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Le Crime de Lord Arthur Savile

Le Crime de Lord Arthur Savile

d’ Oscar Wilde

Chapitre 1

 

C’était la dernière réception de lady Windermere, avant le printemps.

Bentinck House était, plus que d’habitude, encombré d’une foule de visiteurs.

Six membres du cabinet étaient venus directement après l’audience du speaker, avec tous leurs crachats et leurs grands cordons.

Toutes les jolies femmes portaient leurs costumes les plus élégants et, au bout de la galerie de tableaux, se tenait la princesse Sophie de Carlsrühe, une grosse dame au type tartare,avec de petits yeux noirs et de merveilleuses émeraudes, parlant d’une voix suraiguë un mauvais français et riant sans nulle retenue de tout ce qu’on lui disait.

Certes, il y avait là un singulier mélange de société : de superbes pairesses bavardaient courtoisement avec de violents radicaux. Des prédicateurs populaires se frottaient les coudes avec de célèbres sceptiques. Toute une volée d’évêques suivait, comme à la piste, une forte prima donna, de salon en salon. Sur l’escalier se groupaient quelques membres de l’Académie royale,déguisés en artistes, et l’on a dit que la salle à manger était un moment absolument bourrée de génies.

Bref, c’était une des meilleures soirées de lady Windermere et la princesse y resta jusqu’à près de onze heures et demie passées.

Sitôt après son départ, lady Windermere retourna dans la galerie de tableaux où un fameux économiste exposait, d’un air solennel, la théorie scientifique de la musique à un virtuose hongrois écumant de rage.

Elle se mit à causer avec la duchesse de Paisley.

Elle paraissait merveilleusement belle, avec son opulente gorged’un blanc ivoirien, ses grands yeux bleu de myosotis et leslourdes boucles de ses cheveux d’or. Des cheveux d’orpur[1] , pas des cheveux de cette nuancepaille pâle qui usurpe aujourd’hui le beau nom de l’or, des cheveuxd’un or comme tissé de rayon de soleil ou caché dans un ambreétrange, des cheveux qui encadraient son visage comme d’un nimbe desainte, avec quelque chose de la fascination d’une pécheresse.

C’était une curieuse étude psychologique que la sienne.

De bonne heure dans la vie, elle avait découvert cetteimportante vérité que rien ne ressemble plus à l’innocence qu’uneimpudence, et, par une série d’escapades insouciantes – la moitiéd’entre elles tout à fait innocentes –, elle avait acquis tous lesprivilèges d’une personnalité.

Elle avait plusieurs fois changé de mari. En effet, le Debrettportait trois mariages à son crédit, mais comme elle n’avait jamaischangé d’amant, le monde avait depuis longtemps cessé de jaserscandaleusement sur son compte.

Maintenant, elle avait quarante ans, pas d’enfant, et cettepassion désordonnée du plaisir qui est le secret de ceux qui sontrestés jeunes.

Soudain, elle regarda curieusement tout autour du salon et ditde sa claire voix de contralto :

– Où est mon chiromancien ?

– Votre quoi, Gladys ? s’exclama la duchesse avec untressaillement involontaire.

– Mon chiromancien, duchesse. Je ne puis vivre sans luimaintenant.

– Chère Gladys, vous êtes toujours si originale, murmura laduchesse, essayant de se rappeler ce que c’est en réalité qu’unchiromancien et espérant que ce n’était pas tout à fait la mêmechose qu’un chiropodist[2] .

– Il vient voir ma main régulièrement deux fois chaque semaine,poursuivit lady Windermere, et il y prend beaucoup d’intérêt.

– Dieu du ciel ! se dit la duchesse. Ce doit être làquelque espèce de manucure. Voilà qui est vraiment terrible !Enfin j’espère qu’au moins c’est un étranger. De la sorte, se seraun peu moins désagréable.

– Certes, il faut que je vous le présente.

– Me le présenter ! s’écria la duchesse. Vous voulez doncdire qu’il est ici.

Elle chercha autour d’elle son petit éventail en écaille detortue et son très vieux châle de dentelle, comme pour être à fuirà la première alerte.

– Naturellement il est ici. Je ne puis songer à donner uneréunion sans lui. Il me dit que j’ai une main purement psychique etque si mon pouce avait été un tant soit peu plus court, j’aurai étéune pessimiste convaincue et me serais enfermée dans uncouvent.

– Oh ! je vois ! fit la duchesse qui se sentait trèssoulagée. Il dit la bonne aventure, je suppose ?

– Et la mauvaise aussi, répondit lady Windermere, un tas dechose de ce genre. L’année prochaine, par exemple, je courraisgrand danger, à la fois sur terre et sur mer. Ainsi il faut que jevive en ballon et que, chaque soir, je fasse hisser mon dîner dansune corbeille. Tout cela est écrit là, sur mon petit doigt ou surla paume de ma main, je ne sais plus au juste.

– Mais sûrement, c’est là tenter la Providence, Gladys.

– Ma chère duchesse, à coup sûr la Providence peut résister auxtentations par le temps qui court. Je pense que chacun devraitfaire lire dans sa main, une fois par mois, afin de savoir ce qu’ilne doit pas faire. Si personne n’a l’obligeance d’aller cherchermonsieur Podgers, je vais y aller moi-même.

– Laissez-moi ce soin, lady Windermere, dit un jeune homme toutpetit, tout joli, qui se trouvait là et suivait la conversationavec un sourire amusé.

– Merci beaucoup, lord Arthur ; mais je crains que vous nele reconnaissiez pas.

– S’il est aussi singulier que vous le dites, lady Windermere,je ne pourrais guère le manquer. Dites seulement comment il est et,sur l’heure, je vous l’amène.

– Soit ! Il n’a rien d’un chiromancien. Je veux dire qu’iln’a rien de mystérieux, d’ésotérique, qu’il n’a pas une apparenceromantique. C’est un petit homme, gros, avec une tête comiquementchauve et de grandes lunettes d’or, quelqu’un qui tient le milieuentre le médecin de famille et l’attorney de village. J’en suis auxregrets, mais ce n’est pas de ma faute. Les gens sont si ennuyeux.Tous mes pianistes ont exactement l’air de pianistes et tous mespoètes exactement l’air de poètes. Je m’en souviens, la saisondernière, j’avais invité à dîner un épouvantable conspirateur, unhomme qui avait versé le sang d’une foule de gens, qui portaittoujours une cotte de mailles et avait un poignard caché dans lamanche de sa chemise. Eh bien ! sachez que quand il estarrivé, il avait simplement la mine d’un bon vieux clergyman. Toutela soirée, il fit pétiller ses bons mots. Certes, il fut trèsamusant et bien de tous points, mais j’étais cruellement déçue.Quand je l’interrogeai au sujet de sa cotte de mailles, il secontenta de rire et me dit qu’elle était trop froide pour la porteren Angleterre… Ah ! voici monsieur Podgers. Eh bien !monsieur Podgers, je voudrais que vous lisiez dans la main de laduchesse de Paisley… Duchesse, voulez-vous enlever votre gant… nonpas celui de la main gauche… l’autre…

– Ma chère Gladys, vraiment je ne crois pas que ceci soit tout àfait convenable, dit la duchesse en déboutonnant comme à regret ungant de peau assez sale.

– Jamais rien de ce qui intéresse ne l’est, dit lady Windermere: on a fait le monde ainsi[3] . Maisil faut que je vous présente, duchesse. Voici monsieur Podgers, monchiromancien favori ; monsieur Podgers, la duchesse dePaisley… et si vous dites qu’elle a un mont de la lune plusdéveloppé que le mien, je ne croirais plus en vous désormais.

– Je suis sûre, Gladys, qu’il n’y a rien de ce genre dans mamain, dit la duchesse d’un ton grave.

– Votre Grâce est tout à fait dans le vrai, répliqua Mr Podgersen jetant un coup d’œil sur la petite main grassouillette auxdoigts courts et carrés. La montagne de la lune n’est pasdéveloppée. Cependant la ligne de vie est excellente. Veuillezavoir l’obligeance de laisser fléchir le poignet… je vous remercie…trois lignes distinctes sur la rascette[4].… vous vivrez jusqu’à un âge avancée duchesse, et vous serezextrêmement heureuse… Ambition très modérée, ligne del’intelligence sans exagération, ligne du cœur…

– Là-dessus soyez discret, monsieur Podgers, s’écria ladyWindermere.

– Rien ne me serait plus agréable, répondit Mr Podgers ens’inclinant, si la duchesse y avait donné lieu, mais j’ai le regretde dire que je vois une grande constance d’affection combinée avecun sentiment très fort du devoir.

– Veuillez continuer, monsieur Podgers, dit la duchesse dont leregard marquait la satisfaction.

– L’économie n’est pas la moindre des vertus de Votre Grâce,poursuivit Mr Podgers.

Lady Windermere éclata en rires convulsifs.

– L’économie est une excellente chose, remarqua la duchesse aveccomplaisance. Quand j’ai épousé Paisley, il avait onze châteaux etpas une maison convenable où l’on pût habiter.

– Et maintenant il a douze maisons et pas un seul château,s’écria lady Windermere.

– Eh ! ma chère, dit la duchesse, j’aime…

– Le confort, reprit Mr Podgers, et les perfectionnementsmodernes, et l’eau chaude amenée dans toutes les chambres. VotreGrâce a tout à fait raison. Le confort est la seule chose que notrecivilisation puisse nous donner.

– Vous avez admirablement décrit le caractère de la duchesse,monsieur Podgers. Maintenant veuillez nous dire celui de ladyFlora.

Et pour répondre à un signe de tête de l’hôtesse souriante, unepetite jeune fille, aux cheveux roux d’Écossaise et aux omoplatestrès hauts, se leva gauchement de dessus le canapé et exhiba unelongue main osseuse avec des doigts aplatis en spatule.

– Ah ! une pianiste, je vois ! dit Mr Podgers, uneexcellente pianiste et peut être une musicienne hors ligne. Trèsréservée, très honnête et douée d’un vif amour pour les bêtes.

– Voilà qui est tout à fait exact ! s’écria la duchesse setournant vers lady Windermere. Absolument exact. Flora élève deuxdouzaines de collies à Macloskie et elle remplirait notre maison deville d’une véritable ménagerie si son père le lui permettait.

– Bon ! mais c’est justement là ce que je fais chez moichaque jeudi soir, riposta en riant lady Windermere. Seulement jepréfère les lions aux collies.

