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Le Chevalier Ténèbre

Le Chevalier Ténèbre

de Paul Féval (père)

Chapitre 1 UNE SOIRÉE CHEZ MONSEIGNEUR DE QUÉLEN

J’ai ouï conter cette étrange aventure à un homme qui passait pour tenir de très près à la « police élégante » de Paris. Il était beau diseur et son histoire a grandement couru le monde sous le règne de Louis-Philippe. Je n’en garantis à aucun degré l’authenticité, mais j’affirme l’avoir entendue au commencement du second empire dans un salon politique qui eut ses jours d’éclat, en présence de l’un des éminents personnages cités dans le récit comme ayant assisté à la réunion du château de Conflans.

M… écouta fort attentivement, ne protesta point et refusa de donner les quelques explications qui lui furent demandées touchant le vrai nom du prince Jacobyi.

– Je commence sans autre préambule.

On avait dîné, au château de Conflans, chez Mgr de Quélen, archevêque de Paris ; le prélat avait une parenté très nombreuse dans le plus haut monde du faubourg Saint-Germain. À cause de cela, et aussi dans un but charitable, le château ouvrait parfois ses portes à une société fort pieuse assurément, mais tenant à la cour presque autant qu’à l’église. Un soir entre autres, il y avait quelques dames de l’intimité de Mme la duchesse de Berry.

On pouvait voir, de la route qui mène àCharenton, le long du bord de l’eau, de sévères et riches toilettesau milieu des gazons.

Je ne sais pas pourquoi cette portion de lacampagne de Paris est si triste. Comment ne sont-elles pascharmantes ces prairies où la Marne vient marier ses eaux à cellesde la Seine ? Le vin est la gaieté, dit-on ; comment cetocéan de vin qui submerge la commune de Bercy n’égaye-t-il pas unpeu ces navrants paysages ? Tout Bacchus est là ;Bacchus, chanté avec tant de constance par nos poètes ébriolants.Bacchus ne peut-il rasséréner ces horizons en deuil ? oufaut-il croire que Bacchus lui-même, ennemi de l’eau, est incommodépar le voisinage de la rivière ?

Ce qui est certain, c’est que la Seine, en celieu, ne sait pas sourire ; les arbres y ont des aspectsdolents ; Ivry s’ennuie et boude sur l’un des bords ; surl’autre, flanqué de guinguettes mornes, le parc, si beau pourtant àl’époque où se passe notre histoire, et qui aurait dû sijoyeusement étendre ses pelouses au soleil, boudait et s’ennuyaitderrière la muraille grise du saut de loup, où deux lionsvalétudinaires luttaient sans entrain ni courage contre deuxsangliers qui bâillaient au lieu de se défendre.

C’est un sort, et cette destinée dure depuislongtemps. Les conteurs et chroniqueurs parisiens choisissaientvolontiers jadis cette zone mélancolique qui commence à Charentonet va jusqu’à Bicêtre pour y placer leurs loups-garous, leursbrigands et leurs fantômes. Ces plaines, qui étaient autrefois unpeu moins laides qu’aujourd’hui, avaient aussi pire renommée. Dieumerci, demandez à vos oncles : les nuits étaient là toutespleines d’épouvantements. Il y avait un sabbat, et un très beau,non loin de l’emplacement actuel de la gare d’Ivry ; lecimetière qui portait le même nom ne possédait pas, au dire desraconteurs d’horribles choses, une seule tombe dont la pierre pûtrester scellée : il n’y avait pour cela ni plâtre moderne niantique ciment. Minuit soulevait tous ces marbres mobiles, etchacun pouvait voir, quand la lune voilée mettait parmi lesténèbres ses confuses clartés, la longue procession des mortsaller, silencieuse et lente, au rebours du courant, vers lesmonastères de Vitry.

Mgr de Quélen, tout le monde lesait, était non seulement un prélat fort éminent, mais encore unparfait gentilhomme. Sa munificence à l’égard des pauvres, qui estdésormais un fait historique, entravait ses goûts de représentationet de grandeur ; mais tenant, comme nous l’avons dit, par desliens de parenté à toute la haute noblesse, il ne pouvait clore sessalons. Ses réceptions étaient très recherchées, surtout celles quiavaient une couleur d’intimité. Toutes les nuances de l’opinionroyaliste trouvaient chez lui un champ libre et neutre, bien qu’ilfît au gouvernement de la Restauration une opposition assez vive,au sein de la Chambre des pairs.

Notre histoire se passe en 1825 : ilavait alors de quarante-six à quarante-huit ans. C’était bienvéritablement l’apogée de sa carrière, soit qu’on le prenne commeprimat effectif de l’Église de France ou comme homme politique.

Pour que rien ne manquât au lustre quil’environnait, l’Académie venait de lui ouvrir ses portes.

Il avait une habitude bien connue, ce prélatdont quelques misérables, insultant au vrai peuple en prenant lenom de peuple, devaient incendier la demeure au lendemain de larévolution de juillet ; il s’était fait une règle dedistribuer aux pauvres, après chacune de ses réceptions, une sommeégale aux frais de sa fête. J’ai ouï dire à bien des gens quijamais ne donnent rien : « Il eût mieux fait de donner ledouble et de ne point recevoir ».

Peut-être. Il faudrait pour composer un jurycapable de juger les belles âmes récuser d’abord toutes lesincapacités, toutes les envies et toutes les haines. Ce serait dutravail, et l’enquête préliminaire pour la constitution de pareiljury pourrait longtemps durer.

Peut-être, disais-je : donner estbeau ; faire donner vaut mieux souvent, parce que le résultatest plus large. Les fêtes de Mgr de Quélen étaientfécondes au point de vue de la bienfaisance. Rarement seterminaient-elles sans que le malheur eût sa dîme prélevéeabondamment sur ces graves et nobles plaisirs.

Ce n’était pas tout, cependant ;Mgr de Quélen avait encore une autre habitude dont lefaubourg Saint-Germain et la cour se plaignaient parfois avecquelque amertume : c’était un déterminéprotecteur ; il était entouré d’une armée deprotégés, et pour ses protégés, il combattait avec une vaillanceaussi méritoire que redoutée. Ses fêtes étaient de pacifiquestournois où il rompait des lances en faveur de la jeunesse ardenteà parvenir, ou de la vieillesse invalide revenant de la bataille dela vie.

Je pourrais citer par leur nom des gens trèshaut placés qui doivent se souvenir, et pour cause des fêtes deMgr de Quélen.

C’était donc un soir de septembre, en cetteannée 1825 qui avait vu le sacre de Charles X et les prodigieuxenthousiasmes de Paris pour ce prince que Paris devait, sitôtaprès, condamner à la mort dans l’exil. Le temps était orageux etd’une chaleur accablante. Quoique la nuit commençât à tomber (onavait dîné à trois heures, selon la mode du moment), personne nesongeait à regagner les salons. Le parc était un refuge contre latempérature torride. Quelque fraîcheur tombait des grands arbres,et parfois une bouffée de brise, montant de la rivière, basse etlourde, essayait de balancer les feuillées.

Le gros des convives s’était réuni dans cevaste salon de verdure qui était la joie du paysage, et que letracé du chemin de fer de Lyon a détruit. Monseigneur, qui, par sanaissance, était comte de Quélen, avait surtout une large parentébretonne, il appartenait à tout ce qui s’alliait aux maisonsducales d’Aiguillon, de Chaulnes et de La Vauguyon ; ilcousinait avec les Chateaubriant, les Rohan, les Dreux, lesGuébriant, les La Bourdonnaye, les Coislin et les Goulaine. Enréunissant les noms de ceux qui étaient au château, ce soir-là, onaurait pu reconstituer l’état-major de François de Bretagne, ou dela cour de la duchesse Anne.

Et voyez le mystérieux pouvoir de certainslieux ; dans ce cercle brillant et sous ces ombrages où tantde hautes questions théologiques avaient été débattues, depuisFrançois de Harlay, fondateur du château de Conflans, jusqu’àM. de Talleyrand-Périgord, prédécesseur de l’archevêqueactuel, on parlait précisément de brigands, de loups-garous et defantômes. On racontait, je dois le dire, au grand amusement de cesdames et même de ces messieurs, les merveilleuses histoires derevenants, dont le théâtre était tout voisin. De l’esplanade oùl’auditoire était réuni, les narrateurs pouvaient faire deseffets, comme disent les orateurs et les comédiens, enmontrant du doigt, dans diverses directions, les champs mêmes quiavaient servi de lieu de scène à ces drames surnaturels.

Il y avait, comme toujours, des croyants etdes incrédules. Sous la Restauration, le faubourg Saint-Germainpossédait, aussi bien que sous Louis XV, son petit coinphilosophant, et nous savons plus d’un marquis d’alors, dont la viese passait à singer tout doucement M. de Voltaire. Nosmalheurs ont eu ce bon côté de mettre pareil ridicule à la porte,au moins en matière sérieuse.

Quant au reste, le champ est libre ; pourles loups-garous, l’incrédulité se comprend ; à l’égard desfantômes, également ; mais les brigands, ceci demande uneexplication. Les sceptiques au sujet du brigandage se réfugiaientdans une question de chronologie. Selon eux, le vrai brigand avaitvécu, le brigand romanesque, pittoresque, dramatique. Le tempsprésent n’avait plus que des voleurs.

En revanche, il en possédait, au dire desmêmes sceptiques, une très recommandable quantité.

Or, je vous mets au défi de prendre un rondd’arbres séculaires à deux ou trois cents mètres seulement d’unvieux château, d’y placer, par une nuit orageuse et sombre, unetrentaine de personnes assemblées et causant de certains sujetseffrayants ou simplement mystiques, sans qu’une sorte d’épouvantevague ne vienne à la longue se mêler à l’entretien. Je fais lesconcessions larges : je vous accorde deux tiers d’espritsforts ; j’irais plus loin, si vous vouliez : je vousdonnerais une unanimité de sceptiques en y joignant le narrateurlui-même, pourvu qu’il fût habile, et je gagnerais encore contrevous, sûr de mon fait, en vous disant : LE FRISSON VAVENIR.

Le frisson vient toujours. Il n’est pas besoinque personne, dans ce cercle, joue à l’incrédule et soit, au fond,croyant ou même superstitieux. Rien ne frissonne si bien qu’unesprit fort. À un moment choisi, quand les poltrons ordinaires sebornent à trembler, l’esprit fort a des attaques de nerfs et perdconnaissance. L’esprit fort est toujours ce bon garçon qui chante àtue-tête dans l’obscurité pour s’étourdir et avoir moins peur.

Parmi les intelligences positives qui niaienta priori l’existence de l’élément surnaturel, ce soir, auchâteau de Conflans, il y avait une belle dame, très spirituelle ettrès éloquente, que nous nommerons la princesse de Montfort, parceque nous prenons seulement la liberté de garder aux personnagesformant galerie leurs titres et leurs noms historiques.Mme la princesse, ayant un rôle dans notre pièce,nous paraît devoir jouir du bénéfice de l’incognito.

Elle était là avec son fils cadet, le jeunemarquis de Lorgères, grand adolescent pâle et beau, qui s’étaitd’abord destiné à l’église, et qui, depuis peu hésitait dans savocation.

Mme la princesse idolâtraitson fils cadet, et ne voulait point en avoir trop l’air, elle letraitait avec une sévérité un peu affectée et se cachait de luipour approuver à demi la voie nouvelle qu’il voulait prendre :le jeune marquis se destinait à la diplomatie.

C’était une femme un peu bizarre, avec degrandes qualités d’intelligence et de cœur.

Monseigneur de Quélen sur la question du« merveilleux », ne se prononçait point et semblaitpenser qu’en ces matières, il y a du pour et du contre. L’évêqued’Hermopolis, Mgr Frayssinous, qui avait le ministère descultes à cette époque, était un chaud croyant et avait racontélui-même des histoires admirablement dites. Il allait en commencerune nouvelle, lorsque la princesse insinua :

– Il se fait froid. N’entrerons-nous pasau salon ?

Il serait inexact de parler ici d’éclats derire ; l’éclat de rire, surtout quand il prend unesignification moqueuse, ne dépasse pas un certain niveau social.Mais le diable n’y perd rien. Il y eut, à ces mots : Il sefait froid, un gentil murmure qui chatouilla suffisammentl’oreille de Mme la princesse, car elle crut devoirs’écrier :

– Allons ! ne pensez-vous pas quej’ai peur ?

La jeune et belle comtesse de Maillé se levaet vint draper un manteau d’été sur ses épaules.

– Ma tante, dit-elle, laissez-noustrembler encore un petit peu ; c’est si bon !

Et tout le monde à la fois :

– Monseigneur ! monseigneur, votrehistoire !

Au lieu d’exaucer la prière générale, l’évêqued’Hermopolis garda le silence. Puis, d’une voix contenue et dontl’intonation changée fit battre plus d’un cœur dans l’auditoire, ildemanda brusquement.

– Est-ce que vous n’êtes pas ici,monsieur d’Altenheimer ?

Il y eut un autre silence. La lune montrait lamoitié de son disque entre deux nuages tempétueux, opaques etlourds comme des lingots de plomb. La princesse appela auprèsd’elle son fils le marquis.

– Si fait, répondit enfin une voix debasse-taille, profonde et toute pleine de métalliquesvibrations ; je suis ici, monseigneur.

On ne voyait pas celui qui parlait ainsi. Savoix semblait sortir du tronc d’un gros orme mort dont les branchessans feuilles prenaient, aux brusques clartés de la lune, desformes fantastiques.

– Approchez, je vous prie, baron, repritSa Grandeur (qui était aussi Son Excellence) et dites-nous, pouremployer la formule de Galland, une de ces histoires que vouscontez si bien.

Un homme de stature haute et grêle se montraaussitôt au milieu du cercle. La princesse, en sa qualité d’espritfort, eût juré qu’il était sorti de terre, tant son apparitionavait été soudaine. Elle eut toutes les peines du monde à ne pasrenouveler sa motion de faire retraite vers le château.

La lueur de la lune tombait d’aplomb sur lenouveau venu, et il est de fait que chacun trouva dans sa personnequelque chose d’extraordinaire. C’était peut-être aussi le résultatde la prédisposition générale.

Nul ne le connaissait ; on ne l’avaitpoint vu au dîner. Il était de ceux qu’on avait invités pour lasoirée seulement, sans doute : jusque-là, rien qui pûtsurprendre ; plusieurs des assistants se trouvaient dans lemême cas.

Son costume, noir de la tête aux pieds, étaitde la plus rigoureuse décence et ressemblait à celui de tous leslaïques présents. Pourquoi donc avons-nous prononcé ce mot :extraordinaire ?

C’est le secret ; on n’explique pascela.

Sauf la pâleur de son long visage tudesque, ilétait pareil à tous ceux qui l’entouraient, et cependant nous avonsbien dit : l’assistance fut frappée comme si une trappe se fûtouverte pour laisser passer un personnage fantastique. À peineavait-on eu le temps de jeter sur lui un regard que la lune secacha sous un gros nuage et l’enveloppa dans l’obscuritécommune.

– Je suis aux ordres de Son Excellence,prononça encore la basse-taille.

– On n’est pas plus aimable, réponditl’évêque d’Hermopolis qui ajouta en prenant la main du nouveauvenu :

« Mesdames, j’ai l’honneur de vousprésenter M. le conseiller privé baron d’Altenheimer,directeur général de la police de S. M. le roi deWurtemberg…

Le conseiller privé dut saluer, je pense, maison ne le vit pas.

– … Et frère aîné, continua l’illustreévêque, d’un jeune prélat romain, en mission à Vienne qui nous estparticulièrement recommandé par monseigneur l’archevêque de Gran,primat d’Autriche et de Hongrie : monsignor Bénédictd’Altenheimer…

– Ici présent, acheva une voix de ténor,douce comme un son de flûte.

Cette voix de ténor rassura un peu nos bellesdames.

– Quel genre d’histoire souhaitemonseigneur ? demanda la basse-taille ; fantômes oubrigands ? Nous avons de l’un et de l’autre, dans laForêt-Noire.

– Fantômes ! vota une moitié ducercle.

– Brigands ! opinaMme la princesse, soutenue par quelques espritsforts.

Les peureuses, au contraire, désirant mourirune bonne fois de terreur, demandèrent :

– Vampires !

Et Mgr de Quélen, avec unemansuétude où perçait une légère pointe d’ironie :

– On pourrait mélanger agréablementtoutes ces bonnes choses dans un plat de haut goût.

– C’est cela ! s’écria l’évêqued’Hermopolis en homme sûr du virtuose qu’il a produit. Baron, cesdames désirent une histoire à faire dresser les cheveux, où il yaurait à la fois du brigand, du fantôme et du vampire !

– Hilarius, dit le ténor doux, justementles FRÈRES TÉNÈBRE contiennent ces trois ingrédients.

– Oui, répliqua la basse, au plus creuxde son clavier ; vous avez raison, mon frère Bénédict :les frères Ténèbre ! Je crois que les frères Ténèbre, eneffet, pourront contenter leurs Grandeurs et l’assemblée.

– Le nom est bien choisi ! murmuraMme la princesse qui gardait son rire incorrigible,bien que sa main fût crispée convulsivement sur le bras deM. le marquis de Lorgères, son fils.

– Le nom n’est pas choisi du tout !répartit monsignor Bénédict d’un ton un peu piqué. Tout le mondeconnaît les frères Ténèbre en Allemagne.

– Et tout le monde les connaîtra bientôtà Paris, ajouta le conseiller privé en baissant la voix commemalgré lui.

Si le nom n’était pas choisi à plaisir, onpeut dire du moins qu’il était heureux au suprême degré. Le cerclese resserra. Ceci n’était point dans le programme de la fête quidevait se terminer par un petit concert de bienfaisance, mais cecivalait dix fois toute la fête. Le hasard donnait aux hôtes deMonseigneur une représentation inattendue, une surprise, etquoiqu’on ne puisse expliquer très clairement pourquoi, il estcertain que le cœur de nos belles dames battait le tocsin desgrandes émotions.

M. le baron d’Altenheimer reprit d’un tonoratoire, qui fit ressortir davantage son accentallemand :

– Excellences et très illustrespersonnes, nous sommes, mon frère et moi, des étrangers dans lacapitale de la France, et chargés tous les deux d’une entreprisedifficile. Nous chercherons à mériter l’accueil honorable qui nousest fait, ainsi que la protection qui nous est promise. Mon frèreBénédict vous chantera ce soir nos lieder de Westphalie etquelques noëls romains originaux ; moi, dont la voix est assezbonne dans les chœurs, mais qui ne peux attaquer les soli,je suis heureux et satisfait de trouver une occasion de me rendreagréable. Les souvenirs légendaires et autres compositionstraditionnelles ayant trait aux choses de la supernature sont cheznous tellement abondants que seulement j’aurais à choisir entremille pour contenter votre noble curiosité. Je préfère cependantmettre de côté nos récits populaires et vous raconter des faits dumême ordre qui sont à ma connaissance personnelle, ainsi qu’à cellede mon frère. Tout à l’heure, j’entendais ici plusieurs trèspuissantes personnes des deux sexes raisonner sur ces questionséternellement controversées et dire : « Il n’y a plus despectres. » Une très illustre dame ajoutait : « Iln’y a plus de vrais brigands ; les temps de Rob-Roy, deSchinderhannes, de Zawn, de Shubry, de Mandrin et même deCartouche, sont passés. Nous n’avons plus que desvoleurs ! » J’admets que nous avons une énorme quantitéde voleurs, mais je suis forcé d’affirmer que nous avons aussi desbrigands. Sans parler des successeurs de Fra Diavolo dans l’Italiedu sud, la Hongrie, la Bohême et les provinces méridionales del’Autriche produisent encore des bandits très dignes d’être connus.D’un autre côté, les spectres continuent comme par le passé, desoulever la pierre des tombes : rien ne change en cet univers.J’ai vu des vampires dans la campagne de Belgrade et des fantômesdans notre cimetière de Tubingen.

Nous avons fait ici appel à nos souvenirs etnous avons tâché de reproduire mot pour mot le préambule duconseiller privé baron d’Altenheimer. Son débit étaitremarquablement approprié à son style. Dans l’un et dans l’autre,il y avait d’abord un fond de naïveté, dont faisait partiel’emphase même de certaines expressions ; sur cette premièrecouche se posaient des symptômes non équivoques de savoir :une mixture littéraire philosophique et scientifique ; sur letout enfin, il y avait la prétention oratoire et je ne sais quellebonne odeur de charlatanisme, convaincu, grave comme la robe noired’un professeur d’université d’outre-Rhin.

Mgr de Quélen se pencha à l’oreillede sa voisine et lui dit :

– C’est l’Allemagne.

Le mot n’était pas sans profondeur. C’étaitl’Allemagne, en effet, cette pédanterie bonne femme, cettebourgeoise solennité, cette prédisposition naïve à faire d’undiscours la chose que Paillasse appelle en place publique sonboniment, tout cela accompagné, soutenu, sauvé par je nesais quelle noblesse, qui a peut-être nom, en définitive :conviction.

Nos dames ne firent pas cette analyse, tout aulong, mais la préface du baron leur plut. La séance prenaittournure de cours public, ce qui est encore allemand. On allaitprofesser fantômes et brigands : les deux choses les pluseffrayantes et les plus divertissantes qui soient au monde.

Et la lune propice, se mettant de la partie,sortit de son nuage pleinement et à propos pour empêcher la frayeurde nuire à l’attention. La clairière illuminée gagna une sorte degaieté sans rien perdre de sa poésie ; on put voir,distinctement cette fois, le grand Allemand noir et maigre avec salongue figure blême où brillaient des yeux fixes, et près de luison jeune frère, monsignor Bénédict d’Altenheimer, – petit,rondelet, portant ce vêtement qui n’est ni redingote ni soutane, etqu’affectionnent les prélats romains.

Le grand avait une brochette d’ordres aussibien nourrie que pas un conseiller privé d’Hoffmann ; le petitne montrait point de décoration ; la seule chose qui se pûtremarquer, tranchant sur la couleur sombre de sa soutanelle,c’était une longue chaîne d’acier poli, passée à son cou etretombant sur son flanc droit. Cette chaîne supportait un objet dela forme d’un carré long, également en acier poli, et qui semblaitêtre un bréviaire ou un missel.

Alentour, le cercle sortait de l’ombre :des têtes vénérables ou charmantes, des fronts réfléchis, deblondes chevelures, des yeux avides, des bouches entr’ouvertes…

Chapitre 2LE CHÂTEAU DE CHANDOR

– Très illustres personnes, repritM. le baron d’Altenheimer, il y avait, en 1821, sur les bordsde la Theiss, non loin du village de Szeggedin, qui a sept lieuesde tour et quatre-vingt mille habitants, une famille magyarehabitant le grand vieux château de Chandor. Tous les magyars sontnobles, mais ceux-ci étaient princes de la maison de Baszin, dontl’auteur fut l’ami du roi Mathias Corvinus, le Charlemagne descontrées danubiennes. Chrétien Baszin, prince Jacobyi, possédaitune immense fortune, comme il s’en rencontre beaucoup dans cespays, il avait des milliers de paysans slaves, serbes, tzèques,croates, valaques, et raidzes. Son domaine était grand comme uneprovince et s’étendait jusqu’à cette île de vignobles, entourée parune mer de maïs, où Tur récolte l’ambre liquide de ses royalesvendanges.

« Le château de Chandor, situé au-devantd’une forêt de chênes, mirait dans la Theiss ses murailles massiveset basses, flanquées de quatre tours larges, trapues et coiffées deturbans comme les Turcs qui jadis les avaient construites. Du hautdes tours, on pouvait voir, par-dessus les moissons immenses, lesminarets de Szeggedin. Les pâturages nourrissaient huit centschevaux et le double de grand bétail : ces nobles bœufs deHongrie, à la robe gris de perle, aux cornes blanches, largementévasées. Le prince était généreux et même magnifique :cinquante couverts entouraient toujours l’énorme table carrée qu’ondressait à ciel ouvert, chaque jour, sous un dais de fil d’argent,dans la cour pavée de bois de cèdre, quand le canon de son méridienannonçait l’heure de midi.

« Vous êtes, messeigneurs et mesdames,les heureux enfants du pays le plus civilisé du globe, mais vous nevous faites peut-être pas une idée juste des splendeurs de la vienoble dans certaines autres contrées que vous appelez sauvages.Nous n’avions pas là, – car j’ai été pendant des années lecommensal du prince Jacobyi à son château de Chandor, – nousn’avions pas toutes les délicatesses, nettes, blanches et mignonnesde votre service français ; nous manquions peut-être des jolisraffinements de votre luxe portatif, si je puis ainsi dire, etqu’on pourrait caser dans sa valise en faisant un tour d’Europe,mais c’était le grand luxe, la grande vie, l’or répandu à flots, ettoutes les fières jouissances de la richesse suzeraine. C’est pourceux-là, vous ne pouvez pas l’ignorer, les derniers hauts barons,qu’on exprime avec soin le suc le plus pur de vos raisinsbordelais ; c’est pour eux qu’on emprisonne l’esprit le pluspétillant de vos vignes champenoises. Les Indiens d’Amérique,dit-on, vendent leur or pour un peu d’eau-de-vie, vous vendez vosnectars pour un peu d’or, et c’est à peine si quelque goutte égaréede ces ambroisies étonne, à de longs intervalles, un gosierfrançais. Pour goûter vos vins, il vous faut aller en Russie ou del’autre côté du Danube où l’on vous invite à les boire.

« Chevet nous envoyait là-bas sesprimeurs et ses conserves, Félix ses pâtisseries ; nous avionstout ce que vous avez ; nous avions de plus ce que vous n’avezpas, les fleurs de l’Orient cristallisées autour de nobles gibiersdes Baconers et votre Cliquot moussait dans la pulpe creusée de nospastèques.

« Jusqu’ici, je ne vois rien de biensombre dans mon récit ; mais le ciel est bleu sur nos têtes etla lune brille. L’orage est là, cependant, qui bientôt vagronder.

« Le prince Jacobyi ne savait pas lecompte de sa fortune. Ses intendants lui apportaient, chaque mois,leurs états qu’il entassait, sans les lire, dans sa bibliothèque.Vaste comme elle était, sa bibliothèque s’encombrait peu à peu,cachant déjà ses mosaïques sous des monceaux de feuilles volantes.Chaque mois, il signait, sans le lire, un pouvoir qu’on adressait àson banquier de Pesth, afin qu’il fût possible de se procurer del’argent sur hypothèque.

« – Ils auront beau me piller, tous tantqu’ils sont, disait-il, je les défie bien de voir jamais la fin demon patrimoine !

« Et quand il regardait Lénor, sa fille,un ange aux traits suaves, encadrés de cheveux d’or, ilajoutait :

« – Je les défie bien d’empêcher celle-cid’être la plus riche héritière à cent lieues à la ronde !

« Il disait cela et jamais homme ne futplus vrai dans son dire ; mais il avait deux intendants à lamaison et un banquier dans la ville de Pesth. Le proverbe dit qu’unseul intendant suffit à dévorer un domaine. Et il ne parle pas dubanquier.

« Lénor avait quatorze ans. On voyaitbien déjà qu’elle aurait la beauté de sa mère, dont le portraitétait le sourire de la maison. Elle ne vivait encore que pourapprendre. Dans ces sauvages pays, figurez-vous, on mène très loinet l’on monte très haut l’éducation des jeunes filles. Lénorpossédait au monde une seule amie : une fillette de son âge,magyare aussi et noble, mais pauvre, qu’on avait élevé avec elle.Vers ce temps-là, elle eut la première tristesse de sa vie. Efflam,sa compagne la quitta pour aller voir son père et sa mère quidemeuraient à la frontière, non loin de Belgrade…

« Or, il vint un soir au château deChandor deux Rômi de Valachie, appartenant à une tribu errante,campée dans le Temeswar, de l’autre côté de la Theiss. Ils avaienttraversé à la nage la rivière, qui est rapide comme le Rhône ettrois fois plus large que la Seine. Ce n’est qu’une tributairepourtant du Danube-Roi.

« La nuit ressemblait à celle-ci,puissantes dames, et je me souviens que la lune, glissant sous desnuages noirs, si épais qu’elle n’en pouvait argenter les franges,paraissait et disparaissait, montrant au loin tantôt le tortueuxmiroir de la Theiss, et tantôt plongeant ses eaux vineuses dans laprofonde obscurité.

« L’orage menaçait au sud-est, le pointd’où viennent les grands orages. Les deux maudits demandèrentl’hospitalité. Lénor était triste depuis le départ d’Efflam ;le prince de qui Lénor était le cœur, lui dit :

« – Ces gens savent jongler et faire destours de passe-passe : veux-tu qu’ils viennent tedivertir ?

« Lénor secoua sa tête languissante ensigne de refus. Mais un valet ayant dit que leur tribu arrivait deBelgrade, les yeux de Lénor brillèrent.

