Categories: Romans

Le Danseur mondain

Le Danseur mondain

de Paul Bourget

À MONSIEUR GUSTAVE MAÇON

Amical souvenir de son voisin

du Pavillon d’Enghien à Chantilly.

P. B.

Chapitre 1

– « Voulez-vous nous rejouer ce Fox-blues, mademoiselle Morange ? » dit le maître de danse à la jeune femme assise au piano dans le petit salon d’hôtel qui servait à cette leçon. « Et vous,mademoiselle Favy, » – il s’adressait à son élève, –« nous reprenons ?… Plus vivement, cette fois.Rappelez-vous : Ne pas briser l’élan. La marche moins raide que dans le One Step. Des pas de côté, un en avant,légèrement fléchis, un peu élancés. Donner l’impression d’un oiseau qui va s’envoler. Ça, c’est bien, très bien. Ne pliez pas le genou… »

Et les deux jeunes gens glissaient,étroitement enlacés, au rythme de la musique, – cette musique précipitée et monotone, mélancolique et saccadée, qui caractérise les danses d’aujourd’hui. Depuis la guerre de 1914 et sa longue tragédie, il y a de la frénésie et de la tristesse, à la fois, dans les moindres gestes d’une société trop profondément ébranlée. Même ceux qui ne devraient, comme une sauterie dans un bal, n’être qu’un plaisir et qu’une détente, sont touchés de névropathie. Un ruban,noué à la boutonnière du veston ajusté du maître de danse,attestait que, peu d’années auparavant, – on était en 1925, – il prenait part en effet à cette terrible guerre et s’y distinguait.Ce martial épisode semblait bien absent de son visage, très viril certes dans sa joliesse, mais comment concilier de sanglants et sinistres souvenirs avec l’espèce de frivole ferveur qu’il mettait à conduire les pas de son élève : une jeune fille de vingt ans, souple, mince, et dont les traits délicats étaient comme éclairés par des prunelles bleues d’une intensité singulière ?Ce couple élégant, agile, uni dans un accord balancé de tous les mouvements, allait et venait ainsi, dans le décor banal et faussement stylisé de ce salon d’un hôtel de la Riviera, ouvert largement sur un lumineux et grandiose paysage.

La baie d’Hyères se développait, encadrée d’uncôté par le sombre massif des Maures, de l’autre par les montagnesde Toulon, et fermée par les îles que les Grecs appelaient jadisles Stœchades, les « rangées en lignes ». À la pointe del’une, celle de Porquerolles, surgissent les récifs des Mèdes,Mediae Rupes, – les Roches du Milieu. Ce nom justifiaitcelui de l’hôtel, britanniquement et barbarement baptiséMédes-Palace. Il était situé sur une hauteur, à mi-cheminentre la ville d’Hyères et la rivière du Gapeau.

Par ce clair et tiède matin du mois de mars,cet immense horizon était admirable de splendeur et de grâce. Lesombre azur de la mer, doucement marié au bleu plus léger du ciel,s’apercevait par delà le floconnement argenté des vastes champsd’oliviers qui dévalaient jusqu’au rivage, et, tout près, c’étaitle jardin de l’hôtel, fraîche oasis de palmiers et d’eucalyptusentre lesquels foisonnaient des roses et des mimosas en pleinefloraison. Comme ce salon servait aux leçons du danseurprofessionnel de l’établissement, le milieu en était vide.L’anglomanie qui avait présidé à l’appellation du Palace sereconnaissait à la forme des fauteuils et des chaises, évidemmentcommandés outre-Manche et qui plaquaient leur massif acajou contreles murs, décorés eux-mêmes de gravures anglaises. Il semblaitparadoxal qu’il y eût à cette minute, dans ce coin londonien,quatre personnes de nationalité française :Mlle Morange la pianiste, le maître de danse et sonélève, une femme plus âgée enfin, qui était la mère de la jeunefille. Leur seul aspect le disait assez et cette ressemblance desphysiologies qui décèle une analogie profonde des natures. Chezl’une et chez l’autre, une extrême sensibilité nerveuse sereconnaissait à vingt petits signes identiques : à la finessedes linéaments du visage, à celle des pieds et des mains, à lamobilité tour à tour et à la fixité de la bouche et du regard, à lagracilité fragile de tout l’être. Mais la flamme de la vie étaitintacte chez la jeune fille. Autrement, se serait-elle prêtée aveccette ardeur gaie à l’enfantin plaisir de cette leçon dedanse ? Mme Favy, elle, donnait, au contraire,l’idée d’un organisme usé, avec la pâleur de son visage amaigritaché de rouge aux pommettes. Son souffle, par moments si court, etla légère saillie de ses yeux trop brillants, comme il arrive danscertaines névroses du cœur, dénonçaient une maladie chronique, etaussi le léger tremblement de ses doigts, aux ongles cyanosés, quis’occupaient en ce moment à tricoter une casaque de laine, destinéesans doute à quelque vente de charité. Étendue parmi des coussins,sur une chaise longue en paille, apportée pour elle du jardin, ellerelevait sans cesse la tête et abaissait son ouvrage, pour secaresser avec tendresse à la gracieuse vision de sa charmanteenfant, naïvement amusée de ces tournoiements et de ces pas rythméssous la main conductrice du maître. La musicienne, elle aussi,regardait, dans la haute glace placée au-dessus du piano, l’imagemouvante du jeune couple, avec une tout autre expression d’amertumeet de déplaisir. Elle était jolie également, mais son masque sansjeunesse, quoiqu’elle eût à peine vingt-sept ans, disait lamélancolie d’une destinée sans horizon, emprisonnée dans desconditions trop dures. Elle tenait, au Mèdes-Palacel’emploi de danseuse professionnelle. Sachant l’un et l’autre unpeu de musique, elle et son camarade se rendaient le service des’accompagner dans leurs leçons, quand ils pouvaient, afind’épargner à leurs élèves et de s’épargner l’assourdissement dugramophone.

– « Cette fois, » dit le maîtrede danse, le piano à peine arrêté, « ça y est. Vous n’avez pasfait une faute, mademoiselle Favy. »

– « Savez-vous que nous avonsjoliment travaillé ce matin, monsieur Neyrial ? »répondit la jeune fille, en riant, « Scottish espagnole,Paso doble, Java, et, pour finir, Fox-blues, c’estquatre danses que j’ai bien dans les jambes maintenant. Je continueà préférer le Tango. Ces airs espagnols sont siprenants ! On les sent passer dans ses gestes. Ce n’est pascomme la Samba. »

– « Moi non plus, » fit lejeune homme, « je ne l’aime pas beaucoup. Tournée, pourtant,elle a son charme. Sautée, elle devient trop viteexcentrique. »

– « À la bonne heure, » ditMme Favy, qui se relevait de sa chaise longue,aidée par sa fille. « Voilà ce que j’apprécie en vous,monsieur Neyrial. Vous gardez du goût dans ces danses modernes.Elles en manquent si facilement ! »

– « C’est que je considère la dansecomme un art… » répondit vivement Neyrial. « La danse,c’est le rythme, c’est la mesure, c’est la beauté du mouvement, ceque mademoiselle vient de dire si justement, de la musiquegesticulée. »

– « Quel dommage ! »repartit Mme Favy, « que tous vos confrères nepensent pas de même ! Je vous avoue, quand Renée m’a demandé àprendre des leçons avec vous, j’ai eu un peu peur. Pensez donc. Demon temps, nous ne connaissions que le quadrille, la polka, lavalse… »

– « Je vous l’ai dit aussitôt,maman, » interjeta la jeune fille, « qu’avecM. Neyrial, ces danses d’aujourd’hui, qui vous déplaisenttant, s’ennoblissaient, s’idéalisaient… »

– « J’aime mon art,mademoiselle, » fit Neyrial en reconduisantMme Favy et son élève jusqu’à la porte, « et,ce que l’on aime vraiment, on le respecte. »

Les deux femmes étaient à peine sorties de lapièce que la pianiste, à demi tournée sur son tabouret, disait,avec une ironie singulière, au jeune homme en train d’allumer unecigarette :

– « Vous n’avez pas honte de luiservir de ces boniments, à cette pauvre petite ? »

– « Quels boniments ? »répondit-il.

– « J’aime mon art… Tout ce qu’onaime, on le respecte… »

Son accent se faisait de plus en plus railleurpour répéter les paroles de son camarade en contrefaisant sonaccent, et elle insistait :

– « Voyons. Nous nous sommes misdanseurs mondains, vous et moi, dans les hôtels, parce que noussavions bien danser et que nous n’avions pas le sou. Vous enprofitez pour avoir des histoires de femmes. Tant qu’il s’agit depersonnes qui ont de la défense, rien à dire ; mais bourrer lecrâne à une jeune fille, quand on ne peut pas l’épouser, ce n’estpas propre, et vous ne pouvez pas l’épouser. Jamais le colonelFavy, professeur à l’École de guerre et qui sera demain général, nedonnera sa fille à un danseur d’hôtel. Il n’est venu ici que peurvingt-quatre heures. De le voir passer m’a suffi pour le juger. Àvous aussi. Rappelez-vous. Il y avait un thé-dansant ce soir-là. Lapetite et sa mère n’en manquent pas un. Ont-elles paru ? Non.À cause du père évidemment… »

– « Vous voilà encorejalouse », dit Neyrial. « Vous n’en avez pourtant pas ledroit. Répondez ai-je été loyal avec vous ? »

– « Très loyal, » fit-elle surun ton de dépit qui ne s’accordait que trop avec la subitecontraction de son visage aigu.

– « Quand vous m’avezrapporté, » continua Neyrial, « cette conversation,entendue par hasard, qui calomniait nos rapports, vous ai-jeoffert, oui ou non, de rompre mon engagement ici, et d’aller, àTamaris, à l’Eden où j’avais, où j’ai encore uneoffre ? Vous m’avez prié de rester, en me disant que votresympathie pour moi vous rendrait cette séparation pénible. Vousm’avez, à ce propos, fait cette déclaration très nette, je vous enai estimée, qu’une fille, dans votre profession, ne devait pas selaisser courtiser. J’entends encore vos mots : le mariage ourien. Nous avons convenu alors qu’il n’y aurait jamais entre nousqu’une bonne et franche amitié. Il exclut la jalousie, ce pacte, etc’est si propre, pour employer votre mot de tout à l’heure, unerelation comme la nôtre, ce compagnonnage de deux artistes quiaiment profondément leur art… Vous allez encore parler deboniments… »

– « Dans ce moment-ci, non, »répondit-elle. « Ça n’empêche pas que j’avais raison tout àl’heure, et vous le savez bien… Mais voilà miss Oliver qui vientpour sa leçon. »

– « Vous n’allez pas de nouveau êtrejalouse ? Sinon… »

Il avait jeté cette phrase de taquinerie, enriant, cette fois, du rire d’un homme qui ne veut pas prendre ausérieux les sentimentalismes d’une femme qu’il n’aime pas. Ce futde nouveau d’un accent très sérieux queMlle Morange lui répondit :

– « Elle est bien belle, mais ellene vous regarde pas comme l’autre, ni vous non plus… »

Une jeune fille entrait maintenant, quioffrait un type accompli de la beauté anglaise grande, énergique,assouplie par le sport, son teint de rousse fouetté par la brise dela mer. Ses cheveux coupés « à la Jeanne d’Arc » ou« à la typhoïde », comme disent indifféremment lescoiffeurs d’aujourd’hui, lui donnaient un air garçonnier que sonverbe haut et trop direct accusait encore. Sa jupe courtedécouvrait des mollets vigoureux comme ceux d’un coureur, et soncorsage, presque sans manches, des bras tannés par le soleil, dontun boxeur eût envié la musculature. Quel contraste avec la frêle etmince Française qui s’essayait, dix minutes auparavant, à ceFox-blues qu’elle dansait si finement, et, tout de suite,l’arrivante dit avec un accent, qui rendait plus excentriques lestermes d’argot qu’elle croyait devoir employer pour « être àla page », – parlons comme elle :

– « Pas de Tango, n’est-cepas, monsieur Neyrial. C’est moche, le Tango, vous netrouvez pas ?… Un Two-steps d’abord, puis uneSamba, mais sautée, pour gigolos tortillards. Que ce motexprime bien la chose, pas ?… »

Et s’adressant à Mlle Morangequi attaquait le morceau demandé :

– « Parfait, mademoiselle. Rien quecet air me donne des fourmis dans les pieds… »

Les doigts de la pianiste continuaient decourir sur les touches, et plus allègrement, en effet, plusbrutalement, comme gagnés par la vitalité de la jeune Anglaise.Celle-ci virevoltait aux bras de Neyrial, qui, lui aussi, avaitchangé. Son allure, à présent, se faisait aussi alerte, aussitrépidante qu’elle était réservée et mesurée tout à l’heure. Si ladanse est un art, comme il disait, elle est également un sport. Ily a de l’athlétisme dans le métier de gymnaste que le jeune hommeexerçait au bénéfice de cet hôtel, et c’était le sportsman quidansait maintenant. Un témoin de deux leçons successives en fûtdemeuré saisi. À la façon dont il enserrait le corps de cettecréature animalement robuste, à la pression de sa main appuyée surcette taille presque carrée, il était visible qu’il se plaisait àpartager sa fougue, comme tout à l’heure le nervosisme un peumièvre de Renée Favy, et pas plus maintenant qu’alors, il necessait de garder au fond des yeux un je ne sais quoi de distant,de lointain, comme s’il assistait aux divers épisodes de sonétrange vie, sans se donner tout à fait à chacun. Mais qu’il s’yprêtait complaisamment ! Comme il semblait ne faire qu’un avecsa véhémente partenaire, tandis qu’ils attaquaient tour à tour laSamba demandée après le Two-steps, unShimmy après une Huppa-huppa, toujours plusfébrilement, sans que l’Anglaise prononçât d’autres paroles que desSo nice et des Fascinating, jusqu’à un moment oùl’apparition, sur le seuil de la porte, d’un jeune homme envêtements de tennis, une raquette à la main, la fit arrêter sondanseur !

– « Eh bien ! monsieurFavy », demanda-t-elle, « quel est lescore ? »

– « Six deux, six quatre, »répondit l’arrivant.

– « All right ! »fit-elle gaiement, – et serrant les mains alentour avec une énergiepresque masculine : – « Merci, mademoiselle Morange.Merci, monsieur Neyrial. Je vous retrouve au Golf cetaprès-midi, monsieur Favy ?… Je me sauve. Nous avons despersonnes un peu formal au lunch. Il faut que je montem’habiller plus vieux jeu. »

Et, riant de toutes ses belles dents, ellesortit de la pièce, suivie de Mlle Morange, à quila seule présence du frère de Renée avait rendu son expressionmécontente d’auparavant.

– « À deux heures, monsieur Neyrial,n’est-ce pas ? » avait-elle dit, en repliant sa musiqueet fermant le piano, « pour notre numéro. »

Pas un mot, pas un geste de tête à l’égard dunouveau venu, qui demanda, une fois les deux jeunes gensseuls :

– « Qu’est-ce que peut avoir contremoi Mlle Morange ? Je suis toujours correctavec elle, et quand il nous arrive de danser ensemble, je sens sonantipathie. Vous me l’avez dit un jour, je me rappelle, et c’est sijuste ça ne trompe pas, la danse. Rien ne révèle davantage lecaractère des gens et ce qu’ils pensent les uns desautres. »

– « Elle est un peu sauvage, »répondit Neyrial. « Elle n’est pas contente de sa vie. Ça secomprend. Son père tenait un gros commerce. Il s’est ruiné. Onl’avait élevée pour devenir une dame. Elle a besoin de gagner sonpain, comme moi. Elle a pris le métier qu’elle a trouvé. Il y adeux différences entre nous. Elle a sa mère, à qui elle peut donnerdu bien-être, au lieu que moi, je n’ai plus de famille. Et puis,j’aime mon métier et elle subit le sien. Il est vrai que, pour unefemme, ce métier est moins amusant. Nous, les hommes, nous nesommes guère intéressants à étudier, tandis que chaque danseuse,c’est un petit monde. »

– « Et quelquefois mieux… »répondit Gilbert Favy, – et sur une protestation de l’autre :– « Mais oui, mais oui…, » insista-t-il, « joligarçon, comme vous êtes, distingué, vous devez en avoir eu desaventures !… Surtout qu’une femme dans un hôtel, c’est libre.Le mari est loin. On ne se retrouvera pas. Donc, pas de chaîne. Lecaprice, dans toute sa fantaisie et sa sécurité. Il suffit decauser avec vous, deux ou trois fois, pour constater que vousn’êtes pas bavard. »

– « Et c’est pour cela que vousvoudriez me faire parler ? Le futur diplomate s’exerce à sonmétier, qui consiste à surprendre les secrets des autres, enflattant leur vanité. »

– « Vous désirez bien tout de mêmeque l’on sache que vous êtes un monsieur et que votre famille nevous destinait pas à enseigner la valse-hésitation dans lespalaces ?… Mais, pardon, » – et il eut un gestecaressant, – « me voilà en train de vous froisser, et, jugezsi je suis un mauvais diplomate, au moment où j’ai un service àvous demander… »

– « J’espère que ce n’est pas lemême que celui de l’autre jour ? »

« – Eh bien ! si, » réponditGilbert Favy.

Une expression d’anxiété, presque d’angoisse,contractait ses traits, tandis qu’il continuait :

– « Vous ne savez pas ce que jetraverse, depuis ces trois jours !… »

– « Vous avez encorejoué ? » interrogea Neyrial. « J’espérais que non,en vous voyant passer ces dernières soirées dans le hall, encompagnie de madame votre mère et deMlle Renée… »

– « C’est dimanche que ça m’estarrivé.

J’étais allé au Casino, pour le concert,simplement. D’avoir dû vous emprunter de l’argent, une fois déjà,m’avait été si pénible ! Ça m’est si pénible, en ce moment, devous parler comme je vous parle Un Américain tenait la banque etperdait tout ce qu’il voulait. La tentation me prend. Je merappelle ma chance de la semaine dernière, qui m’a permis de vousrendre ce que je vous devais, aussitôt… Je risque vingt francsd’abord… »

– « Et puis vingt autres, et puiscent, et c’est vous qui perdez tout ce que vous ne voulezpas, » interrompit Neyrial, « et maintenant, vous n’avezplus qu’une idée : retourner là-bas, prendre votrerevanche… »

– « Oh » fit Gilbert, « sice n’était que cela ! »…

– « Quoi alors ? Que sepasse-t-il ?… »

– « Il se passe que le délire du jeum’a grisé. On m’avait raconté qu’un des employés, – on me l’avaitnommé, – prêtait de l’argent aux décavés qui présentaient desgaranties sérieuses. Je me suis adressé à lui. J’ai eu millefrancs. Je les ai perdus encore. Je me suis engagé par écrit, à leslui rendre dans la semaine. C’était dimanche, je vous répète, ilfaut que je les aie pour dimanche prochain au plus tard.Pouvez-vous m’aider ?… »

– « Je ne veux pas vousaider, » répondit Neyrial, en insistant sur ce : je neveux pas. « Votre dette réglée, c’est le Casino de nouveauouvert, d’autres parties en perspective, et d’autres pertes, plusgraves peut-être… »

– « Mais si je ne les rends pas, cesmille francs, à la date fixée… »

– « Vous les rendrez plus tard,semaine par semaine, sur votre pension. »

– « Et si mon prêteur s’adresse à mamère ? Malade du cœur comme elle est, à la merci des moindresémotions… »

– « Il ne s’adressera pas à elle. LeCasino défend expressément à ses employés d’avancer de l’argent auxjoueurs. Madame votre mère parlerait, et cet homme serait renvoyé.Non, il sait qui vous êtes. Il sera parfaitement sûr que le fils ducolonel Favy paiera aux échéances convenues, d’autant qu’il nemanquera pas de vous demander des intérêts. Vous serez un peu gêné.Ça vous fera réfléchir, et, en attendant, vous ne jouerezplus… »

À la simple mention du nom du colonel, Gilbertavait eu un sursaut, vite réprimé, comme si cette image, évoquée àcette seconde, lui était insupportable.

– « C’est bien, » dit-il d’unevoix âpre et avec un regard sombre. « Je trouverai un autremoyen. »

– « Il y en a un plus simple, eneffet, s’il vous répugne trop de discuter avec votreprêteur, » reprit Neyrial, qui avait remarqué le mouvement deson interlocuteur. « Vous ne voulez pas vous adresser à madamevotre mère, à cause de son état de santé ? Écrivez la vérité àvotre père, tout franchement, tout simplement… »

– « Mon père !… » fitGilbert. Cette fois, une véritable terreur décomposait son visage.« Je me couperais la main plutôt que d’écrire cette lettre-là.Mon père, vous ne le connaissez que de réputation. C’est unmagnifique soldat. Il a été admirable à Charleroi, à Verdun, sur laSomme, partout. Et l’homme vaut le soldat. Depuis que j’existe, jene lui ai pas vu commettre une seule faute, de quelque ordre que cesoit, et cela, du grand au petit. Un exemple quelque affaire qu’ilait, il ne se presse jamais en écrivant, de sorte que vous diriezque ses lettres sont imprimées, tant les caractères sont bienformés. Ses élèves à l’École de guerre sont unanimes à reconnaîtreque son cours est une perfection. Son régiment, quand il commandaità Poitiers, faisait l’admiration de tous. Mais cette impeccabilitéqui est la sienne, il exige qu’elle soit celle de tous autour delui, et cela fait chez nous une atmosphère dans laquelle onétouffe. Cette discipline de chaque heure, de chaque minute, avecce témoin toujours impassible, qui ne se permet, qui ne vous permetpas une négligence, une spontanéité, c’est accablant. Un autreexemple. Il est venu ici. Renée n’a pas osé danser pendant sonséjour. Il adore maman, et si elle a perdu sa santé, j’en suis sûr,c’est qu’elle est trop sensible et qu’il ne s’en est jamais douté.Il l’a écrasée, et ne s’en rendra jamais compte, comme il nous aécrasés, ma sœur et moi. Seulement, nous sommes jeunes, nous, etquand un être jeune est trop comprimé, il explose. Nous en sommesvenus à nous réjouir que les médecins aient envoyé maman dans leMidi. Au moins, ici, nous respirons librement. Cette joie de Renéede courir à bicyclette, de jouer au tennis, de danser, c’est salibération à elle. La mienne, à moi, c’est le casino et le jeu.Pour que mon père comprît comment je me suis laissé entraîner, etme le pardonnât, il faudrait lui expliquer tout cela, est-ce que jepeux ?… »

– « Vous appelez le jeu unelibération, vous ? » dit Neyrial. « Mais c’estl’esclavage des esclavages, la passion à laquelle on fait le plusdifficilement sa part ! »

– « Je n’ai pas joué parpassion, » répondit Gilbert. « Je me suis assis à latable de baccara, je viens de vous le dire, par amusement etsurtout avec l’idée d’avoir un peu d’argent, quand je reviendraireprendre ma préparation aux Affaires étrangères. Avec les centfrancs par mois que mon père m’alloue, pour toute pension,qu’est-ce qu’un garçon de mon âge peut devenir à Paris ? Pasde théâtre. Pas de restaurant. Rien que le travail tout le jour, etle soir, la maison, le silence entre papa qui ne prononce pas dixmots par heure, quelquefois, et maman, occupée avec Renée à unetapisserie… Je me suis dit : Si je rentrais avec trois ouquatre billets de mille francs, tout de même ?… Et sans cetteguigne… »

– « Oui, on commence ainsi, »interrompit Neyrial. « Et puis… C’est un Anglais, Sheridan,qui prétendait qu’au jeu, il y a deux bonheurs le premier degagner, l’autre de perdre. Autant dire que l’attrait du jeu, cen’est pas le gain seulement, c’est le risque. Oui, on commence,comme vous, par penser aux quelques billets de banque à ramassersur le tapis vert avec une carte heureuse, et, bien vite, ce nesont plus ces chiffons de papier bleu qui vous remuent le cœur,mais cette inexprimable et toute-puissante sensation, faited’incertitude, d’audace, d’avantages et de désastres possibles, –le risque enfin, je le répète. Quand une fois on a goûté à cepoison-là, il vous mord à fond. Il devient un besoin, commel’alcool, la morphine, la cocaïne, l’opium, – toutes les droguesqui portent à son paroxysme la tension de notre être intérieur.Voilà pourquoi je vous ai refusé, tout à l’heure, l’argent que vousme demandiez. Vous ne jouerez plus, du moins ici, et chaque mois,la somme à prélever sur votre pension vous causera un petit ennuibien salutaire… »

– « Pour que vous parliez du jeu surce ton, » répliqua Gilbert, « il faut que vous l’ayezpratiqué vous-même. Vous en êtes guéri. Ce n’est donc pas uneintoxication si dangereuse. »

– « On peut faire tant de mal auxautres, sans le vouloir, avec le jeu, » continua Neyrial. – Ilne relevait pas directement cette interruption. Mais son fronts’était soudain barré d’une ride. Sa bouche se serrait.Visiblement, des souvenirs, restés trop présents, l’obsédaient.« Vous parlez de votre père… Si le mien, à moi, n’avait pasété un joueur, ma mère n’aurait pas vécu ses derniers jours dans lagêne, et je ne serais pas danseur mondain dans unpalace… »

Gilbert Favy ne répondit rien. Le contrasteétait trop grand entre le sourire habituel de Neyrial et laphysionomie qu’il venait d’avoir, presque tragique, celle d’unhomme qui a beaucoup souffert, et devant qui se dresse brusquementsa destinée. Le fils du colonel tenait de sa mère une sensibilitétrop vive pour ne pas le deviner il toucherait à des plaiessecrètes en interrogeant davantage son interlocuteur. Celui-cis’étant arrêté soudain de sa plainte et de sa confidence, les deuxjeunes gens sortirent de la chambre, sans prolonger un entretienqui leur laissait à chacun l’impression d’une énigme pressentiechez l’autre.

« Mais qui est-il ? » sedemandait Gilbert Favy. « Il est tellement supérieur à sonmétier par sa tenue, sa conversation, ses façons de sentir. Quelétait ce père qui l’a ruiné ? Pourquoi s’est-il faitdanseur ? Ce nom de Neyrial est-il son nom ? Si je luiavais dit toute la vérité, toute, m’aurait-il refusé ces millefrancs ? Mais lui avouer ce que j’ai osé et ma honte, ça,c’était trop dur. Comment me tirer d’affaire ? Il y a sonmoyen, à lui, demander ce délai à ce Gibeuf… » C’était le nomde l’usurier du Casino. « C’est bien dur aussi, et, il a beaudire, inutile sans doute. Le mieux est d’aller à Marseille. Lesbrocanteurs véreux n’y manquent certainement pas. Quand on a faitce que j’ai fait, on va jusqu’au bout… On est dans l’irréparable.Mais le prétexte pour expliquer ce voyage à maman ? Il fautcependant sortir de là… Il le faut… »

« Comme il a peur de sonpère ! » se disait, de son côté, Neyrial. « Unedette de jeu, ce n’est pas si grave ! Qu’a-t-il d’autre danssa vie dont il tremble que son père ne le découvre ?… Ai-je euraison de ne pas l’aider ? Si pourtant son créancier du Casinos’adressait à sa mère ?… Non. Ces coquins-là sont des usuriersadroits qui redoutent trop le scandale. Et puis, je reparlerai à cepauvre garçon. S’il n’a pas obtenu ce que je lui ai suggéré, cerèglement par échéances, je serai toujours à temps de lui avancerla somme, en exigeant sa parole de ne plus toucher une carte. C’estce que j’aurais dû faire peut-être… En attendant, pensons à notre« numéro… » Il y a une figure à changer. »

Chapitre 2

 

 

Le « numéro », comme disait Neyrial,après Mlle Morange, dans le langage professionneldes dancings, était une espèce de ballet à deux, donné, à titred’attraction, les jours où le directeur du Palace convoquait seshôtes à une réunion appelée, professionnellement aussi,« thé-dansant ». Les deux artistes mettaient leur pointd’honneur à exceller dans ces fantaisies qu’ils composaient le plussouvent eux-mêmes, sur quelque partition en vogue. Quand, à cinqheures, ce jour-là, ils se retrouvèrent dans le vaste hall, lui,svelte et mince dans son veston cintré, elle costumée pour ce« numéro », mais enveloppée d’une mante, ils avaientoublié, à prendre et à reprendre tout l’après-midi les figures deleur ballet, lui, ses soupçons sur les sottises possibles deGilbert Favy, elle, ses aigreurs de la matinée. Un orchestre,installé sur une estrade, au fond, parmi des verdures, avait, dèsleur entrée, attaqué un de ces airs de tango, chers à lasentimentale Renée Favy, et méprisés par la sportive miss Oliver.Les murs de l’immense salle, plus longue que large, se paraientd’énormes têtes de pierrots en étoffe blanche suspendues entre leslampes électriques voilées de bleu, de jaune et de rose. Des tablesétaient disposées tout autour, où déjà les clients de l’hôtelprenaient, qui du thé, qui du porto, qui un cocktail, qui un whiskyau soda, tandis que les groupes des danseurs commençaient de setrémousser, dans l’espace laissé libre au milieu. La rumeur descauseries se mêlait au bruit des instruments, piano, violons etcuivres. Tout ce monde – deux cents personnes peut-être – parlaitanglais, buvait anglais, dansait anglais. Ici, deux jeunes filles,taillées en athlètes, comme cette robuste miss Oliver, tournaientensemble, et s’essayaient au corte. Elles marchaient de cepas fléchi en avant, léger, un peu hésitant, et leur couple enfrôlait d’autres, étrangement disparates ici, une enfant dequatorze ans, conduite par un sexagénaire ; plus loin, unefemme âgée aux bras d’un garçon de vingt ans. Dans ce pêle-mêlebritannique, les têtes grises, plus nombreuses que les têtes brunesou blondes, témoignaient d’une forte race où l’entraînementphysique se prolonge indéfiniment. Le tout faisait une fouleondoyante et mouvante qui s’animait au rythme des sauteriesexotiques, énumérées à la fin de sa leçon par Renée Favy. Elle-mêmeétait là, se tenant auprès de sa mère, invitée par l’un, parl’autre, et calculant avec une impatience que ses regards étaienttout près de trahir, la minute où Neyrial viendrait la prier. Ildevait, par profession, servir de cavalier aux dames qui n’entrouvaient pas. Tout de suite, tandis queMlle Morange, assise à l’écart, à cause de sa tenued’Opéra, attendait le tour du « numéro », il avaitentraîné celle-ci, puis celle-là, dans des Foxtrott, desShimmy, des valses lentes et les autres danses répétées lematin avec son élève préférée, qu’il était venue inviter enfin. Safaçon de conduire sa danseuse variait avec chacune, modérant lestrop vives, activant les trop lentes, si bien que toutes, revenuesà leur chaise, ne tarissaient pas d’éloges :

– « Je ne sais pas pourquoi, »disait l’une, « c’est si reposant de danser avec lui, etcependant il ne vous laisse pas faire une faute… »

– « Voilà, c’est ungentleman, » répondait une autre. « Il n’abusepas. »

– « Oui, on n’a pas besoin defreiner, avec lui, » disait une troisième.

– « Il serre de bien près cettepetite Mlle Favy, tout de même !… »reprenait une quatrième. « Regardez-les… »

Et les propos de continuer, avec des rappelsde turf et de vie cosmopolite :

– « Ils font une jolie paire à euxdeux, et bien du même pied… »

– « Vous seriez très étonnée si celafinissait par un mariage ?… »

– « Un danseur de palace et la filled’un colonel, y pensez-vous ?… »

– « Pourquoi pas ? Il n’y a pasde sot métier d’abord, et, par le temps qui court, celui-là estplus sûr que celui de rentier… »

– « Un colonel ? Mais, àBiarritz, le danseur mondain du palace qui s’est marié en fin desaison était un prince russe… »

– « Comme elle le regarde !Elle est folle de lui, tout simplement. Ah ! si j’étais samère… »

– « Vous venez de dire vous-mêmequ’il est très convenable… »

– « Il n’en est que plus dangereux…Mais ce fox est fini. L’orchestre s’arrête. La lumièrebaisse. Ça va être le « numéro ».

Vous avez vu le programme ? »

– « C’est le même que celui d’il y aquinze jours et que l’on a redemandé le Printemps. »

Il se faisait un apaisement des voixmaintenant, qui se changea en un silence attentif, coupé debattements de mains, quand Neyrial et Mlle Morangeparurent à l’extrémité de la salle. Elle avait quitté sa mante, etelle s’avançait, souriante, un peu intimidée dans sa toilette dethéâtre, en jupe bouffante et courte, d’une étoffe lamée d’argent,brodée de petites roses et de feuillage de tons clairs, les bras etles épaules nus. Des bas de soie couleur de chair moulaient sesfines jambes. Les garçons de l’hôtel disposaient des touffes defleurs, de place en place, et, l’orchestre ayant préludé, ellecommença d’aller chercher ces bouquets, l’un après l’autre, endansant. Elle se baissait pour prendre la gerbe, poursuivie par soncamarade qui, dansant aussi, l’atteignait sans cesse et, sanscesse, elle s’échappait, lui laissant aux mains, tantôt une branchede mimosa, tantôt une brassée de roses, de grands iris blancs ousombres, des œillets rouges ou safranés, des narcisses. C’étaittoute la fête du printemps méridional qu’elle lui offrait chaquefois, en se dérobant elle-même, et chaque fois, il revenait,toujours en dansant, déposer ces gerbes au pied d’une statue del’Amour, en terre cuite, dressée au bas de l’orchestre, jusqu’aumoment où, toutes les fleurs ayant été ainsi ramassées, la jeunefemme se laissa elle-même enlever, fleur vivante, pour être portéejusqu’à cet autel symbolique, entre les bras du ravisseur, à quielle disait tout bas, la tête abandonnée sur son épaule :

– « C’est elle qui est jalouse,maintenant. Regardez-la, et repentez-vous de jouer avec cetteenfant… »

Tandis que les applaudissements éclataient etque les danseurs, en se donnant la main à présent, saluaient lafoule, Neyrial pouvait voir, au tout premier rang, Renée, assiseavec sa mère, et ses petites mains, qu’elle frappait l’une contrel’autre, découvraient, en s’écartant, un visage péniblementcontracté, où se révélait la souffrance ingénue d’une sensibilitétrop tendre. De voir Neyrial soulever contre lui, dans un gested’amour mimé, sa jolie et souple camarade, avait suffi pour que soncœur, qui s’ignorait lui-même, subît un spasme inconscient, et,dans les yeux de Neyrial, brillait cet éclair de fatuité,inconsciente aussi, de l’homme qui se sent aimé, quand tout à coupce regard s’éteignit. Son visage avait pâli. Ses doigts secrispaient involontairement sur ceux de la danseuse. Celle-ci sedégagea, et, attribuant cette étreinte à une irritation causée parsa remarque :

– « Ce n’est pas une raison pour mefaire mal, » protesta-t-elle, « parce que je vous dis lavérité… »

– « Pardon, » balbutia-t-il,et, soudain, elle le vit, avec stupeur, se détacher d’elle, longerl’estrade où l’orchestre préludait vivement à une nouvelle danse.Déjà il était hors de la salle, sans que personne eût pus’apercevoir de ce hâtif départ, sinon celle qui couraitinstinctivement après lui pour le supplier :

– « Neyrial » implorait – elle,« mais je regrette… »

– « Laissez – moi » répondait –il, « vous m’excédez… »

Et, la repoussant d’un geste, il entra dans lacage de l’ascenseur, qui commença de monter, tandis qu’elle restaitdevant la porte, brusquement refermée, à se dire :

« je suis trop sotte, mais qu’est – cequ’il a eu ? Cela ne lui ressemble pas, de se fâcher pour unetaquinerie… Il n’est pas souffrant. Il était en forme tout àl’heure, et si allant… Comme il m’a parlé ! Ah ! leshommes ! Quand on court après eux, ils deviennent aussi rossesque les femmes… Il n’est toujours pas là, en ce moment, à fairedanser cette petite Favy. »

La pauvre fille aurait été très mortifiée, etplus étonnée encore, si elle avait su combien sa sotte phrase decoquette dépitée était étrangère à cette fuite inopinée du danseurhors de la salle où l’on venait, une fois de plus, de l’applaudirfrénétiquement. À la minute où il regardait Renée, lui-même s’étaitvu regarder par un vieillard, un nouvel arrivant dans l’hôtel, etqui venait de s’asseoir à la même table que ces dames Favy. Cetterencontre de leurs yeux avait suffi pour que Neyrial ne pût,physiquement, rester cinq minutes de plus dans la même pièce que cepersonnage. Cette seule présence lui avait infligé une de cesfoudroyantes secousses de terreur, où l’homme ne se connaît plus,ne raisonne plus. Un réflexe animal de défense se déclenche en lui,aussi aveugle et aussi irrésistible que le galop d’un chevalemballé. Tel était ce trouble du jeune homme, qu’en pressant lebouton de l’ascenseur, il n’avait pas pris garde au chiffre del’étage, si bien qu’il se trouva s’arrêter au premier, tandis qu’iloccupait une chambre au troisième.

