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Le Chasseur de rats

Le Chasseur de rats

de Gustave Aimard

Chapitre 1 Qui était le mystérieux personnage auquel on donnait le nom de l’Œil Gris ?

Les Français ont été souvent accusés, avec une apparence de raison, de connaître beaucoup moins leur propre histoire que celle des autres peuples anciens ou modernes.

On pourrait ajouter, mais cette fois avec raison, que la partie la plus négligée et par conséquent presque entièrement ignorée de cette histoire, est celle qui se rapporte à nos colonies ; que ces colonies soient en Afrique, en Amérique on en Océanie ; c’est-à-dire qu’elles soient situées aux confins du monde, ou seulement à quelques centaines de lieues de nos côtes.

Et pourtant que de liens étroits nous rattachent à ces colonies si dédaignées ! Que de souvenirs glorieux elles nous rappellent.

Que de preuves de dévouement et de fidélitéelles ont données à la France dans les circonstances les pluscritiques !

Pour ne parler ici que des Antilles, cesgracieuses corbeilles de fleurs aux parfums si doux et sienivrants, surgies du sein des eaux et disséminées comme deravissantes oasis sur les flots bleus de l’Atlantique ; terresbénies où tout sourit au cœur et sur lesquelles la vie s’écoulecomme un rêve féerique des Mille et une Nuits ; à combien debatailles terribles ont-elles assisté ! Quelles luttesacharnées ont-elles soutenues avec une énergie et une abnégationhéroïques pour résister, soit au révoltes des noirs, soit auxattaques plus formidables encore de puissants envahisseursétrangers afin de rester françaises et se conserver à cette mèrepatrie qu’elles aiment avec passion, peut-être à cause de saconstante ingratitude envers elles.

La Guadeloupe est, sans contredit, la pluscomplètement belle de ces îles charmantes qui composent l’écrinprécieux de l’archipel Colombien ou des Antilles ; perles d’unirréprochable orient, égrenées par la main toute-puissante duCréateur, de son mystérieux chapelet de merveilles, et semées parlui à l’entrée du golfe du Mexique.

Rien ne saurait exprimer l’impressiond’enivrante langueur qui s’empare des sens lorsque, après unelongue et monotone traversée, le cri : terre ! est àl’improviste poussé par la vigie ; que l’eau se fait plusbleue et plus transparente ; que d’acres senteurs, portées surl’aile humide de la brise, viennent gonfler les poumons d’un airvivifiant et embaumé ; qu’aux premiers rayons du soleillevant, comme l’antique Aphrodite sortent de l’écume de la mer, onvoit tout à coup apparaître, se dessiner, vagues, indistinctesencore, et à demi voilées par une gaze brumeuse qui en estompelégèrement les contours, les cotes verdoyantes et pittoresquementdécoupées de la Guadeloupe, avec ses chaînes de montagnesvolcaniques, dont les pilons hauts et chenus semblent s’inclinerdevant l’imposante Soufrière, constamment couronnée d’unnuage de fumée jaunâtre qui monte en tournoyant vers le ciel et luifait une éblouissante auréole.

L’anse à la Barque est une baieprofonde qui doit sans doute son nom singulier à la première barquequi y aborda ; c’est dans cette baie, une des plus belles dela Guadeloupe, que commence notre histoire.

Elle est située entre le quartier desHabitants et celui de Bouillante, à peu dedistance de la Basse-Terre ; sa plage, formée d’un sable jauneet fin, est terminée par un pourtour de collines élevées, couvertesde cocotiers et de palmistes, étagés en amphithéâtre de la façon laplus pittoresque, et qui lui donnent un aspect ravissant.

Cette baie, assez large, et profonde de plusd’un kilomètre, a une entrée fort étroite défendue par deuxbatteries dont les feux se croisent, construites sur les pointesCoupard et Duché.

En temps ordinaire, l’anse à la Barque estpresque déserte ; une trentaine de pêcheurs à peine s’yabritent tant bien que mal, dans de misérables espèces de huttesd’une architecture essentiellement primitive, faites avec quelquesbambous plantés en terre et surmontés d’une toiture envacois ; mais les jours de fête, et Dieu sait s’ils sontnombreux aux colonies, l’aspect de l’anse à la Barque change commepar enchantement ; elle s’anime, se peuple en quelques heures,et de calme et silencieuse qu’elle était, elle devient tout à coupbruyante et tumultueuse.

C’est dans cette baie que se donnentrendez-vous les noirs, les gens de couleur et les créoles desquartiers limitrophes, pour se divertir, boire et chanter, boire etchanter surtout.

Le jour où s’ouvre notre récit, le 4 mai 1802ou, ainsi qu’on le disait alors, le 14 floréal an X, vers septheures du soir, l’anse à la Barque présentait l’aspect le pluspittoresque et le plus animé ; une quarantaine d’ajoupasconstruits à la hâte et illuminés au moyen de lanternesvénitiennes, suspendues en festons après les arbres, regorgeaientde buveurs appartenant à toutes les teintes de la gamme humaine,depuis le noir d’Afrique jusqu’au blanc d’Europe, en passant par leMétis, le Mulâtre, le Quarteron, le Capre, le Mamalucco, et tantd’autres dont la nomenclature est interminable.

Les rafraîchissements, si tant est qu’onpuisse leur donner ce nom, à profusion débités aux consommateurs,se composaient exclusivement de rhum, de tafia, de genièvre etd’eau-de-vie de France ; accompagnée de quelques vieux siropsaigris par l’âge et le climat, et complètes parfois, mais à delongs intervalles, par d’excellentes limonades ; pour êtrevrai, nous constaterons que seuls les alcools à fortes dosesformaient la base des rafraîchissements dont s’abreuvaient lesconsommateurs altérés, groupés soit dans les ajoupas, soit sous lesnombreux bosquets improvisés pour la circonstance ; bosquetsmystérieusement éclairés par quelques rares lanternes en papier decouleur.

Ce soir-là, il y avait à l’anse de la Barqueun bamboula, en réjouissance des assurances de paixdonnées par le conseil de l’île et affichées à profusion dans toutela colonie ; aussi, malgré l’état d’inquiétude que faisaitnaître, parmi la population blanche, le provisoire dans lequel lepays était plongé depuis que, par un décret de la Convention, endate du 16 pluviôse an II, les noirs avaient été déclaréslibres ; inquiétude qui prenait chaque jours des proportionsplus grandes à cause des vexations de toutes sortes dont étaientaccablés les habitants paisibles ; ceux-ci, confiants dans lespromesses du général Magloire Pélage, homme de couleur et patriotesincère, qui n’avait pas hésité à assumer sur lui seul la lourderesponsabilité de mettre un terme à cet état de choses, avaient-ilsoublié leurs préoccupations ; et, avec cette insoucianteimprévoyance créole dont aucun péril, si grand qu’il fûts, nesaurait triompher, ils étaient accourus de toutes parts pourassister au bamboula.

Une foule bigarrée se promenait sur la plage,riant et causant, sans jamais se mêler, chaque caste évitantsoigneusement tout contact avec une autre ; seuls lesBanians ou petits blancs, ces singuliers colporteurs descolonies, circulaient à travers la foule sans le moindreembarras ; accostant les groupes divers avec un éternel etbanal sourire stéréotypé sur les lèvres ; et offrant avec lemême entrain et la même politesse leurs marchandises aux Blancs etaux Noirs, aux Capres et aux Mulâtres ; les canonniers et lessoldats des deux batteries étaient aussi venus prendre part à lafête ; ils n’étaient pas les moins turbulents.

Devant un ajoupa où trônait majestueusementune magnifique mulâtresse de trente ans au plus, connue sous le nomde maman Mélie, et qui jouissait de la réputation de débiter, sansaugmentation de prix, les meilleurs rafraîchissements de l’anse àla Barque, quatre ou cinq bosquets avaient été établis ; deuxde ces bosquets étaient occupés ; le premier, par deux noirsde pure race Mozambique, taillés en hercules, au regard louche et àla mine sournoise ; ces noirs, tout en buvant du tafia àpleins verres, causaient entre eux d’une voix basse et contenue, enlançant par intervalles des regards menaçants et chargés de hainevers le second bosquet, sous lequel trois personnes de race blancheétaient assises.

Ces trois personnes devaient appartenir à laplus haute société de la colonie, car un nègre d’un certain âge,porteur d’une bonne figure et vêtu d’une riche livrée, se tenaitdebout à l’entrée du bosquet, assez loin pour ne pas entendre laconversation de ses maîtres, et assez près pour exécuter àl’instant les ordres qu’il leur plairait de lui donner. En effet,ce digne nègre qui répondait au nom tant soit peu bucolique deMyrthil appartenait à M. le marquis de la Brunerie, l’un desplanteurs les plus riches et les plus influents de l’île ;c’était le marquis lui-même qui, en ce moment, se trouvait assissous le bosquet, en compagnie de sa fille, mademoiselle Renne de laBrunerie et du capitaine Paul de Chatenoy, son parent éloigné, aidede camp du général Sériziat, à la suite duquel il était arrivéquelques semaines auparavant à Marie Galante, où le général avaitprovisoirement établi sa résidence.

La famille de la Brunerie, alliée aux Houël,aux Boulogne, aux Raby, aux Boisseret, les plus anciennes maisonsde la colonie, celles qu’on nommait les coseigneurs, a toujourstenu un rang élevé et joué un rôle important dans les affaires dela Guadeloupe, depuis l’époque où elle s’y est fixée en 1635,lorsque les Français s’établirent dans l’île après en avoir chasséles Caraïbes.

Dans les premières années du dix-huitièmesiècle, le marquis de la Brunerie, alors soupçonné d’avoir donnéasile sur ses domaines à plusieurs protestants proscrits, accusé enoutre, de faire une vive opposition au gouvernement colonial, futdécrété de prise de corps ; mais, prévenu secrètement il eutle temps de mettre ordre à ses affaires et d’éviter en quittentl’île, l’arrestation dont il était menacé ; avant son départ,il avait eu, dit-on, – car toute cette affaire fut toujoursenveloppée d’un mystère impénétrable, – la précaution, pour éviterla confiscation, de faire un transport fictif de tous ses biens àson frère cadet.

Que devint le marquis après cette fuite ?On l’ignora toujours. Quelques personnes qui l’avaient beaucoupconnu affirmèrent, au commencement de la régence, que, par une nuitsombre et orageuse, une goélette avait jeté l’ancre à l’anse auxMarigots, qu’une embarcation s’était détachée de ce navire et avaitmis à terre un passager, qui n’était autre que le marquis de laBrunerie ; que celui-ci s’était enfoncé dans l’intérieur del’île, se dirigeant vers l’habitation d’Anglemont, alors habitéepar son frère, où on l’avait vu entrer, mais dont personne nel’avait vu sortir ; le lendemain, au lever du soleil, l’anseaux Marigots était déserte, la goélette avait disparu.

Ces bruits, rapidement propagés, causèrent unevive émotion à la Guadeloupe ; une enquête fut faite, sansrésultat ; puis les années s’accumulèrent, de gravesévénements surgirent, cette affaire ténébreuse fut oubliée ;la vie et la mort du marquis restèrent à l’état d’indéchiffrableénigme ; personne ne revendiqua ses biens en son nom ;son frère eu jouit sans être inquiété et les légua en mourant à sonfils qui, ainsi que son père l’avait fait, prit le nom et le titrede marquis de la Brunerie, sans que jamais on essayait de les luicontester.

Le marquis de la Brunerie dont nous nousoccupons, était le fils de ce la Brunerie ; à l’époque où nousle rencontrons, c’était un homme de soixante ans, encore vert,d’une taille élevée, de manières élégantes et d’une physionomiedouce, sympathique et empreinte d’une constante mélancolie ;doué de qualités sérieuses, d’une intelligence développée parl’étude, il faisait partie de cette noblesse éclairée, dans lesrangs de laquelle les grands penseurs du dix-huitième siècleavaient recruté de si nombreux et de si ardents adeptes.

En apprenant l’établissement de la Républiqueen France, M. de la Brunerie avait, sans regret, faitl’abandon de ses titres pour devenir simple citoyen ; depuislors, il avait suivi, sans se démentir, la ligne de conduite qu’ils’était tracé ; aussi, loin de déchoir, son influence s’étaitaccrue, et il était considéré comme un des hommes les plushonorables de la Guadeloupe.

Son cousin, le capitaine Paul de Chatenoy,avait vingt-cinq ans ; c’était un beau et fier jeune homme, àl’âme ardente et enthousiaste, passionné pour la carrière qu’ilavait embrassée et qui semblait lui promettre un brillant avenir.Il aspirait en secret à la main de sa cousine, union queM. de la Brunerie aurait vue peut-être avec plaisir, maisdont la jeune fille paraissait ne se soucier que médiocrement.

Renée de la Brunerie, âgée de dix-sept ans,était belle de cette excentrique beauté créole à laquelle aucuneautre ne saurait être comparée. Nonchalamment assise comme ellel’était en ce moment, sous ce bosquet verdoyant que tachetaient çàet là des jasmins d’Espagne, au milieu de ce cadre vert et embaumé,irisé par la lumière des lanternes de lueurs changeantes etfugitives, le buste légèrement penché en arrière, ses grands yeuxbleus aux regards rêveurs, errants à l’aventure et sans but, avecdes flots de cheveux noirs tombant sur ses blanches épaules, sonfront pure transparent comme de la nacre, elle ressemblait, dans lademi-obscurité du feuillage, à l’une de ces pâles apparitionscréées par le génie poétique d’Ossian.

La jeune fille ne prenait aucune part à laconversation, elle ne l’entendait même pas, elle rêvait.

Cependant cette conversation était très-animéeet surtout fort intéressante : M. de la Brunerie etde Chatenoy causaient politique.

Le planteur s’étonnait à bon droit que legénéral Sériziat, au lieu de se rendre directement à la Guadeloupe,ainsi qu’il en avait reçu l’ordre du premier consul à son départ deFrance, eût prêté l’oreille aux calomnies de l’ex-capitaine généralLacrosse, cet homme que sa tyrannie et ses concussions avaientrendu odieux aux habitants, et que le général Pélage, pour luisauver la vie, s’était vu contraint d’arrêter et de chasser de lacolonie ; que, cédant aux insinuations de cet homme méprisé detous, et qui s’était réfugié à la Dominique sous la protectionanglaise, le général Sériziat eût noué des relations avec lui, aupoint de l’aller visiter au milieu du camp volant que, depuisquelques semaines, cet homme avait eu l’audace d’établir auxSaintes, sans doute dans le but de tenter un débarquement à laGuadeloupe, et de replonger le pays dans l’anarchie, en excitant laguerre civile.

Le capitaine, fort peu diplomate de sa natureet très-embarrassé pour répondre, essayait d’éluder, autant quepossible, les questions pressantes que lui adressait leplanteur ; n’ayant à donner que des raisons spécieuses, il sebornait à dire que le général Sériziat, ignorant complètement lesfaits qui, depuis dix ans, s’étaient passés dans la colonie,craignait de se compromettre avec les partis ; qu’iltemporisait en attendant l’arrivée prochaine de l’expédition partiede France sous les ordres du général Richepance, qu’il considéraitcomme son chef immédiat et dont, par une initiative maladroite, ilne voulait pas faire manquer les plans.

Pendant que M. de la Brunerie et lecapitaine causaient ainsi, dans le bosquet voisin, les deux nègresdont nous avons parlé plus haut, avaient entre eux une conversationsur un sujet complètement différent, mais qui ne laissait pas quede les intéresser vivement.

Ces nègres étaient sans nul doute desMarrons ; tout en eux, leurs vêtements, leursmanières, l’inquiétude qui, parfois, éclatait dans leurs regardsfureteurs, le décelait clairement ; il fallait que ces hommesfussent doués d’une extrême audace, ou que des motifs d’une hautegravité réclamassent leur présence en ce lieu, pour qu’ils eussentosé se risquer, un soir de bamboula, à l’anse à la Barque, aumilieu de tant de gens dont la plupart les connaissaient etpouvaient, même sans mauvaise intention, les perdre en trahissantleur incognito.

Le lecteur sera sans doute surpris de nousvoir mettre en scène des nègres marron, c’est-à-dire des esclavesen état de rébellion, dans un pays où, avons-nous dit, la libertédes hommes de couleur avait été proclamée.

Cette surprise cessera sans doute lorsque nousaurons dit que le décret de la Convention, bien que promulgué à laGuadeloupe par le représentant Hugues, resta presque à l’état delettre morte dans la colonie ; trop d’intérêts étaient en jeupour qu’il fut exécuté.

Après le départ du représentant de laConvention nationale, les colons, guidés par une cupidité odieuseet aidés par des gouverneurs qui se firent leurs complices,rétablirent, sinon de droit, du moins de fait, l’esclavage desnègres. La plus grande partie des noirs et des mulâtres nevoulurent pas se soumettre aux exigences illégales du gouvernementcolonial ; ils se jetèrent dans les mornes et furent malgré ledécret d’émancipation considérés comme marrons ou révoltés. Destroubles naquirent de cet état de choses ; ils s’augmentèrentdes menées des anglais et prirent une forme très-menaçante après ledécret déplorable du premier consul ; décret rétablissantlégalement l’esclavage.

Les expéditions de Saint-Domingue et de laGuadeloupe n’eurent en réalité d’autre but que l’exécution de cedécret, à la fois inique et impolitique et qui fit tant de mal à laFrance.

– Allons, Saturne, mon ami, dit l’un des noirsà l’autre, en lui versant du tafia, bois un coup, cela teremettra ; jamais je ne t’ai vu aussi triste.

– Ah ! massa Pierrot ; réponditmélancoliquement Saturne en vidant son verre d’un trait ; j’aile cœur malade.

– Tu n’es qu’un poltron ; de quoi as-tupeur ?

– Je n’ai pas peur pour moi, massaPierrot.

– Pour qui donc alors ?

– Pour massa Télémaque ; je crains qu’ilne lui soit arrivé malheur.

– Saturne, mon ami, tu es un niais ;massa Télémaque est le bras droit du capitaine Ignace, il ne peutrien lui arriver.

– C’est possible ; pourtant…

– Tais-toi ! interrompit brusquement soncamarade ; c’est moi qui t’ai recommandé à massaTélémaque ; je lui ai répondu de toi ; tu sais pourquoinous sommes ici ; fais attention à ne pas faiblir quand lemoment d’agir sera venu, sinon je te promets que je saurai tepunir.

– Je ferai mon devoir, massa Pierrot ; necraignez rien de moi.

– C’est bon, tu es averti ; nous verronscela. À ta santé !

Et ils burent.

Au moment où Pierrot se versait une nouvellerasade, une ombre se dessina à rentrée du bosquet, ombre massive etgigantesque, et un homme pénétra sous le feuillage, après avoirécrasé d’un vigoureux coup de poing les deux lanternes en papierqui éclairaient tant bien que mal l’intérieur du bosquet.

– Sacrebleu ! êtes-vous fous ?grommela-t-il d’un ton de mauvaise humeur, en se laissant tomberplutôt qu’il ne s’assit sur un siège.

– Massa Télémaque ! s’écrièrent les deuxnoirs.

– Silence ! brutes que vous êtes,reprit-il ; ce lieu est-il propice pour crier ainsi monnom ! Pourquoi avez-vous laissé ces deux lanternesallumées ?

– Mais, massa… murmura Pierrot.

Télémaque ne lui donna pas le temps d’acheverla phrase, sans doute assez embrouillée qu’il commençait.

– Afin qu’on vous reconnaisse plus facilement,n’est-ce pas, idiots que vous êtes ? interrompit-il enhaussant les épaules avec mépris.

Les nègres baissèrent humblement la tête sansrépondre.

Ce Télémaque était un mulâtre gigantesque,taillé en athlète, aux traits repoussants et aux regardsfauves ; il portait clairement le mot : Potence,écrit sur son front déprimé comme celui d’un félin.

Après avoir bu une large rasade de tafia, ilreprit :

– Est-elle là ?

– Oui, massa, répondit vivement Pierrot.

– Seule !

– Non ; vous pouvez l’apercevoird’ici ; elle est accompagnée de son père et de son cousin deFrance, l’aide de camp du général Sériziat.

– Tant mieux ; murmura Télémaque d’unevoix sourde.

Il y eut un instant de silence pendant lequelles trois hommes remplirent et vidèrent d’autres verres à plusieursreprises ; Télémaque jetait autour de lui des regards inquietset fureteurs.

Après une légère hésitation, le mulâtre sepencha en avant, et poussa un cri doux et modulé, ressemblant à s’yméprendre à celui du courlis, cri que deux fois il répéta à uncourt intervalle.

Quelques minutes s’étaient à peine écoulées,lorsque maman Mélie se glissa silencieusement sous lebosquet ; la mulâtresse tremblait, son visage avait cetteteinte d’un gris terreux qui est la pâleur des nègres ; elletenait par contenance une bouteille de tafia de chaque main. Aprèsles avoir posées sur la table, elle se tint immobile devantTélémaque, qui fixait sur elle son regard lançant des lueursfauves.

Il fallait que le mulâtre possédât sur cettefemme une puissance occulte bien grande, pour la contraindre ainsià tout abandonner pour accourir à son premier signal et se mettre àses ordres, elle si dédaigneuse et si hautaine d’ordinaire, mêmeenvers les personnes qu’elle avait intérêt à ménager.

– Eh ! eh ! te voilà, dit enfinTélémaque en ricanant. Bonsoir, maman Mélie.

– Bonsoir, répondit-elle brusquement ;que me voulez-vous, missa Télémaque ? Parlez vite, je suispressée.

– Nous le sommes tous ; reprit-il sur lemême ton. Je suis ici de la part du capitaine Ignace.

– Je le sais, il m’a prévenue hier.

– C’est bien. Es-tu décidée à luiobéir ?

La mulâtresse frissonna et baissa la tête sansrépondre.

– Es-tu décidée à obéir aux ordres que tu asreçus ? reprit durement le mulâtre.

– Pourquoi le capitaine Ignace veut-il tuermamzelle ? murmura Mélie avec hésitation.

– Que t’importe ! Ce ne sont pas tesaffaires.

– Mamzelle Renée est bonne pour les pauvresgens de couleur, insista la mulâtresse d’une voix insinuante ;elle leur fait beaucoup de bien ; le capitaine Ignace ne laconnaît pas ; il ne peut vouloir sa mort.

– Tu as tort et raison à la fois, maman Mélie,répondit le mulâtre avec un rire féroce ; il ne connaît pasmamzelle Renée, cependant il veut qu’elle meure.

– Pourquoi la tuer ?

– Je pourrais ne pas répondre à cettequestion, mais ce soir je me sens de bonne humeur et je consens àte satisfaire ; écoute-moi et fais ton profit de mesparoles : L’Œil Gris, le vieux Chasseur de rats… tu leconnais, celui-là, n’est-ce pas ?

– L’Œil Gris est un méchant obi ilest l’ennemi des noirs, répondit la mulâtresse enfrissonnant ; il tue sans pitié les pauvres marrons qu’ilpoursuit dans les mornes comme des bêtes sauvages ; leChasseur de rats possède un grigri qui le rend invulnérable ;les balles s’aplatissent sur son corps ; les sabres et lespoignards se brisent en le touchant ; tous les hommes decouleur le détestent.

– C’est cela même, dit le mulâtre d’une voixsourde ; vingt fois le capitaine Ignace a tenté de le tuer,vingt fois il a échoué ; le grigri du Chasseur de rats a étéplus puissant que celui du capitaine ; voyant cela, Ignare sefit faire un Quienbois, par la sorcière de laPointe-noire ; alors il apprit que la vie du vieux Chasseurétait attachée à celle de mamzelle Renée, parce qu’il l’aime commesi elle était sa fille, et qu’en tuant l’enfant du planteur, l’ŒilGris mourrait aussitôt. Me comprends-tu ?

– Oui, je vous comprends, répondit-elle enhochant tristement la tête ; mais c’est bien cruel de tuer unesi bonne et si belle mamzelle.

– Il le faut ; d’ailleurs, c’est uneblanche.

– C’est vrai, pauvre enfant, sa peau estblanche, mais son cœur est semblable aux nôtres.

– Qu’importe cela ! Obéiras-tu ?Songe que le capitaine Ignare peut t’y contraindre.

– Il est inutile de menacer, répondit mamanMélie avec un frisson d’épouvante. J’obéirai.

– Quand cela ?

– Avant une heure, elle sera morte.

– Prends garde de te jouer de moi !

– J’obéirai reprit-elle d’une voixnerveuse.

– Va ! J’attendrai ici l’accomplissementde ta promesse.

La mulâtresse fit un geste de désespoir etelle disparut.

– À boire ! dit le mulâtre en tendant sonverre à Saturne qui le remplit ; bientôt nous saurons si cedémon de Chasseur est véritablement invulnérable.

– Nous n’avons qu’une heure à attendre, ditPierrot d’un air câlin, ce n’est rien.

– J’espère que cette fois nous réussirons,reprit le mulâtre ; j’ai bon espoir ; cet homme, quitoujours, jusqu’à présent, était, on ne sait comment, averti desembuscades que nous lui tendions, on ne l’a pas aperçu depuishier ; personne ne l’a vu ; donc, il ne sait rien, sanscela il serait ici.

– C’est positif ; ponctua Pierrot.

– Silence ! s’écria tout à coupSaturne.

– Pourquoi silence ?

– Regardez ! le voilà ! reprit lenoir en étendant le bras dans la direction de la plage.

– L’œil Gris… ! murmurèrent les deuxhommes avec une indicible épouvante.

Par un mouvement instinctif, dominés par laterreur superstitieuse que leur inspirait cet homme étrange, ils seblottirent en tremblant au fond du bosquet et demeurèrent immobilesdans la ténèbres, effarés et respirant à peine.

L’Œil Gris étant, sinon le principal, maistout au moins un des plus importants personnages de cette histoire,il est indispensable de le bien faire connaître au lecteur. Dix ansenviron avant l’époque où commence notre récit, le trois-mâts deNantes, l’Aimable-Sophie, arriva à la Basse-terre, venantde Québec. Au nombre de ses passagers, il se trouvait un homme qui,pendant toute la traversée, avait été un problème insoluble pourl’équipage et pour le capitaine lui même.

Cet homme connu seulement sous le nom de L’ŒilGris, avait soldé d’avance son passage en onces mexicaines ;de plus, il avait été chaudement recommandé au capitaine par un desprincipaux négociants de Québec ; il était donc parfaitementen règle de toutes les façons ; il n’y avait pas la moindreobservation à lui adresser.

Quant aux curieux qui avait tenté del’interroger, il les avait si vertement reçus au premier mot qu’ilsavaient hasardé, que tout de suite l’envie leur était passée decontinuer ou même de lier connaissance avec lui.

C’était d’ailleurs un homme sociable, ne seplaignant jamais de rien ; passant des journées entières à sepromener de long en large sur le pont, sans parler à personne, etdont la seule distraction consistait à tirer au vol, sans jamaisles manquer, les frégates, les damiers ou les alcyons assezimprudents pour se risquer trop près du navire.

L’inconnu avait, ou du moins paraissait avoirsoixante ans ; peut-être était-il plus âgé ; peut-êtrel’était-il moins ; nul n’aurait pu dire au juste son âge.

C’était un grand vieillard de près de sixpieds, d’une verdeur, d’une agilité et d’une vigueurextraordinaires ; sa maigreur brune et osseuse laissaitpresque à nu le jeu actif et passionné de ses muscles. Ce quifrappait dans son étrange physionomie, c’était un type fortprononcé dont le galbe mince, effilé, saillant, tenait quelquechose de l’Arabe, bien que sa peau, tannée par le froid, le chaud,le vent, la pluie et le soleil, eut la couleur de la brique ;la rudesse pénétrante de ses yeux presque ronds, ardents etmobiles, dont le disque était un charbon et le regard une effluvemagnétique ; sa barbe d’un blond fauve, semée de quelques filsd’argent, tombait en éventail sur sa poitrine. Il avait le frontlarge, pur et échancré ; à la moindre émotion, au plus légerpli qui se formait sur ce front si lisse d’ordinaire, ses longscheveux fauves avaient la singulière propriété de se hérisser, etalors cette figure extraordinaire prenait une ressemblancefrappante avec celle de l’aigle.

Le costume de cet homme était aussi bizarreque l’était sa personne.

Il se composait d’un, vêtement entier, veste,culotte et guêtres montant sur le genou, le tout en peau de daim àdemi tannée ; il couvrait sa tête avec bonnet en peau derenard dont la queue lui pendait par derrière jusqu’au milieu dudos ; une large ceinture, en cuir comme le reste de soncostume, lui serrait étroitement la hanches et soutenait, à droite,un sac à balles et une poire à poudre faite d’une corne de buffle,à gauche, un couteau de chasse à lame large et effilée, et unehache.

Ainsi vêtu, chaussé d’épais souliers en cuirfauve, et tenant à la main un long fusil de boucanier, cet hommeavait un aspect imposant qui attirait la sympathie ; onsentait qu’il y avait dans cette nature rebelle quelque chose defort et de puissant qui devait être respecté.

À peine le trois-mâts l’AimableSophie eut-il laissé tomber son ancre dans la rade de laBasse-terre, que le passager se fit mettre à terre, traversa laville sans s’y arrêter et s’enfonça le fusil sur l’épaule dans lesmornes.

Plusieurs mois s’écoulèrent sans qu’onentendit parler de lui ; il chassait, non pas la grosse bêteni le fauve, la Guadeloupe ne possède et n’a jamais possédé aucunanimal nuisible ; or, cet homme, véritable chasseur etChasseur canadien qui plus est, c’est-à-dire accoutumé à luttercorps à corps avec les ours, et à combattre les animaux les plusredoutables, devait mener une existence assez insipide dans cetteîle, où, pour lui, la chasse était réduite à sa plus simpleexpression.

Il paraît qu’il comprit bientôt ce que cetteposition avait de précaire ; avec cette rapidité de conceptionqui était un des côtés saillants de son caractère, il résolut demodifier complètement sa manière de vivre et de tirer parti aupoint de vue de l’intérêt général de ses qualités dechasseur ; cette résolution prise, il l’exécuta immédiatementde la façon suivante.

Nous avons dit que la Guadeloupe ne possèdepas d’animaux nuisibles ; nous nous sommes trompés : ellepossède des rats énormes apportés par les navires ; cesrongeurs sont de véritable plaie pour le pays ; ils dévorenttout ; un champ de cannes à sucre ou de café dans lequel ilsse mettent est perdu pour son propriétaire ; en moins dequelques jours tout est ravagé ; leur dommages sontimmenses ; aussi les planteurs se sont ils entendus pour payerune prime considérable aux gens assez avisés pour les délivrer deces hôtes incommodes.

Notre personnage fit venir, on ne sut jamaisd’où, deux couples de ces chiens que l’on nomme aujourd’huiratiers ; il les dressa en conséquence et se fit chasseur derats ; il parcourut alors les plantations, suivi, sur lestalons, par une demi-douzaine de chiens microscopiques aux oreillesdroites, au flair infaillible, à l’œil de feu, aux jarrets de feret aux muscles d’acier, avec lesquels il fit aux rats une guerreimplacable, d’où vint le nom de Chasseur de rats qui futimmédiatement ajouté à celui d’Œil Gris, sous lequel il était déjàconnu.

Mais cette occupation, si lucrative, qu’ellefut, ne suffisait pas pour satisfaire l’ardente activité de cesingulier personnage ; il lui fallait employer son fusil,devenu pour lui un meuble presque inutile.

À cette époque, la Guadeloupe, en proie à laguerre civile, suite au soulèvement des noirs, pullulait de nègresmarrons, d’autant plus redoutables qu’ils s’étaient réfugiés dansdes mornes inaccessibles, du haut desquels, comme un vol devautours, ils s’abattaient sur les habitations et les livraient aupillage.

Les fauves que depuis si longtemps l’Œil Grischerchait vainement, il les avait enfin trouvés ; il dressases ratiers à dépister les nègres rebelles, et il se fit résolumentchasseur, non plus seulement de rats cette fois, mais demarrons.

Cette chasse incessante à l’homme qu’il avaitajouté à son commerce eut pour résulta de lui faire connaître l’îleet les mornes comme s’il y fût né.

Les esclaves fugitifs ne trouvaient plus deretraites assez sûres pour se soustraire aux poursuites de leurimplacable ennemi ; celui-ci les relançait jusque dans lesmornes ignorés où pendant si longtemps ils avaient joui de la pluscomplète impunité.

Les fugitifs, ainsi harcelés, jurèrent unehaine noire à l’homme qui s’était donné la tâche de lesdétruire.

Le Chasseur eut alors une lutte terrible àsoutenir ; s’il échappa à la mort, ce ne fut que par desmiracles d’adresse, d’astuce et de courage ; maintes fois ilfaillit succomber sous les coups de ces malheureux, réduits audésespoir, car toujours il chassait seul, sans autres auxiliairesque ses ratiers qui ne pouvaient le défendre sérieusement.

Un jour, cependant, sa fortune habituellesembla l’abandonner. Attaqué à l’improviste par une dizaine denègres marrons, malgré des prodiges de valeur et après une luttequi avait pris des proportions épiques, accablé sous le nombre, iltomba ; ses ennemis, acharnés après lui, se préparaient à luicouper la tête, pour être bien certains de l’avoir tué, lorsqu’unbruit soudain les obligea, à leur grand regret, à gagner au pied età prendre la fuite.

À peine eurent-ils disparu dans les méandresde la route qu’une jeune fille ou plutôt une enfant de neufs dixans, montée sur un charmant poney et accompagnée de plusieursserviteurs noirs, se montra à l’angle du chemin.

Cette jeune enfant était Renée de laBrunerie.

En apercevant ce corps étendu à travers dusentier qu’elle suivait, et perdant son sang par vingt blessures,la jeune fille se sentit prise d’une immense pitié ;d’ailleurs, elle connaissait le Chasseur pour l’avoir vu venirplusieurs fois à l’habitation, où il ne faisait, du reste, que derares apparitions et seulement lorsqu’il y était mandé ; ilparaissait éprouver, on ne savait pourquoi, une répulsioninvincible pour la famille de la Brunerie. Renée ne songea à riende tout cela ; elle vit un homme en danger de mort, et, sanshésiter, elle résolut de le sauver.

Le Chasseur fut transporté àl’habitation ; là, les soins les plus attentifs lui furentprodigués.

Renée, malgré sa jeunesse, ne se fia àpersonne du soin de veiller sur le blessé ; elle le soignaavec une abnégation et un dévouement extraordinaires, ne lequittant ni jour, ni nuit ; constamment attentive à ce qu’ilne manquât de rien.

Le marquis de la Brunerie voyait avec joie laconduite de sa fille, le soin avec lequel elle surveillait sonblessé, ainsi qu’elle le nommait ; il était fier de luireconnaître, dans un âge aussi tendre, des sentiments aussi nobleset aussi élevés ; il la laissa donc libre d’agir à saguise.

Le blessé guérit, grâce aux soins de sa jeunegarde-malade.

Alors commença entre le vieillard et l’enfantune de ces intimités dont rien ne saurait exprimer ladouceur ; toute de tendresse de la part de l’enfant, toute dedévouement de celle du vieillard, naïve et profonde des deuxcôtés.

Le Chasseur, tout en continuant à rester, pourles autres membres de la famille de la Brunerie, brusque, brutal etpresque hostile à l’occasion, devint pour Renée presque unpère ; s’ingéniant sans cesse à lui apporter les plumes lesplus rares, les fleurs les plus belles ; tous ces riens,enfin, qui plaisent tant aux enfants.

Deux ans plus tard, la jeune fille tombagravement malade, un instant on désespéra de sa vie ; cettefois le Chasseur paya amplement la dette qu’il avait contractée, endevenant à son tour, le sauveur de celle qui l’avait sauvé.

La douleur du vieillard fut immense lorsquel’époque arriva où, selon la coutume contractée aux colonies, Renéedut se rendre en France pour y terminer son éducation, et qu’il futcontraint de se séparer d’elle.

Pendant tout le temps que dura l’absence de lajeune fille, le Chasseur ne parut pas une seule fois à laplantation ; il ne faisait plus rien qui vaille ; sonexistence s’écoulait triste et décolorée ; il vivait àl’aventure, pour ne pas mourir ; il voulait larevoir !

Lorsque le retour prochain de Renée de laBrunerie fut annoncé, il surveilla attentivement les navires quiapparaissaient dans les atterrissages de la Guadeloupe.

Lorsqu’elle débarqua à la Basse-terre, lapremière personne sur laquelle se reposa son regard fut le Chasseurqui, retiré un peu à l’écart, appuyé sur son long fusil, lacontemplait d’un air attendri, s’émerveillant de la revoir sibelle.

Il recommença alors à fréquenter l’habitationde la Brunerie ; Renée était revenue.

C’était bien le Chasseur que les trois nègresmarrons avaient aperçu ; il n’y avait pas le moindre doute àavoir sur son identité.

Le Chasseur, suivi pas à pas par ses ratiers,marchait doucement, le fusil sous le bras, le front pensif, et nesemblant accorder, tant il se concentrait en lui-même, qu’unetrès-médiocre attention à ce qui se passait autour de lui.

Il traversait insoucieusement les groupes quis’ouvraient, soit par crainte, soit par respect, pour lui livrerpassage.

Il arriva ainsi devant le bosquet au fondduquel les marrons étaient réfugiés, presque évanouis deterreur.

Les ratiers, moins préoccupés que leur maître,tombèrent aussitôt en arrêt en grondant sourdement.

Les nègres se crurent perdus.

Mais, en ce moment, soit hasard, soit toutautre mot, le Chasseur releva la tête et, à quelques pas de luiseulement, il aperçut Renée de la Brunerie.

Son front soucieux s’éclaircit subitement, undoux sourire entrouvrit ses lèvres ; il pressa le pas et sedirigea droit au bosquet où se trouvait la jeune fille.

Les chiens, voyant leur maître s’éloigner, serésignèrent à le suivre ; mais ce ne fut qu’après avoirlongtemps hésité qu’ils levèrent enfin leur arrêt.

Cette fois les nègres étaient sauvés, ou, dumoins, ils le supposaient.

Chapitre 2Comment fut interrompu le bamboula de l’Anse à la Barque et ce quien advint.

Le Chasseur de rats, après avoir passé devantles trois redoutables conspirateurs, sans même soupçonner leurprésence, continua paisiblement sa route, et s’arrêta à rentrée dubosquet sous lequel étaient assis les membres de la famille de laBrunerie.

Comme si un secret pressentiment eût averti lajeune fille de la présence de son ami, soudain elle tressaillit ettourna la tête de son côté.

– Bonsoir, père, lui dit-elle d’une voixcaressante, je vous attendais.

– Et moi je vous cherchais, répondit-il avecintention. Bonsoir, mademoiselle Renée.

Et il pénétra sous le bosquet.

Un trait de flamme jaillit à travers leslongues prunelles de la jeune fille, elle reprit avec émotion enlui désignant un siège :

– Asseyez-vous là, près de moi, vous avez bientardé ?

– Vous voilà, Chasseur, lui dit amicalementM. de la Brunerie en lui tendant la main. Soyez lebienvenu.

– Avez-vous appris quelque chose ? ajoutale capitaine de Chatenoy en imitant le mouvement du planteur.

– Je le crois, répondit le vieillard avec unsourire énigmatique. Votre serviteur, messieurs.

Il porta la main à son bonnet d’un aircérémonieux, sans paraître remarquer le geste affectueux des deuxhommes, et il s’assit sur le siège que la jeune fille lui avaitindiqué à son côté.

– Vous vous faites toujours pour nous unmessager de bonnes nouvelles, lui dit Renée, qui prenait plaisir àl’entendre causer.

– Dieu veuille que jamais je ne vous enapporte de mauvaises, chère demoiselle !

– Vous avez donc appris quelquechose ?

– Je ne sais pourquoi, mais j’ai presque lacertitude que vous me remercierez de ce que, ce soir, je vousannoncerai.

– Moi ?… père… fit Renée toutesurprise.

– Peut-être, mon enfant. N’êtes-vous pas unpeu curieuse de savoir pour quelle raison, depuis deux jours, je nevous ai pas fait ma visite habituelle à la plantation ?

– Oui, père, très-curieuse et surtouttrès-colère contre vous ; parlez tout de suite.

– Patience, chère petite, bientôt vous serezsatisfaite.

Dans la famille de la Brunerie, tout le mondeétait accoutumé depuis longtemps, et M. de laBrunerie lui-même, à entendre le vieux Chasseur et la jeune fillese parler sur ce ton ; personne ne songeait à se formaliserd’une familiarité que, de la part de tout autre que le vieuxChasseur, le planteur aurait sévèrement réprimée ; d’ailleurs,la volonté de mademoiselle Renée de la Brunerie était une loisuprême devant laquelle grands et petits s’inclinaient avecrespect, sans même la discuter ; et puis, tout le monde, dansla famille, aimait cet homme si simple et si réellement bon sous sarude écorce. – De quoi s’agit-il donc ! Vous me semblez cesoir tout confit en mystères, mon vieil ami ? demandaM. de la Brunerie avec un certainintérêt.

Le Chasseur promena un regardinterrogateur autour de lui, comme pour s’assurer qu’aucun espionn’était embusqué sous le feuillage, et baissant la voix, en sepenchant vers ses interlocuteurs :

– N’attendez-vous pas des nouvellesde France ? dit-il.

– Oh ! oui ! s’écriainvolontairement la jeune fille ; et, presque aussitôt, ellebaissa la tête en rougissant, honteuse sans doute de s’être laisséeemporter, malgré elle, à prononcer une imprudenteparole.

Mais l’attention des deux hommesétait trop éveillée pour qu’ils remarquassent cette exclamationpartie du cœur ; elle passa inaperçue.

– Eh bien, reprit mystérieusement leChasseur, je vous en apporte, et des plus fraîchesencore.

– De France ? demandal’officier en souriant.

– Pas tout à fait capitaine ;de la Pointe-à-pitre, seulement.

– Ah ! ah ! fit leplanteur dont les sourcils se froncèrent imperceptiblement. Que sepasse-t-il donc là ?

– À la Pointe-à-Pitre, riend’extraordinaire, monsieur ; mais en mer beaucoup de chosespour ceux qui ont de bons yeux ; et grâce à Dieu, malgré monâge, les miens ne sont pas encore trop mauvais.

– Il y a des bâtiments en vue ?s’écrièrent les trois personnes avec une surprise mêlée dejoie.

– Silence ! dit le Chasseur enjetant un regard anxieux autour de lui, songez où noussommes.

– C’est juste, répondit leplanteur ; ces bâtiments sont nombreux ?

– Oui, j’en ai comptédix.

– Dix !

– Tout autant ; deux vaisseaux,quatre frégates, une flûte et trois transports.

– Alors, s’il en est ainsi, s’écriavivement le planteur, il ne saurait y avoir le moindre doute ;c’est l’expédition que nous a annoncée le général Sériziat et quenous attendons depuis si longtemps.

– Plus bas, monsieur, je vous lerépète, il y a des oreilles ouvertes sous ces charmilles ;nous ne savons qui peut nous entendre, dit le Chasseur en posant undoigt sur ses lèvres.

– Vous avez raison, repritM. de la Brunerie ; mais cette nouvelle m’atellement troublé, que je ne sais plus ce que je fais ni ce que jedis.

– Il faudrait s’assurer si cesnavires font réellement partie de l’expédition, observa lecapitaine.

– C’est ce que j’ai fait, capitaine,répondit son interlocuteur ; je suis monté dans une pirogue,et je me suis rendu à bord du vaisseau leRedoutable ; un bâtiment magnifique portant le guidonde vice-amiral à son mât de misaine ; là j’ai appris tout ceque je désirais savoir.

La jeune fille ne dit rien ;elle regarda le Chasseur. Celui-ci souriait ; elle sentit unrayon de joie inonder son cœur, et ses yeux se levèrent vers leciel, comme pour de muettes actions de grâces.

– Parlez, vieux Chasseur, s’écriaimpétueusement le planteur.

– Attendez, fit lecapitaine.

– Que voulez-vous donc, moncousin ?

– Pardieu ! fit gaiementl’officier, trinquer avec le messager de la bonnenouvelle.

Il fit un signe au valet toujoursimmobile à rentrée du bosquet ; le noir s’éloignaaussitôt.

Vous ne serez donc jamaissérieux ? dit le planteur en haussant lesépaules.

– Ainsi vous vous êtes rendu à borddu vaisseau le Redoutable ?ajoute-t-il.

– Oui, monsieur ; je me suisainsi assuré que ces navires composent en effet l’escadre surlaquelle est embarquée l’expédition attendue depuis silongtemps ; cette escadre est commandée par le vice-amiralBouvet ; elle porte trois mille quatre cent soixante-dixhommes de troupes de débarquement.

– Savez-vous par quels officierssupérieurs sont commandées ces troupes ?

– Je m’en suis informé, mais je nesais si je me souviendrai bien exactement des noms de cesofficiers, répondit le Chasseur de rats, en jetant à la dérobée unregard sur la jeune fille.

Celle-ci fixait sur lui ses grandsyeux bleus avec une expression poignante.

– Le commandant en chef del’expédition est le général Antoine Richepance, un excellentmilitaire, à ce que tout le monde s’accorde à dire,reprit-il.

– Ah ! murmura faiblement Renéeen portant la main à son cœur et semblant sur le point dedéfaillir.

Mais personne ne remarqua ni ce cri,ni ce mouvement, excepté peut-être le Chasseur.

Il continua.

– Ce général, bien que très-jeune, àpeine a-t-il trente-deux ans, a déjà de remarquables états deservice ; sous les ordres de Hoche et Moreau, il a faitplusieurs actions d’éclat.

– J’en ai souvent entendu parleravec de grands éloges, dit le capitaine. Qui vientensuite ?

– Un de vos parents, je crois,monsieur, le général de brigade Gobert.

– En effet, s’écria le planteur, etun digne fils de notre pays ; je l’ai connu tout jeune avantla Révolution ; je serais heureux de lerevoir.

– Oh ! oui ! murmura lajeune fille comme pour dire quelque chose.

Mais ses pensées volaient éperduescar les ailes séduisantes de ses rêves de dix-septans.

– Les autres officiers supérieurs,reprit le Chasseur de rats, sont : le général de brigade DuMoutier et l’adjudant commandant, chef d’état-major Ménard. Vousseuls à la Guadeloupe, messieurs, connaissez cette importantenouvelle ; l’escadre louvoie bord sur bord en vue de l’île,elle ne mouillera pas avant deux jours à la Pointe-à-Pitre,c’est-à-dire avant le 16 floréal.

– Quels motifs donne-t-on à ceretard ? Demanda le capitaine.

– Je n’ai rien pu découvrir à cesujet.

– Il faut, sans perdre un instant,courir à la Basse-terre, s’écria vivement lecapitaine.

– Oui, c’est ce que nous devronsfaire, malheureusement nous ne le pouvons pas, répondit le planteuravec dépit ; nous sommes obligés de retourner d’abord àl’habitation.

– Pourquoi donc cela,monsieur ? demanda le Chasseur.

– Par une raison fort simple :nos chevaux ne nous seront pas envoyés avantminuit.

– J’ai supposé cela, monsieur ;aussi en me rendant ici, comme c’était à peu près mon chemin, jesuis passé par la Brunerie et j’ai, de votre part, donné l’ordre àM. David, votre commandeur de vous expédier immédiatement dixchevaux. Avant une demi-heure, une heure au plus, ils serontici.

– Pardieu ! s’écria le planteuravec joie, vous êtes un homme précieux, vous songez àtout.

– J’y tâche, monsieur, surtoutlorsque j’espère pouvoir vous être utile, ajouta le Chasseur enregardant la jeune fille qui lui souriaitdoucement.

En ce moment éclata à l’improvisteun épouvantable charivari mêlé de chants, de cris, de rires etd’appels joyeux, la conversation fut forcément interrompue. C’étaitle bamboula qui commençait.

– Allons faire un tour sur la plageen attendant les chevaux, dit le capitaine.

– Soit, allons, réponditM. de la Brunerie.

Les deux hommes selevèrent.

La jeune fille fit un mouvement pourles imiter, mais, sur un signe du Chasseur, elle se laissa retombersur sa chaise.

– Tu ne viens pas te promener avecnous, mignonne ? lui demanda son père.

– Non ; si vous me lepermettez, cher père, je préfère rester ici ; la chaleur estaccablante. Je me sens un peu fatiguée, ajouta-t-elle en rougissantlégèrement.

– Demeure donc, puisque tu ledésires ; cependant…

Je tiendrai compagnie à mademoiselleRenée, dit le Chasseur.

– Bon, alors je suistranquille ; d’ailleurs dans un instant nousreviendrons ; je ne veux que jeter un coup d’œil sur lafête.

Et M. de la Bruneries’éloigna en compagnie de son neveu.

À peine quelques minutess’étaient-elles écoulées depuis leur départ, lorsque maman Mélie,la mulâtresse que le valet du planteur avait cependant prévenuedepuis longtemps déjà, pénétra sous le bosquet, portant sur unplateau les rafraîchissements qui lui avaient étécommandés.

La plage offrait en ce moment unaspect singulier et réellement féerique.

Tous les promeneurs, disséminés çàet là, s’étaient, au premier appel de la musique, groupés autourdes danseurs qui venaient enfin de faire leur apparition en grandcostume.

Des hommes, nous ne dironsrien ; ils portaient le vêtement classique si commode auxcolonies, si simple et de si bon goût, à cause de cette simplicitémême ; quelques-uns seulement, récemment arrivés de France, envoulant imiter ou plutôt outrer les modes européennes, avaientréussi à se rendre ridicules.

Quant aux femmes, blanches ou decouleur, toutes étaient ravissantes ; leur costume, coquet etgracieux, ajoutait encore à leur langoureuse beauté ; laplupart d’entre elles, vêtues de robes de mousseline blanche oud’amples peignoirs garnis de riches dentelles, étroitement serrés àla taille par un large ruban bleu, les épaules couvertes d’un crêpede Chine, se promenaient lentement, nonchalantes, pâles etpenchées, au bras de leur père, de leur frère ou de leur mari,pareilles à de belles fleurs accablées par la chaleur du jour etque la fraîcheur de la brise nocturne fait revivre.

Les danseurs de bamboula, tousnègres jeunes, robustes et bien découplés, s’étaient divisés enplusieurs groupes, dont chacun avait son orchestreparticulier ; ce qui produisait la plus effrayante cacophoniequi se puisse imaginer.

Ces orchestres se composaient denègres, vieux pour la plupart, accroupis près de leurstam-tam, espèces de petits barils recouverts d’une peautrès-forte ; quelques-uns de ces étranges musiciens avaientmême trouvé plus commode de se mettre à califourchon sur leurharmonieux instrument qu’ils frappaient à coups redoublés de leurmain ouverte.

Près d’eux se tenaient des négressesdont les unes agitaient rapidement des castagnettes, tandis que lesautres remuaient avec énergie des espèces de hochets, ressemblantaux chichikoués des Peaux-rouges de l’Amérique septentrionale, etremplis de morceaux de verre, de cuivre on de ferblanc.

Auprès de chaque groupe de danseurs,on voyait debout, immobiles et sérieux comme des spectres, desnègres armés de torches, en bois d’aloès, dont les flammesrougeâtres, agitées dans tous les sens par le vent, nuançaient lesassistants de teintes fantastiques, et imprimaient ainsi à cettescène un cachet diabolique qui lui donnait une ressemblancefrappante avec cette nuit de Valpurgis, si bien décrite dans leFaust de Gœthe.

Les danseurs, sans doute par suitede quelque tradition caraïbe dont l’origine est aujourd’huicomplètement ignorée, étaient coiffés de toques en carton doré ouargenté, affectant la forme de mitres et garnies de plumes depaon ; une espèce de saye en blouse, sans col et sansmanches, serrée aux hanches et faite d’une étoffe quelconque,grossièrement brochée en argent, complétait leurcostume.

Quant aux danseuses, leur toiletten’avait rien d’extraordinaire ni même departiculier.

D’ailleurs, dans le bamboula, lebeau rôle appartient exclusivement aux danseurs ; lesdanseuses sont sacrifiées, elles ne remplissent pour ainsi direqu’un rôle de comparses.

À un signal donné, tous les groupess’élancèrent à la fois, tous les orchestres éclatèrent comme uncoup de foudre ; ce fut un vacarme à ne plus s’entendre ;chaque danseur chantait ou plutôt beuglait à tue-tête des coupletsbaroques qu’il improvisait, en se frappant continuellement lescoudes sur les hanches et sur la poitrine, et avec les mains leventre et les cuisses ; puis, tout à coup, faisait des bondsterribles et retombait courbé, semblait fuir tremblant et effrayé,pour revenir subitement en affectant la joie la plus folle,cabriolant, tournant sur lui-même comme un tonton, se frappant lesépaules avec la tête et soudain faisant la roue et marchant sur lesmains.

Pendant ce temps, chaque danseuseagitait un voile qu’elle élevait au fur et à mesure que soncavalier s’approchait ; elle réglait ses pas sur les siens,avançant et reculant comme lui, et, à un moment donné, lui essuyantavec son mouchoir la sueur qui coulait à flots sur sonvisage.

Cependant, peu à peu la bamboulas’anima, les chants devinrent plus vifs, les mouvements plussaccadés, la musique précipita sa mesure ; puis, comme s’ilseussent été soudain pris de frénésie, danseurs, promeneurs,spectateurs eux-mêmes, tous les gens de couleur enfin, et tous lesnoirs, entrèrent en danse, hurlant et gambadant, improvisant descantates étranges ; les enfants, les porte-torches, tous semirent à sauter et à cabrioler plus ou moins en cadence, sanspartenaires, et pour leur satisfaction personnelle.

Ce fut bientôt une rage, un délire,une frénésie indescriptibles, un sabbat tenu non par des démons,mais par des fous et des possédés.

La joie et l’enthousiasme avaientatteint les extrêmes limites du possible, lorsque tout à coup descris de colère et d’effroi se firent entendre du côté des ajoupas,en ce moment presque abandonnés par les buveurs ; aussitôt ily eut un remous épouvantable dans cette foule affolée qui presquesubitement, se dispersa dans toutes les directions.

Les uns, sans avoir conscience de cequ’ils faisaient, s’enfuyaient vers la mer ; d’autrescouraient, sans s’en douter, du côté où régnait le tumulte ;quelques-uns se blottissaient derrière les arbres ou dans le creuxdes rochers.

Or, comme chacun ignorait ce qui sepassait réellement, les versions les plus effrayantes couraientdans les groupes effarés de terreur ; on ne savait à quientendre ; le bamboula fut subitementinterrompu.

Les soldats des deux batteries quiprenaient part à la fête et étaient disséminés dans la foule, sefrayèrent passage et se réunirent ; les blancs se massèrentles uns près des autres, et tous comme d’un commun accord, ilsmarchèrent résolument aux ajoupas, confiant les femmes et lesenfants à quelques hommes déterminés qu’ils chargèrent de lesdéfendre au cas probable d’une attaque.

Le capitaine Paul de Chatenoy etM. de la Brunerie, les deux premiers, réussirent à sefaire jour à travers les rangs pressés de la foule ; ilss’élancèrent en courant vers le bosquet où, quelques minutesauparavant, ils avaient laissé mademoiselle de la Brunerie assiseen compagnie du vieillard.

Lorsqu’ils atteignirent enfin lebosquet, un spectacle étrange frappa leurs regards.

Le vieux Chasseur, debout, l’œilétincelant, fier, menaçant, terrible, appuyait lourdement le pieddroit sur la poitrine haletante du nègre Pierrot, renversé sur lesol et se débattait avec des hurlements de terreur près du cadavrede Saturne, gisant le crâne fracassé à l’entrée même dubosquet ; le Chasseur tenait maman Mélie à la gorge et lasecouait avec fureur ; le sang coulait à flots de son brasdroit et, à chaque mouvement, il arrosait la mulâtresse d’unehorrible pluie.

Mademoiselle de la Brunerie, pâle,tremblante, les mains jointes, s’était craintivement réfugiéederrière son compagnon.

– Confesse ton crime, misérable, outu vas mourir ! criait le Chasseur d’une voix tonnante aumoment où le planteur, le capitaine et les soldats parvenaient àpénétrer dans le bosquet.

– Pardon ! pardon, massahurlait la malheureuse en essayant vainement d’échapper àl’étreinte de fer qui la maintenait malgré ses effortsdésespérés.

– Ah ! Tu ne veux pasavouer ? Eh bien, attends ! reprit le Chasseur avec unaccent terrible. Capitaine, prenez un verre rempli de limonade, làsur la table, et contraignez cette horrible mégère à leboire.

Un gémissement d’épouvante et decolère parcourut les rangs de la foule, maintenant silencieuse etpétrifiée ; elle avait compris.

Le capitaine saisit vivement leverre, puis il s’approcha de la mulâtresse, résolu à faire ce quedisait le Chasseur.

À cette vue, un tremblementconvulsif agita les membres de la misérable créature ; uneexpression d’indicible terreur se répandit sur ses traitsconvulsés.

– Non, non, massa !s’écria-t-elle en renversant violemment la tête en arrière etredoublant d’efforts pour s’échapper, non, non, je ne veux pasboire, je ne veux pas boire ! Laissez-moi, massa,laissez-moi !

– Avoue !

– Eh bien, oui !…j’avoue !… mon Dieu !… Non !… laissez-moi parpitié !

– Pas de pitié !… parle !parle toute de suite, ou sinon !…

La mulâtresse sembla hésiter ;ses yeux pleins de larmes et agrandis par la peur erraientdésespérément sur la foule.

Que cherchait-elle ?Implorait-elle ainsi le secours d’un inconnu ?

Le Chasseur le supposa ; sessourcils se froncèrent, il donna une violente secousse à lamalheureuse ; celle-ci parut enfin se résigner à faire lesaveux qu’on exigeait d’elle.

– Cette limonade… est empoisonnée…murmura-t-elle en hachant ses paroles comme pour gagner du temps,on m’a forcée… à la présenter… à mamzelle Renée.

– Qui ?

– Saturne !… murmura-t-elle endésignant le cadavre du nègre.

– Tu mens,infâme !

– Non, je ne mens pas !… c’estlui !… dit-elle d’une voix étranglée.

– Que t’a fait cette jeunefille ?

– Rien.

– Pourquoi voulais-tul’empoisonner ?

– Oh ! mon Dieu ! monDieu ! ce n’est pas moi, massa… c’estlui !…

– Qui, lui ? Répondras-tuenfin ?

– Eh bien… c’est…

Elle allait parler ; unedernière fois elle jeta un regard effaré sur la foule ; tout àcoup ses traits se décomposèrent horriblement, un frisson généralsecoua son corps.

– Parleras-tu, misérable ?s’écria le Chasseur d’une voix furieuse en la secouant avecviolence.

– Je ne sais pas… murmura-t-ellefaiblement ; ma tête se perd ! Oh ! mon Dieu !oh !…

Elle se laissa aller en arrière,poussa un profond soupir et ferma les feux ; elle étaitévanouie.

La Chasseur de rats la lâcha avec ungeste de dégoût et de colère ; elle roula sur le sol, où elledemeura inerte, comme morte.

Sur un ordre muet du capitaine deChatenoy, les soldats s’emparèrent de la mulâtresse, du nègrePierrot et relevèrent le cadavre du nègre Saturne.

Mademoiselle de la Brunerie se jetadans les bras de son père, mais, revenant presque aussitôt auvieillard :

– Sans vous, père !s’écria-t-elle avec effusion, sans vous j’étais morte, empoisonnéepar cette horrible femme !

Elle enleva sa magnifique écharpe etla déchira pour panser la blessure de son sauveur.

Le chasseur la laissaitmachinalement faire ; il n’entendait pas ; unepréoccupation étrange s’était emparée de lui ; son regardfouillait la foule avec une obstination singulière ; ilsemblait y chercher un ennemi invisible.

Soudain, le Chasseur poussa un cride joie ; il fit un bond et, saisissant un nègre à la fois aucou et à la ceinture, malgré la résistance désespérée qu’opposaitcelui-ci, il le contraignit à le suivre.

– Le voilà ! dit-il en lejetant à demi étranglé aux mains des soldats stupéfaits, voilàl’assassin, le lâche empoisonneur ! C’est lui qui a lancé cesdeux misérables contre moi pour délivrer la mulâtresse ! C’estlui qui m’a plongé son couteau dans le bras ! Prenez garde delaisser échapper cet homme ; tenez-le bien, c’est Télémaque,le plus féroce et le plus redoutable des lieutenants d’Ignace, lechef des nègres marrons de la Pointe-Noire.

Le Chasseur ne s’était pastrompé : c’était bien, en effet, le terrible nègre dont ilavait réussi à s’emparer.

Du reste, il n’eut pas besoind’insister pour que le prisonnier fût surveillé de près ; déjàle misérable était garrotté de façon à ne pouvoir faire unmouvement.

Alors seulement le Chasseurconsentit à céder aux prières de la jeune fille et de ses amis, etil laissa panser sa blessure dont le sang coulait toujours enabondance.

Cependant la foule s’était peu à peudispersée, une grande partie des noirs avaient, soit par curiosité,soit pour tout autre motif moins avouable peut-être, suivi lessoldats qui emmenaient les prisonniers.

L’anse à la Barque, si peuplée, sianimée quelques instants auparavant, était déjà à peu prèsdéserte ; la fête si brusquement interrompue, et d’une manièresi terrible n’avait pas recommencé ; le mot sinistre de poisonavait suffi pour glacer la joie dans les cœurs, mettre l’épouvantesur tous les visages.

– Maintenant, messieurs, dit leChasseur de rats aussi froidement que si rien d’extraordinaire nes’était passé depuis ce moment où il avait interrompu saconversation avec eux, voici vos chevaux, il est temps de partirpour la Basse-terre.

– Nous ne pouvons aller à laBasse-Terre, dit le planteur avec inquiétude, ma fille est à peineremise de l’émotion terrible qu’elle a éprouvé ; elle estincapable de nous accompagner dans l’état nerveux où elle setrouve.

– Oui, rentrons d’abord à laBrunerie, ajouta le capitaine.

Le Chasseur sourit avec une majestésuprême.

– Avez-vous toujours confiance enmoi, monsieur ? demanda-t-il au planteur.

– Oh ! mon ami !pouvez-vous en douter ? s’écria M. de la Brunerieavec effusion, vous, deux fois le sauveur de mafille.

– Eh bien, s’il en est ainsimonsieur, partez sans crainte pour la Basse-terre où il est urgentque vous vous rendiez ; vous n’avez malheureusement perdu quetrop de temps déjà. Confiez-moi mademoiselle Renée, je me charge dela conduire en sûreté à la Brunerie, sous l’escorte de quelques-unsde vos noirs.

– Oui, faites cela, mon père,s’écria vivement la jeune fille, laissez-moi sous la garde de monvieil ami ; il est si brave et si dévoué qu’auprès de lui jene crains rien.

Le planteurhésitait.

La scène audacieuse qui s’étaitpassée quelques instants auparavant, cet attentat si monstrueux, sifroidement exécuté devant tant de témoins et que, seul, le hasard,ou plutôt un miracle avait empêché de s’accomplir, rendaitM. de la Brunerie très-perplexe ; il lui répugnaitd’abandonner ainsi son enfant, au milieu de la nuit, loin de sonhabitation, sous la garde si faible de quelques hommes seulement,si un danger nouveau se présentait à l’improviste ; certes ilavait toute confiance dans le courage et dans le dévouement del’homme qui s’offrait d’accompagner Renée, mais, en réalité, detoute l’escorte chargée de protéger celle-ci, le Chasseur était leseul homme sur lequel il pouvait réellementcompter.

– Je vous en prie mon père, dit lajeune fille ! avec insistance.

– Tu le veux, monenfant ?

– Oui, mon père, murmuraRenée.

Elle-même ne se rendait pas comptede son obstination, secrètement elle avait peur ; cependant,pour rien au monde, elle n’aurait consenti à se séparer duChasseur.