– C’est là votre seule erreur, lady Windermere, dit Mr Podgersavec un salut pompeux.

– Si une femme ne peut rendre charmantes ses erreurs, ce n’estqu’une femelle, répondit-elle… Mais il faut encore que vous nouslisiez dans quelques mains… Venez, sir Thomas, montrez les vôtres àmonsieur Podgers.

Et un vieux monsieur d’allure fine, qui portait un veston blanc,s’avança et tendit au chiromancien une main épaisse et rude avec untrès long doigt du milieu.

– Nature aventureuse ; dans le passé quatre longs voyageset un dans l’avenir… Naufragé trois fois… Non deux fois seulement,mais en danger de naufrage lors de votre prochain voyage.Conservateur acharné, très ponctuel, ayant la passion descollections de curiosités. Une maladie dangereuse entre la seizièmeet la dix-huitième année. A hérité d’une fortune vers la trentième.Grande aversion pour les chats et les radicaux.

– Extraordinaire ! s’exclama sir Thomas. Vous devriez lireaussi dans la main de ma femme.

– De votre seconde femme, dit tranquillement Mr Podgers quiconservait toujours la main de sir Thomas dans la sienne.

Mais lady Marvel, femme d’aspect mélancolique, aux cheveux noirset aux cils de sentimentale, refusa nettement de laisser révélerson passé ou son avenir.

Aucun des efforts de lady Windermere ne put non plus amener Mrde Koloff, l’ambassadeur de Russie, à consentir même à retirer sesgants.

En réalité, bien des gens redoutaient d’affronter cet étrangepetit home au sourire stéréotypé, aux lunette d’or et aux yeux d’unbrillant de perle, et quand il dit à la pauvre lady Fermor, touthaut et devant tout le monde, qu’elle se souciait fort peu de lamusique, mais qu’elle raffolait des musiciens, on estima, engénéral, que la chiromancie est une science qu’il ne fautencourager qu’en tête à tête [5] . LordArthur Savile, cependant, qui ne savait rien de la malheureusehistoire de lady Fermor et qui avait suivi Mr Podgers avec un trèsgrand intérêt, avait une vive curiosité de le voir lire dans samain.

Comme il éprouvait quelque pudeur à se mettre en avant, iltraversa la pièce et s’approcha de l’endroit où lady Windermereétait assise et, avec une rougeur, qui était un charme, lui demandasi elle pensait que Mr Podgers voudrait bien s’occuper de lui.

– Certes oui, il s’occupera de vous, fit lady Windermere. C’estpour cela qu’il est ici. Tous mes lions, lord Arthur, sont deslions en représentation. Ils sautent dans des cerceaux, quand jeleur demande. Mais il faut auparavant que je vous prévienne que jedirai tout à Sybil. Elle vient luncher avec moi demain pour causerchapeaux, et si Mr Podgers trouve que vous avez un mauvaiscaractère ou une tendance à la goutte, ou une femme qui vit àBayswater[6] , certainement je ne le lui laisserai pasignorer.

Lord Arthur sourit et hocha la tête.

– Je ne suis pas effrayé, répondit-il, Sybil me connaît aussibien que je la connais.

– Ah ! je suis un peu contrariée de vous entendre direcela. La meilleure assise du mariage, c’est un malentendu mutuel…non, je ne suis pas du tout cynique. J’ai seulement del’expérience, ce qui, cependant, est très souvent la même chose… MrPodgers, lord Arthur Savile meurt d’envie que vous lisiez dans samain. Ne lui dites pas qu’il est fiancé à l’une des plus joliesfilles de Londres : il y a un mois que le Morning Post ena publié la nouvelle.

– Chère lady Windermere, s’écria la marquise de Jedburgh, ayezl’obligeance de laisser monsieur Podgers s’arrêter ici une minutede plus. Il est en train de me dire que je monterai sur lesplanches et cela m’intéresse au plus au point.

– S’il vous a dit cela, lady Jedburgh, je ne vais pas hésiter àvous l’enlever. Venez immédiatement, monsieur Podgers, et lisezdans la main de lord Arthur.

– Bon ! dit lady Jedburgh faisant une petite moue, commeelle se levait du canapé, s’il ne m’est pas permis de monter surles planches, il me sera au moins permis d’assister au spectacle,j’espère.

– Naturellement. Nous allons tous assister à la séance, répliqualady Windermere. Et maintenant, monsieur Podgers, reprenez-nous etdites-nous quelque chose de joli, lord Arthur est un de mes pluschers favoris.

Mais quand Mr Podgers vit la main de lord Arthur, il devintétrangement pâle et ne souffla mot.

Un frisson sembla passer sur lui. Ses grands sourcilsbroussailleux furent saisis d’un tremblement convulsif du ticbizarre, irritant, qui le dominait quand il était embarrassé.

Alors, quelques grosses gouttes de sueur perlèrent sur son frontjaune, comme une rosée empoisonnée, et ses doigts gras devinrentfroids et visqueux.

Lord Arthur ne manqua pas de remarquer ces étranges signesd’agitation et, pour la première fois de sa vie, il éprouva de lapeur. Son mouvement naturel fut de se sauver du salon, mais il secontint.

Il valait mieux connaître le pire, quel qu’il fût, que dedemeurer dans cette affreuse incertitude.

– J’attends, monsieur Podgers, dit-il.

– Nous attendons tous, cria lady Windermere de son ton vif,impatient.

Mais le chiromancien ne répondit pas.

– Je crois qu’Arthur va monter sur les planches, dit ladyJedburgh, et qu’après votre sortie, monsieur Podgers a peur de lelui dire.

Soudain Mr Podgers laissa tomber la main droite de lord Arthuret empoigna fortement la gauche, se courbant si bas pour l’examinerque la monture d’or de ses lunettes sembla presque effleurer lapaume.

Un moment, son visage devint un masque blanc d’horreur, mais ilrecouvra bientôt son sang froid[7] et,regardant lady Windermere, lui dit avec un sourire forcé :

– C’est la main d’un charmant jeune homme.

– Certes oui, répondit lady Windermere, mais sera-t-il un maricharmant ? Voilà ce que j’ai besoin de savoir.

– Tous les jeunes gens charmants sont des maris charmants,reprit Mr Podgers.

– Je ne crois pas qu’un mari doive être trop séduisant, murmuralady Jedburgh, d’un air pensif. C’est si dangereux.

– Ma chère enfant, ils ne sont jamais trop séduisant, s’écrialady Windermere. Mais ce qu’il faut ce sont des détails. Il n’y aque les détails qui intéressent. Que doit-il arriver à lordArthur ?

– Eh bien ! Dans quelques jours lord Arthur doit faire unvoyage.

– Oui, sa lune de miel naturellement.

– Et il perdra un parent.

– Pas sa sœur, j’espère, dit lady Jedburgh d’un ton apitoyé.

– Certes non, pas sa sœur, répondit Mr Podgers avec un geste dedépréciation de la main, un simple parent éloigné.

– Bon ! je suis cruellement désappointée, fit ladyWindermere. Je n’ai absolument rien à dire à Sybil demain. Qui sepréoccupe aujourd’hui de parent éloigné ? Voilà des années quece n’est plus la mode. Cependant, je suppose qu’elle fera biend’acheter une robe de soie noire : cela sert toujours pourl’église, voyez-vous. Et maintenant, allons souper. On a sûrementtout mangé là-bas, mais nous pourrons encore trouver du bouillonchaud. François faisait autrefois du bouillon excellent, maismaintenant il est si agité par la politique que je ne suis jamaiscertaine de rien avec lui. Je voudrais bien que le généralBoulanger se tînt tranquille… Duchesse, je suis sûre que vous êtesfatiguée !

– Pas du tout, ma chère Gladys, répondit la duchesse en marchantvers la porte, je me suis beaucoup amusée et lechiropodist, je veux dire le chiromancien, est trèsamusant. Flora, où peut être mon éventail d’écaille detortue ?… Oh ! merci, sir Thomas, merci beaucoup !…Et mon châle de dentelle ?… Oh merci, sir Thomas, trop aimablevraiment !

Et la digne créature finit par descendre les escaliers sansavoir laissé plus de deux fois tomber son flacon d’odeur.

Tout ce temps-là, lord Arthur Savile était demeuré debout prèsde la cheminée avec le même sentiment de frayeur qui pesait surlui, la même maladive préoccupation d’un avenir mauvais.

Il sourit tristement à sa sœur comme elle glissa près de lui aubras de lord Plymdale, fort jolie dans son brocard rose garni deperles, et il entendit à peine lady Windermere, quand elle l’invitaà la suivre. Il pensa à Sybil Merton et l’idée que quelque chosepourrait se placer entre eux remplit ses yeux de larmes.

Quelqu’un qui l’aurait regardé eût dit que Némésis avait dérobéle bouclier de Pallas et lui avait montré la tête de la Gorgone. Ilparaissait pétrifié et son visage avait l’aspect d’un marbre danssa mélancolie.

Il avait vécu la vie délicate et luxueuse d’un jeune homme bienné et riche, une vie exquise affranchie de tous soucis avilissant,une vie d’une belle insouciance[8]d’enfant, et maintenant, pour la première fois, il eut consciencedu terrible mystère de la destinée, de l’effrayante idée dusort.

Que tout cela lui semblait fou et monstrueux !

Se pouvait-il que ce qui était écrit dans sa main, en caractèrequ’il ne pouvait lire mais qu’un autre pouvait déchiffrer, fûtquelque terrible secret de faute, quelque sanglant signe decrime !

N’y avait-il nulle échappatoire ?

Ne sommes-nous que des pions d’échiquier que met en jeu unepuissance invisible, que des vases que le potier modèle à sa guisepour l’honneur où la honte ?

Sa raison se révolta contre cette pensée et pourtant il sentaitque quelque tragédie était suspendue sur sa tête et qu’il avait ététout d’un coup appelé à porter un fardeau intolérable.

Les acteurs sont vraiment des gens heureux ; ils peuventchoisir de jouer soit la tragédie soit la comédie, de souffrir oud’égayer, de faire rire ou de faire pleurer. Mais dans la vieréelle, c’est différent.

Bien des hommes et bien des femmes sont contraints de jouer desrôles auxquels rien ne les destinait. Nos Guildensterns nous jouentHamlet et notre Hamlet doit plaisanter comme un prince Hal.

Le monde est un théâtre, mais la pièce est déplorablementdistribuée.

Soudain Mr Podgers entra dans le salon.

