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Le Dernier mot de Rocambole – Tome IV

Le Dernier mot de Rocambole – Tome IV

de Pierre Ponson du Terrail

Chapitre 1

Que s’était-il donc passé ?

Moussami, qui n’avait plus de langue, me l’expliquait par signes. Vers minuit, croyant entendre du bruit, il était venu dans ma chambre, où je dormais profondément. Il avait vainement essayé de m’éveiller, et comme le bruit continuait, il s’était dirigé vers la porte pour appeler au secours les gens de l’hôtel.

Mais en ce moment cette porte s’ouvrit et quelque chose d’opaque fut jeté sur la tête de l’Indien par deux hommes qui entrèrent dans la chambre.

C’était une couverture de laine dans laquelle on lui enveloppa la tête pour l’empêcher de crier.

Moussami lutta énergiquement ; mais il fut terrassé.

En même temps qu’elle l’aveuglait, la couverture étouffait ses cris.

Quand il fut à terre, un des deux hommes lui lia les pieds et les mains avec cette adresse et cette dextérité qui tiennent du prodige chez les Indiens.

En même temps aussi, on lui mit un bâillon dans la bouche et on retira la couverture.

Alors Moussami put voir et entendre.

Les deux hommes étaient des Indiens de la race rouge, et à leur costume on reconnaissait tout de suite des sectaires de la déesse Kâli, c’est-à-dire des Étrangleurs.

L’un était jeune et paraissait obéir, l’autre était vieux et commandait.

Ils s’approchèrent de mon lit et mesecouèrent. Mais je ne m’éveillai pas.

Le jeune eut un sourire de haine.

– Est-ce donc là, dit-il, l’homme qui avaincu Ali-Remjeh ?

– Oui, dit le vieux.

– Si nous l’étranglions ?

– Tu sais bien que celui qui nous envoienous a dit que notre tête répondait de la sienne.

– C’est vrai, soupira le jeune homme,mais c’est dommage.

Le vieux prit ma main dans la sienne et fitglisser l’anneau que j’avais au doigt.

Puis il examina attentivement cebijou :

– Oui, dit-il, c’est bien cela.

Alors ils me laissèrent dormir et revinrent àMoussami.

Celui-ci avait-repris tout son sang-froid, et,au lieu d’essayer de crier, ce qui ne l’eût avancé à rien, ilobservait attentivement ces deux hommes, de façon à pouvoir lesreconnaître plus tard.

L’un d’eux tira un poignard et le lui mit surla gorge.

Puis il lui dit en langue indoue :

– Nous désirons t’interroger et nousallons t’ôter ton bâillon.

Il est inutile que tu cries, car tous les gensde cette maison sont gagnés par celui qui nous envoie, et aucund’eux ne viendra à ton secours. En outre, tu ferais de vainsefforts pour éveiller ton maître.

On lui a servi dans son dernier repas unnarcotique dont les effets ne se dissiperont pas avant quelquesheures.

L’Indien est prudent, il est calme ; ilsait, après avoir résisté inutilement, feindre une résignationentière et subir la volonté de ce dieu des dieux qu’il appelle laFatalité.

Moussami cligna ses paupières d’une manièrequi voulait dire :

– Je suis prêt à vous répondre.

Alors ils lui ôtèrent son bâillon et ledressèrent contre le mur où ils l’appuyèrent.

Il était si étroitement lié qu’il lui eût étéimpossible de faire un mouvement.

Le bâillon ôté, le vieil Hindou luidit :

– Tu es au service de ce blanc ?

– Oui, répondit Moussami.

– Comment se nomme-t-il ?

– Avatar.

– Sais-tu d’où il vient ?

– Non.

– Depuis quand le sers-tu ?

– Depuis huit jours.

– Tu mens.

– Je vous affirme, répondit Moussami sanss’émouvoir, que je ne suis à Calcutta que depuis huit jours.

– C’est possible. Mais tu le connaissaisauparavant.

– Non.

– Tu mens, répéta le vieil Hindou.

Moussami répondit avec flegme :

– Il est impossible de dire la vérité àqui ne veut pas l’entendre.

Le vieil Hindou reprit :

– Ton maître a été un ami du rajahOsmany ?

– Je ne sais pas.

– Le rajah lui a donné unanneau ?

– Je ne sais pas.

– Cet anneau, le voilà.

– Ah ! dit Moussami, qui feignit leplus grand étonnement.

– Parle franchement, reprit celui quil’interrogeait, si tu tiens à vivre vieux.

Moussami répliqua :

– Je ne puis pas savoir si mon maîtretient cet anneau du rajah, puisqu’il ne me l’a jamais dit. Maisvous me le dites et je vous crois.

– Cet anneau, poursuivit le vieil Hindou,ton maître doit le montrer à quelqu’un.

– À qui donc ?

Et Moussami prit un air niais.

– Voilà ce que nous ne savons pas et ceque nous voulons savoir.

– Je ne puis vous le dire.

Un éclair de colère brilla dans les yeux duvieillard :

– Si tu savais le sort qui t’attend, tuparlerais.

– Je ne demande pas mieux, mais je nesais rien.

Le vieillard eut un geste d’impatience.

Puis il se tourna vers soncompagnon :

– Puisque la langue de cet homme n’estbonne à rien, dit-il, il faut la couper.

Moussami ne sourcilla point. Le jeune Indienprit à sa ceinture un poignard à lame effilée et tranchante commeun rasoir et dit :

– Je suis prêt.

Moussami essaya de briser ses liens et par unviolent effort, il se rejeta en arrière.

Mais les deux Indiens se jetèrent sur lui etle terrassèrent de nouveau.

– Parle, dit le vieillard.

– Je ne sais rien, répliqua-t-il.

– Tu ne veux pas nous dire dans quelendroit de la ville demeure l’homme à qui ton maître doit montrercet anneau ?

– Je ne le sais pas, mais lesaurais-je…

– Eh bien ?

– Je ne vous le dirais pas.

– Alors qu’il soit fait ainsi que je l’aiordonné, dit le vieillard.

Il avait posé un genou sur la poitrine deMoussami. Il lui prit le cou dans ses mains crispées et serra.

À demi étouffé, Moussami ouvrit la bouchetoute grande et, profitant de ce moment, le jeune Indien y plongeasa main toute entière et lui saisit la langue.

Puis, avec l’autre main qui tenait lepoignard, il la coupa.

**

*

À partir de ce moment, Moussami ne savait plusrien.

La douleur lui avait arraché un hurlement.

Puis l’hémorragie avait amené chez lui unévanouissement.

Ma voix seule l’avait tiré de cette espèced’anéantissement physique et moral.

Je pansai le pauvre diable comme je pus,déchirant les draps de mon lit pour en faire de la charpie.

Puis je m’écriai :

– Il faut pourtant que je sauve l’enfantdu rajah Osmany et sa fortune.

Et laissant Moussami qui, du reste, était horsd’état de me suivre, je m’élançai hors de ma chambre, bien décidé àcourir chez le vieil Hassan, à lui dire ce qui était arrivé et à lemettre en garde contre quiconque lui présenterait l’anneau durajah.

Mais comme j’allais franchir le seuil del’hôtel, deux officiers de police anglaise s’approchèrent de moi etme prirent au collet.

Chapitre 2

 

L’un des deux officiers de police medit :

– Vous êtes l’homme qu’on appelle lemajor Avatar ?

– Oui, répondis-je.

– Veuillez nous suivre.

Pendant le cours de ma vie aventureuse, j’airemarqué que la résistance à la police de n’importe quel pays n’estjamais couronnée de succès.

Le criminel qui se laisse arrêter et n’opposeaucune résistance a dix chances contre une de se tirerd’affaire.

L’innocent à qui advient pareille aventure,compromet souvent sa cause en s’indignant et se livrant àd’inutiles protestations.

Je savais si bien cela, que je me bornai àrépondre :

– Gentlemen, je suis prêt à voussuivre : seulement veuillez me lâcher, car je suis un hommed’éducation et il n’est nul besoin avec moi de me prendre aucollet.

Ils firent droit à ma requête.

– Pourrais-je vous demander, repris-je,où vous me conduisez ?

– Chez le chef de police du district.

– Savez-vous de quoi onm’accuse ?

– Nous l’ignorons.

Et l’un d’eux m’exhiba un mandat d’arrestationconçu en deux lignes et non motivé.

Calcutta est divisé en plusieurs districts ouquartiers, chacun des districts a un chef de police oucommissaire.

Je crus qu’on allait me conduire chez celui duvoisinage.

Je fus donc un peu étonné de voir qu’on mefaisait traverser la ville blanche tout entière et que nous nousdirigions vers la ville noire.

Mais cet étonnement n’eut rien que dejoyeux.

– Ma bonne étoile, me disais-je, ferasans doute que nous passerons dans la rue où habite Hassan, levieux tailleur, que nous pourrons échanger un signe d’intelligenceet que je lui ferai comprendre qu’il doit se défier de quiconquelui montrera l’anneau du rajah.

Mon espérance grandissait à mesure que nousmarchions, et je reconnaissais fort bien, le chemin que j’avaissuivi en me rendant de la ville noire à l’hôtel de Batavia.

En route, l’un des officiers me dit :

– Cela vous étonne peut-être que je vousconduise ailleurs que chez le chef-justice du quartier où nous vousavons arrêté ?

– En effet, répondis-je.

– Je vais vous en dire la raison.

Je le regardai et j’attendis.

– Vous avez habité quelques jours laville noire ?

– Oui.

– Vous logiez à ce schoultry qui a pourenseigne : Au Serpent bleu ?

– Précisément.

– Eh bien ! on a sans doute portéplainte contre vous, car c’est le chef de police du quartier danslequel se trouve le schoultry du Serpent bleu qui vousfait arrêter.

– Ah ! lui dis-je sansm’émouvoir.

– Je n’en répondrais pas, me dit l’autreagent, mais je crois bien que c’est relativement au meurtre ducharmeur de serpents.

– Qu’est-ce que cela ?demandai-je.

– Il y avait dans le schoultry uncharmeur de serpents qu’on a assassiné la nuit dernière.

– Vraiment ?

– Et peut-être vous accuse-t-on de cemeurtre ?

Je ne pus m’empêcher de sourire.

L’agent m’avait dit cela d’un air naïf, etcette naïveté, j’en conviens, me rendit tout à fait sa dupe.Jusque-là, je m’étais dit :

– C’est Tippo-Runo qui me faitarrêter.

À partir de ce moment, je pensai qu’il pouvaitbien se faire que mon arrestation n’eût absolument rien de communavec les événements de la nuit, et que les gens qui avaient mutilémon pauvre Moussami ne fussent pour rien dans ma mésaventure.

S’il en était ainsi, il pouvait se faire aussique je fusse relâché après un court interrogatoire. Alors, jem’empresserais de courir chez le vieil Hassan.

Mais, comme je savais par expérience leslenteurs et les hésitations de la justice anglaise, et que l’onpouvait aussi bien me garder plusieurs jours que me relâcher toutde suite, je fis ce raisonnement qui était fort juste enapparence :

– Il vaut mieux prévenir Hassan tout desuite.

Alors, je me plaignis d’avoir soif.

– Qu’à cela ne tienne ! me dit l’unde mes gardiens. Voulez-vous entrer dans ce schoultry boire unsoda-water ?

– Volontiers, répondis-je.

Nous entrâmes dans un cabaret, et je me fisservir à boire.

Après quelques façons, les deux agentsconsentirent, à boire avec moi.

Ils étaient fort complaisants et neparaissaient nullement pressés d’arriver chez le chef depolice.

En même temps, la confiance que m’inspiraitleur naïveté augmentait.

– Je ne suis pas coupable, leur dis-je,du crime qu’on m’impute.

– Oh ! nous le croyons sans peine,répondit l’un d’eux, car vous avez l’air d’un parfaitgentleman.

Je saluai.

– Mais, reprit-il, nous avons reçu unordre, et, à notre grand regret, il nous faut l’exécuter.

– Mais nous espérons, reprit l’autre, quetout s’arrangera à votre satisfaction, et que le chef de policevous mettra en liberté après vous avoir, fait des excuses.

– Je l’espère aussi, murmurai-je.

Puis, tout à coup, me frappant lefront :

– Ah ! mon Dieu, dis-je, et monportefeuille !

– Quel portefeuille ?demandèrent-ils tous deux.

– Le mien, celui qui renferme assez depapiers pour établir mon honorabilité.

– Eh bien ! ne l’avez-vous donc passur vous ?

– Non.

Et je donnai, en me palpant en tous sens, lesmarques d’un vif désespoir, ajoutant :

– Il renferme deux cents livres enbanknotes, et j’en donnerais bien la moitié pour le retrouver.

Le policeman de Londres est peut-êtreincorruptible, mais celui de Calcutta me parut laisser à désirersous ce rapport, car il me sembla que mes deux gardienséchangeaient un regard cupide.

– Vous ne sauriez l’avoir perdu en route,me dit l’un.

– Vous l’aurez laissé à votre hôtel,répondit l’autre.

– Non, dis-je. Je crois me souvenir,maintenant.

– Ah !

– Hier soir, je suis venu me promenerici, à la seule fin de courir aventure et de rencontrer quelquebayadère en quête d’un bol de thé. Hé ! mais, je ne me trompepas, c’est dans une rue que nous avons suivie tout à l’heure, quej’ai été accosté par une Irlandaise.

Il y a des Irlandaises partout, même dansl’Inde.

– Elle vous aura volé votre portefeuille,sans doute. Et ils échangèrent un nouveau regard, celui-là touttriste et tout contrit.

– Ce n’est pas cela, repris-je.

– Ah ! vraiment ?

– L’Irlandaise m’a conduit en sa maison,et mon portefeuille sera tombé derrière quelque meuble.

– C’est bien possible.

– Il est possible aussi, ajoutai-je,qu’elle ne s’en soit pas aperçue.

– Mais où est la maison de cetteIrlandaise ?

– Dans une rue dont j’ignore le nom.

– Et dans ce quartier ?

– Oh ! certainement.

– Vous reconnaîtriez la rue ?

– Oui.

Les deux agents parurent se consulter.

Enfin, le premier me dit :

– Le chef-justice attendra bien un quartd’heure de plus. D’ailleurs, c’est son métier. Cherchons donc votreportefeuille.

Je jetai une demi-couronne sur la table pourpayer les soda-water et nous sortîmes.

D’abord, j’eus l’air de me reconnaître ;puis, je fis quelques pas en avant, puis en arrière.

Tantôt, je prenais une rue et je revenaisensuite sur mes pas.

Les deux agents me suivaient avec une patienceévangélique.

Enfin, je m’écriai :

– Ah ! je reconnais la rue… c’estcelle qui traverse… là-bas… voyez-vous ?

– Oui, me dirent-ils. Eh bien !allons !

J’avais assez bien joué mon rôle pour mettreen défaut la vigilance de mes deux gardiens.

– Oui, oui, répétai-je, c’est bienlà.

J’avais aperçu le vieil Hassan assis, lesjambes croisées, sur le seuil de sa boutique.

– Où est la maison ? me demanda l’undes policemen.

– Je crois que c’est la quatrième àgauche.

Et j’indiquais celle qui se trouvait à côté dela boutique du tailleur.

– Eh bien ! allons ! medit-il.

Et nous pressâmes tous trois le pas.

Chapitre 3

 

Le vieil Hassan était sur sa porte.

Quand il me vit, un mouvement lui échappa.

Je mis un doigt sur mes lèvres.

Cela voulait dire :

– Observe-toi, je ne suis pas seul.

Mais les deux agents, qui paraissaient fortindifférents, remarquèrent ce signe.

Je passai auprès d’Hassan.

Le vieillard me regardait avec inquiétude.

Je levai ma main en l’air.

Ma main veuve de l’anneau du rajah.

En même temps, mon visage exprimait une vivedouleur.

Hassan comprit qu’on m’avait volél’anneau.

Il eut un léger clignement d’yeux, qui voulaitdire :

– Sois tranquille, je n’obéirai qu’à toi.Et je passai mon chemin.

– Est-ce bien cette maison ? medemanda l’un des officiers de police.

– Hélas ! non, m’écriai-je, je mesuis encore trompé ; la maison dans laquelle je suis entréhier soir ressemble bien à celle-ci, mais ce n’est paselle !

Alors les deux agents se mirent àrire :

– Eh bien ! me dit l’un d’eux, jevais vous donner un bon conseil.

– Lequel ?

Et je le regardai avec étonnement.

– Renoncez à chercher votre portefeuillepour aujourd’hui, vous avez fait ce que vous vouliez.

Je tressaillis.

– Nous savons ce que nous voulionssavoir… tout est pour le mieux.

Et comme je demeurais stupéfait, l’agentse tourna et fit un signe.

À ce signe un palanquin que deux nègresportaient derrière nous et qui nous suivait depuis quelque tempssans que j’eusse soupçonné qu’il m’était destiné, ce palanquin,dis-je, s’approcha.

– Vous devez être fatigué ? me ditl’agent d’un ton railleur. Montez !…

Et il écarta les rideaux du palanquin, quiétait vide.

Ces paroles : « Nous savons ce quenous voulions savoir » m’avaient plongé dans une tellestupeur, que j’obéis machinalement à l’ordre qui m’était donné.

Les deux agents s’installèrent auprès de moiet je ne pus que balbutier :

– Vous me conduisez donc bien loinencore ?

– Assez loin, répondit l’un d’eux.

En même temps il tira un revolver et l’appuyasur ma poitrine :

– Nous vous savons un homme d’énergie, medit-il, et nous avons besoin de prendre nos précautions. Vous êtesun homme mort si vous résistez.

L’autre avait soigneusement fermé les rideauxdu palanquin.

Sur un signe que lui fit mon interlocuteur, iltira de sa poche un lacet de soie, et me lia les mains sisolidement qu’il m’eût été impossible de me détacher.

– Maintenant, reprit celui quim’adressait ordinairement la parole, nous pouvons continuer notreroute tête à tête.

Et son compagnon descendit du palanquin aprèsavoir échangé avec lui quelques mots que je ne pus pascomprendre.

Le palanquin traversa toute la ville noire etarriva aux portes de Calcutta.

Là il s’arrêta et je crus que nous étionsarrivés. Je me trompais.

L’agent de police écarta les rideaux dupalanquin et je pus vois alors que les nègres qui nous portaientétaient remplacés par des chevaux.

Le palanquin repartit.

Alors mon compagnon me dit ensouriant :

– Vous nous avez, tout à l’heure, tirésd’un grand embarras.

– Que voulez-vous dire ? luidemandai-je.

– Je vais vous l’expliquer.

Et il eut un sourire ironique.

– Vous pensez bien, me dit-il, qu’on n’ajamais songé à vous accuser du meurtre du charmeur de serpents.

– Alors de quoi m’accuse-t-on ?

– On ne vous accuse pas, on s’assure devotre personne. Voilà tout.

– Pourquoi ?

– Mais parce que l’on ne veut pas quevous exécutiez certaine mission qui vous a été confiée par le rajahOsmany.

Je jetai un cri.

– Allons ! me dit mon compagnon,vous le voyez, Tippo-Runo est bien renseigné.

– Tippo-Runo est un traître !m’écriai-je.

– Je ne dis pas non, répondit le fauxagent de police, car je n’en pouvais douter maintenant, j’avais étéle jouet de Tippo-Runo, et cet homme n’avait jamais appartenu à lapolice anglaise.

– Je ne dis pas non, reprit-il.

– Ah ! vous en convenez ?

– Attendez donc. Tippo-Runo savait que lerajah vous avait donné une mission.

– Oui, mais il ignore en quoi elleconsiste.

– Vous vous trompez…

J’avais été pris une fois ; c’était lecas ou jamais de m’en souvenir et de jouer serré.

– Ah ! dis-je, il sait ce que j’aipromis au rajah ?

– Sans doute. Le rajah vous a donné sabague.

– Bien.

– Cette bague, présentée à un homme quise trouve à Calcutta, doit mettre celui qui en sera porteur enpossession des trésors cachés du rajah.

Je demeurerai impassible.

Cet homme poursuivit :

– Malheureusement, il y avait une choseque ni Tippo-Runo ni nous tous qui le servons, ne savions.

– Laquelle ?

– Le nom et la demeure de l’homme à quion doit représenter l’anneau.

– Et vous ne le saurez jamais !m’écriai-je.

– Vous vous trompez.

– Ah !

– Nous le savons maintenant, grâce àvotre imprudence. Cet homme, c’est le tailleur Hassan.

– Je ne sais ce que vous voulez dire,répliquai-je en haussant les épaules.

Il continua à sourire.

Une chose me rassurait pourtant, en dépit del’effroi que j’éprouvais en songeant qu’on allait torturer Hassan,bouleverser sa maison, et chercher le trésor du rajah.

– Hassan, me dis-je, a compris. On letuera, mais, il ne dira pas où est le trésor… Or, puisque l’hommeaux mains de qui je suis ne me parle pas de l’enfant, c’est queTippo-Runo ignore que le fils du rajah est ce même enfant qui passepour celui du tailleur.

– Mais où me conduisez-vous ?

– Assez loin pour que Tippo-Runo ait letemps de s’emparer du trésor.

Je compris qu’il était inutile d’adresser àcet homme de nouvelles questions.

J’étais en son pouvoir, et ce que j’avais demieux à faire était de rêver aux moyens de recouvrer maliberté.

Nous voyageâmes tout le jour.

Vers le soir, le palanquin s’arrêta.

Alors l’agent de Tippo-Runo écarta de nouveaules rideaux du palanquin.

Nous étions au milieu d’une vaste plainedéserte, à la lisière d’une forêt.

Les nègres qui étaient montés sur les chevauxmirent pied à terre.

Mon compagnon me fit descendre et me dit d’unton railleur :

– Vous devez avoir besoin de manger unpeu. Nous voici au bord d’une forêt à travers laquelle il nousserait impossible de passer en palanquin. Suivez-moi.

J’avais les mains liées derrière le dos, etmon guide tenait toujours son revolver à la main.

Résister, c’est m’exposer à la mort, et lamort sans profit pour ceux que je voulais servir.

Je suivis donc cet homme.

Les deux nègres, après avoir attaché leurschevaux à un arbre, marchaient derrière nous.

Nous entrâmes dans la forêt, nous cheminâmesenviron une heure.

Le jour baissait et la nuit était proche.

Enfin nous arrivâmes à l’entrée d’uneclairière, au milieu de laquelle on voyait un arbre gigantesquedont les rameaux eussent pu servir de toiture à une vastemaison.

Alors, je compris le sort qui m’attendait.

Cet arbre était un mancenillier, dont l’ombredonne la mort.

Quiconque passe une nuit sous cet arbres’endort pour ne plus s’éveiller.

Et l’homme qui servait Tippo-Runo me dit avecson rire sinistre :

– Nous voici enfin arrivés !

Chapitre 4

 

Sur un signe de mon compagnon, les deux nègresse jetèrent sur moi et me terrassèrent.

J’avais déjà les mains liées, on m’attacha lesjambes, puis on passa une corde qui reliait mes pieds et mes mainset le bout de cette corde fut fixé au tronc du mancenillier.

Dès lors j’étais réduit à la plus complèteimpuissance et condamné à mourir sous cette ombre empoisonnée.

Le faux agent de police me ditalors :

– Tippo-Runo t’avait confié à unéléphant-bourreau, tu as su triompher de l’éléphant. Maintenant quej’ai rempli la mission qui m’était confiée, laisse-moi te souhaiterd’échapper à ce nouveau péril.

Tu es un homme brave et aventureux, et tuétais digne d’un meilleur sort.

Et sur cette dernière raillerie, le guide deTippo-Runo m’abandonna.

Couché sur le dos, enchaîné à cet arbre, je levis s’éloigner ainsi que les deux nègres.

Bientôt ils eurent disparu à travers lesarbres et je me trouvai seul, au milieu de cette forêt peuplée debêtes féroces, étendu sous les rameaux de cet arbre qui sert detombe à quiconque se repose sous son ombre funeste.

Pendant un moment, en proie à un véritabledésespoir, je fis des efforts inouïs pour briser mes liens.

Mais les cordes de soie dont les Indiens seservent ont la solidité de l’acier, et les nœuds qu’ils saventfaire sont aussi inextricables que le nœud gordien.

La nuit vint.

C’est une chose horrible et sublime à la foisque la nuit dans une forêt indienne.

Silencieuse tout le jour, elle se peuple, avecles ténèbres, de mille bruits, confus d’abord, stridentsensuite.

Bientôt le vent s’élève à travers les arbreset leur arrache des craquements lugubres.

Puis au bruit du vent se mêlent bientôtd’autres bruits.

Au lointain, le tigre commence à faireentendre son cri rauque.

On dirait le roulement du tonnerre.

Puis le sol tremble tout à coup.

Est-ce une armée qui passe avec ses lourdscaissons d’artillerie ?

Ce n’est pas une armée, c’est une trouped’éléphants qui, après avoir ravagé une vaste plaine de maïs et deriz, va porter ailleurs ses déprédations.

Ensuite les feuilles mortes qui jonchent lesol, s’agitent tout à coup, heurtées, froissées, comme par unruisseau souterrain qui ferait une irruption soudaine à lasurface.

En même-temps aussi, on entend comme le chocrégulier et cadencé des castagnettes qu’agite dans ses doigtsfiévreux une danseuse invisible.

C’est le serpent à sonnettes qui passe.

Toutes ces menaces, tous ces cris sourds, tousces bruits sinistres plongent le cœur et l’esprit dans uneinexplicable angoisse.

À la peine qui torture l’âme, vient, sejoindre bientôt la douleur physique.

C’est l’influence des rameaux du mancenillierqui commence à se faire sentir.

D’abord, en ce climat brûlant, sous ce cieldans lequel le soleil, en se retirant, laisse encore une réactionincandescente, comme le four demeure rouge après l’extinction dudernier tison, le mancenillier répand le froid.

Un frisson, imperceptible d’abord, et qui vagrandissant, s’empare de votre corps.

Puis le frisson grandit toujours ; tousles membres tremblent, les dents claquent, l’estomac se serre, lecœur vient sur les lèvres.

C’est la fièvre !

Puis encore vos tempes pétillent, et bientôtun cercle de fer les enserre.

En même temps votre crâne est attaqué par desmarteaux invisibles, ou troué par des vrilles plus aiguës que lesplus fines aiguilles de Birmingham.

C’est la migraine qui vient.

Après la migraine, le délire.

Un mélange bizarre de douleurs atroces et dejouissances infinies, de torture et de volupté.

Le mancenillier produit tous les effets duhatchis.

Tantôt c’est un cheval emporté à traversl’espace sur la croupe duquel vous êtes vissé : tantôt c’estune femme aux bras d’albâtre dont les caresses vous brûlent leslèvres ; puis c’est le monstre qui vous fascine, le reptileouvrant la gueule, le tigre allongeant la patte, la panthèretournant sur vous un œil langoureux et féroce à la fois.

Et pendant tout ce temps, la mort avance à paslents.

Le malheureux qui se débat sous cette horribleétreinte la voit venir ; il veut fuir, ses membres sontliés ; il veut crier, sa voix est éteinte ; il veut prieret ne sait plus de prière.

Tout à coup, au monstre imaginaire, produithybride de la fièvre et des émanations pestilentielles de l’arbrede mort, un véritable monstre succède.

C’est un tigre, – un vrai tigre, – le tigreroyal, à la robe brune zébrée de larges bandes d’un jaunefauve.

Il a senti la chair fraîche ; il a flairéune proie.

En deux bonds, il accourt…

Et ses deux yeux qui rayonnent comme deuxtrous pratiqués à la voûte de l’enfer, ses deux yeux vousfascinent, vous dévorent par avance.

**

*

 

Et le sombre et fulgurant éclat de ces deuxyeux dissipa tout à coup le délire qui m’étreignait, et je revinscomplètement à moi, secouant les torpeurs morbides dumancenillier.

Un tigre venait de s’arrêter à vingt pas demoi, et un dernier bond devait lui permettre de me broyer sous sesgriffes d’acier.

Chapitre 5

 

Le monstre était là, dardant sur moi ses yeuxflamboyants.

Je me croyais perdu.

Cependant il ne bougeait pas.

Tout à coup, il ouvrit sa large gueule et fitentendre un cri rauque qui est au miaulement du chat domestique cequ’est au bruit d’un pistolet de salon le fracas du canon.

Et il demeura là, en regardant, toujours et nebondissant point.

Son cri, roulant d’échos en échos, avait faittrembler la forêt et les montagnes voisines le répercutaient.

Puis il me sembla qu’un cri semblable luirépondait dans l’éloignement.

Le tigre tourna la tête et cessa de mefasciner.

Il ouvrit de nouveau la gueule, fit entendreun second cri, auquel un autre répondit, et bientôt, aux rayons dela lune qui éclairait la clairière, je vis bondir un autre animalde son espèce, sa femelle, sans doute.

– C’est un tigre galant, me dis-je, il neveut pas déjeuner seul.

L’autre s’approcha par petits bonds et vint seplacer à côté de lui.

Il est une chose incontestable, c’est que lesanimaux causent entre eux, dans une langue qui échappe à l’homme etdans laquelle la pantomime a sa large part.

Les deux tigres se reprirent à me regarder,mais ils parurent tenir conseil.

Qu’attendaient-ils donc ?

Tout à coup, j’eus l’explication de cettehésitation singulière.

La lune était au zénith, par conséquent ellebrillait verticalement au-dessus du mancenillier et traçait àl’entour un véritable cercle de lumière.

J’étais dans l’ombre, les tigres étaientrestés dans la partie éclairée et, par conséquent, hors del’influence morbide de l’arbre.

Ils n’osaient franchir cette ligne dedémarcation et j’en conclus que la nature, dont les secrets sontinfinis, avait averti ces animaux du danger qu’ils couraient.

Ce que les hommes pouvaient ignorer, un tigrele savait.

C’était pour cela qu’ils n’osaient bondirjusqu’à moi.

Cependant, ils demeuraient là.

Peut-être ne se rendant pas un compte exact del’impossibilité où j’étais de bouger, attendaient-ils que jesortisse de ce périmètre tracé par la lune, pour se jeter, sur moiet me dévorer.

La volonté, chez moi, avait triomphé de ladouleur et du délire, en passant par l’épouvante.

Mourir pour mourir, je préférais la griffe destigres à l’empoisonnement.

Je me mis à siffler…

J’espérais, en agissant ainsi, exciter lacolère de mes deux ennemis et les forcer à se ruer sur moi.

Il n’en fut rien.

À mon coup de sifflet, ils s’éloignèrent.

Étais-je donc débarrassé d’eux ?

Ils s’éloignèrent en bondissant ; etbientôt je les eus perdus de vue ; mais ils revinrent peuaprès.

Ils revinrent au petit trot, s’arrêtantparfois, puis se remettant en route.

L’un d’eux rugit de nouveau.

D’autres mugissements lui répondirent.

Et soudain, d’autres tigres arrivèrent enbondissant et se joignirent aux premiers.

La migraine que j’éprouvais alors était siviolente, si aiguë, que j’appelais la mort comme unedélivrance.

– Parmi eux, me disais-je, il y aura bienun imprudent qui s’élancera jusqu’à moi.

Je me trompais encore.

Les tigres se rangèrent en cercle autour demoi, se tenant prudemment hors de la sphère d’ombre décrite par lemancenillier.

J’avais comme une guirlande d’yeux flamboyantsqui m’enserrait.

La fièvre et le vertige me reprirent.

Alors, je m’imaginai que j’étais le jouet d’unrêve et que ces monstres que j’apercevais étaient les enfants demon cerveau en délire, mais qu’ils n’existaient pas réellement.

La migraine devenait de plus en plus aiguë etm’arrachait des cris.

À ces cris, les tigres répondaient par deshurlements.

Mais ils demeuraient toujours à distance, etpendant ce temps, l’arbre funeste continuait son œuvre de mort.

Il me semblait qu’une bataille rangée selivrait dans mon cerveau, que ma tête était à chaque instantfracassée par une grêle de balles, et qu’un tambour y résonnaitsans relâche.

Les tigres hurlaient toujours ; maisaucun n’osait franchir le cercle.

Soudain, un nouveau compagnon leur arriva.

Je le vis bondir capricieusement au milieu dela clairière comme un jeune chat qui prend ses ébats.

Ce n’était pas un tigre, – c’était unepanthère.

Une grande panthère – jaune sur le dos,blanche sous le ventre.

Les tigres s’écartèrent comme pour lui faireplace.

Elle était jeune, elle n’avait pas sans doute,comme les tigres, l’instinct du danger.

Au lieu de s’arrêter, elle franchit d’un bondle cercle d’ombre et arriva sur moi.

Je fermai les yeux. J’étais mort…

La panthère m’enfonça ses deux griffes dansles épaules, fit un autre bond, et ce bond fut si puissant que lacorde qui me liait au tronc du mancenillier se brisa.

Puis elle me rejeta sur son épaule et prit lafuite.

Les tigres la suivirent en bondissant et enhurlant.

Il était évident qu’ils voulaient maintenantleur part du festin.

Mais tout à coup, et quand déjà leurs griffesallaient m’arracher aux griffes de la panthère, un bruit étrange,inusité, un bruit qui, peut-être, retentissait pour la premièrefois dans ces vastes solitudes, se fit entendre.

Ce bruit était celui d’un tambour.

Un tambour qui résonnait sous les grandsarbres qui entouraient la clairière et qui jeta une telle épouvanteparmi les tigres qu’ils prirent la fuite et cessèrent de poursuivrela panthère.

En même temps aussi, une grande clarté s’étaitfaite dans les profondeurs de la forêt, et la panthère, au lieu defuir, s’arrêta surprise, me déposa à terre, se contenta d’appuyersur moi sa large patte et, le nez au vent, frémissante de colère etde terreur à la fois, elle attendit.

Le tambour approchait et bientôt jem’expliquai la cause de cette clarté soudaine qui faisait pâlircelle de la lune.

Je vis trois Indiens qui s’avançaient.

L’un continuait à battre du tambour ; lesautres, qui marchaient auprès de lui, portaient des torches derésine pour éclairer leur marche.

Tous deux, en outre, étaient armés defusils.

La panthère gronda ; mais elle ne bougeapas et attendit.

Soudain l’un des deux Indiens épaula sonarme…

Un éclair se fit, une balle siffla…

Mes os craquèrent sous une étreinte convulsiveet la panthère, frappée à mort, s’affaissa sur moi, me labourantles reins d’un dernier coup de sa terrible griffe.

Chapitre 6

 

Quand je revins à moi, j’étais dans un lieuinconnu.

Des hommes m’entouraient. Les tigres et lapanthère avaient disparu.

J’étais dans une case d’Indiens, de ceux quivivent au bord des forêts et cultivent le riz et le maïs.

Des trois hommes qui étaient auprès de moi,deux m’étaient inconnus.

Mais je poussai un cri de joie à la vue dutroisième.

C’était mon fidèle Moussami.

Moussami baisait mes pieds et mes mains avectoutes les marques de la joie et du respect.

Il me fit comprendre par signe qu’il m’avaitcru mort et que si j’étais encore de ce monde, c’était un peu grâceà lui et beaucoup grâce à l’un des deux hommes qui étaient là.

Je regardai alors celui qu’il medésignait.

C’était un homme de haute taille, au visagebasané, à la barbe noire et luisante, à l’expression noble etfière.

Il m’adressa la parole en français et medit :

– Tu veux savoir qui je suis, sansdoute ?

Je fis un signe de tête affirmatif.

– Je me nomme Nadir, et je suis un chefpuissant de cette secte mystérieuse qui combat à outrance la sectedes Étrangleurs.

Ceux-ci s’appellent les Thugs ; noussommes, nous, les Fils de Sivah. Tu ne me connais pas,mais je sais, moi, qui tu es et les services que tu nous as rendusen livrant Ali-Remjeh, notre plus mortel ennemi.

C’est pour cela que je t’ai sauvé.

Je regardai cet homme avec étonnement.

Il poursuivit :

– Les griffes de la panthère t’ontdéchiré ; mais après que j’ai eu tué la bête féroce, j’ai pume convaincre que tes blessures étaient sans gravité.

D’ailleurs, je t’ai pansé à la manièreindienne, et j’ai versé dans chacune de tes plaies un baume dontles gens de ma race ont seuls le secret et qui cautérise enquelques heures les blessures les plus profondes.

Dans deux jours, tu pourras te lever etrevenir à Calcutta, où ma protection s’étendra sur toi nuit etjour.

– Qui que tu sois, lui dis-je,merci !

Il reprit :

– Je suis venu à ton aide, non seulementparce que je te savais de la reconnaissance, mais parce que j’auraipeut-être besoin de toi un jour.

– Parlez, lui dis-je, cette vie que vousavez conservée vous appartient.

– Plus tard, répondit-il, Maintenant,laisse-moi te dire comment je suis parvenu à t’arrachez à une mortépouvantable.

Et il s’assit sur le bord de la couche deroseau et de bambou qu’on m’avait dressée dans la maison del’Indien cultivateur de riz.

– Les Thugs ont leur police ; maisnous avons aussi la nôtre, reprit-il.

Malheureusement j’étais absent de Calcuttalorsque tu y es arrivé et je n’ai su qu’à la dernière heure lesprojets de Tippo-Runo.

Hier matin, au lever du soleil, on m’a amenéun Indien qui a dit avoir des révélations à me faire.

Cet homme s’est jeté à mes pieds et m’adit :

– Je suis un fils de Sivah comme toi, etbien que je sois entré au service de Tippo-Runo, je ne veux pointqu’il arrive malheur à ceux que tu protèges.