« – Qu’ils soient introduits, »ordonna-t-elle.

« C’étaient deux frères : l’aînéjeune encore, le cadet tout jeune. Ils se donnèrent les noms deMikaël et de Solim. Mikaël était de grande taille et portait surses traits quelques signes de son origine rôme ou tzigane, commevous voudrez nommer ces enfants perdus d’une civilisation oubliée,qui étrangers parmi toutes les nations du globe, n’ont ni loi niDieu : les Égyptiens d’Écosse, les Bohémiens de France, lesGitanos d’Espagne, les Zingari d’Italie. Solim, au contraire, avaitune face pâle et claire, des yeux bleus et des cheveux blonds. Leprince leur commanda de divertir Lénor. Solim chanta les étrangesmélodies des campagnes moldaves, en s’accompagnant sur sa guitareronde à deux cordes de fer ; Mikaël dansa le pas du yatagan,et tous les deux jonglèrent avec les verres de la table, lesflacons et leurs poignards.

« Lénor bâillait ; le prince leurfit signe de s’éloigner.

« – Hospodar, demanda Mikaël au lieud’obéir, ta fille ne veut-elle point qu’on lui dise sa bonneaventure ?

« Ses yeux hardis étaient fixés sur Lénorqui avait rougi et semblait mal à l’aise. Les sourcils du prince sefroncèrent, et il ouvrait la bouche pour appeler ses valets,lorsque la douce voix de Lénor le prévint.

« – Père, lui dit-elle, je voudraissavoir…

« Mikaël fit aussitôt un pas vers lajeune fille, jeta sa toque à terre et s’agenouilla dessus, tandisque Solim restait debout au milieu de la chambre, les bras croiséssur sa poitrine et les regards baissés. Mikaël, d’un geste, appelala main de Lénor qui la donna comme malgré elle. Il l’examinalonguement et minutieusement, prononçant par intervalles de brèvesparoles en une langue inconnue. Ces paroles étaient adressées àSolim, toujours immobile au milieu de la salle ; ces parolessemblaient produire sur Solim une impression extraordinaire. Tousses membres tremblaient ; les veines de son front segonflaient et ses cheveux s’agitaient autour de ses tempes. C’étaitla pythonisse antique sur son trépied. S’il y avait comédie, onpeut affirmer qu’elle était bien arrangée.

« C’était Mikaël qui avait examiné lamain ; ce fut Solim qui rendit l’oracle, disant :

« – Hospodar ! malheur sur moi quivais parler de malheur ! Je vois de loin, au travers de lanuit, le vampire Angel qui a les yeux sur ta fille… »

« Le prince éclata de rire pendant queLénor pâlissait.

« – Il y a donc encore desvampires ? s’écria le prince, dont la gaieté continuait, ilsdoivent être bien vieux !

« Mikaël revint auprès de son frère etlui mit la main sur la bouche comme pour la lui fermer d’autorité.La figure de Jacobyi s’assombrit et, frappant du poing la table, ildit :

« – À mon tour, je veux savoir !… Etsouvenez-vous que le juge de Szeggedin ne se dérangerait même paspour une couple de mécréants pendus aux arbres de mon parc !Vous voilà avertis !

« – Seigneur, répliqua lentement Mikaël,c’est toi qui es averti ; tu as assez de serviteurs pourveiller sur ta fille et tu nous dois une récompense parce que noust’avons mis en garde.

« – Qu’est-ce que c’est que le vampireAngel ? interrogea Lénor toute tremblante.

« Le blond Solim répondit en essuyant sonfront baigné de sueur :

« – C’est le plus jeune des frèresTénèbre.

« – Et qu’est-ce que c’est que les frèresTénèbre, coquin ? s’écria le prince sérieusement irrité.

« – Tu as le droit de m’outrager,seigneur, répliqua le grand Mikaël avec son calmeimperturbable ; tu es fort et je suis faible. Tu as le droitde me chasser aussi sous la tempête qui gronde et de me fairebattre par tes slovaques : mais je ne peux te dire autre choseque la vérité : les frères Ténèbre sont deux morts.

« Lénor se réfugia tout près de son père,pendant que Solim répétait comme un écho :

« – Deux morts !

« Le prince prit sa fille entre ses braset dit à l’aîné des deux Rômi :

« – Explique-toi.

« – Hospodar, commença aussitôt Mikaël,ceux-là sont-ils morts et bien morts qui ont été balancés par levent, durant trois nuits et trois jours à la potence ? Nouserrons sans cesse, vous le savez, à la poursuite du pain qui jamaisn’assouvit notre faim maudite. En allant d’Itèbe à Semlin, ontrouve le gibet du magnat Karolyi, lieutenant du ban deTemeswar ; nous passâmes près de là le 27 octobre de l’andernier, trois jours avant votre fête chrétienne de tous lessaints. Il y avait au gibet deux hommes pendus : un grand, etun petit. Nous les dépouillâmes pour ne rien perdre, et noussuivîmes notre route. Le 1er novembre, comme nousrevenions vers Itèbe, pour gagner Belgrade, nous retrouvâmes lesdeux suppliciés, tout nus, cette fois, et entourés d’une nuée decorbeaux. Nous campâmes dans la plaine, entre la potence et leDanube.

« À minuit, nous fûmes réveillés par lescris des corbeaux qui poussaient des croassements plaintifs. Lalune n’était pas au ciel, mais il y avait une autre lumière, plusvive que le plus brillant clair de lune. D’oùvenait-elle ?

« À cette lueur, nous vîmes le grandnuage des corbeaux qui fuyaient. Nous vîmes aussi la potence,découpée en noir sur l’aurore boréale, avec les deux corps quiallaient se balançant lentement. Tout près de nous, deux chevauxblancs passèrent, sans bride ni selle et la crinière au vent ;ils glissaient comme deux flèches, mais nous n’entendions point lebruit de leurs pas.

« Ils s’arrêtèrent tous deux sous legibet, l’un sous le grand pendu, l’autre sous le petit. Nous vîmesles quatre jambes des suppliciés remuer, puis s’écarter l’une del’autre ; un éclair déchira les froides nuées de novembre,comme si c’eût été l’orage d’un ciel d’août ; les deux cordesdu gibet se rompirent à la fois et les deux cadavres tombèrent enmême temps, jambe de ci, jambe de là, sur les deux chevaux quireprirent leur course dans un coup de tonnerre…

« – Voici ma pauvre belle Lénor quifrémit la fièvre, dit le prince ; allez en enfer, avec voscontes à dormir debout, effrontés mauvais plaisants !

« Solim étendit le bras enmurmurant :

« – Mon frère Mikaël a dit la vérité, jele jure !

« Et Lénor, dont les jolies dentsblanches se choquaient, dit avec effort :

« – Ils me divertissent, mon père,laissez-les poursuivre, je vous en prie !

« – À Itèbe, poursuivit Mikaël, nousdemandâmes les noms des deux suppliciés : les frèresTénèbre ! nous fut-il répondu : Ténèbre le bandit,Ténèbre le vampire… Or, il y a au milieu des plaines duGrand-Waraden deux tombeaux que tous peuvent voir : un grandet un petit ; chacun d’eux recouvert d’une pierre noire,chacun d’eux portant une inscription en vieille langue française.Sur le grand, il y a : Jean Ténèbre, chevalier, surle petit : Ange Ténèbre… leur. Le mot n’est pasentier. Est-ce recteur, est-ce pasteur, est-cedocteur ? Je ne sais et peu m’importe… Les savantsdisent que ce sont les tombes de deux nobles Français qui vinrentavec bien d’autres au secours du woïvode Jean Hunyade, défendantles chrétiens contre les Turcs il y a de cela quatre cents ans. Lesgens qui ne sont pas savants affirment que, depuis quatre siècles,il y a sous ces marbres un eupire et un vampire, un mangeur dechair humaine et un buveur de sang humain.

« Hospodar ! il est une chosecertaine. Bien des fois depuis quatre cents ans, on a ouvert cesdeux tombes, la terreur et l’horreur de la contrée. Tantôt on atrouvé sous les pierres deux corps, un grand et un petit, quigardaient tous les signes d’une mort récente : les yeuxouverts et brillants, du sang liquide dans les veines, la languehumide, les lèvres rouges ; tantôt les sépulcres ouverts n’ontmontré que le vide : deux cavités noires d’où s’exhalaient desmiasmes mortels.

« Il est certain, de plus, qu’on a essayéde détruire ces tombeaux ; les marbres ont été brisés, lesmoellons dispersés, le terrain nivelé, – et toujours, les deuxpierres noires ont reparu intactes avec leurs inscriptionsfunéraires.

« Il est enfin certain, les registres destribunaux en font foi, que depuis vingt ans seulement, les frèresTénèbre ont été pendus l’un et l’autre dans douze comitats de laHongrie et sept fois empalés sur le territoire turc.

« Mais les choses surnaturelles frappentpeu, à moins qu’elles ne soient d’hier, C’est donc l’histoired’hier que je vais vous raconter maintenant à vous et à cette doucefleur de santé que je voudrais sauver au péril de ma vie. Aprèsavoir erré six mois dans la campagne turque et parcouru une partiede la Serbie, notre tribu revint vers Belgrade et campa encore unefois sur les bords du Danube, au-dessous de Semendria. Celui de nosfrères qui veillait aperçut au milieu de la nuit deux lumières quidescendaient lentement le fleuve en rasant la rive. Ils’approcha : c’étaient deux sacs de cuir, un petit et ungrand, qui suivaient le courant, portant chacun une lampe et unécriteau : Allah voit tout. Justice du Cadi sous le regard duprophète.

« L’écriteau du grand sac avait en outrece nom : Jean Ténèbre ; celui du petit cet autrenom : Ange Ténèbre.

« Ces deux cadavres flottaient parcequ’on avait pillé trois jours auparavant la trésorerie de Belgradeet que la fille de l’uléma trésorier avait été trouvée morte dansson lit, blanche comme une statue d’albâtre.

« Nous apprîmes le vol et le meurtre plustard. Mais comme notre sentinelle venait de nous éveiller, nousvîmes une longue barque noire qui courait toute seule au fil del’eau : il n’y avait personne pour la manœuvrer. Elleatteignit les deux lumières qui moururent, et, l’instant d’après,la barque noire remontait le courant, plus rapide qu’un oiseau, etmanœuvrée par deux hommes, un grand et un petit.

« Nous arrivâmes le surlendemain, etc’était au commencement de la semaine qui s’achève aujourd’hui, auxportes de là ville de Peterwardein, en Esclavonie…

– Peterwardein ! Où est ma chèreEfflam, père !… s’écria Lénor en tendant son front au baiserdu prince.

« Mikaël fit comme s’il n’eût pointentendu.

« – C’était le matin, continua-t-il. Nousplantâmes nos tentes à l’endroit qui est réservé pour nos tribus,sous les remparts de la ville, entre le cimetière et le noir fossébaigné par la Drave, où l’on jette pêle-mêle les animaux morts etles suppliciés. Nous pensâmes qu’il y avait une fête dans la ville,car une nombreuse affluence de paysans se pressait aux portes. Onnous permit d’entrer ; la fête était une exécution à mort parle glaive. Sur l’échafaud, nous vîmes deux condamnés, un grand etun petit. Et deux noms étaient dans toutes les bouches : lesfrères Ténèbre ! Hospodar, les têtes tombèrent : je lesvis de mes yeux…

« – Les têtes tombèrent, répéta Solim, etles têtes roulèrent sur le plancher de l’échafaud.

« – Et nous revînmes au campement, repritMikaël, derrière la charrette qui emportait la besogne faite dubourreau. Les deux têtes et les deux corps furent jetés dans lefossé, devant nous, tandis que, de l’autre côté de nos tentes, onemportait au cimetière une pauvre enfant de quinze ans…

« – Son nom ! le nom de lamorte ! demanda Lénor, étonnée elle-même de cette curiosité,qui la prenait.

« – Efflam… répondit Mikaël de sa voixretentissante.

« Solim, les yeux baissés, répéta de sadouce voix :

« – Efflam !

« Mais Lénor ne l’entendit pas. Au nomd’Efflam pour la première fois prononcé elle avait porté ses deuxmains à son cœur et s’était affaissée privée de sentiment, entreles bras de son père… »

Ici, M. le baron d’Altenheimer fit unepose et monsignor Bénédict en profita pour dire d’une voix quechacun remarqua, tant elle était musicale et suave :

– J’admire la mémoire de M. leconseiller privé, mon très cher frère. Pendant qu’il parlait, il mesemblait entendre ce scélérat de chevalier Ténèbre raconter sonhistoire ; car personne ici n’a été sans deviner Mikaël leprétendu Tzigane, Zeguem ou Szégan, comme on dit en différentsdialectes, Mikaël, le Rôme, le Rômi ou le Roumini, n’était autreque l’aîné des frères Ténèbres : LE CHEVALIER.

– Et le blond Solim était « lepetit ? » demanda le respecté maître de la maison.

– Oui, répondit monsignor Bénédict ensouriant le plus agréablement du monde. Votre Grandeur aparfaitement deviné, c’était « le petit » : lecadet, le recteur Ténèbre, ou le pasteur, ou le docteur, selonl’inscription mutilée qui est sur la seconde pierre tombale, en laplaine du Grand-Waraden.

Chapitre 3LES NOCES DE VENISE

Mme la princesse préférait debeaucoup cette histoire à d’autres qui auraient mis en scène desbrigands français ou des fantômes indigènes. L’impression produiteen nous tous par un récit vient surtout, il faut bien l’avouer, duretour involontaire que chacun fait sur soi-même en écoutant. Cetteremarque est principalement vraie à l’égard des fictions calculéespour produire la frayeur. Jamais vous n’obtiendrez dans un salon deParis, à l’aide d’une légende ou d’un conte fantastique, ce succèsde frémissements qui viendra vous chercher près d’un grand feu desouches, autour de l’énorme cheminée d’un vieux château. Lesspectres n’entrent plus dans Paris, on le sait bien. Les auditeurspeuvent s’amuser, mais non point avoir peur.

Or, on ne s’amuse, en ces cas-là,véritablement et pleinement qu’à la condition d’avoir peur.

Le récit de ce bon M. d’Altenheimer étaitcurieux, et voilà tout. C’est tout au plus s’il atteignait à ceniveau d’émotion qui naît si facilement au théâtre, dès que larampe s’éteint à demi et qu’un inconnu traverse, le chapeau sur lesyeux, la scène assombrie. La peur n’existait plus. Allez donceffrayer des Parisiens, et des Parisiens de haute volée, avec lesvampires de la Drave et des chevaliers français enterrés depuisquatre cents ans sur la route de l’Orient !

Mme la princesse était si bienguérie de ses terreurs qu’elle regarda en riant son fils lemarquis ; elle le trouva très pâle et fut sur le point de luidemander s’il prenait au sérieux ces solennelles balivernes. Maistout le monde est pâle, au clair de lune. Mme laprincesse donna congé au marquis : elle n’avait plus besoin degarde du corps.

– Monsieur le baron, dit le bienveillantet courtois archevêque de Paris, nous ne comptions pas sur cettebonne fortune. Permettez-moi de remercier Mgr d’Hermopolispour tout le plaisir que vous nous donnez ce soir.

Le cercle entier fit chorus. C’est dans cemonde, nos lecteurs le savent bien, que les bravos sont charmantset les triomphes mille fois flatteurs.

Mais l’évêque d’Hermopolis n’était pascontent. Il avait espéré mieux que cela. On est exigeant envers levirtuose qu’on a produit. Mgr d’Hermopolis avait laissééchapper plusieurs signes d’impatience, surtout à la fin.

– Il faut avouer, dit-il avec son légeraccent méridional, que monsignor d’Altenheimer nous a fait là unemalencontreuse révélation ! Où voulez-vous maintenant que soitl’intérêt d’une histoire dont nous savons tous ledénoûment ?

– Votre Excellence connaît-elle en effetle dénoûment de celle-ci ? demanda la voix creuse dubaron.

Il suffit d’un mot pour réveiller l’attention.L’évêque répondit en changeant de ton déjà :

– Puisque nous savons que vos deuxBohémiens n’étaient autres que Jean et Ange Ténèbre en personne… lajeune Lénor va être dévorée…

– Pas le moins du monde ! s’écria laprincesse, rendue à toute sa vaillance ; j’espère bien quenous allons la sauver… N’est-ce pas, monsieur le baron ?

Le conseiller privé de S. M. le roide Wurtemberg fit à la ronde un respectueux salut, plusparticulièrement adressé au ministre des cultes et àMme la princesse. Aux rayons de la lune, on pouvaitvoir sur sa longue figure un regard satisfait. Il tira de sa pocheune vaste boîte d’or, enrichie de gros diamants qui chatoyèrent,lançant de tous côtés des gerbes d’étincelles.

– Messeigneurs et mes nobles dames,reprit-il posément en jouant avec cette royale tabatière quisemblait, en vérité, dans ses mains, une poignée de rayons, monfrère Bénédict n’a pas eu tort et n’a point révélé, comme sonExcellence paraît le croire, le secret de la comédie. Plût à Dieuque tout ceci fût une comédie ! Malheureusement, en racontantdes histoires comme celle-ci, on peut dédaigner l’habileté. Pasn’est besoin de ménager avec soin les petits effets et les petitessurprises familiers aux conteurs. Je vous en donne une nouvellepreuve en vous disant tout de suite une chose dont je devrais vousfaire un mystère peut-être : c’est à savoir que les frèresTénèbre sont à Paris, tous les deux, le petit et le grand et que jeviens les y poursuivre à mes risques et périls, risques fortgraves, périls très manifestes… mais chaque homme a son devoir.

Pour le coup, la moitié du cercle tressaillittout de bon, tandis que le surplus dressait l’oreille. L’évêqued’Hermopolis, qui s’obstinait à voir les choses au point de vue del’art, battit des mains et cria bravo. La princesse rappela sonfils, le marquis de Lorgères, à ses côtés.

– Voilà qui passe la plaisanterie,murmura-t-elle.

M. le baron d’Altenheimer aspira sa prisede tabac lentement, puis, lentement, il secoua le revers de sonhabit noir. Nous devons avouer qu’on fait mieux que cela à laComédie-Française ; pour ce geste, il faut un jabot.Néanmoins, ce n’était pas mal, pour un homme de Westphalie.

– Voilà ! poursuivit M. lebaron d’un ton délibéré : je cours tout uniment après lesjoyaux de la couronne de Wurtemberg. Figurez-vous bien, mes noblesdames, que ce dix-neuvième siècle où nous sommes passe sa vie aumilieu d’événements prodigieux qu’il lui plaît de ne point voir oude nier, je ne sais pas pourquoi. Moi, je crois, parce que je suispayé pour croire. Je crois au chevalier Ténèbre, le brigand le plusaudacieux, le plus invraisemblable, le plus réellement diaboliquequi ait existé jamais ; je crois à Ange Ténèbre, le vampire.J’ai vu les pâles restes de ses victimes, dans lesquels vousn’eussiez pas retrouvé une goutte de sang. Quelle est précisémentla nature de pareils êtres et comment les rattacher à la créationde Dieu, dont les catégories nous sont connues ? je ne sais.La théorie des monstruosités peut aller beaucoup plus loin quecertaines défaillances ou que certaines déviations du moule commun.Il peut y avoir aussi des monstruosités dans l’ordre des faitscréés qui est immédiatement supérieur à l’homme et, par conséquent,inconnu à l’homme. Puisque la portion de l’œuvre de Dieu qui nousest visible et tangible présente des anomalies, puisque nousrencontrons dans nos rues des bossus, des becs-de-lièvre et desidiots, il se peut que la mort elle-même, ou la vie, si mieux vousl’aimez, ait dans sa marche mécanique des dérangements et desécarts : il se peut que l’argile dont nous sommes pétristraitée occasionnellement par d’autres ait de plus puissantsréactifs…

– Monsieur le conseiller privé, monfrère, interrompit ici monsignor Bénédict, je vous supplie de vousarrêter dans cette discussion, où vous côtoyez le matérialisme leplus coupable !

Ceci fut dit avec une douce sévérité.M. le baron d’Altenheimer tendit la main à son cadet etrépondit :

– Mon frère, je vous remercie.

– On pourrait expliquer jusqu’à uncertain point, insinua Mgr Frayssinous, sans avoir recours àaucune méthode matérialiste…

– Certes, certes, Excellence, interrompitrespectueusement le baron ; mais c’est moi qui suis encause ; j’ai mes raisons pour croire, je crois : cela estsuffisant. Si j’ai entamé cette digression, c’est que j’en sentaisle besoin : tout homme aime à plaider sa propre cause. Jecrois à ces choses anormales, c’est que j’ai mes raisons pour ycroire et cela suffit ici à tout le monde. Mais il peut seprésenter une objection d’un autre ordre, qui me paraîtrait plusgrave, parce qu’elle attaquerait ma ligne de conduite même. On nemanquera pas de me dire : si vous croyez, comme vousl’affirmez, comment est-il possible que vous compromettiez ainsivotre caractère dans cette recherche vaine dont vous vous êteschargé à l’étourdie. Vous acceptez ces deux êtres tels que les afait la superstition populaire et vous vous mettez à leurpoursuite ! Pourquoi ? pour les tuer, eux qui sontimmortels ?… Mesdames et messieurs, nous appelons ceci unecompétition dans nos universités d’Allemagne. Je crois au contrairequ’ils vivent depuis quatre cents ans et plus…

Ici un murmure où se mêlaient quelques rirespoliment étouffés interrompit M. le baron.

– Il est superbe ! dit tout basl’évêque d’Hermopolis. Il aligne ces folies avec un sang-froidmagnifique !

– … Depuis quatre cents ans et plus,répéta M. d’Altenheimer ; c’est mon opinion très ferme ettrès solidement établie ; mais je ne crois pas qu’ils soientimmortels. D’abord, la foi chrétienne ne permet pas de professerqu’il y ait sur notre globe des créatures de chair et d’os quisoient immortelles, ensuite, la tradition orientale est positivesur ce point. Aucun eupire ou vampire ne résiste à la combustion.Comme il me serait peut-être défendu d’expérimenter en France cesystème, préconisé par tous les anciens auteurs, je me propose deles emmener à Stuttgard où ils seront brûlés avec soin, après quoion mêlera leurs cendres avec la terre qui sera divisée en petiteportion que l’on transportera au loin dans des directions diverses…S’ils reviennent, après cela, il sera toujours temps de dire que leconseiller privé, baron d’Altenheimer, n’était qu’une pauvre têtesans cervelle !

Dans l’assistance, quelques-uns pensèrent toutsimplement que ce grand bonhomme d’Allemand, avec sa basse-tailleprofonde, était fou, déplorablement fou ; d’autress’imaginèrent qu’il raillait ; d’autres enfin, parmi lesquelsil faut ranger Mme la princesse, ne furent pas sanstrouver assez ingénieuse sa méthode pour l’extirpation des eupires,vampires, etc., etc.

– Il est superflu de vous dire, continuaM. d’Altenheimer qu’il arriva malheur dans la maison du princeJacobyi. Sa fille fut enlevée cette nuit-là même. Ce que les frèresTénèbre font des sommes immenses qu’ils s’approprient par le vol,nul ne saurait le dire. La chose positive, c’est qu’ils aimentl’argent. Certains pensent qu’ils ont enfoui dans différents lieuxde l’Allemagne du sud des trésors fabuleux.

« Le prince Jacobyi fut avisé que safille Lénor lui serait rendue saine et sauve, moyennant une rançond’un demi-million de florins ; il fut en outre averti qu’à lamoindre tentative pour la recouvrer, soit au moyen de la loi, soitde vive force, l’enfant serait perdue pour lui à toujours.

« Il n’hésita pas. Quarante-huit heuresaprès, il avait les douze cent mille francs et Lénor, saine etsauve en effet, coucha dans son lit cette nuit même.

« Mais il arriva que le chevalier Ténèbreet son frère Ange, le vampire, n’étaient pas les seuls banditsauxquels eût affaire ce bon magnat Jacobyi ; les deuxintendants et le banquier de Pesth étaient aussi des vampires àleur manière. Il y avait une mine creusée dès longtemps et quel’emprunt des cinq cent mille florins fit éclater. Les créanciershypothécaires vinrent tous à la fois, et comme s’ils se fussentdonné le mot, réclamer le montant de leurs cédules. On vendit ledomaine de Chandor aux enchères publiques. Ce n’était pas uneterre, c’était tout un pays ; même au fond de la Hongrie, celavalait plus de deux millions de louis ; le prince, la ventefaite, n’eut pas tout à fait de quoi payer ses quinze cent milleflorins de dettes.

« Mais les deux intendants et le banquierde Pesth sont maintenant de riches seigneurs.

« Quant au prince, il s’expatria. Il esten Angleterre, en Italie, en France, peut-être. Il vit, dit-on, dutravail de sa fille…

« Messeigneurs, la nuit pourraits’écouler tout entière et le jour naître avant que j’eusse achevéle récit détaillé des horreurs que la voix publique met à la chargedes frères Ténèbre. Leur nom, prononcé dans les campagnes baignéespar le Danube, met en fuite, non seulement les enfants et lesfemmes, mais les hommes, les hommes forts. Le capitaine ou lechevalier Ténèbre, comme on l’appelle indifféremment, a livré desbatailles rangées aux troupes autrichiennes et turques ; il alevé des impôts réguliers et mis en déroute dix fois les escortesaccompagnant les subsides, Ange, son frère, n’est pas un soldat,mais gardez-vous de croire qu’il soit moins dangereux pour cela.Savant, prudent et retors, c’est toujours le docteur la tête del’association, si l’autre peut passer pour en être le bras ;il est souverainement habile à prendre tous les déguisements et àjouer tous les rôles ; le capitaine et lui vivent sur un piedde parfaite égalité. Ils amassent, ils amassent sans cesse, et j’aiouï dire souvent en Hongrie, non pas seulement parmi le peuple,mais jusque dans les salons de l’archiduc, au palais impériald’Ofen, que s’il y avait un royaume à vendre, les frères Ténèbreseraient des rois.

« À Venise, en 1824, – l’année dernière,– au commencement du printemps, le Canalazzo tout entier était enfête pour le mariage de la jeune comtesse Barberini, filleule de SaMajesté Impériale et Royale, avec le dernier héritier desPoliceni : c’était la réunion des deux plus grandes fortunesdu Lombard-Vénitien et, dès le matin, la ville avait sa physionomiedes jours de réjouissance publique. Les pauvres de Veniseconnaissaient Pia Barberini, l’ange de la charité : on disaitqu’André Policeni, l’élégant jeune homme, le roi des joiespatriciennes, le dernier héros de ces romances avec accompagnementde guitare qui glissaient jadis sous le Rialto, derrière lesdraperies de tant de gondoles, quand la lune blanchissait lespalais, mirés dans le grand canal, on disait qu’André Policeni,jetant loin de lui les souvenirs de sa jeunesse folle, était devenuun saint à genoux. Saint en s’approchant d’une si chrétienne et sinoble pureté. J’étais à Venise, messeigneurs, non point en missionpolitique, cette fois, mais simplement pour embrasser mon bien-aiméfrère qui, déjà enrôlé dans la milice de Dieu, était à Rome. Veniseest à moitié chemin entre notre Stuttgart et la villeéternelle…

Comme si chacun des deux frères eût cédé à uneirrésistible impulsion de tendresse, leurs mains se cherchèrent etse réunirent. Cela fit bien dans le cercle. Il y a des regardsattendris pour recueillir, partout où il se montre, ce bel amourqui fleurit dans les familles.

– Nous avions fait chacun la moitié de laroute, poursuivit M. le baron d’Altenheimer, d’une voixlégèrement émue. Au mariage de Policeni et de la Barberini où nousassistâmes, il y avait des représentants de toutes lesaristocraties de l’univers ; mais on y remarqua surtout deuxétrangers qui passionnèrent la curiosité de toute la ville :Jacques Stuart, comte de Glascow, fils du dernier prétendantCharles-Édouard et, par conséquent, héritier légitime de lacouronne d’Angleterre, et son jeune fils, Charles, duc deRichmond.

« Il est, à la vérité, dans l’opinioncommune, que le dernier Stuart mourut à Rome sans enfant ;mais à Rome même, mon frère Bénédict peut vous l’affirmer, beaucoupde gens éminents conservent des doutes à cet égard.

« Le prétendant, qui avait à craindre lesintrigues combinées de la maison de Brunswick et de son proprefrère, Benoît Stuart, cardinal d’York, avait contracté un mariagesecret et caché la naissance de son fils, suprême espoir d’unedynastie expirante menacée de toutes parts. Le comte de Glascowpossédait des papiers de la plus haute importance. L’incrédulitétombe devant certains titres, émanés de sources tellementrespectables que l’obstination dans le doute devient presque unsacrilège. La plupart des nobles vénitiens appelaient le comte deGlascow : Majesté.