– Que ta volonté soit donc faitecomme toujours ! ma chère Renée ; mais, hélas ! moninquiétude sera extrême pendant les longues heures que je seraiséparé de toi.

– Ne conservez aucune appréhension,je vous le répète, Monsieur, reprit le Chasseur ; vousconnaissez ma profonde tendresse pour notre fille ; elle estsous ma sauvegarde, je saurai la défendre contre tout danger. Avantune heure, mademoiselle de la Brunerie sera rendue saine et sauve,à votre habitation.

– Je vous laisse quatre noirs bienarmés, je les crois fidèles et dévoués ; choisissez un chevalet partez puisqu’il le faut, répliqua le planteur. Plus la nuits’avance, et plus mon inquiétude augmente. Souvenez-vous que jevous confie ce que j’ai de plus cher au monde : mon enfant.Allez, je désire vous voir vous éloigner devantmoi.

– Vous savez, monsieur, que je nemonte jamais à cheval, si ce n’est quand j’y suis contraint ;en cette circonstance surtout, je préfère marcher ; jeveillerai mieux ainsi sur le dépôt sacré que vous meconfiez.

– Faites comme il vous plaira, monami, je m’en rapporte entièrement à vous du soin de prendre toutesles précautions exigées par la prudence.

Le planteur désigna les quatre noirsqui devaient accompagner sa fille ; Puis il enleva Renée dansses bras, l’embrassa tendrement à plusieurs reprises, la portajusqu’au cheval qui lui était destiné et la posa doucement sur laselle.

– Allons ! dit-il avec unsoupir en lui donnant un dernier baiser, à demain, chèreenfant ; que Dieu te garde de toute fâcheuse rencontre pendantton court voyage.

– Bon voyage, chère cousine, ajoutale capitaine ; je forme des vœux pour que nul danger ne vousmenace.

– À demain, mon père, et bonne nuit.Au revoir, mon cousin, répondit-elle, presquegaiement.

Le Chasseur de rats se plaça en têtede la petite troupe, avec ses ratiers sur les talons, et, après undernier adieu et une dernière recommandation de M. de laBrunerie, il fit un signe aux nègres et se mit enfin enmarche.

– J’ai le cœur brisé, murmura leplanteur d’une voix étouffée.

– Ma cousine est brave, sonconducteur est fidèle, dit le capitaine ; d’ailleurs le cheminest bon, assez fréquenté, et, de plus, l’habitation est peuéloignée ; c’est un trajet d’une heure tout au plus. Je crois,mon cousin, que nous ne devons conserver aucuneappréhension.

– Je sais tout cela comme vous, moncher Paul, reprit tristement le planteur, mais je suispère !…

Le jeune officier s’inclina sansrépondre, son silence était plus éloquent que n’auraient pu l’êtrequelques phrases banales.

– Partons, Paul, ajouta le planteurau bout d’un instant, le temps nous presse.

Il se mit en selle, jeta un dernierregard en arrière, et s’éloigna à toute bride, en compagnie ducapitaine et suivi de près par ses noirs.

En ce moment, la jeune filledisparaissait avec son escorte, derrière un rideau d’arbresséculaires, et s’engageait dans un sentier tortueux qui serpentaiten capricieux détours sur les flancs d’une colline assezescarpée.

La nuit était claire ; le ciel,d’un bleu profond, était semé à profusion d’étoilesbrillantes ; la lune répandait sur le paysage accidenté unelumière pâle et mélancolique qui donnait aux objets une apparencefantastique. Le Chasseur marchait, calme, silencieux, maisattentif, à quelques pas en avant de la petite troupe, Précédé deses ratiers fouillant chaque buisson et s’enfonçant hardiment danstous les halliers, dont ils exploraient les profondeurs, furetantet cherchant avec cet instinct infaillible de leur race et qui nepeut être mis en défaut.

La jeune fille, toute à ses pensées,se laissait doucement bercer par son cheval ; oublieuse commeune créole, sa première inquiétude avait fait place à une sécuritéprofonde ; elle voyageait en ce moment bien plus au riant paysdes songes que sur la terre ; elle ne dormait pas, ellerêvait.

Depuis longtemps déjà la petitetroupe marchait ainsi, assez lentement, à cause des difficultéscroissantes de la route, qui, bien que s’élargissant, s’escarpaitde plus en plus ; on approchait de l’habitation, à laquelle leChasseur espérait arriver bientôt ; déjà, à travers leséclaircies des arbres, on voyait luire, comme des lucioles sejouant dans la nuit, les lumières du camp des noirs, espèce devillage dont toute plantation est précédée.

L’Œil Gris était inquiet ; ilredoublait de vigilance et ne s’avançait qu’avec une attention etune prudence extrêmes, d’autant plus que ses chiens qui, jusque-là,s’étaient montrés assez insouciants, donnaient depuis quelquesinstants des marques non équivoques d’inquiétude ; ilsaspiraient l’air avec force, couraient çà et là, en faisant deszigzags répétés comme s’ils avaient senti des fumées ou découvertdes passées et des pistes suspectes.

Le manège obstiné de ses ratiers,dont le Chasseur connaissait de longue date l’intelligence, ne luiéchappait pas ; il était, pour lui, prouvé jusqu’à l’évidenceque quelque chose d’extraordinaire pouvait seul leur causer un telémoi ; peut-être avaient-ils éventé une embuscade denègres ; il était possible que cette embuscade fût ancienne etabandonnée, car rien ne bougeait aux environs et le plus completsilence continuait à régner sur la route ; mais le contrairepouvait aussi être vrai.

Le chasseur jugea prudent de prendreses précautions pour, en cas d’attaque, ne pas être pris àl’improviste ; il ralentit insensiblement son pas, afin dedonner le change à ceux qui, peut-être, le guettaient dansl’ombre ; se laissa rejoindre par les chevaux, et dit quelquesmots rapides aux nègres ; ceux-ci se rapprochèrent aussitôt deleur maîtresse et armèrent silencieusement leursfusils.

Alors l’Œil Gris se pencha vers lajeune fille et, posant négligemment la main sur le cou de soncheval :

– Ma chère Renée, lui dit-il d’unevoix contenue tout en feignant une assurance qu’il n’avait pas, jevous prie de tenir d’une main plus ferme la bride que vous laissezflotter un peu trop ; cette route est assez mauvaise, si votrecheval buttait ou faisait un écart, vous seriezrenversée.

Mademoiselle de la Brunerie,rappelée subitement à la réalité par cet avertissement dont, malgréle ton avec lequel il lui était donné, elle comprit l’intention, seredressa sur sa selle, rassembla la bride et se penchant vers soncompagnon :

– Je ne dors pas, mon ami, luidit-elle avec un charmant sourire.

– Peut-être, chère enfant, mais toutau moins vous rêvez ; il est important que vous soyez bienéveillée, ajouta-t-il avec intention.

Et s’adressant auxnoirs :

– Pressons-nous ! dit-il d’unton péremptoire n’admettant pas de réplique.

Les chevaux prirent un trotallongé.

En cet endroit, la route suivie parles voyageurs faisait une légère courbe ; le point saillant decette courbe était formé par une masse granitique dont la base,minée par le temps, se creusait, sur une largeur de cinq à sixmètres et une profondeur de trois ou quatre, du côté du cheminconduisant à une véritable montagne de roches qui s’étageaient entrois pics immenses.

C’était cet abri inabordable que leChasseur voulait atteindre.

Tout à coup, les ratiers aboyèrentavec fureur, et tombèrent en arrêt des deux côtés opposés de laroute à la fois, devant d’épais buissons formant une espèce dehaie, vive, à droite et à gauche du chemin.

Au même instant, un coup de siffletstrident traversa l’espace, et une vingtaine d’individus semblèrentsurgir subitement de terre et bondirent au milieu du sentier dontils occupèrent aussitôt toute la largeur.

– Halte-là ! ou vous êtesmorts ! cria une voix menaçante.

Le Chasseur haussa dédaigneusementles épaules et répondit à cette sommation par un éclat de rirerailleur.

Chapitre 3Quel fût le résultat de la seconde tentative du capitaine Ignacecontre mademoiselle de la Brunerie

Le Chasseur avait réussi à atteindre lerocher.

En moins d’une seconde, il enleva la jeunefille dans ses bras, la porta dans la grotte factice au fond delaquelle il lui recommanda de se tenir immobile, puis il rejoignitles noirs ; ceux-ci avaient mis pied à terre tous les cinq,alors ils se groupèrent devant l’entrée de l’excavation et,s’abritant derrière leurs chevaux, dont ils se firent un rempartimprovisé, ils couchèrent résolument en joue les inconnus, toujoursarrêtés à une vingtaine de pas plus loin, et ils attendirent.

Les ratiers avaient subitement cessé leursaboiements, deux d’entre eux avaient disparu, les quatre autresétaient venus se ranger derrière leur maître.

Le Chasseur remarqua immédiatement l’absencede deux de ses inséparables compagnons ; mais, au lieu de s’eninquiéter, ses traits s’éclaircirent, et il sourit avec unesatisfaction évidente ; pour des raisons connues de lui seul,il avait sans doute prévu qu’il en serait ainsi ; les bravesbêtes n’étaient donc ni mortes ni fugitives, leur maître savait oùles retrouver.

Cependant la situation des voyageurs étaitexcessivement critique ; le Chasseur ne se dissimulait pas ledanger dont il était menacé, et le dénouement probablement terriblede cette attaque imprévue s’il ne lui arrivait pas bientôt unsecours sur lequel il n’osait compter.

Un miracle seul pouvait le sauver, il lesavait ; mais, bien loin de se laisser abattre, il semblaitavoir repris toute son insouciance habituelle, et il calculaitfroidement, à part lui, les quelques chances qui lui restaientd’échapper à la mort.

Ces chances pourtant étaient bien faibles.

Que pouvaient tenter, si résolus qu’ilsfussent, le Chasseur et ses quatre compagnons contre vingt banditsbien armés barrant le passage, et dont quelques pas à peine lesséparaient ?

Malgré cela, le Chasseur ne désespérapas ; c’était une de ces natures stoïques qui jamais nes’abandonnent au découragement, que le danger grandit, et qui netombent qu’en exhalant leur dernier souffle : morts, maisinvaincus.

– Rendez-vous ! reprit l’homme qui déjàune première fois avait lancé cette sinistre sommation.

– Après le poison, le guet-apens et lemeurtre, c’est dans l’ordre, répondit en ricanant le Chasseur, l’unne réussira pas mieux que l’autre, capitaine Ignace ?

– Ah ! tu m’as reconnu, démon, s’écria lemulâtre avec rage.

– Oui, je vous ai reconnu, et je vous tiens aubout de mon fusil ; au moindre mouvement je vous tue comme unchien, vous voilà averti. Maintenant causons, si cela vous plait,je ne demande pas mieux, je ne suis pas pressé.

– Tu es fou vieux Chasseur de rats, je me risde tes menaces ; cette fois, tu ne m’échapperas pas, tu esbien pris, va !

– Bon, essaye de me mettre la main surl’épaule.

Ignace, – car le Chasseur l’avait reconnu eneffet, et c’était bien le redoutable chef des noirs marrons du campde Sainte-Rose qui commandait en personne cette horde de bandits,se ramassa sur lui-même comme un tigre qui prend sort élan, fit unbond de côté, et, poussant un cri d’une modulation étrange, ils’élança en avant en même temps que ses farouches acolytes.

Dix coups de pistolets éclatèrent à la fois,tirés au milieu de cette foule pressée, et presque à boutportant ; les fusils demeuraient toujours en joue, muets maismenaçants.

Les nègres ne s’attendaient pas à une si ruderéception ; ils se croyaient certains d’un succèsfacile ; ils reculèrent avec un frémissement de rage, laissantderrière eux quelques blessés étendus sur le sable du chemin, etpoussant des hurlements de douleur.

Les marrons avaient déchargé leurs fusils ens’élançant en avant, mais leurs balles, mal dirigées s’étalentperdues dans le vide.

Ignace poussait de véritables hurlements defureur ; ses complices étaient complètement démoralisés.

– Le grigri du Chasseur de rats est pluspuissant que les nôtres ! se disaient-ils entre eux aveceffroi ; il nous tuera tous !

Le féroce mulâtre entendait ces parolesauxquelles lui-même était sur le point d’ajouter foi ; ilcommençait intérieurement à regretter d’avoir tenté cetteentreprise ; il désespérait presque de sa réussite.

Soudain, le commandement de : Feu !se fit entendre, un vent de mort passa sur les bandits avec dessifflements sinistres.

Les voyageurs ne se défendaient plus ;ils attaquaient.

Les rôles étaient changés.

Les nègres marrons, atterrés, prenaient leursgrigris contre leur poitrine et les imploraient avec épouvante.

Le Chasseur, toujours calme et froid,surveillait attentivement ses ennemis et faisait recharger lesarmes à ses noirs ; il riait sournoisement dans sa moustachefauve, le vieux coureur des bois des grands désertsaméricains ; il devinait ce qui se passait dans l’espritsuperstitieux des nègres marrons, et, maintenant, il ne désespéraitplus de la victoire.

Il fallait en finir ; ces cinq hommes,qui en tenaient si audacieusement vingt en échec, sentaient leursforces défaillir, quoiqu’ils fissent bonne contenance. Le capitaineIgnace le comprenait ; aussi, la voix étranglée par la honte,il priait et menaçait à la fois ses soldats ; les engageant àtenter un effort décisif.

Ceux-ci hésitaient ; ils avaient peur etne s’en cachaient pas ; cette défense héroïque leur semblaitimpossible sans l’intervention d’une puissance supérieure ;depuis longtemps leur conviction était faite sur le compte de ŒilGris ; ils le croyaient sorcier ; ce qui se passait en cemoment affermissait encore cette persuasion dans leur espritfrappé ; ils ne fuyaient pas, mais ils n’osaient plusavancer ; leurs regards erraient craintivement autourd’eux.

Cependant les paroles de leur chef pour lequelils éprouvaient un dévouement à toute épreuve, réussirent enfin àles émouvoir, et leur rendirent, sinon leur impétuosité première,mais, pour un instant, une résolution désespérée.

Le capitaine Ignace se hâta de profiler de cetéclair de vaillance ; il se mit bravement à leur tête, et,tous à la fois, ils se ruèrent à corps perdu sur les voyageurs, enpoussant des clameurs horribles.

Ceux-ci reçurent les assaillants en gens decœur qui ont fait résolument le sacrifice de leur vie.

Cette fois l’élan des nègres marrons étaitirrésistible, il fallut en venir à l’arme blanche ; la mêléedevint affreuse.

Bientôt un nègre de l’habitation fut tué, deuxgrièvement blessés ; Œil Gris et le dernier noir faisaient desprodiges de valeur ; ils semblaient se multiplier ; sansreculer d’un pouce, chacun d’eux luttait contre cinq ou sixennemis.

Les chevaux, épouvantés par les cris et lescoups de feu, s’étaient emportés dans toutes les directions ;les deux hommes combattaient à découvert, épaule contre épaule,faisant face de tous les côtés à la fois et masquant de leur corpsl’entrée de l’excavation, refuge suprême de jeune femme.

Les forces humaines ont des limites quelles nesauraient impunément dépasser ; malgré la surexcitationnerveuse qui triplait sa vigueur d’athlète, le Chasseur sentaitdéjà dans tous ses membres les indices précurseurs d’unaffaiblissement général ; ses tempes battaient à serompre ; il avait des bourdonnements dans les oreilles ;un voile de sang s’étendait devant ses yeux. Il comprenait qu’uneplus longue résistance deviendrait bientôt impossible ; qu’ilsuccomberait à la tâche gigantesque qu’il s’était imposée, et qu’illaisserait ainsi sans défense celle qu’il avait juré de sauver.

Alors une immense douleur envahit sonâme ; des larmes brûlantes jaillirent de ses yeux ;pendant quelques minutes, il fit des efforts si prodigieux qu’ilcontraignit ses ennemis à reculer devant la crosse redoutable deson fusil, dont il se servait en guise de massue pour fracasser lescrânes et défoncer les poitrines de ceux qui, pour leur malheur,venaient à portée de ses coups.

Le succès éphémère qu’il avait siprovidentiellement obtenu ne trompa pas le vaillant défenseur demademoiselle de la Brunerie, il comprit que ces quelques minutes derépit ne lui étaient accordées par ses ennemis, dont neuf étaientencore debout, que parce que, eux aussi, éprouvaient l’impérieuxbesoin de reprendre des forces, avant de recommencer la luttesuprême, qui, cette fois se terminerait fatalement par sa défaiteet sa mort.

Malgré cette affreuse certitude, son visage nerefléta aucune des émotions poignantes qui lui serraient le cœurcomme dans un étau ; il demeura ferme, calme, résolu, etattendit fièrement le dernier assaut, sans songer même à rechargerson fusil, dont il serrait le canon entre ses doigts crispés ;d’ailleurs les nègres marrons avaient jeté leurs armes à feu ;dans les combats à outrance, leur instinct de bêtes fauves leurfaisait préférer les couteaux et les poignards ; ilséprouvaient une volupté étrange dans ce déchirement des chairspalpitantes, et une joie de cannibales à sentir l’humidité chaudeet gluante du sang couler sur leurs mains et pleuvoir sur leursvisages.

Quoi qu’en disent les négrophiles européens,qui ne connaissent les noirs que par ouï-dire, il y a plus du tigreet du chacal que de l’homme dans le nègre de pure raceafricaine.

– Un dernier effort, enfants ! s’écria lecapitaine Ignace avec un accent de triomphe, nos grigris ontvaincu ! Le vieux démon est aux abois ! En avant !La fille du planteur est à nous ! Mort aux blancs !

– Mort aux blancs ! rugirent lesnègres.

Ils s’élancèrent.

Mais alors il se passa un fait inouï,incompréhensible, qui glaça les nègres marrons de terreur, et lesarrêta comme si leurs pieds se fussent subitement fixés au sol.

Le cri strident et saccadé del’oiseau-diable traversa l’espace à deux reprisesdifférentes, et tout à coup un homme apparut, sombre, menaçant surle sommet de la masse granitique.

Cet homme étendit le bras et, d’une voixvibrante qui fut entendue de tous, Il prononça ce seulmot :

– Arrêtez !

Au même instant, sur toutes les pentes desmontagnes voisines bondirent, comme une légion de fantômes, unefoule de noirs ; en quelques secondes, ils eurent envahi lechemin et intercepté tous les passages.

– Delgrès ! s’écria le capitaine Ignaceavec rage.

– Delgrès ! répétèrent les nègres marronsavec stupeur.

Le Chasseur posa tranquillement à terre lacrosse de son fusil, épongea la sueur ruisselant sur son visage etappuyant l’épaule contre le rocher :

– Vive Dieu ! murmura-t-il à part lui, ilétait temps ; l’autre serait arrive trop tard, il n’auraitplus trouvé que nos cadavres.

Delgrès était un homme d’une taille haute,élancée, bien prise ; ses manières étaient nobles, presquegracieuses ; ses traits, beaux, accentués, énergiques,éclairés par des yeux noirs au regard droit et perçant, avaient unerare expression de volonté mêlée de franchise, de rudesse et dedouceur ; son teint d’un brun cuivré, ses pommettessaillantes, ses cheveux crépus le faisaient reconnaître pour unmulâtre ; il avait trente ans à peine, et portait, avec uneaisance élégante, l’uniforme de chef de bataillon des arméesrépublicaines.

Il laissa pendant quelques instants errer unregard d’une expression indéfinissable sur la foule qu’il dominait,et qui se pressait anxieuse, inquiète et attentive au pied durocher sur lequel il se tenait, le buste fièrement cambré enarrière, le front haut et les bras croisés sur la poitrine.

Plusieurs torches avaient été allumées par lesnoirs ; leurs flammes, agitées en tous les sens par le vent,jetaient des reflets rouges sur les accidents, à demi noyés dansl’ombre, du paysage grandiose de cette luxuriante nature, etimprimaient un cachet d’étrangeté inexprimable à cette scènesingulière.

– Que signifient les coups de feu que j’aientendus ? dit-il enfin d’une voix rude, pourquoi cescadavres ?

Ces paroles ne s’adressaient à personne enparticulier ; nul ne se hasarda à y répondre.

Le capitaine Ignace demeurait immobile, sombreet silencieux à l’écart.

Delgrès se tourna vers lui.

– Que faites-vous ici ? lui demanda-t-ilsèchement ; saviez-vous donc que j’y dusse passer cettenuit ? Répondez.

– Je ne savais rien, dit le capitaine d’unevoix sourde.

– Alors pourquoi avez-vous abandonné votreposte sans ordre ? Cette désobéissance pourrait nous coûtercher à tous, reprit-il avec une rudesse plus grande encore ;les circonstances sont excessivement graves ; tous nos droitssont en ce moment remis en question…

– Commandant ?…

– Votre conduite est sans excuses, Capitaine,interrompit-il ; ma présence ici lorsque je devrais être à laBasse-Terre ne vous dit-elle donc rien ? Eh quoi ! vousquittez votre poste, vous poursuivez je ne sais quelle vengeanceparticulière quand… Mais à quoi bon vous parler de cela en celieu ? fit-il en se reprenant ; assez tôt vous apprendrezce qui se passe.

– Ordonnez, commandant, que faut-ilfaire ? répondit respectueusement le capitaine ignace.

– Prenez le commandement de mon bataillon etrendez-vous à l’instant à la Pointe-Noire ; avant deux heures,je vous aurai rejoint.

– Si vous me le permettez, je vous feraiobserver…

– Pas un mot de plus, capitaine, partez, vousn’avez déjà que trop perdu de temps.

Delgrès descendit alors dut rocher, et ils’approcha du capitaine Ignace qui s’était activement mis en devoird’obéir à l’ordre qui lui avait été si péremptoirement donné ;le mulâtre lui fit signe de le suivre, se retira un peu à l’écartavec lui, et pendant quelques minutes il lui parla à voix basseavec une certaine animation.

– Comprenez-vous, maintenant, ajouta-t-ilassez haut au bout d’un instant, combien il est important pour nousde ne pas perdre une seconde ?

– Commandant, répondit le capitaine dont laprunelle métallique lança une lueur sinistre, je suis coupable,pardonnez-moi ; je saurai réparer ma faute.

Le chef des nègres marrons réunit alors lessoldats du commandant Delgrès, et, après avoir fait un salut à sonofficier supérieur, il s’éloigna d’un pas rapide, suivi de toutecette troupe.

Une quinzaine de noirs seulement, attachésplus particulièrement à la personne du mulâtre, étaientdemeurés ; tous les autres avaient disparu, sans même prendrela peine d’enlever les cadavres, les laissant étendus là où ilsétaient tombés.

Delgrès écouta un instant d’un air pensif lebruit de plus en plus faible des pas ; un douloureux soupirs’échappa de sa poitrine oppressée.

– Ils me sont dévoués aujourd’hui,murmura-t-il en hochant tristement la tête, demain le seront-ilsencore ? Cette race infortunée peut-elle être régénérée ?Est-elle mûre pour la liberté ? Que sais-je ! ajouta-t-ilavec découragement, sans se douter qu’il parodiait le mot sidouloureux de l’un de nos plus célèbres écrivains du dix-septièmesiècle, mot qui résume si tristement l’histoire de l’humanité,l’expression la plus complète du doute et de l’impuissance. Enfin,reprit-il, Dieu nous voit, il sera juge entre nous et nosoppresseurs.

Tandis que ces choses se passaient le Chasseurde rats, certain que tout danger avait disparu, s’était hâté depénétrer dans l’excavation, très-inquiet, et craignant surtout detrouver la jeune fille évanouie, ou en proie à une crise nerveuse,causée par la terreur qu’elle avait du éprouver pendant lecombat.

Il la vit, au contraire, calme etsouriante.

– Dieu soit loué, chère enfant !s’écria-t-il, vous êtes sauvée !

– Je le sais, dit-elle ; Delgrès a réussià museler ces tigres.

– Sa présence seule a suffi ; c’est unrude homme, quoiqu’il soit mulâtre, je dois en convenir.

– C’est surtout un noble cœur, murmuramademoiselle de la Brunerie.

– Vous le connaissez ?

– Beaucoup.

– Et lui, vous connaît-il ?

Son regard se fixa un instant sur le Chasseuravec une expression singulière, dans ses grands yeux bleus.

– Serait-il venu si vite, s’il en étaitautrement ? dit-elle d’une voix basse et étouffée.

– Que voulez-vous dire ? s’écria-t ilavec surprise.

– Rien !

Il y eut un court silence.

– Vous avez du avoir bien peur ? demandale vieillard, pour donner un autre tour à la conversation.

– Oh ! oui.

– Hélas ! il s’en est fallu de bien peuque, malgré tous mes efforts, vous ne soyez tombée aux mains de cesmisérables.

– Je connais toutes les péripéties de la luttehéroïque que vous avez soutenue pour moi, père.

– Je n’ai fait que mon devoir, mais si Delgrèsn’était si heureusement survenu…

– J’aurais été faite prisonnière, voulez-vousdire ?

– Hélas !

La jeune fille eut un sourire d’une expressionétrange.

– Non, mon ami, reprit-elle avec hauteur,rassurez vous ; quoi qu’il fût arrivé, je ne serais jamaistombée, vivante du moins, entre les mains de ce tigre à facehumaine, que l’on nomme Ignace. Regardez ce bijou.

Renée de la Brunerie retira alors de soncorsage un mignon poignard, au manche constellé de diamants et dontle fourreau était en chagrin ; elle le présenta au Chasseur.Celui-ci en examina curieusement la lame, longue à peine de troispouces, fine et affilée comme une aiguille.

– Vous voyez cette tache bleuâtre à lapointe ? Reprit-elle de sa voix douce et caressante.

– Oui, je la vois ; qu’est-ce quec’est ?

– Du curare.

– Oh ! s’écria-t-il avec épouvante,et…

– Je me serais plongé sans hésiter cette armedans la poitrine, si j’avais perdu toute espérance lors de cettelutte suprême, dit-elle avec une simplicité qui fit courir unfrisson de terreur dans les veines du Chasseur. Vous voyez donc,mon ami, Ajouta-t-elle en reprenant le poignard et la replaçantdans son corsage, que je n’avais rien à redouter de ce bandit.Oh ! je suis une vraie créole, allez ! mon honneur m’estplus cher que la vie. Mais je crois que le commandant Delgrès vientde ce côté, allons le remercier du généreux secours qu’il nous adonné si providentiellement.

La fière jeune fille quitta alorsl’excavation, en s’appuyant avec une gracieuse nonchalance, sur lebras que lui offrait le Chasseur.

Delgrès, en apercevant mademoiselle de laBrunerie, tressaillit imperceptiblement ; il s’arrêta devantelle, se découvrit et la salua avec la plus exquise politesse, maissans prononcer une parole ; il semblait attendre.

– Mon cher commandant, lui dit alorsmademoiselle de la Brunerie, je ne sais s’il sera jamais en monpouvoir de reconnaître, comme je le dois, le service immense quevous venez de me rendre.

– Vous l’avoir rendu, mademoiselle, porte avecsoi sa récompense ; qui ne serait heureux de risquer sa viepour vous ? répondit Delgrès d’une voix émue, en fixant surelle son regard d’où jaillissaient des lueurs étranges.

La jeune fille détourna les yeux sansaffectation.

– je prierai mon père, monsieur, répondit-elleen rougissant légèrement, d’être mon interprète auprès de vous.

– Oh ! mademoiselle, personne mieux quevous ne saurait me donner le prix de ce faible service.

– Nommez-vous donc un faible service dem’avoir sauvé la vie, monsieur ? Dit-elle avec une mouecharmante et pleine de fine raillerie.

– Excusez moi, mademoiselle, reprit Delgrèsavec embarras, je ne suis qu’un soldat grossier, auquel les motsmanquent pour exprimer clairement ce que son cœur éprouve.

– Peut-être, commandant, fit-elle, peut-êtreen est-il ainsi, en effet ; mais tout au moins je doisreconnaître que chez vous les actions remplacent, en certains cas,merveilleusement les paroles.

– Oh ! de grâce, mademoiselle, n’insistezpas, je vous en conjure ; tant d’indulgence me rend confus,répondit-il en s’inclinant.

La jeune fille ne voulut pas laisser pluslongtemps la conversation s’égarer sur le terrain où l’officieressayait de la maintenir ; les femmes possèdent au plus hautdegré le talent des transitions, tout moyen leur est bon pour cela,convaincues qu’elles sont qu’il appartient à elles seules dediriger l’entretien comme il leur plait ; nous devons avouerque non seulement elles ne se trompent pas, mais encore qu’ellesont complètement raison.

– Votre arrivée ici est pour moi un véritablemiracle, dit-elle.

– C’est un miracle bien simple à expliquermademoiselle.

– Comment donc cela, mon chercommandant ? Vous ignoriez certainement que je dusse, à cetteheure avancée de la nuit, traverser cette route et que vous m’yrencontreriez.

– Je n’en étais effectivement pas certain,mademoiselle, mais je l’espérais.

– Bon ! voilà que maintenant je ne vouscomprends plus du tout, s’écria gaiement Renée.

– Me permettez-vous, mademoiselle, de vousexpliquer en deux mots ce qui, dans mes paroles, vous semble siextraordinaire !

– Je vous en prie, monsieur.

– Une prière de vous est un ordre ;j’obéis, mademoiselle de la Brunerie ; votre père, etM. le capitaine Paul de Chatenoy, qui a, je crois, l’honneurd’être un peu votre parent…

– Il est mon cousin issu de germain, monsieur,interrompit la jeune fille en souriant.

Le mulâtre se mordit les lèvres.

– Ces deux messieurs, reprit-il, se rendaientà franc étrier à la Basse-terre, lorsque je les ai rencontrés, il ya une heure à peine, à moins de trois lieues d’ici ; j’ail’honneur, vous ne l’ignorez pas, mademoiselle, de connaître assezintimement M. de la Brunerie…

– Il vous a en grande estime, monsieur.

– Mon plus vif désir, mademoiselle, est de nejamais démériter à ses yeux.

– Vous prenez un chemin excellent pour qu’ilen soit ainsi, monsieur ; mais, pardon, je jase à tort et àtravers et je vous interromps sans cesse ; veuillez continuer,je vous prie.

– M de la Brunerie s’arrêta enm’apercevant ; il m’apprit l’odieux guet-apens dont vous avezfailli être victime ce soir à l’anse à la Barque pendant lebamboula, et comment, appelé à l’improviste pour des motifs fortgraves à la Basse-terre, il avait été, à son grand regret,contraint de vous laisser retourner presque seule à votrehabitation.

– C’est vrai, commandant, mais sous l’escortede l’Œil Gris, un ami dévoué de ma famille.

– Et qui certes l’a prouvé, mademoiselle,répondit franchement Delgrès, par la façon héroïque dont il vous adéfendue.

– Tout autre à ma place eut fait de même,répondit tranquillement le Chasseur.

– Oh ! oui, s’écria l’officier avecfeu.

– Pardon, mon cher commandant, vous disiezdonc ?

– J’avais l’honneur de vous dire,mademoiselle, que cette confidence de M. de la Brunerieme causa une vive inquiétude ; je pris congé de lui et, touteaffaire cessante, je me mis aussitôt à votre recherche. Je connaisdepuis longtemps le capitaine, c’est une nature inculte, violente,entêtée ; ce qu’il a résolu une fois, il faut qu’il l’exécute,quoiqu’il doive lui en coûter. Cette haine implacable qu’il a pourvous et dont j’ignore la cause…

– Et moi de même, monsieur, interrompitvivement mademoiselle de la Brunerie, car je ne connais pas cethomme, jamais avant ce soir je ne l’avais vu.

– Cette cause, je la découvrirai, moi, je vousle jure, mademoiselle ; mais rassurez-vous, à l’avenir vousn’aurez plus rien à redouter de lui ; je saurai le contraindreà renoncer à cette vengeance, honteuse surtout lorsqu’elles’adresse à une femme aussi digne de respect que vous l’êtes.

– Je vous remercie sincèrement de cettepromesse, monsieur.

– Je soupçonnai donc le capitaine Ignace devouloir prendre sa revanche de son échec de la soirée, et d’avoirl’intention de vous attaquer et de s’emparer de votre personnependant le long trajet de l’anse à la Barque à votrehabitation.

– Vos prévisions n’étaient, malheureusement,que trop justes, monsieur.

– Je me félicite de ne m’être pas trompé,mademoiselle, puisque cela m’a procuré le double bonheur de vousrendre un service et de vous voir. Mais il se fait tard, la nuitest sombre et froide, vous êtes encore éloignée de plus d’unedemi-lieue de votre habitation ; daignerez-vous mademoiselle,me permettre de vous accompagner jusque là ?

– Monsieur… répondit-elle avec embarras.

– Je me suis encore servi, malgré moi, d’unemauvaise locution ; pardonnez-moi, mademoiselle, mon intentionétait de vous offrir tout simplement mon escorte.

– Je crois, commandant ; que, tout envous rendant grâces de votre offre généreuse, mademoiselle de laBrunerie ne l’acceptera pas, dit le Chasseur, en se mêlant sansfaçon à la conversation.

– Pourquoi donc cela, s’il vous plaît ?demanda le mulâtre avec hauteur. Cette offre n’a, que je sache,rien qui puisse déplaire à mademoiselle de la Brunerie.

– Oh ! vous ne le croyez pas, monsieur lecommandant ! s’écria vivement la jeune fille.

– Je ne dis pas cela, bien loin de là, repritimperturbablement le Chasseur ; mais, si je ne me trompe, ilnous arrive tout juste à point une escorte plus que suffisante pournous rendre en complète sécurité à la Brunerie.

– Je ne sais ; ce que vous voulez dire,ni à quelle escorte vous faites allusion, monsieur.

– Ce n’est pas possible, commandant !Prêtez l’oreille… N’entendez-vous rien ?

– Rien, sur l’honneur ! si ce n’est unbruit sourd et confus que je ne sais à quelle causeattribuer ?

– Ce bruit, monsieur, ne me trompe pas,moi ; il est produit par une troupe de chevaux arrivant àtoute bride ; avant dix minutes ils seront ici.

– Des chevaux !

– Oui, commandant, je vous l’affirme.

– Mais d’où viennent-il, ceschevaux ?

– De pas bien loin, de l’habitation de laBrunerie, tout simplement.

– De la Brunerie ?… c’estimpossible !

– Pourquoi donc cela, commandant ?

– Parce que l’on ignore à la Brunerie lasituation dans laquelle vous vous trouvez.

– Erreur, commandant. Lorsque j’ai été arrêtéà l’improviste par le capitaine Ignace, comprenant que j’auraisnon-seulement fort à taire pour me tirer seul de ses mains, maisque peut-être cela me serait impossible, j’ai envoyé chercher dusecours à la Brunerie ; ce secours, le voici qui arrive, unpeu tard, peut-être mais enfin il arrive, et, en ce moment, c’estl’essentiel.

– Par qui donc avez-vous pu envoyer demanderdu secours, vieux Chasseur ?

– Par qui ? fit celui-ci avec ironie,mais par deux de mes ratiers. Vous voyez que je n’en ai que quatreautour de moi. Oh ! que cela ne vous surprenne pas, mes chienssont des bêtes très-intelligentes, et elles ont sur l’hommel’avantage énorme de ne pas savoir parler, ce qui les empêchesouvent de dire des sottises.

La jeune fille ne put s’empêcher desourire.

– Vous vous moquez de moi, monsieur, s’écriale mulâtre avec colère.

– Nullement, commandant, dans un instant vousen aurez la preuve, répondit le vieillard avec froideur.

Le chasseur avait dit vrai. Le bruit du galopdes chevaux se rapprochait rapidement, bientôt une nombreuse troupede cavaliers arriva au tournant de la route ; un homme d’unecinquantaine d’années, grand, maigre, vigoureusement charpenté, auxtraits intelligents et énergiques, le teint très-brun et lescheveux crépus, tenait la tête de la troupe et la précédait d’unequinzaine de pas.

Cet homme était M. David, le commandeurde l’habitation de la Brunerie. Il était mulâtre, avait été élevésur la Plantation, où toute sa famille habitait depuis nombred’années ; Il était dévoué à M. de la Brunerie dont,à juste titre, il possédait toute la confiance.

Aussitôt qu’il aperçut la jeune fille, ilsauta à bas de son cheval et courut vers elle avec la joie la plusvive.

Voici ce qui s’était passé à laBrunerie :

L’arrivée des deux ratiers, haletants et lalangue pendante, avait fort inquiété le commandeur, car lechasseur, lorsqu’il était passé le soir, à l’habitation, lui avaitfait à peu près confidence des événements qui se préparaient, etdes raisons qui exigeaient impérieusement sa présence à l’anse à laBarque.

Cependant, M. David avait, par prudence,hésité à dégarnir la plantation ; mais, presque aussitôt larentrée des cinq chevaux, les harnais en désordre, brisés etcouverts de sang, – deux chevaux étaient blessés, – lui fitcomprendre qu’il n’avait pas un instant à perdre s’il voulaitsauver sa jeune maîtresse.

Le commandeur, sans plus hésiter, avait réuniune cinquantaine de cavaliers, et il s’était élancé à la recherchede mademoiselle de la Brunerie, précédé, comme batteurs d’estradeet d’éclaireurs les deux ratiers du Chasseur qui l’avaient conduittout droit au champ de bataille.

L’arrivée du commandeur et de son escorteenlevait au commandant Delgrès tout prétexte pour insisterdavantage auprès de mademoiselle de la Brunerie ; il serésigna, bien que contre son gré, à prendre congé d’elle.

– Je pars, mademoiselle, lui dit-il ;puisque ma présence ici est, grâce à Dieu, maintenant inutile.Adieu, soyez heureuse. Les circonstances dans lesquelles nous noustrouvons sont très-graves ajouta-t-il avec une dignitétriste ; peut-être n’aurai-je plus le bonheur de vousvoir ; mais quoi qu’il arrive et quels que soient les récitsque l’on vous fasse de la conduite que je serai peut-êtremalheureusement contraint de suivre, je vous en supplie,mademoiselle, ne me méprisez point ; plaignez-moi, croyez quejamais je n’oublierai ce que je me dois à moi-même, et que jeresterai toujours digne de votre… de l’estime des honnêtes gens,ajouta-t-il en se reprenant.

Il salua, alors respectueusement la jeunefille ; d’un signe il ordonna à ses noirs d’éteindre lestorches et de le suivre, puis il s’éloigna rapidement, sansretourner une seule fois la tête en arrière.

– Que signifient cas paroles ? murmuramademoiselle de la Brunerie, en fixant d’un air pensif ses regardssur l’endroit où avait disparu le mulâtre.

– Hum fit le commandeur avec un hochement detête énigmatique, voilà un gaillard, qui, je le crains, manigancequelque détestable affaire. Qu’en pensez-vous, vieux Chasseur.

– Eh ! fit-il en ricanant, je pense quevous pourriez bien avoir raison, mon maître ; les temps sontmauvais, cet homme est intelligent et ambitieux ; il mûritquelque sombre projet ; mais lequel ? voilà ce que nivous ni moi ne pouvons deviner, quant à présent, du moins.

Et, au bout d’un instant il ajouta à partlui :

– Je le surveillerai.

– Cinq minutes plus tard, mademoiselle de laBrunerie reprenait le chemin de l’habitation.

– Mais, cette fois, la troupe nombreuse dontelle était escortée la mettait à l’abri de toute attaque ;aussi atteignit-elle sa demeure sans être inquiétée.

Chapitre 4Ce que l’on est convenu, aux colonies, de nommer unehabitation

Le quartier de Bouillante se nommaitautrefois l’Îlet à Goyave ; selon toutesprobabilités, il doit son nom actuel à la chaleur de sesfontaines.

Ce quartier, hâtons-nous de le dire, un desplus pittoresques de la Guadeloupe, commence à la pointe nord-ouestde l’anse à la Barque.

En quittant le fond de cette anse, on gravitune morne assez élevé, mais surtout d’accès difficile, par unchemin étroit, pierreux, coupé de ruisseaux et de ravinsprofonds ; ce chemin se rapproche insensiblement du bord de lamer, serpente presque toujours sur une falaise escarpée et conduità Bouillante.

Plus que dans toute autre partie de lacolonie, le sol de ce quartier paraît avoir été récemmentbouleversé et travaillé par l’action puissante des feuxsouterrains ; il est excessivement accidenté, et offre presqueà chaque pas des particularités bizarres, fort intéressantes aupoint de vue scientifique, mais en général assez désagréables pourses habitants ; il s’y trouve plusieurs sources d’eaubouillante, dont une jaillissant à une dizaine de mètres dans lamer ; par un seul jet d’environ quinze centimètres de tour,s’élance à une grande hauteur en bouillonnant, et écume l’eau de lamer dans un rayon de plus de vingt-cinq mètres sur deux deprofondeur, à une température assez élevée pour qu’il soit possibled’y faire cuire des œufs ; expérience plusieurs fois tentéeavec succès.

Nous ajouterons que Bouillante est à la foisun des quartiers les plus fertiles, les plus pittoresques et lesmieux cultivés de la Guadeloupe.

C’était dans le quartier de Bouillante ques’élevait la Brunerie, la plus vaste et la plus importante des deuxplantations possédées par le marquis de la Brunerie ; laseconde plantation, nommée d’Anglemont, était située dans laMatouba ; nous aurons occasion d’en parler plus loin.

Dans les Antilles françaises, toutes leshabitations sont construites à très-peu de différence près, sur lemême modèle ; ainsi, en décrivant celle de la Brunerie, nousallons essayer de donner au lecteur une idée de ce que sont cescharmants et populeux villages auxquels, dans les colonies, on estconvenu de donner le nom d’habitations, et dont aucune exploitationagricole de nos pays, si importante qu’elle soit, ne saurait donnerl’idée.

Les chemins qui, de la Basse-terre ou de laPointe-à-Pitre, les deux capitales de l’île, conduisent à laBrunerie, ne ressemblent en rien à sens que nous sommes accoutumésà parcourir en France ; là, tout est primitif, les ingénieursn’y ont jamais passé, la nature seule en a fait tous les frais.

La plupart de ces chemins ont commencé toutsimplement par être des sentiers, tracés et foulés d’abord par lespiétons, élargis par les cavaliers et nivelés ensuite par lescabrouets employés pour le transport des denrées, descannes à sucre, du café, du manioc, etc., etc. De chaque côté deces routes improvisées, s’élèvent des haies de cierges épineuxtrès-serrés les uns contre les antres, et dont on ne se défend qu’àgrand peine à cause de leur tendance obstinée à envahir la route etintercepter le passage.

Après avoir suivi ces chemins ou ces sentiers,comme il plaira au lecteur de les nommer, chemins qui serpentantsur les flancs des mornes, sont coupés de ravines profondes et dontle sol laisse voir à chaque pas les traces récentes de soulèvementvolcanique, la végétation prend tout à coup, au bout de deux heuresde marche, et sans transition aucune, toute sa luxuriantebeauté ; l’on traverse alors un pêle-mêle radieux de sandal,de bois chandelle odorants, d’élégants lataniers dont la tige estdroite comme une flèche et dont les feuilles se déploient comme leslames d’un éventail ; de gaines à fleurs blanches ou bleues,de bois de fer, d’acacias bois dur, nommés dans le pays :tendre à caillou ; des acajous, et tant d’autres dontla nomenclature est impossible.

En sortant de ce délicieux fouillis de fleurset de verdure, on arrive aux pieds des grands mornes ; c’est àla base de cette chaîne imposante que l’habitation de la Brunerieest adossée, au milieu du paysage le plus pittoresque et le plusaccidenté qui se puisse imaginer, et planant au loin sur la merjusqu’aux extrêmes limites de l’horizon.

Deux sources assez importantes jaillissaientdu sommet des montagnes tombaient en cascades échevelées, derochers en rochers, et formaient deux ruisseaux, qui, après avoirenlacé l’habitation dans leurs nombreux et capricieux méandres,confondaient leurs eaux, se changeant ainsi en une charmanterivière-torrent, appelée poétiquement : rivière aux Cabris, àcause de ses nombreuses chutes, et qui va enfin se perdre dans lamer, non loin de l’anse à la Barque.

Après avoir suivi une longue et large allée depalmistes aux troncs cannelés, ressemblant à autant de colonnestrajanes, ayant pour chapiteau un merveilleux éventail de feuillesde cinquante pieds, on débouchait près des bâtimentsd’exploitation, la sucrerie et les ateliers ; à droite,parfaitement alignées et formant des rues, se trouvaient les casesdes nègres.

Ces cases, presque toujours construites enbois et recouvertes en vacois, sont généralement composées de deuxpièces assez spacieuses, dont l’une sert de cuisine et l’autre dechambre à coucher.

Toutes ces cases ont un petit jardinpar-derrière.

Ces bâtiments, coquettement installés, étaiententourés d’un pêle-mêle de grands et beaux arbres au milieudesquels ils semblaient se cacher ; des fromagersgigantesques, des sabliers dont le fruit en forme de boite àcompartiments détone comme une décharge d’artillerie des cassiersdont les gousses immenses pendent et babillent sous l’effort duvent, des manguiers superbe, puis un véritable fouillis decitronniers ; grenadier orangers, goyavier limoniers etlauriers-roses, sans parler des bananiers touffus chargés d’énormesrégimes de leurs fruits savoureux, et des cocotiers balançant dansles airs leurs magnifiques parasols ; sous les plus grands deces arbres, on attache, le soir, les bœufs de l’habitation à despiquets ; c’est là qu’ils passent habituellement la nuit.

À quatre cent mètres environs à l’arrière descases à nègres, des ateliers et des bâtiments d’exploitation,s’élevait la Brunerie.

Cette maison était un véritable château dehaut et grand style ; il suffit d’un seul regard pours’assurer qu’il remontait à la grande époque coloniale, alors quele faste des créoles ne reculait devant aune prodigalité, siruineuse qu’elle fût.

Cette habitation était construite en bois. Icinous ouvrirons une parenthèse. À la Guadeloupe, surtout, bien quel’on rencontre de très-belles maisons en maçonnerie, presquegénéralement on construit en bois.

Les forêts de l’île renferment six ou huitessences incorruptibles avec lesquelles on fait des charpentes dontla durée n’a pas de limites ; la moitié au moins des maisonsconstruites en bois à la Guadeloupe datent de l’établissement de lacolonie ; elles ont donc plus de deux sièclesd’existence ; cependant elles sont dans un état tel deconservation qu’on les croirait bâties depuis à peine dix ans.

Nous disons donc que cette maison étaitconstruite en bois ; mais l’architecte en avait tiré un telparti, le ciseau d’un habile sculpteur avait si richement fouilléet si admirablement creusé et découpé ce bois, que la pierren’aurait, certes, pu produire un plus grand effet et offrir un plusbel aspect.

Un double perron de dix marches en marbre, àdoubles rampes forgées et curieusement ornées, donnait accès à unelarge terrasse d’où l’œil embrassait d’un seul regard le panoramaimmense de la grande et de la Basse-Terre, la rivière salée qui lessépare l’une de l’autre, et les petites îles qui semblent sepresser, comme en se jetant, autour de la Guadeloupe.

En avant du château, ainsi que nous l’avonsdit plus haut, se trouvaient les dépendances, formant une espèce decamp circulaire s’arrêtant aux boulingrins et aux parterres d’unparc immense enveloppant l’empiétement le château.

Toutes les maisons des colonies sont établiesde façon à donner de l’air, le premier besoin étant de respirer,leur distribution intérieure est donc invariablement la même ;la Brunerie ne se distinguait pas des autres.

Le château avait quinze larges fenêtres defaçade, mais fenêtres sans vitres et sans rideaux. ; vitrierset tapissiers sont inconnus dans ces contrées, on l’on veut avanttout la libre circulation de l’air.

On pénétrait dans le château de plain-pied, etsans transition, l’on entrait dans une vaste pièce oblongue, qu’onappelait la galerie ; de là on passait dans le salon par degrandes arcades à plein cintre et sans portes.

La galerie et le salon formaient tout lerez-de-chaussée ; les fenêtres étaient garnies de storesVénitiens, qui, malgré le soleil, entretenaient une délicieusefraîcheur.

Les appartements de maîtres occupaient lepremier étage ; ils étaient distribués dans les mêmesconditions d’air et de confort ; un immense balcon circulaire,très-large et à rampe de bois ouvragée, faisait tout le tour duchâteau, auquel il donnait un aspect des plus pittoresques.

Dans la galerie du rez-de-chaussée, sur unimmense guéridon, à dessus de marbre vert, étaient constammentdisposées à profusion toutes les boissons rafraîchissantes,limonades ou autres, connues dans les colonies.

Riches ou pauvre, créole ou Européen, à laseule condition d’être blanc, connu ou inconnu, chacun pouvait seprésenter avec confiance, entrer dans la galerie, dire ou ne pasdire son nom, et être certain d’être cordialement reçu, considérécomme un ami, avoir sa place à table, sa chambre dansl’habitation ; être libre d’y demeurer aussi longtemps qu’illui plairait de prolonger sa visite, sans que jamais sa présenceparaisse à charge aux maîtres de l’habitation.

Au reste, il en est de même partout dans lesAntilles françaises ; l’hospitalité la plus large, la plussincèrement amicale est la loi suprême.

Cette description, bien que très-longue déjà,ne serait cependant pas complète si nous n’entrions point dansquelques détails des mœurs et de la vie intérieure des créoles.

En général, dans toutes les maisons, chacun ason domestique particulier, puis viennent : un cuisinier, deuxblanchisseuses, trois ou quatre couturières, autant de femmes pourles commissions ; une demi-douzaine de négrillons et denégrillonnes, trop gâtés, qui ont leurs maîtres pouresclaves ; et bien d’autres domestiques encore, formant unevéritable tribu d’irréguliers, dont l’emploi n’a jamais pu êtredéfini et ne s’en souciant guère ; toutes les servantes fontce qui leur plaît ; de plus elles sont paresseuses,gourmandes, coquettes, et se couvrent de batiste brodée, de pointde Paris et de bijoux. Après chaque repas, la maîtresse de lamaison va faire manger les domestiques, distribuant elle-même àchacun la part qui lui revient ; sans cette précaution lesplats seraient mis au pillage ; et ce serait une véritablecurée.

Règle générale : tout créole a au moinsun nègre de confiance qui dort dans sa chambre à coucher ; lesdomestiques se couchent sur des matelas jetés sur le parquet, entravers de la porte ou de la fenêtre.

Les créoles vivent, ou plutôt vivaient ainsi,aujourd’hui, grâce à l’émancipation des nègres, les choses doiventavoir changé, perpétuellement au milieu des noirs ; la nuitceux-ci étaient là, étendus près des armes, des bijoux, de l’or etde l’argenterie dont ils savaient très-bien les places ; iln’y avait pas une seule porte ni une fenêtre qui fermât, et àquelques pas à peine de l’habitation, retirés dans leurs cases, setrouvaient au moins trois ou quatre cents nègres armés de haches etde coutelas.

Voilà comme vivaient les créoles avec leursesclaves, à l’époque où se passe notre histoire ; telle étaitl’existence de ces hommes que des négrophiles s’efforçaient dereprésenter comme des maîtres barbares, cruels, oppresseurs de larace noire.

Du reste, il semble que ce soit un parti pris,car de tout temps on a écrit l’histoire de cette façon, plus oumoins véridique.

Aujourd’hui nous ignorons comment les chosesse passent, mais nous sommes convaincu que tout va beaucoup plusmal.

Maintenant, nous reprendrons notre récit, troplongtemps interrompu par cette indispensable description, au pointoù nous l’avons laissé.

Mademoiselle de la Brunerie fit une véritableentrée triomphale dans l’habitation ; tous les noirs étaientéveillés, ils se tenaient, hommes, femmes et enfants, devant leurscases, des torches à la main, et ils saluèrent au passage leurjeune maîtresse de leurs bruyantes et chaleureusesacclamations.

Il était un peu plus de onze heures dusoir ; la nuit était douce, tiède, transparente.

Au lieu de se livrer au sommeil, qui, dansl’état de surexcitation nerveuse où elle se trouvait à la suite detous ces événements, n’aurait probablement pu clore ses paupières,après avoir mis un large peignoir de mousseline blanche sansceinture, elle embrassa sa ménine, jeune négresse de son âge, que,suivant la coutume créole, son père lui avait donnée le jour de sanaissance et qui jamais ne l’avait quittée, lui dit de la suivre etdescendit dans le salon, où elle avait prié l’Œil Gris del’attendre.

La jeune fille s’assit dans un grand fauteuil,dont les pieds posaient sur deux traverses arrondies en croissant,et fit signe à la gentille Flora, sa menine, qu’elle aimaitbeaucoup, de s’accroupir près d’elle sur un coussin.

Elle était ravissante ainsi, Renée de laBrunerie, coiffée d’un madras, enfouie comme un bengali frileuxdans des flots de dentelles, se balançant nonchalamment dans sonfauteuil, tandis que les rayons argentés de la lune se jouaient surson charmant visage et dans le clair-obscur de cette vaste pièceque nulle lumière n’éclairait, autre que celle qui tombait desétoiles, et la faisait ressembler plutôt à une vaporeuse créationossianesque qu’à une créature mortelle.

Le Chasseur, toujours entouré de ses sixratiers, couchés en rond à ses pieds, s’était modestement assis surun tabouret de bambou, et tenait son inséparable fusil appuyécontre sa cuisse.

Après quelques secondes d’un silence quicommençait fort à peser à la jeune fille, elle se pencha légèrementvers son compagnon.

– Vous avez à me parler, n’est-ce pas,père ? lui dit-elle d’une voix câline.

– Qui vous fait supposer cela ?demanda-t-il en souriant.

– Votre conduite de ce soir. N’essayez doncpas de me donner le change, je vous ai deviné.

– Eh bien, puisqu’il en est ainsi, je ne veuxpas lutter de finesse avec vous, je m’avoue vaincu àl’avance ; oui, chère enfant, j’ai en effet à vousparler ; de plus, je me suis chargé de vous remettre…

– Quoi ? interrompit-elle vivement.

– Vous le saurez plus tard, gentillecurieuse ; soyez patiente, j’ai d’abord, si vous me lepermettez toutefois, quelques questions à vous adresser.

– Parlez, père.

– Me promettez-vous, ma chère Renée, derépondre franchement à ces questions ?

– Ai-je jamais eu des secrets pour vous,père ? fit-elle avec une moue charmante.

– Jamais, c’est vrai, chère enfant ; maisaujourd’hui ce que j’ai à vous demander est fort grave, etj’hésite, malgré moi, à le faire, je vous l’avoue.

– Pourquoi cela, père ? ne puis-je toutentendre de vous ?

– Oui, certes, chère enfant, mais il s’agitd’un de ces secrets que les jeunes filles enfouissent précieusementau plus profond de leur cœur, et que souvent elles osent à peines’avouer à elles-mêmes.

– De quoi s’agit-il donc, mon ami ?demanda mademoiselle de la Brunerie pendant qu’une légère rougeurcolorait son visage.

– De votre bonheur, Renée.

– De mon bonheur ? murmura-t-elle.

– Oui. Serez-vous franche avec moi ?

– Oh ! ce soir vous êtes cruel pour moi,Hector s’écria-t-elle les yeux pleins de larmes.

– Silence, Renée ! Comment osez-vous,après votre promesse, prononcer ce nom maudit, en ce lieusurtout ? dit le Chasseur d’une voix sourde avec l’expressiond’un ressentiment amer.

– Pardonnez-moi, je vous en prie, cette fauteinvolontaire, mon… ami ; ce nom m’est échappé malgré moi.Jamais, tant que vous n’en aurez pas ordonné autrement, il nereviendra sur mes lèvres, je vous le jure… Me pardonnez-vous ?ajouta-t-elle après un instant de sa voix la plus câline en sepenchant coquettement vers lui.

Le Chasseur lui mit un baiser sur lefront.

– Comment est-il possible de vous garderrancune ? dit-il en souriant, le moyen existe, probablement,mais j’avoue que je ne l’ai pas encore trouvé.

– Et j’espère que vous ne le trouverez jamais,mon bon, mon excellent ami. Eh bien, maintenant que la paix estfaite, pour ma punition, je vous promets la plus entièrefranchise ; interrogez-moi ; demandez-moi ce qu’il vousplaira, je vous répondrai.

Le Chasseur désigna d’un geste muet la jeunenégresse accroupie aux pieds de mademoiselle de la Brunerie.

– Ne craignez rien de Flora, dit vivementRenée ; elle, c’est moi ; nous sommes sœurs de lait etd’âme ; elle connaît mieux mon cœur que je ne le connaismoi-même, n’est-ce pas, mignonne ?

– Vous êtes si bonne et si belle ! Qui nevous aimerait, maîtresse ? répondit la fillette avec uneémotion qui remplit ses yeux de larmes.

– Parlez donc sans réticences, je vous enprie, père.

Il y eut un instant de silence.

– Renée, reprit enfin le Chasseur, savez-vouspourquoi M. Gaston de Foissac a quitté laGuadeloupe ?

– J’étais bien jeune lorsqu’il est parti.

– C’est juste, et s’il revenait ?

– Je le reverrais avec plaisir ; nousavons été, tout enfants, compagnons de jeux et de plaisirs :nous nous aimions beaucoup.

– Vous connaissez les projets ou plutôt lesintentions de votre père à l’égard de ce jeune homme ?

– Très vaguement ; d’ailleurs Gaston estparti, qui sait s’il reviendra jamais ?

– Il est revenu.

– Ah ! fit-elle avec indifférence.

– D’un moment à l’autre vous devez vousattendre à recevoir sa visite ; peut-être espère-t-il que vousne vous opposerez pas aux projets de votre père et que vousconsentirez…

– À être son amie, interrompit-ellevivement ; jamais M. Gaston de Foissac ne sera autrechose pour moi, ajouta-t-elle avec un accent de fermeté qui surpritson interlocuteur.

Il baissa la tête, mais, la relevant presqueaussitôt, il regarda la jeune fille bien en face.

– Renée, lui dit-il nettement, aimez-vous legénéral ?

Il se fit un changement subit dans la jeunefille ; elle sembla se transfigurer ; elle se redressavivement, un éclair jaillit de ses yeux bleus, sa physionomie pritsoudain une expression sérieuse, presque sévère.

– Je l’aime ! répondit-elle d’une voixaussi ferme qu’elle avait un instant auparavant prononcé unecondamnation qui, dans son esprit, était sans douteirrévocable.

– Et lui, vous aime-t-il ?

– Je le crois.

– Il ne vous a jamais déclaré sonamour ?

– Jamais.

– Et pourtant vous y croyez !

– Le mot n’est pas juste, père ; j’ai laconviction, la certitude morale de cet amour ; le général nem’a pas dit : Je vous aime, c’est vrai, mais j’ai deviné sonamour, à l’émotion que j’ai éprouvée en apprenant, ce soir, sonarrivée sur nos côtes ; j’ai compris que c’était pour moiseule qu’il était venu, et je l’ai remercié au fond de mon âme,avec un attendrissement radieux.

Le Chasseur détourna la tête pour cacher sonémotion, puis il reprit après quelques secondes :

– Votre père connaît-t il cette inclination,ma chère Renée ?

– Il l’ignore, père à quoi bon lui raconterles rêves insensés d’une jeune fille ? L’Océan me séparait dugénéral ; connaissant les projets depuis longtemps arrêtés demon père à propos de M. de Foissac, je devais metaire ; l’heure des confidences n’avait pas sonné encore.

– Et maintenant ?

– Maintenant, la situation n’est plus lamême ; M. de Foissac est, dites-vous, de retour à laGuadeloupe ; le général est arrivé, lui aussi ; il mefaut donc prendre une détermination, je n’hésiterai pas. Lorsquej’aurai vu une fois, une seule, le général, qu’il m’aura écrit ouque je me serai expliquée avec lui, je dirai tout à mon père aussifranchement que je vous le dis à vous, mon… ami.

– Bien, très-bien, ma chère Renée !s’écria le vieillard avec émotion ; vous êtes une enfant pureet chaste qui se souvient encore de ses ailes d’ange ; vousserez heureuse, quoi qu’il arrive, je vous le promets, je vous lejure.

– Oh ! que vous êtes bien mon seul et monvéritable ami ! s’écria Renée.

Et, se levant d’un bond, elle se jetaéperdument dans les bras du Chasseur et elle cacha sur sa poitrineson charmant visage inondé de larmes.

– Chère enfant ! murmura le vieillardd’une voix tremblante.

Soudain elle se releva, et se rejetant dansson fauteuil en essuyant ses yeux :

– Je veux vous dire comment je l’ai connu,reprit-elle avec émotion ; c’est bien simple, bien naïf, bienridicule, peut-être, mais c’est à dater de ce jour que j’ai sentibattre mon cœur, et que j’ai commencé à vivre ; jamais je nel’oublierai. Écoutez-moi, vous, mon ami, mon confident.

– Parlez, Renée, je vous écoute avec la plusaffectueuse attention.

– Lorsque le moment arriva où je devaiscompléter mon éducation, mon père voulut, ainsi que c’est lacoutume aux colonies, que cette éducation se terminât en France.Les mauvais jours étaient passés, la prescription et l’échafaudavaient disparu. Mon père me confia au capitaine Laplace, un de nosproches parents, commandant la corvette de l’État laCapricieuse ; il avait reçu l’ordre de retourner enFrance ; je partis avec lui. Le capitaine Laplace était unhomme de cinquante ans à peu près, d’une excellente famille ;il eut pour moi les plus charmantes attentions, et me traitapendant toute la traversée comme si j’eusse été sa fille ; ilvoulut me conduire lui-même à Paris chez madame de Brévannes, matante, qui avait consenti à veiller sur moi, et à me servir de mèrependant mon séjour en France ; madame de Brévannes me reçut àbras ouverts : après m’avoir, pendant quelques jours,conservée près d’elle, pour me faire voir Paris et me laisser mereposer de mon long voyage, elle me mit au couvent du Sacré-cœur,où déjà se trouvaient ses deux filles, Adèle et Laure de Brévannes,couvent qui depuis deux ans s’était établi rue de Vaugirard, sousun nom laïque, car les maisons religieuses n’étaient pas encoreautorisées. De mon séjour dans cette maison, je ne vous dirai rienmon ami ; Adèle et Laure de Brévannes sont deux charmantesjeunes filles de mon âge à peu près, dont je raffolai tout de suiteet qui se lièrent avec moi par la plus tendre amitié ; noschères institutrices étaient remplies d’attention ; j’auraisété parfaitement heureuse si je n’avais regretté si vivement mondoux et riant pays de la Guadeloupe, où la nature est si belle, leciel si bleu, l’air si pur. Hélas ! j’étais une sauvage àlaquelle tout frein, si léger qu’il fût, semblaitinsupportable.

– Pauvre chère enfant ! murmura leChasseur.

– Tous les huit jours, madame de Brévannesvenait voir ses filles et moi au parloir ; deux dimanches surquatre, nous allions passer la journée chez elle, dans son hôtel dela rue de Seine. Madame de Brévannes recevait la meilleurecompagnie, surtout beaucoup d’officiers supérieurs des arméesd’Italie et du Rhin ; parmi ces officiers, qui souvent nepassaient que quelques jours seulement à Paris, il y en avait unpour lequel madame de Brévannes professait une amitié qui allaitpresque jusqu’à l’admiration ; sans cesse elle nous en parlaitdans les termes les plus élogieux ; cet officier était procheparent de madame Dumontheils, amie intime de madame deBrévannes ; c’était un ancien aide de camp de Hoche, fortjeune encore, nommé Antoine Richepance ; il servait alors àl’armée d’Allemagne sous les ordres de Moreau. Madame Dumontheilsne tarissait pas sur le compte de son parent ; elle nousfaisait de lui des récits qui exaltaient notre imagination dejeunes filles, et cela de telle sorte que nous en étions arrivées,Adèle, Laure et moi, à ne plus avoir au couvent d’autre entretienentre nous. Madame Dumontheils riait beaucoup de notre enthousiasmejuvénile pour son parent, dont nous faisions un héros ; ellenous menaçait, d’un air railleur, de lui écrire toutes les belleschoses que nous pensions de lui. Un dimanche, cette dame entra chezmadame de Brévannes, en compagnie d’un jeune officier d’une taillehaute, élégante, bien prise, à la tournure martiale, à laphysionomie à la fois douce, intelligente, loyale et énergique.Avant qu’il eût prononcé un mot, je l’avais reconnu.