Alors il m’a raconté qu’il avait surpris uneconversation entre deux serviteurs dévoués de Tippo-Runo.

On t’avait enlevé pendant la nuit la bague durajah Osmany, et on avait coupé la langue de Moussami.

Maintenant on devait t’enlever, te conduiredans une forêt et t’abandonner, garrotté, sous les rameauxempoisonnés d’un mancenillier.

L’homme qui me disait tout cela m’a conduitdans la ville blanche, à l’hôtel de Batavia, dont le maître estdévoué corps et âme à Tippo-Runo : tu venais de partir,emmené, me disait-on, par deux agents de la police anglaise.

Nous avons trouvé Moussami dans ta chambre. Jel’ai pansé à la hâte et je l’ai emmené avec moi.

Nous t’avons alors suivi à la trace, pourainsi dire.

Mais tu avais de l’avance sur nous.

Renseignés par des Indiens, nous avons apprisque tu étais sorti de Calcutta en litière, et que la litière étaitportée non plus par des hommes, mais par des chevaux.

Alors Moussami et moi nous sommes égalementmontés à cheval et nous t’avons suivi.

De distance en distance des Indienscultivateurs qui avaient vu passer le palanquin, nous renseignaientsur la direction qu’il avait prise.

Mais tous nous disaient qu’il avait sur nousune avance de plusieurs heures.

Enfin nous sommes arrivés à la lisière decette forêt.

Les chevaux et le palanquin s’ytrouvaient.

Mais les ravisseurs et toi vous aviezdisparu.

Entrer dans la forêt sans savoir quelle routevous aviez suivie était insensé.

La forêt a plusieurs lieues carrées desuperficie.

Je savais que les exhalaisons du mancenillierne sont mortelles qu’au bout de plusieurs heures.

Mieux valait donc attendre que les hommes quit’avaient emmené revinssent prendre possession du palanquin et deschevaux.

Cachés dans une broussaille voisine nousattendîmes environ deux heures.

Au bout de ce temps, trois hommes sortirent dubois, deux nègres et un Indien si blanc qu’on le prenait pour unAnglais.

Je le reconnus.

C’était un serviteur de Tippo-Runo si dévouéqu’il ne fallait rien attendre de lui ; il serait mort centfois avant de nous indiquer l’arbre sous lequel on t’avaitabandonné.

Donc, comme il s’apprêtait à monter dans lepalanquin, j’épaulai ma carabine et je lui envoyai une balle dansle front.

Il tomba sans pousser un cri.

Alors Moussami et moi nous nous élançâmes horsde la broussaille.

Les nègres tombèrent à genoux et demandèrentgrâce.

Je les menaçai de les tuer sur l’heure s’ilsne me conduisaient à l’endroit où on t’avait laissé.

L’un d’eux refusa de parler : Moussami letua d’un coup de poignard.

L’autre consentit à nous servir de guide.

Mais la nuit était venue et les tigresdevaient être sur pied.

C’est alors, acheva Nadir, que nous employâmesun moyen bizarre, mais bien connu, pour les écarter.

Nous entrâmes dans cette hutte où nous sommeset nous y trouvâmes un tambour et des torches.

Tu sais le reste…

– Oui, dis-je, en levant sur Nadir unregard plein de reconnaissance. Et maintenant, parlez,qu’attendez-vous de moi ?

– Tu le sauras dans deux jours, medit-il, quand nous serons à Calcutta.

Et il refusa de s’expliquer.

Chapitre 7

 

Deux jours après nous étions à Calcutta. Entraitant son baume de merveilleux, Nadir n’avait point menti.

Mes blessures étaient cicatrisées et je nesouffrais presque plus.

Le sentiment du devoir à remplir avaitpeut-être aussi, en me rendant toute mon énergie, hâté maguérison.

Nadir me dit, comme nous franchissions lesportes de la ville :

– Je ne te quitterai pas ; et tupeux être certain que, moi à tes côtés, Tippo-Runo, si puissantqu’il soit, ne pourra rien contre toi.

– Je te crois, lui dis-je ; carj’avais en lui une confiance sans bornes.

– Où veux-tu aller ? me dit-ilencore.

– Chez Hassan le tailleur.

– Bien, me dit-il, allons !

Et nous nous dirigeâmes vers la villenoire.

Bientôt nous arrivâmes dans la rue habitée parle vieux tailleur et j’eus un frisson d’espoir en le voyant assiscomme à l’ordinaire, sur le seuil de la porte.

On lui aura présenté la bague d’Osmany, medis-je, mais il avait compris mon signe, et il n’aura rien voulurévéler.

Je m’approchai.

Hassan leva la tête et me regarda d’un airindifférent.

– Ne me reconnais-tu donc pas ? luidis-je.

Il secoua la tête et continua à me regarderavec une sorte d’hébétement.

– C’est moi qui suis déjà venu,continuai-je.

– Je ne sais pas, fit-il.

– De la part d’Osmany.

Ce nom le fit tressaillir.

Puis un large sourire épanouit ses lèvres etil leva une main vers le ciel. Ceci voulait dire :

– Osmany est mort… il est làhaut !

– Cet homme est fou, me dit Nadir.

Une jeune fille qui était au seuil de lamaison voisine s’approcha de nous.

– Est-ce que vous êtes les parents ou lesamis de ce pauvre homme ? nous demanda-t-elle.

– Oui, répondit Nadir.

– Vous ne savez donc pas ce qui lui estarrivé ?

– Hélas ! non, dis-je à montour.

– Je vais vous le dire, moi, reprit lajeune fille.

Avant-hier soir, comme la nuit était venue,une troupe de soldats a cerné la maison.

Hassan étonné est sorti.

Les soldats se sont emparés de lui. En mêmetemps celui qui les commandait lui a montré une bague qu’il avaitau doigt.

Hassan a regardé la bague avec étonnement et adit qu’il ne savait pas ce que cela signifiait.

Alors les soldats sont entrés dans la maisonet s’y sont enfermés avec lui.

Hassan s’est mis à crier.

Nous tous, les voisins, accourus au seuil denos portes, nous l’entendions qui disait :

– « Je suis un pauvre tailleur… jen’ai jamais eu de trésors… je ne sais pas ce que vous voulezdire…

Et les soldats répondaient :

– Si tu ne parles pas, tumourras !

– Tuez-moi donc tout de suite, au lieu deme faire souffrir, disait-il d’une voix lamentable. Mahomet, quandje serai mort, m’ouvrira les portes du paradis, car je suis unfidèle croyant.

Mais au lieu de le tuer, les soldats ontallumé un si grand feu que la maison flamboyait par toutes lesouvertures.

Alors Hassan a crié plus fort, puis il s’estmis à chanter, preuve que le délire s’était emparé de lui.

Les soldats, sur l’ordre de leur chef, avaientmis ses jambes à nu et exposé ses pieds à la flamme du brasierqu’ils venaient d’allumer.

Quand il a été à demi mort, ils ont fouillé lamaison de fond en comble, poursuivit la jeune fille.

Mais il paraît qu’ils n’ont pas trouvé detrésors.

À ces derniers mots de la jeune fille, jerespirai bruyamment.

– Mais, lui dis-je, Hassan avait unfils.

– Oui.

– Qu’est-il devenu ?

– Les soldats l’ont emmené, et personnene l’a revu depuis lors.

– Misérable Tippo-Runo ! murmurai-jeà l’oreille de Nadir.

– À moins qu’il ne l’ait tué, me ditNadir, nous le retrouverons.

Nous remerciâmes la jeune fille ; puis jepénétrai dans la maison en faisant signe à Nadir de me suivre.

Hassan, nous voyant entrer, témoigna unegrande inquiétude.

Il se leva pour nous barrer le passage.

Mais il retomba presque aussitôt en poussantun cri de douleur.

Ses pieds brûlés n’étaient plus qu’une plaieet refusaient de supporter le poids de son corps.

Je le pris dans mes bras et je l’emportai.

Puis, sur un nouveau signe de moi, Nadir fermala porte.

Hassan nous contemplait avec effroi.

On descendait dans la cave où se trouvait lacachette mystérieuse, en soulevant une trappe.

J’introduisis mon poignard dans la fente quiexistait entre cette trappe et le plancher, et je la soulevai.

Alors Hassan se mit à rire, passant subitementde l’effroi à une hilarité bruyante.

Nadir alluma une lampe, et nous nousengageâmes dans l’escalier souterrain.

Hassan s’était traîné au bord de la trappe etcontinuait à rire.

Nous descendîmes dans la cave.

Là, une rapide inspection me donna la preuveque la pierre qui cachait la serrure du coffre de fer n’avait pasété déplacée.

Les soldats de Tippo n’avaient point découvertle coffre.

Alors je remontai, et comme Hassan riaittoujours, je me jetai sur lui, lui arrachai son cafetan, et visavec joie que la clef était toujours suspendue à son cou.

Il se débattit, mais je lui arrachai cetteclef et je rejoignis Nadir.

Alors nous descellâmes la pierre et nous mîmesle secret à découvert.

Puis j’introduisis la clef dedans.

Mais j’eus beau la tourner et la retournerdans tous les sens.

La serrure ne s’ouvrit pas…

Hassan seul en connaissait le secret, – etHassan était fou !

Je regardai Nadir d’un air désespéré.

– Aie confiance ! me dit-il, onm’appelle Nadir le Trouveur !

Et il eut un sourire qui ranima mon espoirébranlé.

Chapitre 8

 

Nadir me dit alors :

– Nous pourrions essayer pendant des moisentiers des combinaisons de toutes sortes pour trouver le secret decette serrure, que nous ne réussirions pas.

Vous autres, Européens, vous avez trouvé desassemblages de lettres ; nous, les Indiens, nous avons unautre système évidemment plus compliqué et plus ingénieux que levôtre.

Et comme je le regardais, ilcontinua :

– Vous n’avez qu’un certain nombre delettres.

Nos chiffres à nous sont incalculables etpeuvent s’étendre de l’unité jusqu’aux trillions de millions.

Évidemment, cette clef doit tourner surelle-même, dans un sens ou dans un autre jusqu’à un chiffrequelconque que nous ne savons pas, que nous ignoreronstoujours.

Par conséquent, il faut obtenir ce chiffre dela bouche d’Hassan.

– Mais Hassan est fou.

– Je le sais.

– Fou et idiot.

– Oui, dit Nadir.

– Comptez-vous donc lui rendre laraison ?

Nadir secoua la tête.

– C’est inutile, dit-il.

Je comprenais de moins en moins et je leregardais d’un air hébété.

Le sourire cependant n’avait point abandonnéses lèvres.

– Remontons, me dit-il, là-haut nouscauserons plus à notre aise.

Et il retira la clef de la serrure et me larendit.

Le fou continuait à rire au bord de latrappe.

Quand il nous vit reparaître, il battit desmains avec ironie.

À n’en pouvoir douter, un seul instinct avaitsurvécu dans le naufrage de sa raison.

Cet instinct, c’était la conservation de sontrésor et la conviction que nul ne pourrait se l’approprier, s’ilne voulait pas.

Nous avions fermé la porte extérieure de lamaison et nous étions bien seuls avec lui.

Nadir reprit :

– Tippo-Runo a eu beau apprendre lalangue hindoue et arriver à un perfectionnement tel que lesbrahmines ne savent pas autant que lui, il a vainement étudié nosmœurs, nos usages ; il est Anglais de naissance et ne serajamais complètement Indien.

– Pourquoi ?

– Mais parce qu’il ignore quelques-uns denos secrets.

L’Inde est le pays des poisons mystérieux etfoudroyants, des narcotiques dont les effets sont aussi variés queles plumes de certains oiseaux.

Si Tippo-Runo avait possédé certain secret quej’ai, moi, il serait en possession du trésor.

– Mais, comment ?

– Hassan le lui aurait indiqué.

– Oh ! par exemple !

– Il aurait ouvert la porte lui-même.

– Devant Tippo-Runo ?

– Certainement.

Mon étonnement faisait place à une certainestupeur.

Nadir reprit :

– L’Indien qui a soif exprime un limondans un peu d’eau et s’en fait une boisson rafraîchissante.

– Après ? fis-je, ne sachant où ilvoulait en venir.

– L’Indien qui ne peut dormir prend ungrain d’opium et le mange.

– Bon !

– L’Indien blessé, poursuivit Nadir,étend sur sa blessure un baume, qui n’est autre que le suc expriméd’une plante, que nous appelons le youma, ce qui veutdire : langue de serpent. C’est avec ce baume que je t’aiguéri.

[…][1]

– Eh bien ! répondit Nadir, lemélange du limon qui rafraîchit, de l’opium qui fait dormir et duyouma qui ferme les blessures produit une boisson quiopère de singuliers effets.

– Ah !

– Celui qui en absorbe la valeur d’undemi-verre ne tarde pas à être pris d’une sorte de gaietéfiévreuse, qui se traduit par une grande exubérance de gestes etune intempérance de paroles.

L’âme la plus repliée sur elle-même, l’espritle plus absorbé n’y résistent pas.

Si profondément enterré que soit un secret aufond du cœur, le breuvage dont je te parle le fait, sur-le-champ,monter au bord des lèvres.

Ces dernières paroles de Nadir éveillèrent enmoi un lointain et terrible souvenir.

Un souvenir de ma première vie, de ma viecriminelle, alors que j’étais l’instrument docile de l’infâmeWilliams.

Je me rappelai qu’alors la Baccarat, dansl’hôtel de laquelle je m’étais introduit rue Moncey, me fit prendreun breuvage qui troubla ma raison au point de m’arracher tous messecrets et ceux de mon maître.

– Mais, dis-je à Nadir, après avoirrefoulé au plus profond de mon âme l’émotion que me causait cesouvenir, comment nous procurer ce breuvage ?

– J’ai des feuilles de youma surmoi.

Et il tira en effet des larges poches de sesbrayes blanches une poignée de petites feuilles triangulaires,qu’il posa sur la table.

– Et de l’opium ?

– Oh ! fit-il en souriant, si pauvreque soit un Indien, si cher que soit l’opium, on en trouve toujoursdans chaque maison.

Et il ouvrit une sorte de bahut, dans lequelle tailleur serrait ses outils et sa pipe, et mit aussitôt la mainsur un petit morceau de pâte noirâtre qu’il me montra.

C’était, en effet, un grain d’opium.

Il ne manquait plus que du limon.

Nadir ouvrit la porte.

La jeune fille était toujours assise au seuilde la sienne.

Nadir l’appela. Elle accourut.

Il lui mit une pièce de monnaie dans la mainet lui commanda d’aller lui acheter des limons au plus proche bazarde comestibles.

Dix minutes après, la jeune fille revint avecles limons.

Alors Nadir les plaça dans un petit mortier àpiler le riz qui se trouvait dans la maison, et il se mit à lesécraser, en les mêlant aux feuilles de youma et au graind’opium, en versant lentement à mesure sur le tout la valeur d’unverre d’eau.

Je vis alors apparaître une belle liqueurrosée qu’il versa dans une coupe de coco.

Hassan regardait d’un air hébété.

Nadir lui présenta la coupe et luidit :

– Bois !

Hassan prit la coupe et la vida d’un trait,avec le double empressement de l’homme qui a soif et de l’enfantqui n’a pas de raison.

– À présent, me dit Nadir, attendons.

Après avoir bu, Hassan tomba bientôt dans uneespèce de rêverie, qui tenait de l’extase.

Puis, peu à peu, son visage s’empourpra, sesyeux brillèrent et des paroles incohérentes sortirent de sabouche.

Alors Nadir ralluma la lampe et me fit signede le suivre. Nous redescendîmes à la cave et nous replaçâmes laclef dans la serrure.

Hassan parlait toujours, en haut, avec uneextrême volubilité.

Il s’était rapproché de nouveau de la trappe,et enfin il descendit, malgré la vive souffrance qu’il éprouvait àmarcher.

M’étant retourné, je le vis derrière moi, quiriait.

Nadir, au contraire, simulait une vivecontrariété te tournait et retournait la clef dans la serrure.

Hassan, riant de plus belle, le poussa ducoude et mit à son tour la main sur la clef.

Puis, nous regardant d’un air moqueur, etcomme pour nous prouver sa supériorité, il tourna la clef uncertain nombre de fois.

La ponte s’ouvrit et les trésors du rajahOsmany s’offrirent à nos regards.

Chapitre 9

 

Le fou, après avoir ouvert la porte, voulut larefermer, mais je me mis en travers.

En même temps, Nadir s’empara de lui et leterrassa.

Il n’opposa, du reste, qu’une faiblerésistance.

– Et Nadir me dit alors :

– Tu penses bien que, si nous refermonscette porte, nous ne pourrons plus la rouvrir.

D’un autre côté, il est dangereux de laisserles choses dans cet état. Car Tippo-Runo, persuadé que cette maisonrenferme un trésor, doit avoir posté dans les environs des hommeschargés de la surveiller, et il ne se bornera certainement pas à laperquisition déjà faite.

– Sans doute, répondis-je, mais commentfaire ?

Nadir réfléchit un moment et me dit :

– J’ai des hommes dévoués autour de moi,mais encore faut-il le temps de les réunir.

– Et ces hommes réunis, tu leur confierasla garde de cette maison ?

– Non, mais je leur ferai déménager toutcet or et toutes ces pierreries.

– Où les transporterons-nous ?

– Attends, pour que je te réponde, medit-il, que nous nous soyons débarrassés de cet homme qui nousassourdit de ses cris.

En effet, Hassan, étendu sur le dos, dans uncoin de la cave, ne se relevait pas ; mais il gesticulait,riait et pleurait.

Nadir remonta dans la maison et revint peuaprès, tenant une pipe à la main.

Il avait mis dans cette pipe un grain d’opiumet il la tendait à Hassan.

L’œil du vieux tailleur brilla de convoitise,il étendit une main avide, la saisit, en porta le tuyau à seslèvres, et s’accroupissant comme tes Orientaux, il se mit àfumer.

Dès lors, il se tut ; quelques minutesaprès, il était en extase.

Alors, Nadir s’assit sur un tonneau et medit :

– Écoute-moi bien. Les trésors que nousavons sous les yeux feraient la fortune d’un roi. Il faut que tuperdes l’espoir de les faire parvenir en Europe par les moyensordinaires. La douane anglaise visite les navires. Elleconfisquerait impitoyablement ces richesses.

– Il faut pourtant, répondis-je, que jetienne la promesse que j’ai faite à Osmany mourant.

– Sans doute.

– Et pour cela, il faut que j’emporte cetor en Europe.

Nadir secoua la tête :

– Va pour les pierreries, dit-il, maisquant à l’or, c’est inutile.

– Comment ?

– Laisse-moi d’abord te dire comment ilte sera facile d’emporter les pierreries.

– Je vous écoute.

– Les Fils de Sivah, dont jesuis le chef, sont aussi puissants, aussi riches que lesÉtrangleurs, leurs ennemis.

Comme eux, ils ont des affiliés parmi lesAnglais, des coreligionnaires mystérieux, des agents sûrs qui seconforment aveuglément aux ordres qu’ils reçoivent.

– Bon !

– Parmi les hommes sur qui les Filsde Sivah peuvent compter, il se trouve un capitaine de navireanglais qui a nom Jonathan.

Jonathan est mon esclave dévoué.

Il part pour Londres dans huit jours,emportant une cargaison de grains de Bizance.

Les gens de la douane viendront, la veille deson départ, sonderont les tonnes et les scelleront.

C’est dans ces tonnes que je cacherai lespierreries du rajah.

– Comment ferez-vous ?

– Je substituerai à l’une des tonnesordinaires une autre tonne dont toutes les douves serontcreuses.

– Alors pourquoi ne pas emporter l’or parle même procédé ?

– Parce que l’or tient trop de place etque d’ailleurs il est plus lourd que les pierreries.

– Fort bien. Mais alors comment envoyercet or en Europe ?

– Nous ne l’enverrons pas.

– Cependant…

– Nous le verserons dans le trésor deSivah qui est caché au cœur même de Calcutta, et que les Anglais nedécouvriront jamais.

En échange, poursuivit Nadir, je te donneraiun chèque d’une somme équivalente à celle que j’aurai reçue.

– Et ce chèque ?…

– Tu le présenteras à Londres à unemaison de banque qui nous sert de correspondant.

– En vérité !

– Et il sera religieusement payé, achevaNadir avec un accent de franchise qui ne me laissa plus aucun doutesur sa bonne foi et sa loyauté.

– Mais enfin, lui dis-je encore, il fauttoujours emporter d’ici ces richesses.

– Oui, et c’est là la difficulté.

Puis, après un moment de réflexion, Nadir medit :

– Il est impossible que tout cet or soitentré par la porte extérieure de la maison où nous sommes, sanséveiller l’attention de ceux qui avaient intérêt à observerHassan.

– Ce n’est pas une raison.

– Pourquoi ?

– Parce que, il y a deux jours,Tippo-Runo ignorait encore le nom et la demeure du dépositaire.

– C’est possible, répliqua Nadir, mais lapolice anglaise veille…

– Ensuite, ajoutai-je, ces richesses ontété amoncelées peu à peu.

– Je ne dis pas non. Cependant j’ai laconviction que cette maison a une autre issue.

Et, ce disant, Nadir entra dans la cachettequi était assez vaste et assez spacieuse pour qu’un homme y pûtfaire quelques pas en long et en large et s’y tenir debout.

Il se mit alors à sonder les murs avec sonpoing et tout à coup un bruit sonore se fit.

– Il y a là un creux, me dit-il.

Il prit son poignard et se mit à gratter lamaçonnerie. Bientôt une fente nous apparut et, avec cette fente,une autre pierre semblable à celle qui masquait à l’extérieur laserrure de la porte de fer. Nadir détacha cette pierre. Elle mitalors à découvert un verrou. L’Indien le fit jouer et, soudain, lefond de la cachette tourna sur des gonds invisibles, comme avaittourné la porte de fer avec son revêtement de maçonnerie.

Et alors, Nadir et moi, nous aperçûmes uneouverture noire et béante.

C’était un passage souterrain.

Où conduisait-il ?

C’était là ce qu’il fallait savoir surl’heure.

Je me retournai vers Hassan.

Mais il était absorbé dans la contemplation durêve opiacé.

Sois tranquille, me dit Nadir, il ne songerapas à refermer la porte. En route !

– Mais… où allons-nous ?

– Nous allons nous engager dans cesouterrain.

Et Nadir reprit la lampe que nous avions poséeà terre.

Chapitre 10

 

Partout où les Anglais sont, on retrouve lesmœurs anglaises, les usages anglais et jusques aux constructionsanglaises.

Calcutta a de certains quartiers quirappellent Londres, et, jusque dans la ville noire, c’est-à-dire laville indigène, le génie britannique a posé sa large griffe.

Ainsi, on a creusé des égouts sous les rues,et un large bassin de carénage traverse la ville du sud au nord,formant comme un port intérieur.

Ce bassin reçoit en même temps les immondicesdes égouts par des canaux souterrains qui viennent aboutir à fleurd’eau pendant la marée basse et dont la haute mer recouvrel’orifice.

Nadir savait cela sans doute.

Il marchait le premier dans ce souterrain quis’ouvrait devant nous, et il m’avait pris des mains la lampe qu’ilportait en avant de façon à éclairer notre route.

Le souterrain était assez haut de voûte pourque nous ne fussions pas obligés de nous baisser, mais trop étroitpour que nous puissions marcher tous les deux de front.

Nadir me dit :

– Je parie que nous allons trouver unégout.

– Comment, lui dis-je, il y en a sous laville noire ?

– Sans doute.

– Où aboutissent-ils ?

– Au bassin de carénage.

Le souterrain suivait un plan incliné ettournait légèrement sur lui-même.

Au bout d’une vingtaine de pas, Nadir s’arrêtaet posa la lampe à terre.

– Que faites-vous ? lui dis-je.

– Tu vas voir.

Nadir, comme tous les Indiens, avait toujourssur lui un lasso.

Les Fils de Sivah ne dédaignent pasd’étrangler, à leur heure, ni plus ni moins que les Thugs, leursennemis.

Le lasso de Nadir, qu’il portait roulé autourde sa poitrine, était long d’une quarantaine de mètres et composéde trois cordes superposées et tressées ensemble.

Ces cordes, dédoublées, donnaient donc unelongueur d’environ cent vingt pieds.

Nadir se mit à les défaire et de son lasso,qui avait l’épaisseur du doigt, il fit une corde aussi mince qu’unemèche de fouet.

Après quoi, il en fixa une extrémité au manchede son poignard.

– Les égouts, me dit-il, ont desramifications infinies et il se peut faire que nous rencontrionsplusieurs voies.

Force nous est donc d’avoir un filconducteur.

– Vous avez raison, répondis-je.

Nous nous remîmes en route, et bientôt nousatteignîmes un escalier qui s’enfonçait sous terre.

Nadir portait toujours sa corde enroulée aubout de son poignard.

– Tant que nous ne trouverons pas debifurcation, me dit-il, le fil conducteur nous sera inutile.

L’escalier avait une trentaine de marches.

Lorsque nous eûmes atteint la dernière, nousnous retrouvâmes à l’entrée d’un nouveau boyau souterrain.

Alors, prêtant l’oreille, nous entendîmes unmurmure sourd au-dessus de nos têtes.

– Sais-tu où nous sommes ? me ditNadir.

– Non.

– Nous sommes sous le bassin decarénage.

Nous avançâmes encore, et bientôt, nous vîmesque le chemin se bifurquait.

Alors, Nadir planta son poignard en terre etil se mit à dérouler sa corde et nous nous engageâmes dans l’unedes deux voies nouvelles qui s’ouvraient devant nous.

La corde se déroulait lentement et nousavancions toujours.

Le bruit devenait plus strident au-dessus denos têtes et une légère humidité régnait sous nos pieds, en mêmetemps que les parois du souterrain laissaient suinter quelquesgouttes d’eau.

Je passai mon doigt dessus et je le portaiensuite à mes lèvres.

Cette eau était salée.

– Tu as raison, dis-je à Nadir.

Déjà la corde était usée aux trois quarts,lorsque nous trouvâmes un nouvel escalier.

Celui-là ne descendait pas ; ilremontait.

En même temps, le bruit sourd, qui n’étaitautre que celui des vagues et qui, tout à l’heure, était au-dessusde nos têtes, se faisait maintenant entendre derrière nous.

Évidemment, nous étions parvenus sous la riveopposée.

Nous gravîmes l’escalier.

La corde nous accompagna jusqu’à la dernièremarche.

Là, nous nous trouvâmes dans une sorte dechambre assez spacieuse, mais dont nous touchions la voûte avec lamain.

Un autre bruit se fit au-dessus de nostêtes.

C’était celui d’un pas humain.

Cependant, la chambre était sans issue.

– Il est impossible que le chemin quenous avons suivi, me dit Nadir, ne mène pas plus loin.

Et il se prit à écouter.

Au bruit de pas se mêlait un bruit confus devoix qui nous arrivait à travers la voûte.

Alors Nadir me dit :

– Je vais monter sur tes épaules,prête-moi ton poignard.

Je le lui donnai et, me courbant, je le prissur mon dos.

Nadir, avec le manche du poignard, attaqua lavoûte qui était en maçonnerie et scellée au ciment.

Le ciment se détacha par fragments, et bientôtNadir poussa un soupir de satisfaction.

Au lieu de la pierre, son poignard avaitrencontré du bois et le ciment en tombant avait découvert unetrappe hermétiquement fermée.

– Voilà le passage que nous cherchions,me dit-il.

Chapitre 11

 

Nadir sauta alors de mes épaules sur lesol.

– Réfléchissons un moment, medit-il ; voilà une issue, c’est vrai. En montant de nouveausur tes épaules et en donnant une forte secousse, je soulèveraicertainement cette trappe.

Mais où donne-t-elle ?

Nous entendons des voix au-dessus de notretête et ces voix sont nombreuses.

Au milieu de qui allons-nousapparaître ?

– Voilà ce que je ne sais pas,répondis-je.

Cependant… Il me regarda.

– Parle, dit-il.

– Il n’y a pas un mois que le rajahOsmany est mort, lui dis-je.

– Bien.

– Jusqu’au dernier jour de sa puissance,se défiant toujours des Anglais, il a grossi ce trésor que nousavons découvert.

– Eh bien ! fit Nadir.

– Il est probable, continuai-je, en nousreportant à cette porte mystérieuse et à ce boyau souterrain quenous venons de suivre, que c’est par ici que les épargnes du rajahpassaient.

– Je le crois aussi.

– Par conséquent, les gens qui parlentau-dessus de nous sont des hommes dévoués au rajah.

– Je ne dis pas non, dit Nadir, maiscomment leur prouver que, nous aussi, nous étions investis de laconfiance d’Osmany ?

– Hélas ! murmurai-je, on m’a voléson anneau.

– D’un autre côté, poursuivit Nadir,as-tu réfléchi à une chose ?

– Laquelle ?

– C’est que nous pouvions être certains,il y a dix minutes, que les trésors du rajah avaient suivi la routeque nous parcourons.

– Ceci est hors de doute.

– Mais nous n’en sommes plus sûrs àprésent.

– Pourquoi ?

– Parce que le chemin s’estbifurqué ; et que ce peut-être aussi bien l’autre route quecelle-ci qu’on faisait prendre aux trésors du rajah.

– Vous avez raison, répondis-je. Ehbien ! que faire ?

Nadir réfléchit un moment encore :

– Je sais qui tu es, me dit-il, et tespreuves de bravoure sont faites, deux hommes comme nous doiventpouvoir tenir tête à des ennemis nombreux. Je suis décidé.

– À soulever la trappe ?

– Oui. Mais il me faut mon poignard, jevais le chercher.

Et Nadir regagna l’escalier, laissant à terrenotre fil conducteur.

Tandis que je l’attendais, les voix et les pascontinuaient à se faire entendre au-dessus de ma tête.

Quelques mots parvinrent même jusqu’à moi, àtravers l’épaisseur de la voûte.

Ces mots prononcés distinctement auraient dûéveiller en moi un sentiment d’intelligence.

Je sais l’anglais et toutes les langues del’Europe, je comprends parfaitement l’indien dans ses dialectes lesplus variés.

Cependant les mots qui me parvinrent furentinintelligibles pour moi.

Quand Nadir fut de retour, je lui fis part demon observation.

Nadir avait laissé la corde étendue sur lesol, dans toute sa longueur, se bornant à reprendre sonpoignard.

Nous n’avions donc, pour revenir sur nos pas,qu’à suivre cette corde.

– Oh ! me dit le chef des Filsde Sivah, tu ne comprends pas ce qu’on dit ?

– Non.

– Voyons, si je serai plus heureux quetoi.

Et de nouveau, il monta sur mes épaules.

Puis il appuya son oreille contre la trappe etattendit.

Au bout d’un moment il me dit avec un visagerayonnant.

– Ce sont des amis qui parlent.

– Et qui donc ?

– Des Fils de Sivah.

– Comment lesavez-vous ?

– Ils parlent notre langue mystique,celle que le vulgaire ne saurait comprendre.

– En vérité !

– Évidemment, continua Nadir, nous sommesau dessous d’un temple ou d’une pagode, et c’est l’heure de laprière.

– Alors nous pouvons soulever latrappe ?

– Non, pas encore.

– Pourquoi ?

– Parce qu’il vaut mieux attendre que lesprières soient finies, et que les adorateurs de Sivah soientpartis.

– Bien, répondis-je, attendons.

Et, pour la seconde fois, je le laissaiglisser à terre.

Nadir visita alors la lampe que nous avionsapportée avec nous.

Elle était pleine d’huile aux trois quarts etpromettait de brûler plus d’une heure encore.

L’Indien, qui trouvait inutile de se fatiguer,se coucha sur le sol.

Les voix étaient de plus en plus confuses, etbientôt ; il nous sembla qu’elles étaient moinsnombreuses.

– Les adorateurs de Sivah s’en vont, medit Nadir.

– Alors la prière est finie ?

– Oui. Tout à l’heure nous allonsentendre la voix du prêtre qui dit : – Allez-vous-en !Sivah est satisfait.

En effet, peu après, une voix plus forte, plusaccentuée, murmura quelques paroles qui arrivèrent distinctement àl’oreille de Nadir.

– C’est fini, me dit-il. Àl’œuvre !

Et, remontant sur moi, il s’arcbouta, et d’unviolent, coup d’épaule, il souleva la trappe.

Chapitre 12

 

La trappe soulevée, les pieds de Nadirabandonnèrent mes épaules et je le vis disparaître par l’issue quilui était ouverte.

Mais, presque aussitôt après, sa tête semontra à l’orifice, et il me dit en me tendant la main :

– Viens ! cramponne-toi à monbras.

Il était d’une force herculéenne et il mehissa en un tour de main.

Alors, quand je fus au bord de la trappe, jeregardai autour de moi.

Nadir ne s’était pas trompé.

Nous étions dans une pagode.

Les pagodes consacrées à Sivah sont plussobres de mise en scène et de peintures bizarres que celles de ladéesse Kâli.

Sivah est le dieu du bien. Il ne demande pasdu sang comme la farouche déesse.

Les murs de ce temple, dans lequel nouspénétrions d’une si étrange manière, étaient peints en stuc foncé.Ça et là, on voyait une statue représentant une desnombreuses femmes du dieu.

Au milieu était une image de grandeurcolossale.

À ses pieds brûlait une lampe qui projetaitautour d’elle une lumière assez douce en même temps qu’ellerépandait un doux parfum.

Le sol de la pagode était fait de largesdalles blanches, roses et bleues, et c’était l’une d’elles queNadir avait soulevée d’un coup d’épaule.

D’abord, je ne vis que confusément les objetsqui m’environnaient et je pris les petites statues pour despersonnages humains.

Puis je reportai mes yeux sur Nadir.

– Nous sommes seuls ici, me dit-il.

– Seuls ! fis-je étonné.

– Oui, me dit-il, tout seuls, au milieude divinités de bois et de pierre.

Je reconnus alors mon erreur, et me pris àsourire.

Nadir continua :

– Nous sommes dans la pagode consacrée àSivah, sous l’emblème de la couleuvre bleue. Ce temple est, eneffet, situé sur la rive gauche du bassin de carénage, en pleineville noire.

– Mais les voix que nous entendions toutà l’heure ? demandai-je.

– C’étaient les croyants qui disaient laprière du soir. Ils sont partis après le coucher du soleil.

– Et le prêtre ?

– Le prêtre ferme les portes extérieures,il va revenir.

– Tu l’as vu ?

– Non, mais il sera quelque peu étonné denous voir, nous.

– Faudra-t-il jouer dupoignard ?

– Oh ! non, fit Nadir, si c’esttoujours celui que je crois, il nous servira au contraire.

Comme Nadir parlait ainsi, nous entendions unpas lent et mesuré retentir dans l’éloignement. Puis une portes’ouvrit et un homme apparut portant une lampe devant lui.

Cet homme qui avait une longue robe blanche etune ceinture bleue, était tête nue.

Ses cheveux étaient blancs : il me parutavoir cinquante ans au moins, ce qui est l’âge d’un vieillard sousle ciel brûlant de l’Inde.

Les rayons de la lampe qu’il portait devantlui l’empêchèrent donc d’abord de nous apercevoir.

Mais il se dirigeait sur nous et tout à coupun bruit sourd le fit s’arrêter brusquement.

C’était Nadir qui avait laissé retomber ladalle soulevée, de telle façon qu’il était maintenant impossible dedire par où nous étions entrés.

Le prêtre muet, les cheveux hérissés, prisd’un subit effroi, regarda autour de lui.

Il nous aperçut alors.

Mon costume européen lui fit pousser un crid’horreur.

Un chrétien ne saurait entrer dans la maisondu dieu Sivah sans profanation.

Mais Nadir fit un pas et prononça unnom :

– Koureb !

Ce nom, c’était celui du prêtre qui se rassuraaussitôt.

La lumière de la lampe placée près du dieutombait d’aplomb sur le visage de Nadir.

Le prêtre le reconnut.

Et soudain, ne songeant plus à moi, il tomba àgenoux et se prosterna, la face contre terre.

Ce fut alors que je me rendis compte dupouvoir immense de Nadir.

– Relève-toi et viens à moi, ordonnaNadir.

Le prêtre se releva, ramassa sa lampe, qui nes’était point éteinte, et s’avança tout tremblant vers Nadir.

Celui-ci dit alors :

– Tu sais qui je suis ?

– Tu es le maître et moi l’esclave,répondit le prêtre.

– Alors, si je te recommande de parler,tu parleras ?

– Oui, fit-il. Ne te l’ai-je pas dit, jesuis l’esclave.

Nadir accepta l’épithète.

– Esclave, dit-il, tu viens de fermer lesportes du temple.

– Oui, maître.

– Et cependant, nous sommes ici.

Le prêtre témoigna un véritableébahissement.

La pagode n’avait pourtant qu’une entrée.

– Devine par où nous sommes venus ?poursuivit Nadir.

– Sivah est puissant, répondit-il.

– Mais Sivah ne se mêle pas de mesaffaires, dit Nadir.

Et, frappant du pied la dalle qui avait reprissa place :

– Nous sommes entrés par là, dit-il.

Soudain, nous vîmes Koureb pâlir ettrembler.

En même temps, il attachait sur cette dalle unregard éperdu.

– Tu as promis de parler, dit Nadir.

Et il fit briller à la clarté des lampes lalame de son poignard.

Chapitre 13

 

Le poignard de Nadir n’effraya point Koureboutre mesure.

– Maître, dit-il, un homme aussi sage quetoi ne saurait refuser à un autre de s’expliquer.

– Parle.

– Comme prêtre de Sivah, je suis tonesclave, toi qui es notre chef à tous, dit Koureb. Comme homme,j’ai mes amitiés et j’ai fait des serments de fidélité.