À la vue de lord Arthur, il s’arrêta et sa grasse figure sansdistinction devint d’une couleur jaune verdâtre. Les yeux des deuxhommes se rencontrèrent et il y eut un moment de silence.

– La duchesse a laissé ici un de ses gants, lord Arthur, et ellem’a demandé de le lui rapporter, dit enfin Mr Podgers. Ah ! jele vois sur le canapé !… Bonsoir !

– Monsieur Podgers, il faut que j’insiste pour que vous medonniez une réponse immédiate à une question que je vais vousposer.

– À un autre moment, lord Arthur. La duchesse m’attend. Il fautque je la rejoigne.

– Vous n’irez pas. La duchesse n’est pas si pressée.

– Les dames n’ont pas l’habitude d’attendre, dit Mr Podgers avecun sourire maladif. Le beau sexe est toujours impatient.

Les lèvres fines, et comme ciselées, de lord Arthur seplissèrent d’un dédain hautain.

La pauvre duchesse lui semblait de si maigre importance en cemoment.

Il traversa le salon et vint à l’endroit où Mr Podgers étaitarrêté.

Il lui tendit la main.

– Dites-moi ce que vous voyez là. Dites moi la vérité. Je veuxla connaître. Je ne suis pas un enfant.

Les yeux de Mr Podgers clignotèrent sous ses lunettes d’or. Ilse porta d’un air gêné d’un pied sur l’autre, tandis que ses doigtsjouaient nerveusement avec une chaîne de montre étincelante.

– Qu’est-ce qui vous fait penser que j’ai vu dans votre main,lord Arthur, quelque chose de plus que ce que je vous aidit ?

– Je sais que vous avez vu quelque chose de plus et j’insistepour que vous me le disiez ce que c’est. Je vous donnerai un chèquede cent livres.

Les yeux verts étincelèrent une minute, puis redevinrentsombres.

– Cent guinées ! fit enfin Mr Podgers à voix basse.

– Oui, cent guinées. Je vous enverrai un chèque demain. Quel estvotre club ?

– Je n’ai pas de club. C’est-à-dire je n’en ai pas en ce moment,mais mon adresse est… Permettez-moi de vous donner ma carte.

Et tirant de la poche de veston un morceau de carton doré surtranche, Mr Podgers le tendit avec un salut profond à lord Arthurqui lut :

MR SEPTIMUS R PODGERS

CHIROMANCIEN

103 a West Moon street

– Je reçois de 10 à 4, murmura Mr Podgers d’un ton mécanique, etje fais une réduction pour les familles.

– Dépêchez-vous ! cria lord Arthur devenant très pâle etlui tendant la main.

Mr Podgers regarda autour de lui d’un coup d’œil nerveux et fitretomber la lourde portière[9] sur laporte.

– Ceci prendra un peu de temps, lord Arthur. Vous feriez mieuxde vous asseoir.

– Dépêchez, monsieur, cria de nouveau lord Arthur frappant dupied avec colère sur le parquet ciré.

Mr Podgers sourit, sortit de sa poche une petite loupe à verregrossissant et l’essuya soigneusement avec son mouchoir.

– Je suis tout à fait prêt, dit-il.

Chapitre 2

 

Dix minutes plus tard, le visage blanc de terreur, les yeuxaffolés de chagrin, lord Arthur Savile se précipitait hors deBentinck House.

Il se fit un chemin à travers la cohue des valets de pied,couverts de fourrures, qui stationnaient autour du grand pavillon àcolonnades.

Il semblait ne voir ni entendre quoi que ce fût.

La nuit était très froide et les becs de gaz, autour du square,scintillaient et vacillaient sous les coups de fouet du vent, maisses mains avaient une chaleur de fièvre et ses tempes brûlaientcomme du feu.

Il allait et venait, presque avec la démarche d’un hommeivre.

Un agent de police le regarda, avec curiosité, comme il passait,et un mendiant, qui se détacha d’un pas de porte pour lui demanderl’aumône, recula d’effroi en voyant un malheur plus grand que lesien.

Une fois, lord Arthur Savile s’arrêta sous un réverbère etregarda ses mains. Il crut voir la tache de sang qui les souillaitet un faible cri jaillit de ses lèvres tremblantes.

Assassin ! voilà ce que le chiromancien y avait vu.Assassin ! La nuit même semblait le savoir et le vent désoléle cornait à ses oreilles. Les coins sombres des rues étaientpleins de cette accusation. Elle grimaçait à ses yeux aux toits desmaisons.

Tout d’abord, il alla au parc, dont le bois sombre semblait lefasciner. Il s’appuya aux grilles d’un air las, refroidissant sestempes à l’humidité du fer et écoutant le silence chuchoteur desarbres.

– Assassin ! Assassin ! répéta-t-il comme si laréitération de l’accusation pouvait obscurcir le sens du mot.

Le son de sa propre voix le fit frissonner et, pourtant, ilsouhaitait presque que l’écho l’entendît et réveillât de ses rêvesla cité endormie. Il sentait un désir d’arrêter le passant dehasard et de tout lui dire.

Puis, il erra autour d’Oxford Street dans des ruelles étroiteset honteuses.

Deux femmes aux faces peintes le raillèrent, comme ilpassait.

D’une cour sombre arriva à lui un bruit de jurons et de gifles,suivi de cris perçants et, pressés pêle-mêle sous une porte humideet glaciale, il vit les dos voûtés et les corps usés de la pauvretéet de la vieillesse.

Une étrange pitié s’empara de lui.

Ces enfants du pêché et de la misère étaient-t-ils prédestinés àleur sort, comme lui au sien ? N’étaient-ils comme lui que lesmarionnettes d’un guignol monstrueux ?

Et, pourtant ce ne fut pas le mystère, mais la comédie de lasouffrance qui le frappa, son inutilité absolue, son grotesquemanque de sens. Que tout lui parut incohérent, dépourvud’harmonie ! Il était stupéfait de la discordance qu’il yavait entre l’optimisme superficiel de notre temps et les faitsréels de l’existence.

Il était encore très jeune.

Quelque temps après, il se trouva en face de MaryleboneChurch.

La chaussée silencieuse semblait un long ruban d’argent pâli,moucheté ici et là par les arabesques sombres d’ombresmouvantes.

Tout là-bas s’arrondissait en cercle la ligne des becs de gazvacillants et devant une petite maison entourée de murs stationnaitun fiacre solitaire dont le cocher dormait sur le siège.

Lord Arthur marcha à pas rapide dans la direction de PortlandPlace, regardant à chaque instant autour de lui comme s’ilcraignait d’être suivi.

Au coin de Rich Street, deux hommes étaient arrêtés et lisaientune petite affiche sur une palissade.

Un étrange sentiment de curiosité agit sur lui et il traversa larue dans cette direction.

Comme il approchait, le mot assassin en lettres noireslui heurta l’œil.

Il s’arrêta et un flux de rougeur lui monta aux joues.

C’était un avis officiel offrant une récompense à qui fourniraitdes renseignements propres à faciliter l’arrestation d’un homme detaille moyenne, entre trente et quarante ans, portant un chapeaumou à rebords relevés, une veste noire et des pantalons de toile decoton rayée. Cet homme avait une cicatrice sur la joue droite.

Lord Arthur lut l’affiche, puis il la relut encore.

Il se demanda si l’homme serait arrêté et comment il avait reçucette écorchure.

Peut-être un jour son nom serait-il placardé de la sorte sur lesmurailles de Londres ? Un jour peut-être, on mettrait aussi satête à prix.

Cette pensée le rendit malade d’horreur.

Il tourna sur ses talons et s’enfuit dans la nuit.

Il avait un souvenir vague d’avoir erré à travers un labyrinthede maisons sordides, de s’être perdu dans un gigantesque fouillisde rues sombres, et l’aurore commençait à poindre quand enfin ilreconnut qu’il était dans Picadilly Circus.

Comme il suivait Belgrave Square, il rencontra les grandesvoitures de roulage qui se rendaient à Covent Garden.

Les charretiers en blouse blanche, aux agréables figuresbronzées par le soleil, aux incultes cheveux bouclés, allongeaientvigoureusement le pas, faisant claquer leur fouet s’interpellanttantôt les uns tantôt les autres.

Sur le dos d’un énorme cheval gris, le chef de file d’unattelage, était juché un garçon joufflu, un bouquet de primevères àson chapeau rabattu, s’accrochant d’une poigne ferme à la crinièreet riant aux éclats.

Dans la clarté matinale, les grands tas de légumes sedétachaient comme des blocs de jade verts sur les pétales roses dequelque rose merveilleuse.

Lord Arthur éprouva un sentiment de curiosité vive, sans qu’ilpût dire pourquoi.

Il y avait quelque chose dans la délicate joliesse de l’aube quilui semblait d’une inexprimable émotion et il pensa à tous lesjours qui naissent en beauté et se couchent en tempête.

Ces lourdauds, avec leurs voix rudes, leur grossière bellehumeur, leur allure nonchalante, quel étrange Londres ilsvoyaient ! un Londres libéré des crimes de la nuit et de lafumée du jour, une cité pâle, fantomatique, une ville désolée detombes.

Il se demanda ce qu’ils en pensaient et s’ils savaient quelquechose de ses splendeurs et de ses hontes, de ses joies fières et sibelles de couleur, de son horrible faim, et de tout ce qui s’ybrasse et s’y ruine du matin au soir.

Probablement, c’était seulement pour eux un débouché, un marchéoù ils portaient leurs produits pour les vendre et où ils neséjournaient au plus que quelques heures, laissant à leur départles rues toujours silencieuses, les maisons toujours endormies.

Il eut du plaisir à les voir passer.

Si rustres qu’ils fussent, avec leurs gros souliers à clous,leur démarche de lourdauds, ils portaient en eux quelque chose del’Arcadie.

Lord Arthur sentit qu’ils avaient vécu avec la Nature et qu’elleleur avait enseigné la Paix. Il leur envia tout ce qu’ils avaientd’ignorance.

Quand il atteignit Belgrave Square, le ciel était d’un bleuévanescent et les oiseaux commençaient à gazouiller dans lesjardins.

Chapitre 3

 

Quand lord Arthur s’éveilla, il était midi et le soleil de laméridienne se tamisait à travers les rideaux de soie ivoirine de sachambre.

Il se leva et regarda par la fenêtre.

Un vague brouillard de chaleur était suspendu sur la grandeville et les toits des maisons ressemblaient à de l’argentterni.

