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Le Crime de Sylvestre Bonnard

Le Crime de Sylvestre Bonnard

d’ Anatole France
Partie 1
La Bûche

J’avais chaussé mes pantoufles et endossé ma robe de chambre.J’essuyai une larme dont la bise qui soufflait sur le quai avait obscurci ma vue. Un feu clair flambait dans la cheminée de mon cabinet de travail. Des cristaux de glace, en forme de feuilles de fougère, fleurissaient les vitres des fenêtres et me cachaient la Seine, ses ponts et le Louvre des Valois.

J’approchai du foyer mon fauteuil et ma table volante, et je pris au feu la place qu’ Hamilcar daignait me laisser. Hamilcar, à la tête des chenets, sur un coussin de plume, était couché en rond,le nez entre ses pattes. Un souffle égal soulevait sa fourrure épaisse et légère. À mon approche, il coula doucement ses prunelles d’agate entre ses paupières mi-closes qu’il referma presque aussitôt, en songeant&|160;: «&|160;Ce n’est rien, c’est mo nami.&|160;»

–&|160;Hamilcar&|160;! lui dis-je, en allongeant les jambes,Hamilcar, prince somnolent de la cité des livres, gardiennocturne&|160;! tu défends contre de vils rongeurs les manuscrits et les imprimés que le vieux savant acquit au prix d’un modique pécule et d’un zèle infatigable. Dans cette bibliothèque silencieuse, que protègent tes vertus militaires, Hamilcar, dors avec la mollesse d’une sultane&|160;!

Car tu réunis en ta personne l’aspect formidable d’un guerriertartare à la grâce appesantie d’une femme d’Orient. Héroïque etvoluptueux Hamilcar, dors en attendant l’heure où les sourisdanseront, au clair de la lune, devant les Acta sanctorumdes doctes bollandistes.

Le commencement de ce discours plut à Hamilcar, qui l’accompagnad’un bruit de gorge pareil au chant d’une bouilloire. Mais, ma voixs’étant élevée, Hamilcar m’avertit, en abaissant les oreilles et enplissant la peau zébrée de son front, qu’il était malséant dedéclamer ainsi. Et il songeait&|160;:

«&|160;Cet homme aux bouquins parle pour ne rien dire, tandisque notre gouvernante ne prononce jamais que des paroles pleines desens, pleines de choses, contenant soit l’annonce d’un repas, soitla promesse d’une fessée. On sait ce qu’elle dit. Mais ce vieillardassemble des sons qui ne signifient rien.&|160;»

Ainsi pensait Hamilcar. Le laissant à ses réflexions, j’ouvrisun livre que je lus avec intérêt, car c’était un catalogue demanuscrits. Je ne sais pas de lecture plus facile, plus attrayante,plus douce que celle d’un catalogue. Celui que je lisais, rédigé en1824 par M.&|160;Thompson, bibliothécaire de sir Thomas Raleigh,pèche, il est vrai, par un excès de brièveté et ne présente pointce genre d’exactitude que les archivistes de ma générationintroduisirent les premiers dans les ouvrages de diplomatique et depaléographie. Il laisse à désirer et à deviner. C’est peut-êtrepourquoi j’éprouve, en le lisant, un sentiment qui, dans une natureplus imaginative que la mienne, mériterait le nom de rêverie. Jem’abandonnais doucement au vague de mes pensées quand magouvernante m’annonça d’un ton maussade que M.&|160;Coccozdemandait à me parler.

Quelqu’un en effet se coula derrière elle dans la bibliothèque.C’était un petit homme, un pauvre petit homme, de mine chétive, etvêtu d’une mince jaquette. Il s’avança vers moi en faisant unequantité de petits saluts et de petits sourires. Mais il était bienpâle, et, quoique jeune et vif encore, il semblait malade. Jesongeai, en le voyant, à un écureuil blessé. Il portait sous sonbras une toilette verte qu’il posa sur une chaise&|160;; puis,défaisant les quatre oreilles de la toilette, il découvrit un tasde petits livres jaunes.

–&|160;Monsieur, me dit-il alors, je n’ai pas l’honneur d’êtreconnu de vous. Je suis courtier en librairie, monsieur. Je fais laplace pour les principales maisons de la capitale, et, dansl’espoir que vous voudrez bien m’honorer de votre confiance, jeprends la liberté de vous offrir quelques nouveautés.

Dieux bons&|160;! dieux justes&|160;! quelles nouveautésm’offrit l’homonculus Coccoz&|160;! Le premier volume qu’il me mitdans la main fut l’Histoire de la Tour de Nesle, avec lesamours de Marguerite de Bourgogne et du capitaine Buridan.

–&|160;C’est un livre historique, me dit-il en souriant, unlivre d’histoire véritable.

–&|160;En ce cas, répondis-je, il est très ennuyeux, car leslivres d’histoire qui ne mentent pas sont tous fort maussades. J’enécris moi-même de véridiques, et si, pour votre malheur, vousprésentiez quelqu’un de ceux-là de porte en porte, vous risqueriezde le garder toute votre vie dans votre serge verte, sans jamaistrouver une cuisinière assez mal avisée pour vous l’acheter.

–&|160;Certainement, monsieur, me répondit le petit homme, parpure complaisance.

Et, tout en souriant, il m’offrit les Amours d’Héloïse etd’Abélard, mais je lui fis comprendre qu’à mon âge je n’avaisque faire d’une histoire d’amour.

Souriant encore, il me proposa la Règle des jeux desociété&|160;: piquet, bésigue, écarté, whist, dés, dames,échecs.

–&|160;Hélas&|160;! lui dis-je, si vous voulez me rappeler lesrègles du bésigue, rendez-moi mon vieil ami Bignan, avec qui jejouais aux cartes, chaque soir, avant que les cinq académiesl’eussent conduit solennellement au cimetière, ou bien encoreabaissez à la frivolité des jeux humains la grave intelligenced’Hamilcar que vous voyez dormant sur ce coussin, car il estaujourd’hui le seul compagnon de mes soirées.

Le sourire du petit homme devint vague et effaré.

–&|160;Voici, me dit-il, un recueil nouveau de divertissementsde société, facéties et calembours, avec les moyens de changer unerose rouge en rose blanche.

Je lui dis que j’étais depuis longtemps brouillé avec les roseset que, quant aux facéties, il me suffisait de celles que je mepermettais, sans le savoir, dans le cours de mes travauxscientifiques.

L’homonculus m’offrit son dernier livre avec son derniersourire. Il me dit&|160;:

–&|160;Voici la Clef des songes, avec l’explication detous les rêves qu’on peut faire&|160;: rêve d’or, rêve de voleur,rêve de mort, rêve qu’on tombe du haut d’une tour… C’estcomplet&|160;!

J’avais saisi les pincettes, et c’est en les agitant avecvivacité que je répondis à mon visiteur commercial&|160;:

–&|160;Oui, mon ami, mais ces songes et mille autres encore,joyeux et tragiques, se résument en un seul&|160;: le songe de lavie&|160;; et votre petit livre jaune me donnera-t-il la clef decelui-là&|160;?

–&|160;Oui, monsieur, me répondit l’homonculus. Le livre estcomplet et pas cher&|160;: un franc vingt-cinq centimes,monsieur.

Je ne poussai pas plus loin mon entretien avec le colporteur.Que mes paroles aient été prononcées telles que je les rapporte, jen’oserais l’affirmer. Peut-être les ai-je quelque peu amplifiées enles mettant par écrit. Il est bien difficile d’observer, même en unjournal, la vérité littérale. Mais si ce ne fut mon discours,c’était ma pensée.

J’appelai ma gouvernante, car il n’y a pas de sonnette en monlogis.

–&|160;Thérèse, dis-je, M.&|160;Coccoz, que je vous prie dereconduire, possède un livre qui peut vous intéresser&|160;: c’estla Clef des songes. Je serais heureux de vousl’offrir.

Ma gouvernante me répondit&|160;:

–&|160;Monsieur, quand on n’a pas le temps de rêver éveillée, onn’a pas davantage le temps de rêver endormie. Dieu merci&|160;! mesjours suffisent à ma tâche, et ma tâche suffit à mes jours, et jepuis dire chaque soir&|160;: «&|160;Seigneur, bénissez le repos queje vais prendre&|160;!&|160;» Je ne songe ni debout ni couchée, etje ne prends pas mon édredon pour un diable, comme cela arriva à macousine. Et si vous me permettez de donner mon avis, je dirai quenous avons assez de livres ici. Monsieur en a des mille et desmille qui lui font perdre la tête, et, moi, j’en ai deux qui mesuffisent, mon paroissien et ma Cuisinière bourgeoise.

Ayant ainsi parlé, ma gouvernante aida le petit homme àrenfermer sa pacotille dans la toilette verte.

L’homonculus Coccoz ne souriait plus. Ses traits détendusprirent une telle expression de souffrance que je fus aux regretsd’avoir raillé un homme aussi malheureux. Je le rappelai et lui disque j’avais lorgné du coin de l’œil l’Histoire d’Estelle et deNémorin, dont il possédait un exemplaire&|160;; que j’aimaisbeaucoup les bergers et les bergères et que j’achèteraisvolontiers, à un prix raisonnable, l’histoire de ces deux parfaitsamants.

–&|160;Je vous vendrai ce livre un franc vingt-cinq, monsieur,me répondit Coccoz, dont le visage rayonnait de joie. C’esthistorique et vous en serez content. Je sais maintenant ce qui vousconvient. Je vois que vous êtes un connaisseur. Je vous apporteraidemain les Crimes des papes. C’est un bon ouvrage. Je vousapporterai l’édition d’amateur, avec les figures coloriées.

Je l’invitai à n’en rien faire et le renvoyai content. Quand latoilette verte se fut évanouie avec le colporteur dans l’ombre ducorridor, je demandai à ma gouvernante d’où nous était tombé cepauvre petit homme.

–&|160;Tombé est le mot, me répondit-elle&|160;; il nous esttombé des toits, monsieur, où il habite avec sa femme.

–&|160;Il a une femme, dites-vous, Thérèse&|160;? Cela estmerveilleux&|160;!

Les femmes sont de bien étranges créatures. Celle-ci doit êtreune pauvre petite femme.

–&|160;Je ne sais trop ce qu’elle est, me répondit Thérèse, maisje la vois chaque matin traîner dans l’escalier des robes de soietachées de graisse. Elle coule des yeux luisants. Et, en bonnejustice, ces yeux et ces robes-là conviennent-ils à une femme qu’ona reçue par charité&|160;? Car on les a pris dans le grenierpendant le temps qu’on répare le toit, en considération de ce quele mari est malade et la femme dans un état intéressant. Laconcierge dit même que ce matin elle a senti les douleurs etqu’elle est alitée à cette heure. Ils avaient bien besoin d’avoirun enfant&|160;!

–&|160;Thérèse, répondis-je, ils n’en avaient sans doute nulbesoin. Mais la nature voulait qu’ils en fissent un&|160;; elle lesa fait tomber dans son piège. Il faut une prudence exemplaire pourdéjouer les ruses de la nature. Plaignons-les et ne les blâmonspas&|160;! Quant aux robes de soie, il n’est pas de jeune femme quine les aime. Les filles d’Ève adorent la parure. Vous-même,Thérèse, qui êtes grave et sage, quels cris vous poussez quand ilvous manque un tablier blanc pour servir à table&|160;! Mais,dites-moi, ont-ils le nécessaire dans leur grenier&|160;?

–&|160;Et comment l’auraient-ils, monsieur&|160;? Le mari, quevous venez de voir, était courtier en bijouterie, à ce que m’a ditla concierge, et on ne sait pas pourquoi il ne vend plus demontres. Il vend maintenant des almanachs. Ce n’est pas là unmétier honnête, et je ne croirai jamais que Dieu bénisse unmarchand d’almanachs. La femme, entre nous, m’a tout l’air d’unepropre à rien, d’une Marie-couche-toi-là. Je la crois capabled’élever un enfant comme moi de jouer de la guitare. On ne saitd’où cela vient, mais je suis certaine qu’ils arrivent par le cochede Misère du pays de Sans-Souci.

–&|160;D’où qu’ils viennent, Thérèse, ils sont malheureux, etleur grenier est froid.

–&|160;Pardi&|160;! le toit est crevé en plusieurs endroits etla pluie du ciel y coule en rigoles. Ils n’ont ni meubles ni linge.L’ébéniste et le tisserand ne travaillent pas, je pense, pour deschrétiens de cette confrérie-là&|160;!

–&|160;Cela est fort triste, Thérèse, et voilà une chrétiennemoins bien pourvue que ce païen d’Hamilcar. Que dit-elle&|160;?

–&|160;Monsieur, je ne parle jamais à ces gens-là. Je ne sais cequ’elle dit, ni ce qu’elle chante. Mais elle chante toute lajournée. Je l’entends de l’escalier quand j’entre ou quand jesors.

–&|160;Eh bien&|160;! l’héritier des Coccoz pourra dire, commel’œuf, dans la devinette villageoise&|160;: «&|160;Ma mère me fiten chantant.&|160;»

Pareille chose advint à Henri IV. Quand Jeanne d’Albret sesentit prise des douleurs, elle se mit à chanter un vieux cantiquebéarnais&|160;:

Notre-Dame du bout dupont,

Venez à mon aide en cetteheure&|160;!

Priez le Dieu du ciel

Qu’il me délivre vite,

Qu’il me donne ungarçon&|160;!

Il est évidemment déraisonnable de donner la vie à desmalheureux. Mais cela se fait journellement, ma pauvre Thérèse, ettous les philosophes du monde ne parviendront pas à réformer cettesotte coutume. Madame Coccoz l’a suivie et elle chante. Voilà quiest bien&|160;! Mais, dites-moi, Thérèse, n’avez-vous pas misaujourd’hui le pot-au-feu&|160;?

–&|160;Je l’ai mis, monsieur, et même il n’est que temps quej’aille l’écumer.

–&|160;Fort bien&|160;! mais ne manquez point, Thérèse, de tirerde la marmite un bon bol de bouillon, que vous porterez à madameCoccoz, notre hyper-voisine.

Ma gouvernante allait se retirer quand j’ajoutai fort àpropos&|160;:

–&|160;Thérèse, veuillez donc, avant tout, appeler votre ami lecommissionnaire, et dites-lui de prendre dans notre bûcher unebonne crochetée de bois qu’il montera au grenier des Coccoz.Surtout qu’il ne manque pas de mettre dans son tas une maîtressebûche, une vraie bûche de Noël. Quant à l’homonculus, je vous prie,s’il revient, de le consigner poliment à ma porte, lui et tous seslivres jaunes.

Ayant pris ces petits arrangements avec l’égoïsme raffiné d’unvieux célibataire, je me remis à lire mon catalogue.

Avec quelle surprise, quelle émotion, quel trouble j’y vis cettemention, que je ne puis transcrire sans que ma maintremble&|160;:

«&|160;La légende dorée de Jacques de Gênes (Jacques deVoragine), traduction française, petit in-4°.

»&|160;Ce manuscrit, du XIVe siècle, contient, outrela traduction assez complète de l’ouvrage célèbre de Jacques deVoragine&|160;: 1°&|160;les légendes des saints Ferréol, Ferrution,Germain, Vincent et Droctovée&|160;; 2°&|160;un poème sur laSépulture miraculeuse de Monsieur saint Germain d’Auxerre.Cette traduction, ces légendes et ce poème sont dus au clerc JeanToutmouillé.

»&|160;Le manuscrit est sur vélin. Il contient un grand nombrede lettres ornées et deux miniatures finement exécutées, mais dansun mauvais état de conservation&|160;; l’une représente laPurification de la Vierge, et l’autre le couronnement deProserpine.&|160;»

Quelle découverte&|160;! La sueur m’en vint au front, et mesyeux se couvrirent d’un voile. Je tremblai, je rougis et, nepouvant plus parler, j’éprouvai le besoin de pousser un grandcri.

Quel trésor&|160;! J’étudie depuis quarante ans la Gaulechrétienne et spécialement cette glorieuse abbaye deSaint-Germain-des-Prés d’où sortirent ces rois-moines qui fondèrentnotre dynastie nationale. Or, malgré la coupable insuffisance de ladescription, il était évident pour moi que ce manuscrit provenaitde la grande abbaye. Tout me le prouvait&|160;: les légendesajoutées par le traducteur se rapportaient toutes à la pieusefondation du roi Childebert. La légende de saint Droctovée étaitparticulièrement significative, car c’est celle du premier abbé dema chère abbaye. Le poème en vers français, relatif à la sépulturede saint Germain, me conduisait dans la nef même de la vénérablebasilique, qui fut le nombril de la Gaule chrétienne.

La Légende dorée est par elle-même un vaste et gracieuxouvrage. Jacques de Voragine, définiteur de l’ordre deSaint-Dominique et archevêque de Gênes, assembla auXIIIe siècle les traditions relatives aux saints de lacatholicité, et il en forma un recueil d’une telle richesse qu’ons’écria dans les monastères et dans les châteaux&|160;:«&|160;C’est la légende dorée&|160;!&|160;» La Légendedorée est surtout opulente en hagiographie italienne. LesGaules, les Allemagnes, l’Angleterre y ont peu de place. Voraginen’aperçoit qu’à travers une froide brume les plus grands saints del’Occident. Aussi les traducteurs aquitains, germains et saxons dece bon légendaire prirent-ils le soin d’ajouter à son récit lesvies de leurs saints nationaux.

J’ai lu et collationné bien des manuscrits de la Légendedorée. Je connais ceux que décrit mon savant collègueM.&|160;Paulin Paris, dans son beau catalogue des manuscrits de labibliothèque du roi. Il y en a deux notamment qui ont fixé monattention. L’un est du XIVe siècle et contient unetraduction de Jean Belet&|160;; l’autre, plus jeune d’un siècle,renferme la version de Jacques Vignay. Ils proviennent tous deux dufonds Colbert et furent placés sur les tablettes de cette glorieuseColbertine par les soins du bibliothécaire Baluze, dont je ne puisprononcer le nom sans ôter mon bonnet, car, dans le siècle desgéants de l’érudition, Baluze étonne par sa grandeur. Je connais untrès curieux codex du fonds Bigot&|160;; je connaissoixante-quatorze éditions imprimées, à commencer par leurvénérable aïeule à toutes, la gothique de Strasbourg, qui futcommencée en 1471, et terminée en 1475. Mais aucun de cesmanuscrits, aucune de ces éditions ne contient les légendes dessaints Ferréol, Ferrution, Germain, Vincent et Droctovée, aucun neporte le nom de Jean Toutmouillé, aucun enfin ne sort de l’abbayede Saint-Germain-des-Prés. Ils sont tous au manuscrit décrit parM.&|160;Thompson ce que la paille est à l’or. Je voyais de mesyeux, je touchais du doigt un témoignage irrécusable de l’existencede ce document. Mais le document lui-même, qu’était-ildevenu&|160;? Sir Thomas Raleigh était allé finir sa vie sur lesbords du lac de Côme où il avait emporté une partie de ses noblesrichesses. Où donc s’en étaient-elles allées, après la mort de cetélégant curieux&|160;? Où donc s’en était allé le manuscrit de JeanToutmouillé&|160;?

–&|160;Pourquoi, me dis-je, pourquoi ai-je appris que ceprécieux livre existe, si je dois ne le posséder, ne le voirjamais&|160;? J’irais le chercher au cœur brûlant de l’Afrique oudans les glaces du pôle si je savais qu’il y fût. Mais je ne saisoù il est. Je ne sais s’il est gardé dans une armoire de fer, sousune triple serrure, par un jaloux bibliomane&|160;; je ne sais s’ilmoisit dans le grenier d’un ignorant. Je frémis à la pensée que,peut-être, ses feuillets arrachés couvrent les pots de cornichonsde quelque ménagère.

&|160;

30 août 1862.

Une lourde chaleur ralentissait mes pas. Je rasais les murs desquais du nord, et, dans l’ombre tiède, les boutiques de vieuxlivres, d’estampes et de meubles anciens amusaient mes yeux etparlaient à mon esprit. Bouquinant et flânant, je goûtais aupassage quelques vers haut sonnants d’un poète de la Pléiade, jelorgnais une élégante mascarade de Watteau&|160;; je tâtais del’œil une épée à deux mains, un gorgerin d’acier, un morion. Quelcasque épais et quelle lourde cuirasse, seigneur&|160;! Vêtement degéant&|160;? Non, carapace d’insecte. Les hommes d’alors étaientcuirassés comme des hannetons&|160;; leur faiblesse était endedans. Tout au contraire, notre force est intérieure, et notre âmearmée habite un corps débile.

Voici le pastel d’une dame du vieux temps&|160;; la figure,effacée comme une ombre, sourit&|160;; et l’on voit une main gantéede mitaines à jour retenir sur des genoux de satin un bichonenrubanné. Cette image me remplit d’une tristesse charmante. Queceux qui n’ont point dans leur âme un pastel à demi effacé semoquent de moi&|160;!

Comme les chevaux qui sentent l’écurie, je hâte le pas àl’approche de mon logis. Voici la ruche humaine où j’ai ma cellulepour y distiller le miel un peu âcre de l’érudition. Je gravis d’unpas lourd les degrés de mon escalier. Encore quelques marches et jesuis à ma porte. Mais je devine, plutôt que je ne la vois, une robequi descend avec un bruit de soie froissée. Je m’arrête et m’effacecontre la rampe. La femme qui vient est en cheveux&|160;; elle estjeune, elle chante&|160;; ses yeux et ses dents brillent dansl’ombre, car elle rit de la bouche et du regard. C’est assurémentune voisine et des plus familières. Elle tient dans ses bras unjoli enfant, un petit garçon tout nu, comme un fils dedéesse&|160;; il porte au cou une médaille attachée par unechaînette d’argent. Je le vois qui suce ses pouces et me regardeavec ses grands yeux ouverts sur ce vieil univers nouveau pour lui.La mère me regarde en même temps d’un air mystérieux etmutin&|160;; elle s’arrête, rougit à ce que je crois, et me tend lapetite créature. Le bébé a un joli pli entre le poignet et le bras,un pli au cou&|160;; et de la tête aux pieds ce sont de joliesfossettes qui rient dans la chair rose.

La maman me le montre avec orgueil&|160;:

–&|160;Monsieur, me dit-elle d’une voix mélodieuse, n’est-ce pasqu’il est bien joli, mon petit garçon&|160;?

Elle lui prend la main, la lui met sur la bouche, puis conduitvers moi les mignons doigts roses, en disant&|160;:

–&|160;Bébé, envoie un baiser au monsieur. Le monsieur estbon&|160;; il ne veut pas que les petits enfants aient froid.Envoie-lui un baiser.

Et, serrant le petit être dans ses bras, elle s’échappe avecl’agilité d’une chatte et s’enfonce dans un corridor qui, si j’encrois l’odeur, mène à une cuisine.

J’entre chez moi.

–&|160;Thérèse, qui peut donc être cette jeune mère que j’ai vuenu-tête dans l’escalier avec un joli petit garçon&|160;?

Et Thérèse me répond que c’est madame Coccoz.

Je regarde le plafond comme pour y chercher quelque lumière.Thérèse me rappelle le petit colporteur qui, l’an passé, m’apportades almanachs pendant que sa femme accouchait.

–&|160;Et Coccoz&|160;? demandai-je.

Il me fut répondu que je ne le verrais plus. Le pauvre petithomme avait été mis en terre, à mon insu et à l’insu de biend’autres personnes, peu de temps après l’heureuse délivrance demadame Coccoz. J’appris que sa veuve s’était consolée&|160;; je fiscomme elle.

–&|160;Mais, Thérèse, demandai-je, madame Coccoz nemanque-t-elle de rien dans son grenier&|160;?

–&|160;Vous seriez une grande dupe, monsieur, me répondit magouvernante, si vous preniez souci de cette créature. On lui adonné congé du grenier, dont le toit est réparé. Mais elle y restemalgré le propriétaire, le gérant, le concierge et l’huissier. Jecrois qu’elle les a ensorcelés tous. Elle sortira de son grenier,monsieur, quand il lui plaira, mais elle en sortira en carrosse.C’est moi qui vous le dis.

Thérèse réfléchit un moment&|160;; puis elle prononça cettesentence&|160;:

«&|160;Une jolie figure est une malédiction duciel&|160;!&|160;»

Bien que sachant à n’en point douter que Thérèse avait été laideet dépourvue de tout agrément dès sa jeune saison, je hochai latête et lui dis avec une détestable malice&|160;:

–&|160;Hé&|160;! hé&|160;! Thérèse, j’ai appris que, vous aussi,vous eûtes en votre temps une jolie figure.

Il ne faut tenter nulle créature au monde, fût-ce la plussainte.

Thérèse baissa les yeux et répondit&|160;:

–&|160;Sans être ce qu’on appelle jolie, je ne déplaisais pas.Et si j’avais voulu j’aurais fait comme les autres.

–&|160;Qui donc en oserait douter&|160;? Mais prenez ma canne etmon chapeau. Je vais lire, pour me récréer, quelques pages duMoréri. Si j’en crois mon flair de vieux renard, nous aurons àdîner une poularde d’un fumet délicat. Donnez vos soins, ma fille,à cette estimable volaille et épargnez le prochain afin qu’il nousépargne, vous et votre vieux maître.

Ayant ainsi parlé, je m’appliquai à suivre les rameaux touffusd’une généalogie princière.

&|160;

7 mai 1863.

J’ai passé l’hiver au gré des sages, in angello cumlibello, et voici que les hirondelles du quai Malaquais metrouvent à leur retour tel à peu près qu’elles m’ont laissé. Quivit peu change peu, et ce n’est guère vivre que d’user ses jourssur de vieux textes.

Pourtant je me sens aujourd’hui un peu plus imprégné que jamaisde cette vague tristesse que distille la vie. L’économie de monintelligence (je n’ose me l’avouer à moi-même) est troublée depuisl’heure caractéristique à laquelle l’existence du manuscrit de JeanToutmouillé m’a été révélée.

Il est étrange que, pour quelques feuillets de vieux parchemin,j’aie perdu le repos&|160;; mais rien n’est plus vrai. Le pauvresans désirs possède le plus grand des trésors&|160;: il se possèdelui-même. Le riche qui convoite n’est qu’un esclave misérable. Jesuis cet esclave-là. Les plaisirs les plus doux, celui de causeravec un homme d’un esprit fin et modéré, celui de dîner avec un amine me font pas oublier le manuscrit qui me manque depuis que jesais qu’il existe. Il me manque le jour, il me manque lanuit&|160;; il me manque dans la joie et dans la tristesse&|160;;il me manque dans le travail et dans le repos.

Je me rappelle mes désirs d’enfant. Comme je comprendsaujourd’hui les envies toutes-puissantes de mon premierâge&|160;!

Je revois avec une singulière précision une poupée qui, lorsquej’avais dix ans, s’étalait dans une méchante boutique de la rue deSeine. Comment il arriva que cette poupée me plut, je ne sais.J’étais très fier d’être un garçon&|160;; je méprisais les petitesfilles et j’attendais avec impatience le moment (qui hélas&|160;!est venu) où une barbe piquante me hérisserait le menton. Je jouaisaux soldats, et, pour nourrir mon cheval à bascule, je ravageaisles plantes que ma pauvre mère cultivait sur sa fenêtre. C’étaientlà des jeux mâles, je pense&|160;! Et pourtant j’eus envie d’unepoupée. Les Hercules ont de ces faiblesses. Celle que j’aimaisétait-elle belle au moins&|160;? Non. Je la vois encore. Elle avaitune tache de vermillon sur chaque joue, des bras mous et courts,d’horribles mains de bois et de longues jambes écartées. Sa jupe àfleurs était fixée à la taille par deux épingles. Je vois encoreles têtes noires de ces deux épingles. C’était une poupée demauvais ton, sentant le faubourg. Je me rappelle bien que, toutbambin que j’étais et n’ayant pas encore usé beaucoup de culottes,je sentais, à ma manière, mais très vivement, que cette poupéemanquait de grâce, de tenue&|160;; qu’elle était grossière, qu’elleétait brutale. Mais je l’aimais malgré cela, je l’aimais pour cela.Je n’aimais qu’elle. Je la voulais. Mes soldats et mes tambours nem’étaient plus de rien. Je ne mettais plus dans la bouche de moncheval à bascule des branches d’héliotrope et de véronique. Cettepoupée était tout pour moi. J’imaginais des ruses de sauvage pourobliger Virginie, ma bonne, à passer avec moi devant la petiteboutique de la rue de Seine. J’appuyais mon nez à la vitre, et ilfallait que ma bonne me tirât par le bras. «&|160;MonsieurSylvestre, il est tard et votre maman vous grondera.&|160;»M.&|160;Sylvestre se moquait bien alors des gronderies et desfessées. Mais sa bonne l’enlevait comme une plume, etM.&|160;Sylvestre cédait à la force. Depuis, avec l’âge, il s’estgâté et cède à la crainte. Il ne craignait rien alors.

J’étais malheureux. Une honte irréfléchie mais irrésistiblem’empêchait d’avouer à ma mère l’objet de mon amour. De là messouffrances. Pendant quelques jours la poupée, sans cesse présenteà mon esprit, dansait devant mes yeux, me regardait fixement,m’ouvrait les bras, prenait dans mon imagination une sorte de viequi me la rendait mystérieuse et terrible, et d’autant plus chèreet plus désirable.

Enfin, un jour, jour que je n’oublierai jamais, ma bonne meconduisit chez mon oncle, le capitaine Victor, qui m’avait invité àdéjeuner. J’admirais beaucoup mon oncle, le capitaine, tant parcequ’il avait brûlé la dernière cartouche française à Waterloo queparce qu’il apprêtait de ses propres mains, à la table de ma mère,des chapons à l’ail, qu’il mettait ensuite dans la salade dechicorée. Je trouvais cela très beau. Mon oncle Victor m’inspiraitaussi beaucoup de considération par ses redingotes à brandebourgset surtout par une certaine manière de mettre toute la maison sensdessus dessous dès qu’il y entrait. Encore aujourd’hui, je ne saistrop comment il s’y prenait, mais j’affirme que, quand mon oncleVictor se trouvait dans une assemblée de vingt personnes, on nevoyait, on n’entendait que lui. Mon excellent père ne partageaitpas, à ce que je crois, mon admiration pour l’oncle Victor, quil’empoisonnait avec sa pipe, lui donnait par amitié de grands coupsde poing dans le dos et l’accusait de manquer d’énergie. Ma mère,tout en gardant au capitaine une indulgence de sœur, l’invitaitparfois à moins caresser les flacons d’eau-de-vie. Mais jen’entrais ni dans ces répugnances ni dans ces reproches, et l’oncleVictor m’inspirait le plus pur enthousiasme. C’est donc avec unsentiment d’orgueil que j’entrai dans le petit logis qu’il habitaitrue Guénégaud. Tout le déjeuner, dressé sur un guéridon au coin dufeu, consistait en charcuterie et en sucreries.

Le capitaine me gorgea de gâteaux et de vin pur. Il me parla desnombreuses injustices dont il avait été victime. Il se plaignitsurtout des Bourbons, et comme il négligea de me dire qui étaientles Bourbons, je m’imaginai, je ne sais trop pourquoi, que lesBourbons étaient des marchands de chevaux établis à Waterloo. Lecapitaine, qui ne s’interrompait que pour nous verser à boire,accusa par surcroît une quantité de morveux, de jean-fesse et depropres-à-rien que je ne connaissais pas du tout et que je haïssaisde tout mon cœur. Au dessert, je crus entendre dire au capitaineque mon père était un homme que l’on menait par le bout dunez&|160;; mais je ne suis pas bien sûr d’avoir compris. J’avaisdes bourdonnements dans les oreilles, et il me semblait que leguéridon dansait.

Mon oncle mit sa redingote à brandebourgs, prit son chapeautromblon, et nous descendîmes dans la rue, qui m’avait l’airextraordinairement changée. Il me semblait qu’il y avait trèslongtemps que je n’y étais venu. Toutefois, quand nous fûmes dansla rue de Seine, l’idée de ma poupée me revint à l’esprit et mecausa une exaltation extraordinaire. Ma tête était en feu. Jerésolus de tenter un grand coup. Nous passâmes devant laboutique&|160;; elle était là, derrière la vitre, avec ses jouesrouges, avec sa jupe à fleurs et ses grandes jambes.

–&|160;Mon oncle, dis-je avec effort, voulez-vous m’achetercette poupée&|160;?

Et j’attendis.

–&|160;Acheter une poupée à un garçon, sacrebleu&|160;! s’écriamon oncle d’une voix de tonnerre. Tu veux donc te déshonorer&|160;!Et c’est cette Margot-là encore qui te fait envie. Je te faiscompliment, mon bonhomme. Si tu gardes ces goûts-là, et si à vingtans tu choisis tes poupées comme à dix, tu n’auras guère d’agrémentdans la vie, je t’en préviens, et les camarades diront que tu es unfameux jobard. Demande-moi un sabre, un fusil, je te les payerai,mon garçon, sur le dernier écu blanc de ma pension de retraite.Mais te payer une poupée, mille tonnerres&|160;! pour te couvrir dehonte&|160;! Jamais de la vie&|160;! Si je te voyais jouer avec unemargoton ficelée comme celle-là, monsieur le fils de ma sœur, je nevous reconnaîtrais plus pour mon neveu.

En entendant ces paroles, j’eus le cœur si serré que l’orgueil,un orgueil diabolique, m’empêcha seul de pleurer.

Mon oncle, subitement calmé, revint à ses idées sur lesBourbons&|160;; mais moi, resté sous le coup de son indignation,j’éprouvais une honte indicible. Ma résolution fut bientôt prise.Je me promis de ne pas me déshonorer&|160;; je renonçai fermementet pour jamais à la poupée aux joues rouges. Ce jour-là je connusl’austère douceur du sacrifice.

Capitaine, s’il est vrai que de votre vivant vous jurâtes commeun païen, fumâtes comme un Suisse et bûtes comme un sonneur, quenéanmoins votre mémoire soit honorée, non seulement parce que vousfûtes un brave, mais aussi parce que vous avez révélé à votre neveuen pantalons courts le sentiment de l’héroïsme&|160;! L’orgueil etla paresse vous avaient rendu à peu près insupportable, ô mon oncleVictor&|160;! mais un grand cœur battait sous les brandebourgs devotre redingote. Vous portiez, il m’en souvient, une rose à laboutonnière. Cette fleur que vous tendiez si volontiers auxdemoiselles de boutiques, cette fleur au grand cœur ouvert quis’effeuillait à tous les vents, était le symbole de votre glorieusejeunesse. Vous ne méprisiez ni le vin ni le tabac, mais vousméprisiez la vie. On ne pouvait apprendre de vous, capitaine, ni lebon sens ni la délicatesse, mais vous me donnâtes, à l’âge où mabonne me mouchait encore, une leçon d’honneur et d’abnégation queje n’oublierai jamais.

Vous reposez depuis longtemps déjà dans le cimetière duMont-Parnasse, sous une humble dalle qui porte cetteépitaphe&|160;:

CI-GÎT

ARISTIDE-VICTOR MALDENT

CAPITAINE D’INFANTERIE

CHEVALIER DE LA LÉGION D’HONNEUR

Mais ce n’est pas là, capitaine, l’inscription que vousréserviez à vos vieux os tant roulés sur les champs de bataille etdans les lieux de plaisir. On trouva dans vos papiers cette amèreet fière épitaphe que, malgré votre dernière volonté, on n’osamettre sur votre tombe&|160;:

CI-GÎT

UN BRIGAND DE LA LOIRE

–&|160;Thérèse, nous porterons demain une couronne d’immortellessur la tombe du brigand de la Loire.

Mais Thérèse n’est pas ici. Et comment serait-elle près de moi,sur le rond-point des Champs-Élysées&|160;? Là-bas, au bout del’avenue, l’Arc de Triomphe, qui porte sous ses voûtes les noms descompagnons d’armes de l’oncle Victor, ouvre sur le ciel sa portegigantesque. Les arbres de l’avenue déploient, au soleil duprintemps, leurs premières feuilles encore pâles et frileuses. Àmon côté, les calèches roulent vers le bois de Boulogne. J’aipoussé ma promenade sur cette avenue mondaine, et me voici arrêtésans raison devant une boutique en plein air où sont des painsd’épice et des carafes de coco bouchées par un citron. Un petitmisérable, couvert de loques qui laissent voir sa peau gercée,ouvre de grands yeux devant ces somptueuses douceurs qui ne sontpoint pour lui. Il montre son envie avec l’impudeur de l’innocence.Ses yeux ronds et fixes contemplent un bonhomme de pain d’épiced’une haute taille. C’est un général, et il ressemble un peu àl’oncle Victor. Je le prends, je le paye et je le tends au petitpauvre, qui n’ose y porter la main, car, par une précoceexpérience, il ne croit pas au bonheur&|160;; il me regarde de cetair qu’on voit aux gros chiens et qui veut dire&|160;: «&|160;Vousêtes cruel de vous moquer de moi.&|160;»

–&|160;Allons, petit nigaud, lui dis-je de ce ton bourru quim’est ordinaire, prends, prends et mange, puisque, plus heureux queje ne fus à ton âge, tu peux satisfaire tes goûts sans tedéshonorer.

Et vous, oncle Victor, vous, dont ce général de pain d’épice m’arappelé la mâle figure, venez, ombre glorieuse, me faire oublier manouvelle poupée. Nous sommes d’éternels enfants et nous couronssans cesse après des jouets nouveaux.

&|160;

Même jour.

C’est de la façon la plus bizarre que la famille Coccoz estassociée dans mon esprit au clerc Jean Toutmouillé.

–&|160;Thérèse, dis-je en me jetant dans mon fauteuil,apprenez-moi si le jeune Coccoz se porte bien et s’il a sespremières dents, et donnez-moi mes pantoufles.

–&|160;Il doit les avoir depuis longtemps, monsieur, me réponditThérèse, mais je ne les ai pas vues. Au premier beau jour deprintemps, la mère a disparu avec l’enfant, laissant meubles ethardes. On a trouvé dans son grenier trente-huit pots de pommadevides. Cela passe l’imagination. Elle recevait des visites, dansces derniers temps, et vous pensez bien qu’elle n’est pas à cetteheure dans un couvent de nonnes. La nièce de la concierge ditl’avoir rencontrée en calèche sur les boulevards. Je vous avaisbien dit qu’elle finirait mal.

–&|160;Thérèse, répondis-je, cette jeune femme n’a fini ni enmal ni en bien. Attendez le terme de sa vie pour la juger. Etprenez garde de trop parler chez la concierge. Madame Coccoz, quej’ai aperçue une fois dans l’escalier, m’a semblé bien aimer sonenfant. Cet amour doit lui être compté.

–&|160;Pour cela, monsieur, le petit ne manquait de rien. Onn’en aurait pas trouvé dans tout le quartier un seul mieux gavé,mieux bichonné et mieux léché que lui. Elle lui met une bavetteblanche tous les jours que Dieu fait, et lui chante du matin ausoir des chansons qui le font rire.

–&|160;Thérèse, un poète a dit&|160;: «&|160;L’enfant à qui n’apoint souri sa mère n’est digne ni de la table des dieux ni du litdes déesses.&|160;»

&|160;

8 juillet 1863.

Ayant appris qu’on refaisait le dallage de la chapelle de laVierge à Saint-Germain-des-Prés, je me rendis dans l’église avecl’espoir de trouver quelques inscriptions mises à découvert par lesouvriers. Je ne me trompais pas. L’architecte me montra une pierrequ’il avait fait poser de chant, contre le mur. Je m’agenouillaipour déchiffrer l’inscription gravée sur cette pierre, et c’est àmi-voix, dans l’ombre de la vieille abside, que je lus ces mots quime firent battre le cœur&|160;:

Cy gist Jehan Toutmouillé, moyne de ceste église, qui fistmettre en argent le menton de saint Vincent et de saint Amant et lepié des Innocens&|160;; qui toujours en son vivant fut preud’hommeet vayllant. Priez pour l’âme de lui.

J’essuyai doucement avec mon mouchoir la poussière qui souillaitcette dalle funéraire&|160;: j’aurais voulu la baiser.

–&|160;C’est lui, c’est Jean Toutmouillé&|160;! m’écriai-je.

Et, du haut des voûtes, ce nom retomba sur ma tête avec fracas,comme brisé.

La face grave et muette du suisse, que je vis s’avançant versmoi, me fit honte de mon enthousiasme, et je m’enfuis à travers lesdeux goupillons croisés sur ma poitrine par deux rats d’égliserivaux.

Pourtant c’était bien mon Jean Toutmouillé&|160;! plus dedoute&|160;; le traducteur de la Légende dorée, l’auteurdes vies des saints Germain, Vincent, Ferréol, Ferrution etDroctovée, était, comme je l’avais pensé, un moine deSaint-Germain-des-Prés. Et quel bon moine encore, pieux etlibéral&|160;! Il fit faire un menton d’argent, une tête d’argent,un pied d’argent pour que des restes précieux fussent couvertsd’une enveloppe incorruptible&|160;! Mais pourrai-je jamaisconnaître son œuvre, ou cette nouvelle découverte ne doit-ellequ’augmenter mes regrets&|160;?

&|160;

20 août 1869.

«&|160;Moi qui plais à quelques-uns et qui éprouve tous leshommes, la joie des bons et la terreur des méchants&|160;; moi quifais et détruis l’erreur, je prends sur moi de déployer mes ailes.Ne me faites pas un crime si, dans mon vol rapide, je glissepar-dessus des années.&|160;»

Qui parle ainsi&|160;? C’est un vieillard que je connais trop,c’est le Temps.

Shakespeare, après avoir terminé le troisième acte du Conted’Hiver, s’arrête pour laisser à la petite Perdita le temps decroître en sagesse et en beauté, et quand il rouvre la scène, il yévoque l’antique Porte-faux, pour rendre raison aux spectateurs deslongs jours qui ont pesé sur la tête du jaloux Léontes.

J’ai laissé dans ce journal, comme Shakespeare dans sa comédie,un long intervalle dans l’oubli, et je fais, à l’exemple du poète,intervenir le Temps, pour expliquer l’omission de six années. Voilàsix ans, en effet, que je n’ai écrit une ligne dans ce cahier, etje n’ai pas, hélas&|160;! en reprenant la plume, à décrire unePerdita «&|160;grandie dans la grâce&|160;». La jeunesse et labeauté sont les compagnes fidèles des poètes. Ces fantômescharmants nous visitent à peine, nous autres, l’espace d’unesaison. Nous ne savons pas les fixer. Si l’ombre de quelque Perditas’avisait, par un inconcevable caprice, de traverser ma cervelle,elle s’y froisserait horriblement à des tas de parchemin racorni.Heureux les poètes&|160;! leurs cheveux blancs n’effarouchent pointles ombres flottantes des Hélène, des Francesca, des Juliette, desJulie et des Dorothée&|160;! Et le nez seul de Sylvestre Bonnardmettrait en fuite tout l’essaim des grandes amoureuses.

J’ai pourtant, comme un autre, senti la beauté&|160;; j’aipourtant éprouvé le charme mystérieux que l’incompréhensible naturea répandu sur des formes animées&|160;; une vivante argile m’adonné le frisson qui fait les amants et les poètes. Mais je n’ai suni aimer ni chanter. Dans mon âme, encombrée d’un fatras de vieuxtextes et de vieilles formules, je retrouve, comme une miniaturedans un grenier, un clair visage avec deux yeux de pervenche…Bonnard, mon ami, vous êtes un vieux fou. Lisez ce catalogue qu’unlibraire de Florence vous envoya ce matin même. C’est un cataloguede manuscrits, et il vous promet la description de quelques piècesnotables, conservées par des curieux d’Italie et de Sicile. Voilàqui vous convient et va à votre mine&|160;!

Je lis, je pousse un cri. Hamilcar, qui a pris avec l’âge unegravité qui m’intimide, me regarde d’un air de reproche et sembleme demander si le repos est de ce monde, puisqu’il ne peut legoûter auprès de moi, qui suis vieux comme il est vieux.

Dans la joie de ma découverte, j’ai besoin d’un confident, etc’est au tranquille Hamilcar que je m’adresse avec l’effusion d’unhomme heureux.

–&|160;Non, Hamilcar, non, le repos n’est pas de ce monde, et laquiétude à laquelle vous aspirez est incompatible avec les travauxde la vie. Et qui vous dit que nous sommes vieux&|160;? Écoutez ceque je lis dans ce catalogue, et dites après s’il est temps de sereposer&|160;:

«&|160;La Légende dorée de Jacques de Voragine&|160;;traduction française du XIVe siècle, par le clerc JehanToutmouillé.

»&|160;Superbe manuscrit, orné de deux miniatures,merveilleusement exécutées et dans un parfait état de conservation,représentant, l’une la Purification de la Vierge et l’autre lecouronnement de Proserpine.

»&|160;À la suite de la Légende dorée on trouve lesLégendes des saints Ferréol, Ferrution, Germain et Droctovée,xxviij pages, et la Sépulture miraculeuse de monsieur Saint-Germaind’Auxerre, xij pages.

»&|160;Ce précieux manuscrit, qui faisait partie de lacollection de sir Thomas Raleigh, est actuellement conservé dans lecabinet de M.&|160;Michel-Angelo Polizzi, de Girgenti.&|160;»

–&|160;Vous entendez, Hamilcar. Le manuscrit de JehanToutmouillé est en Sicile, chez Michel-Angelo Polizzi. Puisse cethomme aimer les savants&|160;! Je vais lui écrire.