« C’étaient, du reste, deux physionomiesparticulièrement heureuses que ces rejetons illustres et l’onpourrait presque dire deux têtes historiques. Le père, homme dehaute taille, à la figure longue et billieuse, ressemblait commedeux gouttes d’eau aux médailles de Jacques Stuart, et le fils,sauf la stature, car il était très petit, vous faisait songermalgré vous, avec ses longs cheveux bouclés et la coupe délicate deses traits, au portrait de Charles Ier, par VanDyck.

« Il y avait dans la salle des ancêtres,au palais Barberini, une table de porphyre bleu, supportée parquatre pieds d’argent massif. Sur cette table on avait rassembléles joyaux de la mariée. Je sais des reines qui auraient envié cetécrin. On voyait là, d’abord les diamants de la dernière comtessePoliceni qui était une Howard, comme la cinquième femme du roiBarbe-Bleue, Henri VIII d’Angleterre ; les diamants del’aïeule, Rose Gritti ; les diamants d’Anne Gradenigo, labisaïeule ; le collier de Phébus de Lusignan qui avait épouséCatherine Pépoli ; le diadème de Catherine Cornaro, sa mèrereine de Chypre, et la rivière de saphirs de Tranquille Paléologue,femme de l’avant-dernier doge ; tout ceci, du côté del’époux ; du côté de la fiancée on remarquait le solitaireappelé le Montserrat, diamant taillé en rose, que les ducsd’Autriche portaient à leur couronne ; les sept brillants dePallas Comnène, – la Pléiade, – les bracelets d’AntoniaDoria, la Génoise, qui devint la femme de Nicolas Barberini aprèsdes événements intéressants et dramatiques au dernier point ;la bague du cardinal Frégosse, et par-dessus tout la splendideparure, présent de noces envoyé à sa filleule parS. M. l’empereur d’Autriche.

« Un événement touchant eut lieu qui sepeut raconter en deux mots : ce roi sans couronne, cethéritier de tant de malheurs et de tant de grandeurs, le comte deGlascow, s’avança vers la table de porphyre, chargée de tous cestrésors, et demanda la permission d’y ajouter un simple rang deperles ayant appartenu à la belle infortunée Marie d’Écosse. Jevois encore sa figure vénérable et l’air noblement ingénu de sonjeune fils, pendant que les fiancés attendris leur rendaientgrâces.

« Et je fais serment sur l’honneur que jene reconnus point en eux les deux sordides bohémiens du château deChandor !…

Il s’éleva du cercle un tel murmure desurprise que M. le baron eut la parole littéralementcoupée.

– Bravo ! bravo !bravissimo ! s’écria l’évêque d’Hermopolis. Voilà ce quej’appelle effleurer délicatement une péripétie ! c’était doncle grand et le petit !

– Comment ! dit Mgr de Quélen,il se pourrait !… Mikaël et Solim !

– J’avais deviné, murmura laprincesse : en posant les perles fausses sur la table deporphyre, le roi d’Angleterre escamota quelque beau diamant… CesAnglais !…

Le baron d’Altenheimer salua gravement etrépondit :

– Belle dame, rien n’échappe à lapénétration des Françaises. Seulement, le chevalier Ténèbre n’opérapas son escamotage devant tout le monde, et ses perles n’étaientpas fausses, car cette nuit même, il les reprit avec tout ce quiétait sur la table de porphyre.

– Quoi ? tout !s’écria-t-on.

– Tout, répartit la douce voix demonsignor, y compris les pieds d’argent de la table.

Chapitre 4LE BARON D’ALTENHEIMER

On voyait, à travers les arbres, les fenêtresdu château qui successivement s’illuminaient. Les dernierspréparatifs s’achevaient pour la soirée de charité del’archevêque.

– Nous allons être interrompus bientôt,monsieur le baron, dit l’évêque d’Hermopolis, et cependant cesdames voudraient bien connaître la fin de votre histoire.

– En d’autres termes, monseigneur, voussouhaitez que j’abrège, répliqua le conseiller privé du roi deWurtemberg, premièrement, je suis aux ordres de Votre Excellence,ainsi qu’à ceux de Sa Grandeur et de toutes les éminentes personnesqui veulent bien me faire l’honneur de m’écouter ; en secondlieu, il me reste réellement bien peu de choses à dire.

« Je n’ai pas à vous apprendre que lafamille du roi Guillaume, mon maître, est la plus nombreuse quientoure aucun trône en Europe. Sa Majesté a quatre enfants, de sesdeux mariages ; son illustre frère a également quatreenfants ; ses cinq oncles, très respectables, comptent desdescendances plus riches encore, de telle sorte qu’en enfants,petits-enfants, gendres et brus, ces cinq branches collatérales neréunissent pas moins d’un demi-cent de têtes princières. Dieu, quiprotège la France, semble s’occuper aussi un peu de la dynastiewurtembergeoise.

« Or, avec tout cela, jusqu’en l’année1823, le roi Guillaume n’avait pas d’héritier direct du sexemasculin. Ce fut donc une grande joie dans le Wurtemberg, lorsque,le sixième jour de mars, le canon annonça la naissance d’un princeroyal, qui fut ondoyé, selon le rite luthérien, sous les noms deCharles Frédéric-Alexandre. Le roi voulut retarder la cérémonie dubaptême définitif, afin de le faire digne de toute son allégresse,et toutes les cours amies durent être conviées à cette fêtenationale qui était en même temps une fête de famille.

« Nous n’avons plus le temps de ménagernos petits effets de surprise, et d’ailleurs, d’après tout ce quiprécède, chacun de vous pourrait deviner que les frères Ténèbrefurent de la fête. Mais sous quel prétexte et sous quelleforme ! Je vous prie, mes chers seigneurs et mes belles dames,de ne point jauger ces deux êtres véritablement prodigieux à lamesure de vos imposteurs timides, de vos brigands à cervelleétroite, de vos fantômes dont le rôle puéril se borne à épouvantergratuitement la faiblesse des femmes et la poltronnerie des petitsenfants. Mon avis, je ne vous l’ai pas caché, est que nous sommesici en face du surnaturel, employant des moyens qui sont en dehorsde notre compréhension, pour satisfaire la plus grossière et laplus basse de toutes les passions humaines : la convoitise.Sous ces pierres noires, recouvrant les deux tombes de la plaine duGrand-Waraden, on n’enterra point des corps, mais des péchéscapitaux incarnés depuis le commencement du monde. En d’autreslieux doivent être les marbres qui recouvrent ces autres vampires,toujours mourant, mais vivant toujours : l’Ambition, laColère, la Haine, le Mensonge et l’Orgueil.

« Ne comparez donc pas, vous qui êtesémerveillés à la comédie jouée récemment dans Paris par votre comtePontis de Sainte-Hélène. Ne dites pas qu’il y a des difficultés,des impossibilités, tout ce que masque enfin ce lâche mot ;invraisemblance, protestation des esprits étroits contrela vérité trop large.

« Oui, certes, il y avait des difficultésà venir dans cette cour dont les princes et les princesses tiennentpar leurs alliances l’Europe entière comme en un réseau defamille ; oui, certes, il y avait ce qu’on appellevulgairement des impossibilités à se présenter, sous un nom royal(et comment s’y présenter autrement ?) dans ce palais oùabondaient les hôtes et les amis de tous les rois. Aussi, lesfrères Ténèbre, veuillez vous en fier à eux, choisirent-ils avecsoin leurs déguisements et leurs personnages. Il ne s’agissait plusde la naïve fantasmagorie de Venise. Notre Wurtemberg n’a pas lachevaleresque religion des royautés déchues ; c’est un paysneuf et positif qui n’a pas craint d’allier le sang de sa dynastieau sang de Napoléon qui fut votre empereur et qui, voilà quatreans, a expié par la mort sur un rocher désert, la féeriquesplendeur de ses victoires. Il fallait ici une solide émanationd’un pouvoir existant, si vous permettez que je m’exprimeainsi ; il fallait du vivant, non point du mort ; ilfallait en un mot, un personnage que tous ces princes et toutes cesprincesses pussent appeler : mon cousin, sans créer àun État pacifique et relativement faible un cas de guerre ou desembarras diplomatiques.

– Où chercher cela ? non pas enRussie, d’où était venue notre feue reine, fille de PaulIer, et où le prince Alexandre, oncle du roi, commandaitles armées ; non pas en Prusse, où le prince Auguste, neveu duroi, servait dans les cuirassiers de la garde ; non pas enAutriche, où la princesse Marie, cousine du roi, portait le titred’archiduchesse ; non pas dans aucune partie de l’Allemagne,où Nassau, Saxe-Altembourg, Bade, Stolberg, Waldeck-Hohenlohe,Tour-et-Taxis, étaient tous nos gendres ou nos beaux-pères ;non pas dans les Pays-Bas, où étaient déjà faites, avec l’héritierdu trône, les fiançailles de la princesse Sophie au berceau ;non pas en Angleterre, qu’habitait le duc Louis, père de la reineactuelle ; non pas même en France, patrie d’adoption du ducFrédéric-Philippe. Où donc ?

Il est un pays troublé, l’un des plus grandsdans l’histoire, mais qui semble, en nos époques modernes, secacher, honteux de sa décadence, derrière sa muraille de montagnes.L’Allemagne ne connaît plus l’Espagne, depuis que la maisond’Autriche a cessé de régner à Madrid. L’écho de votre guerre,l’héroïsme de vos princes et de vos soldats à Trocadéro est venuchez nous comme un bruit vague et trop lointain pour être entendu.L’Espagne est une Chine au milieu de l’Europe.

« Mais ces choses murées n’en valent quemieux, quand une fois on les exhibe. Ce sont des curiosités. Voussavez l’effet que les ambassadeurs indiens firent à la cour deLouis XIV. Une ambassade chinoise, présentement, affoleraitl’Europe. Au baptême de notre prince royal, on ne fit attentionqu’à l’infant et à l’infante d’Espagne.

– N’existait-il donc, en définitive,aucun lien diplomatique entre l’Espagne et le Wurtemberg ? Sifait. Il y avait et il y a encore à Stuttgard, un chargé d’affairesespagnol. Mais le chargé d’affaires fut trompé et complice. Desnotes furent échangées entre Madrid et Stuttgard. Ma charge étaitde les voir : je les ai vues. Je suis peu de chose auprès dela plupart de ceux qui m’entourent, mais enfin, j’ai l’honneurd’être un fonctionnaire public d’une certaine importance et unlettré : on m’accorde même, dans mon pays la qualification desavant. J’ai mes diplômes de docteur des quatre Facultés. Ma vueest bonne, ma santé ne gêne pas le travail de ma pensée, je suissain d’esprit, – et cependant, ces pièces me parurentvraies !

« Je ne crains pas de le dire :voilà le vrai miracle d’habileté ! Quiconque a pénétré dansune chancellerie, par l’humble porte qui me sert ou par celle qu’onouvre à deux battants pour Vos Excellences, sait ou se figureaisément la montagne d’impossibilités – je prononce le mot, cettefois – qu’il faut soulever pour créer de fausses correspondancesdiplomatiques. Chacune de ces dépêches passe par cent mains qu’ilfaut corrompre et devant cent regards qu’il faut aveugler.

« Eh bien ! la fausse correspondancefut créée dans tous ses détails, et je déclare que ce fut unchef-d’œuvre ! J’ai dans mon dossier ici, à Paris, une lettreautographe du roi Ferdinand, écrite par le chevalier Ténèbre, levampire ! Ce sont des gens de talent.

« Ce n’est pas tout, cependant. Il yavait eu des notes réelles et authentiques émanées de la cour deWurtemberg ; la cour d’Espagne répondit cela est certain.Ajoutez la suppression des pièces vraies à la création des piècesfausses et que votre raison s’étonne à loisir, car, je le répète,là est le miracle d’habileté.

« Le reste rentre dans la catégorie desprestidigitations ordinaires. Que ces deux êtres aient pu metromper, agissant et parlant comme ils le firent devant moi quiétais si chèrement payé pour les connaître, c’est une question demétier : on admet qu’il y ait des grimes parfaits, desimposteurs accomplis, des comédiens admirables. Mais lespièces !…

M. d’Altenheimer s’arrêta comme si sonétonnement rétrospectif l’eût suffoqué, et monsignor Bénédictsoupira en hochant sa tête blonde.

– Ah ! voyez-vous ! lespièces !… les pièces !… C’est là lemerveilleux !

Mgr de Quélen se pencha à l’oreillede l’évêque d’Hermopolis.

– Ah çà, dit-il à voix basse ; jesuis tout étourdi, moi, je l’avoue… on nous raconte là des chosesde l’autre monde ! qui sont ces gens-là ?

– Ils sont ce qu’ils disent être,répliqua le ministre, et cette très curieuse histoire est la purevérité… Ah ! ah ! on ne nous en passerait pas comme celaen France ! Remerciez-moi, j’ai fait cadeau à votre Grandeurd’une véritable friandise. J’ai entre les mains les lettres decrédit de ce cher baron… hein ? quel original ? auprès duministère de l’intérieur et de la préfecture de police. Il est trèsrecommandé à la cour. Quant à l’autre, que de modestie ! et dedistinction ! Il a un plein portefeuille de lettres de Rome,et l’archevêque primat de Gran l’appelle son cher fils…

– Mais comment se fait-il, murmureMgr de Quélen, que nous n’ayons jamais ouï parler de toutcela ?

– Je vous dis que c’est une friandise, etvous en avez la primeur !

– C’est d’hier ! Le baptême duprince royal de Wurtemberg a eu lieu à la fin d’août et nous sommesau commencement de septembre !…

– C’était il y a juste aujourd’hui quinzejours, reprit M. le baron qui paraissait avoir reconquis toutson calme. Stuttgard entier prenait part à une fête, dont lapareille ne s’était jamais vu chez nous. Cinquante princes etprincesses des cours d’Allemagne et du Nord recevaientl’hospitalité au château, ce qui, joint à l’armée des princesses etprinces du sang, formait une véritable cohue royale. Sa Majestédisait dans sa joie : « J’ai attendu deux ans et demi,mais le succès est complet. Il ne manquera aucune fée autour duberceau de mon fils ! »

– Certes, il appréciait comme il ledevait la courtoisie des États allemands et du Nord, mais ce qui leflattait le plus, c’était ce tribut inespéré venant du midi ;ce qui lui faisait parler de succès complet, c’était la présence dedon François de Paule, infant d’Espagne et de son auguste compagne,Louise-Charlotte de Bourbon, fille de François Ier, roides Deux-Siciles.

« L’infant était un homme de vingt-troisans, brun de teint, mais ne paraissant pas une semaine de plus queson âge. Il aurait fallu être sorcier pour démêler quelques traitsde ressemblance entre ce fier et taciturne jeune homme, et leprétendu héritier du droit royal des Stuarts : un vieillardsec et roide, dont les traits ravagés se couronnaient déjà decheveux blancs. Quant à l’infante Louise-Charlotte, nous savionstous qu’elle était née en 1804 : vingt et un ans, parconséquent : et noble ! et gracieuse ! etcharmante ! Le chevalier Ténèbre peut passer pour le roi desacteurs, mais ce n’est plus un comédien que frère Ange : c’estun magicien qui vous fait voir le soleil à minuit !

Car c’étaient les frères Ténèbre, cet infantdon François de Paule et son Auguste épouse, Louise-Charlotte desDeux-Siciles. L’infant était le grand, l’infante étaitle petit.

« C’étaient les frères Ténèbre, et leursuite brillante était peut-être la même bande qui campait,autrefois de l’autre côté de la Theiss, en face du château deChandor ! Et cette farce royale, unique peut-être dans lesannales du monde, dura trois jours entiers, on peut le dire, devantl’Europe assemblée !

« C’étaient les frères Ténèbre ! Ledénouement, vous le savez en partie : les joyaux de lacouronne de Wurtemberg disparurent dès le second jour. Le troisièmejour, mourut une angélique enfant, la fille du chancelierReinhardt, qui avait été placée auprès de l’infante, en qualité dedame d’honneur. Le troisième jour, ce fut une rafle générale et sieffrontée que l’étonnement épuisé essaya de renaître : touts’en alla, les parures des princesses, les bijoux et les cordonsdes princes, enfin, je vous dis : tout !

« L’infant et l’infante avaient dansé cesoir-là, l’un avec toutes nos princesses, l’autre avec tous nosprinces et hommes d’États. Vers minuit, M. de Metternich,dont la sœur est tante du roi, demanda à l’archiduchesse Marie,sœur aînée de la reine, ce qu’était devenu l’aigle qu’elle portaitau cou d’ordinaire ; l’Archiduchesse chercha, et, tout encherchant, lui dit à son tour : Prince, où est votre collierde la Toison ? où est votre cordon de l’Annonciade ? oùest votre plaque du Danebrog ?

Ce fut aussitôt un grand cri ; tout lemonde à la fois s’apercevait du pillage. Le roi, le roi lui-mêmeavait été dépouillé sur sa propre personne ! Les portes furentfermées. Il était trop tard. L’infant, l’infante et leur suiteavaient pris les devants, emportant un butin qu’on ne peut estimerà moins de cent mille écus d’or.

– Au plus bas mot ! ajoutapaisiblement monsignor Bénédict : peut-être cent vingtmille.

Un bruit continu de voitures roulant sur lepavé se faisait entendre, depuis quelque temps déjà, vers la routede Conflans. Du côté du château brillamment illuminé, le vent, quisoufflait maintenant par courtes rafales, apportait de vagues sons,et ces notes perdues des instruments qui tâtonnent pour se mettred’accord. L’archevêque de Paris donna le signal de la retraite endisant :

– Nous ne pouvons pourtant pas faire fauxbond à notre petit concert !

On se leva aussitôt. L’impression de terreurs’était tout à fait évanouie, par la raison toute simple que lesderniers épisodes racontés par le baron n’avaient plus trait auxdiverses émotions qui avaient d’abord agité l’assemblée. L’histoirede Venise se passait en plein soleil ; l’aventure de Stuttgardavait eu lieu sous l’éclatante lumière de mille bougies ; celane se rapportait plus à cette nuit sombre ou mystérieusementéclairée par la lune qui environnait les hôtes de Monseigneur. Lesvampires et les brigands de M. le baron d’Altenheimer, avaientdes mœurs d’opéra comique.

Mme la princesse prit le brasde son fils et garde du corps, le jeune marquis de Lorgères.Fanfaronne qu’elle était et toute fière de ne plus trembler, elleouvrait la bouche pour reprocher au baron d’Altenheimer de nel’avoir pas suffisamment effrayée, lorsqu’elle vit, fixés sur elle,deux yeux qui avaient dans la nuit, cet éclat particulier auxanimaux de l’espèce féline.

Mme de Montfort était unepersonne d’esprit et savait bien que les vampires s’adressentrarement aux princesses d’un certain âge ; néanmoins, ceregard la fit tressaillir. Il appartenait à monsignor Bénédict,qui, montrant de son doigt blanc et délié où chatoyait unmagnifique solitaire, la grande pelouse située au-devant duchâteau, dit de sa voix mielleuse :

– Je voulais faire remarquer seulement àmadame la princesse combien les choses les plus simples peuventrevêtir dans l’obscurité des apparences véritablementfantastiques.

Au milieu de la pelouse, on voyait une formeblanche qui se mouvait avec lenteur, tranchant sur le noir del’herbe. C’était une femme, mais la façon dont les rayons diffus dela lune tombaient sur sa robe flottante lui donnait réellementphysionomie de fantôme. Elle glissait sur le fond obscur du parccomme une nuageuse apparition. Le bras du jeune marquis tremblasous celui de sa mère.

– Gaston ! qu’avez-vous donc ?s’écria celle-ci ; allez-vous aussi essayer de me fairepeur ?

– Ce vent est froid… balbutia Gaston.

L’archevêque disait en ce moment :

– Voyez-vous ce fantôme ? C’est macharmante et angélique protégée, Mlle d’Arnheim,qui va nous dire quelques beaux chefs-d’œuvre des maîtresallemands. Mesdames, je vous la recommande du meilleur de mon cœur,car c’est une Antigone chrétienne qui soutient la vieillesse de sonpère. L’Opéra est plus riche que nous et payerait volontiers deuxmille louis par an cette voix sans pareille et cette admirableméthode, mais Mme d’Arnheim qui est de bonnefamille et pieuse comme la prière, ne veut pas entrer à l’Opéra.Elle aime mieux rester pauvre que de risquer son âme pour del’or ; elle se réduit à donner des leçons ; j’ai promisde l’aider et je fais un cas de conscience à tous ceux qui m’aimentd’être mes seconds dans cette bonne œuvre.

La forme blanche avait disparu derrière lesarbres de l’avenue.

– Gaston, dit la princesse, il faudravoir M. Récamier pour vos battements de cœur. Je le senscontre mon bras, ce sont de véritables palpitations. Vousm’inquiétez.

M. le baron d’Altenheimer s’étaitapproché de l’archevêque.

– Monseigneur, prononça-t-il avec unrespectueux embarras, je ne sais peut-être pas assez bien la languefrançaise pour exprimer des choses très délicates. Je suis riche.Par le canal de Votre Grandeur, me serait-il possible de fairequelque chose pour cette jeune fille qui a l’honneur d’être votreprotégée ?

Il sortait en même temps son portefeuille dela poche de son habit. L’archevêque le regarda et lui tendit lamain ; c’était pour serrer la sienne, car ilmurmura :

– Monsieur le baron, vous êtes un hommede cœur !

Mais le baron, feignant de se méprendre,déposa le portefeuille dans la main de l’archevêque, salua jusqu’àterre et se perdit dans la foule des invités.

En arrivant au perron, Mme laprincesse s’arrêta tout à coup et dit à son fils :

– Gaston, le mantelet deMme de Maillé, ma nièce… je crois que je l’aioublié sur l’herbe !

Le marquis revint aussitôt sur ses pas etretrouva aisément le manteau. Comme il quittait le salon deverdure, il vit à ses pieds un objet brillant et de forme carrée,qui gisait dans l’herbe, à la place occupée naguère par monsignorBénédict. Il le ramassa pour le rendre à son propriétaire, car ilavait reconnu d’un coup d’œil le missel de velours, à surtranchesd’acier, du prélat romain.

Tout le monde était entré quand Gastonatteignit le château. En traversant le vestibule, il prit à la mainet machinalement le missel qui s’ouvrit à demi entre sesdoigts ; il essaya de le refermer et ne put ; il y avaitune serrure à secret dont le ressort s’était lâché sans doute quandle missel avait heurté contre le sol.

Pendant que Gaston faisait effort pourrajuster le fermoir, le missel s’ouvrit tout à fait ; l’œil deGaston glissa entre deux pages ; il s’arrêta comme si lafoudre l’eût touché, tandis qu’un cri de stupeur s’étouffait danssa poitrine !…

Chapitre 5BAGATELLES DE LA PORTE

Le grand salon du château de Conflans étaitdisposé pour le concert. L’orchestre avait son estrade, au-devantde laquelle un buffet d’orgues nurembergeoises était placé. Cinq ousix rangs de sièges faisaient face à l’estrade, pour la plupartoccupés par des dames et des jeunes fille, en toiletted’archevêché, comme on disait alors au faubourg. Ce n’étaitpas la toilette de bal, oh ! certes ! mais ce n’était pasnon plus la toilette de ville : les robes étaient habillées etl’on portait des bijoux. La partie masculine de l’assemblée,prêtres, grands seigneurs ou hauts fonctionnaires, s’asseyait ourestait debout, autour de la salle.

Mme la princesse de Montfortavait avisé tout de suite en entrant le docteur Récamier et s’étaitemparée de lui pour lui parler des palpitations de cœur de son filsle marquis.

– Un bon petit sujet, docteur,disait-elle, et bien différent de M. le duc !

M. le duc était le fils aîné deMme la princesse qui ajouta :

– Ce n’est pas que M. le duc soitmauvais, mais il me fera mourir dans une attaque de nerfs ! Aulieu que Gaston, vous savez, c’est l’excès contraire. Je ne saispas pourquoi il a perdu sa vocation ecclésiastique, moi, cegarçon-là : c’était une bouture du prélat. Je ne peux pas levoir autrement qu’avec un rabat et une tonsure. Ladiplomatie ! je vous demande un peu s’il a tournure dediplomate !… Mais vous avez beaucoup perdu, docteur, den’avoir point été avec nous au jardin. Nous avons eu un conteurallemand très original et qui nous a fait d’abord l’effet d’être lediable. Où donc l’a-t-on mis ?

Son regard fit le tour du salon et rencontrale baron d’Altenheimer qui était debout auprès de la ported’entrée. À la lumière des bougies, ce fantastique personnageperdait énormément : c’était un homme aux environs de trenteans, mais paraissant plus vieux que son âge par la qualitéparticulière de sa laideur. Il avait, à proprement parler, une deces figures que tous nos lecteurs connaissent et qui restent tellesquelles depuis la vingtième année jusqu’à la vieillesse, une de cesfigures que le langage commun caractérise en disant « n’ontpas d’âge » : une grande face longue, pâle, effacée, avecdes yeux mornes sous des sourcils touffus et un front bas, couvertd’une forêt de cheveux plats, d’où sortaient des oreilles minces etsans ourlets. Sa bouche, démesurément fendue, avait une expressionde naïve placidité ; sa physionomie entière étaiténergiquement bourgeoise et commune. Il était haut sur jambes etportait un habit noir taillé lourdement sur un pantalon désolant degaucherie, trop court de quatre ou cinq doigts et laissant voir desbas de soie d’une finesse extrême, sur lesquels montaient de fortssouliers carrés avec des boucles de perles fines.

La princesse remarqua ses chevilles quiavaient l’air de deux nœuds dans un bâton.

– Voilà pourtant le romanesque inconnuqui nous a fait un instant frissonner, reprit-elle en riant. Il n’ya que la lune et la nuit pour jouer de ces tours ! Passé dixheures du soir, sur les grandes routes,Mme de Maillé, ma nièce, prend toutes lessouches de chênes pour des lions d’Afrique, échappés desménageries, et tous les poteaux pour le brigand Rinaldo Rinaldinidont elle a lu l’histoire en italien. Ce brave Allemand nous abeaucoup parlé Danube, mais je suis sûre que le paysan du Danubeavait un moins déplorable tailleur. Son frère est gentil. Voilàl’habit que je voudrais voir à Gaston !

Le docteur Récamier répondait par des souriresdivers, appropriés et tous éloquents. Généralement ces damestrouvaient qu’il avait infiniment d’esprit. Sa magnifiqueréputation médicale était fondée sur des bases analogues : ilguérissait toutes les maladies en ne donnant point de remèdes.

Le frère était gentil, en effet,quoique le mot puisse sembler un peu familier dans la bouche d’uneprincesse pour désigner un prélat romain, dans le salon del’archevêque de Paris. Le frère portait sa redingote-soutane avecune grâce décente et parfaite. Ses cheveux blonds, lisses et fins,percés au centre du crâne par une microscopique tonsure, tombaienten boucles molles le long de ses joues un peu trop roses et luidonnaient aspect de chérubin. La princesse n’était pas cause decela, elle avait employé le mot propre, malgré elle :monsignor Bénédict était gentil.

– Tenez ! poursuivit la princesse entouchant le bras du docteur ; regardez-moi cela !

Son sourire, imprégné de cette moqueriematernelle, fausse comme un jeton et qui implore toujours undémenti, désignait un grand jeune homme, trop fluet, mais trèsbeau, qui s’appuyait à la saillie d’une embrasure. Il avait lesyeux baissés, peut-être parce que son regard venait de rencontrercelui de sa mère.

– Peste ! dit le docteur ; jen’aurais pas reconnu M. le marquis de Lorgères ! c’est untrès remarquable cavalier maintenant !

La princesse rougit de plaisir.

– Vous ne trouvez pas, dit-elle, qu’ilest bien pâle ?

– Tempérament nerveux… quelques affusionsd’eau froide le matin, dans un bain chaud… régime tonique sans êtreexcitant… de l’exercice, beaucoup… de la distraction… J’aurail’honneur de lui faire une visite…

Il salua et s’éloigna au bras d’un pair deFrance en délicatesse avec sa goutte.

La princesse fit un petit signe de cils àGaston et se retourna.

Dès que la princesse fut retournée, lespaupières de Gaston se relevèrent. Son regard, où véritablement ily avait de la fièvre, se fixa sur une porte fermée que l’orchestrecachait à demi. M. le marquis de Lorgères attendait quelqu’un,évidemment, et ce quelqu’un devait entrer par là. Mais n’était-ceque de l’attente, cette émotion qui creusait ses yeux et quimettait de la sueur à ses tempes ?

À l’autre bout du salon, l’archevêque de Parisvenait d’aborder l’évêque d’Hermopolis.

– Monseigneur, lui demanda-t-il,connaissez-vous personnellement ce baron d’Altenheimer ?