La distribution des pièces étant pareille danstout l’hôtel, il alla jusqu’au bout du couloir, ouvrit une portequ’il crut la sienne, et, s’apercevant de son erreur, il ressortitaussitôt, juste à temps pour voir, au bruit du battant refermé,s’éloigner rapidement quelqu’un. Il crut reconnaître Gilbert Favy,dont ce n’était pas l’étage non plus. Que faisait-il là ?Après leur conversation du matin, et dans toute autre circonstance,cette allure clandestine du frère de Renée aurait inquiété Neyrial.Il l’aurait interrogé. Au lieu de cela, il s’échappa lui-même ducôté opposé, par l’escalier de service dont il montait les marchesquatre à quatre, pour se réfugier dans sa chambre, la vraie, cettefois, et il se jetait sur son lit, en se prenant la tête dans lesmains et disant à voix haute : « Jaffeux ! C’étaitJaffeux !… Et il connaît ces dames Favy. Elles l’avaient faitasseoir à leur table… Elles vont savoir… Il ne leur a pas encoreparlé. Sinon, elles n’auraient pas applaudi… Pourtant, si j’allaisle trouver tout à l’heure, si je lui disais : « C’estvrai. C’est moi, Pierre-Stéphane Beurtin. Depuis ce qui s’estpassé, je n’ai plus volé, je n’ai plus joué. J’ai gagné ma vie,comme j’ai pu, mais proprement. Renseignez-vous. Faites uneenquête… » À quoi bon ? Il a été si dur pour moi !Il doit tant me mépriser avec ses idées, et davantage en meretrouvant ici, dans un métier qu’il ne peut pas comprendre !…C’est trop naturel, étant l’homme qu’il est, si droit, si juste, sitraditionnel aussi… Mieux vaut partir, payer mon dédit et ne pas lerevoir. Dire qu’en ce moment il est en train de toutraconter !… Qu’est-ce que va penser de moi cette petite Renée,si naïve, si tendre ? Je savais bien que c’était fou, que jene devais pas l’aimer. Et je ne me le permettais pas. Mais elle meplaisait tant ! Cette gentille amitié m’était si douce !…La quitter pour toujours, c’est déjà bien triste, et qu’elle pensede moi ce qu’elle va en penser, ce qu’elle en pense ! C’étaitconvenu, qu’après le « numéro » nous dansions ensemble.Elle ne m’a plus vu. Elle s’est enquise. J’entends Jaffeux leurdire, à elle et à sa mère « Voulez-vous savoir pourquoi cejoli monsieur a disparu ?… » Et le reste… Ah ! c’estaffreux !…

Se prononçaient-elles, cependant, ces paroles,dont la seule possibilité affolait le jeune homme ? Il lecroyait, hanté par cette obsession du déshonneur, constante cheztous les coupables, qui ont, dans une heure d’égarement, commis unacte irréparable, quand cette faute ne ressemble pas àl’arrière-fond de leur nature. Il ne se doutait pas que ce témoinde son passé, et qui, tout de suite, avait reconnu, dans le Neyrialacclamé du Palace, le malheureux Pierre-Stéphane Beurtind’autrefois, était, à cette minute, aussi tourmenté que lui-même.Le nom de Martial Jaffeux évoque pour tous ceux qui suivent d’unpeu près les choses du Palais, un des plus nobles types de cettecarrière d’avocat, si salutaire ou si dangereuse à la moralité deceux qui la parcourent avec succès, selon l’usage qu’ils font deleur éloquence. Cette profession repose tout entière sur ceprincipe qui en est comme la mystique : chaque accusé a ledroit d’être défendu. Martial Jaffeux aura été un des maîtres dubarreau qui complètent cet axiome par une précision biennécessaire : « Oui, chaque accusé a le droit d’êtredéfendu, mais dans la vérité. » C’est dire que, durant sestrente-cinq ans d’exercice, avant que sa santé ne le contraignît àse retirer ou presque, il n’a jamais plaidé une cause qu’il neconsidérât comme juste. De telle rigueurs de conscience font deceux qui les pratiquent, avec l’âge avançant, des scrupuleux. Aussibien était-ce le commencement d’une crise d’anxiété que venait dedonner au célèbre avocat cette inattendue rencontre avec un garçon,perdu de vue depuis plusieurs années, et dans la destinée duquelles circonstances de son propre caractère lui avaient fait jouer lerôle d’un implacable justicier. Jaffeux s’était arrêté à Hyères, etau Mèdes-Palace, sur la foi d’un guide, pour se reposerquelques jours, en route vers Nice et l’Italie. Arrivé cetaprès-midi et, regardant sur le tableau ad hoc la listedes voyageurs, il y avait lu le nom de Mme Favyqu’il connaissait, ayant plaidé jadis, avec succès, pour lecolonel, un important procès d’héritage. Presque aussitôt, ill’avait aperçue dans le hall, avec sa fille. Elle l’avait convié àprendre le thé avec elle à cinq heures.

– « Prévenez maître Jaffeux quec’est à un thé-dansant que vous l’invitez… » avait dit RenéeFavy.

– « Pourvu que je ne sois pas obligéde danser moi-même… » avait-il répondu en riant. « Jesuis, d’ailleurs, du temps de la valse et de la polka, et cesdanses modernes… »

– « Vous ne les avez pas encore vuesdansées par M. Neyrial. C’est le professionnel du Palace. Aveclui, elles prennent leur vrai caractère de souplesse et de grâce.Papa lui-même se réconcilierait avec le Tango et leFox-trott, si on les dansait ainsi devant lui. Et voussavez s’il est sévère… »

– « Mais je croyais qu’il était venuici, » fit Jaffeux.

– « Oh ! pour vingt-quatreheures… » dit la jeune fille, « et il nous a emmenées,maman et moi, tout l’après-midi au Mont-des-Oiseaux, pour ygiberner avec des camarades,… »

Habitué par son métier à observer et àinterpréter les moindres détails d’une physionomie, quand ilquestionnait un client, M. Jaffeux avait remarqué la lueurd’enthousiasme dont s’éclairaient les prunelles bleues de la jeunefille, tandis qu’elle célébrait les mérites du danseur. Cetteexcitation contrastait trop avec sa réserve accoutumée. Il est vraiqu’il ne l’avait jamais vue qu’en présence de ce père, dont,lui-même, blâmait secrètement la trop opprimante sévérité. Comments’étonner que l’existence plus libre, à l’hôtel et dans le Midi,détendît un peu les deux femmes ? Il n’avait donc pas attachéde signification particulière à cet indice, non plus qu’àl’insistance avec laquelle, et comme il déclinait l’invitation sousle prétexte de lettres à écrire, Renée lui avait dit :

– « Ne venez qu’à six heures. C’estle moment du « numéro »… » Et, après lui avoirtraduit ce terme argotique : « La levée du courrier sefait à six heures moins le quart. Le vôtre sera fini. Il faut quevous voyiez danser M. Neyrial. Venez. Venez. Je leveux… »

– « Eh bien ! Jeviendrai… »

Il était venu, pour demeurer stupéfait, enreconnaissant Pierre-Stéphane Beurtin dans ce Neyrial dont RenéeFavy lui avait parlé ainsi et dont elle suivait du regard lesmouvements avec une émotion, plus révélatrice encore. Il voyait cejeune et frais visage se pencher en avant, ces lèvres frémissantess’ouvrir, un sourire d’admiration s’y dessiner, puis uninvolontaire frémissement les crisper, quand le danseur avaitenlevé la danseuse d’un geste qui simulait une étreinte de passionheureuse.

« Mais elle est éprise de lui, la pauvreenfant » pensait Jaffeux, « et la mère qui n’y prend pasgarde !… »

Mme Favy, en effet,accompagnait le spectacle de commentaires, élogieux aussi, maisbien froids en comparaison de ceux de sa fille.

« Se jouerait-il un drameici ? » se demandait déjà l’avocat, mis aussitôt en éveilpar sa longue expérience des dangereux dessous de la vie, et,interrogeant la mère :

– « Vous le connaissezpersonnellement, ce M. Neyrial ?… »

– « Mais oui, c’est un bon camaradede Gilbert, et Renée prend des leçons avec lui. Il est si comme ilfaut, si bien élevé C’est un garçon de bonne famille sans doute. Saboutonnière rappelle qu’il a fait bravement son devoir pendant laguerre. Vous comprenez que je ne l’ai pas questionné. J’ai crucomprendre qu’il est orphelin et qu’il a eu des revers de fortune.Il a pris une drôle de profession, maisaujourd’hui !… »

Une phrase vint à la bouche de Jaffeux, qu’ilne prononça pas. La sagesse, il le savait trop, veut que l’onagisse avec lenteur dans toutes les situations compliquées.Apprendre à la mère aussitôt la véritable identité de Neyrial,c’était risquer une catastrophe, peut-être, si, par malheur, cetaventurier, – évidemment il en était devenu un, – avait séduit lajeune fille… Mais non… Il étudiait Renée avec l’attentionpénétrante, dont ses yeux de compulseur de dossiers révélaientl’habitude. Quelle acuité dans leurs prunelles, détachées en noirsur son maigre visage rasé, dont les rides profondes semblaientcreusées par la réflexion ! Et il se répétaitmentalement : « Mais non. Cette physionomie si claire, sivirginale, ne peut pas mentir. La naïveté même de cet enthousiasmeen prouve l’innocence. L’imagination seule de cette pauvre enfantest prise. Celui qui la trouble connaît-il seulement l’intérêtqu’il inspire ? Ou bien, serait-il aujourd’hui un profondscélérat, et, voyant cette exaltation d’une fille riche, aurait-ilconçu le projet de l’épouser, en s’imposant aux parents par leprocédé classique ? »

Là encore, l’expérience du basochien entraiten jeu. Il se rappelait avoir été récemment consulté par un de sesclients à l’occasion d’un enlèvement sensationnel dans le grandmonde, et avoir conseillé le mariage… Était-ce par rouerie alorsque le danseur mimait ces figures du printemps, en affectant de nes’occuper que de sa partenaire ? Car le ballet s’achevait,sans qu’il eût, une seule fois, regardé dans la direction de cellequi le regardait, elle, si passionnément. Jouait-il cette apparenteindifférence pour la rendre jalouse ?… Ce regard était enfinvenu, mais pour rencontrer un autre regard, celui de Jaffeux. Surquoi le bouleversement du jeune homme s’était traduit parl’altération de ses traits et cette soudaine disparition dont Renéedemeurait étonnée. Elle aussi l’avait vu se glisser le long del’estrade, vers la porte du fond.

– « Il va certainementreparaître, » avait-elle dit. « Il m’a promis de me fairedanser la Huppa-huppa. »

Puis, quelques minutes plus tard, revenantelle-même de fox-trotter avec un autre jeune homme qu’elle avaitinterrogé sur l’absence de Neyrial :

– « Il s’est senti un peu souffrant,m’a-t-on dit. Ce n’est pas étonnant. Il se surmène. Il fait dansertoutes les dames qui, sans lui, ne danseraient pas, et, pourchacune, il prend autant de peine. Il est si bon !… »

« Le gaillard n’est pas plus souffrantque moi, » avait pensé Jaffeux. « Il m’a reconnu, toutsimplement. Ah j’empêcherai bien qu’il ne perde cette délicieusefille, s’il en a eu l’affreuse idée. Mais l’a-t-ileue ?… »

Ce point d’interrogation impliquait dansl’esprit de ce juste une incertitude sur la nature intime d’ungarçon qu’il avait vu commettre une action très coupable. Ill’avait, à cette époque, jugé très sévèrement. Mais cet acterévélait-il une démoralisation foncière ? Ou bien n’était-cequ’une défaillance d’une heure et qui permettait d’espérer unredressement ? N’eût-il pas mieux valu, dans ce cas, sinonpardonner au coupable, du moins le plaindre, lui parler sansdureté, ne pas risquer de le désespérer par une implacabilitépeut-être inique ? Cette question, l’avocat se l’était souventposée, avec une inquiétude parfois voisine du remords. Il se laposait, ou mieux elle se posait devant lui plus fortement encore,remonté dans sa chambre, où il avait commandé son dîner, sous leprétexte de la fatigue du voyage, en réalité pour réfléchir, horsde la présence des deux femmes, sur le parti à prendre.

Chapitre 3

 

 

Le temps reculait, et les événements auxquelsavait été mêlé le pseudo Neyrial redevenaient présents au vieillardjusqu’à l’hallucination. Il se retrouvait à cinq ans en arrière,celui qui, rentrant vers les neuf heures après son dîner dans soncabinet de travail, se frottait les mains en disant :« Quelle bonne soirée ! Je vais la passer avec mes deuxmeilleurs amis, Montaigne et. La Bruyère. »

Martial Jaffeux n’était pas seulement le finlettré que dénoncent de pareilles préférences. Il était aussi unbibliophile passionné, non pas à la manière des spéculateursd’aujourd’hui, qui rêvent de la grande vente et constituent desplacements à cinquante et cent pour cent en éditions rarissimesavec autographes et gravures. Il aimait vraiment ses livres, lui.Il les lisait, moins souvent, certes, qu’il n’aurait voulu, empêchépar la surcharge de ses occupations, mais quelle joie intime,chaque fois que, fatigué de ses dossiers, il prenait, avant d’allerdormir, un volume d’un de ses auteurs préférés, des moralistessurtout et des psychologues ! Il les avait tous en plusieurséditions. Les plus précieux de ses volumes étaient enfermés dans unmeuble à serrure secrète. Quand il en maniait un, c’était avecreligion. Il regardait la reliure ancienne et ses fers. Il touchaitprudemment le papier jauni. Il songeait aux mains, immobilesaujourd’hui dans la mort, qui avaient tourné ces feuillets, auxyeux maintenant éteints qui s’étaient attardés sur ces caractères,aux esprits, – en allés où ? – qui s’étaient nourris de cespages. Un sentiment de vénération s’emparait de lui, qui faisait deces tomes inertes des créatures vivantes. Aussi quel avait été sonsaisissement, le meuble ouvert, de ne pas trouver l’exemplaire desEssais qu’il y cherchait, celui de 1588, un bel in-quartodans sa reliure originale en maroquin rouge, disputé jadis à uncollectionneur princier. En considérant d’un coup d’œil inquisiteurle dos des deux cents volumes rangés sur les tablettes, il luisembla discerner d’autres vides, mal dissimulés. Un cambrioleurétait passé là, qui, dans la hâte de son larcin, avait remis, latête en bas, quelques livres qu’il hésitait à prendre. L’avocat euttôt fait, sans même en référer à son catalogue, de constater qu’illui manquait, outre le Montaigne, quatre autres volumes : unexemplaire de la première édition du Médecin malgré lui de1667, – un exemplaire de la plus rare des éditions originales deRacine, Alexandre le Grand, publié en 1666 par ThéodoreGirard, – les Œuvres françaises de Joachim du Bellay,imprimées, en 1597, à Rouen. Il l’avait acheté, ce volume-là, àcause d’une reliure à la Marguerite, exécutée pour Marguerite deValois. Il manquait enfin la première édition, imprimée à Paris,chez Guillaume Desprez, en 1670. des Pensées de Monsieur Pascalsur la religion et sur quelques autres sujets, qui ont été trouvéesaprès sa mort parmi ses papiers.

« C’est le vol de quelqu’un qui connaîtla valeur des livres, » s’était dit Jaffeux, essayant derassembler quelques données précises, comme il avait fait sisouvent au cours des enquêtes exigées par d’obscurs procès.« Un des volumes, » – il pensait au Montaigne, –« n’a pas pu être emporté dans une poche, comme les autres. Sadimension a exigé une mallette, un sac, ou simplement une serviettedu genre de la mienne. » – Elle était posée sur son bureau, illa mesura des yeux. – « Il a fallu aussi que le voleur connûtle secret de la serrure. Je ne l’ai jamais fait jouer que devantmes domestiques et mes secrétaires. »

C’était restreindre déjà le cercle de sesrecherches. Du ménage qu’il avait à son service depuis des années,– un valet de chambre et une cuisinière, – il ne pouvait pasdouter. Restaient ses trois secrétaires. L’un d’eux, le plus jeuneet le dernier en date, était ce Pierre-Stéphane Beurtin, qu’ilvenait, par le plus inopiné des hasards, de retrouver, après desannées, exerçant, dans ce hall d’un Palace cosmopolite, uneprofession si déconcertante pour un bourgeois de vieille frappefrançaise comme était Jaffeux. Le grand-père du danseur mondain, –quelle ironie ! – Marius Beurtin, avait été lui-même avocat etbâtonnier de l’ordre. Jaffeux, à ses débuts, occupait exactementauprès de lui l’emploi qu’il avait offert à son petit-fils, parreconnaissance pour son patron d’autrefois.

« Léonard ?… Vincent ?…s’était-il demandé. – Ainsi s’appelaient les deux plus anciens deces secrétaires. – « Non. Ce gros lourdaud de Léonard va semarier. La dot de sa femme est sérieuse. Il n’a pas besoin desquatre ou cinq mille francs que représentent ces livres… Ce braveVincent est un dévot qui va à la messe tous les jours. Ce n’est paslui non plus. Et puis tous deux m’ont vu faire ma bibliothèque. Ilssavent qu’un exemplaire rare est comme un tableau de maître. Celane se vend pas si facilement. Il faut justifier l’origine, au lieuque Pierre-Stéphane… Et avec l’héréditépaternelle !… »

Toute l’histoire de la famille du jeune homme,qu’il connaissait, comme on dit, du pied et du plant, necorroborait que trop le soupçon, déjà né dans son esprit. Lebâtonnier Beurtin était le fils d’un commerçant du Midi, trèsaventureux, très intelligent. Originaire d’Aix, et suggestionné parles traditions de l’antique cité parlementaire, qui lui faisaitconsidérer le barreau comme une sorte d’ennoblissement, leProvençal ambitieux avait voulu que son fils fût avocat et dans lacapitale. Celui-ci, très bel homme et naturellement fastueux, richedéjà par son père, et gagnant par lui-même beaucoup d’argent, avaitmené à Paris cette double existence, brillamment mondaine etâprement professionnelle, qui use si vite les plus vigoureuxorganismes. Il était mort jeune, laissant un fils unique, qui avaitcoûté la vie à sa mère en naissant, et chez qui ces goûtsostentatoires du bâtonnier avaient reparu, encore exagérés. AugusteBeurtin, c’était son nom, avait épousé, par vanité plus que paramour, une femme très belle, une demoiselle de Pétiot, rencontréedans une chasse à courre, et que la famille, une des plus vieillesdu Limousin, lui avait d’abord refusée. Très fier d’elle, il avaitvoulu qu’elle fût une des reines de ce Paris mouvant et factice,tout en sorties, en fêtes, en visites, en spectacles, dont lesréalités les plus solides sont des citations dans les comptesrendus élégants des journaux. Naturellement, cebourgeois-gentilhomme n’avait pas pris de carrière. Follementdépensier, il avait voulu augmenter ses revenus en jouant à laBourse, d’après les « tuyaux » de financiers rencontrésdans le monde, et, non moins naturellement, ses capitaux avaientfondu. Le pseudo Neyrial n’avait pas menti en racontant à GilbertFavy que son père s’était ruiné au jeu, mais à un jeu plusredoutable qu’une partie de baccara dans le casino d’une villed’hiver. Quand Auguste Beurtin était mort dans un accidentd’automobile, en juillet 1914, – sur la route de Deauville, commeil convenait à un personnage de cette tenue, – sa veuve s’étaittrouvée réduite, toutes dettes payées, à une position trèsprécaire. Ajoutez à cela, qu’initiée depuis quelques années auxcontinuels aléas de la vie du spéculateur, lequel avait dû demandersa signature pour des ventes d’immeubles et de titres, lespoignants soucis de l’avenir, et tant d’émotions, avaient déterminéchez elle une maladie du cœur, aussitôt aggravée par lesaisissement de cette mort tragique.

Toujours fidèle à la mémoire du défuntbâtonnier, Jaffeux n’avait pas perdu contact avec ce jeune ménage,de goûts si peu en rapport avec les siens. Il savait queMme Auguste Beurtin demeurait irréprochable dans ledangereux milieu parisien où l’imprudence de son mari la faisaitvivre. Le vieux garçon qu’il restait, un peu par les exigences deson travail, un peu par manie, beaucoup par timidité, avait conçupour cette honnête femme un de ces respects attendris, qui ne sepermettent pas de devenir de l’amour, mais qui sont pourtant plusémus que la simple amitié. Il s’était offert pour s’occuper de lasuccession qui, entre parenthèses, avait achevé de brouiller laveuve avec les siens, sur quelques difficultés d’intérêt, danslesquelles, conseillée par l’avocat, elle avait refusé detransiger, à cause de son fils. Elle avait tenu d’autant pluspassionnément à défendre pour lui les derniers débris de la fortuneécroulée, que ce règlement avait lieu pendant la guerre et que cefils était au front. Jaffeux avait vu, avec une admirationgrandissante, l’énergique mère, de plus en plus souffrante, cacherhéroïquement ses crises de santé au jeune homme, pour ne pasdiminuer son courage. Pierre-Stéphane, indemne par miracle pendantdes mois, avait été blessé sous Verdun. D’apprendre brutalementcette nouvelle, avait donné à la malade, déjà si anxieuse, un accèsd’angine de poitrine qui avait failli l’emporter. Elle avaitsupplié Jaffeux, mis au courant par le médecin, de n’en rien dire àson fils. L’avocat avait obéi, non sans quelque rancune contre cefils, qui était rentré en 1919, guéri de sa blessure, et neparaissant pas se douter des meurtrières angoisses traversées parsa mère. Il arrivait, tout fringant, tout fier de sa citation àl’ordre du régiment, virilisé mais endurci par ces quatre années dedanger. Par les traits, l’allure, la parole vive, le goût duplaisir et de l’élégance, ses vingt-trois ans rappelaient son pèred’une manière terriblement inquiétante pour ceux qui avaient vusombrer le spéculateur. La médiocrité de ses ressources, diminuéesencore par la baisse des quelques valeurs conservées, exigeaitqu’il prît un métier. Il avait accepté l’idée d’une carrièred’avocat, sur la prière de sa mère, suggestionnée, on devine parqui. Ce conseil de Jaffeux avait eu un secret motif :surveiller la pétulante jeunesse de Pierre-Stéphane, en le prenantpour secrétaire, tandis qu’il préparerait ses examens de droit. –« Le souvenir laissé au Palais par le bâtonnier facilitera lesvoies à son petit-fils, » avait-il dit àMme Beurtin. « Et moi, » avait-il pensé,« j’aurai l’œil sur lui. Il en aura besoin. Il est siléger ! »

On comprend qu’en présence du vol dont il sevoyait la victime, le protecteur, déjà très préoccupé de cecaractère impulsif s’était demandé aussitôt si la vie de Parisn’avait pas déjà précipité le fils du prodigue à des dépenses horsde proportion avec ses moyens. Avait-il eu de pressants besoinsd’argent et cédé à la tentation de s’en procurer ainsi ? Uneenquête, instituée immédiatement, n’avait rien appris de positif àJaffeux sur les relations féminines du jeune homme. En revanche, ilavait su, et précisément par un des deux collègues dePierre-Stéphane prudemment interrogés, que celui-ci fréquentaitassidûment un cercle interlope et qu’il y jouait à l’heure des plusfortes parties, tard dans la nuit, quand sa mère, obligée par samaladie de se coucher tôt, le croyait paisiblement endormi.

– « Dans ce cercle, » avaitdemandé l’avocat, « savez-vous si le caissier des jeux peutavancer de l’argent aux pontes, comme dans d’autresclubs ? »

Il en avait nommé un, aux mœurs duquel unprocès l’avait initié.

– « Oui, » avait répondu soninterlocuteur, « mais c’est un crédit limité, deux millefrancs, je crois… »

– « Et si on ne les rend pas, oncesse de faire partie du cercle ?… »

– « Naturellement. »

La vérité de la crise traversée parPierre-Stéphane était apparue au questionneur. Le fils avait, dansdes conditions toutes petites, agi comme le père et joué, poursuffire à des goûts de luxe supérieurs à ses moyens. Comme le père,il avait perdu, puis emprunté de l’argent, et perdu encore. Unetentation avait surgi, trop forte. Sans doute, il s’était dit queson patron tarderait à s’apercevoir du vol. Des livres seretrouvent. S’il gagnait, – car il avait dû ne vouloir cet argentque pour avoir le droit de rejouer, – il rachèterait ceux-là. Cetteconstruction, d’une irréfutable logique, était-elle lavérité ? Comment le savoir ? Le métier de Jaffeux le luiavait appris les aveux des crimes s’obtiennent le plus souvent parsurprise. Il avait donc employé ce que certains de ses confrères etlui appelaient, dans leur langage technique, le procédéchirurgical : l’attaque par l’accusation directe et précise,qui a des chances de produire, sur un coupable non prévenu, un deces chocs psychiques où le désarroi de tout l’être paralyse laréaction de défense de la volonté réfléchie. Le surlendemain de ladécouverte du vol, dès l’arrivée du jeune homme à l’Étude, il lefaisait venir, comme il lui arrivait souvent pour lui demander desnouvelles un peu détaillées de sa mère, dans la pièce où setrouvait la bibliothèque à serrure de sûreté. Et tout de suite, lalui montrant :

– « Pierre-Stéphane, » luiavait-il dit, « il manque ici un Montaigne, le Médecinmalgré lui, de Molière, l’Alexandre, de Racine, unJoachim du Bellay et un Pascal. En tout cinq volumes. Tu les aspris pour les vendre. Tu as joué au baccara, au cercle… » – Illui nomma le tripot. – « Tu as perdu. Pour continuer, tu asemprunté au caissier une somme que tu n’as pas pu restituer. Tun’as rien voulu demander à ta mère, que tu vois se débattre troppéniblement pour votre vie quotidienne. Tu as tâté le terrainauprès de quelques camarades, sans réussir. Il te fallait lerendre, cet argent, pour n’être pas renvoyé du Club, et continuerde jouer. Ces livres étaient là. Tu savais leur valeur. Tu t’es ditqu’étant donné le nombre de mes volumes, je ne remarquerais pasaussitôt leur disparition. J’avais fait fonctionner devant toi lesecret de la serrure. Tu m’avais bien observé. Tu as su ouvrir lemeuble, et tu les as pris, ces livres. Tu les as volés, volés, sanspenser que tu déshonorais ce ruban, » – et il mettait le doigtsur la boutonnière du jeune homme – « Ah ! comment as-tupu ? »

Tandis qu’il parlait, il voyait un frissonsecouer tout le corps de Pierre-Stéphane, sa taille se raidir, sonvisage se serrer. L’affreuse humiliation subie en ce momentallait-elle se résoudre dans des larmes et une imploration depardon, – s’il était coupable ? Qu’il le fût, comment endouter, devant son trouble qui, soudain, quand le doigt del’accusateur toucha sa boutonnière, le fit se tendre dans uneexpression de défi ? Le jeune homme n’avait jamais aiméJaffeux. Les familiers très intimes d’un père et d’une mèreinspirent souvent au fils et à la fille de la maison, uneantipathie qu’explique assez le droit qu’ils s’arrogentd’observations sans ménagements. L’amour-propre de l’enfant qui enest l’objet s’en irrite. Toute ouverture simple du cœur lui devientimpossible vis-à-vis de cet ami de ses parents, qui ne sera jamaisle sien. Dans mille petites circonstances et à son insu, Jaffeuxavait froissé Pierre-Stéphane. Leurs instincts étaient tropcontraires pour qu’ils comprissent, celui-ci la réflexion, celui-làles fougues de l’autre. Dans une circonstance comme celle qui lesaffrontait en ce moment, la fierté du secrétaire infidèle souffraittrop. Il avait volé les volumes. L’avocat ne s’y était pastrompé ; non plus que sur les détails de ce vol. Nier ?C’était s’abaisser encore. Demander pardon ? L’ancien« poilu » se serait fait tuer plutôt. Il lui restait cerefuge de la confession arrogante, où l’orgueil du coupable, qui nedaigne pas se justifier, trouve sa revanche :

– « C’est vrai, monsieur, »répondit-il, « j’ai pris ces volumes et je les ai vendus pourles raisons que vous dites. Votre police vous a exactementrenseigné. Je ne plaiderai pas les circonstances atténuantes :l’étroitesse de ma vie actuelle après l’opulence où j’ai grandi, lagriserie de Paris, celle du jeu. Mais si je les ai pris, cesvolumes, c’était avec l’idée de les racheter et de les remettre àleur place, dès que j’aurais regagné la somme nécessaire. Je savaisque je la regagnerais. Je l’ai regagnée, cette nuit-même. Je vaisde ce pas chez le marchand à qui je les ai vendus. Je l’ai choisiexprès parmi ceux qui ne sont recherchés que des connaisseurs. Iln’a ces volumes que depuis trois jours. Il est très probable qu’ilssont encore chez lui. Dans ce cas, vous les aurez ce soir même.Sinon, je saurai les retrouver. Ç’aura été un prêt que vous m’aurezfait. Si vous jugez que ma façon d’agir a été par trop incorrecte,portez plainte. Ce que je viens de vous dire, je le répéterai auxmagistrats, et dans les mêmes termes, parce que c’est la strictevérité. »

Et pas un mot de regret dans cette déclarationprononcée âprement, les yeux fixés sur ceux de son interlocuteur,les bras croisés, le masque impassible. Derrière cette attitude,une atroce douleur se dérobait, que l’avocat ne reconnut point.C’est la limite d’intelligence des hommes qui n’ont pas subil’entraînement des passions, qu’ils ne distinguent pas les élémentsde réparation morale conservés dans certaines déchéances. Cetteforce de personnalité, déployée par Pierre-Stéphane en face de sonjuge, n’était pas du cynisme. En ne se disculpant point, enacceptant par avance les dures conséquences de son acte, il seréhabilitait un peu vis-à-vis de lui-même. Jaffeux n’y vit quel’impudente effronterie d’un garçon irrémédiablement gâté. Un deces humbles détails qui deviennent des signes décisifs à decertains moments, achevait de l’écœurer la mise trop raffinée dujeune homme faisait de lui un type tout près d’être exagéré, dudandy d’après la guerre, qui semble n’avoir gardé de la tragiqueépreuve qu’une frivolité plus désinvolte. Un veston coupé à ladernière mode amincissait sa taille cambrée. Une cravate en tricotde soie, piquée d’une épingle de perle, pendait sur le plastrond’une chemise souple de nuance havane. Des boutons d’or ciselé, àchaînette, retenaient les manchettes, souples aussi, mais blanchescomme la toile du col, et retroussées. De fines chaussettes decouleur claire montraient leur soie, savamment tendue entre le cuirbrun du soulier et le bas du pantalon, raccourci par un pli.Jusqu’alors Jaffeux avait considéré ces coquetteries vestimentairescomme une puérilité un peu nigaude. Il y vit tout à coup l’indiced’une dégradation. Peut-être aussi l’instinctive antipathie dePierre-Stéphane avait-elle éveillé en lui une antipathiecorrespondante, encore aggravée du fait que le jeune hommeressemblait tant à son père, et que lui-même, toujours à son insu,gardait au fond de son cœur une obscure jalousie à l’égard du mariindigne d’une femme exquise. Un accès de colère l’envahit, où sesoulageait la longue rancœur de ces impressions inconscientes, et,d’une voix que le jeune homme ne lui connaissait pas :

– « Incorrecte !… » – Ilredit le mot par trois fois, en martelant les syllabes –« Incorrecte !… Incorrecte !… Quand il s’agit d’unvol, d’un ignoble vol, doublé d’un abus de confiance !… »– Et comme l’autre protestait : – « Tais – toi ! Jet’aurais vu, quand je t’ai parlé tout à l’heure, éclater ensanglots, me dire : « Pardon, je me repens… » jet’aurais pris dans mes bras en te disant, moi : « Monpauvre petit !… » Et je t’aurais. pardonné… Maisça ! mais ça !… Incorrecte ! Incorrecte !…Tiens : j’aurais mieux aimé te voir mentir, nier avecacharnement. Ç’aurait été une preuve que tu sentais du moins lahideur de ton acte, au lieu que… » – Puis, décidément hors delui : – « Ah ! misérable !… » – Il leva lepoing comme pour frapper, et, se dominant : – « Ne lesrachète pas, ces livres, Ils me feraient horreur à toucher. Je teles donne. » – Il avait, en attendant un geste, regardéPierre-Stéphane qui restait immobile, les bras de nouveau croisés.– « Tu comprends que désormais je ne peux pas te garder ici,n’est-ce pas ? »

– « Et moi, » répondit le jeunehomme, « je n’accepterais pas d’y rester. »

– « Je ne suis pas en état, »continua Jaffeux, « de concevoir en ce moment un moyen de toutrégler pour que cette incorrection, comme tu dis, ne pèse pas surton avenir. Est-ce ta première coquinerie ? Sera-ce ladernière ? »

L’accès de fureur le reprenait. Il marchaquelques minutes d’un bout à l’autre de la chambre, et, seretournant pour montrer la porte de son poing toujoursfermé :

– « Va-t’en ! » cria-t-il,« mais va-t’en donc ! »

Pierre-Stéphane obéit, sans plus répondre.Resté seul, l’avocat continua de marcher dans son bureau, d’un pasqui se calmait, maintenant qu’il n’avait plus devant les yeuxl’insolente et rogue figure du coupable sans repentir. Une nouvelleangoisse l’étreignait à présent. Renvoyer son secrétaire, il ne lepouvait pas sans donner à Mme Beurtin uneexplication. Laquelle ? Lui dire la vérité, porter ce coup àcette mère d’une sensibilité si vive, et dans son état de santé,c’était risquer de la tuer. Il le savait, ayant, par affection pourelle et à la suite de plusieurs conversations avec le docteur quila soignait, étudié, dans des livres spéciaux, les symptômes decette lésion du cœur, dont elle était atteinte, l’insuffisancemitrale, et ses étapes. Voici que, l’image de la malade commençantà l’attendrir, sa violente indignation de tout à l’heure tombaitpeu à peu.