Dans les verts tremblotants du square au-dessous, quelquesenfants se poursuivaient comme des papillons blancs, et lestrottoirs étaient encombrés de gens qui se rendaient au parc.

Jamais la vie ne lui avait semblé si belle. Jamais le mal et sondomaine ne lui avaient semblé si loin de lui.

Alors son valet de chambre lui apporta une tasse de chocolat surun plateau.

Quand il l’eut bue, il écarta une lourde portière[10] de peluche couleur pêche, et passadans la salle de bains.

La lumière glissait doucement d’en haut à travers de mincesplaques d’onyx transparent et l’eau, dans la cuvette de marbre,avait le faible éclat de la pierre de lune.

Lord Arthur s’y plongea à la hâte jusqu’à ce que les froidsbouillons touchent sa gorge et ses cheveux. Alors il enfonçabrusquement sa tête sous l’eau, comme s’il voulait se purifier dela souillure de quelque honteux souvenir.

Quand il sortit de l’eau, il se sentit presque apaisé. Lebien-être physique, qu’il avait ressenti, l’avait dominé, comme ilarrive souvent pour les natures supérieurement façonnées, car lessens, comme le feu, peuvent purifier aussi bien que détruire.

Après déjeuner, il s’allongea sur un divan et alluma unecigarette.

Sur le dessus de cheminée, garni d’un vieux brocard très fin, ily avait une grande photographie de Sybil Merton, telle qu’ill’avait vue, la première fois, au bal de lady Noël.

La tête petite, d’un délicieux modèle, s’inclinait légèrement decôté, comme si la gorge mince et frêle, le col de roseau avaientpeine à supporter le poids de tant de beauté. Les lèvres étaientlégèrement entr’ouvertes et semblaient faites pour une doucemusique et, dans ses yeux rêveurs, on lisait les étonnements de laplus tendre pureté virginale.

Moulée dans son costume de crêpe de chine[11] moelleux, un grand éventail defeuillage à la main, on eût dit une de ces délicates petitesfigurines qu’on a trouvées dans les bois d’oliviers qui avoisinentTanagra, et il y avait dans sa pose et dans son attitude quelquestraits de la grâce grecque.

Pourtant, elle n’était pas petite[12]].

Elle était simplement parfaitement proportionnée, chose rare àson âge où tant de femmes sont ou plus grande que nature ouinsignifiantes.

En la contemplant en ce moment, lord Arthur fut rempli de cetteterrible pitié qui naît de l’amour. Il sentit que l’épouser, avecle fatum du meurtre suspendu sur sa tête, serait unetrahison pareille à celle de Judas, un crime pire que tous ceuxqu’ont jamais rêvés les Borgia.

Quel bonheur y aurait-il pour eux, quand à tout moment ilpourrait être appelé à accomplir l’épouvantable prophétie écritedans sa main ? Quelle vie mènerait-il aussi longtemps que ledestin tiendrait cette terrible fortune dans sesbalances ?

À tout prix, il fallait retarder le mariage. Il y était tout àfait résolu.

Bien qu’il aimât ardemment cette jeune fille, bien que le seulcontact de ses doigts quand ils étaient assis l’un près de l’autrefît tressaillir tous les nerfs de son corps d’une joie exquise, iln’en reconnut pas moins clairement où était son devoir et eutpleine conscience de ce fait qu’il n’avait pas le droit del’épouser jusqu’à ce qu’il eût commis le meurtre.

Cela fait, il pourrait se présenter devant les autels avec SybilMerton et remettre sa vie aux mains de la femme qu’il aimait, sanscrainte de mal agir.

Cela fait, il pourrait la prendre dans ses bras, sachant qu’ellen’aurait jamais à courber sa tête sous la honte.

Mais avant, il fallait faire cela et le plus tôt seraitle mieux pour tous deux.

Bien des gens dans sa situation auraient préféré le sentierfleuri du plaisir aux montées escarpées du devoir ; mais lordArthur était trop consciencieux pour placer le plaisir au-dessusdes principes.

Dans son amour, il n’y avait plus qu’une simple passion et Sybilétait pour lui le symbole de tout ce qu’il y a de bon et denoble.

Un moment, il éprouva une répugnance naturelle contre l’œuvrequ’il était appelé à accomplir, mais bientôt cette impressions’effaça. Son cœur lui dit que ce n’était pas un crime, mais unsacrifice : sa raison lui rappela que nulle autre issue ne luiétait ouverte. Il fallait qu’il choisisse entre vivre pour lui etvivre pour les autres et, si terrible, sans nul doute, que fût latâche qui s’imposait à lui, pourtant il savait qu’il ne devait paslaisser l’égoïsme triompher de l’amour ; tôt ou tard, chacunde nous est appelé à résoudre ce même problème : la même questionest posée à chacun de nous.

Pour lord Arthur, elle se posa de bonne heure dans la vie, avantque son caractère ait été entamé par le cynisme, qui calcule, del’âge mûr, ou que son cœur fût corrodé par l’égoïsme superficiel etélégant de notre époque, et il n’hésita pas à faire son devoir.

Heureusement pour lui aussi, il n’était pas un simple rêveur, undilettante oisif. S’il eût été tel, il eût hésité comme Hamlet etpermis que l’irrésolution ruinât son dessein. Mais il étaitessentiellement pratique. Pour lui, la vie c’était l’action, plutôtque la pensée.

Il possédait ce don rare entre nous, le sens commun.

Les sensations cruelles et violentes de la soirée de la veilles’étaient maintenant tout à fait effacées et c’était presque avecun sentiment de honte qu’il songeait à sa marche folle, de rue enrue, à sa terrible agonie émotionnelle.

La sincérité même de ses souffrances les faisait maintenantpasser à ses yeux pour inexistantes.

Il se demandait comment il avait pu être assez fou pour déclameret extravaguer contre l’inévitable.

La seule question, qui paraissait le troubler, était comment ilviendrait à bout de sa tâche, car il n’avait pas les yeux fermés àce fait que le meurtre, comme les religions du monde païen, exigeune victime, aussi bien qu’un prêtre.

N’étant pas un génie, il n’avait pas d’ennemis, et, d’ailleurs,il sentait que ce n’était pas le lieu de satisfaire quelque rancuneou quelque haine personnelles ; la mission dont il étaitchargé était d’une grande et grave solennité.

En conséquence, il dressa une liste de ses amis et de sesparents sur un feuillet de bloc-notes et, après un soigneux examen,se décida en faveur de lady Clementina Beauchamp, une chère vieilledame qui habitait Curzon Street et était sa propre cousine ausecond degré du côté de sa mère.

Il avait toujours aimé lady Clem, comme tout le mondel’appelait, et comme il était riche lui-même, ayant pris possessionde toute la fortune de lord Rugby, lors de sa majorité, il n’étaitpas possible qu’il résultât pour lui de sa mort quelque méprisableavantage d’argent.

En réalité, plus il pensait à la question, plus lady Clem luiparaissait la personne qu’il convenait de choisir, et songeant quetout délai était une mauvaise action à l’égard de Sybil, il serésolut à s’occuper tout de suite de ses préparatifs.

La première chose à faire, certes, c’était de régler lechiromancien.

Il s’assit donc devant un petit bureau de Sheraton, qui étaitdevant la fenêtre, et remplit un chèque de 100 livres payable àl’ordre de Mr Septimus Podgers. Puis, le mettant dans uneenveloppe, il dit à son domestique de le porter à West MoonStreet.

Il téléphona ensuite à ses écuries d’atteler son coupé ets’habilla pour sortir.

Comme il quittait sa chambre, il jeta un regard à laphotographie de Sybil Merton et jura que, quoi qu’il arrivât, illui laisserait toujours ignorer ce qu’il faisait pour l’amourd’elle et qu’il garderait le secret de son sacrifice à jamaisenseveli dans son cœur.

Dans sa route pour Buckingham Club, il s’arrêta chez unefleuriste et envoya à Sybil une belle corbeille de narcisses auxjolis pétales blancs et aux pistils ressemblant à des yeux defaisan.

En arrivant au club, il se rendit tout droit à la bibliothèque,sonna la clochette et demanda au garçon de lui apporter un sodacitron et un livre de toxicologie.

Il avait définitivement arrêté que le poison était le meilleurinstrument à adopter pour son ennuyeuse besogne.

Rien ne lui déplaisait autant qu’un acte de violence personnelleet, en outre, il était très soucieux de ne tuer lady Clementina paraucun moyen qui pût attirer l’attention publique, car il avait enhorreur l’idée de devenir lion du jour chez lady Windermere ou devoir son nom figurer dans les entrefilets des journaux que lisentles gens du commun.

Il avait aussi à tenir compte du père et de la mère de Sybil quiappartenaient à un monde un peu démodé et pourraient s’opposer aumariage s’il se produisait quelque chose d’analogue à un scandale,bien qu’il fût assuré que s’il leur faisait connaître tous lesfaits de la cause, ils seraient les premiers à apprécier les motifsqui lui dictaient sa conduite.

Il avait donc toute raison pour se décider en faveur du poison.Il était sans danger, sûr, sans bruit. Il agissait sans nul besoinde scènes pénibles pour lesquelles, comme beaucoup d’Anglais, ilavait une aversion enracinée.

Cependant, il ne connaissait absolument rien de la science despoisons et, comme le valet de pied semblait tout à fait incapablede trouver dans la bibliothèque autre chose que Ruff’sGuide et le Baily’s Magazine, il examina lui-mêmeles rayons chargés de livres et finit par mettre la main sur uneédition très bien reliée de la Pharmacopée et unexemplaire de la Toxicologie d’Erskine, édité par MathewReid, président du Collège royal des médecins et l’un des plusanciens membres du Buckingham Club, où il fut jadis élu parconfusion avec un autre candidat, contretemps qui avait si fortmécontenté le comité que lorsque le personnage réel se présenta, ille blackboula à l’unanimité.

Lord Arthur fut très fort déconcerté par les termes techniquesemployés par les deux livres.

Il se prenait à regretter de n’avoir pas accordé plusd’attention à ses études à Oxford, quand, dans le second volumed’Erskine, il trouva un exposé très intéressant et très complet despropriétés de l’aconit, écrit dans l’anglais le plus clair.

Il lui parut que c’était tout à fait le poison qu’il luifallait.

Il était prompt, c’est-à-dire presque immédiat dans seseffets.