Ce que je fis aussitôt. Par ma lettre, je priais le seigneurPolizzi de me communiquer le manuscrit du clerc Toutmouillé, luidisant à quels titres j’osais me croire digne d’une telle faveur.Je mettais en même temps à sa disposition quelques textes inéditsque je possède et qui ne sont pas dénués d’intérêt. Je le suppliaisde me favoriser d’une prompte réponse, et j’inscrivis, au-dessousde ma signature, tous mes titres honorifiques.

–&|160;Monsieur&|160;! monsieur&|160;! où courez-vousainsi&|160;? s’écriait Thérèse effarée, en descendant quatre àquatre, à ma poursuite, les marches de l’escalier, mon chapeau à lamain.

–&|160;Je vais mettre une lettre à la poste, Thérèse.

–&|160;Seigneur Dieu&|160;! s’il est permis de s’échapper ainsi,nu-tête, comme un fou&|160;!

–&|160;Je suis fou, Thérèse. Mais qui ne l’est pas&|160;?Donne-moi vite mon chapeau.

–&|160;Et vos gants, monsieur&|160;! et votreparapluie&|160;!

J’étais au bas de l’escalier que je l’entendais encore s’écrieret gémir.

&|160;

10 octobre 1869.

J’attendais la réponse du seigneur Michel-Angelo Polizzi avecune impatience que je contenais mal. Je ne tenais pas enplace&|160;; je faisais des mouvements brusques&|160;; j’ouvrais etje fermais bruyamment mes livres. Il m’arriva un jour de culbuterdu coude un tome du Moreri. Hamilcar, qui se léchait,s’arrêta soudain et, la patte par-dessus l’oreille, me regarda d’unœil fâché. Était-ce donc à cette vie tumultueuse qu’il devaits’attendre sous mon toit&|160;? N’étions-nous pas tacitementconvenus de mener une existence paisible&|160;? J’avais rompu lepacte.

–&|160;Mon pauvre compagnon, lui répondis-je, je suis en proie àune passion violente, qui m’agite et me mène. Les passions sontennemies du repos, j’en conviens&|160;; mais, sans elles, il n’yaurait ni industries ni arts en ce monde. Chacun sommeillerait nusur un tas de fumier, et tu ne dormirais pas tout le jour,Hamilcar, sur un coussin de soie, dans la cité des livres.

Je n’exposai pas plus avant à Hamilcar la théorie des passions,parce que ma gouvernante m’apporta une lettre. Elle était timbréede Naples et disait&|160;:

«&|160;Illustrissime seigneur,

»&|160;Je possède en effet l’incomparable manuscrit de laLégende dorée, qui n’a point échappé à votre lucideattention. Des raisons capitales s’opposent impérieusement ettyranniquement à ce que je m’en dessaisisse pour un seul jour, pourune seule minute. Ce sera pour moi une joie et une gloire de vousle communiquer dans mon humble maison de Girgenti, laquelle seraembellie et illuminée par votre présence. C’est donc dansl’impatiente espérance de votre venue que j’ose me dire, seigneuracadémicien, votre humble et dévoué serviteur.

MICHEL-ANGELO POLIZZI,

négociant en vins et archéologue

à Girgenti (Sicile).&|160;»

&|160;

Eh bien&|160;! j’irai en Sicile&|160;:

Extremum hunc, Arethusa, mihiconcede laborem.

&|160;

25 octobre 1869.

Ma résolution étant prise et mes arrangements faits, il ne merestait plus qu’à avertir ma gouvernante. J’avoue que j’hésitailongtemps à lui annoncer mon départ. Je craignais ses remontrances,ses railleries, ses objurgations, ses larmes. «&|160;C’est unebrave fille, me disais-je&|160;; elle m’est attachée&|160;; ellevoudra me retenir, et Dieu sait que quand elle veut quelque chose,les paroles, les gestes et les cris lui coûtent peu. En cettecirconstance, elle appellera à son aide la concierge, le frotteur,la cardeuse de matelas et les sept fils du fruitier&|160;; ils semettront tous à genoux, en rond, à mes pieds&|160;; ils pleurerontet ils seront si laids que je leur céderai pour ne plus lesvoir.&|160;»

Tels étaient les affreuses images, les songes de malade que lapeur assemblait dans mon imagination. Oui, la peur, la peurféconde, comme dit le poète, enfantait ces monstres dans moncerveau. Car, je le confesse en ces pages intimes&|160;: j’ai peurde ma gouvernante. Je sais qu’elle sait que je suis faible, et celam’ôte tout courage dans mes luttes avec elle. Ces luttes sontfréquentes et j’y succombe invariablement.

Mais il fallait bien annoncer mon départ à Thérèse. Elle vintdans la bibliothèque avec une brassée de bois pour allumer un petitfeu, «&|160;une flambée&|160;», disait-elle. Car les matinées sontfraîches. Je l’observais du coin de l’œil, tandis qu’elle étaitaccroupie, la tête sous le tablier de la cheminée. Je ne sais d’oùme vint alors mon courage, mais je n’hésitai pas. Je me levai, etme promenant de long en large dans la chambre&|160;:

–&|160;À propos, dis-je d’un ton léger, avec cette crânerieparticulière aux poltrons, à propos, Thérèse, je pars pour laSicile.

Ayant parlé, j’attendis, fort inquiet. Thérèse ne répondait pas.Sa tête et son vaste bonnet restaient enfouis dans la cheminée, etrien dans sa personne, que j’observais, ne trahissait la moindreémotion. Elle fourrait du petit bois sous les bûches, voilàtout.

Enfin, je revis son visage&|160;; il était calme, si calme queje m’en irritai.

«&|160;Vraiment, pensai-je, cette vieille fille n’a guère decœur. Elle me laisse partir sans seulement dire«&|160;Ah&|160;!&|160;» Est-ce donc si peu pour elle que l’absencede son vieux maître&|160;?&|160;»

–&|160;Allez, monsieur, me dit-elle enfin, mais revenez à sixheures. Nous avons aujourd’hui, à dîner, un plat qui n’attendpas.

&|160;

Naples, 10 novembre 1869.

–&|160;Co tra calle vive, magne e lave a faccia.

–&|160;J’entends, mon ami&|160;; je puis, pour trois centimes,boire, manger et me laver le visage, le tout au moyen d’une tranchede ces pastèques que tu étales sur une petite table. Mais despréjugés occidentaux m’empêcheraient de goûter avec assez decandeur cette simple volupté. Et comment sucerais-je despastèques&|160;? J’ai assez à faire de me tenir debout dans cettefoule. Quelle nuit lumineuse et bruyante à Santa Lucia&|160;! Lesfruits s’élèvent en montagnes dans les boutiques éclairées defalots multicolores. Sur les fourneaux, allumés en plein vent,l’eau fume dans les chaudrons et la friture chante dans les poêles.L’odeur des poissons frits et des viandes chaudes me chatouille lenez et me fait éternuer. Je m’aperçois, en cette circonstance, quemon mouchoir a quitté la poche de ma redingote. Je suis poussé,soulevé et viré dans tous les sens par le peuple le plus gai, leplus bavard, le plus vif et le plus adroit qu’on puisse imaginer,et voici précisément une jeune commère qui, tandis que j’admire sesmagnifiques cheveux noirs, m’envoie, d’un coup de son épauleélastique et puissante, à trois pas en arrière, sans m’endommager,dans les bras d’un mangeur de macaroni qui me reçoit ensouriant.

Je suis à Naples. Comment j’y parvins avec quelques restesinformes et mutilés de mes bagages, je ne puis le dire, pour laraison que je ne le sais pas moi-même. J’ai voyagé dans uneffarement perpétuel, et je crois bien que j’avais tantôt en cetteville claire la mine d’un hibou au soleil. Cette nuit, c’est bienpis&|160;! Voulant observer les mœurs populaires, j’allai dans laStrada di Porto, où je suis présentement. Autour de moi,des groupes animés se pressent devant les boutiques de victuailles,et je flotte comme une épave au gré de ces flots vivants qui, quandils submergent, caressent encore. Car ce peuple napolitain a, danssa vivacité, je ne sais quoi de doux et de flatteur. Je ne suispoint bousculé, je suis bercé, et je pense que, à force de mebalancer deçà delà, ces gens vont m’endormir debout. J’admire, enfoulant les dalles de lave de la Strada, ces portefaix etces pêcheurs qui vont, parlent, chantent, fument, gesticulent, sequerellent et s’embrassent avec une étonnante rapidité. Ils viventà la fois par tous les sens et, sages sans le savoir, mesurentleurs désirs à la brièveté de la vie. Je m’approchai d’un cabaretfort achalandé et je lus sur la porte ce quatrain en patois deNaples&|160;:

Amice, alliegre magnammo ebevimmo

Nfin che n’ce stace noglio a lalucerna&|160;:

Chi sa s’a l’autro munno nc’evedimmo&|160;?

Chi sa s’a l’autro munno n’cetavema&|160;?

Amis, mangeons et buvonsjoyeusement

Tant qu’il y a de l’huile dans lalampe&|160;:

Qui sait si dans l’autre mondenous nous reverrons&|160;?

Qui sait si dans l’autre monde ily a une taverne&|160;?

Horace donnait de semblables conseils à ses amis. Vous lesreçûtes, Postumus&|160;; vous les entendîtes, Leuconoé, bellerévoltée qui vouliez savoir les secrets de l’avenir. Cet avenir estmaintenant le passé et nous le connaissons. En vérité, vous aviezbien tort de vous tourmenter pour si peu, et votre ami se montraithomme de sens en vous conseillant d’être sage et de filtrer vosvins grecs. Sapias, vina liques. C’est ainsi qu’une belleterre et qu’un ciel pur conseillent les calmes voluptés. Mais il ya des âmes tourmentées d’un sublime mécontentement&|160;; ce sontles plus nobles. Vous fûtes de celles-là, Leuconoé&|160;; et, venusur le déclin de ma vie dans la ville où brilla votre beauté, jesalue avec respect votre ombre mélancolique. Les âmes semblables àla vôtre qui parurent dans la chrétienté furent des âmes desaintes, et leurs miracles emplissent la Légende dorée.Votre ami Horace a laissé une postérité moins généreuse, et je voisun de ses petits-fils en la personne du cabaretier poète qui,présentement, verse du vin dans des tasses, sous son enseigneépicurienne.

Et pourtant la vie donne raison à l’ami Flaccus, et saphilosophie est la seule qui s’accommode au train des choses.Voyez-moi ce gaillard qui, appuyé à un treillis couvert de pampres,mange une glace en regardant les étoiles. Il ne se baisserait paspour ramasser ce vieux manuscrit que je vais chercher à traverstant de fatigues. Et en vérité l’homme est fait plutôt pour mangerdes glaces que pour compulser de vieux textes.

Je continuais à errer autour des buveurs et des chanteurs. Il yavait des amoureux qui mordaient à de beaux fruits en se tenant parla taille. Il faut bien que l’homme soit naturellement mauvais, cartoute cette joie étrangère m’attristait profondément. Cette fouleétalait un goût si naïf de la vie que toutes mes pudeurs de vieuxscribe s’en effarouchaient. Puis, j’étais désespéré de ne riencomprendre aux paroles qui résonnaient dans l’air. C’était pour unphilologue une humiliante épreuve. J’étais donc fort maussade,quand quelques mots prononcés derrière moi me firent dresserl’oreille.

–&|160;Ce vieillard est certainement un Français, Dimitri. Sonair embarrassé me fait peine. Voulez-vous lui parler&|160;?… Il aun bon dos rond, ne trouvez-vous pas, Dimitri&|160;?

Cela était dit en français par une voix de femme. Il me futassez désagréable tout d’abord de m’entendre traiter de vieillard.Est-on un vieillard à soixante-deux ans&|160;? L’autre jour, sur lepont des Arts, mon collègue Perrot d’Avrignac me fit compliment dema jeunesse, et il s’entend mieux en âges, apparemment, que cettejeune alouette qui chante sur mon dos, si toutefois les alouetteschantent la nuit. Mon dos est rond, dit-elle. Ah&|160;! ah&|160;!j’en avais quelque soupçon&|160;; mais je n’en crois plus riendepuis que c’est l’avis d’une oiselle. Je ne tournerai certes pasla tête pour voir qui a parlé, mais je suis sûr que c’est une joliefemme. Pourquoi&|160;?

Parce que la voix des femmes qui sont belles ou le furent, quiplaisent ou qui plurent, peut seule avoir cette abondanced’inflexions heureuses et le son argentin qui est un rire encore.De la bouche d’une laide coulera, peut-être, une parole plus suaveet plus mélodieuse, mais non point certes aussi vive, ni d’un telgazouillis.

Ces idées se formèrent dans mon esprit en moins d’une secondeet, tout aussitôt, pour fuir ces deux inconnus, je me jetai dans leplus épais de la foule napolitaine et enfilai un vicolettotortueux qu’éclairait seulement une lampe allumée devant la niched’une Madone. Là, songeant plus à loisir, je reconnus que cettejolie femme (assurément elle était jolie) avait exprimé à mon égardune pensée bienveillante, qui méritait ma reconnaissance.

«&|160;Ce vieillard est certainement un Français, Dimitri. Sonair embarrassé me fait peine. Voulez-vous lui parler&|160;?… Il aun bon dos rond, ne trouvez-vous pas, Dimitri&|160;?&|160;»

En entendant ces paroles gracieuses, je ne devais pas prendreune fuite soudaine. Il me convenait bien plutôt d’aborder de façoncourtoise la dame au parler clair, de m’incliner devant elle et delui tenir ce langage&|160;: «&|160;Madame, j’ai entendu malgré moice que vous venez de dire. Vous vouliez rendre un bon office à unpauvre vieillard. Cela est fait, madame&|160;: seul le son d’unevoix française me fait un plaisir dont je vous remercie.&|160;»Assurément je lui devais adresser ces paroles ou d’autressemblables. Sans doute elle est Française, car sa voix estfrançaise. La voix des dames de France est la plus agréable dumonde. Comme nous, les étrangers en éprouvent le charme. Philippede Bergame a dit en 1483 de Jeanne la Pucelle&|160;: «&|160;Sonlangage était doux comme celui des femmes de son pays.&|160;» Lecompagnon à qui elle parlait s’appelle Dimitri. Sans doute il estRusse. Ce sont des gens riches, qui promènent leur ennui par lemonde. Il faut plaindre les riches&|160;: leurs biens lesenvironnent et ne les pénètrent pas&|160;; ils sont pauvres etdénués au-dedans d’eux-mêmes. La misère des riches estlamentable.

Au bout de ces réflexions, je me trouvai dans une venelle, ou,pour parler napolitain, dans un sotto-portico quicheminait sous des arches si nombreuses et sous des balcons d’unetelle saillie qu’aucune lueur du ciel n’y descendait. J’étais perduet condamné selon toute apparence à chercher mon chemin toute lanuit. Quant à le demander, il m’eût fallu pour cela rencontrer unvisage humain et je désespérais d’en voir un seul. Dans mondésespoir je pris une rue au hasard, une rue ou pour mieux dire unaffreux coupe-gorge. C’en avait tout l’air, et c’en était un, carj’y étais engagé depuis quelques minutes quand je vis deux hommesqui jouaient du couteau. Ils s’attaquaient de la langue plus encoreque de la lame, et je compris aux injures qu’ils échangeaient quec’étaient deux amoureux. J’enfilai prudemment une ruelle voisinependant que ces braves gens continuaient à s’occuper de leuraffaire, sans se soucier le moins du monde des miennes. Je cheminaiquelque temps à l’aventure et m’assis découragé sur un banc depierre, où je me lamentai d’avoir fui si éperdument et par tant dedétours Dimitri et sa compagne à la voix claire.

–&|160;Bonjour, signor. Revenez-vous de San-Carlo&|160;?Avez-vous entendu la diva&|160;? Il n’y a qu’à Naplesqu’on chante comme elle.

Je levai la tête et reconnus mon hôte. J’étais assis contre lafaçade de mon hôtel, sous ma propre fenêtre.

&|160;

Monte-Allegro, 30 novembre1869.

Nous nous reposions, moi, mes guides et leurs mules, sur laroute de Sciacca à Girgenti, dans une auberge du pauvre village deMonte-Allegro, dont les habitants, consumés par lamal’aria, grelottent au soleil. Mais ce sont des Grecsencore, et leur gaieté résiste à tout. Quelques-uns d’entre euxentouraient l’auberge avec une curiosité souriante. Un conte, sij’avais su leur en conter un, leur eût fait oublier les maux de lavie. Ils avaient l’air intelligent, et les femmes, bien que hâléeset flétries, portaient avec grâce un long manteau noir.

Je voyais devant moi des ruines rongées par le vent de la mer etsur lesquelles l’herbe même ne croît pas. La morne tristesse dudésert règne sur cette terre aride dont le sein gercé nourrit àpeine quelques mimosas dépouillés, des cactus et des palmiersnains. À vingt pas de moi, le long d’une ravine, des caillouxblanchissaient comme une traînée d’ossements. Mon guide m’appritque c’était un ruisseau.

J’étais depuis quinze jours en Sicile. Entré dans cette baie dePalerme, qui s’ouvre entre les deux masses arides et puissantes duPellegrino et du Catalfano et qui se creuse le long de la Conqued’or, pleine de myrtes et d’orangers, je ressentis une telleadmiration que je résolus de visiter cette île, si noble par sessouvenirs et si belle par les lignes de ses collines. Vieuxpèlerin, blanchi dans l’Occident barbare, j’osai m’aventurer surcette terre classique et, m’arrangeant avec un guide, j’allai dePalerme à Trapani, de Trapani à Sélinonte, de Sélinonte à Sciacca,que j’ai quitté ce matin pour me rendre à Girgenti, où je doistrouver le manuscrit de Jean Toutmouillé. Les belles choses quej’ai vues sont si présentes à mon esprit, que je considère commeune vaine fatigue le soin de les décrire. Pourquoi gâter mon voyageen amassant des notes&|160;? Les amants qui aiment bien n’écriventpas leur bonheur.

Tout à la mélancolie du présent et à la poésie du passé, l’âmeornée de belles images et les yeux pleins de lignes harmonieuses etpures, je goûtais dans l’auberge de Monte-Allegro l’épaisse roséed’un vin de feu, quand je vis entrer dans la salle une belle jeunefemme coiffée d’un chapeau de paille et vêtue d’une robe de foulardécru. Sa chevelure était sombre, son regard noir et brillant. À safaçon de marcher, je la reconnus pour une Parisienne. Elle s’assit.L’hôte posa près d’elle un verre d’eau fraîche avec un bouquet deroses. M’étant levé dès sa venue, je m’écartai un peu de la table,par discrétion, et fis mine d’examiner les images pieusesaccrochées aux murs. Je m’aperçus fort bien qu’alors, me voyant dedos, elle fit un petit mouvement de surprise. Je m’approchai de lafenêtre et regardai passer les carrioles peintes sur le cheminpierreux bordé de cactus et de figuiers de Barbarie.

Tandis qu’elle buvait de l’eau glacée, je regardais le ciel. Ongoûte, en Sicile, une volupté inexprimable à boire de l’eau fraîcheet à respirer le jour. Je murmurai au-dedans de moi-même le vers dupoète athénien&|160;:

Ô sainte lumière, œil du jourd’or.

Cependant, la dame française m’observait avec une curiositésingulière et, bien que je me défendisse de la regarder plus qu’iln’était convenable, je sentais ses yeux sur moi. J’ai le don,paraît-il, de deviner les regards qui m’atteignent sans rencontrerles miens. Beaucoup de gens croient posséder aussi cette facultémystérieuse&|160;; mais, en réalité il n’y a point de mystère, etnous sommes avertis par quelque indice si léger qu’il nous échappe.Il n’est pas impossible que j’aie vu les beaux yeux de cette damereflétés dans les vitres de la fenêtre.

Quand je me retournai vers elle nos regards serencontrèrent.

Une poule noire vint picorer dans la chambre mal balayée.

–&|160;Tu veux du pain, sorcière, dit la jeune femme en luijetant des miettes qui restaient sur la table.

Je reconnus la voix que j’avais entendue la nuit àSanta-Lucia.

–&|160;Excusez, madame, dis-je aussitôt. Bien qu’inconnu devous, je dois acquitter un devoir en vous remerciant de lasollicitude que vous a inspirée un vieux compatriote errant sur letard, dans les rues de Naples.

–&|160;Vous me reconnaissez, monsieur, répondit-elle, je vousreconnais aussi.

–&|160;À mon dos, madame&|160;?

–&|160;Ah&|160;! vous avez entendu quand j’ai dit à mon mari quevous aviez le dos bon. Cela ne peut pas vous déplaire. Je seraisdésolée de vous avoir fâché.

–&|160;Vous m’avez flatté, au contraire, madame. Et votreobservation me semble, tout au moins dans son principe, juste etprofonde. La physionomie n’est pas que dans les traits du visage.Il y a des mains spirituelles et des mains sans imagination. Il y ades genoux hypocrites, des coudes égoïstes, des épaules arroganteset de bons dos.

–&|160;C’est vrai, me dit-elle. Mais je vous reconnais devisage. Nous nous étions déjà rencontrés auparavant, en Italie ouailleurs, je ne sais plus. Le prince et moi, nous voyageonsbeaucoup.

–&|160;Je ne crois pas avoir jamais eu l’heureuse fortune devous rencontrer, madame, lui répondis-je. Je suis un vieuxsolitaire. J’ai passé ma vie sur des livres et n’ai guère voyagé.Vous l’avez vu à mon embarras, qui vous a fait pitié. Je regretted’avoir mené une vie recluse et sédentaire. On apprend sans doutequelque chose dans les livres, mais on apprend beaucoup plus envoyant du pays.

–&|160;Vous êtes Parisien&|160;?

–&|160;Oui, madame. J’habite depuis quarante ans la même maisonet je n’en sors guère. Il est vrai que cette maison est située surle bord de la Seine, dans le lieu le plus illustre et le plus beaudu monde. Je vois de ma fenêtre les Tuileries et le Louvre, lePont-Neuf, les tours de Notre-Dame, les tourelles du Palais dejustice et la flèche de la Sainte-Chapelle. Toutes ces pierresparlent&|160;: elles me content la prodigieuse histoire desFrançais.

À ce discours, la jeune femme semblait émerveillée.

–&|160;Votre appartement est sur le quai&|160;? me dit-ellevivement.

–&|160;Sur le quai Malaquais, lui répondis-je, au troisièmeétage, dans la maison du marchand de gravures. Je me nommeSylvestre Bonnard. Mon nom est peu connu, mais c’est celui d’unmembre de l’Institut, et c’est assez pour moi que mes amis nel’oublient pas.

Elle me regarda avec une expression extraordinaire de surprise,d’intérêt, de mélancolie et d’attendrissement, et je ne pouvaisconcevoir qu’un si simple récit pût donner à cette jeune inconnuedes émotions si diverses et si vives.

J’attendais qu’elle expliquât sa surprise, mais un colossesilencieux, doux et triste entra dans la salle.

–&|160;Mon mari, me dit-elle&|160;; le prince Trépof.

Et me désignant à lui&|160;:

–&|160;Monsieur Sylvestre Bonnard, membre de l’Institut deFrance.

Le prince salua des épaules. Il les avait hautes, larges etmornes.

–&|160;Ma chère amie, dit-il, je suis désolé de vous arracher àla conversation de M.&|160;Sylvestre Bonnard. Mais la voiture estattelée et il faut que nous arrivions à Mello avant la nuit.

Elle se leva, prit les roses que son hôte lui avait offertes etsortit de l’auberge. Je la suivis, tandis que le prince surveillaitl’attelage des mules et éprouvait la solidité des sangles et descourroies. Demeurée sous la treille, elle me dit ensouriant&|160;:

–&|160;Nous allons à Mello&|160;; c’est un horrible village àsix lieues de Girgenti, et vous ne devineriez jamais pourquoi nousy allons. N’essayez pas. Nous allons chercher une boîted’allumettes. Dimitri collectionne les boîtes d’allumettes. Il aessayé de toutes les collections, les colliers de chien, lesboutons d’uniforme, les timbres-poste. Mais il n’y a plus que lesboîtes d’allumettes qui l’intéressent…, les petites boîtes encarton avec des chromos. Nous avons déjà réuni cinq mille deux centquatorze types différents. Il y en a qui nous ont donné une peineaffreuse à trouver. Ainsi, nous savions qu’on avait fait à Naplesdes boîtes avec les portraits de Mazzini et de Garibaldi et que lapolice avait saisi les boîtes et emprisonné le fabricant. À forcede chercher et de demander, nous avons trouvé une de ces boîteschez un contadin, qui nous l’a vendue cent lires et nous a dénoncésà la police. Les sbires visitèrent nos bagages. Ils ne trouvèrentpas la boîte, mais ils emportèrent mes bijoux. Alors j’ai pris goûtà cette collection. Nous irons, l’été, en Suède pour compléter nosséries.

J’éprouvai (dois-je le dire&|160;?) quelque pitié sympathiquepour ces opiniâtres collectionneurs. Sans doute j’eusse préférévoir monsieur et madame Trépof recueillir en Sicile des marbresantiques, des vases peints ou des médailles. J’eusse aimé les voiroccupés des ruines d’Agrigente et des traditions poétiques del’Éryx. Mais enfin ils faisaient une collection, ils étaient de laconfrérie, et pouvais-je les railler sans me railler un peumoi-même&|160;?

–&|160;Vous savez maintenant, ajouta-t-elle, pourquoi nousvoyageons dans cet affreux pays.

À ce coup, ma sympathie cessa et je ressentis quelqueindignation.

–&|160;Ce pays n’est pas affreux, madame, répondis-je. Cetteterre est une terre de gloire. La beauté est une si grande et siauguste chose, que des siècles de barbarie ne peuvent l’effacer àce point qu’il n’en reste des vestiges adorables. La majesté del’antique Cérès plane encore sur ces collines arides, et la Musegrecque, qui fit résonner de ses accents divins Aréthuse et leMénale, chante encore à mes oreilles sur la montagne dénudée etdans la source tarie. Oui, madame, aux derniers jours de la terre,quand notre globe inhabité, comme aujourd’hui la lune, roulera dansl’espace son cadavre blême, le sol qui porte les ruines deSélinonte gardera dans la mort universelle les signes de la beauté,et alors, alors du moins, il n’y aura plus de bouche frivole pourblasphémer ses grandeurs solitaires.

À peine eus-je prononcé ces paroles que j’en sentis la sottise.«&|160;Bonnard, me dis-je, un vieil homme, qui, comme toi, consumasa vie sur les livres, ne sait pas converser avec lesfemmes.&|160;» Heureusement pour moi, madame Trépof n’avait pasplus compris mon discours que si c’eût été du grec.

Elle me dit avec douceur&|160;:

–&|160;Dimitri s’ennuie et, moi, je m’ennuie. Nous avons lesboîtes d’allumettes. Mais on se lasse même des boîtes d’allumettes.Autrefois j’avais des ennuis et je ne m’ennuyais pas&|160;; lesennuis, c’est une grande distraction.

Attendri par la misère morale de cette jolie personne&|160;:

–&|160;Madame, lui dis-je, je vous plains de n’avoir pointd’enfant. Si vous en aviez un, le but de votre vie vousapparaîtrait et vos pensées seraient en même temps plus graves etplus consolantes.

–&|160;J’ai un fils, me répondit-elle. Il est grand, monGeorges, c’est un homme&|160;: il a huit ans. Je l’aime autant quequand il était tout petit, mais ce n’est plus la même chose.

Elle me tendit une rose de sa gerbe, sourit et me dit en montantdans sa voiture&|160;:

–&|160;Vous ne pouvez pas savoir, monsieur Bonnard, la joie quej’ai eue de vous voir. Je compte bien vous retrouver àGirgenti.

&|160;

Girgenti, même jour.

Je m’arrangeai de mon mieux dans ma lettica. Lalettica est une voiture sans roues ou, si l’on veut, unelitière, une chaise portée par deux mules, l’une à l’avant etl’autre à l’arrière. L’usage en est ancien. J’ai vu parfois de ceslitières figurées dans des manuscrits du XIVe siècle. Jene savais pas alors qu’une litière toute semblable me porterait unjour de Monte-Allegro à Girgenti. Il ne faut jurer de rien.

Trois heures durant, les mules firent sonner leurs clochettes etbattirent de leurs sabots un sol calciné. Tandis qu’à mes côtés sedéroulaient lentement, entre deux haies d’aloès, les formes aridesd’une nature africaine, je songeais au manuscrit du clerc JeanToutmouillé, et je le désirais avec une ardeur candide, dontj’étais moi-même attendri, tant j’y découvrais d’innocenceenfantine et de puérilité touchante.

Une odeur de rose, qui se fit mieux sentir vers le soir, merappela madame Trépof. Vénus commençait à briller dans le ciel. Jesongeais. Madame Trépof est une jolie personne fort simple et toutprès de la nature. Elle a des idées de chatte. Je n’ai pasdécouvert en elle la moindre de ces curiosités nobles qui agitentles âmes pensantes. Et pourtant elle a exprimé à sa manière unepensée profonde&|160;: «&|160;On ne s’ennuie pas quand on a desennuis.&|160;» Elle sait donc qu’en ce monde l’inquiétude et lasouffrance sont nos plus sûrs divertissements. Les grandes véritésne se découvrent pas sans peine ni travail. Par quels travaux laprincesse Trépof a-t-elle acquis celle-là&|160;?

&|160;

Girgenti, 1er décembre1869.

Je me réveillai le lendemain à Girgenti, chez Gellias. Gelliasfut un riche citoyen de l’ancienne Agrigente. Il était aussicélèbre par sa générosité que par sa magnificence, et il dota laville d’un grand nombre d’hôtelleries gratuites. Gellias est mortdepuis treize cents ans, et il n’y a plus aujourd’hui d’hospitalitégratuite chez les peuples policés. Mais le nom de Gellias estdevenu celui d’un hôtel où, la fatigue aidant, je pus dormir manuit.

La moderne Girgenti élève sur l’acropole de l’antique Agrigenteses maisons étroites et serrées, que domine une sombre cathédraleespagnole. Je voyais de mes fenêtres, à mi-côte, vers la mer, lablanche rangée des temples à demi détruits. Ces ruines seules ontquelque fraîcheur. Tout le reste est aride. L’eau et la vie ontabandonné Agrigente. L’eau, la divine Nestis de l’agrigentinEmpédocle, est si nécessaire aux êtres animés que rien ne vit loindes fleuves et des fontaines. Mais le port de Girgenti, situé àtrois kilomètres de la ville, fait un grand commerce. C’est donc,me disais-je, dans cette ville morne, sur ce rocher abrupt, qu’estle manuscrit du clerc Jean Toutmouillé&|160;! Je me fis indiquer lamaison de M.&|160;Michel-Angelo Polizzi et m’y rendis.

Je trouvai M.&|160;Polizzi vêtu de jaune des pieds à la tête etfaisant cuire des saucisses dans une poêle à frire. À ma vue, illâcha la queue de la poêle, éleva les bras en l’air et poussa descris d’enthousiasme. C’était un petit homme dont la facebourgeonnée, le nez busqué, le menton saillant et les yeux rondsformaient une physionomie remarquablement expressive.

Il me traita d’Excellence, dit qu’il marquerait ce jour d’uncaillou blanc et me fit asseoir. La salle où nous étions procédaità la fois de la cuisine, du salon, de la chambre à coucher, del’atelier et du cellier. On y voyait des fourneaux, un lit, destoiles, un chevalet, des bouteilles et des piments rouges. Je jetaiun regard sur les tableaux qui couvraient les murs.

–&|160;Les arts&|160;! les arts&|160;! s’écria M.&|160;Polizzi,en levant de nouveau les bras vers le ciel&|160;; les arts&|160;!quelle dignité&|160;! quelle consolation&|160;! Je suis peintre,Excellence&|160;!

Et il me montra un saint François qui était inachevé et qui eûtpu le rester sans dommage pour l’art et pour le culte. Il me fitvoir ensuite quelques vieux tableaux d’un meilleur style, mais quime semblèrent restaurés avec indiscrétion.

–&|160;Je répare, me dit-il, les tableaux anciens. Oh&|160;! lesvieux maîtres&|160;! quelle âme&|160;! quel génie&|160;!

–&|160;Il est donc vrai&|160;? lui dis-je, vous êtes à la foispeintre, antiquaire et négociant en vins.

–&|160;Pour servir Votre Excellence, me répondit-il. J’ai en cemoment un zucco dont chaque goutte est une perle de feu. Je veux lefaire goûter à Votre Seigneurie.

–&|160;J’estime les vins de Sicile, répondis-je, mais ce n’estpas pour des flacons que je viens vous voir, monsieur Polizzi.

Lui&|160;:

–&|160;C’est donc pour des peintures. Vous êtes amateur. Ma joieest immense de recevoir des amateurs de peinture. Je vais vousmontrer le chef-d’œuvre du Monrealese&|160;; oui, Excellence, sonchef-d’œuvre&|160;! Une Adoration des bergers&|160;! C’estla perle de l’école sicilienne&|160;!

Moi&|160;:

–&|160;Je verrai cet ouvrage avec plaisir&|160;; mais parlonsd’abord de ce qui m’amène.

Ses petits yeux agiles s’arrêtèrent sur moi avec curiosité, etce n’est pas sans une cruelle angoisse que je m’aperçus qu’il nesoupçonnait pas même l’objet de ma visite.

Très troublé et sentant la sueur glacer mon front, jebredouillai pitoyablement une phrase qui revenait à peu près àcelle-ci&|160;:

–&|160;Je viens exprès de Paris pour prendre communication d’unmanuscrit de la Légende dorée que vous m’aviez ditposséder.

À ces mots, il leva les bras, ouvrit démesurément la bouche etles yeux et donna les marques de la plus vive agitation.

–&|160;Oh&|160;! le manuscrit de la Légendedorée&|160;! une perle, Excellence, un rubis, undiamant&|160;! Deux miniatures si parfaites qu’elles font entrevoirle paradis. Quelle suavité&|160;! Ces couleurs ravies à la corolledes fleurs font un miel pour les yeux&|160;! Julio Clovio n’a pasfait mieux.

–&|160;Montrez-le-moi, dis-je, sans pouvoir dissimuler ni moninquiétude ni mon espoir.

–&|160;Vous le montrer&|160;! s’écria Polizzi. Et le puis-je,Excellence&|160;? Je ne l’ai plus&|160;! Je ne l’ai plus&|160;!

Et il semblait vouloir s’arracher les cheveux. Il se les seraitbien tous tirés du cuir sans que je l’en empêchasse. Mais ils’arrêta de lui-même avant de s’être fait grand mal.

–&|160;Comment&|160;? lui dis-je en colère, comment&|160;? Vousme faites venir de Paris à Girgenti pour me montrer un manuscrit,et, quand je viens, vous me dites que vous ne l’avez plus. C’estindigne, monsieur. Je laisse votre conduite à juger à tous leshonnêtes gens.

Qui m’eût vu alors se fût fait une idée assez juste d’un moutonenragé.

–&|160;C’est indigne&|160;! c’est indigne&|160;! répétai-je enétendant mes bras qui tremblaient.

Michel-Angelo Polizzi se laissa tomber sur une chaise dansl’attitude d’un héros mourant. Je vis ses yeux se gonfler de larmeset ses cheveux, jusque-là flambants au-dessus de sa tête, tomber endésordre sur son front.

–&|160;Je suis père, Excellence, je suis père&|160;!s’écria-t-il enjoignant les mains.

Il ajouta avec des sanglots&|160;:

–&|160;Mon fils Rafaello, le fils de ma pauvre femme, dont jepleure depuis quinze ans la mort, Rafaello, Excellence, il a voulus’établir à Paris&|160;; il a loué une boutique rue Laffitte pour yvendre des curiosités. Je lui ai donné tout ce que je possédais deprécieux, je lui ai donné mes plus belles majoliques, mes plusbelles faïences d’Urbino, mes tableaux de maître, et quelstableaux, signor&|160;! Ils m’éblouissent encore quand je lesrevois en imagination&|160;! Et tous signés&|160;! Enfin, je lui aidonné le manuscrit de la Légende dorée. Je lui auraisdonné ma chair et mon sang. Un fils unique&|160;! le fils de mapauvre sainte femme.

–&|160;Ainsi, dis-je, pendant que, sur votre foi, monsieur,j’allais chercher dans le fond de la Sicile le manuscrit du clercToutmouillé, ce manuscrit était exposé dans une vitrine de la rueLaffitte, à quinze cents mètres de chez moi&|160;!

–&|160;Il y était, c’est la sainte vérité, me réponditM.&|160;Polizzi, soudainement rasséréné, et il y est encore, dumoins je le pense, Excellence.

Il prit sur une tablette une carte qu’il m’offrit en medisant&|160;:

–&|160;Voici l’adresse de mon fils. Faites la connaître à vosamis et vous m’obligerez. Faïences, émaux, étoffes, tableaux, ilpossède un assortiment complet d’objets d’art, toute laroba, et antique, sur mon honneur. Allez le voir&|160;: ilvous montrera le manuscrit de la Légende dorée. Deuxminiatures d’une fraîcheur miraculeuse.

Je pris lâchement la carte qu’il me tendait.

Cet homme abusa de ma faiblesse en m’invitant de nouveau àrépandre dans les sociétés le nom de Rafaello Polizzi.

J’avais déjà la main sur le bouton de la porte, quand monSicilien me saisit le bras. Il avait l’air inspiré&|160;:

–&|160;Ah&|160;! Excellence, me dit-il, quelle cité que lanôtre&|160;! Elle a donné naissance à Empédocle. Empédocle&|160;!quel grand homme et quel grand citoyen&|160;! Quelle audace depensée, quelle vertu&|160;! quelle âme&|160;! Il y a là-bas, sur leport, une statue d’Empédocle devant laquelle je me découvre chaquefois que je passe. Quand Rafaello, mon fils, fut sur le point departir pour fonder un établissement d’antiquités dans la rueLaffitte, à Paris, je l’ai conduit sur le port de notre ville, etc’est au pied de la statue d’Empédocle que je lui ai donné mabénédiction paternelle. «&|160;Souviens-toi d’Empédocle&|160;», luiai-je dit. Ah&|160;! signor, c’est un nouvel Empédocle qu’ilfaudrait aujourd’hui à notre malheureuse patrie&|160;! Voulez-vousque je vous conduise à sa statue, Excellence&|160;? Je vousservirai de guide pour visiter les ruines. Je vous montrerai letemple de Castor et Pollux, le temple de Jupiter Olympien, letemple de Junon Lucinienne, le puits antique, le tombeau de Théronet la Porte d’or. Les guides des voyageurs sont tous des ânes. Moi,je suis un bon guide, nous ferons des fouilles, si vous voulez, etnous découvrirons des trésors. J’ai la science, le don desfouilles. Je découvre des chefs-d’œuvre dans des excavations où lessavants n’avaient rien trouvé.

Je parvins à me dégager. Mais il courut après moi, m’arrêta aupied de l’escalier et me dit à l’oreille&|160;:

–&|160;Excellence, écoutez&|160;: je vous conduirai dans laville&|160;; je vous ferai voir nos Girgentines&|160;! DesSiciliennes, signor, la beauté antique&|160;! Et je vous montreraide petites contadines, vous voulez&|160;?

–&|160;Le diable vous emporte&|160;! m’écriai-je indigné.

Et je m’enfuis dans la rue, le laissant les bras ouverts.

Quand je fus hors de sa vue, je m’affaissai sur une pierre et memis à songer, la tête dans mes mains.

–&|160;Était-ce donc, pensais-je, était-ce donc pour m’entendrefaire de telles offres que j’étais venu en Sicile&|160;?

Assurément ce Polizzi était un coquin, son fils en était unautre. Mais qu’avaient-ils tramé&|160;? Je ne pouvais le démêler.En attendant, étais-je assez humilié et contristé.

Un pas léger dans un bruit d’étoffes me fit lever la tête, et jevis venir à moi la princesse Trépof. Elle me retint sur mon banc,me prit la main et me dit avec douceur&|160;:

–&|160;Je vous cherchais, monsieur Sylvestre Bonnard. C’est unegrande joie pour moi de vous avoir rencontré. Je voudrais vouslaisser un souvenir agréable de notre rencontre. Vraiment, je levoudrais.

Et, tandis qu’elle parlait, je crus voir sous son voile unelarme et un sourire.

Le prince s’approcha à son tour et nous couvrit de son ombrecolossale.

–&|160;Montrez, Dimitri, montrez à monsieur Bonnard votre butinprécieux.

Et le géant docile me tendit une boîte d’allumettes, une vilainepetite boîte de carton, ornée d’une tête bleue et rouge quel’inscription disait être celle d’Empédocle.

–&|160;Je vois, madame, je vois. Mais l’abominable Polizzi, chezqui je vous conseille de ne pas envoyer M.&|160;Trépof, m’abrouillé pour la vie avec Empédocle, et ce portrait n’est pas desorte à me rendre cet ancien philosophe plus agréable.

–&|160;C’est laid, fit-elle, mais c’est rare. Ces boîtes sontintrouvables. Il faut les acheter sur place. À sept heures dumatin, Dimitri était à la fabrique. Vous voyez que nous n’avons pasperdu notre temps.

–&|160;Je le vois certes bien, madame, répondis-je d’un tonamer&|160;; mais j’ai perdu le mien et je n’ai pas trouvé ce quej’étais venu chercher si loin&|160;!

Elle parut s’intéresser à ma déconvenue.

–&|160;Vous avez un ennui&|160;? me demanda-t-elle vivement.Puis-je vous aider en quelque chose&|160;? Ne voulez-vous pas,monsieur, me conter votre peine&|160;?

Je la lui contai. Mon récit fut long&|160;; mais elle en futtouchée, car elle me fit ensuite une quantité de questionsminutieuses que je pris comme autant de témoignages d’intérêt. Ellevoulut savoir le titre exact du manuscrit, son format, son aspect,son âge&|160;; elle me demanda l’adresse de M.&|160;RafaelloPolizzi.

Et je la lui donnai, faisant de la sorte (ô destin&|160;!) ceque l’abominable Michel-Angelo Polizzi m’avait recommandé.

Il est parfois difficile de s’arrêter. Je recommençai mesplaintes et mes imprécations. Cette fois madame Trépof se mit àrire.

–&|160;Pourquoi riez-vous&|160;? lui dis-je.

–&|160;Parce que je suis une méchante femme, merépondit-elle.

Et elle prit son vol, me laissant seul et consterné sur mapierre.

&|160;

Paris, 8 décembre 1869.

Mes malles encore pleines encombraient la salle à manger.

J’étais assis devant une table chargée de ces bonnes choses quele pays de France produit pour les gourmets. Je mangeais d’un pâtéde Chartres, qui seul ferait aimer la patrie. Thérèse, deboutdevant moi, les mains jointes sur son tablier blanc, me regardaitavec bienveillance, inquiétude et pitié. Hamilcar se frottaitcontre mes jambes en bavant de joie.

Ce vers d’un vieux poète me revint à la mémoire&|160;:

Heureux qui, comme Ulysse, a faitun beau voyage.

–&|160;Eh bien, pensai-je, je me suis promené en vain, je rentreles mains vides&|160;; mais j’ai fait, comme Ulysse, un beauvoyage.

Et, ayant avalé ma dernière gorgée de café, je demandai àThérèse ma canne et mon chapeau, qu’elle me donna avecdéfiance&|160;; elle redoutait un nouveau départ. Je la rassurai enl’invitant à tenir le dîner prêt pour six heures.

Ce m’était déjà un sensible plaisir que d’aller le nez au ventpar ces rues de Paris dont j’aime avec piété tous les pavés ettoutes les pierres. Mais j’avais un but, et j’allai droit rueLaffitte. Je ne tardai pas à y apercevoir la boutique de RafaelloPolizzi. Elle se faisait remarquer par un grand nombre de tableauxanciens qui, bien que signés de noms diversement illustres,présentaient toutefois entre eux un certain air de famille qui eûtdonné l’idée de la touchante fraternité des génies, si elle n’avaitpas attesté plutôt les artifices du pinceau de M.&|160;Polizzipère. Enrichie de ces chefs-d’œuvre suspects, la boutique étaitégayée par de menus objets de curiosité, poignards, buires, hanaps,figulines, chaudrons de cuivre et plats hispano-arabes à refletsmétalliques.

Posé sur un fauteuil portugais en cuir armorié, un exemplairedes Heures de Simon Vostre était ouvert au feuillet quiporte une figure d’astrologie, et un vieux Vitruve étalait sur unbahut ses magistrales gravures de cariatides et de télamons. Cedésordre apparent qui cachait des dispositions savantes, ce fauxhasard avec lequel les objets étaient jetés sous leur jour le plusfavorable aurait accru ma défiance, mais celle que m’inspirait lenom seul de Polizzi ne pouvait croître, étant sans limites.

M.&|160;Rafaello, qui était là comme l’âme unique de toutes cesformes disparates et confuses, me parut un jeune homme flegmatique,une espèce d’Anglais. Il ne montrait à aucun degré les facultéstranscendantes que son père déployait dans la mimique et ladéclamation.

Je lui dis ce qui m’amenait&|160;; il ouvrit une armoire et entira un manuscrit, qu’il posa sur une table, où je pus l’examiner àloisir.

Je n’éprouvai de ma vie une émotion semblable, si j’exceptequelques mois de ma jeunesse dont le souvenir, dussé-je vivre centans, restera jusqu’à ma dernière heure aussi frais dans mon âme quele premier jour.