« Si tout de même c’était la premièrefaute grave de ce malheureux ? » se disait-il.« N’ai-je pas été trop dur ?… Il s’est conduitadmirablement pendant la guerre. C’est quand j’ai touché cepoint-là, quand j’ai parlé de son ruban qu’il s’est rebellé. Jel’ai senti. Et si c’est sa première faute, ne vient-il pas d’enêtre assez puni ?… Mais cette bravade, cette complète absencede regret ? Mais cette effronterie à qualifier d’incorrectionun délit dont il connaît toute la gravité, lui qui fait sondroit ?… S’il était un endurci pourtant, il aurait discuté,ergoté. Car enfin, je n’avais qu’un soupçon, pas une indiscutablepreuve… C’est vrai qu’il m’a parlé de ma police. Il n’a pas pudeviner que j’avais reconstruit son affaire à moi seul, rien qu’enraisonnant… »

Un petit mouvement d’orgueil, toutprofessionnel au fond, le traversait, à l’idée de cette justessedans son hypothèse. C’était l’avocat, heureux et fier d’avoirdébrouillé une énigme, et, cette intime satisfaction le disposantsoudain à l’indulgence :

« À cause de sa mère, » se disait-ilmaintenant, « et de son grand-père, n’y eût-il qu’une chancesur cent pour que cette défaillance de sa moralité soit lapremière, je lui devais de lui faire crédit. Il est encore temps.Je l’ai corrigé trop durement. Je n’en aurai que plus d’autoritépour le faire venir et lui dire : Je suis prêt à te pardonner.Mais répare. J’accepte que tu me rendes les livres et je te garde.Seulement, tu vas changer ta vie. Plus de cercle, d’abord. Prendsce papier. Écris ta lettre de démission. Plus de parties de théâtreavec tes camarades. Plus de séances aux courses. Je te donneraiassez de dossiers pour que tout ton temps soit occupé, même etsurtout le dimanche. Je jugerai par ton travail si oui ou non tumérites que je te rende mon estime et que je ne parle jamais à tapauvre maman. »

Tel était le monologue qu’il se prononçait,assis maintenant à son bureau et vaquant lui-même à son travail. Ilétait attendu au Palais vers les deux heures de l’après-midi. Sarésolution de donner au coupable cette chance de se réhabiliterétait si bien prise qu’il abrégea son déjeuner pour s’assurer leloisir d’un crochet entre la rue de Vaugirard, où il habitait, etla rue de l’Estrapade, derrière le Panthéon, où logeaient lesBeurtin. Ou bien le jeune homme serait là, et il le verrait tout desuite, ou bien il lui laisserait sa carte avec un mot, lui fixantun rendez-vous immédiat, vers la fin de la journée. Une autre idéele poussait, qu’il n’admettait pas, tant elle était pénible :« Pourvu que Pierre-Stéphane n’ait pas lui-même parlé à samère ! » Arrivé sur le seuil de la vieille maison, dontl’aspect désuet contrastait étrangement avec la façadeultra-moderne de l’hôtel de la plaine Monceau possédé jadis par lespéculateur, il demeura saisi devant la physionomie de la loge.Plusieurs personnes s’y pressaient autour du concierge, en train decommenter, avec force gestes, un événement évidemment sensationnel.Le visiteur n’eut que trop vite le mot de cette énigme quand, ayantdemandé : « Mme Beurtin est chezelle ? » cet homme lui répondit :

– « Je racontais justement à cesmessieurs et à ces dames, monsieur, qu’elle vient de mourir de samaladie de cœur. À peine si j’ai eu le temps de courir àSaint-Etienne-du-Mont chercher un prêtre, quand le docteur a ditqu’elle n’en avait pas pour une demi-heure… »

– « Son fils était là ? »questionna Jaffeux…

– « Il rentrait à peine, quand ellea eu sa crise. Il a assisté à tout. Ah ! monsieur, ce qu’ilaimait sa mère, ce garçon !… Ce qu’il fait peine àvoir !… »

C’était l’avocat lui-même qui avait indiquéjadis à Mme Beurtin cet appartement où elle venaitd’expirer. Il l’avait choisi dans le fond de la cour, aurez-de-chaussée, afin qu’avec ses palpitations, elle n’eût pasd’escalier à monter. Il dut sonner deux fois à la porte, avant quela domestique se montrât, affairée et gémissante :

– « Ah ! monsieurJaffeux ! Quel malheur ! Madame était si bien ce matinencore, quand M. Pierre-Stéphane est rentré ! Etpuis… »

– « Est-ce que je pourrais levoir ? » demanda Jaffeux.

– « Il est auprès de Madame. Il nefait que pleurer. Ça le confortera de voir Monsieur que Madameaimait tant. »

La brave fille avait disparu, pour revenir,visiblement très troublée, et dire d’un accent hésitant :

– « Monsieur Pierre-Stéphanes’excuse beaucoup, Monsieur. Mais il ne peut voir personne, qu’ildit, personne absolument, pas même Monsieur… »

– « Pourrai-je entrer faire uneprière ? » avait interrogé Jaffeux.

– « C’est qu’il est à côté du lit,qui tient la main de Madame, et je ne sais pas… »

– « Eh bien ! » avaitrépondu Jaffeux, « je reviendrai… »

La gêne de la servante ne lui apprenait quetrop comment le jeune homme avait reçu l’annonce de sa visite. Pasde doute. Il avait parlé à sa mère, avoué le vol, raconté la scèneavec son protecteur, et la secousse de cette révélation avait donnéà la malade cette crise mortelle. Maintenant il était insupportableau fils coupable de revoir celui dont il avait appréhendé qu’il ledénonçât. Il avait préféré parler le premier pour se défendre touten s’accusant. Jaffeux avait eu, de cette horreur à son égard, unenouvelle preuve, en recevant le lendemain matin ce douloureuxbillet :

On enterre ma pauvre maman demain matin. Jevous demande, Monsieur, comme une charité, de ne pas venir à lacérémonie. Vous aviez le droit de me parler comme vous m’avezparlé. Ce n’est pas votre faute si votre attitude m’a désespéré aupoint que je n’ai pas su me dominer devant ma mère. Je ne vous endirai pas davantage. Vous comprendrez ce que serait pour moi votreprésence dans une heure aussi douloureuse. Vous aurez la charité del’épargner à un fils qui souffre trop.

Et pas de formule protocolaire, pas designature. Jaffeux se reprochait déjà trop vivement sa dureté dansl’entretien de la veille, pour ne pas avoir obéi à cetteinjonction. Il n’était donc pas allé à l’église, et, le soir mêmedes obsèques, un paquet lui arrivait, contenant les cinq volumesdérobés. Une carte, sous enveloppe, les accompagnait, avec ce seulmot « Merci. » Pierre-Stéphane avait eul’énergie, tout en faisant les démarches nécessaires auxfunérailles, de passer chez le libraire, pour racheter les livres,comme il l’avait annoncé. Jaffeux en avait pris prétexte pour luiécrire, de son côté, une longue lettre, où, réalisant son projet derapprochement, il l’invitait à venir le voir, et où il luiaccordait ce pardon qu’il regrettait de ne pas lui avoir offert.Pas de réponse. Une semaine s’était passée. Nouvelle lettre. Mêmesilence. Inquiet, il était allé rue de l’Estrapade, pour trouverl’appartement fermé.

– « M. Pierre-Stéphane vient detemps en temps prendre son courrier, » avait expliqué leconcierge. « Il est à l’hôtel. Mais il ne nous a pas ditlequel. Il a donné congé, en payant son terme d’avance, et vendu enbloc tous les meubles à un tapissier. Ah ! monsieur, ma femmeet moi avons bien peur que son chagrin ne lui porte à latête… »

Quelques jours plus tard, et Jaffeux revenu,pour demander des nouvelles :

– « Je lui ai dit votrevisite, » avait répondu l’homme… « Il ne vous a pasécrit ?… »

– « Non. »

– « Il est parti pour l’étranger, enme disant d’envoyer ses lettres à cette adresse. »

Et, tendant une feuille de papier :

– « Il est à Londres, vousvoyez. »

– « À Londres, » avait répétéJaffeux. Puis, tout seul : « Quelle situation va-t-ilchercher là-bas ? Il lui a fallu pourtant régler les affairesde la succession. Me Métivier, le notaire, merenseignera. »

Il avait fait cette démarche sans rien obtenirde précis sur les intentions de Pierre-Stéphane, qui avait laissésa procuration, en annonçant qu’il s’installait en Angleterre, poury apprendre la langue. Jaffeux avait su plus tard que Métivier, unefois la succession réglée, ne recevait plus de lettres de sonclient. Puis des semaines avaient passé, des mois, des années, sansqu’aucune nouvelle du disparu parvînt à son ancien patron. Pensantau jeune homme, il s’était demandé très souvent :« Qu’est-il devenu ? S’il avait bien tourné, il auraitéprouvé le besoin de me le faire savoir… » Et toujours, devantle mystère de cette destinée, où il avait joué un tel rôle, dansune minute décisive, un obscur remords se mêlait pour lui à cesouvenir. Le contre-coup de sa sévérité n’avait-il pas hâté la find’une amie si chère ? Oh ! que n’avait-il eu pitié ducoupable ?… « Mais vit-il seulement ? » sedemandait-il encore.

Oui, Pierre-Stéphane Beurtin vivait, dans quelétrange milieu, de quel étrange métier, et nourrissant peut-êtrequel projet redoutable pour une innocente enfant et safamille !

Chapitre 4

 

 

« Il n’y a pas à reculer, » sedisait Jaffeux après une nuit passée presque tout entière à revivredans l’insomnie les épisodes si lointains, mais redevenus siprésents pour lui de ce petit drame domestique ; « ilfaut que cette charmante Renée Favy apprenne la vérité sur cegarçon. Je vais avertir sa mère qui saura, mieux que moi, commentlui révéler cette vilaine histoire. Si elle n’a pour son professeurde danse qu’une de ces naïves passionnettes imaginatives, tropfréquentes à son âge, ce sera un chagrin d’une matinée. Unsentiment profond, elle ne peut pas l’avoir, étant la fille de sonpère. J’ai si souvent constaté qu’ils avaient tant de traitscommuns dans le caractère ! Où avais-je la tête, hier, ensupposant, même l’éclair d’une seconde, la possibilité d’uneséduction ? Dès ce matin, je parlerai. Je n’en ai passeulement le droit. J’en ai le strict devoir. »

Cette dénonciation était certes légitime. Elleserait assurément efficace. Et pourtant, traiter ainsi cemalheureux, – comme il continuait à l’appeler, – quelle dureté denouveau, et, cette fois, sans l’excuse d’un sursaut de surprise etde colère ! Ce scrupule continuait de travailler l’excellenthomme, en dépit des raisons qu’il se donnait de passer outre. Unerencontre, à peine sorti de sa chambre et descendu aurez-de-chaussée du Palace, lui fournit un prétexte pour reculerencore la révélation de la vraie personnalité de Neyrial àMme Favy. Que savait-il de la vie actuelle de sonancien secrétaire ? Rien, et voici qu’une occasion s’offrait.Il se trouvait devant le directeur de l’hôtel qui le saluait, enlui demandant :

– « Êtes-vous content de la maison,monsieur Jaffeux, de votre chambre, des domestiques ? Nousavons porté à douze pour cent sur la note la gratification dupersonnel. C’est un peu haut. Mais nous n’avons que des employés dechoix… »

Ce directeur, qui répondait au nom truculentd’Amilcare Prandoni, était un Génois, aux yeux très fins dans unmasque usé et réfléchi d’homme de quarante ans, qui a trop peiné,trop veillé, trop subi de climats différents. Il avait étésecrétaire d’hôtel dans l’Amérique du Sud, dans celle du Nord, dansl’Engadine, en Égypte, avant de présider à la fondation de ceMèdes-Palace, ouvert au lendemain de la grande guerre,dans un bâtiment construit à la veille de 1914 par une sociétéallemande. De tels personnages ont à leur service des subtilités dediplomates de l’ancienne école pour interpréter les moindres mots,les moindres gestes, les moindres inflexions de voix. La phrase parlaquelle Jaffeux répondit à cette question, d’ordre bien banal,était bien banale aussi. Elle suffit pour que l’Italien posât surl’avocat un regard scrutateur qui avertit celui-ci d’unmystère :

– « Mais oui, monsieur le directeur,je suis enchanté de l’hôtel et de vos gens, et aussi de la petitefête que vous nous avez donnée, hier, dans le hall, au thé. Vousavez là un danseur de tout premier ordre, d’une élégance, d’unedistinction, d’une finesse ! Il s’appelle Neyrial, m’a ditMme Favy. Est-ce vraiment son nom ? Et de quelpays est-il ?

– « Français, monsieur. »

– « Ah ! Et vous l’avez depuislongtemps ? »

– « De cette année. Il travaillait àEvian l’été dernier. J’y faisais une cure. Je l’ai vu danser. Jel’ai engagé. »

– « Mais, » insista Jaffeux,« pour des engagements pareils, vous prenez desréférences ? Car enfin, il ne suffit pas de bien danser pourêtre accepté dans un hôtel de la respectabilité duvôtre. »

– « Naturellement, » fitPrandoni, nous tenons à savoir où notre danseur mondain a déjàfiguré, comment il s’est comporté. Celui-ci a fait cinq saisons, –à ma connaissance, – une à Londres, une dans les Pyrénées, une àSaint-Moritz, une à Ceresole-Reale, une à Evian. Personne n’ajamais rien eu à lui reprocher. Ni moi. Nous ne pouvons pas allerplus loin dans le passé de ces messieurs. Pour qu’ils aient lesbonnes manières que nous exigeons, il faut qu’ils aient reçu unebonne éducation, par conséquent qu’ils appartiennent à une bonnefamille. Or, les familles bourgeoises, en général, ne destinent pasleurs enfants au métier de danseur mondain. Ces garçons ont dûtraverser quelque crise morale, quelque drame parfois. Ça ne nousregarde pas… »

Puis, brusquement :

– « Je vais être très indiscret,monsieur Jaffeux, vous m’en excuserez, quand je vous aurai ditpourquoi. Vous ne connaissez pas ce jeune homme, vous ?…

– « Moi, » fit Jaffeux,interloqué, « mais puisque je vous demande des renseignementssur lui !… »

– « Sans doute, mais votre ton, pourme les demander, m’a donné l’impression que vous ne parliez pasd’un inconnu, ou tout au moins qu’une ressemblance vous étonnait…Je veux être tout à fait franc avec vous, monsieur Jaffeux, et jevous répète, vous excuserez ce que ma question a pu avoird’insolite. Voici… »

Il entraînait l’avocat dans son bureau, dontil ferma la porte, en vérifiant d’abord si personne n’était dans lecouloir.

– « Monsieur Jaffeux, »continua-t-il, vous, je sais qui vous êtes, parMme Favy, et quelle énorme situation vous occupezdans le barreau parisien. Je vais vous parler d’un événement trèsdésagréable pour notre hôtel. Je suis sûr d’avance de votre absoluediscrétion, et sûr aussi que ma question de tout à l’heure vousparaîtra légitime, quand vous saurez mon intérêt, comme directeurde ce palace, à connaître le passé de Neyrial. Il est venu ce matinme dire que sa santé ne lui permettait plus de continuer sesfonctions chez nous. Nous avons eu ici, dans ce même bureau, unediscussion pénible. Un tel manque de parole contrastait trop avecla cordialité habituelle de nos rapports. Et puis… C’est le pointsur lequel je vous demande cette absolue discrétion. Vous me lapromettez ?… »

– « Je vous la promets, » ditJaffeux.

– « Et puis, il y a autre chose.Voici trois jours qu’un bijou d’une grande valeur, une barrette dediamants avec une très belle émeraude, a été volé chez nous. Elleappartient à une lady Ardrahan, notre cliente depuis deux hivers.Elle avait posé et oublié la barrette dans une coupe, sur sa tableà coiffer. Elle se le rappelle très bien. Elle ne l’a plusretrouvée. Sur ma prière, elle n’a pas encore porté plainte. Je luiai demandé un peu de temps, pour procéder à une enquête secrète,qui, jusqu’à ce moment, n’a rien produit. Ce brusque départ deNeyrial coïncidant avec ce vol, – il est de lundi, nous sommesjeudi, – m’a donné à penser. « Et où allez-vous ? »lui ai-je demandé. Sur sa réponse « Je n’en sais rienencore, » moi, je n’ai plus hésité. Je lui ai racontél’histoire du bijou disparu, en ne lui cachant pas que sa façon des’éclipser en ce moment avait tout l’air d’une fuite, et pouvaitautoriser des soupçons. »

– « Et quelle a été sonattitude ? »

– « Très singulière. Coupable, larévolte était naturelle ou l’aveu. Innocent, la révolte encore. Ilest demeuré consterné. « Faites fouiller mes malles.Faites-moi fouiller, » a-t-il répondu. Je devais le prendre aumot, n’est-ce pas ? Une espèce d’air de dignité, que je lui aitoujours vu, m’a empêché de lui faire cet affront. Comme je nerelevais pas son offre, il a repris, après un silence :« Dans ces conditions-là, d’ailleurs je ne quitte pas Hyères.Je vais à Costebelle, » et il me donne le nom d’un des hôtelsde là-bas. Je l’ai laissé partir. Puis, je me suis reproché mafaiblesse. « Il m’a menti, » ai-je pensé. J’ai téléphonéà Costebelle. Il y est, en effet. Mais ce pourrait être, comme sonoffre de visiter ses bagages, la ruse d’un adroit filou qui sedit : – « Me sauver, c’est me dénoncer. Rester, c’estdésarmer le « soupçon. » Vous comprenez maintenant,monsieur, mon impression quand j’ai cru deviner, à votre manière dem’interroger sur lui, que vous le connaissiez. Je vous voyaisintrigué par sa présence au Palace dans ce rôle de professionnel.Il y aurait un tel intérêt pour moi, j’y insiste, à savoir sonpassé ! Alors, je me suis dit le mieux est de mettreM. Jaffeux au courant de l’affaire. Les hommes sont toujourspareils à eux-mêmes. S’il était établi que ce garçon, quiappartient certainement, je le répète, à une famille bourgeoise,s’est déclassé par suite d’une très grave faute, avouez, vous quipossédez, par votre profession, une grande expérience desmalfaiteurs, qu’il y aurait beaucoup de chances pour que ce fûtlui, le voleur du bijou… »

– « À tout le moins, » fitJaffeux, « des présomptions. »

En écoutant le directeur, il venait d’éprouvercette sensation de la destinée qui nous prend devant la rencontrede plusieurs hasards, jouant les uns sur les autres. C’était unhasard, très naturel et comme il s’en produit tous les jours, cevol de bijoux commis dans un palace. Que le directeur en eût parléà quelqu’un qu’il savait un célèbre avocat, rien en revanche deplus logique. Mais c’était de nouveau un hasard, d’ailleurs trèsnaturel aussi, que cet avocat eût choisi, parmi les ombreux hôtelsde la Riviera, précisément celui où son ancien secrétaire tenait ceposte de danseur professionnel, et rien de plus logique encore quela terreur dudit secrétaire, à l’idée de se retrouver en face deson ancien patron, trahi par lui, jadis, et sa fuite. CommentJaffeux, infiniment sensible sous la réserve de ses manières,n’eût-il pas été troublé de se retrouver, par la conspiration deces événements, – tous ordinaires, pris à part, – dans un rôle dejusticier vis-à-vis du fils de la femme qu’il avait, dans sa vie,le plus respectée ? Le reproche, qu’il se faisait si souvent,d’avoir été trop sévère une première fois, provenait surtout, – onla marqué déjà, – du fait que cette sévérité avait précipitéPierre-Stéphane à cette confession qui avait tué sa mère ?Toujours est-il que ces souvenirs, évoqués depuis la veille,auxquels était mêlée par contre-coup l’image deMme Beurtin, l’assaillirent soudain, devant laquestion de l’hôtelier, avec trop de force. Ils lui rendirentimpossible une franchise qui constituait, dans la circonstance, uneseconde exécution, et il s’entendait répondre, lui qui se faisaitun honneur de répugner au moindre mensonge :

– « Non, monsieur Prandoni, je neconnais pas ce jeune homme. Si je vous en ai parlé, c’est par unesimple curiosité qui vous prouvera que je suis vraiment un hommed’autrefois. La société a tellement changé depuis la guerre, que,nous autres, vieilles gens, tout nous étonne ainsi cette professionexcentrique dans un palace, de professionnel de la danse, – vousvenez d’employer ce terme, – je ne soupçonnais même pas, il y avingt-quatre heures, qu’elle existât… »

Et un scrupule le saisissant :

– « Vous n’avez pas d’autres idéessur l’auteur du vol ?… »

– « Si, mais bien vagues…, »reprit le directeur, visiblement déçu. « J’en ai parlé avec lecommissaire, que j’ai prévenu officieusement. Il s’agit de deux desemployés de l’hôtel, mais mariés, pères de famille. À tout hasard,nous avons signalé aux bijoutiers d’Hyères et aux marchands debibelots, les caractéristiques de la barrette, en donnant l’objetcomme perdu. Le commissaire prépare une circulaire pareille pourToulon, Nice et Marseille. Je n’ai pas confiance. Maisenfin !… »

« N’aurais-je pas dû lui dire lavérité ? » se demandait Jaffeux au sortir de cetteconversation, tout en se promenant dans le jardin de l’hôtel, oùverdoyait entre les palmiers cette végétation exotique, agaves,cactus, yuccas, qui donne à ce coin de la côte provençale unephysionomie africaine. Le soleil, déjà haut, baignait de lumièreles rigides feuillages qui contrastaient avec la souple délicatessedes fleurs épanouies dans le gazon : sombres penséesveloutées, odorants et pâles narcisses, larges violettes. Maisl’avocat n’avait plus l’âme ouverte à ce charme du matinméridional, si enivrant pour un Parisien arrivé de la veille commelui. Après avoir cédé au scrupule de recommencer le gesteinexorable de jadis, il se débattait à présent contre le scrupulecontraire celui d’avoir ménagé sans doute un coquin. Les chancespour que Pierre-Stéphane en fût devenu un lui apparaissaient sinombreuses. Ce métier que l’avocat venait de qualifierd’excentrique, ne représentait-il pas un reniement définitif decette classe bourgeoise à laquelle il appartenait par toutes lesfibres, par suite, un abandon probable de ses vertus, dont lapremière est la probité ? Mais oui, le voleur des livres étaitcelui du bijou. Comment la conscience du fils d’un Auguste Beurtin,héréditairement si faible aux tentations, – le premier vol leprouvait trop – ne se serait-elle pas pervertie dans cescaravansérails de saison, avec leur atmosphère de luxe etd’abus ? Sa fuite, aussitôt aperçu le témoin de sa lointainefaute, quel aveu ! Que cette première défaillance fût révélée,un soupçon s’éveillait aussitôt qui, pour son ancien patron, sechangeait, à cette minute, en certitude.

« Et ces deux employés, » sedisait-il encore, « que le directeur est tout prèsd’incriminer ? Vais-je permettre qu’ils subissent cetteépreuve d’une accusation, si pénible à desinférieurs ?… »

Il en était là de ses réflexions, quand ilaperçut Mme Favy et sa fille qui se promenaient,elles aussi, « au bon du jour », pour parler le langagedu cru. Leur allure lente dénonçait la maladie de la mère quidevait s’arrêter de temps à autre, et Jaffeux la voyait caresser ausoleil son visage amaigri et souffrant. Une involontaireassociation d’idées lui rappela de nouveauMme Beurtin et ses propres impressions quand ilavait appris sa mort. La fille cheminait à côté de la mère, lasoutenant du bras et réglant son pas sur celui de la cardiaque.Mais, tandis que celle-ci souriait à la gaie lumière, autour destempes jeunes de Renée, de son front sans rides, de ses jouespleines, flottait un halo de mélancolie. Elle regardait devantelle, distraitement, comme indifférente, visiblement absorbée dansune pensée que Jaffeux interpréta dans le même sens que laveille :

« Il est parti. Elle le sait. Voilàpourquoi elle est triste. »

Le besoin d’y voir plus clair dans cetteénigme le fit s’approcher des deux femmes, et, après quelquesphrases banales sur le rayonnement de la matinée, la douceur duclimat, la beauté du paysage, cette mer bleue, ces îles violettes,ces sombres montagnes boisées, il demanda :

– « Je n’ai fait que penser à cesdanses, hier. Je les connais si peu. Cela vous ennuierait-il,mademoiselle, que je vous voie prendre votreleçon ? »

– « Vous touchez à un pointsensible, » dit la mère. « Elle n’en prendra plus. Sonprofesseur est parti. »

– « Et qu’est-ilarrivé ? » insista-t-il. « Ce malaised’hier ?… »

– « Il aura eu sans doute quelquedifficulté avec le directeur à ce propos, » interrompitMme Favy, tandis que sa fille continuait à setaire. « Si c’était grave, il serait à la chambre, au lieuqu’il a décampé dare-dare. Nous n’avons même pas réglé sesleçons. »

– « On n’a jamais été très bien icipour lui, » dit Renée. « Il suffit de le voir, cedirecteur. Il est si ordinaire ! M. Neyrial, lui, c’estun monsieur… »

– « Sans cela, » reprit lamère, « tu penses bien que je ne t’aurais pas laissée prendredes leçons avec lui… » – Et, se tournant vers l’avocat :– « C’est qu’avec ces professeurs de danses modernes, il fautse méfier. Il y en a d’incroyables. Une de nos amies en accepte unpour sa fille qui dit à cette enfant, – un ange, monsieur Jaffeux,– dès la première leçon : « Rappelez-vous ce principe,mademoiselle. Les jambes de la danseuse et celles du cavalier nedoivent pas cesser de se toucher… » Quelle grossièreté,n’est-ce pas ? »

– « Ah ! » fit Renée,« M. Neyrial, lui, nous tenait un autre langage. Vousvous rappelez, maman, ce qu’il disait sur le tango, qu’à entendreces airs espagnols, on devient musique de la tête aux pieds.Comprise ainsi, la danse a tant de poésie !… Quand j’aicommencé à prendre des leçons, j’ai tout de suite aimé à danser,pour le mouvement, comme le tennis, comme la bicyclette. Avec lui,j’ai appris à sentir qu’il n’y a pas une danse, mais des danses,chacune avec son charme particulier, celui de son rythme. L’unem’évoque, quand ce rythme est doux et langoureux, un paysaged’Orient. L’autre me fait redevenir une petite fille par lesparoles enfantines dont elle s’accompagne et sa mélodie simpliste.Je serai toujours reconnaissante à M. Neyrial de m’avoirexpliqué tout cela, et si finement ! »

– « Je dois dire, » interjetala mère, « qu’il m’a bien étonnée chaque fois que nous avonscausé ensemble. Son joli français d’abord, son instruction, sesmanières dans un pareil métier… »

– « C’est un orphelin, » fitRenée. « Il nous l’a dit un jour. Quand ses parents sontmorts, il s’est trouvé sans fortune ou presque. Il était à Londres,où il cherchait une position. Il avait toujours eu le goût dusport. Un Anglais qu’il avait connu à l’ambulance, – car il a étéblessé comme soldat, – vous avez remarqué son ruban, – étaitdanseur dans un hôtel. Il tombe malade. Il demande àM. Neyrial de le remplacer. Celui-ci accepte. Le métierl’amuse, et, pour gagner sa vie, il continue. Voilà ce qu’il nous araconté, à mon frère et à moi. »

– « Combien peut-il êtrepayé ? » interrogea l’avocat.

– « Mais très cher, » répliquaMme Favy. « Pour les cinq premières leçons,trois cents francs, et il n’accepte jamais d’en donner moins decinq. Ensuite, à partir de la sixième, c’est cinquante francs laleçon. Or, il a jusqu’à dix et douze élèves dans la matinée etl’après-midi. Et, remarquez, défrayé de tout logement, nourriture,service. Calculez. Mais c’est un traitement de général. »

– « Et sidésintéressé !… » reprit la jeune fille. « Quand ils’agit d’une fête de charité, pas de peine qu’il ne se donne, et iln’accepte aucune rémunération. »

– « Je continue à être intrigué parce nom de Neyrial ? » dit Jaffeux.

– « Un nom de guerre, sans doute,comme tant d’autres, » fit Renée.

– « Et son vrainom ? »

– « Nous ne lui avons pasdemandé, » répondit la mère. « Nous aurions craint de lefroisser. D’après quelques mots qu’il a dits encore à Gilbert, j’aicru comprendre que son père était dans les affaires. Il l’auraruiné… »

– « C’est une supposition que vousfaites, maman, » dit la jeune fille. « Je croirais bienplutôt que c’est lui qui aura sacrifié sa fortune pour régler lesdettes des siens. En tout cas, il ne s’est jamais plaint d’eux. Ilest trop délicat. »

L’entretien fut interrompu par une desclientes de l’hôtel, que les dames Favy connaissaient, et à quielles présentèrent leur compagnon. D’autres propos s’échangèrent,au cours desquels le nom de lady Ardrahan fut prononcé, sans aucuneallusion à la barrette disparue, preuve que la victime du volobservait strictement, elle aussi, la consigne de discrétion, quele directeur considérait comme nécessaire au bon renom duMèdes-Palace.

« Je ne me trompais pas, » se disaitJaffeux, après s’être séparé du groupe. « Cette petite s’estlaissé prendre le cœur. Son père a voulu qu’elle fût élevée àl’ancienne manière, et c’est bien une jeune fille de mon temps, unede ces enfants si préservées, si surveillées, que la vie n’a rientouché en elle, rien flétri. Mais ignorant tout des réalités dumonde, elles sont sans défense contre leurs illusions, et pour peuqu’elles aient de l’imagination, follement romanesques, commecelle-ci. Elle est amoureuse de Pierre-Stéphane, si naïvement Sasimplicité pour en parler à sa mère prouve son innocence. C’est àse demander si la brutale éducation d’aujourd’hui n’est pas dans levrai, en traitant les filles comme des garçons. Alors, oui, ellesont de la défense. Mais un cœur de vierge dévelouté à vingt ans,comme c’est triste, et que je préfère cette charmante Renée !Seulement, il faut la guérir. Elle ne sait pas elle-même ce qu’ellesent. Hélas ! Elle le saura, rien qu’à son chagrin quand elleapprendra qu’elle s’est intéressée à un rat d’hôtel de la pireespèce, si vraiment Pierre-Stéphane est le voleur. Et qu’il lesoit, tout le démontre. Le mieux serait qu’il fût arrêtéimmédiatement, d’abord pour les gens que le directeur soupçonne, etsurtout pour cette pauvre et déraisonnable enfant. Pas de scandale.Ce malheureux disparaît. Elle pleure. Puis, comme elle a del’honneur, ses larmes lui font honte. Elle n’entend plus parler dece drôle, car, en tout cas, c’est un drôle d’avoir joué avec elleainsi… Elle l’oublie. Ce grand amour n’aura été qu’un rêve. Mondevoir n’est pas douteux. Sachant ce que je sais sur Beurtin, jedois ce renseignement à la police. Il faut que j’aille chez lecommissaire. »

Chapitre 5

 

 

Maintenant la dénonciation devenait en effetle devoir absolu, mais combien pénible, à cause du malaise deconscience que le souvenir de son ancienne dureté continuait delaisser à Jaffeux ! Il recula cette démarche, jugée pourtantobligatoire, jusqu’au lendemain très tard dans la matinée. Iln’était pas sorti de sa chambre, de peur de rencontrerMme Favy. Il se forçait à espérer que lady Ardrahans’était trompée, que le bijou simplement égaré se retrouverait, ouencore que Pierre-Stéphane, malgré tant d’apparences, n’était pasle voleur, et que celui-ci se découvrirait. Il savait trop bienpourtant que ce n’étaient là que de pauvres prétextes pour ne pasagir.

« Je suis trop lâche… » finit-il parse dire, et, comme onze coups sonnaient à la pendule –« Aussitôt après le déjeuner, je serai chez le commissaire, jem’en donne la parole. »

L’avocat ne se rappelait pas avoir, une seulefois dans sa vie, manqué à un engagement pris ainsi avec lui-même,et sa montre marquait à peine deux heures, quand il se présentadans le bureau du magistrat. Sa carte remise, il fut aussitôt reçupar un jeune homme, maigre et très brun, qui se confondait enprotestations avec une gêne dont son visiteur eut vitel’explication :

– « Que désirez-vous de moi, moncher maître ? Vous devinez combien je désirerais pouvoir êtreutile à une des gloires du barreau de Paris… » – Et, sur unhochement de tête de l’avocat : – « Mais oui. J’étaistout petit débutant, rue des Saussaies, quand je vous ai entenduplaider dans cette affaire des sucreries d’Aulnat, pourM. Calvières. Seulement, il faut que je vous avertisse, je nesuis encore qu’un pauvre inspecteur. Le commissaire est malade, sonsecrétaire aussi. On m’a chargé du remplacement la semainedernière, et je connais très mal le pays. Draguignan, mon posted’attache est loin, et plus loin encore Ajaccio, mon pays. Mais onest Corse. On se débrouille… »

« Le pauvre garçon, » pensaitJaffeux, « a peur, s’il ne me contente pas, que je le desserveà Paris auprès de quelque chef. Comme on a raison, quand on estFrançais, de n’être pas fonctionnaire !… » Et, touthaut : – « je vous remercie de votre obligeance, monsieurl’inspecteur. Je n’ai pas de service à vous demander, je viens vousen rendre un, peut-être. Je vous apporte un renseignement de natureà vous aider dans une recherche assez délicate. Il s’agit d’un volcommis au Mèdes-Palace, – le directeur vous l’a signalé,m’a-t-il dit, – au détriment d’une dame anglaise. »

– « Il me l’a signalé, en effet, moncher maître. »

Le visage de l’apprenti-commissaire, d’unemobilité si méridionale tout à l’heure, se tendait dans uneexpression tout officielle. Ses traits accentués s’étaient commefigés. Mais ses yeux noirs, à travers leurs paupières mi-fermées,dardaient un regard d’une malice singulière, celui d’un inférieurqui se prépare à étonner un supérieur, et il écoutait Jaffeuxraconter l’histoire de son ancien secrétaire, la disparition descinq volumes, l’effronterie du coupable, son éclipse soudaineensuite, et comment il venait à sa stupeur, de le retrouver,l’avant-veille, danseur mondain dans cet hôtel.

