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Le Chant de l’amour triomphant

Le Chant de l’amour triomphant

d’ Ivan Sergeyevich Turgenev

Wage Du zu irren und zu träumen !

Schiller.
Voici, ce que j’ai lu dans un vieux manuscrit italien :

Chapitre 1

Vers le milieu du XVIe siècle, à l’époque où Ferrare s’épanouissait sous le sceptre de ses ducs, protecteurs magnifiques des arts et des poètes, il y avait dans cette cité deux jeunes gens: Fabius et Mucius. Unis par des liens étroits de parenté, de même âge, les deux jeunes hommes ne s’étaient presque jamais séparés :une amitié de cœur les avait attachés l’un à l’autre dès la première enfance, et la communauté de leur destin n’avait fait que resserrer ces nœuds.

Fabius et Mucius appartenaient à des familles de vieille souche ; ils étaient riches, libres et n’avaient point de femmes ; leurs goûts et leurs inclinations étaient sensiblement les mêmes. L’un était peintre et l’autre musicien. La vieille cité était fière d’avoir donné le jour à ces deux artistes qui passaient pour être la parure la plus précieuse de la cour et de la société.

Physiquement, ils ne se ressemblaient guère, mais étaient égaux par la beauté : Fabius était un peu plus grand que son ami, avait un teint de lait, des cheveux blond doré et des yeux bleus ;le teint de Mucius, au contraire, était basané et sa chevelure noire. Jamais il n’arrivait qu’une étincelle de joie illuminât lefond de ses yeux marron foncé, ou qu’un sourire errât sur seslèvres, comme sur celles de Fabius. Ses sourcils épais descendaientbas sur ses paupières étroites, tandis que ceux de son ami,finement tissés d’or, s’arquaient délicatement sur son front, hautet pur. Mucius avait moins d’esprit dans la conversation, pourtant,les deux jeunes hommes plaisaient également aux gentes dames, quicroyaient voir en eux l’incarnation de la courtoisie et de lanoblesse, vertus chevaleresques.

À la même époque, il y avait à Ferrare une jeune damoiselle dunom de Valéria. Elle passait pour être l’une des plus grandesbeautés de la ville, encore qu’on ne la vît guère, car elle menaitun genre de vie fort retiré et ne sortait de chez elle que pour serendre à l’église, ou à la promenade, les jours de fête. Ellehabitait avec sa mère, une veuve noble, mais peu fortunée, dontelle était l’unique enfant. Quiconque la croisait dans la rue,éprouvait aussitôt un sentiment d’involontaire surprise, due à sabeauté, et de tendre respect, inspiré par sa modestie : la jeunefille semblait ne pas se rendre compte du charme qui émanait detoute sa personne. Il y en avait, il est vrai, qui la trouvaient unpeu pâle ; le regard de ses yeux, presque toujours baissé,avait quelque chose de timide, voire d’effarouché ; ses lèvressouriaient peu et à peine, rares enfin étaient ceux qui pouvaientse vanter d’avoir entendu le son de sa voix. Pourtant, le bruitcourait qu’elle était remarquable et que le matin de bonne heure,quand toute la cité sommeillait encore, la jeune fille chantaitvolontiers, enfermée dans sa chambre, quelque vieille chanson ets’accompagnait elle-même sur un luth. Malgré la pâleur de sonteint, Valéria avait une santé florissante, et les vieilles gens nepouvaient s’empêcher de se dire, en la regardant :

« Bienheureux le jeune homme qui fera éclore cette fleurravissante et vierge, encore enveloppée dans ses sépales !»

Chapitre 2

 

Le duc de Ferrare, Ercola, fils de l’illustre Lucrèce Borgia,avait organisé une grande fête populaire en l’honneur desgentilshommes arrivés de Paris pour répondre à l’invitation de laduchesse, qui était une fille du roi Louis XII. C’est à cetteoccasion que les deux jeunes gens aperçurent pour la première foisValéria. La jeune fille était assise à côté de sa mère, dans unetribune décorée par Palladius et dressée sur la grand-place pourles dames les plus nobles de la cité. Les deux amis tombèrentéperdument amoureux de la belle, dès le premier regard, et, commeils ne se cachaient rien, chacun fut rapidement au courant de cequi se passait dans le cœur de l’autre. Ils décidèrent alors deconjuguer leurs efforts pour approcher de la jeune fille ; etsi jamais son choix s’arrêtait sur l’un d’eux, l’autre promettaitde s’effacer de bonne grâce. Au bout de quelques semaines, et à lafaveur de la réputation dont ils jouissaient à bon droit, ilsréussirent à se faire admettre dans la demeure, pourtant peuaccueillante, de la veuve. Dès lors, il leur devint loisible devoir la jeune fille presque quotidiennement et de s’entretenir avecelle. Et chaque jour, la flamme allumée dans leur cœur jaillissaitplus forte. Cependant, Valéria ne témoignait aucune préférence.Elle faisait de la musique avec Mucius, mais bavardait plusvolontiers avec Fabius, qui l’intimidait moins. Finalement, lesdeux amis décidèrent d’être fixés sur leur sort et écrivirent unelettre à Valéria, où ils lui demandaient de se déclarer et de diresi elle daignait accorder sa main à l’un ou à l’autre. La jeunefille s’en ouvrit à sa mère, lui montra le billet et annonçaqu’elle ne voyait pas d’inconvénient à rester fille ;néanmoins, si sa mère jugeait qu’il était temps, pour elle, de semarier, elle était prête à épouser l’élu de son choix. La genteveuve commença par verser quelques larmes à l’idée de se séparer del’enfant qu’elle chérissait ; mais il n’y avait manifestementpas de raison valable d’opposer un refus aux deux rivaux. Parailleurs, elle les estimait également dignes d’obtenir la main desa fille ; toutefois, comme elle avait une préférence secrètepour Fabius et soupçonnait Valéria de le trouver plus à son goût,son choix se porta sur le peintre. Ce dernier apprit dès le joursuivant le bonheur qui lui était échu ; quant à Mucius, il nelui resta plus qu’à tenir parole et faire contre mauvaise fortunebon cœur.