C’était bien le manuscrit décrit par le bibliothécaire de sirThomas Raleigh&|160;; c’était bien le manuscrit du clerc JeanToutmouillé que je voyais, que je touchais&|160;! L’œuvre deVoragine y était sensiblement écourtée, mais cela m’importait peu.Les inestimables additions du moine de Saint-Germain-des-Prés yfiguraient. C’était le grand point&|160;! Je voulus lire la légendede saint Droctovée&|160;; je ne pus&|160;; je lisais toutes leslignes à la fois, et ma tête faisait le bruit d’un moulin à eau, lanuit, dans la campagne. Je reconnus cependant que le manuscritprésentait les caractères de la plus indéniable authenticité. Lesdeux figures de la Purification de la Vierge et du couronnement deProserpine étaient lourdes de dessin et criardes de couleur. Fortendommagées en 1824, comme l’attestait le catalogue de sir Thomas,elles avaient repris depuis lors une fraîcheur nouvelle. Ce miraclene me surprit guère. Et que m’importaient d’ailleurs les deuxminiatures&|160;! Les légendes et le poème de Jean Toutmouillé,c’était là le trésor. J’en prenais du regard tout ce que mes yeuxpouvaient en contenir.

J’affectai un air indifférent pour demander à M.&|160;Rafaellole prix de ce manuscrit et je faisais des vœux, en attendant saréponse, pour que ce prix ne dépassât pas mon épargne, déjà fortdiminuée par un voyage coûteux. M.&|160;Polizzi me répondit qu’ilne pouvait disposer de cet objet qui ne lui appartenait plus, etqui devait être mis aux enchères, à l’Hôtel des ventes, avecd’autres manuscrits et quelques incunables.

Ce fut un rude coup pour moi. Je m’efforçai de me remettre et jepus répondre à peu près ceci&|160;:

–&|160;Vous me surprenez, monsieur. Votre père, que je visrécemment à Girgenti, m’affirma que vous étiez possesseur de cemanuscrit. Il ne vous appartiendra pas de me faire douter de laparole de monsieur votre père.

–&|160;Je l’étais en effet, me répondit Rafaello avec unesimplicité parfaite, mais je ne le suis plus. J’ai vendu cemanuscrit précieux à un amateur qu’il m’est défendu de nommer etqui, pour des raisons que je dois taire, se voit obligé de vendresa collection. Honoré de la confiance de mon client, je fus chargépar lui de dresser le catalogue et de diriger la vente, qui auralieu le 24 décembre prochain. Si vous voulez bien me donner votreadresse, j’aurai l’honneur de vous faire envoyer le catalogue quiest sous presse, et dans lequel vous trouverez la Légendedorée décrite sous le numéro 42.

Je donnai mon adresse et sortis.

La décente gravité du fils me déplaisait à l’égal de l’impudentemimique du père. Je détestai dans le fond de mon âme les ruses deces vils trafiquants. Il était clair pour moi que les deux coquinss’entendaient et qu’ils avaient imaginé cette vente aux enchères,par le ministère d’un huissier priseur, pour faire monter à un priximmodéré, sans qu’on pût le leur reprocher, le manuscrit dont jesouhaitais la possession. J’étais entre leurs mains. Les désirs,même les plus innocents, ont cela de mauvais qu’ils nous soumettentà autrui et nous rendent dépendants. Cette réflexion me futcruelle, mais elle ne m’ôta pas l’envie de posséder l’œuvre duclerc Toutmouillé. Tandis que je méditais ainsi, pensant traverserla chaussée, je m’arrêtai pour laisser passer une voiture quimontait la rue que je descendais, et je reconnus derrière la glacemadame Trépof que deux chevaux noirs et un cocher fourré comme unboyard menaient grand train. Elle ne me vit pas.

–&|160;Puisse-t-elle, me dis-je, trouver ce qu’elle cherche ouplutôt ce qui lui convient. C’est le souhait que je forme, enretour du rire cruel avec lequel elle a accueilli ma déconvenue àGirgenti. Elle a une âme de mésange.

Et triste, je gagnai les ponts.

Éternellement indifférente, la nature amena sans hâte ni retardla journée du 24 décembre. Je me rendis à l’hôtel Bullion, et jepris place dans la salle n°&|160;4, au pied même du bureau oùdevaient siéger le commissaire-priseur Boulouze et l’expertPolizzi.

Je vis la salle se garnir peu à peu de figures à moi connues. Jeserrai la main à quelques vieux libraires des quais&|160;; mais laprudence, que tout grand intérêt inspire aux plus confiants, me fittaire la raison de ma présence insolite dans une des salles del’hôtel Bullion. Par contre, je questionnai ces messieurs surl’intérêt qu’ils pouvaient prendre à la vente Polizzi, et j’eus lasatisfaction de les entendre parler de tout autre article que dumien.

La salle se remplit lentement d’intéressés et de curieux, etaprès une demi-heure de retard le commissaire-priseur armé de sonmarteau d’ivoire, le clerc chargé de bordereaux, l’expert avec soncatalogue et le crieur muni d’une sébile fixée au bout d’uneperche, prirent place sur l’estrade avec une solennité bourgeoise.Les garçons de salle se rangèrent au pied du bureau. L’officierministériel ayant annoncé que la vente était commencée, il se fitun demi-silence.

On vendit d’abord, à des prix médiocres, une suite assez banalede Preces piae avec miniatures. Il est inutile de dire queces miniatures étaient d’une entière fraîcheur.

L’humilité des enchères encouragea la troupe des petitsbrocanteurs, qui se mêlèrent à nous et devinrent familiers. Leschaudronniers vinrent à leur tour, en attendant que les portesd’une salle voisine fussent ouvertes, et les gaietés auvergnatescouvrirent la voix du crieur.

Un magnifique codex de la Guerre des Juifs ranimal’attention. Il fut longtemps disputé. «&|160;Cinq mille francs,cinq mille&|160;», annonçait le crieur au milieu du silence deschaudronniers saisis d’admiration. Sept ou huit antiphonaires nousfirent retomber dans les bas prix. Une grosse revendeuse en tailleet en cheveux, encouragée par la grandeur du livre et la modicitéde l’enchère, se fit adjuger un de ces antiphonaires à trentefrancs.

Enfin, l’expert Polizzi mit sur table le n°&|160;42&|160;: LaLégende dorée, manuscrit français, inédit, deux superbesminiatures, trois mille francs marchand.

–&|160;Trois mille&|160;! trois mille&|160;! glapit lecrieur.

–&|160;Trois mille, reprit sèchement le commissaire-priseur.

Mes tempes bourdonnaient, et j’aperçus à travers un nuage unemultitude de figures sérieuses qui se tournaient toutes vers lemanuscrit, qu’un garçon promenait ouvert dans la salle.

–&|160;Trois mille cinquante&|160;! dis-je.

Je fus effrayé du son de ma voix et confus de voir tous lesvisages se tourner vers moi.

–&|160;Trois mille cinquante à droite&|160;! dit le crieurrelevant mon enchère.

–&|160;Trois mille cent&|160;! reprit M.&|160;Polizzi.

Alors commença un duel héroïque entre l’expert et moi.

–&|160;Trois mille cinq cents&|160;!

–&|160;Six cents.

–&|160;Sept cents.

–&|160;Quatre mille&|160;!

–&|160;Quatre mille cinq cents&|160;!

Puis, par un bond formidable, M.&|160;Polizzi sauta tout à coupà six mille.

Six mille francs, c’était tout ce que j’avais à ma disposition.C’était pour moi le possible. Je risquai l’impossible.

–&|160;Six mille cent&|160;! m’écriai-je.

Hélas&|160;! l’impossible même ne suffisait pas.

–&|160;Six mille cinq cents, répliqua M.&|160;Polizzi aveccalme.

Je baissai la tête et restai la bouche pendante, n’osant dire nioui ni non au crieur qui me criait&|160;:

–&|160;Six mille cinq cents, par moi&|160;; ce n’est pas parvous à droite, c’est par moi&|160;! pas d’erreur&|160;! Six millecinq cents&|160;!

–&|160;C’est bien vu&|160;! reprit le commissaire-priseur. Sixmille cinq cents. C’est bien vu, bien entendu… Le mot&|160;?… Iln’y a pas d’acquéreur au-dessus de six mille cinq centsfrancs&|160;?

Un silence solennel régnait dans la salle. Tout à coup, jesentis mon crâne se fendre. C’était le marteau de l’officierministériel qui, frappant un coup sec sur l’estrade, adjugeaitirrévocablement le numéro 42 à M.&|160;Polizzi. Aussitôt la plumedu clerc, courant sur le papier timbré, enregistra ce grand fait enune ligne.

J’étais accablé, j’avais besoin d’air et de repos. Toutefois jene quittai pas ma place. Peu à peu la réflexion me revint. L’espoirest tenace. J’eus un espoir. Je pensai que le nouvel acquéreur dela Légende dorée pouvait être un bibliophile intelligentet libéral qui me donnerait communication du manuscrit et mepermettrait même d’en publier les parties essentielles. C’estpourquoi, quand la vente fut finie, je m’approchai de l’expert quidescendait de l’estrade.

–&|160;Monsieur l’expert, lui dis-je, avez-vous acheté le numéro42 pour votre compte ou par commission&|160;?

–&|160;Par commission. J’avais ordre de ne le lâcher à aucunprix.

–&|160;Pouvez-vous me dire le nom de l’acquéreur&|160;?

–&|160;Je suis désolé de ne pouvoir vous satisfaire. Mais celam’est tout à fait interdit.

Je le quittai désespéré.

&|160;

30 décembre 1869.

–&|160;Thérèse, vous n’entendez donc pas qu’on sonne depuis unquart d’heure à notre porte&|160;?

Thérèse ne me répond pas. Elle jase dans la loge du concierge.Cela est sûr. Est-ce ainsi que vous souhaitez la fête de votrevieux maître&|160;? Vous m’abandonnez pendant la veillée de laSaint-Sylvestre&|160;! Hélas&|160;! s’il me vient en ce jour dessouhaits affectueux, ils sortiront de terre, car tout ce quim’aimait est depuis longtemps enseveli. Je ne sais trop ce que jefais en ce monde. On sonne encore. Je quitte mon feu lentement, ledos rond, et je vais ouvrir ma porte. Que vois-je sur lepalier&|160;? Ce n’est pas l’Amour mouillé, et je ne suis pas levieil Anacréon, mais un joli petit garçon de huit ou neuf ans. Ilest tout seul&|160;; il lève la tête pour me voir. Ses jouesrougissent, mais son petit nez éventé vous a un air fripon. Il ades plumes à son chapeau et une grande fraise de dentelles sur sablouse. Le joli petit bonhomme&|160;! Il tient à deux bras unpaquet aussi gros que lui et me demande si je suisM.&|160;Sylvestre Bonnard. Je lui réponds que oui&|160;; il meremet le paquet, dit que c’est de la part de sa maman et s’enfuitdans l’escalier.

Je descends quelques marches, je me penche sur la rampe et jevois le petit chapeau tournoyer dans la spirale de l’escalier commeune plume au vent. Bonsoir, mon petit garçon&|160;! J’aurais étébien aise de lui parler. Mais que lui aurais-je demandé&|160;? Iln’est pas délicat de questionner les enfants. D’ailleurs, le paquetm’instruira mieux que le messager.

C’est un très gros paquet, mais pas très lourd. Je défais dansma bibliothèque les faveurs et le papier qui l’entourent et jetrouve… quoi&|160;? une bûche, une maîtresse bûche, une vraie bûchede Noël, mais si légère que je la crois creuse. Je découvre, eneffet, qu’elle est composée de deux morceaux qui sont joints pardes crochets et s’ouvrent sur charnières. Je tourne les crochets etme voilà inondé de violettes. Il en coule sur ma table, sur mesgenoux, sur mon tapis. Il s’en glisse dans mon gilet, dans mesmanches. J’en suis tout parfumé.

–&|160;Thérèse&|160;! Thérèse&|160;! apportez des vases pleinsd’eau&|160;! Voici des violettes qui nous viennent de je ne saisquel pays, ni de quelle main, mais ce doit être d’un pays parfuméet d’une main gracieuse. Vieille corneille,m’entendez-vous&|160;?

J’ai mis les violettes sur ma table, qu’elles recouvrent toutentière de leur buisson parfumé. Il y a encore quelque chose dansla bûche, un livre, un manuscrit. C’est… je ne puis le croire et nepuis en douter… C’est la Légende dorée, c’est le manuscritdu clerc Jean Toutmouillé. Voici la Purification de laVierge et le Couronnement de Proserpine, voici lalégende de saint Droctovée. Je contemple cette relique parfumée deviolettes. Je tourne les feuillets entre lesquels de petites fleurspâles se sont glissées, et je trouve, contre la légende de sainteCécile, une carte portant ce nom&|160;: PRINCESSE TRÉPOF.

Princesse Trépof&|160;! vous qui riiez et pleuriez tour à toursi joliment sous le beau ciel d’Agrigente, vous qu’un vieillardmorose croyait être une petite folle, je suis certain aujourd’huide votre belle et rare folie, et le bonhomme que vous comblez dejoie ira vous baiser les mains en vous rendant ce précieuxmanuscrit dont la science et lui vous devront une exacte etsomptueuse publication.

Thérèse entra en ce moment dans mon cabinet&|160;: elle étaittrès agitée.

–&|160;Monsieur, me cria-t-elle, devinez qui je viens de voir àl’instant dans une voiture armoriée qui stationnait devant la portede la maison.

–&|160;Madame Trépof, parbleu&|160;! m’écriai-je.

–&|160;Je ne connais pas de madame Trépof, me répondit magouvernante. La femme que je viens de voir est mise comme uneduchesse, avec un petit garçon qui a des dentelles sur toutes lescoutures. Et c’est cette petite madame Coccoz à qui vous avezenvoyé une bûche quand elle accouchait, il y a de cela huit ans. Jel’ai bien reconnue.

–&|160;C’est, demandai-je vivement, c’est, dites-vous, madameCoccoz&|160;? la veuve du marchand d’almanachs&|160;?

–&|160;C’est elle, monsieur, la portière était ouverte pendantque son petit garçon, qui sortait de cette maison-ci, remontait envoiture. Elle n’a guère changé. Pourquoi ces femmes-làvieilliraient-elles&|160;? elles ne se donnent point de souci. LaCoccoz est seulement un peu plus grasse que par le passé. Une femmequ’on a reçue ici par charité, venir étaler ses velours et sesdiamants dans une voiture armoriée&|160;! N’est-ce pas unehonte&|160;?

–&|160;Thérèse, m’écriai-je d’une voix terrible, si vous meparlez de cette dame autrement qu’avec une profonde vénération,nous sommes brouillés ensemble. Apportez ici mes vases de Sèvrespour y mettre ces violettes qui donnent à la cité des livres unegrâce qu’elle n’avait jamais eue.

Pendant que Thérèse cherchait en soupirant les vases de Sèvres,je contemplais ces belles violettes éparses, dont l’odeur répandaitautour de moi comme le parfum d’une âme charmante, et je medemandais comment je n’avais pas reconnu madame Coccoz en laprincesse Trépof. Mais ç’avait été pour moi une vision bien rapideque celle de la jeune veuve me montrant son petit enfant nu dansl’escalier. J’avais plus de raison de m’accuser d’avoir passéauprès d’une âme gracieuse et belle, sans l’avoir devinée.

–&|160;Bonnard, me disais-je, tu sais déchiffrer les vieuxtextes, mais tu ne sais pas lire dans le livre de la vie. Cettepetite étourdie de madame Trépof, à qui tu n’accordais qu’une âmed’oiseau, a dépensé, par reconnaissance, plus de zèle et d’espritque tu n’en as jamais mis à obliger personne. Elle t’a payéroyalement la bûche des relevailles… Thérèse, vous étiez une pie,vous devenez une tortue&|160;! Venez donner de l’eau à cesviolettes de Parme&|160;!

Partie 2
Jeanne Alexandre

I.

Lusance, 8 août 1874.

Quand je descendis de voiture à la station de Melun, la nuitrépandait sa paix sur la campagne silencieuse. La terre chaufféetout le jour par un soleil pesant, par un « grassoleil », comme disent les moissonneurs du val de Vire,exhalait une odeur forte et chaude. Au ras du sol, des parfumsd’herbe traînaient lourdement. Je secouai la poussière du wagon etrespirai d’une poitrine allègre. Mon sac de voyage, que magouvernante avait bourré de linge et de menus objets de toilette,munditiis, me pesait si peu dans la main, que je l’agitaicomme un écolier agite, au sortir de la classe, le paquet sanglé deses livres rudimentaires.

Plût au ciel que je fusse encore un petit grimaud d’école !Mais il n’y a pas loin de soixante ans bien sonnés que feu ma bonnemère, m’ayant préparé de ses mains une tartine de raisiné, la mitdans un panier dont elle me passa l’anse au bras, et me mena, ainsimuni, à la pension tenue par M. Douloir, entre cour et jardin,dans un angle du passage du Commerce, bien connu des moineaux.L’énorme M. Douloir nous sourit avec une grâce enjouée, et ilme caressa la joue pour mieux exprimer, sans doute, la tendresseque je lui inspirais spontanément. Mais quand ma mère eut traverséla cour, au milieu des moineaux qui s’envolaient devant elle,M. Douloir ne souriait plus, il ne me témoignait plus aucunetendresse et paraissait, au contraire, me considérer comme un petitêtre fort incommode. Je reconnus depuis qu’il éprouvait dessentiments de cette nature à l’égard de tous ses élèves. Il nousdistribuait les coups de férule avec une agilité qu’on n’eût pointattendue de son épaisse corpulence. Mais sa première tendresse luirevenait chaque fois qu’il parlait à nos mères en notre présence,et alors, tout en vantant nos heureuses dispositions, il nouscouvrait d’un regard affectueux. Ce fut un bien bon temps que celuique je passai sur les bancs de M. Douloir avec des petitscamarades qui, comme moi, pleuraient et riaient de tout leur cœur,du matin au soir.

Après plus d’un demi-siècle, ces souvenirs remontent tout fraiset clairs à la surface de mon âme, sous ce ciel étoilé, qui n’a paschangé depuis et dont les clartés immuables et sereines verront,sans faillir, bien d’autres écoliers comme j’étais, devenir dessavants catarrheux et chenus comme je suis.

Étoiles, qui avez lui sur la tête légère ou pesante de tous mesancêtres oubliés, c’est à votre clarté que je sens s’éveiller enmoi un regret douloureux ! Je voudrais avoir une postérité quivous voie encore quand je ne vous verrai plus. Je serais père etgrand-père si vous l’aviez voulu, Clémentine, vous dont les jouesétaient si fraîches sous votre capote rose ! Mais vousépousâtes M. Achille Allier, riche campagnard nivernais, unpeu gentilhomme, car le vilain, son père, acquéreur de biensnationaux, avait acheté le chartrier de ses seigneurs avec leurchâteau et leurs terres. Je ne vous ai pas revue depuis votremariage, Clémentine, et j’imagine que votre vie coula belle,obscure et douce dans votre manoir rustique. J’appris un jour, parhasard, d’un de vos amis, que vous aviez quitté cette vie, laissantune fille qui vous ressemblait. À cette nouvelle, qui vingt ansauparavant eût révolté toutes les énergies de mon âme, il se fit enmoi comme un grand silence ; le sentiment qui me remplit toutentier fut, non pas une douleur aiguë, mais la tristesse profondeet tranquille d’une âme docile aux grands enseignements de lanature. J’ai compris que ce que j’avais aimé n’était qu’une ombre.Mais votre souvenir reste le charme de ma vie. Votre forme aimable,après s’être lentement flétrie, a disparu sous l’herbe grasse. Lajeunesse de votre fille est déjà passée. Sa beauté sans doute estdépouillée. Et je vous vois toujours, Clémentine, avec vos bouclesblondes et votre capote rose.

La belle nuit ! Elle règne dans une noble langueur sur leshommes et les bêtes qu’elle a déliés du joug quotidien, etj’éprouve sa bénigne influence, bien que, par une habitude de plusde soixante ans, je ne sente plus les choses que par les signes quiles représentent. Il n’y a pour moi dans le monde que des mots,tant je suis philologue ! Chacun fait à sa manière le rêve desa vie. J’ai fait ce rêve dans ma bibliothèque, et, quand mon heuresera venue de quitter ce monde, Dieu veuille me prendre sur monéchelle, devant mes tablettes chargées de livres !

– Eh ! c’est pardieu bien lui ! Bonjour, monsieurSylvestre Bonnard. Où donc alliez-vous, battant la campagne devotre pied léger, tandis que je vous attendais devant la gare avecmon cabriolet ? Vous m’aviez échappé à la sortie du train etje rentrais bredouille à Lusance. Donnez-moi votre sac et montez envoiture près de moi. Savez-vous bien qu’il y a, d’ici au château,sept bons kilomètres ?

Qui me parle ainsi, à pleins poumons, du haut de soncabriolet ? M. Paul de Gabry, neveu et héritier deM. Honoré de Gabry, pair de France en 1842, récemment décédé àMonaco. Aussi bien, c’était M. Paul de Gabry chez qui je merendais avec ma valise bouclée par ma gouvernante. Cet excellenthomme venait d’hériter, conjointement avec ses deux beaux-frères,des biens de son oncle, qui, issu d’une très ancienne famille derobe, possédait dans son château de Lusance une bibliothèque richeen manuscrits dont quelques-uns remontent au XIIIesiècle. C’était pour inventorier et cataloguer ces manuscrits queje venais à Lusance, sur la prière de M. Paul de Gabry, dontle père, galant homme et bibliophile distingué, avait entretenuavec moi, de son vivant, des relations parfaitement courtoises. Àvrai dire, le fils n’a point hérité des nobles inclinations dupère. M. Paul s’est adonné aux sports ; il est fortentendu en chevaux et en chiens, et je crois que, de toutes lessciences propres à assouvir ou à tromper l’inépuisable curiositédes hommes, celles de l’écurie et du chenil sont les seules qu’ilpossède pleinement.

Je ne puis dire que je fus surpris de le rencontrer, puisquej’avais rendez-vous avec lui, mais j’avoue qu’entraîné par le coursnaturel de mes pensées, j’avais perdu de vue le château de Lusanceet ses hôtes, à ce point que l’appel d’un gentilhomme campagnard,au départ de la route qui déroulait devant moi, comme on dit,« un bon ruban de queue », me frappa tout d’abord lesoreilles ainsi qu’un bruit insolite.

J’ai lieu de craindre que ma physionomie n’ait trahi madistraction incongrue par une certaine expression de stupiditéqu’elle revêt dans la plupart des transactions sociales. Ma valiseprit place dans le cabriolet et je suivis ma valise. Mon hôte meplut par sa franchise et sa simplicité.

– Je n’entends rien à vos vieux parchemins, me dit-il, maisvous aurez chez nous à qui parler. Sans compter le curé, qui faitdes livres, et le médecin, qui est fort aimable, bien que libéral,vous trouverez quelqu’un qui vous tiendra tête. C’est ma femme.Elle n’est pas une savante, mais il n’y a pas de chose, je crois,qu’elle ne devine. Je compte, Dieu merci ! d’ailleurs, vousgarder assez longtemps pour vous faire rencontrer avec mademoiselleJeanne, qui a des doigts de magicienne et une âme d’ange.

– Cette demoiselle, dis-je, si heureusement douée, est-ellede votre famille ?

– Non pas, répondit M. Paul, le regard tendu vers lesoreilles de son cheval, qui battait du sabot la route bleuie par lalune. C’est une jeune amie de ma femme. Elle est orpheline de pèreet de mère. Son père nous a fait courir une grosse aventured’argent et nous en sommes quittes avec lui pour beaucoup plus quela peur.

Puis il secoua la tête et, changeant de propos, il m’avertit del’état d’abandon dans lequel je trouverais le parc et le château,restés absolument déserts depuis trente-deux années.

J’appris de lui que M. Honoré de Gabry, son oncle, était,en son vivant, fort mal avec les braconniers du pays, que songarde-chasse tirait comme des lapins. Un d’eux, paysan vindicatif,qui avait reçu en plein visage le plomb du seigneur, le guetta unsoir, derrière les arbres du mail, et le manqua de peu, car il luibrûla d’une balle le bout de l’oreille.

– Mon oncle, ajouta M. Paul, chercha à découvrir d’oùvenait le coup, mais il ne vit rien et regagna le château sanshâter le pas. Le lendemain, ayant fait appeler son intendant, illui donna l’ordre de clore le manoir et le parc et de n’y laisserentrer âme qui vive. Il défendit expressément qu’on touchât à rien,qu’on entretînt ni qu’on réparât rien sur sa terre et dans ses mursjusqu’à son retour. Il ajouta entre ses dents, comme dans lachanson, qu’il reviendrait à Pâques ou à la Trinité, et, comme dansla chanson, la Trinité se passa sans qu’on le revît. Il est mort,l’an dernier, à Monaco, et nous sommes entrés les premiers, monbeau-frère et moi, dans le château abandonné depuis trente-deuxans. Nous avons trouvé un marronnier au milieu du salon. Quant auparc, il faudrait pour le visiter qu’il y eût encore desallées.

Mon compagnon se tut, et l’on n’entendait plus que le trotrégulier du cheval au milieu du bruissement des insectes dans lesherbes. Des deux côtés de la route les gerbes dressées dans leschamps prenaient sous la clarté incertaine de la lune l’apparencede grandes femmes blanches agenouillées, et je m’abandonnais auxmagnifiques enfantillages des séductions de la nuit. Ayant passésous les épais ombrages du mail, nous tournâmes à angle droit etroulâmes sur une avenue seigneuriale au bout de laquelle le châteaum’apparut brusquement dans sa masse noire, avec ses tours enpoivrière. Nous suivîmes une sorte de chaussée qui donnait accès àla cour d’honneur et qui, jetée sur un fossé rempli d’eau courante,remplaçait un pont-levis détruit dès longtemps. La perte de cepont-levis fut, je pense, la première humiliation que ce manoirguerrier eut à subir avant d’être réduit à l’aspect pacifique souslequel il me reçut. Les étoiles se reflétaient dans l’eau sombreavec une merveilleuse netteté. M. Paul me conduisit, en hôtecourtois, jusqu’à ma chambre, située dans les combles, au bout d’unlong corridor, et, s’excusant sur l’heure tardive de ne pas meprésenter tout de suite à sa femme, me souhaita le bonsoir.

Ma chambre, peinte en blanc et tendue de perse, est empreintedes grâces galantes du XVIIIe siècle. Des cendres encorechaudes, qui me montrèrent par quels soins on avait dissipél’humidité, emplissaient la cheminée, dont la tablette supportaitun buste en biscuit de la reine Marie-Antoinette. Sur le cadreblanc de la glace assombrie et tachée, deux crochets de cuivre, oùs’étaient suspendues les châtelaines des dames d’autrefois,s’offraient à l’envi pour recevoir ma montre, que j’eus soin deremonter ; car, contrairement aux maximes des Thélémites,j’estime que l’homme n’est maître du temps, qui est la vie même,que lorsqu’il l’a divisé en heures, en minutes et en secondes,c’est-à-dire en parcelles proportionnées à la brièveté del’existence humaine.

Et je songeai que la vie ne nous semble courte que parce quenous la mesurons inconsidérément à nos folles espérances. Nousavons tous, comme le vieillard de la fable, une aile à ajouter ànotre bâtiment. Je veux achever, avant de mourir, l’histoire desabbés de Saint-Germain-des-Prés. Le temps que Dieu accorde à chacunde nous est comme un tissu précieux que nous brodons de notremieux. J’ai ouvré ma trame de toute sorte d’illustrationsphilologiques. Ainsi allaient mes pensées, et, en nouant monfoulard sur ma tête, l’idée du temps me ramena au passé, et, pourla seconde fois dans un tour de cadran, je songeai à vous,Clémentine, pour vous bénir dans votre postérité, avant de soufflerma bougie et de m’endormir au chant des grenouilles.

II.

Lusance, 9 août.

Pendant le déjeuner, j’eus mainte occasion d’apprécier laconversation de madame de Gabry, qui m’apprit que le château étaithanté par des fantômes et notamment par la Dame « aux troisplis dans le dos », empoisonneuse de son vivant et âme enpeine désormais. Je ne saurais dire combien elle sut donnerd’esprit et de vie à cette vieille histoire de nourrice. Nousprîmes le café sur la terrasse, dont les balustres, embrassés etarrachés à leur rampe de pierre par un lierre vigoureux, restaientpris entre les nœuds de la plante lascive, dans l’attitude éperduedes femmes thessaliennes aux bras des centaures ravisseurs.

Le château, en forme de chariot à quatre roues, flanqué d’unetourelle à chaque angle, avait, par suite de remaniementssuccessifs, perdu tout caractère. C’était une ample et estimablebâtisse, rien de plus. Il ne me parut pas avoir éprouvé de notablesdommages pendant un abandon de trente-deux années. Mais lorsque,conduit par madame de Gabry, j’entrai dans le grand salon durez-de-chaussée, je vis les planchers bombés, les plinthespourries, les boiseries fendillées, les peintures des trumeauxtournées au noir et pendant aux trois quarts hors de leurs châssis.Un marronnier, ayant soulevé les lames du parquet, avait grandi làet il tournait vers la fenêtre sans vitres les panaches de seslarges feuilles.

Je ne vis pas ce spectacle sans inquiétude, en songeant que lariche bibliothèque de M. Honoré de Gabry, installée dans unepièce voisine, était exposée depuis si longtemps à des influencesdélétères. Toutefois en contemplant le jeune marronnier du salon,je ne pus m’empêcher d’admirer la vigueur magnifique de la natureet l’irrésistible force qui pousse tout germe à se développer dansla vie. Par contre, je m’attristai à songer que l’effort que nousfaisons, nous autres savants, pour retenir et conserver les chosesmortes est un pénible et vain effort. Tout ce qui a vécu estl’aliment nécessaire des nouvelles existences. L’Arabe qui se bâtitune cabane avec les marbres des temples de Palmyre est plusphilosophe que tous les conservateurs des musées de Londres, deParis et de Munich.

 

Lusance, 11 août.

Dieu soit loué ! La bibliothèque, située au levant, n’a paséprouvé d’irréparables dommages. Hors la lourde rangée des vieuxCoutumiers in-folio, que les loirs ont percée de part enpart, les livres sont intacts dans leurs armoires grillées. J’aipassé toute la journée à classer des manuscrits. Le soleil entraitpar les hautes fenêtres sans rideaux, et j’entendais, à travers meslectures, parfois très intéressantes, les bourdons alourdis heurterpesamment les vitres, les boiseries craquer et les mouches, ivresde lumière et de chaleur, ronfler des ailes en cercle sur ma tête.Vers trois heures, leur bourdonnement fut tel que je levai la têtede dessus un document fort précieux pour l’histoire de Melun auXIIIe siècle, et je me mis à considérer les mouvementsconcentriques de ces bestioles ou « bestions », comme ditLa Fontaine. Je dus constater que la chaleur agit sur les ailesd’une mouche tout autrement que sur le cerveau d’un archivistepaléographe, car j’éprouvais une grande difficulté à penser et unetorpeur assez agréable dont je ne sortis que par un effort violent.La cloche, qui sonna le dîner, me surprit au milieu de mes travaux,et il me fallut faire ma toilette en grande hâte pour paraîtredécemment devant madame de Gabry.

Le repas, amplement servi, se prolongea de lui-même. J’ai untalent de dégustation qui va peut-être au-dessus du médiocre. Monhôte, qui s’aperçut de mes connaissances, m’estima assez pourdéboucher en mon honneur certaine bouteille de château-margaux. Jebus avec respect ce vin de grande race et de noble vertu, dont onne peut louer assez le bouquet et le feu. Cette ardente rosée serépandit dans mes veines et m’anima d’un zèle juvénile. Assis surla terrasse, auprès de madame de Gabry, dans le crépuscule quibaignait de mystère les formes agrandies des arbres, j’eus leplaisir d’exprimer à ma spirituelle hôtesse mes impressions avecune vivacité et une abondance tout à fait remarquables chez unhomme dénué, comme je le suis, de toute imagination. Je luidépeignis spontanément, et sans m’aider d’aucun texte ancien, latristesse douce du soir et la beauté de cette terre natale qui nousnourrit, non seulement de pain et de vin, mais encore d’idées, desentiments et de croyances, et qui nous recevra tous dans son seinmaternel, comme des petits enfants fatigués d’un long jour.

– Monsieur, me dit cette aimable dame, vous voyez cesvieilles tours, ces arbres, ce ciel : comme les personnagesdes contes et des chansons populaires sont naturellement sortis detout cela ! Voici là-bas le sentier par lequel le petitChaperon rouge alla au bois cueillir des noisettes. Ce cielchangeant et toujours à demi voilé fut sillonné par les chars desfées, et la tour du Nord a pu cacher jadis sous son toit pointu lavieille filandière dont le fuseau piqua la Belle au boisdormant.

Je songeais encore à ces gracieuses paroles, pendant queM. Paul me racontait, à travers les bouffées d’un cigarecapiteux, je ne sais quel procès intenté par lui à la commune ausujet d’une prise d’eau. Madame de Gabry, sentant la fraîcheur dusoir, frissonna sous son châle et nous quitta pour gagner sachambre. Je résolus alors, au lieu de monter dans la mienne, deretourner dans la bibliothèque pour continuer l’examen desmanuscrits. Malgré l’opposition de M. Paul, qui voulait que jem’allasse coucher, j’entrai dans ce que j’appellerai, en vieuxlangage, « la librairie », et je me mis au travail, à lalumière de la lampe.

Après avoir lu quinze pages, évidemment écrites par un scribeignorant et distrait, car j’eus quelque peine à en saisir le sens,je plongeai la main dans la poche béante de ma redingote pour entirer ma tabatière, mais ce mouvement si naturel et quasiinstinctif me coûta cette fois un peu d’effort et de fatigue ;toutefois j’ouvris la boîte d’argent et j’en tirai quelques grainsde la poudre odorante, qui s’éparpillèrent le long du plastron dema chemise, sous mon nez frustré. Je suis certain que mon nezexprima son désappointement, car il est fort expressif. Il a trahiplusieurs fois mes plus intimes pensées et notamment dans labibliothèque publique de Coutances, où je découvris, à la barbe demon collègue Brioux, le cartulaire de Notre-Dame des Anges.

Quelle ne fut pas ma joie ! Mes yeux, petits et ternes sousleurs lunettes, n’en laissèrent rien voir. Mais à la seule vue demon nez en pied de marmite, qui frémissait de joie et d’orgueil,Brioux devina que j’avais fait une trouvaille. Il remarqua levolume que je tenais, nota l’endroit où je le mis en quittant laplace, l’alla prendre sur mes talons, le copia en cachette et lepublia à la hâte, pour me jouer un tour. Mais, croyant m’engeigner,il s’engeigna lui-même. Son édition fourmille de fautes, et j’eusla satisfaction d’y relever quelques grosses bévues.

Pour revenir au point où j’étais, je soupçonnai qu’une lourdesomnolence pesait sur mon esprit. J’avais sous les yeux une chartedont chacun peut apprécier l’intérêt, quand j’aurai dit que mentiony est faite d’un clapier vendu à Jehan d’Estourville, prêtre, en1212. Mais, bien que j’en sentisse alors toute l’importance, je n’ydonnai pas l’attention qu’un tel document exigeait impérieusement.Mes yeux, quoi que je fisse, se tournaient vers un côté de la tablequi ne présentait aucun objet important au point de vue del’érudition. Il n’y avait à cet endroit qu’un assez gros volumeallemand, relié en peau de truie, avec des clous de cuivre auxplats et d’épaisses nervures sur le dos. C’était un bel exemplairede cette compilation recommandable seulement pour les gravures surbois dont elle est ornée et qui est si connue sous le nom deChronique de Nuremberg. Le volume, dont les plats étaientlégèrement entrebâillés, reposait sur sa tranche médiane.

Je ne saurais dire depuis combien de temps mes regards étaientattachés sans cause sur ce vieil in-folio, quand ils furentcaptivés par un spectacle tellement extraordinaire qu’un hommetotalement dépourvu d’imagination, comme je suis, devait lui-mêmeen être vivement frappé.

Je vis tout à coup, sans m’être aperçu de sa venue, une petitepersonne assise sur le dos du livre, un genou replié et une jambependante, à peu près dans l’attitude que prennent sur leur chevalles amazones d’Hyde-Park ou du bois de Boulogne. Elle était sipetite que son pied ballant ne descendait pas jusqu’à la table surlaquelle s’étalait en serpentant la queue de sa robe. Mais sonvisage et ses formes étaient d’une femme adulte. L’ampleur de soncorsage et la rondeur de sa taille ne laissaient aucun doute à cetégard, même à un vieux savant comme moi. J’ajouterai, sans craintede me tromper, qu’elle était fort belle et de mine fière, car mesétudes iconographiques m’ont habitué de longue date à reconnaîtrela pureté d’un type et le caractère d’une physionomie. La figure decette dame, assise si inopinément sur le dos d’une Chronique deNuremberg, respirait une noblesse mélangée de mutinerie. Elleavait l’air d’une reine, mais d’une reine capricieuse ; et jejugeai, à la seule expression de son regard, qu’elle exerçaitquelque part une grande autorité avec beaucoup de fantaisie. Sabouche était impérieuse et ironique et ses yeux bleus riaient d’unefaçon inquiétante sous des sourcils noirs, dont l’arc était trèspur. J’ai toujours entendu dire que les sourcils noirs sont trèsséants aux blondes, et cette dame était blonde. En somme,l’impression qu’elle donnait était celle de la grandeur.

Il peut sembler étrange qu’une personne haute comme unebouteille et qui aurait disparu dans la poche de ma redingote, s’iln’eût pas été irrévérencieux de l’y mettre, donnât précisémentl’idée de la grandeur. Mais il y avait dans les proportions de ladame assise sur la Chronique de Nuremberg une sveltesse sifière, une harmonie si majestueuse, elle gardait une attitude à lafois si aisée et si noble, qu’elle me parut grande. Bien que monencrier, qu’elle considérait avec une attention moqueuse comme sielle eût pu lire par avance tous les mots qui devaient en sortir aubout de ma plume, fût pour elle un bassin profond où elle eûtnoirci jusqu’à la jarretière ses bas de soie rose à coins d’or,elle était grande, vous dis-je, et imposante dans sonenjouement.

Son costume, approprié à sa physionomie, était d’une extrêmemagnificence ; il consistait en une robe de brocart d’or etd’argent et en un manteau de velours nacarat, doublé de menu vair.La coiffure était une sorte de hennin à deux cornes, que des perlesd’un bel orient rendaient clair et lumineux comme le croissant dela lune. Sa petite main blanche tenait une baguette qui attira monattention d’une manière d’autant plus efficace que mes étudesarchéologiques m’ont disposé à reconnaître avec quelque certitudeles insignes par lesquels se distinguent les notables personnes dela légende et de l’histoire. Cette connaissance me fut utile encette occasion. J’examinai la baguette, et je reconnus qu’elleavait été taillée dans une menue branche de coudrier. C’est, medis-je, une baguette de fée ; conséquemment, la dame qui latient est une fée.

Heureux de connaître la personne à qui j’avais affaire,j’essayai de rassembler mes idées pour lui adresser un complimentrespectueux. J’eusse éprouvé quelque satisfaction, je le confesse,à lui parler doctement du rôle de ses pareilles, tant dans lesraces saxonne et germanique, que dans l’Occident latin. Une telledissertation était dans ma pensée une façon ingénieuse de remerciercette dame d’être apparue à un vieil érudit, contrairement àl’usage constant de ses semblables, qui ne se montrent qu’auxenfants naïfs et aux villageois incultes.

« Pour être fée, on n’en est pas moins femme, me disais-je,et puisque madame Récamier, ainsi que je l’ouïs dire à J.-J.Ampère, comptait pour quelque chose l’impression que produisait sabeauté sur les petits ramoneurs, la dame surnaturelle qui estassise sur la Chronique de Nuremberg sera sans douteflattée d’entendre un érudit la traiter doctement comme unemédaille, un sceau, une fibule ou un jeton. » Mais cetteentreprise, qui coûtait beaucoup à ma timidité, me devint vraimentimpossible, quand je vis la dame de la Chronique tirer vivementd’une aumônière, qu’elle portait au côté, des noisettes pluspetites que je n’en vis jamais, en briser les coquilles entre sesdents et me les jeter au nez, tandis qu’elle croquait l’amande avecla gravité d’un enfant qui tète.

En une telle conjoncture, je fis ce qu’exigeait la dignité de lascience, je me tus. Mais, les coquilles m’ayant causé unchatouillement pénible, je portai la main à mon nez et je constataialors, à ma grande surprise, que mes lunettes en chevauchaientl’extrémité et que je voyais la dame non à travers, mais par-dessusles verres, chose incompréhensible, puisque mes yeux, usés sur lesvieux textes, ne distinguent pas sans besicles un melon d’unecarafe, placés tous deux au bout de mon nez.

Ce nez, remarquable par sa masse, sa forme et sa coloration,attira légitimement l’attention de la fée, car elle saisit ma plumed’oie, qui s’élevait comme un panache au-dessus de l’encrier, etelle promena sur mon nez les barbes de cette plume. J’eus parfois,en compagnie, l’occasion de me prêter aux espiègleries innocentesdes jeunes demoiselles qui, m’associant à leurs jeux, m’offraientleur joue à baiser à travers un dossier de chaise ou m’invitaient àéteindre une bougie qu’elles élevaient tout à coup hors de laportée de mon souffle. Mais jusque-là aucune personne du sexe nem’avait soumis à des caprices aussi familiers que de m’agacer lesnarines avec les barbes de ma propre plume. Je me rappelaiheureusement une maxime de feu mon grand-père, qui avait coutume dedire que tout est permis aux dames, et que tout ce qui vientd’elles est grâce et faveur. Je reçus donc comme faveur et grâceles coquilles des noisettes et les barbes de la plume, et j’essayaide sourire. Bien plus ! je pris la parole :

– Madame, dis-je avec politesse et dignité, vous accordezl’honneur de votre visite, non à un morveux ni à un rustre, maisbien à un bibliothécaire assez heureux pour vous connaître et quisait que jadis vous emmêliez dans les crèches les crins de lajument, buviez le lait dans les jattes écumeuses, couliez desgraines à gratter dans le dos des aïeules, faisiez pétiller l’âtreaux nez des bonnes gens et, pour tout dire, mettiez le désordre etla gaieté dans la maison. Vous pouvez vous vanter, de plus,d’avoir, le soir, dans les bois, fait les plus jolies peurs dumonde aux couples attardés. Mais je vous croyais évanouie à jamaisdepuis trois siècles au moins. Se peut-il, madame, qu’on vous voieen ce temps de chemins de fer et de télégraphe ? Ma concierge,qui fut nourrice en son temps, ne sait pas votre histoire, et monpetit voisin, que sa bonne mouche encore, affirme que vousn’existez point.

– Qu’en dites-vous ? s’écria-t-elle d’une voixargentine, en se campant dans sa petite taille royale d’une façoncavalière et en fouettant comme un hippogriffe le dos de laChronique de Nuremberg.

– Je ne sais, lui répondis-je, en me frottant les yeux.

Cette réponse, empreinte d’un scepticisme profondémentscientifique, fit sur mon interlocutrice le plus déplorableeffet.

– Monsieur Sylvestre Bonnard, me dit-elle, vous n’êtesqu’un cuistre. Je m’en étais toujours doutée. Le plus petit desmarmots qui vont par les chemins avec un pan de chemise à la fentede leur culotte me connaît mieux que tous les gens à lunettes devos Instituts et de vos Académies. Savoir n’est rien, imaginer esttout. Rien n’existe que ce qu’on imagine. Je suis imaginaire. C’estexister cela, je pense ! On me rêve et je parais ! Toutn’est que rêve, et, puisque personne ne rêve de vous, SylvestreBonnard, c’est vous qui n’existez pas. Je charme le monde ; jesuis partout, sur un rayon de lune, dans le frisson d’une sourcecachée, dans le feuillage mouvant qui chante, dans les blanchesvapeurs qui montent, chaque matin, du creux des prairies, au milieudes bruyères roses, partout !… On me voit, on m’aime. Onsoupire, on frissonne sur la trace légère de mes pas qui fontchanter les feuilles mortes. Je fais sourire les petits enfants, jedonne de l’esprit aux plus épaisses nourrices. Penchée sur lesberceaux, je lutine, je console et j’endors, et vous doutez quej’existe ! Sylvestre Bonnard, votre chaude douillette recouvrele cuir d’un âne.

Elle se tut ; l’indignation gonflait ses fines narines, et,tandis que j’admirais, malgré mon dépit, la colère héroïque decette petite personne, elle promena ma plume dans l’encrier, commeun aviron dans un lac, et me la jeta au nez le bec en avant.

Je me frottai le visage, que je sentis tout mouillé d’encre.Elle avait disparu. Ma lampe s’était éteinte ; un rayon delune traversait la vitre et descendait sur la Chronique deNuremberg. Un vent frais, qui s’était élevé sans que je m’enaperçusse, faisait voler plumes, papiers et pains à cacheter. Matable était toute tachée d’encre. J’avais laissé ma fenêtreentrouverte pendant l’orage. Quelle imprudence !

III.

Lusance, 12 août.

J’ai écrit à ma gouvernante, comme je m’y étais engagé, quej’étais sain et sauf. Mais je me suis bien gardé de lui dire quej’eus un rhume de cerveau pour m’être endormi le soir, dans labibliothèque, pendant que la fenêtre était ouverte, carl’excellente femme ne m’eût pas plus ménagé les remontrances queles parlements aux rois. « À votre âge, monsieur, m’eût-elledit, être si peu raisonnable ! » Elle est assez simplepour croire que la raison augmente avec les années. Je lui sembleune exception à cet égard.

