nous-entout de suite, Amalia ; je vais vous reconduire à votrehôtel !

– Oui, dit-elle, je veux que vous voyiez mestrois chérubins. » Quelques instants plus tard, nous étionsdehors. L’hôtel où elle était descendue était tout proche. Bien quela montée qui y conduisait fût assez rude, Amalia voulut faire lechemin à pied. La ville était éclairée comme en plein jour, et jene m’opposai point à son désir. Je fis bien, car tout de suiteAmalia s’appuya sur mon bras :

« Nous fêterons la Noël ensemble,dit-elle ; je vous présenterai à l’oncle doctor Ulrich vonHahn, qui sera enchanté de souper avec un de mes bons amis, jedis : mon meilleur ami du Gutland ! »

Elle me serra légèrement le bras enrougissant. Mais tout cela, encore une fois, était très pur. Il yavait un mari et trois enfants ; voilà qui est plus sacré queles vœux les plus solennels de la vestale antique. Je le dis aussibien pour elle que pour moi. Seulement les sentiments sont lessentiments, comme disent les Français.

« Mais qu’avez-vous à vous retournerainsi ? finit-elle par me demander comme je regardais derrièrenous pour la troisième ou la quatrième fois.

– Rien, je vous assure, je regarde les feuxdes navires sur la rade !… »

Mais je mentais ! je regardais au coind’une venelle la silhouette mystérieuse et attentive de l’Homme auxyeux morts !…

Je hâtais notre marche, et quand nous fûmes àl’hôtel je fis part à Amalia de l’incident du casino.

« Si c’est au réticule plein d’or que cesgens en voulaient, s’écria-t-elle, ils ont peut-être assassiné madame de compagnie ! » Et elle me reprocha, avec assez dejustesse, de ne pas l’avoir avertie plus tôt !… Elle traversaavec une grande vélocité une salle à danser où des couples anglaiss’embrassaient sous les bouquets de gui, pendus au plafond. Jecourais derrière elle et nous arrivâmes dans un salon réservé, oùnous trouvâmes la dame de compagnie fort tranquillement occupée àgarnir une demi-douzaine de paires de petites chaussures avec desjouets de toutes sortes que venait certainement d’apporter par lacheminée le bonhomme Noël.

Amalia poussa un soupir de soulagement et selaissa tomber sur une chaise.

Le réticule était là avec tout son petittrésor intact.

Il y avait aussi, à l’autre bout de la table,un vieillard aux joues roses, à énorme tête chenue et à lunettes,qui lisait tout haut, à la dame de compagnie, une page qu’il venaitd’écrire et que nous dûmes subir jusqu’au bout ; je merappelle que cette élucubration se terminait à peu prèsainsi : « Bientôt se réaliseront ces paroles du vénérablepoète Emmanuel Geibel : “Ce sera l’œuvre de l’Allemagne derendre la santé à la terre tout entière !” »

Quand cet homme ridicule eut fini de lire saprose stupide, Amalia me le présenta. C’était bien l’oncle savantdoctor Ulrich von Hahn, qui me serra la main avec amitié, medéclara qu’il était en train d’écrire, pour les jeunes gens de laGermanie, un nouvel évangile dont il venait de me donner unaperçu ; enfin, il m’invita à partager avec lui et sa nièce lesouper de la Noël.

Il paraissait enchanté d’avoir à poursuivre desa science teutonne un nouveau convive, et il poussa devant moi unecorbeille pleine de bananes, de mangas, de goyaves, d’ananas et de« fruits des fleurs de la Passion ».

« C’est en attendant le boudin »,dit-il.

Alors Amalia put parler et demanda desnouvelles des enfants. La dame de compagnie, qui était très laide,mais qui avait de bons yeux doux, répondit avec une voixsympathique que les enfants, qu’elle venait de visiter dans leurchambre, dormaient « comme de petits anges ».

Amalia me dit à mi-voix : « L’aînée,qui a quatre ans, est la petite Dorothée ; les petits garçonsqui ont trois ans et deux ans, s’appellent, le premier Heinrichcomme son père, le second Carolus… comme vous ! »Là-dessus, nous devînmes plus rouges tous deux que la fleur rougede l’hibiscus.

Elle se leva : « Venez lesvoir ! » dit-elle. Je la suivis. Nous montâmes au premierétage, où se trouvait son appartement. Au moment de pénétrer dansla chambre des petits, elle me fit signe de marcher sur la pointedes pieds. Quand la porte fut poussée, nous retînmes notre souffle.Amalia avait en main une lampe dont elle avait à demi étouffé lalumière sous l’abat-jour… je marchais derrière elle.

Tout à coup : « Où sont-ilsdonc ?… » s’écria-t-elle, d’une voix sourde et déjàinquiète ! Au fait, les petits lits étaient vides. Elle sejeta dans le cabinet voisin en appelant la nourrice, mais celle-cine répondit pas. Le lit qu’on lui avait dressé là était vide, luiaussi, toutes couvertures rejetées comme celles des enfants, Amaliacommença d’appeler : « Dorothée ! Heinrich !Carolus !… » Mais aucune voix ne lui répondit.

Alors, naturellement, Amalia perdit la tête,et moi aussi, ainsi que beaucoup d’autres derrière nous, enentendant les cris de la mère et ses appels insensés…

Mais la débâcle de la raison, pour Amalia,sembla atteindre son apogée quand nous eûmes découvert que lafenêtre du cabinet où couchait la nourrice était entrouverte surles jardins suspendus, lesquels, de terrasse en terrasse,descendaient jusqu’à la rive marine… et qu’à cette fenêtre étaitattachée une corde !…

Ainsi, pendant que nous recevions des pétalesde roses dans les cheveux, là-bas, à la cathédrale, on volait lesenfants ici !… Amalia, qui délirait se, précipita, avec uneaffreuse clameur désespérée, hors de l’appartement. J’étais encoreà la fenêtre quand je la vis dans la rue, tenant des proposdésordonnés à deux agents de la force publique, que je reconnus àleur uniforme portugais. Et elle les suppliait de sauver sesenfants ; et, se tordant les mains, se jetait à leursgenoux.

Ces deux agents la firent monter dans uncarro qui stationnait près de là et tout l’équipage partità grande allure du côté de la mer.

Dans le même moment, j’entendis des crisderrière moi. Je me retournai. C’étaient des clients de l’hôtel quifaisaient un grand tumulte autour du corps ficelé de la nourrice,qu’ils venaient de découvrir dans la salle de bain !

On lui enleva le bâillon qui l’étouffait etelle put parler. Elle raconta qu’elle avait été réveillée par lescris des enfants, qu’elle s’était précipitée dans leur chambre,mais qu’aussitôt elle avait été appréhendée brutalement par deuxpersonnages qui l’avaient « réduite à rien » en labourrant de coups, en lui liant les membres et en lui enfonçant uneserviette dans la bouche. Cette pauvre femme en tremblait encore.Je la harcelai de questions, et si bien que je finis par démêlerdans ses réponses embarrassées qu’elle croyait avoir eu affaire àdeux agents de la police portugaise. Il ne m’en fallut pointdavantage pour comprendre que les deux femmes avaient été victimesde deux faux agents et conclure que l’attentat contre les enfantsvenait à l’instant même de se compléter par le rapt de leurmère !

Fou à mon tour, je me jetai hors de l’hôtel etcourus vers la mer, dans la direction que j’avais vu prendre aucarro.

Chapitre 4LE DRAPEAU NOIR

Sur la place de la Cathédrale, je trouvaiheureusement un carro libre, sautai dedans et donnai unsérieux pourboire au bouvier alerte pour qu’il piquât jusqu’au sangses galopantes vaches, et aussi à l’enfant coureur-chasse-mouchespour qu’il excitât l’équipage de ses meilleurs cris.

Nous glissâmes comme une flèche sur les pavéspointus, suiffés, jusqu’au port.

Hélas ! ce fut en vain que, sur le quai,je cherchai trace des ravisseurs et de leurs victimes. Ici, toutétait en fête, et aux terrasses des cabarets on ne répondit mêmepoint à mes questions.

Je courus jusqu’au bout de la jetée ;elle était déserte. Au bas de l’escalier de pierre où l’ons’embarque dans les canots qui vous conduisent aux steamers enrade, pas une embarcation !

Cependant je crus distinguer un grandmouvement dans l’ombre lointaine de la plage. Je repris ma course.Arrivé sur la grève, je fus entouré aussitôt par de grandes barquesqui venaient de villages éloignés et qui sortaient à toute volée dela mer, traînées par des vaches qui étaient allées les chercherjusqu’à la lame. Ces barques apportaient à Funchal des légumes, dupoisson, de véritables cargaisons de veaux, de moutons, de porcs.Tout cela, bêtes et gens, faisait une musique diabolique, car enmême temps il y avait à chaque bord des bruits de guitare et deschants de Noël ! Sans interrompre un commerce nécessaire, cesbraves gens fêtaient la naissance de Dieu !…

À la limite de la lumière, sur l’eau, jevoyais l’ombre épaisse d’un grand croiseur auxiliaire anglais quiétait arrivé dans l’après-midi. Quant à mon steamboat, il y avaitdeux heures qu’il était parti avec mes bagages ! Quefaisais-je sur cette plage ? J’avais tout perdu, mêmeAmalia ! Mon désespoir n’avait plus de bornes !

Soudain, je découvris, parmi tant de barquesdansantes, une petite chaloupe automobile à la poupe de laquelle jen’eus pas de peine à reconnaître l’Homme à la cape !

L’embarcation devait doubler la jetée. Jecourus de nouveau vers le môle. Je ne doutais point que l’Homme àla cape n’eût tout dirigé dans cet affreux drame où je me débattaiscomme s’il me touchait autant qu’Amalia, et j’imaginai que lesvictimes pouvaient avoir été jetées prisonnières au fond de cettechaloupe même. Pour mon bonheur ou pour mon malheur, un petit canotà vapeur qui faisait le service entre les steamers et la jetée,abordait aux derniers degrés de l’escalier, au moment où j’yarrivais.

Je me jetai dans l’embarcation et promis cequ’ils voudraient aux deux hommes d’équipage s’ils rattrapaient lachaloupe automobile, qui passait alors à une demi-encâblure devantnous. Ce fut une belle poursuite. Nous remontions vers lenord-ouest, laissant derrière nous les derniers bruits de la fête,les carillons clairs des églises qui sonnaient encore là-bas, aucreux des monts, comme des clochettes de mules qui se hâtent. Nousgagnions visiblement sur le canot. Où allions-nous ?… Qui eûtpu le dire ?…

L’Homme au capuchon, devant nous, à la poupede sa barque, ne semblait pas plus s’occuper de nous que si nousn’avions pas été là à souffler notre fumée derrière lui… Mais voilàque, comme nous commencions à distinguer à l’occident unpromontoire qui portait une étoile (Porto-Santo et son phare,avant-garde des Desertas, îles abandonnées de l’archipel), l’Hommeà la cape se baissa, une lumière stria la nuit au ras desflots ; nous entendîmes une forte détonation et nous reçûmesun choc qui fit éclater dans une explosion notre fragileesquif…

J’avais été jeté du coup à la mer ! Parun miracle, je n’étais pas blessé ! Je nageai tant que je pus,me raccrochant à une épave pendant des heures. Quant à mes deuxcompagnons, ils avaient disparu ! Et sans doute, j’allais,comme eux, me laisser couler au fond, à bout de forces, quand unétrange remous me conduisit presque malgré moi sur le flanc d’uneprodigieuse carapace, que je reconnus à l’excroissance de ses deuxkiosques pour être la superstructure, certainement, du plus vastesous-marin qui soit sorti des chantiers des hommes depuis que leshommes se font la guerre au sein des eaux. Presque aussitôt, lecapot de l’un de ces kiosques fut ouvert et, avant que j’eusseaperçu une créature humaine, une hampe commença de monter hors dela nuit, sous les premiers regards du soleil… À cette hampe sedéroula un large drapeau noir marqué dans son centre d’un grand Vrouge…

Chapitre 5UN HOMME DEBOUT SUR LA MER

Puis un homme apparut. Je le reconnusaussitôt. Il n’avait plus de cape, il était nu-tête ; mais lesdeux trous profonds de ses yeux funèbres, aux paupières rouges, nepouvaient me permettre aucune hésitation sur la personnalité del’étrange individu que j’avais devant moi. Il ne me voyait pas, ilregardait au-dessus de moi, vers la haute mer.

Au surplus, je m’étais allongé ou plutôtaplati au ras de la carcasse même du sous-marin géant, abritéderrière le pont métallique qui surmontait la coque de plus d’unmètre. L’homme n’eût pu m’apercevoir qu’en se penchant. Il étaitappuyé à la hampe du drapeau, et il est probable qu’avec son regardmort il voyait des choses que je n’étais pas encore capable dedistinguer, car il fit un signe de la main vers les eaux qui meparaissaient désertes.

Il est vrai que la nuit traînait encore sur lamer. Il est vrai également que je n’ai jamais eu l’œil marin.

Quelles étaient mes pensées à ce momentprécis ? Mon Dieu ! elles étaient tout à faitlugubres ! La situation, si mystérieuse qu’elle apparût, mesemblait très claire en ce qui me concernait !

Ce qui s’était passé lorsque j’avais donné lachasse au canot automobile m’avait prouvé assez brutalement que mavie ne comptait guère dans cette singulière et tragique aventure etque l’on était tout à fait décidé à la sacrifier plutôt que de mepermettre de me mêler de choses qui ne me regardaientpas !

On se croyait débarrassé de mon importunecuriosité ! Qu’arriverait-il si l’on s’apercevait de monétrange obstination à poursuivre, jusque sur le flanc de ce monstresous-marin, le secret d’un homme qui semblait ne vouloir quel’abîme pour complice !

Mon compte, comme on dit, était bon !

D’un autre côté, la seule chance que j’avaisque l’on ne m’aperçut pas résidait dans la rapidité avec laquellele vaisseau qui me portait s’enfoncerait dans la mer ! Or,faible, épuisé comme je l’étais, je me sentais incapable de memaintenir sur les eaux plus de quelques minutes. Le lointain pic del’une des Desertas, allumé par les premiers feux de l’Orient,semblait n’être soudain surgi dans l’ombre que pour me fairemesurer l’espace immense qui me séparait de toute terre.

Je n’avais à espérer aucun secours.

Et cependant, voyez la force de l’amour :dans cette affreuse détresse, ce n’est pas à ma mort prochaine queje songeais mais au sort de la malheureuse que j’avais voulusauver ! Pourquoi ce rapt abominable ? Fallait-il voirdans cette incroyable affaire la vengeance d’un amant trahi ?Je connaissais trop Amalia pour m’arrêter une seconde à unehypothèse aussi injurieuse pour sa vertu ! Et le vol desenfants ! Que signifiait aussi le vol des enfants ?N’était-il qu’un appât destiné à rendre plus facile l’enlèvement dela mère ?…

Où se trouvaient-ils maintenant, tous lesquatre ? Après avoir assisté en quelque sorte à toutel’entreprise de l’Homme aux yeux morts, je ne doutais point qu’ilsfussent là, sous cette carapace, sous cette coque d’acier quim’offrait momentanément un refuge ! C’est dans cette prisonsous-marine qu’ils avaient été enfermés, dans quelque desseinsûrement redoutable, terrible !

Et je ne pouvais rien pour eux !… et laprison, avec son secret, et Amalia et ses trois enfants et l’Hommeaux yeux morts allaient gagner sournoisement les profondeurs del’abîme.

L’homme était toujours appuyé au pavillonnoir. Il n’était pas très grand mais il avait une carrure decolosse, des épaules puissantes, un torse de gorille, moulé dans unjersey de laine bleue sur lequel se détachait la lettre V en lainerouge. Il avait des bras et des mains d’homme des bois. Si j’avaiseu la pensée de lutter avec celui que je considérais alors comme legeôlier en chef de Mme la contre-amirale von Treischke et deses enfants, le spectacle de toute cette musculature m’eûtcertainement averti des dangers de l’entreprise.

Mais ceci, en tout cas, eût été de la folie,car cet homme n’avait certainement qu’un signe à faire, qu’un appelà jeter pour être secouru aussitôt par toutes les âmes damnées dontil avait dû meubler la carcasse de son vaisseau depirate !

Oui, en vérité, ce devait être unpirate ! Le pirate moderne ! Le pirate sous-marin !Mon Dieu ! s’il ne s’agissait que d’une rançon, je me seraisbien livré !…

Dans le moment où j’en étais là de mesréflexions, l’Homme aux yeux morts s’écarta un peu du capot, medonnant un immense espoir…

S’il s’éloignait encore en me tournant le dos,je pouvais tenter de m’introduire dans le bâtiment sans quepersonne s’en aperçût, et peut-être alors pourrais-je m’ydissimuler jusqu’au moment où, plus près de la terre, notre évasionà tous les cinq serait rendue possible.

Quand on est dans la situation où je metrouvais, les plus folles imaginations vous paraissent tout desuite réalisables. Il y a cinq minutes, nous étions tousperdus ! Et parce que cet homme avait fait cinq pas nousétions maintenant, dans mon imagination, tous sauvés !

Mais c’est souvent quand le corps n’est plusqu’une épave que le cerveau le soulève avec le plus de facilité etlui fait accomplir des gestes merveilleux. Mon Dieu ! quelmoment ! Je verrai toujours cette immense coque verte, touteruisselante encore du flot marin qui clapotait autour d’elle,jaunie, çà et là de rouille fraîche ; près de moi, le côned’acier rose d’une torpille de flanc où s’accrochait la chevelurehuileuse d’une longue algue des bas-fonds, puis au-dessus de matête la ligne curve et aiguë du pont désert qui se découpait surl’horizon déjà clair… enfin ce drapeau noir qui claquait d’unefaçon si sinistre dans le froid du matin… et cet homme, tout seul,tout seul debout sur cet étrange piédestal ; immobile parmil’élément mobile, cet homme qui, de ses yeux morts, regardaitsortir des eaux le soleil !

Sous ses cheveux crépus, il avait un frontbombé et court de bête féroce, et cependant son air (l’air qui nele quittait jamais) n’était point féroce, mais triste. Il avaitcroisé les bras et je l’entendis gémir :

« Ô soleil ! comment oses-tuéclairer encore cette terre maudite ! »

Chapitre 6LES PORTES SOUS LA MER

L’homme s’éloigna encore un peu !… unpeu !… Mais il était encore tourné d’un quart vers moi et, aumoindre déplacement, pouvait m’apercevoir !…

Cependant le voilà bien préoccupé par unecertaine écume blanche et un certain bruit ronronnant d’hélice quiviennent de la mer en éveil et soudain toute rose ! Touterose, une chaloupe sur la mer, soudain toute rose, elle aussi,apparut avec son petit canon rose à la poupe, le joli petit canonqui nous avait si proprement arrangés.

Car je reconnaissais l’embarcation automobileà laquelle j’avais si malheureusement donné la chasse. Elle vintglisser contre le flanc, contre l’autre flanc dusubmersible. De quelle nouvelle expédition arrivait-elle ?

Elle était montée par deux vieux matelots quime frappèrent par leur tristesse comme m’avait frappé l’Homme auxyeux morts ; derrière eux se tenait un Chinois hideux qui meparut très gai et qui faisait sonner étrangement toute uneferraille dont on entendait le cliquetis au fond d’un sac de cuirpoilu qu’il jeta sur le pont du sous-marin, avec une adresseétonnante.

L’Homme aux yeux morts était allé au-devantd’eux. Il me tournait tout à fait le dos maintenant et étaitdescendu, du pont, sur le dos du submersible même ; ceux de lachaloupe avaient sauté, eux aussi, sur la coque et tiraient à euxleur petite embarcation. Ils me tournaient le dos ainsi que l’Hommeaux yeux morts. Je n’avais en face de moi que le visage hideux etgai du Chinois.

De l’intérieur du vaisseau, aucun bruit nevenait.

Je m’étais, avec beaucoup de précaution, hissésur le pont et je me trouvais maintenant derrière le kiosque.J’apercevais l’échelle centrale. Encore un étonnement : je nereconnus point là les instruments ordinaires de direction et devision qui prennent tant de place dans cet étroit espace. Il n’yavait pas trace non plus de périscope. Cela était donc simplementun trou par lequel on descendait dans cette chose mystérieuseimmense. Je jugeai, en effet, à la longueur d’émersion que lesous-marin devait avoir au moins dans les deux cents mètres. Et jedevais bientôt constater que son aménagement n’avait rien à faireavec celui des sous-marins ordinaires.

Mon malheur était tel que je considérais commeune faveur du destin la possibilité de me jeter dans cet antre, ouplutôt dans le ventre de cette prodigieuse baleine d’acier, dont,moins heureux que Jonas, je ne ressortirais peut-être jamaisvivant !…

Pendant ce temps précieux, les hommesarrimaient leur chaloupe, la boulonnaient dans une excavationqu’ils venaient de découvrir en ouvrant un panneau dans le flancmême de la coque verte.

Or, il arriva que l’Homme aux yeux mortsappela le Chinois à l’instant même où celui-ci se dirigeait vers lekiosque et où je tremblais plus que jamais d’être découvert !Je sus profiter d’une occasion sans pareille et je me jetaidans le monstre !…

Dès les premiers degrés del’« échelle », j’écoutai : rien ! pas lemoindre bruit ; je glissai jusque sur le plancher de fer d’unepetite salle étroite et toute nue qui était uniquement garnie decarabines alignées contre les murs comme cela se voit avec lesfusils dans les salles d’armes.

Je ne m’attardai point à savoir si ellesétaient chargées ou non et si je pouvais espérer en tirer quelqueavantage pour ma défense personnelle.

Avant tout, ma sécurité exigeait que jetrouvasse une issue et un endroit où me cacher. Cette petite salleformait un hexagone parfait, si parfait que je ne lui découvraisaucune porte.

Les six panneaux contre lesquels étaientalignées les carabines étaient peut-être eux-mêmes les portes queje cherchais, mais j’ignorais tout à fait le secret de leurmobilité et je serais certainement resté dans ce cul debasse-fosse, où l’Homme aux yeux morts, les deux matelots tristeset le Chinois gai m’auraient fatalement découvert en rentrant dansle submersible – ce qui ne pouvait tarder – quand je fus encoretiré de ce mauvais pas par un incident inattendu.

L’un des panneaux formant porte, comme jel’avais imaginé, s’ouvrit et, en même temps, me cacha. Dans lemoment, j’entendis une fraîche voix de jeune femme qui demandait enespagnol : « Est-ce la terre ? »

Et elle gravissait aussitôt l’échelle quiconduisait au kiosque.

Comme la porte était restée entrouverte, je nem’attardai point à regarder si cette dame espagnole avait la jambebien faite – tout le monde me comprendra – et je me précipitai dansun corridor tout blanc et éclairé d’une façon si éclatante par deslampes électriques que j’en fus ébloui et plus ému qu’on ne sauraitle dire.

J’aurais tant voulu qu’il y fît noir commedans un four !

Cependant je me mis à courir sur la pointe despieds et j’étais haletant, et j’avais le front en sueur, bien quemes membres restassent glacés.

Comment ne me suis-je pas évanoui ?J’étais soutenu par cette idée : trouver un trou obscur,bien tranquille ! dans lequel je pourrais m’évanouiren paix.

Quel extraordinaire sous-marin ! et nerappelant en rien la disposition intérieure des bâtiments de cegenre !… je me serais cru plutôt dans un couloir de palace quedans une coursive…

Encore un corridor sans issue !… Lavérité était que je ne savais pas ouvrir le panneau qui lefermait ! Cela devait être simple, électrique, peut-être… Maisil fallait savoir, il fallait savoir ! Et les autres allaientrepasser par là, sans doute !…

Mes mains glissaient le long des cloisonsboulonnées sans trouver le secret d’une issue ! Je retournai,malgré le danger d’un pareil retour, vers la porte de la petitesalle d’armes hexagonale, dont le panneau était resté entrouvert.Ce panneau me livrerait peut-être le secret des portes !

De fait, j’allongeais déjà la main vers laporte, quand, sans que je l’eusse touchée, elle se referma sur monnez, m’emprisonnant dans le couloir blanc ; mais j’avais sentique j’avais, au même moment, touché du pied un petit bouton d’acierqui avait dû commander le déclenchement de la porte. Je ne metrompais pas. Je répétai la pression et la porte doucements’ouvrit, mais je ne pris pas le temps de la refermer. J’entendaisdes voix dans le kiosque.

Ceux que je redoutais allaient être sur mondos dans une demi-minute ; je me sauvai à nouveau ;trempé de sueur et glacé, et cherchant de mes yeux fous, le longdes parois de fer, au ras du plancher de fer, un petit boutond’acier !…

Ciel ! en voici un !… J’appuie dupied. Une porte s’ouvre ! Il y a là un trou noir !n’est-ce pas ce que je cherchais ? Je me rue dedans en tirantla porte sur moi, mais il m’est impossible de la fermer tout àfait.

Sans doute faut-il appuyer sur le bouton àl’extérieur ? Mais je ne puis être à la fois à l’extérieur età l’intérieur !

Et les voix approchent. Elles sont bientôt àma hauteur. Je reconnais la fraîche voix espagnole qui dit :Cuando tiempo falla para bleyar ? (Dans combien detemps arriverons-nous ?) et j’entends une voix anglaise quidit, avec un fort accent irlandais, accompagnée d’un singulierrire : It is noble to suffer withoutcomplaining ! (Il est beau de souffrir sans se plaindre)et une voix de langue allemande, avec un accent du Limbourg, quidemande : Wie lange bleiben wir unterwegs ?(Combien de temps resterons-nous en route ?) et le même accentprécédent irlandais qui répond, toujours avec cet air persifleur siagaçant : Never fear ! The wind isfavourable, and ours is a stout soa-boat and very remarkable forits speed ! (Ne craignez rien ! Le vent nousest favorable et notre bateau est solide et marche avec une grandevitesse !)

Je ne pouvais en douter : ce terrible ettriste Homme aux yeux morts avait un tempérament de loustic etrépondait en se moquant aux plus raisonnables questions.

Le pis pour moi était que toute cette stupideconversation polyglotte, qui n’aboutissait à rien et ne merenseignait point, comme j’avais pu, un instant, l’espérer, sur levoyage que nous allions faire de compagnie, se tenait à quelquespas de moi, devant une porte entrouverte.

Que pouvaient-ils faire pendant quej’entendais, en même temps que leurs interpellations sans intérêt,le ronflement particulier du water-ballast qui se remplissait,indiquant à ne s’y point méprendre que nous allions naviguer enplongée.

Oh ! une bien mince besogne était laleur ! Ils roulaient le grand drapeau noir autour de sa hampeet s’apprêtaient à le glisser dans une gaine de cuir. Je voyaiscela par le léger interstice entre la porte et la cloison. Moi,j’étais dans le noir le plus opaque et eux dans la clartééblouissante des lampes électriques.

Là-dessus arriva un nouveau personnage qui,lui, parlait français avec un fort accent gascon, comme celas’entend quelquefois à Bayonne et dans les petits ports de la côtesauvage. Immédiatement, il adressa (ceci était bien d’un Français)des compliments à la gitana (ainsi appellerai-je la voix fraîcheespagnole jusqu’à plus ample informé), lui demanda des nouvelles desa santé, s’informa de la façon dont elle avait passé lanuit !

J’aurais voulu voir la tête du Français et latête de la gitana, mais je n’en eus pas le loisir car ma porte futbrusquement ouverte et je n’eus que le temps de me coller tout àfait dans le fond du trou noir.

Alors je pus voir que l’un de ces hommesdéposait son drapeau à deux doigts de moi, puis se retirait etrefermait, cette fois, tout à fait la porte.

Enfin ! j’allais pouvoir tranquillementm’évanouir !

Du moins, je le croyais ; mais comme jem’allongeais à cette intention sur le plancher de fer, jerencontrai sous mes mains des quantités de petits rouleaux d’étoffesouple et qui n’étaient autres (je m’en rendis compte tout desuite) que des pavillons, tous les pavillons nécessaires pour lessignaux que les navires de toutes nations peuvent avoir à se fairesur mer.

Donc, je me trouvais dans lapavillonnerie !… C’était un renseignement,cela ! Je pouvais y être pour longtemps ! Pour tout letemps de la plongée ! Et sait-on combien de temps un vaisseausous-marin comme celui dans lequel je venais de m’introduire peutrester sous l’eau ?… Moi, je ne le savais pas ! Maisj’imaginais que cela pouvait être infini ! Infini pour lesforces épuisées d’un homme qui a faim ! Car je commençais àavoir une faim terrible, ce qui m’empêchait décidément dem’évanouir !

J’étais persuadé que si la porte de lapavillonnerie s’ouvrait à nouveau je ne laisserais plus l’Homme auxyeux morts s’éloigner ! Malgré la peur qu’il m’inspirait, jelui crierais : « J’ai faim ! Donnez-moi àmanger ! On s’expliquera après ! »

Désespérément, j’allai rouler sans aucuneprécaution contre la porte.

Certes, si j’avais entendu des pas dans lecouloir, j’aurais heurté, appelé ! Mourir pour mourir,j’aimais mieux mourir après avoir mangé !

Je pensai au boudin de Noël que ce goinfresavant de doctor Hahn avait dû dévorer tout seul, en dépit de lagravité des événements, car enfin dans toute cette poursuite on nel’avait pas revu !

Je glissai mes mains sur la plaque de fer dela porte, en me mettant à genoux ; je n’osais plus me remettredebout. Je crois que je serais tombé de faim ! Je n’avais plusfroid du tout depuis que je m’étais débarrassé de ma chemise et queje l’avais remplacée par quelques pavillons pris au hasard dans lenoir et dont je m’étais enveloppé le torse.

Au contraire, voilà maintenant que j’avais latête en feu ! Je me mis le front sur la porte, et je me pris àpleurer : « j’ai faim !… »

Dans le même moment, mes mains, sur leplancher de fer, rencontrèrent cette sorte de bouton qui ouvraitles portes dans ce sous-marin de malheur ! Il y avait donc deces boutons-là à l’intérieur comme à l’extérieur ! Je susdepuis, du reste, que ce mode de fermeture et d’ouverture desportes n’avait rien de mystérieux et que ce n’était là qu’unprogrès électrique sur l’antique serrure et le préhistoriqueverrou. Donc la porte s’ouvrit.

Je me glissai dans le couloir lumineux commeune bête furtive, à quatre pattes, prêt à me replonger dans montrou au moindre bruit suspect… car maintenant que je savais ouvrirles portes, je ne tenais plus à ce qu’on vînt à mon secours,j’espérais bien pouvoir me secourir moi-même… et passer ensuiteinaperçu jusqu’à la prochaine escale, en vue de la terre.

Était-ce la faim ? Il me semblait quej’étais moins amoureux d’Amalia et que même j’en voulais un peu àun amour inconsidéré et sans espoir de m’avoir réduit à l’état oùj’étais !… Mais maintenant, ouvrons les portes !… ouvronsles portes sous la mer !…

Chapitre 7QUEL EST CE PALAIS SOUS-MARIN ?

En sortant de ce couloir, je m’arrêtai devantplusieurs « échelles » ou escaliers étroits qui allaientme permettre de descendre dans les différentes parties duprodigieux bâtiment. Je devais me trouver alors loin des postesd’équipage, des carrés d’officiers et de toute vie active du bord,car je ne percevais aucune voix ni aucun autre bruit. Ainsi, dansmes promenades matinales sur les plus grands vaisseaux qui joignentles continents, je pouvais errer sans rencontrer âme qui vive, àtravers les coursives et les salles magnifiques et les plus grandssalons déserts.

Au fait, ici, j’aurais pensé voyager plutôtsur un transatlantique que dans un sous-marin. Après avoir descenduau hasard deux échelles et traversé deux paliers, je poussai avecprécaution une porte de service dans l’espérance de tomber surquelque office où ma faim essayerait de se satisfaire, mais je metrouvai tout à coup dans une vaste et somptueuse salle à manger,telle qu’on en voit aux grands paquebots qui vous conduisent en sixjours du canal de Saint-George à New York, et je ne pus retenir uncri d’admiration ! Le luxe sous-marin du capitaine Nemo étaitdépassé !

Qui de nous n’a lu ce chef-d’œuvre de JulesVerne : Vingt Mille Lieues sous les mers, et qui nes’est dans son enfance enthousiasmé pour le Nautilus,sorti de l’imagination miraculeuse et prophétique de l’adorableconteur ! Comme cet ancêtre des submersibles nous paraissaitgrand ! De quelle force secrète il disposait !… À quelleétonnante mécanique, victorieuse des éléments, commandait sonmystérieux capitaine !… C’est à cet ouvrage chéri de majeunesse que je pensai tout de suite en pénétrant dans cette salled’un palais enchanté qui se promenait sous la mer !

Mais je fus bien obligé de me dire tout desuite aussi que la science humaine avait fini par dépasser le rêvedu conteur !… L’imagination de Jules Verne n’avait pas osédonner plus de soixante-dix mètres de long à son Nautilus,et le « bau » du navire, à sa plus grande largeur, si jeme le rappelle, était de huit mètres. C’était un tout petit cigareà côté de ce que les Allemands et les Anglais ont fait depuis…depuis la grande guerre surtout. Certains sous-marins allemandssortis des chantiers de Wilhelmshaven ont dans les cent trentemètres et comportent deux cents hommes d’équipage !… Enfin ilsfont des choses que ne pouvait faire le Nautilus, quin’était qu’un bateau, ils roulent à volonté sur le fond dela mer !… Oui, ils ont des roues, ils sont tour à tourvaisseau ou voiture !

En somme, je me trouvais dans un bâtiment dece genre, mais plus vaste encore et qui semblait n’avoir pas étéuniquement construit dans un but de guerre, puisque ce que jevoyais, dans le moment même, était d’un luxepalacial(comme on dit maintenant). J’étais à bord d’ungrand yacht sous-marin, construit sans aucun doute pour le comptede quelque milliardaire, lequel certainement avait imaginé de sedistraire en faisant très confortablement sa guerre à lui, avec desmoyens dépassant de beaucoup ceux de l’adversaire, et sans avoir decompte à rendre à personne, puisqu’il n’arborait le drapeau depersonne, mais seulement son drapeau à lui : le drapeau noir,marqué d’un grand V rouge.

En tout cas, quelle que pût être lanationalité du propriétaire de ce vaisseau magnifique, je fuspersuadé que je m’étais trompé en attribuant à l’Homme aux yeuxmorts un grade et une importance qu’il perdait aussitôt dans monesprit. Le maître du navire ne pouvait être qu’un grand seigneur,qui ignorait peut-être l’étrange et criminelle besogne que sonsous-ordre avait accomplie à Funchal en s’emparant, comme une bruteou comme un bandit de grand chemin, d’une femme innocente et detrois petits enfants !…

Tout ce luxe me redonnait de l’espoir. J’avaiscru pénétrer chez des pirates incapables de pitié, et je metrouvais en pleine civilisation !… Mais que vois-je ? Desfruits, là-bas, sur cette table d’agate… des fruits dans descoupes ! Mon Dieu, des bananes !… Des bananes !…

J’étais déjà dessus ! Je mangeai toutesles bananes !…

Mais, tout en mangeant, je ne pouvaism’empêcher de regarder les merveilles qui m’entouraient… Chosesingulière, je ne redoutais plus d’être surpris !… Aucontraire, je n’aurais pas été fâché d’être conduit tout de suitedevant le maître de toutes ces richesses pour lui dire monadmiration !

Je passai mes mains sur le marbre sarrancolindont les hautes colonnes qui soutenaient le plafond de cetteétonnante salle étaient revêtues… Elles étaient en tout semblablesaux colonnes du grand escalier de l’Opéra de Paris. Le plafondétait décoré d’une surprenante bataille que des sirènes d’unegrande beauté nue se livraient au sein des eaux profondes, parmiles algues et tout le mystère de la forêt aquatique…

En face de moi, j’avais une tapisserie hors deprix, représentant la Bataille navale des quatre jours,gagnée par Ruyter sur les Anglais en 1666, chef-d’œuvre deGuillaume de Velde, qui voulut assister au combat pour le peindreet dont on a dit « qu’un autre Raphaël naîtrait peut-êtrequelque jour, mais qu’on ne reverrait plus un autre Van deVelde ». (À ce propos, je pensai encore : le maître decéans ne doit pas être Anglais pour avoir placé ainsi, à l’honneur,ce tableau de la défaite anglaise ; à moins que ce ne soit ungrand artiste qui ne s’arrête point à ces détails.)

Je continuai assez niaisement de penser de lasorte (tout en mangeant mes bananes), car j’étais de plus en plusahuri et incapable d’une bien grande envolée d’esprit. Trop frappépar ce que je voyais, je redevenais enfant, avec les étonnements decet âge.

Après avoir caressé le marbre des colonnes, jem’inclinai pour passer les doigts sur le parquet fait de mosaïque.C’était bien là de la pierre, et non quelque trompeuse peinture. Ily avait là une infinie variété de cubes de couleurs naturelles(marbre, porphyre, jaspe, agate, etc.), formant des dessins ouplutôt des tableaux les plus plaisants du monde, (une bataille derequins, par exemple, avec des scaphandriers)… Ai-je besoin de vousdire que les meubles étaient à l’avenant et que, là encore, larichesse et le goût dépassaient l’imagination. Ils ne pouvaientêtre que de la Renaissance italienne dans ce cadre de colonnes, depilastres, de frises, de corniches et d’arcatures. Les armoires,les vaisseliers rappelaient en petit les édifices renouvelés del’antique.

Un escalier de marbre à double révolutionconduisait à une galerie supérieure. Je le gravis, à tout hasard.Et c’est de là-haut que j’entendis ce bout de conversation auquel,du reste, je ne compris absolument rien, entre deux valets quitraversaient la salle au-dessous de moi.

Le premier disait : « À ce qu’ilparaît que le Chinois est unique dans son genre, ça a coûté trèscher de le faire venir de Chine » ; et l’autrerépondait : « Oh ! moi, pour cette besogne-là jen’aurais besoin ni du Chinois ni du père Latuile. »

Je pus voir leurs figures. Elles étaient sipeu réjouissantes que je ne donnai point de suite à l’idée quej’avais eue tout d’abord de révéler ma présence en toussant, puisde me faire connaître et conduire devant le souverain de ce châteaude rêve…

Ce n’était point que ces figures fussentépouvantables à voir, mais elles étaient encore troptristes et parlaient d’une façon trop lugubre, même pour un hommequi, comme moi, ne comprenait pas ce qu’elles disaient. Là-dessus,je sortis par la galerie d’en haut de cette salle et je me trouvaialors dans le labyrinthe des coursives.

Chapitre 8LA BAIGNOIRE GRILLÉE

Je dis bien : labyrinthe ! J’étaisperdu, comme il m’est arrivé souvent sur les grands paquebots quandje me mêlais de les vouloir visiter tout seul, du haut en bas.Alors je m’égarais inévitablement dans l’enchevêtrement deséchelles et la succession innombrable des « decks » et lecroisement des coursives. Cependant ici je ne ressentais pas latrépidation puissante dont tous les vaisseaux frémissent dans leurcourse rapide ; nous marchions certainement à l’électricité etnous devions nous enfoncer, maintenant que nous éprouvions un légerbalancement de roulis très suave, sur l’aile étendue de nosgouvernails horizontaux (depuis la Grande Guerre, qui de nousignore l’a b c de la navigation sous-marine ?). Oùdonc était cette sensation de malaise que l’on éprouve, paraît-il(à ce que l’on nous a si souvent raconté) sur les sous-marinsordinaires, où il n’y a guère de place pour le confort et où l’onvit, si tant est que l’on puisse appeler cela vivre, le plusincommodément du monde ?

Ce vaisseau allait vite et devait, lui aussi,frapper des coups redoutables. Mais tout en bousculant l’Océan, etquelquefois sans doute ceux qu’il y rencontrait, il donnait à ceuxqui l’habitaient le plaisir de la promenade.

Promenons-nous donc !… Allons à ladécouverte !… Les fruits que j’ai mangés m’ont redonné, pourquelques minutes, l’illusion d’avoir recouvré mes forces !… Jepuis attendre, sans trop de fièvre, la fin de l’aventure.

Oh ! je me l’imagine, la fin del’aventure : je vais être « pincé » tout à l’heure,on s’expliquera, et comme, après tout, je n’ai rien à me reprocherqu’un acte de courage, je ne redoute point de me trouver en face dumaître du bord, lequel saura me traiter en honnête homme etm’aider, je n’en doute pas, à sauver Amalia et ses enfants desentreprises inexplicables de l’Homme aux yeux morts !

Je dois me trouver encore dans cette partie dunavire réservée au maître et à ses hôtes, car en dehors des deuxvalets en culottes courtes, en bas de soie et en habit (avec ungrand V doré dans le dos) et d’un steward qui traversèrent devantmoi, sans soupçonner ma présence, le corridor, je continue à nerencontrer aucun homme d’équipage et je ne perçois aucun des bruitsqui annoncent les « postes d’équipage » ou les salles deservice.

Je suis monté… redescendu… remonté.

Les hôtes de ce palais sous-marin doiventencore dormir ou paresser dans leur couchette !… Quedis-je : leur couchette ? Il ne doit pas y avoir decabines dans cette partie du bâtiment, mais bien de véritablesgrandes belles chambres, dignes de la salle à manger.

Quel luxe ! quel confort ! J’ai jetéun coup d’œil dans les salles de bain ! Extraordinaire !…Tout en marbre !… Tout à l’heure, je pourrai certainementprendre un bon bain chaud et je me ferai frictionner au gant decrin et à l’eau de Cologne ! Il doit y avoir aussi, à bord, unpédicure !…

Comme ces coursives qui voient glisser macourse vagabonde et étonnée sont éclatantes de blancheur et depropreté, ripolinisées, laquées avec des cuivres certainementastiqués au brillant belge !

Voilà toute une succession de portes surlesquelles sont écrits des numéros, des lettres, des indicationsauxquelles je ne comprends rien.

Cependant, en dehors de toutes les autrespensées et de mon désir ardent de découvrir les cuisines, j’ai unepensée de derrière la tête qui ne me quitte pas, celle deMme l’amirale von Treischke et de ses trois petitsenfants !… Où sont-ils ?… Où sont-ils ?… Peut-êtrevais-je, tout à coup, entendre leurs voix… Peut-être vais-je, dèsla première porte poussée, me trouver en face d’eux et de leurdétresse !…

Non ! Non ! l’Homme aux yeux morts adû les mettre au secret quelque part, sans doute pour les revendreun bon prix au vice-amiral von Treischke lui-même. Ce sont bien làmœurs de pirate ! Les Barbaresques ne faisaient pas autrementet, à mon avis, l’Homme aux yeux morts doit être capable detout !…

Soudain, je pense qu’Amalia et ses enfantspeuvent très bien n’être pas à bord du sous-marin !… Qui medit que la chaloupe qui revenait avec les deux matelots tristes etle Chinois gai ne venait point de la transporter dans quelqueendroit désert de la côte de l’île Madère ou, mieux, dans un coinde ces Desertas, abandonnées de l’humanité et ou elle seraitretenue prisonnière avec ses enfants ?… Attention !quelqu’un !

Je m’arrête à l’extrémité de lacoursive !… Deux hommes d’équipage descendent une échelle.Tricots bleus, cous nus, grands V tout rouges sur la poitrine. Ilsont des figures de biftecks. Ah ! ils se portent bien. Ilsn’ont pas l’air, triste, eux ! Au contraire, ils sontintensément rayonnants, comme il arrive à ces figures solides de lavieille Angleterre, quand elles ont vidé quelques bonnes ardentesbouteilles de whisky.

En descendant l’échelle, le premier disait ausecond : « Le père Latuile est un fainéant et unfarceur et il n’a pas volé ce qui lui arrive ! » Lesecond lui répliqua : « C’est monavis ! »

Et je n’en entendis point davantage, car ilss’enfoncèrent dans les profondeurs du bâtiment.

Décidément, pensai-je, on s’occupe beaucoupici du père Latuile.

Pourquoi ne m’étais-je pas montré à ceshommes ?… Parce que j’avais voulu d’abord savoir ce qu’ilsdisaient. Or, ce qu’ils avaient dit, qui n’avait apparemment aucuneimportance, m’avait effrayé par le ton rauque et sauvage desinterlocuteurs. Et puis, pourquoi ne pas le dire aussi ?… Leurjoie rayonnante, sur leurs splendides faces de biftecks, m’avaitautant impressionné que la vision de l’incurable tristesse desautres… Oui, leur joie faisait peur !…

Continuons notre chemin, ou plutôt nos cheminsqui s’entre-croisent maintenant, en haut, en bas, sur ma tête, sousmes pieds… je suis au bord d’une espèce de cage centrale au fond delaquelle j’aperçois deux ascenseurs.

L’un d’eux se met en marche, je mesauve ; je m’enfonce dans une nouvelle galerie.

Ce qui m’étonne, c’est le bon air que l’onrespire ici !

Où sont-elles les fumées empoisonnées de lagazoline ?…

Dans notre sous-marin – j’en parlecomme s’il m’appartenait, ce que Dieu ne veuille, maintenant que jesais trop de choses – eh bien, dans notre sous-marin, on respiretout simplement l’air du large ! N’est-ce pasextraordinaire ?… à je ne sais combien de pieds sous le niveaude la mer !

Je me souviens qu’à ce moment précis j’étaisdans un enthousiasme (dû en grande partie à une forte fièvrecommençante) tel que certainement, si je m’étais trouvé tout à coupen face du capitaine, je me serais écrié avant toute chose :« Bravo ! » Et, ma foi ce n’était point là,peut-être, un si méchant début de conversation.

Or, dans le moment le plus chaud de magriserie intime (le désordre de mes sentiments allait alors, il nefaut pas l’oublier, de pair avec mon désordre physique) l’obscuritése fit tout à coup dans le couloir où je me trouvais.

Je m’arrêtai, dans le noir !… et uneporte claqua… Je m’aplatis contre la cloison, la porte futrefermée, mais j’apercevais devant moi deux ombres d’hommes quivenaient de surgir dans la galerie. Ils s’en allaient en causantvers le carré clair que découpait l’extrémité de la coursive,laquelle recevait encore la lumière de la cage aux ascenseurs.

Et voici ce que j’entendis : oh !textuellement !… Ce sont des phrases, qui, depuis, me sontrevenues bien souvent dans la tête.

Le premier disait : « Le pèreLatuile est idiot d’avoir fait l’obscurité dans la galerie puisquele photographe n’est pas encore là ! »

Et le second répondait : « Ne meparle pas du père Latuile, il est au-dessous de tout ! Je n’envoudrais pas pour m’arracher une dent ! »

Et l’autre reprit : « Ah !voilà le photographe !… »

Dans le carré clair de l’extrémité de lacoursive venait en effet d’apparaître un homme qui portait sous lesbras d’énormes appareils photographiques et qui rejoignit les deuxautres ombres d’hommes, lesquels refirent le chemin parcouru dansle noir, revenant sur leurs pas avec le photographe.

Et tous trois disparurent par cette porte qui,tout à l’heure, s’était ouverte pour laisser passer les deuxpremières ombres d’hommes. Mes yeux commençaient de se faire àl’obscurité, mais mes oreilles recommençaient, elles, d’être toutesbourdonnantes, à cause de ma fièvre et des étranges proposentendus, et d’une certaine angoisse nouvelle…

Me rendant à peine compte de ce que jefaisais, j’avançai de quelques pas encore dans la galerie obscureet soudain, sur ma gauche, je me trouvai dans une sorte de réduitqui communiquait de plain-pied avec la galerie et qui étaitclôturé, au fond, sur la gauche, par un grillage assez apparent,parce que, derrière ce grillage, il y avait une petite lueur.

Je m’enfonçai dans le réduit et ne m’arrêtaiqu’au grillage, les yeux sur la petite lueur, qui me révélait,de-ci, de-là, un coin d’uniforme d’officier de la marine allemande,à ne s’y point méprendre… Je crus même distinguer la lettre et lechiffre du sous-marin qui passait pour avoir coulé leLusitania.

Accroché à mon grillage, j’essayais decomprendre, mais je ne pouvais pas comprendre, et cependant, déjà,je frissonnais d’une horreur sans nom, et, sans rien savoir encore,j’ouvrais la bouche pour crier d’épouvante…

Soudain, il y eut une grande flamme blanche ouplutôt bleuâtre, éblouissante, aveuglante, accompagnée d’une sourdeexplosion. Cette clarté dura un dixième de seconde et je m’affalaide tout mon long sans avoir eu le temps de crier, assommé par ceque j’avais vu pendant ce dixième de seconde-là !

Combien d’heures restai-je ainsi sansconnaissance, dans le réduit ?… J’ai su depuis que lorsque jerouvris les yeux il pouvait être neuf heures du soir… je gisaistoujours au fond de l’obscurité, mais, au-dessus de ma tête, sedétachait très nettement le grillage qui recevait maintenant toutela lumière de la salle dont il me séparait : ainsi en est-ilpour les baignoires grillées, au théâtre, mais pour quel abominablespectacle de cauchemar avais-je pénétré dans cetteloge-ci ! !…

Le souvenir de ce que j’avais vu me chassa dece lieu maudit et me redonna de nouvelles forces pour fuir lehideux mystère !

Ah ! je ne regardai plus à travers legrillage…

Du reste, j’emportais pour toujours, toutgrelottant et claquant des dents, l’image d’Apocalypse apparue dansle dixième de seconde qui avait suffi au photographe pour laprendre au magnésium !

Mais dans quel cycle de l’enfer étais-je donctombé pour assister à un travail de photographie pareil ?…Quel métier ces gens-là faisaient-ils donc au fond des eaux ?Hélas ! Hélas ! un métier qu ‘ils avaient peut-êtreappris de leurs victimes elles-mêmes…

Mais fuyons !… Fuyons la chambre noire duphotographe de la Mort !…

Chapitre 9LA PRIÈRE DU SOIR

Donc, loin de la grille fatale, me voilàcourant comme une bête singulière, car j’étais toujours enveloppédans mes pavillons !

Le plus tôt possible, le plus tôt maintenant,je voulais être conduit devant l’homme qui présidait à de telleshorreurs.

D’abord, je voulais lui dire son fait, luicrier que son œuvre (qu’il faisait bien de cacher au fond del’abîme pour qu’elle n’offensât pas la lumière des cieux) était uneœuvre de maudit ; que, quels qu’aient été les crimes desautres il avait perdu le droit d’invoquer la conscience humaine etla justice éternelle du jour où il s’était montré plus bourreau queles bourreaux ! Ensuite je voulais le sommer d’avoir à medébarquer le plus tôt possible.

J’étais un neutre, moi ! je n’avais pointà me mêler des sanglantes querelles du monde ! Je n’avais rienà faire avec les vengeances criminelles qui se passaient ici… Lesgens d’ici n’en avaient aucune à tirer de moi !

Soudain, je m’arrêtai comme foudroyé par unepensée terrible… Amalia !… Amalia, femme du vice-amiralHeinrich von Treischke !…

Est-ce que ? Est-ce que, ne pouvantatteindre l’homme qui avait su établir un si solide régime deterreur dans les Flandres et sur la côte… est-ce que les bourreauxde ce vaisseau maudit allaient oser s’attaquer à unefemme !

Ah ! mais non ! Cela étaitimpossible ! Amalia était innocente ! Amalia étaitdouce ! Enfin, elle n’appartenait pas à la racecoupable ! Elle était d’origine neutre ! C’était uneLuxembourgeoise !

Voilà ce qu’ils ne savaient peut-êtrepas ! Voilà ce qu’il fallait dire… tout de suite… tout desuite !…

Ah ! l’idée, l’atroce idée que l’onpourrait me traîner ma douce Amalia dans cette horriblechambre.

Je heurtai mon front aux cloisons, me laissairouler au bas d’une échelle, et, soudain, je restai accroupi dansl’ombre d’une porte qui s’ouvrait sur une vaste pièce pleined’hommes à genoux et qui faisaient entendre un harmonieuxmurmure.

Ils étaient bien là deux cents quipriaient.

Je reconnus au-dessus d’eux l’Homme aux yeuxmorts, qui présidait à cette étrange réunion, à cette terrible« prière du soir » !

C’est lui qui commandait la reprise desversets de l’Apocalypse, qui me revinrent tout de suite à lamémoire dès que j’en eus entendu quelques phrases. Et cela eutachevé tout à fait de m’épouvanter si j’en avais eu besoin, car, envérité, on eût dit que saint Jean avait, dans son extase, vu etprévu les temps actuels et qu’il s’était fait lui-même, au nom duSeigneur, l’annonciateur de ces implacables vengeurs du droitoutragé et de la nature humaine violée par un monstre qu’il nem’appartenait point de nommer, en ma qualité de neutre.

Entre chaque verset répété en chœur, l’un deces hommes se relevait, prononçait un affreux témoignage,disait : « Je le jure ! », faisait le signe dela croix et se remettait à genoux.

Ainsi, voici un vieux à barbe grise qui selève et dit en français : « Écoutez-moi. Je jure quej’avais une fille et des petits-enfants, la seule joie de ma vie.Mon Dieu, vous me les aviez donnés. Mais eux, les monstres,ils me les ont pris !… Après leur départ, j’ai purentrer dans mon village incendié, dans ma maison en ruine. Alorsj’ai retrouvé dans la cave les cadavres de ma fille et de mesquatre petits-enfants couchés dans une mare de sang… Ma filleavait un sein et un bras coupés, ma petite-fille avait un piedsectionné, les petits garçons avaient la gorgetranchée[1]. Le père est mort à la guerre. MonDieu, il n’y a plus que moi pour vous venger, mon Dieu, deceux qui feraient haïr votre nom sur la terre ! Ainsisoit-il. »

Et il se remit à genoux.

Et tous répétèrent : « Ainsisoit-il ! »

Puis, sur un signe de l’Homme aux yeux morts,tous dirent : « Celui qui a frappé avec le fer périra parle fer ! C’est la volonté de Dieu qui a institué la loi dutalion pour délivrer le monde du Dragon qui a voulu ledévorer. » Ensuite, je reconnus les versets des chapitres XIIIet XIV de l’Apocalypse de saint Jean.

Tous, en chœur : « On donna à laBête une bouche qui prononçait des discours pleins d’orgueil et desblasphèmes, et on lui donna le pouvoir de faire la guerre pendantquarante-deux mois !… Mais celui-là boira aussi du vin de lacolère de Dieu, lequel vin sera versé pur dans la coupe de sacolère, et il sera tourmenté dans le feu et dans le soufre, enprésence des saints anges et de l’agneau ! Ainsisoit-il ! »

Un autre petit vieux se leva et dit :« Mon Dieu, j’avais un fils, je vous l’avais donné ; ilétait prêtre à Buken, savez-vous ! Ils sont venus et, devantmoi qu’ils avaient attaché, ils lui ont coupé le nez et lesoreilles[2], puis ils le torturèrent encore plus devingt-cinq minutes, puis ils le fusillèrent… Savez-vous, mon Dieu,donnez-moi pour vous venger le courage de les faire mourir aprèsleur avoir coupé le nez et les oreilles ! Ainsisoit-il. »

Tous : « Ainsisoit-il ! »

Et ils reprirent cet autre verset del’Apocalypse : « Et la fumée de leur tourment monteraaux siècles des siècles, et ceux qui auront adoré la Bête et sonimage et qui auront pris la marque de son nom n’auront aucun repos,ni le jour, ni la nuit ! Ainsi soit-il ! »

Puis ce fut le tour de jeunes Anglais des paysde l’Est qui avaient eu leurs fiancées ou leurs femmes tuées pardes bombes lancées par les vaisseaux de l’air.

Un autre raconta dans sa prière qu’il avaitperdu sa femme et ses enfants, en pleine Cité, dans un omnibus, enrevenant du music-hall. Il était en train de siffler joyeusement leTipperary avec sa famille quand une bombe était survenuequi avait réduit à peu près tout le monde en poudre ! Iln’était resté que cet homme intact, et il ne doutait point qu’unpareil miracle n’eût été voulu par le Seigneur pour que lesurvivant vengeât tous les autres !

Et tous encore : « Ainsisoit-il ! »

Et reprise des versets avec une force nouvelleet de plus en plus menaçante : « J’entendis l’Ange desEaux qui disait : “Seigneur ! Toi qui es, qui étais, quiseras, tu es juste parce que tu as exercé ces jugements :car ils ont répandu le sang et c’est pourquoi tu leur as donnéle sang à boire : car ils le méritent !” »

Alors, deux autres se levèrent pour témoignerqu’ils avaient vu, sous leurs yeux, sans qu’ils pussent lessecourir, périr leurs femmes et leurs petits enfants dans les flotsqui engouffrèrent le Lusitania, pendant que lesbourreaux de la mer riaient et se moquaient et repoussaient àl’abîme ceux qui tentaient de s’accrocher à leur vaisseaud’assassins !

Alors l’Homme aux yeux morts demanda :« Mes frères, qui êtes-vous ? »

Et tous répondirent : « Noussommes les Anges des Eaux et nous frappons au nom duSeigneur ! »

Et l’Homme aux yeux morts leva alors les braset dit : « Seigneur, donnez-nous la force de chasserl’Épouvante par l’Épouvante ! »

Et tous : « … et de délivrer lemonde du mal ! Ainsi soit-il !… »

Chapitre 10QUELQU’UN JOUE DE L’ORGUE

Ces derniers mots avaient été prononcés avecune telle force et toute cette prière avait été dite dans le tond’un si sombre fanatisme que je m’enfuis encore de ceux-là, moinsrassuré que jamais sur le sort qui nous attendait, moi et ceux quej’aurais voulu sauver avec moi.

Après ce que j’avais vu dans la baignoiregrillée, je les appelais tous, dans mon cœur, desbourreaux !

J’ai toujours professé qu’il ne faut pointrépondre au mal par le mal, quelle que puisse être la catastropheinitiale, et qu’en dépit des prédictions vengeresses del’Apocalypse c’est une grande faute de croire que les bonstriompheront avec les mêmes armes que les méchants !

Je sais bien que tout le monde n’est pas demon avis, mais tout le monde n’a point, non plus, pour raisonner,la tranquillité d’esprit relative d’un neutre. Je disrelative, car certes, dans le moment même que je fuyaisles derniers échos de la terrible prière du soir, j’étais agité demille sentiments tout à fait capables de troubler la sérénité de maphilosophie.