– « J’ai pensé, » conclut-il,« que cette indélicatesse d’il y a cinq ans pouvait, dans lacirconstance présente, constituer une présomption deculpabilité. »

– « Et vous avez bien pensé, moncher maître, » dit l’inspecteur. « Décidément, un grandavocat est le meilleur des juges d’instruction, et, lapreuve… »

Tout en parlant, il ouvrait le tiroir de sonbureau, pour en extraire une boîte en carton, et de cette boîte unbijou dont les diamants jetèrent un feu. Une grosse émeraudebrillait au centre, qui ne permettait pas le doute.

– « Mais oui, » continua-t-il,amusé et flatté par le visible étonnement de son interlocuteur,« c’est la barrette volée à lady Ardrahan, et volée…, parqui ? Par le pseudo Neyrial… Et qui l’a rapportée ici, cematin ? Le voleur en personne… Ce que ça m’a faitplaisir !… Entre nous, j’étais perplexe. C’est le premierdélit grave signalé depuis mon arrivée. Allais-je échouer ? Jene songeais qu’à cela depuis quatre jours. Le directeur m’avaitbien indiqué deux pistes. Moi, j’en entrevoyais une autre, et,avant de vous avoir écouté, il me restait l’idée que je ne m’étaispas absolument trompé. Vous jugerez… Donc, ce matin, à dix heures,le pseudo Neyrial me fait passer sa carte, comme vous tout àl’heure. Je le reçois. Il me tire l’objet de sa poche, en me disant« Monsieur le commissaire, je suis chargé de vous remettre cebijou, qui appartient à une dame anglaise, logée auMèdes-Palace. Vous avez dû être averti… » Pensez sij’étais heureux et intrigué à la fois. Je l’interroge :« Voulez-vous m’expliquer, monsieur, comment cette barrette setrouve entre vos mains ? » Et lui : » Je vousdemande la permission de ne pas vous répondre, monsieur lecommissaire… » – « Mais il faut me répondre,monsieur, » insistai-je. Je vous ai déjà dit, cher maître, quej’avais mon idée. Un garçon de trente ans, comme celui-là, jolihomme et danseur professionnel dans un palace, c’est un coq dans unpoulailler. Une hypothèse s’imposait : une de ses maîtressesavait poissé le bijou. Elle n’avait pas pu le vendre. Elle s’étaitconfessée à lui… à moins qu’ils ne fussent complices. « Entout cas, toi, mon ami, » me dis-je, « puisque tu t’eschargé de la restitution, tu vas te mettre à table. » Pardonde mon argot… Vous êtes un peu de la partie, cher maître. Vous avezcompris que j’allais essayer de lui faire manger le morceau. Jecommence donc un petit discours dont vous devinez la teneur.C’était élémentaire. Je lui pose ce dilemme : « Me nommerimmédiatement la personne de laquelle il tenait cette broche, etalors immunité complète. Sinon, une enquête judiciaire. » Etje conclus : « En face d’un coupable qui avoue et quirestitue, la justice peut pardonner et passer outre. Dans le casprésent, et devant le silence du coupable, il reste un délit dontelle se doit de rechercher « l’auteur… » Mon raisonnementétait très simple. Qu’il n’eût pas bonnement rapporté la brochecomme trouvée par hasard, cette imprudence apparente dénonçait uncalcul. Mon chef à la Sûreté générale, un limier de premier ordre,nous répétait : « Toutes les démarches des délinquantssont compliquées, parce qu’ils ont trop pensé aux dangerspossibles. » Le directeur du Mèdes-Palace m’avaittransmis un témoignage indiscutable, celui de la propriétaire de labroche, qui se rappelait très nettement l’avoir laissée sur satable à toilette. Le Neyrial connaissait ce petit fait, évidemment.C’était la raison pour laquelle il n’avait point parlé detrouvaille. Mais le voleur aurait pu la perdre ou la jeter, cettebroche, et lui, Neyrial, l’avoir ramassée. Seulement, ce système-làcomportait un risque, celui d’entraîner un interrogatoire qu’ilvoulait éviter, qu’il eût évité, si je n’avais pas eu, moi aussi,mon idée de derrière la tête. J’y ai fait allusion déjà, et je vousavouerai que je cédais à l’amour-propre professionnel eninsistant : « Voyons, dites-moi toute la vérité, toute,et d’abord ce nom du coupable. Je m’engage, puisque aucune plainten’a été portée officiellement, à ne pas poursuivre l’affaire et àvous garder le secret… – Même vis-à-vis de M. Prandoni ?– Même vis-a-vis de lui. – Eh bien, monsieur le commissaire, »finit-il par répondre, « c’est moi, l’auteur du vol. »Pas un mot de plus pour atténuer sa faute, ni pour en préciser lescirconstances. Qu’en avais-je besoin, d’ailleurs ? Ce que j’aipu lui dire, à mon tour, vous le devinez : mes félicitationspour sa franchise, l’assurance réitérée que je tiendrais mapromesse d’indulgence plénière et de secret, – je ne crois pas ymanquer en vous parlant à vous, comme je fais, puisque vous savezsur lui ce que vous savez, et que je suis sûr de votre discrétion.– Enfin, pour achever, je lui ai servi le sermon de rigueur. Ilécoutait, dans une attitude que je m’explique moins que jamais,après ce que vous venez de m’apprendre. Émissaire d’un voleur,comme il l’avait déclaré d’abord, ou voleur lui-même, comme il ledéclarait maintenant, il se trouvait associé à une très malproprehistoire. Je renonce à vous décrire l’air de hauteur répandu surtoute sa personne. »

– « Je le reconnais bien là, »dit Jaffeux, « il n’a pas changé. Il se tenait ainsi devantmoi, quand je l’ai mis en face de sa vilenie. C’est même exaspérépar cette arrogance que je lui ai parlé avec une sévérité que jeregrettais, jusqu’à notre conversation d’à présent. »

– « Je suis plus naïf que vous, moncher maître, » reprit l’inspecteur. « En le voyantfaraud, comme disent les gens d’ici, je lui ai fait le crédit depenser : il se dévoue à quelqu’un d’autre, et il en est fier.J’avais à l’œil, avant sa démarche, une certaineMlle Morange, la danseuse du Palace quitravaille avec lui. Tout un roman, je vous le répète, s’était bâtidans mon esprit : cette fille volant la bague, prenant peur,se confiant à son camarade, son amant sans doute, et, celui-cis’accusant pour empêcher des recherches, qui risquaient de mettre àjour la vérité. Vous venez de la jeter par terre ma construction.Du moment qu’il a cette vilaine histoire dans son passé de jeunehomme, mes idées changent. Il vous a reconnu, et c’est lui qui apris peur. Il s’est dit : « M. Jaffeux saura ce volcommis dans l’hôtel et que l’on cherche le voleur. Il croira de sondevoir d’apprendre à la police qui je suis et l’histoire deslivres. » Remarquez, cher maître, c’est précisément ce quevous avez fait. « On me questionnera. On m’arrêtera.Rapportons le bijou. Cette restitution coupera court à tout. »La chose est claire maintenant. Contrairement à vous, je regretteun peu, à présent que vous m’avez renseigné, de n’avoir pas étéplus sévère. Et même… Mais ce qui est promis est promis.D’ailleurs, c’est l’intérêt de l’hôtel, donc de la ville, qu’il n’yait pas de scandale de cet ordre. Ce garçon a évidemment une naturede cambrioleur. Il n’en est pas à son second vol, croyez-le bien.Il continuera et se fera prendre ailleurs. Cet aveu, par terreur devotre présence, n’est pas une preuve de repentir. Je diraivolontiers tout au contraire… »

« L’inspecteur a raison, » songeaitJaffeux, en s’éloignant d’Hyères maintenant, dans la direction deson hôtel. « Ce malheureux est un voleur-né. C’est lafilière : le grand-père est un fastueux, mais il travaille. Ila un fils qui dépense, ne travaille plus, et le petit-fils est unescroc. Non, je n’ai pas eu tort autrefois del’exécuter… »

Il regardait autour de lui, pour exorciser cestristes impressions. Des haies de roses bordaient le chemin. Sur lapente de la colline, l’or des mimosas alternait avec la verduregrise des pins d’Alep, détachée délicatement sur le bleu duciel.

« Que la nature est belle ! »se disait-il encore, « et que la vie humaine est laide !Il y a pourtant de nobles êtres, ainsi cette pauvreMme Beurtin, et des âmes pures, ainsi cette petiteRenée. Cette fois, du moins, les choses s’arrangent au mieux.Pierre-Stéphane va disparaître. Cette enfant ne le reverra plus.Elle l’oubliera. Est-ce assez heureux que je sois descendu dans cethôtel ! Aucun doute. Ce bandit a eu peur de moi, comme ditl’inspecteur. Sinon, il gardait le bijou. C’était un petit malheur.Mais il continuait son entreprise de séduction, et ça, c’était lacatastrophe… »

Il arrivait au Mèdes-Palace parmi cespensées, et, tout de suite, le seuil franchi, il avisaMme Favy qui causait nerveusement avec le portier,une enveloppe à la main :

– « Vous ne connaissez pas du toutla personne qui a apporté cette lettre ? »

– « Non, madame… »

– « Vous dites que c’était unenfant… »

– « Oui, un petit garçon que j’ai vuune seconde. J’étais allé au téléphone. Je reviens. Je l’aperçoisqui pose la lettre sur le bureau et se sauve. Elle était à votrenom. Je vous l’ai remise… »

– « Et ce n’est pas du papier del’hôtel ? »

– « Non, madame, » – leconcierge tâtait de ses grosses mains l’enveloppe que lui tendaitMme Favy. – « Ce papier-ci est de fabricationfrançaise, et nous n’avons, nous, que du papier anglais… »

– « Que se passe-t-il ? »demanda Jaffeux, en s’approchant de Mme Favy, commeelle quittait le bureau. « Vous avez reçu une mauvaisenouvelle ?… »

– « Non, » dit-elle. – Puis,comme saisie d’une idée subite : – « Que pensez-vousd’une lettre anonyme ?… »

– « Que c’est une infamie, madame,et qu’il faut mépriser. En ma qualité de Parisien un peu en vue,j’en ai reçu quelques-unes. Je regarde le commencement, la fin. Pasde signature ? Je déchire sans lire. »

– « Vous êtes un homme, vous n’avezpas de nerfs. C’est plus difficile à une femme, cette sagesse-là,surtout quand il s’agit de ce qu’elle aime le plus au monde… »Et impulsivement – « Vous êtes discret, monsieur Jaffeux, etpar profession, et par caractère. Le colonel m’a souvent ditcombien il vous estimait. Lisez cette ordure. »

Sa main tremblait, en tirant, de l’enveloppe àmoitié fermée, et pour le donner à l’avocat, un carton tapé à lamachine. Son souffle court disait son émotion. Ses yeux brillaientd’un éclat de fièvre dans son visage consumé, où les taches despommettes se faisaient plus rouges. Elle dut s’asseoir tandis queJaffeux lisait les lignes suivantes, où l’inégalité des lettresattestait la frappe hâtive de doigts novices :

Mme Favy ferait bien desurveiller les tête-à-tête de sa fille avec M. Neyrial, dit lebeau danseur, dans le jardin de l’hôtel. Il y a trop de fenêtresd’où l’on peut voir ce jeune et intéressant couple se promenersentimentalement. Ces rendez-vous ne sont pas pour faciliter lemariage de Mlle Renée, pas plus que les parties debaccara au Casino celui de M. Gilbert. À bonne entendeuse,salut.

– « Qu’en dites-vous ? »interrogea-t-elle, quand Jaffeux lui rendit la lettre.

– « Qu’il faut déchirer cet ignoblepapier et n’en point tenir compte. »

– « Je ne peux pas, » réponditMme Favy. Elle secoua la tête, en répétant« Je ne peux pas. »

Puis, après une hésitation :

– « Ce qu’il y a d’affreux danscette lettre, c’est la part de vérité qu’elle contient. Sur monfils d’abord, qui a passé plusieurs de ses soirées au Casino, cestemps-ci. On me dit que la partie y est très grosse. J’ai peurqu’il ne se soit laissé aller à jouer… Et surtout, il y a ma fille.Ces promenades en tête à tête dans le parc, c’est une calomnie,j’en suis sûre. Seulement voici quelque temps déjà que je crainsqu’elle ne s’intéresse trop à ce M. Neyrial… »

– « Mais, puisqu’il estparti, » objecta Jaffeux.

– « C’est précisément depuis cedépart que Renée m’inquiète, » reprit la mère. « Quandvous en avez parlé, hier, je vous ai dit que vous touchiez à unpoint sensible. Je plaisantais, pour lui cacher ma défiance etl’observer pendant qu’elle vous répondrait. Vous n’avez pasremarqué son exaltation. Moi, si. Et une fois seules, un silencemorne, un abattement, une mélancolie !… À peine a-t-elledéjeuné et dîné. Elle couche dans la chambre à côté de la mienne,la porte ouverte. Elle n’a pas dormi… » – Et. montrant denouveau la lettre : – « J’ai peur de ne pas les avoirassez surveillés, elle et son frère. Renée est si sensible etGilbert si entraînable. »

Elle s’interrompit, déchirée par une subitequinte de toux, qui lui fit porter son mouchoir à sa bouche. Ellele retira taché d’un peu de sang, et montrant sa poitrine et sondos :

– « Ah ! Que j’ai malquelquefois, là et ici ! Je crois bien, mon pauvre ami, que jene durerai plus très longtemps… »

– « Vous venez d’avoir une grosseémotion, » dit Jaffeux, « et vous êtes très nerveuse,tout simplement. Les vases fêlés sont ceux qui se cassent le moinsvite. On les ménage. Vous m’enterrerez, allez, moi et quelquesautres. »

Elle haussa ses minces épaules et elle eut auxlèvres un de ces sourires avec lesquels les malades condamnés, etqui le savent, accueillent les mensonges consolateurs desmédecins.

– « Je suis la femme d’un soldat.J’ai du courage… Pas avec mes enfants, hélas Et justement, voustrouverez cela bien étrange, c’est la sévérité toute militaire denotre intérieur qui explique ma faiblesse vis-à-vis d’eux, quandleur père n’est pas là. Le colonel, lui, ne connaît que ladiscipline, pour les autres comme pour lui-même. Les êtres jeunes,il ne s’en rend pas compte, – car Dieu sait s’il aime sa fille etson fils, – ont besoin de respirer une atmosphère plus libre. Illeur faut de la détente, une expansion de leur trop-plein de force,un peu de fantaisie. Quand les docteurs m’ont envoyée dans le Midi,tout de suite Renée est devenue une autre personne, allante,épanouie, heureuse. Lorsque je la vois ainsi, je me sens tropcontente pour rien lui refuser de ce qu’elle désire. Elle a vouluprendre ces leçons de danse j’ai dit oui, et je les ai cachées àmon mari. J’ai presque honte à vous l’avouer : il est venupasser vingt-quatre heures ici, nous ne lui en avons pas parlé.J’en suis bien punie… C’est comme pour mon fils. Il m’est arrivéavec son père, et si nerveux, si contracté ! Où aurais-jetrouvé la force de lui défendre ces sorties du soir, et ces séancesau Casino, qu’incrimine cette abominable lettre ? Avec luiégalement je me suis tue. Mon cœur bat si fort quand je dois parlerde ce qui me touche à fond. Ah ! puisque je vous raconte tout,monsieur Jaffeux, si vous pouviez… »

– « Le confesser ?… »dit-il, continuant la phrase que la mère, trop anxieuse, n’osaitachever.

– « Que vous êtes bon ! »reprit-elle : « Oui. Savoir du moins s’il a joué… »– Elle hésitait de nouveau… – « et perdu del’argent… »

– « J’essaierai, madame… »

Et, la regardant avec cette autorité, à lafois douce et ferme, dont il connaissait le magnétisme pour l’avoirexercé souvent sur des clients trop émotifs :

– « À une condition, pourtant :vous tâcherez vous, madame, vous, de confesser votre fille. Oui, enlui montrant la lettre anonyme. Vous me faites l’honneur de metraiter comme un ami. C’est un ami du colonel Favy et de vous-même,si vous le permettez, qui vous adjure de ne pas vous taire, cettefois. Dans la vie d’une jeune fille, un premier sentiment est unechose bien grave. Si, par malheur, Mlle Renées’était laissé troubler par ce Neyrial, il faut que vous le sachiezet que vous la guérissiez… »

– « Comment ? »gémit-elle.

– « Nous y arriverons, »affirma-t-il ; et, plus autoritaire encore : « J’enfais mon affaire. Le point capital, c’est de savoir, et, rien qu’àla regarder lire cette lettre, vous saurez… Mais les voici l’un etl’autre. »

Chapitre 6

 

 

Une galerie vitrée contournait le hall,derrière laquelle se profilaient les silhouettes de Gilbert et deRenée :

– « C’est tout de suite qu’il fautlui montrer cette lettre, à elle, » insista Jaffeux,« tout de suite. Est-ce promis ? »

– « C’est promis, » réponditMme Favy, comme redressée par la suggestion decette volonté ; et elle ajouta « Merci. Vous venez de mefaire tant de bien. »

– « Un mot encore, » fitJaffeux. « Vous m’avez dit hier que Gilbert et ce Neyrialétaient très amis ? »

– « Très camarades, plutôt. Ils seconnaissent depuis si peu de temps. Là encore, j’ai été faible.J’ai laissé Renée faire de longues promenades avec eux deux.Avant-hier, par exemple, ils étaient à Giens tous trois àbicyclette. »

– « Voulez-vous que je lui parle, àlui, de la lettre anonyme, pour couper court d’avance à toutecorrespondance, si, par hasard, Neyrial concevait l’idée demaintenir le contact de cette manière-là ? »

– « Attendez que j’aie causé avecRenée, » dit Mme Favy. « S’il y a lieu,c’est moi qui mettrai Gilbert au courant. Il a tant de cœur !Il n’aurait qu’à se reprocher ces promenades, et il est sivisiblement tourmenté en ce moment, – pourquoi ? – si sombrede nouveau ! C’est ce qui me fait craindre des pertes au jeu,une dette peut-être qu’il hésite à m’avouer. Tenons-nous en à ceque je vous ai demandé d’abord : le sonderlà-dessus. »

Le frère et la sœur passaient la porte à cetteminute. L’expression de leur visage ne s’accordait que trop avecles craintes de la mère : Renée, pâle, les yeux battus, lesprunelles si tristes ; Gilbert, le front barré d’un pli,tenant aux doigts une cigarette qu’il fumait fébrilement ; ettous deux, marchant comme dans un rêve, sans se parler.

– « Eh bien ? » ditMme Favy, à Jaffeux tout bas, avec un geste de têtequi signifiait : « Me suis-je trompée ? »

– « Raison de plus, » fit-ilsur le même ton, « pour ne pas attendre. Je vais causer avecGilbert et vous montrerez la lettre à Renée, mais, je vousrépète : tout de suite. » – Et, pour la contraindre àsuivre ce sage conseil : – « Mademoiselle Renée, »dit-il à voix haute, « madame votre mère n’est pasraisonnable. Elle ne se sent pas très bien. Elle devrait être danssa chambre, à se reposer. Ramenez-l’y donc… Et vous, Gilbert,voulez-vous que nous fassions un bout de causette, dans lejardin ? Il fait si beau… »

– Volontiers, » dit le jeune homme,qui suivit Jaffeux, en allumant une autre cigarette, la physionomieabsente, et, à la fois, comme l’avait dit sa mère, sitourmentée.

Sortis du hall, les deux hommes firentquelques pas sans se parler. Jaffeux regardait son compagnon, hantépar une réminiscence, pour lui bien émouvante. Depuis cesquarante-huit heures, il avait trop pensé à Pierre-Stéphane. Milledétails, relatifs à ce malheureux, lui étaient redevenus présents,et, en particulier, ses entretiens avecMme Beurtin, quand elle s’inquiétait de son fils etde la tentation du jeu, au cercle où il avait voulu entrer. Ill’entendait, par delà les années, prononcer les mêmes mots queMme Favy tout à l’heure, à propos de la partie duCasino et de son fils : « Il est sientraînable ! » Même phrase, même étouffement dans lavoix. Il n’était pas jusqu’à la similitude entre les maladies desdeux mères, qui n’achevât de lui rendre plus pathétique cetteidentité de leurs angoisses. Gilbert et lui marchaient donc dans lejardin, devant le salon du rez-de-chaussée où se donnaient lesleçons de danse. Le bruit d’un phonographe, qui jouait un air deboston, les fit se retourner. Ils purent voir, à travers laporte-fenêtre, Mlle Morange qui entraînait uneautre jeune fille, toujours de ce pas allongé, souple, un peuhésitant, ralenti encore par le rythme monotone de l’instrument.C’était l’occasion pour Jaffeux d’engager la conversation aveccelui qu’il avait promis de confesser et d’abord sur ses relationsavec Pierre-Stéphane. Son expérience d’avocat, initié à tant dedrames intimes, lui faisait considérer le danger couru par Renée,comme autrement redoutable pour elle que ne pouvait l’être pour lejeune homme une mauvaise passe au baccara. Jusqu’à quel point le« beau danseur », ainsi que l’appelait ironiquement lalettre anonyme, s’était-il servi de son intimité avec le frère,pour s’insinuer dans celle de la sœur ? Et il interrogeait, endésignant de la pointe de sa canne cette porte-fenêtre et le groupemouvant des deux femmes :

– « Il me semble reconnaître lapersonne qui figurait avant-hier dans le numéro duPrintemps ?… » Puis, sans attendre la réponse – « Ledirecteur m’a dit que le danseur est souffrant et qu’il a quittél’hôtel. Il s’appelle Neyrial, n’est-ce pas ? » Il répéta– « Neyrial ! Neyrial ! Ce n’est pas un nom. Vous netrouvez pas ?… »

– « Il l’a pris pour ne pas donnerle vrai, » répliqua Gilbert, un peu étonné de cetteinsistance. « C’est tout naturel, s’il est d’une bonnefamille… »

– « Je ne vous demande pas laquelle.C’est sans doute un secret qu’il vous a confié… »

– « C’est une simple hypothèse de mapart, » rectifia Gilbert, « d’après ses manières et sesidées. il ne m’a fait aucune confidence. »

– « Vous étiez pourtant très amis,m’a dit madame votre mère. »

Ce fut au tour de Jaffeux de s’étonner devantla vivacité avec laquelle le jeune homme répondit :

« Et j’espère bien que nous le resterons.C’est un des plus nobles cœurs que j’aie rencontrés, et sigénéreux, si délicat ! »

– « Votre mère et votre sœur m’ontdit également qu’il paraissait avoir une excellente éducation. Vousne soupçonnez pas quels motifs lui ont fait choisir cette carrière,à tout le moins paradoxale, et qui n’en est pasune ?… »

– « J’ai cru comprendre qu’il étaitresté orphelin très jeune, et aussi que son père était mort ruiné.Il était adroit. Il aimait les sports. Il n’avait pas encore demétier. Celui-là s’est offert. Il l’a pris. Comme il a euraison !… » continua-t-il. Et, d’une voix où frémissaitune révolte intime contre cette rigueur de la disciplinepaternelle, dont avait parlé Mme Favy : –« Nous en avons causé, de ce métier, et je conçois qu’il ensoit charmé. Pensez donc ! Jamais de corvées officielles.L’hiver ici, dans un pays de soleil, l’été dans les Alpes. Aucunsouci, aucun esclavage matériel. Tout le confort que lesmilliardaires viennent chercher dans les Palaces. Je vous disaisqu’il aime le sport. Les danses d’aujourd’hui en sont un, et sioriginal, si varié ! Leurs figures sont innombrables, et lesprofessionnels, lui, par exemple, en inventent tous les jours. Etc’est la rencontre, sans cesse, de femmes nouvelles, plus élégantesles unes que les autres. Oh ! Neyrial est trop discret, jevous le disais aussi, trop chevaleresque pour raconter ses bonnesfortunes. Mais qu’il en ait eu, et de nombreuses, de délicieuses,j’en suis sûr, rien qu’à constater son prestige sur les voyageusesde cet hôtel. Toutes veulent danser avec lui. Calculez maintenantl’argent que lui rapportent ses leçons, les avantages que sasituation implique logé, blanchi, nourri, servi, ses frais dedéplacement payés. Avouez-le cette position« paradoxale » est plus brillante et plus raisonnable quene sera la mienne, quand, après m’être éreinté à passer des examensimbéciles, je serai chargé d’affaires dans le Honduras ou leNicaragua. »

– « Savez-vous, mon cher Gilbert,que cette amitié ne me paraît pas avoir une très bonne influencesur vous ? » repartit Jaffeux. Et, à part lui :« Comme ce dangereux Pierre-Stéphane a eu l’art de s’emparerde lui ! Pour se rapprocher de la sœur, c’est trop évident. Etce frère qui parle des bonnes fortunes de l’autre ! C’est tropévident aussi, qu’entre cet inconscient et un roué, la partien’était pas égale. Ce naïf n’a rien deviné, rien soupçonné. Lequestionner sur leurs promenades à trois est inutile. Tâtons-le surle jeu, puisque la mère s’en tourmente. »

Et, tout haut, maintenant :

– « C’est trop naturel, d’ailleurs,que vous vous soyez beaucoup lié avec lui. Vous n’avez guère dedistractions ici. J’ai vu pourtant l’affiche d’un casino. Vous yallez un peu ? »

Gilbert Favy lança sur le curieux un regardnon plus d’étonnement, mais de défiance, tandis qu’il répondait,avec une indifférence affectée :

– « Oui, de temps entemps. »

– « Et l’on y donne de bonnespièces ? »

– « Je n’ai pas suivi lesspectacles. »

– « Et la partie ?… Dans tousles casinos, il y a une partie de petits chevaux ou de baccara…surtout de baccara… »

La rougeur était montée au visage du jeunehomme, et, la voix saccadée, les yeux dans les yeux de soninterlocuteur, cette fois :

– « C’est maman, qui vous a demandéde me sonder, j’en suis sûr, de savoir si jejoue ?… »

– « Eh bien, oui, » réponditnettement Jaffeux.

Son habitude des difficiles enquêtes auprès deplaideurs réticents, lui faisait deviner, à cet accent, et à cettephysionomie, les indices d’une crise de sincérité.

– « Elle aurait bien pu me parlerelle-même, » disait Gilbert. « Mais non. Les médecinsveulent qu’on lui évite toutes les émotions, même les plus légères.J’aurais dû lui mentir, et je mens si mal. Elle aurait soupçonné lepire. À vous, monsieur Jaffeux, je puis dire ce que je ne luidirais pas, ce qu’il ne faut pas qu’elle sache, à aucun prix, vousm’entendez. Oui, j’ai joué, et j’ai perdu. »

– « Beaucoup ? » demandaJaffeux.

– « Pour moi, oui, beaucoup. Maisc’est réglé. J’ai trouvé le moyen, et, à la personne qui m’a aidé,j’ai donné ma parole d’honneur que je ne jouerais plus jamais. Jela tiendrai, cette parole. Voilà ce qu’il faut que vous disiez àmaman : Que vous m’avez parlé du jeu et que je vous ai réponduque j’avais les cartes en horreur. » – Et, pour la troisièmefois, secouant sa tête, un pli de dégoût aux lèvres, il répéta« En horreur »

Ces mots énigmatiques « La personne quim’a aidé… », le joueur les avait prononcées avec la mêmeémotion, la même voix attendrie que, tout à l’heure, la phrase surNeyrial « Le plus noble cœur…, si généreux…, sidélicat… » Cette identité d’intonation avait provoqué soudainchez l’observateur perspicace qu’était Jaffeux une première idéecette personne qui avait « aidé » le frère de Renée, sic’était Pierre-Stéphane, pour s’assurer un allié auprès de la jeunefille ? Une autre idée avait surgi, non moins quand Gilbertavait jeté cette exclamation « J’ai les cartes enhorreur, » soudaine, une voix plus émue encore, où passaitcomme le frisson d’un remords. Par quel inconscient et immédiatdévidage de sa pensée, Jaffeux se rappela-t-il l’inspecteur luidisant, à propos de ce même Pierre-Stéphane : « J’ai eul’impression qu’il se dévouait pour quelqu’un d’autre, et qu’il enétait fier… » ? Une hypothèse venait de lui apparaître,qu’il rejeta aussitôt : Gilbert Favy perdant au jeu cettegrosse somme d’argent, – il l’avouait, – et, pour s’acquitter,volant un bijou, cette barrette de Jady Ardrahan, comme jadisPierre-Stéphane les volumes, – celui-ci l’apprenant, avançantl’argent au malheureux, se faisant donner le bijou volé, lerestituant à la police, et s’accusant lui-même, pour couper court àtoute recherche qui pût découvrir le coupable, – enfin, une de cesconstructions imaginatives dressées dans l’esprit avecl’instantanéité d’une vision de rêve. Ce sont souvent les plusexactes. Elles ont la lucidité divinatrice de l’intuition.

« Quel roman vais-je inventerlà ! » se dit l’avocat devant les illogismes apparentsd’une pareille aventure. Et d’abord Gilbert, s’il avait volé,prenant pour confident de sa honte ce demi-inconnu qu’était pourlui le danseur mondain ! Et puis, cette personne qui l’avaitaidé pouvait si bien être un de ces amis du colonel dont Renée aparlé… Et, à tout hasard, il insinua :

– « Je crois bien avoir deviné à quivous avez emprunté cet argent. Ce quelqu’un qui vous l’a avancé enexigeant votre parole de ne plus recommencer, ce n’est pas unofficier du Mont-des-Oiseaux ? »

– « Ne cherchez point, »répondit Gilbert. « Vous ne trouveriez pas. »

– « En tout cas, vous devez être àjamais reconnaissant à ce bienfaiteur, » reprit Jaffeux, enmettant sa vieille main sur l’épaule du jeune homme. « Passeulement de cet argent prêté, mais surtout de cette paroledemandée. Bien entendu, je ne raconterai à madame votre mère que lapartie de notre conversation que vous m’autorisez à lui dire. Cedont je suis content, plus que content, heureux, comme son ami etl’ami de votre admirable père, c’est de cet engagement d’honneur etaussi du sentiment que vous éprouvez pour le jeu. Que j’en ai vu,dans mon existence d’avocat, de destinées manquées à cause de cettefatale passion, qui finit par tout abolir dans la vie morale !J’ai vu des fils de famille chassés d’un cercle pour avoir donné aucaissier des chèques sans provision. J’ai vu des garçons d’un beaunom surpris en train de tricher à une table de baccara, d’autresforçant le tiroir de leur père pour aller au tripot et laissantaccuser des domestiques, d’autres volant les bijoux de leur mère oude leur sœur… Quelle pitié !… »

En prononçant ce réquisitoire contre lapassion du jeu, le digne homme cédait à l’automatisme du mouvementoratoire, une des caractéristiques de son métier, et il n’observaitplus avec une attention aussi aiguë le masque volontairementimpassible de celui qui l’écoutait. S’il l’avait vu tressaillir,malgré lui, à ces simples mots, « volant des bijoux », lesoupçon de tout à l’heure serait sans doute revenu, avec trop deraisons ! Il n’en retint, devant cette attitude de défiance,qu’une seule hypothèse :

« Comme il a été gêné, »songeait-il, – Gilbert Favy l’ayant quitté pour passer dans lehall, sous le prétexte d’une lettre à écrire, – « aussitôt queje l’ai questionné sur la personne qui l’a aidé ! Serait-cevraiment Pierre-Stéphane ? Cette lettre anonyme, ne serait-cepas Pierre-Stéphane encore qui l’a écrite, pour forcer la jeunefille à déclarer son sentiment à Mme Favy ?Tout cela se tient : cet argent prêté au frère pour qu’ilplaide pour lui, auprès du père, pendant que cette pauvre petiteRenée suppliera sa mère, qui est si faible… Bon ! Voilà que jeconstruis un autre roman. Je suis ici. Pierre-Stéphane le sait etqu’une parole de moi le perdrait à jamais dans le cœur de cetteenfant. Cette parole, il sait que je la dirais certainement dans uncas pareil. Donc il ne peut plus raisonner comme je viens del’imaginer… Mais avant ? Que toute cette intrigue est doncobscure !… Attachons-nous aux petits faits positifs. Voici lepremier : cet absurde garçon paraît, pour le moment, guéri dujeu. Le second : Mme Favy et sa fille ont uneexplication décisive. S’il en sort que Renée s’est laissé prendreau machiavélisme de ce scélérat, – car décidément, c’est en un, –j’entre en scène. »

Tandis que l’avocat, toujours soupçonneux parprofession, imaginait ainsi, derrière ce lâche anonymat d’unelettre sans signature, une ténébreuse et savante rouerie, la jeunefille qui en était la victime dénonçait, sans hésiter, la main quiavait « tapé » ces lignes perfides et le sentiment quiles inspirait. Quand, remontées dans leurs appartements, elle et samère, celle-ci lui eut tendu l’infâme papier :

– « C’estMlle Morange, » dit-elle aussitôt. « Ellea depuis trois semaines une petite machine à écrire. Elle s’en sertpour les programmes des fêtes où elle doit danser. Je reconnais lescaractères et sa maladresse. »

Ses doigts eurent, pour jeter la feuille etson enveloppe sur une table, le geste de dégoût qu’elle aurait euvis-à-vis d’une bête visqueuse, et, avec un frémissant sourire demépris :

– « C’est aussi stupidequ’ignoble. »

– « Mais pourquoiMlle Morange aurait-elle quelque chose contretoi ? » demanda Mme Favy.