Il s’exécuta loyalement, mais n’eut pas le courage d’être letémoin de la félicité de son ami, devenu son rival, vendit lapresque totalité de ses biens, réunit quelques milliers de ducatset partit pour un long voyage en Orient. Au moment de faire sesadieux à Fabius, il lui révéla son intention de ne pas retourner àFerrare avant que les derniers vestiges de sa passion fussentéteints. Fabius fut fort affecté de quitter son ami d’enfance et dejeunesse, mais l’attente joyeuse du bonheur eut tôt fait dedissiper tous autres sentiments et il s’abandonna sans réserves àl’exaltation de l’amour couronné.

Devenu bientôt l’époux de Valéria, il put enfin apprécier toutle prix du trésor qu’il avait acquis.

Fabius possédait une belle villa entourée d’un parc pleind’ombres mystérieuses, à proche distance de Ferrare. Il alla s’yinstaller avec sa femme et sa belle-mère, et leur existence ne futplus qu’un long ravissement. La vie conjugale éclairait d’un journeuf et captivant toutes les perfections de Valéria ; Fabiusdevint un peintre remarquable — non plus un amateur, mais un vraimaître. La bonne veuve s’attendrissait et louait le Seigneurd’avoir comblé de ses bienfaits l’heureux couple. Quatre annéespassèrent comme un songe. Il ne manquait qu’une chose à la félicitédes époux : un enfant… mais ils ne perdaient pas espoir. Vers lafin de la quatrième année de leur union, un grand malheur s’en vintfrapper à leur porte, un vrai malheur : la mère de Valéria mourutaprès quelques jours de maladie.

La jeune femme versa beaucoup de larmes et refusa longtemps des’habituer à cette perte, mais au bout d’un an, la vie reprit sesdroits, et l’existence du jeune couple retrouva son coursnormal.

Or, voilà que par un beau soir d’été Mucius revint à Ferraresans crier gare, sans avoir averti personne de son arrivée.

Chapitre 3

 

On n’avait plus jamais entendu parler de lui depuis qu’il étaitparti ; il s’était évanoui, comme un fantôme. Quand Fabiusrencontra son ami dans une rue de Ferrare, il faillit pousser uncri, de surprise d’abord, puis de joie, et l’invita chez luiincontinent. Il y avait, en effet, à l’extrémité du parc quientourait sa villa, un pavillon spacieux où Mucius pouvaits’installer tout à son aise. Mucius accepta avec empressement etemménagea le jour même en compagnie d’un domestique muet, maisnullement sourd, un garçon fort avisé à en juger par la vivacité deson regard : un Malais qui avait eu la langue tranchée.

Le visiteur avait rapporté de ses voyages des dizaines decoffres remplis de joyaux de toutes sortes. Valéria se réjouit duretour de Mucius ; le jeune homme, de son côté, la salua avecune amicale cordialité et sans la moindre arrière-pensée :manifestement, il avait tenu parole.

Avant le soir, il réussit à s’installer dans le pavillon mis àsa disposition et sortit de ses coffres, secondé par le Malais,tous les objets précieux qu’ils renfermaient : des tapis, desdraperies de soie, des habits de velours et de brocart, des armes,des coupes, des plats et des hanaps décorés d’émaux rares, desobjets d’or et d’argent incrustés de perles et d’onyx, des coffretsd’ambre et d’ivoire, des fioles ciselées, des épices, des encens,des peaux de bêtes, des plumes d’oiseaux inconnus et maints autresustensiles dont la destination semblait couverte de mystère. Parmiles joyaux, il y avait un riche collier de diamants que Muciusavait reçu du schah de Perse en récompense d’un serviceconsidérable et secret ; le jeune homme sollicita de sonhôtesse l’autorisation de lui passer lui-même ce bijou. Faitétrange, le collier lui parut pesant et doué d’une singulièrechaleur… il colla littéralement à sa gorge.

Le soir, assis sur la terrasse de la villa, dans l’ombre deslauriers et des oléandres, Mucius entreprit de faire le récit deses voyages. Il parla des contrées lointaines qu’il avait visitées,de montagnes qui grimpent par-dessus les nuages, de désertsinfertiles, de rivières aussi profondes que la mer, de templesgrandioses, d’arbres millénaires, de fleurs et d’oiseauxparadisiaques, irisés des sept couleurs de l’arc-en-ciel. Il citades noms de villes et de peuples… des noms qui répandaient unesenteur de conte de fées.

Mucius avait parcouru tout l’Orient : la Perse, l’Arabie, où lescoursiers sont plus beaux et plus nobles que l’hommelui-même ; les profondeurs de l’Inde, où la race des hommesévoque des plantes luxuriantes. Il avait atteint les confins de laChine et du Tibet, où le dieu vivant, nommé dalaï-lama, habite laterre sous l’aspect d’un muet aux yeux obliques. Ses récits étaientmerveilleux ; Fabius et Valéria l’écoutaient, enchantés.

Physiquement, Mucius n’avait pas beaucoup changé : sans doute,le soleil des pays chauds l’avait-il bronzé davantage et ses yeuxs’étaient-ils foncés plus profondément dans leurs orbites, mais àpart cela, il était resté le même qu’avant. En revanche,l’expression de ses traits était devenue différente, plus grave,plus concentrée ; ils ne s’animaient même pas quand il parlaitdes périls auxquels il s’était exposé, la nuit, dans les forêtsantiques peuplées de fauves, ou le jour, sur les routes désertes,où des fanatiques barbares guettent le voyageur pour l’étrangler enholocauste à leur déesse de fer. La voix du jeune homme semblaitplus sourde et plus égale ; ses mains et tout son corpsavaient perdu la volubilité de mouvements propre aux Italiens.Secondé par son domestique, obséquieux et adroit, il fit voir à sescommensaux quelques tours de magie que lui avaient appris lesbrahmanes de l’Inde. C’est ainsi qu’après s’être caché derrière unrideau, il leur apparut subitement assis en l’air, les jambesrepliées et s’appuyant légèrement du bout des doigts sur une perchede bambou posée en équilibre sur le sol. Fabius ne dissimula pointsa surprise, et Valéria son appréhension : « Ne serait-il pas unnécromancien ? » se demanda-t-elle, apeurée.