– Pas le moins du monde, répondit leministre, je vous ai dit tout ce que je savais. Il m’est venu,présenté par son frère qui avait pour moi des lettres des cardinauxPacca, Gaysruk et Riaro Sforza, ainsi qu’une note autographe duconfesseur du roi de Naples. Je sais qu’il est en rapports avec moncollègue de l’intérieur et que le préfet de police…

– Mais le voici, justement ! fit-ilen s’interrompant : nous allons avoir un monceau derenseignements !

M. le préfet de police entrait en effet,et les deux prélats purent le voir échanger une poignée de mainavec M. le baron d’Altenheimer, toujours debout auprès de laporte.

– Beaucoup de choses parmi celles qu’ilnous a dites, reprit l’archevêque, dénotent un état mental pour lemoins très bizarre…

– C’est un Allemand, ditMgr Frayssinous, et un conteur ! deux moitiés defou !

– Fou généreux et même prodigue, dumoins, poursuivit Mgr de Paris. Avez vous remarqué qu’il m’adonné son portefeuille pourMlle d’Arnheim ?

– J’ai cru voir… Qu’y avait-il dans leportefeuille ?

– Une somme telle que je ne sais s’il n’ya point erreur de sa part… dix billets de mille francs.

– Dix billets de mille francs !répéta l’évêque d’Hermopolis étonné.

Puis il ajouta d’un ton léger :

– Mais nous ne sommes que des malheureux,en France, et ces Teutons sont riches comme des puits !

L’orchestre préludait attaquant un motet deLesueur. M. le baron d’Altenheimer garda son attitude froideet gauche pendant les premières mesures, mais lorsque se développala pensée large et haute du maître français, il sembla que lagrande taille du baron se développait en même temps. Sa posechangea, ses reins se cambrèrent, sa poitrine s’élargit, gonflantles plis de son habit noir ; peu à peu, chacun put voir sesyeux s’allumer et entendre ses narines dilatées qui repoussaient unsouffle bruyant. Il devint encore une fois le point de mire del’attention générale et acquit en un instant la réputation d’unfougueux dilettante.

Quand l’orchestre se tut, ses deux mains,fortes et mal gantées, applaudirent avec fracas.

– Mon Dieu ! monseigneur, répondaitcependant le préfet de police aux questions de l’archevêque, il n’ya point de chargé d’affaires de Wurtemberg à Paris, en ce moment,et c’est le nonce d’Autriche qui fait l’intérim. J’irai dès demainà l’ambassade. Ces MM. d’Altenheimer me paraissent être deshommes considérables et parfaitement appuyés. Le baron est l’amitrès particulier du prince de Metternich : je sais cela parM. le prince de Talleyrand… Et quant à la sincérité de leurmission, le doute ne m’est malheureusement pas permis. Les frèresTénèbre sont des malfaiteurs de l’espèce la plus dangereuse et nousavons le terrible honneur de les posséder à Paris. Un vol hardi,inouï, invraisemblable, a été commis hier chez M. le duc deBourbon, – précisément l’un des protecteurs du barond’Altenheimer ; – on a soustrait pour plus de cinquante milleécus de bijoux antiques dans sa galerie, trois miniatures d’Isabey,cinq de Mme de Mirbel, deux émaux de Petitotet les trois gardes d’épée que feu M. le prince avaitrapportées de Florence… Sa Majesté m’a fait manderaujourd’hui ; elle désire voir M. le barond’Altenheimer.

– Et vos hommes sont-ils sur les tracesdes auteurs du vol.

– Monseigneur, M. le barond’Altenheimer a amené avec lui une brigade de praticiens trèshabiles parmi lesquels se trouvent, dit-on, deux détectifsde Scotland-Yarb… ou, si vous ne connaissez pas la police anglaisedeux limiers choisis parmi les plus fins qui soient à Londres… Leroi paraît désirer que M. le baron ait une liberté d’action…Je ne puis que m’effacer…

Le préfet de police ne prenait pas même lapeine de cacher sa mauvaise humeur ; il était un peu jaloux dubaron et trouvait malséant que l’on pût préférer à ses troupeséprouvées je ne sais quelles milices venant d’un petit pays qu’ileût couvert avec son pouce sur le planisphère.

Que ce soit dans un noble salon ou le long destrottoirs d’une rue boueuse, les rumeurs de cette sorte serépandent avec une magique rapidité. Cinq minutes après, on savait,sur les bancs réservés et jusque dans les moindres recoins, lescirconstances du vol audacieux commis par les frères Ténèbre.

On ne doutait point que ce ne fussent lesfrères Ténèbre.

La gloire des frères Ténèbre, bien préparéepar le récit de l’Allemand, était restée néanmoins sous leboisseau, tant que la corde sensible de l’égoïsme commun n’avaitpoint été touchée. Souvenez-vous du saut immense que fit dansl’échelle de la renommée cet autre démon, le choléra-morbus, rienqu’en franchissant les limites du département de laSeine !

La différence est grande entre un fléau àl’état de curiosité et un fléau vivant, présent, menaçant.M. le baron d’Altenheimer avait eu beau dire : Lesfrères Ténèbre sont à Paris ; les paroles ne valent pasles faits, et l’incendie n’arrache un cri que si l’on en voit aumoins la fumée. Les frères Ténèbre affirmaient leur présence par unvol « invraisemblable, » selon la propre expression deM. le préfet de police. À la bonne heure !

Ce baron allemand grandissait du même coupdans l’opinion générale. Il s’établissait une corrélation naturelleentre lui et ces superbes bandits, dont il était l’Homère. Beaucoupparmi ces dames trouvaient désormais quelque chose d’intéressant –et d’étrange – dans cette grande figure blême, mal attachée sur sesdisgracieuses épaules.

L’intérêt devait aller plus loin que cela.Pendant qu’on faisait cercle autour des deux prélats, causant avecle préfet de police, un domestique entra et remit une lettre àM. le baron. Ce domestique portait une livrée inconnue.M. le baron prit connaissance de la lettre discrètement ethocha la tête d’un air soucieux en échangeant quelques paroles avecson frère ; puis il traversa, de son pas grave et lourd, toutela largeur du salon et vint droit à l’archevêque de Paris.

– Monseigneur, lui dit-il, je n’avais pasbesoin pour souhaiter d’être introduit près de Votre Grandeur, d’unmotif autre que la vénération dont je fais profession pour votrepersonne, et néanmoins j’avais un autre motif. Je savais que lesfrères Ténèbre devaient venir dans votre château archiépiscopal, cesoir.

Il y eut un grand silence autour del’archevêque qui pâlit légèrement.

– Ils ne trouveront pas ici la galerie deCondé, murmura-t-il pourtant avec un sourire.

– Ils y trouveront, répartit le baron,une personne qu’il est de leur intérêt d’approcher… et ils saventen outre que Mgr l’évêque d’Hermopolis doit faire un sermon etune quête en faveur des chrétiens de Terre-Sainte.

– On peut remettre la partie, ditM. Frayssinous.

– Je conjure à genoux Vos Excellences den’en rien faire ! s’écria M. d’Altenheimer, et jecommence par leur engager ma parole d’honneur que ni l’illustremaître de cette maison ni ses hôtes n’ont absolument rien àredouter. J’ai des hommes à moi tout autour du château, etvingt-cinq gendarmes de la brigade de Bercy attendent la permissionde monseigneur pour franchir la grille de son parc.

– À mon insu !… s’écria le préfet depolice.

– Ils ont marché sur l’ordre écrit deM. le ministre de l’intérieur, dit le baron en tirant à moitiéde la poche latérale de son frac, un large pli ministériel.

Le préfet l’arrêta du geste et poursuivit, nonsans quelque dépit.

– C’est parfait… c’est au mieux !…Du moment qu’on peut se passer de moi…

– Illustre collègue, répartitM. d’Altenheimer en lui pressant les deux mains et d’un tonpénétré, si toutefois je puis employer ce mot vis-à-vis d’un hommetel que vous, nous livrons ici une bataille désespérée, et je voussupplie de ne me point retirer votre aide. Si une fois les frèresTénèbre passent le détroit et vont se perdre dans cette Forêt-Noirequ’on appelle Londres, il faudra renoncer à les poursuivre. Ai-jecommis quelque faute contre l’étiquette ou négligé quelqueformalité hiérarchique ? Pardonnez-moi, respectablemonsieur ; je suis un étranger ; mon souverain m’a chargéd’une mission bien difficile : je fais de mon mieux…

Il avait presque des larmes dans la voix, cethonnête conseiller privé. Les deux prélats crurent qu’il était deleur devoir d’adresser au préfet quelques paroles conciliatrices.L’assistance, incroyablement émue à l’idée du drame qui allaitpeut-être se dénouer sous ses yeux, agitée par mille impressionsdiverses, la crainte, la curiosité, l’attente, donnait tout bas sonavis. Tout ce beau et noble monde se trouvait induit, à son insu,mais non pas malgré lui, à faire office de l’appât qu’on met aufond de la ratière. Cet office a un nom dans le langage des voleursqui a déteint un peu sur la langue des honnêtes gens : un nomvil et détesté ; nous ne l’écrirons pas, parce que chacun leconnaît.

Mais quel plaisir pour les enfants de jouer aubrigand sous les grands marronniers des Tuileries ! Noussommes tous un peu des enfants montés en graine : témoin lesuccès qu’a reconquis, dans ces dernières années, ce naïf plaisirde la comédie bourgeoise. On aime à se travestir ; on aime àrevêtir la défroque d’autrui, savoir : l’âne toujours la peaudu lion, et le lion parfois la peau de l’âne…

Et puis, la joie d’être pour un peu dansquelque chose que ce soit ! La joie de quitter, ne fût-cequ’un instant, ce rôle abhorré de simple spectateur ! Il y aeu, méditez cela, des conspirations, de graves et terriblesconspirations qui n’avaient pas d’autre origine.

Nous pourrions faire entrer encore en ligne decompte cette allégresse qui saisit tout être humain à la penséed’une escapade, et qui grandit en raison directe de la hauteur del’échelon social où s’assied celui qui va cabrioler en pleineespièglerie : un roi ne fait-il pas l’école buissonnière avecmille fois plus de plaisir qu’un écolier ?

Mais c’est assez de précaution pour dire que,ce soir, au château de Mgr l’archevêque de Paris, tout lemonde était un peu de la police. Soyons franc : tout le mondeen était beaucoup, à l’exception de M. le préfet lui-même, quisongeait à donner sa démission. Ducs et princesses, jolies dames etcharmantes demoiselles, saints prélats, pairs de France et fils descroisés se surprenaient à jouer de tout leur cœur la comédie del’alguazil. Le concert avait tort ; il s’agissait bien demusique ! Quel déguisement allaient prendre ces deux hardiscoquins pour entrer chez l’archevêque ? Par quel trou deserrures allaient-ils s’introduire ? Il y avait des marquisesd’imagination qui voyaient déjà le chevalier Ténèbre en cardinal,et frère Ange, le vampire, en jeune chanoinesse allemande…

Ce baron d’Altenheimer était décidément unhomme habile, car il devina le sentiment commun et l’exploitaaussitôt.

– Illustres personnes, reprit le baron enadressant à la ronde un regard tout plein de prières, je puis direque mon sort est entre vos mains. Je vous ai confié mon secret demoi-même et sans y être forcé. Soyez donc avec moi dans une œuvrequi a son importance et sa grandeur puisque notre victoire peutsauver la fortune de bien des familles et la vie d’un grand nombrede chrétiens. Veillez : je puis affirmer qu’avant une heureles frères Ténèbre seront ici. Comptez-vous alors, et cherchez levisage étranger parmi les figures connues et amies. Souvenez-vousque le cercle de leur travestissement est borné par leur naturephysique : un grand, un petit, à peu près dans le rapport detaille qui existe entre mon bien aimé frère et moi ; cela peutdonner un vieillard et un jeune homme, un mari et sa femme, un pèreet sa fille…

Comme il prononçait ces derniers mots, laporte située derrière l’orchestre s’ouvrit à deux battants. Unejeune fille habillée de blanc, conduite par un vieillard de hautetaille, parut sur l’estrade, et leur aspect fit courir un longfrémissement dans l’assemblée.

Chapitre 6 OFONS AMORIS !

La jeune fille étaitMlle d’Arnheim, la protégée deMgr l’archevêque, qui ne voulait pas gagner cinquante millefrancs au théâtre ; le vieillard était M. d’Arnheim. SiMme la princesse avait regardé en ce moment du côtéde l’embrasure où se tenait son fils, M. le Marquis Gaston deLorgères, elle aurait été très certainement frappée du changementqui venait de s’opérer dans sa physionomie. Gaston de Lorgèresétait, nous l’avons dit, un fort beau jeune homme, d’apparence troptimide et même un peu éteinte. Sa mère, qui l’aimait à la folie,avait, néanmoins quelques doutes sur la portée de son intelligence.Elle voyait toujours en lui un enfant. Beaucoup de mères essayentainsi en vain de déchiffrer l’âme de leur fils : livre ouvertsous leurs yeux. Ce ne sont pas ordinairement les moins doués sousle rapport intellectuel. La mère de l’ouvrier connaît toujours sonCharles ou son Jean-Marie, mais il arrive, queMme la Duchesse puisse ignorer M. le comte ouM. le marquis.

Ce qui eût étonné Mme laprincesse de Montfort, c’était justement l’étincelle quijaillissait du regard de Gaston, au moment où la jeune fille enrobe blanche se montrait sur l’estrade.

Mgr de Paris avait dit, en parlantd’elle : « Mon angélique protégée. »

Mgr de Paris n’avait pas trop dit.L’admirable ovale de ce visage encadré dans une rayonnantechevelure blonde rappelait en effet les suaves profils quel’imagination des maîtres du pinceau a prêtés aux envoyés célestes.Elle paraissait avoir dix-huit ans tout au plus. Ses regardslimpides et doux avaient comme un voile de mélancolie. Elle étaitbelle comme un rêve de Raphaël…

Ah çà ! la fantaisie a cependant desbornes ! Se pouvait-il que cette tête séraphique appartîntréellement au sordide roumi de la campagne de Szeggedin, aucompagnon du bandit Mikaël, à frère Ange Ténèbre le vampire ?Nous parlons ainsi, parce que cette pensée donnait la fièvre auxtrois quarts de l’assemblée. Tout le monde avait mesuré d’un coupd’œil le rapport existant entre la stature de M. le barond’Altenheimer et celle de son jeune frère, monsignor Bénédict. Lerapport était à peu de chose près le même entre cette adorablejeune fille et le vieillard qui l’accompagnait.

Les dernières paroles du baron, dénonçant lesdéguisements possibles des frères Ténèbre, avait été : Unpère et sa fille, et voilà que justement, par un véritablecoup de théâtre, une fille entrait en scène avec sonpère ?

Notez bien que ces frères Ténèbre étaientcapables de tout. Le vampire n’avait-il pas joué à Stuttgard lerôle de l’infante d’Espagne ? Cinquante regards interrogeaientavidement le baron d’Altenheimer, qui avait repris sa place auprèsde la porte d’entrée et aussi monsignor Bénédict, debout à sescôtés.

Mais M. le baron restait impassible, etmonsignor Bénédict gardait aux lèvres son plus mielleuxsourire.

Cela ne prouvait rien, veuillezréfléchir : c’étaient deux hommes adroits, et il ne fallaitpas que les frères Ténèbre pussent se douter qu’on soupçonnait leurprésence.

Certes, elle était bien belle, cette jeunefille, mais à la mieux considérer, plusieurs, parmi ces dames,trouvaient en elle quelque chose d’effrayant. Quoi ? Sait-ondéfinir ces vagues avertissements ?

Ce n’était ni le saphir limpide de saprunelle, ni la délicate transparence de son teint ni la puretévirginale de son maintien, ni l’auréole de ses blonds cheveux. Non.Rien de tout cela en particulier, mais l’ensemble !

Écoutez ! Elle était tropbelle !

Quant au vieillard, le chevalier Ténèbre avaitbeau cacher son front satanique sous les masses vénérables de cettechevelure de neige. Quelques-unes de ces dames n’étaient pasd’hier ! Quelles rides profondes ! quel teintravagé ! quelle force ? mais quelle fataletristesse !

On pouvait aller dans la plaine duGrand-Waraden et chercher, sous la moisson, les tombesnoires ; on pouvait soulever les pierres qui portaient lesmystérieuses inscriptions. Rien dans les tombes ! C’étaitailleurs qu’il fallait trouver aujourd’hui le chevalier Ténèbre etle docteur vampire !

L’orchestre donna deux longs accords, suivisd’une batterie arpégée, sur laquelle Mlle d’Arnheimentonna le Fons amoris de Haydn. Elle avait une voix demezzo-soprano d’une sûreté magnifique et d’une incomparable valeur.Ces dames avaient attendu un contralto, mais elles n’en étaientplus à s’attarder aux objections de la raison. Qu’importe la raisonquand il s’agit de choses déraisonnables, folles, impossibles,surnaturelles ? En tout autre circonstance, elles eussentadmiré, passionnément peut-être, la façon largement pieuse,expressive jusqu’à l’ascétisme simple enfin jusqu’à la divinecandeur, dont Mlle d’Arnheim interprétait l’œuvredu maître viennois. Elles étaient connaisseuses : la tendremajesté de style ne leur aurait pas plus échappé que la splendeurde la voix ; mais, je vous le demande, qu’importe tout celaquand il s’agit d’une illusion diabolique ? Écoutaient-ellesseulement ? Je ne sais. Si elles écoutaient quelque chose,c’était le poème ardent et confus de leur cervelle en fièvre…

Dans son embrasure, Gaston semblait savourerce pur enchantement, – près de la porte, monsignor Bénédict posaitsa main ouverte au-devant de ses yeux, sans doute pour cacher sonregard inquisiteur. Celui-là jouait au dilettante, maisMme la princesse, qui le guettait, croyait voir unelueur perçante au travers de ses doigts. C’était son regard, fixésur Mlle d’Arnheim : un regard méchant, unregard terrible…

Lorsque la dernière note mourut dans le gosierde la virtuose, et pendant que l’orchestre frappait ses derniersaccords, M. le baron d’Altenheimer, qui jusqu’alors étaitresté froid comme un bronze, donna bruyamment le signal desapplaudissements. Ces dames l’imitèrent aussitôt, pensant que celafaisait partie de leur rôle. Les deux prélats et, en général lapartie masculine de l’assemblée, pris d’une admiration plussincère, applaudirent avec entraînement. Ce fut un véritabletriomphe ; aucune protestation ne vint rompre l’unanimité desacclamations. Gaston seul n’applaudissait pas, parce qu’il restaitému, charmé, il écoutait encore…

Il n’était pas d’usage dans les salons demonseigneur de décerner aux artistes de si bruyantes ovations, maistout concourait ici à prolonger le succès : l’enthousiasmefeint venait en aide au véritable enthousiasme, et si nous n’étionsretenus par un respect très profond, nous serions tentés dechercher nos comparaisons, jusque dans le parterre des théâtrespour donner une idée de ce que fut pendant plusieurs minutes lesalon de l’archevêque de Paris, ce soir-là.

Il y eut une circonstance singulière. Auxpremiers bravos, la grande figure du vieillard qui se tenait assisà gauche de l’orchestre et un peu en arrière se redressa. On eût pulire dans ses yeux un étonnement pénible, et comme une expressionde fierté blessée ; puis sa tête blanchie retomba sur sapoitrine, et deux grosses larmes roulèrent dans les rides de sesjoues. Mlle d’Arnheim rougit, salua profondément,saisit le bras de son père et disparut.

Mgr de Quélen fit le tour de soncercle et recueillit les suffrages avec un paternel plaisir. Onentendait de toutes parts : Charmant ! charmant ! ungosier admirable ! de l’âme ! un merveilleuxstyle !

Ceux qui ont l’oreille fausse et sourde,majorité dans toute salle de concert, parlaient plus haut que lessensitifs, et ces dames, rendues corps et âme à leur nouvelleprofession, enchérissaient chaudement sur le tout.

Et tout en applaudissant, on interrogeait del’œil d’un bout du salon à l’autre M. le barond’Altenheimer.

M. le baron d’Altenheimer était redevenustatue. Son regard, mystérieux comme un livre fermé, ne répondaitrien à tous ces beaux yeux interrogateurs qui se fixaient sur lui.Le moment n’était pas arrivé : il fallait de laprudence !

Il y avait cependant une curiosité quibouillait mieux et plus fort que les autres impatiences.Mme la princesse n’y tenait plus ! Elle setourna vers son fils qui rêvait dans son embrasure, et lui fitsigne de la venir trouver. M. le marquis de Lorgèresobéit.

– Gaston, lui dit-elle tout bas et avecbeaucoup de mystère, vous savez ce qui se passe ici ?

– Ce qui se passe, madame ? réponditGaston ; oui, certes.

– Voulez-vous me rendre unservice ?

– Avec plaisir.

– Ce serait de lier conversation…adroitement, vous comprenez… avec M. le baron d’Altenheimer,et…

« Mais, fit-elle avec découragement, vousêtes si timide, mon pauvre enfant.

Elle ajoutait en elle-même, nous lecroyons : et si simple !

– Et quoi ? demanda cependant Gastond’un accent que sa mère trouva, ma foi ! fort délibéré.

– Et de vous informer près de lui,acheva-t-elle avec un sourire où naissait un espoir, si ce sontbien eux que nous venons de voir.

– Eux… répéta Gaston ; eux qui,madame, je vous prie ?

La princesse frappa du pied etrépondit :

– Mon Dieu ! les frèresTénèbre !

Gaston la regarda d’un air stupéfait. Elle vitalors qu’elle avait eu tort d’espérer. Gaston n’était pas encore àla hauteur.

– Allez, dit-elle pourtant, et faitescomme vous pourrez.

Gaston n’hésita pas. Il alla tout d’un tempsvers M. d’Altenheimer. Sa mère le suivait de l’œil et sedisait :

– Son frère, M. le duc, s’estdébrouillé de trop bonne heure. Ce pauvre Gaston, lui, est bien enretard. Pourvu que cela vienne…

Gaston, en ce moment, abordait très résolumentle baron qui lui prodiguait les saluts dont il comblait sivolontiers tout le monde. Gaston n’avait pas l’air déconcerté. Laconversation s’établit tout de suite entre lui etM. d’Altenheimer. Gaston parlait, en vérité, très librement etse faisait écouter.

L’heureuse mère ! deux fois heureuse, carelle voyait le progrès de son fils et son fils allait lui apporterdes nouvelles, l’heureuse mère triompha dans son cœur etpensa : Cela viendra !

Le mot de toutes les mères.

Voici cependant comment M. le marquisGaston de Lorgères accomplissait la mission hautementconfidentielle dont Mme la princesse l’avaitchargé.

– Monsieur le baron, dit-il, je vous aiécouté ce soir avec autant de plaisir que d’attention.

– Je rends grâces à M. le marquis…commença l’Allemand.

– Et vous le comprendrez, poursuivitGaston, lorsque vous saurez qu’à l’intérêt si remarquable de votrerécit se joignait pour moi toute une série de considérations defamille. Nous sommes, monsieur le baron, les neveux à la mode deBretagne du feld-maréchal Victor de Rohan, prince de Guémenée, ducde Rohan, de Bouillon et de Montbazon, qui, actuellement, réside enHongrie…

Altenheimer s’inclina.

– Et du chef de feu la duchesse,poursuivit le jeune marquis, morte sans enfants, comme vous pouvezle savoir, nous possédons là-bas vers Debreczin, quelquespropriétés qui ne laissent pas que d’être considérables…

La princesse se disait :

– Ah çà ! que lui raconte-t-ildonc ? M. le baron a l’air de lui prêter grandeattention !

Ce n’était que la pure vérité :M. d’Altenheimer était tout oreilles, Gastonpoursuivit :

– D’après certaines digressions qui ontajouté beaucoup pour moi au piquant de votre récit, j’ai vu quevous vous plaisiez à cacher sous le frivole esprit du conteur ungrand fonds de science solide…

– Ah ! monsieur lemarquis !…

– Veuillez permettre… Ceci n’est pas dutout un compliment, mais bien une transition pour arriver àréclamer de vous un bon office.

– Entièrement à vos ordres ! dit lebaron.

– Mille grâces… Il s’agit de nospropriétés de Hongrie… Mon frère, M. le duc, a fait quelquesimprudences de jeunesse, et comme il avait une portion de son bienvendue, il a pu grever d’hypothèques sa terre de Niszar. Il y asept cents lieues de Paris à Debreczin. Sans accuser les hommesd’affaires allemands ou hongrois, je pose le fait : la terrede Niszar a été vendue aux enchères publiques pour payer lescréanciers hypothécaires.

– Combien y a-t-il de temps decela ? demanda vivement le baron.

– Trois ans… peut-être quatre ans…

– Vous êtes bien sûr qu’il n’y a pas cinqans révolus ?

– Parfaitement sûr, mon frère, M. leduc, n’a que vingt-sept ans.

– Et il lui a fallu le temps de manger saterre : c’est juste… Eh bien ! monsieur le marquis, jesuis tout à vous.

– Je ne suis pas sans avoir ouï parler,continua posément Gaston, de la loi hongroise qui règle les réméréslégaux après vente forcée. Seulement, les auteurs magyares ne sontpoint traduits en France, et leur latinité ne m’a pas paru toujourstrès claire… Mayruth fixe à quatre ans le délai du rachatfacultatif et de plein droit…

– Mayreuth, s’écria le baron enrestituant l’orthographe du nom, est un âne pédant et entêté qu’onne lit plus. La cour d’Autriche, en réservant à la Hongrie lebénéfice de son ancienne législation, l’a codifiée. Le délai duréméré légal et de plein droit est de cinq ans et un jour, à partirde la date des enchères publiques… et il n’est pas sans exemple quele délai ait été prorogé sur demande adressée à la chancellerie,avec pièces à l’appui…

À son tour, Gaston s’inclina en cérémonie.

– Monsieur le baron, dit-il en prenantcongé, je vous prie de recevoir tous mes remerciements.

– Ah çà ! marquis, s’écria sa mèrecomme il revenait vers elle, me ferez-vous la grâce de me dire quelsermon en trois points vous lui avez péché ?

– Madame, répondit Gaston avec un sourireque la princesse ne lui avait jamais vu, je commence mes étudesdiplomatiques. Ces conseillers privés, croyez-moi, sont biendifficiles à tourner.

– Il n’a pas voulu vousrépondre ?

– Si fait.

– Dites alors, s’écria la princesse avec,pétulance, dites donc vite !

– Ma mère, M. le baron m’a réponduque les deux hommes en question sont ici…

– Ah !… J’en étais biensûre !

– Mais que personne, achevatranquillement le jeune marquis, vous entendez, ni vous, ni qui quece soit ici, ne les a encore devinés.

– Ah !… fit encore la princesse,mais sur un mode bien différent : il s’est tout uniment moquéde vous !

Gaston lui baisa la main avec une grâce quilui donna encore à réfléchir.

– Madame, reprit-il avec une toute légèrenuance de moquerie qui acheva de renverser la princesse,voulez-vous que je vous rende un second et bien plus signaléservice ?

– Lequel Gaston ?

– Voulez-vous que j’aille dans la chambrevoisine prendre langue auprès de M. d’Arnheimlui-même ?

– Et lui demander s’il est le chevalierTénèbre !… ricana la princesse.

– Le savoir sans le demander, madame,rectifia Gaston.

La princesse lui secoua la main et attira sonoreille tout contre sa bouche.

– Si tu fais cela, Gaston, dit-elle, jete donne un tilbury pareil à celui de ton frère !

– Je préfère autre chose, madame,prononça gravement le jeune marquis.

– Quoi donc ? voyons !parle !

– Promesse solennelle, répondit Gaston dene point me parler de ma cousine Émerance pendant six semaines.

La princesse montra en un rire franc ses dentsqui étaient encore très belles.

– Monsieur le marquis, dit-elle, je vousdéfends d’avoir trop d’esprit ! car il faut qu’il y ait entout ceci une baguette de fée !

Elle le menaça d’un doigt caressant etajouta :

– Allez !… et prenez bien garde,cette Mlle d’Arnheim n’est au fond de tout qu’unvieux docteur, mécréant et vampire, enterré depuis quatre centsans.

Le jeune marquis se dirigea versMgr de Quélen et lui dit :

– Monseigneur, ma mère m’a chargé deparler à M. d’Arnheim pour des leçons.

– Toujours excellente ! murmural’archevêque qui prit Gaston par la main et le conduisit lui-même àla porte située derrière l’orchestre. Il l’ouvrit.

– Mon bon monsieur d’Arnheim,poursuivit-il en élevant la voix, je vous amène un ambassadeur.C’est le commencement. S’il plaît à Dieu, notre chère enfant serabientôt obligée de refuser des leçons !

