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Le Capitaine Paul

Le Capitaine Paul

d’ Alexandre Dumas
Préface

Habent sua fata libelli.

J’avais déjà écrit cet hémistiche, chers lecteurs, et j’allais inscrire au-dessous le nom d’Horace, lorsque je me demandai deux choses : si je me rappelais le commencement du vers et si ce vers était bien du poète de Venusium.

Chercher dans les cinq ou six mille vers d’Horace, c’était bien long, et je n’ai pas de temps à perdre.

Cependant, je tenais beaucoup à cet hémistiche, qui s’applique merveilleusement au livre que vous allez lire.

Que faire ?

Écrire à Méry.

Méry, vous le savez, c’est Homère, c’est Eschyle, c’est Virgile, c’est Horace, c’est l’antiquité incarnée dans un moderne.

Méry sait le grec comme Démosthène, et le latin comme Cicéron.

J’écrivis donc :

« Cher Méry,

« Est-ce bien d’Horace, cet hémistiche :

« Habent sua fatalibelli ?

« Vous rappelez-vous le commencement du vers ?

« À vous de cœur.

« Alex. Dumas. »

Je reçus poste pour poste la réponse suivante :

« Mon cher Dumas,

« L’hémistiche Habent sua fatalibelli est attribué à Horace, mais à tort.

« Voici le vers complet :

« Pro captu lectoris, habent sua fatalibelli.

« Il est du grammairien Terentianus Maurus. Le premier hémistiche : Pro captu lectoris,n’est pas de très bonne latinité. Selon le goût, selon le choix,selon l’esprit du lecteur, les écrits ont leur destin.

« Je n’aime pas le pro captu,qu’on ne trouverait chez aucun bon classique.

« Tout à vous de cœur, mon bien cherfrère.

« Méry. »

Voilà une réponse, j’espère, comme je les aimeet comme vous les aimez, courte et catégorique, où chaque mot ditce qu’il a à dire et répond à la question faite.

Le vers n’était donc pas d’Horace.

J’avais donc bien fait de ne pas le signer dunom de l’ami de Mécène.

Le premier hémistiche était mauvais.

J’avais donc bien fait de l’oublier.

Mais je m’étais rappelé le second, et cela, àpropos du Capitaine Paul, dont on préparait une nouvelleédition.

En effet, si un hémistiche a jamais été faitpour un livre, c’est l’hémistiche de Terentianus Maurus pour lelivre qui nous occupe.

Laissez-moi, chers lecteurs, vous raconter,non pas l’histoire de ce livre – son histoire est l’histoire detous les livres – mais sa genèse : ce qui lui est arrivé avantqu’il vît le jour ; ses infortunes avant qu’il fût ; sestransformations tandis qu’il était encore dans les limbes del’existence.

Cela vous rappellera, en petit, bien entendu,les sept incarnations de Brahma.

Première phase. – Conception.

Une impression généralement éprouvée par tousles admirateurs du Pilote, l’un des plus magnifiquesromans de Cooper – impression que nous avons profondément ressentienous-même – c’est le regret de perdre aussi complètement de vue, lelivre une fois terminé, l’homme étrange que l’on a suivi avec tantd’intérêt à travers le détroit de Devils-Gripp et les corridors del’abbaye de Sainte-Ruth. Il y a dans la physionomie, dans la paroleet dans les actions de ce personnage, indiqué une première foissous le nom de John, et une seconde fois sous celui de Paul, unemélancolie si profonde, une amertume si douloureuse, un mépris dela vie si grand, que chacun a désiré connaître les causes qui ontamené ce brave et généreux cœur au désenchantement et au doute.Quant à nous, plus d’une fois nous l’avouons, il nous était passépar l’esprit ce désir, au moins indiscret, d’écrire à Cooper pourlui demander, sur le commencement de la carrière et la fin de lavie de cet aventureux marin, les renseignements que je cherchais envain dans son livre. Je pensais qu’une pareille demande seraitfacilement excusée par celui auquel elle s’adresserait ; carelle portait avec elle la louange la plus sincère et la pluscomplète de son œuvre. Mais, je fus retenu par l’idée que l’auteurne connaissait peut-être, de la vie dont il nous avait donné unépisode, que la partie qui avait été éclairée par le soleil del’indépendance américaine. En effet le météore brillant, maiséphémère, avait passé des nuages de sa naissance à l’obscurité desa mort, de sorte qu’il était tout à fait possible que, éloigné deslieux où son héros vit le jour et des pays où il ferma les yeux,l’historien poète, qui peut-être l’avait choisi à cause de cemystère même, pour lui faire jouer un rôle dans ses annales, n’eneût connu que ce qu’il nous en avait transmis. Alors je résolus deme procurer par moi-même les détails que j’avais tant désiré qu’unautre me donnât. Je fouillai les archives de la marine ; ellesne m’offrirent qu’une copie de lettres de marque à lui données parLouis XVI. J’interrogeai les annales de la Convention : je n’ytrouvai que l’arrêté pris à l’époque de sa mort. Je questionnai lescontemporains ; à cette époque – c’était vers 1829 – il enrestait encore : ils me dirent qu’il était enterré auPère-Lachaise. Et, de ces premières tentatives, voilà tout ce queje retirai.

Alors, comme je viens d’avoir recours à Méry,j’eus recours à Nodier ; Nodier, cet autre ami d’un autretemps, à la mémoire duquel j’ai voué un culte, et que j’évoquechaque fois que mon cœur, aux amis du présent, a besoin d’adjoindreun ami du passé. J’eus recours à Nodier, ma bibliothèque vivante.Nodier recueillit un instant ses souvenirs ; puis me parlad’un petit livre in-18 écrit par Paul John lui-même et contenantdes mémoires sur sa vie, avec cette épigraphe : Munerasunt laudi. Je me mis aussitôt en quête de la précieusepublication ; mais j’eus beau interroger les bouquinistes,fouiller les bibliothèques, battre les quais, mettre en réquisitionGuillemot et Techener, je ne trouvai rien qu’un libelle infâme,intitulé Paul John, ou Prophéties sur l’Amérique, l’Angleterre, laFrance, l’Espagne et la Hollande, libelle que je jetai de dégoût àla quatrième page admirant combien les poisons se conservent silongtemps et si parfaitement, de sorte qu’on les trouve toujours làoù l’on cherche en vain une nourriture saine et savoureuse.

Je renonçai donc à toute espérance de cecôté.

Quelque temps après, entre la représentationde Christine et celle d’Antony, je fis un voyageà Nantes ; de Nantes, je gagnai les côtes ; je visitaiBrest, Quimper et Lorient.

Pourquoi allais-je à Lorient ? – Admirezla puissance d’une idée fixe ! Mon pauvre ami Vatout, quin’avait pour moi qu’un défaut, celui de vouloir me protéger malgrémoi, fait un roman là-dessus. – Pourquoi allais-je à Lorient ?Parce que j’avais lu, dans une biographie de Paul John, que lecélèbre marin était venu trois fois dans ce port. Cettecirconstance m’avait frappé. J’avais pris les dates, je n’eus qu’àouvrir mon portefeuille. J’allai consulter les archives maritimes,et je trouvai, en effet, la trace des stations qu’avaient faites, àdifférentes époques, dans la rade, les frégates le Rangeret l’Indienne, l’une de dix-huit et l’autre de trente-deuxcanons. Quant aux motifs qui les avaient amenées, soit ignorance,soit oubli, le secrétaire qui tenait les registres avait négligé deles consigner. J’allais me retirer sans autre renseignement,lorsque je m’avisai d’interroger un vieil employé et de luidemander si, traditionnellement, on avait conservé dans le paysquelque souvenir du capitaine de ces deux bâtiments. Alors levieillard me répondit qu’en 1784, étant encore enfant, il avait vuPaul John au Havre, où il était alors, lui qui me parlait, employéà la Santé de la ville.

Quant à Paul John, il était, à cette époque,commodore à bord de la flotte du comte de Vaudreuil.

La réputation de bravoure dont jouissait alorsce marin, et la singularité de ses manières, l’avaient impressionnéau point que, de retour en Bretagne, il avait une fois prononcé sonnom devant son père, concierge du château d’Auray. Le vieillardavait tressailli, et lui avait fait signe de se taire. Le jeunehomme avait obéi tout en faisant ses réserves.

Cependant, quelques questions qu’il fit à sonpère, celui-ci refusa toujours d’y répondre. Mais, la marquised’Auray étant morte, Emmanuel ayant émigré, Lusignan et Margueritehabitant la Guadeloupe, le vieillard crut pouvoir révéler un jour àson fils une histoire étrange et mystérieuse, à laquelle setrouvait mêlé l’homme sur lequel je lui demandais des détails.

Et cette histoire, il ne l’avait pointoubliée, quoique quarante ans à peu près se fussent écoulés entrele récit que lui en avait fait son père et celui qu’il me fit àmoi.

Cette histoire tomba parole à parole dans lefond de ma pensée, et y demeura cachée comme cette eau qui tombegoutte à goutte de la voûte de la grotte et forme peu à peu unbassin dans ses calmes et silencieuses profondeurs ; de tempsen temps, mon imagination se penchait au bord de cette eaumystérieuse et profonde, et je me disais :

– Il est cependant l’heure que cette eaujaillisse au dehors et se répande en cascade ou en ruisseau, entorrent ou en lac, à la vivifiante ardeur du soleil.

Seulement, sous quelle forme serépandrait-elle ?

Sous la forme du drame, ou sous celle duroman ?

À cette époque, vers 1831 et 1832, touteproduction se présentait à mon esprit sous la forme du drame.

Aussi, à chaque instant, medisais-je :

– Il faut pourtant que je fasse un drame dePaul John.

Et 1832, 1833, 1834 s’écoulèrent sans que lesmasses primitives de ce drame se détachassent assez clairement dansmon esprit, pour que mon esprit abandonnât ses autres rêves ets’attachât à celui-là.

Et je me disais :

– Attendons ; il viendra un instant où lefruit sera mûr pour la vie, et il se détachera lui-même de labranche.

Deuxième phase. – Création.

C’était vers le mois d’octobre 1835.

Le paysage avait bien changé. Ce n’étaientplus les côtes de Bretagne aux rudes falaises ; ce n’étaitplus la poupe rugueuse de l’Europe battue par les flots de la mersauvage ; ce n’étaient plus les oiseaux gris des tempêtes sejouant à la lueur de l’éclair, au sifflement du vent, au milieu del’embrun des vagues se brisant sur les rochers.

Non, c’était la mer de Sicile, calme comme unmiroir ; c’était, à notre droite, Palerme, couchée au pied dumonte Pellegrino, ombragée à sa tête par les orangers de Montreale,à ses pieds par les palmiers de la Bagheria ; c’était, à notregauche, Alicadi, se levant du sein – je ne dirai pas des flots, lesflots supposent un certain mouvement de la mer, et la mer étaitimmobile comme un lac d’argent fondu ; – c’était Alicadi, sedessinant, pareil à une pyramide sombre, entre l’azur du ciel etl’azur d’Amphitrite ; c’était enfin, bien loin devant nous,élevant sa tête au-dessus des îles volcaniques, débris du royaumed’Éole, c’était Stromboli, secouant au vent du soir son panache defumée, et dont la base, se colorant de temps en temps d’une lueurrougeâtre, indiquait qu’au milieu de l’obscurité cette colonne defumée reposerait sur une base de flammes.

Je venais de quitter Palerme, où j’avais passéun des mois les plus heureux de ma vie. Une barque, à l’arrière delaquelle une figure, debout, blanche et couronnée de verveine commela Norma antique, m’envoyait ses derniers signaux, rayait de sonsillage la nappe brillante, et s’amoindrissait à l’horizon,emportée par ses quatre rames, qui, de loin, semblaient les pattesd’un gigantesque scarabée, égratignant, la surface de la mer.

Mes yeux et mon cœur suivaient la barque.

Elle disparut. Je poussai un soupir. Etcependant j’étais loin de me douter que je ne revoie jamais cellequi venait de me quitter.

J’entendis auprès de moi comme une prière, oùétais-je, et qui faisait cette prière ?

J’étais au milieu d’un équipage sicilien, surle speronare la Madonna del piè della Grotta. Cetteprière, c’était l’Ave Maria que disait le fils du capitaine Arena,enfant de neuf ans, que notre pilote Nunzio maintenait debout surle toit de notre cabine.

De là, il parlait à la mer, aux vents, auxnuages, à Dieu !

Cette heure de l’Ave Maria était l’heurepoétique de la journée. Même lorsque rien ne venait ajouter à lamélancolie du crépuscule, c’était l’heure où nous rêvions sanspenser, l’heure où le souvenir du pays éloigné et des amis absentsrevenait à la mémoire, pareils à ces nuages qui simulent tantôt desmontagnes, tantôt des lacs, tantôt des formes humaines, quiglissent doucement sur un ciel d’azur et qui changent d’aspect, secomposant, se décomposant, et se recomposant vingt fois en uninstant ; les heures glissaient alors sans que l’on sentit letoucher de leurs ailes sans qu’on entendît le bruit de leur vol.Puis la nuit arrivait, – si toutefois on peut appeler la nuitl’absence du jour, – la nuit arrivait allumant une à une lesétoiles dans l’orient assombri, tandis que l’occident, éteignantpeu à peu le soleil, roulait des flots d’or et passait par toutesles couleurs du prisme, depuis le pourpre ardent jusqu’au vertclair. Alors il s’élevait de l’eau comme un harmonieuxmurmure : les poissons s’élançaient hors de la mer, pareils àdes éclairs d’argent, le pilote quittait le gouvernail, comme si legouvernail n’avait plus besoin d’autre main que celle deDieu ; on hissait le fils du capitaine sur le toit de lacabine, et l’Ave Maria commençait à l’instant même où finissait ledernier rayon du jour.

C’était cette scène, chaque jour renouvelée etoù, chaque jour, mon âme s’imprégnait d’une mélancolie nouvelle,que je venais de voir se reproduire dans des conditions qui lafaisaient, pour moi, plus impressionnante que jamais.

Maintenant, par quel mystère de l’organismehumain, comment, ce soir-là même, dans le vide laissé au milieu dema pensée par cette figure blanche et voilée, par cette Normafugitive, – comment, dans ce vide, retrouvai-je en le sondant, – aulieu de l’arbre en fleur déraciné, – comment retrouvai-je ce fruitqui devait tomber quand il serait mûr, le CapitainePaul ?

Oh ! cette fois, son heure était bienvenue, je sentis, à la façon dont le drame s’emparait de ma pensée,qu’il ne lui laisserait plus de relâche qu’il n’eût vu le jour, etje m’abandonnai à ce charme amer de la gestation…

Ah ! voilà ce que les artistes seulspeuvent dire, c’est tout ce qu’il y a de charme, lorsque, poète oupeintre, on voit sa pensée revêtir une forme, et le rêve peu à peuprendre la consistance de la réalité.

Voyez-vous le soleil qui se lève derrière unechaîne des Alpes ou des Pyrénées ? D’abord, c’est une lueurrose, à peine visible, s’infiltrant dans l’atmosphère grisâtre dumatin, qu’elle colore d’une imperceptible teinte, et sur laquellese découpe la silhouette dentelée et gigantesque des montagnes.

Peu à peu, cette teinte grandit, les sommetsles plus élevés se colorent ; vous les voyez, flamboyants,dominer les autres comme des volcans, puis des rayons s’élancentdans les cieux, pareils à autant de fusées d’or ; les picsinférieurs commencent à participer à cette lumière, qui monte sirapidement que les anciens représentaient le soleil apparaissantaux portes de l’Orient, sur un char traîné par quatre chevauxfougueux ; l’océan de flammes submerge ces sommets quisemblaient vouloir l’arrêter comme une digue.

Enfin, voici le jour : marée ruisselante,qui s’épanche par torrents aux flancs de la chaîne sombre, et quipeu à peu pénètre et illumine jusqu’à la mystérieuse profondeur desvallées où l’on aurait cru que jamais ne pénétrerait un rayon delumière.

C’est ainsi que, s’éclaire et se dessinel’œuvre dans le cerveau du poète.

Quand j’arrivai à Messine, mon drame duCapitaine Paul était fait ; il ne me restait plusqu’à l’écrire.

Je comptais l’écrire à Naples ; carj’étais en retard. La Sicile m’avait retenu comme une de ces îlesmagiques dont parle le vieil Homère.

Que nous fallait-il pour regagner la ville desdélices – la ville qu’il faut voir avant de mourir ? – Troisjours et un bon vent.

Je donnai l’ordre au capitaine d’appareillerle lendemain matin, et de mettre le cap droit sur Naples.

Le capitaine consulta le vent, regarda lenord, échangea quelques mots à voix basse avec le pilote, etrépondit :

– On fera ce que l’on pourra, Excellence.

– Comment ! on fera ce que l’on pourra,cher ami ? Il me semble qu’il y a là-dessous un senscaché.

– Dame ! fit le capitaine.

– Voyons, voyons, expliquons-nous tout desuite.

– Oh ! l’explication sera courte,Excellence.

– Abordons-la franchement, alors.

– Eh bien, le vieux ainsi qu’on appelait lepilote – le vieux dit que le temps va changer et que nous aurons levent contraire pour sortir du détroit.

Nous étions à l’ancre, en face deSan-Giovanni.

– Ah ! diable ! fis-je, le temps vachanger, et nous aurons le vent contraire ; est-ce bien sûr,capitaine ?

– C’est bien sûr, oui, Excellence.

– Et, lorsque ce vent souffle, capitaine,a-t-il la mauvaise habitude de souffler longtemps ?

– Plus ou moins.

– Quel est son moins ?

– Trois ou quatre jours.

– Et son plus ?

– Huit ou dix.

– Et, quand il souffle, impossible de sortirdu détroit ?

– Impossible.

– Et à quelle heure le ventsoufflera-t-il ?

– Eh ! vieux ? dit le capitaine.

– Présent ! dit Nunzio en se levantderrière la cabine.

– Son Excellence demande pour quelle heure levent ?

Nunzio se retourna, consulta jusqu’au pluspetit nuage du ciel, et, se retournant vers nous :

– Capitaine, dit-il, ce sera pour ce soirentre huit et neuf heures, un instant après que le soleil seracouché.

– Ce sera pour ce soir, entre huit et neuf, uninstant après que le soleil sera couché, répéta le capitaine avecla même assurance que si c’eût été Mathieu Laensberg ou Nostradamusqui lui eût répondu.

– Mais alors, demandai-je au capitaine, nepourrait-on sortir tout de suite ? Nous nous trouverions alorsen pleine mer, et pourvu que nous arrivions au Pizzo, c’est tout ceque je demande…

– Si vous le voulez absolument, répondit lepilote, on tachera.

– Eh bien, mon cher Nunzio tâchez donc,alors.

– Allons, allons, dit le capitaine, on part…Chacun son poste !

Empruntons à mon journal de voyage les détailsqui vont suivre ; il y a tantôt vingt ans que les chosesracontées à cette heure par moi se sont passées. J’aurais oubliépeut-être ; mon journal, au contraire, a une mémoireinflexible et se souvient du plus petit détail :

« En un instant, sur l’ordre du capitaineet sans faire une seule observation, tout le monde fut à labesogne : l’ancre fut levée et le bâtiment, tournant lentementson beaupré vers le cap Pelore, commença de se mouvoir sousl’effort de quatre avirons ; quant aux voiles, il n’y fallaitpas songer, pas un souffle de vent ne traversait l’espace…

« Comme cette disposition atmosphériqueme portait naturellement au sommeil, et que j’avais si longtemps vuet si souvent revu le double rivage de la Sicile et de la Calabre,que je n’avais plus grande curiosité pour l’un ni pour l’autre, jelaissai Jadin fumant sa pipe sur le pont, et j’allai mecoucher.

« Je dormais depuis trois ou quatreheures, à peu près, et, tout en dormant, je sentais instinctivementqu’il se passait autour de moi quelque chose d’étrange, lorsque,enfin, je fus complètement réveillé par le bruit des matelotscourant au-dessus de ma tête, et par le cri bien connu deBurrasca !

« Burrasca ! J’essayai de me mettresur mes genoux, ce qui ne me fut pas chose facile, relativement aumouvement d’oscillation imprimé au bâtiment ; mais enfin j’yparvins, et, curieux de savoir ce qui se passait, je me traînaijusqu’à la porte de derrière de la cabine, qui donnait sur l’espaceréservé au pilote. Je fus bientôt au fait : au moment où jel’ouvrais, une vague, qui demandait à entrer juste au moment où jevoulais sortir, m’atteignit en pleine poitrine, et m’envoya à troispas en arrière, couvert d’eau et d’écume. Je me relevai ; maisil y avait inondation complète dans la cabine. J’appelai Jadin pourqu’il m’aidât à sauver nos lits du déluge.

« Jadin accourut, accompagné du mousse,qui portai une lanterne, tandis que Nunzio, qui avait l’œil à tout,tirait à lui la porte de la cabine, afin qu’une seconde vague nesubmergeât point tout à fait notre établissement. Nous roulâmesaussitôt nos matelas, qui heureusement, étant de cuir, n’avaientpas eu le temps de s’imbiber. Nous les plaçâmes sur des tréteaux,afin qu’ils planassent au-dessus des eaux comme l’Esprit duSeigneur ; nous suspendîmes nos draps et nos couvertures auxportemanteaux qui garnissaient les parois intérieures de notrechambre à coucher ; puis, laissant à notre mousse le soind’éponger les deux pouces de liquide dans lesquels nous barbotions,nous gagnâmes le pont.

« Le vent s’était levé, comme avait ditle pilote, et à l’heure qu’il avait dite ; et, selon saprédiction encore, ce vent nous était tout à fait contraire.

Néanmoins, comme nous étions parvenus à sortirdu détroit, nous étions plus à l’aise, et nous courions des bordéesdans l’espérance de gagner un peu de chemin ; mais ilrésultait de cette manœuvre que les vagues nous battaient en pleintravers, et que, de temps en temps, le bâtiment s’inclinaittellement, que le bout de nos vergues trempait dans la mer…

« Nous nous obstinâmes ainsi pendanttrois ou quatre heures, et, pendant ces trois ou quatre heures, nosmatelots, il faut le dire, n’élevèrent pas une récrimination contrela volonté qui les mettait aux prises avec l’impossibilité même.Enfin, au bout de ce temps, je demandai combien nous avions fait dechemin depuis que nous courions des bordées, et il y avait de celacinq ou six heures. Le pilote nous répondit tranquillement que nousavions fait demi-lieue. Je m’informai alors combien de tempspourrait durer la bourrasque, et j’appris que, selon touteprobabilité, nous en aurions pour trente-six ou quarante heures. Ensupposant que nous continuassions à conserver sur le vent et la merle même avantage, nous pouvions faire à peu près huit lieues endeux jours. Le gain ne valait pas la fatigue, et je prévins lecapitaine que, s’il voulait rentrer dans le détroit, nousrenoncions momentanément à aller plus loin.

« Cette intention pacifique était à peineformulée par moi que, transmise immédiatement à Nunzio, elle fut àl’instant même connue de tout l’équipage. Le speronaretourna sur lui-même comme par enchantement ; la voile latineet la voile de foc se déployèrent dans l’ombre, et le petitbâtiment, tout tremblant encore de sa lutte, partit vent arrièreavec la rapidité d’un cheval de course. Dix minutes après, lemousse vint nous dire que, si nous voulions rentrer dans notrecabine, elle était parfaitement séchée, et que nous y retrouverionsnos lits, qui nous attendaient dans le meilleur état possible. Nousne nous le fîmes pas redire à deux fois, et, tranquilles désormaissur la bourrasque, devant laquelle nous marchions en courrier, nousnous endormîmes au bout de quelques instants.

« Nous nous réveillâmes à l’ancre, justeà l’endroit d’où nous étions partis la veille ; il ne tenaitqu’à nous de croire que nous n’avions pas bougé de place, mais queseulement nous avions eu un sommeil un peu agité.

« Comme la prédiction de Nunzio s’étaitréalisée de point en point, nous nous approchâmes de lui avec unevénération plus grande encore que d’habitude pour lui demander desnouvelles certaines à l’endroit du temps.

Les prévisions n’étaient pas consolantes. Àson avis, le temps était complètement dérangé pour huit ou dixjours ; il résultait donc des observations atmosphériques deNunzio que nous étions cloués à San Giovanni pour une semaine aumoins.

« Notre parti fut pris à l’instantmême : nous déclarâmes au capitaine que nous donnions huitjours au vent pour se décider à passer du nord au sud-est, et que,si, au bout de ce temps, il ne s’était pas décidé à faire sa saute,nous nous en irions tranquillement par terre à travers plaines etmontagnes, notre fusil sur l’épaule, et tantôt à pied, tantôt àmulet ; pendant ce temps, le vent se déciderait probablement àchanger de direction, et notre speronare, profitant dupremier souffle favorable, nous retrouverait au Pizzo.

« Rien ne met à l’aise le corps et l’âmecomme une résolution prise, fût-elle exactement contraire à celleque l’on comptait prendre. À peine la nôtre fut-elle arrêtée, quenous nous occupâmes de nos dispositions locatives. Pour rien aumonde je n’aurais voulu remettre le pied à Messine.

Nous décidâmes donc que nous demeurerions surnotre speronare ; en conséquence, on s’occupa de letirer à l’instant même à terre, afin que nous n’eussions pas àsupporter l’ennuyeux clapotage des vagues, qui, dans les mauvaistemps, se fait sentir jusqu’au milieu du détroit ; chacun semit à l’œuvre, et, au bout d’une heure, le speronare,comme une carène antique, était tiré sur le sable du rivage étayé àdroite et à gauche par deux énormes pieux, et orné à son bâbordd’une échelle à l’aide de laquelle on communiquait de son pont à laterre ferme. En outre, une tente fut établie à l’arrière du grandmat, afin que nous pussions nous promener, lire et travailler àl’abri du soleil et de la pluie ; moyennant ces petitespréparations, nous nous trouvâmes avoir une demeure infiniment plusconfortable que ne l’eût été la meilleure auberge deSan-Giovanni.

« Au reste, le temps que nous avions àpasser ainsi ne devait point être perdu. Jadin avait ses croquis àrepasser et moi, j’avais arrêté le plan de mon drame de Paul John,dont ne me restait plus que quelques caractères à mettre en reliefquelques scènes à compléter. Je résolus donc de profit de cetteespèce de quarantaine pour accomplir ce travail, qui devaitrecevoir à Naples sa dernière touche, et dès le soir même, je memis à l’œuvre. » Voilà ce que je trouve sur mon journal devoyage, et ce que je transcris ici pour servir à l’histoire dudrame et du roman du Capitaine Paul, si jamais il prend àquelque académicien désœuvré l’idée d’écrire, cent ans après mamort, des commentaires sur le drame ou le roman du CapitainePaul.

Mais nous n’en sommes encore qu’audrame ; le roman viendra après.

C’est donc à bord d’un de ces petits bâtiments– hirondelles de mer, qui rasent les flots de l’archipel sicilien –sur les rivages de la Calabre, à vingt pas de San-Giovanni, à unelieue et demie de Messine, à trois lieues de Scylla, en vue de cefameux gouffre de Charybde qui a tant tourmenté Énée et sonéquipage – que le drame du Capitaine Paul fut écrit, enhuit jours, ou plutôt en huit nuits.

Un mois après, je le lisais à Naples – près duberceau d’un enfant qui venait de naître – à Duprez, à Ruolz et àmadame Malibran.

L’auditoire me promit un énorme succès.

L’enfant qui était au berceau et qui dormaitau bruit de ma voix comme au murmure berceur des chants de sa mère,était cette charmante Caroline qui est aujourd’hui une de nospremières cantatrices.

À cette époque, elle s’appelait Lili ; etc’est encore aujourd’hui, pour les vieux et fidèles amis de Duprez,le seul nom qu’elle porte.

Troisième phase. – Déception.

Je revins en France vers le commencement del’année 1836 : mon drame du Capitaine Paul étaitcomplètement achevé et prêt à être lu.

Avant que je fusse à Paris, Harel savait queje ne revenais pas seul.

La dernière pièce que j’avais donnée authéâtre de la Porte-Saint-Martin était Don Juan el Marana,que l’on s’est obstiné à appeler Don Juan de Marana.

Don Juan avait réussi ; maisDon Juan portait avec lui pour Harel du moins, la tache dupéché originel.

Don Juan n’avait pas de rôle pourmademoiselle George.

Harel, sous ce rapport, était non pasl’aveuglement, mais le dévouement incarné ; – pendant tout letemps qu’il fut directeur, son théâtre demeura un piédestal pour lagrande artiste, à laquelle il avait voué un culte.

Auteurs, acteurs, tout lui étaitsacrifié ; si la divinité splendide qu’il adorait eût eu pourses prêtres les exigences de la mère Cybèle, Harel eût rendu undécret pareil à celui qui régissait les corybantes.

Heureusement que George était une bonne déessedans toute la force du terme, et qu’il ne lui passa jamais parl’esprit d’user de son pouvoir dans toute sa rigueur.

À peine Harel sut-il donc que je revenais avecun drame et que, dans ce drame, il y avait un rôle pour George,qu’il accourut à la maison.

– Eh bien, me dit-il, tout en découvrant laMéditerranée, – c’est de lui le mot, rendons à César ce quiappartient à César ! – nous avons donc pensé à notre grandeartiste ?

– Vous voulez parler du CapitainePaul ?

– Je veux parler de la pièce que vous avezfaite… Vous avez fait une pièce, n’est-ce pas ?

– Oui, j’ai fait une pièce, c’est vrai.

– Eh bien, voilà tout… Vous avez fait unepièce : jouons-la.

– Bon !… pour qu’il lui arrive ce qui estarrivé à Don Juan.

Harel prit une énorme prise : c’était sonmoyen d’attente, chaque fois qu’un moment d’embarras l’empêchait derépondre à l’instant même.

– Don Juan, dit-il, DonJuan… certainement, c’était un bel ouvrage ; mais, moncher, voyez-vous, il y avait des vers.

– Pas beaucoup.

– C’est vrai… Eh bien, si peu qu’il y enavait, ils ont fait du tort à l’ouvrage…

Le Capitaine Paul n’est pas en vers,n’est-ce pas ?

– Non ; tranquillisez-vous.

– Il y a un rôle… pour George… m’a-t-on…

– Oui ; mais probablement qu’elle n’envoudra pas.

– De vous, mon ami, elle le prendra les yeuxfermés. Et pourquoi n’en voudrait-elle pas ?

– Pour deux raisons.

– Dites.

– La première, parce que c’est un rôle demère.

– Elle ne joue que cela ! Voyons laseconde raison.

– La seconde, parce qu’elle a un fils.

– Après ?

– Et qu’elle ne voudra jamais être la mère deBocage.

– Bah ! elle a bien été la mère deFrédérick.

– Oui ; mais le rôle de Gennaro n’avaitpas l’importance du rôle du Capitaine Paul ; elledira que la pièce n’est point à elle.

– Bon ! et la Tour deNesle ! la pièce était à elle peut-être ! elle l’ajouée hier pour la quatre cent vingtième fois. À quand lalecture ?

– Vous le voulez, Harel ?

– Je vous apporte un traité : millefrancs de prime, dix pour cent de droits, soixante francs debillets ; tenez, vous n’avez plus qu’à signer.

– Merci. Harel : nous lisons demain, maissans traité.

– Nous lisons demain ?

– Oui.

– Qui voulez-vous à la lecture ?

– Mais vous, George et Bocage, voilà tout.

– À quelle heure ?

– À une heure.

– Est-ce long ?

– Trois heures de représentation.

– C’est la bonne mesure, on peut jouer troisactes avec cela.

– Et même cinq.

– Hum ! hum !

– Vous en avez bien joué sept avec la Tourde Nesle.

– C’était dans les jours néfastes ; maisces jours-la sont passés, Dieu merci !

– Vous êtes toujours chef de bataillon dans lagarde nationale ?

– Toujours.

– Je ne m’étonne plus de la tranquillité deParis. À demain.

– À demain.

Le lendemain, à une heure, nous étions dans leboudoir de George ; George toujours belle et couchée dans sesfourrures, Bocage toujours blagueur, Harel toujours spirituel.

– Eh bien, me dit Bocage, vous voilà donc,vous ?

– Oui, me voilà.

– Qu’est-ce qu’on me dit ? on me dit quevous avez découvert la Méditerranée ?

– On a bien fait de vous le dire, monami ; vous n’auriez pas trouvé cela tout seul.

– Et, à ce qu’il paraît, vous avez fait unrôle pour George ?

– J’ai fait une pièce pour moi.

– Comment, pour vous ?

– Ce qui veut dire qu’elle ne seraprobablement pas du goût de tout le monde.

– Pourvu qu’elle soit du goût du public.

– Vous savez que ce n’est pas toujours uneraison pour qu’elle soit bonne.

– Enfin, nous allons voir.

– Lisons, lisons, dit Harel.

La place me portait malheur. C’était à la mêmeplace que j’avais lu Antony à Crosnier.

Après le premier acte, qui est assez brillantet tout entier au Capitaine Paul, Bocage s’était frotté les mainset s’était écrié :

– Eh bien, le voyageur, il n’est donc pasencore si usé qu’on le dit ?

Ainsi, voyez, chers lecteurs, en 1836, il y ajuste vingt-cinq ans de cela, on disait déjà que j’étais usé.

Mais, dès ce premier acte, tout au contraire,George avait commencé de s’assombrir.

– Mon cher Harel, dis-je en souriant, je croisque le baromètre est à la pluie.

– Il faudra voir, dit Harel, il faudra voir.On ne peut pas juger d’après un premier acte.

Comme je l’avais prévu, le baromètre passa dela pluie à l’averse, de l’averse à l’orage, et de l’orage à latempête.

Le pauvre Harel était au supplice : ilentassait prises sur prises.

Au troisième acte, il sonna pour qu’on luiremplît sa tabatière.

George ne soufflait pas le mot.

Bocage commença à me trouver plus usé que lepublic n’avait dit.

La lecture finit au milieu de la consternationgénérale.

– Eh bien, fis-je à Harel, je vous l’avaisbien dit.

– Le fait est, mon cher, dit Harel en sebourrant le nez de tabac, le fait est que, cette fois, là,franchement, il faut vous dire ces choses-là en ami, je crois quevous vous êtes trompé.

– C’est l’avis de George surtout ;n’est-ce pas, George ?

– Moi… vous savez bien que je n’ai pas d’avis.Je suis engagée au théâtre de M. Harel ; je joue lesrôles qu’on me distribue.

– Pauvre victime ! Eh bien,rassurez-vous, ma chère George, vous ne jouerez pas celui-là.

– Cependant je ne dis pas qu’en faisantquelques corrections…

– En coupant le rôle du capitaine Paul, parexemple ?

– Allons, bien, voilà que vous pensez que jene veux pas jouer le rôle à cause de M. Bocage.

– Vous ne voulez pas jouer le rôle parce qu’ilne vous convient pas, chère amie, voilà tout. J’ai prévenuHarel ; c’est lui qui s’est entêté, prenez-vous-en à lui.Seulement vous savez, Harel…

– Quoi, cher ami ?

– Notre lecture reste entre nous ; lapièce ne vous convient pas, elle peut convenir à un voisin.

– Comment donc ! c’est faire…

Et, tout en portant son pouce et son index àson nez pour absorber une dernière prise de tabac, Harel appuya lamain sur son cœur.

Je roulai mon manuscrit, j’embrassaiGeorge.

– Sans rancune, chère, lui dis-je.

– Oh ! me répondit George, vous savezbien que ce n’est point de cela que je vous en veux.

– Je m’en vais avec vous, dit Bocage.

– Non, non, restez, cher ami ; je croisque vous êtes en froid avec votre directeur et votre directrice,c’est une occasion de vous raccommoder.

Et je sortis.

Le lendemain, la première personne que jerencontrai me dit :

– Vous voilà donc revenu, vous ?

– Sans doute.

– Oui, oui, oui, j’ai lu cela ce matin dans lejournal.

– Comment ! le journal a eu la bontéd’annoncer mon retour en France ?

– Indirectement.

– Ah !

– Oui… à propos d’une pièce que vous avez lueà la Porte-Saint-Martin.

– Et qui a été refusée ?

– Le journal a dit cela ; mais je supposeque ce n’est pas vrai ?

– Hélas ! mon cher, c’est la véritépure.

– Mais qui donc a fait mettre cela dans lesjournaux ?

– Personne.

– Comment, personne ?

– Mon cher, ces choses-là se trouvent toutescomposées ; le metteur en pages les rencontre sur le marbre etles insère par erreur.

L’erreur faite, il en est désespéré mais quevoulez-vous ?

– Ah ! n’importe, c’est bien malveillant.– Ah ! cher ami que vous avez d’ennemis !

Et la première personne s’éloigna en levantles bras au ciel.

Pendant huit jours, ce fut la même gamme.

Il va sans dire qu’après ce concert deplaintes funèbres, qu’après tous ces discours prononcés sur latombe de l’auteur d’Henri III et d’Antony, aucundirecteur n’eut l’idée de demander à jouer le CapitainePaul.

Pauvre Capitaine Paul ! il étaitregardé comme un posthume !

Quatrième phase. – Transformation.

Cependant, vers 1835, je crois, laPresse s’était fondée, et j’y avais inventé leroman-feuilleton.

Il est vrai que l’essai n’avait pas étéheureux. Girardin ne m’avait livré qu’un feuilleton hebdomadaire etj’avais débuté par la Comtesse de Salisbury, qui n’est pasune de mes meilleures choses.

En feuilleton quotidien, le roman eût pu sesoutenir.

En feuilleton hebdomadaire, il ne fit aucuneffet.

Mais les autres journaux n’en adoptèrent pasmoins ce nouveau mode de publication.

Le Siècle m’envoya Desnoyers.

Louis Desnoyers est un de mes plus vieuxcamarades. Nous avions fait de l’opposition littéraire et politiqueensemble dès 1827. Nous avions fondé, avec Vaillant – je ne sais cequ’il est devenu – et Dovalle, qui a été tué en duel, un journalintitulé le Sylphe ; on oublia ce titre pourl’appeler le Journal rose, attendu qu’il était imprimé surpapier rose ; sa couleur lui avait valu de nombreuxabonnements de femmes.

À quoi tient le succès !

La révolution de Juillet tua le Journalrose ! Mira tua Dovalle. J’étais vice-président de lacommission des récompenses nationales : je fis Vaillantsous-officier et l’envoyai en Afrique, où les Arabes, selon touteprobabilité, ont tué Vaillant.

Il y avait bien longtemps que nous ne nousétions vus, Desnoyers et moi.

D’abord, j’arrivais d’un long voyage ;puis les gens qui ont beaucoup à faire ne se voient pas.

Le Siècle ne pouvait donc choisir unambassadeur qui me fût plus sympathique. Aussi, depuis vingt ans,est-il accrédité près de moi.

Il fut convenu que je donnerais auSiècle un roman en deux volumes.

Connu comme auteur dramatique, je l’étais trèspeu comme romancier.

Au théâtre, j’avais donné Henri III,Christine, Antony, la Tour de Nesle, Teresa, Richard Darlington,Don Juan el Marana, Angèle et Catherine Howard, jecrois.

En librairie, j’avais publié seulement mesImpressions de voyage en Suisse, mes Scènes historiques du temps deCharles VI, la Rose rouge et quelques feuilletons de laComtesse de Salisbury.

Le Siècle était un journal à trentemille abonnés.

Il s’agissait d’y avoir un succès.

Je signai mon traité avec le Siècle,me réservant le choix du sujet, m’engageant seulement à ce que leroman n’eût pas plus de deux volumes.

Seulement le Siècle était pressé.

Je promis de lui donner les deux volumes dansun mois.

Desnoyers alla porter mon engagement auSiècle.

Je voulais en avoir le cœur net. Je prétendaisà part moi qu’il y avait un succès dramatique dans le CapitainePaul ; il devait, par conséquent, y avoir un succèslittéraire.

Tout roman ne peut pas faire un drame, maistout drame peut faire un roman.

Les beaux romans qu’on eût faits avecHamlet, avec Othello, avec Roméo etJuliette, si Shakespeare n’en avait pas fait trois magnifiquesdrames !

Je me mis donc à étudier la marine avec monami Garnerey le peintre ; Garnerey, qui a eu depuis un si beausuccès en publiant ses Pontons.

Garnerey se chargea, en outre, de revoir mesépreuves.

Au bout du mois, le drame en cinq actes étaitdevenu un roman en deux volumes.

Maintenant, disons comment le drame reparut àson tour sur l’océan littéraire, et comment le CapitainePaul fit son chemin, quoiqu’il montât une humble péniche,nommée le Panthéon, au lieu de monter cette frégate desoixante-quatorze que l’on appelait la Porte-Saint-Martin.

Cinquième phase. – Résurrection.

Mon drame refusé par Harel, je l’avais porté àmon ami Porcher.

Je n’ai pas besoin de vous dire ce que c’estque mon ami Porcher, chers lecteurs ; si vous me connaissez,vous le connaissez ; si vous ne le connaissez pas, ouvrez mesMémoires, année 1836, et vous ferez connaissance avec lui.

Je lui avais dit :

– Mon cher Porcher, gardez-moi cedrame-là ; Harel n’en veut pas : mademoiselle George n’enveut pas, Bocage n’en veut pas mais d’autres en voudront.

Porcher secoua la tête.

Porcher ne pouvait pas croire que troissommités comme Harel, George et Bocage se trompassent.

Il aimait naturellement mieux croire quec’était moi qui me trompais.

N’importe ! comme le CapitainePaul ne tenait pas grande place et ne coûtait pas cher ànourrir, il plia proprement les cinq actes les uns contre lesautres et les mit dans son armoire.

Ils y sommeillaient bien tranquillement depuiscinq mois lorsque le Siècle annonça le CapitainePaul, roman en deux volumes, par Alexandre Dumas.

La première fois que je revis Porcher.

– À propos, me dit-il, faut-il que je vousrenvoie votre Capitaine Paul ?

– Pourquoi cela, Porcher ?

– Ne paraît-il pas dans leSiècle ?

– En roman, Porcher, pas en drame.

– C’est que, lorsqu’il aura paru en roman ilsera bien plus difficile à placer encore que lorsqu’il étaitinédit.

Pauvre Capitaine Paul ! voyezdans quelle situation fâcheuse il était.

– Difficile à placer ! au contraire,dis-je à Porcher, cela le fera connaître.

Porcher secoua la tête.

– Porcher, écoutez bien ce que vous ditNostradamus. Il y aura une époque où les libraires ne voudrontéditer que des livres déjà publiés dans les journaux. Et où lesdirecteurs ne voudront jouer que des drames tirés de romans.

Porcher secoua une seconde fois la tête, maisbien plus fort que la première fois.

Je quittai Porcher.

Le Capitaine Paul inaugura auSiècle, la série de succès que nous obtînmes depuis avecle Chevalier d’Harmental, les TroisMousquetaires, Vingt ans après et le Vicomte deBragelonne.

Succès si grands, que le Siècle,jugeant que je n’en aurais plus jamais de pareils, alla, après lapublication de Vingt ans après, porter à Scribe un traité,où la somme était restée en blanc.

Scribe se contenta de demander, par volume,deux mille francs de plus que moi.

Perrée trouva la prétention si modeste, qu’ilsigna à l’instant même.

Scribe publia Piquillo Alliaga.

Revenons au Capitaine Paul.

Malgré le succès du Capitaine Paul enroman, les directeurs ne mordaient pas au drame.

Porcher triomphait.

Chaque fois que je rencontraisPorcher :

– Eh bien, disait-il, le CapitainePaul ?

– Attendez, lui disais-je.

– Vous voyez bien que j’attends, merépondait-il.

En 1838, une grande douleur me fit quitterParis et chercher la solitude aux bords du Rhin.

J’étais à Francfort, je reçus une lettre d’unde mes amis, qui m’écrivait :

« Mon cher Dumas,

« On vient de jouer votre Capitaine Paulau Panthéon ; est-ce de votre consentement ?

« Si c’est de votre consentement, commentl’avez-vous donné ?

« Si ce n’est pas de votre consentement…comment le souffrez-vous ?

« Un mot et je me charge d’arrêter cescandale.

« À vous.

« J. D.

« On ajoute que, comme personne ne veutcroire que la pièce soit de vous, le manuscrit original est exposédans le foyer. »

Je ne répondis même pas.

Que m’importait le Capitaine Paul,mon Dieu ! Que m’importait la hiérarchie théâtrale :Panthéon ou Comédie-Française !

Il en résulta que le Capitaine Paulcontinua le cours de ses représentations sans être inquiété lemoins du monde, et que mes amis éplorés levèrent en chœur les brasau ciel en disant :

– Pauvre Dumas ! il en est réduit à fairejouer ses pièces au Panthéon.

Je puis dire que, s’il y a un homme qui futplaint hautement, c’est moi.

J’étais plus qu’usé, j’étais passé ;j’étais plus que passé, j’étais trépassé.

Personne n’avait songé à me plaindre pourl’irréparable perte que j’avais faite.

J’avais perdu ma mère.

Tout le monde me plaignait parce que ma pièceavait été jouée au Panthéon.

O mon Dieu ! quel admirable caractèrevous m’avez donné, que je ne suis pas devenu plus misanthrope quele misanthrope, plus Alceste qu’Alceste, plus Timon queTimon !

Je revins à Paris.

On ne jouait plus le Capitaine Paul.Il avait eu quelque chose comme soixante représentations.

Mais on en parlait toujours.

Jamais la littérature contemporaine n’avait eule cœur si pitoyable.

Porcher me croyait furieux contre lui.

Enfin il se décida à venir me voir.

Je le reçus comme d’habitude, le cœur, la mainet le visage ouverts.

– Vous n’êtes donc point fâché contremoi ? dit-il.

– Pourquoi cela, Porcher ?

– Mais à cause du Capitaine Paul.

Je haussai les épaules.

– Je vais vous expliquer cela, me ditPorcher.

– Quoi ?

– Comment la pièce a été jouée auPanthéon ?

– Inutile.

– Si fait.

– Vous y tenez ?

– Oui, mon cher : une bonne action quevous faisiez sans vous en douter.

– Tant mieux, Porcher ! Dieu me tiendrapeut-être compte de celle-là.

– Vous savez que c’est Théodore Nezel qui estdirecteur du Panthéon ?

– Votre gendre ?

– Oui.

– Je ne le savais pas.

– Eh bien, le théâtre ne faisait pasd’argent ; mon gendre ne savait où donner de la tête ; jelui ai dit : Ma foi, tiens, Nezel, j’ai là une pièce de Dumas,essayes-en. – Mais Dumas ? – Quand Dumas saura que sa pièce apeut-être sauvé une famille, il sera le premier à me dire que j’aibien fait. – Cependant, si on lui écrivait ? – Cela prendraitdu temps, et tu dis que tu es pressé. d’ailleurs je ne sais pas oùil est. – Vous répondez de tout ? – Je réponds de tout. »Alors Nezel a emporté la pièce ; elle a été bien montée, bienjouée ; elle a eu un énorme succès ; enfin elle a donnévingt mille francs de bénéfice au Panthéon, ce qui est énorme.

– Et elle a tiré votre gendre d’affaire, moncher Porcher ?

– Momentanément, oui.

– Béni soit le CapitainePaul !

Et je tendis la main à Porcher.

– Eh ! je le savais bien, moi, dit-iltout joyeux.

– Que saviez-vous bien, mon cherPorcher ?

– Que vous ne m’en voudriez pas.

J’embrassai Porcher pour le rassurer pluscomplètement encore.

Sixième phase. – Réhabilitation.