– « Parce que c’est une envieuse,maman. Il n’y a qu’à la regarder… »

– « Envieuse… oujalouse ?… » – Et comme Renée rougissait et ne répondaitpas – « Oui, » insista la mère, « jalouse à cause deM. Neyrial. Cette lettre le dit. Avoue que tu lepenses… »

Nouveau silence, et Mme Favycontinua :

– « Pour que cette jalousie existe,il faut que tu aies été plus familière avec cet homme que tun’aurais dû. »

– « Vous avez assisté à toutes mesleçons de danse, maman, vous avez vu… »

– « Je n’ai pas assisté à vospromenades à bicyclette. Ton frère était en tiers, c’estvrai… »

– « Maman, je vous assure que je neme suis jamais comportée avec M. Neyrial, en votre absence,autrement que devant vous. »

La tendre enfant était toute blanchemaintenant. Elle dut s’asseoir, tant cette conversation labouleversait.

– « Alors, » insista la mère,« la lettre ment. Vous n’avez jamais eu, M. Neyrial ettoi, de conversation en tête à tête, dans le jardin, comme ellet’en accuse ?… »

Renée eut un saisissement d’une seconde. Puis,relevant la tête, et d’un accent de décision :

– « Si, maman. J’ai eu avecM. Neyrial une conversation en tête à tête, une seule, cematin. »

– « Vous vous étiez donnérendez-vous ? »

– « Non, maman. Vous vous rappelezque vous m’aviez vous-même conseillé de sortir et de prendre un peud’air, parce que vous me trouviez une petite mine. J’ai rencontréM. Neyrial dans l’allée qui descend. Il m’a abordée. Était-illà dans l’idée de m’attendre ? Je ne le crois pas. C’estpossible, mais je n’en sais rien. »

– « Vous avez causélongtemps ? »

– « Dix minutes.Mlle Morange nous aura vus. »

– « Et tu m’as caché cetête-à-tête ! De quoi avez-vous donc parlé ? »

– « Je savais que vous me poseriezcette question, maman, et qu’il me serait pénible de vousrépondre. »

– « Pourquoi, monenfant ? »

– « Parce qu’il m’a parlé de monfrère. »

– « De ton frère ? »

– « Oui, maman, et ce qu’il m’a dit,je ne voulais vous le répéter que si je n’arrivais pas à préserverGilbert toute seule. J’avais trop peur de vous inquiéter. Du momentque cette abominable lettre vous dénonce cela aussi, je veuxparler… Ce qu’il m’a dit ? Que Gilbert avait joué au Casino,que je devais, s’il y retournait, essayer de l’accompagner etsurtout insister auprès de lui pour qu’il ne touche plus une carte.Vous comprenez mon silence, à présent ? Mais je veux que voussachiez encore que M. Neyrial, pour la première fois, m’a faitplus qu’une allusion, une confidence sur sa vie. « Si j’ai étéréduit à prendre ce métier de danseur mondain, le jeu, »m’a-t-il avoué, « en est un peu la cause. On se corrige de cevice, puisque je m’en suis corrigé. Il faut que votre frère s’encorrige. Aidez-le. » Je vous assure, maman, que vous auriezété touchée au cœur, comme moi, si vous l’aviez entendu. Il a unetelle élévation dans la pensée, une telle finesse dans lessentiments. Ça doit lui être si dur de vivre sur un pied d’égalitéavec des créatures comme cette Mlle Morange… »– Elle montrait de nouveau la lettre : – « Enfin, maman,j’espère qu’elle ne vous enverra plus de ces vilenies, puisqueM. Neyrial s’en va. Nous nous sommes dit adieu. »

Sa voix s’étouffait pour prononcer cettedernière phrase. Mme Favy, assise auprès d’elle,lui prit les mains, et, tout bas elle-même :

– « Renée, » dit-elle,« est-ce que tu l’aimerais ?… »

– « Ah maman !… » fit lajeune fille, en laissant retomber sa tête sur l’épaule de sa mère.« Je n’en sais rien. Ne me demandez rien. J’ai trop mal, tropmal… »

Elle se mit à pleurer, tandis que la mère,bouleversée de ce qu’elle entrevoyait dans cette sensibilitépareille à la sienne, gémissait :

– « Ma pauvre petite ! Et moiqui n’ai pas vu venir tout ça ! Moi qui n’ai riencompris !… C’est seulement quand tu as été si triste, cesjours derniers, que je me suis dit : elle ne s’est pourtantpas laissé faire la cour par quelqu’un qu’elle ne peut pasépouser ? Car cet homme, tu ne peux pas l’épouser, et,d’abord, jamais, ton père… »

– « Je ne le sais que trop, »interrompit Renée, en se redressant et secouant sa tête. « Cen’est pourtant pas juste. Dans le mariage, tel que je le rêve,c’est l’homme que l’on épouse, et non pas une position. Mais oui,je le sais que mon père ne consentirait jamais, et moi, je ne memarierai jamais contre sa volonté. Ah ! maman, que je suismalheureuse !… Mais qu’avez-vous ?…Qu’avez-vous ? »

Le visage de Mme Favy étaitsubitement devenu d’une lividité cireuse, ses traits sedécomposaient. Son souffle se faisait court. Ses doigts seglaçaient. Elle les dégagea de ceux de sa fille, pour les poser surson sein gauche, et, se penchant en arrière :

– « Rien, c’est une petite crise.Laisse-moi m’étendre. »

Déjà Renée avait sonné, et, à la femme dechambre qui entrait :

– « Aidez-moi à mieux coucher Madamesur le canapé, » ordonnait-el1e. « Vite un mouchoir,Jeanne, et le nitrite d’amyle. »

– « Pauvre Madame !… »disait la femme de chambre. Sa dextérité à prendre dans une boîtead hoc, l’ampoule de verre et à la briser témoignait tropde la menace toujours suspendue sur la malade, et elle répétait,pendant que Renée faisait respirer à celle-ci le mouchoir imbibé dubienfaisant médicament :

– « Pauvre Madame, elle paraissaittellement mieux ! Elle n’a rien ici qui la contrarie. Ellemène une vie si tranquille. Je vais téléphoner pour lemédecin… »

– « Non, » fitMme Favy en esquissant un geste. « Ce n’étaitvraiment rien. Voilà que ça se passe. »

– « Ce sera le mistrald’hier », fit encore la femme de chambre. « Madame nedoit pas sortir avec celui d’aujourd’hui. »

Le vent qui grondait depuis le matinenveloppait en effet l’hôtel de son immense rumeur.

– « Oui, maman, » insistaitRenée, « il faut que vous restiez étendue etenfermée. »

Et, la femme de chambre à peinesortie :

– « Pardon, maman ! C’est moiqui vous ai donné cette crise. Oh ! Pardon !Pardon ! Quand Jeanne a dit : « Elle n’a rien qui lacontrarie, » j’ai reçu un coup. J’aurais dû me taire, vousmentir… Je ne peux pas… »

– « Mais non, » répondit lamère, avec un sourire encore souffrant. « il m’est très douxde te sentir si vraie avec moi, si confiante… » – Puis, denouveau assombrie :

– « Si seulement ton frère étaitcomme toi… »

– « Pourquoi suis-je allée vousrépéter cette phrase sur ses séances au Casino ? »

– « Ne te fais pas de reproche, monenfant. Tu ne m’as rien appris. La preuve : j’ai priéM. Jaffeux de questionner Gilbert, d’essayer de savoir s’ilavait joué ces derniers jours et perdu de l’argent. C’est trèsdélicat. Mais Jaffeux est si fin. Il ne l’a emmené dans le jardinque pour ce motif. Il doit me rendre compte de leur conversation…Comme je voudrais qu’il fût déjà ici !… »

– « J’irais bien le chercher, maman.Mais ne vaut-il pas mieux attendre que vous soyez tout à faitremise ? »

– « Attendre ? » dit lamalade, « toujours attendre !… Avec le pauvre cœur quej’ai, c’est cela qui m’use… »

– « Eh bien ! maman, je vais lechercher. »

– « Tu le trouveras certainementdans la partie du jardin qui touche à l’hôtel, » précisaMme Favy. « Sachant que je veux lui parler, ildoit m’attendre là, pour m’éviter de marcher. »

Chapitre 7

 

 

– « Maman ne se sent pas trèsbien, » disait Renée à Jaffeux, quelques minutes plus tard.Elle l’avait presque aussitôt trouvé, en effet, à la placeindiquée, et tous deux remontaient dans ce même ascenseur, oùl’autre soir Pierre Stéphane se cachait pour fuir le témoin de salointaine faute. – « Vous allez lui parler de mon frère. Je lesais. Je vous en conjure, monsieur Jaffeux, ménagez-la… »

– « Je n’ai heureusement à luirapporter de Gilbert que des propos qui lui feront le plus grandplaisir, et d’abord qu’il s’est engagé sur l’honneur à ne plusjamais toucher une carte…

– « Vous avez obtenu de lui cetteparole ? »

– « Moi, non, » répliqua-t-il,un peu gêné par cette question si directe.

– « Qui, alors ? »demanda-t-elle.

– « Il ne m’a nommé personne… »Et, saisissant, par un réflexe professionnel, cette occasion decontrôler l’autre accusation de la lettre anonyme :« Savez-vous qui je suis tenté de soupçonner ? C’estinvraisemblable… M. Neyrial, le danseur… »

Renée ne répondit pas. Ce silence même, lefrémissement de ses paupières, la contraction de son visagedisaient assez quelle impression elle éprouvait à entendre ce nom.Mais déjà elle introduisait l’avocat dans la chambre de sa mère etse retirait discrètement dans la sienne, pour laisser toute libertéà leur entretien. Une espérance venait de la consoler dans sadétresse. Jaffeux rendrait témoignage à celui qu’elle aimait etd’un sentiment si trouble ! Ce sont, hélas ! les plusprofonds. Elle savait trop bien, comme elle l’avait reconnu devantsa mère, qu’elle ne pouvait pas, qu’elle ne devait pas l’épouser.Elle n’était pas chez elle depuis dix minutes, quand la voix del’avocat, l’appelant par la porte, la fit tressaillir. Il luisembla y surprendre un accent d’émotion, comme de pitié. La maladesubissait-elle une nouvelle crise ? Non.Mme Favy, – signe qu’au contraire elle se sentaitmieux, – se tenait maintenant assise sur le canapé. Mais pourquoicette pitié aussi dans ses yeux, comme dans le regard de Jaffeux,si impersonnel, si surveillé d’habitude ?

– « Ma chère Renée, » disait lamère, « j’ai tenu à ce que notre excellent ami, » – Quede reconnaissance dans cette appellation ! – « te répétâtce qu’il vient de m’apprendre. Il faut que tu saches d’abord que jelui ai montré la lettre anonyme. »

– « Oh maman,pourquoi ?… »

– « Mais c’est providentiel, monenfant, que j’aie eu cette idée ! Avant d’avoir lu cettelettre, M. Jaffeux, par délicatesse, se faisait un scrupule denous dire ce qu’il sait sur un misérable dont j’ai été la dupe,comme toi. Ce Neyrial, à qui nous nous sommes intéressés, que j’ailaissé ton frère traiter comme un ami, c’est un bandit… »

– « Un bandit ?… »balbutia Renée ; et, s’adressant à l’avocat – « Mais,tout à l’heure encore, vous l’estimiez, vous admettiez commepossible qu’il eût obtenu de mon frère cette promesse de ne plusjouer… »

– « C’était une petiteépreuve, » dit Jaffeux, « pardonnez-la-moi. Je voulais merendre compte du degré de votre sympathie pour ce misérable. Le motque votre mère vient de lui appliquer n’est que trop exact.Jugez-en. »

Et, sans remords, maintenant, de sonimplacabilité envers le séducteur, dont il fallait à tout prixpréserver la jeune fille, l’ancien patron de Pierre-Stéphanecommença de raconter le vol de livres dont il avait été la victime,et la disparition de son secrétaire, puis comment il l’avaitretrouvé l’avant-veille, et pourquoi il s’était tu. Le voleurpouvait être redevenu honnête homme. Il disait maintenant sa visiteau commissariat, aussitôt averti de la disparition du bijou de ladyArdrahan, et l’aveu du danseur. Renée Favy écoutait ce discours,terrible pour elle, les yeux baissés, le visage immobile et commefigé, dans une attitude dont le calme contrastait étrangement avecsa nervosité d’auparavant. Quand l’accusateur eut fini, elle relevala tête, et, le fixant avec des yeux de désespoir, mais sans unelarme :

– « C’est bien vrai, monsieurJaffeux ? demanda-t-elle. « À votre tour, pardonnez-moi.C’est bien vrai ?… »

– « Mais, Renée !… »interjeta la mère.

– « Je ne suis pas offensé, »fit l’avocat. « C’est tout naturel que la fille d’une mèrecomme vous, madame, et d’un père comme le colonel Favy, élevéecomme elle l’a été et vivant dans votre milieu, ne croie pasfacilement à de certaines vilenies… »

Et, se tournant vers la jeune fille, ill’interpella, lui si volontiers cérémonieux, en des termes quirévélaient sa propre émotion devant le coup qu’il lui portait pourla guérir :

– « Oui, ma chère petite Renée, toutce que je vous ai rapporté est strictement vrai. Je vous en donnema parole d’honneur. »

– « Je vous crois, monsieurJaffeux… »

Et elle sortit de la chambre.

– « Vous n’avez pas peur,madame ?… » interrogea l’avocat.

– « Qu’elle ne commette un acte dedésespoir ? » dit la mère ; et, par allusion à sapropre déclaration de tout à l’heure : – « Elle aussi,elle a un courage de soldat. Elle sait souffrir. Toute petite, elleétait déjà si énergique. Personne ne l’a jamais entendue seplaindre. En ce moment même, j’en suis sûre, elle ne se plaint pas.Elle est assise. Elle endure, comme son père, quand il a été blesséen Champagne et que le chirurgien lui demandait en lecharcutant : « Je vous fais mal, moncolonel ?… » – « Très mal, » répondait monmari, « mais se battre contre la douleur, c’est encore sebattre, c’est mon métier. »

– « Allez tout de même auprèsd’elle, madame, » dit Jaffeux.

– « Et mon fils ? »répondit Mme Favy. « D’après votreconversation avec lui, vous admettez comme possible que cetabominable Neyrial lui ait prêté de l’argent pour payer une dettede jeu. Il faut le savoir, et, si c’est exact, que cet argent soitrendu tout de suite. »

– « Laissez-moi me charger encore deça, madame. Une explication entre Gilbert et vous, à cette minute,et dans l’état où vous êtes, vous ne la supporteriez pas. Vousauriez une nouvelle crise. Ce qu’il faut, c’est vous soigner. Pourvotre fille, d’abord… » – Et, désignant de la main la chambrede Renée – « Allez auprès d’elle, je vous le répète… Quant àl’autre chose, fiez-vous à moi. »

Mme Favy s’était levée etmarchait vers la porte. Elle s’arrêta pour demander :

– « Cette promesse de ne plus jouer,vous ne pensez pas que ce soit à cet homme que Gilbert l’aitfaite ? Ce serait trop contradictoire avec tout lereste. »

– « Plus les incidents semultiplient, » dit Jaffeux, « plus je pense quePierre-Stéphane Beurtin est devenu un redoutable roué et que nousnous trouvons en présence de la plus calculée des intrigues. Il aparfaitement vu, soyez-en assurée, que Renée est très naïve etqu’il lui troublait le cœur. S’est-il simplement amusé de lapassion qu’il voyait naître dans cette enfant ? A-t-il rêvé dela séduire ?… »

Et, sur un geste de révolte de lamère :

– « Pardon, madame. Mais le courage,c’est aussi de voir les choses telles qu’elles sont. Pour moi, cebrigand s’est imaginé, la sachant riche, – il a dû prendre desrenseignements, – qu’il arriverait à l’épouser, s’il lui tournaittout à fait la tête, peut-être en l’enlevant. La sympathie du frèrelui était nécessaire. D’où ce prêt d’argent, d’où cette promesse dene plus jouer arrachée au remords de ce pauvre garçon, de quoi sedonner auprès de vous figure d’honnête homme et de sage conseiller.Votre déconcertement devant cette action prouve que ce calculn’était pas si faux. »

– « Mais qued’horreurs ! » s’écria Mme Favy.« Comme je bénis Dieu que vous soyez venu dans cethôtel ! Je frémis à la pensée de ce qui pouvaitarriver. »

– « Allez, madame, allez, »insista Jaffeux, et, comme il ouvrait la porte de Renée, d’un gestequi prolongeait sa parole, il put la voir, les yeux fixes,immobile, toujours sans une larme sur les joues, ainsi que la mèrel’avait annoncé.

« C’est vrai qu’elle saitsouffrir, » se disait-il lui-même en s’éloignant, tandis queMme Favy marchait vers sa fille qui continuait à nepas se retourner. « Elle endure, comme son père, et moi,j’aurai été le chirurgien. Au tour du frère, à présent. L’opérationsera moins sanglante, mais plus délicate. Que s’est-t-il passéréellement avec Pierre-Stéphane ? C’est cette affaire du prêtd’argent qu’il faut tirer au clair. Ce n’est pas facile. Il aquelque chose en lui de si défiant, et d’abord pas de regard, commeles gens qui se sont trop défendus intérieurement contre leurentourage. » Le souvenir du colonel lui revenait à la pensée,et le mot rapporté tout à l’heure par sa femme : « Sic’est le métier d’un soldat de se battre, » se disait-ilencore, « le métier d’avocat, c’est de faire causer ceux quiveulent se taire. J’aurai votre secret, monsieur GilbertFavy… »

Le jeune homme était à une des tables du hall,comme il l’avait dit, en train de libeller l’adresse d’une lettre.Il se leva pour aller au bureau acheter un timbre. Jaffeux lesuivit.

– « Eh bien ! »commença-t-il, « j’ai parlé à madame votre mère. Elle estrassurée. Mais, moi, j’ai notre conversation sur lecœur. »

– « Que voulez-vousdire ? »

– « Que je vous ai laissé fairel’éloge de M. Neyrial, le danseur, sans protester, et que j’aieu tort. »

– « Et pourquoi ? »interrogea Gilbert, avec cette demi-ironie, si insolente dans sonapparente déférence, des jeunes gens vis-à-vis des aînés qu’ilstrouvent « vieux jeu ». « Parce que je vous ai avouéque je lui enviais son métier ?… »

– « Non, j’admets très bien que ladestinée amène quelqu’un à devenir danseur mondain dans un hôtel etqu’il reste un très honnête homme ? »

– « Alors, M. Neyrial n’est pasun honnête homme ? »

– « Non, » dit Jaffeux,« et ce que je me reproche, c’est de ne pas vous avoir avertitout de suite, par une pitié pour lui, que je ne peux plus avoir…Vous allez comprendre… »

Tandis qu’il répétait, presque mot pour mot,le récit de ses anciens rapports avec son secrétaire, fait unedemi-heure plus tôt devant la pauvre Renée Favy, la physionomie deson auditeur révélait d’une façon saisissante la différence desensibilité entre le frère et la sœur. La compression paternelleavait créé en elle une de ces exaltées silencieuses qui seréfugient dans le rêve, mais rien n’était touché dans cette âme desprincipes inculqués par cette compression même. D’apprendrel’infamie de celui qu’elle aimait ou croyait aimer, lui avait étéun écroulement moral autant que sentimental. Pour Gilbert, – sespropos sur les bonnes fortunes du danseur l’avaient prouvé àJaffeux, – s’évader de l’atmosphère familiale, ç’avait été déjà secorrompre. Ce passé de Neyrial l’étonnait, sans l’indigner. Il enécoutait le détail avec un intérêt qui se manifesta, quand l’avocatconclut, n’ayant encore parlé que du premier vol :« Voilà pourquoi vous l’avez vu, dès mon arrivée, quitterl’hôtel… » par une question singulière :

– « Aviez-vous jamais eu à vousplaindre de lui, avant ? »

– « Jamais. »

– « Voyons, monsieur Jaffeux,n’estimez-vous pas que l’on peut redevenir un très honnête homme,après une première faute, commise dans une heured’aberration ? »

– « Oui. Mais il ne faut pasrecommencer, et Pierre-Stéphane a recommencé, pas plus tard quecette semaine, et ici même. Il a volé, dans la chambre d’une dameanglaise, une barrette d’émeraudes et de diamants, oubliée sur latable à toilette. Il se savait soupçonné. Il a rapporté lui-même lebijou au commissaire, qui lui a fait avouer… »

– « Qu’il était l’auteur duvol ? » interrogea Gilbert d’une voix frémissante.

– « Parfaitement. Il n’y avait pasde plainte officielle. Ce commissaire a cru ne pas devoir donnersuite à l’affaire. Pour moi, cet aveu et cette restitution nerachètent rien. Il a eu peur de mon témoignage sur son premier vol,tout simplement… »

Ce tressaillement du jeune homme, le geste destupeur et de protestation qu’il n’avait pu retenir, le flot desang dont s’empourpraient ses joues, tout dans son attitude à cetteminute, aurait dû, semble-t-il, rappeler à Jaffeux cette hypothèsedu policier qui, une fois déjà, lui avait traversé l’esprit. Maisnon. L’avocat portait maintenant dans sa tête un système dont tousles détails se liaient si clairement l’aventurier projetant deconquérir la jeune fille et sa fortune, en s’assurant l’appui dufrère, premier groupe de faits. Second groupe le vol du bijou et larestitution provoquée par la terreur de sa présence, à lui,Jaffeux. L’automatisme professionnel marque à la fois la puissanceet la limite de nos facultés. Habitué dans ses plaidoiries àdégager les données logiques d’un procès, et à s’y tenir, il nechercha pas au trouble de son interlocuteur une autre cause quecelle qui s’insérait très naturellement dans la trame de sesdéductions. Comment s’étonner que Gilbert, si léger fût-il,éprouvât un sursaut de révolte à l’idée d’être l’obligé d’unescroc ? Et, poussant sa pointe de ce côté, Jaffeuxcontinuait :

– « Vous n’avez pas voulu me nommertout à l’heure la personne qui vous a secouru après votre perte aujeu. Si, par hasard, c’était M. Neyrial, le fils du colonelFavy ne peut pas devoir de l’argent à un voleur. Voilà pourquoi jeme suis considéré, par respect pour votre père, comme engagéd’honneur à vous renseigner sur un personnage, qui n’amalheureusement pas dupé que vous. Ai-je besoin d’ajouter que jesuis à votre disposition pour vous avancer l’argent nécessaire auremboursement de cette dette ?… »

Puis, comme il voyait le jeune homme de plusen plus ému, il lui prit la main, et, paternel :

– « Allons, mon enfant, combien luidevez-vous ? »

– « Mille cinquante francs, »dit brusquement Gilbert, de cette voix passionnée qui sort du fondle plus intime de l’être. « Monsieur Jaffeux, cet aveu que jepourrais vous refuser, je vous le fais pour avoir le droit de vousparler de Neyrial, comme tout à l’heure, de la générosité, de ladélicatesse. Il me voit dans la détresse, dans l’agonie. Carj’étais dans l’agonie. Il me sauve, et comment !…

Il s’arrête une seconde, et, rougissant denouveau :

– « Est-ce d’un homme de cœur, cettecharité-là, oui ou non ? Car enfin il n’avait aucun intérêt àme sauver… »

– « Aucun intérêt ? »répliqua Jaffeux. Mais celui d’avoir un allié dans la cour qu’ilfait à votre sœur… »

– « À ma sœur ? Lui ? Quivous a dit cela ? »

– « Madame votre mère. Elle a étéavertie par une lettre anonyme qu’elle a montrée à Renée, etcelle-ci a dû reconnaître…

– « Qu’elle se laissait faire lacour ? »

– « Qu’elle s’intéressait à lui plusque de raison. »

– « Et maman ? »

– « Elle a été si remuée qu’elle aeu une demi-syncope. Rassurez-vous. La crise est passée.Comprenez-vous, maintenant, le manège de cet homme de cœur ?Sachant que vous êtes unis, vous et Renée, qu’est-ce qu’il avoulu ? Tout simplement vous faire plaider sa cause auprèsd’elle, et vous rendre son complice, à votre insu, dans sonentreprise de séduction ? Je sais. Vous allez merépondre : « On ne séduit pas une Renée Favy. Elle a tropd’honneur. » Aussi, l’avisé coquin n’a-t-il pas cru uneseconde qu’il pouvait devenir son amant. Mais plus une jeune filleest pure, plus elle caresse le rêve d’un mariage d’amour, surtoutquand elle croit réparer une injustice du sort. Se faire aimer pouramener la pauvre enfant à ce rêve-là, tel a été son plan. Vous medirez encore : « Mais ce mariage avec un danseur d’hôtel,c’est fou, jamais mon père n’y donnera son consentement. » Cegarçon ne connaît pas votre père. Il a le droit de penser qu’unefois de plus le cas qui s’est produit des centaines de fois sereproduira : la volonté passionnée d’une jeune fille faisantcéder les parents. D’ailleurs qu’un calcul soit insensé, ce n’estpas une raison pour qu’un aventurier comme lui, et déclassé, ne lefasse pas. Il a fait ce calcul, et il vous a mis dedans. C’est lecas d’employer cette expression, – dans les deux sens. Mais toutcela, c’est du passé. Il est parti. Votre mère et votre sœur sontéclairées sur son compte. Il ne faut qu’il ait l’idée de serapprocher d’elles par vous. Tenez, asseyez-vous à cettetable… »

Et, tirant son portefeuille de sa poche, puis,de ce portefeuille des billets de banque :

– « Un mot sur votre carte,simplement. Mettez-la dans une de ces enveloppes de l’hôtel avecces billets. C’est moi qui vais libeller l’adresse. Je la sais parle directeur. »

Et, penché sur la table à son tour, la plume àla main :

– « Beurtin connaît mon écriture. Ilcomprendra. Fermez l’enveloppe. Il faut la mettre à la poste en larecommandant et déclarant la somme pour qu’il ne puisse pas nierqu’il a été payé. »

– « Je vais à la ville, » ditGilbert Favy, « et dans une heure…

Il avait fait un pas, l’enveloppe à la main,et, se retournant tout d’un coup :

– « Monsieur Jaffeux… »dit-il.

Distinctement des mots lui venaient auxlèvres, – lesquels et découvrant quel mystère ? – Il ne lesprononça pas, et se reprenant, après cette énigmatiqueinterruption :

– « Alors Renée a vraiment avouéqu’elle l’aimait ? »

– « Elle l’a avoué. »

– « À ma mère. Mais à lui, àNeyrial ? »

– « Je n’en sais rien, » ditJaffeux, mais qu’il l’ait deviné, j’en suis trop sûr. Il m’avaitsuffi, à moi, de la voir le regarder dans ce thé-dansant, pour m’enconvaincre. C’est pour vous empêcher, vous, Gilbert, de vous enapercevoir, qu’il vous a joué cette comédie d’amitié. Vous avez étésa dupe. »

– « Je ne la suis plus, » fitle jeune homme en montrant la lettre. « Voilà qui va le luiprouver, et merci, monsieur Jaffeux, merci… »

« Tous deux sont mis en garde, àprésent, » se disait Jaffeux, quelques minutes plus tard, enle regardant, de la terrasse, marcher d’une allure rapide dansl’allée du jardin qui menait à la sortie. « Comme disent lesmarins : « À Dieu vat ! » L’inspecteur a eutort tout de même de ne pas faire arrêter ce brigand dePierre-Stéphane, puisqu’il y avait eu vol. Moi aussi, j’ai eu tort,autrefois. Je me suis tant reproché d’avoir été trop dur pour lui.Avec ces natures perverses, on ne l’est jamais assez. » Et,continuant de suivre des yeux Gilbert, arrivé maintenant auportail : « Que celui-ci est influençable ! Je l’airetourné si vite. Cependant, il hésitait encore tout à l’heure.Pourvu qu’il ne rencontre pas l’autre avant d’avoir envoyé salettre ? Non. Dès qu’il a été question de sa sœur, comme il avibré ! La famille, voilà le point de force dans cette vieillebourgeoisie française. Les Beurtin en étaient pourtant. Ah !comment ce Pierre-Stéphane a-t-il pu descendre si bas, avec cettemère incomparable ? Et quel roué ! Avoir demandé à sadupe sa parole d’honneur de ne plus jouer ! J’entends d’ici cepauvre Gilbert parler à Renée de son bienfaiteur, comme à moi…Enfin, justice est faite. Il n’était que temps. »

Chapitre 8

 

 

Le digne homme eût été moins rassuré, s’ilavait pu, à cette distance et malgré les massifs des arbres,accompagner plus loin des yeux celui qu’il croyait en route vers lebureau de poste d’Hyères. Gilbert avait à peine fait deux centsmètres de ce côté qu’il s’arrêtait brusquement pour partir et d’unpas décidé, dans la direction contraire. Encore un quart d’heure etil s’engageait dans cette fraîche et solitaire vallée du Gapeau,qui porte, à cet endroit, le joli nom de Sauvebonne. Son aspectrévélait assez qu’il n’était pas là pour admirer les arbres enfleurs partout épanouis autour de lui, les vignes et leur jeunefeuillage, la claire eau courante, les chênes-liège, avec lecontraste entre la rugueuse écorce grise de leurs troncs intacts etla nuance brune des parties dépouillées et lisses. Cet enchantementdu paysage n’existait plus pour lui. Il ne le percevait pas. Latentative de séduction exercée sur sa sœur et que Jaffeux venait delui révéler, ne justifiait pas seule l’agonie qu’il fuyait enmarchant ainsi et une phrase se répétait en lui : « Sic’est vrai qu’il ait courtisé Renée en me jouant cette comédie,quelle ignoble hypocrisie !… Mais si ce n’est pas vrai, quellehonte de n’avoir pas parlé, de n’avoir pas dit à Jaffeux le voleurdu bijou, c’est moi ! » Et des images surgissaient,posant devant lui un dilemme d’autant plus douloureux que, cesjours derniers, les témoignages d’amitié reçus de Neyrial avaientété son seul réconfort dans une crise, devinée par Jaffeux,l’éclair d’une seconde, on se rappelle. Tout de suite :« Quel roman vais-je inventer là ? » s’était-il dit,et ce roman était la vérité. Le simple inspecteur de police y avaitvu plus juste que le célèbre avocat. On se rappelle également sonmot sur le danseur confessant son prétendu vol : « Il sedévoue pour quelqu’un, et il en est fier. » Son intuitionavait pressenti là un drame dont toutes les scènes ressuscitaientdans la mémoire angoissée de Gilbert, la dernière y comprise qu’ilvenait seulement d’apprendre.

Il avait, jusqu’à cet entretien avec Jaffeux,donné à celles qu’il connaissait un sens qu’elles n’avaient plusmaintenant, si les rapports du danseur et de sa naïve élève avaientété ceux que dénonçait l’avocat, et si cet obscur Neyrial avaitformé le sinistre projet de se servir de lui, le frère, comme d’uninstrument pour cette mainmise sur une héritière :

« Alors, c’est un chantage qu’il voulaitpratiquer sur moi, » se répétait-il, « un hideuxchantage ! Voilà ce que c’est que d’avoir fait l’horriblechose que j’ai faite ! »

Il se revoyait, cinq jours auparavant, assis àla table de baccara, au Casino, et gagnant d’abord, puis perdant.Cette dette, avouée à Jaffeux, mais en se taisant de la suite, ill’avait contractée dans cette ivresse de la déveine, qui paralysemomentanément toute prévision chez le joueur. Un de ses voisins departie lui avait dit à voix basse, en lui montrant un desemployés : « Si vous avez besoin d’argent, cet homme vousen prêtera, pas sans intérêts. Mais, dame !… » Et Gilbertn’avait pas résisté à la tentation. Il avait emprunté à l’usurierclandestin cette somme de mille francs, considérable pour sonbudget d’étudiant sévèrement tenu par son père. Il les jouait, cesmille francs. Il les perdait… Comment les rendre ? Écrire àson père ? Cette seule idée le terrorisait. Les demander à samère ? C’était risquer une de ces émotions que les médecinsredoutaient tant pour la cardiaque. Une fois déjà, il avait eurecours à la bourse de Neyrial, mais pour un chiffre infime. Sur lemoment, il avait eu honte de recommencer. Que fairecependant ? Il s’était engagé, par un papier signé, às’acquitter dans la semaine. Qu’arriverait-il ? s’ildéfaillait et que le prêteur s’adressât au colonel ou àMme Favy ? Torturé par cette anxiété, il luiétait arrivé, passant à l’hôtel devant une chambre du premierétage, de voir la porte entrouverte, et, sur une table, une brochelaissée là, dans la hâte d’un changement de toilette, par une femmesi pressée qu’elle n’avait ni fermé cette porte, ni éteintl’électricité. L’éclat vert d’une émeraude avait saisi l’œil dujeune homme, et, dans un raptus presque inconscient, ilétait entré, il avait pris le bijou et il s’était sauvé…

Quarante-huit heures s’étaient passées, durantlesquelles le malheureux avait subi ce total désarroi de l’êtreintérieur qui suit l’accomplissement d’une action inavouable etradicalement contraire au type général de notre vie. Le fils ducolonel avait pu lutter secrètement contre les étroitesses desrègles imposées par son père et systématiser sa révolte en desparadoxes comme celui qui lui faisait préférer le sort d’unNeyrial, simple danseur mondain dans un palace, mais libre, maisaventureux, à l’esclavage social d’un grand fonctionnaire. Cesthéories n’empêchaient pas qu’en réalité, – par ses mœurs, par sesréactions inconscientes, par son besoin, quand il pensait à sapropre personne, de se façonner une image de lui-même que lesautres dussent estimer, – il restait, Jaffeux l’avait bien vu, unpetit bourgeois français. Cette très belle espèce sociale, siinjustement décriée, a, pour vertu maîtresse, l’honneur le plusscrupuleux dans les affaires d’argent. D’avoir, pour la premièrefois, manqué gravement à cet honneur, stupéfiait Gilbert Favy. À lalettre, il ne se reconnaissait pas. C’était si simple pourtant, dele réparer, cet acte ! La propriétaire de la barrette pouvaitcroire qu’elle l’avait mal attachée à son corsage, puis perdue dansun couloir. Il pouvait, lui, la rapporter au bureau de l’hôtel, endisant l’avoir trouvée. Cette idée, d’une exécution si facile,l’avait assailli, non pas une fois, mais vingt, mais trente, durantles heures qui avaient suivi, et, chaque fois, une image avaitsurgi pour l’arrêter, celle de la table de baccara, qu’unehallucination tentatrice lui montrait étalée devant lui, avec lesjetons poussés et retirés, avec les cartes allant et venant de lamain du banquier à celles des pontes. Qu’il vendît ce bijou, quivalait beaucoup plus de mille francs, il tenait de quoi régler sadette et tenter de nouveau sa chance.

