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Le docteur Jivago de Boris Pasternak

Le docteur Jivago de Boris Pasternak

Le DOCTEUR JIVAGO apparaît comme une fresque historique de forme traditionnelle, où l’auteur nous présente, à la veille de la première révolution de 1905 et pendant son déroulement, plusieurs personnages appartenant aux différentes couches sociales de la société russe, auxquels il fera traverser les épreuves de la Première Guerre mondiale et de la révolution de 1917.

Cependant, l’action se concentre très vite sur le trio formé par une jeune femme, Larissa Guichard (Lara), fille d’un ingénieur belge, le poète Iouri Jivago et le révolutionnaire Pavel Antipov.

Le père de Lara, décédé prématurément a plongé sa famille dans le besoin. Lara, la jeune fille pauvre, a été séduite dans sa première jeunesse par Komarovski, riche avocat et homme d’affaires qui a été le protecteur et l’amant de sa mère. A la veille de la Première Guerre mondiale, elle épouse Pavel Antipov, fils d’ouvriers qui a cru pouvoir oublier ses origines en faisant des études supérieures. Plus tard, poussé par le besoin de venger Lara il se transformera, sous le pseudonyme de Strelnikov, en une sorte d’ange exterminateur de la Révolution.

Sur le front, où, infirmière, elle recherche son mari disparu, Lara fait la connaissance de Iouri Jivago, médecin et poète, fils d’un riche industriel ruiné et acculé au suicide ; celui-ci l’a déjà aperçue sans la connaître, lors de la révolution de 1905, lorsqu’elle était pour lui « la petite fille d’un autre milieu »…

PRINCIPAUX PERSONNAGES

ÂNT1POV, Pavel (Pacha, Pachka, Pachenka)[1] Pavlovitch, fils du cheminot Pavel Férapontovitch Antipov et de Daria Filimonovna. Professeur, puis général de l’armée révolutionnaire sous le pseudonyme de Strelnikov.

ANTIPovit, Larissa (tara) Fiodorovna, née Guichard, mariée à Pavel Pavlovitch Antipov. Ils ont une fille, Katia.

BILYILLSE, Vassia, évadé de l’Armée du Travail. Compagnon de voyage du docteur Jivago, il devient son protégé.

CHICHAPOV, Marina (Marinka) Markelovna, fille du portier Markel Chtchapov et d’Agafia Tikhonovna. Dernière liaison du docteur Jivago dont elle a deux filles : Kapitolina (Kapa) et Klavdia (Klava).

DOLIDOROV, Innokenti (Nika), fils de l’anarchiste Démenti Doudorov et de la princesse géorgienne Nina Galaktionovna. Ami du docteur Jivago.

GAIJOULLLNT, Ossip (Ioussoup, Ioussoupka) Himazeddinovitch, fils du concierge Himazeddine et de Fatima. Mécanicien, puis général de l’Armée blanche pendant la Révolution.

GALOUZINE, Térenti (Térécha, Térechka), fils du marchand Vlas (Vlassouchka) Pakhomovitch Galouzine, et d’Olga (Olia) Nilovna; neveu de Pélaguéia Nilovna Tiagounova. Conscrit de l’Armée blanche réfugié chez les partisans.

GORDON, Mikhaïl (Micha), fils de l’avocat Grigori Ossipovitch Gordon. Ami du docteur Jivago.

GROMEKO, Alexandre Alexandrovitch, professeur d’agronomie. Mari d’Anna Ivanovna, née Krüger, fille d’un maître de forges de l’Oural, Ivan Ernestovitch Krüger. Ils ont une fille, Antonina (Tonia).

GUICHARD, Amélie Karlovna, Française, veuve d’un ingénieur belge établi dans l’Oural. Mère de Rodion (Rodia), cadet de l’armée impériale, et de Larissa (Lara).

IoussouPKA, voir Galioulline.

JIVAGO, Evgraf (Grania) Andréiévitch, demi–frère du docteur Jivago.

JIVAGO, Iouri (Ioura, Iourotchka) Andréiévitch : le docteur Jivago. Fils d’un riche industriel sibérien et de Maria Nikolaïevna, née Védéniapine; mari d’Antonina (Antonia, Tonia) Alexandrovna, née Groméko, dont il a deux enfants, Sacha et Macha.

KATIA, KATENKA (diminutifs d’Ekatérina), fille de Larissa Fiodorovna et de Pavel Pavlovitch Antipov.

KOLOGRIVOV, Lavrenti Mikhaïlovitch, riche industriel, père de Nadia et de Lipa, amies d’adolescence de Larissa Fiodorovna.

KOMAROVSKI, Viktor Ippolitovitch, avocat, puis homme politique pendant la Révolution. Protecteur d’Amélie Karlovna Guichard. Amant de Larissa Fiodorovna.

LARA, voir Antipova (Larissa Fiodorovna).

LESNYKH, nom de guerre de Livéri Averkiévitch Mikoulitsyne.

MACHA (diminutif de Maria), fille d’Antonina Alexandrovna et du docteur Jivago.

MARIA NIKOLAIEVNA, voir Jivago. IMiLutn:A. voir Chtchapov.

MIMA, voir Gordon, Mikhaïl.

MICOUIRRSYNE, Averki Stépanovitch, ancien intendant des forges Krüger. Il a un fils, Livéri, de sa première femme, Agrippina Sévérinovna, née Tountsov. Sa seconde femme est Eléna (Lenotchka) Proklovna.

MICOUIRRSYNE, Livéri (Livka) Averkiévitch, fils du précédent. Chef des partisans de la Milice des Bois, sous le pseudonyme de Lesnykh.

NIKA. voir Doudorov, Innokenti.

NICOLAI NIKOLAIEVITCH (oncle Kolia), voir Védéniapine.

OULERSOVA, Khristina, fille du prêtre Bonifatsi, fiancée d’Innokenti Doudorov. Héroïne de guerre.

PACHA. voir Antipov, Pavel Pavlovitch.

PALYKH, Pamphile, partisan. Ancien soldat de l’armée impériale, il est le meurtrier du commissaire aux armées Hinze.

RODIA. voir Guichard.

SACHA. SACHENKA, SANETCHKA, CHOURA, CHOUROTCHKA (diminutifs d’Alexandre), fils d’Antonina Alexandrovna et du docteur Jivago.

SAMDEVIATOV, Anfime Efimovitch, haut fonctionnaire bolchevique, protecteur et ami des familles Mikoulitsyne et Jivago.

STRELNIKOV, nom de guerre de Pavel Pavlovitch Antipov.

TANIA BEZOTCHEREDEVA, fille de Larissa Fiodorovna Antipova et du docteur Jivago.

TIAGOUNOVA, Pélaguéia (Palacha, Polia) Nilovna, soeur d’Olga Nilovna Galouzina. Amie de Vassia Brykine.

TIVERZINE, Kipriane (Kouprik) Savéliévitch. Fils du cheminot Savéli Nikitich Tiverzine et de Marfa Gavrilovna. Cheminot, puis membre d’un tribunal révolutionnaire avec son ami Pavel Férapontovitch Antipov.

TONIA, voir Jivago (Antonina Alexandrovna Groméko).

TOUNTSOV (les sœurs), Evdokia (Avdotia), Glafira (Glacha) et Sérafima (Sima, Simouchka, Simotchka) SÉVÉRINOVNA. Belles–soeurs d’Averki Stépanovitch Mikoulitsyne, et tantes de Livéri Averkiévitch.

VÉDÉNIAPINE, Nikolaï (Kolia) Nikolaïévitch, écrivain et philosophe. Oncle du docteur Jivago.

Première partie

LE RAPIDE DE 5 HEURES

1

Ils allaient, ils allaient toujours, et lorsque cessait le chant funèbre, on croyait entendre, continuant sur leur lancée, chanter les jambes, les chevaux et le souffle du vent.

Les passants s’écartaient pour laisser passer le cortège, comptaient les couronnes, se signaient. Les curieux se joignaient à la procession, demandaient : « Qui enterre–t–on ? » – On leur répondait : « Jivago. » – Ah bon. Il fallait le dire. – Mais non, pas lui. Elle. – Ça revient au même. Dieu ait son âme. C’est un bel enterrement.

Les derniers instants s’égrenèrent rapidement – instants comptés, instants sans retour. « La terre du Seigneur et tout ce qu’elle recèle, l’univers et tous ses vivants. » Le prêtre, traçant de la main un signe de croix, jeta une poignée de terre sur Maria Nikolaïevna. On entonna Avec les esprits des justes. Puis ce fut la course. On ferma le cercueil, on le cloua, on le fit descendre. Comme un roulement de tambour, une pluie de mottes s’abattit sur le cercueil qu’on recouvrit en toute hâte, à quatre pelles à la fois. Un monticule s’éleva. Un petit garçon de dix ans grimpa sur le monticule.

L’hébétude et l’engourdissement qui envahissent généralement le public à la fin d’un grand enterrement pouvaient seuls justifier l’impression que le petit garçon voulait prendre la parole sur le tombeau de sa mère.

Il leva la tête et, du haut du monticule, il embrassa d’un regard absent les étendues désertes de l’automne et les coupoles du monastère. Son visage au nez retroussé grimaça. Son cou s’étira. Chez un louveteau, ce mouvement de tête aurait signifié qu’il allait se mettre à hurler. Le visage dans les mains, le petit garçon éclata en sanglots. Un nuage qui filait à sa rencontre se mit à lui cingler les mains et la figure des lanières mouillées d’une averse glacée. On vit s’approcher de la tombe un homme en noir, dont les manches étroites et collantes faisaient des plis sur ses bras. C’était Nikolaï Nikolaïévitch Védéniapine, un prêtre rendu à l’état laïc sur sa propre demande, le frère de la morte et l’oncle du petit garçon qui pleurait. Il vint vers lui et l’emmena hors du cimetière.

II

Ils passèrent la nuit dans une cellule du monastère, où l’oncle était connu depuis longtemps. C’était la veille de l’Intercession de la Vierge[2]. Ils devaient partir le lendemain pour un long voyage; ils allaient dans le Sud, dans un chef–lieu de la Volga, où le père Nikolaï travaillait chez l’éditeur qui publiait le journal avancé de la région. Ils avaient déjà leurs billets, leurs valises étaient faites et rangées dans la cellule. La gare était toute proche et le vent apportait les coups de sifflet geignards qu’échangeaient des locomotives manœuvrant au loin.

A’ l’approche du soir, la température avait beaucoup baissé. Deux fenêtres au ras du sol donnaient sur le coin d’un modeste jardinet entouré de buissons de cytises, sur les flaques gelées de la grand–route et sur la partie du cimetière où, le jour même, on avait enterré Maria Nikolaïevna. Le jardin était vide, en dehors de quelques plates–bandes moirées de choux bleuis par le froid. Lorsque s’élevait un coup de vent, les buissons dégarnis se débattaient comme des possédés et se couchaient sur la route.

Au cours de la nuit, Ioura fut réveillé par un coup frappé à la fenêtre. La cellule obscure était éclairée d’une lumière surnaturelle, blanche et dansante. En chemise, Ioura courut à la fenêtre et colla son visage à la vitre glacée.

Dehors, il n’y avait plus ni route, ni cimetière, ni jardin. La tempête faisait rage, l’air était fumant de neige. On aurait pu croire que la tempête avait remarqué Ioura et que, se sachant effrayante, elle savourait l’impression qu’elle faisait sur lui. Elle sifflait et poussait des hurlements, elle faisait tout son possible pour attirer l’attention de l’enfant. Du ciel, boucle après boucle, par écheveaux infinis, une étoffe blanche tombait sur la terre et l’enveloppait dans les plis d’un linceul. La tempête était seule au monde, seule et sans rival.

Le premier mouvement de Ioura, une fois descendu de l’appui de la fenêtre, fut de vouloir s’habiller pour courir au–dehors : il fallait faire quelque chose. Il avait peur, tour à tour, à l’idée que les choux du monastère allaient être ensevelis et qu’on ne pourrait plus les déterrer, et en imaginant sa mère, là–bas, enfouie sous la neige, impuissante à résister à la force qui la ferait s’éloigner encore de lui, s’enfoncer sous terre toujours davantage.

Cela finit de nouveau par des larmes. L’oncle s’éveilla, lui parla du Christ et essaya de le réconforter; puis il bâilla à plusieurs reprises en s’approchant de la fenêtre, l’air pensif. Ils commencèrent à s’habiller. Le jour se levait.

III

Tant que sa mère avait vécu, Ioura n’avait pas su que son père les avait abandonnés depuis longtemps, qu’il voyageait sans cesse en Sibérie et à l’étranger, qu’il faisait la noce, et qu’il avait déjà semé aux quatre vents tous leurs millions. On disait toujours à l’enfant qu’il était à Pétersbourg, ou bien à une grande foire, celle d’Irbit le plus souvent.

Puis sa mère, toujours souffrante, avait été atteinte de tuberculose. Pour se soigner, elle avait fait des séjours dans le midi de la France et en Italie du Nord, où Ioura l’avait accompagnée à deux reprises. Ainsi, il avait eu une enfance désordonnée et remplie de perpétuelles énigmes; il était souvent chez des étrangers, et ce n’étaient jamais les mêmes. Il s’était fait à ces changements, et au milieu de cette perpétuelle confusion, l’absence de son père ne l’étonnait pas.

Tout petit, il avait encore connu l’époque où le nom qu’il portait désignait une foule d’objets des plus divers.

Il y avait la manufacture Jivago, la banque Jivago, les immeubles Jivago, le procédé Jivago pour fixer les nœuds et les épingles de cravates, et même une espèce de gâteau rond, rappelant le baba au rhum, qui portait le nom de Jivago, et il y avait eu un temps, à Moscou, où il suffisait de crier au cocher « Chez Jivago ! » tout à fait comme « Au diable vauvert ! » – et le traîneau vous emportait au bout du monde. Un parc silencieux vous entourait.

Des corneilles se perchaient sur les branches inclinées des sapins et en secouaient le givre. On entendait se répercuter au loin leur croassement, crépitant comme le craquement d’une branche sèche. Des chiens de race traversaient la route à partir des bâtiments neufs qui se dressaient à l’autre bout de la percée. Là–bas, des lumières s’allumaient. Le soir tombait.

Brusquement, tout cela s’était envolé. Ils étaient devenus pauvres.

IV

L’été de 1903, dans une patache à deux chevaux, Ioura et son oncle se dirigeaient à travers champs vers Douplianka, propriété du filateur et mécène Kologrivov ; ils allaient chez Ivan Ivanovitch Voskoboïnikov, un pédagogue qui s’occupait de propager les sciences utiles.

C’était la fête de la Vierge de Kazani[3], et la moisson battait son plein. Parce que c’était l’heure du repas, ou à cause de la fête, on ne rencontrait âme qui vive dans les champs. Le soleil brûlait les récoltes à demi moissonnées comme des nuques de forçat rasées jusqu’à mi–hauteur. Les oiseaux tournoyaient au–dessus de la plaine. Inclinant leurs épis, les blés s’alignaient en bon ordre dans le calme plat, ou bien se dressaient en gerbes à quelque distance de la route où, à force de les regarder, on croyait voir des silhouettes en mouvement, – on aurait dit des arpenteurs qui marchaient en prenant des notes le long de l’horizon.

– Et ceux–là, demandait Nikolaï Nikolaïévitch à Pavel, l’homme à tout faire et le gardien de la maison d’édition, qui était assis de biais sur le siège du cocher, le dos voûté et les jambes croisées pour bien montrer qu’il n’était pas un cocher pour de vrai, et que s’il conduisait une voiture, ce n’était pas par vocation, et ceux–là, alors, ils sont au seigneur ou aux paysans ?

– Ceux–là, là, ils sont au maître, répondit Pavel, et il allumait une cigarette, et ceux–ci, par ici, continuait–il après une longue pause, le temps d’allumer et de tirer une bouffée, et il pointait le bout de son fouet dans l’autre direction, ceux–ci, ils sont à nous. Alors quoi, vous dormez ? criait–il à chaque instant à ses chevaux, dont il surveillait sans cesse la queue et la croupe du coin de comme un chauffeur de locomotive son manomètre.

Mais les chevaux tiraient comme tous les chevaux du monde, c’est–à–dire que le cheval de flèche trottait avec la droiture innée d’un naturel candide, tandis que l’autre, aux yeux du profane, pouvait passer pour un fainéant qui ne savait que danser à la russe, le cou gracieusement ployé, au tintement des clochettes qu’il ébranlait lui–même de ses bonds.

Nikolaï Nikolaïévitch apportait à Voskoboïnikov les épreuves de l’opuscule que celui–ci avait écrit sur la question agraire, et que son éditeur, devant la sévérité croissante de la censure, lui avait demandé de revoir.

– On s’amuse dans le district, disait Nikolaï Nikolaïévitch.

– Dans le canton de Pankovo un marchand a été égorgé et le zemski[4] a eu son haras incendié. Qu’est–ce que tu en penses, toi ? Qu’est–ce qu’on en dit au village ?

Mais Pavel voyait les choses encore plus en noir que le censeur qui refrénait les passions agraires de Voskoboïnikov.

– Qu’est–ce qu’ils disent ? On a trop laissé faire. On les a trop gâtés, ils ne se gênent plus. Qu’est–ce qu’on peut attendre, de nous autres ? Les paysans, si on les laisse faire, mais ils se mangeraient entre eux, vrai Dieu. Alors quoi, vous dormez !

C’était la seconde fois que l’oncle et le neveu allaient à Douplianka. Ioura croyait se souvenir du chemin, et chaque fois que la plaine s’élargissait, cernée d’une mince lisière de forêts, il lui semblait reconnaître l’endroit où la route allait prendre à droite et, passé le tournant, découvrir un instant l’immense panorama de la propriété de Kologrivov, avec la rivière qui scintillait au loin et la voie ferrée qui courait sur l’autre rive. Mais il se trompait à chaque fois. Les champs succédaient aux champs. Les forêts les reprenaient sans cesse dans leur étreinte. L’âme s’accordait à la large cadence de ces espaces toujours recommencés. On avait envie de rêver et de penser à l’avenir.

Aucun des livres qui devaient rendre Nikolaï Nikolaïévitch célèbre n’était encore écrit. Mais ses idées avaient déjà pris forme. Il ne savait pas combien son heure était proche.

Il n’allait pas tarder à se révéler dans la presse de l’époque, parmi les universitaires et les philosophes de la révolution, cet homme qui réfléchissait sur les mêmes problèmes qu’eux, mais qui, hors la terminologie, n’avait avec eux rien de commun. Tous, ils s’en tenaient à un dogme et se contentaient de mots et d’apparences, tandis que le père Nikolaï était un prêtre passé par le tolstoïsme et les idées révolutionnaires et qui allait toujours plus loin. Il rêvait d’une pensée concrète et inspirée, dont le mouvement tracerait une voie nette et sans détours, qui rendrait le monde meilleur, et que même un enfant ou un ignorant devraient remarquer, comme un éclair soudain ou comme la trace que laisse le grondement du tonnerre. Il voulait du nouveau.

Ioura se sentait bien auprès de son oncle. Celui–ci ressemblait à sa mère. Comme elle, c’était un homme libre, qui n’avait pas la moindre prévention contre ce qui ne lui était pas habituel. Comme elle, il avait ce sens aristocratique de l’égalité avec tout ce qui vit. Comme elle, il comprenait tout du premier coup d’œil et savait exprimer ses pensées sous la forme où elles lui venaient à l’esprit au premier instant, pendant qu’elles étaient encore vivantes et n’avaient pas perdu tout leur sens.

Ioura était heureux que son oncle l’eût emmené à Douplianka. L’endroit était très beau, et cette beauté aussi lui rappelait sa mère, qui aimait la nature et le prenait souvent avec elle en promenade. En outre, cela lui ferait plaisir de revoir Nika Doudorov, un lycéen qui habitait chez Voskoboïnikov, qui le méprisait probablement parce qu’il était de deux ans son aîné et qui, lorsqu’il disait bonjour, vous secouait énergiquement la main en la tirant vers le bas, et inclinait tellement la tête que ses cheveux lui tombaient sur le front et recouvraient la moitié de son visage.

V

– Le nerf vital du problème du paupérisme… lisait Nikolaï Nikolaïévitch sur le manuscrit corrigé.

– Je pense qu’il vaut mieux mettre « l’essence », disait Ivan Ivanovitch Voskoboïnikov, et il corrigeait sur l’épreuve.

Ils travaillaient dans le demi–jour de la terrasse vitrée. On distinguait des arrosoirs et des instruments de jardinage qui traînaient en désordre. Un imperméable était jeté sur le dossier d’une chaise bancale. Des bottes de pêcheur couvertes de boue séchée et dont les tiges pendaient jusqu’au sol se dressaient dans un coin.

– Or la statistique des décès et des naissances montre… dictait Nikolaï Nikolaïévitch.

– Il faut ajouter « pour l’année écoulée », disait Ivan Ivanovitch, et il prenait note.

Un léger courant d’air traversait la terrasse. Des morceaux de granit étaient posés sur les feuillets de la brochure pour les empêcher de s’envoler.

Lorsqu’ils eurent terminé, Nikolaï Nikolaïévitch voulut rentrer au plus vite.

– Un orage se prépare. Il faut se mettre en route.

– Pas question. Je ne vous lâcherai pas. On va prendre le thé tout de suite.

– Il faut absolument que je sois en ville pour ce soir.

– Rien à faire. Je ne veux rien entendre.

Du jardin, où l’on portait du fromage blanc, des fraises et des tartes, on sentait venir l’odeur d’un samovar allumé, qui couvrait celle du tabac et des héliotropes. Soudain, on vint annoncer que Pavel était parti se baigner et qu’il avait emmené les chevaux à la rivière. Nikolaï Nikolaïévitch dut s’incliner.

– Allons au ravin, il y a un banc où nous pourrons nous asseoir en attendant que le thé soit servi, proposa Ivan Ivanovitch. Comme ami du richard Kologrivov, Ivan Ivanovitch occupait deux chambres dans le bâtiment de l’intendant. La maisonnette et son jardin se trouvaient dans une partie délaissée du parc que traversait l’ancienne allée en demi–cercle.

Une herbe abondante avait envahi cette allée qui était maintenant désaffectée et ne servait plus qu’à évacuer les débris de matériaux de construction dans un ravin que l’on utilisait comme décharge. Kologrivov était un millionnaire aux idées avancées, qui sympathisait avec les révolutionnaires; il était en ce moment à l’étranger avec sa femme. Seules, ses filles, Nadia et Lipa, habitaient la propriété avec leur gouvernante et une domesticité réduite.

Une épaisse haie vive de sureau séparait le jardinet de l’intendant de l’ensemble du parc avec ses étangs, ses clairières et la maison des maîtres. Ivan Ivanovitch et Nikolaï Nikolaïévitch contournaient ces buissons, et, à mesure qu’ils avançaient, les moineaux dont grouillait le sureau partaient par volées égales à intervalles réguliers, emplissant les buissons d’un bruissement continu, comme de l’eau s’écoulant le long d’un tuyau posé au pied de la haie, devant les deux hommes.

Ils passèrent devant le jardin d’hiver, le logement du jardinier et les ruines d’on ne savait quel bâtiment de pierre. Ils en étaient venus à parler des forces nouvelles qui se faisaient jour dans la science et la littérature.

– On trouve çà et là des gens qui ont du talent, disait Nikolaï Nikolaïévitch. Mais la mode est en ce moment aux cercles et associations de toute sorte. L’esprit grégaire est toujours le refuge de l’absence de dons; qu’il s’agisse là de fidélité à Soloviov, à Kant ou à Marx, peu importe. Pour chercher la vérité, il faut être seul et rompre avec tous ceux qui ne l’aiment pas assez. Y a-t-il rien au monde qui mérite fidélité ? Fort peu de chose. Je crois qu’il faut être fidèle à l’immortalité, cet autre nom de la vie, un peu accentué. Il faut rester fidèle à l’immortalité, il faut être fidèle au Christ ! Ah, vous froncez les sourcils, malheureux. Vous n’avez de nouveau rien compris, mais rien.

– Ouais, bougonnait Ivan Ivanovitch, un finaud mince et blond qu’une barbiche caustique faisait ressembler à un Américain du temps de Lincoln (à chaque instant il la prenait dans le creux de sa main et essayait d’en saisir le bout entre ses lèvres).Moi, je me tais, bien sûr. Vous comprenez bien vous–même que je vois les choses tout à fait autrement. Oui, à propos. Racontez-moi comment on vous a rendu à l’état laïc. Il y a longtemps que je voulais vous le demander. Vous avez eu la frousse, je parie ? On vous a voué à l’anathème ? Hein ?

— Pourquoi détourner la conversation. Quoique, au fond, si vous voulez… L’anathème ? Non, on ne me maudit plus maintenant. J’ai eu des ennuis, il en reste quelques traces. Par exemple, le service de l’État m’est fermé pour longtemps. On ne me laisse pas vivre dans les capitales. Mais ce sont des bagatelles. Revenons à nos moutons. J’ai dit qu’il fallait être fidèle au Christ. Je vais vous expliquer ça tout de suite. Vous ne comprenez pas qu’on peut être athée, qu’on peut ignorer si Dieu existe et à quoi il sert, et savoir pourtant que l’homme vit non pas dans la nature, mais dans l’histoire, et que l’histoire comme on la comprend aujourd’hui a été instituée par le Christ, que c’est l’Évangile qui en est le fondement. Et qu’est-ce que l’histoire ? C’est la mise en chantier de travaux destinés à élucider progressivement le mystère de la mort et à la vaincre un jour.

C’est pour cela qu’on découvre l’infini mathématique et les ondes électromagnétiques, c’est pour cela qu’on écrit des symphonies. Pour avancer dans cette direction, on ne peut se passer d’un certain élan. Ces découvertes exigent un équipement spirituel. Les données en sont contenues dans l’Évangile. Les voici. C’est premièrement l’amour du prochain, cette forme évoluée de l’énergie vitale, qui remplit le cœur de l’homme, qui exige une issue et une dépense, et ce sont ensuite les principaux éléments constitutifs de l’homme moderne, ces éléments sans lesquels on ne le conçoit pas, à savoir l’idée de la personne libre et l’idée de la vie comme sacrifice.