Et quand il commença à siffler dans une petite flûte pour fairesortir des serpents cachés dans des corbeilles d’osier et que leurstêtes plates, armées de dards, se montrèrent sous l’étoffebariolée, Valéria en conçut une telle frayeur qu’elle supplia sonhôte de faire disparaître les affreux reptiles.

Pendant le souper, Mucius offrit à ses amis un vin de Chiraz,contenu dans une bouteille ronde à long col ; versée dans deminuscules coupes de jaspe, lourde et aromatique, la liqueurs’irisait d’éclats mystérieux, dorés, avec des chatoiementsverdâtres. Sa saveur différait de celle des vins d’Europe : elleétait douce et épicée, et quand on buvait le vin à petites gorgées,une torpeur subite engourdissait délicieusement les membres. Muciusoffrit une coupe à Fabius et à Valéria et en prit une lui-même.Mais, avant de présenter la liqueur à la jeune femme, il marmottaquelques paroles confuses et fit des signes étranges avec sesdoigts ; Valéria surprit le manège et, comme toutes lesmanières de Mucius avaient quelque chose de singulier etd’énigmatique, elle se dit seulement : « N’a-t-il point adopté, auxIndes, quelque religion nouvelle ? Ou bien se conforme-t-iltout simplement aux usages de là-bas ? »

Passé une minute, elle lui demanda s’il n’avait pas interrompuses études musicales au cours de son voyage. En guise de réponse,Mucius se fit apporter son violon hindou. L’instrument ressemblaitaux nôtres, mais il y avait trois cordes au lieu de quatre, lapartie supérieure du manche était recouverte d’une peau de serpentaux éclats céruléens, l’archet était fait d’un roseau recourbé enarc et portait à son extrémité un diamant pointu.

Mucius joua, pour commencer, quelques chants populaires — dumoins l’assura-t-il —, des mélopées étranges et même barbares pourl’oreille italienne ; le son des cordes métalliques étaitfaible et plaintif. Mais quand il attaqua son dernier chant, leviolon parut vivre et frémir sous ses doigts agiles. C’était unemélodie passionnée, large comme l’espace, aussi coulante etsinueuse que le serpent qui avait enveloppé de sa peau le haut dumanche. Et elle resplendissait d’une telle flamme, vibrait d’unetelle joie triomphante que Fabius et Valéria sentirent leur cœur seserrer et que des larmes jaillirent de leurs yeux… Mucius, penchésur son violon magique, les joues blêmes, les sourcils réunis en untrait noir, avait l’air encore plus grave et concentré. Le diamant,au bout de l’archet, jetait au passage des signes fulgurants, commes’il avait été embrasé par la flamme du chant ensorcelé.

Mucius s’arrêta, laissant retomber son bras, le menton toujoursappuyé sur la base de l’instrument.

« Qu’est-ce donc ? Que nous as-tu joué ? » s’exclamaFabius.

Valéria ne souffla mot, mais tout son être sembla répéter laquestion de son époux. Mucius reposa le violon sur la table, secouases boucles et dit avec un sourire aimable :

« Cette mélodie… ce chant, je l’ai entendu un jour à Ceylan. Etl’on prétend, là-bas, que c’est le chant de l’amour heureux ettriomphant.

— Rejoue-le, murmura Fabius.

— Non, il ne se répète pas, répondit Mucius… De plus, il se faittard, la signora a besoin de repos, et moi aussi… je suis las.»

Durant toute la journée, Mucius s’était comporté avec la jeunefemme comme un vieil ami, simple et respectueux, mais en prenantcongé il lui serra la main avec une force extrême, en appuyant lesdoigts sur sa paume et en la fixant avec une telle insistance que,sans relever les yeux, elle sentit son regard lui brûler les joues.Valéria ne dit rien, mais retira vivement sa main et contempla unlong moment la porte par où il était sorti. Perplexe, elle sesouvint de la crainte qu’il lui avait toujours inspirée… Les deuxépoux retournèrent dans leur chambre.

Chapitre 4

 

Valéria resta longtemps sans trouver le sommeil ; unevolupté sourde et languide circulait dans ses veines, sa têtebourdonnait légèrement… Était-ce le vin qu’elle avait bu ou lesrécits de Mucius et sa musique ?… Au petit jour, elle réussitenfin à s’endormir et fit un rêve singulier.

Elle pénétrait dans une pièce spacieuse, mais basse et voûtée,comme elle n’en avait encore jamais vu… Tous les murs étaientfinement carrelés de bleu, avec des filets dorés ; des piliersd’albâtre, délicatement sculptés, soutenaient la voûte de marbrediaphane… Un jour rose et pâle filtrait de tous les côtés,éclairant les objets d’une lumière unie et mystérieuse ; descoussins de brocart étaient jetés sur une étroite tapisserieétendue au milieu du plancher, poli comme un miroir. De hautsencensoirs à têtes de monstres fumaient doucement dans les coins dela pièce ; point de fenêtre, seule une porte tendue de velourss’encastrait dans une anfractuosité du mur… Le rideau glissait sansbruit et découvrait… Mucius. Il la saluait, ouvrait ses bras,riait… Ses mains noueuses encerclaient la taille de la jeune femme,ses lèvres sèches brûlaient tout son corps… Elle tombait à larenverse sur les coussins de brocart…

 

Valéria s’éveilla en gémissant de terreur.

Ne comprenant pas encore où elle était, ni ce qui lui arrivait,la jeune femme se mit sur son séant, regarda autour d’elle… Delongs frissons la parcouraient toute… Fabius était étendu à soncôté. Il dormait, mais son visage, à la lumière de la pleine lunequi se montrait à la fenêtre, était blême et douloureux comme celuide la mort. Valéria réveilla son époux.

« Qu’as-tu donc ? s’écria-t-il en la voyant.