N’ayant pas les mêmes motifs de taire mon aventure à madame deGabry, je lui contai mon rêve tout au long. Je le lui contai commeil est dans ce journal et comme je l’eus en dormant. J’ignore l’artdes fictions. Il se peut toutefois qu’en le contant et enl’écrivant j’aie mis çà et là quelques circonstances et quelquesparoles qui n’y étaient point d’abord, non certes pour altérer lavérité, mais plutôt par un secret désir d’éclaircir et d’achever cequi demeurait obscur et confus et en cédant peut-être à ce goût del’allégorie que, dans mon enfance, j’ai reçu des Grecs.

Madame de Gabry m’écouta sans déplaisir.

– Votre vision, me dit-elle, est charmante, et il faut biende l’esprit pour en avoir de pareilles.

– C’est donc, lui répondis-je, que j’ai de l’esprit quandje dors.

– Quand vous rêvez, reprit-elle ; et vous rêveztoujours !

Je sais bien qu’en parlant ainsi, madame de Gabry n’avait pasd’autre idée que de me faire plaisir, mais cette seule penséemérite toute ma reconnaissance, et c’est dans un esprit degratitude et de douce remembrance que je la note en ce cahier, queje relirai jusqu’à ma mort et qui ne sera lu par personne autre quemoi.

J’employai les jours qui suivirent à achever l’inventaire desmanuscrits de la bibliothèque de Lusance. Quelques motsconfidentiels qui échappèrent à M. Paul de Gabry me causèrentune surprise pénible et me déterminèrent à conduire mon travailautrement que je ne l’avais commencé. J’appris de lui que lafortune de M. Honoré de Gabry, mal gérée depuis longtemps etemportée en grande partie par la faillite d’un banquier dont il metut le nom, n’était transmise aux héritiers de l’ancien pair deFrance que sous la forme d’immeubles hypothéqués et de créancesirrécouvrables.

M. Paul, d’accord avec ses cohéritiers, était décidé àvendre la bibliothèque, et je dus rechercher les moyens d’opérercette vente le plus avantageusement possible. Étranger comme je lesuis à tout négoce et trafic, je résolus de prendre conseil d’unlibraire de mes amis. Je lui écrivis de me venir trouver à Lusanceet, en attendant sa venue, je pris ma canne et mon chapeau et m’enallai visiter les églises du diocèse, dont quelques-unes renfermentdes inscriptions funéraires qui n’ont pas encore été relevéescorrectement.

Je quittai donc mes hôtes et partis en pèlerinage. Exploranttout le jour les églises et les cimetières, visitant les curés etles tabellions de village, soupant à l’auberge avec les colporteurset les marchands de bestiaux, couchant dans des draps parfumés delavande, je goûtai pendant une semaine entière un plaisir calme etprofond à voir, tout en songeant aux morts, les vivants accomplirleur travail quotidien. Je ne fis, en ce qui concerne l’objet demes recherches, que des découvertes médiocres qui me causèrent unejoie modérée et par cela même salubre et nullement fatigante. Jerelevai quelques épitaphes intéressantes et j’ajoutai à ce petittrésor plusieurs recettes de cuisine rustique dont un bon curévoulut bien me faire part.

Ainsi enrichi, je retournai à Lusance et je traversai la courd’honneur avec l’intime satisfaction d’un bourgeois qui rentre chezlui. C’est là un effet de la bonté de mes hôtes, et l’impressionque je ressentis alors sur leur seuil prouve mieux que tous lesraisonnements l’excellence de leur hospitalité.

J’entrai jusque dans le grand salon sans rencontrer personne, etle jeune marronnier qui étendait là ses grandes feuilles me fitl’effet d’un ami. Mais ce que je vis ensuite sur la console mecausa une telle surprise que je rajustai à deux mains mes besiclessur mon nez et que je me tâtai pour me redonner une notion au moinssuperficielle de ma propre existence. Il me vint à l’esprit, en uneseconde, une vingtaine d’idées dont la plus soutenable fut quej’étais devenu fou. Il me semblait impossible que ce que je voyaisexistât, et il m’était impossible de ne pas le voir comme une choseexistante. Ce qui causait ma surprise reposait, comme j’ai dit, surla console, que surmontait une glace plombée et piquée.

Je m’aperçus dans cette glace, et je puis dire que j’ai vu unefois en ma vie l’image accomplie de la stupéfaction. Mais je medonnai raison à moi-même et je m’approuvai d’être stupéfait d’unechose stupéfiante.

L’objet, que j’examinais avec un étonnement que la réflexion nediminuait pas, s’imposait à mon examen dans une entière immobilité.La persistance et la fixité du phénomène excluaient toute idéed’hallucination. Je suis totalement exempt des affections nerveusesqui perturbent le sens de la vue. La cause en est généralement dueà des désordres stomacaux, et je suis pourvu, Dieu merci !d’un excellent estomac. D’ailleurs, les illusions de la vue sontaccompagnées de circonstances particulières et anormales quifrappent les hallucinés eux-mêmes et leur inspirent une sorted’effroi. Or, je n’éprouvais rien de semblable, et l’objet que jevoyais, bien qu’impossible en soi, m’apparaissait dans toutes lesconditions de la réalité naturelle. Je remarquais qu’il avait troisdimensions et des couleurs et qu’il portait ombre. Ah ! si jel’examinais ! Les larmes m’en vinrent aux yeux, et je dusessuyer les verres de mes lunettes.

Enfin il fallut me rendre à l’évidence et constater que j’avaisdevant les yeux, la fée, la fée que j’avais rêvée l’autre soir dansla bibliothèque. C’était elle, c’était elle, vous dis-je !Elle avait encore son air de reine enfantine, son attitude soupleet fière ; elle tenait dans la main sa baguette decoudrier ; elle portait le hennin à deux cornes, et la queuede la robe de brocart serpentait autour de ses petits pieds. Mêmevisage, même taille. C’est bien elle, et, pour qu’on ne s’y trompâtpas, elle était assise sur le dos d’un vieux et gros bouquin toutsemblable à la Chronique de Nuremberg. Son immobilité merassurait à demi, et je craignis en vérité qu’elle ne tirât encoredes noisettes de son aumônière pour m’en jeter les coquilles auvisage.

Je restais là, bras ballants et bouche bée, quand la voix demadame de Gabry résonna à mon oreille.

– Vous examinez votre fée, monsieur Bonnard, me dit monhôtesse ; eh bien ! la trouvez-vousressemblante ?

Cela fut vite dit ; mais, en l’entendant, j’eus le temps dereconnaître que ma fée était une statuette modelée en cirescolorées, avec beaucoup de goût et de sentiment, par une mainencore inexpérimentée. Le phénomène, ainsi ramené à uneinterprétation rationnelle, ne laissait pas de me surprendreencore. Comment et par qui la dame de la Chronique était-elleparvenue à une existence matérielle ? C’est ce qu’il metardait d’apprendre.

Me tournant vers madame de Gabry, je m’aperçus qu’elle n’étaitpas seule. Une jeune fille vêtue de noir se tenait près d’elle.Elle avait des yeux d’un gris aussi doux que le ciel del’Île-de-France, et d’une expression à la fois intelligente etnaïve. Au bout de ses bras un peu grêles se tourmentaient deuxmains déliées, mais rouges, comme il convient à des mains de jeunefille. Prise dans sa robe de mérinos, elle était tout d’un jetcomme un jeune arbre, et sa grande bouche annonçait la franchise.Je ne puis dire combien cette enfant me plut tout d’abord. Ellen’était pas belle, mais les trois fossettes de ses joues et de sonmenton riaient, et toute sa personne, qui gardait la gaucherie del’innocence, avait je ne sais quoi de brave et de bon.

Mes regards allaient de la statuette à la fillette et je viscelle-ci rougir, mais franchement, largement, à flot.

– Eh bien, me dit mon hôtesse, qui, accoutumée à mesdistractions, me faisait volontiers deux fois la même question,est-ce là véritablement la dame qui, pour vous voir, entra par lafenêtre que vous aviez laissée ouverte ? Elle fut bieneffrontée, mais vous bien imprudent. Enfin lareconnaissez-vous ?

– C’est elle, répondis-je, et je la revois sur cetteconsole telle que je la vis sur la table de la bibliothèque.

– S’il en est ainsi, répondit madame de Gabry,prenez-vous-en de cette ressemblance à vous d’abord, qui, pour unhomme dénué de toute imagination, comme vous dites être, savezpeindre vos songes sous de vives couleurs ; à moi ensuite, quiretins et sus redire fidèlement votre rêve, et enfin et surtout àmademoiselle Jeanne, qui a, sur mes indications précises, modelé lacire que vous voyez là.

Madame de Gabry avait pris, en parlant, la main de la jeunefille, mais celle-ci s’était dégagée et fuyait déjà dans leparc.

Madame de Gabry la rappela :

– Jeanne !… Peut-on être sauvage à ce point !Venez qu’on vous gronde !

Mais rien ne fit, et l’effarouchée disparut dans le feuillage.Madame de Gabry s’assit dans le seul fauteuil qui restât au salondélabré.

– Je serais bien surprise, me dit-elle, si mon mari ne vousavait pas déjà parlé de Jeanne. Nous l’aimons beaucoup, et c’estune excellente enfant. Dites vrai, comment trouvez-vous sastatuette ?

Je répondis que c’était un ouvrage plein d’esprit et de goût,mais qu’il manquait à l’auteur l’étude et la pratique ; qu’aureste j’étais touché au possible de ce que de jeunes doigts eussentbrodé de la sorte sur le canevas d’un bonhomme et figuré d’unefaçon si brillante les songeries d’un vieux radoteur.

– Si je vous demande ainsi votre avis, reprit madame deGabry, c’est que Jeanne est une pauvre orpheline. Croyez-vousqu’elle puisse gagner quelque argent à faire des statuettes commecelle-ci ?

– Pour cela, non ! répondis-je ; et il n’y a pastrop à le regretter. Cette demoiselle est, dites-vous, affectueuseet tendre ; je vous en crois et j’en crois son visage. La vied’artiste a des entraînements qui font sortir de la règle et de lamesure les âmes généreuses. Cette jeune créature est pétrie d’uneargile aimante. Mariez-la.

– Mais elle n’a pas de dot ! me répondit madame deGabry.

Puis, baissant un peu la voix :

– À vous, monsieur Bonnard, je puis tout dire. Le père decette enfant était un financier bien connu. Il montait de grandesaffaires. Il avait l’esprit aventureux et séduisant. Ce n’était pasun malhonnête homme : il se trompait lui-même avant de tromperles autres. Et c’est encore là, peut-être, la plus grande habileté.Nous étions en relations fréquentes avec lui. Il nous ensorcelatous, mon mari, mon oncle, mes cousins. Son effondrement fut subit.Dans ce désastre, la fortune de mon oncle – Paul vous l’a dit –sombra aux trois quarts. Nous fûmes beaucoup moins atteints, et,puisque nous n’avons pas d’enfants !… Il mourut peu de tempsaprès sa ruine, ne laissant absolument rien ; c’est ce qui mefait dire qu’il était probe. Vous devez connaître son nom, qu’on avu dans les journaux : Noël Alexandre. Sa femme était fortaimable ; je crois qu’elle avait été jolie. Elle aimait un peutrop paraître. Mais elle montra du courage et de la dignité lors dela ruine de son mari. Elle mourut un an après lui, laissant Jeanneseule au monde. Elle n’avait rien pu sauver de sa fortunepersonnelle, qui était assez belle. Madame Noël Alexandre était uneAllier, la fille d’Achille Allier, de Nevers.

– La fille de Clémentine ! m’écriai-je. Clémentine estmorte et sa fille est morte ! L’humanité se compose presquetout entière des morts, tant c’est peu que les vivants au regard dela multitude de ceux qui ont vécu. Qu’est-ce donc que cette vie,plus brève que la brève mémoire des hommes !

Et je fis cette prière mentale :

« D’où vous êtes aujourd’hui, Clémentine, regardez ce cœurmaintenant refroidi par l’âge, mais dont le sang bouillonna jadispour vous, et dites s’il ne se ranime pas à la pensée d’aimer cequi reste de vous sur la terre. Tout passe, puisque vous avezpassé, vous et votre fille ; mais la vie est immortelle ;c’est elle qu’il faut aimer dans ses figures sans cesserenouvelées.

» J’étais avec mes livres comme l’enfant qui agite desosselets. Ma vie, en ses derniers jours prend un sens, un intérêt,une raison d’être. Je suis grand-père. La petite-fille deClémentine est pauvre. Je ne veux pas qu’un autre que moi lapourvoie et la dote. »

Voyant que je pleurais, madame de Gabry s’éloigna lentement.

IV.

Paris, 16 avril.

Saint Droctovée et les premiers abbés de Saint-Germain-des-Présm’occupent depuis quarante ans, mais je ne sais si j’écrirai leurhistoire avant d’aller les rejoindre. Il y a déjà longtemps que jesuis vieux. Un jour de l’an passé, sur le pont des Arts, quelqu’unde mes confrères de l’Institut se plaignit devant moi de l’ennui devieillir. «&|160;C’est encore, lui répondit Sainte-Beuve, le seulmoyen qu’on ait trouvé de vivre longtemps.&|160;» J’ai usé de cemoyen, et je sais ce qu’il vaut. Le dommage est, non point de tropdurer, mais bien de voir tout passer autour de soi. Mère, femme,amis, enfants, la nature fait et défait ces divins trésors avec unemorne indifférence, et il se trouve qu’enfin nous n’avons aimé,nous n’avons embrassé que des ombres. Mais il en est de sidouces&|160;! Si jamais créature glissa comme une ombre dans la vied’un homme, c’est bien la jeune fille que j’aimais quand (choseincroyable à cette heure) j’étais moi-même un jeune homme. Etpourtant le souvenir de cette ombre est encore aujourd’hui une desmeilleures réalités de ma vie.

Un sarcophage chrétien des catacombes de Rome porte une formuled’imprécation dont j’ai appris avec le temps à comprendre le sensterrible. Il y est dit&|160;: «&|160;Si quelque impie viole cettesépulture, qu’il meure le dernier des siens&|160;!&|160;» En maqualité d’archéologue, j’ai ouvert des tombeaux, remué des cendres,pour recueillir les lambeaux d’étoffes, les ornements de métal etles gemmes qui étaient mêlés à ces cendres. Je l’ai fait par unecuriosité de savant, de laquelle la vénération et la piétén’étaient point absentes. Puisse la malédiction gravée par un despremiers disciples des apôtres sur la tombe d’un martyr ne jamaism’atteindre&|160;! Mais comment me frapperait-elle&|160;? Je nedois pas craindre de survivre aux miens tant qu’il y aura deshommes sur la terre, car il en est toujours qu’on peut aimer.

Hélas&|160;! la puissance d’aimer s’affaiblit et se perd avecl’âge comme toutes les autres énergies de l’homme. L’exemple leprouve et c’est là ce qui m’effraie. Suis-je certain de n’avoir pasmoi-même éprouvé déjà ce grand dommage&|160;? Je l’auraisassurément éprouvé sans une heureuse rencontre qui m’a rajeuni. Lespoètes parlent de la fontaine de Jouvence&|160;: elle existe, ellejaillit de dessous terre à chacun de nos pas. Et l’on passe sans yboire&|160;!

Depuis que j’ai trouvé la petite-fille de Clémentine, ma vie,qui n’avait plus d’utilité, a repris un sens et une raisond’être.

Aujourd’hui, je prends le soleil, comme on dit enProvence&|160;; je le prends sur la terrasse du Luxembourg, au piedde la statue de Marguerite de Navarre. C’est un soleil deprintemps, capiteux comme un vin jeune. Je suis assis et je songe.Mes pensées s’échappent de ma tête comme la mousse d’une bouteillede bière. Elles sont légères et leur pétillement m’amuse. Jerêve&|160;; cela est bien permis, je pense à un bonhomme qui publiatrente volumes de textes anciens et collabora pendant vingt-six ansau Journal des savants. J’ai la satisfaction d’avoir faitma tâche aussi bien qu’il m’était possible et d’avoir pleinementexercé les médiocres facultés que la nature m’avait données. Mesefforts ne furent pas tout à fait vains, et j’ai contribué, pour mamodeste part, à cette renaissance des travaux historiques quirestera l’honneur de ce siècle inquiet. Je serai compté certesparmi les dix ou douze érudits qui révélèrent à la France sesantiquités littéraires. Ma publication des œuvres poétiques deGauthier de Coincy inaugura une méthode judicieuse et fit date.C’est dans le calme sévère de la vieillesse que je me décerne àmoi-même ce prix mérité, et Dieu, qui voit mon âme, sait sil’orgueil ou la vanité ont la moindre part à la justice que je merends.

Mais je suis las, mes yeux se troublent, ma main tremble, et jevois mon image en ces vieillards d’Homère que leur faiblesseécartait des combats et qui, assis sur les remparts, élevaientleurs voix comme les cigales dans la feuillée.

Ainsi allaient mes pensées quand trois jeunes gens s’assirentbruyamment dans mon voisinage. Je ne sais si chacun d’eux étaitvenu en trois bateaux, comme le singe de La Fontaine, mais il estcertain que les trois se mirent sur douze chaises. Je pris plaisirà les observer, non qu’ils eussent rien de bien extraordinaire,mais parce que je leur trouvai cet air brave et joyeux qui estnaturel à la jeunesse. Ils appartenaient aux écoles. J’en fusassuré moins peut-être aux livres qu’ils tenaient à la main qu’aucaractère de leur physionomie. Car tous ceux qui s’occupent deschoses de l’esprit se reconnaissent dès l’abord par un je ne saisquoi qui leur est commun. J’aime beaucoup les jeunes gens etceux-ci me plurent, malgré certaines façons provocantes etfarouches qui me rappelèrent à merveille le temps de mes études.Toutefois ils ne portaient point, comme nous, de longs cheveux surdes pourpoints de velours&|160;; ils ne se promenaient pas, commenous, avec une tête de mort&|160;; ils ne s’écriaient pas, commenous&|160;: «&|160;Enfer et malédiction&|160;!&|160;» Ils étaientcorrectement vêtus et ni leur costume ni leur langagen’empruntaient rien au Moyen Âge. Je dois ajouter qu’ilss’occupèrent des femmes qui passaient sur la terrasse et qu’ils enapprécièrent quelques-unes en termes assez vifs. Mais leursréflexions sur ce sujet n’allèrent point jusqu’à m’obliger àquitter la place. Au reste, quand la jeunesse est studieuse, je luipermets d’avoir ses gaietés.

Un d’eux ayant fait je ne sais quelle plaisanteriegalante&|160;:

–&|160;Qu’est-ce à dire&|160;? s’écria, avec un léger accentgascon, le plus petit et le plus brun des trois. C’est à nousautres physiologistes à nous occuper de la matière vivante. Quant àvous, Gélis, qui, comme tous vos confrères les archivistespaléographes, n’existez que dans le passé, occupez-vous de cesfemmes de pierre qui sont vos contemporaines.

Et il lui montrait du doigt les statues des dames de l’ancienneFrance qui s’élèvent toutes blanches, en demi-cercle sous lesarbres de la terrasse. Cette plaisanterie, insignifiante enelle-même, m’apprit du moins que celui qu’on nommait Gélis était unélève de l’École des chartes. La suite de la conversation me fitsavoir que son voisin, blond et blême jusqu’à l’effacement,silencieux et sarcastique, était Boulmier, son camarade d’école.Gélis et le futur docteur (je souhaite qu’il le devienne un jour)discouraient ensemble avec beaucoup de fantaisie et de verve. Aprèss’être élevés jusqu’aux plus hautes spéculations, ils jouaient surles mots et disaient de ces bêtises particulières aux gensd’esprit&|160;; je veux dire des bêtises énormes. Je n’ai pasbesoin d’ajouter qu’ils ne consentaient à soutenir que les plusmonstrueux paradoxes. À la bonne heure&|160;! Je n’aime pas lesjeunes gens trop raisonnables.

L’étudiant en médecine, ayant regardé le titre du livre queBoulmier tenait à la main&|160;:

–&|160;Tiens&|160;! lui dit-il, tu lis du Michelet,toi&|160;!

–&|160;Oui, répondit gravement Boulmier, j’aime les romans.

Gélis, qui les dominait de sa belle taille élancée, de son gesteimpérieux et de sa parole prompte, prit le livre, le feuilleta etdit&|160;:

–&|160;C’est le Michelet de la dernière manière, le meilleurMichelet. Plus de récit&|160;! Des colères, des pâmoisons, unecrise d’épilepsie à propos de faits qu’il dédaigne d’exposer. Descris de petit enfant, des envies de femme grosse&|160;! des soupirset pas une phrase faite&|160;! C’est étonnant&|160;!

Et il rendit le livre à son camarade. «&|160;Cette folie estamusante, me dis-je, et non pas si dénuée de sens qu’elle en al’air. Car il y a bien un peu d’agitation et je dirais même detrépidation dans les derniers écrits de notre grandMichelet.&|160;»

Mais l’étudiant provençal affirma que l’histoire était unexercice de rhétorique tout à fait méprisable. Selon lui, la seuleet vraie histoire est l’histoire naturelle de l’homme. Micheletétait dans la voie quand il rencontra la fistule de Louis XIV, maisil retomba tout aussitôt dans la vieille ornière.

Ayant exprimé cette judicieuse pensée, le jeune physiologistealla rejoindre un groupe d’amis qui passait. Les deux archivistes,moins apparentés dans le jardin trop distant de la rueParadis-au-Marais, restèrent en tête à tête et se mirent à causerde leurs études. Gélis, qui achevait sa troisième année d’école,préparait une thèse dont il exposa le sujet avec un enthousiasmejuvénile. À la vérité, ce sujet me parut bon et d’autant meilleurque j’ai cru devoir moi-même en traiter récemment une notablepartie. C’était le Monasticon gallicanum. Le jeune érudit(je lui donne ce nom comme un présage) voulait expliquer toutes lesplanches gravées vers 1690 pour l’ouvrage que Dom Germain eût faitimprimer sans l’irrémédiable empêchement qu’on ne prévoit guère etqu’on n’évite jamais. Dom Germain laissa du moins en mourant sonmanuscrit complet et bien en ordre. En ferai-je autant dumien&|160;? Mais ce n’est point la question. M.&|160;Gélis, autantque je pus le comprendre, se proposait de consacrer une noticearchéologique à chacune des abbayes figurées par les humblesgraveurs de Dom Germain.

Son ami lui demanda s’il connaissait tous les documentsmanuscrits et imprimés relatifs à son sujet. C’est alors que jedressai l’oreille. Ils parlèrent d’abord des sources originales, etje dois reconnaître qu’ils le firent avec une suffisante méthode,malgré d’innombrables et difformes calembours. Puis ils en vinrentaux travaux de la critique contemporaine.

–&|160;As-tu lu, dit Boulmier, la notice de Courajod&|160;?

«&|160;Bon&|160;!&|160;» me dis-je.

–&|160;Oui, répondit Gélis&|160;; c’est un travailconsciencieux.

–&|160;As-tu lu, dit Boulmier, l’article de Tamisey de Larroquedans la Revue des questions historiques&|160;?

«&|160;Bon&|160;!&|160;» me dis-je pour la seconde fois.

–&|160;Oui, répondit Gélis, et j’y ai trouvé des indicationsutiles.

–&|160;As-tu lu, dit Boulmier, le Tableau des abbayesbénédictines en 1600, par Sylvestre Bonnard&|160;?

«&|160;Bon&|160;!&|160;» me dis-je pour la troisième fois.

–&|160;Mon Dieu&|160;! non, répondit Gélis. Et je ne sais si jele lirai. Sylvestre Bonnard est un imbécile.

En tournant la tête, je vis que l’ombre avait gagné la place oùj’étais. Il faisait frais et je m’estimai fort sot de risquer unrhumatisme à écouter les impertinences de deux jeunes fats.

«&|160;Ah&|160;! ah&|160;! me dis-je en me levant. Que cetoisillon jaseur fasse sa thèse et la soutienne. Il trouvera moncollègue Quicherat ou quelque autre professeur de l’École pour luimontrer son béjaune. Je le nomme proprement un polisson, etvraiment, en y songeant comme j’y songe à cette heure, ce qu’il adit de Michelet est intolérable et passe les bornes. Parler ainsid’un vieux maître plein de génie&|160;! c’estabominable&|160;!&|160;»

&|160;

17 avril.

–&|160;Thérèse, donnez-moi mon chapeau neuf, ma meilleureredingote et ma canne à pomme d’argent.

Mais Thérèse est sourde comme un sac de charbon et lente commela justice. Les ans en sont la cause. Le pis est qu’elle croitavoir ouïe fine et bon pied&|160;: et, fière de ses soixante ansd’honnête domesticité, elle sert son vieux maître avec le plusvigilant despotisme.

Que vous disais-je&|160;?… La voici qui ne veut pas me donner macanne à pomme d’argent, de peur que je ne la perde. Il est vrai quej’oublie assez souvent parapluies et béquilles dans les omnibus etchez les libraires. Mais j’ai une bonne raison pour prendreaujourd’hui mon vieux jonc dont la pomme d’argent ciselé représenteDon Quichotte galopant, la lance en arrêt, contre des moulins àvent, tandis que Sancho Pança, les bras au ciel, le conjure en vainde s’arrêter. Cette canne est tout ce que j’ai recueilli del’héritage de mon oncle, le capitaine Victor, qui fut de son vivantplus semblable à Don Quichotte qu’à Sancho Pança et qui aimait lescoups aussi naturellement qu’on les craint d’ordinaire.

Depuis trente ans, je la porte, cette canne, à chaque coursemémorable ou solennelle que je fais, et les deux figurines duseigneur et de l’écuyer m’inspirent et me conseillent. Je crois lesentendre. Don Quichotte me dit&|160;:

–&|160;Pense fortement de grandes choses, et sache que la penséeest la seule réalité du monde. Hausse la nature à ta taille, et quel’univers entier ne soit pour toi que le reflet de ton âmehéroïque. Combats pour l’honneur&|160;; cela seul est digne d’unhomme, et s’il t’arrive de recevoir des blessures, répands ton sangcomme une rosée bienfaisante, et souris.

Et Sancho Pança me dit à son tour&|160;:

–&|160;Reste ce que le ciel t’a fait, mon compère. Préfère lacroûte de pain qui sèche dans ta besace aux ortolans qui rôtissentdans la cuisine du seigneur. Obéis à ton maître, sage ou fou, et net’embarrasse pas le cerveau de trop de choses inutiles. Crains lescoups&|160;: c’est tenter Dieu que de chercher le péril.

Mais si le chevalier incomparable et son non pareil écuyer sonten image au bout de ce bâton, ils sont en réalité dans mon forintérieur. Nous avons tous en nous un Don Quichotte et un Sanchoque nous écoutons, et alors même que Sancho nous persuade, c’estDon Quichotte qu’il nous faut admirer… Mais trêve deradotage&|160;! et allons chez madame de Gabry pour une affaire quipasse le train ordinaire de la vie.

&|160;

Même jour.

Je trouvai madame de Gabry vêtue de noir et mettant sesgants.

–&|160;Je suis prête, me dit-elle.

Prête, c’est ainsi que je l’ai trouvée en toute occasion de bienfaire.

Nous descendîmes l’escalier et montâmes en voiture.

Je ne sais quelle secrète influence je craignais de dissiper enrompant le silence, mais nous suivîmes les larges boulevardsdéserts en regardant, sans rien dire, les croix, les cippes et lescouronnes qui attendent chez le marchand leur funèbreclientèle.

Le fiacre s’arrêta aux derniers confins de la terre des vivants,devant la porte sur laquelle sont gravées des parolesd’espérance.

Nous allâmes le long d’une allée de cyprès, puis nous suivîmesun chemin étroit ménagé entre des tombes.

–&|160;C’est là, me dit-elle.

Sur la frise ornée de torches renversées, cette inscriptionétait gravée&|160;:

FAMILLES ALLIER ET ALEXANDRE

Une grille fermait l’entrée du monument. Au fond, surmontant unautel couvert de roses, une plaque de marbre portait des noms parmilesquels je lus ceux de Clémentine et de sa fille.

Ce que je ressentis alors fut quelque chose de profond et devague qui ne peut s’exprimer que par les sons d’une belle musique.J’entendis des instruments d’une douceur céleste chanter dans mavieille âme. Aux graves harmonies d’un hymne funéraire se mêlaientles notes voilées d’un cantique d’amour, car mon âme confondaitdans un même sentiment la morne gravité du présent et les grâcesfamilières du passé.

En quittant cette tombe que madame de Gabry avait parfumée deroses, nous traversâmes le cimetière sans nous rien dire. Quandnous fûmes de nouveau au milieu des vivants, ma langue sedélia.

–&|160;Tandis que je vous suivais dans ces allées muettes,dis-je à madame de Gabry, je songeais à ces anges des légendesqu’on rencontre aux confins mystérieux de la vie et de la mort. Latombe à laquelle vous m’avez conduit, et que j’ignorais commepresque tout ce qui touche celle qu’elle recouvre avec les siens,m’a rappelé des émotions uniques dans ma vie et qui sont dans cettevie si terne comme une lumière sur un chemin noir. La lumières’éloigne à mesure que la route s’allonge&|160;; je suis presque aubas de la dernière côte, et pourtant, je vois la lueur aussi vivechaque fois que je me retourne. Les souvenirs se pressent dans monâme. Je suis comme un vieux chêne noueux et moussu qui réveille desnichées d’oiseaux chanteurs en agitant ses branches. Par malheur lachanson de mes oiseaux est vieille comme le monde et ne peut amuserque moi.

–&|160;Cette chanson me charmera, me dit-elle. Contez-moi vossouvenirs, et parlez-moi comme à une vieille femme. J’ai trouvé cematin trois fils blancs dans mes cheveux.

–&|160;Voyez-les venir sans regret, madame, répondis-je&|160;:le temps n’est doux que pour ceux qui le prennent en douceur. Etquand, dans de longues années, une légère écume d’argent borderavos bandeaux noirs, vous serez revêtue d’une beauté nouvelle, moinsvive, mais plus touchante que la première, et vous verrez votremari admirer vos cheveux blancs à l’égal de la boucle noire quevous lui donnâtes en vous mariant et qu’il porte dans un médailloncomme une chose sainte. Ces boulevards sont larges et peufréquentés. Nous pourrons causer tout à l’aise en cheminant. Jevous dirai d’abord comment j’ai connu le père de Clémentine. Maisn’attendez rien d’extraordinaire, rien de remarquable, car vousseriez grandement déçue.

»&|160;M.&|160;de&|160;Lessay habitait le second étage d’unevieille maison de l’avenue de l’Observatoire, dont la façade deplâtre ornée de bustes antiques et le grand jardin sauvage furentles premières images qui s’imprimèrent dans mes yeuxd’enfant&|160;; et sans doute, lorsque viendra le jour inévitable,elles se glisseront les dernières sous mes paupières appesanties.Car c’est dans cette maison que je suis né&|160;; c’est dans cejardin que j’appris, en jouant, à sentir et à connaître quelquesparcelles de ce vieil univers. Heures charmantes, heuressacrées&|160;! quand l’âme toute fraîche découvre le monde, qui serevêt pour elle d’un éclat caressant et d’un charme mystérieux.C’est qu’en effet, madame, l’univers n’est que le reflet de notreâme.

»&|160;Ma mère était une créature bien heureusement douée. Ellese levait avec le soleil comme les oiseaux, auxquels elleressemblait par l’industrie domestique, par l’instinct maternel,par un perpétuel besoin de chanter et par une sorte de grâcebrusque que je sentais fort bien, tout enfant que j’étais. Elleétait l’âme de la maison, qu’elle remplissait de son activitéordonnée et joyeuse. Mon père était aussi lent qu’elle était vive.Je me rappelle son visage placide sur lequel passait par moment unsourire ironique. Il était fatigué, et il aimait sa fatigue. Assisprès de la fenêtre, dans son grand fauteuil, il lisait du matin ausoir, et c’est de lui que je tiens l’amour des livres. J’ai dans mabibliothèque un Mably et un Raynal qu’il a annotés de sa main d’unbout à l’autre. Il ne fallait point espérer qu’il se mêlât de rienau monde. Quand ma mère essayait par des ruses gracieuses de letirer de son repos, il hochait la tête avec cette douceurinexorable qui fait la force des caractères faibles. Il désespéraitla pauvre femme, qui n’entrait pas du tout dans cette sagessecontemplative et ne comprenait de la vie que les soins quotidienset le gai travail de chaque heure. Elle le croyait malade etcraignait qu’il ne le devînt davantage. Mais son apathie avait uneautre cause.

»&|160;Mon père, entré dans les bureaux de la marine, sousM.&|160;Decrès, en 1801, fit preuve d’un véritable talentd’administrateur. L’activité était grande alors dans le départementde la marine, et mon père devint, en 1805, chef de la deuxièmedivision administrative. Cette année-là, l’empereur, auquel ilavait été signalé par le ministre, lui demanda un rapport surl’organisation de la marine anglaise. Ce travail, empreint, àl’insu du rédacteur, d’un esprit profondément libéral etphilosophique, ne fut terminé qu’en 1807, dix-huit mois environaprès la défaite de l’amiral Villeneuve à Trafalgar. Napoléon, qui,depuis cette sinistre journée, ne voulait plus entendre parler d’unvaisseau, feuilleta le mémoire avec colère, et le jeta au feu ens’écriant&|160;: «&|160;Des phrases&|160;! des phrases&|160;! desphrases&|160;!&|160;» On rapporta à mon père que la colère del’empereur était telle en ce moment qu’il foulait le manuscrit soussa botte, dans le feu de la cheminée. C’était d’ailleurs sonhabitude, quand il était irrité, de tisonner avec ses pieds,jusqu’à ce qu’il eût roussi ses semelles.

»&|160;Mon père ne se releva jamais de cette disgrâce, etl’inutilité de tous ses efforts pour bien faire fut certainement lacause de l’apathie dans laquelle il tomba plus tard. PourtantNapoléon, de retour de l’île d’Elbe, le fit appeler et le chargeade rédiger, dans un esprit patriotique et libéral, desproclamations et des bulletins à la flotte. Après Waterloo, monpère, plus attristé que surpris, resta à l’écart et ne fut pointinquiété. Seulement on s’accorda à dire que c’était un jacobin, unbuveur de sang, un de ces hommes qu’on ne peut pas voir. Le frèreaîné de ma mère, Victor Maldent, capitaine d’infanterie, mis à lademi-solde en 1814 et licencié en 1815, aggravait par sa mauvaiseattitude les difficultés que la chute de l’empire avait causées àmon père. Le capitaine Victor criait dans les cafés et dans lesbals publics que les Bourbons avaient vendu la France aux Cosaques.Il découvrait à tout venant une cocarde tricolore cachée dans lacoiffe de son chapeau&|160;; il portait avec ostentation une cannedont le pommeau, travaillé au tour, avait pour ombre la silhouettede l’empereur.

»&|160;Si vous n’avez pas vu, madame, certaines lithographies deCharlet, vous ne pouvez vous faire aucune idée de la physionomie del’oncle Victor quand, serré à la taille dans sa redingote àbrandebourgs, portant sur la poitrine sa croix d’honneur et desviolettes, il se promenait dans le jardin des Tuileries avec unefarouche élégance.

»&|160;L’oisiveté et l’intempérance donnèrent le plus mauvaisgoût à ses passions politiques. Il insultait les gens qu’il voyaitlire la Quotidienne ou le Drapeau blanc, et lesforçait à se battre avec lui. Il eut ainsi la douleur et la hontede blesser en duel un enfant de seize ans. Enfin, mon oncle Victorétait tout le contraire d’un homme sage&|160;; et, comme il venaitdéjeuner et dîner chez nous tous les jours que Dieu faisait, sonmauvais renom s’attachait à notre foyer. Mon pauvre père souffraitcruellement des incartades de son hôte, mais, comme il était bon,il laissait sans rien dire sa porte ouverte au capitaine, qui l’enméprisait cordialement.

»&|160;Ce que je vous raconte là, madame, me fut expliquédepuis. Mais mon oncle le capitaine m’inspirait alors le plus purenthousiasme, et je me promettais bien de lui ressembler un jourautant qu’il me serait possible. Un beau matin, pour commencer laressemblance, je me campai le poing sur la hanche et jurai comme unmécréant. Mon excellente mère m’appliqua sur la joue un soufflet sileste, que je restai quelque temps stupéfait avant de fondre enlarmes. Je vois encore le vieux fauteuil de velours d’Utrecht jaunederrière lequel je répandis ce jour-là d’innombrables pleurs.

»&|160;J’étais alors un bien petit homme. Un matin mon père,m’ayant pris dans ses bras, selon son habitude, me sourit aveccette nuance de raillerie qui donnait quelque chose de piquant àson éternelle douceur. Pendant qu’assis sur ses genoux je jouaisavec ses longs cheveux gris, il me disait des choses que je necomprenais pas très bien, mais qui m’intéressaient beaucoup parcela même qu’elles étaient mystérieuses. Je crois, sans en êtrebien sûr, qu’il me contait, ce matin-là, l’histoire du petit roid’Yvetot, d’après la chanson. Tout à coup nous entendîmes un grandbruit et les vitres résonnèrent. Mon père m’avait laissé glisser àses pieds&|160;; ses bras étendus battaient l’air entremblant&|160;; sa face était inerte et toute blanche, avec desyeux énormes. Il essaya de parler, mais ses dents claquaient.Enfin, il murmura&|160;: «&|160;Ils l’ont fusillé&|160;!&|160;» Jene savais ce qu’il voulait dire et j’éprouvais une terreur obscure.J’ai su depuis qu’il parlait du maréchal Ney, tombé le 7 décembre1815, sous le mur qui fermait un terrain vague attenant à notremaison.

»&|160;Vers ce temps, je rencontrais souvent dans l’escalier unvieillard (ce n’était peut-être pas tout à fait un vieillard), dontles petits yeux noirs brillaient avec une extraordinaire vivacité,sur un visage basané et immobile. Il ne me semblait pas vivant, ou,du moins, il ne me semblait pas vivre de la même façon que lesautres hommes. J’avais vu, chez M.&|160;Denon, où mon père m’avaitmené, une momie rapportée d’Égypte&|160;; et je me figurais debonne foi que la momie de M.&|160;Denon se réveillait quand elleétait seule, sortait de son coffre doré, mettait un habit noisetteet une perruque poudrée, et que c’était alorsM.&|160;de&|160;Lessay. Et aujourd’hui même, chère madame, tout enrepoussant cette opinion comme dénuée de fondement, je doisconfesser que M.&|160;de&|160;Lessay ressemblait beaucoup à lamomie de M.&|160;Denon. C’est assez pour expliquer que cepersonnage m’inspirait une terreur fantastique.

»&|160;En réalité, M.&|160;de&|160;Lessay était un petitgentilhomme et un grand philosophe. Disciple de Mably et deRousseau, il se flattait d’être sans préjugés, et cette prétentionétait à elle seule un gros préjugé. Je vous parle, madame, d’uncontemporain d’un âge disparu. Je crains de ne pas me fairecomprendre et je suis certain de ne pas vous intéresser. Cela estsi loin de nous&|160;! Mais j’abrège autant qu’il estpossible&|160;; d’ailleurs, je ne vous ai rien promisd’intéressant, et vous ne pouviez pas vous attendre à ce qu’il yeût de grandes aventures dans la vie de SylvestreBonnard.&|160;»

Madame de Gabry m’encouragea à poursuivre et je le fis en cestermes&|160;:

–&|160;M.&|160;de&|160;Lessay était brusque avec les hommes etcourtois envers les dames. Il baisait la main de ma mère, que lesmœurs de la république et de l’empire n’avaient point habituée àcette galanterie. Par lui, je touchai à l’époque de Louis XVI.M.&|160;de&|160;Lessay était géographe, et personne, à ce que jecrois, ne s’est montré aussi fier que lui de s’occuper de la figurede cette terre. Il avait fait dans l’ancien régime de l’agricultureen philosophe et consumé ainsi ses champs jusqu’au dernier arpent.N’ayant plus une motte de terre à lui, il s’empara du globe entieret dressa une quantité extraordinaire de cartes, d’après lesrelations de voyageurs. Nourri comme il l’était de la plus puremoelle de l’Encyclopédie, il ne se bornait pas à parquer leshumains à tel degré, tant de minutes et tant de secondes delatitude et de longitude. Il s’occupait de leur bonheur,hélas&|160;! Il est à remarquer, madame, que les hommes qui se sontoccupés du bonheur des peuples ont rendu leurs proches bienmalheureux. M.&|160;de&|160;Lessay était royaliste voltairien,espèce assez commune alors parmi les ci-devant. Il était plusgéomètre que d’Alembert, plus philosophe que Jean-Jacques et plusroyaliste que Louis XVIII. Mais son amour pour le roi n’était rienen comparaison de sa haine pour l’empereur. Il était entré dans laconspiration de Georges contre le premier consul&|160;;l’instruction l’ayant ignoré ou méprisé, il ne figura pas parmi lesaccusés&|160;; il ne pardonna jamais cette injure à Bonaparte,qu’il nommait l’ogre de Corse, et à qui il n’aurait jamais confié,disait-il, un régiment, tant il le trouvait un pitoyablemilitaire.

»&|160;En 1813, M.&|160;de&|160;Lessay, veuf depuis de longuesannées, épousa, à l’âge de cinquante-cinq ans environ, une trèsjeune femme qu’il employa à dessiner des cartes géographiques, etqui lui donna une fille et mourut en couches. Ma mère l’avaitsoignée dans sa courte maladie&|160;; elle veilla à ce que l’enfantne manquât de rien. Cette enfant se nommait Clémentine.

»&|160;De cette mort et de cette naissance datent les relationsde ma famille avec M.&|160;de&|160;Lessay. Comme je sortais alorsde la première enfance, je m’obscurcis et m’épaissis&|160;; jeperdis le don charmant de voir et de sentir, et les choses ne mecausèrent plus ces surprises délicieuses qui font l’enchantement del’âge le plus tendre. Aussi ne me reste-t-il plus aucun souvenirdes temps qui suivirent la naissance de Clémentine&|160;; je saisseulement qu’à peu de mois d’intervalle j’éprouvai un malheur dontla pensée me serre encore le cœur. Je perdis ma mère. Un grandsilence, un grand froid et une grande ombre enveloppèrentsubitement la maison.

»&|160;Je tombai dans une sorte d’engourdissement. Mon pèrem’envoya au lycée, et j’eus bien de la peine à sortir de matorpeur.

»&|160;Je n’étais pourtant pas tout à fait un imbécile, et mesprofesseurs m’apprirent à peu près tout ce qu’ils voulurent,c’est-à-dire un peu de grec et de latin. Je n’eus commerce qu’avecles Anciens. J’appris à estimer Miltiade et à admirer Thémistocle.Quintus Fabius me devint familier, autant du moins que lafamiliarité m’était possible avec un si grand consul. Fier de ceshautes relations, je n’abaissai plus les yeux sur la petiteClémentine et sur son vieux père, qui d’ailleurs partirent un jourpour la Normandie sans que je daignasse m’inquiéter de leurretour.

»&|160;Ils revinrent pourtant, madame, ils revinrent&|160;!Influences du ciel, énergies de la nature, puissances mystérieusesqui répandez sur les hommes le don d’aimer, vous savez si j’ai revuClémentine&|160;! Ils entrèrent dans notre triste demeure.M.&|160;de&|160;Lessay ne portait plus perruque. Chauve, avec desmèches grises sur ses tempes rouges, il annonçait une robustevieillesse. Mais cette divine créature que je voyais resplendir àson bras et dont la présence illuminait le vieux salon fané, cen’était donc pas une apparition, c’était donc Clémentine&|160;! Jele dis en vérité&|160;: ses yeux bleus, ses yeux de pervenche meparurent une chose surnaturelle, et encore aujourd’hui je ne puism’imaginer que ces deux joyaux animés aient subi les fatigues de lavie et la corruption de la mort.

»&|160;Elle se troubla un peu en saluant mon père, qu’elle neconnaissait pas. Son teint était légèrement rosé et sa boucheentrouverte souriait de ce sourire qui fait songer à l’infini, sansdoute parce qu’il ne trahit aucune pensée précise et qu’iln’exprime que la joie de vivre et le bonheur d’être belle. Sonvisage brillait sous une capote rose comme un bijou dans un écrinouvert&|160;; elle portait une écharpe de cachemire sur une robe demousseline blanche froncée à la taille et qui laissait passer lebout d’une bottine mordorée… Ne vous moquez point, chèremadame&|160;; c’était la mode alors, et je ne sais si les nouvellesont autant de simplicité, de fraîcheur et de grâce décente.

»&|160;M.&|160;de&|160;Lessay nous dit qu’ayant entrepris lapublication d’un atlas historique, il revenait habiter Paris ets’arrangerait avec plaisir de son ancien appartement, s’il étaitvacant. Mon père demanda à mademoiselle de Lessay si elle étaitheureuse de venir dans la capitale. Elle l’était, car son sourires’épanouit. Elle souriait aux fenêtres ouvertes sur le jardin vertet lumineux&|160;; elle souriait au Marius de bronze assis dans lesruines de Carthage sur le cadran de la pendule&|160;; elle souriaitaux vieux fauteuils de velours jaune et au pauvre étudiant quin’osait lever les yeux sur elle. À compter de ce jour, comme jel’aimai&|160;!

»&|160;Mais nous voici arrivés rue de Sèvres et bientôt nousverrons vos fenêtres. Je suis un bien mauvais conteur et, si jem’avisais par impossible de composer un roman, je n’y réussiraisguère. J’ai préparé longuement un récit que je vais vous faire enquelques mots&|160;; car il y a une certaine délicatesse, unecertaine grâce de l’âme qu’un vieillard blesserait en s’étendantavec complaisance sur les sentiments de l’amour même le plus pur.Faisons quelques pas sur ce boulevard bordé de couvents, et monrécit tiendra aisément dans l’espace qui nous sépare du petitclocher que vous voyez là-bas.