Tu peux commander au prêtre, mais si tudemandes à l’homme un secret qui ne lui appartiendra pas, tufrapperas inutilement. Sa langue ne parlera point.

Nadir ne se montra point irrité de cettehardiesse de langage :

– À ton tour, écoute-moi, dit-il.

– Parlez, maître.

– Le rajah Osmany était l’ami de l’hommeque tu vois là.

Et Nadir jeta une main sur mon épaule.

Koureb me regardait avec défiance.

– Osmany, poursuivit Nadir, lui a donnéson anneau.

– Où est cet anneau ? demandaKoureb.

– Je ne l’ai plus, répondis-je.

Un sourire d’incrédulité vint aux lèvres deKoureb.

– Tippo-Runo le lui a volé, ditNadir.

Ce nom fit passer un nuage sur le front deKoureb.

– C’est possible, dit-il, et je vouscrois, mais si je ne vois pas l’anneau, je ne parlerai pas.

– Peut-être en verras-tu l’empreinte, mehâtai-je de dire.

Et je mis une main sous les yeux du vieuxprêtre.

En effet, l’annulaire de ma main gaucheconservait trois empreintes rouges qui étaient le résultat de lapression exercée par la bague, qui avait à l’intérieur troispetites pointes de diamant.

– Cela peut être la marque de la bagued’Osmany, me dit-il. Mais cela peut aussi être autre chose.

– Si tu ne veux pas nous croire, ditNadir, je te dirai quelque chose de plus.

– J’écoute.

– Nous avons découvert les trésorsd’Osmany confiés à la garde du vieil Hassan.

Koureb pâlit.

– Rassure-toi, reprit Nadir, nous sommesles amis du rajah mort, et c’est pour soustraire ces trésors àl’avidité de Tippo-Runo que nous sommes ici.

– Alors, dit Koureb, si vous savez oùsont ces trésors que j’étais chargé de garder, de concert avecHassan, je n’ai plus rien à vous apprendre.

– Tu te trompes, dit Nadir.

Koureb le regarda étonné.

– Il faut que tu nous aides à les enleverde l’endroit où ils sont.

Koureb sentit renaître ses défiances.

– Si je te demandais un serment, maître,dit-il à Nadir, me le ferais-tu ?

– Parle.

– Si je te priais d’étendre la main surla statue de notre dieu qui est là…

– Je suis prêt, dit Nadir.

– Et de me jurer que cet homme avait bienen sa possession l’anneau d’Osmany.

– Par le dieu Sivah, je te le jure.

Koureb parut soulagé d’un poids immense.

– Alors, dit-il, ordonne, je suis prêt àobéir.

– Je veux, reprit Nadir, enlever lestrésors. Hassan est fou. Tippo veille, et finira par lesdécouvrir.

– Il est facile de leur faire reprendrele chemin qu’ils ont déjà parcouru.

– Oui, répondit Nadir, maisquand ?

– La nuit prochaine.

– Et d’ici là la porte de fer resteraouverte ?

– Mais comment avez-vous pul’ouvrir ?

Nadir raconta à Koureb ce qui s’étaitpassé.

– Je ne sais pas le secret d’Hassan,dit-il, et si la porte se refermait, je ne pourrais l’ouvrir. Maisje sais ouvrir la mienne.

– Comment, la tienne ?

– Sans doute. Vous avez fait jouer unverrou à l’intérieur de la cachette, n’est-ce pas ?

– Oui.

– Eh bien ! je puis, de l’intérieurdu corridor souterrain, faire mouvoir ce verrou et ouvrir laseconde porte.

– Viens avec nous, alors, dit Nadir.

Et il souleva la dalle en glissant entre elleet sa voisine la lame de son poignard.

Tous trois nous descendîmes l’un après l’autredans la chambre qui se trouvait au-dessous de la pagode. Puis,suivant la corde qui était demeurée à terre, nous reprîmes lechemin que nous avions suivi, en passant, de nouveau sous le bassinde carénage et entendant mugir la mer au-dessus de nos têtes.

Nous revînmes ainsi dans le premier boyausouterrain, et nous regagnâmes cette cachette aux trésors dont nousavions laissé les deux portes ouvertes.

Koureb nous dit alors :

– Je vais rester dans le souterrain.Fermez la porte sur vous.

Nadir fit ce qu’il demandait et tira leverrou, mettant ainsi entre lui et nous l’épaisseur de cetteporte.

Nous entendîmes alors un peu de bruit.

C’était la main de Koureb se promenant sur lasurface extérieure de cette porte et cherchant sans doute unressort invisible.

Tout-à coup, le verrou courut de lui-même dansla gâche et la porte se rouvrit.

– Vous voyez, dit Koureb.

– C’est bien, répliqua Nadir. Maintenantviens avec nous.

Koureb entra dans la cachette, et la porte dusouterrain fut refermée pour la seconde fois.

Puis nous entrâmes dans la cave où nous avionslaissé Hassan.

Hassan s’était endormi, ivre d’opium.

– Nous pouvons maintenant, dit Nadir,laisser-retomber cette porte.

Et il poussa celle qu’Hassan avait ouverte etqui se referma tout seule.

Puis il replaça la pierre qui cachait laserrure.

Et enfin il nous dit, car Koureb était restéavec nous :

– Hassan est fou, il faut se défier desfous.

– Qu’allons-nous faire de lui ?demandai-je.

– Nous allons l’emmener d’ici, merépondit-il.

– Mais il dort.

– Nous l’emporterons dans unpalanquin.

Et il le prit à bras-le-corps et nous leremontâmes dans la maison.

Puis, comme Nadir ne voulait pas me quitter,il envoya Koureb chercher un palanquin, ces sortes de véhiculesétant aussi communs à Calcutta que les cabs dans les rues deLondres.

Chapitre 14

 

Nous portâmes Hassan dans le palanquin etKoureb monta auprès de lui.

– Maintenant demandai-je à Nadir, oùallons-nous ?

– D’abord, il faut fermer cette maison,ensuite je te conduirai chez moi.

– Tu as donc une maison àCalcutta ?

– Oui, là tu seras à l’abri de toutes lestrahisons de Tippo.

Nadir prononça quelques mots dans cette languemystique que je ne comprenais pas, et le palanquin se mit enmarche.

– Où donc envoies-tu Hassan ?demandai-je encore.

– Je le confie à Koureb qui va l’emmenerdans sa pagode.

Les pagodes sont inviolables, même pour lesAnglais, et si puissant que soit Tippo, il n’osera pas aller l’ychercher.

Nous fermâmes la maison d’Hassan et Nadirappela d’un signe la jeune fille à qui nous avions eu affairedéjà.

– Mon enfant, lui dit-il, lorsque l’onviendra demander Hassan, vous répondrez que le bonhomme étaitdésormais trop vieux pour travailler et que ses parents l’ontconduit dans leur propre maison pour avoir soin de lui.

La jeune fille s’inclina et Nadir lui confiala clef de la maison en ajoutant :

– Il est possible que les soldats quisont déjà venus, prétendant que le vieux tailleur possède destrésors, reviennent à la charge.

– Vous leur donnerez cette clef et vousleur direz qu’ils peuvent fouiller à leur aise, il n’y a rien.

Nous nous en allâmes, Nadir et moi ; dansla ville blanche.

Mais avant de quitter la ville noire nousentrâmes dans un schoultry, où je pus avoir une nouvelle idée del’importance et du crédit de Nadir.

Le maître du schoultry salua jusqu’à terre, enélevant ses deux mains au-dessus de sa tête, ce qui est, dansl’Inde, le témoignage du plus grand respect.

Nadir lui fit un signe et il nous conduisitdans une pièce reculée de sa maison où, à mon grand étonnement, jevis mon compagnon se débarrasser de ses vêtements indiens etrevêtir un costume européen.

– Oh ! me dit-il en souriant, etvoyant que je me montrais surpris de le voir si à l’aise sous seshabits de gentleman, cela t’étonne, n’est-ce pas ?

– En effet, répondis-je.

– Eh bien ! que dirais-tu si je teracontais que j’ai vécu à Londres ?

– Vraiment !

– Et à Paris.

Et comme je paraissais de plus en plus étonné,Nadir continua :

– Tel que tu me vois, j’ai logé à l’hôtelMeurice, dîné au Café Anglais et j’ai été aiméd’une drôlesse qu’on appelait Roumia.

À ce nom, je ne pus retenir un crid’étonnement.

– Tu la connais ? me dit-il.

– Je ne sais. N’avait-elle pas un autrenom ?

– Oh ! si fait, elle se faisaitencore appeler la Belle Jardinière.

Un nouveau cri m’échappa.

– Je vois que tu la connais, me ditNadir. C’est une belle femme, mais la vipère noire qui frétilledans l’herbe de nos forêts et dont la blessure est mortelle, estmoins dangereuse et moins perfide.

– Je le sais.

– Elle ne craint qu’un homme.

– Ah !

– Et cet homme, c’est moi.

– Toi ! fis-je avec un redoublementde surprise, elle te craint ?

Un sourire passa sur les lèvres de Nadir.

– Je te conterai tout cela, quand nousserons dans ma maison.

Et il compléta sa métamorphose.

Il y a des Indiens de deux races dansl’Hindoustan.

Les uns purs de toute alliance avec la raceeuropéenne, sont cuivrés.

Les autres, dont les ancêtres ont épousé desAnglaises sont blancs.

Quand Nadir, qui était de ce nombre, eutrevêtu sa veste blanche, son large pantalon d’étoffe rayée et misses gants, on l’eût pris pour un véritable Anglais.

– Maintenant, me dit-il,allons-nous-en !

Et nous quittâmes le schoultry.

Nous entrâmes dans la ville blanche quiétincelait de lumières.

Calcutta est éclairé, comme Londres, par destorrents d’hydrogène.

Au bout de la rue du Gouvernement, qui est laplus large et la plus belle de celles du quartier européen. Nadirs’arrêta devant la grille d’un vaste jardin.

Nadir tira une clef de sa poche etl’introduisit dans la grille, qui s’ouvrit.

Au bruit qu’elle fit en se refermant, deuxIndiens accoururent.

Ils portaient la livrée orientale que toutgentleman opulent donne à ses serviteurs, une veste rouge etblanche et un pantalon de même couleur.

À la façon dont ils saluèrent Nadir, jecompris que pour eux ce n’était qu’un gentleman et qu’ilsignoraient non-seulement sa race, mais encore son titre de chef desFils de Sivah.

Les deux Indiens portant des flambeauxéclairèrent notre marche à travers le jardin.

Nadir se dirigea vers la maison et me fittraverser un vestibule spacieux, dallé de marbre, au milieu duquelse trouvait une fontaine.

Puis il poussa une porte, à gauche, et je metrouvai au seuil d’un véritable salon anglais.

Nadir me dit alors en m’invitant à m’asseoirsur un canapé, auprès d’un guéridon.

– Nous allons prendre le thé, et je teraconterai mes amours avec la Belle Jardinière.

En même temps, il donna des ordres enanglais.

Cinq minutes après le thé était servi, etNadir commençait ainsi son récit.

Chapitre 15

 

L’Inde, comme tous les pays bouleversés par laconquête et dans lesquels les invasions étrangères se sontsuccédées presque sans relâche, à travers les siècles, l’Inde,dis-je, est peuplée de différentes sectes religieuses etpolitiques.

Il y a les partisans de la dominationanglaise, et les Indiens qui repoussent cette domination.

Certaines régions tiennent à maintenir leurindépendance et obéissent à des chefs qu’ils nomment eux-mêmes.

D’autres se courbent sous le joug de princesindigènes, joug cent fois plus lourd que le joug anglais.

– C’est pour cela, continua Nadir, quedans la même rue de Calcutta tu rencontreras un adorateur du feu,un sectateur de la déesse Kâli et un musulman. C’est pour celaaussi que, la question religieuse masquant la question politique,tu trouveras des prêtres de Sivah qui ne croient pas à Sivah et desÉtrangleurs qui ne sont pas bien convaincus de l’existence de ladéesse Kâli.

Mais de toutes ces sectes religieuses, deuxseulement ont une puissance réelle : – la mienne et celle desThugs.

Tu as vu Ali-Remjeh, puisque tu l’as livré àl’Angleterre. Tu as pu t’assurer que c’était un Indien trèsgentleman.

Tu as connu à Londres sir George Stowe et sirJames Nively, et tu as pu te convaincre que les Étrangleurs sontgens de belles manières.

J’interrompis Nadir.

– Excusez-moi, lui dis-je, mais commentsavez-vous que j’ai connu sir James et sir George Stowe ?

Nadir eut un sourire mystérieux.

– Je suis arrivé à Londres trois joursaprès ton départ, il y a deux ans.

– Ah ! fis-je surpris.

– Là j’ai appris que de faux Fils deSivah avaient épouvanté les Étrangleurs.

J’arrivais pour les combattre, et ils avaientété battus déjà.

Alors, j’ai voulu savoir par qui.

Les Anglais et les Français, si habiles qu’ilssoient, sont des enfants auprès de nous en fait de police. Jen’étais pas à Londres depuis trois jours que je savais tout, grâceà deux Indiens que j’avais amenés avec moi.

– Comment ! m’écriai-je, vous savieztout ?

– Même ton nom.

Je ne pus me défendre d’un geste destupeur.

– Tu es Français, me dit Nadir, et tu tefais appeler d’un nom russe, le major Avatar, n’est-cepas ?

– Oui, c’est bien cela.

– Mais ton vrai nom est Rocambole.

Cette fois je reposai brusquement sur la tablema tasse de thé que je tenais à la main.

– Tu as été un grand criminel, poursuivitNadir.

– Ah ! vous savez aussicela ?

– Je sais tout te dis-je. Après avoirfait le mal, tu t’es converti au bien, et tu es un hommeintelligent et courageux.

Je m’inclinai devant cet éloge.

Nadir reprit :

– J’ai donc su à Londres tout ce que tuavais fait, et comment tu avais emmené à Paris sir George Stowe,l’ancien chef des Étrangleurs en Europe, tandis qu’une femme quit’est dévouée y attirait le nouveau chef, sir James Nively.

Tu as presque détruit à Londres la puissancedes Thugs, et la capture d’Ali-Remjeh, leur chef suprême, leur aporté le dernier coup en Europe.

Mais ils se reforment ici, et ilsredeviendront aussi dangereux et aussi terribles qu’auparavant.

– Alors, dis-je, interrompant une secondefois Nadir, vous m’avez suivi à Paris ?

– Pas tout de suite.

– Pourquoi ?

– Parce que j’organisais les Fils deSivah.

Et Nadir ajouta en souriant :

– Fils de Sivah ou sectateurs deKâli, il y aura toujours, au cœur même de l’Angleterre, des ennemisoccultes qui lui feront une guerre acharnée.

– Mais enfin, vous avez passé ledétroit ?

– Je suis arrivé à Paris un mois aprèsque tu t’étais embarqué sur le navire d’Ali-Remjeh que tu emmenaisprisonnier.

– Et vous y êtes resté ?…

– Six mois.

– Est-ce pendant ces six mois que vousavez connu la Belle Jardinière ?

– Oui. Et maintenant, écoute-moi.

Mais en ce moment on frappa deux coupsdiscrets à la porte de la salle dans laquelle nous étions, et peuaprès un des serviteurs de Nadir entra.

– Que veux-tu ? demandacelui-ci.

– Un Indien qui a les cheveux tout blancsdemande à parler à Votre Honneur.

– Qu’il revienne demain, dit Nadir.

– Il m’a dit de répéter son nom à VotreHonneur.

– Voyons ? fit Nadir.

– Il se nomme Koureb.

Nadir tressaillit.

– Qu’il entre donc alors, dit-il.

Et Koureb fut introduit.

Le vieux prêtre de Sivah avait le visagebouleversé.

Nadir congédia l’Indien qui l’avait amené,puis regardant Koureb :

– Que t’est-il advenu ?demanda-t-il.

– J’ai perdu mon amulette, répondit levieux prêtre.

– Quelle amulette ?

– Celle que je portais au cou.

Nadir fronça le sourcil en meregardant :

– L’amulette dont il parle, dit-il, estune pièce de cuivre suspendue à son cou par un cordon de soie.C’est le signe de la profession du prêtre. Quand les fidèlesviennent prier à la pagode, il est obligé de la leur montrer, souspeine de mort.

– Comment cela ?

– Si on reconnaît qu’il l’a perdue, on lemassacrera, et nous avons cependant besoin de lui.

Je ne pus me défendre d’un sourired’incrédulité.

Mais Nadir me dit en français, langue que levieux prêtre ne comprenait pas :

– Tu sais bien qu’on n’arrive à fanatiserdes hommes qu’avec des superstitions. Il faut que cette amulette seretrouve.

Et s’adressant à Koureb de nouveau :

– Mais où donc l’as-tu perdue ?

– Dans la maison du tailleur.

– Eh bien ! va la chercher. La jeunefille a la clef. Elle te la donnera.

Koureb sortit en proie à une véritableépouvante.

Et Nadir reprit son récit interrompu.

Chapitre 16

 

J’étais donc à Paris depuis trois jours,continua l’Indien, étudiant les mœurs et les coutumes de ce paysque je ne connaissais pas, et me montrant partout, dans lespromenades publiques, dans les théâtres et les cafés.

Un soir, je me rendis à l’Opéra.

Dans une loge d’avant-scène, il y avait unefemme dont la beauté eût éclipsé celle des houris que notre dieunous réserve après notre mort dans son paradis.

Je la regardai, et comme j’étais jeune encore,ardent et enthousiaste, je me pris à songer qu’il ne payerait pastrop cher son amour celui-là qui donnerait tout son sang pourquelques heures de volupté.

Comme je la contemplais avec extase, jem’aperçus qu’elle me remarquait.

On m’a dit souvent que j’ai dans le regard unepuissance mystérieuse qui courbe les âmes les plus altières.

Ce soir-là, cette puissance fut plus grandeencore, car, tout à coup, il me sembla que cette femme palpitaitcomme une colombe fascinée par un basilic, et que si je voulaisfaire un signe elle traverserait la salle pour venir à moi et medire :

– Ordonne, j’obéirai.

La représentation terminée, je sortis, la têteen feu, me disant :

– Les femmes d’Europe sont perfides. Jevais demander l’oubli aux fumées du hachisch. Je rentraidonc à l’hôtel Meurice où j’étais descendu sous mon nom anglais,sir Arthur Goldery, nom que je porte ici, du reste, dans la villeblanche, où tout le monde me prend pour un parfait gentleman et nese doute pas que je suis le terrible Nadir, le chef des Fils deSivah.

Mais au lieu de me mettre au lit, jem’accoudai à une fenêtre, laissant errer mes regards sur ce vastejardin qui s’étend sous le palais de votresouverain.

Les heures s’écoulèrent, le jourvint. Je n’étais point calmé encore, et une fièvre brûlante medévorait.

Reverrai-je jamais cette femmemerveilleuse ?

Aux premiers, rayon du soleil onm’apporta un billet.

Je ne connaissais personne à Paris.Qui donc pouvait m’écrire ?

Je rompis le cachet avec un certainétonnement et je lus ces lignes écrites enanglais :

 

« Si la femme qui était hier, àl’Opéra, dans une avant-scène et portait des bluets dans sescheveux blonds, a fait quelque impression sur sir ArthurGoldery ; – si sir Arthur Goldery est un gentleman discret, etbrave, il peut se trouver ce soir à dix heures précises, derrièrel’église située à l’extrémité du boulevard et qu’on appelle laMadeleine.

« Là, une femme, qui n’est pascelle qu’il a vue, mais qui est envoyée par elle, s’approchera delui. Sir Arthur Goldery la suivra ».

 

Le billet ne portait pas designature.

Je crus que j’allais mourir de joie,et je passai toute la journée en proie à une impatienceintraduisible.

Enfin la journée s’écoula, la nuitvint et avec elle l’heure fixée pour le mystérieuxrendez-vous.

Je fus exact ; presque aussitôtune femme qui était voilée et dont je ne pus voir le visage,s’approcha de moi.

– Êtes-vous sir Arthur ?me dit-elle en anglais.

– Oui, répondis-je d’une voixémue.

– Consentirez-vous à mesuivre ?

– Jusqu’au bout du monde,répliquai-je.

Elle me prit par la main etm’entraîna vers un coin de la place.

Là, stationnait une voiture danslaquelle elle me fit monter.

Alors elle s’assit à côté de moi,baissa les glaces et me dit :

– Il faut que vous vouslaissiez bander les yeux. Et elle me montrait unfoulard.

– Pourquoi ? luidemandai-je.

– Parce que vous ne devez passavoir où je vous conduis.

– Bandez-moi les yeux,répondis-je je suis prêt à tout.

Elle me noua le foulard sur levisage et la voiture se mit en marche.

Elle roula plus d’uneheure.

Où allais-je ? je ne le savaispas.

Enfin au bruit sec du pavé succédaun bruit plus sonore.

Nous passions sans doute sous unevoûte.

– Nous sommes arrivés, me ditma compagne.

En effet la voitures’arrêta.

– Donnez-moi la main, me ditencore cette femme.

– N’allez-vous donc pas m’ôtermon bandeau ?

– Non, pasencore.

Je descendis. Elle me prit la mainet m’entraîna.

Un sable fin criait sous mespieds ; après le sable, je sentis les marches d’un escalier,en même temps qu’une atmosphère plus chaudem’enveloppait.

Puis je compris que je foulais unépais tapis, et, enfin, une porte s’ouvrit et, à travers le foulardqui couvrait mes yeux, je sentis une chaude lumière quim’environnait tout à coup.

– Ôtez votre bandeau, me dit macompagne.

En même temps sa main abandonna lamienne, et j’entendis le bruit de ses pas quis’éloignaient.

Chapitre 17

 

Nadir poursuivit :

– J’étais au seuil de cette pièceréservée aux femmes et que vous appelez, vous autres Européens, unboudoir.

Il était étincelant de lumières et un parfumpénétrant s’en échappait.

J’avais sous les pieds un riche tapis, autourde moi des meubles luxueux et des tentures d’un ton chaud etvoluptueux.

La porte s’était refermée derrière moi,j’étais seul.

Mais tout m’annonçait que la déesse de cetemple allait vernir ; et, en effet, quelques secondess’étaient à peine écoulées, que la tenture se souleva, démasquantune porte et, par cette porte, une femme entra rayonnante de beautéet de jeunesse.

C’était elle.

Elle me tendit la main en souriant et me diten anglais : « Vous êtes un parfait gentleman. »

Je la contemplais avec une sorte d’extase.

Jamais, je te l’ai dit, femme ne m’avait paruaussi belle.

Elle se plongea, nonchalante et voluptueuse,dans une immense bergère, qui était auprès de la cheminée, et mefit asseoir à ses côtés.

– Pardonnez-moi, me dit-elle, de vousavoir fait venir ici les yeux bandés. Vous êtes, j’en suis biencertaine, le plus loyal des hommes ; mais, en vous aimant, jecours un danger de mort.

– Un danger de mort ?m’écriai-je.

– Oui.

– Mais comment ?

– J’ai un mari, et un mari jaloux commeun tigre.

– Voulez-vous que je le tue ? luidis-je.

– Cette parole me plaît, merépondit-elle. Mais non, je ne veux pas qu’il meure.

Le boudoir ressemblait à une véritableserre.

Dans les embrasures des croisées, deux grandesjardinières contenaient des fleurs exotiques, et il ne me fut pasdifficile de les reconnaître à leur parfum.

C’étaient des fleurs de l’Inde.

– Elle sait qui je suis, pensai-je, etc’est une délicate attention de sa part.

Mais le parfum des fleurs était si pénétrantqu’il me montait peu à peu à la tête, et que ma raison commençât às’alourdir.

Elle me tenait toujours les mains et me disaiten souriant à m’enivrer :

– Je ne vous ai vu qu’une heure hier, etvoici que mon cœur est à vous, et que je suis prête à devenir votreesclave.

Mais, reprit-elle après un silence quej’employai à lui prodiguer mille caresses, je suis capricieuse.

– En vérité ! lui dis-je.

– Qui sait si je vous aimerailongtemps ?

Et elle continuait à sourire.

– Et vous, fit-elle encore,m’aimerez-vous ?

– Je vous aime déjà comme un fou.

– M’aimerez-vous longtemps ?

– Toujours.

Elle devint rêveuse.

– On m’a déjà dit cela plusieurs fois,fit-elle, et cependant… Après cela, ajouta-t-elle avec mélancolie,on dit que les Anglais sont plus constants. Nous verrons.

Je passai deux heures à ses genoux, enivré desa vue, enivré du parfum des fleurs.

Puis, je m’endormis auprès d’elle, étourdisans doute par les odeurs pénétrantes qui se dégageaient des deuxjardinières.

Cependant, il me sembla, au moment où mes yeuxse fermaient, qu’une porte s’était ouverte et qu’un homme pâle,hâve, un fantôme plutôt, s’était arrêté sur le seuil et meregardait avec une sorte d’épouvante et de fureur.

Mais c’était une hallucination sans doute, etmon corps demeura rebelle à ma pensée qui survivait encore à cetengourdissement général.

Mes yeux se fermèrent sous le poids d’un lourdsommeil.

Quand je les rouvris, une sensation d’air vifet frais se fit sentir autour de moi et pénétra tout mon être.

J’étais en plein air, couché sur un banc devotre grande promenade de Paris que vous appelez lesChamps-Élysées.

C’était le matin, le soleil était à peinelevé.

Je m’éveillai, un peu engourdi et la têtelourde encore, cherchant à rassembler mes souvenirs épars de lanuit.

En mettant les mains dans mes poches, j’ytrouvai une lettre.

Elle était en tout semblable à celle quej’avais reçue la veille au matin. Je l’ouvris et je lus :

 

« Ou nous ne nous reverrons jamais, ouvous accepterez mes conditions.

« Voyez si l’amour que je vous ai inspirépeut vous donner la force de m’obéir.

« Vous ne chercherez pas à savoir qui jesuis : vous ne prononcerez jamais mon nom.

« Si étranges que soient les choses quevous veniez à entendre, vous ne chercherez point à lescomprendre.

« Si cela vous va, soyez ce soir à lamême heure qu’hier derrière la Madeleine.

« Vous trouverez la même femme et la mêmevoiture.

« Au revoir ou adieu.

« ROUMIA. »

 

– J’irai, me dis-je.

D’abord, j’étais encore enivré de sa beauté etde ses caresses.

Ensuite, je me souvenais vaguement de ce bruitde portes que j’avais entendu, de ce fantôme que j’avais cru voir,et une curiosité ardente s’était emparée de moi.

Nadir, en prononçant ces derniers mots, avalaune nouvelle tasse de thé et continua :

Chapitre 18

 

Le soir, j’étais au rendez-vous.

Comme la veille, la vieille femme me banda lesyeux, au moment où je montais en voiture.

Puis, comme la veille, la voiture partit augrand trot.

Tandis que nous roulions, je réfléchissais etme disais :

– Cette femme qui consent à m’aimer à lacondition que je ne pénétrerai pas ses secrets, est, après tout,dans son droit. Pourquoi ne lui obéirais-je point ?

En me tenant ce langage, j’étais évidemmenttrès sincère, et tant que la voiture fut en marche je me fis lesplus beaux serments de discrétion.

Enfin elle s’arrêta.

Alors la femme voilée me prit de nouveau parla main et m’entraîna à l’intérieur de cette maison mystérieusedans laquelle je savais comment on entrait, et d’où j’étais sortila veille, sans en avoir conscience.

Tout se passa exactement de la même façon.

Mon bandeau devint tout à coup transparent,une atmosphère tiède et parfumée m’enveloppa, mon guide m’abandonnaen me disant : « Ôtez votre bandeau, » et j’entendisle bruit d’une porte qui se refermait.

Alors j’arrachai le foulard et regardai autourde moi.

J’étais dans le boudoir où la belle femme auxcheveux d’or m’avait reçu la veille.

De nouveau, je me trouvais seul.

Les jardinières étaient à leur place, dans lesembrasures de croisées.

Je m’en approchai et me mis à examiner lesfleurs.

Il ne me fut pas difficile de les reconnaîtrel’une après l’autre.

Chacune d’elles avait une propriété somnifèreincontestable.

– J’aurai beau lutter, résister,pensai-je, il me faudra, comme hier, m’endormir dans une heure oudeux. Mais demain…

Et un sourire vint à mes lèvres.

En effet Roumia, qui savait si bien se servirdu parfum des fleurs, ignorait peut-être qu’il existait des moyens,pour nous autres Indiens, de paralyser leur influence.

Je me résignai donc à attendre au lendemainpour pénétrer ce mystère dont elle s’enveloppait.

J’étais seul depuis dix minutes, lorsqu’elleparut.

Elle me parut plus belle encore que laveille.

Son sourire enivrait, ses lèvres respiraientle plaisir ; elle avait un regard pudique et provocant à lafois qui acheva de me tourner la tête.

Les choses se passèrent exactement comme laveille.

Ma tête s’alourdit peu à peu, tandis queRoumia me prodiguait ses caresses ; ma raison s’envola etrêve, ou réalité, le fantôme que j’avais déjà vu reparut.

Cependant, soit que ma volonté eût lutté pluslongtemps, soit que les fleurs eussent eu moins d’influence, soitenfin que le fantôme fût venu plus tôt, je le vis plusdistinctement et j’entendis, quand mes yeux se fermèrent, lesquelques mots qu’il échangea avec Roumia.

– Tu seras donc sans pitié pourmoi ! disait-il d’une voix lamentable.

Et Roumia répondait par un éclat de rirestrident et moqueur.

– Tu sais pourtant que je t’aime,poursuivait-il.

J’entendis un bruit sec, une manière decraquement ; et je compris qu’il était tombé à genoux.

De tous mes sens paralysés, il ne me restaitque l’ouïe qui résistait encore à un engourdissement général.

Le fantôme continuait :

– Ne te suffit-il pas de résister à monamour, faut-il encore que tu me donnes l’horrible spectacle dubonheur d’un autre ?

Tu n’es pas une femme, tu es unmonstre ?

Et Roumia riait de plus belle.

J’essayai vainement d’ouvrir les yeux ;et mes oreilles commençaient à bourdonner et la paralysie lesgagnait peu à peu.

Bientôt les deux voix du fantôme, qui avait derauques sanglots et des cris de désespoir, et de la femme auxcheveux blonds, qui riait et raillait, ne me parvinrent plus quecomme des bruits confus qui finirent par devenirinintelligibles.

Le sommeil arriva et ne cessa qu’au matin sousune impression d’air frais.

J’étais, comme le jour précédent, couché surun banc des Champs-Élysées.

On avait glissé dans ma poche une secondelettre.

Celle-là ne contenait que ces mots :

 

« À ce soir, même heure : jet’aime !

« ROUMIA. »

 

Je rentrai à mon hôtel.

– Ce soir, me dis-je, je saurai lavérité.

Tout Indien possède des connaissanceschimiques assez étendues.

Je sais que certains poisons, certaines odeurssoporifiques se neutralisent.

Je savais, moi, que le mélange de certainessubstances, habilement préparé, m’empêcherait de subir l’influencesomnifère à laquelle j’avais succombé deux nuits de suite.

Je pris donc le parti de retourner unetroisième fois au rendez-vous que me donnait Roumia. Seulement,après m’être procuré diverses drogues chez différents pharmaciens,je préparai mon petit breuvage, que je mis dans ma poche enfermédans une fiole de deux pouces de longueur.

Le soir venu tout se passa exactement de lamême manière.

Je montai dans la voiture, la femme voilée meconduisit, les yeux bandés, et une heure après, je me trouvai dansle boudoir de Roumia.

Cependant, il me sembla que les parfums quim’arrivaient n’étaient plus les mêmes.

Et, ayant arraché mon bandeau, je m’approchaides jardinières.

En effet, elles contenaient des fleursnouvelles et qui, celles-là, m’étaient inconnues.

Je savais le moyen de combattre l’influencedes autres, mais celles-là…

Sans doute Roumia m’avait deviné, et une foisencore je me trouvais en son pouvoir.

Mon breuvage était inutile.

Nadir s’interrompit encore et medit :

– Puisque tu connais cette femme, tu saisce dont elle est capable.

Je fis un signe de tête affirmatif et Nadircontinua :

Chapitre 19

 

Il ne fallait donc plus songer à faire usagedu breuvage que j’avais préparé.

D’un autre côté je ne voulais me livrer àaucun acte de-violence.

Je me crois doué d’un grand esprit de justiceet je me disais qu’après tout Roumia avait bien le droit de mettreune condition quelconque à ses faveurs.

Mais quel était cet homme hâve, pâle,décharné, cet homme qui n’avait plus rien d’humain et dont elleparaissait être le bourreau ?

C’était là ce que je voulais savoir à toutprix.

Il était évident pour moi que les fleursnouvelles auraient, comme les autres, le pouvoir funeste decorrompre peu à peu l’atmosphère et de m’enivrer de nouveau.

– Mais comment leur résister ?

Je fis toutes ces remarques, toutes cesréflexions en quelques minutes ; et mon parti fut bientôtpris.

Les jardinières étaient placées devant lescroisées.

Celles-ci se trouvaient masquées par d’épaisrideaux de soie.

J’écartai une des jardinières et je me glissaisous les rideaux.

J’avais au doigt un diamant taillé àfacettes.

Avec ce diamant, je coupai un des carreauxlestement et sans bruit, et l’air extérieur pénétra à flots dans leboudoir.

Je posai la vitre coupée par terre, jerefermai les rideaux, replaçai la jardinière et retournai m’asseoirsur le divan qui garnissait un des panneaux du boudoir.

Roumia n’avait point paru encore.

Il me sembla même que je l’attendais pluslongtemps que les deux jours précédents.

Enfin la porte s’ouvrit et elle entra.

Mais cette fois, le sourire avait abandonnéses lèvres et son œil était irrité.

Néanmoins elle vint s’asseoir auprès de moi etme dit froidement :

– Sir Arthur Goldery, vous êtes unlâche.

À ce mot je me levai tout frémissant.

– Madame… balbutiai-je.

– Vous êtes un lâche, poursuivit-elle enme contenant d’un geste impérieux, parce qu’après avoir accepté lasituation que je vous faisais, vous avez manqué à la promesse quej’avais exigée de vous.

Je la regardais avec une sorted’étonnement.

– Oh ! dit-elle avec un ricanementféroce qui me rappela l’accent qu’elle avait eu la veille, tandisque le fantôme la suppliait et que moi je m’endormais, ah !vous avez voulu savoir !…

– Eh bien ! oui, lui dis-je.

– Vous avez coupé un carreau. Cette nuit,poursuivit-elle, vous ne vous endormirez point. Cette nuit, vousverrez le fantôme.

Et elle riait d’un rire menaçant en parlantainsi.

– Vous le verrez, reprit-elle, mais cesera pour la dernière fois.

Les reproches de cette femme étaient justes.Je n’avais pas le droit de sonder les mystères que j’avais promisimplicitement de respecter.

Roumia reprit :

– Ah ! vous voulez savoir, sirArthur Goldery, quel est l’homme que je torture ? Ehbien ! soyez satisfait. Cet homme m’aime et, par amour pourmoi, il a tué l’homme que j’aimais. Êtes-vous satisfait ?

J’eus honte de ma curiosité et je compriscette femme, alors.

– Pardonnez-moi, lui dis-je, je vous jureque désormais…

Elle m’interrompit avec son éclat de riremoqueur.

– En vérité ! me dit-elle, tu parlesd’avenir, comme si l’avenir était fait pour toi.

Et soudain elle saisit un gland de sonnette etle tira violemment.

Que voulait-elle faire ?

Tandis que je la regardais, stupéfait, elle medit :

– Sir Arthur Goldery, je n’aime pas quemes secrets courent le monde. Vous allez mourir…

À son coup de sonnette la porte s’étaitouverte et deux hommes s’étaient jetés sur moi.

Je suis robuste, comme tu sais, maisl’agression avait été si rapide, si inattendue, que je n’avais paseu le temps de me mettre sur la défensive.

En quelques secondes, je me trouvai terrassé,garrotté et réduit à l’impuissance.

Je n’avais pas même eu le temps de voir mesagresseurs.

Roumia leur dit :

– Vous savez que je n’aime pas lesang : étranglez-le.

L’un d’eux me passa autour du cou ce mêmefoulard qui, tout à l’heure, me couvrait les yeux.

Mais au moment où il allait m’en faire uncollier mortel, mes yeux rencontrèrent les siens.

Un double souvenir traversa son esprit et lemien, et un nom jaillit de mes lèvres :

– Nagali !

– Le maître ! répondit-il.

Et sa main lâcha le foulard.

En même temps, il se tourna vers son compagnonet répéta en langue indienne :

– Le maître !

Et Roumia stupéfaite vit ces deux hommes medébarrasser de mes liens et, tandis que je me levais, tomber àgenoux devant moi en posant la main sur leur cœur en signe desoumission et de respect.

– Misérables ! s’écria-t-elle, quefaites-vous ?

– C’est le maître, répondit Nagali.

Et me regardant, il me dit :

– Veux-tu que je tue cettefemme ?

Mon œil étincelait.

Je n’étais plus sir Arthur Goldery. J’étaisNadir l’Indien, et Roumia, courbée sous mon regard, demandait grâceà son tour.

Chapitre 20

 

– Les rôles étaient changés, poursuivitNadir, elle était l’esclave et j’étais le maître.

Nagali, après m’avoir délié, après être tombéà mes genoux, tira un poignard et me dit :

– Faut-il tuer cette femme ?

– Non, lui dis-je, va-t’en ! si j’aibesoin de toi je t’appellerai.