Le plus angoissant de ces sentiments étaitcelui qui me faisait craindre qu’en dépit de ma neutralitéreconnue, l’audace que j’avais eue de pénétrer dans ce funestebâtiment et la curiosité que j’avais montrée de ce qui s’y passaitn’incitassent les « Anges des Eaux » à me traiter commeleur pire ennemi !

Cependant, je ne pouvais longtemps encoreespérer me cacher d’eux et, mes forces m’abandonnant, le momentviendrait où je serais fatalement découvert et où il faudraits’expliquer !…

J’avais donc fui cette partie du bâtiment quime paraissait réservée à l’équipage et je me retrouvai, après avoirerré au hasard, dans cette coursive que je reconnus pour l’avoirdéjà parcourue au moment de pénétrer dans cette salle à mangerimmense dont le spectacle m’avait arraché des cris d’admiration àcause de son luxe de marbré et de pierres précieuses.

Je retrouvai l’office, et dans l’officedéserte les reliefs d’un magnifique repas. Je profitai en hâte del’absence des serviteurs (qui s’en étaient peut-être allés, euxaussi, à la prière du soir) et je dévorai littéralement ce quirestait sur les plats.

Du vin doré dans une carafe acheva de meréchauffer et, quand je poussai la porte de la prodigieuse salle àmanger, j’avais reconquis suffisamment mon équilibre moral pourpouvoir envisager les prochains événements sans trembler comme unenfant.

Dans le moment même, j’entendis des sonsadmirables qui semblaient descendre du ciel. Je levai la tête etdécouvris de grandes orgues que je n’avais pas encore remarquées etqui se trouvaient au-dessus de la galerie qui faisait le tour del’immense pièce.

Je n’avais fait, précédemment, que tournerautour de cette galerie-là. Les orgues s’érigeaient à l’extrémitéopposée. Mes pas restèrent suspendus dans le flot d’harmonie qui endéferlait.

Je ne reconnaissais point cette musique. Celan’était d’aucune école. En tout cas, moi, je n’avais jamais rienentendu de semblable… Un ange aurait pleuré sur la misère du mondeque cela n’aurait pas été plus désespérément doux ni plusmagnifiquement mélancolique, ni en même temps plus triste et plusdéchirant. Et c’est moi qui pleurais…

Du reste, j’ai toujours été sensible aux sons.Mais dans l’état d’énervement où j’étais, on comprendra facilementque je n’aie pu retenir mes larmes.

Qui donc jouait ainsi ?… Ce devait êtreun grand artiste, mais ce devait être avant tout quelqu’un quiavait beaucoup souffert. En tout cas, cette souffrance qui selamentait si grandiosement ne criait point vengeance, comme laprière effroyable que j’avais entendue tout à l’heure.

Et cela me changeait tellement de toutes leshorreurs contre lesquelles je m’étais heurté depuis que j’avaiscommencé mon errance dans les méandres du mystérieux vaisseau queje n’hésitai point à m’avancer, après le premier moment desurprise, vers cette souffrance-là. J’imaginai tout de suite que jen’avais rien à craindre de l’être qui savait ainsi idéaliser ladouleur, et continuant de pleurer, mais haletant d’un espoir sansborne, je gravis les degrés de l’escalier qui conduisait à lagalerie.

Et je glissai vers les orgues, sans bruit,pour ne point interrompre une si admirable plainte, mais aussi pourne point manquer de voir et de toucher celui de qui j’attendais lesalut.

Mais voilà que tout à coup, après un derniergémissement qui sembla venir expirer sur mon front, la voix del’orgue se tut. Alors je courus.

Je fis le tour de l’orgue.

Personne !…

L’énorme instrument était encore frémissant deson dernier soupir, le clavier était resté découvert. Mais celuiqui avait joué, celui qui avait souffert sur ses touches était déjàparti !…

Chapitre 11DOLORÈS ET GABRIEL

Je regardai autour de moi, essayant dedécouvrir le chemin par où il avait pu s’échapper, et ma vues’arrêta tout de suite sur l’ouverture d’un petit escaliertournant, qui donnait sur une autre pièce.

Je descendis une dizaine de marches et je metrouvai alors dans une sorte de salon-fumoir décoré à la modeorientale et qui me parut de proportions tout à fait restreintes,après la vision de la fameuse salle à manger.

J’allongeai la tête au-dessus de la rampe del’escalier, pour voir si je ne découvrirais point monpersonnage.

J’aperçus aussitôt deux êtres jeunes et beauxqui paraissaient si fort occupés d’eux-mêmes que j’en conclusimmédiatement qu’il n’y avait aucune chance que l’un des deux fûtmon organiste.

Étendue gracieusement sur un divan, sa belletête brune reposant parmi les coussins de soie aux couleurséclatantes, il y avait là une femme que je pensai immédiatementdevoir être mon Espagnole du matin !… Du reste, elle parlatout de suite en espagnol, et le jeune homme qui était étendu surle tapis à ses pieds et qui lui tenait et lui caressaitamoureusement les mains, lui répondit dans la même langue.

À sa voix cependant et à son accent je fusassuré que je me trouvais en face du Français, Gascon ou Basque,que j’avais entendu s’intéresser si activement à la santé de lagitane.

La gitane disait : « Oui, le chantdu capitaine a été très doux, ce soir. J’aime quand il joue ainsi,car il y a des soirs où il me fait peur, quelquefois plus peur quetout, avec sa musique !… Du reste, il est dans un de ses bonsjours… Ce soir, à table, comme je me plaignais que l’on ne m’avaitpas permis de descendre à terre, n’eût-ce été qu’une heure ;une demi-heure… quelques minutes… et que, de cela, j’étais tristejusqu’aux larmes, il m’a pris la main, l’a baisée et m’a dit :“Encore un peu de patience, Dolorès, et vos maux seront finis… Vouspourrez bientôt être heureuse tout le temps que vous voudrez sur laterre…”

– Vrai ! il a dit cela !…

– Oui, je te le jure, ce ne sont pas desmensonges pour te faire prendre patience à toi, mon amour chéri… ilm’a bien dit cela !…

– Oui, mais est-ce qu’on sait jamais avec toncapitaine ?

– Ne dis pas de mal du capitaineHyx ! Il est très bon ! J’en suissûr ! »

Je mets tout de suite ici, moi,Carolus-Herbert de Renich, qui écris ces lignes et qui écoutais cesphrases, je mets sans hésitation la véritable orthographe du nom ducapitaine : Hyx ! Ces trois lettres qui seprononcent X, comme l’inconnu des sciences mathématiques ; cestrois lettres que j’avais vues répétées assez souvent, au cours demon errance dans le bâtiment, soit sur les murs de fer, soit surdes meubles, formaient donc le nom de l’inconnu qui commandait cevaisseau.

Le capitaine Hyx !…

Alors c’était le capitaine Hyx qui, tout àl’heure, avait fait entendre cette douce douleur sublime surl’orgue ! Il avait un joli talent d’amateur, le capitaineHyx !… Mais écoutons Dolorès ! Oh ! de toute notreattention, écoutons, écoutons Dolorès, qui va peut-être m’apprendrequelque chose de très important encore…

Mais voilà qu’elle ne dit rien. Elle passe sesbelles mains dans les cheveux de ce jeune homme et ne s’occupe quede son amour.

De temps en temps, tous deux tournent la têtevers une porte par laquelle ils ont l’air d’attendre quelqu’un, etpuis, sûrs que la porte est toujours fermée, ils s’embrassent dansles cheveux et sur les mains, comme des fous !… Il l’appelleDolorès… Elle l’appelle Gabriel !… Dieu ! Qu’ils sontbeaux !…

« Je sais tout ce que je dois aucapitaine Hyx, dit-il.

– Tout, interrompit-elle… Tu lui doistout ! Ne l’oublie pas…

– Je lui dois ta vie ! Je luidois par conséquent la mienne ! Comment l’oublierais-je !Il est bien inutile de m’interrompre pour me dire cela !

– Je fais ce qu’il me plaît, repartit vivementDolorès, et je t’interromprai tant qu’il me plaira, et tu neparleras que lorsque je le voudrai et tu garderas le silence si tavoix me gêne, n’est-ce pas, Gabriel ?

– Oui ! Dolorès, tout ce que tuvoudras ! Ai-je le droit de dire que le capitaine Hyx…

– Non !… »

Gabriel serra les poings :

« Ah ! comme je l’aimerais s’il melaissait retourner à Saint-Jean ! Que va-t-on penser de moi,là-bas ?

– Que tu es mort !… Qu’est-ce que ça peutte faire, puisque tu n’as plus de parents ?

– On pensera que j’ai déserté ! Voilà ceque l’on pensera. Lui as-tu dit que cette pensée-là me rendaitfou ?

– Oui, il m’a répondu de te tranquilliser… etcomme j’insistais il a même ajouté : “Ce garçon finit parm’ennuyer ! Il ne se doute pas qu’il n’a jamais autantfait son service de guerre !…” Ainsi,calme-toi ! »

Gabriel s’était redressé :

« Il se moque de moi ! D’abord,est-ce que je sais qui il est ? Personne ici ne sait qui ilest ! Donc, est-ce que je sais s’il a le droit de parlercomme ça ?… Qu’est-ce que je dirai, moi, si je rentre enFrance, les mains vides ?… Après une pareilleabsence !… Je passerai pour un traître !… Qu’il ne semêle donc plus de nos affaires !… S’il t’a sauvée, que ce nesoit pas pour nous perdre !… Qu’est-ce qu’on luidemande ? Qu’il nous débarque à Saint-Jean, tous les deux, eton lui jure de ne plus s’occuper de lui, ni depersonne !… Lui as-tu dit que s’il nous débarquait on neferait rien pour lui déplaire ?

– Oui, mais ça, il ne le croit pas ! Etje pense qu’il est même tout à fait inutile d’insister…

– Enfin, s’exclama l’autre, plein de rage, ilne t’a pas dit combien ça pourrait durer ici encore de temps ?Quand je suis venu ici, appelé par toi-même, c’était pour enressortir avec toi, le soir même !… Et, depuis, nous sommesles prisonniers de la mer, au fond de cette chaudière dedémons ! Et puis, vois-tu, eh bien, je n’aime point sa façonde travailler, à cet homme-là !… Ah ! non !…

– Tais-toi ! Ah ! tais-toi ! Onpourrait t’entendre !

– Ah ! travailler sur l’eau !… surl’eau ! Avoir les Boches sous le soleil !… commeun soldat que je suis et non comme un bourreau qu’il est !Ah ! mon Dieu ! Quand donc cet homme-là me permettra-t-ilde retourner travailler sous le soleil ?…

– Vas-tu te taire ! dis ? Vas-tu tetaire ? On vient !… Prends garde ! C’estl’Irlandais ! »

On entendait en effet des pas…

Gabriel écouta et dit :

« Non ! Je reconnais le pas dudocteur ! »

La porte fut poussée et un homme à barbegrisonnante, qui pouvait avoir dans les cinquante ans, entra. Ilétait vêtu d’un vague uniforme d’officier de marine et portait despetits V en or au col de sa redingote.

Il s’en fut tout de suite vers le coupleamoureux, la main tendue. Il avait un bienveillant et tristesourire.

« Eh bien, demandèrent les deux autres enle faisant asseoir près d’eux, eh bien, docteur, quoi denouveau ?

– Je crois qu’il y a du nouveau, mes enfants,répondit l’autre en français mais je ne saurais vous direexactement en quoi cela consiste… Toujours est-il que le capitainem’a paru d’une humeur tout à fait charmante…

– Là, que te disais-je, Gabriel ?…

– Je lui ai parlé de vous !…

– Ah ! ah ! dites-nous…

– Je lui ai parlé aussi de moi… Moi, mesenfants, je suis comme vous… je n’en peux plus !C’est tout à fait trop fort pour moi !… J’avais trop présuméde… mon courage, si vous voulez !… Eh bien, je le lui aidit : “Je ne peux plus rester ici !…” Et cela sitôt quej’eus appris qu’on avait embarqué cet horrible Chinois…

– Vous avez osé lui dire cela ?… »s’écria Dolorès.

Et puis, tout à coup, se reprenant :

« Oh ! parlons plus bas !…

– Oh ! nous pouvons être tranquilles. Ilest rentré dans ses appartements et il s’est mis au travail aprèsm’avoir souhaité une bonne nuit… Il ne pense guère à nous, je vousassure, et je crois qu’il a autre chose à faire que de nousespionner ; sans compter que ce que nous pouvons dire lui estparfaitement égal…

– D’autant plus égal qu’il sait toujours ceque nous pensons, exprima Dolorès… Encore en cela il est tout àfait extraordinaire… Mais que vous a-t-il répondu,docteur ?…

– Il m’a dit : “J’avais prévu votredemande et vous serez libre dans quelques jours… Je puis même vousannoncer que vous avez déjà cinq remplaçants…”

– Cinq ? s’écrièrent les jeunes gens.

– Oui, cinq ! À ce qu’il paraît qu’il vay avoir beaucoup de besogne pour les médecins, dans quelquetemps…

– Ici ? demanda Dolorès enfrissonnant.

– Oh ! ici… ou ailleurs, réponditénigmatiquement le docteur.

– Ici ? Je croyais qu’il n’y en avait quepour les bourreaux ! jeta Gabriel d’une voix sourde.

– Mais tais-toi donc, malheureux !s’écria Dolorès en mettant sa main sur la bouche du jeune homme. Tusais bien que je te défends de parler ainsi des Anges desEaux !… Mais voyons, docteur, il vous a dit que vousseriez libre dans quelques jours. Eh bien, et nous ?

– Vous aussi !… Vous aussi !…

– Tu vois, tu vois, Gabriel ! fit Dolorèsen se serrant contre le jeune homme… Prends patience ! prendspatience ! C’est tout ce qu’il a dit ?…

– Il n’a mis à ma liberté qu’une condition,reprit le docteur, c’est que je lui donne ma parole d’honnête hommeque j’aurai le courage de publier dans les journaux tout ce quej’ai vu ici…

– Est-ce possible ?

– Il a même ajouté : “J’espère que ceuxqui ont eu le cœur de lire les tortures et les massacres de Louvainet d’Aerschoot voudront bien ne point s’évanouir d’horreur enlisant qu’il s’est trouvé quelqu’un qui se prépare à venger lesvictimes et à faire peur aux bourreaux !…”

– Qui se prépare !… ricanalugubrement Gabriel… Eh bien ! qu’a-t-il faitjusqu’ici ?

– Jusqu’ici… jusqu’ici, je crois pouvoirjurer, exprima la voix tremblante du docteur…

– Quoi ?… Quoi ?… Qu’en savez-vousvous-même ?…

– Non ! Non ! Vous savez bien cequ’il attend pour commencer… pour commencer vraiment les grandssupplices !

– Eh bien ! cela promet ! Et vousvous sauvez, vous !… Il n’y a ici que du crime et de lapeur !… »

Le médecin s’effara…

« Ne le condamnez pas sans l’avoirentendu ! fit-il.

– Oh ! c’est vrai, soupira Dolorès, enexhalant en même temps la fumée odoriférante de sa cigarette… tantqu’on n’a pas entendu le capitaine, il ne faut rien dire ! ilne faut rien dire !…

– Moi, quand il a parlé, soupira à son tour ledocteur, je courbe la tête et je me dis que je ne suis peut-êtrequ’un enfant ou un lâche !…

– Ça n’est pas vrai, vous êtes un bravehomme !… lui jeta Gabriel en lui serrant les mains… et quant àvotre capitaine Hyx, ça ne peut être qu’un fou (et c’est le moinsque je puisse dire) pour avoir imaginé cette besogne de sang et deténèbres !…

– Assez ! Gabriel ! assez !supplia Dolorès !…

– Ne le jugez pas !… ne le jugezpas !… D’abord, vous moins que tout autre en avez ledroit !… N’a-t-il pas sauvé votre fiancée ?… Écoutez, monenfant : si, un jour, on vous avait rapporté Dolorès lesmembres arrachés, les seins coupés… comme ils ont fait à mafille… »

Le malheureux ne put continuer… il pencha satête entre ses mains, et, tout bas, se mit à pleurer…

Les deux autres, immobiles, respectaient sadouleur. Enfin, il se leva brusquement, en disant :

« Je vous dis, je vous dis qu’il y a desmoments où je me traite de lâche ! »

Et il se sauva.

« Tout ceci est épouvantable !soupira Gabriel… N’empêche que j’en reviens toujours là : sil’on veut honnêtement se venger, on n’a qu’à prendre un fusil, sousle soleil !

– Sans doute, sans doute !… et je trouve,comme toi, que tout cela, qui nous entoure, est horrible, reprit enécho la douce voix de Dolorès… Certes, on peut le penser… mais jete demande de ne pas le dire… Me comprends-tu, une fois pourtoutes ? Ferme les yeux et les oreilles jusqu’à nouvel ordre,et surtout ne juge pas, comme dit le docteur… Vraiment, tuétais plus raisonnable dans le commencement de ton arrivée ici…rappelle-toi…

– Oui, parce que j’étais encore sous le coupde mon grand désespoir ! Je t’avais crue perdue !…

– Ah ! tu vois ! Imagine que j’aieété vraiment perdue par leur faute, par leur crime !

– Dolorès ! Dolorès ! protestaGabriel en secouant sa belle tête aux cheveux de jeune lion… tun’as jamais rencontré au coin d’une coursive un vivanttémoignage qu’on ramenait à sa geôle ? Alors, tu n’asjamais vu l’horreur peinte sur un visage !

– Écoute, je n’ai jamais rien vu de leurshorreurs, parce que j’ai toujours obéi au capitaine Hyx, qui estbon et qui m’a recommandé de me tenir toujours dans les grandsappartements ou de prendre directement l’ascenseur, et la dixièmecoursive, et le second escalier, et la première échelle si je veuxaller prendre l’air sur le pont quand on émerge !… “Commecela, m’avait-il dit, vous ne risquerez point de passer devant lesbaignoires grillées !” Je n’ai donc pas vu… mais j’ai entendu…oui, j’ai entendu, un soir, un beau soir, huit jours environ aprèsque le capitaine Hyx m’eut arraché à la mort. Je savais que tuserais près de moi le lendemain… que nous serions réunis pourlongtemps, loin de tout danger… J’avais le cœur si calme, et l’âmesi douce… après toute cette histoire affreuse où j’avais cru medonner la mort !… Je prononçais ton nom, je me laissais bercerpar la mer, apaiser par l’heure propice… Le ciel où s’allumaientles premières constellations me paraissait plein d’espoir ;hélas ! je ne savais pas que ma mère, me croyant morte, étaitdéjà partie pour ce beau ciel-là… Enfin, j’étais heureuse, siheureuse que je ne voulus point quitter le pont sans avoir adresséune prière reconnaissante à la Vierge et à Sant Iago deCompostelle… Puis je descendis, légère comme un enfant, et,oubliant toutes les recommandations qui m’avaient été faites, je memis à errer dans ce prodigieux navire, qui commençait à s’enfouirdans la mer ; lui aussi semblait se préparer à prendrequelques heures de repos… tout bruit à bord avait cessé… jen’entendais plus la respiration, le battement puissant de sesmachines… nous glissions dans le sombre mystère des eaux, commedans un rêve !

« Tout à coup, un chœur de démons éclata,une horrible clameur faite de quatre voix distinctes me déchira lesoreilles et me souleva l’âme. Mais je ne m’enfuis point ! Jecrus à quelque terrible accident et je me précipitai du côté où sefaisait entendre cette quadruple plainte effroyable !… quandje fus arrêtée brutalement par une main impitoyable qui merepoussa, me tira en arrière, me traîna comme une loque le long dudortoir et me jeta, râlante d’épouvante, dans ce coin de salon,tiens ! ici ! ici… sur ce divan…

« C’était lui, lui, l’homme dont jen’avais pas encore vu le visage, l’homme dont je ne verraipeut-être jamais le visage, mon sauveur, c’était lui qui metraitait ainsi… Je ne reconnaissais plus sa voix… Elle étaitterrible… elle me reprochait ma désobéissance !… Elle merappelait que l’on m’avait défendu de passer par là !… Elle medisait surtout, et avec quelle sorte de rage concentrée, queces cris-là ne regardaient pas une jeune demoiselle commemoi… Mais si terrible que fût la voix, j’avais encore les crisdans les oreilles, plus terribles encore, et, toute frémissante,j’osai demander s’il était arrivé un accident !…

« Alors, il haussa les épaules avecmépris pour la pauvre petite chose que j’étais, la pauvre petitechose qui ne comprenait rien et me dit : “Non, il n’y a pas eud’accident !… Mais, encore une fois, ce sont des cris qui nevous regardent pas !” Et il partit…

« Le lendemain j’étais malade, j’avais lafièvre. Le bon docteur me soigna et, dans un moment de crise depitié comme il en a souvent, il m’expliqua tout !

« C’était horrible, certes ! maisbeaucoup moins terrible, oui, beaucoup moins que l’on aurait pul’imaginer en entendant des cris pareils !… Le docteur me dit,et je suis sûre qu’on peut le croire, qu’il ne s’agit encore que deprisonniers que l’on mène aux baignoires grillées pour qu’ilsvoient ce que l’on fera d’eux, exactement, un jour, pour venger untel, un tel et un tel qui ont été arrangés comme ça par les Bochesen Belgique ou ailleurs !… On leur montre ça sur les cadavresdes Boches tués horriblement dans les batailles honorables que leurlivre Le Vengeur ! Et l’on photographie ces horreurspour que les prisonniers eux-mêmes les envoient en Allemagne, defaçon à épouvanter et à faire réfléchir les bourreaux !… Ehbien ! que dis-tu ? Que penses-tu ? C’est peut-êtreun admirable système ! Leur faire peur !… C’estce que je disais tout à l’heure… Mais je suis bien sûre (net’énerve pas ainsi !) que le capitaine n’ira pas plusloin : leur faire peur !…

– Eh bien !… je te dis, moi, s’écriaGabriel, que tu es une enfant et que c’est toi qui n’oses pas allerplus loin dans tes pensées… Encore une fois, comment peux-tuimaginer qu’on a monté une affaire pareille pour leur fairepeur ? Et on ne pousse pas de pareils cris devant dessemblants de supplices ! Tu ne sais pas ce que tu dis !…Tu vois bien que le docteur se sauve ! Il se sauve devantl’assassin !

– Taisons-nous ! taisons-nous !reprit la jeune fille… Un jour j’ai prononcé ce mot d’assassin àcause de cela, justement devant le docteur.

« Ce mot n’était point plutôt sorti de mabouche que le capitaine, soulevant une draperie, se dressa devantmoi et me conduisit par la main, comme une petite fille, à laprière du soir !

« Ah ! tous ces hommes qui avaientété bons et qui maintenant sont plus assoiffés de sang que destigres dans la jungle ! Leur prière m’épouvanta plus encoreque les cris !… si possible !… si possible !… Jeregardai l’Homme dont on ne connaît pas le visage et je ne pus quegémir : “C’est horrible !” L’Homme me traîna à nouveaurudement derrière lui et me conduisit dans la chapelle !…Alors ! oh ! alors… Tu n’es jamais allé dans lachapelle ?… Alors, tu ne peux pas savoir ! Tu n’as jamaisentendu parler cet homme dans la chapelle ?… Alors ne jugepas !… Nul n’a le droit de le juger que Dieu ! Tuentends ! que Dieu ! et la Vierge !…

« Et je suis sortie de la chapelle ensanglotant et en lui baisant les mains !… Et tu esarrivé !… et je n’ai plus voulu voir que notre amour !…et je n’ai plus voulu entendre les cris… et je n’ai plus voulujuger cet homme !… Alors, fais comme moi, monGabriel !… Bouche-toi les oreilles, surveille tes paroles etprends patience !… Patience !… »

Mais Gabriel dit :

« Je ne sais pas ce que le capitaine Hyxa pu te raconter pour t’émouvoir pareillement, mais moi je doutequ’il m’eût convaincu… Il y aura toujours des choses qu’un bravehomme, un vraiment brave homme ne pourra faire ou voirfaire ! » Dolorès parut alors tout à fait au bout de sapatience. Elle jeta brusquement sa cigarette et dit :

« Oui, tu as raison !… Il y a deschoses qu’un brave homme, un vraiment brave homme ne peut faire ouvoir faire, même s’il a beaucoup souffert ! même si les autreslui ont donné beaucoup à pleurer !… Ainsi, toi, Gabriel, toiqui es le plus brave que je connaisse, je suis sûre que si l’ont’avait rapporté mon cadavre mutilé, les seins arrachés, comme ledisait le docteur… »

Gabriel bondit ! Il agrippa d’un poignetterrible la main de Dolorès et, les yeux lançant des flammes, labouche ardente, il s’écria :

« Ah ! je te jure, par laVierge ! que je n’aurais pas eu une seconde de repos que jen’aie répondu, plaie pour plaie, à l’assassin ou aux assassins deDolorès ! Tu sais bien ; tu sais bien que j’aurais eu lesbras rouges de leur sang, jusqu’au coude, et que c’est en rugissantde joie que je leur aurais fouillé les entrailles !…

– Eh bien ! alors, mon Gabriel, aie doncun peu moins d’impatience pour le travail des gens d’ici !

– Mais ce que j’aurais fait là n’a rien àfaire avec les gens d’ici ! J’aurais fait cela, moi !sans réfléchir ! comme un insensé, comme un fou de lavengeance, mais je n’aurais pas fait de la torture ni une science,ni une loi… C’est cela que je trouve horrible !…Horrible !… Dolorès ! dis-moi que toi aussi tu trouvescela horrible !… »

Elle ne répondit pas. Elle l’embrassa sur lespaupières.

« Gabriel a raison ! »m’écriai-je.

Mais ils ne m’entendirent point, à causequ’ils s’embrassaient… J’étais persuadé que je ne trouverais pointde meilleure occasion pour me découvrir que celle-ci. En somme, ilsparaissaient être les seuls sur ce vaisseau maudit à regretter lescrimes qui s’y commettaient ! Leur cœur était sensible. Jepouvais espérer qu’ils comprendraient ma misérable aventure etqu’ils m’aideraient à en sortir.

Ils me donneraient peut-être aussi desnouvelles de la pauvre Amalia et de ses trois petitsenfants !…

Enfin, s’ils me conseillaient de me montrer àcet extraordinaire capitaine Hyx, j’étais à peu près sûr qu’ilstenteraient de plaider ma cause. Bref, ces jeunes gens, à premièrevue, m’étaient tout à fait sympathiques, et bien que je n’eussepoint tout à fait goûté la colère de Gabriel, à propos de lasingulière imagination que Dolorès avait eu d’évoquer son corpsmutilé, je restai persuadé que je ne rencontrerais point d’âme plusdouce à bord du Vengeur !

Déjà, j’avais fait un mouvement pour melivrer, quand une porte s’ouvrit et je vis s’avancer l’Homme auxyeux morts.

« Voilà l’Irlandais », fit la jeunefille… et elle n’avait point l’air de l’aimer beaucoup, car c’estsans aucun entrain qu’elle lui tendit la main. L’autre secoua cettemain énergiquement en demandant :

« Comment êtes-vous ce soir ?

– Nous sommes fatigués, nous allons nouscoucher ! répondit Gabriel. Rien de nouveau ?…

– Rien de nouveau !

– Pourquoi ne nous a-t-on pas laissésdescendre à Madère ? Vous n’aviez rien à craindre de nous àMadère ? »

L’Homme aux yeux morts dans un méchantsourire, dit :

« Oh ! nous sommes restés si peu detemps dans les eaux de Madère… le temps tout juste de ramasser pourle capitaine Hyx quelques tonneaux d’un bon vieux vin qu’il vousfera goûter un de ces jours ! Prenez patience ! c’est duvin pour vous !…

– Que voulez-vous dire ? Que voulez-vousdire ? » s’écrièrent les deux jeunes gens en mêmetemps.

Mais l’autre était déjà parti.

Gabriel et Dolorès se regardèrent. La jeunefille dit :

« Pourquoi nous a-t-il parlé commecela ? Qu’a-t-il voulu dire ? Toujours énigmatique, lelieutenant Smith !… Peut-être a-t-il voulu parler du vinde la vengeance ! »

C’est alors que, n’y tenant plus, je memontrai. Je fis du bruit dans l’escalier et je glissai le long dela rampe assez singulièrement. Ils poussèrent un cri. Je leur jetaiun « chut » ! « Je vous en prie,taisez-vous !… ou je suis perdu ! »

Ils me regardaient avec des yeux immenses.

Un homme tout habillé, comme moi, depavillons, tout enroulé de signaux multicolores, avec la mineinquiète que j’avais certainement sous le désordre de mes cheveuxplats, ne pouvait manquer d’obtenir un certain succès d’épouvanteou d’hilarité, dans la société où, soudain, il faisaitirruption.

Gabriel et Dolorès, après avoir eu peur, semirent à rire comme des enfants qu’ils étaient.

Je compris qu’ils croyaient à une farce. Maisje les détrompai aussitôt en leur racontant, en quelques phrasesbien senties, mon histoire.

Je leur dis tout d’abord que je me confiais àeux car je ne doutais point de leur cœur chevaleresque et je leurdévoilai que cet affreux Irlandais aux yeux morts avait commis àFunchal un véritable crime en s’emparant, avec la complicité dequelques acolytes, d’une femme innocente de tous les crimes qui, ence moment, ensanglantaient la terre. Non seulement ces misérablesavaient emporté la femme, mais encore ses trois petitsenfants !… Et cela dans un but que cet horrible Irlandaisdevait être seul à savoir, car il semblait bien qu’il ne se fûtvanté de son forfait à personne.

« Tout à l’heure, fis-je, je l’écoutais,il a eu bien garde de vous faire part de sa monstrueusebesogne ! C’est en voulant sauver cette malheureuse et safamille que j’ai été conduit moi-même à sauter dans une chaloupe età le poursuivre !… »

Ici, je m’arrêtai une seconde pour souffler,tant l’émotion m’étouffait. Je sentais, du reste, que j’étaisécouté avec une grande sympathie.

« Continuez, me dit la jeune fille…Continuez, mon pauvre homme ! »

Je me mis aux genoux de Dolorès et, après luiavoir narré les incidents de la poursuite et de mon naufrage, etaussi de mon entrée furtive dans le sous-marin, jem’écriai :

« Je suis sûr, mademoiselle, que vousm’aiderez à arracher cette pauvre femme et ses pauvres petitsenfants des mains de ces bandits !

– Qui est-elle ?… Comments’appelle-t-elle ?… demanda Gabriel qui n’avait encore riendit.

– Ça n’est pas une Allemande, répliquai-je enme tournant vers Gabriel… Je le jure !… C’est une bonnebourgeoise, comme moi, du bon pays de Gutland…

– Mais comment donc s’appelle son mari ?reprit Gabriel.

– C’est ni plus ni moins que l’amiral Heinrichvon Treischke ! » Je n’avais pas plutôt prononcé cesderniers mots que les deux jeunes gens m’agrippaient avec unebrutalité extraordinaire et me criaient ou plutôt me vociféraientdans la figure :

« La femme de l’amiral vonTreischke ! La femme de l’amiral von Treischke est ici !…La femme de ce bandit !… de ce misérable !… de cetassassin !… » (et autres termes approchants).

Sur ces entrefaites, des serviteurs, attiréspar le bruit, accoururent, et les deux jeunes gens me livrèrent àeux avec des menaces de sauvages dont je ne distinguais point toutà fait le sens, mais qui s’adressaient certainement à l’ami del’amiral von Treischke. Au fait, je ne saisis bien qu’une phraselancée par Dolorès au moment où j’étais entraîné loin de la pièceet bourré de coups.

« Ah ! je comprends maintenant,disait-elle, pourquoi le capitaine a fait de la si belle musique cesoir ! »

Chapitre 12CE N’EST PAS LE CONFORT QUI MANQUE DANS LES PRISONS DU « VENGEUR»

L’événement avait été si contraire à ce quej’en avais espéré que, dans ma triste pensée, je me préparai àtoutes les catastrophes. La brutalité avec laquelle on me fittraverser une grande partie de ce monstrueux bâtiment de pirates,la course rapide que je dus fournir au long d’interminablescouloirs, enfin la violence avec laquelle, une dernière porte ayantété ouverte, je fus jeté entre les mains d’un grand diable de nègrequi me reçut avec un rire diabolique, tout cela me confirma dansl’idée que ma dernière heure était venue, et, fermant les yeux,heureux de ne plus penser, de ne plus lutter, de ne plus fuir, dene plus imaginer, de ne plus voir, de ne plus entendre, de ne plusrien savoir du monde et de ses atrocités, de ses querelles, de sesguerres, de ses barbaries et de ses vengeances, je m’évanouis denouveau, avec la seule espérance, cette fois, de ne plus sortir dunéant où je glissais avec extase.

Le lendemain matin, je me réveillai forttranquillement dans une petite chambre des plus coquettes, meubléed’un joli petit lit de cuivre, d’une table-bureau, d’unetable-toilette, d’une armoire et d’une commode en bois d’érabledans laquelle un valet de chambre hindou était en train de glisserdes vêtements propres et du linge frais.

« Monsieur, me dit-il en anglais,aussitôt qu’il se fut aperçu que j’étais réveillé, monsieur doitavoir grand-faim ! Je vais chercher le petit déjeuner demonsieur !… Je dois aussi prévenir le docteur ? Quemonsieur ne s’impatiente pas ! Je reviens tout desuite ! »

Ah çà, mais, où étais-je donc ?… Je mefrottai les yeux et fis effort pour débrouiller ma pensée.

D’abord, j’espérai que toutes les horreurs ettous les malheurs dont ma vie était pleine depuis quarante-huitheures pouvaient bien n’être que des images de cauchemar dont mamémoire ne tarderait pas à se libérer.

Mais le valet de chambre hindou entra avec ledocteur ; et, le docteur, je le reconnus !

En même temps, mes yeux venaient de rencontrerau-dessus de la porte de ma petite chambre un joli V tout pareil àceux qui étaient brodés sur le col de la vareuse du docteur et toutpareil aussi à ceux que je me rappelais avoir vus en rêve… Et, toutde suite, je repris pied dans l’affreuse réalité !

Cet homme qui venait de me prendre le poignetet qui me tâtait le pouls, cet homme était celui que j’avais vupleurer la veille devant Dolorès et Gabriel, ces deux autrespersonnages de mon cauchemar !

Pourquoi cauchemar ?… Il n’y avait pas decauchemar !… La prière du soir !… Le capitaineHyx !… La… La baignoire grillée… Tout cela était vrai… toutcela existait !… Tout cela m’entourait !… Jevivais ! J’allais vivre dans tout cela !… oumourir !…

« Monsieur, me dit le docteur, vous avezencore un peu de fièvre… mais il ne dépend que de vous qu’ellepasse rapidement. En somme, vous êtes doué d’une excellente santé…Vous avez passé une très bonne nuit… Je vous ai fait, sans que vousvous en soyez aperçu, une piqûre de sérum, qui vous a rendu à peuprès toutes vos forces, en dormant… Prenez votre petit déjeuner dumatin, tranquillement ; ne vous faites pas de bile, ça ne sertà rien !… Et tout ira, je l’espère pour vous, beaucoup mieuxque vous n’avez pu le craindre.

– Docteur, m’écriai-je, s’il y a ici un hommejuste, je n’ai rien à redouter.

– Eh bien, tant mieux, monsieur. Mais votrehistoire ne me regarde point ! Autant que possible, neracontez vos petites affaires à personne et ne parlez que lorsqu’onvous interrogera. À part cela, vous êtes tout à fait libred’entretenir avec vos compagnons tous les sujets de conversationqui vous viendront à l’esprit… Mais croyez-en ma vieilleexpérience, il vaut mieux parler littérature ou musique…

– Je ne sais, docteur, de quels compagnonsvous voulez parler, et quant à mes discours, je ne suis guèrebavard. Il n’y aurait qu’une chose qui pourrait m’intéresser :pouvez-vous me donner des nouvelles de la santé d’une personne àlaquelle je porte beaucoup d’intérêt et qui a été la causeinvolontaire de tous mes malheurs ?

– Vous voulez sans doute parler deMme l’amirale von Treischke ?

– Ah ! vous êtes au courant !… Elleest ici n’est-ce pas ?

– Oui, elle est ici ; j’ai été appeléauprès d’elle ce matin !

– Mon Dieu ! m’écriai-je en pâlissant,que lui est-il arrivé ? Les assassins l’auraient-ilstorturée ? »

Cette dernière phrase m’échappa avec une telleforce désespérée que j’eusse été, même si j’avais réfléchi à cequ’elle avait d’audacieux et d’imprudent, incapable de laretenir.

Le docteur ne l’eut pas plus tôt entenduequ’il regarda autour de lui pour s’assurer que nous étions seuls etque le valet n’était point derrière la porte… puis il me dit,légèrement fébrile, et à voix basse :

« La personne de Mme l’amirale vonTreischke a été respectée ! Mais vous avez prononcé un mot quiest rayé des vocabulaires ici ! Surtout avec vos compagnons,parlez, parlez d’autre chose ! M’avez-vous compris ?M’avez-vous compris ?

– Oh ! fis-je en secouant la tête… sivous avez torturé Amalia, vous êtes tous des bandits ! J’aiassisté à la prière du soir ! J’ai vu la baignoiregrillée !

– Va la voir qui veut ! Mais ilest entendu qu’on n’en parle pas ! autant que possible !autant que possible !

– Ceux qui ont imaginé la baignoire grillée,vous entendez, docteur, vous entendez, eh bien, ceux-là, quelsqu’ils soient, et quoi qu’ils puissent dire, ceux-là sontla honte de l’humanité ! » Comme il baissait la tête, jelui demandai avec une angoisse qui faisait trembler ma voix :« Qu’allez-vous faire de Mme l’amirale ?Qu’allez-vous en faire ? »

Il ne me répondit pas !…

« Ah ! voulez-vous bien me regarderen face !… Pourquoi tournez-vous la tête ?…Pourquoi ? Je veux le savoir ! Si vous êtes un honnêtehomme, montrez-moi vos yeux !… »

Mais il partit sans me montrer sesyeux !

C’était un drôle de corps, comme une espèce devieux gentleman, d’aspect plutôt prévenant, avec une bienveillanceparfaite sur toute sa sympathique physionomie. Mais il avait l’airde regarder tout le temps autour de lui comme s’il découvrait unnouveau malheur. Avec sa couronne de cheveux gris sur son crâne àdemi chauve, il ressemblait au roi Lear, après que celui-ci eutperdu son royaume.

Son départ si brusque me laissa dans undésarroi inexprimable au sujet d’Amalia. Là-dessus, le domestiquehindou rentra en me souriant de toute sa belle face admirable, maisavec un air absolument satisfait de lui-même. Il s’appelait Buldeo,me dit-il, « pour me servir ». Il était originaire desenvirons de Delhi mais avait été emmené par un Sahib, dès sa plustendre enfance, jusqu’au cœur des montagnes de Garo où dansent enchœur les éléphants sauvages, la nuit (à ce qu’il m’a raconté plustard). Il m’aida habilement dans ma toilette. Il étala avec orgueille contenu des tiroirs et me montra trois pantalons, bien étaléssur leur planche dans une armoire, et deux vestons et un smoking,pendus aux portemanteaux.

Il me les essaya. À la vérité, ils m’allaientcomme un gant. Nous constatâmes que les pantalons étaient un peulongs, mais il est assez de mode de les porter en ce moment avec unpli sur le cou-de-pied. Je voulus savoir de qui il tenait toutecette garde-robe et cette fine lingerie. Il me répondit que toutcela était arrivé à mon intention le matin même par les soins duvalet de chambre personnel du capitaine Hyx.

À la réflexion, une attention aussi délicateaurait certainement contribué à me rasséréner si le départ brusquedu docteur, son regard fuyant quand je lui avais parlé d’Amalia, etsurtout si le souvenir des paroles farouches de Dolorès nem’avaient rendu impossible tout équilibre mental.

Je basculais de la terreur à la colère et nesavais vraiment plus où me raccrocher un peu solidement quand unpetit groom vint m’apporter justement une lettre de Mme lavice-amirale von Treischke. Je reconnus, sur l’enveloppe,l’écriture d’Amalia et vous laisse à penser avec quel empressementtremblant je déchirai ce papier qui portait, lui aussi, commetoutes choses autour de nous, le V écarlate qui me paraissait tracéavec le sang des malheureux qui avaient agonisé dans les flancs duvaisseau maudit !

Mme l’amirale m’invitait à dîner pour lesoir même.

Elle avait appris ma présence à bord par ledocteur qui venait de la voir et qui lui avait conseillé dem’écrire pour me calmer.

En ce qui la concernait, elle et ses enfants,depuis le rapt brutal dont ils avaient été victimes, s’étaient vusl’objet des plus grands soins.

Elle me remerciait du courage que j’avaismontré en poursuivant ses ravisseurs jusqu’au sein des eaux et ellene me cachait point l’espérance où elle était que tout ceci seterminerait assez vite et assez bien. Elle s’expliquait la fâcheuseaventure par le besoin qu’avaient eu les ennemis de l’Allemagne des’assurer de précieux otages, peut être dans le dessein d’échangerdes prisonniers auxquels ils tenaient beaucoup.

Les petits garçons se portaient bien. Lapetite fille avait eu un peu d’inflammation à la gorge. Tous trois,Dorothée, Heinrich, Carolus m’embrassaient. Quant à la mère, qui nepouvait décemment m’embrasser, elle m’envoyait l’expression trèsattendrie de son amitié reconnaissante ; mais je baisais avecferveur, moi, sa signature.

Ah ! chère pauvre adorée Amalia !…Je lui écrivis une lettre où je me proclamais le plus heureux deshommes de l’avoir suivie dans son malheur et, dans le moment quej’écrivais cela, je le pensais… bien que je fusse effroyablementagité et presque aussi inquiet de mon sort que du sien !… Etelle, sa lettre me la représentait si tranquille au contraire demoi, si confiante et si calme !… Ah ! les monstres !les monstres !… Mon Dieu comment la sauver de là. MonDieu ! il n’est pas possible que vous soyez avec cesgens-là !… Sans doute, vous avez dit, Seigneur :« Celui qui frappera avec l’épée périra parl’épée ! » mais ce n’est pas pour qu’on s’en serve quevous avez dit cela, c’est pour qu’on laisse l’épée au fourreau,Seigneur !… Seigneur, inspirez-moi et sauvezAmalia !…

En attendant, je songeai à paraîtreconvenablement devant elle si, par hasard, je la rencontrais avantle dîner…

Douché, rasé de frais, habillé d’un completbleu marine, que, vraiment, on aurait pu croire fait pour moi,cravaté d’une soie que j’aurais bien payée quarante francs chez C…,rue de la Paix, à Paris, il ne me manquait plus, pour être unparfait homme du monde, qu’une épingle de cravate ; mais onn’avait pas pensé à ce détail, ce qui, certainement, était fâcheuxpour la correction de ma tenue… car un homme du monde n’est pashabillé tant qu’il n’a pas mis son épingle de cravate ; dumoins, ainsi en va-t-il à Renich.

Quoi qu’il en fût, mon corps (je ne parlecertes que de mon corps) avait lieu d’être satisfait quand jesortis de ma petite chambre avec la permission de Buldeo.

« Où puis-je aller ? avais-jedemandé à ce parfait domestique.

– Partout où monsieur pourra ! »m’avait-il répondu.

Je ne tardai point à saisir la significationprécise de ces paroles, quand je me fus heurté à quelques portescloses et à des murs d’acier laqués et ripolinisés qui nousfaisaient une blanche prison des plus agréables à l’œil dansl’éclat des lampes électriques, mais une prison tout de même.

J’imaginai facilement que c’était là le coinredoutable et surveillé où les captifs attendaient, dans un cadremoderne, hygiénique et élégant, que l’on eût décidé de leursort.

Il y avait, dans cet apprêt même, ou plutôtdans cette complaisance, dans cette concession ineffable et suprêmeaux habitudes de luxe et de confort et aux goûts de la civilisationune sorte d’horrible sadisme de la part des bourreaux, sadisme qui,me semblait-il, les rendait plus haïssables encore !

Au cours de ma petite promenade dans lescoursives qui nous étaient réservées, je devinai beaucoup dechambres comme la mienne et, dans ces chambres, des angoisses, desaffres plus cruelles encore, car, enfin, moi, je ne pouvais pasoublier que j’étais neutre et, en dépit de toutes les menaces, etdes plus méchants pronostics, et des plus noirs soucis, j’avaisencore tout au fond de moi-même une espérance que je ne lâchaispas, à laquelle je m’accrochai éperdument.

Je me trouvai bientôt dans une sorte de fumoiroù, sur une table centrale, oblongue et recouverte d’un tapis vert,on avait déposé une grande quantité de journaux et de revues entoutes langues. Contre les murs, des rayons supportaient unecollection fort respectable d’ouvrages dont la lecture devait aiderà passer les heures de l’attente… de l’attente de quoi ?Oh ! horreur !

Quand j’entrai dans ce salon de lecture, deuxpersonnages que je reconnus immédiatement à leur uniforme pour desofficiers de la marine allemande, discutaient entre eux à voixbasse en fumant d’excellents cigares de la Havane, dont ilsn’avaient point retiré la bague, contrairement à ce que les gensd’une éducation délicate ont accoutumé de faire pour éviter leridicule du péché d’ostentation.

Ils tournèrent légèrement la tête au bruit queje fis ; je saluai discrètement, mais ils ne répondirent pointà ma politesse, de toute évidence parce que je ne leur avais pasété présenté et qu’ils ignoraient à quelle classe de la société jepouvais appartenir.

Et puis, ils me prenaient peut-être aussi pourun espion.

Tant est qu’ils se mirent à parler tout hautet à prononcer des paroles sans importance, ce qui était assezmaladroit et m’invitait à conclure que ce dont ils s’entretenaienttout bas avait un certain prix caché.

Le premier, celui qui était le plus près demoi, avait une grosse caboche joufflue avec des yeux à fleur detête et un nez épaté ; le second avait une figure aiguëd’oiseau de proie déplumé, comme on a vu à certaines caricatures dukronprinz ; tous deux avaient la figure rasée, en dehors deslèvres supérieures qui avaient conservé deux petits clous demoustaches haut dressés par les cosmétiques. Le premier étaitrouge, cependant, comme un boulet grillé et semblait prêt à porter,avec sa tête, l’incendie dans le vaste monde ; le second étaitvert comme la mort un peu avancée. Ils rirent, en fumant, aprèsleurs paroles sans importance. Puis il y eut un silence, puis lepremier prononça ces phrases sur un rythme qui ne m’était pasinconnu : « Gaiement paré – un galant chevalier – ausoleil et dans l’ombre – avait voyagé longtemps – chantant unechanson – en quête de l’Eldorado ! »

Sur quoi le second répliqua par la secondestrophe :

« Mais il devint furieux – ce chevaliersi hardi – et sur son cœur une ombre – tomba sans qu’il eût trouvé– aucun lieu de la terre – qui ressemblât àl’Eldorado ! »

Après quoi, ils éclatèrent de rire etdisparurent.

Il eût fallu être ignorant comme un âne bâtépour ne point reconnaître dans leur singulier poème la petiteélucubration de l’auteur d’Eureka.

Ils m’avaient sorti cela dans le texteanglais, bien qu’ils fussent Allemands, et je comprenais ce qu’ilsavaient voulu dire avec leur histoire de chevalier hardi quiétait mort avant d’avoir trouvé ce qu’il cherchait !C’était bien cela… Ils me prenaient pour un espion, et assurémentpour un Anglais ou pour un Américain.

Que l’on pût me croire de la bande descorsaires, enrôlé par le capitaine Hyx pour sa besogne d’enfer,cela, l’idée de cela me faisait fumer la cervelle ! Aussi jerésolus d’avoir, à la première occasion, une explicationdécisive.

Toutefois, en dehors de cet incident personnelet de l’irritation dans laquelle il m’avait mis, j’étais entreprispar un sentiment de stupéfaction immense en face de la désinvolturede ces messieurs et de leur façon appliquée de fumer lecigare ! J’imaginai qu’il ne craignaient point que la menacede torture suspendue sur leur tête fût jamais exécutée !…

Cependant ma fièvre était revenue, mes tempesbattaient, j’avais soif. Un steward hindou, qui ressemblait commedeux gouttes d’eau à Buldeo, mais qui n’était pas Buldeo, passa, età tout hasard je lui demandai qu’il voulût bien me donner àboire.

Il m’apporta aussitôt un verre et unebouteille de champagne !…

Décidément on ne nous refusait rien !

Un autre steward hindou apporta une table dejeu et des cartes !… Et vraiment les quatrepersonnages qui apparurent aussitôt et qui s’assirent en silenceautour de la table avaient, ceux-là, la mine sévère, pâle etrecueillie des prisonniers que l’échafaud attend et qui s’offrentleur dernière partie !

L’un d’eux réclama, en allemand, les jetons,en fronçant les sourcils, et fit, d’une voix sévère, des reprochesau steward sur sa négligence.

Presque aussitôt, ils se mirent à jouer aupoker avec un acharnement, une astuce, une roublardise, unetraîtrise, une brutalité, une audace incomparables !…

Or, moi aussi j’ai la passion du poker.

Hypnotisé par la fantastique partie qui sedonnait là, je m’approchai. Entre deux coups, comme il y eutdiscussion sur la valeur d’une couleur dans une rencontre de jeuxégaux, je ne pus m’empêcher de donner mon avis. J’eus ainsil’occasion de me présenter, et, sans aucune explication, jeracontai brièvement qu’ayant fait naufrage dans une petite barquej’avais été recueilli par un sous-marin d’une nationalité inconnueou j’avais été traité le mieux du monde, mais où je ne connaissaispersonne.

Les quatre joueurs, après avoir échangé descoups d’œil où je découvris des recommandations de mutuelleprudence, se présentèrent : c’étaient quatre officiersallemands, qui me livrèrent leurs noms et leurs titres sans y rienajouter et qui me demandèrent fort poliment s’il me plairait de memêler à la partie.

Je leur répondis, que cela me serait d’unegrande distraction mais que malheureusement j’étais tout à fait,dans le moment, démuni d argent. À quoi il me fut répliqué, trèspoliment, que ma parole suffirait et qu’on règlerait àterre !

« Comment ! à terre ?…m’écriai-je, et quand croyez-vous donc que l’on nous ydéposera à terre ?

– Mais, mein Gott ! me jeta l’und’eux quand la guerre sera finie, ce qui ne saurait tarder, s’ilplaît à Sa Majesté ! »

Ils ne s’aperçurent même point del’extraordinaire agitation où de tels propos m’avaient jeté.Évidemment, évidemment, ceux-là ne devaient pas croire auxhistoires de torture qui couraient le bord, ceux-là n’avaientjamais été à même d’assister à certains spectacles derrièrecertaine grille… ou encore pensaient-ils que,personnellement, ils n’avaient rien à craindre pour desraisons que je ne démêlais pas encore.

…Ou encore croyaient-ils, comme en avait émisvaguement l’idée la très troublante Dolorès, croyaient-ils que l’onvoulait seulement leur faire peur… idée stupide, idée stupide pourqui avait eu l’occasion de s’évanouir dans certain réduitgrillé !… Ah ! quelle pouvait être la pensée de ceshommes qui jouaient si tranquillement, pendant que là-bas, derrièreles cloisons, certain Chinois de ma connaissance devait être occupéà ranger pour des prochaines besognes ses chers petits outils…

Apparemment, ces messieurs n’étaientoccupés que de leur jeu !… (Ici, je déclarai ne pasprendre part au coup, bien que j’eusse au départ deux paires àl’as ; mais c’était pour mieux réfléchir.)

Pendant que la partie se poursuivait, je vispasser dans la salle de lecture une vingtaine de personnages,presque tous officiers allemands, soit de l’armée de terre, soit dela marine, et une demi-douzaine de civils, qui ne s’exprimaientqu’en allemand et qui firent bientôt bande à part à une petitetable, mais qui n’étaient pas les moins gais.

D’après leurs conversations, dont jesaisissais des bribes, je pouvais conclure que c’étaient là de groscommerçants de l’Allemagne du Nord, et je crus comprendre qu’ilsétaient tous bourgmestres, c’est-à-dire maires de leurs cités.

La coïncidence qui les réunissait là autour dela même table, sous les eaux, était au moins bizarre et auraitsuffi, en ce qui me concerne, à m’ôter un peu de la gaieté de moncaractère.

Mais ces messieurs n’avaient point l’air lemoins du monde de s’étonner de leur aventure et racontaient« de bons tours de commerce » ou des histoiresd’administration municipale qui les faisaient pouffer de rire…

C’était trop ! Ils plastronnaient devantl’étranger que j’étais.

Tout de même j’étais effaré et mes partenairesen profitaient pour me sortir des « mains pleines » etdes brelans comme s’il en pleuvait (disent les Français).

Quand je me levai de table, je devais cinqmille Marks. Je signai une reconnaissance de ma dette et mis sousla signature, mon adresse. Puis je pris congé et regagnai machambre, où je me fis apporter par Buldeo deux œufs sur le plat.Mon appétit était minime et j’avais besoin de rester seul chez moipour réfléchir !… pour réfléchir !…

Mon devoir n’était-il point de prévenir mescompagnons de captivité qu’ils se faisaient peut-être une fausseidée du sort qui les attendait ?… Car, après avoir réfléchi,j’étais persuadé avec Gabriel qu’on n’avait pas monté uneaffaire pareille pour aboutir à une simple comédie !…

Et Dolorès aussi devait être persuadée decela !… Seulement, elle mentait pour calmer Gabriel… Enfin,moi, moi, j’avais vu !… j’avais vu une chose atroce !… Jen’avais vu que des cadavres, certes ! et quelscadavres !… Mais devrais-je croire, comme m’y incitaient lespropos de Dolorès, que ces cadavres étaient entrés cadavres dans lachambre des tortures ?… et que toute cette horreur n’étaitqu’un travail préparatoire en attendant que la véritable petitefête pour Anges des Eaux commençât ? Est-ce qu’on pouvaitsavoir ! Est-ce qu’on pouvait savoir, avec des anges quiavaient des pareilles prières du soir !… En vérité, mescompagnons, dans leur orgueil national, doivent s’imaginerque l’on n’osera pas et que la petite fête ne commencerajamais !… Les insensés !… les insensés !…

Chapitre 13LA TRANQUILLITÉ D’AMALIA M’ÉPOUVANTE

Le soir même, quand je fus introduit dansl’appartement d’Amalia, je trouvai ma bien-aimée la mine paisible,le teint frais, le corps reposé. Elle avait la toilette bizarre etpoint trop chiffonnée qu’elle portait le soir des derniersévénements de Madère. La première impression que j’en reçus mebouleversa beaucoup plus que si elle m’était apparue avecl’animation du désespoir.

Songez qu’elle était assise au fond d’unebergère, en une pose pleine de langueur, regardant ses trois beauxenfants qui jouaient en silence à ses pieds.

Infortunée créature qui, pure de tout crime,ne pouvait soupçonner l’horrible destin qu’on luipréparait !

Ses belles mains jouaient dans la chevelureaux boucles dorées de la petite fille. Quand elle me vit, elle sesouleva à demi et me dit textuellement :

« Croyez-vous ! En voilà uneaventure ! » Et elle se mit à sourire.

D’abord je restai comme cloué sur place etpuis, comme de son geste gracieux et tranquille elle me montrait unsiège où elle m’invitait à m’asseoir, je m’écriai :

« Vous souriez, Amalia ! Voussouriez ! »

À ce nom d’Amalia que j’avais prononcé jadissi librement, les trois petits, étonnés d’entendre ainsi appelerleur mère par un étranger, relevèrent la tête et me regardèrentcurieusement. Alors la mère dit : « Mon ami, vous meparaissez très agité. Vous avez pourtant reçu ma lettre. Elleaurait dû vous tranquilliser un peu sur notre sort à tous. Toutbien réfléchi, il ne peut rien nous arriver de pire que ce qui est,et, en vérité, ce qui est assez acceptable si cela ne doit pasdurer trop longtemps ! Quant à moi, je remercie égoïstement laProvidence d’avoir ; conduit jusqu’en ces lieux un compagnonde captivité qui me fera supporter mon malheur avecpatience !… Je croyais avoir tout perdu ce soir néfaste où jedécouvris à Funchal que l’on m’avait volé mes enfants ! Je lesai retrouvés, que le Seigneur Dieu soit loué ! Et puisque jevous ai retrouvé aussi, de quoi me plaindrais-je ?… »

Elle souriait encore en prononçant cesderniers mots, ô ange ! Douceur incomparable d’une âme qui,considérant toute révolte comme un crime, s’accommode de tous lesévénements qui, suivant un dogme qui avait instruit et plié sajeunesse, ne pouvaient venir que de Dieu ! Ainsi, pensais-je,s’était-elle accommodée de son mariage avec von Treischke ! Etceci, en même temps que j’y trouvais un sujet d’immense amertume,me procurait une ineffable consolation !

Mais, joignant les mains, je soupirai, car, endépit de tout ce qu’elle pouvait dire, je la voyais déjà commel’agneau sur la pierre du sacrifice. Tout de suite elle me coupa lesouffle, voyant que j’allais sans doute encore la plaindre, et, memontrant les enfants, elle me dit : « Voudriez vous lesfaire pleurer ? »

Alors, elle me les présenta, puisque le drameavait empêché que la chose fût faite à Funchal. Et elle eut pourchacun des mots qui firent rire les petits. Elle me présenta à montour comme un ami de sa famille et un camarade de son enfance etelle les pria de me traiter avec les égards que l’on doit à unvieux parent ; mais j’embrassai tout de suite le petitCarolus, qui me parut le plus espiègle ; il ne ressemblaitguère à l’amiral von Treischke, dont Heinrich était le portraitfrappant et dont la petite Dorothée avait le regard dur. Dorothéeétait bien jolie tout de même. Enfin, c’étaient trois chérubins quiparaissaient adorer leur mère et qui ne se doutaient certes pointdu malheur qui la menaçait.