Trois ans après, vers le mois de septembre1841, dans un des voyages que je faisais de Florence à Paris, mondomestique me fit passer une carte. Je jetai les yeux sur cettecarte et je lus : « Charlet, artiste dramatique. » –Faites entrer, dis-je à mon domestique.

Cinq secondes après, la porte se rouvrit etdonna passage à un beau jeune homme de vingt-trois à vingt-quatreans. Je dis beau, car, en effet, il était beau dans toutel’acception du mot.

Il était de taille moyenne, mais parfaitementbien prise ; il avait d’admirables cheveux noirs, des dentsblanches comme l’émail, des yeux de femme, une voix si douce, quec’était un chant.

– Monsieur Dumas, me dit-il, je viens vousdemander deux choses.

– Lesquelles, monsieur ?

– La première, c’est que vous me permettiez dedébuter à la Porte-Saint-Martin dans le CapitainePaul.

– Accordé.

Ce n’était plus Harel qui était directeur.

– Et la seconde ?

– La seconde, c’est que vous vouliez bien êtremon parrain.

– Comment ! vous n’êtes pas encorebaptisé ?

– Dramatiquement parlant, non, j’ai joué à labanlieue sous le nom de Charlet ; mais c’est un nom quireprésente une si grande illustration en peinture, que je ne puisle garder au théâtre. J’ai déjà ma pièce de début, grâce àvous ; que, grâce à vous, j’aie aussi mon nom de début.

J’avais mon Shakespeare ouvert devantmoi ; je lisais, ou plutôt je relisais, pour la dixième fois,Richard III. Mon regard tomba sur le nom de Clarence.

– Monsieur, lui dis-je, il vous faut un nomdistingué comme votre figure, doux et harmonieux comme votrevoix : au nom de Shakespeare, je vous baptise du nom deClarence.

Le Capitaine Paul, repris au théâtrede la Porte-Saint-Martin sous le nom de Paul le Corsaire,fut joué quarante fois avec un énorme succès.

Clarence y débuta et y fit justement saréputation.

Parti de la Porte-Saint-Martin, leCapitaine Paul faisait retour à la Porte Saint-Martin.

Comme le lièvre, il revenait à son lancer.

Voilà, chers lecteurs, l’histoire véridique duCapitaine Paul, comme drame et comme roman ; vous voyez doncque j’avais bien raison de dire :

…Habent sua fata libelli !

A.D.

Chapitre 1

 

Vers la fin d’une belle soirée du moisd’octobre de l’année 1779, les curieux de la petite ville dePort-Louis étaient rassemblés sur la pointe de terre qui faitpendant à celle où, sur l’autre rive du golfe, est bâti Lorient.L’objet qui attirait leur attention et servait de texte à leursdiscours était une noble et belle frégate de 32 canons, à l’ancredepuis huit jours, non pas dans le port, mais dans une petite ansede la rade, et qu’on avait trouvée là un matin, comme une fleur del’Océan éclose pendant la nuit. Cette frégate, qui paraissait tenirla mer pour la première fois, tant elle semblait coquette etélégante, était entrée dans le golfe sous le pavillon français dontle vent déployait les plis, et dont les trois fleurs de lis d’orbrillaient aux derniers rayons du soleil couchant. Ce quiparaissait surtout exciter la curiosité des amateurs de cespectacle, si fréquent et cependant toujours si nouveau dans unport de mer, c’était le doute où chacun était du pays où avait étéconstruit ce merveilleux navire, qui, dépouillé de toutes sesvoiles serrées autour des vergues, dessinait sur l’occidentlumineux la silhouette gracieuse de sa carène, et l’élégantefinesse de ses agrès. Les uns croyaient bien y reconnaître lamâture élevée et hardie de la marine américaine ; mais laperfection des détails qui distinguait le reste de sa constructioncontrastait visiblement avec la rudesse barbare de ces enfantsrebelles de l’Angleterre.

D’autres, trompés par le pavillon qu’elleavait arboré, cherchaient dans quel port de France elle avait étélancée ; mais bientôt tout amour-propre national cédait àl’évidence, car on demandait en vain à sa poupe cette lourdegalerie garnie de sculptures et d’ornements, qui formait la parureobligée de toute fille de l’Océan ou de la Méditerranée née sur leschantiers de Brest ou de Toulon ; d’autres encore, sachant quele pavillon n’était souvent qu’un masque destiné à cacher levéritable visage, soutenaient que les tours et les lions d’Espagneeussent été plus à leur place à l’arrière du bâtiment que les troisfleurs de lis de France ; mais à ceux-ci on répondait endemandant si les flancs minces et élancés de la frégateressemblaient à la taille rebondie des galions espagnols. Enfin ily en avait qui eussent juré que cette charmante fée des eaux avaitpris naissance dans les brouillards de la Hollande, si la hauteuret la finesse de ses mâtereaux n’avaient point, par leur dangereusehardiesse, donné un démenti aux prudentes constructions, de cesanciens balayeurs des mers. Au reste, depuis le matin (et, commenous l’avons dit, il y avait de cela huit jours) où cette gracieusevision était apparue sur les côtes de la Bretagne, aucun indicen’avait pu fixer l’opinion, que nous retrouvons encore flottante aumoment où nous ouvrons les premières pages de cette histoire,attendu que pas un homme de l’équipage n’était venu à terre sousquelque prétexte que ce fût. On pouvait même ignorer, à la rigueur,s’il existait un équipage, car, si l’on n’eût aperçu la sentinelleet l’officier de garde, dont la tête dépassait parfois les bordagesdu navire, on eût pu le croire inhabité. Il paraît néanmoins que cebâtiment, tout inconnu qu’il était demeuré, n’avait aucuneintention hostile ; son arrivée n’avait point paru inquiéterles autorités de Lorient, et il avait été se placer sous le feud’un petit fort que la déclaration de guerre entre l’Angleterre etla France avait fait remettre en état, et qui étendait en dehors deses murailles, et au-dessus de la tête même des curieux, le couallongé d’une batterie de gros calibre.

Cependant, au milieu de la foule de cesoisifs, un jeune homme se distinguait par l’inquiet empressement deses questions.

Sans que l’on pût deviner pour quelle cause,on voyait facilement qu’il prenait un intérêt direct à ce bâtimentmystérieux. Comme à son habit élégant on avait reconnu l’uniformedes mousquetaires, et que ces gardes de la royauté quittaientrarement la capitale, il avait d’abord été pour la foule unedistraction à sa curiosité, mais bientôt on avait retrouvé danscelui qu’on croyait un étranger le jeune comte d’Auray, dernierrejeton d’une des plus vieilles maisons de la Bretagne. Le châteauhabité par sa famille s’élevait sur les bords du golfe de Morbihan,à six ou sept lieues de Port-Louis. Cette famille se composait dumarquis d’Auray, pauvre vieillard insensé qui, depuis vingt ans,n’avait point été aperçu hors des limites de son domaine ; dela marquise d’Auray, femme dont la rigidité de mœurs et l’antiquitéde la noblesse pouvaient seules faire excuser la hautainearistocratie ; de la jeune Marguerite, douce enfant dedix-sept à dix-huit ans, frêle et pâle comme la fleur dont elleportait le nom, et du comte Emmanuel, que nous venons d’introduiresur la scène, et autour duquel la foule s’était rassemblée, dominéequ’elle est toujours par un beau nom, un brillant uniforme, et desmanières noblement insolentes.

Toutefois, quelque envie qu’eussent ceuxauxquels il s’adressait de satisfaire à ses questions, ils nepouvaient lui répondre que d’une manière vague et indécise,puisqu’ils ne savaient sur la frégate que ce que leurs conjectureséchangées avaient pu leur en apprendre à eux-mêmes. Le comteEmmanuel était donc prêt à se retirer, lorsqu’il vit s’approcher dela jetée une barque conduite par six rameurs ; elle amenaitdirectement vers les groupes dispersés sur la grève un nouveaupersonnage qui, dans un moment où la curiosité était si vivementexcitée, ne pouvait manquer d’attirer sur lui l’attention.

C’était un jeune homme qui paraissait âgé devingt à vingt deux ans à peine, et qui était revêtu de l’uniformed’aspirant de la marine royale.

Il était assis ou plutôt couché sur une peaud’ours, la main appuyée sur le gouvernail de la petite barque,tandis que le pilote, qui, grâce au caprice de son chef, setrouvait n’avoir rien à faire, était assis à l’avant du canot. Dumoment où l’embarcation avait été aperçue, chacun s’était retournéde son côté, comme si elle apportait un dernier espoir d’obtenirles renseignements tant désirés. Ce fut donc au milieu d’une partiede la population de Port-Louis que la barque, poussée parle derniereffort de ses rameurs, vint s’engraver à huit ou dix pieds de laplage, le peu de fond qu’il y avait en cet endroit ne luipermettant pas d’avancer plus loin. Aussitôt, deux des matelotsquittèrent leurs rames, qu’ils rangèrent au fond de la barque, etdescendirent dans la mer, qui leur monta jusqu’aux genoux. Alors lejeune enseigne se souleva nonchalamment, s’approcha de l’avant, etse laissa enlever entre leurs bras et déposer sur la plage, afinque pas une goutte d’eau ne vînt tacher son élégant uniforme.Arrivé là, il ordonna à la barque de doubler la pointe de terre quis’avançait encore de trois ou quatre cents pas dans l’Océan, et del’attendre de l’autre côté de la batterie.

Quant à lui, il s’arrêta un instant sur lerivage pour réparer le désordre qu’avait apporté dans sa coiffurele mode de transport qu’il avait été forcé d’adopter pour yparvenir, puis il s’avança, en fredonnant une chanson française,vers la porte du petit fort, qu’il franchit, après avoir légèrementrendu à la sentinelle le salut militaire qu’elle lui avait faitcomme à son supérieur.

Quoique rien ne soit plus naturel dans un portde mer que de voir un officier de marine traverser une rade etentrer dans un bastion, la préoccupation des esprits était telle,qu’il n’y eut peut-être pas un des personnages composant cettefoule éparse sur la côte qui ne se figurât que la visite querecevait le commandant du fort ne fût relative au vaisseau inconnuqui faisait l’objet de toutes les conjectures. Lorsque le jeuneenseigne reparut sur la porte, se trouva-t-il presque enfermé dansun cercle et pressé, qu’il manifesta un instant l’intention derecourir à la baguette qu’il tenait à la main pour se le faireouvrir ; cependant, après l’avoir fait siffler deux ou troisfois avec une affectation parfaitement impertinente, il parut toutà coup changer de résolution, et, apercevant le comte Emmanuel,dont l’air distingué et l’uniforme élégant contrastaient avecl’apparence et la mise vulgaire de ceux qui l’entouraient, ilmarcha à sa rencontre au moment où, de son côté, celui-ci faisaitun pas pour s’approcher de lui.

Les deux officiers ne firent qu’échanger uncoup d’œil rapide, mais ce coup d’œil suffit pour qu’ilsreconnussent à des signes indubitables qu’ils étaient gens decondition et de race. En conséquence, ils se saluèrent aussitôtavec l’aisance gracieuse et la politesse familière quicaractérisaient les jeunes seigneurs de cette époque.

– Pardieu ! mon cher compatriote, s’écriale jeune enseigne, car je pense que, comme moi, vous êtes Français,quoique je vous rencontre sur une terre hyperboréenne, et dans desrégions, sinon sauvages, du moins passablement barbares,pourriez-vous me dire ce que je porte en moi de si extraordinairepour que je fasse révolution en ce pays, ou bien un officier demarine est-il une chose si rare et si curieuse à Lorient, que saseule présence y excite à ce point la curiosité des naturels de laBasse-Bretagne ? Ce faisant, vous me rendrez, je vous l’avoue,un service que, de mon côté, je serai enchanté de reconnaître, sijamais pareille occasion se présentait pour moi de vous êtreutile.

– Et cela sera d’autant plus facile, réponditle comte Emmanuel, que cette curiosité n’a rien qui soitdésobligeant pour votre uniforme, ni hostile à votrepersonne ; et la preuve en est, mon cher confrère (car je voisà vos épaulettes que nous occupons à peu près le même grade dansles armées de Sa Majesté), que je partage avec ces honnêtes Bretonsla curiosité que vous leur reprochez, quoique j’aie des motifsprobablement plus positifs que les leurs pour désirer la solutiondu problème qu’ils poursuivent en ce moment.

– Eh bien ! reprit le marin, si je puisvous aider en quelque chose dans la recherche que vous avezentreprise, je mets mon algèbre a votre disposition ;seulement nous sommes assez mal ici pour nous livrer à desdémonstrations mathématiques. Vous plairait-il de nous écarterquelque peu de ces braves gens, qui ne peuvent servir qu’àbrouiller nos calculs ?

Parfaitement, répondit le mousquetaire ;d’autant plus, si je ne m’abuse, qu’en marchant de ce côté je vousrapproche de votre barque et de vos matelots.

– Oh ! qu’à cela ne tienne ; sicette route n’était pas celle qui vous convient, nous en prendrionsquelque autre. J’ai le temps, et mes hommes sont encore moinspressés que moi. Ainsi, virons de bord, si tel est votre bonplaisir.

– Non pas, s’il vous plaît ; allons del’avant, au contraire ; plus nous serons près du rivage, mieuxnous causerons de l’affaire dont je veux vous entretenir. Marchonsdonc sur cette langue de terre tant que nous y trouverons unendroit où mettre le pied.

Le jeune marin, sans répondre, continua des’avancer en homme à qui la direction qu’on lui imprime estparfaitement indifférente, et les deux jeunes gens, qui venaient dese rencontrer pour la première fois, marchèrent appuyés sur le brasl’un de l’autre, comme deux amis d’enfance, vers la pointe du capqui, pareil au fer d’une lance, se prolonge de deux ou trois centspas dans la mer. Arrivé à son extrémité, le comte Emmanuels’arrêta, et étendant la main dans la direction dunavire :

– Savez-vous ce que c’est que cebâtiment ? demanda-t-il à son compagnon.

Le jeune marin jeta un coup d’œil rapide etscrutateur sur le mousquetaire ; puis, reportant son regardvers le vaisseau :

– Mais, répondit-il négligemment, c’est unejolie frégate de trente-deux canons, portée sur son ancre de touée,avec toutes ses voiles averguées, afin d’être prête à partir aupremier signal.

– Pardon, répondit Emmanuel en souriant, maisce n’est pas cela que je vous demande. Peu m’importe le nombre descanons qu’elle porte, et sur quelle ancre elle chasse :n’est-ce pas comme cela que vous dites ? – Le marin sourit àson tour. – Mais, continua Emmanuel, ce que je désire savoir, c’estla véritable nation à laquelle elle appartient, le lieu pour lequelelle est en partance, et le nom de son capitaine.

– Quant à sa nation, répondit le marin, elle apris soin de nous en instruire elle-même, ou ce serait une infâmementeuse. Ne voyez-vous pas le pavillon qui flotte à sacorne ? c’est le pavillon sans tache, un peu usé pour avoirtrop servi : voilà tout. Quant à sa destination, c’est, ainsique vous l’a dit, lorsque vous le lui avez demandé, le commandantde la place, le Mexique. – Emmanuel regarda avec étonnement lejeune enseigne. – Enfin, quant à son capitaine, cela est plusdifficile à dire. Il y en a qui jureraient que c’est un jeune hommede mon âge ou du vôtre ; car je crois que nous nous suivionsde près dans le berceau, quoique la profession que nous exerçonstous deux puisse mettre un grand intervalle entre nos tombes. Il yen a d’autres qui prétendent qu’il est de l’âge de mon oncle, lecomte d’Estaing, qui, comme vous le savez sans doute, vient d’êtrenommé amiral, et qui, dans ce moment, prête main-forte aux rebellesd’Amérique, comme quelques-uns les appellent encore en France.Enfin, quant à son nom, c’est autre chose : on dit qu’il ne lesait pas lui-même, et, en attendant qu’un heureux événement le luifasse connaître, il s’appelle Paul.

– Paul ?

– Oui, le capitaine Paul.

– Paul de quoi ?

– Paul de la Providence, du Ranger, del’Alliance, selon le bâtiment qu’il monte. N’y a-t-il pas aussi enFrance quelques-uns de nos jeunes seigneurs qui, trouvant leur nomde famille trop écourté, l’allongent avec un nom de terre, etsurmontent le tout d’un casque de chevalier ou d’un tortil debaron, si bien que leur cachet et leur carrosse ont un air devieille maison qui fait plaisir à voir ? Eh bien ! il enest ainsi de lui. Pour le moment, il s’appelle, je crois, Paul del’Indienne : et il en est fier ; car si j’en juge par messympathies de marin, je crois qu’il ne changerait pas sa frégatecontre la plus belle terre qui s’étende du port de Brest auxbouches du Rhône.

– Mais enfin, reprit Emmanuel, après avoirréfléchi un instant au singulier mélange d’ironie et de naïveté quiperçait tour à tour dans les réponses de son interlocuteur, quelest le caractère de cet homme ?

– Son caractère ? oh ! mais, moncher… baron… comte…

marquis ?

– Comte, répondit Emmanuel en s’inclinant.

– Eh bien ! mon cher comte, je disaisdonc que vous me poussez vraiment d’abstractions en abstractions,et lorsque j’ai mis à votre disposition mes connaissancesalgébriques, ce n’était pas tout à fait pour nous livrer à larecherche de l’inconnu. Son caractère ? Eh ! bonDieu ! mon cher comte, qui peut parler sciemment du caractèred’un homme, excepté lui-même ? et encore… Tenez, moi, tel quevous me voyez, il y a vingt ans que je laboure, tantôt avec laquille d’un brick, tantôt avec celle d’une frégate, la vaste plainequi s’étend devant nous.

Mes yeux, si je puis m’exprimer ainsi, ont vul’Océan presque en même temps que le ciel. Depuis que ma langue apu souder deux mots, et mon intelligence coudre deux idées, j’aiinterrogé et étudié les caprices de l’Océan. Eh bien ! je neconnais pas encore son caractère, et cependant quatre ventsprincipaux et trente-deux aires l’agitent : voilà tout.Comment voulez-vous donc que je juge l’homme, bouleversé qu’il estpar ses mille passions ?

– Aussi ne vous demandais-je pas, mon cher…duc…

marquis…

comte ?

– Enseigne, répondit le jeune marin ens’inclinant comme avait fait Emmanuel.

– Je disais donc que je ne vous demandais pas,mon cher enseigne, un cours de philosophie sur les passions ducapitaine Paul.

Je voulais seulement m’enquérir auprès de vousde deux choses : d’abord, si vous le croyez hommed’honneur ?

– Il faut, avant tout, s’entendre sur lesmots, mon cher comte.

Qu’entendez-vous bien précisément parhonneur ?

– Permettez-moi de vous dire, mon cherenseigne, que la question est des plus bizarres. L’honneur, maisc’est l’honneur.

– Voilà justement la chose : un mot sansdéfinition, comme le mot Dieu. Dieu aussi c’est Dieu, et chacun sefait un Dieu à sa manière : les Égyptiens l’adoraient sous laforme d’un scarabée, et les Israélites sous la forme d’un veaud’or. Il en est ainsi de l’honneur.

Il y a l’honneur de Coriolan, celui du Cid, etcelui du comte Julien. Précisez mieux votre question, si vousvoulez que j’y réponde.

– Eh bien ! je demandais si l’on pouvaitse fier à sa parole ?

– Oh ! quant à cela, je ne crois pasqu’il y ait jamais manqué. Ses ennemis, et l’on n’arrive pas où ilen est sans en avoir quelques-uns, ses ennemis mêmes, ai-je dit,n’ont jamais douté qu’il ne tînt pas jusqu’à la mort le sermentqu’il aurait fait. Ainsi donc, ce point est éclairci, croyez-moi.Sous ce rapport, c’est un homme d’honneur.

Passons à la seconde question, car, si je neme trompe, vous désirez savoir quelque chose encore ?

– Oui, je désirais savoir s’il obéiraitfidèlement à un ordre de Sa Majesté ?

– De quelle Majesté ?

– Vraiment, mon cher enseigne, vous affectezune difficulté de compréhension qui me paraît infiniment mieuxaller à la robe du sophiste qu’à l’uniforme du marin.

– Pourquoi cela ? Vous m’accusezd’ergotisme, parce qu’avant de répondre je veux savoir à quoi jeréponds ? Nous avons huit ou dix Majestés, à l’heure qu’ilest, assises tant bien que mal sur les différents trônes del’Europe : nous avons Sa Majesté Catholique, majesté caduque,qui se laisse arracher, morceaux par morceaux, l’héritage que lui alégué Charles-Quint ; nous avons Sa Majesté Britannique,majesté entêtée, qui se cramponne à son Amérique comme Cynégire auvaisseau des Perses, et à qui nous couperons les deux mains si ellene la lâche pas ; nous avons Sa Majesté Très Chrétienne, queje vénère et que j’honore…

– Eh bien ! c’est de celle-là que je veuxparler, interrompit Emmanuel. Croyez-vous que le capitaine Paulserait disposé à obéir à un ordre que je lui porterais de sapart ?

– Le capitaine Paul, répondit l’enseigne,obéira, comme chaque capitaine doit le faire, à tout ordre émané dupouvoir qui a droit de lui commander, à moins que ce ne soitquelque corsaire maudit, quelque pirate damné, quelque flibustiersans aveu, ce dont je doute à la vue de la frégate qu’il monte, età la manière dont elle me semble tenue. Il a donc dans un tiroir desa cabine une commission signée d’une puissance quelconque. Ehbien ! si cette commission porte le nom de Louis et estscellée des trois fleurs de lis de France, il n’y a aucun doutequ’il n’obéisse à tout ordre scellé du même sceau et signé du mêmenom.

– Alors, voilà tout ce que je voulais savoir,répondit le jeune mousquetaire, qui commençait à s’impatienter desréponses étranges de son interlocuteur. Je ne vous ferai donc plusqu’une seule demande.

– À vos ordres, monsieur le comte, réponditl’enseigne, pour celle-là comme je l’ai été pour les autres.

– Savez-vous un moyen d’aller à bord de cebâtiment ?

– Voilà, répondit le marin en étendant la mainvers sa barque, que berçait dans une petite anse le flux de lamer ?

– Mais cette barque, c’est la vôtre ?

– Eh bien ! je vous conduirai.

– Vous connaissez donc ce capitainePaul ?

– Moi ? pas le moins du monde !mais, en ma qualité de neveu d’un amiral, je connais naturellementtout chef de bâtiment, depuis le contremaître qui dirige le canotqui cherche une aiguade, jusqu’au vice-amiral qui commandel’escadre qui va au feu. D’ailleurs, nous autres marins, nous avonscertains signes secrets, certaine langue maçonnique à l’aide delaquelle nous nous reconnaissons pour des frères, sur quelque pointde l’Océan que nous nous rencontrions. Ainsi donc, acceptez monoffre avec la même franchise que je vous la fais.

Moi, mes rameurs et ma barque sommes à votredisposition.

– Eh bien ! dit Emmanuel, rendez-moi cedernier service et…

– Et vous oublierez l’ennui que je vous aicausé par mes divagations, n’est-ce pas, interrompit l’enseigne ensouriant. Que voulez-vous, mon cher comte, continua le marin enfaisant un signe de la main qui fut aussitôt compris des rameurs,la solitude de l’Océan nous a donné, à nous autres enfants de lamer, l’habitude du monologue.

Pendant le calme, nous appelons le vent,pendant la tempête nous appelons le calme, et pendant la nuit nousparlons à Dieu.

Emmanuel jeta encore un regard de doute surson compagnon, qui le supporta avec cette apparente bonhomie quis’était étendue sur son visage chaque fois qu’il était devenu unobjet d’investigation pour le mousquetaire.

Celui-ci s’étonnait de ce mélange de méprispour les choses humaines et de poésie pour les œuvres deDieu ; mais ne voyant, au bout du compte, dans l’homme étrangequ’il avait devant lui, qu’une personne disposée à lui rendre,quoique avec des formes bizarres, le service qu’il réclamait, ilaccepta l’offre qu’il lui avait faite. Cinq minutes après, les deuxjeunes gens s’avançaient vers le vaisseau inconnu, de toute larapidité qu’imprimait à la barque l’effort combiné de six vigoureuxmatelots, dont les rames se relevaient et retombaient avec tant derégularité, que le mouvement qui les mettait en jeu semblaitimprimé par un ressort mécanique et non par la combinaison desforces humaines.

Chapitre 2

 

À mesure qu’ils avançaient, les formesgracieuses du bâtiment se développaient à leurs yeux dans toutel’admirable perfection de leurs détails, et quoique, fauted’habitude ou de vocation, le jeune comte d’Auray fût ordinairementpeu sensible à la beauté revêtue de cette forme, il ne pouvaits’empêcher d’admirer l’élégance de la carène, la finesse et laforce des mâts, et la ténuité des cordages, qui semblaient, sur leciel encore coloré des feux du soleil couchant, des fils flexibleset soyeux tressés par quelque araignée gigantesque. Au reste, lamême immobilité régnait sur le bâtiment, qui paraissait, soitinsouciance, soit mépris, s’inquiéter médiocrement de la visitequ’il allait recevoir. Un instant le jeune mousquetaire crutapercevoir, passant par l’ouverture d’un sabord, près de la gueulefermée d’un canon, l’extrémité d’une lunette braquée de son côté.Mais le navire, dans ce mouvement lent et demi-circulaire que luiimprimait la respiration de l’Océan, étant venu à lui présenter saproue, ses yeux se fixèrent sur la figure sculptée qui donneordinairement son nom au vaisseau qu’elle pare : c’était unede ces filles de l’Amérique découverte par Christophe Colomb, etconquise par Fernand Cortez, avec son bonnet de plumes aux millecouleurs, et son sein nu, orné de colliers de corail. Quant aureste du corps, il se liait, moitié sirène, moitié serpent, d’unemanière fantastique et par des arabesques bizarres, à la membruredu vaisseau. Plus la barque s’approchait de la frégate, plus cetteimage semblait fixer les regards du comte. C’est qu’en effetc’était une sculpture, non seulement étrange de forme, mais tout àfait remarquable d’exécution, et l’on s’apercevait facilement quec’était, non pas un ouvrier vulgaire, mais un artiste de talent quil’avait tirée du bloc de chêne où elle avait dormi pendant dessiècles. De son côté, l’enseigne remarquait, avec une certainesatisfaction de métier, l’attention croissante que l’officier deterre était forcé de donner à ce bâtiment. Enfin, voyant que cetteattention était entièrement concentrée sur la figure que nousvenons de décrire, il parut attendre avec une certaine anxiétél’avis du comte ; puis, voyant qu’il tardait à le manifester,quoiqu’on en fût alors assez proche pour qu’aucune de ses beautésne lui échappât, il prit le parti de rompre le premier le silence,et de questionner à son tour son jeune compagnon :

– Eh bien ! comte, lui dit-il, cachantl’intérêt qu’il prenait à la réponse sous une apparente gaîté, quedites-vous de ce chef d’œuvre ?

– Je dis, répondit Emmanuel, que, relativementaux ouvrages du même genre que j’ai vus, il mérite véritablement lenom que vous lui donnez.

– Oui, dit négligemment l’enseigne, c’est ladernière production de Guillaume Coustou, qui est mort avant del’avoir achevée ; elle a été finie par son élève, un nomméDupré, homme de mérite, qui meurt de faim, et qui est obligé detailler le bois à défaut de marbre, et d’équarrir des proues devaisseaux quand il devrait sculpter des statues. Voyez, continua lejeune marin, imprimant au gouvernail un mouvement qui, au lieu deconduire la barque droit au vaisseau, la faisait dévier de manièreà passer à l’une de ses extrémités, c’est un véritable collier decorail qu’elle a au cou, et ce sont de véritables perles quipendent à ses oreilles. Quant à ses yeux, chaque prunelle est undiamant qui vaut cent guinées à l’effigie du roi Guillaume. Il enrésulte que le capitaine qui prendra cette frégate aura, outrel’honneur de l’avoir prise, un splendide cadeau de noces à faire àsa fiancée.

– Quel étrange caprice, dit Emmanuel, entraînélui-même par la bizarrerie du spectacle qui s’offrait à sesregards, que celui d’orner son vaisseau comme on ferait d’un êtreanimé, et de jeter ainsi des sommes considérables aux chances d’uncombat et au hasard d’une tempête !

– Que voulez-vous ? répondit le jeuneenseigne avec un accent de mélancolie indéfinissable, nous autresmarins, qui n’avons d’autre famille que nos matelots, d’autrepatrie que l’Océan, d’autre spectacle que la tempête, et d’autredistraction que le combat, il faut bien que nous nous attachions àquelque chose. N’ayant pas de maîtresse réelle, car qui voudraitnous aimer, nous autres goélands à l’aile toujours ouverte ?il faut que nous nous fassions un amour imaginaire. L’un s’éprendpour quelque île bien fraîche et ombreuse, et chaque fois qu’ill’aperçoit de loin, sortant de l’Océan, pareille à une corbeille defleurs, son cœur devient joyeux comme celui d’un oiseau qui revoitson nid. L’autre a une étoile chérie entre les étoiles, et pendantces belles et longues nuits de l’Atlantique, chaque fois qu’ilpasse sous l’équateur, il lui semble qu’elle se rapproche de lui etqu’elle le salue d’une lueur plus vive et d’une flamme plusardente. Il y en a enfin, et c’est le plus grand nombre, quis’attachent à leur frégate comme à une fille bien-aimée, quigémissent à chaque membre que le vent lui brise, à chaque blessureque le boulet lui creuse, et qui, lorsqu’elle est frappée au cœurpar la tempête ou par la bataille, aiment mieux mourir avec elleque de se sauver sans elle, et donnent à la terre un saint exemplede fidélité en s’engloutissant avec l’objet de leur amour dans lesabîmes les plus profonds de l’Océan. Eh bien ! le capitainePaul est un de ceux-là : voilà tout ; et il a donné à safrégate la corbeille de noces qu’il destinait à sa fiancée.Ah ! ah !

les voilà qui s’éveillent.

– Ohé ! les gens de la barque, cria-t-ondu bâtiment, que voulez vous ?

– Monter à bord de la frégate, réponditEmmanuel. jetez donc une corde, une amarre, ce que vous voudrez,afin qu’on puisse s’accrocher à quelque chose.

– Tournez à tribord, et vous trouverezl’escalier.

Les rameurs obéirent aussitôt à cetteinjonction, et, quelques secondes après, les deux jeunes gens setrouvaient effectivement près la coupée qui conduisait sur le pont.L’officier de garde vint les recevoir à l’embelle avec unempressement qui parut de bon augure à l’Emmanuel.

– Monsieur, dit l’enseigne s’adressant aujeune homme, qui, revêtu du même uniforme que lui, semblait occuperle même grade, voici mon ami, le comte… À propos, j’ai oublié devous demander votre nom…

– Le comte Emmanuel d’Auray.

– Je disais donc que voilà mon ami, le comteEmmanuel d’Auray, qui désire vivement parler au capitaine Paul.Est-il à bord ?

– Il vient d’arriver à l’instant, réponditl’officier.

– En ce cas, je descends près de lui pour leprévenir de votre visite, mon cher comte. En attendant, voilàmonsieur Walter qui se fera un plaisir de vous faire visiterl’intérieur de la frégate. C’est un spectacle curieux pour unofficier de terre, d’autant plus que je doute que vous trouviezbeaucoup de vaisseaux tenus comme celui-ci. N’est-ce pas l’heure dusouper ?

– Oui, monsieur.

– Eh bien ! cela n’en sera que pluscurieux.

– Mais, répondit l’officier hésitant, c’estque je suis de garde.

– Bah ! vous trouverez bien parmi voscamarades quelqu’un qui veille un instant à votre place. Jetâcherai que le capitaine ne vous fasse pas faire trop longtempsantichambre. À vous revoir, comte. Je vais vous recommander demanière à ce que vous receviez un bon accueil.

À ces mots, le jeune enseigne disparut parl’escalier du commandant, tandis que l’officier resté prèsd’Emmanuel pour lui servir de guide le conduisit dans la batterie.Comme l’avait présumé le compagnon de route du comte, l’équipageétait en train de souper.

C’était la première fois que le jeune comtevoyait ce spectacle, et, quelque désir qu’il eût de parlerpromptement au capitaine, il lui parut si curieux, qu’il ne puts’empêcher d’y prêter toute son attention.

Entre chaque pièce de canon et dansl’intervalle réservé à la manœuvre, une table et des bancs étaient,non pas dressés sur leurs pieds, mais suspendus au plafond par lescordages. Sur chacun de ces bancs, quatre hommes étaient assis, etprenaient leur part d’un morceau de bœuf qui se défendait de sonmieux, mais qui avait affaire à des gaillards qui ne paraissaientpas disposés à se laisser rebuter par sa résistance. À chaquetable, il y avait deux bidons de vin, c’est-à-dire unedemi-bouteille par homme. Quant au pain, il paraissait non pas êtredistribué à la ration, mais livré à volonté. Au reste, le plusprofond silence régnait parmi l’équipage, qui n’était guère composéque de cent quatre-vingts à deux cents hommes.

Quoique pas un des officiants n’ouvrît labouche pour autre chose que pour manger, Emmanuel s’aperçut avecétonnement de la variété de leur origine, que l’on reconnaissaitfacilement aux types généraux et caractéristiques de chaquephysionomie. Son cicérone remarqua sa surprise, et répondant à sapensée avant qu’il l’eût manifestée :

– Oui, oui, lui dit-il avec un accentaméricain qu’Emmanuel avait déjà reconnu, et qui prouvait que celuiqui lui parlait était né de l’autre côté de l’Atlantique ;oui, nous avons ici un assez joli échantillon de tous les peuplesdu monde, et si tout à coup quelque bon déluge enlevait les enfantsde Noé, comme autrefois les fils d’Adam, on trouverait dans notrearche de la graine de chaque nation.

Voyez-vous ces trois compagnons qui troquentavec leurs voisins une portion de rosbif contre une goussed’ail ? ce sont des enfants de la Galice, que nous avonsrecueillis au cap Ortégal, et qui ne se battraient pas sans avoirfait leur prière à saint Jacques, mais qui, une fois leur prièrefaite, se feront couper en morceaux comme des martyrs plutôt que dereculer d’un pas. Les deux autres qui polissent leurs tables auxdépens de leurs manches, ce sont de braves Hollandais qui en sontencore à se plaindre du tort qu’a fait à leur commerce ladécouverte du cap de Bonne-Espérance. Vous le voyez, ils ont l’air,au premier coup d’œil, de véritables pots à bière. Eh bien !ces gaillards-là, au moment où ils entendront le branle-bas,deviendront lestes comme des Basques.

Approchez d’eux, et ils vous parleront deleurs ancêtres, ne pouvant plus vous parler d’eux-mêmes ; ilsvous diront qu’ils descendent de ces fameux balayeurs des mers qui,lorsqu’ils allaient au combat, hissaient un balai au lieu depavillon ; mais ils se garderont bien d’ajouter qu’un beaujour les Anglais leur ont pris leur balai et qu’ils en ont fait desverges. Cette table toute entière, qui chuchote tout bas ne pouvantparler tout haut, est composée de Français. À la place d’honneurest le chef élu par eux-mêmes. Parisien de naissance, cosmopolitepar goût, maître de bâton, maître d’armes et maître de danse ;toujours content et joyeux, il manœuvre en chantant, il se bat enchantant, il mourra en chantant, à moins qu’une cravate de chanvrene lui étouffe la voix dans le gosier, ce qui pourra bien luiarriver un jour, s’il a le malheur de tomber entre les mains deJohn Bull. Tournez les yeux par ici maintenant, et voyez toutecette file de têtes osseuses et carrées : ce sont des typesétrangers pour vous, n’est-ce pas ? mais que tout Américain,né entre la mer d’Hudson et le golfe du Mexique, reconnaîtra àl’instant pour des ours du lac Érié ou des phoques de laNouvelle-Écosse. Il y en a trois ou quatre qui sont borgnes ;cela tient à leur manière de se battre entre eux : ilsenroulent les cheveux de leur adversaire avec l’index et le médium,et lui font sauter l’œil avec le pouce. Il y en a de très adroits àcet exercice et qui ne manquent jamais leur coup. Aussi, lorsqu’onarrive à l’abordage, ils manquent rarement de jeter leur pique etleur coutelas, de se prendre au corps avec le premier Anglaisqu’ils rencontrent, et de le désœiller avec une promptitude et unehabileté qui font plaisir à voir. Vous conviendrez que je ne vousmentais pas, et que la collection est complète.

– Mais, répondit Emmanuel, qui avait écoutécette longue énumération avec un certain intérêt, comment faitvotre capitaine pour se faire entendre de tous ces hommes réunis detant de points différents ?

– D’abord, le capitaine connaît toutes leslangues ; puis, dans le combat ou dans la tempête, quoiqu’ilparle alors sa langue maternelle, il lui donne un tel accent,croyez-moi, que chacun comprend et obéit.

Mais tenez, voici la cabine de bâbord quis’ouvre : sans doute il est prêt à vous recevoir.

En effet, un enfant revêtu de l’uniforme demidshipman s’avança vers les deux officiers, demanda à Emmanuel sice n’était pas lui qui se nommait le comte d’Auray et, sur saréponse affirmative, il invita le jeune mousquetaire à le suivre.Aussitôt l’officier qui venait de remplir d’une manière siconsciencieuse le rôle de cicérone monta reprendre sur le pont leposte qu’il avait quitté un instant. Quant à Emmanuel, il s’avançavers la porte avec une émotion mêlée d’inquiétude et decuriosité : il allait donc voir enfin le capitainePaul !

C’était un homme qui paraissait avoir decinquante à cinquante-cinq ans, et que l’habitude de se tenir dansl’entrepont avait voûté plutôt que le poids de l’âge. Il portaitl’uniforme de la marine royale dans toute sa strictesévérité : c’était un habit bleu de roi, à revers écarlates,avec veste rouge, culotte de la même couleur, bas gris, jabot etmanchettes. Ses cheveux roulés en boudin et poudrés à blanc étaientattachés, par derrière et à leur racine, par un ruban dont lesbouts retombaient en flottant. Son chapeau à trois cornes et sonépée étaient déposés près de lui sur une table. Au moment oùEmmanuel parut sur le seuil, il était assis sur l’affût d’un canon,mais en l’apercevant il se leva.

Le jeune comte se sentit intimidé à l’aspectde cet homme : il y avait dans son œil un rayon investigateurqui semblait éclairer jusqu’à l’âme de celui qu’il regardait.Peut-être aussi cette impression fut-elle d’autant plus puissante,qu’il se présentait avec une conscience qui lui faisait bienquelque reproche sur l’acte étrange qu’il accomplissait, et dont ilvenait pour rendre le capitaine, sinon complice, du moinsexécuteur. Ces deux hommes, comme s’ils eussent éprouvé une secrèterépulsion l’un pour l’autre, se saluèrent avec politesse, mais avecréserve.

– C’est à monsieur le comte d’Auray que j’ail’honneur de parler ?

demanda le vieil officier.

– Et moi, au capitaine Paul, répondit le jeunemousquetaire. Tous deux s’inclinèrent une seconde fois.

– Puis-je savoir à quel heureux hasard je doisl’honneur de la visite que me fait en ce moment l’héritier d’un desplus vieux et des plus beaux noms de la Bretagne ?

Emmanuel s’inclina encore une fois en manièrede remerciement ; puis, après une pause d’un instant, commes’il avait peine à entamer la conversation :

– Capitaine, continua-t-il, on m’a dit quevotre destination était pour le golfe du Mexique.

– Et l’on ne vous a pas trompé, monsieur, jecompte faire voile pour la Nouvelle-Orléans, en relâchant à Cayenneet à la Havane.

– Cela tombe à merveille, capitaine, et vousn’aurez pas à vous détourner de votre route, en supposant toutefoisque vous vous chargiez d’exécuter l’ordre dont je suis porteur.

– Vous avez un ordre à me communiquer,monsieur, et de quelle part ?

– De la part du ministre de la marine.

– Un ordre adressé à moipersonnellement ? répéta le capitaine avec l’accent dudoute.

– Non pas personnellement à vous, monsieur,mais à tout capitaine de la marine royale qui fera voile pourl’Amérique du Sud.

– Et de quoi s’agit-il, monsieur lecomte ?

– D’un prisonnier d’État à déporter àCayenne.

– Vous avez l’ordre sur vous ?

– Le voici, répondit Emmanuel en le tirant desa poche et en le présentant au capitaine.

Celui-ci le prit, et, s’approchant de lafenêtre, afin de profiter des derniers rayons du jour, il lut touthaut :

« Le ministre de la marine et descolonies ordonne à tout capitaine ou lieutenant, commandant lesbâtiments de l’État, et qui fera voile pour l’Amérique du Sud ou legolfe du Mexique, de prendre à son bord et de déposer à Cayenne lenommé Lusignan, condamné à la déportation perpétuelle. Pendant latraversée, le condamné mangera dans sa chambre et ne communiquerapoint avec l’équipage. » – L’ordre est-il en forme ?demanda Emmanuel.

– Parfaitement, monsieur, répondit lecapitaine.

– Et êtes-vous disposé à l’exécuter ?

– Ne suis-je pas aux ordres du ministre de lamarine ?

– Alors on peut vous envoyer leprisonnier ?

– Quand on voudra, monsieur. Seulement, que cesoit le plus tôt possible, car je ne compte pas rester longtempsdans ces parages.

– Je veillerai à ce qu’on fasse diligence.

– Était-ce tout ce que vous aviez à medire ?

– Absolument tout, capitaine, et je n’ai plusà ajouter que des remerciements.

– N’ajoutez rien, monsieur. Le ministreordonne, et j’obéis : voilà tout ; c’est un devoir que jeremplis, et non un service que je rends.

À ces mots, le capitaine et le comte sesaluèrent de nouveau, et se quittèrent plus froidement encorequ’ils ne s’étaient abordés.

Arrivé sur le pont, Emmanuel demanda soncompagnon au jeune officier de garde ; mais celui-ci réponditqu’il était retenu à souper par le capitaine Paul. Seulement,toujours obligeant et empressé, il mettait son canot à ladisposition du comte. En effet, l’embarcation était au bas del’escalier de la frégate, et les matelots, les rames en l’air,attendaient celui qu’ils devaient reconduire. À peine Emmanuelfut-il descendu, que la barque s’éloigna avec autant de rapiditéqu’elle en avait mis à venir ; mais cette fois elle voguatristement et en silence, car le jeune marin n’était plus là pouranimer la conversation par les axiomes de sa poétiquephilosophie.

La même nuit, le prisonnier fut conduit à bordde l’Indienne, et le lendemain, lorsque le jour parut, les curieuxcherchèrent en vain sur l’Océan la frégate qui depuis huit joursavait donné naissance à tant de conjectures, et dont l’arrivéeinattendue, la station sans résultat, et le départ spontanédemeurèrent toujours un mystère inexplicable pour les digneshabitants de Port-Louis.

Chapitre 3

 

Comme les motifs qui avaient amené lecapitaine Paul en vue des côtes de Bretagne n’ont de relation avecnotre histoire que par les événements que nous venons de raconter,nous laisserons nos lecteurs dans la même incertitude que leshabitants de Port-Louis, et quoique notre vocation et notresympathie nous attirent naturellement vers la terre, nous lesuivrons deux ou trois jours encore dans sa course aventureuse surl’Océan.

Le temps était aussi beau qu’il peut l’êtredans les parages occidentaux vers les premiers jours d’automne.L’Indienne marchait bravement vent arrière. Les matelots insoucieuxse reposaient sur l’aspect du ciel ; et, à l’exception dequelques hommes occupés à la manœuvre, tout le reste de l’équipage,dispersé dans les différentes parties du bâtiment, usait le temps àson caprice, lorsqu’une voix qui semblait venir du ciels’écria :

– Oh ! d’en bas, ho !

– Holà ! répondit le contremaître placé àl’avant.

– Une voile ! dit le matelot placé enobservation.

– Une voile ! répéta le contre-tire.Monsieur l’officier de quart, faites prévenir le capitaine.

– Une voile ! une voile ! répétèrenttous les matelots dispersés sur le tillac, car en ce moment unevague, soulevant le bâtiment qui apparaissait à l’horizon, l’avaitrendu visible à l’œil des marins, quoique le regard moins exercéd’un passager ou d’un soldat de terre l’eût certainement pris pourl’aile d’une mouette étendue sur l’Océan.

– Une voile ! s’écria à son tour un jeunehomme de vingt-cinq ans, s’élançant sur le tillac par l’escalier dela cabine, demandez à monsieur Arthur ce qu’il en pense.

– Holà ! monsieur Arthur, cria en anglaisle lieutenant, se servant de son porte-voix afin de ne pas sefatiguer inutilement, le capitaine demande ce que vous semble decette coquille de noix.

– Mais, sauf meilleur avis, répondit dans lamême langue le jeune midshipman auquel s’adressait l’interrogation,et qui était monté en vigie aussitôt qu’un bâtiment avait étésignalé, il me semble que c’est un grand navire qui serre le ventpour se diriger de ce côté. Ah ! ah !

le voilà qui laisse tomber sa grandevoile.

– Oui, oui, dit le jeune homme à qui Walteravait donné le titre de capitaine, oui, il a d’aussi bons yeux quenous, et il nous a vus. C’est bien. S’il aime la conversation, iltrouvera à qui parler. D’ailleurs, nos canons doivent étoufferdepuis si longtemps qu’ils ont la bouche fermée !

– Monsieur, continua le capitaine, prévenez lechef de batterie que nous avons en vue une voile suspecte, afinqu’il se mette en mesure.

Eh bien ! monsieur Arthur, quepensez-vous de la marche de ce vaisseau ? ajouta-t-il,adoptant à son tour la langue anglaise, et levant la tête vers lesbarres du petit perroquet où l’élève était resté enobservation.

– Mais toute militaire, capitaine, toutemilitaire. Et quoique nous n’apercevions pas encore son pavillon,je parierais qu’il a à bord une bonne commission du roiGeorges.

– Oui, n’est-ce pas ? qui ordonne à sonmaître de courir sus à une certaine frégate nommée l’Indienne, etqui lui promet, en cas de prise, le grade de capitaine s’il estlieutenant, et de commodore s’il est capitaine. Ah ! ah !le voilà maintenant qui hisse ses voiles de perroquet !Décidément le limier nous flaire et veut nous donner la chasse.Faites mettre la frégate sous les mêmes voiles, monsieur Walter, etcontinuons notre chemin sans nous écarter d’une ligne ; nousverrons s’il ose se mettre en travers de notre route !

L’ordre donné par le capitaine fut répété àl’instant par le lieutenant, et aussitôt le navire, qui se trouvaitseulement sous ses huniers, déroula, comme un triple nuage, latoile de ses perroquets, de sorte qu’à son tour, et comme si elles’animait à la vue de l’ennemi, la frégate se courba en avant,enfonçant plus profondément sa proue dans les vagues, et faisantjaillir l’écume frémissante de chaque côté de sa carène.

Il y eut alors un moment de silence etd’attente dont nous profiterons pour ramener l’attention de noslecteurs sur l’officier à qui le lieutenant avait donné le titre decapitaine.

Cette fois, ce n’était plus le jeune etsceptique enseigne que nous avons vu guider à bord de la frégate lecomte d’Auray, ni le vieux loup de mer, à la taille courbée et à lavoix rude et brève, qui l’avait reçu dans la cabine : c’étaitun beau jeune homme de vingt-quatre à vingt-cinq ans, comme nousl’avons dit, qui, ayant dépouillé tout déguisement, apparaissaitenfin avec sa figure naturelle, et sous l’uniforme de fantaisiequ’il adoptait une fois que, lancé sur l’Océan, il ne pouvait plusêtre reconnu que de la mer, des tempêtes et de Dieu.