Remarquez que tout cela est encore aujourd’hui d’une nouveauté extraordinaire. L’histoire en ce sens, les anciens l’ignoraient. Ce qu’ils connaissaient, c’était la férocité sordide et sanguinaire des Caligula labourés de petite vérole, qui ne soupçonnaient même pas à quel point tout tyran est un incapable. Ce qu’ils connaissaient, c’était l’éternité vantarde et cadavérique des monuments de bronze et des colonnes de marbre. ll a fallu attendre le Christ pour que les siècles et les générations puissent respirer librement. Il a fallu qu’il meure pour que l’on vive désormais dans la postérité, pour que l’homme, au lieu de mourir à la rue, meure chez lui, dans l’histoire, au plus fort des travaux consacrés à vaincre la mort, et lui-même au courant de ces travaux. Ouf, j’en transpire, littéralement ! Mais avec lui c’est peine perdue, têtu comme il est !

— Métaphysique, mon bon. Les docteurs m’ont interdit ça, je ne le digère pas.

— Inutile d’insister. Laissons tomber. Vous en avez de la chance ! Ce coup d’œil que vous avez d’ici, on pourrait le regarder pendant des heures ! Et dire qu’il vit là sans y prendre garde !

La rivière faisait mal aux yeux. Elle ondulait et scintillait au soleil comme une feuille de métal. Soudain elle se couvrit de rides. C’était un bac lourdement chargé de chevaux, de charrettes, de paysannes et de paysans qui se dirigeaient vers l’autre rive.

— Pensez donc, il n’est que cinq heures, dit Ivan Ivanovitch. Vous voyez, le rapide de Syzran. Il passe à cinq heures et quelques.

Au loin sur la plaine, de droite à gauche, roulait un joli petit train jaune et bleu, fortement diminué par la distance. Soudain ils s’aperçurent qu’il était arrêté. Au-dessus de la locomotive, des bouffées blanches de vapeur s’élevèrent en tournoyant. Un instant plus tard, on entendit ses sifflets d’alarme.

— Etrange, dit Voskoboïnikov. Il y a quelque chose qui cloche. Il n’y a pas de raison pour qu’il s’arrête là, en plein marécage. Il a dû se passer quelque chose. Allons prendre le thé.

VI

Nika n’était ni au jardin, ni dans la maison. Ioura devinait qu’il les fuyait, parce qu’il s’ennuyait avec eux. Ioura n’était pas un camarade pour lui. L’oncle et Ivan Ivanovitch étaient allés travailler sur la terrasse, laissant Ioura traîner sans but autour de la maison.

Que c’était beau! A chaque instant on entendait le sifflement pur du loriot, lancé sur trois tons, avec des intervalles d’attente, pour laisser au son humide comme celui d’un chalumeau le temps d’imbiber les alentours. Dressé à la verticale, égaré dans l’air, le parfum des fleurs était cloué aux parterres par la chaleur. Comme cela lui rappelait Antibes et Bordighera! Ioura se tournait sans cesse à droite et à gauche. Hallucination sonore, le fantôme de la voix de sa mère était suspendu au-dessus des clairières. Ioura l’entendait dans les inflexions mélodiques des oiseaux et dans le bourdonnement des abeilles. Il tressaillait, il croyait tout le temps entendre sa mère le héler et l’appeler à elle.

Il alla vers le ravin et commença à descendre. Quittant le petit bois clairsemé et bien tenu qui en couvrait le haut, il entra dans l’aunaie qui en tapissait le fond.

Il régnait là une pénombre humide, le sol était jonché de branchages et de pourriture, les fleurs étaient rares et les tiges segmentées des prèles ressemblaient à des sceptres et à des crosses aux ornements égyptiens, comme sur les images de son Histoire sainte.

Ioura sentait la tristesse l’envahir. Il avait envie de pleurer. Il tomba à genoux et son visage se couvrit de larmes.

« Ange du Seigneur, mon saint protecteur, priait-il, affermis mon âme dans le droit chemin et dis à maman que je suis bien ici, qu’elle ne se fasse pas de souci. Si la vie éternelle existe, Seigneur, place maman dans ton paradis où les saints et les justes resplendissent comme des flambeaux. Maman était si gentille, ce n’est pas possible qu’elle ait été une pécheresse, aie pitié d’elle, Seigneur, fais qu’elle ne souffre pas de tourments. » « Maman ! » il l’invoquait avec une peine déchirante, comme une nouvelle sainte, et soudain il ne put y tenir, s’écroula sur le sol et perdit connaissance.

Son évanouissement ne dura pas. Quand il revint à lui, il entendit son oncle l’appeler. Il répondit et se mit à remonter. Tout d’un coup, il sè souvint qu’il n’avait pas prié pour son père absent, comme Maria Nikolaïevna lui avait enseigné à le faire. Mais son évanouissement lui avait fait tant de bien qu’il craignait de laisser échapper cette sensation de légèreté. Et il pensa qu’il n’arriverait rien de grave s’il laissait cela pour une autre fois.

« Ça peut attendre. Ça ne presse pas », pensa-t-il.

Ioura ne se souvenait pas du tout de son père.

VII

Micha Gordon, un lycéen de cinquième, se trouvait avec son père, avocat à Orenbourg, dans un compartiment de seconde classe. C’était un petit garçon de onze ans aux traits pensifs et aux grands yeux noirs. Son père avait été nommé à Moscou, et le petit garçon changeait de lycée. Sa mère et sa sœur étaient déjà sur place, absorbées par les mille soucis de l’emménagement.

C’était leur troisième journée de voyage.

Devant eux, soulevant des nuages de poussière brûlante et comme blanchie à la chaux par le soleil, défilait la Russie, champs et steppes, villes et bourgs. Des convois de charrettes s’étiraient sur les routes, obliquaient lourdement vers les chemins de traverse et, à les voir du train lancé à une folle allure, on avait l’impression que les charrettes ne bougeaient pas et que les chevaux piétinaient sur place.

Dans les gares importantes, les voyageurs couraient au buffet comme des possédés, et le soleil couchant, derrière les arbres du jardin de la gare, éclairait leurs jambes et brillait sous les roues des wagons.

Pris à part, tous les mouvements de ce monde étaient froids et calculés; dans leur ensemble, ils étaient inconscients et enivrés par le vaste flux de la vie qui les unissait. Les gens peinaient et s’agitaient, mus par le mécanisme de leurs soucis particuliers. Mais ces mécanismes n’auraient pas fonctionné, s’ils n’avaient eu pour régulateur principal un sentiment d’insouciance suprême et fondamentale. Cette insouciance avait pour source la conscience d’une solidarité des existences humaines, la certitude qu’il existait entre elles une communication et le sentiment de bonheur que l’on éprouvait à pressentir que tout ce qui se passe ne s’accomplit pas seulement sur la terre où l’on ensevelit les morts, mais encore ailleurs, dans ce que les uns appellent le Royaume de Dieu, d’autres l’Histoire ou tout ce qu’on voudra.

A cette règle, le petit garçon était une amère et dure exception. Son ressort ultime restait un sentiment de préoccupation; il n’avait pas, pour le soulager ou le grandir, ce sentiment de sécurité. Il se connaissait ce trait héréditaire, il en guettait en lui-même les symptômes avec une vigilance pointilleuse. Ce trait le contrariait. Sa présence l’humiliait.

Aussi loin que remontaient ses souvenirs, il n’avait jamais cessé de se demander avec étonnement comment, avec les mêmes bras et les mêmes jambes, le même langage et les mêmes habitudes, on pouvait être autre chose que tous les autres et par-dessus le marché quelque chose qui ne plaisait guère et qu’on n’aimait pas. Il ne comprenait pas une situation où, si l’on était pire que les autres, on ne pouvait pas faire de son mieux pour se corriger et s’améliorer. Que signifie être Juif ? Pourquoi cela existe-t-il ? Qu’est-ce qui récompense ou justifie ce défi désarmé, qui n’apporte que des chagrins ?

Lorsqu’il cherchait une réponse auprès de son père, celui-ci lui disait que ses prémisses étaient absurdes et que ce n’était pas une manière de raisonner, mais ce qu’il proposait à la place n’avait pas assez de profondeur pour attirer Micha et pour le contraindre à s’incliner devant l’irrévocable.

Et, exception faite de son père et de sa mère, Micha s’était pénétré peu à peu de mépris pour les grandes personnes, qui avaient fait un gâchis qu’elles n’étaient pas de taille à débrouiller. Il était persuadé que, lorsqu’il serait grand, il démêlerait tout cela.

Tenez, maintenant, personne n’aurait songé à dire que son père avait eu tort de se lancer à la poursuite de ce fou, lorsque celui-ci, du compartiment, s’était précipité sur la plate-forme, et qu’il ne fallait pas faire arrêter le train lorsque le fou, repoussant violemment Grigori. Ossipovitch Gordon et ouvrant toute grande la portière du wagon, s’était jeté la tête la première sur le remblai, comme un plongeur se jette à l’eau.

Mais ce n’était pas Pierre ou Paul, mais bien Grigori Ossipovitch qui avait tiré la sonnette d’alarme. Résultat : c’était parce qu’il l’avait bien voulu que le train restait arrêté si longtemps sans que l’on sût pourquoi.

Personne ne savait au juste pourquoi cela traînait tellement. Les uns disaient que l’arrêt brutal avait endommagé les freins pneumatiques, d’autres que le train était arrêté sur une forte rampe et que la locomotive ne pouvait pas la monter sans élan. On faisait également courir une troisième version : le mort serait une personnalité importante, et l’avocat qui l’accompagnait aurait exigé que l’on fît venir de Kologrivovka, la gare la plus proche, des témoins pour établir un constat. Voilà pourquoi l’aide-mécanicien était grimpé sur un poteau télégraphique. Déjà, sans doute, la draisine était en route.

Le wagon était envahi par un léger relent venu des cabinets, que l’on s’efforçait de tenir à distance avec de l’eau de Cologne, et par une odeur de poulet rôti un peu aigri et enveloppé dans du papier sale et graisseux. Des dames grisonnantes de Saint-Pétersbourg, qu’un mélange de fumée de locomotive et de cosmétique gras transformait en ardentes bohémiennes, continuaient à se poudrer, à s’essuyer les paumes avec leurs mouchoirs et à bavarder de leurs voix profondes et rauques.

Lorsqu’elles passaient devant le compartiment des Gordon, en emmitouflant des épaules anguleuses dans leurs mantelets et en faisant du resserrement du couloir la source d’un surcroît de coquetterie, Micha croyait les entendre siffler, ou, à en juger par leurs lèvres pincées, se disait qu’elles devaient siffler : « Ah, mais dites, s’il vous plaît, quelle sensibilité ! Nous, on n’est pas comme les autres ! Nous, on est des intellectuelles ! C’est au-dessus de nos forces ! »

Le corps gisait dans l’herbe auprès du remblai. Un mince filet de sang coagulé barrait d’un trait noir et net son visage, qui paraissait biffé d’une croix. Le sang ne paraissait pas être son sang, du sang sorti de ses veines, mais une surcharge, une addition extérieure, un emplâtre, ou une éclaboussure de boue séchée, ou une petite feuille de bouleau humide.

Le petit groupe de badauds et de personnes compatissantes qui s’était formé autour du corps se renouvelait sans cesse. Sombre et sans expression, l’ami et voisin de compartiment du défunt, un avocat corpulent et hautain, animal racé dont la chemise était trempée de sueur, se tenait auprès de lui. Il étouffait de chaleur et s’éventait de son chapeau mou. A toutes les questions, sèchement et du bout des lèvres, il répondait en haussant les épaules et sans prendre la peine de se retourner : « Un alcoolique. Vous ne comprenez donc pas ? Un effet caractérisé du delirium tremens.»

Une femme maigre vêtue d’une robe de laine et coiffée d’un fichu de dentelle s’était approchée du corps à deux ou trois reprises. C’était la vieille Tiverzina, veuve et mère de mécaniciens, qui, avec ses deux brus, voyageait gratuitement en troisième avec un billet de faveur. Les deux femmes, silencieuses, un fichu noué bas sur le front, la suivaient comme deux sœurs leur abbesse. Le groupe qu’elles formaient forçait le respect. On s’écartait pour les laisser passer.

Le mari de Tiverzina avait été brûlé vif dans un accident de chemin de fer. Elle s’arrêtait à quelques pas du cadavre, de façon à le voir à travers la foule, et soupirait comme si elle faisait une comparaison : « A chacun sa destinée, paraissait-elle dire. Tel meurt par la volonté divine, celui-là, c’est une lubie qui lui est passée par la tête. Ce que c’est que d’être riche, on en perd la raison. »

Tous les voyageurs se succédèrent auprès du corps; seule la crainte d’être volés pendant leur absence les faisait revenir dans leurs wagons.

Lorsqu’ils sautaient sur la voie, se détendaient, cueillaient des fleurs et se dégourdissaient un peu les jambes, ils avaient tous l’impression que le paysage n’avait surgi que grâce à l’arrêt, et que le pré marécageux avec ses mottes de terre, la vaste rivière, et en face, sur la rive escarpée, la belle maison et l’église n’auraient pas existé sans ce malheur.

Un soleil timide comme au tomber du jour éclairait la scène : lui aussi semblait n’être qu’un élément du paysage. Il paraissait s’approcher craintivement des rails, comme une vache du troupeau qui paissait dans le voisinage se serait approchée de la voie pour regarder la foule.

Micha était bouleversé par tout ce qui venait de se passer, et il avait commencé par pleurer de pitié et de frayeur. Au cours de leur long voyage, le suicidé était entré plusieurs fois dans leur compartiment et il avait passé des heures à bavarder avec le père de Micha. Il disait que la pureté morale, la paix et la limpidité de leur univers lui reposaient l’esprit et il questionnait Grigori Ossipovitch sur toutes sortes de subtilités juridiques et de points controversés à propos de traites, actes de donation, banqueroutes et faux. — Ah bon ? répliquait-il avec étonnement aux éclaircissements de Gordon. — Vous paraissez faire état de dispositions légales plus clémentes. Mon avocat a d’autres éléments d’information. Il est beaucoup plus pessimiste que vous.

A chaque fois que cet homme nerveux retrouvait un peu de calme, son homme de loi et voisin de compartiment venait le chercher de la première classe et l’entraînait boire du champagne dans le wagon-salon. C’était cet avocat corpulent, insolent, rasé de près et tiré à quatre épingles qui se tenait maintenant près du corps et que rien ne pouvait surprendre. On avait sans cesse l’impression que la fébrilité perpétuelle de son client faisait, d’une manière ou d’une autre, son jeu.

Le père de Micha lui avait dit que le visiteur était un richard célèbre, brave homme un peu hurluberlu, qui n’était plus qu’à demi responsable. La présence de l’enfant ne paraissait pas le gêner : il parlait de son fils qui avait l’âge de Micha, et de sa femme défunte, puis passait à sa seconde famille qu’il avait également abandonnée. A ce moment-là, une nouvelle pensée lui venait à l’esprit, il pâlissait d’effroi et commençait à parler à tort et à travers et à perdre le fil de ses idées.

Il témoignait à Micha une tendresse inexplicable, qui résultait probablement d’un transfert de sentiment et qui ne lui était peut-être pas destinée. A chaque instant il lui faisait de petits cadeaux, qu’il allait chercher, lorsque le train s’arrêtait dans une gare importante, dans les salles d’attente de première classe où se trouvaient des kiosques de libraires, et où l’on vendait des jeux et des curiosités régionales.

Il buvait et se plaignait de ne pas avoir dormi depuis trois mois et de souffrir, lorsqu’il dessaoulait ne fût-ce que pour une heure, des tourments qu’un homme normal ne pouvait se représenter.

Une minute avant sa fin, il était accouru dans leur compartiment, et, saisissant la main de Grigori Ossipovitch, il avait voulu lui dire quelque chose, mais il n’avait pu prononcer un seul mot, et, se précipitant sur la plate-forme, il s’était jeté sur la voie.

Micha examinait une petite collection de pierres de l’Oural dans un coffret de bois, le dernier cadeau du défunt. Soudain, tout entra en mouvement. Sur l’autre voie, la draisine était arrivée près du train. Un inspecteur en casquette à cocarde, un médecin et deux agents de police en descendirent. Des voix retentirent, sèches et officielles. On posait des questions, on prenait des notes. Trébuchant et patinant sans cesse sur le sable, les contrôleurs et les agents traînaient maladroitement le corps vers le haut du remblai. Une paysanne se mit à hurler. On invita les voyageurs à monter en voiture. Un coup de sifflet retentit. Le train s’ébranla.

VIII

« Encore ce pot de miel ! » se dit Nika avec hargne, et il se mit à courir à travers la chambre comme une bête en cage. La voix des invités se rapprochait. La retraite était coupée. Il y avait deux lits dans la chambre à coucher, celui de Voskoboïnikov et le sien. Sans s’attarder à réfléchir, Nika se glissa sous le second.

Ils le cherchaient, ils l’appelaient dans les autres chambres, ils s’étonnaient de sa disparition. Puis ils entrèrent dans la chambre.

— Tant pis, que faire ? dit Védéniapine. Va faire un tour, Ioura, ton camarade va peut-être se retrouver plus tard, vous pourrez vous amuser ensemble.

Ils parlèrent pendant quelque temps des troubles universitaires de Pétersbourg et de Moscou, bloquant Nika dans son refuge absurde et humiliant pendant près de vingt minutes. Ils s’en allèrent enfin sur la terrasse. Nika ouvrit tout doucement la fenêtre, enjamba l’appui et s’en fut dans le parc.

Il n’était pas dans son assiette aujourd’hui, il n’avait pas dormi de la nuit. Il marchait sur ses quatorze ans. Il en avait assez d’être un petit garçon. Il n’avait pas fermé l’œil de la nuit et au petit matin il était sorti de la maison. Le soleil se levait et les arbres projetaient sur le sol du parc une ombre allongée, ajourée, mouillée de rosée. L’ombre n’était pas noire, mais gris foncé, comme du feutre trempé. La senteur étourdissante du matin paraissait s’exhaler précisément de cette ombre étendue sur le sol, rongée par l’humidité, avec ses éclaircies fuselées qui ressemblaient à des doigts de petite fille.

Soudain un filet de vif-argent, semblable aux gouttes de rosée qui brillaient dans l’herbe, coula à quelques pas de lui. Le filet courait, courait, et le sol ne l’absorbait pas. D’un mouvement vif et imprévu, il fit un bond de côté et disparut. C’était un orvet. Nika tressaillit.

C’était un drôle de petit garçon. Lorsqu’il était excité, il se parlait à haute voix. Il imitait sa mère et suivait le penchant qu’elle avait pour les sujets élevés et pour les paradoxes.

— « Comme il fait bon sur terre ! » pensa-t-il. « Mais pourquoi cela fait-il toujours si mal ? Dieu existe, évidemment. Mais s’il existe, c’est moi. Tiens, je vais lui commander », pensa-t-il en jetant son regard sur un tremble, qui frémissait de la tête au pied (ses feuilles chatoyantes et mouillées paraissaient découpées dans du fer-blanc), « tiens, je vais lui ordonner… » et, dans un dépassement insensé de ses forces, il chuchota, non, il désira, il pensa de tout son être, de toute sa chair et de tout son sang : « Paix ! » et l’arbre aussitôt, docilement, se figea dans l’immobilité. Nika eut un rire de joie et courut à toutes jambes se baigner dans la rivière.

Son père, le terroriste Démenti Doudorov, était au bagne où il purgeait la peine qu’une grâce impériale avait substituée à la pendaison — à laquelle il avait été condamné. Sa mère, Nina Galaktionovna, une princesse géorgienne de la lignée des Eristov, était une femme écervelée, belle et jeune encore, qui ne cessait de se passionner pour ceci ou pour cela — les révoltes, les révoltés, les théories extrémistes, les artistes célèbres, les ratés misérables.

Elle adorait Nika et, de son nom « Innokenti », elle faisait un tas de diminutifs bébêtes et d’une tendresse invraisemblable, tels que « Inotchek » ou « Notchenka »[5]. Elle l’avait emmené à Tiflis pour le montrer à sa famille. Ce qui l’avait surtout frappé, là-bas, c’était un arbre pattu dans la cour de la maison où ils habitaient. C’était une espèce de géant balourd des tropiques. De ses feuilles, qui ressemblaient à des oreilles d’éléphant, il protégeait la cour du ciel torride du Midi. Nika ne pouvait se faire à l’idée que cet arbre était une plante, et non un animal.

Le nom redoutable de son père pouvait attirer des ennuis au petit garçon. Avec l’assentiment de Nina Galaktionovna, Ivan lvanovitch s’apprêtait à adresser une supplique à Sa Majesté pour qu’on permît à l’enfant de porter le nom de sa mère.

Pendant qu’il était couché sous le lit, et qu’il s’indignait du cours des choses en ce monde, il pensait entre autres à cela. Qui était-il, ce Voskoboïnikov, pour pousser si loin son ingérence ? Attendez un peu, il allait leur apprendre !

Et cette Nadia ! Parce qu’elle a quinze ans, est-ce que ça veut dire qu’elle a le droit de la ramener et de lui parler comme à un petit garçon ? Il va lui montrer ! « Je la déteste, se répéta-t-il plusieurs fois. Je vais la tuer ! Je vais lui dire de venir faire un tour en barque et la noyer. »

Et maman, celle-là aussi ! Elle leur a monté un bateau, évidemment, à lui et à Voskoboïnikov, lorsqu’elle est partie. Au Caucase, pensez-vous ! Tout simplement elle a fait demi-tour au premier arrêt, et elle est en train de faire tranquillement le coup de feu contre la police, à Pétersbourg, avec les étudiants. Et lui qui doit moisir vivant dans ce trou stupide. Mais il les aura, tous, tant qu’ils sont. Il va noyer Nadia, laisser tomber le lycée et filer chez son père en Sibérie pour organiser un soulèvement.

Le bord de l’étang était envahi de nénuphars. La barque entailla cette masse avec un bruissement sec. Dans les déchirures du feuillage aquatique l’eau de l’étang suintait, comme du jus de pastèque dans le triangle de l’entaille.

Les deux enfants se mirent à cueillir des nénuphars. Ils saisirent l’un et l’autre la même tige résistante et élastique. Elle les attira l’un contre l’autre. Leurs têtes se cognèrent. Comme par une gaffe, la barque fut entraînée contre le rivage. Les tiges s’emmêlaient et se raccourcissaient, les fleurs blanches au coeur vif comme un jaune d’œuf sanglant s’enfonçaient sous l’eau et en émergeaient ruisselantes.

Nadia et Nika continuaient à cueillir des fleurs, inclinant de plus en plus la barque et presque couchés côte à côte sur le rebord affaissé.

— J’en ai assez d’aller en classe, dit Nika. Il est temps de commencer à vivre : gagner sa vie, être indépendant.

— Et moi qui voulais justement te demander de m’expliquer les équations du second degré. Je suis si nulle en algèbre, que ça a failli finir par un examen de passage.

Nika crut entendre dans ces mots on ne sait quelle pointe. Bien sûr, elle le remettait à sa place en lui rappelant combien il était encore petit. Les équations du second degré ! Et eux qui n’avaient pas seulement mis le nez dans l’algèbre.

Piqué au vif, mais sans le laisser paraître, il demanda avec une indifférence jouée — et il comprit au même instant combien sa question était sotte :

— Quand tu seras grande, qui épouseras-tu ?

— Oh, c’est encore si loin. Probablement personne. Je n’y ai pas encore pensé pour le moment.

— Je t’en prie, ne va pas imaginer que ça m’intéresse tellement.

— Alors pourquoi le demandes-tu ?

— Idiote.

Ils commencèrent à se disputer. Nika se souvint de sa misogynie de ce matin. Il menaça Nadia de la noyer, si elle n’arrêtait pas de dire des impertinences. — Essaie un peu ! dit Nadia. Il la prit à bras-le-corps. Ils se mirent à lutter. Ils perdirent l’équilibre et tombèrent à l’eau.

Tous deux savaient nager, mais les nénuphars s’accrochaient à leurs bras et à leurs jambes, et ils n’avaient pas encore pied. Enfin, pataugeant dans la vase, ils parvinrent à grimper sur la berge. L’eau ruisselait de leurs chaussures et de leurs poches. Le plus fatigué des deux était Nika.

Si cela leur était arrivé juste un peu plus tôt, pas plus tard qu’au printemps dernier, s’ils s’étaient trouvés comme maintenant assis côte à côte, trempés comme une soupe, après une équipée de ce genre, ils se seraient disputés, ils auraient ri aux éclats, ils auraient certainement fait du bruit.

Mais ils se taisaient et respiraient à peine, écrasés par l’absurdité de l’aventure. Nadia était révoltée et ruminait son indignation, et Nika avait mal dans tout le corps, comme si on lui avait brisé bras et jambes et enfoncé les côtes à coups de bâton.

Enfin, à voix basse, comme une grande personne, Nadia laissa tomber ces mots : « Fou que tu es ! » et lui, comme une grande personne également, dit : « Je te demande pardon. »

Ils remontèrent vers la maison, suivis par une trace humide, comme deux barriques de porteurs d’eau. Leur chemin montait le long de la côte poussiéreuse qui grouillait de serpents; il passait auprès de l’endroit où Nika, le matin même, avait vu un orvet.

Nika se rappela la ferveur féerique de la nuit, le lever du jour et sa toute-puissance matinale, lorsqu’il commandait la nature à sa guise. Que lui ordonner maintenant ? pensa-t-il. De quoi avait-il le plus envie ? Il s’aperçut que ce dont il avait le plus envie, c’était de tomber à l’eau encore une fois avec Nadia, et qu’il donnerait cher, maintenant, pour savoir si oui ou non cela lui arriverait encore.

Deuxième partie

LA PETITE FILLE D’UN AUTRE MILIEU

I

La guerre contre le Japon n’était pas encore terminée. Soudain d’autres événements la reléguèrent au second plan. La Russie était balayée par les vagues de la révolution, plus hautes et plus surprenantes les unes que les autres.