– C’était le général Richepance ?interrompit en souriant le Chasseur.

– Oui, père. Il était arrivé la veille àParis, chargé par le général Moreau de présenter aux consuls lesdrapeaux pris sur les Autrichiens à la bataille de Hohenlinden, ausuccès de laquelle le général Richepance avait, disait-on,puissamment contribué. Je me tenais, émue et tremblante, à demicachée dans l’embrasure d’une fenêtre, lorsque, conduit par madameDumontheils, le général s’avança vers moi ; je ne le voyaispas, je ne pouvais le voir, et pourtant je savais qu’ilvenait ; le général s’arrêta devant moi ; il me saluarespectueusement et d’une voix qui résonna délicieusement à monoreille.

– Chère cousine, dit-il à madame Dumontheils,vous m’avez gracieusement présenté à toutes les personnes qui sontdans ce salon ; quant à mademoiselle, permettez-moi de meprésenter moi-même à elle.

Je relevai curieusement la tête.

– Comment ferez-vous, général ? luidemanda un riant madame Dumontheils. Mademoiselle vous est inconnueet je doute…

– Pardon, ma cousine, interrompit vivement legénéral, mademoiselle est, au contraire, une de mes plus chèresconnaissances, je n’ose pas dire amies ; le portrait que, dansvos lettres, vous m’avez fait de mademoiselle Renée de la Brunerieest tellement ressemblant, le souvenir en est demeuré siprofondément gravé dans mon cœur, que je n’hésite pas à priermademoiselle d’agréer mes remerciements les plus respectueux et lesplus sincères, pour le bien qu’elle daigne penser de moi, et dontje suis touché plus que je n’ose le dire.

– Mais c’est une déclaration dans toutes lesrègles que vous faites à mademoiselle de la Brunerie, prenez-ygarde, général ! s’écria madame Dumontheils.

– Je l’ignore, reprit sérieusement legénéral ; je sais seulement que c’est, je le jure,l’expression sincère de ma pensée.

Je levai les yeux sur lui ; nos regardsse rencontrèrent. Nous nous étions compris.

Quatre jours plus tard, le général repartitpour l’Allemagne.

– Vous n’avez plus revu depuis le général, machère Renée ?

– Pardonnez-moi, mon ami, ma confession doitêtre complète. Je l’ai revu deux fois : la première, un anplus tard ; la seconde, deux jours avant mon départ de Parispour retourner en Amérique. Averti par madame Dumontheils que jedevais quitter prochainement la France, le général avait fait troiscents lieues à franc étrier pour venir me dire adieu. Notreentretien fut court.

– Vous partez, mademoiselle, me dit-il ;le cœur ne connaît pas les distances, le souvenir lesannihile ; si loin que vous alliez, je saurai vous yrejoindre ; avant peu vous me reverrez près de vous.

– J’attendrai votre venue, dussé-je attendrevingt ans, répondis-je.

Il s’inclina pour porter ma main à ses lèvres,et il sortit. J’ai attendu, il est venu, j’espère… Voilà toute monhistoire, mon ami.

– Elle est simple et touchante, mon enfant,répondit le vieillard avec émotion. Vous m’avez ouvert votre cœur,je vous en remercie sincèrement.

Il y eut cette fois, un silence assez longentre les deux interlocuteurs ; la jeune fille, encore sous lecoup des souvenirs qu’elle avait ravivés, se laissait doucementaller à ses pensées ; le Chasseur réfléchissait à ce qu’ilvenait d’entendre.

Enfin, au bout d’une dizaine de minutesenviron, le vieillard releva la tête ; il passa la main surson large front comme pour en effacer toute pensée importune et, sepenchant vers la jeune fille :

– Ma chère Renée, lui dit-t-il avec un accentde tendresse paternelle auquel il était impossible de se tromper,j’ai à m’acquitter envers vous d’une mission dont on m’a chargéaujourd’hui même.

– À la Pointe-à-pitre ? demandecurieusement la jeune fille.

– Non, pas positivement, mais près de laPointe-à-pitre.

– Ah ! c’est vrai ; je me lerappelle à présent, vous avez, m’avez-vous dit, quelque chose à meremettre.

– C’est cela même, chère enfant.

– Qu’est-ce donc ? Donnez vite,père ; je brûle de savoir….

Le Chasseur sourit doucement ; il sortitun pli cacheté de sa poitrine.

– Prenez, dit-il en le lui présentant.

– Une lettre ! fit-elle en pâlissant, unelettre ! Qui peut m’écrire, à moi ?

– La signature de cette lettre vousl’apprendra, sans doute.

– Oh ! murmurait-elle, sic’était ?…

– Vous ne vous trompez pas, Renée, elle est delui, répondit doucement le Chasseur.

– De la lumière ! mignonne, de lalumière, vite !… s’écria mademoiselle de la Brunerie d’unevoix vibrante à sa ménine.

Celle-ci bondit sur ses pieds et sortit encourant.

La jeune fille était pâle, chancelante ;une émotion terrible lui serrait le cœur à l’étouffer.

Soudain elle se renversa sur son fauteuil,cambra comme un arc sa taille flexible, rejeta fièrement sa têtecharmante en arrière, deux jets de flamme jaillirent de sesyeux ; elle tendit, par un mouvement automatique la lettre auChasseur, et d’une voix étouffée, presque indistincte :

– Hector ! lui dit-elle, en l’absence demon père, vous seul avez le droit de décacheter cette lettre ;moi, je ne le dois, ni ne le veux ; Renée de la Brunerie nereçoit et ne lit aucun message secret.

Un sourire de triomphe éclaira une seconde lepâle visage du Chasseur ; il prit la lettre sans prononcer uneparole et il la décacheta.

En ce moment, Flora rentra dans le salon,tenant à la main un candélabre allumé.

Le Chasseur se leva ; il s’approcha duguéridon sur lequel la fillette avait posé le candélabre, etparcourut la lettre des yeux, puis il fit un geste de satisfactionet s’écria avec une sincérité de langage auquel il était impossiblede se méprendre :

– Je ne m’étais pas trompé : cet hommeest un grand cœur et une intelligence d’élite.

– Père ! s’écria la jeune fille avecanxiété.

– Écoutez, mon enfant, écoutez ! ce quiest écrit là dépasse tout ce qu’il est possible d’imaginer de nobleet de beau.

– Oh ! fit Renée en joignant les mains etlevant, vers le ciel ses yeux pleins de larmes, je le savais moncœur me l’avait dit !

– Écoutez.

Et il lut ce qui suit :

« Monsieur… »

– Monsieur ! s’écria la jeune fille aucomble de la surprise.

Le Chasseur la regarda un instant avec un douxet tendre sourire, puis il reprit :

« Monsieur, »

« Bien que cette lettre soit en apparenceadressée à mademoiselle Renée de la Brunerie, je sais, tant jeconnais sa pureté d’ange et sa candeur, qu’elle ne sera décachetéeque par son père ou son plus proche parent. J’aime mademoiselle dela Brunerie ; je ne l’ai vue que trois fois, chez madame deBrévannes, à Paris, en présence de plusieurs personnes. Lors de madernière visite, la veille de son départ, je lui jurai de l’allerrejoindre en Amérique ; elle daigna me promettre dem’attendre. Ce que je vous ai dit à vous, monsieur, jamais je n’aiosé le lui avouer à elle ; cependant je suis sûr de son amourcomme elle est j’en suis convaincu, sûr du mien. Si vous êtes lepère de mademoiselle Renée, je vous demande loyalementl’autorisation de lui faire ma cour ; si vous n’êtes pas sonparent je vous prie d’intercéder auprès de M. de laBrunerie, que je n’ai pas encore l’honneur de connaître, pour quecette faveur, à laquelle je tiens plus qu’à ma vie, me soitaccordée ; attendrai avec anxiété, monsieur, la réponse quevous daignerez me faire.

» Agréez monsieur, l’assurance du profondrespect de votre serviteur,

» Général ANTOINE RICHEPANCE

» En mer, à bord du vaisseau amiral leRedoutable.

» Ce 14 Floréal, an X de la Républiquefrançaise, une et indivisible. »

– Oh ! cher, bien cher Antoine !s’écria la jeune fille avec une expression de bonheur impossible àrendre.

En ce moment, le galop précipité de plusieurschevaux se fit entendre au dehors.

Le Chasseur s’approcha de la jeune fille, luimit un baiser au front et la poussant du côté de laporte :

– Retirez-vous, ma chère Renée, lui dit-il,voici votre père qui revient de la Basse-terre, il est inutilequ’il vous voit ; d’ailleurs, j’ai à causer avec lui.

– Et cette lettre ? demanda-t-elle avecanxiété.

– Je la garde, répondit le Chasseur ensouriant.

La jeune fille lui jeta un dernier regard deprière, et elle sortit la main appuyée sur l’épaule de saménine.

Un instant plus tard, M. de laBrunerie et le capitaine Paul de Chatenoy pénétraient dans lesalon.

La demie après onze heures sonnait à unependule en rocaille placée sur un piédouche dans la galerie.

Chapitre 5L’arrivée du général Richepance à la Guadeloupe et la réception quilui fut faite

Ainsi que nous l’avons rapporté dans unprécédent chapitre, M. de la Brunerie et son cousin lecapitaine Paul De Chatenoy, après avoir, à l’anse à la Barque,confié mademoiselle Renée de la Brunerie au vieux Chasseur pourqu’il la reconduisit à l’habitation, s’étaient, eux, rendus à francétrier à la Basse-terre, où ils savaient que, depuis dix jours, setrouvait le chef de brigade Magloire Pélage, ainsi que les membresdu conseil provisoire de la colonie.

Certaines révélations, assez ambiguëscependant, mais qui depuis quelques jours s’étaient multipliées,avaient fait concevoir au conseil provisoire des soupçons contre laloyauté du chef de bataillon Delgrès, commandant l’arrondissementde la Basse-terre ; ces soupçons étaient d’autant plus forts,que les révélations des espions ne tendaient à rien moins qu’àreprésenter le commandant Delgrès comme le principal chef d’uncomplot contre le gouvernement établi, complot dont l’exécutionétait imminente.

Le conseil provisoire, devant desdénonciations qu’il était en droit de supposer sincères, s’étaitétabli en permanence à la Basse-terre, afin d’être prêt à toutévénement et de pouvoir prendre des mesures immédiates et efficacesau plus léger symptôme de révolte.

Cependant, le chef de brigade Pélage, malgréles certitudes qui lui avaient été données, et les recherchesminutieuses auxquelles lui même s’était livré, n’avait réussi àrien découvrir de positif.

Persuadé que ses espions étaient malrenseignés, il avait renoncé à essayer plus longtemps à éclaircircette affaire ténébreuse et il se préparait à retourner lelendemain à Port-de-Liberté. – La Pointe-à-pitre avait étéainsi nommée au commencement de la Révolution par le délégué de laConvention nationale, le représentant Victor Hugues.

Il était environ dix heures du soir lorsque leplanteur et le capitaine arrivèrent à la Basse-terre ;informés que le conseil provisoire de la colonie se trouvait encoreen séance, ils s’y rendirent immédiatement et se firent annoncercomme porteurs de nouvelles de la plus haute gravité ; ilsfurent aussitôt introduits et reçus de la façon la plus cordiale,par le général Pélage et les autres membre du conseil.

Le général Magloire Pélage était âgé à cetteépoque de trente à trente-deux ans ; c’était un homme decouleur ; il avait la taille haute, il était bien fait de sapersonne, ses manières étaient distinguées ; ses traits fins,accentués, avaient une rare expression d’énergie et defranchise.

– Quel bon vent vous amène à cette heureavancée de la nuit, citoyen ? demanda-t-il en souriant àM. de la Brunerie.

Les deux hommes se serrèrent cordialement lamain.

– Une grande nouvelle, général, répondit leplanteur.

– Et bonne sans doute ; vous ne vous enseriez pas chargé si elle eût été mauvaise.

– Excellente, général.

– Parlez, parlez, citoyen de laBrunerie ! s’écrièrent à la fois tous les membres duconseil.

– En un mot, citoyens, dit alors le planteur,l’expédition française que nous attendons depuis si longtemps estenfin en vue de la Guadeloupe, elle louvoie en ce moment devant laPointe-à-Pitre.

– Vive la République ! s’écrièrent tousles membres du conseil en se levant avec enthousiasme.

– Cette nouvelle est en effet excellente,reprit le général Pélage, si cette expédition doit ramener la paixdans ce pays et faire respecter la loi. Garantissez-vous sonexactitude, citoyen de la Brunerie ?

– Sur mon honneur, général. L’homme de qui jela tiens, et dans lequel j’ai une confiance entière s’est rendu àbord du vaisseau le Redoutable et a parlé au généralRichepance.

– Puisqu’il en est ainsi, nous n’avons pas àconserver le moindre doute, citoyens, dit le général Pélage, ilnous faut presser notre départ.

– Qui nous empêche, général, de quitter toutde suite la Basse-terre ? dit un des membres du conseil.

– Plusieurs raisons, et principalementl’absence du commandant Delgrès, sorti de la ville, il y a uneheure à peine, avec une partie de son bataillon, pour allerdissiper les rassemblements de l’anse aux Marigots, dit un autremembre ; nous ne pouvons abandonner la ville sans autorités etlivrée aux machinations de gens mal intentionnés.

– Le commandant Delgrès ne doit pas encoreêtre très-éloigné, dit le général Pélage, rien de plus facile quede lui expédier contrordre.

– Nous ayons croisé le commandant Delgrèsassez près d’ici, général, dit le capitaine Paul de Chatenoy ;si vous le désirez, je me charge de lui porter cet ordre.

– J’accepte, mon cher capitaine, répondit legénéral qui se rassit et se mit en devoir d’écrire la dépêche.

– L’expédition est-elle considérable ?demanda un des membres du conseil à M. de laBrunerie.

– Mais oui, assez ; elle se compose dedix bâtiments portant quatre mille hommes de troupes dedébarquement, sous les ordres des généraux Richepance, Dumoutier etGobert.

– Gobert ! s’écria le général Pélage encachetant la dépêche qu’il achevait d’écrire ; attendez donc,je connais ce nom-là, moi, Gobert, n’est-il pas né à laGuadeloupe ?

– J’ai l’honneur d’être son proche parent,général, répondit le planteur.

– Je vous en félicite sincèrement, citoyen,répondit le général, car c’est un homme de cœur et un officier d’ungrand mérite ; citoyens, ajouta-t-il en s’adressant auxmembres du conseil, le choix fait par le premier consul du généralGobert est pour nous, une preuve irrécusable des intentionsbienveillantes du gouvernement à notre égard.

– Certes, général, répondit le conseiller quidéjà avait plusieurs fois pris la parole, nous devons tout fairepour nous rendre dignes de cette bienveillance.

– Il ne tiendra pas à nous qu’il n’en soitainsi, répondit le général Pélage en souriant. Chargez-vous decelle dépêche, capitaine, ajouta-t-il en s’adressant à M. Paulde Chatenoy ; je vous prends pour aide de camp, je m’entendraià ce sujet avec le général Sériziat ; demain, au lever dusoleil, je vous attends à la Pointe-à-pitre.

– Je vous remercie, mon général, demain àl’heure dite j’aurai l’honneur d’être à vos ordres, dit lecapitaine en s’inclinant.

– Citoyen de la Brunerie, par ma voix, leconseil provisoire vous adresse les remerciements les plus sincèrespour la nouvelle importante que vous lui avez apportée.

– Demain, moi aussi général, je serai à laPointe-à-pitre.

– Vous y serez le bienvenu, ainsi que tous lesconcitoyens qui suivront votre exemple. Citoyens, j’ai l’honneur devous saluer.

Les deux créoles prirent alors congé et ilssortirent, accompagnés par le général Pélage jusqu’à la porteextérieure de la salle du conseil.

Un instant plus tard le général rentra.

– Citoyens, dit-il, je viens de donner lesordres nécessaires pour que tous les préparatifs de notre départsoient faits sans bruit, de façon à ce que nous puissions nousmettre en route aussitôt après l’arrivée du commandantDelgrès ; en faisant diligence nous arriverons à laPointe-à-pitre vers cinq heures du matin ; je vous propose denommer une députation de quatre citoyens notables de la Guadeloupe,chargée d’aller offrir au général Richepance, commandant en chef del’expédition, les assurances de la joie que nous fait éprouver sonarrivée dans la colonie et de la chaleureuse réception que leshabitants préparent au représentant du nouveau gouvernement de laFrance.

Cette motion du général fut vivement appuyée,on nomma la députation séance tenante.

Les citoyens choisis furent :MM Frasans, membre du conseil provisoire de la colonie ;Darbousier, négociant ; Savin, capitaine dans les troupes deligne ; et Mouroux, chef des mouvements du port à laPointe-à-pitre ; ce dernier devait conduire sur l’escadredouze pilotes jurés, que le général Pélage avait depuis un moisdéjà donné l’ordre de réunir afin qu’ils fussent tout près à êtremis à la disposition de l’expédition pour la faire entrer dans lesports de l’île où il plairait à l’amiral de mouiller.

On rédigea ensuite une proclamation adressée àtous les habitants de la colonie, pour leur annoncer l’arrivée à laGuadeloupe du général Richepance ; proclamation écrite dansles termes les plus chaleureux et les plus patriotiques.

À peine le général Pélage achevait-il dedicter cette proclamation, que tous les membres du conseilsigneraient après lui, que la porte s’ouvrit, et le commandantDelgrès pénétra dans la salle.

Delgrès semblait sombre, mécontent.

– Me voici à vos ordres, général, dit-il, ensaluant les membres du conseil.

– Mon cher commandant, répondit le général,des nouvelles importantes reçues à l’improviste m’ont contraint àvous envoyer contre-ordre.

– Je suis immédiatement retourné sur mespas.

– Je le vois, et je vous en remercie,commandant. Obligé de quitter sur le champ la Basse-terre, je n’aipas voulu partir avant votre retour.

Le commandant Delgrès salua sans répondre.

– Onze bâtiments aperçus aujourd’hui devant laDésirade et Marie-Galante font présumer, continua le généralPélage, qu’ils composent la division que nous attendons depuis silongtemps déjà.

– Ah ! fit le mulâtre entre sesdents.

– Vous voudrez bien, mon cher commandant,prendre les dispositions nécessaires pour recevoir avec solennitéles bâtiments qui se rendraient à la Basse-terre, et vous entendreavec le citoyen Boucher, chef du génie, pour que des casernessoient immédiatement mises en état de recevoir six millehommes.

– Six mille hommes ! dit le mulâtre entressaillant.

– Peut-être même un peu plus, je ne suis passûr du chiffre exact. Oui, mon cher commandant ; oh !cette fois nous serons grandement en mesure d’en finir avec lesfauteurs et agents de désordre, qui depuis si longtemps troublentnotre malheureuse colonie.

– En effet, dit le commandant Delgrès,devenant de plus en plus sombre.

– Je n’ai pas besoin d’ajouter, n’est-cepas ? reprit le général Pélage, que je compte entièrement survotre dévouement et celui des troupes placées sous vosordres ?

– Je ferai mon devoir, général, réponditsèchement le commandant Delgrès.

Le général Pélage ne remarqua pas, oupeut-être il feignit de ne pas remarquer, l’attitude froide etsévère du commandant, et le peu de joie qu’il paraissait éprouver àla nouvelle de l’arrivée de cette expédition depuis si longtempspromise, et qui, toujours annoncée, ne venait jamais. Il frappa surun gong, un huissier parut.

– Mon aide de camp, dit le général.

L’huissier se retira. Bientôt un capitaineentra ; ce capitaine nommé Prud’homme était, comme le généralPélage, auquel il était dévoué, un homme de couleur de laMartinique.

– Tout est-il prêt ? lui demanda legénéral.

– Oui répondit le capitaine, vos ordres sontexécutés, général ; l’escorte est en selle ; les chevauxdes citoyens membres du conseil attendent, tenus en main par desdomestiques.

– Mon cher commandant, je vous fais mesadieux, reprit le général Pélage en s’adressant à Delgrès, jecompte sur votre dévouement à la République, à laquelle nous devonstout, ajouta-t-il avec intention.

Le commandant Delgrès sourit avec amertume enentendant cette dernière recommandation, mais il continua à garderle silence et il se contenta de s’incliner devant son chef.

– Partons, citoyens, dit le général.

Les membres du conseil, après avoir pris congédu commandant, et avoir échangé avec lui de muets saluts,quittèrent la salle du conseil à la suite du général.

Dix minutes plus tard, ils s’éloignaient augalop, entourés par une escorte de cent cinquante cavaliers.

Demeuré seul, le commandant Delgrès suivit duregard les cavaliers jusqu’à ce qu’ils eussent disparu dans lanuit, puis il rentra à pas lents et le front pensif dans la maisonde ville où, en sa qualité de gouverneur de la Basse-terre, ilavait son appartement.

– Tout serait-il donc perdu ?murmura-t-il à demi-voix en jetant des regards sombres autour delui. Non, ce n’est pas possible… nos frères de saint-Dominique ontpresque conquis leur liberté déjà, pourquoi ne réussirions-nous pascomme eux ? La République française avait fait de nous deshommes libres et des citoyens ; le premier consul veut nousreplonger dans l’esclavage… Mieux vaut la lutte, la mortmême ! Ah ! pauvre race déchue ! seras-tu à lahauteur de ce grand rôle !…

Au lieu de se livrer au repos, malgré l’heureavancée de la nuit, après avoir semblé hésiter pendant longtemps àprendre une résolution, sans doute d’une haute importance, tout àcoup Delgrès frappa du pied avec colère, s’écria à deux reprisesd’une voix sourde :

– Il le faut !

Il prit son manteau qu’il avait jeté sur unmeuble, s’enveloppa soigneusement dans ses plis et il sortit àgrands pas de la maison de ville.

Où allait-il ? Que voulait-ilfaire ? Nous le saurons bientôt.

Cependant les membres du conseil provisoires’éloignaient rapidement de la Basse-terre ; ils galopaientsilencieusement, pressés les uns contre les autres, sans que lapensée ne leur vint d’échanger une parole.

Le voyage s’accomplit sans accident d’aucunesorte ; vers cinq heures du matin, ils atteignirent laPointe-à-pitre, dont la population était encore plongée dans lesommeil.

Quelques paroles seulement avaient étéprononcées en quittant la Basse-terre, paroles montrant que legénéral Pélage s’était aperçut plus peut-être que ne le supposaientses compagnons, de l’attitude sombre du commandant Delgrès, et quela prudence seule l’avait retenu et empêché de lui manifesterclairement son mécontentement.

– Le commandant Delgrès ne m’a pas paruextraordinairement joyeux en apprenant l’arrivée del’expédition ? avait dit avec intention M. Frasans augénéral.

– Vous croyez, avait répondu celui-ci avec unfin sourire ; c’est possible, je ne l’ai pas remarqué ;c’est vrai que j’étais très-préoccupé en ce moment ; jesongeais que nous nous trouvions à douze longues lieues de laPointe-à-pitre, où il nous fallait arriver à tous risques ;que notre escorte est faible ; que nous avons à franchir deschemins défoncés, où quelques hommes résolus suffiraient pour nousbarrer le passage et s’emparer de nous ; je vous avoue qu’aulieu d’essayer de découvrir les pensées secrètes du commandantDelgrès, je cherchais dans ma tête les moyens d’arriver à toutprix, sain et sauf, avec les membres du conseil provisoire, del’autre côté de la rivière Salée.

M. Frasans baissa la tête et il sedispensa de répondre ; il avait compris.

Le matin, vers dix heures, un bâtiment léger,sur lequel s’étaient embarqués les députés auxquels, sur l’ordre dugénéral Pélage, s’étaient joints les capitaines Prud’homme et deChatenoy, ainsi que les douze pilotes jurés, appareilla de laPointe-à-pitre et mit le cap au large.

Ce navire allait à la recherche de l’escadrefrançaise.

Le capitaine Prud’homme était porteur d’unelettre du général Pélage pour le commandant en chef del’expédition ; le capitaine de Chatenoy devait en remettre unede M. de la Brunerie à son parent le général Gobert.

Après avoir battu la mer et couru des bordéespendant toute la journée, le léger bâtiment n’ayant découvertaucune voile, regagna le port à la nuit close et mouilla en dehorsde la passe.

Le lendemain au point da jour, il remit sousvoiles.

Cette fois, il fut plus heureux ; debonne heure, il atteignit la flotte française.

Cette flotte marchait en ligne debataille ; elle était composée de deux vaisseaux : leRedoutable et le Fougueux, de soixante-quatorzecanons ; de quatre frégates : la Volontaire, laRomaine, la Consolante et la Didon, decinquante-trois canons ; de la Salamandre, devingt-six canons ; puis trois transports de charge. Ainsi quel’Œil-Gris l’avait annoncé à M. de la Brunerie, elleportait environ quatre mille hommes de troupes de débarquement.

La frégate la Pensée avait étéexpédiée de la Dominique, au devant de la division française etcomme cette frégate battait pavillon amiral à son mât d’artimon, cefut sur elle que l’aviso guadeloupéen mit le cap.

La frégate mit en panne pour l’attendre,manœuvre imitée aussitôt par toute l’escadre.

L’aviso atteignit la frégate vers midi.

Le général Richepance se trouvait à bord de laPensée : à cette époque, il avait trente-deux ans àpeine ; le portrait que mademoiselle de la Brunerie avaittracé de lui au Chasseur était d’une exactitude rigoureuse ;nous le compléterons d’un seul mot : il y avait entre lui etle général Kléber son émule et son ami, une grande ressemblancephysique et morale.

Au moment où les députés montèrent à bord, legénéral Richepance se promenait à l’arrière de la frégate, encompagnie du vice-amiral Bouvet et du général Gobert.

En apercevant la députation qui se dirigeaitvers lui, le général s’arrêta, fronça les sourcils et attendit sonapproche, les deux mains appuyées sur la poignée de son sabre, dontl’extrémité du fourreau reposait sur le pont.

Un coup d’œil avait suffi aux députés pourreconnaître parmi les officiers se pressant derrière le général enchef, plusieurs émissaires de l’ex-gouverneur Lacrosse, envoyés parlui de la Dominique, sans doute dans le but de le porter à desmesures de rigueur contre les Guadeloupéens, malgré toutes lespreuves d’obéissance qu’il recevrait de leur part.

Cependant cette découverte ne découragea pasles députés ; ils s’approchèrent du général Richepance, lesaluèrent respectueusement et attendirent, chapeau bas, qu’il luiplût de leur adresser la parole.

Il y eut un instant de silence pénible.

– Qui êtes-vous et que me voulez-vous ?demanda, enfin le général d`une voix rude.

– Citoyen général, répondit le député duconseil Frasans, chargé par ses collègues de parler en leur nom,nous sommes les délégués des habitants notables de l’île de laGuadeloupe ; nous venons, vers vous, en leur nom, pour vousassurer du dévouement de la population entière de la colonie, et dela joie sincère que lui fait éprouver la nouvelle de votrearrivée.

– Puis-je avoir confiance en des traîtres, endes rebelles qui ont renversé le capitaine général nommé par legouvernement ? reprit le général avec encore plus derudesse.

– Ceux qui nous ont représentés à vos yeuxsous ce jour odieux, général, répondit fièrement le chef de ladéputation, sont eux-mêmes des traîtres et des rebelles quiprétendaient livrer notre belle et fidèle colonie aux émissaires dugouvernement britannique. Ces hommes, indignes du nom de Français,méritaient la mort, général, nous les avons exilé ;aujourd’hui ils essayent de nous calomnier auprès de vous.

– Les traîtres et les calomniateurs n’ont pasaccès auprès de moi ; de telles accusations sont graves,prenez-y garde, citoyens.

– Nous sommes prêts à subir les conséquencesde nos paroles, général, au besoin, nos actions répondront pournous ; nous avons foi entière en votre justice et surtout envotre impartialité, répondit sans s’émouvoir le chef de ladéputation.

– Ni l’une ni l’autre ne vous failliront, dèsque j’aurai des preuves non équivoques de votre loyauté.

– Lisez ces proclamations annonçant votreavivée, général, elles vous feront, mieux que nous ne saurions lefaire, connaître l’esprit qui anime la population.

Et le citoyen Frasans présenta au général unpaquet de la proclamation adressée, deux jours auparavant, par leconseil provisoire, aux habitants de la colonie.

Le général accepta la proclamation et la lutattentivement.

Tous les regards étaient fixés avec anxiétésur le visage sévère du général ; un silence du mort régnaitsur la frégate ; on n’entendait d’autre bruit que celui de lamer, dont les lames se brisaient contre les flancs du navire, et lesifflement continu du vent à travers les cordages.

Les émissaires secrets de Lacrossecommençaient intérieurement à se sentir mal à l’aise ; lacontenance à la fois ferme et modeste des membres de la députationles effrayait. Ils craignaient que le général ne découvrit leurshonteuses manœuvres ; et ne reconnut la vérité, que, par tousles moyens, ils essayaient de lui cacher.

Enfin, le général Richepance releva latête.

– Cette proclamation m’engagerait peut-être,dit-il, à montrer de l’indulgence, car les termes dans lesquelselle est conçue sont, je dois en convenir, dignes, généreux ettémoignent d’un ardent patriotisme ; je sentirais ma colères’éteindre, si je ne lisais parmi les signatures apposées au bas decette feuille, le nom d’un homme à la fidélité duquel il m’estimpossible d’avoir confiance.

– M’est-il permis, citoyen général, de vousdemander le nom de l’homme dont vous suspectez ainsi laloyauté ?

– Ce nom, citoyen Frasans, reprit la généralRichepance avec une colère contenue, est celui du chef de brigadeMagloire Pélage.

– Général, l’homme dont vous venez deprononcer le nom, répondit fièrement le chef de la députation, estle serviteur le plus dévoué de la République, le caractère le plusbeau, le cœur le plus grand qui soit dans toutes les Antillesfrançaises ; c’est à son énergie seule, à son courage, à sonpatriotisme éclairé que nous devons d’avoir sauvé la colonie et del’avoir conservée à la France.

– Brisons là, citoyen, reprit brusquement legénéral, le chef de brigade Pélage est, quant à présent, hors decause.

Et, jetant dédaigneusement la proclamation surun banc de quart :

– Ce gage que vous venez de me donner de lasoumission des habitants de la Guadeloupe ne me suffit pas,ajouta-t-il.

– Général, répondit le député avec un accentde tristesse digne et sévère, je vous jure sur mon honneur, sur mafoi, sur mon ardent amour pour la patrie, je vous jure, dis-je, quevous vous trompez sur nos intentions ; les habitants, la forcearmée, tous les citoyens forment le même vœu ; les uns et lesautres attendent avec une égale Impatience le délégué dugouvernement pour lui obéir sans réserve et avec toutl’empressement d’un peuple qui se fait un point d’honneur, unesorte de religion de prouver sa fidélité.

– Ces protestations peuvent être vraies,citoyens, reprit le général avec hauteur ; mais, dans lescirconstances où nous nous trouvons placés, vous et moi, en cemoment, elles ne sauraient me satisfaire ; il me faut unegarantie de la fidélité des Guadeloupéens.

M. Frasans sourit avec amertume, enéchangeant un regard de douleur avec ses collègues.

– Ce gage de notre loyauté que vous exigez,répondit-il, nous sommes prêts à vous l’offrir, général.

– Quel est-il ?

– Nous nous proposons de demeurer en otages àvotre bord.

– Vous feriez cela ? s’écria le généralavec surprise, presque avec intérêt.

– Nous sommes prêts ! répondirent lesmembres de la députation d’une seule voix.

– Songez que vos têtes me répondront dupremier coup de fusil qui sera tiré[1], reprit legénéral Richepance avec un accent terrible de menace.

– Que nos têtes tombent, mais que notre payssoit sauvé, répondit gravement le chef de la députation, nousaurons payé notre dette à notre patrie.

– Je demande, en ma qualité d’aide de camp dugénéral Pélage, si malheureusement méconnu, dit fièrement lecapitaine Prud’homme, à rester, moi aussi en otage, pour répondredes intentions pures et patriotiques de mon chef.

Et il vint se placer derrière les membres dela députation.

Nous avons déjà dit les noms de ces généreuxcitoyens, nous les répéterons ici ; de tels noms ne doiventpas être laissés dans l’oubli.

C’étaient les citoyens : Frasans,Darbousier, Sevin, Mouroux et Prud’homme.

Ils donnèrent, ce jour-là, un grand exemple dedévouement, non seulement à la France, mais au monde entier.

Le général Richepance s’était tourné vers lecapitaine Prud’homme.

– Vous êtes aide de camp du général Pélage,capitaine ! lui demanda-t-il.

– Oui, mon général j’ai cet honneur, réponditnettement le capitaine.

– Ah ! Et comment se fait-il que vousayez accompagné cette députation ?

– Parce que, mon général, je suis porteurd’une lettre à votre adresse.

– De quelle part ?

– De la part du général. Pélage, mongénéral.

– Donnez.

Le capitaine présenta un pli cacheté augénéral.

Cette lettre, beaucoup trop longue pour êtrereproduite en entier, se terminait par ces mots :

« …Je le charge, – le capitainePrud’homme, – de vous présenter particulièrement mes devoirs et devous demander vos ordres ; j’irai les prendre moi-même àl’endroit qu’il vous plaira de m’indiquer, pour connaître aussi vosintentions sur l’heure à laquelle vous voudrez être reçu.

» Vous nous apportez la paix, général,suite des triomphes des braves armées de la République. Honneur aupeuple français ! Honneur et gloire au gouvernement de laRépublique !

» Salut et respect,

» Magloire PÉLAGE, »

– Des mots ! des mots ! desmots ! dit le général Richepance en froissant le papier aveccolère, en parodiant, sans y songer, Hamlet, prince deDanemark.

– Mon général, les faits ont appuyé et ilsappuieront encore les mots, lorsque besoin sera, répondit lecapitaine Prud’homme.

Le général Richepance haussa dédaigneusementles épaules ; pendant deux ou trois minutes ; il marchaavec agitation sur le pont ; soudain il s’arrêta devant lesdéputés qui se tenaient calmes, froids, respectueux, en face delui ; il les regarda un instant avec une fixité étrange, etd’une voix dans laquelle on sentait gronder la tempête :

– Songez-y, dit il, c’est peut-être à la mortque vous marchez !

– Nous sommes prêts à la recevoir, général,répondit froidement le chef de la députation.

– Eh bien donc, que votre volonté soit faite.Citoyens, vous serez mes otages !

– Je vous remercie en mon nom et en celui demes collègues, général, répondit simplement M. Frasans.

– C’est bien, dit le général.

Et, s’adressant à un officier placé près delui :

– Conduisez ces cinq personnes dans la grandechambre de la frégate, ajouta-t-il ; je veux qu’elles soienttraitées avec les plus grands égards.

Les députés, saluèrent et suivirent l’officieren traversant la foule qui s’écarta et se découvrit avec respectsur leur passage.

Ils disparurent dans l’intérieur dubâtiment[2].

En ce moment, le général Richepance aperçut lecapitaine de Chatenoy.

– Qui êtes-vous ? lui demanda-t-il ;comment se fait-il que je ne vous aie pas vu encore ?

– Général, répondit le capitaine, je suis aidede camp du général Pélage et cousin du citoyen de la Brunerie,parent du général Gobert ; je suis venu apporter à notreparent, le général Gobert une lettre du citoyen de la Brunerie.

– Ah ! fit le général en pâlissantlégèrement.

Le capitaine s’inclina.

– Mon cousin, le citoyen capitaine deChatenoy, que j’ai l’honneur de vous présenter, général, vous a ditl’exacte vérité, dit le général Gobert en s’approchant.

– Je n’ai pas douté de la parole du capitaine,reprit Richepance avec effort.

Et il ajouta, sans songer à ce qu’ildisait :

– Vous êtes donc parent du citoyen de laBrunerie, mon cher général !

– J’ai cet honneur, général, répondit Gobertun peu surpris.

– Et vous aussi, à ce qu’il paraît,capitaine ?

– Oui, général.

– Eh ! très-bien. Le citoyen de laBrunerie est, m’a-t-on assuré, un des plus riches planteurs de laGuadeloupe ; il jouit d’une grande influence dans l’île.

– En effet, mon général, et cette influence,il en a toujours usé pour servir sa patrie.

– Je le sais, capitaine. Le citoyen de laBrunerie est un patriote pur et dévoué. Vous êtes libre deretourner à terre quand il vous plaira, capitaine. Rapportez augénéral Pélage ce que vous avez vu ici, et n’oubliez pas de dire aucitoyen de la Brunerie, et aux autres créoles notables de l’île,que le générai Richepance est animé des meilleures intentions àleur égard ; que son plus vif désir est de rétablir l’ordredans la colonie, sans effusion de sang.

Les assistants se regardaient avecétonnement ; ils ne comprenaient rien à ce revirement subit,surtout à la façon presque amicale dont le général causait avecl’aide de camp de l’homme envers lequel il s’était montré si sévèreun moment auparavant.

– J’ai l’honneur de prendre congé de vous mongénéral.

– Allez, capitaine, reprit Richepance ;n’oubliez pas une seule de mes paroles ; ajoutez de ma part augénéral Pélage que je serai heureux de reconnaître a que l’on m’atrompé sur son compte.

En prononçant ces mots, le général promenaautour de lui un regard qui fit pâlir et se baisser les fronts lesplus hautains.

Le capitaine quitta la frégate.

Deux heures plus lard, il débarquait à laPointe-à-pitre, et, sans y rien changer, il rendait compte augénéral Pélage de ce qui s’était passé à bord de la frégatela Pensée.

– Il n’a rien dit de plus ; demandacelui-ci lorsque le capitaine eut terminé son long récit.

– Non, mon général, rien d’autre.

Le général Pélage sourit doucement.

– Je m’attendais à tout cela, reprit-il. Ehbien, puisque le général Richepance ne veut pas croire à nosprotestations, mon cher capitaine, nous lui donnerons les preuvesqu’il demande, voilà tout.

Les députés du conseil provisoire avaientabordé la frégate la Pensée et étaient montés à son bordau moment où l’escadre avait le cap sur la terre et se préparait àdonner dans les passes.

La brise était faible, bien que favorable,aussi, sur les instances du général en chef ; qui avait hâtede descendre à terre, le vice-amiral Bouvet se résolut à exécuterle plan conçu entre eux, aussitôt que les députés eurent étéretenus en otages, et réunis dans la grande chambre de lafrégate.

Voici quel était ce plan :

Le général Richepance, convaincu, malgré lesprotestations qui lui avaient été faites, que les habitantsopposeraient une vive résistance au débarquement des troupes,avaient résolu de forcer à tout prix l’entrée de la Pointe-à-pitreavec les frégates, sous les feux croisés del’Îlet-à-Cochon et des forts Fleur-d’Épée etUnion.

Les deux vaisseaux ne pouvant, à cause de leurtirant d’eau, entrer dans le port, reçurent l’ordre de mouillerdans le Gosier, de mettre à terre leurs troupes qui, aussitôtdébarquées, marcheraient au pas de course sur le fortMascotte, l’enlèveraient, prendraient ainsi le fortFleur-d’Épée à revers et couperaient toute communicationsavec les redoutes Baimbridge et Stewinson.

Pendant ce temps, les autre troupes débarquéesà la Pointe-à-Pitre même, après avoir forcé la passe, marcheraient,sans perdre un instant à la gabare de la rivière Salée ets’empareraient des deux forts de la Victoire etUnion.

Ce plan, très-simple, était d’une exécutionsinon facile, mais tout au moins presque certaine avec de bonnestroupes, et celles que Richepance amenait de France avec luiétaient excellentes.

Seulement, il arriva une chose à laquelle legénéral en chef était fort loin de s’attendre, malgré lesassurances réitérées des membres de la députation coloniale etcelles du général Magloire Pélage ; cette chose donna àréfléchir au commandant en chef et opéra dans les résolutions qu’ilavait prises d’abord un changement complet. Toutes les dispositionsd’attaque furent inutiles.

Les frégates franchirent la passe à ranger lesbatteries, sans que celles-ci les saluassent d’un seul coup decanon ; lorsqu’elles approchèrent des quais et que les troupeseffectuèrent leur débarquement, elles virent toute la populationpressée sur les quais, les troupes coloniales rangées en bel ordre,et tous accueillirent les soldats, un peu honteux d’une telleréception, après ce qu’on leur avait annoncé, en agitant leurschapeaux et leurs mouchoirs avec les marques du plus vifenthousiasme, et en criant à tue-tête et à qui mieuxmieux :

– Vive la République ! vivent nos frèresd’Europe !

En même temps que, sur un geste de Pélage, lamusique militaire attaquait vigoureusement la Marseillaise dont lafoule chantait les paroles héroïques avec des trépignementsfrénétiques et de véritables hurlements de joie.

Il était impossible de résister à une aussicordiale réception ; aussi tout fut-il mis sur le compte d’unmalentendu, et l’on fraternisa.

Cela ne valait-il pas mieux que d’échanger desboulets et des balles ?

Malheureusement tout n’était pasfini !

L’avenir était gros d’orages !

Chapitre 6Dans lequel les événements se compliquent

Cependant le débarquement continuait ;mais cette fois la confiance la plus entière avait remplacé lapremière méfiance ; ce n’étaient plus des ennemis, desétrangers qui arrivaient ; Français d’Europe et Françaisd’Amérique s’étaient reconnus fières ; ils s’accostaient commetels sans arrière-pensée mauvaise, toute crainte avait étébannie.

Plus de mille hommes déjà étaient descendus àterre.

Toutes les frégates étaient venues mouiller àportée de voix de la ville.

La général de brigade Magloire Pélage, leconsul provisoire de la colonie, l’état major de la garnison de laPointe-à-pitre, le chef d’administration suppléant le préfetcolonial, le juge de paix, la municipalité ; enfin tous lesfonctionnaires publics, cette fourmilière d’employés, qui, surtoutaux colonies, est innombrable, pour le plus grand chagrin de lapopulation, se tenaient groupés en arrière, à droite et à gauche del’homme qui avait rendu tant de services éminents à laGuadeloupe.

Quarante hommes, choisis dans toutes lescompagnies de la garnison, et commandés par le capitaine Paul deChatenoy, attendaient le général en chef pour lui servir de garded’honneur.

Le général Richepance avait quitté la frégatela Pensée et il était descendu dans un canot qui faisait force derames vers la terre ; soudain, à la surprise générale, aumoment où tout le monde s’attendait au débarquement du chef del’expédition et se pressait pour le saluer et l’acclamer, le canotvira de bord et regagna avec une vitesse extrême la frégate, à bordde laquelle le général remonta immédiatement.

Une vive inquiétude glaça la joie dans le cœurde tous les habitants ; ils ne comprenaient rien à cettemanœuvre extraordinaire, qu’aucun incident ne semblaitjustifier ; ils se demandaient avec anxiété ce qui allaitarriver.

Cependant le débarquement des troupesContinuait sans interruption ; au fur et à mesure que lesofficiers supérieurs et autres mettaient le pied sur le quai, legénéral Pélage, toujours calme et froid en apparente, leur faisaitle salut d’usage, sans paraître remarquer que c’était à peine sices officiers daignaient le lui rendre.

Ils affectaient, avec une hauteur et unemorgue insultantes, de se détourner de lui et de le laisser àl’écart ; quelques-uns même de ces officiers allèrent jusqu’àimposer silence à la musique militaire, et à contraindre le faibledétachement de quarante hommes dont nous avions parlé plus haut àreculer au-delà du dernier rang des soldats européens, qui, dèsqu’ils étaient à terre, se massaient et se rangeaient en bataillesur la place, qu’ils faisaient évacuer afin de pouvoir librementmanœuvrer.

Certes, les innombrables services que legénéral Pélage avait rendus à la colonie ne méritaient pas que, surde vagues soupçons, auxquels d’ailleurs sa conduite présentedonnait un si éclatant démenti, on le traitât avec un mépris aussioffensant.

Le brave officier sourit avec amertume ;deux larmes brillantes jaillirent de ses yeux, mais il ne sedémentit pas une seconde ; il resta calme, froid, impassible,bien qu’il eût le cœur navré de douleur ; il supporta cesaffronts immérités sans se plaindre, les dévora en silence etdemeura ferme et immobile à son poste sur le quai, attendant, sanscourber la tête, l’arrivée du général en chef :

Lorsque toutes les troupes furent enfindébarquées, un canot portant le pavillon français à l’avant et àl’arrière, la corne traînant dans la mer, se détacha des flancs dela frégate la Pensée ; le général en chef était dans ce canot,en compagnie de plusieurs autres personnes que l’on ne pouvaitreconnaître à cause de la distance.

Le général accosta enfin, il mit le pied surle quai aux acclamations universelles ; Richepance salua àplusieurs reprises, puis, lorsque les personnes quil’accompagnaient, et qui n’étaient autres que les membres de ladéputation guadeloupéenne, furent débarquées à leur tour, il seplaça au milieu d’elles et, sans autre escorte, à la surprisegénérale, il marcha droit à Pélage, qui, de son côté, s’avançaitau-devant de lui.

Au même instant, il se fit dans cette fouleimmense un silence imposant ; chacun attendait avec anxiété ouavec espoir, mais tous avec une inquiétude secrète, ce qui allaitrésulter de la rencontre de ces deux hommes, sur le compte de l’undesquels tant de cruelles calomnies avaient été répandues, et dontle sort allait dans quelques secondes, être décidé.

Sans laisser au général Pélage le temps de luiadresser la parole, te général Richepance le Salua et il lui tenditla main avec une charmante cordialité, en même temps qu’il luidisait avec l’accent le plus amical :

Mon cher général, j’ai pensé que je ne pouvaismieux faire connaissance avec vous qu’en me présentant sous lesauspices des braves citoyens que vous m’avez envoyés ; je mesuis peut-être montré un peu rude envers eux et envers vous, maisoublions le passé pour ne songer qu’à l’avenir ; voyez mamain, ne craignez pas de la serrer dans la votre, nous sommes tousdeux de braves et loyaux soldats ; d’un mot nous devons nouscomprendre.

– Ô général ! s’écria Pélage en proie àune émotion que, malgré tous ses efforts sur lui-même, il neparvint pas à maîtriser, ce moment fortuné me paye de bien deschagrins, efface bien des souffrances ! Que puis-je faire, moichétif, pour VOUS prouver combien je suis fier et heureux de ce quevous daignez ainsi publiquement faire pour un pauvre soldat commemoi ?

– Une chose qui vous sera bien facile, moncher général ; continuez à être ce que vous avez toujours étérépondit Richepance en souriant, c’est-à-dire oui vaillant soldatet un patriote sincère.

– Mon général…

– Pas un mot de plus, général ; je vousconnais maintenant, et je vous apprécie comme vous méritez del’être ; et, ajouta-t-il en jetant un regard sardonique sur ungroupe d’officiers qui se pressaient curieusement autour delui ; écoutez-moi bien, général Pélage « Je vous laisselibre », dit-il en soulignant ces mots avec intention, et lagrande confiance que vous avez su m’inspirer, m’engage en outre àvous prier de me continuer les bons offices que jusqu’à présentvous sues rendue à notre pays ; aidé par vous, je ne doute pasque bientôt je parvienne à rétablir complètement l’ordre dans lacolonie.

– Je suis à vous corps et âme, mon général,s’écria Pélage avec effusion.

– Je le sais et je vous en remercie, généralCitoyens, ajouta Richepance, en élevant la voix, l’offense avaitété publique, publique devait dire la réparation. J’espère,continua-t-il avec sévérité, que personne à l’avenir n’oserasuspecter l’honneur de l’homme que je reconnais, moi, devant tous,pour un loyal serviteur et un bon patriote.

Un tonnerre d’applaudissements accueillit cesbelles et généreuses paroles si noblement prononcées.

– Pour commencer, mon cher général, veuillez,je vous en prie, faire relever tous les postes des fortsFleur-d’Épée, de l’Union, ainsi que des redoutes Baimbridge etStewinson.

– À l’instant, mon général, les ordres vontêtre immédiatement donnés, répondit Pélage avec empressement. Queferons-nous des troupes coloniales ?

– Vous les ferez sortir de la ville et masser,sous la redoute de Stewinson ; je me propose de les passer cesoir en revue.

– Ce qui ne peut que produire un excellenteffet sur le moral des soldats, mon général.

– Allons, allons, dit Richepance en souriant,je crois que tout cela finira bien.

– Ne vous fiez pas trop aux apparences, mongénéral, lui dit le observer Pélage en baissant la voix ; jeconnais le terrain, il est brûlant ; je crois au contraire,que nous aurons fort à taire.

– Ah ! ah ! fit Richepance sur lemême ton.

– Les nègres sont contra nous.

– Hum ! cela ne m’étonne pas ; ilsse croyaient libres, les pauvres diables, et je suismalheureusement chargé de leur prouver le contraire et de lesobliger à rentrer dans les ateliers de leurs martres ; maisils ne savent rien encore, je suppose ?

– Détrompez-vous, général, ils savent tout aucontraire.

– Qui peut les avoir instruits ? fitRichepance en fronçant le sourcil.

– Il ne m’appartient pas de dénoncer sanscertitude les hommes que je soupçonne, répondit Pélage avec unefroideur subite ; mais soyez tranquille, mon général, leursactions vous le démontreront bientôt.

– Qu’ils y prennent garde, murmura Richepanced’un air de menace ; s’ils me contraignent à tirer le sabre dafourreau, je serai implacable.

– Et vous aurez raison, mon général, car ceshommes ont, depuis dix ans, tout bouleversé dans la colonie etl’ont conduite à deux pas de sa ruine.

En effet, mieux que tout autre, mon chergénéral, vous devez savoir à quoi vous en tenir à ce sujet.

– Oui mon général, répondit Pélage avecressentiment ; j’ai fait la triste expérience par moi-même dece dont la haine fait rendre capables les natures perverses.

– Savez-vous quelque chose ?

– Rien absolument de positif, mon général,mais j’ai des soupçons graves, et s’il m’était permis…

– Allons ! mon cher général, pas deréticence avec moi ; je sous le répète, je veux que nousmarchions de concert ; j’ajouterai même que, jusqu’à uncertain point, je me laisserai diriger par les conseils de votreexpérience.

– Je vous remercie sincèrement mon général, jesous prouverai avant peu, croyez-le, que vous n’avez pas mal placévotre confiance.

– Je le sais bien, je n’ai eu besoin que devous voir pour savoir tout de suite à quoi m’en tenir sur votrecompte ; des physionomies comme la votre, mon cher général, nesauraient mentir. ! Vous disiez donc !

– Je disais, mon général, que je crois qu’ilserait important que vous vous rendiez le plus tôt possible à laBasse-terre, ou si je le ne disais pas, je le pensais, ce quirevient au même.

– C’est mon intention.

– Entendons-nous bien, mon général, je dis,moi, tout de suite, sans perdre un instant.

– Ah ! ah ! C’est donc là où est ledanger ?

– Le plus grand, le plus terrible danger, mongénéral.

– C’est bien. Merci de votre conseil,général ; aussitôt que nous aurons remis un peu d’ordre ici,je partirai pour la Basse-terre. Brisons là quant à présent, tropd’oreilles sont ouvertes autour de nous ; bientôt nousreprendrons cet entretien dans un lieu plus convenable.

– C’est juste, mon général ; unecollation vous est offerte par les principaux planteurs et créolesde la ville, à la préfecture coloniale, daignerez-vousl’accepter ?

– Avec le plus grand plaisir, mon chergénéral ; d’ailleurs je vous avoue que je ne serais pas fâchéde voir les principaux planteurs de l’île et de m’entretenir un peuavec eux.

– Ils vous attendent tous avec une viveimpatience, mon général.

– S’il en est ainsi, ne nous faisons pasdésirer plus longtemps, et ne les laissons pas se morfondredavantage.

Et se tournant vers les quarante hommes detroupes coloniales que le général Pélage avait réunis et qui setenaient tristes et humiliés derrière les soldats :

– Venez près de moi, citoyens, leur ditRichepance avec bonté, je ne veux pas aujourd’hui d’autre escorteque la vôtre.

– Oh ! général, murmura Pélage attendripar ce dernier trait, vous avez toutes les délicatesses.

Les soldats coloniaux commandés par lecapitaine de Chatenoy, vinrent alors se former fièrement auprès dugénéral en chef, aux joyeuses acclamations de la foule.

– Maintenant, général, dit Richepance, nousnous mettrons en route quand vous voudrez.

Le général Pélage, fier cette fois del’éclatante justice qui lui était rendue si noblement, leva sonsabre : la musique recommença à jouer, et le cortège se mit enmarche vers la préfecture coloniale, au milieu des cris de joie deshabitants, aux sons de la musique, et passa devant le front debannière des troupes européennes qui présentaient les armes.

Les principaux planteurs de la Grande-terre etquelques-uns de ceux de l’autre côté de la rivière salée, accourusen hâte à la Pointe-à-pitre, dès qu’ils avaient appris l’arrivée del’escadre, se tenaient sur les marches du large perron donnantaccès a la préfecture ; en apercevant le général, l’un d’eux,choisi sans doute par les autres notables, fit quelques pas à sarencontre, et le salua en lui disant :

– Soyez le bienvenu général, vous qui venez aunom de notre mère commune, la France, pour ramener la paix et lecalme dans notre colonie.

– Citoyens, répondit Richepance avec cettecordialité sympathique qui était le côté saillant de son caractèreloyal, le premier consul, en m’envoyant vers vous, m’a surtoutrecommandé de vous assurer du vif intérêt qu’il éprouve pour toutce qui vous touche, et de son désir de voir la prospérité renaîtreau plus vite dans votre beau pays ; je suis fier d’avoir étéchoisi pour accomplir cette glorieuse mission, avec votre concourset celui de tous les bons citoyens, j’ai la conviction que ma tâchesera facile.

Le général et son cortège pénétrèrent alorsdans l’intérieur de la préfecture ; les présentationsofficielles commencèrent aussitôt.

Là étaient réunis les plus glorieux et lesplus nobles noms de France ; toutes nos grandes et vieillesfamilles ont des représentants en Amérique.

Richepance trouvait un mot gracieux, unsourire aimable pour chacun ; cependant, parfois, il semblaitpréoccupé, presque inquiet ; son regard inquisiteur fouillaitla foule de dames, de jeunes filles et d’hommes pressés autour delui, comme s’il eût cherché quelqu’un qu’il ne parvenait pas àdécouvrir.

Les présentations étaient presque terminées,les portes de la salle à manger, où la collation était préparée,venaient de s’ouvrir à deux battants, et le général se préparait, àregret peut-être, à aller prendre à la table éblouissante de laplus splendide argenterie, et qui offrait un coup d’œil réellementféerique, la place d’honneur qui lui était réservée, lorsque legénéral Gobert, arrivé depuis un moment à la préfecture, lui touchalégèrement le bras.

Le général Richepance se retournavivement.

– Ah ! c’est vous, mon cher Gobert, luidit-il avec indifférence. Quelles nouvelles ?

– Excellentes, général ; mais, avanttout, permettez-moi de vous présenter mon parent, le citoyen…

– De la Brunerie ! s’écria le généralavec, empressement.

– Moi-même, général, réponditM. de la Brunerie en saluant.

– Citoyen, reprit Richepance en lui tendant lamain, je remercie mon collègue et ami Gobert de nous avoirprésentés l’un à l’autre, j’éprouvais un grand désir de vousconnaître.

– vous me rendez confus, général ; je nesais à quoi attribuer tant de bienveillance, dit le planteur.

Et, s’écartant un peu, il démasqua sa fille,dont il prit la main :

– La citoyenne Renée de la Brunerie, ma fille,dit-il.

La jeune fille s’inclina, confuse etrougissante devant le général qui, mis ainsi à l’improviste enprésence de celle qu’il aimait ne savait plus lui-même quellecontenance tenir, et craignait, par son embarras, de trahir sonsecret aux yeux de tous.

Mais Richepance était une de ces naturesexceptionnelles que les événements extraordinaires les plusimprévus ne parviennent pas longtemps à abattre ; son partifut pris en une seconde, franchement, loyalement, selon sacoutume.

– Mademoiselle, dit-il en lui faisant unrespectueux salut, je me félicite de cette heureuse rencontre, surlaquelle j’étais loin de compter.

– Rencontre ! s’écrièrent à la fois aucomble de la surprise M. de la Brunerie et le généralGobert.

– Lorsqu’on a eu le bonheur de voir une seulefois mademoiselle de la Brunerie, dit Richepance avec une exquisebonhomie, on conserve d’elle un impérissable souvenir. J’ai eul’honneur de me trouver trois fois en visite chez madame deBrévannes, parente de mademoiselle de la Brunerie, lorsquemademoiselle s’y trouvait elle-même.

– Oui, en effet… je crois, général, réponditfaiblement la jeune fille, de plus en plus émue.

– Allons ! général, ditM. de la Brunerie, puisque ma fille et vous, vous vousêtes déjà rencontrés en France dans une maison amie, nous ne sommesplus étrangers l’un pour l’autre, foin de l’étiquette entrevieilles connaissances, je dirai bientôt, je l’espère, entre deuxamis. Voici ma main, général.

– Et voici la mienne, citoyen, réponditRichepance avec entraînement. Sur mon âme, cher monsieur, vous merendez bien heureux en me parlant ainsi.

– Voyez, dit en riant le planteur, voyez lapetite dissimulée ! elle vous connaissait depuis longtemps,général, et elle ne m’en avait rien dit. Fi ! que c’est laid,mademoiselle, d’avoir des secrets pour son père !

– Mais je vous jure, mon père… répondis Renée,qui ne savait plus quelle contenance tenir.

Richepance, plus maître de son émotion, qu’ilétait parvenu à maîtriser, vint aussitôt au secours de la jeunefille.

– Peut-être, interrompit-il en souriant, maisavec une intention marquée, ces souvenirs, si précieusementconservés dans ma mémoire, sont-ils, à cause de leur peud’important, sortis depuis longtemps de celle de mademoiselle.

– Oh ! vous ne le croyez pas, général,répondit Renée d’un ton de doux reproche.

– Me permettez-vous, mademoiselle, de vousoffrir la main pour passer dans la salle où la collation nousattend ?

La jeune fille sourit d’un air mutin, carl’enfant rieuse et naïve avait subitement reparu.

– Je vous le permets, oui, général, dit-elleavec un accent légèrement railleur et en lui tendant sa mainmignonne coquettement gantée.

Ce manège de jeune fille décontenançacomplètement le fier soldat ; il comprit alors combien sesdernières paroles avaient été maladroitement placées après laréponse que mademoiselle de la Brunerie lui avait faite ; ilse mordit les lèvres, mais il accepta la leçon, sans laisseréchapper d’autre signe de révolte contre la séduisante sirène dontil se reconnaissait l’humble esclave.

On passa, dans la salle à manger.

Le général Richepance avait à sa droitemademoiselle de la Brunerie, à sa gauche le préfet colonial parintérim, la général Pélage en face de lui, un des bouts de la tableétait occupé par le général Gobert, l’autre par M. de laBrunerie ; les autres convives, au nombre de quatre-vingts,avaient aussi leurs places désignées.

Tandis que le général Richepance était occupéaux présentations dans le salon de la préfecture, le général Pélageavait donné à ses deux aides de camp, les capitaines Prud’homme etde Chatenoy, des instructions détaillées pour que tous les postesoccupés par les troupes coloniales fussent relevés immédiatementpar des détachements européens, et les troupes coloniales dirigéessur la redoute de Stewinson, où elles demeureraient massées enattendant les ordres ultérieurs du commandant en chef.

Les deux capitaines étaient immédiatementsortis pour s’acquitter de la mission quels avaient reçue etsurveiller l’exécution des ordres qu’ils étaient chargés detransmettre aux chefs de corps.

La collation se prolongea assez tard ; ilétait environ cinq heures du soir lorsque les convives se levèrentde table et passèrent au salon de réception.

Richepance était le plus heureux deshommes ; pendant plusieurs heures il s’était trouvé assisauprès de celle qu’il aimait ; il avait put échanger quelquesmots furtifs avec elle, entendre la douce mélodie de sa voix, ilaurait voulut que cette bienheureuse collation ne se terminâtjamais ; il maudit sincèrement au fond de l’âme le fâcheux quiproposa la première santé : on ne disait pas encore toast àcette époque, on préférait simplement parler notre belle et richelangue française, à aller chercher des mots barbares chez lesanglais, pour exprimer des idées beaucoup plus clairement renduesdans notre langue.

Les santés furent nombreuses, elles sesuccédèrent rapidement lez unes aux autres ; les créoles sontloin d’être ivrognes comme les anglais ou les américains du nord,leurs voisins, ils sont généralement sobres.

On bu d’abord à la république française une etindivisible, ce qui était tout naturel, puis au premier consulBonaparte ; on bu ensuite au général Richepance, à l’armée, àla marine ; et vingt autres santés pareilles dont l’animationet l’enthousiasme des convives justifiait seul l’opportunité, maisqui toutes furent accueillies avec des applaudissementsfrénétiques.

Le général fut contraint, en sa qualité deprésident de la table, de répondre à toutes par quelques parolesdont les plus simples excitaient un véritable ouragan de bravos etde vivats.

Bien que fort contrarié de voir le tempss’écouler aussi rapidement, ce fut cependant avec un soulagementvéritable que, lorsque le moment fut enfin venu de se lever detable, le général offrit sa main à mademoiselle de la Brunerie pourpasser au salon.

Plusieurs groupes se formèrent ; les plusjeunes des convives entourèrent les dames, tandis que les hommessérieux se pressèrent autour du général en chef et entamèrent aveclui les hautes questions de la politique qu’il convenait de suivrependant la crise que traversait la colonie en ce moment.

Richepance jeta un regard désespéré du coté oùse tenait Renée de la Brunerie ; la malicieuse jeune fille quiavait commencé par rire derrière son éventail de la mésaventure deson admirateur, se sentie émue malgré et elle résolue avec lacrânerie mutine de son caractère, de venir en aide au malheureuxgénéral déconfit et aux abois.

En quelques minutes, une conspiration futourdie par la partie féminine de l’assemblée ; il y eut uneprotestation générale des dames ; et bien à contre-cœur, pourles hommes sérieux, cette peste de toutes les réunions, où l’onveut s’amuser, la politique fut proscrite à l’unanimité ;quelques jeunes gens firent entrer la musique militaire, qui,pendant tout le temps que la collation avait duré, n’avait cessé dejouer des airs variés, et bon gré, mal gré, les dansess’organisèrent, timidement d’abord mais l’élan était donné etbientôt tous les convies se laissèrent entraîner à prendre part àce divertissement si cher aux créoles.

Sans que l’on sût comment cela s’était fait,en moins d’un quart d’heure, l’immense galerie et l’interminablesalon furent encombrés de femmes, de soie, de dentelles et defleurs.

La danse est une véritable maladie pour lescréoles, et cela à ce point qu’il y a aux colonies un proverbe quiprétend qu’on soulèverait les blancs avec un violon, et les noirsavec un tambour.

Lorsqu’une dame créole a passé une nuit au balelle n’a pas sur elle, en tous ses vêtements, un fil de soie ou delin qui ne soit froissé, tordu brisé, et qui puisse servir àquelque chose ; dix sur douze n’ont plus de souliers etsortent pieds nus de la salle ; en un mot c’est une passionqui va jusqu’au délire, à la frénésie, à la folie.