»&|160;M.&|160;de&|160;Lessay, apprenant que je sortais del’École des chartes, me jugea digne de collaborer à son atlashistorique. Il s’agissait de déterminer sur une suite de cartes ceque le vieillard philosophe nommait les vicissitudes des empiresdepuis Noé jusqu’à Charlemagne. M.&|160;de&|160;Lessay avaitemmagasiné dans sa tête toutes les erreurs du XVIIIesiècle en matière d’antiquités. J’étais, en histoire, de l’écoledes novateurs et dans un âge où l’on ne sait guère feindre. Lafaçon dont le vieillard comprenait ou plutôt ne comprenait pas lestemps barbares, son obstination à voir dans la haute antiquité desprinces ambitieux, des prélats hypocrites et cupides, des citoyensvertueux, des poètes philosophes et autres personnages qui n’ontjamais existé que dans les romans de Marmontel, me rendaithorriblement malheureux et m’inspira d’abord toutes sortesd’objections fort rationnelles sans doute, mais parfaitementinutiles et quelquefois dangereuses. M.&|160;de&|160;Lessay étaitbien irascible et Clémentine était bien belle. Entre elle et lui,je passais des heures de tortures et de délices. J’aimais&|160;; jefus lâche, et lui accordai bientôt tout ce qu’il exigea sur lafigure historique et politique que cette terre, qui plus tarddevait porter Clémentine, affectait aux époques d’Abraham, de Menèset de Deucalion.

»&|160;À mesure que nous dressions nos cartes, mademoiselle deLessay les lavait à l’aquarelle. Penchée sur la table, elle tenaitle pinceau à deux doigts&|160;; une ombre lui descendait despaupières sur les joues et baignait ses yeux mi-clos d’une ombrecharmante. Parfois elle levait la tête et je voyais sa boucheentrouverte. Il y avait tant d’expression dans sa beauté qu’elle nepouvait respirer sans avoir l’air de soupirer, et ses attitudes lesplus ordinaires me plongeaient dans une rêverie profonde. En lacontemplant, je convenais avec M.&|160;de&|160;Lessay que Jupiteravait régné despotiquement sur les régions montueuses de laThessalie et qu’Orphée fut imprudent en confiant au clergél’enseignement de la philosophie. Je ne sais pas encore aujourd’huisi j’étais un lâche ou un héros quand j’accordais cela à l’entêtévieillard.

»&|160;Mademoiselle de Lessay, je dois le dire, ne me prêtaitpas grande attention. Cette indifférence me semblait si juste et sinaturelle que je ne songeais pas à m’en plaindre&|160;; j’ensouffrais, mais c’était sans le savoir. J’espérais&|160;: nous n’enétions encore qu’au premier empire d’Assyrie.

»&|160;M.&|160;de&|160;Lessay venait chaque soir prendre le caféavec mon père. Je ne sais comment ils s’étaient liés, car il estrare de rencontrer deux natures aussi complètement différentes. Monpère admirait peu et pardonnait beaucoup. Avec l’âge il avait prisen haine toutes les exagérations. Il revêtait ses idées de millenuances fines et n’épousait jamais une opinion qu’avec toutessortes de réserves. Ces habitudes d’un esprit délicat faisaientbondir le vieux gentilhomme sec et cassant que la modération d’unadversaire ne désarmait jamais, bien au contraire&|160;! Jeflairais un danger. Ce danger était Bonaparte. Mon père n’avaitgardé aucune tendresse pour lui, mais, ayant travaillé sous sesordres, il n’aimait pas à l’entendre injurier, surtout au profitdes Bourbons, contre lesquels il avait des griefs sanglants.M.&|160;de&|160;Lessay, plus voltairien et plus légitimiste quejamais, faisait remonter à Bonaparte l’origine de tout malpolitique, social et religieux. En cet état de choses, le capitaineVictor m’inquiétait par-dessus tout. Cet oncle terrible étaitdevenu parfaitement intolérable depuis que sa sœur n’était plus làpour le calmer. La harpe de David était brisée, et Saül se livraità ses fureurs. La chute de Charles X augmenta l’audace du vieuxnapoléonien, qui fit toutes les bravades imaginables. Il nefréquentait plus avec assiduité notre maison trop silencieuse pourlui. Mais parfois, à l’heure du dîner, nous le voyions apparaîtrecouvert de fleurs, comme un mausolée. Communément, il se mettait àtable en jurant du fond de sa gorge, vantait, entre les bouchées,ses bonnes fortunes de vieux brave. Puis, le dîner fini, il pliaitsa serviette en bonnet d’évêque, avalait un demi-carafond’eau-de-vie et s’en allait avec la hâte d’un homme épouvanté àl’idée de passer sans boire un temps quelconque en tête à tête avecun vieux philosophe et un jeune savant. Je sentais bien que, s’ilrencontrait un jour M.&|160;de&|160;Lessay, tout serait perdu. Cejour arriva, madame&|160;!

»&|160;Le capitaine disparaissait cette fois sous les fleurs etressemblait si bien à un monument commémoratif des gloires del’empire qu’on avait envie de lui passer une couronne d’immortellesà chaque bras. Il était extraordinairement satisfait, et lapremière personne qui bénéficia de cette heureuse disposition futla cuisinière, qu’il prit par la taille au moment où elle posait lerôti sur la table.

»&|160;Après le dîner, il repoussa le carafon qu’on lui présentaen disant qu’il ferait flamber tout à l’heure l’eau-de-vie dans soncafé. Je lui demandai en tremblant s’il n’aimerait pas mieux qu’onlui servît son café tout de suite. Il était fort défiant et pointsot, mon oncle Victor. Ma précipitation lui parut de mauvais aloi,car il me regarda d’un certain air et me dit&|160;:

»&|160;– Patience&|160;! mon neveu. Ce n’est pas à l’enfant detroupe à sonner la retraite, que diable&|160;! Vous êtes donc bienpressé, monsieur le magister, de voir si j’ai des éperons à mesbottes.

»&|160;Il était clair que le capitaine avait deviné que jesouhaitais son prompt départ. Le connaissant, j’eus la certitudequ’il resterait. Il resta. Les moindres circonstances de cettesoirée demeurent empreintes dans ma mémoire. Mon oncle était tout àfait jovial. La seule pensée d’être importun le gardait en bellehumeur. Il nous conta dans un excellent style de caserne, ma foi,certaine histoire d’une religieuse, d’un trompette et de cinqbouteilles de chambertin qui doit être fort goûtée dans lesgarnisons et que je n’essayerais pas de vous conter, madame, mêmesi je me la rappelais. Quand nous passâmes dans le salon, il noussignala le mauvais état de nos chenets et nous enseigna doctementl’emploi du tripoli pour le polissage des cuivres. De politique,pas un mot. Il se ménageait. Huit coups sonnèrent dans les ruinesde Carthage. C’était l’heure de M.&|160;de&|160;Lessay. Quelquesminutes après il entra dans le salon avec sa fille. Le trainordinaire des soirées commença. Clémentine se mit à broder près dela lampe, dont l’abat-jour laissait sa jolie tête dans une ombrelégère et ramenait sur ses doigts une clarté qui les rendaitpresque lumineux. M.&|160;de&|160;Lessay parla d’une comèteannoncée par les astronomes et développa à cette occasion desthéories qui, si hasardeuses qu’elles fussent, témoignaient dequelque culture intellectuelle. Mon père, qui avait desconnaissances en astronomie, exprima de saines idées, qu’il terminapar son éternel&|160;: «&|160;Que sais-je, enfin&|160;?&|160;» Jeproduisis à mon tour l’opinion de notre voisin de l’Observatoire,le grand Arago. L’oncle Victor affirma que les comètes ont uneinfluence sur la qualité des vins et cita à l’appui une joyeusehistoire de cabaret. J’étais si content de cette conversation queje m’efforçai de la maintenir, à l’aide de mes plus fraîcheslectures, par un long exposé de la constitution chimique de cesastres légers qui, répandus dans les espaces célestes sur desmilliards de lieues, tiendraient dans une bouteille. Mon père, unpeu surpris de mon éloquence, me regardait avec sa placide ironie.Mais on ne peut rester toujours dans les cieux. Je parlai, enregardant Clémentine, d’une comète de diamants que j’avais admiréela veille à la montre d’un joaillier. Je fus bien mal inspiré.

»&|160;– Mon neveu, s’écria le capitaine Victor, ta comète nevalait pas celle qui brillait dans les cheveux de l’impératriceJoséphine quand elle vint à Strasbourg distribuer des croix àl’armée.

»&|160;– Cette petite Joséphine aimait grandement la parure,reprit M.&|160;de&|160;Lessay, entre deux gorgées de café. Je nel’en blâme pas&|160;; elle avait du bon, quoiqu’un peu légère.C’était une Tascher et elle fit grand honneur à Buonaparte enl’épousant. Une Tascher, ce n’est pas beaucoup dire, mais unBuonaparte, ce n’est rien dire du tout.

»&|160;– Qu’entendez-vous par là, monsieur le marquis&|160;?demanda le capitaine Victor.

»&|160;– Je ne suis pas marquis, répondit sèchementM.&|160;de&|160;Lessay, et j’entends que Buonaparte eût été fortbien apparié en épousant une de ces femmes cannibales que lecapitaine Cook décrit dans ses voyages, nues, tatouées, un anneaudans les narines et dévorant avec délices des membres humainsputréfiés.

»&|160;Je l’avais prévu, pensai-je, et dans mon angoisse (ôpauvre cœur humain&|160;!) ma première idée fut de remarquer lajustesse de mes prévisions. Je dois dire que la réponse ducapitaine fut du genre sublime. Il se campa le poing sur la hanche,toisa dédaigneusement M.&|160;de&|160;Lessay et dit&|160;:

»&|160;– Napoléon, monsieur le vidame, eut une autre femme queJoséphine et que Marie-Louise. Cette compagne, vous ne laconnaissez pas et, moi, je l’ai vue de près&|160;; elle porte unmanteau d’azur constellé d’étoiles, elle est couronnée delauriers&|160;; la croix d’honneur brille sur sa poitrine&|160;;elle se nomme la Gloire.

»&|160;M.&|160;de&|160;Lessay posa sa tasse sur la cheminée etdit tranquillement&|160;:

»&|160;– Votre Buonaparte était un polisson.

»&|160;Mon père se leva avec nonchalance, étendit lentement lebras et dit d’une voix très douce àM.&|160;de&|160;Lessay&|160;:

»&|160;– Quel qu’ait été l’homme qui est mort à Sainte-Hélène,j’ai travaillé dix ans dans son gouvernement et mon beau-frère futblessé trois fois sous ses aigles. Je vous supplie, monsieur etami, de ne plus l’oublier à l’avenir.

»&|160;Ce que n’avaient pas fait les insolences sublimes etburlesques du capitaine, la remontrance courtoise de mon père jetaM.&|160;de&|160;Lessay dans une colère furieuse.

»&|160;– Je l’oubliais, s’écria-t-il, blême, les dents serrées,l’écume à la bouche&|160;; j’avais tort. La caque sent toujours lehareng, et quand on a servi des coquins…

»&|160;À ce mot, le capitaine lui sauta à la gorge. Il l’aurait,je crois, étranglé sans sa fille et sans moi.

»&|160;Mon père, les bras croisés, un peu plus pâle qu’àl’ordinaire, regardait ce spectacle avec une indicible expressionde pitié. Ce qui suivit fut plus lamentable encore, mais à quoi boninsister sur la folie de deux vieillards&|160;? Enfin, je parvins àles séparer. M.&|160;de&|160;Lessay fit un signe à sa fille etsortit. Comme elle le suivait, je courus après elle dansl’escalier.

»&|160;– Mademoiselle, lui dis-je, éperdu, en lui pressant lamain, je vous aime&|160;! je vous aime&|160;!

»&|160;Elle garda une seconde ma main dans la sienne&|160;; sabouche s’entrouvrit. Qu’allait-elle dire&|160;? Mais tout à coup,levant les yeux vers son père qui montait l’étage, elle retira samain et me fit un geste d’adieu.

»&|160;Je ne l’ai pas revue depuis. Son père alla se loger ducôté du Panthéon, dans un appartement qu’il avait loué pour lavente de son atlas historique. Il y mourut, peu de mois après,d’une attaque d’apoplexie. Sa fille se retira à Nevers dans safamille maternelle. C’est à Nevers qu’elle épousa le fils d’unriche paysan, Achille Allier.

»&|160;Quant à moi, madame, je vécus seul en paix avecmoi-même&|160;: mon existence, exempte de grands maux et de grandesjoies, fut assez heureuse. Mais je n’ai pu de longtemps voir dansles soirées d’hiver un fauteuil vide auprès du mien, sans que moncœur se serrât douloureusement. Clémentine est morte depuislongtemps. Sa fille l’a suivie dans l’éternel repos. J’ai vu chezvous sa petite-fille. Je ne dirai pas encore comme le vieillard del’Écriture&|160;: «&|160;Et maintenant, rappelez à vous votreserviteur, Seigneur.&|160;» Si un bonhomme comme moi peut êtreutile à quelqu’un, c’est à cette orpheline que je veux, avec votreaide, consacrer mes dernières forces.&|160;»

J’avais prononcé ces derniers mots dans le vestibule del’appartement de madame de Gabry, et j’allais me séparer de cetaimable guide, quand elle me dit&|160;:

–&|160;Cher monsieur, je ne puis vous aider en cela autant queje voudrais. Jeanne est orpheline et mineure. Vous ne pouvez rienfaire pour elle sans l’autorisation de son tuteur.

–&|160;Ah&|160;! m’écriai-je, je n’avais pas songé le moins dumonde que Jeanne eût un tuteur.

Madame de Gabry me regarda avec quelque surprise. Ellen’attendait pas d’un vieillard tant de simplicité.

Elle reprit&|160;:

–&|160;Le tuteur de Jeanne Alexandre est maître Mouche, notaireà Levallois-Perret. Je crains que vous ne vous entendiez pas bienavec lui, car c’est un homme sérieux.

–&|160;Eh&|160;! bon Dieu&|160;! m’écriai-je, avec qui doncvoulez-vous que je m’entende à mon âge, si ce n’est avec lespersonnes sérieuses&|160;?

Elle sourit avec une douce malice, comme souriait mon père, etdit&|160;:

–&|160;Avec ceux qui vous ressemblent. M.&|160;Mouche n’est pasprécisément de ceux-là&|160;: il ne m’inspire aucune confiance. Ilfaudra que vous lui demandiez l’autorisation d’aller voir Jeanne,qu’il a mise dans un pensionnat des Ternes où elle n’est pasheureuse.

Je baisai les mains de madame de Gabry, et nous nousséparâmes.

&|160;

Du 2 au 5 mai.

Je l’ai vu dans son étude, maître Mouche, le tuteur de Jeanne.Petit, maigre et sec, son teint semble fait de la poussière de sespaperasses. C’est un animal lunetté, car on ne peut l’imaginer sansses lunettes. Je l’ai entendu, maître Mouche&|160;; il a une voixde crécelle et il parle en termes choisis, mais j’eusse préféréqu’il ne choisît pas du tout ses termes. Je l’ai observé, maîtreMouche&|160;; il est cérémonieux et guette son monde du coin del’œil, sous ses lunettes.

Maître Mouche est heureux, m’a-t-il dit&|160;; il est ravi del’intérêt que je porte à sa pupille. Mais il ne croit pas qu’onsoit sur la terre pour s’amuser. Non, il ne le croit pas&|160;; etje dirai, pour être juste, qu’on est de son avis quand on est prèsde lui, tant il est peu récréatif. Il craindrait qu’on ne donnâtune idée fausse et pernicieuse de la vie à sa chère pupille en luiprocurant trop de plaisirs. C’est pourquoi, me dit-il, il a suppliémadame de Gabry de ne prendre que très rarement cette jeune fillechez elle.

Je quittai le poudreux tabellion et sa poudreuse étude, avec uneautorisation en règle (tout ce qui vient de maître Mouche est enrègle) de voir le premier jeudi de chaque mois mademoiselle JeanneAlexandre chez mademoiselle Préfère, institutrice, rue Demours, auxTernes.

&|160;

Le premier jeudi de mai, je me rendis chez mademoiselle Préfère,dont l’établissement me fut signalé d’assez loin par une enseigneen lettres bleues. Ce bleu me fut un premier indice du caractère demademoiselle Virginie Préfère, lequel j’eus depuis l’occasiond’étudier amplement. Une servante effarée prit ma carte etm’abandonna sans un mot d’espoir dans un froid parloir où jerespirai cette odeur fade particulière aux réfectoires des maisonsd’éducation. Le plancher de ce parloir avait été ciré avec une siimpitoyable énergie que je pensai rester en détresse sur le seuil.Mais, ayant heureusement remarqué des petits carrés de laine seméssur le parquet devant les chaises de crin, je parvins, en mettantsuccessivement le pied sur chacun de ces îlots de tapisserie, àm’avancer jusqu’à l’angle de la cheminée, où je m’assisessoufflé.

Il y avait sur cette cheminée, dans un grand cadre doré, unécriteau qui s’intitulait, en gothique flamboyant&|160;:Tableau d’honneur et qui contenait un très grand nombre denoms, parmi lesquels je n’eus pas le plaisir de trouver celui deJeanne Alexandre. Après avoir lu plusieurs fois ceux des élèves quis’étaient honorées aux yeux de mademoiselle Préfère, je m’inquiétaide ne rien entendre venir. Mademoiselle Préfère aurait certainementréussi à établir sur ses domaines pédagogiques le silence absoludes espaces célestes, si les moineaux n’avaient choisi sa cour poury venir en essaims innombrables piailler à-bec-que-veux-tu. C’étaitplaisir de les entendre. Mais de les voir, le moyen, je vous prie,à travers les vitres dépolies&|160;? Il fallut me contenter duspectacle qu’offrait le parloir décoré du haut en bas, sur lesquatre murs, des dessins exécutés par les pensionnaires del’établissement. Il y avait là des vestales, des fleurs, deschaumières, des chapiteaux, des volutes et une énorme tête deTatius, roi des Sabins, signée Estelle Mouton.

J’admirais depuis assez longtemps l’énergie avec laquellemademoiselle Mouton avait accusé les sourcils en broussaille et lesyeux irrités du guerrier antique, quand un bruit plus léger quecelui d’une feuille morte qui glisse au vent me fit tourner latête. En effet, ce n’était pas une feuille morte&|160;: c’étaitmademoiselle Préfère. Les mains jointes, elle avançait sur lemiroir du parquet comme les saintes de la Légende doréesur le cristal des eaux. Mais en toute autre occasion mademoisellePréfère ne m’aurait pas fait songer, je crois, aux vierges chères àla pensée mystique. À ne considérer que son visage, elle m’auraitplutôt rappelé une pomme de reinette conservée pendant l’hiver dansle grenier d’une sage ménagère. Elle avait sur les épaules unepèlerine à franges qui n’offrait par elle-même rien deconsidérable, mais qu’elle portait comme si c’eût été un vêtementsacerdotal ou l’insigne d’une haute magistrature.

Je lui expliquai le but de ma visite et lui remis ma lettred’introduction.

–&|160;Vous avez vu M.&|160;Mouche, me dit-elle. Sa santéest-elle aussi bonne que possible&|160;? C’est un homme si honnête,si…

Elle n’acheva pas et ses regards s’élevèrent au plafond. Lesmiens les y suivirent et rencontrèrent une petite spirale endentelle de papier, qui, suspendue à la place d’un lustre, étaitdestinée, selon mes conjectures, à attirer les mouches et à lesdétourner, par conséquent, des cadres dorés des glaces et dutableau d’honneur.

–&|160;J’ai rencontré, dis-je, mademoiselle Alexandre chezmadame de Gabry et j’ai pu apprécier l’excellent caractère et lavive intelligence de cette jeune fille. Ayant autrefois connu sesgrands-parents, je me sens enclin à reporter sur elle l’intérêtqu’ils m’inspiraient.

Pour toute réponse, mademoiselle Préfère soupira profondément,pressa sur son cœur sa mystérieuse pèlerine et contempla de nouveaula petite spirale de papier.

Enfin elle me dit&|160;:

–&|160;Monsieur, puisque vous avez connu monsieur et madame NoëlAlexandre, j’aime à croire que vous avez déploré, commeM.&|160;Mouche et comme moi, les folles spéculations qui les ontconduits à la ruine et ont réduit leur fille à la misère.

Je songeai, en entendant ces paroles, que c’est un grand tortque d’être malheureux et que ce tort est impardonnable à ceux quifurent longtemps dignes d’envie. Leur chute nous venge et nousflatte, et nous sommes impitoyables.

Après avoir déclaré en toute franchise que j’étais tout à faitétranger aux affaires de finance, je demandai à la maîtresse depension si elle était contente de mademoiselle Alexandre.

–&|160;Cette enfant est indomptable, s’écria mademoisellePréfère.

Et elle prit une attitude de haute école pour exprimersymboliquement la situation que lui créait une élève si difficile àdresser. Puis, revenue à des sentiments plus calmes&|160;:

–&|160;Cette jeune personne, dit-elle, n’est pas sansintelligence. Mais elle ne peut se résoudre à apprendre les chosespar principes.

Quelle étrange demoiselle que la demoiselle Préfère&|160;! Ellemarchait sans lever les jambes et parlait sans remuer les lèvres.Sans m’arrêter plus que de raison à ces particularités, je luirépondis que les principes étaient sans doute quelque chosed’excellent et que je m’en rapportais sur ce point à ses lumières,mais qu’enfin, quand on savait une chose, il était indifférentqu’on l’eût apprise d’une façon ou d’une autre.

Mademoiselle Préfère fit lentement un signe de dénégation. Puisen soupirant&|160;:

–&|160;Ah&|160;! monsieur, dit-elle, les personnes étrangères àl’éducation s’en font des idées bien fausses. Je suis certainequ’elles parlent dans les meilleures intentions du monde, maiselles feraient mieux, beaucoup mieux de s’en rapporter auxpersonnes compétentes.

Je n’insistai pas et lui demandai si je pourrais voir sanstarder mademoiselle Alexandre.

Elle contempla sa pèlerine, comme pour lire dans l’emmêlementdes franges, ainsi qu’en un grimoire, la réponse qu’elle devaitrendre, et dit enfin&|160;:

–&|160;Mademoiselle Alexandre a une répétition à donner. Ici lesgrandes enseignent les petites. C’est ce qu’on appellel’enseignement mutuel… Mais je serais désolée que vous vous fussiezdérangé inutilement. Je vais la faire appeler. Permettez-moiseulement, monsieur, pour plus de régularité, d’inscrire votre nomsur le registre des visiteurs.

Elle s’assit devant la table, ouvrit un gros cahier et, tirantde dessous sa pèlerine la lettre de maître Mouche qu’elle y avaitglissée&|160;:

–&|160;Bonnard par un d, n’est-ce pas&|160;? medit-elle en écrivant&|160;; excusez-moi d’insister sur ce détail.Mais mon opinion est que les noms propres ont une orthographe. Ici,monsieur, on fait des dictées de noms propres… de noms historiques,bien entendu&|160;!

Ayant inscrit mon nom d’une main déliée, elle me demanda si ellene pourrait pas le faire suivre d’une qualité quelconque, tellequ’ancien négociant, employé, rentier, ou toute autre. Il y avaitdans son registre une colonne pour les qualités.

–&|160;Mon Dieu&|160;! madame, lui dis-je, si vous tenezabsolument à remplir votre colonne, mettez&|160;: membre del’Institut.

C’était bien la pèlerine de mademoiselle Préfère que je voyaisdevant moi&|160;; mais ce n’était plus mademoiselle Préfère qui enétait revêtue&|160;; c’était une nouvelle personne, avenante,gracieuse, câline, heureuse, radieuse, celle-là. Ses yeuxsouriaient&|160;: les petites rides de son visage (le nombre en estgrand&|160;!) souriaient&|160;; sa bouche aussi souriait, mais d’unseul côté. Elle parla&|160;; sa voix allait à son air, c’était unevoix de miel&|160;:

−&|160;Vous disiez donc, monsieur, que cette chère Jeanne esttrès intelligente. J’ai fait de mon côté la même observation et jesuis fière de m’être rencontrée avec vous. Cette jeune fillem’inspire en vérité beaucoup d’intérêt. Bien qu’un peu vive, elle ace que j’appelle un heureux caractère. Mais pardonnez-moi d’abuserde vos précieux moments.

Elle appela la servante, qui se montra plus empressée et pluseffarée que devant et qui disparut sur l’ordre d’avertirmademoiselle Alexandre que M.&|160;Sylvestre Bonnard, membre del’Institut, l’attendait au parloir.

Mademoiselle Préfère n’eut que le temps de me confier qu’elleavait un profond respect pour les décisions de l’Institut quellesqu’elles fussent, et Jeanne parut, essoufflée, rouge comme unepivoine, les yeux grands ouverts, les bras ballants, charmante danssa gaucherie naïve.

–&|160;Comme vous êtes faite, ma chère enfant&|160;! murmuramademoiselle Préfère, avec un douceur maternelle, en lui arrangeantson col.

Jeanne était faite, il est vrai, d’une bien étrange façon. Sescheveux, tirés en arrière et pris dans un filet duquel ilss’échappaient par mèches, ses bras maigres enfermés jusqu’au coudedans des manches de lustrine, ses mains rouges d’engelures et dontelle semblait fort embarrassée, sa robe trop courte qui laissaitvoir des bas trop larges et des bottines éculées, une corde àsauter passée comme une ceinture autour de sa taille, tout celafaisait de Jeanne une demoiselle peu présentable.

–&|160;Petite folle&|160;! soupira mademoiselle Préfère, quicette fois semblait, non plus une mère, mais une sœur aînée.

Puis, elle s’échappa en glissant comme une ombre sur le miroirdu plancher.

Je dis à Jeanne&|160;:

–&|160;Asseyez-vous, Jeanne, et parlez-moi comme à un ami. Nevous plaisez-vous pas ici&|160;?

Elle hésita, puis me répondit avec un sourire résigné&|160;:

–&|160;Pas beaucoup.

Elle tenait dans ses mains les deux bouts de sa corde et setaisait.

Je lui demandai si, grande comme elle était, elle sautait encoreà la corde.

–&|160;Oh&|160;! non, monsieur, me répondit-elle vivement. Quandla bonne m’a dit qu’un monsieur m’attendait au parloir, je faisaissauter les petites. Alors j’ai noué la corde autour de ma taillepour ne pas la perdre. Ce n’était pas convenable. Je vous prie dem’excuser. Mais j’ai si peu l’habitude de recevoir desvisites&|160;!

–&|160;Juste ciel&|160;! pourquoi serais-je offensé de votrecordelière&|160;? Les Clarisses portaient une corde à la ceinture,et c’étaient de saintes filles.

–&|160;Vous êtes bien bon, monsieur, me dit-elle, d’être venu mevoir et de me parler comme vous me parlez. Je n’ai pas pensé à vousremercier quand je suis entrée, parce que j’étais trop surprise.Avez-vous vu madame de Gabry&|160;? Parlez-moi d’elle, voulez-vous,monsieur&|160;?

–&|160;Madame de Gabry, répondis-je, va bien. Elle est dans sabelle terre de Lusance. Je vous dirai d’elle, Jeanne, ce qu’unvieux jardinier disait de la châtelaine, sa maîtresse, quand ons’inquiétait d’elle à lui&|160;: «&|160;Madame est dans sonchemin.&|160;» Oui, madame de Gabry est dans son chemin&|160;; voussavez, Jeanne, comme ce chemin est bon et de quel pas égal elle ymarche. L’autre jour, avant qu’elle partît pour Lusance, je suisallé avec elle loin, bien loin, et nous avons parlé de vous. Nousavons parlé de vous, mon enfant, sur la tombe de votre mère.

–&|160;Je suis bien heureuse, me dit Jeanne.

Et elle se mit à pleurer.

C’est avec respect que je laissai couler les larmes d’une jeunefille. Puis, tandis qu’elle s’essuyait les yeux, je la priai de medire quelle était sa vie dans cette maison.

Elle m’apprit qu’elle était à la fois élève et maîtresse.

–&|160;On vous commande et vous commandez. Cet état de chosesest fréquent dans le monde. Endurez-le, mon enfant.

Mais elle me fit comprendre qu’elle n’était pas enseignée etqu’elle n’enseignait pas, qu’elle était chargée d’habiller lesenfants de la petite classe, de les laver, de leur apprendre labienséance, l’alphabet, l’usage de l’aiguille, de les faire joueret de les coucher, la prière dite.

–&|160;Ah&|160;! m’écriai-je, c’est cela que mademoisellePréfère nomme l’enseignement mutuel. Je ne puis vous le cacher,Jeanne, mademoiselle Préfère ne me plaît pas tout à fait et je nela crois pas aussi bonne que je voudrais.

–&|160;Oh&|160;! me répondit Jeanne, elle est comme la plupartdes gens. Elle est bonne avec les gens qu’elle aime et elle n’estpas bonne avec les gens qu’elle n’aime pas. Mais voilà&|160;! jecrois qu’elle ne m’aime pas beaucoup.

–&|160;Et M.&|160;Mouche&|160;? Jeanne, que faut-il penser deM.&|160;Mouche&|160;?

Elle me répondit vivement&|160;:

–&|160;Monsieur, je vous supplie de ne pas me parler deM.&|160;Mouche. Je vous en supplie.

Je cédai à cette prière ardente et presque farouche et changeaide propos.

–&|160;Jeanne, modelez-vous ici des figures de cire&|160;? Jen’ai pas oublié la fée qui me surprit si fort à Lusance.

–&|160;Je n’ai pas de cire, me répondit-elle en laissant tomberses bras.

–&|160;Pas de cire, m’écriai-je, dans une républiqued’abeilles&|160;! Jeanne, je vous apporterai des cires colorées etlucides comme des joyaux.

–&|160;Je vous remercie, monsieur&|160;; mais ne le faites pas.Je n’ai pas le temps ici de travailler à mes poupées de cire.Pourtant j’avais commencé un petit saint Georges pour madame deGabry, un tout petit saint Georges avec une cuirasse dorée. Maisles petites filles ont compris que c’était une poupée, elles ontjoué avec et l’ont mis en pièces.

Elle tira de la poche de son tablier une figurine dont lesmembres disloqués étaient retenus à peine par leur âme de fil defer. À cette vue elle fut prise de tristesse et de gaieté&|160;; lagaieté l’emporta et elle sourit, d’un sourire qui s’arrêtabrusquement.

Mademoiselle Préfère était debout, amène, à la porte duparloir.

–&|160;Cette chère enfant&|160;! soupira la maîtresse de pensionde sa voix la plus tendre. Je crains qu’elle ne vous fatigue.D’ailleurs, vos moments sont précieux.

Je la priai de perdre cette illusion et, me levant pour prendrecongé, je tirai de mes poches quelques tablettes de chocolat etautres douceurs que j’avais apportées.

–&|160;Oh&|160;! monsieur, s’écria Jeanne, il y en a pour toutela pension.

La dame à la pèlerine intervint&|160;:

–&|160;Mademoiselle Alexandre, dit-elle, remerciez monsieur desa générosité.

Jeanne la regarda d’un air assez farouche&|160;; puis, setournant vers moi&|160;:

–&|160;Je vous remercie, monsieur, de ces friandises et je vousremercie surtout de la bonté que vous avez eue de venir mevoir.

–&|160;Jeanne, lui dis-je en lui serrant les deux mains, restezune bonne et courageuse enfant. Au revoir.

En se retirant avec ses paquets de chocolat et de pâtisseries,il lui arriva de faire claquer les poignées de sa corde contre ledossier d’une chaise. Mademoiselle Préfère, indignée, pressa soncœur à deux mains sous sa pèlerine, et je m’attendis à voirs’évanouir son âme scolastique.

Quand nous fûmes seuls, elle reprit sa sérénité, et je doisdire, sans me flatter, qu’elle me sourit de tout un côté duvisage.

–&|160;Mademoiselle, lui dis-je, profitant de ses bonnesdispositions, j’ai remarqué que Jeanne Alexandre était un peu pâle.Vous savez mieux que moi combien l’âge indécis où elle est exige deménagements et de soins. Je vous offenserais en la recommandantplus instamment à votre vigilance.

Ces paroles semblèrent la ravir. Elle contempla avec un aird’extase la petite spirale du plafond et s’écria en joignant lesmains&|160;:

–&|160;Comme ces hommes éminents savent descendre jusque dansles plus infimes détails&|160;!

Je lui fis observer que la santé d’une jeune fille n’était pasun infime détail, et j’eus l’honneur de la saluer. Mais ellem’arrêta sur le seuil et me dit en confidence&|160;:

–&|160;Excusez ma faiblesse, monsieur. Je suis femme et j’aimela gloire. Je ne puis vous cacher que je me sens honorée par laprésence d’un membre de l’Institut dans ma modeste institution.

J’excusai la faiblesse de mademoiselle Préfère, et, songeant àJeanne avec l’aveuglement de l’égoïsme, je me dis le long duchemin&|160;:

–&|160;Que ferons-nous de cette enfant&|160;?

&|160;

2 juin.

J’avais conduit ce jour-là jusqu’au cimetière de Marnes un vieuxcollègue de grand âge qui, selon la pensée de Gœthe, avait consentià mourir. Le grand Gœthe, dont la puissance vitale étaitextraordinaire, croyait en effet qu’on ne meurt que quand on leveut bien, c’est-à-dire quand toutes les énergies qui résistent àla décomposition finale, et dont l’ensemble fait la vie même, sontdétruites jusqu’à la dernière. En d’autres termes, il pensait qu’onne meurt que quand on ne peut plus vivre. À la bonne heure&|160;!il ne s’agit que de s’entendre, et la magnifique pensée de Gœthe seramène, quand on sait la prendre, à la chanson de La Palice.

Donc, mon excellent collègue avait consenti à mourir, grâce àdeux ou trois attaques d’apoplexie des plus persuasives et dont ladernière fut sans réplique. Je l’avais peu pratiqué de son vivant,mais il paraît que je devins son ami dès qu’il ne fut plus, car noscollègues me dirent d’un ton grave, avec un visage pénétré, que jedevais tenir un des cordons du poêle et parler sur la tombe.

Après avoir lu fort mal un petit discours que j’avais écrit demon mieux, ce qui n’est pas beaucoup dire, j’allai me promener dansles bois de Ville-d’Avray et suivis, sans trop peser sur la cannedu capitaine, un sentier couvert sur lequel le jour tombait endisques d’or. Jamais l’odeur de l’herbe et des feuilles humides,jamais la beauté du ciel et la sérénité puissante des arbresn’avaient pénétré si avant mes sens et toute mon âme, etl’oppression que je ressentais dans ce silence traversé d’une sortede tintement continu était à la fois sensuelle et religieuse.

Je m’assis à l’ombre du chemin sous un bouquet de jeunes chênes.Et là, je me promis de ne point mourir, ou du moins de ne pointconsentir à mourir, avant de m’être assis de nouveau sous un chêneoù, dans la paix d’une large campagne, je songerais à la nature del’âme et aux fins dernières de l’homme. Une abeille, dont lecorsage brun brillait au soleil comme une armure de vieil or, vintse poser sur une fleur de mauve d’une sombre richesse et bienouverte sur sa tige touffue. Ce n’était certainement pas lapremière fois que je voyais un spectacle si commun, mais c’était lapremière que je le voyais avec une curiosité si affectueuse et siintelligente. Je reconnus qu’il y avait entre l’insecte et la fleurtoutes sortes de sympathies et mille rapports ingénieux que jen’avais pas soupçonnés jusque-là.

L’insecte, rassasié de nectar, s’élança en ligne hardie. Je merelevai du mieux que je pus, et me rajustai sur mes jambes.

Adieu, dis-je à la fleur et à l’abeille. Adieu. Puissé-je vivreencore le temps de deviner le secret de vos harmonies. Je suis bienfatigué. Mais l’homme est ainsi fait qu’il ne se délasse d’untravail que par un autre. Ce sont les fleurs et les insectes qui mereposeront, si Dieu le veut, de la philologie et de ladiplomatique. Combien le vieux mythe d’Antée est plein desens&|160;! J’ai touché la terre et je suis un nouvel homme, etvoici qu’à soixante-huit ans de nouvelles curiosités naissent dansmon âme comme on voit des rejetons s’élancer du tronc creux d’unvieux saule.

&|160;

4 juin.

J’aime à regarder de ma fenêtre la Seine et ses quais par cesmatins d’un gris tendre qui donnent aux choses une douceur infinie.J’ai contemplé le ciel d’azur qui répand sur la baie de Naples sasérénité lumineuse. Mais notre ciel de Paris est plus animé, plusbienveillant et plus spirituel. Il sourit, menace, caresse,s’attriste et s’égaie comme un regard humain. Il verse en ce momentune molle clarté sur les hommes et les bêtes de la ville, quiaccomplissent leur tâche quotidienne. Là-bas, sur l’autre berge,les forts du port Saint-Nicolas déchargent des cargaisons de cornesde bœuf, et des coltineurs posés sur une passerelle volante fontsauter lestement, de bras en bras, des pains de sucre jusque dansla cale du bateau à vapeur. Sur le quai du nord, les chevaux defiacre, alignés à l’ombre des platanes, la tête dans leur musette,mâchent tranquillement leur avoine, tandis que les cochersrubiconds vident leur verre devant le comptoir du marchand de vin,en guettant du coin de l’œil le bourgeois matinal.

Les bouquinistes déposent leurs boîtes sur le parapet. Cesbraves marchands d’esprit, qui vivent sans cesse dehors, la blouseau vent, sont si bien travaillés par l’air, les pluies, les gelées,les neiges, les brouillards et le grand soleil, qu’ils finissentpar ressembler aux vieilles statues des cathédrales. Ils sont tousmes amis, et je ne passe guère devant leurs boîtes sans en tirerquelque bouquin qui me manquait jusque-là, sans que j’eusse lemoindre soupçon qu’il me manquât.

À mon retour au logis, ce sont les cris de ma gouvernante, quim’accuse de crever toutes mes poches et d’emplir la maison de vieuxpapiers qui attirent les rats. Thérèse est sage en cela, et c’estjustement parce qu’elle est sage que je ne l’écoute pas&|160;; car,malgré ma mine tranquille, j’ai toujours préféré la folie despassions à la sagesse de l’indifférence. Mais, parce que mespassions ne sont point de celles qui éclatent, dévastent et tuent,le vulgaire ne les voit pas. Elles m’agitent pourtant, et il m’estarrivé plus d’une fois de perdre le sommeil pour quelques pagesécrites par un moine oublié ou imprimées par un humble apprenti dePierre Schœffer. Et si ces belles ardeurs s’éteignent en moi, c’estque je m’éteins lentement moi-même. Nos passions, c’est nous. Mesbouquins, c’est moi. Je suis vieux et racorni comme eux.

Un vent léger balaye avec la poussière de la chaussée lesgraines ailées des platanes et les brins de foin échappés à labouche des chevaux. Ce n’est rien que cette poussière, mais, en lavoyant s’envoler, je me rappelle que dans mon enfance je regardaistourbillonner une poussière pareille&|160;; et mon âme de vieuxParisien en est émue. Tout ce que je découvre de ma fenêtre, cethorizon qui s’étend à ma gauche jusqu’aux collines de Chaillot etqui me laisse apercevoir l’Arc de Triomphe comme un dé de pierre,la Seine, fleuve de gloire, et ses ponts, les tilleuls de laterrasse des Tuileries, le Louvre de la Renaissance, ciselé commeun joyau&|160;; à ma droite, du côté du Pont-Neuf, ponsLutetiae Novus dictus, comme on lit sur les anciennesestampes, le vieux et vénérable Paris avec ses tours et sesflèches, tout cela, c’est ma vie, c’est moi-même, et je ne seraisrien sans ces choses qui se reflètent en moi avec les mille nuancesde ma pensée et m’inspirent et m’animent. C’est pourquoi j’aimeParis d’un immense amour.

Et pourtant je suis las, et je sens qu’on ne peut se reposer ausein de cette ville qui pense tant, qui m’a appris à penser et quim’invite sans cesse à penser. Comment n’être point agité au milieude ces livres qui sollicitent sans cesse ma curiosité et lafatiguent sans la satisfaire&|160;? Tantôt, c’est une date qu’ilfaut chercher, tantôt un lieu qu’il importe de déterminerprécisément ou quelque vieux terme dont il est intéressant deconnaître le vrai sens. Des mots&|160;? – Eh&|160;! oui, des mots.Philologue, je suis leur souverain, ils sont mes sujets, et je leurdonne, en bon roi, ma vie entière. Ne pourrai-je abdiquer unjour&|160;? Je devine qu’il y a quelque part, loin d’ici, à l’oréed’un bois, une maisonnette où je trouverais le calme dont j’aibesoin, en attendant qu’un plus grand calme, irrévocable celui-là,m’enveloppe tout entier. Je rêve un banc sur le seuil et des champsà perte de vue. Mais il faudrait qu’un frais visage sourît près demoi pour refléter et concentrer toute cette fraîcheur&|160;; je mecroirais grand-père, et tout le vide de ma vie serait comblé.

Je ne suis point un homme violent et pourtant je m’irriteaisément, et tous mes ouvrages m’ont causé autant de chagrins quede plaisirs. Je ne sais comment il se fit que je songeai alors à latrès vaine et très négligeable impertinence que se permit, à monégard, voilà trois mois, mon jeune ami du Luxembourg. Je ne luidonne pas par ironie ce nom d’ami, car j’aime la jeunesse studieuseavec ses témérités et ses écarts d’esprit. Toutefois mon jeune amipassa les bornes. Maître Ambroise Paré, qui procéda le premier à laligature des artères et qui, ayant trouvé la chirurgie exercée pardes barbiers empiriques, l’éleva à la hauteur où elle estaujourd’hui, fut attaqué dans sa vieillesse par tous les apprentisporte-lancette. Pris à partie en termes injurieux par un jeuneétourdi qui pouvait être le meilleur fils du monde, mais quin’avait pas le sentiment du respect, le vieux maître lui réponditdans son traité de la Mumie, de la Licorne, des Venins et de laPeste. «&|160;Je le prie, lui dit le grand homme, je le prie,s’il a envie d’opposer quelques contredits à ma réplique, qu’ilquitte les animosités et qu’il traite plus doucement le bonvieillard.&|160;» Cette réponse est admirable sous la plumed’Ambroise Paré&|160;; mais, vînt-elle d’un rebouteux de village,blanchi dans le travail et moqué par un jouvenceau, elle seraitlouable encore.

On croira peut-être que ce souvenir n’était que l’éveil d’unebasse rancune. Je le crus aussi et je m’accusai de m’attachermisérablement aux propos d’un enfant qui ne sait ce qu’il dit. Parbonheur, mes réflexions à ce sujet prirent ensuite un meilleurcours&|160;; c’est pourquoi je les note sur mon cahier. Je merappelai qu’un beau jour de ma vingtième année (il y a de cela prèsd’un demi-siècle), je me promenais dans ce même jardin duLuxembourg avec quelques camarades. Nous parlâmes de nos vieuxmaîtres, et un de nous vint à nommer M.&|160;Petit-Radel, éruditestimable qui jeta le premier quelque lumière sur les originesétrusques, mais qui eut le malheur de dresser un tableauchronologique des amants d’Hélène. Ce tableau nous fit beaucouprire, et je m’écriai&|160;: «&|160;Petit-Radel est un sot, non pasen trois lettres, mais bien en douze volumes.&|160;»

Cette parole d’adolescent est trop légère pour peser sur laconscience d’un vieillard. Puissé-je n’avoir lancé dans la bataillede la vie que des traits aussi innocents&|160;! Mais je me demandeaujourd’hui si, dans mon existence, je n’ai pas fait, sans m’endouter, quelque chose d’aussi ridicule que le tableau chronologiquedes amants d’Hélène. Le progrès des sciences rend inutiles lesouvrages qui ont le plus aidé à ce progrès. Comme ces ouvrages neservent plus à grand-chose, la jeunesse croit de bonne foi qu’ilsn’ont jamais servi à rien&|160;; elle les méprise et, pour peuqu’il s’y trouve quelque idée trop surannée, elle en rit. Voilàcomment, à vingt ans, je m’amusai de M.&|160;Petit-Radel et de sontableau de chronologie galante&|160;; voilà comment hier, auLuxembourg, mon jeune et irrévérencieux ami…

Rentre en toi-même, Octave, etcesse de te plaindre.

Quoi&|160;! tu veux qu’ont’épargne et n’as rien épargné.

&|160;

6 juin.

C’était le premier jeudi de juin. Je fermai mes livres et priscongé du saint abbé Droctovée, qui, jouissant de la béatitudecéleste, n’est pas bien pressé, je pense, de voir son nom et sestravaux glorifiés, sur cette terre, dans une humble compilationsortie de mes mains. Le dirai-je&|160;? Ce pied de mauve que je visl’autre semaine visité par une abeille m’occupe plus que tous lesvieux abbés crossés et mitrés. Et tantôt encore, ma gouvernante mesurprit à la fenêtre de la cuisine examinant à la loupe des fleursde giroflée. Il y a dans un livre de Sprengel que j’ai lu dans mapremière jeunesse, alors que je lisais tout, quelques idées sur lesamours des fleurs qui me reviennent à l’esprit après un demi-siècled’oubli et qui, aujourd’hui, m’intéressent à ce point que jeregrette de n’avoir pas consacré les humbles facultés de mon âme àl’étude des insectes et des plantes.