À cette pensée, un sanglot que je ne pusretenir me monta à la gorge… Amalia se dressa aussitôt et ordonnaaux enfants de nous dire le bonsoir et de regagner leurchambre.

« Nous les ayons trouvés ici dans unétat !… Ils avaient été naturellement un peu brutalisés, lespauvres petits, et la femme de chambre m’a dit que rien n’avait pules calmer, pas même les bonbons !

Ils n’ont cessé leurs cris qu’en nousapercevant, l’oncle Ulrich et moi !…

– Comment l’oncle Ulrich est avec vous ?m’écriai-je.

– Mais certainement… vous ne le saviezpas ?… Pendant qu’ils y étaient, ces messieurs ont raflétoute la famille !… Oh ! l’opération a été bienfaite !… Que voulez-vous ? Après tout, c’est la guerre,et nous aurions pu plus mal tomber !… On est très bien à bordde ce sous-marin, on a tout le confort possible !… J’ai leplus grand désir de le visiter du haut en bas, et j’espère quec’est une faveur que son capitaine m’accordera bientôt !…

« Savez-vous bien, Carolus, que je suistrès au courant des nouvelles inventions relatives aux sous-marinset que mon mari, qui était chef de la défense mobile deWilhelmshaven, me faisait prévoir, pour la fin de l’année, desbâtiments aussi vastes que peut l’être celui-ci, avec tout le luxeet le confort du vaisseau d’escadre !… Nous avons la preuvemaintenant que nos ennemis nous ont devancés, voilà tout !… Ilfaut vous calmer, mon ami. Je ne vous ai jamais vu aussinerveux !… »

Et elle prit ma main entre les siennes etvoulut me consoler comme, mère, elle avait consolé sesenfants !

Adorable Amalia ! Mes larmes seules luirépondirent.

Elle les vit, me lâcha les mains et me déclaraavec une moue malicieuse :

« Vous êtes insupportable !… Tenez,vous feriez mieux de me raconter votre aventure, à vous !… Carenfin, je ne sais encore que vaguement ce qui vous estarrivé !… »

J’allais donc commencer le récit de ma propreinfortune quand une porte fut poussée par un petit vieillard fortguilleret, en smoking, qui me tendit aussitôt la main avec unegrande cordialité : c’était l’oncle Ulrich von Hahn, del’université de Bonn.

« Eh quoi ! s’écria-t-il aussitôt enapercevant mes yeux humides, vous pleurez des larmesd’enfant ! Parce qu’on a osé porter une main sacrilège surl’une des plus sacrées familles de l’Allemagne, vous vous lamentezcomme si tout était perdu ! Mais que croyez-vous donc ?et que craignez-vous donc ?… Je vous jure qu’à cette heure lesbandits qui ont tenté ce coup doivent être plus embarrassés quenous ! Ne voyez-vous pas tous les soins dont ils nousentourent ? Ne sont-ce pas là autant d’excuses qu’ils secréent déjà pour atténuer leur forfait ? Croyez-vousqu’ils nous traiteraient ainsi, s’ils n’avaient paspeur ? Rassurez-vous donc, monsieur Carolus Herbert, dudoux pays de Gutland, en Luxembourg !… Au fait, vous n’êtespas Allemand ?… Voilà pourquoi vous vous apitoyez !Mais nous vous protégerons !… »

Toute cette glorieuse tirade ne m’étonna pointdans la bouche du petit orgueilleux et insupportable vieillard,mais elle ne me convainquit pas non plus !… Et, entêté, jesecouai la tête.

« Ce n’est point pour moi que jecrains ! fis-je.

– Carolus Herbert a toujours pensé plus auxautres qu’à lui-même ! déclara la bonne Amalia, et la preuveen est qu’il est ici ! »

C’était me récompenser outre mesure, avec unephrase, de toutes mes peines. Mon regard prouva à Amalia mareconnaissance.

Alors deux valets hindous apportèrent unetable joyeusement garnie de hors-d’œuvre, « dedélicatessen », comme disent les Allemands, et de flacons. Jeremarquai tout de suite que le couvert était dressé pour cinqpersonnes.

« Vous attendez donc quelqu’un ?demandai-je.

– Oui, deux amis de mon mari, répondit Amalia,que nous avons eu la joie de retrouver ici : le lieutenant devaisseau von Busch et l’enseigne von Freemann, deux charmantshommes tous deux…

– Charmants ! charmants ! et beauxcompagnons ! et lettrés, et distingués, et très gais, maparole ! Ils nous auraient bien aidés “à relever le moral”, sile moral en avait eu besoin ! s’exclama l’oncle Ulrich. Maisles voilà, je les entends ! Cachez vos larmes CarolusHerbert ! Soyez à la hauteur ! »

Je vis entrer mes deux officiers du matin,celui qui avait une figure de boulet rouge et celui qui avait unvisage de mort verte. Mais il était exact que tous les deux avaientl’air très en train et caressaient avec bonne humeur les petitsclous noirs de leur moustache dressée par le cosmétique.

Je rougis aussitôt, car j’avais pensé que lematin même ils m’avaient pris pour un espion, et je ne fus pasautrement fâché de la présentation qui mettait fin à ce fâcheuxmalentendu.

Avant que l’on se mît à table, l’oncle remplitles verres d’un pétillant petit vin blanc, sec et pâle, que chacundut porter à sa bouche pendant que le toast suivant était prononcépar le professeur de l’Université de Bonn :

« Madame, messieurs, je bois et buvons àla patrie allemande qui, dans une confiance pleine d’espoir, tourneles yeux vers son maître impérial dont il n’est point une parolejusqu’alors adressée à son peuple et au monde qui ne respire laforce, le courage, la piété et la justice ! dont il n’estpoint un acte qui ne concoure à la paix et à la joie du monde, sousle sceptre de la pensée et de la force allemandes !Hoch ! hoch ! hurrah !… »

Aussitôt je posai mon verre sur la table sansavoir bu.

« Qu’est-ce à dire ? » demandal’oncle Ulrich, dont le nez devint tout rouge, pendant qu’à sescôtés « la Mort verte » jaunissait et que le« Boulet rouge » pâlissait.

« Je suis du doux pays de Gutland, enLuxembourg ! fis-je, le cœur révolté par ce que je venaisd’entendre, et je ne boirai point à des souhaits pareils, car jesuis neutre !… »

Amalia dit :

« Il a raison ! C’est unneutre !… Si je n’étais mariée à von Treischke, je feraiscomme lui !… Messieurs, asseyons-nous !… »

La douce autorité avec laquelle elle leurimposa silence mata ces énergumènes. Ils ne pouvaient oublier dequi Amalia était la femme ; au contraire, ils s’en souvenaientavec humilité et une apparente servitude, avec des courbettes etdes salutations à propos de tout et de rien, à propos par exemplede la salière ou d’un carafon. Tout cela m’eût bien fait sourire enun autre moment.

Au fond, ces grands vainqueurs du monde ontdes joies d’esclaves. Ils étaient moins galants avec Amalia qu’ilsne courbaient l’échine devant Mme von Treischke. Sur un coupd’œil d’elle, ils m’auraient égorgé !

Le malheur fut que cette trêve ne dura guère,car, le potage avalé, l’oncle Ulrich recommença de faire le malin.Cette fois, je n’y pus tenir, et, comme les deux officiers demarine applaudissaient à ses propos orgueilleux, je me levai, allairegarder derrière la porte s’il ne s’y cachait point quelque espionet revins en disant :

« Vous ne savez donc pas ce qui sepasse ici ? »

Ma volonté de silence s’était enfuie àtire-d’aile, et le plaisir aigu de faire frissonner ces bravaches,en même temps que le besoin honnête de renseigner définitivementAmalia et de trouver, si possible, des aides de bonne volonté, pourle salut de tous, me poussa à faire part, sans plus tarder, à lasociété, de mes découvertes.

On m’écouta d’abord avec intérêt et en sepassant les plats. Chaque fois qu’un domestique apparaissait, jesuspendais mon récit. Puis je le reprenais avec prudence et avecune émotion qui mettait, je le crains bien, un tremblement un peuridicule dans ma voix.

Toujours est-il qu’au moment le pluspathétique, quand j’en arrivai à la baignoire grillée, lestrois hommes se touchèrent le front en me regardant. Et presqueaussitôt Amalia, avant même que j’aie pu lui faire entendre (sansplus amples détails) que c’était là que l’on exécutait lesprisonniers condamnés à mort, se leva, déclara qu’elle n’avait plusd’appétit, qu’elle se sentait un grand mal de tête et qu’elles’excusait de nous quitter avant la fin du repas, mais qu’elleavait trop présumé de ses forces.

Je me levai à mon tour et voulus lui baiser lamain, en hommage de mon dévouement et pour demander mon pardon, carje la sentais terriblement fâchée contre ce qu’elle considérait,elle aussi, comme une folie…

Elle me glissa sous le nez en haussant lesépaules.

Aussitôt qu’elle fut partie, l’oncle se jetasur moi et me reprocha mes propos inconsidérés. Alors, devant lestrois hommes, je dis tout ! tout ! et les suppliai decomprendre enfin qu’eux et l’amirale von Treischke et ses enfantsétaient aux mains de bourreaux qui avaient juré de venger sur eux,par les pires tortures, les crimes qui avaient ensanglanté laBelgique et les Flandres, et les départements français, et toutesles mers du monde.

Mais les deux officiers de marine, après avoirallumé tranquillement un long cigare, prirent chacun sous un brasl’oncle Ulrich et l’emmenèrent, sans plus me regarder, et enlançant avec désinvolture leur fumée au plafond.

Sur ces entrefaites, Buldeo ayant fait uneapparition, je le priai de me reconduire chez moi ; il m’aidaà me déshabiller et je me mis au lit.

Naturellement, je ne pus dormir.

J’étais plein de rage contre la stupidité des« Boches » (ainsi les appelais-je dans ma fureurinfinie), qui ne pouvaient imaginer que l’on osât toucher à leursredoutables personnages (cela était tout à fait, dans la mentalitéallemande), et j’étais plein de douleur en songeant à Amalia, quim’avait traité si durement parce que j’étais venu troubler sa doucequiétude.

Je ne m’assoupis qu’au matin et ne meréveillai que tard dans l’après-midi, avec une faim de loup.

Chapitre 14LA CERVELLE À L’ENVERS

Ah ! comment rendrai-je avec des mots lessentiments, ou plutôt les sensations qui s’emparèrent de moi aucours de la soirée suivante dont je ne parviendrai jamais,hélas ! à secouer l’étrange, l’abominable hantise ?

Tant qu’on se trouve en face d’une horreurlogique, je veux dire explicable – si condamnable soit-elle – onpeut crier, se lamenter, souffrir, mais enfin la cervelle a deschances de résister, de garder son équilibre, son pouvoir sacré deraisonner, c’est-à-dire de penser ! Mais mettez-la aucentre de l’inexplicable (dans le domaine de l’horreur ou de toutautre domaine)… elle ne peut plus penser, parce qu’ellechavire !

Elle est dans la situation de ces gens quisont tranquillement assis dans un fauteuil, sur un plancher solideet qui, par un jeu que l’on a exhibé souvent aux expositions etdans les grandes foires, voient tout à coup les murs de la salledans laquelle ils se trouvent basculer réellement autourd’eux ; alors, mentalement, ils perdent l’équilibre,eux aussi, et se mettent à crier de surprise et à gesticuler commes’ils étaient vraiment dans la nécessité de se raccrocher à quelquechose !

Ah ! se raccrocher à quelquechose !… Mais à quoi donc eus-je pu me raccrocher après cettesoirée mémorable qu’il faut que je vous conte ?

La chose commença d’une façon si simple.

Je m’étais habillé pour dîner, comme laveille.

Ce fut Buldeo qui m’introduisit dans unegrande salle toute blanche, dont les murs étaient garnis desportraits des plus fameux Hohenzollern. L’image de Guillaume IIétait à la place d’honneur.

Une grande table dressée pour le dîneroccupait le fond de la salle. Il y avait six petites tables. Unedouzaine de personnages étaient déjà assis derrière la grandetable, à gauche, contre le mur, alignés comme des collégiens auréfectoire.

En outre, un groupe d’officiers allemands,debout au milieu de la salle, s’entretenaient justement avec vonBusch (le Boulet rouge) et von Freemann (la Mort verte).

Ces deux derniers me saluèrent fortcorrectement et continuèrent leur conversation sans plus s’occuperde moi. Buldeo, qui avait quitté ses vêtements blancs de stewardpour l’habit du maître d’hôtel, me montra la place que je devaisoccuper pendant le dîner. C’était à une petite table garnie d’unedizaine de couverts.

Il y avait des fleurs sur toutes les tables.L’éclat des lampes électriques était joliment atténué par lacorolle de papier de soie transparente qui les enveloppait.

Mettez au milieu de ce cadre charmant lebrillant des uniformes, le chatoiement des aiguillettes, lablancheur des plastrons, car quelques personnages en habit firentleur apparition.

J’étais le seul en smoking. Je compris, dèsles premiers mots saisis à la volée, que ces messieurss’apprêtaient à fêter, ce soir-là, quelque solennel anniversaire,glorieux pour la famille impériale et pour tout le« Deutschland ».

La salle se remplissait. Les conversationsétaient généralement d’un ton plutôt gai. Cependant je crus, ou jem’imaginai, que certains accès de gaieté manquaient un peu denaturel et qu’il y avait du factice dans certains sourires tropprolongés et qui découvraient trop ostensiblement les dents.

Par exemple, les maires des villes du nord del’Allemagne que j’avais vus la veille dans la salle de labibliothèque et qui avaient commandé si bruyamment qu’on leurservît quelques délicatesses, eh bien ! ces messieursbourgmestres, considérés de plus près (ils devaient manger à matable) me parurent avoir des fronts sans rapport avec leurssourires…

Mais l’oncle Ulrich von Hahn fit sonentrée.

Il était reluisant, pommadé, cosmétiqué,frisé, les joues étincelantes. Je me disposais à aller lui demanderdes nouvelles d’Amalia mais je compris que je serais, dans lemoment, indiscret, car son arrivée était saluée d’applaudissementsforcenés.

Toutes les mains se tendirent vers lui, et onle mit à la place d’honneur, devant le portrait de l’empereur.

Alors, tout le monde s’assit et le dînercommença. À la grande table, il n’y avait que des officiers. Auxpetites tables étaient les civils. On ne fit pas plus attention àmoi que si je n’existais pas.

Un espadon fut apporté triomphalement par deuxhindous. C’était une bête superbe, qui fut déposée, parmil’enthousiasme de tous, au centre de la table d’honneur, devantl’illustre professeur Ulrich von Hahn…

Comme il arrive toujours en Allemagne à proposde tout et à propos de rien, dès qu’on se trouve autour d’une tableoù il y a à manger et à boire, ce fut là l’occasion d’unepatriotique manifestation. Tout le monde s’était levé… Leprofesseur Ulrich tendit le bras au-dessus de l’énorme bête commes’il se disposait à la bénir.

Désignant l’espèce d’épée large, tranchante,acérée, dure comme l’acier et longue de trois mètres environ quel’animal portait à plat devant lui, le professeur Ulrich von Hahndéclara avec solennité : « Cette arme, jointe à lagrandeur de ce poisson magnifique, à sa force et à son agilitéextraordinaires, fait de lui un adversaire redoutable même pour lesplus grands animaux marins. Sa forme a pu servir de modèle à lagalère antique et Elien comparait son arme à l’éperon d’unetrirème. C’est le premier des sous-marins vivants ! Nousl’appelons le Schwert-Fisch (c’est-à-dire l’épée-poisson).Les Français l’appellent l’espadon, mais aussil’Empereur !… »

Là-dessus, cet aimable professeur toussa,sourit avec malice, se passa la main dans les cheveux, souleva surson front ses lunettes d’or et dit :

« Remercions notre bon vieux Dieu qui, ence jour de glorieux anniversaire, a eu cette délicate attention defaire pénétrer jusqu’à nous, pauvres prisonniers, un poisson aussiredoutable… pour les autres…, aussi bon pour nous… etauxquels les Français ont donné un si beau nom ! »

Vous imaginez combien l’allocution fut trouvéespirituelle. Ces messieurs trépignèrent en poussant deshoch !

Cependant, à la réflexion, certainss’abstinrent carrément de toucher à ce glorieux morceau etrefusèrent de manger un animal que l’illustre professeur von Hahnavait appelé l’Empereur.

Des camarades, souriant de ces scrupules,s’interposèrent pour que les autres ne laissassent point leursassiettes vides devant un aussi beau morceau. Mais les premiersrépliquèrent très haut qu’ils préféraient passer pour des niais quepour des sujets irrespectueux de Sa Majesté !

Et voyez tout de suite la stupidité teutonne,ou plutôt l’enfantillage allemand, pour parler poliment ainsi quemon devoir de neutre me le commande, enfantillage que l’on retrouvetoujours au fond de leurs plus féroces instincts guerriers, ilsuffit de cette phrase pour que tout le monde se privâtd’espadon !

On remporta le glorieux poisson.

Au fond, mes bourgmestres étaient furieux,mais ils n’osèrent rien dire. Et ce n’est pas moi quiréclamai !

Comme l’oncle Ulrich, excité par un siinattendu résultat, continuait de donner libre cours à sonéloquence, je souhaitai de toute la force de mon appétit renaissantqu’il trouvât d’autres sujets de conversation que la gastronomie,car, comme il n’est point rare que les viandes elles-mêmes et lessauces aillent chercher leurs titres, dénominations et étiquettessur les marches du trône, au sein des cours, et généralement chezles plus grands princes, nous pouvions risquer, toujours parrespect, de sortir de table et de mourir de faim !

Heureusement (je dis heureusement pour nous,car, comme on va le voir, ce fut bien malheureux pour lui),heureusement von Hahn se prit à parler politique, c’est-à-direqu’en sa qualité de professeur de philosophie et d’histoire ilentreprit une leçon foudroyante sur les destinées formidables dumonde germain.

Toutes les audacieuses bêtises qu’il putprononcer, sans prendre même la peine de se libérer la bouche, sontà peine imaginables. Tantôt il était prophétique et tantôtidyllique. Je dois avouer du reste qu’il maniait l’idylle avec unecertaine voix profonde et mouillée de vin blanc qui portait àl’attendrissement.

Pendant que de fortes mâchoires s’occupaient,certains yeux se détournèrent pour cacher leur humiditépatriotique. Quand l’oncle Ulrich évoqua les mères et les sœurs« qui, au milieu de leurs pleurs, ne manquaient point, chaquejour, par la grâce de leur courage, d’apporter la fleur la plusprécieuse aux guirlandes qui ceignaient le front de l’Allemagnevictorieuse », je regardai le bourgmestre armateur en face demoi qui versait des larmes dans son assiette sur ce purgalimatias.

Il s’aperçut que j’avais surpris son émotionet s’essuya hâtivement les paupières avec sa main gauche.

C’est alors que je m’aperçus qu’il luimanquait la main droite et je lui proposai de lui couper saviande.

Il me répondit très aimablement que, grâce ausystème de fourchette-couteau qu’on lui avait procuré à bord, ilparvenait presque aussi facilement qu’avant à découper sesaliments.

« Il y a longtemps que vous êtes privé devotre main ? lui demandai-je.

– Non, répliqua-t-il… cette fois un peusèchement… un mois à peine.

– Vous avez été blessé à la guerre ?

– Oui, à la guerre ! »

Et je vis bien qu’il était tout à faitfurieux.

Je n’insistai point sur un sujet deconversation qui lui paraissait si désagréable, et combien, je lecomprenais, le pauvre homme !

Cependant, pour réagir sans doute contrel’émotion qui l’avait étreint tout à l’heure à l’évocation desmères et des sœurs de son pays, il se mit à raconter quelquespetites anecdotes grivoises à ses voisins.

Je fixe maintenant d’une façon stupide cettedouzaine de personnages que j’avais trouvés, en entrant, alignéscomme au réfectoire, assis derrière la table, contre le mur et quine se sont pas levés quand tout le monde se levait (ça, je l’airemarqué et personne ne leur a fait d’observation). Et, derrièreeux, contre le mur, je fixe des béquilles. Ceux-ci ontbien leurs bras, et aussi leurs poignets !… Il ne manque pasune main sur la table, mais… mais… il doit certainement manquerdes jambes sous la table (sans quoi, à quoi donc serviraientles béquilles ?)

Eh bien, et puis après ?… Quoid’extraordinaire à ce qu’il y ait quelque part un coind’éclopés ?… Ces gens ont été faits prisonniers, sans doute,et blessés en combattant ! Et notre sous-marin en arecueilli et soigné !… Voilà tout ! voilàtout !…

Car, enfin, si ces gens-là avaient étédiminués au fond de certaine salle, derrière certaine baignoiregrillée, ils n’auraient plus faim ni soif, ni de courage, nid’enthousiasme pour écouter les orgueilleuses âneries du célèbreprofesseur Hahn !… Ou alors, folie, emporte-moi sur tes ailesde flammes, loin de ce cénacle monstrueux !

Des otages ! Ils sont des otages commetous les autres, pour lesquels on est aux petits soins ! Riezdonc, otages ! Buvez donc, otages ! Criez donc :hoch ! otages !… Un beau jour, il y aura une bellephotographie derrière la baignoire grillée !…

« Monsieur, cher monsieur, vous désirezquelque chose ?… »

Ce sont mes voisins qui s’inquiètent de mapensée. Il paraît que j’ai parle tout haut et dit des chosesvraiment incompréhensibles !

Je voudrais m’en aller, je voudrais aller mecoucher, et je reste. Je ne puis quitter cette belle etretentissante assemblée de prisonniers voués au martyre et auchampagne !

Au champagne d’abord ! C’est l’heure duchampagne ! Il remplit les verres, il échauffe les gosiers etles cœurs !… Un officier boit : « À Notre-Dame duvin de Champagne ! » (Ainsi désigne-t-il la cathédrale deReims, ou ce qu’il en reste.)

« Monsieur désire-t-il du pâté à la crèmeet aux confitures ?… » C’est Buldeo qui s’est approché demoi. Depuis le commencement du repas, il dirige le service avec unegrande autorité silencieuse. Et maintenant, il se penche à monoreille :

« Je crois que monsieur ferait bien derentrer chez lui ! Si monsieur veut que jel’accompagne !… »

Je n’eus que la force de secouer la têteénergiquement. Je veux rester ! Je veux rester !…

Pour continuer d’entendre !…

Mais Buldeo insiste :

« Monsieur est plus pâle que lanappe ! Je ne voudrais pas que monsieur se trouvât malici !… Je crains que monsieur ne présume de sesforces !»

Je lui fais signe de s’éloigner d’un gestefébrile, mais libérateur… Justement, dans le moment entrait dans lasalle l’Homme de Funchal, le lieutenant Smith, celui que j’appelaisl’Irlandais. Il avait toujours le même air détaché des choses de cemonde, à cause de son regard de mort… J’ai dit que ces messieursavaient déjà pris de grands verres pleins de champagne, et ceciavait été certainement pour quelque chose dans l’émotion qui avaitfait verser de furtives larmes au bourgmestre armateur qui n’avaitplus qu’une main, et je crois encore que c’est l’abus de cetteboisson généreuse qui le fit se dresser tout à coup comme un fou,le verre dans cette main, et proposer un toast retentissant au« charmant lieutenant Smith et à sa charmante tête aux yeuxmorts » !

« Il nous soigne si bien ! s’écriale bourgmestre en délire, qu’on serait impardonnables de ne pasboire à sa santé !… »

Je m’attendais à des cris, à des protestationsou à des applaudissements ironiques, ou plus simplement encore à ceque l’on fît taire le monsieur, pour l’honneur et la dignité duprofesseur Hahn, de l’université de Bonn qui avait eu la parolelittéralement coupée par cet énergumène… Mais je dus constater dansl’instant même qu’il n’y avait plus d’attention que pour cequ’allait répondre le lieutenant Smith !

« Monsieur, répliqua enfin la voixlugubre du lieutenant Smith, monsieur, buvez donc par la mêmeoccasion à la santé du capitaine Hyx, qui m’a chargé de vousapporter le bonsoir. »

C’est alors que l’on entendit la voixinsupportable de l’oncle Ulrich, lequel était au supplice de ne pasavoir proclamé une seule stupidité depuis au moins cinq minutesqu’il se taisait.

Je le verrai longtemps allonger son petitbuste replet aux bras courts au-dessus de la table, sur laquelle ils’appuyait comme font les orateurs dans les conférences mondaines,et demander avec cet accent qu’il voulait rendreenchanteur :

« Et à moi ! professeur von Hahn, del’université de Bonn, le capitaine Hyx envoie-t-il son aimablebonsoir ?. Non, n’est-ce pas ! Et je comprendscela ! Il n’oserait pas !… Il y a des audacesqui ne sont pas permises… même au plus insensé !… »

Cependant, de chaque côté du professeur, vonBusch et von Freemann (l’un plus boulet rouge que jamais et l’autreplus vert qu’une grenouille en décomposition), s’efforçaient forthonorablement de le faire taire ; mais allez donc faire taireun professeur de faculté à l’heure des toasts !…

« Lieutenant Smith, s’écria l’illustrevon Hahn, dites de ma part à votre capitaine Hyx qu’il fait bien dese tenir convenablement avec les guerriers de S. M. GuillaumeII et de les traiter comme les premiers gentilshommes du vastemonde ! Il y en a qui nous imaginent comme appartenant encoreaux temps où les coiffeurs risquaient chez nous de mourir defaim ! Regardez autour de vous ! Quelle charmanteélégance ! Force et civilisation : voilà ce que nousreprésentons, nous autres, les barbares de la Germanie, les soldatsd’Arminius qui ont sauvé le monde ! (Le pauvre homme était unpeu parti.) Allez dire à votre maître que l’épéegermanique est infaillible comme le marteau de Thor ! Il estbon qu’il sache cela, en ce beau jour ! Allez lui dire quenous avons fixé d’une façon immuable la changeante fortune de laguerre, et que des couronnes innombrables sont venues fleurir nosdrapeaux ! Allez lui dire que nous avons retrouvé les vieuxsentiers de la victoire, et qu’il ne peut lui survenir de plusétonnant malheur que d’en douter, ne serait-ce qu’uneminute !… Allez lui dire aussi que son vin de Champagne est lameilleure qualité brute !

– Venez lui dire tout celavous-même ! » finit par répondre du tac au tac le lugubrelieutenant Smith…

Hélas ! en dépit des discretsavertissements des von Busch et von Freemann, le professeur ne sutpoint résister à cette invitation, et il suivit le lieutenant Smithet disparut avec lui. Buldeo ferma tranquillement la porte etcommanda que l’on apportât le café et les liqueurs.

Pourquoi cette angoisse nouvelle dans un cœurque ne quitte plus l’inquiétude ? Pourquoi mes yeux nepeuvent-ils plus se détacher de cette porte qui vient de serefermer si simplement, si naturellement ?

Devant la porte se tient Buldeo, qui veille àtout. C’est un parfait maître d’hôtel, avec sa boîte de cigaresdans la main. Pourquoi ai-je une peur soudaine qu’il ne se dirigevers moi, tout à coup, de son petit pas tranquille et feutré, etqu’il ne me tende la boîte et qu’il ne m’offre de ces cigares, queles autres fument si vite ?

Pourquoi, autour de moi, dans la salle sibruyante tout à l’heure, les conversations se font-elles sirares ?… Depuis une minute, pourquoi tous ces gens n’ont-ilsplus rien à se dire ?… C’est peut-être, n’est-ce pas, qu’ilspensent tous à la même chose ?… À cette chose à laquelleje pense !… Est-ce possible ?…

Je les regarde !… Je les regarde !…Les bouches muettes ont conservé le pli grossier du sourire et del’orgueil, mais les fronts sont plus sombres que jamais… il mesemble !… Et ces gens-là se sont tous mis à lire des journaux,en dégustant leur café et en vidant des petits verres de liqueur,coup sur coup.

Enfin, c’est un silence singulièrement péniblepour tout le monde, j’imagine ; et je suis reconnaissant à vonBusch de le rompre, une fois pour toutes, à propos de je ne saisquoi et en traitant je ne sais quel sujet ! Et alors,immédiatement, ils se mirent tous à parler à la fois, comme s’ilsavaient hâte de rattraper le temps perdu. Ainsi les choses sepassent-elles assez exactement dans les volières pleines de petitsoiseaux.

Mais, ô stupéfaction ! pourquoimaintenant n’éclatent-ils pas de rire, s’ils ont entendu le crique je viens d’entendre ! le cri aigu, la clameurgrotesque qui s’est glissée par l’entrebâillement d’une porte, toutlà-bas, à l’extrémité de la pièce, au bout de la tabled’honneur ! un cri rigolo de désespoir qui rappellela voix du Herr Professor quand il discourt avec « un chatdans la gorge » ?

Enfin ! les gens qui sont au bout de latable d’honneur ont dû entendre ce cri-là ! ce cri qui m’afait me retourner tout d’une pièce, a failli me faire rire desurprise et me tient maintenant tremblant d’effroi…

Mais il me semble bien être le seul àm’émouvoir…

La porte a été refermée vivement par quelqu’unqui passait, et le bruit des conversations a atteint un diapasontout à fait inusité. Cependant, un bourgmestre, à côté de moi, selève, me salue dans le moment même que je lui demande s’il n’a rienentendu, se dirige vers la fameuse porte sans me répondre, l’ouvreet disparaît.

Cette fois, la porte, en s’ouvrant, n’a laissévenir jusqu’à nous aucun cri.

Mais un autre convive se lève et,solennellement, droit comme un I, marchant tout raide comme ceshommes ivres qui ont une peur affreuse de faire un faux pas dontils ne se relèveraient point, il arrive à la porte, la pousse et sejette dans la galerie, cependant que la porte retombe d’elle-même,mais après nous avoir jeté à nouveau la singulièreclameur !

En vérité, en vérité, c’est bien la voixridicule et désespérée du professeur von Hahn ! Ma bouchebalbutie des mots sans suite… Mon bras désigne la porte… Mes pas meconduisent irrésistiblement vers elle…

Et cependant nul ne fait attention àmoi !… Nul ne m’interroge !… Nul ne répond à ces mots quisortent de ma gorge râlante : « Avez-vous entendu ?Avez-vous entendu ?… »

Ils rient !… Maintenant, ils rient plusfort ! ils boivent plus fort du champagne ! Etil y en a qui poussent la porte sans rien dire et qui disparaissentdans la « galerie qui crie », comme s’ils nes’apercevaient de rien !… comme s’ils n’entendaient rien…

Ils disparaissent là-dedans d’un pas un peufantomatique et ils marchent droit comme des I en tenant le fronthaut…

Et chaque fois qu’ils ont ouvert la porte, laclameur inquiétante a passé, ici, dans cette salle, sur tous lesfronts sombres ; et cependant toutes les bouches ont continuéde bavarder, de rire et de boire !…

Je suis maintenant près de la porte, sansforce pour faire un geste… et surtout ne comprenant pas ! necomprenant pas !… J’attends que l’un de ces messieurs, commeil est arrivé six fois, se lève et ouvre lui-même la porte etpénètre dans la galerie. Alors je verrai ce que je pourraifaire…

Surtout, je voudrais comprendre ! Je sensque, si je ne comprends pas très vite, je vais sombrer dans lechaos ! car enfin, ils ont entendu !… et s’ils ontentendu, ils savent !… Alors pourquoi font-ils commes’ils ne savaient pas ?… Et surtout pourquoi y en a-t-ilqui se lèvent pour aller du côté du cri, pendant que les autrescontinuent à agir comme s’ils n’avaient pas entendu ?

Écoutez ! écoutez !… Je voudraissavoir si l’on crie encore derrière la porte… Ce doit être uneporte très bien rembourrée, bâtie exprès pour ne laisser passer leson de la douleur que lorsqu’on veut bienl’entendre !…

Alors pourquoi l’ouvrent-ils, puisqu’ilssavent qu’il y a le son de la douleur derrière et qu’aussitôtqu’arrive ce son ils se mettent à chanter, pour l’étouffer…

En vérité, ils me répugnent tellement que jepréfère ne plus les voir et qu’usant ce qui me reste de sombreénergie et de courage j’ouvre brusquement la porte et me jette àmon tour dans la « galerie qui crie »…

Ou plutôt qui criait, car maintenant elle estsilencieuse, silencieuse… à peine éclairée d’une lueur très douce,très lointaine.

Je vais ainsi jusqu’à la lueur douce et je metrouve dans un petit espace où je reconnais mes six personnages quiont poussé tout à l’heure la porte avant moi. Ils sont assis, toutà fait immobiles… les mains aux genoux comme les dieux égyptiens aufond des hypogées de l’antique Thébaïde.

Certes, ils ne remuent pas plus que de lapierre, et c’est un grand domestique hindou, que je n’avais pas vutout d’abord, qui glisse vers moi une chaise en me priant dem’asseoir.

Je m’assieds comme les autres. Oùsommes-nous ? On ne voit que nos ombres de pierre assises,éclairées par cette douce lumière rose qui tombe du plafond.

Mais soudain quelque chose d’éblouissantapparaît devant nous, quelque chose que je reconnais tout de suite,derrière des grilles…

C’est une salle avec quatre poteaux carrés,une salle que je connais, toute blanche, comme une clinique ;mais une salle qui, ce soir, n’est point absolument épouvantable àvoir !…

D’abord pourquoi n’avouerais-je point que leseul souvenir de mon premier évanouissement dans une baignoiregrillée, qui n’est pas là même que celle-ci, puisqu’on y parvenaitlibrement, du côté des courtines, tandis que celle-ci me paraîtl’aboutissement en cul-de-sac de notre prison… pourquoin’avouerais-je point que ce seul souvenir-là m’a fait remuer sur machaise comme quelqu’un qui se dispose à prendre la fuite ?

Ah ! la première fois, les poteauxétaient moins blancs !

Hélas ! je voudrais partir et jereste ! et cela a été ainsi depuis le commencement de cetteincompréhensible soirée… Hélas ! je voudrais comprendre, etsavoir pourquoi tout à l’heure la galerie a crié par la gorge duprofesseur von Hahn ; car enfin, à travers la clameur dedouleur, j’ai bien reconnu, je le jurerais, la voix de gorge del’oncle Ulrich !

J’avais fermé les yeux, je les rouvre.

Tout est blanc !… blanc !blanc !… Il faut que je regarde ! Il faut que jeregarde !… Pourquoi ne regarderais-je pas ?… Les autresregardent bien !… C’est une jolie petite salle de clinique« avant l’opération »… ou après, car j’aperçois leChinois penché sur les dalles… et il a à la main une éponge touterose…

Au premier plan, tout de suite derrière lagrille qui me sépare de la clinique, on a dressé une longue tableovale couverte d’une nappe éclatante sur laquelle le Chinois, quivient de se relever, se met à ranger certains instruments detravail étincelants.

Aujourd’hui le Chinois est en beauté. Il n’aplus ces vêtements sordides qui le faisaient ressembler à quelquesmendiants des dangereux quartiers de Canton. Il a fait toilettepour la cérémonie. Il « représente bien », avec sa têterasée, sa longue queue qui lui tombe jusqu’à mi-jambe, par-dessusson espèce de chasuble, avec son casaquin et son cuissard collantbleu de ciel, et ses babouches montées en galère…

Il a des gestes méticuleux pour ranger sesinstruments. Ceux-ci, je les connais également. Cependant, ce n’estpoint dans mes courses à travers le vieil Orient que je les ai vuspour la première fois et que j’ai appris à connaître leureffroyable utilité.

C’est en venant d’acheter une cravate dans ungrand magasin de la rive gauche, à Paris, que, me trouvant par leplus grand hasard devant l’hôtel des Missions, je pénétrai dans unjardin plein d’ombre et de fraîcheur, heureux de découvrir un coinsi calme après le tumulte abrutissant des grands magasins. Dujardin, qui était public, je pénétrai dans une sorte de vasteparloir qui était grillé aussi et dans lequel on avait, tout àl’entour, sous des vitrines, disposé très scientifiquement uneexposition permanente des plus intéressants instruments de suppliceillustrés par le martyre des plus célèbres missionnaires.

Je ne m’étais pas alors plutôt penché sur cesobjets funèbres et sacrés qu’un jeune prêtre, qui se préparait, medit-il avec un enthousiasme charmant et plein de douceur, à allerévangéliser les pays où l’on fabriquait toute cette« serrurerie d’art », se mettait à ma disposition pourinstruire mon ignorance effarée.

Et c’est ainsi que j’ai pu reconnaître entreles mains du Chinois les outils qu’avait maniés devant moi, avecson aimable sourire mystique, le jeune prêtre missionnairerencontré un matin que je venais de m’acheter une cravate[3].

Voici les cinq baguettes de bronze, longues devingt centimètres, que l’on doit intercaler entre les doigts dechaque main et de chaque pied, puis que l’on doit lier solidementde chaque côté, de telle sorte qu’elles compriment fatalement lesphalanges. On met le martyr à genoux, on l’attache à un pieu, puisavec des cordes on tire par coups saccadés sur les baguettes etchaque fois les phalanges craquent, douloureusement distendues, etenfin arrachées !

Ah ! ah ! voici les petites pincespour arracher les ongles et les yeux !… Je lesreconnais !… je les reconnais bien !

Celles-ci sont toutes propres, toutesrécurées, bien en état, et les autres, que me montrait lemissionnaire, étaient rouillées encore du sang du martyr ;mais ce sont les mêmes ; sortes de petites pinces spéciales,avec leur torsion ingénieuse et qui semble déjà prendre et vouspincer à distance !

Et l’on croit peut-être que je vais resterlongtemps à regarder cela !…

Mais pourquoi ces gens restent-ilstranquillement assis autour de moi ?… Pourquoi ?

N’attends pas de comprendre !…Fuis !…

Ah ! voilà les petites burettes à huile(comme celle de nos mécaniciens) pour verser dans les fentes de lachair saignante (c’est le missionnaire qui l’a dit) de l’huilebouillante !…

Ah ! voici encore de solides planchesmunies de pointes de fer et de lames de couteau sibrillantes ; si étincelantes ! Mais cela, non, je ne saispas à quoi cela peut servir. Le missionnaire ne me l’a pasdit ! Et je ne veux pas le savoir ! Et je ne veux plusrien savoir !… Je veux fuir !…

« Allons-nous-en !Allons-nous-en ! dis-je tout haut.

– Ma foi ! allons-nous-en ! fit l’undes officiers qui étaient là… Allons-nous-en avec monsieur,puisqu’il n’y a plus rien à voir ! – Et qu’est-ce que vousavez vu ? Qu’est-ce que vous avez vu ? – Ah ! cela aété très rapide, en vérité !… Le Chinois a coupé la langue duHerr Professor !… »

Je me sauve ! je me sauve !…

Horreur et monstruosité ! Malédiction surle capitaine Hyx (je l’écris comme je le pense) ! Songez quel’oncle Ulrich n’a plus de langue !… D’autres trouveront celapeut-être risible ! Moi, je dis que cette affaire estabominable !…

On la lui rendra peut-être un jour, s’ilest bien sage ! Mais, en vérité, ce sera là un cadeaubien inutile, un souvenir mort à enfermer dans un reliquaire, carelle ne remuera plus jamais dans sa bouche, la langue avec laquellele professeur Ulrich von Hahn, de l’université de Bonn, prononçaitde si beaux discours sur le marteau de Thor et sur l’invincibleépée du descendant d’Arminius !…

Chapitre 15JE SUIS INVITÉ À DÉJEUNER PAR LE CAPITAINE HYX

Nul ne m’avait forcé à venir jusqu’à ce lieumaudit de notre enfer sous-marin, nul ne m’empêcha de le fuir, etc’est projeté en quelque sorte par l’horreur même qui m’y avait étérévélée que je me trouvai dans la salle du souper.

La fureur contre mes impassibles compagnons,le mépris qu’ils m’inspiraient, et aussi ma rage désespérée de nepoint comprendre, ne firent que s’accroître lorsque, après avoirtraversé la salle du souper déserte, je pénétrai dans lefumoir-bibliothèque où une vingtaine de ces messieurs étaient entrain de se livrer aux douceurs du baccarat.

Boulet rouge-von Busch tenait la banque ;la partie paraissait des plus animées ; il y avait sur latable des billets et des bouteilles de champagne.

Les jeunes gens aux béquilles étaient là,debout, derrière les joueurs, jetant de temps en temps un billet etdonnant leur avis sur le « tirage ».

Il y eut, naturellement, une discussionsensationnelle sur le « tirage à cinq », à propos d’uncoup qui fit sauter la banque de von Busch, lequel fut remplacé parson inséparable von Freemann.

Moi, j’avais les yeux hors de la tête.J’imagine que je fis entendre un sourd rugissement (dansl’incapacité où j’étais de m’exprimer autrement). Toujours est-ilque Buldeo vint à moi, et, me prenant sous le bras, me fit sortirde la pièce, d’autorité.

« Venez avec moi, monsieur !…Venez !… Voilà bien ce que je craignais !…

– Conduisez-moi tout de suite, m’écriai-je,auprès de Mme l’amirale von Treischke !

– Ce n’est pas une heure à laquelleMme l’amirale reçoit, me répliqua Buldeo qui paraissait fortennuyé, et monsieur n’est, du reste, pas en état de lui rendrevisite ! Il faut que monsieur réfléchisse ! Il faut quemonsieur voie le docteur !… Le docteur donnera de bonsconseils à monsieur !… Monsieur devrait ne s’occuper que de cequi le regarde !… Pourquoi monsieur est-il allé auspectacle ?… »

À ce moment, je passais devant une porteentrouverte et je reconnus le salon où m’avait reçu Amalia, je m’yprécipitai en l’appelant par son petit nom, comme autrefois !Dans les grandes douleurs, il n’y a plus d’étiquette ! Maisaucune voix ne me répondit. J’ouvris successivement toutes lesportes de l’appartement : l’appartement était vide ! Jeregardai Buldeo.

« Oui ; me fit cet homme doux avectristesse, oui ! c’est en vain que vous chercheriez iciMme l’amirale von Treischke et sa famille : lelieutenant Smith est venu la chercher de la part du capitaineHyx !… »

Je ne pus en entendre davantage ! Jesavais maintenant ce qu’on en faisait des malheureux que lelieutenant Smith venait chercher de la part du capitaineHyx !…

Je tournai sur moi-même et Buldeo me reçutdans ses bras. Je dois dire tout de suite, du reste, qu’il meprodigua les meilleures paroles, susceptibles de me redonner legoût de la vie ; par exemple, il me confia que, d’après cequ’il savait du programme de la journée, il ne devait pasencore être arrivé malheur à Mme l’amirale !… etque je pouvais au moins être tranquille jusqu’au lendemainsoir !…

Tout en me communiquant ces réconfortantesnouvelles, il me porta chez moi, où je trouvai, bien en vue sur leguéridon, une lettre à mon adresse : « Monsieur CarolusHerbert, du pays neutre de Gutland, en Luxembourg, à bord duVengeur ! » À bord du Vengeur !Ainsi, voilà ce que signifiait ce V que je retrouvais partout…Après tout ce que j’avais appris, le mot m’eût moins étonné s’iln’avait pas été français. Je décachetai en tremblant : c’étaitune invitation à déjeuner pour le lendemain matin que m’envoyait lecapitaine Hyx.

Le premier visage que j’aperçus quand, lelendemain, sur le coup de midi, les valets de pied m’ouvrirent lesportes de la fameuse salle à manger du Vengeur, fut legai, le radieux visage de mon Amalia. Les ombres mélancoliques qui,tant de fois, l’avaient assaillie depuis son mariage semblaients’être enfuies pour toujours. Une pareille transformation ne meparut pas naturelle et j’imaginai tout de suite queMme l’amirale affectait des sentiments factices destinés àaméliorer une situation qui, quoi qu’elle pût croire, restait mêmeà ses yeux, pour le moins, menaçante.

Si elle avait connu l’horrible malheur arrivéà l’oncle Ulrich, dans quel abîme de désespoir ne serait-elle pastombée ?

Mon Dieu ! elle riait !

Et à qui donc riait-elle ? ÀDolorès !…

Oui, je reconnus tout de suite la délicieusetête de Notre-Dame de la Guadeloupe qui se penchait vers Amalia etlui rendait sourire pour sourire.

Certes ! elles étaient belles à voirtoutes les deux, au bout de ce divan où elles se faisaient desgrâces ; et tant de charme et de jeunesse renvoyés d’un visageà l’autre, échangés avec une si rayonnante politesse, étaient bienfaits pour réchauffer un pauvre cœur comme le mien, si horriblementinquiet !

Hélas ! là encore je ne pus quefrissonner !

Embûches ! Embûches ! éternellesembûches de ce vaisseau d’enfer !…

Cette petite bouche écarlate de la langoureuseet si aimable Notre-Dame de la Guadeloupe, ne l’avais-je pas vue secrisper autour de certains mots menaçants pourMme l’amirale ? Amalia, en m’apercevant, s’est levée et,aimablement, vient à moi, la main tendue.

« Venez, dit-elle, que je vousprésente…

– Je connais mademoiselle, fis-je sur un tonun peu sec, après m’être cependant fort correctement incliné devantDolorès ; c’est à elle que je me suis adressé dans ma détresseet c’est elle qui m’a livré à la brutalité des matelots !

– Como ! de veras ?(Quoi ! vraiment ?) soupira Dolorès, d’un air candide quieût désarmé tout autre que moi !… Es cosa inaudita(c’est une chose inouïe) ! Et pourquoi donc vous ont-ilsbrutalisé, señor ?

– Pour me jeter en prison ! déclarai-jede mon air le plus glacé et certainement le plus solennel.

– En prison ! s’écria Dolorès, enéclatant de rire ! Mais est-ce que nous ne sommes pas tous enprison ?…

– Mon ami Herbert de Renich, fit Amalia avecson plus encourageant sourire (elle eût voulu que nous fissions lapaix, Dolorès et moi), mon ami est un mortel trèssusceptible ! Ce qui, du reste, est fort compréhensible,puisque c’est un neutre ! Il ne veut rien entendre à laguerre, aux prisonniers, aux otages ! Il n’en a pas moinscompromis sa neutralité pour venir à mon secours ! C’est pourmoi qu’il s’est mis dans la fâcheuse situation d’être brutalisé etemprisonné ! Et cela je ne l’oublierai jamais ! Mais, envérité, mon cher Carolus, puisque prison il y a, convenez qu’il enest de moins magnifiques ! »

Ce disant, elle me montrait d’un geste extasiétoutes les splendeurs de cette salle au centre de laquelle unservice de toute richesse était dressé.

Mais je lui répliquai, d’une voix sourde et lesourcil si froncé qu’elle changea immédiatement devisage :

« Amalia ! j’aimerais mieux pourvous un cachot dans la prison commune de Luxembourg !

– Vous n’allez pas recommencer à me rendremalade avec vos histoires ! s’écria-t-elle alors avec unevéritable colère, qui me broya le cœur. Si vous êtes venu ici pourm’enlever tout courage, vous auriez mieux fait de m’abandonner àmon mystérieux sort !

– Mme l’amirale a raison ! acquiesçaDolorès en me faisant des mines destinées à me faire entendre quej’avais tort d’épouvanter ainsi une faible femme. Elle estprisonnière de guerre, et cela hors des lois de la guerre, c’estcertain ! Mais je connais le capitaine Hyx : c’est untrop galant homme pour ne pas traiter un otage commeMme l’amirale von Treischke avec tous les honneurs qui luisont dus !…

– Et le professeur Ulrich von Hahn !m’exclamai-je (malgré toute ma résolution de ne rien dire encore dece que je savais, je ne pouvais me retenir… cette Dolorèsm’exaspérait à la fin avec son galant homme de capitaine Hyx etavec sa douceur apparente à l’endroit d’une femme dont elle avaitappris la captivité avec une joie féroce)… et le professeur vonHahn, m’écriai-je donc, est-ce qu’on le traite, lui aussi, avectous les honneurs dus à son rang ?…

– Pourquoi pas ? » répéta Dolorèsavec cette mine candide qui finissait par m’impressionnersérieusement.

Mais je n’eus le temps d’entrer dans aucuneexplication, car, sur ces entrefaites, un valet de pied annonça lecapitaine Hyx ; et le capitaine fit son entrée.

Chapitre 16LE CAPITAINE HYX

Le capitaine Hyx avait un loup de velours noirsur les yeux. C’était un homme d’une taille légèrement au-dessus dela moyenne, à la démarche solide et élégante à la fois, en dépitd’une tendance légère à l’embonpoint.

L’ovale du visage était distingué, la boucheétait fine ; le menton avait dû être, au temps de la pleineforce de l’âge, d’un dessin assez « autoritaire » ;maintenant les lignes en étaient un peu empâtées.

Sous le loup, on devinait un profil droit,ferme, esthétique. Les regards qui passaient par les trous duvelours n’avaient rien de fulgurant. Ils étaient plutôt aimables,du moins me parurent-ils tels dans le moment.

On pouvait dire du capitaine Hyx que c’étaitencore un très bel homme. La double volute de ses cheveuxépais, harmonieusement partagés par une raie médiane, était à peinegrisonnante.

Il n’avait rien de ce que je m’attendais àtrouver chez le maître d’une œuvre aussi formidable que celle qu’ilavait enfermée dans les flancs du Vengeur.

Oui, je m’attendais nécessairement à quelquechose de fatal, de théâtral même. Or, cet homme, s’il n’avait paseu son masque, me fût certainement apparu comme le plus simple desamphitryons.

Encore, la première chose à laquelle il pensa,après nous avoir souhaité la bienvenue, fut-elle de s’excuser de lanécessité où il était de porter toujours, sur ses yeux, cette loquenoire qui lui donnait, disait-il, un air bien ridicule !

« J’ai toujours l’air d’un déguisé et dejouer la comédie à Venise ! Mais que voulez-vous ?… jen’ai pas trouvé autre chose pour dissimuler suffisamment mon visagede telle sorte que l’on ne me reconnût point !… Ceci n’estpoint le moindre supplice qui m’ait été infligé parmi beaucoupd’autres, ajouta-t-il sur le ton d’une paisible mélancolie,mais je n’ai le droit d’être reconnu parpersonne ! »

Il me remercia d’avoir bien voulu accepter soninvitation et s’excusa de la nécessité où l’on avait été de meloger avec les prisonniers ordinaires, mais il m’avoua que, dans lemoment, il n’y avait plus que très peu de place à bord duVengeur. Par la même occasion il m’apprit que la señoritaDolorès, qui était bien la bonté elle-même descendue sur la terre,n’avait pas hésité à sacrifier la moitié de son appartement pourque Mme l’amirale von Treischke pût s’y loger avec sesenfants, loin de la société des officiers allemands, « sociétésouvent encombrante », ajouta doucement le capitaine Hyx, etquelquefois « bruyante » !

« Mais l’oncle Ulrich aura la faculté devenir nous voir ? demanda alors Amalia.

– Je ne vois aucun inconvénient à cela,madame », lui fut-il répondu.

Je regardai le capitaine Hyx ; il n’avaitpas eu un tressaillement, pas la moindre rougeur sous son loup, etsurtout il n’avait marqué aucun embarras.

Au même instant, il offrit son bras à Amaliapour passer à table ; j’offris le mien à Dolorès, et nouscommençâmes de déjeuner en nous faisant mille politesses.

Pour me prouver à moi-même que j’étais encorecapable de prononcer quelques mots de suite sans tropd’incohérence, je hasardais un compliment sur le luxe de la salleoù nous nous trouvions et sur les aménagements de notre vaisseausous-marin. À quoi Dolorès, qui paraissait renseignée, répondittout de go que Le Vengeur avait coûté deux centsmillions.

– Deux cents millions ?

– Deux cents millions !…

– Vous êtes bien riche ! monsieur, fis-jesimplement.

– Oh ! répondit le capitaine en regardantson assiette, j’ai quelques rentes ! » (Il avait rougilégèrement.)

Deux cents millions ! Deux fois ce quecoûte aujourd’hui un superdreadnought !… Si cet hommequi était en face de moi était assez riche pour s’offrir un enginpareil et s’il avait le dessein de garder pour lui le secret de soneffroyable et luxueuse fantaisie, il faisait bien de ne se pointmontrer sans son masque, car ils sont encore assez rares sur leglobe les capitalistes de cette envergure !

« Et savez-vous une des raisons pourlesquelles il a coûté si cher ? demanda encore Amalia, qui,décidément, brûlait d’enthousiasme pour ce Vengeur.

– Ma foi non ! lui répondis-je, maisj’espère, chère Amalia, que vous aurez la bonté de m’eninstruire…

– Eh bien ! c’est qu’il a été construiten six mois, dans les circonstances les plus difficiles et dans leplus grand secret !… De fait, ajouta-t-elle, en se tournantvers le capitaine Hyx, il est une chose certaine, c’est quenous n’en avons rien su !… pas même mon mari, quicependant me disait : “Nous sommes au courant de tout ce quise fabrique, dans toutes les parties du monde, pour lesalliés : il leur est impossible de garder le secret de la pluspetite invention et nous savons en profiter avant même qu’ilsn’aient songé à la réaliser !…” Et mon mari était bien placépour tout savoir ! Je n’ai pas besoin de vous ledire !

– Vous êtes descendue quelquefois, madame,avec votre mari, dans un sous-marin ?

– Mais oui, capitaine ; aussi comprenezmon impatience de visiter celui-ci, qui est si différent desautres !

– Il est vrai que Le Vengeur est deuxfois vaste comme le plus grand de vos derniers sous-marins et qu’ilse meut presque entièrement à l’électricité.

– Il vous faut tout de même revenir en surfacepour faire de l’air ?

– Nous avons de l’air comprimé en quantitéconsidérable et nous pouvons fabriquer notre air s’il nousplaît !

– Ah ! capitaine ! s’exclama Amalia,vous ne connaissez pas votre bonheur !… Chez nous,comme l’air s’échauffe, il devient pauvre et se mêle aux odeurs del’huile de la machine. L’atmosphère devient terrible. Une envie dedormir insurmontable prend souvent les nouveaux embarqués, qui fontappel à toute leur volonté pour rester éveillés. Les histoiresqu’il n’y a pas de mal de mer sur les sous-marins ne sont pasvraies. Quand il y a mauvais temps ou que nous sommes àproximité de l’ennemi, nous restons longtemps en plongée,si bien que l’air est extraordinairement mauvais. Chaque homme,excepté ceux qui sont de service, reçoit l’ordre de se coucher, derester absolument tranquille, ne faisant que les manœuvresindispensables, car tous les mouvements amènent les poumons àabsorber de l’oxygène, et l’oxygène doit être ménagé ! Ainsil’homme assoiffé, dans un désert, s’efforce de n’absorber sadernière goutte d’eau que le plus tard possible !

« Il ne peut être fait aucun feu, parceque le feu brûle de l’oxygène, et la puissance électrique desaccumulateurs est trop précieuse pour être gaspillée pour lacuisine.

« Nous mangions donc froid pendantnos croisières. Je vous ai dit qu’il n’y avait pas desalle à manger à bord de nos bateaux ; il y en a même quimanquent de cuisine. Ah ! la vie n’y est vraiment pas drôle,mon cher capitaine !… »

Elle lui disait « mon chercapitaine » ! Elle trouvait la vie drôle, à borddu Vengeur ! Quant à moi, je ne tenais plus sur machaise et je regardais avec consternation Amalia qui, tout enbavardant, faisait honneur à une admirable truite au bleu dont laprésence sur cette table ne me paraissait pas le moindre desmystères qui nous entouraient…

« Oh ! madame ! protestaaimablement le capitaine, il y a longtemps que votre mari ne vous aconduit à bord d’un sous-marin ?

– Mais, capitaine, ma dernière visite àWilhelmshaven date de deux mois avant la guerre…

– Oui !… Eh bien, madame, vousdemanderez à votre mari, après la guerre, de vous fairevisiter les derniers bateaux sortis de ses chantiers, vous ne lesreconnaîtrez plus !… Et je suis sûr que vos ingénieurs aurontcertainement trouvé la place d’une cuisine et d’une salle à mangerdans les demi-monstres qu’ils sont en train de construire.Je ne pense certes pas que l’on y mène une vie beaucoup plusagréable, toujours à cause de l’horrible odeur de la machine et dela place immense prise par les approvisionnements de combustibles,mais tout de même on peut y faire griller unecôtelette ! »

Avais-je bien entendu ? « Vousdemanderez à votre mari, après la guerre ! » Cessyllabes, qui n’avaient produit aucun effet sur Amalia,m’étourdissaient. Devais-je me laisser aller au prodigieux espoirqu’elles répandaient en moi ? Serait-il bien vrai qu’Amalian’était pas menacée ? Ou le capitaine Hyx se moquait-ilcruellement de nous en endormant notre confiance, en jouant avecnotre bonne foi ? Questions formidables !… Espoirdangereux !… On saisira facilement qu’après le spectacle toutà fait exceptionnel auquel j’avais assisté et qui s’était terminépar l’ablation de la langue de l’oncle Ulrich je ne pouvaisconsentir à être rassuré sur rien !

J’ai essayé de faire comprendre les sentimentsdivers que j’éprouvais tour à tour en face de cette singulièresilhouette masquée, qui, par moment, ne m’était pas tropantipathique (pas assez antipathique, certes), malgré sescrimes !

Je vous jure que, dans la minute où iloffrait, par exemple, cette rose enflammée à Amalia, laquellel’avait respirée en souriant, puis l’avait glissée dans soncorsage, je pouvais difficilement admettre qu’une aussi bonne grâce(celle du capitaine masqué) dissimulât le plus horribledessein !

Car, enfin, rien ne force cet homme à offrirdes roses, rien ne le force à inviter des gens à satable !

Qu’est-ce que c’est que cethomme-là ?

Il a l’air d’un bourgeois très chic, quiintrigue une dame et quelques amis, un soir de souper, après bal àl’Opéra. Tout à l’heure, il va ôter son masque et nous allons bienrire… à moins qu’il ne nous fasse conduire dans sa blancheclinique entre le Chinois, le photographe et le père Latuile, dontje ne connais encore bien que les pieds rouges…

Seigneur ! comment tout celafinira-t-il ?…

À quel pays, à quelle race appartient lecapitaine Hyx ? J’ai pu d’abord le prendre pour un Américainde l’est ; puis, en y réfléchissant pour un Anglais des comtésdu nord ; puis pour un Espagnol, car il a parlé espagnol avecune pureté et une facilité que peut lui envier Dolorès. Il n’a pasencore eu l’occasion de parler français. Mais tout à l’heure je luiparlerai français et nous verrons comment il me répondra.