Nagali et son compagnon sortirent.

Alors je me trouvai seul avec Roumia.

Pour la première fois de sa vie peut-êtrecette femme tremblait.

Palpitante sous mon regard, comme la colombesous l’œil de l’épervier, elle se tenait immobile devant moi etsemblait attendre que j’eusse prononcé sa condamnation.

Je lui mis la main sur l’épaule et luidis :

– Pour qui donc m’as-tu pris ?

Elle leva les yeux et toutefrissonnante :

– Je ne sais pas qui tu es,répondit-elle, mais jamais je n’ai éprouvé sous le regard d’unhomme ce que je ressens sous le tien.

Un sourire me vint aux lèvres.

– Comment ces deux hommes sont-ils à tonservice ? lui demandai-je.

– Je les ai ramenés de l’Inde.

– Tu es donc allée dans l’Inde ?

– Oui.

– Quand donc ?

– Il y a cinq ans.

– Dans quel but ?

– Dans le but d’y apprendre la sciencedes parfums et des poisons.

– Pour torturer sans doute cet homme quej’ai entrevu la nuit dernière ?

– Oui.

– Eh bien ! parle, lui dis-je, jeveux tout savoir…

Elle se tenait toujours courbée devant moi etson sein soulevé, son front pâle, témoignaient de la crainte que jelui inspirais.

Enfin, elle parut faire un violent effort surelle-même.

– Qui donc es-tu, me dit-elle enfin, enosant me regarder, toi devant qui s’agenouillent les hommes que jecroyais m’appartenir corps et âme ?

– Je ne suis pas un Anglais, répondis-je,je me nomme Nadir.

Et comme ce nom ne paraissait produire surelle aucune impression, je lui dis :

– Demande à Nagali qui je suis, il te ledira.

En même temps, j’ouvris toute grande lacroisée dont j’avais coupé une vitre ; et je penchai mon fronten dehors pour respirer l’air de la nuit.

Cette fenêtre donnait sur un vaste jardin.

– Où suis-je ici ? luidemandai-je.

– Chez toi, me répondit-elle.

Il y avait dans sa voix un sombreenthousiasme.

Évidemment cette femme reconnaissait masupériorité, et après s’en être indignée, elle éprouvait pour moice sentiment bizarre de soumission, d’amour et de respect que levainqueur inspire quelquefois au vaincu.

– Je veux sortir d’ici, lui dis-je.

Elle leva sur moi des yeux ardents.

– Qui que tu sois, me dit-elle, parle, jeserai ton esclave.

– Tu as voulu ma mort, je ne t’aimeplus.

Elle se prosterna devant moi.

– Veux-tu que je te suive comme unchien ? me dit-elle.

– Non, je veux sortir, répétai-je d’unton impérieux.

Elle poussa un soupir et je vis des larmesbriller dans ses yeux.

Mais je la repoussai et je me dirigeai vers laporte.

En même temps je criai :

– Nagali !

Nagali revint.

– Conduis-moi hors de cette maison, luidis-je.

Alors, au moment de franchir le seuil, je meretournai et je vis Roumia agenouillée en me contemplant.

Mais je sortis.

Nagali voulut me suivre ; je le renvoyaiquand je fus dans la rue.

– Reste au service de cette femme, luidis-je.

– Vous ne voulez donc pas que je latue ?

– Non.

Et je m’en allai.

La maison dans laquelle on m’avait conduit lesyeux bandés trois nuits de suite, était située dans lesChamps-Élysées. Je pus m’en convaincre en sortant.

Je descendis l’avenue à pied et tout enregagnant l’hôtel Meurice, je me disais :

– J’ai déloyalement agi avec cette femme.La vengeance est un droit sacré.

Pourquoi deviendrais-je le protecteurdu-meurtrier ? pourquoi entraverais-je les projets deRoumia ?

Et je me fis le serment de ne plus la revoiret de ne point me mêler de ses affaires.

Elle avait voulu me faire étrangler parNagali. Cela suffisait, à ce moment-là du moins, pour me laissercroire que j’étais guéri de mon amour.

Mais je me trompais.

Le lendemain, le souvenir de Roumiam’assiégea, et je luttai pendant trois jours contre la tentation deretourner chez elle.

Enfin, le quatrième jour, ma porte s’ouvrit unmatin, et Roumia entra.

Mais, dit Nadir, en cet endroit de son récit,je te dirai la suite de cette histoire et ce que j’attends de toi,le jour où tu t’embarqueras pour l’Europe.

Il est tard, tu dois avoir besoin derepos.

Ensuite, demain il faut songer à avoir letrésor du rajah Osmany.

Et Nadir appela les Indiens qui nous servaientet leur commanda de me conduire dans l’appartement qui m’étaitdestiné.

Chapitre 21

 

Le lendemain soir, comme une nuit épaisses’étendait sur Calcutta, Nadir me dit :

– Tout est prêt ; partons !

Dans la journée, en effet, il avait priscentaines dispositions.

Un gentleman que je ne connaissais pas étaitvenu rendre visite à sir Arthur Goldery.

Mais ce gentleman avait la peau bien foncée etles cheveux bien noirs pour un Anglais. Je l’avais tout de suitereconnu pour un Indien.

C’était un des mystérieux lieutenants deNadir.

Celui-ci avait donné des ordres relatifs àl’enlèvement du trésor.

Quand nous fûmes en route, Nadir medit :

– Une cange attend dans le bassin decarénage, à la hauteur du boyau souterrain que nous avons parcourul’autre nuit.

Dans cette cange se trouvent une demi-douzained’Indiens qui m’obéissent.

Ils transporteront le trésor par petitescharges jusqu’à la cange.

Alors l’embarcation descendra le bassin etaccostera silencieusement le navire dont je te parlais et qui,bientôt, fera route vers l’Europe.

Nous sortîmes de la ville blanche et nousgagnâmes le schoultry situé dans la ville noire où Nadir s’étaitmétamorphosé tout à coup à mes yeux en parfait gentleman.

Là, il redevint Indien, dans l’espace dequelques minutes.

Cela fait, nous prîmes le chemin de la pagode,où le vieux prêtre devait nous attendre.

En chemin, Nadir approcha de ses lèvres unpetit sifflet dont il tira un son aigu.

À ce bruit, un Indien étendu dans la rue toutde son long et paraissant dormir, se leva et s’approcha denous.

C’était le prétendu gentleman que j’avais vudans la journée et qui, le soir venu, était redevenu Indien.

– Que tes hommes se rendent directement àla pagode.

L’Indien s’inclina et se perdit dans lesténèbres.

Quelques minutes après, nous arrivions à laporte de la pagode et Nadir s’arrêtait surpris, medisant :

– La lampe est éteinte ?

– Quelle lampe ?

– Celle qui doit brûler nuit et jour etdont on aperçoit ordinairement la lueur à travers l’ouverturepratiquée au-dessus de la porte.

Et Nadir, qui ne put se défendre d’unecertaine émotion, appela :

– Koureb ? Koureb ?

Koureb ne répondit pas.

Nadir avait-une clef de la pagode, il la mitdans la serrure et la porte s’ouvrit.

La pagode était en effet plongée dans lesténèbres.

– Koureb ? Koureb ? répétaNadir d’une voix irritée.

Même silence !

Nous nous procurâmes de la lumière et Nadirjeta un cri.

La dalle qui nous avait livré passage, cettedalle qui cachait la route secrète des trésors, avait été soulevéeet le trou nous apparaissait béant.

– Trahis ! murmura Nadir, dont lescheveux se hérissaient.

Je jetai un cri à mon tour.

Puis je sautai à pieds joints dans cetteespèce de chambre souterraine à laquelle aboutissait l’escalier quidescendait au boyau passant sous le bassin de carénage.

Nadir me suivit, une lampe à la main.

L’angoisse nous donnait des ailes, nous nemarchions pas, nous volions.

– Koureb ? Koureb ? répétaitNadir d’une voix tonnante.

Koureb ne répondait pas.

Nous arrivâmes ainsi jusqu’à la porte de ferderrière laquelle nous avions laissé le trésor.

Cette porte était fermée.

Nadir respira.

Cependant, s’étant baissé en approchant lalampe du sol, il fronça tout à coup le sourcil et murmura denouveau le mot trahison.

– Regarde, me dit-il.

– Quoi donc ?

– Des traces de pas.

En effet le sol était foulé par des empreintesprofondes qui semblaient attester que les hommes qui avaient passépar là étaient pesamment chargés.

Cependant la porte de fer était fermée.

Nadir se souvint alors que Koureb avait ouvertcette porte en faisant jouer un ressort presque imperceptible.

Puis il se mit à promener ses doigts sur lasurface de la porte, cherchant, tâtonnant, ne trouvant rien etrecommençant à chercher.

Tout à coup son doigt rencontra une toutepetite aspérité.

Il appuya, l’aspérité parut disparaître.

En même temps, le bruit du verrou se fitentendre et la porte s’ouvrit toute grande.

Mais alors Nadir et moi nous reculâmes, lasueur au front, la gorge crispée par une émotion indicible.

Le trésor du rajah Osmany avaitdisparu !

Chapitre 22

 

Le premier moment de stupeur passé, Nadir etmoi nous nous regardâmes, cherchant à nous rendre compte de ce quiétait arrivé.

La cachette était entièrement vide.

Mais qui donc avait volé le trésor ?

Nadir me disait :

– Je suis sûr de la fidélité deKoureb : or, Koureb a disparu. Comment a-t-on deviné sonsecret ?

Voilà ce que nous ne saurons que lorsque nousapprendrons ce qu’il est devenu.

La porte de fer était fermée.

L’ouvrir ou la briser était choseimpossible.

Nous revînmes donc sur nos pas ; et aubout d’une demi-heure de marche nous remontions dans la pagode.

La lampe à la main, Nadir en fit le tour.

Il sonda les coins et les recoins et acquit laconviction que Koureb n’y était pas.

Nous sortîmes.

La pagode était située dans un endroit assezisolé. Les quelques maisons qui l’entouraient étaient des cabanesde bambous habitées par des Indiens, la plupart Mahométans et ne sesouciant point par conséquent du culte de Sivah.

L’Indien dort une partie du jour : aussila nuit veille-t-il volontiers.

Nadir frappa à la porte de la maison qui setrouvait juste vis-à-vis de celle de la pagode, et elle s’ouvritpresque aussitôt.

Un vieillard parut et demanda ce qu’on luivoulait.

– De quelle religion es-tu ? luidemanda Nadir.

– Je crois à Dieu et à son prophète,répondit-il.

– Mais tu connais Koureb ?

– Voici vingt ans que nous noussouhaitons longue vie tous les jours. Les hommes doivent s’aimerentre eux.

– Eh bien ! sais-tu où ilest ?

– Je l’ai vu aujourd’hui pour la dernièrefois avant le coucher du soleil.

– Ah !

– Il était entré dans la pagode avec unhomme aussi vieux que moi et que j’ai parfaitement reconnu pour letailleur Hassan.

Je l’ai vu ressortir seul…

– Hassan est donc resté dans lapagode ?

– Oui.

– Et où est allé Koureb ?

– Je ne sais pas, mais il paraissait trèsagité.

Nadir me regarda :

– Il est évident, me dit-il, que Koureb,en ce moment-là, accourait chez moi me dire qu’il avait perdu monamulette.

– Je le crois, comme vous.

– Et, continua Nadir, s’adressant auvieillard, n’as-tu vu personne entrer dans la pagode ?

– Oh ! si, vers les dix heures dusoir, plusieurs hommes qui m’ont paru être des sectateurs de Sivahsont venus et sont entrés.

Puis ils ont refermé la porte, et puis après,ils ont éteint la lampe.

– Et combien de temps ces hommes sont-ilsrestés ?

– Mais, fit le vieillard avec étonnement,ils doivent y être encore.

– Tu ne les as pas vu sortir ?

– Non.

– C’est bizarre ! me dit Nadir.Cependant, je crois deviner.

– Ah !

– Tu sais que le souterrain se bifurquede l’autre côté du canal ?

– Oui.

– Eh bien ! les ravisseurs sontentrés par la pagode et s’en sont allés par l’autre voiesouterraine.

– Tout cela, observai-je, ne nous dit pasce que sont devenus Hassan et Koureb ?

– Hassan devait être ivre encore. Ilsl’auront emporté sur leurs épaules.

– Et Koureb ?

– Nous retrouverons certainement sestraces dans la maison de Hassan.

Et, quittant le vieillard après lui avoir misune pièce de monnaie dans la main, Nadir m’entraîna loin de lapagode.

Nous repassâmes le bassin de carénage et nousnous dirigeâmes vers la maison du tailleur.

Le jour commençait à poindre et la populationde la ville noire se répandait dans les rues.

Nous retrouvâmes la jeune fille à qui,l’avant-veille, nous avions confié la clef de la maison.

– Je n’ai plus cette clef, nousdit-elle.

– À qui l’avez-vous remise ?

– À un vieillard qui est venu de votrepart.

– Il est entré dans la maison ?

– Oui.

– En est-il ressorti ?

– Non.

Le mystère se compliquait.

– Mais, ajouta la jeune fille, plusieurshommes sont venus peu après ?

– Et ces hommes ?

– Il m’a semblé reconnaître parmi euxcelui qui commandait aux soldats qui ont emmené le fils deHassan.

– Bon ! fit Nadir. Tippo-Runo, sansdoute.

– Ils ont frappé à la porte et levieillard leur a ouvert.

Un peu plus d’une heure après, acheva la jeunefille, ils sont ressortis et ont pris le chemin du canal.

– Et le vieillard ?

– Il est toujours dans la maison.

Nous frappâmes, la porte demeura close, maisnous entendîmes derrière, un ronflement sonore.

Nadir, je l’ai dit, était d’une forceherculéenne. D’un coup d’épaule, il jeta cette porte par terre.

Nous aperçûmes alors Koureb étendu sur le solet dormant.

Auprès de lui était la tasse qui avait contenule breuvage que Nadir avait composé pour arracher à Hassan sonsecret.

Cette tasse dont Hassan n’avait bu qu’unepartie du contenu était vide maintenant.

Et nous comprîmes tout, dès lors, Nadir etmoi.

Tandis qu’il cherchait son amulette, Koureb,tourmenté par la soif, avait vidé la tasse et subi tout aussitôt lapernicieuse influence du breuvage.

Les gens de Tippo-Runo et Tippo peut-êtrelui-même, qui surveillaient activement la maison du tailleur, s’yétaient alors introduits et Koureb, qui n’était plus maître de saraison, leur avait livré son secret.

Nadir me dit :

– Rien n’est désespéré encore. Et, àmoins que Tippo-Runo n’ait quitté l’Inde, il rendra letrésor !

Chapitre 23

 

J’étais tellement atterré que je me laissaientraîner par Nadir hors de cette maison, comme un homme qui aperdu conscience de ce qui se passe autour de lui.

Depuis le jour où il m’avait sauvé des griffesde la panthère, l’Indien ne m’avait pas quitté une minute.

– Ta vie est menacée par Tippo-Runo,m’avait-il dit, et mon devoir est de te protéger.

La surprise que j’éprouvai de le voir me tenirtout à coup un langage contraire fut assez puissante pour meramener au sentiment de la réalité.

Quand nous fûmes hors de la maison d’Hassan oùnous laissâmes le vieux prêtre dormant toujours, Nadir medit :

– Tu connais parfaitementCalcutta ?

– Oui, répondis-je.

– Tu t’en iras tout droit à mon hôtel,dans la ville blanche ?

– Mais… vous ?… balbutiai-je.

– Moi, fit-il en souriant, j’ai autrechose à faire.

Et comme je paraissais de plus en plus étonné,il ajouta :

– Je t’avais dit que tant que tu seraisen danger, je ne te quitterais pas.

– Eh bien ?

– Tu n’es plus en danger…

– Ah !

– Sans doute, reprit Nadir. QuandTippo-Runo en voulait à ta vie, c’était d’abord à l’époque où ilcraignait ton influence auprès du rajah.

– Mais le rajah est mort.

– D’accord. Tippo-Runo avait ensuiteintérêt à se défaire de toi, alors qu’il cherchait le trésor.

– Bon.

– Maintenant, il a le trésor, et ne sesoucie plus de toi.

– Vous croyez ?

– Oh ! certainement, acheva Nadir.Il a bien autre chose à faire.

Je regardais toujours Nadir d’un airsurpris.

– Tu sais bien, continua-t-il, queTippo-Runo songe depuis longtemps à quitter son rôle d’Indien pourrentrer dans sa peau d’Anglais.

– C’est vrai.

– Et à s’en retourner en Europe, où lestrésors qu’il a ramassés, joints à ceux qu’il vient de voler, luipermettraient une existence vraiment princière.

Eh bien ! acheva Nadir, en ce moment sonunique préoccupation est d’embarquer l’or du rajah.

– Et il ne songe plus à moi ?

– J’en suis sûr. Je vais donc te laisser.Tu iras chez moi et tu m’attendras…

– Mais… vous ?…

– Moi je vais retrouver la trace deTippo, ce qui me sera beaucoup plus facile quand je serai seul.

– Pourquoi ?

– Parce qu’il y a une foule d’Indiens àCalcutta qui me sont dévoués, qui m’obéissent aveuglément et que taprésence intimiderait au point de leur clore la bouche.

En parlant ainsi, Nadir dénoua la ceinturequ’il avait autour des reins et qui lui servait de bourse.

Dans cette bourse il y avait, parmi des piècesde monnaie d’or, d’argent et de cuivre, un souverain casséen deux morceaux.

Il prit une des deux moitiés et me latendit.

– Qu’est-ce que cela ? luidemandai-je.

– Tu montreras ce fragment de monnaie àmes gens, me répondit-il, et ils te serviront comme si tu étaismoi-même.

Et sur ces mots, Nadir me quitta.

Un moment immobile au milieu d’une ruetortueuse, je le vis s’éloigner, puis s’arrêter et frapper dans sesdeux mains trois coups inégalement espacés.

À ce bruit, deux hommes qui dormaient au borddes maisons se levèrent et s’approchèrent de lui.

Nadir échangea quelques mots avec eux ;puis il se remit en route et tous trois disparurent au détour d’unerue transversale.

Alors je me dirigeai vers la villeblanche.

Et moins d’une heure après, je sonnais à lagrille de la magnifique demeure où Nadir était connu sous le nom desir Arthur Goldery.

La pièce brisée fut pour moi un véritablesésame.

Les gens, de sir Arthur s’inclinèrent en medisant :

– Parlez, Votre Honneur, vous êtes icichez vous.

**

*

 

Or, je passai quarante-huit heures dans lamaison de Nadir sans entendre parler de lui et je commençais àm’inquiéter quelque peu, lorsque dans le fond de la chambre àcoucher qu’on m’avait donnée, une porte masquée par une tentures’ouvrit tout à coup.

Nadir, qui avait conservé ses habits d’Indien,m’apparut alors, un doigt sur les lèvres.

– J’ai retrouvé ce que nous cherchions,me dit-il.

– Le trésor ?

– Le trésor et l’enfant. Seulement, ilfaut conquérir l’un et l’autre.

Et me prenant par la main :

– Viens, me dit-il.

Puis il m’entraîna dans le passage mystérieuxqu’il avait suivi pour arriver jusqu’à moi.

Chapitre 24

 

Le chemin que me fit prendre Nadir était unétroit corridor pratiqué dans l’épaisseur du mur et qui aboutissaità un escalier tournant.

Tandis que nous marchions, Nadir medit :

– Je n’ai pas eu le temps de redevenirsir Arthur Goldery, c’est pour cela que tu me vois revenir par cepassage que mes gens ne connaissent pas, et dont j’ai seul laclé.

Au bas de l’escalier nous trouvâmes le jardinet une allée de magnolias et de lotus gigantesques qui conduisait àune petite porte pratiquée dans le mur de clôture.

Nadir ouvrit cette porte et nous noustrouvâmes dans une rue de la ville blanche.

Là, Nadir s’arrêta un moment.

– Tippo s’embarque demain, me dit-il.

Je ne pus me défendre d’un tressaillement.

– Te rappelles-tu, poursuivit l’Indien,que la route souterraine qui conduit de la maison d’Hassan à lapagode se bifurque à un certain endroit ?

– Certainement, répondis-je.

– Celle que nous n’avons pas suivieaboutit au bassin de carénage, et se termine par une ouverturepercée à fleur d’eau.

C’est par là que les trésors du rajah Osmanysont sortis.

– Et où sont-ils maintenant ?

– À bord d’un brick de commerce qui alongtemps fait la contrebande et dont la cale a un double fond.

– Et c’est demain qu’il part ?

– Oui, mais d’ici à demain…

Un sourire vint aux lèvres de Nadir.

– Viens toujours, me dit-il, tuverras…

Et il m’emmena vers la ville noire, dans leschoultry où, d’ordinaire, il quittait ses habits de gentleman pourredevenir Indien.

Là, il donna quelques ordres mystérieux et lemaître du schoultry me fit signe de le suivre.

Il me conduisit dans la pièce la plus sombrede sa maison et étala devant moi des vêtements que je reconnussur-le-champ pour être ceux d’un matelot malais.

Les Malais sont d’excellents marins et lesbâtiments de commerce les emploient de préférence aux matelotsindiens.

Seulement, et en dépit du soleil de l’Inde quim’avait bruni, j’étais trop blanc encore pour pouvoir passer pourun Malais.

Mais l’hôte du schoultry m’apporta un petitbassin de cuivre dans lequel se trouvait un liquide noirâtre.

Et lorsque je fus tout nu, il se mit àm’éponger avec ce liquide, et soudain ma peau prit une belle teinted’un brun acajou et devint luisante et lustrée comme une vraie peaude Malais.

Moins d’un quart d’heure après, revêtu dupantalon rayé, de la veste brune et du large chapeau de paille quele maître du schoultry m’avait donnés, je redescendais avec luidans la grande salle, en plein air, où se réunissaient les buveursde thé et les fumeurs d’opium.

Quand je l’avais quittée, elle était presquevide.

Maintenant, il s’y trouvait bien une trentained’hommes, parmi lesquels une demi-douzaine de Malais vêtus commemoi.

D’abord, je ne vis pas Nadir et je crus qu’ilétait parti. Mais un des Malais se mit à rire en me regardant, etje tressaillis sur-le-champ.

Ce Malais, c’était lui.

La même métamorphose s’était opérée chezNadir.

J’allai m’asseoir auprès de lui, et-il sepencha à mon oreille :

– Tout cela t’étonne beaucoup, n’est-cepas ? me dit-il.

– En effet, répondis-je. Et je ne saispourquoi…

– Nous sommes vêtus tous deux enMalais ?

– Précisément.

– Je vais te le dire. L’équipage dunavire de commerce sur lequel Tippo va s’embarquer, n’est pascomplet.

– Ah !

– Le capitaine, qui est un vieil Anglaistrès dur au service et très âpre à l’argent, ne dédaigne point lesMalais, parce qu’ils sont meilleurs matelots que les Indiens etqu’on les paye moins cher.

– Fort bien.

– Il va venir ici et nous embaucheratous.

– Comment, tous ?

Nadir me montra tous ceux qui étaient vêtuscomme nous.

– Eh bien ? demandai-je, qu’est-ceque ces hommes ?

– Des gens qui me sont dévoués.

– Et qui se laisseront embaucher avecnous ?

– Oui.

– Je comprends…

Je n’eus pas le temps de demander à Nadir denouvelles explications.

La porte du schoultry s’ouvrit et un hommeentra.

C’était le capitaine anglais qui venaitrecruter sa bordée de bâbord.

Chapitre 25

 

Ce capitaine se nommait John Happer, petit,trapu, d’une force herculéenne, son cou de taureau disparaissaitdans un collier de barbe rouge ; le front bas, l’œil dur, cethomme avait un aspect repoussant.

On sentait qu’il devait avoir une volonté defer et que l’homme qui ne plierait pas sous cette volonté seraitbrisé.

Il entra d’un pas brutal, son chapeau de toilecirée sur le derrière de la tête et jeta dans la salle ce regardinvestigateur d’un marchand d’esclaves au bazar.

Il compta les Malais du doigt.

Nadir s’était penché vers moi et medisait :

– S’il nous prend tous, nous serons lesmaîtres à bord.

Mais Nadir se trompait dans ses calculs, commeon va le voir.

Le premier qui attira l’attention du capitainefut Nadir lui-même.

Il marcha droit à lui et lui dit enbaragouinant la langue de l’archipel indien :

– Es-tu libre ?

– Oui, répondit Nadir.

– Combien veux-tu pour une navigationd’une année ?

– Huit cents piastres, répliquaNadir.

Le capitaine haussa les épaules.

– Et toi ? me dit-il en meregardant.

Nadir ne me donna pas le temps derépondre :

– C’est mon frère, dit-il, nous nenaviguons jamais l’un sans l’autre, il faut nous embaucher tous lesdeux.

– Pour douze cents piastres, dit lecapitaine.

– Non, dit Nadir.

L’Indien savait qu’en se montrant âpre augain, il inspirerait d’autant plus de confiance à John Happer.

– Allons, dit celui-ci, treize centcinquante piastres et c’est marché conclu.

Nadir me regarda ; nous parûmes nousconsulter.

– Quatorze cents dit-il enfin.

– Goddam ! murmura l’Anglais, ceschiens de moricauds veulent être payés comme des ambassadeurs.

Après le juron, il lâcha un soupir et finitpar dire :

– C’est fait, vous êtes à moi tous lesdeux.

Et il ouvrit un gros sac de cuir qui pendait àsa ceinture de flanelle rouge, en tira dix guinées et nous lesdonna en manière d’arrhes sur le marché.

Puis il se remit à se promener dans la salle,examinant les autres matelots malais qui tous étaient des Indiensdévoués à Nadir.

Mais soit qu’il n’eût pas besoin de huitmatelots, soit qu’il trouvât que quatre des six autres fussent tropchétifs…[2]

– Hum ! me dit Nadir, quatre hommespour lutter contre tout un équipage, c’est peu…

– Mais, lui dis-je, nous nousembarquerons donc ?

– Sans doute.

– Et puis ?

– Nous nous emparerons du navire.

– J’entends bien.

– Nous jetterons Tippo-Runo à la mer etnous ramènerons le navire, l’enfant et les trésors en Europe.

– Tu consentirais donc à yrevenir ?

– Oui, me dit Nadir, car je veux revoirRoumia.

Une flamme sombre avait passé dans son regard,tandis qu’il prononçait ce nom.

Évidemment je ne connaissais encore que lamoitié de son histoire avec la Belle Jardinière.

Le capitaine anglais, tandis que nousparlions, avait fait apporter sur la table deux bouteilles de rhumet des verres.

Sur un signe de lui, nous nous approchâmesainsi que les deux faux Malais qu’il avait embauchés.

Il nous versa à boire, puis quand nous eûmesalignés nos verres, il tira de sa poche un portefeuille dans lequelse trouvaient des engagements tout préparés, selon la formuleordinaire du commerce anglais.

Et, nous tendant un crayon rouge, il nous fitsigne d’apposer notre nom au bas de cet écrit.

L’autorité britannique s’occupe peu de savoirà quel prix un capitaine de navire a acquis la liberté d’un hommepour un temps quelconque.

Du moment que la signature de cet homme setrouve au bas d’un engagement, elle met toute sa force decoercition au service de l’embaucheur.

Nous appartenions donc désormais au capitaineJohn Happer et il nous compta, selon l’usage, trois mois d’avancede notre solde.

Puis, quand ce fut fait et que les bouteillesfurent vides, il nous dit :

– En route, maintenant, nous appareillonsce soir. Il n’y avait plus à s’en dédire.

Seulement Nadir fronçait le sourcil. Au lieude huit que nous comptions être nous n’étions plus que quatre.

Et quatre hommes pour en réduire douze ouquinze c’était peu.

Cependant Nadir ne perdit pas courage et medit :

– Un homme résolu en vaut six.Marchons !

Nous quittâmes le schoultry et nous suivîmesJohn Happer, qui nous traînait après lui comme un véritablebétail.

Une heure après nous étions à bord.

Chapitre 26

 

Il fait une de ces nuits sombres, en dépit dela voûte étoilée, qu’on ne retrouve que sous les latitudestropicales.

Le navire marche silencieusement.

À peine un léger crépitement se fait-ilentendre, à peine un peu d’écume se montre-t-il à l’avant.

Le West-India, c’est le nom du brickque commande le capitaine John Happer, a levé l’ancre à sept heuresdu soir, comme le soleil descendait majestueusement de la dernièrecrête des montagnes dans la mer.

Il y a six heures que nous marchons.

Pour la première fois, depuis six heures,Nadir et moi nous pouvons être seuls.

On nous a placés dans la seconde bordée.

La seconde bordée est de quart et nous voilàréunis, causant tout bas en français, une langue que personne neparle à bord, si ce n’est le capitaine John et son illustrepassager Tippo-Runo.

Celui-ci s’est embarqué au dernier moment.

Nous l’avons vu monter à bord comme un simplemortel, entièrement vêtu à l’européenne et portant un parapluiesous son bras.

Il avait eu le temps de blanchir, à Calcutta,et de perdre ce magnifique teint bistré qui le faisait prendre pourun Indien.

Il avait coupé ses cheveux, laissé pousser sesfavoris et s’était donné la vraie tournure d’un gentleman du comtéd’York ou du Lancashire qui voyage par économie.

À le voir, dans son costume tout pareil,jaquette, gilet et pantalon verdâtres, coiffé d’un chapeau gris etun parapluie sous le bras, personne ne se serait douté un instantque toute la nuit précédente avait été employée à entasser sestrésors dans la cale du West-India.

Le capitaine John Happer a-t-il crutransporter des tonneaux de riz et de café ou des tonneauxd’or ?

Ou bien le capitaine John Happer a-t-il une deces probités robustes qui résistent à la tentation ?

Mystère.

Toujours est-il que Tippo-Runo, redevenu lemajor sir Edward Linton, paraît être le maître absolu à bord.

Brutal, insolent d’ordinaire avec tout lemonde, John Happer se montre envers Tippo-Runo d’une politesseobséquieuse et servile.

Tippo est le vrai capitaine.

– J’ai craint un moment, dis-je à Nadir,qu’il ne m’ait reconnu.

– Quand ?

– Lorsque, après son embarquement, il apassé une sorte d’inspection de l’équipage.

– Ne crains rien, me répondit Nadir, tues méconnaissable. Quant à moi, il ne me connaît pas et ne m’ajamais vu.

Le calme de Nadir m’étonne un peu.

– Nous ne sommes que quatre à bord, luidis-je.

– Je le sais.

– L’équipage se compose de matelotsanglais qui se battront résolument.

Nadir se prend à sourire.

– En outre, Tippo-Runo et ses deuxdomestiques sont un auxiliaire de quelque valeur.

Nadir sourit toujours.

– Enfin John Happer est un hommerésolu…

– Qui sait ? fit Nadir.

Un moment j’ai eu la pensée que Nadir comptaitcorrompre le capitaine.

Il m’a deviné.

– Non, me dit-il, pas encore.

– Pourquoi ?

– Il faut nous réserver cela commedernière ressource.

– Tu comptes donc sur autrechose ?

– Oui.

Alors, Nadir, s’appuyant à la muraille dubord, étend la main vers l’horizon, à l’ouest.

– Regarde bien, me dit-il, ne vois-tu pasune lumière qui rase les flots ?

– En effet.

– On dirait une étoile détachée duciel.

– Eh bien ?

– C’est une jonque.

– Une jonque chinoise ?

– Montée par de faux Chinois, comme iciil y a de faux Malais.

– Explique-toi, Nadir.

– Quand nous sommes sortis du schoultry,j’ai eu le temps de glisser dans la main de l’un de nos compagnonsdédaigné par John Happer, un morceau de feuille de palmier, surlequel j’avais écrit quelques mots à la hâte.

– Et ces mots étaient adressés ?

– À l’homme qui commande après moi lesFils de Sivah.

– Que luiordonnais-tu ?

– D’armer sans retard une jonque qui nousappartient et qui est à l’ancre dans le bassin, de carénage.

– Bon !

– Il y a dix hommes résolus à bord.

– Oseront-ils attaquer lebrick ?

– Sur un signal que je leur ferai.

– Quand ?

– Oh ! nous ne sommes pas pressés…dans deux ou trois jours.

– Mais la jonque sera-t-elle assez finevoilière pour nous suivre ?

– Elle a une marche supérieure à celle detous les bricks du monde, et ne navigue d’ordinaire que sous lamoitié de sa toile.

L’espoir de ressaisir les trésors du rajah merevenait au cœur.

En ce moment le capitaine John Happer parutsur le pont.

– Silence ! me dit Nadir.

Et tous deux nous nous rendîmes à notrebesogne comme de vrais matelots.

John venait droit sur nous, le cigare à labouche, un sourire d’insolente satisfaction sur les lèvres.

Chapitre 27

 

Le capitaine John Happer fumait, se frottaitles mains et paraissait de fort belle humeur.

Il s’appuya à la muraille du bord etinterrogea l’horizon.

– Bon temps, bonne brise, murmurait-il,si cela continue, nous irons à Liverpool en cinq mois.

Et il lâcha une colonne de fumée qui monta enspirale vers le ciel sombre.

Des pas se firent entendre derrière lui, enmême temps une main s’appuya sur son épaule.

John Happer se retourna.

– À quoi songeons-nous donc,capitaine ? dit le nouveau venu.

John Happer salua et balbutia quelques motsauxquels le respect ôtait toute assurance.

Le nouveau venu n’était autre que Tippo-Runoen personne.

– Hé ! hé ! reprit-il, vousparaissez trouver le temps beau, n’est-ce pas ?

– Temps superbe, dit Happer.

– La brise est bonne.

– Excellente !

– Et vous voudriez, être à Londresdéjà ?

John Happer poussa un gros soupir.

Puis il parut s’enhardir etrépondit :

– Dame ! voyez-vous, Votre Honneur,voilà que j’ai cinquante-deux ans. Il y en a trente que je tiens lagrande route des Indes.

– Et cela commence à vousfatiguer ?

– Un peu.

– Aussi, continua Tippo-Runo, cevoyage-là est-il votre dernier ?

– Je le crois, Votre Honneur.

– Ah ! dame ! poursuivit Tippo,avec le prix de mon passage, deux cent mille livres sterling, jecrois que vous pourrez faire une jolie figure à Londres.

La face rouge de John Happer qu’éclairait ence moment le fanal de poupe, passa par toutes les nuances del’arc-en-ciel.

Ce chiffre fabuleux que Tippo-Runo venaitd’articuler lui donnait le vertige.

Deux cent mille livres sterling, c’est-à-direcinq millions de francs, pour prix du transport de Tippo-Runo et deses trésors !

Si lucrative que soit la longue carrière d’uncapitaine marchand, il se retire rarement avec le vingtième decette somme.

Aussi John Happer répondit-il :

– Ce n’est pas à Londres que je compte meretirer, Votre Honneur.

– Et où cela ?

– Dans mon pays, dans le Yorkshire.J’achèterai une grande ferme, celle où je suis né, et j’épouseraiKatt.

– Qu’est-ce que Katt ?

– C’est une jolie fille, l’enfant de mapauvre sœur. Elle a vingt-six ans. Je crois qu’elle ne me trouverapas trop vieux.

Je bâtirai une église et un hôpital. Je feraidu bien. C’est une bonne chose.

– Vous êtes un brave homme, capitaineJohn, dit Tippo.

Et il eut dans la voix une pointed’ironie.

Ils étaient à deux pas de nous et le vent nousapportait leurs paroles.

Mais ils causaient en français, et un vraiMalais parle si rarement cette langue, qu’ils n’avaient pas lamoindre défiance.

Je me penchai à l’oreille de Nadir :

– Il ne faut pas songer à corrompre lecapitaine, lui dis-je.

– Pourquoi ?

– Parce que Tippo-Runo donne à cet hommeplus qu’il n’aurait osé rêver.

– C’est juste. Mais la jonque nous suittoujours.

Et Nadir caressait du regard ce fanal lointainqui glissait sur la mer à l’horizon.

Le capitaine et Tippo causaient toujours.

Tippo disait :

– Vous êtes bien sûr de votre équipage,capitaine ?

– Comme de moi-même.

– Êtes-vous bien persuadé que nul de vosmatelots ne connaisse exactement la nature de votrecargaison ?

– Ils croient que j’emporte du thé et duriz. D’ailleurs, ajouta John Happer, deux hommes seuls, et j’ensuis sûr, connaissent le secret de la double cale ; et à moinsque nous ne fassions naufrage…

– Oh !

– Dame, murmura John Happer, voici trenteans, comme je vous le disais, que je tiens cette route, et jamaisje ne suis allé à Londres sans essuyer un gros temps. Heureusement,le West-India est un vaillant navire.

Tout à coup, cette lumière lointaine que noussuivions des yeux, Nadir et moi, frappa les regards de JohnHapper.

– Eh ! dit-il, qu’est-ce quecela ?

– Un phare, sans doute, dit Tippo.

– Il n’y a pas de phares sur la côte.

– Alors c’est un navire qui tient la mêmeroute que nous.

– Je le crains.

– Comment ! vous lecraignez ?

Et Tippo eut un geste d’inquiétude.

– Je me méfie des pirates chinois, ajoutaJohn Happer.

Et quittant brusquement son illustre passager,il disparut par le grand panneau et descendit dans sa cabineprendre sa longue vue.

Puis, étant remonté sur le pont, il braqua salunette sur le point lumineux.

– Tonnerre ! dit-il tout à coup.

– Qu’est-ce ? demanda Tippo.

– Une jonque.

– Une jonque chinoise ?

– Oui.

– Eh bien ?