Il ne causait pas de douleurs et pris sous la forme d’unecapsule de gélatine, mode d’emploi recommandé par sir Mathew, iln’avait rien de désagréable au goût.

En conséquence, il prit note sur son plastron de chemise de ladose nécessaire pour amener la mort, remit les livres en place etremonta Saint-James Street jusque chez Pestle et Humbey, les grandspharmaciens.

Mr Pestle, qui servait toujours en personne ses clients del’aristocratie, fut fort surpris de la commande et, d’un ton trèsdéférent, murmura quelque chose sur la nécessité d’une ordonnancedu médecin. Cependant, aussitôt que lord Arthur lui eut expliquéque c’était pour l’administrer à un grand chien de Norvège dont ilétait obligé de se défaire parce qu’il montrait des symptômes derage et qu’il avait deux fois tenté de mordre son cocher au gras dela jambe, il parut pleinement satisfait, félicita lord Arthur deson étonnante connaissance de la toxicologie et exécutaimmédiatement la prescription.

Lord Arthur mit la capsule dans une joliebonbonnière[13] d’argent qu’il vit à unevitrine de boutique de Bond Street, jeta la vilaine boîte de Pestleet Humbey et alla droit chez lady Clementina.

– Eh bien ! monsieur le mauvais sujet[14] , lui cria la vieille dame commeil entrait dans son salon, pourquoi n’êtes-vous pas venu me voirtous ces temps-ci ?

– Ma chère lady Clem, je n’ai jamais un moment à moi, répliqualord Arthur avec un sourire.

– Je suppose que vous voulez dire que vous passez toutes vosjournées avec miss Sybil Merton à acheter des chiffons[15] et à dire des bêtises. Je ne puiscomprendre pourquoi les gens font tant d’embarras pour se marier.De mon temps, nous n’aurions jamais rêvé de tant nous afficher etde tant parader, en public et en particulier, pour une chose de cegenre.

– Je vous assure que je n’ai pas vu Sybil depuis vingt-quatreheures, lady Clem. Autant que je sache, elle appartient entièrementà ses couturières.

– Parbleu ! Et c’est là la seule raison qui vous amène chezune vieille femme laide comme moi. Je m’étonne que vous autreshommes vous ne sachiez pas prendre congé. On a fait des foliespour moi[16] et me voici pauvre créaturerhumatisante avec un faux chignon et une mauvaise santé ! Ehbien ! si ce n’était cette chère lady Jansen qui m’envoie lespires romans français qu’elle peut trouver, je ne sais plus ce queje pourrais faire de mes journées. Les médecins ne servent guèrequ’à tirer des honoraires de leurs clients. Ils ne peuvent même pasguérir ma maladie d’estomac.

– Je vous ai apporté un remède pour elle, lady Clem, fitgravement lord Arthur. C’est une chose merveilleuse inventée par unAméricain.

– Je ne crois pas que j’aime les inventions américaines. Je suismême certaine de ne pas les aimer. J’ai lu dernièrement quelquesromans américains et c’étaient de vraies insanités.

– Oh ! ici il n’y a pas du tout d’insanité, lady Clem. Jevous assure que c’est un remède radical. Il faut me promettre del’essayer.

Et lord Arthur tira de sa poche la petite bonbonnière et latendit à lady Clementina.

– Mais cette bonbonnière est délicieuse, Arthur. C’est un vraicadeau. Voilà qui est vraiment gentil de votre part… Et voici leremède merveilleux… Cela a tout l’air d’un bonbon. Je vais leprendre immédiatement.

– Dieu du ciel, lady Clem ! se récria lord Arthurs’emparant de sa main, il ne faut rien faire de semblable. C’est dela médecine homéopathique. Si vous la prenez sans avoir mal àl’estomac, cela ne vous fera aucun bien. Attendez d’avoir une criseet alors ayez-y recours. Vous serez surprise du résultat.

– J’aurai aimé prendre cela tout de suite, dit lady Clementinaen regardant à la lumière la petite capsule transparente avec sabulle flottante d’aconitine liquide. Je suis sûre que c’estdélicieux. Je vous l’avoue, tout en détestant les docteurs, j’adoreles médecines. Cependant, je la garderai jusqu’à ma prochainecrise.

– Et quand surviendra cette crise ? demanda lord Arthuravec empressement, sera-ce bientôt ?

– Pas avant une semaine, j’espère. J’ai passé hier une fortmauvaise journée, mais on ne sait jamais.

– Vous êtes sûre alors d’avoir une crise avant la fin du mois,lady Clem ?

– Je le crains. Mais comme vous me montrez de la sympathieaujourd’hui, Arthur ! Vraiment l’influence de Sybil sur vousvous fait beaucoup de bien. Et maintenant il faut vous sauver. Jedîne avec des gens ternes, des gens qui n’ont pas des conversationsfolichonnes et je sens que si je ne fais pas une sieste tout àl’heure, je ne serais jamais capable de me tenir éveillée pendantle dîner. Adieu, Arthur. Dites à Sybil mon affection et grand mercià vous pour votre remède américain.

– Vous n’oublierez pas de le prendre, lady Clem, n’est-cepas ? dit lord Arthur en se dressant de sa chaise.

– Bien sûr, je n’oublierai pas, petit nigaud. Je trouve quec’est fort gentil à vous de songer à moi. Je vous écrirai et jevous dirai s’il me faut d’autres globules.

Lord Arthur quitta la maison de lady Clementina, pleind’entrain, et avec un sentiment de grand réconfort.

Le soir, il eut un entretien avec Sybil Merton. Il lui dit qu’ilse trouvait soudainement dans une position horriblement difficileoù ni l’honneur ni le devoir ne lui permettaient de reculer. Il luidit qu’il fallait reculer le mariage, car jusqu’à ce qu’il fûtsorti de ses embarras, il n’avait pas sa liberté.

Il la supplia d’avoir confiance en lui et de ne pas douter del’avenir. Tout irait bien, mais la patience était nécessaire.

La scène avait lieu dans la serre de la maison de Mr Merton àPark Lane où lord Arthur avait dîné comme d’habitude.

Sybil n’avait jamais paru plus heureuse, et, un moment, lordArthur avait tenté de se conduire comme un lâche, d’écrire à ladyClementina au sujet du globule et de laisser le mariages’accomplir, comme s’il n’y avait pas dans le monde un MrPodgers.

Cependant, son bon naturel s’affirma bien vite, et, même quandSybil tomba en pleurant dans ses bras, il ne faiblit pas.

La beauté, qui faisait vibrer ses nerfs, avait aussi touché saconscience. Il sentit que faire naufrager une si belle vie pourquelques mois de plaisir serait vraiment une vilaine chose.

Il demeura avec Sybil jusque vers minuit, la réconfortant et enétant à son tour réconforté et, le lendemain de bonne heure, ilpartit pour Venise après avoir écrit à Mr Merton une lettre virileet ferme au sujet de l’ajournement nécessaire du mariage.

Chapitre 4

 

À Venise, il rencontra son frère lord Surbiton qui venaitd’arriver de Corfou dans son yacht.

Les deux jeunes gens passèrent ensemble une charmantequinzaine.

Le matin, ils erraient sur le Lido, ou glissaient çà et là parles canaux verts dans leur longue gondole noire. L’après-midi, ilsrecevaient d’habitude des visites sur le yacht et, le soir, ilsdînaient chez Florian et fumaient d’innombrables cigarettes sur laPiazza.

Pourtant d’une façon ou de l’autre, lord Arthur n’était pasheureux.

Chaque jour, il étudiait dans le Times la « colonne desdécès », s’attendant à y voir la nouvelle de la mort de ladyClementina, mais tous les jours il avait une déception.

Il se prit à craindre que quelque accident ne lui fût arrivé etregretta maintes fois de l’avoir empêchée de prendre l’aconitinequand elle avait été si désireuse d’en expérimenter les effets.

Les lettres de Sybil, bien que pleines d’amour, de confiance etde tendresse, étaient souvent d’un ton très triste et, parfois, ilpensait qu’il était séparé d’elle à jamais.

Après une quinzaine de jours, lord Surbiton fut las de Venise etse résolut de courir le long de la côte jusqu’à Ravenne parce qu’ilavait entendu dire qu’il y a de grandes chasses dans lePinetum.

Lord Arthur, d’abord, refusa absolument de l’y suivre, maisSurbiton, qu’il aimait beaucoup, le persuada enfin que, s’ilcontinuait à résider à l’hôtel Danielli, il mourrait d’ennui ;et, le quinzième jour au matin, ils mirent à la voile par un fortvent du nord-est et une mer un peu agitée.

La traversée fut agréable.

La vie à l’air libre ramena les fraîches couleurs sur les jouesde lord Arthur, mais après le vingt-deuxième jour il fut ressaiside ses préoccupations au sujet de lady Clementina et, en dépit desremontrances de Surbiton, il prit le train pour Venise.

Quand il débarqua de sa gondole sur les degrés de l’hôtel, lepropriétaire vint au-devant de lui avec un amoncellement detélégrammes.

Lord Arthur les lui arracha des mains et les ouvrit en lesdécachetant d’un geste brusque.

Tout avait réussi.

Lady Clementina était morte subitement dans la nuit cinq joursavant.

La première pensée de lord Arthur fut pour Sybil et il luienvoya un télégramme pour lui annoncer son retour immédiat pourLondres.

Ensuite, il ordonna à son valet de chambre de préparer sesbagages pour le rapide du soir, quintupla le paiement de sesgondoliers et monta l’escalier de sa chambre d’un pas léger et d’uncœur raffermi.

Trois lettres l’y attendaient.

L’une était de Sybil, pleine de sympathie et decondoléance ; les autres de la mère d’Arthur et de l’avoué delady Clementina.

La vieille dame, paraît-il, avait dîné avec la duchesse, le soirqui avait précédé sa mort. Elle avait charmé tout le monde par sonhumour et son esprit[17] ,mais elle s’était retirée d’un peu bonne heure, en se plaignant desouffrir de l’estomac.

Au matin, on l’avait trouvée morte dans son lit, sans qu’elleparût avoir aucunement souffert.

Sir Mathew Reid avait été appelé alors, mais il n’y avait plusrien à faire et, dans les délais légaux on l’avait enterrée àBeauchamp Chalcote.

Peu de jours avant sa mort, elle avait fait son testament. Ellelaissait à lord Arthur sa petite maison de Curzon Street, tout sonmobilier, ses effets personnels, sa galerie de peintures àl’exception de sa collection de miniatures qu’elle donnait à sasœur, lady Margaret Rufford, et son bracelet d’améthyste qu’elleléguait à Sybil Merton.