Mais, qu’on ne s’y trompe pas, cette passionpour la danse n’influe en rien sur les mœurs ; ces nobles etbelles femmes savent toujours rester dignes d’elles-mêmes ; cesont des enfants joyeuses, insouciantes, dansant pour se divertir,sans arrière pensée, et ne voyant rien en dehors du tourbillon dela danse de contraire à l’admiration et au respect que toujourselles inspirent, même à leurs plus fervents adorateurs.

Le lendemain du bal, nulle ne s’en souvient,ni la regrette ; autant on les a vues gaies, rieuses, autantelles se montrent douces, modestes, vouées au ménage, donnant leurcœur à l’honnêteté, leurs mains au travail, leur affection au pèreet au mari, leur affabilité aux serviteurs, leurs grâces et leurangélique sourire à tous.

Mais cette fois, ce n’était pas d’un bal qu’ils’agissait ; on avait improvisé la danse pour une ou deuxheures, afin de chasser de cette joyeuse réunion l’odieusepolitique qui menaçait de l’assombrir en l’envahissant.

Richepance était jeune, il aimait et il étaitaimé ; un avenir rayonnant de gloire et de bonheur s’ouvraitdevant lui, la vie, surtout en ce moment, lui apparaissait sous lesplus riantes couleurs ; il abandonna joyeusement une questionde politique transcendante très-ardue, à peine entamée, et il sejeta à corps perdu au milieu des danseurs, en laissant ses sérieuxinterlocuteurs tout ébouriffés.

Si ce mouvement irréfléchi lui fit perdrequelque chose dans l’esprit des vieux planteurs et des hommessérieux de la réunion, en revanche il lui conquit à l’instant lecœur de toutes les dames et de toutes les jeunes filles et ildevint leur ami et leur allié ; ce qui fut peut-être la seulemesure d’une politique réellement heureuse qui fut prise pendant lecours de cette journée mémorable, et cela sans que le général ysonge le moins du monde.

Dans les colonies, les femmes exercent unirrésistible empire non seulement sur leurs maris, mais encore surtout ce qui les entoure ; les mettre de son côté, c’était doncpresque avoir gagné la partie.

Après avoir dansé deux fois avec Renée de laBrunerie, le général reconduisit la jeune fille auprès de sonpère ; alors une conversation toute amirale, presque intime,s’engagea entre ces trois personnes.

On parla de la France, de Paris, de madame deBrévannes et de mille autres choses encore.

M. de la Brunerie remarqua avecétonnement que sa fille, invitée à plusieurs reprises à danser,refusa constamment de quitter sa place, prétextant soit une grandefatigue, soit un violent mal de tête, pour ne pas abandonner uneconversation qui semblait l’intéresser vivement.

Le marquis, loin de témoigner sa surprise,sourit au contraire d’un air de bonhomie à chaque prétexte plus oumoins plausible, donné par sa fille aux danseurs désappointés.

Disons-le tout de suite, M. de laBrunerie s’était subitement senti entraîné vers le généralRichepance, dont la franchise, l’air martial et surtout la rondeurloyale lui avaient plu au premier abord ; il ne voyait pasavec déplaisir l’intérêt que sa fille paraissait éprouver pour legénéral, pour lequel, il avait, lui, une sympathie réelle.

Le planteur fit promettes à Richepance devenir passer quelques jours à la Brunerie, aussitôt que ses gravesoccupations lui laisseraient un instant de loisir, et de ne pasavoir à la Basse-terre d’autre maison que la sienne.

Le général accepta avec empressement cesoffres hospitalières, et la conversation continua ainsi, sur le tonde la plus parfaite cordialité. Elle se serait prolongéetrès-longtemps encore, si un des aides de camp du général n’étaitvenu l’interrompre en annonçant à son chef que le général Pélagedésirait lui faire une communication importante.

Richepance prit congé, avec un soupir deregret, de la jeune fille et de son père, puis il suivit l’aide decamp.

Le général Pélage attendait à cheval, avec unenombreuse escorte et un brillant état-major, le général en chef,sur la place devant la préfecture.

Le général se souvint seulement alors qu’ilavait décidé qu’il passerait, à sept heures du soir, les troupescoloniales en revue ; il était sept heures moins le quart, iln’y avait pas un instant à perdre ; il se mit en selle et onpartit.

– Qu’y a-t-il de nouveau, général ?demanda Richepance au chef de brigade.

– Peu de choses, mon général ; tout s’està peu près bien passé, et les changements de corps opérés sansrésistance excepté toutefois au fort de la Victoire.

– Ah ! ah ! Est-ce qu’il y aurait eulà une tentative de révolte ?

– Mieux que cela, général, une révoltevéritable.

– Voyons ! que m’apprenez-vous là, moncher général ?

– La vérité, général ; mais comme jeconnaissais de longue date l’homme qui commandait le fort de laVictoire, mes précautions étaient prises en conséquence.

– Très-bien. Quel est cet individu ?

– Un mulâtre nommé Ignace, chef des nègresmarrons de la Pointe-noire, auquel j’ai donné le grade decapitaine.

– Comment, général, vous avez commisl’imprudence ?…

– Permettez-moi, général, interrompit Pélageavec un sourire d’une expression singulière, Ignace n’est pas leseul, il y en a d’autres encore auxquels j’ai été contraint dejeter aussi un os à ronger ; j’étais loin d’être le plus fort,il me fallait être le plus rusé ; depuis six ans, je n’airéussi à maintenir à peu près l’ordre dans la colonie qu’enemployant les plus redoutables agents de désordre.

– Savez-vous que c’est tout simplementtrès-fort ce que vous me dites là, mon cher général ? s’écriaRichepance avec surprise.

– Je l’ignore ; je sais seulement quec’est l’exacte vérité, mon général. Donc, Ignace refusapéremptoirement de rendre le fort de la Victoire ; mais monaide de camp, le capitaine de Chatenoy, commandait le détachementeuropéen ; il fit battre la charge, croiser la baïonnette etmarcher en avant ; Ignace comprit que toute résistance étaitinutile, et, tandis que nos troupes entraient dans le fort par uneporte, il sortait avec sa garnison par une autre et s’enfonçaitdans les mornes. Voilà tout ; le tout est assez grave.

– De combien était cette garnison ?

– Une centaine d’hommes.

– De couleur ?

– Tous nègres.

On atteignit en ce moment la plaine deStewinson ; les bataillons noirs étaient massés en bonordre ; ils avaient la tournure militaire et se tenaient biensous les armes.

Le général commença aussitôt la revue.

Après avoir chaleureusement félicité lessoldats sur leur bonne tenue, leur patriotisme et leur avoir ditqu’il voulait les voir auprès de lui, le général en chef leurannonça que le lendemain il comptait partir pour laBasse-terre ; qu’il les avait choisis pour l’accompagner etqu’ils allaient s’embarquer à l’instant dans les canots qui lesattendaient au rivage pour les conduire à bord de l’escadre, où ilspourraient se reposer en attendant l’heure du départ.

Cette nouvelle ne parut pas être fort agréableaux soldats, cependant ils ne manifestèrent pas autrement leurmauvaise humeur que par un silence obstiné.

L’embarquement commença aussitôt ;malheureusement, la nuit était venue ; la moitié au moins desnoirs en profita pour prendre la fuite et déserter avec armes etbagages, ce dont Richepance se montra très-mortifié.

– Tant mieux ! lui dit Pélage à voixbasse ; plutôt nos ennemis se démasqueront, plutôt nous enaurons fini avec eux.

– Vous avez pardieu raison, mon chergénéral ! répondit Richepance ; mais je vous jure que lechâtiment sera sévère.

En ce moment, un aide de camp du général enchef lui annonça qu’un homme, disant arriver à l’instant de laBasse-terre, demandait à lui faire des révélations importantes.

Le général ordonna qu’il fût immédiatementamené en sa présence.

Cet homme était l’Œil Gris.

Chapitre 7De quelle façon le commandant Delgrès entendait le devoir

Nous retournerons maintenant au commandantDelgrès que, dans un précédent chapitre, nous avons laissé, aprèsle départ des membres du conseil provisoire de la colonie, fortmécontent en apparence des nouvelles qui lui avaient été donnéespar le général Pélage.

Après être rentré dans l’appartement qu’iloccultait dans la maison de ville, trop agité sans doute pour selivrer au repas, le commandant Delgrès avait jeté un manteau surses épaules, et, malgré l’heure avancée de la nuit, il était sortiseul à travers les rues de la Basse-terre, qu’il parcourait d’unpas nerveux et en apparence sans but déterminé.

Mais il n’en était pas ainsi ; l’officiermulâtre savait très-bien, au contraire, où il allait.

Après avoir traversé le coursNolivos, planté de hauts tamarins dont l’épais feuillagerépandait une obscurité telle qu’à deux pas il était matériellementimpossible de distinguer le moindre objet, le commandant,soigneusement enveloppé dans les plis de son manteau et son chapeauenfoncé sur les yeux, double précaution prise dans le but évidentde ne pas être reconnu par les quelques rôdeurs de nuit que lehasard lui ferait rencontrer, tourna l’angle d’une rue étroite etsombre dans laquelle il s’engagea résolument, marchant d’un pasrapide, en homme pressé ou qui, peut-être secrètement contrarié dela résolution qu’il a prise, se hâte afin d’en avoir au plus tôtfini avec une chose qui lui déplait, d’autant plus, qu’il en acalculé et en connaît tous les ennuis.

Soudain il s’arrêta, pencha le corps en avant,prêta attentivement l’oreille et essaya de sonder les ténèbres deson regard perçant.

Quels que soient l’éducation qu’ils aientreçue, le degré de civilisation qu’ils aient atteint, il restetoujours du sauvage dans le sang des hommes de couleur, l’instinctdu fauve persiste chez eux quand même ; leurs sens sontcontinuellement tenus en éveil par une inquiétude farouche, dont illeur est impossible le se défaire. Le commandant Delgrès avait cruentendre derrière lui un bruit de pas se réglant sur le sien. Maisce fût en vain qu’il écouta, qu’il regarda dans toutes lesdirections ; il ne vit, il n’entendit rien. Il crut s’êtretrompé et reprit sa marche, aussitôt une ombre sembla se détacherde la muraille et se glissa silencieuse derrière lui. Delgrès nes’était pas trompé, il était suivi.

À peu près vers le milieu de la rue, lecommandant s’arrêta devant une maison en bois de misérableapparence ; mais, au lieu de frapper à la porte, il s’approchad’un volet a travers les fentes duquel filtrait, comme une barred’or, une ligne lumineuse, et après une courte hésitation, ilfrappa doucement contre ce volet, trois coups distants à la manièremaçonnique. Presque aussitôt un léger bruit se fit entendre dansl’intérieur de la maison, deux grincements semblables à celui d’unescie en travail résonnèrent sur le volet même.

Le commandant frappa de nouveau, mais cinqcoups cette fois, trois précipités et deux espacés ; puis ilalla se placer tout contre la porte presqu’à la toucher.

Au même instant, la porte tournasilencieusement sur elle-même et s’entrouvrit tout juste assez pourlivrer passage à un homme ; le commandant entra et la porte sereferma aussitôt sur lui, sans produire le moindre bruit.

À peine Delgrès eut-il disparu dans la maison,que l’ombre qui l’avait si obstinément suivi jusque là, s’approcha,non de la maison, mais du mur attenant à elle, mur élevé de huitpieds à peu près, s’accrocha d’un bond au faite, s’enleva à laforce des poignets, franchit la muraille, se trouva dans une courétroite, suivit à tâtons le mur de la maison, se glissa par le troud’une baie, avec l’élasticité d’un serpent, et avec la légèreté etl’adresse d’un singe, grimpa après le tronc d’un énorme tulipierpoussant en liberté à deux pas à peine de la maison et se blottitsi bien dans le feuillage qu’il aurait été impossible del’apercevoir, même s’il eût fait jour.

Dès qu’il fut commodément installé dans sacachette, cet homme, l’ombre en réalité n’était pas autre chose, sefrotta joyeusement les mains l’une contre l’autre et murmura à partlui d’un ton railleur :

– Je suis merveilleusement placé, pour voir etpour entendre, pas un mot de leur conversation ne m’échappera. Ilfaut avouer que j’ai eu là une bien triomphante idée. Ce que c’estpourtant que d’aimer la promenade la nuit ! On apprendtoujours quelque chose.

En effet, de la manière dont notre homme étaitplacé, il se trouvait complètement en face d’une large fenêtredont, en étendant un peu le bras, il lui aurait été facile detoucher le store transparent.

Tout à coup, il vit une lueur assez fortefiltrer à travers les ais mal joints de la porte de la chambre àlaquelle cette fenêtre appartenait.

– Il était temps, murmura-t-il ;écoutons. Ce que ces deux hommes ont à se dire ainsi en secret doitêtre très-intéressant à entendre, et surtout profitable, ajoutaavec ironie l’inconnu qui paraissait grandement affectionner lemonologue.

Dès que la porte avait été refermée sur lui,le commandant Delgrès s’était trouvé dans un étroit corridor, enface d’un individu immobile comme une statue et tenant une lanternede la main gauche et un pistolet de la main droite.

Cet homme, haut de plus de six pieds, étaitd’une maigreur excessive ; il avait un front étroit et fuyant,couvert d’une forêt de cheveux blonds et frisés, des yeux d’oiseaude proie, ronds et clignotants, dont les paupières sans cilsétaient bordés de rouge, un nez long, recourbé en bec de perroquet,tombant sur une bouche aux lèvres minces et rentrées, largementfendues et garnies de dents blanches, le tout terminé par un mentoncarré, séparé en deux par une profonde fossette, cette têtehétéroclite était emmanchée, tant bien que mal, sur un cou d’unelongueur extraordinaire et d’une maigreur phénoménale.

Cet être singulier avait une physionomierailleuse et narquoise à laquelle son teint blafard, ressemblant àune carafe de limonade et sa barbe rasée de très-près, imprimaientun cachet de cruauté ironiquement implacable qui faisait peine àvoir, s’il est permis d’employer cette expression.

D’ailleurs, cet étrange personnage était vêtucomme tout le monde et même avec une correction cérémonieuse,singulière à une heure aussi avancée de la nuit.

– Tous, dit cet homme d’une voixsourde en dirigeant froidement son pistolet sur la poitrine de sonvisiteur.

– Saint, répondit aussitôtDelgrès.

– L’ou, reprit le premierinterlocuteur.

– Ver, fit le commandant.

– Tu, dit l’autre.

– Re, acheva Delgrès.

Il y eut une pose pendant laquelle les deuxhommes échangèrent de loin, – ils se tenaient à trois pas l’un del’autre, – des gestes maçonniques, puis le maître de la maisonreprit, toujours de la même voix sourde et comme s’il récitait uneleçon apprise à l’avance :

– Li.

– Ber, dit aussitôt Delgrès.

– Té, fit l’autre.

– Ou, reprit le mulâtre.

– la, continua le géant.

– Mort, répondit le commandant enportant l’index et le médium de sa main droite à sa tempegauche.

Ces doubles mots de passe, qui signifiaienttout simplement : « Toussaint Louverture, liberté ou lamort », échangés entre les deux hommes, l’interrogatoire étaitprobablement terminé, car l’inconnu désarma son pistolet et leremit, sans plus de façons, dans sa poche.

– Je vous attendais, monsieur, dit-il ens’inclinant devant son visiteur avec une courtoisie hautaine.

– Je le sais, monsieur, répondit la commandantDelgrès, en saluant à son tour d’une façon non moins hautaine.

– Vous vous êtes fait bien désirer.

– C’est vrai, monsieur, mais il m’étaitimpossible de venir plus tôt.

– Veuillez me suivre, je vous en prie,monsieur.

– Après avoir fait quelques pas, ils setrouvèrent dans la pièce au volet de laquelle le commandant avaitfrappé.

L’inconnu pénétra dans la pièce, éteignit salanterne et ressortit un candélabre à la main.

– Allons, reprit l’étranger.

– Allons, répéta philosophiquement lecommandant.

Ils firent encore sept à huit pas, et unescalier d’une douzaine de marches s’offrit à leurs regards ;ils montèrent jusqu’à un étroit palier sur lequel ouvrait une portedont l’inconnu tourna le bouton.

– Entrez, monsieur, dit-il, nous sommes icisur le derrière de la maison, nous pourrons causer à notre aise denos affaires dans cette chambre, sans redouter que nos parolessoient entendues du dehors Veuillez vous asseoir, ajouta-t-il enapprochant un fauteuil à disque d’un guéridon placé devant lafenêtre et sur lequel il posa le candélabre ; voici descigares, du rhum, du tafia et même de l’eau-de-vie de France, rienne nous manquera.

Delgrès jeta son manteau sur un meuble ets’étendit dans le fauteuil.

L’inconnu alla soigneusement fermer la portedevant laquelle il fit tomber une épaisse portière ; puis ilrevint lentement s’asseoir en face de son visiteur.

– Maintenant, causons, dit-il.

– À vos ordres, monsieur, répondit lecommandant Delgrès en allumant un cigare, je suis venu pour causeravec vous.

– Il paraît qu’il y a du nouveau depuisquelques heures ? reprit l’inconnu.

– Comment le pouvez-vous savoir, monsieurs’écria Delgrès avec surprise.

– Oh ! bien facilement. D’abord, j’aiconféré avec certain nègre de ma connaissance ; puis j’ai reçuce matin des dépêches de sir Andrew Cochrane Johnston.

– Allons donc ! vous plaisantez, sirWilliam’s Crockhill ! Depuis plus de quinze jours pas unnavire, pas même une chaloupe n’est venue de la Dominique à laBasse-terre.

– Bah ! qu’est-il besoin de bâtimentslorsque nous avons les îles des Saintes si près de nous !répondit en ricanant sir William’s Crockhill.

– Je ne vous comprends pas, monsieur.

– C’est cependant limpide, mon chercommandant. L’Angleterre s’est emparée des îles des Saintes, dontelle est maîtresse depuis 1794, n’est-ce pas ?

– C’est vrai, monsieur, mais je vous avoue queje ne vois pas…

– Pardon, mon cher commandant, c’est que vousne vous donnez pas la peine de réfléchir.

– Il me semble cependant…

– Il y a trois jours, notez bien la date, jevous prie, mon cher commandant, interrompit sir William’s avec unnouveau ricanement, je suis allé me promener après mon dîner à lapointe du vieux fort ; j’adore la promenade, c’est un plaisirsalutaire et peu coûteux. J’admirait le groupe charmant des Saintesqui commençait à se noyer dans les premières ombres de la nuit,lorsque, jugez de ma surprise, j’aperçus tout à coup briller dansl’obscurité la lueur éclatante d’un immense foyer, sur la pointeextrême de l’îlot nommé la Terre d’en Haut. Je crus d’abord m’êtretrompé ; je regardai plus attentivement, j’avais bienvu ; c’était en effet un brasier. Cette lueur signifiait pourmoi : plusieurs navires en vue, on suppose que c’est l’escadrefrançaise. À mon départ de la Dominique, j’étais convenu de cettefaçon de communiquer avec sir Andrew ; c’est fort ingénieux,qu’en pensez-vous ?

– Comment, depuis trois jours vous connaissiezcette nouvelle et vous ne m’avez pas averti ?

– Permettez, mon cher commandant, ce n’est quece matin que j’ai acquis une certitude ; et puis, entre nous,soyons francs, êtes-vous venu ? Était-ce à moi à me dérangerpour aller vous trouver ?

– C’est vrai, je conviens que j’ai eu tort,monsieur, murmura Delgrès ; mais tout peut encore se réparer,je l’espère ?

Et il fixa un regard ardent sur l’Anglais,toujours froid et railleur.

– Peut-être, mon cher commandant ; ils’agit d’abord de savoir ce que vous avez l’intention defaire ?

– Avant de vous répondre, j’ai besoin deconnaître les intentions du général en chef.

– Ses intentions ?… Eh ! mais, iln’en fait pas mystère, il me semble reprit l’agent anglais.

– Quelles sont-elles donc, monsieur, je vousprie ? car je les ignore, moi, je vous l’affirme.

– Soit, mon cher commandant. Eh bien, lesvoici : Le commandant Lacrosse a quitté la Dominique sur lafrégate la Pensée, il a rejoint l’escadre française ;le général en chef s’est immédiatement rendu à bord de lafrégate ; l’ex-capitaine général et le chef de l’expédition sesont entendus en deux mots ; ont pris leurs mesures encommun ; et, pour tout vous dire, demain ils débarquerontensemble à la Pointe-à-pitre, à moins que déjà ce ne soit fait.

– Non, ce n’est pas fait encore.

– Alors, mon cher commandant, ce sera pourdemain ou pour après-demain, au plus tard. By God ! un jour deplus ou de moins ne fait rien à l’affaire ; le général en chefrétablira le capitaine général Lacrosse dans ses fonctions, et toutsera dit ; vous savez probablement, sans qu’il me soitnécessaire de vous l’apprendre, quelles seront les suites de cetteingénieuse combinaison, pour certaines personnes de votreconnaissance ?

– Mais qui m’assure, sir Williams Crockhillque tout ce vous que me dites est vrai ?

– Rien que ma parole de gentleman, mon chercommandant, j’en conviens, quant à présent du moins ; maisattendez le débarquement des troupes françaises ; la premièreproclamation que lancera le général, et le titre qu’il prendra vousinstruiront suffisamment.

– Si ce misérable Lacrosse revient au pouvoir,je suis perdu, murmura Delgrès, comme s’il se parlait àlui-même.

– Je crains en effet qu’il n’en soit ainsi,répondit froidement sir William’s.

– C’est une horrible trahison !

– Toutes les trahisons sont horribles, pourceux qui n’en profitent pas, reprit l’Anglais d’un ton desarcasme ; pour ceux qui en profitent, c’est tout lecontraire, elles changent alors de nom et s’appellent des traitsd’héroïsme patriotique. Chaque chose dans cette vie a son endroitet son envers ; la grande chance, mon cher commandant,consiste à savoir toujours prendre l’endroit ; la plupart denos plus profonds diplomates, s’ils n’étaient que de simplesparticuliers, iraient pourrir dans nos bagnes comme d’affreuxmalfaiteurs, et cela pour des actions qu’on admire à casse de lahaute position qu’ils occupent. Toutes ces choses sont simplementune question de perspective morale et rien de plus.

– Venons au fait, monsieur, dit Delgrès avecimpatience.

– Je ne demande pas mieux, monsieur.

– Quelles conditions votre gouvernement vousa-t-il chargé de faire aux hommes de couleur et aux noirs de laGuadeloupe ?

– Des conditions très-avantageuses, mon chercommandant.

– C’est possible, mais voyons, s’il vousplait, ces conditions, répondit Delgrès assez sèchement.

– Veuillez donc m’écouter mon chercommandant.

– Parlez, monsieur.

– L’Angleterre, dit sir William’s Crockhill,reconnaît, par acte authentique, l’indépendance de l’île de laGuadeloupe ; elle s’engage à fournir au chef choisi par leshommes de couleur de l’île, les troupes nécessaires pour l’aider àchasser les Français de tous les points qu’ils occupent ; àtransporter ces Français dans les colonies anglaises, où ils serontinternés aux frais du gouvernement britannique, jusqu’à la paixdéfinitive et générale ; de plus, elle s’engage à payer à cechef une somme de trois cent mille livres sterling, – environ septmillions cinquante mille francs, – à la seule condition que pendantun laps de temps qui ne saurait être moindre de cinquante années,et enfin de l’indemniser des frais et dépenses qu’elle aura étéobligée de faire pour assurer l’indépendance de la Guadeloupe,cette île reconnaîtra le protectorat de l’Angleterre. Voilà,monsieur quelles sont les conditions généreuses que vous offre legouvernement britannique ; je ne crois pas trop m’avancer enaffirmant que ces conditions sont très-avantageuses pour votre payset pour vous.

Le commandant Delgrès avait écouté, lessourcils froncés et l’air soucieux, cette longue tirade que l’agentanglais débitait avec une complaisance et un aplomb extrêmes.

– C’est tout, monsieur ! demanda-t-ilfroidement lorsque son interlocuteur se tut enfin.

– Comment ?… Que voulez-vous dire,monsieur ?… s’écria sir William’s.

– Je veux dire, monsieur, que ces conditionsgénéreuses, reprit Delgrès, en appuyant sur le mot avecintention, ne me conviennent pas, et que je ne puis lesaccepter.

– Vous êtes difficile.

– Peut-être, monsieur. Il me semble que vousvous êtes singulièrement mépris à mon égard ; je ne suis pasun traître, moi, Sir Villiam’s Crockhill, comme vous paraissez lesupposer :

– Oh ! fit celui-ci avec une incrédulitéironique.

– Vous raillez et vous avez tort, monsieur. Jevous répète que je ne suis pas un traître et que je ne veux paslivrer mon pays à l’Angleterre ; esclavage pour esclavage, jepréférerai toujours, quoi qu’il arrive, rester sous la dominationdu gouvernement Français, que sous le joug du gouvernementbritannique dont j’ai été à même d’éprouver la philanthropiquedouceur et la loyauté punique.

– Monsieur, permettez-moi de vous faireobserver que vous vous méprenez singulièrement sur les noblesintentions de l’Angleterre.

– Je me méprends si peu sur ses noblesintentions, que je les ai percées à jour ; en voulez-vous lapreuve ? Eh bien, à votre tour, écoutez-moi : ce prétendusecours donné par les Anglais aux hommes de couleur de laGuadeloupe, n’est, bel et bien, qu’une prise de possession ;lorsque vous serez maîtres de nos villes et de nos positionsfortifiées, consentirez-vous à vous retirer ? Non, cela estclair, il faudrait être un enfant pour supposer le contraire uneseconde. Donc, votre protectorat n’est qu’un leurre auquel je ne melaisserai pas tromper.

– Que voulez-vous donc, monsieur ?

– Ce que je veux ? Je vous le diraifranchement.

– Je vous écoute.

– Vous m’avez fait connaître vos conditions,voici les miennes : L’Angleterre évacuera le groupe des îlesdes Saintes, dont elle s’est emparée, contre le droit commun, dansun délai de quatre jours après la signature du traité ; remisesera faite de ces îles au chef des hommes de couleur et des noirs,dans l’état où elles se trouvent actuellement, c’est-à-dire avecleurs fortifications en bon état, les canons, les fusils, toutesles armes généralement quelconques, munition de guerre et de bouchequ’elles renferment. La Guadeloupe, Marie-Galante, la Désirade etles Saintes seront déclarées et reconnues indépendantes ; deplus, l’Angleterre fournira les armes et les munitions nécessairespour l’armement et l’équipement de cent mille hommes.

– Cent mille hommes ! s’écria l’agentanglais ; mais où les trouverez-vous, mon chercommandant ?

– Cela me regarde, monsieur.

– C’est juste. Continuez.

– Une escadre anglaise établira, pendant laguerre des hommes de couleur et des noirs contre les blancs, unblocus rigoureux autour des îles, et s’engagera à ne pas laisserdébarquer les secours français, soit à la Guadeloupe, soit àMarie-Galante, soit à la Désirade, soit même aux Saintes ;aucunes troupes anglaises ne seront mises à terre sur les îles,sous quelque prétexte que ce soit ; les hommes de couleur, sejugeant assez forts pour conquérir seuls leur liberté, refusenttout secours de la part des troupes anglaises ; considérant cesecours non-seulement comme inutile, mais encore comme dangereux etnuisible à leurs intérêts ; de plus, quatre cent mille livressterling, – environ dix millions de francs, – seront comptées parl’Angleterre au chef des hommes de couleur et des noirs ; àces conditions, mais à ces conditions seules, la Guadeloupe et lesîles dépendantes consentiront à accepter le protectorat dugouvernement britannique pour un laps de soixante ans ; unegarde de trente hommes de troupes anglaises sera seule autorisée àdébarquer à la Basse-terre, pour servir de garde d’honneur aureprésentant de l’Angleterre dans cette île.

– Est-ce tout, monsieur ? demanda l’agentanglais avec une impatience contenue.

– C’est tout, oui, monsieur, réponditfroidement le commandant Delgrès.

– Ce que vous demandez, mon cher commandant,permettez-moi de vous le faire observer, est complètementinadmissible et par conséquent ne saurait être accepté par mongouvernement.

– Je le regrette pour votre gouvernement. S’ilen est ainsi, rien de fait. Supposiez-vous donc, monsieur, quej’aurais la lâcheté de vendre froidement mon pays àl’étranger ? Si telle était votre pensée,détrompez-vous ; je préfère cent fois mourir à commettre unetelle infamie ; non, je veux mon pays libre, puissant,riche ; je ne consentirai jamais à le faire esclave, esclavede l’Angleterre surtout ! Nous serons Français oulibres ; entre ces deux conditions, il ne saurait y avoir àhésiter pour moi ; mon devoir est, avant tout, de protéger mesfrères ; d’empêcher, par tous les moyens, qu’on leur impose denouveau l’esclavage auquel on prétend les soumettre ; de leurconserver cette liberté qu’ils ont conquise, ou que du moins laRépublique Française leur avait généreusement octroyée et d’enfaire un peuple libre. Cette tâche est ardue, je ne m’en cache pasles difficultés, mais la saurai l’accomplir quoi qu’il puisse m’encoûter, à mes risques et périls ; je tomberai plutôt bravementsur la brèche que de consentir à livrer mon pays aux étrangers.

– Ainsi, commandant ces conditions sont unultimatum ? demanda l’agent anglais.

– Je ne sais, monsieur, ce que vous entendezpar ce mot barbare que je ne comprend pas ; mais s’il veutdire, comme je le suppose, que les conditions que j’ai eu l’honneurde vous soumettre sont les seules que j’accepterai, c’est en effet,un ultimatum, oui, monsieur, je regrette vivement, qu’il nous soitimpossible de nous entendre.

– Pardon, commandant, discutons un peu, s’ilvous plaît, vous reconnaîtrez bientôt, je n’en doute pas…

– Rien, monsieur, interrompit l’officier, jen’ai pas à discuter sur ce sujet avec vous qui n’êtes qu’unsubalterne.

– Chargé par son gouvernement de pouvoirstrès-étendus, mon cher commandant.

– C’est possible, mais peu m’importe,monsieur. Vous connaissez maintenant mes conditions, elles sontimmuables. Il n’y a donc pas à discuter, mais seulement à accepterou à refuser, rien de plus. Réfléchissez et voyez ce qu’il vousconvient de faire.

– Je ne puis prendre sur moi de vous répondre,commandant. Le cas est excessivement grave ; il n’est pointprévu par les instructions que j’ai reçues de mon gouvernement.

– Je comprends parfaitement cela,monsieur ; l’Angleterre, ainsi que la France, nous considèrecomme des êtres sans intelligence, des bêtes de somme incapables deraisonnement, et par conséquent faciles à tromper et bons àexploiter ; toutes deux sont dans l’erreur, vous le voyez,monsieur ; nous raisonnons, nous aussi, et, qui plus est, nousraisonnons juste ; nous avons été trop longtemps assimilés auxbrutes et aux animaux, il ne nous convient plus qu’il en soitainsi ; nous sommes fatigués du joug qui, depuis tant desiècles, pèse si lourdement sur nos épaules ; nous voulonsêtre enfin libres, et nous le serons. Maintenant, monsieur, commeje suppose que nous n’avons plus rien à nous dire, permettez-moi deprendre congé de vous.

Delgrès se leva alors pour se retirer et sedirigea vers le meuble sur lequel il avait, en arrivant, jeté sonmanteau.

– Pardon, mon cher commandant, dit vivementl’agent anglais, un moment encore, je vous prie.

– Il est très-tard, monsieur ; j’ai,cette nuit, beaucoup de choses à faire encore.

– Je ne vous demande que quelques minutes.

– Soit, monsieur. Que mevoulez-vous ?

– Asseyez-vous, je vous prie.

Delgrès se rassit.

– Maintenant je vous écoute, dit-il.

– Les conditions que vous me posez sontexcessivement graves.

– Je le sais, monsieur.

– Mon gouvernement ne les avait pasprévues.

– Vous me l’ayez déjà dit.

– Vous ne consentirez pas à lesmodifier ?

– Sous aucun prétexte.

– Mon cher commandant, il est de mon devoir deles communiquer, si extraordinaires qu’elles soient, à sir AndrewCockrane, gouverneur de la Dominique et chargé des pleins pouvoirsde Sa gracieuse majesté le roi d’Angleterre.

– Cela vous regarde, monsieur.

– Au lever du soleil, je quitterai laBasse-terre.

– Vous êtes parfaitement libre.

– Et je me rendrai aux Saintes.

– Après, monsieur ?

L’Anglais regarda fixement le mulâtre et luidit :

– Vous avez une façon de converser touteparticulière, mon cher commandant.

– Chacun a la sienne, monsieur ; si lamienne ne vous convient pas, serviteur !

– Je ne dis pas cela.

– Non, mais vous le pensez.

– Oh ! commandant !

– Alors, monsieur, à quoi bon cetteobservation, si elle ne signifie rien ?

– C’est juste, je me trompe.

– Allons au fait, monsieur.

– Consentez-vous, mon cher commandant, àattendre la réponse de sir Andrew Cockrane ?

– Combien de temps ?

– Un mois, afin de laisser le temps…

– Aux Français de nous battre, de nousdisperser et de nous désarmer, n’est-ce pas ? interrompit lecommandant Delgrès avec violence. Vous êtes fou, ou vous vous jouezde moi, monsieur.

– Mais enfin, commandant, s’écria l’agentanglais au comble de l’exaspération, il faut bien laisser à cesconditions le temps d’être débattues, acceptées ou refusées par leParlement.

Delgrès se mit à rire sans façon au nez crochude l’agent stupéfait.

– Où se trouve sir Andrew Cockrane Johnston,en ce moment ? dit-il.

– À la Dominique.

– Très-bien. Il a reçu, m’avez-vous dit, lespleins pouvoirs de son gouvernement pour traiter…

– Ai-je dit cela, mon cher commandant ?interrompit sir Williams Crockhill en se mordant les lèvres.

– vous l’avez dit, monsieur.

– Soit, admettons !

– Non pas, constatons.

– Constatons si cela vous plait, j’y consent,dit-il d’un ton de mauvaise humeur. Où voulez-vous, en venir,commandant ?

– À ceci, tout simplement : que legouverneur de la Dominique ayant les pleins pouvoirs dugouvernement britannique, et par conséquent étant son représentant,est libre de prendre l’initiative de telle ou telle décision qu’illui plaira ; le reconnaissez-vous, monsieur ?

– Permettez, permettez, commandant ; ceciest très-subtil, ces conditions n’étaient pas prévues…

– Peut-être, mais sir Andrew a pleinspouvoirs…

– Il les a.

– Donc, la réponse ou, si vous le préférez, ladétermination à prendre, dépend de lui seul.

– Hum !

– Vous toussez, monsieur ?

– Je suis fort enrhumé, mais ne faites pasattention, cela se passera.

– Admettez-vous la justesse de monraisonnement ?

– Je l’admets.

– Allons, allons, nous y viendrons, chermonsieur, dit Delgrès avec ironie.

– Ce sera difficile.

– Il faut à peine deux jours, pour avoir uneréponse de la Dominique.

– Ce délai est bien court.

– Les événements nous pressent,monsieur ; les Français débarqueront demain, peut-être.

– C’est possible.

– Il faut que nous soyons en mesure derésister.

– Je comprends parfaitement cela, mais deuxjours…

– Je vous en accorde quatre.

– Cependant…

– C’est beaucoup plus de temps qu’il ne vousen faut.

– La question est d’une si haute gravité.

– Les circonstances dans lesquelles nous noustrouvons sont plus graves encore ; il s’agit de vie ou de mortpour nous, ne le comprenez-vous donc pas, monsieur ?

– Je vous demande pardon, mon cher commandant,je saisis fort bien, au contraire, tout ce que votre situation a deprécaire, je dirai presque de critique…

– Eh bien ?

– Je verrai… j’essayerai… je tâcherai, moncher commandant, dit-il avec hésitation.

– Pas d’ambages ni de moyens dilatoires,monsieur, reprit nettement Delgrès ; c’est une réponse claire,positive, que je veux. Vous engagez-vous, oui on non, à me donnercette réponse d’ici, à quatre jours au plus tard ?

– Mais, quatre jours…

– Pas une seconde de plus.

– Quel homme singulier vous faites, mon chercommandant. Il est impossible de discuter avec vous.

– Mais il me semble, à moi, que nous discutonsbeaucoup, au contraire, monsieur.

– C’est-à-dire que vous m’imposez desconditions le couteau sur la gorge, et que vous n’en démordezplus ; si vous appelez cela discuter, par exemple !

– Je suis forcé d’agir ainsi. Me donnerez-vouscette réponse dans les délais que je vous pose ?

– Si cela m’était impossible, queferiez-vous ?

– Ce que je ferais ?

– Oui.

– Je me confierais, sans hésiter, à la loyautédu gouvernement français.

– La loyauté ? fit l’agent anglais avecune expression de dédain mal contenue.

– Oui, monsieur, reprit le commandant Delgrèsavec une hauteur suprême ; la loyauté du gouvernement françaisn’a jamais été suspectée, je suppose ? et peut-être qu’enfaveur de ma soumission, j’obtiendrais pour mes malheureux frèrescette liberté à laquelle ils ont droit, et que je revendique poureux.

– Peut-être, mais alors vous resteriez pourtoujours soumis à la France.

– Nous serions les sujets dévoués d’un peuplegrand et généreux entre tous, monsieur.

Cela était net et clair.

L’agent anglais vit qu’il fallait céder.

– Puisque vous l’exigez, commandant, vousaurez dans quatre jours la réponse que vous demandez.

– Vous vous y engagez !

– Sur l’honneur.

– C’est bien, j’attendrai donc quatre jours.Maintenant monsieur, il ne me reste plus qu’à me retirer.

Les deux hommes se levèrent, et ils quittèrentla chambre, sans échanger une parole de plus.

On entendit leurs pas se perdre dansl’escalier.

– Voilà, sur ma foi ! un rude coquin etun grand niais ! dit l’inconnu qui de son singulierobservatoire n’avait pas perdu un seul mot de cette longue etintéressante conversation. Mais ce misérable Anglais est unscélérat, à lui d’abord ; quant à Delgrès, je sais où leretrouver, il ne perdra rien pour attendre.

Tout en se parlant ainsi à demi-voix,l’inconnu se laissa glisser le long d’une branche, atteignit lafenêtre, souleva le store et sauta légèrement dans la chambre.

La lumière frappa alors en plein sur sonvisage.

C’était l’Œil Gris.

Il se plaça immobile et droit derrière laporte.

Un instant après, cette porte s’ouvrit et sirWilliam’s rentra.

Mais aussitôt, et sans lui laisser le temps dese reconnaître, le Chasseur se jeta sur lui à l’improviste, lerenversa sur le parquet, et en moins de deux minutes l’agentbritannique fut solidement garrotté et réduit à la plus complèteimpuissance.

Le Chasseur l’enleva alors dans ses bras, leplaça sur un fauteuil, s’assit en face de lui et après avoirregardé un instant d’un air narquois, tout en allumant uncigare :

– Causons, cher sir William’s Crockhill, luidit-il d’une voie railleuse.

Chapitre 8Où l’Œil gris se dessine carrément

L’agent anglais était un homme dans la forcede l’âge, doué, nous l’avons dit, d’une vigueurexceptionnelle ; de plus, il avait un courage de lion ;cependant, lorsque le chasseur s’était jeté à l’improviste sur luiet l’avait renversé sur le plancher, il s’était laissé faire sansessayer la moindre résistance, sans même qu’il lui eût échappé uncri ; non pas qu’il fut épouvanté de cette attaque imprévue,sa présence d’esprit ne lui avait pas fait défaut uneseconde ; mais, accoutumé, par le dangereux métier qu’ilfaisait, à jouer un jeu terrible, il n’y avait jamais pour lui desituation désespérée ; il préférait lutter de ruse avec sesadversaires au lieu d’opposer la force à la force ; convaincuque, s’il n’était pas tué sur le coup, dans n’importe quellecirconstance, non seulement il parviendrait à se tirer d’affaire àforce d’astuce, mais encore à obtenir des avantages qu’un combatbrutal lui aurait enlevés.

Il s’était si souvent trouvé à mêmed’expérimenter l’habileté de cette tactique, qu’elle était chez luiérigée depuis longtemps en système ; pour rien au monde iln’aurait consenti à s’en départir.

Il est vrai que sir William’s Crockhill étaitdevenu, s’il est possible, plus pâle qu’il ne l’étaitordinairement ; mais, à part ce fait tout physique etcomplètement indépendant de sa volonté, il n’avait rien perdu de samorgue et de son sang-froid.

– Aôh ! répondit-il à la question de sonvainqueur, causons, je le veux bien, mon estimable monsieur ;mais je vous ferai observer que je me trouve dans une positionexcessivement désagréable pour prendre part à un entretien qui sansdoute sera fort long.

– Vous êtes assez gêné, n’est-ce pas ?demanda le Chasseur.

– Je suis extrêmement gêné, je ne vous lecache pas, cher monsieur.

– J’aurai peut-être un peu trop serré lescordes.

– Beaucoup trop, cher monsieur, ellesm’entrent dans la peau.

– Oui, c’est bien cela ; dame, vouscomprenez, sir William’s ?…

– Vous savez mon nom ?

– J’ai cet honneur.

– Et vous, comment vous nommez-vous, chermonsieur ?

– Moi, je ne me nomme pas.

– Aôh ! très-bien. Vous ne pourriez pasdesserrer un peu les cordes ?

– Impossible, mais croyez moi, n’y faites pasattention, dans dix minutes vous n’y penserez plus ; c’est unehabitude à prendre, voilà tout, dit le Chasseur de l’air le plussérieux.

– Une mauvaise habitude, monsieur !… Cescordes me font beaucoup souffrir. Vous êtes doncdouillet ?

– Je l’avoue.

– Soyez tranquille, cher sir WilliamsCrockhill, vous avouerez bien d’autres choses tout à l’heure.

– Bah !

– Oui, vous allez voir.

– Voyons ! je ne demande pas mieux ;je suis très-curieux.

– Aussi ?

– Je suis rempli de défauts ; j’ai ététrès-mal élevé.

– Êtes-vous entêté aussi.

– Considérablement.

– Comme cela se trouve, je suis entêté commeun mulet, et quand je veux une chose !…

– Il faut que cela soit ?

– Juste.

– C’est comme moi.

– Bon ; alors nous allons avoir del’agrément.

– Oui, je le crois, beaucoup d’agrément ;si seulement vous relâchiez un peu les cordes ?…

– Je vous ai dit que c’était impossible.

– C’est vrai ; mais j’espérais…

– Que je changerais d’avis ?

– Oui.

– Je n’en change jamais.

– C’est encore comme moi.

– Tiens ! tiens ! tiens !Voyez-vous cela !

Tout en parlant ainsi, le Chasseur était montédebout sur une chaise, et il s’occupait à décrocher le lustre penduau plafond.

Que diable faites-vous donc là, chermonsieur ? demanda l’Anglais toujours imperturbable ;prenez garde, ce lustre est très-lourd, vous risquez de lebriser ; j’en serais fâché, car il m’a coûté fort cher.

– Il n’y a pas de danger, sir William’s,voyez.

Et il descendit de la chaise le lustre à lamain.

– Pourquoi avez-vous décroché celustre ?

– Apparemment parce qu’il me gênait.

– Je ne comprends pas du tout.

– Dans un instant vous comprendrez, cher sirWilliams, soyez tranquille, répondit le Chasseur de cet accentrailleur qui lui était particulier.

Il posa doucement le lustre sur des coussins,puis déroula une corde assez longue qui faisait plusieurs fois letour de sa ceinture, remonta sur la chaise, passa un bout de lacorde par l’œillet du piton vissé dans le plafond, tira à lui lacorde, lui donna deux ou trois vigoureuses secousses pour s’assurerqu’elle était solide, et s’occupa sérieusement à faire un nœudcoulant à une des extrémités.

– Ah çà ! que diable faites-vous donc là,cher monsieur ? demanda l’Anglais que ces préparatifs lugubrescommençaient à inquiéter.

– Vous le voyez bien, sir William’s, je faisun nœud coulant.

– Mais pourquoi faire, ce nœudcoulant ?

– Pour vous pendre, cher sir William’s ;répondit le Chasseur de son air le plus agréable.

– Me pendre, moi ! aôh ! quellemauvaise pensée avez-vous donc là ?

– Ce n’est pas une pensée, c’est unerésolution prise.

– Mais pourquoi me pendre ?

– Je pourrais vous répondre qu’il y alongtemps déjà que je ne me suis procuré cette satisfaction dependre un Anglais, et que puisque vous me tombez sous la main, jeprofite de l’occasion que m’offre le hasard ; mais peut-êtrene trouveriez-vous pas cette raison bonne ?

– Je la trouverais exécrable !

– Aussi je ne vous la donne pas.

– Et laquelle me donnez-vous !

– Celle-ci, répondit-il d’une voix sourde etfarouche : Vous êtes un espion anglais, surpris par moi, lamain dans le sac, c’est-à-dire essayant de déterminer un officiersupérieur français à trahir son pays. Vous savez ce que l’on faitaux espions ?

– Mais, cher monsieur, vous n’avez pas qualitépour agir ainsi ; ce que vous voulez faire n’est paslégal.

– Bah ! qui est-ce qui s’occupe en cemoment de légalité à la Guadeloupe ? répondit le Chasseur enhaussant les épaules ; nous sommes sous le régime militaire,et vous le savez, cher monsieur, sous ce régime la force prime ledroit.

– Vous n’êtes pas militaire, vous.

– C’est vrai, je ne suis pas militaire, maisje suis chasseur.

– Distinguons, ce n’est pas du tout la mêmechose.

– Vous croyez ?… Savez-vous ce que jefais, sir William’s, lorsque je rencontre une bête féroce sur monchemin ?

– Vous la tuez, by God ! et vousavez raison ; mais il n’y a pas de bêtes féroces à laGuadeloupe.

– Vous êtes très-spirituel, sir William’s, jeme plais à le reconnaître ; malheureusement vous vous trompez,il y a en ce moment en ce pays une grande quantité de bêtes férocesà deux pieds, vous, entre autres, qui par vos mensonges et vosagissements, poussez des malheureux à la trahison, à la révolte etau meurtre, et tout cela au nom de votre gouvernement. Donc, jevais vous pendre.

Et il fit quelques pas vers son prisonnier,après s’être assuré de la solidité de la corde.

– Cela tiendra, dit-il.

– Vous croyez ?

– J’en suis sûr.

– Aôh ! et vous allez me pendre ainsi,tout grouillant, sans me crier : gare ?

– Mon Dieu oui, cher monsieur ;permettez, ajouta-t-il.

Et il passa délicatement le nœud coulantautour du cou de l’Anglais.

– Ah çà ? C’est donc sérieux ?s’écria l’agent avec un soubresaut de terreur.

– Très sérieux.

– C’est un assassinat !

– Une exécution sommaire, tout au plus.

– Mais je ne veux pas mourir, moi !

– C’est probable ; malheureusement pourvous, votre volonté ne peut rien y faire. Êtes-vous prêt ?

– Je ne suis pas prêt du tout, aucontraire.

– Tant pis pour vous, je suis pressé.

Et il imprima une assez forte secousse à lacorde.

– Aôh ! attendez !attendez !

– Quoi ?

– Desserrez un peu la corde.

– Est-ce bien nécessaire ?

– Elle m’étrangle.

– Si peu ; mais enfin, puisque vous ledésirez absolument, voilà. Et maintenant qu’y a-t-il ?

– Je vous propose un marché.

– À moi ?

– Dame ! il me semble ?

– C’est vrai ; pourquoi cemarché ?

– Pour ne pas être pendu.

– Bah ! c’est déjà à peu près fait.

– C’est égal, j’en reviendrai.

– Vous croyez !

– By God ! certainement.

– Voyons le marché, alors, Je ne vous cachepas, cher sir William’s, qu’il faudra que ce marché soit bienavantageux pour moi pour que je l’accepte.

– Aôh ! cela ne fait rien, je suistrès-riche.

– Qu’est-ce que cela me fait, à moi ?

– Pardon, comme il s’agit d’un marché…

– Eh bien ?

– Je parle d’argent.

– Vous avez tort.

– Comment j’ai tort ?

– Certes ! je suis plus riche quevous.

– Vous ?

– Parfaitement ; je n’ai besoin de rien,ce qui fait que je déteste l’argent. Si vous n’avez pas autre choseà m’offrir, cher sir William’s, je crois que vous ferez bien derecommander votre âme au diable.

– Je n’ai rien autre chose, dit sèchementl’Anglais.

– Alors, bonsoir !

Et le Chasseur se remit à tirer la corde,franchement cette fois.

– Attendez ! attendez ! crial’Anglais d’une voix étouffée.

– Encore ? fit Œil Gris d’un ton demauvaise humeur.

Cependant il s’arrêta.

– Aôh ! toujours ! fit l’Anglais quiétait violet et respirait comme un soufflet de forge.

– Vous faites bien des manières pour vouslaisser pendre !

– Je voudrais bien vous y voir,vous !

– Je comprends cela, mais vous n’aurez pas ceplaisir, cher monsieur. Voyons, finissons-en.

– Je ne demande pas mieux.

– Je vous avertis que c’est la dernièrefois.

– Très-bien, allez.

– Et que si vous ne vous exécutez pas…

– C’est compris.

– Bon où sont les papiers ?

– Ah ! by God ! voilà ceque je craignais, grommela l’Anglais avec un désespoir comique.

– Comme c’était difficile à deviner ! fitle Chasseur en haussant les épaules. J’attends, dit-il.

– Je suis contraint.

– Voulez-vous que je vous le prouve ?

– C’est inutile.

– Alors ?

– Prenez la clef qui est suspendue à mon cou,la voilà.

– Reculez mon fauteuil.

– C’est fait.

– Baissez-vous ; bien ; voyez-vouslà, près de votre pied droit, cette tête de clou rouillée, dans leparquet ?

– Parfaitement.

– Poussez-la.

Le Chasseur exécutait au fur et à mesurechaque mouvement indiqué. Il aperçut une espèce de cachette au fondde laquelle se trouvait une boite en fer ; il l’ouvrit, vit unrouleau de papiers dont il s’empara, puis il referma lacachette.

– Est-ce tout ? demanda-t-il ?

– Tout, répondit laconiquement l’Anglais.

– Bien sûr ?

– Très sûr.

– Bon ? Alors, faites votre prière.

– Pourquoi cela ?

– Parce que vous avez menti et que je vaisvous pendre.

L’œil de sir Williams lança un éclairfauve.

– Brigand ! murmura-t-il.

Le Chasseur saisit la corde.

– Dans une ceinture de cuir autour de moncorps, il y a mon portefeuille, dit l’Anglais avec rage, prenez-le,et soyez maudit !

En moins de temps qu’il n’en avait fallu àl’Anglais pour s’expliquer, la ceinture et le portefeuille étaientenlevés.

– Maintenant, ajouta l’agent anglais d’unevoix sourde, pendez-moi si vous voulez ; je n’ai plusrien.

– Je le sais, cher monsieur, aussi je vaisvous faire mes adieux.

– Détachez-moi, au moins.

– Vous êtes très-bien comme cela.

– Vous savez que si j’en réchappe, je voustuerai ! s’écria l’insulaire en grinçant des dents avecrage.

– Je sais que vous l’essayerez, du moins.

– Vous êtes un misérable !

– Et vous un imbécile.

– Moi, un imbécile ! s’écria l’Anglais àqui cette insulte sembla donner à réfléchir, pourquoicela ?

– Parce que je ne vous aurais pas pendu. Meprenez-vous, par hasard, pour un drôle de votre espèce !

– Oh ! good God ! ce démons’est moqué de moi ! dit l’Anglais en laissant tomber avecdésespoir sa tête sur sa poitrine.

– Parfaitement. Au revoir, cher William’sCrockhill.

Il enjamba la fenêtre en riant et sauta dansle jardin.

Mais l’Anglais ne l’entendit pas, la rage etla colère d’avoir été ainsi pris pour dupe, lui qui se prétendaitsi rusé, l’avaient fait évanouir.

Le chasseur, tout satisfait du résultat de sonexpédition et de la manière dont il avait réussi à s’emparer despreuves de la trahison que méditait sir William’s Crockhill etsurtout de sa correspondance avec le gouverneur de la Dominique,franchit gaiement le mur de clôture et s’éloigna à grands pas dansla direction de la place, tout en laissant errer son regard autourde lui et sondant soigneusement les ténèbres afin de s’assurerqu’il n’était ni surveillé, ni suivi par quelque témoin indiscretblotti dans l’enfoncement d’une porte. Il ne s’arrêta que dans laravine à Billan, près de la rivière aux Herbes, qui sépareles deux paroisses de la Basse-terre.

L’Œil Gris fit alors un léger crochet et,après avoir marché pendant quelques minutes encore, il s’arrêta àla porte d’une maison de belle apparence ; il poussa la portesans même se donner la peine de frapper, en homme qui se sent chezlui, et il pénétra dans l’intérieur de la maison, non sans avoir eud’abord la précaution d’assurer solidement la porte à l’intérieurau moyen d’une barre de bois qu’il plaça en travers.

Ce devoir accompli, le Chasseur reprit sonfusil qu’il avait appuyé au mur, le mit sous son bras et traversaune cour assez grande, couverte d’un sable très-fin et très-jaune,et plantée de quelques tamarins qui poussaient çà et là, sans ordreet un peu à l’aventure ; la porte d’une chambre bien éclairéeouvrait de plein pied sur la cour ; il ouvrit cette porte,mais, au moment de la franchir, il s’arrêta sur le seuil et saluad’un air assez embarrassé.

Il était évident que le Chasseur croyait nerencontrer personne sur son chemin ; de là son embarras etpeut-être sa contrariété secrète.

Deux personnes, deux femmes de couleur, setrouvaient dans cette pièce ; la première était une jeunefille toute jeune encore, presque une enfant, elle avait à peinequinze ans, mais paraissait plus âgée qu’elle ne l’était enréalité ; elle était très-jolie, avec une physionomie rieuseet mutine qui faisait plaisir à voir.

La seconde, presque noire, vêtue d’étoffeséclatantes et de couleurs disparates, avait déjà, depuis quelquesannées, au dire des mauvaises langues, franchi le mauvais côté dela cinquantaine ; de plus jamais elle n’avait été jolie.

Au bruit fait par le Chasseur en ouvrant laporte les deux femmes relevèrent vivement la tête et le regardèrentencore plus effrayées que surprises.

Mais presque aussitôt elles serassurèrent ; elles avaient reconnu le visiteur qui arrivaitsi brusquement au milieu de la nuit.

– Eh ? missié, dit la jeunefille en riant, vous m’avez fait peur.

– Pardonnez-moi, mamzelle Zénobie, répondit leChasseur, ce n’était pas mon intention ; d’ailleurs je vouscroyais couchée déjà depuis longtemps.

– Oh ! non, missié ; voicimaman Suméra qui est venue me voir et passer la journée avec moi,alors nous avons causé au lieu de dormir.

– Oui, oui, fit le Chasseur en pénétrant toutà fait dans la chambre, et vous avez si bien causé que vous avezoublié l’heure.

– Est-il donc si tard ? demanda lavieille négresse avec intérêt.

– Cela dépend de la façon de l’entendre ;il est très-tard ou de très-bonne heure, à votre choix madameSuméra.

– Pourquoi donc cela,missié ?

– Parce qu’il est à peu près une heure dumatin.

– Oh ! mon Dieu l ! commentfaire ? reprit la négresse.

– Eh bien, vous coucherez ici, maman, dit lajeune fille, et au jour vous partirez.

– Ce n’est pas possible, reprit la vieillenégresse d’un air contrarié, je suis obligée d’être chez moi detrès-bonne heure.

– Voilà qui est fâcheux, dit le Chasseur.Mademoiselle Zénobie, voulez-vous avoir l’obligeance de me donnerune lumière, s’il vous plait ?

– Vous allez vous coucher ?

– Non pas, mademoiselle, vous savez bien queje ne dors jamais, moi ; je veux seulement renouveler maprovision de poudre au baril renfermé dans ma chambre et détachermes chiens : les pauvres bêtes doivent s’ennuyer après leurmaître ; vous savez, les chiens ne sont pas des hommes, ilsn’ont pas érigé l’ingratitude en principe.

– Comment, est-ce que vous allez partir toutde suite ?

– Oui, mademoiselle Zénobie, à l’instant, jesuis pressé.

– Et vous n’avez pas peur, missié,ainsi la nuit tout seul s’écria la vieille négresse avecadmiration.

– Peur de quoi ? dit-il.

– Marcher comme ça la nuit à travers lacampagne, je n’oserais pas, moi, reprit la moricaude enminaudant.

Le Chasseur haussa les épaules ; il pritla lanterne que la jeune mulâtresse lui tendait, après l’avoirallumée, et il sortit.

Mais, au lien de s’éloigner, le Chasseur cachasa lanterne derrière une porte afin que la lumière ne fût pasaperçue, il s’effaça contre le mur.

Presque au même instant, la porte de lachambre s’ouvrit ; mamzelle Zénobie parut sur la seuil, semblaregarder de tous les côtés, puis, rassurée sans doute par lesilence qui régnait dans la cour, elle rentra en repoussant, maissans la fermer complètement, la porte derrière elle.

Le Chasseur laissa s’écouler deux ou troisminutes, puis il revint à pas de loup vers la pièce ; ilappuya son œil au trou de la serrure et il regarda tout en prêtantl’oreille.

Les deux femmes étaient assises auprès l’unede l’autre.

Elles causaient à voix basse.

Mais, comme elles ne se soupçonnaient pasécoutées, elles ne parlaient pas assez doucement pour que leChasseur ne pût entendre ce qu’elles disaient.

– Vous êtes sûr qu’elle viendra ?demandait mamzelle Zénobie.

– Très sûr, répondait la négresse.

– Et vous voulez que je fasse remettre cette,plume de paon à missié Delgrès ?

– Non pas, chè cocotte ; c’estvous-même, au contraire, qui devez la lui remettre.

– Mais ? une mamzelle ! s’écria lajeune fille avec un accent de dignité offensée ; oh !maman Suméra, pour qui donc me prenez-vous, s’il vousplait ?

– Vous êtes une petite sotte, réponditsèchement la négresse. Il ne s’agit nullement d’amour dans cetteaffaire, pour vous du moins ; ainsi vous n’avez rien àcraindre, vous ne serez pas compromise.

– C’est possible, mais que dira Télémaque s’ilapprend cela ?

– Télémaque ne dira rien ; d’ailleurs ilne le saura pas ; vous ai-je dit ce qui lui est arrivé cesoir ?

– Oh ! mon Dieu ! quoi donc ?s’écria mamzelle Zénobie avec inquiétude.

– Donc, vous ne le savez pas, je vais vous ledire : Télémaque a été arrêté ce soir à huit heures à l’anse àla Barque, pendant le bamboula.

– Missié Télémaque ?

– Lui-même ; son affaire est très-grave,à ce qu’il paraît ; mais rassurez vous, mamzelle Zénobie, voussavez que je possède un Quienbois très-fort ; eh bien, si vousconsentez à ce que je vous demande, je m’engage, moi, à faireévader missié Télémaque avant le lever du soleil.

– Vous feriez cela, bien vrai ?

– Je vous le promets, oui.

– Alors, c’est convenu, s’écria-t-elle avecvivacité. Je remettrai la plume à missié Delgrès.

– Eh vous lui direz bien tout, ainsi que jevous l’ai recommandé.

– Oui, oui, soyez tranquille, mamanSuméra.

– Et bien, chè cocotte, je vousdonnerai un Gris-gris qui obligera missié Télémaque à vousaimer toujours.

– Oh ! quel bonheur ! s’écria lamulâtresse d’un air radieux en frappant joyeusement ses mainsmignonnes l’une contre l’autre.

– Silence ! dit la négresse en posant undoigt sur sa bouche ; le Chasseur peut revenir, il ne faut pasqu’il sache.

– Oh ! je ne lui dis jamaisrien !

– Vous avez grandement raison, chèpetite ; s’il en était autrement, malgré mon amitié pour vous,je vous en avertis, vous seriez perdu.

– Oh ! non, non, je n’ai rien àcraindre ; vous savez bien, maman Suméra, que je vous obéistoujours.

– Est-ce que cet homme va partir ainsi qu’ill’a dit ?

– Certainement ; il ne couche jamais danssa chambre ; elle ne lui sert que pour renfermer le peu qu’ilpossède, ce qui est moins que rien ; il est toujours à courirles mornes.

– Il faut qu’il m’emmène avec lui, reprit lanégresse d’une voix sourde.

– Ce ne sera pas facile de l’y faireconsentir.

– Il le faut ; j’ai mon projet.

– Prenez garde, maman Suméra, vous neconnaissez pas ce vieux Chasseur : il est bien fin.

– C’est possible ; mais, si fin qu’ilsoit, je lui prouverai, moi, que je suis plus fine que lui.

– Je vous le répète, prenez garde ; dureste, il ne peut tarder à rentrer maintenant ; dès qu’ilarrivera, parlez-lui.

– C’est ce que je ferai.

Probablement le Chasseur jugea qu’il en avaitassez entendu, car abandonnant son observatoire, en deux enjambéesil fut dans sa chambre. Après avoir rempli sa poire à poudre, il serendit au chenil où il avait renfermé ses chiens en arrivant à laBasse-terre après avoir quitté la plantation de la Brunerie versonze heures et demie ; il lâcha ses ratiers qui bondirentjoyeusement autour de lui, tout heureux de le revoir ; il sedirigea ensuite vers la pièce où se tenaient les deux femmes, enayant soin de faire assez de bruit pour annoncer sa présence.

Les deux femmes riaient à gorge déployée.

Mamzelle Zénobie récitait en riant comme unefolle, une fable de La Fontaine en patois créole.

Cette fable était la Cigale et laFourmi.

Le chasseur arriva juste à ce moment palpitantd’intérêt où la fourmi, avare et grondeuse, répond ceci à la pauvrecigale :

Anh ! anh ! ou ka chanté, chè.

Ca fé ou pas tini d’autt

Métié eh ben chè cocott

Pon fé passé faim ou la

Allé dansé calinda !

Et les rires recommencèrent de plus belle.

– Morale ! dit le Chasseur en poussant laporte et entrant dans la chambre.

Il se planta alors devant les deux femmes, sonfusil d’une main, sa lanterne de l’autre, et avec un sang-froidimperturbable, il récita ce qui suit d’une haleine :

C’es por ça yo ka di zott’

Que quand yon monnn’ka compté

La son canari yon l’autt

Li ka couri riss jeinné

– Voilà, ajouta-t-il en saluant gravement lesdeux femmes qui riaient à se tordre et battaient des mains.

À voir la physionomie franche et ouverte duChasseur, son air bonhomme, presque niais, certes personne ne seserait douté des pensées qu’en ce moment même, il roulait dans soncerveau.

– Vous voyez, mademoiselle Zénobie, dit-ilgaiement, que moi aussi, je sais les fables de La Fontaine.

– Oh ! vous savez toute chose, vous,missié, répondit la jeune fille sur le même ton.

– Non, oh ! non, mademoiselle Zénobie,toutes choses, ce serait trop dire, mais la vérité est que j’ensais beaucoup. Maintenant, je vais avoir l’honneur de voussouhaiter le bonsoir, ainsi qu’à madame, et vous tirer marévérence.

– Ainsi, vous partez tout de suite, commecela, missié ?

– Mon Dieu, oui, mademoiselle Zénobie, il lefaut ; vous savez, les affaires commandent ; je suisattendu au lever du soleil à l’habitation Tillemont ; ilparaît que les plants de cannes à sucre sont complètement dévoréspar les rats, il faut que je mette un peu ces gaillards-là à laraison.

– Oui, en effet, il y a beaucoup de rats àl’habitation Tillemont, dit la vieille négresse avecconviction.

– Ah ! vous savez cela ?

– J’habite tout auprès.

– Bah ! où donc ?

– Au Morne-aux-Cabris.

– C’est ma foi vrai ; c’est à une lieue àpeine de l’habitation.