Amalia, sans se douter de ce qui se passait enmoi, continuait donc à ne s’intéresser qu’aux mystèresscientifiques du Vengeur, comme s’il n’y en avait pointd’autres plus redoutables à pénétrer !…

« Mais alors, dit-elle, commentfaites-vous, vous, pour ne marcher presque entièrement qu’àl’électricité ?… Suis-je indiscrète ?

– Oui ! mais tout est permis aux joliesfemmes, répliqua le capitaine. Seulement, je ne vous répondrai qu’àmoitié… Sachez seulement qu’au fur et à mesure que notreélectricité nous fournit de la vitesse notre vitesse nous fournitde l’électricité !…

– Mais alors ! s’exclama encore Amalia,que j’avais rarement vue dans un état d’énervement pareil, vousavez trouvé le mouvement perpétuel ? »

Le capitaine Hyx secoua la tête et répondit enattirant l’attention de ces dames sur un superbe morceau de veau endaube (quelle daube !) préparé comme à l’auberge du village« par ma cuisinière française » ! dit-il.

J’imaginai qu’il devait avoir un systèmeutilisant le frottement des flancs du vaisseau sur les eaux ;mais j’avouerai que des pensées trop angoissantes et qui n’avaientrien à faire avec la solution d’un problème purement scientifiqueme détournaient d’approfondir ce mystère de mécanique.

Du reste, à ce point de vue, j’étais décidé àne plus m’étonner de rien, et ceux de ma génération qui ont assistéaux miracles rapides de la navigation sous-marine et aérienne,miracles qui contredisent quotidiennement les vérités scientifiquesde la veille ou tout au moins d’il y a dix ans, seront, j’en suissûr, dans le même état d’esprit qu moi !

Soudain un incident. Amalia ademandé :

« Comment avez-vous eu cette idée,tout d’un coup, qu’il vous fallait un vaisseau commeLe Vengeur, dans les six mois ? »

Le capitaine, visiblement, a tressailli. Trèspâle sous son masque, il s’est penché vers Amalia :« Oui, tout d’un coup ! répéta-t-il… toutd’un coup !… c’est ainsi que m’est venue cette idée duVengeur ! ». Et puis, matant une émotionsouveraine, il se ressaisit et, très rapidement, donne desexplications… des explications techniques… qui expliquent un peu lesous-marin, mais qui ne l’expliquent pas, lui, capitaineHyx !

« Figurez-vous que lorsque, tout àcoup, m’est venue cette idée-là, je cherchais en Angleterre,en France, en Amérique, dans le monde entier qui n’est pasencore allemand, un constructeur, le génial constructeur de“mon idée du Vengeur” ! On parlait beaucoup à cetteépoque de M. Simon Lecke, le grand constructeur des naviresaméricains de Bridgeport, l’ingénieur et l’inventeur que ses amisappellent aujourd’hui le nouvel Edison. Simon Lecke était alors enpossession d’un paquet de chiffons de papier représentant unevaleur de quinze millions et portant les signatures de l’amiralBarandon, alors chef de Krupp Germania Werit, d’Otto Extus,sous-directeur de la même société, et du vice-amiral von Treischke,votre mari, madame. Ces quinze millions (en papier) représentaientle prix d’une invention qui ne lui fut jamais payée. Voici, à cetégard, les déclarations de M. Simon Lecke : “J’ai pu voirrécemment quelques sous-marins allemands, entre autres leV.-G., et j’ai pu facilement me rendre comptequ’extérieurement ils comportent tous les détails de l’inventionque j’ai été sur le point de céder au kaiser. Ma superstructureflottante est fixée à tous les sous-marins prussiens et je croispouvoir affirmer qu’ils sont également munis de roues par moicréées qui permettent au bateau de rouler sur le fond de la mer etd’éviter ainsi les mines. Ils ont encore mon omniscope, moncompartiment de scaphandriers et mon hydroplane.

« “Il y a une dizaine d’années, j’avaisremis chez Krupp, outre mes brevets, mes photographies et mes planssoigneusement cotés, ainsi que la liste des brevets étrangers. Lesdirecteurs m’avaient donné leur parole d’honneur de ne riendivulguer. Plus tard, lorsque je protestai contre la non-exécutiondes engagements pris par le kaiser, le chef du bureau des brevetsme répondit simplement :

« “– Il vous est interdit de breveter enAllemagne quoi que ce soit concernant la guerre.

« “Et c’est ainsi qu’on se dégagea de laparole donnée et qu’on déchira le chiffon de papier qui portait lasignature des représentants du kaiser et de l’honneurallemand !…”

« Ces quinze millions, continua lecapitaine Hyx, j’allai les offrir moi-même à M. Simon Leckepour qu’il voulût bien consacrer son génie à la réalisation del’idée que je venais d’avoir tout à coup, relativement ausous-marin Le Vengeur. Je ne puis entrer dans le détaildes conversations que nous eûmes à ce propos, mais quand il eutappris de moi, sous le sceau du plus grand secret, de quoi toutà fait il était question, cet honnête homme me dit : “Ona fait beaucoup mieux depuis ! En tout cas, on est sur lepoint ; de faire beaucoup mieux ! Allez donc trouverEdison !”

« J’allai donc trouver Edison, quicommença par me déclarer qu’il travaillait en effet à résoudrecertains problèmes sous-marins dont la solution ; dans sapensée, devait bientôt rendre toute guerre maritime impossible. Enconséquence, il ajouta que, si je venais le trouver dans le desseinde faire la guerre, je n’avais qu’à remporter mes millions Mais,si Edison est un grand pacifiste, moi je suis un grandphilanthrope, et je finis par m’entendre avec un desprincipaux ingénieurs de sa maison !… Pardon, mesdames,voulez-vous allumer une cigarette ? »

Ces dames acceptèrent avec empressement. Quantà moi, je suffoquais littéralement : le capitaine Hyx, unphilanthrope !

Chapitre 17VISION SUR L’ABÎME

Et ce fut plus fort que tout : je ne pusretenir le mot qui, répété par ma bouche, explosa : « Unphilanthrope !… »

Tous me regardèrent. Je sentais peser sur moil’irritation grandissante de notre hôte. Je m’attendais à uneréplique fulgurante. Elle ne se produisit point. Le capitaine Hyx,rompant les chiens, donna un ordre bref, à la suite duquel lafameuse tapisserie de la Victoire de Ruyter se souleva comme unrideau de théâtre, et, aussitôt, un merveilleux spectacle sedéroula sous nos yeux extasiés.

Des panneaux venaient d’être manœuvrés sur lacoque du Vengeur et nous n’étions plus séparés desprofondeurs sous-marines que par une immense glace ovale retenuedans de puissantes armatures de cuivre.

L’électricité avait atténué son éclat dans lasalle et l’océan nous apparut dans le rayonnement intense d’uneprodigieuse lumière.

« La lumière froide de nosprojecteurs ! prononça derrière nous le capitaine Hyx,cependant que nous nous précipitions contre cette vitre comme desinsectes incapables de résister à l’attirance du foyer qui va lesconsumer…

– Encore une invention française dont lesAllemands seuls ont su user ! Ils l’emploient à bord de leurszeppelins ! continua-t-il. Elle me sert, à moi, à éclairer monchemin sous les eaux. Alors que tous les vaisseaux sous-marins dela Germanie naviguent comme des malfaiteurs qui ne peuvent vivreque dans les ténèbres, au sein d’une opacité profonde, moi, jetraîne la clarté avec moi jusqu’au fond de l’abîme !…

– Et ces glaces peuvent résister !soupira d’angoisse, et aussi de ravissement, ma belle Amalia.

– … à des pressions formidables ! À cepoint de vue, c’est le capitaine Nemo qui avait raison. Et nosingénieurs modernes n’ont fait que le dépasser !… Ne disait-ilpas que, dans des expériences de pêche à la lumière électriquefaite en 1864, au milieu des mers du nord, on avait vu des plaquesde cristal, sous une épaisseur de vingt millimètres seulementrésister à une pression de seize atmosphères, tout en laissantpasser de puissants rayons ! Or, les verres duNautilus avaient vingt et un centimètres à leur centre,c’est-à-dire trente fois l’épaisseur en question. Les miens, à moi,ont cinquante fois cette épaisseur !…

– Et vous pouvez descendre ?…

– Oh ! nous pouvons nous permettre desplongées que vous ne soupçonnez pas !… C’est ma force, àmoi !… C’est ma force d’aller où je veux, d’avoir pour domainel’espace défendu à tous les autres !… tous les autres quin’osent, qui ne peuvent descendre, à cause de la pression des eaux,à plus de cinquante, soixante, soixante-dix mètres !… Moi,quand tous les panneaux sont mis, avec une triple cuirasse d’acierEdison réunie par les T et les X, armature que rien ne peut faireployer, et avec mon système de matelas successifs d’air comprimé àpuissance inégale, je puis descendre aussi bas que lasonde ! »

Parole formidable à laquelle je ne crus point,et qui me parut dictée par l’orgueil, mais que je trouvaiexcusable, en face du spectacle qui nous était offert !

En admettant que Le Vengeur pûtdescendre à des deux ou trois mille pieds, j’estimai que c’étaitdéjà beau, et tout à fait suffisant !

En ce moment, nous nous trouvions, paraît-il,à trois cents mètres seulement au-dessous du niveau de lamer ; nous naviguions à une toute petite allure, au milieud’un véritable banc de thons. Les mouvements innombrables de cetroupeau marin, son effarouchement, son éblouissement, luifaisaient rejeter en des millions de faisceaux la lumière qui lefrappait. Le dos de ces énormes poissons, coloré de ce bleu foncéque prend l’acier poli, leurs ventres argentés lançaient deséclairs qui se croisaient de la plus singulière façon avec desflèches d’ombres presque aussi rapides.

Quelques-unes de ces bêtes, dont les moindresavaient dans les deux mètres de long, vinrent, en entrouvrant leursgueules voraces, jusqu’à notre glace et nous regardèrent avec leursgros yeux ronds, brillants, immobiles et méchants.

Tout à coup, l’énorme troupeau parut pris devertige. Il se sépara en plusieurs bataillons, qui roulèrentéperdument les uns sur les autres. Un monstre était la cause decette panique. Il glissait au milieu d’eux, le ventre en l’air,ouvrant une gueule effroyable : nous reconnûmes tous lerequin !

Alors nous reculâmes en poussant un cri :l’animal pouvait avoir dix mètres ; d’un coup de sa queue, nepouvait-il pas faire voler en éclats la glace qui nous séparait delui ?

Fut-ce cette crainte ? Ou bien lecapitaine Hyx eut-il pitié de notre émoi ? Toujours est-ilqu’il appuya sur un bouton électrique et qu’aussitôt les panneauxintérieurs se refermèrent comme des paupières d’acier sur le globede notre prodigieux œil de verre.

Nous nous trouvâmes alors dans unedemi-obscurité ; je crus qu’on allait nous rendreimmédiatement l’éclat des lampes électriques, mais le capitainenous pria de ne point bouger.

« Le spectacle n’est pointterminé ! » fit-il.

Presque aussitôt, nous entendîmes uneexplosion et nous n’eûmes point le temps d’en demander la cause,car les paupières d’acier se rouvrirent et les eaux lumineusesréapparurent. Elles étaient toutes rouges !

On eût dit une mer de sang, dans laquelles’allongeait, secouée par les derniers soubresauts de l’agonie, labête qui avait été notre terreur quelques secondes auparavant etqui avait fait fuir dans une épouvante sans nom la nationaquatique.

Le ventre de l’animal n’était plus qu’uneaffreuse loque déchiquetée ; par la plaie béante, il perdaitses entrailles.

« Un petit obus de mes mitrailleusessous-marines a réglé le compte du monsieur ! »prononça le capitaine Hyx avec un léger rire satisfait !

Et il ajouta, en caressant son menton qu’ilavait, comme j’ai dit, un peu gras : « Oh ! lesmonstres aussi ont leur tour ! »

Il y eut un court silence, puis ilreprit :

« Celui-ci n’était pas l’un des moinsredoutables… Sa force devait être formidable… Et quant à savitesse… savez-vous bien que l’on a calculé qu’un requin de cettetaille et de cette puissance, en marchant nuit et jour, ne mettraitpas plus de trente semaines à faire le tour du globe ?… C’estqu’il présente une si complète insensibilité à la fatigue qu’on ena vu suivre des bâtiments d’Europe jusqu’en Amérique, et cela enfaisant mille circuits, mais sans les lâcher d’uneminute !

Regardez sa gueule ! Mais regardez-moidonc sa gueule ! Le contour de cette gueule est normalementégal au tiers de la longueur de la bête !… Trois mètres decirconférence de gueule pour un animal de dix mètres !C’est à faire rêver les plus grands appétits de laterre ! Et les dents !… Des dents triangulaires,aiguës, tranchantes, barbelées… Six rangées de dents chezl’adulte ! Quel ratelier ! Ils n’en fabriquent pasencore comme ceux-là dans la Friedrichstrasse !… Une peaucapable de repousser les balles (un bouclier rêvé pour leschevaliers du Rhin !), une voracité insatiable, uneaudace que rien n’intimide, la férocité du tigre, la force ducachalot ! Tel est le requin, effroi de son univers ! Sonnom vient de requiem ! Mais une heure vient cependant oùc’est sur les débris du monstre que l’on chante la prière destrépassés !… »

Ces derniers mots avaient été prononcés d’unevoix si sourde et si grondante, si inattendue chez un homme quiavait plutôt la parole de miel, d’une voix, pour tout dire, siobscurément menaçante, qu’Amalia et moi nous nous jetâmes encore unde ces regards où, notre double angoisse, un instant séparée, seretrouvait tout entière. Décidément, est-ce que cet homme si pleinde politesse n’avait invité Amalia que pour s’amuser à luifaire peur ?

Mais ce fut soudain la fermeture foudroyantedes panneaux, la fin du spectacle de la mer ensanglantée, l’éclatrevenu des lampes à l’intérieur de la salle et la douceur nouvellede la voix charmante, engageante du capitaine :

« Mesdames, mon cher monsieur Herbert deRenich, je n’ai rien à vous refuser, et puisque Mme l’amiralem’a fait cet honneur d’en exprimer le désir, accomplissons donc letour, qu’elle brûle de faire, du propriétaire ! »

J’accédai avec empressement. Mieux on connaîtsa prison, plus on a de chances de pouvoir la quitter.

Chapitre 18SOUDAINE ÉMOTION DU CAPITAINE HYX

Mon intention n’est point de vous tramer surchacun de nos pas, dans cette promenade de digestion. Nous étionsau centre d’un miracle de mécanisme. Partout où nous arrêtions nosregards, et notre attention, et notre admiration, nous ne pouvionsque nous récrier ! Les explications du capitaine Hyx, simesurées qu’elles fussent, venaient encore augmenter notreétonnement.

Et cependant il n’y avait dans tout cela rienqui pût « renverser la cervelle humaine » depuis que legénie de l’homme du XXe siècle l’a préparée à toutes lessurprises scientifiques, à toutes les victoires de l’Esprit surl’Élément.

La chambre des machines du Vengeurdont il ne nous fut accordé, du reste, qu’une rapide vision, metroubla beaucoup moins les méninges que certaine petite salle àmanger coquette de prison blanche où l’on buvait du champagnetandis qu’une porte s’entrouvrait sur la galerie quicrie !

Et cependant ce n’était pas un spectacle banalque celui de cette chambre des machines ; vaste comme uneusine, avec ses ponts volants, ses roues immenses, ses engrenages,ses arbres de couche communiquant le mouvement à douze hélices qui,jointes à l’action de ses dix turbines, donnaient auVengeur une rapidité de mouvement en tous sens (hauteur etprofondeur), rapidité instantanée, encore inconnue jusqu’à cejour.

Le Vengeur, nous dit le capitaineHyx, pouvait faire plus de quarante milles à l’heure, enplongée.

Une équipe d’une trentaine de mécanicienstravaillait là, sous la direction d’un ingénieur auquel nous fûmesprésentés. Dans le moment que nous nous croisions sur unepasserelle, l’ingénieur me regarda avec attention, prononçaquelques mots en une langue qui m’était inconnue et qui semblaitproduire une certaine impression sur le capitaine Hyx. Quelquesminutes plus tard, comme je paraissais m’intéresserparticulièrement à un singulier appareil qui garnissait tout uncoin de la chambre des machines et qui présentait un curieuxassemblage de bobines grosses comme des colonnes de temple, le toutentouré d’un enchevêtrement inimaginable de bras de leviers et debielles à fourchettes tel que je n’en avais jamais vu, le capitaineme frappa sur l’épaule et nous fit signe de le suivre.

Il ouvrait bientôt une porte et nous nousretrouvions dans une coursive.

Avais-je été indiscret ? M’étais-je toutà coup trouvé en face du grand secret d’Edison et du capitaineHyx ? M’étais-je penché sur ce mystère de la science avec tropd’intérêt ?

Amalia et Dolorès ne s’étaient aperçues derien.

Le capitaine Hyx me dit, en me regardant avecune attention qui me déplut :

« Cet ingénieur, qui a nom Mabell, m’aété donné par un ami d’Edison. Edison, sujet américain, se faisaitscrupule de travailler personnellement aux plans définitifs d’unvaisseau qui devait faire une guerre terrible à une nation aveclaquelle son pays n’avait rompu aucune relation diplomatique ouautre ! Aussi me céda-t-il Mabell, son premier sujet, qui estCanadien et qui avait de personnelles raisons de ne point aimerles Fils du Dragon. C’est lui qui nous a bâti, dans leplus grand mystère et en six mois, la demeure des Anges desEaux.

– C’est du beau travail ! fis-je,impressionné par le ton bizarre qu’avait pris le capitaine et parce langage apocalyptique (les Fils du Dragon, les Anges desEaux) que je n’avais pas encore entendu dans sa bouche. Ce quim’étonne, c’est qu’on ait pu vous fournir toutes les pièces dontvous avez eu besoin sans que le secret de leur assemblage ait étérévélé !

– Vous voudriez peut-être savoir où cetassemblage a eu lieu ? » me demanda brusquement lecapitaine.

Quelle était donc la raison de cette méchantehumeur nouvelle ? Je me récriai :

« Non ! non ! je ne veux riensavoir, moi !

– Cela ne vous ennuie point cependantd’apprendre comment Le Vengeur n’a rien à redouter de sesennemis ?

– Si cela ne vous dérange pas ! »fis-je d’un ton très sec, cette fois, car les airs du capitaine Hyxrecommençaient à m’impatienter.

Amalia s’en aperçut et de nouveau elleintervint :

« Capitaine, pouvez-vous nous conduiredans la chambre de manœuvre ? Tant pis si je suis indiscrète,mais je serais si curieuse de me rendre compte de la façon dontvous pouvez voir sans périscope ! »

Là-dessus le capitaine, très galamment,s’empressa de nous conduire dans la chambre de manœuvre, qui étaitune fort belle pièce, au centre même du bâtiment, loin deskiosques.

Cette salle était encombrée de petites tablessur lesquelles on avait disposé des instruments dont le capitaineHyx se plut à nous dire l’emploi précis.

Là aussi, il y avait une installation detélégraphie sans fil sous-marine communiquant avecqui ? et où ? Voilà ce que l’on ne nous dit pas.

Amalia, pour montrer sa science, s’amusa ànommer tous les instruments dont elle avait appris l’utilité de labouche du vice-amiral lui-même.

Beaucoup d’organes de manœuvre et de directionétaient les mêmes que dans les autres sous-marins. Par exemple,elle eut grand plaisir à nous faire un petit cours sur legyroscope, destiné à corriger et à contrôler les indications ducompas.

Partout c’étaient des leviers, des robinets,des boutons électriques… Ici la commande des water-ballasts. Ilsuffisait d’appuyer sur un bouton pour que l’eau y pénétrât, sur unautre pour qu’elle en sortît.

À côté, les manomètres à tube et à aiguillequi permettent de constater instantanément la hauteur à laquelle leniveau de l’eau arrive dans les réservoirs ; les manettes surlesquelles il suffit de peser pour faire communiquer les réservoirsd’eau avec les tubes à air comprimé et chasser ainsi le liquide defaçon à rendre le bâtiment plus léger.

« En ce moment, nous sommes revenus àsoixante mètres au-dessous du niveau de la mer, nous dit lecapitaine, après avoir échangé quelques mots incompréhensibles avecl’officier qui était penché sur un écran. Vous savez que, même àcette petite profondeur, aucun sous-marin ne se risque guère etqu’en tout cas il ne pourrait avoir la prétention de voir ce qui sepasse au-dessus du niveau des eaux. Les périscopes ne sontpossibles qu’avec quelques mètres seulement de tuyautage ! Etcependant penchez-vous sur cet écran et vous verrez surl’eau, comme si vous vous promeniez sur le deck supérieur d’untransatlantique !… »

En vérité, le capitaine n’exagérait pas !Et les images de la vie au-dessus des eaux se révélèrent à nous surl’écran comme si nous avions été nous-mêmes à air libre.

Nous étions stupéfaits.

Amalia (de plus en plus énervée, car je voyaisbien maintenant que, comme moi, elle avait d’autres préoccupationsque de s’instruire sur la mécanique et l’optique) réclamait desexplications avec une ardeur des plus flatteuses pour l’amourpropre du capitaine.

« Nous avons remplacé les périscopes, ditle capitaine, par des yeux qui se promènent sur la mer.Cette fois, ce n’est ni à un Américain ni à un Français que noussommes redevables en principe de l’invention. Certes,c’est toujours l’admirable Edison qui a rendu l’œil électriquepratique, mais il n’a fait que travailler sur les données d’unsavant russe, M. Roosing, qui a fait faire de si grandsprogrès au problème de la vision à distance, problème qui seprésente en ce moment comme étant le même que celui de laphotographie ou plutôt de la cinématographie à distance.

« En somme, l’image que vous voyez surl’écran n’est point simplement le reflet des choses telqu’il fut apporté dans le périscope par le truchement des miroirsinclinés ; cette image, ici, c’est la photographiedes choses. Notre œil électrique n’est autre qu’un poste émetteurde photographie ou plutôt de cinématographie électrique, et noussommes ici au poste récepteur.

« Comment le poste émetteur, qui sepromène sur les eaux, peut-il, automatiquement, travaillerpour nous, photographier pour nous, voir pour nous ? Edisonvous le dira peut-être un jour ; moi, je ne puis que vousfaire comprendre, de loin, le mécanisme grâce auquel nous avons pujeter à la ferraille le périscope suranné etdangereux !

« Enfin je puis encore vous dire que lesboîtes flottantes chargées d’enregistrer la vision et de nousl’expédier par les fils électriques qui nous relient à elles sontsi bien dissimulées ou plutôt déguisées qu’il est absolumentimpossible qu’elles attirent l’attention ou tout au moins qu’elleséveillent la méfiance ! Les unes ont des formes de méduses,les autres d’algues, d’autres se présentent comme des éponges. Ehbien ! ces petites choses informes et flottantes, dont on nese méfie pas, ce sont nos yeux, nos yeux électriques ! Netrouvez-vous pas cela admirable ?

– Admirable ! répéta Amalia… Je saisqu’en Allemagne ils cherchent depuis longtemps à remplacer lepériscope !… Mon mari me disait… »

Mais Dolorès, se penchant tout à coup àl’oreille d’Amalia, cependant que le capitaine s’était éloigné dequelques pas, lui dit vivement : « Parlez le moinspossible de votre mari !… Le capitaine est très nerveux depuisquelques instants… »

Amalia et moi-même présentâmes aussitôt àDolorès des faces anxieuses et interrogatives, mais la jeuneEspagnole mit un doigt sur ses lèvres, ce qui, dans toutes leslangues du monde, commande le silence… et Amalia et moi nous nefîmes plus que suivre le capitaine en gardant nos tristes penséespour nous. Cependant nous nous serrâmes la main pour nous prouver,hélas ! que nous pouvions toujours compter l’un sur l’autre,au moment du danger.

La promenade continua rapidement,techniquement et sans grâce, mais avec la plus extrême, la plusfroide et la plus impressionnante politesse de la part du capitaineHyx.

Au fait, je me disais déjà qu’il n’était plusavec nous, au sens moral du mot.

Il pensait à des choses que nous ne savionspas et qui n’étaient peut-être pas tout à fait rassurantes pournous.

Par exemple, on traversait la chambre destorpilles automobiles : c’était une longue, longue chambreelliptique, pleine de ces monstrueux bijoux suspendus dans desanneaux qui glissaient sur des tringles et tout prêts à êtrepoussés dans les tubes dont on apercevait les culasses à la gueuleavide… Eh bien, le capitaine annonçait simplement : « Lachambre des torpilles » et retournait à ses pensées…tandis que Dolorès, très aimablement, donnait quelques détailsoiseux, comme : « Dans les tubes sous-marins, lelancement de la torpille a lieu par une chasse d’air comprimé. Leplus souvent, le moteur de la torpille se met en marche au momentdu lancement ; une fois en marche, la torpille s’armeautomatiquement (car elle doit rester inoffensive tant qu’elle està bord) ; si elle manque son but, elle continue sa routejusqu’à ce qu’elle ait parcouru une distance qui est réglée avantle lancement, puis elle coule pour ne pas tomber entre les mains del’adversaire… Un seul de ces engins coûte dans les trente millefrancs, mais peut couper en deux un vaisseau de soixantemillions… » Enfin des choses que chacun sait, mais que nousécoutions, nous aussi, en pensant à autre chose.

Ainsi l’une des choses à laquelle je pensaisétait encore la baignoire grillée que nous pouvions rencontrerpar hasard en nous promenant dans les coursives… cepourquoi j’examinais avec une anxiété toujours accrue les anglesdes galeries et les quelques objets qui pouvaient me servir derepère, prêt à me jeter devant le capitaine et à lui crier :« Pas par là ! pas par là ! »

Dolorès continuait, maintenantimperturbablement, comme si elle avait été chargée d’endormir notreangoisse :

« Vous comprenez qu’étant plus “vite” quetous, descendant plus bas que tous, Le Vengeur n’a àcraindre la torpille de personne, et que tous ont, au contraire, àredouter les siennes. Enfin, nous avons des armesdéfensives formidables… Nous pouvons, par des ruées d’aircomprimé autour du bâtiment, détourner une torpille que nosmicrophones ou notre lumière froide nous ont fait découvrir dans lemoment qu’elle arrive sur nous ! »

Ainsi maintenant parlait Dolorès, comme sielle affichait, elle aussi, un grand orgueil particulier de lapuissance du Vengeur et de son invincibilité dans lecombat. Mais qui donc eût pu, sur cet étrange navire, analyser àfond les sentiments divers qui se partageaient l’âme inconnue deses habitants ?…

Quand je consulte mes notes relatives à cettepromenade, qui devait me laisser tant de souvenirs ineffaçables, jevois que nous continuâmes par la visite aux tourelles cuirassées,que des vérins hydrauliques faisaient surgir à volonté hors de lacarapace verte du Vengeur naviguant en surface, ou àl’état lège, c’est-à-dire lorsqu’il effleurait le niveau del’eau ; ces tourelles étaient armées de puissants canons,dépassant de beaucoup le type des canons de 65 millimètres dont lesAllemands venaient de doter leurs derniers modèles desous-marins…

Puis nous descendîmes aux compartiments deplongeurs, qui étaient toute une série de salles pouvantcommuniquer directement avec la mer, non seulement par des trousd’hommes, mais encore par de larges volets susceptibles de donnerpassage « aux matériaux dont nous pouvons avoir besoin dansnos besognes sous-marines », déclare le capitaine Hyx quisemble tout à coup recouvrer l’usage de la parole, après avoirbrusquement fermé une porte que Dolorès avait ouverte sans sapermission, porte qui m’avait paru donner sur une immense sallepleine d’ombre et de reflets d’acier (vision rapide, au fond de lanuit, d’instruments monstrueux, bizarres, canons aux gueulescloses, d’un aspect tout à fait chimérique)…

« Mes compartiments de plongeurspermettent à mes scaphandriers de quitter le navire lorsqu’ilrepose sur ses roues, au fond. Du reste, nos ennemis ont, euxaussi, cette disposition qu’ils ont volée à M. Simon Lecke. Jeleur souhaite seulement d’avoir une organisation aussi complète quela mienne ! »

Disant cela, il nous fit entrer dans uneespèce de vestiaire où nous pûmes voir, alignés, près de cinq centséquipements complets de plongeurs.

« Quand nos scaphandriers sont sortis,ils peuvent facilement couper des câbles, installer des mines etdes torpilles sous les vaisseaux ennemis établir des communicationstéléphoniques soit avec la terre, soit avec des cuirassés flottantà la surface ! Au cas où le sous-marin, à la suite d’uneavarie, ne pourrait remonter, tout l’équipage muni de casquesrespiratoires et de bouées peut ressurgir à l’air libre.

« Du reste, ajoute le capitaine, nouspouvons quitter autrement le bâtiment si cela est absolumentnécessaire ! Vous comprendrez que je n’aie pas voulu être lapremière victime de ma trop grande puissance. En raison même de sonénorme déplacement d’eau, Le Vengeur ne peut aller partoutoù il a besoin de frapper ! Or, il faut à son capitaine toutle domaine de la mer ! Lui aussi a fait un rêved’hégémonie ! Et comme on peut avoir souvent besoin d’un pluspetit que soi… voyez !… »

Dans le même moment, il nous poussait dans unesalle où étaient arrimés, sur chantiers, ou plutôt sur berceaux,deux petits sous-marins qui n’avaient guère chacun plus de trentemètres de long !

« De vraies torpilles automobiles, nousdit-il. On monte là-dedans comme on entrerait dans un obus !Ce sont en même temps des instruments tranchants armés de cisaillesauxquels rien ne résiste et qui ne redoutent aucun filet !Cela peut aller se promener dans les ports comme nous nouspromenons dans Le Vengeur en ce moment !… Ils sonttout neufs !… On vient de me les livrer et j’espère quevous aurez d’ici peu le plaisir de les voir vous-mêmes àl’œuvre ! »

Est-il utile de vous dire combien cettedernière phrase sonna singulièrement à nos oreilles ?…

Mais il nous introduit dans une salleadjointe :

« C’est ici, fait-il, qu’est remisée monautomobile-hydroplane ! »

Nous nous approchons de l’objet : cetteauto, qui peut aller à la fois sur l’eau, dans l’air et rouler surla terre, est un véritable wagon de luxe par ses dimensions et sonaménagement. Il est construit à peu près sur le modèle des grandsaéros russes, qui peuvent emporter une dizaine de voyageurs. Il y aun premier compartiment à l’avant pour le mécanicien ; celuidu milieu, le plus vaste, est un salon qui se transforme selon lesheures en salle à manger et en dortoir ; le derniercompartiment est réservé au service de la cuisine… Les troiscompartiments sont armés de mitrailleuses.

« Voici quelque chose de tout à faitsuffisant pour nos expéditions à terre, finit d’expliquer lecapitaine. Cet aéro, qui peut aller sur l’eau, puis replier sesailes et courir les routes comme une automobile, nous a été desplus utiles pour notre tournée des bourgmestres.

– Votre tournée des bourgmestres ?interroge Amalia.

– Oui, fait le capitaine en refermant uneportière de l’étonnant engin, il s’agissait de nous emparer dequelques bourgmestres des villes allemandes du Nord, qui devaientnous servir d’otages, car nous avions de mauvaises nouvelles desmaires français des provinces envahies et de quelques bourgmestresde Belgique.

– Et alors ? interrogea encore Amalia, enouvrant tout grands, tout grands ses beaux yeux effarés.

– Eh bien, alors… depuis que lesbourgmestres allemands sont ici, les nouvelles qui nous arrivent delà-bas sont meilleures !

– Oui, oui, fit-elle en soupirant, jecomprends… »

La malheureuse croyait comprendre !…Qu’est-ce qu’elle comprenait ? Si peu de chose ! Si peude chose !… Pour qu’elle comprît tout, il eût fallu qu’elleeût vu, comme moi, certain bourgmestre à une main demoins, qui se levait si pâle sous le regard de l’Irlandais,lequel venait lui apporter le bonsoir du capitaine Hyx !Ah ! misère !…

Eh là ! nous voici devant une caged’ascenseur… Je me souviens que cette cage-là n’est pas loin,oh ! pas très loin, de certaine galerie qui conduit à certainegrille… Ah ! nous n’allons pas rester là, hein ?…Bien ! nous montons dans l’ascenseur… nous en descendons… uneporte ; ah ! nous voici à nouveau dans les appartementsprivés : la bibliothèque du capitaine, et, là-bas, laprodigieuse salle avec colonnes de marbre sarrancolin. Elle esttrès bien cette bibliothèque, avec ses divans profonds pour dormirdevant tous ces livres que personne ne lit, certainement… Ce sontde gros volumes d’une science austère… de la philosophie… beaucoupde philosophie… et le rayon de la philanthropie est certainement lemieux fourni. Je ne vous dirai point les titres ; mais, en cetemps de massacres et d’horreurs, ils m’ont fait sourire, maparole !

« C’est ma bibliothèque privée. Ellevoyage toujours avec moi ! De même que mon salon et mescollections !… mes tableaux, mes statues !… C’est monpalais de la terre que j’ai emporté avec moi sous leseaux ! »

Et le capitaine Hyx nous pria de nousasseoir.

Mais enfin qui donc est cet homme, qui avaitun pareil palais sur la terre ? Certainement, c’est unpersonnage très connu… un de ces archimillionnaires oumilliardaires, comme il y en a peu, certes, de par le monde,« dessus ou dessous !… ».

C’est à ce moment que se produisit un incidentqui me laissa encore fort à réfléchir sur le caractère et la naturede notre mystérieux hôte et qui bouleversa la pauvre Amalia à unpoint que je ne saurais décrire (ce qui tendrait à prouver, entreparenthèses, qu’elle avait deviné tout de même bien des chosesou bien des possibilités de choses) !

Un steward apparut sur le seuil de labibliothèque et laissa tomber quelques phrases rapides de cettelangue que je ne comprenais pas et qui me paraissait particulièreaux habitants du Vengeur. Le capitaine Hyx se levaaussitôt, visiblement ému, et jeta un ordre. Une femme de chambrefut introduite, qui paraissait, elle aussi, des plus troublées.

« Ma femme de chambre ! s’exclamaDolorès, qu’y a-t-il donc ? »

Amalia, instinctivement, partageait déjàl’agitation générale, et elle cria : « Mesenfants ! » (car elle avait laissé ses enfants dansl’appartement de Dolorès, sous la garde de la femme de chambrequ’on lui avait donnée, à elle, depuis qu’elle était sur LeVengeur). Or, c’était en effet des enfants qu’ils’agissait ! Le capitaine Hyx nous le fit savoir tout desuite, d’une voix dont il lui était impossible de nous cacher leréel émoi.

« Cette fille ne sait point ce que sontdevenus les enfants ! Et l’autre femme de chambre nonplus !… Elle les cherche !… Vous n’aviez donc pas défenduaux enfants de sortir de votre appartement, madame ?

– Mes enfants ! mes enfants !… clamala malheureuse… Où sont mes enfants ?… Je veux mesenfants !… »

Elle courut sur la femme de chambre, telle unefolle ; heureusement, à ce moment-là la femme de chambred’Amalia apparut et lui cria en allemand : « Les enfantssont retrouvés … Ils étaient chez le photographe !… C’est lephotographe qui était venu les chercher !… Il les a ramenéslui-même !… »

Amalia n’en continua pas moins son chemin encriant qu’elle voulait voir ses enfants.

Les deux femmes de chambre la suivirent.

« Surtout, leur jeta en allemand lecapitaine Hyx, veillez bien à ce que les petits ne sortent jamaisplus des appartements privés !… Qu’ils n’aillent jamais jouerdans les coursives, ou je ne réponds plus de rienmoi ! »

Et il essuya de son mouchoir son front ensueur.

Je lui demandai, haletant :

« Les enfants couraient donc un réeldanger ?

– Très réel, hélas ! répondit-il d’unevoix sourde… Que voulez-vous que je dise, par exemple, à quelqueancien pauvre père de famille qui, au fond d’un couloir,trouverait tout à coup, sous ses mains, ces trois bellespetites têtes allemandes, la chère petite progéniture del’amiral von Treischke, lequel est très célèbre, n’est-ce pas, vousle savez bien monsieur le neutre ? très célèbre dans ladernière histoire des derniers crimes de la Guerre du monde !Que voulez-vous donc que je dise à ce pauvre homme, qui pleureune progéniture mutilée, s’il devient fou de rage tout à coup,et s’il ne laisse plus derrière lui que trois petitscadavres !

– Mais, monsieur ! m’écriai-je, pourquoivous êtes-vous emparé de ces enfants, si vous craignez tant qu’illeur arrive malheur ?

– Pour qu’il n’arrive plus malheur auxautres, monsieur ! Ah ça, mais, est-ce que vous croyezque je n’aime pas autant que vous les enfants, monsieur CarolusHerbert de Renich ? »

Je dus baisser la tête sous le regardflamboyant du capitaine.

Dolorès, près de moi, était toute frémissantede la scène…

« Taisez-vous ! Taisez-vous,monsieur Herbert, me dit-elle à voix basse… Vous ne savez rien… nel’excitez pas… vous ne pouvez pas comprendre !… »

Et le capitaine reprit, d’un tonsaccadé :

« Oui, ils étaient chez lephotographe ; c’est sur mon ordre que le photographe estvenu ! Mais il aurait dû opérer à domicile… c’est de la foliede leur avoir fait parcourir un si long chemin à travers les plusdangereuses coursives… »

Tout à coup, je me rappelai ce que, derrièreles premiers grillages j’avais pu voir, moi, des opérationsphotographiques, de la « salle blanche »… et, mesouvenant du cliché au magnésium, je voulus me soulever pourrejoindre Amalia, mais l’horrible hypothèse que je venaisd’entrevoir me cassait les jambes ; et je retombai sur monsiège.

« Qu’avez-vous donc ? » medemanda notre hôte.

Je balbutiai avec terreur que j’avais peurdes photographies du photographe du père Latuile !

Je n’avais pas plutôt prononcé ces mots que,s’étant arrêté devant moi, le capitaine me fixa de son regard leplus sombre.

« Calmez-vous ! Calmez-vous !monsieur Herbert de Renich ! Ce seront de belles petitesphotographies “vivantes”, qui rassureront le père sur l’excellentesanté de ses enfants… et qui, peut-être, espérons-le !monsieur Herbert, espérons-le ! le feront réfléchir sur lerégime à suivre pour que les petits continuent à se bienporter !… Se peut-il, par exemple, imaginer rien de plusnéfaste qu’un nouveau crime sous-marin comme celui duLusitania pour la santé des enfants de l’amiral vonTreischke ? Moi, je ne le pense pas ! Et, quand il aurareçu les photographies, ce redoutable homme de guerre, peut-être lecomprendra-t-il comme moi !… Que voulez-vous que je vous dise,mon cher monsieur Herbert de Renich ? Moi, je suis unphilanthrope : et je commence à en avoir assez de voirfaire la guerre aux bébés !… »

Qu’avais-je à répondre à cela ? Je metus, mais certes ! plus effrayé que jamais !

L’Homme se promenait maintenant de long enlarge, le front lourd de pensées, puis il s’arrêta et dit, enpoussant un profond soupir :

« Évidemment, des enfants !… despetits enfants !… On ne doit pas toucher aux petitsenfants !… Il n’y a que les Anges des Eaux qui ont ledroit de toucher aux petits enfants !… Voyez dansl’Apocalypse, voyez dans l’écriture… et dites-moi ce que les Angesqui frappaient sur la terre, au nom de Dieu, faisaient de laprogéniture des cités maudites !… Quoi qu’il en soit,rassurez-vous… les enfants du vice-amiral von Treischke, auxquelsvous vous intéressez, ne courront ici aucun danger, du moins demon fait… et s’ils sont prudents… (qu’ils se gardent de jouerdans les coursives où ils peuvent faire de mauvaisesrencontres !) Moi, je ne les ai pris que commeépouvantail ! pour faire peur aux bourreaux d’enfants qui ontdes petits !…

– Et la mère ? m’écriai-je, lacroyez-vous moins innocente que les enfants ?… Dites-moi donc,capitaine, que vous ne toucherez pas plus à une femme qu’à despetits enfants !…

– Mais qui donc, monsieur, vous a permis dem’interroger ?… » De quel ton méprisant cela fut dit, onne saurait bien se l’imaginer. Moi, j’ai encore cela dansl’oreille, et encore j’en frémis.

Chapitre 19UNE PROMESSE DU CAPITAINE HYX

Or, comme si elle avait entendu ce qui venaitde se passer entre le capitaine et moi, voilà queMme l’amirale von Treischke, poussant devant elle la petiteDorothée, le petit Henry et le petit Carolus (elle l’avait appeléainsi certainement en souvenir de moi), se présenta dans le plusnoble et le plus touchant appareil du désespoir.

Les transports qui l’avaient agitée, avantqu’elle eût retrouvé ses enfants, avaient fait que ses cheveuxadmirables s’étaient naturellement dénoués et tombaient maintenanten flots dorés sur ses épaules.

Toute à son émoi et aux hypothèses terriblesqui, peu à peu, avaient fini de lui envahir l’esprit, elle n’avaitpris ni la peine ni le temps de reconstruire l’édifice de sacoiffure, et elle nous apparut dans le plus pitoyable et le plusbeau désordre.

Ses yeux, noyés de larmes, avaient uneexpression angélique que je ne leur avais jamais vue et uneangoisse sublime semblait diviniser ce visage idéal.

Sitôt qu’elle fut devant le capitaine Hyx,elle tomba à ses genoux ainsi que ses enfants et elle lui dit d’unevoix et avec des accents qui eussent attendri le cœur d’untigre :

« Monsieur, voici mes enfants, je vousles confie ! Ils n’ont encore fait aucun mal sur la terre. Cesont de petits êtres innocents qui ont appris, par moi, à aimertout ce qui les entourait… Leur cœur est simple comme le mien. Ilsvous aimeront comme un père si vous vous laissez aimer etattendrir !…

« Vous avez, sans doute, beaucoupsouffert ! Alors, vous avez beaucoup à pardonner. Mais vouscroyez devoir haïr et j’ai bien vu tout à l’heure, à la façon dontvous avez redouté le pire malheur pour mes petits, que vous n’êtespas insensible.

« Du reste, on ne hait point desenfants : cependant il paraît qu’ici les enfants courent desdangers ; c’est pourquoi je vous les confie ! J’ai foi envous, je ne veux pas vous juger ! Cela ne m’appartientpas !… Je ne sais pas qui vous êtes ! Mais, assurément,vous n’êtes pas un bourreau d’enfants… Ce n’est point parce qu’ilsont commis des horreurs que vous vous montrerez plus impitoyablequ’eux !…

– Madame, fit le capitaine Hyx, de sa voix laplus calme et la plus glacée, cependant qu’à côté de lui Dolorès etmoi répandions des ruisseaux de larmes, veuillez vous relever, jevous prie… (et il l’aidait avec des gestes d’une noblesseincomparable à reprendre une pose moins humble devant lui).Asseyez-vous auprès de M. Herbert de Renich, votre ami, auquelje disais justement tout à l’heure qu’il ne dépendait certes pointde moi que l’on touchât à un cheveu de vos enfants.

– De qui donc cela dépend-il ?s’écria-t-elle, plus effrayée qu’elle ne l’avait encore jamais été.Savez-vous bien, monsieur, que voilà une phrase terrible ! Ildépend donc de quelqu’un que l’on touche à mes enfants ?…

– Eh ! madame, il dépend de leurpère ! » répliqua le capitaine Hyx d’une voix deplus en plus lointaine et avec cette attitude vague qui estgénéralement adoptée par les Ponce-Pilate dans le moment quequelque grand crime se prépare.

Avant que nous ayons pu nous y opposer, Amalias’était de nouveau jetée à genoux devant le capitaine. Elle levaitles mains vers lui dans un geste de supplication que l’art aconsacré sur ses plus belles toiles où il a peint la douleurhumaine.

« Leur père !… leur père !Ah ! monsieur, je sais ce que vous voulez dire !… Leurpère porte un nom sur lequel on a accumulé tout le poids del’horreur du monde pour des crimes qui s’ont moins les siens queceux d’une caste qui a érigé l’épouvante en système !…Mais leur père n’est pas un méchant homme ! Biensouvent j’ai pu le fléchir !… Qu’il me soit donné de parler àleur père, et l’homme que vous êtes me remerciera de lui avoirépargné des actes inutiles !

« Savez-vous bien, continua-t-elle, quesi leur père m’a éloigné de lui et m’a fait embarquer pour une rivelointaine, c’est qu’il n’avait plus la force de rien merefuser ?… C’est qu’il ne pouvait plus entendre ma voix qui necessait de lui reprocher ses crimesallemands !…Plus forte que tout ce que vous pourriezfaire serait ma voix auprès de leur père.

– Eh bien ! madame, interrompit tout àcoup le capitaine Hyx, sur un ton qui me parut, du reste, des plussinguliers, eh bien ! nous ferons tout notre possible pourqu’au plus tôt vous puissiez causer avec leur père !

– Ah ! promettez-moi cela, s’écria lamalheureuse en se traînant comme une esclave à ses pieds,promettez-moi que vous ne toucherez pas, que l’on ne touchera pas àl’une de ces chères petites têtes, tant que je n’aurai pas parlé aupère ! et je vous bénirai !… Écoutez !…écoutez !… ah ! écoutez-moi bien, il faut être logique,n’est-ce pas ?… moi, je vois bien que malgré votre bonté (jedis que vous êtes bon ! je dis que vous êtes bon ! je lesens) vous êtes terriblement logique, ô homme redoutable !… Ehbien, je veux, moi aussi, logiquement, vous dire : puisque cen’est point pour votre joie diabolique que des crimes ici sepréparent, mais pour le salut du monde ! (vous ai-jecompris ? vous ai-je compris ? Ah ! une mèrecomprend tout, quand il le faut, pour le salut de ses enfants) ehbien !… il ne peut y avoir rien de plus efficace pour arrêterle crime germain que la voix d’Amalia, d’Amalia Edelman, qui n’estpas une voix allemande, à l’oreille de l’amiral von Treischke, sonmari, dont les enfants sont vos prisonniers !… Mais jurez-moi,monsieur, jurez-moi que rien ne sera entrepris contre eux avant monretour, car j’aurai ce courage et cette confiance en vous de lesquitter, puisqu’il le faut !… et je reviendrai aussitôt aprèslui avoir parlé !… Je reviendrai, je vous le promets,avec un traité de paix sous-marine qui garantira la vie desnon-combattants, et des femmes et des petitsenfants ! ! ! enfin toutes les vies quin’appartiennent pas, qui n’ont jamais appartenu à la guerre et quisont des existences sacrées qu’un guerrier noble et honorable doitrespecter : cela a toujours été mon avis et la grande raisonde ma colère avec mon mari !… Monsieur, jurez-moi cela !…Mon mari m’aime !… Monsieur, mon mari m’adore ! Ilm’écoutera !… Mais que votre parole, tout de suite… je vous ledemande à genoux… voyez ! je pleure à vos pieds… que votreparole protège mes enfants jusque-là !… C’est tout ce que jevous demande… Après, mon Dieu !… si je n’ai pas réussi, ilsera toujours temps pour nous de mourir, mes enfants et moi ;si notre mort peut vous être utile à quelque chose !monsieur ! »

Ah ! l’accent ! l’accent decela : « Si notre mort peut vous être utile à quelquechose, monsieur !… »

Dolorès et moi, nous nous étions levés enpleurant et nous étions venus, nous aussi, d’un même mouvement,supplier le capitaine Hyx.

Dolorès, du reste, incapable de résister ausinistre regard que l’Homme, notre maître à tous, lui lança,soupira et se cacha le visage dans les mains.

Et moi je m’écriai :

« Capitaine, accordez à cette mère cequ’elle vous demande ! Si elle revient sans avoir réussi, moiaussi je serai encore là pour mourir avec elle ! »

Le capitaine dit :

« Madame, je vous réitère ma promessede ne rien faire sans que vous ayez parlé à votremari ! »

Il dit cela très nettement, mais trèsfroidement. Tout de même, il avait une façon si solennelle des’exprimer que j’en fus frappé et que cela me donna confiance.

Cependant, comme il s’en retournait et s’enallait après nous avoir salués, sans plus se préoccuper de cettepauvre femme et de ses trois petits enfants, Amalia se traînaencore vers lui et lui cria : « Non ! Non ! jene vous laisse pas partir ainsi. Je vous ai dit de jurer et vousn’avez pas juré !… Prêtez-moi le serment que je vous demande,et seulement alors je serai tranquille !

– Sur quoi donc voulez-vous que je vous prêteserment, madame ?

– Mon Dieu ! clama-t-elle, monDieu !… sur le supplice de l’oncle Ulrich !qui,lui, a payé sa dette et ne vous doit plus rien !… jurez-moique mes enfants seront épargnés tant que je n’aurai pas parlé à monmari !

– Madame, fit le capitaine, c’est une choseentendue, et je vous jure cela comme vous le désirez ! »Puis il sonna et recommanda au maître d’hôtel de faire reconduireAmalia et ses enfants chez elle et de ne les laisser manquer derien !…

Chapitre 20L’ONCLE ULRICH PASSE ENCORE UN MAUVAIS QUART D’HEURE

Ainsi Amalia était au courant du martyre del’oncle Ulrich !

Elle devait avoir appris l’horrible chose àl’instant même, pensai-je, pour avoir changé aussi catégoriquementd’attitude et aussi rapidement ! Ainsi pouvais-je m’expliquerson subit désespoir et le délire nouveau dans lequel elle réclamaitdes promesses et des serments d’assurance pour la vie de sesenfants !…

« Croyez-vous qu’il tiendra sonserment ? me demanda-t-elle en se relevant avec mon aide, dèsque le capitaine Hyx nous eut quittés.

– Je le crois, fis-je. Il m’a paru sincère. Dureste, je pense avant tout que vous l’avez bien deviné : c’estun terrible utilitaire, ou qui s’imagine tel ! Vous l’avezconvaincu que rien ne peut lui être plus utile que votrerencontre avec votre mari ! Il vous a promis cette rencontre,vous pouvez être tranquille jusque-là ! Et moi aussi, chèreAmalia, je suis tranquille, moi qui suis décidé plus que jamais àpartager toutes vos transes et tous vos maux !

– Qu’en pense, donc la señoritaDolorès ? » demanda Amalia. Mais la señorita Dolorèsn’était plus à nos côtés. Elle nous avait quittés, elle aussi. Iln’y avait plus près de nous que l’obséquieux maître d’hôtel qui semettait « à la disposition de Madame » pour la reconduiredans ses appartements.

Nous en prîmes donc le chemin, pendant lequelje la questionnai sur l’oncle Ulrich. Elle ne me réponditpas ; peut-être n’en avait-elle pas la force ! En toutcas, en arrivant chez elle, elle poussa une porte qui donnait surun petit cabinet au fond duquel, sur un lit de camp, gisait l’oncleUlrich, qui avait le médecin du bord à son chevet !

Ce cher homme, docte parmi les plus doctes (jeparle de l’oncle Ulrich), n’était point très changé depuis sadernière aventure. Un peu pâlot, mais les joues pleines, le mentonsolide, les cheveux toujours frisés.

Il reposait tranquillement.

Mais sa bouche entrouverte ne laissait pasvoir sa langue, et pour cause !

L’excellent médecin du bord, qui s’était levéà notre arrivée, nous apprit qu’il avait fait une piqûre demorphine au patient, que celui-ci n’avait presque plus de fièvre etque d’ici à quelques jours les choses reprendraient pour lui leurcours normal, moins, bien entendu, l’éloquence, une chose dont lecher professor serait désormais, hélas ! obligé des’abstenir, « ce qui, ajouta-t-il, le laisse point que d’êtreassez fâcheux pour un professor ».

« Non ! » cria une voixderrière nous.

Et jugez de notre stupéfaction, surtout de lamienne ; cette voix était celle d’Amalia ! Après nousavoir jeté ce « non » rageur, elle alla enfermer sesenfants dans sa chambre et revint à nous, qui étions sous le coupde sa protestation inattendue.

Sans se demander une seconde si l’éclat de sonexaltation n’allait pas faire sortir l’illustre von Hahn d’un repossalutaire, elle se livra contre le professeur à une« sortie » qui m’en apprenait long sur les sentimentscachés d’Amalia relativement à la race germanique, laquelle luiavait cependant donné un mari.

Ah ! elle était restéeluxembourgeoise ! beaucoup plus solidement luxembourgeoise quebeaucoup d’autres femmes de notre pays (et très haut placées, s’ilvous plaît), qui n’ont point « épousé » en Allemagne.

Hélas ! notre faiblesse, à nous autres,petites gens d’un petit peuple, nous a commandé le silence dans desminutes terribles, où nous pouvions avoir envie de parler !Nous n’avons point souffert comme les Belges, car nous n’avonspoint combattu (ne le pouvant pas), mais nous avons été humiliés,et je suis tout prêt à penser que cette humiliation nationaledevait être pour quelque chose dans la sainte colère qui animasoudain Mme l’amirale von Treischke contre le professeurUlrich von Hahn, de l’université de Bonn !

En tout cas, cette raison-là s’ajoutait àtoutes les autres qu’elle avait de se retourner contre l’orgueil etla folie allemands qui l’avaient conduite, elle et ses enfants, aufond de cet horrible drame !

« Non ! s’écria-t-elle, non !dans un état de fureur subite qui la mettait à la limite de lafolie. Non ! il ne faut point regretter que monsieur ne puissedésormais parler ! Certes, quand j’ai pu apprécier tout àl’heure le malheur qui le frappait, j’ai pu aussi être émue uninstant et saisie de pitié devant une aussi précise et audacieuse,et farouche cruauté ! Je suis femme, mais le capitaine Hyx –je le dis maintenant, je le dis comme je le pense ! comme jele pense !… – le capitaine Hyx avait bien des excuses de luifaire arracher la langue !… C’est elle lacoupable !…

« Ah ! qu’il prenne donc tous lesprofesseurs, tous, et qu’il me laisse mes enfants ! Et qu’illeur arrache la langue à tous, pour que mes enfants ne lesentendent jamais plus réciter leurs folies !…

«Ah ! toutes les monstrueuses foliesqu’ils ont sur la langue !… Il leur faut des langues solidespour supporter un poids pareil d’imbécillités et dekolossales niaiseries !… Qu’on leur arrache lalangue !… qu’on leur arrache la langue !…

« Enfin vous, Herbert, mon bonCarolus !… combien de fois ne les avez-vous pas entendusvous-même ?… Quand nous ne nous enfermions pas d’horreurderrière une porte, c’était au moins pour y pouffer de rire !…Mais on ne peut plus rire, maintenant, d’une éloquence qui a faitpleurer tant de mères !…

« Qu’on leur arrache la langue !…qu’on leur arrache la langue !… Qu’on ne les entende plusjamais dire (leurs phrases, je les connais par cœur, hélas !par cœur) ! Qu’on ne les entende plus jamais dire : “Laguerre est un instrument de progrès !…”

« “Dans l’emploi de la violence, il n’y apas de limite… »

« “La guerre justifie tous lesmoyens. »

« “Il faut qu’il ne reste au peupleenvahi que les yeux pour pleurer ! »

« “Surtout, soyons durs ! »

« “Vous dites que c’est la bonne causequi sanctifie même la guerre ? Je vous dis : c’est labonne guerre qui sanctifie toute cause ! » Et c’est duNietzsche ! n’est-ce pas ? n’est-ce pas, oncleUlrich ? »

“La guerre est un instrument deprogrès !… »

« “L’Allemagne, grâce à sa facultéd’organisation, a atteint une étape de civilisation plus élevée queles autres peuples. La guerre les y fera participer. »N’est-ce pas, professeur von Hahn ?

« “Nous n’avons à nous excuser de rien…Nous sommes moralement et intellectuellement supérieurs à tous,hors de pair… Nous ferons cette fois-ci table rase… » N’est-cepas, professeur Lasson ?… N’est-ce pas ?

« “La Kultur n’exclut pas la sauvageriesanglante ; elle sublimise le démoniaque… » N’est-ce pas,Thomas Mann ?

« Et ceci encore que j’ai entendu, ôhorreur ! “Ô toi, Allemagne !… égorge des millionsd’hommes… et que jusqu’aux nues, plus haut que les montagnes,s’entassent la chair fumante et les ossements humains !”N’est-ce pas, monsieur le conseiller aulique HeinrichViererdt ?… N’est-ce pas, n’est-ce pas, oncle Ulrich ?…Oui ! Oui ! c’est juste, qu’on leur arrache lalangue !… qu’on leur arrache la langue !… »

Dans l’entraînement de sa prosopopée, Amaliane s’était point tout d’abord aperçue que l’oncle Ulrich, réveilléde son demi-coma par l’écho de cette fureur vengeresse qui éclataitsur sa tête, la fixait avec des yeux d’épouvante et ouvrait unebouche horrible qui tentait vainement de lui répondre !…

Tout à coup Amalia vit cela ! Elle vitcette bouche !… Elle se pencha sur elle avec une joieforcenée…

Et, en se relevant, elle s’écria, dans ungeste de victoire : « Enfin ! je ne l’entendraiplus crier : Deutschland über alles ! »

Chapitre 21CE QUE SIGNIFIAIT LA PROMESSE DU CAPITAINE HYX

Amalia n’aurait pas été la douce et tendrecréature que je connaissais si, après un pareil transport, bienexcusable dans sa situation, elle n’avait immédiatement fondu enlarmes et n’avait recommandé au docteur de soigner l’oncle Ulrichcomme un parent aimé.

En ce qui me concerne, elle m’entraîna dans sachambre, où étaient ses enfants, et là, loin des regards étrangers,nous nous apitoyâmes comme il convenait sur notre infortune.