Poussé par cette autre idée, il s’était, àplusieurs reprises, arrêté devant les diverses boutiques desbijoutiers d’Hyères, étudiant, à travers les vitres, la physionomiedu marchand, et il avait reculé devant l’idée de l’interrogatoire àsubir « Votre nom, monsieur ? Votre adresse ? »S’il répondait en mentant, le hasard d’une rencontre pouvaitensuite le perdre. Mais il n’y avait pas qu’Hyères. Il y avaitToulon Il y avait Marseille. Il avait pris le train, un après-midi,pour aller dans la première de ces deux villes. Là il était entréchez un joaillier, soi-disant pour faire estimer la broche. Lechiffre dérisoire, aussitôt indiqué par cet homme, l’avaitdéconcerté, et, plus encore, l’impression d’une complicitésinistre, à lire distinctement, dans ces yeux fixés sur lui, cettepensée : « C’est un objet volé. Je l’aurai presque pourrien. » Il s’était retiré en rougissant, sur ces mots quicontredisaient son premier prétexte : « Je vous remercie.Je reviendrai », avec l’épouvante de se voir accompagnéjusqu’au trottoir par le marchand qui insistait, en tendant la mainpour reprendre sa proie :

– « Je n’ai pas assez examinél’émeraude, monsieur. J’irais peut-être jusqu’à sept ou huitcents… »

– « Mais je n’ai pas l’intention devendre ce bijou », avait répondu Gilbert en s’éloignanthâtivement, et il se retournait à chaque coin de rue, comme unvoleur qu’il était, par un geste instinctif qui lui faisait sentirdavantage sa culpabilité.

« Oui », s’était-il dit en rentrant,« il faut m’en débarrasser, de cette broche, la remettre où jel’ai prise ou plutôt la jeter. Pour l’argent, j’essaierai encoreauprès de Neyrial. Il m’en a déjà prêté une fois que je lui airendu. Alors… »

On se souvient du refus opposé par le danseurà cette seconde démarche. Que devenir ? La possibilité d’unvoyage à Marseille, avec un résultat plus heureux, s’était denouveau offerte à cette imagination affolée, et de nouveau lasagesse d’une restitution. Il était même venu, à l’heure où lethé-dansant vidait les couloirs de l’hôtel, presque à la porte delady Ardrahan, le cœur battant, les jambes flageolantes, et quandNeyrial, sorti de l’ascenseur, était entré par erreur dans unechambre autre que la sienne, c’était bien le frère de Renée qu’ilavait vu s’enfuir, terrorisé et se disant : « Non, c’esttrop dangereux… »

Tous ces souvenirs tourbillonnaient dansl’esprit de Gilbert Favy, tandis qu’il marchait droit devant lui,sous le soleil, et que le mistral continuait de déchaîner unetempête dans la vallée. L’orage de son propre cœur ne luipermettait pas de la sentir. Des conséquences de ce vol, il n’avaitplus rien à craindre maintenant. La restitution faite, et il lesavait par un double témoignage, ce vol même était effacé. Uneanxiété pire le suppliciait. Cette enveloppe qu’il avait là dansson portefeuille, avec l’adresse révélatrice, écrite de la main deJaffeux, allait-il l’envoyer à Neyrial, et régler ainsibrutalement, injurieusement, une dette contractée dans desconditions qui l’avaient, sur le moment, ému d’une tellereconnaissance ? Et il ne les savait pas toutes ! Il lerevivait aussi par la pensée, ce moment-là, où il avait vuPierre-Stéphane Beurtin, – mentalement il l’appelait par son vrainom maintenant, – entrer clans sa chambre, la veille, au matin.Comme c’était près ! Et tout de suite :

– « Je viens vous dire adieu. Jequitte le Mèdes-Palace. »

– « Mais pourquoi ? »

– « Je suis un peu fatigué. C’esttrès dur, notre métier, vous savez. La saison touche à sa fin. Jevais me reposer à Costebelle pour quelques jours. Seulement, jepars sur une impression bien triste… »

– « Laquelle ? »

– « Un bijou a été volé, cettemerveilleuse barrette que lady Ardrahan portait à son corsage. Vousavez dansé avec elle. Vous vous rappelez la belleémeraude ? »

– « Oui, » avait dit Gilbert,qui se sentait tout entier couvert d’une sueur froide.

– « Cette barrette a disparu, »avait continué Pierre-Stéphane. « Et quand je suis venuannoncer mon départ au directeur, il ne m’a pas caché qu’il mesoupçonnait. « Fouillez-moi, » lui ai-je offert,« fouillez mes malles. » Il m’a épargné cet outrage.C’est dur tout de même de s’en aller dans ces conditions-là. Mais,qu’avez-vous… ? »

– « Rien, » avait réponduGilbert.

– « Si, mon petit, » avaitrepris Pierre-Stéphane, en mettant dans ce mot d’aîné une tendresseinaccoutumée. « Vous ne pouvez pas supporter que je soissoupçonné de cette action et je sais pourquoi. »

– « Eh bien ! oui… » avaitinterrompu Gilbert, « c’est moi qui ai pris le bijou, et c estvrai que je ne supporterai pas que vous soyez accusé. Je vais leremettre au directeur et tout lui dire. »

– « Et votre maman ? Maladecomme elle est, vous lui porteriez ce coup ? Et voulez-vousque je vous dise comment j’ai deviné, quand le directeur m’eutparlé du bijou, que c’était vous qui l’aviez pris et toute votrehistoire ? C’est la mienne. Vous l’auriez sue aujourd’hui, parM. Jaffeux qui est à l’hôtel et que vous connaissez. J’étaisson secrétaire.

J’ai joué comme vous, emprunté de l’argent àun caissier de mon cercle, comme vous à quelque employé du Casino,pour rejouer et perdre encore. M. Jaffeux avait dans sabibliothèque des livres de valeur. Je les ai pris, comme vous labarrette dans la chambre de lady Ardrahan. Seulement, des livres,c’est facile à vendre. Un bijou, non. Vous l’avez encore. Vousvenez de me le dire. En rapprochant ces faits les uns desautres : la disparition de la barrette, vos confidences, lafièvre dont je vous voyais rongé, j’ai eu l’évidence. Je meretrouvais et tout le drame qui a dominé ma vie. J’ai pensé :je vais savoir s’il est vraiment comme j’étais, s’il vaut mieux queson acte. Je lui dirai que l’on me soupçonne et de quoi. S’il estun misérable et qu’il n’ait rien dans le cœur, ça lui sera égal. Etdans ce cas… S’il a du cœur, il sera bouleversé, comme vous l’êtes,mon pauvre ami, et alors, je l’aiderai, comme j’aurais voulu qu’onm’aidât. Je le sauverai… »

Gilbert sentait encore l’étreinte de ces mainssi miraculeusement, si humainement pitoyables. Il entendait cettevoix fraternelle insister :

– « Et maintenant, soyons pratiques.La première chose, c’est que votre mère ignore tout. Vous avez prisle bijou pour régler une dette. Vous allez me la dire. Cette fois,je vous prête la somme. Vous me la rendrez comme vous pourrez.Quant au bijou, il ne suffit pas de le rendre. À tout prix, il fautque vous ne soyez pas soupçonné… Donnez-le moi, c’est encore lemieux. J’irai chez le commissaire. Je lui dirai que j’accomplis unemission dont j’ai été chargé, tout bonnement. Il restitueralui-même la broche au directeur. Celui-ci et lady Ardrahan seronttrop contents, et du diable s’ils s’avisent de penser àvous !… »

Et, vingt-quatre heures après, le temps sansdoute de trouver le commissaire seul à son bureau, un billetarrivait à Gilbert : « Tout est réglé. Soyez bientranquille et rappelez-vous votre promesse. » Cette promesse,c’était l’engagement d’honneur de ne plus toucher à une carte, quele jeune homme avait rapporté à Jaffeux. Il avait donné cetteparole dans un tel élan ! Si, à la réception de ce billet, ileût compris que ces mots : « Tout est réglé, »signifiaient : « Je me suis dénoncé comme lecoupable, » quelles larmes de gratitude il auraitversées !… Et maintenant, qu’entrevoyait-il derrière ce gestede son sauveur, comme derrière son aide pécuniaire et sesprotestations de pitié ? Une manœuvre scélérate, un gage prissur lui, pour le contraindre, à quoi ?… Était-il possible quecette magnanimité cachât ce ténébreux projet de séduction, dénoncépar Jaffeux, et que l’aveu de Renée rendait trop évident ? Etd’autres images ressuscitaient. Gilbert se voyait, pédalant avec sasœur et celui qu’elle appelait « Monsieur Neyrial » avecun accent qu’il se rappelait, si caressant ! Ils couraientainsi, sur toutes les routes des environs, sur celle-là même où ilmarchait à présent. Sans cesse, il lui arrivait de devancer Renéeet le danseur. Que se disaient-ils, en le suivant ainsi, dans unvéritable tête-à-tête ? Le visage de la jeune filles’évoquait, rayonnant d’un éclat qu’il attribuait alors à la joiede vivre, au gai soleil du Midi, au libre exercice dans ce beauclimat. La vraie signification de ce sourire heureux, de ce regardému, il la percevait par une de ces intuitions rétrospectives quifont soudain certitude.

« Et moi qui n’ai pascompris ! » se disait-il, comme sa mère, « Jaffeux araison, toutes ces gentillesses pour moi, et cette dernièresurtout, qu’il se réservait de m’apprendre au moment opportun,c’était pour me tenir, pour que je plaide sa cause auprès de nosparents… Mais quelle cause ?… Une demande en mariage ?C’est fou. Je lui ai trop parlé de mon père pour qu’il puisseseulement concevoir une pareille idée… Un enlèvement et le pardonensuite ? Oui, c’est cela… »

Il y avait bien une autre hypothèse : quesa sœur fût la maîtresse de Neyrial. Cette hypothèse, Gilbert neconsentait pas à se la formuler. Mais elle était en lui, malgrélui. D’autres images encore l’obsédaient : le professeur etson élève dansant ensemble et ce souple corps de jeune fille serrécontre ce corps de jeune homme, dans une de ces poses, si aisémentlascives, d’un fox-trott ou d’un shimmy. Cet enlacement soulevaitdans le frère une fureur contre l’aventurier, dont l’attitude,vis-à-vis de Renée et de lui-même, lui apparaissait de plus en pluscomme si préméditée, si obscure, si redoutable L’avant-veille, ill’embrassait avec des « mercis » répétés, comme sonbienfaiteur. Une haine l’envahissait à présent, que ce subitretournement rendait plus violente. Il avait pu, au sortir del’hôtel, hésiter devant l’envoi de l’insultante enveloppe et sedire : « Si ce n’est pas vrai, quelle honte pour moi den’avoir pas parlé ! » Il l’éprouvait bien toujours, cettehonte du silence, mais elle ne faisait qu’exaspérer sarancune ; et voici que, passant dans un village, au cours decette randonnée douloureuse, la vue d’un bureau de poste déclenchasoudain en lui le mouvement qui, à cette minute, traduisait en actece spasme de colère. Fébrilement, il la tire de sa poche, cetteenveloppe. Il la palpe avec un frémissement de joie cruelle àsentir sous la minceur du papier la carte de visite et les billetsde banque. Il la jette dans la boîte aux lettres, en se disant,cette fois à voix haute :

– « Il comprendra, lui, et s’il medemande une explication, maintenant que nous sommes quittes, ill’aura. »

Comme on voit, la machiavélique rouerie dudanseur ne faisait plus doute dans son esprit. Cette certitude futencore renforcée quand, au terme de cette promenade, achevée sur legeste vengeur, il retrouva sa mère, au Mèdes-Palace, seuledans sa chambre et qui lui dit :

– « j’ai fait se coucher ta sœur,mon ami. Je sais que Jaffeux t’a tout appris, et comment la pauvrepetite a éprouvé une grande secousse, et quelles idées folles elles’était faites. Je sais aussi quel procédé cet homme avait employéà ton égard, ce prêt d’argent, avec l’idée de faire de toi soncomplice. Comme il te connaissait mal, mon Gilbert !… Et pourcet argent, tu ne t’es pas adressé à ta vieille maman !…Enfin, tout cela, c’est du passé. Nous ne le reverrons plus. Grâceà Jaffeux, tu es libéré de ta dette. Je lui ai rendu la petitesomme et j’ai réglé au bureau les leçons de danse. Promets-moiseulement de ne parler de rien à Renée. Ces chagrins de jeunefille, comme celui-là, sont de très petites blessures. Il ne fautpas les envenimer en y touchant. »

La consigne de silence, imposée palMme Favy à Gilbert, révélait la profondeur à lafois et la lucidité de son inquiétude. La sensibilité de sa fille,on l’a déjà dit, ressemblait trop à la sienne pour qu’elle nedevinât pas la tragédie que provoquait, chez la pauvre enfant, cedouloureux dénouement de sa romanesque illusion. Quel réveil :découvrir à vingt ans que l’on a donné les premières, les plusvirginales émotions de son cœur à un homme chargé de la plusabjecte des hontes, l’escroquerie ! La mère en oubliait sespropres inquiétudes sur les parties de jeu de son fils. De quelregard elle enveloppa sa malheureuse enfant durant les vingt-quatreheures qui suivirent leur explication, mais sans plus laquestionner ! Ses anxiétés, elle les disait au seul Jaffeux,devenu son confident, par la force des choses, et tantôt elle selamentait, avec un remords toujours renouvelé, sur sa propreimprudence, tantôt elle s’excusait du départ presque immédiat deRenée, quand l’accusateur de Neyrial approchait :

– « Ne lui en veuillez pas, mon cherami, » disait-elle. « Un jour, elle vous serareconnaissante. En ce moment, vous lui représentez l’épreuve laplus pénible de toute sa vie. Vous vous rappelez son mot, quandvous lui avez dénoncé ce bandit et de quel accent elle vous ainterpellé : « C’est bien vrai ?… »Naturellement, je ne lui prononce plus jamais le nom de cet homme.Elle ne m’en parle point. Mais, par instants, je me demande si ellene s’imagine pas que, vous et moi, nous avons machiné un complotpour la guérir d’un sentiment que nous aurions deviné. Et puis,même sans conjuration de notre part, elle peut croire que ce garçona été calomnié, que nous l’avons condamné sans preuves suffisantes,sur des apparences, sur un malentendu, que sais-je ? Une femmequi aime, a tant besoin d’estimer celui qu’elle aime ! Etqu’elle l’aime, le misérable, j’en suis trop sûre, je ne leconstate que trop à sa pâleur, à ses silences, aux traces de seslarmes sur ses pauvres joues creusées. Car elle pleure maintenant.Ah ! que j’ai été coupable !

L’intuition maternelle ne se trompait pas surle principe de la gêne presque insupportable que la présence deJaffeux infligeait à la jeune fille, ni sur la nature du travailmental qui s’accomplissait en elle. Le caractère de l’avocatrendait indiscutables les deux accusations qu’il avait portées.L’amoureuse enfant les discutait pourtant avec elle-même. Dupremier vol, celui des livres, Jaffeux n’avait dit que le faitmatériel, sans entrer dans le détail des circonstances. Nepouvait-il pas s’être abusé ? Renée se rappelait, au coursd’un dîner chez eux, à Paris, l’avoir entendu lui-même parler deserreurs judiciaires et citer des exemples célèbres. Quand destribunaux, composés de plusieurs magistrats, se laissent égarer,comment admettre l’infaillibilité d’un homme seul ? Mais il yavait le second vol et l’aveu au commissaire… L’étrange don dedouble vue, que possède l’amour, mettait cette enfant sansexpérience sur le chemin de la vérité. Elle entrevoyait l’hypothèseque son coup d’œil de policier avait suggérée aussitôt al’inspecteur et que Jaffeux avait acceptée, une minute, pour larejeter bien vite :

« Il a avoué ? » répétait-elle.« Avoué ?… Et si, par générosité, il a voulu sauverquelqu’un ?… » Et la secrète rancune de son anciennejalousie se fixant sur un nom : « Si c’était cetteabominable Mlle Morange, par exemple, qu’elle eûtvolé le bijou, pris peur, demandé son aide et qu’il ait eu pitiéd’elle ?… » Ce dévouement de Neyrial pour sa camarade eûtimpliqué une tendresse dont la seule idée faisait mal à Renée, et,se rejetant en arrière de toute la force de son cœur :« Je suis folle… M. Jaffeux avait l’air si assuré dansses affirmations et papa l’estime tant ! »

Chapitre 9

 

 

De tels malaises, où toute la force de l’âmese consume dans le martyre de l’anxiété, lui donne un si passionnébesoin d’en sortir, qu’aucune barrière ne tient là contre, quandl’occasion s’en offre. Après des heures et des heures passées dansce débat contre une navrante évidence, et tandis que sa mèrefaisait, dans la pièce voisine, sa sieste accoutumée après ledéjeuner, Renée se tenait dans sa chambre à elle, debout, le frontappuyé contre la vitre de sa fenêtre, et elle regardait le jardin,si joyeusement traversé cet hiver pour gagner le salon, quandNeyrial l’y attendait, et qu’elle allait danser avec lui. Lemistral était tombé. Des nuages pesaient sur la campagne. Ellegoûtait une mélancolique douceur à considérer l’horizon voilé de cedébut d’après-midi et ce ciel gris, dont la morne lumièrecontrastait avec le radieux azur africain épandu d’ordinaire surces palmiers et ces yuccas, ces mimosas et ces roses. N’était-cepas un symbole de sa détresse d’aujourd’hui, succédant à sesallégresses d’alors ?… Tout à coup, elle reçut comme un chocau cœur. Rêvait-elle ? Cet homme, qui sortait de la porte del’hôtel et s’engageait dans ce jardin, était-ce vraimentNeyrial ?… Mais oui !… Elle reconnaissait son port detête si droit, un peu altier, sa taille mince, sa démarche soupleet leste même dans la lenteur, comme en cet instant où ils’occupait prosaïquement à ranger des billets de banque dans sonportefeuille. Il était sans nul doute venu au Palace pour réglerl’arriéré de ses leçons de danse. « Quand on gagne ce qu’ilgagne, en travaillant comme lui, » pensa Renée devant cegeste, « on n’est pas un voleur… » Et aussitôt« Ah ! il faut que je sache ! » Déjà,impulsivement, et sans réfléchir davantage, elle était dansl’escalier, tête nue. D’un élan, elle descendait les marches. Ellesortait, elle aussi, de l’hôtel, mais par une autre porte. Elles’engageait dans une allée qui coupait celle où passait Neyrial.Son frère Gilbert se tenait à deux pas, sur la terrasse durez-de-chaussée. Elle n’y prit pas garde, non plus qu’à ladangereuse Mlle Morange, en train de causer avectrois de ses élèves. La danseuse savait-elle la présence de soncamarade dans le jardin, ou la devina-t-elle à la course hâtive desa rivale ? Elle se pencha pour la suivre des yeux, dansl’interstice des fûts dénudés des palmiers. Un retroussis méchantcrispa soudain le coin de ses lèvres minces. Elle venait de voirRenée et Neyrial s’aborder. Tout à l’heure, elle avait, elle aussi,remarqué la présence de Gilbert Favy sur la terrasse :« Je vais prévenir le frère, » se dit-elle. Certes, elleeût prolongé les quelques minutes qu’elle mit à se libérer de sesinterlocutrices, si elle avait pu entendre les paroles échangéesentre les deux jeunes gens, quelques phrases à peine, mais quiconsommaient d’une manière irréparable une rupture à laquelle salettre anonyme avait si perfidement travaillé, car c’était bienelle qui l’avait écrite.

– « Monsieur Neyrial !… »avait interpellé Renée, toute tremblante.

– « Ah ! c’est vous,mademoiselle Favy ! » avait répondu Neyrial, en lareconnaissant.

Il s’était arrêté pour glisser sonporte-feuille dans la poche intérieure de son veston, qu’ilboutonnait avec une tranquillité mal jouée, et, levant son chapeaude sa main devenue libre :

– « Vous m’excusez, et aussi den’être pas allé prendre une dernière fois congé de vous et demadame votre mère. »

Sa voix changeait un peu, en achevant cetteprotestation de banale politesse. À regarder la jeune fille, ilvenait de s’apercevoir qu’elle était bouleversée, et il l’écoutaitbalbutier, d’une voix où se prolongeait la mortelle angoisse de cesderniers jours :

– « Monsieur Neyrial, expliquez-moi…Dites-moi que ce n’est pas vrai… »

– « Mais quoi,mademoiselle ? » interrogea-t-il.

– « Ce que m’a ditM. Jaffeux… » répondit-elle, d’un accent soudainraffermi, comme il arrive aux plus timides, quand un sursautpassionné les a jetés hors de toute convention.

Et, pensant tout haut, elle allait droit à lachose qui lui tenait seule au cœur :

– « Oui ! »continua-t-elle… « Que vous aviez été son secrétaire etque… »

Il l’arrêta d’un geste. Il était devenu trèspâle, puis très rouge. De cette brusque et violente secousseintérieure avait jailli une volonté, préparée sans doute par delongues méditations, car ses yeux, sur lesquels avaient battu sespaupières, dardaient maintenant un regard résolu, et sa voix sefaisait ferme et nette pour reprendre la phrase qu’il avait empêchéla jeune fille d’achever :

– « Et que j’ai commis chez lui unefaute très grave. Oui, mademoiselle, c’est vrai. »

– « Que vous avez ?… »

– « Que j’ai volé… »interrompit-il avec la brusquerie d’un homme qui sait que certainesparoles, très pénibles, doivent être prononcées, mais qui veutqu’elles aient été dites par lui.

– « Et la broche de ladyArdrahan ? » implora-t-elle.

– « C’est moi aussi qui l’aivolée… » répondit-il.

Cette fois, une espèce de sauvagerie passaitdans son accent.

– « Ah ! monDieu !… » gémit Renée en s’appuyant pour ne pas tombercontre le tronc du palmier sous lequel avait lieu cetteexplication, tragique pour elle.

Elle se redressa, et ses mains, où ellecachait fiévreusement son visage, s’écartèrent dans un mouvement deterreur, à s’entendre appeler par trois fois, et de quelton :

– « Renée ! Renée !Renée !… »

C’était Gilbert, qui arrivait en courant parl’allée. D’instinct, elle fit un pas pour se mettre entre Neyrialet le nouveau venu, dont l’aspect annonçait une colère qui ne sepossède plus, et, saisissant le bras de sa sœur d’une poignebrutale, le frère la rejetait violemment derrière lui, encriant :

– « Tu n’as pas honte ! Tu vasrentrer et tout de suite. Rentre. Mais rentre !… Et vous,monsieur Pierre-Stéphane Beurtin… »

Il marchait maintenant vers celui qu’ilcroyait le complice de Renée, en l’appelant de son vrai nom, dontil détachait les syllabes :

– « Allez-vous-en, et que je ne vousrencontre plus jamais sur mon chemin, sinon… »

Il levait sa canne en proférant cette menace,à laquelle l’autre répondit par un geste pareil. Ils restèrentainsi une minute en face l’un de l’autre, dans l’attitude de deuxfaubouriens qui se préparent à un ignoble duel au bâton. Puis, toutd’un coup, Pierre-Stéphane éclata d’un rire dont l’outrageantsous-entendu paralysa le véritable voleur du bijou, et, haussantles épaules, il tourna sur les talons pour se diriger vers lasortie du jardin, sans plus regarder ni le frère ni la sœur,celle-ci toujours appuyée contre le large fût du palmier, les yeuxagrandis par la terreur, celui-là laissant tomber son bras etcourbant à demi la tête. Le rire terrible de Neyrial avait eu, pourlui, une signification trop claire, celle d’un mépris trop mérité.C’était comme si l’autre lui avait dit : « Vous !Vous ! Après ce que vous avez fait ! » Sous le coupde cet affront, la colère du justicier fiévreux de tout à l’heure,était tombée, et une humiliation passait dans sa voix, pourdemander à sa sœur :

– « Mais qu’y a-t-il donc entre cethomme et toi, ma pauvre Renée ? »

– « Rien que ma folie…, »répondit la jeune fille, qui se reprenait, elle aussi.« Jamais, Gilbert, jamais, je te le jure, il ne m’a adresséune parole que maman et toi n’eussiez pu entendre… Mais c’est vrai,je m’étais fait de sa personne une telle idée ! Je leplaignais tant de malheurs que j’imaginais immérités, et je lemettais si haut !… Alors, quand M. Jaffeux nous a dit cesdeux vols, celui des livres, chez lui, celui du bijou de ladyArdrahan, à l’hôtel, ç’a été un effondrement. Ah ! que j’aisouffert !… Et puis, j’ai pensé : « Non. Non. Cen’est pas possible. « Il n’a pas fait cela… » Je terépète : c’était fou. Je le comprends à présent… Et puis, il ya dix minutes, j’étais à ma fenêtre. Je le vois marcher dans lejardin. Le besoin de savoir a été plus fort que tout. J’ai voulu àtout prix lui parler, savoir, je te répète, savoir… Maintenant, jesais… »

– « Et que sais-tu ? »interrogea Gilbert. Plus de doute. Neyrial l’avait dénoncé.Qu’allait-il entendre, et quelle honte ! Et il écoutait, avecstupeur, la révélation d’une nouvelle générosité à son égard quiallait lui être plus douloureuse encore :

– « Ce que je sais ? »répondait Renée, « mais qu’il les a commis, ces deuxvols ! Quand il m’a dit que c’était vrai, qu’il les avait bienpris, ces livres chez M. Jaffeux, qu’il l’avait bien prise,cette broche, chez lady Ardrahan, ah ! comme j’aisouffert !… Tu es venu… Je vous ai vus, l’un en face del’autre, vous menaçant… Alors j’ai cru que j’allais mourir. Maisc’est passé !… – Elle répéta : « C’estpassé ! » en secouant sa tête et pressant ses doigts surses yeux. – « Laisse-moi rentrer. Quand maman se réveillera,il faut que je lui montre un visage qui ne l’inquiète pas. J’enaurai l’énergie. »

Cette reprise de sa volonté intérieure prêtaita ses traits, à cette seconde, une expression où Gilbert retrouvaune ressemblance avec le masque si ferme de leur père, et d’unaccent changé aussi :

– « C’est affreux, »continua-t-elle, « que j’aie pu donner tant de mon cœur à unindigne. Ce qui me fait du bien, c’est qu’il a été, du moins,sincère avec moi, qu’il ne m’a pas menti, ni cherché d’excuses àses fautes. Cette loyauté de l’aveu, c’est un reste d’honneur dansle déshonneur. C’eût été si dur de le mépriser tout àfait ! »

– « Je t’accompagnerai, » ditGilbert, comme Renée marchait du côté de l’hôtel. « Jevoudrais… »

Elle ne lui laissa pas le temps d’achever saphrase. Elle apercevait Mlle Morange qui lesguettait, et, se mettant à courir par une alléetransversale :

– « Oh ! cette femme !s’écria-t-elle. « Empêche qu’elle ne m’aborde, Gilbert. Je neserais pas sûre de me dominer. »

La danseuse s’approchait en effet des deuxpromeneurs. Par un mouvement instinctif, Gilbert imita sa sœur. Ils’engagea dans une autre direction, pour éviter, lui aussi, ladénonciatrice, qui haussa les épaules ; et tout en retournantdu côté de la salle de danse, elle disait, à voix haute :

– « Je leur ai rendu un grandservice. Ils m’en veulent. C’est la règle… »

Elle ne se doutait pas, en prononçant cesmots, que cette banale remarque, bien fausse dans sa bouche,s’appliquait d’une manière saisissante à la crise, traverséemaintenant par le frère de celle dont elle était si vilainementjalouse. Tandis qu’il remontait à son tour vers le Palace pourregagner sa chambre, il ne pouvait plus penser à rien qu’au faitextraordinaire et indiscutable qu’il venait d’apprendre. Ce Neyrialcontre lequel il levait sa canne quelques instants auparavant, dansun délire de fureur, s’était, pour la seconde fois, donné commeauteur de l’acte ignoble dont il portait, lui, le poids sur saconscience !

Du coup, ce témoignage, apporté par Renée,ruinait à fond l’édifice d’hypothèses construit par Jaffeux. Si cegarçon avait été le séducteur accusé par son ancien patron, seserait-il déshonoré, gratuitement, aux yeux de la jeunefille ? Non, puisque c’était là se l’aliéner à jamais.Impossible d’imaginer qu’en agissant de la sorte il se ménageât unmoyen de pression sur le vrai coupable. Celui-ci ne voyait plusqu’un seul motif à cette attitude, adoptée à deux reprises, dans cebureau de commissariat d’abord, puis tout à l’heure dans le jardin.Le voleur de livres, qui s’était perdu par cette première faute,avait eu pitié du voleur du bijou. Cette pitié expliquait égalementle prêt des mille francs. Si Gilbert n’avait pas eu dans lesoreilles ce rire de tout à l’heure et son insultante ironie,combien l’eût touché cette triple preuve d’une si généreusesympathie ! À cette minute, et trop près de cette scène, cebienfait lui était plus qu’odieux, intolérable. Le fils d’officier,chatouilleux, par éducation et par hérédité, sur le pointd’honneur, frémissait encore de l’affront, et que l’auteur de cetaffront eût eu, à son égard, de telles magnanimités, achevait de lejeter dans un état de gêne morale tel qu’il n’en avait jamaiséprouvé de pareil. L’impression est si amère pour un cœur un peufier de se sentir ingrat et de ne pouvoir pas ne pas l’être !Le soin que Neyrial avait pris de cacher la vérité au commissaireet à Renée, rendait au coupable la hideur de sa faute plus évidenteet avivait son remords, en même temps que la noblesse de cesprocédés l’humiliait au plus intime de son amour-propre. Ilsupportait mal le rôle par trop médiocre qu’il avait eu dans leursrapports : emprunts d’argent d’abord, puis règlement brutal desa dette, enfin et surtout, son silence, quand Jaffeux et Renée luiavaient appris que, par deux fois, et volontairement, Neyrials’était substitué à lui dans cette ignoble affaire du vol. Et lui,le fils du colonel Favy, du grand blessé de Verdun, il avaitaccepté cette substitution en se taisant ! Quelle honte,presque pire que la faute elle-même ! C’était si lâche. Entredeux jeunes gens qui sodalisent, – pour emprunter à lalangue latine [1] un mot qui nous manque et qui signifieun compagnonnage de plaisir plus cordial que la camaraderie etmoins tendre que l’amitié, – il se crée aussitôt une inconscienteémulation, aisément ombrageuse. Chacun veut être, à tout le moins,l’égal de l’autre. De se trouver si inférieur, dans lacirconstance, accablait Gilbert. Comment reconquérir un peu de sapropre estime ? En ne restant pas le bénéficiaire de cemensonge protecteur qu’il avait eu la faiblesse d’accepter, –vis-à-vis de Jaffeux, parce qu’il n’avait vu dans cettesubstitution que la plus perfide rouerie, vis-à-vis de sa sœur,parce que la surprise l’avait paralysé. L’une ou l’autre de cesdeux défaillances devait être réparée. Pourquoi pas tout desuite ?

Et, l’action suivant la pensée, comme ilarrive dans les moments de vibration totale de notre être, ilsortit de sa chambre, où il venait de passer une heure entière,sans même s’en apercevoir, dans cette tempête de pensées, juste àtemps pour rencontrer sa mère et Renée qui attendaient sur lepalier de l’ascenseur.

– « Je me sens mieux », disaitMme Favy, « et nous allons prendre un peu desoleil. Tu ne descends pas avec nous ? »

– « Volontiers », répondit lejeune homme. « J’irai peut-être jusqu’au golf »,ajouta-t-il, « et si Renée veut m’accompagner… »

– « Je préfère rester avecmaman », fit la jeune fille, « mais tu trouveras là-basM. Jaffeux. »

Elle avait compris que son frère désiraitreprendre leur entretien si brusquement interrompu, et il étaitvisible qu’elle s’y refusait. Ils étaient tous les trois dansl’ascenseur, à présent, et tandis que fonctionnait la lourdemachine, il regardait sa sœur avec une admiration renouvelée pourson courage. Il la voyait raide et distante, son mince visage tendudans une volonté de calme, et il se rendait compte, à l’expressiongrave de ses yeux, qu’elle n’avait pas menti, en lui répétant toutà l’heure : « C’est passé. » Le frère connaissait,pour s’y être heurté sans cesse dans leurs petites disputesd’enfant, ce trait du caractère de Renée, cette faculté de prendredes partis avec elle-même, si pénibles fussent-ils, sur lesquelselle ne variait plus. Ce qui était passé, hélas ! ce n’étaitpas son chagrin. La tristesse du fond de ses prunelles le disaitassez. C’était ce qu’elle appelait sa folie, cette exaltationromanesque autour d’une personnalité, aujourd’hui dégradée pourelle à jamais. Lui apprendre la vérité sur le vol des bijouxrisquait de rendre, dans son imagination, un prestige encore accruà cet homme, qu’elle ne pouvait vas épouser sans un drame familial,dont le contre-coup tuerait leur mère. Gilbert la regardait aussi,cette mère. Aux taches rouges de ses joues, à la nervosité de sesmoindres mouvements, à ses yeux plus brillants, il constatait quelravage exerçaient déjà, sur ce fragile organisme, les émotions desderniers jours.

« Non », se disait-il, en sortant del’ascenseur et en prenant congé des deux femmes, « mon devoirici est de ne pas parler. Je suis sûr que Jaffeux sera de cetavis. »

Comme on voit, il ne discutait déjà plusl’idée de confesser sa faute à l’ancien patron de Pierre-Stéphane.À ce désir de se mésestimer un peu moins se mêlait ce besoin d’unappui moral, que les natures comme la sienne, impulsives etincertaines, éprouvent dans les crises auxquelles ces deux funestesdéfauts, l’irréflexion et l’incohérence, les acculent si souvent.Auprès de qui d’autre le trouver plus sûr et plus efficace, cetappui ? La réaction de Gilbert contre son père n’empêchait pasqu’il ne l’admirât et qu’il ne subît l’influence de ses jugementssur les hommes. Il savait la haute opinion que le colonel avait deJaffeux, et le sentiment de marcher vers le secours assuré, luifaisait hâter le pas pour franchir la distance qui séparait leMédès-Palace du terrain de golf, aménagé au delà d’unautre grand hôtel, sur les bords du Gapeau. L’avocat se tenait là,en effet, assis sur un banc, à l’ombre d’un bouquet d’eucalyptus.Il considérait, avec un intérêt un peu badaud de vieux bourgeoisfrançais, les allées et venues des dix ou douze joueurs, en train,ici, de lever leur club pour donner un coup à la boule posée devanteux, – plus loin faisant quelques pas pour se mettre à portée d’unautre trou. Chacun était suivi d’un petit garçon, le caddie, quiportait dans un étui les instruments de rechange.