– Tout au plus.

– Oui, je vois cela d’ici ; je passeraipresque devant.

– Si vous vouliez, missié, dit la jeune filled’une voix câline, vous pourriez, sans qu’il vous en coûtât rien,rendre un grand service à maman Suméra.

– Moi ? mademoiselle Zénobie !fit-il avec une surprise parfaitement jouée.

– Oui, et cela très-facilement, ajouta lavieille.

– De quoi s’agit-il donc ?

– De presque rien.

– Alors ce n’est pas grand chose, fit-il enriant.

– Vous savez où est leMorne-aux-Cabris ?

– Pardieu ! puisque je suis obligé depasser tout à coté pour me rendre à l’habitation Tillemont ;la route est même assez mauvaise dans ces parages là.

– Oui, et bien difficile, la nuit surtout.

– Bah ! maintenant la lune est levée,elle éclaire comme en plein jour.

– C’est égal, pour une femme seule, c’esttrès-dangereux, sans compter les mauvaises rencontres.

– Que diable me rabâchez-vous là fit-il enriant. Est-ce que je suis une femme seule, moi ? Est-ce que jecrains les mauvaises rencontres ?

– Je ne parle pas de vous.

– De qui donc, alors ?

– De mon amie, de maman Suméra.

– Ah c’est différent ; mais ne luiavez-vous pas offert de coucher ici ?

– Oui, et j’en remercie mamzelle Zénobie,répondit la vieille négresse, mais j’ai refusé, parce qu’il fautque je sois rendue chez moi avant le lever du soleil.

– Oui, je me le rappelle ; mais quepuis-je faire à cela, moi ? dit-il d’un air ingénu.

– Tout, missié Chasseur.

– Oui, tout ponctua la vieille.

– Tant que cela ? fit-il en ricanant.Vous savez que je ne vous comprends pas du tout ?

– Eh bien, il s’agirait, en passant, deconduire maman Suméra jusque chez elle.

– Ah ! diable !

– Qu’est-ce qu’il y a ?

– Rien.

– Vous avez dit : ah ! diable !missié.

– C’est vrai, mademoiselle Zénobie ; jecomprends maintenant, cela ne m’arrange plus du tout.

– Pourquoi ça ?

– Parce que je suis pressé et que j’ail’habitude de marcher très-vite.

– Je marcherai aussi vite que vous voudrez,dit la vieille.

– Et puis je vous avoue que je n’aime pas lacompagnie, la nuit surtout. On ne sait pas ce qui peut arriver.

– Je marcherai comme cela vous plaira, devantou derrière vous, à votre choix, cela m’est égal.

Le Chasseur sembla réfléchir.

Les deux femmes regardaient Œil Gris endessous.

– Non, tout bien considéré, reprit-il au boutd’un instant en hochant la tête, ce n’est pas possible.

– Oh ! vous n’êtes pas galant pour lesdames, missié, dit mamzelle Zénobie.

– Je suis comme cela.

– Refuser un service à une femme !s’écria l’horrible vieille en minaudant.

– Que voulez-vous ! on ne se refait pas.Je ne peux pas souffrir les femmes ; je suis convaincu qu’iln’y a rien de bon à en sortir, et que la meilleure d’entre elles nevaut rien.

– Eh bien, en voilà des idées, parexemple !

– Voyons, ne soyez pas méchant pour moi,missié, dit la vieille d’un ton pleurard, consentez àm’emmener.

– Vous allez me faire faire une sottise,reprit-il en paraissant faiblir.

– Il n’y a qu’une demi-heure de chemin, toutau plus, en marchant bien.

– C’est vrai.

– Voyons, soyez aimable une fois parhasard.

– Cela vous fera-t-il beaucoup plaisir,mademoiselle Zénobie ?

– Beaucoup ! beaucoup !s’écria-t-elle.

– C’est bien pour vous que je le fais,allez ! s’écria-t-il d’un air maussade ; enfin !voyons, venez la mère, et que le diable me torde le cou comme à undindon, si cette promenade me fait plaisir.

– Je passe sur l’injure en faveur du service,dit la vieille négresse avec ressentiment.

– Parbleu ! cela m’est bien égal, si vouscroyez que cela m’amuse ! Nous avons l’air d’aller ausabbat.

– Merci, missié, vous êtes bien aimable, ditla jeune fille avec un sourire.

– Vous trouvez, mademoiselle Zénobie ?Vous n’êtes pas difficile.

Il salua et sortit en grommelant, suivi de lavieille.

Il était deux heures et demie fin matin ;il faisait une brise piquante qui soufflait de la mer et fouettaitrudement le visage.

Le Chasseur et la vieille sorcière – car enréalité maman Suméra n’était pas autre chose, – s’éloignèrent àgrand pas.

Nous ferons observer ici au lecteur quipourrait être étonné de la rapidité avec laquelle les événement sesuccèdent, que la Guadeloupe n’a qu’une médiocre étendue ;que, par conséquent les distances y sont courtes, et que c’était àpeine si, pendant ses nombreuses pérégrinations, le Chasseur avaitfait cinq lieues.

Chapitre 9Ce qui se passait sur le sommet de la Soufrière pendant la nuit du14 au 15 floréal an X

Nous avons dit que le centre de l’île de laGuadeloupe est occupé, du nord au sud par fine chaîne de montagnesboisées et volcaniques dont la hauteur moyenne est de mille mètres,soit trois mille pieds ; dont les sommets sont taillés encône, et de la base desquelles s’échappent soixante-dix rivières ouruisseaux qui, tous, vont se perdre dans la mer après des coursplus ou moins longs, plus ou moins sinueux, plus ou moinsaccidentés.

Du milieu même de ce groupe de montagnes, entirant un peu vers le nord, s’élève, comme un lugubre phare dans lamoyenne région de l’air, à quinze cent Soixante-sept mètresau-dessus du niveau de la mer, c’est-à-dire, quatre mille sept centquatre-vingt-treize pieds, la redoutable et terrible montagne de laSoufrière ou Solfatare, dont les deux sommets ou pitons sedétachent en pointes et sont formés de rochers pelés etcalcinés.

Pour arriver à la soufrière, en venant, parexemple, des Bains Jaunes, car la Soufrière est accessible depresque tous les côtés, on gravit d’abord le morneGoyavier, qui mène à la savane Cockrane, vastebruyère située nu pied même de la Soufrière, et couverte d’arbresmalingres et rabougris, dont les branches presque dénuées defeuilles sont à demi brûlées par les cendres du volcan.

À l’époque où les Anglais s’emparèrent de laGuadeloupe, dont ils demeurèrent possesseurs pendant quelques mois,l’amiral Cockrane alla en grand appareil visiter laSoufrière ; et comme dans ce temps-là les Bains Jaunesn’existaient pas encore, l’amiral fit dresser ses tentes et passala nuit dans cette bruyère qui, depuis lors, a conservé sonnom.

Cette bruyère est traversée par une ravineassez encaissée, qu’alimentent les brouillards, et dans laquelle ontrouve de l’eau glacée et très-bonne à boire.

Au fur et à mesure que l’on s’approche duredoutable volcan, l’atmosphère se charge d’émanations sulfureusesqui, à part leur odeur âcre et insipide, n’ont, au reste rien denuisible, ni de bien désagréable pour la respiration.

La Soufrière proprement dite, c’est-à-dire lepiton où se trouve le principal cratère, a une forme à peu prèsconique ; ses flancs dépouillés d’arbustes sont couverts d’unevégétation assez pauvre, parmi laquelle se distingue principalementune sorte d’Ananas sauvage et parasite dans le genre de celle quipoussent sur le tronc et sur les branches des fromagers.

On gravit la montagne, par le côte qui regardele sud, en suivant un sentier fort raide et surtout si étroit,qu’une seule personne peut y passer à la fois, ce qui exige defréquentes stations.

Après avoir monté pendant une demi-heureenviron, on arrive au sommet du volcan.

Il est impossible de s’imaginer rien de pluslabouré, de plus bouleversé, de plus effroyablement désordonnés quele sommet de la Soufrière.

C’est un plateau assez vaste, forméentièrement de roches volcaniques, sans apparence de terrevégétale, un immense rictus, qui va de l’est à l’ouest et formé dedeux parois en roches perpendiculaires de plusieurs centaines depieds de profondeur, dégage perpétuellement une épaisse vapeurimprégnée de soufre.

La roche, aussi loin que le regard osedescendre, est tapissée d’une magnifique couche jaune scintillantede cristaux ; les pierres qui sont lancées dans le gouffreroulent pendant deux ou trois minutes, d’abîmes en abîmes, avec desgrondements sourds, assez semblables à ceux d’un tonnerrelointain.

Cette fente redoutable, large de cinquantepieds et longue de deux cents au plus, peut être facilementfranchie sur un pont suspendu formé par d’énormes blocs de pierrequi, lors de la dernière éruption, ont été, par un incompréhensiblehasard, amoncelés et soudés les uns aux autres par-dessus legouffre.

Ce plateau est réellement l’image exacte de ladestruction dans ce qu’elle a de plus colossal et de pluslugubre.

Des roches qui effrayent le regard par leursproportions extraordinaires, ont été culbutées, dispersées, commedes grains de poussière ; le sol tremble sous les pas ;la chaleur est si forte, qu’en beaucoup d’endroits il estimpossible de demeurer plus de cinq minutes immobile.

De petits cratères fort nombreux bruissentavec fracas sous les décombres ; le sol craque sous l’effortcontinu du feu, des mugissements sourds s’échappent de gouffresinsondables ; des jets de vapeur s’élancent à vingt pieds dehaut ; partout, enfin, c’est une lutte souterraine, untohu-bohu, un chaos indescriptible, puissant, indomptable,effrayant, épouvantable à voir ; en présence duquel l’homme leplus brave se sent petit, faible et s’incline avec une religieuseterreur.

Çà et là se rencontrent des excavations, onplutôt des grottes abritées par des roches monstrueuses, dontl’aspect est affreux et inspire une horreur inexprimable, au milieudes ruines entassées pèle mêle et dont la masse tout entières’ébranle et oscille au plus léger attouchement.

Puis, un peu plus bas, sur la pente ouest,presque à mi-côte, se trouve un cratère des plus singuliers ;c’est un trou rond, fait dans la roche dure et perpendiculaire,comme par le passage d’un énorme boulet.

Par ce trou s’échappe, avec un sifflementeffroyable et continu, un immense jet de vapeur ; lorsque cetrou se forma, il en sortit, comme par un siphon, une quantitéd’eau si considérable quelle inonda pendant un jour tout entierd’énormes ravins de plus de cent pieds de profondeur ;maintenant la vapeur qui s’en dégage, condensée par le froid del’air environnant, forme un nuage d’un gris jaunâtre qui se voit dela Basse -Terre et qu’on aperçoit même de cinq ou six lieues enmer.

En somme, et pour en finir avec cettedescription, nous ajouterons, sans crainte d’être démenti par ceuxdes voyageurs qui l’ont vu, que le spectacle de la Soufrière est àla fois le plus affreux, le plus sublime, le plus désolant, le plusgrandiose, le plus horrible et en même temps le plus majestueux quepuisse rêver l’imagination surexcitée d’un poète.

Le Dante n’a rien trouvé qui fût pluspalpitant et plus effroyable dans les cercles terribles de sonenfer, dont ce cratère, si épouvantablement convulsionné pourraitêtre le sinistre vestibule ; et la désolanteinscription : Lasciate ogni speranza voi che intrate,serait très-bien placée au sommet du rocher gigantesque dressé,comme un clocher roman, auprès de la principale ouverture dugouffre, et sur les murailles duquel, les belles et délicatescréoles ont gravé, avec les plus mignonnes mains du monde, leursnoms charmants.

Contraste étrange, antithèse radieuse, quel’œil parcourt en une seconde dans ces parages désolés, mais que lecœur médite toujours !

Or, la nuit dont nous voulons parler, versdeux heures du matin, un homme, complètement enveloppé dans lesplis d’un épais manteau, après avoir traversé d’un pas si rapidequ’il semblait presque courir, la bruyère qui depuis, prit le nomde savane à Cockrane, s’engagea d’un pas ferme et résoludans l’étroit sentier que nous avons décrit plus haut ;certain alors d’être éloigné de tout regard humain et de ne pasrisquer d’être reconnu, cet homme rejeta son manteau enarrière.

Ce personnage était le commandantDelgrès ; après sa visite à sir Williams Crockhill, il étaitimmédiatement sorti de la ville et s’était en toute hâte dirigévers la Soufrière.

Après avoir franchi à peu près les deux tiersde la montagne, sans ralentir un instant son allure précipitée,qu’un cheval au trot eût eu peine à suivre, le commandant atteignitun plateau assez large ; espèce d’aire d’aigle accrochée auxflancs abrupts du volcan ; et qui, par un miracle d’équilibreinconcevable, surplombait un précipice d’une profondeurinsondable.

Ce plateau, ou plutôt ce voladro,ainsi que les Mexicains l’auraient nommé, était couvert dans touteson étendue d’arbres rabougris, aux troncs contournés enfantastiques spirales, formant des taillis épais, hauts de sixpieds au plus et ressemblant à s’y méprendre aux maquis de laCorse.

Arrivé là, le commandant Delgrès ramena enavant les plis de son manteau ; fouilla attentivement lesténèbres du regard, s’enfonça en se courbant sous un taillis, aumilieu duquel il disparut ; s’assit sur le sol ; et,après s’être assuré que ses pistolets étaient à sa ceinture et queson sabre jouait facilement dans le fourreau, il appuya le coudedroit sur le genou, sa tête dans sa main, et, laissant errer autourde lui un regard vague, il se plongea dans de profondesréflexions.

Près de trois quarts d’heure s’écoulèrent sansqu’il fît le plus léger mouvement, sans qu’il parût prêterattention ou du moins attacher d’importance à certains bruitstrès-faibles qui s’étaient fait entendre non loin de lui àplusieurs reprises.

Enfin, il releva la tête, fouilla dans songousset, en retira sa montre et essaya d’y voir l’heure ; maisl’obscurité était trop intense sous le couvert où il se tenait pourque cela lui fût possible ; il la fit sonner ; il étaittrois heures un quart du matin.

Delgrès porta alors ses doigts à ses lèvres etimita, à trois reprises, le cri de l’oiseau-diable.

Le même cri fut presque immédiatement répétédans plusieurs directions, avec une perfection telle que le plusavisé chasseur s’y fut trompé lui-même.

Des silhouettes indécises s’esquissèrentpresque aussitôt sur le ciel sombre au-dessus des taillis,devinrent peu à peu distinctes en convergeant vers un centrecommun, espèce de clairière entièrement dénuée d’arbres, et il futbientôt facile de reconnaître une quinzaine de noirs ou d’hommes decouleur, revêtus presque tous de l’uniforme d’officiersfrançais.

Le commandant Delgrès qui, jusque-là, étaitdemeuré immobile à la place qu’il avait primitivement choisie, seleva alors et se dirigea à son tour vers la clairière, danslaquelle il pénétra, salué à son passage avec des marques du plusprofond respect, mais silencieusement, par toutes les personnesprésentes.

Parmi les membres de ce nocturne conciliabule,se trouvaient le capitaine Ignace et trois de ses officiers lesplus dévoués, nommés : Palème, Cadou et Massoteau ; troisofficiers du bataillon commandé par Delgrès : Kirwan, Dauphin,Jacquiet ; venait ensuite Noël Corbet, homme de couleur et undes plus riches négociants de la Pointe-à-pitre : les septautres conjurés, puisqu’il nous faut les appeler par leur nom,étaient des gens braves, dévoués, prêts à tout, mais placés par lehasard ou par le sort sur des échelons beaucoup plus élevés del’échelle sociale que ceux que nous avons cités.

– Qu’y a-t-il de nouveau au fort de laVictoire, capitaine Ignace ? demanda Delgrès.

– Rien, mon commandant, excepté que les centvingt hommes dont la garnison se compose sont à vous.

– Avez-vous vu la Pointe-noire, ainsi que jevous l’ai recommandé ce soir même ?

– Tous les hommes de couleur réunis en cetendroit attendent impatiemment le signal de la lutte.

– Très-bien, répondit le commandantDelgrès ; selon toutes probabilités, ils n’auront paslongtemps à attendre.

Que le lecteur ne soit pas étonnes de cettedénomination : d’hommes de couleur, dont nous nousservons si souvent ; les nègres entre eux ne se désignentjamais autrement ; tout ce qui n’est pas blanc, c’est-à-direde race européenne, pour eux, est homme de couleur ; lesblancs sont aussi exclusifs à leur manière ; d’après leuropinion, dont rien ne saurait les faire revenir. Tout individuayant du sang africain, à quelque degré que ce soit, dans lesveines, est nègre ; nous avons vu beaucoup de ces prétendusnègres, vendus devant nous en plein marché à la Nouvelle-Orléans,et dont la peau était beaucoup plus blanche et plus rosée que celled’une foule de blancs de notre connaissance.

– Et Sainte-Rose ? continua Delgrès.

– Mêmes dispositions, mon commandant ;les deux camps se réuniront au premier ordre émanant directement devous ; je me suis entendu avec les principaux chefs.

– Très-bien, capitaine. Je ne veux pas, enconsidération du zèle que vous avez déployé et dont je saurai voustenir compte, vous adresser certains reproches que je serais endroit de vous faire ; vous me comprenez sans qu’il me soitnécessaire d’insister davantage ; d’ailleurs nous avons à nousoccuper d’affaires bien autrement sérieuses ; lescirconstances dans lesquelles nous nous trouvons sont trop gravespour que nous perdions notre temps en vaines récriminations ;je me borne, quant à présent, à vous recommander de redoubler deprudence ; l’heure approche où nous n’aurons pas trop de toutenotre énergie et de tout notre dévouement pour accomplir dignementla glorieuse tâche que nous nous sommes donnée. Et vous, capitaineKirwan, qu’avez-vous fait au fort Saint-Charles ?

– Mon commandent, J’ai suivi de point en pointles ordres que vous m’avez fait l’honneur de me donner.

– Avez-vous obtenu un résultat ?

– Complet, mon commandant ; je suis sûrde mes hommes comme de moi-même.

– Bon ; maintenez-les dans cesexcellentes dispositions.

– Ce sera facile.

– Et vous capitaine Dauphin ?

– Mon commandant, la batterie Iroisfera son devoir ; je réponds, sur ma tête, des hommes qui lacomposent.

– Allons, messieurs, si notre ami Jacquietnous donne d’aussi bons renseignements, tout ira bien.

– Je crois pouvoir répondre de ses hommes, moncommandant, répondit aussitôt Jacquiet, leurs dispositions sontbonnes ; ils sont animés du meilleur esprit, et dévoués ànotre cause qui est la leur.

– Citoyens, puisqu’il en est ainsi, tout n’estpas perdu encore, reprit le commandant Delgrès. Je crois que nosennemis, si nombreux qu’ils soient, auront une forte besogne pournous vaincre. Maintenant, prêtez-moi, je vous en prie la plussérieuse attention ; les communications que j’ai à vous fairesont de la plus haute importance.

Tous les assistants, comme d’un commun accord,se rapprochèrent, et se pressèrent autour de celui qu’ilsreconnaissaient pour leur chef, et que depuis longtemps ilssavaient dévoué à leur cause.

– Citoyens, reprit Delgrès au bout d’uninstant, je n’ai pas besoin de vous rappeler comment a avorté, il ya quelques mois, le projet que nous avions formé, d’opérer unedescente à la Dominique ; de nous emparer de ce misérableLacrosse, de lui faire expier tous ses crimes par un châtimentterrible, mais mérité ; puis, de renverser le conseilprovisoire pour le remplacer par un gouvernement fort, animé desentiments patriotiques et entièrement composé d’hommes de couleur,qui tous, connaissant les besoins de notre race malheureuse,l’auraient vengée des humiliations subies, en lui donnant desdroits égaux à ceux de tous les autres habitants de l’île, sansvaine distinction de nuances.

Un frissonnement d’intérêt et de colère courutcomme un souffle électrique dans les rangs pressés des auditeurs, àcet exorde si rempli de promesses.

Nous ferons observer, entre parenthèses, quele commandant Delgrès altérait légèrement la vérité ; ceci estune tactique naturelle à tous les révoltés, mais les assistantssavaient ce que leur chef voulait dire, cela leur suffisait ;le conseil d’hommes de couleur que lui et ses complices voulaientinstaller, en remplacement des membres du conseil provisoire de lacolonie, devait être composé entièrement de nègres purs et demulâtres ; mais ceux-ci en très-petit nombre.

Le commandant Delgrès reprit après une pauseassez courte :

– Le traître Magloire Pélage, dont ladiabolique vigilance ne peut être mise en défaut, réussit àdécouvrir une partie du complot et fit avorter ce projetpatriotique ; mais, comme il comprenait sa faiblesse, il n’osapas approfondir cette affaire ; il crut neutraliser la hainedont nous sommes animés contre nos persécuteurs et la mettre enopposition avec notre ambition de rester ce que nous a faits laRépublique : des hommes libres ; en nous isolant les unsdes autres, au moyen de commandements éloignés qui rendaient toutescommunications entre nous, sinon impossibles, du moins fortdifficiles ; certes, cette combinaison était bonne, adroitesurtout, et avec d’autres hommes moins dévoués que nous le sommes àla sainte cause pour laquelle nous avons fait serment de donnernotre vie, elle aurait rempli le but que se proposait le traîtreMagloire Pélage. C’est moi-même, vous vous en souvenez, n’est-cepas, citoyens ? qui vous ai conseillé d’accepter lespropositions du conseil provisoire de la colonie.

– Oui, c’est vous, commandant Delgrès,répondirent les conjurés d’une seule voix.

– J’avais un but, moi aussi, reprit-il, envous donnant ce conseil ; ce but, aujourd’hui, nous sommesprès de l’atteindre ; grâce à notre apparente soumission, noussommes maîtres des points fortifiés les plus importants del’île ; nous avons entre nos mains la plus grande partie desarmes et des munitions ; notre organisation est plus complèteet par conséquent plus redoutable qu’elle ne l’a jamais été ;sur un signe, sur un mot, nous nous lèverons tous à la fois dansl’île entière ; en quelques heures à peine nous serons lesmaîtres, au cri de liberté poussé par nous, cri dont leretentissement est si grand dans des cœurs comme les nôtres.

– Oui, liberté ! liberté !s’écrièrent les assistants avec enthousiasme.

Le commandant Delgrès laissa à ces cris letemps de s’éteindre, puis il continua :

– La Convention nationale, au nom de laRépublique française, une et indivisible, par son décret du 16pluviôse an II, avait donné la liberté aux esclaves des colonies,reconnu l’indépendance de la race noire et son droitimprescriptible, puisqu’il émane de Dieu même, à être traitée commela race blanche, avec complète abolition des privilèges etsuppression totale du code noir. La déloyauté du gouvernementcolonial, l’âpreté du planteur blanc, qui considère l’homme decouleur comme sa chose, son bien, son serviteur, son esclave, ontparalysé les effets de ce décret libérateur ; depuis desannées nous luttons vainement pour obtenir l’exécution et cerespect de la loi ; une nouvelle révolution s’est opérée enFrance, nous devions espérer du jeune chef que la mère patrie s’estdonné, – le général Bonaparte, – une nouvelle sanction du décret del’an II ; notre conduite loyale, notre dévouement sans bornesà la République, tout nous laissait espérer qu’il en seraitainsi ; eh bien, il paraît que nous nous trompions, ou, pourmieux dire, que jusqu’ici on nous a trompés et que nous nousbercions d’un faux espoir.

De sourds grondements, présages d’une tempêteprochaine, se firent entendre dans les rangs des conjurés attentifset anxieux de connaître leur sort, car tous ils appartenaient à larace persécutée.

– Je n’affirme rien encore, citoyens, repritfroidement Delgrès, bien que j’ai toute espèce de raisons pourajouter une confiance entière à la source d’où proviennent cesrenseignements. Voici, en deux mots, ce que j’ai appris :L’expédition partie de France, sous les ordres du généralRichepance est forte de six mille hommes de troupes dedébarquement ; elle a, en vue de la Guadeloupe, rencontré lafrégate la Pensée, à bord de laquelle se trouvaitl’ex-capitaine général Lacrosse, cet ennemi acharné de la racenoire ; sans doute trompé par lui, Richepance le veut rameneren triomphe dans la colonie, le réinstaller dans son commandementet, obéissant aux ordres exprès du premier consul qui vient derenverser traîtreusement l’autorité du Directoire, abroger de sonpouvoir dictatorial le décret sauveur du 16 pluviôse an II, et nousrefaire esclaves, lorsque la France et la République nous veulentlibres.

– Le général Richepance, pas plus que lepremier consul Bonaparte, n’a le droit de nous imposerl’esclavage ! s’écria le capitaine Ignace avec violence.Est-ce donc en s’alliant au traître Lacrosse que le généralRichepance prétend nous rendre la justice que depuis si longtempsnous attendons !

– Jamais nous ne consentirons à subir un telaffront ! s’écria à son tour le capitaine Dauphin ; laloi est précise, nous demandons sa loyale exécution.

– Vive la République et meurent les traîtreset les usurpateurs ! répétèrent tous les conjurés d’une seulevoix ; plutôt mourir bravement les armes à la main que desubir le joug honteux que des traîtres prétendent nousimposer !

– Telle est aussi ma résolution, dit nettementle commandant Delgrès ; mais ne nous laissons pas emporter parnotre juste indignation ; soyons calmes, prudents et surtoutpatients jusqu’au bout ; gardons-nous d’éveiller lessoupçons ; notre silence, si nos ennemis méditent en effetcette épouvantable trahison, les endormira dans une trompeusesécurité, dont le réveil, si vous me secondez, sera terrible, jevous le jure !

– La liberté ou la mort ! Vive laConvention et à bas Lacrosse ! hurlèrent les conjurés avec unaccent de colère indicible.

– Je saurai faire mon devoir jusqu’au bout,citoyens, et accomplir la mission grande et sainte que je me suisimposée ; mais je vous le répète, soyons prudents. Oh !ne craignez rien, votre patience ne sera pas mise à une trop longueépreuve ; l’expédition française paraîtra avant deux jourspeut-être dans les eaux de l’île de la Guadeloupe, la premièreproclamation du général en chef nous apprendra, je n’en doute pas,ce que nous aurons à redouter ou à espérer de lui ; déjàquelques rumeurs de cette arrivée prochaine étaient indirectementparvenues jusqu’à moi ; aujourd’hui, ce soir même, elle m’aété confirmée en présence du conseil provisoire par le traîtreMagloire Pélage ; nous ne devons plus conserver le moindredoute sur la réalité de cette nouvelle. Citoyen NoëlCorbet ?

– Mon commandant ?

– Votre principal comptoir est à laPointe-à-pitre, n’est-ce pas ?

– Oui, mon commandant.

– Je compte sur vous pour me faire parvenirles renseignements les plus circonstanciés sur l’arrivée et ledébarquement des troupes françaises, ainsi que sur les intentionsque manifestera le générai en chef au sujet de la race noire.

– Si dévoué que soit un émissaire, il peutcependant, pour une cause ou pour une autre, être infidèle ;la mission que vous me faites l’honneur de me confier, moncommandant, est beaucoup trop grave pour que je me repose sur quique ce soit du soin de son exécution ; moi-même je viendraivous rendre compte de ce qui se sera passé et de ce que j’aurai vupersonnellement.

– Votre pensée est excellente, citoyen Corbet,je vous en remercie en notre nom à tous ; faites donc ainsique vous me le dites ; je n’ajouterai foi qu’auxrenseignements que je tiendrai directement de vous.

– C’est entendu, commandant, j’espère bientôtvous prouver ce dont je suis capable pour le succès de notre saintecause.

– Je vous le répète, citoyens, continua lecommandant Delgrès, l’heure est solennelle ; il nous fautredoubler de vigilance, de prudence surtout ; ni murmures, nihésitations ; quelque singuliers que vous paraissent lesordres que vous recevez, obéissez aussitôt, avec la soumission laplus entière et la plus dévouée ; me jurez-vous d’agir ainsi,répondez, citoyens ?

– Nous le jurons ! s’écrièrent-ils avecélan.

– Quand l’heure sera venue, je vous donneraile signal de la lutte ; alors, puisqu’il le faut, puisqu’onnous l’impose par la plus criante injustice, par la violation de laloi : guerre d’extermination ! d’une extrémité de l’île àl’autre, guerre sans merci, impitoyable plus les blancs serontnombreux, plus nous en égorgerons ; ainsi plus grande et pluscomplète sera notre vengeance !

– Vengeance ! Mort aux blancs !

– J’ai maintenant, reprit Delgrès, toujourssombre, froid et impassible, à vous annoncer une autre nouvelle,plus importante encore, s’il est possible, que celle que déjà jevous ai donnée ; cette nouvelle fera bondir de joie vos cœursgénéreux, car si, ce que j’espère, elle se réalise et devient unfait, elle sera pour nous non pas l’assurance, mais la certitude dela liberté, pleine, entière, sans limite ; les hommes decouleur de la Guadeloupe ne seront plus des esclaves affranchis,mais ils formeront un peuple indépendant comme leurs frères deI’île de Saint-Domingue.

L’attention redoubla encore parmi ces hommesrassemblés pour reconquérir le plus précieux de tous lesbiens : la liberté ! sur les flancs abruptes de cegouffre horrible, et dont toutes les passions, maintenant en éveil,étaient surexcitées presque jusqu’au délire.

– Prêtez donc une sérieuse attention à ce quevous allez entendre, reprit le commandant Delgrès qui semblaitgrandir et se transfigurer au fur et à mesure qu’il dévoilait auxconjurés les combinaisons secrètes de la vaste conspiration ourdiepar son génie et sa grande ambition. L’Angleterre, cette ennemieséculaire et acharnée de la France, nous offre, pour nous aiderdans la sainte mission que nous avons entreprise, de l’argent, desarmes et des munitions ; une flotte anglaise croisera, sanscependant débarquer un seul homme sur le sol de la Guadeloupe,autour du groupe de nos îles, pour éloigner et détruire au besoinles soldats de l’usurpateur Bonaparte qui tenteraient de jeter dessecours dans l’île ; les Saintes nous seront restituées arméeset en état de défense comme elles le sont en ce moment ; notreindépendance sera reconnue par le gouvernement britannique, et celaà une seule condition qui, pour nous, sera une source inépuisablede richesse et de bien-être, le droit pendant soixante ans detraiter, seule de toutes les puissances européennes, avec notregouvernement, de l’achat et de maniement de nos produits à des prixlibrement discutés avec nous.

Cette fois encore, il faut bien le dire,Delgrès altérait légèrement la vérité ; il donnait pour unfait accompli des prétentions qui n’étaient qu’à l’état de projetet que l’Angleterre était loin d’avoir acceptées ; mais ilavait, pour agir ainsi, des raisons péremptoires sur lesquelles ilest inutile d’insister, le lecteur les comprend facilement ;et puis d’ailleurs, si Delgrès avait parlé franchement à sescomplices, il se serait nui à lui-même : ceux-ci n’auraientpas saisi les combinaisons abstraites de sa politique ; ilpréféra, et il fit bien, les tromper, dans leur intérêt même.

– Vous comprenez, citoyens, continua-il,combien cette alliance avec l’Angleterre augmentera nos forces etnous facilitera la victoire. J’attends sous huit jours, au plustard, la réponse du gouvernent anglais, réponse définitive, bienentendu ; nous n’avons donc plus que quelques jours àpatienter, ce qui n’est rien ; d’ailleurs, les résolutionsultérieures que nous devons prendre seront forcément subordonnées,ne l’oubliez pas, aux instructions données au général en chef del’expédition par le gouvernement français et aux mesures que cegénéral jugera à propos de prendre lorsqu’il posera le pied sur lerivage de la Pointe-à-pitre. Attendez donc mon signal pouragir ; mais, aussitôt que vous l’aurez reçu, réunissez-vous,marchez résolument en avant, et, quoi qu’il arrive, renversez, sanshésiter, tous les obstacles qu’on prétendra vous opposer.

– Les blancs doivent être massacrés jusqu’audernier, dit le capitaine Ignace avec une énergie féroce.

– Ils périront tous ! répondit un desassistants avec un sourire d’une expression sinistre.

– Quel sera le signal ? demanda à Delgrèsle farouche capitaine.

– Un ordre écrit et signé de ma main qui, enmême temps, vous donnera les instructions nécessaires sur lesmouvements que vous devrez opérer.

– Par qui cet ordre nous sera-t-ilremis ?

– Par trois de nos partisans les plus dévouésles citoyens Noël Corbet, Télémaque et Pierrot.

– Bien ; mais il y a une difficulté,commandant, reprit le capitaine Ignace.

– Laquelle ?

– Les citoyens Télémaque et Pierrot ont étéaujourd’hui à sept heures et demie du soir, arrêtés à l’anse à laBarque.

– Pour motifs sérieux ?

– je ne le crois pas, commandant ; onparle d’une rixe avec cet endiablé Chasseur de rats.

– Cet homme est un de nos ennemis les plusredoutables.

– Il s’est fait librement, et sans qu’onpuisse en soupçonner les motifs, l’espion des blancs contrenous.

– Il est important de nous en défaire à toutprix.

– Voici, sur ma foi ! dit le capitaineIgnace, un ordre beaucoup plus facile à donner qu’à mettre àexécution, j’en sais quelque chose.

– Que voulez-vous dire ?

– Pardieu ! une chose connue de tout lemonde à la Guadeloupe : cet homme est invulnérable.

Delgrès haussa dédaigneusement lesépaules.

– La crainte qu’il a su vous inspirer fait laseule force de votre ennemi ; il est brave, adroit, rusé, etpas autre chose ; cessez de le craindre, vous en aurez bientôtraison.

– Commandant, dix fois j’ai tiré sur lui sansparvenir à le toucher ; dix fois je lui ai tendu desembuscades, toujours il a réussi à s’échapper de mes mains.

– Tout simplement parce que vos mesuresétaient mal prises, capitaine ; essayez une fois encore, etcette fois, si vous êtes aussi brave, aussi adroit, aussi rusé quelui, il ne vous échappera pas, soyez-en certain.

– J’essayerai puisque vous me l’ordonnez,commandant ; mais je vous avoue que je ne compte pas sur lesuccès ; je sais qu’il possède un puissant talisman.

– Eh bien, prenez-le-lui ou faites-le-luiprendre pendant son sommeil, dit Delgrès avec ironie.

– Bon, je n’avais pas songé à cela ; jesais maintenant comment j’agirai.

– Seulement, faites bien attention que vous nedevez, sous aucun prétexte, paraître dans cette affaire.

– Oh ! commandant, j’ai des hommes exprèspour cela.

– Très-bien, pressez-vous.

– Avant deux jours ce sera fait.

– Le plus tôt sera le mieux.

– À propos des deux hommes, que décidez-vous,commandant ?

– Quels deux hommes ?

– Télémaque et Pierrot.

– Ah ! c’est vrai ; où les a-t-onconduit ?

– À la batterie de la pointe Duché.

– Alors, rien de plus facile ; je suissûr du commandant de cette batterie, vous lui donnerez l’ordre dema part, de vous les remettre pour être transférés à laBasse-terre.

– Très-bien, commandant, et…

– Vous me les enverrez ; mais libres,bien entendu.

– Merci, commandant, ces deux hommes sontbraves, dévoués, Télémaque surtout ; j’aurais été fâché qu’illeur arrivât malheur. Quant devrai-je aller les réclamer ?

– Immédiatement après m’avoir quitté ; ilne faut jamais remettre à plus tard ce que l’on peut faire tout desuite ; vous m’avez compris, capitaine ?

– Oui, mon commandant, et je vous obéirai sansperdre une seconde, je vous le promets.

– Citoyens, reprit le commandant Delgrès ens’adressant à tous les conjurés, il est tout près de cinq heures dumatin, le jour ne tardera pas à paraître, nous nous sommes biencompris, bien entendus, nos mesures sont toutes prises pour pareraux événements qui pourraient surgir d’un moment à l’autre ;une plus longue séance est donc inutile ; séparons-nous etsoyons sur nos gardes ; vous savez, citoyen Noël Corbet que jecompte entièrement sur vous ?

– C’est convenu, commandant.

– Citoyens, je vous dis au revoir et je meretire.

– Nous vous accompagnons, commandant, luidirent les trois officiers de son bataillon.

– Soit, partons citoyens.

Les conjurés étaient occupés à échanger lesdernières politesses ; quelques uns même s’étaient déjàéloignés, lorsque tout à coup, de grands cris s’élevèrent à unedistance assez rapprochée, deux coups de feu éclatèrent confondantleurs détonation, suivi presque immédiatement d’un troisième puisil y eut un profond silence.

– Qu’est-ce que cela signifie ? s’écriale commandant Delgrès avec inquiétude.

– J’ai reconnu le bruit du fusil du Chasseurde rats, répondit le capitaine Ignace dont les sourcils sefroncèrent.

– Vous voyez cet homme partout,capitaine ! repris Delgrès d’un ton de mauvaise humeur.

– C’est que ce démon est toujours là où onl’attend le moins, commandant.

Les cris partaient du sentier qui est sur ladroite ; il nous faut suivre ce chemin pour redescendre dansla savane. Nous saurons bientôt à nous en tenir sur cetteaffaire.

– Me permettez-vous de vous accompagner,commandant ?

– Je vous remercie capitaine, c’estinutile ; les « doyens Jacquiet, Kirwan, Dauphin et moi,nous sommes en nombre suffisant pour faire face à un ennemi quelqu’il soit.

– Vous aurez dans un instant la preuve que jene me suis pas trompé, commandant, et vous reconnaîtrez que c’estencore quelque diablerie de ce damné Chasseur.

– Allons, allons, au revoir.

Il quitta aussitôt le plateau ; suivi destrois officiers.

La descente fut beaucoup plus rapide quen’avait été la montée ; à un tournant du sentier, les quatrehommes remarquèrent une large tache noirâtre sur le sol ;cette tache, humide encore, pouvait être du sang ; ilsexaminèrent avec soin les environs, mais ils ne découvrirent riende plus, ils continuèrent à descendre.

En posant le pied sur la savane, Delgrèstrébucha contre une masse flasque et inerte, étendue à l’entréemême du sentier dont elle barrait presque l’accès.

Delgrès se baissa vivement.

Il reconnut avec effroi le corps brisé ethorriblement mutilé de sir William’s Crockhill ; une balle luiavait fait une blessure ronde et large comme le petit, doigt, justeentre les deux sourcils et était sortie par le sommet du crâne.

L’Anglais était mort ; selon touteapparence, il avait été tué raide, foudroyé littéralement ; iltenait encore entre ses mais crispées ses pistolets déchargés.

Il y avait eu combat ; ce n’était doncpas un assassinat, mais une rencontre, peut-être un duel.

Le commandant Delgrès se releva toutpensif :

– Ignace aurait-il raison ? murmura-t-ilà part lui ; cet homme serait-il donc notre mauvaisgénie ?

Et s’adressant à ses compagnons :

– Partons, citoyens, ajouta-t-il.

Les quatre hommes s’éloignèrent à grands pas,sombres, silencieux et en proie à une inquiétude extrême.

La mort de sir Williams Crockhill était unmalheur réel pour Delgrès et un échec irréparable pour le succèsdes plans qu’il avait formé.

Chapitre 10Où l’on voit l’Œil gris continuer ses opérations ténébreuses

Notre ami le Chasseur et la charmante compagnedont il avait jugé à propos de s’affubler, cette horrible etvieille sorcière nommée maman Suméra, avaient enfin laissé laBasse-terre bien loin derrière eux ; pendant un laps de tempsassez prolongé, ils continuèrent à marcher côte à côte sanséchanger une seule parole.

Dès qu’il se vit complètement en rasecampagne, le Chasseur, soit calcul de sa part, soit qu’il eûtoublié qu’il n’était pas seul, avait adopté une allure si rapide,que la vieille négresse était presque constamment contrainte de semettre au trot pour le suivre, et que parfois elle demeurait enarrière malgré elle.

Mais, comme, ainsi que nous l’avons constaté,la digne sorcière était très-peureuse, que l’ombre projetée desarbres affectait les formes les plus fantastiques, que les bruismystérieux de la nuit lui donnaient des frissons intérieurs, que deplus, sa conscience, bourrelée sans doute de sinistressouvenirs ; peuplait les ténèbres de fantômes, elle faisaitd’incroyables efforts pour ne pas abandonner son singulier guide,qui de son côté, continuait impassiblement à marcher de son pasgymnastique, gourmandant ses chiens et sondant, à droite et àgauche, les buissons, avec cet imperturbable sang-froid qui jamaisne l’abandonnait.

La misérable femme était réellement digne depitié ; elle suait à grosses gouttes, haletait et soufflaitcomme un phoque, n’avançait plus qu’avec des difficultés extrêmes,et calculait mentalement avec effroi combien de minutess’écouleraient encore avant le moment où ses forces l’abandonnantcomplètement, elle se verrait contrainte, malgré elle et à sagrande terreur, à demeurer seule et abandonnée dans le désert.

Elle maudissait, au fond de son cœur, safatale pensée de partir en compagnie de ce Chasseur grossier etmalhonnête qui n’avait aucune considération pour les femmes et lestraitait avec un si dédaigneux mépris ; elle lui adressaitmentalement, tout en trottinant à sa suite, la kyrielleinterminable des plus terribles malédictions que sa mémoire pouvaitlui fournir ; il est évident que si elle eût été seulement lamoitié aussi sorcières qu’elle s’en flattait auprès de ses crédulespartisans, le Chasseur aurait passé un très-mauvais quart d’heure,et aurait payé fort cher le sans-façon cruel avec lequel il latraitait.

Mais rien n’y faisait ; bon gré, mal gré,il lui fallait prendre son parti du mauvais pas dans lequel elles’était fourvoyée, et attendre le moment de la vengeance, qui,selon elle, ne tarderait pas à arriver d’un instant àl’autre ; cette seule pensée lui rendait un peu de force et decourage pour supporter le pesant fardeau de la fatigue, dont elleétait de plus en plus accablée.

Depuis longtemps déjà les dernières maisonsd’un petit bourg situé à une lieue et demie environ de laBasse-terre, avaient disparu derrière les deux voyageurs, bien loindans les ténèbres ; ils se trouvaient maintenant au milieu desmornes, éloignés de toute habitation humaine, et suivant un sentierétroit tracé sur les flancs d’une montagne ; déjà le hautpiton du Morne-au-Cabris détachait vigoureusement en relief sasombre silhouette sur le fond obscur de l’horizon et le cielpailleté de scintillantes étoiles, à trois ou quatre portées defusil devant eux ; les rayons gris de perle de la lune leurpermettaient de distinguer les différents accidents du paysageabrupt mais grandiose qui les entourait ; maman Suméracaressait intérieurement le doux espoir de voir bientôt se terminerson atroce supplice, et d’atteindre enfin sa cabane enfouiediscrètement sous un fouillis odorant de liquidambars, degrenadiers, d’orangers et de goyaviers, dominés par de hautstamarins et de majestueux fromagers ; déjà même elle sefigurait distinguer à travers le prisme trompeur de l’atmosphère,les bosquets ombreux de sa chère demeure ; un soupir de joieet de soulagement s’échappait de sa poitrine, lorsque tout à couple Chasseur s’arrêta, fit volte-face, laissa reposer avec bruit lacrosse de son fusil sur le sol rocailleux du sentier, et, laregardant d’un air railleur, qui, aux rayons blafards de la lune,sembla réellement diabolique à la vieille négresse, il lui dit àbrûle-pourpoint :

– À propos, chère maman Suméra apprenez-moidonc, s’il vous plait, quels sont les ingrédients dont vous vousêtes servie pour composer le fameux Ouenga qui devaitdonner à ce gredin d’Ignace la facilité de me tuer comme unpécari ! Je serais bien curieux de le savoir, ce doit êtrequelque chose de très-extraordinaire.

À cette question singulière, faite ainsi àl’improviste et d’une si bizarre façon, la vieille négresse sentitses jambes tremblantes se dérober sous elle ; elle s’arrêtaeffarée et resta la bouche béante, sans pouvoir prononcer un seulmot.

– Vrai ! reprit le Chasseur, vous merendrez service en me donnant ces renseignements.

– Je ne vous comprend pas, missié, balbutia lavieille.

– Laissez donc, vous comprenez fort bien aucontraire ; voyons, qu’est-ce que cela vous fait de mel’apprendre ? Il faut convenir que vous n’êtes pascomplaisante. Vous êtes-vous servie de têtes de crapauds, delangues de scorpions, de graisse de couleuvre battue avec du sangd’iguane, chacun de ces animaux ayant été tué un vendredi à minuit,précisément à l’instant ou la lune se lève ? C’est de cettefaçon que se préparent d’ordinaire ces fameux talismans.

– Mais je vous assure, missié Chasseur, repritla vieille négresse qui suait et soufflait comme si elle sortait del’eau, je vous assure que je ne comprends rien à ce que vous medites ; aussi vrai que je suis une honnête femme !

– Bon ! vous ne voulez pas enconvenir ? répondit le Chasseur, toujours froid etrailleur ; c’est mal, c’est très-mal ; c’est ainsi quevous m’êtes reconnaissante ? moi, qui ai été si gentil pourvous, qui ai consenti à vous conduire jusqu’ici. Rendez doncservice aux femmes ! C’est à faire regretter d’êtreaimable ! ajouta il en haussant les épaules.

L’horrible vieille n’essaya point de protestercontre cette prétention d’amabilité, prétention dont ellecomprenait, dans son for intérieur, toute la sanglante ironie.

– Je vous proteste, missié, s’écria-t-ellevivement, que je n’ai jamais su composer d’Ouengas, ainsi que vousnommez cette affreuse chose.

– Allons, voilà que vous me prenez pour unimbécile à présent ; comme c’est agréable pour moi ! Aveccela que je ne sais pas pertinemment que vous êtes sorcière.

– Pertinemment ! s’écria la vieille touteffarée, en entendant ce mot qu’elle ne comprit pas.

– Oui, pertinemment, maman Suméra !reprit le Chasseur en fronçant les sourcils et en frappant avecforce la crosse de son fusil contre terre.

– Oh ! ne me faites pas de mal,missié ! dit en joignant humblement les mains la négresse, quicommençait réellement à avoir une peur effroyable ; au nom dubon Dieu, ne me jetez pas un charme.

– Vous avez tort de craindre qu’on vous jettedes charmes, la mère ; vrai, cela ne pourrait pas vous nuire,fit-il en ricanant.

– Mon bon missié, est-ce que nous necontinuons pas notre chemin ?

– Un instant, que diable ! vous êtes bienpressée, la mère… Ainsi, c’est bien résolu, vous vous obstinez à nepas vouloir m’apprendre comment vous avez composé cetOuenga ?

– Mais je vous jure, missié Chasseur.

– C’est bien, interrompit celui-ci, n’enparlons plus ; je vais vous demander autre chose, mais, cettefois, j’espère que je serai plus heureux et que vous merépondrez.

– Si je le puis, oh ! bien sûr,Missié ! mais je voudrais bien être chez moi.

– Bah ! pourquoi faire ? Je trouveque nous sommes très-bien ici ; voyez, nous avons sous nospieds un précipice de mille mètres ; personne ne peut entendrenotre conversation ; que désirez-vous de plus, chère mamanSuméra ?

– Rien, bien certainement, missié, mais…

– Mais vous aimeriez mieux vous en aller,hein, la mère ? interrompit-il en ricanant ;malheureusement cela ne se peut pas, et même il est fort possibleque vous demeuriez longtemps ici, si vous ne répondez pascatégoriquement aux questions que je me propose de vousadresser ; ainsi prenez garde, je vous donne cet avis enpassant, dans votre intérêt.

« Catégoriquement » se joignant à« pertinemment, » acheva de bouleverser lanégresse ; elle prit pour formules infernales les grands motsdu Chasseur, grands mots que, du reste, celui-ci employait avecintention, et elle se mit à trembler de tous ses membres.

– Que désirez-vous savoir, missiéChasseur ? lui demanda-t-elle d’une voie haletante.

– À quelle heure le commandant Delgrès doit-ilvenir chez vous aujourd’hui ? Demanda-t-il brusquement.

– Hein ? s’écria maman Suméra, en faisantun ou deux pas en arrière avec une véritable épouvante.

– Prenez garde de tomber, la mère ; unechute de mille mètres, c’est très-dangereux. Voyons, faut-il que jevous répète ma question ? Ajouta-il en fixant sur elle unregard étincelant, en même temps qu’il jouait avec une négligenceaffectée avec la batterie de son fusil.

– Mais, missié…

– Je vous ai avertie de prendre garde ;vous êtes presque sur le bord du précipice, maman Suméra, ilsuffirait d’un mouvement mal calculé de votre part pour ytomber ; croyez-moi, vous ferez mieux de me répondre tout desuite, car il faudra toujours que vous en arriviez là. Voyons, àquelle heure attendez-vous la visite du commandantDelgrès ?

– À trois heures.

– Bien vrai ?

– J’en fais serment sur le petit Jésus.

– Bien, bien. Et la demoiselle ?

– Quelle demoiselle ?

– Je ne vous demande pas cela ; je vousdis : la demoiselle, c’est clair, que diable ! À quelleheure sera-t-elle chez vous ?

– À deux heures.

– Que viendra-t-elle faire dans votretaudis ?

– Mon taudis ?… fit la vielle avec unevelléité de révolte.

– Votre carbet, si vous le préférez,cela m’est égal, à moi. Voyons, répondez, ou sinon…

L’horrible mégère était domptée ; ellen’essaya pas plus longtemps de soutenir une lutte aussi peu égalecontre cet homme qui semblait tout deviner.

– La damizelle désire que je lui fasse unMangé-Ramassa on un Caprelatas, pour apprendrecertaines choses importantes qu’elle a intérêt à connaître.

– Bon vous voyez bien que j’avais raison dedire que vous êtes sorcière, hein, la mère ! Vous savezcomposer les Mangé-Ramassa et les Caprelatas, quoique voussouteniez que vous ignorez ce que c’est qu’un Ouenga ;n’essayez pas de vous disculper, ce serait inutile. Maintenant,écoutez bien ceci ; vous commencez à me connaître, jesuppose !

– Oh ! oui ! et pour monmalheur ! murmura la négresse d’une voix larmoyante.

– Ne faites pas de grimaces, chère mamanSuméra, je vous prie ; rien ne m’agace les nerfs commed’entendre pleurer les crocodiles, c’est plus fort que moi, cela merend furieux ; ainsi supprimez vos larmes il dépend de vous,de vous seule en ce moment, de ne pas être pendue commesorcière.

– Pendue comme sorcière s’écria la vieilleavec épouvante.

– Parfaitement, je n’ai que quelques mots àdire à quelqu’un que je connais, et votre compte sera réglé sousquarante-huit heures ; une potence toute neuve et une corde delatanier feront l’affaire.

– Oh ! vous ne voudriez pas faire de malà une pauvre femme, missié.

– Cela dépend de vous, la mère, je vous lerépète, c’est un marché que je vous propose.

– Un marché ?

– Mon Dieu, oui, pas autre chose ;écoutez-moi bien. Je consens à vous laisser libre de continuervotre lucratif métier, de composer autant que cela vous conviendrades don Pèdre, des Macondats, desVaudoux, des Quienbois, desMangé-Ramassa, des Caprelatas, et même desOuengas, quoique vous prétendiez ne pas lesconnaître ; je suis un Papa très-puissant, instruitde la science des blancs ; mes Grisgris sontsupérieurs aux vôtres.

– C’est vrai ! murmura la négresse avecune conviction douloureuse.

– Je vous laisse donc maîtresse de composervos sortilèges, qui, pour moi, sont sans effet ; je vouspromets même que vous ne serez jamais inquiétée ni tourmentée pourvos jongleries ; mais tout cela, bien entendu, à unecondition.

– À une condition ?

– Dame ! vous figurez-vous que je vousdonnerai ma protection pour rien, par hasard ?

– C’est juste, missié Chasseur, dit humblementla vieille négresse, qui, cependant, commençait à se rassurer unpeu.

– Cette condition, la voici : vous meservirez au lieu de servir mes ennemis, et vous obéirez sanshésiter à tous les ordres que je vous donnerai, quels que soientces ordres, sinon…

Il n’acheva pas, mais il tourna la tête d’unair significatif vers le précipice.

– J’obéirai, missié.

– C’est bien, j’y compte. Souvenez-vous que jesuis un Papa ; que je puis, si je le veux, vouschanger à mon gré en pécari ou en lamantin ; enfin vous fairesouffrir d’horribles tortures, sans compter la potence, et vous meserez fidèle ; d’ailleurs, je connaîtrai votre conduite, carje ne vous perdrai pas de vue.

– Oh ! je vois bien que vous savez tout,missié, et que vous êtes un Papa puissant.

– Conservez cette croyance salutaire, mamanSuméra, vous vous en trouverez bien. Maintenant que nous nousentendons, et que, par conséquent, je n’ai plus rien à vous dire,suivez-moi, je vais vous accompagner jusqu’à la porte de votrecarbet.

– Est-ce que vous ne me ferez pas L’honneurd’y entrer, missié ?

– Pourquoi faire ? Ce n’est pas encorel’heure. Delgrès, Ignace et leurs complices sont encore réunis surle sommet de la Soufrière ; ils n’arriveront pas chez vousavant une heure, ils ne pourraient vous aider à m’assassiner.

– Oh ! missié ! s’écria l’affreusevieille avec un accent auquel il était impossible de se tromper, jene vous résisterai pas davantage ; je n’essayerai pas pluslongtemps à lutter contre vous ; je reconnais que vous êtes unhomme puissant auquel rien ne saurait faire obstacle ; agissezavec moi comme il vous plaira, je vous obéirai, désormais je suisvotre esclave.

– C’est bien, femme, je voulais vous entendreparler ainsi ; si je suis satisfait de vos services, je vousrécompenserai de façon à vous combler de joie ; je sais aussifaire de l’or. Venez, il est temps de nous remettre en route.

L’abominable mégère s’inclina respectueusementdevant celui que, maintenant, elle reconnaissait pour son maître,et elle le suivit.

C’en était fait : le Chasseur était, dèsce moment, tout-puissant sur l’esprit terrifié de cettecréature ; cette femme, qui faisait métier de tromper tousvenants par ses pratiques prétendues magiques, dont elleconnaissait parfaitement l’inefficacité totale, en était cependantarrivée, ainsi que cela se rencontre souvent dans ces naturesgrossières, à se tromper elle-même et à croire à cesabsurdités ; superstitieuse, ignorante, d’une intelligenceplus que faible, elle était la première victime de ses mensonges,auxquels elle avait fini par ajouter une foi entière ; aussi,encore plus que les menaces que lui avait adressées le Chasseur,ses prétentions d’être un grand sorcier, la connaissance complètequ’il possédait de certains faits, qu’elle croyait ignorés de tous,et de plus la réputation de sorcellerie si solidement établie duChasseur, l’avaient complètement convaincue de son pouvoir ;il lui aurait donné l’ordre le plus étrange, qu’elle lui eût obéisans hésiter, avec joie même ; il pouvait donc avoir touteconfiance en elle.

Après avoir marché pendant environ troisquarts d’heure encore, les deux voyageurs atteignirent enfin lespremiers contre-forts du Morne-au-Cabris, et ils se trouvèrent aumilieu d’une végétation luxuriante dans laquelle ils disparurentpresque entièrement.

L’ajoupa de maman Suméra, ou plutôt soncarbet, était assez solidement bâti, vaste, bien aéré, d’uneapparence extérieure tout à fait réjouissante.

Ce carbet, ombragé par des flots de verdure,était adossé à un énorme rocher, sur les lianes duquel des marchesavaient été creusées jusqu’a une petite plate-forme élevée d’unequinzaine de mètres au-dessus de l’habitation ; cetteplate-forme, enveloppée d’un fouillis de plantes grimpantes,formait un bosquet touffu de l’aspect le plus pittoresque etservait de lieu de repos, ou plutôt d’observatoire à lasorcière.

L’ajoupa était entouré d’une ceinture decactus vierges, formant une haie vive impénétrable, que nuln’aurait tenté de franchir impunément ; deux enclos, de peud’étendue, servaient, le premier de jardin potager à la vieillenégresse, dans lequel elle cultivait les quelques légumesnécessaires à sa consommation ; le second, était une espèce decorral dans lequel, pendant la nuit, elle renfermait quelqueschèvres laitières.

En somme, cette petite habitation, propretteet coquette, avait l’aspect le plus calme, et ne ressemblait enrien à ce qu’on est accoutumé à se figurer l’antre d’unesorcière.

Arrivé à une cinquantaine de pas à peu près del’ajoupa, le Chasseur posa la crosse de son fusil à terre ets’arrêta.

– Vous voici arrivée chez vous, dit-ilbrusquement à la vieille négresse, au revoir.

– Ne voulez-vous pas vous reposer un instantmissié ? répondit-elle ; mais cette fois sansarrière-pensée.

– C’est inutile, la mère, j’ai des affairesqui réclament impérieusement ma présence autre part ; mais,soyez tranquille, vous me reverrez bientôt.

– Quand cela, missié ?

– Vous êtes bien curieuse, maman Suméra !retenez votre langue, s’il vous plait ; ne savez-vous pas quetrop parler nuit ? J’arriverai au moment où vous vous yattendrez le moins. Surtout, n’oubliez pas nos conventions.

– Je me garderai bien de les oublier.

– Cette hideuse chenille d’Ignace et sesdignes acolytes resteront sans doute quelque temps ici, peut-êtreune heure, peut-être moins ; recevez-les bien, ne leur laissezrien soupçonner ; surtout ayez soin de conserver précieusementdans votre mémoire tout ce qu’ils diront ; vous me comprenez,n’est-ce pas ?

– N’ayez aucune crainte, missié, ma mémoireest bonne, je n’oublierai rien.

– Allons, adieu, la mère ; si je suiscontent de vous, vous serez contente de moi. À bientôt !

– À bientôt, missié !

Le Chasseur jeta son fusil sous son bras,s’éloigna à grands pas, et ne tarda pas à disparaître au milieu deshautes herbes.

La vieille le suivit des yeux avec intérêtaussi longtemps qu’il lui fut possible de l’apercevoir ; puiselle se dirigea lentement et d’un air pensif vers son ajoupa, danslequel elle entra en murmurant à demi-voix :

– C’est un grand sorcier, un Papatrès-puissant ; je me garderai bien de lui désobéir ; ilpourrait exécuter les menaces terribles qu’il m’a faites.

Bientôt on vit briller une lumière dansl’ajoupa ; la nuit était presque écoulée ; au lieu de secoucher, la vieille vaquait aux soins de son ménage, elle attentaitdes visites de très-bonne heure.

Cependant, ainsi que nous l’avons dit, leChasseur s’était éloigné de ce pas rapide qui semblait lui êtreparticulier, et avait quelque chose d’automatique tant il étaitrégulier après avoir repris le sentier, il traversa plusieurschemins en diagonale et se dirigera vers le morne de la Soufrière,dont il se trouvait éloigné de quelques portées de fusil tout auplus.

La nuit s’achevait ; la brise étaitpiquante, le froid glacial dans ces régions élevées ; toutdormait ou paraissait dormir ; un calme profond, un silence demort planait sur le désert Les grondements sourds de la Soufrièresemblaient être la respiration haletante de la nature entravail ; seuls ils troublaient de leurs roulements continusl’imposant repos de ce chaos de mornes et de savanes. Les étoiless’éteignaient les unes après les autres dans les profondeursinsondables du ciel ; un immense brouillard s’élevait de laterre, montait dans les régions supérieures et confondait en massesgrisâtres et indécises les accidents du paysage ; à l’extrêmelimite des flots, de larges bandes nacrées commençaient à nuancerl’horizon de teintes d’opale et faisaient ainsi pressentir le leverprochain du soleil.

Le Chasseur, après avoir gravi, jusqu’à unecertaine hauteur, le sentier conduisant au cratère, se décida àfaire halte, non pour se reposer, cet homme était de fer, lafatigue n’avait pas prise sur lui, mais pour prendre certainesdispositions dont le but était connu de lui seul ; aprèss’être assuré par un regard furtif que personne n’était aux aguets,il avisa un énorme bloc de rocher derrière lequel il se blottit etqui le déroba complètement à la vue, puis il siffla doucement seschiens, les fit coucher à ses pieds, et il attendit, immobile commeune statue de bronze posée sur son socle de granit.

Le Chasseur savait – comment l’avait-ilappris ? sans doute par un de ses nombreux espions, – quecette nuit-là un certain nombre de noirs conjurés s’étaient donnérendez-vous sur le sommet de la Soufrière ; et qued’importantes résolutions devaient être prises dans ce sombreconciliabule ; il s’était embusqué afin de reconnaître aupassage les chefs des conjurés.

Depuis un temps assez long, le Chasseur setenait immobile et l’oreille au guet derrière son rocher, lorsque,à un certain moment, ses chiens se mirent à grondersourdement ; d’un geste il leur imposa silence, puis il sepencha au dehors et redoubla d’attention.

Au bout de quelques instants à peine, il luisembla entendre un bruit léger, presque indistinct pour toute autreoreille moins fine que la sienne, mais qui, bientôt, se rapprocha,devint de plus en plus fort et prit toutes les allures d’une marcheprécipitée ; parfois des cailloux se détachaient et roulaientou bondissaient le long du sentier ; il y avait un froissementcontinu de branches comme si un marcheur inexpérimenté se faisaitun appui des arbrisseaux et des broussailles du chemin pour assurerses pas.

– C’est singulier, murmura le Chasseur à partlui, le bruit vient d’en bas ; qui peut gravir le morne àcette heure avancés ? le conciliabule doit toucher à sa finmaintenant ; quel peut être ce retardataire ? unespion ? un traître ou un porteur de nouvelles graves !Voilà ce qu’il faut savoir, et, vive Dieu ! je le saurai,m’importe par quel moyen, attendons.

Cependant le bruit se rapprochait de plus enplus ; Bientôt le Chasseur entendit distinctement larespiration haletante d’un homme et certaines exclamationsentrecoupées qui lui causèrent une vive surprise et lui donnèrentfort à réfléchir.

Presque aussitôt l’inconnu dépassa le rocherderrière lequel était embusqué le chasseur ; mais, tout àcoup, celui-ci se jeta au milieu du sentier et barra résolument lepassage à l’arrivant en portant son fusil à l’épaule.

– Que diable faites-vous donc par ici à cetteheure, sir Williams Crockhill ? demanda-t-il à l’arrivantd’une voix railleuse.

– Aôh ! fit l’Anglais en s’arrêtant d’unair désappointé, c’est vous encore !

– Toujours, cher monsieur. Vous avez doncréussi à vous débarrasser de vos ficelles ?

– Oui, mais très-difficilement. Et à cepropos, monsieur, ajouta-il d’un ton roque, je vous ferai observerque vos procédés envers moi n’ont pas été du tout ceux d’ungentleman.

– Vous trouvez, cher sir Williams ?

– Aôh ! je trouve, oui, monsieur.

– Vous m’en voyez désespéré ; mais vousne m’avez pas appris encore par quel hasard j’ai l’avantage de vousrencontrer ainsi au milieu des mornes.

– Cela n’est pas votre affaire et ne vousregarde pas, monsieur, fit l’agent anglais avec hauteur.

– Je vous demande pardon, sir WilliamsCrockhill, cela me regarde beaucoup, au contraire ; je vousserai donc très-obligé de vouloir bien m’apprendre ce que vousvenez faire ainsi à cette heure au milieu des montagnes.

– Et s’il ne me plait pas de vous le dire,monsieur, Je n’ai pas, que je sache, de comptes à vous rendre.

– Vous vous trompez, vous en avez detrès-sérieux ; si vous vous obstinez à ne pas me répondre,vous me contraindrez, à mon grand regret, à avoir recours à desmoyens que je ne voudrais pas employer.