C’était en cherchant ma cravate que je faisais ces réflexions.Mais, ayant fouillé inutilement un très grand nombre de tiroirs,j’eus recours à ma gouvernante. Thérèse vintclopin-clopant&|160;:

–&|160;Monsieur, me dit-elle, il fallait me dire que voussortiez et je vous aurais donné votre cravate.

–&|160;Mais, Thérèse, répondis-je, ne serait-il pas meilleur dela placer dans un endroit où je pusse la trouver sans votreaide&|160;?

Thérèse ne daigna pas me répondre.

Thérèse ne me laisse plus la disposition de rien. Je ne puisavoir un mouchoir sans le lui demander, et, comme elle est sourde,impotente et que, de plus, elle perd tout à fait la mémoire, jelanguis dans un perpétuel dénuement. Cependant elle jouit avec unsi tranquille orgueil de son autorité domestique, que je ne me senspas le courage de tenter un coup d’État contre le gouvernement demes armoires.

–&|160;Ma cravate, Thérèse&|160;! m’entendez-vous&|160;? macravate&|160;! ou, si vous me désespérez par de nouvelles lenteurs,ce n’est pas une cravate qu’il me faudra, c’est une corde pour mependre.

–&|160;Vous êtes donc bien pressé, monsieur, me répond Thérèse.Votre cravate n’est pas perdue. Rien ne se perd ici, car j’ai soinde tout. Mais laissez-moi au moins le temps de la trouver.

»&|160;Voilà pourtant, pensai-je, voilà le résultat d’undemi-siècle de dévouement. Ah&|160;! si, par bonheur, cetteinexorable Thérèse avait, une fois, une seule fois dans sa vie,manqué à ses devoirs de servante, si elle s’était trouvée uneminute en faute, elle n’aurait pas pris sur moi cet empireinflexible et j’oserais du moins lui résister. Mais résiste-t-on àla vertu&|160;? Les gens qui n’eurent point de faiblesses sontterribles&|160;; on n’a point de prise sur eux. Voyez plutôtThérèse&|160;: pas un vice par où la prendre. Elle ne doute nid’elle, ni de Dieu, ni du monde. C’est la femme forte, c’est lavierge sage de l’Écriture et, si les hommes l’ignorent, je laconnais. Elle apparaît dans mon âme tenant à la main une lampe, unehumble lampe de ménage qui brille sous les solives d’un toitrustique et qui ne s’éteindra jamais au bout de ce bras maigre,tors et fort comme un sarment.&|160;»

–&|160;Thérèse, ma cravate&|160;! Ne savez-vous pas,malheureuse, que c’est aujourd’hui le premier jeudi de juin et quemademoiselle Jeanne m’attend&|160;? La maîtresse du pensionnat a dûfaire cirer à point le plancher du parloir&|160;; je suis sûr qu’ons’y mire à l’heure qu’il est, et ce sera une distraction pour moi,quand je m’y romprai les os, ce qui ne peut tarder, d’y voir commedans une glace ma triste figure. Prenant alors pour modèlel’aimable et admirable héros dont l’image est ciselée sur la cannede l’oncle Victor, je m’efforcerai de montrer un visage riant etune âme constante. Voyez ce beau soleil. Les quais en sont toutdorés et la Seine sourit par d’innombrables petites ridesétincelantes. La ville est d’or&|160;; une poussière blonde flottesur ses beaux contours comme une chevelure… Thérèse, macravate&|160;!… Ah&|160;! je comprends aujourd’hui le bonhommeChrysale, qui serrait ses rabats dans un gros Plutarque. À sonexemple, je mettrai désormais toutes mes cravates entre lesfeuillets des Acta sanctorum.

Thérèse me laissait dire et cherchait en silence. J’entendisqu’on sonnait doucement à la porte.

–&|160;Thérèse, dis-je, on sonne. Donnez-moi ma cravate et allezouvrir&|160;; ou bien allez ouvrir et, avec l’aide du ciel, vous medonnerez ensuite ma cravate. Mais ne restez pas ainsi, je vous enprie, entre ma commode et notre porte, comme une haquenée, si j’osedire, entre deux selles.

Thérèse marcha vers la porte comme à l’ennemi. Mon excellentegouvernante est devenue très inhospitalière. L’étranger lui estsuspect. À l’entendre, cette disposition procède d’une longueexpérience des hommes. Je n’eus pas le temps de considérer si lamême expérience faite par un autre expérimentateur donnerait lemême résultat. Maître Mouche m’attendait dans mon cabinet.

Maître Mouche est encore plus jaune que je n’avais cru. Il a deslunettes bleues, et ses prunelles trottent dessous, comme dessouris derrière un paravent.

Maître Mouche s’excuse d’être venu me déranger dans un moment…Il ne caractérise pas ce moment, mais je pense qu’il veut dire unmoment où je n’ai pas de cravate. Ce n’est pas de ma faute, commevous savez. Maître Mouche, qui n’en sait rien, n’en paraîtd’ailleurs nullement offensé. Il craint seulement d’être importun.Je le rassure à demi. Il me dit que c’est comme tuteur demademoiselle Alexandre qu’il est venu causer avec moi. Tout d’abordil m’invite à ne tenir aucun compte des restrictions qu’il a crudevoir apporter primitivement à l’autorisation à nous accordée devoir mademoiselle Jeanne dans son pensionnat. Désormaisl’établissement de mademoiselle Préfère me serait ouvert tous lesjours de midi à quatre heures. Sachant l’intérêt que je porte àcette jeune fille, il croit de son devoir de me renseigner sur lapersonne à laquelle il a confié sa pupille. Mademoiselle Préfère,qu’il connaît depuis longtemps, est en possession de toute saconfiance. Mademoiselle Préfère est, selon lui, une personneéclairée, de bon conseil et de bonnes mœurs.

–&|160;Mademoiselle Préfère, me dit-il, a des principes&|160;;et c’est chose rare, monsieur, par le temps qui court. Tout estbien changé actuellement, et cette époque ne vaut pas lesprécédentes.

–&|160;Témoin mon escalier, monsieur, répondis-je&|160;; il selaissait monter, il y a vingt-cinq ans, le plus aisément du monde,et maintenant il m’essouffle et me rompt les jambes dès lespremières marches. Il s’est gâté. Il y a aussi les journaux, et leslivres que jadis je dévorais sans peine au clair de la lune et quiaujourd’hui, par le plus beau soleil, se moquent de ma curiosité etne me montrent que du blanc et du noir, quand je n’ai point delunettes. La goutte me travaille les membres. C’est là encore unedes malices du temps.

–&|160;Non seulement cela, monsieur, me répondit gravementmaître Mouche&|160;; mais ce qu’il y a de réellement mauvais dansnotre époque, c’est que personne n’est content de sa position. Ilrègne du haut en bas de la société, dans toutes les classes, unmalaise, une inquiétude, une soif de bien-être.

–&|160;Mon Dieu&|160;! monsieur, répondis-je, croyez-vous quecette soif de bien-être soit un signe des temps&|160;? Les hommesn’ont eu à aucune époque l’appétit du malaise. Ils ont toujourscherché à améliorer leur état. Ce constant effort a produit deconstantes révolutions. Il continue, voilà tout&|160;!

–&|160;Ah&|160;! monsieur, me répondit maître Mouche, on voitbien que vous vivez dans vos livres, loin des affaires&|160;! Vousne voyez pas, comme moi, les conflits d’intérêts, les luttesd’argent. C’est du grand au petit la même effervescence. On selivre à une spéculation effrénée. Ce que je vois m’épouvante.

Je me demandais si maître Mouche n’était venu chez moi que pourm’exprimer sa misanthropie vertueuse&|160;; mais j’entendis desparoles plus consolantes sortir de ses lèvres. Maître Mouche meprésentait Virginie Préfère comme une personne digne de respect,d’estime et de sympathie, pleine d’honneur, capable de dévouement,instruite, discrète, lisant bien à haute voix, pudique et sachantposer des vésicatoires. Je compris alors qu’il ne m’avait fait unepeinture si sombre de la corruption universelle, qu’afin de fairemieux ressortir, par le contraste, les vertus de l’institutrice.J’appris que l’établissement de la rue Demours était bienachalandé, lucratif et en possession de l’estime publique. MaîtreMouche, pour confirmer ses déclarations, étendit sa main gantée delaine noire. Puis il ajouta&|160;:

–&|160;Je suis à même, par ma profession, de connaître le monde.Un notaire est un peu un confesseur. J’ai cru de mon devoir,monsieur, de vous apporter ces bons renseignements au moment où unheureux hasard vous a mis en rapport avec mademoiselle Préfère. Jen’ai qu’un mot à ajouter&|160;: cette demoiselle, qui ignoreabsolument la démarche que je fais près de vous, m’a parlé l’autrejour de vous en termes profondément sympathiques. Je lesaffaiblirais en les répétant, et je ne pourrais d’ailleurs lesredire sans trahir en quelque sorte la confiance de mademoisellePréfère.

–&|160;Ne la trahissez pas, monsieur, répondis-je, ne latrahissez pas. À vous dire vrai, j’ignorais que mademoisellePréfère me connût le moins du monde. Toutefois, puisque vous avezsur elle l’influence d’une ancienne amitié, je profiterai,monsieur, de vos bonnes dispositions à mon égard pour vous prierd’user de votre crédit auprès de votre amie en faveur demademoiselle Jeanne Alexandre. Cette enfant, car c’est une enfant,est surchargée de travail. À la fois élève et maîtresse, elle sefatigue beaucoup. De plus, on lui fait trop sentir, je crains, sapauvreté, et c’est une nature généreuse que les humiliationspousseraient à la révolte.

–&|160;Hélas&|160;! me répondit maître Mouche, il faut bien lapréparer à la vie. On n’est pas sur la terre pour s’amuser et pourfaire ses quatre cents volontés.

–&|160;On est sur la terre, répondis-je vivement, pour se plairedans le beau et dans le bien et pour faire ses quatre centsvolontés quand elles sont nobles, spirituelles et généreuses. Uneéducation qui n’exerce pas les volontés est une éducation quidéprave les âmes. Il faut que l’instituteur enseigne à vouloir.

Je crus voir que maître Mouche m’estimait un pauvre homme. Ilreprit avec beaucoup de calme et d’assurance&|160;:

–&|160;Songez, monsieur, que l’éducation des pauvres doit êtrefaite avec beaucoup de circonspection et en vue de l’état dedépendance qu’ils doivent avoir dans la société. Vous ne savezpeut-être pas que Noël Alexandre est mort insolvable, et que safille est élevée presque par charité.

–&|160;Oh&|160;! monsieur&|160;! m’écriai-je, ne le disons pas.Le dire, c’est se payer, et ce ne serait plus vrai.

–&|160;Le passif de la succession, poursuivit le notaire,excédait l’actif. Mais j’ai pris des arrangements avec lescréanciers, dans l’intérêt de la mineure.

Il m’offrit de me donner des explications détaillées&|160;; jeles refusai, étant incapable de comprendre les affaires en généralet celles de maître Mouche en particulier. Le notaire s’appliqua denouveau à justifier le système d’éducation de mademoiselle Préfère,et me dit, en manière de conclusion&|160;:

–&|160;On n’apprend pas en s’amusant.

–&|160;On n’apprend qu’en s’amusant, répondis-je. L’artd’enseigner n’est que l’art d’éveiller la curiosité des jeunes âmespour la satisfaire ensuite, et la curiosité n’est vive et saine quedans les esprits heureux. Les connaissances qu’on entonne de forcedans les intelligences les bouchent et les étouffent. Pour digérerle savoir, il faut l’avoir avalé avec appétit. Je connais Jeanne.Si cette enfant m’était confiée je ferais d’elle, non pas unesavante, car je lui veux du bien, mais une enfant brillanted’intelligence et de vie et en laquelle toutes les belles choses dela nature et de l’art se refléteraient avec un doux éclat. Je laferais vivre en sympathie avec les beaux paysages, avec les scènesidéales de la poésie et de l’histoire, avec la musique noblementémue. Je lui rendrais aimable tout ce que je voudrais lui faireaimer. Il n’est pas jusqu’aux travaux d’aiguille que je nerehausserais pour elle par le choix des tissus, le goût desbroderies et le style des guipures. Je lui donnerais un beau chienet un poney pour lui enseigner à gouverner des créatures&|160;; jelui donnerais des oiseaux à nourrir pour lui apprendre le prixd’une goutte d’eau et d’une miette de pain. Afin de lui créer unejoie de plus, je voudrais qu’elle fût charitable avec allégresse.Et puisque la douleur est inévitable, puisque la vie est pleine demisères, je lui enseignerais cette sagesse chrétienne qui nousélève au-dessus de toutes les misères et donne une beauté à ladouleur même. Voilà comment j’entends l’éducation d’une jeunefille&|160;!

–&|160;Je m’incline, répondit maître Mouche en joignant ses deuxgants de laine noire.

Et il se leva.

–&|160;Vous entendez bien, lui dis-je en le reconduisant, que jene prétends pas imposer à mademoiselle Préfère mon systèmed’éducation, qui est tout intime et parfaitement incompatible avecl’organisation des pensionnats les mieux tenus. Je vous supplieseulement de lui persuader de donner moins de travail et plus derécréation à Jeanne, de ne la point humilier et de lui accorderautant de liberté d’esprit et de corps qu’en comporte le règlementde l’institution.

C’est avec un sourire pâle et mystérieux que maître Mouchem’assura que mes observations seraient prises en bonne part etqu’on en tiendrait grand compte.

Là-dessus il me fit un petit salut et sortit, me laissant dansun certain état de trouble et de malaise. J’ai pratiqué dans ma viedes personnes de diverses sortes, mais aucune qui ressemble à cenotaire ou à cette institutrice.

&|160;

6 juillet.

Maître Mouche m’ayant fort retardé par sa visite, je renonçai àaller voir Jeanne ce jour-là. Des devoirs professionnelsm’occupèrent le reste de la semaine. Bien que dans l’âge dudétachement, je tiens encore par mille liens au monde dans lequelj’ai vécu. Je préside des académies, des congrès, des sociétés. Jesuis accablé de fonctions honorifiques&|160;; j’en remplis jusqu’àsept bien comptées dans un seul ministère. Les bureaux voudraientbien se débarrasser de moi, et je voudrais bien me débarrasserd’eux. Mais l’habitude est plus forte qu’eux et que moi, et jemonte clopin-clopant les escaliers de l’État. Après moi, les vieuxhuissiers se montreront entre eux mon ombre errant dans lescouloirs. Quand on est très vieux, il devient extrêmement difficilede disparaître. Il est pourtant temps, comme dit la chanson, deprendre ma retraite et de songer à faire une fin.

Une vieille marquise philosophe, amie d’Helvétius en son belâge, et que je vis fort âgée chez mon père, reçut à sa dernièremaladie la visite de son curé, qui voulut la préparer à mourir.

–&|160;Cela est-il si nécessaire&|160;? lui répondit-elle. Jevois tout le monde y réussir parfaitement du premier coup.

Mon père l’alla voir peu de temps après et la trouva fortmal.

–&|160;Bonsoir, mon ami, lui dit-elle, en lui serrant la main,je vais voir si Dieu gagne à être connu.

Voilà comment mouraient les belles amies des philosophes. Cettemanière de finir n’est point, certes, d’une vulgaire impertinence,et des légèretés comme celles-là ne se trouvent pas dans la têtedes sots. Mais elles me choquent. Ni mes craintes ni mes espérancesne s’arrangent d’un tel départ. Je voudrais au mien un peu derecueillement, et c’est pour cela qu’il faudra bien que je songe,d’ici à quelques années, à me rendre à moi-même, sans quoi jerisquerais bien… Mais, chut&|160;! Que Celle qui passe ne seretourne pas en entendant son nom. Je puis bien encore souleversans elle mon fagot.

J’ai trouvé Jeanne tout heureuse. Elle m’a conté que, jeudidernier, après la visite de son tuteur, mademoiselle Préfèrel’avait affranchie du règlement et allégée de divers travaux.Depuis ce bienheureux jeudi, elle se promène librement dans lejardin, qui ne manque que de fleurs et de feuilles&|160;; elle amême des facilités pour travailler à son malheureux petit saintGeorges.

Elle me dit en souriant&|160;:

–&|160;Je sais bien que c’est à vous que je dois tout cela.

Je lui parlai d’autre chose, mais je remarquai qu’elle nem’écoutait pas aussi bien qu’elle aurait voulu.

–&|160;Je vois que quelque idée vous occupe, lui dis-je&|160;;parlez-moi de cela, ou nous ne dirons rien qui vaille, ce qui neserait digne ni de vous ni de moi.

Elle me répondit&|160;:

–&|160;Oh&|160;! je vous écoutais bien, monsieur&|160;; mais ilest vrai que je pensais à quelque chose. Vous me pardonnerez,n’est-ce pas&|160;? Je pensais qu’il faut que mademoiselle Préfèrevous aime beaucoup pour être devenue tout d’un coup si bonne avecmoi.

Et elle me regarda d’un air à la fois souriant et effaré qui mefit rire.

–&|160;Cela vous étonne&|160;? dis-je.

–&|160;Beaucoup, me répondit-elle.

–&|160;Pourquoi, s’il vous plaît&|160;?

–&|160;Parce que je ne vois pas du tout de raisons pour que vousplaisiez à mademoiselle Préfère.

–&|160;Vous me croyez donc bien déplaisant, Jeanne&|160;?

–&|160;Oh&|160;! non, mais vraiment je ne vois aucune raisonpour que vous plaisiez à mademoiselle Préfère. Et pourtant vous luiplaisez beaucoup, beaucoup. Elle m’a fait appeler et m’a posétoutes sortes de questions sur vous.

–&|160;En vérité&|160;?

–&|160;Oui, elle voulait connaître votre intérieur. C’est aupoint qu’elle m’a demandé l’âge de votre gouvernante&|160;!

–&|160;Eh bien&|160;! lui dis-je, qu’en pensez-vous&|160;?

Elle garda longtemps les yeux fixés sur le drap usé de sesbottines et elle semblait absorbée par une méditation profonde.Enfin, relevant la tête&|160;:

–&|160;Je me défie, dit-elle. Il est bien naturel, n’est-ce pas,qu’on soit inquiète de ce qu’on ne comprend pas&|160;? Je sais bienque je suis une étourdie, mais j’espère que vous ne m’en voulezpas.

–&|160;Non, certes, Jeanne, je ne vous en veux pas.

J’avoue que sa surprise me gagnait et je remuais dans ma vieilletête cette pensée de la jeune fille&|160;: on est inquiet de cequ’on ne comprend pas.

Mais Jeanne reprit en souriant&|160;:

–&|160;Elle m’a demandé… devinez&|160;!… Elle m’a demandé sivous aimiez la bonne chère.

–&|160;Et comment avez-vous reçu, Jeanne, cette aversed’interrogations&|160;?

–&|160;J’ai répondu&|160;: «&|160;Je ne sais pas,mademoiselle.&|160;» Et mademoiselle m’a dit&|160;: «&|160;Vousêtes une petite sotte. Les moindres détails de la vie d’un hommesupérieur doivent être remarqués. Sachez, mademoiselle, queM.&|160;Sylvestre Bonnard est une des gloires de laFrance.&|160;»

–&|160;Peste&|160;! m’écriai-je. Et qu’en pensez-vous,mademoiselle&|160;?

–&|160;Je pense que mademoiselle Préfère avait raison. Mais jene tiens pas… (c’est mal, ce que je vais vous dire) je ne tiens pasdu tout à ce que mademoiselle Préfère ait raison en quoi que cesoit.

–&|160;Eh bien&|160;! soyez satisfaite, Jeanne&|160;:mademoiselle Préfère n’avait pas raison.

–&|160;Si&|160;! si&|160;! elle avait bien raison. Mais jevoulais aimer tous ceux qui vous aiment, tous sans exception, et jene le peux plus, car il ne me sera jamais possible d’aimermademoiselle Préfère.

–&|160;Jeanne, écoutez-moi, répondis-je gravement, mademoisellePréfère est devenue bonne avec vous, soyez bonne avec elle.

Elle répliqua d’un ton sec&|160;:

–&|160;Il est très facile à mademoiselle Préfère d’être bonneavec moi&|160;; et il me serait très difficile d’être bonne avecelle.

C’est en donnant plus de gravité encore à mon langage que jerepris&|160;:

–&|160;Mon enfant, l’autorité des maîtres est sacrée. Votremaîtresse de pension représente auprès de vous la mère que vousavez perdue.

À peine avais-je dit cette solennelle bêtise que je m’enrepentis cruellement. L’enfant pâlit, ses yeux se gonflèrent.

–&|160;Oh&|160;! monsieur&|160;! s’écria-t-elle, commentpouvez-vous dire une chose pareille, vous&|160;?

Oui, comment, avais-je pu dire cette chose&|160;?

Elle répétait&|160;:

–&|160;Maman&|160;! ma chère maman&|160;! ma pauvremaman&|160;!

Le hasard m’empêcha d’être sot jusqu’au bout. Je ne sais commentil se fit que j’eus l’air de pleurer. On ne pleure plus à mon âge.Il faut qu’une toux maligne m’ait tiré des larmes des yeux. Enfin,c’était à s’y tromper. Jeanne s’y trompa. Oh&|160;! quel pur, quelradieux sourire brilla alors sous ses beaux cils mouillés comme dusoleil dans les branches après une pluie d’été&|160;! Nous nousprîmes les mains, et nous restâmes longtemps sans nous rien dire,heureux.

–&|160;Mon enfant, dis-je enfin, je suis très vieux, et bien dessecrets de la vie, que vous découvrirez peu à peu, me sont révélés.Croyez-moi&|160;: l’avenir est fait du passé. Tout ce que vousferez pour bien vivre ici, sans haine et sans amertume, vousservira à vivre un jour en paix et en joie dans votre maison. Soyezdouce et sachez souffrir. Quand on souffre bien on souffre moins.S’il vous arrive un jour d’avoir un vrai sujet de plainte, je serailà pour vous entendre. Si vous êtes offensée, madame de Gabry etmoi, nous le serons avec vous.

–&|160;Votre santé est-elle tout à fait bonne, chermonsieur&|160;?

C’était mademoiselle Préfère, venue en tapinois, qui me faisaitcette question accompagnée d’un sourire. Ma première pensée fut dela vouer à tous les diables, la seconde de constater que sa boucheétait faite pour sourire comme une casserole pour jouer du violon,la troisième fut de lui rendre sa politesse et de lui dire quej’espérais qu’elle se portait bien.

Elle envoya la jeune fille se promener dans le jardin&|160;;puis une main sur sa pèlerine et l’autre étendue vers le tableaud’honneur, elle me montra le nom de Jeanne Alexandre écrit en rondeen tête de la liste.

–&|160;Je vois avec un sensible plaisir, lui dis-je, que vousêtes satisfaite de la conduite de cette enfant. Rien ne peut m’êtreplus agréable, et je suis porté à attribuer cet heureux résultat àvotre affectueuse vigilance. J’ai pris la liberté de vous faireenvoyer quelques livres qui peuvent intéresser et instruire desjeunes filles. Vous jugerez, après y avoir jeté les yeux, si vousdevez les communiquer à mademoiselle Alexandre et à sescompagnes.

La reconnaissance de la maîtresse de pension alla jusqu’àl’attendrissement et s’étendit en paroles. Pour y coupercourt&|160;:

–&|160;Il fait bien beau aujourd’hui, dis-je.

–&|160;Oui, me répondit-elle, et, si cela continue, ces chèresenfants auront un beau temps pour prendre leurs ébats.

–&|160;Vous voulez sans doute parler des vacances. Maismademoiselle Alexandre, qui n’a plus de parents, ne sortira pasd’ici. Que fera-t-elle, mon Dieu, dans cette grande maisonvide&|160;?

–&|160;Nous lui donnerons le plus de distractions que nouspourrons. Je la conduirai dans les musées et…

Elle hésita, puis en rougissant&|160;:

–&|160;… et chez vous, si vous le permettez.

–&|160;Comment donc&|160;! m’écriai-je. Mais voilà uneexcellente idée.

Nous nous quittâmes fort amis l’un de l’autre. Moi d’elle parceque j’avais obtenu ce que je souhaitais&|160;; elle de moi, sansmotif appréciable, ce qui, selon Platon, la met au plus haut degréde la hiérarchie des âmes.

Pourtant, c’est avec de mauvais pressentiments que j’introduiscette personne chez moi. Et je voudrais bien que Jeanne fût end’autres mains que les siennes. Maître Mouche et mademoisellePréfère sont des esprits qui passent le mien. Je ne sais jamaispourquoi il disent ce qu’ils disent, ni pourquoi ils font ce qu’ilsfont&|160;; il y a en eux des profondeurs mystérieuses qui metroublent. Comme Jeanne me le disait tout à l’heure&|160;: on estinquiet de ce qu’on ne comprend pas.

Hélas&|160;! à mon âge on sait trop combien la vie est peuinnocente&|160;; on sait trop ce qu’on perd à durer en ce monde etl’on n’a de confiance qu’en la jeunesse.

&|160;

16 août.

Je les attendais. Vraiment, je les attendais avec impatience.Pour amener Thérèse à les bien accueillir, j’ai employé tout monart d’insinuer et de plaire, mais c’est peu. Elles vinrent. Jeanneétait, ma foi&|160;! toute pimpante. Ce n’est point sa grand-mère,assurément. Mais aujourd’hui, pour la première fois, je m’aperçusqu’elle avait une physionomie agréable, chose qui, en ce monde, estfort utile à une femme. Elle sourit, et la cité des livres en futtout égayée.

J’épiai Thérèse&|160;; j’observai si ses rigueurs de vieillegardienne s’adoucissaient à la vue de la jeune fille. Je la visarrêter sur Jeanne ses yeux ternes, sa face à longues peaux, sabouche creuse, son menton pointu de vieille fée puissante. Et cefut tout.

Mademoiselle Préfère, de bleu vêtue, avançait, reculait,sautillait, trottinait, s’écriait, soupirait, baissait les yeux,levait les yeux, se confondait en politesses, n’osait pas, osait,n’osait plus, osait encore, faisait la révérence, bref, unmanège.

–&|160;Que de livres&|160;! s’écria-t-elle. Et vous les aveztous lus, monsieur Bonnard&|160;?

–&|160;Hélas&|160;! oui, répondis-je, et c’est pour cela que jene sais rien du tout, car il n’y a pas un de ces livres qui n’endémente un autre, en sorte que, quand on les connaît tous, on nesait que penser. J’en suis là, madame.

Là-dessus, elle appela Jeanne pour lui communiquer sesimpressions. Mais Jeanne regardait par la fenêtre&|160;:

–&|160;Que c’est beau&|160;! nous dit-elle. J’aime voir coulerla rivière. Cela fait penser à tant de choses&|160;!

Mademoiselle Préfère ayant ôté son chapeau et découvert un frontorné de boucles blondes, ma gouvernante empoigna fortement lechapeau en disant qu’il lui déplaisait de voir traîner les hardessur les meubles. Puis elle s’approcha de Jeanne et lui demanda«&|160;ses nippes&|160;» en l’appelant sa petite demoiselle. Lapetite demoiselle, lui donnant son mantelet et son chapeau, dégageaun cou gracieux et une taille ronde dont les contours sedétachaient nettement sur la grande lumière de la fenêtre, etj’aurais souhaité qu’elle fût vue en ce moment par toute autrepersonne qu’une vieille servante, une maîtresse de pension friséecomme un agneau et un bonhomme d’archiviste paléographe.

–&|160;Vous regardez la Seine, lui dis-je&|160;; elle étincelleau soleil.

–&|160;Oui, répondit-elle, accoudée à la barre d’appui. Ondirait une flamme qui coule. Mais voyez là-bas comme elle semblefraîche sous les saules de la berge qu’elle reflète. Ce petitcoin-là me plaît encore mieux que tout le reste.

–&|160;Allons&|160;! répondis-je, je vois que la rivière voustente. Que diriez-vous si, avec l’agrément de mademoiselle Préfère,nous allions à Saint-Cloud par le bateau à vapeur que nous nemanquerons pas de trouver en aval du Pont-Royal&|160;?

Jeanne était très contente de mon idée et mademoiselle Préfèrerésolue à tous les sacrifices. Mais ma gouvernante n’entendait pasnous laisser partir ainsi. Elle me conduisit dans la salle àmanger, où je la suivis en tremblant.

–&|160;Monsieur, me dit-elle quand nous fûmes seuls, vous nepensez jamais à rien et il faut que ce soit moi qui songe à tout.Heureusement que j’ai bonne mémoire.

Je ne jugeai pas opportun d’ébranler cette illusion téméraire.Elle poursuivit&|160;:

–&|160;Ainsi&|160;! vous vous en alliez sans me dire ce quiplaît à la petite demoiselle&|160;? Vous êtes bien difficile àcontenter, vous, monsieur, mais au moins vous savez ce qui est bon.Ce n’est pas comme ces jeunesses. Elles ne se connaissent pas encuisine. C’est souvent le meilleur qu’elles trouvent le pire et lemauvais qui leur semble bon, à cause du cœur qui n’est pas encorebien assuré à sa place, tant et si bien qu’on ne sait que faireavec elles. Dites-moi si la petite demoiselle aime les pigeons auxpetits pois et les profiteroles.

–&|160;Ma bonne Thérèse, répondis-je, faites à votre gré, et cesera très bien. Ces dames sauront se contenter de notre modesteordinaire.

Thérèse reprit sèchement&|160;:

–&|160;Monsieur, je vous parle de la petite demoiselle&|160;; ilne faut pas qu’elle s’en aille de la maison sans avoir un peuprofité. Quant à la vieille frisée, si mon dîner ne lui convientpas, elle pourra bien se sucer les pouces. Je m’en moque.

Je retournai, l’âme en repos, dans la cité des livres, oùmademoiselle Préfère travaillait au crochet si tranquillement,qu’on eût dit qu’elle était chez elle. Je faillis le croiremoi-même. Elle tenait peu de place, il est vrai, au coin de lafenêtre. Mais elle avait si bien choisi sa chaise et son tabouret,que ces meubles semblaient faits pour elle.

Jeanne, au contraire, donnait aux livres et aux tableaux un longregard, qui semblait presque un affectueux adieu.

–&|160;Tenez, lui dis-je&|160;; amusez-vous à feuilleter celivre, qui ne peut manquer de vous plaire, car il contient debelles gravures.

Et j’ouvris devant elle le recueil des costumes deVecellio&|160;; non pas, s’il vous plaît, la banale copiemaigrement exécutée par des artistes modernes, mais bien unmagnifique et vénérable exemplaire de l’édition princeps, laquelleest noble à l’égal des nobles dames qui figurent sur ses feuilletsjaunis et embellis par le temps.

En feuilletant les gravures avec une naïve curiosité, Jeanne medit&|160;:

–&|160;Nous parlions de promenade, mais c’est un voyage que vousme faites faire. Un grand voyage.

–&|160;Eh bien&|160;! mademoiselle, lui dis-je, il fauts’arranger commodément pour voyager. Vous êtes assise sur un coinde votre chaise que vous faites tenir sur un seul pied, et leVecellio doit vous fatiguer les genoux… Asseyez-vous pour de bon,mettez votre chaise d’aplomb et posez votre livre sur la table.

Elle m’obéit en souriant et me dit&|160;:

–&|160;Regardez, monsieur, le beau costume (C’était celui d’unedogaresse). Que c’est noble et quelles magnifiques idées celadonne&|160;! C’est pourtant beau, le luxe&|160;!

–&|160;Il ne faut pas exprimer de semblables pensées,mademoiselle, dit la maîtresse de pension, en levant de dessus sonouvrage un petit nez imparfait.

–&|160;C’est bien innocent, répondis-je. Il y a des âmes de luxequi ont le goût inné de la magnificence.

Le petit nez imparfait se rabattit aussitôt.

–&|160;Mademoiselle Préfère aime le luxe aussi, ditJeanne&|160;; elle découpe des transparents de papier pour leslampes. C’est du luxe économique, mais c’est du luxe tout demême.

Retournés à Venise, nous faisions la connaissance d’unepatricienne vêtue d’une dalmatique brodée, quand j’entendis lasonnette. Je crus que c’était quelque patronnet avec sa manne, maisla porte de la cité des livres s’ouvrit et… Tu souhaitais tout àl’heure, vieux Sylvestre Bonnard, que d’autres yeux que des yeuxlunettés et desséchés vissent ta protégée dans sa grâce&|160;; tessouhaits sont comblés de la façon la plus inattendue. Et comme àl’imprudent Thésée, une voix te dit&|160;:

Craignez, Seigneur, craignez quele Ciel rigoureux

Ne vous haïsse assez pour exaucervos vœux.

La porte de la cité des livres s’ouvrit et un beau jeune hommeparut, introduit par Thérèse. Cette vieille âme simple ne saitqu’ouvrir ou fermer la porte aux gens&|160;; elle n’entend rien auxfinesses de l’antichambre et du salon. Il n’est dans ses mœurs nid’annoncer ni de faire attendre. Elle jette les gens sur le palierou bien elle vous les pousse à la tête.

Voilà donc le beau jeune homme tout amené et je ne puis vraimentpas l’aller enfermer tout de suite, comme un animal dangereux, dansla pièce voisine. J’attends qu’il s’explique&|160;; il le fait sansembarras, mais il me semble qu’il a remarqué la jeune fille qui,penchée sur la table, feuillette le Vecellio. Je le regarde&|160;;ou je me trompe fort, ou je l’ai déjà vu quelque part. Il se nommeGélis. C’est là un nom que j’ai entendu je ne sais où. En fait,M.&|160;Gélis (puisque Gélis il y a) est fort bien tourné. Il medit qu’il est en troisième année à l’École des chartes, et qu’ilprépare depuis quinze ou dix-huit mois sa thèse de sortie, dont lesujet est l’état des abbayes bénédictines en 1700. Il vient de liremes travaux sur le Monasticon et il est persuadé qu’il nepeut mener sa thèse à bonne fin sans mes conseils, d’abord, et sansun certain manuscrit que j’ai en ma possession et qui n’est autreque le Registre des comptes de l’abbaye de Cîteaux de 1683 à1704.

M’ayant édifié sur ces points, il me remet une lettre derecommandation signée du nom du plus illustre de mes confrères.

À la bonne heure, j’y suis&|160;: M.&|160;Gélis est tout unimentle jeune homme qui, l’an passé, m’a traité d’imbécile, sous lesmarronniers. Ayant déplié sa lettre d’introduction, jesonge&|160;:

«&|160;Ah&|160;! ah&|160;! malheureux, tu es bien loin desoupçonner que je t’ai entendu et que je sais ce que tu penses demoi… ou du moins ce que tu pensais ce jour-là, car ces jeunes têtessont si légères&|160;! Je te tiens, jeune imprudent&|160;! te voilàdans l’antre du lion et si soudainement, ma foi&|160;! que le vieuxlion surpris ne sait que faire de sa proie. Mais toi, vieux lion,ne serais-tu pas un imbécile&|160;? si tu ne l’es pas, tu le fus.Tu fus un sot d’avoir écouté M.&|160;Gélis au pied de la statue deMarguerite de Valois, un double sot de l’avoir entendu, et untriple sot de n’avoir pas oublié ce qu’il eût mieux valu ne pasentendre.&|160;»

Ayant ainsi gourmandé le vieux lion, je l’exhortai à se montrerclément&|160;; il ne se fit pas trop tirer l’oreille et devintbientôt si gai qu’il se retint pour ne pas éclater en joyeuxrugissements.

À la manière dont je lisais la lettre de mon collègue, jepouvais passer pour ne pas savoir mes lettres. Ce fut long, etM.&|160;Gélis aurait pu s’ennuyer, mais il regardait Jeanne etprenait son mal en patience. Jeanne tournait quelquefois la tête denotre côté. On ne peut rester immobile, n’est-ce pas&|160;?Mademoiselle Préfère arrangeait ses boucles, et sa poitrine segonflait de petits soupirs. Il faut dire que j’ai été moi-mêmehonoré souvent de ces petits soupirs.

–&|160;Monsieur, dis-je, en pliant la lettre, je suis heureux depouvoir vous être utile. Vous vous occupez de recherches qui m’ont,pour ma part, bien vivement intéressé. J’ai fait ce que j’ai pu. Jesais comme vous – et mieux encore que vous – combien il reste àfaire. Le manuscrit que vous me demandez est à votredisposition&|160;; vous pouvez l’emporter, mais il n’est pas desplus petits, et je crains…

–&|160;Ah&|160;! monsieur, me dit Gélis, les gros livres ne mefont pas peur.

Je priai le jeune homme de m’attendre et j’allai dans un cabinetvoisin chercher le registre, que je ne trouvai pas d’abord et queje désespérai même de trouver quand je reconnus, à des signescertains, que ma gouvernante avait mis de l’ordre dans le cabinet.Mais le registre était si grand et si gros que Thérèse n’était pasparvenue à le ranger assez complètement. Je le soulevai avec peineet j’eus la joie de le trouver pesant à souhait.

«&|160;Attends, mon garçon, me dis-je avec un sourire qui devaitêtre très sarcastique, attends&|160;: je t’en vais accabler, il terompra les bras, puis la cervelle. C’est la première vengeance deSylvestre Bonnard. Nous aviserons ensuite.&|160;»

Quand je rentrai dans la cité des livres, j’entendisM.&|160;Gélis qui disait à Jeanne&|160;:

–&|160;Les Vénitiennes se trempaient les cheveux dans uneteinture blonde. Elles avaient le blond de miel et le blond d’or.Mais il y a des cheveux dont la couleur naturelle est bien plusjolie que celle du miel et de l’or.

Et Jeanne répondait par son silence pensif et recueilli. Jedevinai que ce coquin de Vecellio était de l’affaire et que,penchés sur le livre, ils avaient regardé ensemble la dogaresse etles patriciennes.

Je parus avec mon énorme bouquin, pensant que Gélis ferait lagrimace. C’était la charge d’un commissionnaire et j’en avais lesbras endoloris. Mais le jeune homme le souleva comme une plume etle mit sous son bras en souriant. Puis il me remercia avec cettebrièveté que j’estime, me rappela qu’il avait besoin de mesconseils et, ayant pris jour pour un nouvel entretien, partit ennous saluant tous le plus aisément du monde.

Je dis&|160;:

–&|160;Il est gentil, ce garçon.

Jeanne tourna quelques feuillets du Vecellio et ne réponditpas.

Nous allâmes à Saint-Cloud.

&|160;

Septembre. – Décembre.

Les visites au bonhomme se sont succédé avec une exactitude dontje suis profondément reconnaissant à mademoiselle Préfère, qui afini par avoir un coin attitré dans la cité des livres. Elle ditmaintenant&|160;: ma chaise, mon tabouret, mon casier. Son casierest une tablette dont elle a expulsé les poètes champenois pourloger son sac à ouvrage. Elle est bien aimable, et il faut que jesois un monstre pour ne pas l’aimer. Je la souffre dans toute larigueur du mot. Mais que ne souffrirait-on pas pour Jeanne&|160;?Elle donne à la cité des livres un charme dont je goûte le souvenirquand elle est partie. Elle est peu instruite, mais si bien douéeque, quand je veux lui montrer une belle chose, il se trouve que jene l’avais jamais vue et que c’est elle qui me la fait voir. S’ilm’a été jusqu’ici impossible de lui faire suivre mes idées, j’aisouvent pris plaisir à suivre le spirituel caprice des siennes.

Un homme plus sensé que moi songerait à la rendre utile. Maisn’est-il point utile dans la vie d’être aimable&|160;? Sans êtrejolie, elle charme. Charmer, cela sert autant, peut-être, que deravauder des bas. D’ailleurs, je ne suis pas immortel, et elle nesera sans doute pas encore très vieille quand mon notaire (quin’est point maître Mouche) lui lira certain papier que j’ai signétantôt.

Je n’entends pas qu’un autre que moi la pourvoie et la dote. Jene suis pas moi-même bien riche, et l’héritage paternel ne s’estpas accru dans mes mains. On n’amasse pas des écus à compulser desvieux textes. Mais mes livres, au prix où se vend aujourd’hui cettenoble denrée, valent quelque chose. Il y a sur cette tabletteplusieurs poètes du XVIe siècle que des banquiersdisputeraient à des princes. Et je crois que ces Heures deSimon Vostre ne passeraient point inaperçues à l’hôtel Silvestre,non plus que ces Preces piae à l’usage de la reine Claude.J’ai pris soin de réunir et de conserver tous ces exemplaires rareset curieux qui peuplent la cité des livres, et j’ai cru longtempsqu’ils étaient aussi nécessaires à ma vie que l’air et la lumière.Je les ai bien aimés, et aujourd’hui encore je ne puis m’empêcherde leur sourire et de les caresser. Ces maroquins sont si plaisantsà l’œil et ces vélins si doux au toucher&|160;! Il n’est pas unseul de ces livres qui ne soit digne, par quelque mérite singulier,de l’estime d’un galant homme. Quel autre possesseur saura lespriser comme il faut&|160;? Sais-je seulement si un nouveaupropriétaire ne les laissera pas périr dans l’abandon, ou ne lesmutilera pas par un caprice d’ignorant&|160;? Dans quelles mainstombera cet incomparable exemplaire de l’Histoire de l’abbayede Saint-Germain-des-Prés, aux marges duquel l’auteurlui-même, Dom Jacques Bouillard, mit de sa main des notessubstantielles&|160;?… Maître Bonnard, tu es un vieux fou. Tagouvernante, la pauvre créature, est aujourd’hui clouée dans sonlit par un rhumatisme rigoureux. Jeanne doit venir avec sonchaperon et, au lieu d’aviser à les recevoir, tu songes à millesottises. Sylvestre Bonnard, tu n’arriveras à rien, c’est moi quite le dis.

Et précisément je les vois de ma fenêtre qui descendent del’omnibus. Jeanne saute comme une chatte, et mademoiselle Préfèrese confie au bras robuste du conducteur avec les grâces pudiquesd’une Virginie réchappée du naufrage et résignée cette fois à selaisser sauver. Jeanne lève la tête, me voit, et me fait unimperceptible signe d’amitié confiante. Je m’aperçois qu’elle estjolie. Elle est moins jolie que n’était sa grand-mère. Mais sagrâce fait la joie et la consolation du vieux fou que je suis.Quant aux jeunes fous (il s’en trouve encore), je ne sais ce qu’ilsen penseront&|160;; ce n’est pas mon affaire… Mais faut-il terépéter, Bonnard, mon ami, que ta gouvernante est au lit et que tudois aller toi-même ouvrir ta porte&|160;?

Ouvre, bonhomme Hiver… c’est le Printemps qui sonne.

C’est Jeanne, en effet, Jeanne toute rose. Il s’en faut d’unétage que mademoiselle Préfère, essoufflée et indignée, atteigne lepalier.

J’expliquai l’état de ma gouvernante et proposai un dîner aurestaurant. Mais Thérèse, toute-puissante encore sur son lit dedouleur, décida qu’il fallait dîner à la maison. Les honnêtes gens,à son avis, ne dînaient pas au restaurant. D’ailleurs, elle avaittout prévu. Le dîner était acheté&|160;; la concierge lecuirait.

L’audacieuse Jeanne voulut aller voir si la vieille maladen’avait besoin de rien. Comme bien vous pensez, elle fut lestementrenvoyée au salon, mais pas avec tant de rudesse que j’avais lieude le craindre.

–&|160;Si j’ai besoin de me faire servir, ce qu’à Dieu neplaise&|160;! lui fut-il répondu, je trouverai quelqu’un de moinsmignon que vous. Il me faut du repos. C’est une marchandise dontvous ne tenez pas boutique à la foire, sous l’enseigne deMotus-un-doigt-sur-la-bouche. Allez rire et ne restez pas ici.C’est malsain&|160;: la vieillesse se gagne.

Jeanne, nous ayant rapporté ces paroles, ajouta qu’elle aimaitbeaucoup la langue de la vieille Thérèse. Sur quoi, mademoisellePréfère lui reprocha d’avoir des goûts peu distingués. J’essayai del’excuser par l’exemple de tant de bons artisans du parler maternelqui tenaient pour leurs maîtres en langage les forts du port aufoin et les vieilles lavandières. Mais mademoiselle Préfère avaitdes goûts trop distingués pour se rendre à mes raisons.

Cependant Jeanne prit un visage suppliant et me demanda lafaveur de mettre un tablier blanc et d’aller à la cuisine s’occuperdu dîner.

–&|160;Jeanne, répondis-je avec la gravité d’un maître, je croisque, s’il s’agit de briser les assiettes, d’ébrécher les plats, debosseler les casseroles et de défoncer les bouillottes, la créaturesordide que Thérèse a placée dans la cuisine suffira à sa tâche,car il me semble entendre en ce moment dans la cuisine des bruitsdésastreux. Toutefois, je vous prépose, Jeanne, à la confection dudessert. Allez chercher un tablier blanc&|160;; je vous le ceindraimoi-même.

En effet, je lui nouai solennellement le tablier de toile à lataille, et elle s’élança dans la cuisine pour y apprêter, commenous le sûmes plus tard, des mets délicats.

Je n’eus pas à me louer de ce petit arrangement, carmademoiselle Préfère, restée seule avec moi, prit des alluresinquiétantes. Elle me regarda avec des yeux pleins de larmes et deflammes et poussa d’énormes soupirs.

–&|160;Je vous plains, me dit-elle, un homme comme vous, unhomme d’élite, vivre seul avec une grossière servante (car elle estgrossière, cela est incontestable)&|160;! Quelle cruelleexistence&|160;! Vous avez besoin de repos, de ménagements,d’égards, de soins de toute sorte&|160;; vous pouvez tomber malade.Et il n’y a pas de femme qui ne se ferait honneur de porter votrenom et de partager votre existence. Non&|160;! il n’y en apas&|160;: c’est mon cœur qui me le dit.