C’est à cette époque qu’arriva à Moscou, venant de l’Oural, la veuve d’un ingénieur belge, une Française russifiée, Amélie Karlovna Guichard. Elle avait deux enfants, un garçon, Rodion, et une fille, Larissa. Elle mit Rodion à l’École des Cadets et Lara dans un lycée de jeunes filles, qui se trouva être par hasard celui où, dans la même classe, Nadia Kologrivova poursuivait ses études.

Mme Guichard avait en guise d’économies des titres hérités de son mari; ceux-ci, après avoir profité d’une hausse, s’étaient mis à baisser maintenant. Ses ressources fondaient à vue d’œil; pour y porter remède et pour ne pas rester les bras croisés, Mme Guichard avait acheté une petite entreprise, l’atelier de couture de Lévitskaïa près de la porte du Triomphe, avec le droit de conserver l’ancienne raison sociale, la clientèle, toutes les modistes et les apprenties.

Mme Guichard avait agi de la sorte sur les conseils de l’avocat Komarovski, un ami de son mari qui l’avait prise sous sa protection ; c’était un homme d’affaires à la tête froide, qui connaissait la vie commerciale de la Russie comme sa poche. Elle était entrée en correspondance avec lui pour régler son déménagement; il les avait accueillis à la gare, menés d’un bout à l’autre de Moscou à l’hôtel du Monténégro, rue de l’Arsenal, où il leur avait retenu une chambre, et c’était lui qui l’avait convaincue de faire entrer Rodion à l’École des Cadets et Lara dans un lycée que lui-même avait recommandé et c’était lui encore qui plaisantait distraitement avec le garçon et lançait à la fillette des regards qui la faisaient rougir.

II

Avant d’emménager dans un petit appartement de trois pièces attenant à l’atelier, ils avaient vécu près d’un mois à l’hôtel du Monténégro.

C’était l’un des quartiers les plus sinistres de Moscou, avec ses cochers de fiacre et ses bouges, ses rues entières livrées au stupre, ses taudis de « créatures perdues ».

La saleté des chambres, les punaises, l’ameublement sordide n’étonnaient pas les enfants. Depuis la mort de son mari, leur mère vivait dans une terreur perpétuelle de la misère. Rodia et Lara s’étaient habitués à entendre dire qu’ils étaient au bord de la ruine. Ils savaient bien qu’ils n’étaient pas des enfants de la rue, mais comme des pupilles de l’Assistance Publique, ils portaient au fond de leur cœur la crainte des riches.

Ils avaient en leur mère un exemple vivant de cette crainte. Amélie Karlovna était une blonde potelée de trente-cinq ans environ, chez laquelle les crises cardiaques alternaient avec des crises de sottise. Elle s’effrayait d’un rien, et avait une peur mortelle des hommes. Et c’étaient justement la frayeur et l’affolement qui la faisaient sans cesse tomber dans leurs bras.

Au « Monténégro », ils occupaient la chambre 23; au 24, depuis que l’hôtel existait, habitait le violoncelliste Tyszkiewicz, un brave homme suant et chauve, qui portait une petite perruque, joignait les mains en les appuyant sur son cœur dans un geste de prière lorsqu’il voulait convaincre quelqu’un, et qui rejetait la tête en arrière et roulait des yeux inspirés quand il jouait en société ou dans un concert. Il était rarement chez lui et passait des journées entières au Grand Théâtre ou au Conservatoire. Les voisins firent connaissance. Des services réciproques les rapprochèrent.

Comme la présence des enfants gênait parfois Amélie Karlovna lors des visites de Komarovski, Tyszkiewicz, en partant, lui laissait les clés de sa chambre pour lui permettre d’y recevoir son ami. Bientôt Mme Guichard se fit si bien à l’abnégation du musicien qu’il lui arriva plus d’une fois de frapper à sa porte, tout en larmes, pour lui demander secours contre son protecteur.

III

C’était une maison sans étages, presque au coin de la rue de Tver. On sentait la proximité de la gare de Brest-Litovsk, dont le domaine commençait à deux pas de là, avec les appartements de service du personnel, le dépôt et les magasins.

C’était là qu’habitait Olia Diomina, une fillette intelligente, la nièce d’un employé de la gare de marchandises.

C’était une apprentie douée. L’ancienne patronne l’avait remarquée et maintenant la nouvelle la prenait sous sa protection. Olia Diomina admirait Lara.

Tout était resté comme au temps de Lévitskaïa. Les machines à coudre tournaient comme des dératées au gré des jambes des couturières fatiguées et sous leurs mains qui voltigeaient alentour. Il y en avait une qui cousait en silence, assise sur la table et écartant à bout de bras l’aiguille et son long fil. Le plancher était parsemé de chiffons. Il fallait élever la voix pour couvrir le tintamarre des machines à coudre et les trilles mélodieux de Kirill Modestovitch, un canari dont la cage était accrochée au cintre de la fenêtre — l’ancienne patronne avait emporté dans sa tombe le secret de son nom.

Dans le salon de réception, les dames en visite formaient un tableau vivant autour de la table couverte de revues. Elles étaient debout, assises ou à demi accoudées dans les poses qu’elles avaient vues sur les illustrations et, tout en examinant les modèles, elles discutaient des façons. A une autre table, dans le fauteuil directorial, siégeait l’adjointe d’Amélie Karlovna, une ancienne coupeuse, Faïna Silantievna Fétissova, une femme osseuse qui avait des verrues dans les creux de ses joues décharnées.

Elle tenait un fume-cigarette en os entre ses dents jaunies, elle clignait de son oeil jaune et, laissant échapper de ses lèvres et de son nez un filet de fumée jaune, elle notait sur un carnet les mesures, les numéros des quittances, les adresses et les desiderata des clientes qui se pressaient autour d’elle.

Dans l’atelier, Amélie Karlovna était la novice sans expérience. Elle ne se sentait pas la patronne dans le plein sens du terme. Mais le personnel était honnête, et on pouvait se fier à Fétissova. Pourtant l’époque était troublée. Amélie Karlovna avait peur de penser à l’avenir. Le désespoir s’emparait d’elle. Tout lui tombait des mains.

Komarovski venait souvent les voir. Lorsque, pour se rendre chez eux, il traversait l’atelier et effarouchait au passage les élégantes en train de se changer, qui se réfugiaient derrière les paravents en le voyant apparaître, et de là paraient avec enjouement ses plaisanteries désinvoltes, il était accompagné par les chuchotements réprobateurs et moqueurs des cousettes : « Bien bon d’être venu. » « Le Jules de Madame. » « La passion de l’Amélie. » « Le buffle. » « Le tombeur. »

Plus vive encore était la haine qu’elles éprouvaient pour son bouledogue Jack, qu’il amenait parfois en laisse et qui l’entraînait avec des coups de collier si violents que Komarovski en perdait le pas, se jetait en avant et suivait le chien en allongeant les bras, comme un aveugle suit son guide.

Un jour de printemps, Jack planta ses crocs dans la jambe de Lara et lui déchira son bas.

— Je le tuerai, ce démon, souffla Olia Diomina d’une voix rauque, à la manière des enfants, en se penchant à l’oreille de Lara.

— Oui, c’est vraiment une sale bête. Mais comment vas-tu faire cela, petite sotte ?

— Plus bas, cesse de hurler, je vais vous montrer le moyen. Tu vois ces œufs de Pâques en pierre. Tu sais bien, sur la commode de votre maman…

— Oui, bien sûr, en marbre, en cristal.

— Là, tu y es. Penche-toi, je vais te le dire à l’oreille. Il faut en prendre un, le faire tremper dans de la graisse, la graisse s’attache, il s’empiffre, le sale cabot, il se remplit la panse, et baste ! Les pattes en l’air ! — Du verre, tiens !

Lara riait et songeait avec envie à cette fillette qui vivait dans le besoin, qui peinait. Les adolescents, dans le peuple, se développent vite. Et regardez-moi ça, ce qu’elle est encore ingénue, enfantine. Les œufs, Jack, où va-t-elle chercher ça ? « Qu’est-ce qui me vaut, à moi, pensait Lara, d’avoir pour lot de tout voir et de tout prendre à cœur ? »

IV

« Pour lui, n’est-ce pas, maman est une, comment cela se dit… il est, n’est-ce pas, le… de maman. Ce sont de vilains mots, je ne veux pas les répéter. Alors pourquoi dans ce cas me regarde-t-il avec ces yeux-là ? Je suis sa fille à elle, n’est-ce pas ? »

Elle avait un peu plus de seize ans, mais c’était déjà une jeune fille entièrement formée. On lui donnait dix-huit ans et plus. Elle avait l’esprit clair et bon caractère. Elle était très jolie.

Elle et Rodia comprenaient que dans la vie ils auraient tout à conquérir à la force des poignets. A l’inverse des oisifs et de ceux dont l’existence est assurée, ils n’avaient pas le temps de se permettre des finasseries prématurées et de tâter en théorie à ce qui ne les concernait pas encore dans la pratique. Impur, seul l’est le superflu. Lara était l’être le plus pur au monde.

Le frère et la sœur connaissaient le prix des choses et savaient apprécier les résultats qu’ils atteignaient. Il fallait être bien vu pour percer. Si Lara travaillait bien en classe, ce n’était pas par une soif abstraite de connaissance, mais parce que, pour être dispensée des frais de scolarité, il fallait être une bonne élève, et qu’il était indispensable de bien travailler pour y parvenir.

Elle s’acquittait avec la même aisance de toutes ses autres tâches : elle lavait la vaisselle, aidait dans l’atelier et faisait les commissions de sa mère. Ses mouvements étaient silencieux et doux, et tout en elle, la promptitude imperceptible de ses mouvements, sa taille, sa voix, ses yeux gris et ses cheveux blonds, tout se valait et s’accordait.

C’était un dimanche, à la mi-juin. Les jours de fête, on pouvait faire la grasse matinée. Lara était couchée sur le dos, la tête posée sur ses bras rejetés en arrière.

Dans l’atelier régnait un silence inaccoutumé. La fenêtre qui donnait sur la rue était ouverte. Lara entendait le fracas d’un fiacre qui roulait au loin et qui descendait du pavé dans la rainure du rail de l’omnibus : le martèlement brutal faisait place au glissement de la roue, doux comme sur du beurre. « Il faut encore dormir un peu », pensa Lara. Le grondement de la ville assoupissait comme une berceuse.

Sa taille et sa position dans le lit, Lara les sentait en ce moment par deux points, — la saillie de son épaule gauche et le gros orteil de son pied droit. C’était son épaule, c’était sa jambe, et pour tout le reste, c’était plus ou moins elle-même, son âme ou son être, aux limites tracées d’une main sûre et qui s’élançait avec confiance dans l’avenir.

Il faut s’endormir, pensait Lara, et elle essayait d’évoquer ce que pouvait être à cette heure le versant ensoleillé de la rue des Carrossiers avec les cours des constructeurs de voitures où d’immenses carrosses à vendre reposaient sur des planchers astiqués, avec les verres à facettes des lanternes de voitures, les ours empaillés, la grande vie. Et un peu plus bas, Lara imaginait l’exercice des dragons dans la cour des casernes du Znaménié, les simagrées des chevaux cérémonieux qui tournaient en rond, les exercices de voltige et le passage au pas, le passage au trot, le passage au galop. Et les bonnes d’enfant et les nourrices bouche bée, collées en rangs serrés à la barrière des casernes.

Et plus bas encore, pensait Lara, la rue Pétrovka, les rues adjacentes. « Allons donc, Lara ! où allez-vous chercher ça ? Tout simplement je veux vous montrer mon appartement. D’autant plus que c’est à côté. »

C’était la fête d’Olga, la petite fille de ses amis, rue des Carrossiers. A cette occasion les grandes personnes s’amusaient; soirée dansante, champagne. Il voulait y mener maman, mais maman ne pouvait pas, elle ne se sentait pas bien. Elle avait dit : « Prenez Lara. Vous me mettez toujours en garde, vous dites : « Amélie, veillez sur Lara. » Eh bien, à vous de veiller sur elle maintenant. » Et il avait veillé sur elle, rien à dire ! Ha, ha, ha !

C’est insensé, la valse ! Tournoyer, tournoyer sans penser à rien. Pendant que joue la musique, il s’écoule toute une éternité, comme la vie dans les romans. Mais dès que la musique cesse, cette sensation de scandale ! comme si l’on s’était fait arroser d’eau froide ou surprendre dévêtue. Et puis, les libertés que l’on passe aux autres, par bravade, pour montrer comme on est déjà grande.

Jamais elle n’aurait supposé qu’il dansait si bien. Que ses mains sont intelligentes, avec quelle assurance il vous prend à la taille ! Mais l’embrasser ainsi, elle ne le permettra jamais plus à personne. Elle n’aurait jamais cru qu’il pût se concentrer tant d’impudeur sur les lèvres d’autrui, lorsqu’on les presse si longuement contre les siennes.

Laisser ces bêtises. Une fois pour toutes. Ne pas jouer l’oie blanche, ne pas faire l’attendrie, ne pas baisser pudiquement les yeux. Ça pourrait mal finir un jour ou l’autre. Il y a là, tout près, une effrayante limite. Un pas de plus, et on roule dans l’abîme. Oublier la danse, ne plus y penser. Tout le mal est là. Ne pas avoir honte de refuser. Inventer que je ne sais pas danser ou que je me suis cassé une jambe.

V

En automne, il y eut des troubles au centre ferroviaire de Moscou. Les services de Moscou-Kazan se mirent en grève. Ceux de Moscou-Brest-Litovsk devaient se joindre à eux. L’ordre de grève avait été voté, mais le comité ne parvenait pas à se mettre d’accord sur la date du débrayage. Tout le monde, sur la ligne, était informé de la grève, et il ne fallait qu’un menu prétexte pour qu’elle se déclenchât spontanément.

C’était un matin maussade et froid du début d’octobre. Ce jour-là sur la ligne, on devait distribuer la paye. Des renseignements, que l’on attendait de la comptabilité, tardaient à venir. Puis un petit garçon entra dans le bureau; il portait le tableau de contrôle, l’ordre de paiement et un paquet de livrets de travail confisqués pour retenues. La paye commença. Sur l’immense terrain vague qui séparait la gare, les ateliers, le dépôt de locomotives, les entrepôts et les voies des bâtiments de bois de l’administration, s’allongea la file des conducteurs, des aiguilleurs, des ajusteurs et de leurs aides, des laveuses de planchers du parc de matériel roulant, de tous ceux qui venaient chercher leur paye.

On sentait le commencement de l’hiver urbain dans l’odeur mélangée des feuilles d’érable écrasées, de la neige fondante, de la fumée de locomotive et du pain de seigle chaud, que l’on faisait cuire dans le sous-sol du buffet de la gare et que l’on avait tiré du four à l’instant même. Des trains arrivaient, d’autres partaient. On les formait ou on les triait, on agitait des drapeaux enroulés et déroulés. Sur tous les tons, les trompettes des gardiens, les sifflets de poche des atteleurs et les voix de basse des sifflets de locomotives s’égosillaient. Des colonnes de fumée montaient vers le ciel en échelles infinies. Des locomotives sous pression attendaient, prêtes à partir, brûlant les nuages froids de l’hiver de leurs bouffées de vapeur bouillante.

Le long de la voie allaient et venaient le chef de gare Fouflyguine, ingénieur des ponts et chaussées, et le contremaître de la section Pavel Férapontovitch Antipov. Antipov harcelait le service de réparation : il ne cessait de se plaindre du matériel qu’on lui livrait pour la remise à neuf de la superstructure. L’acier avait une résistance insuffisante. Les rails ne supportaient pas les épreuves de torsion et de fracture et, selon les prévisions d’Antipov, ils devaient se fêler au gel. L’administration faisait la sourde oreille aux récriminations de Pavel Férapontovitch. Il y avait quelqu’un, là-dessous, dont cela faisait l’affaire.

Fouflyguine portait une pelisse coûteuse ornée du galon des chemins de fer, et, sous la pelisse déboutonnée, un costume civil en cheviote tout neuf. Il marchait avec précautions sur le remblai et contemplait d’un regard satisfait la ligne d’ensemble des revers de son veston, le pli irréprochable de son pantalon et la forme distinguée de ses chaussures.

Les paroles d’Antipov entraient par une oreille pour sortir aussitôt par l’autre, Fouflyguine avait les idées ailleurs, il sortait à chaque instant sa montre et regardait l’heure; on voyait qu’il était pressé.

— Oui, oui, bien sûr, mon bon, disait-il à Antipov en l’interrompant avec impatience, mais ça ne vaut que sur les grandes lignes, ou sur une ligne droite, là où il y a beaucoup de circulation. Mais songes-y, qu’est-ce qu’il y a dans ton secteur à toi ? Des voies secondaires, des voies de garage, des bardanes et des orties, en mettant les choses au mieux le triage des wagons vides et les manœuvres du teuf-teuf. Et il n’est pas content avec ça ! Mais tu es fou, ma parole ! Des rails comme ça, ici — mais on pourrait poser des rails de bois que ça irait !

Fouflyguine regarda sa montre, en rabattit le couvercle et se mit à regarder au loin là où la route s’approchait de la voie.

Une voiture apparut au tournant. C’était la voiture particulière de Fouflyguine. Sa femme était venue le chercher. Le cocher arrêta les chevaux tout près de la voie, les retenant sans cesse et leur faisant « tprrrou » d’une petite voix de femme, comme une bonne à des bébés qui font la moue, car les chevaux s’affolaient devant le chemin de fer. Dans le coin de la calèche, renversée sur les coussins dans une pose négligente, était assise une belle dame.

— Allons, mon vieux, ça sera pour une autre fois, dit le chef de section, et il fit un geste qui voulait dire : Qu’est-ce que tu veux que ça me fasse, tes rails ? Il y a des choses plus importantes.

Les époux partirent.

VI

Trois ou quatre heures plus tard, à l’approche du crépuscule, deux silhouettes, absentes jusque-là de la surface du sol, parurent surgir brusquement de dessous la terre, dans la plaine, à l’écart de la route, et, jetant de fréquents regards en arrière, s’éloignèrent rapidement. C’étaient Antipov et Tiverzine.

— Dépêchons-nous, dit Tiverzine. Ce n’est pas les mouchards que je crains, au cas où nous serions suivis, mais cette litanie va se terminer d’un moment à l’autre et ils vont sortir de la hutte et nous rattraper. Et moi je ne peux pas les voir. Si c’est pour tourner autour du pot sans arrêt, autant ne pas faire tant d’histoires. A quoi bon alors le comité, pourquoi jouer avec le feu et s’enterrer comme des taupes ! Et toi aussi tu as bonne mine, d’entretenir ce méli-mélo avec la ligne Moscou-Saint-Pétersbourg.

— Ma Daria a La typhoïde. Il faudrait que je la mette à l’hôpital. Tant que je ne l’aurai pas fait, je ne serai bon à rien.

— Il paraît qu’on paye aujourd’hui. Je vais passer à la caisse. Si ce n’était pas jour de paye, aussi vrai que Dieu existe, je vous laisserais tomber et, sans hésiter un instant, je mettrais fin tout seul à tout ce train-train.

— Et comment, peut-on vous le demander ?

— Ce n’est pas bien malin. On descend dans la chambre de chauffe, on donne un coup de sifflet, et finie la comédie.

Ils se dirent adieu et se séparèrent.

Tiverzine suivait la voie en direction de la ville. Il croisait des gens qui venaient de toucher leur paye à la caisse. Il y en avait beaucoup. Tiverzine mesura au jugé qu’il ne devait plus rester grand monde sur le territoire de la gare.

La nuit commençait à tomber. Sur le terre-plein découvert, devant la caisse, s’amassaient des ouvriers désœuvrés, éclairés par les lampadaires du bâtiment. A l’entrée du terre-plein était arrêtée la calèche de Fouflyguine. Mme Fouflyguine y était toujours assise dans la même pose, on aurait dit qu’elle n’avait pas quitté la voiture depuis le matin. Elle attendait son mari, qui touchait son argent au bureau.

Une neige mouillée, mêlée de pluie, se mit à tomber à l’improviste. Le cocher descendit de son siège et commença à relever la capote de cuir. Pendant qu’il desserrait les cerceaux tendus, en appuyant son pied sur l’arrière de la voiture, Mme Fouflyguine jouissait du spectacle de la bouillie liquide couleur de perle et d’argent qui scintillait dans la lumière des lampadaires. Elle jetait un regard rêveur et fixe par-dessus la foule des ouvriers, avec un air qui paraissait dire qu’au besoin ce regard pourrait les traverser de part en part sans encombres, comme s’ils avaient été un brouillard ou de la bruine.

Tiverzine saisit par hasard l’expression de son visage. Il en fut ulcéré. Il passa sans la saluer et décida de venir chercher sa paye plus tard, pour ne pas tomber sur le mari à la caisse. Il continua son chemin, vers une partie moins éclairée des ateliers, où l’on apercevait la tache noire de la plaque tournante, avec les voies en étoile qui conduisaient au dépôt des locomotives.

— Tiverzine ! Kipriane ! — plusieurs voix le hélèrent dans le noir. Un petit attroupement s’était formé devant les ateliers. A l’intérieur, quelqu’un vociférait et l’on entendait les pleurs d’un enfant. — Kipriane Savéliévitch, prenez la défense de l’enfant ! dit une femme dans la foule.

C’était le vieux contremaître Piotr Khoudoléïev qui, à son habitude, étrillait sa victime, le petit apprenti Ioussoupka.

Khoudoléïev n’avait pas toujours été un bourreau d’apprentis, un ivrogne et un bagarreur à la main lourde. Il y avait eu un temps où les filles de marchands et de popes des banlieues industrielles de Moscou jetaient de longs regards sur le bel artisan. Mais la mère de Tiverzine, qui, à l’époque, était encore à l’école du diocèse, et dont il avait demandé la main, ne voulut pas de lui et épousa son camarade, le chauffeur de locomotive Savéli Nikititch Tiverzine.

A la sixième année de son veuvage, après la mort atroce de Savéli Nikititch (il avait péri dans les flammes en 1888, au cours d’un accident de chemin de fer qui avait fait beaucoup de bruit à l’époque), Piotr Pétrovitch renouvela sa demande, et de nouveau Marfa Gavrilovna la rejeta. Dès lors Khoudoléïev se mit à boire et à faire les cent coups, pour régler son compte à l’univers entier, qu’il rendait responsable de ses ennuis actuels.

loussoupka était le fils d’un certain Himazeddine, concierge de la maison où habitait Tiverzine. Tiverzine avait pris le petit garçon sous sa protection, ce qui avivait l’antipathie de Khoudoléïev à l’égard de l’enfant.

— Comment tiens-tu la lime, asiate ? — hurlait Khoudoléïev, tirant Ioussoupka par les cheveux et le frappant sur le cou. — C’est comme ça qu’on lime la fonte ? Réponds-moi, est-ce que tu vas me bousiller le travail, moricaud, allah-mullah les-yeux bridés ?

— Aïe, je le ferai plus, M’sieur, aïe, je le ferai plus, plus, aïe, ça fait mal !

— Mille fois on le lui a dit; commence par amener la poupée, avant de serrer à bloc, mais lui non, il faut qu’il en fasse à sa tête. Il a failli me casser le fuseau, le fils de chienne.

— J’ai pas touché au fuseau, M’sieur, je vous jure, j’y ai pas touché.

— Qu’est-ce qu’il t’a fait, le gosse, pour que tu le martyrises ? demanda Tiverzine en se frayant un passage à travers la foule.

— Ne te mêle pas de ce qui ne te regarde pas, lui répondit sèchement Khoudoléïev.

— Je te demande ce qu’il t’a fait pour que tu le martyrises ?

— Et moi je te dis de passer ton chemin, social-commandant. Ce ne serait pas encore assez de le tuer, ce salopard : il a failli me casser mon fuseau. Qu’il me remercie à genoux d’être encore vivant, ce bigleux du diable, je lui ai seulement tiré les oreilles et les cheveux pour lui faire un peu la leçon.

— Alors pour toi ça serait une raison pour lui arracher la tête, père Khoudoléïev ? Tu devrais avoir honte vraiment. Un vieil ouvrier comme toi ! Ça a les cheveux blancs, mais pas grand-chose dans la tête !

— Passe ton chemin, passe ton chemin que je te dis, tant que tu es entier. Je te ferai rendre l’âme pour t’apprendre à me donner des leçons, cul de chien ! On t’a fabriqué sur les traverses, sang d’esturgeon, en plein sous le nez de ton père. Ta mère, cette poule mouillée, comme ça que je la connais, la chatte écorchée, cette traînée !

Ce qui se passa ensuite dura l’espace d’une minute. L’un et l’autre ils saisirent chacun le premier objet venu sur l’établi, où traînaient de lourds outils et de la ferraille, et ils se seraient tués, si les témoins de la scène ne s’étaient précipités tous ensemble pour les séparer. Khoudoléïev et Tiverzine, la tête en avant, se touchant presque le front, se faisaient face, pâles et les yeux injectés de sang.

Leur agitation était telle qu’ils ne pouvaient prononcer un seul mot. On les tenait ferme, derrière eux, par les bras. Par moments, ils bandaient leurs forces pour se délivrer, tout leur corps se tordait et ils entraînaient à leur suite les camarades qui se pendaient à eux. Les agrafes et les boutons de leurs vêtements sautaient les uns après les autres, leurs blousons et leurs chemises glissaient et découvraient leurs épaules nues. Le vacarme ne cessait pas autour d’eux.

— Le ciseau, prends-lui le ciseau, il va lui fendre le crâne. Allons, du calme, père Piotr, ou on te démet le bras ! On va jouer longtemps comme ça ? Allez, on les sépare, on les enferme à clé et baste !

Soudain Tiverzine, dans un effort surhumain, secoua la grappe de corps qui l’enserrait et réussit à se dégager; l’élan qu’il avait pris l’entraîna jusqu’à la porte. On allait se lancer à sa poursuite, mais, voyant qu’il ne songeait pas à revenir à la charge, on le laissa aller. Il sortit en claquant la porte et partit en avant sans se retourner. Autour de lui l’humidité de l’automne, la nuit, l’obscurité. « On veut leur bien, et eux le couteau dans les reins ! » grommelait-il, sans savoir où il allait ni ce qu’il voulait.