– « Vous me voyez à la fois amusé etattristé », dit-il à Gilbert, quand celui-ci l’eut abordé.« Mais oui, j’ai de nouveau l’impression que notre vieilleFrance tourne au pays colonisé. Regardez ces joueurs, avec leslarges semelles de leurs chaussures, leurs bas d’une lainemulticolore, leurs culottes bouffantes, leur courte pipe de bois àla bouche, leur casquette souple, et rappelez-vous les gravures duPunch. Ce sont des Anglais qui s’amusent à un jeu anglais, sur unchamp d’exercices préparé à l’anglaise, et ces gamins qui lesaccompagnent, – j’en ai questionné deux ou trois, – ce sont desItaliens. On n’emporte pas sa patrie à la semelle de ses souliers,affirmait ce brigand de Danton. Je ne connais pas de parole plusfausse. Mais si, on l’emporte. Ces Anglais restent des Anglais, cesItaliens des Italiens. Rien ne m’inquiète pour notre avenir commecet afflux d’étrangers inassimilables – ils le sont tous, – dontnous ne voyons ici qu’un minuscule épisode… Mais, allons au pluspressé. J’ai entr’aperçu seulement madame votre mère, cetaprès-midi. Votre sœur est plus calme, paraît-il. Qu’enpensez-vous ? »

– « Qu’elle a beaucoup decourage, » répondit Gilbert, « et qu’elle se dominerajusqu’au bout. »

– « Il y a un point noir »,reprit Jaffeux. Prandoni m’apprend que Pierre-Stéphane Beurtindébute aujourd’hui même comme danseur à Tamaris, àl’Eden-Hôtel où il a un engagement. J’ai pensé tout desuite : « Il est bien près d’ici. N’aurait-il pas l’idéed’en profiter pour voir Mlle Renée, ou pouressayer ? » J’ai dit à Prandoni : « Votreconfrère de l’Eden ne vous a pas demandé desrenseignements ? » – « Non », m’a-t-il répondu.« Vous pensez à mon soupçon à propos de la barrette ?Vous n’avez pas su que le commissaire me l’a rendue sans vouloirs’expliquer sur la façon dont elle lui avait été apportée. Je gardel’idée que Neyrial a bien pu, après l’avoir volée, juger plusprudent de la remettre à la police en demandant le secret. S’il enest ainsi, et qu’il commette une nouvelle indélicatesse là-bas, –tant mieux pour les Mèdes dont l’Eden est undangereux concurrent. Tout ce qui peut lui nuire nous sert. »Quelle bassesse ! Ah ! les hommes ne sont pasbons !… Je me demande si ce ne serait pas à moi d’avertir lepropriétaire de l’Eden, et dès aujourd’hui… »

– « Vous ne ferez pas cela, monsieurJaffeux, même si le commissaire vous avait autorisé à cettedénonciation, quand vous saurez tout… »

À l’accent dont cette phrase était prononcée,l’avocat se retourna vers le jeune homme. Cette physionomie, siobscure d’ordinaire, et en particulier ces jours derniers sifermée, si défiante, s’éclairait en ce moment. Ces yeux auxquelsJaffeux reprochait l’absence de regard rayonnaient d’une lumière decourage et de franchise. Quand on se dégrade, on éprouve le besoinde mentir. L’avocat connaissait bien cette loi de notre vie morale,et aussi que le premier indice du relèvement est un irrésistibleappétit de sincérité. Tout en écoutant le véritable voleur du bijouraconter son propre égarement et ce qui avait suivi, jusqu’à lascène de cet après-midi même, entre Renée et Neyrial, ill’observait, et il avait l’évidence d’avoir devant lui un GilbertFavy qu’il ne connaissait pas. Une autre évidence s’imposait, pourlui effarante. Si Pierre-Stéphane, devenu Neyrial, s’étaitréellement conduit ainsi, – mais comment en douter ? – il nele connaissait pas davantage. Quand cette confession fut achevée,il manifesta le déconcertement extrême où elle le jetait, par uneattitude de réflexion et un silence que son interlocuteurinterpréta comme un signe du plus sévère jugement :

– « Vous me trouvez bien méprisable,n’est-ce pas ?… balbutia-t-il.

– « Non », répondit fermementl’avocat.

Il s’était levé, et passant son bras sous lebras du jeune homme, d’un geste paternel, il répéta : –« Non, non, mon enfant. Vous avez tout effacé, en nesupportant pas que je pense de votre bienfaiteur ce que j’enpensais et en vous accusant avec cette droiture dans un trèspénible aveu… Mais, partons d’ici. Il est trois heures. D’Hyères àTamaris, en auto, il y a un peu plus d’une heure… Plus que jamais,il faut que j’aille à cet Eden-Hôtel, et tout desuite… »

– « Pour m’excuser auprès de lui, demon geste de tout à l’heure ? » dit Gilbert. « Non,monsieur Jaffeux. J’aurai le courage de faire cette démarchemoi-même… Je la lui dois. Ce sera dur, mais… »

– « Mais vous ne savez pas commentil vous recevra, » interrompit Jaffeux, « ni commentvous-même prendrez son accueil… Quand deux hommes en sont venus auxvoies de fait, et une canne levée c’est une voie de fait, le plussage est qu’ils ne se rencontrent que longtemps après. Etencore !… Et puis, votre injustice à son égard, j’en suisresponsable, moi, et non pas vous. Oui. Qui donc vous a persuadéqu’il poursuivait un plan de séduction, où il voulait, par lesprocédés d’une amitié simulée, vous faire jouer un rôle decomplice ? Moi… Qui vous a représenté comme autant de pièges,et ses gentillesses de camaraderie, et son prêt d’argent, etjusqu’à cette insistance pour que vous lui promettiez de ne plusjouer ? Moi… Qui donc, rapprochant son ancienne faute desautres indices, vous a montré en lui un scélérat consommé ?Toujours moi… Si quelqu’un lui doit une réparation, c’est moi.Mais, Gilbert, ce n’est pas à cause de vous seulement que j’aibesoin d’aller à Tamaris, de l’interroger, de comprendre…Écoutez-moi bien, mon enfant, et souvenez-vous toute votre vie dece que vous dit aujourd’hui un vieillard bien ému d’avoir constatéen vous ce sentiment aigu de la responsabilité, ce passionné désirde s’estimer soi-même qui fait l’honnête homme. On n’est passeulement responsable de ses propres actions. On l’est aussi decelles des autres, quand on en fut la cause indirecte. Il y a unephrase, dans un psaume, qui exprime cela magnifiquement :« Delicta quis intelligit ? Ab occultis meis mundame… Qui connaît toutes ses fautes ? Purifiez-moi,Seigneur, de celles qui me sont cachées… » Je n’ai jamaispensé à mon ancien secrétaire, depuis des années, sans que ceverset de l’Écriture ne me revînt à la mémoire. Avais-je bien agi,en étant si dur pour lui ? Car j’ai été très dur, comme jel’aurais été de nouveau en toute occasion, après ce que je croyaisde sa conduite au Mèdes. Vous m’avez rendu un tel service,mon ami, en m’éclairant par votre confession ! Mais, cequ’elle ne m’a pas appris, c’est le motif pour lequelPierre-Stéphane s’est conduit de la sorte. C’est l’histoire de soncaractère, et ce qu’il est devenu dans ce métier extraordinaire quevous prétendiez lui envier. Je m’en rends compte, maintenant. Vousaviez cette fièvre du remords, qui a ses délires, comme l’autre.L’événement qui a dominé sa destinée, ç’a été ce vol chez moi, etla façon dont je l’ai chassé. Quand je l’ai retrouvé, danseurmondain dans ce Palace, ma première idée a été c’est un peu à causede moi, tout de même, qu’il s’est déclassé. J’ai eu, ensuite, tantde raisons vraisemblables de supposer chez lui une perversitéfoncière : sa conduite avec votre sœur, avec vous, telle queje la connaissais, cette histoire du bijou ! Votre témoignagem’a rendu tous mes doutes sur lui et sur ma sévérité d’autrefois.Qui est-il vraiment ? Je vais essayer de le savoir… »

– « Et s’il refuse de causer avecvous ? » fit Gilbert. « S’il sedérobe ?… » – Et, douloureusement : « –Ah ! vous n’avez pas entendu son rire, quand j’ai marché surlui… J’en garde la sensation d’avoir reçu un soufflet. Je ne peuxpas supporter qu’il pense de moi ce qu’il en pense. »

– « S’il se dérobe ?… »répondit Jaffeux. « Vous serez toujours à temps de lui écrire.Je vous ferai votre lettre, » ajouta-t-il, sur un geste dedétresse du jeune homme, « mais il ne se dérobera pas.Lorsqu’on a rompu, comme lui, avec tout son milieu, et quel’occasion s’offre de s’expliquer avec quelqu’un qui vous lereprésente, on la saisit et on parle. Je le jugerailà-dessus. »

Comme ils étaient devant leMèdes-Palace, il appela de la main un des chauffeurs quistationnaient devant la porte, et, revenant à Gilbert.

– « Une promesse, seulement. Pas unmot à votre sœur. Pour qu’elle guérisse, il faut qu’elle continue àêtre abusée. Je sais. Vous souffrirez beaucoup à l’entendre vousdire qu’elle méprise cet homme. Le supporter, ce sera pour vousl’expiation. D’ailleurs, vous lui devez ce silence, à lui aussi,puisqu’il a voulu qu’elle le crût coupable. »

– « Mais pourquoi l’a-t-ilvoulu ? » demanda Gilbert.

– « Je vais le savoir »,répondait Jaffeux. Déjà il était monté dans l’auto. Il avait dit auchauffeur : – « À Tamaris, àl’Eden-Hôtel. » Et comme le moteur ronflait, il sepencha par la fenêtre de la portière, pour renouveler au frère deRenée sa dernière recommandation : – « Pas un mot àRenée, et à tout à l’heure. »

Chapitre 10

 

 

La route d’Hyères à Toulon, puis à Tamaris,par la Seyne, est bien belle, par ces après-midi du premierprintemps, avec ses villas apparues entre les palmiers, lescerisiers en fleur, la première verdure de ses vignes, et les deuxmontagnes d’une si fière silhouette qui la dominent, le Coudon etle Faron. Est-il besoin de dire que Jaffeux eut à peine un regardpour cette magnificence et cette grâce du lumineux paysageprovençal ? Il n’avait pas menti en citant à Gilbert Favy cesparoles du psaume que commentait Pascal dans son Mystère deJésus : « Si tu connaissais tes péchés, tu perdraiscœur… À mesure que tu les expieras, tu les connaîtras. Fais doncpénitence pour tes péchés cachés et la malice occulte de ceux quetu connais… » Il était de ceux qui veulent, sur le soir deleurs jours, avoir mis en ordre tout leur passé, en s’humiliant ausouvenir des erreurs irréparables, en réparant à tout prix lesautres. Allait-il pouvoir faire un peu de bien àPierre-Stéphane ? Oui, puisque ce fils d’une femme qu’il avaittant admirée, tant vénérée, gardait quelques-unes des qualitésd’âme de sa mère. Sa conduite vis-à-vis du frère de Renée, siextraordinaire de générosité, le démontrait. L’image de cette noblefemme, à la mort de laquelle sa dureté pour son infidèle secrétaireavait fait, à son insu, participer l’avocat, flottait devant sesyeux. Il croyait entendre sa voix qui lui disait commeautrefois : « Soyez bon pour lui ! » – Maiscomment l’aider ? Qui était-il vraiment ? Cette question,énoncée tout haut devant Gilbert, il se la posait de nouveau toutbas, tandis que l’automobile l’emportait vers une rencontre, quisurexcitait aussi sa curiosité. À quels motifs avait obéi lepseudo-Neyrial en s’accusant faussement auprès du commissaire et dela jeune fille ? La pitié pour un camarade, dont l’aventureressemblait à la sienne, aurait-elle suffi à provoquer undévouement qu’une longue expérience rendait fantastique pour unhomme, comme celui-là, initié à tant de complications par tous lesprocédés qu’il avait plaidés ? D’aventure analogue, il n’enavait pas rencontré…

Mais déjà Toulon et La Seyne étaient loin.L’automobile traversait un bois de pins maritimes dont la sombreépaisseur évoqua soudain pour lui, dans la disposition d’esprit oùil était une phrase de Tourgueniev, le seul des romanciers russesque son goût exquis de vieux Français lui permît desupporter : « L’âme d’autrui est une forêtobscure. » Les villas de Tamaris apparaissaient, puis unefaçade sur laquelle se lisait, en énormes lettres dorées, le nom del’Eden-Hôtel, et il descendait, pour entendre, luiarrivant du fond d’une grande véranda ménagée en prolongement de labâtisse primitive, une musique pareille à celle duMèdes-Palace, le premier soir. Des silhouettes dedanseuses et de danseurs se dessinaient derrière les vitres. Unportier s’avançait au devant de lui, auquel il demanda s’il pouvaitparler à M. Neyrial.

– « M, Neyrial est en train deconduire le thé-dansant, » lui fut-il répondu dans un accentvenant tout droit d’Allemagne, qui justifiait trop sa remarque detout à l’heure sur l’invasion de la Côte d’Azur par lesétrangers.

– « Je vais l’attendre », ditJaffeux.

– « Si Monsieur veut entrer dansl’atrio qui précède la salle de danse ?… »suggéra un chasseur, Italien celui-là, comme en témoigna unCiao Peppino, jeté à un garçon de son âge, en train depousser de la main une bicyclette qu’il enfourcherait, aussitôthors l’hôtel.

Cette impression de capharnaüm cosmopolite futcorrigée pour Jaffeux, par l’accent marseillais du garçon qui ledébarrassa de son pardessus, à son entrée dans l’étroiteantichambre ; pompeusement qualifiée d’atrio parl’Italien et qui servait de vestiaire aux visiteurs duthé-dansant :

– « Monsieur ne préfère pass’asseoir là ? » disait cet homme, en montrant le salon.« Je lui trouverai une table… »

– « Non », fit Jaffeux, et,tirant de son portefeuille un billet de vingt francs : –« J’ai très peu de temps et je voudrais seulement causerquelques minutes avec M. Neyrial… »

– « Le nouveau danseur ?Ah ! ça ne sera pas facile, monsieur. Un danseur mondain, cen’est pas une sinécure. Celui-là vient d’arriver, cet après-midi.C’est un as, paraît-il, et toutes les dames vont le réclamer. Maisle système D, ça me connaît. Je vais m’arranger pour vousl’envoyer… »

Tandis que le complaisant personnage s’enallait par un couloir latéral, pour reparaître devant la porte dufond de la vaste salle, au pied même de l’estrade réservée àl’orchestre, Jaffeux, dissimulé dans un angle de sa retraite,pouvait voir celui qu’il cherchait vaquer à ses devoirs de danseurprofessionnel, qui consistent d’abord à faire danser les femmesqui, sans lui, ne danseraient pas. En ce moment, Neyrialentraînait, dans un boston, une Anglaise de cinquante ans trèspassés, massive et raide, avec un de ces rouges visages pourlesquels ses compatriotes ont inventé l’éloquente expression deport-wine face. Le jeune homme mettait à conduire cettedébutante en cheveux gris une gentillesse qui sauvait le ridiculede cette tardive initiation. Attentif à la fois et souriant, ilsemblait avoir oublié la scène pénible qui l’avait dressé, la cannehaute, en face de Renée défaillante et de son frère en fureur. Iln’eut pas plus tôt ramené sa lourde partenaire à sa chaise, qu’unejeune fille, délicieuse celle-là, de fraîcheur et de souplesse, seleva pour venir hardiment à lui, ce qui n’empêcha pas l’audacieuxMarseillais de s’avancer aussi, et de lui dire quelques mots àl’oreille, auxquels il répondit par un signe d’acquiescement, enpartant avec sa nouvelle compagne dans un paso-doble, dontles théoriciens de la chorégraphie moderne disent qu’il faut ledanser « sur un mouchoir de poche ». Maintenant, la joiedu mouvement vif et bien réglé semblait animer tout son corps. Sesyeux rayonnaient. Cette enfant de dix-huit ans peut-être et luifaisaient un couple d’une telle harmonie dans la sveltesse, que lesbuveurs de cocktails, debout là-bas, devant un bar dressé dans unrecoin, en oubliaient de déguster leur Manhattan et leurWidow’s smile, pour les regarder.

– « M. Neyrial viendrarejoindre monsieur. Je vous l’amène aussitôt après cettedanse », avait susurré le Marseillais, de retour auprès deJaffeux, et, avec une familiarité toute méridionale « Vousl’ai-je dit que c’était un as !… »

« Pourvu qu’il ne recommence pas le coupdu Mèdes-Palace, et qu’il ne se sauve point »,pensait Jaffeux. « Non. Il ne regarde pas de mon côté. Je suisbien caché, heureusement. Mais quand ce garçon me l’amènera, commeil dit ?… Ah ! cette fois, je ne le laisserai paspartir… »

Il considérait, en méditant ainsi, les deuxissues, dont l’une donnait sur le dancing, l’autre sur le vestibulede l’hôtel. Et voici que l’orchestre se taisait, et que le danseurtraversait toute la salle, pour arriver dans le petit salon. Ils’arrêta sur le seuil, en reconnaissant Jaffeux qui, s’avançant,lui mit la main sur l’épaule :

– « Reste, Pierre-Stéphane »,lui disait-il, en le tutoyant comme autrefois. « Je ne tegarderai pas longtemps, mais il faut que je t’aie parlé. Il lefaut. »

Fut-ce l’autorité d’affirmation qu’il avaitmise dans ce mot, répété ainsi ? Ou bien le jeune hommeavait-il désiré lui-même, tous ces jours derniers, cetteexplication, sans oser la provoquer ?

– « Je vous écoute, monsieur »,dit-il simplement.

– « Pas d’équivoque entrenous », reprit Jaffeux. : « tu te rappelles que jene les aime pas. J’ai à te dire d’abord que suis au courant de tesrapports avec Gilbert Favy, de tous, tu m’entends. Il t’a manquégravement, d’abord en te renvoyant brutalement les mille etquelques francs que tu lui avais prêtés, ensuite, en levant sacanne sur toi, tout à l’heure. Suis-je renseigné ? Il voulaitvenir ici te faire des excuses. Je l’en ai empêché. Votre colère, àtous deux, est trop récente. C’est moi qui te les apporte, sesexcuses, et qui te demande de les accepter… »

– « Je ne lui en ai pas voulu,monsieur Jaffeux », dit Pierre-Stéphane, en haussant lesépaules. « On n’en veut pas à un enfant qui ne sait pas cequ’il fait, et qui, d’ailleurs vous est indifférent. »

– « Indifférent ? » repritl’avocat. « À quels sentiments as-tu obéi alors, en l’aidantde ta bourse, pour régler sa dette de jeu, en essayant de l’arrêtersur une pente fatale, par cette parole d’honneur que tu lui asdemandée, puis, en te chargeant de restituer un bijou qu’il avaitvolé, enfin en prenant ce vol à ton compte, – je sais cela aussi, –quand tu t’es accusé à sa place chez le commissaire, et auprès desa sœur ?… Est-ce de retrouver ta propre aventure vécue devanttoi, par ce garçon, à l’âge même que tu avais alors et dans descirconstances si pareilles, qui t’a ému ? Ou bien… » – Ilhésita une minute « – Ou bien as-tu agi de la sorte par amourpour cette sœur, d’abord en secourant son frère, puis en luicachant, à elle, la faute de ce frère ? S’il en était ainsi,confie-toi à moi, Pierre-Stéphane. J’ai été très dur pour toi,jadis, et je me le suis souvent reproché. Oui, bien souvent je mesuis demandé : « Que fait-il ? Où vit-il « etcomment ? » Je ne te cacherai pas que, te retrouvantdanseur dans un Palace, puis apprenant la disparition dubijou et les soupçons de l’hôtelier, j’ai cru que c’était toi, lecoupable. Je le croyais toujours, ce matin même et cet après-midi.Ce que je viens d’apprendre, et par la confession de Gilbert Favylui-même, a changé mes idées. C’est le motif encore pour lequel jesuis ici, pour t’aider à refaire ta vie. Je te répète : j’aieu trop souvent des remords à la pensée que je te l’avais peut-êtregâtée… »

– « Ne vous faites pas de reproches,monsieur Jaffeux », interrompit Pierre-Stéphane. « C’estvrai que vous avez été très dur pour moi. Je vous en ai voulu, surle moment, à cause de ce qui a suivi. Plus tard, j’ai compris, envivant, que vous aviez eu raison. Et je vous ai été reconnaissant.Vous avez réveillé en moi le sursaut de l’honneur, et pourtoujours, en me faisant sentir l’énormité de la mauvaise action quej’avais commise. J’ai tant désiré vous rencontrer un jour, pourvous le dire, et puis, quand je vous ai vu, auprès des dames Favy,au Mèdes-Palace, j’ai eu peur. La honte m’a pris, comme sij’étais encore dans votre cabinet, à vous entendre prononcer laterrible phrase « Il manque ici…, » en montrant votrebibliothèque. J’avais tant besoin, moi, de retrouver un peu devotre estime !… Et je dois de la reconnaissance aussi àGilbert Favy, puisque vous me la rendez, cette estime, sur sontémoignage… Quant à la raison pour laquelle je me suis occupé delui, c’est en effet la ressemblance entre nos deux aventures, maisje n’ai pas eu à son égard cette pitié que vous croyez. Encore unefois, cet étourdi m’est indifférent. J’ai pensé à sa mère à causede la mienne. »

– « Tu as tremblé qu’ayant la mêmemaladie ?… »

– « Elle ne reçût le même coup. Oui.Voilà pourquoi je lui ai avancé cet argent, pourquoi je me suischargé de la restitution du bijou, pourquoi j’ai dit au commissaireque c’était moi, le voleur. Il parlait d’une enquête, si je nenommais pas la personne de qui je tenais cette barrette volée. Jeme suis nommé, moi, par terreur que cette enquête n’aboutît àdécouvrir le vrai coupable, et qu’alors Mme Favy…Qu’est-ce que ça me faisait, à moi le déclassé, d’être maljugé ? Je vous répète je ne pensais qu’à maman. J’avais pitiéd’elle, à travers cette mère. Vous trouverez cela bien étrange,sans doute. C’est ainsi… »

– « Mais quandMlle Renée t’a interrogé, tu n’avais plus d’enquêteà craindre. Tu savais bien qu’elle ne dénoncerait pas le fils à lamère, et tu t’es accusé de nouveau. Si tu ne l’aimes pas et si tun’as pas voulu lui épargner le chagrin d’apprendre la défaillancede son frère, je ne comprends plus… »

– « C’est pourtant trèssimple, » dit le jeune homme. « C’est vrai qu’elle m’abeaucoup intéressé tout cet hiver. Je la trouvais, je la trouvetoujours délicieuse de sensibilité fine, de grâce naïve, et sivibrante ! Alors j’ai été plus empressé auprès d’elle qu’iln’était raisonnable, je m’en rends compte aujourd’hui. Je voyaisbien que je lui plaisais, et j’avoue qu’il me plaisait de luiplaire. Vous savez, c’est un des charmes de notre métier que cesdemi-intimités, ces sympathies sans lendemain, qui vous laissentensuite comme le parfum d’un tendre souvenir. Mais, quand j’ai vuMlle Favy venir à moi, au moment où je quittaisPrandoni, mon compte réglé, pour gagner mon taxi chargé de mesmalles, j’ai compris, rien qu’à la regarder, que j’avais été trèsimprudent. Ne me prenez pas pour un fat, monsieur Jaffeux. Je n’ensuis pas un. Je sais trop ce que c’est qu’un caprice. J’en airessenti quelques-uns. J’en ai inspiré plusieurs. Ce que j’avaisdevant moi, c’était la passion, c’était l’amour, et quand elle m’ainterpellé, elle si modeste, avec cette voix, avec des larmes aubord des paupières, avec le tremblement de tout son être, je mesuis dit : « Qu’ai-je fait ? » Ce sursaut del’honneur, dont je vous parlais, je l’ai ressenti, là, devant cetteenfant, et si fort ! Je n’avais pas eu le droit de troubler cecœur, puisque moi, je ne l’aimais pas vraiment, que je n’avais eupour elle qu’un joli caprice amusé. Dans un éclair, j’aperçus mondevoir : mettre entre elle et moi l’irréparable. J’en avaisl’occasion. Je n’avais qu’à lui faire la même réponse qu’aucommissaire. J’en ai eu le courage… Il m’en a fallu, je vous jure.Elle souffre à cette minute, la pauvre petite, j’en suis sûr, maisle mépris tuera cet amour, qui n’est qu’un commencement, et dumoins, je n’aurai pas gâté sa vie. Vous avez là le symbole,monsieur Jaffeux, de ce qui a été ma règle constante, depuis quej’ai pris mon excentrique métier. Je vous répète : ne jamais,jamais manquer à l’honneur. S’il est excentrique, ce métier, c’enest un tout de même, et qui m’assure une indépendance honorable,par le travail. Il n’est pas de ceux que le monde accepte. Ça m’estégal, pourvu qu’en l’exerçant, moi, je reste propre à mes yeux. Àma pauvre mère mourante, j’avais juré que je redeviendrais unhonnête homme. Il y a une honnêteté de l’argent. Je n’y ai plusjamais, jamais manqué. Il y en a une du cœur. Je l’ai eue vis-à-visde cette jeune fille. Me comprenez-vous maintenant ?

– « Oui, » dit Jaffeux,« et aussi que tu ne peux pas continuer, avec ce que tu asdans l’esprit et dans le cœur, à mener cette absurde existence. Oùte conduira-t-elle ? Que penseraient de toi ceux qui ont connuet vénéré le bâtonnier Beurtin, s’ils savaient que son petit-fils apour profession de faire sauter les vieilles toquées dans leshôtels de saison, et, comme j’ai lu quelque part, « d’animerla piste ? » Tu n’as pas trente ans, Pierre-Stéphane, tupeux reprendre tes études de droit. Moi, je ne plaide plus autant,mais je donne des consultations, beaucoup, j’ai une correspondance,j’écris des articles dans des journaux spéciaux, j’ai besoin desecrétaires. Je t’offre de te reprendre comme tel. Tu prépares talicence et ton doctorat. Tu t’inscris au barreau. Qui donc irachercher Neyrial sous la toge de maître Pierre-StéphaneBeurtin ?… Et alors, écoute-moi bien. Si j’ai demandé àGilbert Favy de dire la vérité à sa sœur et que celle-ci ait gardépour toi le sentiment que tu as deviné, – et elle le gardera, c’estune âme profonde, – alors j’irai trouver le colonel Favy. Son filst’en a parlé comme d’un homme tout d’une pièce. Je sais, moi,combien il est sensible, sous sa dure écorce. Je lui apprends quitu es, ce que tu as fait, ton caractère, la passion de sa fille. Jela lui demande pour toi. Il te la donne. Est-ce un beau rêve ?Il ne dépend que de toi qu’il devienne une réalité. Qu’endis-tu ?… »

Le jeune homme se taisait. Il était devenutrès rouge, et Jaffeux le vit tout d’un coup porter la main à sonvisage, et ses doigts appuyés sur l’angle interne de ses yeux,écrasaient deux larmes.

– « Mais la voilà, taréponse, » dit le vieillard. « Ce n’est pas vrai que tun’aies pour Renée Favy qu’un caprice amusé. La vérité, c’est que tune t’es pas permis de l’aimer, et que tu l’aimes… Allons, soiscourageux, car c’est l’être que d’oser espérer. Accepte monoffre… » – et comme Pierre-Stéphane demeurait toujourssilencieux : – « Tu hésites ? Eh bien !réfléchis. Je reste à Hyères. Dans quarante-huit heures jereviendrai à l’Eden. Je n’apprendrai la vérité à RenéeFavy qu’une fois ta résolution prise, qui, j’en suis sûr, seracelle que je désire. »

– « Peut-être, » ditPierre-Stéphane.

– « Certainement, » insistaJaffeux. « Mais va, on te réclame, et n’aie pas l’air d’avoirpleuré. »

– « En effet, » dit le pseudoNeyrial en hochant la tête ironiquement. « Je suis un danseurmondain, et si un danseur mondain n’a pas le sourire, quil’aura ?… Adieu, patron, » – et il serra longuement lamain a Jaffeux, en l’appelant du nom qu’il lui donnait jadis. Puis,gravement : « – « Merci. Vous êtes bien celui dontmaman me parlait avec tant de respect : une âmed’apôtre ! »

– « D’ami, tout simplement, ami deton grand-père, ami de ta maman, ami de toi. Après-demain, donc, àla même heure. »

– « C’est convenu, » dit ledanseur ; et, d’un geste filial, il porta les doigts de soninterlocuteur à ses lèvres, puis s’élança hors du réduit où ilsvenaient d’avoir à mi-voix, entre deux tables encombrées dechapeaux et de pardessus, un dialogue si chargé pour tous deuxd’émotions intenses. Il était déjà dans la salle, et s’inclinaitdevant une jeune femme, abordée au hasard. Jaffeux regardalonguement ce couple glisser parmi les autres, balancé au rythme dela musique. Pierre-Stéphane était redevenu Le Neyrial desfox-trott et des shimmy, par ses pieds quisuivaient si exactement la mesure, par la grâce élégante de sasouple allure et de ses gestes ; mais son masque ne traduisaitplus ce plaisir animal du mouvement, comme le premier soir, authé-dansant du Mèdes-Palace. Une expression nouvelle yrévélait un trouble intérieur, dont Jaffeux ressentit en lui-mêmele contre-coup.

Chapitre 11

 

 

« Pourvu qu’il accepte, » sedisait-il en s’en allant. « Alors je pourrai dire la vérité àcette pauvre petite Renée, et comme cela réchauffera mon vieuxcœur ! »

Il était encore dans ces sentiments quandl’automobile le déposa devant l’entrée du Mèdes-Palace.Là, il fut tout de suite abordé par Gilbert Favy qui, évidemment,le guettait.

– « Eh bien ! vous l’avezvu ? Vous lui avez parlé de moi ? Il mepardonne ?… »

– « Il a compris, et du moment quevous pensiez ce que vous pensiez…

– « Je peux donc aller le voir,maintenant ? » interrompit Gilbert.

– « Vous avez confiance enmoi, » reprit Jaffeux après une pause. « Ne le revoyezpas en ce moment… » – Et, mettant toute son affectueuseautorité dans son accent :

– « Attendez quarante-huit heures,je vous expliquerai pourquoi. J’ai formé un projet, celui del’arracher à ce déraisonnable métier, qui n’est pas digne de lui…J’ai l’intention de le reprendre comme secrétaire. Il achèvera sondroit. Il sera avocat. Je le lui ai dit, ce projet. Il hésiteencore. Je le sais par expérience, dans ces grandes résolutions, oùil s’agit de changer sa vie il faut faire oraison, comme disent lesprêtres, – tout simplement rester en tête-à-tête avec soi-même.C’est son cas, dans ce nouvel hôtel, où il s’est installéaujourd’hui. Il n’y connaît personne encore. Respectez sasolitude… »

– « Je vous obéirai, monsieurJaffeux. Mais laissez-moi vous demander un service… »

– « Lequel ? » interrogeal’avocat.

– « De parler à ma sœur, vous, delui apprendre la vérité. Je la vois mortellement triste. Elle estsi fière ! Je me rends compte qu’elle a une telle honte des’être intéressée à un escroc, et, moi, j’ai une honte pire àpermettre qu’elle croie ce qu’elle croit de Neyrial, quand c’estmoi qui… »

Il s’arrêta. Le souvenir de sa défaillance luiétait trop pénible à évoquer.

– « Je lui parlerai, » ditJaffeux, « je vous le promets. Mais là encore, il fautattendre un peu. Ce chagrin que vous éprouvez à la voir accuserquelqu’un de la faute que vous avez commise vous fait horreur.Estimez-vous-en, c’est une autre expiation. Supportez-la. Elleachève d’effacer cette faute. Mais, avertir Renée aussitôt, c’estrisquer qu’elle ait pendant quelques jours, avec vous, une attitudequi étonne votre mère. Mme Favy avait des soupçonssur vos pertes au jeu ; il ne faut pas risquer derenouveler. »

– « Alors quand ? »

– « Rapportez-vous-en à moi, »dit l’avocat.

Et, remonté dans son appartement :« Le brave cœur ! » songeait-il ; « c’estcomme Pierre-Stéphane, le repentir l’aura guéri. Quelle véritéprofondément humaine dans ce que l’Église enseigne du rachat parl’aveu et la contrition ! Je n’aurai pas de plus sûr allié quelui auprès du colonel pour ce mariage. Mais la mère ?… Pourqu’elle l’accepte, cette idée, il faudra lui apprendre, à elleaussi, ce qu’a fait Gilbert. Quel coup à lui porter !…Bah ! Nous avons le temps pour nous. Dans un an, dans deux, cesera du passé très lointain. Gilbert se sera bien conduit, car ilvoudra maintenant racheter à tout prix son aberration. La grandeaffaire est que la pauvre femme ne soupçonne rien en ce moment.Pourvu que ces deux enfants soient assez maîtres d’eux-mêmes pourse dominer ? »

« Ils l’ont été, maîtres d’eux-mêmes, ilsl’aiment tant ! » se disait-il quelques heures plus tard,après une soirée passée avec Mme Favy, Renée etGilbert, dans un des petits salons de l’hôtel. Le grand, celui oùse donnaient les thés-dansants, était ouvert et plein de monde.C’était la mère qui, par une tendre sollicitude, avait choisi cetteautre pièce où les souvenirs redoutés ne s’évoquaient pas pour lajeune fille. Celle-ci s’occupait à tricoter, un peloton de lainesur ses genoux, sans que son profil, penché sur l’ouvrage, trahîtrien d’autre qu’une attention absorbée. Gilbert causait, avec unrien d’excitation et la gaieté jouée d’un jeune Français moqueurqui raille doucement les étrangers.

– « Comme vous aviez raison,monsieur Jaffeux, de dire que nous sommes un pays colonisé !Demandez à Renée comment s’appelle cet ouvrage auquel elletravaille… »

– « Un pull-over, » ditRenée.

– « Voyez, » reprenait Gilbert,« il y a trois mois c’était un sweater ! Tout ledictionnaire anglais y passera. Pourquoi pas tricot ? Le motétait si joli ! »

– « Oui, » insistaitJaffeux : tricot, petite trique, bâton gros et court. C’estl’aiguille en bois. »

La mère écoutait ces propos, qui semblaientattester tant de liberté d’esprit, et sa détente intérieure semanifestait par le regard apaisé de ses yeux moins brillants, parla douceur moins nerveuse de son sourire.

« Si ce calme pouvait durer ? »se répétait Jaffeux, après cette soirée et durant la journée quisuivit, et se rappelant les lectures faites dans des livresspéciaux, quand il s’inquiétait deMme Beurtin : « Il arrive que certainstroubles du cœur sont purement nerveux, sans rien d’organique…C’est son cas peut-être, et alors ce mariage ne rencontrera pas cetobstacle, – le plus infranchissable de tous. Le premier, c’est leconsentement de Pierre-Stéphane, mais celui-là est toutfranchi. »

Il en était là de cette espérance quand, lesurlendemain de sa visite à Tamaris et comme il venait de commanderà l’hôtel une voiture pour y retourner, le portier lui remit unelettre, dont la suscription le fit tressaillir. Il reconnaissaitl’écriture de Pierre-Stéphane Beurtin. Son émotion fut telle queses mains tremblaient en déchirant l’enveloppe.