Et elle pressait des deux mains ce cœur prêt sans cesse às’échapper.

J’étais littéralement désespéré. J’essayai de remontrer àmademoiselle Préfère que j’entendais ne rien changer au train de mavie fort avancée et que j’avais autant de bonheur qu’encomportaient ma nature et ma destinée.

–&|160;Non&|160;! vous n’êtes pas heureux, s’écria-t-elle&|160;;il faudrait auprès de vous une âme capable de vous comprendre.Sortez de votre engourdissement, jetez les yeux autour de vous.Vous avez des relations étendues, de belles connaissances. On n’estpas membre de l’Institut sans fréquenter la société. Voyez, jugez,comparez. Une femme sensée ne vous refusera pas sa main. Je suisfemme, monsieur&|160;: mon instinct ne me trompe pas&|160;; il y aquelque chose là qui me dit que vous trouverez le bonheur dans lemariage. Les femmes sont si dévouées, si aimantes (pas toutes, sansdoute, mais quelques-unes)&|160;! Et puis elles sont sensibles à lagloire&|160;! Votre cuisinière n’a plus de forces&|160;; elle estsourde, elle est infirme&|160;; s’il vous arrivait malheur lanuit&|160;! Tenez, je frémis, rien que d’y penser&|160;!

Et elle frémissait réellement&|160;; elle fermait les yeux,serrait les poings, trépignait. Mon abattement était extrême. Avecquelle formidable ardeur elle reprit&|160;:

–&|160;Votre santé&|160;! votre chère santé&|160;! Je donneraisavec joie tout mon sang pour conserver les jours d’un savant, d’unlittérateur, d’un homme de mérite, d’un membre de l’Institut. Etune femme qui n’en ferait pas autant, je la mépriserais. Tenez,monsieur, j’ai connu la femme d’un grand mathématicien, d’un hommequi faisait des cahiers entiers de calculs dont il remplissaittoutes les armoires de sa maison. Il avait une maladie de cœur etil dépérissait à vue d’œil. Et je voyais sa femme, là, tranquilleauprès de lui. Je n’ai pas pu y tenir, je lui ai dit un jour&|160;:«&|160;Ma chère, vous n’avez pas de cœur. À votre place, je ferais…je ferais… Je ne sais pas ce que je ferais&|160;!&|160;»

Elle s’arrêta épuisée. Ma situation était terrible. Direnettement à mademoiselle Préfère ce que je pensais de ses conseils,il ne fallait pas y songer. Car me brouiller avec elle, c’étaitperdre Jeanne. Je pris donc la chose en douceur. D’ailleurs, elleétait chez moi&|160;: cette considération m’aida à garder quelquecourtoisie.

–&|160;Je suis très vieux, mademoiselle, lui répondis-je, et jecrains bien que vos avis ne viennent un peu tard. J’y songeraitoutefois. En attendant, remettez-vous. Il serait bon que vousprissiez un verre d’eau sucrée.

À ma grande surprise, ces paroles la calmèrent soudainement, etje la vis s’asseoir avec tranquillité dans son coin, près de soncasier, sur sa chaise, les pieds sur son tabouret.

Le dîner était tout à fait manqué. Mademoiselle Préfère, perduedans un rêve, n’y prit point garde. Je suis fort sensibled’ordinaire à ces sortes de mésaventures&|160;; mais celle-ci causaà Jeanne une telle joie que je finis moi-même par y prendreplaisir. Je ne savais pas encore, à mon âge, qu’un poulet brûléd’un côté et cru de l’autre fût une chose comique&|160;; les riresclairs de Jeanne me l’apprirent. Ce poulet nous fit dire millechoses très spirituelles que j’ai oubliées, et je fus enchantéqu’on ne l’eût pas raisonnablement rôti.

Le dîner s’acheva non sans grâce quand la jeune fille en tablierblanc, mince et droite, apporta le plat d’œufs à la neige qu’elleavait apprêté. Dans leur bain d’or pâle, ils brillaient du pluscandide éclat et répandaient une fine odeur de vanille. Et elle lesposa sur la table avec la gravité ingénue d’une ménagère deChardin.

Dans le fond de mon âme, j’étais très inquiet. Il me paraissaità peu près impossible de me maintenir longtemps en bons termes avecmademoiselle Préfère, dont les fureurs matrimoniales avaientéclaté. Et la maîtresse partie, adieu l’écolière&|160;! Je profitaide ce que la bonne âme était allée mettre son manteau, pourdemander à Jeanne très précisément quel âge elle avait. Elle avaitdix-huit ans et un mois. Je comptai sur mes doigts et trouvaiqu’elle ne serait pas majeure avant deux ans et onze mois. Commentpasser tout ce temps-là&|160;?

En me quittant, mademoiselle Préfère me regarda avec tantd’expression que j’en tremblai de tous mes membres.

–&|160;Au revoir, dis-je gravement à la jeune fille. Maisécoutez-moi&|160;: votre ami est vieux et peut vous manquer.Promettez-moi de ne jamais vous manquer à vous-même et je seraitranquille. Dieu vous garde, mon enfant&|160;!

Ayant fermé la porte sur elle, j’ouvris la fenêtre pour la voirs’en aller. La nuit était sombre, et je n’aperçus que des ombresconfuses qui glissaient sur le quai noir. Le bourdonnement immenseet sourd de la ville montait jusqu’à moi, et j’eus le cœurserré.

&|160;

15 décembre.

Le roi de Thulé gardait une coupe d’or que son amante lui avaitlaissée en souvenir. Près de mourir et sentant qu’il avait bu pourla dernière fois, il jeta la coupe à la mer. Je garde ce cahier desouvenirs comme le vieux prince des mers brumeuses gardait sa coupeciselée, et, de même qu’il abîma son joyau d’amour, je brûlerai celivre de raison. Ce n’est pas, certes, par une avarice hautaine etpar un orgueil égoïste que je détruirai ce monument d’une humblevie&|160;; mais je craindrais que les choses qui me sont chères etsacrées n’y parussent, par défaut d’art, vulgaires etridicules.

Je ne dis pas cela en vue de ce qui va suivre. Ridicule jel’étais certainement quand, prié à dîner chez mademoiselle Préfère,je m’assis dans une bergère (c’était bien une bergère) à la droitede cette inquiétante personne. La table était dressée dans un petitsalon. Assiettes ébréchées, verres dépareillés, couteaux branlantdans le manche, fourchettes à dents jaunes, rien ne manquait de cequi coupe net l’appétit d’un honnête homme.

On me confia que le dîner était fait pour moi, pour moi seul,bien que maître Mouche en fût. Il faut que mademoiselle Préfère sesoit imaginé que j’ai pour le beurre des goûts de Sarmate, carcelui qu’elle m’offrit était rance à l’excès.

Le rôti acheva de m’empoisonner. Mais j’eus le plaisird’entendre maître Mouche et mademoiselle Préfère parler de lavertu. Je dis le plaisir, je devrais dire la honte, car lessentiments qu’ils exprimaient sont fort au-dessus de ma grossièrenature.

Ce qu’ils disaient me prouva clair comme le jour que ledévouement était leur pain quotidien et que le sacrifice leur étaitaussi nécessaire que l’air et l’eau. Voyant que je ne mangeais pas,mademoiselle Préfère fit mille efforts pour vaincre ce qu’elleétait assez bonne pour nommer ma discrétion. Jeanne n’était pas dela fête, parce que, me dit-on, sa présence, contraire au règlement,aurait blessé l’égalité si nécessaire à maintenir entre tant dejeunes élèves.

La servante désolée servit un maigre dessert, et disparut commeune ombre.

Alors, mademoiselle Préfère raconta à maître Mouche avec degrands transports tout ce qu’elle m’avait dit dans la cité deslivres, pendant que ma gouvernante était au lit. Son admirationpour un membre de l’Institut, ses craintes de me voir malade etseul, la certitude où elle était qu’une femme intelligente seraitheureuse et fière de partager mon existence, elle ne dissimularien&|160;; bien au contraire, elle ajouta de nouvelles folies.Maître Mouche approuvait de la tête en cassant des noisettes. Puis,après tout ce verbiage, il demanda avec un agréable sourire ce quej’avais répondu.

Mademoiselle Préfère, une main sur son cœur et l’autre étenduevers moi, s’écria&|160;:

–&|160;Il est si affectueux, si supérieur, si bon et sigrand&|160;! Il a répondu… Mais je ne saurais pas, moi, simplefemme, répéter les paroles d’un membre de l’Institut&|160;: ilsuffit que je les résume. Il a répondu&|160;: «&|160;Oui, je vouscomprends, et j’accepte.&|160;»

Ayant ainsi parlé, elle me prit une main. Maître Mouche se leva,tout ému, et me saisit l’autre main.

–&|160;Je vous félicite, monsieur, me dit-il.

J’ai quelquefois eu peur dans ma vie, mais je n’avais jamaiséprouvé un effroi d’une nature aussi écœurante.

Je dégageai mes deux mains et, m’étant levé pour donner toute lagravité possible à mes paroles&|160;:

–&|160;Madame, dis-je, je me serai mal expliqué chez moi ou jevous aurai mal comprise ici. Dans les deux cas, une déclarationnette est nécessaire. Permettez-moi, madame, de la faire toutuniment. Non, je ne vous ai pas comprise&|160;; non, je n’ai rienaccepté&|160;; j’ignore absolument quel peut être le parti que vousavez en vue pour moi, si toutefois vous en avez un. Dans tous lescas, je ne veux pas me marier. Ce serait à mon âge uneimpardonnable folie et je ne puis pas encore, à l’heure qu’il est,me figurer qu’une personne de sens, comme vous, ait pu me donner leconseil de me marier. J’ai même tout lieu de croire que je metrompe, et que vous ne m’avez rien dit de semblable. Dans ce cas,vous excuserez un vieillard déshabitué du monde, peu fait aulangage des dames et désolé de son erreur.

Maître Mouche se rassit tout doucement à sa place, où, faute denoisettes, il tailla un bouchon.

Mademoiselle Préfère, m’ayant considéré pendant quelquesinstants avec de petits yeux ronds et secs que je ne luiconnaissais pas encore, reprit sa douceur et sa grâce ordinaires.C’est d’une voix mielleuse qu’elle s’écria&|160;:

–&|160;Ces savants&|160;! ces hommes de cabinet&|160;! ils sontcomme des enfants. Oui, monsieur Bonnard, vous êtes un véritableenfant.

Puis, se tournant vers le notaire, qui se tenait coi, le nez surson bouchon&|160;:

–&|160;Oh&|160;! ne l’accusez pas&|160;! lui dit-elle d’une voixsuppliante. Ne l’accusez pas&|160;! Ne pensez pas de mal de lui, jevous en prie. N’en pensez pas&|160;! Faut-il vous le demander àgenoux&|160;?

Maître Mouche examina son bouchon sur toutes ses faces, sanss’expliquer autrement.

J’étais indigné&|160;; à en juger à la chaleur que je sentais àla tête, mes joues devaient être extrêmement rouges. Cettecirconstance me fit comprendre les paroles que j’entendis alors àtravers le bourdonnement de mes tempes&|160;:

–&|160;Il m’effraie, notre pauvre ami. Monsieur Mouche, veuillezouvrir la fenêtre. Il me semble qu’une compresse d’arnica luiferait du bien.

Je m’enfuis dans la rue avec un indicible sentiment de dégoût etd’effroi.

&|160;

20 décembre.

Je fus huit jours sans entendre parler de l’institution Préfère.Ne pouvant rester plus longtemps sans nouvelles de Jeanne etsongeant d’ailleurs que je me devais à moi-même de ne pas quitterla place, je pris le chemin des Ternes.

Le parloir me sembla plus froid, plus humide, plusinhospitalier, plus insidieux, et la servante plus effarée, plussilencieuse que jamais. Je demandai Jeanne et ce fut, après unassez long temps, mademoiselle Préfère qui se montra, grave, pâle,les lèvres minces, les yeux durs.

–&|160;Monsieur, je regrette vivement, me dit-elle en croisantles bras sous sa pèlerine, de ne pouvoir vous permettre de voiraujourd’hui mademoiselle Alexandre&|160;; mais cela m’estimpossible.

–&|160;Et pourquoi donc&|160;?

–&|160;Monsieur, les raisons qui m’obligent à vous demander derendre vos visites ici moins fréquentes sont d’une natureparticulièrement délicate, et je vous prie de m’épargner lacontrariété de les dire.

–&|160;Madame, répondis-je, je suis autorisé par le tuteur deJeanne à voir sa pupille tous les jours. Quelles raisonspouvez-vous avoir de vous mettre en travers des volontés deM.&|160;Mouche&|160;?

–&|160;Le tuteur de mademoiselle Alexandre (et elle pesait surce nom de tuteur comme sur un point d’appui solide) souhaite aussivivement que moi de voir la fin de vos assiduités.

–&|160;Veuillez, s’il en est ainsi, me donner ses raisons et lesvôtres.

Elle contempla la petite spirale de papier et répondit avec uncalme sévère&|160;:

–&|160;Vous le voulez&|160;? Bien qu’une telle explication soitpénible pour une femme, je cède à vos exigences. Cette maison,monsieur, est une maison honorable. J’ai ma responsabilité&|160;:je dois veiller comme une mère sur chacune de mes élèves. Vosassiduités auprès de mademoiselle Alexandre ne pourraient seprolonger sans nuire à cette jeune fille. Mon devoir est de lesfaire cesser.

–&|160;Je ne vous comprends pas, répondis-je.

Et c’était bien la vérité. Elle reprit lentement&|160;:

–&|160;Vos assiduités dans cette maison sont interprétées parles personnes les plus respectables et les moins soupçonneusesd’une telle façon que je dois, dans l’intérêt de mon établissementet dans l’intérêt de mademoiselle Alexandre, les faire cesser auplus vite.

–&|160;Madame, m’écriai-je, j’ai entendu bien des sottises dansma vie, mais aucune qui soit comparable à celle que vous venez dedire&|160;!

Elle me répondit simplement&|160;:

–&|160;Vos injures ne m’atteignent pas. On est bien forte quandon accomplit un devoir.

Et elle pressa sa pèlerine contre son cœur, non plus cette foispour contenir, mais sans doute pour caresser ce cœur généreux.

–&|160;Madame, dis-je, en la marquant du doigt, vous avezsoulevé l’indignation d’un vieillard. Faites en sorte que cevieillard vous oublie, et n’ajoutez pas de nouveaux méfaits à ceuxque je découvre. Je vous avertis que je ne cesserai pas de veillersur mademoiselle Alexandre. Si vous la violentez en quoi que cesoit, malheur à vous&|160;!

Elle devenait plus tranquille à mesure que je m’animais, etc’est avec un beau sang-froid qu’elle me répondit&|160;:

–&|160;Monsieur, je suis trop éclaircie sur la nature del’intérêt que vous portez à cette jeune fille pour ne pas lasoustraire à cette surveillance dont vous me menacez. J’aurais dû,voyant l’intimité plus qu’équivoque dans laquelle vous vivez avecvotre gouvernante, épargner votre contact à une innocente enfant.Je le ferai à l’avenir. Si j’ai été jusqu’ici trop confiante, cen’est pas vous, c’est mademoiselle Alexandre qui peut me lereprocher&|160;; mais elle est trop naïve, trop pure, grâce à moi,pour soupçonner la nature du péril que vous lui avez fait courir.Vous ne m’obligerez pas, je suppose, à l’en instruire.

«&|160;Allons, me dis-je, en haussant les épaules, il fallait,mon pauvre Bonnard, que tu vécusses jusqu’à présent pour apprendreexactement ce que c’est qu’une méchante femme. À présent, tascience est complète à cet égard.&|160;»

Je sortis sans répondre, et j’eus le plaisir de voir, à lasubite rougeur de la maîtresse de pension, que mon silence latouchait beaucoup plus que n’avaient fait mes paroles.

Je traversai la cour en regardant de tous côtés si jen’apercevrais pas Jeanne. Elle me guettait&|160;; elle courut àmoi.

–&|160;Si on touche à un de vos cheveux, Jeanne, écrivez-moi.Adieu.

–&|160;Non&|160;! pas adieu&|160;!

Je répondis&|160;:

–&|160;Non&|160;! non&|160;! pas adieu. Écrivez-moi.

J’allai tout droit chez madame de Gabry.

–&|160;Madame est à Rome, avec Monsieur. Monsieur ne le savaitdonc pas&|160;?

–&|160;Si fait&|160;! répondis-je, Madame me l’a écrit.

Elle me l’avait écrit en effet, et il fallait que j’eusse perduun peu la tête pour l’oublier. Ce fut l’opinion du domestique, caril me regarda d’un air qui disait&|160;: «&|160;Monsieur Bonnardest tombé en enfance&|160;», et il se pencha sur la rampe del’escalier pour voir si je ne me livrerais pas à quelque actionextraordinaire. Je descendis raisonnablement les degrés et il seretira désappointé.

En rentrant chez moi, j’appris que M.&|160;Gélis était dans lesalon. Ce jeune homme me fréquente assidûment. Il n’a certes pas lejugement sûr, mais son esprit n’est pas banal. Cette fois sa visitene laissa pas que de m’embarrasser. Hélas&|160;! pensai-je, je vaisdire à mon jeune ami quelque sottise, et il trouvera aussi que jebaisse. Je ne puis pourtant pas lui expliquer que j’ai été demandéen mariage et traité d’homme sans mœurs, que Thérèse est soupçonnéeet que Jeanne reste au pouvoir de la femme la plus scélérate de laterre. Je suis vraiment en bel état pour parler des abbayescisterciennes avec un jeune et malveillant érudit. Allons,pourtant, allons&|160;!…

Mais Thérèse m’arrêta&|160;:

–&|160;Comme vous êtes rouge, monsieur&|160;! me dit-elle d’unton de reproche.

–&|160;C’est le printemps, lui répondis-je.

Elle se récria&|160;:

–&|160;Le printemps au mois de décembre&|160;?

Nous sommes en effet au mois de décembre. Ah&|160;! quelle têteest la mienne, et le bel appui qu’a en moi la pauvreJeanne&|160;!

–&|160;Thérèse, prenez ma canne et mettez-la, s’il se peut, dansun endroit où on la retrouve.

«&|160;Bonjour, monsieur Gélis. Comment vousportez-vous&|160;?&|160;»

&|160;

Sans date.

Le lendemain le bonhomme voulut se lever&|160;; il ne le putpas. Elle était rude, la main invisible qui le tenait étendu surson lit. Le bonhomme, exactement cloué, se résigna à ne pas bouger,mais ce furent ses idées qui trottèrent.

Il fallait qu’il eût une forte fièvre, car mademoiselle Préfère,les abbés de Saint-Germain-des-Prés et le maître d’hôtel de madamede Gabry lui apparaissaient sous des formes fantastiques. Le maîtred’hôtel notamment s’allongeait sur sa tête en grimaçant comme unegargouille de cathédrale. J’avais l’idée qu’il y avait beaucoup demonde, beaucoup trop de monde dans ma chambre.

Cette chambre est meublée à l’antique&|160;; le portrait de monpère en grand uniforme et celui de ma mère en robe de cachemirependent au mur sur une tapisserie de papier à ramages verts. Je lesais et je sais même que tout cela est bien fané. Mais la chambred’un vieil homme n’a pas besoin d’être coquette&|160;; il suffitqu’elle soit propre, et Thérèse y pourvoit. Celle-ci est, de plus,assez imagée pour plaire à mon esprit resté un peu enfantin etmusard. Il y a, aux murs et sur les meubles, des choses quid’ordinaire me parlent et m’égaient. Mais que me veulentaujourd’hui toutes ces choses&|160;? Elles sont devenues criardes,grimaçantes et menaçantes. Cette statuette, moulée sur une desVertus théologales de Notre-Dame de Brou, si ingénue et sigracieuse dans son état naturel, fait maintenant des contorsions etme tire la langue. Et cette belle miniature, dans laquelle un desplus suaves élèves de Jehan Fouquet s’est représenté, ceint de lacordelière des fils de saint François, offrant à genoux son livreau bon duc d’Angoulême, qui donc l’a ôtée de son cadre, pour mettreà la place une grosse tête de chat qui me regarde avec des yeuxphosphorescents&|160;? Les ramages du papier sont devenus aussi destêtes, des têtes vertes et difformes… Non pas, ce sont bien,aujourd’hui comme il y a vingt ans, des feuillages imprimés et pasautre chose… Non, je disais bien, ce sont des têtes avec des yeux,un nez, une bouche, des têtes&|160;!… Je comprends&|160;: ce sont àla fois des têtes et des feuillages. Je voudrais bien ne pas lesvoir.

Là, à ma droite, la jolie miniature du franciscain est revenue,mais il me semble que je la retiens par un accablant effort de mavolonté et que, si je me lasse, la vilaine tête de chat vareparaître. Je n’ai pas le délire&|160;: je vois bien Thérèse aupied de mon lit&|160;; j’entends bien qu’elle me parle, et je luirépondrais avec une parfaite lucidité si je n’étais pas occupé àmaintenir dans leur figure naturelle tous les objets quim’entourent.

Voici venir le médecin. Je ne l’avais pas demandé&|160;; maisj’ai plaisir à le voir. C’est un vieux voisin à qui j’ai été de peude profit, mais que j’aime beaucoup. Si je ne lui dis pasgrand-chose, j’ai du moins toute ma connaissance et même je suissingulièrement rusé, car j’épie ses gestes, ses regards, lesmoindres plis de son visage. Il est fin, le docteur, et je ne saisvraiment pas ce qu’il pense de mon état. Le mot profond de Gœthe merevient à l’esprit et je dis&|160;:

–&|160;Docteur, le vieil homme a consenti à être malade&|160;;mais il n’en accordera pas davantage pour cette fois à lanature.

Ni le docteur ni Thérèse ne rient de ma plaisanterie. Il fautqu’ils ne l’aient pas comprise.

Le docteur s’en va, le jour tombe, et des ombres de toutessortes se forment et se dissipent comme des nuages dans les plis demes rideaux. Des ombres passent en foule devant moi&|160;; àtravers elles je vois la face immobile de ma fidèle servante. Toutà coup un cri, un cri aigu, un cri de détresse me déchire lesoreilles. Est-ce vous, Jeanne, qui m’appelez&|160;?

Le jour est tombé, et les ombres s’installent à mon chevet pourtoute la longue nuit.

À l’aube, je sens une paix, une paix immense m’envelopper toutentier. Est-ce votre sein que vous m’ouvrez, Seigneur monDieu&|160;?

&|160;

Février 1876.

Le docteur est tout à fait jovial. Il paraît que je lui faisbeaucoup d’honneur en me tenant debout. À l’entendre, des maux sansnombre ont fondu ensemble sur mon vieux corps.

Ces maux, effroi de l’homme, ont des noms, effroi du philologue.Ce sont des noms hybrides, mi-grecs, mi-latins, avec des désinencesen ite indiquant l’état inflammatoire, et enalgie exprimant la douleur. Le docteur me les débite avecun nombre suffisant d’adjectifs en ique destinés à encaractériser la détestable qualité. Bref une bonne colonne duDictionnaire de médecine.

–&|160;Touchez là, docteur. Vous m’avez rendu à la vie, je vouspardonne. Vous m’avez rendu à mes amis, je vous en remercie. Jesuis solide, dites-vous. Sans doute, sans doute&|160;; mais j’aibeaucoup duré. Je suis un vieux meuble fort comparable au fauteuilde mon père. C’était un fauteuil que cet homme de bien tenaitd’héritage et dans lequel il s’asseyait du matin au soir. Vingtfois le jour, je me perchais, en bambin que j’étais, sur le bras dece siège antique. Tant qu’il tint bon, on n’y prit point garde.Mais il se mit à boiter d’un pied, et on commença à dire quec’était un bon fauteuil. Il boita ensuite de trois pieds, grinça duquatrième et devint presque manchot des deux bras. C’est alorsqu’on s’écria&|160;: «&|160;Quel solide fauteuil&|160;!&|160;» Onadmirait que, n’ayant pas un bras vaillant et pas une jambed’aplomb, il gardât figure de fauteuil, se tînt à peu près deboutet fît encore quelque service. Le crin lui sortit du corps, ilrendit l’âme. Et quand Cyprien, notre domestique, lui scia lesmembres pour le mettre au bûcher, les cris d’admirationredoublèrent&|160;: «&|160;L’excellent, le merveilleuxfauteuil&|160;! Il fut à l’usage de Pierre-Sylvestre Bonnard,marchand drapier, d’Épiménide Bonnard, son fils, et deJean-Baptiste Bonnard, chef de la 3e division maritimeet philosophe pyrrhonien. Quel vénérable et robustefauteuil&|160;!&|160;» En réalité c’était un fauteuil mort. Ehbien&|160;! docteur, je suis ce fauteuil. Vous me jugez solideparce que j’ai résisté à des assauts qui auraient tué tout à faitbon nombre de gens et qui ne m’ont tué, moi, qu’aux trois quarts.Grand merci. Je n’en suis pas moins quelque chosed’irrémédiablement avarié.

Le docteur veut me prouver, à l’aide de grands mots grecs etlatins, que je suis en bon état. Le français est trop clair pourune démonstration de ce genre. Toutefois je consens à être persuadéet je le reconduis jusqu’à ma porte.

–&|160;À la bonne heure&|160;! me dit Thérèse, voilà comme ilfaut mettre dehors les médecins. Pour peu que vous vous y preniezencore deux ou trois fois de cette manière, il n’y reviendra plus,et ce sera bien fait.

–&|160;Eh bien, Thérèse, puisque je suis redevenu un si vaillanthomme, ne me refusez plus mes lettres. Il y en a un bon paquet sansdoute, et ce serait une méchanceté de m’empêcher plus longtemps deles lire.

Thérèse, après quelques façons, me donna mes lettres. Mais, àquoi bon&|160;? j’ai regardé toutes les enveloppes et aucune n’estécrite par cette petite main que je voudrais voir ici, feuilletantle Vecellio. J’ai rejeté tout le paquet, qui ne me dit plusrien.

&|160;

Avril-juin.

L’affaire a été chaude.

–&|160;Attendez, monsieur, que j’aie mis mes nippes propres, m’adit Thérèse, et cette fois encore, je sortirai avec vous&|160;; jeprendrai votre pliant, comme j’ai fait ces derniers jours, et nousirons nous mettre au soleil.

En vérité, Thérèse me croit infirme. J’ai été malade, sansdoute, mais il y a fin à tout. Madame la Maladie s’en est allée, ily a beau temps, et voilà bien trois mois que sa suivante au pâle etgracieux visage, dame Convalescence, m’a fait gentiment ses adieux.Si j’écoutais ma gouvernante, je serais M.&|160;Argan toutbonnement, et je me coifferais, pour le reste de mes jours, d’unbonnet de nuit à rubans… Pas de cela&|160;! J’entends sortir seul.Thérèse ne l’entend pas. Elle tient mon pliant et veut mesuivre.

–&|160;Thérèse, nous nous mettrons demain en espalier contre lemur de la petite Provence, tant qu’il vous fera plaisir. Maisaujourd’hui j’ai des affaires qui pressent.

Des affaires&|160;! Elle croit qu’il s’agit d’argent etm’explique que rien ne presse.

–&|160;Tant mieux&|160;! mais il y a d’autres affaires quecelles-là, en ce monde.

Je supplie, je gronde, je m’échappe.

Il fait assez beau temps. Moyennant un fiacre et si Dieu nem’abandonne, je viendrai à bout de mon aventure.

Voici le mur qui porte en lettres bleues ces mots&|160;:Pensionnat de demoiselles tenu par mademoiselle VirginiePréfère. Voici la grille qui s’ouvrirait largement sur la courd’honneur, si elle s’ouvrait jamais. Mais la serrure en estrouillée et des lames de tôle, appliquées aux barreaux, protègentcontre les regards indiscrets les petites âmes auxquellesmademoiselle Préfère enseigne sans nul doute la modestie, lasincérité, la justice et le désintéressement. Voici une fenêtregrillée dont les carreaux barbouillés révèlent les communs, œilterne, seul ouvert sur le monde extérieur.

Quant à la petite porte bâtarde par laquelle je suis tant defois entré et qui m’est désormais interdite, je la retrouve avecson judas grillé. Le degré de pierre qui y conduit est usé, et,sans avoir de trop bons yeux sous mes lunettes, je vois sur lapierre les petites lignes blanches qu’ont faites en passant lessemelles ferrées des écolières. Ne puis-je donc y passer à montour&|160;? Il me semble que Jeanne souffre dans cette maisonmaussade, et qu’elle m’appelle en secret. Je ne puis m’éloigner.L’inquiétude me prend&|160;: je sonne. La servante effarée vientm’ouvrir, plus effarée que jamais. La consigne est donnée&|160;; jene puis voir mademoiselle Jeanne. Je demande au moins de sesnouvelles. La servante, après avoir regardé de droite et de gauche,me dit qu’elle va bien et me referme la porte au nez. Me voilà denouveau dans la rue.

Et depuis, que de fois j’ai erré ainsi, sous ce mur, et passédevant la petite porte, honteux, désespéré d’être plus faiblemoi-même que l’enfant qui n’a en ce monde d’appui que le mien.

&|160;

10 juin.

J’ai surmonté ma répugnance et suis allé voir maître Mouche. Jeremarque tout d’abord que l’étude est plus poudreuse et plus moisieque l’an passé. Le notaire m’apparaît avec ses gestes étroits etses prunelles agiles sous les lunettes. Je lui fais mes plaintes.Il me répond… Mais à quoi bon fixer, même dans un cahier qui doitêtre brûlé, le souvenir d’un plat coquin&|160;? Il donne raison àmademoiselle Préfère, dont il a depuis longtemps apprécié l’espritet le caractère. Sans vouloir se prononcer sur le fond du débat, ildoit dire que les apparences ne me sont pas favorables. Cela metouche peu. Il ajoute (et cela me touche davantage) que la faiblesomme qu’il avait entre les mains pour l’éducation de sa pupille setrouve épuisée et qu’en cette circonstance il admire vivement ledésintéressement de mademoiselle Préfère, qui consent à garder prèsd’elle mademoiselle Jeanne.

Une magnifique lumière, la lumière d’un beau jour verse sesondes incorruptibles dans ce lieu sordide et éclaire cet homme.Au-dehors, elle répand sa splendeur sur toutes les misères d’unquartier populeux.

Qu’elle est douce, cette lumière dont mes yeux s’emplissentdepuis si longtemps, et dont je ne jouirai bientôt plus&|160;! Jem’en vais, songeur, les mains derrière le dos, le long desfortifications, et je me trouve, sans savoir comment, dans desfaubourgs perdus, plantés de maigres jardins. Sur le bord d’unchemin poudreux, je rencontre une plante dont la fleur à la foiséclatante et sombre semble faite pour s’associer aux deuils lesplus nobles et les plus purs. C’est une ancolie. Nos pères lanommaient le gant de Notre-Dame. Une Notre-Dame qui se ferait toutepetite, pour apparaître à des enfants, pourrait seule glisser sesdoigts mignons dans les étroites capsules de cette fleur.

Voici un gros bourdon qui s’y fourre brutalement&|160;; sabouche ne peut atteindre au nectar et le gourmand s’efforce envain. Il renonce enfin et sort tout barbouillé de pollen. Il arepris son vol lourd&|160;; mais les fleurs sont rares dans cefaubourg souillé par la suie des usines. Il revient à l’ancolie, etcette fois, il perce la corolle et suce le nectar à traversl’ouverture qu’il a faite&|160;; je n’aurais pas cru qu’un bourdoneût tant de sens. Cela est admirable. Les insectes et les fleursm’émerveillent davantage à mesure que je les observe mieux. Je suiscomme le bon Rollin, que les fleurs de ses pêchers ravissaient. Jevoudrais bien avoir un beau jardin, et vivre à l’orée d’unbois.

&|160;

Août – septembre.

J’eus l’idée de venir, un dimanche matin, épier le moment où lesélèves de mademoiselle Préfère vont en file à la messe paroissiale.Je les vis passer deux par deux, les petites en tête, avec desmines sérieuses. Il y en avait trois, semblablement vêtues,courtes, rondes, importantes, que je reconnus pour être lesdemoiselles Mouton. Leur sœur aînée est l’artiste qui dessina laterrible tête de Tatius, roi des Sabins. Au flanc de la colonne, lasous-maîtresse, un paroissien à la main, s’agitait et fronçait lessourcils. Les moyennes, puis les grandes, passèrent en chuchotant.Mais je ne vis pas Jeanne.

J’ai demandé au ministère de l’Instruction publique s’il n’yavait pas au fond de quelque carton des notes sur l’institution dela rue Demours. J’ai obtenu qu’on y envoyât des inspectrices. Ellessont revenues apportant les meilleures notes. La pension Préfèreest à leur avis une pension modèle. Si je provoque une enquête, ilest certain que mademoiselle Préfère recevra les palmesacadémiques.

&|160;

3 octobre.

Ce jeudi étant jour de sortie, je rencontrai, aux abords de larue Demours, les trois petites demoiselles Mouton. Ayant salué leurmère, je demandai à l’aînée, qui peut avoir douze ans, comment seportait mademoiselle Jeanne Alexandre, sa compagne.

La petite demoiselle Mouton me répondit tout d’untrait&|160;:

–&|160;Jeanne Alexandre n’est pas ma compagne. Elle est dans lapension par charité, alors on lui fait balayer la classe. C’estMademoiselle qui l’a dit.

Les trois petites demoiselles se remirent en marche, et madameMouton les suivit de près, en me jetant, par-dessus sa largeépaule, un regard de défiance.

Hélas&|160;! je suis réduit à des démarches suspectes. Madame deGabry ne reviendra à Paris que dans trois mois au plus tôt. Loind’elle, je n’ai ni tact ni esprit&|160;; je ne suis qu’une lourde,incommode et nuisible machine.

Et je ne puis pourtant souffrir que Jeanne, servante depensionnat, demeure exposée aux offenses de M.&|160;Mouche.

&|160;

28 décembre.

Le temps était noir et froid. Il faisait déjà nuit. Je sonnai àla petite porte avec la tranquillité d’un homme qui ne craint plusrien. Dès que la servante timide m’eut ouvert, je lui glissai unepièce d’or dans la main et lui en promis une autre si elleparvenait à me faire voir mademoiselle Alexandre. Sa réponsefut&|160;:

–&|160;Dans une heure, à la fenêtre grillée.

Et elle me referma la porte au nez si rudement que mon chapeauen trembla sur ma tête.

J’attendis une longue heure dans des tourbillons de neige, puisje m’approchai de la fenêtre. Rien&|160;! Le vent faisait rage etla neige tombait dru. Les ouvriers qui passaient près de moi, leursoutils à l’épaule, tête basse sous les flocons épaissis, meheurtaient. Rien. Je craignais qu’on ne me remarquât. Je savaisavoir mal fait en soudoyant une servante, mais je n’en avais nulregret. Celui-là est méprisable qui ne sait sortir au besoin de larègle commune. Un quart d’heure se passa. Rien. Enfin, la fenêtres’entrouvrit.

–&|160;C’est vous, monsieur Bonnard&|160;?

–&|160;C’est vous, Jeanne&|160;? En un mot quedevenez-vous&|160;?

–&|160;Je vais bien, très bien&|160;!

–&|160;Mais encore&|160;?

–&|160;On m’a mise dans la cuisine et je balaye les salles.

–&|160;Dans la cuisine&|160;! balayeuse, vous&|160;! Bontédivine&|160;!

–&|160;Oui, parce que mon tuteur ne paye plus ma pension.

–&|160;Votre tuteur est un misérable.

–&|160;Vous savez donc&|160;?…

–&|160;Quoi&|160;?

–&|160;Oh&|160;! ne me faites pas dire cela. Mais j’aimeraismieux mourir que de me trouver seule avec lui.

–&|160;Et pourquoi ne m’avez-vous pas écrit&|160;?

–&|160;J’étais surveillée.

En ce moment, ma résolution était prise et rien ne pouvait plusm’en faire changer. Il me vint bien à l’idée que je pouvais ne pasêtre dans mon droit, mais je me moquai bien de cette idée. Étantrésolu, je fus prudent. J’agis avec un calme remarquable.

–&|160;Jeanne, demandai-je, cette chambre où vous êtescommunique-t-elle avec la cour&|160;?

–&|160;Oui.

–&|160;Pouvez-vous tirer vous-même le cordon&|160;?

–&|160;Oui, s’il n’y a personne dans la loge.

–&|160;Allez voir, et tâchez qu’on ne vous voie pas.

J’attendis, surveillant la porte et la fenêtre.

Jeanne reparut derrière les barreaux au bout de cinq ou sixsecondes, enfin&|160;!

–&|160;La bonne est dans la loge, me dit-elle.

–&|160;Bien, dis-je. Avez-vous une plume et del’encre&|160;?

–&|160;Non.

–&|160;Un crayon&|160;?

–&|160;Oui.

–&|160;Passez-le-moi.

Je tirai de ma poche un vieux journal et, sous le vent quisoufflait à éteindre les lanternes, dans la neige qui m’aveuglait,j’arrangeai de mon mieux autour de ce journal une bande à l’adressede mademoiselle Préfère.

Tout en écrivant, je demandai à Jeanne&|160;:

–&|160;Quand le facteur passe, il met les lettres et les papiersdans la boîte, il sonne&|160;? La bonne ouvre la boîte et va portertout de suite à mademoiselle Préfère ce qu’elle y a trouvé&|160;?N’est-ce pas ainsi que cela se passe à chaquedistribution&|160;?

Jeanne me dit qu’elle croyait que cela se passait ainsi.

–&|160;Nous verrons bien. Jeanne, guettez encore, et dès que labonne aura quitté la loge, tirez le cordon et venez dehors.

Ayant dit, je glissai mon journal dans la boîte, sonnai roide etm’allai cacher dans l’embrasure d’une porte voisine.

J’y étais depuis quelques minutes quand la petite portetressaillit, puis s’entrouvrit et une jeune tête passa à travers.Je la pris, je l’attirai à moi.

–&|160;Venez, Jeanne, venez.

Elle me regardait avec inquiétude. Certainement elle craignaitque je ne fusse fou. J’étais, au contraire, plein de sens.

–&|160;Venez, venez, mon enfant.

–&|160;Où&|160;?

–&|160;Chez madame de Gabry.

Alors elle me prit le bras. Nous courûmes quelque temps commedes voleurs. La course n’est pas ce qui convient à ma corpulence.M’arrêtant à demi suffoqué, je m’appuyai à quelque chose qui setrouva être la poêle d’un marchand de marrons établi au coin d’undébit de vin où buvaient des cochers. Un de ceux-ci nous demandas’il ne nous fallait pas une voiture. Certes&|160;! il nous enfallait une. L’homme au fouet, ayant posé son verre sur le comptoird’étain, monta sur son siège et poussa son cheval en avant. Nousétions sauvés.

–&|160;Ouf&|160;! m’écriai-je, en m’épongeant le front, car,malgré le froid, je suais à grosses gouttes.

Ce qui est étrange, c’est que Jeanne semblait avoir plus que moiconscience de l’acte que nous venions de commettre. Elle était trèssérieuse et visiblement inquiète.

–&|160;Dans la cuisine&|160;! m’écriai-je avec indignation. Ellesecoua la tête comme pour dire&|160;:

«&|160;Là ou ailleurs, que m’importe&|160;!&|160;» Et, à lalueur des lanternes, je remarquai avec douleur que son visage étaitmaigre et ses traits tirés. Je ne lui trouvai plus cette vivacité,ces brusques élans, cette rapide expression qui m’avaient tant pluen elle. Ses regards étaient lents, ses gestes contraints, sonattitude morne. Je lui pris la main&|160;: une main durcie,endolorie et froide. La pauvre enfant avait bien souffert. Jel’interrogeai&|160;; elle me raconta tranquillement quemademoiselle Préfère l’avait fait appeler un jour et l’avaittraitée de monstre et de petite vipère, sans qu’elle sûtpourquoi.

–&|160;Elle ajouta&|160;: «&|160;Vous ne reverrez plus monsieurBonnard, qui vous donnait de mauvais conseils et qui s’est fort malconduit à mon égard.&|160;» Je lui dis&|160;: «&|160;Cela,mademoiselle, je ne le croirai jamais.&|160;» Mademoiselle me donnaun soufflet et me renvoya à l’étude. Cette nouvelle que je ne vousverrais plus, ce fut pour moi comme la nuit qui tombe. Vous savez,ces soirs où l’on est triste quand l’ombre vous prend, ehbien&|160;! figurez-vous ce moment-là prolongé pendant dessemaines, pendant des mois. Un jour j’appris que vous étiez auparloir avec la maîtresse, je vous guettai&|160;; nous nous sommesdit&|160;: «&|160;Au revoir.&|160;» J’étais un peu consolée. Àquelque temps de là, mon tuteur vint me prendre un jeudi. Jerefusai de sortir avec lui. Il me répondit bien doucement quej’étais une petite capricieuse. Et il me laissa tranquille. Mais,le surlendemain, mademoiselle Préfère vint à moi avec un air siméchant que j’eus peur. Elle tenait une lettre à la main.«&|160;Mademoiselle, me dit-elle, votre tuteur m’apprend qu’il aépuisé toutes les sommes qui vous appartenaient. N’ayez paspeur&|160;: je ne veux pas vous abandonner&|160;; mais vousconviendrez qu’il est juste que vous gagniez votre vie.&|160;»

»&|160;Alors elle m’employa à nettoyer la maison et,quelquefois, elle m’enfermait dans un grenier pendant des journées.Voilà, monsieur, ce qui est arrivé en votre absence. Si j’avais puvous écrire, je ne sais pas si je l’aurais fait, parce que je necroyais pas qu’il vous fût possible de me tirer du pensionnat, et,comme on ne me forçait pas à aller voir M.&|160;Mouche, rien nepressait. Je pouvais attendre dans le grenier et dans lacuisine.

–&|160;Jeanne, m’écriai-je, dussions-nous fuir jusqu’en Océanie,l’abominable Préfère ne vous reprendra plus. J’en fais un grandserment. Et pourquoi n’irions-nous pas en Océanie&|160;? Le climaty est sain, et je voyais l’autre jour dans un journal qu’on y a despianos. En attendant, allons chez madame de Gabry, qui, parbonheur, est à Paris depuis trois ou quatre jours&|160;; car noussommes deux innocents et nous avons grand besoin d’aide.

Tandis que je parlais, les traits de Jeanne pâlissaient ets’effaçaient&|160;; un voile était sur ses regards, un plidouloureux contracta ses lèvres entrouvertes. Elle laissa tomber satête sur mon épaule et resta sans connaissance.

Je la pris dans mes bras et la montai dans l’escalier de madamede Gabry comme un petit enfant endormi. Abîmé de fatigue etd’émotion, je m’affaissai avec elle sur la banquette du palier. Là,bientôt, elle se ranima&|160;:

–&|160;C’est vous&|160;! me dit-elle en rouvrant les yeux. Jesuis contente.

Nous nous fîmes ouvrir en cet état la porte de notre amie. Huitheures sonnaient. Madame de Gabry accueillit le vieillard etl’enfant avec bonté. Surprise, elle l’était certainement, mais ellene nous interrogea pas.

–&|160;Madame, lui dis-je, nous venons nous mettre tous deuxsous votre protection. Et, avant tout, nous venons vous demander àsouper. Jeanne du moins, car elle vient de s’évanouir de faiblesseen voiture. Pour moi, je ne pourrais me mettre un morceau sous ladent à cette heure tardive, sans me préparer une nuit d’agonie.J’espère que M.&|160;de&|160;Gabry se porte bien.

–&|160;Il est ici, me dit-elle.

Et aussitôt elle le fit avertir de notre venue.

J’eus plaisir à voir sa face ouverte et à serrer sa main carrée.Nous passâmes tous quatre dans la salle à manger et pendant qu’onservait à Jeanne de la viande froide, à laquelle elle ne touchaitpas, je contai notre affaire. Paul de Gabry me demanda lapermission d’allumer sa pipe, puis il m’écouta silencieusement.Quand j’eus fini, il gratta sur ses joues sa barbe courte etdrue.

–&|160;Sacrebleu&|160;! s’écria-t-il, vous vous êtes mis dans dejolis draps, monsieur Bonnard&|160;!

Puis, remarquant Jeanne qui tournait alors de lui à moi sesgrands yeux effarés&|160;:

–&|160;Venez donc, me dit-il.

Je le suivis dans son cabinet, où brillaient à la lueur deslampes, sur la tenture sombre, des carabines et des couteaux dechasse. Là, m’entraînant sur un canapé de cuir&|160;:

–&|160;Qu’avez-vous fait&|160;! me dit-il, qu’avez-vous fait,grand Dieu&|160;! Détournement de mineure, rapt, enlèvement&|160;!Vous vous êtes mis une belle affaire sur les bras. Vous êtes toutbonnement sous le coup de cinq à dix ans de prison.

–&|160;Miséricorde&|160;! m’écriai-je&|160;; dix ans de prisonpour avoir sauvé une innocente enfant&|160;!

–&|160;C’est la loi&|160;! répondit M.&|160;de&|160;Gabry. Jeconnais bien le code, voyez-vous, mon cher monsieur Bonnard, nonpas parce que j’ai fait mon droit, mais parce que, étant maire deLusance, j’ai dû me renseigner moi-même pour renseigner mesadministrés. Mouche est un coquin, la Préfère une drôlesse et vousun… je ne trouve pas de mot assez fort.

Ayant ouvert sa bibliothèque, qui contenait des colliers àchien, des cravaches, des étriers, des éperons, des boîtes decigares et quelques livres usuels, il prit un code et se mit à lefeuilleter.