Cet univers de bassesse et de fraude, où une belle dame bien nourrie se permettait de toiser ainsi ces pauvres bêtas de travailleurs, et où la victime avinée de cet ordre de choses trouvait plaisir à bafouer ses semblables, cet univers, il ne l’avait jamais détesté comme en ce moment. Il marchait vite, comme si sa hâte pouvait rapprocher le temps où tout l’univers serait raisonnable et harmonieux, comme il le voyait maintenant dans sa cervelle enfiévrée. Il savait que leurs efforts de ces derniers jours, les désordres sur la ligne, les discours tenus dans les réunions et leur décision de faire la grève, qui n’avait pas encore été mise à exécution, mais qui n’avait pas été rapportée non plus, que tout cela, c’étaient des étapes de la longue route qu’ils avaient encore à parcourir.

Mais en ce moment, son exaltation était telle qu’il brûlait de parcourir toute cette distance d’un seul coup, sans reprendre haleine. Il ne se représentait pas où il allait ainsi, à grandes enjambées, mais ses jambes savaient fort bien où elles le portaient.

Tiverzine fut longtemps sans soupçonner qu’après leur départ, le comité réuni dans la hutte avait décidé de débrayer le soir même. Les membres du comité s’étaient aussitôt réparti les secteurs à visiter et les postes à faire évacuer. Lorsque de l’atelier de réparation des locomotives, comme un cri jailli du fond de son âme, Tiverzine entendit s’élever le signal, enroué d’abord, puis de plus en plus pur et de plus en plus régulier, la foule des ouvriers qui arrivaient du dépôt et de la gare de marchandises, se dirigeait déjà vers la ville à partir du sémaphore de l’entrée, et se fondait avec d’autres groupes qui venaient de quitter leur travail au coup de sifflet lancé par Tiverzine dans la chambre de chauffe.

Longtemps Tiverzine crut que lui seul avait arrêté le travail et le trafic cette nuit-là. Il ne fut détrompé que plus tard, lorsqu’il passa en jugement pour un ensemble de délits : l’incitation à la grève ne figurait pas parmi les chefs d’accusation.

Des gens sortaient en courant, demandaient :

— Qu’est-ce que c’est que ces coups de sifflet ? Où faut-il aller ? Des voix répondaient dans le noir :

— Tu n’es pas sourd ? Tu entends bien, c’est l’alarme. Un incendie.

— Un incendie, où ça ?

— Un incendie quelque part, puisqu’on siffle.

Des portes claquaient, d’autres ouvriers sortaient. On entendait d’autres voix.

— Cause toujours, un incendie ! Cul-terreux ! N’écoutez pas l’imbécile. Ça veut dire qu’y en a marre, compris ? Finie la musique, on ferme boutique. On rentre à la maison, les gars.

La foule augmentait sans cesse. Les chemins de fer étaient en grève.

VII

Tiverzine revint chez lui trois jours plus tard, gelé jusqu’aux os, mort de sommeil, avec une barbe de plusieurs jours. Il avait gelé la nuit précédente, plus que de coutume à cette époque de l’année, et Tiverzine était vêtu pour l’automne. Le concierge Himazeddine l’accueillit sur le pas de la porte.

— Merci, monsieur Tiverzine, commença-t-il. T’as pas laissé faire le mal à loussoup, toute ma vie je prie le bon Dieu pour toi.

— Tu n’es pas fou, Himazeddine, me dire Monsieur, à moi ? Laisse tomber ça, je t’en prie. Dis vite, tu vois ce froid qu’il fait.

— Pourquoi froid, t’as chaud, toi, Savélitch. Hier on a amené à ta maman, Marfa Gavrilovna, de la gare de marchandises, du bois plein le hangar, rien que du bouleau, du bon, du sec.

— Merci, Himazeddine. Tu voulais encore dire quelque chose, dépêche-toi, je t’en prie, je suis gelé, tu comprends.

— Je voulais te dire : ne reste pas chez toi cette nuit, Savélitch, il faut te mettre à l’abri. Le factionnaire est venu demander après toi, l’inspecteur est venu demander après toi, qui vient chez nous qu’ils disent. Moi je leur dis, il y a personne qui vient. Il y a l’aide-mécanicien qui vient, je leur dis, il y a la brigade des locomotives, il y a les chemins de fer. Mais des gens du dehors, pas un seul !

La maison où Tiverzine, qui était célibataire, habitait avec sa mère et le ménage de son frère cadet, appartenait à l’église voisine de la Sainte-Trinité. La maison était occupée par une partie du clergé de la paroisse, par deux coopératives de fruitiers et de bouchers qui faisaient du commerce de détail sur des éventaires qu’elles avaient en ville, mais surtout par le personnel subalterne du réseau Moscou-Brest-Litovsk.

C’était une maison de pierre avec des galeries de bois. Celles-ci encadraient de toutes parts une cour sale de terre battue. Le long des galeries s’élevaient des escaliers de bois, crasseux et glissants, qui sentaient le chat et le chou aigre. Sur les paliers se détachaient des cabinets et des remises cadenassées.

Le frère de Tiverzine avait été mobilisé comme simple soldat et blessé à Vafanghoa. Il était en traitement à l’hôpital de Krasnoïarsk, où sa femme et ses deux filles étaient allées le voir et se charger de lui. Gens du rail de père en fils, les Tiverzine se déplaçaient facilement et sillonnaient la Russie avec des cartes de circulation gratuites. A l’heure actuelle, l’appartement était vide et silencieux. La mère et le fils étaient seuls à l’habiter.

L’appartement se trouvait au premier étage. Devant la porte, sur la galerie, il y avait un tonneau que remplissait le porteur d’eau. Lorsque Kipriane Savéliévitch fut monté à son étage, il s’aperçut que le couvercle du tonneau était déplacé et qu’un gobelet métallique était soudé par le gel à la plaque de glace qui s’était formée à la surface de l’eau.

— C’est Prov, à coup sûr, pensa Tiverzine en souriant. Ça boit, ça boit comme un trou, il a le feu aux tripes.

Prov Afanassiévitch Sokolov, le sacristain, un homme de belle apparence et jeune encore, était un parent éloigné de Marfa Gavrilovna.

Kipriane Savéliévitch arracha le gobelet de la croûte de glace, poussa le couvercle sur le tonneau et tira sur la poignée de la sonnette. Un nuage d’air familial et de fumée appétissante vint à sa rencontre.

— Vous avez fait un bon feu, maman. Il fait chaud, il fait bon chez vous.

La mère se jeta à son cou, l’embrassa et fondit en larmes. Il caressa ses cheveux, attendit un instant et l’écarta doucement.

— Qui ne risque rien n’a rien, maman, dit-il à mi-voix. De Moscou jusqu’à Varsovie, voilà le chemin qui m’attend.

— Je sais. C’est pour ça que je pleure. Ça va mal finir pour toi. Tu devrais te sauver, mon Kouprik, loin, très loin d’ici.

— Il a manqué me casser la tête, votre petit ami, votre galant berger, Piotr Pétrov. Il pensait la faire rire. Elle ne comprit pas la plaisanterie et répondit sérieusement :

— C’est mal de se moquer de lui, mon petit Kouprik. Tu devrais le prendre en pitié le pauvre diable, cette âme en peine.

— Ils ont emmené Antipov, Pavel Férapontovitch, vous savez bien. Ils sont arrivés la nuit, perquisition, ils ont tout mis sens dessus dessous. Au matin, ils l’ont emmené. Et en plus sa Daria a la typhoïde, elle est à l’hôpital. Le petit Pavel, celui qui est au collège moderne, est resté seul avec sa tante, la sourde. Et puis on veut les mettre à la porte. A mon avis, il faut prendre l’enfant chez nous. Qu’est-ce qu’il est venu faire, Prov ?

— Comment sais-tu qu’il est venu ?

— J’ai vu que le tonneau était resté découvert, avec le gobelet dessus. C’est certainement Prov, le trou sans fond, qui s’est, rempli la panse, je me suis dit.

— Comme tu es malin, mon petit Kouprik. C’est juste. C’était Prov, oui, c’était bien Prov, Prov Afanassiévitch. Il est passé m’emprunter du bois, je lui en ai donné. Mais que je suis bête, du bois ! J’avais complètement oublié la nouvelle qu’il m’a apportée. Le tsar, tu comprends, a signé un manifeste pour dire qu’il fallait tout recommencer autrement, ne faire de mal à personne, donner la terre aux paysans et mettre tout le monde à égalité avec les nobles. L’oukase est signé, qu’est-ce que tu penses, il n’y a plus qu’à le publier. Le synode a envoyé une nouvelle supplique, pour la mettre dans la liturgie, ou bien je ne sais plus, une nouvelle prière d’actions de grâces, que je ne dise pas de sottises. Provouchka me l’a dit, mais tu vois, je l’avais oublié.

VIII

Pacha Antipov, le fils de Pavel Férapontovich, celui qui venait d’être arrêté, et de Daria Filimonovna, qui était à l’hôpital, vint habiter chez les Tiverzine. C’était un enfant propre aux traits réguliers et aux cheveux châtains séparés par une raie. Il les brossait à chaque instant, et à chaque instant il rajustait son blouson et sa ceinture d’uniforme dont la boucle portait l’insigne du collège moderne. Pacha était rieur jusqu’aux larmes et très bon observateur. Il imitait avec beaucoup de ressemblance et de comique tout ce qu’il voyait et entendait autour de lui.

Peu après le manifeste du 17 octobre[6], une grande manifestation devait se dérouler entre la porte de Tver et celle de Kalouga. L’initiative était du type « à sept bonnes, enfant sans yeux », comme dit le proverbe. Les quelques organisations révolutionnaires qui trempaient dans le projet s’étaient prises de bec entre elles, et s’étaient désistées les unes après lçs autres. Puis, lorsqu’elles avaient appris qu’au matin du jour convenu la foule était malgré tout descendue dans la rue, elles avaient dépêché en toute hâte leurs représentants auprès des manifestants.

En dépit des efforts que Kipriane avait faits pour l’en dissuader et malgré son opposition, Marfa Gavrilovna s’était jointe à la manifestation avec le joyeux et sociable Pacha.

C’était un jour sec et glacé du début de novembre, au ciel paisible et gris de plomb. De rares flocons de neige, on les aurait presque comptés, tournoyaient longuement et évasivement avant de tomber sur le sol et de former ensuite une poussière grise et duveteuse tapie dans les creux des chemins.

La foule dévalait le long des rues, une vraie fourmilière, des visages, des visages et des visages, des pardessus ouatinés et des bonnets d’astrakan, des vieillards, des étudiantes et des enfants, des employés des ponts et chaussées en uniforme, des ouvriers du dépôt des tramways et de la centrale téléphonique, chaussés de bottes montantes et vêtus de blousons de cuir, des lycéens et des étudiants.

Pendant quelque temps, on chanta la Varsovienne, Vous les victimes et la Marseillaise, mais soudain l’homme qui marchait à reculons devant le cortège, il dirigeait les chanteurs en agitant le bonnet cosaque qu’il serrait dans sa main, se recoiffa, cessa de donner le ton et, tournant le dos à la procession, se mit à écouter attentivement ce que disaient les autres organisateurs qui avançaient à ses côtés. Le chant se dérégla et s’interrompit. On entendit le crissement des pas de la multitude innombrable sur les pavés gelés.

Des informateurs bénévoles faisaient savoir aux initiateurs du défilé que les cosaques les attendaient un peu plus loin. L’embuscade qui se préparait avait été annoncée par téléphone à la pharmacie voisine.

— Voyons un peu, disaient les organisateurs. L’essentiel, c’est de garder son sang-froid et ne pas perdre la tête. Il faut immédiatement occuper le premier bâtiment public qui nous tombera sous la main, annoncer aux gens le danger qui nous menace et nous séparer un à un.

On se mit à discuter de l’endroit qu’il fallait choisir. Les uns proposaient la Société des agents de commerce, d’autres l’École supérieure technique, d’autres l’École des correspondants étrangers.

Pendant la discussion, on vit apparaître le coin d’un bâtiment officiel. C’était aussi le local d’un établissement d’enseignement, qui ferait l’affaire aussi bien que les précédents.

Lorsque le défilé l’eut atteint, les meneurs montèrent sur le perron en demi-cercle et firent des signes pour arrêter la tête de la procession. La porte d’entrée aux multiples battants s’ouvrit, et le défilé au grand complet, pelisse après pelisse et bonnet après bonnet, commença à s’écouler dans le vestibule de l’école et à gravir l’escalier d’apparat.

— Dans la salle des actes, dans la salle des actes ! criaient quelques voix à l’arrière, mais la foule continuait à se répandre dans les couloirs et dans les classes.

Lorsqu’on eut cependant réussi à faire revenir le public, et que tout le monde eut pris place dans la salle, les dirigeants s’efforcèrent à plusieurs reprises d’annoncer le guet-apens à l’assemblée, mais personne ne les écoutait. L’arrêt du défilé et son installation dans un local couvert furent interprétés comme une invitation à un meeting improvisé, qui commença sur-le-champ.

Après avoir longtemps piétiné et chanté, les gens avaient envie de rester un peu assis en silence : à un autre, maintenant, d’écoper et de s’époumoner à leur place. A côté de la satisfaction essentielle du repos, les menues divergences des orateurs, presque entièrement solidaires entre eux, leur étaient indifférentes.

C’est pourquoi le plus grand succès revint au plus mauvais orateur, qui ne fatiguait pas l’assistance en lui donnant le désir de suivre ce qu’il disait. Un hurlement approbateur accompagnait chacune de ses paroles. Personne ne regrettait que sa voix fût couverte par le vacarme des approbations.

D’impatience, on se hâtait d’être d’accord avec lui, on criait : « Honte ! » on rédigeait un télégramme de protestation et soudain, lorsqu’on en eut assez d’écouter sa voix monotone, toute la salle se leva comme un seul homme et, ne pensant plus du tout à l’orateur un bonnet après l’autre, une rangée après l’autre —, la foule se mit à descendre l’escalier et se déversa dans la rue. Le défilé continuait.

Pendant que se tenait le meeting, la neige s’était mise à tomber. Les rues étaient devenues blanches. La neige s’abattait, de plus en plus épaisse.

Lorsque les dragons foncèrent, les derniers rangs furent quelques instants sans s’en apercevoir. Soudain une clameur croissante déferla à partir des premiers rangs, comme lorsqu’une foule crie « Hourra ! ». Les cris de « Au secours ! », « Ils l’ont tué ! » et quantité d’autres se fondirent dans un vacarme indescriptible. Presque au même instant, sur la vague de ces cris, à travers un étroit défilé creusé dans la foule qui s’était écartée brusquement, des naseaux, des crinières et des cavaliers agitant leurs épées passèrent à toute allure et sans bruit.

Le peloton passa au galop, fit demi-tour, reforma ses rangs et entra comme un couteau dans la queue du cortège. Le massacre commença.

Quelques instants plus tard, la rue était presque vide. La foule s’était dispersée dans les ruelles. La neige tombait moins dense. Le soir était sec comme un dessin au charbon. Soudain le soleil, qui se couchait là-bas, quelque part, derrière les maisons, apparut à un tournant et se mit, aurait-on dit, à montrer du doigt tout ce qu’il y avait de rouge dans la rue : les bonnets à fond rouge des dragons, la toile du drapeau rouge abandonné, les filets et les points rouges des traces de sang qui s’allongeaient sur la neige.

Sur le bord de la chaussée un homme au crâne fendu gémissait et se traînait en s’aidant de ses bras. Quelques cavaliers alignés remontaient la rue au pas. Ils revenaient de l’extrémité de la rue, où les avait entraînés leur poursuite. Presque sous leurs jambes Marfa Gavrilovna, son fichu rabattu sur la nuque, se démenait et criait à tue-tête : « Pacha! Patoulia! »

Il ne l’avait pas quittée d’un pas, ne cessant de l’amuser en imitant avec beaucoup de talent le dernier orateur, et soudain il avait disparu dans le tohu-bohu provoqué par l’arrivée des dragons.

Dans la bagarre, Marfa Gavrilovna avait elle-même reçu un coup de cravache, et bien que sa douillette doublée de ouatine l’eût empêchée de le sentir, elle cria des injures et menaça du poing les cavaliers qui s’éloignaient, indignée de ce qu’on se fût permis de lui donner le fouet, à son âge, aux yeux de tout le bon peuple.

Marfa Gavrilovna jetait des regards éperdus à droite et à gauche de la chaussée. Par bonheur, elle aperçut soudain le gamin sur le trottoir opposé. Là, dans le renfoncement qui séparait une épicerie de la partie saillante d’une maison de pierre, s’entassait un petit groupe de badauds.

C’était là que les avait refoulés de la croupe et des flancs de son cheval un dragon monté sur le trottoir. Leur effarement l’amusait et, leur barrant le passage, il exécutait sous leur nez des voltes et des pirouettes de manège, faisait reculer le cheval et lentement, comme au cirque, le cabrait. Soudain il vit devant lui ses camarades qui s’en revenaient au pas, éperonna son cheval et en deux ou trois bonds rejoignit sa place parmi eux.

Les gens tassés dans l’encoignure se dispersèrent. Pacha, qui n’avait pas osé élever la voix, se précipita vers la grand-mère.

Ils revenaient chez eux. Marfa Gavrilovna bougonnait sans arrêt :

— Maudits assassins, massacreurs du diable ! Tout le monde est heureux, le tsar a donné la liberté, mais eux, ça les démange. Ils voudraient tout couvrir de boue, prendre à contre-pied le moindre mot.

Elle en voulait aux dragons, à tout le monde, et même à son fils, en ce moment. Elle s’emportait brusquement et il lui semblait alors que tout ce qui se passait, tout ça c’étaient des tours à la bande de Kipriane, ces écervelés, ces nigauds, ces coupeurs de cheveux en quatre.

— Serpents venimeux ! Qu’est-ce qu’il leur faut encore, à ces possédés ? Rien dans la tête ! Aboyer et faire des sottises, c’est tout ce qu’ils savent faire. Et celui-là, la grande bouche, comment déjà, Pachenka ? Montre voir, mon petit, montre voir. Oh non, je n’en peux plus, c’est trop drôle. C’est lui, ni plus ni moins, c’est lui tout craché. Et patati et patata. Ah, le moustique, ah, la vermine !

Rentrée chez elle, elle assaillit son fils de reproches : elle n’était plus d’âge à être enseignée à coups de fouet dans le bas du dos par une espèce de bûche grêlée et ébouriffée, perchée sur son cheval.

— Mais qu’avez-vous, maman, ma parole ? On dirait vraiment que je suis, je ne sais pas, moi, un officier cosaque ou le caïd des gendarmes.

IX

Nikolaï Nikolaïévitch était à la fenêtre lorsque les fuyards apparurent.

Il comprit que cela venait de la manifestation et resta quelque temps à scruter l’horizon, pour voir si Ioura ou d’autres connaissances ne se trouvaient pas parmi la foule en débandade. Il ne vit personne, il eut seulement un instant l’impression de voir passer rapidement ce… (Nikolaï Nikolaïévitch avait oublié son prénom), le fils de Doudorov, un incorrigible, auquel, tout récemment encore, on avait retiré une balle de l’épaule gauche et qui s’était de nouveau fourré où il ne fallait pas.

Nikolaï Nikolaïévitch était arrivé de Pétersbourg en automne. Il n’avait pas de domicile à Moscou, et l’hôtel ne le tentait guère. Il était descendu chez les Sventitski, des parents éloignés. Ceux-ci lui avaient réservé un cabinet de travail dans l’angle de l’étage supérieur.

C’était un corps de bâtiment de deux étages, trop grand pour le couple sans enfants des Sventitski, qui avait été loué jadis à la famille par les princes Dolgorouki. La propriété des Dolgorouki, avec ses trois cours intérieures, son jardin et ses innombrables bâtiments, construits un peu partout, et dans à peu près tous les styles, donnait sur trois ruelles différentes et portait le vieux nom de cité des Minotiers.

Malgré ses quatre fenêtres, le cabinet de travail manquait de lumière. Il était encombré de livres,, de papiers, de tapis et de gravures. Il avait un balcon qui cernait l’angle de la maison. La double porte vitrée qui y donnait accès avait été calfeutrée et condamnée pour l’hiver.

A travers les deux fenêtres du cabinet et la porte vitrée du balcon, on voyait la ruelle dans toute sa longueur, un chemin de traîneau qui s’enfuyait au loin, des maisonnettes disposées de travers, des palissades boiteuses.

Le jardin projetait des ombres violettes dans le cabinet. A la manière dont ils regardaient dans la chambre, on aurait dit que les arbres voulaient étendre sur le plancher leurs branches vêtues d’un givre pesant, qui ressemblait à des coulées figées de stéarine mauve.

Nikolaï Nikolaïévitch regardait dans la ruelle et se rappelait l’hiver précédent à Saint-Pétersbourg, le pope Gapone, Gorki, la visite de Witte, les écrivains à la mode. Il avait fui ce charivari pour venir ici, écrire au milieu du calme plat de l’antique métropole le livre auquel il songeait. Mais pensez-vous ! Il était tombé de Charybde en Scylla.

Tous les jours des conférences et des exposés, on ne lui laissait pas le temps de reprendre ses esprits. Tantôt aux Cours supérieurs de jeunes filles, tantôt au Cercle de Philosophie religieuse, tantôt au profit de la Croix-Rouge, tantôt au bénéfice de la Caisse du comité de grève. Ah, s’en aller en Suisse, s’enterrer au fond d’un canton forestier ! Un lac baigné de lumière et de sérénité, le ciel et les montagnes, et le grand air vibrant qui ne laissait rien sans écho, le grand air toujours aux aguets.

Nikolaï Nikolaïévitch se détourna de la fenêtre. Il eut envie d’aller rendre visite à quelqu’un ou de descendre dans la rue tout simplement, sans but. Mais aussitôt, il se souvint que le tolstoïen Vyvolotchnov devait venir le voir, et qu’il ne pouvait pas s’absenter. Il se mit à arpenter la chambre. Il pensa à son neveu.

Lorsque Nikolaï Nikolaïévitch avait quitté son coin perdu de la Volga pour s’installer à Pétersbourg, il avait laissé Ioura à Moscou dans le cercle des familles parentes de la sienne : les Védéniapine, les Ostromyslenski, les Séliavine, les Mikhaelis, les Sventitski et les Groméko. Pour commencer, on avait casé Ioura chez le viel Ostromyslenski, un brouillon et un radoteur que ses proches appelaient tout simplement Fedka. Fedka vivait maritalement avec sa pupille Motia, aussi croyait-il ébranler les fondements de la société et se considérait-il comme un combattant de l’idée. Il n’avait pas justifié la confiance qu’on lui avait faite et s’était même révélé indélicat en dépensant pour son compte l’argent destiné à l’entretien de Ioura. On avait alors placé l’enfant dans la famille du professeur Groméko, où il était resté jusqu’à ce jour.

Chez les Groméko, Ioura se trouvait dans une atmosphère favorable au-delà de tout espoir.

« Ils font là-bas une espèce de triumvirat, pensait Nikolaï Nikolaïévitch, avec son camarade de classe Gordon et la fille de la maison, Tonia Groméko. Cette triple alliance a la tête farcie du Sens de l’amour[7] et de la Sonate à Kreutzer et la prédication de la chasteté leur a détraqué l’esprit.

« L’adolescence doit passer à travers toutes les frénésies de la pureté. Mais ils y vont un peu fort, ils déraisonnent.

« Ces phénomènes ! Des enfants. Le domaine des sens, qui les inquiète tant, ils l’appellent Dieu sait pourquoi « vulgarité », et ils emploient cette expression à tort et à travers. Le choix du mot n’est guère heureux. « La vulgarité », c’est pour eux la voix de l’instinct, et la littérature pornographique, et l’exploitation de la femme, et tout le domaine des sens, ou presque. Ils rougissent et ils pâlissent quand on prononce ce mot devant eux !

« Si j’étais à Moscou, pensait Nikolaï Nikolaïévitch, je mettrais bon ordre à tout cela. La pudeur est indispensable, mais dans certaines limites… »

— Ah, Nil Féoktistovitch ! Entrez donc, s’écria-t-il, et il alla à la rencontre de son visiteur.

X

Un homme corpulent, vêtu d’une chemise russe grise serrée à la taille par une large ceinture, était entré dans la chambre.

Il portait des bottes de feutre, son pantalon ballonnait sur ses genoux. Il donnait l’impression d’un brave homme un peu dans les nuages. Il avait sur le nez, au bout d’un grand ruban noir, un petit pince-nez que l’irritation faisait sursauter.

En se débarrassant dans l’entrée, il n’était pas allé jusqu’au bout. Il n’avait pas enlevé son écharpe, dont le bout traînait sur le plancher, et il avait gardé dans les mains son chapeau rond en feutre. Ces objets le gênaient dans ses mouvements; ils l’empêchèrent non seulement de serrer la main de Nikolaï Nikolaïévitch, mais même de lui dire bonjour.

— Euh-mm, marmonnait-il, tout désorienté, en regardant dans tous les coins.

— Posez ça où vous voudrez, dit Nikolaï Nikolaïévitch, ce qui rendit à Vyvolotchnov le don de la parole et l’assurance.

C’était l’un de ces disciples de Léon Tolstoï dans la tête desquels les pensées d’un génie qui n’avait jamais connu la paix s’étaient couchées pour goûter un long repos sans nuages, et s’amenuisaient sans espoir.

Vyvolotchnov était venu demander à Nikolaï Nikolaïévitch de prendre la parole dans une école au profit des déportés politiques.

— J’y ai déjà parlé une fois.

— Au profit des politiques ?

— Oui.

— Il faudra recommencer.

Nikolaï. Nikolaïévitch se fit d’abord prier, puis accepta.

L’objet de la visite était épuisé. Nikolaï Nikolaïévitch ne retenait pas Nil Féoktistovitch. Celui-ci pouvait se lever et partir. Mais Vyvolotchnov jugeait impoli de s’en aller si vite. Il fallait dire pour prendre congé quelque chose de spirituel, de désinvolte. Une conversation s’engagea, guindée, déplaisante.