C’était une espèce de redingote de veloursnoir, avec des aiguillettes d’or, serrée à la taille par uneceinture turque, dans laquelle étaient passés des pistolets non pasd’abordage, mais de duel, sculptés, ciselés et incrustés, comme cesarmes de luxe qui semblent une parure et non une défense. Ilportait un pantalon de casimir blanc, avec de courtes bottesplissées qui lui montaient au-dessous du genou.

Autour de son cou flottait en cravatedesserrée un de ces mouchoirs des Indes, au tissu transparent, seméle fleurs de couleur naturelle, et de chaque côté de ses jouesbrunies par le soleil et animées par l’espérance retombaient,soulevés par chaque bouffée de brise, ses longs cheveux qui,dépouillés de poudre, étaient redevenus d’un noir d’ébène. Près delui, sur le canon d’arrière, était posé un petit casque de fer dontles gourmettes maillées se boutonnaient sous le cou : c’étaitsa parure de combat, et la seule arme défensive dont il secouvrît.

Quelques entailles creusées profondément dansl’acier prouvaient au reste qu’il avait plus d’une fois sauvé latête qu’il protégeait de ces blessures terribles que font lessabres d’abordage dont se servent les marins lorsqu’ils arriventbord à bord. Quant au reste de l’équipage, il portait l’uniforme dela marine française dans toute son exacte et sévère élégance.

Pendant ce temps, le vaisseau, que vingtminutes auparavant avait signalé la vigie, et qui était apparud’abord comme un point blanc à l’horizon, était devenu peu à peuune pyramide de voiles et d’agrès.

Tous les yeux étaient fixés sur lui, etquoique aucun ordre n’eût été donné, chacun avait fait sesdispositions individuelles comme si le combat eût été décidé. Ilrégnait donc à bord de l’Indienne ce silence solennel et profondqui, sur un vaisseau de guerre, précède toujours les premiersordres décisifs donnés par le capitaine. Enfin, lorsque le navireeut grandi encore pendant quelques minutes, la carène à son toursembla sortir de l’eau comme avaient fait successivement sesvoiles. On put voir alors que c’était un navire un peu plus fort detonnage que l’Indienne, et portant trente-six canons. Au reste,ainsi que la frégate, il naviguait sans pavillon à sa corne, desorte que, comme les hommes étaient cachés derrière lesbastingages, il était impossible de reconnaître, à moins que ce nefût a des signes particuliers, à quelle nation il appartenait. Cesdeux observations furent faites presque en même temps par lecapitaine, quoiqu’il ne parût frappé que de la dernière.

– Il paraît, dit-il, s’adressant aulieutenant, que nous allons avoir une scène de bal masqué. Faitesmonter quelques pavillons, Arthur, et montrons à notre inconnu quel’Indienne est une coquette qui a plusieurs déguisements à sonservice. Et vous, monsieur Walter, ordonnez qu’on prépare lesarmes, car nous ne pouvons guère, dans ces parages, nous attendre àrencontrer autre chose que des ennemis.

Les deux ordres n’eurent d’autres réponses queleur exécution même.

Au bout d’un instant, le jeune midshipman tirades rayons placés sur le gaillard d’arrière une douzaine depavillons différents, et le lieutenant Walter ayant ouvert lescaisses d’armes, fit faire des dépôts de piques, de haches et decoutelas en divers endroits du pont ; puis il revint occupersa place près du capitaine. Chaque homme reprit alors son poste,par instinct plutôt que par devoir, car le branle-bas n’avait pointencore battu : de sorte que le désordre apparent qui avait uninstant régné à bord cessa peu à peu, et la frégate redevintsilencieuse et attentive.

Cependant, tout en suivant leur ligneconvergente, les deux bâtiments continuaient de s’approcher l’un del’autre. Lorsqu’ils furent à trois portées de canon à peuprès :

– Monsieur Walter, dit le capitaine, je croisqu’il serait temps de commencer à intriguer notre amie.Montrons-lui le pavillon d’Écosse.

Le lieutenant fit un signe au chef detimonerie, et la nappe rouge cantonnée d’azur se leva comme uneflamme à la poupe de l’Indienne ; mais aucun signe n’indiqua àbord du vaisseau inconnu qu’il prît le moindre intérêt à cettemanœuvre.

– Oui, oui, murmura le capitaine, les troisléopards d’Angleterre ont si bien limé les dents et rogné lesongles du lion d’Écosse, qu’ils ne font pas attention à lui, lecroyant apprivoisé parce qu’il est sans défense. Montrez-leur unautre emblème, monsieur Walter, peut-être parviendrons-nous à luidélier la langue.

– Lequel, capitaine ?

– Prenez sans choisir, le hasard nousservira.

À peine cet ordre avait-il été donné, que lepavillon d’Écosse s’abaissa, et que celui de Sardaigne prit laplace. Le navire resta muet.

– Allons, dit le capitaine, il parait que SaMajesté le roi Georges est en relations de bonne amitié avec sonfrère de Chypre et de Jérusalem. Ne les brouillons pas en poussantplus loin la plaisanterie.

Monsieur Walter, arborez le pavillond’Amérique, et assurez-le par un coup de canon à poudre.

La même manœuvre qui avait été faite serenouvela : l’étendard d’azur au canton de gueules et à croixd’argent retomba sur le pont, et les étoiles des Provinces – Uniesmontèrent lentement vers le ciel, assurées par un coup de canon àpoudre.

Ce que le capitaine avait prévu arriva :à ce symbole de rébellion, qui s’élevait insolemment dans les airs,le navire inconnu trahit son incognito en arborant le pavillon dela Grande-Bretagne. Au même moment, un nuage de fumée apparut auflanc du navire royaliste, et avant que la détonation se fîtentendre, un boulet de canon, ricochant de vague en vague, étaitvenu mourir à cent pas à peu près de l’Indienne.

– Faites battre l’appel, monsieur Walter, criale capitaine, car vous voyez que nous avons touché juste. Allons,mes enfants, continua-t-il en s’adressant à l’équipage, hourra pourl’Amérique, et mort à l’Angleterre !

Un cri général lui répondit, et il n’avaitpoint encore cessé, qu’on entendit alors battre la charge à bord duDrake, car tel était le nom du navire en vue ; le tambour del’Indienne lui répondit aussitôt, et chacun courut à sonposte : les canonniers à leurs pièces, les officiers à leursbatteries, et les matelots chargés de la manœuvre à la manœuvre.Quant au capitaine, il monta immédiatement sur le capot du gaillardd’arrière, muni de son porte-voix, symbole du rang suprême, sceptrede la royauté nautique, que le commandant tient ordinairement enmain au moment du combat et de la tempête.

Cependant les rôles avaient changé :c’était l’Anglais qui montrait maintenant de l’impatience, et lafrégate américaine qui affectait le calme. À peine les bâtimentsfurent-ils à portée, qu’une bande de fumée apparut sur toute lalongueur du vaisseau, qu’une détonation pareille au roulement dutonnerre se fit entendre, et que les messagers de fer envoyés pourdonner la mort aux rebelles ayant, dans leur impétuosité, malcalculé la distance, vinrent mourir aux flancs de la frégate.Celle-ci, au reste comme si elle eût refusé de répondre à uneattaque prématurée, continua de serrer le vent de manière àépargner le plus de chemin possible à son ennemi.

En ce moment, le capitaine se retourna pourjeter un dernier coup d’œil sur son navire, et son regard étonnés’arrêta sur un nouveau personnage qui venait de choisir cetinstant suprême et terrible pour faire son entrée en scène.

C’était un jeune homme de vingt-deux àvingt-trois ans à peine, à la figure douce et pâle, à la misesimple, mais élégante, et que le capitaine ne connaissait pas à sonbord ; il était appuyé contre le mât d’artimon, les brascroisés sur la poitrine, regardant avec une indifférencemélancolique ce bâtiment anglais qui s’approchait à toutes voiles.Cette tranquillité, dans un tel moment, et chez un homme quiparaissait étranger au métier des armes, frappa le capitaine ;il se rappela ce prisonnier annoncé par le comte d’Auray, et amenéà son bord pendant la dernière nuit qu’il avait passée au mouillagede Port-Louis.

– Qui vous a permis de monter sur le pont,monsieur ? lui dit-il en adoucissant autant que possible leson de sa voix, de sorte qu’il eût été difficile de juger si cesparoles étaient une question ou un reproche.

– Personne, monsieur, répondit le prisonnierd’une voix douce et triste ; mais j’ai espéré qu’en pareillecirconstance vous serez peut-être moins sévère observateur desordres qui me font votre prisonnier.

– Avez-vous oublié qu’il vous est défendu decommuniquer avec l’équipage ?

– Je ne viens pas communiquer avec l’équipage,monsieur ; je viens voir s’il n’y a pas quelque boulet quiveuille bien de moi.

– Vous pourrez avoir trouvé bientôt ce quevous cherchez, monsieur, si vous demeurez à cette place. Ainsi,croyez-moi, restez à fond de cale.

– Est-ce un avis ou un ordre,capitaine ?

– Je vous laisse libre de le prendre commevous voudrez.

– En ce cas, répondit le jeune homme, je vousremercie ; je reste.

En ce moment, une nouvelle détonation se fitentendre ; mais cette fois les deux navires s’étaienttellement rapprochés, qu’ils étaient à trois quarts de portée àpeine, et que l’ouragan de fer tout entier traversa la voilure del’Indienne. Deux éclats de bois peu importants tombèrent de lamâture, et l’on entendit les plaintes et les cris étouffés dequelques hommes. Le capitaine avait en ce moment les yeux fixés surson prisonnier ; un boulet passa à deux pieds au-dessus de satête, échancrant le mât d’artimon, auquel il était adossé :mais, malgré cet avertissement de la mort, il resta dans la mêmeattitude calme et tranquille, comme s’il n’eût pas senti passer surson front l’aile de l’ange exterminateur. Le capitaine seconnaissait en courage ; cet essai lui suffit pour jugerl’homme qu’il avait devant les yeux.

– C’est bien, monsieur, lui dit-il, demeurezoù vous êtes, et quand nous en viendrons à l’abordage, si vous êteslas de rester les bras croisés, prenez quelque sabre ou quelquehache, et donnez-nous un coup de main. Pardonnez-moi maintenant dene plus m’occuper de vous ; mais j’ai autre chose à faire.Feu ! messieurs, continua le capitaine, hélant avec sonporte-voix à travers l’écoutille de la batterie. Feu !

– Feu ! canonniers ! répondit commeun écho celui à qui l’ordre était adressé.

Au même instant, l’Indienne s’ébranla depuissa quille jusqu’à ses mâts de cacatoès : une détonationeffroyable se fit entendre, un nuage de fumée s’étendit comme unvoile à tribord, et se dispersa sous le vent. Le capitaine, deboutsur son banc de quart, attendait avec impatience qu’il eût disparupour juger de l’effet que la bordée avait produit à bord duvaisseau ennemi. Lorsque ses regards purent plonger à travers lavapeur, il s’aperçut que le grand mât de hune était tombé,encombrant de toiles l’arrière du Drake, et que toute la voilure dugrand mât était criblée. Alors, mettant son porte-voix à sabouche :

– Bien, enfants ! cria-t-il. Maintenant,masquons tout vivement ! Ils sont trop occupés à sedébarrasser de leurs toiles pour nous enfiler avec leurbordée : Feu qui peut !… et cette fois passez-leur lerasoir près de la figure !

Les matelots s’empressèrent d’exécuter cetordre ; le navire tourna sa poupe avec grâce, et commençad’exécuter la manœuvre et l’acheva, comme l’avait prévu lecapitaine, sans empêchement de la part de son ennemi. Puis, lafrégate frémit de nouveau comme un volcan, et, comme un volcan,vomit à la fois sa flamme et sa fumée.

Cette fois les canonniers avaient pris l’ordredu capitaine à la lettre, et la bordée tout entière avait porté enbelle et dans les bas mâts. Les haubans, les étais et les drissesétaient coupés. Les deux mâts étaient encore debout ; mais detous côtés flottaient autour d’eux des haillons de voiles. Ilparait qu’il était survenu au navire quelque avarie plusconsidérable qu’on ne pouvait en juger à cette distance, car labordée se fit attendre un instant, et, au lieu de prendrel’Indienne de l’avant en arrière, elle la prit en biais. Elle n’enfut que plus terrible ; elle avait porté tout entière dans leflanc et sur le pont, et frappé à la fois le navire etl’équipage ; mais par un hasard qui semblait tenir de lamagie, elle avait épargné les trois mats. Quelques cordagesseulement étaient coupés, accident peu important et qui permettaitau bâtiment de rester maître de sa manœuvre. Un coup d’œil suffit àPaul pour lui apprendre qu’il n’avait perdu que des hommes, et quela destruction avait frappé plus de chair que de bois. Il en bonditde joie. Il porta de nouveau le porte-voix à sa bouche.

– La barre à bâbord ! cria-t-il, etabordons-le par la hanche de bâbord. À l’abordage, les gens del’abordage ! Une dernière bordée pour le raser comme unponton, puis nous l’escaladerons comme une forteresse.

La frégate ennemie, au premier mouvement quefit l’Indienne, comprit la manœuvre, et voulut la neutraliser parun mouvement pareil ; mais, au moment où elle tenta del’exécuter, un craquement terrible se fit entendre à son bord, etle grand mât, à moitié coupé par la dernière décharge del’Indienne, trembla un instant comme un arbre déraciné, et tombasur l’avant, couvrant le pont de sa grande voile et de ses agrès.Le capitaine Paul comprit alors ce qui avait retardé la bordée dubrick.

– Maintenant il est à vous comme si on vous ledonnait pour rien, enfants, cria-t-il, et vous n’avez qu’à leprendre. Une dernière décharge à portée du pistolet, et àl’abordage !

L’Indienne obéit comme un cheval dressé, ets’avança sans opposition vers son ennemi, dont la seule ressourceétait désormais un combat corps à corps, car ne pouvant plusmanœuvrer, ses canons lui devenaient inutiles. Le Drake se trouvadonc à la merci de son adversaire, qui, en se tenant à distance,aurait pu le cribler jusqu’à ce qu’il s’enfonçât dans la mer, maisqui, dédaignant ce genre de victoire, lui envoya une dernièrebordée à cinquante pas.

Puis, avant d’en avoir vu l’effet, se laissantaller sur lui, la frégate engagea ses vergues dans les vergues deson ennemi, et jeta ses grappins. Aussitôt les hunes et lespassavants de l’indienne s’enflammèrent comme un if aux jours defête, les grenades brûlantes tombèrent à bord du Drake, rapides etredoublées comme une grêle. Partout au bruit du canon succéda lepétillement de la fusillade, et au milieu de ce bruit infernal unevoix se fit entendre comme celle d’un être surnaturel :

– Courage, enfants ! courage !amarrez le beaupré aux sabords de son gaillard d’arrière.Bien ! liez-les l’un à l’autre, comme le condamné à lapotence ! Feu ! maintenant aux caronades réservées àl’avant !

Tous ses ordres furent exécutés ainsi que parmagie : les deux navires furent garrottés l’un à l’autre commepar des liens de fer : les deux pièces placées sur l’avant, etqui n’avaient pas encore tiré, grondèrent à leur tour, balayant lepont ennemi de toute une volée de mitraille ; puis un derniercri se fit entendre, poussé d’une voix terrible :

À l’abordage ! ! !

Et, joignant l’exemple au précepte, lecapitaine de l’Indienne jeta son porte-voix, devenu désormaisinutile, couvrit sa tête de son casque, en agrafa les gourmettessous son cou, mit entre ses dents le sabre recourbé qu’il portait àsa ceinture, et s’élança sur le beaupré pour sauter de là surl’arrière du bâtiment ennemi. Cependant, quoique le mouvement qu’ilavait fait eût suivi l’ordre qu’il avait donné avec la mêmerapidité que la foudre suit l’éclair, il ne toucha que le second lepont du vaisseau anglais ; le premier qui y était arrivé,c’était le jeune prisonnier du mât d’artimon, qui avait jeté sonhabit, et qui, armé seulement d’un hachot, se présentait avant tousles autres à la mort ou à la victoire.

– Vous ignorez la discipline de mon bord,monsieur, lui dit Paul en riant, c’est moi qui dois toucher lepremier tout vaisseau que j’aborde.

Je vous pardonne pour cette fois, mais n’yrevenez plus.

Au même instant, par le beaupré, par lesbastingages, par le bout des vergues, par les grappins, par toutesles manœuvres qui pouvaient leur servir de conducteurs, les marinsde l’Indienne tombèrent sur le pont comme des fruits mûrs tombentd’un arbre que le vent secoue.

Alors les Anglais, qui s’étaient retirés surl’avant, démasquèrent une caronade qu’ils avaient eu le temps deretourner. Une trombe de flammes et de fer passa au travers desassaillants. Le quart de l’équipage de l’Indienne se coucha mutilésur le pont ennemi, au milieu des cris et des malédictions… Maisplus haut que les plaintes et les blasphèmes, une voixretentit :

– Tout ce qui vit encore, en avant !

Alors il y eut une scène de confusionterrible, un combat corps à corps, un duel général : auxbordées des canons, aux pétillements des espingoles, à l’explosiondes grenades, avait succédé l’arme blanche, plus silencieuse etplus sûre, chez les marins surtout qui se sont réservé à eux seuls,pour cette lutte cet héritage des géants proscrits depuis dessiècles de nos champs de bataille. C’est avec des hachots qu’ils sefendent la tête : c’est avec des coutelas qu’ils s’ouvrent lapoitrine ; c’est avec des piques aux larges fers qu’ils seclouent aux débris de leurs mâts. De temps en temps, au milieu dece carnage muet, un coup de pistolet se fait entendre, mais isoléet comme honteux de se mêler à une pareille boucherie. Celle quenous racontons dura un quart d’heure, avec une telle confusion,qu’il nous serait impossible de la décrire : puis, au bout dece temps, le pavillon de l’Angleterre s’abaissa, et les marins duDrake se précipitant dans la cale par les écoutilles de labatterie, il ne resta plus sur le pont que les vainqueurs, lesblessés et les morts, et au milieu d’eux le capitaine del’Indienne, entouré de son équipage, le pied sur la poitrine ducommandant ennemi, ayant à sa droite le lieutenant Walter, et à sagauche son jeune prisonnier, dont la chemise teinte de sangannonçait la part qu’il avait prise à la victoire.

– Maintenant tout est fini, dit Paul enétendant le bras, et quiconque frappera un coup de plus auraaffaire à moi ! Puis tendant la main à son jeuneprisonnier : Monsieur, lui dit-il, vous me raconterez ce soirvotre histoire, n’est-ce pas ? car il y a quelque lâchemachination cachée là-dessous. On ne déporte à Cayenne que lesinfâmes, et vous ne pouvez être un infâme, étant sibrave !

Chapitre 4

 

Six mois après les événements que nous venonsde raconter, et dans les premiers jours du printemps de 1778, unechaise de poste, dont les roues et les caisses couvertes depoussière et de boue attestaient la longue route qu’elle venait defaire, s’acheminait lentement, quoique attelée de deux vigoureuxchevaux, sur la route de Vannes à Auray.

Le voyageur qu’elle conduisait, et qui étaitrudement secoué dans les ornières d’un chemin vicinal, était notreancienne connaissance, le jeune comte Emmanuel, que nous avons vuouvrir la scène sur la jetée de Port-Louis. Il arrivait de Paris entoute hâte et regagnait l’ancien château de sa famille, surlaquelle le moment est venu de donner quelques détails plus préciset plus circonstanciés.

Le comte Emmanuel d’Auray était d’une des plusanciennes maisons de la Bretagne. Un de ses aïeux avait suivi saintLouis en Terre-Sainte, et, depuis ce temps, le nom dont il était ledernier héritier s’était constamment mêlé, dans ses victoires etdans ses défaites, à l’histoire de notre monarchie : lemarquis d’Auray, son père, chevalier de Saint-Louis, commandeur deSaint-Michel et grand-croix de l’ordre du Saint-Esprit, jouissait,à la cour du roi Louis XV, où il occupait le grade de maître decamp, de la haute position que lui avaient faite sa naissance, safortune et son mérite personnel. Cette position s’était encoreaugmentée, comme influence, de son mariage avec mademoiselle deSablé, qui ne lui cédait en rien sous le rapport de la famille etdu crédit ; de sorte qu’une brillante carrière était ouverte àl’ambition des jeunes époux, lorsque après cinq ans de mariage lebruit se répandit tout à coup à la cour que le marquis d’Aurayétait devenu fou pendant un voyage dans ses terres.

On fut longtemps sans croire à cettenouvelle : enfin l’hiver arriva sans que lui ni sa femmereparussent à Versailles. Un an encore sa charge resta vacante, carle roi, espérant toujours qu’il reprendrait sa raison, refusaitd’en disposer ; mais un second hiver se passa sans que lamarquise même revînt faire sa cour à la reine. On oublie vite enFrance ; l’absence est une maladie de langueur à laquelle lesplus grands noms succombent dans un espace plus ou moins long. Lelinceul de l’indifférence s’étendit peu à peu sur cette famille,renfermée dans son vieux château comme dans une tombe, et dont onn’entendait retentir la voix ni pour solliciter ni pour seplaindre. Les généalogistes seulement avaient enregistré lanaissance d’un fils et d’une fille ; aucun autre enfant nenaquit de la suite de cette union ; les d’Auray continuèrentdonc de figurer de nom parmi la noblesse de France mais ne s’étantmêlés depuis vingt ans ni aux intrigues d’alcôve ni aux affairespolitiques, n’ayant pris parti ni pour la Pompadour ni pour laDubarry, n’ayant marqué ni dans les victoires du maréchal deBroglie ni dans les défaites du comte de Clermont, n’ayant plusenfin son écho, ils avaient été personnellement tout à faitoubliés.

Cependant le vieux nom des seigneurs d’Aurayavait été prononcé deux fois à la cour, mais sans retentissementaucun : la première, lorsque le jeune comte Emmanuel avait étéreçu, en 1769, au nombre des pages de Sa Majesté Louis XV ; laseconde, lorsqu’il était, en sortant de pagerie, entré dans lesmousquetaires du jeune roi Louis XVI. Il avait connu un baron deLectoure, quelque peu parent de monsieur de Maurepas, qui luivoulait du bien et qui jouissait d’une assez grande influence surle ministre. Emmanuel avait été présenté chez ce vieux courtisan,qui, ayant appris que le comte d’Auray avait une sœur, laissatomber un jour quelques mots sur la possibilité d’une union entreles deux familles. Emmanuel, jeune, plein d’ambition, ennuyé de sedébattre derrière le voile qui recouvrait son nom, avait vu dans cemariage un moyen de reprendre à la cour la position que son pèreavait occupée sous le feu roi, et en avait saisi la premièreouverture avec empressement. Monsieur de Lectoure, de son côté,sous prétexte de resserrer par la fraternité les liens quil’unissaient déjà au jeune comte, y avait mis une instance d’autantplus flatteuse pour Emmanuel, que l’homme qui demandait la main desa sœur ne l’avait jamais vue. La marquise d’Auray, de son côté,avait adopté avec joie cette combinaison qui rouvrait à son fils lechemin de la faveur, de sorte que le mariage était arrêté, sinonentre les deux jeunes gens, du moins entre les deux familles, etqu’Emmanuel, précédant le fiancé de trois ou quatre joursseulement, venait annoncer à sa mère que tout était terminé selonson désir. Quant à Marguerite, la future épouse, on s’étaitcontenté de lui faire part de la résolution prise, sans luidemander son consentement, et à peu près comme on signifie aucoupable le jugement qui le condamne à mort.

C’était donc bercé des rêves brillants de sonélévation future, et caressant dans son esprit les projetsd’ambition les plus élevés, que le jeune comte Emmanuel rentra ausombre château de sa famille, dont les tourelles féodales, lesmurailles noires, les cours herbeuses formaient un contraste sitranché avec les espérances dorées qu’il renfermait pour lui. Cechâteau était à une lieue et demie de toute habitation. Une de sesfaçades dominait cette partie de l’Océan à laquelle ses vagues,éternellement battues par la tempête, ont fait donner le nom de lamer Sauvage. L’autre s’étendait sur un parc immense, qui, abandonnédepuis vingt ans aux caprices de sa végétation, était devenu unevéritable forêt. Quant aux appartements, ils étaient restéscontinuellement fermés, à l’exception de ceux habités par lafamille ; et leur ameublement, renouvelé sous Louis XIV, avaitconservé, grâce aux soins d’un nombreux domestique, un aspect richeet aristocratique que commençaient à perdre les meubles modernes,plus élégants, mais aussi moins grandioses, qui sortaient desateliers de Boulle, le tapissier breveté de la cour.

Ce fut dans une de ces chambres aux grandesmoulures, à la cheminée sculptée et au plafond à fresque, que lecomte Emmanuel entra en descendant de voiture, si presséd’apprendre à sa mère les heureuses nouvelles qu’il apportait, que,sans prendre le temps de changer d’habits, il jeta sur une tableson chapeau, ses gants, ses pistolets de voyage, et ordonna à unvieux domestique d’aller prévenir la marquise de son arrivée, et delui demander sa volonté pour qu’il se présentât chez elle ou qu’ill’attendit dans sa chambre ; car tel était dans cette vieillefamille le respect des parents, que le fils, après une absence decinq mois, n’osait pas se présenter devant sa mère sans consulterauparavant sa convenance. Quant au marquis d’Auray, à peine sesenfants se rappelaient l’avoir vu deux ou trois fois, et presque àla dérobée, car sa folie était, disait-on, de celles que certainsobjets irritent, et on les avait toujours éloignés de lui avec leplus grand soin.

La marquise seule, modèle au reste des vertusconjugales, était restée auprès de lui, rendant au pauvre insensé,non seulement les devoirs d’une femme, mais les services d’undomestique. Aussi son nom était-il révéré dans les villagesenvironnants à l’égal de celui des saintes à qui leur dévouementsur la terre a conquis une place dans le ciel.

Un instant après, le vieux serviteur rentra,annonçant que madame la marquise d’Auray préférait descendreelle-même, et priait monsieur le comte de l’attendre dansl’appartement où il se trouvait.

Presque aussitôt la porte du fond s’ouvrit, etla mère d’Emmanuel parut. C’était une femme de quarante àquarante-cinq ans, grande et pâle, mais encore belle, dont lafigure calme, sévère et triste, avait une singulière expression dehauteur, de puissance et de commandement. Elle était vêtue ducostume des veuves, adopté en 1760, car depuis l’époque où son mariavait perdu la raison, elle n’avait pas quitté ses robes de deuil.Ces longs vêtements noirs donnaient à sa démarche, lente et froidecomme celle d’une ombre, quelque chose de solennel qui répandaitsur tout ce qui entourait cette femme singulière un sentiment decrainte que l’amour filial lui-même n’avait jamais vaincu chez sesenfants. Aussi, à son aspect, Emmanuel tressaillit comme à uneapparition inattendue, et se levant aussitôt, il fit trois pas audevant d’elle, mit respectueusement un genou en terre, et baisa ens’inclinant la main qu’elle lui présentait.

– Levez-vous, monsieur, lui dit la marquise,je suis heureuse de vous revoir.

Et elle prononça ces paroles d’un son de voixaussi peu ému que si son fils, qui était absent depuis cinq mois,l’eût quittée la veille seulement. Emmanuel obéit, conduisit samère à un grand fauteuil où elle s’assit, et il resta debout devantelle.

– J’ai reçu votre lettre, comte, lui dit-elle,et je vous fais mes compliments sur votre habileté. Vous meparaissez né pour la diplomatie, plus encore que pour la guerre, etvous devriez prier le baron de Lectoure de solliciter pour vous uneambassade à la place d’un régiment.

– Lectoure est prêt à solliciter tout ce quenous désirerons, madame, et, qui plus est, il obtiendra tout ce quenous solliciterons, tant son pouvoir est grand sur monsieur deMaurepas, et tant il est amoureux de ma sœur.

– Amoureux d’une femme qu’il n’a pasvue ?

– Lectoure est un gentilhomme de sens, madame,et le portrait que je lui fais de Marguerite, peut-être aussi lesrenseignements qu’il a pris sur notre fortune, lui ont inspiré ledésir le plus vif de devenir votre fils et de m’appeler son frère.Aussi est-ce lui qui a insisté pour que toutes les cérémoniespréliminaires se fissent en son absence. Vous avez ordonné lapublication des bans, madame ?

– Oui.

– Après-demain donc nous pourrons signer lecontrat ?

– Avec l’aide de Dieu, tout sera prêt.

– Merci, madame.

– Mais, dites-moi, continua la marquise ens’appuyant sur le bras de son fauteuil et se penchant versEmmanuel, ne vous a-t-il pas fait des questions sur ce jeune hommecontre lequel il a obtenu du ministre un ordred’exportation ?

– Aucune, ma mère. Ces services sont de ceuxque l’on demande sans explication et qu’on accorde deconfiance ; et il est convenu d’avance, entre gens qui saventvivre, qu’ils seront aussitôt oubliés que rendus.

– Donc il ne sait rien ?

– Non, mais sût-il tout…

– Eh bien ?

– Eh bien, madame, je le crois assezphilosophe pour que cette découverte n’influât en rien sur sadétermination.

– Je m’en doutais ; il est ruiné,répondit la marquise avec une indicible expression de mépris etcomme si elle se parlait à elle même.

– Mais cela fût-il, madame, dit avecinquiétude Emmanuel, votre détermination resterait la même, jel’espère ?

– Ne sommes-nous pas assez riches pour luirefaire une fortune s’il nous refait une position ?

– Il n’y a donc que ma sœur…

– Doutez-vous qu’elle obéisse quandj’ordonnerai ?

– Croyez-vous donc qu’elle ait oubliéLusignan ?

– Depuis six mois, du moins, elle n’a pas osés’en souvenir devant moi.

– Songez, ma mère, continua Emmanuel, que cemariage est le seul moyen de relever notre famille ; car je nedois pas vous cacher une chose : mon père, malade depuisquinze ans, et depuis quinze ans éloigné de la cour, a étécomplètement oublié du vieux roi à sa mort et du jeune roi à sonavènement au trône. Vos soins si vertueux pour le marquis ne vousont pas permis de le quitter un instant depuis l’heure qui l’aprivé de la raison ; vos vertus, madame, ont été de celles queDieu voit et récompense, mais que le monde ignore ; et tandisque vous accomplissez, dans ce vieux château perdu au fond de laBretagne, cette mission sainte et consolatrice que, dans votresévérité, vous appelez un devoir, vos anciens amis disparaissentmorts ou oublieux ; si bien, madame (cela est dur à dire,lorsque comme nous on compte six cents ans d’illustration !),que lorsque j’ai reparu à la cour, à peine si notre nom, le nom dela famille d’Auray, était connu de Leurs Majestés autrement quecomme un souvenir historique.

– Oui, la mémoire des rois est courte, je lesais, murmura la marquise ; mais presque aussitôt, et comme sereprochant ce blasphème : j’espère, continua-t-elle, que labénédiction de Dieu se répand toujours sur Leurs Majestés et sur laFrance.

– Eh ! qui pourrait porter atteinte àleur bonheur ? répondit Emmanuel avec cette confiance parfaitedans l’avenir, qui était à cette époque l’un des caractèresdistinctifs de cette folle et insoucieuse noblesse. Louis XVI,jeune et bon, Marie-Antoinette, jeune et belle, sont aimés tousdeux d’un peuple brave et loyal. Le sort les a placés, Dieu mercihors d’atteinte de toute infortune.

– Personne, mon fils, répondit la marquise ensecouant la tête, n’est placé, croyez-moi, au dessus des erreurs etdes faiblesses humaines.

Nul cœur, si maître de lui qu’il se croie, nisi ferme qu’il soit, n’est à l’abri des passions. Et aucune tête,fut-elle couronnée, ne peut répondre qu’elle ne blanchisse, mêmedans une nuit. Son peuple est brave et loyal, dites-vous ? Lamarquise se leva, s’avança lentement vers la fenêtre, et étenditd’un geste solennel la main du côté de l’Océan.

– Voyez cette mer ; elle est calme etpaisible, et cependant demain, cette nuit, dans une heurepeut-être, le souffle de l’ouragan nous apportera les cris dedétresse des malheureux qu’elle engloutira.

Quoique je sois éloignée du monde, d’étrangesbruits arrivent parfois à mon oreille, portés comme par des espritsinvisibles et prophétiques.

N’existe-t-il pas une secte philosophique quia entraîné dans ses erreurs quelques hommes de nom ? Neparle-t-on pas d’un monde entier qui se détache de la mère patrie,et dont les enfants refusent de reconnaître leur père ?N’est-il pas un peuple qui s’intitule nation ?

N’ai-je pas entendu dire que des gens de raceavaient traversé l’Océan pour offrir à des révoltés des épées queleurs ancêtres avaient l’habitude de ne tirer qu’à la voix de leurssouverains légitimes ; et ne m’a-t-on pas dit encore, ou bienn’est-ce qu’un rêve de ma solitude, que le roi Louis XVI et lareine Marie-Antoinette elle-même, oubliant que les souverains sontune famille de frères, avaient autorisé ces migrations armées etdonné des lettres de marque à je ne sais quel pirate ?

– Tout cela est vrai, dit Emmanuel étonné.

– Dieu veille donc sur Leurs Majestés le roiet la reine de France ! reprit la marquise en se retirantlentement et en laissant Emmanuel si stupéfait de ces prévisionsdouloureuses, qu’il la vit sortir de l’appartement sans luiadresser une parole pour qu’elle demeurât, ni sans faire un gestepour la retenir.

Emmanuel resta d’abord sérieux et pensif,couvert qu’il était, pour ainsi dire, de l’ombre projetée sur luipar le deuil de sa mère ; mais bientôt son caractèreinsoucieux reprit le dessus, et, comme pour changer d’idées enchangeant d’horizon, il quitta la fenêtre qui donnait sur la mer etalla s’appuyer à celle qui s’ouvrait sur la campagne, et delaquelle on découvrait toute la plaine qui s’étend d’Auray àVannes. À peine y était-il depuis quelques minutes qu’il aperçutdeux cavaliers qui suivaient la même route qu’il venait de faire,et paraissaient s’acheminer vers le château. Il ne put d’abordarrêter aucune opinion sur eux à cause de la distance. Mais, àmesure qu’ils approchaient, il distingua un maître et sondomestique. Le premier, vêtu à la manière des jeunes élégants decette époque, c’est-à-dire d’une petite redingote verte àbrandebourgs d’or, d’une culotte de tricot blanc et de bottes àrevers, coiffé d’un chapeau rond à large ganse, et portant sescheveux noués par un flot de rubans, montait un cheval anglais dela plus grande beauté et du plus grand prix, qu’il manœuvrait avecla grâce d’un homme qui a fait de l’équitation une étudeapprofondie. Il était suivi, à quelque distance, par son valet,dont la livrée aristocratique était en harmonie parfaite avec l’airde seigneurie de celui auquel il appartenait.

Emmanuel crut un instant, en les voyant sediriger si directement vers le château, que c’était le baron deLectoure, qui, ayant avancé son voyage, venait le surprendrelui-même à son débotté ; mais bientôt il reconnut son erreur,et, quoiqu’il lui semblât que ce n’était pas la première fois qu’ilvoyait ce cavalier, il lui fut impossible de se rappeler en quellieu et en quelles circonstances il l’avait rencontré. Tandis qu’ilcherchait dans sa mémoire à quel événement de sa vie se rattachaitle souvenir vague de cet homme, les nouveaux arrivants disparurentderrière l’angle d’un mur.

Cinq minutes après, Emmanuel entendit les pasde leurs chevaux dans la cour, et presque aussitôt la portes’ouvrit, et un domestique annonça :

Monsieur Paul !

Chapitre 5

 

Le nom, comme l’aspect de celui qu’onannonçait, éveillait à son tour dans la mémoire d’Emmanuel unsouvenir confus auquel il n’avait pu encore rapporter ni date niévénement, lorsque celui que précédait le domestique apparut à laporte de l’appartement opposée à celle par laquelle était sortie lamarquise. Quoique le moment fût inopportun pour une visite, et quele jeune comte, préoccupé de ses projets d’avenir, eût préféré lesmûrir dans sa tête que les enfermer dans son cœur, il fut forcé,par ces obligations de convenance si sévères à cette époque entregens comme il faut, de recevoir le nouveau venu, dont les manièresau reste annonçaient un homme du monde, avec courtoisie etdistinction. Après les saluts d’usage, Emmanuel fit signe àl’inconnu de prendre un fauteuil ; l’inconnu s’inclina à sontour et s’assit, puis la conversation s’engagea par un lieu communde politesse.

– Je suis enchanté de vous rencontrer,monsieur le comte, dit le nouveau venu.

– Le hasard m’a favorisé, monsieur, ditEmmanuel : une heure plus tôt vous ne me trouviez pas ;j’arrive de Paris.

– Je le sais, monsieur le comte, car nousvenons de faire le même chemin ; je suis parti une heure aprèsvous, et j’ai eu tout le long de la route de vos nouvelles par lespostillons qui avaient eu l’honneur de vous conduire.

– Puis-je savoir, monsieur, répondit Emmanuelavec un accent dans lequel commençait à percer un certainmécontentement, à quelle circonstance je dois l’intérêt que vousparaissez prendre à ma personne ?

– Cet intérêt est naturel entre anciennesconnaissances, et peut-être aurais-je un droit de me plaindre quine soit pas réciproque.

En effet, monsieur, je crois vous avoir déjàrencontré quelque part, cependant mes souvenirs ne me servent queconfusément. Soyez assez bon pour les aider.

– Si ce que vous me dites est vrai, monsieurle comte, votre mémoire est effectivement assez fugitive, car,depuis six mois, c’est la troisième fois que j’ai l’honneurd’échanger mes compliments contre les vôtres.

– Dussé-je m’exposer à un nouveau reproche,monsieur, je suis forcé d’avouer que je reste dans la mêmeindécision à votre égard.

Veuillez donc, je vous prie, préciser lesépoques par des dates ou par des événements, et me rappeler dansquelles circonstances j’eus l’honneur de vous voir pour la premièrefois.

– La première fois, monsieur le comte, ce futsur les grèves de Port-Louis que j’eus l’honneur de vousrencontrer. Vous désiriez, sur certaine frégate, des renseignementsque je fus assez heureux de pouvoir vous transmettre. Je crois mêmeque je vous accompagnai à bord. Cette fois, j’étais en costumed’enseigne de vaisseau de la marine royale, et vous en uniforme demousquetaire.

– En effet, je me le rappelle, monsieur, et jefus même obligé de quitter le vaisseau sans vous adresser lesremerciements que je vous devais.

– Vous êtes dans l’erreur, monsieur le comte,ces remerciements, je les ai reçus à notre seconde entrevue.

– Où cela ?

– À bord du vaisseau même où je vous avaisconduit, dans la cabine.

Cette fois, je portais l’uniforme de capitainede bâtiment : habit bleu, veste et culotte rouge, bas gris,chapeau à trois cornes, et cheveux roulés. Seulement le capitaineparaissait de trente ans plus âgé que l’enseigne, et ce n’était passans intention que je m’étais vieilli ainsi, car peut-êtren’eussiez-vous pas confié à un jeune homme un secret del’importance de celui que vous me communiquâtes alors.

– Ce que vous me rappelez là est incroyable,monsieur, et cependant quelque chose me dit que c’est la vérité.Oui, oui, je me rappelle que dans l’ombre où vous vous teniezcaché, je vis briller des yeux pareils aux vôtres. Je ne les aipoint oubliés. Mais cette fois, me dites-vous, est l’avant-dernièrefois que j’eus l’honneur de vous voir.

Continuez, monsieur, d’aider mes souvenirs, jevous prie car je ne me rappelle pas quelle fut la dernière.

– La dernière, monsieur le comte, ce fut il ya huit jours.

… à Paris… à un assaut chez Saint-Georges, rueChantereine. Vous vous rappelez, n’est-ce pas, un gentilhommeanglais ; des cheveux roux dont la poudre dissimulait à peinela couleur tranchée, un habit rouge, un pantalon collant. J’eusmême l’honneur de faire des armes avec vous, monsieur le comte, etje fus assez heureux pour vous boutonner trois fois, sans que, devotre côté, vous ayez eu la chance de me toucher une seule.

Cette fois, je m’appelais Jones.

– C’est étrange ! c’était bien le mêmeregard, mais ce ne pouvait être le même homme.

– C’est que Dieu, répondit Paul, a voulu quele regard fût la seule chose qu’on ne pût déguiser : voilàpourquoi il a mis dans chaque regard une étincelle de sa flamme. Ehbien ! cet aspirant, ce capitaine, cet Anglais, c’étaitmoi.

– Et aujourd’hui, monsieur, qu’êtes-vous, s’ilvous plaît ? car avec un homme qui sait aussi parfaitement sedéguiser, la question, vous en conviendrez, n’est pas tout à faitinutile.

– Aujourd’hui, monsieur le comte, vous levoyez, je n’ai aucun motif de me cacher : aussi je viens àvous avec le costume simple et négligé que portent les jeunesseigneurs lorsqu’ils se visitent entre eux, en voisin de campagne.Aujourd’hui je suis ce qu’il vous plaira de reconnaître enmoi : Français, Anglais, Espagnol, Américain même.

Dans lequel de ces idiomes vous plaît-il quenous continuions l’entretien ?

– Quoique quelques-unes de ces langues mesoient aussi familières qu’à vous, monsieur, je préfère la languefrançaise : c’est la langue des explications brèves etconcises.

– Soit, monsieur le comte, répondit Paul avecune expression profonde de mélancolie ; le français est aussila langue que je préfère ; j’ai vu le jour sur la terre deFrance, car le soleil de France est le premier qui ait réjoui mesyeux ; et quoique bien souvent j’aie vu des terres plusfertiles et un soleil plus brillant, il n’y a jamais eu pour moiqu’une terre et qu’un soleil : c’est le soleil et la terre deFrance !

– Votre enthousiasme national, interrompitEmmanuel avec ironie, vous fait oublier, monsieur, le sujet auquelje dois l’honneur de votre visite.

– Vous avez raison, monsieur le comte, et j’yreviens. Il y a six mois donc que, vous promenant sur la grève dePort-Louis, vous vîtes dans le havre extérieur une frégate à lacarène étroite, aux mâtereaux élancés, et vous vous dites : –Il faut que le capitaine de ce bâtiment ait des motifs à lui seulconnus pour porter tant de toile et si peu de bois. De là naquitdans votre esprit l’idée que j’étais un flibustier, un pirate, uncorsaire, que sais-je ?

– M’étais-je donc trompé ?

– Je crois vous avoir exprimé déjà monadmiration, monsieur, répondit Paul avec un léger accent deraillerie, pour la perspicacité avec laquelle vous pénétrez dupremier coup d’œil au fond des hommes et des choses.

– Trêve de compliments, monsieur, venons aufait.

– Dans cette persuasion, vous vous fîtes doncconduire à bord par certain enseigne, et vous trouvâtes dans lacabine d’un certain capitaine.

Vous étiez porteur d’une lettre du ministre dela marine qui ordonnait à tout officier au long cours, requis parvous, et dont le bâtiment sous pavillon français serait en partancepour le golfe du Mexique, de conduire à Cayenne le nommé Lusignan,coupable de crime d’État.

– C’est vrai.

– J’obéis à cet ordre, car j’ignorais alorsque ce grand coupable que l’on déportait n’avait commis d’autrecrime que d’avoir été l’amant de votre sœur.

– Monsieur ! s’écria Emmanuel en selevant tout debout.

– Voilà de beaux pistolets, comte, continuanégligemment Paul en jouant avec les armes qu’en descendant devoiture le comte d’Auray avait jetées sur la table.

– Et qui sont tout chargés, monsieur, réponditEmmanuel avec un accent auquel il n’y avait pas à se méprendre.

– Portent-ils justes ? continua Paul avecune indifférence affectée.

– C’est une chose dont vous êtes le maître devous assurer, monsieur, répondit Emmanuel, si vous voulez faireavec moi un tour dans le parc.

– Il est inutile de sortir pour cela, monsieurle comte, dit Paul sans paraître comprendre la propositiond’Emmanuel dans le sens provocateur qu’il avait voulu lui donner.Voici un but tout placé et à une portée convenable.

À ces mots le capitaine arma le pistolet et ledirigea par la fenêtre ouverte vers la cime d’un petit arbre. Unchardonneret se balançait sur la branche la plus élevée, faisantentendre son chant joyeux et perçant ; le coup partit, et lepauvre oiseau, coupé en deux, tomba au pied de l’arbre. Paul reposafroidement le pistolet sur la table.

– Vous aviez raison, monsieur le comte, luidit-il, ce sont de bonnes armes, et je vous conseille de ne pasvous en défaire.

– Vous venez de m’en donner une étrangepreuve, monsieur, répondit Emmanuel, et je suis forcé d’avouer quevous avez la main sûre.

– Que voulez-vous, comte, reprit Paul avec cetaccent mélancolique qui lui était particulier, pendant ces longsjours de calme, lorsque aucun souffle de vent ne passe sur cemiroir de Dieu qu’on appelle l’Océan, nous autres marins, noussommes forcés de chercher des distractions qui viennent au-devantde vous sur la terre.

Alors nous exerçons notre adresse sur lesgoélands qui se bercent mollement au sommet d’une vague ; surles margats qui se précipitent du ciel pour saisir à la surface del’eau les poissons imprudents qui y montent, et sur les hirondellesfatiguées d’un long voyage qui se posent au sommet de nos vergues.Voilà, monsieur le comte, comment nous arrivons à une certaineforce dans des exercices qui paraissent d’abord si étrangers ànotre profession.

– Continuez, monsieur, et si la chose estpossible, revenons à notre sujet.

– C’était un bon et brave jeune homme que ceLusignan ! Il me raconta son histoire ; comment, filsd’un ancien ami de votre père, mort sans fortune, il avait étéadopté par lui un an ou deux avant l’accident inconnu qui le privade sa raison ; comment, élevé avec vous, il vous inspira, dèsles premières années, à vous la haine, à votre sœur l’affection. Ilme dit cette longue adolescence développée dans la même solitude,et comment lui et votre sœur ne s’apercevaient de leur isolement aumilieu du monde que lorsqu’ils n’étaient point ensemble ! Ilme raconta tous les détails de leurs amours juvéniles, et comment,un jour, Marguerite lui dit les paroles de la jeune fille deVérone : « Je serai à toi ou à la tombe. » – Et ellen’a que trop bien tenu parole !

– Oui, n’est-ce pas ? Et vous appelezcela de la honte et du déshonneur, vous autres gens vertueux, quandune pauvre enfant, perdue par son innocence même, cède à l’âge, àl’entraînement, à l’amour ! Votre mère, que des devoirséloignaient de sa fille et rapprochaient de son mari (car je saisles vertus de votre mère, monsieur, comme je sais les faiblesses devotre sœur ; c’est une femme sévère, plus sévère que ne devaitl’être une créature humaine qui n’a sur les autres que l’avantagede n’avoir jamais failli), votre mère, dis-je, entendit une nuitdes cris mal étouffés ; elle entra dans la chambre de votresœur, marcha, pâle et muette, vers son lit, arracha froidement deses bras un enfant qui venait de naître, et sortit avec lui, sansadresser un reproche à sa fille, mais seulement plus pâle et plusmuette encore que lorsqu’elle était entrée. Quant à la pauvreMarguerite, elle ne poussa pas une plainte, elle ne jeta pas uncri : elle s’était évanouie en apercevant sa mère. Est-cecela, monsieur le comte ? suis-je bien informé, et cetteterrible histoire est-elle exacte ?