– Eh bien ! ce sont des pirates, ditJohn Happer, et peut-être bien que nos deux canons feront de lamusique dans quelques heures.

Tippo fronça le sourcil.

Nadir me dit tout bas :

– Si je pouvais souffler sur le fanal dela jonque, je le ferais de bien bon cœur. Ils l’ont aperçu troptôt…

Et nous continuâmes à écouter Tippo-Runo etJohn Happer qui paraissaient tenir conseil.

Chapitre 28

 

John Happer tenait toujours sa longue vuebraquée, sur la jonque.

Celle-ci était à plus de trois milles dedistance, mais il n’était pas douteux, à observer sa marche,qu’elle naviguait de conserve avec le West-India.

Le capitaine fronçait le sourcil.

– Voilà un voisinage que je n’aime pas,murmurait-il.

– Mais, répondit Tippo, qu’est-ce qu’unejonque ? Une misérable barque pontée qu’un brick peut coulerbas.

– Vous vous trompez, dit lecapitaine.

– Pourtant…

– Une jonque est, en effet, ce que vousdites, reprit John Happer, mais je me souviens de celle qui nousdonna la chasse, quand j’étais second à bord du Liverpool,un brick plus gros que celui-ci.

– Eh bien !qu’arriva-t-il ?

– Ces pirates chinois sont de vraisdémons, poursuivit John Happer.

– Comment cela ?

– Leur jonque porte toujours unedemi-douzaine de pirogues.

Quand elle est à une portée de canon du navirequ’elle veut attaquer, elle met toutes ses embarcations à la mer,et y entasse les trois quarts de son équipage.

– Bon ! après ?

– Puis elle fuit sous le vent, hors de laportée du canon. Les pirogues entourent le vaisseau, et de tous lescôtés, de bâbord ou de tribord, à l’avant, à l’arrière, les piratesmontent à l’abordage.

On essaye bien de les couler, mais la vitessede leur manœuvre, la rapidité avec laquelle elles virent de bord,rend le pointage fort difficile.

D’ailleurs, ces pirogues sont d’une légèretéextrême, et le plus souvent, après avoir chaviré, elles seredressent sous l’impulsion de deux bons nageurs.

Nous avons vingt hommes à bord, continua JohnHapper ; eh bien ! je parie que la jonque en portesoixante qu’elle distribuera dans six ou sept embarcations.

– Mais, mon cher capitaine, ditTippo-Runo, je comprends que la jonque, si elle est bonnemarcheuse, puisse nous donner la chasse, tandis que…

– Tandis que des pirogues manœuvrées àl’aviron ne le peuvent point, n’est-ce pas ? interrompitvivement John Happer.

– J’allais vous le dire.

Le capitaine secoua la tête.

– Le pirate est patient, dit-il.

– Que voulez-vous dire par là ?

– Et l’océan Indien a des accalmiesterribles.

Tippo regarda John Happer et parut attendrequ’il lui donnât l’explication de ces étranges paroles.

Le capitaine continua :

– Un navire à vapeur peut seul bravertoutes les jonques du monde.

– Et un navire à voiles ?

– La jonque le suit quelquefois huitjours, quelquefois un mois, le vent tombe, les voiles pendent aulong des vergues, la mer devient unie comme une glace.

L’heure des pirates a sonné !

Ils mettent leurs pirogues à la mer etentourent le vaisseau.

Souvent, sur les six embarcations, quatre sontcoulées bas.

Les hommes surnagent et finissent toujours parmonter à bord.

Alors un combat meurtrier s’engage aupistolet, au sabre, à l’aviron, le pont se rougit de sang, lespirates tombent, d’autres leur succèdent ; et la victoirefinit toujours par leur rester.

– Mais, dit Tippo-Runo, savez-vous,capitaine, que ce que vous me dites là est fort peurassurant ?

– Dame ! fit naïvement JohnHapper.

– Et notre cargaison ?

Tippo, en prononçant ces mots, eut un légerfrisson.

Le fruit de ses rapines et de ses trahisonsallait-il donc tomber aux mains des pirates ?

John Happer reprit :

– Les vaisseaux de guerre de S. M.la Reine ont pourtant balayé les mers de l’Inde de ces bandits.Mais, comme vous le voyez, ils n’ont pas tout détruit.

Tandis qu’ils causaient ainsi, Nadir et moi,nous suivions toujours de l’œil le fanal de la jonque.

S’éloignait-elle de nous ? était-ce uneffet d’optique, ou bien un léger brouillard s’élevait-il entreelle et nous ?

C’est ce que nous ne pûmes savoir ; maisla lueur, au lieu de grandir, s’affaiblit peu à peu et diminua devolume au point de ressembler à une étoile lointaine.

Nous entendîmes encore John Happer quidisait :

– Je commence à croire qu’ils ne nous ontpoint aperçus.

Ils se promenèrent sur le pont, un momentencore.

Puis Tippo descendit dans sa cabine, laissantJohn Happer sur son banc de quart.

Le reste de la nuit s’écoula, les premièresheures du matin glissèrent sur la mer.

Durant la nuit, le vent avait fraîchi ;il y avait un peu de houle et le West-India courait ventarrière, toutes ses voiles dehors.

John Happer interrogea de nouveaul’horizon.

Puis il eut un soupir de satisfaction.

La jonque avait disparu.

Pendant toute la journée, le vent fut bon etla jonque ne reparut pas.

John Happer disait à Tippo :

– Encore quelques heures, et je croisbien que nous en aurons été quittes pour la peur.

– La jonque est hors de vue ?

– Je crois qu’elle a abandonné notrepoursuite.

– Ou qu’elle ne nous a point vus.

– C’est encore possible. Elle chassepeut-être un autre gibier.

– Du reste, reprit Tippo, nous marchonsbien.

– Oui, mais nous ne marcherons paslongtemps ainsi.

– Ah !

Le capitaine étendit la main vers lesud-ouest.

– Voyez-vous ce nuage si petit, qu’ondirait une mouette ?

– Oui.

– C’est un grain qui va nous arriver.Nous aurons une jolie bourrasque, dans quatre ou cinq heures.

– Et puis ?

– Et puis le vent tombera tout à fait etpeut-être serons-nous deux ou trois jours sans faire plus d’unmille et sans mettre un pouce de toile à l’air. Alors prions Dieuet saint Georges, l’illustre patron de la noble Angleterre, que lajonque ne nous rejoigne pas.

– Il a raison, me dit Nadir à l’oreille.C’est un grain qui se prépare, et après le grain, l’accalmie.

Nadir ne se trompait pas plus que JohnHapper.

Deux heures après le coucher du soleil, letemps se couvrit tout à coup, les étoiles disparurent, la mer sesouleva écumeuse et la pluie commença à tomber en largesgouttes.

On amena les bonnettes et les perroquets, oncargua toutes les voiles, car il ne fallait pas songer à fuir dansle vent.

À minuit, la tempête était dans toute saforce.

Mais le West-India était un vaillantnavire qui tenait la mer comme un trois-ponts, et il en avait vubien d’autres.

Le danger avait rendu à John Happer tout soncalme.

Debout sur son banc de quart, il commandait lamanœuvre d’une voix brève et retentissante.

– Nous sommes perdus ! murmuraTippo-Runo, qui tremblait pour ses trésors.

– Ce n’est pas la tempête que je crains,répondit le capitaine ; nous sommes de vieilles connaissances,elle et moi.

Et tout à coup John Happer lâcha un horriblejuron.

– Qu’est-ce ? demanda Tippo.

– La jonque, répondit le capitaine d’unevoix étranglée.

En effet, l’infernale lueur venait dereparaître à l’horizon.

La jonque luttait, comme leWest-India, contre l’ouragan.

– Mes braves fils de Sivah ! murmuraNadir, tandis que l’espoir gonflait sa poitrine.

Chapitre 29

 

La mer était maintenant hérissée comme lessommets des Alpes.

Tantôt suspendu à la crête d’une vaguegigantesque, tantôt roulant dans les profondeurs d’un abîme, leWest-India était ballotté comme une coquille de noix.

À chaque instant, le brick embarquait deslames qui balayaient le pont.

Les hommes s’accrochaient aux cordages.

John Happer s’était fait attacher sur son bancde quart.

Les mâts craquaient sous l’effort du vent.

Si je n’avais pas été marin, j’auraiscertainement perdu la tête.

Mais je me souvenais de cette nuit terrible oùj’avais fui le bagne de Toulon, et d’ailleurs j’avais foi dans lecalme, la hardiesse et l’expérience de John Happer.

Cet homme paraissait transfiguré.

Sa voix roulait comme le tonnerre et dominaitle bruit du vent et le sourd grondement des lames.

Tippo avait voulu monter auprès de lui, et,comme lui il s’était fait attacher.

La jonque était en vue, chaque fois que leWest-India montait au sommet d’une vague.

Alors on pouvait la voir danser sur la lamecomme un véritable feu follet.

Et John répétait :

– Je n’ai pas peur de la tempête, j’aipeur des pirates.

– Ils ont autant de mal que nous, sansdoute, balbutia Tippo.

– Maintenant, oui, mais après.

– Après ? dit Tippo, ils aurontcomme nous des avaries à réparer.

– Si nous étions plus près et s’il étaitjour, répondit John Happer, vous verriez qu’ils ont démâté lajonque. Elle est rasée comme un ponton, et ils ont peu à craindrede la tempête. Leurs mâts se démontent en un clin d’œil.

Comme il disait cela, un coup de vent couchale navire sur le flanc et le grand mât fit entendre un horriblecraquement.

John Happer poussa un rugissement ; avecsa hache d’abordage qu’il avait auprès de lui il coupa la corde quile retenait au banc de quart, tomba sur le pont comme lafoudre.

Le capitaine, le charpentier du bord et deuxmatelots se mirent à attaquer le mât à coups de hache.

Cela dura dix minutes.

Au bout de ces dix minutes, le mât fitentendre un dernier craquement et s’abattit tout de son long sur lepont, brisant une partie de la muraille de tribord.

Alors le navire se releva.

Alors aussi John Happer poussa un cri detriomphe.

De nouveau la lueur infernale du fanal depoupe de la jonque venait de disparaître.

– Peut-être ont-ils coulé à pic, ditTippo.

– Non, répondit John Happer, ils aurontrencontré quelque courant sous-marin qui les aura entraînés.

– Nous sommes sauvés.

– Entends-tu cela ? disais-je àNadir qui était toujours près de moi.

Nadir secoua la tête.

– Ne crains rien, me dit-il. Les hommesqui montent la jonque sont d’autres marins que les Chinois. Danshuit jours, ils seront encore dans nos eaux ; et nousn’attendrons pas huit jours… sois tranquille.

Nadir parlait avec une telle confiance que jene pouvais mettre ses paroles en doute.

Dans les mers de l’Inde, les tempêtes sontterribles, mais elles sont courtes.

Le vent tomba peu à peu ; aux premièresclartés de l’aube, la mer s’apaisa.

Alors nous pûmes constater les désastres quenous avions subis.

Nous avions perdu une partie de notre mâtureet une lame, en balayant le pont, avait enlevé trois matelots.

Parmi eux se trouvait un des prétendus Malais,c’est-à-dire un des deux hommes embauchés par John Happer et surlesquels Nadir pouvait compter.

Nous n’étions donc plus que trois à bord.

Mais la jonque nous suivait.

Pourquoi s’était-elle éloignée ?

– Le capitaine se trompe, me dit Nadir,il n’y a pas de courants sous-marins dans ces parages.

– Cependant on ne la voit plus.

– Elle nous rejoindra.

Le soleil se dégagea bientôt de la voûteplombée du ciel qui peu à peu reprit sa couleur d’azur. Mais si lamer était houleuse encore, le vent était tombé tout à fait.

– Il faut songer à réparer nos avaries,disait le capitaine à Tippo-Runo.

– Et continuer notre route, répondit letraître qui eût déjà voulu poser le pied sur la terre anglaise.

– Nous ne ferons pas grand cheminaujourd’hui.

– Mais les pirates nous ontabandonnés.

– Je l’espère.

Et John Happer, tout en donnant, des ordrespour redresser le grand mât et réparer la cuirasse, braquait avecobstination sa lunette sur tous les points de l’horizon.

La jonque était invisible.

Nadir, à son tour, commençait à froncer lesourcil.

– Il est impossible, me disait-il, queKoulmi ait perdu sa route.

– Qu’est-ce que Koulmi ?

– Celui de mes hommes qui commande lajonque.

Il sait à merveille le chemin que prennent lesnavires qui font voile vers l’Europe.

– Peut-être la jonque était-elle tropchargée.

– Non, ce n’est point cela.

Soudain Nadir me serra violemment le bras.

– Regarde me dit-il.

Et il étendit la main vers l’ouest.

J’ai l’œil perçant, un œil de marin. Cependantje ne vis rien.

Mais un juron de John Happer m’apprit lavérité tout entière.

Ce que Nadir avait aperçu, ce que je nepouvais voir, ce que John Happer tenait maintenant au bout de salongue-vue, c’était la jonque qui nous avait dépassés durant lanuit.

– La jonque ! la jonque ! hurlale capitaine. Et il passa sa lunette à Tippo-Runo.

– Je n’ai pas besoin de lunette, moi,disait Nadir tout bas. J’y vois plus loin et plus clair qu’un aigledes montagnes. C’est bien la jonque.

Elle a largué ses basses voiles et vient surnous ; dans deux heures, nous serons presque bord à bord.

John Happer s’était tourné versTippo-Runo :

– Votre Honneur, disait-il, il n’y a plusà en douter, c’est à nous que la jonque donnait la chasse.

– Pensez-vous qu’elle nousattaquera ? demanda Tippo avec inquiétude.

– Avant le coucher du soleil.Allons ! il n’y a plus à s’en dédire.

Et John Happer dès lors fit ses préparatifs decombat, avec le même calme qu’il avait montré pendant latempête.

On chargea un des canons à mitraille.

On distribua les armes à l’équipage.

Puis, on attendit.

La jonque marchait lentement, mais ellemarchait toujours.

Bientôt elle nous apparut, son équipage toutentier sur le pont.

Puis, arrivée à deux portées de canon, ellemit en panne.

– C’est bien cela, murmurait John Happeren tordant d’une main fiévreuse ses gros favoris roux ; c’estla manœuvre habituelle de ces brigands.

En effet, lorsqu’elle fut en panne, la jonquemit ses embarcations à la mer.

Elle en avait quatre.

Chacune des quatre était montée par huithommes.

– Ils sont moins nombreux que je nepensais, dit le capitaine anglais ; il faudra voir…

À égale distance de la jonque et du brick, lesembarcations se séparèrent.

L’une prit à gauche, l’autre à droite, toutesdeux avec l’intention de tourner le navire.

Une troisième-demeura en place.

La quatrième vint droit à nous, avecl’intention de nous accoster par tribord.

– Tâchons toujours de couler celle-là,murmura John Happer.

Et il pointa lui-même l’un des deuxcanons.

Chapitre 30

 

La pirogue avançait toujours, ses rameurscouchés sur leurs avirons.

Tout à coup une lueur se fit, puis un nuage defumée qui enveloppa le navire.

Nadir et moi nous fermâmes instinctivement lesyeux au moment où la détonation se faisait entendre.

Quand nous les rouvrîmes, la fumée s’étaitdissipée et la pirogue continuait sa marche.

John Happer poussa un cri de rage.

Il pointa le second canon.

Celui-ci était chargé à mitraille.

Une grêle de balles passa au-dessus de lapirogue.

Ceux qui la montaient s’étaient couchés à platventre.

Aucun ne fut atteint.

– Ces démons sont doncinvulnérables ! s’écria John Happer.

Les trois autres pirogues entouraientmaintenant le navire et se trouvaient à portée de fusil. Onrechargea les pièces.

– Feu ! commanda John Happer.

La pirogue qui était le plus près de nous futatteinte cette fois ; elle chavira et ses huit hommestombèrent à la mer.

Mais on les vit reparaître, nageant avecvigueur, le poignard malais aux dents.

Les trois autres pirogues avançaienttoujours.

– Feu ! feu ! répétait JohnHapper.

Chaque matelot épaulait et tirait, mais on eûtdit qu’une main invisible détournait les projectiles de leurbut.

Les pirogues, intactes, abordèrent le navire,une à bâbord, les deux autres par tribord.

Les hommes qui nageaient se cramponnèrent auxéchelles.

En moins de dix minutes, le pont futenvahi.

Quelques-uns de nos mystérieux amis tombèrentsanglants à la dernière décharge des armes à feu.

– Voici le moment, dis-je à Nadir.

Et j’allais me ruer, la hache d’abordage aupoing, sur John Happer lui-même.

Mais Nadir me retint.

– Pas encore ! me dit-il, ou toutest perdu.

Au moment où le combat s’engageait avecacharnement entre les prétendus pirates chinois et les matelotsanglais, tandis que Tippo, éperdu, se réfugiait dans sa cabine ets’y enfermait, résolu à y défendre chèrement sa vie, l’œil d’aiglede Nadir avait interrogé les profondeurs de l’horizon.

Entre le ciel bleu et la mer qui conservaitencore la teinte verdâtre de la tempête, Nadir avait aperçu tout àcoup un panache de fumée grise.

– Regarde ! me dit-il.

– Qu’est-ce que cela ?demandai-je.

– Tout est perdu !

– Comment ?

– Regarde, regarde !

Et Nadir pâlissait de rage sous la couchebistrée de son visage. Le panache grandissait et courait droit surnous.

– C’est une frégate à vapeur, me ditNadir.

Le combat était si acharné que ni lesassaillants, ni les matelots du brick n’avaient aperçu lafrégate.

La jonque l’avait vue et cherchait à fuir.

Le pont ruisselait de sang, les matelotsanglais qui avaient jeté le fusil pour la hache d’abordage sebattaient en désespérés.

La confusion était telle, du reste, que nul nes’apercevait que nous demeurions, Nadir et moi, spectateurs de lalutte, sans y prendre part.

Soudain un coup de canon se fit entendre.

C’était la frégate qui n’était plus qu’à unmille de distance.

– Sauvés ! s’écria John Happer quiperdait son sang par dix blessures.

À la vue de la frégate, les Anglais reprirentcourage ; les Indiens se regardèrent d’un air indécis.

Tout à coup on entendit une voix quiprononçait quelques paroles dans une langue inconnue.

Cette voix, c’était celle de Nadir.

Nadir, dans cette langue mystique connueseulement des fils de Sivah, ordonnait à ses hommes de serembarquer précipitamment dans les pirogues et d’abandonner le pontdu brick.

Cette voix que John Happer n’entendit pas aumilieu de la confusion générale, fut écoutée par les fauxpirates.

Ils obéirent.

Une douzaine d’entre eux gisaient sanglantssur le pont, pêle-mêle avec des matelots anglais.

Les vingt autres abandonnèrent précipitammentle navire, se jetèrent à la mer et regagnèrent leurs pirogues.

La frégate était loin encore, elle avait perduquelques minutes et ralenti son allure pour couler bas la jonquechinoise.

Ce fut l’affaire d’une bordée.

Nadir, calme de visage et la rage au cœur, vitla jonque percée à fleur d’eau par dix boulets couler à pic avecson équipage.

Le temps perdu par la frégate avait été mis àprofit par les fils de Sivah qui survivaient à ce désastre.

Ils s’étaient rembarqués etfuyaient-maintenant de toute la vitesse de leurs avirons vers lenord-ouest.

Depuis notre départ de Calcutta, nous avionstoujours suivi la côte.

Par les temps clairs, on apercevait la terre ànotre droite, perdue dans la brume.

Nadir me dit :

– Ils sont sauvés !

Je hochai la tête et lui répondis :

– La frégate va mettre son canot à la meret leur donner la chasse.

– Non, dit. Nadir, il y a des écueils àfleur d’eau et la frégate ne voudra pas perdre une de sesembarcations.

Et Nadir avait raison, en effet, car lorsquela frégate arriva sur nous, les pirogues étaient tout près de lacôte et il fallait renoncer à les poursuivre.

Le brick fut accosté.

Un officier de la frégate monta à bord et putconstater les résultats sanglants du combat.

Le pont était encombré de morts et demourants.

Les vingt matelots du West-Indiaétaient réduits à dix, nous compris, Nadir et moi.

John Happer, blessé à l’épaule, au bras et àl’abdomen était hors d’état de garder le commandement du brickqu’il venait de remettre à un second.

Mais le West-India était sauvé.

La frégate nous procura en abondance tous lessecours dont nous avions besoin, et après avoir fait prisonniersdeux des assaillants qui n’étaient que blessés et n’avaient pufuir, elle nous laissa et continua sa route vers Calcutta.

Le second avait pris le commandement.

Il se faisait fort, avec son équipage décimé,de gagner le plus prochain port de commerce et d’y réparer sesavaries.

Nadir me dit alors :

– Rien n’est désespéré encore.

– Non, répliquai-je, et si tu veux, melaisser faire, tu verras…

– Quel est ton projet ?

– Je te le dirai si tu peux m’affirmerdeux choses.

– Voyons ?

– Notre unique compagnon, le faux Malaisdemeuré avec nous, est-il bon nageur ?

– Excellent.

– Peut-il gagner la côte à lanage ?

– Je le crois.

– Et tu me réponds que cette côte esthérissée de brisants et d’écueils ?

– Je te l’affirme.

– Eh bien ! tu verras.

Et je me mis à regarder attentivement lesecond qui venait de monter sur le pont.

Chapitre 31

 

Le second ressemblait à John Happer lecapitaine, à peu près comme le cheval pur sang ressemble au groscheval de trait nourri dans les pâturages du Perche.

John Happer était gros, les épaules carrées,le cou court et musculeux, les mains velues et de taillemédiocre.

Le second, qui se nommait Murphy, était ungrand jeune homme aux cheveux châtains, mince, élégant de tournureet tel que j’étais moi-même à l’époque où je me nommais le vicomtede Camboth et où sir Williams venait de terminer mon éducation.

Il était rasé au menton et ne portait qu’unepaire de petits favoris.

Habituellement il se montrait sur le pont latête nue.

Mais lorsqu’il prenait le quart et commandait,pour peu que la nuit fût fraîche, il avait coutume de rabattre sursa tête le capuchon d’un gros caban goudronné.

Je songeais à tout cela, pendant qu’il passaitprès de nous, et mon passé me revenait en mémoire.

J’ai pris tous les déguisements, je me suisfait cent fois une tête, comme disent les acteurs.

Le second était de ma taille, une idée mevenait, celle de jouer son rôle.

La nuit approchait, le vent était faible, maisquelques nuages qui couraient à l’horizon semblaient nous prédireune brise plus forte dans quelques heures.

J’attendis que le second se fût éloigné et jedis à Nadir :

– À quelle heure le second a-t-il pris lequart ?

– À midi.

– Ainsi il va le quitter ?

– Dans une heure.

– Qui le remplacera ?

– Le maître timonier.

– Jusqu’à quelle heure ?

– Jusqu’à minuit.

– À merveille.

Nadir me regarda d’un air étonné.

– Que comptes-tu faire ? medit-il.

– Je compte prendre le quart du second àminuit.

– Oh !

– Te mettre à la barre.

– Et puis ?

– Et diriger le navire sur les récifs dela côte. Il s’y brisera infailliblement ; mais avec le secoursde tes hommes, nous sauverons les épaves, c’est-à-dire le trésorqui est dans la double cale.

– Ton plan est hardi, me dit Nadir, maisil est impraticable.

– Tu crois ?

– Sans doute. Comment veux-tu que lesecond te cède le commandement ?

Je me pris à sourire.

– C’est mon secret, répondis-je.

Mon assurance frappa Nadir.

– Après cela, me dit-il, l’homme qui atriomphé d’Ali-Remjeh est capable de tout. Je crois ce que tu medis.

Je lui dis encore :

– Tout à l’heure nous allons être relevésde quart, et il nous sera loisible de nous aller coucher dans noscadres, n’est-ce pas ?

– Oui.

– Comment appelles-tu notrecompagnon ?

– Singhi.

– Veux-tu lui ordonner de m’obéiraveuglément ?

– Certainement.

– C’est bien, attendons…

Nadir ne me questionna pas davantage etattendit patiemment que nous quittassions le pont.

Il murmura quelques mots à l’oreille du fauxMalais, c’est-à-dire de l’unique fils de Sivah que nous eussions àbord, et celui-ci me regarda d’une façon expressive qui voulaitdire :

– Je suis prêt à vous obéir.

La bordée de tribord venait de succéder à labordée de bâbord et nous regagnâmes l’entrepont.

Je me glissai dans mon cadre et je feignis dedormir.

Singhi était à côté de moi.

L’entrepont était faiblement éclairé par unfanal unique.

Lorsque les ronflements sonores de mescompagnons m’apprirent que tous dormaient, j’appelai Singhi à voixbasse :

– Viens avec moi, lui dis-je.

Il se trouva debout sur-le-champ et mesuivit.

Nous nous dirigeâmes en rampant vers la cabinedu second.

La porte en était entr’ouverte.

Le second dormait tout vêtu.

Une petite lampe brûlait suspendue au-dessousdu sabord qui servait de fenêtre à la cabine.

Singhi et moi nous arrivâmes jusqu’à sacouchette sans qu’il fit un mouvement.

Nous avions fermé la porte sans bruit etpoussé le verrou.

Les Indiens ont un merveilleux talent pourficeler un homme avec une de ces cordes de soie minces etrésistantes que le plus violent effort ne saurait briser.

Singhi s’était, sur mon ordre, débarrassé decelle qu’il portait autour des reins.

Je lui fis un signe qu’il comprit ; ettous deux nous nous précipitâmes sur M. Murphy, qui s’éveillaen sursaut.

Mais il n’eut pas le temps de crier, car jelui enfonçai dans la bouche un foulard.

En même temps aussi Singhi le garrotta en untour de main.

Ainsi réduit à l’impuissance, le second nousregardait avec une sorte de terreur.

Mais son effroi fit place à un étonnementprofond, lorsque j’eus ouvert la bouche.

Jusque-là, ni Singhi, ni Nadir, ni moin’avions parlé d’autre langue que l’anglais, que nous baragouinionsà dessein, et l’indien qui paraissait être ma languematernelle.

Comme le capitaine John Happer, M. Murphyparlait français.

Ce fut donc avec une sorte de stupeur qu’ilm’entendit lui adresser la parole dans cette langue.

– Mon cher monsieur, lui dis-je, il estdes nécessités fort dures dans la vie. Je vais être obligé de vousjeter à la mer par un sabord, si vous ne me promettez pas de voustenir tranquille.

Son étonnement redoubla, je le devinai à lafaçon dont il me regarda.

– Tout à l’heure, continuai-je, vouscomprendrez pourquoi j’ai besoin que vous gardiez le silence.

Le foulard l’empêchait de crier, la corde quilui liait les bras et les jambes le mettait dans l’impossibilité defaire un mouvement.

Cependant, il pouvait lui prendre la fantaisiede pousser un hurlement étouffé à travers son bâillon, et lemoindre bruit pouvait nous perdre.

Je dis à Singhi, en langue indienne :

– S’il crie, tue-le !

Singhi se plaça auprès du second, un poignardà la main, prêt à exécuter mes ordres.

Alors M. Murphy me vit prendre unecuvette, de l’eau et une éponge et me laver le visage.

La couche noire qui le couvrait disparut et jeredevins blanc comme lui.

Singhi, non moins étonné, me regardait.

Quand j’eus retrouvé ma peau d’Européen, je medépouillai de mon pantalon rayé et de mes autres vêtements et jem’emparai des habits de rechange appartenant au second et quiétaient pendus au-dessus de son lit.

Après quoi, j’endossai son caban et, lorsquele capuchon en fut rabattu sur ma tête, je me regardai dans unpetit miroir.

J’avais la taille, la tournure du second.

Singhi témoignait un étonnement non moinsgrand que M. Murphy.

Mais ce dernier fit un véritable soubresaut,en dépit de ses liens, lorsque, me retournant vers lui, je luiadressai de nouveau la parole.

Ce n’était plus ma voix, c’était la siennequ’il croyait entendre.

Chapitre 32

 

Pendant ce temps-là, Nadir était dans soncadre, en proie à une certaine inquiétude.

Les heures s’écoulaient et ni moi ni Singhi nerevenions.

Il y avait une bonne raison pour que cedernier ne reparût pas dans l’entrepont : c’est que, depuisune heure, il avait quitté le navire.

Voici ce qui s’était passé :

Après le mouvement d’effroi que j’avaisarraché à M. Murphy, en lui parlant tout à coup et en imitantson timbre de voix, Singhi s’était écrié :

– On jurerait M. Murphylui-même.

Le second me regardait avec terreur.

– Monsieur, lui dis-je, vous commencezpeut-être à comprendre, sinon qui-je suis, au moins ce que j’ail’intention de faire. C’est moi qui vais, cette nuit, commander àbord.

Il me regardait toujours avec la mêmeexpression d’épouvante et d’étonnement.

Je continuai :

– Il me répugne de prendre votre vie.Vous êtes un brave marin, vous êtes, je le crois, un honnête homme.Cependant, si vous étiez libre, votre devoir serait d’appeler àvotre aide et de nous faire jeter à fond de cale, cet homme etmoi.

Il fit un signe affirmatif.

– Il faut donc que je m’assure votreimpuissance et votre silence, poursuivis-je, et ce n’est pas chosefacile, car, en dépit de votre bâillon, vous parviendrezcertainement, quand je ne serai plus là, à pousser quelques crisinarticulés qui seront entendus.

Il me fit un nouveau signe affirmatif.

Le marin est religieux, surtout le marinanglais ; les dangers perpétuels de sa profession lui ontappris à se confier à Dieu et à avoir foi en la Providence.

Sur la petite table qu’il avait auprès de sacouchette et sur laquelle il posait, en se couchant, sa montre, soncompas et sa boussole, j’aperçus une bible.

Ce fut pour moi un trait de lumière.

– Monsieur Murphy, lui dis-je, si je vousdemande un serment en échange de votre vie, me leferez-vous ?

Il me regarda de nouveau et parut attendre queje m’expliquasse.

– Je vous l’ai dit, repris-je, j’aibesoin de votre silence pendant six heures. Au bout de ce temps,vous serez libre. Si, sur cette bible, vous voulez me jurer derester ici tranquillement, sans faire le moindre bruit, sansappeler à votre aide, sans essayer de briser vos liens, je vousfais grâce…

Une sombra indignation brilla dans sesyeux.

– Non, non ! fit-il d’un signe detête.

– Mais je vais être obligé de voustuer !

– Il eut un mouvement d’épaule quivoulait dire :

– Je préfère la mort au déshonneur.

Je consultai ma montre, j’avais du tempsdevant moi, et rien ne nous pressait.

Singhi tenait toujours son poignard levé et aumoindre cri du second, ce poignard eût disparu dans sa gorge.

Je m’assis sur le pied de la couchette et jedis à M. Murphy :

– Peut-être, quand vous saurez quel estmon but, vous me ferez le serment que je vous demande.

Et alors je lui racontai en quelques mots, –et je vis à son visage bouleversé qu’il ne savait absolument riende tout cela, – je lui racontai, dis-je, que le West-Indiaétait au service d’un traître, que Tippo-Runo emportait en Europedes trésors qu’il avait volés, et que notre cause, à nous quiessayions de lui ravir ces trésors, était juste et sacrée.

Je lui disais tout cela, espérant le toucher,l’amener à me faire le serment que je lui demandais.

Mais il demeura inébranlable.

Il secouait la tête et semblaitdire :

– Tuez-moi !

Je m’étais juré, moi, de ne pas verser lesang ; je ne voulais pas rougir nos mains de celui de ce jeunehomme fidèle à son devoir.

Pourtant, comme je ne pouvais pas demeurerdans la cabine, il eût été imprudent de l’y laisser.

Une inspiration me vint.

Le sabord était ouvert, et une bouffée de ventvint me frapper au visage.

Je m’en approchai et, me penchant en dehors,je pus me convaincre de trois choses : d’abord que nousn’étions pas à plus de trois milles de la côte, ensuite que le ventavait fraîchi et que le navire allait assez vite pour qu’un homme,si bon nageur qu’il fût, ne le pût suivre à la nage ; enfinque la nuit était assez obscure pour qu’un homme tombant à la mer,ne fût pas aperçu de ceux de l’équipage qui se trouvaient sur lepont ou dans la mâture.

Je me tournai vers Singhi :

– Nadir, lui dis-je, prétend que tu esbon nageur.

– Oui, répondit-il.

– Gagnerais-tu la côte à lanage ?

– Certainement.

– Et si nous jetions à la mer le secondtout garrotté, et que tu tombasses à l’eau en même temps que lui,pourrais-tu avec ton poignard couper les liens et lui rendrel’usage de ses membres ?

– Oui.

– Alors, dis-je en regardantM. Murphy, qu’il soit fait ainsi et que Dieu vienne à votreaide. Peut-être êtes-vous bon nageur et pouvez-vous échapper à lamort.

Il détourna les yeux de moi avec une sorte dedédain et parut attendre son sort avec calme.

Je donnai alors mes instructions à Singhi.

Il était nécessaire qu’il atteignît la côte àla nage, et parvint à rejoindre les fils de Sivah qui avaientéchappé aux poursuites de la frégate.

Quand il les aurait rejoints, ils allumeraientun grand feu sur une falaise, juste en face de quelque écueil, puisils attendraient que le navire vînt s’y briser.

Singhi comprit parfaitement.

Alors nous primes M. Murphy àbras-le-corps et nous l’attachâmes a une longue corde.

Puis nous le jetâmes à la mer par le sabord,tandis que je tenais toujours le bout de la corde au long delaquelle Singhi se laissa glisser à son tour.

Penché sur le sabord, je vis le malheureuxjeune homme disparaître un moment sous les vagues ; puisSinghi, qui nageait comme un poisson, tira la corde à lui, et, avecson poignard qu’il avait tenu aux dents en sautant à la mer, ilcoupa la corde et les liens du second.

Il était temps, car sans cela M. Murphyse fût noyé.

Je le vis alors nager et essayer de suivre lenavire, tandis que Singhi disparaissait dans la brume.

En même temps j’entendis crier sur lepont :

– Un homme à la mer !…

Le second avait été aperçu par le gabier demisaine.

Le maître timonier, qui commandait, allaitfaire mettre la chaloupe à la mer.

Je m’y opposai.

Le capuchon de M. Murphy rabattu sur lesyeux, je parlai d’une voix claire et retentissante :

– Ce serait perdre la chaloupe sanssauver l’homme, criai-je.

Et, montant sur le banc de quart, je me mis àcommander la manœuvre.

M. Murphy, qui s’était débarrassé de sonbâillon, nageait vigoureusement en appelant au secours ; ils’était-mis dans le sillage du navire, ce qui lui permit de noussuivre quelques minutes.

Mais bientôt sa voix fut couverte par le bruitdes vagues et il disparut dans l’obscurité.

Nous n’avions plus rien à craindre de lui etil me restait l’espoir qu’il échapperait à la mort et pourraitgagner quelque rocher près de la côte.

J’avais si bien imité sa voix et pris satournure, que l’équipage croyait, en m’obéissant, avoir affaire auvéritable M. Murphy.

Quant à l’homme tombé à la mer, on crut quec’était moi, et Nadir qui était monté, sur le pont en fut convaincului-même.

Je le vis s’appuyer morne et désespéré à lamuraille de tribord, cherchant à sonder du regard les ténèbres dela nuit.

Alors, rendant un moment le commandement aumaître timonier, je descendis du banc de quart, et, m’approchant deNadir, je lui frappai sur l’épaule.

Il se retourna vivement :

– Tu ne me reconnais donc pas ? luidis-je.

Il étouffa un cri.

– Tais-toi ! ajoutai-je. Je vais temettre à la barre tout à l’heure.

– Toi ! toi ! murmurait-il avecun accent d’étonnement intraduisible.

– Je t’avais dit que je commanderaiscette nuit, répondis-je. Tu le vois, je tiens parole.

Nadir croyait rêver…

Chapitre 33

 

Une heure après, Nadir était à la barre etnous gouvernions droit sur les récifs de la côte.

J’étais le maître du navire et la nuit étaitsi noire que pas un des matelots anglais ne s’était aperçu de lasubstitution.

Tous croyaient obéir à M. Murphy.

Un seul homme aurait pu avoir des doutes etdeviner enfin la vérité à la marche du navire ; c’était lemaître timonier.

Mais cet homme n’était plus sur le pont.

Il était allé se coucher, avec d’autant moinsde remords que la mer était bonne, la brise assez forte, et qu’iln’y avait rien de nouveau à bord, si ce n’est un homme à lamer.

Mais comme cet homme était, pensait-on, un destrois Malais, on ne s’en était préoccupé que quelques secondes.

Pour des Anglais, un Malais n’est point unhomme.

Quant aux autres matelots, ils exécutaientfort tranquillement les manœuvres que je commandais, persuadés quenous suivions la route ordinaire, tandis que Nadir avait mis le capsur la côte.

Debout sur mon banc de quart, j’attendais avecune sorte d’anxiété que Singhi, le faux Malais, nous donnât signede vie.

Il y avait trois heures qu’il s’était jeté àla nage.

Pour lui donner le temps d’arriver et derejoindre les compagnons de Nadir, qui bien certainement nes’étaient pas éloignés du rivage, nous avions louvoyé pendant deuxheures environ, tantôt nous rapprochant et tantôt nous éloignant dela côte.

Enfin, une lueur rougeâtre m’apparut dans lelointain.

Ce n’était pas un phare ; car la lumièredes phares est régulière et d’un diamètre correct ; tandis quecelle-là grandissait ou diminuait selon le vent, passait du rougevif au rouge foncé, et il était facile de comprendre que la fuméequi s’élevait autour de la flamme était cause de ce phénomène.