— A lors vous faites dans le décadent ? Vous vous êtes mis au mysticisme ?

— Pourquoi donc, s’il vous plaît ?

— Un de fichu. Vous vous souvenez de l’assemblée provinciale ?

— Comment donc ! Nous avons travaillé ensemble pour les élections. Nous nous sommes battus pour les écoles de village, pour les écoles normales d’instituteurs. Vous vous souvenez ?

— Bien sûr. Ça chauffait. Après ça, il me semble, vous vous êtes produit dans la santé publique et dans l’assistance sociale. Pas vrai ?

— Un certain temps.

— Ouais. Et maintenant ces faunes et ces nénuphars, les éphèbes et « soyons comme le soleil[8] ». Tuez-moi si vous voulez, je ne peux pas y croire. Qu’un homme intelligent, qui a le sens de l’humour et qui connaît si bien le peuple… Non, laissez ça à d’autres, je vous en prie… Ou bien peut-être je m’immisce… Quelque secret ?

— Pourquoi lâcher les mots au hasard, sans y réfléchir ? Sur quoi nous chamaillons-nous ? Vous ne connaissez pas mes idées.

— La Russie a besoin d’écoles et d’hôpitaux, et pas de faunes et de nénuphars.

— Qui vous dit le contraire ?

— Le moujik n’a pas de quoi s’habiller, il est boursouflé par la famine…

La conversation faisait des bonds de ce genre. Convaincu d’avance de la futilité de ses tentatives, Nikolaï Nikolaïévitch voulut pourtant expliquer ce qui le rapprochait de certains écrivains de l’école symboliste, puis il passa à Tolstoï.

— Jusqu’à un certain point de vue, je suis avec vous. Mais Tolstoï dit que, plus l’homme se donne à la beauté, plus il s’éloigne du bien.

— Et vous pensez le contraire ? La beauté va sauver le monde, les mystères du Moyen Age, etc. Rozanov et Dostoïevski ?

— Attendez, je suis capable de dire moi-même ce que je pense. Je pense que si l’on pouvait arrêter la bête qui sommeille dans l’homme par la menace, celle du violon ou celle du châtiment éternel, peu importe, l’emblème le plus haut de l’humanité serait le dompteur de cirque avec son fouet, et non le prédicateur et son sacrifice. Mais justement, ce qui au cours des siècles a élevé l’homme au-dessus de la bête et l’a porté si haut, ce n’est pas le bâton, c’est la musique : la force irréfutable de la vérité désarmée, l’attraction de son exemple. Jusqu’ici on a considéré que ce qui importait le plus dans l’Évangile, c’étaient les maximes morales et les règles contenues dans les commandements; pour moi, l’essentiel est ce que le Christ a exprimé en paraboles tirées ‘de la vie courante, éclairant la vérité par la lumière du quotidien. Au fond de tout ceci, il y a l’idée que les liens qui unissent les mortels sont immortels et que la vie est symbolique, parce qu’elle a un sens.

— Je n’ai rien compris. Vous devriez faire un livre là-dessus.

Lorsque Vyvolotchnov fut parti, Nikolaï Nikolaïévitch fut envahi par une vive irritation. Il s’en voulait d’avoir débité à ce butor de Vyvolotchnov, et sans lui faire la moindre impression, une partie des idées auxquelles il tenait. Comme il arrive parfois, le dépit de Nikolaï Nikolaïévitch changea soudain d’objet. Il cessa complètement de penser à Vyvolotchnov, comme si celui-ci n’avait jamais existé. Il se souvint d’une autre aventure. Il ne tenait pas de journal, mais deux ou trois fois l’an, il notait dans un gros cahier d’écolier les pensées qui lui avaient paru les plus frappantes. Il sortit le cahier et se mit à écrire d’une écriture large et lisible. Voici ce qu’il nota :

« Cette sotte de Schlesinger m’a mis hors de moi pour toute la journée. Elle arrive le matin, s’installe jusqu’au déjeuner et pendant deux heures, montre en main, me force à écouter son galimatias. Texte en vers du symboliste A… pour la symphonie cosmogonique du compositeur B… ; avec les esprits des planètes, la voix des quatre éléments, etc. Je m’arme de patience, et puis je n’ai pu y tenir et je l’ai suppliée de m’épargner, non, c’est au-dessus de mes forces, excusez-moi.

« J’ai compris tout d’un coup. J’ai compris pourquoi c’est toujours si mortellement insupportable et faux, jusque dans Faust. L’intérêt qu’on y porte est artificiel, mensonger. L’homme moderne n’a pas besoin de ça. Lorsque les énigmes de l’univers s’emparent de son esprit, il se plonge dans la physique, et non dans les hexamètres d’Hésiode.

« Mais il ne s’agit pas seulement de la vétusté de ces formes, de leur anachronisme. L’essentiel n’est pas que ces esprits du feu et de l’eau embrouillent ce que la science a lumineusement débrouillé. L’essentiel, c’est que ce genre va à l’encontre de tout l’esprit de l’art moderne, de son essence, de ses motifs.

« Ces cosmogonies étaient naturelles sur la terre de jadis, que l’homme peuplait encore si peu qu’il ne masquait pas la nature. Des mammouths erraient encore à la surface, et le souvenir des dinosaures et des dragons était encore tout frais. La nature sautait aux yeux de l’homme avec une évidence si grande, et à sa gorge avec tant de férocité et de manière si palpable, que peut-être tout l’univers était-il encore pour de bon rempli de dieux. Ce sont là les toutes premières pages de la chronique de l’humanité qui ne faisait que commencer.

« C’est Rome, et le surpeuplement, qui ont sonné le glas de cet univers. Rome était un marché aux puces de dieux empruntés et de peuples conquis, une bousculade à deux étages, sur la terre et dans le ciel, un cloaque serré d’un triple nœud, comme une occlusion intestinale. Des Daces, des Gétules, des Scythes, des Sarmates, des Hyperboréens, de lourdes roues sans rayons, des yeux bouffis de graisse, la bestialité, les doubles mentons, les poissons qu’on nourrissait de la chair des esclaves cultivés, les empereurs analphabètes. Il y avait plus de gens sur terre que jamais il n’y en eut depuis, ils s’écrasaient dans les couloirs du Colisée et ils souffraient.

« Et c’est dans cet engorgement sans goût de marbre et d’or qu’il est venu, léger et vêtu de lumière, homme avec insistance, provincial avec intention, galiléen, et depuis cet instant les peuples et les dieux ont cessé d’exister et l’homme a commencé, l’homme menuisier, l’homme laboureur, l’homme pâtre au milieu de son troupeau de moutons au coucher du soleil, l’homme qui ne sonne pas fier du tout[9], l’homme diffusé avec reconnaissance par toutes les berceuses des mères et par tous les musées de peinture du monde. »

Xl

Les rues parallèles qui tombent sur la Pétrovka faisaient l’impression d’un coin de Pétersbourg transporté à Moscou. Les immeubles qui se répondent de part et d’autre de la rue, les entrées monumentales et de bon goût, la boutique du libraire, la salle de lecture, le centre de cartographie, un bureau de tabac très convenable, un restaurant très convenable, devant le restaurant des becs de gaz coiffés de bonnets ronds et mats sur leurs consoles massives.

En hiver, cet endroit prenait un air sombre et inabordable. Ses habitants étaient des gens sérieux qui exerçaient des professions libérales, savaient se respecter et gagnaient bien leur vie.

C’est ici que Viktor Ippolitovitch Komarovski occupait une luxueuse garçonnière au premier étage, où l’on accédait par un vaste escalier aux vastes rampes de chêne. Attentive, ayant l’oeil à tout, et paraissant en même temps ne se mêler de rien, Emma Ernestovna, son économe, non, la lingère de sa paisible retraite, dirigeait son ménage, invisible et silencieuse, et il la payait d’une reconnaissance chevaleresque, naturelle chez un gentleman comme lui, et ne souffrait pas dans l’appartement la présence d’invités et de visiteuses incompatibles avec son univers paisible de vieille fille. La paix qui régnait dans leur domaine était celle d’un cloître; volets baissés, pas un grain de poussière, pas la moindre tache, on se serait cru dans une salle d’opérations.

Tous les dimanches, avant le déjeuner, Viktor Ippolitovitch avait coutume de flâner avec son bouledogue le long de la Pétrovka et du Kouznetski Most; Konstantin Illarionovitch Satanidi, acteur et joueur, apparaissait à un coin de rue et se joignait à eux.

Ils arpentaient ensemble les trottoirs, échangeaient de courtes anecdotes et des remarques si brèves, si insignifiantes et pleines d’un mépris si universel, qu’elles n’auraient rien perdu à être remplacées par de simples rugissements, au seul effet de remplir l’un et l’autre trottoir du Kouznetski de leurs voix de basse tonitruantes, qui s’essoufflaient sans vergogne et paraissaient s’étonner elles-mêmes de leur propre vibration.

XII

L’hiver rassemblait ses dernières forces. « Toc, toc, toc » répétaient les gouttes sur la tôle des gouttières et des corniches. Les toits jasaient entre eux comme au printemps. C’était le dégel.

Pendant tout le trajet, elle parut inconsciente. Elle ne comprit ce qui s’était passé qu’une fois revenue chez elle.

Tout le monde dormait. Elle retomba dans son engourdissement et se laissa choir machinalement sur une chaise, devant la table de toilette de sa mère, dans la robe lilas clair, presque blanche, garnie de dentelles et ornée d’un long voile qu’elle avait empruntée à l’atelier pour la soirée, comme si elle fût allée à un bal masqué. Elle était assise devant son reflet dans la glace, mais elle ne voyait rien. Puis elle laissa retomber sa tête sur ses bras croisés sur la table.

Si sa mère l’apprend, elle va la tuer. Elle va la tuer et se tuer elle-même.

Comment cela est-il arrivé ? Comment cela a-t-il pu arriver ? C’est trop tard maintenant. Il fallait y penser plus tôt.

Maintenant elle est, comment cela se dit-il ?, maintenant elle est une fille perdue. Elle est une héroïne de roman français, et demain elle ira au lycée s’asseoir au même banc que ces petites filles, qui ne sont encore à côté d’elle que des bébés. Seigneur, Seigneur, comment cela a-t-il pu arriver !

Un jour, d’ici de longues années, lorsqu’elle pourra, Lara racontera tout cela à Olia Diomina. Olia la prendra dans ses bras et se mettra à hurler.

Dehors les gouttes gazouillaient, le dégel bavardait à bâtons rompus. Quelqu’un, dans la rue, cognait à la porte des voisins. Lara ne levait pas la tête. Ses épaules tressaillaient. Elle pleurait.

XIII

— Voyons, ma chère Emma Ernestovna, ça n’a plus d’importance. J’en ai par-dessus la tête, de tout ça.

Il lançait au hasard sur le tapis et sur le divan tout ce qui lui tombait sous la main, des manchettes, des plastrons, il tirait et repoussait les tiroirs de la commode, sans savoir ce qu’il voulait.

Il avait besoin d’elle coûte que coûte, et il n’y avait aucun moyen de la voir ce dimanche. Il se démenait dans sa chambre comme une bête en cage, il ne tenait pas en place.

C’était le souffle de l’esprit qui faisait son charme inégalable. Ses mains vous surprenaient comme peut surprendre une noble pensée. Dans l’ombre qu’elle projetait sur la tapisserie de la chambre d’hôtel, on croyait voir la silhouette de sa pureté. Sur sa poitrine, la chemise était simple et raide comme un bout de toile tendu sur le métier à broder.

Komarovski tambourinait sur la vitre, au rythme du pas des chevaux qui faisaient nonchalamment claquer leurs sabots sur l’asphalte du passage. « Lara », murmurait-il en fermant les yeux, et il voyait la tête de la jeune fille reposant dans ses mains, endormie, les cils abaissés, ne sachant pas que quelqu’un la regardait des heures durant sans pouvoir dormir. Sa chevelure, répandue en désordre sur l’oreiller, brûlait les yeux de Komarovski comme de la fumée et pénétrait jusque dans son cœur.

Sa promenade dominicale fut un échec. Après avoir fait quelques pas sur le trottoir avec Jack, Komarovski s’arrêta. Il imagina le Kouznetski, les plaisanteries de Satanidi, le flot de ses connaissances venant à sa rencontre. Non, cela dépassait ses forces. Comme tout cela lui était maintenant pénible ! Komarovski fit demi-tour. Le chien fut surpris, leva vers son maître un regard désapprobateur et le suivit de mauvais gré.

« C’est à n’y rien comprendre ! pensait Komarovski. Qu’est-ce que tout ceci veut dire ? La voix de la conscience qui se réveille, un sentiment de pitié ou de repentir ? Ou bien de l’inquiétude ?» Mais non, il sait bien qu’elle est chez elle et en sûreté. Alors pourquoi ne sort-elle pas de sa tête !

Komarovski franchit le seuil de sa maison, monta jusqu’au palier et tourna. Il y avait là une fenêtre à l’italienne ornée de blasons aux angles. Elle projetait des reflets multicolores sur le plancher et sur l’appui de la fenêtre. Au milieu de la deuxième volée, Komarovski s’arrêta.

Ne pas s’abandonner à ce cafard, à ces tourments, à ces tiraillements ! Il n’était plus un enfant, il devait comprendre ce qui allait lui arriver si cette petite fille, la fille de son ami défunt, une gamine, au lieu d’être un simple passe-temps, devenait l’objet de sa folie. Se reprendre en main ! Etre fidèle à soi, ne pas trahir ses habitudes. Autrement tout allait voler en éclats.

Komarovski serra à se faire mal la large rampe, ferma les yeux un instant et, faisant demi-tour avec décision, il redescendit. Sur le palier où tombaient les reflets, il saisit le regard d’adoration du bouledogue. Jack le regardait d’en bas, la tête dressée, comme un vieux nain baveux aux joues pendantes.

Le chien n’aimait pas la jeune fille, il déchirait ses bas, il grondait et montrait les dents à sa vue. Il était jaloux de Lara, comme s’il craignait qu’elle communiquât à son maître quelque chose d’humain.

— Ah bon, c’est comme ça ! Tu. as décidé que tout reprendrait comme avant. Satanidi, les bassesses, les anecdotes ? Eh bien, tiens pour t’apprendre, tiens, tiens, tiens !

Il se mit à battre le bouledogue à coups de canne et à coups de pied. Jack hurla et geignit, se délivra brusquement et, tremblant de l’arrière-train, monta clopin-clopant gratter à la porte et se plaindre à Emma Ernestovna.

Les jours et les semaines passaient.

XIV

Ce cercle enchanté ! Si l’intrusion de Komarovski dans la vie de Lara n’avait suscité de sa part que du dégoût, elle aurait su se révolter et se libérer. Mais ce n’était pas si simple.

La petite fille trouvait flatteur qu’un bel homme grisonnant, qui aurait pu être son père, un homme qu’on applaudissait dans les assemblées et dont on parlait dans les journaux, dépensât pour elle son temps et son argent, l’appelât divine, l’emmenât au théâtre et aux concerts et la « développât intellectuellement », comme on dit.

Pourtant elle n’était encore qu’une petite lycéenne en robe marron, qui prenait part en secret aux conspirations et aux gamineries innocentes de ses camarades de classe. Les galanteries de Komarovski, au fond d’une voiture, sous le nez du cocher, ou dans une avant-loge isolée sous les yeux du théâtre entier, avaient quelque chose de sournoisement audacieux qui la captivait et qui incitait à la riposte le diablotin qui se réveillait en elle.

Mais cette ardeur effrontée d’écolière passait vite. Une douloureuse déchirure et l’horreur de soi s’enracinaient en elle pour longtemps. Et sans cesse, elle avait sommeil, à cause des nuits où elle n’avait pas assez dormi, de ses larmes, de ses migraines continuelles, des leçons qu’il fallait apprendre, de sa fatigue physique générale.

XV

Il était sa malédiction, elle le haïssait. Ses pensées refaisaient chaque jour le même chemin.

Elle était maintenant sa prisonnière pour toute la vie. Par quoi l’avait-il asservie ? Comment lui extorquait-il sa soumission, lorsqu’elle se rendait, lorsqu’elle satisfaisait ses désirs et lui faisait savourer le frémissement de sa honte sans fard ? Devait-il cela à l’ascendant de l’âge, à la dépendance financière où la mère de Lara se trouvait à son égard, à l’habileté du chantage qu’il exerçait sur elle ? Non, non et non. Sornettes que tout cela.

Ce n’est pas elle qui est soumise, c’est lui. Ne voit-elle donc pas comme il se languit d’elle ? Elle n’a rien à craindre, sa conscience est pure. Toute la honte, toute la peur doivent être pour lui, s’il songe qu’elle pourrait le démasquer. Mais justement, elle ne le fera jamais. Ce qui lui manque pour cela, c’est la bassesse qui fait toute la force de Komarovski à l’égard des subordonnés et des faibles.

C’est là tout ce qui les oppose. C’est là ce qui rend la vie si effrayante. De quoi se sert-elle pour assourdir ? Du tonnerre et de l’éclair ? Non, des regards obliques et des murmures de la médisance. Tout en elle est supercherie et équivoque. Comme une toile d’araignée : on croit saisir un fil, on tire, il n’est plus là, mais que l’on essaie de se délivrer de la toile, on ne réussit qu’à s’emmêler davantage.

Et le fort est entre les mains du faible et du lâche.

XVI

« Et si j’étais mariée ? se disait-elle. Quelle différence cela ferait-il ? » Elle se lançait dans les sophismes. Mais parfois une angoisse sans issue l’envahissait.

Comment n’a-t-il pas honte de se traîner à ses pieds et de supplier : « Cela ne peut pas continuer ainsi. Pense à ce que j’ai fait de toi. Tu es sur une pente dangereuse. Avouons tout à ta mère. Je t’épouserai. »

Et il pleurait, il insistait comme si elle avait discuté, comme si elle avait refusé. Mais ce n’étaient que des phrases, et Lara n’écoutait même pas ces mots tragiques et creux.

Et il continuait à la mener, le visage enveloppé d’une longue voilette, dans les cabinets particuliers de cet horrible restaurant, où les laquais et les dîneurs la suivaient du regard et la déshabillaient des yeux. Et elle ne pouvait que se demander : faut-il donc humilier, quand on aime ?

Un jour elle eut un rêve. Elle était sous terre, il ne restait plus d’elle que son flanc gauche jusqu’à l’épaule et la plante de son pied droit. Une touffe d’herbe sortait de son sein gauche, et sur la terre on chantait « Les yeux noirs et les seins blancs » et « On défend à Macha d’aller à la rivière »[10] .

XVII

Lara n’était pas pieuse. Elle ne croyait pas aux rites. Mais parfois, pour supporter la vie, il lui fallait l’accompagnement d’une certaine musique intérieure. Cette musique, on ne pouvait la composer soi-même à chaque occasion. Elle la trouvait dans la parole de Dieu sur la vie, et c’est pour pleurer sur cette parole que Lara allait à l’église.

Une fois au début de décembre, lorsque Lara avait le cœur lourd comme Catherine dans l’Orage[11], elle alla prier; elle avait l’impression que la terre allait d’un moment à l’autre s’ouvrir sous ses pieds, et les voûtes de l’église s’écrouler sur elle. Et elle n’aurait que ce qu’elle méritait. Et tout serait fini. Dommage seulement qu’elle ait emmené Olia Diomina, ce moulin à paroles.

— Prov Afanassiévitch, lui souffla Olia à l’oreille.

— Chut. Laisse-moi donc, s’il te plaît. Quel Prov Afanassiévitch ?

— Prov Afanassiévitch Sokolov. Notre oncle au troisième degré. Celui qui récite.

— Ah, c’est du récitant qu’elle parle. Un parent de Tiverzine. Chut. Tais-toi. Ne me dérange pas, je t’en prie.

Elles étaient venues pour le début de la messe. On chantait le psaume : O mon âme, bénis le Seigneur, et que tout mon être bénisse Son saint Nom.

L’église était à moitié déserte et bourdonnait de rumeurs. Tous les fidèles se massaient près de l’iconostase. L’église était de construction récente. Le verre incolore du vitrail n’ajoutait rien à la grisaille de la ruelle enneigée, des passants et des voitures qui la parcouraient. Auprès de la fenêtre, le marguillier, sans se préoccuper du service, sermonnait à voix haute une espèce d’innocente, sourde et loqueteuse, et sa voix était du même modèle courant et quotidien que la fenêtre et la ruelle.

Pendant que Lara, la monnaie à la main, contournait lentement les fidèles pour aller chercher des cierges à l’entrée de l’église, puis revenait avec les mêmes précautions pour ne bousculer personne, Prov Afanassiévitch avait eu le temps de débiter tambour battant neuf béatitudes, sur un ton qui paraissait dire qu’on ne l’avait pas attendu pour savoir tout cela.

Heureux les pauvres en esprit… Heureux ceux qui pleurent… Heureux ceux qui ont faim et soif de justice…

Lara marchait, elle tressaillit et s’arrêta. On parlait d’elle. Il disait : « Le sort des opprimés est enviable. Ils ont quelque chose à dire sur eux-mêmes. Ils ont toute la vie devant eux. » C’était Son avis. C’était l’avis du Christ.

XVIII

C’étaient les journées de la Presnia[12]. Ils se trouvaient dans la zone de l’insurrection. A quelques pas de chez eux, rue de Tver, on dressait une barricade. On la voyait par la fenêtre du salon. De leur cour on y portait des seaux d’eau : on arrosait la barricade pour figer dans une cuirasse de gel les pierres et les débris dont elle était faite.

La cour de la maison voisine servait aux combattants de lieu de rassemblement. C’était quelque chose comme un centre sanitaire ou un centre de ravitaillement.

Deux garçons s’y rendaient. Lara les connaissait tous les deux. L’un était Nika Doudorov, un ami de Nadia, chez laquelle Lara avait fait sa connaissance. Il était fait du même bois qu’elle — franc, fier et taciturne. Il ressemblait à Lara et ne l’intéressait pas.

L’autre était le collégien Antipov, qui habitait chez la vieille Marfa Gavrilovna Tiverzina, la grand-mère d’Olia Diomina. Au cours de ses visites à Marfa Gavrilovna, Lara avait remarqué peu à peu l’impression qu’elle faisait au gamin. Pacha Antipov avait encore tant de candeur qu’il ne songeait pas à cacher la béatitude où le mettaient les visites de Lara, comme si elle était un bosquet de bouleaux par temps de vacances avec de l’herbe fraîche et des nuages, et que l’on pût impunément exprimer l’adoration béate qu’elle inspirait, sans craindre les brocards.

Dès qu’elle se fut aperçue de l’influence qu’elle avait sur lui, Lara en profita sans le vouloir. Ce n’est d’ailleurs que plus tard qu’elle entreprit d’apprivoiser plus sérieusement son caractère facile et malléable : à ce moment, leur amitié datait déjà de longtemps, et Pacha savait qu’il aimait éperdument Lara et que plus jamais il ne pourrait revenir là-dessus.

Les garçons jouaient au plus terrible et au plus adulte des jeux, à la guerre, et à une guerre pour laquelle on exilait et pendait. Mais la manière dont les pans de leurs capuchons étaient noués sur leur nuque révélait les enfants qu’ils étaient encore, et indiquait qu’ils avaient encore des papas et des mamans. Lara les regardait avec des yeux de grande personne.

Une teinte d’innocence couvrait leurs jeux dangereux. Cette teinte, ils la communiquaient à tout le reste. Au soir glacé, couvert d’une toison de givre, si épaisse qu’il en paraissait noir au lieu de blanc. A la cour toute bleue. A la maison d’en face, où disparaissaient les garçons. Et surtout, surtout, — aux coups de revolver qui claquaient sans cesse dans cette maison. « Les garçons font le coup de feu », pensait Lara. Elle ne pensait pas à Nika et à Pacha en particulier, mais à tous ceux qui tiraient dans la ville. « De bons, d’honnêtes garçons », pensait-elle. « Ils sont bons, c’est pour cela qu’ils tirent. »

XIX

On apprit que la barricade était à la merci des canons et que la maison était en danger. Il était trop tard pour penser à se réfugier chez des amis, dans un autre quartier de Moscou, car le leur était encerclé. Il fallait trouver un coin plus rapproché à l’intérieur du cercle. Ils se souvinrent du « Monténégro ».

Ils n’étaient pas les premiers à y avoir pensé. L’hôtel était complet. Leur cas n’était pas isolé. Mais, comme ils étaient de vieux clients, on promit de les installer dans la lingerie.

Ils réunirent les objets de première nécessité et en firent trois baluchons — des valises auraient pu attirer l’attention. Mais ils remettaient du jour au lendemain leur déménagement.

L’atelier, où régnaient des mœurs patriarcales, n’avait pas été touché jusqu’ici par la grève. Mais un beau jour, c’était par un crépuscule maussade et froid, un homme avait sonné. Il venait se plaindre et faire des reproches. On réclamait la patronne à l’entrée principale. Faïna Silantievna Fétissova alla apaiser les passions dans le vestibule.

— Par ici, mes petites ! cria-t-elle bientôt en appelant les ouvrières, et elle les présenta chacune à son tour au visiteur. A chacune il donna une poignée de main maladroite et bien sentie, et il partit après s’être entendu avec Fétissova.

Revenues dans la salle, les ouvrières commencèrent à nouer leurs châles et à lancer les bras en l’air pour enfiler les manches de leurs pelisses étroites.

— Qu’est-ce qui se passe? demanda Amélie Karlovna en entrant.

— On nous débauche, Madame. On est en grève.

— Mais est-ce que je… Que vous ai-je fait de mal ? Mme Guichard fondit en larmes.

— Pleurez pas, Amélie Karlovna. Nous, on ne vous en veut pas, on vous est très reconnaissantes. Mais ce n’est pas de nous et de vous qu’il est question. C’est comme ça partout maintenant, c’est tout le monde. Et qu’est-ce qu’on peut faire contre tout le monde ?