– « Pourquoi écrit-il, quand je luiai donné rendez-vous là-bas ? » se demanda-t-il.

Voici les pages qu’il lisait maintenant, assissur un des bancs du jardin, à quelques pas de l’allée, où avait eulieu la douloureuse scène entre Renée et le jeune homme. Et lessons d’un piano lui arrivaient. Déjà l’hôtelier avait engagé unnouveau danseur, qui donnait sa leçon en ce moment, accompagné parles mêmes airs, joués par la même Mlle Morange,plus allègrement et plus vivement. N’avait-elle pas triomphé de sarivale ?

** * * *

Tamaris, vendredi.

Demain, quand vous recevrez cette lettre,mon cher Patron, je serai bien loin d’ici. Je ne vous donne pas monadresse, parce que je désire ne pas recevoir de réponse de vous.Quand vous l’aurez lue, cette lettre, vous comprendrez pour quoij’ai ce désir, et qu’il n y a là-dedans ni ingratitude envers vous,ni méconnaissance de votre geste si humain : cette offre de merefaire une vie avec un être charmant, dont vous voulez bien croireque je ne suis pas trop indigne. Mais je viens de descendre enmoi-même, comme vous m’y invitiez. J’ai mis la main sur maconscience, j’ai scruté mon cœur dans son repli le plus intime etj’ai reconnu que cette offre, je ne pouvais pas, je ne devais pasl’accepter. Oui, vous m’avez dit : « Descends entoi-même, et avoue-toi que tu aimesMlle Favy. » Et moi, je vous ai dit :« C’est bien vrai que, depuis des années, je n’ai jamaisrencontré une jeune fille dont la grâce m’ait ému davantage, pasune dont la sensibilité m’ait paru plus fine et plussincère. » Mais la preuve que la sympathie attendrie que j’aipour elle n’est pas de l’amour, c’est qu’en imaginant la réussitedu plan si généreux que vous m’avez proposé, la fondation d’unfoyer avec elle, je comprends que ce beau rêve, – c’est votre mot,– ne serait pas pour moi un beau rêve. Ce serait, – prenez ce motdans son sens le plus brutal, – un insupportableemprisonnement !

C’est que, voyez-vous, l’existence que jemène depuis cinq ans tantôt et que vous qualifier d’absurde, –remarquer, je ne m’en offense pas, – m’est devenue un besoin. Àaucun prix, je ne voudrais la quitter. Vous me considérer comme undéclassé. Mais oui, j’en suis un, et par toutes les fibres de monêtre, bien autrement, bien plus radicalement que vous nel’imaginez. Déclassé, ce n’est pas la faute commise autrefois chezvous qui me rend tel, c’est une raison plus profonde que jevoudrais essayer de vous faire, non pas accepter, mais au moinscomprendre. Elle ne m’est pas particulière et, si les hasards ontvoulu qu’une crise morale que j’ai traversée et qui dure toujoursm’ait poussé à choisir mon actuel métier, cette crise ne m’estpoint personnelle. Croyez-moi, elle m’est commune avec beaucoup desjeunes gens qui, comme moi, ont fait la guerre. Cet état d’espritles pousse dans des routes bien différentes de la mienne. La tristevérité, c’est que, pour avoir senti la sinistre, mais formidablepoésie de ces quatre années tragiques, ils ne peuvent pluss’adapter à la médiocrité de l’embourgeoisement. Tenez, moi, je necherche pas à excuser l’affreuse action que j’ai commise chez vous.Mais pourquoi l’ai-je commise ? Parce que je jouais. Etpourquoi jouais-je ? Parce que la monotonie de ma vie d’alorset sa sécurité m’étaient, je m’en rends compte aujourd’hui, et jerépète mon mot : insupportables. Toujoursl’emprisonnement ! J’avais trop goûté l’ivresse du risque. Vosdeux secrétaires, mes camarades, étaient bien gentils pour moi,mais quelle différence avec la profondeur et le frémissement desamitiés conçues dans la tranchée, et sous les obus, dans cecompagnonnage d’un mortel danger qui nous haussait tous au-dessusde nous-mêmes ! Ce ne sont pas des phrases, je vous assure,que je vous écris ici. Il y a certains noms, Soissons, Heurtebise,Craonne, Vailly, que je ne pouvais pas rencontrer dans un journal,sans qu’il s’en dégageât une nostalgie à me briser le cœur. J’airessemblé à ces amoureux qui, trahis par une maîtresse adorée,demandent l’oubli à l’abject alibi de l’alcool, et ce qu’il y a deplus noble en eux, leur désespoir, les entraîne à se dégrader.C’est mon histoire. Et puis, il y a eu la catastrophe, ce vol, lascène avec vous, la mort de maman, et son dernier mot :« Jure-moi que tu redeviendras un honnête homme… » À ceserment-là, je vous l’ai dit, je n’ai jamais manqué. J’ymanquerais, si je cédais à l’attrait que je ressens pour cettejeune fille, qui me donnerait, elle, tout son cœur, et moi, nevoyez-vous pas déjà comme c’est peu ce que je pourrais lui donnerdu mien ?

J’arrive ici à un aveu dont vous jugerezqu’il n’est pas à mon honneur, mais je vous dois d’être sincèreavec vous, dans cette minute, je dirais presque jusqu’au cynisme,si tout de même le mot n’était pas bien sévère pour ce que vousconsidérez sans doute comme une légèreté incompatible avec ce queje viens de vous déclarer sur la guerre, mais qu’y puis-je ?C’est de cette façon que je sens… Cette profession de danseurmondain, j’y suis entré à Londres, pour le compte d’un Anglais, quej’avais connu à l’ambulance où nous étions, blessés tous les deux.Il gagnait sa vie, comme moi aujourd’hui, dans les palaces. Étantsouffrant, il me demande de le remplacer. J’avais toujours eu legoût passionné de la danse et de tous les sports. J’accepte etj’éprouvai aussitôt que ce métier allait me donner à moi cet alibi,mais innocent cette fois, dont j’avais tant besoin, et que je m’ycomplairais. Oh ! ce n’est pas pour des raisons trèshautes ! Ma confession ne serait pas complète si je ne vous ledisais pas. Je tiens de mon père des goûts de luxe. Celui despalaces n’est qu’un à peu près, je le sais bien. C’est quand mêmedu luxe. C’est de l’élégance autour de moi, un décor joli, destoilettes. J’aime le changement, les voyages. Deux fois par an,j’émigre, si je veux, vers un autre pays, hier l’Écosse,aujourd’hui la Riviera, demain la Suisse, après-demain l’Égypte, siça me chante. Ne vais-je pas à Paris traiter pour un engagement auCaire, l’hiver prochain ?

Et puis, il y a la danse. Vous nesoupçonner pas quel sport enivrant ce peut être, quelle indiciblevolupté que celle du mouvement rythmé. Je me sens devenirtriste ? Je danse, et ma mélancolie s’en va. On m’a gravementmanqué, tenez ce nigaud de Gilbert Favy, avant-hier ? Je danseet ma colère contre ce malheureux s’apaise. Et puis, on ne dansepas seul, et c’est encore un autre intérêt, si spécial, celui d’unecuriosité toujours renouvelée. Il n’y a pas deux femmes identiquesdans leur façon de danser. Je n’ai pas besoin de causer avec ellespour les étudier. Un bon danseur ne cause pas, d’abord, ni lesbonnes danseuses ; mais si vous saviez comme leur personnalitése révèle à leur allure, à leur abandon ou à leur défense !Celle-ci était agitée et nerveuse. Elle danse et vous la sentez sedétendre, se régulariser. Celle-là était indolente et lassée. Elledanse et vous la sentez renaître, comme revivifiée. Et lesdifférences de race, comme on les saisit, dans l’inconscient aveudu geste ! Une Française n’a jamais dansé comme une Anglaise,ni une Russe comme une Espagnole, ni une Italienne comme uneOrientale. Mais voilà que je vous fais un cours de professeur, aulieu de vous dire tout uniment qu’être assis chez vous à un bureaudevant des dossiers serait pour moi un accablement et que le« beau rêve », je vous le répète, ne m’enchanterait pasassez l’imagination pour me faire accepter cette servitude. Je voiscela devant moi clair comme ce jour et c’est l’indice que mondevoir est de vous refuser.

Je m’en vais donc, mon cher Patron.J’avais prétexté au Mèdes-Palace une crise de santé pour medégager, j’ai payé le dédit. Je vais recommencer avec le directeurd’ici. Grâce au ciel, j’ai pu mettre assez d’argent de côté, pourque ces menus sacrifices me soient indifférents, me procurent mêmeun tout petit plaisir, qui n’est pas seulement de vanité celui deme sentir plus désintéressé que les mercantis qui m’emploient.Encore une contradiction : l’embourgeoisement me fait horreur,et je tiens à me prouver que je garde intacts tous les scrupules dela délicatesse bourgeoise.

Et maintenant, je vais me contredireencore : quel puzzle, dirait une des innombrables Anglaisesqui fox-trottent avec moi ! Croiriez-vous qu’il m’est pénible,très pénible que Mlle Favy garde de moi l’image quej’ai pourtant voulu lui donner : celle d’un bandit de palace,volant des bijoux dans les chambres des clientes ? Etcependant, si je n’avais pas pris à mon compte cette escroquerie,commise par son frère, quel drame entre eux, que leur mère eûtcertainement deviné ! Et puis, si, réellement, elle a conçu,pour le dévoyé que je suis, ce sentiment auquel vous croyez, leplus sûr moyen de l’en guérir, c’est le mépris. Je devrais m’enréjouir, pour être logique. Voilà le puzzle : j’en suisdésolé. Le temps viendra où son exaltation d’aujourd’hui auracessé, où un autre homme, plus fait pour elle, aura touché soncœur. Elle se fiancera. Elle se mariera. Alors, monsieur Jaffeux,vous qui venez d’être si bon pour moi, soyez-le encore. Dites-luiqui j’étais, et que je n’ai pas fait l’action dont je me suisaccusé moi-même. Si pourtant vous estimez qu’il est mieux de lalaisser à jamais dans son erreur, mettez que je ne vous ai riendemandé. Le vrai point noir dans ma pensée, c’était votre opinionsur moi, à vous l’ami de ma chère maman. Vous êtes venu me dire quecette opinion a changé, que vous me rendez votre estime. Merci.Vous ne saurez jamais combien je vous en restereconnaissant,

Votre pauvre danseur mondain,

P. S.

Chapitre 12

 

 

Quelle lettre, et combien significative, parl’étrangeté des contradictions révélées chez celui qui l’avaitsignée de cette appellation, ironique et implorante à la fois – unsens de l’honneur, comme il avait dit, capable des sacrifices lesplus magnanimes, et une incurable frivolité ; une délicatessepoussée jusqu’aux plus romanesques scrupules et un goût passionnéde luxe, fût-il le plus vulgaire ; un orgueil justifié de soncourage sur le champ de bataille et une telle inintelligence dudevoir national dans la paix ! Jaffeux en demeurait si étonné,qu’il relisait ces phrases sans presque croire qu’elles fussentréelles. Il avait, au cours de sa carrière d’avocat, étudié trop dedocuments pour ne pas attacher une importance à la physionomied’une écriture. « Pas de doute, » était-il contraint dese dire, en considérant ces caractères, tracés avec une si fermenetteté, « ce sont bien ses vrais sentiments et réfléchis. Iln’y a pas là trace d’impulsion. Oui, cette rentrée dans une viesaine et réglée, ce mariage dans un bon milieu, c’était un beaurêve, mais un rêve à moi. N’y pensons plus… »

Une remarque, pourtant, à demi inconsciente,le fit se lever tout d’un coup et marcher vers le bureau del’hôtel, hâtivement. Il venait d’observer, dans la terminaison desdernières lignes, ce fléchissement que les graphologuesinterprètent comme un indice probable de lassitude morale…

« Est-il parti ? » sedemandait-il maintenant. « Peut-être a-t-il hésité, sa lettreenvoyée ? Il faut, en tout cas, le savoir. Je vais communiqueravec Tamaris. »

La cabine téléphonique de l’hôtel se trouvaittout à côté de la loge du concierge. Comme Jaffeux s’en approchait,il put voir que Gilbert Favy et le directeur échangeaient à laporte des propos assez vifs, à juger par le geste nerveux du jeunehomme et l’expression contractée de l’Italien. Ils se séparèrent àl’arrivée du nouveau venu, qui eut aussitôt l’explication de cettescène. Gilbert, toujours excité, s’avançait vers lui, sans souci duregard dédaigneux dont le poursuivait son interlocuteur de tout àl’heure, qui rentra dans la loge prendre son courrier :

– « C’est mon bon génie qui vousamène, monsieur Jaffeux, » disait-il. « Une minuteencore, et Dieu sait ce que j’allais raconter à ce Prandoni !…Mais il faut que je vous fasse ma confession… » – Et ilentraînait l’avocat dans le jardin : – « Pardonnez-moi.J’ai manqué à ma promesse. Renée m’a parlé ce matin dePierre-Stéphane Beurtin dans des termes tels, avec un si visibledégoût et tant de douleur, que je n’y ai pas tenu. Si vous l’aviezentendue, comme moi, prononcer, et avec quel accent, de ces phrasesqui percent le cœur : « La pire des souffrances, c’est demépriser à fond quelqu’un que l’on ne peut s’empêcherd’aimer ! » Par pitié pour elle, par horreur de moi-mêmeet de mon hypocrisie, par besoin d’expier, – est-ce que jesais ? – je lui ai avoué la vérité, toute lavérité. »

– « Et alors ? » demandaJaffeux.

– « Alors, elle a été si bouleverséequ’elle n’a pas pu rester debout. Dès mes premiers mots, elles’était laissé tomber sur une chaise, toute tremblante, sarespiration entrecoupée, et sans une parole. Chaque fois que jem’interrompais pour lui demander : « Mais tu te sens mal,Renée ? » elle m’ordonnait, d’un geste, de continuer,jusqu’à une seconde où elle appuya une de ses mains sur ses lèvres,et, de l’autre, elle me montrait la porte de la chambre de mamanElle avait entendu celle-ci s’approcher. Monsieur Jaffeux, j’ai vuun miracle. La pauvre petite s’est levée. Elle a marché vers satable, où elle avait posé des instantanés, pris avant-hier. Vousvous rappelez : ces groupes où nous figurons avec vous ?Et, quand elle se tourna vers maman qui entrait, ce fut avec unsourire, et sa voix se faisait toute naturelle, toute calme, pourdire : « je voulais consulter Gilbert, afin de savoir sices photographies valent la peine d’être envoyées à papa, –« quel est votre avis, Mimiche ? »

Et comme il s’interrompait, trop ému encore del’impression qu’il gardait de cette scène :

– « Prenez exemple sur Renée, »fit Jaffeux, « ne vous exaltez pas. »

– « Prendre exemple ? »protesta le jeune homme. « Ah ! monsieur Jaffeux, vous neme direz plus cela, quand vous saurez. Cette domination de soi,elle n’était qu’apparente. La véritable exaltée, c’est elle, etd’une exaltation qui m’épouvante, il y a de quoi. Vous en jugerez.Écoutez ce qu’elle m’a dit, aussitôt seuls : « Gilbert,nous devons une réparation à M. Neyrial, et pas seulement toi,mais moi, puisque, sachant ce que je sais, je laisse mère parler delui comme elle vient d’en parler… » – Durant les quelquesminutes passées avec nous, maman avait fait une allusion tropdirecte aux incidents de ces derniers jours, en les interprétant dela manière que vous devinez. – « Permettre à quelqu’un decondamner un innocent, a continué Renée, et quand on a la preuve decette innocence, ne pas la donner, c’est une honte. Donner à mamancette preuve, je ne le peux pas. Il faudrait te dénoncer et risquerde la tuer. Mais ce silence forcé m’impose une dette enversM. Neyrial, et je veux la lui payer, en m’excusant auprès delui, en l’assurant de mon estime et de mon admiration pour sagénérosité à mon égard. Pourquoi s’est-il accusé faussement devantmoi ? Parce qu’il a eu peur que de savoir ta faute me fît tropde mal, et c’est vrai que j’aurais été désespérée de l’apprendrepar un autre que par toi. Ta franchise, tout à l’heure, m’aempêchée de trop souffrir. J’ai compris que tu avais eu unégarement d’une minute et qui ne recommencera pas. » Ah !monsieur Jaffeux, ce que c’était pour moi d’entendre des motspareils ! Et elle insistait : « Il faut queM. Neyrial sache ce que je pense de lui, il le faut, je le lui« dois. » – « Tu ne vas pas lui écrire ? »interjetai-je. – « Non. Une lettre peut se perdre. Ce seraittrop coupable, a cause de papa, de courir cette chance. Ce que jeveux, c’est que nous allions ensemble, toi et moi, à Tamaris. Mamannous conseillait une promenade en automobile pour cet après-midi,où il fait si beau. Nous irons à Toulon, en passant parl’Eden-Hôtel, puisqu’il s’est engagé là commedanseur. » – « Tu veux le voir ? » m’écriai-je.Et à l’accent dont elle a répété : « Oui, je veux levoir, » j’ai senti qu’elle l’aimait, avec une passion quim’épouvante, je vous répète. Je l’avais bien senti déjà, quand vousm’aviez parlé, mais pas à ce degré. Et puis on pouvait espérer dela guérir alors, en lui disant qu’elle avait affaire à unintrigant, qui n’en voulait qu’à sa fortune. Je l’ai tantcru ! Vous aussi. Maintenant nous savons le contraire… Que luirépondre alors ? La voyant dans cet état, et pour la calmer,je lui ai dit que j’allais téléphoner à Tamaris et prendre unrendez-vous. « Ce sera toujours du temps de gagné, »ai-je pensé. « Je parlerai ensuite à M. Jaffeux. Ilm’aidera. Le concierge de l’hôtel se charge de mon téléphonage.Heureusement, Renée n’était pas venue avec moi. De la loge onentend le piano de la leçon de danse. Cette musique me le rappelletrop, m’a-t-elle dit. C’est heureux qu’elle ne fût pas là.Aurait-elle pu cacher son émotion, quand on a répondu del’Eden-Hôtel que Neyrial était parti sans laisserd’adresse, et son indignation à entendre Prandoni, qui arrivaitjuste à ce moment, commenter ce départ : « Qu’est-cequ’il a encore fait, cette canaille ? » Moi-même, je n’aipas pu me retenir. J’ai, comme elle, voyez-vous, un tel sentimentde notre dette vis-à-vis de mon sauveur, car il m’a sauvé. –« Pourquoi parlez-vous de M. Neyrial ainsi ? »ai-je dit à Prandoni. « Vous n’en avez pas le droit. »Était de sa part une allusion à la barrette disparue ? Je l’aisupposé, et, s’il avait précisé, je crois bien que je me seraistrahi. Supporter que ce soupçon continue à peser sur lui, ça,jamais ! Vous êtes arrivé, heureusement, et Prandoni n’a plusrien dit. Mais maintenant, il faut que j’annonce à Renée ce départde Neyrial. Comment va-t-elle réagir ?… Et maman, que je voisdéjà si troublée par tout le mystère qu’elle pressent ?… Etque signifie son départ, à lui ? Il ne vous en avait pasparlé ? »

– « Non, » dit Jaffeux. Tandisqu’il écoutait le jeune homme lui raconter, avec une fièvregrandissante, les épisodes de cette matinée, il tenait dans sa mainla lettre reçue tout à l’heure. Allait-il la montrer à celui queNeyrial traitait si dédaigneusement de nigaud, de malheureux ?Ce serait l’atteindre dans un point sensible de son amour-propre.Sa longue expérience l’avait trop appris au vieillard : cestoutes petites piqûres font si aisément des plaies dans dessensibilités malades comme était celle de Gilbert à ce moment. Que,plus tard, dans une conversation, cette mesquine mais cuisanteulcération le rendît moins amical pour Pierre-Stéphane, et l’unionintime, si nécessaire dans cette crise entre le frère et la sœur,risquerait d’en être diminué. Et Gilbert reprenait :

– « Conseillez-moi, monsieurJaffeux. Ne vaudrait-il pas mieux lui dire que je n’ai pas obtenula communication ? Et vous la prépareriez, en lui racontantvotre visite à Neyrial, votre offre, et que vous appréhendez qu’ilne se dérobe… »

– « Où vousattend-elle ? » demanda Jaffeux.

– « Dans le petit salon, au fond, oùil n’y avait personne. »

– « Eh bien ! j’y vais, »fit l’avocat ; et en lui-même, tandis qu’il gagnait, à traversles couloirs de l’hôtel, la pièce désignée par Gilbert :« Que vais-je dire à cette enfant ? » Son vieux cœurétait remué d’une telle pitié ! Les hommes qui, tout jeunes,n’ont pas vécu leur vie sentimentale, gardent en eux, au soir deleurs jours, des réserves de sympathie émue pour les romans devinésautour d’eux. « Pauvre chère Renée, » se répétait-il,« quand elle saura que Pierre-Stéphane n’est plus à Tamaris,ce sera un écroulement.

Qu’attendait-elle de cet entretien ?…Mais elle l’a dit si ingénument, de le voir qu’il soit parti ainsiet sans laisser d’adresse, c’est la nuit, c’est la mort… Commentlui apprendre cela ? Quels mots trouver qui ne la déchirentpas ?… Lui montrerai-je la lettre ? Elle lui sera sidouloureuse ! » Et, sa judiciaire intervenant :« Oui, mais cette lettre la mettra devant du vrai, et, dansces crises passionnelles, ce qu’il faut arrêter d’abord, c’est letravail de l’imagination. Le réel mutile, mais il circonscrit lemalheur. Son attitude me guidera… »

La pièce où se tenait la jeune fille, espècede réduit aux murs garnis de rayonnages, justifiait l’appellationde Library inscrite sur la porte vitrée, par de longuesrangées de volumes, journaux illustrés et romans populaires, dontl’aspect seul dénonçait la provenance britannique. Une largefenêtre cintrée, au fond, donnait sur la colline contre laquelleétait bâti le palace. Renée regardait, immobile, le revêtementgrisâtre des pins d’Alep, de ces yeux fixes qui ne voient que leurpensée. Le bruit du battant, poussé par le nouveau venu, ne parutpas lui être arrivé. Il y a deux sortes d’attente, aux heuresdécisives :

celle qui s’agite dans une anxiéténévropathique et celle qui se ramasse dans une concentration. Laseconde est propre aux cœurs résolus. Jaffeux demeura quelquesinstants à considérer cette image de l’angoisse courageuse. Laressemblance de cette enfant de vingt ans avec son père se faisaitsaisissante à cette minute. Une énergie se devinait derrière sestraits délicats, héritée de celle d’un dur ouvrier de guerre. Cetteanalogie décida du coup l’avocat, et comme elle se retournaitenfin :

– « C’est votre frère quim’envoie, » commença-t-il. « On a téléphoné à Tamaris, etje vous apporte la réponse… »

Un flot de sang était monté aux joues troppâles de Renée, et une révolte frémissait dans sa voix pourrépondre, avec la pudeur d’un amour froissé d’êtredécouvert :

– « Gilbert vous a parlé ? Ilvous a dit… »

– « Mon enfant, » interrompitJaffeux, « croyez-vous qu’il m’ait rien appris ? Vous nesavez pas comme je vous comprends, Renée, et comme je vous suisdévoué. Écoutez Je suis allé à Tamaris, il y a deux jours, de vous.Ces excuses que vous croyez devoir à Pierre-Stéphane, vous et votrefrère, je les lui devais, moi aussi, comme vous, plus que vous. Etje ne lui ai pas fait que des excuses. Je lui ai offert de lereprendre comme secrétaire, de l’aider à refaire sa vie. Vous voyezsi j’ai changé d’idée à son endroit. J’ai osé davantage. À votreémotion, dans votre dernière entrevue, il avait deviné qu’il vousintéressait beaucoup. Je me suis permis de lui dire qu’il avait là,pour lui, une chance d’un grand bonheur à mériter un jour. Vousm’avez compris ?… Je lui ai donné quarante-huit heures pourréfléchir. Mais, » conclut-il, en tendant à la jeune fille lalettre de Neyrial « lisez sa réponse que je viens de recevoir,et qui me dit ce que le téléphone vient d’apprendre à votre frère,et que celui-ci m’a chargé de vous rapporter. Il est parti deTamaris et n’a pas laissé même d’adresse… »

La jeune fille avait pris la lettre sans uneparole. Elle commença de la lire. Le battement de ses paupièrestrahissait seul une émotion qui éclata, cette lecture achevée, parun cri jeté avec une ardeur sauvage :

– « Ah ! j’aurais préféré qu’ileût fait tout ce que j’ai cru qu’il avait fait, et qu’ilm’aimât !… »

Et, froissant la lettre de sa main crispée,sans la rendre, elle sortit de la pièce, si rapidement qu’il eûtfallu courir pour la suivre. Du côté du corridor, des voixs’approchaient. Un geste inconsidéré risquait de provoquer chez lesgens qui causaient là un étonnement, une curiosité peut-être.D’ailleurs, que dire à une femme affolée de douleur ? D’un pasqui se voulait paisible, l’avocat s’acheminait donc vers la loge oùil comptait retrouver Gilbert, quand il le vit qui marchait vers laporte de l’ascenseur, soutenant Renée défaillante et appuyée à sonbras. La lettre était toujours dans la main libre de la pauvreenfant. Au moment où la machine s’ébranlait, le jeune homme aperçutl’avocat, et d’un geste lui montra sa sœur, littéralement écrouléesur la banquette.

– « Par bonheur, j’ai pu la fairerentrer dans sa chambre, sans que maman nous ait entendus, »disait-il dix minutes plus tard à Jaffeux. « Maintenant, elleest sur son lit, toutes fenêtres fermées. Elle a prétexté l’une desgrosses migraines auxquelles elle est sujette. « C’est lesoleil qui lui aura fait « mal, » m’a dit maman. Maisdemain ?… Mais les jours suivants ?… Vous voyez commeelle l’aime, pour que la simple nouvelle de son départ l’ait misedans cet état. Je vous le disais, monsieur Jaffeux. Qu’elle ait pucacher son émotion tout à l’heure, quand je lui ai appris la véritéet que maman est entrée, ç’a été un miracle. Ça ne se recommencepas, ces miracles-là… »

** * * *

« Il s’est recommencé pourtant, lemiracle. » se disait Jaffeux le lendemain matin, en regardantMme Favy se promener avec sa fille et son fils,dans l’allée même où s’était jouée la scène, toute voisine d’êtretragique, entre Pierre-Stéphane, Gilbert et Renée. Les hautspalmiers agitaient doucement leurs longues branches souples sur cegroupe familial qu’aucune secrète angoisse ne semblait tourmenter.Dans l’air, vibrant de soleil, passaient, comme la veille, les airsdes danses joués au piano par Mlle Morange, et, ense retournant, l’ancienne élève de Neyrial aurait pu voir lenouveau danseur mondain du Mèdes-Palace attaquer unfox-blues avec miss Oliver, la robuste et jolie Anglaise,dont la leçon succédait, l’autre jour, à la sienne. Mais elle ne seretournait pas, et elle causait, sinon gaiement, du moinsnaturellement, avec sa mère, qui, de toute évidence, ne soupçonnaitrien du nouveau choc reçu la veille par son enfant. L’avocat, lui,savait avec quelle violence cette sensibilité avait été ébranlée,et aussi quel rétablissement moral s’était opéré en elle. Unedemi-heure auparavant, et comme il allait et venait sur la terrassede l’hôtel, en se demandant quels seraient aujourd’hui les rapportsde la mère et de la fille, il avait vu celle-ci apparaître etmarcher droit vers lui, les traits encore lassés par une insomniequi se résolvait dans une volonté réfléchie et courageuse. Cetabord même l’attestait.

– « Je vous cherchais, monsieurJaffeux, » avait-elle dit, « pour vous rendre cettelettre, » – elle la lui tendait, – « et pour vousremercier, » – et, sur un geste du vieillard, – « oui,pour vous remercier de me l’avoir fait lire. Elle m’a éclairé monpropre cœur. Je l’avais emportée sans savoir ce que je faisais, etla présence de mon frère m’a rendu la conscience de mon actevis-à-vis de vous. Comment empêcher qu’il ne me demandât :« Quel est ce papier ? » Et que lui répondre ?Heureusement, il était lui-même si troublé qu’il n’y a pas prisgarde, et moi j’ai passé la nuit à lire et à relire toutes cesphrases qui m’avaient arraché ce cri que je vous demande d’oublier,j’en ai honte. Oui, je les ai relues mot par mot, vingt fois, centfois, ces phrases, et, à travers elles, j’ai compris que j’avaisété la dupe d’un mirage. C’est M. Beurtin qui a raison, nousn’étions pas faits pour être heureux l’un par l’autre. Ce n’est nison passé, ni son métier actuel qui nous séparent. C’est quelquechose de bien plus profond : nos façons de sentir sur le fondmême de la vie. Il a de l’honneur. Il a de la générosité. Il a faitla guerre bravement, mais, dans le souvenir qu’il en garde, quelleindigence morale ! Voilà ce que j’ai fini par sentir sinettement. Qu’a-t-elle été pour lui ? Un accident héroïque.Rien de plus. Pour les hommes de la race de mon père, de cette racedont j’ai le sang dans les veines, se battre, c’est servir. Pourcelui qui a écrit cette lettre, se battre, ç’a été une aventureexaltante, rien de plus. Il en regrette l’excitation. Il ne se ditpas : « J’ai servi d’une manière. De quelle autre vais-jeservir ? » Pourquoi ? Parce que servir, c’est un donde soi dont il n’est pas capable, auquel il ne pense mêmepoint… » Elle s’arrêta. N’était-ce pas, hélas ! une autrefaçon de pousser le cri dont elle avait honte, ce « qu’ilm’aimât » désespéré ? Puis fermement : « J’airegardé bien en face cette vérité de son caractère. Je le voyais siautre !… J’imaginais à son sort d’aujourd’hui des raisons sidifférentes, un passé romanesque, des malheurs de famille où ilavait été une victime volontaire, le sacrifice de sa fortune pourpayer des dettes paternelles. Que sais-je ?… Merci, monsieurJaffeux, de m’avoir aidée à sortir de ce mirage, et merci égalementdu rêve que vous aviez fait pour moi, quand vous avez deviné mafolie. C’en était une. Je ne dirai pas que j’en suis guérie… »Et quel douloureux sourire encore accompagnait cet aveu ! –« Mais j’aurai de la force, parce que j’ai à servir,moi… » Et d’un geste elle montrait son frère et sa mère quidébouchaient de la véranda de l’hôtel – : « à la soigner,elle, à soutenir Gilbert, puisqu’il peut être si faible. J’aifailli perdre cette notion de mes devoirs, ces temps-ci. Cettelumière était trop douce, cette végétation trop belle, ces horizonstrop charmeurs, et ce roman que je me faisais de sa destinée, àlui, m’intéressait trop… C’est fini… »

Ces phrases de la jeune fille, Jaffeux se lesrépétait, en suivant des yeux ces trois silhouettes, quis’éloignaient maintenant de ce pas paisible. Et voici que lesépisodes de ces quelques jours et l’actuelle existence de sonancien secrétaire prenaient pour lui une valeur de symbole. Certes,le métier du « pauvre danseur mondain, » comme Neyrials’appelait lui-même pathétiquement, n’était que le paradoxeexcentrique d’un garçon de bonne famille, dévoyé par une premièrefaute. Mais les deux hérédités contradictoires, transmises par sesascendants, se manifestaient par la façon dont ce fils d’un pèreindigne et d’une si noble mère le prenait, ce métier, avec tant deprobité à la fois et de légèreté. Tout au contraire, leredressement subit de Gilbert et de sa sœur, lui, dans sonrepentir, elle, dans le brisement de son amour, attestait laprésence en eux de la vigueur d’âme empruntée au foyer paternel.Ils avaient pu se débattre contre cette discipline, mais ilsl’avaient reçue avec leur sang, – Renée avait bien dit, – et ilss’y rattachaient par le fond même de leur être dès la premièregrande épreuve. Le traditionaliste qu’était Jaffeux trouvait là uneconfirmation de la grande vérité sociale qu’il avait méconnue ensouhaitant d’unir le fils du viveur parisien qu’avait été AugusteBeurtin et la fille du colonel Favy. Un mariage heureux suppose uneidentité morale des familles, et Renée avait si justement, sitristement marqué le point de séparation entre elle et PierreStéphane, quand elle condamnait en lui l’abolition du sens duservice. Oui, mieux valait qu’il fût parti au loin et qu’elle ne lerevît pas, car jamais ce sens du service ne naîtrait chez ce soldatde la grande guerre, puisque cette guerre ne le lui avait pasdonné, et que ces quatre terribles années n’avaient été« qu’un accident héroïque ». Quelle parole l’amoureusedéçue avait prononcée là, si profonde, et qui éveillait de tellesrésonances dans l’intelligence et le cœur de l’avocat ! Que defois, depuis la victoire, la mentalité des générations sorties dela fournaise avait inquiété son patriotisme ! Cet état d’âmeque la jeune fille s’épouvantait de rencontrer chez le blessé deVerdun, devenu danseur dans un palace, était-il particulier àcelui-ci, ou bien, comme l’ancien « poilu » le prétendaitlui-même, fallait-il voir là un cas entre bien d’autres d’unemaladie qui menaçait de s’étendre à tout le pays, une impossibilitéà se réadapter à une vie normale. Et sa pensée se repliant sur sapropre personne, Jaffeux se surprit disant à mi-voix :« Cette enfant a raison. À moi aussi, elle vient de me dictermon devoir. Il faut servir, et on le peut à tout âge. PourPierre-Stéphane, je ne peux plus rien en ce moment. Monservice était, après son vol, de lui rendre ce qu’ilappelle si justement le sursaut de l’honneur. Je le lui ai rendu.Qu’il fasse son destin à son idée maintenant. Nous nous reverronscertainement. Il voudra s’expliquer encore, plus tard, devant leseul témoin de toute sa vie qu’il puisse avoir. Alors je pourraipeut-être l’aider de nouveau, mais il est un autre serviceplus général qui ne m’est pas particulier. C’est le nôtre, à nousles aînés, si vraiment il y a beaucoup de jeunes gens commecelui-ci : maintenir dans le milieu où nous évoluons untonus moral, empêcher à tout prix que, pour la Franceaussi, ces quatre années de guerre n’aient été qu’un accidenthéroïque. – J’essaierai de ne pas y manquer. »

Chantilly, septembre 1925.

Costebelle, janvier 1926.

FIN

Share
Tags: Paul Bourget