— Je viens de faire un rêve… un rêve affreux », murmura-t-elle,encore toute tremblante…

Au même instant, des sons vibrants jaillirent de la croisée dupavillon, et les deux jeunes gens reconnurent la mélodie que leuravait jouée Mucius : le chant de l’amour triomphant.

Fabius regarda Valéria d’un air perplexe… elle ferma les yeux,se détourna, et ils écoutèrent tous deux, retenant leur souffle, lamélopée qui s’élevait encore. Lorsque le dernier son expiradoucement, la lune se cacha tout à coup derrière un nuage etl’obscurité envahit la pièce… Les deux époux reposèrent leur têtesur l’oreiller, sans échanger une parole, et le sommeil surpritchacun d’eux, sans que l’autre s’en fût aperçu.

Chapitre 5

 

Le lendemain matin, Mucius se présenta au déjeuner ; ilavait l’air satisfait et salua joyeusement son hôtesse. Valéria luirépondit d’un air embarrassé, jeta un coup d’œil sur son visage etfut effrayée de sa joie et de son regard perçant et inquisiteur.Mucius fit mine de reprendre son récit… mais Fabius l’arrêta dès lepremier mot :

« Tu as dû te sentir dépaysé et n’as pu dormir. Nous t’avonsentendu jouer la mélodie d’hier.

— Ah ! oui, vous m’avez entendu, fit Mucius !… Je l’aijouée, effectivement, mais avant cela j’ai dormi et j’ai même faitun rêve étrange. »

Valéria dressa l’oreille.

« Quelle sorte de rêve ? interrogea Fabius.

— J’ai rêvé que je pénétrais dans une pièce spacieuse meublée àl’orientale, répondit Mucius, sans quitter des yeux la jeune femme.De fins piliers soutenaient la voûté de marbre, les murs étaientcarrelés de bleu et, bien qu’il n’y eût point de fenêtre ni debougies, une lumière rosée baignait la chambre, comme si ses mursavaient été de pierre diaphane. Des encensoirs chinois fumaientdans les coins, des coussins de brocart jonchaient le sol, jetéssur un tapis étroit. J’entrai par une porte que masquait un rideaude velours, et de l’autre côté, en face de moi, je vis apparaîtreune jeune femme que j’ai aimée autrefois. Et elle était tellementbelle que je sentis renaître la passion de jadis… »

Mucius se tut d’un air significatif. Valéria restait sans faireun mouvement, pâlissait à vue d’œil, haletante.

« Alors je me suis réveillé et j’ai joué ce chant.

— Qui était-ce, cette femme ? demanda Fabius.

— L’épouse d’un Hindou. Je l’ai connue à Delhi… Elle n’est plusde ce monde…

— Et le mari ? » fit Fabius, qui ne savait pas au justepourquoi il posait cette question.

« Le mari l’a suivie de près dans la tombe, à ce qu’on m’a dit…Je les ai rapidement perdus de vue.

— C’est singulier, observa Fabius, Valéria a fait, comme toi, unrêve étrange… qu’elle n’a pas voulu me révéler », ajouta-t-il.

Mucius jeta sur la jeune femme un regard pénétrant.

Valéria se leva incontinent et quitta la pièce. Mucius se retiraégalement, aussitôt après le repas, en annonçant son intention dese rendre à Ferrare, pour affaires, et de ne pas rentrer avant lanuit.

Chapitre 6

 

Peu de semaines avant le retour de Mucius, Fabius avaitentrepris de peindre le portrait de sa femme en sainte Cécile.

Il avait fait de très grands progrès dans son art : l’illustreLuini, un élève de Léonard de Vinci, était venu lui rendre visite àFerrare, afin de l’aider de ses conseils et de lui enseigner lespréceptes de son vénéré maître.

Le portrait était presque terminé, il ne restait plus qu’à fairequelques légères retouches au visage, et Fabius pouvait êtrejustement fier de son œuvre.

Après avoir fait ses adieux à Mucius, il se rendit dans sonstudio, où sa femme avait coutume de l’attendre. Point de Valéria.Il l’appela : pas de réponse. Saisi d’une sourde inquiétude, ilpartit à sa recherche, ne la trouva nulle part dans la maison et ladécouvrit enfin dans le parc, dans une des allées les pluséloignées. Valéria était assise sur un banc, la tête baissée sur lapoitrine, les mains croisées sur les genoux, et derrière elle,tranchant sur l’ombre verte des cyprès, un satyre de marbre portaitun pipeau à ses lèvres pointues et souriait avec une joie mauvaise,sarcastique.

La jeune femme se montra fort heureuse de l’arrivée de sonépoux ; à ses questions inquiètes, elle répondit qu’elle avaitune légère migraine, mais que cela ne voulait rien dire et qu’elleétait prête à poser pour lui. Fabius la conduisit au studio, la fitasseoir, prit ses pinceaux, mais, à son vif dépit, ne réussit pas àterminer le visage, comme il en avait eu l’intention. Non pas quecelui de Valéria fût un peu pâle et las, mais pour une tout autreraison : il n’y retrouvait plus cette expression de pureté divinequi lui plaisait tant et l’avait incité à peindre sa jeune femme ensainte Cécile. En fin de compte, il se décida à repousser lapalette, en se prétextant mal disposé, et recommanda à Valéria des’étendre un instant, car elle n’avait pas l’air bien portante.Puis il tourna son chevalet face au mur.

Resté seul, Fabius éprouva une bizarre sensation de trouble. Laprésence de Mucius sous son toit le gênait, bien qu’il l’eûtsouhaitée lui-même. Certes il n’était pas jaloux — la conduite deValéria était à l’abri de tout soupçon — mais il ne reconnaissaitplus son compagnon d’antan. Toutes les manières étranges que Muciusavait rapportées de son séjour dans les contrées lointaines, etdont il ne pouvait apparemment plus se défaire, ses pratiquessibyllines, ses chants, ses philtres mystérieux, son domestiquemuet et jusqu’à l’odeur d’épice qui émanait de ses habits, de sescheveux, du son de sa voix, tout cela inspirait à Fabius une vagueméfiance, voire de l’appréhension.