Toutes s’en allèrent, jusqu’à la dernière, même Olia Diomina et Fétissova, qui glissa en partant à l’oreille de la patronne qu’elle faisait cette mise en scène pour le bien de la propriétaire et de l’entreprise. Mais Amélie Karlovna ne se calmait pas.

— Quelle noire ingratitude ! Pensez un peu, comme on peut se tromper sur le compte des gens ! Cette petite, j’ai tant fait pour elle ! Bon, admettons, c’est une enfant. Mais cette vieille sorcière !

— Mais comprenez, maman, elles ne peuvent pas faire une exception pour vous, disait Lara pour la consoler. Personne n’a de ressentiment contre vous. Au contraire. Tout ce qui se passe en ce moment autour de nous, c’est au nom de l’homme que cela se fait, pour la défense des faibles, pour le bien des femmes et des enfants. Oui, oui, ne hochez pas la tête comme ça, ne soyez pas incrédule. C’est ça qui nous rendra un jour plus heureuses, vous et moi.

Mais la mère ne comprenait pas.

— C’est toujours comme ça, disait-elle en avalant ses larmes. On a déjà assez de mal à y voir clair, et toi, tu vas chercher des choses qui vous font sortir les yeux de la tête. On me fait des crasses, et voilà que c’est dans mon propre intérêt. Non, il faut croire que je suis vraiment gâteuse.

Rodia était à l’École des Cadets. Lara et sa mère traînaient toutes seules dans la maison déserte. La rue sans lumière plongeait dans les chambres le regard de ses yeux vides. Les chambres lui renvoyaient le même regard.

— Allons à l’hôtel, maman, avant qu’il fasse nuit. Vous entendez, maman ? Tout de suite, sans attendre.

— Filat, Filat, crièrent-elles pour appeler le cocher.

— Filat, mon bon, accompagne-nous au « Monténégro ».

— A vos ordres, Madame.

— Tu prendras les paquets, et puis encore une chose, Filat, aie l’œil à la maison, s’il te plaît, tant que tout cela va durer.

Et n’oublie pas de donner des graines et de l’eau à Kirill Modestovitch. Et ferme tout à clé. Oui, et je t’en prie, passe nous voir de temps en temps.

— A vos ordres, Madame.

— Merci, Filat, Dieu soit avec toi. Allons, asseyons-nous avant de nous quitter, et à Dieu vat !

Ils sortirent de la maison et ne reconnurent pas l’air de la rue, comme après une longue maladie. Sur l’espace glacé, poli comme de l’imitation de noyer, des bruits nets et arrondis comme s’ils avaient été façonnés au tour roulaient avec légèreté dans toutes les directions. On entendait clapper, claquer et faire floc les salves et les coups de feu qui aplatissaient les lointains comme des galettes.

Filat avait beau leur dire le contraire, Lara et Amélie Karlovna étaient persuadées que l’on tirait à blanc.

— Tu es un petit sot, Filat. Voyons, juge toi-même, comment veux-tu qu’ils ne soient pas à blanc, puisqu’on ne voit pas qui les tire. Qui est-ce qui tire, à ton avis, le Saint-Esprit peut-être ? Bien sûr que c’est à blanc.

A un carrefour, ils furent arrêtés par une patrouille. Les cosaques qui les fouillèrent ricanaient en les palpant sans façon des pieds à la tête. Ils portaient crânement sur l’oreille leurs casquettes à mentonnières. Tous paraissaient borgnes.

« Quel bonheur ! » pensait Lara, elle ne verrait pas Komarovski pendant tout le temps qu’ils seraient coupés du reste de la ville ! C’était à cause de sa mère qu’elle ne pouvait rompre avec lui. Elle ne pouvait pas dire à sa mère de ne pas le recevoir. Autrement tout se découvrirait. Et alors ? Et pourquoi en avoir peur ? Ah, mon Dieu, mais que tout aille au diable, pourvu que ce soit la fin. Seigneur, Seigneur, Seigneur !

Elle allait s’évanouir de dégoût, là, sur place, en pleine rue. Mais de quoi venait-elle de se souvenir ? Comment s’appelait cet horrible tableau avec un gros Romain dans ce premier cabinet particulier où tout avait commencé. « Femme au vase ». Comment donc. Bien sûr. Un tableau célèbre : « Femme au vase ». Et elle n’était pas encore femme alors, pour se mesurer à ce joyau. C’était venu ensuite. La table était mise si somptueusement.

— Qu’as-tu à courir comme une dératée ? Je n’arrive pas à te suivre, geignait derrière elle Amélie Karlovna, qui s’essoufflait et se laissait distancer. Lara marchait vite. Elle se sentait portée, comme si elle marchait dans les airs, par une force fière et exaltante.

« Oh, la fougue de ces coups de feu », pensait-elle. « Heureux les offensés, heureux les dupes. Dieu vous bénisse, coups de feu ! Coups de feu, coups de feu, vous êtes du même avis ! »

XX

La maison des frères Groméko était sise à l’angle du Sivtsev Vrajek et d’une autre ruelle. Alexandre et Nikolaï Groméko étaient professeurs de chimie, le premier à l’Académie Pierre, le second à l’Université. Nikolaï Alexandrovitch était célibataire, et Alexandre Alexandrovitch marié à Anna Ivanovna, née Krüger, fille d’un maître de forges qui possédait des mines abandonnées et improductives dans une immense propriété forestière qu’il avait à Iouriatine dans l’Oural.

C’était une maison à un seul étage. En haut se trouvaient les pièces d’habitation, les chambres à coucher, la salle de classes, le bureau d’Alexandre Alexandrovitch et la bibliothèque, le boudoir d’Anna Ivanovna, les chambres de Tonia et de Ioura; le rez-de-chaussée servait aux réceptions. Avec ses rideaux pistache, son piano aux reflets miroitants, son aquarium, son mobilier en bois d’olivier et ses plantes vertes qui ressemblaient à des algues, ce rez-de-chaussée faisait penser à un fond marin, vert et bercé de somnolence.

Les Groméko étaient des gens cultivés, de fins mélomanes qui aimaient à recevoir. Ils réunissaient chez eux toute une petite société et organisaient des soirées de musique de chambre où l’on exécutait des trios pour piano, des sonates pour violon et des quatuors à cordes.

En janvier 1906, peu après le départ de Nikolaï Nikolaïévitch Védéniapine pour l’étranger, un de ces concerts de musique de chambre devait avoir lieu au Sivtsev Vrajek. On allait y jouer la nouvelle sonate pour violon d’un compositeur débutant de l’école de Tanéiev, et le trio de Tchaïkovski.

Les préparatifs avaient commencé la veille. On déplaçait les meubles pour libérer la salle. Dans un coin, l’accordeur reprenait cent fois la même note et parcourait le clavier de ses arpèges perlés. A la cuisine on plumait la volaille, on nettoyait les légumes et on battait la moutarde dans de l’huile pour les sauces et les salades.

Choura Schlesinger, l’amie intime d’Anna Ivanovna et sa confidente, était venue ennuyer tout le monde dès le matin.

Choura Schlesinger était une femme grande et maigre, dont le visage aux traits réguliers, un peu masculins, la faisait légèrement ressembler à Nicolas II, surtout lorsqu’elle avait, posé sur l’oreille, le bonnet gris d’astrakan qu’elle gardait en visite, se contentant d’en soulever légèrement la voilette.

Dans les périodes de chagrins et de soucis, les entretiens des deux amies apportaient à chacune un soulagement. Ce soulagement résidait dans les traits de plus en plus blessants que Choura Schlesinger et Anna Ivanovna se lançaient mutuellement. On assistait alors à une scène orageuse, qui se terminait bientôt par les larmes et la réconciliation. Ces disputes régulières avaient sur l’une et l’autre un effet calmant, comme les sangsues pour la congestion.

Choura Schlesinger avait été mariée plusieurs fois, mais elle oubliait ses maris aussitôt après le divorce et leur accordait si peu d’importance que, dans toute sa manière d’être, elle conservait l’indépendance de mouvements d’une femme seule.

Choura Schlesinger était théosophe, mais en même temps elle connaissait si parfaitement toute la liturgie orthodoxe, que même toute transportée[13], en pleine extase, elle ne pouvait se retenir de souffler aux desservants ce qu’ils devaient dire ou chanter : « Entends, Seigneur », « Celui qui en tous temps… », « Celle qui est plus pure que les chérubins ». Sa voix pressée, enrouée et brisée se faisait entendre à chaque instant.

Choura Schlesinger connaissait les mathématiques, la gnose hindoue, les adresses des plus grands professeurs du conservatoire de Moscou, elle était au courant de toutes les liaisons, et mon Dieu, que ne connaissait-elle donc pas ? Aussi la faisait-on venir comme juge arbitre dans toutes les circonstances graves.

A l’heure dite, les invités commencèrent à arriver. Il y avait Adélaïde Filippovna, Hinz, les Foufkov, M. et Mme Bassourman, les Verjitski, le colonel Kavkaztsev. Il neigeait, et lorsqu’on ouvrait l’entrée principale, l’air de la rue passait en désordre devant la porte, et le défilé des flocons le faisait ressembler à un filet plein de nœuds.

Les hommes venaient du froid dans leurs grands snow-boots qui ballottaient à leurs pieds, et ils jouaient tous les grands nigauds distraits et empotés, tandis que leurs femmes rafraîchies par le gel, dans leurs pelisses déboutonnées à l’encolure et leurs foulards duveteux rabattus sur leurs cheveux givrés, se donnaient au contraire des airs perfides d’aventurières blasées. « Le neveu de Cui », chuchota-t-on à l’arrivée d’un nouveau pianiste que l’on voyait ici pour la première fois.

Du salon, à travers deux portes latérales grandes ouvertes, on apercevait, longue comme une route d’hiver, la table servie de la salle à manger. Les feux que lançait la liqueur à travers les facettes granuleuses des flacons frappaient le regard. Les carafons d’huile et de vinaigre posés sur des supports d’argent séduisaient l’imagination; les natures mortes de gibier et de hors-d’œuvre, les serviettes pliées en pyramides qui couronnaient chaque couvert, et les corbeilles de cinéraires bleu-lilas à l’odeur d’amande, paraissaient taquiner l’appétit.

Pour ne pas retarder le moment tant attendu où l’on goûterait aux nourritures terrestres, on se hâta d’entamer au plus vite les spirituelles. On prit place sur les chaises rangées dans la salle. « Le neveu de Cui », chuchota-t-on de nouveau, lorsque le pianiste se fut assis devant son instrument. Le concert commença.

On savait déjà que la sonate était ennuyeuse, laborieuse et cérébrale. Elle vérifia les prévisions, et se révéla au surplus affreusement prolixe.

Le critique Kérimbékov et Alexandre Alexandrovitch en discutèrent pendant l’entracte. Le critique éreintait la sonate et Alexandre Alexandrovitch la défendait. Autour d’eux, les invités fumaient, s’agitaient et déplaçaient les chaises.

Mais de nouveau les regards tombèrent sur la nappe repassée qui étincelait dans la pièce voisine. Tous proposèrent de continuer le concert sans plus attendre.

Le pianiste tourna les yeux vers le public et fit un signe de tête à ses partenaires. Le violoniste et Tyszkiewicz levèrent leurs archets. Les sanglots du trio éclatèrent.

Ioura, Tonia et Micha Gordon, qui passait maintenant la moitié de sa vie chez les Groméko, étaient au troisième rang.

— Iégorovna est en train de vous faire des signes, souffla Ioura à Alexandre Alexandrovitch qui était assis devant lui.

Agrafiona Iégorovna, la vieille femme de chambre grisonnante des Groméko, se tenait à l’entrée de la salle; les regards désespérés qu’elle lançait du côté de Ioura et les coups de tête décidés dont elle désignait Alexandre Alexandrovitch donnaient à entendre à Ioura qu’elle avait à parler d’urgence au maître de maison.

Alexandre Alexandrovitch tourna la tête, eut un regard réprobateur pour Iégorovna et haussa les épaules. Mais Iégorovna insistait. Bientôt, d’un bout à l’autre de la salle, un dialogue de sourds-muets s’engagea entre eux. On regardait de leur côté. Anna Ivanovna foudroyait son mari du regard.

Alexandre Alexandrovitch se leva. Cela ne pouvait plus durer. Il rougit, traversa la salle sans faire de bruit, et s’approcha de Iégorovna.

— Vous n’avez pas honte, Iégorovna ? Quelle mouche vous pique, je me le demande ? Eh bien, vite, qu’est-il arrivé ? Iégorovna murmura quelque chose à son oreille.

— De quel Monténégro ?

— L’hôtel.

— Oui, eh bien ?

— On le demande d’urgence. C’est quelqu’un à lui qui est en train de mourir.

— Mourir, maintenant ! Quelle idée ! Impossible, Iégorovna. Ils vont avoir fini, il ne reste qu’un petit morceau, je le lui dirai à ce moment-là. Pour l’instant il n’en est pas question.

— Le garçon d’étage attend. Et le fiacre. Je vous dis que quelqu’un est en train de mourir, vous comprenez ? Une dame, de la noblesse.

— Non et non. C’est l’affaire de cinq minutes, pas plus.

Alexandre Alexandrovitch revint à sa place comme il l’avait quittée, sans bruit et en longeant le mur, et il s’assit en fronçant les sourcils et en se frottant la racine du nez.

A la fin du premier mouvement, il s’approcha des musiciens et, pendant qu’éclataient les applaudissements, il dit à Fadeï Kazimirovitch qu’on était venu le chercher; il y avait eu, paraît-il, un accident, et il faudrait interrompre le concert. Puis, par un mouvement de ses paumes tournées vers la salle, Alexandre Alexandrovitch fit cesser les applaudissements et dit en élevant la voix.

— Mesdames, Messieurs. Il va falloir interrompre le trio. Exprimons notre sympathie à Fadeï Kazimirovitch. Il lui arrive un ennui. Il est contraint de nous quitter. Je ne voudrais pas le laisser seul en un moment pareil. Ma présence lui sera peut-être indispensable. Je vais l’accompagner.

— Ioura, mon petit, va faire dire au cocher d’avancer la voiture, elle est attelée depuis longtemps.

— Mesdames, Messieurs, je ne vous fais pas mes adieux. Je vous prie tous de rester. Mon absence sera brève.

Les deux garçons obtinrent la permission d’accompagner Alexandre Alexandrovitch pour faire une promenade nocturne dans la neige.

XXI

Quoique la vie eût retrouvé son cours normal après les événements de décembre, on échangeait encore des coups de feu çà et là, et les incendies nouveaux, ceux de toujours, paraissaient être les derniers vestiges de l’insurrection.

Jamais encore ils n’étaient allés si loin, jamais le parcours ne leur avait paru si long que cette nuit. C’était à deux pas, les avenues de Smolensk, de Novinsk, et la moitié de la rue Sadovaïa. Mais un gel féroce mêlé de brouillard paraissait détraquer l’espace et le fragmenter en morceaux disparates. La fumée ébouriffée et loqueteuse des feux en plein vent, le crissement des pas et le grincement des patins de traîneaux contribuaient à leur donner l’impression qu’ils étaient en route depuis Dieu sait combien de temps déjà, et qu’ils s’étaient fourvoyés à une distance effrayante.

Devant l’hôtel, ils virent un cheval caparaçonné aux paturons emmaillotés, attelé à un traîneau élégant et effilé. Le cocher était assis sur la banquette et serrait sa tête emmitouflée entre ses moufles pour se réchauffer.

Il faisait bon dans le vestibule; de l’autre côté de la balustrade qui séparait le vestiaire de l’entrée, un suisse assoupi par le bruit du ventilateur, le ronronnement du poêle et le sifflement d’un samovar en ébullition, s’endormait sans cesse pour se réveiller aussitôt au bruit qu’il faisait en ronflant.

A gauche, une femme fardée, au visage bouffi et que la poudre rendait farineux, se regardait dans une glace. Elle avait une veste de fourrure, trop légère pour la saison. La dame attendait quelqu’un qui devait venir d’en haut, et, tournant le dos au miroir, elle s’examinait par-dessus l’épaule droite, puis gauche, pour voir comment elle était de dos.

Un cocher transi par le froid apparut dans la porte. Par la forme de sa longue pelisse, il rappelait une brioche détachée d’une enseigne, et les tourbillons de vapeur qu’il dégageait ne faisaient qu’accentuer cette ressemblance.

— Il aura bientôt fini, Mam’selle ? demanda-t-il à la dame au miroir.

— Vous autres, quand on a affaire à vous, ça ne sert qu’à faire geler les chevaux.

L’incident du 24 n’était qu’une vétille au prix de l’exaspération journalière du personnel. A chaque instant on entendait tinter les sonnettes et on voyait jaillir les numéros sur le grand tableau vitré appliqué au mur, qui montrait où et sous quel numéro un client devenait fou et tracassait les garçons d’étage sans savoir au juste ce qu’il voulait.

En ce moment, c’était cette vieille sotte de Guichard qu’on gorgeait de drogues au 24; on lui faisait prendre de l’émétique, on lui rinçait les tripes et l’estomac. La femme de chambre Glacha avait les jambes coupées à force de nettoyer le plancher, et d’aller et venir avec des seaux d’eau. Mais la tempête qui faisait rage à l’office datait de plus loin que ce tohu-bohu; lorsqu’elle avait commencé, il n’était même pas question d’appeler un fiacre pour envoyer Térechka chercher un docteur et ce malheureux racleur de violon ; Komarovski n’était pas encore arrivé et le couloir n’était pas encore rempli de tous ces gens inutiles qui s’entassaient devant la porte du 24 et encombraient le passage.

Voici ce qui avait mis le feu aux poudres : dans l’après-midi, à la suite d’un faux mouvement, quelqu’un avait bousculé sans le vouloir le garçon Syssoï au moment où celui-ci, plié en avant, prenait son élan pour enfiler le couloir avec un plateau chargé à bout de bras. Syssoï avait laissé tomber le plateau à grand fracas, renversé la soupe et cassé de la vaisselle, trois assiettes creuses et une assiette plate.

Syssoï affirmait que c’était la faute de la laveuse de vaisselle, à elle de répondre, à elle de payer. Il faisait déjà nuit, il était onze heures, la moitié du personnel devait bientôt quitter le travail, et ils n’avaient pas encore fini de se chamailler là-dessus.

— Ça a les mains, les pieds qui tremblent, ça ne pense qu’à traîner jour et nuit avec un litron dans les bras on dirait sa femme, ça s’en est mis plein le nez pareil qu’un vieux porc, et vas-y donc après ça, pourquoi on a bousculé Monsieur, on lui a cassé sa vaisselle paraît-il, on lui a renversé sa soupe. Mais qui t’a poussé, dis-le-moi, espèce de diable bigleux, force mauvaise ? Qui t’a poussé, hein, hernie d’Astrakan, tu n’as pas honte ?

— Je vous ai déjà dit, Matriona Stépanovna, de surveiller vos expressions.

— Si au moins il y avait de quoi faire tout ce bruit et casser toute cette vaisselle, mais pensez donc, une Madame Pas-grand-chose, une sainte nitouche des boulevards qui a pris de la mort-aux-rats vu ses jolies combines, une innocence en retraite. On n’en a pas assez vu des poules et des matous, depuis le temps qu’on est au Monténégro…

Micha et Ioura faisaient les cent pas dans le couloir, devant la porte de la chambre d’hôtel. Ce n’était pas du tout ce qu’Alexandre Alexandrovitch avait imaginé. Un violoncelliste, se disait-il, c’est-à-dire une tragédie, quelque chose de digne et de propre. Et c’était Dieu sait quoi. De la boue, du scandale, et absolument pas pour des enfants.

Les garçons piétinaient dans le couloir.

— Entrez donc chez la dame, mes jeunes messieurs, c’était déjà la seconde fois que le garçon d’étage les abordait et les exhortait d’une voix basse et posée. Entrez, entrez et ne vous gênez pas. Elle est bien, soyez tranquille. Elle est tout à fait d’aplomb, maintenant. Il ne faut pas rester par ici. On a eu un malheur, tout à l’heure, on a flanqué par terre de la vaisselle qui coûte cher. Vous voyez, on doit servir les clients, il faut courir, et ça manque de place. Entrez donc.

Les garçons obéirent.

A l’intérieur, on avait enlevé la lampe à pétrole allumée de la suspension accrochée au-dessus de la table, pour la transporter de l’autre côté d’une demi-cloison de bois qui sentait la punaise, dans la seconde moitié de la chambre.

Ce réduit, qui servait de chambre à coucher, était isolé de l’entrée et des regards étrangers par un rideau poussiéreux. En ce moment, avec le branle-bas, on oubliait de le rabattre. Un pan du rideau était passé par-dessus le bord supérieur de la cloison. La lampe était posée sur une banquette, dans l’alcôve. La lumière crue qu’elle projetait d’en bas sur tout ce coin de la pièce ressemblait à celle d’une rampe de théâtre.

Mme Guichard avait essayé de s’empoisonner à l’iode, et non à l’arsenic, comme l’insinuait par erreur la laveuse de vaisselle. La chambre était envahie par l’odeur âpre et astringente qu’ont les noix fraîches dans leur coque verte encore tendre et qui noircit au toucher.

De l’autre côté de la cloison une servante lavait le plancher.

Sanglotant et inclinant au-dessus de la cuvette sa tête aux mèches collées, une femme à moitié nue et toute trempée d’eau, de larmes et de sueur, était couchée sur le lit. Les garçons détournèrent aussitôt le regard, tant le spectacle était impudique et inconvenant. Mais Ioura avait eu le temps de remarquer avec étonnement combien dans certaines poses forcées, cabrées, sous l’effet d’un effort intense, la femme cesse d’être telle que la représente la sculpture, pour devenir semblable à un lutteur dévêtu aux muscles ronds, dans son short de compétition.

Quelqu’un derrière la cloison finit par songer à baisser le rideau.

— Fadeï Kazimirovitch, mon ami, où est votre main ? Donnez-moi votre main, disait la femme d’une voix à demi étouffée par les larmes et la nausée. Ah, c’est atroce ce que j’ai souffert ! J’avais de ces soupçons ! Fadeï Kazimirovitch… J’ai cru voir… Mais par bonheur, c’étaient des sottises, je le sais maintenant, j’ai trop d’imagination. Fadeï Kazimirovitch, vous vous rendez compte, quel soulagement ! Et résultat… Voilà… Me voilà vivante…

— Calmez-vous, Amélie Karlovna, je vous en supplie, calmez-vous. Que tout cela est gênant, parole d’honneur, que c’est gênant.

— Nous allons rentrer tout de suite, grommela Alexandre Alexandrovitch en s’adressant aux enfants. Ceux-ci, affreusement mal à l’aise, restaient sur le seuil, dans la pénombre, et comme ils ne savaient pas où tourner les yeux, ils regardaient vers le fond de la pièce, d’où l’on avait enlevé la lampe. Les murs y étaient tapissés de photographies, on .voyait une étagère remplie de notes, un secrétaire qui croulait sous les paperasses et les albums; de l’autre côté de la table couverte d’une nappe brodée, une jeune fille dormait, assise dans un fauteuil, dont elle enlaçait le dossier en y appuyant sa joue. Sans doute était-elle fourbue, car le bruit et le remue-ménage que l’on faisait autour d’elle ne l’empêchaient pas de dormir.

Ils n’avaient rien à faire ici : leur présence était absurde et devenait déplacée. Nous allons rentrer tout de suite, répéta Alexandre Alexandrovitch. Dès que Fadeï Kazimirovitch sera sorti. Je vais lui dire au revoir.

Mais à la place de Fadeï Kazimirovitch, ce fut un autre homme qui sortit de derrière la cloison. Il était fort, bien rasé, d’une belle prestance et sûr de lui. Il portait au-dessus de sa tête la lampe détachée de la suspension. Il s’approcha de la table derrière laquelle dormait la jeune fille et remit la lampe en place. La lumière éveilla la jeune fille. Elle sourit à l’homme, cligna des yeux et s’étira.

A la vue de l’inconnu, Micha frémit de la tête aux pieds et se mit à le dévorer du regard. Il tirait la manche de Ioura et essayait de lui dire quelque chose.

— Tu n’as pas honte de faire des messes basses ? Qu’est-ce qu’on va penser de toi ? l’interrompit Ioura qui ne voulait pas l’écouter.

Cependant l’homme et la jeune fille paraissaient jouer une scène muette. Ils ne s’étaient pas dit un seul mot, ils ne faisaient qu’échanger des regards. Mais leur entente mutuelle avait quelque chose de magique et d’effrayant, on aurait dit qu’il était un montreur de marionnettes, et elle la poupée obéissant aux mouvements de sa main.

Le sourire fatigué qui était apparu sur le visage de la jeune fille fermait à demi ses yeux et entrouvrait ses lèvres. Mais aux regards enjoués de l’homme, elle répondait par le clin d’oeil malicieux d’une complice. L’un et l’autre étaient heureux que tout se fût si bien passé, que leur secret n’eût pas été découvert et que l’empoisonnée eût survécu.

Ioura les dévorait des yeux. De la pénombre où nul ne pouvait le voir, il regardait, sans pouvoir en détacher les yeux, le cercle illuminé de la lampe. La vision de cette jeune fille réduite en servitude était indiciblement mystérieuse et effrontément révélatrice. Des sentiments contradictoires se pressaient en lui. Ils lui serraient le cœur avec une force qu’il ignorait jusque-là.

C’était cela même dont ils avaient ergoté avec tant d’ardeur avec Micha et Tonia, ce qu’ils entendaient par ce mot de « vulgarité », qui ne voulait rien dire, cette chose inquiétante et attirante dont ils réglaient si facilement le compte en paroles, à distance respectueuse; et maintenant, cette force, Ioura l’avait sous les yeux, à la fois précise et détaillée comme un objet et trouble comme un rêve, impitoyablement dévastatrice et implorante, criant sa détresse; où était maintenant leur philosophie d’enfants, et que lui restait-il à faire ?

— Sais-tu qui est cet homme ? demanda Micha, lorsqu’ils furent dans la rue. Ioura était absorbé par ses pensées et ne répondit pas.

— C’est celui qui faisait boire ton père et qui l’a tué. Tu te souviens, dans le wagon, ce que je t’ai raconté.