– Je connais les moyens auxquels vous faitesallusion, mais je ne vous crains pas ; je vous avertis que jesuis armé et que, si vous m’attaquez, je saurai me défendre.

– Vous êtes armé ?

– Regardez, dit flegmatiquement l’Anglais enretirant une paire de pistolets de ses poches.

– Bravo ! sir William’s Crockhill, voilàqui lève tous mes scrupules, dit gaiement le Chasseur ; alors,ce sera un duel.

– Ce sera ce que vous voudrez, monsieur, maisje vous avertis que si vous ne me livrez point passage, je voustuerai.

– Si vous le pouvez. Croyez-moi, sirWilliiam’s Crockhill, retournez, paisiblement chez vous, nem’obligez pas à vous y contraindre.

– Aôh ! non, jamais je ne retournerai surmes pas, monsieur ; je ne reculerai point d’une semelle ;je passerai sur votre corps, s’il le faut, by God !

– Quelle férocité ! s’écria le Françaisavec un accent railleur. Dites-moi au moins sir William’s, pourquoivous voulez si obstinément pousser en avant ?

– Je ne ferai aucune difficulté pour vous eninstruire, monsieur, d’autant plus que ma résolution estirrévocablement prise : je veux aller rendre compte àM. le commandant Delgrès du vol dont vous vous êtes siscandaleusement rendu coupable à mon préjudice.

– Le mot est dur, sir WilliamsCrockhill !

– J’ai dit vol ! et je répète le mot,parce qu’il est exact, monsieur. Maintenant, voulez-vous, oui ounon, me livrer passage ?

– Vous comprenez, n’est-ce pas, sir William’sque je serais un sot, après ce que vous m’avez fait l’honneur de medire, si je vous laissais ainsi bénévolement aller me dénoncer aucommandant Delgrès, d’autant plus que cela pourrait amener descomplications de la plus haute gravité, qu’il faut éviter à toutprix. Écoutez-moi donc, monsieur, je vais vous livrer passage, jecompterai jusqu’à soixante, afin de vous laisser une dernièrechance de sauver votre vie en changeant de résolution ; sivous persistez dans votre intention première, ce sera tant pis pourvous, cher sir William’s Crockhill, je vous tuerai.

– Aôh ! je ne crois pas, je medéfendrai.

– Cela me fera le plus vif plaisir ;mais, croyez-en ma parole, avant une minute, vous serez mort d’uneballe, là, tenez, entre les deux yeux, si vous ne retournez pointsur vos pas.

– Vous êtes un vantard, monsieur, je parieraispresque que ce ne sera point.

– Malheureusement, monsieur vous ne pourrezvous en assurer que par le témoignage d’un tiers ; mais,brisons-là ; passez, sir William’s. Dieu veuille que, pendantle temps bien court qui vous reste, vous réfléchissiez ; vousn’aurez qu’à jeter vos pistolets.

– Je vous enverrai les balles à la tête,monsieur.

– À votre aise ; vous êtes un tigred’Hyrcanie. Adieu, sir William’s, je compte.

Le Chasseur s’écarta alors pour laisser lepassage libre à l’Anglais ; celui-ci recommença a gravirrapidement le sentier, espérant peut-être réussir à se mettre horsde portée avant la fin de la minute fatale.

– Eh ! sir William’s ? cria leChasseur, soixante !

Et il le mit en joue.

– Misérable assassin ! hurla l’agent enfaisant des enjambées énormes ; au secours !… àl’assassin !… à moi !… au meurtre !…

– Ne criez pas tant, sir William’s, etdéfendez vous comme un homme, si vous ne voulez pas être tué commeun chien.

L’Anglais comprit la justesse du raisonnementdu Chasseur ; il fit brusquement volte-face et déchargea à lafois ses deux pistolets sur son ennemi, dont le bonnet, traverséd’une balle, fut emporté dans le précipice.

– Bien tiré ! mal visé ! s’écria leChasseur avec son éternel ricanement. À moi.

Il ajusta une seconde et lâcha la détente.

L’Anglais poussa un horrible cri d’agonie,étendit les bras, pirouetta sur lui-même, tomba comme une masse surle visage, et roula le long des pentes abruptes du sentier enrebondissant de roche en roche jusqu’à ce qui il atteignîtfinalement la savane.

L’Œil Gris s’était précipitamment rejeté decôté, afin d’éviter un choc qui eût été mortel.

– Pauvre diable ! murmura-t-il avectristesse, tout en reprenant son éternel monologue, encore un quin’espionnera plus ; c’est lui qui l’a voulu, que Dieu ait sonâme ! Je crois que maintenant je ne ferai pas mal de détalerau plus vite ; avant cinq minutes, tous les vagabonds delà-haut seront à mes trousses ; ce n’est pas le moment de sefaire tuer sottement dans une embuscade comme un lièvre augîte.

Tout en parlant ainsi avec lui-même, leChasseur avait rechargé son fusil ; cette précaution prise, iljeta un regard investigateur autour de lui, écouta un instant, etse redressant tout à coup.

– Les voilà ! murmura-t-il. Ils n’ontpoint perdu de temps. En avant !

Il siffla ses chiens, puis il commença àdescendre le sentier avec une adresse, une légèreté et surtout unerapidité inimaginables de la part d’un homme de cet âge.

En atteignant la savane, il aperçut le cadavrede l’anglais ; il se baissa sur lui et l’examinacurieusement.

– Juste entre les deux sourcils,murmura-t-il ; quel malheur que ce pauvre sir William’s nepuisse pas s’assurer par lui-même que j’ai gagné mon pari, cela memettrait bien dans son esprit. Bah ! je le lui avaispromis ; après tout ce n’est qu’un Anglais de moins, etcelui-là, j’en suis sûr, n’a pas volé ce qui lui est arrivé ;c’était un fier drôle !

Après cette singulière oraison funèbreprononcée de cet air moitié figue, moitié raisin, particulier auChasseur, il laissa retomber le cadavre inerte du malheureuxAnglais. Des pas assez rapprochés se faisaient entendre.

Suivi de ses chiens, qui marchaient sur sestalons, il se glissa comme un serpent, au milieu d’un épaisbuisson.

Deux ou trois minutes plus tard arrivèrent lecommandant Delgrès et ses officiers.

Le Chasseur assista, invisible, à ce qui sepassa devant le cadavre.

Puis vinrent, après le départ de leurs chefs,quatre ou cinq autres conjurés qui s’arrêtèrent, eux aussi, pendantquelques minutes devant le corps de l’espion anglais.

– Vous verrez, grommela entre ses dents leChasseur, que, de tous ces drôles, pas un seul n’aura la penséecharitable d’enterrer ce pauvre diable. Pardieu ! ce ne serapas moi non plus, j’en ai assez de mes relations avec cegaillard-là !

Sa prédiction se réalisa ; tous les noirset les mulâtres, après avoir curieusement examiné le corps,s’éloignèrent avec indifférence sans y songer davantage.

Lorsqu’il se fut assuré qu’il se trouvait denouveau seul dans la savane, le Chasseur sortit de sa cachette.

Il sembla réfléchir un instant, puis haussantles épaules :

– Bah ! grommela-t-il, soyons bon.

Il se pencha sur le corps qu’il fouilla, ceque personne n’avait songé à faire.

Il trouva sur sa poitrine dans une pochesecrète de son vêtement, un assez volumineux portefeuille dont ils’empara avec un vif mouvement de joie.

– Définitivement, dit-il, Dieu est pournous ! C’est égal, ce drôle m’a trompé ; en résumé,c’était un vilain personnage. Si je n’étais pas chrétien, je lelaisserais là, pour que sa carcasse soit dévorée par les oiseaux deproie ; mais ce ne serait pas convenable, mieux vaut luidonner une sépulture.

Il prit alors le cadavre par les pieds, et letraîna jusqu’à un trou profond dans lequel il le jeta.

– Voilà qui est fait ; ouf ! ilétait lourd ! Couvrons-le ; pauvre diable, je ne veux pasle laisser devenir, après sa mort, la pâture des animauxcarnassiers.

Il entassa alors sur le cadavre du malheureuxAnglais des pierres, et les débris qu’il trouva à sa portée,jusqu’à ce que le trou fut comblé presque jusqu’au tiers.

– Et maintenant, reprit-il avec un soupir desatisfaction, bonsoir ! je vais essayer de dormir deux outrois heures, je l’ai bien gagné.

Il jeta un dernier regard sur le trou, puis ils’enfonça dans un épais taillis ou il ne tarda pas àdisparaître.

Il se cherchait probablement une chambre àcoucher.

Chapitre 11Comment Renée de la Brunerie entra dans l’ajoupa de maman Suméra etce qui en advint

Le matin lui suivit cette nuit si remplied’événements, vers onze heures, l’habitation de la Brunerie étaiten pleine activité.

Les nègres sous la toute puissante directionde M. David, le majordome, se livraient, avec cettenonchalance étudiée qui les distingue, à leurs travauxordinaires ; les uns guidaient les cabrouets chargés de cannesfraîchement coupées qu’ils conduisaient à la sucrerie ; lesautres, allant et venant d’un air affairé, de côté et d’autre, sanspour cela travailler davantage, semblaient très-occupés ; àquoi ? nul n’aurait su le dire, eux moins que personne ;ce qui était certain, c’est qu’ils se donnaient beaucoup demouvement ; pouvait-on exiger davantage ? D’autres enfin,au nombre d’une cinquantaine, mais ceux-là les plus vigoureux etles plus actifs de l’habitation, armés de pelles et de pioches etplacés sous la direction spéciale de M. de la Brunerie,ouvraient des tranchées et creusaient la terre avec ardeur.

Le marquis de la Brunerie, de gros souliersaux pieds, un large chapeau en paille de Panama sur la tête et enveste de toile blanche, tenant à la main une grande feuille depapier à dessin, sur laquelle un plan était tracé à la sépia,faisait creuser sous ses yeux, par ses plus fidèles esclaves, uneenceinte bastionnée autour de son habitation, afin de la mettre leplus promptement possible à l’abri d’un coup de main, au casprobable d’une révolte des noirs marrons, plus sérieuse et plusgénérale que celles qui, jusqu’alors, avaient menacé lacolonie.

M. David parut en ce moment, accompagnantune quinzaine de nègres conduisant les nombreux bestiaux del’habitation dans un vaste enclos provisoire élevé à la hâte nonloin du principal corps de logis.

– Ah ! ah ! vous voilà, commandeur,dit amicalement le planteur en répondant au salut du majordome.

– Oui, monsieur, répondit celui-ci ;selon vos ordres je me suis empressé de faire réunir toutes nosbêtes à cornes.

– Ne serait-ce pas dommage ? reprit enriant le planteur, que nos magnifiques bœufs à bosses, si élégantset si haut montés sur jambes, que j’ai eu tant de peines à fairevenir du Sénégal, soient volés et mangés par des scélérats demarrons ?

– Et nos bœufs de Porto-Rico, monsieur, siforts, si trapus, si superbes, vous n’en dites rien ?

– Si, commandeur, car j’aime toutes ces noblesbêtes ; aussi je ne veux sous aucun prétexte lesabandonner ; je crois qu’elles seront à leur aise dans lenouvel enclos et qu’elles n’auront rien à redouter desmaraudeurs.

– Ces braves animaux seront parfaitement,monsieur ; bien qu’ils soient au nombre de plus de deux cents,ce qui est considérable, ils auront un espace suffisant, de l’herbeen abondance, de l’ombre plus qu’il ne leur en faudra, et ils necourront aucun risque, ce qui est le plus important. Marchez donc,vous autres, ajouta-t-il en s’adressant aux nègres bouviers quis’étaient arrêtés et écoutaient curieusement cetteconversation.

– Venez un peu par ici, monsieur David, dit leplanteur ; et le prenant par le bras et le conduisant àl’écart ; vous êtes un homme sûr pour lequel je ne veux pasavoir de secrets…

– Je vous dois tout, monsieur, répondit lemajordome avec émotion.

– Ce n’est pas toujours une raison, mais vous,c’est différent, vous êtes presque de la famille et je sais quevous nous êtes dévoué. Le pays est fort travaillé en ce moment pardes drôles de la pire espèce, qui ne se gênent nullement pour nousmenacer tout haut, nous autres blancs, d’un massacre général, ainsique cela a eu lieu à l’île Saint-Domingue ; une collision estimminente ; la révolte éclatera au moment où l’on y pensera lemoins ; peut-être l’arrivée de l’expédition française, quiaujourd’hui ou demain, au plus tard, mouillera en rade de laPointe-à-Pitre, servira-t-elle de prétexte pour un soulèvementgénéral des noirs…

– Croyez-vous donc, monsieur, que les chosesen soient à ce point ?

– Nous sommes sur un volcan, et je ne parlepas, croyez-le bien, de la Soufrière, ajouta-t-il avec un sourire,en jetant un regard sur le haut piton du sommet duquel s’élevait,en tourbillonnant vers le ciel, un épais panache de fuméejaunâtre ; le conseil provisoire m’a fait avertir du dangerqui nous menace, moi et les autres planteurs, en nous recommandantde prendre au plus vite nos précautions. Ce matin, avant de serendre à la Pointe-à-pitre, mon parent, le capitaine de Chatenoy,m’a dessiné ce plan à la hâte ; vous êtes à peu prèsingénieur, vous, monsieur David ?

– Un commandeur doit être bon à tout,monsieur, répondit en riant le majordome.

– C’est vrai, reprit le planteur sur le mêmeton. J’ai fait tracer la ligne par ces noirs, ainsi que vous levoyez, il ne s’agit plus que de creuser ; chargez-vous, jevous prie, de faire achever ce travail ; joignez une centained’hommes à ceux qui piochent déjà, de façon à ce que l’enceintesoit complètement terminée d’ici au coucher du soleil.

– Ce sera fait, oui, monsieur.

– Bien ; vous connaissez nos noirs mieuxque personne, vous choisirez ceux qui vous paraîtront les plusfidèles.

– Le choix sera facile, monsieur, je le disavec joie, tous vous sont dévoués ; je sais de bonne sourcequ’ils ont, à plusieurs reprises, repoussé les tentativesd’embauchage faites près deux, et cela de manière à décourager ceuxqui essayaient de les entraîner à la révolte.

– Ainsi, vous êtes sûr de nos noirs ?

– Je vous réponds de tous, monsieur.

– Alors tout va bien ; vous leurdistribuerez des armes, cette nuit même nous commencerons à nousgarder militairement ; vous n’accorderez de congé à aucunnoir, afin que les mesures que nous prenons ne soient pointébruitées.

– Oui, monsieur, je songeais en effet àprendre cette précaution.

– Très-bien. Aussitôt que l’enceinte seraterminée, vous ferez construire sur la terrasse, devant la maison,des ajoupas dans lesquels les noirs porteront leurs petits ménageset où ils habiteront pendant tout le temps des troubles.

– Cette mesure leur sera très-agréable,monsieur ; vous savez combien ces pauvres gens tiennent au peuqu’ils possèdent.

– Et ils ont raison, commandeur ; ensomme, ce sont mes enfants, je dois veiller sur leurbien-être ; n’est-ce pas à leur travail que je dois marichesse ?

– Croyez, monsieur, que tous vous serontreconnaissants de ce que vous faites pour eux.

– Je désire qu’ils m’en sachent gré ; aurésumé, ma cause est intimement liée à la leur ; en medéfendant, ils se défendent. Je vous laisse libre de prendre tellesdispositions que vous jugerez nécessaire ; je vous donne, enun mot, carte blanche, et vous nomme commandant de l’habitation,m’en rapportant entièrement à vous pour tout ce qu’il faudrafaire.

– Je me montrerai digne de votre confiance,monsieur.

– Je le sais bien, mon ami ; ne vousai-je pas vu naître ? Maintenant que tout cela est entenduentre nous, ajouta-t il en riant, je me lave les mains de ce quiarrivera, je ne m’en occupe plus ; cela vous regarde, c’estvotre affaire.

– Allez, allez, monsieur de la Brunerie,répondit sur le même ton le majordome, vous pouvez êtretranquille ; j’accepte avec joie la responsabilité que vous meconfiez.

M. de la Brunerie serrachaleureusement la main de son commandeur, lui remit le papier surlequel le plan était tracé et s’éloigna dans la direction de laterrasse, heureux comme un écolier en vacances.

Au moment où il gravissait d’un pas un peupesant, les degrés du perron, il aperçut sa fille qui sortait de lamaison et s’avançait, belle et nonchalante, à sa rencontre.

– Bonjour, mon enfant, lui dit-il en luimettant deux baisers retentissants, deux vrais baisers de père, surses joues de pêche ; avez-vous bien dormi, chère petite ?Ne vous sentez-vous pas fatiguée ce matin ?

– Nullement cher père, répondit-elle ensouriant, j’ai très-bien dormi, je me sens parfaitementreposée !

– Tant mieux, Renée, tant mieux.

– Mon père, reprit la jeune tille, vousplairait-il de presser un peu le déjeuner ?

– je ne demande pas mieux, mon enfant,d’autant plus que je suis debout depuis le point du jour. Avez-vousdonc quelque projet pour aujourd’hui, ma mignonne ?

– Mon Dieu ! cher père, voicitrès-longtemps que je dois une visite aux dames de Tillemont ;je remets de jour en jour à m’acquitter de ce devoir deconvenance ; je crains, si je tardais plus longtemps à lefaire, de paraître oublieuse ; vous savez combien ces damessont susceptibles, et comme, en réalité, je suis dans mon tortvis-à-vis d’elles, qui toujours ont été parfaites pour moi, j’aiformé le projet de me rendre aujourd’hui, toute affaire cessante, àleur habitation. Cela vous contrarierait-il, mon père ?

– Moi, mon enfant, pourquoi donc cela ?N’es-tu pas libre d’aller et devenir à ton gré ? Fais tavisite, chère fillette.

M. de la Brunerie avait l’habitudeassez singulière de commencer toujours n’importe quelleconversation avec sa fille sans la tutoyer, puis, peu à peu, sonamour paternel l’emportait sur cette étiquette malencontreuse qu’ils’imposait, et il ne tardait à pas lui dire : tu, à pleinebouche, ce qui, parfois, faisait beaucoup rire la folle jeunefille.

– Je vous remercie, mon père,répondit-elle ; je profiterai de votre permission.

– Que parles-tu de permission, mamignonne ? Tu es parfaitement ta maîtresse, reprit-ilvivement. À quelle heure comptes-tu sortir ?

– Vers une heure de l’après-midi, mon père,afin d’être de retour de bonne heure.

– Je ne te cache pas, chère enfant, que dansl’état de bouleversement où se trouve la colonie, je ne voudraispas te voir prolonger trop tard ta visite aux dames deTillemont ; tu te souviens de ce qui est arrivéhier ?

– Oh ! ne me parlez pas de cela, monpère, j’en suis encore toute tremblante. À quatre heures, au plustard, je serai rentrée à l’habitation, je vous la promets.

– Bien ! Mais qui donc nous arrivelà-bas ? Dit-il en s’interrompant et regardant dans ladirection de l’avenue des Palmiers.

– C’est le Chasseur de rats, mon père.

– Comment, tu l’as reconnu à cettedistance ? Ô mes yeux de vingt ans, où êtes-vous ?

– Le Chasseur est très-facile à reconnaîtrepour les personnes accoutumées à le voir souvent ; regardezavec plus d’attention, mon père ?

– En effet, dit le planteur au bout d’uninstant. Ce brave ami ne pouvait mieux choisir son temps pour nousfaire une visite.

– N’est-il donc pas toujours certain d’êtrebien reçu à l’habitation, mon père ?

– Si, ma mignonne, toujours ; d’ailleursil est ton protégé, et puis nous l’aimons tous.

– Avons-nous tort ?

– Je ne dis pas cela, au contraire ; nouslui avons même de grandes obligations ; mais cependant, il y ades jours où je suis surtout content de le voir.

– Aujourd’hui est un de ces jours là, n’est-cepas, mon père ?

– Ma foi, oui, ma chérie ; j’étais fortembarrassé, je te l’avoue, pour te donner un gardien fidèle pendantta promenade ; le commandant ne peut s’absenter del’habitation où il a de la besogne par-dessus la tête ; voilàmon homme trouvé, il prendra une dizaine de noirs bien armés aveclui et je serai tranquille.

– Pourquoi donc une si nombreuse escorte, monpère ?

– Parce que, ma chère enfant, je sais qu’en cemoment les routes sont infestées de vagabonds de la pireespèce ; or, comme je ne veux pas t’exposer à une répétitionde l’attaque d’hier au soir, je préfère prendre mesprécautions.

– Je ferai ce qu’il vous plaira, mon père.

– Tu es charmante, ma mignonne.

Tandis que le père et la fille causaientainsi, le Chasseur s’approchait rapidement ; il marchait ledos un peu voûté, le fusil sur l’épaule et ses six ratiers sur lestalons.

Après avoir monté les degrés du perron de laterrasse, il s’avança vers le planteur, qui, de son côté, alla à sarencontre en compagnie de sa fille.

Le vieillard salua en ôtant son bonnet, puisil dit de sa voix sonore :

– Je vous souhaite le bonjour et une heureusejournée, monsieur de la Brunerie, ainsi qu’à vous, ma chèredemoiselle Renée.

– Soyez le bienvenu à la Brunerie, réponditcordialement le planteur ; je suis charmé de vous voir. Vousdéjeunez avec nous ; c’est convenu.

– Mais, monsieur…

– Je vous en prie, père, dit la jeune fine desa voix la plus câline et avec son plus gracient sourire.

– J’accepte, monsieur, répondit aussitôt leChasseur en s’inclinant.

– Allons nous mettre à table, je tombed’inanition. Que savez-vous de nouveau, ce matin ?

– Pas grande chose, monsieur ; unbâtiment léger doit avoir, au jour, appareillé de la Pointe-à-pitrepour aller à la recherche de l’escadre française.

– J’ai longtemps examiné la mer et je n’airien découvert, répondit le planteur.

– Les bâtiments français doivent louvoyer auvent de Marie-Galante, il est donc impossible de les apercevoir,monsieur.

– Oui, vous avez raison, il en doit êtreainsi. À propos, vous savez que ma fille a besoin devous ?

– Je l’ignorais, monsieur ; mais,aujourd’hui, comme toujours, je suis aux ordres de mademoiselle dela Brunerie.

– Oh ! cela n’est pas autrementgrave ; il s’agit font simplement de l’accompagner à lapromenade.

– Je serai heureux de faire ce que désireramademoiselle ; répondit le vieillard en s’inclinant devant lajeune fille.

– Regardez un peu autour de vous,Chasseur ; est-ce que vous ne remarquez pas certainschangements ?

– Pardonnez-moi, monsieur, j’en vois detrès-importants, au contraire ; il paraît que vous vous mettezen état de défense ?

– Ah ! ah ! vous avez reconnu celatout de suite ; au fait, vous êtes peut-être un vieuxsoldat ?

– Ma vie a été bien longue déjà, monsieur, etles circonstances dans lesquelles je me suis trouvé m’ont obligé àfaire de nombreux métiers, répondit le Chasseur évasivement.

– Que pensez-vous de ces prétentions, vous quiêtes un homme d’expérience ?

– Je les trouve excellentes, monsieur ;aujourd’hui surtout, dans l’état de trouble où se trouve lacolonie, on ne saurait trop se mettre sur ses gardes.

Tout en causant ainsi, ils s’étaient dirigésvers la maison ; ils pénétrèrent dans la galerie où la tableétait mise.

Chacun prit place.

Le repas fut très-gai et très-cordial ;il dura près d’une heure.

Puis, mademoiselle de la Brunerie se leva etse retira dans son appartement, laissant son père et son compagnonde table sortir sur la terrasse pour fumer un cigare.

Faire une visite à la Guadeloupe, ainsid’ailleurs que dans les autres Antilles françaises, ce n’est pasune mince affaire.

Les dames créoles jouissant, nous ne dironspas d’une certaine position, – tous les blancs sont dans lescolonies placés sur le même échelon de l’échelle sociale, qu’ilssoient riches ou pauvres, – mais possédant une certaine fortune, nesortent jamais seules de chez elles.

Lorsqu’elle va en visite, une dame créole està la tête d’un véritable convoi, avec son escadron de servantessans lequel elle ne sort jamais et qui ne la quitte ni jour, ninuit.

Ces coutumes étranges, rappelant les grandsjours de la féodalité où les domestiques faisaient partie de lafamille, ont quelque chose de touchant qui va droit au cœur.

Lorsque Renée de la Brunerie quittal’habitation, vers une heure et demie, douze ou quinze servantesl’accompagnaient ; une dizaine de noirs bien armés étaientétagés sur les flancs de la cavalcade, dont l’œil Gris, seul àpied, suivant son habitude, tenait la tête, marchant entre la jeunefille et Flora, sa gentille ménine.

Bientôt la nombreuse troupe eût disparu dansles méandres de la route et se trouva en pleine savane.

Sans rien dire à Renée, qui paraissait assezpréoccupée ou pour mieux dire embarrassée, le Chasseur, sous leprétexte plus ou moins plausible de raccourcir le chemin, fittourner la cavalcade dans un sentier assez étroit et peu fréquentécoupant la savane en ligne courbe.

– Prenez garde de nous égarer, vieuxChasseur ! dit Flora, en riant comme une folle.

– Moi, mamzelle Flora, vous égarer ! Dieum’en garde ! répondit le vieillard sur le même ton ; vousvoulez plaisanter ; ce chemin que nous avons pris nous fait aumoins gagner une vingtaine de minutes, si ce n’est plus.

– De quel côté allons-nous donc par là ?demanda Renée en relevant la tête et jetant un regard autourd’elle.

– Chère enfant, répondit aussitôt son guideavec une feinte indifférence, j’ai voulu vous faire couper au courtpour atteindre l’habitation de Tillemont ; après le légerdétour que nous accomplissons, nous verrons l’habitation ou, pourmieux dire, le carbet de maman Suméra, devant lequel nouspasserons, et un quart d’heure ou vingt minutes plus tard nousserons rendus à Tillemont.

– Est-ce que la maman Suméra demeure prèsd’ici ? demanda vivement la jeune file.

– Très-près, mon enfant.

– Ah ! fit-elle en baissant la tête.

– Je la connais, moi, maman Suméra, dit Florad’un petit air mutin.

– Moi aussi, répondit laconiquement leChasseur.

– Elle est sorcière, dit bravement laménine.

– Elle passe pour l’être du moins.

– Elle l’est, reprit nettement lafillette.

– Taisez vous, folle ; dit sèchementRenée.

– Elle est sorcière, murmura la jeune négresseavec cet entêtement des enfants gâtés auxquels on passe tout.

Renée haussa les épaules d’un air de mauvaisehumeur.

– Il y a un moyen de s’en assurer, dit enriant le Chasseur.

– Lequel ? demanda Flora.

– Pardieu ! c’est de le lui demander àelle-même.

– Oh ! je n’oserai jamais, dit Renée enlançant au Chasseur un regard d’une expression singulière.

– Pourquoi donc cela ? demanda levieillard d’un ton indifférent ; rien de plus facile, monenfant ; maman Suméra vend du lait de chèvre.

– Je l’adore, moi, le lait de chèvre !s’écria virement la ménine.

– Vous êtes insupportable aujourd’hui, ditRenée avec impatience.

– Parce que j’aime le lait de chèvre,maîtresse ?

– Non, mais parce que vous parlez à tort et àtravers comme une tête éventée. Vous disiez donc, père ?

– Arrêtez-vous devant la porte de l’ajoupa,entrez, demandez du lait à maman Suméra et, tout en buvant, si voustenez à être édifiée sur son compte, eh bien, vousl’interrogerez ; c’est bien simple.

– En effet mais…

– Tenez, on dirait, Dieu me pardonne, que lavieille a flairé notre piste et qu’elle nous a aperçus ; elleest sur le pas de sa porte, qui nous regarde venir.

– Oui, je la reconnais, c’est bien lasorcière ! s’écria Flora en riant.

La cavalcade ne se trouvait plus qu’à quelquespas de l’ajoupa de la vieille négresse ; celle-ci, ainsi quel’avait annoncé le Chasseur, se tenait debout sur le seuil de saporte et regardait curieusement arriver les voyageurs.

– Bonjour, mamzelle Flora et votre société,répondit poliment le vieille négresse en faisant quelques pasau-devant de la brillante cavalcade ; voulez-vous boire unetasse de bon lait de chèvre ?

– Je le veux bien, maman Suméra, repritaussitôt l’espiègle fillette.

– Eh bien ! que faites-vous donc,Flora ? dit Renée qui ne semblait pas cependant biencourroucée.

– Décidez-vous, ma chère enfant, reprit leChasseur ; il est trop tard maintenant pour hésiter ;buvez une tasse de lait, cette femme est vieille et pauvre,l’aumône que vous lui ferez lui profitera.

– Croyez-vous que ce ne sera pas inconvenantde nous arrêter ainsi dans ce carbet, père ? demanda-t-elleavec embarras.

– Inconvenant ? pourquoi donc cela, machère Renée ? Toutes les dames de l’île viennent boire du laitchez maman Suméra ; c’est un but de promenade.

– Puisqu’il en est ainsi, je m’arrêterai letemps seulement de boire une tasse de lait, mais pas pluslongtemps.

– Comme il vous plaira, mon enfant.

Le Chasseur aida Renée à mettre pied à terre,et elle entra dans l’ajoupa d’un air assez peu résolu.

La pauvre enfant était intérieurement toutejoyeuse ; elle se figurait naïvement qu’elle avait réussi àdérouter les soupçons, tandis que, sans le savoir, elle n’avaitfait qu’obéir à la volonté arrêtée d’avance de son guide.

Le Chasseur ne faisait jamais rien sans yavoir longtemps réfléchi ; il avait son projet ; unsoupçon avait germé dans son cœur, ce soupçon, il le voulaitéclaircir.

À peine Renée de la Brunerie eut-elle,accompagnée de sa ménine et précédée par maman Suméra marchantrespectueusement devant elle, pénétré dans l’ajoupa, que leChasseur dit quelques mots à voix basse à un des noirs del’escorte, qui lui répondit par un geste affirmatif ; ilordonna à ses chiens de se coucher et de l’attendre, puis ils’éloigna à grands pas et s’enfonça dans les broussailles, aumilieu desquelles il fut bientôt caché à tous les yeux.

Après cinq minutes de marche, le Chasseuratteignit la base du rocher contre lequel l’ajoupa étaitappuyé ; il grimpa en s’aidant des pieds et des mains, jusqu’àune vingtaine de mètres le long des parois, s’enfonça dans un épaistaillis de goyaviers sauvages poussant à l’aventure sur une étroiteplate-forme, tourna une pointe de rocher et se trouva enfin devantune ouverture que d’en bas il était impossible d’apercevoir.

Après avoir écarté avec précaution lesbroussailles dont était encombrée l’entrée assez large de cetteouverture, le Chasseur se glissa en se courbant dansl’intérieur ; mais bientôt la voûte s’éleva, il put redressersa haute taille et il s’enfonça résolument dans cette espèce degalerie qui s’allongeait devant lui et descendait en pentedouce.

Bientôt il se trouva dans une espèce de caveou plutôt de cellier, encombré de bocaux à sucre vides et decouffes en latanier, jetées pêle-mêle les unes sur lesautres ; il traversa cette cave sans s’arrêter, ouvrit uneporte fermée seulement au loquet, puis une seconde, et il se trouvadans une pièce assez sombre dont la porte donnait dans les chambresmême de l’ajoupa.

Maman Suméra, lorsqu’elle avait bâti soncarbet, avait, en femme avisée, creusé ou fait creuser le rocherafin d’agrandir son domaine ; mais elle ignorait l’existencedu passage souterrain par lequel le Chasseur venait de s’introduiresecrètement et à son insu chez elle ; sans cela, il estprobable qu’elle se serait depuis longtemps empressée de leboucher.

Il avait fallu près d’une demi-heure auChasseur pour pénétrer jusqu’à l’endroit où il était arrivé et,d’où il pouvait entendre tout ce qui se disait dans la chambre àcoté, et même voir ce qui s’y passait en appuyant l’œil contre unedes fentes nombreuses et assez larges de la porte.

Au moment où le Chasseur se plaçait à sonobservatoire, Renée se levait.

– Je ne puis demeurer plus longtemps, dit-elleà maman Suméra debout devant elle, il faut que je continue mapromenade ; je vous remercie du charme que vous m’avezdonné ; prenez ces dix douros, si vous m’avez réellement ditla vérité, je n’en resterai pas là ; surtout pas un mot à quique ce soit de ce qui s’est passé entre nous.

– Comptez sur ma discrétion, mamzelle Renée,répondit la vieille négresse en empochant joyeusement l’or qu’elleavait reçu ; votre charme est bon, il réussira. Vous ne voulezpas prendre une seconde tasse de lait ?

– Non, je vous remercie, je suis déjà restéetrop longtemps ici, adieu.

En parlant ainsi, Renée ordonna d’un geste àFlora d’ouvrir la porte.

La jeune fille obéit ; mais au moment oùelle posait la main sur la clavette, la porte fut poussée du dehorset s’ouvrit toute grande ; la jeune négresse poussa un cri desurprise, presque de frayeur, et recula toute tremblante jusqu’aumilieu de la chambre.

Un homme parut :

Cet homme était le commandant Delgrès.

Il fit quelques pas en avant, et, après avoirsalué mademoiselle de la Brunerie :

– Enfant, dit-il avec douceur à la jeunenégresse, pourquoi cette épouvante en me voyant ?Craignez-vous donc que je veuille vous faire du mal ?

La fillette regarda l’officier avec ses grandsyeux de gazelle effarouchée et, sans lui répondre elle alla entremblant se réfugier derrière sa maîtresse.

Celle-ci, à cette entrée imprévue del’officier était demeurée immobile, froide et hautaine.

– Je bénis le hasard, reprit Delgrès ens’inclinant de nouveau devant mademoiselle de la Brunerie, qui meprocure l’honneur de vous voir, mademoiselle ; cette heureuserencontre me prouve, à ma grande joie, que vous ne vous ressentezpas de vos terribles émotions de la nuit passée.

– Je suis encore un peu souffrante, monsieur,répondit Renée, voici pourquoi…

– Mille pardons, mademoiselle, interrompitDelgrès avec respect, je n’ai droit à aucune de vos confidences,même la plus légère ou la plus insignifiante.

Tout en parlant, il avait fait à la vieillenégresse un signe imperceptible pour tout autre que pour elle.

Maman Suméra ramassa la tasse et ouvrit laporte derrière Laquelle le chasseur était embusqué ; celui-ciavait prévu ce mouvement, il s’était vivement retiré de côté ;lorsque la négresse fut entrée en laissant retomber la portederrière elle, il la saisit à l’improviste en lui posant la mainsur la bouche pour l’empêcher de crier, et se penchant à sonoreille :

– C’est moi, Œil Gris ! lui dit-ilrapidement ; pas un mot !

Il était inutile d’en dire davantage ; lavieille négresse était tellement épouvantée de l’apparition de cethomme, sans qu’il lui fut possible de comprendre comment il s’étaitintroduit là, qu’elle avait presque perdu connaissance ; cefut seulement par signes qu’elle parvint à l’assurer de sonsilence, et surtout de son entière obéissance.

Tandis que ceci se passait dans la pièceobscure de l’ajoupa, la conversation continuait dans l’autrechambre.

– Je suis heureuse, moi aussi, monsieur,répondit avec politesse, mais avec froideur, mademoiselle de laBrunerie, je suis heureuse du hasard qui nous met en présence sifortuitement ; j’en profiterai pour vous remercier une foisencore de votre conduite loyale et de la manière généreuse dontvous êtes venu à mon secours, à un moment où je n’allais plus avoird’autre refuge que la mort pour échapper aux mains du scélérat quiétait sur le point de s’emparer de moi, après avoir tué ou blessétous mes défenseurs…

– Il vous restait encore, mademoiselle, leplus brave, le plus dévoué de tous.

– Oui, monsieur, et je vous suisreconnaissante du fond du cœur de me l’avoir conservé, car c’est unhomme bon et de grand cœur pour lequel j’éprouve la plus sincère etla plus vive affection.

– Mademoiselle…

– Maintenant, monsieur, que je vous airenouvelé mes remerciements, permettez-moi de prendre congé de vouset de rejoindre mes gens qui m’attendent à quelques pas audehors.

– Mademoiselle, fit Delgrès, ne daignerez-vouspas m’accorder quelques minutes !…

– Il y a déjà fort longtemps que je suis ici,monsieur ; je regrette, croyez-le bien, de ne pouvoir demeurerdavantage, mais il faut absolument que je me retire.

– Permettez-moi, mademoiselle, de vous direquelques mots seulement.

– Je vous ferai observer, monsieur, fit-elleavec hauteur, que je n’ai l’honneur de vous connaître quetrès-peu ; que nos relations jusqu’à ce jour, excepté leservice que cette nuit vous m’avez rendu, ont été presquenulles.

– C’est vrai, mademoiselle, je le reconnais,et pourtant au risque de vous déplaire, j’insisterai, pour que vousm’accordiez quelques minutes d’entretien.

– Je ne comprends pas, monsieur, ce qu’il peuty avoir de commun entre vous et moi, qui sommes à peu prèsétrangers l’un à l’autre, et ce que vous pouvez avoir à medire.

– Mademoiselle, je vous demande humblement cecourt entretien, parce que j’ai à vous parler de choses qui, pourmoi du moins, sinon pour vous, sont de la plus hauteimportance.

La jeune patricienne lança au mulâtre, inclinédevant elle, un regard devant lequel il baissa le sien avec unecertaine confusion ; puis elle s’assit, fit signe à sa méninede s’accroupir à ses pieds, et redressant fièrement latête :

– Finissons-en, dit-elle avec une hauteursuprême. Que voulez-vous me dire ? Me voici prête à vousentendre.

Chapitre 12De quelle manière Renée de la Brunerie contraignit Delgrès à luiavouer son amour

Afin de bien faire comprendre au lecteur lascène qui va suivre, il est indispensable que nous entrions danscertains détails sur la ligne de démarcation infranchissable qui,aux colonies, à l’époque où se passe notre histoire, – peut-être enest-il encore ainsi aujourd’hui, il faut des siècles pour déracinerun préjugé ; plus il est absurde, plus il a des chances dedurée, – la ligne infranchissable de démarcation, disons-nous, quiséparait fatalement entre elles les différentes races et lesempêchait, non seulement de se confondre, mais même de semêler.

Notre ouvrage ayant surtout pour but de faireconnaître les mœurs des Antilles françaises au commencement dudix-neuvième siècle, il serait incomplet si nous passionslégèrement sur les motifs qui ont amené cette funeste et siregrettable séparation.

Dans les colonies françaises de l’Atlantiquetelles que la Martinique et la Guadeloupe, par exemple, lapopulation se résume à trois espèces bien distinctesd’individus : les blancs, les noirs et les mulâtres.

Ces trois espèces sont caractérisées en cestermes par les nègres, grands amateurs d’apophtegmes :

Le blanc, c’est l’enfant de Dieu ; lenègre, c’est l’enfant du diable ; le mulâtre n’a pas depère.

Paroles qui se réduisent à cettevérité :

Les blancs forment une race d’élite, les noirsune race inférieure ; mais les mulâtres, sont un produitbâtard des deux premières, Ils n’ont pas d’aïeux de leur espèce, etne peuvent point se reproduire sans s’effacer.

En effet, les mulâtres sont toujours fils d’unblanc et d’une négresse, et non pas fils d’un nègre et d’uneblanche.

Ceci est un trait caractéristique de la femmefrançaise des colonies, trait qui mérite d’être noté ; jamaison n’a cité et jamais, nous en avons la conviction, on ne citeraune blanche créole qui se soit alliée à un nègre.

Et cela pour cent raisons, dont chacune estpéremptoire ; nous en noterons ici quelques-unes, uniquementpour les Européens, car si notre livre parvient aux colonies, lesdames créoles trouveront monstrueux la nécessité même d’uneexplication sur un tel sujet, et nous sommes complètement de leuravis, aux Antilles.

Jamais un nègre n’a été pour une blanche descolonies qu’un Africain fort laid, assez grossier, médiocrementpropre et d’une odeur passablement suffocante.

La race juive, qui s’est toujours conservéepure, est physiquement douée, comme on sait, d’un montant assezprononcé ; mais ce montant se trouve porté chez le nègre à undegré de développement tel, qu’il constitue pour les blancs uneinfirmité naturelle.

Il est impossible de passer près d’un nègre,même à dix pas, sans être saisi par son odeur ; une odeurchaude, musquée, nauséabonde, odeur congéniale et permanente, àlaquelle tous les bains du monde ne font rien.

Et puis, quoi qu’il fasse, le nègre esttoujours fort mal dégrossi ; ses pieds sont monstrueux etridicules, le sauvage d’Afrique vit toujours en lui ; il n’ani père connu, ni famille, ni ami ; sa religion est pleined’enfantillages : enfin le nègre ne possède pas lesproportions qui constituent la beauté physique, ou, le charmemoral, aux yeux des blancs ; il est ridicule oueffrayant ; il fait rire, ou il fait trembler ;l’alliance d’une blanche et d’un nègre n’est donc pas une chose quise puisse supposer ; peut-être cela changera-t-il, plus tard,nous en doutons.

À l’époque où se passa notre histoire, leschoses étaient ainsi ; les nègres n’étaient nullement blessésde cette exclusion que les femmes blanches leur faisaientsubir ; ils l’acceptaient et la trouvaient juste ;l’alliance d’une blanche avec un nègre était considérée par euxcomme une dégradation monstrueuse de la part de la femme.

Nous ferons observer que nous ne parlons icique des colonies françaises ; dans les colonies anglaises, ilexiste certaines différences dans les mœurs, différences peusensibles, il est vrai, mais, dont nous n’avons pas à nousoccuper.

L’esclavage est un fait nuisible en même tempsqu’il est inique ; nous sommes avec l’économie politique, avecla philosophie, avec la morale pour le répudier et leproscrire ; nous reconnaissons même que l’esclave a le droitde reconquérir la liberté par tous les moyens en son pouvoir, maisnous n’admettons pas, – parce que cela est contraire à la vérité, –qu’on fasse des négresses, des jeunes filles gémissant d’avoir étéravies aux tendres serments de leurs bien-aimés du désert, pourêtre livrées aux mains détestées d’un maître barbare ; celaest complètement faux ; ceux qui le disent sont de mauvaisefoi ; ils ne savent rien des colonies françaises.

Ainsi, affirmer, par exemple, que lesplanteurs ont tout pouvoir sur les femmes esclaves est unmensonge.

Les négresses ne comprennent pas la différencequi existe entre les titres d’épouse et de maîtresse ; on leurproposerait de choisir entre eux qu’elles ne le sauraientpas ; sans dire dévergondées, elles se considèrent commerevenant de droit aux hommes blancs, ou noirs, sous le toitdesquels elles vivent.

Une négresse africaine est à qui veut laprendre, une négresse créole à qui elle veut bien se donner, ou,pour être plus vrai, se vendre.

Ce n’est ni le fouet, ni l’esprit, ni labeauté qui domptent les belles esclaves, c’est l’or ; touteaventure discrète, mystérieuse est impossible avec lesnégresses ; si elles consentent à être aimées argentcomptant, elles veulent avant tout qu’on le sache.

Tous les croisements de race proviennent doncd’unions clandestines, d’amours plus ou moins cachés entre blancset noires, mais, nous le répétons, jamais entre blanches etnoirs ; de plus les blancs n’épousent jamais les négresses, cequi se comprend facilement, aux colonies surtout, où toutes lesfemmes de couleur, ou du moins la plus grande partie aujourd’hui,ont jadis été esclaves.

La race des mulâtres est donc originairementformée d’enfants naturels et considérée comme extra-morale etextra-légale. Si grande que soit leur intelligence, ils ne peuvent,aux colonies, effacer cette tache, stigmate indélébile qui lesrejette au dehors de la société organisée dans laquelle on leur arefusé une place assignée, se fondant sur ce que leurs enfantseux-mêmes ne leur ressemblent pas et ne sont point de leurcouleur ; produits par un caprice de la nature, ils sont seulset demeurent seuls.

Heureusement, ceci n’est qu’un préjugé destinéà s’effacer.

Dans les colonies françaises, où toutes lesfamilles blanches sont considérables, très-distinguées généralementpar leur éducation, mais imbues de préjugés étroits à l’endroit deshommes de couleur, les mulâtres sont impitoyablementrepoussés ; en un mot, ces malheureux, si vastes que soientleurs capacités personnelles, si grandes que soient leurs qualités,sont, par une fatalité contre laquelle ils essayeraient vainementde se débattre, en butte au mépris des blancs et à la haine desnoirs ; ces pauvres parias de la société coloniale onttellement conscience de leur infériorité, qu’ils se courbenthumblement ; et, à quelque degré d’honneur, de considérationou de fortune qu’ils appartiennent, ils demeurent toujours endehors des autres classes privilégiées, blanches ou noires, sanstenter jamais de franchir la ligne de démarcation qui les ensépare.

Et maintenant nous fermerons cette longueparenthèse, et nous reprendrons notre récit où nous l’avons laissé,en revenant à l’ajoupa de maman Suméra, où le commandant Delgrès etmademoiselle Renée de la Brunerie se trouvaient en présence.

Il y eut un silence assez long.

Le mulâtre, que, malgré son grade supérieur,la hautaine jeune fille n’avait pas autorisé à prendre un siège, setenait debout devant elle, le chapeau à la main.

Bien qu’il conservât les apparences les plusrespectueuses et presque les plus humbles en face Renée de laBrunerie, cependant un observateur aurait compris, en voyant sessourcils froncés, les tressaillements nerveux des muscles de saface, qu’une tempête terrible grondait sourdement dans le cœur decet homme, et qu’il lui fallait une puissance de volonté immense,pour refouler ainsi le sentiment de sa dignité outragée.

– J’attends, monsieur, dit enfin la jeunefille d’une voix brève en lui jetant un regard presquedédaigneux.

Au son de cette voix, le mulâtretressaillit.

Il redressa sa haute taille, rejeta sa tête enarrière par un mouvement plein de noblesse, une expression devolonté énergique et de résolution implacable éclata sur son visagesubitement transfiguré ; mais ce ne fut qu’un éclair ;presque aussitôt un sourire douloureux plissa les commissures deses lèvres, un soupir ressemblant à un sanglot s’échappa de sapoitrine haletante, et se courbant respectueusement devant la jeunefille :

– Vous êtes bien cruelle, mademoiselle, dit-ild’une voix douce, presque plaintive, pour un homme qui jamais nevous a offensée, ni par ses paroles, ni par ses actions, ni mêmepar ses regards.

– Moi ! monsieur, fit-elle avec surprise,j’ai été cruelle envers vous ? Veuillez, je vous prie,m’expliquer ce que vous entendez par vos paroles que je ne puis etne veux comprendre.

– Mademoiselle…

– Monsieur, interrompit-elle avec impatience,vous avez exigé cet entretien auquel, moi, je ne voulais pasconsentir ; vaincue par vos obsessions ai cédé, de guerrelasse, à votre volonté. Et bien, maintenant, c’est moi qui exige,c’est moi qui ordonne ; parlez ! je le veux.

– Madame, vous êtes reine et…

– Pas de grands mots, de la franchise ;dites-moi, une fois pour toutes, ce que vous prétendez avoir àm’apprendre.

– Oui, répondit Delgrès avec amertume ;finissons-en, n’est-ce pas, madame ?

– Oui, certes, monsieur, finissons-en, cartout ceci me fatigue. Que peut-il y avoir de commun, s’il vousplait, entre le commandant Delgrès et mademoiselle Renée de laBrunerie ? Est-ce le service que par hasard vous m’avezrendu, qui suffit pour établir cette communauté à laquelle vousprétendez ? Je vous ai remercié, plus peut-être que je nedevais le faire ; cela ne suffit-il pas ? Parlez,monsieur, je suis riche ; combien vous dois-jeencore ?

Ces paroles de mademoiselle de la Brunerieétaient cruelles : rien dans l’attitude de la jeune fille n’endiminuait le côté pénible.

– Oh ! Mademoiselle ! un tel outrageà moi !… s’écria Delgrès les dents serrées par les effortsqu’il faisait pour se contenir.

– De quel outrage parlez-vous, monsieur ?reprit-elle ironiquement ; toute peine mérite salaire, toutebonne action, récompense ; on paye comme on peut ; maiscette récompense, ajouta-t-elle en scandant ses mots, ne doit, dansaucun cas, dépasser la valeur du service rendu. Faites vite,monsieur, parlez ; qu’avez-vous à me demander ?

– Rien, mademoiselle, répondit sèchementDelgrès ; vous êtes libre de vous retirer.

La jeune fille fit un mouvement pour se lever,mais, après une courte hésitation, elle reprit son siège et,regardant fixement le mulâtre avec une expression de dédain, dehauteur et de pitié impossible à rendre :

– Écoutez-moi monsieur, lui dit-elle, car sivous renoncez à parler, j’ai, moi, maintenant à vousentretenir ; puisque nous voici face à face et que vous l’avezvoulu, vous connaîtrez ma pensée tout entière.

– Je vous écoute avec le plus profond respect,mademoiselle, répondit l’officier en s’inclinant.

– Il serait à souhaiter, monsieur, que vosparoles fussent moins alambiquées, vos manières moins respectueusesen apparence et que vos actes le fussent davantage en réalité.

– Je ne vous comprends pas, mademoiselle.

– Vous allez me comprendre, monsieur, jem’expliquerai franchement, loyalement ; je tiens à ce que voussaisissiez bien le sens de mes paroles, car cette fois est ladernière sans doute que nous nous rencontrerons face a face.

– Peut-être, mademoiselle, répondit Delgrèsd’une voix sourde.

– Il en sera ce qu’il plaira à Dieumonsieur ; mais jamais, par le fait de ma volonté, vous nevous retrouverez comme aujourd’hui devant moi.

Renée de la Brunerie s’accouda négligemmentsur l’angle de la table près de laquelle elle était assise, sepencha légèrement de coté, tourna, en la relevant, la tête de troisquarts, et, les yeux demi-clos, la bouche dédaigneuse.

– Monsieur le commandant Delgrès, il neconvient pas, je le sais, aux femmes de s’occuper depolitique ; vous me permettrez cependant, dit-elle avec unecertaine amertume, de vous en dire un mot, mais un seul. Il a plu,un jour, à la Convention nationale, emportée par la fièvre deliberté qui l’enivrait, de décréter l’émancipation des noirs,mesure dont il ne me saurait convenir de discuter avec vousl’opportunité ; mais en décrétant la liberté des esclaves, laConvention nationale n’a pas, que je sache, ordonné en même tempsl’esclavage des blancs, et livré ceux-ci en pâture aux caprices ouaux folles prétentions qui pourraient incontinent germer dans lecerveau exalté de certains des nouveaux affranchis…

– Madame !…

– Laissez-moi parler, monsieur, vous merépondrez après si bon vous semble. Les esclaves une fois libres,justice entière plus qu’entière, leur a été faite ; par suited’un engouement qui n’a point produit les résultats qu’on enattendait, on a rendu accessibles aux nouveaux affranchis les plushauts emplois civils, les grades militaires les plus élevés, dansles colonies et en Europe ; en Europe, qu’est-il advenu decela ? je l’ignore mais dans les colonies le coup a ététerrible. Après s’être emparés de presque toutes les positionsadministratives ou militaires, les noirs, loin de reconnaître lesbienfaits dont on les comblait, ont prétendu être, à leur tour, lesseuls maîtres, et prouver leur reconnaissance à ceux qui lesavaient faits hommes et libres en organisant contre eux la révolte,le pillage et le massacre ; en un mot, leur cerveau tropfaible pour ce nouveau breuvage, s’est grisé ; quelques-uns,plus audacieux que les autres, enorgueillis outre mesure par leschangements presque subits opérés comme par miracle dans leurposition, ont oublié leur origine…

– Madame ! s’écria le commandant d’unevoix tremblante.

– Je ne cite aucun nom, monsieur, reprit-elleavec dédain, je parle en général ; je reprends : peu s’enest fallu même qu’ils ne se figurassent qu’ils avaient changé decouleur en devenant libres, et qu’ils étaient tout à coup devenusaussi blancs que leurs anciens maîtres ; ils ont poussé siloin cette illusion qu’ils ont osé lever les yeux sur les filles deceux dont ils avaient été les esclaves, qu’ils les ont convoitéeset qu’ils n’ont pas craint de prétendre s’allier avec elles. Cesprétentions sont aussi criminelles que ridicules, monsieur ;les noirs seront toujours noirs, quelle que soit la teinte plus oumoins foncée de leur visage ; cette dernière ligne dedémarcation qui les sépare des blancs, jamais ils ne réussiront àla franchir ; les dames créoles ont trop le respectd’elles-mêmes, elles savent trop ce qu’elles doivent à elles et àleurs familles, pour céder aux protestations ou aux menaces devengeance, que ces étranges séducteurs emploient tour à tour pourles convaincre.

– Madame, en quoi ces paroles cruellespeuvent-elle s’adresser à moi ?

– Ah ! fit mademoiselle de la Brunerieavec un rire nerveux ; vous avez donc compris enfin que cesderniers mots étaient à votre adresse, monsieur ? Eh bien,soit ; c’est de vous que je parle ; me croyez-vous doncaveugle ? Supposez-vous que je n’ai pas remarqué vostortueuses manœuvres ; l’acharnement que vous mettez à mesuivre en tous lieux et à vous trouver sur mon passage ? Vousm’aimez, monsieur, je le sais depuis longtemps. Osez medémentir ?

– Eh bien ! non, madame, je ne vousdémentirai pas ; oui, je vous aime.

– Enfin, vous vous démasquez ? Vousl’avouez donc ?

– Pourquoi le nierais-je puisque cela estvrai, et que vous me contraignez à vous le dire ? réponditDelgrès en se redressant et, pour la première fois, fixant sur lajeune fille un regard dont elle fut contrainte de détourner lesien.

– Monsieur, vous m’insultez !s’écria-t-elle frémissante d’orgueil et de honte.

– Non, madame, je vous réponds ;vous-même m’y avez invité. Exigez-vous que je me taise ? soit,je ne prononcerai plus un mot ; mais vous, qui m’avez abreuvéde tant d’outrages immérités, vous qui vous êtes montréeimpitoyable pour la race malheureuse à laquelle j’appartiens, meretirerez-vous le droit de la défendre !

– Non, monsieur, parlez : je suisvraiment curieuse d’entendre cette justification.

– Je n’ai pas à me justifier, madame, puisqueje ne suis pas coupable. Nous sommes des affranchis, esclaves etfils d’esclaves, c’est vrai ; mais qu’est-ce que celaprouve ? Que nous appartenons, non pas à une race inférieure,ainsi que vous le prétendez, mais à une race malheureuse, opprimée,déshéritée entre toutes. Quel crime avons-nous commis qui nousrende passibles d’un châtiment si terrible ? Nous sommes noirset vous êtes blancs ; vous êtes forts et nous sommesfaibles ; vous êtes civilisés et nous sommes sauvages. Celaconstitue-t-il un droit ? Mais l’histoire de l’esclavagetraverse toutes les périodes de l’histoire du genre humain depuisson commencement jusqu’à ce jour. Chez les anciens comme au moyenâge, il y a eu des esclaves et ces esclaves étaient desblancs ; les blancs se sont relevés de cette dure condition,pourquoi n’aurions-nous pas le droit de suivre leur exemple et deles imiter ? La parole du Christ, cette parole sublimeprononcée il y a dix-huit siècles déjà : « Il n’y auraplus ni premier, ni dernier ; Désormais vous serez touségaux, » demeurera-t-elle donc éternellement une lettremorte ? En réclamant la liberté universelle, le Christn’a-t-il donc point parlé pour nous comme pour vous. Ne sommes-nousdonc pas, comme vous, issus de la souche commune ? Adamn’est-il pas notre aïeul comme il est le vôtre ? Oh !madame, ne creusons pas cette ornière où il y a du sang et de laboue ! Le hasard vous a fait naître blancs, le temps vous afait libres ; jetés par les caprices de ce même hasard dansdes pays où les conditions d’existence se trouvaient tellementprécaires que la vie y devenait impossible, à moins d’une lutte detoutes les heures, de toutes les secondes, qui tenait votre espritsans cesse en éveil, faisait fermenter votre cerveau et vousinoculait, pour ainsi dire, par la nécessité de vivre, l’obligationde la civilisation et du progrès, vous êtes devenuspuissants ; et alors, nous, placés dans des condition plusdouces, sous un ciel plus clément qui nous laissait paisiblementvivre tels que Dieu nous avaient créés, vous êtes venus, vous nousavez séduits, trompés, vaincus ; vous nous avez achetés commedes bêtes de somme, et, nous considérant comme des animaux à peineplus intelligents que ceux de vos forêts, vous nous avez refusé uneâme et vous nous avez assimilés aux brutes !

– Monsieur, ces déclamations théâtrales, quisans doute produiraient beaucoup d’effet dans un club égalitaire,sont, il me semble, hors de saison, et n’ont rien à voir ici.

– Il vous semble mal, madame ; ce ne sontpas des déclamations, mais des faits irrécusables : le serpentsur la queue duquel on marche se redresse et se venge ;l’homme que l’on outrage a le droit de se défendre ; car, bienque vous en disiez, madame, nous sommes des hommes, braves, forts,intelligents, autant et peut-être plus que la majorité de vousautres blancs, troupeau servile qui obéit sans murmures auxcaprices les plus exagérés d’une espèce de fétiche inviolable quitransmet à ses descendants sa puissance ; nous, au contraire,malgré l’abrutissement dans lequel on a voulu nous plonger, nousavons grandi, nous avons senti, dans l’esclavage, au contact devotre civilisation, notre intelligence se développer ; quand asonné enfin l’heure de la liberté, elle nous a trouvés prêts ;nous avons amplement prouvé depuis dix ans ce dont nous sommescapables ; et cela est si vrai, madame, que vous vous êtesépouvantés du réveil terrible de ce bétail humain que voussupposiez complètement idiotisé ; et aujourd’hui voustremblez, vous avez peur de nous, vous voulez nous replonger danscet esclavage dont l’initiative d’une assemblée généreuse nous afait sortir.

– Oh ! monsieur pouvez-vous ajouter foi àde tels mensonges ! La haine vous aveugle-t-elle à cepoint ?

– Je suis certain de ce que j’avance,madame ; mais nous mourrons tous avant de consentir à nouscourber de nouveau sous le joug infamant qu’on prétend nousimposer ! Mais, pardon, madame, je me perds dans desconsidérations qui n’ont rien à faire ici ; je reviens à cequi me regarde, ou plutôt regarde la malheureuse race à laquellej’appartiens ; abolition de l’esclavage signifie libertépleine, entière, sans limites autres que celles posées par leslois ; droits et devoirs égaux devant Dieu et devant leshommes. Si vous nous avez reconnus aptes à remplir des emploishonorables, à occuper des grades militaires importants, si devantles tribunaux une justice égale nous est accordée, pourquoicommettrions-nous un crime en voulant nous assimiler complètement àvous ? en essayant de fondre notre race dans la vôtre ?en un mot, en prenant pour épouses les femmes dont les pèress’allient depuis des siècles à nous ? Pourquoi, enfin,n’aurions-nous pas droit au mariage légal, lorsque depuis silongtemps on nous a imposé la honte cachée.

– Monsieur !…

– Oh ! ne vous récriez point, madame, jene vous insulte pas, Dieu m’en garde, je constate un fait ;j’ai élevé dans mon cœur un autel dont vous êtes la divinitérespectueusement adorée ; je reconnais le premierl’impossibilité de ce rêve que, malgré moi, hélas ! mon cœurcaresse follement. Le préjugé, a défaut de la justice, élève entrenous une infranchissable barrière ; nous ne sommes à vos yeuxque de misérables esclaves à peine affranchis, et vous ne songezpas, dans votre implacable orgueil, que ces esclaves, c’est vousqui les avez faits contre toutes lois divines et humaines ;vous nous haïssez, nous que vous avez civilisés, et si nous nousredressons, si nous osons protester, vous nous jetez comme unoutrage notre couleur à la face. Oh ! madame ! ajoutaDelgrès d’une voix qui d’abord fière et presque menaçante,s’attendrissait de plus en plus, vous êtes jeune, vous êtes bonne,vous êtes belle, oh ! radieusement belle ! je vous ensupplie, vous la fille de mon bourreau, soyez clémente,plaignez-nous, ne nous méprisez pas !

Et, au fur et à mesure qu’il parlait, ils’inclinait devant cette jeune fille, fière et imposante comme unereine, et, lorsqu’il se tut, il se trouva un genou en terre devantelle.

Il se passa alors une chose étrange ; lestraits si rigidement contractés de mademoiselle de la Brunerie sedétendirent peu à peu, son visage, dont l’expression était si fièreet si hautaine, s’adoucit graduellement, prit presque à son insuune expression de douceur et de bonté touchante, et deux perles seposèrent, tremblotantes, à l’extrémité de ses longs cils ;elle se pencha vers cet homme si humblement agenouillé devant elle,elle tendit la main.

– Relevez-vous, monsieur, lui dit-elle d’unevoix suave et pure comme un soupir de harpe éolienne.

– Madame, répondit avec émotion le mulâtre entouchant presque craintivement cette main, vous avez eu pitié demoi, soyez bénie ! Ces deux larmes que vous avez laissé coulersont tombées sur mon cœur comme un baume divin, je suisheureux ; vous avez compris tout ce qu’il y a de respect,d’admiration et de dévouement pour vous dans l’âme de ce pauvremulâtre, qui, croyez-le bien, saura, quoi qu’il arrive, demeurerdigne de vous et de lui. Vous êtes un ange, et les anges, on lesprie, on les invoque à l’égal du Dieu qui les a donnés aux hommespour apprendre à souffrir et à se vaincre. Oubliez, je vous enconjure, tout ce que j’ai osé vous dire, quand, dans un moment defolie, mon cœur débordait malgré moi, et ne voyez plus en moi, àl’avenir, que le plus humble, le plus dévoué et le plus respectueuxde vos esclaves.

– Monsieur, je me suis montrée bien injuste,bien cruelle peut-être envers vous qui m’avez rendu de si éminentsservices, répondit Renée avec un sourire ; mais j’en suisheureuse, maintenant que cette cruauté m’a permis de vous juger telque vous devez l’être, et de reconnaître tout ce qu’il y a devéritable grandeur dans votre âme généreuse et réellement noble.Tout nous sépare, rien ne pourra jamais nous réunir ; maissoyez-en convaincu, à défaut d’autre sentiment, vous avez monestime tout entière.

– Je vous remercie mille fois, madame, pources touchantes paroles. Votre estime, c’est plus que dans mes rêvesj’aurais jamais osé espérer. Oh ! je le savais bien, moi, quevous êtes aussi bonne et aussi pitoyable que vous êtes belle.

En ce moment la porte du fond s’ouvritbrusquement, et l’Œil Gris entra résolument dans la chambre.

Les deux acteurs de cette scène, surpris decette apparition imprévue, tressaillirent imperceptiblement ;mais tous deux ils bénirent, dans leur for intérieur, cetteinterruption providentielle ; leur position en face l’un del’autre commençait, ils ne pouvaient se le dissimuler, à devenirtrès-difficile.

– Commandant Delgrès, dit le nouvel arrivant,je vous présente mes hommages ; mademoiselle de la Brunerie,il se fait tard, il est temps de partir.

– Déjà ! s’écria vivement la jeune fillesans songer probablement à ce qu’elle disait.

– Déjà est charmant ! reprit en riant leChasseur. Voilà, sans reproche, mademoiselle, plus de deux heuresque vous êtes ici ; vous avez eu le temps, Dieu me pardonne,de boire le lait de toutes les chèvres de maman Suméra.

– Oh ! mon Dieu, il est si tard !Viens, petite, répondit mademoiselle de la Brunerie, en s’adressantà sa menine toujours accroupie à ses pieds ; lève-toi,fillette, et partons.