– Aucun détail ne vous est inconnu, je doisl’avouer, murmura Emmanuel atterré.

– C’est que ces détails, répondit Paul enouvrant un portefeuille, sont tous consignés dans ces lettres devotre sœur, qu’au moment de prendre la place que vous lui avezfaite par votre crédit au milieu des voleurs et des assassins,Lusignan m’a remises afin que je les rapportasse à celle qui lesavait écrites.

– Donnez-les moi donc, monsieur ! s’écriaEmmanuel en étendant la main vers le portefeuille, et elles serontfidèlement rendues à celle qui a eu l’imprudence…

– De se plaindre à la seule personne quil’aimait au monde, n’est-ce pas ? interrompit Paul en retirantà lui les lettres et le portefeuille.

Imprudente jeune fille, à qui une mère arrachel’enfant de son cœur et qui a versé des larmes amères dans le seindu père de son enfant !

Imprudente sœur, qui n’ayant pas trouvé contrecette tyrannie appui dans son frère, a compromis son noble nom ensignant du nom qu’elle porte des lettres qui, aux regards stupideset prévenus du monde, peuvent… Comment appelez-vous cela, vousautres ?… déshonorer sa famille, n’est-ce pas ?

– Alors, monsieur, répondit Emmanuelrougissant d’impatience, puisque vous connaissez si bien la portéeterrible de ces papiers, accomplissez donc la mission dont vousvous êtes chargé en les remettant soit à moi, soit à ma mère, soità ma sœur.

– C’était d’abord mon intention en débarquantà Lorient, monsieur ; mais voilà dix ou douze jours à peu prèsqu’en entrant dans une église…

– Dans une église ?

– Oui, monsieur.

– Et pourquoi faire ?

– Pour prier.

– Ah ! monsieur le capitaine Paul croiten Dieu !

– Si je n’y croyais pas, monsieur le comte,qui donc invoquerais-je pendant la tempête ?

– Et dans cette église, enfin ?…

– Dans cette église, monsieur, j’ai entendu unprêtre annoncer le prochain mariage de noble demoiselle Marguerited’Auray avec très haut et très puissant seigneur le baron deLectoure. Je m’informai aussitôt de vous ; j’appris que vousétiez à Paris : j’étais forcé d’y aller moi-même pour rendrecompte de ma mission au roi.

– Au roi !

– Oui, monsieur, au roi Louis XVI, à SaMajesté… elle-même… Je partis, me promettant de revenir aussitôtque vous ; je vous rencontrai chez Saint-Georges ;j’appris votre départ prochain, j’arrangeai le mien sur le vôtre,afin que nous arrivassions ici en même temps à peu près, et… mevoilà devant vous, monsieur, avec une résolution toute différentede celle que j’avais, il y a trois semaines, en abordant enBretagne.

– Et quelle est cette résolution nouvelle,monsieur ? Voyons, car il faut en finir !

– Eh bien ! j’ai pensé que, puisque toutle monde, et même sa mère, oubliait le pauvre orphelin, il fallaitque je m’en souvinsse, moi ! Dans la position où vous êtes,monsieur, et avec le désir que vous avez de vous allier au baron deLectoure (lequel, dans votre esprit, est le seul qui puisseréaliser vos projets d’ambition), ces lettres valent bien centmille francs, n’est-ce pas ? et c’est une bien légère brèchefaite aux deux cent mille livres de rente qui composent votrefortune.

– Mais qui me prouvera que ces cent millefrancs…

– Vous avez raison, monsieur ; aussiest-ce en échange d’un contrat de rente au nom du jeune Hector deLusignan que je remettrai ces lettres.

– Et ce sera tout, monsieur ?

– Je vous demanderai encore l’abandon del’enfant, que je ferai élever, grâce à sa petite fortune, loin dela mère qui l’a oublié, et loin du père que vous avez faitbannir.

– C’est bien, monsieur. Si j’avais su quec’était pour une si faible somme et un si mince intérêt que vousétiez venu, je n’aurais pas pris une si grande inquiétude.Cependant vous permettrez que j’en parle à ma mère.

– Monsieur le comte ? dit un domestiqueouvrant la porte.

– Je n’y suis pour personne ;laissez-moi, répondit Emmanuel avec impatience.

– C’est la sœur de monsieur le comte quidemande à le voir.

– Qu’elle revienne plus tard.

– C’est à l’instant même qu’elle désire…

– Ne vous gênez pas pour moi, interrompitPaul.

– Mais ma sœur ne peut vous voir, monsieur.Vous comprenez qu’il est important que ma sœur ne vous voiepas.

– À merveille ! mais comme il estimportant aussi que je ne quitte pas ce château sans avoir terminél’affaire qui m’y amène, permettez que j’entre dans ce cabinet.

– Parfaitement, monsieur, dit Emmanuel ouvrantlui-même la porte.

Mais hâtez-vous, je vous prie.

Paul entra dans le cabinet. Emmanuel refermavivement la porte sur lui, et à peine la porte était-elle refermée,que Marguerite parut.

Chapitre 6

 

Marguerite d’Auray, dont nos lecteurs ontappris l’histoire en assistant à la conversation du capitaine et ducomte Emmanuel, était une de ces beautés frêles et pâles quiportent empreint sur toute leur personne le cachet aristocratiquede leur naissance. Au premier coup d’œil on devinait tout ce qu’ily avait de race dans la souplesse moelleuse de sa taille, dans lablancheur mate de sa peau, et dans le modelé de ses mains effilées,aux ongles roses ; et transparent. Il était évident que sespieds, si petits que tous deux eussent tenu dans la trace d’un pasde femme ordinaire, n’avaient jamais marché que sur les tapis d’unsalon ou sur la pelouse fleurie d’un parc. Il y avait dans sadémarche, si gracieuse qu’elle fût, quelque chose de hautain et defier qui rappelait le portrait de famille ; enfin l’on sentaitque son âme, capable de tous les sacrifices inspirés, pouvaitdevenir rebelle à toutes les tyrannies imposées ; que ledévouement était dans son cœur une vertu instinctive, tandis quel’obéissance n’était dans son esprit qu’un devoird’éducation : de sorte que le vent d’orage qui soufflait surelle la courbait comme un lis et non comme un roseau.

Cependant, lorsqu’elle parut à la porte, sestraits offraient l’expression d’un découragement si complet, sesjoues avaient conservé la trace de larmes si brûlantes, tout soncorps pliait sous le poids d’un malheur si désespéré, qu’Emmanuelcomprit qu’elle avait dû rassembler toutes ses forces pourconserver l’apparence du calme. En l’apercevant elle fit un effortsur elle-même, et une réaction visible s’opéra : ce fut doncavec une certaine fermeté nerveuse qu’elle s’approcha du fauteuiloù il était assis. Puis, voyant que la figure de son frèreconservait l’expression d’impatience qu’elle avait prise lorsqu’ilavait été interrompu, elle s’arrêta, et ces deux enfants de la mêmemère, à qui la société n’avait pas encore fait des droits pareils,se regardèrent comme des étrangers, l’un avec les yeux del’ambition, l’autre avec ceux de la crainte. Peu à peu, toutefois,Marguerite reprit courage.

– Enfin vous voilà, Emmanuel, luidit-elle ; j’attendais votre retour comme l’aveugle attend lalumière. Et, cependant, à la manière dont vous accueillez votresœur, il est facile de voir qu’elle a eu tort de compter survous.

– Si ma sœur est redevenue ce qu’elle auraittoujours dû être, répondit Emmanuel, c’est-à-dire fille soumise etrespectueuse, elle aura, pendant mon absence, compris cequ’exigeaient d’elle son rang et sa position ; elle auraoublié les événements passés comme des choses qui ne devaient pasarriver, et que, par conséquent, elle ne doit pas se rappeler, etelle se sera préparée au nouvel avenir qui s’ouvre devant elle. Sic’est ainsi qu’elle se présente à moi, mes bras lui sont ouverts,et ma sœur est toujours ma sœur.

– Écoutez bien mes paroles, réponditMarguerite, et prenez-les surtout comme une justification pour moi,et non comme un reproche contre les autres. Si ma mère (Dieu megarde de l’accuser, car de saints devoirs l’éloignaient de nous),si ma mère, dis-je, avait été pour moi ce que sont toutes lesmères, je lui eusse constamment ouvert mon cœur comme un livre. Auxpremiers mots qu’y eût tracés une main étrangère elle m’eûtprévenue du danger, et je l’eusse fui. Si j’avais été élevée aumilieu du monde, au lieu d’avoir grandi comme une pauvre fleursauvage à l’ombre de ce vieux château, j’aurais connu dès monenfance ce rang et cette position que vous me rappelez aujourd’hui,et je ne me serais probablement pas écartée des convenances qu’ilsprescrivent et des devoirs qu’ils imposent. Enfin si, jetée aumilieu de ces femmes du monde à l’esprit enjoué, au cœur frivole,que je vous ai souvent entendu vanter, mais que je ne connais pas,j’avais commis les mêmes fautes que j’ai commises par amour, oui,je le comprends, j’aurais pu oublier le passé, semer à sa surfacede nouveaux souvenirs, comme on plante des fleurs sur unetombe ; puis, oubliant la place où elles étaient nées, mefaire avec ces fleurs un bouquet de bal et une couronne de fiancée.Mais malheureusement il n’en est point ainsi, Emmanuel. On m’a ditde prendre garde lorsqu’il n’était plus temps d’éviter ledanger ; on m’a rappelé mon rang et ma position lorsque j’enétais déjà déchue, et l’on vient demander à mon cœur de se tournervers les joies de l’avenir lorsqu’il est abîmé dans les larmes dupassé.

– Et la conclusion de tout ceci ? ditamèrement Emmanuel.

– La conclusion, dit Marguerite, c’est toiseul, Emmanuel, qui peux la faire, sinon heureuse, du moins loyale.Je n’ai point de recours en mon père, hélas ! je ne sais pasmême s’il reconnaîtrait sa fille. Je n’ai pas d’espérance en mamère : son seul regard me glace, sa seule parole me tue. Iln’y avait donc que toi que je pusse venir trouver, et à qui jepusse dire : – Mon frère, tu es le chef de la maison, c’est àtoi maintenant que chacun de nous répond de son honneur. J’aifailli par ignorance, et j’ai été punie de ma faute comme d’uncrime ; n’est-ce pas assez ?

– Après, après ? murmura Emmanuel avecimpatience ; voyons, que demandes-tu ?

– Je demande, mon frère, puisque toute union aété jugée impossible avec celui-là à qui seule je pouvais m’unir,je demande qu’on mesure le supplice à mes forces. Ma mère (Dieu luipardonne !) m’a enlevé mon enfant comme si jamais elle n’avaitété mère ! et mon enfant sera élevé loin de moi dans l’oubliet l’obscurité. Toi, Emmanuel, tu t’es chargé du père, comme mamère s’était chargée de l’enfant, et tu as été plus cruel pour luiqu’il n’appartenait, je ne dirai pas à un homme de l’être envers unhomme, mais à un juge envers un coupable.

Quant à moi, voilà que, tous deux réunis, vousvoulez m’imposer un martyre plus douloureux encore que celui quiconduit au ciel. Eh bien ! Je demande, Emmanuel, au nom denotre enfance écoulée dans le même berceau, de notre jeunesseabritée sous le même toit, au nom du titre de frère et de sœur quela nature nous a donné et que nous portons, je demande qu’uncouvent s’ouvre pour moi et se referme sur moi ; et dans cecouvent, Emmanuel, je te le jure, chaque jour, agenouillée devantDieu, le front contre la pierre, courbée sous ma faute, jedemanderai au Seigneur, pour toute récompense de mes larmes, pourmon père la raison, pour ma mère le bonheur, et pour toi, Emmanuel,les honneurs, la gloire, la fortune. Je te le jure, voilà ce que jeferai.

– Oui, et l’on dira de par le monde quej’avais une sœur que j’ai sacrifiée à ma fortune, et dont j’aihérité pendant qu’elle vivait encore ! Allons donc ! tues folle !

– Écoute, Emmanuel, dit Marguerite s’appuyantau dossier de la chaise qui se trouvait près d’elle.

– Eh bien ? répondit Emmanuel.

– Lorsque tu as donné une parole, tu la tiens,n’est-ce pas ?

– Je suis gentilhomme.

– Eh bien ! regarde ce bracelet…

– Je le vois à merveille ;après ?

– Il est fermé par une clef ; la clef quil’ouvre est à une bague, et cette bague, je l’ai donnée avec maparole que je ne me croirais dégagée de ma promesse que lorsqu’elleme serait rapportée et remise.

– Et celui qui en a la clef ?

Grâce à toi et à ma mère, Emmanuel, il esttrop loin d’ici pour que nous la lui fassions redemander : ilest à Cayenne.

– Je ne te donne pas deux mois de mariage,répondit Emmanuel avec un sourire d’ironie, pour que ce bracelet tegêne au point que tu sois la première à vouloir t’endébarrasser.

– Je croyais t’avoir dit qu’il était scellé àmon bras.

– Tu sais ce qu’on fait quand on a perdu uneclef et qu’on ne peut rentrer chez soi ? on envoie chercher leserrurier.

– Eh bien ! pour moi, Emmanuel, réponditMarguerite en élevant la voix et en étendant le bras avec un gesteferme et solennel, ce sera le bourreau qu’on enverra chercher, caron coupera cette main avant que je ne la donne à un autre.

– Silence ! silence ! dit Emmanuelen se levant, et en regardant avec inquiétude vers la porte ducabinet.

– Et maintenant tout est dit, ajoutaMarguerite. Je n’avais d’espoir qu’en toi, Emmanuel, car, quoiquetu ne comprennes aucun sentiment profond, tu n’es pas méchant. Jesuis venue en larmes, – regarde si je mens ! – te dire :– Mon frère, ce mariage c’est le malheur, c’est le désespoir de mavie ; j’aime mieux le couvent, j’aime mieux la misère, j’aimemieux la mort ! Et tu ne m’as pas écoutée, ou, si tu m’asécoutée, tu ne m’as pas comprise. Eh bien ! je m’adresserai àcet homme, je ferai un appel à son honneur, à sa délicatesse. Sicela ne suffit pas, je lui raconterai tout : mon amour pour unautre, ma faiblesse, ma faute, mon crime ; je lui dirai quej’ai un enfant, car quoique l’on me l’ait enlevé, quoique je nel’aie pas revu, quoique j’ignore où il est, mon enfant existe. Unenfant ne meurt pas ainsi sans que sa mort retentisse au cœur de samère. Enfin je lui dirai, s’il le faut, je lui dirai que j’en aimeun autre, que je ne puis l’aimer, lui, et que je ne l’aimeraijamais.

– Eh bien ! dis-lui tout cela, s’écriaEmmanuel, impatient de tant d’insistance, et le soir nous signeronsle contrat ; et le lendemain tu seras baronne de Lectoure.

– Et alors, répondit Marguerite, alors jeserai véritablement la femme la plus malheureuse qu’il y ait aumonde, car j’aurai un frère pour lequel je n’aurai plus d’amour, etun mari pour lequel je n’aurai plus d’estime ! Adieu,Emmanuel ; crois-moi, ce contrat n’est pas encoresigné !

À ces mots, Marguerite sortit avec cedésespoir lent et profond à l’expression duquel il n’y a point a seméprendre. Aussi Emmanuel, convaincu que c’était, non pas comme ill’avait cru, une victoire remportée, mais une lutte à soutenir, laregarda-t-il s’éloigner avec une inquiétude qui n’était pas exempted’attendrissement. Au bout d’un instant de silence et d’immobilité,il se retourna, et aperçut derrière lui le capitaine Paul, qu’ilavait complètement oublié, et qui se tenait debout à la porte ducabinet. Aussitôt, songeant de quelle nécessité était pour lui dansune telle circonstance, la possession des papiers qu’était venu luioffrir le capitaine Paul, il s’assit vivement à une table, prit uneplume et du papier, et se tournant vers lui :

– Maintenant, monsieur, lui dit-il, nous voilàseuls, et rien n’empêche plus que nous terminions l’affaire… Dansquels termes désirez-vous que la promesse soit rédigée ?Dictez, je suis prêt à écrire.

– C’est inutile, monsieur, répondit froidementle capitaine.

– Et pourquoi ?

– J’ai changé d’avis.

– Comment cela ? dit Emmanuel en selevant effrayé des conséquences qu’il entrevoyait dans ces parolesauxquelles il était loin de s’attendre.

– Je donnerai, répondit Paul avec le calme dela résolution prise, les cent mille livres à l’enfant, et jetrouverai un mari à votre sœur.

– Mais qui êtes-vous donc, s’écria Emmanuel enfaisant un pas vers lui, qui êtes-vous donc, monsieur, pourdisposer ainsi d’une jeune fille qui est ma sœur, et qui ne vous ajamais vu, et qui ne vous connaît pas ?

– Qui je suis ? répondit Paul ensouriant. Sur mon honneur, je ne suis pas plus avancé que vous surce point, car ma naissance est un secret qui ne doit m’être révéléque lorsque j’aurai vingt-cinq ans.

– Et vous les aurez ?…

– Ce soir, monsieur. Je me mets à votredisposition à compter de demain pour tous les renseignements quevous aurez à me demander.

À ces mots, Paul s’inclina.

– Je vous laisse sortir, monsieur ; ditEmmanuel ; mais vous comprenez que c’est à la condition devous revoir.

– J’allais vous faire cette condition,monsieur, répondit Paul, et je vous remercie de m’avoirprévenu.

À ces mots, il salua une seconde foisEmmanuel, et sortit de l’appartement.

À la porte du château, Paul retrouva sondomestique et son cheval, et reprit la route de Port-Louis. Arrivéhors de la vue du château, il descendit de sa monture, ets’achemina vers une petite maison de pécheur bâtie sur la grève. Àla porte de cette maison, assis sur un banc, et revêtu d’un costumede matelot, était un jeune homme tellement absorbé dans sespensées, qu’il n’entendit pas Paul s’approcher de lui. Le capitainelui posa la main sur l’épaule ; le jeune homme tressaillit, leregarda, et pâlit affreusement, quoique le visage ouvert et joyeuxde Paul indiquât qu’il était loin d’être porteur d’une mauvaisenouvelle.

– Eh bien ! lui dit Paul, je l’aivue.

– Qui cela ? murmura le jeune homme.

– Marguerite, pardieu !

– Après ?

– Elle est charmante !

– Je ne te demande pas cela, monDieu !

– Elle t’aime toujours.

– Oh, mon Dieu ! ! ! s’écria lejeune homme en se jetant dans ses bras et en éclatant ensanglots.

Chapitre 7

 

Quoique nos lecteurs doivent comprendrefacilement, après ce que nous venons de leur raconter, ce quis’était passé pendant les six mois où nous avons perdu de vue noshéros, quelques détails sont cependant nécessaires pourl’intelligence parfaite des nouveaux événements qui vonts’accomplir.

Le soir même du combat que, malgré notreignorance en marine, nous avons tenté de mettre sous les yeux denos lecteurs, Lusignan avait raconté à Paul l’histoire de sa vietoute entière : elle était simple et peu accidentée ;l’amour en avait été le principal événement, et, après en avoirfait toute la joie, il en faisait toute la douleur.

L’existence libre et aventureuse de Paul, saposition en dehors de toutes les exigences, son caprice au-dessusde toutes les lois, ses habitudes de royauté à bord, lui avaientinspiré un sentiment trop juste du droit naturel pour qu’il suivîtà l’égard de Lusignan l’ordre qui lui avait été donné. D’ailleurs,quoique à l’ancre sous le pavillon français, Paul, comme nousl’avons vu, appartenait à la marine américaine, dont il avaitadopté la cause avec enthousiasme. Il continua donc sa croisièredans la Manche, mais, ne trouvant rien à faire sur l’Océan, ildébarqua à White-Haven, petit port du comté de Cumberland, à latête d’une vingtaine d’hommes parmi lesquels était Lusignan,s’empara du fort, encloua les canons, et ne se remit en merqu’après avoir brûlé des vaisseaux marchands qui étaient dans larade. De là il avait fait voile pour les côtes d’Écosse, dans lebut d’enlever le comte de Selkirk, et de l’emmener en otage auxÉtats-unis ; mais ce projet avait échoué par une circonstanceimprévue, ce seigneur étant alors à Londres.

Dans cette entreprise comme dans l’autre,Lusignan l’avait secondé avec le courage que nous lui avons vudéployer dans le combat de l’Indienne contre le Drake ; desorte que, plus que jamais, Paul s’était félicité du hasard quil’avait choisi pour s’opposer à une injustice.

Mais ce n’était pas le tout que d’avoir sauvéLusignan de la déportation : il fallait lui rendrel’honneur ; et, pour notre jeune aventurier, dans lequel noslecteurs ont sans doute reconnu le fameux corsaire Paul Jones,c’était chose plus facile que pour tout autre ; car, ayantreçu des lettres de marque du roi Louis XVI pour courir sus auxAnglais, il devait revenir à Versailles rendre compte de sacroisière.

Paul choisit le port de Lorient, y vint jeterune seconda fois l’ancre, afin d’être à portée du château d’Auray.La première réponse qu’obtinrent les jeunes gens aux questionsqu’ils firent fut la nouvelle du mariage de Marguerite d’Auray etde monsieur de Lectoure.

Lusignan se crut oublié, et, dans son premiermouvement de désespoir, il voulait, au risque de tomber aux mainsde ses persécuteurs, revoir encore une fois Marguerite, ne fût-ceque pour lui reprocher son ingratitude ; mais Paul, plus calmeet moins crédule, lui fit donner sa parole de ne point mettre piedà terre avant qu’il eût reçu de ses nouvelles ; puis, s’étantassuré que le mariage ne pouvait pas avoir lieu avant quinze jours,il partit pour Paris, et fut reçu par le roi, qui lui donna uneépée avec une poignée d’or, et le décora de l’ordre du Méritemilitaire. Paul avait profité de cette bienveillance pour raconterau roi Louis XVI l’aventure de Lusignan, et avait obtenu, nonseulement sa grâce, mais encore, en récompense de ses services, letitre de gouverneur de la Guadeloupe. Tous ces soins ne lui avaientpas fait perdre de vue Emmanuel. Prévenu du départ de ce dernier,il était parti de Paris, et ayant fait dire à Lusignan del’attendre, il était arrivé à Auray une heure après le jeune comte.Nous avons vu ensuite comment il avait été détrompé sur le comptede Marguerite. Comment il avait assisté à la scène où celle-ciavait inutilement supplié son frère de prendre pitié d’elle, et dene pas la forcer d’épouser le baron de Lectoure, et comment enfin,en sortant du château, il avait rejoint au bord de la mer Lusignan,qui l’y attendait, prévenu par une lettre qu’il lui avait écrite laveille.

Les deux jeunes gens restèrent ensemblejusqu’au moment où le jour commença à tomber. Alors Paul, qui,comme il l’avait dit à Emmanuel, avait une révélation personnelle àentendre, quitta son ami, et reprit à pied le chemin d’Auray. Cettefois, il n’entra point au château, et, longeant les murs du parc,il se dirigea vers une grille qui donnait entrée dans leurenceinte, et qui s’ouvrait sur un bois appartenant au domained’Auray.

Cependant, une heure à peu près avant que Paulquittât la cabane du pêcheur où il avait retrouvé Lusignan, uneautre personne le précédait vers celui à qui il allait demander larévélation de sa naissance ; cette autre personne, c’était lamarquise d’Auray, la hautaine héritière du nom de Sablé, que nousavons vue apparaître une seule fois dans ce récit pour y dessinersa figure pale et sévère. Elle était vêtue de son même costumenoir ; seulement elle avait jeté sur son front un long voilede deuil qui l’enveloppait des pieds à la tête. Du reste, le butque cherchait, avec l’hésitation de l’ignorance, notre brave etinsoucieux capitaine, lui était familier, à elle : c’était uneespèce de maison de garde située à quelques pas de l’entrée duparc, et habitée par un vieillard auprès duquel la marquise d’Aurayaccomplissait depuis vingt ans une de ces œuvres de bienfaisancelaborieuse et continue qui lui avaient valu, dans une partie de laBasse-Bretagne, la réputation de sainteté rigide dont ellejouissait. Ces soins à la vieillesse étaient rendus, il est vrai,avec ce même visage sombre et solennel que nous lui avons vu, etque ne venaient jamais éclairer les douces émotions de lapitié ; mais ils n’en étaient pas moins rendus, et chacun lesavait, avec une exactitude qui remplaçait l’abandon et le charmede la bienfaisance par la ponctualité du devoir.

La figure de la marquise d’Auray était plusgrave encore que de coutume, lorsqu’elle traversa lentement le parcde son château pour se rendre à cette petite garderie qu’habitait,à ce que l’on disait, un vieux serviteur de sa famille. La porte enétait ouverte comme pour laisser pénétrer dans l’intérieur de lachambre les derniers rayons du soleil couchant, si doux au mois demai, et si réchauffants pour les vieillards. Cependant elle étaitvide. La marquise d’Auray entra, regarda autour d’elle, et, commesi elle eût été certaine que celui qu’elle y venait chercher nepouvait tarder longtemps, elle résolut de l’attendre. Elle s’assit,mais hors de l’atteinte des rayons du soleil, pareille à cesstatues sculptées sur les tombes, et qui ne sont à l’aise qu’àl’ombre mortuaire de leurs humides caveaux.

Elle était là depuis une demi-heure à peuprès, immobile et plongée dans ses réflexions, lorsqu’elle vit,entre elle et le jour mourant, apparaître une ombre sur laporte ; elle leva lentement les yeux, et se trouva en face decelui qu’elle attendait. Tous deux tressaillirent, comme s’ils serencontraient par hasard, et comme s’ils n’avaient pas l’habitudede se voir chaque jour.

– C’est vous, Achard, dit la marquise rompantle silence la première.

Je vous attends depuis une demi heure. Où doncétiez-vous ?

Si madame la marquise avait voulu fairecinquante pas de plus, elle m’aurait trouvé sous le grand chêne, àla lisière de la forêt.

– Vous savez que je ne vais jamais de ce côté,répondit la marquise avec un frissonnement visible.

– Et vous avez tort, madame ; il y aquelqu’un au ciel qui a droit à nos prières communes, et quis’étonne peut-être de n’entendre que celles du vieil Achard.

– Et qui vous dit que je ne prie pas de moncôté ? dit la marquise avec une certaine agitation fébrile.Croyez-vous que les morts exigent que l’on soit sans cesseagenouillé sur leurs tombes ?

– Non, répondit le vieillard avec un sentimentde profonde tristesse ; non, je ne crois pas les morts siexigeants, madame ; mais je crois que, si quelque chose denous rit encore sur la terre, ce quelque chose tressaille au bruitdes pas de ceux que nous avons aimé pendant notre vie.

– Mais, dit la marquise d’une voix basse etcreuse, si cet amour fut un amour coupable !

– Si coupable qu’il ait été, madame, réponditle vieillard, baissant sa voix à l’unisson de celle de la marquise,croyez-vous que le sang et les pleurs ne l’aient pas expié ?Dieu fut alors, croyez-moi, un juge trop sévère pour n’être pasaujourd’hui un père indulgent.

– Oui, Dieu a pardonné peut-être, murmura lamarquise, mais si le monde savait ce que Dieu sait, pardonnerait-ilcomme Dieu ?

– Le monde ! s’écria le vieillard, lemonde !… Oui, voilà le grand mot sorti de votre bouche !Le monde !… c’est à lui, c’est à ce fantôme que vous avez toutsacrifié, madame : sentiment d’amante, sentiment d’épouse,sentiment de mère, bonheur personnel, bonheur d’autrui !…

Le monde ! c’est la crainte du monde quivous a habillée de ce vêtement de deuil derrière lequel vous avezespéré lui cacher vos remords ! et vous avez eu raison, carvous êtes parvenue à le tromper, et il a pris vos remords pour desvertus !

La marquise releva la tête avec inquiétude, etécarta les plis de son voile pour regarder celui qui lui tenait cetétrange discours ; puis, après un instant de silence, n’ayantrien pu démêler sur la figure calme du vieillard :

– Vous me parlez, lui dit-elle, avec uneamertume qui me ferait croire que vous avez personnellement quelquechose à me reprocher. Ai-je manqué à quelques-unes de mespromesses, les gens qui vous servent par mes ordres n’ont-ils paspour vous le respect et l’obéissance que je leur recommande ?Vous savez que, s’il en est ainsi, vous n’avez qu’à dire unmot.

– Pardonnez-moi, madame, c’est de la tristesseet non de l’amertume ; c’est l’effet de l’isolement et de lavieillesse. Vous devez savoir, vous, ce que c’est que des peinesqu’on ne peut communiquer ! Ce que c’est que des larmes qui nedoivent pas sortir, et qui retombent, goutte à goutte, sur lecœur ! Non, je n’ai à me plaindre de personne, madame. Depuisque, par un sentiment dont je vous suis reconnaissant sans chercherà l’approfondir, vous vous êtes chargée de veiller vous-même à cequ’il ne me manquât rien, vous n’avez pas un seul jour oublié votrepromesse, et, comme le vieux prophète, j’ai même parfois vu venirun ange pour messager !

– Oui, répondit la marquise, je sais queMarguerite accompagne souvent le domestique chargé de votreservice, et j’ai vu avec plaisir les soins qu’elle vous rendait etl’amitié qu’elle avait pour vous.

– Mais, à mon tour, je n’ai pas manqué nonplus à mes promesses, je l’espère. Depuis vingt ans, j’ai vécu loindes hommes, j’ai écarté tout être vivant de cette maison, tant jecraignais pour vous le délire de mes veilles et l’indiscrétion demes nuits.

– Certes, certes, et le secret heureusement aété bien gardé, dit la marquise en posant la main sur le brasd’Achard ; mais ce n’est pour moi qu’un motif de plus pour nepoint perdre en un jour le fruit de vingt années plus sombres, plusisolées, plus terribles encore que les vôtres !

– Oui, je comprends : vous aveztressailli plus d’une fois en songeant tout à coup qu’il y avait,de par le monde, un homme qui viendrait peut-être un jour medemander ce secret, et qu’à cet homme je n’avais le droit de rientaire. Ah ! vous frissonnez à cette seule idée, n’est-cepas ? Rassurez-vous. Cet homme s’est sauvé, enfant encore, ducollège où nous le faisions élever en Écosse, et depuis dix ans nuln’en a entendu parler. Enfant voué à l’obscurité, il a étéau-devant de son destin ; il est perdu maintenant par le vastemonde, sans que personne sache où il est : perdu, pauvre unitésans nom, parmi ces millions d’hommes qui naissent, souffrent etmeurent sur la surface du globe. Il aura perdu la lettre de sonpère, il aura égaré le signe à l’aide duquel je dois lereconnaître ; ou mieux encore, peut-être n’existe-t-ilplus !

– Vous êtes cruel, Achard, répondit lamarquise, de dire une pareille chose à une mère ! Vous neconnaissez pas tout ce que le cœur d’une femme renferme en lui desecrets bizarres et de contradictions étranges ! Car, enfin,ne puis-je donc être tranquille si mon enfant n’est mort ?Voyons, mon vieil ami, ce secret qu’il a ignoré vingt-cinq ansdevient-il, à vingt cinq ans, si nécessaire à son existence qu’ilne puisse vivre si ce secret ne lui est révélé ? Croyez-moi,Achard, pour lui-même, mieux vaut qu’il ignore comme il l’a faitjusque aujourd’hui. Jusque aujourd’hui, je suis sûre qu’il a étéheureux. Vieillard, ne change pas son existence ; ne lui metspas au cœur des pensées qui peuvent le pousser à une actionmauvaise, Non, dis-lui, au lieu de ce que tu as à lui dire, dis-luique sa mère est allée rejoindre son père au ciel, et plût à Dieuque cela fût ! mais qu’en mourant (car je veux le voir,quoique tu en dises ; je veux, ne fût-ce qu’une fois, lepresser contre mon cœur), qu’en mourant, ai-je dit, sa mère l’alégué à son amie la marquise d’Auray, dans laquelle il retrouveraune seconde mère.

– Je vous comprends, madame, dit Achard ensouriant. Ce n’est pas la première fois que vous ouvrez cette voieoù vous voulez m’égarer. Seulement, aujourd’hui, madame, vousabordez plus franchement la question, et, si vous l’osiez, n’est-cepas, ou si vous me connaissiez moins, vous m’offririez quelquerécompense pour me déterminer à trahir les dernières volontés decelui qui dort si près de nous ?

La marquise fit un mouvement pourl’interrompre.

– Écoutez, madame, reprit le vieillard enétendant la main, et que la chose reste dans votre esprit commeirrévocable et sainte. Aussi fidèle que j’ai été aux promessesfaites à madame la comtesse d’Auray, aussi fidèle serai-je à cellesfaites au comte de Morlaix. Le jour où son fils, où votre filsviendra me présenter le gage de reconnaissance et réclamer sonsecret, je le lui dirai, madame. Quant aux papiers qui leconstatent, vous savez qu’ils ne doivent lui être remis qu’après lamort du marquis d’Auray. Le secret est là. Le vieillard montra soncœur. Nul pouvoir humain n’a pu le forcer d’en sortir avant letemps, nul pouvoir humain ne pourra l’empêcher d’en sortir, letemps venu. Les papiers sont là, dans cette armoire dont la clé neme quitte jamais, et il n’y a qu’un vol ou un assassinat qui me lespuisse enlever.

– Mais, dit la marquise en se soulevant àdemi, appuyée sur les bras de son fauteuil, vous pouvez mouriravant mon mari, vieillard ; car, s’il est plus malade vous,vous êtes plus âgé que lui, et alors que deviendront cespapiers ?

– Le prêtre qui m’assistera à mes derniersmoments les recevra sous le sceau de la confession.

– C’est cela, dit la marquise en selevant ; et ainsi la chaîne de mes craintes se prolongerajusqu’à ma mort ! et le dernier anneau en sera pour l’éternitéscellé à mon cercueil ! Il y a dans le monde un homme, un seulpeut-être, qui est inébranlable comme un rocher ; et il fautque Dieu le place sur ma route, non seulement comme un remords,mais encore comme une vengeance ! Et il faut qu’un orage mepousse sur lui jusqu’à ce que je me brise !… Tu tiens monsecret entre tes mains, vieillard ; c’est bien ! fais-ence que tu voudras ! tu es le maître, et moi je suisl’esclave ! Adieu !

À ces mots, la marquise sortit et reprit lechemin du château.

Chapitre 8

 

– Oui, dit le vieillard en regardants’éloigner la marquise ; oui, je sais que vous avez un cœur debronze, madame ; insensible à toute espèce de crainte, hormiscelle que Dieu vous a mise dans l’âme pour remplacer le remords.Mais celle-là suffit, n’est-ce pas ? et c’est acheter biencher une réputation de vertu que la payer le prix que vous la vendvotre éternelle terreur ! Il est vrai que celle de la marquised’Auray est si bien établie que, si la vérité sortait de terre oudescendait du ciel, elle serait traitée de calomnie ! Enfin,Dieu veut ce qu’il veut, et ce qu’il fait est écrit longtempsd’avance dans sa sagesse.

– Bien pensé, dit une voix jeune et sonore,répondant à la maxime religieuse que la résignation du vieillardvenait de laisser échapper.

Sur ma parole, mon père, vous parlez commel’Ecclésiaste !

Achard se retourna et aperçut Paul, qui étaitarrivé comme la marquise s’éloignait, si préoccupée de la scène quenous venons de raconter, qu’elle n’avait pas aperçu le jeunecapitaine.

Celui-ci s’approchait à son tour voyant levieillard seul, lorsqu’il entendit les derniers mots auxquels ilrépondit avec sa bonne humeur habituelle.

Achard, étonné de cette apparition inattendue,le regarda comme pour le prier de répéter.

– Je dis, continua Paul, qu’il y a plus degrandeur dans la résignation qui plie que dans la philosophie quidoute. C’est une maxime de nos quakers que, pour mon bonheuréternel, j’aurais voulu avoir moins souvent à la bouche et plussouvent dans le cœur.

– Pardon, monsieur, dit le vieillard en voyantnotre aventurier qui le regardait, immobile, un pied posé sur leseuil de sa porte ; mais puis je savoir qui vousêtes ?

– Pour le moment, répondit Paul, donnant commed’habitude l’essor à sa poétique et insoucieuse gaieté, je suis unenfant de la république de Platon, ayant le genre humain pourfrère, le monde pour patrie, et ne possédant sur la terre que laplace que je m’y suis faite moi-même.

– Et que cherchez-vous ? continua levieillard, souriant malgré lui à cet air de joyeuse humeur répandusur tout le visage du jeune homme.

– Je cherche, répondit Paul, à trois lieues deLorient, à cinq cents pas du château d’Auray, une maisonnette quiressemble diablement à celle-ci, et dans laquelle je dois trouverun vieillard qui pourrait bien être vous.

– Et comment se nomme ce vieillard ?

– Louis Achard.

– C’est moi-même.

– Alors que la bénédiction du ciel descendesur vos cheveux blancs ! dit Paul d’une voix qui, changeantaussitôt d’accent, prit celui du sentiment et du respect ; carvoici une lettre que je crois de mon père, et qui dit que vous êtesun honnête homme.

– Cette lettre ne renferme-t-elle rien ?s’écria le vieillard les yeux étincelants, et faisant un pas pourse rapprocher du jeune capitaine.

– Si fait, répondit celui-ci l’ouvrant et entirant un sequin de Venise brisé par le milieu ; quelque chosecomme la moitié d’une pièce d’or dont j’ai un morceau et dont vousdevez avoir l’autre.

Achard tendit machinalement la main enregardant le jeune homme.

– Oui, oui, dit le vieillard, et à chaqueparole ses yeux se mouillaient de plus en plus de larmes ;oui, c’est bien cela, et plus encore, c’est la ressemblanceextraordinaire… Il ouvrit ses bras. Enfant… ô mon Dieu ! monDieu !

– Qu’avez-vous ? s’écria Paul étendant àson tour les bras pour soutenir le vieillard qui faiblissait sousle poids de son émotion.

– Oh ! ne comprenez-vous pas, réponditcelui-ci, ne comprenez-vous pas que vous êtes le portrait vivant devotre père, et que votre père, je l’aimais à lui donner mon sang,ma vie, comme je le ferais maintenant pour toi, si tu me lesdemandais, jeune homme !

– Alors embrasse-moi, mon vieil ami dit Paulen prenant le vieillard dans ses bras, car la chaîne des sentimentsn’est pas rompue, crois-moi, entre la tombe du père et le berceaudu fils. Quel qu’ait été mon père, s’il ne faut, pour luiressembler, qu’une conscience sans reproche, un courage à touteépreuve et une mémoire qui se souvienne toujours du bienfait,quoiqu’elle oublie parfois l’injure, tu l’as dit, je suis sonportrait vivant, et plus encore par l’âme que par le visage.

– Oui, il avait tout cela, votre père,répondit lentement le vieillard en scellant dans ses bras l’enfantqui lui revenait, et en le regardant tendrement à travers seslarmes : oui, il avait la même fierté dans la voix, la mêmeflamme dans les yeux, la même noblesse dans le cœur.

Mais pourquoi ne t’ai-je pas revu plus tôt,jeune homme ? Il y a eu dans ma vie des heures bien sombresque tu eusses éclairées par ta présence.

– Pourquoi ?… parce que cette lettre medisait de venir te trouver quand j’aurais vingt-cinq ans ; etque je les ai eus il n’y a pas longtemps : il y a uneheure.

Le vieillard baissa la tête d’un air pensif etgarda un instant le silence, abîmé dans le souvenir du passé.

– Déjà, dit-il en relevant enfin la tête, il ya déjà vingt-cinq ans ! et il me semble, mon Dieu ! quece fut hier que vous naquîtes dans cette maison, que vous ouvrîtesles yeux dans cette chambre !

Et le vieillard étendait la main vers uneporte qui donnait dans un autre appartement.

Paul à son tour parut réfléchir ; puisregardant autour de lui pour renforcer par la vue des objets quis’offraient à ses yeux les souvenirs qui se présentaient en foule àsa mémoire.

– Dans cette chaumière ? dans cettechambre ? répéta-t-il ; et je les ai habitées jusqu’àl’âge de cinq ans, n’est-ce pas ?…

– Oui, murmura le vieillard comme tremblant del’arracher aux sensations qui commençaient à s’emparer de lui.

– Eh bien ! continua Paul en appuyant sesdeux mains sur ses yeux pour concentrer tous ses souvenirs,laisse-moi un instant regarder à mon tour dans le passé, car je merappelle une chambre que je croyais avoir vue en rêve. Si c’estcelle-là… Écoute !… Oh ! c’est étrange comme tout merevient.

– Parle, mon enfant, parle ! dit levieillard.

– Si c’est celle-là, il doit y avoir à droite…en entrant … au fond… un lit… avec des tentures vertes ?

– Oui.

– Un crucifix au chevet de ce lit ?

– Oui.

– Une armoire en face, où il y avait deslivres… une grande Bible, entre autres… avec des gravuresallemandes ?

– La voilà, dit le vieillard montrant le livresaint ouvert sur un prie Dieu.

– Oh ! c’est elle ! c’estelle ! s’écria Paul en appuyant ses lèvres contre lesfeuillets.

– Oh ! brave cœur ! bravecœur ! murmura le vieillard.

Merci, mon Dieu, merci !

– Puis, dit Paul en se relevant, dans cettechambre, une fenêtre d’où l’on distinguait la mer, et sur la mer,trois îles ?

– Oui, celles d’Houat, d’Hoedic et deBelle-Isle-en-Mer.

– C’est donc bien cela ! s’écria Paul ens’élançant vers la chambre ; puis, voyant que le vieillardvoulait l’y suivre : Non, non, lui dit-il en l’arrêtant, seul…laisse-moi y entrer seul. J’ai besoin d’y être seul. Et il entra,refermant la porte derrière lui.

Alors il s’arrêta un instant saisi de ce saintrespect qui entoure les souvenirs d’enfance. La chambre était bientelle qu’il l’avait décrite, car la religion dévouée du vieuxserviteur l’avait conservée pure de tout changement. Paul, chez quiun regard étranger eût sans doute arrêté la manifestation dessentiments qu’il éprouvait, certain d’être seul, s’y abandonna toutentier : il s’avança lentement et les mains croisées vers lecrucifix d’ivoire, et, se laissant tomber à genoux comme il avaitl’habitude de le faire soir et matin autrefois, il essaya de serappeler une de ces naïves prières où l’enfant, sur le seuil de lavie encore, prie Dieu pour ceux qui lui en ont ouvert les portes.Que d’événements s’étaient succédés entre ces deux agenouillements,répétés à vingt ans de distance ! Quels horizons variés etimprévus avaient succédé à ces horizons que caresse d’un si douxregard le soleil riant de nos jeunes années ! Comme le ventcapricieux qui soufflait dans les voiles de son vaisseau l’avait,en l’éloignant des passions privées, poussé au milieu des passionspolitiques !

Et voilà que croyant, insoucieux jeune homme,avoir oublié tout ce qui existait sur la terre, il se souvenait detout ! voilà que sa vie, libre et puissante comme l’Océan quila berçait, allait se rattacher à des liens inconnus jusqu’alorsqui la retiendraient peut-être en tel ou tel lieu, comme unvaisseau à l’ancre qui appelle le vent et que le vent appelle, etqui cependant se sent enchaîné, esclave captif de la veille, à quila liberté passée rend plus amère encore sa servitude àvenir ! Paul s’abîma longtemps dans ces pensées, puis sereleva lentement et alla s’accouder à la fenêtre. La nuit étaitcalme et belle, la lune brillait au ciel et argentait le sommet desvagues. Les trois îles apparaissaient à l’horizon, bleuâtres commedes vapeurs flottant sur l’Océan.

Il se rappela combien de fois, dans sajeunesse, il s’était appuyé à la même place, regardant le mêmespectacle, suivant des yeux quelque barque à la voile blanche, quiglissait silencieusement sur la mer, comme l’aile d’un oiseau denuit. Alors son cœur se gonfla de souvenirs doux et tendres ;il laissa tomber sa tête sur sa poitrine, et des larmes muettescoulèrent le long de ses joues. En ce moment il sentit qu’on luiprenait la main : c’était le vieillard ; il voulut cacherson émotion ; mais, se repentant aussitôt de ne pas oser êtrehomme, il se retourna de son côté, et lui montra franchement sonvisage tout mouillé de larmes.

– Tu pleures, enfant ! dit levieillard.

– Oui, je pleure, répondit Paul, et pourquoile cacherais-je ? oui, regarde-moi. J’ai cependant vu deterribles choses dans ma vie ! J’ai vu l’ouragan fairetourbillonner mon vaisseau au sommet des vagues et au fond desabîmes, et j’ai senti qu’il ne pesait pas plus à l’aile de latempête qu’une feuille sèche à la brise du soir ! J’ai vu leshommes tomber autour de moi comme les épis mûrs sous la faucille dumoissonneur. J’ai entendu les cris de détresse et de mort de ceuxdont la veille j’avais partagé le repas ! Pour aller recevoirleur dernier soupir, j’ai marché à travers une grêle de boulets etde balles, sur un plancher où je glissais à chaque pas dans lesang ! Eh bien ! mon âme est restée calme ; mes yeuxne se sont pas mouillés. Mais cette chambre, vois-tu, cette chambredont j’avais si saintement gardé le souvenir, cette chambre où j’aireçu les premières caresses d’un père que je ne reverrai plus, etles derniers baisers d’une mère qui ne voudra peut-être plus merevoir ; cette chambre, c’est quelque chose de sacré comme unberceau et comme une tombe. Je ne puis la reconnaître sans melaisser aller à mes émotions : il faut que je pleure, ouj’étoufferais !

Le vieillard le serra dans ses bras, Paul posala tête sur son épaule, et, pendant un instant, on n’entendit queses sanglots. Enfin le vieux serviteur reprit :

– Oui, tu as raison : cette chambre,c’est à la fois un berceau et une tombe ; car c’est là que tues né ; il étendit le bras, et c’est là que tu as reçu lesderniers adieux de ton père, continua-t-il en désignant du gestel’angle parallèle de l’appartement.

– Il est donc mort ? dit Paul.

– Il est mort.

– Tu me diras comment.

– Je vous dirai tout !

– Dans un instant, ajouta Paul en cherchant dela main une chaise et en s’asseyant. Maintenant, je n’ai pas laforce de t’écouter. Laisse-moi me remettre. Il appuya son coude surla croisée, posa sa tête sur sa main, et jeta de nouveau les yeuxsur la mer. La belle chose qu’une nuit de l’Océan lorsque la lunel’éclaire, comme elle le fait à cette heure ! continua-t-ilavec cet accent doux et mélancolique qui lui était habituel. Celaest calme comme Dieu ; cela est grand comme l’éternité. Je necrois pas qu’un homme qui a souvent étudié ce spectacle craigne demourir. Mon père est mort avec courage, n’est-ce pas ?

– Oh ! certes ! répondit Achard avecfierté.

– Cela devait être ainsi, continua Paul. Je mele rappelle, mon père, quoique je n’eusse que quatre ans lorsque jele vis pour la dernière fois.

– C’était un beau jeune homme comme vous, ditAchard regardant Paul avec tristesse ; et justement de votreâge.

– Comment l’appelait-on ?

– Le comte de Morlaix.