Ioura pensait à la jeune fille et à l’avenir, et non à son père et au passé. D’abord, il ne comprit même pas ce que lui disait Micha. Le froid rendait difficile la conversation.

— Tu as eu froid, Sémione ? demanda Alexandre Alexandrovitch au cocher. Ils partirent.

Troisième partie

L’ARBRE DE NOËL

CHEZ LES SVENTITSKI

I

Une fois, pendant l’hiver, Alexandre Alexandrovitch Groméko offrit à Anna Ivanovna une vieille penderie. Il l’avait achetée d’occasion. La penderie était en ébène et de dimensions imposantes. Telle qu’elle était, elle ne pouvait passer par aucune porte. On l’apporta démontée, on l’introduisit dans la maison par pièces détachées et l’on se demanda alors où on pourrait bien la mettre. Les pièces du rez-de-chaussée, plus spacieuses, ne convenaient pas à sa fonction, et celles du premier étage étaient trop petites pour elle. On lui fit de la place sur le palier de l’escalier intérieur, près de la porte de la chambre à coucher des maîtres de céans.

Pour remonter la penderie, on fit venir le concierge Markel. Il amena sa fille Marinka, qui avait six ans. On donna à la fillette un bâton de sucre d’orge. Marinka renifla et, léchant à la fois le sucre d’orge et ses doigts couverts de salive, elle prit un air boudeur et se mit à regarder son père travailler.

Pendant quelque temps tout alla bien. L’armoire se dressait petit à petit sous les yeux d’Anna Ivanovna. Soudain, au moment où il ne restait plus qu’à poser le haut, elle s’avisa d’aider Markel. Elle monta sur le socle de la penderie, fit un faux mouvement et heurta la cloison latérale qui ne tenait que par des tenons de mortaise. Le nœud coulant dont Markel avait entouré à la hâte les parois de l’armoire se desserra. En même temps que les planches qui s’effondrèrent sur le plancher, Anna Ivanovna tomba sur le dos et se fit très mal.

— Ah là là, ma bonne dame, répétait Markel qui s’était précipité vers elle, quelle idée vous avez eue, ma pauvre. L’os, est-ce qu’il n’a rien ? Tâtez bien l’os. L’os, c’est le principal, le mou on s’en balance, le mou, ça se retrouve, et comme on dit, c’est rien que de la bagatelle pour les dames.

— Veux-tu cesser de hurler, hérode, criait-il en se prenant à Marinka qui pleurait. Mouche-toi, morveuse, et va-t’en chez ta mère.

— Ah là là, ma bonne dame, c’est-y que je n’aurais pas pu la mettre sur pied sans vous, cette antiquaille à robes ? Je parie que vous pensez comme moi, à première vue, je suis effectivement concierge, mais à bien voir les choses, c’est la menuiserie qui est notre partie naturelle, on a fait le menuisier, nous autres. Vous ne croiriez pas, si je vous disais ce qu’il nous est passé entre les mains, de ces mobiliers, de ces armoires, rapport au vernis ou au contraire pour ce qui est de dire si c’est de l’acajou ou du noyer. Ou bien par exemple ces partis, dans le temps, au point de vue filles à héritage, qui me sont passées sous le nez, mais des masses. Et la raison, c’est le côté soif, les boissons fortes.

Aidée de Markel, Anna Ivanovna se traîna jusqu’au fauteuil qu’il lui avait apporté et s’assit en geignant et en se frottant le dos. Markel entreprit de restaurer les ruines. Lorsqu’il eut posé le toit, il dit : « Bon, plus que la porte maintenant, et on peut l’amener à l’exposition. »

Anna Ivanovna n’aimait pas la penderie. Par son aspect et par ses dimensions, elle ressemblait à un catafalque ou à un mausolée. Elle lui inspirait une crainte superstitieuse. Anna Ivanovna lui avait donné le surnom de « Tombeau d’Askold[14] ». Elle entendait par là « le coursier d’Oleg[15] », l’objet qui apporte la mort à son possesseur. Femme aux lectures désordonnées, Anna Ivanovna confondait souvent des notions voisines.

Cette chute marqua pour elle le début d’une prédisposition aux affections pulmonaires.

II

Anna Ivanovna passa dans un lit d’hôpital tout le mois de novembre 1911. Elle avait une pneumonie.

Ioura, Micha Gordon et Tonia devaient achever leurs études au printemps suivant. Ioura terminait sa médecine, Tonia son droit et Micha ses études de philosophie à la faculté des Lettres.

Tout était sens dessus dessous dans l’esprit de Ioura ; ses opinions, ses habitudes de pensée et ses prédispositions tranchaient par leur originalité. Sa sensibilité avait une acuité singulière, la nouveauté de ses impressions échappait à toute description.

Malgré tout l’attrait que l’art et l’histoire exerçaient sur lui, il n’avait pas eu de peine à choisir sa carrière. De même qu’une gaieté naturelle ou qu’un penchant pour la mélancolie ne pouvaient faire un métier, de même, pensait-il, l’art n’était pas une vocation. La physique et les sciences naturelles l’intéressaient, et il trouvait que dans la vie pratique il fallait avoir une profession qui fût utile à la société. Il avait donc fait sa médecine.

Quatre ans plus tôt, lorsqu’il était en première année, il avait passé tout un trimestre à faire de la dissection dans les sous-sols de l’Université. Il descendait dans le souterrain par un escalier coudé. Par petits groupes, ou chacun de son côté, des étudiants ébouriffés étaient massés dans le fond de l’amphithéâtre d’anatomie. Les uns, derrière un rempart d’ossements, rabâchaient leurs cours et feuilletaient de vieux manuels usés et défraîchis, d’autres anatomisaient en silence dans les coins, d’autres faisaient les pitres, lançaient des plaisanteries et donnaient la chasse aux rats qui couraient en grand nombre sur les dalles de la morgue.

Dans la pénombre on voyait luire comme du phosphore des cadavres inconnus dont la nudité frappait le regard : de jeunes suicidés non identifiés, des noyées bien conservées et encore intactes. Les sels d’alumine qu’on leur avait injectés les rajeunissaient et leur donnaient une rondeur trompeuse. On disséquait les cadavres, on les découpait et on les préparait, et la beauté du corps humain restait fidèle à elle-même jusque dans leur moindre fragment, si bien que l’étonnement que l’on éprouvait devant le corps entier d’une ondine jetée n’importe comment sur le zinc de la table ne cessait pas lorsqu’il se reportait sur un de ses bras détachés ou sur une de ses mains tranchées.

L’odeur de la formaline et du phénol remplissait le sous-sol, et l’on sentait partout la présence d’un mystère ; c’était le destin inconnu de ces corps allongés, c’était le mystère même de la vie et de la mort, qui s’installait ici tout à son aise, comme à son domicile ou à son quartier général.

La voix de ce mystère, plus forte que tout le reste, poursuivait Ioura et le gênait dans ses exercices d’anatomie. Mais elle n’était pas la seule à le gêner ainsi dans sa vie. Il s’y était fait, et si elle le distrayait de ses occupations, cette gêne ne l’inquiétait pas.

Ioura savait penser et écrire. Depuis qu’il était au lycée, il rêvait d’une œuvre en prose, un livre de « biographie » où, dissimulées comme des charges explosives, pourraient entrer les images et les pensées qui lui avaient fait la plus grande impression. Mais il était encore trop jeune pour faire ce livre, aussi se contentait-il d’écrire des vers, comme un peintre qui passerait sa vie à faire des études pour un grand tableau.

A ces vers, Ioura pardonnait le péché de leur naissance en faveur de leur énergie et de leur originalité. Ces deux qualités, l’énergie et l’originalité, étaient à ses yeux ce qui tenait lieu de réalité aux arts, qu’il trouvait au demeurant sans objet, vains et inutiles.

Ioura savait combien il était redevable à son oncle des traits généraux de son caractère.

Nikolaï Nikolaïévitch vivait à Lausanne. Dans les livres qu’il publiait là-bas en russe et dans d’autres langues, il développait sa vieille idée que l’histoire était un deuxième univers, que l’homme, à l’aide des phénomènes du temps et de la mémoire, avait édifié en réponse au phénomène de la mort. L’âme de ces livres était une nouvelle conception du christianisme, leur conséquence directe, une nouvelle vision de l’art.

Cet ensemble d’idées avait sur Micha Gordon plus d’influence encore que sur Ioura. C’étaient-elles qui l’avaient amené à faire de la philosophie sa spécialité. Il suivait les cours de théologie de la faculté et songeait même parfois à passer plus tard à l’Académie ecclésiastique.

L’influence de son oncle poussait Ioura en avant et le libérait ; au contraire, elle enchaînait Micha. Ioura comprenait le rôle que jouait l’origine de Micha dans l’outrance dont il faisait preuve dans ses engouements. Par tact et par délicatesse il ne cherchait pas à le dissuader de ses étranges projets. Mais souvent il aurait aimé le voir empiriste, plus proche de la réalité.

Vers la fin de novembre, un soir, Ioura revint tard de l’Université ; il était très fatigué et n’avait rien mangé depuis le matin. On lui dit qu’on avait eu dans la journée une terrible alerte : Anna Ivanovna avait été prise de spasmes, plusieurs médecins étaient venus à son chevet, ils avaient d’abord conseillé d’appeler un prêtre, mais ils avaient ensuite abandonné cette idée. Anna Ivanovna allait mieux maintenant, elle avait repris conscience et demandé qu’on lui envoyât Ioura aussitôt qu’il serait revenu.

Ioura obéit et se dirigea vers la chambre à coucher sans prendre la peine de se changer.

La chambre portait les traces du branle-bas récent. Une infirmière s’affairait silencieusement autour de la table de nuit. Autour d’elle traînaient des serviettes froissées et des essuie-mains humides qui avaient servi de compresses. L’eau du rinçoir était légèrement rose de sang craché. On y voyait nager des débris d’ampoules et des touffes de coton gonflées par l’eau.

La malade était inondée de sueur et humectait ses lèvres sèches du bout de sa langue. Ses traits s’étaient fortement tirés depuis le matin, où Ioura l’avait vue pour la dernière fois.

Ne serait-ce pas une erreur de diagnostic ? pensa-t-il. Tous les symptômes de la pneumonie striduleuse. On dirait que c’est la crise. Il salua Anna Ivanovna, lui dit une de ces phrases creuses d’encouragement que l’on prononce toujours en pareil cas, puis fit sortir la garde-malade. Prenant la main d’Anna Ivanovna pour tâter son pouls, il alla chercher de l’autre main son stéthoscope dans la poche de son blouson. Par un mouvement de la tête, Anna Ivanovna lui fit comprendre que c’était inutile. Ioura vit qu’elle voulait autre chose. Rassemblant ses forces, Anna Ivanovna parla :

— Ils ont voulu me confesser… La mort est là… Elle peut à chaque instant… Quand on va se faire arracher une dent, on a peur, on a mal, on se prépare… Et maintenant, ce n’est pas une dent, c’est moi tout entière, toute ma vie… crac, et dehors, comme avec des tenailles… Et qu’est-ce que c’est ?… Personne n’en sait rien… J’ai le cœur serré et j’ai peur.

Anna Ivanovna se tut. Des larmes ruisselaient le long de ses joues. Ioura ne disait rien. Au bout d’un instant, Anna Ivanovna continua.

— Tu as du talent… Et quand on a du talent… ce n’est pas comme tout le monde… Tu dois savoir quelque chose… Dis-moi quelque chose… Tranquillise-moi.

— Que puis-je vous dire ? répondit Ioura.

— Il s’agita sur sa chaise, se leva, marcha un instant puis se rassit.

— D’abord vous irez mieux demain, il y a des symptômes, je vous en donne ma tête à couper. Et ensuite, la mort, la conscience, la foi en la résurrection. Vous voulez connaître mon opinion de naturaliste ? Une autre fois peut-être ? Non ? Tout de suite ? Bon, si vous voulez. Seulement, comme ça, au pied levé, ce n’est pas facile.

Et il se surprit à lui improviser toute une conférence.

— La résurrection. Sous la forme grossière où on la formule pour la consolation des faibles, cette idée m’est étrangère. Et ce que le Christ a dit des vivants et des morts, je l’ai toujours compris autrement. Où irait-on mettre toutes ces multitudes rassemblées au cours des millénaires ? L’univers entier ne leur suffirait pas, et Dieu, le bien et la raison devraient laisser place nette : ils seraient écrasés dans cette bousculade avide et bestiale.

« Mais c’est une vie toujours identique et infinie qui remplit l’univers et se renouvelle d’heure en heure en d’innombrables combinaisons et métamorphoses. Vous, par exemple, vous vous demandez avec inquiétude si vous allez ressusciter, alors que vous êtes déjà ressuscitée lorsque vous êtes née, sans même vous en apercevoir.

« Souffrirez-vous, la chair a-t-elle conscience de sa ruine ? Autrement dit, qu’adviendra-t-il de votre conscience ? Mais qu’est-ce que la conscience ? Voyons un peu cela. Vouloir consciemment s’endormir, c’est l’insomnie à coup sûr, s’efforcer de prendre conscience du travail de sa propre digestion, c’est courir à un dérèglement nerveux. La conscience est un poison, un instrument d’auto-intoxication pour le sujet qui se l’applique à lui-même. La conscience est une lumière dirigée vers le dehors, la conscience éclaire la route au-devant de nous, pour nous éviter de broncher. La conscience, c’est un phare allumé à l’avant d’une locomotive. Dirigez-le vers l’intérieur, et ce sera la catastrophe.

« Qu’arrivera-t-il donc à votre conscience ? Je dis bien : votre conscience. Mais vous-même, qu’êtes-vous ? C’est là toute la question. Regardons-y de plus près. Que vous sentez-vous, de quelle partie du composé que vous êtes avez-vous conscience ? De vos reins, de votre foie, de vos vaisseaux ? Non, fouillez dans vos souvenirs, vous ne vous êtes jamais surprise que tournée vers le dehors, vers l’action, dans l’oeuvre de vos mains, dans votre famille, dans les autres. Et maintenant écoutez-moi bien. L’homme présent dans les autres, c’est cela justement qui est l’âme de l’homme. Voilà ce que vous êtes, voilà ce qu’a respiré, ce dont s’est nourrie, ce dont s’est abreuvée toute sa vie votre conscience. Cela, c’est votre âme, votre immortalité, votre vie dans les autres. Et alors ? En autrui vous avez été, en autrui vous serez. Et qu’est-ce que cela peut vous faire qu’ensuite cela s’appelle le souvenir ? Ce sera vous, entrée dans la composition du futur.

« Enfin, une dernière chose. Il n’y a pas de quoi s’inquiéter. La mort n’existe pas. La mort n’est pas notre affaire. Vous avez parlé de talent : cela oui, c’est autre chose, c’est à nous, c’est nous qui l’avons découvert. Et le talent, au sens le plus haut et le plus vaste, c’est le don de la vie.

« Il n’y aura pas de mort, a dit saint Jean, et voyez comme son argumentation est simple. Il n’y aura pas de mort parce que le passé est révolu. C’est presque comme s’il disait : il n’y aura pas de mort parce que c’est connu, parce que c’est de l’histoire ancienne et que ça ne nous amuse plus, et qu’il nous faut maintenant du neuf, et ce qui est neuf, c’est la vie éternelle. »

Il allait et venait dans la chambre, en disant cela. « Dormez », dit-il en s’approchant du lit et en posant sa main sur la tête d’Anna Ivanovna. Quelques instants passèrent. Anna Ivanovna s’endormit.

Ioura sortit de la chambre en silence et dit à Iégorovna d’y envoyer la garde-malade. Qu’est-ce que ça peut bien vouloir dire ? pensait-il, je deviens une espèce de charlatan. Je jette des charmes, je guéris en imposant les mains.

Le lendemain Anna Ivanovna allait mieux.

IV

Elle se sentait de mieux en mieux. A la mi-décembre, elle essaya de se lever, mais elle était encore très faible. On lui conseillait de rester encore au lit pour achever de se rétablir.

Souvent elle envoyait chercher Ioura et Tonia et passait des heures à leur parler de son enfance à Varikyno, dans la propriété de son grand-père sur la Rynva, dans l’Oural. Ioura et Tonia n’y étaient jamais allés, mais d’après ses récits, Ioura imaginait sans peine ces cinq mille hectares de forêt séculaire et impénétrable, noire comme la nuit, qu’entaillait çà et là, comme si elle y fichait la lame de ses méandres, la rivière rapide et pierreuse dominée par les escarpements vertigineux de la rive des Krüger.

On était en train de faire à Ioura et à Tonia leurs premiers vêtements de soirée, un habit noir pour Ioura et, pour Tonia, une robe longue de satin clair, à peine décolletée. Ils s’apprêtaient à étrenner ces toilettes le 27, à l’arbre de Noël traditionnel des Sventitski.

Le tailleur et la couturière avaient livré le même jour leurs commandes. Ioura et Tonia les essayèrent, en furent satisfaits, et ils n’avaient pas encore eu le temps de les quitter lorsque Iégorovna vint les appeler de la part d’Anna Ivanovna. Ils passèrent dans sa chambre comme ils étaient, dans leurs vêtements neufs.

En les voyant apparaître, elle se souleva sur le coude, se tourna vers eux, leur fit faire quelques pas et dit :

— Très bien. Tout simplement ravissant. J’ignorais complètement que c’était déjà prêt. Fais voir, Tonia, encore une fois. Non, ça va. J’ai eu l’impression que la pointe faisait un bec. Savez-vous pourquoi je vous ai appelés ? Mais d’abord quelques mots à ton sujet, Ioura.

— Je sais, Anna Ivanovna. C’est moi qui vous ai fait montrer cette lettre Vous êtes comme Nikolaï Nikolaïévitch : vous pensez que je ne devrais pas refuser. Patientez un instant. Il vaut mieux que vous ne parliez pas trop. Je vais vous expliquer ça tout de suite. Quoique, n’est-ce pas, vous le sachiez aussi bien que moi.

« Donc premièrement. Il existe une affaire de l’héritage Jivago, qui est faite pour nourrir les avocats et entraîner des frais judiciaires, mais l’héritage Jivago n’existe pas : ce ne sont que dettes et gâchis, sans compter toute la boue que cela remue. Si je pouvais en tirer quelque chose, pensez-vous que j’irais en faire cadeau à la justice au lieu d’en profiter ? Mais justement, le procès est gonflé, et plutôt que de patauger dans tout cela, il valait mieux que je renonce à mes droits sur une fortune inexistante et que je les cède à quelques rivaux supposés et à quelques imposteurs envieux. Il y a longtemps que j’avais entendu parler des prétentions d’une certaine Madame Alice[16] qui vit à Paris avec ses enfants sous le nom de Jivago. Mais il y a de nouveaux prétendants, vous le saviez peut-être : quant à moi, il n’y a pas longtemps que je l’ai appris.

« Il paraît que du vivant de ma mère, mon père a eu une passion pour une rêveuse et une originale, la princesse Stolbounov-Enritsi. Il lui a laissé un enfant, c’est un garçon qui a maintenant dix ans et qui s’appelle Evgraf.

« La princesse est une recluse. Elle s’enferme avec son fils dans un hôtel particulier de la banlieue d’Omsk et on ne sait de quoi elle vit. On m’a montré une photographie de l’hôtel. Une belle maison à cinq baies d’une seule vitre, avec des médaillons en relief sur la corniche. Et figurez-vous que tous ces temps-ci, j’ai eu l’impression que, de ses cinq fenêtres, cette maison me surveillait d’un regard maléfique à travers les milliers de verstes qui séparent la Russie d’Europe de la Sibérie, et que tôt ou tard elle allait me jeter un sort. Alors à quoi bon ces capitaux imaginaires, ces rivaux créés de toutes pièces, leur malveillance et leur envie ? Sans compter les avocats.

— N’empêche qu’il ne fallait pas refuser, rétorqua Anna Ivanovna. Savez-vous pourquoi je vous ai fait venir ? dit-elle encore une fois, et elle continua aussitôt : J’ai retrouvé son nom. Vous vous souvenez, le garde forestier dont je vous ai parlé hier ? Il s’appelait Vakkh[17]. N’est-ce pas que c’est admirable ? Un épouvantail de la forêt, tout noir, barbu jusqu’aux sourcils, et Vakkh ! Il était défiguré, un ours avait failli le mettre en pièces, mais Vakkh lui avait échappé. Et ils sont tous comme lui, là-bas. Avec des noms de ce genre. Monosyllabiques. Pour que ça sonne bien et que ça se détache. Vakkh. Ou bien Loupp. Ou par exemple Favst. Écoutez, écoutez-moi. Parfois on venait nous annoncer : c’est Avkt ou Frol, mettons, et ça partait comme une salve de fusil à deux canons de grand-père, et aussitôt, nous filions tous à la cuisine. Et là, imaginez-vous, que voyions-nous : un charbonnier qui venait de la forêt avec un ourson vivant ou bien le garde-voie d’un secteur lointain qui apportait un échantillon de minéraux. Et grand-père donnait à chacun un bon. Pour le comptoir. De l’argent, du gruau, des munitions, selon le cas. Et la forêt sous les fenêtres. Et de la neige, que de neige ! Plus haut que la maison !

Anna Ivanovna fut prise d’une quinte de toux.

— Arrête, maman, ça te fait du mal, lui dit Tonia. Aux exhortations de Tonia, Ioura joignit les siennes.

— Ce n’est rien. Sottises. Oui, à propos, Iégorovna m’a raconté que vous hésitiez à aller à l’arbre de Noël après-demain. Que je n’entende plus de ces sottises ! Vous n’avez pas honte ? Tu en fais un drôle de médecin, Ioura. Donc c’est décidé. Vous y allez sans discussion. Mais revenons à Vakkh. Ce Vakkh était forgeron dans sa jeunesse. On lui avait arraché les entrailles au cours d’une bagarre. Il s’en était fait de nouvelles, en fer. Que tu es bête, Ioura. Crois-tu que je ne comprenne pas ? Bien sûr que ce n’est pas à la lettre. Mais c’est ce que les gens disaient.

Anna Ivanovna eut une nouvelle quinte de toux, beaucoup plus longue cette fois-ci. L’accès ne voulait pas passer. Elle n’arrivait pas à retrouver sa respiration.

Ioura et Tonia se précipitèrent vers elle au même instant. Ils se dressaient épaule contre épaule auprès de son lit. Toussant toujours, Anna Ivanovna saisit leurs mains, les joignit dans la sienne et les garda jointes quelques instants. Puis, lorsqu’elle eut retrouvé son souffle et sa voix, elle dit :

— Si je meurs, ne vous quittez pas. Vous êtes faits l’un pour l’autre. Mariez-vous. Là, je vous ai fiancés, ajouta-t-elle, et elle fondit en larmes.

V

Dès le printemps 1906, avant son passage dans la dernière classe du lycée, six mois de liaison avec Komarovski avaient passé la mesure de la patience de Lara. Il était très habile à profiter de son abattement, et lorsqu’il le lui fallait, il savait, sans le faire paraître, lui rappeler subitement son déshonneur. Lara tombait alors dans le désarroi que les voluptueux cherchent chez les femmes.

Ce désarroi la livrait chaque jour davantage au cauchemar sensuel qui lui faisait dresser les cheveux d’horreur lorsqu’elle était dégrisée. Les contradictions de la démence nocturne étaient pour elle de la magie noire. Tout y était sens dessus dessous et au rebours de la logique, une douleur poignante s’exprimait par les éclats de rire argentin, la lutte et le refus signifiaient le consentement et la main du bourreau était couverte de baisers de reconnaissance.

Il semblait que cela ne finirait jamais. Mais au printemps, à l’une des dernières leçons de l’année scolaire, Lara songea combien elle serait plus exposée en été, lorsque les classes auraient pris fin, car le lycée était le dernier refuge qui lui permît d’éviter Komarovski, et elle prit rapidement une décision qui devait changer pour longtemps le cours de sa vie.

C’était une matinée de chaleur, l’orage se préparait. On travaillait devant les fenêtres ouvertes. Au loin la ville grondait, toujours sur une note, comme des abeilles dans une ruche. On entendait crier des enfants qui jouaient dans la cour. L’odeur d’herbe de la terre et des jeunes pousses donnait la migraine, comme la vodka et l’odeur entêtante des crêpes du mardi gras.

Le professeur d’histoire parlait de Napoléon et de l’expédition d’Égypte. Lorsqu’il arriva au débarquement de Fréjus, le ciel noircit, craqua et se fendit, déchiré par l’éclair et le tonnerre, et, en même temps qu’un parfum de fraîcheur, des colonnes de sable et de poussière firent irruption dans la classe. Deux élèves se précipitèrent obligeamment dans le couloir pour appeler le garçon de salle et lui dire de fermer les fenêtres ; lorsqu’elles ouvrirent la porte, un courant d’air souleva et emporta à travers toute la classe les buvards de tous les cahiers.

On ferma les fenêtres. L’averse tomba, l’averse de la ville, sale et mêlée de poussière. Lara arracha un feuillet de son carnet de notes et écrivit à sa voisine, Nadia Kologrivova :

« Nadia, il faut que je me fasse une vie indépendante, loin de maman. Aide-moi à trouver quelques leçons assez bien payées. Vous avez beaucoup de relations parmi les riches. »

Nadia répondit par la même voie :

« On cherche une préceptrice pour Lipa. Viens travailler à la maison. Ça serait formidable ! Tu sais combien papa et maman t’aiment. »

VI

Pendant plus de trois ans Lara vécut chez les Kologrivov comme à l’abri d’une muraille de pierre. Rien ne venait porter atteinte à son indépendance, et même sa mère et son frère, auxquels elle se sentait de plus en plus étrangère, ne se rappelaient pas à son souvenir.

Lavrenti Mikhaïlovitch Kologrivov était un gros indus triel moderne, un esprit pratique, doué et intelligent. Il avait pour le système moribond la double haine d’un richard fabuleux, qui aurait pu racheter le trésor entier de l’État, et de l’homme du peuple parvenu au faîte de sa carrière étourdissante. Il cachait des proscrits dans sa maison, il fournissait des avocats aux accusés politiques, et, disait-on en plaisantant, il sapait lui-même sa situation de propriétaire en organisant des grèves dans sa propre usine.