Le chasseur se tourna alors vers le commandantDelgrès, immobile au milieu da la pièce.

– Commandant, lui dit-il, jusqu’à présent nousn’avons eu qu’une très-faible sympathie l’un pour l’autre.

– C’est vrai, répondit en souriant légèrementle mulâtre.

– Voulez-vous me permettre de serrer votremain.

– Avec plaisir, monsieur, quoique je necomprenne pas d’où vous vient cet intérêt que vous me témoignezsubitement.

– Que voulez-vous commandant, dit le Chasseuravec une charmante bonhomie, je suis un homme singulier, moi ;j’éprouve ainsi de temps en temps le besoin de serrer la main d’unhomme de cœur, cela me change un peu des affreux gredins auxquelsje suis souvent forcé de faire bonne mine. Voilà pourquoi, bien quenous ne soyons pas complètement de la même opinion sur certaineschoses, je demande à serrer votre main loyale.

– La voilà, monsieur, dit le commandant :soyez certain que c’est avec plaisir que je vous la donne.

– Eh bien, ma foi, commandant, vous me croirezsi vous voulez, c’est réellement avec joie que je vous présente lamienne.

– Père, je vous attends, dit alors la jeunefille.

– Je suis à vos ordres, chère enfant.

Renée de la Brunerie s’adressa alors aumulâtre :

– Commandant, lui dit-elle avec un bonsourire, je me retire ; peut-être ne nous reverrons-nousjamais. Cependant croyez que je conserverai toujours un excellentsouvenir de cette entrevue. Adieu.

– Adieu, madame, soyez heureuse, c’est le plusardent de mes vœux, répondit Delgrès en saluant la jeune fille.Soyez convaincue que, de près ou de loin, sur un signe de vous, jedonnerai avec joie ma vie pour vous éviter non pas un chagrin, maisseulement un ennui.

Après s’être une seconde fois incliné, lecommandant Delgrès sortit précipitamment de l’ajoupa.

– Cet homme se fera tuer peut-être avant huitjours, murmura le Chasseur avec un accent de tristesse ; soncœur est trop grand, et son intelligence trop vaste, pour lesmisérables qui l’entourent et ne sauraient le comprendre.

Dix minutes plus tard, la cavalcade seremettait en marche.

– Nous retournons à l’habitation, n’est-cepas, chère enfant ? dit le chasseur à la jeune fille.

– Pourquoi cela ? demanda Renée.

– Dame ! parce qu’il est trois heures etdemie et que nous n’avons plus rien à faire, il me semble,ajouta-t-il avec intention.

La jeune fille sourit et le menaça dudoigt.

– Rentrons, puisque vous le voulez,répondit-elle.

– Ô femmes ! murmura le vieux philosopheà part lui, dans le cœur de la plus sage et de la plus pure il y atoujours place pour le mensonge !

Et, se remettant à la tête de la cavalcade, ilreprit tout pensif le chemin de l’habitation de la Brunerie.

Quant à Renée, elle rêvait.

À quoi ?

Qui saurait deviner ce qui se passe dans lecœur d’une femme ou plutôt d’une jeune fille, surtout quand cettejeune fille a dix sept ans et que pour la première fois elle sentles palpitations mystérieuses de son cœur.

Chapitre 13Où le commandant Delgrès se proclame chef suprême des nègres de laGuadeloupe

Le général Magloire Pélage avait été malinformé par l’aide de camp qui lui avait donné les détails de laprise du fort de la Victoire par le capitaine Paul de Chatenoy.

Il avait donc, malgré lui, commis une erreurlorsque, en rendant au général Richepance compte de l’occupation decette forteresse, il lui avait dit que le capitaine Ignace,commandant la garnison, s’était échappé par une poterne dérobéeavec tout son monde, tandis que le capitaine de Chatenoy entraitdans la place à la tête de ses soldats.

Voici comment les choses s’étaientpassées : il est important de bien faire connaître les détailsde cette action pour l’intelligence des faits qui vont suivre.

La capitaine Paul de Chatenoy, d’après l’ordrequ’il avait reçu du général Magloire Pélage, avait pris lecommandement de deux compagnies de grenadiers et s’était renduimmédiatement au fort de la Victoire.

À peine était-il arrivé sur les glacis du fortque plusieurs personnes étaient accourues pour lui annoncer que lespostes étaient tous relevés déjà ; que les soldats quiprécédemment les occupaient, après avoir été désarmés etdéshabillés, c’est-à-dire contraints à quitter leur uniforme,étaient sortis du fort et avaient été aussitôt conduits au rivageet embarqués à bord des frégates.

Tout d’abord, ces rapports semblèrent aucapitaine exagérés et contradictoires ; de plus, une certaineagitation tumultueuse, qu’il crut apercevoir dans le fort et dontil lui fut impossible de déterminer la cause, commença à éveillerses soupçons.

Il allait ordonner à ses soldats de s’avancercontre le fort à la baïonnette, lorsque le capitaine Ignare parut àl’improviste et accourut vers lui.

Le capitaine Ignace avait les traitsbouleversés ; il affectait un profond désespoir.

Nous constaterons tout d’abord que l’officiernoir, au lieu d’obéir aux ordres du commandant Delgrès et de seretirer sans coup férir, inquiet de la modération de son chef etvoulant le contraindre à entamer le plus tôt possible leshostilités, afin de le compromettre sans retour aux yeux du généralcommandant en chef de l’expédition, s’était tracé un plan dont ladémarche qu’il tentait en ce moment était le prologue.

– Capitaine ! demanda-t-il brusquement aucapitaine de Chatenoy, où en sommes-nous ?

– Nous en sommes au comble de nos vœux,répondit franchement le capitaine ; tout s’est passé à notreentière satisfaction ; blancs et hommes de couleur, noussommes tous maintenant militaires et Français, nous ne devons plusconnaître que l’obéissance envers nos supérieurs.

– L’obéissance ? murmura Ignace avecdoute.

– Soyez certain, capitaine, qu’on vous rendrajustice, se hâta d’ajouter le jeune officier français.

– Oui, répliqua le capitaine Ignace avec unefeinte indignation, mais, en attendant, les troupes coloniales sontmécontentes ; pendant le débarquement d’aujourd’hui leursofficiers ont été en bute au mépris général des officiers et dessoldats européens ; on a affecté de les laisser à l’écart.

– C’est vrai, mais une éclatante réparationleur a été faite par le général en chef, en la personne du généralMagloire Pélage.

– Pélage est un traître et un lâche !s’écria le capitaine Ignace avec violence.

– Que signifient ces paroles, capitaine ?demanda M. de Chatenoy avec une certaine vivacité.

– On chasse les troupes coloniales des fortset des casernes sans motifs plausibles et de la manière la plushonteuse, reprit le capitaine Ignace sans répondre à la questionqui lui était adressée ; les compagnies prétendent qu’ellesn’évacueront point leur poste.

– Qu’osez-vous me dire ? s’écria lecapitaine ; les compagnies ne sont donc pas sorties dufort ?

– Non, elles ne sont pas sorties ; ellessont résolues à ne point sortir.

– On m’a donc trompé en m’assurant qu’ellesavaient été relevées !

– J’ignore ce qu’on vous a annoncé,monsieur ; quant à moi, je vous dis ce qui est.

– Prenez garde, monsieur ! réponditsèchement M. de Chatenoy.

– Que puis-je faire dans cette circonstancedifficile, capitaine ? Je suis seul contre tous.

– Vous mentez, monsieur !

– Capitaine !

– Je l’ai dit et je le répète.

– Monsieur, je ne souffrirai pas une telleinjure ! s’écria le mulâtre avec fureur.

– Vous la souffrirez, monsieur, réponditl’officier français ; car c’est vous, vous seul et non vossoldats, qui en ce moment méditez une trahison.

– Moi ?

– Oui, vous ! Je vous croyais del’honneur, vous militaire et Français ; je vous croyaisattaché à votre femme et à vos enfants, vous, père de famille.

– Monsieur ! s’écria le mulâtre avec untrouble intérieur.

– Songez à vos serments ! songez à votrepatrie continua énergiquement le capitaine ; songez à ce quevous avez de plus cher au monde.

– Serais-je donc venu vous parler ainsi que jel’ai fait, capitaine ? répondit le mulâtre ; si jen’étais pas un soldat brave et honnête ?

– Pas d’ambages, monsieur, reprit sévèrementle capitaine ; faites votre devoir sans plus hésiter. Maisbrisons-là ; retirez-vous, monsieur, bientôt je serai sur vospas.

– Soit ! répondit le capitaine Ignaceavec ressentiment, je me retire, mais je décline la responsabilitéde ce qui va se passer.

– Je l’accepte, moi, monsieur, répondit lecapitaine de Chatenoy avec un méprisant dédain.

Le capitaine Ignace fit un léger salut queM. de Chatenoy ne lui rendit pas, et il rentra à pasprécipités dans la place.

Le jeune officier comprit que le commandant dufort de la Victoire n’avait voulu que l’amuser par de faussesprotestations de dévouement, tandis que ses complices sepréparaient à la résistance ; il ne voulut pas laisser à larévolte le temps de s’organiser, et il se résolut à agirimmédiatement avec une grande vigueur ; en conséquence, ilappela autour de lui tous ses officiers, les mit en quelques motsau courant de ce qui s’était passé entre le capitaine Ignace etlui, se mit à leur tête, fit battre la charge, croiser labaïonnette, pénétra brusquement et à l’improviste dans laforteresse et surprit la garnison, qui, sans essayer une défensedésormais impossible, chercha son salut dans la fuite et évacua lefort dans le plus grand désordre, suivie de ses officiers.

Le capitaine de Chatenoy ne jugea pas prudent,à cause de l’heure avancée, de poursuivre les fuyards ; il secontenta de faire occuper tous les postes et d’assurer ainsi laprise de possession de la forteresse.

Cependant, ces faits si simples, commentés parla malveillance, dénaturés par l’envie et la haine implacable desofficiers venus de l’île de la Dominique sur la frégate laPensée, et qui entouraient constamment le général en chef,lui furent présentés sous un jour si odieux ; la culpabilitéapparente, la trahison soi-disant évidente du général MagloirePélage, furent si bien établies, que Richepance, malgré ce quis’était passé entre lui et cet officier, ignorant encore sur quelterrain brûlant il posait le pied, redoutant surtout pour sestroupes cette trahison dont on faisait sans cesse miroiter à sesyeux le fantôme menaçant, se résolut à prendre une mesure que, dureste, il ne tarda pas à regretter amèrement, et qui produisit leplus mauvais effet sur les habitants de la Pointe-à-pitre, toushonnêtes et franchement dévoués au gouvernement français.

Par l’ordre du général en chef, deux officierset vingt-cinq soldats se rendirent à la maison habitée par legénéral Magloire Pélage. Ils lui annoncèrent qu’il devait, jusqu’ànouvel ordre, demeurer prisonnier chez lui, où ils étaient chargésde le garder à vue.

Le général Magloire Pélage ne manifesta nisurprise, ni indignation, à cette étrange nouvelle ; unsourire triste erra sur ses lèvres, et de cette voix calme qui luiétait habituelle :

– J’obéis, citoyens, fit-il ; le généralen chef croit avoir des motifs pour prendre cette mesure sévèreenvers moi, que sa volonté soit faite ; je vous prends àtémoin de mon entière et parfaite soumission à ses ordres.

Les deux officiers allaient se retirer etlaisser le général seul, lorsqu’on amena devant eux une mulâtressedisant se nommer maman Mélie et demandant avec insistance à êtreintroduite auprès du général Pélage.

– Quel motif vous amène ? lui demanda legénéral après l’avoir examinée pendant une seconde avec unesérieuse attention.

Cette femme voulait sans doute, par une preuvenon équivoque de dévouement, réparer la faute que quelques joursauparavant elle avait commise à l’anse à la Barque, faute dont, ons’en souvient, l’Œil Gris l’avait si rudement châtiée ; ellene se laissa pas intimider par les regards qui pesaient surelle ; après un salut fait à la ronde, elle se hâta derépondre :

– Missié général, dit-elle avec un nouveausalut, cette nuit, obligée à faire un petit voyage pour lesaffaires de mon commerce, je me trouvais près de la Rivière Saléeet je me préparais à la traverser, lorsque tout à coup, je me suistrouvée presque en présence, au moment où j’y pensais le moins, cequi m’a fait une grands peur, de missiés Ignace, Palème, Massoteau,Cadou, et encore plusieurs autres officiers des troupescoloniales.

– Vous êtes certaine de ce que vous medites ? s’écria vivement le général Pélage ; vousconnaissez donc les personnes dont vous parlez !

– Je les connais beaucoup, oui, missiégénéral ; je suis bien sûre de ce que je vous annonce.

– Très-bien ! Continuez.

– Ces officiers n’étaient pas seuls, ilsavaient avec eux plus de deux cents soldats des troupescoloniales ; tous étaient armés de sabres, fusils etbaïonnettes ; ils paraissaient très-pressés ; ils ontgagné presque en courant le canton du Petit-canal ;heureusement pour moi, j’étais cachée, ils ne m’ont pas vue, maisje les voyais bien, moi.

– Ah ! fit le général sans écouter lesdernières observations de la mulâtresse. Et après ?ajouta-t-il en fronçant les sourcils.

– En arrivant au canton du Petit-canal, ils sesont embarqués dans des pirogues qui se trouvaient là.

– Dans quel but ? Lesavez-vous ?

– Dame ! missié général, ce ne peut êtreque dans celui de se rendre à la Basse-terre ; je crois mêmele leur avoir entendu dire, mais je n’en suis pas certaine et jen’oserais point l’affirmer.

– C’est vrai, murmura le général d’un airrêveur, hélas ! Qu’arrivera-t-il de tout cela ? Dieuveuille que mes tristes prévisions ne se réalisent pas !Citoyens, ajouta-t-il en s’adressant aux officiers, vous avezentendu les paroles de cette femme, vous comprenez combien l’avisqu’elle me donne est important ! Me permettez-vous de merendre avec elle auprès du général en chef ?

Les deux officiers se consultèrent du regard,puis l’un d’eux répondit :

– Mon général, vous connaissez la consignesévère qui nous a été donnée, nous permettez-vous de vousaccompagner ?

– Soit ! dit-il doucement. Allonscitoyens.

Ils sortirent.

Depuis près de trois heures le général en chefétait enfermé avec un chasseur, porteur, disait-on, de nouvelles dela plus haute importance ; sa porte était défendue, nul nepouvait pénétrer jusqu’à lui.

Le général Pélage reprit tristement le cheminde sa demeure ; il allait y rentrer lorsqu’il rencontra lecapitaine de Chatenoy, son aide de camp, qui en sortait et venaitau-devant de lui ; le général fut heureux de le voir ; ille chargea de reconduire maman Mélie auprès du général en chef, etil ajouta certaines observations sur la gravité des nouvellesdonnées par la mulâtresse ; en appuyant sur la nécessité del’interroger sans retard. Le capitaine promit au général des’acquitter de la mission qu’il lui confiait et il s’éloigna enemmenant la mulâtresse.

Au reste, deux heures plus tard, le généralRichepance vint en personne lever, à la tête de tout sonétat-major, les arrêts du brave officier, en lui exprimant tous sesregrets de s’être laissé aller à prendre une mesure qu’ilregrettait sincèrement.

Cette fois, la réconciliation fut définitiveentre les deux généraux ; les ennemis de Pélage ne réussirentplus, malgré tout ce qu’ils tentèrent dans l’ombre, à altérer laconfiance de Richepance dans la loyauté de Pélage, et sa réputationne souffrit plus aucune atteinte.

Malheureusement, cette faiblesse passagère dugénérai Richepance, et plusieurs autres imprudences que, sur lesinsinuations des officiers venus de la Dominique, il fut amené àcommettre, et qui ne purent être réparées à temps, produisirent, ilfaut en convenir, les fruits les plus amers.

La plus sérieuse et en même temps la plusgrave de ces imprudences, fut l’occupation brutale des forts parles troupes françaises, au détriment des troupes coloniales, donton était très-satisfait, et les rigueurs dont on usa maladroitementenvers les officiers de ces troupes, qui tous, pour la plupart,avaient donné des preuves réelles de dévouement pendant lestroubles.

Un certain officier, dont nous ne voulons pasmettre le nom dans un ouvrage comme celui-ci, officier un peu tropdévoué peut-être à l’ex-capitaine général Lacrosse, prit ou feignitde prendre pour une armée commandée par le mulâtre Ignace le faibledétachement laissé par le capitaine de Chatenoy pour la sécurité dufort, après le départ des noirs. Sur cette vision fantastique, cetofficier, trompant la religion du général en chef, obtint d’abordl’arrestation provisoire du général Pélage, puis l’ordre depénétrer la baïonnette en avant dans la forteresse et de renversertout ce qui s’opposerait à son passage.

Les hommes de garde, ainsi attaqués àl’improviste, n’eurent que le temps de fuir et de se précipiter dufort dans la campagne voisine, sur les traces des soldats ducapitaine Ignace, qu’ils allèrent rejoindre.

Ils répandirent l’alarme partout et firentcroire à leurs camarades qu’on voulait les traiter en ennemis.

C’était de cette inqualifiable échauffouréeque le capitaine de Chatenoy venait se plaindre amèrement augénérai en chef, lorsqu’il rencontra le général Pélage, qu’il avaittenu, comme c’était son devoir, à avertir d’abord.

Grâce au récit impartial du capitaine, leschoses s’éclaircirent ; une justice éclatante fut rendue augénéral Pélage ; le malencontreux officier fut honteusementcassé, mais le mal était irréparable.

Il devait avoir des conséquencesdésastreuses.

Avec le caractère emporté, versatile descréoles et des mulâtres, il ne pouvait en être autrement.

La désertion que causa cette affaire parmi lestroupes coloniales engendra bientôt la révolte, qui amena la guerrecivile avec toutes les horreurs qu’elle entraîne avec elle :les massacres, les incendies et la ruine des plus richesplantations.

On aurait facilement prévenu tant dedésastres, si certains officiers nouvellement débarqués s’étaientabstenus de traiter aussi outrageusement qu’ils le firent lessoldats noirs ; peut-être serait-on parvenu à les prévenirencore, malgré ces insultes faites si cruellement à dessein, si enmême temps qu’une partie des troupes de l’expédition françaisedébarquait à la Pointe-à-pitre, une autre partie elle mis pied àterre à la Basse-terre.

Les mécontents, tenus ainsi en respect,n’auraient pas eu le temps de se rallier dans cette dernièreville ; de s’y mettre en défense, et d’y causer tout le malqu’ils y firent.

Nous n’émettons pas ici une opinion qui noussoit complètement personnelle, mais elle fut alors hautementaffirmée par les hommes les plus compétents qui furent témoins ouacteurs dans cette déplorable insurrection, et particulièrement parle général Gobert dans son rapport officiel au ministre de lamarine.

Si nous ne l’avons déjà dit, nous l’affirmonsen toute sincérité, le fond historique des faits que nousrapportons est absolument exact.

Aussitôt après avoir levé les arrêts dugénéral Pélage, Richepance convoqua un conseil de guerre afind’arrêter le plan des opérations de la campagne qui allait s’ouvrird’un instant à l’autre contre les rebelles qu’on ne voyait pasencore, mais dont l’influence se faisait déjà sourdement sentir, etdont il était surtout urgent de prévenir, autant que cela seraitpossible, les mouvements, et essayer de neutraliser les efforts enmanœuvrant contre eux avec rapidité et vigueur.

Il fut convenu dans ce conseil que lesgénéraux Sériziat et Dumoutier resteraient à la Pointe-à-pitre avecles troupes indispensables pour garder les passages de la rivièreSalée et maintenir le bon ordre dans la Grande-terre.

Le général Richepance avait donné au généralSériziat l’ordre de quitter l’île de Marie Galante et de lerejoindre à la Pointe-à-pitre, ordre auquel le général Sériziats’était hâté d’obéir.

Six cents hommes de la quinzième demi brigade,guidés par Œil Gris, partirent par la voie de terre avec missiond’occuper fortement les Trois-Rivières petit bourg situé àtrois lieues de la Basse-terre et qui est, pour ainsi dire, unposte avancé de cette ville ; les deux bataillons de lasoixante-sixième demi brigade, présentant un effectif de quinzecents hommes, furent embarqués sur les frégates, afin d’êtredirigés par mer sur la Basse-terre.

Malheureusement, l’entrée du port de la Pointeest tellement étroite, le chenal si mauvais, que les bâtiments sontcontraints d’attendre le calme pour se faire tirer au dehors pardeux canots, manœuvre fort longue et passablement difficile.

On fut contraint de transférer les deuxbataillons des frégates sur les vaisseaux mouillés en face duGosier, manœuvre qui causa une perte de tempsconsidérable. Pour comble de malheurs, les ventscontraires obligèrent les vaisseaux à louvoyer ; de sorte quel’expédition mit trois longs jours pour se rendre de laPointe-à-pitre à la Basse-terre ; trajet qui, en tempsordinaire, s’exécute en quelques heures seulement.

Nous laisserons, quant à présent, lesvaisseaux bouliner et louvoyer bord sur bord, et, usant de notreprivilège de romancier, nous nous rendrons à la Basse-terre et nousassisterons aux faits qui se passaient dans cette ville, tandis quel’expédition dirigée contre elle était empêchée et retenue aularge, au grand déplaisir du général Richepance et de sessoldats.

Pendant que le général en chef se préparait àprendre une vigoureuse offensive, l’aspect de la Basse-terre avaitcomplètement changé.

Cette ville, essentiellement commerçante, sicalme, si tranquille d’ordinaire, était en proie à une agitation età une inquiétude sourde qui croissaient d’heure en heure, sans querien de positif fût cependant venu justifier encore l’appréhensiongénérale ; des rumeurs de mauvais augure circulaient dans lapopulation ; on ne savait rien, et pourtant on s’attendait àun conflit prochain, à une catastrophe terrible.

On se préparait à quoi ? Nul n’aurait sule dire.

Mais la terreur planait sur la ville ;les habitants étaient tristes et sombres comme s’ils eussentpressenti qu’ils étaient à la veille de grands et sérieuxévénements.

On s’abordait avec crainte dans lesrues ; on se réunissait sur les places ; tous les regardsse fixaient avec anxiété sur la mer ; chacun communiquait sesappréhensions d’une voix basse et étranglée, la pâleur au front, ledoute et le désespoir au cœur.

Les habitants avaient tout à redouter deshommes de couleur ; la conduite de ceux-ci commençait àdevenir peu rassurante, s’accentuait de plus en plus contre lesblancs, dont le nombre était considérable dans la ville, etmenaçait dans un avenir prochain de tourner complètement à larévolte déclarée.

Les yeux se tournaient surtout avec crainte,vers deux hommes : Delgrès, commandant de l’arrondissement etGédéon, commandant de la place, qui tenaient en ce moment entreleurs mains le sort de la population toute entière.

Que feraient ces deux hommes ?Resteraient-ils fidèles à leur devoir militaire, ou bienrésisteraient-ils aux ordres du général en chef, et mèneraient-ilsl’insurrection ?

Telles étaient les questions que chacuns’adressait et auxquelles personnes n’aurait réponduaffirmativement ou négativement.

Les commandants Delgrès et Gédéon nelaissaient échapper aucun mot qui pu les compromettre, neprenaient, ostensiblement du moins, aucune mesure inquiétante.

La situation se compliquait de plus en plus etprenait les proportions menaçantes d’un problème insoluble.

Le 17 floréal, un noir fugitif du fort de laVictoire arriva, vers trois heures de l’après-dînée, d’un aireffaré, dans la ville.

Cet homme paraissait en proie à une terreurfolle ; il répandait sur son passage les bruits les plussinistres : à l’entendre, la Grande-terre tout entière était àfeu et à sang ; elle brûlait comme une ardentefournaise ; les Français débarqués à la Pointe-à-Pitre,massacraient la race noire et tous les gens de couleur, avec desraffinements de barbarie épouvantables.

Le commandant Delgrès ordonna d’arrêter cethomme ; il le fit immédiatement mettre au cachot commecolporteur de fausses nouvelles et débitant des impostures quipouvaient causer la plus terrible explosion parmi lepeuple :

Cette mesure du commandant fut bien accueilliede la population qu’elle rassura sur ses intentions.

Mais celui-ci attendait comme un tigre quiguette l’homme qui s’était chargé d’être son émissaire, et danslequel seul, il avait promis d’avoir confiance.

Son attente ne fut pas longue.

Le lendemain, vers huit heures du matin, aumoment où il achevait de déjeuner avec le commandant Gédéon, unhomme fut introduit dans la salle où les deux officiers causaienttout en fumant leur cigare.

Cet homme était Noël Corbet.

– Enfin, c’est vous ! S’écria Delgrès ense levant et s’élançant à sa rencontre.

– C’est moi, oui, commandant, répondit NoëlCorbet d’une voix sourde.

– M’apportez-vous des nouvelles ?

– Oui, et de terribles !

Les deux officiers remarquèrent alors que NoëlCorbet se soutenait à peine et qu’il semblait accablé de fatigue etde besoin ; ils le firent asseoir à table entre eux et ils lecontraignirent à prendre quelques aliments pour réparer sesforces.

– Maintenant dit le créole au bout de quelquesminutes, me voici prêt à vous répondre ; interrogez-moi, quevoulez-vous savoir ?

– Tout ! s’écrièrent à la fois les deuxofficiers.

– Ne nous cachez rien, mon cher Corbet, ajoutale commandant Delgrès, il est important que vous nous mettiezcomplètement au courant de ce qui se passe, afin que nous puissionsprendre, sans perdre une seconde, les précautions urgentes quenécessitent ou plutôt que nécessiteront les circonstances danslesquelles nous nous trouvons placés.

– Puisqu’il en est ainsi, écoutez-moi,citoyens, vous allez tout savoir, dit Noël Corbet avecamertume ; puis vous agirez selon que votre loyauté et votreconscience vous l’ordonneront.

Alors cet homme rapporta à peu près dans lesmêmes termes mais avec plus de mesure, les mensonges racontés laveille par le pauvre diable que le commandant Delgrès avait faitarrêter.

Noël Corbet, tout à la haine qui lui mordaitle cœur, suivait avec anxiété sur les traits de ses auditeurs lesdiverses émotions qui s’y reflétaient tour à tour comme sur unmiroir, au fur et à mesure qu’il avançait dans son récit.

Le commandant Degrés était ébranlé, mais ilhésitait encore ; tant d’atrocités lui semblaient impossibles.Noël Corbet lui présenta alors, comme dernier et irréfutableargument, un exemplaire de la proclamation du général Richepance,proclamation dans laquelle celui-ci prenait seulement le titre degénéral en chef et non celui de capitaine-général.

La vue de ce document acheva de persuader lecommandant Delgrès ; convaincu que son implacable ennemiLacrosse avait repris le gouvernement de la Guadeloupe, sachantqu’il avait tout à redouter de lui, il n’hésita plus.

Chaudement appuyé par Gédéon et Noël Corbet,ses deux séides, poussé au désespoir par la haine qu’il nourrissaitcontre Lacrosse, le commandant Delgrès expédia, séance tenante, desémissaires dans tous les cantons environnants, avec ordre de fairerentrer à la Basse-terre tous les détachements en garnison et desoulever les nègres cultivateurs.

Un très-grand nombre de ces derniersaccoururent aussitôt, ils n’attendaient qu’un signal.

Ceux, en très-petit nombre qui essayèrent derésister ou montrèrent de l’hésitation furent par la forcecontraints de marcher.

La ville se remplit de cette multitude.

Le même jour, vers dix heures du soir,arrivèrent Ignace, Palème, Cadou et les autres officierscoloniaux ; Massoteau seul manquait, il avait péri pendant letrajet du Petit-canal au Lamentin, sans qu’on aitjamais su de quelle façon.

Ces officiers étaient suivis de cent cinquanteà deux cents soldats qu’ils avaient entraînés dans leur fuite, deplus, ils poussaient devant eux, la baïonnette dans les reins, tousles nègres que, pendant leur route, ils avaient réussi à arracher àleurs ateliers.

L’apparition subite de ces hordes sauvages,leurs vociférations, leurs hurlements, plongèrent la ville dans laplus grande épouvante et le plus effroyable désordre.

Tout le monde fuyait.

Les femmes, échevelées, éperdues, tenant leursenfants dans les bras nu les traînant à leur suite, couraient çà etlà à moitié folles de terreur, et sans savoir où se réfugier.

Heureusement, plusieurs bâtiments de commercese trouvaient en rade ; ils recueillirent à leurs bords ungrand nombre de fugitifs ; d’autres s’embarquèrent dans defrêles pirogues, avec leurs effets les plus précieux, et sesauvèrent dans les îles voisines.

C’était un deuil général ; la Basse-terreressemblait à une ville prise d’assaut et mise à sac ; onn’entendait de toutes parts que des prières, des sanglots et deslamentations ; les blancs croyaient toucher à leur dernièreheure.

Le commandant Delgrès, à la vue de ce tumulteimmense, de ce trouble général, de cette fuite désespérée et del’horrible effroi que causait aux habitants cette multitudehurlante de nègres, se laissa emporter plus loin, peut-être, qu’iln’aurait voulu ; il se fit une idée erronée de sa puissance etdes forces dont il disposait ; il se persuada que l’heure dela délivrance qu’il rêvait depuis si longtemps allait enfin sonnerpour la race noire.

Alors, se croyant en état de ne plus rienménager, il leva résolument le masque, proclama hautementl’insurrection et s’en déclara le chef suprême.

Par son ordre, les troupes de ligne et lesgardes nationaux sédentaires se réunirent au Champ de Mars ;il les passa en revue, et pour tout discours il ne leur dit que cesquelques mots qui, du reste, avaient une signification terrible etrenfermaient sa pensée tout entière :

– Mes amis, on en veut à notre liberté ;sachons la défendre en gens de cœur ; préférons la mort àl’esclavage.

Des applaudissements frénétiques luirépondirent.

Le commandant Delgrès, adressant ensuite laparole au petit nombre d’Européens mêlés à ces troupes en qualitéde soldats ou de gardes nationaux, leur dit avec toutes lesapparences de la franchise et de la loyauté :

– Quant à vous, citoyens, je n’exige pas quevous combattiez avec nous contre vos frères qui peut-être setrouvent dans les rangs de la division française, ce serait vousimposer un devoir trop cruel, déposez vos armes, je vous permets devous retirer ensuite où bon vous semblera, sans crainte d’êtreinquiétés.

Son discours aux autres gardes nationaux fut àpeu près le même ; il affecta surtout de leur témoigner unegrande considération, mais, dans son for intérieur, il n’avait pasla moindre confiance en eux.

En effet pour la plupart bien qu’ils fussenthommes de couleur, c’étaient des pères de famille et des négociantsse souciant peu d’abandonner leur foyers pour combattre les troupesfrançaises à propos d’une liberté et d’une indépendance qui leurétaient déjà acquises, et risquer ainsi non seulement de perdre cequ’ils possédaient, mais encore d’être tués pour défendre une causeà laquelle il n’avaient plus aucun intérêt.

Puis, le défilé commença, aux acclamations desnègres dont le tafia augmentait l’enthousiasme dans des proportionsréellement effrayantes pour la sûreté générale.

Trompés par l’air de franchise et la bonhomiedu commandant Delgrès quelques soldats européens et gardesnationaux eurent la simplicité d’ajouter foi à ses paroles ;ils se rendirent au fort Saint-Charles, où étaient leurs casernes,pour y déposer leurs armes, prendre leurs sacs et se retirer chezeux, mais ils furent aussitôt arrêtés et mis au cachot sans autreforme de procès.

Les autres soldats européens, mieux avisés oumoins confiants gagnèrent en bon ordre les hauteurs de la ville encompagnie d’un grand nombre de gardes nationaux créoles ; ilsse jetèrent dans les mornes, et plus tard ils réussirent àrejoindre l’armée française.

Quant aux gardes nationaux que des motifsimportants contraignaient à ne pas s’éloigner de la ville, ilsfurent désarmés brutalement, maltraités de la façon la plusodieuse ; la garde nationale se trouva ainsi définitivementlicenciée.

Après avoir opéré ce désarmement, lesrévoltés, car on peut désormais leur donner ce nom, suivirent lecommandant Delgrès, et se renfermèrent avec lui dans le fortSaint-Charles où il se préparèrent à la plus vigoureuserésistance.

La ville demeura alors à peu prèsdéserte ; il n’y resta que les hommes résolus à se défendreavec courage en attendant des secours.

Le commissaire du gouvernement et les membresde l’agence municipale se mirent à leur tête.

Ils furent alors constamment occupés àrésister aux nègres qui sortaient par bandes nombreuses du fortSaint-Charles pour piller, voler, assassiner et même brûler lesmaisons, dont certaines, par leur position, pouvaient être plustard un embarras pour la forteresse.

Puis ils expédièrent députés sur députés augénéral en chef pour le prier de hâter sa marche, en même tempsqu’ils suppliaient Delgrès d’épargner une ville dont il avait eu lecommandement, et l’engageaient à faire sa soumission augouvernement français.

Mais ces sollicitations furent vaines ;les révoltés étaient résolus à vaincre ou, à mourir.

Telles étaient les dispositions des nègresrebelles et tel était l’état fort triste auquel la ville de laBasse-terre était réduite, lorsque le 20 floréal, au lever dusoleil, les vigies signalèrent enfin plusieurs vaisseaux françaislouvoyant péniblement pour se rapprocher de la côte.

Un immense cri de joie s’éleva aussitôt de laville, cri auquel répondirent immédiatement les vociférations desnoirs renfermés dans le fort Saint-Charles et embusqués dans toutesles batteries de la côte.

La lutte allait commencer.

Les noirs se préparèrent bravement à jouer lapartie suprême qui devait décider de leur sort !

Chapitre 14Dans lequel les noirs prouvent au général Richepance que toutes lesréceptions ne se ressemblent pas

Pendant toute la matinée, les vaisseauxfrançais continuèrent à louvoyer bord sur bord, sans parvenir às’élever beaucoup au vent.

Pourtant vers midi la brise fraîchit et enmême temps elle devint largue ; les navires qui avaient un peudépassé la Basse-terre laissèrent arriver, mirent le cap sur lacôte, et bientôt toute la petite escadre française se trouva àlongue portée de canon de la ville.

Le général Richepance était en mer depuis le17 Floréal ; il ignorait complètement les événements terriblesaccomplis à la Basse-terre pendant ces trois jours ; aucun desdéputés que l’agence municipale lui avait adressés n’avait punaturellement parvenir jusqu’à lui, de sorte qu’il croyait que toutétait dans l’état habituel et que le calme n’avait pas été troublédans la ville.

Dans cette conviction, le général allaitdonner l’ordre du débarquement, lorsque tout à coup, sansprovocation aucune, l’escadre reçut une décharge de toutes lesbatteries de la côte depuis la pointe du Vieux-Fort jusqu’à labatterie des Capucins.

À cette rude réception, à laquelle il était siloin de s’attendre, le général Richepance comprit, mais trop tard,à quels hommes il avait affaire, et tous les malheurs qui allaientfondre sur la colonie, comme une suite infaillible de ce quis’était passé à la Pointe-à-pitre.

Il regretta vivement les préventions quid’abord avaient dirigé sa conduite, et combien était injuste laméfiance que les perfides envoyés de la Dominique lui avaientinspirée contre certains hommes qui, eux, l’avaient au contraireloyalement averti de l’état dans lequel se trouvaient les choses àla Guadeloupe.

Les premiers coups de canons avaient été tiréspar les noirs ; ils commençaient résolument la guerrecivile.

Le général Richepance ne pouvait se décider àen venir, lui, à la guerre ouverte contre des hommes qu’ilconsidérait comme égarés, et pour lesquels il éprouvait une immensepitié dans son cœur.

Avant de se résoudre à repousser la force parla force, il voulut tenter encore la conciliation et épuiser toutsles moyens pour empêcher l’effusion du sang.

Il fit donc écrire par le général MagloirePélage, embarqué sur le vaisseau le Fougueux, au chef desrévoltés, une lettre dans laquelle il faisait un dernier appel àl’honneur de Delgrès, lui promettant un pardon entier et un oublisincère pour ce qui venait de se passer, s’il mettait immédiatementbas les armes, tout en l’avertissant que, s’il s’obstinait dans sarébellion, le général en chef serait implacable et lui infligeraitun châtiment terrible.

Cette lettre fut portée à terre par deuxofficiers le capitaine de Chatenoy, aide de camp du général Pélage,et un aspirant de marine nommé Losach, attaché particulièrement àla personne du général en chef.

Les deux officiers se dirigèrent résolumentvers la fort Saint-Charles, et, arrivés à portée de voix, ilsdemandèrent à parler au commandant Delgrès.

La réponse à cette demande se fit attendreassez longtemps ; enfin un officier et quelques soldatssortirent par une poterne et s’avancèrent vers lesparlementaires.

Le capitaine de Chatenoy se borna à réitérersa demande, sans entrer dans aucun détail sur la mission dont ils’était chargé ; alors on les introduisit dans la forteresseavec toutes les précautions usitées en temps de guerre, et on lesconduisit dans une salle assez vaste, où ils trouvèrent Delgrès aumilieu de plusieurs de ses principaux officiers.

– Que venez-vous chercher ici ?demanda-t-il d’une voix brusque aux parlementaires.

Et sans attendre leur réponse, il s’avançavers eux et, croisant les bras sur sa poitrine, il ajouta, en lesexaminant pendant quelques secondes d’un air sombre :

– M’avez-vous entendu ? Faudra-t-il queje vous répète ma question ? Parlez ! mais parlezdonc !

Les deux officiers comprirent que cet hommejouait un rôle, sans pouvoir cependant soupçonner quel était le butqu’il se proposait en agissant ainsi ; mais comme ils étaientrésolus à accomplir leur mission jusqu’au bout, quelles qu’endussent être pour eux les conséquences, ils ne furent nullementintimidés par ces façons presque brutales.

– Commandant, répondit froidement le capitainede Chatenoy, cet officier et moi, nous sommes chargés de vousremettre la lettre que voici, et qui vous est écrite par le généralMagloire Pélage ; elle vous instruira des dispositionsconciliantes et pacifiques du commandant en chef à votre égard, etdes principes de modération de l’armée[3].

Delgrès aveuglé par la colère, ou peut-êtrevoulant fermer à ses officiers toute voie de salut autre que celledans laquelle ils s’étaient engagés avec lui, n’avait pas daignéécouter ce que lui avait dit le capitaine.

Il lui arracha la lettre des mains, la déchirasans même l’ouvrir et lui en jeta les morceaux au visage.

– Ton maître trahit notre cause !s’écria-t-il avec fureur. Si nous le tenions entre nos mains, nousle traiterions comme il le mérite, mais toi et ton compagnon, vouspayerez pour lui.

– Prenez garde à ce que vous allezfaire ? nous sommes des parlementaires, répondit le capitaineavec calme.

Le mulâtre sourit avec dédain ; il haussales épaules et s’adressant à quelques-uns de sesofficiers :

– Désarmez ces traîtres et assurez-vous deleurs personnes, dit-il d’une voix rude.

Cet ordre fut immédiatement exécuté.

Les deux officiers victimes de ce guet-apenset de ce mépris insolent des lois de la guerre, dédaignèrentd’essayer la plus légère résistance.

Il y eut alors quelques minutes d’anxiététerrible.

Delgrès marchait avec agitation de long enlarge, sombre, muet, mais profondément préoccupé ; on voyaitse refléter tour à tour sur ses traits contractés les mauvaisespassions qui agitaient son âme.

Que ferait-il de ces deux hommes qu’ilretenait prisonniers au mépris du droit des gens ? Lesmettrait-il à mort ? Les rendrait-il à la Liberté.

Il hésitait.

Les noirs tremblaient.

Seuls, de tous les hommes réunis dans cettevaste salle, les deux officiers français, dont cependant lasituation était si critique, demeuraient calmes, le sourire sur leslèvres.

Tout à coup, Delgrès arrêta sa promenade ets’approchant du capitaine de Chatenoy :

– Où est Pélage ? lui demanda-t-il d’unevoix étouffée.

– Si vous vous étiez donné la peine de lire lalettre que je vous ai remise, lui répondit froidement et nettementle capitaine, vous auriez vu qu’il est à bord de l’un des vaisseauxde l’escadre, très-considéré du général en chef et de tous lesofficiers de l’armée.

– Tu m’en imposes ! s’écria brutalementDelgrès ; je suis instruit qu’on l’a arrêté à laPointe-à-Pitre, et qu’il est maintenant aux fers.

– Vous vous trompez, citoyen, reprit lecapitaine, le général Pélage est, je vous le répète, à bord duvaisseau le Fougueux c’est lui qui nous envoie vers vous,avec le consentement du général en chef.

– Cela serait-il vrai ? fit Delgrès, enle regardant fixement comme pour lire sa pensée au fond de soncœur.

– Je vous répète, citoyen, qu’on vous atrompé ; que le général Pélage est libre ; que nonseulement sa liberté n’a jamais été menacée, mais encore qu’il aconservé son commandement, et qu’il se trouve au milieu denous ; je vous donne ma parole d’honneur que tout ce que jevous annonce est de la plus rigoureuse exactitude.

– Je joins ma parole à celle du capitaine deChatenoy, ajouta l’aspirant de marine, le citoyen Losach.

– Soit, dit alors Delgrès, dont, à cettedéclaration si nette et si franche, la mauvaise humeur n’avait faitqu’augmenter, si Pélage est libre, ainsi que vous le prétendez,c’est évidemment à cause de sa trahison envers nous ; voilàpourquoi il n’a point essuyé les traitements odieux qu’on a faitsubir à nos frères d’armes de la Pointe-à-pitre ; on les adésarmé, déshabillés, battus et mis aux fers à bord des frégates,où ils se trouvent encore prisonniers ; devaient-ilss’attendre à ces outrages, reprit-il avec animation, après avoiraccueilli le Français avec tant de cris d’allégresse ? Il fautque Pélage soit bien lâche pour s’être prêté à toutes ces scènesd’horreur !

– Les faits que vous nous citez sont faux,citoyen, répondit le capitaine ; rien de tel ne s’estpassé ; aucun officier, aucun soldat n’ont été traités de lafaçon odieuse que vous avez dite.

À ces paroles, Ignace, Palème, Cadou et lesautres chefs de la révolte l’interrompirent brusquement en luisoutenant qu’il mentait ; qu’ils étaient d’autant pluscertains de ce qui s’était passé à la Pointe-à-pitre, qu’ilsavaient été contrains eux-mêmes de fuir pour éviter le sort deleurs malheureux compagnons d’armes.

– D’ailleurs ! ajouta Ignace avec colère,rien de tout cela ne saurait nous surprendre ; nous devionsnous attendre à être traités plus cruellement encore ; laprésence à la tête de l’expédition de l’ennemi le plus acharné deshommes de couleur, suffit pour nous expliquer clairement laconduite injuste du général en chef.

– De qui voulez-vous parler, citoyen ? Jene vous comprends pas, répondit le capitaine.

– Je veux parler de Lacrosse, ce brigandpillard, l’assassin de nos frères ! s’écria Ignace.

– Oui ! oui ! Lacrosse est unmonstre, un assassin ! répétèrent tous les officiers.

– Vous vous trompez encore cette fois,Lacrosse n’est pas à la tête de l’expédition, nous n’avons eu aucunrapport avec lui, répondit le capitaine, dont le calme ne sedémentit pas un seul instant pendant cette entrevue orageuse, l’excapitaine général ne se trouve pas sur l’escadre, en un mot, il n’apas quitté la Dominique.

– C’est faux… c’est faux… s’écrièrent lesrévoltés avec des cris de rage, nous savons le contraire.

Ce fut en vain que les deux officiersessayèrent de les détromper, ils n’y purent réussir ; ceshommes résolus non seulement à ne pas se laisser convaincre maisencore à persévérer dans la ligne de conduite dans laquelle ilss’étaient engagés, ne voulurent rien entendre.

Delgrès mit brusquement fin à l’entrevue.

– Vous êtes des traîtres et desimposteurs ; vous serez traités comme tels, aux deuxofficiers.

– Vous avez la force en main, réponditfroidement le capitaine ; vous violez en nos personnes leslois sacrées de la guerre, faites ce qui vous plaira, notre sang,si vous osez le verser, retombera sur vos têtes coupables.

– Emparez-vous de ces traîtres s’écria Delgrèsavec colère, qu’on les jette au cachot et qu’ils soient enfermésséparément.

Une dizaine d’hommes se ruèrent sur lesparlementaires et les entraînèrent hors de la salle.

– Je vous plains dit le Capitaine avec unaccent de pitié qui, malgré lui, fit tressaillir Delgrès et amenaun nuage sur son front.

Le chef des révoltés était intérieurementhonteux de s’être laissé emporter à donner cet ordre que maintenantil n’osait plus rétracter.

Les deux officiers se laissèrent emmener sansessayer une résistance inutile.

Quatre des matelots de la chaloupe qui lesavait amenés subirent le sort des parlementaires, les autres, plusheureux, réussirent à s’échapper et regagnèrent leur bord.

Cependant le général Richepance, après avoirattendu deux longues heures, ne voyant pas revenir les deux,officiers, comprit qu’ils avaient été retenus prisonniers par lesnoirs du fort Saint-Charles ; alors, sans plus tarder, ildonna l’ordre du débarquement des troupes.

Le point choisi fut la rivièreDuplessis.

Cette rivière prend sa source au-delà de lamontagne Bel-Air, s’augmente pendant son cours deplusieurs ruisseaux, et par une pente rapide, se rend à la mer.

Elle coule entre deux hautes falaises, àtravers beaucoup de pierres et de rochers qui en rendent le guéassez difficile, quoiqu’elle n’ait pas plus de douze mètres dans saplus grande largeur.

La plage, depuis la rivière des pèresjusqu’à la rivière Duplessis, est très-unie, situés sousle vent de la ville, la mer y est presque toujours calme ;aussi, dans toutes les attaques tentées contre la Basse-terre,l’ennemi a-t-il constamment choisi ce point pour opérer undébarquement.

Le général en chef ne pouvait pas hésiter à leprendre.

Le capitaine de frégate Lacailles’avança, assez près de la terre pour s’embosser et battreavantageusement la batterie des noirs, tandis que la chaloupecanonnière le Marengo, sous les ordres du commandantMathé, était chargée de protéger le débarquement en venants’embosser à l’embouchure de la rivière Duplessis.

Alors, les troupes, commandées par lesgénéraux Gobert et Magloire Pélage, descendirent dans lesembarcations ; les bâtiments commencèrent le bombardement, etles troupes s’avancèrent sous une grêle de balles et deboulets.

Littéralement couverts de feu par lesbatteries et la mousqueterie des noirs, accourus des forts et de laville, les soldats parvinrent, en subissant des pertes cruelles, àatteindre le rivage et à prendre pied sur la rivière Duplessis.

Aussitôt à terre, après avoir pris à peine letemps de former leurs rangs, les troupes républicaines s’élancèrentau pas de course et se ruèrent sur les noirs ; ceux-ci, nonmoins déterminés, leur disputèrent bravement le terrain.

Le combat fut acharné, mais l’élan étaitdonné ; les troupes, avec une vigueur irrésistible,traversèrent à gué, et tout en combattant, la rivière Duplessis, seprirent corps à corps avec les noirs, et presque pas à pas, tant larésistance était terrible, ils réussirent à se rendre maîtres durivage, à s’y établir solidement et à refouler les rebelles jusquederrière la rivière des Pères.

La rage avec laquelle les noirs luttaientcontre les troupes françaises était incroyable ; ilscombattaient avec un acharnement sans égal, se faisaient tuer avecune audace réellement terrifiante, et ne cédaient le terrain quepied à pied, lorsqu’ils perdaient l’espoir de s’y maintenir pluslongtemps.

Ce combat, glorieux pour les deux partis etqui apprit aux Français quels rudes ennemis ils avaient devant eux,coûta beaucoup de sang ; les pertes furent graves des deuxcôtés. Le succès fut en grande partie du à la résolution et aucourage héroïque du général Pélage ; il électrisait lessoldats et les entraînait à sa suite à travers tous lesobstacles.

Les troupes campèrent sur le champ de bataillesi chèrement conquis.

Les noirs battus étonnés de l’ardeur aveclaquelle les troupes avaient gravi les mornes, s’étaient retirésdans une position formidable, défendue par des lignes flanquées deredoutes, garnies d’artillerie et farcies de combattants ;devant ces lignes s’étendait la rivière des Pères, sur l’autre rivede laquelle les Français s’étaient établis.

La rivière des Pères est formée par la réunionde la rivière Saint-Claude et de la rivièreNoire, son lit est assez large et tout rempli de grossesroches ; cependant elle est guéable en plusieursendroits ; presque au confluent des deux rivières, elle esttraversée par un pont de pierres construit en 1788.

Les lignes des révoltés s’étendaient à droiteet à gauche devant ce pont.

Au point du jour, le général Richepance pritle commandement en personne, et, à la tête des grenadiers del’armée, il traversa résolument le pont et marcha au pas de chargecontre les retranchements ; l’assaut fut donné.

Malgré une résistance désespérée, les noirsfurent contraints d’éteindre leur feu et d’abandonner leurslignes ; elles furent forcées de front, tandis que le généralGobert, à la tête de deux bataillons de la 66edemi-brigade, passa à gué la rivière deux cents pas plus bas,presque à son embouchure, tourna les lignes, emporta d’assaut,après un combat acharné, la batterie des Irois et entrarapidement dans la ville de la Basse-terre, qu’il occupa jusqu’à larivière aux Herbes.

La position si formidable défendue par lesnoirs avait été occupée en dix minutes par le généralRichepance.

Une partie des fuyards se jeta pêle-mêle dansle fort Saint-Charles ; les autres gagnèrent les mornes sur lagauche de l’armée.

Le général Richepance les poursuivit l’épéedans les reins, sur le fort, vers le Gaillon et le pont deNosières, pont en bois que l’on est parvenu à jeter entredeux montagnes très-rapprochées, sur la rivière Noire.

Du milieu de ce pont, on domine un gouffred’une profondeur effrayante ; le torrent de la rivière Noire arongé les deux montagnes taillées à pic et roule avec un fracashorrible ses eaux à travers un chaos de roches monstrueuses.

Cette position, d’une importance énorme pourla sûreté de la Basse-Terre, et qui la fait communiquer avec lequartier du Parc et le Matouba ; était pourle général Richepance un point stratégique de la plus grandevaleur ; il fit établir une tête de pont et laissa un nombreuxdétachement pour défendre le passage.

L’arrivée si prompte du général Gobert dans laville fut un véritable bonheur pour les habitants ; il étaitgrand temps que les troupes françaises entrassent dans laBasse-Terre ; les habitants étaient littéralement auxabois ; les blancs et les propriétaires de couleur restésfidèles aux Français étaient menacés de pillage et de massacre parses noirs rebelles.

Pendant que les Français livraient auxrévoltés les divers combats rapportés plus haut, les habitantsavaient du se barricader dans leurs maisons pour s’y défendre dumieux qu’ils le pourraient en attendant leurs libérateurs.

Les services rendus pendant ces malheureuxévénements par M. Bernier, commissaire dugouvernement, et les membres de la municipalité sont au-dessus detout éloge ; cent fois ils risquèrent courageusement d’êtremis en pièces par les nègres ivres et rendus furieux, pour empêcherdes malheureux surpris par ces misérables d’être massacrés.

Lorsque le général Richepance entra à laBasse-terre, il se rendit directement au siège des séances de lacommission municipale, afin de témoigner à chacun de ses membres lasatisfaction que lui faisait éprouver la courageuse initiativequ’ils avaient prise à l’heure du danger, et la conduite généreusequ’ils n’avaient cessé de tenir.

En effet, c’était à leur énergie seule que laville devait d’avoir échappé au pillage dont les noirs lamenaçaient.

Le général exigea que ces braves citoyenscontinuassent à veiller sur les intérêts de leur cité, et séancetenante, il les confirma dans leur fonction.

Il ne pouvait faire un plus bel éloge de leurpatriotisme.

Dès que le calme ou du moins la sécurité euété, tant bien que mal, rétablie, à la Basse-terre. Richepance, nevoulant pas laisser aux noirs le temps de se relever, de leur rudedéfaite qu’il leur avait infligé, pris immédiatement toutes lesmesures nécessaires afin de resserrer les révoltés dans le fortSaint-Charles.

Il ne fallait pas songer à entamer desnégociations avec les rebelles ; ils avaient péremptoirementdéclaré que tous les parlementaires qu’on leur adresserait seraientconsidérés comme espions et pendus, sans autre forme de procès.

On tenta d’enlever la forteresse par un coupde main ; les insurgés étaient sur leurs gardes, toutesurprise fut reconnue impossible.

Les noirs firent plusieurs sortiesvigoureuses, repoussées à la vérité, mais, naturellement, ellesamenèrent une suite de combats acharnés et d’escarmouches quicausèrent des pertes sérieuses ; le général en Chef, dans unede ces escarmouches, eut même un cheval tué sous lui, à la tête descolonnes qu’il conduisait bravement à l’assaut.

La situation se compliquait ; on étaitcontraint à faire en règle le siège de la place.

Disons en deux mots ce que c’était que le fortSaint-Charles, fort qui, aujourd’hui, entre parenthèse, se nomme lefort Richepance et dans l’intérieur duquel ce brave général estinhumé.

En 1647, le gouverneur propriétaire Houël,pour se garantir des surprises des sauvages, construisit une maisoncarrée appelée Donjon, dont il fit en 1649, une étoile àhuit pointes, en élevant devant chaque face des angles saillantsqui furent les commencements du fort Saint-Charles ; en 1674,ce donjon fut enveloppé d’un fossé et d’un parapet avec des anglessaillants et rentrants, qu’on prolongea jusqu’à une hauteuréloignée de deux cents pas, où l’on établit un cavalier avec huitembrasures. La face regardant la ville avait trente-trois mètres,et celle du côté du donjon seulement dix-huit. En 1702, le PèreLabat y ajouta une demi-lune et quelques petits ouvrages.

En 1703, au moment où on se vit forcéd’abandonner le fort aux Anglais, on fit sauter le donjon.

Au lieu d’abattre ce fort pour en construireun nouveau, sur un meilleur plan et sur un emplacement plusconvenable, on préféra, en 1766, ajouter aux anciennesfortifications deux bastions du côté de la mer, avec un chemincouvert tout autour du glacis ; des traverses contre lesenfilades de la marine ; deux places d’armes rentrantes, avecun réduit à chacune, et derrière, des tenailles, des caponnières etdes poternes de communication avec le corps de la place, deuxredoutes, l’une sur la prolongation de la capitale de rune des deuxplaces d’armes, et l’autre à l’extrémité du retranchement que l’onconstruisit et le long de la rivière des Galions, défenduepar un second retranchement établi sur le bord opposé de larivière ; des fossés larges et profonds, une citerne, unmagasin à poudre, des casernes et des casemates susceptibles demettre à couvert un tiers de la garnison.

Telle est, ou du moins telle était à cetteépoque, cette forteresse qui s’élève sur la partie gauche de laville qu’elle est chargée de défendre, et dont le général en chefdevait, avant tout, s’emparer.

L’entreprise, sans être d’une impossibiliténotoire, était cependant ardue et hérissée de difficultés surtoutpour une armée manquant de pièces de siège.

Le seul avantage réel que possédaient lesassiégeants était dans la situation du fort ; bien que muni dedéfenses redoutables, il avait la tête très-faible, puisque tousles environs le dominent et peuvent être solidement occupés.

D’ailleurs, le général Richepance n’était pashomme à reculer devant des difficultés plus grandes encore quecelles que présentait cette opération, surtout en face de noirsrévoltés qu’il s’agissait de réduire à l’obéissance.

Il résolut donc de commencer sérieusement lesiège du fort Saint-Charles ; mais, avant que d’entamer lesopérations il voulut prendre toutes les précautions qui dépendaientde lui, afin d’éviter, non pas un insuccès, Richepance n’avait pasle moindre doute à cet égard, mais une attente trop longue qui, parune apparente immobilité, amoindrirait le prestige de l’arméefrançaise et augmenterait ainsi l’audace des noirs répandus dansl’intérieur de l’île.

Le général en chef envoya l’ordre au généralSériziat, resté, ainsi que nous l’ayons dit, à la Grande. Terre, derassembler ce qu’il pourrait de troupes dans cette partie de l’île,où il ne laisserait que ce qui serait strictement nécessaire pourmaintenir la tranquillité dans le pays, de traverser la rivièreSalée et de venir en toute hâte, avec les soldats dont ildisposerait, se joindre au bataillon de la 15edemi-brigade, qui précédemment était venue par terre duPetit-Bourg aux Trois-rivières, puis de faire sajonction avec l’armée, par le Palmiste et leVal-Canard.

Jusqu’à ce que ces ordres fussent exécutés, onne pouvait rien entreprendre de sérieux contre le fortSaint-Charles.

Le général Sériziat, dont le nom s’est déjàprésenté plusieurs fois sous notre plume, avait été nommé par legouvernement français pour remplacer le général Béthencourt ;embarqué sur la corvette la Diligente, ce bâtiment, sur lepoint d’atterrir à la Basse-terre, avait été rejoint par descroiseurs anglais ; ceux-ci trompèrent le général sur lesévènements politiques accomplis dans l’île et l’engagèrent à sedétourner de sa route et à se rendre à la Dominique.

Là, tout fut mis en œuvre, toutes lesinsinuations mensongères furent employées par l’ex capitainegénéral Lacrosse, pour surprendre la religion du général Sériziatet l’attirer à son parti.

Ces manœuvres échouèrent devant la résolutionarrêtée par le général de ne plus demeurer sur une terre naguèreencore notre ennemie, et d’un moment à l’autre pouvant leredevenir ; de plus, désireux de se mettre bien au fait desévénements et surtout ne voulant pas tromper la confiance que legouvernement français avait mise en lui, le général se sépara assezfroidement de Lacrosse, et se retira à Marie Galante pour yattendre une occasion propice de passer à la Guadeloupe.

Cette occasion, l’arrivée de l’expéditionfrançaise commandée par le général Richepance la lui offritenfin ; le 17 floréal, il débarqua à la Pointe-à-pitre et seprésenta au général en chef ; celui-ci, le connaissant delongue date, savait ce dont il était capable, et lui confiaaussitôt un commandement important.

Le général Sériziat était un officier d’unegrande énergie, d’une audace remarquable ; il devait être pourRichepance, et il fut en effet un auxiliaire précieux pendant lesiège du fort Saint-Charles.

Aussitôt que l’ordre du commandant en chef luiavait été remis par le Chasseur de rats, qui servait d’éclaireur àl’armée et avait précédemment guidé les six cents hommes de la15e demi-brigade, il s’était mis en marche après avoir,autant que possible, placé la Grande-terre à l’abri d’un coup demain de la part des révoltés.

Le général Pélage fut averti par le généralGobert de la marche de cette division, afin qu’il lui portâtsecours au besoin, s’il le pouvait, sans compromettre les troupesdont il disposait.

Le général Sériziat, parfaitement éclairé parson guide, qu’il avait pris pour batteur d’estrade, s’avançaitrapidement.

Il rencontra aux Trois-rivières le troisièmebataillon de la 15e demi-brigade ; avec ce renfort,il culbuta au pas de course tous les partis insurgés qui gardaientles défilés et essayèrent vainement de lui barrer le passage ;le 25 Floréal à midi, il couronna les hauteurs du Palmiste, d’où ilmarcha presque aussitôt sur la maison Houël où les noirss’étaient solidement retranchés avec deux pièces de dix-huit ;il se précipita dessus à la baïonnette et les fit résolumentattaquer au corps à corps.

La mêlée fut terrible ; mais les noirs,surpris par la charge audacieuse des Français, et dont le plusgrand nombre avait succombé, s’enfuirent avec épouvante en jetantleurs armes, abandonnant leurs canons, et coururent se réfugier àl’habitation Legraël.

Le général, sans les laisser respirer, lesdélogea de cette position, en fit un carnage horrible et vints’établir un peu au-dessus de la Basse-Terre, où il occupa leshabitations ; Legraël, Desillet,Duchateau et Ducharmoy.

Ce fut ainsi que s’opéra la jonction dugénéral Sériziat avec la division Gobert.

Par l’arrivée du général Sériziat, qui, avecle bataillon expéditionnaire et celui de la 15edemi-brigade, gardait toute la ligne entre la rivière des Pères etcelle des Galions, Richepance se trouva en mesure de commencer lesopérations contre le fort Saint-Charles ; opérations qu’ilvoulait mener avec la plus grande rapidité possible.

Pendant que le général Gobert, avec les deuxbataillons de la 66e demi-brigade, se chargeait derepousser les sorties qui devenaient de plus en plus rares, lecommandant en chef donna l’ordre à l’amiral de faire mettre à terrela grosse artillerie des vaisseaux.

Cette opération très-difficile, s’exécutaassez promptement et dans de bonnes conditions ; de sorte quebientôt tout cet équipage de siège improvisé se trouva à terre.

Mais alors surgirent d’innombrablesdifficultés pour mettre en mouvement ces énormes engins ; onn’avait ni chevaux ni bœufs ; enfin les moyens de transportsmanquaient complètement ; il fallut donc traîner à force debras dans des montagnes très-escarpées, et passer de l’autre côtéde mornes presque infranchissables, des pièces d’un poids immenseavec des fatigues inconcevables.

Les soldats ne se rebutèrent pas, ilsaccomplirent des miracles, et à force de travail, de patience etsurtout de courage, ils réussirent à amener devant la place trentepièces d’artillerie de très-fort calibre et tout le parcnécessaire.

Pour suppléer aux bras qui manquaient, on fitaider dans toutes les corvées les soldats par les matelots desvaisseaux et frégates, organisés en compagnies d’ouvriers.

Débarquer les munitions et les canons ;transporter les unes, porter et placer les autres ; creuser latranchée et la défendre en même temps, car il avait été impossiblede se procurer des pionniers, tels furent les travaux de tous lesjours st de toutes les nuits des soldats et des matelots.

Jamais, jusqu’alors, armée détachée pour uneexpédition lointaine n’avait essuyé autant de fatigues.

Plus tard, nos soldats, pendant les grandesguerres du premier Empire et les quatre expéditions de Crimée, duMexique, de Chine et du Japon, faites pendant le second Empire,devaient en voir bien d’autres ; mais peut-être aucune arméen’a supporté les fatigues et les souffrances à aucune époque avecautant de courage, d’abnégation et de dévouement que les troupesrépublicaines du général Richepance.

Malheureusement, bientôt l’excès de cesfatigues, joint aux excessives chaleurs, engendra des maladies quicausèrent de grands ravages.

Ce fut alors que, sur les instances réitéréesdu général Pélage, qui, en cette circonstance, rendit un immenseservice à l’armée, le commandant en chef se décida à lui laisserchoisir, parmi les noirs prisonniers sur la flotte, six centshommes sur lesquels il pouvait hardiment compter ; ces sixcents hommes furent incorporés dans les bataillons français etfiers de la confiance que leur témoignait le général, ilsrivalisèrent avec leurs nouveaux camarades de courage et defidélité.

Cette mesure fut très-utile et épargnabeaucoup de sang aux soldats.

Ce fait pourra paraître extraordinaire et ditassez ce qu’étaient les hommes que Delgrès avait rêvé de rendre àla liberté, mais il est parfaitement exact.

La liberté, hélas ! ne suffit pas, ilfaut encore donner à la créature humaine le sentiment de sa dignitéet de ses devoirs. Malheureusement, à cette époque l’immensemajorité des hommes de couleur ne possédait ni l’une ni l’autre deces deux qualités.

Enfin, pendant la nuit du 24 au 25 floréal, legénéral Richepance ouvrit la tranchée devant le fort Saint-Charleset le siège commença sérieusement.

Il ne devait pas durer longtemps.