– Ainsi, moi aussi, je suis d’une noble etvieille famille ! Moi aussi, j’ai mes armoiries et mon blason,comme tous ces jeunes seigneurs insolents qui me demandaient mesparchemins quand je leur montrais mes blessures !

– Attends, jeune homme, attends ! ne telaisse pas prendre ainsi à l’orgueil car je ne t’ai pas dit encorele nom de celle à qui tu dois le jour, et tu ignores le terriblesecret de ta naissance.

– Eh bien ! soit ! Je n’en entendraipas moins avec respect et recueillement le nom de ma mère. Comments’appelait ma mère ?

– La marquise d’Auray, répondit lentement etcomme à regret le vieillard.

– Que dis-tu là ? s’écria Paul en selevant d’un seul bond et en lui saisissant les mains.

– La vérité, répondit-il avec tristesse.

– Alors, Emmanuel est mon frère ! Alors,Marguerite est ma sœur !

– Les connaissez-vous donc déjà ? s’écriaà son tour le vieux serviteur étonné.

– Oh ! tu avais bien raison, vieillard,dit le jeune marin en retombant sur sa chaise. Dieu veut ce qu’ilveut, et ce qu’il fait est écrit longtemps d’avance dans sasagesse.

Il y eut un moment de silence, et enfin Paul,relevant la tête, fixa des yeux résolus sur le vieillard, – Etmaintenant, lui dit-il, je suis prêt à tout entendre.

Tu peux parler.

Chapitre 9

 

Le vieillard se recueillit un instant, puis ilcommença.

– Ils étaient fiancés l’un à l’autre. Je nesais quelle haine mortelle divisa tout à coup leurs familles et lessépara. Le comte de Morlaix, le cœur brisé, ne put rester enFrance. Il partit pour Saint-Domingue, où son père possédait unehabitation. Je l’accompagnai, car le marquis de Morlaix avait touteconfiance en moi : j’étais le fils de celle qui l’avaitnourri ; j’avais reçu la même éducation que lui ; ilm’appelait son frère, et moi seul me souvenais de la distance quela nature avait mise entre nous. Le marquis se reposa sur moi dusoin de veiller sur son fils, car je l’aimais de tout l’amour d’unpère. Nous restâmes deux ans sous le ciel des tropiques. Pendantdeux ans, votre père, perdu dans les solitudes de cette îlemagnifique, voyageur sans projet et sans but ; chasseur à lacourse ardente et infatigable, essaya de guérir les douleurs del’âme par les fatigues du corps. Mais, loin de réussir, on eût ditque son cœur s’allumait encore à ce soleil ardent.

Enfin, après deux ans de combats et de lutte,son amour insensé l’emporta : il fallait qu’il la revît ouqu’il mourût. Je cédai ; nous partîmes. Jamais traversée nefut plus belle et plus heureuse : la mer et le ciel noussouriaient : c’était à croire aux présages heureux. Sixsemaines après notre départ du Port-au-Prince, nous débarquions auHavre.

Mademoiselle de Sablé était mariée ; lemarquis d’Auray était à Versailles, remplissant près du roi LouisXV les devoirs de sa charge, et sa femme, trop souffrante pour lesuivre, était restée dans ce vieux château d’Auray dont vous voyezd’ici les tourelles.

– Oui, oui, murmura Paul, je le connais ;c’est bien : continuez.

– Quant à moi, reprit le vieillard, pendantnotre voyage, un de mes oncles, ancien serviteur de la maisond’Auray, était mort et m’avait laissé cette petite maison et lesterres qui en font partie.

J’en pris possession. Quant à votre père, ilm’avait quitté à Vannes en me disant qu’il partait pour Paris, et,depuis un an que j’habitais cette maison, je ne l’avais pasrevu.

Une nuit (il y a aujourd’hui vingt-cinq ans decette nuit) on frappa à ma porte ; j’allai ouvrir : votrepère parut, portant dans ses bras une femme dont le visage étaitvoilé ; il entra dans cette chambre et la déposa sur celit ; puis, revenant dans l’autre pièce où je l’attendais muetet immobile d’étonnement : Louis, me dit-il en me mettant lamain sur l’épaule et en me regardant en homme qui implore,quoiqu’il sache qu’il a le droit de commander ; Louis, tu peuxfaire plus que me sauver la vie et l’honneur, tu peux sauver la vieet l’honneur à celle que j’aime ; monte à cheval, cours à laville, et dans une heure sois ici avec un médecin. Il me parlaitavec cette voix brève et puissante qui indique qu’il n’y a pas uninstant à perdre : j’obéis. Le jour commençait à paraîtrelorsque nous revînmes. Le docteur fut introduit par le comte deMorlaix dans cette chambre, dont la porte se referma sur eux, ils yrestèrent toute la journée ; vers les cinq heures du soir, lemédecin partit, et, la nuit venue, votre père sortit de la chambreà son tour, emportant de nouveau entre ses bras, et toujoursvoilée, cette femme mystérieuse qu’il avait apportée la veille. Jerentrai derrière eux dans la chambre, et je vous y trouvai ;vous veniez de naître.

– Et comment sûtes-vous que cette femme étaitla marquise d’Auray ? interrompit Paul, comme s’il cherchait àdouter encore.

– Oh ! répondit le vieillard, d’unemanière aussi terrible qu’inattendue : j’avais offert au comtede Morlaix de vous garder avec moi ; il avait accepté cetteoffre, et de temps en temps il venait passer une heure auprès devous.

– Seul ? demanda Paul avec anxiété.

– Toujours, répondit Achard. Seulement j’avaisla permission de me promener avec vous dans le parc ; alors ilarrivait parfois que la marquise apparaissait au détour de quelqueallée, comme si le hasard l’y eût conduite ; elle vous faisaitsigne d’aller à elle, et elle vous embrassait comme un enfantétranger que l’on a plaisir à voir parce qu’il est beau. Quatre ansse passèrent ainsi ; puis, une nuit, on frappa de nouveau àcette porte : c’était encore votre père. Il était plus calme,mais plus sombre peut-être que la première fois. « Louis, medit-il, je me bats demain au point du jour avec le marquisd’Auray ; c’est un duel à mort et qui n’aura de témoin que toiseul ; la chose est convenue. Donne-moi donc l’hospitalitépour cette nuit et tout ce qu’il me faut pour écrire. » Ils’assit devant cette table, sur cette chaise où vous êtes. Paul seleva et continua de s’appuyer sur la chaise sans s’y asseoirdavantage. Il veilla toute la nuit. Au point du jour, il entra dansma chambre et me trouva debout. Je ne m’étais point couché. Quant àvous, pauvre enfant insoucieux encore des passions et des misèreshumaines, vous dormiez dans votre berceau.

– Après, après ?

– Votre père se baissa lentement vers vous,s’appuyant contre le mur et vous regardant tristement :« Louis, me dit-il d’une voix sourde, si je suis tué, comme ilpourrait arriver malheur à cet enfant, tu le remettras avec cettelettre à Fild, mon valet de chambre, qui est chargé de le conduireà Selkirk, en Écosse, et de l’y laisser entre des mains sûres. Àvingt-cinq ans, il t’apportera l’autre moitié de cette pièce d’or,et te demandera le secret de sa naissance ; tu le lui diras,car peut-être alors sa mère sera-t-elle seule et isolée.

Quant à ces papiers, qui la constatent, tu neles lui remettras qu’après la mort du marquis. Maintenant, tout estconvenu ; partons, me dit-il, car il est l’heure. » Alorsil s’appuya sur votre berceau, se pencha vers vous, et, quoique cefût un homme, je vous le dis, je vis une larme tomber sur votrejoue.

– Continuez, murmura Paul d’une voixétouffée.

– Le rendez-vous était dans une allée même duparc, à cent pas d’ici.

En arrivant, nous trouvâmes le marquis ;il nous attendait depuis quelques minutes. Auprès de lui, sur unbanc, étaient des pistolets tout chargés : les adversaires sesaluèrent sans échanger une parole. Le marquis montra du doigt lesarmes ; chacun s’empara de la sienne, et tous deux, car lesconditions avaient été réglées d’avance, ainsi que me l’avait ditvotre père, allèrent se placer, muets et sombres, à trente pas dedistance, et commencèrent à marcher l’un contre l’autre. Oh !ce fut un moment terrible pour moi, je vous le jure, continua levieillard aussi ému que s’il revoyait cette scène, que celui où jevis la distance diminuer graduellement entre ces deux hommes.

Lorsqu’il n’y eut plus que dix pasd’intervalle, le marquis s’arrêta et fit feu… Je regardais votrepère. Pas un muscle de son visage ne bougea, de sorte que je crusqu’il était sain et sauf ; il continua de marcher jusqu’aumarquis, et, lui appuyant le canon du pistolet sur le cœur…

– Il ne le tua pas, j’espère ! s’écriaPaul en saisissant le bras du vieillard.

– Il lui dit : « Vos jours sont àmoi, monsieur, et je pourrais les prendre ; mais je veux quevous viviez pour me pardonner comme je vous pardonne. » À cesmots, il tomba mort : la balle du marquis lui avait traverséla poitrine.

– Oh ! mon père ! mon père !s’écria le jeune marin en se tordant les bras. Et il vit, cet hommequi a tué mon père ! il vit, n’est-ce pas ? il est encorejeune ; il a encore la force de lever une épée ou un pistolet.Nous l’irons trouver… aujourd’hui, tout à l’heure. Tu luidiras : « C’est son fils, il faut que vous vous battiezavec lui. » Oh ! cet homme… cet homme… Malheur à cethomme !

– Dieu s’est chargé de la vengeance, réponditAchard : cet homme est fou.

– C’est vrai, murmura Paul ; je l’avaisoublié.

– Et dans sa folie, continua Achard, il voitéternellement cette scène sanglante, et répète dix fois par jources paroles suprêmes qui lui furent adressées par votre père.

– Ah ! voilà donc pourquoi la marquise nele quitte pas d’une minute.

– Et voilà pourquoi, sous prétexte qu’il neveut pas voir ses enfants, elle a éloigné de lui Emmanuel etMarguerite.

– Pauvre sœur ! dit Paul avec un accentde tendresse infinie. Et maintenant elle veut la sacrifier en lamariant malgré elle à ce misérable Lectoure !

– Oui, mais ce misérable Lectoure, repritAchard, emmène Marguerite à Paris, donne un régiment de dragons àson frère : la marquise ne craint plus la présence de sesenfants, son secret reste désormais entre elle et deux vieillardsqui, demain, cette nuit, peuvent mourir… La tombe est muette.

– Mais, moi, moi !

– Vous ! sait-on si vous existezmême ! avez-vous donné de vos nouvelles depuis quinze ans quevous vous êtes échappé de Selkirk ! ne pouvez-vous pas, vousaussi, avoir rencontré sur votre chemin quelque accident qui vousempêche de vous trouver au rendez-vous où vous êtes heureusementvenu ? Certes, elle ne vous a pas oublié… mais elleespère…

– Oh ! crois-tu que ma mère ?…

– Pardon ! c’est vrai, répondit Achard,je ne crois rien ; j’ai tort ; oubliez ce que j’aidit.

– Oui, oui, parlons de toi, mon ami ;parlons de mon père.

– Ai-je besoin d’ajouter que ses dernièresvolontés furent exécutées ?

Fild vint vous chercher dans la journée. Vouspartîtes.

Vingt et un ans se sont passés depuis cetteépoque, et, depuis cette époque, pas un jour ne s’est écoulé sansque j’aie fait des vœux pour vous revoir au jour dit. Ces vœux sontaccomplis, continua le vieillard. Dieu merci ! vous voilà,votre père revit en vous… Je le revois, je lui parle… je ne pleureplus, je suis consolé …

– Et il était mort ?… mort sans souffle,sans vie, sans espoir ? mort sur le coup ?

– Oui, mort !… Je l’apportai ici… Je ledéposai sur ce lit où vous étiez né. Je fermai la porte pour quepersonne n’entrât, et je m’en allai creuser sa tombe. Je passaitoute la journée à ce pénible devoir ; car, d’après le vœumême de votre père, personne ne devait être mis dans cette terribleconfidence. Le soir, je revins chercher le cadavre. C’est uneétrange chose que le cœur de l’homme, et combien l’espérance queDieu y met est difficile à l’abandonner. Je l’avais vu tomber…j’avais senti ses mains se refroidir… j’avais baisé son visageglacé…je l’avais quitté pour aller creuser sa tombe, et, cettetombe creusée, ce devoir de mort accompli, je revenais le cœurbondissant, car il me semblait qu’en mon absence, quoiqu’il fallûtpour cela un miracle de Dieu, la vie était revenue, et qu’il allaitse soulever sur son lit et me parler. Je rentrai… Hélas !hélas ! les temps évangéliques étaient passés… Lazare restaétendu sur sa couche… mort ! mort ! mort !

Et le vieillard resta un instant abattu, sansparole, sans voix ; seulement des larmes coulaientsilencieusement sur son visage ridé.

– Oui, oui, s’écria Paul éclatant en sanglotsde son côté ; oui, n’est-ce pas, et tu accomplis ta saintemission ! Noble cœur ! laisse-moi baiser ces mains quiont rendu le corps de mon père à la demeure éternelle. Et tu esdemeuré fidèle à la tombe comme tu l’as été à la vie. Pauvregardien du sépulcre ! tu es resté près de lui pour quequelques larmes arrosassent l’herbe qui poussait sur la fosseignorée. Oh ! que ceux qui se croient grands, parce que leurnom retentit dans la tempête et dans la guerre plus haut quel’ouragan et la bataille, sont petits près de toi, vieillard audévouement silencieux !… Oh ! bénis-moi, bénis-moi,s’écria Paul en tombant à genoux, puisque mon père n’est plus làpour me bénir.

– Dans mes bras, mon enfant, dans mesbras ! dit le vieillard ; car tu t’exagères cette actionsi simple et si naturelle. Puis, crois-moi, ce que tu appelles mapiété n’a pas, été sans enseignements pour moi ; j’ai vucombien l’homme tenait peu de place sur la terre, et combien ilétait vite perdu dans le monde lorsque le Seigneur détournait lesyeux de lui. Ton père était jeune, plein d’avenir, decourage ; ton père était le dernier descendant d’une vieillelignée, il portait un noble nom, on eût cru voir d’avance sonchemin tout tracé vers les honneurs, de la terre,  il avaitune famille, des amis. Eh bien ! ton père disparut tout àcoup, comme si la terre avait manqué sous ses pieds. Je ne sais siquelque regard en larmes chercha sa trace jusqu’à ce qu’il laperdît ; mais ce que je sais, c’est que depuis vingt et un ansnul n’est venu sur cette tombe ; nul ne sait qu’il est couchéà l’endroit où l’herbe est plus verte et plus touffue. Etcependant, orgueilleux et insensé qu’il est, l’homme se croitquelque chose !

– Oh ! ma mère n’y est jamaisvenue ?

Le vieillard ne répondit pas.

– Eh bien ! continua Paul, nous seronsdeux maintenant qui connaîtrons cette place. Viens me lamontrer ; car j’y retournerai, je te jure, toutes les fois quemon vaisseau touchera les côtes de France.

À ces mots, il entraîna Achard dans lapremière chambre ; mais, comme ils ouvraient la porte, ilsentendirent un léger bruit du côté du parc : c’était undomestique du château qui venait avec Marguerite.

Paul rentra précipitamment.

– C’est ma sœur, dit-il à Achard, c’est masœur. Laisse-moi seul un instant avec elle, j’ai besoin de parler àcette enfant… J’ai un mot à lui dire qui lui fera passer une nuitheureuse. Prenons pitié de ceux qui veillent et pleurent.

– Songez, dit Achard, que le secret que jeviens de vous révéler est aussi celui de votre mère.

– Sois tranquille, mon vieil ami, dit-il enpoussant Achard dans la seconde chambre. Sois tranquille, je ne luiparlerai que du sien.

En ce moment Marguerite entra.

Chapitre 10

 

Marguerite venait, selon son habitude,apporter quelques provisions au vieillard, et ce ne fut pas sansétonnement qu’elle vit dans la première pièce, où depuis dix anselle ne trouvait jamais qu’Achard, un beau jeune homme qui laregardait d’un œil doux et avec un sourire bienveillant. Elle fitsigne au domestique de déposer le panier dans un coin de lachambre ; il obéit, puis il alla attendre sa maîtresse endehors de la porte. Quant à elle, s’avançant vers Paul :

« Pardon, monsieur, lui dit-elle ;mais je croyais trouver ici mon vieil ami, Louis Achard… et jevenais lui apporter de la part de ma mère…».

Paul étendit la main vers la seconde chambre,pour indiquer que là était celui qu’elle cherchait, car il ne putlui répondre, tant il sentait que l’accent de sa voix trahirait sonémotion. La jeune fille remercia par une inclination de têtepresque imperceptible, et entra.

Paul la suivit des yeux, la main appuyée surson cœur.

Cette âme vierge où l’amour n’était jamaisentré s’ouvrait, dans sa sainte virginité, aux premières émotionsde famille. Isolé comme il l’avait toujours été, n’ayant pour amisque ces rudes enfants de l’Océan, tout ce qu’il avait de doux et detendre en son cœur, il l’avait tourné vers Dieu, et quoiqu’auxregards d’un chrétien rigoriste sa religion n’eût peut-être pasparu parfaitement orthodoxe, il n’en était pas moins vrai que cettepoésie qui débordait dans toutes ses paroles n’était autre chosequ’une immense et éternelle prière. Il n’était donc pas étonnantque les premières sensations qui entraient dans son cœur, bien quetoutes fraternelles, fussent désordonnées et bondissantes comme desémotions d’amour.

– Oh ! murmura-t-il, lorsque la jeunefille eut disparu, pauvre isolé que je suis, comment ferai-je,lorsque tu vas sortir, pour ne pas te prendre et te serrer dans mesbras, pour ne pas te dire :

Marguerite, ma sœur, nulle femme ne m’a jamaisaimé d’aucun amour ; aime-moi d’amour fraternel !Oh ! ma mère ! ma mère ! En me privant de voscaresses, vous m’avez privé aussi de celles de cet ange. Dieu vousrende dans l’éternité le bonheur que vous avez éloigné de vous… etdes autres.

– Adieu ! dit, en rouvrant la porte,Marguerite au vieillard ; adieu ; j’ai voulu venir cesoir même, car je ne sais plus maintenant quand je pourrai vousrevoir.

Et elle s’achemina vers la porte, pensive etla tête baissée, sans voir Paul, sans se souvenir qu’il y avait làun jeune homme lorsqu’elle était entrée. Le jeune marin la suivaitdes yeux, les bras tendus vers elle comme pour l’arrêter, lapoitrine oppressée et les yeux humides. Enfin lorsqu’il lui vitposer la main sur la clef de la porte :

– Marguerite ! s’écria-t-il.

La jeune fille se retourna étonnée ; maisne comprenant rien à cette familiarité étrange de la part d’unhomme qui lui était complètement inconnu, elle entr’ouvrit la portepour sortir.

– Marguerite ! répéta Paul en faisant unpas vers sa sœur ; Marguerite, n’entendez-vous pas que je vousappelle ?…

– Il est vrai que Marguerite est mon nom,monsieur, répondit avec dignité la jeune fille, mais je ne pouvaispenser que ce mot me fût adressé seul par une personne que je n’aipas l’honneur de connaître.

– Mais je vous connais, moi ! s’écriaPaul en allant à elle, en fermant la porte et en la ramenant dansla chambre. Je sais que vous êtes malheureuse, que vous n’avez pasune âme où verser votre peine, pas un bras à qui demander unappui.

– Vous oubliez celui qui est là-haut, réponditMarguerite en levant d’un même mouvement la tête et la main vers leciel.

– Non, non, Marguerite, je n’oublie pas, carje suis envoyé par lui pour vous offrir ce qui vous manque ;pour vous dire, quand toutes les bouches et tous les cœurs seferment autour de vous : Je suis votre ami, moi, votre amidévoué, éternel !

– Oh ! monsieur, répondit Marguerite, cesont des mots bien solennels et bien sacrés que ceux que vousmurmurez là ! des mots auxquels, malheureusement, il estdifficile que je croie sans preuve.

– Et si je vous en donnais une, dit Paul.

– Impossible ! murmura Marguerite.

– Irrécusable ! continua Paul.

– Oh ! alors !… dit Marguerite avecun accent indéfinissable dans lequel le doute commençait de faireplace à l’espoir.

– Eh bien ! alors…

– Oh ! alors ! mais non,non !

– Connaissez-vous cette bague ? dit Paul,lui montrant l’anneau qui ouvrait le bracelet.

– Clémence de Dieu ! s’écria Marguerite,ayez pitié de moi ! il est mort !

– Il est vivant !

– Mais il ne m’aime donc plus ?

– Il vous aime !

– S’il est vivant, s’il m’aime, oh !c’est à en devenir folle… Qu’est-ce que je disais donc ? S’ilest vivant, s’il m’aime, comment cette bague se trouve-t-elle entrevos mains ?

– Il me l’a confiée comme un gage dereconnaissance.

– Ai-je confié ce bracelet à personne,moi ? dit Marguerite relevant la manche de sa robe,voyez !

– Oui, mais vous, Marguerite, vous n’êtes pasproscrite, déshonorée aux yeux du monde, jetée au milieu d’une raceperdue !

– Qu’importe ! n’est-il pasinnocent ? n’est-il pas aimé ?

– Puis il a pensé, continua Paul voulant voirjusqu’où allaient le dévouement et l’amour de sa sœur, il a penséqu’il était de sa délicatesse, séparé à jamais de la société commeil l’est, de vous offrir, sinon de vous rendre, la liberté dedisposer de votre main…

– Lorsqu’une femme a fait pour un homme ce quej’ai fait pour lui, répondit avec fermeté Marguerite, elle n’a,croyez-moi, d’excuse qu’en l’aimant éternellement, et c’est ce queje ferai.

– Oh ! vous êtes un ange ! s’écriaPaul.

– Dites-moi ? reprit Marguerite,saisissant à son tour les mains du jeune homme, et le regardantd’un air suppliant.

– Quoi ?

– Vous l’avez donc vu ?

– Je suis son ami, son frère…

– Oh ! parlez-moi de lui, alors !s’écria-t-elle, s’abandonnant toute entière à son amour et oubliantqu’elle voyait pour la première fois celui à qui elle adressait depareilles questions. Que fait-il, qu’espère t-il ? lemalheureux !

– Il vous aime, il espère vous revoir.

– Alors, alors, murmura Marguerite s’éloignantde Paul, il vous a donc dit ?

– Tout.

– Oh ! s’écria-t-elle en baissant sonfront sur lequel une rougeur subite passa, remplaçant, comme le vifreflet d’une flamme, la pâleur habituelle qui y étaitempreinte.

Paul s’approcha d’elle et la serra contre soncœur.

– Vous êtes une sainte fille, lui dit-il.

– Vous ne me méprisez donc pas,monsieur ! murmura Marguerite, se hasardant à lever lesyeux.

– Marguerite, dit Paul, si j’avais une sœur,je prierais Dieu qu’elle vous ressemblât.

– Oh ! vous auriez une sœur bienmalheureuse ! répondit la jeune fille en s’appuyant sur sonbras et fondant en larmes.

– Peut-être, répondit Paul en souriant.

– Vous ne savez donc pas ?…

– Dites.

– Que monsieur de Lectoure doit arriver demainmatin ?

– Je le sais.

– Et que demain on signe le contrat ?

– Je le sais.

– Eh bien ! que voulez-vous donc quej’espère dans une pareille extrémité ? À qui voulez-vous queje m’adresse ? Qui voulez-vous que j’implore ?… Monfrère ? Dieu sait que je lui pardonne, mais il ne peut mecomprendre. Ma mère ?…Oh ! monsieur, vous ne connaissezpas ma mère ! C’est une femme d’une réputation intacte, d’unevertu sévère, d’une volonté inflexible ; car n’ayant jamaisfailli, elle ne croit pas que l’on puisse faillir ; etlorsqu’elle a dit : « Je veux ! » il n’y a plusqu’à courber la tête, à pleurer et à obéir. Mon père !… Oui… ,il faudra, je le sais, que mon père sorte de la chambre où il estenfermé depuis vingt ans pour signer le contrat. Mon père !Pour toute autre moins malheureuse et moins condamnée que moi, ceserait une ressource. Mais vous ignorez qu’il est insensé, qu’il aperdu la raison, et avec elle tout sentiment d’amour paternel. Etpuis, il y a dix ans que je ne l’ai vu, mon père ; il y a dixque je n’ai pressé ses mains tremblantes, que je n’ai baisé sescheveux blancs ! Il ne sait plus s’il a une fille ; il nesait plus s’il a un cœur ; il ne me reconnaîtra mêmepas ! et, me reconnût-il, eût-il pitié de moi, ma mère luimettra une plume entre les mains et lui dira :« Signez ! Je le veux, » et il signera, le pauvre etfaible vieillard ! et sa fille sera condamnée !

– Oui, oui, je sais tout cela aussi bien quevous, mon enfant dit Paul, mais rassurez-vous : ce contrat nesera point signé.

– Qui l’empêchera ?

– Moi !

– Vous ?

– Soyez tranquille, je serai demain àl’assemblée de famille.

– Qui vous y introduira ?

– J’ai un moyen.

– Mon frère est violent, emporté !Oh ! mon Dieu ! mon Dieu !… prenez garde de meperdre encore davantage en voulant me sauver !

– Votre frère m’est aussi sacré que vous-même,Marguerite. Ne craignez rien, et reposez-vous sur moi.

– Oh ! je vous crois, monsieur, et je merepose sur vous, dit Marguerite, comme accablée par sa longueincrédulité ; car, que vous reviendrait-il de metromper ? quel intérêt auriez-vous à me trahir ?

– Aucun, vous avez raison ; mais passonsà autre chose. Que comptez-vous faire avec le baron deLectoure ?

– Lui tout dire.

– Oh ! dit Paul en s’inclinant,laissez-moi vous adorer.

– Monsieur ! murmura Marguerite.

– Comme une sœur ! comme unesœur !

– Oui, vous êtes bon, s’écriaMarguerite ; je crois que c’est Dieu qui vous envoie.

– Croyez, répondit Paul.

– Donc, demain soir.

– Ne vous étonnez, ne vous effrayez de rien.Seulement, tâchez de me faire comprendre par une lettre, par unmot, par un signe, le résultat de votre entretien avecLectoure.

– Je tâcherai.

– Et maintenant il est tard, le domestiquepourrait s’étonner de la longueur de notre entretien ; rentrezau château, et ne parlez de moi à personne. Adieu.

– Adieu ! dit Marguerite, vous à qui jene sais quel nom donner.

– Nommez-moi votre frère !

– Adieu, mon frère !

– Oh ! ma sœur ! ma sœur !s’écria Paul en la serrant convulsivement entre ses bras, tu es lapremière qui m’ait fait entendre une aussi douce parole, Dieu t’enrécompensera.

La jeune fille, étonnée, se recula ;puis, revenant à Paul, elle lui tendit la main. Paul la serra unedernière fois, et Marguerite sortit. Alors, le jeune marin revint àla porte de communication et l’ouvrit.

– Et maintenant, vieillard, dit-il,conduis-moi à la tombe de mon père.

Chapitre 11

 

Le lendemain du jour où Paul avait appris lesecret de sa naissance, les habitants du château d’Auray seréveillèrent préoccupés plus que jamais des craintes et desespérances que leurs intérêts divers faisaient naître, car ce jourdevait être pour tous, un jour décisif.

La marquise, que nos lecteurs connaissentmaintenant pour une femme non point perverse et méchante, maishautaine et inflexible, y voyait le terme de ses angoissesrenouvelées chaque jour, car c’était surtout aux yeux de sesenfants qu’elle voulait conserver cette réputation sans tache dontl’usurpation lui coûtait si cher. Pour elle, Lectoure était nonseulement un gendre convenable et portant un nom digne du sien,mais encore un homme ou plutôt un bon génie, qui, du même coup,éloignait d’elle sa fille, qu’il emmenait comme épouse, et sonfils, à qui le ministre, grâce à cette alliance, avait promis dedonner un régiment.

Une fois ces deux enfants partis, vienne lepremier né, et le secret révélé n’avait pas d’écho. D’ailleurs, ily avait mille moyens de lui fermer la bouche.

La fortune de la marquise était immense, etl’or était une de ces ressources qu’elle croyait en pareil cas d’uneffet infaillible. Elle était donc ardente à cette union de toutela force de sa crainte : de sorte que, non seulement ellesecondait l’empressement de Lectoure, mais encore elle excitaitcelui d’Emmanuel. Pour celui-ci, las de vivre inconnu à Paris ouenterré en Bretagne, perdu au milieu de cette jeunesse élégante quiformait la maison du roi, ou relégué dans l’antique château de sesaïeux, en compagnie des vieux portraits de sa famille, il frappaitavec empressement à cette porte dorée que promettait de lui ouvrir,à Versailles, son futur beau-frère.

Les chagrins et les larmes de sa sœurl’avaient bien affligé un instant, car il était ambitieux plusencore par la crainte de l’ennui qui l’attendait dans son manoir,et par désir de parader à la tête d’un régiment, et de séduirel’esprit des femmes par la richesse et le bon goût de son uniforme,que par orgueil et sécheresse de cœur ; mais incapablelui-même d’une passion sérieuse, malgré les suites fatales quel’amour de sa sœur avaient eues, il regardait cet amour comme unattachement d’enfance que le tumulte et les plaisirs du mondeeffaceraient bientôt de sa mémoire, et il croyait être certainqu’un an ne se passerait pas sans qu’elle le remerciât la premièred’avoir fait violence à ces sentiments.

Quant à Marguerite, pauvre victime condamnéesi irrévocablement à être immolée aux craintes de l’une et àl’ambition de l’autre, la scène de la veille avait laissé dans sonesprit un souvenir profond ; elle ne pouvait se rendre comptedu sentiment étrange qu’avait fait naître en elle ce beau jeunehomme qui lui avait transmis les paroles de Lusignan, qui l’avaitrassurée sur le sort du pauvre proscrit, et qui avait fini par lapresser sur sa poitrine en l’appelant sa sœur. Une espérance vagueet instinctive lui murmurait au cœur que cet homme, ainsi qu’il lelui avait dit, avait reçu de Dieu mission de la protéger ;mais, comme elle ignorait quel lien l’attachait à elle, quel secretle faisait maître de la volonté de sa mère, quelle influence enfinil pouvait exercer sur son avenir, elle n’osait s’arrêter à desidées de bonheur, habituée qu’elle était, depuis six mois, àregarder la mort comme l’unique terme possible à ses malheurs.

Le marquis seul, au milieu des diversesémotions qui palpitaient autour de lui, était resté dans sonimpassible et inerte indifférence, car pour lui le monde avaitcessé de marcher depuis le jour terrible où sa raison s’étaitperdue ; constamment absorbé dans un seul souvenir, celui dece duel mortel et sans témoin, murmurant pour toutes paroles cellesqu’avaient prononcées, en lui faisant grâce, le comte de Morlaix,c’était un vieillard faible comme un enfant, à qui sa femmecommandait d’un geste, et qui recevait de sa volonté froide etcontinue toutes les impulsions auxquelles obéissait, depuis vingtans, l’instinct végétatif qui survivait en lui au libre arbitre età la raison.

Ce jour-là, cependant, une espèce derévolution avait été opérée dans ses habitudes. Un valet de chambreétait entré dans son appartement, et avait remplacé la marquisedans les soins de sa toilette ; on lui avait fait endosser sonuniforme de maître de camp, on l’avait revêtu des différents ordresdont il était décoré ; puis la marquise, lui mettant une plumeà la main, lui avait ordonné de signer son nom comme par essai, etil avait obéi, passif et insouciant, sans se douter qu’il étudiaitun rôle de bourreau.

Vers les trois heures du soir, une chaise deposte, dont le roulement avait retenti bien différemment dans lecœur de trois personnes qui l’attendaient, était entrée dans lacour du château.

Emmanuel s’était empressé de courir au perronpour recevoir son futur beau-frère, car c’était lui qui arrivait.Lectoure descendit légèrement de sa voiture. Il s’était arrêté à ladernière poste pour faire sa toilette de présentation, de sortequ’il arrivait dans toute l’élégance des dernières modes de lacour. Emmanuel sourit de cette précaution, car il était évident queLectoure n’avait voulu perdre aucun des avantages de sa personne ense présentant dans un costume de voyage. Son habitude des femmeslui avait appris que presque toujours elles jugent au premier coupd’œil, et que rien n’efface l’impression bonne ou mauvaise qu’il atransmise à leur esprit ou à leur cœur. Au reste, justice sous cerapport doit être rendue au baron : son aspect plein de grâceet d’élégance eût été dangereux pour toute femme dont le cœur n’eûtpoint été prévenu pour un autre.

– Permettez, mon cher baron, dit Emmanuel ens’avançant vers lui, qu’en l’absence momentanée de ces dames, jevous fasse les honneurs du manoir de mes ancêtres. Voyez,continua-t-il en s’arrêtant au haut du perron, et en montrant dudoigt les tourelles et les bastions, cela date de Philippe-Augustecomme architecture, et de Henri IV comme décoration.

– C’est, sur mon honneur, répondit le baronavec l’accent affecté qu’avaient adopté les jeunes gens de cetteépoque, une charmante forteresse, et qui répand à trois lieues à laronde une odeur de baronnie à parfumer un fournisseur. Si jamais,continua-t-il en entrant dans le vestibule, et de là dans unegalerie ornée de chaque côté des portraits de la famille, il meprenait fantaisie d’entrer en rébellion contre Sa Majesté TrèsChrétienne, je vous prierais de me prêter ce bijou ; et,ajouta-t-il en levant les yeux vers cette longue file d’ancêtresqui se déroulait devant lui, et la garnison avec.

– Trente-trois quartiers ! je ne diraipas en chair et en os, répondit Emmanuel, car il y a longtemps quetout cela n’est plus que poussière, mais en peinture, comme vousvoyez. Cela commence à un chevalier Hugues d’Auray, qui accompagnale roi Louis VII à la croisade ; cela passe par ma tanteDéborah, que vous voyez en costume de Judith, et cela vientdéfinitivement aboutir, sans interruption dans la branchemasculine, au dernier membre de cette illustre famille, votre trèshumble et très obéissant serviteur, Emmanuel d’Auray.

– C’est tout à fait respectable, et l’on nepeut pas plus authentique.

– Oui ; mais comme je ne me sens pasassez patriarche, reprit Emmanuel en passant devant le baron afinde lui montrer le chemin de sa chambre, pour perdre ma vie danscette formidable société, j’espère, baron, que vous avez pensé àm’en tirer ?

– Sans doute, mon cher comte, réponditLectoure en le suivant, je voulais même vous apporter votrecommission, comme mon cadeau de noces. Je savais une lieutenancevacante aux dragons de la reine, et j’allais hier chez monsieur deMaurepas la solliciter pour vous, lorsque j’appris que la choseétait accordée à la requête de je ne sais quel amiral mystérieux,une espèce de corsaire, de pirate, d’être fantastique, que la reinea mis à la mode en lui donnant sa main à baiser, et que le roi apris en affection parce qu’il a battu les Anglais, je ne sais où…De sorte que, pour cet exploit, Sa Majesté l’a décoré de l’ordre duMérite militaire, et lui a donné une épée avec une garde en or,comme il aurait pu faire à quelqu’un de noblesse. Bref, c’estpartie perdue de ce côté ; mais, soyez tranquille, nous noustournerons d’un autre.

– Très bien, répondit Emmanuel. Peu m’importel’arme ; ce que je veux, c’est un grade qui aille à mon nom,une position qui cadre avec notre fortune.

– Parfaitement ; vous les aurez.

– Et comment, dit Emmanuel changeant laconversation, comment vous êtes-vous tiré des mille engagements quevous deviez avoir ?

– Mais, dit le baron avec un accent delaisser-aller qui n’appartenait qu’à cette classe privilégiée, eten s’étendant sur une chaise longue, car il était enfin arrivé àl’appartement qui lui était destiné ; mais, en racontantfranchement la chose : j’ai annoncé, au jeu de la reine, queje me mariais.

– Ah ! bon Dieu ! mais c’est del’héroïsme ! surtout si vous avez avoué que vous preniez unefemme au fond de la Basse-Bretagne.

– Je l’ai avoué.

– Et alors, dit Emmanuel on souriant, lacompassion a fait place à la colère ?

– Dame ! vous comprenez, mon cher comte,dit Lectoure passant une jambe sur l’autre, et la balançant d’unmouvement régulier comme celui d’un pendule, nos femmes de la courcroient que le soleil se lève à Paris et se couche à Versailles.Tout le reste de la France, c’est pour elles de la Laponie, duGroënland, de la Nouvelle-Zembie ! De sorte qu’on s’attend,vous l’avez dit, mon cher comte, à me voir ramener, de mon voyageau pôle, quelque chose d’inconnu, avec des mains terribles et despieds formidables ! Heureusement que l’on se trompe,ajouta-t-il avec un accent moitié craintif, moitié interrogateur,n’est-ce pas, Emmanuel ? et vous m’avez dit, au contraire, quevotre sœur…

– Vous la verrez, répondit Emmanuel.

– Ce sera un grand désappointement pour cettepauvre madame de Chaulne. Enfin… il faudra bien qu’elle s’enconsole…

– Qu’est-ce ?

Cette interrogation était motivée par laprésence du valet de chambre d’Emmanuel, qui venait d’ouvrir laporte, et se tenait debout sur le seuil, attendant, en domestiquede bonne maison, que son maître lui adressât la parole.

– Qu’est-ce ? répéta Emmanuel.

– Mademoiselle Marguerite d’Auray faitdemander à monsieur le baron de Lectoure l’honneur d’un entretienparticulier.

– À moi ? dit Lectoure en sesoulevant ; mais avec le plus grand plaisir !

– Mais, non ! c’est une erreur !s’écria Emmanuel. vous vous trompez, Célestin !

– J’ai l’honneur d’assurer à monsieur lecomte, répondit le valet de chambre en insistant, que je m’acquitteexactement et fidèlement de l’ordre qui m’a été donné.

– Impossible ! dit Emmanuel inquiet auplus haut degré de la démarche hasardée de sa sœur. Baron, si vousm’en croyez, envoyez promener cette petite folle.

– Pas du tout ! pas du tout !répondit Lectoure en se levant. Qu’est-ce donc qu’une Barbe-Bleuede frère comme celui-là ? Célestin !… N’est-ce pasCélestin que vous appelez ce garçon ? – Emmanuel fit avecimpatience un geste affirmatif. – Eh bien ! Célestin, dites àma belle fiancée que je suis à ses pieds, à ses genoux, et que jedemande ses ordres pour l’attendre ou l’aller trouver. Tenez, voilàpour vos frais d’ambassade. – Il lui donna une bourse. – Et vous,comte, j’espère que vous aurez assez de confiance en moi pourpermettre le tête-à-tête.

– Mais c’est d’un ridicule achevé !

– Point ! répondit Lectoure, c’est aucontraire parfaitement convenable. Je ne suis pas une têtecouronnée, moi, pour épouser une femme sur un portrait et parprocuration. Je désire la voir en personne. Allons, Emmanuel,continua le baron en poussant son ami vers une porte latérale afinqu’il ne rencontrât point sa sœur. Voyons, de vous à moi, est-cequ’il y a… difformité ?

– Eh ! non, pardieu ! répondit lejeune comte ; au contraire, elle est jolie comme unange !

– Eh bien ! alors, dit le baron,qu’est-ce que cela signifie ? Voyons !… encore… faut-ilque j’appelle mes gardes ?

– Non ; mais, sur ma parole ! j’aipeur que cette petite sotte, qui n’a aucune idée du monde, nevienne détruire tout ce que nous avons arrêté.

– Oh ! si ce n’est que cela, réponditLectoure en ouvrant la porte, rassurez-vous. J’aime trop le frèrepour ne point passer quelque caprice… quelque bizarrerie à la sœur,et je vous donne ma foi de gentilhomme qu’à moins que le diable nes’en mêle, – et, pour le moment, je l’espère, il est occupé dansune autre partie du monde, mademoiselle Marguerite d’Auray seradans trois jours madame la baronne de Lectoure, et que, dans unmois, vous aurez votre régiment.

Cette promesse parut rassurer quelque peuEmmanuel qui se laissa mettre à la porte sans faire plus dedifficultés. Lectoure courut aussitôt à une glace pour réparer leslégères traces de désordre qu’avaient apportées dans sa toiletteles cahots des trois dernières lieues. Il venait à peine de fairereprendre à ses cheveux et à ses habits le tour et le pliconvenables, lorsque la porte se rouvrit, et que Célestinannonça :

– Mademoiselle Marguerite d’Auray !

Le baron se retourna et aperçut sa fiancéetremblante et pâle sur le seuil de la porte. Quelque espoir que luieussent donné les promesses d’Emmanuel, il lui était resté au fonddu cœur certains doutes, sinon sur la beauté, du moins sur latournure et les manières de celle qui allait devenir sa femme. Sonétonnement fut donc merveilleux lorsqu’il vit apparaître cettefrêle et gracieuse création, à qui la critique la plus sévère de laforme n’aurait pu reprocher qu’un peu de pâleur. Les mariages commecelui qu’allait contracter Lectoure n’étaient point rares dans untemps où les questions de rang et les convenances de fortunedécidaient en général des alliances entre maisons nobles ;mais ce qui devait se présenter à peine une fois sur mille,c’était, dans la position du baron, de trouver au fond d’uneprovince, riche d’une fortune immense, une femme qu’au premieraspect il pouvait juger digne, par son maintien, son élégance et sabeauté, de figurer au milieu des cercles les plus brillants de lacour. Il s’avança donc vers elle, non plus avec cette supérioritéd’un courtisan sur une provinciale, mais avec toute l’aisancerespectueuse qui formait le cachet de la bonne compagnie de cetteépoque de transition.

– Pardon, mademoiselle, lui dit-il en luioffrant, pour la conduire à un fauteuil, une main qu’elle n’acceptapas, c’était à moi à solliciter la faveur que vous m’accordez, etla seule crainte d’être indiscret, croyez-le bien, me donne le tortapparent de m’être laissé prévenir.

– Je vous sais gré de cette délicatesse,monsieur le baron, répondit d’une voix tremblante Margueritefaisant un mouvement en arrière et restant debout, elle m’enharditencore dans la confiance que, sans vous avoir vu, sans vousconnaître, j’ai mise dans votre honneur et votre loyauté.

– Quelque but que se soit proposé cetteconfiance, elle m’honore, mademoiselle, et je tâcherai de m’enrendre digne ; mais qu’avez-vous donc ? monDieu !…

– Rien, monsieur, rien, répondit Marguerite entâchant de comprimer son émotion ; mais c’est que… ce que j’aià vous dire… pardon… mais… je ne suis pas maîtresse…

Elle chancela ; le baron s’élança verselle et voulut la soutenir ; mais à peine l’eut-il touchée,qu’une rougeur ardente passa comme une flamme sur les joues de lajeune fille, et qu’avec un sentiment qui pouvait appartenir aussibien à la pudeur qu’à la répugnance, elle se dégagea de ses bras.Lectoure lui avait pris la main, et il la conduisit à un fauteuilcontre lequel elle s’appuya, ne voulant point s’y asseoir.

– Bon Dieu ! dit le baron retenanttoujours la main dont il s’était emparé ; mais c’est donc unechose bien difficile à dire que celle qui vous amène ? oubien, sans m’en douter, mon titre de fiancé me donnerait-il déjàl’air imposant d’un mari ?

Marguerite fit un nouveau mouvement pourdégager sa main de celle de Lectoure, ce qui força celui-ci d’yporter les yeux.

– Comment ! s’écria-t-il, ce n’est pointassez d’une figure adorable, d’une taille de fée ! des mainscharmantes !… des mains royales ! mais c’est vouloir quej’en meure !

– J’espère, monsieur le baron, dit Margueritefaisant un dernier effort en retirant sa main, que les paroles quevous m’adressez sont des paroles de pure galanterie.

– Non, sur mon âme ! répondit Lectoure,c’est la vérité tout entière.

– Eh bien ! j’espère, monsieur, qu’alorsmême, ce dont je doute, que vous penseriez ce que vous croyezdevoir me dire, ce ne seraient point de pareils motifs qui vousferaient attacher un plus grand prix à l’union projetée entrenous.

– Mais si fait ! je vous jure.

– Et cependant, continua Marguerite enreprenant haleine, tant sa poitrine était oppressée, cependantmonsieur, vous regardez le mariage comme une chose… sérieuse.

– C’est selon, répondit en souriantLectoure ; si j’épousais une douairière, par exemple…

– Enfin, répondit Marguerite avec un accentplus résolu, pardon, monsieur, si je me suis trompée, mais j’aipensé que parfois d’avance vous vous étiez fait, peut-être surl’alliance proposée entre nous, des idées de réciprocité desentiments.

– Jamais ! interrompit Lectoure quisemblait mettre autant de soin à éviter une explication franche etdésirée que Marguerite mettait d’insistance à la provoquer ;jamais ! non, depuis que je vous ai vue surtout, je n’ai pointespéré être digne de votre amour ; et, cependant, mon nom, maposition sociale, à défaut d’influence sur votre cœur, peuvent medonner des droits à votre main.

– Mais comment, monsieur, dit Marguerite aveccrainte, comment séparez-vous donc l’un de l’autre ?

– Comme font les trois quarts de ceux qui semarient, mademoiselle, répondit Lectoure avec un laisser-aller quieût arrêté à l’instant la confidence sur les lèvres d’une femmemoins candide que Marguerite. On épouse, l’homme pour avoir unefemme, la femme pour avoir un mari ; c’est une position, unarrangement social. Que voulez-vous, mademoiselle, que le sentimentet l’amour aient à faire dans tout cela ?

– Pardon, je m’explique peut-être mal,continua Marguerite se faisant violence à elle-même afin de cacheraux yeux de l’homme de qui dépendait son avenir l’impressiondouloureuse que lui faisaient ses paroles ; mais il fautattribuer mon hésitation, monsieur, à la timidité d’une jeune filleforcée par des circonstances impérieuses à parler d’un pareilsujet.

– Point ! répondit Lectoure ens’inclinant et en donnant à sa voix un accent qui touchait à laraillerie ; au contraire, mademoiselle, vous parlez commeClarisse Harlowe, et c’est clair comme le jour. Dieu m’a faitl’esprit assez subtil pour que, croyez-moi, je comprenne àmerveille même ce que l’on ne me dit qu’à demi-mot.

– Comment, monsieur, s’écria Marguerite, vouscomprenez ce que j’ai voulu vous dire et vous me laissezcontinuer ! Comment, si, en descendant au fond de mon cœur,si, en interrogeant mes sentiments, j’y voyais l’impossibilitéd’aimer… jamais… celui que l’on me présente pour mari…

– Eh bien ! mais, répondit Lectoure avecle même accent, il ne faudrait pas le lui dire.

– Et pourquoi cela, monsieur ?

– Parce que… mais… parce que… parce que ceserait trop naïf.

– Et si cet aveu, je ne le faisais point parnaïveté, monsieur ; si je le faisais par délicatesse ? Sij’ajoutais… et que la honte de cet aveu retombe sur ceux qui meforcent à le faire ! si j’ajoutais, monsieur, que… j’ai aimé…que j’aime encore !

– Oh ! quelque petit cousin, n’est-cepas ? dit négligemment Lectoure croisant une jambe sur l’autreet jouant avec son jabot. C’est une race maudite, ma paroled’honneur ! que ces petits cousins. Mais heureusement on saitce que c’est que de pareils attachements, et il n’y a pas unepensionnaire qui, à la fin des vacances, ne rentre au couvent avecune passion dans le cœur.