Pendant qu’elle soupirait près de moi, mesmains caressaient les cheveux du petit Carolus ! Dorothée etHeinrich, hélas ! jouaient à la guerre, comme s’ils ne sesouvenaient plus de la scène tragique qui venait de se passerdevant l’homme au masque et comme s’il n’y avait au monde d’autrejeu plus agréable que celui-là !

Heinrich commandait naturellement unsous-marin qui coulait tous les vaisseaux de l’Angleterre, etDorothée avait mis une serviette sur sa tête pour faire la dame dela Croix-Rouge. Heureux âge !

Amalia me fit alors la confidence qu’elleavait été tout d’abord choquée de l’acharnement héroïque quej’avais mis à la suivre jusque dans sa prison et que c’était là uneraison pour laquelle elle ne m’avait pas accueilli avec de grandesdémonstrations.

Très pieuse, elle avait tout de suite mis lemalheur qui l’avait frappée sur le compte de la joie commune quenous avions eue à nous retrouver à Funchal, et sur le châtimentqu’un pareil péché devait fatalement entraîner avec lui. Ainsi m’enavait-elle tout d’abord voulu de la conversation profane à laquelleelle s’était laissé si facilement entraîner à la messe deminuit !

Cependant, elle n’avait point persévéré dansune aussi flagrante injustice. Elle avait pu juger que les chosesétaient préparées depuis longtemps et que, même si je ne m’étaispas trouvé à Madère, elles ne se seraient pas passéesautrement.

Cette idée la laissait maintenant tout à faitlibre de m’exprimer son sentiment à mon égard, et elle ne me cachapoint qu’il était plein de reconnaissance et d’amitié.

Elle me remercia surtout de ce que je n’avaispas hésité à sacrifier ma liberté pour elle, dans le moment qu’elleentreprendrait sa grande tentative auprès de son mari.

« Vous vous êtes donné comme garant de mabonne foi, exprima-t-elle avec attendrissement, et vous vous êtesoffert comme otage ! Vous risquez d’être martyr ! Toutcela pour moi qui ne vous ai jamais fait que de lapeine !… »

Je protestai en la suppliant de ne considérerque le salut de ses enfants et aussi tout le bien qui pourraitrésulter d’une démarche comme la sienne, si elle arrivait àconvaincre l’amiral von Treischke.

« S’il n’y avait que lui !répliqua-t-elle, je répondrais avec assurance, car il voudra sauverles petits ; mais il y a toute sa “clique” ! Tout de mêmeje ne désespère point de leur faire entendre raison à tous, grâce àl’ascendant de mon mari. Il n’est point de leur intérêt de se créertous les jours, par leur intransigeance, des ennemis plusredoutables et qui finissent par disposer d’armes plus cruelles queles leurs ! Enfin, mon ami, que voulez-vous que je vousdise ? Je ferai ce que je pourrai, mais je ne cesserai depenser à vous ; je saurai que vous êtes là, que vous veillezsur les chers petits, et cela me donnera du courage pour ne revenirqu’avec le traité qui nous délivrera !

– Croyez-vous, lui demandai-je, que l’amiralvous laissera revenir ?

– Certes ! à cause des enfants,toujours ! Et croyez-vous, me répondit-elle, que si lecapitaine Hyx avait pu craindre que je ne revinsse pas il m’auraitpromis de me laisser partir ? »

Je ne sus que lui répondre, car ce qu’ellevenait de me dire là était, en ce qui la concernaitparticulièrement, si sinistre que je ne pus que me détourner pourcacher mes larmes. La pauvre femme se rendait donc compte quela vengeance du Vengeur avait besoin d’elle,aussi ! Et cependant une aussi horrible pensée ne latroublait même pas dans le dessein, auquel elle appartenaitmaintenant tout entière, de revenir de là-bas, avec sonfameux traité d’humanité !…

À la réflexion, toute cette histoire meparaissait bizarre. Comment le capitaine Hyx pouvait-il espérerqu’il suffirait de la démarche d’une femme aussi simple et aussipeu politique (mon Dieu, oui !) qu’Amalia pour changer du toutau tout les procédés de la guerre sous-marine enAllemagne ?

Il y avait d’autres amiraux en Allemagne quel’amiral von Treischke et, en admettant que celui-ci mît lespouces, on saurait bien lui trouver un successeur !

N’était-ce pas enfantin ? Et cependant,le capitaine Hyx n’était pas un enfant, certes !

Alors ?…

Alors sa promesse de laisser partir Amaliame fit peur !…

Que cachait-elle ? Que signifiait-elleexactement ?… Je n’aurais pu, évidemment, le dire… Mais, dèscette minute où toutes ces réflexions vinrent m’assaillir, jeconçus que cette promesse devait avoir un sens caché plusredoutable encore que tout ce que nous avions imaginé !…

Ce n’était qu’une idée, mais qui m’envahit sibien l’esprit que je n’écoutai même plus ce que me disait Amalia etqu’il me sembla sortir d’un rêve quand la femme de chambre vint meprévenir que le docteur me demandait.

Je baisai les mains d’Amalia comme un fidèletouche des lèvres une image de sainteté et j’allai au-devant dumédecin du bord, qui avait repris sa bonne mine triste ordinaire etqui attendit que nous fussions seuls tous deux pour me dire àl’oreille :

« Ne vous en allez pas des appartementsprivés avant d’avoir vu la señorita Dolorès ! »

Il n’eut pas plus tôt prononcé cela qu’ildisparut et que je restai planté là comme un sot. Il fallut qu’uneporte s’entrouvrît et que je visse le minois effaré de peur de laseñorita Dolorès elle-même pour que je revinsse complètement àmoi !

Que pouvait-elle me vouloir ?… Et surtoutquel nouveau malheur annonçait cette figure d’effroi ?…

Elle me faisait signe de me hâter vers elle.Je me précipitai. Elle referma la porte sur moi.

Je me trouvai alors dans ce petit salon-fumoiroriental dans lequel j’avais aperçu pour la première fois Gabrielet Dolorès. La jeune Espagnole, d’une voix tremblante, me pria debien vouloir m’asseoir sur ce divan où, naguère, je l’avais vuegracieusement étendue, échangeant des propos si troublants et siterrifiants avec son fiancé et aussi avec le docteur.

Elle leva un front inquiet vers le sommet dece petit escalier par lequel j’étais alors descendu et qui faisaitcommuniquer le fumoir avec la galerie aux orgues de la grande salleà manger.

Alors, je vis que Gabriel était là, à la placemême que j’occupais le soir où j’écoutais leur conversation. Il sepencha au-dessus de la rampe et assura Dolorès qu’il veillait etqu’elle pouvait être tranquille dans le moment. Vous pensez bienque tant de précautions n’allaient point sans m’intriguer d’unefaçon extraordinaire et que j’avais hâte de savoir de quoi ou dequi il s’agissait.

Dolorès, s’asseyant près de moi, et comprenantcertainement mon impatience, me dit aussitôt à voixbasse :

« Promettez-moi d’abord que ce qui va sedire ici restera absolument secret entre nous !

– Je vous le jure, señorita !

– Eh bien ! sachez donc que mon fiancé etmoi nous prenons en pitié cette pauvre dame et ses petits enfants.Notre avis est que la malheureuse n’est responsable de rien, etcependant un sort terrible l’attend !

– Mon Dieu ! soupirai-je, il ne faut doncpas se fier aux promesses du capitaine Hyx ?

– Vous n’avez rien compris aux promesses ducapitaine Hyx ! répliqua-t-elle, en hochant tristement latête. Le capitaine a promis de ne rien faire tant que Mme vonTreischke n’aurait pas eu un entretien avec son mari, et vous avezimaginé immédiatement que, pour cela même, le capitaine allaitpermettre à sa prisonnière de rejoindre son mari ! Or, c’estabsolument faux !… c’est le contraire qui est vrai !…C’est l’amiral qui viendra ici !…

– Et comment donc viendrait-il ici ?demandai-je, tout interloqué, car je ne comprenais pas encore.

– Comprenez qu’il-y viendra deforce ! et qu’il pourra alors avoir avec sa femme toutesles conversations qu’il voudra : cela n’aura plus aucuneimportance ! Et le capitaine Hyx aura tenu sa promessepuisqu’il n’aura rien fait avant ces conversations-là !…

– Et alors ? murmurai-je, presque sansforce, épouvanté d’une sorte de pitié désespérée que je voyaismaintenant sur le visage de Dolorès.

– Oh ! alors, fit-elle en baissant latête et sans pouvoir retenir un frisson… je ne sais pas moi…, je neveux pas savoir ! Dois-je vous apprendre tout ce qui sepasse ici ?… Non ! n’est-ce pas ?… Cela,certes, ne m’intéresse pas toujours !… Et puis vous devezêtre déjà à peu près renseigné, puisque vous demeurez dans laprison !… Alors, imaginez !… imaginez qu’il ne peut yavoir de vraie vengeance tant que l’amiral von Treischke ne serapas ici !…

– Horreur !…

– Oui, horreur ! car on sait qu’il adoresa femme et ses enfants !…

– Que voulez-vous dire ?… Que voulez-vousdire ?…

– Vous ne m’avez donc pas encorecomprise ?…

– Je n’ose pas !… Seigneur, ayez pitié demoi !… Je n’ose pas !…

– Il faut tout oser, cependant, après avoirtout compris. Dépêchez-vous donc de comprendre, car je vous disqu’on l’attend… je vous dis que nous allons lechercher !…

– C’est épouvantable !…épouvantable !…

– Oui, oui, épouvantable !… pas pourlui ! pas pour lui qui a mérité toutes les épouvantes… maispour elle !… pour elle !…

– Alors, vous croyez que lorsqu’il sera ici onla fera souffrir, elle !…

– La faire souffrir !… ah ! mon chermonsieur ! Ils ont à venger tant de martyrs !…et en particulier une certaine martyre… une dont j’ai vule portrait dans la petite chapelle et qui me paraît plusredoutable encore, pour Mme von Treischke, que le souvenir dela mort de miss Campbell elle-même !… »

Je restai quelques minutes sans pouvoirparler. L’émotion, la terreur métouffaient… Je voyaisdéjà Amalia horriblement perdue, en proie aux forcenés, livrée à lafurie sanguinaire des Anges des Eaux !

Ah ! certes, j’avais eu raison de meméfier de la parole du capitaine Hyx et de sa promesse !… Avecquelle joie funeste, à peine dissimulée, ce misérable nous avaittrompés ; s’était joué, sur une phrase, de la crédulité, de labonne foi, de la raison et du cœur d’Amalia !… Ainsi, pour quel’horrible cérémonie commençât, on n’attendait plus que l’amirallui-même !…

« Seigneur Dieu ! balbutiai-je,laisserez-vous accomplir un crime pareil ? »

Je pris dans mes mains les deux mains chaudesde fièvre de la bonne Dolorès, qui paraissait partager sihumainement mon angoisse, et je lui dis :

« Pour que vous ayez eu le courage…

– Oui, fit-elle en m’interrompant tout desuite et en hochant la tête : le dangereux courage… veuillezle croire, señor !…

– Pour que vous ayez eu le courage de me fairecomprendre, et voir, et saisir le sens caché des phrases quiparaissaient les plus claires, il faut que vous ayez pensé quecette périlleuse confidence pourrait être utile à ma malheureuseamie !

– Oui, oui ! » approuva-t-elle enjetant un rapide regard du côté de l’escalier.

Gabriel était toujours à son poste. Celui-cilui adressa un geste rassurant ; elle reprit, d’une voix sibasse, cette fois, si basse que, par moment, je devinais plutôt sesparoles que je ne les saisissais vraiment !…

« Oui, il est possible que vous, vouspuissiez faire quelque chose… En tout cas, ce n’est que de vous quele salut peut venir pour elle !…

– Parlez ! parlez vite !… Jedonnerai ma vie s’il le faut !…

– Oh ! j’ai bien deviné que vousl’aimiez, allez !… Qui est-ce qui ne l’aimerait pas ?…Elle est si belle !… Vous ne saurez jamais à quoi je renonce,moi, en vous disant toutes ces choses ! et ce que je risque,oh ! certainement, la vie !… Certes ! que l’onsache, dans la petite chapelle, que je vous ai dit ceschoses, et ma vie serait peu pour payer de telles paroles !…Donc, quoi que vous fassiez, soyez prudent ! Soyez-le pourvous, pour elle, pour moi, pour tout le monde !…

– Oh ! señorita ! je vous lepromets ! je vous jure !…

– Je trahis en ce moment un homme admirablequi a plus sauvé d’hommes, et de femmes, et d’enfants, avectous ses crimes, que toutes les déclarations d’amour universelet toutes les sommations solennelles de la plus grande et de laplus indépendante nation du monde, envoyées d’un continent àl’autre, par fil ou télégraphie sans fil ! Entendez-vous bien,senior ?… Non seulement je le trahis… mais je me trahis,moi !… Et cela à un point que le jeune homme qui estlà-haut à veiller sur nous et sur ma trahison ne me pardonneraitjamais s’il pouvait un jour en apprécier tout l’héroïsme !…Oui, señor, pour elle, qui est si belle, et parce qu’elle est sibelle, je m’arrache les griffes et les dents !… Tantpis ! tant pis !… je l’ai juré à la Vierge, quand cettefemme est venue pleurer aux pieds du capitaine et qu’elle s’esttraînée si belle, avec ses petits enfants suppliants !… j’aijuré de faire tout mon possible pour les sauver !… même si,pour cela, il fallait sauver l’autre ! »

Je l’écoutais !… ah ! comme jel’écoutais ! Enfin, à travers tant de mystérieuse horreur, jecommençais à saisir le fil grâce auquel nous pourrions peut-êtresortir de ce labyrinthe de supplices !… En somme, qu’est-cequ’il fallait comprendre ? Il fallait comprendre que rienn’était perdu, c’est-à-dire que tout était retardé, tant quel’autre n’était pas ici ! Il fallait donc sauverl’autre !…

Dolorès vit, cette fois, que j’étais avec sapensée. Alors, elle me dit : « Le capitaine n’a aucuneraison pour vous retenir ici ! Vous y êtes venu tout à faitpar hasard et vous êtes un neutre ! D’autre part, il ne craintaucune publicité ! Au contraire, il la recherche auprès decertaines gens !… Il l’organise au besoin !… Le seulsecret auquel il tienne c’est celui de ses opérations dans lemoment qu’il opère !… Mais il ne tient pas du tout à ce quel’on ne sache pas au monde ce qui se passe chez lui !… Pourvuque certains Boches en soient terrorisés, c’est tout ce qu’il luifaut ! Il ne demande l’approbation de personne ! Il ditvolontiers : “Dieu et mon drapeaunoir !” »

Un instant elle s’arrêta, soupira, essuya unelarme au coin de sa paupière et reprit :

« Allez trouver le capitaine et dites-luique vous désirez être débarqué le plus tôt possible… vous entendez…le plus tôt possible !… car je sens que nous courons versl’autre !… et il est temps que l’autre soitprévenu !…

– Croyez-vous que le capitaine accède à mademande ?

– Je vous dis qu’il n’a aucune raison de vousgarder ! Et puis, il est toujours respectueux du droit !C’est votre droit d’être débarqué, il vous débarquera !… etalors…

– Et alors ?

– Eh bien, alors, vous ne perdrez pas uneminute ! Vous courrez à l’endroit où se trouve l’amiral… (iciDolorès se pencha à mon oreille) et vous lui direz de se méfier detout ce qui peut lui venir d’en haut !… Vous luidirez entre autres choses que les six bourgmestres disparus ont étépris la nuit, par des gens qui étaient venus d’en haut et qui lesont jetés dans une prison aérienne qui peut faire du chemin,puisque les six villes ont été privées de leurs six bourgmestresdans la même nuit !…

– L’automobile-hydravion !m’exclamai-je…

– Chut ! donc… qu’il se méfie del’automobile-hydravion !… Qu’il se méfie de tous lesappareils, ceux qui glissent dans l’air ou sur la terre, ou sousles eaux !… Mais je ne veux plus rien vous dire ! pas unmot de plus !… ah ! certes ! non ! pas un motde plus !… oh ! j’aimerais mieux mourir !… C’estassez trahir les autres et soi-même !… Maintenant, tout dépendde vous, señor, de votre habileté, de votre façon de vous conduireavec le capitaine, et de votre façon de lui parler… Après tout,c’est un homme (ce qu’elle disait là était bien assezfemme !) et il y a des paroles auxquelles un homme, même quandcet homme s’est mis au-dessus de l’humanité, est toujourssensible !… Je ne vous dirai point (vous êtes tropintelligent, señor, pour que je vous parle ainsi) de “flatter samanie”. L’expression serait à mourir de désespoir ; mais jevous dirai : osez regarder en face son œuvre, devantl’Homme ! Il aime à ce qu’on s’intéresse à son œuvre, mêmepour la maudire ! Essayez de vous hausser un peu jusqu’à luiet peut-être vous en saura-t-il gré !… Enfin, le principal estqu’il vous débarque le plus tôt possible !… le plus tôtpossible !… »

Elle se leva aussitôt après avoir prononcé cesmots, et Gabriel descendit rapidement l’escalier.

Dans le même moment des sonneries électriquesse faisaient entendre de tous côtés… « Sauvez-vous !Qu’on ne vous trouve pas ici, avec nous ! » me jetaDolorès en me poussant vers la porte qui conduisait à l’appartementd’Amalia.

Là, je me heurtai au docteur à qui je demandaice que signifiait ce bruit insolite de sonneries électriques. Il merépondit : « Ce n’est rien ! c’est le branle-basde combat ! »

Chapitre 22L’AUTRE REQUIN

« On va se préparer à quelqueexercice ? fis-je.

– Non point, répliqua-t-il. On va livrercombat ! Les sonnettes électriques commandent aux hommes de sepréparer et ordonnent la clôture intégrale du Vengeur etla fermeture des verrières à cause des explosionsextérieures !…

– Et à qui, à quoi va-t-on livrercombat ? »

J’avouerai tout de suite que cette nouvelleaventure, venant compliquer toutes les autres, dans le moment oùj’avais l’esprit occupé d’une façon si particulièrement sinistre,m’apparaissait comme l’une des moins désirables, assurément. Ledocteur n’eut point de peine à s’apercevoir de mon furieux émoi.Oui, furieux ! car c’était bien de la colère, plutôt que de lapeur, qui me mettait en révolte, à la fin, contre tant deméchanceté du sort.

Pourquoi tant d’acharnement après moi ?Qu’avais-je donc fait au ciel pour qu’il me forçât à prendre mapart, au fond des eaux, d’un combat qui ne me regardait en rien etqui était bien le plus dangereux de tous les combats ? Dumoins, je me l’imaginais ainsi, et c’est en vain que le docteur,pour me rassurer, m’affirma encore que « ce ne seraitrien » !…

« Ils ont dû rencontrer quelquesous-marin allemand auquel ils donnent la chasse ! Ça nedurera pas longtemps, allez ! Du reste, si vous voulezvoir : le spectacle en vaut la peine ! »

Je me laissai conduire par lui à travers lescoursives. Il me parut qu’il y avait un grand mouvement dans levaisseau. Les sonneries électriques ne cessaient point de se faireentendre et nous rencontrâmes des groupes de matelots qui sepressaient vers les postes d’équipage.

« Vous comprenez ? Ils vont semettre sur leur trente et un ! » me dit ledocteur.

Mais je ne comprenais pas du tout ! Je nevoyais pas la nécessité pour un équipage qui se prépare à luttercontre un sous-marin – alors que chacun, par conséquent, doit sepréoccuper, avant tout, d’occuper son poste de combat – d’allerperdre son temps à se mettre sur son trente etun !

Événement plus extraordinaire encore… Commenous passions en toute hâte devant le quartier des prisonniers,« mon quartier », la porte qui donnait accès dans cettepartie réservée du Vengeur s’ouvrit et nous dûmes reculerjusque dans une autre galerie pour laisser passer le défilé desprisonniers boches. Du moins, il y en avait, une certaine quantité…j’en comptai une soixantaine qui étaient vraiment encore toutentiers et une trentaine auxquels il manquait soit un bras,soit une main, soit une jambe… Les prisonniers à béquillesprécédaient tous les autres. En tête du cortège marchait unedemi-douzaine de fusiliers du Vengeur, l’arme au bras.Derrière, un peloton de douze hommes, baïonnette au canon, fermaitla marche.

« Ce sont les otages et lesdemi-otages, que l’on emmène voir le résultat du combat.C’est leur seule distraction, avec, quelquefois, la pêche à laligne !… » me dit le docteur, avec un sérieux d’unetristesse incroyable…

Je ne m’attarderai point à essayer de saisirle sens de cette nouvelle incohérence, d’autant plus que le docteurs’était mis à courir en me criant :

« Tâchons d’arriver à temps ! C’estsi vite fait ! »

Je grimpai à une échelle derrière lui et nousnous trouvâmes dans la chambre des instruments.

« On peut entrer ? demanda-t-il à unofficier avec lequel j’avais fait récemment connaissance, et quiétait penché sur l’écran de vision dont j’ai déjà eu l’occasion deparler.

– Mais comment donc, docteur ! Entrezvite, je crois qu’on va s’amuser !… »

Ce n’était pas la première fois quej’entendais cet officier parler ainsi et sur ce ton enjoué. Lematin même, comme je cherchais mon chemin pour me rendre audéjeuner du capitaine Hyx, il m’avait fait un bout de conduite ettenu une conversation des plus agréables sur la vie du bord, depuisque le capitaine Hyx avait trouvé le moyen de supprimer le mal demer ! Il avait une de ces bonnes figures de« midship », enluminée, joyeuse et jeune, qui contrastaitavec tout ce que j’avais pu rencontrer sur Le Vengeur.

Il m’avait avoué qu’il avait déserté la marineaméricaine et qu’il aurait aussi bien déserté toutes les marines dumonde à cause du malheur qu’il avait lui, officier de marine, de nepouvoir mettre le pied sur un bateau sans être pris de nausées à enmourir. C’était l’ingénieur en chef mécanicien Mabell, dont ilétait l’ami depuis le jeune âge, qui l’avait conduit ici avec laseule promesse « qu’il ne serait plus jamais malade enmer ». Je crois bien me rappeler que, pour justifier encore àmes yeux sa présence et ses services à bord du Vengeur, ilme confia vaguement qu’il avait eu quelque parent assassiné par lesBoches, mais je ne saurais l’affirmer ; en tout cas, il nesemblait attacher à ce détail qu’une très mince importance. Il meparut être de ceux qui disent couramment : « C’estbien assez d’être homme pour les haïr, sans qu’il soit besoinqu’ils aient fait quelque chose ! »

Comme il m’avait adressé un petit signeencourageant de la main qu’il avait libre (l’autre s’appuyait surquelque bouton de commande), je m’avançai derrière le docteur, necraignant plus d’être indiscret. Nous vîmes alors sur l’écran unpetit navire de guerre qui manœuvrait à la surface des eaux. Cedevait être un destroyer. Il paraissait d’une grande agilité etchangeait à chaque instant de route, comme s’il cherchait quelquechose.

« Ce n’est point ce contre-torpilleur quenous allons combattre ? fis-je. Où sommes-nousdonc ?…

– Ceci est un destroyer anglais, répondit lejoyeux midship, et, quant à pouvoir vous dire notre point exact, jen’en ai pas le droit. Mais je puis toujours vous faire connaîtreque nous sommes à soixante-dix mètres au-dessous du niveau de lamer !

– Et qui allez-vous combattre ?

– Mais un sous-marin boche auquel ce destroyerdonne la chasse et qui n’ose plus montrer son périscope !…But misfortune never come single ! (Mais un malheurn’arrive jamais seul.) Le boche sous-marin doit être embêté en cemoment, car ses microphones lui ont certainement signalé unsous-marin à ses côtés, et certes il doit douter à cette heure quece sous-marin soit un ami !

– Mais il ne vous a pas encore aperçu ?demandai-je.

– Personne ne peut nous voir ! Cependantnous, avec nos phares à lumière froide, nous ne le quittons passous les eaux !…

– À quoi vos phares peuvent-ils vous êtreutiles si, pendant le combat, vous êtes aussi aveugle que lui,c’est-à-dire si vous êtes dans la nécessité de tenir prudemment vosvolets clos au-dessus de vos verrières ?

– Eh bien ! et nos yeuxélectriques ?…

– Mais c’est pour voir en surface !

– Ah bah ! Et pourquoi cela ?…Dessus et dessous !… Vous savez bien que l’onphotographie le fond de la mer ! Nous, nous lecinématographions ! Du reste, attendez, vous allezvoir. »

Et l’officier m’indiqua en face de lui, contrele mur de tôle boulonnée, un autre écran que j’avais pris toutd’abord pour un écran de rechange et qui s’illumina tout à coup surun ordre qu’il lança par un tube porte-voix…

Alors ce second écran, auquel aboutissaientune dizaine de fils électriques, nous montra, naviguant entre deuxeaux, un sous-marin !

« L’un des derniers modèlesboches », nous dit l’officier.

Pourquoi cacher que j’étais tout à faittroublé ?

Nous avions là devant nous, au fond de la mer,comme un grand poisson d’acier vivant, et bien autrement redoutableque tous les requins de la création ! On assistait aumouvement des eaux autour de son hélice. De temps en temps, etaprès une certaine hésitation, le bec effilé de l’énorme animalpiquait dans une direction nouvelle.

« Vous pourriez croire qu’il marche trèsdoucement, et cependant il use de toute sa vitesse ! nousexpliqua gaiement le midship ; seulement, comme nous marchonsà la même vitesse que lui, il ne nous paraît vraiment se mouvoirque lorsqu’il change de direction !…

– À quelle distance sommes-nous delui ?

– À un quart de mille anglais, exactement, etnous nous maintenons imperturbablement à cette distance, quoi qu’ilfasse, quoi qu’il tente !… Cela, il doit le savoir ! Sesinstruments ne le lui cachent pas !… Je vous dis qu’ilsdoivent commencer à devenir tous enragés là dedans !…

– Mais enfin, m’écriai-je, ils pensent tout demême bien, s’ils sont si enragés que cela, à nous envoyer unetorpille, et vous ne pouvez pas être toujours sûr, après tout, quecette torpille ne nous touchera pas !… Tenez ! qu’est-ceque c’est que ça ?… qu’est-ce que c’est que ça ?m’écriai-je.

– Eh bien ! fit tranquillement lemidship, vous le voyez bien !… c’est la torpilleannoncée !… Indeed it is delightful ! (Envérité, c’est délicieux).

– Une torpille lancée contre ledestroyer ?… demandai-je, haletant.

– Contre le destroyer ?… Regardez où ilest, le destroyer ! »

Je reportai mon regard sur le premier écranqui était à plat sur la table la plus proche, et je n’aperçus plus,au ras de l’horizon maritime, qu’une petite fumée blanche quis’éloignait. Le destroyer avait perdu la cible et renonçait sansdoute à la chasse, ou s’en allait chasser ailleurs.

« Mais alors, c’est pour nous, latorpille ?

– All right ! Mais oui, c’estpour nous ! c’est pour nous ! Elle arrive ! ellearrive ! »

Ceci fut dit en français avec un accentinénarrable.

De fait, on la voyait parfaitement arriver…elle grossissait à vue d’œil électrique sur l’écran, et c’est celaqui faisait rire l’officier ! Je remarquai que le docteur,lui, ne riait pas !

« Elle arrive en plein, déclara ledocteur, il n’y a pas d’erreur ! Il serait peut-être temps defaire manœuvrer la dérive !

– Pensez-vous que nous allons perdre de l’aircomprimé à chasser les joujoux de ces messieurs ! Laissons-less’amuser !… »

Sur l’écran la torpille grossissait,grossissait, grossissait !… Toutefois, en grossissant, ellegagnait le bord supérieur de l’écran…

« Vous voyez bien, dit l’officier enriant, qu’elle passe au-dessus de nous !… »

Et il daigna expliquer à de faiblesmortels :

« Ces messieurs “tirent à l’estime”, maisils ne peuvent pas estimer que nous sommes à soixante-dix mètresau-dessous du niveau de la mer !… Cela dépasse leurimagination !… Ils nous croient à leur hauteur, tout auplus ! car ils sont descendus, eux, aussi bas qu’ils peuventdescendre sans danger, et cela pour fuir l’ennemi qui ne les quittepas et qu’ils ne peuvent pas voir !… mais qu’ilssentent ! qu’ils entendent !… Vous savez que lapropagation du son dans l’eau est infiniment plus rapide et plusretentissante que dans l’air…

– Oui, oui ! nous savons, dit le docteurd’un air bonhomme tout à la fois et un peu agacé, mais voici uneautre torpille !…

– Encore dix mille Marks defichus ! » blagua le midship. Pendant que la torpillevenait sur nous en grossissant et en nous donnant l’illusionqu’elle allait pénétrer jusque dans la salle où nous noustrouvions, une sonnerie électrique avait retenti au téléphone.

Allongeant le bras, sans cesser de surveillerses écrans, l’officier avait décroché l’appareil ; etécoutait. Quand il eut fini :

« All right ! fit-il…le capitaine s’impatiente !… Du reste, voici lesous-marin qui remonte aussi vite qu’il peut !… Il voudraitbien pouvoir sortir sa longue-vue pour avoir des nouvelles dudestroyer ! Le destroyer en haut, nous en bas, ce n’est pasdrôle pour lui ! Indeed ! Mais on va fairecesser toutes ses angoisses !… »

Ce disant, l’officier manœuvrait d’une mainqui n’hésitait jamais diverses manettes et leviers qui setrouvaient à sa portée, appuyait sur des boutons électriques… l’œilsur l’écran vertical…

Maintenant c’était le sous-marin quigrossissait et dont la silhouette se déformait singulièrement, neprésentant plus cette ligne parfaite du cigare qu’il avait tout àl’heure.

« Nous nous rapprochons, de lui, etnous montons sous lui ! Attention ! annonça lemidship, nous allons lui envoyer une de nos torpilles, “de chasseoblique, en hauteur !…” »

L’officier se tut ; puis, tout à coup, ilappuya sur un bouton électrique sous lequel je lus ce motfrançais : « Feu ! »

« La torpille est lancée ! dit ledocteur… Allez-vous leur en envoyer une autre ?… Si vousprévoyez un nouveau coup, nous pourrions, monsieur et moi, allervoir le départ de la torpille dans la “chambre des tubes”…

– Regardez !… Vous allez en savoir aussilong que moi !… »

Nos yeux fixés sur l’écran vertical nousmontraient une prodigieuse torpille qui se vissait dans l’eau avecune rapidité beaucoup plus grande que celle que nous avions pu voirpasser précédemment au-dessus de nous… Cette torpille, très vite,diminuait ; diminuait, mais le sous-marin diminuait en mêmetemps d’une façon des plus appréciables…

« Vous voyez bien qu’ils voient, euxaussi, m’écriai-je. Ils fuient la torpille !

– Illusion d’optique ! répliqual’officier ; c’est nous qui nous éloignons maintenant dusous-marin !… Un beau bateau tout de même ! Savez-vousqu’ils peuvent bien être soixante là-dedans ! soixantedont pas un n’échappera !…

– J’aime mieux qu’ils meurent commeça ! exprima le docteur à voix basse.

– Ah ! et puis, où les mettrait-on ?ricana le gai midship, nous avons notre pleind’otages !… Attention !… je crois que ça yest !… Si nous les touchons, nous allons entendre quelquechose !… Songez donc que leurs torpilles, genre whitehead, necontiennent que 75 kilos de coton-poudre, tandis que les nôtres enont 180 kilos !… »

Presque aussitôt l’explosion se produisit.Nous fûmes comme au centre de la conflagration, ou, pour mieux mefaire entendre, l’éclat vibratoire fut tel autour de nous quej’imaginai que j’étais « au centre d’un coup detonnerre », ce qui, évidemment, ne veut rien dire du tout,mais ce qui, cependant, rend admirablement ma pensée.

« Comprenez-vous maintenant pourquoi,malgré notre supériorité et la quasi-certitude où nous sommes de nepas être touchés, nous fermons tout de même nosfenêtres ? me demanda l’officier qui était dans un étatd’allégresse extrême. »

Sans attendre ma réponse, il lança, par untube acoustique, dans la chambre des tubes, ce seul mot enfrançais : « Compliment ! »

Et il ajouta en anglais, en riant tropbruyamment avec de jeunes dents terribles :« Contentment is better than wealth ! »(Contentement passe richesse).

J’aurais voulu rester en face de l’écran oùl’on commençait à distinguer quelque chose dans la confusionsoudaine où s’était comme évanouie l’image jusqu’alors très nettedu sous-marin, mais le docteur m’entraînait.

« Venez, dit-il, venez, on va ouvrirles fenêtres !… »

Et sans me demander mon avis il me fitdescendre l’échelle plus rapidement encore que je ne l’avaismontée…

« En somme, lui disais-je, en le suivantdans la coursive, cet officier que nous venons de quitter vient decouler à lui tout seul le sous-marin ! Qu’est-ce que lesautres ont fait ?

– Rien ! à l’exception de l’homme qui aenvoyé la torpille !… Il est exact que cet officier et soncanonnier sont en effet les deux seuls qui aient combattu ! Ilest regrettable, continua cet excellent docteur, que nous n’ayonspas eu le temps de descendre dans la “chambre des tubes”, vousauriez assisté à la manœuvre, qui n’est pas banale ! Mais cesera pour la prochaine fois ! Une chose particulièrementintéressante est le maniement de l’appareil de visée avec son œilélectrique, car ici, contrairement à ce qui se passe dans lesautres sous-marins où les hommes n’ont à s’occuper que de passerles projectiles dans les tubes, de vider ceux-ci de leur eau, aprèsle tir, par le truchement des pompes, puis de les recharger pourtirer au commandement sans voir, les canonniers duVengeur ont des écrans de visée à œil électriquecorrespondant à des disques de manœuvre pour ledéplacement des tubes ! Nos tubes sont de vraiscanons et les hommes qui les servent de vraiscanonniers !…

– Oui ! oui ! c’estextraordinaire !… extraordinaire !… L’officier en hautdans la chambre des instruments et le canonnier en bas avec sestubes !… Et voilà soixante hommes morts sans qu’on se soitbeaucoup dérangé, en somme !

– Certes ! cela ne dérange guère, ensomme, comme vous dites !…

– Mais alors, continuai-je, pourquoi tout ceremue-ménage ? Tous ces matelots qui couraient commeaffolés ? Ces sonneries électriques qui annonçaient lebranle-bas de combat ?… Quel branle-bas de combat ?…Pourriez-vous me le dire ?…

– Je vous l’ai dit… Ils allaient se mettresur leur trente et un ! » Décidément, le docteurm’agaçait avec son trente et un !

Enfin je courais derrière lui dans lescoursives, sans bien me rendre compte de mes pas… Du reste, dans cenavire, il me semblait que j’étais toujours perdu, et chaque foisque je me retrouvais dans un endroit connu de moi, je ne pouvaisretenir une exclamation !

Aussi m’écriai-je encore quand je découvrisque nous nous retrouvions dans l’immense salle de gala, tout auhaut de la galerie des orgues, à quelques pas du grand escalier demarbre à double révolution. Mais cette fois encore, mon étonnementavait son excuse…

De l’endroit où nous nous trouvions, notreregard embrassait l’ensemble d’une scène qui n’avait rien de banal.Il y avait là une double troupe au repos, alignée comme pourquelque revue.

La première, dont le premier rang touchaitpresque la grande tapisserie de la fameuse Bataille deRuyter, était composée de tous les prisonniers (indemnes oumutilés) que nous avions vus défiler dans les coursives ; laseconde troupe, c’était l’équipage, l’équipage en grande tenue,sur son trente et un !…

Cette seconde troupe s’alignait exactementderrière la première ; elle était armée et l’on eût pu croirequ’elle était là exclusivement pour surveiller la première, bienqu’elle occupât ce poste, comme nous le vîmes bientôt, pour sonplaisir particulier.

Je comptai, approximativement, que nouspouvions avoir affaire en tout (équipage et prisonniers) à cinqcents hommes. Le plus grand silence régnait dans la vaste salletoute éclatante des feux électriques.

Derrière l’équipage, sur les premiers degrésde l’escalier de marbre, se tenaient, les bras croisés, lesofficiers. Un peu plus haut, au premier palier de cet escalier, sedressait, immobile, la forte silhouette de l’Irlandais. L’Homme auxyeux de mort penchait la tête, sur un petit livre dans lequel ilparaissait lire des prières.

Je ne vis pas le capitaine Hyx.

Soudain, les lampes s’éteignirent à demi,cependant que la tapisserie qui cachait la grande verrière auxpuissantes armatures de cuivre se relevait comme il était arrivélorsqu’il m’avait été donné de contempler, pour la première fois,les abîmes de l’océan, et le combat des thons et du requin ;et nous aperçûmes, au centre des eaux illuminées, l’autrerequin, frappé, lui aussi, à mort.

Le Vengeur s’était tout à faitrapproché du sous-marin, qui n’était plus qu’une énorme épaveéventrée, éclatée, qui coulait, coulait… descendait… Et nousdescendions avec elle !…

Il nous paraissait que nous coulions avecelle !… Seulement, nous, nous avions gardé la liberté de nosmouvements et nous faisions lentement le tour de cette formidabledépouille !

On distinguait bien des détails quiattestaient que nous nous trouvions, en effet, devant l’un desderniers modèles sortis des ateliers teutons. Ainsi, les deuxtourelles qui contenaient des canons de 100 millimètres (s’ilfallait en croire les dernières indiscrétions qui étaient venues àmon oreille à Madère) apparaissaient très nettement parmi lessuperstructures.

Les kiosques, qui sont garnis de glacesépaisses permettant aux officiers de surveiller directementl’horizon quand le sous-marin navigue à l’état lège,c’est-à-dire à fleur d’eau (avec la seule émersion des ditskiosques) nous montraient leurs capots impénétrables hermétiquementclos sur le mystère du drame intérieur.

Il fallait regarder par-dessous pourapercevoir la hideuse ouverture que nous venions de pratiquer dansle monstre de fer. Et tout à coup ce trou lugubre laissa glisserdes choses informes, lourdes, énormes et aussi des débrisinnommables, comme précédemment s’étaient échappées, du ventreouvert du requin, les entrailles.

Le sous-marin se vidait par la prodigieuseplaie que nous lui avions faite.

Et, comme pour le requin, la mer devint rougeautour de lui ! Lui aussi eut un dernier soubresaut et seretourna complètement sur lui-même.

Et puis, voilà ce que nous vîmes encore.L’affreuse bête sous-marine, tout doucement, se séparait en deux…Sa plaie s’élargissait, s’élargissait… Il n’y avait plus maintenantque deux tronçons de bête et encore une fois tout bascula… et,cette fois, nous vîmes glisser dans les eaux rouges des grappeshumaines !…

Et nous descendîmes avec les grappeshumaines. Elles descendaient lentement, lentement…

Nous avions laissé les dernières épavesd’acier continuer leur rapide chemin, mais nous n’abandonnions pasles grappes humaines…

Ces malheureux se tenaient généralement pargroupes de cinq ou six, les mains agrippées furieusement auxvêtements les uns des autres et quelquefois aux cheveux ! Ondevinait que la mort avait dû les surprendre dans le suprême,inutile, instinctif geste qu’ils avaient accompli pour sortir dequelque impasse où ils s’étaient rencontrés, écrasés, arrachés, etoù ils ne s’étaient plus lâchés, au fond de l’eauhomicide !…

Ah ! horreur de la mort dans les combatssous-marins !… Et celle-ci était l’une des plus douces !puisqu’elle avait été la plus rapide !… Hélas !Hélas ! il n’avait pas suffi aux hommes d’avoir la terre,l’air et le dessus de la mer pour se combattre ets’entretuer : leur génie assassin s’était trouvé à l’étroitdans ces vieux domaines ; il n’avait encore rien faitpuisqu’il lui restait à faire ! Maintenant, tu peux êtrecontent ! Caïn ! ton crime a conquis l’abîme et faitreculer la limite du mal imposée par Dieu même !…

Ainsi pensais-je pendant que je redescendais,moi aussi, au fond de l’abîme, et au fond de moi-même, en face desgrappes humaines…

Et pendant que s’élevait le terrible chant demort du Vengeur… le Requiem que j’avais déjàentendu certain soir, chant qui m’avait fait dresser les cheveuxsur la tête :

« Celui-là boira aussi du vin de lacolère de Dieu, lequel vin sera versé pur dans la coupe de sacolère ! et celui-là sera tourmenté par l’eau, le feu et lesoufre, en présence des saints Anges et del’Agneau !… Ainsi soit-il !…

« Et la fumée de leur tourment monteraaux siècles des siècles, et ceux qui auront adoré la Bête et sonimage et qui auront pris la marque de son nom n’auront aucun repos,ni le jour, ni la nuit !… Ainsi soit-il !… »

J’entendis l’Ange des Eaux quidisait :

« Seigneur ! Toi qui es ! quiétais, qui seras, tu es juste parce que tu as exercé cesjugements : car ils ont répandu le sang et c’est pourquoi tuleur as donné le sang à boire : car ils le méritent !Ainsi soit-il !… »

Et encore l’Irlandais demanda :« Mes frères, qui êtes-vous ? » Et tout l’équipagerépondit : « Nous sommes les Anges des Eaux, quifrappons au nom du Seigneur ! »

Alors, comme alors, l’Irlandais leva les braset dit : « Seigneur ! donnez-nous la force dechasser l’Épouvante par l’Épouvante et de délivrer le monde duMal ! Ainsi soit-il !… »

Puis, soudain, s’éleva le chant des orgues…une harmonie terrible qui me fit passer un nouveau frisson dans lesmoelles !

Ceci n’avait plus rien à faire avec le chantde douleur que j’avais entendu un soir ; ceci était la clameurredoutable de la vengeance et de la victoire !

Le chœur des anges triomphants, après la ruinedes démons, ne devait pas faire monter sous les pieds du Seigneurun hymne plus furieux d’amour vainqueur de la mort que cettemusique qui nous venait des orgues, au fond de l’Océan !…

Les Anges des Eaux, qui avaientprononcé leur prière des morts, debout devant les grappes humaines,se mirent à genoux pour entendre cette musique-là. Beaucoupsanglotaient, tous pleuraient. L’Irlandais aux yeux morts pleurait.Je pleurais moi-même.

Quant aux prisonniers allemands, je puisaffirmer qu’ils n’avaient pas une larme. Les volets extérieurs dela fenêtre ayant été brusquement rabattus et la lumièrenous ayant été rendue dans la grande salle de gala, je les visdéfiler et pus les examiner de tout près. Je n’ai jamais vu figuresplus impassibles.

Si on avait voulu leur créer « de laDouleur », ils ne la montraient guère ; peut-être aprèstout, n’en ressentaient-ils aucune. En tout cas si quelqu’un avaitcompté sur leur émotion, ce quelqu’un-là était volé !…

Chapitre 23LA PETITE CHAPELLE

Le docteur était resté à côté de moi etn’avait pas prononcé une parole, durant toute la scène.

Comme les derniers prisonniers allemandss’éloignaient, qui sur leurs deux pieds, qui sur leurs béquilles,je lui soufflai à l’oreille :

« Après ce que j’ai vu, ici etlà-bas, dans la prison blanche et au spectacle grillé, je puis direqu’ils sont au-dessus de la nature humaine !… »

Le docteur hocha la tête en corrigeant :« hors de la nature humaine ! » puis il eutl’air de penser à autre chose ; moi, je m’essuyais les yeux,encore sous le coup de mon émotion, à moi.

L’équipage avait suivi les prisonniers.Maintenant la salle était vide, il n’y avait plus, dans la hautegalerie, que le docteur et moi, plus une voix que j’entendis tout àcoup, sur ma nuque :

« Monsieur Herbert de Renich, je vousattendrai demain soir dans la petite chapelle !… »

Je me retournai et saluai le capitaine Hyx,qui venait de quitter l’orgue et qui se rendait dans sabibliothèque par la coursive.

Mon Dieu ! qu’il était pâle sous sonmasque ! et combien solennel ! Il semblait avoir grandi.J’ai dit qu’il avait un léger embonpoint, mais ceci était loin delui enlever de sa majesté, au contraire ! NapoléonIer ne commença à avoir vraiment un air de majesté quelorsqu’il commença à avoir du ventre.

Ai-je besoin de dire que depuis que Dolorèsm’avait confié les véritables desseins du capitaine Hyx relatifs àMme l’amirale von Treischke je n’avais cessé, une minute, endépit des événements plus ou moins passionnants qui venaient de sedérouler, de remuer en moi des projets de salut pour la pauvreAmalia ?

Ai-je surtout besoin de dire que, depuis cemoment-là, j’exécrais de plus en plus le mystérieux maître duVengeur ?… Eh bien, voilà qu’encore une fois jevenais de subir la toute-puissance de cet être détesté… Il étaitprès de moi. Il venait de me parler !… Non seulement je ne luisautais pas à la gorge, certes ! mais encore je n’en avaisaucune envie !… Je le saluais avec une obéissanteadmiration !… Et je le trouvais beau, malgré son masquequi eût pu le rendre ridicule, et je le trouvais majestueux !Arrangez cela comme vous pourrez.

Était-ce simplement l’influence d’une forcesur ma faiblesse ? Possible ! je crois bien que ledocteur, dont, l’autre jour, j’avais entendu par surprise leslamentations contradictoires, se trouvait un peu, vis-à-vis de lui,dans le même état que moi, toutes proportions gardées.

Ainsi il lui en voulait certainement del’avoir entraîné dans cette affreuse croisade sous-marine, mais ilne lui en voulait que de loin, car il fallait le voir (le docteur)quand, lui aussi, rencontrait le capitaine Hyx ! Quelssaluts ! Et dans le moment même, quels précieux sourirestristes ! quels regards de dévouement de chien qui continue àaimer son maître même quand le maître est méchant.

Un drôle de corps, ce docteur, très bon ettrès sincère, mais très hésitant en tout, avec de précieuxarguments spontanés pour donner tort et raison tour à tour à toutle monde et même à la même personne !

Ce n’était pas un Français (j’avais pu, uninstant le croire) ; c’était un Belge qui avait fait sesétudes à la faculté de Lille. Il s’appelait Eristal de son nom defamille et Médéric de son premier nom de baptême. Il hochait latête à propos de tout et de rien, et semblait toujours occupé àremuer, en même temps que des clefs dans ses poches, le pour et lecontre dans sa cervelle.

Pour que le capitaine Hyx l’eût décidé às’embarquer… voilà qui en disait long sur la puissance d’attractionet de commandement du capitaine Hyx !… Mais depuis qu’il étaità bord, ce bon docteur (j’appris cela bientôt) embrassait assezsouvent la bouteille de skydam… Hélas ! qui oserait l’enblâmer ?

Qu’allait-il se passer dans la petitechapelle ? C’est ce que je résolus de demander au docteurlui-même, ainsi que bien d’autres choses qui me brûlaient la langueet l’entendement. Aussi je priai Médéric Eristal de m’accompagnerjusque chez moi et de ne point me lâcher jusque-là, tant je mesentais pris d’étourdissement et d’ardente fièvre.

Il me prit amicalement sous les bras, me fitentrer avec précaution dans l’ascenseur, et me donna, au coin d’unecoursive, tous les renseignements possibles sur un ignoble individuque nous frôlâmes et dont il nous éloigna avec dégoût, cependantque l’autre inclinait jusqu’à ses pieds les plumes dont il avaitorné sa chevelure.

« C’est un saltimbanque ! me dit ledocteur, un farceur ! À part cela, un vrai Peau-Rouge del’antique tribu de Pawnies ! Il a servi dans les cirques, chezBuffalo, je crois ! Il est tatoué des pieds à la tête dedessins macabres humoristiques tracés à l’encre de Chine par desComanches de carrefour, plaie des faubourgs de Chicago ! Il sedonnait partout comme le bourreau de sa tribu, chargé de torturerles prisonniers au poteau ! Des blagues ! Il ne sait bienarracher que les dents, à la pointe d’un sabre, ce qui se voit sansaller en Amérique ! Pour le reste, il charcutehorriblement ! Le capitaine Hyx, commandé en cela par salogique inflexible, ne l’en engagea pas moins comme bourreauofficiel, estimant qu’il ferait plus souffrir qu’un autre qui s’yconnaîtrait mieux ! En quoi il s’est trompé, car le Peau-Rougeest paresseux comme un loir et est toujours prêt à faire plus degrimaces que de besogne. Finalement, il a fallu faire venir unChinois, mais on garde tout de même ce Peau-Rouge qui déshonore lebâtiment ! À cause de la couleur de sa peau qui est de briquecuite, tout le monde l’appelle ici : le père Latuile…

Le père Latuile ! Je savais maintenantqui était le père Latuile, lequel m’avait si grandementintrigué : quelle ordure !…

Ah ! je ne lâchai pas le docteur !Arrivé dans le quartier de la prison blanche, dont le conciergehindou nous avait ouvert la porte solennellement avec des gesteshiératiques (comme s’il avait ouvert la porte d’un temple,imaginai-je), je poussai Médéric Eristal dans ma chambre ; et,tandis qu’il me tâtait le pouls en hochant la tête (commetoujours), je lui demandai à brûle-pourpoint si je pouvais avoirconfiance dans les dires de Dolorès.

« Quels dires ? Quels dires ?…Je ne veux pas les connaître !… Je ne veux en rien être mêlé àcette affaire-là !…

– Quelle affaire ?… Il n’y a pointd’affaire ! déclarai-je, mais n’est-ce point vous qui m’avezaverti que la señorita Dolorès avait quelque chose à medire ?

– Eh bien, voilà une commission biennaturelle, je pense !

– Bien naturelle, certes ! et c’est trèsnaturellement que je vous demande…

– Ne me demandez rien… Laissez-moitranquillement examiner votre pouls…

– Puis-je au moins vous demander si nousaurons encore longtemps le plaisir de vous compter parminous ?… Je ne vous cache pas que votre départ me désolerait, àmoins que vous ne soyez assez bon pour m’emmener avecvous !…

– Je ne pars plus ! fit-il… Je reste àsa disposition… Il est vrai que je devais vous quitter àCadix ; mais à Cadix il embarquera sixdocteurs ! C’est donc qu’il en a besoin (que va-t-il se passerencore, mon Dieu !), j’ai réfléchi à cela qu’il en abesoin ! Et sans savoir pourquoi, je reste !… du moins,je pense que je reste !… Ce sera, au surplus, comme il levoudra !…

– Oui, vous n’êtes pas encore tout à faitfixé. »

Et j’eus un sourire qu’il surprit…

« Vous me trouvezhésitant ! fit-il, en hochant la tête (je finis parcroire à un geste nerveux). Oui, je suis toujours un peu hésitant…figurez-vous que c’est “mon sacré métier” qui m’a rendu commeça !… la médecine !… Drôle d’affaire !… En dehors detâter le pouls, de consulter le thermomètre et de purger, je n’oseplus rien faire, moi !… ni rien dire !… Une piqûre demorphine, oui, de temps en temps, pour qu’on me fiche la paix etqu’on ne me demande pas d’explication !… Maintenant tout lemonde nous demande des explications !… Alors !Alors ! alors, je comprends le père Latuile, tenez ! Il ya de quoi s’engager chez Buffalo !…

– Ou sur LeVengeur !… »

Je n’avais pas plus tôt prononcé ce mot que jele regrettai. Le docteur me regarda avec un air de reprocheindicible et je vis de grosses larmes rouler dans ses yeux. Je luiserrai affectueusement les mains.

« Je connais vos sentiments !fis-je… Pardonnez-moi si je vous ai fait de la peine. Vous êtes leseul ici qui me soyez sympathique, qui ayez encore une figure et uncœur d’homme !… »

Mais il se sauva exactement dans le même émoique je lui avais déjà vu lorsque j’avais surpris sa conversationavec Gabriel et Dolorès.

« Le seul qui soit un lâche, unlâche !… un lâche !… » me jeta-t-il ensanglotant ; et il disparut.

Buldeo lui succéda :

« Monsieur dîne chez lui ou avec cesmessieurs prisonniers ?

– Chez moi ! Chez moi, Buldeo !…Mais j’ai un peu de fièvre, je désire un bouillon et un œuf à lacoque, simplement. Dites-moi, Buldeo, à propos de ces messieursprisonniers ! il y a des choses que je ne comprendspas ?… »

Buldeo me répondit : « Vous avezrendez-vous demain soir avec le capitaine Hyx dans la petitechapelle ; c’est moi qui suis chargé de vous y conduire.Alors, vous comprendrez tout ! Nous n’avons rien à vouscacher… »

La journée du lendemain me parut longue. Jen’y vois qu’un incident sans importance dans l’après-midi : ledocteur qui arrive chez moi assez agité et qui me supplie dans lesformes les plus mystérieuses d’oublier tout à fait (de chasser dema mémoire) ce qu’il m’avait dit la veille des six médecins quel’on allait embarquer à Cadix. Surtout, je devais oublier le nom dela ville espagnole !

Enfin, je devais tout à fait ignorer ce qui,d’une façon ou d’une autre, pouvait me mettre à même de situerLe Vengeur au fond des vastes mers (j’avais pensé que nousdevions être entrés dans le détroit de Gibraltar et que c’étaitquelque part par là que nous avions rencontré le sous-marinboche).

Après ma promesse d’oubli, le docteur quim’avait tâté le pouls en pensant à autre chose (comme toujours) eten hochant la tête, disparut en me jurant une amitié éternelle.

Enfin, le soir arriva où Buldeo m’introduisitdans la petite chapelle, que nous trouvâmes au fond de labibliothèque privée et qui communiquait directement (me dit Buldeo)avec la chambre du capitaine. Buldeo me laissa seul.

Cette petite chapelle était un véritablebijou, une pièce d’orfèvrerie plus que d’architecture, reproduisant(je vais vous la décrire ainsi d’un coup), reproduisant enminiature la Sainte-Chapelle du Palais de Justice de Paris, cechef-d’œuvre de l’art gothique flamboyant, comme disent lesguides.

Les hautes verrières de couleur étaientéclairées par des lampes électriques placées extérieurement, detelle sorte que la lumière qui les traversait et se répandait surles dalles de marbre et sur l’autel paraissait empruntée à un journaturel.

Certes ! avec ce silence et avec cetteapparente immobilité et tout ce rayonnement gothique, on oubliaittout à fait en quel lieu on se trouvait en réalité, pour ne plusvoir que le grand Christ qui étendait ses bras martyrs au-dessus del’autel ; et les genoux étaient prêts à plier comme dans unevraie maison du bon Dieu, sur la terre solide.

Il y avait, dans cette petite chapellemerveilleuse, quatre porte-missels d’une grande beauté, quatrelutrins qui en faisaient tout le mobilier.

Sur ces quatre lutrins, je vis quatreregistres verts énormes, à coins de cuivre, dont l’apparencebrutalement commerciale jurait singulièrement dans ce cadresacré.

En revanche, je fus attiré par un livre detoute beauté qui avait été placé sur l’autel lui-même, devant letabernacle. La couverture, toute incrustée de pierres précieuses,représentait, à elle seule, une somme considérable. Jamais l’artbyzantin, dans ses jours d’opulence la plus folle, n’avaitpareillement enrichi la parole écrite de celui qui prêcha lapauvreté !

Je soulevai la couverture, curieux de liredans ce flamboyant évangile ! Mais je n’eus pas plus tôt jetéun coup d’œil dans ce livre terrible que je le laissai retomber enreculant et en poussant un soupir d’horreur !

Hagard, ne demandant qu’à fuir, je meretournai.

« Monsieur Herbert de Renich, qui doncvous a permis de regarder dans monGrand-Livre ? »

J’avais en face de moi le capitaine Hyx qui metendait la main d’un geste amical et simple.

Chapitre 24CE QUI FUT DIT DANS LA PETITE CHAPELLE

Donc il me tendait la main.

C’était la première fois qu’il avait ce gesteavec moi et j’eusse donné cher, très cher, pour qu’il n’eût jamaispensé à l’avoir. Néanmoins je lui pris cette main que je désiraissi peu. Elle n’était point froide ni brûlante. Elle n’avait riend’extraordinaire.

Il me conduisit devant les quatre lutrins etles quatre registres verts à coins de cuivre, d’où pendaient dessignets de soie qui se terminaient par de petits carrés deparchemin sur lesquels on avait inscrit soit des chiffres, soit deslettres des différents alphabets connus en Orient comme enOccident.

« Monsieur Herbert de Renich, me dit-il(en faisant allusion à mon indiscrétion de tout à l’heure), avantde regarder dans mon Grand-Livre que j’ai déposé sur lapierre sainte, devant le tabernacle, parce que monGrand-Livre appartient à Dieu, il est bon de jeter d’abordun coup d’œil sur ma comptabilité ordinaire, quiappartient encore aux hommes !… »

Sa main me montrait alors les quatre registresverts, sur la couverture desquels je lus : livre journal,livre de copies de lettres, livre des inventaires, livre debalance.

« C’est avec ces livres-ci,continua-t-il, que j’ai fait ce livre-là (le livre riche de lapierre du tabernacle) et que je continue de le faire, et que jecontinuerai de le faire, tant que Dieu lui-même ne m’aura pasenvoyé son Ange pour y tracer le mot : Fin !… »

Ici il parut réfléchir. Et j’écoutais sonsilence comme, tout à l’heure, j’écoutais sa parole. Et voilà queson silence lui-même, maintenant, m’inquiétait et me dominait… Toutde même, je n’allais pas me mettre à avoir de la sympathie pourcette horreur d’homme, qui était le plus cruel ennemi d’Amalia etpeut-être le mien. Quand je réfléchis maintenant à tout cela je nepuis, en vérité, m’expliquer mon état de faiblesse d’esprit que parune force exceptionnellement irrésistible qui me matait, comme ellemate tout… et cette force, c’est la sincérité ! Oui, cet hommedans son horreur, était sincère. Il croyait avoir raison !Regardez-le ! Écoutez-le réfléchir un instant, danscette chapelle, devant ce Dieu qu’il ose invoquer !…

Il rumine tranquillement toutes les raisonsqu’il a d’avoir raison, et il prie peut-être le Seigneur dem’éclairer, moi Carolus Herbert de Renich !