L’immeuble n’avait pas beaucoup de valeur ; mais MrMansfield, l’avoué, était très désireux que lord Arthur revînt, leplus tôt qu’il lui serait possible, parce qu’il y avait beaucoup dedettes à payer et que lady Clementina n’avait jamais tenu sescomptes en règle.

Lord Arthur fut très touché du bon souvenir de lady Clementinaet pensa que Mr Podgers avait vraiment assumé une lourderesponsabilité dans cette affaire.

Son amour pour Sybil, cependant, dominait toute autre émotion etla conscience qu’il avait fait son devoir lui donnait paix etréconfort.

En arrivant à Charing Cross, il se sentit tout à faitheureux.

Les Merton le reçurent très affectueusement, Sybil lui fitpromettre qu’il ne supporterait pas qu’aucun obstacle s’interposâtentre eux, et le mariage fut fixé au 7 juin.

La vie lui paraissait encore une fois belle et brillante ettoute son ancienne joie renaissait pour lui.

Un jour, cependant, il inventoriait sa maison de Curzon Streetavec l’avoué de lady Clementina et Sybil, brûlant des paquets delettres jaunies et vidant des tiroirs de bizarres vieilleries,quand la jeune fille poussa soudain un petit cri de joie.

– Qu’avez-vous trouvé, Sybil ? dit lord Arthur levant latête de son travail et souriant.

– Cette jolie petite bonbonnière[18]d’argent. Est-ce gentil et hollandais ? Me ladonnez-vous ? Les améthystes ne me siéront pas, je le crois,jusqu’à ce que j’aie quatre-vingt ans.

C’était la boîte qui avait contenu l’aconitine.

Lord Arthur tressaillit et une rougeur subite monta à sesjoues.

Il avait presque oublié ce qu’il avait fait et ce lui sembla unecurieuse coïncidence que Sybil, pour l’amour de qui il avaittraversé toutes ces angoisses, fût la première à les luirappeler.

– Bien entendu, Sybil, ceci est à vous. C’est moi-même qui l’aidonnée à la pauvre lady Clem.

– Oh, merci, Arthur. Et aurais-je aussi le bonbon[19] ? Je ne savais pas que ladyClementina aimât les douceurs : je la croyais beaucoup tropintellectuelle.

Lord Arthur devint terriblement pâle et une horrible idée luitraversa l’esprit.

– Un bonbon, Sybil ! Que voulez-vous dire ?demanda-t-il d’une voix basse et rauque.

– Il y en a un là-dedans, un seul. Il paraît vieux et sale et jen’ai pas la moindre envie de le croquer… Qu’y a-t-il, Arthur ?Comme vous pâlissez !

Lord Arthur bondit à travers le salon et saisit labonbonnière.

La pilule couleur d’ambre y était avec son globule depoison.

Malgré tout, lady Clementina était morte de sa mortnaturelle.

La secousse de cette découverte fut presque au-dessus des forcesde lord Arthur.

Il jeta la pilule dans le feu et s’écroula sur le canapé avec uncri de désespoir.

Chapitre 5

 

Mr Merton fut très navré du second ajournement du mariage etlady Julia, qui avait déjà commandé sa robe de noce, fit tout cequ’elle put pour amener Sybil à une rupture.

Si tendrement cependant que Sybil aimât sa mère, elle avait faitdon de toute sa vie en accordant sa main à lord Arthur et rien dece que put lui dire lady Julia ne la fit chanceler dans sa foi.

Quant à lord Arthur, il lui fallut bien des jours pour seremettre de sa cruelle déception et, quelque temps, ses nerfsfurent complètement détraqués.

Pourtant, son excellent bon sens se ressaisit bientôt et sonesprit sain et pratique ne lui permit pas d’hésiter longtemps surla conduite à tenir.

Puisque le poison avait fait une faillite si complète, la chosequ’il convenait d’employer était la dynamite ou tout autre genred’explosifs.

En conséquence, il examina à nouveau la liste de ses amis et deses parents et, après de sérieuses réflexions, il résolut de fairesauter son oncle, le doyen de Chichester.

Le doyen, qui était un homme de beaucoup de culture et desavoir, raffolait des horloges. Il avait une merveilleusecollection d’appareils à mesurer le temps qui s’étendait depuis leXVe siècle jusqu’à nos jours. Il parut à lord Arthur que ce dada dubon doyen lui fournissait une excellente occasion de mener à bienses plans.

Mais se procurer une machine explosive était naturellement untout autre problème.

Le London directory[20] nelui donnait aucun renseignement à ce sujet et il pensa qu’il luiserait de peu d’utilité d’aller aux informations à ScotlandYard[21] . Là on n’est jamais informé desfaits et gestes du parti de la dynamite qu’après qu’une explosion aeu lieu, et encore n’en sait-on jamais bien long là-dessus.

Soudain il pensa à son ami Rouvaloff, jeune Russe de tendancetrès révolutionnaire, qu’il avait rencontré, l’hiver précédent,chez lady Windermere.

Le comte Rouvaloff passait pour écrire une vie de Pierre leGrand. Il était venu en Angleterre sous prétexte d’y étudier lesdocuments relatifs au séjour du tzar dans ce pays en qualité decharpentier de marine ; mais généralement on le soupçonnaitd’être un agent nihiliste et il n’y avait nul doute que l’ambassaderusse ne voyait pas d’un bon œil sa présence à Londres.

Lord Arthur pensa que c’était là tout à fait l’homme quiconvenait à ses desseins, et un matin, il poussa jusqu’à sonlogement à Bloombury pour lui demander son avis et sonconcours.

– Voilà donc que vous songer à vous occuper sérieusement depolitique, dit le comte Rouvaloff quand lord Arthur lui eut exposél’objet de sa démarche.

Mais lord Arthur qui haïssait les fanfaronnades, de quelquegenre que ce fût, se crut obligé de lui expliquer que les questionssociales n’avaient pas le moindre intérêt pour lui et qu’il avaitbesoin d’un exploseur dans une affaire purement familiale et qui neconcernait que lui-même.

Le comte Rouvaloff le considéra quelques instants avecsurprise.

Puis, voyant qu’il était tout à fait sérieux, il écrivit uneadresse sur un morceau de papier, signa de ses initiales et letendit à lord Arthur à travers la table.

– Scotland Yard donnerait gros pour connaître cette adresse, moncher ami.

– Ils ne l’auront pas, s’écria lord Arthur en éclatant derire.

Et, après avoir chaleureusement secoué la main du jeune Russe,il se précipita en bas de l’escalier, regarda le papier et dit àson cocher de le conduire à Soho Square.

Là il le congédia et suivit Greek Street jusqu’à ce qu’ilarrivât à une place que l’on appelle Bayle’s Court. Il passa sousle viaduc et se trouva dans un curieux cul-de-sac[22] qui paraissait occupé par une buanderiefrançaise. D’une maison à l’autre, tout un réseau de cordes’allongeait, chargé de linge et, dans l’air du matin, il y avaitune ondulation de toiles blanches.

Lord Arthur alla droit au bout de ce séchoir et frappa à unepetite maison verte.

Après quelque attente, durant laquelle toutes les fenêtres de lacour se peuplèrent de têtes qui paraissaient et disparaissaient, laporte fut ouverte par un étranger, d’allure assez rude, qui luidemanda en très mauvais anglais ce qu’il désirait.

Lord Arthur lui tendit le papier que lui avait donné le comteRouvaloff.

Sitôt qu’il le vit, l’homme s’inclina et engagea lord Arthur àpénétrer dans une très petite salle au rez-de-chaussée, enfaçade.

Peu d’instants après, Herr Winckelkopf, comme on l’appelait enAngleterre, fit en hâte son entrée dans la salle, une serviettesouillée de taches de vin à son cou et une fourchette à la maingauche.

– Le comte Rouvaloff, dit lord Arthur en s’inclinant, m’a donnéune introduction près de vous et je suis très désireux d’avoir avecvous un court entretien pour une question d’affaire. Je m’appelleSmith… Robert Smith, et j’ai besoin que vous me fournissiez unehorloge explosive.

– Enchanté de vous recevoir, lord Arthur, répliqua le malicieuxpetit Allemand en éclatant de rire. Ne me regardez donc pas d’unair si alarmé. C’est mon devoir de connaître tout le monde et je mesouviens de vous avoir vu un soir chez lady Windermere. J’espèreque sa Grâce est bien portante. Voulez-vous venir vous asseoir àcôté de moi, tandis que je finis de déjeuner ? J’ai unexcellent pâté [23] et mesamis sont assez bons pour dire que mon vin du Rhin est meilleurqu’aucun de ceux qu’on peut boire à l’ambassade d’Allemagne.

Et, avant que lord Arthur fût revenu de sa surprise d’avoir étéreconnu, il se trouvait assis dans l’arrière-salle, buvait à petitstraits le plus délicieux Marcobrünner dans une coupe jaune pâlemarquée aux monogrammes impériaux et bavardait de la façon la plusamicale qu’il fût possible avec le fameux conspirateur.

– Des horloges à exploseur, dit Herr Winckelkopf, ne sont pas detrès bons articles pour l’exportation à l’étranger, même lorsquel’on réussit à les faire passer à la douane. Le service des trainsest si irrégulier que, d’ordinaire, elles explosent avant d’êtrearrivées à destination. Si, cependant, vous avez besoin dequelqu’un de ces engins pour un usage intérieur, je puis vousfournir un excellent article et vous garantir que vous serezsatisfait du résultat. Puis-je vous demander à quel usage vous ledestinez. Si c’est pour la police ou pour quelqu’un qui touche enquoi que ce soit à Scotland Yard, j’en suis désolé, mais je ne puisrien faire pour vous. Les détectives anglais sont vraiment nosmeilleurs amis. J’ai toujours constaté qu’en tenant compte de leurstupidité nous pouvons faire absolument tout ce que nousvoulons ; je ne voudrais toucher à un cheveu de la têted’aucun d’eux.

– Je vous assure, repartit lord Arthur, que cela n’a rien àfaire avec la police. En réalité, le mouvement d’horlogerie estdestiné au doyen de Chichester.

– Eh là ! Eh là ! Je n’avais nulle idée que vous soyezsi prononcé en matière de religion, lord Arthur. Les jeunes gensd’aujourd’hui ne s’échauffent guère là-dessus.