– Malheureusement pour moi, réponditMarguerite d’une voix aussi triste et aussi grave que celle de soninterlocuteur était railleuse et légère, malheureusement je ne suisplus une pensionnaire, monsieur, et, quoique jeune encore, j’aidepuis longtemps passé l’âge des jeux puérils et des attachementsenfantins. Lorsque je parle, à l’homme qui me fait l’honneur desolliciter ma main et de m’offrir son nom, de mon amour pour unautre, il doit penser que je lui parle d’un amour grave, profond,éternel ! d’un de ces amours enfin qui laissent leur tracedans le cœur et creusent leur passage dans la vie.

– Diable ! fit Lectoure comme s’ilcommençait à donner plus d’importance à la révélation ; maisc’est de la bergerie, cela ! Voyons. Est-ce un jeune homme quel’on puisse recevoir.

– Oh ! monsieur, s’écria Marguerite sereprenant à l’espoir que semblaient lui donner ces paroles ;oh ! croyez moi bien, c’est l’être le meilleur, l’âme la plusdévouée !

– Mais je ne vous demande pas cela, et je neparle pas des qualités du cœur. Il les a toutes, c’est convenu. Jevous demande s’il est de noblesse, s’il est de race, si une femmecomme il faut peut l’avouer enfin, et cela sans faire tort à sonmari.

– Son père, qu’il a perdu encore jeune, et quiétait un ami d’enfance de mon père, était conseiller à la cour deRennes.

– Noblesse de robe ! murmura Lectoure enlaissant tomber la lèvre inférieure en signe de mépris. J’aimeraismieux autre chose. Est-il chevalier de Malte, au moins ?

– Il se destinait aux armes.

– Eh bien ! alors, on lui aura unrégiment pour lui faire une position. Voilà qui est arrangé. C’estbien. Écoutez. Il laissera passer six mois pour les convenances,obtiendra un congé, ce qui ne sera pas difficile, puisque nousn’avons pas de guerre, se fera présenter chez vous par un amicommun, et tout sera dit.

– Je ne vous comprends pas, monsieur, réponditMarguerite en regardant le baron avec l’expression d’un profondétonnement.

– C’est pourtant limpide ce que je vous dis,reprit celui-ci avec quelque impatience. Vous avez des engagementsde votre côté, j’en ai du mien, cela ne doit pas empêcher des’accomplir une union convenable sous tous les rapports ; etune fois accomplie, eh bien ! mais il me semble qu’il faut larendre tolérable. Comprenez-vous, enfin ?

– Oh ! pardon, pardon, monsieur !s’écria Marguerite en reculant devant ces paroles comme si elleseussent eu une main pour la repousser. J’ai été bien imprudente,bien coupable peut-être ; mais, telle que j’étais enfin, je necroyais pas encore mériter une pareille injure ! Oh !…monsieur… le rouge de la honte me brûle le visage, plus encore pourvous que pour moi. Oui, je comprends. Un amour apparent et un amourcaché ! le visage du vice et le masque de la vertu ! Etc’est à moi, à moi la fille de la marquise d’Auray, que l’onpropose ce marché honteux, avilissant, infâme ! Oh !continua-t-elle en se laissant tomber dans un fauteuil, et en secachant le visage entre ses mains, il faut donc que je sois unecréature bien malheureuse, bien méprisable et bien perdue !Oh ! mon Dieu ! mon Dieu !

– Emmanuel ! Emmanuel ! dit le baronouvrant la porte derrière laquelle il se doutait qu’était resté lefrère de Marguerite. Eh ! venez donc, mon cher, votre sœur ades spasmes ! il faut faire attention à ces choses, ou ellesdeviennent chroniques !… Madame de Meulan en est morte !…Tenez, comte, voilà mon flacon, faites-le lui respirer, quant àmoi, je descends dans le parc. Si vous n’avez rien a faire, venezm’y joindre, et donnez-moi, je vous prie des nouvelles de votresœur.

À ces mots, le baron de Lectoure sortit avecune aisance miraculeuse, laissant Marguerite et Emmanuel en facel’un de l’autre.

Chapitre 12

 

Le même jour où avait lieu l’entrevue deMarguerite et de Lectoure, entrevue dont nous avons raconté lesdétails et qui eut un résultat tout contraire à celui qu’avaitespéré la jeune fille, ce jour-là même, à quatre heures, la clochedu dîner rappela le baron au château.

Emmanuel faisait les honneurs de la table, carla marquise était restée auprès de son mari, et Marguerite avaitdemandé la permission de ne pas descendre. Les autres convivesétaient le notaire, les parents et les témoins. Le repas futtriste, malgré l’imperturbable entrain de Lectoure ; mais ilétait visible que, par cette joyeuse humeur, si active qu’elleressemblait à une fièvre, il avait l’intention de s’étourdirlui-même. De temps en temps, en effet, cette âcre gaîté tombaittout à coup comme s’éteint une lampe à laquelle l’huile faitdéfaut ; puis elle jaillissait de nouveau, jetant des lueursplus vives, comme fait la flamme lorsqu’elle dévore son dernieraliment. À sept heures on se leva pour passer dans le salon.

Il est difficile de se faire une idée del’aspect étrange que présentait ce vieux château, dont les vastesappartements étaient tendus d’étoffes de damas aux dessinsgothiques, et garnis de meubles du temps de Louis XIII ;fermés qu’ils avaient été depuis si longtemps, ils semblaients’être déshabitués de la vie. Aussi, malgré le luxe de lumières queles valets avaient déployé, la lueur faible et tremblante desbougies était insuffisante à ces chambres immenses dont tous lesrentrants restaient sombres, et dans lesquelles la voixretentissait comme sous les arceaux d’une cathédrale. Le petitnombre des convives, auxquels devaient se joindre à peine, dans lasoirée, trois ou quatre gentilshommes des environs, augmentaitencore la tristesse qui semblait planer sous les voûtes blasonnéesdu vieux manoir.

Au centre de l’un des salons, celui-là même oùEmmanuel, au moment de son arrivée à Paris, avait reçu la veille lecapitaine Paul, une table s’élevait, solennellement préparée,supportant un portefeuille fermé, qui, aux yeux d’un étrangerignorant ce qui se préparait, pouvait aussi bien renfermer unesentence de mort qu’un contrat de mariage. Au milieu de ces aspectstristes et de ces impressions sombres, de temps en temps un éclatde rire moqueur, strident, arrivait à un groupe de personnesparlant bas ; c’était Lectoure qui s’amusait aux dépens dequelque honnête campagnard, sans pitié pour Emmanuel sur quiretombait en quelque sorte une partie de la raillerie.

Parfois cependant le fiancé regardait avecanxiété d’une extrémité à l’autre de l’appartement ; puis toutà coup un nuage rapide passait sur son front, car il ne voyaitparaître ni son beau-père, ni la marquise, ni Marguerite. Les deuxpremiers, comme nous l’avons dit, n’étaient point descendus audîner, et son entrevue d’un instant avec la dernière ne l’avaitpas, tout insoucieux qu’il s’efforçait de paraître, laissé sansinquiétude sur ce qui se passerait à la signature du contrat quidevait avoir lieu dans la soirée.

Emmanuel n’était pas non plus exempt dequelques craintes, et il venait de se décider à monter chez sasœur, lorsqu’en passant dans une chambre il croisa Lectoure quil’appela d’un signe de la main.

– Pardieu ! vous nous arrivez àmerveille, mon cher comte, lui dit-il tout en ayant l’air de prêterune attention profonde à ce que lui racontait un brave gentilhommeavec lequel il paraissait dans les termes d’une parfaite amitié.Voilà monsieur de Nozay qui me raconte une chose fort curieuse, surma parole ! Mais savez-vous, continua-t-il en se retournantvers le narrateur, que c’est une chasse charmante et tout à fait debonne compagnie ! Moi aussi j’ai des marais et desétangs ; il faudra que je demande à mon intendant, en arrivantà Paris, où tout cela est situé. Et prenez-vous beaucoup de canardsde cette manière ?

– Immensément ! répondit le gentilhommeavec un accent de parfaite bonhomie qui prouvait que Lectourepouvait sans inconvénient soutenir la conversation quelque tempsencore sur le même ton.

– Qu’est-ce donc, dit Emmanuel, que cettechasse miraculeuse ?

– Imaginez-vous, mon cher, reprit Lectoureavec le plus grand sang froid, que monsieur se met dans l’eaujusqu’au cou.

– À quelle époque, sansindiscrétion ?

– Mais, répondit le gentilhomme, au mois dedécembre ou de janvier.

– C’est on ne peut plus pittoresque. Je disaisdonc que monsieur se met dans l’eau jusqu’au cou, se coiffe la têted’un potiron et se faufile dans les roseaux. Cela le change aupoint que les canards ne le reconnaissent aucunement et le laissentapprocher à portée. N’est-ce point cela ?

– Comme d’ici à vous.

– Bah ! vraiment ? s’écriaEmmanuel.

– Et monsieur en tue autant qu’il veut,continua Lectoure.

– Des douzaines ! reprit le gentilhomme,enchanté de l’attention que les deux jeunes gens lui prêtaient.

– Cela doit faire grand plaisir à votre femme,si elle aime les canards, dit Emmanuel.

– Elle les adore, répondit monsieur deNozay.

– J’espère que vous me ferez l’honneur de meprésenter à une personne si intéressante, reprit en s’inclinantLectoure.

– Comment donc, monsieur le baron !

– Je vous jure que, de retour à Versailles, lapremière chose que je ferai sera de parler de cette chasse, aupetit lever, et je suis convaincu que Sa Majesté en fera l’essaidans la pièce d’eau des Suisses.

– Pardon, cher baron, dit Emmanuel en prenantle bras de Lectoure et en se penchant à son oreille ; maisc’est un voisin de campagne qu’il était impossible de ne pasrecevoir dans une solennité comme celle-ci.

– Comment donc ! répondit Lectoure enemployant la même précaution pour ne pas être entendu de celui dontil était question ; mais vous auriez eu grand tort de m’enpriver. Il entre de droit dans la dot de ma future épouse, etj’aurais été désolé de ne point faire sa connaissance.

– Monsieur de Lajarry ! annonça ledomestique.

– Un compagnon de chasse ? ditLectoure.

– Non, répondit monsieur de Nozay, c’est unvoyageur.

– Ah ! ah ! fit Lectoure avec unaccent qui annonçait que le nouveau venu n’avait que juste le tempsde se mettre en garde. À peine cette exclamation fut-elle échappée,que le nouveau venu entra, revêtu d’une polonaise garnie defourrures.

– Eh ! mon cher Lajarry s’écria Emmanuelen allant au devant de lui et en lui donnant la main, comme vousvoilà garni ! Sur mon honneur ! vous avez l’air du czarPierre.

– C’est que, répondit Lajarry en frissonnant,quoiqu’il ne fit pas autrement froid, voyez-vous, mon cher comte,lorsqu’on arrive de Naples, prrrrrou !

– Ah ! monsieur arrive de Naples !dit Lectoure en se mêlant à la conversation.

– En droiture, monsieur.

– Monsieur est monté sur le Vésuve ?

– Non : je me suis contenté de leregarder de ma fenêtre.

Et puis, continua le gentilhomme voyageur avecun accent de mépris très humiliant pour le volcan, ce n’est pas cequ’il y a de plus curieux à Naples, le Vésuve ! Une montagnequi fume ! Ma cheminée en fait autant quand le vent vient deBelle-Isle. Et puis madame Lajarry avait une peur effroyable deséruptions !

– Mais vous avez visité la Grotte auChien ? continua Lectoure.

– Pour quoi faire ? reprit Lajarry ;pour voir une bête qui a des vapeurs ! donnez des boulettes aupremier caniche qui passe, il en fera autant. Et puis madameLajarry a la passion des chiens, et cela lui aurait fait de lapeine.

– J’espère au moins, dit Emmanuel ens’inclinant, qu’un savant comme vous n’aura pas négligé laSolfatare ?

– Moi ? je n’y ai pas mis le pied !Je me figure pardieu bien ce que c’est que trois ou quatre arpentsde soufre, qui ne rapportent absolument rien que desallumettes ! D’ailleurs madame Lajarry ne peut pas sentirl’odeur du soufre.

– Comment trouvez-vous celui-là ? ditEmmanuel conduisant Lectoure dans la salle du contrat.

– Je ne sais si c’est parce que j’ai vul’autre le premier, répondit Lectoure, mais je le préfère.

– Monsieur Paul ! annonça tout à coup ledomestique.

– Hein ! fit Emmanuel en seretournant.

– Qu’est-ce ? dit Lectoure en sedandinant. Encore un voisin de campagne !

– Non ; celui-là c’est autre chose !répondit Emmanuel avec inquiétude. Comment cet homme ose-t-il seprésenter ici ?

– Ah ! ah ! roturier, hein ?vilain, n’est-ce pas ? mais riche ? Non ?

Poète ?… musicien ?… peintre ?…Eh bien ! mais je vous assure, Emmanuel, que l’on commence àrecevoir cette espèce. La philosophie maudite a tout confondu. Quevoulez-vous, mon cher, il faut en prendre bravement son parti. Onest arrivé là. Un artiste s’assied près d’un grand seigneur, lecoudoie, le salue du coin du chapeau, reste sur son siège quand ilse lève ; ils parlent ensemble des choses de la cour, ilsricanent, ils plaisantent, ils chamaillent. C’est un mauvais goûtde très bon ton.

– Vous vous trompez, Lectoure, réponditEmmanuel ; ce n’est ni un poète, ni un peintre, ni unmusicien, c’est un homme à qui je dois parler seul. Écartez doncNozay, tandis que j’écarterai Lajarry.

À ces mots, les deux jeunes gens prirentchacun le bras d’un des deux campagnards, et s’éloignèrent enparlant chasse et voyages.

À peine les portes latérales s’étaient-ellesrefermées derrière eux, que Paul parut à celle du milieu.

Il entra dans cette chambre qu’il connaissaitdéjà, et dont chaque angle cachait une porte, l’une donnant dansune bibliothèque et l’autre dans le cabinet où il avait attendu,lors de sa première visite, le résultat de la conférence entreMarguerite et Emmanuel. Puis, s’approchant de la table, il resta uninstant debout, regardant alternativement ces deux portes, commes’il se fût attendu à voir ouvrir l’une ou l’autre. Son espérancene fut pas trompée.

Au bout d’un instant, celle de la bibliothèques’entr’ouvrit, et il aperçut dans l’ombre une forme blanche. Ils’élança vers elle.

– Est-ce vous, Marguerite ? luidit-il.

– Oui, répondit une voix tremblante.

– Eh bien ?

– Je lui ai tout dit.

– Et ?

– Et dans dix minutes on signe le contrat – Jem’en doutais : c’est un misérable !

– Que faire ? s’écria la jeune fille.

– Du courage, Marguerite !

– Du courage ? Oh ! je n’en aiplus.

– Voilà qui vous en rendra, lui dit Paul enlui remettant un billet.

– Que contient cette lettre ?

– Le nom du village où vous attend votre filset le nom de la femme chez qui on l’a caché.

– Mon fils !… Oh ! vous êtes donc unange ! s’écria Marguerite, essayant de baiser la main qui luitendait le papier.

– Silence ! on vient, dit Paul. Quelquechose qu’il arrive, vous me retrouverez chez Achard.

Marguerite referma vivement la porte sans luirépondre, car elle avait reconnu le bruit des pas de son frère.Paul se retourna et marcha à sa rencontre ; les deux jeunesgens se joignirent près de la table.

– Je vous attendais à une autre heure,monsieur, et devant moins nombreuse compagnie, dit Emmanuel,rompant le premier le silence.

– Mais nous sommes seuls, ce me semble,répondit Paul en jetant les yeux autour de lui.

– Oui, mais c’est ici que l’on signe lecontrat, et dans un instant le salon sera plein.

– On dit bien des choses en un instant,monsieur le comte !

– Vous avez raison, répondit Emmanuel ;mais il faut rencontrer un homme qui n’ait pas besoin de plus d’uninstant pour les comprendre.

– J’écoute, dit Paul.

– Vous m’avez parlé de lettres, continuaEmmanuel se rapprochant encore de son interlocuteur et baissant lavoix.

– C’est vrai, répondit Paul avec le mêmecalme.

– Vous avez fixé un prix à ceslettres ?

– C’est encore vrai.

– Eh bien ! si vous êtes homme d’honneur,pour cette somme renfermée dans ce portefeuille, vous devez êtreprêt à me les rendre.

– Oui, répondit Paul, oui, monsieur ; ilen était ainsi tant que j’ai cru que votre sœur, oubliant lesserments faits, la faute commise, et jusqu’à l’enfant qu’elle avaitmis au jour, secondait votre ambition de son parjure. Alors jepensai que c’était un baptême de larmes assez amer d’entrer dans lemonde sans nom et sans famille, pour ne pas du moins y entrer sansfortune. Et je vous avais demandé, il est vrai, cette somme enéchange de ces lettres. Mais aujourd’hui la position est changée,monsieur. J’ai vu votre sœur se jeter à vos genoux, je l’aientendue vous supplier de ne point la forcer à ce mariageinfâme ; et ni prières, ni supplications, ni larmes n’ont eude pouvoir sur votre cœur. C’est donc aujourd’hui à moi, qui tiensvotre honneur et celui de votre famille entre mes mains, c’est doncà moi de sauver la mère du désespoir, comme je voulais sauverl’enfant de la misère. Ces lettres, monsieur, vous seront remiseslorsque, sur cette table, au lieu du contrat de mariage de votresœur avec le baron de Lectoure, nous signerons celui demademoiselle Marguerite d’Auray avec monsieur Anatole deLusignan.

– Jamais, monsieur, jamais.

– Vous ne les aurez cependant qu’à cettecondition, comte.

– Oh ! peut-être y a-t-il bien quelquemoyen de vous forcer à les rendre.

– Je n’en connais pas, répondit froidementPaul.

– Voulez-vous me rendre ces lettres,monsieur ?

– Comte, dit Paul regardant Emmanuel avec uneexpression de physionomie inexplicable pour le jeune homme, comte,écoutez-moi.

– Voulez-vous me rendre ces lettres,monsieur !

– Comte…

– Oui, ou non !

– Deux mots…

– Oui, ou non !

– Non, dit froidement Paul.

– Eh bien ! monsieur, vous avez votreépée au côté, comme moi la mienne ; nous sommes gentilshommestous deux, ou je veux bien croire que vous l’êtes. Sortons,monsieur, sortons ; que l’un de nous deux rentre seul, et quecelui-là, libre et fort de la mort de l’autre, fasse alors ce qu’ilvoudra.

– Je regrette de ne pouvoir accepter l’offre,monsieur le comte.

– Comment ! vous avez sur le corps cetuniforme, au cou cette croix, au côté cette épée, et vous refusezun duel !

– Oui, Emmanuel, je le refuse.

– Et pourquoi cela ?

– Parce que je ne puis me battre avec vous,comte. Croyez ce que je vous dis.

– Vous ne pouvez vous battre avecmoi ?

– Sur l’honneur !

– Vous ne pouvez vous battre avec moi,dites-vous ?

En ce moment un éclat de rire se fit entendrederrière les deux jeunes gens ; Paul et Emmanuel seretournèrent, Lectoure était derrière eux.

– Mais, continua Paul en étendant la main versle baron, je puis me battre avec monsieur, qui est un misérable etun infâme !

Une rougeur brûlante passa sur le visage deLectoure comme le reflet d’une flamme. Il fit un mouvement pourmarcher à Paul, puis il s’arrêta.

– C’est bien, monsieur, lui dit-il, envoyezvotre témoin à Emmanuel ; ils arrangeront toute l’affaire.

– Vous comprenez que ce n’est entre nous quepartie remise, dit Emmanuel.

– Silence ! répondit Paul, on annoncevotre mère.

– Oui, silence, et à demain ! Lectoure,ajouta Emmanuel, allons au devant de ma mère.

Paul regarda en silence s’éloigner ces deuxjeunes gens, puis il rentra dans le cabinet qu’il connaissait déjàpour s’y être enfermé une première fois.

Chapitre 13

 

Au moment où le capitaine Paul entrait dans lecabinet, la marquise se présentait à la porte du salon, suivie dunotaire et des différentes personnes invitées à la signature ducontrat. Quelque solennelle que fût la circonstance, la marquisen’avait pas cru devoir renoncer à ses habits de deuil, et, vêtue denoir comme d’habitude, elle précédait de quelques instants lemarquis, qu’aucun de ceux qui se trouvaient là, même son fils,n’avait vu depuis des années. Telle était la puissance destraditions de l’étiquette, que la marquise n’avait point voulu quel’on signât le contrat de sa fille sans que le chef de la famille,tout insensé qu’il était, présidât à cette cérémonie. Quelque peudisposé que fût Lectoure à se laisser intimider, la marquiseproduisit sur lui son effet habituel, et la voyant entrer si graveet si digne, il s’inclina avec un sentiment de profond respect.

– Je suis reconnaissante, messieurs, dit lamarquise en saluant ceux qui l’accompagnaient, de l’honneur quevous voulez bien me faire en assistant aux fiançailles demademoiselle Marguerite d’Auray avec monsieur le baron de Lectoure.Aussi ai-je désiré que le marquis, tout souffrant qu’il est,assistât à cette réunion et vous remerciât, du moins par saprésence, s’il ne peut le faire par ses paroles. Vous connaissez sasituation, vous ne vous étonnerez donc point si quelques mots sanssuite…

– Oui, madame, interrompit Lectoure, noussavons le malheur qui l’a frappé, et nous admirons la femme dévouéequi, depuis vingt ans, supporte la moitié de ce malheur.

– Vous le voyez, madame, dit Emmanuel ens’approchant à son tour et en baisant la main de sa mère, tout lemonde est à genoux devant votre piété conjugale.

– Où est Marguerite ? murmura la marquiseà demi-voix.

– Elle était là il n’y a qu’un instant,répondit Emmanuel.

– Faites-la prévenir, continua la marquise surle même ton.

– Le marquis d’Auray ! annonça alors ledomestique.

Chacun s’écarta de manière à démasquer laporte, et tous les yeux se tournèrent du côté où ce nouveaupersonnage devait apparaître. Cette curiosité ne tarda point à êtresatisfaite ; le marquis s’avança presque aussitôt, soutenu pardeux domestiques.

C’était un vieillard dont la figure, malgréles traces de souffrances qui l’avaient sillonnée, conservaitencore l’aspect de noblesse et de dignité qui en avait fait un deshommes les plus distingués de la cour. Ses grands yeux caves etfiévreux se promenaient sur toute l’assemblée avec une expressionétrange d’étonnement. Il avait son costume de maître de camp,portait l’ordre du Saint-Esprit au cou, et celui de Saint-Louis àla boutonnière. Il s’avança lentement, sans prononcer une parole.Les deux valets le conduisirent, au milieu d’un profond silence,vers un fauteuil sur lequel il s’assit ; après quoi ils seretirèrent. La marquise se plaça à sa droite. Le notaire tira lecontrat du portefeuille et le lut à haute voix. Le marquis et lamarquise reconnaissaient cinq cent mille francs à Lectoure, etconstituaient en dot la même somme à Marguerite.

Pendant toute cette lecture, la marquise,malgré son apparente impassibilité, avait donné quelques marquesd’inquiétude.

Enfin, comme le notaire reposait le contratsur la table, Emmanuel rentra et se rapprocha de sa mère :

– Et Marguerite ? dit la marquise.

– Elle me suit, répondit Emmanuel.

– Madame ! murmura Marguerite entrouvrantla porte et en joignant les mains.

La marquise fit semblant de ne pas l’entendre,et montrant du doigt la plume :

– À vous, monsieur le baron, dit-elle.

Lectoure s’approcha de la table, prit la plumeet signa.

– Madame ! dit une seconde foisMarguerite d’une voix suppliante et en faisant un pas vers samère.

– Passez la plume à votre fiancée, monsieur deLectoure, dit la marquise.

Le baron fit le tour de la table et s’approchade Marguerite.

– Madame ! dit une troisième foiscelle-ci avec un accent de voix si plein de larmes, qu’il retentitjusqu’au fond de tous les cœurs, et que le marquis lui-même leva latête.

– Signez, dit la marquise en indiquant dudoigt le contrat de mariage.

– Oh ! mon père ! mon père !s’écria Marguerite en se jetant aux pieds du marquis.

– Que faites-vous ? dit la marquises’appuyant sur le bras du fauteuil de son mari et se penchantdevant lui. Êtes-vous folle, mademoiselle ?

– Mon père ! mon père ! ditMarguerite entourant le marquis de ses bras ; mon père, prenezpitié de moi !… mon père, sauvez votre fille !

– Marguerite ! murmura la marquise avecun accent terrible de menace.

– Madame, répondit celle-ci, je ne puism’adresser à vous. Laissez-moi donc implorer mon père. À moins,continua-t-elle en montrant le notaire avec un geste ferme etdécidé, que vous n’aimiez mieux que j’invoque la loi !

– Allons, dit la marquise en se relevant etavec un accent d’amère ironie, c’est une scène de famille, et cessortes de choses, fort attendrissantes pour les grands-parents sonten général assez fastidieuses aux étrangers. Messieurs, voustrouverez des rafraîchissements dans les chambres voisines. Monfils, faites les honneurs. Monsieur le baron, pardonnez…

Emmanuel et Lectoure s’inclinèrent en silenceet se retirèrent, suivis de toute l’assemblée. La marquise demeuraimmobile jusqu’à ce que le dernier assistant fût éloigné, puis ellealla fermer les portes, et revenant près du marquis que Margueritetenait toujours embrassé :

– Maintenant, dit-elle, qu’il n’y a plus icique ceux qui ont le droit de vous donner des ordres, signez ousortez, mademoiselle !

– Par pitié, madame, par pitié ! ditMarguerite, n’exigez pas de moi cette infamie !

– Ne m’avez-vous pas entendu ? dit lamarquise donnant à sa voix un accent impératif auquel il semblaitimpossible que l’on pût résister, et faut-il que je lerépète ? Signez ou sortez !

– Oh ! mon père ! mon père !s’écria Marguerite ; grâce pour moi ! grâce ! Non,non, il ne sera pas dit que, depuis dix ans que je n’ai vu monpère, on m’arrachera de ses bras au moment où je le revois !et cela sans qu’il m’ait reconnue, sans qu’il m’aitembrassée ! Mon père !… c’est moi… c’est votrefille !…

– Qu’est-ce que cette voix quim’implore ? murmura le marquis. Qu’est-ce que cette enfant quim’appelle son père ?

– Cette voix, dit la marquise saisissant lebras de sa fille, c’est une voix qui s’élève contre les droits dela nature ! Cette enfant, c’est une fille rebelle !

– Mon père, s’écria Marguerite,regardez-moi !… sauvez-moi !… défendez-moi !… jesuis Marguerite !

– Marguerite ?… Marguerite ?…balbutia le marquis ; j’ai eu autrefois un enfant de cenom.

– C’est moi !… c’est moi !… repritMarguerite ; c’est moi qui suis votre enfant ! c’est moiqui suis votre fille !

– Il n’y a d’enfants que ceux quiobéissent ! dit la marquise. Obéissez, et vous aurez le droitde dire que vous êtes notre fille.

– Oh ! à vous, mon père !… Oui, àvous, je suis prête à obéir. Mais vous ne l’ordonnez pas,vous !… Vous ne voulez pas que je sois malheureuse !…malheureuse à désespérer !… malheureuse à mourir !

– Viens ! viens ! dit le marquis, laretenant et la pressant à son tour dans ses bras. Oh ! c’estune sensation inconnue et délicieuse que celle que j’éprouve !Et maintenant… attends !… attends !… Il porta la main àson front. Il me semble que je me souviens !

– Monsieur, s’écria la marquise, dites-luiqu’elle doit obéir, que Dieu maudit les enfants rebelles ;dites-lui cela plutôt que de l’encourager dans sonimpiété !

Le marquis releva lentement la tête et fixases yeux ardents sur sa femme ; puis d’une voixlente :

– Prenez garde, madame, lui dit-il, prenezgarde ! Ne vous ai-je pas dis que je commençais à mesouvenir ? Puis laissant retomber son front sur celui deMarguerite, de manière à ce que ses cheveux blancs se mêlassent auxcheveux noirs de la jeune fille : Parle ! parle !continua-t-il. Qu’as-tu, mon enfant ? dis-moi cela.

– Oh ! je suis bienmalheureuse !

– Tout le monde est donc malheureux ici !s’écria le marquis. Cheveux noirs et cheveux blancs !… enfantet vieillard !… Oh ! moi aussi, moi aussi… je suis bienmalheureux, va !

– Monsieur, remontez dans votreappartement ! il le faut, dit la marquise.

– Oui, pour que je me retrouve encore face àface avec vous ! enfermé comme un prisonnier !… C’est bonquand je suis fou, madame !

– Oui, oui, mon père, vous avez raison. Il y abien assez longtemps que ma mère se dévoue. Il est temps que cesoit votre fille. Mon père, prenez-moi, je ne vous quitterai nijour ni nuit. Vous n’aurez qu’à faire un geste, qu’à dire uneparole : je vous servirai à genoux !…

– Oh ! tu n’aurais pas le courage de lefaire !

– Si, mon père ; si ! je le ferai.Aussi vrai que je suis votre fille !

La marquise se tordit les brasd’impatience.

– Si tu es ma fille, reprit le marquis,pourquoi, depuis dix ans, ne t’ai-je pas vue ?

– Parce qu’on m’a dit que vous ne vouliez pasme voir, mon père ; parce qu’on m’a dit que vous ne m’aimiezpas.

– On t’a dit que je ne voulais pas te voir,figure d’ange ! s’écria le marquis lui prenant la tête entreles mains et la regardant avec amour ; on t’a dit cela !on t’a dit qu’un pauvre damné ne voulait pas du ciel !Eh ! qui donc a dit qu’un père ne voulait pas voir safille ? qui donc a osé dire à un enfant : « Enfant,ton père ne t’aime pas ! »

– Moi, dit la marquise en essayant unedernière fois d’arracher Marguerite des bras de son père.

– Vous ! interrompit le marquis ;c’est vous ! Mais vous avez donc reçu la mission fatale de metromper dans toutes mes affections ! Il faut donc que toutesmes douleurs prennent leur source en vous ! il faut donc quevous brisiez aujourd’hui le cœur du père comme vous avez brisé il ya vingt ans le cœur de l’époux !

– Vous délirez, monsieur, dit la marquise,lâchant sa fille et passant à la droite du marquis. Taisez-vous,taisez-vous !

– Non, madame, non, je ne délire pas !répondit le marquis ; non !… non !… dites plutôt…dites, et ce sera la vérité, dites que je suis entre un ange quiveut me rappeler à la raison et un démon qui veut me rendre à lafolie ! non ! je ne suis plus insensé !… faut-il queje vous le prouve ? Il se souleva en appuyant les mains surles bras de son fauteuil. Faut-il que je vous parle delettres ? d’adultère ? de duel ?

– Je vous dis, répondit la marquise en luisaisissant le bras, je vous dis que vous êtes plus abandonné deDieu que jamais, lorsque vous dites de pareilles choses, sanssonger aux oreilles qui nous écoutent !… Baissez les yeux,monsieur ; regardez qui est là, et osez dire que vous n’êtespas fou !

– Vous avez raison, dit le marquis enretombant sur son fauteuil. Elle a raison, ta mère, continua-t-ilen s’adressant à Marguerite ; c’est moi qui suis uninsensé ; et il faut croire, non à ce que je dis, mais à cequ’elle dit, elle. Ta mère ! c’est le dévouement, c’est lavertu. Aussi, elle n’a ni insomnie, ni remords, ni délire. Queveut-elle, ta mère ?

– Mon malheur, mon père ! s’écriaMarguerite ; mon malheur éternel !

– Et comment puis-je l’empêcher, ce malheur,moi ? dit avec un accent déchirant le malheureux vieillard.Comment puis-je empêcher, moi, pauvre fou, qui crois toujours voirdu sang couler d’une blessure ! qui crois toujours entendreune tombe qui parle !

– Oh ! vous pouvez tout ! Dites unmot, et je suis sauvée ! On veut me marier. Le marquisrenversa la tête en arrière. Écoutez-moi donc !… On veut memarier à un homme que je n’aime pas !… comprenez-vous ?…à un misérable !… et l’on vous a amené ici… dans ce fauteuil…devant cette table… vous, vous, mon père… pour signer ce contratinfâme ! là… là… tenez… ce contrat que voici !

– Sans me consulter ! répondit le marquisen prenant le contrat ; sans me demander si je veux ou si jene veux pas ! Me croit-on mort ? et si l’on me croitmort, me craint-on moins qu’un spectre ?… Ce mariage feraitton malheur, as-tu dit ?

– Éternel ! éternel ! s’écriaMarguerite.

– Eh bien ! ce mariage ne se ferapas !

– J’ai engagé votre parole et la mienne, votrenom et le mien, dit la marquise avec d’autant plus de force qu’ellesentait le pouvoir lui échapper.

– Ce mariage ne se fera pas, vous dis-je,répondit le marquis d’une voix qui couvrait la sienne. C’est unechose trop terrible, continua-t-il d’un accent sombre et caverneux,qu’un mariage où une femme n’aime pas son mari ! cela rendfou… Moi, la marquise m’a toujours aimé… aimé fidèlement. Ce qui merend fou… moi, c’est autre chose.

Un éclair de joie infernale brilla dans lesyeux de la marquise, car elle vit à l’exaltation des paroles dumarquis et à la terreur peinte dans ses yeux que la folie étaitprès de revenir.

– Ce contrat ? continua le marquis… Et ils’apprêta à le déchirer. La marquise y porta vivement la main.Marguerite semblait suspendue par un fil entre le ciel etl’enfer.

– Ce qui me rend fou, moi, reprit le marquis,c’est une tombe qui se rouvre ! c’est un spectre qui sort deterre ! c’est un fantôme qui vient ! qui me parle !qui me dit !…

– « Vos jours sont à moi ! »murmura à l’oreille de son mari la marquise, répétant les dernièresparoles de Morlaix mourant, « je pourrais les prendre. »– L’entends-tu ! l’entends-tu ! s’écria le marquis,tremblant affreusement et se levant comme pour fuir.

– Mon père ! mon père ! revenez àvous ! Il n’y a pas de tombe, il n’y a pas de spectre, il n’ya pas de fantôme. Ces paroles… c’est la marquise…

– « Mais je veux que vous viviez, »continua celle-ci, achevant l’œuvre qu’elle avait commencée,« pour me pardonner comme je vous pardonne. » –Grâce ! Morlaix, grâce ! cria le marquis retombant surson fauteuil, les cheveux dressés de terreur et la sueur del’effroi sur le front.

– Mon père ! mon père !

– Vous voyez que votre père est insensé, ditla marquise triomphante. Laissez-le !…

– Oh ! dit Marguerite, oh ! Dieufera un miracle, je l’espère. Mon amour, mes caresses, mes larmes,le rendront à la raison.

– Essayez ! répondit froidement lamarquise, abandonnant à sa fille le marquis sans volonté, sans voixet presque sans connaissance.

– Mon père !… dit Marguerite d’une voixdéchirante.

Le marquis resta impassible.

– Monsieur ! dit la marquise d’un tonimpératif.

– Hein !… hein !… fit le marquisfrissonnant.

– Mon père ! mon père !… criaMarguerite en se tordant les bras et se renversant dedésespoir ; mon père, à moi ! à moi !

– Prenez cette plume et signez, dit lamarquise, lui mettant la plume à la main et la main sur le contrat.Il le faut !… je le veux !

– Oh ! maintenant je suis perdue !…s’écria Marguerite, écrasée de la lutte et se sentant sans forcepour la soutenir.

Mais au moment où le marquis, vaincu, allaitsigner ; où la marquise, triomphante, se félicitait de savictoire ; où Marguerite, désespérée, était près de fuir, unincident inattendu vint changer tout à coup la face des choses. Laporte du cabinet s’ouvrit, et Paul, qui avait assisté, invisible, àcette scène, apparut tout à coup.

– Madame la marquise d’Auray, dit-il, avantque ce contrat ne se signe, un mot !

– Qui m’appelle ? dit la marquise,essayant de distinguer celui qui lui parlait dans l’éloignement, etpar conséquent dans l’ombre.

– Je connais cette voix ! s’écria lemarquis, tressaillant comme si un fer rouge l’eût touché.

Paul fit trois pas et entra dans le cercle delumière que répandait le lustre.

– Est-ce un spectre ? s’écria à son tourla marquise, frappée de la ressemblance du jeune homme avec sonancien amant.

– Je connais ce visage ! murmura lemarquis, croyant revoir l’homme qu’il avait tué.

– Mon Dieu ! mon Dieu !protégez-moi ! balbutia Marguerite, à genoux et les bras versle ciel.

– Morlaix ! Morlaix ! dit lemarquis, se levant et marchant à Paul. Morlaix !Morlaix ! pardon !… grâce !…

Et il tomba de toute sa hauteur, évanoui, surle plancher.

– Mon père ! s’écria Marguerite en seprécipitant vers lui.

En ce moment un domestique entra tout effaré,et s’adressant à la marquise :

– Madame, lui dit-il, Achard fait demander leprêtre et le médecin du château. Il se meurt !

– Dites-lui, répondit la marquise, luimontrant le corps que sa fille était inutilement occupée à rappelerà la vie, dites-lui que tous deux sont retenus auprès dumarquis.

Chapitre 14

 

Comme on l’a vu à la fin du chapitreprécédent, Dieu, par une de ces combinaisons étranges de saprovidence que les hommes aveugles attribuent presque toujours auhasard, rappelait à lui en même temps, pour qu’ils lui rendissentle même compte, le noble marquis d’Auray et le pauvre Achard. Nousavons vu le premier, frappé à la vue de Paul, portrait vivant deson père, comme d’un coup de foudre, tomber sans connaissance auxpieds du jeune homme, épouvanté lui-même de l’effet terrible qu’ilavait produit. Quant à Achard, les circonstances, qui avaient amenéson agonie en même temps que celle du marquis, ressortaient,quoique différentes, du même drame et de la même situation. La vuede Paul, sur l’un comme sur l’autre, avait causé une émotionfuneste à celui-ci par l’excès de la terreur, à celui-là parl’excès de la joie. Pendant la journée qui avait précédé lasignature du contrat, Achard s’était donc senti plus faible qued’habitude.

Toutefois, le soir, il n’en était pas moinssorti pour aller faire sa prière ordinaire à la tombe de sonmaître. De là il avait vu, avec une piété plus profonde que jamais,ce spectacle toujours nouveau et toujours splendide du soleil quise couche dans l’Océan ; il avait suivi la dégradation de salumière pourprée : et comme si ce flambeau du monde attirait àlui son âme, il avait senti s’éteindre ses forces avec le dernierrayon du jour ; de sorte que, quand le domestique du châteauvint le soir, comme d’habitude, afin de prendre ses ordres, ne lerencontrant pas dans sa chambre, il s’était mis à le chercher audehors ; et comme sa promenade ordinaire était connue, ill’avait bientôt trouvé au pied du grand chêne, évanoui sur la fossede son maître, fidèle jusqu’à la fin à cette religion de la tombequi avait été le sentiment exclusif des dernières années de sa vie.Alors le domestique l’avait pris dans ses bras et l’avait rapportéchez lui ; puis, tout effrayé de cet accident inattendu, ilétait accouru réclamer auprès de la marquise les derniers secoursdu médecin et du prêtre, que celle-ci avait refusés, sous leprétexte qu’à cette heure ils étaient aussi nécessaires au marquisqu’au vieux serviteur, et que la hiérarchie des rangs, puissantejusqu’en face de la mort, donnait à son époux le privilège d’enuser le premier.

Mais cette nouvelle, annoncée à la marquisedans ce moment de paroxysme suprême où les différents intérêts etles différentes passions jetaient les acteurs de ce drame intimedont nous nous sommes fait l’historien, cette nouvelle avait étéentendue de Paul.

Jugeant impossible la signature du contratdans l’état où était le marquis, il n’avait pris que le temps derappeler une seconde fois à Marguerite qu’elle le retrouverait chezAchard, si elle avait besoin de lui : après quoi il s’étaitélancé dans le parc, et s’orientant au milieu de ses allées et deses massifs avec cette habileté du marin qui lit tout chemin auciel, il avait retrouvé la maison et était entré tout haletant dansla chambre du vieillard au moment où celui-ci commençait àreprendre ses sens, et s’était jeté dans ses bras. Alors la joieavait rendu quelque force au vieux serviteur, sûr au moins demourir sur le cœur d’un ami.

– Oh ! c’est toi ! c’est toi !s’écria le vieillard, je n’espérais pas te revoir.

– Et tu as pu penser que j’apprendrais tonétat, s’écria Paul, et que je n’accourrais pas àl’instant !

– Mais je ne savais où te chercher, moi ;où te faire dire que je voulais te voir une dernière fois avant demourir.

– J’étais au château, père ; j’ai toutappris et je suis accouru.

– Et comment étais-tu au château ? dit levieillard étonné.

Paul lui raconta tout.

– Providence de Dieu ! murmura Achardlorsque Paul eut terminé son récit, que tes décrets sont cachés etinévitables ! Toi qui au bout de vingt années ramènes le jeunehomme au berceau de l’enfant, et qui tues l’assassin du père par leseul aspect du fils !

– Oui, oui, cela s’est passé ainsi, réponditPaul ; et c’est cette même Providence qui me conduit à toipour que je te sauve. Car, je le sais, ils t’ont refusé le médecinet le prêtre.

– Nous aurions dû cependant partager, en bonnejustice, répondit Achard. Le marquis, puisqu’il craint la mort,n’avait qu’à garder le médecin, et à moi, qui suis las de la vie,m’envoyer le prêtre.

– Je puis monter à cheval, s’écria Paul, etavant une heure …

– Dans une heure il sera trop tard, dit lemourant d’une voix affaiblie. Un prêtre !… un prêtreseul !… Je ne demandais qu’un prêtre.

– Père, répondit Paul, je ne puis leremplacer, je le sais, dans ses fonctions sacrées ; mais nousparlerons de Dieu ensemble, de sa grandeur, de sa bonté.

– Oui, mais terminons d’abord avec les chosesde la terre, pour ne plus penser qu’à celles du ciel. Tu dis que,comme moi, le marquis se meurt ?

– Je l’ai laissé agonisant.

– Tu sais qu’aussitôt après sa mort, lespapiers renfermés dans cette armoire, et qui constatent tanaissance, t’appartiennent de droit ?

– Je le sais.

– Si je meurs avant lui, si je meurs sansprêtre, à qui confier ce dépôt ? Le vieillard se souleva, etlui montra sous le chevet de son lit une clef. Tu prendras cetteclef : elle ouvre cette armoire ; tu y trouveras unecassette. Tu es homme d’honneur, jure-moi que tu n’ouvriras cettecassette que lorsque le marquis sera mort.

– Je vous le jure ! dit Paul en étendantsolennellement la main vers le crucifix cloué au-dessus duchevet.

– C’est bien, répondit Achard. Maintenant jemourrai tranquille.

– Vous le pouvez, car le fils vous tient lamain dans ce monde, et le père vous la tend dans le ciel.

– Crois-tu, enfant, qu’il sera content de mafidélité ?

– Jamais roi n’a été obéi pendant sa vie commelui l’aura été après sa mort.

– Oui, murmura le vieillard d’une voix sombre,oui, je n’ai été que trop exact à suivre ses commandements.J’aurais dû ne pas souffrir ce duel, j’aurais dû me refuser à enêtre le témoin. Écoute, Paul : voilà ce que je voulais dire àun prêtre, car c’est la seule chose qui charge ma conscience ;écoute : il y a des moments de doute où j’ai regardé ce duelsolitaire comme un assassinat. Alors…alors, comprends-tu,Paul ? c’est que je ne serais plus témoin, je seraiscomplice !

– Mon père, répondit Paul, je ne sais si leslois de la terre sont toujours d’accord avec les lois du ciel, etsi l’honneur selon les hommes est la vertu selon le Seigneur ;je ne sais si notre Église, ennemie du sang, permet que l’offensétente de venger lui-même son injure sur l’offenseur, et si, dans cecas, le jugement de Dieu dirige toujours ou la balle du pistolet oula pointe de l’épée. Ce sont là des questions qu’on décide, non pasavec le raisonnement, mais avec la conscience. Eh bien ! maconscience me dit qu’à ta place j’aurais fait ce que tu as fait. Sila conscience, qui me trompe, t’a trompé aussi, plus qu’un prêtre,j’ai, dans cette circonstance, le droit de te pardonner ; et,en mon nom et en celui de mon père, je te pardonne !

– Merci ! merci ! s’écria levieillard en pressant les mains du jeune homme ; merci !car voilà des paroles comme il en faut à l’âme d’un mourant. Unremords est une chose terrible, vois-tu ! un remords conduit àdouter de Dieu. Car, une fois qu’il n’y a plus de juge, il n’y aplus de jugement.

– Écoute, dit Paul avec cet accent poétique etsolennel qui lui était particulier ; moi aussi j’ai souventdouté de Dieu. Car, isolé et perdu comme je l’étais dans le monde,sans famille et sans appui sur la terre, je cherchais un appui dansle Seigneur, et je demandais à tout ce qui m’entourait une preuvede son existence. Souvent je m’arrêtais au pied de l’une de cescroix qui bordent le chemin, et, les yeux fixés sur le Sauveur deshommes, je demandais en pleurant une certitude de son existence etde sa mission ; je demandais que son œil s’abaissât versmoi ; je demandais qu’une goutte de sang tombât de sablessure, ou qu’un soupir sortît de sa bouche. Le crucifix restaitimmobile, et je me relevais le désespoir dans le cœur endisant : « Si je savais où trouver la tombe de mon père,je l’interrogerais comme Hamlet le fantôme, et elle me répondraitpeut-être ! »

– Pauvre enfant !

– Alors, j’entrais dans une église, continuaPaul, dans une de ces églises du Nord, tu sais, sombre, religieuse,chrétienne. Et je me sentais inondé de tristesse, mais la tristessen’est pas la foi ! Je m’approchais de l’autel, jem’agenouillais devant le tabernacle où l’on dit que Dieuhabite ; j’appuyais mon front contre le marbre desmarches ; et lorsque j’étais resté prosterné, perdu dans mondoute pendant des heures, je relevais la tête, espérant que ce Dieuque je cherchais se manifesterait enfin à moi par un rayon de sagloire, ou par un éclair de sa puissance. Mais l’église restaitsombre comme le crucifix était resté immobile, et je me précipitaissous son portique comme un insensé, en disant :« Seigneur ! Seigneur ! si tu existais, tu terévélerais aux hommes. Tu veux donc que les hommes doutent de toi,puisque tu peux te révéler à eux, et que tu ne le faispas. »

– Prends garde à ce que tu me dis, Paul,s’écria le vieillard ; prends garde que le doute de ton cœurn’atteigne le mien ! Tu as du temps pour croire, toi, tandisque moi… je vais mourir !

– Attends, père, attends, continua Paul avecune voix douce et un visage calme, je n’ai pas fini. C’est alorsque je me suis dit : « Le crucifix du chemin, l’églisedes villes, sont l’œuvre de l’homme. Cherchons Dieu dans l’œuvre deDieu. » Dès ce moment, mon père, a commencé cette vie errantequi restera un mystère éternel entre le ciel, la mer et moi… Ellem’a égaré dans les solitudes de l’Amérique, car je pensais que plusun monde était nouveau, plus il avait dû garder empreinte la mainde Dieu ! Je ne m’étais pas trompé. Là, souvent, dans cesforêts vierges où le premier peut-être parmi les hommes j’avaispénétré sans autre abri que le ciel, sans autre couche que laterre, abîmé dans une seule pensée, j’ai écouté ces mille bruitsdivers du monde qui s’endort et de la nature qui s’éveille.