Il m’a lâché la main. Il pose maintenant lasienne sur le premier livre vert à sa droite, qui porte cetteindication : Livre de balance, et il medit :

« Monsieur, vous avez une âmegénéreuse : votre folle conduite en ce qui concerneMme l’amirale von Treischke l’atteste ; mais j’espèretout de même pour vous que d’aussi beaux mouvements, tout naturelschez un homme encore jeune, ne vous empêcheront pas de considérersainement les tristes et formidables nécessités où je me suis vuacculer, pour la vengeance de Dieu et l’honneur des hommes !…Monsieur Herbert, en face des crimes de la Bête, que pouvais-jefaire, sinon ouvrir des livres de comptabilité ?… Lesvoilà, vous pouvez les feuilleter, chacun peut les lire !…C’est une honnête comptabilité qui ne craint aucun contrôle !…Lisez ! lisez !… (Il ouvrit le livre.) Ceci est unecomptabilité spéciale, comme on n’en voit guère dans le commerce,mais qui répond assez bien à nos besoins. C’est une balance tout àfait nouveau genre, qui tient compte non seulement de l’objetéchangé, mais encore et surtout de la qualité de l’individupropriétaire de l’objet ! Car souvent la qualité de l’individufait la qualité de l’objet ! Il y a bras et bras, comme ily a fagot et fagot ! Ainsi le bras ou la jambe, ou mêmela tête de l’amiral von Treischke sont infiniment plus chers quen’importe quel bras ou jambe, ou n’importe quelle première têtevenue !… »

Comment vous dire l’effet produit sur moi parune conversation aussi inattendue. J’en avais trop vu sur ce bateaud’enfer pour pouvoir espérer une seconde que j’étais l’objet dequelque macabre plaisanterie. Du reste, l’aspect et le ton ducapitaine Hyx chassaient pour toujours toute idée plaisante. Ilparlait le plus sérieusement du monde, je le savais. Et, merappelant des conseils de Dolorès, je fis effort pour être à lahauteur.

Il me demanda très aimablement :

« Me comprenez-vous unpeu ?

– Oui, fis-je : enfrissonnant… je vous comprends tout à fait : c’esthorrible ! horrible !

– Remarquez, cher monsieur, que si vous ne mecompreniez pas, il faudrait bien que je m’en console !…L’important pour moi et pour le monde était que je fussecompris d’eux !…

– Et ils vous ont compris ?…

– Ils commencent !… Tout de même, en cequi vous concerne, je voudrais bien, autant que possible,exprima-t-il avec une grande politesse un peu affectée (la nuancene m’échappa point), vous inspirer d’autres sentiments que celui del’horreur. Si vous aviez la patience, ou seulement la bonne volontéde considérer notre mouvement d’affaires depuis six mois, vousverriez que nous avons obtenu des résultatsappréciables !

– Vous êtes en correspondance directe aveceux ?…

– Certes ! fit le capitaine Hyx en sedirigeant vers son copies de lettres, vous pouvez en juger parvous-même, autant qu’il vous plaira. La poste restante n’a pas étécréée uniquement pour la commodité des neutres… Le tout, encore unefois, est de parler à ces gens-là comme ilconvient !… »

Là-dessus, il ouvrit le copies delettres et m’invita à parcourir les premières lignes d’unecorrespondance échangée avec certain commandant de sous-marinillustre en Allemagne. Je relevai la tête, évidemment plus ému queje n’aurais voulu le paraître.

« C’est tout simplement effrayant !fis-je.

– Vous trouvez ?… dit le capitaine Hyx…Il y a des gens vraiment extraordinaires, des gens comme vous,monsieur, au cœur tendre, qui écrivent couramment que les Boches(comme disent les Français), ennemis de l’humanité, sont aussistupides que dangereux, parce qu’ils sont incapables de concevoirune autre mentalité que la leur et qu’ils ne peuvent raisonner pourles autres qu’avec leur raison de Boches !

« Mais ces gens dont vous êtes, vous,monsieur, sont aussi dangereux et pardonnez-moi le mot, aussiBoches dans leur genre,que les Boches eux-mêmes,quand, pour répondre aux crimes de ceux-ci, ils leur parlent lelangage de l’humanité ! C’est vous qui, alors, ne pouvezsortir de votre intellectualité ! C’est à vous qu’il fautreprocher d’être incapables de concevoir une autre mentalité que lavôtre !… Sans quoi vous parleriez boche aux Boches !…

« Et parler boche aux Boches, c’estparler le langage de l’épouvante ! le seul qu’ils puissententendre, le seul sur lequel ils comptaient pour convaincre lemonde !… le seul, par conséquent, avec lequel on puisseespérer les convaincre, eux !… Et je leur dis : “À nousdeux ! épouvante pour épouvante !… Bras pour bras, jambepour jambe, œil pour œil, dent pour dent !…”Comptons !

– Oui, oui, oui, oui, oui !…

– Et je compte !… Ainsi, voyezoù nous en sommes pour les bras… Voyez au livreinventaires et au livre balance !…

– Je vous en prie ! J’ai compris !j’ai compris ! j’ai compris !…

– Et pour les mains !… pour les petitesmains d’enfants !… Savez-vous combien ils nous en doiventencore de petites mains d’enfants ?

– Assez ! assez ! vous ne me ferezpas croire, m’écriai-je, hors de moi, que vous coupez les mains despetits enfants !

– Non !… jeta l’Homme, sombre,en refermant le livre d’un geste brutal. Non !… Il n’y a quepour les enfants que nous leurs sommes inférieurs !… Jen’ai pas pu !… On a des faiblesses !… Mais nousprenons deux paires de mains d’hommes pour une paire de petitesmains d’enfants !… »

Je me tenais la tête entre mes doigts crispés,avec le geste de celui qui a peur pour sa raison.

« Calmez-vous, me dit-il…calmez-vous !… J’ai besoin de tout votre calme, monsieurle neutre !…

– Et les femmes ? râlai-je… que faitesvous des femmes ?

– Cela, je ne puis encore vous le dire :Mme l’amirale von Treischke étant notre premièreprisonnière !…

– Vous n’oserez pas plus toucher à une femmeque vous n’avez touché aux petits enfants !… Je comprendstout !… tout !… tout !…, mais je ne comprends pasqu’on touche à une femme, à une femme du reste qui n’a rien fait…qui est la première à pleurer sur les crimes des Boches !… etsur ceux de son mari !… Vous avez trop de victimes, toutesprêtes ici, pour qu’il soit utile de faire couler le sang d’uneinnocente ! »

Je m’étais laissé aller à mon agitation (pourne pas dire à mon indignation) et je n’étais pas fâché du toutd’avoir trouvé cet argument de l’inutilité du suppliced’Amalia. Il me paraissait de nature à frapper un esprit aussipositif et peut-être aussi juste, dans l’horreur, quecelui du capitaine Hyx. De fait, je pus croire lui avoir donné àréfléchir. Il m’écouta sans impatience, jusqu’au bout, puis meconsidéra en silence, avec une grande douceur apparente ;enfin il poussa un soupir qui me donna beaucoup d’espoir, car ill’accompagna de ces mots : « Oui, une femme, c’estaffreux ! »

C’était beaucoup, pour une fois !… Jepensai qu’il serait habile de ma part de ne point insister pour lemoment… Et comme son geste me priait de m’asseoir, à son côté, surun banc d’œuvre merveilleusement sculpté placé à la droite del’autel, je dis seulement :

« J’ai confiance en votrejustice !… »

Et puis, croyant comme un niais (ne m’avait-ilpas appelé ainsi tout à l’heure) que j’avais partie gagnée, ou, entout cas ; qu’elle était en bonne voie de l’être, je résolusde montrer une intelligence de plus en plus ouverte à la grandeurfuneste (pour les Boches) de l’œuvre de sang de ce terriblephilanthrope, et comme j’avais été amené à parler de prisonniers,je lui dis :

« Si les Allemands vous ont compris chezeux comme ils semblent vous avoir compris ici, vous pouvez, eneffet, vous féliciter, capitaine… (Silence du capitaine, il semblene m’avoir pas entendu.) Alors je répétai en hochant la tête (commele docteur) : Cela n’a pas été le moindre sujet de mesétonnements que la parfaite tranquillité avec laquelle cesmessieurs prisonniers paraissent vous comprendre !…

– Oui ! oui, je sais ! finit pardire le capitaine…

– Car enfin ce n’est pas seulement votresystème de comptabilité qu’ils comprennent, c’est encore qu’ilssont destinés à le faire valoir en personne !…

– Évidemment !

– Eh bien ! permettez-moi de vous dire,capitaine, que je n’en reviens pas !

– Et que vous admirez leur tranquillefatalisme ! Je sais, je sais !…

– Ah ! on vous a dit ?…

– Oui, j’ai lu cela sur le rapport quotidiendu docteur ou de Buldeo, je ne me souviens plus… (Tiens ! ilsfont des rapports quotidiens !… Se méfier !) Enfin, vousles trouvez sublimes d’impassibilité ?…

– Ou encore révoltants de lâcheté !exprimai-je dans la crainte de lui avoir dit quelque chose de trèsdésobligeant.

– Enfin, tantôt ils vous révoltent parcequ’ils ne se révoltent pas et tantôt ils vous enthousiasment parcequ’ils ont l’air de ne pas même se préoccuper du supplice qui lesattend !… Eh bien, monsieur Herbert de Renich, sachezqu’ils y pensent tout le temps à leur supplice ! qu’ils nepensent qu’à cela ! et qu’ils font tout pour y échapper !et que le principal qu’ils puissent faire pour y échapper estjustement de rester impassibles !… Ah ! les B…, cesont des gens pratiques, allez ! beaucoup plus pratiques quesublimes !… Les connaissant tels, je leur ai parlé encore leurlangage, et encore ils m’ont compris tout de suite et j’ai eu lapaix tout de suite !

« Monsieur Herbert de Renich, je les aidivisés en otages, en demi-otages, en tiers d’otage, en quarts…d’otage ! Les otages tout entiers sont évidemment les plusheureux ! Ils sont a peu près sûrs de n’être pas endommagés.Leur vie, il est vrai, me répond de certaines vies prisonnières enAllemagne, mais ces messieurs ont pris leurs précautions pour qu’ilne leur arrive aucun fâcheux incident. Ils ont prévenu eux-mêmes lamère-patrie du sort qui leur était réservé. C’est ce qui vousexplique la mine gaillarde de von Busch et la gaieté charmante devon Freemann ! Maintenant, saisissez que pour obtenir derester otage entier il a fallu que ces messieursaffichassent une particulière impassibilité. Celui qui bronche ouqui gémit sur son sort, où même sur le sort des autres,celui-là est destiné à être très entamé !(Pardonnez-moi l’expression.) »

Mais, hélas ! cette expression, je ne lalui pardonnai pas !… Et je ne pus m’empêcher de m’écarter unpeu de lui, sur le banc qui nous avait reçus tous les deux…

S’aperçut-il de ce mouvement spontané etregrettable ?

Ne s’en aperçut-il pas ?…

L’acharnement tranquille avec lequel ilcontinua de développer son horrible système m’inclinerait plutôt àpenser qu’il s’était parfaitement rendu compte de l’effetproduit ; et bientôt, du reste, il me fut impossible deretenir un nouveau geste d’effroi…

« Je vous fais horreur ? medemanda-t-il tranquillement.

– Vous m’épouvantez !… Vous épouvantez unhonnête homme, monsieur !… un honnête homme qui, finalement,se refuse à ajouter foi à toutes vos folles imaginations…Non ! non !… tous ces discours ne me convaincront pas del’abominable réalité de votre dessein !… Vous voulez leurfaire peur !… Vous voulez leur faire peur,monsieur !

– Certes ! répondit l’Homme.Certes ! leur faire peur ! comme ils ont voulu faire peurau monde, en massacrant les paisibles populations du Nord !…Je leur fais peur aussi sérieusement quecela !… »

Et me prenant soudain le poignet, et me leserrant à me faire crier :

« Ai-je donc l’air de plaisanter ?me dit-il, d’une voix sifflante… Avez-vous vu hier ; quand ona coupé la langue de cet illustre savant bavard, que jeplaisantais ?…

– Non ! non !… je n’ai pas vucela !… m’écriai-je effrayé de l’exaltation soudaine de moninterlocuteur… C’était véritablement horrible !…mais, à part celui-ci, qui pouvait être sacrifié et quiavait peut être mérité de l’être, comme unavertissement !… votre vengeance n’a encore été qu’unepromesse !… qu’une menace !… Dites-le-moi que jeconserve encore un espoir !…

– L’espoir de quoi, monsieur ?… Vous meposez là une question à laquelle je ne répondrai pas. Cela est uneaffaire entre Dieu et moi !… Que vous importe que quelques-unsaient déjà payé, ou que le payement ne s’effectue que dans huitjours ou “à quinzaine” ?… Le temps ne fait rien àl’affaire !… Ils payeront, je vous le jure !… Voilà quiest clair !…

– Les malheureux !… Lesmalheureux !…

– Ah ! ne les plaignez pas tous !…me jeta le capitaine en ricanant horriblement… Il y en a qui sontmoins à plaindre que les autres !… ce sont ceux qui, à peuprès rassurés sur leur sort s’amusent du sort desautres !… Et surtout ne croyez pas qu’ils aient un effortquelconque à faire sur eux-mêmes pour regarder souffrir lesautres !… même quand ceux-ci sont des amis, des frères, descompagnons d’armes !… Je sais que vous les avez vus dans leurbaignoire grillée, après dîner ! Vous ont-ils produitl’effet d’être mal à l’aise ? oui ou non !…répondez !

– Non ! c’est plus épouvantable encoreque tout ce que je pouvais imaginer !… Non, non ! ils neparaissaient pas mal à l’aise !… Ah ! vous êtes ledémon !… » (Ceci partit de moi, tout à fait malgré moi,comme une bombe que j’aurais eue en moi.)

Mais alors il ne parut pas m’en vouloir. Ilsourit même, en se grattant de l’index le coin de la lèvre sous sonmasque, et il continua :

« Monsieur, vous connaissez l’expressionSchadenfreude ? c’est un mot allemand qui n’ad’équivalent dans aucun autre idiome. Il désigne, en effet, untrait de caractère qui est l’apanage exclusif des Boches ! etil signifie à peu près ceci : “Plaisir que procure laconscience d’avoir causé du mal à autrui”, ou encore “Jouissance devoir souffrir autrui”.

« “Sans doute, a dit Curt Wigand, cevilain sentiment existe plus ou moins prononcé chez certainsindividus des autres nations ; mais il n’y apparaît en quelquesorte que comme l’effet d’un état d’esprit exceptionnel, d’uneimpulsion momentanée, tandis que les Allemands, au contraire, sontvraiment atteints d’une Schadenfreude naturelle etchronique”, si répandue, ou pour mieux dire si générale, que leurlangue, privée de mots pour désigner “délicatesse” et “galanterie”,a dû en forger un afin d’exprimer cette satisfaction haineuse etmalsaine que procure aux âmes basses et cruelles la vue dumalheur des autres ! Or, quand cette vue du malheur desautres est doublée de l’espérance qu’elle pourra peut-être diminuervotre malheur à vous, Boche, vous voyez, monsieur, ce que l’on peutobtenir !…

– Je l’ai vu ! Je l’ai vu !Ah ! monsieur, comme vous les connaissez !…

– Moins bien encore qu’ils ne se connaissenteux-mêmes, me répliqua le capitaine… moins bien, vous le constatez,que ce Curt Wigand, psychologue boche fort avisé, qui paraît biencomprendre ses compatriotes, mais évite d’appuyer sa thèsed’exemples ; cependant, une fois l’esprit aiguillé sur cettevoie, pour peu qu’on ait quelque connaissance, même superficielle,de l’histoire et des mœurs des Allemands, ces exemples seprésentent en nombre à la mémoire. Car la Schadenfreudefut de tous les temps ; partout où le Prussien principalementa passé, on retrouve la trace des raffinements où se sontmanifestés, tantôt son prurit natif de salir et de profaner, tantôtsa férocité ingénieuse. À Nuremberg se voit encore la fameusemadone, qu’inventa un Hohenzollern, Frédéric à la dent de fer,dit-on. Elle était jadis au vieux château de Berlin : c’estune statue de bois creuse, qui s’ouvre comme une armoire et dontles battants et les parois intérieurs sont garnis d’énormes pointesd’acier.

« Quand les juges aux gages duditFrédéric manquaient de preuves pour condamner un accusé, ils ledéclaraient absous et l’amenaient devant la madone pour qu’il luiadressât ses actions de grâces. On le poussait dans les bras de lastatue qu’un mécanisme secret refermait aussitôt sur lui, lebroyant de son étreinte et le perçant de ses cent poignards Qu’onimagine les hurlements qui sortaient alors de cette sinistreeffigie, secouée par l’agonie du malheureux qui se débattait dansce cercueil dressé, se déchirant lui-même aux lamestranchantes !… et qu’on décide si jamais l’imagination d’unbourreau a conçu chose comparable en cruauté, en hypocrisie et enprofanation à cet instrument de torture prussien auquel soninventeur avait donné les traits et l’attitude placide de la Viergemiséricordieuse ? Atrocité moyenâgeuse, dira-t-on, vestiged’une époque féconde en pareilles horreurs ? En 1814, leurBlücher, se souvenant de la madone de Nuremberg, traînait enChampagne, parmi ses bagages, la “cage aux Français”, grande caisseà claire-voie, dont le parquet était formé de lamelles coupantes etbâtie telle sorte qu’on ne pouvait s’y tenir ni debout, ni assis,ni couché.

Le vieux reître se déridait aux contorsions etaux gémissements des prisonniers qu’il verrouillait là-dedans.

– Les sauvages ! Les sauvages !

– Monsieur, les sauvages n’ont paschangé ! Les rapports officiels belges et français vousattesteront que leur imagination du mal, et de la souffrance, et dela jouissance de souffrance ; n’a fait que croître etembellir. Non ! non ! les sauvages ne changeront pas,tant qu’ils ne trouveront pas plus sauvages qu’eux !… Etsi par hasard, car encore une fois il y a de par le monde des genstrès bien intentionnés, comme vous, monsieur le neutre, quidéploient un zèle neutre à essayer de concilier le blanc et lenoir, la plaie et le couteau, et à faire oublier à la plaie lecouteau, si par hasard, dans cette bonne humeur d’oubli et depardon général, vous étiez porté à mettre en doute le témoignage,même officiel, des crimes commis par les Boches, je vousrappellerais, moi, aux témoignages boches qui lesglorifient ! : Faut-il que la civilisation élève sestemples sur des montagnes de cadavres, sur des mers de larmes, surdes râles mourants ? Oui. (Maréchal von Haeseler,1915.)

Ne donnez pas de quartier, soyez aussiterribles que les Huns d’Attila. (Guillaume II, 1900.)

On peut fusiller les prisonniers… On peutcontraindre les otages à exposer leur vie. (Manuel du grandétat-major allemand, 1902.)

C’est avec mon consentement que le généralen chef a fait brûler toute la localité, et que cent personnesenviron ont été fusillées. (Von Bülow, commandant la2e armée, 1914.)

Tous les prisonniers seront mis à mort.Les blessés, avec ou sans armes, seront mis à mort. Aucun hommevivant ne doit rester derrière nous. (Général Stenger,commandant la 58e brigade, 1914.)

« Et combien d’autres et combien d’autrescrimes, dressés sur le monde comme une vérité, comme une religionnouvelle ! La vieille religion nouvelle pour le monde du bonvieux Dieu allemand !… Qu’en dites-vous, monsieur leneutre ?… »

Il s’était levé ! Certes, il n’attendaitpoint ma réponse et je n’avais, hélas ! aucune réponse à luifaire. Il dressa ses mains vers Dieu et s’écria :

« Voilà une doctrine qui se tient d’unemiraculeuse cohérence, et qui, certes, a le mérite de ne pasreculer devant les difficultés morales par lesquelles les peuplesjusqu’ici se faisaient gloire d’être arrêtés. Cette doctrine, ôBoches divins, vous ne l’avez pas seulement conçue, vous l’aveztraduite en actes, après scientifique préparation, et la justicedoit vous être rendue que vous avez su pleinement vous yconformer !…

« Eh bien, monsieur, moi, j’ai été aussineutre que vous !… Si j’ai un masque sur le visage, c’estqu’il y a un intérêt général, quelque part, à ce que l’on ignoremon nom, c’est que je dois être seul responsable de ma réponseau crime boche !… Mais mon nom est celui d’un bienfaiteurde l’humanité ! Mon immense fortune a servi jusqu’à ce jour àapaiser le mal sur la terre !… Il est écrit au frontispice detous les hôpitaux !… Or, aujourd’hui, je me ruine pour latorture ! Et je crée des bourreaux ! Et je défie Dieu den’être pas avec moi !…

« C’est très beau, continua-t-il d’unevoix sourde, irritée, de flétrir le crime et de rendre des verdictsd’infamie !… C’est très beau de prononcer des jugements contrele crime comme ce verdict du jury de Kinsale qui, après lacatastrophe du Lusitania, clamait sur le monde : “Cecrime effroyable viole le droit des gens et les conventions de tousles civilisés. Nous portons donc contre les officiers du sous-marinallemand, contre l’empereur et le gouvernement de l’Allemagne, quileur en ont donné l’ordre, l’accusation d’assassinat en bloc.”C’est très beau, mais, ce sont des paroles ! desparoles ! des paroles !… Moi, monsieur, j’ai apporté unacte !…Je n’ai point perdu mon temps à maudire le crime,j’ai voulu l’arrêter ! Levez-vous, voyez, ayez lecourage de feuilleter ma comptabilité, et vous me direz sij’ai eu tort ou si j’ai eu raison !… Même si je vous faishorreur, qu’est-ce que vous voulez que ça me fasse, à moi,votre répugnance ?… Est-ce que vous croyez que lamienne n’a pas été plus redoutable pour l’œuvre que la vôtre ?Mais je l’ai vaincue !… et c’est le principal !…Tenez ! monsieur ; tenez !… un petit effort !…un tout petit effort !… Traînez-vous jusqu’à mon copies delettres !… Là !…, là… Tenez ! cette lettre quim’est parvenue à Madère par les bons soins de la kommandantur deBruxelles !… Il s’agit d’un procès… C’est justement cettesemaine, dans deux jours, que vont passer devant le conseil deguerre plus de quarante Belges, employés télégraphistes accusésd’espionnage. Ce procès, l’un des plus importants parmi ceux quiont été instruits jusqu’ici, est un procès de condamnations àmort !… Eh bien, monsieur, lisez cette lettre quim’accorde leur grâce, d’avance !…Et maintenantmaudissez-moi ! Qu’est-ce que vous voulez que ça mefasse ?… Je vous le demande !… »

Chapitre 25DEUX PORTRAITS DANS L’ABSIDE

Cette fois, ce fut moi qui, très humblement,comme un pauvre sire qui ne peut tour à tour que s’effrayer,maudire, puis admirer, lui tendis la main. Cet hommage de mon âmeasservie (et déjà prête à tout admettre et à tout comprendre dumoment qu’elle espérait fermement dans le salut d’Amalia), ill’accepta comme une chose due et qui n’étonnait nullement. Cethomme venait de m’apparaître vraiment grand, planant à des hauteursprodigieuses comme un juste destin aux yeux débridés, châtiant avecune foudre logique le crime sur la terre, ce qui était tout à faitnouveau pour le destin. Sa comptabilité bien tenue dirigeait sescoups !

Tout cela était très beau et, en vérité, jen’étais pas loin, comme l’avait prédit Dolorès, de pleurerd’enthousiasme et de remords sur la main du nouveau dieumasqué…

Maintenant il faut que je vous dise commentl’Archange des Eaux redevint pour moi Satan, ou plutôt comment ilse confondit à nouveau avec lui.

Il m’avait entraîné dans l’abside, derrièrel’autel. C’était un joyau dans le joyau, cette petite abside danscette petite Sainte-Chapelle !

Les hautes verrières, encadrées de leurslégers fuseaux gothiques et de l’armature flamboyante des rosaces,nous versaient leurs rayons pourpres…

Et le capitaine me montra du doigt uneinscription dont les lettres écarlates venaient de s’allumer auhaut des verrières : « Remember MissCampbell ! » (Souvenez-vous de MissCampbell !)

« C’est à ce cri-là, me dit-il, que lesrégiments anglais chargent aujourd’hui !… C’est avec cesouvenir-là que Le Vengeur se promène sous les mers,quærens quem devoret » !…

Puis il me pria de faire un demi-tour surmoi-même, et j’aperçus alors, derrière l’autel, deux hauts cadresrecouverts d’un crêpe noir.

Il fit un geste : l’un de ces voilesglissa et j’aperçus une angélique figure bien connue, celle de missCampbell, martyre.

La lumière venue en faisceaux des verrièresjetait sur elle comme des fusées de sang.

Je tressaillis de la tête aux pieds. Cettevision soudaine de la sainte me rappela les paroles de Dolorèsrelatives à ce portrait et à celui d’à côté, « plusredoutable encore » !

L’Homme avait croisé les bras devantl’admirable figure de miss Campbell et il parlait, comme enprière ; il disait :

« C’était la fille d’un pasteur devillage, non loin de Norwich. On a rendu hommage à ses vertus, quil’élevaient au-dessus des créatures humaines ; mais ce quel’on n’a pas assez dit, c’est la sévérité qu’elle eut toujours pourelle-même. Plutôt que de commettre le plus léger mensonge, elle eûtpréféré mourir. Et elle est morte de cela ! Elle estmorte de la franchise avec laquelle elle a avoué qu’elle n’avaitpas voulu livrer à leurs exécuteurs les victimes anglaisesréfugiées sous son toit.

« C’était une grande amie à moi et à mafamille !… Nous étions liés depuis longtemps par tout le bienqu’elle m’avait fait faire… Quand je la sus captive, poursuiviepour haute trahison, j’étais en Angleterre. Je résolus de lasauver, coûte que coûte, avec une amie qui lui était aussi dévouéeque moi-même. Nous prîmes passage sur un paquebot qui devait nousdébarquer en Hollande. Là, tout était préparé pour que nouspuissions nous trouver, incognito, à Bruxelles, quelques heuresplus tard. Malheureusement, notre steamboat rencontra une mine etnous sautâmes. Je fus blessé, recueilli par un chalutier qui meramena à Tilbury, à l’entrée de la Tamise. Quant à mon amie, dontj’avais été séparé, et que je ne devais plus jamaisrevoir, j’ai appris depuis ce qui lui était arrivé… »

Il s’arrêta. Je vis ses épaules se soulever,sa poitrine ardente se gonfler du plus affreux soupir… Enfin, ayantvisiblement vaincu la manifestation qu’il jugeait indigne de sonhumaine souffrance, il put continuer :

« Sans blessure, elle avait été sauvéepar une barque hollandaise qui l’avait conduite à Flessingue. Lelendemain, avec le faux papier, elle se trouvait à Bruxelles, prêteà agir. Elle avait une somme considérable sur elle. Elle n’avait,du reste, pas besoin d’argent pour trouver des complices. Ellesfurent bientôt quelques-unes prêtes à mourir pour sauver missCampbell ! We want leave a stone unturned till wesave her ! (nous soulèverions le monde pour lasauver !) disaient-elles.

« Habillée en infirmière, mon amie putpénétrer dans la prison, vingt-quatre heures avant l’exécution. Leplan fut vite conçu et arrêté. On ne pouvait la sauver que sur lelieu même de l’exécution ! L’officier qui devait commander lepeloton d’exécution fut acheté. Sa fuite était assurée avec cellede miss Campbell et il recevrait, en Hollande, un million. Lescartouches seraient des cartouches à blanc ! Miss Campbelldevait faire la morte !

« On n’avait oublié qu’un détail,c’est que Miss Campbell ne savait pas mentir et qu’elle netomba pas lors de la décharge !… On a raconté qu’ellen’avait pas eu la force de se traîner jusqu’au poteaud’exécution ; cela est faux ! Elle y alla le front haut,le sourire des martyres aux lèvres, les yeux vers Dieu !…n’ayant jamais cru, hélas ! à la possibilité de réussite denos plans et de toutes nos tentatives et ne les aidant, du reste,en aucune manière.

« Si bien qu’après la décharge du pelotond’exécution elle ne s’abattit point, ni même ne chancela… et ne secrut réellement frappée à mort que lorsque l’officier complices’avança vers elle, pâle comme un spectre, terrifié de la voirencore debout et lui déchargea son revolver, chargé à blanc, àbout portant, dans la figure.

« Or, il y avait là quelqu’un quiassistait à la cérémonie, caché derrière le rideau d’une fenêtre,c’était le vice-amiral von Treischke. Il eut la sensation qu’il sepassait quelque chose d’anormal, et celui que l’on appelle encorela Terreur d’Anvers et de Bruges sortit dans la cour, se pencha surmiss Campbell, se rendit compte qu’elle n’était qu’évanouie et sechargea lui-même, avec son propre revolver, de la tuer, cette fois,pour de bon !

« Voilà ce qu’a fait von Treischke !Et beaucoup d’autres choses encore !… Aussi vous comprendrez,monsieur, qu’il m’est particulièrement pénible d’entendre un hommede bon sens comme vous, si neutre qu’il puisse être, élever tropsouvent la voix en faveur de ce monstre, ou même en faveur dequelque membre de sa famille !… »

Ceci avait été dit d’une façon si lugubre queje compris tout à coup que j’avais tort d’espérer…

Avec un geste de supplication folle (carl’idée de la possibilité même du supplice d’Amalia suffisait à mefaire perdre la raison) je m’écriai : « Ce n’est pointpour ce monstre que j’intercède, vous le savez bien, capitaine,mais pour sa femme ! »

Le capitaine Hyx se retourna brusquement versmoi, et je dus reculer sous l’éclat de son regard et de saparole :

« Et lui, monsieur, a-t-il eu pitié desfemmes ? Comment voulez-vous qu’il me comprenne, si j’aipitié de la sienne ?… Et j’ai besoin qu’il mecomprenne ! lui surtout !… Quand il verra ce quenous n’hésitons pas à faire de sa femme pour commencer, ilrespectera peut-être celle des autres !… Et quand il auraassisté à toutes les besognes d’ici, bien faites pour êtrecomprises d’un Boche, quand il aura fait le tour de notretoute-puissance et de notre crime, comme vous dites ou comme vouspensez, peut-être que le crime boche amènera son pavillon !Alors nous amènerons le nôtre, mais pas avant !…

« Voilà ce qu’il faut faire comprendre àl’amiral von Treischke, voilà pourquoi il viendra ici, et voilàpourquoi il repartira d’ici ! J’aurai beaucoup plus deconfiance en lui pour convaincre ces messieurs de l’amirauté aprèsqu’il aura vu ce que nous avons à lui faire voir, qu’en sa femmeque l’on ne croirait pas ! »

Je restai anéanti, stupide de ce nouveau coupde foudre auquel m’avait cependant préparé en partie la confidencede Dolorès…

Ainsi cet homme extraordinaire arrivait, avecson raisonnement, à laisser repartir indemne le criminel et àconserver, pour la torture : l’innocente !…

Il n’y avait plus qu’à pleurer comme unenfant… c’est ce que je fis en murmurant :

« Une femme !… une femme !… nel’avez-vous pas dit vous-même, tout à l’heure : c’est affreuxde faire souffrir une femme !…

– Monsieur le neutre ! reprit-il d’unevoix basse où tremblait sa colère domptée… il y a là, à côté duportrait de miss Campbell, un autre portrait de femme : jevais vous dire ce que l’amiral von Treischke et ses hommes ont faitde cette femme-là : « L’officier dont elle avait achetéla complicité, pris sur le fait, la vendit, c’est-à-dire qu’ildénonça l’endroit, le village aux environs d’Aerschoot, où missCampbell et lui devaient venir la rejoindre en auto pour, de là,avec les déguisements et tous les papiers nécessaires, franchir lafrontière hollandaise… Au lieu de voir arriver miss Campbell, cettefemme et trois infirmières qui lui avaient prêté leur aide danscette formidable aventure, virent arriver von Treischke et satroupe, qui était ivre. Elles comprirent que tout étaitperdu ! Du reste, il n’y eut aucun genre d’explication. Ellesfurent traînées comme des bêtes à l’auberge et jetées dans un coin.Elles assistèrent à une orgie comme tant de témoignages,hélas ! nous en ont rapporté. Elles voulaient résister à leursbourreaux… Les misérables devinrent fous de rage, en abusèrent, lesattachèrent sur une table et mirent le feu à l’auberge ! Lesouvenir tout proche des infamies d’Aerschoot les inspirait. Voilàde quels crimes, sous le commandement de l’amiral von Treischke,fut suivi l’assassinat de miss Campbell ! Voilà de quelle mortest morte cette femme dont le portrait est ici, sous cevoile !… Monsieur le neutre ! Le monde a ignoré ceschoses car elles furent soigneusement cachées pour diversesraisons, mais un témoin est venu à moi avec les preuves et ledernier adieu de… de celle qui allait mourir, et de quellemort ! pour miss Campbell !… Alors, oh !alors ! j’ai juré que Le Vengeur naîtrait !Celui qui vengerait et miss Campbell ! et le monde !… etma femme ! »

Il laissa échapper ces derniers mots, quiétaient en effet pour moi une bien redoutable révélation,comme s’il lui était impossible de les retenir pluslongtemps !… Enfin, comme s’il était honteux d’avoir cédé,comme un simple mortel, au mouvement de sa douleur, il me lâchaaussitôt le poignet et je le vis disparaître derrière l’autel.

Je restai seul dans l’abside et il me futimpossible de ne pas aller au portrait inconnu, de ne passoulever le voile et de ne pas voir !… et de ne pas lereconnaître !

Dans le même instant, l’Homme était revenuet me regardait regarder !…

« Oh ! fis-je, est-ilpossible ! Vous ! vous !vous ! »

Car cette femme me révélait la personnalité deson mari !… Cette figure au profil charmant, cette jeunesse,cette beauté, cette fraîcheur souriante, ce printemps de la chairet de l’âme, et ce chef-d’œuvre de l’art, tout cela était bienconnu, tout cela avait été reproduit pour la joie des yeux dans lesmagazines du monde entier. C’était le portrait deMlle de N…, d’une des plus vieilles familles françaises,et des plus nobles, et des plus illustres, qui avait épousé descentaines de millions en Amérique dans la personne du plus grandphilanthrope de la terre !

Est-il besoin d’en dire davantage pour quevous soyez fixé comme je le fus alors, et pour que vous compreniezpourquoi cet homme, citoyen américain, dans un temps où l’Amériqueprodiguait un inépuisable effort pour faire cesser parpersuasion les crimes sous-marins, mettait sur son visage unmasque destiné à sauver officieusement de toute compromission, sapatrie et ses compatriotes… et pourquoi le capitaine Hyx s’appelaitle capitaine Hyx (l’inconnu), et pourquoi il avait donné à sonvaisseau, armé pour toutes les représailles, un nom français,Le Vengeur, lui qui avait à venger une telleFrançaise !… et pourquoi la femme de l’amiral vonTreischke n’avait plus rien à espérer de cet homme ?…

En ce qui me concerne, mon indiscrétion et macuriosité allaient fixer mon sort.

« Monsieur le neutre, me dit le capitaineHyx, priez que la guerre soit courte, car, maintenant que vous avezvu et que vous savez : si elle durait dix ans, vous resteriezmon hôte pendant dix ans !… » Sous les coups qui mefrappaient, je m’abandonnais à une sorte de délire… et mon désordrene fit qu’augmenter quand le capitaine Hyx me fit revenir presquede force devant l’autel, en face de la pierre qui soutenait sonGrand-Livre… et quand je le vis muni lui-même de ce misselinfernal entre les pages duquel je n’avais pu glisser un coup d’œilsans m’enfuir…

Ce livre était un album de photographies, dedessins, de gravures : photographies, dessins, gravures, toutl’art de la reproduction de l’horreur, officielle, attestéeofficiellement pendant la guerre…

Chaque page de l’album était divisée en deuxparties : dans l’une s’étalait l’horreur officielle,dans l’autre attendait : la Réponse du« Vengeur »…

Mais il y avait des pages où s’étalaitdéjà la réponse ! des pages où Le Vengeur avait déjàrépondu !

Horreur ! Horreur ! je reconnuscertaine photographie qui avait été prise devant moi, un jour quej’étais venu me heurter à certaine baignoiregrillée !…

Ô Dolorès ! comme tu as menti à tonamant ! Pourquoi lui avoir fait entendre que le capitaine Hyxpouvait être capable de pitié et qu’il n’avait préparé que lacomédie de la peur !…

Tu as pourtant vu, toi aussi, le misérable, aufond de la petite chapelle ! Tu l’as vu compter ses crimescomme un avare compte ses trésors ! Hélas ! Hélas !que de réels crimes, déjà ! déjà !… en attendant ceuxqu’il prépare et qui doivent dépasser tous les autres !… ÔDolorès ! quel lien de servitude ou d’effroyablereconnaissance te rattache donc au capitaine Hyx pour que tu mentesainsi, de ta voix douce, à ton ardent et inquiet amant ? Pourque tu caches si soigneusement et si effrontément à ton cherGabriel la valeur réelle de la plus grande cruauté dumonde ?…

Et l’Homme tournait les feuillets ! et meforçait à voir, et, quand je détournais la tête, me courbait sur lelivre !… sur le Grand-Livre qu’il avait dédié àDieu !…

Et l’Homme « enseignait », pendantque la sueur glissait en grosses gouttes de mon front sur ces pagesmaudites.

Soudain il sauta quelques pages et je n’osailui demander si, sur ces pages, la réponse du Vengeur nese trouvait pas déjà !…

Enfin il eut pitié de moi :

« Encore cette page, dit-il ; cesera la dernière ! »

Alors, je vis sur un dessin, le cadavre demiss Campbell, au-dessus duquel se penchait un officier allemandqui avait au poing un revolver fumant ; et puis, au-dessous dece dessin, la photographie de quelques corps mutilés et à demicarbonisés de jeunes femmes dont il était impossible, çà et là, dereconnaître le costume d’infirmières.

« Monsieur le neutre, me dit l’Homme (cefurent ses dernières paroles), vous pensez bien que, lorsque lecouple von Treischke sera réuni, nous aurons à mettre ici quelquespetites images ! Que de besogne, monsieur le neutre, pour lebourreau et pour le photographe ! »

Ah ! le démon !… le démon !… ledémon !…

Je m’enfuis de la petite chapelle !…

Chapitre 26LE DOCTEUR A EMBRASSÉ LA BOUTEILLE DE SKYDAM ET DIT UN MOT À LAFIOLE DE COCAÏNE

M’échapper ! M’évader de cette horribleprison « sous-marine ». Prévenir l’abominable drame quise préparait ! Sortir du cauchemar et me mettre en travers desdesseins criminels du monstre qui avait eu l’espérance de meconvaincre et qui avait pu croire un instant y avoirréussi !

… Il était quatre heures du matin ; jem’étais, au sortir de cette audience diabolique, précipité dans machambre ou plutôt dans cette partie de la prison qui m’avait été sigracieusement réservée ; là, je m’étais jeté sur ma couche,mais le sommeil m’avait fui.

Quelques coups discrets furent frappés à maporte… Je demandai : « Qui est là ? » et jereconnus la voix sourde et prudente du docteur qui me priaitd’ouvrir : ce que je fis.

Médéric Eristal paraissait fort inquiet etaffairé. Il referma la porte lui-même, après avoir écouté lesderniers bruits qui venaient du fumoir-bibliothèque où vonBusch-Boulet rouge et von Freemann, la Mort verte, se faisaientcertainement servir l’avant-dernière bouteille de champagne, pourarroser l’avant-dernier bridge.

Il s’assit à mon chevet et me dit, la langueun peu pâteuse (je m’en aperçus tout de suite) :

« Buldeo nous laissera bien tranquilles.Je viens de lui administrer, dans un verre de skydam, unsoporifique transcendant qui nous donnera la paix à tous.Méfiez-vous de Buldeo, entre parenthèses, ajouta-t-il. Du reste,c’est le capitaine lui-même qui m’a chargé de vous dire certaineschoses… mais, n’est-ce pas, il ne m’a pas chargé de vous diretout !… Cet homme – le capitaine – a besoin qu’on l’aime etmérite, du reste, qu’on le serve, malgré lui !… Comprenez-moià demi-mot. C’est pour son bien que nous travaillons tous !…Il ne faut pas le laisser se déshonorer avec cette histoire defemme !…

– Si je vous comprends, interrompis-je, poursavoir exactement si j’avais un intérêt quelconque à continuer laconversation, il s’agirait, n’est-ce pas, de l’empêcher decommettre un crime sur la personne de Mme l’amirale vonTreischke ?

– C’est cela même : vous y êtes !Seulement, il est inutile de se servir de mots inutiles(là-dessus, il porta rapidement à ses lèvres une petite fiole qu’ilremit aussitôt dans sa poche). Je vous demande pardon, j’ai pris cesoir un petit verre de trop de skydam qui m’exalte !… quim’exalte !… et, pour me calmer, je prends un peu de cocaïne…vous permettez ?… Il n’y a rien de tel comme la cocaïne pourcalmer l’irritation du skydam… et, en vérité, ce soir, pour ce quenous avons à nous dire, j’ai besoin de tout mon sang-froid, commevous allez voir !… Je disais donc qu’il fallait lui épargnercette histoire de femme !… C’est l’avis de la señorita Dolorèset de son fiancé Gabriel lui-même, un couple honorable, comme vousavez peut-être déjà pu en juger…

– Oui, oui, certes !

– Et c’est aussi l’avis du premier officier demanœuvre, vous savez, celui que vous appelez le “midship”, à causede sa jeunesse et de sa bonne humeur loyale… vous y êtes ?

– Oui, oui !… Alors le midship en estaussi ?…

– Quoi ! Il en est aussi ?Il est de quoi, aussi ?… Vous avez des expressions qui vouscasseraient bras et jambes ! Il s’agirait d’un complot pourrenverser le trône d’Espagne que vous ne parleriez pasautrement !… Il est de notre avis, voilà tout, et prêt à nousaider honorablement dans cette affaire honorable enquestion !… Mon cher, il ne faut pas confondre “autour avecalentour” !

– Non ! non ! fis-je en toute hâte,dans la crainte de l’avoir contrarié dans un si beau moment. Neconfondons pas !

– N’est-ce pas ?… Vous m’avezcompris ?… J’ai toujours dit que vous étiez un garçonintelligent ! D’abord, procédons par ordre. Le capitaine esttrès heureux de vous avoir à son bord. Il m’a chargé de vous ledire. Une indiscrétion que vous avez commise et qu’il apeut-être provoquée (je vous l’avoue entre nous, car, au pointoù nous en sommes, nous pouvons nous avouer bien des choses) le metdans la cruelle nécessité de vous garder à son bord !… C’estune extrémité qu’il ne vous a pas cachée et qui, si elle ne faitpas votre affaire, fait admirablement la sienne ! Comprenez,mon cher ami, que vous êtes neutre et que, justement, lecapitaine regrettait toujours qu’il n’y eût point sur LeVengeur un neutre capable de noter avec impartialité tout cequ’il pourrait y voir et entendre ! Vous voilà donc toutdésigné, mon cher ami, pour être ce neutre-là !… cemerveilleux, unique historiographe !… Désormais, toutes lesportes, même les plus closes, vous seront ouvertes ! Je suisencore chargé de vous apporter cette excellente nouvelle… Plus demystère pour vous ! même au fond de la cale la plusprofonde ! même dans la chambre des machines !Eh ! vous devez être un peu ingénieur ?… Vous avez,paraît-il, l’autre jour, lancé un coup d’œil extraordinaire sur lesbobines de travail de notre électricité reconstituée.

– Moi ! fis-je… Moi !…

– Oui, oui ! Ceci, paraît-il, n’a paspassé inaperçu de l’ingénieur en chef, le seigneur électricienMabell, qui en a dit un mot au capitaine…

– Ah ! m’écriai-je, je comprendsmaintenant certaines attitudes pendant la visite du bâtiment…

– Eh ! soyez bien persuadé que ceci,maintenant, n’a plus aucune importance, puisqu’ils vousgardent !…

– J’aime mieux mourir ! murmurai-je…

– Eh ! nous n’en sommes pas là !déclara le docteur en reportant d’un geste brusque et rapide lapetite fiole à ses lèvres, puis en la faisant disparaître denouveau dans sa poche… Je viens d’avoir une grande conversationavec la señorita Dolorès qui pourrait modifier quelque peu leprogramme en ce qui vous concerne… Seulement j’attire toute votreattention sur ce point important ! La señorita Dolorès prendtout sur elle !… ceci est bien entendu !… Quel’affaire manque ou réussisse, elle en est la seuleresponsable !… Une femme peut toujours s’expliquer avec unhomme, à moins que cet homme étant le capitaine Hyx, la femme nesoit Mme l’amirale von Treischke !

– Précisons ! demandai-je en merapprochant de lui… Vous avez dit : “Que l’affaire manque ouréussisse”… Je voudrais savoir exactement de quelle affaire ils’agit en ce qui me concerne… »

Il me regarda d’un œil sévère, puis, après lecoup de la fiole de cocaïne, il se décida à prononcer lemot :

« De votre évasion !… »

Et aussitôt il se remit le doigt sur labouche, en hochant la tête. Je lui fis signe que je comprenais etqu’il pouvait compter sur ma discrétion… Alors il me prit les deuxmains et comme je commençais à parler de mareconnaissance :

« Réservez-la pour la señorita Dolorès,avec laquelle vous traiterez de votre évasion demain…

– Si nous en parlions encore un peu cesoir ?

– Non ! non ! demain chez laseñorita !… La señorita a un grand cœur dans un joli petitcorps ! Elle n’admettra jamais que l’amiral vienne ici et s’enretourne tranquillement comme il est venu, avec le seul souvenir dumartyre de sa femme et de celui de quelques camarades !…

– Certes ! voilà une conception deSatan ! m’écriai-je.

– Chut ! chut ! Dieu que vous êtesembêtant avec votre Satan !…

– Bonne Dolorès !…

– Bonne Dolorès ! ricana-t-il d’une façonbizarre… Bonne Dolorès… c’est à savoir !… Il faut en prendreet en laisser !… Sa bonté pour vous et pour Mme l’amiralea été bien servie, veuillez le croire, par l’étrange programme ducapitaine…

– Ah ! vraiment !…

– Comment donc !… Elle en veut aucapitaine de ne point la laisser se venger de l’amiral, comme ellel’avait espéré ! Ah ! vous pouvez croire qu’elle avaitbien espéré se payer sur la bête !… Oui, elle en veut beaucoupau capitaine (surtout depuis qu’elle connaît tout son programme parune indiscrétion de l’Irlandais) de ce qu’il les ait justementretenus captifs, son fiancé et elle, pour qu’ils ne puissent pasatteindre à leur gré l’amiral von Treischke, dont il ne resteraitpas grand-chose, je crois bien, s’ils pouvaient enapprocher !… Euh ! euh !

– Elle a donc eu beaucoup à souffrir del’amiral ? demandai-je.

– Comment ! vous ne connaissez pas encorel’histoire ?… Je croyais que le capitaine vous l’avaitracontée, l’autre jour, au dessert… car c’est une histoire qu’ilaime à raconter au dessert…

– Mais la señorita Dolorès déjeunait avecnous !…

– C’est donc cela !… Il aura jugé inutilede l’irriter davantage contre l’amiral, vu le programme qu’il avaitarrêté !… Sans quoi vous n’y auriez pas échappé !…Ah ! la plus drôle des histoires sous-marines du monde !…et qui a du succès entre la poire et le fromage, je vousassure ! » (Nouveau coup de cocaïne.)

Je me disais : « Mais comment doncboit-il ainsi de la cocaïne à pleine petite bouteille, et commentla petite bouteille n’est-elle pas déjà vide ? » Mais jeconstatais qu’il collait sa langue sur le goulot et qu’il neprenait en somme, chaque fois, qu’une impression de cocaïne…

« La señorita Dolorès, commença-t-il,était la plus jolie marchande de cigarettes de Vigo ; soncoquet magasin avait un joli succès, augmenté encore par le succèsdu bar adjacent, où la mère de Dolorès, qui était presque aussijolie que sa fille, servait dans des verres en tulipe le vin dorédes Espagnes… Suivez-moi bien, mon cher ami, ce ne sera paslong !

– Je vous suis, je vous suis… Certes ! jen’ai pas envie de dormir, je vous assure !…

– Vous connaissez Vigo ?…

– Je ne suis jamais descendu dans la ville,fis-je, mais je m’y suis arrêté en escale quand je prenais àSouthampton les grands steamboats de l’“Union Castle”, qui meconduisaient au Cap. On s’arrêtait là quelques heures en rade.

– Cela vous a suffi pour que vous puissiezjuger maintenant de la valeur stratégique sous-marine de Vigo et deses environs… et de ce qu’une bonne organisation sous-marineallemande, interlope, mystérieuse, sournoise, et ignoréeofficiellement et peut-être aussi réellement des autorités localeset certainement du gouvernement espagnol, a pu et peut encorerendre de services à la flotte sous-marine du kaiser qui guette lesgros paquebots sur les chemins de l’Amérique, et dont les unitésont reçu l’ordre de doubler Gibraltar et d’aller assassiner enMéditerranée…

– Parfaitement…

– Les anfractuosités de la côte aux environs…les criques désertes et quasi inabordables pour tous autresbâtiments que les sous-marins à quelques pas de la frontièreportugaise, pouvaient et peuvent encore constituer de merveilleusesstations de ravitaillement.

– Et sans compter les îles ! fis-je…

– Oh ! les îles, n’en parlons pas !…Les quelques îlots sauvages dont ils auraient pu disposeren toute sécurité au large de la rade, et qui auraient si bien faitleur affaire, n’étaient plus libres. Quelqu’un était passé làavant eux !

– Compris !

– Bien !… Je continue : Vigo n’étaitqu’un point en Espagne dans toute l’organisation du ravitaillementallemand pour sous-marins… Nous pouvons dire que la côte espagnoledevait être organisée de la sorte d’une façon très occulte, ou toutau moins nous pouvons affirmer que les délégués allemands allaienttenter de l’organiser avec cette perfection méticuleuse que nosennemis mettent partout, dans leurs entreprises, surtout quand ils’agit de travailler dans l’ombre !

« Or Vigo était un point aussi importantpour eux sur l’Atlantique que Barcelone sur la Méditerranée… sansparler de Melilla sur la côte marocaine… et peut-être Vigo fut-iljugé le plus important de tous, puisqu’un grand chef, chargé demettre la dernière main à l’organisation du ravitaillementsous-marin, y fut envoyé en grand secret et passa là-bas plusieurssemaines avec tout un état-major occulte, naturellement.

« Le chef – vous l’avez deviné – c’étaitl’amiral von Treischke lui-même ! Et le sous-chef était unjeune lieutenant de vaisseau qui s’appelait Fritz de son petit nomet qui tomba amoureux de la jolie marchande de cigarettes.

« Toute la bande se donnait pour desLimbourgeois qui avaient fui les horreurs de la guerre, et ilshabitaient hors des murs, sur la rade, un vieux châteaunouvellement réparé, où (s’il fallait en croire les beautés facilesde la ville) l’on s’amusait ferme.

« Fritz était donc amoureux de Dolorès.Il se ruinait en cigarettes de luxe ! Von Treischke s’enamusait et accompagnait souvent Fritz au bar où ils avaient tôtfait de vider une bouteille de xérès. Von Treischke, en d’autrestemps, serait certainement tombé, de son côté, amoureux de la mère,qui en valait la peine, mais on dit qu’il aime beaucoup sa femme etqu’il lui est fidèle !… (Est-ce possible !… Le docteur nese doute pas combien ce détail qu’il croit sans intérêt me faitsouffrir.) Von Treischke se contentait donc de regarder et dedonner des conseils. Il trouvait que son second était bien niais dene point hâter les choses suivant son désir, car Dolorès riait àses avances, faisait même la coquette, mais, au fond, se moquaitcarrément de Fritz !

« Elle avait tout de suite deviné qu’elleavait affaire à des Boches et elle ne pouvait les aimer. Elleaimait un Français, un petit Français de Saint-Jean-de-Luz, jolicomme elle, un peu contrebandier en temps de paix, brave matelot deguerre et qui, avec son chalutier, faisait une bien belle etardente chasse aux sous-marins de Sa Majesté… Vous y êtes ?…Dormez pas ? Non ? c’est maintenant que ça va commencer àêtre intéressant !… (cocaïne)…

– Allez ! allez !

– Je vous passe sur des détails amusants quele capitaine n’oublie jamais au dessert et j’arrive au faitpalpitant (cocaïne). Sacré skydam !… Donc le contre-amiralfaisait honte à Fritz de sa patience dans le combat et Fritzrougissait comme une Gretchen devant son premier “fiancé d’essai”,comme on dit dans la Forêt-Noire. C’était un Boche trèssentimental, à la Werther. Ses propos d’amour étaient pleins dedistinction. Au fond, je crois que ce n’était pas un méchantgarçon, mais il avait le von Treischke, que ces manières dedemoiselle finirent par agacer. “Vous déshonorez le corps, luidit-il. Cette fille devrait être déjà à vous !”

« Toutes ces choses furent répétées parla bande du château, après l’horrible affaire et je crois bien quele von Treischke s’en vanta ! C’est ainsi que nous n’ignoronsplus rien de cette singulière histoire.

« Le Fritz lui répondit : “Amiral, àvos ordres ! Je ne demanderais pas mieux.

« – Laisse-moi mener ta chère petitebarque d’amour, grand niais (dumm !). Je t’amènerai lademoiselle, et n’oublie pas que tu es en servicecommandé !”

« Von Treischke avait toujours été trèsconvenable avec les deux femmes. La mère de Dolorès le considéraitcomme un homme sérieux et peut-être même trop sérieux, car, envérité, elle pensait peut-être qu’il aurait pu lui faire un peu lacour, par politesse, pendant que Fritz faisait les yeux doux à safille. Tant est qu’elle accepta sans aucune arrière-penséel’invitation d’aller faire une petite promenade en auto, avec safille, après la fermeture du magasin et du bar, certaine nuitmagnifiquement étoilée.

« Il y avait deux autos, l’une conduitepar Fritz lui-même, l’autre par le chauffeur de von Treischke(celui-ci, entre parenthèses, se faisait appeler là-bas von Kessel,cependant que le jeune seigneur Fritz von Harschfeld était connusous celui de Fritz Schnitze).

« “Pour faire les choses convenablementet sauver la morale”, von Treischke prit la fille avec lui et fitmonter la mère avec Fritz. Ce petit chassé-croisé était encore, maparole, d’une habileté et d’une hypocrisie suprêmes !… Aprèsune promenade charmante dans la campagne sublunaire, ces messieursfirent entrer ces dames dans la cour du château où les domestiquestrès corrects et très dignes, s’avancèrent et annoncèrent que lesouper était servi !… Délicate attention !… Des amis seprésentèrent avec force salutations. Comment les deux pauvresfemmes eussent-elles pu se douter de l’abominable machinationmontée par le von Treischke contre elles ?…

« … Du reste, les choses continuèrent dese passer le plus convenablement du monde, avec beaucoup dechampagne et beaucoup de gaieté. Après quoi, dès le premier mot dela maman sur l’heure tardive, von Treischke se mit à la dispositionpour reconduire ces dames à domicile. Fritz suivit son chef.

« Cette fois, von Treischke était avec lamère et celle-ci vit monter Dolorès dans la voiture de Fritz.

« “Il faut bien accorder cinq minutes auxamoureux”, dit en riant le faux Kessel.

« Et en route !…

« La première arrivée fut la voiture del’amiral, qui déposa la mère de Dolorès à sa porte. La mamans’étonna de ne pas voir apparaître la voiture de Fritz, mais sonjovial et aimable compagnon lui dit : “Je crois qu’ils onttrouvé les cinq minutes d’amoureux très bonnes, mais tropcourtes ! Alors, ils les allongent un petit peu ! Ilsn’auront pas passé par le chemin le plus raccourci ! Mais ilsvont arriver, n’ayez crainte. Je connais Fritz, c’est un granddadais !…

« – Et moi, je connais Dolorès. Vous avezraison, monsieur, je ne crains rien !…

« – Alors, chère madame, permettez-moi devous dire bonsoir !…

« La mère de Dolorès le laissa partir. Necroyez point qu’elle le regrettait. Elle le trouvait changé depuisquelques minutes, trop gai, trop exubérant, avec un rire qui luifaisait peur. Elle mit cela sur le compte du champagne, lequelchampagne avait également tourné un peu la tête à la chère dame.Aussi elle fut heureuse de n’avoir point à recevoir son hôte à uneheure pareille chez elle, même pour cinq minutes, et elles’installa sur une chaise dans le magasin en attendant Dolorès. Là,elle s’endormit.

« Von Treischke, lui, avait repris lechemin du château. Aussitôt arrivé, il alla frapper à la porte deFritz, dans la chambre duquel il savait qu’il retrouverait sonlieutenant et Dolorès, puisque, sur son ordre, le départ de lajeune fille n’avait été qu’un faux départ et qu’elle avait dûsuivre Fritz chez lui, de gré ou de force ! Attention !nous touchons au dénouement ! » me fit remarquer, bieninutilement alors, le docteur, que je me gardais, certes,d’interrompre et que j’écoutais tout à fait normalement.

Il ne s’en arrêta pas moins quelques secondes,me regarda, regarda sa montre, hocha la tête, prit de la cocaïne etme déclara qu’il était fort perplexe, car enfin, puisque lecapitaine ne m’avait point raconté cette histoire qu’il racontait àtout le monde, c’est qu’il avait sans doute de bonnes raisons pourcela !…

« Ah, ça ! mais, protestai-je, trèsénervé, vous n’allez pas me laisser en plan au point où nous ensommes ?

– Au point où nous en sommes,évidemment ! Je n’y pensais plus !… exprima (en hochantla tête) cet homme toujours hésitant ; mais il y a une chose àlaquelle je pense, c’est qu’il est tard et qu’il faut que j’ailleme coucher !… Consolez-vous, la señorita Dolorès vousracontera beaucoup mieux que moi, si elle le juge bon, la fin decette histoire qui ne m’appartient pas !… À chacun sesresponsabilités !… Bonne nuit, mon cher ami !…Dormez bien ! »

Je ne pus le retenir, et, après tout, il fitbien de partir, car j’avais une forte envie de lui dire des chosestout à fait désagréables, ce qu’il ne m’aurait peut-être paspardonné.