Et pourquoi donc le Malais, en les servant à table,s’obstinait-il à le dévisager avec tant de méchanceté ?

L’on aurait pu croire, par moments, qu’il comprenaitl’italien.

Mucius avait prétendu que son domestique était en possessiond’un immense pouvoir occulte, acquis au prix de sa langue.

« Quel pouvoir, et où l’avait-il acquis ? »

Tout cela était terriblement étrange, énigmatique.

Fabius se rendit auprès de son épouse. Valéria était étendue surle lit, toute habillée, et ne dormait pas. En l’entendant venir,elle tressaillit violemment, puis ses traits se détendirent etexprimèrent un vif soulagement, comme tout à l’heure, dans leparc.

Le jeune homme s’assit à son chevet, prit sa main dans lessiennes, observa quelques minutes de silence et lui demanda ensuitequel était ce rêve qui l’avait tellement effrayée et s’il neressemblait point à celui de Mucius.

Valéria rougit de confusion et balbutia :

« Oh ! non, non ! J’ai vu… une espèce de monstre quivoulait me déchiqueter…

— Un monstre ? À tête humaine ? insista Fabius.

— Non !… De bête… de bête ! »

La jeune femme se détourna et cacha ses joues en feu dansl’oreiller. Fabius retint sa main quelque temps encore, la porta àses lèvres, en silence, et se retira.

La journée sembla triste aux deux époux, comme si un nuagesombre avait été suspendu au-dessus de leurs têtes, sans qu’ilssussent au juste de quoi il s’agissait. Ils voulaient resterensemble, se sentant menacé d’un grave danger, mais ne trouvaientrien à se dire. Fabius essaya de se remettre à son chevalet, delire des vers de l’Arioste, dont le poème venait seulement deparaître à Ferrare et était déjà célèbre dans toute l’Italie, maistout lui tombait des mains… Mucius revint à une heure tardive,comme ils se mettaient à table pour le repas du soir.

Chapitre 7

 

Il avait l’air serein et satisfait, mais se montrait peu loquaceet préférait interroger son hôte sur leurs amis communs, sur lacampagne d’Allemagne, sur l’empereur Charles ; à la fin durepas, il exprima le désir de se rendre à Rome afin de voir lenouveau Souverain Pontife.

De nouveau, il offrit du vin de Chiraz à Valéria ; la jeunefemme refusa et l’entendit murmurer à part lui : « Oui, maintenant,cela n’est plus utile. »

De retour dans la chambre à coucher, Fabius s’endormit presqueimmédiatement à côté de son épouse. En se réveillant une heure plustard, il s’aperçut qu’elle n’était plus là. Il se leva promptement,mais à ce moment précis, Valéria rentra dans la pièce, venant dujardin, en chemise de nuit.

La lune brillait, claire et haute, allumant les finesgouttelettes d’eau qu’une bruine récente avait semées, à sonpassage, sur les branches des arbres et dans l’herbe de lapelouse.

Valéria s’approcha du lit, les yeux fermés, avec une expressionde frayeur secrète sur ses traits immobiles, tâta le drap de sesmains tendues en avant et se recoucha rapidement, sans mot dire.Fabius lui posa une question, mais elle ne répondit pas, ayantl’air de dormir. Il passa la main dans ses cheveux et sur sesvêtements : ils étaient couverts de gouttelettes de pluie ;quelques grains de sable avaient adhéré à ses pieds nus. Alors, ilbondit et se précipita dans le parc, par la porte entrouverte.

Un clair de lune aveuglant, intense et cruel, baignait tous lesobjets. Le jeune homme, se penchant, discerna sur le sable del’allée les traces des pieds d’un couple qui avait passé parlà ; l’une des deux personnes était nu-pieds. La pisteconduisait à un kiosque de jasmins, situé de l’autre côté, entre lavilla et le pavillon. Il s’arrêta, perplexe, et tout à coup lamélodie de la veille résonna dans l’air nocturne !

Fabius tressaillit et ne fit qu’un pas jusqu’au pavillon… Muciusjouait de son violon, debout au milieu de la pièce.

« Tu es allé au jardin ! Tes vêtements sont mouillés depluie !

— Non… je ne sais pas… je ne crois pas être sorti… », réponditposément le musicien, comme s’il avait été surpris de la visiteintempestive de son ami et de son émotion.

Fabius le saisit par le bras :

« Pourquoi joues-tu cet air ? As-tu encore fait le mêmerêve ? »

Mucius n’en parut que plus surpris et ne répondit rien.

« Réponds-moi donc ! »

La lune luit au ciel comme un bouclier blanc…

Le fleuve sinueux brille comme un serpent…

L’ennemi dort, mais l’ami veille…

Et le vautour va lacérer la tourterelle…

Sauve-la !

psalmodiait Mucius, comme dans un rêve.

Fabius recula de deux pas, regarda son ami, réfléchit un moment…et se retira.

La tête penchée sur l’épaule et les bras étendus en croix dansun geste d’impuissance, Valéria dormait d’un profond sommeil. Ileut du mal à la réveiller, mais aussitôt qu’elle le vit, ellel’enlaça convulsivement, en tremblant de tout son corps.

« Qu’as-tu donc, mon amie, qu’as-tu donc ? » demandaFabius, s’efforçant de la calmer.

Mais elle frissonnait toujours sur sa poitrine.

« Oh ! quels rêves affreux je fais depuis deux nuits »,chuchota-t-elle en cachant son visage.

Le jeune homme voulut l’interroger, mais ne put rien tirerd’elle…

L’aube naissante colorait de pourpre les vitres de la croiséequand elle s’endormit enfin dans les bras de son époux.