– Je crois que vous me prisez trop, Herr Winckelkopf, dit lordArthur en rougissant. Le fait est que je suis absolument ignoranten théologie.

– Alors c’est une affaire tout à fait personnelle.

– Tout à fait.

Herr Winckelkopf haussa les épaules et quitta la salle.

Quatre minutes après, il reparut avec un gâteau rond de dynamitede la dimension d’un penny et une jolie petite horloge françaisesurmontée d’une figurine de la Liberté piétinant l’hydre duDespotisme.

Le visage de lord Arthur s’éclaira à cette vue.

– Voilà tout à fait ce qu’il me faut. Maintenant apprenez-moicomment elle explose.

– Ah ! ceci est mon secret, répondit Herr Winckelkopf,contemplant son invention avec un juste regard d’orgueil. Dites-moiseulement quand vous désirez qu’elle explose et je réglerai lemécanisme pour l’heure indiquée.

– Bon ! aujourd’hui c’est mardi, et si vous pouvez mel’expédier tout de suite…

– C’est impossible. J’ai un tas de travaux, une besogne trèsimportante pour certains amis de Moscou.

– Oh ! il sera encore temps si elle est remise demain soirou jeudi matin. Quant au moment de l’explosion, fixons-la àvendredi à midi. À cette heure-là, le doyen est toujours à lamaison.

– Vendredi à midi, répéta Herr Winckelkopf.

Et il prit une note à ce sujet sur un grand registre ouvert surun bureau près de la cheminée.

– Et maintenant, dit lord Arthur, se levant de sa chaise,veuillez me faire savoir de combien je vous suis redevable.

– C’est une si petite affaire, lord Arthur, que je vais vouscompter cela au plus juste. La dynamite coûte sept shillings sixpences, le mouvement d’horlogerie trois livres dix shillings et leport environ cinq shillings. Je suis trop heureux d’obliger un amidu comte Rouvaloff.

– Mais votre dérangement, Herr Winckelkopf ?

– Oh ! ce n’est rien. C’est un plaisir pour moi. Je netravaille pas pour l’argent : je vis entièrement pour mon art.

Lord Arthur déposa quatre livres deux shillings six pences surla table, remercia le petit Allemand de son amabilité et, déclinantde son mieux une invitation à rencontrer quelques anarchistes à unthé à la fourchette le samedi suivant, il quitta la maison de HerrWinckelkopf et se rendit au parc.

Pendant les deux jours qui suivirent, lord Arthur fut dans unétat de très grande agitation nerveuse. Le vendredi à midi, il serendit au Buckingham Club pour y attendre les nouvelles.

Tout l’après-midi, le stupide laquais de service à la portemonta des télégrammes de tous les coins du pays, donnant lerésultat des courses de chevaux, des jugements dans des affaires dedivorce, l’état de la température et d’autre informationsemblables, tandis que le ruban dévidait les détails les plusfastidieux sur la séance de nuit de la chambre des communes et unepetite panique au Stock Exchange[24] .

À quatre heure arrivèrent les journaux du soir et lord Arthurdisparut dans le salon de lecture avec la Pall MallGazette, la James’s Gazette, le Globe etl’Écho, à la grande indignation du colonel Goodchild, quidésirait lire le compte-rendu d’un discours prononcé par lui, lematin, à l’hôtel du lord-maire, au sujet des missionssud-africaines et de la convenance d’avoir, dans chaque province,des évêques nègres.

Or le colonel, pour une raison ou une autre, avait un préjugétrès vif contre les Evenings News.

Aucun des journaux, cependant, ne contenait la moindre allusionà Chichester et lord Arthur comprit que l’attentat avaitéchoué.

Ce fut pour lui un terrible coup et, quelques minutes, ildemeura tout à fait abattu.

Herr Winckelkopf, qu’il alla voir le lendemain, se répandit enexcuses laborieuses et offrit de lui fournir une autre horloge àses propres frais ou une caisse de bombes de nitroglycérine au prixcoûtant.

Mais lord Arthur avait perdu toute confiance dans les explosifset Herr Winckelkopf reconnut que toutes choses sont sisophistiquées aujourd’hui qu’il est difficile d’avoir même de ladynamite non frelatée.

Cependant, le petit Allemand, tout en admettant que le mouvementà horlogerie pouvait être défectueux sur quelques points, n’étaitpas sans espoir que l’horloge pût encore se déclencher. Il citait àl’appui de sa thèse le cas d’un baromètre qu’il avait envoyé, unefois, au gouverneur militaire d’Odessa, réglé pour exploser ledixième jour. Ce baromètre n’avait rien produit au bout de troisans. Il était également tout à fait exact que, lorsqu’il explosa,il ne réussit qu’à réduire en bouillie une servante, car legouverneur avait quitté la ville six semaines avant, mais du moinscela prouvait que la dynamite, en tant que force destructive, sousle commandement d’un mouvement d’horlogerie, était un agentpuissant, bien qu’un peu inexact.

Lord Arthur fut un peu consolé par cette réflexion, mais même àce point de vue, il était destiné à éprouver une nouvelledéception.

Deux jours plus tard, comme il montait l’escalier, la duchessel’appela dans son boudoir et lui montra une lettre qu’elle venaitde recevoir du doyenné.

– Jane m’écrit des lettres charmantes, lui dit-elle, vousdevriez lire la dernière : elle est aussi intéressante que lesromans que nous envoie Mudie.

Lord Arthur lui prit vivement la lettre des mains.

Elle était ainsi conçue :

LE DOYENNÉ, CHICHESTER

27 mai

« Ma bien chère tante,

« Je vous remercie beaucoup de la flanelle pour la sociétéDorcas et aussi pour le guingamp.

« Je suis tout à fait d’accord avec vous pour estimer absurdeleur besoin de porter de jolies choses, mais aujourd’hui tout lemonde est si radical, si irréligieux qu’il est difficile de leurfaire voir qu’ils ne doivent pas avoir les goûts et l’élégance deshautes classes. Vraiment je ne sais où nous allons ! Commepapa le dit souvent dans ses sermons, nous vivons dans un siècled’incrédulité.

« Nous avons eu une bonne histoire au sujet d’une petite pendulequ’un admirateur inconnu a envoyée à papa jeudi dernier. Elle estarrivée de Londres, port payé, dans une caisse de bois et papapense qu’elle lui a été expédiée par quelque lecteur de sonremarquable sermon La Licence est-elle la Liberté ?,car la pendule est surmontée d’une figure de femme avec ce qu’onappelle un bonnet phrygien sur la tête.

« Moi, je ne trouve pas cela très convenable, mais papa dit quec’est historique. Je suppose donc qu’il n’y a rien à redire.

« Parker a dépaqueté l’objet et papa l’a placé sur la cheminéede la bibliothèque.

« Nous étions tous assis dans cette pièce vendredi matin, quand,au moment même où la pendule sonnait midi, nous entendîmes comme unbruit d’ailes ; une petite bouffée de fumée sortit dupiédestal de la figure et la déesse de la Liberté tomba et se cassale nez sur le garde-feu.

« Maria était tout en émoi, mais c’était vraiment une aventuresi ridicule que James et moi nous avons fait une bonne partie derire. Papa même faisait chorus.

« Quand nous avons examiné l’horloge, nous avons vu que c’étaitune espèce de réveille-matin et qu’en plaçant l’arrêt sur une heuredéterminée et en mettant de la poudre et une capsule de fulminatesous un petit marteau, l’éclatement se produisait quand on levoulait.

« Papa a dit que c’était une pendule trop bruyante pour demeurerdans la bibliothèque.

« Reggie l’a donc emportée à l’école et là elle continue àproduire de petites explosions tout le long de la journée.

« Pensez-vous qu’Arthur aimerait un cadeau de noces de cegenre ? Je suppose que cela doit être tout à fait à la mode àLondres.

« Papa dit que ces horloges sont propres à faire du bien, carelles montrent que la liberté n’est pas durable et que son règnedoit finir par une chute. Papa dit que la liberté a été inventée autemps de la révolution française. Cela semble épouvantable.

« Je vais aller tout à l’heure chez les Dorcas et je leur liraivotre lettre si instructive. Combien est vraie, ma tante, votreidée qu’avec leur rang dans la vie ils voudraient porter ce qui neleur sied pas. Je dois dire que leur souci du costume est absurdequand ils ont tant d’autres graves soucis dans ce monde et dansl’autre.

« Je suis bien heureuse que votre popeline à fleurs aille sibien et que votre dentelle ne soit pas déchirée. Mercredi, jeporterai chez l’évêque le satin jaune dont vous m’avez sigracieusement fait don et je crois qu’il fera le meilleureffet.

« Avez-vous des nœuds ou non ? Jennings dit que maintenanttout le monde porte des nœuds et que les chemisettes se font àjabot.

« Reggie vient d’avoir une nouvelle explosion. Papa a ordonné detransporter l’horloge à l’écurie. Je ne crois pas que papal’apprécie autant qu’au premier moment, bien qu’il soit très flattéd’avoir reçu un présent si gentil et si ingénieux. Cela prouvequ’on lit ses sermons et qu’on en tire profit.

«Papa vous envoie ses amitiés, James, Reggie et Maria s’unissentà lui, espérant que la goutte de l’oncle Cécil va mieux.

« Croyez-moi, ma chère tante, votre nièce affectionnée

« JANE PERCY

« P. S. Répondez-moi au sujet des nœuds. Jennings soutient avecinsistance qu’ils sont à la mode. »

Lord Arthur regarda la lettre d’un air si sérieux et simalheureux que la duchesse éclata de rire.

– Mon cher Arthur, lui déclara t-elle, je ne vous montrerai plusune lettre de jeune fille ! Mais que dire de cettependule ? Cela me semble une invention vraiment curieuse etj’aimerai en avoir une semblable.

– Je n’ai pas grande confiance dans ces horloges, dit lordArthur avec son sourire triste.

Et, après avoir embrassé sa mère, il quitta la pièce.

En arrivant au haut de l’escalier, il se jeta sur un fauteuilet, ses yeux se remplirent de larmes.

Il avait fait de son mieux pour commettre le meurtre, mais endeux occasions ses tentatives avaient échoué, et cela, sans qu’il yeût de sa faute. Il avait essayé de faire son devoir, mais ilsemblait que la destinée le trahissait.

Il était accablé par le sentiment de la stérilité des bonnesintentions, de l’inutilité des efforts pour une belle action.