Il referma la porte sur Gaston. Il n’y avaitdans cette chambre que le vieillard et sa fille.Mlle d’Arnheim, à la vue du jeune marquis, changeade couleur. Son père baissa les yeux, tandis que le rouge luimontait violemment au visage, Gaston, si éloquent tout à l’heure,restait devant eux la pâleur au front et le silence aux lèvres.

Chapitre 7DEMANDE EN MARIAGE

De l’autre côté de la porte, le concertcontinuait. L’orgue de Nuremberg gazouillait sous les doigts demonsignor Bénédict, une petite musique charmante, le fameux Noël deBologne : Gesu bambino.

Entre nos trois personnages, le silencen’avait pas encore été rompu, et le malaise grandissait.M. d’Arnheim sembla faire enfin un très pénible effort surlui-même et débuta ainsi :

– Vous venez, monsieur, pour vousarranger avec moi au sujet de leçons à donner par mafille ?…

Il s’arrêta. Nous ne saurions exprimer cequ’il y avait de hauteur humiliée, de noblesse écrasée, de regretsamers, et cependant aussi de résignation, de mélancolie et detendresse dans ce peu de paroles prononcées par le vieillard.

Gaston fit un pas vers lui.

– Prince, dit-il à voix basse, vous voustrompez, je ne viens pas pour cela.

– Prince ! répéta M. d’Arnheim,dont tous les membres se prirent à trembler, pendant que sa fillecachait entre ses mains son visage baigné de larmes : prince…Vous avez dit : prince ! puis il ajouta, en posant sespoignets frémissants sur les bras de son fauteuil, pour selever :

– À qui croyez-vous parler,monsieur ?

– Je sais, répondit Gaston dont l’accentse raffermit, que je parle à Chrétien Jacobyi.

La tête du vieillard tomba sur sapoitrine.

– Qui vous a dit cela ? demanda-t-ild’un air sombre.

– Votre fille, Lénor.

– Lénor !… ma fille !

Il se tourna versMlle d’Arnheim qui avait les mains jointes.

M. d’Arnheim se redressa.

– Qui êtes-vous ! demanda-t-ilencore.

– Gaston de Montfort, marquis deLorgères, deuxième fils du prince de Montfort.

– Ah !… fit M. d’Arnheim, dontle regard alla et vint du jeune homme à la jeune fille.

Puis il interrogea une dernière fois.

– Et que me voulez-vous, monsieur lemarquis de Lorgères ?

– Je veux vous demander la main de votrefille ; elle ne repousse pas mes vœux, et s’attendait à madémarche.

Ceci fut prononcé d’une voix distincte, latête haute et le regard assuré.

Mlle d’Arnheim demeuraitmuette, le front pâle, les yeux baissés.

Dans le salon voisin, la jolie voix demonsignor Bénédict perlait le chant d’un autre Noël, et récoltait àla fin de chaque strophe, une moisson d’applaudissementmérités.

Le vieillard regarda encore une fois sa fille.Ce n’était pas de la colère qui était dans ses yeux, c’était unmorne accablement.

– As-tu désiré de me quitter ?…murmura-t-il, toi ! Lénor !

Mlle d’Arnheim s’élança verslui ; son geste la repoussa sans rudesse, tandis qu’ilajoutait en s’adressant à Gaston :

– Monsieur le marquis, prendre le dernierbien d’un désespéré, c’est voler sur l’autel !

– Mon père, mon bon et noble père !s’écria la jeune fille, je ne me séparerai jamais de vous, et jejure que je n’ai mérité aucun reproche.

– Alors, dit le vieillard en jetant unregard de mépris sur Gaston, celui-là est un fou, il a menti, qu’ilse retire !

– Pas avant d’avoir votre réponse,prince, répliqua le jeune marquis : j’ai dit la vérité,j’aspire à la main de votre fille ; elle le sait.

– Vous le saviez, Lénor ? demandaM. d’Arnheim.

– Il vient de le dire devant vous, monpère, répondit celle-ci d’une voix défaillante.

– Et avant cela ?…

– Mon père, avant cela, répondit la jeunefille en se laissant tomber à ses genoux, nous n’avons jamaiséchangé une parole.

– Il y a ici une énigme… commença levieillard dont le front se couvrit d’un nuage plus sévère.

Sa fille releva sur lui ses yeux baignés delarmes !

– Il n’y a rien, mon père, dit-elle, quema tendresse pour vous et notre infortune. Pendant que vous étiezmalade, et après avoir vendu tout ce que je possédais au monde, ilm’arriva un jour d’aller chercher des remèdes sans avoir l’argentqu’il fallait pour les payer. On refusa de me les donner à crédit.Je m’assis sur la borne, anéantie et découragée :

– Et tu demandas l’aumône, enfant !s’écria M. d’Arnheim, dont tout le corps frissonna.

– Je l’aurais fait, mon père, si lapensée m’en était venue. Mais tout était perdu en moi, et je nesongeais plus qu’à revenir près de vous, pour mourir avec vous.M. le marquis passait ; il s’arrêta devant moi ; jene le voyais pas. Mina m’avait suivi ; Mina alla vers lui…

À ce nom de Mina, une petite chienne épagneulenoire sortit de dessous le fauteuil de M. d’Arnheim, poursauter sur une chaise et de là sur la table auprès de laquelleGaston se tenait debout. Elle se mit à lécher la main de Gaston. Levieillard détourna les yeux.

– Je me souviens que je priais Dieuardemment, du fond de ma détresse, continuaMlle d’Arnheim. Je lui demandais de faire unmiracle et d’envoyer à mon père cette manne que les oiseauxcélestes apportaient aux abandonnés du désert. Quand Mina revint,M. le marquis n’était plus là, mais Mina posa son museau surmes genoux, et dans les plis de ma robe, je vis briller une pièced’or…

M. d’Arnheim laissa échapper ungémissement. Mina sauta d’un bond sur le tapis et voulut lui faireune caresse ; il l’écarta de ce même geste doux et triste quiavait repoussé sa fille.

– Nous ! les Baszin !murmura-t-il.

Puis il demanda d’une voix qui allaits’altérant :

– Cela s’est-il renouvelé ?

– Vous avez été malade pendant troismois, répondit la jeune fille. Ce grand et riche hôtel que vousaviez coutume d’admirer, c’est la maison de la princesse deMontfort ; sais-je comment Mina en apprit la route ?Quand il ne restait plus rien de la pièce d’or, Mina sortait, ettoujours elle revenait avec la manne.

– Et vous saviez d’où venait la manne,n’est-ce pas ?

– C’était de Dieu que je l’avaisimplorée, mon père.

– Et vous laissiez sortir Mina !… etvous n’aviez pas honte !

Les lèvres du vieillard tremblaient ; sespaupières battaient comme si elles eussent fait effort pourcontenir des larmes.

– Mon père, prononçaMlle d’Arnheim à voix basse, je laissais sortirMina parce qu’elle me rapportait le souffle de votre poitrine et lesang de vos veines… et je n’avais pas honte parce que la main parlaquelle Dieu nous envoyait sa manne m’était peut-être déjàchère.

– Merci, murmura Gaston, les yeuxhumides.

– Mais qu’espérais-tu ?qu’espérais-tu, malheureuse enfant ? s’écria le vieillard avecangoisse.

Mlle d’Arnheim releva vers leciel son regard et répondit :

– Mon père, j’espérais en Dieu.

Il y eut un silence. Monsignor Bénédictchantait toujours ses gentilles choses d’Italie. M. d’Arnheimregarda Gaston en face, puis il lui tendit la main.

– Chrétien Baszin, prince Jacobyi, commevous l’appelez et comme il se nommait en effet autrefois, vous estredevable, monsieur le marquis, prononça-t-il avec lenteur. Il voiten vous un noble et généreux jeune homme. Peut-être même eût-il étéflatté de votre recherche au temps de son bonheur ; mais iln’ignore pas que la maison de Montfort est une des plus riches deFrance. Chrétien Baszin ne permettra jamais que sa fille entre dansquelque famille que ce soit, sinon par la porte grandeouverte : il ne possède plus rien que sa fierté. QueMme la princesse de Montfort vienne chercherelle-même la princesse Jacobyi, si c’est en effet le sort, et queDieu veuille bénir l’union de deux grandes races !

– Cela se doit et cela se fera, réponditGaston sans hésiter : prince, je prends votre parole.

Quelle était, cependant, cette cousineÉmerance dont Mme la princesse parlait trop souventà Gaston ? M. le marquis ne s’avançait-il pas beaucouppour un jeune homme timide ? Nous ne savons, en vérité, si samère eût été heureuse ou désolée de l’entendre.

Il serra la main de M. d’Arnheim et pritrespectueusement la main de la jeune fille. C’étaient comme desfiançailles conditionnelles. Puis, se soulevant et d’un tonbref :

– Prince, reprit-il, reconnaîtriez-vous,si le hasard vous plaçait en face d’eux, les deux Tziganes quireçurent l’hospitalité au château de Chandor, la nuit où votrefille fut enlevée ?

Mlle d’Arnheim tressaillit etdevint livide.

– Comment savez-vous ?… balbutia levieillard.

– Il me reste à vous expliquer beaucoupde choses, prince, interrompit le jeune marquis, mais ce n’est icini le lieu, ni l’heure. Je vous supplie de vouloir bien répondre àma question.

– Je les reconnaîtrais, ditM. d’Arnheim entre ses dents serrées, dans dix ans commeaujourd’hui !

Gaston prêta l’oreille : monsignorBénédict avait fini de chanter.

– Prince, poursuivit-il, vous êtesdestiné à vous trouver, ce soir peut-être, en face de ceux qui ontconsommé votre ruine.

– Il se pourrait !… s’écria levieillard.

– Nous avons parlé plus d’une fois deDieu dans cette entrevue, dit Gaston gravement : ce sont desvoies inconnues que les siennes. Une personne qui me paraît dignede foi a annoncé, pour ce soir, la présence des frères Ténèbre dansles salons de l’archevêque de Paris : Mikaël et Solim, legrand et le petit. Quand Mlle d’Arnheim vaparaître, vous la suivrez sans doute. Regardez bien, mais cachezbien aussi votre colère légitime et vos justes ressentiments. Ilvous importe, il importe à votre fille et aussi à moi, votregendre, que nul, excepté moi, ne pénètre votre secret. Nous seronséloignés l’un de l’autre : il nous faut un signal. Si vousreconnaissez les deux malfaiteurs, promettez-moi deux choses :d’abord l’abstention la plus absolue, ensuite ce geste, dessinéostensiblement, et non pas un autre.

Il posa les cinq doigts de sa main droiteétendue sur son front.

M. d’Arnheim hésita un instant, puis ildit :

– J’ai confiance en vous, et je feraiselon votre volonté.

Comme s’il n’eût attendu que cette promesse,M. le marquis de Lorgères s’inclina et se dirigea rapidementvers la porte opposée à celle qui lui avait donné entrée. Iltraversa le vestibule, descendit l’escalier et gagna lesjardins.

Ce n’était pas pour rafraîchir sa tête nue,que M. le marquis de Lorgères se livrait à cette promenadenocturne. Il allait, regardant autour de lui attentivement ets’arrêtant même parfois pour écouter. La nuit était noire, maisParis ne dormait pas, et l’on entendait encore au lointain sesgrands murmures : au-dessus de ces bruits sourds on en pouvaitsaisir de plus voisins et de plus distincts : des pas, deschuchotements, des rires étouffés ; les ténèbres étaienthabitées autour du château.

Gaston gagna le parc et chercha un endroitbien touffu. Il pénétra au milieu d’un buisson, regarda encoreautour de lui, écouta avec plus de soin, et finit par cacher auplus épais du fourré un objet qu’il tira de son sein.

Puis il reprit sa course vers le château etrentra dans le salon par la porte principale…

M. le baron d’Altenheimer, qui semblaitremplir ici l’office de concierge, tant il était fidèle à sonposte, auprès de la porte, eut un léger mouvement de surprise àl’aspect de Gaston. Ce fut l’affaire d’une seconde ; aprèsquoi, sa longue figure reprit son expression de placidité.

– Monsieur le marquis n’a donc pasentendu mon frère Bénédict ? dit-il.

– Si fait, répondit Gaston, qui adressaun sourire complimenteur à monsignor ; entendu etapplaudi.

Monsignor remercia, le baron ajouta :

– Je n’avais pas vu sortir M. lemarquis.

Gaston passa en répondant :

– Un peu d’air frais… on étouffeici !

– Monsieur le marquis, lui dit laprincesse, d’un ton qui voulait être très sévère, vous avez étéabsent trente-cinq minutes, montre à la main. Votre conduite est dela dernière inconvenance !

Mais elle ajouta, en le menaçant dudoigt :

– Je vous mets en pénitence, si vous nem’apportez pas une pleine brassée de nouvelles !

– Il ne s’est rien passé ? demandaGaston ?

– J’ai le torticolis à force de regarderde tous côtés, répondit la princesse. Le docteur prétend que toutceci est une superbe mystification. Mais ce cher M. Récamier,à force de douter de la Faculté, ne croit plus à rien, vous savez…Ah çà ! mais, Gaston, nous perdrons la tête ! vousm’interrogez, et moi, j’ai la bonhomie de vous répondre :c’est le monde renversé !

Gaston garda le silence.

– Comme vous voilà pâle, reprit sa mèreinquiète, vous qui aviez tant de couleurs en rentrant !… Il mefaut une explication, Gaston, mon enfant ; Il y a quelquechose, peut-être un roman, songez que je les déteste… voyons !soyez franc !… Pauvre Émerance ! Parlez, Gaston, je leveux. Qu’avez-vous fait, depuis que vous êtes sorti du salon.

– Madame, répliqua le jeune marquis enfaisant effort pour secouer sa rêverie, je ne crois pas que ce soitun roman, mais c’est du moins une étrange histoire. Demain, si vousle permettez, je me présenterai à votre lever : j’aiabsolument besoin de vous parler.

Il n’y a pas de mot en français pour exprimerla passion que les mères ont de savoir. Il serait injuste de donnerà ce désir profond et si légitime le nom de curiosité. Lesétonnements de Mme la princesse grandissaient. Ellene retrouvait plus en son fils l’enfant de la veille, et Gastonn’en aurait pas été quitte pour si peu si un grand mouvement nes’était fait dans le salon. Mgr d’Hermopolis se dirigeait versl’estrade ; une émotion, qui, je dois le dire, n’avait pas unrapport très direct avec le sermon qu’il allait faire, s’emparaitde l’assistance.

On sait que l’apparition des frères Ténèbreétait annoncée pour le moment de la quête. Il y avait, dans lesalon de l’archevêque, des curiosités malades, des frayeurs, desdésirs, des fièvres, et rien de tout cela, bien assurément, neregardait les malheureux chrétiens de terre sainte.

La princesse n’eut que le temps de dire, aumoment où Mgr d’Hermopolis prenait position surl’estrade :

– Enfin, me diras-tu au moins qui sontces gens, les d’Arnheim ?

– Vous le saurez demain, ma mère,répondit Gaston en s’éloignant, et c’est pour cela précisément quej’ai besoin de vous voir.

Les premières paroles de Mgr Frayssinouscommandaient, en ce moment, le silence.

Il existe encore beaucoup de gens qui ontpersonnellement connu l’illustre auteur de la Défense de lareligion. Tous s’accordent à dire que l’éloquence publique del’évêque d’Hermopolis se distinguait surtout par la mesure, lamodération et l’abondance des preuves, déduites avec le calmesouverain de la certitude ; mais ils ajoutent que sonéloquence privée était d’un tout autre caractère.

Il avait dans le sang des ardeurs méridionaleset dans le cœur un vif entraînement vers la charité.

Quand il combattait pour arracher l’aumône àl’égoïsme des gens du monde, ce n’était plus un soldat régulier dela grande armée apostolique, c’était un tirailleur armé à lalégère, un zouave, s’il nous était permis de commettrevolontairement cet anachronisme ; il ne reculait devantrien ; tout bois lui était bon pour faire flèche, et l’on aretenu le mot que prononça M. de Talleyrand, après lesermon prêché chez Mme la duchesse d’Angoulême, enfaveur des veuves et des orphelins de la guerre de Grèce :Il nous a mis sa charité sur la gorge !

Ici le thème était aussi actuel et encore plusfrappant : il s’agissait de ces tristes familles chrétienneséparpillées en Palestine et gémissant sous la domination turque.Depuis lors, la guerre d’Orient a fait notre éducation à ce sujet,et personne n’ignore les lamentables barbaries qui, dans lapostérité, feront ombre aux lumières dont notre siècle, content desoi, s’attribue le monopole ; mais alors une barrière presqueinfranchissable était entre l’Europe et ces cris d’agonie, enquelque sorte ; on entendait, ce soir, dans le salon duchâteau de Conflans, leur premier et déchirant écho.

Mgr Frayssinous eut d’abord à luttercontre l’inattention générale, car la fièvre de tous faisait unerude concurrence à sa parole ; mais au bout de quelquesminutes, l’inattention était domptée, et vous eussiez vu bientôttous ces visages, avides d’entendre, penchés vers un centre commun,l’orateur. Toutes ces plaintes jusqu’alors étouffées, tous ces crisque l’on n’avait jamais écoutés, tous ces gémissements arrachés àla longue et intolérable torture se réunissaient en une seule voixpour éclater comme un bruit formé de mille râles au sein de cetteassemblée riche, brillante, heureuse, qui se trouvait transportéepar un formidable enchantement au milieu des angoisses dont estencore peuplée la terre où Jésus-Christ mourant sua du sang mêlé delarmes.

Le discours ne dura pas longtemps ; quandil fut achevé, il y avait de la sueur à toutes les tempes et deslarmes dans tous les yeux.

Mgr d’Hermopolis descendit alors del’estrade, et l’archevêque de Paris l’embrassa avec effusion, avantde lui remettre la vaste bourse en velours rouge qui devait servirà la quête. Dès les premiers pas, le prélat commença son abondanterécolte de pièces d’or et de billets de banque ; puisl’exemple s’en mêla, l’émulation, si vous préférez ce mot ;des philosophes chagrins diraient la vanité.

L’appareil de Marsh dégage de l’arsenic decette même terre qui nous donne le froment pour nos pains ;dans l’ordre moral comme dans l’ordre physique, est-il rien ici-basd’absolument pur ?

L’œuvre grande, étant donné l’éternellenégative qui répond à cette question, l’œuvre grande et sainte estprécisément d’amender l’ivraie, de dompter la sève mauvaise, de ladiriger et de la lancer, fougueuse qu’elle est, vers un noblebut.

Voilà le métier des chevaliers del’aumône.

Mme la princesse donna sonbracelet. À dater de cet instant, ce fut une pluie de bijoux dansla bourse lourde et gonflée. Colliers, boucles d’oreilles, brocheset rangs de perles, allèrent rejoindre le bracelet de la princesse.La charité a aussi ses enchères, et c’est tant mieux.

– Monsieur le baron, dit l’évêqued’Hermopolis en arrivant près de la porte d’entrée, je sais quevous vous êtes dépouillé déjà en faveur d’une autreinfortune : Je me garderai bien de vous rien demander.

M. d’Altenheimer était en train defabriquer un petit cornet de papier à l’aide d’une enveloppe delettre. Il y allait de son mieux, mais ses grandes mainsmaladroites faisaient une triste besogne.

– Donnez, mon cher frère Bénédict, dit-ilgravement, afin de ne point faire attendre Son Excellence.

Monsignor Bénédict ôta de son doigt le trèsbeau solitaire qui avait fait l’admiration de l’assemblée et lelaissa tomber dans la bourse. C’était un don royal. L’évêqued’Hermopolis saluait et allait passer, lorsque le baron luidit :

– Veuillez permettre, de grâce,monseigneur ; c’est une habitude très tyrannique : jevoudrais garder seulement quelques prises de mon tabac…

L’évêque se retourna, M. le barond’Altenheimer était en train de vider dans le petit cornet qu’ilvenait de fabriquer assez gauchement le contenu de sa splendidetabatière d’or, enrichie de diamants, dont chacun était gros commeun pois. Ayant achevé son transvasement, il glissa laboîte dans la bourse, en ajoutant avec une parfaite simplicité.

– Je vous demande un million de pardons,monseigneur, de vous avoir fait attendre.

La boîte valait trois ou quatre fois la bague.Cela fit grand effet, surtout le petit cornet et le million depardons. Plus d’un se demandait si ce royaume de Wurtemberg, quiavait l’honneur de posséder la Forêt-Noire dans ses étroiteslimites, était décidément l’Eldorado.

MM. d’Altenheimer avaient repris leurattitude paisiblement modeste, et l’évêque d’Hermopolis continuaitsa quête qui avait produit une fortune.

– Mlle d’Arnheim pourfinir, dit Mgr de Quélen, en faisant signe à l’orchestre, dontun musicien se détacha pour aller chercher la virtuose.

Gaston avait à la main son offrande au momentoù M. d’Arnheim et sa fille reparaissaient sur l’estrade. Ilvit le regard avide du vieillard faire avec rapidité le tour de lasalle et s’arrêter, lourd et fixe, sur la porte d’entrée, auprès delaquelle les deux MM. d’Altenheimer étaient seuls.

La commotion éprouvée par M. d’Arnheimfut si violente, qu’il chancela comme un homme qui va tomber à larenverse.

– Eh bien ! marquis ! ditl’évêque dont la bourse restait tendue vers Gaston depuis plusieurssecondes.

– Eh bien ! Gaston ! répéta laprincesse qui l’observait.

– Il a donné une pièce blanche,s’écria-t-elle presque aussitôt après en bondissant sur sonfauteuil ; docteur ! il a donné une pièce blanche !mon fils, à moi ! à la quête du ministre des cultes !pour les chrétiens de terre sainte !Mlle d’Arnheim est très certainement l’ancienvampire enterré dans la plaine du Grand-Waraden : Elle aensorcelé Gaston ! Gaston est fou ! une pièceblanche ! Voilà qu’il a vingt-trois ans ! Y a-t-il desaffusions d’eau froide dans les bains chauds qui puissent empêcherles jeunes gens de faire des sottises ? J’avais envie qu’ils’éveillât un peu, mais pas tant ! Seigneur, mon Dieu !le duc a déjà pensé me faire perdre la tête ! Et figurez-vousqu’il ne veut pas entendre parler de sa cousine Émerance ! unparti charmant ! et bien en cour ! et tout !…

Elle s’éventait du mieux qu’elle pouvait, maiselle ne croyait point à ce qu’elle disait et il y avait un souriresous sa colère.

L’évêque aussi riait en quittant le jeunemarquis dont la main venait de laisser tomber trois pièces dequarante sous dans son aumônière : les seules ! ildevinait bien qu’il y avait là méprise et qu’on avait cru donnertrois doubles louis.

Mais Gaston, lui ne riait pas : tout sonêtre était dans ses yeux. Je ne sais pas même s’il avait remarquél’entrée de Mlle d’Arnheim. C’était le père, il nevoyait que le père, dont les cheveux blancs frémissaient sur songrand front pâle.

Lentement, lentement, M. d’Arnheim portasa main droite à son crâne sur lequel ses cinq doigts convulsifsrestèrent un instant étendus.

C’était le signal convenu.

Gaston poussa un long soupir et se perdit dansla foule.

Chapitre 8LA FIN DE LA SOIRÉE

Les frères Ténèbre, cependant, si pompeusementannoncés, ne paraissaient point. Les deux prélats, le préfet depolice et quelques autres personnages de poids comptaient la quête,dans un petit salon voisin, dont la porte restait ouverte, tandisque Mlle d’Arnheim chantait avec accompagnementd’orchestre l’Ave verum de Mozart.

L’admirable artiste se surpassait elle-même enrendant cette admirable musique. La salle silencieuse était toutoreilles, lorsque soudain chacun éprouva comme un choc violent.

M. le baron d’Altenheimer venaitd’entrouvrir la porte d’entrée et de crier, avec toute l’ampleur desa basse taille :

– Attention !

En même temps, il se précipita dans le salonoù étaient Messeigneurs.

Par la porte principale entr’ouverte,plusieurs voix répondirent :

– Bien ! nous y sommes !

Monsignor, était déjà à une fenêtre, dont iltourna vivement l’espagnolette.

– Attention partout ! cria-t-il ense faisant un porte-voix de ses deux mains.

De divers côtés dans le parc, des voixlointaines arrivèrent qui dirent :

– Bien ! – bien ! –bien !…

Vous voyez que les frères Ténèbre n’avaientqu’à se bien tenir. On leur préparait un accueil digned’eux !

Pas n’est besoin d’ajouter que l’orchestre etla chanteuse se taisaient.

Il y eut un instant de tumulte inexprimable.Le premier cri de femme en fit naître cent, comme c’est la coutume.Les gens du grand salon s’élançaient dans le petit, les gens dupetit revenaient violemment dans le grand. On cherchait, ons’agitait, personne ne voyait rien, mais chacun croyait qued’autres voyaient quelque chose, Au bout de trois minutes, il yavait deux douzaines de dames évanouies.

Et vraiment, ce n’était pas beaucoup. Uneautre douzaine y avait regardé à deux fois par respect.

– Ici ! dans le jardin ! criaune voix au dehors. Les voici !

On se précipita aux fenêtres.

– Ici, dans l’escalier ! vociféraune autre voix. Les voilà !

On ferma la porte avec violence.

Des coups de feu se firent entendre aulointain.

On put voir alors M. le barond’Altenheimer qui boutonnait son vaste frac noir. Il avait la têtehaute et le regard brillant. Quand ces Allemands se mettent à avoirdu courage…

– Je demande bien pardon, dit-il aveccalme ; venez, venez, mon frère Bénédict… Je les aurai ou jemourrai !

Monsignor aussi avait l’air d’un petit héros.Ils gagnèrent tous deux la porte et disparurent au milieu dessupplications de ces dames qui les exhortaient à ne point exposertrop témérairement leurs vies.

Qu’allait-il se passer de terrible ?…

Quand ils furent partis, les bruits diversallèrent s’éloignant, puis se turent.

Au bout de trois autres minutes, un silenceprofond régnait dans le salon du château de Conflans. Personne neparlait, sauf deux hommes, demi-cachés derrière l’orchestre, etdont l’un employait toute sa force à contenir l’autre.

– Pourquoi m’avez-vous empêché de lessaisir ! disait M. d’Arnheim, épuisé par ses efforts.

– Prince, répondait le marquis Gaston deLorgères, je vous donne ma parole d’honneur qu’ils n’échapperontpas !

Les autres membres de la fête, les messieursaussi bien que les dames, sortaient comme d’un sommeil. Chacun seprit à regarder ses voisins. On aurait cru rêver, si les traces dela tempête n’eussent existé de toutes parts. En outre, lesMM. d’Altenheimer manquaient. On attendit. Personne ne sepressait de parler. Chacun avait en soi une vague appréhensiond’avoir été pris pour dupe : il n’y avait plus, en effet, audehors ni bruits de, pas, ni clameurs, ni coups de feu.

L’archevêque, le premier, dit :

– Il y a là-dessous quelque chosed’inexplicable.

Le préfet de police ajouta d’un airchagrin.

– Ces conflits entre le ministère del’intérieur et la préfecture sont une énormité ! voilà où celamène !

– Madame la marquise, est-ce que vousavez vu quelque chose ? demanda la princesse à sa voisine.

– Quelque chose, madame ?… Je nepuis dire que j’ai vu, non ! J’ai fermé les yeux comme quandon va tirer des coups de fusil à la parade…, mais senti…, oh !je suis bien sûre d’avoir senti une odeur de brûlé…

– Ma tante, s’écriaMme de Maillé, Léonie a vu un homme toutnoir…

– Et moi, dit le docteur Récamier, j’aisenti comme un grand corps velu…

Il y eut quelques rires. Peut-être n’eut-ilfallu qu’un bon mot de franc calibre pour tourner décidément lachose en plaisanterie, mais le bon mot ne vint pas, et l’évêqued’Hermopolis dit :

– Allons achever le compte de notrequête.

Il n’eut pas plutôt mis le pied dans le petitsalon qu’il poussa une exclamation de stupeur.

La panique faillit se renouveler, tant étaientpeu solides les pauvres nerfs de l’assistance. Mais comme sonExcellence, au lieu de reculer, s’était précipité vers la table quioccupait le milieu du petit salon, ces messieurs passèrent le seuilà leur tour et quelques dames suivirent. On entoura Son Excellencequi était devant la table, les bras tombant et la tête baissée.

– Miséricorde ! s’écria Mgr deQuélen en joignant les mains : notre quête ! Notre pauvrebelle quête !

Ce fut tout. Il y eut parmi la noble assembléece silence d’espèce particulière qui suit les grandesmystifications. La table était nette. On n’y voyait plus un seuldes objets contenus naguère dans la bourse de velours rouge.