Longtemps encore je suis resté sans comprendrecette langue inconnue que forment en se mêlant ensemble le murmuredes fleuves, la vapeur des lacs, le bruissement des forêts et leparfum des fleurs. Enfin peu à peu se souleva le voile qui couvraitmes yeux, et le poids qui oppressait mon cœur. Dès lors jecommençai à croire que ces rumeurs du soir et ces bruits ducrépuscule n’étaient qu’un hymne universel par lequel les chosescréées rendaient grâces au Créateur.

– Mon Dieu ! dit le mourant, joignant lesmains et levant les yeux au ciel avec l’expression de la foi ;mon Dieu ! j’ai crié vers vous du fond de l’abîme, et vousm’avez entendu dans ma détresse ! mon Dieu, je vousremercie !

– Alors, continua Paul avec une exaltationcroissante, alors j’ai cherché sur l’Océan ce reste de convictionque me refusait la terre. La terre, ce n’est que l’espace ;l’Océan, c’est l’immensité. L’Océan, c’est ce qu’il y a de plusgrand, de plus fort et de plus puissant après Dieu ! L’Océan,je l’ai entendu rugir comme un lion irrité, puis, à la voix de sonmaître, se coucher comme un chien soumis ; je l’ai senti sedresser comme un Titan qui veut escalader le ciel, puis, sous lefouet de l’orage, je l’ai entendu se plaindre comme un enfant quipleure. Je l’ai vu lancer des vagues au-devant de l’éclair, etessayer d’éteindre la foudre avec son écume, puis s’aplanir commeun miroir, et réfléchir jusqu’à la dernière étoile du ciel. Sur laterre, j’avais reconnu l’existence de Dieu ; sur l’Océan, jereconnus son pouvoir. Dans la solitude, comme Moïse, j’avaisentendu la voix du Seigneur ; mais, pendant l’orage, je levis, comme Ézéchiel, passer avec la tempête. Dès lors, mon père,dès lors, le doute fut à jamais chassé loin de moi, et, le soir dupremier ouragan, je crus et je priai.

– Je crois en Dieu tout-puissant, créateur duciel et de la terre, dit le vieillard d’une voix ardente defoi ; et il continua ainsi le Symbole des apôtres jusqu’à sadernière ligne. Paul l’écouta en silence et les yeux au ciel ;puis, lorsque le mourant eut fini :

– Ce n’est point ainsi qu’un prêtre t’eûtparlé, père, dit-il en secouant la tête ; car, moi, je t’aiparlé en marin et avec une voix plus habituée à prononcer desparoles de mort que de consolation. Pardonne-moi, père,pardonne-moi.

– Tu m’as fait prier et croire comme toi,répondit le vieillard ; dis-moi, qu’aurait donc fait de plusun prêtre ? Ce que tu m’as dit est simple et grand :laisse-moi penser à ce que tu m’as dit.

– Écoute ! dit Paul en tressaillant.

– Quoi ?

– N’as-tu pas entendu ?…

– Non.

– Il m’a semblé qu’une voix en détresse…m’appelait… Entends-tu ? entends-tu ?… C’est la voix deMarguerite…

– Va au-devant d’elle, lui dit le vieillard,j’ai besoin d’être seul.

Chapitre 15

 

Paul s’élança dans la chambre voisine, et,comme il y mettait le pied, il entendit son nom répété unetroisième fois tout auprès de l’entrée.

Courant alors à la porte, il l’ouvrit avecempressement, et, sur le seuil, il trouva Marguerite, à qui laforce avait manqué pour aller plus loin, et qui était tombée àgenoux.

– À moi ! à moi ! cria-t-elle avecl’expression de la plus profonde terreur en apercevant Paul, et ense traînant vers lui.

Paul s’élança vers Marguerite et la prit dansses bras ; elle était pâle et glacée. Il l’emporta dans lapremière chambre, la déposa sur un fauteuil, retourna fermer laporte, qui était restée ouverte ; puis revenant prèsd’elle :

– Que craignez-vous ? lui dit-il ;qui vous poursuit, et comment venez-vous à cette heure ?

– Oh ! s’écria Marguerite, à toute heuredu jour et de la nuit, j’aurais fui tant que la terre aurait pu meporter ! J’aurais fui jusqu’à ce que je trouvasse un cœur poury pleurer, un bras pour me défendre ! J’aurais fui !…Paul ! Paul ! mon père est mort.

– Pauvre enfant ! dit Paul en serrant lajeune fille dans ses bras. Pauvre enfant ! qui s’échappe d’unemaison mortuaire pour retomber dans une autre ! qui laisse lamort au château et qui la retrouve dans la chaumière !

– Oui, oui, dit Marguerite, se levant,frémissante encore de terreur et se pressant contre Paul. La mortlà-bas ! la mort ici ! Mais là-bas on meurt dans ledésespoir, tandis qu’ici… ici l’on meurt tranquille. O Paul !Paul ! oh ! si vous aviez vu ce que j’ai vu !

– Dites-moi cela.

– Vous savez, continua la jeune fille, quelleinfluence terrible ont eue sur mon père votre voix et votreprésence ?

– Je le sais.

– On l’a emporté évanoui et sans parole dansson appartement.

– C’était à votre mère que je parlais, ditPaul ; c’est lui qui a entendu : ce n’est point mafaute.

– Eh bien ! vous comprenez, Paul, puisquevous avez dû tout entendre du cabinet où vous étiez. Mon père, monpauvre père m’avait reconnue ; et moi, le voyant ainsi, jen’ai pu résister à mon inquiétude ; et, au risque d’irriter mamère, je suis montée pour le voir une fois encore. La porte étaitfermée ; je frappai doucement : il était revenu à lui,car j’entendis sa voix affaiblie demandant qui était là.

– Et votre mère ? demanda Paul.

– Ma mère ? dit Marguerite ; elleétait absente et l’avait enfermé en sortant, comme elle aurait faitd’un enfant. Mais lorsqu’il eut reconnu ma voix, lorsque je lui eusrépondu que j’étais Marguerite, que j’étais sa fille, il me dit deprendre un escalier dérobé, qui, par un cabinet, montait dans sachambre. Une minute après, j’étais à genoux devant son lit, et ilme donnait sa bénédiction ; car il m’a donné sa bénédictionavant de mourir, sa bénédiction paternelle, qui, je l’espère,appellera celle de Dieu.

– Oui, dit Paul, Dieu le pardonnera, soistranquille. Pleure sur ton père, mon enfant, mais ne pleure plussur toi, car tu es sauvée !

– Vous n’avez rien entendu encore, Paul !s’écria Marguerite ; écoutez ! écoutez !

– Parle.

– Voilà qu’en ce moment, comme j’étaisagenouillée, comme je baisais sa main, en ce moment j’entendis lespas de ma mère ; elle montait l’escalier ; je reconnus savoix, et mon père la reconnut aussi, car il m’embrassa une dernièrefois, et me fit signe de fuir. J’obéis, mais j’avais la tête siperdue, si troublée, que je me trompai de porte, et qu’au lieu deprendre l’escalier par lequel j’étais venue, je me jetai dans uncabinet sans issue. Je tâtai de tous les côtés, je vis que j’étaisenfermée. En ce moment, la porte de la chambre s’ouvrait : jem’arrêtai, retenant mon haleine ; ma mère entra avec leprêtre. Je vous le dis, Paul, elle était plus pâle que celui quiallait mourir.

– Mon Dieu ! mon Dieu ! murmuraPaul.

– Le prêtre s’assit au chevet du lit, continuaMarguerite se pressant toujours plus effrayée contre Paul. Ma mèrese tint debout au pied. Comprenez-vous ? J’étais là, moi, enface de ce spectacle funèbre ! ne pouvant fuir ! Unefille forcée d’entendre la confession de son père ! n’est-cepas affreux ? dites. Je tombai à genoux, fermant les yeux pourne pas voir, priant pour ne pas entendre ; et cependant,malgré moi, oh ! bien malgré moi, Paul, je vous le jure !je vis… et j’entendis… et ce que je vis et entendis ne sortirajamais de ma mémoire. Je vis mon père, retrouvant dans sessouvenirs une force fiévreuse, se soulever sur son lit, la pâleurde la mort empreinte sur son visage. Je l’entendis !… jel’entendis prononcer les mots de duel, d’adultère etd’assassinat !… et à chacun de ces mots, je vis ma mère pluspâle, toujours plus pâle, et je l’entendis, haussant la voix pourcouvrir la voix du mourant, et disant au prêtre : « Ne lecroyez pas ! ne le croyez pas, mon père !… il ment !ou plutôt… c’est un fou, c’est un insensé ! ne le croyezpas ! Paul, c’était un spectacle horrible, sacrilège,impie !… Une sueur froide me passa sur le front, et jem’évanouis. »

– Justice du ciel ! s’écria Paul.

– Je ne sais combien de temps je restai sansconnaissance. Lorsque je revins à moi, la chambre était silencieusecomme une tombe. Ma mère et le prêtre avaient disparu, et deuxcierges brûlaient près de mon père. J’ouvris la porte, Je jetai lesyeux sur le lit, et il me sembla, sous le drap qui le recouvraittout entier, voir se dessiner la forme raidie d’un cadavre. Jedevinai que tout était fini ! Je restai immobile, partagéeentre la crainte funèbre que me causait cette vue, et le désirpieux de soulever le drap et de baiser une fois encore, avant qu’onle scellât dans le cercueil, le front vénérable de mon père. Enfin,la crainte l’emporta ; une terreur glaçante, invincible,mortelle, me poussa hors de l’appartement ; je descendisl’escalier, je ne sais comment, sans en toucher une marche, jecrois ; je traversai des chambres, des galeries, et enfin jesentis à la fraîcheur de l’air que j’étais dehors. Je courais commeune folle. Je me rappelai que vous m’aviez dit que vous seriez ici.Un instinct, dites-moi lequel, car je ne le connais pas moi-même,me poussait de ce côté. Il me semblait que j’étais poursuivie pardes ombres, par des fantômes. Au détour d’une allée… étais-jeinsensée ?… Je crois voir ma mère…tout en noir… marchant sansbruit comme un spectre. Oh ! alors, alors… la terreur me donnades ailes. Je courus d’abord sans suivre de chemin ; puis lesforces me manquèrent, et c’est alors que vous avez entendu mescris. Je fis encore quelques pas, et je tombai près de cetteporte ; si elle ne s’était pas ouverte, oh ! oui,j’expirais sur la place, car j’étais tellement troublée, qu’il mesemblait toujours… Silence ! murmura tout à coupMarguerite ; silence !… entendez-vous ?

– Oui, dit Paul soufflant la lampe ; oui,oui, des pas !…

Je les entends comme vous.

– Regardez… regardez !… continuaMarguerite s’enveloppant dans les rideaux de la fenêtre, et ycachant Paul avec elle, regardez !… je ne m’étais pas trompée.C’était elle.

En effet, en ce moment la porte de la maisons’ouvrit, et la marquise, vêtue de noir, pâle comme une ombre,entra lentement, tira la porte derrière elle, la ferma à laclef ; et, sans voir Paul ni Marguerite, traversa la premièrechambre, et entra dans la seconde, où était couché le vieillard.Elle s’avança alors vers le lit d’Achard comme elle s’était avancéevers le lit du marquis. Seulement, cette fois, elle n’avait pas deprêtre avec elle.

– Qui va là ? dit Achard, ouvrant un desrideaux de son lit.

– Moi ! répondit la marquise en tirantl’autre.

– Vous, madame ! s’écria le vieuxserviteur avec effroi. Que venez vous faire au lit d’unmourant ?

– Je viens lui proposer un marché.

– Pour prendre son âme, n’est-cepas ?

– Pour la sauver, au contraire. Achard, tun’as plus besoin que d’une chose en ce monde, continua la marquiseen se baissant sur le lit du moribond, c’est d’un prêtre.

– Vous m’avez refusé celui du château.

– Dans cinq minutes, dit la marquise, il seraici, si tu le veux !…

– Faites-le donc venir alors, répondit levieillard ; mais, croyez-moi, ne perdez pas detemps…hâtez-vous !…

– Mais… si je te donne la paix du ciel, repritla marquise, me donneras-tu la paix de la terre, toi ?

– Que puis-je pour vous ? murmura lemourant, fermant les yeux pour ne pas voir cette femme dont leregard le glaçait.

– Tu as besoin d’un prêtre pour mourir…tu saisce dont j’ai besoin pour vivre…

– Vous voulez me fermer le ciel par unparjure !

– Je veux te l’ouvrir par un pardon.

– Ce pardon… je l’ai reçu…

– Et de qui ?…

– De celui qui seul peut-être avait le droitde me le donner.

– Morlaix est-il descendu du ciel ?demanda la marquise

– Non, répondit le vieillard ; maisavez-vous oublié, madame, qu’il avait laissé un fils sur laterre ?

– Tu l’as donc aussi vu, toi ? s’écria lamarquise.

– Oui, répondit Achard.

– Et tu lui as tout dit…

– Tout !

– Et les papiers qui constatent sanaissance ? demanda la marquise avec anxiété.

– Le marquis n’était pas mort. Les papierssont là.

– Achard, s’écria la marquise tombant à genouxdevant le lit, Achard, tu auras pitié de moi !

– Vous à genoux devant moi, madame !

– Oui, vieillard, dit la marquise suppliante,oui, je suis à genoux devant toi, et je te prie, et je t’implore,car tu tiens entre tes mains l’honneur d’une des plus vieillesfamilles de France, ma vie passée, ma vie à venir !… Cespapiers, c’est mon cœur, c’est mon âme, c’est plus que tout cela,c’est mon nom ! le nom de mes aïeux, le nom de mesenfants ; et tu sais ce que j’ai souffert pour garder ce nomsans tache ! Crois-tu que je n’avais pas au cœur, comme lesautres femmes, des sentiments d’amante, d’épouse et de mère !Eh bien ! je les ai étouffés tous les uns après les autres, etla lutte a été longue. J’ai vingt ans de moins que toi,vieillard ; je suis pleine de vie, et tu vas mourir. Ehbien ! regarde mes cheveux : ils sont plus blancs que lestiens !

– Que dit-elle ? murmura Marguerite, quis’était approchée de manière à ce que son regard pût plonger d’unechambre dans l’autre. Oh ! mon Dieu !

– Écoute, écoute, enfant, répondit Paul ;c’est le Seigneur qui permet que tout soit révélé de cettemanière !…

– Oui, oui, murmura Achards’affaiblissant ; oui, vous avez douté de la bonté deDieu ; vous avez oublié qu’il avait pardonné à la femmeadultère.

– Oui, mais lorsqu’ils rencontrèrent leChrist, les hommes allaient la lapider en attendant !… Leshommes qui, depuis vingt générations, se sont habitués à respectermon nom et à honorer ma famille, et qui, s’ils apprenaient ce qui,Dieu merci ! leur a été caché jusqu’à présent, n’auraient pluspour lui que du mépris et de la honte ! Oh ! oui… Dieu…j’ai tant souffert qu’il me pardonnera ; mais les hommes… leshommes sont implacables, ils ne pardonnent pas, eux !D’ailleurs, suis-je seule exposée à leurs injures ? Aux deuxcôtés de ma croix n’ai-je pas mes deux enfants, dont l’autre estl’aîné !… L’autre, c’est mon enfant, je le sais bien, commeEmmanuel, comme Marguerite ; mais ai-je le droit de le leurdonner pour frère ?… Oublies-tu qu’aux yeux de la loi, il estle fils du marquis d’Auray ? oublies-tu qu’il est lepremier-né, le chef de la famille ? oublies-tu que, pour quetout lui appartienne, titre et fortune, il n’a qu’à invoquer cetteloi ? Et alors, que reste-t-il à Emmanuel ? une croix deMalte ! Que reste-t-il à Marguerite ? uncouvent !

– Oh ! oui, oui, dit Marguerite àdemi-voix et tendant les bras vers la marquise ; oui, uncouvent où je puisse prier pour vous, ma mère.

– Silence ! silence ! lui ditPaul.

– Oh ! vous ne le connaissez pas, madame,murmure le mourant d’une voix qui allait s’affaiblissanttoujours.

– Non, mais je connais l’humanité, répondit lamarquise. Il peut retrouver un nom, lui qui n’a pas de nom ;une fortune, lui qui n’a pas de fortune ; et tu crois qu’ilrenoncera à cette fortune et à son nom ?

– Si vous le lui demandez.

– Et de quel droit le luidemanderais-je ? continua la marquise. De quel droit leprierais-je de m’épargner, d’épargner Emmanuel, d’épargnerMarguerite ? Il dira : « Je ne vous connais pas,madame, je ne vous ai jamais vue ! Vous êtes ma mère, voilàtout ce que je sais. »

– En son nom, balbutia Achard, dont la mortcommençait à glacer la langue, en son nom, madame, je m’engage… jejure… Oh ! mon Dieu ! mon Dieu !

La marquise se souleva, suivant sur le visagedu moribond les progrès de l’agonie.

– Tu t’engages !… tu jures !…dit-elle. Est-il là pour ratifier l’engagement, lui ? Tut’engages !… tu jures !… Ah ! et sur ta parole tuveux que je joue les années qu’il me reste à vivre contre lesminutes qui te restent à mourir ! Je t’ai prié, je t’aiimploré ; une dernière fois je prie et j’implore :rends-moi ces papiers !

– Ces papiers sont à lui.

– Il me les faut, te dis-je ! continua lamarquise prenant de la force à mesure que le mourants’affaiblissait.

– Mon Dieu ! mon Dieu ! ayez pitiéde moi ! murmura Achard.

– Nul ne peut venir, reprit la marquise. Cetteclef ne te quitte jamais, m’as-tu dit ?…

– L’arracherez-vous des mains d’unmourant ?

– Non, répondit la marquise, j’attendrai.

– Laissez-moi mourir en paix ! s’écria lemoribond arrachant le crucifix de son chevet, et le levant entrelui et la marquise. Sortez ! sortez ! au nom duChrist !…

La marquise tomba à genoux, courbant la têtejusqu’à terre.

Quant au vieillard, il resta un instant danscette posture terrible ; puis peu à peu ses forcesl’abandonnèrent ! il retomba sur le lit, mettant ses bras encroix et appuyant l’image du Sauveur sur sa poitrine.

La marquise prit le bas des rideaux du lit,et, sans relever la tête, elle les croisa de manière à ce qu’ilsrenfermassent l’agonie du mourant.

– Horreur ! horreur ! murmuraMarguerite.

– À genoux et prions ! dit Paul.

Alors il y eut un moment solennel et terrible,qui n’était interrompu que par les derniers râles dumoribond ; puis ces râles s’affaiblirent et cessèrent. Toutétait fini : le vieillard était mort.

La marquise releva lentement la tête, écoutaquelques minutes avec anxiété, puis introduisant, sans les ouvrir,la main à travers les rideaux, après quelques efforts elle laretira tenant la clef. Elle se leva alors en silence, et, la têteretournée du côté du lit, marcha vers l’armoire. Mais au moment oùelle allait mettre la clef dans la serrure, Paul, qui suivait tousses mouvements, s’élança dans la chambre, et lui saisissant lebras :

– Donnez-moi cette clef, ma mère ! luidit-il, car le marquis est mort, et ces papiersm’appartiennent.

– Justice de Dieu ! s’écria la marquiseen reculant d’épouvante et tombant sur un fauteuil ; justicede Dieu ! c’est mon fils !

– Bonté du ciel ! murmura Marguerite entombant à genoux dans l’autre chambre ; bonté du ciel !c’est mon frère !

Paul ouvrit l’armoire, et prit la cassette oùétaient renfermés les papiers.

Chapitre 16

 

Cependant, au milieu des événements pressés decette nuit, qui, en faisant assister Marguerite à deux agonies,l’avaient amenée si providentiellement à la découverte du secret desa mère, Paul n’avait point oublié les paroles mortelles échangéesla veille entre lui et Lectoure. Aussi comme ce jeune gentilhommen’aurait pas su sans doute où le retrouver, il jugea que c’était àlui de lui épargner les ennuis de la recherche, et, vers les sixheures du matin, le lieutenant Walter se présenta au châteaud’Auray, venant, de la part de Paul, arrêter les conditions ducombat. Il trouva Emmanuel chez Lectoure.

Ce dernier, en apercevant l’officier,descendit dans le parc, afin de laisser les jeunes gens tout à faitlibres dans leur discussion.

Walter avait reçu de son chef l’ordre de toutaccepter. Le débat préliminaire fut donc promptement terminé. Lesjeunes gens convinrent que la rencontre aurait lieu le jour même àquatre heures du soir, sur le bord de la mer, près de la cabane dupêcheur située entre Port-Louis et le château d’Auray. Quant auxarmes, on apporterait sur le terrain des pistolets et desépées ; on déciderait alors desquels les adversaires devraientse servir : bien entendu que Lectoure étant l’insulté, lechoix lui appartiendrait.

Quant à la marquise, écrasée comme nousl’avons vu d’abord par l’apparition inattendue de Paul, elle avaitrepris bientôt toute la fermeté de son caractère, et, tirant sonvoile sur sa figure, elle était sortie de la chambre mortuaire, etavait traversé la première pièce, restée sombre, sans lumière. Ellen’y avait donc pas aperçu Marguerite agenouillée, et muetted’étonnement et de terreur.

Elle avait ensuite traversé le parc, et étaitrentrée dans le salon où s’était passée la scène du contrat ;et là, à la lueur mourante des bougies, les deux coudes appuyés surla table, la tête posée sur ses mains, les yeux fixés sur le papieroù Lectoure avait déjà signé son nom et le marquis écrit la moitiédu sien, elle avait passé le reste de la nuit à mûrir unerésolution nouvelle ; elle avait ainsi vu venir le jour sansavoir pensé à prendre le moindre repos, tant cette âme de bronzesoutenait le corps où elle était enfermée. Cette résolution étaitd’éloigner au plus vite Emmanuel et Marguerite du château d’Auray,car c’était à ses enfants surtout qu’elle voulait cacher ce quiallait probablement se passer entre Paul et elle.

À sept heures, entendant le bruit que faisaitle lieutenant Walter en se retirant, elle étendit la main, prit uneclochette, et sonna. Un domestique se présenta à la porte avec lalivrée de la veille ; on voyait que lui non plus il ne s’étaitpoint couché.

– Prévenez mademoiselle d’Auray que sa mèrel’attend au salon, dit la marquise.

Le valet obéit, et la marquise reprit, morneet immobile, sa première attitude. Un instant après elle entenditun léger bruit derrière elle et se retourna. C’était Marguerite. Lajeune fille, avec plus de respect qu’elle ne l’avait jamais faitpeut-être, étendit la main vers sa mère, afin que celle-ci luidonnât la sienne à baiser. Mais la marquise resta sans mouvement,comme si elle n’eût pas compris l’intention de sa fille. Margueritelaissa retomber sa main et attendit en silence. Elle aussi portaitle même vêtement que la veille. Le sommeil avait passé sur lemonde, oubliant le château d’Auray et ses hôtes.

– Approchez, dit la marquise. Marguerite fitun pas.

– Pourquoi, continua la marquise, êtes-vousainsi pâle et tremblante ?

– Madame ! murmura Marguerite.

– Parlez ! dit la marquise.

– La mort de mon père, si prompte, siinattendue ! balbutia Marguerite. Enfin j’ai beaucoup souffertcette nuit !

– Oui, oui, dit la marquise d’une voix sourdeet en fixant sur Marguerite des regards qui n’étaient pas dénués detout intérêt ; oui, le jeune arbre plie et s’effeuille sous levent. Il n’y a que le vieux chêne qui résiste à toutes lestempêtes. Moi aussi, Marguerite, j’ai souffert ! moi aussi,j’ai eu une nuit terrible ! Et cependant vous me voyez calmeet ferme.

– Dieu vous a fait une âme forte et sévère,madame, dit Marguerite ; mais il ne faut pas demander la mêmeforce et la même sévérité aux âmes des autres. Vous lesbriseriez.

– Aussi, dit la marquise, laissant retomber samain sur la table, je ne demande à la vôtre que l’obéissance.Marguerite, le marquis est mort ; Emmanuel est maintenant lechef de la famille ; vous allez à l’instant même partir pourRennes avec Emmanuel.

– Moi ! s’écria Marguerite ! moi,partir pour Rennes ! Et pourquoi ?…

– Parce que, répondit la marquise, la chapelledu château est trop étroite pour contenir à la fois les fiançaillesde la fille et les funérailles du père.

– La mère, dit Marguerite avec un accentindéfinissable, ce serait une piété, ce me semble, que de mettreplus d’intervalle entre deux cérémonies aussi opposées.

– La véritable piété, reprit la marquise,c’est d’accomplir les dernières volontés des morts. Jetez les yeuxsur ce contrat, et voyez-y les premières lettres du nom de votrepère.

– Oh ! je vous le demande, madame, monpère, lorsqu’il a tracé ces lettres que la mort est venueinterrompre, mon père avait-il bien toute sa raison, toute savolonté ?

– Je l’ignore, mademoiselle, répondit lamarquise avec ce ton impératif et glacé qui lui avait jusqu’alorssoumis tout ce qui l’entourait ; je l’ignore ; ce que jesais, c’est que l’influence qui le faisait agir lui survit ;ce que je sais, c’est que les parents, tant qu’ils existent,représentent Dieu sur la terre. Or, Dieu m’a ordonné de terribleschoses, et j’ai obéi. Faites comme moi, mademoiselle,obéissez !

– Madame, dit Marguerite, toujours debout,mais immobile cette fois, et avec quelque chose de cet accentarrêté si terrible chez sa mère, et que celle-ci lui avait transmisavec son sang ; madame, il y a trois jours que, les larmesdans les yeux, le désespoir dans le cœur, je me traîne sur mesgenoux, des pieds d’Emmanuel à ceux de cet homme, et des pieds decet homme à ceux de mon père. Aucun n’a voulu ou n’a pu m’entendre,car l’ambition ardente ou la folie acharnée était là, couvrant mavoix. Enfin me voilà arrivée en face de vous, ma mère. Vous êtes ladernière que je puisse implorer, mais aussi vous êtes celle quidevez le mieux m’entendre. Écoutez donc bien ce que je vais vousdire. Si je n’avais à sacrifier à votre volonté que mon bonheur, jele sacrifierais ; que mon amour, je le sacrifieraisencore ; mais j’ai à vous sacrifier… mon fils. Vous êtesmère ; et moi aussi, madame !

– Mère !… mère !… murmura lamarquise ; mère… par une faute !

– Enfin je le suis, madame ; et lesentiment de la maternité n’a pas besoin d’être sanctifié pour êtresaint. Eh bien ! madame, dites-moi, – car mieux que moi vousdevez savoir ces choses, – dites-moi : si ceux qui nous ontdonné le jour ont reçu de Dieu une voix qui parle à notre cœur,ceux qui sont nés de nous n’ont-ils pas une voix pareille ? etquand ces deux voix se contredisent, à laquelle des deux faut-ilobéir ?

– Vous n’entendrez jamais la voix de votreenfant, répondit la marquise, car vous ne le reverrez jamais.

– Je ne reverrai jamais mon fils !…s’écria Marguerite ; et qui peut en répondre,madame ?

– Lui-même ignorera qui il est.

– Et s’il le sait un jour !… ditMarguerite, vaincue dans son respect de fille par la dureté de samère ; et s’il revient alors me demander compte de sanaissance !… Cela peut arriver, madame !

Elle prit la plume.

– Et dans cette alternative, dites, faut-ilque je signe ?

– Signez, dit la marquise.

– Mais, continua Marguerite en posant sa maincrispée et tremblante sur le contrat, si mon mari apprend un jourl’existence de cet enfant ! s’il demande raison à mon amant dela tache faite à son nom et à son honneur !… si, dans un duelacharné, solitaire et sans témoins… dans un duel à mort, il tuaitcet amant, et que, tourmenté par sa conscience, poursuivi par unevoix qui sortirait de la tombe, mon mari perdît laraison !

– Taisez-vous ! dit la marquiseépouvantée, mais sans savoir encore si le hasard ou quelquerévélation inconnue dictait les paroles de sa fille ;taisez-vous !

– Vous voulez donc, continua Marguerite, quien avait trop dit pour s’arrêter, vous voulez donc que, pourconserver pur et sans tache mon nom et celui de mes autres enfants,je m’enferme avec un insensé ! Vous voulez donc que j’écartede moi et de lui tout être vivant ! que je me fasse un cœur defer pour ne plus sentir ! des yeux de bronze pour ne pluspleurer ! Vous voulez donc que Je me couvre de deuil comme uneveuve, avant que mon mari soit mort !… Vous voulez donc quemes cheveux blanchissent vingt ans avant l’âge !

– Taisez-vous ! taisez-vous !…interrompit la marquise d’une voix où l’on sentait que la menacecommençait de céder à la crainte ; taisez vous !

– Vous voulez donc, reprit Marguerite emportéepar l’amertume de sa douleur, vous voulez donc, pour que ceterrible secret meure avec ceux qui le gardent, que j’écarte deleur lit funéraire les médecins et les prêtres !… Vous voulezdonc enfin que j’aille d’agonie en agonie pour fermer moi-même, nonpas les yeux, mais la bouche des moribonds !…

– Taisez-vous ! dit la marquise en setordant les bras ; au nom du ciel, taisez-vous !

– Eh bien ! continua Marguerite,dites-moi donc encore de signer, ma mère, et tout cela sera. Etalors la malédiction du Seigneur sera accomplie : « Etles fautes des pères retomberont sur leurs enfants jusqu’à latroisième et à la quatrième génération ! »

– O mon Dieu ! mon Dieu ! s’écria lamarquise éclatant en sanglots, suis-je assez abaissée !suis-je assez punie !

– Pardon, pardon, madame, dit Margueriterendue à elle-même par les premières larmes de sa mère, en tombantà genoux ; pardon ! pardon !

– Oui, pardon, répondit la marquise marchant àMarguerite ; demande pardon, fille dénaturée, qui a pris lefouet des mains de la vengeance éternelle, et qui en a frappé tamère au visage !

– Grâce ! grâce ! s’écriaMarguerite ; je ne savais pas ce que je disais, ma mère !Vous m’aviez fait perdre la raison ! J’étais folle !…

– O mon Dieu ! mon Dieu ! dit lamarquise levant ses deux mains au-dessus de la tête de safille ; vous avez entendu les paroles qui sont sorties de labouche de mon enfant ; je n’ose pas espérer que votremiséricorde ira jusqu’à les oublier, mon Dieu ! mais au momentde la punir, souvenez-vous que je ne la maudis pas !

Alors elle s’avança vers la porte ; safille essaya de la retenir, mais la marquise se retourna vers elleavec une expression de visage si terrible, que, sans qu’elle eûtbesoin de le lui ordonner, Marguerite lâcha le bord de la robe desa mère, et resta les bras étendus vers elle, haletante et sansvoix, jusqu’à ce que la marquise fût sortie ; puis, aussitôtqu’elle eût cessé de la voir, elle se renversa en arrière avec uncri si douloureux, qu’on eût cru que cette âme qui avait tantsouffert venait enfin de se briser.

Chapitre 17

 

Nos lecteurs s’étonneront peut-être qu’aprèsla manière outrageuse dont Paul avait, la veille, provoqué le baronde Lectoure, la rencontre n’eût pas été fixée au matin même ;mais le lieutenant Walter, qui s’était chargé de régler lesconditions du duel avec le comte d’Auray, avait, comme nous l’avonsdit, reçu de son chef l’ordre de faire toutes les concessions,excepté une seule : Paul ne voulait se battre qu’à la fin dela journée.

C’est que le jeune capitaine avait comprisque, jusqu’au moment où il aurait dénoué ce drame étrange, danslequel, mêlé d’abord comme étranger, il se trouvait enfin posécomme chef de famille, sa vie ne lui appartenait pas, et qu’iln’avait pas le droit de la risquer. Au reste, comme on le voit, leterme qu’il s’était accordé à lui-même n’était pas long, etLectoure, qui ignorait dans quel but son adversaire s’était réservéce délai, l’avait accepté sans trop se plaindre.

Paul avait donc résolu de mettre à profit lesinstants. En conséquence, aussitôt qu’il crut l’heure convenablepour se présenter chez la marquise, il s’achemina vers lechâteau.

Les événements de la veille et du jour mêmeavaient répandu un si grand trouble dans la noble demeure, qu’il yentra sans trouver un domestique pour l’annoncer ; il pénétranéanmoins dans les appartements, suivit le chemin qu’il avait déjàfait deux fois, et, en arrivant à la porte du salon, trouva sur leplancher Marguerite évanouie.

En voyant le contrat froissé sur la table etsa sœur sans connaissance, Paul devina facilement qu’une dernièrescène, plus terrible, venait de se passer entre la mère et lafille. Il alla à sa sœur, la prit entre ses bras, et entr’ouvrit lafenêtre pour lui donner de l’air. L’état de Marguerite était plutôtune simple prostration de forces qu’un évanouissement réel. Aussi,dès qu’elle se sentit secourue avec une attention qui ne laissaitpas de doute sur les sentiments de celui qui venait à son aide,elle rouvrit les yeux et reconnut son frère, cette providencevivante que Dieu lui avait envoyée pour la soutenir chaque foisqu’elle s’était sentie près de succomber.

Marguerite lui raconta comment sa mère avaitvoulu la forcer de signer ce contrat, afin de l’éloigner d’elleavec son frère ; et comment, vaincue par la douleur etemportée par la situation, elle lui avait laissé voir qu’ellesavait tout. Paul comprit ce qui devait, à cette heure, se passerdans le cœur de la marquise, qui, après vingt ans de silence,d’isolement et d’angoisses, voyait, sans qu’elle pût deviner dequelle manière la chose s’était faite, son secret révélé à l’unedes deux personnes à qui elle avait le plus d’intérêt à lecacher.

Aussi, prenant en pitié le supplice de samère, il résolut de le faire cesser au plus tôt, en hâtantl’entrevue qu’il était venu chercher, et qui devait l’éclairer surles intentions de ce fils dont elle avait tout fait pourneutraliser le retour. Marguerite, de son côté, avait son pardon àobtenir ; elle se chargea donc d’aller prévenir sa mère que lejeune capitaine attendait ses ordres.

Paul était resté seul, adossé contre la hautecheminée au-dessus de laquelle était sculpté le blason de safamille, et commençait à se perdre dans les pensées que faisaientnaître en lui les événements successifs et pressés qui venaient dele faire l’arbitre souverain de toute cette maison, lorsque laporte latérale s’ouvrit tout à coup, et que Emmanuel parut, uneboîte de pistolets à la main. Paul tourna les yeux de son côté, etapercevant le jeune homme, il le salua de la tête avec cetteexpression douce et fraternelle qui reflétait sur son visage ladouce sérénité de son âme. Emmanuel, au contraire, tout enrépondant à ce salut comme l’exigeaient les convenances, laissa àl’instant même lire sur sa figure le sentiment hostile qu’éveillaiten lui la présence de l’homme qu’il regardait comme un ennemipersonnel et acharné.

– J’allais à votre recherche, monsieur, ditEmmanuel, posant les pistolets sur la table, et s’arrêtant àquelque distance de Paul ; et cela, cependant, continua-t-il,sans trop savoir où vous trouver : car, ainsi que les mauvaisgénies de nos traditions populaires, vous semblez avoir reçu le dond’être partout et de n’être nulle part.

Enfin, un domestique m’a assuré vous avoir vuentrer au château. Je vous remercie de m’avoir épargné la peine quej’avais résolu de prendre, en venant, cette fois encore, au devantde moi.

– Je suis heureux, répondit Paul, que mondésir, dans ce cas, quoique probablement inspiré par des causesdifférentes, ait été en harmonie avec le vôtre. Me voilà, quevoulez-vous de moi ?

– Ne le devinez-vous pas, monsieur ?répondit Emmanuel avec une émotion croissante. En ce cas, etpermettez-moi de m’en étonner, vous connaissez bien mal les devoirsd’un gentilhomme et d’un officier, et c’est une nouvelle insulteque vous me faites !

– Croyez-moi, Emmanuel, reprit Paul d’une voiscalme…

– Hier, je m’appelais le comte, aujourd’hui jem’appelle le marquis d’Auray, interrompit Emmanuel avec unmouvement méprisant et hautain ; ne l’oubliez pas, je vousprie, monsieur !

Un sourire presque imperceptible passa sur leslèvres de Paul.

– Je disais donc, continua Emmanuel, que vousconnaissiez bien peu les sentiments d’un gentilhomme, si vous aviezpu croire que je permettais qu’un autre que moi vidât pour moi laquerelle que vous êtes venu me chercher. Oui, monsieur, car c’estvous qui êtes venu vous jeter sur ma route, et non pas moi qui suisallé vous trouver.

– Monsieur le marquis d’Auray, dit en souriantPaul, oublie sa visite à bord de l’Indienne.

– Trêve d’arguties, monsieur ! et venonsau fait. Hier, je ne sais par quel sentiment étrange etinexplicable, lorsque je vous ai offert, je dirai non pas ce quetout gentilhomme, ce que tout officier, mais simplement ce que touthomme de cœur accepte à l’instant sans balancer, vous avez refusé,monsieur, et, déplaçant la provocation, vous êtes allé chercherderrière moi un adversaire, non pas précisément étranger à laquerelle, mais que le bon goût défendait d’y mêler.

– Croyez qu’en cela, monsieur, répondit Paulavec le même calme et la même liberté d’esprit qu’il avait faitparaître jusqu’alors, j’obéissais à des exigences qui ne melaissaient pas le choix de l’adversaire. Un duel m’était offert parvous, que je ne pouvais pas accepter avec vous, mais qui medevenait indifférent avec tout autre ; j’ai trop l’habitudedes rencontres, monsieur, et de rencontres bien autrement terribleset mortelles, pour qu’une pareille affaire soit à mes yeux autrechose qu’un des accidents habituels de mes aventureuses journées.Seulement, rappelez-vous que ce n’est pas moi qui ai cherché ceduel ; que c’est vous qui êtes venu me l’offrir, et que, nepouvant pas, je vous le répète, me battre avec vous, j’ai prismonsieur de Lectoure, comme j’aurais pris monsieur de Nozay oumonsieur de Lajarry, parce qu’il se trouvait là, sous ma main, à maportée, et que, s’il me fallait absolument tuer quelqu’un, j’aimaismieux tuer un fat inutile et insolent, qu’un brave et honnêtegentilhomme campagnard qui se croirait déshonoré s’il rêvait qu’ilaccomplit en songe le marché infâme que le baron de Lectoure vouspropose en réalité.

– C’est bien, monsieur ! dit Emmanuel enriant ; continuez à vous poser comme redresseur de torts, àvous constituer le chevalier des princesses opprimées, et à vousretrancher sous le bouclier fantastique de vos mystérieusesréponses ! Tant que ce don-quichottisme suranné ne viendra passe heurter à mes désirs, à mes intérêts, à mes engagements, je luilaisserai parcourir terre et mer, aller d’un pôle à l’autre, et jeme contenterai de sourire en le regardant passer ; mais dèsque cette folie viendra s’attaquer à moi, comme l’a fait la vôtre,monsieur ; dès que, dans l’intérieur d’une famille dont jesuis le chef, je rencontrerai un inconnu qui ordonne en maître làoù moi seul ai le droit de parler haut, j’irai à lui, comme jeviens à vous, si j’ai le bonheur de le rencontrer seul comme jevous rencontre ; et là, certain que nul ne viendra nousdéranger avant la fin d’une explication devenue nécessaire, je luidirai : « Vous m’avez, sinon insulté, du moins blessé,monsieur, en venant chez moi me heurter dans mes intérêts et mesaffections de famille. C’est donc avec moi, et non avec un autre,que vous devez vous battre, et vous vous battrez !»

– Vous vous trompez, Emmanuel, réponditPaul ; je ne me battrai pas, du moins avec vous. La chose estimpossible.

– Eh ! monsieur, le temps des énigmes estpassé ! s’écria Emmanuel avec impatience : nous vivons aumilieu d’un monde où à chaque pas on coudoie une réalité. Laissonsdonc la poésie et le mystérieux aux auteurs de romans et detragédies. Votre présence en ce château a été marquée par d’assezfatales circonstances pour que nous n’ayons plus besoin d’ajouterce qui n’est pas à ce qui est. Lusignan de retour malgré l’ordrequi le condamne à la déportation : ma sœur pour la premièrefois rebelle aux volontés de sa mère ; mon père tué par votreseule présence : voilà les malheurs qui vous ont accompagné,qui sont revenus de l’autre bout du monde avec vous, comme uncortège funèbre, et dont vous avez à me rendre compte ! Ainsi,parlez, monsieur : parlez comme un homme à un homme, en pleinjour, face à face, et non pas en fantôme qui glisse dans l’ombre,échappe à la faveur de la nuit, en laissant tomber quelque mot del’autre monde, prophétique et solennel, bon à effaroucher desnourrices et des enfants ! Parlez, monsieur, parlez !Voyez, voyez, je suis calme. Si vous avez quelque révélation à mefaire, je vous écoute.

– Le secret que vous me demandez nem’appartient pas, répondit Paul, dont le calme contrastait avecl’exaltation d’Emmanuel. Croyez à ce que je vous dis, et n’insistezpas davantage. Adieu.

À ces mots, Paul fit un mouvement pour seretirer.

– Oh ! s’écria Emmanuel en s’élançantvers la porte et en lui barrant le passage, vous ne sortirez pasainsi, monsieur ! Je vous tiens seul à seul, dans cettechambre, où je ne vous ai pas attiré, mais où vous êtes venu.Faites donc attention à ce que je vais vous dire. Celui que vousavez insulté, c’est moi ! celui à qui vous devez réparation,c’est moi ! celui avec qui vous vous battrez, c’est…

– Vous êtes fou, monsieur ! réponditPaul ; je vous ai déjà dit que c’était impossible. Laissez-moidonc sortir.

– Prenez garde ! s’écria Emmanuel enétendant la main vers la boîte et en y prenant les deux pistolets,prenez garde, monsieur ! Après avoir fait tout au monde pourvous forcer d’agir en gentilhomme, je puis vous traiter enbrigand ! Vous êtes ici dans une maison qui vous estétrangère ; vous y êtes entré je ne sais ni pourquoi nicomment ; si vous n’êtes pas venu pour y dérober notre or etnos bijoux, vous y êtes venu pour voler l’obéissance d’une fille àsa mère, et la promesse sacrée d’un ami à un ami. Dans l’un oul’autre cas, vous êtes un ravisseur que je rencontre au moment oùil met la main sur un trésor, trésor d’honneur, le plus précieux detous. Tenez, croyez-moi, prenez cette arme… – Emmanuel jeta un desdeux pistolets aux pieds de Paul ; – etdéfendez-vous !

– Vous pouvez me tuer, monsieur, répondit Paulen s’accoudant de nouveau contre la cheminée, comme s’il continuaitune conversation ordinaire, quoique je ne pense pas que Dieupermette un si grand crime ; mais vous ne me forcerez pas à mebattre avec vous. Je vous l’ai dit et je vous le répète.

– Ramassez ce pistolet, monsieur, ditEmmanuel ; ramassez-le, je vous le dis ! Vous croyez quela menace que je vous fais est une menace vaine :détrompez-vous. Depuis trois jours vous avez lassé mapatience ! depuis trois jours vous avez rempli mon cœur defiel et de haine ! depuis trois jours enfin, je me suisfamiliarisé avec toutes les idées qui peuvent me débarrasser devous : duel ou meurtre ! Ne croyez pas que la crainte duchâtiment m’arrête : ce château est isolé, muet et sourd. Lamer est là, et vous ne serez pas encore dans la tombe, que je seraidéjà en Angleterre. Ainsi, monsieur, une dernière, une suprêmefois, ramassez ce pistolet et défendez-vous !

Paul, sans répondre, haussa les épaules etrepoussa le pistolet du pied.

– Eh bien ! dit Emmanuel, poussé au plushaut degré de l’exaspération par le sang-froid de son adversaire,puisque tu ne veux pas te défendre comme un homme, meurs donc commeun chien !

Et il leva le pistolet à la hauteur de lapoitrine du capitaine.

Au même instant un cri terrible retentit à laporte : c’était Marguerite qui revenait et qui, du premiercoup d’œil, avait tout compris. Elle s’élança sur Emmanuel. En mêmetemps le coup partit ; mais la balle, dérangée par l’action dela jeune fille, passa à deux ou trois pouces au-dessus de la têtede Paul, et alla briser derrière lui la glace de la cheminée.

– Mon frère ! s’écria Marguerite ens’élançant d’un seul bond jusqu’à Paul et le prenant dans sesbras ; mon frère ! n’es-tu pas blessé ?

– Ton frère ! dit Emmanuel en laissanttomber le pistolet tout fumant encore. Ton frère ?

– Eh bien ! Emmanuel, dit Paul avec lemême calme qu’il avait montré pendant toute cette scène,comprenez-vous maintenant pourquoi je ne pouvais me battre avecvous ?

En ce moment la marquise parut à la porte ets’arrêta sur le seuil, pâle comme un spectre ; puis, regardantautour d’elle avec une expression infinie de terreur, et voyant quepersonne n’était blessé, elle leva silencieusement les yeux auciel, comme pour lui demander si sa colère était enfin apaisée.Elle les y laissa quelque temps fixés dans une action de grâcesmentale. Lorsqu’elle les abaissa, Emmanuel et Marguerite étaient àses genoux, tenant chacun une de ses mains et la couvrant de larmeset de baisers.

– Je vous remercie, mes enfants, dit lamarquise après un instant de silence ; maintenant laissez-moiseule avec ce jeune homme.

Marguerite et Emmanuel s’inclinèrent avecl’expression du plus profond respect, et obéirent à l’ordre de leurmère.

Chapitre 18

 

La marquise ferma la porte derrière eux, fitquelques pas dans la chambre, et alla, sans regarder Paul,s’appuyer sur le fauteuil où, la veille, s’était assis le marquispour signer le contrat. Là elle resta debout et les yeux baissésvers la terre. Paul eut un instant le désir d’aller s’agenouiller àson tour devant elle ; mais il y avait sur le visage de cettefemme une telle sévérité, qu’il réprima l’élan de son cœur, etdemeura immobile et attendant. Au bout d’un instant de silenceglacé, la marquise prit la première la parole.

– Vous avez désiré me voir, monsieur, et jesuis venue ; vous avez désiré me parler, j’écoute.

Ces mots sortirent de la bouche de la marquisesans qu’elle fît un mouvement. Ses lèvres seules tremblèrent plutôtqu’elles ne s’ouvrirent : on eût dit d’une statue de marbrequi parlait.

– Oui, madame, répondit Paul avec un accentplein de larmes ; oui, oui, j’ai désiré vous parler ; ily a bien longtemps que ce désir m’est venu pour la première fois etne m’est plus sorti du cœur. J’avais des souvenirs d’enfant quitourmentaient l’homme. Je me rappelais une femme que j’avais vuejadis se glisser jusqu’à mon berceau, et que, dans mes rêvesjuvéniles, je prenais pour l’ange gardien de mes jeunes années.Depuis cette époque, si vivante encore quoique si éloignée, plusd’une fois, madame, croyez-moi, je me suis réveillé entressaillant, comme si je venais de sentir à mon front l’impressiond’un baiser maternel ; puis ne voyant personne près de moi, jel’appelais, cette femme, croyant qu’elle s’était éloignée et qu’àma voix elle reviendrait peut-être. Voilà vingt ans que jel’appelle ainsi, madame, et voilà la première fois qu’elle merépond. Serait-il vrai, comme j’en ai souvent frissonné, que vouseussiez tremblé de me voir ? Serait-il vrai, comme je lecrains en ce moment, que vous n’eussiez rien à me dire ?