Peut-être eût-il mieux valu rompre le mariage. Sybil auraitsouffert, c’est vrai ; mais la souffrance ne ruine pas uncaractère aussi noble que le sien.

Quant à lui, qu’importait ! Il y a toujours quelque guerreoù un homme peut se faire tuer, quelque cause à laquelle un hommepeut donner sa vie, et si la vie n’avait pas de plaisir pour lui,la mort ne l’effrayait pas.

Que la destinée ourdisse son sort à sa guise ! Il ne feraitrien pour la conjurer.

À sept heures et demie passées, il s’habilla et se rendit auclub.

Sorbiton y était, avec une société de jeunes gens, et lordArthur fut obligé de dîner avec eux. Leur conversation banale,leurs lazzis oiseux ne l’intéressaient pas et, sitôt que le caféfut servi, il les quitta, inventant le prétexte d’un rendez-vouspour expliquer sa retraite.

Comme il sortait du club, le laquais de service à la porte luiremit une lettre.

Elle était d’Herr Winckelkopf, qui l’invitait à venir, lelendemain soir, voir un parapluie explosif qui éclatait aussitôtqu’on l’ouvrait. C’était le dernier mot des inventeurs. Leparapluie venait d’arriver de Genève.

Lord Arthur déchira la lettre en menus fragments. Il étaitdéterminé à ne plus avoir recours à de nouvelles tentatives.

Puis, il s’en alla errer le long des quais de la Tamise et,pendant des heures, il demeura assis près du fleuve.

La lune se montra à travers un voile de nuages fauves, comme unœil de lion derrière une crinière, et d’innombrables étoilespailletèrent l’abîme des cieux, comme la poussière d’or qu’on asemée sur un dôme pourpre.

À certains moments, un bateau se balançait sur le fleuvebourbeux et poursuivait sa route dérivant au gré du courant.

Les signaux du chemin de fer, de verts, devenaient rouges, àmesure que les trains traversaient le pont avec des sifflementsaigus.

Un peu plus tard, minuit tomba avec un bruit lourd de la petitetour de Westminster, et, à chaque coup de la cloche sonore, la nuitsembla trembler.

Puis, les lumières du chemin de fer s’éteignirent. Une lampesolitaire continua seule à briller comme un grand rubis sur un matgigantesque, et la rumeur de la cité s’éteignit.

À deux heures, lord Arthur se leva et flâna du côté deBlackfriars.

Que tout lui paraissait irréel, semblable à un rêveétrange !

De l’autre côté de la rivière, les maisons semblaient immergerdes ténèbres. On eût dit que l’argent et l’ombre avaient modelé lemonde à nouveau.

L’énorme dôme de Saint-Paul s’esquissait comme une bulle àtravers l’atmosphère noirâtre.

Comme il approchait de l’Aiguille de Cléopâtre, lord Arthur vitun homme penché sur le parapet et quand il s’approcha, la lumièredu réverbère tombant en plein sur son visage, il le reconnut.

C’était Mr Podgers.

Nul n’eût pu oublier le visage gras et flasque, les lunettesd’or, le faible sourire maladif, la bouche sensuelle duchiromancien.

Lord Arthur s’arrêta.

Une idée l’illumina soudain, comme un éclair.

Il se glissa doucement vers Mr Podgers.

En une seconde il le saisit par les jambes et le jeta dans laTamise.

Un grossier juron, un clapotis d’éclaboussures, et ce futtout.

Lord Arthur regarda avec anxiété la surface du fleuve, mais ilne put rien voir du chiromancien que son petit chapeau quipirouettait dans un tourbillon d’eau argentée par le clair de lune.Au bout de quelques minutes, le chapeau coula à son tour, et plusaucune trace de Mr Podgers ne demeura visible.

Un instant, lord Arthur crut qu’il apercevait une grossesilhouette déformée qui s’élançait sur l’escalier près du pont, etun affreux sentiment d’échec s’empara de lui, mais bientôt cetteimage s’accentua en reflet, et quand la lune brilla de nouveau,après s’être dégagée des nuages, elle finit par disparaître.

Alors il lui sembla qu’il avait réalisé les décrets du destin.Il poussa un profond soupir de soulagement et le nom de Sybil montaà ses lèvres.

– Avez-vous laissé tomber quelque chose dans l’eau,monsieur ? dit soudain une voix derrière lui.

Il se retourna brusquement et vit un policeman avec unelanterne œil-de-bœuf.

– Rien qui vaille, sergent, répondit-il en souriant.

Et, hélant un fiacre qui passait, il sauta dedans et ordonna aucocher de le conduire à Belgrave Square.

Les quelques jours qui suivirent, il fut alternativement joyeuxet inquiet.

Il y avait des moments où il s’attendait presque à voir MrPodgers entrer dans sa chambre et, pourtant, d’autres fois, ilsentait que la fortune ne pouvait être aussi injuste à sonégard.

Deux fois, il se rendit à l’adresse du chiromancien à West MoonStreet, mais il ne put prendre sur lui de faire tinter lasonnette.

Il languissait d’avoir une certitude et il la redoutait.

À la fin, elle vint.

Il était assis dans le fumoir du club. Il prenait du thé, enécoutant avec un peu d’ennui Surbiton qui lui rendait compte de ladernière opérette de la Gaîté, quand le valet de pied apporta lesjournaux du soir.

Il prit la Gazette de Saint-James et il en feuilletaitles pages d’un air distrait quand ce titre singulier frappa sesyeux.

SUICIDE D’UN CHIROMANCIEN

Il devint pâle d’émotion et se mit à lire.

L’entrefilet était ainsi conçu.

« Hier matin, à 7 heures, le corps de Mr Septimus R.Podgers, le célèbre chiromancien, a été rejeté sur le rivage àGreenwich en face du Ship Hotel.

« Le malheureux gentleman avait disparu depuis quelquesjours et les milieux de la chiromancie éprouvaient de grandesinquiétudes à son égard.

« On suppose qu’il s’est suicidé sous l’influence d’undérangement momentané de ses facultés mentales causé par lesurmenage, et le jury du coroner a rendu, à cet effet, un verdictconforme cet après-midi.

« Mr Podgers venait de terminer un traité complet relatif àla main humaine. Cet ouvrage sera prochainement publié etsoulèvera, sans nul doute, beaucoup de curiosité.

« Le défunt avait 65 ans et ne paraît pas laisser defamille. »

Lord Arthur s’élança hors du club, le journal à la main, augrand ahurissement du laquais chargé de la conciergerie, qui essayavainement de l’arrêter.

Il courut droit à Park Lane.

Sybil, qui était à sa fenêtre, le vit arriver et quelque choselui dit qu’il apportait de bonnes nouvelles. Elle courut à sarencontre et, quand elle regarda son visage, elle comprit que toutallait bien.

– Ma chère Sybil, s’écria lord Arthur, marions-nousdemain !

– Jeune fou, et le gâteau nuptial qui n’est même pascommandé ! répliqua Sybil en riant au milieu de seslarmes.

Chapitre 6

 

Quand le mariage eut lieu, environ trois semaines plus tard,Saint-Peter fut envahi d’une vraie cohue de gens du meilleurmonde.

Le service fut lu d’une façon très émouvante par le doyen deChichester et tout le monde était d’accord pour reconnaître qu’onn’avait jamais vu de plus beau couple que le marié et lamariée.

Ils étaient plus que beaux, car ils étaient heureux.

Jamais lord Arthur ne regretta ce qu’il avait souffert pourl’amour de Sybil, tandis qu’elle, de son côté, lui donnait lesmeilleures choses qu’une femme peut donner à un homme, le respect,la tendresse et l’amour.

Pour eux, la réalité ne tua pas le roman.

Ils conservèrent toujours la jeunesse des sentiments.

Quelques années plus tard, quand deux beaux enfants leur furentnés, lady Windermere vint leur rendre une visite à Alton Priory –un vieux domaine aimé qui avait été le cadeau de noces du duc à sonfils – et un après-midi qu’elle était assise, près de lady Arthur,sous un tilleul dans le jardin, regardant le garçonnet et lafillette qui jouaient à se promener par le parterre de roses commedes rayons de soleil incertains, elle prit soudain les mains de sonhôtesse dans les siennes et lui dit :

– Êtes-vous heureuse, Sybil ?

– Chère lady Windermere, certes oui, je suis heureuse ! Etvous, ne l’êtes-vous pas ?

– Je n’ai pas le temps de l’être, Sybil. J’ai toujours aimé ladernière personne qu’on me présentait, mais d’ordinaire, dès que jeconnais quelqu’un, j’en suis lasse.

– Vos lions ne vous donnent-ils plus de satisfaction, ladyWindermere ?

– Oh ! ma chère, les lions ne sont bons qu’unesaison ! Sitôt qu’on leur a coupé la crinière, ils deviennentles créatures les plus assommantes du monde. En outre, si vous êtesvraiment gentille avec eux, ils se conduisent très mal avec vous.Vous souvenez-vous de cet horrible Mr Podgers ? C’était unaffreux imposteur. Naturellement, je ne m’en suis pas aperçue toutd’abord et même quand il avait besoin d’emprunter de l’argent, jelui en ai donné, mais je ne pouvais supporter qu’il me fît la cour.Il m’a vraiment fait haïr la chiromancie. Actuellement, c’est latélépathie qui me charme. C’est bien plus amusant.

– Il ne faut rien dire ici contre la chiromancie, ladyWindermere. C’est le seul sujet dont Arthur n’aime pas qu’on rie,je vous assure que, là-dessus, ses idées sont tout à faitarrêtées !

– Vous ne voulez pas dire qu’il y croit, Sybil ?

– Demandez-le lui, lady Windermere. Le voici.

Lord Arthur arrivait, en effet, à travers le jardin, un grandbouquet de roses jaunes à la main et ses deux enfants dansantautour de lui.

– Lord Arthur ?

– À vos ordres, lady Windermere.

– Vraiment, oserez-vous me dire que vous croyez à lachiromancie.

– Certes oui, fit le jeune homme en souriant.

– Et pourquoi ?

– Parce que je lui dois tout le bonheur de ma vie, murmura-t-ilen se laissant tomber dans un fauteuil d’osier.

– Mon cher lord Arthur, que voulez-vous dire par là ?

– Sybil, répondit-il en tendant les roses à sa femme et en laregardant dans ses yeux violets.

– Quelle stupidité ! s’écria lady Windermere. De ma vie, jen’ai jamais entendu stupidité pareille !

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Tags: Oscar Wilde