–&|160;Crimes et délits… séquestration de personnes, cen’est pas votre cas… Enlèvement de mineurs, nous y sommes…ARTICLE 354. – Quiconque aura, par fraude ou violence, enlevéou fait enlever des mineurs, ou les aura entraînés, détournés oudéplacés, ou les aura fait entraîner, détourner ou déplacer deslieux où ils étaient mis par ceux à l’autorité ou la directiondesquels ils étaient soumis ou confiés, subira la peine de laréclusion. Voir code pénal, 21 et 28… 21. – La durée de laréclusion sera au moins de cinq années… 28. – La condamnation à laréclusion emporte la dégradation civique. C’est bien clair,n’est-ce pas, monsieur Bonnard&|160;?

–&|160;Parfaitement clair.

Continuons&|160;: ARTICLE 356. – Si le ravisseur n’avait pasencore vingt et un ans, il ne sera puni que d’un… Cela ne nousregarde pas. ARTICLE 357. – Dans le cas où le ravisseur auraitépousé la fille qu’il a enlevée, il ne pourra être poursuivi quesur la plainte des personnes qui, d’après le code civil, ont ledroit de demander la nullité du mariage, ni condamné qu’après quela nullité du mariage aura été prononcée. Je ne sais pas s’ilest dans vos projets d’épouser mademoiselle Alexandre. Vous voyezque le code est bon enfant et qu’il vous ouvre une porte de cecôté-là. Mais j’ai tort de plaisanter, car votre situation estmauvaise. Comment un homme comme vous a-t-il pu s’imaginer qu’onpouvait à Paris, au XIXe siècle, enlever impunément unejeune fille&|160;? Nous ne sommes plus au Moyen Âge, et le raptn’est plus permis.

–&|160;Ne croyez pas, répondis-je, que le rapt fût permis dansl’ancien droit. Vous trouverez dans Baluze un décret rendu par leroi Childebert à Cologne, en 593 ou 94, sur cette matière. Qui nesait, d’ailleurs, que la fameuse ordonnance de Blois, de mai 1579,dispose formellement que ceux qui se trouveront avoir suborné filsou fille mineurs de vingt-cinq ans, sous prétexte de mariage ouautre couleur, sans le gré, vouloir ou consentement exprès despère, mère et des tuteurs seront punis de mort&|160;? Etpareillement, ajoute l’ordonnance, et pareillement serontpunis extraordinairement tous ceux qui auront participé audit rapt,et qui auront prêté conseil, confort et aide en aucune manière quece soit. Ce sont là, ou peu s’en faut, les propres termes del’ordonnance. Quant à cet article du code Napoléon que vous venezde me faire connaître, et qui excepte des poursuites le ravisseurmarié à la demoiselle qu’il a enlevée, il me rappelle que d’aprèsla coutume de Bretagne le rapt suivi de mariage n’était pas puni.Mais cet usage qui causa des abus fut supprimé vers 1720.

»&|160;Je vous donne cette date comme exacte à dix ans près. Mamémoire n’est plus très bonne, et le temps n’est plus où je pouvaisréciter par cœur, sans prendre haleine, quinze cents vers de Girartde Roussillon.&|160;»

»&|160;Pour ce qui est du capitulaire de Charlemagne qui règlela compensation du rapt, si je ne vous en parle pas, c’est parcequ’il est assurément présent à votre mémoire. Vous voyez donc bien,mon cher monsieur de Gabry, que le rapt fut considéré comme uncrime punissable sous les trois dynasties de la vieille France. Ona bien tort si l’on croit que le Moyen Âge était un temps de chaos.Persuadez-vous, au contraire…

M.&|160;de&|160;Gabry m’interrompit&|160;:

–&|160;Vous connaissez, s’écria-t-il, l’ordonnance de Blois,Baluze, Childebert et les Capitulaires, et vous ne connaissez pasle code Napoléon&|160;!

Je lui répondis qu’en effet je n’avais jamais lu ce code, et ilparut surpris.

–&|160;Comprenez-vous maintenant, ajouta-t-il, la gravité del’action que vous avez commise&|160;?

En vérité, je ne la comprenais pas encore. Mais, peu à peu, parl’effet des représentations très sensées de M.&|160;Paul, j’arrivaià sentir que je serais jugé, non sur mes intentions, qui étaientinnocentes, mais sur mon action, qui était condamnable. Alors je medésespérai et me lamentai.

–&|160;Que faire&|160;? m’écriai-je, que faire&|160;? Suis-jedonc perdu sans ressource et ai-je donc perdu avec moi la pauvreenfant que je voulais sauver&|160;?

M.&|160;de&|160;Gabry bourra silencieusement sa pipe et l’allumaavec tant de lenteur que son bon et large visage resta trois ouquatre minutes rouge comme celui d’un forgeron au feu de sa forge.Puis&|160;:

–&|160;Vous me demandez que faire&|160;: ne faites rien, moncher monsieur Bonnard. Pour l’amour de Dieu et dans votre intérêt,ne faites rien du tout. Vos affaires sont assez mauvaises&|160;; nevous en mêlez plus, de peur d’un nouveau dommage. Maispromettez-moi de répondre de tout ce que je ferai. J’irai dèsdemain matin voir M.&|160;Mouche, et s’il est ce que nous croyons,c’est-à-dire un gredin, je trouverai bien, quand le diable s’enmêlerait, un moyen de le rendre inoffensif. Car tout dépend de lui.Comme il est trop tard ce soir pour reconduire mademoiselle Jeanneà son pensionnat, ma femme gardera cette nuit la jeune fille auprèsd’elle. Cela constitue bel et bien le délit de complicité, maisnous ôtons ainsi tout caractère équivoque à la situation de lajeune fille. Quant à vous, cher monsieur, retournez vivement auquai Malaquais, et si l’on vient y chercher Jeanne, il vous serafacile de prouver qu’elle n’est pas chez vous.

Pendant que nous parlions ainsi, madame de Gabry prenait desarrangements pour coucher sa pensionnaire. Je vis passer dans uncouloir sa femme de chambre, qui portait sur son bras des drapsparfumés de lavande.

–&|160;Voilà, dis-je, une honnête et douce odeur.

–&|160;Que voulez-vous&|160;? me répondit madame de Gabry. Noussommes des paysans.

–&|160;Ah&|160;! lui répondis-je, puissé-je devenir aussi unpaysan&|160;! puissé-je, un jour, comme vous à Lusance, respirerd’agrestes senteurs, sous un toit perdu dans le feuillage, et, sice vœu est trop ambitieux pour un vieillard dont la vie s’achève,je désire du moins que mon linceul soit, comme ce linge, parfumé delavande.

Nous convînmes que je viendrais déjeuner le lendemain. Mais onme défendit expressément de me présenter avant midi. Jeanne, enm’embrassant, me supplia de ne pas la ramener à la pension. Nousnous quittâmes attendris et troublés.

&|160;

Je trouvai sur mon palier Thérèse en proie à une inquiétude quila rendait furieuse. Elle ne parla de rien de moins que dem’enfermer à l’avenir.

Quelle nuit je passai&|160;! Je ne fermai pas l’œil un seulinstant. Tantôt, je riais comme un gamin du succès de monaventure&|160;; tantôt, je me voyais, avec une angoisseinexprimable, traîné devant les magistrats et répondant sur le bancdes accusés du crime que j’avais si naturellement commis. J’étaisépouvanté, et pourtant je n’avais ni remords ni regrets. Le soleil,entré dans ma chambre, caressa gaiement le pied de mon lit, et jefis cette prière&|160;:

«&|160;Mon Dieu, vous qui fîtes le ciel et la rosée, comme ilest dit dans Tristan, jugez-moi dans votre équité, non selon mesactes, mais d’après mes intentions, qui furent droites etpures&|160;; et je dirai&|160;: Gloire à vous dans le ciel et paixsur la terre aux hommes de bonne volonté. Je remets en vos mainsl’enfant que j’ai volée&|160;! Faites ce que je n’ai sufaire&|160;; gardez-la de tous ses ennemis, et que votre nom soitbéni&|160;!&|160;»

&|160;

29 décembre.

Quand j’entrai chez madame de Gabry, je trouvai Jeannetransfigurée.

Avait-elle, comme moi, aux premiers rayons de l’aube, invoquéCelui qui fit le ciel et la rosée&|160;? Elle souriait dans unedouce quiétude.

Madame de Gabry la rappela pour achever sa coiffure, car cetteaimable hôtesse avait voulu arranger de ses mains les cheveux del’enfant qui lui était confiée. Venu un peu avant l’heure convenue,j’avais interrompu cette gracieuse toilette. Pour me punir, on mefit attendre seul dans le salon. M.&|160;de&|160;Gabry m’yrejoignit bientôt. Il venait évidemment du dehors, car son frontportait encore la marque du chapeau. Son visage exprimait uneanimation joyeuse. Je ne crus pas devoir lui faire de questions etnous allâmes tous déjeuner. Quand les domestiques eurent achevéleur service, M.&|160;Paul, qui gardait son histoire pour le café,nous dit&|160;:

–&|160;Eh bien&|160;! je suis allé à Levallois.

–&|160;Vous avez vu maître Mouche&|160;? lui demanda vivementmadame de Gabry.

–&|160;Non&|160;! répondit-il, en observant nos visages, quimarquaient le désappointement.

Après avoir joui un temps raisonnable de notre inquiétude,l’excellent homme ajouta&|160;:

–&|160;Maître Mouche n’est plus à Levallois. Maître Mouche aquitté la France. Il y aura après-demain huit jours qu’il a mis laclef sous la porte, emportant l’argent de ses clients, une sommeassez ronde. J’ai trouvé l’étude fermée. Une voisine m’a dit lachose avec force malédictions et imprécations. Le notaire n’a paspris seul le train de 7 heures 55&|160;; il a enlevé la fille d’unperruquier de Levallois. Le fait m’a été confirmé par lecommissaire de police. Vraiment, maître Mouche pouvait-il lever lepied plus à propos&|160;? il aurait retardé son coup d’une semaineque, représentant de la société, il vous traînait comme uncriminel, monsieur Bonnard, devant les juges. Maintenant nousn’avons plus rien à craindre. À la santé de maître Mouche&|160;!s’écria-t-il, en versant de l’armagnac.

Je voudrais vivre longtemps pour me rappeler longtemps cettematinée. Nous étions réunis tous quatre dans la grande salle àmanger blanche, autour de la table de chêne ciré. M.&|160;Paulavait la joie forte et même un peu rude, et il buvait l’armagnac àlongs traits, le brave homme&|160;! Madame de Gabry et mademoiselleAlexandre me souriaient d’un sourire qui me paya de mes peines.

&|160;

Je reçus en rentrant au logis les plus aigres remontrances deThérèse, qui ne concevait plus rien à ma nouvelle manière de vivre.Il fallait à son avis que Monsieur eût perdu le sens.

–&|160;Oui, Thérèse, je suis un vieux fou et vous êtes unevieille folle. Cela est certain. Le bon Dieu nous bénisse, Thérèse,et nous donne de nouvelles forces, car nous avons de nouveauxdevoirs. Mais laissez-moi m’étendre sur ce canapé, car je ne puisme tenir debout.

&|160;

15 janvier 1877.

–&|160;Bonjour, monsieur, me dit Jeanne en m’ouvrant notreporte, tandis que Thérèse, distancée par l’enfant, grognait dansl’ombre du corridor.

–&|160;Mademoiselle, je vous prie de me nommer solennellementpar mon titre et de me dire&|160;: «&|160;Bonjour, montuteur.&|160;»

–&|160;C’est donc fait&|160;? Quel bonheur&|160;! me ditl’enfant, en tapant des mains.

–&|160;Cela s’est fait, mademoiselle, dans la salle commune,devant le juge de paix, et vous subirez dès aujourd’hui monautorité… Vous riez, ma pupille&|160;? Je le vois dans vosyeux&|160;: il vous passe quelque folle idée par la tête. Encoreune lune&|160;!

–&|160;Oh&|160;! non, monsieur… mon tuteur. Je regardais voscheveux blancs. Ils s’enroulent sur les bords de votre chapeaucomme du chèvrefeuille sur un balcon. Ils sont très beaux et je lesaime.

–&|160;Asseyez-vous, ma pupille, et, s’il est possible, ne ditesplus de choses déraisonnables&|160;; j’en ai de sérieuses à vousdire. Écoutez-moi&|160;: vous ne tenez pas absolument, je pense, àretourner chez mademoiselle Préfère&|160;?… Non. Que diriez-vous sije vous gardais ici pour achever votre éducation, jusqu’à ce que…que sais-je&|160;? Toujours, comme on dit.

–&|160;Oh&|160;! monsieur&|160;! s’écria-t-elle, rouge debonheur.

Je poursuivis&|160;:

–&|160;Il y a là, derrière, une petite chambre que magouvernante a préparée à votre intention. Vous y remplacerez desbouquins comme le jour succède à la nuit. Allez voir avec Thérèsesi cette chambre est habitable. Il est entendu avec madame de Gabryque vous y coucherez ce soir.

Elle y courait déjà&|160;; je la rappelai&|160;:

–&|160;Jeanne, écoutez-moi encore. Vous vous êtes fait jusqu’icibien voir de ma gouvernante qui, comme toutes les vieilles gens,est assez morose de son naturel. Ménagez-la. J’ai cru devoir laménager moi-même et souffrir ses impatiences. Je vous dirai,Jeanne, respectez-la. Et, en parlant ainsi, je n’oublie pas qu’elleest ma servante et la vôtre&|160;: elle ne l’oubliera pasdavantage. Mais vous devez respecter en elle son grand âge et songrand cœur. C’est une humble créature qui a longtemps duré dans lebien&|160;; elle s’y est endurcie. Souffrez la roideur de cette âmedroite. Sachez commander&|160;; elle saura obéir. Allez, mafille&|160;; arrangez votre chambre de la façon qui vous semblerale plus convenable pour votre travail et votre repos.

Ayant ainsi poussé Jeanne, avec ce viatique, dans son chemin debonne ménagère, je me mis à lire une revue qui, bien que menée pardes jeunes gens, est excellente. Le ton en est rude, mais l’espritzélé. L’article que je lus passe en précision et en fermeté tout cequ’on faisait dans ma jeunesse. L’auteur de cet article,M.&|160;Paul Meyer, marque chaque faute d’un coup d’ongleincisif.

Nous n’avions pas, nous autres, cette impitoyable justice. Notreindulgence était vaste. Elle allait à confondre le savant etl’ignorant dans la même louange. Pourtant il faut savoir blâmer etc’est là un devoir rigoureux. Je me rappelle le petit Raymond(c’était ainsi qu’on l’appelait). Il ne savait rien&|160;; il avaitl’esprit étroitement borné, mais il aimait beaucoup sa mère. Nousnous gardâmes de dénoncer l’ignorance et la stupidité d’un si bonfils, et le petit Raymond, grâce à notre complaisance, parvint àl’Institut. Il n’avait plus sa mère et les honneurs pleuvaient surlui. Il était tout-puissant, au grand préjudice de ses confrères etde la science. Mais voici venir mon jeune ami du Luxembourg.

–&|160;Bonsoir, Gélis. Vous avez aujourd’hui la mine réjouie.Que vous arrive-t-il, mon cher enfant&|160;?

Il lui arrive qu’il a soutenu très convenablement sa thèse etqu’il est reçu dans un bon rang. C’est ce qu’il m’annonce enajoutant que mes travaux, dont il fut question incidemment dans lecours de la séance, ont été, de la part des professeurs de l’école,l’objet d’un éloge sans réserve.

–&|160;Voilà qui va bien, répondis-je, et je suis heureux,Gélis, de voir ma vieille réputation associée à votre jeune gloire.Je m’intéressais vivement, vous le savez, à votre thèse&|160;; maisdes arrangements domestiques m’ont fait oublier que vous lasouteniez aujourd’hui.

Mademoiselle Jeanne vint à point le renseigner au sujet de cesarrangements. L’étourdie entra comme une brise légère dans la citédes livres, et s’écria que sa chambre était une petite merveille.Elle devint toute rouge en voyant M.&|160;Gélis. Mais nul ne peutéviter sa destinée.

J’observai que, cette fois, ils furent timides l’un et l’autreet ne causèrent point entre eux.

Tout beau&|160;! Sylvestre Bonnard, en observant votre pupillevous oubliez que vous êtes tuteur. Vous l’êtes de ce matin, etcette nouvelle fonction vous impose déjà des devoirs délicats. Vousdevez, Bonnard, écarter habilement ce jeune homme, vous devez…Eh&|160;! sais-je ce que je dois faire&|160;?…

M.&|160;Gélis prend des notes dans mon exemplaire unique dela Ginevera delle clare donne. J’ai tiré au hasard unlivre de la tablette la plus proche&|160;; je l’ouvre et j’entreavec respect au milieu d’un drame de Sophocle. En vieillissant, jeme prends d’amour pour les deux antiquités, et désormais les poètesde la Grèce et de l’Italie sont, dans la cité des livres, à lahauteur de mon bras. Je lis ce chœur suave et lumineux qui déroulesa belle mélopée au milieu d’une action violente, le chœur desvieillards thébains «&|160;‘΄Ερως ανικατε… InvincibleAmour, ô toi qui fonds sur les riches maisons, qui reposes sur lesjoues délicates de la jeune fille, qui passes les mers et visitesles étables, aucun des immortels ne peut te fuir, ni aucun deshommes qui vivent peu de jours&|160;; et qui te possède est endélire.&|160;» Et quand j’eus relu ce chant délicieux, la figured’Antigone m’apparut dans son inaltérable pureté. Quelles images,dieux et déesses qui flottiez dans le plus pur des cieux&|160;! Levieillard aveugle, le roi mendiant qui longtemps erra, conduit parAntigone, a reçu maintenant une sépulture sainte, et sa fille,belle comme les plus belles images que l’âme humaine ait jamaisconçues, résiste au tyran et ensevelit pieusement son frère. Elleaime le fils du tyran, et ce fils l’aime. Et tandis qu’elle va ausupplice où sa piété l’a conduite, les vieillardschantent&|160;:

«&|160;Invincible amour, ô toi qui fonds sur les riches maisons,toi qui reposes sur les joues délicates de la jeunefille…&|160;»

&|160;

Je ne suis pas un égoïste. Je suis sage&|160;; il faut quej’élève cette enfant, elle est trop jeune pour que je la marie.Non&|160;! je ne suis pas un égoïste, mais il faut que je la gardequelques années avec moi, avec moi seul. Ne peut-elle attendre mamort&|160;? Soyez tranquille, Antigone&|160;; le vieil Œdipetrouvera à temps le lieu saint de sa sépulture.

Pour le moment, Antigone aide notre gouvernante à éplucher lesnavets. Elle dit que cela lui revient comme étant de lasculpture.

&|160;

Mai.

Qui reconnaîtrait la cité des livres&|160;? Il y a maintenantdes fleurs sur tous les meubles. Jeanne a raison&|160;: ces rosessont fort belles dans ce vase de faïence bleue. Elle accompagnechaque jour Thérèse au marché, et en rapporte des fleurs. Lesfleurs sont en vérité de charmantes créatures. Il faudra bien unjour que je suive mon dessein et que je les étudie chez elles, à lacampagne, avec tout l’esprit de méthode dont je suis capable.

Et que faire ici&|160;? Pourquoi achever de brûler mes yeux surde vieux parchemins qui ne me disent plus rien qui vaille&|160;? Jeles déchiffrais jadis, ces anciens textes, avec une ardeurmagnanime. Qu’espérais-je donc y trouver alors&|160;? La date d’unefondation pieuse, le nom de quelque moine imagier ou copiste, leprix d’un pain, d’un bœuf ou d’un champ, une dispositionadministrative ou judiciaire, cela et quelque chose encore, quelquechose de mystérieux, de vague et de sublime qui échauffait monenthousiasme. Mais j’ai cherché soixante ans sans trouver cequelque chose. Ceux qui valaient mieux que moi, les maîtres, lesgrands, les Fauriel, les Thierry, qui ont découvert tant de choses,sont morts à la tâche sans avoir découvert non plus ce quelquechose qui, n’ayant pas de corps, n’a pas de nom, et sans lequelpourtant aucune œuvre de l’esprit ne serait entreprise sur cetteterre. Maintenant que je ne cherche que ce que je puisraisonnablement trouver, je ne trouve plus rien du tout, et il estprobable que je n’achèverai jamais l’histoire des abbés deSaint-Germain-des-Prés.

–&|160;Devinez, tuteur, ce que j’apporte dans monmouchoir&|160;?

–&|160;Il y a toute apparence que ce sont des fleurs,Jeanne.

–&|160;Oh&|160;! non, ce ne sont pas des fleurs. Regardez.

Je regarde et je vois une petite tête grise qui sort dumouchoir. C’est celle d’un petit chat gris. Le mouchoirs’ouvre&|160;: l’animal saute sur le tapis, se secoue, redresse uneoreille, puis l’autre et examine prudemment le lieu et lespersonnes.

Le panier au bras, Thérèse arrive, hors d’haleine. Son défautn’est pas de dissimuler&|160;; elle reproche véhémentement àMademoiselle d’apporter dans la maison un chat qu’elle ne connaîtpas. Jeanne, pour se justifier, raconte l’aventure. Passant avecThérèse devant la boutique d’un pharmacien, elle voit un apprentiqui envoie d’un grand coup de pied un petit chat dans la rue. Lechat, surpris et incommodé, se demande s’il restera dans la ruemalgré les passants qui le bousculent et l’effraient ou s’ilrentrera dans la boutique au risque d’en sortir de nouveau au boutd’un soulier. Jeanne estime que sa position est critique etcomprend qu’il hésite. Il a l’air stupide&|160;; elle pense quec’est l’indécision qui lui donne cet air. Elle le prend dans sesbras. Et n’étant à son aise ni dehors ni dedans, il consent àrester en l’air. Tandis qu’elle achève de le rassurer par descaresses, elle dit à l’apprenti pharmacien&|160;:

–&|160;Si cette bête vous déplaît, il ne faut pas labattre&|160;; il faut me la donner.

–&|160;Prenez-la, répond le potard.

–&|160;Voilà&|160;!… ajoute Jeanne en matière de conclusion.

Et elle se fait une voix flûtée pour promettre au minet toutessortes de douceurs.

–&|160;Il est bien maigre, dis-je, en examinant ce pitoyableanimal&|160;; de plus, il est bien laid.

Jeanne ne le trouve pas laid, mais elle reconnaît qu’il a l’airplus stupide que jamais&|160;; ce n’est pas cette foisl’indécision, c’est la surprise qui, selon elle, imprime ce fâcheuxcaractère à sa physionomie. Si nous nous mettions à sa place,pense-t-elle, nous conviendrions qu’il lui est impossible de riencomprendre à son aventure. Nous rions au nez de la pauvre bête, quigarde un sérieux comique. Jeanne veut le prendre dans ses bras,mais il se cache sous la table et n’en sort pas même à la vue d’unesoucoupe pleine de lait.

Nous nous éloignons&|160;; la soucoupe est vide.

–&|160;Jeanne, dis-je, votre protégé a une triste mine&|160;; ilest d’un naturel sournois&|160;; je souhaite qu’il ne commette pasdans la cité des livres des méfaits qui nous obligent à le renvoyerà sa pharmacie. En attendant, il faut lui donner un nom. Je vouspropose de le nommer Don Gris de Gouttière&|160;; mais cela estpeut-être un peu long. Pilule, Drogue ou Ricin serait plus bref etaurait l’avantage de rappeler sa première condition. Qu’endites-vous&|160;?

–&|160;Pilule irait bien, me répondit Jeanne, mais est-ilgénéreux de lui donner un nom qui lui rappelle sans cesse lesmalheurs dont nous l’avons tiré&|160;? Ce serait lui faire payernotre hospitalité. Soyons plus gracieux, et donnons-lui un jolinom, dans l’espoir qu’il le mérite. Voyez comme il nousregarde&|160;: il voit qu’on s’occupe de lui. Il est déjà moinsbête depuis qu’il n’est plus malheureux. Le malheur abêtit, je lesais bien.

–&|160;Eh bien, Jeanne, si vous le voulez, nous appelleronsvotre protégé Hannibal. La convenance de ce nom ne vous frappe pastout d’abord. Mais l’angora qui le précéda dans la cité des livreset à qui j’avais l’habitude de faire mes confidences, car il étaitsage et discrète personne, se nommait Hamilcar. Il est naturel quece nom engendre l’autre et qu’Hannibal succède à Hamilcar.

Nous tombâmes d’accord sur ce point.

–&|160;Hannibal&|160;! s’écria Jeanne, venez ici.

Hannibal, épouvanté par la sonorité étrange de son propre nom,s’alla tapir sous une bibliothèque dans un espace si petit qu’unrat n’y eût pas tenu.

Voilà un grand nom bien porté&|160;!

J’étais ce jour-là d’humeur à travailler et j’avais trempé dansl’encrier le bec de ma plume, quand j’entendis qu’on sonnait. Sijamais quelques oisifs lisaient ces feuillets barbouillés par unvieillard sans imagination, ils riraient bien de ces coups desonnette qui retentissent à tout moment dans le cours de mon récit,sans jamais introduire un personnage nouveau ni préparer une scèneinattendue. Au rebours le théâtre. M.&|160;Scribe n’ouvre sesportes qu’à bon escient et pour le plus grand plaisir des dames etdes demoiselles. C’est de l’art cela. Je me serais pendu plutôt qued’écrire un vaudeville, non par mépris de la vie, mais à cause queje ne saurais rien inventer de divertissant. Inventer&|160;! Ilfaut pour cela avoir reçu l’influence secrète. Ce don me seraitfuneste. Voyez-vous que, dans mon histoire de l’abbaye deSaint-Germain-des-Prés, j’invente quelque moinillon. Que diraientles jeunes érudits&|160;? Quel scandale à l’École&|160;! Quant àl’Institut, il ne dirait rien et n’en penserait pas davantage. Mesconfrères, s’ils écrivent encore un peu, ne lisent plus du tout.Ils sont de l’avis de Parny, qui disait&|160;:

Une paisibleindifférence

Est la plus sage desvertus.

Être le moins possible pour être le mieux possible, c’est à quois’efforcent ces bouddhistes sans le savoir. S’il est plus sagesagesse, je l’irai dire à Rome. Tout cela à propos du coup desonnette de M.&|160;Gélis.

Ce jeune homme a changé du tout au tout ses façons d’être. Ilest maintenant aussi grave qu’il était léger, aussi taciturne qu’ilétait bavard. Jeanne suit cet exemple. Nous sommes dans la phase dela passion contenue. Car, tout vieux que je suis, je ne m’y trompepas&|160;: ces deux enfants s’aiment avec force et durée. Jeannel’évite maintenant&|160;; elle se cache dans sa chambre quand ilentre dans la bibliothèque. Mais qu’elle le retrouve bien quandelle est seule&|160;! Seule, elle lui parle chaque soir dans lamusique qu’elle joue sur le piano avec un accent rapide et vibrantqui est l’expression nouvelle de son âme nouvelle.

Eh bien&|160;! pourquoi ne pas le dire&|160;? pourquoi ne pasavouer ma faiblesse&|160;? Mon égoïsme, si je me le cachais àmoi-même, en deviendrait-il moins blâmable&|160;? Je le diraidonc&|160;: Oui, j’attendais autre chose&|160;; oui, je comptais lagarder pour moi seul, comme mon enfant, comme ma petite-fille, nontoujours, pas même longtemps, mais quelques années encore. Je suisvieux. Ne pourrait-elle attendre&|160;? Et, qui sait&|160;? lagoutte et l’arthrite aidant, je n’aurais peut-être pas trop abuséde sa patience. C’était mon désir, c’était mon espoir. Je comptaissans elle, je comptais sans ce jeune étourdi. Mais, si le compteétait mauvais, le mécompte n’en est pas moins cruel. Et puis, il mesemble que tu te condamnes bien légèrement, mon ami SylvestreBonnard. Si tu voulais garder cette jeune fille quelques annéesencore, c’était dans son intérêt autant que dans le tien. Elle abeaucoup à apprendre, et tu n’es pas un maître à dédaigner. Quandce tabellion de Mouche, qui s’est livré depuis à une coquinerie siopportune, te fit l’honneur d’une visite, tu lui exposas tonsystème d’éducation avec la chaleur d’une âme bien éprise. Tout tonzèle tendait à l’appliquer, ce système. Jeanne est une ingrate etGélis un séducteur.

Mais enfin, si je ne le mets pas à la porte, ce qui serait d’ungoût et d’un sentiment détestables, il faut bien que je lereçoive&|160;; il y a assez longtemps qu’il attend dans mon petitsalon, en face des vases de Sèvres qui me furent gracieusementdonnés par le roi Louis-Philippe. Les Moissonneurs et lesPêcheurs de Léopold Robert sont peints sur ces vases deporcelaine, que Gélis et Jeanne s’accordent à trouver affreux.

–&|160;Mon cher enfant, excusez-moi de ne vous avoir pas reçutout de suite. J’achevais un travail.

Je dis vrai&|160;: la méditation est un travail, mais Gélis nel’entend pas ainsi&|160;; il croit qu’il s’agit d’archéologie, etme souhaite de terminer bientôt mon histoire des abbés deSaint-Germain-des-Prés. C’est seulement après m’avoir donné cettemarque d’intérêt qu’il me demande comment va mademoiselleAlexandre. À quoi je réponds&|160;: «&|160;Fort bien&|160;», d’unton sec par lequel se révèle mon autorité morale de tuteur.

Et après un moment de silence, nous causons de l’École, despublications nouvelles et du progrès des sciences historiques. Nousentrons dans les généralités. Les généralités sont d’une granderessource. J’essaie d’inculquer à Gélis un peu de respect pour lagénération d’historiens à laquelle j’appartiens. Je luidis&|160;:

–&|160;L’histoire, qui était un art et qui comportait toutes lesfantaisies de l’imagination, est devenue de notre temps une scienceà laquelle il faut procéder avec une rigoureuse méthode.

Gélis me demande la permission de n’être pas de mon avis. Il medéclare qu’il ne croit pas que l’histoire soit ni devienne jamaisune science.

–&|160;Et d’abord, me dit-il, qu’est-ce que l’histoire&|160;? Lareprésentation écrite des événements passés. Mais qu’est-ce qu’unévénement&|160;? Est-ce un fait quelconque&|160;? Non pas&|160;! medites-vous, c’est un fait notable. Or, comment l’historienjuge-t-il qu’un fait est notable ou non&|160;? Il en jugearbitrairement, selon son goût et son caprice, à son idée, enartiste enfin&|160;! car les faits ne se divisent pas, de leurpropre nature, en faits historiques et en faits non historiques.D’ailleurs un fait est quelque chose d’extrêmement complexe.L’historien représentera-t-il les faits dans leur complexité&|160;?Non, cela est impossible. Il les représentera dénués de la plupartdes particularités qui les constituent, par conséquent tronqués,mutilés, différents de ce qu’ils furent. Quant au rapport des faitsentre eux, n’en parlons pas. Si un fait dit historique est amené,ce qui est possible, par un ou plusieurs faits non historiques et,comme tels, inconnus, le moyen, pour l’historien, je vous prie, demarquer la relation de ces faits entre eux&|160;? Et je supposedans tout ce que je dis là, monsieur Bonnard, que l’historien asous les yeux des témoignages certains, tandis qu’en réalité, iln’accorde sa confiance à tel ou tel témoin que par des raisons desentiment. L’histoire n’est pas une science, c’est un art et on n’yréussit que par l’imagination.

M.&|160;Gélis me rappelle en ce moment certain jeune fou quej’entendis un certain jour discourir à tort et à travers dans lejardin du Luxembourg, sous la statue de Marguerite de Navarre. Etvoici qu’à un tournant de la conversation, nous nous rencontronsnez à nez avec Walter Scott, à qui mon jeune dédaigneux trouve unair rococo, troubadour et «&|160;dessus de pendule&|160;». Ce sontses propres expressions.

–&|160;Mais, dis-je, en m’échauffant pour la défense du pèremagnifique de Lucy et de la Jolie fille de Perth,tout le passé vit dans ses admirables romans&|160;; c’est del’histoire, c’est de l’épopée&|160;!

–&|160;C’est de la friperie, me répond Gélis.

Et croiriez-vous que cet enfant insensé m’affirme qu’on ne peut,si savant qu’on soit, se figurer précisément comment les hommesvivaient il y a cinq ou dix siècles, puisque ce n’est qu’àgrand-peine qu’on se les figure à peu près comme ils étaient il y adix ou quinze ans&|160;? Pour lui le poème historique, le romanhistorique, la peinture d’histoire sont des genres abominablementfaux&|160;!

–&|160;Dans tous les arts, ajoute-t-il, l’artiste ne peint queson âme&|160;; son œuvre, quel qu’en soit le costume, est sacontemporaine par l’esprit. Qu’admirons-nous dans la DivineComédie, sinon la grande âme de Dante&|160;? et les marbres deMichel-Ange, que nous représentent-ils d’extraordinaire, sinonMichel-Ange lui-même&|160;? Artiste, on donne sa propre vie à sescréations ou bien l’on taille des marionnettes et l’on habille despoupées.

Que de paradoxes et d’irrévérences&|160;! mais les audaces ne medéplaisent pas dans un jeune homme. Gélis se lève et serassied&|160;; je sais bien ce qui l’occupe et qui il attend. Levoici qui me parle des quinze cents francs qu’il gagne, auxquels ilconvient d’ajouter une petite rente de deux mille francs qu’iltient d’héritage. Je ne suis pas dupe de ses confidences. Je saisbien qu’il me fait ses petits comptes afin que je sache qu’il estun homme établi, rangé, casé, renté, pour tout dire&|160;: bon àmarier. C. q. f. d., comme disent les géomètres.

Il s’est levé et rassis vingt fois. Il se lève une vingt etunième fois et, comme il n’a pas vu Jeanne, il sort désolé.

Sitôt qu’il est parti, Jeanne entre dans la cité des livres sousprétexte de surveiller Hannibal. Elle est désolée, et c’est d’unevoix dolente qu’elle appelle son protégé pour lui donner du lait.Vois ce visage attristé, Bonnard&|160;! Tyran, contemple tonouvrage. Tu les as tenus séparés, mais ils ont même visage, et tuvois, à l’expression pareille de leurs traits, qu’ils sont malgrétoi unis de pensée. Cassandre, sois heureux&|160;! Bartholo,réjouis-toi&|160;! Ce que c’est que d’être tuteur&|160;! Lavoyez-vous, les deux genoux sur le tapis et la tête d’Hannibal dansles mains&|160;?

Oui&|160;! caresse ce stupide animal&|160;! plains-le&|160;!gémis sur lui&|160;! On sait, petite perfide, où vont vos soupirset ce qui cause vos plaintes.

Cela fait un tableau que je contemple longtemps&|160;; puis,ayant jeté un regard sur ma bibliothèque&|160;:

–&|160;Jeanne, dis-je, tous ces livres m’ennuient&|160;; nousallons les vendre.

&|160;

20 septembre.

C’en est fait&|160;: ils sont fiancés. Gélis, qui est orphelin,comme Jeanne est orpheline, m’a fait sa demande par un de sesprofesseurs, mien collègue, hautement estimé pour sa science et soncaractère. Mais quel messager d’amour, juste ciel&|160;! Un ours,non pas ours des Pyrénées, mais ours de cabinet, et cette secondevariété est beaucoup plus féroce que la première.

–&|160;À tort ou à raison (à tort, selon moi) Gélis ne tient pasà la dot&|160;; il prend votre pupille avec sa chemise.Dites&|160;: oui, et l’affaire est faite. Dépêchez-vous, jevoudrais vous montrer deux ou trois jetons de Lorraine assezcurieux et que vous ne connaissez pas, j’en suis sûr.

C’est littéralement ce qu’il m’a dit. Je lui répondis que jeconsulterais Jeanne, et je n’eus pas un mince plaisir à luidéclarer que ma pupille avait une dot.

La dot, la voilà&|160;! C’est ma bibliothèque. Henri et Jeannesont à mille lieues de s’en douter, et c’est un fait qu’on me croitgénéralement plus riche que je ne suis. J’ai la mine d’un vieilavare. Voilà certainement une mine bien menteuse, et qui m’a valubeaucoup de considération. Il n’est sorte de personne que le monderespecte à l’égal d’un riche crasseux.

J’ai consulté Jeanne, mais avais-je besoin d’écouter sa réponsepour l’entendre&|160;? C’en est fait&|160;! ils sont fiancés.

Il ne va ni à mon caractère ni à ma figure d’épier ces deuxjeunes gens pour noter ensuite leurs paroles et leurs gestes.Noli me tangere. C’est le mot des belles amours. Je saismon devoir&|160;: il est de respecter le secret de cette âmeinnocente sur laquelle je veille. Qu’ils s’aiment, cesenfants&|160;! Rien de leurs longs épanchements, rien de leurscandides imprudences ne sera retenu sur ce cahier par le vieuxtuteur dont l’autorité fut douce et dura si peu&|160;!

D’ailleurs, je ne me croise pas les bras et, s’ils ont leursaffaires, j’ai les miennes. Je dresse moi-même le catalogue de mabibliothèque en vue d’une vente aux enchères. C’est une tâche quim’afflige et m’amuse à la fois. Je la fais durer, peut-être un peuplus longtemps que de raison, et je feuillette ces exemplaires sifamiliers à ma pensée, à ma main, à mes yeux, au-delà du nécessaireet de l’utile. C’est un adieu, et il fut de tout temps dans lanature de l’homme de prolonger les adieux.

Ce gros volume qui m’a tant servi depuis trente ans, puis-je lequitter sans les égards qu’on doit à un bon serviteur&|160;? Etcelui-ci, qui m’a réconforté par sa saine doctrine, ne dois-jepoint le saluer une dernière fois, comme un maître&|160;? Maischaque fois que je rencontre un volume qui m’a induit en erreur,qui m’a affligé par ses fausses dates, lacunes, mensonges et autrespestes de l’archéologue&|160;:

–&|160;Va&|160;! lui dis-je avec une joie amère, va&|160;!imposteur, traître, faux témoin, fuis loin de moi, vadoretro, et puisses-tu, indûment couvert d’or, grâce à taréputation usurpée et à ton bel habit de maroquin, entrer dans lavitrine de quelque agent de change bibliomane, que tu ne pourrasséduire comme tu m’as séduit, puisqu’il ne te lira jamais.

Je mettais à part, pour les garder toujours, les livres quim’ont été donnés en souvenir. Quand je plaçai dans cette rangée lemanuscrit de la Légende dorée, je pensai le baiser, ensouvenir de madame Trépof, qui resta reconnaissante malgré sonélévation et ses richesses et qui, pour se montrer mon obligée,devint ma bienfaitrice. J’avais donc une réserve. C’est alors queje connus le crime. Les tentations me venaient pendant lanuit&|160;; à l’aube, elles étaient irrésistibles. Alors, tandisque tout dormait encore dans la maison, je me levais et je sortaisfurtivement de ma chambre.

Puissances de l’ombre, fantômes de la nuit, si, vous attardantchez moi après le chant du coq, vous me vîtes alors me glisser surla pointe des pieds dans la cité des livres, vous ne vous écriâtescertainement pas, comme madame Trépof à Naples&|160;: «&|160;Cevieillard a un bon dos&|160;!&|160;» J’entrais&|160;; Hannibal, laqueue toute droite, se frottait à mes jambes en ronronnant. Jesaisissais un volume sur sa tablette, quelque vénérable gothique ouun noble poète de la Renaissance, le joyau, le trésor dont j’avaisrêvé toute la nuit, je l’emportais et je le coulais au plus profondde l’armoire des ouvrages réservés, qui devenait pleine à encrever. C’est horrible à dire&|160;: je volais la dot de Jeanne. Etquand le crime était consommé, je me remettais à cataloguervigoureusement jusqu’à ce que Jeanne vînt me consulter sur quelquedétail de toilette ou de trousseau. Je ne comprenais jamais bien dequoi il s’agissait, faute de connaître le vocabulaire actuel de lacouture et de la lingerie. Ah&|160;! si une fiancée duXIVe siècle venait par miracle me parler chiffons, à labonne heure&|160;! je comprendrais son langage. Mais Jeanne n’estpas de mon temps, et je la renvoie à madame de Gabry, qui, en cemoment, lui sert de mère.

La nuit vient, la nuit est venue&|160;! Accoudés à la fenêtre,nous regardons la vaste étendue sombre, criblée de pointes delumière. Jeanne, penchée sur la barre d’appui, tient son front danssa main et semble attristée. Je l’observe et je me dis enmoi-même&|160;: «&|160;Tous les changements, même les plussouhaités, ont leur mélancolie, car ce que nous quittons, c’est unepartie de nous-mêmes&|160;; il faut mourir à une vie pour entrerdans une autre.&|160;»

Comme répondant à ma pensée, la jeune fille me dit&|160;:

–&|160;Mon tuteur, je suis bien heureuse, et pourtant j’ai enviede pleurer.

Dernière Page

21 août 1882.

Page quatre-vingt-septième… Encore une vingtaine de lignes etmon livre sur les insectes et les fleurs sera terminé. Pagequatre-vingt-septième et dernière… « Comme on vient de levoir, les visites des insectes ont une grande importance pour lesplantes ; ils se chargent en effet de transporter au pistil lepollen des étamines. Il semble que la fleur soit disposée et paréedans l’attente de cette visite nuptiale. Je crois avoir démontréque le nectaire de la fleur distille une liqueur sucrée qui attirel’insecte et l’oblige à opérer inconsciemment la fécondationdirecte ou croisée. Ce dernier mode est le plus fréquent. J’ai faitvoir que les fleurs sont colorées et parfumées de manière à attirerles insectes et construites intérieurement de sorte à offrir à cesvisiteurs un passage tel qu’en pénétrant dans la corolle, ilsdéposent sur le stigmate le pollen dont ils sont chargés. Sprengel,mon maître vénéré, disait à propos du duvet qui tapisse la corolledu géranium des bois : « Le sage auteur de la nature n’apas voulu créer un seul poil inutile. » Je dis à montour : Si le lis des champs, dont parle l’Évangile, est plusrichement vêtu que le roi Salomon, son manteau de pourpre est unmanteau de noces, et cette riche parure est une nécessité de saperpétuelle existence[1] .

« Brolles, le 21 août1882. »

 

Brolles ! Ma maison est la dernière qu’on trouve dans larue du village, en allant à la forêt. C’est une maison à pignondont le toit d’ardoise s’irise au soleil comme une gorge de pigeon.La girouette qui s’élève sur ce toit me vaut plus de considérationdans le pays que tous mes travaux d’histoire et de philologie. Iln’y a pas un marmot qui ne connaisse la girouette deM. Bonnard. Elle est rouillée et grince aigrement au vent.Parfois elle refuse tout service, comme Thérèse, qui se laisseaider, en grognant, par une jeune paysanne. La maison n’est pasgrande, mais j’y vis à l’aise. Ma chambre a deux fenêtres et reçoitle premier soleil. Au-dessus est la chambre des enfants. Jeanne etHenri viennent habiter deux fois l’an.

Le petit Sylvestre y avait son berceau. C’était un joli enfant,mais il était bien pâle. Quand il jouait sur l’herbe, sa mère lesuivait d’un regard inquiet et à tout moment arrêtait son aiguillepour le reprendre sur ses genoux. Le pauvre petit ne voulait pass’endormir. Il disait que quand il dormait il allait loin, bienloin, où c’était noir et où il voyait des choses qui lui faisaientpeur et qu’il ne voulait plus voir.

Alors sa mère m’appelait, et je m’asseyais près de sonberceau : il prenait un de mes doigts dans sa petite mainchaude et sèche et il me disait :

– Parrain, il faut que tu me contes une histoire.

Je lui faisais des contes de toute sorte, qu’il écoutaitgravement. Tous l’intéressaient, mais il y en avait un surtout dontsa petite âme était émerveillée : c’était l’Oiseaubleu. Quand j’avais fini, il me disait :

– Encore ! encore !

Je recommençais, et sa petite tête pâle et veinée tombait surl’oreiller.

Le médecin répondait à toutes nos questions :

– Il n’a rien d’extraordinaire !

Non ! Le petit Sylvestre n’avait rien d’extraordinaire. Unsoir de l’an dernier, son père m’appela :

– Venez, me dit-il ; le petit est plus mal.

J’approchai du berceau près duquel la mère se tenait immobile,attachée par toutes les puissances de son âme.

Le petit Sylvestre tourna lentement vers moi ses prunelles quimontaient sous ses paupières et ne voulaient plus redescendre.

– Parrain, me dit-il, il ne faut plus me dire deshistoires.

Non, il ne fallait plus lui dire des histoires !

Pauvre Jeanne, pauvre mère !

Je suis trop vieux pour rester bien sensible, mais, en vérité,c’est un mystère douloureux que la mort d’un enfant.

 

Aujourd’hui, le père et la mère sont revenus pour six semainessous le toit du vieillard. Les voici qui reviennent de la forêt ense donnant le bras. Jeanne est serrée dans sa mante noire, et Henryporte un crêpe à son chapeau de paille ; mais ils sont tousdeux brillants de jeunesse et ils se sourient doucement l’un àl’autre, ils sourient à la terre qui les porte, à l’air qui lesbaigne, à la lumière que chacun d’eux voit briller dans les yeux del’autre. Je leur fais signe de ma fenêtre avec mon mouchoir, et ilssourient à ma vieillesse.

Jeanne monte lestement l’escalier, m’embrasse et murmure à monoreille quelques mots que je devine plutôt que je ne les entends.Et je lui réponds :

– Dieu vous bénisse, Jeanne, vous et votre mari, dans votrepostérité la plus reculée. Et nunc dimittis servum tuum,Domine.

 

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