– Voilà ! dit cependant le préfet depolice ; si le ministère de l’intérieur voulait s’entendreavec nos bureaux…

– Eh ! monsieur, interrompitl’archevêque de Paris avec une colère qui avait sa source dans ledésappointement même de sa charité, il n’y a pas plus de ministèrede l’intérieur dans tout ceci que de légation de Rome à la cour deVienne ou chancellerie du royaume de Wurtemberg ! Nous avonsperdu le bien des pauvres, et nous sommes les victimes d’uneeffrontée comédie !

– Jouée par des comédiens comme on envoit peu ! fit le docteur Récamier, esprit tranquille et connupour son impartialité, quand il ne s’agissait point demédecine.

– Un grand… et un petit ! murmura laprincesse, répétant cette parole que M. le baron d’Altenheimeravait tant de fois prononcée dans le salon de verdure.

– Ce sont eux ! ce sont eux !s’écrièrent vingt voix à la fois.

– Le baron est le chevalier Ténèbre…

– Et monsignor est frère Ange, levampire !

Chapitre 9ESSAI SUR LA PHILOSOPHIE DU VOL

Tout les gens qui font métier de tromper ou dedéjouer la tromperie, – tout le gibier et tous les chasseurs, – lesadmirables voleurs de Londres, par exemple, qui ont une Sorbonne oùprofesser leur art, et aussi les admirables détectives quisont entraînés (Well-trained) à découvrir leur piste surle pavé de la grande Babylone, tous vous diront qu’il y a, pour serendre invisible, et en dehors de la lampe d’Aladin, deux moyensprincipaux ; se cacher ou se montrer, mettre un masque oumarcher à visage découvert, glisser dans l’ombre de la nuit ouaffronter vaillamment la lumière du soleil ; en deux mots, laruse et l’audace.

Ces choses-là peuvent être utiles à savoir. Onne doit pas craindre de les apprendre aux malfaiteurs qui ne lesignorent jamais, et il est bon que les honnêtes gens en aientquelque idée, puisqu’ils traversent sans cesse la forêt de Bondy denos civilisations.

La ruse appartient aux vieilles écolessurtout ; l’audace est le fort de l’école moderne. La plupartdes savants gentlemen qui s’occupent en grand de l’art de volerpréconisent hautement l’audace et ne se gênent pas pour dire que laruse a fait son temps.

L’honorable Josuah J. Marshall, l’orgueil dela grande association londonienne, qui fut pendu dans Old-Bayleyvers la fin du règne du roi Georges, professait ainsi :« Dites au constable : Je suis Jack Sheppard[1], il ne vouscroira pas ; prouvez-lui, à l’aide de votre acte de naissance,que vous êtes Jack Sheppard, il vous traitera d’imposteur :volez-lui alors sa montre, sa bourse, sa chemise et sa baguette, ilrira en lui-même, disant : Allons donc ! JackSheppard ! Ce n’est pas possible ! »

Il est certain que, dans toutes les bonneschoses, l’esprit anglais va souvent à l’extrême ; mais il y adu vrai, dans l’opinion de l’honorable Josuah J. Marshall, et lefait de sa pendaison ne prouve rien contre sa théorie.

Un true gentleman de l’associationaccepte d’ailleurs l’idée philosophique de la corde, comme noussommes bien tous forcés d’admettre l’idée de la mort.

C’est une affaire de temps dans les deux cas,et cette affaire de temps se nomme la vie pour tous les libresesprits qui ne voient rien au delà de la mort. Le problème àrésoudre est donc pour eux de vivre très bien et d’être pendu trèstard.

Josuah J. Marshall atteignit, avant d’êtrependu, l’âge vénérable de quatre-vingt-trois ans. Il vit lesenfants de ses enfants et leur légua sa méthode.

C’était un sage selon la religion de lamatière, et les dévots du néant qui refusent de le regarder commeun sage sont des fous.

Allez maintenant dans les prisons et demandezaux directeurs de quelle manière, le plus souvent, leurspensionnaires s’évadent. Ils nous répondront à l’unanimité :comme ils peuvent. Ne vous arrêtez pas à celle réplique tropvague ; descendez au fond de la question, établissez descatégories : le geôlier n’y mettra point de bonne humeur, celaest positif, car vous posez là le doigt sur quelque plaie de sonsouvenir ; on s’évade à midi plus souvent qu’à minuit, par lagrande porte plus souvent que par des tuyaux creusés sousterre ; on s’évade la tête haute, le front découvert, lesourire aux lèvres ; on s’évade en saluant avec bienveillancela femme du concierge et en disant au factionnaire : Bonjour,l’ami !

Voilà le fait positif ; en voulez-vous lacause ?

L’esprit humain est fait ainsi : il a lapassion de contredire, toute précaution peut, en définitive, setraduire ou se résoudre par cette affirmation : Je ne suis pasun voleur. Cela suffit pour que le constable ou le gendarme aitimmédiatement désir et besoin de vous prouver que vous voustrompez.

Dites-lui : Je suis un voleur, iléprouvera la tentation bien naturelle de vous démontrer lecontraire.

Ce sont là de graves sujets. Il y avaitnaguère à Londres derrière Drury-Lane, un endroit fort propre oùdes gens de l’art enseignaient diverses façons de crocheter uneporte sans gâter la serrure ; le cours était à peu de choseprès public, et nous avons eu l’honneur d’y assister. RuleBritannia ! C’était l’école primaire, tandis que lesconsidérations qui précèdent appartiennent à l’enseignementsupérieur.

Si véritablement le baron d’Altenheimer etmonsignor Bénédict étaient les frères Ténèbre, ils avaient usé duprocédé Marshall. Seulement, comme les bandits allemands attendentencore leur Plutarque, ils avaient été obligés de faire eux-mêmesleur réputation dans les salons de l’archevêque et de chanter leurpropre épopée. Puis ils s’étaient écriés, selon la recette del’honorable Josuah J, Marshall : Nous sommes les frèresTénèbre !

Et personne ne l’avait cru.

Ils n’avaient pas dit cela en propres termesassurément, mais ils s’étaient arrangés de manière que cette penséevint à tout le monde.

Et tout le monde, en effet, à un moment donné,avait eu cette pensée, mais tout le monde s’était dit comme leconstable de l’honorable Josuah J. Marshall : Les frèreTénèbre ! allons donc ! c’est impossible !

Et une fois qu’elle est venue frapper à laporte de l’esprit, cette pensée, et que l’esprit lui a refusél’hospitalité, tout est dit : le bandeau est noué à triplenœud sur vos yeux. Voilà où gît l’importance réelle du calcul dudocteur Marshall.

Maintenant, on a vu des gentlemen secondairesopérer de très jolies affaires en prenant le nom respecté de JackSheppard. MM. d’Altenheimer n’avaient-ils point volé lapersonnalité des frères Ténèbre ? où s’arrêtait le faux dansleur récit ! les frères Ténèbre existaient-ilsseulement ? ou n’y avait-il pas même un atome de vérité aufond de leur effronté mensonge ?

M. le préfet de police monta en voiturele premier et revint à Paris ventre à terre. L’habileté de cetéminent magistrat est restée proverbiale ; sans nul doute, ildut mettre en campagne à l’instant même les mystérieux bataillonsde son armée.

Nulle trace cependant n’est restée, auxarchives de la préfecture, du Chevalier Ténèbre, ni de frère Angele vampire ; nulle trace non plus du baron d’Altenheimer, nide monsignor Bénédict. Ce n’est pas, paraît-il, une petiteentreprise que de chasser à courre un eupire et unvampire !

Le surplus des convives de Monseigneur seretira tristement. Le bon et illustre archevêque, en regagnant sachambre, gardait comme une secrète consolation au fond de son cœur.Il lui restait du moins de quoi soulager une infortune : leportefeuille destiné à M. d’Arnheim ne l’avait pas quitté. Ilvoulut en recompter les billets de banque.

Hélas ! le portefeuille s’était envolé,emportant avec lui la magnifique croix pastorale de Monseigneurlui-même !

Chapitre 10LE MISSEL

Ce soir-là Mme la princesse deMontfort n’eut point, pour descendre de voiture, la main de soncavalier habituel. Pour la première fois, M. le marquisfaisait faux bond à sa mère. La princesse était un esprit fort,comme nous l’avons dit, et l’avis de tous les esprits forts, estd’ouvrir les portes à deux battants, afin que jeunesse passe. Maisqu’il y a loin chez les femmes qui ont l’esprit fort, de la théorieà la pratique ! Une pauvre histoire de revenants avait mis lachair de poule sur tout le corps de Mme laprincesse, qui ne croyait absolument pas aux revenants. Il faut quejeunesse se passe, mais Mme la princesse avaitmaintenant le cœur bien gros en prenant la main du docteur pourremonter le perron de son hôtel.

– Vous avez un peu de fièvre, belle dame,lui dit ce dernier, et je conçois cela, après ce qui vient d’avoirlieu. Si vous m’en croyez, vous prendrez demain matin un bon bainchaud avec une simple affusion d’eau froide.

– Quand je pense, docteur, soupira laprincesse, que j’ai pris cette demoiselle d’Arnheim pour… Ah !les audacieux coquins ! Léonie a senti une main velue… Elleest folle un peu, vous savez… Mais voilà mon Gaston qui prend lemors aux dents ! Ah ! qu’il a bien fait de quitter leséminaire ! Elle est très bien, au moins ! Il n’y a pas àdire ! Et la pauvre Émerance à un tour d’œil… mais pasdésagréable, hein ? Et puis quel parti ! Tenez, docteur,tout cela est terrible !

Le docteur prit congé en disant :

– Dans un bain chaud, belle dame, unesimple affusion d’eau froide.

Avec ces mots qui n’ont l’air de rien,l’excellent homme (et si spirituel !) avait fait la plus bellefortune médicale de ce siècle.

Si quelqu’un eût demandé àMme la princesse où était son fils Gaston en cemoment, elle eût répondu sans hésiter et avec la certitude de nepoint se tromper : mon fils Gaston soupire.

Malgré son expérience et son exquisepénétration, la princesse eût fait erreur en ceci : Gastonn’avait pas le temps de soupirer ; Gaston était toutuniquement en train de faire à pied et au pas de course les troisvertes lieues qui séparent le château de Conflans de la rue del’Université.

Gaston avait en effet reconduitM. d’Arnheim et sa fille jusqu’à l’humble fiacre qui lesattendait à la grille du château ; mais là, il les avaitquitté en disant au vieillard : « À quelque heure que jeme présente chez vous, cette nuit, il faut que vous mereceviez ; vous saurez alors les motifs de maconduite. »

Il était revenu vers le château ; mais,au lieu de rentrer pour retrouver sa mère qui le demandait à tousles échos, il avait fait le tour des bâtiments, pour s’introduiredans le parc. La lune était couchée ; il y avait toujours auciel ces gros nuages immobiles et lourds que l’éclair déchirait parintervalles. Gaston prit la route que nous l’avons vu suivre déjàdans la soirée à travers le parc ; il semblait trèsagité ; quand il atteignit les fourrés, la nuit était si noirequ’il hésita ne trouvant plus son chemin.

Ces bruits mystérieux qu’il entendait naguèredans le parc et dans la campagne avaient cessé maintenant. Tout setaisait, jusqu’au murmure lointain de la grande ville, dont ondevinait la présence pourtant aux rouges réverbérations quiteintaient vers le sud ouest la coupole abaissée des nuages.

– C’était une crainte d’enfant !pensa M. le marquis de Lorgères ; et cependant, j’ai ouïdire que, dans des cas semblables, il peut arriver qu’on fouilletout le monde, même chez le roi ! je me doutais bien qu’il yaurait un vol… Si l’on avait trouvé cela sur moi !…

Il avait dépassé la lisière d’une grandefutaie d’ormes, dont le sous-bois était formé de buissons d’épineset de troënes, où serpentaient les pousses tressées dechèvrefeuille.

C’était là qu’il était venu dans lasoirée ; il s’en souvenait bien, mais le bosquet d’ormes avaitplus d’un arpent d’étendue, et comment retrouver un point précis aumilieu de cette obscurité profonde ?

Il profita du premier éclair pour poursuivrela lisière de la futaie, cherchant le petit sentier qu’il avaitmanqué une fois déjà.

Le second éclair lui montra une douzaine depetits sentiers qui tous se ressemblaient et pénétraienttortueusement dans le sous-bois. En même temps, il commençad’entendre sur le pavé de la grande route le roulement desvoitures ; c’étaient les hôtes du château qui seretiraient ; on allait bientôt fermer les portes : ilfallait se hâter.

Gaston prit au hasard un des sentiers et lesuivit pendant une centaine de pas ; le sentier le conduisittout droit à une énorme souche autour de laquelle il y avait destas de bois mort. Gaston revint sur ses pas en courant et prit unautre, puis un autre encore : tous allaient au plus épais dufourré.

Les lumières s’éteignaient aux fenêtres duchâteau. Il ne fallait déjà plus songer à sortir par la grille.

Une heure entière se passa ainsi en recherchesvaines, et Gaston perdait courage, lorsqu’un éclair alluma uneétincelle à ses pieds. Un plan métallique avait brillé sous lesbroussailles. Il se pencha, il saisit l’objet qui était bien ledépôt confié par lui à cette solitude et s’élança vers le mur declôture du parc, après avoir boutonné son habit sur sa précieusetrouvaille.

Un mur de parc est peu de chose quand on avingt ans et la bonne volonté ; Gaston grimpa etredescendit : il n’y eut de blessés que les genoux du pantalonet le poignet de l’habit noir.

Je crois que les chiens de garde demonseigneur hurlèrent un peu, mais Gaston allongeait déjà le passur le chemin de la barrière.

À la barrière, il y avait un préposé del’octroi, dormant de ce sommeil extraordinaire qui n’empêche pasles préposés de voir confusément et de se mouvoir avec lenteur. Cesont, de ce côté de Paris, des barrières importantes, à cause desvins et spiritueux. Le préposé somnambule, voyant un homme tête nueavec un pantalon déchiré aux genoux et un habit lacéré auxpoignets, pensa bien qu’il s’agissait d’introduire en fraude unetrès grande quantité d’eau-de-vie. Il donna l’alarme au poste,habité par cinq autres préposés, dormant pareillement du sommeilmagique. Ces six fonctionnaires, animés de droites intentions,sommèrent Gaston de payer les droits ou de fournir sonacquit-à-caution. Gaston voulut passer outre ; il fut saisi etfouillé, – puis relâché parce que les préposés n’avaient trouvé surlui qu’un petit missel ayant les plats en velours et la tranche enacier poli, auquel tenait un bout de chaînette, également enacier.

Gaston, quand il vit le missel entre les mainsde ces bonnes gens, se laissa choir sur un siège et faillit perdreconnaissance.

Mais l’avis unanime des préposés fut qu’àsupposer même l’objet creux et plein d’esprit trois-six, lacontenance était trop exiguë pour qu’il y eût lieu de payer ledroit.

Gaston reprit son missel comme on s’empared’un trésor et continua de galoper, sans dire adieu à tous ceshommes verts qui l’avaient persécuté en rêve.

Le missel était, comme nous venons de leconstater, acier et velours, avec surtranches hermétiquementadaptées et fermoirs antiques, dont la solidité semblait àl’épreuve. Bien qu’un assez grand nombre d’ecclésiastiquespossèdent des bréviaires de cette sorte, nous n’avons pointl’intention de tendre un piège à la perspicacité du lecteur. Cepetit livre était très positivement celui qui pendait naguère,attaché par une chaînette d’acier, au cou de monsignor Bénédict.Gaston l’avait trouvé à terre et ramassé au moment où les hôtes del’archevêque quittaient le salon de verdure, après les histoiresracontées. Pourquoi ne l’avait-il point rendu à monsignorBénédict ? pourquoi, au contraire, l’avait-il caché comme ondissimule un trésor ? Ce jeune et beau marquis de Lorgèresn’avait pourtant pas l’air d’un voleur !

À vrai dire, ce ne pouvait être un objet debien haute importance, puisque Mgr Bénédict, pendant plus detrois heures que le concert avait duré, ne s’était même pas aperçude sa disparition.

Il était environ deux heures du matin quandM. le marquis arriva au bout de la rue de l’Université, enface de l’hôtel de la princesse, sa mère. L’hôtel de Montfort étaitsitué non loin du palais Bourbon et presque à l’encoignure de lapetite rue de Courty, Gaston passa sans s’arrêter devant la grandeet belle porte cochère ; il tourna, toujours courant, l’anglede la rue de Courty et sonna à la porte bâtarde d’une maison demodeste apparence qui était adossée aux revers des jardins del’hôtel.

Ce simple détail topographique expliquerapeut-être au lecteur l’innocent et charitable mystère de lapremière rencontre de Gaston avec Lénor.

Le pauvre petit logis de M. d’Arnheimtouchait au riche hôtel de Mme la princesse. Laborne où Lénor s’était assise désespérée était là tout près.

Dès que Gaston eut frappé, on ouvrit. Gastonmonta au troisième étage et fut introduit par M. d’Arnheimlui-même dans un appartement de pauvre apparence. La petite chienneépagneule, Mina, vint faire fête à son ami. M. d’Arnheim,silencieux et grave, ouvrit son cabinet, dont il referma ensuite laporte. Cinq heures du matin sonnaient à l’horloge du palais Bourbonquand la porte du cabinet de M. d’Arnheim fut ouverte denouveau pour donner passage à Gaston qui se retirait, après cettelongue entrevue.

Il y avait eu entre eux un pacte conclu, carils se donnèrent la main avant de se séparer.

Chapitre 11LE BORDEREAU

Il y avait sur la table un bol de punch quifumait, un large bol, déjà vide à moitié. Ils étaient là tous deux,le grand et le petit. M. le baron d’Altenheimer se promenaitde long en large dans la chambre avec une énorme pipe prussiennependue aux dents. Sa forêt de cheveux noirs l’avait quitté :c’était un long jeune homme, d’un châtain roux et presque chauve.Son habit noir était remplacé par une veste turque aux broderiesd’or passées et rongées. Monsignor Bénédict avait une robe dechambre de satin cramoisi et se couchait tout de son long sur unvieux canapé avec un cigare de la Havane entre les lèvres.

En vérité, c’est à peine si on aurait pu lesreconnaître ; il n’y avait plus trace du diplomate compassé,ni surtout du jeune ecclésiastique aux candides allures.

La pièce était jouée, les acteurs avaient jetébas costumes, postiches et peintures.

La chambre où ils se trouvaient était vaste ethaute d’étage, mais mal tenue et meublée de bric à brac. Elle avaitdeux lits. On y sentait à plein nez le garni de bas ordre. Ses deuxfenêtres aux carreaux jaunis donnaient sur la rue Saint-Antoine,aux environs de l’Hôtel-de-Ville.

Le baron et Bénédict avaient l’air tous lesdeux d’être en joyeuse humeur et causaient comme deux bonsfrères.

– Demain matin, il y aura du bruit àl’hôtel des Princes, dit le grand en riant, quand on trouvera lesoiseaux envolés !

– On était mieux là qu’ici, répliqua lepetit, j’aime cette rue de Richelieu. Si jamais je viens m’établirà Paris pour tout à fait, je me donne un hôtel au coin de la rue deRichelieu et du boulevard, c’est décidé.

– Moi, je préfère cette riante maison quiregarde la rue de la Paix, reprit le baron, l’hôtel d’Osmond, jecrois : je me payerai cela quelque matin… Mais je pense aubruit qu’on fera demain chez nous ! c’est drôle.

Il se mit à rire.

– Tu as été superbe ! dit le cadetdu bout des lèvres.

– Et toi bien gentil, ripostal’aîné : mais il faut avouer aussi que ces Parisiens sont lacrème des dupes.

– Le peuple le plus spirituel del’univers ! murmura Bénédict en bâillant.

M. le baron reprit sa promenade.

– Il y a beaucoup de petites machinessans valeur dans cette quête, poursuivit-il d’un tondédaigneux ; excepté ta bague et ma boite, je ne vois guèreque le bracelet de la princesse…

– Veux-tu que je te dise ? répartitBénédict, les Parisiennes font faire des bijoux pour les jours dequête.

Le baron sourit et avala un plein verre depunch d’un coup. Il emplit ensuite le verre de Bénédict, qui le butaussi jusqu’au fond, mais, à petites gorgées, en disant :

– Nous n’aurons pas un millier de louisde tout cela, décidément, Paris est une baraque !

– Pour travailler, oui… ; mais quandon est retiré des affaires, c’est bien agréable.

Ce fut le grand qui dit cela et ils’interrompit pour ajouter en déposant sur la table son immensepipe de porcelaine. – J’ai prononcé le mot : parlonsaffaires. Voilà qu’il est une heure du matin, ce n’est pasla peine de nous coucher ; à quatre heures, il faut que noussoyons sur la route de Boulogne.

– J’ai sommeil, dit le petit, qui bâillapour la seconde fois et s’étira paresseusement sur son canapé.

– Notre sûreté exige…

– Laisse donc ! qui diable veux-tuqui vienne nous dénicher ici ?

– On a vu des choses plus étonnantes quecela !

– Bah ! tu me l’as dit vingt foistoi-même : il y a deux endroits pour se cacher, Paris et laForêt Noire !

– Mais tu étais décidé à partir ?fit le baron qui se rapprocha.

– J’ai changé d’avis, voilà tout,prononça sèchement Bénédict.

– Tu ne veux plus ?

– Si fait…, mais pas cette nuit.

– Pourquoi cela ?

– J’ai mes raisons.

– Quelque folie ! s’écria l’aînéavec mauvaise humeur.

– C’est possible, répondit le cadet, maisje suis mon maître et libre de faire des folies, si c’est monidée.

Le baron fit effort pour contenir la colèrequi déjà grondait en lui.

– Voyons, dit-il avec rudesse, mais sansperdre son calme, dis-nous ce que Satan t’a mis en tête ;parle !

– Eh bien, vieux William, répartitBénédict, ne nous fâchons pas encore pour cette fois-ci, je le veuxbien ; il y a peut-être un bon coup ou deux à faire à Londres,depuis le temps. Je vais te donner mes raisons absolument comme situ avais le droit de me demander des comptes. D’abord, nous n’avonsrien à craindre ici ; pas un de nos hommes ne sait où noussommes ; tous ignorent que nous parlons anglais comme père etmère, en vrais cokneys de la Tamise que nous sommes, puisque tu asl’honneur d’être un enfant du quartier de la Tour, et moi d’êtrenatif de la paroisse Saint-Gilles, à deux pas d’Oxford-Street, oùj’ai fait mes premières armes. Demain matin, nous quittons cetaudis ; nous allons au bois de Vincennes, nous faisons notretoilette dans un fourré et nous revenons bras dessus, bras dessous,jusqu’à la barrière sous notre déguisement de vacances, toi WilliamStaunton Esq., libraire de petites bibles arrangées, Ave-MariaLane, et mitress Olivia Staunton, moi, sa jeune compagne, tous deuxà leur premier voyage de Paris, des guinées plein leurs poches etdécidés à s’amuser comme des bienheureux. Nous descendons quelquepart, aux environs du Palais-Royal, et va-t’en voir ce que sontdevenus le conseiller privé du roi de Wurtemberg et le jeunealter ego du primat d’Autriche-Hongrie :

– C’est absurde, dit William ;est-ce tout ?

– Non… Si tu as le diable au corps pourpartir, je veux bien partir, mais demain soir seulement et avec mafemme.

– Qui appelles-tu ta femme ?

– La syrène de ce soir,Mlle d’Arnheim.

Le rouge vint sous la pâleur du baron.

– Tu sais qui est cette demoiselled’Arnheim ? murmura-t-il entre ses dents.

– Parbleu ! répliqua le cadet,Lénor, c’est la fille Jacoby. Je l’ai rendue pour douze cent millefrancs au temps où nous étions des malheureux, toi Mikaël et moiSolim, mais aujourd’hui je l’achèterais deux millions… Je suisriche.

– Imbécile ! prononça durementl’aîné, tu risques tous les jours ta vie pour quelques louis.

– Je veux l’épouser, entends-tu ?s’écria le blondin en se dressant sur le coude. Je le veux !…Et ne hausse pas les épaules ! Il y a assez longtemps que tucommandes ici, vieux William ! Je ne suis plus unenfant : il faut que ma volonté soit une loi tout comme latienne !

Le vieux William, puisqu’on donnait encore cetautre nom à M. le baron d’Altenheimer, croisa ses longs brassur sa poitrine et dit :

– Tu ne penses pas, Bobby, que jet’aiderai à jouer ce jeu-là ?

Bobby était peut-être, après tout, le vrai nomde Bénédict Solim, qui répliqua :

– Je suis aussi bon comédien que toi,William, et tu as besoin de moi plus encore que je n’ai besoin detoi.

Le grand eut un sourire de mépris, tourna ledos et alla remplir son verre.

– Écoute seulement, continua le petit, ettu verras si je sais combiner un plan d’attaque. Pendant que tudonnais ton portefeuille avec les billets de mille francs pour lesd’Arnheim, ce qui n’est pas mal, je l’avoue, moi je méditais, cequi est mieux. Je me suis approché à mon tour de monseigneur, et jelui ai dit : « Votre Grandeur veut-elle m’enseigner lademeure de ce respectable M. d’Arnheim ? » À voircomme nous y allions, Sa Grandeur a dû penser que la fortune de sesprotégés était faite, j’ai eu l’adresse : rue de Courty, aucoin de la rue de l’Université. Demain, je passe une demi-heure àfaire de mon visage un tableau de maître, représentant une trèsrespectable marquise, entre cinquante et soixante ans ; il yen avait une justement chez Monseigneur, je la copierai en beau. Jene parle pas même du costume qui est une bagatelle. Ainsitransfiguré en douairière, j’arrive chez le d’Arnheim à l’heure oùles douairières circulent, vers le milieu de l’après-dînée ;je me fais annoncer ; Mme la comtesse de…, oude…, ou de…, un nom irrésistible, enfin, de la part deMgr l’archevêque de Paris. J’entre ; je raconte commequoi j’ai entendu hier au château de Conflans la jeune etintéressante virtuose. J’ai une nièce, ou la fille de mon pauvrefils aîné qui est mort. Je lui trouve beaucoup de dispositions pourla musique, et ce n’est pas étonnant, son père avait une voix siagréable ! – Veuillez monter dans ma voiture, ma chèreenfant ; je désire vous présenter à ma bru… Avec toute tamauvaise foi, tu ne peux pas prétendre qu’il y ait là dedans lamoindre difficulté. La petite monte.

– Et tu l’emmènes ainsi d’un tempsjusqu’à Londres ?

– Tu me permettras de penser, répartitaigrement Bobby, qu’un garçon comme moi, transformé de douairièreen grand seigneur, et offrant sa main à une petite filleruinée…

– Tu me permettras de penser, interrompitencore le grand, que la sottise des fats est la plus sotte detoutes les sottises ! D’abord, je ne veux pas être embarrasséd’une femme en voyageant.

– Ah ! Ah ! tu ne veuxpas !

Le petit se renversa sur son coussin et lançavers le plafond une longue spirale de fumée.

– Les fruits mûrs qu’on tarde à cueillirse gâtent, grommela-t-il entre ses dents. Entre nous deux, je croisque la poire est mûre ; si nous restons ensemble, William, ilse pourrait que l’idée nous prît de nous couper la gorge.

– J’ai envie…, commença William, dont lavoix tremblait et menaçait.

– Tu vois bien ! prononça froidementBobby, la poire est mûre ; séparons-nous !

Le grand fit un violent effort pour contenirsa colère. Il but coup sur coup deux verres de punch, puis ildit :

– Eh bien ! soit,séparons-nous !

– Le partage ne sera ni long nidifficile, reprit Bobby qui semblait beaucoup moins ému que sonaîné. Toutes les bank-notes sont par paires dans le missel. Jeprévoyais que notre association ne pouvait être éternelle et j’aitoujours eu soin de mettre vis-à-vis l’un de l’autre deux billetsd’égale valeur.

– Ah ! fit William, tu prévoyaiscela ! moi qui t’ai pris si pauvre et si nu !

– Étais-tu riche ? demanda Bobby quiajouta : Va, vieux Will, nous n’avons rien à nousreprocher ! Si tu as bien gagné ta moitié, moi, j’auraismérité deux tiers.

– Ingrate engeance ! murmura legrand. Mais tu as raison, il est temps de partager… lemissel ! finissons-en tout de suite.

Bobby mit son cigare entre ses lèvres et tâtason flanc par-dessus sa robe de chambre.

– Les bons comptes font les bons amis,dit-il ; tu dois avoir dans ton portefeuille le bordereauexact de ce que contient le missel.

– J’ai le bordereau.

– Prends-le, afin que nous puissionsvérifier.

Il cherchait toujours sous les plis amples dusatin. Il n’avait évidemment aucune inquiétude.

– Eh bien ! dit le grand.