Chapitre 8

 

Le jour suivant, Mucius disparut dès le matin, et Valéria fitpart à son mari de son intention de se rendre au monastère voisin,où vivait son confesseur, un vieux moine, en qui elle avait uneconfiance illimitée. Comme Fabius manifestait quelque surprise,elle lui expliqua qu’elle voulait soulager son âme douloureusementtroublée par les événements des derniers jours. Effectivement, sestraits étaient las et tirés, sa voix faible et sourde ; lejeune homme la soutint chaleureusement dans son intention, estimantque le pieux Lorenzo pouvait lui donner de sages conseils etdissiper ses doutes…

Escortée de quatre servantes, Valéria se rendit au monastère.Durant son absence, Fabius erra dans les allées du parc, essayantde comprendre ce qui affectait son épouse, en proie à la crainte età la colère, dévoré par des soupçons qui n’arrivaient pas à prendrecorps…

Plus d’une fois il entra dans le pavillon ; Mucius n’étaitpas encore de retour, et le Malais le regardait avec des yeux destatue, la tête obséquieusement inclinée, avec un léger, très légersourire ironique sur son visage de bronze — c’est du moins ce qu’ilsembla à Fabius.

Cependant, Valéria avouait tout à son confesseur, moins honteusequ’effrayée. Le bon père l’écouta avec sollicitude, la bénit, luiremit son péché involontaire et décida de l’accompagner à la villa,s’étant dit en son for intérieur : « Pratiques de sorcier…Sortilèges de démon… Il faut y remédier… »

Fabius ne manqua pas d’être légèrement inquiet en voyant venirle moine, mais le sage vieillard avait soigneusement arrêté sonplan. Bien sûr, il se garda de trahir le secret de la confessionquand il resta en tête à tête avec le jeune homme ; néanmoins,il lui recommanda chaleureusement d’éloigner autant que possiblecet hôte maléfique qui, par ses récits, ses chants et toute saconduite, échauffait inutilement l’imagination de Valéria. Enoutre, Mucius, qui n’avait jamais été très ferme dans sa foi, avaitpu rapporter de ses voyages la contagion de croyances fausses, etmême communier aux mystères de la magie noire. C’est pourquoi, endépit d’une amitié scellée par de longues années, il était fortprudent d’envisager une nouvelle séparation. Fabius ne put quereconnaître le bien-fondé des avis du saint homme ; Valériarayonna de joie en apprenant sa décision, et le bon P. Lorenzo s’enrevint au monastère, chargé de riches cadeaux pour sa confrérie etpour les pauvres.

Fabius comptait avoir une explication avec son compagnonaussitôt après le repas du soir, mais Mucius ne rentrait toujourspas. Alors il résolut de remettre l’entretien au jour suivant, etles deux époux se retirèrent dans leur chambre.

Chapitre 9

 

Valéria s’endormit presque aussitôt. Fabius n’arrivait pas àtrouver le sommeil. Dans le calme de la nuit, il revoyait plusvivement toutes ses impressions des derniers jours et se posait desquestions encore plus instantes, sans pouvoir leur donner lamoindre réponse. Était-il vrai que Mucius fût devenu un magicien,et n’avait-il pas empoisonné Valéria ? La jeune femme étaitmalade… de quoi ?

Tandis qu’il se laissait aller à ces pensées, un bras repliésous la nuque et en retenant son souffle fiévreux, la lune seglissa de nouveau sur le ciel sans nuages. Et avec ses rayons — dumoins Fabius le crut-il — il pénétra dans la pièce, à travers lesvitraux translucides, venant du côté du pavillon, un souffleévanescent, semblable à une brise légère et odorante… Il entenditun murmure obsédant et passionné… Valéria remua faiblement sur sacouche. Fabius tressaillit et observa : la jeune femme se souleva,sortit un pied, puis l’autre, les posa sur le sol et se dirigeavers la porte qui s’ouvrait sur le parc, comme une somnambule, lesyeux morts, les bras tendus en avant !

Fabius ne fit qu’un bond jusqu’à l’autre issue, contourna lavilla et ferma la porte du jardin… À peine avait-il saisi lecadenas qu’il sentit qu’une main essayait d’ouvrir de l’autre côté…forçait… forçait encore… Une voix gémit, impatientée…

« Pourtant, Mucius est encore en ville », songea Fabius en seprécipitant au pavillon…

Que vit-il ?

Mucius s’avançait à sa rencontre, le long de l’allée baignée del’éclat magique du clair de lune ; il marchait comme unsomnambule, les mains tendues en avant, les yeux largement ouvertset aveugles…

Fabius s’approche de lui. L’autre ne s’en aperçoit même pas etavance toujours, d’un pas mesuré ; son visage immobile ricanedoucement, comme celui du Malais… Fabius veut l’interpeller… Mais àce moment précis il entend derrière lui le bruit d’une fenêtre quis’ouvre… Il se retourne vivement…

La croisée de la chambre à coucher s’est ouverte sur la nuit etValéria va enjamber l’appui… ses mains semblent chercher Mucius…tout son être se tend vers lui…

Une fureur sauvage s’empara du jeune peintre.

« Maudit sorcier ! » hurla-t-il comme un possédé.

L’une de ses mains étreignit le cou du magicien, l’autre cherchala dague qu’il portait à la ceinture et la lui enfonça dans leflanc, jusqu’à la garde.

Mucius poussa un cri strident et rebroussa chemin en titubant,les deux mains appuyées sur l’endroit où il avait reçu le fer… Aumoment où Fabius avait frappé son rival, Valéria s’était effondréesur le sol avec un long gémissement.

Fabius l’emporta dans ses bras, l’étendit sur sa couche, essayade lui parler…

La jeune femme resta longtemps immobile. Enfin, elle souleva lespaupières, poussa un grand soupir profond et convulsif, reconnutson époux et se blottit sur sa poitrine, avec toute la joie d’unêtre qui vient d’échapper à une mort certaine.

« C’est toi… c’est bien toi… », murmurait-elle.

Petit à petit, ses bras desserrèrent leur étreinte, sa tête serejeta en arrière et elle chuchota avec un sourire heureux :

« Dieu soit loué, tout est fini… Mais je suis si lasse !»

Et elle s’endormit d’un sommeil profond mais doux.

Chapitre 10

 

Fabius s’agenouilla devant sa couche et, sans quitter des yeuxle visage blême, maigri, mais désormais rasséréné, se prit àréfléchir à tout ce qui était arrivé et à la conduite qu’il luifallait tenir. Qu’allait-il faire ?