Ce ne pouvait être que le signal de Singhi etNadir gouverna droit dessus.

Évidemment, selon mon ordre, Singhi avaitallumé son feu au-dessus d’un écueil.

Tout allait bien, une seule chose, pourtant,me préoccupait quelque peu.

Je songeais à ce jeune enfant qui n’étaitautre que le fils du malheureux rajah Osmany.

Après l’avoir enlevé de chez Hassan, letailleur, Tippo-Runo l’avait comblé de caresses, et il s’y étaitlaissé prendre, il l’appelait mon père.

Venir dire à cet enfant que Tippo-Runo étaitun traître et que nous étions ses amis, nous était chose insenséeet impraticable.

Il fallait nous emparer de l’enfant comme d’unprisonnier de guerre, le sauver du naufrage qui allait avoir lieuet l’emmener de vive force.

Nadir et moi nous avions concerté le plan.

L’enfant couchait dans la propre cabine deTippo-Runo, qui ne le quittait pas plus que son ombre.

Il était convenu qu’au moment où le naviretoucherait et où le craquement se ferait entendre, Nadir seprécipiterait dans la cabine, s’emparerait de lui et sauterait à lamer en le tenant dans ses bras.

Ce qui devait arriver était fort simple, dureste, en dehors de la vie de l’enfant, qu’il fallait sauver à toutprix.

Sur les dix ou douze matelots qui restaient àbord, cinq ou six, comme beaucoup de marins, du reste, ne savaientpas nager et se noieraient infailliblement.

De ce nombre était le seul homme qui pouvaitencore sauver le navire, c’est-à-dire le maître timonier.

Si les autres gagnaient la terre à la nage,ils ne songeraient guère qu’à eux, se soucieraient peu de sauver lenavire, dont ils ignoraient la réelle cargaison et, d’ailleurs, ilsétaient tellement inférieurs aux fils de Sivah que la lutte, sielle s’engageait, ne pouvait être ni longue ni douteuse.

Tippo, depuis que la frégate anglaise avaitmis en fuite les prétendus pirates chinois et coulé la jonque,Tippo-Runo, disons-nous, se montrait fort tranquille.

Il allait, de temps en temps, par pur acquitde conscience, visiter John Happer, qui était hors d’état dequitter le lit ; montait sur le pont après chaque repas, etaprès avoir fumé une heure ou deux, redescendait et se couchaitfort tranquillement.

À mesure que la nuit s’avançait, la brumes’épaississait.

Je savais que nous n’étions plus qu’à deux outrois milles de la côte, mais je ne la voyais plus.

Seule, la lueur du feu allumé par Singhi etses compagnons nous apparaissait à demi effacée. Comme cesréverbères qu’on entrevoit dans le brouillard de Londres.

Cependant, le gabier de misaine l’aperçut etla signala.

– C’est le fanal de poupe d’un navire,répondit Nadir.

– Mais nous gouvernons droit dessus,observa le gabier.

– Nous saurons bien l’éviter, réponditNadir.

Néanmoins, il fallait se hâter, car le journ’était pas loin.

J’avais fait larguer tout ce que nous avionsde toile, et nous courions vers le récif avec une rapiditévertigineuse.

Tout à coup, un homme monta sur le pont.

C’était Tippo-Runo.

Tippo s’était réveillé en sursaut, et, prisd’une vague inquiétude, il était monté sur le pont.

D’abord, il n’avait pu voir que tout étaitdans l’ordre accoutumé.

Cependant une chose l’avait frappé.

La clarté du fanal de poupe se projetait toutentière sur le visage de Nadir qui tenait la barre.

C’était la première fois, depuis notre départ,que Nadir était à ce poste.

Tippo lui en fit la remarque.

Nadir lui répondit tranquillement :

– Je connais les parages où nous sommes,ayant longtemps exercé dans le golfe la profession de pécheur. Dansle combat qui a eu lieu, nous avons perdu notre meilleur pilote, etc’est ce qui a décidé le commandement à me mettre à la barre.

La réponse était si plausible que, d’abord,elle satisfit Tippo-Runo.

Je ne bougeais pas de mon banc de quart, et lecapuchon toujours rabattu, j’avais si bien, pour Tippo-Runo, latournure et la voix de M. Murphy qu’il ne pouvait mereconnaître, bien que, jadis, nous nous fussions trouvés fortsouvent face à face.

L’air était humide. Tippo qui tenait à sasanté, depuis qu’il voulait vivre en bon gentleman, descendit dansl’entrepont et prit le chemin de sa cabine.

Pour y arriver, il lui fallait passer devantcelle du malheureux capitaine.

Or, John Happer souffrait tellement de sesblessures que son stoïcisme l’abandonnait et que la douleur luiarrachait de véritables hurlements.

Tippo, attiré par ses cris, entra.

Le capitaine se tut à sa vue.

– Comment est la mer ? dit-il.

– Bonne.

– Et le temps ?

– Un peu brumeux.

– Qui est à la barre ?

– Un des Malais.

John Happer tressaillit.

– Qui donc l’y a placé ?demanda-t-il vivement.

– Votre second.

– M. Murphy ?

– Oui.

– C’est impossible.

– C’est pourtant lui qui a pris lequart.

John Happer, pris d’une subite émotion, voulutse lever et ne le put.

– Allez prier M. Murphy de venir meparler, dit-il.

Tippo remonta sur le pont.

J’avais eu la fatale inspiration de quittermon banc de quart, et je me promenais sur le pont en fumant.

Le navire n’était plus qu’à un demi-mille del’écueil.

Tippo m’aborda brusquement.

Je m’y attendais si peu que je fis un pas enarrière.

– Donnez-moi un peu de feu, monsieur, medit-il en français.

Je ne lui répondis pas et me contentai de luitendre mon cigare.

Tippo le prit et l’approcha du sien.

Ce fut l’histoire d’un quart de seconde.

La cendre tombée, Tippo aspira fortement et lalueur du cigare se projeta sur mon visage.

Tippo jeta un cri.

Il m’avait reconnu.

Chapitre 34

 

Le bruit de la mer avait couvert le cri deTippo-Runo.

Mais il n’y avait, pas à hésiter. Je le saisisvivement à la gorge et, lui appuyant mon poignard sur lecœur :

– Si tu appelles, lui dis-je, tu esmort !

Tippo-Runo était sans armes.

Les matelots du navire n’avaient rien vu, rienentendu.

Seul, Nadir avait compris qu’il se passaitquelque chose d’extraordinaire entre Tippo et moi.

Maintenant qu’il ne s’agissait plus de sauverle navire mais bien de le perdre, Nadir pouvait abandonner labarre.

Nous courions sur l’écueil, et, dans quelquesminutes, toutes les puissances de la terre n’auraient pu empêcherle West-India de se briser.

Nadir accourut.

Il me trouva tenant Tippo-Runo au collet. Ildevina tout.

Tippo était lâche. Il me savait homme à letuer s’il poussait un cri, s’il essayait de se débattre.

Pâle, frémissant, il me regardait avec unemorne épouvante.

– Misérable, disais-je tout bas, si onaccourt, tu es un homme mort. Avant qu’on ne soit venu à ton aide,je t’aurai planté mon poignard dans le cœur.

Et, comme Nadir s’approchait :

– Descends, lui dis-je en indien prendsl’enfant et saute avec lui à la mer.

– Mais toi ?…

– Ne t’inquiète pas de moi, je terejoindrai.

– Mais le navire ?… dit encoreNadir.

– Maintenant il est perdu, ne vois-tu pasla côte ?

En effet, le feu allumé par Singhi flamboyaitmaintenant comme un phare, et il n’y avait plus de doute à avoir.Nous allions toucher dans quelques minutes.

Nadir se précipita vers le grand panneau etdisparut.

Deux minutes s’écoulèrent, deux siècles.

Pendant ces deux minutes, je tenais toujoursTippo-Runo sous mon poignard.

Il n’osait même pas tourner la tête.

Un bruit m’arriva.

Ce fut d’abord un cri et comme une lutteétouffée.

Puis un autre bruit lui succéda.

Quelque chose tombait à la mer.

Et un nouveau cri se fit entendre.

À n’en plus douter, Nadir s’était emparé del’enfant, avait lutté corps à corps, et après l’avoir terrassés’était jeté à la mer avec lui, par un sabord.

Alors, me ruant sur Tippo-Runo, je lerenversai sous moi.

Il jeta un cri, je levai mon poignard pourfrapper. Mais soudain deux bras vigoureux m’enlacèrent et une voixretentissante se fit entendre sur le pont :

– La barre à tribord !ordonnait-elle.

Cette voix était celle de John Happer.

Le capitaine blessé, ne voyant pas redescendreTippo-Runo, avait deviné qu’il se passait quelque chosed’extraordinaire.

Tout mourant qu’il était, il s’était traînéhors de son lit, jusque dans l’entrepont.

Là, s’approchant d’un sabord, il avait eu lesyeux brûlés par l’éclat de ce feu sur lequel nous nous dirigionsavec une infernale vitesse.

Et soudain il avait deviné le danger, retrouvédes forces, appelé le maître timonier qui s’était éveillésur-le-champ, et crié :

– Trahison ! trahison !

Tous deux s’étaient élancés sur le pont.

C’était le maître timonier qui s’était élancésur moi, tandis que John Happer courait à la barre et donnait unevigoureuse impulsion en sens inverse.

Le navire vira brusquement de bord.

Il était temps.

Le feu que nous avions à tribord se trouvatout à coup à bâbord.

– Carguez les voiles ! amenez lesbonnettes et les cacatois ! ordonnait John Happer quicommandait debout, auprès du gouvernail.

À cette voix retentissante et bien connue,l’équipage se prit à obéir comme un seul homme.

Tout à l’heure, le navire était perdu :maintenant, il était sauvé.

Tippo-Runo, le maître timonier et moi, nousformions un groupe informe.

Doué d’une force peu commune, je tenais Tipposous mon genou, et je me défendais avec succès contre mon autreadversaire.

Mais le timonier, appela à son aide et deuxmatelots accoururent.

Je me relevai lestement, renversai le timonierd’un coup de poignard et voulus m’élancer vers la muraille et de làme jeter à la mer.

Un troisième matelot me barra le passage.

Je n’avais qu’un chemin libre devant moi.

C’était le grand panneau.

Brandissant toujours mon poignard, je sautaidans l’entrepont.

Le timonier qui s’était relevé tout sanglant,Tippo et deux matelots me poursuivaient.

Mais j’eus le temps de gagner la cabine deJohn Happer et de m’y enfermer.

– Enfoncez la porte ! criaitTippo-Runo. À mort le traître, à mort !

La porte de la cabine avait une ouverture àhauteur de tête.

Par cette ouverture, qui permettait aucapitaine de surveiller l’entrepont, je vis dégringoler quatre oucinq matelots à la suite de Tippo-Runo et du maître timonier.

La porte ne pouvait résister longtemps.

Heureusement, je venais de trouver unauxiliaire inattendu dans la cabine de John Happer.

Deux jours auparavant, quand il craignaitd’être attaqué par les prétendus pirates chinois, le capitaineavait fait monter sur le pont plusieurs barils de poudre.

Un de ces barils avait été ensuite descendudans sa cabine.

Auprès du lit, sur une table, étaient lespistolets du capitaine.

Je m’en emparai et, les braquant sur le barilde poudre, j’attendis.

La figure rougeaude du timonier se montra àl’ouverture.

– Ouvriras-tu, brigand ! hurlait-ilavec fureur.

– Si vous enfoncez la porte, répondis-je,vous êtes tous perdus, je fais sauter le navire !…

**

*

Là s’arrêtait le manuscrit de Rocambole.

Marmouset avait passé six ou huit heures à ledévorer, et il arrivait au dernier feuillet sans avoir ledénouement de cette tragique histoire.

Comment Rocambole avait-il pu quitter le borddu West-India ?

Avait-il rejoint Nadir et l’enfant durajah ?

Mystère !

Enfin quel était le mot de cette énigme quiparaissait rattacher Nadir à la Belle Jardinière ?

Mystère encore !

Et quand il eut terminé cette lecture,Marmouset dit à Milon :

– Mais ce n’est pas fini ?

– Le maître, répondit Milon, se réservede vous dire la suite de vive voix.

– Mais quand ?

– Lorsqu’il vous reverra.

– Et où le retrouverai-je ?

– Voilà ce que nous saurons demain.

– Pourquoi pas aujourd’hui ?

– Je ne sais pas.

Marmouset regarda Milon :

– Mais enfin, dit-il, allons-nous sortird’ici ?

– Oui.

– Quand ?

– Quand vous voudrez.

– Eh bien ! alors, tout de suite,s’écria Marmouset. J’ai soif de grand air et de lumière. Les mursde ce souterrain pèsent sur moi comme une montagne géante.

– Partons ! dit Milon.

Chapitre 35

 

Huit jours après nous eussions retrouvéMarmouset et Milon à Londres.

Tous deux, arrivés le matin par le premiertrain, étaient descendus dans la Cité, à l’hôtel deHanovre.

Marmouset était vêtu avec la correcte éléganced’un parfait gentleman.

Milon passait pour son intendant.

Comment et pourquoi avaient-ils quittéParis ?

C’est ce que nous allons vous dire.

Lorsqu’ils furent hors de ce souterrain quis’étendait sous la mystérieuse villa de Saint-Mandé, il étaitnuit.

Milon dit à Marmouset :

– Voici les instructions du maître :nous irons à Paris, dans le petit hôtel de la rue Marignan.

– Bon ! fit Marmouset.

– Et demain nous partirons pourLondres.

– C’est là que le maître nous attend,sans doute ?

– Je ne sais pas. Il m’a commandé dedescendre dans la cité, à l’hôtel de Hanovre. Voilà toutce que je puis dire.

– Nous l’y trouverons sans doute, lui ouVanda, dit Marmouset.

– Je ne sais pas, dit encore Milon.

Marmouset avait donc couché avenueMarignan.

Le lendemain, il était allé chez lui, où sesgens commençaient à s’inquiéter fort de son absence.

Il avait décacheté quelques lettresinsignifiantes, écrit un mot au président du Club desAsperges, mis en ordre quelques affaires, et le soir, à cinqheures, il était à la gare du Nord, où il retrouvait Milon.

Le lendemain matin, ils arrivaient à Londreset descendaient à l’hôtel de Hanovre.

Là, Marmouset fut quelque peu étonné, quand ilécrivit son nom sur les registres de l’hôtel, de voir que ce nométait accueilli avec la plus parfaite indifférence.

– Le maître n’est donc pas venuici ? dit-il à Milon.

– Il paraît que non, répondit lecolosse.

Ils attendirent toute la journée, n’osantsortir et espérant toujours que Rocambole viendrait.

Mais Rocambole ne vint pas.

Alors Marmouset dit à Milon :

– Tu vas attendre ici, moi, je vaiscourir la voie. Peut-être rencontrerai-je le maître.

Il fit sa toilette du soir avec un soinminutieux ; alla dîner au Club West-India, où ilavait été présenté l’été précédent, et résolut de passer sa soiréeau théâtre de Covent-Garden.

Il y avait foule ce soir-là.

Une étoile dramatique, la diva *** chantait laMuette de Portici.

Toute l’aristocratie anglaise était venuel’applaudir.

– Je trouverai certainement le maîtreici, pensa Marmouset.

Et il entra.

Mais il eut beau promener sa lorgnette de logeen loge, nulle part il n’aperçut le major Avatar.

En face de lui, une loge était vide.

Le premier acte avait été joué tout entier, lesecond commençait et cette loge inhabitée contrastaitsingulièrement avec le reste de la salle qui était comble.

Marmouset eut une espérance.

– Le maître, se dit-il, a sans doute louécette loge pour lui et Vanda, et ils vont venir.

Marmouset se trompait.

La porte s’ouvrit et un homme et une femmeentrèrent.

Ce n’était pas Rocambole, ce n’était pasVanda ; et cependant Marmouset étouffa un cri de surprise.

Cette femme qui souleva, en entrant, unmurmure d’admiration, – c’était Roumia la bohémienne, ou plutôt laBelle Jardinière, plus étincelante, plus rayonnante de beauté et dejeunesse que jamais.

L’homme qu’elle accompagnait et sur le brasduquel elle s’appuyait avec une confiante sérénité, était de taillemoyenne et entre deux âges.

Mis avec une distinction parfaite et uneexquise simplicité, doué d’un grand air de noblesse, cet homme setrouva soudain le point de mire de toutes les lorgnettes, et parutse complaire dans ce rôle de curiosité qu’on lui faisait jouer.

Marmouset, qui parlait maintenant l’anglaisavec une pureté parfaite, après avoir dominé l’émotion que luiavait fait éprouver la subite apparition de la Bette Jardinière, –Marmouset, disons-nous, se pencha sur son voisin de droite et luidit :

– Je prie Votre Honneur de m’excuser,mais j’ai eu l’avantage de dîner avec Votre Honneur aujourd’huimême, à West-India Club.

– C’est vrai, répondit le gentleman quisalua Marmouset.

Les présentations se trouvant faites,l’Anglais n’avait plus aucune raison de ne point causer avecMarmouset, et la conversation s’établit aussitôt sur un pied deparfaite intimité.

– Voilà, dit Marmouset, un gentleman quifait quelque sensation.

– En effet, répondit soninterlocuteur.

– Sa femme est très belle…

– Oh ! certainement. Mais ce n’estpas pour sa femme qu’est la curiosité du moment.

– Ah !

– C’est pour lui… pour lui seul…

– Quel est donc ce personnage ?

– Le major Linton.

À ce nom, Marmouset tressaillit.

Le gentleman continua :

– Le major Linton arrive des Indes.

– En vérité !

– Où il a fait une fortune colossale,même pour l’Angleterre où, cependant, il y a des fortunesroyales.

– Quelle fortune a-t-il donc ?

– On ne sait pas. Mais la maison Barley,une de nos premières maisons de banque, a à lui une trentaine demillions en comptes courants.

– Peste ! fit Marmouset.

– On prétend que le major a rapporté enEurope des tonnes de diamants et de perles.

– Mais comment a-t-il fait cettefortune ?

– En trafiquant de l’opium.

– Et le voici fixé à Londres ?

– Pour la saison, oui. Mais il passera,dit-on, l’hiver dans une résidence princière qu’il vient d’acheterdans le pays de Galles.

Marmouset commençait à voir poindre le doigtde Rocambole.

– Et sa femme, dit-il, vient-elle del’Inde aussi ?

– Voilà ce qu’on ne sait pas.

– Vraiment ?

– Le major est arrivé avec elle ;mais on croit que c’est une Française.

– Il l’aurait donc épousée àParis ?

– C’est probable.

Marmouset éprouva tout à coup, pendant qu’ilcausait, cette sensation singulière qu’on ressent quand un regardpèse sur vous.

Il leva la tête et vit la lorgnette de laBelle Jardinière obstinément, braquée sur lui.

– Elle me reconnaît, pensa-t-il.

Et il se mit à la regarder à son tour.

Il lui sembla alors qu’un sourire mystérieuxet discret glissait sur les lèvres de la bohémienne.

– C’est trop d’audace !pensa-t-il.

Le major Linton paraissait tout entier auspectacle et s’occupait fort peu de sa compagne.

Celle-ci, en revanche, ne perdait pasMarmouset de vue.

Et Marmouset se posait alternativement cesdeux questions sans pouvoir les résoudre.

– Est-elle avec le major Linton par ordrede Rocambole ?

– Ou bien a-t-elle pu échapper àRocambole, et le hasard seul a-t-il tout fait ?

Il attendit la fin du spectacle, sortit un despremiers et alla se placer au bas du péristyle, pour voir sortir laBelle Jardinière.

Mais, en ce moment, une main s’appuya sur sonépaule. Il se retourna :

– Le maître ! murmura-t-il.

En effet, Rocambole était devant lui.

Chapitre 36

 

Un sourire effleurait les lèvres deRocambole.

– Tu es un peu surpris, n’est-cepas ? dit-il à Marmouset.

Tu vas l’être bien davantage tout àl’heure.

– Ah !

– Attendons…

En prononçant ce mot, Rocambole se jetavivement derrière une des colonnes du péristyle.

– Que faites-vous ? demandaMarmouset.

– Tu le vois, je me cache.

En ce moment le major Linton descendait legrand escalier, donnant le bras à la Belle Jardinière.

La figure-du traître était épanouie.

Il y avait sur ce visage devenu rose et frais,une insolence contenue, une satisfaction béate et provocante quisemblait dire « le mal seul est heureux en cemonde ! »

Tout cela nuancé d’un imperceptible dédain àl’adresse de l’humanité tout entière.

Évidemment cet homme méprisait les hommes,dont il s’était tant servi !

Il les méprisait à ce point de leur présentercomme sa femme une créature du hasard, rencontrée on ne savait où,et il éprouvait comme une joie vaniteuse à voir le monde s’inclinerdevant elle, comme il s’inclinait devant ses millions.

Rocambole, abrité derrière la colonne, caché àdemi par Marmouset, se pencha vers celui-ci :

– Regarde bien cet homme, dit-il.

– Je sais qui c’est, réponditMarmouset.

– Tu le sais ?

– C’est Tippo-Runo.

– Précisément.

– Mais il est une chose que je necomprends pas.

– L’heure de comprendre n’est point venuepour toi encore, dit Rocambole en souriant.

La Belle Jardinière passait auprès d’eux.

Tout entier à cette ovation de respectueuxsilence et de curiosité réservée dont il était l’objet, le majorLinton regardait droit devant lui, portant un peu la tête enarrière, l’œil superbe, embrassant la foule d’un coup d’œil etn’arrêtant ce coup d’œil sur personne.

Cette distraction permit à Roumia de tournerun peu la tête et de jeter un sourire à Marmouset, stupéfait detant d’audace.

Mais en regardant Marmouset, elle aperçutRocambole.

Soudain, le sourire disparut de ses lèvres etson visage prit une expression craintive et pleine desoumission.

Rocambole et Marmouset suivirent le couple desyeux.

Un carrosse de gala attendait le fastueuxmajor et sa compagne à la porte de Covent-Garden.

Quand ce carrosse se fut éloigné, Rocamboleprit Marmouset par le bras :

– Maintenant, mon fils, viens avecmoi.

Et il remmena dans un public-house duvoisinage qui commençait à s’emplir de cette foule nocturne qui selève avec les étoiles et ne se couche qu’aux premières clartés del’aube.

Le peuple de Londres ne parle pasfrançais.

Rocambole était bien sûr qu’en s’exprimantdans cette langue, il ne serait entendu par personne.

Néanmoins, ils se placèrent dans le coin leplus isolé et le plus obscur de la salle à boire, et le maître ditalors :

– Il y a huit jours que le major Lintonest amoureux fou de la Belle Jardinière.

– Mais on la croit sa femme, àLondres ?

– Oui.

– Comment cela se peut-ilfaire ?

– Il l’a amenée de Paris avec lui.

– Eh bien ?

– Mon ami, reprit Rocambole, cette femmeterrible qui tenaillait un vieillard, qui a rendu idiot le marquisde Maurevers, qui faisait fouetter son fils, qui allait le fairepérir par le plus épouvantable des supplices, est maintenant uneesclave soumise à mes moindres volontés.

– Je m’en suis aperçu, ditMarmouset ; mais quel est votre but, maître, en lui livrant lemajor sir Edwards Linton ?

– Mon but est de faire rendre gorge à cedernier.

– Et l’enfant du rajah ?

– Il est sauvé.

– Où est-il ?

– À Paris.

– Maître, reprit Marmouset, mepermettez-vous une autre question ?

– Parle.

– Que sont devenus et le général deFenestrange, et M. de Maurevers, et le fils de cedernier ?

– M. de Fenestrange estmort.

– Ah !

– Maurevers est dans une maison de santéà Paris. On espère le sauver.

– Et l’enfant ?

– Vanda s’est chargée de lui. Du reste,je ne crains plus Roumia, et quand j’aurai réglé mes comptes avecle major, nous reviendrons à Paris, où nous nous occuperons dedéposséder le baron de Maurevers de la fortune de son cousin lemarquis.

– Vanda est donc restée àParis ?

– Non, elle est ici.

Rocambole demeura un moment silencieux, allumaun cigare et poursuivit :

– Je vois bien qu’une nouvelle questionbrûle tes lèvres.

– En effet, fit Marmouset ensouriant.

– Tu voudrais savoir comment j’ai pum’échapper du West-India,rejoindre Nadir et l’enfant durajah ?

– Oui.

– C’est bien simple. La cabine de JohnHapper dans laquelle je m’étais enfermé avait, comme les autres, unsabord pour fenêtre.

Je portais autour des reins une ceinturepleine d’or.

Quand on a de l’or, on n’a pas besoin d’autrechose.

Je me dépouillai donc de mes vêtements, touten menaçant les matelots de faire feu sur le baril, s’ils tentaientde forcer la porte.

Puis, quand je fus nu comme un ver, jem’élançai vers le sabord.

Jusqu’à la dernière minute, j’eus mon pistoletà la main.

Ce ne fut que lorsque tout mon corps fut horsdu navire et que je ne demeurai plus que cramponné au sabord del’autre main, que je le jetai comme une arme inutile.

Et même temps je me laissai tomber àl’eau.

Le jour commençait à poindre.

Je me mis à nager vigoureusement, mais j’étaisà peine à vingt brasses du navire que vingt balles firent jaillirl’eau autour de moi.

Je plongeai, on me crut atteint.

Une minute après je revins à la surface, et denouveau on fit feu sur moi.

Je replongeai et bientôt je fus hors deportée.

Après deux heures de lutte contre la merj’arrivai à me cramponner à un rocher à fleur d’eau.

Une heure plus tard, une pirogue vint à monsecours. Nadir et quatre fils de Sivah la montaient ; j’étaissauvé.

– Maître, dit Marmouset, vous ne m’avezpas dit non plus la fin de l’histoire de Nadir avec Roumia.

– Plus tard, répondit Rocambole ;nous n’avons pas le temps aujourd’hui.

– Oh !

– Tu as bien autre chose à faire.

Marmouset attendit.

– Tu vas rester ici.

– Bon !

– Tout à l’heure une femme va venir.

– Roumia ?

– Non, une Irlandaise qui s’approchera detoi et te montrera un souverain.

– Et puis ?

– Tu la suivras.

– Où me conduira-t-elle ?

– Chez Roumia ; et ce que Roumia tedemandera, tu le feras.

Marmouset frissonna légèrement.

– Ne crains rien, dit Rocambole ensouriant, elle est à nous…

Et il sortit seul dupublic-house.

Marmouset attendit.

Chapitre 37

 

Marmouset attendit environ une heure.

Au bout de ce temps, et comme les buveursdevenaient plus rares et s’en allaient un à un, il vit entrer uneespèce de mendiante de taille gigantesque qui vint s’asseoir prèsde lui.

Un souvenir lointain traversa l’esprit deMarmouset.

Cette femme, il l’avait déjà vue.

Mais où ?

C’était là ce qu’il ne pouvait préciser.

La mendiante frappa de son poing fermé sur latable :

– Du gin ! cria-t-elle.

À cette-voix, le souvenir de Marmousets’éclaira.

Cette femme n’était autre que l’Irlandaisequi, quelques années auparavant, avait aidé à enlever la pauvreGipsy.

Marmouset eut un battement de cœur violent, etune sourde colère s’empara de lui.

Heureusement, il avait acquis un sang-froid etune haute raison qui ne l’abandonnaient jamais complètement.

– Je ne suis pas ici pour mes propresaffaires et mes rancunes, se dit-il, je suis là pour obéir aumaître. Attendons celle qui doit venir.

Marmouset ne pouvait supposer que celle qu’ilattendait ne fût autre que l’Irlandaise.

Aussi fit-il un brusque haut-le-corps, lorsquecette femme qui s’était assise à la table voisine de la sienne, sepencha vers lui, disant :

– Êtes-vous prêt ?

– Prêt à quoi ? demanda-t-il.

– À me suivre.

– Vous !

– Sans doute.

– Où donc ?

– Là où le maître m’a dit de vousconduire… auprès de Roumia.

Marmouset n’en pouvait plus douter.

La femme annoncée n’était autre quel’Irlandaise.

– Eh bien ! dit-il, bois ton gin, jete suis.

Et il jeta une demi-couronne sur la table,faisant signe à la servante du public-house que c’étaitpour payer son verre de grog et la demi-pinte de gin del’Irlandaise.

Celle-ci sortit la première.

Quand ils furent dans la rue, elle se tournavers Marmouset et lui dit en souriant :

– Cela vous étonne peut-être de me voiravec vous, maintenant.

– Dame, fit Marmouset, j’ai peine àcroire que le Maître s’adresse à des misérables tels que toi.

– Je sers fidèlement ceux qui mepayent.

– Je l’espère pour toi, dit sèchementMarmouset.

Et ils se mirent en route.

– C’est un peu loin, dit encorel’Irlandaise.

– Marchons, dit Marmouset en allumant uncigare.

L’Irlandaise était vêtue de haillons sordides,ou plutôt d’un haillon unique, c’est-à-dire d’une longue robe àcapuchon qui la couvrait de la tête aux pieds et qui paraissaitassez ample pour que, à la rigueur, elle eût d’autres vêtements endessous.

Ils se dirigèrent vers le pont de Londres.

– Est-ce qu’elle me conduit encore àHampstead ? pensait Marmouset.

Il faisait une belle nuit anglaise,c’est-à-dire un de ces jolis brouillards jaunes qui ne permettentpoint d’y voir à quatre pas devant soi.

Lorsque l’Irlandaise fut auprès du pont, elles’arrêta.

– Où allons-nous donc ? demandaMarmouset.

– Venez toujours.

Et elle prit l’escalier qui descendait du quaisur la berge.

Marmouset avait un bon revolver dans sa pocheet un poignard sous son gilet. Il était tranquille.

Avec ces deux compagnons, il fût allé au boutdu monde.

Il descendit donc vers la berge, sur les pasde l’Irlandaise.

Là, une de ces surprises qu’adorait jadisRocambole, lui était réservée.

L’Irlandaise, qui le tenait par la main, – carles réverbères du pont ne perçaient de leur lueur indécise que trèsimparfaitement le brouillard, – l’Irlandaise, disons-nous, dégrafale haut de sa robe, qui glissa soudain la long de ses épaules et desa taille et s’arrondit à ses pieds.

Alors Marmouset put voir que la femme étaitdevenue homme ; ou plutôt que la géante s’était métamorphoséeen un matelot vêtu d’une veste brune et d’un pantalon de toilegrise.

La chemise bleue des marins rabattait sonlarge col sur les épaules de l’Irlandaise.

– Au canot ! dit-elle.

– Ah ! nous nous embarquons ?fit Marmouset.

– Sans doute, répondit-elle.

– Nous allons donc bien loin ?

– Hors de Londres.

Marmouset savait obéir, le maître avaitordonné, et Marmouset entra dans un canot que l’Irlandaisedétacha.

Puis elle prit les avirons, poussa au large etse mit à nager vigoureusement, comme le plus habile marinier de laTamise.

Marmouset s’était assis à l’arrière.

– Le maître a des bizarreriessingulières, pensait-il, et une puissance de fascination quepersonne n’aura possédée avant lui, bien certainement.

Il prend des esclaves, et ces esclavesobéissent avec un dévouement aveugle.

Le canot descendait au milieu del’obscurité.

En passant devant les docks, l’Irlandaise sedressa et dit :

« Nous avons du vent, tant mieux !nous irons plus vite. »

Elle dressa le mât qui était couché au fond ducanot, hissa la voile échancrée, prit l’écoute dans sa main et,laissant les avirons, elle alla s’asseoir à la barre.

La voile s’enfla et dès lors le canot filacomme une flèche.

Marmouset voyait fuir dans le brouillard quil’enveloppait les pâles lumières des becs de gaz, qui semblaientensuite s’éteindre une à une.

Puis une obscurité complète se fit.

– Nous sommes hors de Londres, ditl’Irlandaise.

– Et allons-nous loin encore ?

– Dans quelques minutes nous seronsarrivés.

En effet, au bout d’un quart d’heure environ,dans l’obscurité profonde, Marmouset vit luire tout à coup unenouvelle clarté sur la rive gauche.

– Qu’est-ce que cela ? dit-il.

– La maison où vous allez.

Et ce disant, l’Irlandaise lâcha l’écoute etla voile devenue folle se mit à s’enrouler autour du mât.

Puis l’Irlandaise ressaisit les avirons etnagea vigoureusement vers le bord.

Alors, à travers le brouillard, Marmouset putvoir un petit pavillon carré entouré d’un jardin dont les mursarrivaient jusqu’au bord de la Tamise.

Ce pavillon était éclairé à une des fenêtresdu premier étage.

– C’est là, dit l’Irlandaise, qui sautasur la berge pour amarrer le canot.

– Ah ! fit Marmouset.

– Voyez-vous cette porte ?

– Oui, dit Marmouset, qui remarqua unepetite porte pratiqués dans le mur du jardin.

– Eh bien ! prenez cette clé.

– Bon !

– La porte s’ouvrira devant vous. Ensuitevous traverserez le jardin, et quand vous serez au bas du perron dela maison, vous frapperez trois coups dans vos mains : c’estle signal.

– Tu ne viens donc pas avec moi ?demanda Marmouset à l’Irlandaise.

– Non, répondit-elle.

Et sautant de nouveau dans le canot, ellepoussa au large, laissant Marmouset seul sur la berge dufleuve.

Chapitre 38

 

Marmouset hésita cependant un moment.

Pourquoi l’Irlandaise qui l’avait conduitjusque là s’en retournait-elle précipitamment ?

Un soupçon traversa même son esprit.

Ne pouvait-il se faire que l’Irlandaise ne fûtpas la femme que lui avait annoncée Rocambole mais bien unémissaire de sir Edwards Linton ?

Cette supposition, qu’il accueillit l’espacede quelques secondes, lui parut absurde.

– Allons ! se dit-il, quoi qu’ilarrive, en avant !

Et il introduisit la clé qu’on venait de luiremettre dans la serrure de la petite porte.

La clé tourna, la porte s’ouvrit et Marmousetse trouva dans le jardin.

La lumière brillait toujours dans le lointainau premier étage de la maison.

Lueur discrète, mystérieuse, qui annonçait lerendez-vous.

Marmouset caressa le manche de son revolveret, refermant la porte, il se mit résolument en marche.

Une allée d’arbres conduisait directement dela porte du jardin au perron.

Quand il toucha la première marche, Marmouset,qui ne quittait pas des yeux cette lumière qui lui avait servi deguide, frappa trois coups dans sa main.

Tout aussitôt, la lumière changea deplace ; et passa d’une croisée à l’autre.

Alors Marmouset monta les marches du perron,et, en même temps, la porte de la maison s’ouvrit.

Un corridor plongé dans l’obscurité seprésenta alors à notre héros.

Mais une voix de femme se fit entendredisant :

– Par ici, monsieur, par ici.

Marmouset avait reconnu la voix de Roumia etil entra dans le corridor.

Tout aussitôt une main prit la sienne et lavoix dit encore :

– Venez, suivez-moi.

Marmouset se laissa entraîner dans lesténèbres.

C’était bien la Belle Jardinière qui leconduisait par la main.

Au bout du corridor, ils trouvèrent unescalier dont les marches étaient couvertes d’un épais tapis.

Mais, comme si cette précaution n’eût passuffi, Roumia dit tout bas :

– Marchez sur la pointe du pied.

– Nous ne sommes donc pas seulsici ?

– Non, le major est là-haut.

– Dans la pièce où j’ai vu unelumière ?

– Oui.

Marmouset observa la recommandation.

Ils arrivèrent au premier repos de l’escalieret la Belle Jardinière poussa une porte sur sa gauche.

Marmouset se trouva dans une petite salleégalement plongée dans les ténèbres, mais au milieu de laquellebrillait un point lumineux de la largeur, d’une pièce de vingtfrancs.

C’était un trou pratiqué dans le mur ;et, par ce trou, passait un rayon de cette lampe que Marmousetavait-aperçue d’en bas.

– Collez votre œil à ce judas etregardez, dit Roumia.

Marmouset obéit.

Il put voir alors, de l’autre côté du mur, unesorte de large ottomane en cuir couleur noisette sur laquelle unhomme était étendu de tout son long.

Cet homme dormait, les vêtements en désordre,son gilet blanc souillé de quelques taches de vin.

Auprès de l’ottomane une table supportait deuxcouverts, les restes d’un plantureux souper et un certain, nombrede flacons vides.

– Il dort, dit Roumia.

Marmouset se pencha vers elle :

– Grâce, sans doute, à quelqu’un de cesparfums mystérieux que vous aimez à employer ?

– Non, il est ivre.

– D’opium ?

– De vin.

S’ils n’eussent été dans les ténèbres, biencertainement-Roumia aurait vu glisser un sourire dédaigneux sur leslèvres de Marmouset.

Il semblait à celui-ci que la Belle Jardinièrese relâchait sensiblement de ses excentriques habitudes pourrecourir à des moyens, tout à fait vulgaires.

Mais elle devina sans doute sapensée :

– Cela vous étonne ? dit-elle.

– Sans doute.

– C’est que le major Linton n’est pas lemarquis de Maurevers.

Elle prononça ce nom d’une voix sourde quiapprit à Marmouset que, si elle était devenue l’esclave deRocambole, elle n’avait cependant point renoncé à sa haine pour lemeurtrier de Perdito.