– Eh bien ! je l’aurai déposé enentrant sous mon oreiller, répartit Bobby, comme c’est monhabitude. Va voir.

William traversa la chambre et soulevabrusquement l’oreiller de l’un des lits.

– Il n’y a rien, dit-il ; tu l’assur toi.

Bobby se leva. Son regard exprima une craintevague. Au lieu de continuer à tâter le satin de sa robe de chambre,il la dépouilla violemment, et parut alors dans le costume qu’ilportait chez l’archevêque. Ses deux mains se portèrent à la fois àson flanc gauche. Il devint livide, et son cigare tomba de seslèvres.

William, qui le suivait désormais d’un regarddéfiant, eut du sang dans les yeux.

Ils ne prononcèrent pas une parole. Ilsmarchèrent l’un sur l’autre et personne n’aurait su dire commentchacun d’eux avait maintenant au poing un long couteau tout ouvert.Ils se rencontrèrent au milieu de la chambre. Ils se regardèrenttous deux dans le fond de l’âme, et tous deux ensemble ils dirententre leurs dents qui grinçaient :

– Tu as volé le missel !

Et ils frappèrent.

Bobby passa sous le coup de William qui fit unhaut-le-corps pour éviter le coup de Bobby. Puis ils reprirent leurgarde, pied contre pied, la longue figure du grand surplombant latête blonde du petit.

La nuque de Bobby saignait ; il y avaitdu rouge à l’aisselle de William : les deux coups avaientporté.

Ils restèrent un instant, ainsi, la maingauche étendue sur la poitrine, et prête à parer, la main droitefrémissante et serrant le poignard. Tous deux connaissaientmanifestement l’implacable escrime du couteau qui ne pare que lecœur et la tête, laissant les membres à la merci du hasard. Là, ilimporte peu d’être blessé pourvu qu’on tue ; on sait d’avancequ’il faut une part du sang de l’un pour acheter tout le sang del’autre.

Leurs yeux brûlaient comme quatre charbonsrougis. William semblait plus fort peut-être ; Bobby étaitplus terrible.

À les voir tous deux blêmes de rage et altérésde meurtre, on eût parié pour le couteau de frère Ange, le vampire,contre le poignard du chevalier Ténèbre.

William jeta son arme le premier, après avoirfait un pas en arrière. Le bras de Bobby s’abaissa, tandis qu’ildisait :

– Tu as peur, et tu vas rendre lemissel !

– Je n’ai pas peur, répondit legrand ; mais je vois que la chaîne est encore à ton cou. Tun’as pas volé, tu as perdu.

– Perdu ! s’écria Bobby. La chaîneest de pur acier. Elle porterait cent livres !

– Oui… fit-il cependant en saisissant undes bouts de la chaîne ; elle est brisée !

À son tour, il jeta son couteau.

– Usée à l’endroit du rivet !murmura-t-il. Mais comment se fait-il que je n’aie pas senti que lepoids me manquait… j’ai senti ! je m’en souviens ! dansle salon de verdure ! et j’ai tiré sur la chaîne qui arésisté.

Il donna une violente saccade à l’autre boutde la chaîne qui vint en déchirant l’étoffe de sa soutanelle.

– Une paille ! balbutia-t-il ;et l’anneau brisé engagé dans le drap de mon vêtement !

William prit la chaîne à son tour, pendant queBobby fermait les poings et disait l’écume à la bouche :

– J’ai acheté cette chaîne àFrancfort-sur-le-Mein, au numéro 3 de la Zeil. Je ferai le voyagede Francfort tout exprès pour arracher le cœur dumarchand !

Ils se connaissaient trop bien pour qu’il leurfût possible de se tromper mutuellement. Ni l’un ni l’autre negardait de soupçon vis-à-vis de ce muet témoin : la chaînebrisée. Ce premier moment était tout entier à la consternation.

William mit un bout de la chaîne sous sontalon et tira l’autre à deux mains de toute sa force : lachaîne résista.

– Il n’y avait qu’une paille…,murmura-t-il.

Son portefeuille était sur la table, tout prêtpour vérifier le compte. Il l’ouvrit, et se prit à lire d’une voixéteinte :

– Deux bank-notes de cinquante millelivres… N° 1… Deux millions cinq cent mille francs !

– La banque d’Angleterre n’a tiré quecinq exemplaires de la planche, soupira Bobby, et nous en avionsdeux.

– N° 2, poursuivit le grand, deuxbank-notes de mille livres… N° 3, deux bank-notes de millelivres… N° 4, deux bank-notes de mille livres…

– Il y en avait cent ! interrompitBobby, cent comme cela !

– Encore deux millions cinq cent millefrancs !… N° 102, deux bank-notes de cinq mille livres…c’est après l’affaire de Venise… N° 103, pour la même affaire,deux bank-notes de quatre mille livres… N° 104…

Bobby se jeta sur le portefeuille, l’arrachades mains de William et la foula aux pieds furieusement.

– Nous avions des millions, pleura legrand qui s’affaissa en une sorte de folie ; des millions, desmillions, des millions !…

– Des millions ! des millions !des millions ! répéta le petit en grinçant les dents comme untigre.

Ils se regardèrent encore.

– Tuons-nous, dit Bobby froidement.

William prit le bol de punch à deux mains etbut le restant d’une seule lampée. Puis il se redressa de toute lahauteur de sa grande taille et dit, lui aussi :

– Tuons-nous !

Mais Bobby avait déjà repoussé du pied sonpoignard. Il arpentait la chambre à grands pas. William se laissaretomber sur un siège. Il y eut un long silence.

– Frère, reprit enfin le petit, tu l’asdit tout à l’heure, nous avons souvent risqué notre vie pourquelques louis.

– As-tu un plan ? répliqua William,dont l’œil était maintenant calme et clair.

– De deux choses l’une, frère : oule missel est sur le gazon à l’endroit où il est tombé, ouquelqu’un des hôtes de l’archevêque se l’est approprié.

– C’est juste.

– Il ne faut pas oublier en ce cas que lemissel ferme au moyen d’un secret qui défie l’habileté du serrurierle plus habile.

– J’y songeais.

– Nous avons deux parties à jouer :une au salon de verdure, l’autre dans la chambre à coucher de celui– quel qu’il soit – qui a eu le malheur de trouver le missel.

Ils se prirent par la main et dirent ensembletout bas :

– Celui-là est un homme mort !

Chapitre 12LE LEVER DE MADAME LA PRINCESSE

Un peu avant le jour, les chiens du château deConflans hurlèrent. Il était écrit que cette nuit serait touted’agitation pour la maison du vénéré prélat. Vers quatre heures dumatin, deux hommes – un grand et un petit, – escaladèrent lesmurailles du parc et pénétrèrent dans les bosquets. Ces hommesportaient des costumes d’ouvriers. Tous deux étaient abondammentarmés sous leurs blouses. L’aube, en se levant, les trouva danscette clairière où la nuit avait surpris, la veille, les convivesde Monseigneur de Paris : le salon de verdure. Tous deuxrampaient sur le gazon, cherchant avec leurs mains dansl’ombre.

– Nous ne trouverons pas, dit le grandqui se releva tout à coup.

– Pourquoi cela ? demanda lepetit.

– Parce qu’un autre nous a prévenus.

– Qui te fait penser.

– Oriente-toi, maintenant que la nuitdevient moins noire, reprit William. Je suis précisément à la placeque tu occupais au moment où finissait mon histoire, et j’ai sousmoi l’endroit où le missel est tombé…

– A dû tomber.

– Est tombé, répéta le grand.

Il montrait du doigt le gazon à ses pieds. Lepetit s’approcha, se mit à genoux et se pencha vers l’endroitdésigné. Il vit parfaitement le gazon froissé, et sous le gazon lesol même entamé par le choc d’un objet carré, aux arêtes vives etcoupantes. Il se releva aussitôt, et les frères, sans mot dire, sedirigèrent vers la muraille du parc.

La première partie était jouée etperdue ; restait à engager la seconde.

En arrivant auprès du mur de clôture, Williams’arrêta tout à coup en disant :

– Un autre que nous est venu cettenuit.

Bobby examinait déjà avec sa sagacité desauvage une portion de la muraille dont la tapisserie de lierreétait déchirée. Les cassures des pousses n’avaient pas eu le tempsde jaunir, et les feuilles pendaient encore toutes fraîches.

– Un lambeau de drap !s’écria-t-il.

– Drap fin, dit William ; cela n’ajamais appartenu au vêtement d’un rôdeur de nuit. Voyons auxtraces !

Il y avait, en effet, des pas marqués sur laterre, humide de rosée.

– Un escarpin, dit encore William,presque un pied de femme !

Bobby se prit à grimper comme un chat au hautde la muraille où un objet blanc se montrait.

– G. L. et une couronne de marquis !s’écria-t-il en jetant un mouchoir de batiste à William.

– Gaston de Lorgères ! murmuraWilliam. Pourquoi celui-là n’est-il pas sorti du château par lagrande porte ?

Il escalada le mur à son tour, et tous deux,pensifs, reprirent la route de Paris.

– Rien sous les blouses ? demandal’employé de l’octroi.

William s’arrêta ; une idée venait detraverser son cerveau. Prenant l’air à la fois innocent et futéd’un malin de village, il dit au lieu de répondre.

– Est-ce que vous êtes ici pour arrêterles voleurs ?

– Pourquoi cela, garçon ? interrogeale préposé en tâtant sommairement sa blouse.

– Parce que m’est avis que vous avez dûvoir passer notre voleur.

Le préposé demanda, éveillé aux trois quartscette fois, par la curiosité :

– Quel voleur ?

– Le mirliflor qui a emporté le beaubréviaire tout neuf de M. le curé, donc !

– Est-ce bien possible ! s’écrial’homme de l’octroi : comme tout se trouve !

Il dit cela d’un ton tel que la sueur en vintaux tempes de William et de Bobby. Leurs cœurs battirent. Ilsdirent à la fois :

– Vous l’avez saisi ?

– Ça ne paye pas de droits, répondit lepréposé avec fierté, et je ne suis pas un gendarme.

– Quelle heure était-il quand il estpassé ? interrogea tristement William.

– Une heure après minuit… et je dis qu’ildoit être loin, s’il court encore !

 

Ce matin-là une vieille pauvresse pritposition dans la rue de Courty, non loin de la petite maisonhabitée par M. d’Arnheim, et un mendiant inconnu s’établit surune borne, en face de la maison opulente habitée parMme la princesse de Montfort. Ceci, bien longtempsavant qu’il ne fît jour chez Mme la princesse, dontle sommeil se prolongeait en raison des émotions et des fatigues dela nuit précédente.

Sa première parole, en s’éveillant, fut pours’enquérir de Gaston.

– M. le marquis, lui répondit safemme de chambre, s’est déjà présenté trois fois pour parler àMme la princesse.

– Faites-le prévenir, Justine. Je me sensfaible et je n’ai pas le courage de me lever pour le recevoir.Qu’il vienne !

L’instant d’après, Gaston était introduit dansla chambre à coucher de sa mère.

– Mon cher enfant, lui dit tout d’abordla princesse, vous me connaissez et vous savez que je n’aime pasgronder. Aujourd’hui, quand même j’aurais l’habitude de vous fairedes réprimandes, je m’abstiendrais, car je veux avoir votreconfiance, toute votre confiance. Il se passe en vous quelque chosed’extraordinaire : j’ai deviné cela. Voulez-vous me fairevotre confession ?

– De tout mon cœur, ma mère, répondit lejeune marquis en lui baisant tendrement la main. C’est précisémentpour vous raconter mes petites affaires que j’avais pris la libertéde vous demander une entrevue ce matin.

– Alors, je vous écoute, Gaston, et je nevous demande qu’une chose : c’est d’être franc avec votre mèrequi vous aime.

M. le Marquis rougit légèrement, mais ilrépartit sans hésiter :

– Vous pourrez vous plaindre de moi,madame, mais vous ne m’accuserez pas d’avoir manqué defranchise : je désire me marier.

De ce premier coup, Mme laprincesse tressaillit sous sa couverture. Ce timide Gaston n’yallait pas en effet, par quatre chemins.

– C’est-à-dire, répliqua la bonne dame,dont les sourcils se froncèrent malgré elle, que vous êtes unenfant, et que vous devenez fou !

Il paraît que Gaston était cuirassé d’avancecontre cette façon de discuter, car il se borna à porter de nouveaula main de sa mère à ses lèvres.

– Épouser une chanteuse !… commençala princesse qui s’enflammait.

– Permettez, madame, interrompit Gastontrès doucement, veuillez me permettre, je vous en prie. Si, dès ledébut, nous nous égarons à cent lieues de la question, je seraisprivé de vos excellents conseils qui tomberont nécessairement àfaux. Je pouvais être un enfant, hier ; je penche à croiremême que j’étais un enfant dans toute la force du terme ; maisje suis un homme aujourd’hui…

La princesse sourit.

– Un homme, madame, répéta Gaston ;j’espère vous en fournir la preuve dans le courant de cetentretien. Quant à devenir fou on dit que c’est le lot des espritstrès vifs et des imaginations brillamment surabondantes ; enmon âme et conscience, je me sens au-dessous de ce péril : jene suis pas assez bien doué pour devenir fou. Mon caractère froid,positif, et même prosaïque, a du moins cet avantage de me mettre àl’abri.

– Passons marquis, passons ! s’écriala princesse impatientée.

– Je passe à la chanteuse, madame ;et puisque vous m’avez imposé la franchise, j’avoue naïvement queje suis étonné et blessé de cette insinuation. J’ai atteint depuislongtemps l’âge où l’on fait des fredaines, et je ne suis pas àm’apercevoir que la régularité de ma conduite a été pour mescamarades un sujet de moquerie. Je croirais même pouvoir affirmerque parfois le sourire de ma mère…

– Oh ! Gaston !…

– Mon Dieu, madame, jeunesse qui ne sepasse pas, comme on dit, a le privilège de faire naître le sourire…J’ai donc vécu comme un petit saint. D’un autre côté, aucune crisede maladie, chevaleresque ou romanesque, n’a jamais troublé lecours de ma vie, paisible comme ce beau petit ruisseau qui arrosevotre parc de Chelles, et auquel vous reprochez si amèrement den’avoir ni cascades écumantes, ni vagues irritées… Si je n’étaispas cadet de Montfort, je dirais que j’ai dans les veines un bonsang bourgeois gardant, depuis le premier janvier jusqu’à laSaint-Sylvestre, sa température modérée et calme comme lamédiocrité…

– Ah çà ! Gaston, dit la princessequi le regarda dans le blanc des yeux, quel procèsplaidons-nous ? Vous avez l’air d’un avocat normand, cematin ! Allez-vous commencer sur moi vos expériencesdiplomatiques.

– J’ai renoncé à la diplomatie, madame,répondit Gaston tranquillement. Ma vocation est de faire un mariageriche et de vivre dans mes terres.

– Un mariage riche ! répéta laprincesse stupéfaite. Votre cousine Émerance a cent cinquante millelivres de rente, n’est-ce pas assez ?

– Ma mère aurait dû deviner peut-être,répliqua Gaston en montant pour la troisième fois la main de laprincesse à ses lèvres, que si je n’ai pas montré plusd’empressement au sujet de ce mariage, c’est que j’avais en vue unautre parti plus important.

Mme de Montfort frottases paupières du bout de ses doigts. Elle eut soupçon de n’être pasbien éveillée.

– Plus important ! répéta-t-elleencore, choquée par le style, peut-être, plus encore que frappéepar l’idée ; en êtes-vous là, vraiment, mon fils ? Plusimportant ! !

– Je crois avoir été mal jugé jusqu’àprésent, ma mère, répondit Gaston, et mon préambule, qui a pu voussembler long, tendait à modifier vos opinions à mon endroit. Je nefais que me rendre justice en vous disant que je suis un filsrespectueux, soumis et tendre, mais le mariage, madame !l’avenir tout entier !

– Je n’ai jamais prétendu vous forcer…,commença la princesse.

– Certes, ma mère, certes ; maispensez-vous qu’il ne m’en ait point coûté pour m’éloigner du cheminque votre affection maternelle semblait m’indiquer ? Macousine Émerance…

– Ne parlons plus, je vous prie, de votrecousine Émerance, Gaston ! Votre cousine Émerance n’était pascomplice, quand je bâtissais tous mes châteaux en Espagne. J’ignoresi nous eussions obtenu sa main.

– Je l’ignore aussi, madame, et peum’importe. C’est en Hongrie et non en pas Espagne que j’ai bâti,moi, mes châteaux.

Il s’arrêta comme si la rêverie l’eut prissoudain. La princesse le regardait bouche béante.

– Et quels rapports avez-vous eus jamaisavec la Hongrie ? demanda-t-elle après un silence.

– Vous avez oublié, madame, réponditGaston, que vous me chargeâtes, dans le temps, des démarches àfaire pour régler vos retenues sur la terre de M. le duc, monfrère, à Debreczin.

– Et vous rencontrâtes quelque fille demagnat chez le notaire.

– Je vous en supplie, madame, ne raillonspas ! prononça le jeune marquis avec gravité. Jamais sujet neprêta moins à la plaisanterie ! Avez-vous souvenir del’histoire racontée hier soir par M. le barond’Altenheimer ?

La princesse frappa ses deux mains l’unecontre l’autre.

– Je savais bien qu’il y avait quelqueextravagance là-dessous ! s’écria-t-elle. Je gage qu’il s’agitde la belle Lénor, fille unique du prince Jacobyi.

– Vous gagneriez, madame, dit Gaston quine sourcilla pas.

– Quelle soirée ! poursuivit laprincesse. J’ai rêvé toute la nuit de ces audacieux scélérats. J’aieu défiance, dès le principe, de leurs contes à dormir debout…Voyons, Gaston, mon enfant, à mon tour, je vous engage à ne pointplaisanter sur des sujets sérieux…

– Le parti ne vous semble-t-il passortable, ma mère ! demanda le jeune marquis dont latranquillité était à l’épreuve.

– Quel parti ?… Allons-nous rentrerdans les vampires d’hier et dans ces sottes fantasmagories ?…Que ne me parlez-vous d’épouser Peau d’Âne, ou la Belle au boisdormant ?… Finissons, monsieur le marquis, ou vous me feriezcroire que votre intelligence est décidément ébranlée.

– Madame, prononça Gaston sans sepresser, la Hongrie n’est pas le pays des fées. Notre cousinCamille, prince de Guéménée et de Rochefort, a épousé précisément,cette année, la princesse de Wertheim-Rosemberg, et nous descendonsnous-mêmes des anciens rois de Hongrie par Charlotte deCroy-d’Havré, ma bisaïeule paternelle.

La princesse prit son flacon, l’ouvrit, lereferma, puis le rouvrit pour le refermer encore. En toutescontrées où il y a des flacons, ces façons d’agir annoncentl’agonie de la patience.

– Je suppose, poursuivit le marquis avecun redoublement d’aménité, qu’un faiseur de contes fantastiques,honnête homme ou bandit, prenne le nom de Montfort que vous portezsi bien, ma mère, pour l’introduire dans un récit comme celui quenous avons entendu hier. Cela vous empêcherait-il d’être à la têtede la noblesse française ? Ce n’est pas, madame, auprès deM. d’Altenheimer, quel que soit son nom, que j’ai pris mesrenseignements, je vous conjure de le croire. Je vous parlesérieusement de choses sérieuses, et je viens vous prier de vouloirbien adresser, en mon nom, à M. le prince Jacobyi la demandede la main de sa fille.

Si la princesse avait été debout, elle fûttombée de son haut.

– Ceci passe les bornes, monsieur lemarquis ! dit-elle en se redressant.

Puis elle ajouta d’un ton sarcastique.

– Et dans quelle partie du mondefaudrait-il adresser à cet Œdipe la lettre qui sollicite la main deson Antigone ?

– Je n’aurais pas osé, madame, répartittoujours le paisible Gaston, comparer celle que j’ai choisie pourfemme à la plus sainte figure que nous ait léguée la poésieantique… Il faudra adresser la lettre à Chrétien Baszin, princeJacobyi, à son château de Chandor, près Szeggedin, Hongrie.

La princesse ouvrit de grands yeux.

– Gaston, murmura-t-elle, y a-t-ilvéritablement quelque chose au fond de tout ceci ?

– Je ne sais comment vous convaincre,madame, répondit le marquis, de cette vérité, si élémentairepourtant, qu’il y a en tout ceci une jeune fille qui doit êtrevotre bru et qui m’apportera en dot cinq ou six cent mille livresde rentes.

– Cela est si extraordinaire !murmura la princesse. Pas un mot ! vous ne m’avez pas dit unmot avant aujourd’hui !

– Il est convenu madame, que je suishomme seulement depuis vingt-quatre heures.

– Vous n’espérez pas cependant, ditMme de Montfort, d’un ton qui était déjà bienchangé, que je m’embarque dans une démarche de ce genre sansexplications ni preuves.

– Ma mère, répliqua Gaston avec unevéritable solennité, je vous donnerai des explications nettes etprécises, mais pour preuves, il faudra vous contenter de la paroled’honneur d’un homme qui n’a jamais menti.

– Est-ce votre parole d’honneur àvous ?

– C’est ma parole d’honneur à moi,madame.

– Je vous écoute, mon fils. Songez au nomque vous portez et à l’indigne lâcheté qu’il y aurait à trompervotre mère.

Gaston, en quelques paroles brèves et claires,établit les règles de la législation hongroise en matière delicitation.

Toutes les princesses connaissent un peu lelangage des affaires.

Ne nous y trompons pas : on ne tient qu’àcette condition les rênes d’une grande fortune et cette prose estle sol même où fleurissent toutes les poésies de la grandeur.

Mme la princesse de Montfortcomprit le mécanisme des rémérés de plein droit, instrumentpuissant, qui ne choque pas ouvertement les théories de nosjurisprudences modernes comme le principe d’inaliénabilité ou ledroit d’aînesse, mais qui travaille utilement et sans cesse àconsolider les grandes dominations territoriales.

– Chrétien Baszin, prince Jacobyi,continua Gaston, ayant été dépossédé à la fin de 1821, avaitjusqu’à la fin de 1826 pour racheter son domaine, au prix même dela première vente et sans avoir aucun égard aux ventes successiveset partielles qui ont pu intervenir depuis lors. C’est la loi. Tantpis pour ceux qui ont bravé l’éventualité posée par la loimême ! Le prince Jacobyi, profitant du bénéfice de la loi, aracheté son château et son domaine, grand comme une province.

– A racheté ? répéta la princesse.C’est chose faite et bien faite, n’est-ce pas ? Vousm’affirmez cela sous votre serment ?

– Je vous affirme sous mon serment, mamère, répondit le jeune marquis d’un ton ferme, que le magnatJacobyi recevra votre demande au château de Chandor où il sera seulet souverain maître. Je vous affirme sous mon serment que sij’amène Lénor dans votre maison, ce sera la princesse Jacobyi,unique héritière de l’immense fortune de son père.

Tout était dit. La princesse garda le silenceet Gaston la laissa réfléchir.

Nous profiterons de ce temps d’arrêt pouravouer au lecteur qu’étant donné le caractère deMme de Montfort, qui était pourtant une bienexcellente et charmante princesse, Gaston avait choisi, avec untact terrible, la seule route pouvant conduire à un consentementimmédiat.

Il avait si admirablement joué à l’hommed’argent, ce petit marquis, que la première parole de sa mère futcelle-ci :

– Je crains, en vérité, oui, je crains,mon enfant, que cette idée de fortune ne vous tienne un peu tropfortement… dans le mariage, songez-y bien, la fortune n’est pastout.

– J’aime la fortune, madame.

– Sans doute, mais la femme…

– Madame, ce n’est pas une femme…

– C’est un ange ?

– Oui, madame.

– À la bonne heure ! voilà enfin unmot raisonnable. Eh bien Gaston, sonnez : je vais me lever…Nous verrons… nous réfléchirons…

Au lieu de sonner, Gaston alla prendre sur laconsole un de ces bijoux en bois de rose qu’on appelle despapeteries. Il plaça sur la couverture, au-devant de samère, le petit meuble charmant qui contenait encre d’azur (ledocteur Récamier et les princesses l’aiment ; moi, je lahais), papier Surrey, plus brillant que le satin, plume d’acier, lapremière plume inventée par Perry, et cire d’Espagne, exhalant unléger et sombre parfum.

Gaston ouvrit le mignon pupitre, arrangea lecahier de papier et trempa la plume Perry dans l’encre bleue.

– J’ai des rivaux, murmura-t-il et letemps presse.

La princesse ne résista plus. C’était unefemme de style, elle écrivit une lettre digne, concise, allantdroit au but et souverainement convenable. Elle fut payée comptant,car Gaston l’embrassa, comme si elle eut été une pauvre bonnefemme, à pleins bras et à pleines lèvres. Ils s’aimaient bien, lamère et le fils, mais ces gros baisers de mauvais ton sont rareschez les princesses. C’est pourtant une bien bonne chose.

Gaston s’enfuit avec sa proie. Nous nesaurions dire s’il vit le mendiant assis sur la borne qui faisaitface à la porte cochère de l’hôtel de Montfort et la vieillepauvresse stationnant vis-à-vis de la maison habitée par M. etMlle d’Arnheim. Il aurait pu les voir tous lesdeux, car il alla précisément de la porte cochère à l’humble entréedonnant sur la rue de Courty.

Ce que nous pouvons constater, c’est que lemendiant et la vieille pauvresse virent Gaston.

Chacun d’eux abandonna son poste pour uninstant. Ils se rencontrèrent à l’angle des deux rues etéchangèrent quelques paroles à voix basse.

Gaston ne fut pas plus d’un quart d’heure chezM. d’Arnheim. Il sortit, le visage rayonnant, et descendit àpied vers la rue de Lille. Le mendiant marcha derrière lui, tandisque la pauvresse continuait sa faction.

Le mendiant revint au bout d’une heure et dità la pauvresse :

– Il a commandé une chaise de poste.

– Pour quand ?

– Je ne sais pas… Attendons la nuit.

Vers cinq heures, Gaston rentra à l’hôtel encabriolet. Dès qu’il eut passé le seuil de la porte cochère, lemendiant alla vers la pauvresse et lui dit :

– Il va dîner avec sa mère : nousavons une heure pour en faire autant.

Ils s’éloignèrent ensemble et ne restèrent pasabsents plus de vingt minutes.

C’était trop. Une sentinelle ne saurait avoirun bon prétexte pour abandonner son poste.

M. le marquis, en effet, ne rentrait paspour dîner. On aurait pu le voir ressortir l’instant d’après àcheval et tourner encore une fois l’angle de la rue de Courty.

Une chaise de poste attelée venait des’arrêter devant la maison de M. d’Arnheim. Celui-ci descenditen costume de voyage et prit place dans la chaise de poste, à côtéde sa fille. Le postillon fouetta ses chevaux et Gaston galopa à laportière. La chaise de poste traversa ainsi tout Paris et sortitpar la barrière de la Villette, suivant désormais le chemin deStrasbourg.

Gaston les conduisit fort loin. Il était nuitnoire quand il tourna bride.

Le mendiant et la pauvresse avaient reprisleurs postes et attendaient toujours. Vers dix heures du soir, lapauvresse vint trouver le mendiant.

– Le diable s’en mêle !dit-elle.

– Attendons, répondit son camarade, pluspatient, d’une voix de basse taille qu’il avait : c’est le bonmoment et l’endroit est propice. Il ne passe pas un traître chat,dans cette rue de l’Université ! Nous pouvons nous asseoirmaintenant des deux côtés de la porte.

À peine avaient-ils pris place sur ces bancshospitaliers qui accompagnent l’entrée d’un grand nombre d’hôtels,dans le faubourg Saint-Germain, que le pas d’un cheval se fitentendre au loin. Notre couple déguenillé ne prêta aucune attentionà ce bruit : ce n’était pas un cavalier qu’il attendait.

Le cavalier s’approcha et s’arrêta juste enface de la porte cochère fermée. Le mendiant et la pauvresse setinrent chacun dans son coin, jusqu’au moment où le cavalier criad’une voix impérieuse :

– La porte !

Alors ils tressaillirent tous deux, lapauvresse et le mendiant. D’un même saut, ils furent sur leurspieds ; d’un autre bond, aux côtés du cheval Gaston fut saisipar les deux jambes, terrassé, poignardé et fouillé du haut en basen un clin d’œil.

C’étaient des gens du métier qui allaient enbesogne lestement. Ils eurent fini avant l’arrivée duconcierge.

– Rien ! dit le mendiant en serelevant.

– Rien ! répéta la pauvresse avec unblasphème.

La porte cochère s’ouvrait. La pauvresse et lemendiant jouèrent des jambes et tout en fuyant, se dépouillèrentdes haillons qui les couvraient. On eût pu voir alors, sous leprochain réverbère, deux hommes courant avec égale rapidité :– un grand et un petit.