– Et si j’avais craint votre retour, dit lamarquise d’une voix sourde, aurais-je eu tort ? Vous m’êtesapparu hier seulement, monsieur, et voilà que le mystère terriblequi, à cette heure, ne devait être su que de Dieu et de moi, estconnu de mes deux enfants !

– Est-ce donc ma faute, s’écria Paul, si Dieus’est chargé de le leur révéler ? Est-ce moi qui ai conduitMarguerite, éplorée et tremblante, près de son père mourant, dontelle allait demander l’appui et dont elle a entendu laconfession ? Est-ce moi qui l’ai ramenée chez Achard, etn’est-ce pas vous qui l’y avez suivie ? Quant à Emmanuel, lecoup que vous avez entendu et cette glace brisée font foi quej’aimais mieux mourir que de sauver ma vie aux dépens de votresecret. Non, non, croyez-moi, madame, je suis l’instrument et nonle bras, l’effet et non la volonté. Non, madame, c’est Dieu qui atout conduit dans sa providence infinie pour que vous ayez à vospieds, comme vous venez de les y voir, les deux enfants que vousavez écartés si longtemps de vos bras !

– Mais il en est un troisième, dit la marquised’une voix où commençait enfin à percer quelque émotion, et je nesais ce que je dois attendre de celui-là…

– Laissez-lui accomplir un dernier devoir,madame ; et, ce devoir accompli, il demandera vos ordres àgenoux.

– Et quel est ce devoir ? répondit lamarquise.

– C’est de rendre à son frère le rang auquelil a droit, à sa sœur le bonheur qu’elle a perdu, à sa mère latranquillité qu’elle implore et qu’elle ne peut trouver.

– Et cependant, reprit la marquise étonnée,grâce à vous, monsieur de Maurepas a refusé à monsieur de Lectourele régiment qu’il lui demandait pour mon fils.

– Parce que, dit Paul, tirant le brevet de sapoche et le déposant sur la table, parce que le roi venait de mel’accorder pour mon frère.

La marquise y jeta les yeux et viteffectivement le nom d’Emmanuel.

– Et cependant, continua-t-elle, vous voulezdonner Marguerite à un homme sans nom, sans fortune… et, qui plusest, proscrit ?

– Vous vous trompez, madame ; je veuxdonner Marguerite à celui qu’elle aime ; je veux donnerMarguerite, non pas à Lusignan le proscrit, mais à monsieur lebaron Anatole de Lusignan, gouverneur pour Sa Majesté de l’île dela Guadeloupe. Voilà sa commission.

La marquise laissa tomber un second regard surle parchemin, et vit que, cette fois comme l’autre, Paul lui avaitdit la vérité.

– Oui, j’en conviens, dit-elle, voilà pourl’ambition d’Emmanuel et le bonheur de Marguerite.

– Et en même temps pour votre tranquillité, àvous, madame, car Emmanuel rejoint son régiment, Marguerite suitson époux, et vous restez seule, hélas ! comme vous l’avezdésiré tant de fois.

La marquise soupira. N’est-ce point cela,madame, et me serais-je trompé ? continua Paul.

– Mais, murmura la marquise, comment medégager avec le baron de Lectoure ?

– Le marquis est mort, madame. N’est-ce pointune cause suffisante à l’ajournement d’un mariage, que la mort d’unmari et d’un père ?…

La marquise, pour toute réponse, s’assit dansle fauteuil, prit une plume et du papier, écrivit quelques lignes,plia la lettre, et mettant sur l’adresse le nom du baron deLectoure, elle sonna un domestique.

Après quelques secondes d’attente, pendantlesquelles Paul et elle gardèrent le silence, un domestiqueparut.

– Remettez, dans deux heures, cette lettre aubaron de Lectoure, dit elle.

Le domestique prit la lettre et sortit.

– Maintenant, continua la marquise enregardant Paul, maintenant, monsieur, que vous avez rendu justiceaux innocents, faites grâce à la coupable. Vous avez des papiersqui constatent votre naissance ; vous êtes l’aîné ; selonla loi du moins, vous avez droit au nom et à la fortune d’Emmanuelet de Marguerite. Que voulez-vous en échange de cespapiers ?

Paul les tira de sa poche et les tintau-dessus de la flamme du foyer.

– Permettez-moi de vous appeler une seule foisma mère, et appelez moi une seule fois votre fils.

– Est-il possible ! s’écria la marquiseen se levant.

– Vous parlez de rang, de nom, defortune ! continua Paul en secouant la tête avec uneexpression de profonde mélancolie ; eh ! qu’ai-je besoinde tout cela ? Je me suis fait un rang auquel peu d’hommes demon âge sont montés ; j’ai acquis un nom qui est labénédiction d’un peuple et la terreur d’un autre :j’amasserais, si je le voulais, une fortune à léguer à un roi. Queme font donc votre nom, votre rang, votre fortune, à moi, si vousn’avez pas autre chose à m’offrir, si vous ne me donnez pas ce quim’a manqué toujours et partout, ce que je ne puis me créer, ce queDieu m’avait accordé, ce que le malheur m’a repris… ce que vousseule pouvez me rendre… une mère !

– Mon fils ! s’écria la marquise, vaincueà cet accent et à ces larmes ; mon fils !… monfils !… mon fils !

– Ah ! s’écria Paul laissant tomber lespapiers dans la flamme, qui les anéantit aussitôt ; ah !le voilà donc enfin sorti de votre cœur, ce cri que j’attendais,que je demandais, que j’implorais ! Merci, mon Dieu,merci !

La marquise était retombée assise, et Paulétait à genoux devant elle, la tête cachée dans sa poitrine. Enfinla marquise lui releva le front.

– Regarde-moi, lui dit-elle. Depuis vingt ans,voilà les premières larmes qui coulent de mes yeux ! Donne-moita main. Elle la posa sur sa poitrine. Depuis vingt ans voilà lepremier sentiment de joie qui fait battre mon cœur !… Viensdans mes bras !… Depuis vingt ans voilà la première caresseque je donne et que je reçois !… Ces vingt ans, c’est monexpiation sans doute, puisque voilà que Dieu me donne, puisquevoilà qu’il me rend les larmes, la joie, les caresses !…Merci, mon Dieu !… merci, mon fils !…

– Ma mère ! dit Paul.

– Et je tremblais de le voir ! jetremblais en le revoyant ! Je ne savais pas, moi… j’ignoraisquels sentiments dormaient dans mon propre cœur ! Oh ! jete bénis ! Je te bénis !…

En ce moment la cloche de la chapelle se fitentendre. La marquise tressaillit. L’heure des funérailles étaitarrivée. Le corps du noble marquis d’Auray, et celui du pauvreAchard allaient être rendus ensemble à la terre. La marquise seleva.

– Cette heure doit être consacrée à la prière,dit-elle. Je me retire.

– Je pars demain, ma mère, lui dit Paul. Nevous reverrai-je pas ?…

– Oh ! si ! si ! s’écria lamarquise. Oh ! je veux te revoir !

– Eh bien ! ma mère, je serai ce soir àl’entrée du parc.

Il est un endroit qui m’est sacré, et auquelj’ai une dernière visite à rendre : je vous y attendrai. C’estlà, ma mère, que nous devons nous dire adieu !

– J’irai, dit la marquise.

– Tenez, dit Paul, tenez, ma mère, prenez cebrevet et cette commission ; l’un est pour Emmanuel, l’autreest pour le mari de Marguerite. Que le bonheur de vos enfants leurvienne de vous ! Croyez-moi, ma mère, c’est à moi que vousavez le plus donné !

La marquise alla s’enfermer dans sonoratoire ; Paul sortit du château et s’achemina vers la cabanede pêcheur, où nous l’avons déjà vu se rendre une fois, et près delaquelle était fixé son rendez-vous avec Lectoure. Il y trouvaLusignan et Walter.

À l’heure convenue pour la rencontre, Lectoureparut à cheval, s’orientant de son mieux pour arriver aurendez-vous, car il était sans guide, le piqueur qui l’accompagnaitétant étranger comme lui aux localités. À sa vue, les jeunes genssortirent de la cabane.

Le baron les aperçut et piqua droit à eux.Aussitôt qu’il fut à une distance convenable, il mit pied à terreet jeta la bride de sa monture au bras de son domestique.

– Pardon, messieurs, dit-il en s’approchant deceux qui l’attendaient, pardon de ce que je vous arrive ainsi seulet comme un enfant perdu ; mais l’heure choisie par monsieur,il s’inclina devant Paul, qui lui rendit son salut, était justementcelle fixée pour les funérailles du marquis : j’ai donc laisséEmmanuel remplir ses devoirs de fils, et je suis venu sans témoin,espérant avoir affaire à un adversaire assez généreux pour meprêter l’un des siens.

– Nous sommes à votre dévotion, monsieur lebaron, répondit Paul ; voici mes deux seconds. Choisissez, etcelui que vous honorerez de votre choix deviendra à l’instant levotre.

– Je n’ai aucune préférence, je vous jure,répondit Lectoure ; désignez donc vous-même celui de ces deuxmessieurs que vous destinez à me rendre ce service.

– Walter, dit Paul, passez du côté de monsieurle baron.

Le lieutenant obéit, les deux adversaires sesaluèrent une seconde fois.

– Maintenant, monsieur, continua Paul,permettez que, devant nos témoins respectifs, je vous adressequelques mots, non pas d’excuses, mais d’explication.

– Faites, monsieur, dit Lectoure.

– Lorsque je vous dis les paroles qui nousamènent ici, les événements qui sont arrivés depuis hier étaientencore cachés dans l’avenir : cet avenir était incertain,monsieur, et pouvait amener avec lui le malheur de toute unefamille.

Vous aviez pour vous madame d’Auray, Emmanuel,le marquis ; Marguerite n’avait pour elle que moi seul. Toutesles chances étaient donc pour vous. Voilà pourquoi je m’adressaidirectement à vous ; car, si je tombais sous vos coups, pardes circonstances qui vous demeureront éternellement inconnues,Marguerite ne pouvait pas vous épouser ; si je vous tuais, lachose se simplifiait encore, et n’a pas besoin de commentaire.

– Voilà un exorde on ne peut plus logique,monsieur, répondit le baron en souriant et en fouettant sa botteavec sa cravache ; passons, s’il vous plaît, au corps dudiscours.

– Maintenant, reprit Paul en s’inclinantlégèrement en signe d’adhésion, tout est changé : le marquisest mort, Emmanuel a sa commission de lieutenant, la marquiserenonce à votre alliance, quelque honorable qu’elle soit, etMarguerite épouse monsieur le baron Anatole de Lusignan, que, pourcette raison, je ne vous ai pas donné pour témoin.

– Ah ! ah ! fit Lectoure, voilà doncce que signifiait le billet qu’un domestique m’a remis au moment oùje quittais le château. J’avais eu la niaiserie de le prendre pourun ajournement ! Il paraît que c’était un congé en bonneforme. C’est bien, monsieur ; j’attends la péroraison.

– Elle est simple et franche commel’explication, monsieur. Je ne vous connais pas, je ne désirais pasvous connaître ; le hasard nous a conduits en face l’un del’autre avec des intérêts divers, et nous nous sommes heurtés.Alors, comme je vous l’ai dit, défiant du destin, je voulais venirquelque peu à son aide. Aujourd’hui, tout est arrivé à ce point quema mort ou la vôtre serait parfaitement inutile et n’ajouteraitqu’un peu de sang au dénouement de ce drame. Franchement, monsieur,croyez-vous que ce soit la peine de le verser ?

– Je serais peut-être de votre avis, monsieur,répondit Lectoure, si je n’avais pas fait une si longue route.N’ayant pas l’honneur d’épouser mademoiselle Marguerite d’Auray, jeveux au moins avoir le plaisir de croiser le fer avec vous. Il nesera pas dit que je serai venu pour rien en Bretagne. Quand vousvoudrez, monsieur, continua Lectoure, tirant son épée et saluantson adversaire.

– À vos ordres, monsieur le baron. réponditPaul avec la même politesse et en l’imitant en tout point.

Les deux jeunes gens firent un pas à larencontre l’un de l’autre. Les lames se touchèrent ; à latroisième passe, l’arme de Lectoure sauta à vingt pas de lui.

– Avant de mettre l’épée à la main, dit Paulau baron, je vous avais offert une explication ; maintenant,monsieur, je serais heureux que vous voulussiez bien agréer mesexcuses.

– Et cette fois je les accepte, monsieur,répondit Lectoure avec le même laisser-aller que si rien ne s’étaitpassé. Ramassez mon épée, Dick. Il prit l’arme des mains de sondomestique et la remit dans le fourreau. Maintenant, messieurs,continua-t-il, si quelqu’un de vous a des commissions pour Paris,j’y retourne de ce pas.

– Dites au roi, monsieur, répondit Paul ens’inclinant et en remettant à son tour son arme dans le fourreau,que je suis heureux que l’épée qu’il m’a donnée pour combattre lesAnglais soit restée pure du sang de l’un de mes compatriotes.

À ces mots les deux jeunes gens sesaluèrent ; Lectoure remonta à cheval ; puis, à cent pasde la plage, il prit directement la route de Vannes, tandis que sondomestique allait chercher au château sa voiture de voyage.

– Et maintenant, monsieur Walter, dit Paul,envoyez une barque dans la crique la plus proche du châteaud’Auray. Que tout soit prêt à bord de la frégate pour lever l’ancrecette nuit.

Le lieutenant reprit la route de Port-Louis,et les deux amis rentrèrent dans la cabane.

Pendant ce temps, Emmanuel et Margueriteavaient accompli le funèbre devoir auquel les avait conviés lacloche des funérailles. Le marquis avait été déposé dans lesépulcre armorié de sa famille, et Achard dans l’humble cimetièrequi attenait à la chapelle.

Puis les deux enfants étaient remontés auprèsde leur mère, qui remit à Emmanuel le brevet tant désiré, et quiaccorda à Marguerite le consentement si inattendu. Alors, pour nepas renouveler des émotions d’autant plus poignantes que ceux quiles éprouvaient les concentraient en eux-mêmes, mère et enfantss’embrassèrent une dernière fois, et se séparèrent avec laconviction intime que c’était pour ne plus se revoir.

Le reste de la journée se passa à accomplirles préparatifs du départ.

Vers le soir, la marquise sortit pour serendre au rendez-vous que lui avait donné Paul. En traversant lacour, elle aperçut d’un côté une voiture tout attelée, et del’autre le jeune midshipman Arthur et deux matelots. Son cœur seserra à la vue de ce double apprêt.

Elle continua sa route et s’enfonça dans leparc, sans céder à cette émotion, tant cette longue réaction del’orgueil contre la nature lui avait donné de force surelle-même.

Cependant, arrivée à une éclaircie d’où l’onapercevait la maison d’Achard, elle s’arrêta en sentant ses genouxtrembler sous elle, et s’adossa contre un arbre, en appuyant lamain sur son cœur comme pour en comprimer les battements. C’estque, pareille à ces âmes que le danger présent n’a pu émouvoir, etqui tremblent au souvenir du danger passé, elle se rappelait àcombien de craintes et d’émotions elle avait été en proie pendantle cours de ces vingt années, où chaque jour elle était venue àcette maison, fermée maintenant pour ne plus se rouvrir. Toutefois,elle eut bientôt surmonté cette faiblesse, et, reprenant sonchemin, elle gagna la porte du parc.

Là elle s’arrêta de nouveau. Au-dessus de tousles arbres s’élevait la cime d’un chêne gigantesque dont onapercevait le feuillage de plusieurs endroits du parc. Bien souventla marquise était restée des heures entières les yeux fixes sur sondôme de verdure ; mais jamais elle n’avait osé venir sereposer sous son ombre. C’était là cependant qu’elle avait promisde joindre Paul, et que Paul l’attendait. Enfin, elle fit undernier effort sur elle-même, et entra dans la forêt.

De loin elle aperçut un homme agenouillé etpriant : c’était Paul. Elle s’approcha lentement, et,s’agenouillant à son tour, elle pria avec lui.

Puis, la prière finie, ils se relevèrent tousdeux, et, sans dire une parole, la marquise passa son bras autourdu cou du jeune homme et appuya sa tête sur son épaule. Au bout dequelques instants de silence et d’immobilité, le bruit d’unevoiture parvint jusqu’à eux.

La marquise tressaillit et fit signe à Pauld’écouter : c’était Emmanuel qui rejoignait son régiment. Enmême temps Paul étendit la main dans la direction opposée à celled’où venait le bruit, et montra à la marquise une barque glissant,légère et silencieuse, sur la surface de la mer : c’étaitMarguerite se rendant au vaisseau.

La marquise écouta le bruit de la voiture tantqu’elle put l’entendre, et suivit des yeux la barque aussilongtemps qu’elle put la voir ; puis, lorsque l’un se futéteint dans l’espace, lorsque l’autre eut disparu dans la nuit,elle se retourna vers Paul, levant les yeux au ciel et comprenantque l’heure était venue où celui sur lequel elle s’appuyait devaitla quitter à son tour :

– Dieu bénisse, dit-elle, comme je le bénis,le fils pieux qui est resté le dernier auprès de sa mère !

Et, rappelant toutes ses forces, elle embrassaune dernière fois le jeune homme agenouillé devant elle ;puis, s’arrachant de ses bras, elle reprit seule le chemin duchâteau.

Le lendemain, les habitants de Port-Louischerchèrent vainement, à la place où ils l’avaient vue encore laveille, la frégate qui depuis quinze jours était en station dans lehavre extérieur de Lorient. Comme la première fois, elle avaitdisparu, sans qu’ils pussent deviner ni la cause de son arrivée nile motif de son départ.

Épilogue

Cinq ans s’étaient écoulés depuis lesévénements que nous venons de raconter : l’indépendance desÉtats-unis avait été reconnue.

New-York, la dernière place-forte occupée parles Anglais, venait d’être évacuée. Le bruit du canon, qui avaitretenti à la fois dans la mer des Indes et dans le golfe duMexique, cessait de gronder sur les deux Océans. Washington, dansla séance solennelle du 28 décembre 1783, avait remis sa commissionde général en chef, et s’était retiré dans son domaine deMontvernon, sans autre récompense que de recevoir et d’envoyer seslettres par la poste sans qu’elles fussent taxées, et latranquillité dont commençait à jouir l’Amérique s’étendait auxcolonies françaises des Antilles, qui, ayant pris parti dans laguerre, avaient eu plusieurs fois à se défendre contre lestentatives hostiles de la Grande-Bretagne. Parmi ces îles, laGuadeloupe avait été plus particulièrement menacée, à cause de sonimportance militaire et commerciale ; mais, grâce à lavigilance de son nouveau gouverneur, les tentatives de débarquementavaient toujours échoué, et la France n’avait eu à déplorer danscette importante possession aucun accident sérieux ; de sorteque, vers le commencement de l’année 1783, l’île, sans être tout àfait dépouillée d’un reste d’apparence guerrière, qu’elleconservait encore plutôt par habitude que par nécessité, était déjàcependant presque tout entière rendue à la culture des diversesproductions qui font sa richesse.

Si nos lecteurs veulent bien, par un derniereffort de complaisance, nous accompagner au-delà de l’Atlantique etaborder avec nous dans le port de la Basse-Terre, nous suivrons, aumilieu des fontaines jaillissantes de tous côtés, une des rues quimontent à la promenade du Champ d’Arbaud ; puis après avoirprofité pendant un tiers de sa longueur à peu près de l’ombrefraîche des tamarins qui la bordent de chaque côté, nous prendronsà gauche un petit chemin battu conduisant à la porte d’un jardinqui, dans sa partie la plus élevée, domine toute la ville.

Arrivés là, qu’ils respirent un instant labrise du soir, si douce par une après-midi du mois de mai, etqu’ils jettent un coup d’œil avec nous sur cette nature luxuriantedes tropiques.

Adossés comme nous le sommes aux montagnesboisées et volcaniques qui séparent la partie de l’ouest en deuxversants, et parmi lesquelles s’élèvent, couronnés de leur panachede fumée et d’étincelles, les deux pitons calcinés de la Soufrière,nous avons à nos pieds, abritée par les mornes de Bellevue, deMont-Désir, de Beau-Soleil, de l’Espérance et de Saint-Charles, laville qui descend gracieusement vers la mer, dont les flotsétincelants des derniers rayons du soleil viennent baigner lesmurailles ; à l’horizon, l’Océan, vaste et limpide miroir, età notre droite et à notre gauche les plantations les plus belles etles plus riches de l’île ; ce sont des carrés de caféiers,originaires d’Arabie, aux rameaux noueux et flexibles, garnis defeuilles d’un vert foncé et luisant, et de forme oblongue, pointueet ondulée, portant chacune à son aisselle un bouquet de fleursd’un blanc de neige ; des quinconces de cotonniers, couvrantd’un tapis de verdure le terrain sec et pierreux qu’ilsaffectionnent, et parmi lesquels apparaissent, pareils à desfourmis colossales, les nègres occupés à réduire à deux ou troisles milliers de jets qui s’élancent de chaque tige. C’est encore,au contraire, dans les cantons unis et abrités, et dans les terresgrasses et généreuses, introduit aux Antilles par le juif BenjaminDacosta, le cacaoyer au tronc élancé, aux rameaux poreux enveloppésd’une écorce fauve, et garnis de grandes feuilles oblongues,alternes et lancéolées, parmi lesquelles quelques-unes, et ce sontles pousses naissantes, semblent des fleurs d’un rose tendre quicontrastent avec le fruit long, recourbé et jaunâtre, qui faitplier les branches sous son poids. Enfin, des champs entiers de laplante découverte à Tabago, transportée en France pour la premièrefois par l’ambassadeur de François II, qui en fit hommage àCatherine de Médicis, d’où lui vint son nom d’herbe à la reine. Cequi n’empêcha que, comme toute chose populaire, elle ne commençâtpar être excommuniée et proscrite, en Europe et en Asie, par lesdeux pouvoirs qui se partageaient le monde, proscrite par legrand-duc de Moscovie Michel Fédorowitch, par le sultan turc AmuratIV, par l’empereur de Perse, et excommuniée par Urbain VIII. Puisde temps en temps, s’élançant d’un seul jet et dépassant dequarante ou cinquante pieds tous les végétaux herbacés quil’entourent, le bananier du paradis, dont, s’il faut en croire latradition biblique, les feuilles ovales, obtuses et longues de septou huit pieds, rayées de nervures transversales, comme desbanderoles enrubannées, servirent à faire le premier vêtement à lapremière femme. Enfin, régnant sur le tout, et se découpant, tantôtsur l’azur du ciel, tantôt sur le vert glauque de l’Océan, selonqu’ils s’élèvent sur la crête des montagnes ou sur les grèves de lamer, le cocotier et le palmiste, ces deux géants des Antilles,gracieux et prodigues comme tout ce qui est fort.

Qu’on se figure donc ces côtes merveilleuses,coupées par soixante-dix rivières encaissées dans des lits dequatre-vingt pieds de profondeur ; ces montagnes éclairées lejour par le soleil des tropiques, la nuit par le volcan de laSoufrière ; cette végétation qui ne s’arrête jamais, et dontles feuilles qui poussent succèdent sans cesse aux feuilles quitombent ; ce sol enfin si sanitaire et cet air si pur, que,malgré les essais insensés que l’homme, ce propre ennemi delui-même, en a fait, des serpents, transportés de la Martinique etde Sainte-Lucie, n’ont pu y vivre ni s’y reproduire, et qu’on juge,après les souffrances éprouvées en Europe, de quel bonheur ont dûjouir, depuis cinq ans qu’ils habitent ce paradis du monde, Anatolede Lusignan et Marguerite d’Auray, que nos lecteurs ont vu figurerau premier rang parmi les personnages du drame que nous venons dedérouler sous leurs yeux.

C’est qu’à cette vie agitée par les passions,à cette lutte du droit naturel contre le pouvoir légal, à cettesuite de scènes où toutes les douleurs terrestres, depuisl’enfantement jusqu’à la mort, étaient venues jouer un rôle, avaitsuccédé une vie sereine dont chaque jour s’était écoulé calme ettranquille, et dont les seuls nuages étaient cette vague inquiétudepour les amis éloignés qui parfois passe dans l’air et vous serrele cœur comme un pressentiment douloureux.

Cependant, de temps en temps, soit par lesjournaux publics, soit par des bâtiments en relâche, les deuxjeunes gens avaient appris quelques nouvelles de celui qui leuravait si puissamment servi de protecteur ; ils avaient su sesvictoires ; comment, en les quittant, il avait été mis à latête d’une escadrille et avait détruit les établissements anglaissur les côtes d’Acadie, ce qui lui avait valu le titre decommodore ; comment, dans un engagement avec le Sérapis et laComtesse de Scarborough, et après un combat vergue à vergue quidura près de quatre heures, il avait forcé les deux frégates à serendre, et comment, enfin, en 1781, il avait reçu, en récompensedes services qu’il avait rendus à la cause de l’indépendance, lesremerciements publics du congrès, qui lui avait voté une médailled’or, et l’avait choisi pour commander la frégate l’Amérique, à quil’on avait donné ce nom comme à la plus belle, et dont on luiconfiait le commandement comme au plus brave ; mais cesplendide vaisseau ayant été offert par le congrès au roi deFrance, en remplacement du Magnifique, qui avait été perdu àBoston, Paul Jones, après avoir été le conduire au Havre, s’étaitrendu à bord de la flotte du comte de Vaudreuil, qui projetait uneexpédition contre la Jamaïque. Cette dernière nouvelle avait combléde joie Lusignan et Marguerite, car cette entreprise ramenait Pauldans leurs parages, et ils espéraient enfin revoir leur frère etleur ami ; mais la paix, comme nous l’avons dit, étaitsurvenue sur ces entrefaites, et ils n’avaient plus entendu, depuiscette époque, reparler de l’aventureux marin.

Le soir du jour où nous avons transporté noslecteurs des côtes sauvages de la Bretagne aux rivages fertiles dela Guadeloupe, la jeune famille était, comme nous l’avons dit,rassemblée dans le jardin même où nous sommes entrés, et dominaitle panorama immense dont la ville couchée à ses pieds formait lepremier plan, et l’Océan semé d’îles le merveilleux lointain.Marguerite s’était promptement habituée au laisser-aller de la viecréole, et, l’âme désormais tranquille et heureuse, elleabandonnait son corps, toujours pâle, frêle et gracieux comme unlis sauvage, au doux farniente qui fait de l’existence sensuelledes colonies une espèce de demi-sommeil où les événements semblentdes rêves. Couchée avec sa fille dans un hamac péruvien tressé avecles fils de soie de l’aloès et brodé de plumes éclatantes fourniespar les oiseaux les plus rares du tropique, balancée d’un mouvementdoux et régulier par son fils, une main dans les mains de Lusignan,et le regard mollement perdu dans une incommensurable étendue, ellesentait pénétrer en elle, par l’âme et par les sens, toutes lesfélicités que promet le ciel, et toutes les jouissances que peutaccorder la terre. En ce moment, et comme si tout avait dûconcourir à compléter le tableau magique qu’elle venait contemplerchaque soir, et que chaque soir elle trouvait plus merveilleux,pareil au roi de l’Océan, un navire doubla le cap desTrois-Pointes, glissant à la surface de la mer sans plus d’effortsapparents qu’un cygne qui joue sur le miroir d’un lac.

Marguerite l’aperçut la première, et, sansparler, tant chaque action de la vie est une fatigue sous ce climatbrûlant, elle fit un signe de la tête à Lusignan, qui dirigea sesregards du côté qu’elle lui indiquait, et suivit des yeux ensilence, et comme elle, la marche rapide et gracieuse dubâtiment.

À mesure qu’il approchait et que les détailsfins et élégants de sa mâture apparaissaient au milieu de cettemasse de toiles, qui semblait d’abord un nuage courant à l’horizon,on commençait de distinguer, au quartier de son pavillon, fascéd’argent et de gueules, les étoiles de l’Amérique, qui sedétachaient sur leur champ d’azur en nombre égal à celui desProvinces-Unies. Une même idée leur vint alors à tous deux à lafois, et leurs regards se rencontrèrent tout radieux de l’espoirqu’ils allaient peut-être apprendre quelques nouvelles de Paul.

Aussitôt Lusignan ordonna à un nègre d’allerchercher une longue-vue ; mais déjà, avant qu’il fût revenu,une pensée plus douce encore avait fait battre le cœur des deuxjeunes gens : il semblait à Lusignan et à Margueritereconnaître pour une ancienne amie la frégate qui s’approchait.Cependant, à quiconque n’en a pas l’habitude, il est si difficilede distinguer à une certaine distance les signes qui parlent àl’œil du marin, qu’ils n’osaient croire encore à cette espérance,qui tenait plus du pressentiment instinctif que de la réalitépositive ; enfin, le nègre revint porteur de l’instrumentdésiré ; Lusignan porta la longue-vue à ses yeux et jeta uncri de joie en la passant à Marguerite : il avait reconnu à laproue la sculpture de Guillaume Coustou, et c’était l’Indienne quis’avançait à pleines voiles vers la Basse-Terre.

Lusignan enleva Marguerite de son hamac et ladéposa à terre, car leur premier mouvement à tous deux avait été decourir vers le port ; mais alors l’idée leur vint quel’Indienne, que depuis près de cinq ans Paul avait quittée,lorsqu’un grade plus élevé lui avait donné droit au commandementd’un vaisseau plus fort, pouvait bien être montée par un autrecapitaine, et ils s’arrêtèrent le cœur palpitant et les jambestremblantes. Pendant ce temps le jeune Hector avait ramassé lalongue-vue, et la portant à son œil comme il avait vu faire tour àtour à ses parents : « Père, dit-il, regarde donc, il y asur le pont un officier couvert d’une redingote noire brodée d’or,pareille à celle du portrait de mon bon ami Paul. Et Lusignan pritvivement la lunette des mains de l’enfant, regarda quelquessecondes, et la passa de nouveau à Marguerite, qui, au bout d’uninstant, la laissa tomber ; puis tous deux se jetèrent dansles bras l’un de l’autre : ils avaient reconnu le jeunecapitaine qui, pour revenir près de ses amis, avait pris le costumeque nous avons dit lui être le plus habituel. En ce moment, levaisseau passa devant le fort qu’il salua de trois coups de canon,et aussitôt le fort répondit au salut par un nombre égal decoups.

Dès l’instant où Lusignan et Margueriteavaient acquis la certitude que c’était bien leur frère et leur amiqui montait l’Indienne, ils étaient descendus vers la rade, suivisdu jeune Hector, et laissant dans le hamac la petite Blanche. Mais,de son côté, le capitaine les avait reconnus, de sorte qu’en mêmetemps qu’ils quittaient le jardin, il avait fait mettre la yole àla mer, et que, grâce aux efforts redoublés de dix vigoureuxrameurs, il avait franchi rapidement l’espace qui s’étendait dumouillage à la terre, et s’élançait sur la jetée au moment où sesamis arrivaient sur le port. De pareilles sensations sont sansparoles et ne se traduisent que par des larmes. Aussi l’expressionde leur joie ressemblait-elle à la douleur. Et touspleuraient ; jusqu’à l’enfant qui pleurait de les voirpleurer.

Après avoir donné quelques ordres relatifs auservice du bâtiment, le jeune commodore prit lentement avec sesamis le chemin qu’ils avaient parcouru si vite pour venir àlui : l’expédition de monsieur Vaudreuil ayant manqué, ilétait revenu à Philadelphie, et la paix ayant été signée, ainsi quenous l’avons dit, avec l’Angleterre, le congrès, comme un souvenirde reconnaissance, lui avait fait don du premier vaisseau qu’ilavait monté comme capitaine.

À ce récit, Lusignan et Marguerite eurent uninstant de joie immense, car ils espérèrent que leur frère venaitpour toujours demeurer avec eux ; mais le caractère du jeunemarin était trop aventureux et trop avide d’émotions pours’astreindre à cette vie décolorée et uniforme des habitants de laterre. Il annonça donc à ses amis qu’il n’avait que huit jours àleur donner, après lesquels il irait chercher dans une autre partiedu monde une vie qui continuât celle qu’il avait menéejusqu’alors.

Ces huit jours passèrent comme un songe, etquelques instances que fissent Lusignan et Marguerite, Paul nevoulut pas même leur accorder vingt-quatre heures de plus :c’était toujours le même homme, ardent, entier, absolu,transformant en devoir les résolutions prises, et sévère pourlui-même encore plus que pour les autres.

L’heure de se quitter arriva ; Margueriteet Lusignan voulaient accompagner le jeune commodore jusque sur sonbâtiment ; mais Paul ne voulut pas prolonger la douleur de cesadieux.

Parvenu à la jetée, il les embrassa unedernière fois, puis s’élança dans la barque, qui s’éloignaaussitôt, rapide comme une flèche. Marguerite et Lusignan lasuivirent des yeux jusqu’à ce qu’elle eût disparu à tribord de lafrégate, et ils remontèrent tristement, afin de la voir partir, surle plateau d’où ils l’avaient vue arriver.

Au moment où ils y parvinrent, cette activitéintelligente qui précède le moment du départ régnait à bord de lafrégate. Les matelots, assemblés au cabestan, commençaient à virerle câble, et, grâce à la limpidité de l’air, leur cri sonore etenjoué parvenait jusqu’aux deux jeunes gens. Le bâtiment arrivaitlentement sur son ancre ; bientôt on vit la double dent de fersortir de l’eau, puis les voiles tombèrent successivement desvergues, depuis celles de perroquet jusqu’aux plus basses ; lenavire, comme doué d’un sentiment instinctif et animé, tourna saproue vers la sortie du port, et commençant à se mouvoir, fenditl’eau d’un mouvement aussi facile que s’il glissait à sasurface.

Alors, comme si désormais la frégate pouvaitêtre abandonnée à sa propre volonté, on vit le jeune commodoremonter sur le gaillard d’arrière et tourner toute son attention,devenue inutile à la manœuvre, vers la terre qu’il quittait.Lusignan tira aussitôt son mouchoir et fit un signal auquel Paulrépondit ; puis, lorsqu’il ne leur fut plus possible de sevoir a l’œil nu, chacun d’eux eut recours à la lunette, et, grâce àcet ingénieux instrument, ils retardèrent d’une heure encore cetteséparation, que des deux côtés chacun pressentait sentimentalementdevoir être éternelle. Enfin le navire diminua graduellement àl’horizon en même temps que la nuit descendait du ciel : alorsLusignan fit apporter un amas de branches sur le plateau, etordonna d’y mettre le feu, afin que les regards de Paul, dont lafrégate commençait à se perdre dans l’obscurité, pussent continuerde se fixer sur ce phare jusqu’à ce qu’il eût doublé le cap desTrois-Pointes. Depuis une heure déjà, Marguerite et Lusignanavaient complètement perdu de vue le navire, qui, grâce à leurfoyer entretenu clair et brillant, pouvait les apercevoir encore,lorsqu’une flamme pareille à un éclair sillonna l’horizon ;quelques secondes après, le bruit d’un coup de canon parvint àleurs oreilles, pareil au grondement sourd et prolongé dutonnerre ; puis tout rentra dans la nuit et dans le silence.Lusignan et Marguerite avaient reçu le dernier adieu de Paul.

Maintenant, quoique le drame intime que nousavions pris l’engagement de raconter soit réellement terminé ici,quelques uns de nos lecteurs auront peut-être pris assez d’intérêtau jeune aventurier dont nous avons fait le héros de cettehistoire, pour désirer de le suivre dans la seconde partie de sacarrière ; à ceux-là nous allons, en les remerciant del’attention qu’ils nous accordent, dérouler purement et simplementles faits que des recherches minutieuses sont parvenues à porter ànotre connaissance.

À l’époque où nous sommes arrivés,c’est-à-dire au mois de mai 1784, l’Europe tout entière était à peuprès retombée dans cet état de torpeur que les hommes imprévoyantsprennent pour la tranquillité, et que les esprits plus profondsregardent comme ce repos morne et momentané qui précède la tempête.L’Amérique, par son affranchissement, avait préparé la France à sarévolution : rois et peuples, défiants les uns des autres, setenaient de chaque côté sur leurs gardes, invoquant ceux-ci le faitet ceux-là le droit. Un seul point de l’Europe semblait vivant etagité au milieu de ce sommeil général : c’était la Russie, quele czar Pierre avait portée au rang des États civilisés, et queCatherine II commençait à inscrire au nombre des puissanceseuropéennes.

Pierre III, devenu odieux aux Russes par uncaractère sans noblesse, par des vues politiques sans portée, etsurtout par son idolâtrie pour les mœurs et la disciplineprussiennes, avait été déposé sans opposition et étranglé sanslutte. Catherine s’était donc trouvée, à l’âge de trente-deux ans,maîtresse d’un empire qui couvre de sa superficie la septièmepartie du globe ; son premier soin avait été de s’imposer parsa puissance même comme médiatrice entre les peuples voisinsqu’elle voulait faire relever d’elle. Ainsi elle avait forcé lesCourlandais à chasser leur nouveau duc, Charles de Saxe, et àrappeler Biren ; elle avait envoyé ses ambassadeurs et sesarmées pour faire couronner à Varsovie, sous le nom deStanislas-Auguste, son ancien amant Poniatowski ; elle s’étaitalliée avec l’Angleterre ; elle avait associé à sa politiqueles cours de Berlin et de Vienne ; et cependant ces grandsprojets de politique étrangère ne lui faisaient pas oublierl’administration intérieure, et dans les intervalles de ses amourssi souvent renouvelées, elle trouvait le temps de récompenserl’industrie, d’encourager l’agriculture, de réformer lalégislation, de créer une marine, d’envoyer Pallas dans desprovinces dont on ignorait jusqu’aux productions, Blumager dansl’archipel du Nord, et Billings dans l’océan Oriental ; enfin,jalouse de la réputation littéraire de son frère le roi de Prusse,elle écrivait, de la même main qui signait l’érection d’unenouvelle ville, la sentence de mort du jeune Ivan, ou le partage dela Pologne, la Réfutation du voyage en Sibérie, par l’abbé Chappe,un roman le Czarovich Chlore ; des pièces de théâtre, parmilesquelles une traduction en français d’Oleg, drame deDerschawin ; de sorte que Voltaire l’appelait la Sémiramis duNord, et que le roi de Prusse la plaçait, dans ses lettres, entreLycurgue et Solon.

On devine l’effet que produisit au milieu decette cour voluptueuse et chevaleresque l’arrivée d’un homme commenotre marin. La réputation de courage qui l’avait rendu la terreurdes ennemis de la France et de l’Amérique, l’avait précédé près deCatherine, et, en échange du don qu’il lui fit de sa frégate, ilreçut le grade de contre-amiral. Alors, le pavillon de la Russie,après avoir fait le tour de la moitié du vieux monde, apparut dansles mers de la Grèce, et, sur les ruines de Lacédémone et duParthénon, celui qui venait d’accomplir l’affranchissement del’Amérique rêva le rétablissement des républiques de Sparte etd’Athènes.

Enfin, le vieil empire ottoman fut ébranléjusque dans sa base ; les Turcs, battus, signèrent la paix àKaïnardji. Catherine retint pour elle Azof, Tangarok et Kinburn, sefit accorder la libre navigation de la mer Noire et l’indépendancede la Crimée ; alors, devenue dominatrice de la Tauride, elledésira connaître ses nouvelles possessions. Paul, rappelé àSaint-Pétersbourg, l’accompagna dans ce voyage tracé par Potemkin.Sur une route de près de mille lieues, tous les prestiges d’untriomphe continuel furent offerts à la conquérante et à sasuite : c’étaient des feux allumés sur toute la longueur duchemin, des illuminations éclatant comme par féerie dans toutes lesvilles, des palais magnifiques élevés pour un jour au milieu descampagnes désertes, et disparaissant le lendemain ; desvillages se groupant comme sous la baguette d’un enchanteur dansles solitudes où huit jours auparavant les Tatars paissaient leurstroupeaux ; des villes apparaissaient à l’horizon, dont iln’existait que les murailles extérieures ; partout deshommages, des chants, des danses ; une population pressée surla route, et, la nuit, courant, pendant que l’impératrice dormait,s’échelonnait de nouveau sur le chemin que sa souveraine devaitparcourir en se réveillant ; un roi et un empereur marchant àses côtés, et s’intitulant, non pas ses égaux, mais sescourtisans ; enfin, un arc de triomphe élevé au terme duvoyage, avec cette inscription qui révélait, sinon l’ambition deCatherine, du moins la politique de Potemkin : C’est ici lechemin de Byzance.

Alors, la Russie s’affermit dans sa tyranniecomme l’Amérique dans son indépendance.

Catherine offrit à son amiral des places àrassasier un courtisan, des honneurs à combler un ambitieux, desterres a consoler un roi d’avoir perdu un royaume ; maisc’était le pont mouvant de son vaisseau, c’était la mer avec sescombats et ses tempêtes, c’était l’Océan immense et sans bornesqu’il fallait à notre aventureux et poétique marin. Il quitta doncla cour brillante de Catherine comme il avait quitté l’assembléesévère du congrès, et vint chercher en France ce qui lui manquaitpartout ailleurs, c’est-à-dire une vie d’émotions, des ennemis àcombattre, un peuple à défendre. Paul arriva à Paris au milieu denos guerres européennes et de nos luttes civiles, tandis que d’unemain nous étouffions l’étranger, et que de l’autre nous déchirionsnos propres entrailles. Ce roi qu’il avait vu dix ans auparavantchéri, honoré, puissant, était, à cette heure, captif, méprisé,sans forces. Tout ce qui était élevé s’abaissait, les grands nomstombaient comme les hautes têtes. C’était le règne de l’égalité, etla guillotine était le niveau. Paul s’informa d’Emmanuel ; onlui dit qu’il était proscrit. Il demanda ce qu’était devenue samère, on lui répondit qu’elle était morte. Alors il lui prit unimmense besoin de visiter une fois encore, avant de mourirlui-même, les lieux où il avait, douze ans auparavant, éprouvé desémotions si douces et si terribles. Il partit pour la Bretagne,laissa sa voiture à Vannes, et prit un cheval comme il l’avait faitle jour où il avait vu pour la première fois Marguerite ; maisce n’était plus le jeune et enthousiaste marin, aux désirs et auxespérances sans horizon : c’était l’homme désillusionné detout, parce qu’il a tout goûté, miel et absinthe ; toutapprofondi, hommes et choses ; tout connu, gloire etoubli.

Aussi, ne cherchait-il plus une famille, ilvenait visiter des tombeaux.

En arrivant en vue du château, il tourna lesyeux vers la maison d’Achard, et, ne la voyant plus, il tâcha des’orienter par la forêt ; mais la forêt semblait s’êtreévanouie par enchantement. Elle avait été vendue, comme propriéténationale, à vingt-cinq ou trente fermiers des environs, quil’avaient défrichée et en avaient fait une vaste plaine. Le grandchêne avait disparu, et la charrue avait passé sur la tombe ignoréedu comte de Morlaix, dont l’œil même de son fils ne pouvait plusreconnaître la place.

Alors, il prit la porte du parc et s’avançavers le château, plus sombre et plus triste encore à cette heurequ’il ne l’était autrefois ; il n’y avait plus qu’un vieuxconcierge, ruine vivante au milieu de ces ruines mortes. On avaiteu d’abord l’intention d’abattre le manoir comme la forêt :mais la réputation de sainteté de la marquise, conservéereligieusement dans le pays, avait protégé les vieilles pierresqui, pendant quatre siècles, avait abrité sa famille. Paul visitales appartements que, depuis trois ans, l’on n’avait point ouvertset que l’on rouvrit pour lui. Il parcourut la galerie desportraits ; elle était restée telle qu’il l’avait vueautrefois, mais aucune main pieuse n’avait ajouté à l’antiquecollection les portraits du marquis et de la marquise.

Il entra dans la bibliothèque où il s’étaitcaché, retrouva à la même place un livre qu’il avait ouvert,l’ouvrit et relut les pages qu’il avait lues ; puis, il poussala porte qui donnait sur la chambre du contrat, où s’étaientpassées les scènes les plus animées du drame dont il avait été leprincipal acteur. La table était à la même place, et la glace aucadre de Venise, qui se trouvait sur la cheminée, brisée encore parla balle du pistolet d’Emmanuel. Il alla s’appuyer contre lechambranle de la cheminée, et demanda des détails sur les dernièresannées de la marquise.

Ils étaient simples et sévères, comme tout ceque l’on connaissait d’elle. Restée seule au château ainsi que nousl’avons dit, sa vie toute entière s’était uniformément écoulée danstrois endroits différents : son oratoire, le caveau où dormaitson mari, et l’espace abrité par le chêne au pied duquel avait étéenterré son amant. Pendant huit ans encore, après la soirée où Paulavait pour la dernière fois pris congé d’elle, on l’avait vue errerdans ces vieux corridors et dans ces sombres allées, pâle et lentecomme une ombre ; puis enfin, une maladie de cœur, causée parles émotions amassées dans sa poitrine, s’était déclarée ;elle avait été s’affaiblissant toujours ; enfin, un soirqu’elle ne pouvait plus marcher, elle s’était fait porter au pieddu chêne, sa promenade favorite, pour voir une fois encore,disait-elle, le soleil se coucher dans l’Océan, ordonnant qu’onvint la reprendre dans une demi-heure. À leur retour, ses gens latrouvèrent évanouie. Ils la transportèrent vers le château ;elle revint à elle dans le trajet, et, au lieu de se faire conduireà sa chambre, elle ordonna qu’on la descendît dans le caveau de safamille. Là, elle eut la force de s’agenouiller encore au tombeaude son mari et de faire de la main signe qu’on la laissât seule.Quelque imprudence qu’il y eût de le faire, on obéit, car elleétait habituée à ne jamais répéter deux fois le même ordre.

Cependant, au lieu de sortir, les domestiquesrestèrent dans un enfoncement, afin d’être prêts à la secourir. Aubout d’un instant, ils la virent se coucher sur la pierre devantlaquelle elle priait.

Ils crurent qu’une seconde fois elle étaitévanouie ; ils accoururent, elle était morte.

Paul se fit conduire dans les caveaux, y entralentement et la tête découverte ; puis arrivé à la pierre quicouvrait la tombe de sa mère, il s’agenouilla devant elle. Elleprésentait cette seule inscription, que l’on peut voir encore dansune des chapelles de l’église de la petite ville d’Auray, où elle aété transportée depuis, et que la marquise elle même avait, avantde mourir, laissée à cette intention :

Ci-gît Très haute et très puissante dameMarguerite Blanche de Sablé, marquise d’Auray, née le 2 août 1729,morte le 2 septembre 1788.

Priez pour elle et pour ses enfants.

Paul leva les yeux au ciel avec une expressioninfinie de reconnaissance. Sa mère, qui si longtemps l’avait oubliépendant sa vie, s’était souvenue de lui dans son inscriptionfunéraire.

Six mois après, la Convention nationale décidaen séance solennelle qu’elle assisterait aux funérailles de PaulJones, ancien commodore de la marine américaine, mort à Paris le 7juillet 1793, et dont l’inhumation devait avoir lieu au cimetièredu Père-Lachaise.

Cette décision avait été prise, dit l’arrêté,pour consacrer en France la liberté des cultes.

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