S’il avait tué Mucius — et il n’en doutait pas, étant donné lavigueur avec laquelle il l’avait frappé —, il n’était pas possiblede le taire ! Il fallait en aviser le duc, les juges… maiscomment leur expliquer une affaire aussi ténébreuse ?N’était-il pas le meurtrier de son hôte, son parent, son meilleurami ? On l’interrogerait sur les mobiles de son acte, etalors…

Et si Mucius vivait encore ?

Incapable de rester plus longtemps dans le doute, Fabiuss’assura que Valéria était endormie, sortit à pas de loup et sedirigea vers le pavillon.

Tout était silencieux et noir ; seule, une faible lueurbrillait à une fenêtre… Une main sanglante s’était imprimée sur laporte, légèrement au-dessus de la poignée… Le cœur serré, Fabiuspoussa le battant, traversa le vestibule, plongé dans l’obscurité,et s’arrêta, interdit, sur le seuil de l’atrium.

Mucius était étendu tout de son long au milieu de la pièce, surun tapis de Perse, la tête reposant sur un coussin de brocart, lecorps recouvert d’un châle pourpre à ramages noirs. Son visageétait jaune comme cire, les yeux clos, les paupières bleuies, laface tournée vers le ciel. Pas un souffle ne soulevait sapoitrine ; il semblait mort. Le Malais s’était agenouillé prèsde ses pieds, enveloppé également dans un châle pourpre. Sa maingauche tenait une plante inconnue, comme un brin de fougère ;légèrement penché en avant, il fixait obstinément son maître. Unepetite torche enfoncée dans le sol répandait une lumièreverdâtre ; la flamme ne vacillait pas et ne dégageait point defumée. Le domestique ne fit pas un mouvement à l’entrée de Fabius,se contenta de lui jeter un bref regard et reporta ses yeux surMucius.

De temps en temps, il soulevait sa fougère et la reposait, puisla secouait en l’air ; et ses lèvres silencieuses remuaientdoucement, comme pour prononcer quelque incantation muette. Ladague fatale gisait entre Mucius et le Malais ; le domestiquefustigea la lame ensanglantée avec sa fougère. Une minute passa…puis une autre… Penché sur le Malais, Fabius lui demanda à mi-voixsi son maître était mort. L’autre hocha la tête de haut en bas,sortit sa main droite de dessous le châle et fit un geste impérieuxdans la direction de la porte. Fabius voulut répéter sa question,mais la dextre autoritaire renouvela son ordre, et le jeune hommese retira, indigné et interdit.

Il retrouva Valéria, toujours endormie, avec un visage encoreplus serein. Sans se dévêtir, il s’assit à la croisée, le mentonappuyé sur la paume de la main, et se plongea de nouveau dans sesréflexions. Le soleil levant le trouva dans la même posture.Valéria dormait paisiblement.

Chapitre 11

 

Fabius décida d’attendre son réveil et de se rendre à Ferrare,quand on frappa doucement à la porte. Le jeune homme sortitaussitôt et reconnut son vieux majordome Antonio.

« Signor, le domestique malais vient de nous faire savoir queson maître, le signor Mucius, est indisposé et veut se transporteren ville. En conséquence, il vous demande de bien vouloir luidépêcher quelques hommes pour l’aider à plier les bagages de sonmaître. En outre, il réclame, à l’heure du repas, des chevaux debât et de selle et une petite escorte. L’autorisez-vous,signor ?

— C’est le Malais qui te l’a dit ? De quelle manière ?N’est-il pas muet ?

— Si, signor. Mais il me l’a écrit en notre langue, et fortcorrectement. Voici le billet.

— Et Mucius, m’as-tu dit, est malade ?

— Oui, signor, très malade, et il est interdit de le voir.

— Avez-vous envoyé chercher un médecin ?

— Non, signor, le domestique s’y est opposé.

— Et c’est lui qui t’a écrit cela ?

— Oui, signor. »

Fabius réfléchit un moment.

« Eh bien, soit, fait comme il te le demande », murmura-t-ilenfin.

Antonio se retira.

Fabius le suivit d’un regard perplexe.

« Il n’est donc pas mort », songe a-t-il, sans savoir s’ildevait s’en réjouir ou le regretter.

« Malade ? » Pourtant n’avait-il pas vu lui-même uncadavre ?

Le jeune homme retourna dans la chambre à coucher. Valérias’éveilla et souleva la tête. Les deux époux échangèrent un longregard éloquent.

« Il n’est plus ? » chuchota soudain la jeune femme.

Fabius tressaillit violemment.

« Que veux-tu dire ?… As-tu donc ?…

— Il est parti ? » poursuivit-elle.

Le peintre soupira d’aise.

« Non, pas encore, mais il doit partir aujourd’hui.

— Et je ne le reverrai plus jamais… jamais ?

— Non… plus jamais. »

Un sourire heureux réapparut sur ses lèvres, et elle tendit sesdeux mains à son époux.

« Nous ne parlerons plus jamais de lui… jamais… tu me lepromets ?… Et je ne sortirai pas de notre chambre tant qu’ilne sera point parti… Voudrais-tu appeler mes servantes ?… Etpuis attends, prends cet objet. »

Elle désigna le collier de perles, posé sur sa table dechevet.

« Jette-le vite dans notre puits le plus profond… Étreins-moi…Je suis ta Valéria… à toi seulement… Ne reviens pas avant le départde… l’autre. »

Fabius prit le collier — les perles lui semblèrent plus ternes—et se conforma aux désirs de Valéria.

Ensuite il se promena dans le parc, en jetant, de temps entemps, un regard du côté du pavillon, où les domestiquess’affairaient déjà aux préparatifs du départ, sortaient lescaisses, chargeaient les chevaux. Le Malais ne se trouvait pointparmi eux.

Fabius éprouva un besoin invincible de voir ce qui se passait àl’intérieur du pavillon ; se rappelant qu’il y avait uneentrée secrète, il se faufila jusque-là, souleva le rideau et jetaun coup d’œil irrésolu à l’intérieur de la pièce.