Et comme Marmouset ne répondait pas, ellereprit :

– Le major a vécu dans l’Inde troplongtemps pour n’en pas savoir aussi long que moi sur les parfums,les narcotiques et les poisons. C’est par mes charmes seulement queje dois opérer et lui arracher son secret.

– Ah ! il a un secret ?

– Sans doute.

Puis étonnée de cette question, Roumia ditencore :

– Le maître ne vous a donc riendit ?

– Il m’a dit qu’on me conduirait ici.

– Et puis ?

– Et puis que je vous trouverais…

– Alors écoutez, dit Roumia. Le major aapporté une fortune immense de l’Inde.

– Je sais cela.

– Cette fortune, le maître la veut.

– Je le sais encore.

– Mais où est-elle ? Voilà ce quenous ne savons pas.

– Il vous sera facile de le savoir.

– Non, poursuivit Roumia, le major estdéfiant. Il a enfoui ses trésors. Où ? Personne à Londres nele sait. Il est fou de moi, et pourtant je n’ai pu obtenir lamoindre confidence à ce sujet.

– Il n’a pourtant pas gardé son or enlingots, dit Marmouset.

– Au contraire. Seulement où l’a-t-ilenterré ? Voilà ce que nous cherchons à savoir, le maître etmoi.

– Mais puisque le major vous aime…

– Il m’aime parce que je suisbelle ; mais son amour jusqu’à présent ressemble à lasatisfaction de l’homme qui a payé un prix fou un cheval de race.Son cœur n’y est encore pour rien.

– Eh bien ?

– S’il était jaloux, il m’appartiendrait,continua Roumia.

– Ah ! vous croyez ? Cependantil vous montre dans Londres ?

– Oui, certes.

– On vous admire…

– Il en est flatté, mais voilà tout.

– Et vous croyez qu’il peut devenirjaloux ?

– J’en suis sûre.

– Comment ?

– Si vous jouez le rôle que le Maîtrevous a destiné.

– Je suis prêt, dit Marmouset.

– Alors, écoutez-moi.

Et la Belle Jardinière fit asseoir Marmousetauprès d’elle, sur un canapé, à deux pas de ce trou par lequel onapercevait le major endormi.

Chapitre 39

 

Cependant le major Linton, ou Tippo-Runo, carc’était bien le même personnage, dormait fort tranquillement.

Il est des hommes chez qui l’ivresse estpassée à l’état d’habitude régulière.

Depuis plus de vingt ans, le major avaitcoutume de se griser en soupant.

Il dormait quelques heures par là-dessus,cuvait tranquillement son vin et s’éveillait ensuite comme si derien n’était.

Tippo-Runo, que le manuscrit de Rocambole nousa laissé voir pour la dernière fois, à bord du West-India,n’était pas arrivé directement à Londres à son retour desIndes.

Il s’était arrêté en France et avait mêmepassé plusieurs jours à Paris.

C’était là qu’un soir il avait vu, au foyerdes Italiens, la Belle Jardinière.

Le hasard les mettait-il enprésence ?

Dans cette rencontre fallait-il voir le doigtde Rocambole ?

Cette dernière hypothèse était la plusadmissible.

Un homme qui remue des millions à la pelle nedoit jamais désirer quelque chose en vain.

Du moins, telle était l’opinion deTippo-Runo.

Le lendemain, en effet, il obtenait unrendez-vous de Roumia et, trois jours plus tard, ils partaient pourLondres.

La Belle Jardinière s’était trompée en disantque Tippo-Runo n’était pas jaloux.

Il était possédé au contraire de la plustenace et de la plus cruelle des jalousies, – il haïssait le passé.Aucune fortune princière, pensait-il, ne pouvait tenir contre lasienne.

Il avait jugé Roumia. Roumia était unecourtisane et l’or avait sur elle tout pouvoir.

Tippo pouvait satisfaire ses plus ruineuxcaprices avec le vingtième de ses revenus.

Tippo ne craignait donc ni le présent, nil’avenir.

Aussi la menait-il partout, à Covent-Garden, àHyde-Park, aux courses d’Epsom, et le soir s’endormait-iltranquillement après avoir vidé une demi-douzaine de bouteilles devin de Porto.

Mais le passé l’obsédait.

Assurément Roumia avait aimé, peut-êtreaimait-elle encore ?

Qui ? Tippo ne le savait pas, et l’habilecomédienne avait su s’envelopper, à cet endroit, d’un mystèreprofond.

Elle avait même souvent laissé échapperquelques mots vagues qui avaient exaspéré le major.

Tippo avait, dans le passé, un rival quirégnait despotiquement encore peut-être dans le cœur de Roumia.

Mais Roumia demeurait impénétrable.

Or donc, cette nuit-là, en revenant duspectacle, Tippo-Runo avait conduit la Belle Jardinière dans cettepetite maison du bord de la Tamise aux portes de Londres.

Comme à l’ordinaire, il avait soupé, s’étaitgrisé et endormi.

Les autres fois, son ivresse était si bienréglée qu’il s’éveillait au petit jour et regagnait tranquillementson lit.

Mais cette nuit-là, comme l’heure de sonréveil était loin encore, un cri aigu se fit entendre.

Tippo bondit sur l’ottomane où il était couchéet ses yeux s’ouvrirent brusquement. Le cri qu’il venait d’entendreétait un cri de douleur.

– Roumia ! appela-t-il.

La Belle Jardinière ne répondit pas.

Il s’élança dans la pièce voisine et se heurtaà quelque chose qui gisait sur le parquet.

C’était la Belle Jardinière.

Le brouillard de la nuit s’était dissipé et unrayon de lune glissait à travers la fenêtre ouverte.

Roumia immobile, couchée sur le parquet,paraissait morte.

Le major se pencha sur elle toutfrémissant.

Il la prit dans ses bras et l’appela.

Elle ne répondit point.

Tout à coup Tippo poussa un cri. Ses mainsvenaient de rencontrer quelque chose d’humide qui couvrait lesépaules demi-nues de la Belle Jardinière.

Ce quelque chose était du sang.

Alors Tippo, jetant un nouveau cri, se penditaux cordons des sonnettes et les secoua avec fureur.

Les deux domestiques qu’il avait amenés et quicouchaient dans les combles des pavillons accoururent avec de lalumière.

Le major transporta Roumia sur un lit etl’examina.

Elle avait une blessure à l’épaule, – blessuresans gravité, du reste, mais d’où s’échappait du sang enabondance.

Il lui fit respirer des sels.

Roumia ouvrit les yeux et le regarda avec uneexpression de terreur.

– Roumia, disait le major, Roumia, ques’est-il passé ?

– Rien, rien… balbutia-t-elle.

– Mais ce sang ?

– Je me suis heurtée à un meuble.

– Vous mentez ! dit Tippo.

– Non… non… ce n’est rien.

– C’est un coup de poignard que vous avezreçu.

– Je ne sais pas.

– Qui donc est entré ici ?

– Personne.

Et elle regardait autour d’elle avec une sorted’épouvante.

La fenêtre était ouverte, elle dirigea sesyeux de ce côté et parut comprendre.

En même temps Tippo-Runo fut mordu au cœur parl’aiguillon de la jalousie.

Et comme si elle eût voulu que cet aiguillonpénétrât plus avant encore, Roumia regarda de nouveau la fenêtre etpoussa un soupir de soulagement.

Tippo eut un rugissement de fureur.

Il laissa Roumia aux mains des deuxdomestiques occupés à panser sa blessure, et s’élança dehors.

Il arriva dans le jardin.

Là le sol humide portait une empreinte depas.

Une botte fine, étroite, annonçant un petitpied, était çà et là profondément marquée sur le sable desallées.

Tippo se mit à suivre cette trace.

Elle descendait jusqu’à la petite porte dujardin.

Cette porte était demeurée ouverte.

Alors Tippo, ivre de rage, remonta dans lepavillon, congédia d’un geste impérieux les deux domestiques et,demeurant seul avec Roumia lui dit brusquement :

– Un homme est venu ici cette nuit etvous a donné un coup de poignard. Quel est cet homme ?

Roumia secoua la tête :

– Ne me le demandez pas, dit-elle, je nepuis le dire.

– Et si je veux le savoir, moi ! ditTippo d’un ton menaçant.

– Impossible !

– Je le veux !

– Tuez-moi plutôt, dit-ellerésolument.

Soudain Tippo jeta un nouveau cri, quelquechose de brillant gisait dans un coin.

Ce quelque chose était un poignard.

Le poignard sans doute qui avait frappéRoumia.

Et Tippo-Runo, s’en emparant, revint vers labohémienne et lui dit :

– Parle, ou je te tue !

Chapitre 40

 

La Belle Jardinière demeura calme sous cettemenace de mort.

Cependant la jalousie de Tippo-Runo luimontait du cœur au cerveau ; et le cerveau s’affolait peu àpeu.

– Parle, ou je te tue ! dit-il.

Alors, de courbée qu’elle était, elle se mitsur son séant et le regarda.

Jamais elle ne l’avait regardé ainsi.

Jamais il n’avait vu ce regard étincelant etfroid comme une lame d’acier qu’on agite au soleil ; jamais iln’avait vu ce rire moqueur et cruel qui glissait maintenant sur lesplus belles lèvres du monde.

– Ah ! dit-elle, vous voulez que jeparle ?

– Oui.

– Vous voulez savoir ?

– Oui, dit Tippo-Runo.

Et sa main se crispait sur le manche dupoignard, tandis que ses narines se gonflaient et que son sein sesoulevait, avec effort, tant était terrible l’orage qui grondait enlui.

Elle ne sourcilla point, elle ne parut pasépouvantée.

– Puisque vous le voulez, dit-elle, jeparlerai.

Il respira bruyamment.

– Ah ! tu as peur ? dit-il.

– Non, je n’ai pas peur de cette mortdont vous me menacez, répondit-elle ; mais je veux êtrefranche avec vous, car j’ai horreur de ces scènes de jalousie quiparaissent vous plaire infiniment.

Il y avait dans sa voix un accent sourdementrailleur qui acheva de déconcerter Tippo-Runo.

Roumia reprit :

– Je jouerai cartes sur tables avec vous.Je ne suis ni une honnête femme ni une femme sentimentale etromanesque, je suis une courtisane. Seulement, je veux un palais etnon une maison, et mes petites dents que vous comparez à des perlessont assez bien trempées pour croquer vos lingots.

Ceci étant posé, mon cher major, j’ai écoutévos doléances amoureuses, parce que, me disait-on, vous étiezfabuleusement riche.

– Je comprends cela, dit froidementTippo-Runo, et si j’étais à votre place, je ne me conduirais pasautrement.

Ce langage pervers avait rendu à ce misérabletoute sa présence d’esprit ordinaire.

– Mais, dit-il encore, tout cela est fortbien sans doute, mais ne m’apprend en aucune façon…

– Quel est l’homme qui est venu ici,cette nuit ?

– Justement.

– Et qui a voulu me tuer, à tellesenseignes que je porte les marques de ce poignard ?

– C’est cet homme dont je veux savoir lenom, dit Tippo avec un geste de colère.

– Attendez donc alors, et écoutez-moibien.

– Voyons ?

– Quand vous m’avez rencontrée à Paris,poursuivit Roumia, j’avais des chevaux, des diamants, une maisonmontée et pas de dettes. Cependant je dépensais plus de trois centmille francs par an.

– Eh bien ?

– Cela vous prouve qu’avant que le majorsir Edwards Linton revînt de l’Inde avec ses trésors, il y avait depar le monde des gens qui m’aimaient assez pour alimenter monluxe.

Chacune des paroles de la Belle Jardinièreentrait au cœur de Tippo-Runo comme une pointe d’épée.

Elle avait trouvé le défaut de cette âmecuirassée !

Tippo n’eût pas été jaloux d’un pauvre diabled’amoureux ; il rugissait comme un lion blessé, à la penséequ’un homme pouvait songer à mettre autant d’or que lui aux piedsde Roumia.

Celle-ci continua :

– Quand je vous ai suivi, je me suisbornée à écrire un mot de rupture ; j’ai pris soin de faireperdre ma trace.

– Et cette trace ?…

– Il m’aimait tant, qu’il l’aretrouvée.

– Et il a osé venir ici ?

– Oui.

– Et vous ne m’avez paséveillé ?

– D’abord, vous étiez ivre.

– Qu’importe !

– Ensuite, je ne suis pas femme à jeter àla porte un homme qui s’est conduit avec moi royalement.

– Et qui s’est ruiné, sans doute ?fit Tippo avec dédain.

– Vous vous trompez, mon ami.

– En vérité !

– La fortune de l’homme dont je parle estinébranlable.

– Allons donc !

– Dix rongeurs comme moi s’acharneraientaprès elle, qu’ils ne l’entameraient pas.

L’orgueil et la jalousie de ce voleur detrésors étaient au supplice.

Roumia avait, comme on dit, trouvé lejoint.

– Mais quel est cet homme ?s’écria-t-il.

– Son nom vous est inconnu.

– Le nom d’un homme aussi riche.Pourtant…

– Mettez que c’est un Tartare, un Turc ouun Mongol.

– Mais, dit Tippo-Runo qui, dans sa rage,conservait cependant toute sa lucidité d’esprit, puisqu’il était siriche, pourquoi l’avez-vous quitté pour moi ?

– Parce qu’on m’avait dit que vousl’étiez davantage.

– Il est certain, répondit le voleur detrésors, évidemment flatté de ce compliment, il est certain que jesuis plus riche que personne en Europe.

– C’est ce que tout le monde croitici.

– À Londres ?

– À Londres et à Paris.

– Vous voyez bien…

– C’était ce que je croyais moi-même.

Tippo tressaillit.

– Et ce que je ne crois plus, ditfroidement la Belle Jardinière.

Tippo fit un pas en arrière.

– Je n’avais pas jugé utile de merenseigner, poursuivit-elle, et je vous avais cru sur parole.

– Vous aviez eu raison.

– Attendez, l’homme dont je vous parle etqui me connaît bien est venu cette nuit et m’a dit :

– Si le major était plus riche que moi,je m’inclinerais.

– Vraiment ? dit Tippo d’un tonrailleur.

– Mais le major, a-t-il poursuivi, est unaventurier et un imposteur. Il a apporté de l’Inde quelques sacs deroupies et peut-être une ou deux poignées de diamants. Cela dureradeux ou trois mois, au bout desquels il s’esquivera en voussouhaitant meilleure chance.

Tippo-Runo fut pris d’un gros rire.

– Ah ! il croit cela ?dit-il.

– Et-il le prouve.

– Comment ?

– Aucun banquier de Paris, ni de Londres,ni de Francfort, ni de Vienne, n’a un million à vous.

– C’est vrai.

– Vous ne possédez pas un pouce de terre,soit en Angleterre, soit en France.

– C’est vrai encore.

– Enfin, le vice-roi des Indes, consultépar le télégraphe, a répondu que vous étiez parti après avoirréalisé une modeste aisance.

– Tout cela est exact. Mais, ditfroidement Tippo-Runo, j’ai des millions accumulés les uns sur lesautres.

– Où sont-ils ?

L’Anglo-Indien regarda à son tour Roumia.

Il la regarda comme le vautour sa proie, lereptile des tropiques l’être qu’il fascine et veut engloutir.

– Bah ! dit-il après un moment desilence, si je vous le disais, cela vous coûterait trop cher…

Roumia eut un éclat de rire :

– Et si je veux savoir, à mon tour,moi ? dit-elle.

Chapitre 41

 

Il y eut entre Tippo-Runo et la BelleJardinière un moment de silence.

Tous deux s’observaient, et chacun d’eux, sansdoute, se disait : « Serai-je le plusfort ? »

Enfin Tippo-Runo reprit :

– Ainsi, chère belle, je suis unaventurier !

– On le dit, du moins.

– Et je dévore quelques poignées d’orpéniblement amassées, continua-t-il d’un ton moqueur.

Cependant, je vous l’ai dit, il n’est pas ungrand seigneur de Paris ou de Londres qui ait autant d’or quemoi.

– C’est possible, mais votre parole ne mesuffit pas.

– Vous voulez voir mon or ?

– Oui.

– Prenez garde !

– À quoi donc, s’il vous plaît ?

– À une chose bien simple, comme vousallez voir. Je crains les voleurs.

– C’est votre droit.

– Jusqu’à présent un seul homme est dansla confidence du lieu où j’ai caché mon trésor.

– Puisque vous avez un confident,dit-elle d’un ton railleur, vous pouvez fort bien en avoirdeux.

– Ce confident, poursuivit Tippo-Runo,est devenu mon esclave. J’ai sur lui droit de vie et de mort. Cettesituation-là vous conviendrait-elle ?

– Si j’ai les trésors à ma disposition,oui.

– Mais, chère belle, reprit Tippo-Runoavec calme, il faut d’abord que je vous dise comment cet homme estdevenu une chose que je puis briser comme un jouet.

– Je vous écoute.

Et la Belle Jardinière attendit, calme etsouriante, la confidence de son terrible adorateur.

– L’homme dont je vous parle a commis uncrime qui peut le conduire à l’échafaud. J’ai la preuve de soncrime.

– Ah !

– Si cet homme me trahissait, sa têtetomberait. Un mot adressé à l’attorney général suffirait pourcela.

– Bon ! dit Roumia, jecomprends.

– Vous, au contraire, dit Tippo-Runo,vous n’avez sans doute jamais commis de crime.

– Qu’en savez-vous ?

– En eussiez-vous commis, je n’en auraispas la preuve.

– Et cette preuve, si je vous ladonnais ?

Elle parlait résolument, et Tippo-Runotressaillit.

– Mais non, reprit-elle, tout cela estparfaitement inutile. Vous me faites, d’ailleurs, des contes àdormir debout. Ce qu’on m’a dit de vous est la vérité… et je vaisvous parler franchement.

– Voyons, dit froidement Tippo-Runo.

– L’homme qui est venu ici cette nuit aune fortune au grand soleil. Je le trouve, suffisamment riche et jetiens pour sage que le connu doit toujours être préféré àl’inconnu.

Ceci posé, Gaston, – il se nomme ainsi, – estun fort beau cavalier, un homme de cœur et un galant homme.

Je ne l’aimais pas hier, mais le coup depoignard qu’il m’a donné m’a réconciliée avec lui. La femme aimequi elle craint.

J’ai donc l’intention de vous serrercordialement la main quand j’aurai dormi quelques heures, car jedois être affreuse ce matin, et de vous dire un au revoirqui ne sera qu’un adieu déguisé.

Tippo ne sourcilla pas.

– Et si je vous montrais montrésor ?

– Voilà précisément ce dont je vousdéfie.

– Eh bien ! le défi est accepté.

– Sans conditions ?

– Ah ! pardon, dit Tippo-Runo ;une fois que vous saurez où est mon or, vous ne me quitterezplus.

– Puiserai-je à même ?

– Naturellement.

– J’accepte. Et, dit Roumia en souriant,comme je ne suppose pas que vos trésors soient enterrés ici,partons ?

– Ah ! pas tout de suite,fit-il.

– Encore une défaite ?

– Non, mais il faut que je prenne mesprécautions.

– Contre qui ?

– Contre vous.

Sur ces mots, Tippo sonna.

Un des deux domestiques parut.

Celui-là était le même qui s’était embarquéavec lui à Calcutta.

Nature passive, obéissante, cet homme, quiétait un Anglo-Indien, était dévoué corps et âme à Tippo-Runo.

Si Tippo lui avait commandé de mettre, enplein jour, le feu à la ville de Londres, il l’eût fait sanshésiter.

Il se nommait Neptuno.

– Neptuno, lui dit Tippo en lui montrantla Belle Jardinière, tu vois madame ?

– Oui, maître.

– Tu vas demeurer auprès d’elle jusqu’àce que je revienne.

– Oui, maître.

– Non pas dans cette chambre, mais dansle couloir qui se trouve là.

L’Anglo-Indien s’inclina.

– Si elle fait mine de sortir, tu latueras, ajouta Tippo-Runo avec calme.

Et il lui remit le poignard qu’il avait à lamain.

– Maintenant, madame, ajouta Tippo-Runoen se tournant vers la Belle Jardinière, prenez patience quelquesheures seulement.

– Jusqu’à quand ?demanda-t-elle.

– Jusqu’à ce soir.

– Ah !

– À la nuit, je viendrai vousprendre.

– En voiture ?

– Non, dans une barque.

– Et d’ici là ?…

– Neptuno est une brute qui ne connaîtque moi et exécute mes ordres avec une aveugle obéissance. Je luiai commandé de vous tuer, si vous tentiez de vous échapper. Il lefera, le cas échéant. Vous voilà avertie… Adieu, madame.

– Monsieur, dit Roumia, le retenant d’ungeste, j’accepte tout cela, mais à une condition cependant.

– Laquelle ?

– Cet homme demeurera dehors.

– Soit.

– Vous pensez bien que je n’ai nulleenvie de sauter par la fenêtre.

– Cela doit être, répondit Tippo-Runo,car elle est à quinze pieds du sol, et vous vous tueriezcertainement.

Et sur ces mots, il sortit.

**

*

Roumia demeura seule.

Neptuno était dans le couloir son poignard àla main, mais il ne pouvait voir ce qui se passait dans lachambre.

Or, Roumia, une heure après le départ deTippo-Runo, caressait une jolie colombe blanche parfaitementapprivoisée, et qu’elle avait achetée, disait-elle, à un oiseleurde Londres.

La colombe voletait par la chambre, se posaitçà et là sur les meubles, sur les dressoirs et sur le dossier dulit.

Roumia s’assit alors devant un guéridon, etécrivit le billet suivant :

« Surveillez la maison. Ce soir, Tippom’emmène dans une barque. Suivez cette barque ; nous sommessur la trace. »

Ce billet écrit, elle le plia menu et leglissa sous le ruban qui servait de collerette à la colombe.

Puis elle ouvrit la fenêtre, et la colombes’envola.

– Voilà, murmura la Belle Jardinière avecun sourire, une combinaison que cet imbécile de Tippo-Runo n’avaitpoint prévue.

Chapitre 42

 

Pendant toute la journée, Roumia ne revit pasle major.

Elle ne sortit pas de sa chambre, bien queNeptuno lui eût offert de la laisser descendre au jardin pourprendra l’air.

Une heure après son départ, la colombe étaitrevenue.

Elle s’était abattue sur le rebord de lacroisée demeurée ouverte.

Le billet que Roumia avait attaché au rubanqui lui servait de collier avait disparu.

En revanche, le gentil volatile avait sousl’aile un autre billet qui ne renfermait que ces deuxmots :

On veille.

La journée s’écoula. À l’entrée dela nuit, Tippo-Runo revint.

 

Le brouillard, par extraordinaire, était moinsépais que les jours précédents, et la Belle Jardinière putapercevoir fort distinctement, sur la Tamise, le canot dans lequelTippo-Runo était venu.

Deux matelots le montaient.

Car ce n’était point une de ces barques platesqui font le service entre les deux rives du fleuve et servent àtransporter les ouvriers des ports.

C’était le canot d’un navire de commerce, etsur la proue on lisait en lettres blanches, sur un fond noir, lenom de West-India.

– Chère belle, dit le major enentrant, êtes-vous toujours décidée ?

– Toujours.

– Vous voulez voir mes trésors ?

– C’est à cette condition seulement,répondit-elle, que je ne vous quitterai pas.

– Qu’il soit donc fait ainsi que vous ledésirez.

Et le major déposa sur un meuble un petitpaquet qu’il avait sous le bras.

– Qu’est-ce que cela ? demanda laBelle Jardinière.

– Vous allez voir.

Tippo-Runo développa le paquet, et Roumia vitun capuchon de grosse laine qui devait se serrer autour du cou parune gaine, et au milieu duquel était percé un trou unique.

Ce trou était placé, non vis-à-vis les yeux,mais en face de la bouche.

Il était destiné, non à voir, mais àrespirer.

– Que voulez-vous donc faire decela ? fit Roumia.

– C’est une coiffure que je vousapporte.

– À moi ?

– Sans doute.

– Mais dans quel but ?

– Ne vous ai-je pas dit que jem’entourais de quelques précautions ?

Et Tippo eut un sourire railleur.

– Je suis persuadé, reprit-il, que quandvous verrez mes trésors, vous les trouverez respectables ;mais enfin, il faut tout prévoir. Vous pouvez avoir un regaind’amour pour l’homme dont vous me parliez ce matin.

– Eh bien ?

– Et m’abandonner, si riche que je sois…Je ne veux pas que vous puissiez savoir en quel lieu je vous aiconduite.

– Voilà qui m’est parfaitementindifférent, dit-elle.

Et elle tendit complaisamment la tête àTippo-Runo pour qu’il la couvrît du capuchon.

Mais auparavant elle avait jeté, par lacroisée ouverte, un rapide regard sur la Tamise.

À vingt brasses du canot que montait tout àl’heure Tippo-Runo était amarrée une grosse barque pontée, decelles qui servent à transporter du charbon.

Cette barque était là depuis peu, car Roumiala voyait pour la première fois.

Un homme qui fumait était sur le pont ettenait la barre.

L’unique voile carrée de la grosse barques’enflait péniblement.

– Si ce sont eux, pensa Roumia,ils auront de la peine à nous suivre.

Tippo lui mit le capuchon sur la tête, et ellen’opposa aucune résistance.

– Maintenant, dit-il en la prenant par lamain, suivez-moi.

Roumia descendit l’escalier, soutenue parTippo-Runo, elle foula le sable du jardin, puis le sol humide de laberge.

Alors Tippo la prit dans ses bras et l’assitau fond du canot.

Puis d’un ton de commandement :

– Nagez ! dit-il aux deuxmatelots.

Le canot se mit en marche, et comme il passaitauprès de la grosse barque à charbon, l’homme qui se tenait à labarre et que Roumia avait aperçu de la fenêtre, cet homme,disons-nous, tourna la tête, de manière que Tippo-Runo ne pût levoir.

Non seulement Tippo-Runo ne put le voir, maisencore, cette lourde embarcation qui ressemblait à toutes cellesqui transportent le charbon sur la Tamise, n’attira nullement sonattention.

Il ne vit pas même un gros chien deTerre-Neuve, noir et blanc, qui se tenait à l’avant de labarque.

Le canot filait bon train ; en quelquesminutes, il eut pris sur la grosse banque une avanceconsidérable.

Mais alors l’homme qui fumait fit un signe etle chien tomba à l’eau.

Puis, nageant sans bruit, plongeantquelquefois, l’intelligent animal se mit à suivre le canot.

**

*

Cependant Roumia étouffait sous son capuchon,et se trouvait plongée dans les ténèbres les plus épaisses.

Mais elle était résolue à aller jusqu’aubout.

D’ailleurs n’obéissait-elle pas à celui quiétait devenu son maître, en vertu d’un pouvoir mystérieux ?Rocambole ne lui avait-il pas ordonné de découvrir à tout prix lelieu où Tippo-Runo cachait ses trésors ?

La traversée fut longue.

Pendant plus d’une heure, Roumia entendit lebruit des avirons qui frappaient l’eau, avec une régularitéindiquant qu’ils étaient maniés par de vrais marins.

Puis enfin, le canot s’arrêta et un léger chocapprit à Roumia qu’il venait d’accoster un navire.

En même temps, Tippo-Runo la reprit dans sesbras.

Elle se sentit enlever, et, aux oscillationsqu’elle éprouva, elle comprit que son guide, tout en la portantd’une main, se cramponnait de l’autre à l’échelle de tribord.

Enfin il toucha le pont.

Un homme qui attendait Tippo-Runo en haut del’échelle lui dit :

– Tout est prêt, monseigneur.

– Nous sommes seuls ?

– Absolument seuls. J’ai envoyé tous meshommes à terre.

– Et la cabine ?

– Elle est disposée selon vos ordres.

– C’est bien, dit Tippo.

Roumia entendait tout cela, mais elle nevoyait rien.

Tippo l’entraîna jusqu’au grand panneau.

Ce ne fut que lorsqu’elle eut traversé lefaux-pont qu’il lui dit :

– Maintenant, vous pouvez ôter votremasque…

Roumia put alors regarder autour d’elle.

Elle vit l’homme qui avait adressé la parole àTippo-Runo en l’appelant monseigneur.

C’était John Happer, le capitaine duWest-India.

Le navire paraissait désert.

– Chère belle, dit Tippo-Runo, vous allezvoir que je ne suis pas un aventurier.

Il la fit entrer dans la cabine de JohnHapper.

Sous le lit, il y avait une natteindienne.

En soulevant cette natte, on mettait àdécouvert un panneau de boiserie.

Tippo pressa un ressort, le panneaus’ouvrit.

Alors Roumia put voir une excavation profondeménagée entre la cale et l’entrepont.

John Happer, qui tenait une lanterne à lamain, descendit dans cette cachette, et soudain, aux rayonnementsde cette lanterne, elle parut s’enflammer.

C’étaient les monceaux d’or et de pierreriesqui flamboyaient.

– Eh bien ! suis-je unaventurier ? répétait Tippo Runo d’un ton moqueur.

Chapitre 43

 

Comme Roumia était parfaitement renseignée paravance sur la fortune du major Linton et qu’elle avait joué unevéritable comédie en paraissant en douter, elle ne manifesta nisurprise, ni admiration à la vue de tant d’or accumulé.

– C’est bien, dit-elle en regardantTippo-Runo, vous êtes vraiment riche !

– Ah ! vous trouvez ?

– La preuve en est que je reste avecvous.

Un sourire passa sur les lèvres deTippo-Runo.

– Je l’espère bien, dit-il ; etpuis, vous voudriez partir maintenant qu’il serait trop tard.

– Vraiment ?

– Sans doute. Je vous le prouverai tout àl’heure. Venez avec moi.

Il fit un signe à John Happer, qui remonta etreferma le panneau.

– Conduis-nous, lui dit-il alors, dans lacabine de madame.

John Happer passa devant et traversal’entrepont dans toute sa longueur.

Là, il poussa une autre porte, et la BelleJardinière se trouva, non au seuil d’une cabine de marin, mais d’unboudoir de petite maîtresse.

Les boiseries étaient recouvertes d’une étoffede Smyrne aux tons harmonieux et d’un merveilleux coloris.

Un épais tapis jonchait le sol.

Pour meubler ce réduit de six pieds carrés, onavait dévalisé les magasins les plus opulents de l’ébénisterieanglaise.

C’était un palais en miniature.

Tippo-Runo s’enferma avec Roumia et lui ditalors :

– Voilà votre demeure, chère amie.

– Comment ! ma demeure ?

– Sans doute.

– Provisoire, j’imagine ?

– Pour deux ou trois mois.

– Hein ?

– Nous allons voyager.

– Bah !

– Que vous importe, puisque je suisriche…

– C’est vrai, dit-elle ; mais je neme trouve pas très grandement logée.

– Quand nous serons en pleine mer, vouspourrez monter sur le pont.

– Où allons-nous ?

– C’est ce que je ne puis vous direaujourd’hui.

– Et… à quand le départ ?

– Demain soir, un peu avant le coucher dusoleil, si le vent se maintient et si le temps est beau.

– Alors je puis retourner à terreaujourd’hui.

– Non, certes.

– Pourquoi donc ?

– Mais parce que vous avez maintenant monsecret et que mon secret ne doit pas courir les rues deLondres.

Elle haussa les épaules :

– Croyez donc à l’amour des hommes !murmura-t-elle.

– L’amour n’exclut pas la défiance,répondit-il avec cynisme.

Elle ne répondit rien et parut se résigner àcette captivité momentanée.

– Cela ne doit pas nous empêcher desouper.

– Qui donc nous servira ?

– John Happer.

– Qu’est-ce que John Happer ?

– Le capitaine de ce navire, quim’appartient, comme lui, John Happer, m’appartient également.

– Ah !

Tippo-Runo frappa du poing sur la cloison.

John Happer accourut.

– Donne-nous à souper ! ditTippo-Runo.

Cinq minutes après, le capitaine, devenuprovisoirement domestique, roulait devant lui une table touteservie.

– Maintenant, laisse-nous… ordonnaTippo.

Mais comme John Happer se retirait, Roumial’arrêta d’un geste.

Et regardant Tippo :

– Est-ce que vous ne me rendrez pas matourterelle ?

Les prisonniers, depuis Pélisson, ont le droitde charmer leur solitude et leur captivité par la compagnie d’unanimal quelconque, fût-ce une araignée.

– Qu’à cela ne tienne ! ditTippo.

Et il s’adressa à John Happer.

– Prends le canot, dit-il, et va chercherla tourterelle de madame.

John Happer disparut et Tippo-Runo se mittranquillement à souper.

Ce n’était pas une raison parce qu’ilchangeait d’habitation pour que Tippo-Runo changeât rien à seshabitudes.

Il soupa comme à l’ordinaire et butpareillement.

À deux heures du matin, il était ivre-mort etroulait sous la table.

Alors Roumia se leva et courut à la porte.

Mais cette porte était fermée en dehors.

Elle eût inutilement brisé ses ongles pouressayer de l’ouvrir.

Sous la soie aux couleurs chatoyantes, il yavait du chêne ferré et massif.

– Prisonnière ! murmura-t-elle aveccolère. Il faut pourtant que le maître sache que Tippo partdemain.

À trois heures du matin, une clef tourna dansla serrure.

C’était John Happer qui revenait, portant à lamain la cage et la tourterelle endormie.

Il jeta un regard sur Tippo-Runo, secoua latête et murmura :

– Le canon de l’amirauté ne leréveillerait pas, il faut attendre.

– Vous avez quelque chose à luidire ?

– Oui.

– D’important.

– Très important. Mais ça ne faitrien.

Et il sortit, refermant la porte avecprécaution.

Mais la cabine avait une fenêtre, c’est-à-direun sabord.

Roumia l’ouvrit et l’air de la nuit entrafrais et humide dans la cabine.

Puis elle regarda Tippo, toujours étreint parl’ivresse.

Tippo ne devait s’éveiller que dans deux outrois heures.

La Belle Jardinière tira de son sein uncarnet, en arracha une feuille et, avec un crayon, traça dessus cesmots :

 

« Je suis à bord d’un navire dontj’ignore le nom. Mais le capitaine se nomme John Happer. Lestrésors sont dans la cale.

« Nous levons l’ancre demain soir. À bonentendeur, salut !

ROUMIA. »

 

Ce billet écrit, elle attendit patiemment.

Bientôt un rayon de faible clarté entra dansle sabord.

Alors la tourterelle, qui dormait la tête sousson aile, s’éveilla et se mit à roucouler.

Roumia attacha le billet sous son aile, laprit sur sondoigt et l’approcha du sabord.

Et la tourterelle s’envola.

Tippo dormait toujours.

Mais la tourterelle n’alla pas loin sansdoute, car moins d’une heure après, elle était de retour.

Au billet de Roumia, on répondit par un autre,et il ne contenait que ces trois mots :

Tout est prêt.

Roumia caressa l’oiseau et le remit dans sacage.

En ce moment Tippo-Runo commença à s’agitersur le lit de repos où il était étendu.

L’ivresse se dissipait, et un sourire vint auxlèvres de la Belle Jardinière, qui murmura :

– Il était temps !

Chapitre 44

 

Rétrogradons maintenant de quelques heures etreportons-nous au moment où le canot remontait la Tamise, portantTippo-Runo et la Belle Jardinière la tête couverte d’un capuchon delaine.

On s’en souvient, une grosse barque à charbonremontait aussi le cours de la Tamise.

Un homme qui se trouvait à la barre avaitdétourné la tête quand le canot avait passé bord à bord.

Enfin un chien qui se tenait à l’avant de labarque sur un signe de l’homme, était tombé à l’eau et s’était misà nager dans le sillage du canot.

Un autre personnage était alors monté del’intérieur de la barque sur le pont.

C’était Marmouset, – comme le premier, on l’adeviné sans doute, n’était autre que Rocambole.

– Il a passé près de nous, dit celui-ci,sans nous voir.

– Il est tout entier à ses amours, sansdoute.

– Ou à ses trésors.

– Enfin Roumia est sur latrace ?

– C’est au moins ce que dit le billetapporté par la tourterelle.

– Encore un joli moyen que vous aveztrouvé là, maître, fit Marmouset en souriant.

– Il n’est pas de moi, réponditRocambole. On s’en servait au moyen âge et on s’en sert encore danstoutes les Flandres.

– Bon ! mais le chien ?…

– Le chien est un superbe animal que j’airamené de Terre-Neuve où je me suis arrêté en revenant de l’Inde.Sois tranquille, au lieu de remonter dans Londres, le canotdescendrait-il la Tamise et traverserait-il la Manche que Love nele quitterait pas.

– Sans doute, mais…

– Mais, reprit Rocambole, quand le canotsera arrêté il reviendra.

– Ah !

– Et il nous conduira jusqu’à l’endroitoù il l’a laissé. La barque remontait toujours péniblement lecourant dont tout à l’heure le canot de Tippo-Runo semblait sejouer.

Marmouset et Rocambole n’étaient plus, commela veille, d’élégants gentlemen vêtus avec une exquisedistinction.

Ils avaient le visage et les mains noircis etportaient de grosses vareuses brunes et le chapeau ciré.

– Maître, reprit Marmouset, je comprendsque Tippo-Runo n’ait pas mis Roumia dans sa confidence jusqu’à cejour.

– Mais ce que tu ne comprends pas, c’estque moi, dit Rocambole, je n’aie pu découvrir, où sont lestrésors ?

– Justement.

– Voici près d’un mois que je cherche etne trouve rien, continua le maître. Il est positif que Tippo-Runon’a déposé ses fonds chez aucun banquier, ni à Paris, ni à Londres,ni à Édimbourg, ni à Dublin.

– Il n’est pourtant pas homme à lesenfouir.

– Non, mais il attend…

– Quoi donc ?