Quant à Gaston, ceux qui venaient d’ouvrir laporte le trouvèrent baigné dans son sang, à côté de son chevalimmobile. Il avait la poitrine percée de deux coups depoignard.

Chapitre 13LES TOMBES NOIRES

M. le marquis de Lorgères fut quatre moisau lit, à la suite de ses blessures. Les coups étaient portés demains de maîtres : tous deux mortels, et Dupuytren put sevanter longtemps de cette cure.

Dans l’intervalle, la réponse du princeJacobyi vint à Paris, – datée de son château de Chandor, – etfavorable. Comme on peut le croire, Mme laprincesse, tout en se fiant à la parole de M. le marquis,n’avait pas été sans prendre quelques renseignements auprès de sescousins de Rohan, établis en Hongrie. Ceci, faisait, en somme,partie de son devoir de mère.

Les renseignements vinrent, comme la réponsedu prince, favorables de tout point :

Le prince avait racheté ses terres ; leprince était comme devant, un des plus grands seigneurs de l’empired’Autriche.

Le mariage du marquis de Lorgères avec laprincesse Lénor fut célébré à Szeggedin, au commencement de mars1826.

Un des premiers jours du mois d’avril de cettemême année, un petit vieillard, au visage doux et débonnaire,cheminait sur le grand chemin de Pesth à Szeggedin, traînant dansune charrette à bras, un pauvre être qui ressemblait à un vivantcadavre et qui était en outre privé de la raison. Il y a, non loinde Szeggedin, en remontant le ruisseau de Morzau une fontaine oùl’eau est blanche et qu’un petit minaret protège contre lapoussière du chemin. L’eau de cette fontaine est sous la protectionde saint Miklos et possède la vertu de guérir la folie.

Le petit vieillard était un bon père quivenait ainsi de la campagne d’Oten, charroyant son malheureux filsà petites journées. À les voir affligés comme ils étaient, tout lemonde s’attendrissait au long de la route.

Nos ingénieurs français ont placé depuis cetemps-là quatre barres de fer parallèles, qui vont de Pesth àBelgrade, en passant par Szeggedin. Il suffit de quelques heurespour traverser ces plaines immenses comme la mer, où l’on voyageaitpendant des semaines.

La dernière fois que j’ai vu Szeggedin, cetétrange village qui contiendrait tous les clochers réunis du paysde Beauce, il y avait un ancien élève de notre École polytechnique,qui était roi du pays. Il jetait en passant un pont de mille mètressur la Theiss : un magnifique pont pour la voie ferrée. Lesingénieurs autrichiens venaient regarder les travaux, exécutés parune fourmillière humaine, où l’on aurait pu distinguer vingt raceset qui parlait quinze langues.

Le pont sortait de l’eau, déjà appuyé sur cesgrandes colonnes tabulaires, et je vis un appareil photographiquequi braquait déjà sur les arches inachevées, l’œil rond de sachambre noire. Notre civilisation est là.

Dieu veuille qu’elle n’y amène point avec ellenos impiétés, nos discordes, nos hontes et nos misères ! Ceque les hauts barons de notre féodalité matérialiste appellent leProgrès a des envers terribles, et certains peuples ont payé biencher l’avantage douteux de voir leurs tribuns vivre en princes.Elle est assurément brillante la grande fête industrielle quienivre et secoue la vieillesse du monde, mais elle recouvre unemaladie profonde que chaque jour fait plus incurable, et je saisdes esprits très éclairés, très « libéraux », très« avancés » même, qui hésiteraient avant d’inoculer desang-froid, aux contrées les plus sauvages, la plaie qui se cachesous la splendeur menteuse de nos civilisations.

Ce n’est pas à dire qu’il ne faille rienaméliorer, bien au contraire : il faut tout améliorer :l’élément moral aussi bien que le côté matériel des choses. Ce quiest laid et misérablement idiot, c’est de voir les villes subirleurs mœurs en nettoyant leurs rues.

En 1826, la grande route entrait dans le grandvillage magyare par un étang de boue en hiver, par un océan depoussière en été. La poussière de Szeggedin est célèbre en Hongrie,sa boue aussi. Les magyars ingénieux mettent bout à bout quelquesplanches pour traverser ces précipices, mais il est ordonné auxvoitures de passer à côté des planches, afin de ne les point user,et le piéton confiant qui ose y mettre le pied est à peu près sûrde faire la culbute.

Le père pieux, la charrette et le filsparalytique arrivèrent deux heures avant le coucher du soleil, danscette plaine défoncée qu’on appelle la place de Joseph II et oùs’élève la jolie église byzantine de Saint-Job.

La charrette s’arrêta devant une sorte decaravansérail, portant pour enseigne un bœuf blanc, et dont la courintérieure, large comme une de nos places publiques, était bordéede galeries en bois vermoulu. Le petit vieillard demandamodestement la chambre la moins chère qui fût dans l’auberge, ydéposa son fils et sortit pour faire viser ses papiers augouvernement.

Son passeport était au nom de Petroz Aszuth,marchand de cuir au Kaisebad d’Oten. La domesticité des aubergeshongroises est, généralement, slave et, par conséquent, bavardepresque autant que le personnel des cabarets français. Avantl’heure du dîner, on savait toute l’histoire du bon petit PetrozAszuth, qui amenait son fils innocent à la fontaine deSaint-Miklos.

Il avait bien besoin de la fontaine, ce pauvregrand garçon ! La fille de l’auberge qui lui porta sanourriture eut la charité d’entamer avec lui la conversation, pourle désennuyer quelque peu. Elle revint en disant :« Autant vaudrait causer avec Schwartz, le chien degarde ! »

La nuit était tombée déjà depuis longtemps,quand le petit vieillard revint, il ne voulut point souper et montatout de suite à sa chambre. À peine fut-il entré qu’il referma laporte à clef et rabattit les rideaux de serge de la fenêtre.

L’idiot alors sauta en bas de son lit etarracha de son front une perruque jaunâtre qu’il avait. Vouseussiez reconnu d’un coup d’œil la longue et maigre figure deM. le baron d’Altenheimer qui n’avait ni embelli, nienlaidi.

– Sais-tu quelque chose, Bobby ?demanda-t-il vivement.

Bobby dépouillait sa barbe sale, qui gênaitses joues roses ; il plongea la tête dans une cuvette d’eaufraîche et montra le joli visage de Bénédict, le petit.

– Parbleu ! répondit-il, le pays n’apas changé : ils sont toujours babillards comme despies ! Je sais l’histoire depuis le commencement jusqu’à lafin !

Le grand William s’établit sur le pied de sonlit pour fumer sa pipe de porcelaine.

– Marche ! dit-il.

– C’est bien le marquis Gaston, réponditBobby en allumant un cigare. Il a donné le missel au vieux Jacobyi,qui a racheté sa masure…

– Alors, ils sont aussi voleurs quenous ! s’écria William. Car le missel ne leur devait que lescinq cent mille florins de la rançon de Lénor… et il a fallu sixfois cette somme-là pour racheter le domaine !

Bobby haussa les épaules.

– S’ils avaient tout gardé,répliqua-t-il, je leur pardonnerais presque, car enfin, chacun poursoi, n’est-ce pas ?… Mais dès que le vieux Baszin a eu sonchâteau, ses forêts, ses étangs et ses champs, il a remis toutesles hypothèques sur son domaine et emprunté juste la somme qu’ilavait prise de trop dans le missel. Et avant même de célébrer lemariage de sa fille, il a déposé notre tirelire entre les mains duprimat de Hongrie, tu sais mon oncle, l’archevêque de Gran. On afait publier la chose à Vienne, à Venise, à Stuttgard, à Paris,partout où nous avions travaillé, et toutes les brebis que nousavions tondues sont arrivées, demandant leur laine !… Unpillage, quoi ! Il n’est pas resté un florin de notre pauvretrésor ! Et il n’y avait déjà plus rien, que les coquinsréclamaient encore !

– Les misérables ! grondaWilliam.

– Laisse-moi te dire, poursuivit Bobby.On ne parle que de nous ici, et dès que nous aurons accompli notrebesogne, il faudra décamper. Ils savent tout ! On m’a raconténotre histoire de Paris comme une légende. La quête chezl’archevêque a un succès fou. Et le missel lui-même… Mais c’estl’affaire du missel que je veux te rapporter. Le marquis donnait lebras à sa mère, quand il ramassa le missel. Son intention était deme le rendre, mais le missel était tombé de façon si malheureuseque le ressort du secret avait joué. Rien n’était brisé :seulement, le geste qu’on fait pour ouvrir un livre ordinairesuffisait à relever la surtranche d’acier. Le marquis fit cemouvement, peut-être par hasard, et les deux bank-notes decinquante mille livres lui sautèrent aux yeux. Il sait l’anglais,et tu avais pris soin de lui apprendre quelques minutes auparavantl’histoire du père de Lénor…

– Je me souviens ! murmura William.Il eut le front de me demander des renseignements sur les rémérésde plein droit ! sous prétexte d’un bien que son aîné possèdeà Debreczin…

– Quand il te demanda les renseignements,son plan était conçu, reprit Bobby, il voulait épouser nos millionsavec sa voisine. C’est un joli garçon, et je ne regretterai pas laballe qui lui cassera la tête.

William prit dans sa houppelande une bouteilleplate et carrée, qui contenait de l’eau-de-vie. Il but un largecoup.

– Depuis cette affaire-là, dit-il, nousn’avons pas pu nous relever ! Nous avons manqué tous nos coupsà Londres, à Berlin, à Vienne… C’est lui qui nous portemalheur !

Il passa la bouteille à Bobby, qui but etrépéta :

– C’est lui qui nous portemalheur !

– Quand nous devrions le tuer pour sonsang seulement, il faut qu’il meure !

– Il faut qu’il meure ! répétaencore Bobby, J’ai tous les renseignements nécessaires. ÀSzeggedin, on ne s’occupe que de lui, à cause de l’histoire dumissel, qui tourne toutes les têtes. Il est à Chandor : ilchasse, il pêche, il soupire à la lune de miel. Demain, il y ajustement grande chasse…

– Nous en serons ! grondaWilliam.

– Nous en serons. Il faudra être deboutde bonne heure : allons nous coucher, vieux William.

Le lendemain, avant le jour, ce bon petitvieillard Petroz Aszuth était attelé à sa charrette et voituraitson fils maniaque vers la fontaine de salut. Les valets etservantes de l’auberge étaient vraiment édifiés par la conduite dece bon petit vieillard : ils lui enseignèrent son chemin etlui souhaitèrent heureuse chance.

Le chemin de la fontaine était la route duchâteau de Chandor. Après une heure de marche et au moment où lecrépuscule blanchissait l’horizon, la charrette atteignit lesgrands bois du domaine de Baszin.

Le petit vieillard quitta la grande route etpoussa la charrette dans un épais fourré. Le fils infirme,recouvrant tout à coup l’agilité de son âge, sauta d’un bond de lacharrette, où se trouvaient deux fusils à deux coups, et deuxcostumes de paysans tzèques. La toilette fut faite en un clin d’œilet la carriole à bras cachée sous des feuillages.

Il n’était pas trop tôt. Dans le lointain, lesfanfares sonnaient déjà.

Ce jour-là, M. le marquis de Lorgèresentendit plusieurs coups de feu sous le couvert, pendant qu’ilchassait le sanglier. Une balle siffla à son oreille, et pour qu’ileût certitude de n’avoir pas été le jouet d’une illusion, une autreballe vint se loger entre le bougran et l’étoffe de sa veste dechasse.

Mais William et Bobby l’avaient dit : lachance était contre eux. Ils furent rencontrés, reconnus, et nedurent leur salut qu’à la vitesse de leurs jambes. Quand ilsvoulurent reprendre leur charrette et leurs déguisements, ilstrouvèrent la cachette ravagée. C’était un mur qui fermaitdésormais pour eux le chemin de la retraite, car, sans costumes,ils ne pouvaient plus se présenter à Szeggedin pour y jouer leurspersonnages.

Ils passèrent la nuit dans le bois, résolus àfuir ; leur entreprise était manquée. Ils savaient d’avanceque, dès le lendemain, la nouvelle de leur présence se répandraitdans le pays avec la rapidité de la foudre. Il fallait mettred’abord la Theiss entre eux et la croisade que leurs anciensméfaits prêchaient contre leur vie.

– Nous reviendrons plus tard ! avaitdit William.

Et Bobby :

– Lénor sera ma femme : je la feraiveuve !

En arrivant à la lisière du bois, ils virentdes ombres s’agiter au bord de l’eau. Ils avaient trop présumé encomptant sur ce délai d’une nuit. Déjà la croisade était enarmes.

C’étaient deux hommes résolus, d’une force peucommune et d’une agilité infatigable : jeunes tous les deux etconnaissant à fond la carte du pays. Ils tinrent conseil quelquesminutes et se déterminèrent à prendre chasse pendant quel’obscurité pouvait protéger leur fuite ; le choix de ladirection à suivre était important. Du moment que le passage de laTheiss leur était fermé, ils ne pouvaient plus que revenir surleurs pas, vers Szeggedin, pousser vers Kolocza et le Danube ouremonter à Czongrad, où est le pont de bateaux : ils prirentce dernier parti et piquèrent droit au travers de la forêt. La nuitétait noire et les favorisait. Vers deux heures du matin, ilsarrivèrent au pont de Czongrad, au moment où la lune, finissant sondernier quartier, montrait son croissant étroit et pâle au-dessusde l’horizon. Pendant qu’ils passaient le pont solitaire, heureux,déjà, de ce premier succès, ils virent des barques qui remontaientrapidement le fil de l’eau ; en même temps un bruit de chevauxmarchant sourdement dans la poudre arriva du bord qu’ils venaientde quitter.

Était-ce la justice de Dieu qui mettait ainsil’ennemi sur leurs traces ?

La lune les éclairait dans ce passagedécouvert.

– Feu ! cria une voix qui venait dela barque la plus voisine et qu’ils reconnurent bien pourappartenir au vieux Baszin en personne.

Ils se baissèrent à propos pour éviter unevolée de balles qui passa sur leurs têtes.

Les chevaux de l’autre rive prirent le galopet leur sabot résonna bientôt sur les planches du pont.

William et Bobby, accélérant leur coursedésespérée, avaient atteint l’autre rive. Ils se jetèrent dans lesmoissons qui couvrent la plaine entre la Theiss et la rivière deTur. Là, ils se blottirent comme deux perdrix dans un sillon, carl’haleine leur manquait.

La cavalcade était déjà dans la plaine et lestiges de maïs bruissaient, froissées par le passage des chevaux. Ily eut un moment où les deux fugitifs avaient des chasseurs à leurdroite et à leur gauche, par devant et par derrière. – Puis lachasse passa. – Le dernier cheval toucha du sabot la tête deWilliam, qui retint son souffle et garda le silence.

Le cavalier était Chrétien Baszin, princeJacobyi, qui venait d’aborder au rivage et rejoignait ses gens augalop.

– Point de quartier ! cria-t-il àceux qui le précédaient ; les misérables ont essayé deux foisd’assassiner mon gendre ! Ils ne peuvent pas nous échapper.Ferme ! et battez bien la plaine.

Les bruits allèrent s’éloignant au nord-est,dans la direction de Tur. William et Bobby, reposés, prirent denouveau la course, redescendant cette fois vers le Temeswar, dontles sauvages campagnes leur promettaient un abri presque assuré.Mais les cavaliers battaient la plaine en zigzag, et, d’instant eninstant, nos fugitifs étaient obligés de biaiser dans leur route.Le jour commençait à poindre quand ils passèrent la seconde rivièreà gué, au-dessous du village de Chila, situé dans une île. Il n’yavait plus d’abri désormais pour eux que dans les hautes moissonsdu Grand-Waraden.

Ils étaient harassés de fatigue, et il leurfallait traverser un large espace découvert. Le hasard avaitéloigné d’eux la chasse pour un instant.

– Il faut profiter des dernières minutesde nuit ! dit William : un effort !

Tous deux s’élancèrent, courant en lignedirecte vers les moissons. En atteignant la lisière de cet océan deverdure, ils se retournèrent afin de mesurer la distance parcourue.Personne n’était en vue : les chasseurs avaient perdu leurpiste. Ils bondirent et percèrent les jeunes tiges de maïs, commeles cerfs plongent dans le fourré. Quelques pas encore et ils sejetèrent, épuisés, sur le sol, collant leurs visages ardents contrela terre fraîche.

– Pour garder ma vie, je n’aurais pas pufaire un pas de plus ! dit Bobby d’une voix étouffée.

William consulta sa montre.

– Voilà onze heures que nous courons,répondit-il, et nous avons fait plus de vingt lieues.

– Aurons-nous le temps de nousreposer ?

– Le jour vient ; dès que le joursera venu, ils retrouveront la piste.

– Et tu es tranquille ! murmuraBobby.

– Parce que je suis sûr désormais de mesauver, repartit William.

– Comment cela ?

– Dans dix minutes nous pouvons être auxtombes !

– Les tombes ! s’écria Bobby, quisauta sur ses pieds, joyeux et ne se sentant plus de fatigue.

Le jour vint et les chasseurs retrouvèrent lapiste. Ils galopèrent en suivant ces traces toutes fraîches quicoupaient la plaine du Grand Waraden. Ils étaient sûrs désormais durésultat. Pour que le chevalier Ténèbre et frère Ange, le vampire,pussent échapper, il fallait que la terre s’entrouvrît sous leurpas !

Ils allèrent, ils allèrent, guidés par leurmaître Jacobyi. À un certain endroit, ils trouvèrent les pistesmêlées et embrouillées comme un écheveau de fil. – Puis rien. – Laterre s’était entr’ouverte, sans doute…

C’était tout auprès du lieu fameux appelé lesTombes noires où la tradition place les sépultures du chevalierTénèbre et de son frère l’enchanteur ou docteur Ange Ténèbre.

Chapitre 14LE GRAND ET LE PETIT

Une année avait passé. Septembre était revenu.Là-bas à l’est de Paris, vers le confluent de la Marne et la Seine,le soleil d’un jour orageux regardait la campagne plate, oùfumaient peut-être deux ou trois usines de plus. Les trains de boiset les bateaux, chargés de barriques, descendant tristement lefleuve, s’en allant vers ce Bercy, lugubre comme un cellier, maisqui contient pourtant, en fûts et en bouteilles, tant de romans malvenus, tant de vaudevilles mal vêtus, tant de chansons mal riméesen l’honneur du dieu d’Yvetot, des coups de poing et des coups decouteau, de l’esprit, de la sottise, des rires et des larmes, de lavieillesse pour les enfants, de la jeunesse pour les vieillards,des extravagances pour tout le monde ; de la joie, vraie oufausse, sincère ou frelatée de la joie de carnaval, cette foliechronique qui est la végétation du polype parisien.

Jean Raisin a détrôné Bacchus, qui était undieu trop gentilhomme. J’ai eu ce cauchemar une nuit, de voirHomère revivre avec des bourgeons écarlates au bout du nez. Je luidemandai des nouvelles d’Achille, d’Hector et d’Agamemnon ; ilme chanta la Marseillaise. C’est le côté repoussant denotre siècle, cette odeur effrontée du mauvais vin, qui fait école,mêlée à l’ignoble méphitisme des tabagies politiques.

Quand le soir se fit, on aurait pu encore, dela route qui borde la Seine, apercevoir de nobles et sévèresparures, au milieu des gazons du parc de Conflans. Il y avait,comme au jour où débute notre histoire, soirée de charité chezMgr de Quélen, et la similitude complète descirconstances nous épargne toute description. C’était le même lieude scène et à peu de chose près les mêmes personnages. L’évêqued’Hermopolis, aujourd’hui comme alors, devait prononcer uneallocution familière, et la même chanteuse, oui, la même, qui avaitchangé de nom seulement, Mme la marquise Lénor deLorgéres, avait promis de se faire entendre pour les pauvres.

Elle était là, belle comme la jeunesse et lebonheur, sous l’aile de madame la princesse de Montfort, sabelle-mère. Vous avez vu, certes, en votre vie, quelque joliepetite fille, affolée par son amour pour sa poupée touteneuve ; il n’y a rien de blessant dans la comparaison, Madamela princesse était ainsi à l’égard de sa charmante bru :folle, entendez-vous ? avec toutes les joyeusetés de ce genrede folie. Elle avait rajeuni de dix ans ; elle avait uncontinuel besoin de caresser et de sourire ; la jolieMme de Maillé avait laissé échapper unefois : « Si ce n’était ma tante qui est le bon ton faitprincesse, je dirais que toutes ces chatteries sont de très mauvaisgoût. »

Eh bien ! c’eût été de l’injustice. Ilfaut qu’une fois pour toutes le bon ton permette le bonheur.

À la brune, quelques gouttes de pluie mirenten fuite les dames qui se réfugièrent dans le salon, où les siègesétaient disposés déjà pour le concert. Il était difficile que lelieu, l’identité des personnages, la parité de la mise en scène nefissent pas naître un souvenir.

– J’espère, dit le docteur Récamier, quivenait de conseiller amicalement plusieurs affusions d’eau froidedans des bains chauds, que Mgr d’Hermopolis mettra le produitde sa quête en lieu sûr, cette fois.

– Oh ! se récria-t-on : cesoir, nous n’avons pas les frères Ténèbre !

Je ne répondrais pas qu’il n’y eut, çà et là,quelque petit frisson rétrospectif dans l’assistance. Plus d’unregard se tourna involontairement vers la porte d’entrée, près delaquelle s’étaient tenus si longtemps – la nuit de l’événement –M. le baron d’Altenheimer, avec sa longue figure blême, etmonsignor Bénédict, le grand et le petit, l’eupire et levampire.

– Ah çà ! demanda l’évêqued’Hermopolis en s’approchant, que sont devenus ces deux hardisaventuriers ?

La marquise Lénor devint pâle et tout le mondeput le voir.

– Elle a eu sa migraine hier !s’écria la princesse. Demandez cela à Gaston quand il viendra,monseigneur.

– C’est donc bien terrible ?

– Oui, c’est terrible… Laissons cela…Vous allez me la rendre malade !

C’était l’eau jetée sur le feu. Vingt voixsuppliantes s’élevèrent.

– Il y a une histoire !Dites-nous-la !

– Oh ! madame la marquise ! Degrâce ! sacrifiez-vous.

Lénor eut un sourire triste.

– Ma mère, dit-elle en s’adressant à laprincesse, je ne puis pas refuser à ces dames la fin d’une aventureoù elles ont toutes joué un rôle. Le dénoûment est horrible. Jedemanderai la permission d’être brève.

– Pas trop !… pria-t-on encore.

Le mot horrible n’est pas, à beaucoupprès, aussi effrayant qu’on le croit. C’est selon les heures et lesjours.

La charmante marquise de Lorgères serecueillit un instant, puis commença ainsi :

– Celui qui prenait le nom de barond’Altenheimer, en vous racontant l’incident qui causa la ruine demon père, vous parla-t-il d’une jeune fille nommée Efflam, quiétait ma compagne et mon amie ?

– Oui, fut-il répondu de tous côtés à lafois ; Efflam ! la jeune fille magyare, dont les parentshabitaient la frontière turque ! une des victimes duvampire !

– Un pauvre ange qui avait sa vraie placeau ciel, reprit Lénor avec mélancolie. Le père d’Efflam quittaPeterwardein après la mort de sa fille ; sa femme n’avaitpoint survécu à ce grand malheur. Il vint s’établir dans une cabaneisolée, au milieu de la plaine du Grand-Waraden. Sa raison étaitfort ébranlée, il avait entendu dire que les deux tombes noiresétaient parfois habitées par les corps du chevalier Ténèbre et defrère Ange, le vampire, forcés de revenir au moins une fois l’an àce domicile mortuaire ; il avait entendu dire, en outre, que,s’il était possible de les surprendre et de leur brûler le cœuravec un fer rouge, l’univers serait débarrassé de ses deuxmonstres. Il guettait. Il allait chaque matin soulever les marbresnoirs qui recouvrent les deux tombes…

– Mais elles existent donc, ces deuxtombes ? demanda Mgr de Quélen.

– Parfaitement, répondit laprincesse ; j’ai été les voir lors du mariage… une grande etune petite, avec les inscriptions que vous savez.

– Un jour du mois d’avril dernier, repritLénor, pendant une partie de chasse dans nos bois de Chandor, deuxtentatives d’assassinat eurent lieu sur la personne de M. lemarquis de Lorgères, et le soir même, mon père apprit la présencedes frères Ténèbre dans le pays. Il faut vous dire, au risque dediminuer beaucoup l’intérêt du récit, que le chevalier Ténèbre estun ancien employé de la police de Londres, et que frère Ange, levampire, vient, en droite ligne de Botany-Bey, où l’avait envoyéune prosaïque condamnation pour vol. Le chevalier a nom WilliamMoore, et le vampire, Boy ou Bobby Bobson. Quelques semaines aprèsl’aventure dont je vais vous entretenir, Szeggedin était pleind’officiers de la police de Londres, qui suivaient nos deuxfantômes à la piste.

Mon père fit monter toute sa maison à chevalet requit le concours de la force armée, afin de faire une battuegénérale dans les environs. La chasse commença vers la tombée de lanuit. À deux heures du matin, on eut connaissance des fugitifs,puis on les perdit de vue jusqu’au jour, où leur trace fut trouvéeet suivie à vue. La trace conduisit mon père et sa troupe au milieude la plaine du Grand-Waraden, à plus de vingt lieues de Chandor.Là, toute piste cessa. On eût dit que les deux fugitifs s’étaientenvolés dans les airs. Mon père et ses hommes revinrent au châteaule surlendemain, après une journée de recherches inutiles.

Cependant, la nuit, après le départ de noshommes, David Kuntz, le père de ma pauvre Efflam vint soulever,selon sa coutume, le marbre des tombes, et cette fois, ce ne futpas en vain.

Sous le premier marbre, il vit un hommeendormi ; sous le second, encore un homme qui dormait.

Il avait aiguisé un soc de charrue pour lemettre à rougir au feu pour brûler, le cas échéant, les cœurs del’eupire et du vampire, mais le courage lui manqua. Il allachercher seulement de grosses et lourdes roches, qu’il déposa surles tables de marbre noir, de façon à ce qu’aucune force humaine nepût désormais les soulever, après quoi, il passa plusieurs jours àrassembler des débris de bois, de l’herbe sèche et de la paille,dont il amoncela une énorme quantité au-dessus et autour des deuxtombes.

Chaque fois qu’il revenait, il entendait desvoix qui sortaient de terre et qui lui demandaient pitié. – Mais iln’avait garde.

Les voix devinrent graduellement plus faibles.Celle qui sortait de la grande tombe se tut la première, puisl’autre s’éteignit à son tour.

Elles avaient appelé pendant deux foisquarante-huit heures !

Le monceau de matières combustibles était hautmaintenant comme une maison de deux étages. David Kuntz y mit lefeu qui brûla, puis couva pendant trois jours.

La terre et le marbre des tombes mirent troisjours encore à refroidir.

Ce fut donc le septième jour après l’incendieque David Kuntz put retirer les roches et soulever le marbre destombes. Il trouva à l’intérieur deux corps humains, – un grand etun petit – qui avaient conservé leur forme, bien qu’ils fussentcouleur de charbon. Il voulut les toucher : les deux corpstombèrent en poussière…

– Et depuis ce moment, ajouta laprincesse, vous comprenez bien, on n’entendit plus parler jamaisdes frères Ténèbre !

Comme elle achevait, M. le préfet depolice entra, suivi de Gaston et de son beau-père, le princeJacobyi. Le prince était soucieux ; Gaston avait au front unepâleur mortelle.

– Mesdames, demanda le préfet de police,avez-vous souvenir de ces deux audacieux bandits qui, l’annéedernière, à pareille époque, pillèrent la quête demonseigneur ?

Cette question tombait si étrangement après lerécit de Lénor, qu’elle fut accueillie par un grand silence.

– Ils poursuivent le cours de leursexploits, continua le préfet d’un ton léger ; voici leJournal de la Haye qui raconte leur dernier tour deforce : les diamants d’Anne Haulowna, princesse royale etprincesse d’Orange, enlevés en plein jour, et à la place del’écrin, une carte de visite : une vieille estampe flamande,représentant deux hommes, – un grand et un petit, – le grandcouvert d’une armure, le petit vêtu d’une robe doctorale. Sous lepremier, ces mots : le chevalier Ténèbre ; sousle second, ces autres mots : frère Ange, levampire…

– Ils ne sont donc pas morts ?

Ce fut dans le salon un long murmure, quicouvrit la voix du prince Jacobyi, demandant à songendre :

– Voulez-vous me montrer cette lettre quivous trouble si fort ?

Gaston, sans répondre, déplia un papier qu’iltenait froissé dans sa main. Le prince le prit et lut :

« À bientôt ! »

Et pour signature :

« LE GRAND ET LE PETIT. »

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