Chapitre 12

 

Mucius n’était plus étendu sur le tapis. Revêtu de ses habits devoyage, il était assis dans un fauteuil, mais ressemblait à uncadavre, de même que lors de la première visite de Fabius. Sa têtese rejetait, inerte, sur le dossier, et ses mains immobilesjaunissaient sur ses genoux, posées à plat. Aucun souffle nesoulevait sa poitrine. Tout autour du fauteuil, sur le sol jonchéd’herbes sèches, le Malais avait disposé de petites coupes platesremplies d’une liqueur brune qui dégageait une violente odeur demusc. Un petit serpent aux reflets cuivrés s’était enroulé autourde chacune des coupes, et ses yeux obliques jetaient parintervalles des étincelles dorées et métalliques. Face à Mucius sedressait la longue silhouette du Malais, vêtu d’unechlamide[1] de brocart, ceint d’une queue de tigre,une tiare cornue sur la tête. Le domestique n’était pas immobile —loin de là ! Tour à tour, il s’agenouillait et avait l’air des’absorber dans une longue prière, se redressait de toute sa tailleet se levait même sur la pointe des pieds, ouvrait les bras, d’ungeste large et majestueux, les portait dans la direction de sonmaître, impérieux et menaçant, fronçait les sourcils et tapait dupied. Toutes ces pratiques lui coûtaient des efforts pénibles etdouloureux : il respirait avec peine et la sueur ruisselait sur sonvisage. Tout à coup, il s’immobilisa, aspira l’air à pleinspoumons, plissa le front, tendit les bras en avant, crispés, et lesretira avec effort, comme s’il avait tenu des rênes… Et Fabius, enproie à une frayeur indicible, vit la tête de Mucius se détacherlentement du dossier où elle reposait et suivre le mouvement desbras du Malais… L’autre se détendit, et la tête retomba… Ledomestique répéta son geste à plusieurs reprises, et chaque fois latête s’exécuta docilement… La liqueur brune contenue dans lescoupes commença à bouillonner ; les coupes elles-mêmestintèrent d’un son doux et argentin ; les serpents de cuivrese tordirent en volutes. Alors le Malais fit un pas en avant, arquales sourcils, ouvrit démesurément les yeux, remua la tête de hauten bas, et… les paupières du mort frémirent imperceptiblement, sedécollèrent et découvrirent un regard terne comme le plomb. Levisage du Malais s’illumina d’orgueil et de joie, d’une joiesauvage et presque méchante ; il ouvrit la bouche et poussa unlong hurlement qui semblait venir du tréfonds de son gosier… Leslèvres de Mucius s’entrouvrirent également et répondirent par unefaible plainte au cri inhumain du sorcier… Fabius n’en voulut pasvoir davantage : il avait l’impression d’assister à une incantationdiabolique ! Poussant un cri strident, il s’enfuit à toutesjambes en se signant fiévreusement et en chuchotant desexorcismes.

Chapitre 13

 

Quelque trois heures plus tard, Antonio vint l’avertir que lesbagages du signor Mucius étaient prêts et que ce dernier allaitpartir. Sans rien répondre, Fabius sortit sur la terrasse d’où l’ondécouvrait le pavillon.

Plusieurs chevaux, lourdement chargés de caisses, se tenaientimmobiles devant le bâtiment, encadrant un vigoureux poulain noirqui portait une large selle à deux places. Il y avait desdomestiques nu-tête et une petite escorte armée.

La porte du pavillon s’ouvrit, et Mucius apparut sur le seuil,soutenu par le Malais qui avait remis ses habits de domestique. Levisage de Mucius était cireux et ses bras battaient comme ceux d’unmort, mais il marchait… oui, il marchait ; et même, hissé àdos de cheval, il réussit à se tenir droit et à trouver la bride, àtâtons. Le Malais lui chaussa les étriers, enfourcha le poulain,s’installa derrière son maître, l’enlaça par la taille, et leconvoi s’ébranla.

Les chevaux allaient au pas. Au moment où ils contournèrent lavilla, Fabius crut voir deux taches blanches sur le visage de sonami de naguère… Se pouvait-il qu’il eût tourné les yeux dans sadirection ?… Le Malais seul le salua… ironique, commetoujours.

Valéria avait-elle assisté au départ de Mucius ? Lesjalousies de sa croisée étaient baissées… mais peut-être avait-elleguetté à travers les fentes ?

Chapitre 14

 

À l’heure du souper, la jeune femme vint à table, douce etaffectueuse, mais encore lasse. Il ne restait plus trace del’angoisse des derniers jours, passés dans l’appréhension d’unpéril inconnu. Le lendemain, Fabius se remit à son chevalet etretrouva dans l’expression des traits de son modèle cette chastecandeur dont l’éclipse fugitive l’avait tellement ému. Son pinceaucourut sur la toile, alerte et précis.

De nouveau, les deux jeunes gens goûtèrent l’existence d’antan.Mucius s’était évanoui comme un fantôme. D’un accord tacite, l’onse gardait soigneusement d’évoquer son souvenir où de s’informer deson destin, voilé de mystère : l’on aurait pu croire que lemagicien avait disparu sous terre.

Une fois, il sembla à Fabius qu’il avait le devoir de relater àson épouse tous les événements de la nuit fatale… mais Valéria,devinant probablement son intention, avait retenu son souffle etcligné les yeux, comme si elle s’était attendue à recevoir un coup…Fabius comprit et se tut.

Par un bel après-midi d’automne, le peintre terminait leportrait de sainte Cécile ; Valéria était assise à l’orgue etses doigts erraient sur le clavier… Soudain, le chant de Mucius, lechant de l’amour triomphant, s’éleva sous ses doigts, sans mêmequ’elle s’en rendît compte. Et au même instant elle sentit dans sesentrailles les premiers mouvements d’une vie naissante… La jeunefemme tressaillit, s’arrêta… Que lui arrivait-il ?… Était-ilpossible que.

 

Le manuscrit n’en disait pas plus long.

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