Sans compter que j’aurais été coupable dem’offenser des manières d’un homme dont les malheurs domestiquesavaient pu (à tout bien considérer) quelque peu déranger lacervelle…

Chapitre 27FIN DE L’HISTOIRE DE DOLORÈS

Le lendemain, je me rendis chez la señoritaDolorès, sans avoir l’air de rien, c’est-à-dire comme en mepromenant pour faire acte de politesse. Je fus introduit dans unboudoir charmant, où je trouvai la señorita avec le docteur, lequelme serra la main et nous laissa immédiatement.

« Alors, nous sommes tous d’accord etnous pouvons compter sur vous ? me demanda Dolorès en allumantune cigarette. Puisqu’il nous est impossible de faire évader cettemalheureuse, qui ne consentirait pas à se séparer de ses enfantsdans de pareilles conditions, nous n’avons plus d’espoir qu’envous !… C’est vous qui irez avertir le misérable von Treischkede la catastrophe qui menace sa famille, s’il ne saitpersonnellement se garder !

– Vous pouvez compter sur moi, señorita,répétai-je. Votre bonté et votre courage seront récompensés etl’humanité y trouvera son compte !… Il faut tout faire poursauver cette pauvre femme, qui n’est point responsable du crime deshommes !

– C’est mon avis, señor !… Le docteurvous a dit de quel crime l’amiral von Treischke s’est renducoupable envers moi ? Ce n’est pas un secret !… Excepté,en partie, pour mon fiancé…

– Il ne m’en a dit que le commencement, et jevous avouerai même, señorita, qu’il m’a laissé au moment le plustragique !… Il m’a dit que vous me raconteriez vous-même lafin si vous le jugiez bon !

– Je le reconnais bien là ! fit-elle ens’allongeant sur sa chaise et en fumant voluptueusement ; il adû être très embarrassé, hésitant, comme toujours, car la fin demon histoire a deux versions et il n’aura pas voulu prendre laresponsabilité de choisir !

– Exactement ! Exactement ! Mais jedemande la vraie version, suppliai-je.

– Bien ! bien !… Seulement, il estentendu que vous ne la direz pas à mon fiancé Gabriel, qui, lui, neconnaît que la moitié des choses… Il est tout à fait inutile de luifaire connaître toute la vérité. Le pauvre garçon en deviendraitenragé… et cesserait certainement de nous aider dans le projet quinous intéresse !…

– Je vous le promets ! Je vous lepromets ! Du reste, avant mon évasion, je parlerai le moinspossible !…

– Vous avez bien raison : le moinspossible… Du silence ! même vis-à-vis de Mme l’amiralevon Treischke !…

– Vous voulez que je ne dise rien de mondépart à Amalia ?

– C’est préférable !… Songez que vous nepourriez point lui faire comprendre l’abandon apparent où vous lalaissez sans lui apprendre en même temps le sort dont elle estmenacée ici et sans lui faire perdre l’illusion qu’elle a que lecapitaine Hyx lui permettra bientôt de quitter sa prison !…Laissez-la le plus longtemps possible dans cette consolantepensée ; j’arrangerai tout, j’expliquerai comme il faut leschoses après votre départ, qui, entre parenthèses, aura lieu cettenuit…

– Cette nuit ! Est-ce possible ? monDieu ! m’exclamai-je avec ivresse… Et comment cela ?…

– Oh ! mon Dieu ! de la façon laplus simple du monde… Le premier officier de manœuvre doit allerprendre à Cadix quelques médecins engagés par le capitaine… Vouspartirez avec lui dans la chaloupe…

Je vous procurerai un complet vareuse duVengeur et une casquette marine… L’officier est dans lacombinaison… et la nuit tous les chats sont gris !… »

Brave midship !… Rassuré définitivementet, en effet, si simplement sur mon sort, je ne pus meretenir de me jeter aux pieds de cette jeune, belle et courageusefille !

« Vous me sauvez la vie, car ici jedevenais fou !… Vous sauvez peut-être la vie d’Amalia etpeut-être aussi celle de ses enfants !… Merci !…

– Relevez-vous, monsieur !… Gabrielpourrait entrer et s’imaginerait que vous me faites la cour !…Il est tout de premier jet !… Il vous tuerait comme unmouton ! »

Je n’ai aucune honte à avouer que je merelevai plus précipitamment encore que je ne m’étais mis à genoux,et aussitôt, pour montrer à cette enfant tout l’intérêt que je luiportais, et aussi pour satisfaire ma curiosité et compléter madocumentation sur les événements extraordinaires auxquels je metrouvais si opinément mêlé, je la priai de me raconter la fin de sacruelle aventure.

« Où le docteur vous a-t-illaissé ?

– Au moment où ce misérable von Treischkerevient au château après avoir déposé Mme votre mère chezelle !

– Oui ! pauvre mère ! Et il ne vousa encore rien dit de ce qui s’était passé au château ?

– Rien du tout !…

– Alors, la voiture dans laquelle se trouvaitma mère venait donc de partir… et, Fritz et moi, nous noustrouvions à notre tour sous la voûte que nous devions franchir poursortir du château, quand tout à coup notre auto s’arrêta ; jen’entendis plus le moteur, Fritz descendit, souleva lui-même lecapot, regarda sa machine et déclara : “Nous avons une fichuepanne, mais je vais faire réveiller au garage le mécanicien et nouspourrons repartir dans une demi-heure…”

« J’étais tout à fait désolée, ai-jebesoin de le dire ?… Non point que je pusse me douter uneseconde des mauvaises intentions de mon compagnon… il avait ététrop correct jusqu’ici et même trop gentil pour qu’une idée de cegenre pût venir m’inquiéter… Et puis, après tout, je ne suis pastimide, et un garçon, si méchant soit-il, ne me fait paspeur !… Mais il était très tard, ou plutôt il commençait àêtre de bonne heure, et j’aurais été heureuse de me retrouver à lamaison avec ma mère, qui, certainement, allait être trèsinquiète !

« “Ne restez pas sous cette voûte oùsoufflent les courants d’air, me dit mon compagnon… Tenez, enattendant, entrez donc ici !…”

« Disant cela, il poussait une porte,sous la voûte même, et je ne fis aucune difficulté pour pénétrerdans une pièce qui, dans mon esprit, devait être quelque vestibuleou pièce commune d’attente pour les visiteurs du château.

« Aussitôt la porte se referma derrièrenous et je m’aperçus alors que je me trouvais seule avec Fritz danssa chambre à lui, qui devait lui servir également de cabinet detravail, car, sur une table, il y avait de nombreux papiers et degros plis cachetés qui glissaient d’un de ces énormes sacs de cuircomme j’en ai vu embarquer quelquefois par le service des postes àbord des grands paquebots au long cours.

« Cette chambre était éclairée par unedouce lueur électrique. L’unique fenêtre donnait sur la mer, donton apercevait les flots argentés par l’astre de la nuit. Je meretournai vers Fritz et, tout de suite, je fus effrayée de lui voirun tout autre visage.

« Bientôt, je dus reculer devant sesmains tendues vers moi et tremblantes. “Dolorès ! me jeta-t-ild’une voix haletante, ayez pitié de moi ! Je vous aime commeun fou ! Pardonnez mon audace ; mais, si vous voulez bienm’aimer, vous ferez de moi tout ce que vous voudrez ! Et jevous jure de vous épouser, de n’aimer jamais, que vous !”

« Je lui répondis simplement :“Laissez-moi partir !…”

« J’avais recouvré tout mon sang-froid…,je ne le craignais pas !…

« “Partir ! non ! non ! merépondit-il… C’est impossible ! Vous êtes maprisonnière !

« – Qu’est-ce que vous dites ?…”

« Il vit ma fureur et ma décision ;j’avais bondi jusqu’à la fenêtre qui était ouverte à une grandehauteur sur l’abîme, et il ne douta point que, s’il faisait un pasde plus, il allait me voir disparaître dans le vide…

« “Oh ! fit-il, vous ne m’aimezpas !… vous ne m’aimerez jamais pour vouloir mourirainsi !… Je suis le plus malheureux des hommes !…”

« Et il tomba à genoux et pleura… Je leregardais pleurer. Il était sincère et pitoyable… Je le plaignis etlui pardonnai son acte inqualifiable. “Laissez-moi m’en aller,Fritz, dis-je, je ne parlerai de cela à personne… Songez combien mamère doit être inquiète… soyez raisonnable… relevez-vous etouvrez-moi la porte…”

« Il soupira et se releva docilement. Ilcontinuait de pleurer comme un enfant. “Vous en aimez donc unautre ? me demanda-t-il.

« “– Oui, je suispromise. »

« Et j’ajoutai pour le consoler :“Je n’ai qu’une parole. Il fallait venir plus tôt…

« “– Oh ! mon Dieu ! Oh !mon Dieu !… Vous m’auriez aimé, n’est-ce pas ?…

« “– C’est une chose qui n’eût peut-êtrepas été tout à fait impossible si mon cœur avait étélibre !

« “– Oh ! mon Dieu !… Oh !mon Dieu !… répéta-t-il avec espoir… Et il n’y a plus rien àfaire à cela ?

« “– Non ! non ! plusrien !… ouvrez-moi la porte !…”

« Il s’avança en chancelant vers laporte. Je le suivais et m’apprêtais à me jeter dehors !… Alorsil se retourna encore vers moi et, la figure embrasée de honte, dutm’avouer le complot. Il me dit que, si je n’agissais pas avecprudence et si je n’avais pas confiance en lui, les autres neme laisseraient pas sortir ainsi du château !… C’était leKessel (le von Treischke) qui avait tout arrangé avec ses acolytes…et qui lui avait préparé, à lui, Fritz, cette jolie petite surprised’amour !…

« Encore une fois il me demandahonteusement pardon en m’avouant que le Kessel était un hommetout-puissant auquel il était tout à fait impossible dedésobéir !… Toutefois, si j’étais raisonnable… et si jeconsentais à comprendre les difficultés de sa situation, à lui, ilm’aiderait, moi, à me tirer d’affaire, car j’étais digne de tousles sacrifices !…

« “Vous êtes un misérable !m’écriai-je, de vous être prêté à une pareille infamie ! Etvotre Kessel et tous vos amis sont des misérables !…

« “– Oui ! oui !acquiesça-t-il, c’est très exact ! Mais il faut sortir delà !… Laissez-moi regarder d’abord si la porte du château estouverte et si mes amis ne sont pas à veiller auxfenêtres !

« “– Qu’est-ce que vous leurdirez ?…

« “– Eh ! fit-il en baissant latête, je leur dirai ce qu’il faudra pour qu’ils vous laissentpartir !…”

« J’avais compris ce qu’il entendait par“leur dire ce qu’il faudra” ! Tant de lâche imagination pourme sauver allait parfaitement à un charmant jeune homme qui avaitaccepté de me déshonorer par obéissance ! Ainsi c’esttout ce qu’il avait trouvé pour mon salut : me salir !Tout cela était bien boche ! Il allait leur raconter que jelui avais cédé, et, satisfaits de mon déshonneur, ces messieurs melaisseraient passer !…

« “Ah ! plutôt la mort !m’écriai-je… Mais il n’y a donc pas d’honnêtes filles dans votrepays !…”

« Et, comme une folle, je me mis àappeler à mon secours !… Gabriel !…

« Oui, dans cette minute terrible, c’estle nom de mon fiancé que j’invoquais : il ne devait pas,hélas ! me porter bonheur… Je n’avais pas plutôt jeté ce crivers lui et vers les cieux qu’un affreux éclat de rire derrière laporte me répondit et qu’une voix que j’entendrai toute ma viecommanda : “Ouvrez !…

« “– À vos ordres ! répondit Fritz,qui était soudain devenu plus pâle qu’un mort.”

« Et il ouvrit la porte ! Le fauxKessel entra, suivi d’une demi-douzaine de ses complices, et, commeces misérables se moquaient de Fritz et de moi avec d’ignoblesplaisanteries, il les fit taire.

« Jamais je ne l’avais vu commander surce ton ! Fritz, devant lui, avait pris une attitude de soldat,et je compris, bien qu’ils parlassent en allemand, que le Kesselreprochait à son subordonné de ne pas avoir exécuté laconsigne !…

« Fritz s’étant tourné vers la fenêtreallait sans doute expliquer que j’avais menacé de me jeter dans lamer ! Mais il n’en eut pas le temps. Comprenant bien, cettefois, à l’attitude de tous, que je n’avais plus d’espoir de leuréchapper que par là, j’accomplis un mouvement si rapide de ce côtéque je pus me croire délivrée de tous les maux de la vie !Mais, eux aussi avaient bondi, et ils me jetèrent brutalement aumilieu de la chambre et fermèrent la fenêtre.

« Von Treischke railla Fritz en luidemandant s’il avait compté uniquement sur sa beauté pour meséduire, ce qui fit encore rire les autres !… Mais encore illeur imposa silence et, reprenant sa terrible voix de commandement,il jeta à la tête de Fritz ces mots français, pour que je comprissebien que je n’avais plus rien à espérer : “Servicecommandé !”

« Puis, éclatant d’un abominable rire, ilfit sortir tout le monde, excepté Fritz, et il sortit lui-même, etla porte fut refermée.

« Alors Fritz, qui paraissait déjà fou,se rua sur moi, sans un mot. Mais il s’affaissa presque aussitôt,grièvement blessé.

« Je l’avais frappé à la gorge avec mesciseaux de poche que j’ai toujours sur moi au magasin et quej’avais emportés par mégarde.

« Le sang coulait de sa blessure à grosbouillons, et je restai stupide, anéantie, sans force, appuyée aumur, regardant avec horreur ce grand corps agité de spasmes.

« Combien de minutes passèrentainsi ? Je ne pourrais le dire ! Maintenant l’homme neremuait plus. Je pus le croire mort. Il n’était que grièvementblessé. La porte se rouvrit. Il y eut des cris. Je fus agrippée pardes mains féroces. J’entendis encore la voix effroyable de vonTreischke qui donnait des ordres. La fenêtre fut de nouveauouverte. Von Treischke disait : “Puisqu’elle voulait aller àla mer, elle ira !”

« D’abord je ne compris point ce qu’ilsvoulaient faire de moi. Je n’avais, du reste, aucune force pourleur résister, j’étouffais d’horreur et de faiblesse. Enfin jesaisis toute l’affaire. Ces messieurs me glissaient dans lesac !

« Oui, ils m’enfermaient dans le sac auxdépêches !… »

À ce moment du récit de Dolorès, je ne pus,moi, Herbert de Renich, retenir l’expression de mon indignation etje la criai sans doute trop fort, car la señorita se leva vivement,alla soulever une portière, parut écouter quelque bruit, revintvers moi et me dit :

« Señor Herbert, il va falloir mequitter, me dire adieu. Nous ne nous reverrons peut-être jamaisplus !… Vous trouverez, en rentrant chez vous, un uniforme duVengeur dans votre armoire. Cette nuit, revêtez-le,aussitôt après le dîner. Le docteur viendra vous chercher et vousconduira à l’officier de manœuvre. Avant deux heures du matin vousserez à Cadix ! Faites tout au monde pour que ce misérable vonTreischke échappe à la vengeance du capitaine Hyx, si vous aimezAmalia !… Moi, je l’aime déjà comme une sœur, et en ce qui meconcerne je veux tout oublier pour elle !…

– Vous êtes un ange ! m’écriai-je unefois de plus, vous qui avez tant souffert et qui savezpardonner !… Mais, dites-moi, ces misérables, après vous avoirenfermée dans le sac, ne vous ont cependant pas jetée à lamer !…

– Si, señor, ils m’ont jetée à lamer !…

– Et par quel miracle avez-vous étésauvée ?…

– Par le miracle de la Vierge et du capitaineHyx !… Mais allez ! allez !… j’entends despas !… Le docteur vous dira la fin de cette terriblehistoire !… La fin ? Hélas ! est-ce bien la finqu’il faut dire !… Est-ce que nous ne continuons pas de lavivre dans une horreur nouvelle !… À vous señor de nous sauverdu crime qui se prépare !… Adios !… »

Je me sauvai… j’errai dans les coursives, sanstrop savoir, ce jour-là, ce que je faisais. Et puis, je quittaiaussi les coursives, il me semblait qu’elles s’emplissaient, parinstant ; d’un long gémissement qui me faisait dresser lescheveux sur le front !… Ah ! sortir enfin, sortir de cecauchemar sous-marin !… Était-il vrai que j’allais revoir,pure et douce, la lumière du jour ?… et le dessus de lamer ?… et marcher encore sur la terre verdoyante ?… etrevoir des arbres et des routes, ô mon Dieu !

Toutefois, je n’étais point sans me reprocherquelque peu l’allégresse intime dans laquelle me jetait cetteespérance, car la réalisation de ce beau programme allaitm’éloigner d’Amalia !… Mais le programme n’était-il pointjustement de la sauver !… Sans doute ! sans doute !…mais elle n’en resterait pas moins là, la douce et adorablecréature, avec ses petits enfants, livrée aux imaginationsvengeresses de ce fou de capitaine Hyx !… Et j’allais avoir lecourage d’aller la voir encore une fois avant ma fuite, et de luibaiser ses belles mains, et de lui mentir par mon silence !…Dolorès me l’avait conseillé !… Et, cela, certes, valait mieuxainsi !…

Je fus donc chez Amalia et je restaisilencieux près d’elle, en embrassant ses belles mains et encaressant les cheveux de ses enfants, mais je ne pus m’empêcher derépandre sur une si grande infortune un si grand torrent de larmesqu’Amalia comprit qu’il y avait encore quelque chose denouveau ! Elle me demanda de m’expliquer, mais je m’enfuis ensecouant la tête.

Quand je repense à cette visite, je ne puisque la regretter, car, en vérité, elle n’était point faite pourrassurer la pauvre âme, et ma stupide grande émotion dut jeterAmalia dans une plus grande inquiétude que jamais et dans une folleperplexité ! Moi, je me disais : « Sûrement, quandelle saura que je suis parti, elle me prendra pour unlâche !… » Et cette pensée égoïste m’empêchait desurveiller mes gestes et de m’apercevoir du mal que je faisais sansle vouloir !…

Enfin la nuit arriva ; j’avais jeté uncoup d’œil dans mon armoire et j’avais découvert le costumeannoncé. Je m’étais gardé d’y toucher, dans la crainte d’unedernière visite de Buldeo. Ayant feint un grand mal de tête,j’avais dit à cet aimable steward que je ne désirais plus rien queme reposer et que je ne supporterais, ce soir-là, d’autre visiteque celle du docteur.

Seul maintenant dans l’attente du prochainévénement qui allait me délivrer, je vivais des minutes de fièvrequand le docteur poussa ma porte, me vit et hocha la tête. Ilsemblait plus embarrassé que jamais.

« La minute est moins décisive que je nel’avais espéré », commença-t-il par me déclarer.

À ces mots, je tressaillis de la tête auxpieds.

« Eh ! quoi ! fis-je dans unsouffle… avez-vous déjà abandonné le projet de me fairefuir ?…

– Non pas !… Non pas !… répondit-ilavec empressement… cela tient toujours !… Mais ils’agit en attendant, de ne commettre aucune imprudence !…

– C’est bien mon avis !… »

Alors il se pencha à mon oreille :

« La señorita m’a procuré un uniforme duV que je vous ai apporté moi-même, tantôt, dans matrousse, et que vous avez dû trouver dans votre placard. Vous avezbien fait de ne pas le mettre car nous ne sommes pas au bout de nospeines !

– Eh ! mon Dieu !qu’arrive-t-il ? Tout était réglé si simplement !

– Eh bien ! Il arrive que les choses nese présentent pas aussi simplement qu’elles le paraissaient toutd’abord !…

– Parlez !… Parlez !…

– Sachez donc que nous ne nous arrêtons pasdevant Cadix !…

– Allons, bon !… Mais pourquoi ?…mais pourquoi ?…

– Je n’en connais point toutes les raisons. Entout cas, nous n’embarquerons point les médecins ! Parceque ceux-ci sont envoyés ailleurs directement ! Lecapitaine Hyx pourrait nous dire où et pourquoi… Du reste, il y a,depuis quelques heures, du nouveau dans l’air, surtout depuis lesdépêches de Cadix. Bien malin serait celui qui pourrait nousrenseigner là-dessus, en dehors du capitaine !… »

Je ne pus m’empêcher de l’interrompre.

« Enfin, mon évasion, que devient-elle,dans tout cela ? demandai-je, horriblement inquiet.

– Eh ! rassurez-vous ! Quand je vousdis qu’elle tient toujours ! Mais ce sera pour Vigo !

– Ah ! ah ! pour Vigo ?…

– Oui, ça vous est égal ?… Nous y seronsdans quelques heures, à Vigo ! Pour moi, ajouta-t-il enhochant la tête, il y a quelque chose de nouveau, précisément, àVigo !… Quoi ? Quoi ? Ah ! voilà lehic !… Le capitaine Hyx m’a paru extraordinairementagité, je puis vous le dire ! La télégraphie sans fil spécialen’a pas dû lui apporter de très très bonnes nouvelles. Enfin, il ya quelque chose qui ne va pas, c’est mon avis ! En tout cas,il peut compter sur mon dévouement !

– Et moi, monsieur, moi, puisse toujourscompter sur le vôtre ?…

– Encore !… Pourquoi endoutez-vous ? Du moment que la señorita n’a pas changéd’avis !…

– C’est heureux !… Alors, à Vigo, jemonte dans la chaloupe, comme je devais y monter à Cadix, derrièrele midship ?

– Point du tout ! Voilà ce qui va sepasser… Vous m’écoutez ? » Il alla à la porte, selon sonhabitude, quand il croyait utile de me confier quelque chosed’exceptionnel ; il écouta, jeta un coup d’œil dans lecouloir, revint près de moi en poussant un soupir.

« Voici ! Nous allons rouler surles fonds de Vigo !

– Comment, “rouler” ?

– Oui, nous roulons sur les fonds comme unevoiture ! Nous roulons sur des roues, quoi !… Bref, ildoit y avoir du danger à émerger, puisque nous allons rouler !et débarquer dans le fond !

– Quoi ? Quoi ? débarquer dansle fond ?

– Oui, le midship est toujours de service,mais cette fois il gagne la terre avec ses hommes par le fond demer ! Vous comprenez ?

– Mais non ! je ne comprends pas !…Qu’est-ce que je fais, moi, pendant ce temps-là ?

– Eh bien ! vous êtes toujours del’expédition, c’est entendu…

– Ah ! oui !

– Évidemment ! Mais, comme vous voyez, cene sera plus aussi simple : du moins, ça ne vous paraîtra plusaussi simple. Faudra que vous entriez dans l’habit !

– Quel habit ?

– Eh bien ! l’habit descaphandrier !… Oh ! ce n’est rien du tout, avec desfonds pareils ! À peine de pression ! Vingt-cinq mètresd’eau sur la tête… Vous verrez, vous serez là-dedans comme chezvous ! »

Je ne lui répondis même pas, tellement cetteidée d’aller me promener dans l’eau en « habit descaphandrier » m’anéantissait !

Ah ! certes ! je préférais debeaucoup l’autre combinaison !

Pour lutter contre mon affaissement, ledocteur me donnait des détails très agréables sur le mode derespiration, etc.

« Jamais, jamais vous n’aurez uneoccasion pareille !… plus sûre et plus tranquille !…C’est peut-être moins simple, mais c’est autrement sûr que lachaloupe !… Qui vous reconnaîtra en scaphandrier ?Personne !…

– Je l’admets ! je l’admets !… Maispersonne ne viendra non plus à mon secours si nous nous égaronssous la mer !… »

En entendant ces mots, Médéric Eristal se mità rire tranquillement :

« Ah ! non ! non ! fit-il,tout excepté cela, les routes sont repérées au fond de la mer, jevous prie de le croire !… Du reste, c’est par cesroutes-là que le capitaine Hyx, un certain matin, nous a ramené laseñorita Dolorès !…

– Non ? …

– Dame ! ne vous l’a-t-elle pasraconté ?

– Eh ! elle n’a pas eu le temps de finirson histoire…

– Eh bien, la voilà, la fin de sonhistoire !… Certain matin, de bonne heure, le capitaine Hyx sepromenait avec deux lieutenants au fond de la baie de Vigo, où ilcherchait à découvrir les réserves sous-marines du ravitaillementboche, quand un sac lui tomba sur la tête, puis lui glissa dans lesbras !…

« Dans ce sac quelque choseremuait !…

« Le capitaine et ses hommes, portant lesac, rentrèrent en hâte dans une de nos chaloupes sous-marines qui,heureusement, était toute proche…

« Quand ils furent sortis de la chambredes scaphandres le sac ne remuait plus !

« On l’ouvrit…

« On y trouva la señorita Dolorès àmoitié étouffée !… mais nullement noyée, le sac étantimperméable !… Quelques pressions rythmiques de votreserviteur rendirent la señorita à la vie.

« Et maintenant, conclut le docteur en mesecouant par les revers de ma jaquette et en hochant la tête, vousn’ignorez plus rien de l’histoire de Dolorès ! Faites-en votreprofit et vous comprendrez qu’avec un bon scaphandre on peut nonseulement garder sa vie au sein des eaux profondes, mais encoresauver celle des autres !…

– C’est prodigieux ! fis-je en hochant latête à mon tour. Le von Treischke n’avait pas comptélà-dessus !…

– Vous pouvez le dire !…

– Alors, il croit Dolorès morte ?

– Évidemment !… Et la mère aussi a cru safille morte ! Et elle mourut d’avoir cru cela !… À Vigo,il fut entendu qu’il y avait eu drame d’amour et que la señorita,après avoir frappé son amoureux, s’était suicidée en se jetant dansla mer ! On chercha son corps pendant deux jours. Et puispersonne n’en parla plus. Pas même le jeune Fritz, qui, lui, nemourut point et quitta le pays, à peu près guéri, quelques semainesplus tard, avec le faux Kessel, sur un vaisseau neutre qui devaitles transporter en Amérique… ou ailleurs !… Ah !à propos de la tentative de suicide de Dolorès, sachez que Gabriely croit dur comme fer ! C’est que le capitaine Hyx avait priéla señorita de ne point raconter à son fiancé l’histoire du sac,qui aurait rendu le jeune homme fou de rage contre vonTreischke !…

– Voilà bien des ménagements pour le vonTreischke !

– Eh ! comprenez que le capitaine tientbeaucoup à sa vengeance personnelle ! Et c’est bien la raisonpour laquelle il a trouvé inutile que Dolorès, en racontant toutela vérité au Basque, excitât davantage celui-ci contre un homme quelui, capitaine Hyx, a marqué de son sceau ! Qu’auraitfait le Basque ? Il aurait donné un coup decouteau ! La belle affaire ! ! ! Lecapitaine lui réserve autre chose ! Hélas !hélas !

– Que votre capitaine soit damné, m’écriai-je,puisque c’est par le supplice d’une innocente qu’il doit créer lagéhenne du coupable ! Horreur ! horreur ! »

Le docteur me menaça de son doigt sur mabouche.

« Il ne s’agit pas de répéter à chaqueinstant : horreur ! Nous aussi nous avons dit :horreur ! le midship, Dolorès, Gabriel et moi !… et nousavons peut-être eu tort de dire : horreur !… Mais ils’agit de profiter des instants pendant lesquels nous sommessentimentalement d’accord avec vous sur cette horreur-là !…Oui ou non, êtes-vous disposé à fuir ?

– Certes !… certes !… commentpouvez-vous me demander une chose pareille ?…

– À fuir en scaphandre ?…

– Ah ! c’est une autre chose !…C’est une autre question…

– C’est la seule, pour le moment !Réfléchissez bien une dernière fois et répondez-moi !…Après, il sera peut-être trop tard !…

– Mais, c’est épouvantable… épouvantable…

– Chut, fit-il tout à coup, écoutezdonc !… Quel est ce bruit ?… »

Chapitre 28POURQUOI L’IRLANDAIS ÉTAIT LE PLUS FÉROCE

Nous percevions, en effet, un grand éclatbachique, malgré qu’il fût déjà assez tard. C’était deshoch ! hoch ! des ach !ach !… et des hurrahs !… et des chocs deverres !… et des chants, dont le Gaudeamusigitur !…

La porte du fumoir devait être restée ouverteau fond de la coursive de la prison blanche !… Mais pourquoicette extraordinaire réjouissance ?…

Le docteur avait entrouvert la porte de machambre et écoutait.

« Pas d’erreur, dit-il, il doit y avoircette nuit quelque horrible fête…

– Misère de ma pauvre vie ! gémis-je enfrissonnant, n’entendrai-je donc jamais ici que des histoires decrimes, des cris de mort, des adieux de bêtes humaines que l’onprépare pour l’abattoir !…

– Eh ! mon cher petit monsieur, soufflale docteur, en me mettant à nouveau un doigt près de la bouche, quediriez-vous si vous vous étiez trouvé sur la frontière belge, aumoment de l’invasion ! »

À ce moment, Buldeo survint dans la coursiveet nous adressa un petit salut rapide. Il avait mis sa cravateblanche et son smoking des grands soirs ; il avait aussi songrand air de steward en chef et portait entre les doigts unequantité incroyable de bouteilles de champagne vides.

« Qu’y a-t-il ? lui demanda ledocteur. Il me semble que ces messieurs font beaucoup debruit !

– C’est qu’ils ont été avertis de la visite del’Irlandais, répondit Buldeo. Il y a des bonsoirs du capitaine Hyxdans l’air ! Vous n’avez pas lu le dernier communiqué du borddepuis les dépêches de Cadix ? Tenez, monsieur le docteur,prenez le communiqué dans la poche de mon smoking ; vous voyezque je n’ai pas les mains libres ; ils boivent, ilschantent ! Que voulez-vous, ils se donnent du courage !Et jusqu’à la dernière minute ils essayent de se montrer plussolides les uns que les autres et de s’étonner, les uns les autres,dans l’espérance qu’une telle attitude courageuse pourra, audernier moment, leur être comptée, aux dépens de ceux quifrissonnent déjà dans leur moelle et ne peuvent tenir un verrequ’en tremblant !… C’est dans le programme !… Sanscompter que von Busch et von Freemann savent déjà à quoi s’entenir !…

– Je les croyais otages entiers, fit ledocteur.

– Oui, mais leurs lettres sont arrivées troptard à destination ! Les personnages de la vie desquelsils répondaient sur leur propre vie étaient déjà morts !…Alors, vous comprenez ?… J’ai bien l’honneur de vous saluer,messieurs !… »

J’avais compris ! Ah ! on ne segênait plus pour tout dire devant moi, maintenant qu’on me croyaitrivé à ce vaisseau d’enfer !

Nous rentrâmes dans la chambre et, malgré laporte fermée, on entendait encore de lointains hoch !hoch ! qui me faisaient mal au cœur, mal au cœur, mal aucœur !…

« Voilà quelque chose qui va vous mettrele cœur en place », me dit le docteur en hochant la tête et enparcourant le papier qu’il avait pris dans la poche de Buldeo.C’était une double feuille couverte de caractères finsdactylographiés.

En tête, on lisait : Communiqué de lanuit du… à bord du « Vengeur ». Puis :Nouveaux renseignements officiels sur le travail des Allemandsen Belgique. Puis : « Interview par notrecorrespondant spécial au Havre de M. le chef de cabinet duministre de la Justice Carton de Wiart. »

Et nous lûmes :

« M. le chef de cabinet du ministrede la Justice Carton de Wiart a bien voulu mettre à notredisposition quantité de rapports, dont quelques-uns sont encoreinédits, qui contiennent des faits aussi précis que lesprécédents.

« Pour vous donner une idée exacte de ceque souffrirent les malheureux Belges, je vais vous lire lesderniers renseignements qui nous sont parvenus, non pas sur lesgrands massacres de Dinant, Louvain, Termonde, Aerschoot, Malineset tant d’autres villes, crimes qui sont universellement connus etmême avoués depuis que l’Allemagne les a qualifiés d’erreurstragiques, mais de la petite localité de Schaffen où, toujourssous prétexte que des civils avaient tiré sur les troupesallemandes, on compta bientôt vingt-trois victimes ; deuxhommes furent enterrés vivants, un clerc de notaire fut brûlévif, deux cents maisons furent incendiées.

« Le curé fut fait prisonnier et amenédans le jardin du presbytère à coups de crosse de fusil. Lessoldats allemands l’entouraient en ricanant, l’insultaient en luiannonçant qu’il allait mourir.

« C’est à Schaffen aussi que lesAllemands forcèrent les prisonniers civils à entrer dans la maisondu bourgmestre, en flammes.

« Le curé, par un hasard extraordinaire,fut relâché, mais après qu’un soldat eut encore brandi son poignardsur sa poitrine et que ses compagnons – pendant qu’il faisait deuxcent cinquante pas pour se rendre au presbytère – l’eurent roué decoups de cravache de dix mètres en dix mètres.

« Un compagnon du curé de Schaffen, unnommé Bucher, fut achevé à coups de fusil parce qu’il ne pouvaitplus marcher, ayant trop souffert des mauvais traitements.

« Et ce fut partout ainsi, il faut qu’onle sache !

« Des crimes – que rien ne justifiait –ont été commis en Belgique ; des villes ont été rasées sansmotif ; des femmes, des enfants – dont nous avons vu desphotographies – ont été mutilés avec une cruauté sansnom… »

Et le communiqué du Vengeur seterminait par ces mots à l’encre rouge : « À la suitede la communication de notre correspondant nous révélant le travailaccompli par l’armée allemande à Schaffen, et considérant que cetravail n ‘a été payé encore d’aucune valeur d’échange ;considérant que ce fait anormal ne saurait se prolonger sansscandale ni sans danger pour l’œuvre du Vengeur, ladirection de cette œuvre a la douleur de faire savoir à cesmessieurs prisonniers de guerre que quatre des plus considérablesd’entre eux seront désignés avant l’aube pour payer prochainementnotre dette et rétablir la balance relative du nouveau compte quenous avons été obligés d’ouvrir sur nos livres pour la petite villede Schaffen. »

« Que dites-vous de cela ? » medemanda le docteur quand j’eus terminé ma lecture et que je lui eusremis son papier, les mains tremblantes.

Mais encore je n’eus pas le temps de luirépondre tout de suite. Une petite troupe passait dans lacoursive.

Ma curiosité était trop éveillée pour que jerésistasse encore au besoin aigu et maladif de voir même des chosesqui me faisaient horreur.

Un piquet de matelots, qui avaient tous misbaïonnette au canon de leur fusil, défilait silencieusement devantnous (on n’entendait plus au lointain aucun bruit, aucunhoch ! aucun hourra !) encadrant d’abord le vonBusch-Boulet rouge et le von Freemann-Mort verte ; l’un plusrouge que jamais, l’autre vert comme du gorgonzola un peu tropavancé ; puis venaient, atrocement pâles, quatre personnagesqui avaient joyeusement dîné non loin de moi, le fameux soir où leherr professor, oncle Ulrich, s’était servi pour la dernière foisde sa langue pour prononcer de si beaux discours !…

Derrière ce défilé de condamnés marchaitsilencieux l’Homme aux yeux morts, le sinistreIrlandais !…

« Ah ! celui-ci est de toutes lesfêtes ! » m’écriai-je.

Et je ne pus m’empêcher de me jeter sur luipour demander :

« C’est à la mort que vous lesconduisez ?… C’est à la mort, n’est-ce pas ?…

– Si vous êtes curieux, vous pouvezvenir !… Vous en saurez autant qu’eux !… Nous n’avonsrien à cacher à personne !…

– Atroce ! atroce !… »

Mais il disparut, avec un rire affreux, autournant de la coursive… Je me rejetai dans ma chambre.

« Je pars ! je pars ! fis-je audocteur… C’est décidé ! c’est bien décidé !… Oui !oui ! il ne dépend plus que de moi peut-être que les autressoient tous sauvés !

– C’est beaucoup !… exprima le docteuravec une placidité qui me glaça.

– Je pars !… quand ce ne serait que pourne plus voir, pour ne plus entendre cet affreuxIrlandais !…

– C’est certainement le plus féroce detous ! m’avoua Médéric Eristal.

– Et pourquoi ? Le savez-vous ?…

– Oui ! oui ! ce n’est pas unsecret !…

– On lui a aussi, sans doute, assassiné femme,enfants, père et mère !…

– Mieux que ça ! Mieux que ça !…

– Comment, mieux que ça ?

– Je vous dis : mieux que ça ! Je leconnais bien : c’est moi qui l’ai signalé au capitaine Hyx, autemps où le capitaine cherchait encore un second à lahauteur ! Je lui ai dit : “Vous pouvez prendre celui-ci,il sera sans miséricorde… et il vous remettra dans le vrai chemin,si par hasard vous fléchissiez !…

– Voilà donc un homme comme il m’en faut, merépondit le capitaine… un homme qui serait capable de me tuer si jepardonnais !”

« Et il l’engagea : l’affaire futfaite tout de suite…

– Tout de même, interrompis-je, me direz-vousce que les Boches lui avaient fait ?

– Ah ! oui, parfaitement !… Voilà unhomme qui, à l’âge de six mois, avait été jeté sur la route par samère, qui le trouvait trop laid ; un homme qui n’a jamais puse marier pour cette même bonne raison (doublée de cette autrequ’il n’avait pas le sou)… enfin, comme on dit, un paria !…Triste sire chéri des larmes ! Cœur vide d’amour etrempli soudain, quelques années avant la guerre, d’un immense amourpour une toute petite chienne, le seul être au monde qui ne letrouvât pas trop laid et qui l’aimât !…

« Pour un soupir de sa chienne,l’Irlandais aurait donné la terre et bien d’autres planètes :tout le système solaire avec, par-dessus le marché, les joies duparadis !… Les Prussiens ont tué sa chienne !…comprenez-vous ?… Histoire de rire !… Un gros Poméranienrigolo, qui passait du côté d’Ostende, où l’Irlandais avait pris saretraite de capitaine morutier, lui emporta sa petite chienneau bout de sa baïonnette ! Alors l’Irlandais est icipour venger sa chienne ! Comprenez-vous ?

– Oui ! oui !…

– Mais qu’est-ce que vous avez ?…Pourquoi ces yeux hagards ? Qu’est-ce que vous cherchez aufond du placard ?

– Mon vêtement ! pour m’évader !…pour partir !… ah ! partir !…

– Très bien ! Mais après ce vêtement-làn’oubliez pas qu’il y a l’autre, celui du scaphandrier !…

– Oui, oui, partir !…

– Vous voilà raisonnable : je vous ledis, il n’y a aucun danger, vous savez, avec l’habit descaphandrier !

– Qu’importe !… Ah !qu’importe !… Par le fond de la mer, par où vousvoudrez !… Partir !… »

Chapitre 29COMMENCEMENT DE MON ÉVASION

Cinq minutes plus tard, j’avais revêtul’uniforme des matelots du Vengeur. Médéric Eristal meconsidéra quelques instants en silence, puis il eut l’air deréfléchir profondément, comme toujours, cependant que jel’entendais remuer ses clefs dans sa poche, puis il fronça lesourcil et enfin daigna parler :

« Savez-vous, me dit-il, que c’est unebien grave affaire que celle que nousentreprenons-là !… »

J’eus aussitôt la peur instinctive que cethomme, toujours hésitant, revînt sur l’une de ses rares décisionset renonçât à prêter la main à ma fuite, dans le moment même quej’avais décidé de la tenter.

Et peut-être n’avais-je pas tout à fait tortde craindre quelque événement de ce genre, car il remuait sesclefs, remuait ses clefs, et, en même temps, pesait, de touteévidence, sous ses sourcils froncés, des « pour » et des« contre » dans la balance éternellement inquiète de sapauvre cervelle d’homme de science qui ne croyait plus en Dieudepuis qu’on lui avait martyrisé sa fille et qui ne croyait pas enla science non plus !

« Partons ! partons ! fis-je,affolé, le midship m’attend déjà, peut-être !…

– C’est bientôt dit : partons !partons ! partons !… Mais, moi, en ce moment, en cemoment suprême, permettez-moi de me demander une dernière fois sij’ai tort ou si j’ai raison !…

– Vous avez raison ! affirmai-je, avecune autorité désespérée.

– Écoutez-moi bien ! fit-il, avec unsoupir, je veux que vous me prêtiez le serment de n’avoir aucunecuriosité pour ce qui est ou pour ce qui peut se passer aux îlesCiès !

– Quelles îles Ciès ? questionnai-je,quelque peu ahuri.

– Voilà bien le voyageur !… Voilà bien levoyageur ! ricana-t-il en faisant entendre un grand bruit detrousseaux de clefs… Monsieur a fait escale à Vigo, mais monsieurignore ce que sont les îles Ciès !

« Eh bien, cher petit ami, tâchez à lesignorer toujours, c’est ce que vous aurez de mieux à faire !Ou plutôt faites tout votre possible pour les connaître le moinslongtemps. C’est tout ce que je vous demande, sur la tête de vosparents ou sur la vôtre, et sur celle de Mme l’amirale vonTreischke, qui vous est certainement aussi chère que toutes lesautres réunies, car j’aurai foi dans le serment d’un amoureux devotre genre, un amoureux de sentiment pur, c’est-à-dire du genre leplus noble ! »

J’aurais pu me demander s’il se moquait demoi, mais je vis bien qu’il était trop préoccupé pour se livrer àune facétie misérable.

« Sachez, me disait-il, sachez que vousallez aborder, par le fond de la mer, l’une des îles Ciès…Insulæ Siccæ, disaient les anciens ! Groupe d’îlessauvages, désertiques, points perdus dans la mer, en face de larade de Vigo… aussi désertiques que les Desertas, dans le groupe deMadère, veuillez le croire ! Eh bien ! vous me ferez leplaisir de ne plus même vous préoccuper de savoir à laquelle de cesîles vous aborderez, n’est-ce pas, mon petit ami ?… Ceci n’estpas mon secret, c’est le secret du propriétaire ! Lepropriétaire a le droit de tout faire dans sa propriété !C’est le jus abutendi ! Il a le droit d’user etd’abuser ! Nous n’avons rien à y voir ! Il peuttransformer une île déserte en place de la Concorde ! Quiest-ce qui y trouverait à redire ? Mais je vous dis, moi, quemême si vous trouviez l’obélisque dans les îles Ciès (insulæSiccæ) il vaudrait mieux pour vous ne pas vous enapercevoir ! Compris ?

– Compris !… » obtempérai-jeimmédiatement et très singulièrement impressionné par l’étrangelangage du docteur…

Soudain je me rappelai certaine allusion deMédéric Eristal à certaines îles dans lesquelles les Allemandsavaient rêvé d’établir des dépôts secrets destinés auravitaillement de leurs sous-marins, et au fait qu’ils avaient dû yrenoncer parce que d’« autres » avaient déjà faitl’affaire.

J’imaginai facilement que le docteur avait pudésigner ainsi les Ciès ; son langage ne fut plus un mystèrepour moi. Certainement, le capitaine Hyx devait avoir acheté ouloué ces îles pour y créer un point d’appui pour lui-même, quelqueport secret pour son Vengeur… et alors je trouvai toutnaturel que Médéric Eristal me demandât de fermer les yeux, autantque possible, en abordant dans un endroit aussi« réservé », et exigeât de moi le serment de me montrer,par la suite, à l’égard de cet endroit, aussi « réservé »que l’endroit lui-même.

« J’ai si bien compris, repris-je, que jene fais aucune difficulté de vous prêter le serment que vousdemandez sur la tête qu’il vous plaira. Et maintenant, docteur, quevous voilà rassuré, partons !

– Hum !… je crois, en effet, que nousallons pouvoir partir, me répondit Médéric ; mais, puisquenous avons encore cinq minutes devant nous, peut-être netrouverez-vous pas inutile que je vous dise comment les chosesexactement doivent se passer… Aussitôt que vous serez arrivé dansl’île, c’est le midship qui aura la bonté de vous délivrer lui-mêmede votre scaphandre, puis il vous donnera le mot de passe. Grâce àce mot, vous traverserez l’île rapidement sans encombre, mais neregardez ni à droite, ni à gauche, autant que possible ! Alorsvous arriverez à un petit port de rien du tout que l’on appellela Espuma (l’Écume) et dans lequel se trouvera unemisérable petite barque de pauvre pêcheur ; non loin de là,vous verrez une cabane isolée sur un rocher. Vous irez frapper cinqcoups à la fenêtre, qui s’ouvrira. Vous direz le mot de passe. Etvous n’aurez plus à vous occuper de rien.

« Surtout ne questionnez pas. Un pauvrepêcheur sortira de la cabane et vous fera monter dans sa barque. Ilhissera sa voile et en route pour Vigo ! Si les vents ne sontpas propices, rassurez-vous ; le pauvre pêcheur a un moteur àpétrole dans sa pauvre barque, qui est munie d’une petite hélicesous le gouvernail, parfaitement !

« Ainsi vous voilà bien tranquille ;et l’affaire n’est pas encore, après tout, aussi compliquée qu’ellea pu le paraître ! Et maintenant en avant ! et boncourage ! »

Nous sortîmes de la chambre et de la coursivede la prison blanche, sans aucun incident. La sentinelle, à laporte, ne fit aucune difficulté pour laisser passer le docteur etson compagnon, qui avait l’uniforme des marins du Vengeuret un béret soigneusement incliné sur l’œil gauche, cachant un bontiers de profil !…

Mon cœur battait, battait, et cependant jen’étais encore qu’au début de l’entreprise. Je me sentais néanmoinsplein de force et de volonté de sortir de là ! Depuis cinqminutes, nous glissions dans les coursives libres et désertes,quand le docteur s’arrêta. Il me tendit la main et me dit :« Et maintenant, adieu et bonne chance !…

– Comment ? adieu et bonne chance !Vous n’allez pas me planter là, peut-être !

– Si ! si ! je suis au bout demon programme, en ce qui me concerne !… Le reste ne meregarde plus !… Si vous trouvez que je n’en ai pas assezfait : serviteur ! »

Et il tourna prestement sur ses talons ;mais je le rattrapai par sa tunique, j’étais outré !…

« Comment, vous ne me conduisez pas aumidship ?

– Vous trouverez le midship dans le vestiairedes scaphandriers, et il n’a jamais été entendu que, moi, j’iraisdans le vestiaire des scaphandriers !… C’est déjà bien assezque l’on m’ait vu sortir de la prison en même temps qu’unmatelot !… Mais je dirai, certes ! que je ne vousconnaissais pas et que je ne m’occupais pas de vous !… Etsurtout, ne me contredisez jamais sur ce point, quels que soientles événements ! »

Je l’aurais étranglé ! Cet homme nepensait qu’à lui, qu’à sa peur, qu’à sa responsabilité !Faisant ce qu’il faisait, qui était honorable, il ne voulait pas,cependant, courir le risque que l’homme qu’il trahissait (l’ami aucœur d’or et au masque de velours) pût lui reprocher satrahison !… Pouah ! pouah ! pouah !…

« Eh bien ! fis-je, en maîtrisant macolère, dites-moi au moins par où il faut que je passe pour aller àce vestiaire !… exactement !… sinon, je suisperdu !… Sans reproche, docteur, vous auriez pu allonger unpeu, en ce qui vous concerne, votre programme !… »

Il hocha la tête et haussa les épaules, medonna ses dernières instructions très précises :

« Quand vous serez dans le vestiaire,vous commencerez à vous habiller en prenant le dernier habit desscaphandriers de tribord, et cela sans vous occuper depersonne !

– Mais je ne sais pas ! Mais je ne saispas ! »

Mais il s’enfuit comme s’il avait eu le diableà ses trousses. Maintenant, il m’appartenait d’agir avecpromptitude et intelligence pour obvier aux inconvénients d’unpareil lâchage ! Si les autres complices avaient comptéuniquement sur le docteur pour me boucler dans mon scaphandre, monaventure s’annonçait singulièrement dangereuse et pouvait devenirrapidement tragique !

Mais mon incertitude ne dura pas devantcertains bruits de la Douleur qui commencèrent d’abord assezsournoisement à se glisser jusqu’à moi, et puis qui arrivèrent toutà coup en rafales dans la coursive où le docteur m’avaitabandonné.

Ainsi, je me retrouvais dans la partie la plussensible du vaisseau ; dans celle presque toujoursfrémissante où s’accomplissaient les rites sanglants de cettemonstrueuse religion du talion que le capitaine Hyx promenait ausein des mers pour le soi-disant salut de l’humanité ! Ceci meredonna du courage pour fuir ! Fuir ! Qu’étaient lesmystères du Temple antique à côté de ceux du templesous-marin ? Certes, de la terreur inutile, dans ce temps-là,de la terreur artistique pure à côté de la hideuse utile terreur ducapitaine Hyx ! Quant à moi, profane épouvanté, terrifiéd’avoir aperçu les saints livres de comptabilité au fond dutabernacle, je priai mon Dieu, à moi, de diriger mes pas, sansdéfaillance, jusque dans la chambre des scaphandres !…

De fait, j’y arrivai comme conduit par unesorte d’illumination intérieure, enfin par le souvenir aigu et toutà coup revivant des chemins que j’avais suivis lorsque je m’y étaisrendu, avec le capitaine et Amalia, pour la première fois.

Le long vestiaire était vide. Une rangéecentrale de petites lampes électriques distribuait une doucelumière.

Mes pas étaient conduits par ces mots deMédéric : « Dernier habit du scaphandrier detribord !… »

Les vêtements spéciaux, fabriqués avec unmélange de certains caoutchoucs et de certaine étoffe imperméable,le tout préparé de manière à supporter des pressions considérables,étaient pendus aux murs de tôle et alignés avec un ordre parfait. Àcôté de chacun d’eux, on voyait les plaques de cuivre, destinées àcuirasser la poitrine et le corps et à en maintenir l’équilibretout en le défendant contre la poussée des eaux.

Au bas de chaque vêtement, on avait placé, surun escabeau, la sphère de cuivre, garnie de petites fenêtresvitrées de face et sur les côtés, dans laquelle la tête pouvait semouvoir à l’aise et fixer tous les points de l’horizonsous-marin.

Près de la sphère, une lampe électrique quis’attachait à la ceinture. Sous l’escabeau, les lourdes chaussuresà semelles de plomb qui se vissaient aux jambières parl’application de cerceaux de cuivre… enfin, sur le plancher de fer,le réservoir d’air comprimé que chaque scaphandrier se mettait surle dos, comme un sac de soldat, et qui lui permettait, par letruchement de tuyaux communiquant avec la sphère, de se promenerlibrement sur les fonds sous-marins… car autrefois lesscaphandriers n’étaient que des esclaves enchaînés par les tuyauxcommuniquant avec une pompe à l’air libre, appareil datant del’enfance de l’art !

Cependant, suivant les instructions dudocteur, j’avais, en entendant un bruit de voix, là-bas, tout aubout du vestiaire, soulevé en hâte la lourde sphère et me l’étaisposée sur les épaules.

Elle reposait ainsi sur le haut de monvêtement que terminait un collet de cuivre taraudé ; seulementmon inexpérience et mon émotion étaient telles que j’avais placé masphère (après y avoir naturellement introduit ma tête) sens devantderrière, sur les épaules !… Et certainement, je serais restélà le plus embarrassé des scaphandriers, si l’on n’était venuaussitôt à mon secours.

L’objet fut tourné assez prestement etj’aperçus, devant moi, la bonne figure amusée du midship. Du coup,je me sentis tout à fait rassuré. Je sentais que celui-ci nem’abandonnerait pas au fond de l’océan. Du reste il serravigoureusement ma main, qui était déjà gantée de caoutchouc et,sans plus se préoccuper de la demi-douzaine d’hommes qu’il avaitamenés avec lui et qui étaient déjà en train de s’habiller àl’autre bout du vestiaire, il se mit en mesure de me bouclersolidement de partout, comme je le désirais si ardemment ; ilme vissa la sphère, les chaussures, me suspendit les plaques decuivre sur la poitrine comme de formidables décorations, attacha lalampe électrique à ma ceinture, assujettit à mes épaules leréservoir à air comprimé, après en avoir préalablement expérimentéla pression.

Enfin, il me mit debout (car je m’étais assissur l’escabeau) et me donna un bâton terminé par un lourd pic defer.

Puis, après m’avoir adressé des grimaces degamin à travers ma petite croisée que défendait un treillis de filde fer et m’avoir même tiré la langue de malice, il s’occupa toutde suite de sa toilette, qui fut vite achevée, car il paraissaitavoir grande expérience et habitude de ce genre de vêtement.

Moi, je restais immobile, cloué au plancherpar mes semelles de plomb, mais constatant avec satisfaction que jerespirais tout à fait normalement dans ma boule de cuivre.

Là-dessus, sur un coup de sifflet du midship,une équipe arriva avec de petits chariots bas et nous remorqua tousdans une chambre absolument nue et assez étroite, où nous fûmeslaissés seuls.

Une minute plus tard, un sifflement toutparticulier nous annonçait l’arrivée de l’eau.

L’eau monta, monta… Une très légère sensationde fraîcheur montait en même temps le long de mes jambes, suivantle niveau de l’eau.

Bientôt, cette eau fut à la hauteur de mespetites fenêtres ; je pus croire qu’elle allait m’entrer dansla bouche, et instinctivement, je fermai la bouche. Étais-jebête !… On dit toujours cela après !…

Mais, encore une fois, j’aurais voulu vous yvoir !…

L’un de mes compagnons (était-ce lemidship ?) alla à une cloison et appuya sur quelque bouton ouquelque levier, et tout à coup furent ouvertes les portes de lamer !… cependant qu’un escalier de fer se dépliaitautomatiquement et venait se placer au seuil de cette porte, posantson dernier degré sur le fond sous marin. Ainsi communiquait-onavec la mer profonde, dans le sein du Vengeur, suivant unsystème qui n’est point généralement celui des sous-marinsordinaires…

Je m’avançai derrière les autres et, bien queje m’y attendisse, car le principe d’Archimède n’est un secret pourpersonne, je fus tout à fait étonné de la facilité avec laquelle jeme déplaçais dans l’eau, en même temps que de la solidité et del’équilibre de ma marche, dus à mes semelles de plomb et auxlamelles de cuivre.

Chapitre 30PROMENADE SOUS LA MER

Quel spectacle m’attendait sur le seuil desportes de la mer ! J’avais cru que nous allions descendre dansles nappes d’eau illuminées par la toute-puissante lumière froidedes phares sous-marins du Vengeur, mais je m’étaistotalement trompé.

Le Vengeur devait avoir ses raisons à lui (lesraisons de son capitaine) pour ne signaler sa présence devant Vigoni au-dessus ni au-dessous du niveau de la mer. Quoi qu’il en fût,cette circonstance nous permit de jouir d’un paysage d’unedélicatesse incomparable, sous un magnifique clair delune !

Je pensais nécessairement que nous devionsnous trouver sur un très haut-fond, choisi pour cette manœuvre dedébarquement sous l’eau ; et, de fait, nous pouvionsapercevoir au-dessus de nos têtes le scintillement argenté duclapotis des vagues sous la lune et leur écume d’argent !

J’étais descendu le dernier. Derrière nous,nous entendîmes les portes de fer se refermer et nous nousretournâmes… L’escalier avait déjà disparu. Et puis nous marchâmesassez rapidement pour nous éloigner du vaisseau et je me retournaiencore. Le ventre immense du Vengeur semblait reposerdirectement sur le fond de la mer… Il n’en était rien cependant,puisque tout à coup il se mit à rouler tout doucement dansune direction opposée à la nôtre. Ma lampe électrique, quiprojetait alors sa clarté sur une partie de sa base, me faisaitdécouvrir une quantité incroyable de petites roues sur lesquellesLe Vengeur glissait, sous la lente poussée de ses hélicesou de ses turbines.

Je le regardais longuement s’enfoncer devantmoi dans le mystère des eaux avec une lenteur qui devait êtrecalculée pour nous éviter quelque dangereux tourbillon et je medemandais s’il était possible que je le revisse jamais !…

La fin de cette aventure, ou, plus exactement,ce que j’en croyais être la fin, me paraissait aussi prodigieuseque son commencement, et j’étais aussi stupéfait d’en être sortique je l’avais été de l’avoir vécue !

Hélas ! hélas ! vainesréflexions ! joie trop rapide ! Il est des aventuresdont l’on ne sort jamais !

Soudain, je me sentis touché à l’épaule.C’était un de mes compagnons qui m’avertissait qu’on était déjà enroute. (Était-ce le midship ?) Je les suivis. Quelle route deconte de fées !

Nous eussions pu, sans dommage, éteindre leslongs fuseaux de nos lampes, qui découpaient des triangles dursdans l’élément liquide, et nous eussions encore vu assez clair pourguider nos pas, tant dans la nuit-là il y avait de phosphorescencedans la mer et de rayons de lune sur l’écume des vagues !

Je n’avais plus peur, je n’avais pluspeur ! Je me sentais bien en route pour sauver Amalia !en route sur la plus belle route du monde ! Plusieurs fois, jevis devant moi mes compagnons se pencher, examiner quelque chose derose et de rayonnant à la fois, à leurs pieds, et puis continuerleur chemin !

Cette manœuvre finit par m’intriguer.

Et moi aussi, je me penchai et je regardaiattentivement, un genou en terre et appuyé sur mon pic, cette chosequ’avaient regardée mes compagnons ! Quels furent ma joie etmon étonnement en reconnaissant dans une énorme volute un« casque » rose dit de Bahama parce qu’on en trouvesurtout au bord de ces îles… un peu plus loin un« casque » rouge dit du Cap ! C’est dans cescoquillages gros comme la tête d’un homme que l’on taille lescamées !

Déjà j’essayais d’arracher la prestigieusevolute au lit de la mer dans lequel elle semblait s’être incrustée,quand l’un de ces messieurs scaphandriers me fit lâcher prise et medonna à entendre, par des gestes appropriés, que j’avais tort dem’attarder à cette besogne défendue.