Chapitre 15Où l’Œil gris arrive comme toujours au bon moment à l’habitation dela Brunerie

Nous avons expliqué, pour la parfaiteintelligence des faits qui vont suivre, les mouvements opérés parles troupes de l’expédition française, depuis leur débarquement àla Pointe-à-Pitre ; nous devions d’autant plus appuyer sur cesdétails que cette expédition, dont l’importance était réelle, eut àcette époque un immense retentissement non seulement en Europe,mais encore en Amérique, à cause des échecs sérieux subis par nostroupes à l’île de Saint-Domingue, échecs qui avaient, cela estfacile à comprendre, gravement compromis le prestige de nos armesdans le nouveau monde, où sur tout le littoral de l’atlantique lesregards étaient anxieusement fixés sur nous.

En France, les détails de cette magnifiqueexpédition sont aujourd’hui presque complètement ignorés ;elle fut, à l’époque où elle eut lieu, considérée à peu près commeune promenade militaire.

Et cela devait être ainsi ; il n’y avaitlà aucun parent du premier Consul, mais simplement un de cesgénéraux fils de leurs œuvres, et qui, par son génie et sestalents, était de la grande famille des Hoche, des Moreau, desMarceau, des Kléber, des Pichegru, des Joubert et de tant d’autreshéroïques figures de nos magnifiques épopéesrépublicaines !

Comme eux, il était condamné à disparaîtrepour faire place à l’homme dont l’action absorbante commençait déjàà se faire sentir, et bientôt devait tout résumer en lui, ce quiarriva.

Richepance disparut ; on étouffa par unsilence calculé le bruit de cette glorieuse campagne, en réalité laplus amère critique de celle du général Leclerc, et tout futdit ; elle fut comme si elle n’avait pas été.

Cela fut poussé si loin, les précautionsfurent si bien prises, que c’est à peine si les historiens en fontmention, pour en dire quelques mots, comme à regret et avec unehonte pudique.

Cependant, si la lutte fut courte, elle futacharnée, implacable ; l’héroïsme fut grand des deuxparts ; les noirs surent toujours se tenir à la hauteur desblancs ; s’ils succombèrent, ce fut de la façon la plusglorieuse, en arrachant un cri d’admiration à leurs ennemiseux-mêmes, émerveillés de tant de courage, d’audace et dedévouement à une cause qu’ils avaient embrassée avec enthousiasmeen se croyant trompés et trahis : la défense du droit et de laliberté.

Le lecteur décidera si nous avons eu tort ouraison de sortir de son injuste obscurité cette magnifique page denotre histoire.

Nous abandonnerons, quant à présent, l’arméefrançaise rassemblée devant le fort Saint-Charles, dont elle faitle siège, et nous retournerons à l’habitation de la Brunerie,auprès de deux de nos principaux personnages que nous avons étécontraint de négliger trop longtemps, nous voulons parler demademoiselle de la Brunerie et de son père.

Cette habitation grandiose qui, lorsque pourla première fois nous y avons introduit le lecteur, respirait uncalme si parfait, une tranquillité si complète, avait, en quelquesjours à peine, subi une métamorphose telle qu’elle était maintenantcomplètement méconnaissable.

Ce n’était plus une habitation, c’était uncamp retranché ou plutôt une place forte.

Tous les travaux de la plantation avaientcessé ; le village des nègres était abandonné, les casesdétruites ; les arbres immenses qui enveloppaient l’habitationd’un splendide rideau de verdure et dont les chaudes teintes et lavigoureuse végétation reposaient si doucement l’œil, mais quiauraient pu offrir un abri à l’ennemi en cas d’attaque, avaient étéimpitoyablement sciés à deux pieds du sol ; leurs troncsmonstrueux avaient servi à construire des barricades énormes enavant de la majestueuse allée de palmiers, qui seule, à l’instanteprière de mademoiselle de la Brunerie, avait été conservée ;ces barricades, ingénieusement disposées en gradins, qui secommandaient toutes et qu’il aurait fallu enlever les unes aprèsles autres, se reliaient entre elles par des chemins couverts, etcommuniquaient avec le corps de la place, par le feu de laquelleelles étaient abritées.

La sucrerie et tous les autres ateliersavaient, eux aussi, été démolis ; les matériaux enlevésavaient servi à renforcer les retranchements établis tout autour dela maison principale, qu’un fossé profond de six mètres et large dedix entourait de tous les côtés.

Les chemins conduisant à la plantation avaientété coupés de telle sorte qu’ils étaient devenus de véritablescasse-cou, dans lesquels un homme seul ne parvenait à passerqu’avec des difficultés extrêmes.

Sur le toit à l’italienne du principal corpsde logis, large terrasse du haut de laquelle on dominait unpanorama immense et d’où la vue s’étendait maintenant sans obstaclejusqu’à la Basse-terre, une vigie avait été installée à demeure,vigie chargée de signaler les mouvements les plus légers et enapparence les plus inoffensifs qui s’opéraient dans la campagneenvironnante.

L’armement de l’habitation avait été complétépar le commandant en chef de l’expédition française, qui avaitgénéreusement prêté un certain nombre de pierriers et d’espingolesà M. de la Brunerie ; le général Richepance ne s’enétait pas tenu là ; il avait, de plus, envoyé à l’habitation,attention qui avait fait beaucoup de jaloux, un détachement devingt-cinq grenadiers de la 15° demi-brigade, commandés par unjeune sous-lieutenant nommé Alexandre Dubourg, dont la familleétait originaire de la Guadeloupe, bien que depuis une soixantained’années, à la suite d’événements que nous ignorons, elle se futretirée en Normandie, aux environs d’Évreux.

Ce jeune homme, âgé de vingt-deux ans au plus,d’une taille svelte et, bien prise, aux traits intelligents, auregard franc et droit, aux formes aimables et polies, étaittrès-aimé du général Richepance qui l’avait vu, en plusieurscirconstances, combattre comme un lion et s’élancer avec un couragehéroïque au plus épais de la mêlée ; ce courage indomptableavec des traits doux et des manières timides et un peu gênées, desyeux bruns, voilés de longs cils qu’il baissait pudiquement à lamoindre plaisanterie un peu crue, avaient fait surnommer lelieutenant Dubourg la Demoiselle, par ses rudes compagnonsqui l’aimaient beaucoup et prenaient un malin plaisir à le taquineret à le faire rougir comme une jeune fille.

Nous n’avons pas besoin d’ajouter que ce jeuneofficier avait été reçu de la façon la plus charmante par leplanteur, qui tout de suite l’avait pris en amitié.

Plusieurs planteurs, voisins deM. de la Brunerie, et dont les habitations étaient oudans des positions difficiles à défendre ou presque abandonnées parleurs noirs fuyant les ateliers pour se joindre aux insurgés,étaient venus, avec quelques serviteurs restés fidèles, etemportant avec eux ce qu’ils possédaient de plus précieux, demanderà M. de la Brunerie cette hospitalité qui ne se refusejamais dans les colonies, et se réfugier sous son toit.

Le planteur avait accueilli les bras ouvertset le sourire sur les lèvres tous ceux, quels qu’ils fussent, amis,indifférents ou même ennemis déclarés ou cachés, tous ceux,disons-nous, qui étaient venus se réfugier sous la garde de sademeure si bien fortifiée.

De sorte que l’habitation regorgeait de monde,et que la garnison, placée sous le commandement suprême du bravemajordome David, ayant sous ses ordres immédiats le jeunelieutenant, se montait à près de cinq cents noirs dévoués, prêts àse faire tuer sans reculer d’un pouce pour défendre leurs maîtreset eux-mêmes ; ils savaient qu’après leur refus péremptoire dese joindre à l’insurrection, si les révoltés l’emportaient, leurprocès était fait à l’avance et qu’ils seraient immédiatementmassacrés ; aussi faisaient-ils bonne garde aux retranchementset ne laissaient-ils pénétrer qu’à bon escient dans l’habitationles personnes qui se présentaient.

Il était dix heures du matin, la cloche dudéjeuner achevait de sonner, vingt ou trente personnes, toutes depure race blanche, entrèrent dans la galerie par plusieurs portesdifférentes et prirent place autour d’une table somptueusementservie.

Tandis qu’un nombre à peu près égal, ou dumoins de très-peu inférieur, d’hommes et de femmes d’un teintpresque aussi blanc pour la plupart, mais qui, de même quequelques-uns de leurs compagnons d’une nuance beaucoup plus foncée,portaient le stigmate de la race noire, s’asseyaient autour d’unetable non moins somptueusement servie.

Nous devons prévenir le lecteur que cetteséparation si nettement établie entre les deux races, n’avait et nepouvait rien avoir de choquant, ni pour les uns ni pour les autresdes convives.

M. de la Brunerie n’avait même paseu un seul instant la pensée d’établir entre ses hôtes unedifférence quelconque ; nous croyons même que siM. de la Brunerie avait essayé de les réunir à la mêmetable, peut-être les blancs y auraient-ils consenti sans trop dedifficultés, mais certainement les noirs ou soi-disant tels, quelleque fut du reste leur position de fortune, s’y seraientformellement opposés par respect, nous soulignons le motavec intention, pour les blancs.

Et qu’on ne crie pas au mensonge et àl’invraisemblance ; cela était réel, admis, accepté et, deplus, passé dans les mœurs ; peut-être en est-il encore demême aujourd’hui. Il nous serait facile de citer cent preuves àl’appui de ce que nous avançons ; nous nous contenterons d’uneseule.

Cet ouvrage étant surtout une étude vraie etconsciencieuse des mœurs créoles, il doit nous être permis, lorsquenous présentons un fait qui, par son étrangeté, peut-être révoquéen doute, de joindre des preuves irrécusables à l’appui de notredire.

Le fait est postérieur de près dequarante ans à l’histoire qui forme le fond de notre roman ;c’est exprès que nous le choisissons entre tant d’autres pour notrecitation ; or, les mœurs avaient bien changé de 1802 à 1838.Eh bien, écoutez.

Tout le monde a connu à la Guadeloupe l’hommedont nous allons parler ; tout le monde l’aimait et leconsidérait comme il méritait de l’être à cause de ses vertus.

Il y a à la Guadeloupe des hommes de couleuren possession non-seulement d’une grande aisance, mais même d’uneimmense fortune ; cela se comprend d’autant mieux qu’engénéral le commerce est presque entièrement passé entre les mainsde la race mixte, depuis déjà fort longtemps. Parmi ces hommes decouleur se trouve, ou plutôt se trouvait, car nous ignorons s’ilexiste encore, ce qui serait, du reste, assez extraordinaire, uncertain Amé Noël ; cet homme avait été esclave ;dès qu’il fut affranchi, doué d’une large intelligence, d’unefaculté énorme de travail, honnête, probe, et surtouttrès-entreprenant en affaires, il parvint en quelques années àdevenir un des plus riches propriétaires de la Guadeloupe. AméNoël devint amoureux d’une esclave Capresse nomméeDelphine ; il l’acheta, lui donna la liberté etl’épousa.

Peut-être on supposera que cet homme, arrivé àune haute position de fortune, était jaloux des autrespropriétaires de race blanche dont il était certain, quoi qu’ilfît, d’être toujours séparé à cause de la couleur de sa peau.Nullement ; Amé Noël était un homme très-sensé ;il avait montré, par une conduite sage et laborieuse, ce que lesaffranchis peuvent devenir avec du travail ; il vivait loin dela société des autres mulâtres restés paresseux, vaniteux etpauvres ; et il avait toujours cherché à s’élever par sessentiments et ses relations.

Le jour de son mariage, notez bien ceci, plusde quarante propriétaires notables, tous de race blanche,assistaient à son repas de noce ; quelques-uns étaient sesobligés, plusieurs ses amis, tous ses bons voisins ; et lui,le marié, lui, le maître de la maison, le possesseur d’une fortuneimmense, honnêtement acquise par son travail et son intelligence,crut devoir donner à ses convives cette marque solennelle dedéférence qu’aucun d’eux n’aurait, certes, demandée, et qu’aucun neput l’empêcher d’exécuter, de ne point se mettre à table aveceux.

Amé Noël, ce mulâtre opulent, aimé et respectéde tous, déclara à haute voix aux convives réunis et invités parlui à sa noce, qu’il aurait cru manquer au respect qu’il leurdevait s’il s’était assis avec eux ; et, en effet, il passales trois ou quatre heures que dure un grand repas créole, àsurveiller le service ; service fabuleux, pantagruélique, oùles moutons entiers furent servis comme des alouettes ;service sans rival dans le présent et qui ne se compare dans lepassé qu’au festin de Trimalcion, ce splendide affranchi dePétrone ; et il ne consentit à dîner lui-même que lorsque sesconvives blancs se furent enfin levés de table.

Était-ce de l’humilité ? Était-ce del’orgueil ?

Nous nous abstenons de tout commentaire, etnous reprendrons maintenant, notre histoire que nousn’interromprons plus.

Ainsi que nous l’avons dit, les convivess’étaient assis à deux tables différentes ; la première étaitprésidée par le maître de la maison, la seconde par M. David,son commandeur ou majordome, les deux titres lui étaientindifféremment donnés.

Le service, le même pour les deux tables, bienentendu, commença aussitôt, avec cette étiquette rigoureuse et dece confortable bon goût qui ne se rencontrent réellement que dansnos colonies françaises.

Malgré les circonstances lâcheuses danslesquelles se trouvait le pays, le repas fut loin d’êtretriste ; il y avait là de charmantes femmes, et, partout où ilse rencontre des femmes, elles ont le talent, ou pour mieux dire leprivilège d’égayer tout ce qui les entoure.

On parla beaucoup politique, sujettrès-intéressant pour toutes les personnes présentes ; oncélébra surtout et on porta aux nues les exploits de l’arméefrançaise qui, en quelques jours à peine, avait réussi à enfermerles plus dangereux insurgés dans le fort Saint-Charles où ils setrouvaient maintenant assiégés.

– Delgrès est un misérable indigne de pardon,dit avec amertume un planteur nommé Rigaudin, qui avait appris que,deux jours auparavant, les révoltés avaient brûlé une de seshabitations, située dans le quartier du Parc. À propos, citoyen dela Brunerie, n’avez-vous pas une plantation de cescôtés-là ?

– Oui, certes, répondit le planteur ;l’habitation d’Anglemont, que j’ai achetée, il y a une douzained’années, à la mort du dernier descendant de cette noblefamille ; elle se trouve dans le Matouba.

– C’est cela même, reprit le citoyenRigaudin ; ne craignez-vous pas que les brigands ne s’enemparent, la brûlent, ou, tout au moins, la mettent aupillage ?

– Non, mon cher voisin, je ne crains pas cela,je crains quelque chose de bien plus terrible.

– Quoi donc ? demandèrent plusieurspersonnes avec curiosité.

– Mon Dieu, je ne sais si je dois vous direcela, citoyens ; c’est une pensée qui m’est venue, penséeridicule à la vérité, mais elle me tourmente et m’obsède, quels quesoient mes efforts pour la chasser.

– Parlez ! parlez ! s’écria-t-on detoutes parts.

– Je consens à parler, réponditM. de la Brunerie, puisque vous le désirez, mes chersvoisins et amis, quoique je sois certain que vous rirez de mesappréhensions, car elles ne s’appuient sur aucune raisonplausible ; vous savez tous, comme moi, que le Matouba, situédans une position ravissante, sur la déclivité de hautes montagnes,communiquant facilement de tous les côtés avec les mornes les plusinfranchissables qui, de tout temps, ont servi de refuges auxMarrons, le Matouba, dis-je, à cause même de cetteposition exceptionnelle, a, chaque fois que notre île s’est vueattaquée par un ennemi quelconque, été choisi comme lieu de refugepour ceux d’entre nous qui voulaient échapper au pillage ou à lamort.

– Certes, assez de retranchements y ont étéélevés dont les ruines jonchent aujourd’hui le sol et sont encorevisibles ; c’est en effet, de temps immémorial, le refuge deprédilection de tous ceux qui, à tort ou à raison, croient avoirquelque chose à redouter, répondit le citoyen Rigaudin ; maisje ne vois pas encore où vous voulez en venir, cher citoyen de laBrunerie.

– Attendez, attendez, j’y arrive. Bien que lequartier du Matouba soit le plus petit de tous ceux de l’île etqu’il ne renferme que quelques habitations, il en compte cependantdeux très-importantes.

– Pardieu ! l’habitation Vermond et lavôtre.

– C’est cela même. Vous savez aussi, sansdoute, que la construction de ces deux habitations remonte auxpremiers temps de l’occupation de l’île, alors que les colonsétaient exposés aux attaques incessantes des Caraïbes ;qu’elles sont situées dans des positions de défense admirables etque plusieurs fois même elles ont résisté avec avantage à des coupsde main dirigés contre elles ; l’habitation d’Anglemont,surtout, est une véritable forteresse.

– C’est vrai, dirent plusieurs convives.

– Eh bien, reprit M. de la Brunerie,supposez, ce qui attirera infailliblement et avant peu, jel’espère, que le général Richepance s’empare du fortSaint-Charles.

– Avant huit jours il y entrera, dit lelieutenant Dubourg avec une conviction polie.

– Vous avez parfaitement raison, monsieurDubourg, répondit le planteur ; alors les noirs échappés dufort…

– Le général en chef ne les laissera paséchapper, monsieur, interrompit l’officier.

– J’admets qu’il y en ait qui s’échappent.

– Admettons-le, monsieur, répondit polimentl’officier en s’inclinant, admettons-le, soit, pour vous êtreagréable, bien que je sois convaincu du contraire.

– Je ne demande pas mieux pour ma part, repriten souriant le planteur ; mais permettez-moi de suivre masupposition, je vous prie. Des noirs échappés n’ont qu’une pensée,se réfugier dans les mornes ; ils se jettent dans le Matoubaoù ils s’emparent de l’habitation Vermont et surtout de la mienneplus vaste, mieux située et beaucoup plus complètement fortifiéeque l’autre ; ils s’y établissent solidement, massacrent mesmalheureux noirs et y contiennent, s’il le faut, un nouveausiège.

– Cela pourrait très-bien arriver ainsi quevous dites, mon cher voisin, dit M. Rigaudin, ce serait unegrande perte pour vous ; toutes vos caféières et vos sucrièresseraient ravagées et perdues, la maison elle-même serait peut-êtreincendiée, elle aussi.

– Cette perte d’argent me touche peu, siconsidérable qu’elle soit, croyez-le, mon cher voisin.

– Eh ! eh ! je sais que vous êtesriche, mais…

– Non, vous dis-je, cela m’est presqueindifférent reprit le planteur avec une légère impatience.

– Mais alors, qu’est-ce qui vousinquiète ?

– Mes pauvres noirs dont j’ai laissé là-basune centaine et qui, au cas où ce que je redoute arriverait,seraient impitoyablement massacrés par les révoltés.

– Mon cher voisin dit un autre planteur,croyez-vous donc que ces drôles n’ont pas, depuis longtemps déjà,fait cause commune avec les rebelles ?

– Non, monsieur des Dorides, réponditM. de la Brunerie avec une certaine animation, je connaismes noirs, je suis sûr d’eux, ils me sont dévoués.

– Je le veux bien, reprit M. des Doridesd’un air de doute ; mais, à votre place, mon cher voisin, jen’aurais pas grande confiance, la race noire est foncièrementingrate.

– Pardonnez-moi de ne pas partager votreopinion, monsieur ; j’ai toujours, au contraire, trouvé lesnoirs dévoués et reconnaissants ; mais, ajouta-t-il en jetantun regard sur la table voisine, Je crois que le moment est assezmal choisi pour traiter un pareil sujet.

– C’est juste, vous avez raison, monsieur.

– Pardon, monsieur de la Brunerie, dit alorsle jeune lieutenant en passant les doigts dans sa fine moustachebrune pour cacher la rougeur qui, malgré lui, envahissait sonvisage, me permettez vous de vous adresser une simplequestion ?

– Comment donc, lieutenant, mais avec le plusgrand plaisir, répondit en souriant le planteur.

– Cette habitation d’Anglemont, reprit lejeune homme de plus en plus décontenancé parce que tous les regardsse fixaient sur lui avec curiosité, cette plantation dont vousparlez, monsieur, est-elle éloignée d’ici ?

– Oh ! mon Dieu, non, mon cher lieutenantdeux lieues tout au plus.

– C’est une promenade alors. Voulez-vous mepermettre, monsieur, continua-t-il de sa voix douce, de prendreavec moi une dizaine de mes grenadiers ? Je vous prometsqu’avant la nuit close tous vos pauvres noirs seront ici ; jene vous demande qu’un guide sûr.

– Vous feriez cela, monsieur ? s’écriaRenée de le Brunerie avec admiration.

– Pourquoi non, mademoiselle ? réponditsimplement le jeune officier, puisque je trouverais ainsi le moyend’être agréable à monsieur votre père et à vous, en même temps queje sauverais la vie, peut-être à une centaine de messemblables.

– Vos semblables ! s’écria M. desDorides avec dédain.

– Ne sont-ils pas des hommes, monsieur ?répondit froidement l’officier. Que signifie la couleur, je vousprie ?

– C’est une question de nuance, dit enM. Rigaudin.

– Une plaisanterie n’est pas une réponse,monsieur, dit sèchement et nettement le jeune homme Tous les hommessont frères.

– En France, peut-être, monsieur, et encorecomme Caïn est celui d’Abel ; mais dans les colonies ce n’estplus cela, reprit M. des Dorides d’une voix railleuse.

– Messieurs, dit vivement mademoiselle de laBrunerie, vous oubliez…

– En effet pardonnez-moi, mademoiselle, ditM. des Dorides.

– Lieutenant, reprit M. Rigaudin ens’adressant au jeune officier, notre honorable hôte et ami nous adit, il y a un instant, que deux lieues seulement séparent laBrunerie d’Anglemont, mais il a oublié d’ajouter que ces deuxlieues, on doit les faire par des chemins infranchissables pourtout autre que pour un pied créole.

– J’ignore, monsieur, comment les créoles ontle pied fait, repartit le jeune homme avec une légère teinted’ironie, mais je puis vous affirmer que partout où les Françaisposent le leur, ils passent ; avec votre permission, jerenouvelle, plus sérieusement encore que le ne l’ai fait lapremière fois, mon offre à M. de la Brunerie.

– Bien dit, monsieur ! s’écria Renée avecun charmant sourire, mon père acceptera, j’en suis sûre, avecreconnaissance, le service que vous offrez si gracieusement de luirendre.

– Je ne dis encore ni oui ni non, répondit leplanteur, mais quelle que soit la résolution que je prenne, je vousremercie sincèrement de votre offre, mon cher lieutenant.

En ce moment un son de trompe se fitentendre.

Aussitôt toutes les conversations cessèrent etune expression d’effroi se peignit sur la plupart des visages.

– Rassurez-vous, messieurs et chers voisins,dit gaiement M. de la Brunerie, la sentinelle ne nousannonce sans doute, par ce signal, que l’arrivée d’une visite,probablement un ami, ou tout au moins une connaissance ;d’ailleurs avant cinq minutes nous saurons à quoi nous en tenir àce sujet ; restez donc à table, je vous prie.

En parlant ainsi, le planteur se leva,mouvement qui fut bientôt imité par l’officier français etM. David, le commandeur, puis tous trois quittèrent lagalerie ; seulement le planteur et l’officier demeurèrent surla terrasse, tandis que le commandeur, lui, montait sur le toit dela maison.

M. de la Brunerie avait fait donnerà la vigie, placée sur le haut de la maison, une trompe dont elleavait ordre de sonner chaque fois qu’elle apercevait un mouvementinsolite dans la campagne, ou quand un étranger se dirigeait versl’habitation.

Cette façon d’avertir était à la fois simpleet commode.

Le planteur, muni d’une excellente longue-vuemarine, commença à explorer minutieusement et avec la plus sérieuseattention la campagne dans toutes les directions.

Eh bien ! monsieur, lui demandal’officier après avoir attendu quelques instants, avez-vousdécouvert quelque chose ?

– Rien du tout, répondit M. de laBrunerie d’un ton de mauvaise humeur ; l’imbécile perchélà-haut nous a donné une fausse alerte, il aura eu la berlue ;j’ai beau regarder avec le plus grand soin, je n’aperçois rienabsolument.

– Parce que vous ne regardez pas où il faut,monsieur, dit avec déférence le commandeur en paraissant un peu àl’improviste entre les deux hommes.

– Que voulez-vous dire, mon cherDavid ?

– Ne seriez-vous pas d’avis, monsieur, d’alleren nous promenant jusqu’aux barricades répondit le commandeur avecun geste significatif.

– Soit, reprit aussitôt le planteur ;d’ailleurs nous y serons beaucoup plus à notre aise pourcauser.

– C’est cela même, monsieur.

– Oui, allons jusqu’aux barricades, ajoutal’officier avec un sourire, cette petite promenade après déjeunerne peut que nous faire du bien.

– Elle facilitera notre digestion, ajouta leplanteur sur le même ton.

Les trois hommes descendirent les degrés de laterrasse, sortirent des retranchements, non sans que le commandeureût dit d’abord quelques mots à voix basse à un nègre de confiancequi s’était approché de lui ; puis, après avoir traversél’emplacement maintenant désert du village des noirs, ilss’engagèrent à grands pas dans l’allée des palmiers.

– Qu’avez-vous donc, mon cher David ?demanda alors le planteur ; depuis un instant, mon ami, jevous trouve tout confit en mystères.

– Hâtons-nous, s’il vous plaît, monsieur,répondit laconiquement le commandeur en prenant un pas si relevéque ses compagnons avaient grand’peine à le suivre.

– Ah çà ! il y a donc quelquechose ? s’écria M. de la Brunerie qui, connaissantl’homme auquel il avait affaire, commençait à s’inquiétersérieusement.

– Oui, monsieur, répondit cette fois nettementle commandeur, et une chose très-grave : avant vingt minutesnous serons attaqués.

– Attaqués ! s’écrièrent les deux hommesavec surprise.

– Mais je n’ai rien aperçu, ajouta leplanteur.

– La chose en est simple, monsieur ; voussavez combien les nègres sont rusés ?

– Le fait est que ce sont des diablesincarnés, doués d’une finesse réellement infernale.

– Eh bien, monsieur, les hommes qui nousveulent surprendre s’approchent de nous en rampant sur le sol commedes serpents ; glissant au milieu des hautes herbes et desbroussailles avec une adresse de sauvages ; il a fallu toutela sagacité de l’homme placé en vigie pour les apercevoir ; jene les voyais pas moi-même, c’est là qu’il me les a montrés ;ils sortent des taillis des Agoutis, où, probablement, ils ontréussi à s’introduire pendant la nuit, et dans lequel ils se sonttenus blottis comme des lièvres au gîte, jusqu’à présent ; ladistance entre le taillis et nos retranchements, c’est-à-dire nosbarricades, est assez grande ; à la vérité, mais cependant, sinous n’avions pas été si promptement avertis, nous risquions fortd’être surpris par leur attaque au moment où notre sécurité devaitêtre la plus complète.

– Diable ! c’est sérieux alors, dit leplanteur en fronçant les sourcils. Ces taillis forment, sur ladéclivité des mornes, à notre droite et notre gauche, un rideau defeuillage et de broussailles terrible pour notre sécurité ;malheureusement ils sont placés dans une zone trop éloignée pourque nous ayons pu les détruire sans danger pour nos hommes.

– Ce qui, du reste, aurait été presqueimpossible, monsieur. La vigie a cru aussi remarquer une certaineagitation dans le morne au sable du coté de Matouba, mais notrebrave veilleur n’ose rien affirmer encore.

– Ce qu’il a vu est déjà assez joli ; ilne nous manquerait plus que cela d’être attaqués des deux côtés àla fois ; nous nous trouverions, sur ma parole, dans uneagréable situation ! Au diable la révolte et lesrévoltés ! Ces drôles ne pouvaient donc pas se tenirtranquilles !

Le jeune officier ne put s’empêcher de sourireen entendant cette singulière boutade.

– C’est que c’est vrai, cela ! reprit leplanteur avec une colère en partie affectée ; moi qui nedemande qu’à vivre en paix avec tout le monde, me voici obligéd’être soldat sur mes vieux jours et de faire aussi gaillardementle coup de fusil que si j’étais payé pour cela ! il y a dequoi devenir enragé, n’est ce pas, mon cher David ?

– Hum ? fit celui-ci en hochant la tête,façon de répondre qui lui était habituelle quand il ne voulait riendire, et qui, en effet, n’était pas compromettante.

– Rassurez-vous, monsieur, dit le jeuneofficier, notre position est excellente, nous sommes avertis, nousavons le temps de prendre les mesures nécessaires ; de plus,arrivés à porter de fusil, les noirs, s’ils ne veulent pas êtretirés comme à la cible, seront contraints de se lever ; toutesles chances sont donc en notre faveur et nous devons bannir touteinquiétude.

– Mon cher lieutenant, je vous remercie de cesencouragements que vous croyez devoir me donner ; mais vous neconnaissez pas les nègres lorsqu’ils ont senti la poudre, que lavue du sang les a enivrés, ce sont de véritables brutesféroces ; ils ne songent qu’au meurtre, au pillage et àl’incendie.

– Nous recevrons, je l’espère, ces misérablesde façon à leur faire passer pour toujours l’envie de revenirs’attaquer à nous, dit l’officier avec une énergie bien éloignée desa timidité ordinaire.

Au moment où le sous-lieutenant achevait deprononcer ces paroles, les trois hommes atteignirent lesbarricades.

L’alerte était déjà donnée par lessentinelles, chacun était à son poste et prêt à se défendre.

Cette vue rendit un peu de courage auplanteur.

L’officier appela aussitôt le sergent-majorqui commandait le détachement sous ses ordres.

Ce sergent était un Breton à mine sournoise,trapu et large d’épaules, âgé d’une quarantaine d’années etressemblant à un chouan comme une goutte de vin ressemble à uneautre ; il se nommait Ivon Kerbrock, dit l’aimable,sans doute par antiphrase, car c’était l’être le plus bourru et leplus désagréable qu’on puisse imaginer ; toujours grondant etgrognant, il était fort redouté des soldats qui le craignaientcomme le feu ; pour une seule personne il se déridait etdevenait d’une douceur qui formait un contraste singulier avec sonhumeur ordinaire, cette personne était son lieutenant, pour lequelil avait un dévouement sans bornes et qui, d’un mot, lui auraitfait accomplir des miracles.

Il accourut à l’appel de l’officier, et, bienqu’il l’écoutât avec respect, cependant il se frottait joyeusementles mains en recevant ses ordres très-minutieusement donnés.

– À la bonne heure mon lieutenant, dit-illorsque l’officier cessa de parler, au moins comme cela nous allonsun peu rire !

Tous deux, sans ajouter un mot de plus,s’éloignèrent alors de compagnie.

Tout-à-coup, à un signal donné, les noirs, quemaintenant on apercevait très-distinctement, se levèrent tous à lafois, et ils s’élancèrent en courant sur les barricades enbrandissant leurs armes et poussant des hurlements féroces.

Ils furent accueillis par une fusillade biennourrie à laquelle ils dédaignèrent de répondre ; lesassaillants étaient au moins deux cents ; ils continuèrentleur course ; leur élan était si terrible que presque aussitôton les aperçut au sommet des barricades, qu’ils couronnèrent sur unfront de plus de soixante pieds.

Il y eut alors une lutte acharnée, corps àcorps, entre les assaillants et les assaillis ; les noirs semaintenaient sur les barricades qu’ils ne parvenaient pas encore àfranchir, à la vérité, mais dans lesquelles ils ne tarderaient passans doute à sauter, car ils combattaient avec une frénésie aveuglequi semblait devoir être irrésistible.

La position devenait critique ; soudainon entendit battre la charge, et les vingt-cinq grenadiers françaisqui s’étaient glissés inaperçus hors des barricades, s’élancèrentbravement à la baïonnette, leur officier en tête, sur lesassaillants qu’ils prirent à revers au cri de « Vive laRépublique ! »

C’était là, pendant la bataille, que le jeunelieutenant était réellement beau ; les lèvres serrées, lefront pâle, l’œil étincelant, ses longs cheveux bruns flottant endésordre sur ses épaules, il brandissait son sabre au-dessus de satête et entraînait à sa suite ses soldats électrisés par tant devaleur, au plus épais des rangs ennemis.

Les révoltés, surpris par cette attaqueimprévue, hésitèrent, les défenseurs de la plantation redoublèrentd’efforts ; M. de la Brunerie et le commandeur semultipliaient, des secours leur arrivaient au pas de course del’habitation.

On n’entendait que le crépitement sec etcontinu de la fusillade, mêlé aux hurlements de colère et dedouleur des combattants, à la charge battue sans relâche par lestambours, et aux cris répétés de : Vive laRépublique !

Les révoltés faiblissaient.

Tout à coup, une centaine de noirs bondirentcomme des tigres hors des taillis du morne au sable et s’élancèrenten avant avec d’effroyables clameurs.

Les révoltés crurent qu’un secours leurarrivait ; ils répondirent aussitôt par des cris de joie etvoulurent se joindre à cette troupe ; mai, soudain, lesnouveaux venus s’arrêtèrent, abaissèrent leurs armes, et uneépouvantable décharge passa comme un cent de mort sur les révoltésauxquels elle causa des pertes horribles, puis les arrivantss’élancèrent à la baïonnette.

– L’Œil Gris ! s’écrièrent les créolesavec enthousiasme.

C’était, en effet, le Chasseur.

Les révoltés, pris entre deux feux, déjàentamés, et presque démoralisés par la vigoureuse attaque desFrançais, renoncèrent à une lutte désormais impossible.

Fous de rage et d’épouvante, désespérés derencontrer parmi leurs congénères des ennemis implacables, laplupart jetèrent leurs armes et s’enfuirent dans toutes lesdirections, poursuivis l’épée dans les reins par les soldats dulieutenant et les noirs du Chasseur.

La surprise était manquée, pour cette fois dumoins.

Chapitre 16Peu intéressant en apparence mais qui laisse pressentir de gravesévènements

Cependant, tout n’était pas fini encore.

Les créoles demeurés derrière les barricades,que le commandeur n’avait pas voulu leur laisser franchir au cas oùl’ennemi aurait tenté un retour offensif, ce qui, à la vérité,n’était pas probable, assistèrent alors à un effroyablespectacle ; à une horrible chasse à l’homme.

Nous l’avons dit plusieurs fois déjà, laguerre noire ne ressemblait à aucune autre ; elle se faisaitavec d’épouvantables raffinements de barbarie, autant de la partdes noirs que de celle des blancs ; seulement pour être juste,nous constaterons que les noirs avait donné l’exemple de cetteférocité ; les blancs ne les imitaient que poussés à bout partant de cruautés et par représailles, ce qui, cependant, à aucunpoint de vue humanitaire, ne saurait être et n’était pas une causesuffisante.

Ce qui se passa après l’attaque infructueusedes nègres révoltés, contre les barricades de la Brunerie, est unepreuve de plus de la vérité de notre dire.

Les grenadiers français, commandés par lesous-lieutenant Alexandre Dubourg, et les nègres créoles amenés parle Chasseur de rats et l’ayant à leur tête, bondissaient à traversles broussailles, débusquant les révoltés et les massacrantimpitoyablement.

Du reste, ceux-ci, tout en fuyant,continuaient à combattre et ne demandaient pas plus quartier qu’ilsne l’accordaient à ceux de leurs ennemis qui tombait entre leursmains.

Par un mouvement tournant. Habilement exécuté,le chasseur et l’officier avaient réussi à envelopper complètementles révoltés et à former un demi-cercle autour d’eux, tout en lesrefoulant par une pression lente mais irrésistible, vers un immenserocher placés, monolithe gigantesque et grandiose, sur l’extrêmebord d’un précipice, ou bien plutôt d’un gouffre d’une profondeurinsondable.

Les rebelles, pris comme dans un énorme réseaude fer dont il leur était impossible de rompre les mailles,s’étaient de nouveau réunis en un seul groupe ; et tandis quequelques-uns d’entre eux se faisaient bravement tuer pour arrêterl’ennemi pendant quelques minutes ; les autres avaientcouronné la plate-forme du rocher où ils essayaient de seretrancher afin de vendre chèrement leur vie.

Toute retraite leur était coupée, ils lesavaient ; leur existence n’était donc plus pour eux qu’unequestion de minutes ; mais, plutôt que de tomber vivants auxmains de leurs ennemis, ils voulaient, pendant ces dix ou quinzeminutes, accomplir des prodiges d’audace et de bravoure, etcombattre jusqu’au dernier souffle sans demander grâce ;d’ailleurs, ils étaient encore à peu près cent cinquante, lesmunitions ne leur manquaient pas ; ne combattant plus pourvaincre mais pour se venger, se souciant peu de mourir pourvu queleurs funérailles fussent belles, ils étaient certains, avec leurbravoure de fauves aux abois que leur mort coûterait cher à leursennemis ; cette satisfaction leur suffisait ; au moinsils ne succomberaient pas sans vengeance.

– Nous ne pouvons cependant pas massacrerainsi froidement ces pauvres gens égarés ! dit le lieutenantdont le sabre avait sa lame rougie jusqu’à la poignée ; ceserait folie à eux d’essayer de lutter davantage.

– Ils y sont cependant bien résolus, monsieur,répondit froidement L’œil Gris.

– C’est possible, mais je suis officierfrançais, je sais à quoi ce titre m’oblige ; il est de mondevoir de leur offrir quartier.

– Et vous allez le faire ?

– Pardieu ! en doutez-vous,monsieur ?

– Non pas, lieutenant, seulement, croyez-moi,prenez vos précautions ; ils pourraient fort bien voustuer ; vous savez qu’ils n’ont aucun respect pour lesparlementaires ?

– Je le sais, monsieur ; mais s’ils metuent, eh bien, je serai mort en faisant mon devoir, réponditdoucement le jeune homme.

Le rude Chasseur fut, malgré lui, saisid’admiration à cette noble réponse si simplement faite.

– Vous avez raison, monsieur, reprit-il ens’inclinant avec déférence ; agissez donc comme votre honneurde soldat vous l’ordonne ; je vous jure que si ces misérablesvous tuent, vous serez vengé.

– J’y compte et je vous remercie. Votre main,monsieur, répondit en souriant le jeune homme.

Après avoir vigoureusement serré la maincalleuse et loyale du Chasseur, le lieutenant attacha son mouchoirà la pointe de son sabre, fit battre au rappel de tambour, puis ils’avança froidement, jusqu’à portée de pistolet du rocher, enélevant au-dessus de sa tête le drapeau parlementaire qu’il avaitimprovisé avec son mouchoir de fine batiste.

De part et d’autre la fusillade avaitcessé.

Les révoltés profitaient activement, bienqu’ils n’en comprissent pas les motifs, de cette trêve qui leurétait accordée, pour se barricader le mieux possible et augmenterainsi leurs moyens de défense.

– Que demandez-vous ? cria une voixmenaçante du haut des rochers lorsque le lieutenant s’arrêta.

Braves gens, dit-il d’une voie claire etfermement accentuée, je viens vous offrir la vie sauve ; vousvous êtes battus en gens de cœur, mais toute résistance estmaintenant impossible ; rendez-vous ; vous feriezinutilement couler un sang précieux. Je vous jure sur mesépaulettes et mon honneur de soldat, que si vous jetez vos armes,aucune violence ne sera commise contre vous, et que vous serezconsidérés comme prisonniers de guerre.

– Nous savons quelle confiance nous devonsavoir dans la parole des Français, répondit avec amertume le noirqui déjà avait parlé.

– On vous a indignement trompés, répondit avecénergie le fier jeune homme.

– C’est possible. Si nous consentons à mettrebas le armes, serons-nous libres de nous retirer où cela nousplaira ?

– Je ne puis vous faire cette promesse. Jevous ai dit que vous seriez retenus prisonniers de guerre ettraités avec humanité ; je ne puis m’engager à autrechose.

– Nous connaissons l’humanité française ;retirez-vous ou sinon !… ajouta le noir d’une voixmenaçante.

– Je ne me retirerai pas avant d’avoir uneréponse positive.

– Vous voulez une réponse ?

– Oui.

– Eh bien, la voilà !… Feu, vousautres !

Au même instant une décharge épouvantableéclata ; le jeune homme disparut complètement au milieu de lafumée produite par l’explosion.

Mais lorsque cette fumée eut été presqueaussitôt dissipée dans l’espace par le vent, on revit le jeuneofficier, froid, calme, brandissant fièrement son épée au-dessus desa tête ; il n’avait pas reculé d’un pouce.

– En avant ! vive la République !cria-t-il à ses soldats d’une voix stridente.

– Vive la République ! répétèrent lesgrenadiers et les noirs créoles.

Et ils s’élancèrent en courant sur les pentesabruptes du rocher.

En moins de temps qu’il n’en faut pourl’écrire, ils avaient renversé tous les obstacles accumulés par lesinsurgés, et s’étaient pris corps à Corps avec eux.

Ce qui se passa alors fut affreux, inouï,horrible, échappe à toute description.

Les combattants se mêlèrent, s’enchevêtrèrent,pour ainsi dire, les uns dans les autres, et formèrent un pêle-mêleeffroyable sur cette plate-forme étroite, à peine assez grande pourles contenir tous.

Bientôt ils disparurent complètement dansd’épais nuages de fumée ; et de ce tohu-bohu, de ce chaosépouvantable, s’élevaient par intervalles des clameurs étranges,des hurlements de bêtes féroces, des cris stridents de rage et dedouleur, des rugissements de tigres aux abois, mêlés au crépitementsinistre des balles.

Les crosses de fusil se levaient ets’abaissaient comme des massues ; les sabres et lesbaïonnettes lançaient des lueurs sombres, des étincellesrougeâtres, et les spectateurs des barricades voyaient avecépouvante la plate-forme se vider peu à peu ; la masse descombattants diminuait dans des proportions effrayantes.

Tout à coup on entendit un cri horrible forméde cent autres cris ; une masse sombre tomba en se tordantdans le gouffre béant.

Puis, plus rien : un silence demort !

Après un instant, le nuage de vapeurs quivoilait la plate-forme se dissipa enfin, fouetté par le vent ;alors on aperçut les Français et les nègres créoles réunis en unseul groupe.

Tous les révoltés avaient disparu,impitoyablement précipités dans le gouffre.

De plus de deux cents nègres qui avaientassailli les barricades, pas un seul n’avait survécu !

– Vive la République ! crièrent lesvainqueurs réunis sur la plate-forme en brandissant avecenthousiasme leurs armes au-dessus de leurs têtes.

Nous nous hâtons de constater que laRépublique n’avait rien à faire dans cette horrible bataille, pasplus que dans les atrocités qui, plus tard, furent commises pendantcette guerre si courte mais si sanglante ; le premier Consul,Bonaparte, en abrogeant, contre tous droits, le décret si humain dela Convention nationale et en condamnant de nouveau à l’esclavagedes hommes faits libres depuis dix ans, est seul responsable devantl’histoire des conséquences fatales de cette décision cynique.

Aux cris de victoire poussés par les soldats,de chaleureuses acclamations répondirent des barricades où, hommes,femmes et enfants, tous les commensaux de l’habitation étaientaccourus.

– Quels hommes ! quelle guerre !murmura douloureusement le planteur en poussant un profond soupir.Hélas ! comment tout cela finira-t-il ?

Les grenadiers français et les nègres duChasseur de rats descendirent alors de la plate-forme et sedirigèrent vers la plantation.

Les vainqueurs avaient fait des pertescruelles ; de cent vingt-cinq hommes qu’ils étaient avant lecombat, il n’en restait debout que quatre-vingt, tout au plus, dontbeaucoup étaient blessés et ne se soutenaient qu’avec peine.

Les Français seuls avaient perdu, tués etblessés, quatorze hommes, plus de la moitié de leur effectif.

Par un miracle incompréhensible, le jeunesous-lieutenant, bien qu’il fût couvert de sang depuis les piedsjusqu’à la tête, n’avait pas reçu la plus légère égratignure ;le Chasseur, lui aussi, avait échappé sain et sauf, et pourtantl’un et l’autre ne s’étaient pas épargnés.

Les vainqueurs furent reçus avec une joiedélirante par les habitants de la plantation qui les acclamaient etles appelaient leurs sauveurs.

Par les soins de M. de la Brunerie,auquel aucun détail n’échappait, des brancards avaient été disposéspour les blessés ; ils furent aussitôt transportés dans unegrande pièce que l’on avait préparée pour servir d’ambulance ;les soins les plus affectueux et les plus délicats leur furentprodigués par les dames ; toutes, sans exception, voulurent,en cette circonstance, se changer en gardes-malade.

M. Rigaudin s’approcha du sergentKerbrock dont la tête était enveloppée d’un linge sanglant, ce quin’ajoutait que peu d’agrément à sa physionomie déjà médiocrementaimable, malgré le surnom qu’on lui avait donné.

– Un mot, s’il vous plait, sergent ? luidit-il.

– À votre service, mon petit vieux. Qu’est-ceque vous voulez ? demanda le sergent d’une voir hargneuse.

Bien que légèrement froissé de l’épithètemalsonnante dont le soldat s’était servi à son égard, le planteurse contint et même il feignit de sourire :

– Comment appelez-vous cet officier ?reprit-il en désignant le jeune homme qui essayait vainement defaire rentrer dans le fourreau son sabre dont la lame étaitcomplètement faussée.

– Notre lieutenant ?

– Oui, mon brave.

– Nous l’appelons la Demoiselle.

– La demoiselle ?

– Un peu, mon vieux.

– Quelle virago ! s’écriai Rigaudin avecadmiration.

– Oui, il ne va pas mal quand il est en train,reprit le sergent avec complaisance ; aujourd’hui, ce n’étaitrien.

– Rien ! s’écria le planteurstupéfait.

– Rien, absolument, non, mon vieux petit père,répondit le sergent avec conviction.

– Mais alors c’est un démon quand il est entrain, ainsi que vous le dites !

– Un démon ? peuh ! fit le sergenten allongeant les lèvres avec mépris ; c’est un lion, monbonhomme, ce qu’on appelle un rude lapin, quoi ? Vouscomprenez, n’est-ce pas, mon petit père ! Serviteur de toutmon cœur.

Et laissant là, sans plus de cérémonie,M. Rigaudin tout abasourdi, le brave soldat continua saroute.

– C’est égal, murmura le planteur en suivantle sergent des yeux, ils ne sont pas d’une politesse bien raffinée,oh ! non, mais ce sont de rudes mâtins : quelsgaillards !

Cependant M. de la Brunerie et safille, après avoir fait au Chasseur l’accueil le plus chaleureux,l’avaient entraîné dans un appartement écarté afin de causer aveclui plus à leur aise et lui demander des nouvelles de laBasse-terre.

– Pardieu ! s’écria le planteur en luiserrant cordialement la main, il faut avouer que vous êtesréellement extraordinaire, notre ami !

– Moi ? demanda en souriant le Chasseur.À quel sujet me dites-vous donc cela, monsieur ?

– Ma foi, je ne m’en dédis pas, vous arriveztoujours si à propos que l’on dirait qu’un bon génie vous souffle àl’oreille le moment précis où vous devez paraître :

– Oui, père, ajouta la jeune fille d’une voixcâline, vous réalisez pour nous tous les miracles des contes defées.

– Alors, vous êtes comme les nègres, disposéeà me croire sorcier, chère demoiselle !

– Ma foi, oui, je vous l’avoue.

– Ma chère enfant, je suis dans tous les casune fée assez singulière.

– C’est possible, mais vous êtes véritablementmon bon génie, de cela nous ne pouvons conserver aucun doute.

– C’est à tel point que maintenant que vousvoilà avec nous, nous n’avons plus la moindre inquiétude, quelquesdangers qui nous menacent.

– Mais quand je ne suis pas là, dit levieillard en riant, comme ce matin par exemple ?

– Eh bien nous, nous disons : Bah !quand il en sera temps, notre ami l’Œil Gris arrivera, et il nousdélivrera du péril où nous sommes.

– Et vous êtes arrivé, père, ajouta la jeunefille avec un charmant sourire.

– Qu’avez-vous à répondre à cela ? Vousvoilà pris sur le fait, dit le planteur.

– Vous me voyez réellement confus ; jecrois, à la vérité, être arrivé assez à propos aujourd’hui, mais jevous assure que le hasard a tout fait.

– Le hasard aide toujours les bons cœurs.

– Merci, ma chère Renée, mais vous attachez àcette affaire une importance qu’elle ne saurait avoir ; voicitout le mystère en deux mots. Vous savez que je suis d’un naturelcurieux et surtout flâneur ; j’éprouve un plaisir singulier àtoujours être par voies et par chemins, allant de-ci, delà, sansautre but, la plupart du temps que cette rage de locomotion qui mepossède et me crie incessamment comme au Juif errant de lalégende : Marche ! sans me permettre de m’arrêter nullepart. En un mot, je ne suis jamais bien que là où je ne suis pas.Le général en chef m’avait proposé de servir de batteur d’estrade àson armée, j’acceptai avec plaisir et je m’acquittai de mon mieuxde ces fonctions, lorsque tout à coup elle sont devenues pour moiune sinécure, à cause du siège du fort Saint-Charles, quiimmobilise toutes les troupes autour de la Basse-terre ; alorsje pensai à vous.

– Vous y pensez toujours, dit vivement lajeune fille.

– Le plus que je peux, du moins. Je réfléchisque votre habitation du Matouba d’Anglemont, je crois que vous lanommez ainsi, n’est-ce pas ?

– Oui.

– Eh bien, je réfléchis qu’elle seraittrès-menacée et que tous les noirs que vous y avez laisséscourraient le risque d’être massacrés par les révoltés, au cas oùceux-ci, chassés du fort Saint-Charles, tenteraient de se jeterdans les mornes ; alors, je me dis : Je n’ai rien àfaire ; pourquoi n’irais-je pas à d’Anglemont, j’emmèneraiavec moi ces pauvres diables de nègres qui sont dévoués à leurmaître, et je les conduirai à la Brunerie, où l’on pourra utiliserleurs services ! Je partis et je fis ainsi que je me l’étaisproposé. Je me rendais paisiblement ici, lorsque, au moment où jem’y attendais le moins, j’ai donné au beau milieu d’un parti derebelles ; vous savez le reste.

– Oui, vieux Chasseur, et nous savons surtoutque nous vous avons de très-grandes obligations pour les servicesque vous ne cessez de nous rendre et dont, pour ma part, jedésespère presque de m’acquitter jamais envers vous.

– Peut-être, monsieur, cela vous sera-t-ilplus facile que vous ne le supposez, et en aurez-vous bientôtl’occasion.

– Mon ami, fournissez-moi cette occasion et jevous donne ma parole d’honneur que je ne la laisserai pas échapper,quelle que soit la chose que vous exigiez de moi.

– Je retiens votre parole, monsieur ; dèsque le moment sera venu de vous la rappeler, je n’hésiterai pas àle faire.

– Vous me rendez heureux en parlantainsi ; dès aujourd’hui vous pouvez compter sur moi.

– C’est entendu, monsieur, il est inutiled’insister davantage sur ce sujet.

– Comme il vous plaira ; parlons doncd’autre chose.

– Vous savez ce qui est arrivé à M deChatenoy ?

– Mon cousin ?

– Lui-même.

– Serait-il blessé s’écria Renée avecinquiétude.

– Non pas, grâce à Dieu ! Mais, envoyépar le général en chef en parlementaire près des rebelles, ceux-cil’ont gardé prisonnier dans le fort Saint-Charles.

– Voilà qui est fâcheux pour Paul. Ce Delgrèsest un misérable, je le crois capable de tout ; je suisdésespérée de savoir mon cousin dans une aussi mauvaise position.Pourvu qu’il ne soit pas assassiné par ces scélérats.

– Oh ! mon père, le commandant Delgrèsest un homme d’honneur ; c’est un militaire ; il nepermettra pas que l’on se porte à des violences indignes sur unprisonnier.

– Delgrès est avant tout un homme decouleur ; il hait les blancs, il ne reculera devant aucuneatrocité pour assouvir sa rage féroce contre ceux qu’il considèrecomme étant ses ennemis implacables, et les bourreaux de la racenoire à laquelle il appartient, quoi qu’il en dise, puisqu’il estmulâtre.

– Pardonnez-moi, mon père, de ne pas partagervos préventions contre cet homme ; il peut être égaré, mais,j’en ai la conviction, il saura toujours conserver la mesure quedans les circonstances les plus critiques ne dépasse jamais unhomme d’honneur.

– Je partage entièrement l’opinion demademoiselle votre fille, monsieur ; comme elle, je considèrele commandant Delgrès comme un honnête et surtout comme un brave etloyal soldat, incapable d’une lâcheté ou d’une action honteuse.

– Je ne discuterai pas avec vous, repritdoucement le planteur, ma conviction est faite. Le mépris que, dansla circonstance dont vous parlez, il a montré pour le droit desgens, indique assez, à mon avis, la conduite qu’il se propose detenir, lorsque, à bout d’expédients et ne sachant plus que devenir,il sera contraint à avoir recours à toutes espèces de moyens pouréviter le châtiment sévère que mérite sa rébellion ; bientôt,peut-être, vous aurez la preuve que je ne me suis pas trompé sur lecompte de cette homme.

La conversation s’égara ainsi pendant quelquesinstants encore sur divers sujets, puis le planteur dont plusieursaffaires importantes réclamaient impérieusement la présence dansd’autres parties de l’habitation, se leva et laissa le Chasseuravec sa fille.

L’Œil Gris se disposait à se lever lui aussi,et à quitter l’appartement lorsque la jeune fille, qui avait encorebien des choses à lui dire, sans doute, le retint sous le prétextede connaître les détails de tout ce qui s’était passé à laBasse-terre depuis le jour où l’expédition française y avait sivaillamment débarqué.

Le Chasseur laissa parler la jeune filleplutôt qu’il ne causa avec elle ; il comprenait que la jeuneenfant, dont le cœur était si justement inquiet, devait éprouver lebesoin impérieux d’apprendre les plus légères et en apparence lesplus futiles particularités de la vie de tous les jours, de toutesles heures, de celui qui occupait son âme tout entière ; peului importait même que le Chasseur l’écoutât ou non ; ellesavait que, devant lui, elle pouvait, sans craindre d’êtreinterrompue, laisser déborder le monde de pensées qui bouillonnaiten elle ; aussi, tout en s’adressent en apparence à sonsingulier et muet interlocuteur, sa conversation n’était, pourainsi dire, qu’un monologue ; elle causait avec son cœur.

D’ailleurs, l’Œil Gris n’était-il pas leconfident dévoué et discret de tous ses rêves et de tous sesespoirs de jeune fille ?

Cette conversation étrange se prolongeapendant assez longtemps ; le Chasseur, la tête abandonnée dansla paume de sa main, suivait d’un regard voilé, mais clairvoyant,les diverses émotions qui, tour à tour, se reflétaient sur levisage si mobile et si passionné de la jeune fille.

– Renée, lui dit-il tout à coup, je comprendstout ce que vous me dites ; je fais plus encore, je comprendsautre chose que vous vous gardez bien de me confier.

– Quoi, père ? répondit-elle en leregardant avec une feinte surprise tandis qu’elle se sentaitintérieurement rougir jusqu’à la racine des cheveux.

– Oui, chère enfant, vous manquez de franchiseenvers moi.

– Oh ! que me dites-vous donc là,père ?

– C’est vrai ; pardonnez-moi, ma chèreRenée, je ne suis qu’un vieux fou, et de plus un méchanthomme ; mais lorsque je vous vois, je me figure si bien quevous êtes un ange, que parfois je me laisse aller à chercher vosailes ; et j’oublie toujours, chaste, pure et naïve créatureque vous êtes, que l’ange auquel j’ai voué ma vie a, malgré lui, engerme dans son cœur tous les instincts de la femme et que ce germe,développé par la passion, a envahi tout son être, et qu’alors cen’est plus Renée qui me parle, mais la jeune filles amoureuse dontla passion domine la raison et la fait par conséquentinconsciente.

– Tenez, père, je ne sais ce que vous avezaujourd’hui ; vous prenez plaisir à me tourmenter et à mefaire du chagrin.

– Loin de moi cette pensée, chèremignonne ; seulement voulez-vous savoir ce qui ressortclairement pour moi de tout ce que vous m’avez dit ?

– Oui, je serais curieuse de l’apprendre.

– C’est justement ce dont vous n’avez passoufflé mot, mademoiselle ; c’est-à-dire que vous êtes isoléeau milieu de ce désert, entourée d’ennemis redoutables qui vousfont grande peur ; que vous tremblez encore plus pour votrepère que pour vous-même ; que si cela ne dépendait que de vousseule, vous, laisseriez le commandement de la plantation à ce digneM. David, si brave et si dévoué, et qui est plus que suffisantpour la préserver des attaques des rebelles, et vous iriez, sansregarder derrière vous vous réfugier à la Basse-terre, dans votrecharmante maison du cours Nolivos, planté de si magnifiquestamarins, et que là, au milieu de l’armée française, vous seriez ensûreté sous la protection des redoutables baïonnettes ; etremarquez, chère Renée, Ajouta-il avec un sourire doucementironique, que je m’abstiens de tout autre commentaire.

La jeune fille rougit plus encore de se voirsi bien devinée, mais elle prit bravement son parti.

– Ô mon bon, mon bien cher ami ! Je nesais pas, je ne cherche pas à savoir par quel miracleincompréhensible vous parvenez à lire ainsi dans mon cœur commedans un livre ouvert.

– Vous en convenez donc enfin ? petitedissimulée.

– Pourquoi essayerais-je de vous cacherquelque chose, mon ami ? Vous savez tout.

– Parce que, Je vous le répète, Renée, j’aiété jeune et j’ai aimé, et que maintenant ma profonde amitié pourvous m’a rendu clairvoyant, en rappelant à ma mémoire mes émotionsdes anciens jours, émotions depuis bien longtemps mortes pourjamais ajouta-t-il comme s’il se parlait à lui-même, qui m’ont faitcruellement souffrir et dont aujourd’hui le souvenir est pourtantrempli pour moi de tant de charmes mélancoliques.

– Ô mon bon et cher Hector, je vous ensupplie, ne vous laissez pas envahir par ces tristesses qui vousrendent si malheureux ! lui dit-elle d’une voix douce ettendrement voilée par une émotion profondément sincère.

– Je ne suis pas triste, ma chère enfant, jeme souviens, et ma mémoire évoque, comme à travers un nuagelumineux, le spectre presque indistinct de mes jeunes années qui,hélas ! ne renaîtront plus.

– Chère enfant : ajouta le Chasseur d’unevoix émue en posant légèrement ses lèvres sur le front pur de lajeune fille, votre affection me paye de bien des souffrances.

Ils se séparèrent.

La jeune fille rentra dans sesappartements ; le Chasseur sortit, il éprouvait le besoind’être seul.

Le vieillard n’avait pas fait connaître lefond de sa pensée à la jeune fille, pas plus qu’à son père.

Il était inquiet.

L’attaque des noirs contre l’habitation de laBrunerie lui paraissait un événement très-grave dont il necomprenait pas le but.

Ces deux cents noir, en se présentant ainsisur le front des ouvrages de défense qu’il devaient supposersolidement occupés, ne pouvaient avoir un instant la folle penséed’enlever une position aussi forte ; ils savaient de plus queles noirs de l’habitation étaient au nombre de plus de cinq cents,bien armés, et que tous étaient sincèrement dévoués à leurmaître.

Ce hardi coup de main devait cacher unmystère.

C’était ce mystère que le Chasseur voulait àtout prix découvrir ; ses espions l’avaient averti, au Galionoù il se trouvait avec la division du général Sériziat, que lesinsurgés avaient l’intention de tenter d’enlever l’habitation de laBrunerie par surprise ; le nom du capitaine Ignace, revenantavec insistance dans plusieurs des rapports qui lui avaient étéfaits, avait donné fort à réfléchir au Chasseur.

L’Œil Gris se rappela les deux tentativesodieuses faites, coup sur coup, par le redoutable capitaine ;la première pour empoisonner, la seconde pour enlever mademoisellede la Brunerie, tentatives auxquelles la malheureuse jeune fillen’avait échappé que grâce à la vigilante sollicitude du Chasseur,ou plutôt par une manifestation presque miraculeuse de laprotection de la Providence, qui, quoi qu’on en dise, se mêle plussouvent qu’on ne le suppose aux choses de ce bas monde.

Ce souvenir l’inquiéta sérieusement.

Le Chasseur connaissait de longue date lecapitaine Ignace ; il savait que cet homme était une espèce debête féroce, possédant au plus haut degré l’entêtement de la brute,haïssant le parti pris, à cause de sa nature basse et envieuse,tout ce qui est grand, beau ou bon ; il savait que lecapitaine ne renonçait jamais à l’exécution d’un projet, quel qu’ilfût, dès que cette exécution était résolue dans sa pensée ;que les obstacles, au lieu de le décourager, ne faisaient aucontraire que l’exciter à redoubler d’efforts et à mieux prendreses mesures une autre fois.

Le digne Chasseur n’était donc pas, ainsiqu’il l’avait prétendu, arrivé presque par hasard à l’habitationdans le seul but de ramener au planteur les noirs que celui-ciavait laissés à l’habitation d’Anglemont ; il avait, aucontraire, de parti pris, été chercher les nègres, puis, sedirigeant à la façon des peaux-rouges de l’Amérique septentrionale,sur les traces laissées par les révoltés qui ne se savaient paspoursuivis il les avait, pour ainsi dire, suivis à la piste, touten se tenant assez en arrière pour ne pas être découvert pareux ; et il était ainsi arrivé juste à temps pour déjouer leurprojet de surprise.

Après s’être, ainsi que nous l’avons dit,séparé de Renée de la Brunerie, le Chasseur, laissant ses ratierscouchés dans la galerie où il leur avait ordonné de l’attendre,s’enfonça, de ce pas vague et indolent d’un flâneur essayant detuer le temps qui lui pèse, dans le jardin ou plutôt dans le parcmagnifique qui s’étendait derrière la maison.

L’habitation, ainsi que plus haut nous l’avonsconstaté, était bâtie presque au pied d’un morne d’une élévationconsidérable et, en apparence du moins, inaccessible.

Un parc immense dessiné jadis, lors de laconstruction de l’habitation, par un élève de le Nôtre égaré auxcolonies, avait ces sévères contours de l’époque du grandsiècle.

À quelques mètres plus haut commençaient lespentes abruptes et dénudées du morne, pentes qui, à cause de leurescarpement, avaient été reconnues infranchissables, et sur leflanc desquelles, et servant de clôture du parc, serpentait unehaie épaisse de majestueux cactus cierges.

Le Chasseur employa plus de trois heures àfouiller le parc et à fureter dans toutes ses parties, visitantavec soin les grottes et les fourrés, pénétrant dans les taillis,se glissant sous les charmilles, montant au labyrinthe, nelaissant, en un mot pas une touffe d’herbe sans l’avoirattentivement explorée.

Toutes ces recherches minutieuses furentinutiles, il ne découvrit rien de suspect.

– C’est singulier ! murmura-t-il enjetant un dernier regard investigateur autour de lui ; je n’airien vu et pourtant je ne sais pourquoi, il me semble que je sensle nègre marron ? il doit y avoir quelque chose ; j’ai eutort de ne pas m’être fait accompagner par mes ratiers ; jereviendrai.

Et il reprit, tout pensif, le chemin del’habitation.

Si le Chasseur avait aperçu l’homme à la têtecrépue, coiffé d’un képi galonné, au masque diabolique, crispée parun hideux sourire, qui quelques secondes plus tard, apparutsilencieusement au milieu de la haie de cactus, et dont le regardfauve le suivit, avec une expression ironique, aussi longtempsqu’il put l’apercevoir, le Chasseur n’eût conservé aucun doute surles intentions terribles que les nègres révoltés méditaient contrel’habitation et ceux qui s’y trouvaient.

Il était alors près de six heures dusoir ; le soleil se couchait dans des flots de pourpre etd’or ; la cloche appelait les habitants de la plantation aurepas qui termine là journée.

FIN DE LA PREMIÈRE PARTIE

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