– Que la curiosité publique se soitcalmée à son endroit et qu’on ne s’occupe plus de lui.

– Qu’est-ce que cela peut luifaire ?

– Il craint en outre que les derniersévénements de l’Inde, auxquels il a été mêlé, ne soient présentéssous leur vrai jour à l’amirauté.

– Ah !

– Et dans ce cas, il aime autant laisserson argent à l’abri.

– Enfin, où peut-il l’avoircaché ?

– Un moment, dit encore-Rocambole, j’aipensé que les trésors étaient demeurés à bord duWest-India, qui se trouve à l’ancre dans le bassin desdocks.

– Eh bien !

– Mais j’ai reconnu que cette suppositionn’était guère admissible.

– Pourquoi ?

– Parce que John Happer serait homme àtout déménager par une nuit sombre, ou mieux encore à lever l’ancreet à prendre la mer pour quelque destination inconnue.

Tandis que Rocambole parlait ainsi et que labarque continuait sa marche pesante, un bruit traversal’espace.

C’était un long aboiement.

– Ah ! dit Rocambole, voici Love quirevient.

En effet, peu après, le chien apparut, nageanttoujours, dans le cercle de lumière décrit par le fanal de proue dela barque.

– Il paraît que le canot n’est pas alléloin, dit Marmouset.

Le chien ayant aperçu son maître, tourna surlui-même, et se remit à monter le courant.

Seulement il nageait lentement pour que labarque pût le suivre.

Cela dura une demi-heure environ.

– Hé ! mais, dit tout à coupRocambole, nous voici dans le bassin des docks.

– Bon ! fit Marmouset.

– Et voilà le West-India.

Le brick, en effet, se balançait sur sesancres dans le bassin ; et le chien s’était mis à nager àl’entour.

L’œil perçant de Rocambole eut bientôt aperçule canot qu’on avait amarré au bas de l’échelle de tribord.

– Me serais-je trompé ?murmura-t-il, et les trésors seraient-ils à bord dunavire ?

Sur ces mots, il largua l’unique voile de labarque.

– Quel faites-vous, maître ? demandaMarmouset.

– Je jette l’ancre.

– Est-ce que nous allons resterici ?

– Oui.

– Jusque quand ?

– Je n’en sais rien.

Et Rocambole s’enveloppa dans son caban et secoucha sur le pont de la barque, désormais immobile, à troisencablures du West-India.

Le chien remonta à bord à l’aide d’une cordeque Marmouset lui jeta et qu’il saisit avec les dents.

Un quart d’heure après, Rocambole, quifeignait de dormir, entendit un léger bruit et leva la tête.

Un homme descendait dans le canot duWest-India, une lanterne à la main.

Rocambole le reconnut.

C’était John Happer le capitaine.

– Le voilà tout à fait guéri de sesblessures, murmura ; le maître à l’oreille de Marmouset. Ilest leste comme un gabier.

– Quel est cet homme ?

– John Happer.

– Est-ce que nous allons lesuivre ?

– Non.

– Pourquoi ?

– Parce que, s’il quitte son bord, il yreviendra.

En effet, moins d’une heure après, le canotqui s’était éloigné rapidement du West-India, était deretour.

Rocambole vit monter sur le pont du navireJohn Happer, qui portait à la main la cage de la tourterelle.

– Oh ! oh ! dit-il à Marmouset,Roumia ne s’endort pas.

– Comment ?

– Elle a envoyé chercher sonmessager.

– Ah !

– Et au point du jour, nous aurons de sesnouvelles.

– Alors, qu’allons-nous faire ?

– Tu vas rester ici et observer tout cequi se passera à bord.

– Et vous ?

– Moi je vais à terre attendre la colombeà l’endroit où elle vient d’ordinaire.

Et Rocambole, se débarrassant de son caban, sejeta résolument à l’eau, trouvant cela plus simple et plus commodeque de manœuvrer la barque vers le quai.

Chapitre 45

 

Un bain froid n’était rien pour Rocambole.

Il gagna le quai, se secoua comme un canicheet, tout ruisselant encore, se mit à courir bravement dans ladirection du Wapping, ce bienheureux quartier qui est la providencede quiconque a besoin d’aide sans aucune intervention de lapolice.

Naturellement il s’en alla chez Calcraff, letavernier du Roi-George.

Calcraff le vit entrer sans étonnement et leconduisit derrière le comptoir, dans une petite chambre où setrouvait une garde-robe assez variée.

Rocambole changea de linge et de vêtements,puis il revint dans la salle commune.

Il y avait peu de monde.

Quelques matelots, quelques Irlandais, deux outrois femmes en haillons qui buvaient du gin.

À une table, dans un coin, un homme vidaitseul et silencieusement une pinte de pale ale.

Rocambole le regarda et tressaillit.

– Où diable ai-je vu cet homme ? sedit-il.

Puis il se fit une lueur dans sonesprit :

– Hé ! se dit-il, c’est un anciencompagnon de bagne de Toulon. Comment diable est-il ici ?

Cet homme était vêtu d’une veste bleue, surles manches de laquelle s’étalaient deux galons de laine mélangésd’argent.

Son chapeau ciré, sa chemise bleue joints àses insignes, le désignaient suffisamment comme un maîtretimonier.

Comment le forçat était-il devenu marin, et lemarin sous-officier ?

C’était là ce qui intrigua Rocambole au pointqu’il tira sa montre pour voir s’il avait le temps de courir cettenouvelle aventure.

Sa montre marquait trois heures du matin.

Or, l’endroit où la colombe de Roumia avaitcoutume d’apporter les messages de sa maîtresse n’était autre quela fenêtre de la mansarde occupée par l’Irlandaise.

L’Irlandaise demeurait à deux pas de laTaverne du Roi-George, dans cette maison jadis habitée parGipsy, et sur le toit de laquelle la danseuse passait lestementchaque nuit pour aller voir son cher sir Arthur Newil.

On était en automne, et il n’était jour qu’àcinq heures.

Au jour seulement, Roumia lâchait satourterelle, les pigeons ne voyageant pas la nuit.

Rocambole avait donc deux heures devantlui.

Le temps est toujours de l’argent,comme disent les Anglais.

Rocambole savait par expérience que lemeilleur des auxiliaires est le hasard, et ce ne fut pas une vainecuriosité qui le fit aller s’asseoir en face du buveursolitaire.

Qui sait s’il n’allait pas tirer grand partide cette rencontre fortuite ?

– Bonjour, camarade, dit-il.

Le maître timonier fronça légèrement lesourcil, et il crut d’abord avoir affaire à un matelot.

– Tu viens trop tard, camarade,dit-il.

– Pourquoi donc ?

– J’ai tout mon monde.

– Plaît-il ?

– Et l’équipage que John Happer m’achargé de recruter est au complet.

À ce nom de John Happer, Rocambole eut besoinde tout son sang-froid pour étouffer un cri de surprise.

Il cligna de l’œil, et baissant la vois, ildit au timonier :

– Je te fais mon compliment, tu t’esjoliment tiré d’affaire.

– Moi ? dit cet homme entressaillant.

– Est-ce que tu n’es pas allélà-bas ?

– Où ça ?

Rocambole n’avait pas le temps de faire desphrases : il cessa donc sur-le-champ de parler anglais et diten français au marin :

– Nous avons mangé des gourganes ensembleà Toulon.

Le marin devint livide.

– Vous vous trompez, balbutia-t-il.

– Tu étais le numéro 41, poursuivitfroidement Rocambole.

Ce détail était si précis, que le pauvrediable se prit à trembler.

– Et de ton vrai nom, si j’ai bonnemémoire, tu t’appelles Joseph Couturier ou Roudurier : je nesais pas au juste, il y a si longtemps !

– Camarade, murmura l’ancien forçat dontles dents s’entrechoquaient de terreur, si tu as du cœur, tu ne mevendras pas. Ce que tu dis est vrai. Je me suis évadé et j’étaisbien le numéro 41. Mais personne n’en sait rien en Angleterre, etgrâce à ma bonne conduite, je suis devenu ce que tu me vois.

Je n’ai pas beaucoup d’argent, mais ce quej’ai, je le partagerai avec toi.

Il était bouleversé, et parlait d’un tonsuppliant.

Rocambole se prit à sourire :

– Tu ne me reconnais pas, toi ?fit-il.

– Non… cependant… il me semble…Ah !… c’est impossible !…

– Tu me reconnais ?

– Le cent dix-sept !balbutia l’ancien forçat.

– Lui-même, dit Rocambole.

Soudain la physionomie du timonier serasséréna ; son cœur battit moins vite et l’effroi qui s’étaitd’abord emparé de lui se calma.

Cent dix-sept, c’est-à-direRocambole, était devenu, à la suite de son audacieuse évasion, lehéros légendaire du bagne de Toulon.

Il avait arraché un homme à la guillotine, ilavait arrêté le couperet dans sa chute.

Un homme comme lui ne pouvait trahir.

– Oh ! dit Joseph Couturier, je n’aiplus peur, ce n’est pas toi qui me vendras.

– Non, si tu m’obéis.

Il se prit à trembler.

– C’est que, dit-il, je suis devenuhonnête…

– Moi aussi.

– Et je ne veux plustravailler.

– Moi non plus.

– Alors, dit l’ancien forçat avecsoumission, que voulez-vous faire de moi ?

– Je veux te donner le moyen de racheterton passé.

– Vrai ?

– Cent dix-sept n’a jamaismenti.

– C’est vrai. Du moins on le disait aubagne de Toulon.

– Et on avait raison de le dire.

Puis Rocambole demanda une pinte d’ale, etcomme Calcraff l’apportait lui-même, il lui dit :

– Ce garçon-là peut-il avoir confiance enmoi ?

– Comme en moi-même, répondit simplementCalcraff.

Or Calcraff n’avait jamais trompé personne, etcette réponse seule eût suffi pour rassurer le timonier, si le nomde Cent dix-sept ne l’eût déjà fait.

– Veux-tu m’obéir ? répétaRocambole.

– Oui.

– Aveuglément ?

– Oui.

– Alors, écoute.

**

*

Que se passa-t-il entre Rocambole et l’ancienforçat ?

Calcraff lui-même ne le sut point.

Mais un peu avant le jour, Rocambole s’en allaen murmurant :

– Je crois bien maintenant que je tiensTippo-Runo.

Il s’en alla droit au logis del’Irlandaise.

Celle-ci dormait.

Rocambole l’éveilla en frappant à laporte.

– Qui est là ? dit-elle d’une voixenrouée par le gin.

– Moi, le maître ; ouvre.

Rocambole entra et ouvrit la fenêtre.

L’aube naissait et les étoiles disparaissaientsous le ciel gris cendré.

Tout à coup un battement d’ailes se fitentendre et la tourterelle de Roumia vint s’abattre surl’entablement de la croisée.

Rocambole s’empara du message et le lut.

– C’est parfait, dit-il.

Et il écrivit cette réponse :

« Tout est prêt. »

Puis tandis que la colombes’envolait :

– Si Nadir était ici, murmura-t-il, ilverrait que tout finit par arriver. Nous avions rêvé six mois troptôt la conquête du West-India.Mais à présent, je croisbien que le West-India est à nous.

Chapitre 46

 

Cependant Tippo-Runo, après avoir, comme àl’ordinaire, cuvé son vin, s’éveilla avec le premier rayon dusoleil.

Quand il se fut suffisamment frotté les yeux,le major regarda autour de lui.

Roumia s’était endormie sur une pile decoussins ; la tourterelle était dans sa cage.

Le sabord seul était ouvert.

Pourquoi ?

Le major s’en approcha ; puis il regardala Belle Jardinière endormie.

– Qui sait si elle n’a pas songé à sesauver ? dit-il. Mais cette supposition, lui parut absurdetout de suite et il murmura en souriant :

– On ne quitte pas un homme aussi richeque moi. Il faisait chaud ici, elle aura eu besoin d’air.

Comme il faisait cette réflexion, deux coupsdiscrets furent frappés à la porte de la cabine.

– Entrez ! dit le major.

La porte, qui était verrouillée en dehors,s’ouvrit et John Happer entra.

– Je suis venu cette nuit, dit-il, maisVotre Honneur était hors d’état de m’entendre.

– Avais-tu donc quelque chose d’importantà me dire ? demanda Tippo-Runo.

– Sans doute.

– Voyons ?

– D’abord j’ai renouvelé monéquipage.

– Pourquoi ?

– Mais parce qu’il est inutile que nousayons à bord des matelots ramenés de l’Inde.

– Tu as raison.

– D’autant mieux que quelques-uns meparaissent avoir des soupçons.

– Sur l’existence du trésor ?

– Oui.

– John Happer, tu es un honnêtehomme.

– Vous vous trompez, répondit lecapitaine, je suis un coquin comme vous ; mais comme j’ai toutintérêt à vous servir, je vais droit mon chemin.

Tippo-Runo ne se fâcha point de cette opinionémise par John Happer sur leur commune moralité.

– Ainsi, dit-il, tu as de nouveauxmatelots ?

– Je n’ai pas gardé un seul desanciens.

– Et les nouveaux sont-ils bonsmarins ?

– Excellents. J’ai chargé de les recruterun homme que je connais de longue main.

– Ah !

– C’est un ancien forçat français qui estun marin de premier ordre.

– Un forçat ?

– Oui, en rupture de ban.

– Singulier choix !

– Dame ! fit John Happer, comme nouspouvons le dénoncer, il sera à nous corps et âme.

– Je vois que mon système te paraît bon,fit Tippo-Runo en riant. Quand serons-nous prêts ?

– Mon avis, dit John Happer, est que cesoir nous sortions du bassin.

– Bon !

– Nous irons nous ancrer en pleineTamise, à une lieue d’ici, à peu près en face de votre cottage.

– Et puis ?

– Et nous appareillerons demain au petitjour.

– C’est fort bien, dit Tippo-Runo.Maintenant veux-tu savoir où nous allons ?

– Oh ! dame ! réponditnaïvement John Happer, je vous avoue que cela me serait agréable.Rien ne dégoûte un marin comme ce qu’on appelle la destinationinconnue.

– Eh bien ! nous allonsfaire un voyage d’exploration sur les côtes orientalesd’Écosse.

– Ah !

– J’ai fait acheter là-bas, à six lieuesd’Édimbourg un vieux manoir perché sur un roc, au bord de la mer.C’est là que je veux mettre mes trésors en sûreté.

– Excellente idée ! dit John Happer.Maintenant, confidence pour confidence.

– Voyons ?

– Vous souvenez-vous de l’homme qui avoulu faire sauter le West-India et qui s’est jeté à lanage ?

– Pardieu ! dit Tippo-Runo, c’étaitle Français Avatar, l’ami du rajah. Heureusement il s’est noyé.

– Vous croyez ?

– Oh ! j’en suis sûr. Tous lesjournaux de l’Inde ont annoncé qu’on avait repêché son cadavreainsi que celui de l’Indien Nadir.

– Eh bien ! dit froidement JohnHapper, les journaux se sont trompés.

– C’est impossible.

– Avatar est parfaitement vivant.

– Allons donc !

– Et il est à Londres.

Tippo-Runo pâlit.

– Il est à Londres, répéta JohnHapper ; mais il n’y a pas longtemps.

– Hein !

– Attendez donc, reprit le capitaine,vous vous souvenez pareillement qu’après son audacieuse tentativede s’emparer du navire, nous avons dressé un procès-verbal que nousavons fait signer de tout l’équipage ?

– Sans doute.

– Ce procès-verbal suffira pour le fairecondamner à mort par un conseil de guerre, s’il tombe jamais auxmains de l’autorité maritime.

– Mais il faut qu’il y tombe.

– On l’arrêtera aujourd’hui même.

– Qui ?

– La police anglaise.

– Mais où ?

– À l’hôtel de Bristol, dans le Strand,où il vit en parfait gentleman.

– Es-tu bien sûr de tout ce que tu me dislà ?

– Très sûr.

– Tu l’as donc vu ?

– Oui.

– Où et quand ?

– Il y a deux jours, au théâtre, deCovent-Garden.

Je l’ai fait suivre par un de mes matelots,mais il a perdu sa trace. Alors j’ai promis à cet homme une forterécompense s’il retrouvait le gentleman et, cette nuit même, jel’ai vu.

– Et il l’avait retrouvé ?

– C’est lui qui m’a appris qu’Avatarlogeait à l’hôtel de Bristol.

– Soit, dit Tippo-Runo dont le frontétait baigné de quelques gouttes de sueur. Mais la police tecroira-t-elle ?

– Je vais m’en aller à l’amirauté déposerles pièces d’accusation.

– Et puis ?

– En même temps, mon homme ira chez unconstable et lui indiquera la retraite du coupable.

– C’est parfait, dit Tippo-Runo ens’essuyant le front. Mais c’est égal, j’aurais préféré que cediable d’homme se fût noyé.

– On le fusillera et cela reviendra aumême.

Comme John Happer parlait ainsi, un soupirs’échappa des lèvres entr’ouvertes de la Belle Jardinière.

– Chut ! fit Tippo-Runo.

Roumia rouvrit les yeux et manifesta unétonnement si bien joué, en se retrouvant dans la cabine duWest-India, que John Happer et Tippo-Runo eussent juré partous les saints du Paradis qu’elle avait dormi réellement.

Chapitre 47

 

Marmouset était demeuré en faction sur labarque à charbon, immobile à deux encablures du brick leWest-India.

Mais rien d’extraordinaire ne s’était produità bord de ce navire pendant le reste de la nuit et personne n’étaitmonté sur le pont.

Au jour, et un peu avant le lever du soleil,le terre-neuve qui était couché à l’avant de la barque dressa toutà coup les oreilles.

Ce mouvement attira l’attention deMarmouset.

Le chien se leva et tourna la tête vers lequai.

Alors Marmouset aperçut un homme debout quilui faisait des signes.

Pour tout autre que Marmouset, cet hommen’était-pas Rocambole.

Le maître avait de nouveau changé d’attitude,de costume et de visage.

Il avait voûté sa taille, couvert son visagede larges favoris roux, sa tête d’une épaisse chevelure grisonnanteen broussaille, et un tatouage ornait son cou qui paraissait entrerdans les épaules.

Si Rocambole voulait ressembler à quelqu’un,en ce moment, c’était évidemment à John Happer.

La barque à charbon portait suspendu à sonarrière un petit canot d’une dizaine de pieds.

Marmouset le mit à flot, sauta dedans,s’empara de la godille et gagna le quai.

– Suis-moi, dit Rocambole, au moment oùil posait le pied sur le parapet.

Ce ne fut que dans une rue voisine du quai queRocambole donna à Marmouset l’explication de sa conduite.

– Tel que tu me vois, lui dit-il, je nesuis plus Rocambole.

– Ah !

– Je suis John Happer.

– Le capitaine duWest-India.

– Justement.

– Je ne comprends pas, dit Marmouset.

– Attends ; ce soir, à minuit, jeprends le commandement du West-India, et tu es mon commisaux écritures.

– Mais… Tippo-Runo ?…

– Tippo-Runo, quand je monterai à bord,sera prisonnier à fond de cale.

– Qui donc s’emparera de lui ?

– Toi.

– Allez toujours, maître, dit Marmouset,car jusqu’à présent, je ne comprends pas un mot de toute cetteénigme.

– C’est fort simple, repritRocambole ; John Happer, et Tippo-Runo doivent partir ce soirpour une destination inconnue.

– Comment le savez-vous ?

– Par un billet de Roumia que m’a apportéla colombe.

– Fort bien.

– John Happer a congédié tout sonéquipage. Il n’a pas gardé un mousse de l’ancien.

Il a chargé un homme dont il se croyait sûr delui recruter dix matelots résolus.

– Et cet homme ?…

– Dont il se croit sûr, m’appartientcorps et âme. Je n’ai pas le temps de te dire pourquoi ni comment.Tu verras.

– Où allons-nous ?

– Au Roi-George, chezCalcraff.

– Nous y trouverons cet homme ?

– Et nous y verrons venir John Happertout à l’heure. Tout cela était encore obscur pour Marmouset, maisil jugea inutile de questionner Rocambole.

Une demi-heure après, il était installé aveclui et Joseph Couturier, le maître timonier, dans une salle enfuméeau premier étage de la taverne, où Calcraff avait coutume de mettreceux de ses clients qui avaient à parler d’affaires sérieuses.

– Tu es sûr que John Happer vavenir ? disait Rocambole.

– J’ai rendez-vous avec lui à neuf heurespour lui présenter mes dix matelots. Sur votre ordre, ceux-ci neviendront qu’à dix heures, et nous aurons le temps d’expédier JohnHapper.

– Et tu m’assures qu’aucun d’eux ne leconnaît intimement ?

– Aucun, j’en suis certain, n’a naviguéavec lui. Il y en a deux qui prétendent l’avoir rencontré il y acinq ans, dans les mers du Sud ; mais, ajouta le timonier,vous vous êtes si bien fait sa tête, que cela n’a pasd’importance.

– À l’œuvre donc, dit Rocambole.

La salle où ils se trouvaient était encommunication avec une autre plus petite.

– Je vais attendre là, dit Rocambole. Ilpourrait me reconnaître en entrant, et essayer de résister. Il fautle surprendre.

En même temps, Rocambole, qui avait sous saveste un petit paquet enveloppé dans un numéro du Times,passa dans la pièce voisine et se tint derrière la porte.

Marmouset demeura auprès du timonier.

Quelques minutes après, neuf heures sonnèrentà l’église Saint-Paul.

– Attention ! dit JosephCouturier.

Et il appela Calcraff.

Le tavernier monta, apportant trois doublespintes.

– Tu n’as personne en bas ? lui ditle timonier.

– Non. Ce n’est pas l’heure de dîner.

– Tu es sourd, n’est-ce pas ?

– Sourd et aveugle. Mais ma cave estouverte et il y a dedans une belle futaille vide qui fera votreaffaire.

Et Calcraff sortit en riant.

Quelques minutes après, un pas lourd retentitdans l’escalier.

– Le voilà ! dit JosephCouturier.

En effet, John Happer entra.

– Je t’ai fait attendre, dit-il, maisj’ai passé à l’amirauté, où j’avais quelques petites affaires àrégler. En même temps, j’ai pris mes papiers de bord. Qu’est-ce quece jeune homme ?

– Un de mes matelots.

– Bien. Et les autres ?

– Ils vont venir.

– Alors, buvons un coup.

Mais au moment où John Happer, sans défiance,se versait à boire, la porte de la petite salle s’ouvrit, unsifflement se fit entendre, une corde s’enroula rapide autour ducou du capitaine, qui se trouva renversé sur le sol, à demiétranglé. Rocambole s’était souvenu des leçons qu’il avait prisesde ses anciens ennemis les Étrangleurs.

Le petit paquet qu’il avait tout à l’heuresous la veste n’était autre chose qu’un lasso, et ce lasso venaitd’abattre John Happer comme une masse.

Le timonier et Marmouset se jetèrent sur luiet le maintinrent étendu sur le sol.

En même temps, Rocambole parut et, luiappuyant son poignard sur la gorge :

– Mon bon John Happer, lui dit-il, ilfaut nous obéir sur le champ ou mourir, le temps est cher, et nousn’avons pas le moyen de le dépenser inutilement.

John Happer était un homme prudent, il avaitvu Rocambole à l’œuvre, et savait ce dont il était capable. Aussin’essaya-t-il ni de crier, ni de résister.

En un tour de main, Joseph Couturier, sur unsigne de Rocambole, avait lié pieds et poings au capitaine.

Alors Rocambole appela Calcraff, vers lequelJohn Happer tourna un regard rempli de colère et de reproche, etlui demanda de quoi écrire.

Puis, s’adressant de nouveau à JohnHapper :

– On va vous délier la main droite, etvous allez écrire sous ma dictée.

On avait relevé John Happer et on l’avaitassis devant la table sur laquelle Calcraff déposa une plume et del’encre.

– Et si je refuse ? dit JohnHapper.

– Vous serez mort dans dix secondes.

John Happer se résigna.

Alors Rocambole lui dicta le billetsuivant :

 

« À Son Excellence le major Linton.

« Je vous envoie mon maître d’équipage,qui va prendre le commandement du navire avec ses dix matelots dontje réponds comme de moi. Il fera sortir le brick du bassin et iram’attendre à une lieue au-dessous de Londres. À minuit je serai àbord, prêt à exécuter vos ordres.

« Je reste à terre jusque-là pour réglerdifférentes affaires.

« JOHN HAPPER. »

 

Quand ce billet fut écrit, plié, et que lecapitaine y eut mis l’adresse, Rocambole appela de nouveau lediscret Calcraff.

– Tu me réponds de cet homme pendant dixjours ? lui dit-il.

– Oui, dit Calcraff. Il sera à merveilledans la futaille vide dont je vous ai parlé, au fond de ma cave, etdans dix jours…

– Tu le laisseras libre d’aller à larecherche du West-India,répondit Rocambole d’un tonmoqueur.

Chapitre 48

 

Nous l’avons dit, John Happer était prudent,il tenait à la vie, et, en dehors de son métier de marin, il nes’exposait pas à la légère.

Aussi, en présence du stylet de Rocambole, selaissa-t-il garrotter de la meilleure grâce du monde.

Calcraff, qui ne se mêlait de rien, eutcependant l’obligeance de prendre un flambeau pour éclairerRocambole, le maître timonier et Marmouset dans l’escalier de lacave.

Dix minutes après, John Happer avait pourdomicile une futaille vide, en perspective un coup de poing deCalcraff s’il criait, et pour espérance la promesse de la libertédans dix jours.

Cela fait, Rocambole et ses deux compagnonsremontèrent dans la salle, firent disparaître toute trace de lutteet attendirent les dix matelots qui arrivèrent bientôt à lafile.

Le timonier les présenta au faux John Happerl’un après l’autre ; et aucun d’eux ne s’avisa un seul instantde soupçonner qu’il n’avait pas devant lui le vrai capitaine duWest-India.

– Tu as mes ordres, ditRocambole à Joseph Couturier.

– Oui, capitaine.

– Rendez-vous à bord et attendez-moi, cesoir, à minuit, en dehors du bassin.

En même temps, et comme les matelots sortaientsur les pas de Joseph Couturier, Rocambole prit Marmouset par lebras et se mit à causer avec lui.

– Est-ce qu’il est des nôtres ?demanda un matelot au timonier en montrant Marmouset.

– C’est notre commis aux écritures,répondit ce dernier.

– Tu comprends pourquoi je ne veux pasfaire mon apparition à bord, en plein jour, disait Rocambole àMarmouset.

– Parfaitement.

– Quand vient le soir, Tippo-Runo soupeet se grise. Quand il est gris, il dort.

– Bien.

– À bord tâche d’échanger un regard avecRoumia.

– Bon !

– Et fais-lui comprendre qu’il seraitutile d’aider l’ivresse de Tippo-Runo par un léger narcotique.

Marmouset fit un signe de tête affirmatif.

– S’il est endormi quand je monterai àbord, tout ira bien.

– Est-ce tout ?

– Tout absolument. Va-t’en.

Le timonier, Marmouset et les dix matelotsquittèrent la taverne.

Rocambole y demeura quelque temps encore,causant tranquillement avec Calcraff.

Puis il passa dans cette salle qui lui servaitde vestiaire, et il en ressortit un quart d’heure après, redevenuparfait gentleman.

Alors il se dirigea vers les beaux quartiersde Londres, et quand il fut dans le Strand, il entra dans un bureautélégraphique.

Puis il expédia la dépêche suivante :

 

Madame Vanda Kraïleff, hôtel de Belgique,Folkstone.

 

« Affaire conclue. Vous partir avecenfant et Milon. Train de nuit pour France.

« AVATAR. »

 

– Il ne rentra pas à son hôtel tout desuite, s’en alla déjeuner dans Piccadilly, puis alla lire lesjournaux au club, dans Pall-Mall, et finit par y dîner.

– Il y a bien longtemps, pensait-il, enécoutant les hâbleries d’un gentleman de province, son voisin detable, grand chasseur de renards, – il y a bien longtemps que jen’ai eu une journée tout entière à me croiser les bras.

En effet, Rocambole n’avait plus rien à faireavant d’aller prendre le commandement du West-India, rien,si ce n’est d’entrer à l’hôtel de Bristol et d’y prendre différentspapiers et son sac à argent.

Il s’y rendit vers huit heures.

Comme-il traversait la cour, une femme enhaillons se dressa devant lui.

C’était l’Irlandaise gigantesque.

– Que me veux-tu ? lui demanda-t-ilétonné, car il l’avait largement rétribuée le matin et ne comptaitplus la revoir.

– Je vous ai cherché partout, luirépondit-elle.

– Pourquoi ?

– Chez Calcraff, dans le Waping, dansWhite-Chapel. Enfin, je suis ici depuis midi.

– Eh bien ! qu’y a-t-il ?

– La tourterelle est revenue.

Rocambole tressaillit et fronça lesourcil.

– Avec un message ?

– Oui.

– Où est-il ?

– Le voilà.

Et l’Irlandaise lui mit dans la main un petitbillet plié en quatre.

Rocambole n’osa s’approcher du bec de gaz quibrûlait dans la cour.

Il demanda sa clef, fit signe à l’Irlandaisede le suivre et monta dans sa chambre.

Là, il ouvrit le billet et lut enpâlissant :

« John Happer sait que vous êtes àLondres.

« Il vous a dénoncé à l’amirauté.

« Ne rentrez pas à l’hôtel deBristol. »

– Oh ! oh ! dit Rocambole,voilà un message qui a sa valeur. Il s’agit de décamper au plusvite.

Et tandis qu’il prenait à la hâte son sac devoyage, son paletot et ses papiers, il dit àl’Irlandaise :

– Qu’as-tu fait de la colombe ?

– Je l’ai gardée, pensant que vousrépondriez.

– Tu as bien fait, partons.

Mais Rocambole n’eut pas le temps de sediriger vers la porte.

On frappa, et il entendit ces motsdistinctement :

– Au nom de la loi, ouvrez !

– Diable ! pensa Rocambole,l’amirauté n’a pas perdu de temps.

Et avant d’ouvrir, il dit rapidement àl’Irlandaise :

– Je vais écrire un billet. Tul’attacheras sous l’aile de la colombe et tu la lâcheras demain aupetit jour.

Puis il ouvrit et se trouva face à face avecdeux officiers de police.

– Le major Avatar ? dit l’und’eux.

– C’est moi.

– Monsieur, répondit le policeman, nousavons mission de vous arrêter.

– Moi ?

– Vous, monsieur ; voilà lemandat.

– De quel crime suis-jecoupable ?

– Vous êtes accusé d’avoir voulu, dans legolfe du Bengale, révolter l’équipage du brick leWest-India.

– Bah !

– Et d’avoir essayé de le fairesauter.

– Messieurs, dit poliment Rocambole, il ya évidemment méprise, mais comme ce n’est pas vous que je doisconvaincre, je suis prêt à vous suivre.

Permettez-moi seulement d’écrire deux lignes àun de mes amis qui viendra certainement me réclamer.

Et il prit son carnet, traça quelques mots enfrançais et au crayon sur un feuillet qu’il déchira et remit àl’Irlandaise.

Puis, s’adressant aux policemen :

– Marchons, maintenant, messieurs,dit-il.

Chapitre 49

 

Cependant le calme le plus grand avait régné àbord du West-India,durant toute la journée.

Joseph Couturier, le nouveau chef detimonerie, était arrivé vers midi avec son équipage et il avaitremis à Tippo-Runo le billet que John Happer avait écrit sous lepoignard de Rocambole.

Ce billet n’avait inspiré aucune défiance àTippo-Runo.

Il s’était même dit que si John Happer restaità terre, c’était uniquement pour assurer l’arrestation deRocambole.

Tandis qu’il était sur le pont, Roumia,demeurée seule, s’était empressée d’écrire deux lignes à Rocambolepour l’avertir du danger qu’il courait, et de les confier àl’intelligent volatile, qui avait pris sa volée par le sabord.

Une heure, puis deux, puis une partie de lajournée s’étaient écoulées.

La colombe ne revenait pas.

Tippo-Runo descendit dans la cabine et dit àRoumia :

– Je vous engage à monter sur lepont : il fait un temps superbe, et vous pourrez faire vosadieux à Londres.

Roumia le suivit.

La première personne qu’elle aperçut futMarmouset.

Elle respira.

Marmouset profita d’un moment où Tippo-Runocausait avec le chef de timonerie pour passer derrière elle et luiglisser ces mots :

– Le maître ira à bord cette nuit. Soupezde bonne heure. Narcotique.

Elle fit un léger signe de tête et rejoignitTippo-Runo.

La colombe ne revenait pas ; mais lesparoles de Marmouset avaient rassuré Roumia.

À six heures du soir, Tippo dit àRoumia :

– Nous partons.

– Ah ! fit-elle avecindifférence.

– Nous allons sortir du bassin et demainmatin nous descendrons à la mer.

En effet, Joseph Couturier donnait des ordres,obéissant au faux John Happer dont Tippo-Runo approuvait lesinstructions ; on hissait les ancres, et bientôt leWest-India sortit majestueusement du bassin des docks etdescendit la Tamise.

Il était nuit, lorsqu’il s’arrêta à l’endroitindiqué.

Roumia avait trouvé le moyen d’échangerquelques mots avec Marmouset, qui n’inspirait, du reste, aucunedéfiance à Tippo-Runo.

– Le maître court un grand danger, luiavait-elle dit.

– Un danger ?

– Oui, John Happer est à terre.

– Je le sais.

– Et il l’a dénoncé…

Marmouset eut un sourire :

– John, Happer n’est pas à craindre,dit-il.

– Vous croyez ?

– J’en suis sûr, car il est en notrepouvoir.

Cette réponse rassura Roumia.

– Mais ma colombe n’est pas revenue,dit-elle.

– C’est que le maître l’aura gardée,jugeant, inutile d’éveiller les soupçons de Tippo-Runo. Il vous larapportera.

À dix heures du soir, Tippo-Runo demanda àsouper et s’enferma avec la Belle Jardinière dans la cabine dont ilavait fait pour elle un véritable palais.

– Ma toute belle, dit-il à Roumia, il estfort possible que lorsque John Happer montera à bord, je sois déjàparti pour ce pays des songes dans lequel le vin de Porto me sertde guide quotidien.

– Si vous avez des instructions pour lui,laissez-les-moi, répondit Roumia.

– Je veux qu’il attende mon réveil pourlever l’ancre.

– Vous serez obéi, dit Roumia.

Tippo se mit à table, but et mangea comme àl’ordinaire.

Il ne s’aperçut pas que, dans son dernierverre de porto, Roumia laissa tomber une pincée de poudrenoirâtre.

C’était le narcotique prescrit.

Et à peine eut-il vidé ce dernier verre, queTippo-Runo se renversa brusquement sur le divan où il était assiset ferma les yeux.

Alors Roumia ouvrit la porte de la cabine etMarmouset entra.

– Il dort pour quarante-huit heures aumoins, dit-elle, en souriant, et les deux canons qui sont sur lepont pourraient éclater à ses oreilles, il ne se réveillerait pas.Quelle heure est-il ?

– Minuit, dit Marmouset.

– Alors, le maître ne peut tarder…

– Je l’espère.

Roumia et Marmouset laissèrent Tippo-Runoivre-mort dans la cabine et montèrent sur le pont.

La nuit était claire et la lune brillait auciel.

Une barque descendait la Tamise et semblaitvenir droit sur le West-India.

– Voilà le maître, murmura Marmouset.

Tous deux attendirent pleins d’anxiété. Labarque approchait.

Elle passa près du navire et ne s’arrêtapoint.

Ce n’était pas lui.

– Il me semble, dit le maître timonier,s’approchant à son tour de Marmouset, que le maître se faitattendre. Il est plus de minuit.

Marmouset ne répondit pas. L’inquiétudecommençait à le gagner, d’autant plus qu’il se souvenait maintenantque John Happer était arrivé à la Taverne du roi George endisant qu’il revenait de l’amirauté.

Les heures s’écoulaient.

Plusieurs barques descendaient le fleuve, maisaucune n’accostait le West-India.

Et Rocambole ne paraissait pas.

– Oh ! s’écria tout à coupMarmouset, il est arrivé malheur au maître, certainement.

– Je le crains, murmura Roumia, non moinsanxieuse.

– Je vais aller à terre, continuaMarmouset. Il faut que je le retrouve.

Et s’approchant de Joseph Couturier :

– Fais mettre le canot à l’eau, luidit-il.

Mais en ce moment, on entendit un battementd’ailes dans les airs, et, levant la tête, à travers les premièresclartés de l’aube, Marmouset et Roumia aperçurent un oiseau quiplanait au-dessus du pont.

– Ma colombe ! s’écria Roumia.

– Un message du maître, exclama Marmousetjoyeux. La colombe se reposa d’abord sur le grand mât, puis elledescendit en voletant et vint s’arrêter sur l’épaule de Roumia.

Elle avait un billet sous l’aile.

Tous deux s’en emparèrent et Marmouset lutd’une-voix émue, ces lignes tracées au crayon :

 

« Je suis prisonnier. Mais percer un murde prison n’est pour moi qu’un jeu ; ne vous inquiétez pas demoi.

« Jetez à fond de cale Tippo-Runoendormi.

« Levez l’ancre et faites voile pour leHavre.

« Je vous rejoindrai.

« ROCAMBOLE. »

 

– Que faire ? murmura Roumia.

– Obéir, répondit gravement Marmouset.Est-ce que le maître a jamais manqué à sa promesse ? Il nousrejoindra. Partons.

Et le West-India se couvrit de voileset descendit majestueusement la Tamise, emportant Tippo-Runoendormi et les trésors volés par lui.

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