Et il me montrait d’autres coquillages, desnacres, des haliotides (si recherchées entre parenthèses despaysans bretons), mais celles-ci belles comme des haliotides deChine avec leur nacre rose, irisée ou verte, qui, non seulement,jonchaient le chemin, mais le jalonnaient à desintervalles presque réguliers.

Tels les petits cailloux du Petit Poucet aucœur de la forêt profonde, ou mieux, telles les pierres milliairesdes anciens, ou simplement nos bornes kilométriques, cescoquillages énormes, appelés casques, avaient été apportés là etincrustés là pour marquer le chemin que nous devions suivre au fonddes eaux !…

Et ainsi me rappelai-je les propos dudocteur : « Ne craignez point de vous perdre ! nosroutes sous-marines sont bien repérées ! »

Il y avait déjà une demi-heure que nousmarchions ainsi sur cette sorte de plateau sous-marin lumineux quireflétait la lueur lunaire et l’écume argentée des eaux, quand,subitement, il nous fallut descendre d’une façon assez rapide etbrutale.

C’est là que nos pics de fer nous furent d’unegrande utilité. Nous laissâmes sur notre gauche une véritable forêtde fucus, d’algues qui se dressaient devant nous avec des aspectsde branches verticales, frissonnantes au moindre souffle,c’est-à-dire au moindre remuement de l’eau !…

Enfin, nous parvînmes dans une sorte de cirquebasaltique. Des rochers se dressèrent menaçants au-dessus de nostêtes, comme s’ils allaient basculer et nous écraser. La clartélunaire, le niveau argenté des eaux et ruisselant de la lumière dela nuit n’étaient plus visibles, Nous étions descendus suffisammentpour que je fusse capable d’apprécier une plus grande pression del’élément ambiant et la plus grande difficulté de nousmouvoir !… Toutefois nos mouvements, quoique lourds, étaientencore parfaitement libres. Seulement, il me semblait que nousavancions avec plus de prudence et de circonspection…

Et soudain, après avoir tourné une immensefalaise perpendiculaire, nous nous mîmes à la gravir, dans le roc,degré par degré, marches régulières taillées par la main de l’hommeet sur le bord desquelles courait une rampe de fer à laquelle nousnous accrochions… cela jusqu’à un certain palier de granit oùnous nous trouvâmes en face d’un ascenseur !

Certes, depuis que j’avais quitté Madère dansdes conditions bien inattendues, j’avais eu quelques occasionsd’étonnement, mais, en vérité, celui-ci ne fut pas lemoindre !… Et cependant, quand on y pense… quoi d’étonnant àvoir un ascenseur descendre au fond de la mer pour y chercher desscaphandriers et les remonter à l’air libre ?… Ceci n’estqu’un jeu pour la science et cet instrument était le plus banal dumonde ! Sans doute, mais, sous la mer, j’étais comme un enfantqui n’a jamais voyagé !

Je pris place avec mes compagnons dans la cageassez vaste. Les portes en furent refermées avec soin. L’un de nousappuya sur un bouton électrique sur lequel était inscrit un numéro(comme dans les hôtels ou dans tout immeuble qui se respecte) etnous commençâmes de monter très lentement, ce qui nous évitait lesmalaises d’un brusque changement de pression.

Les portes étaient des portes-fenêtres quinous laissaient voir le flanc vertical de la falaise et lemouvement en spirale des eaux que nous déplacions.

De petits poissons rouges tournaient autour denous, dans la chambre, avec une rapidité affolée, éclairés par lefeu de nos lampes. Et je m’amusai à en attraper comme on attrapedes mouches !…

Je vis, au mouvement spasmodique des épaulesde mes compagnons, que mes gestes enfantins avaient, sous la peaude caoutchouc et dans la sphère de cuivre, déchaîné la joie desscaphandriers. Je me reprochai d’attirer ainsi l’attention et jerésolus de me faire, autant que possible, oublier, surtout dans lemoment que nous approchions (me semblait-il) du but suprême.

Et c’est sans doute aussi pour me recommanderplus de discrétion dans ma façon de me tenir sous l’eau que l’un denous me mit, incontinent, sans avoir l’air de s’en apercevoir, sonpic de fer sur le gros orteil gauche que j’ai toujours euparticulièrement sensible. Je criai de douleur, tout à mon aise,persuadé que personne ne pouvait m’entendre ; puis je neregrettai rien de l’incident, certain que j’avais eu affaire aumidship, qui était bien un scaphandrier à avoir ces sortes demanières ; et j’étais heureux de l’avoir retrouvé.

Chapitre 31ÉTRANGE… ÉTRANGE VISION

Tout à coup l’ascenseur s’arrêta et déjà je medemandais ce que signifiait cette immobilité prolongée et si, parhasard, nous allions rester suspendus longtemps ainsi entre leniveau des eaux et le fond marin !

Alors, seulement, l’hypothèse d’un accident demécanique se posa à mon esprit inquiet et l’importance del’hypothèse me fit bondir le cœur, sous ma double peau : lamienne et celle de caoutchouc…

Que deviendrions-nous si la machine ne pouvaitplus se remettre en marche ?… N’étions-nous pas condamnés àmourir dans cette boîte, après avoir épuisé l’air de nosréservoirs ?

Que pensaient de cela mes compagnons ?J’essayais de deviner chez eux la même angoisse, mais je ne lesavais encore jamais vus aussi impassibles ; en tout cas, aussiimmobiles.

Appuyés sur leurs pics de fer, ilsparaissaient des statues. Ils semblaient attendre. Quoi ?Évidemment que l’ascenseur se remît en marche ! Mais,malheureux, si par hasard l’ascenseur ne se remettait pas enmarche !… Avez-vous pensé à cela ? Hein ? tasde brutes !… tas de brutes immobiles !…

J’avais l’injure à la bouche, parce quej’étais furieux, non seulement contre eux mais contre moi-même, quim’étais laissé aller à risquer une aussi folle partie… et j’envoulais en général à l’humanité tout entière, qui ne saitqu’imaginer pour augmenter les dangers de vivre !…

Mais qu’est-ce que j’entends ?… Certainsifflement… Ce n’est plus l’eau qui entre, c’est l’air quirevient !…

Nous sommes donc arrivés !…

Et qu’est-ce que je vois là-haut dans la nuitbrune ? La lune !…

Non plus sa clarté diffuse, mais son disquebien net de fromage de tête de mort !… Et je ris !… jeris !… je suis content ! Dame !…

C’est peu à peu que l’eau fuit de notre boîte,tout doucement ; et voici que notre tête sort de l’eau, notrebuste. Et puis c’est le tour de nos jambes !…

Avec quelle joie (j’imagine) mes compagnonsse dévissent mutuellement leurs têtes decuivre !…

Moi, je ne bronche pas… j’attends !…Ah ! ah ! je ne m’étais pas trompé ! Le scaphandrierqui m’a mis son pic sur l’orteil gauche sans avoir l’air de rien,c’est le midship.

Il cligne de l’œil de mon côté et se gratte lebout du nez d’une façon très drôle. Faut-il avoir de la bonnehumeur de reste pour faire le saltimbanque dans un pareil moment etavec une pareille responsabilité !…

Mais les portes de la cage de l’ascenseur sontouvertes sur une petite salle creusée dans le roc et meublée de lafaçon la plus sommaire, de coffres et de tabourets.

Mes compagnons n’ont que trois ou quatre pas àfaire pour se trouver sur les tabourets, et là ils achèvent dedépouiller l’homme sous-marin.

Ah ! c’est vite fait !… Le midship,qui m’a conduit lui-même à un tabouret, leur a lancé quelquesordres que je n’ai pas compris et nous voici seuls tous deux, danscette chambre de troglodytes. Après s’être libéré lui-même, ilm’enlève ma sphère, me déshabille de ma peau de caoutchouc, de meschaussures avec une rapidité des plus aimables, etgaiement !…

Ah ! c’est un homme, cemidship !…

Quand je pense à toutes les hésitations dudocteur, je m’estime très heureux, en vérité, que la seconde partiedu programme ait été confiée au midship !…

Il me dit : « Pas de temps àperdre !… Vous comprenez : plus tôt nous serons à Vigo,mieux cela vaudra pour vous, et aussi pour moi !…

– Vous venez donc à Vigo avec moi ?…

– Ma foi, oui !… histoire de boire uncocktail ailleurs qu’au bar d’un sous-marin !… Ah ! je neme plains pas, remarquez ! je ne me plains pas, moi !… Jetrouve que la vie est belle !… et que le commandant duVengeur a bigrement raison de faire des farces auxBoches ! (Des farces !… il appelait cela desfarces !) Et, en ce qui me concerne, j’ai cette veine que, némarin, mais ne pouvant supporter le dessus de la mer, à cause dutangage (ou du roulis), je puis faire du service dessous !…C’est parfait !… c’est parfait !… Tout de même, ils sonttrop tristes là dedans, trop sentimentaux… un équipage dequakers !… Le capitaine joue des airs d’église sur l’orgue,et, sous son masque noir, sort en larmes de sa petitechapelle !…

« Il n’y a de vraiment gais dans toutl’équipage que le père Latuile et le Chinois !…

« Mais, je vous le demande : est-ceune société pour moi ?… Quand ils m’ont raconté leurs petitesimaginations de supplices, c’est fini !… C’est drôle unepremière fois !… Et puis, la ferme !… (comme disent lesFrançais). Aussi, cher monsieur, je vous invite à prendre un sacrécocktail, mais un très sacré cocktail au bar de Santiago deCompostelle, au coin de la calle Real et de Santa-Maria, l’églisecollégiale… à deux pas de la plaza de la Constitucion !…

« Il y a là un sacré bar tenu par unsacré Jim, ex-champion de la marine anglaise, lequel vous prouveraqu’il a quelques qualités hors du ring et que ses poings derrièrele comptoir boxent à ravir avec les gobelets d’étain ! Çava ? Mais vous ne le direz à personne !… Cela ferait dela peine au capitaine… »

Ce disant, il me dressait sur mes pieds commesi j’avais été une poupée articulée, me coiffait de mon béret, etajoutait :

« Inutile de reparler de nosaffaires ! Nous sommes d’avance tout à fait d’accord !Comprenez que je compte sur vous pour qu’on n’écrabouillepas de sitôt cette pauvre madame !… Non ! une femme, cene serait pas rigolo !… C’est pas mon genre ! Les autres,tant pis pour eux, c’est des combattants qui n’ont pas eu dechance, voilà tout. Et ils en ont fait bien d’autres. Mais cettepauvre dame !… Non ! non !… Arrangez-vous pourque le mari n’se fasse pas piger !… ça nous évitera dugrabuge !… D’autant plus qu’au Vengeur ils sont tousenragés contre elle. Le docteur vous l’a dit ! SacrésAnges des Eaux, va !… On en parlera encore longtempsaprès la guerre !… Ah ! je dois vous donner le mot depasse ; ce soir, c’est Jérusalem et la Citécéleste !… Des quakers, je vous dis !… N’oubliez pasle cocktail !… »

Il me conduisit hors de la chambre par unétroit escalier taillé dans la terre, jusque sur un coin de lafalaise que balayait une brise marine sous la caresse de laquelleje faillis m’évanouir de bonheur !

Mais, n’est-ce pas ? ce n’était pas lemoment d’avoir ses nerfs ! Je me raidis contre toutes lesémotions, physiques aussi bien que morales, et je me fis indiquermon chemin, de façon à ne point m’égarer.

« Cher monsieur Herbert, vous ne vouségarerez point si vous entrez dans ce chemin creux et si vous n’ensortez pas jusqu’au bout !… Vous voyez comme c’estsimple ! En marchant d’un bon pas, vous aurez traversé l’îleen une heure ; alors on vous a dit ce qu’il y aurait àfaire !

– Oui, oui, la petite cabane…

– Parfait ! la petite cabane dubarcilleur (comme disent les Français)… vous savez, leramasseur de varech !… Pas à se tromper, c’est la seulehabitation de la crique, et puis toujours des tas de varechénormes, par derrière… du vrai craquet, excellent àrespirer pour les poumons affaiblis !… Nous en embarquonstoujours à bord du Vengeur… c’est ce qui nous donne cetteambiance d’air marin, même après des plongées de troisjours !…

– Monsieur ! dois-je vous attendre pourpartir ?…

– Évidemment !… Nous ne disposons que dela barque du barcilleurpour aller à Vigo encachette !… et je tiens de plus en plus, par une nuitpareille, à être de la partie !… Avez-vous déjà oublié lecocktail ?…

– Bien, monsieur, je vous attendrai !…mais ne soyez pas trop longtemps… »

– Je vous le promets ! proclama-t-il…Oh ! je vais voir de quoi il retourne en cinqminutes ; puis je donne un coup de télégraphie sans fil aucapitaine Hyx et je vous rejoins !… C’est Jim qui va êtreépaté de me revoir !…

– Alors, à tout à l’heure !… chez lebarcilleur !…

– Allez !… Ah ! encore unmot !… Le docteur a dû vous prévenir… Hein ?… Pasd’indiscrétions ?… Traversez le pays avec desœillères !…

– En aveugle !

– All right ! caracho ! vabene ! » me jeta le joyeux midship, et nous noushâtâmes, chacun de notre côté.

Mais, dès que je n’entendis plus le bruit deses pas, je m’arrêtai, et, avant de me jeter au fond de ce chemincreux qu’il m’avait indiqué, je tombai à genoux pour remercier laProvidence !

Hélas ! depuis que je ne sentais pluspeser sur moi le poids formidable de ma prison d’eau, c’est ungeste que je brûlais d’accomplir ; mais n’est-il pas vrai quenous avons toujours une honte secrète de manifester, devant untiers, les plus beaux mouvements de notre âme !… Orgueil,faiblesse, modestie, humilité, sot respect humain ?

Enfin, mon Dieu ! je vous remercie !Et toi aussi, nature enchanteresse ! Je joignis les mainsdevant ta splendeur nocturne !… Il n’y avait pourtant là, sousmes genoux, qu’un peu de roc brûlé par le vent de mer ; à monhorizon qu’un peu d’écume soulevée par le souffle de Neptune, etau-dessus de ma tête que ce dernier regard de vos astrespâlissants, ô Diane, ô Vénus ! à l’approche del’aurore !… Mais jamais la terre ne m’était apparue aussibelle que depuis que j’avais échappé à l’étreinte d’un élémentennemi, et je n’avais pas trop de tout mon cœur chrétien, ni detous mes souvenirs païens, ni de la pensée de tous les dieux dumonde pour célébrer cette messe intime où mon âme embrassait ledessus de la terre !…

Quand je me relevai, je craignis de m’être misen retard, et c’est sans prendre même la peine d’essuyer mes larmesreconnaissantes que je me jetai au fond du ravin… C’était une routeassez étroite, où deux charrettes eussent pu difficilement passer,se croisant, et dont les parois abruptes bornaient immédiatement mavue, à ma gauche et à ma droite.

J’avouerai que je n’étais nullement fâché decette disposition des lieux, puisque l’on m’avait recommandé dene rien voir ! Aussi je n’avais aucun effort à accomplirpour tenir ma promesse et je ne demandais qu’une chose, c’est quemon chemin restât aussi creux que cela jusqu’au bout !… Dureste, il était admirablement entretenu ; la chaussée étaitpavée d’un caillou régulier et je remarquai bientôt les deuxpetites lignes d’un chemin de fer à voie étroite.

D’abord, je ne croisai personne. Je n’eus àrépondre à aucun appel. Il faisait tout noir au fond de ce boyau.Mais au-dessus de ma tête des lueurs étranges passaient, desflamboiements rapides embrasaient ce que je pouvais apercevoir dela nuit, c’est-à-dire le long ruban qui s’allongeait entre les deuxlignes parallèles des hauts talus rocheux dressés à mes côtés commedeux impénétrables écrans.

Quelquefois le flamboiement était vert,quelquefois bleu et semblait avoir été jeté vers la voûte célestepar la gueule ouverte de quelque prodigieux creuset.

Je poussai encore ma marche ; il meparaissait que j’avais pénétré là dans quelque voie défendue d’unmystérieux enfer, et j’hésitai à lever la tête vers ces lueurs quipassaient… me rappelant les paroles du docteur et du midship :« Faites votre possible pour ne rien voir ; traversezl’île avec des œillères. »

… Et entendre ? Avais-je le droitd’entendre ? Quels étaient ces coups sourds dont la terreétait ébranlée ? À de certains endroits, je sursautai comme sij’avais été frappé moi-même par quelque chose en retour…

À quelle œuvre travaillait-on donc aux îlesCiès (insulæ Siccæ) ? Avais-je le droit de ledemander ?…

Il y eut soudain un roulement souterrain quime fit courir, dans le dessein ridicule mais instinctif d’yéchapper. Ainsi devaient courir les malheureux surpris par lacolère de la terre dans les rues de Messine chavirée…

Je m’arrêtai bientôt… à bout de souffle… Jepassai mes mains fiévreuses sur mon front en sueur. Ne devais-jepas déjà être arrivé ? Il me parut qu’il y avait une heure queje courais ainsi comme un fou. Je consultai ma montre ; il yavait dix minutes ! Mon oreille fut encore surprise par uneexplosion, à laquelle succéda immédiatement un parfait silence. Laterre ne trembla plus. Et il n’y eut plus de lueurs non plus, nirouges, ni roses, ni bleues, ni vertes. Il n’y eut plus quel’aurore qui continuait de chasser la nuit, et il me sembla qu’avecl’aurore toute l’île consentait enfin à se reposer de son travailnocturne.

Je repris mon chemin, plus tranquille, etj’espérais bien n’avoir à craindre désormais aucun incident quandd’abord il me fallut me ranger, ou plutôt me jeter, contre la paroirocheuse pour ne pas être écrasé par un minuscule train électriquelancé comme une flèche sur la voie étroite et qui me passa sous lenez, sans bruit, comme une ombre de train, comme un fantôme detrain !

Comment n’avais-je pas été écrasé ? Je mele demande encore.

Il n’y avait donc personne dans cette machinepour apercevoir un voyageur sur la voie et l’avertir d’un coup desifflet ? Moi, je n’avais vu personne !… D’abord je n’enavais pas eu le temps… et puis, il n’y avait peut-être, là-dedans,personne non plus ! Les trains-fantômes se passent très biende mécaniciens.

Mais pourquoi ce mot fantôme revient-il ainsisous ma plume ?… Oh ! mon Dieu ! tout simplementparce qu’avec l’aurore étrange, qui mêlait d’une bien singulièrefaçon les choses de la nuit et du jour, je pus me croire entré toutà coup dans le royaume mystérieux et indéfini où se meuvent lesfantômes…

Ainsi je vis… (comment ne pouvais-je pas lesvoir ?) je vis tout à coup des soldats !… Ehbien ! je vous jure que je crus voir des fantômes lents desoldats ! Ils avaient, au fond de cette voie obscure,l’uniforme gris que leur donnait l’aurore grise…

Et ils avaient des gestes de soldats, maislents ! lents ! lents ! combienlents ! surtout les artilleurs !… Ah !j’assistai là au défilé le plus étrange de ma vie !…

Certes, sans être moi-même un artilleur nimême un homme de l’art, je ne saurais confondre l’artillerie légèreet l’artillerie lourde, et si j’avais eu devant moi de l’artillerielourde je ne me serais pas étonné de sa lenteur. Mais j’avaisdevant moi de l’artillerie légère et lente ! J’avaisle droit d’être un peu étonné. Je sais bien que je n’avais pas ledroit de voir !… mais, à ce point de vue (c’est le cas de ledire), ma conscience ne me reprochait rien ! Je n’avaisabsolument rien fait, moi, pour assister à un défilépareil !…

C’est lui, le défilé, qui était venu se mettreau milieu de ma route ! Il n’est pas sorcier d’expliquercomment les choses s’étaient passées… J’étais arrivé dans unepartie du chemin creux qui était fort élargie, cependant que lesparois s’étaient elles-mêmes abaissées et je m’aperçus que je metrouvais à un carrefour. Mon chemin était traversé par un autrechemin ; et c’est par cet autre chemin que passait le défilédes artilleurs lents aux canons légers !… Ah ! lasingulière manœuvre silencieuse, car on n’entendait pas uncommandement !… De temps en temps un chef faisait un signeau-dessus de sa tête… qui semblait commander aux artilleursd’aller plus lentement encore !…

Et tous ces artilleurs se glissaient à genouxou avançaient sur le ventre, avec une lenteur de larves, poussantou tramant leurs canons légers…

Quand, par hasard, un artilleur se mettaitdebout et qu’il avançait sur ses pieds, il faisait cela endécomposant le mouvement, ou encore avec des précautionsd’arthritique qui souffre des articulations !

Enfin, que vous dirai-je ? J’ai vu, aucours de cette terrible aventure, bien des choses bizarres, maisaucune ne me parut aussi extraordinaire et ne me frappa l’espritautant que cette manœuvre d’artillerie lente avec sescanons longs glissant en silence dans la clarté fantomatique d’uneaurore aux îles Ciès (insulæ Siccæ).

Toutefois, ce que je venais de voir là était,peut-être, peu de chose à côté de ce que bientôt j’allaisentendre !

Je n’eus point la patience d’attendre la findu passage des artilleurs. De si lents mouvements pouvaient durerdes semaines, et le jour venait, et le joyeux midship m’attendaitpeut-être déjà là-bas, dans la petite crique déserte, au fond de lacabane du barcilleur.

Les artilleurs lents ne prêtaient aucuneattention à ma présence. Évidemment, ils m’avaient vu, car jen’avais pas été assez sot pour faire un mouvement de retraite quieût donné immédiatement l’éveil. Mon uniforme du Vengeurdevait me donner le droit d’être là. Enfin, ils étaient tropoccupés à avancer lentement, le plus lentement possible,pensais-je, pour avoir le temps de s’intéresser à mes faits etgestes. Je saisis le moment où un espace libre se présentait entredeux batteries pour passer, et je pus passer bien tranquillement,je vous assure, sans courir le risque d’être écrasé.

Avez-vous quelquefois rencontré en forêt, aumilieu d’un chemin, toute une théorie de chenilles qui se suiventtête à queue, et se déploient en glissant d’un mouvementimperceptible, uniforme, régulier ? Je venais de traverser unde ces trains de chenilles, d’artilleurs-chenilles !

J’avais repris ma course !… Jecourais !… Je courais sans tourner la tête ! Ah !non !… C’était assez de les avoir vus une fois, sans levouloir !…

Une cervelle un peu moins solide que la mienneet un peu moins préparée par tout ce qu’elle avait perçu à bord duVengeur aurait pu en être dérangée, dans un coin, pour lereste de la vie !…

Chapitre 32OÙ J’ENTENDS PARLER POUR LA PREMIÈRE FOIS DE LA BATAILLE INVISIBLE,ET CE QU’IL EN ADVINT

Je pus constater (en courant) que les paroisdu chemin creux se relevaient, se relevaient énormément, et d’unefaçon tout à fait menaçante, écrasante… Les parois devenaientmontagnes à ma droite et à ma gauche !… Je n’étais plus dansun chemin creux mais dans un véritable défilé… et je dus soufflerun peu, car le chemin montait. Puis soudain il se remit àredescendre, tourna, et je fus devant la grande douceur de la mermatinale et lactée.

Je précipitai mes pas, car j’apercevais ausommet d’un roc, la petite cabane du barcilleur et son entourage devarechs craquets…

Encore un détour, j’allais me trouver au fondde la crique. Je m’y trouvai !… Mais quel étonnement pour moid’apercevoir tout un monde sur cette plage rocheuse que l’onm’avait peinte comme tout à fait déserte !…

Et, sur l’eau de la crique, comment aurais-jepu découvrir la petite barque qui m’était destinée entre ces deuxsteamers, ce remorqueur, ces canots, ces chaloupes au mouvementincessant ?…

À l’extrémité d’un promontoire, je vis arrêtéle petit train électrique qui avait failli m’écraser. Entre cetrain et les quais, si je peux m’exprimer ainsi en parlant d’unport naturel où la main d’homme avait eu si peu à intervenir, il yavait un va-et-vient continuel de porteurs de fardeaux !…Quels fardeaux ?… Je n’en déterminai point tout d’abord lanature…

Je m’attachai à me rapprocher le plus vitepossible de la cabane du barcilleur, où je pensais, avec mes deuxmots de passe, trouver un refuge assuré contre toutes lesindiscrétions et où j’espérais aussi rencontrer le plus tôtpossible le midship, car je craignais que tout ce mouvementinsolite ne vînt déranger quelque peu nos plans !

Et cette crainte, hélas ! comme on leverra par la suite, n’était que trop fondée !…

Or, voyez déjà que, dans le moment même quej’avais gravi cette sorte de piédestal où se dressait la cabane dubarcilleur et où je m’apprêtais à pénétrer dans celle-ci, je n’eusque le temps de me jeter de côté en reconnaissant, adossé à cettecabane, les bras croisés et contemplant le spectacle des eaux dansune attitude de Napoléon à Sainte-Hélène, le capitaine Hyxlui-même !…

Et toujours avec son masque sur levisage !

Je m’enfuis !… Je m’enfuis !…

Voilà donc pourquoi le petit chemin de ferallait si vite tout à l’heure, si vite qu’il avait faillim’écraser !… Il transportait le capitaine Hyx !…Ah ! certainement les mécaniciens doivent devenir fous quandle capitaine Hyx désire aller vite quelque part !…

Le capitaine avait donc quitté, lui aussi,Le Vengeur !… L’événement devait êtreextraordinaire !… Que se passait-il ? Que se passait-ildonc cette nuit-là, ou plutôt ce matin-là, aux îlesCiès ?…

Et moi qui ne devais rien voir ! Un peuétourdi par la précipitation avec laquelle je m’étais sauvé de cerocher qui portait le capitaine Hyx et sa fortune, je me trompaisur la direction à prendre pour gagner un chemin solitaire et je metrouvai soudain en plein dans ce va-et-vient des porteurs defardeaux dont j’ai parlé tout à l’heure.

Alors, non seulement je pus distinguer de quoiil s’agissait, mais encore je pus, hélas ! entendre soupirer,gémir, se plaindre les fardeaux eux-mêmes ! Misère de mavie !… En ces années d’horreur où la terre se déchire commeaux pires siècles de la barbarie, ne pourrai-je plus faire un passous la voûte des cieux comme au plus profond des mers sansrencontrer de la chair humaine en lambeaux, sans entendre le soupirde la Douleur !…

Encore des blessés ! Des soldats blessés,sur des litières, que l’on transporte, avec précaution, de cespetits steamers là-bas qui les ont amenés jusqu’à ce petit cheminde fer qui les emporte !

Eh quoi ! suis-je ou non enEspagne ? Or on ne se bat pas en Espagne !… De quellebataille inconnue reviennent-ils donc ces soldats-ci, qui supplientqu’on leur donne un verre d’eau avec des gestesensanglantés ?…

On me frappe sur l’épaule !… Je meretourne : c’est l’Irlandais !… Oui ! le second duVengeur ! le lieutenant Smith !… Mon émotion estindicible. S’il m’a reconnu, je suis perdu ! Mais j’ai cetespoir suprême qu’il n’ait vu en moi qu’un de ses marins, grâce àmon uniforme.

Du reste, l’Homme aux yeux morts ne me regardepas. Il me désigne une place à prendre entre deux brancards et jen’hésite pas une seconde à accepter une tâche d’infirmier. On verrabien jusqu’où cela me conduira !… Pourvu que ce soit un peuloin du farouche Irlandais, c’est tout ce que, pour le moment, jedemande…

Non loin de moi, je reconnais deux matelots duVengeur qui transportent encore un blessé qui vient dedébarquer !… Et ce blessé est un Boche qui a reçu un coup debaïonnette dans le ventre et qui déclare, en langue boche et en setenant les entrailles, qu’il n’échappera pas à une blessurepareille… qu’on ferait mieux de le laisser crever tranquillement aucoin de la route, en regardant le soleil !… Et, en effet,avant d’expirer, le malheureux regarde le soleil une dernière fois,avec une expression d’amour incommensurable et désespérée que jen’oublierai de ma vie. Une chose, oh ! une chose que jen’oublierai pas non plus, c’est que ce soldat boche fut soulevépour mieux voir le soleil et pour mieux respirer une dernière foisdans les bras mêmes du lieutenant Smith.

Oh ! oui, l’Irlandais a accompli ce gestecharitable. Je ne m’attendais pas à cela de lui. Mais je nem’attardai pas à le féliciter. Je me hâtai avec mes brancards etmon blessé vers le petit chemin de fer.

Là, je pensais que j’allais pouvoir melibérer, me « défiler », comme disent les Français ;mais voilà que l’homme qui était à l’autre bout du brancard et quiavait un galon de laine rouge sur les bras me commanda de rester àcôté de lui et du blessé dans le petit chemin de fer.

Or, le petit chemin de fer se mit tout desuite en marche, mais nullement à la folle allure que je lui avaisvue. Il était plein de blessés et il faisait tout son possible pourne point trop les secouer…

Soudain j’aperçus, sur une passerelle, lemidship ! Il me vit et me reconnut presque en même temps. Ilme sembla qu’il changeait de figure en m’apercevant, etl’imagination que j’eus de cela ne contribua point à calmer, moninquiétude, bien que, momentanément, l’Irlandais eût disparu de monhorizon !

Cependant il se rapprocha de moi et,s’asseyant dans un coin d’où les autres ne pouvaient le voir, il meparla à voix basse. Le joyeux midship n’était plus joyeux dutout : « Fâcheux contretemps ! me fit-il. Commentn’avez-vous pas réussi à partir devant ?

– Eh ! repris-je entre mes dents, j’aiété arrêté par un défilé d’artillerie d’une lenteur !

– Par Dieu !… jura-t-il, vous avez vul’artillerie lente ?

– Oh ! bien malgré moi !

– Tant pis !… fit-il… Tantpis !…

– Mais enfin, il n’y a pas de ma faute,bougonnai-je, ayant de la peine à contenir ma rage contrel’injustice perpétuelle des choses et des hommes…

– Certes ! vous ne l’avez pas faitexprès, ni nous non plus !… Et puis qui est-cequi pouvait prévoir qu’ils attaqueraient lespremiers ?…

– Mais où donc s’est-on battu ? »demandai-je, toujours entre mes dents, et tout à fait excédé…

À quoi le midship me répondit, lui aussi,entre ses dents : « Monsieur veut-il que je luiexplique le mystère de la sainteTrinité ? »

Et, s’étant levé, trouvant sans doute quecette conversation avait assez duré, il me planta là,carrément.

Presque aussitôt, le petit train électriques’arrêta et je constatai que nous nous trouvions à l’intersectiondes deux chemins, dans cet endroit même où j’avais été retenu tropde temps par le défilé de l’artillerie lente. Nous reçûmesl’ordre de descendre, je dus me replacer dans mes brancards et l’oncommença de descendre les blessés du train. Des hommes nousattendaient là, qui nous aidèrent.

Nous entrâmes bientôt dans de vastes casernes,dans la cour desquelles nous pouvions voir manœuvrer tout doucementquelques batteries de cette artillerie lente quicontinuait à m’intriguer au-delà de toute expression.

J’avais beau me dire que j’avais juré de nerien voir, j’étais tout de même bien obligé d’ouvrir les yeux pourdiriger mes pas, puisqu’on me forçait à marcher, à faire partie decet étrange et douloureux cortège.

De grandes salles semblaient avoir étéaménagées récemment en salles d’hôpital. Là, la première personne àlaquelle je me heurtai fut le docteur ! Les brancards meglissèrent des mains et il me reconnut !

Sa pâleur devint extrême ; il regardavivement autour de lui, me fit un signe perceptible pour moi seul,signe qui m’ordonnait de le suivre, donna des ordres pour qu’oninstallât les blessés dans les lits, poussa une petite porte et mefit entrer dans une étroite pièce où, devant une glace, la señoritaDolorès finissait de nouer sur son front le voile blanc étoiled’une croix noire qui faisait d’elle une des pluscharmantes infirmières que j’aie jamais vues.

Artillerie lente ! Croix noire !Blessés mystérieux de la bataille invisible ! Quepenser ? Que croire ?… Et moi-même, devais-je continuerlongtemps encore à rouler dans cette aventureinexplicable ?…

« Mais où se bat-on ?… Mais où sebat-on ?… » demandai-je d’une voix sourde.

Dolorès, en me reconnaissant, poussa unesourde exclamation et s’enfuit. Quant à Médéric Eristal :

« Ne bougez pas d’ici ! mesouffla-t-il, en tremblant comme un enfant… Je vais essayerencore de vous sauver !… Mais soyez prudent, etsilence !… »

Et il disparut…

La porte qui me séparait de la grande salledes blessés était mince et garnie de carreaux dépolis… Je ne voyaisrien, mais je perçus… des soupirs, quelques cris aigus dedouleur…

Enfin j’entendis très nettement ces mots, enfrançais avec l’accent anglais : « Vous n’étiez déjà pluslà, vous, quand les Boches ont essayé de s’emparer de la cote sixmètres quatre-vingt-cinq ?… Un combat de géants ! ça, onpeut le dire !… Ils avaient amené de l’artillerielourde !… »

Quand le docteur revint me prendre, je devaisavoir un singulier regard, car il me demanda avec une précipitationépouvantée :

« Mon Dieu ! que s’est-ilpassé ?…

– Rien, docteur, rien, mais pourriez-vous medire où se trouve la cote six mètresquatre-vingt-cinq ?… »

À ces mots, je le vis reculer comme s’il avaitreçu un choc terrible et ce fut à son tour d’avoir les yeuxhagards. Me regardant donc comme un fou, il me jeta d’une voixétouffée : « Malheureux !… Malheureux… Voulez-vousbien vous taire, malheureux !… Surtout ne dites même pas aumidship, pas même à lui, ce que vous venez de me dire à moi !…à personne !… à personne !… Venez !… suivez-moi… çavaudra mieux !… Il vaudra mieux que vous ne voyiez plusrien !… que vous n’entendiez plus rien !… Suivez-moi surmes talons, sans avoir l’air de rien ! »

Ainsi je sortis de la salle et de lacaserne ; ainsi je remontai avec lui dans le petit trainélectrique qui avait fini d’amener des blessés et qui nousconduisit à l’autre extrémité de l’île ; ainsi me retrouvai-jesur la falaise où je m’étais agenouillé en sortant de l’ascenseursous-marin ; ainsi descendis-je à nouveau dans la sallesouterraine, vestiaire des scaphandriers duVengeur :

« Mais où me conduisez-vous donc ?m’écriai-je soudain en le voyant s’approcher de moi avec certainsappareils de promenade sous l’eau que j’estimais avoir suffisammentexpérimentés.

– Eh ! me dit-il à l’oreille… ne faitespas l’enfant !… Voilà du monde… Je vous reconduis à borddu Vengeur… Et surtout, oubliez la cote six mètresquatre-vingt-cinq, si vous tenez à la vie !… »

J’aurais voulu protester, je n’en eus pas letemps !… Médéric Eristal m’avait déjà mis la sphère de cuivresur la tête et le lieutenant Smith, l’Irlandais, faisait sonapparition dans la chambre des scaphandriers !…

Je n’ai conservé de ces douloureuses minutesqui précédèrent mon retour à bord du vaisseau détesté qu’unsouvenir des plus vagues.

Ma rentrée dans l’habit de scaphandrier, puisdans l’ascenseur, puis dans la mer et enfin ma réintégration parmiles prisonniers, toujours par les soins du docteur, se passèrent,il me semble, dans une espèce de mauvais rêve qui se prolongead’autant mieux que Médéric Eristal m’administra, sitôt que je metrouvai dans ma petite chambre du Vengeur, un solidesoporifique d’où je ne sortis, je crois bien, que lesurlendemain.

Chapitre 33À ZEEBRUGGE

Ici, les papiers de M. Herbert deRenich sont assez confus et cela tient évidemment à l’état d’espritqui fut le sien à la suite de son évasion manquée. Il réussitcependant, quelques jours plus tard, à quitter Le Vengeurpar la voie des airs (dans ce curieux hydravion qu’il adécrit), et cela grâce à la complicité du midship qui l’enfermadans une boîte à outils. La suite des mémoires de M. Herbertde Renich nous fait comprendre de quelle mission redoutable pourl’amiral von Treischke, le midship et ses hommes avaient étéchargés par le capitaine Hyx.

« Où sommes-nous ? m’écriai-je.

– En Belgique ! » me répondit lavoix du midship.

Tout ankylosé que j’étais je bondis hors demon réduit, comme ces diables pour enfants qui déploient tout leurressort dès qu’on soulève le couvercle de leur boîte.

En Belgique ! Nous étions enBelgique !… à deux pas du Luxembourg, presque chez moi !Non ? Était-ce possible ?

Mais le midship coupa court à mesmanifestations et demandes d’explication.

« Pas une minute à perdre !… Lesautres sont déjà à l’ouvrage !… Seulement, je ne pensepas qu’ils puissent pénétrer dans Zeebrugge, même déguisés commeils le sont, avant quelques heures. Tandis que vous, vous n’avezaucune précaution à prendre ! Vous courez à Bruges même, toutprès d’ici, à la kommandantur, et vous demandez à voir tout desuite l’amiral von Treischke, question de vie ou de mort pourlui et pour sa femme !… C’est un laisser-passer, ça, lemeilleur !… D’autant plus que ce cher bandit doit être curieuxd’avoir des nouvelles de Mme l’amirale !Compris ?

– Compris ! Et que devrai-jedire ?

– Tout et rien !… Tout ce qui peut lessauver, lui et sa femme, et rien de ce qui peut nous êtredésagréable à nous ! Compris ? » Le joyeuxmidship ne m’avait jamais parlé sur un pareil ton raide. Rien qu’àcela, on pouvait juger de la gravité de la situation.

« Écoutez, fis-je, je voudrais bien quevous précisiez…

– Pas de temps à perdre en discours !…Cependant qu’il soit bien entendu que c’est vous, cher monsieurHerbert de Renich, vous seul, qui, par votre astuce, vous êtesglissé dans cette boîte volante et avez réussi à venir avertirl’amiral d’avoir à se tenir sur ses gardes !… Seulement, outrecela, il vous faudra avoir encore assez d’imagination pourqu’il ne soit causé aucun désagrément à mes hommes !…Comprenez ?…

– Ah ! oui ! oui ! jecommence…

– Pas trop tôt !…

– Quoi qu’il arrive, pas de prisonniers,hein ?… Quoi qu’il arrive !… Ceci, au fond, estle moins difficile de votre tâche… car il ne vous sera pas dur defaire entendre à l’amiral que, si l’on touche à mes hommes, lesort de Mme l’amirale sera immédiatement réglé !Donc, s’il tient à la vie de sa femme (vous ajouterez : et deses enfants) et s’il veut vous aider à la sauver, il n’y a qu’unechose à faire : qu’il se cache… qu’on ne le voie plus, qu’onn’en entende plus parler… pendant quelque temps au moins ! Lemieux qu’il puisse lui arriver serait qu’il prît, sans rien dire àpersonne, un train pour une destination inconnue… Adieu et bonnechance, petit père ! Voici la route ! Bruges, cinq centsmètres ! »

Et son doigt m’indiquait une pente dans laclairière au milieu de laquelle l’autobus volant était descendu segarer…

« Ah ! fit-il encore, nous sommesici dans le parc d’une propriété privée… Pour en sortir, suivre lemur, arriver à la grille, crier au veilleur : “Hyx !…” eton vous laissera passer ! »

Je me retournai encore, lui pris la main.

« Veillez veillez sur elle !… Faitesde votre côté tout pour elle ! suppliai-je.

– Monsieur, me jeta avec impatience lemidship, il n’appartient plus qu’à vous de la sauver ! Maisvous la tuez si vous restez une seconde de plusici !… »

Je courais déjà !

Cinq minutes plus tard, j’avais passé lagrille sans encombre, et je me trouvais sur la route de Bruges, lelong du canal de Gand.

Je pensais que, quelques mois plus tôt, mabonne vieille maman, dès l’entrée des Boches en Luxembourg, étaitvenue se réfugier avec la vieille Gertrude dans un couvent de cettecité autrefois si paisible ; mais elle avait dû bientôts’enfuir de ces lieux déshonorés par une furieuse soldatesquetoujours en ripaille, dans l’attente du combat et de lamort !… Sur quoi, ayant reçu de bonnes nouvelles de Renich, oùtout était resté bien tranquille, elle n’avait rien trouvé de mieuxque de réintégrer nos pénates avec sa servante…

Brave maman !… La dernière lettre quej’avais reçue d’elle m’avait joint à Madère. Elle se plaignait den’avoir pas, depuis longtemps, de nouvelles de moi. À cause desBoches, elle était dans la nécessité de parler avec précaution del’abominable tragédie qui désolait la terre ; et elle m’encroyait toujours éloigné ! Ah ! bien ! si elle avaitsu… Elle serait morte, certainement, d’inquiétude etd’horreur ! Elle m’aimait tant !… Mais je comptais bien,dans quelques jours, avoir la joie de la presser sur mon cœur et delui raconter, désormais à l’abri des aventures, toutes celles qu’ilm’avait fallu traverser pour venir jusqu’à elle !…

En attendant, il me fallait, sans perdre uneseconde, remplir ma redoutable tâche…

Il devait être à peu près cinq heures du matinquand je me heurtai à mon premier Werda ? (qui valà ?) et quand je dus répondre aux questions du premier chefde poste allemand.

Le feldwebel me fit conduireimmédiatement à un officier qui se tenait dans une petite bâtissed’éclusier, au confluent du canal de Bruges à Zeebrugge et du canalde Bruges à Ostende. Cet officier me demanda ce qu’était l’uniformedont il me voyait affublé ; je lui répondis que je ne pourraisrépondre à une telle question que devant l’amiral von Treischkelui-même ; qu’il y avait urgence absolue à ce que je vissel’amiral sans plus tarder ; enfin qu’il s’agissait pourlui et pour beaucoup d’autres d’une question de vie ou demort !

L’officier alors téléphona à la kommandantur,puis il me demanda mes papiers. Je n’en avais aucun. Tous mespapiers d’identité, en effet, avaient été perdus en mer, lors duséjour prolongé que j’avais fait avant de m’accrocher aux flancs duVengeur.

Je déclarai que j’étais sujet luxembourgeoiset que ma démarche prouvait la loyauté de mes intentions. On mefouilla. On ne me trouva porteur d’aucune arme.

On me demanda comment j’étais parvenujusqu’ici, et par où, et d’où je venais en dernier lieu… Jerépliquai encore que je ne pouvais rien répondre avant de metrouver en face de l’amiral.

Enfin, je montrai une telle impatience, unetelle agitation, affirmant que chaque seconde de retard pouvaitamener une terrible catastrophe, que, sur un dernier coup detéléphone, on me conduisit à la kommandantur.

J’y allai entre deux gardes du corps qui ne melâchèrent pas des yeux. On leur avait dit : « Faites bienattention à celui-ci : probable que c’est unfou !… » Ah ! Bruges ! Bruges !qu’avait-on fait de toi, Bruges-la-Morte !… Ils t’avaientfait revivre, les barbares ! Et comment !…

Ah ! les béguinages ! Ah ! lequai du Rosaire !… Ah ! la paix sacrée des vieilles ruesendormies !… Tout cela revivait, revivait, revivait, dès lapremière heure du jour, avec un bruit de bottes, et debottes !

… Et de camions automobiles, et de canons etde caissons d’artillerie défilant, sur les pavés sonores, avecle moins de lenteur possible, celle-ci !…

Mais trêve aux regrets poétiques, n’est-cepas ? Chaque chose en son temps ! Ce n’est pas le momentde se montrer un rêveur sentimental !

À la kommandantur, je me trouvai en face d’uncertain hauptmann qui m’interrogea d’un air furieux et me traita deDumm (idiot) !

Mais je lui répliquai avec un sang-froidsoudain excessif, et qui parut produire un excellent effet, qu’ilserait la cause de la mort de l’amiral et de bien d’autrescatastrophes incalculables !… J’ajoutai :

« Je sais que l’amiral est àZeebrugge ! Téléphonez-lui de venir tout de suite avec unetrès nombreuse escorte ou qu’il donne des ordres pour que j’aillele rejoindre sans tarder ! Enfin vous pouvez ajouter que jelui apporte des nouvelles de Mme l’amirale vonTreischke ! »

Sur cette déclaration, je me croisai les braset je me tus, comme quelqu’un qui n’a plus rien à dire et qui afait tout ce qui était en son pouvoir pour prévenir le malheur.

Cinq minutes plus tard, qui me parurent dessiècles, le hauptmann malhonnête revint et me dit qu’on allait meconduire à Zeebrugge en auto ; mais que je devais me laisserbander les yeux et que, si ma conduite cachait de mauvais desseins,il serait toujours temps de me fusiller avant la fin du jour.Charmante perspective, n’est-ce pas, pour un neutre ?… Je melaissai bander les yeux par un feldwebel qui entra, sur cesentrefaites et qui m’entraîna dehors en me tirant par lamanche !…

Ils auraient tout de même bien pu attendre,pour me poser ce bandeau, que je fusse dans l’auto, mais ces gensdevaient appliquer en brutes et à la lettre une consigne malcomprise. Enfin je fus dans l’auto et je sentis tout de suite quenous partions à vive allure. Le trajet ne fut pas long.

Mais ce qui fut long c’est l’attente dans unepetite cellule comme on voit dans les prisons et dans laquelle onm’avait enfermé, après m’avoir enlevé mon bandeau, sans me fournirla moindre explication.

Je passai là des heures !…

Vous dire, vous décrire mon état d’âme, marage impuissante, mon désespoir en songeant à ce qui allaitfatalement se passer à bord du Vengeursi l’Irlandaiss’emparait de l’amiral… je ne l’essayerai pas ! Vouscomprendrez seulement que j’avais atteint le paroxysme de tous cessentiments quand, enfin, ma porte s’ouvrit !

Apparut un jeune lieutenant de vaisseau, quisortit tranquillement un revolver de sa poche, le plaça sur unetablette, à sa portée, s’assit sur un escabeau et me dit :

« Nous sommes seuls. Personne ne vousentendra. Il faut me dire à moi ce que vous avez refusé de dire àtous et ce que vous diriez à l’amiral von Treischke !

– Impossible ! impossible !…m’écriai-je, mais vous n’avez donc pas dit à l’amiral que je luiapportais des nouvelles de sa femme ?…

– Qui donc êtes-vous ? me demandal’officier en me fixant terriblement.

– Eh ! monsieur, je suis de Renich, enLuxembourg, et je connais depuis mon enfance Mme l’amirale vonTreischke !

– Ah ! bah ! s’exclama l’autre… maisn’êtes-vous pas, ne seriez-vous pas ?…

– Je suis Carolus Herbert, toutsimplement !…

– Carolus !… Carolus Herbert deRenich !… Vous êtes Carolus Herbert de Renich, s’écria l’autrecomme un fou… Ah ! bien ! ah ! bien ! ah !bien !… »

Et il disparut, emportant son revolver.

J’étais encore tout stupéfait de l’émotion quej’avais déchaînée en prononçant simplement mon nom devantl’officier quand celui-ci revint :

« Monsieur, dit-il, je vais vous conduireauprès de l’amiral… je vais vous y conduire moi-même. On va vousremettre votre bandeau… Ne questionnez personne !… ne parlez àpersonne. »

Me revoilà en auto ! Enfin, je vais voirl’amiral et je puis espérer que je n’arriverai pas troptard !

Le moteur ronfle, le lieutenant de vaisseauest assis à côté de moi, je l’entends donner quelques ordres enallemand. Nous voici partis, où allons-nous ? Je croyais quenous serions au but en quelques minutes et voici certainement plusd’une heure que nous brûlons la route. J’ose poser une question àl’officier. Il me répond que nous ne serons pas arrivés avant lesoir !

« Mais alors, m’écriai-je, l’amiraln’était donc pas à Zeebrugge ?

– Non fit-il.

– Tant mieux ! plus loin il se trouverade Zeebrugge, mieux cela vaudra !… Maintenant, monsieur,j’aurais une question à vous poser : sait-on que nous allonsau devant de l’amiral, vous et moi ?

– Non, monsieur Herbert de Renich, nul ne saitcela et tout le monde croit l’amiral à Zeebrugge !

– Voici de bonnes paroles, monsieur, et qui merassurent tout à fait… Aussi je me permettrai de vous adresser unepetite requête… Je n’ai pas mangé depuis bien des heures, et sicela ne vous dérangeait pas de me procurer quelquenourriture… »

Il me passa aussitôt quelques sandwiches dontil s’était muni, et jusqu’au soir nous ne nous arrêtâmes que pourdonner quelques mots de passe et prendre quelque consigne.

Au soir seulement je pus enlever mon bandeau,et alors quelle ne fut pas ma stupéfaction en me trouvant en pleinLuxembourg !… Que signifiait ceci ?…

En plein Gutland !… En pleinGutland !… Voici les dernières maisons du Meingen et nouscourons vers Mondorf et, tout là-bas, se découpent sur le cielcrépusculaire les coteaux qui me cachent la Moselle… etRenich !…

Et Renich !… le pays de mon enfance et demon amour !… et de ma douleur !… Le pays où m’attend mamère… ou plutôt où elle ne m’attend pas !…

Mais qu’est-ce que nous allons faire àRenich ?…

… Et voici les premières maisons, les vieillesbâtisses toutes craquelées comme des aïeules, de mon cherRenich !…

Voici la maison de ma mère, avec ses plantesgrimpantes autour des croisées enchâssées de plomb ! Voici lapierre du seuil, usée par les générations de mes ancêtres(j’appartiens à une très vieille famille)… Voici la porte lourde,le marteau sonore !

Chapitre 34UNE BONNE SOUPE AUX POIREAUX FUMANTE

L’auto s’arrête :

« Monsieur, me dit l’officier, vous êteschez vous ! Je savais que Mme votre mère aurait la plusgrande joie de vous revoir !… Ne vous occupez plus de rien quede l’embrasser !… »

J’étais tellement étourdi de l’affaire que jeme laissais planter là sans pouvoir répliquer.

L’auto s’éloignait déjà.

« Ma foi, m’écriai-je, quand j’eus reprismon souffle, tout cela s’expliquera ! »

Et les genoux tremblants, le corps pantelantde joie, je m’accrochai au marteau de la vieille maison et lesoulevai trois fois.

Ce fut Gertrude qui vint m’ouvrir. Je n’eusque le temps d’apercevoir sa guimpe et son bonnet. Elle poussa uncri, laissa tomber sa lanterne et s’enfuit comme une folle.

Je ramassai la lanterne, dont les glacess’étaient brisées mais qui n’était pas éteinte, et, après avoirrefermé la porte, je courus derrière la servante en lui jurantqu’elle n’avait pas affaire à mon fantôme, mais bien à ma personnevivante…

Mais elle ne se retournait même pas et, aprèsavoir traversé la cour, elle se jeta littéralement dans la salle àmanger. Comme j’y entrais presque en même temps qu’elle j’aperçusma mère qui se mit, elle aussi, à jeter des cris et à lever lesbras en l’air ! Devant ma mère, qui était déjà assise pour lerepas du soir, je reconnus, sur la table, la bonne vieille soupièrede faïence, à dessins de fleurs, dans laquelle j’avais si souventmangé la soupe aux poireaux que j’adore ! Cette soupière étaittoute fumante et odoriférante ! Misère de ma vie ! Commecette heure de retour eût pu être douce et réconfortante pour lesappétits de l’âme et du corps ! Hélas ! j’avais cru quema mère se levait pour me tendre les bras ; mais non,abandonnant table et soupière, elle reculait jusqu’au mur etsemblait m’écarter de ses deux mains suppliantes, comme si j’avaisété quelque apparition redoutable !

« Eh ! quoi ! ma mère,m’écriai-je, ne me reconnaissez-vous plus ?…

– Toi, mon fils !… toi,répondit-elle !… Malheureux enfant, que viens-tu faireici ? Qui t’a conduit ici pour ta perte et, hélas ! pourton châtiment ! Fuis ! fuis ! sans perdre uneseconde !… Ne reste pas un instant de plus sous ce toit !Crains la vengeance de celui que tu asoutragé ! »

D’abord, en entendant ces mots, en voyantcette mimique inattendue, en me heurtant à cet accueil si peu enrapport avec celui que je m’attendais à recevoir, je restai coi etcombien stupide ! Enfin, comme Gertrude elle-même se mettait àchialer (comme disent les Français) et à vouloir m’entraîner deforce hors de la maison, sans même me donner le temps d’embrasserma mère, je finis par dire, sur le ton d’une consternation sansborne :

« Quelle vengeance ?… Quelchâtiment ?… Qui donc ai-je à redouter ?… Qui donc ai-jeoutragé ? Quel crime enfin ai-je commis, pour être reçu decette sorte, à l’heure du souper, dans la maison de mamère ?

– Carolus, me dit ma pauvre mère, qui claquaitlittéralement des dents… nous savons tout !… Ah !il nous a tout appris !… et il nous en afait vivre des heures, ici !… Mais cette maison estsurveillée !… Embrasse-moi et va-t’en !… Je prierai pourtoi !

– Ah çà ! m’écriai-je, reprenant de laforce avec de l’indignation, de qui donc s’agit-il ?… Quiest-ce qui m’en veut ? Cette maison est surveillée parqui ?…

– Tu le demandes ?…

– Évidemment, je ne comprends rien à toutesces histoires-là, moi !… J’ai toujours agi partout en bonnefoi depuis que je suis au monde et n’ai fait de mal à personne, nid’un côté ni de l’autre !… Enfin, depuis la guerre, je me suisparticulièrement surveillé, comme c’était mon devoir !… Jesuis neutre !…

– Tu es neutre, tu es neutre ! gémit mapauvre maman, d’une voix sourde, cette neutralité-là ne t’a pasempêché d’enlever la femme de l’amiral vonTreischke !…

– Hein !… maman ! Qu’est-ce que tudis ?

– Ah ! mon pauvre enfant ! n’essayepas de nier !… On peut toujours dire la vérité à samère ! Le cœur d’une mère a des trésors d’indulgence, mêmepour les fautes les plus graves !… » J’étouffais,littéralement, j’étouffais… La conviction de mon ignominie où étaitma mère, l’épouvante avec laquelle la vieille Gertrude considéraitun damné de mon espèce, tout en faisant de grands signes de croix,le sentiment personnel que j’avais de mon inutile vertu… ah !comment n’aurais-je pas étouffé… mais non seulement d’unétouffement moral, d’un étouffement physique, physique !… Jen’eus que le temps d’arracher ma cravate… Encore une seconde,j’allais rouler sur le tapis… Ainsi voilà ce que j’apprenais à monretour au pays : je passais pour avoir enlevé à Madère labelle Amalia Edelman, dame amirale von Treischke !

« Enfin, toi, maman, m’écriai-je, tu meconnais ; comment as-tu pu me croire capable d’un crimepareil ?… » Il y avait tant de force dans maprotestation, tant d’innocence dans ma voix, que ma mère m’ouvritenfin ses bras et que je pus me jeter sur son sein en pleurantcomme un enfant.

« De tous les malheurs qui m’ontpoursuivi depuis mon départ, déclarai-je entre deux sanglots, leplus grand est certainement celui qui m’attendait à monarrivée… »

Alors ce fut le tour de ma mère de mecaresser, et Gertrude elle-même voulut faire amendehonorable ; mais je repoussai cette dernière avec unevéritable ruade.

« Qui donc, lui dis-je, vous a siagréablement renseigné sur mon compte ?

– Hélas ! répondit ma mère (car j’avaissi bien rué sur Gertrude que la pauvre servante n’avait plus que laforce de pleurer), hélas ! c’est l’amiral von Treischkelui-même qui est venu ici nous apprendre la chose avec forcedétails et des menaces terribles ! Nous sommes traitées depuiscomme ses prisonnières ! Il nous fait surveiller par deuxdomestiques qu’il nous a imposés, il ne nous permet aucunecorrespondance qui n’ait été préalablement visée par sa policeparticulière et il fait ouvrir toutes nos lettres ! C’est toutjuste s’il ne nous croit pas tes complices dans cette troublehistoire !… Mais enfin, toi qui étais, par un hasard sisingulier, à Madère lors de la disparition de sa femme et de sesenfants, et qui as disparu en même temps qu’eux, tu dois bien avoirune idée de ce qu’elle est devenue ?

– Une idée !… Ah ! ma mère !…je crois bien que j’en ai une idée de ce qu’elle estdevenue !… Moi qui passe pour avoir enlevé Amalia, je n’ai pascessé de poursuivre ses ravisseurs, et si je suis ici aujourd’huic’est pour la sauver ! Voilà ce que vous pourrez dire de mapart à l’amiral von Treischke si vous avez encore l’occasion de lerencontrer !… »

Sur quoi, n’attendant même point de jouir del’effet produit par une déclaration aussi sensationnelle, etpersuadé qu’à ma première rencontre avec l’amiral ce funestemalentendu prendrait fin, espérant que je touchais au terme de mamauvaise fortune, je me détachai doucement de l’étreinte passionnéemais tardive de ma vieille maman et me jetai sur la soupe fumantequ’avait confectionnée Gertrude… une fameuse soupe aux poireaux,dont l’odeur m’enivrait depuis cinq minutes en dépit du nouvelaspect tragique qu’avaient un instant semblé prendre pour moi lesévénements…

« Assieds-toi, maman !… J’ai faim,et d’abord mangeons la soupe de Gertrude comme autrefois, commes’il n’y avait jamais eu la guerre ou comme si elle était déjàterminée… et surtout comme des gens qu ont leur conscience poureux… ce qui est toujours une consolation, même par les temps quicourent !… »

Là-dessus, comme je humais ma premièrecuillerée, après un coup d’œil humide sur toutes ces vieilleschoses qui m’entouraient, sur le vieux buffet, le bahut, lesvieilles assiettes et les cuivres bosselés qui garnissaient lesmurs, et comme j’étais tout prêt à remercier la Providence du soinqu’elle avait pris, après de tels orages, de me ramener siheureusement au port, j’entendis une voix qui disait :

« Pardon, monsieur !pourriez-vous me dire ce que vous avez fait de mafemme ? »

Je me retournai, j’avais en face de moi unebien antipathique figure, celle de M. l’amiral von Treischkelui-même, surnommé le Taciturne !

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