Lavrenti Mikhaïlovitch était un excellent tireur et un chasseur passionné, et pendant l’hiver de 1905, il avait passé ses dimanches au Bois d’Argent et au Bois aux Rennes où il faisait faire des exercices de tir aux formations de combat.

C’était un homme remarquable. Sérafina Filippovna, sa femme, le valait. Lara avait pour l’un et l’autre une admiration enthousiaste.

Tout le monde, chez eux, aimait la jeune fille comme si elle eût fait partie de la famille.

Il y avait trois ans que Lara vivait sans soucis lorsque son frère Rodia vint la voir. Se balançant avec fatuité sur ses longues jambes, parlant du nez et allongeant démesurément les mots pour se donner de l’importance, il lui raconta que les élèves officiers de sa promotion avaient fait une collecte pour offrir un cadeau d’adieux au directeur de l’École et lui avaient confié le soin de choisir et d’acheter le présent. Et cet argent, il l’avait perdu jusqu’au dernier sou l’avant-veille. A ces mots, Rodia s’affala sur un fauteuil de tout son corps dégingandé et fondit en larmes.

Lara eut froid dans le dos en l’entendant. Avalant ses larmes, Rodia continua :

— Hier, j’ai été voir Komarovski. Il n’a rien voulu entendre, mais il m’a dit que si tu le désirais… Il dit que, bien que tu aies cessé de nous aimer, le pouvoir que tu as sur lui est encore si grand… Ma petite Lara… Un seul mot de toi suffirait… Est-ce que tu comprends la honte que cela représente, et quelle tache pour l’honneur de l’uniforme ?… Va le voir, qu’est-ce que cela te coûte ? demande-lui… Tu ne veux quand même pas me laisser laver de mon sang cette indélicatesse.

— Laver de ton sang… L’honneur de l’uniforme répétait Lara avec indignation ; elle allait et venait dans la chambre, secouée par l’émotion. — Et moi je ne suis pas en uniforme, je n’ai pas d’honneur et on peut faire de moi ce qu’on veut. Saisis-tu bien ce que tu me demandes, as-tu bien compris ce qu’il te propose ? D’année en année, Dieu sait au prix de quels efforts, pierre par pierre on essaie d’édifier quelque chose, on ne dort pas son content, et voilà l’autre qui vient, et qu’est-ce que cela peut bien lui faire de souffler là-dessus pour que tout s’effondre. Va te faire pendre. Brûle-toi la cervelle, je t’en prie. Qu’est-ce que ça me fait ? Combien te faut-il ?

— Six cent quatre-vingt-dix roubles et des poussières, mettons sept cents pour arrondir, dit Rodia après un instant de gêne.

— Rodia ! Non, tu es devenu fou! Est-ce que tu te rends compte de ce que tu dis ? Tu as perdu sept cents roubles ? Rodia ! Rodia ! Sais-tu combien il faut de temps à quelqu’un de normal, comme moi, pour amasser cette somme par un travail honnête ?

Après une pause elle ajouta, froide et soudain étrangère :

— Bon. Je vais essayer. Viens demain. Et apporte le revolver avec lequel tu voulais te tuer. Tu vas me le laisser en pleine propriété. Avec une bonne provision de balles, n’oublie pas.

Cet argent, elle l’obtint de Kologrivov.

VII

Son travail chez les Kologrivov n’avait pas empêché Lara de terminer ses classes, de s’inscrire aux Cours supérieurs, d’y poursuivre avec succès ses études et de se préparer à passer l’examen de sortie qui devait avoir lieu l’année suivante, en 1912.

Au printemps de 1911, son élève Lipa quittait le lycée. Elle était fiancée au jeune ingénieur Friesendank, qui appartenait à une bonne famille aisée. Les parents approuvaient son choix mais s’opposaient à ce qu’elle se mariât si jeune et lui conseillaient d’attendre. Cela provoquait des drames. La petite Lipa, une fillette gâtée et capricieuse, l’enfant chérie de la famille, se fâchait contre son père et sa mère, pleurait et tapait du pied.

Dans cette riche maison, où Lara était traitée comme un membre de la famille, on avait oublié la dette qu’elle avait faite pour Rodia et on ne lui en parlait plus.

Lara l’eût restituée depuis longtemps, si elle n’avait eu des dépenses continuelles dont elle gardait secrète la destination.

A l’insu de Pacha, elle envoyait de l’argent à son père, le déporté Antipov qui était en résidence forcée en Sibérie, et elle aidait sa mère, une femme acariâtre et souvent souffrante. De plus elle faisait faire des économies à Pacha lui-même, en complétant à son insu les sommes qu’il payait à ses logeurs pour sa chambre et pour ses repas.

Pacha, qui était un peu plus jeune que Lara, l’aimait à la folie et lui obéissait en tout. C’est sur ses instances qu’au sortir du collège il s’était mis à faire du latin et du grec à titre complémentaire pour entrer à la faculté des Lettres. Lara rêvait de l’épouser l’année suivante, lorsqu’ils auraient obtenu leurs diplômes d’État, et de partir avec lui pour un chef-lieu de l’Oural, où l’un et l’autre enseigneraient dans un lycée.

Pacha habitait dans une chambre que Lara lui avait trouvée et louée chez de paisibles logeurs, dans une maison neuve de la rue des Chambellans, près du Théâtre d’Art.

Pendant l’été de 1911, Lara avait fait un dernier séjour à Douplianka avec les Kologrivov. Elle aimait éperdument cet endroit, plus encore que les maîtres eux-mêmes. On le savait bien, et il existait pour elle, à l’occasion de ces vacances, une convention tacite. Lorsque le train échauffé et barbouillé de suie repartait, et qu’au milieu du silence abasourdi et odorant qui s’instaurait à perte de vue l’émotion envahissait Lara et lui faisait perdre le don de la parole, on la laissait partir seule à pied vers la propriété, tandis que l’on coltinait les bagages, pour les charger sur la charrette, et que le cocher de Douplianka, vêtu d’une chemise rouge sous son gilet de postillon, racontait à ces messieurs dames, pendant qu’ils s’installaient dans la calèche, les nouvelles locales de la saison écoulée.

Lara longeait la voie de chemin de fer en suivant un sentier au sol battu par les vagabonds et les pèlerins, puis prenait à travers champs par une sente qui menait à la forêt. Là elle s’arrêtait et, clignant des yeux, aspirait les senteurs inextricables de l’espace environnant. Il lui était plus proche que père et mère, plus doux qu’un bien-aimé et de meilleur conseil qu’un livre. Pour un bref instant, le sens de l’existence lui redevenait évident. Elle était là, comprenait-elle, pour y voir clair dans la beauté forcenée de la terre et pour donner à toute chose un nom, et si cela dépassait ses forces, pour donner naissance, par amour de la vie, à des successeurs qui le feraient à sa place.

Cet été-là, Lara était arrivée surmenée par l’excès de travail qu’elle s’était imposé. Son humeur s’altérait facilement. Une susceptibilité ombrageuse, jusque-là étrangère à sa nature, la gagnait maintenant. Ce trait donnait quelque chose de vétilleux au caractère de Lara qui s’était toujours distingué par l’absence de toute mesquinerie.

Les Kologrivov ne voulaient pas la laisser partir. L’affection dont elle était entourée chez eux n’avait pas diminué.

Mais depuis que Lipa volait de ses propres ailes, Lara se sentait de trop dans la maison. Elle refusait ses gages. On la forçait à les accepter. Du reste elle avait besoin d’argent, et il était à la fois délicat vis-à-vis de ses hôtes et pratiquement irréalisable de chercher un gagne-pain en dehors de la maison.

Lara jugeait sa situation fausse et intenable. Il lui semblait qu’elle était à charge pour tout le monde, et qu’on évitait seulement de le lui faire sentir. Elle se faisait horreur. Elle avait envie de fuir Dieu sait où, loin des Kologrivov et d’elle-même, mais ses principes ne lui permettaient pas de le faire sans avoir rendu l’argent emprunté, et elle ne savait où le prendre pour le moment. Elle se sentait réduite à l’état d’otage par la faute de Rodia et de cet argent sottement dilapidé, et son indignation impuissante ne lui laissait pas de repos.

Elle croyait voir partout des signes de désinvolture à son égard. Des amis de passage des Kologrivov lui témoignaient-ils une attention particulière, cela signifiait pour elle qu’on la traitait comme une humble « pupille » et comme une proie facile. Et quand on la laissait en paix, cela prouvait qu’elle était une quantité négligeable et qu’on ne s’apercevait même pas de sa présence.

Ces accès d’humeur noire n’empêchaient pas Lara de prendre part aux récréations de la nombreuse société qui se réunissait chez les Kologrivov. Elle se baignait et nageait, se promenait en barque, participait aux pique-niques nocturnes de l’autre côté de la rivière, aux feux d’artifice et aux bals improvisés. Elle jouait dans le spectacle d’amateurs et mettait un entrain particulier à concourir au tir à la cible ; aux petits fusils Mauser, elle préférait cependant le revolver léger de Rodia.

Elle avait réussi à acquérir une grande précision de tir, et elle disait parfois en plaisantant qu’elle regrettait d’être une femme, ce qui lui fermait la carrière de duelliste. Mais plus Lara s’amusait, et moins elle était heureuse. Elle ne savait elle-même ce qu’elle voulait.

Ce fut pire encore lorsqu’ils revinrent à Moscou. Aux ennuis de Lara s’ajoutèrent alors de petites brouilles avec Pacha (elle veillait à ne pas se brouiller sérieusement avec lui, car elle voyait en lui son dernier recours). Depuis quelque temps Pacha faisait preuve d’une certaine assurance. Les notes pontifiantes qui apparaissaient dans sa conversation paraissaient ridicules à Lara et la chagrinaient.

Pacha, Lipa, les Kologrivov, l’argent, tout cela tourbillonnait dans sa tête. Lara en avait assez de la vie. Elle devenait folle. Elle était tentée de mettre une croix sur tout ce qu’elle avait connu et éprouvé jusque-là et de se refaire une vie neuve. Tel était l’état d’esprit qui, à la Noël 1911, lui fit prendre une résolution fatale. Elle décida de rompre sur-le-champ avec les Kologrivov, de se faire une vie indépendante et solitaire, et de demander à Komarovski l’argent qu’il lui fallait pour cela. Il lui semblait qu’après tout ce qui s’était passé entre eux et après ces années de liberté reconquise, Komarovski avait le devoir de lui apporter une aide chevaleresque, propre et désintéressée, sans exiger d’explications.

Tel était son but, lorsque le soir du 27 décembre elle prit le chemin de la Pétrovka ; en partant, elle chargea le revolver de Rodia, abaissa le cran de sûreté, et plaça l’arme dans son manchon. Elle avait l’intention de tirer sur Komarovski s’il refusait, s’il se trompait sur ses intentions ou s’il l’humiliait d’une façon ou d’une autre.

Bouleversée par l’émotion, elle allait sans rien voir, à travers les rues en fête. Le coup de feu avait déjà retenti dans son âme, avec une totale indifférence quant à son destinataire. Ce coup de feu était la seule chose dont elle eût conscience. Elle l’entendit pendant tout son trajet. Il s’adressait à Komarovski, à elle-même, à son propre destin et au chêne dressé dans une clairière de Douplianka, à la cible gravée dans son écorce.

VIII

— Ne touchez pas au manchon, dit-elle à Emma Ernestovna qui poussait des oh ! et des ah ! lorsque celle-ci tendit les mains pour l’aider à se défaire.

Komarovski n’était pas chez lui. Emma Ernestovna continuait à prier Lara d’entrer et d’enlever sa pelisse.

— Je ne peux pas. Je suis pressée. Où est-il ? Emma Ernestovna lui dit qu’il était invité à un arbre de Noël. L’adresse à la main, Lara descendit en courant l’escalier sombre aux écussons de couleur qui lui rappelait tout, jusqu’aux moindres détails, et se dirigea vers la cité des Minotiers, chez les Sventitski.

Maintenant qu’elle sortait pour la seconde fois dans la rue, Lara s’aperçut enfin de ce qui se passait autour d’elle. C’était la ville. C’était l’hiver. C’était le soir.

Il gelait. Les rues étaient couvertes d’une glace noire, épaisse comme des fonds de bouteilles de bière cassées. Respirer faisait mal. L’air était bourré de givre gris et paraissait chatouiller et piquer Lara de sa toison hérissée, exactement comme la fourrure grise de sa cravate givrée irritait sa peau et entrait dans sa bouche. Le coeur battant, elle parcourait les rues à demi désertes. Sur son chemin, elle voyait fumer les portes des cafés et des gargotes. On voyait émerger du brouillard des visages gelés, rouges comme du saucisson, des naseaux de chevaux et des museaux de chiens barbus et couverts de glaçons. Les fenêtres recouvertes d’une épaisse couche de givre et de neige paraissaient enduites de craie, et sur leur surface opaque on voyait se mouvoir les reflets colorés des arbres de Noël allumés et les ombres des convives en réjouissance, comme si, sur des draps blancs tendus devant une lanterne magique, on projetait aux passants des ombres chinoises.

Arrivée dans la rue des Chambellans, Lara s’arrêta.

— Je n’en peux plus, je ne tiendrai pas, s’écria-t-elle presque à haute voix. Je vais monter et tout lui raconter, pensa-t-elle en reprenant possession d’elle-même, et elle ouvrit la lourde porte d’un vestibule majestueux.

IX

Empourpré par l’effort, la langue appuyée contre sa joue, Pacha se démenait devant son miroir pour passer son col dur et pour enfiler un bouton qui se repliait sans cesse dans les boutonnières amidonnées de son plastron. Il s’apprêtait à sortir, et il était encore si pur et si candide qu’il perdit contenance lorsque Lara, qui était entrée sans frapper, le surprit dans cette tenue à peine incomplète. Il s’aperçut aussitôt de son trouble. Lara avait les jambes flageolantes. Elle entra. Ses pas fendaient les plis de sa jupe, comme l’eau d’une rivière qu’elle eût traversée à gué.

— Qu’as-tu donc ? Que t’est-il arrivé ? demanda-t-il alarmé, en courant à sa rencontre.

— Assieds-toi à côté de moi. Assieds-toi comme tu es. Sans terminer ta toilette. Je suis pressée. Je dois partir tout de suite. Ne touche pas au manchon. Attends. Retourne-toi un moment.

Il obéit. Lara était en tailleur. Elle enleva sa jaquette, l’accrocha au clou et retira le revolver de Rodia de son manchon pour le mettre dans la poche de sa jaquette. Puis, revenant s’asseoir sur le divan, elle dit :

— Tu peux regarder maintenant. Allume la bougie et éteins l’électricité.

Lara aimait à causer dans la pénombre, à la flamme de la bougie. Pacha lui en gardait toujours en réserve un paquet cacheté. Il remplaça le bout de chandelle du bougeoir par une bougie neuve, la posa sur l’appui de la fenêtre et l’alluma. Gorgée de stéarine, la flamme fut près de s’étouffer, lança à la ronde un feu roulant de petites étoiles et s’affûta en flèche. La chambre se remplit d’une douce lueur. Sur la glace qui couvrait la vitre un œil noir se mit à fondre.

— Écoute, mon petit Pacha, dit Lara. J’ai des difficultés. Il faut que tu m’aides à en sortir. Ne t’effraie pas et ne m’interroge pas, mais cesse de penser que nous sommes comme tout le monde. Ne sois jamais en repos. Je suis toujours en danger. Si tu m’aimes et si tu veux me retenir au bord de l’abîme, marions-nous sans tarder.

— Mais je n’ai jamais cessé de le désirer, l’interrompit-il. Fixe vite un jour, celui que tu voudras, je suis prêt. Mais dis-moi simplement et clairement ce que tu as, cesse de me tourmenter par des énigmes.

Mais Lara fit dévier la conversation et éluda imperceptiblement la question. Ils parlèrent encore longtemps de sujets qui n’avaient aucun rapport avec l’objet du chagrin de Lara.

C’était l’hiver où Ioura écrivait son mémoire sur les éléments nerveux de la rétine pour, la médaille d’or de l’Université. Bien qu’il eût étudié la médecine générale, Ioura avait de l’œil la connaissance approfondie d’un futur oculiste.

Cet intérêt qu’il portait à la physiologie de la vue révélait l’autre aspect de sa nature, ses dons créateurs et ses réflexions sur l’essence de l’image et la structure de l’idée logique.

Tonia et Ioura avaient pris un traîneau de louage pour se rendre à l’arbre de Noël des Sventitski. Ils avaient vécu côte à côte pendant six ans la fin de leur enfance et le début de leur adolescence. Ils se connaissaient l’un l’autre dans les moindres détails. Ils avaient des habitudes communes, une manière qui leur était propre d’échanger de brèves pointes, et de répondre en renâclant brièvement. C’est ce qu’ils faisaient en ce moment, les lèvres serrées par le froid, entrecoupant de longs silences par de courtes remarques. Et chacun de son côté suivait le cours de ses pensées.

Ioura se souvenait que la date du concours approchait et qu’il lui fallait se hâter de finir son mémoire, et dans le charivari de la fête de l’année finissante que l’on sentait dans la rue, le fil de ses idées déviait vers d’autres sujets.

Les étudiants de la faculté des Lettres publiaient une revue polycopiée dont Gordon était le rédacteur. Depuis longtemps Ioura leur avait promis un article sur Blok. Toute la jeunesse des deux capitales raffolait de Blok, et Micha et lui plus que les autres.

Mais les pensées d’Ioura n’en restèrent pas là. Ils allaient, le menton enfoncé dans leurs cols de fourrure, ils frottaient leurs oreilles gelées et pensaient chacun à autre chose. Mais sur un point leurs pensées se rencontraient.

La scène qui s’était déroulée récemment chez Anna Ivanovna les avait régénérés l’un et l’autre. On aurait dit que leurs yeux s’étaient dessillés et qu’ils ne se voyaient plus de la même façon.

Tonia, ce vieux camarade, cette évidence toute claire qui se passait d’explications, était maintenant ce que Ioura pouvait se représenter de plus inaccessible et de plus compliqué, Tonia était une femme. Au prix d’un certain effort d’imagination, Ioura pouvait se voir parvenu au sommet de l’Ararat, héros, prophète, conquérant, tout ce qu’on veut, mais non femme.

Or, c’était cette tâche, la plus difficile et la plus haute de toutes, que Tonia avait prise sur ses frêles épaules (elle lui paraissait maintenant frêle et faible, bien qu’elle fût pleine de santé). Et il avait été submergé par cette ardente compassion et cette stupéfaction craintive qui est le début de la passion.

Les sentiments que Tonia éprouvait à l’égard de Ioura avaient subi une transformation parallèle.

Ioura pensait qu’ils avaient quand même eu tort de quitter la maison. Pourvu qu’il n’arrivât rien durant leur absence. Et un souvenir lui revint. Ayant appris que l’état d’Anna Ivanovna avait empiré, ils étaient allés la voir dans leurs vêtements de soirée et lui avaient proposé de rester. Elle n’était de nouveau insurgée avec violence et avait exigé qu’ils partissent. Ioura et Tonia étaient passés derrière le rideau, dans la niche profonde de la fenêtre, pour voir quel temps il faisait.

Lorsqu’ils en étaient sortis, les deux pièces. du rideau de tulle s’étaient attachées à l’étoffe neuve de leurs vêtements. L’étoffe légère et adhérente avait suivi Tonia pendant quelques pas, comme un voile de mariée. Tout le monde avait éclaté de rire, tant la ressemblance avait simultanément sauté aux yeux de tous ceux qui étaient dans la chambre à coucher, avant qu’un seul mot eût été prononcé.

Ioura regardait autour de lui et voyait ce qui, quelques instants plus tôt, avait frappé le regard de Lara. Le bruit que faisait le traîneau n’était pas naturel, ni l’écho prolongé qu’il éveillait sous les arbres gelés des jardins et des boulevards. Les fenêtres, éclairées de l’intérieur et givrées, ressemblaient à des écrins précieux de topaze feuilletée et fumée. Derrière elles brûlaient docilement la vie du Moscou des fêtes, les sapins de Noël flamboyaient, les invités s’assemblaient, les masques faisaient les fous, jouaient à cache-cache et au furet.

Soudain Ioura pensa que Blok, c’était l’avènement de Noël dans tous les domaines de la vie russe, à la fois dans la vie quotidienne de la ville septentrionale et dans la littérature moderne, sous le ciel étoilé de la rue contemporaine et dans le salon de ce siècle, autour du sapin illuminé. Il pensa qu’un article sur Blok était inutile, qu’il fallait simplement écrire une « adoration des mages » russe, semblable à celles de l’école hollandaise, avec de la neige et des loups, et une sombre forêt de sapins.

Ils longeaient la rue des Chambellans, Ioura remarqua un œil noir dans la couche de givre qui couvrait l’une des fenêtres. A travers cet œil luisait la flamme d’une bougie, qui paraissait jeter dans la rue un regard conscient, comme si elle surveillait les passants et guettait quelqu’un.

« Sur la table un cierge est posé… » murmurait Ioura ; c’était la naissance de quelque chose de confus, d’informe encore, et il espérait que le reste viendrait tout seul, sans contrainte. Mais cela ne venait pas.

XI

Depuis des temps immémoriaux l’arbre de Noël des Sventitski était organisé de la façon suivante : à dix heures, lorsque la marmaille se dispersait, on allumait un nouvel arbre pour la jeunesse et les adultes et on s’amusait jusqu’à l’aube. Les plus âgés passaient la nuit à jouer aux cartes dans le salon pompéien à trois murs, qui se trouvait dans le prolongement de la grande salle et qui en était séparé par un rideau épais et pesant suspendu à de grands anneaux de bronze. A l’aube tout le monde soupait.

« Pourquoi venez-vous si tard ? » leur demanda au passage un neveu des Sventitski, Georges, qui traversait l’entrée en courant pour aller chez son oncle et sa tante, dans le fond de l’appartement. Ioura et Tonia décidèrent d’y aller aussi pour saluer les maîtres de maison, et jetèrent un rapide coup d’oeil dans la salle en enlevant leurs manteaux.

Ceint de plusieurs auréoles de lumière ruisselante, le sapin paraissait exhaler un souffle brûlant. Devant lui, formant une muraille mouvante et se marchant sur les pieds, ceux qui ne dansaient pas se promenaient et bavardaient dans un frou-frou de robes.

A l’intérieur du cercle les danseurs tournoyaient avec frénésie. C’était le fils du vice-procureur, le jeune Koka Kornakov, élève du Lycée impérial, qui les faisait tourner, les groupait par couples et en chaînes. Il dirigeait les danses et criait à pleine gorge d’un bout à l’autre de la salle :

« Grand rond ! Chaîne chinoise ![18] » et tout lui obéissait, « Une valse, s’il vous plaît ! » hurlait-il au pianiste et, à la tête du premier tour, il entraînait sa danseuse, sur trois temps, sur deux temps, ralentissant et réduisant sans cesse son élan jusqu’à piétiner sur place, presque imperceptiblement, ce qui n’était plus que l’écho expirant d’une valse. Et tout le monde applaudissait, et on venait servir à cette foule mouvante, bruyante et braillarde des glaces et des boissons rafraîchissantes.

Les jeunes gens et les jeunes filles échauffés cessaient pour un instant de crier et de rire, avalaient dans une hâte avide les jus de fruits et les limonades glacées, et, prenant à peine le temps de reposer la coupe sur le plateau, recommençaient à crier et à rire avec dix fois plus d’ardeur, comme s’ils avaient absorbé un mélange hilarant.

Sans entrer dans la salle, Tonia et Ioura passèrent chez les maîtres de maison dans la partie reculée de l’appartement.

XII

Les appartements privés des Sventitski étaient encombrés d’objets dont on avait débarrassé le salon et la grande salle pour faire de la place. C’était là que se trouvait la boutique magique des maîtres de maison, leur magasin d’accessoires de Noël. Il y régnait une odeur de peinture et de colle, des rouleaux de papier de couleur traînaient en désordre et des boîtes pleines d’étoiles, de cotillons et de bougies de réserve s’entassaient dans tous les coins.

Les vieux Sventitski étiquetaient les cadeaux, annotaient des cartons pour indiquer les places à table et numérotaient des billets de loterie. Georges les aidait, mais il se trompait souvent de numéro, et les Sventitski ronchonnaient. Ils furent enchantés de voir arriver Tonia et Ioura. Ils les avaient connus tout petits, ne se gênaient pas avec eux et les chargèrent sans discussion de ce travail.

— Félitsata Sémionovna ne comprend pas qu’il fallait y penser plus tôt, au lieu de faire ça au beau milieu de la fête, quand les invités sont là. Ah là, là, gribouille, tu en as encore fait du beau travail avec les numéros, mon pauvre Georges. On avait décidé de mettre les bonbonnières pleines de dragées sur la table et les vides sur le divan, et vous avez de nouveau tout mis sens dessus dessous.

— Je suis très heureuse qu’Annette aille mieux. Nous étions si inquiets pour elle, Pierre et moi.

— Oui, ma chérie, mais c’est justement qu’elle va moins bien, moins bien, comprends-tu, mais avec toi c’est toujours « devant derrière ».

Ioura et Tonia restèrent cloués dans les coulisses auprès de Georges et des vieillards pendant une bonne moitié de la soirée.

XIII

Pendant tout le temps qu’ils passèrent avec les Sventitski, Lara était dans la grande salle. Elle n’était pas en robe de bal et ne connaissait personne ; tantôt abandonnée et sans volonté, elle tournoyait comme dans un rêve aux bras de Koka Kornakov, et tantôt, comme hébétée, elle marchait sans but à travers la salle.

Une ou deux fois déjà, elle s’était arrêtée, indécise, au seuil du salon, dans l’espoir d’être remarquée par Komarovski qui faisait face à la salle. Mais il regardait son jeu, qu’il tenait devant lui dans sa main gauche comme un écran ; ou bien ne la voyait-il vraiment pas, ou bien faisait-il semblant de ne pas l’avoir aperçue ? Lara eut le souffle coupé par l’affront qu’il lui faisait.

A ce moment une jeune fille que Lara ne connaissait pas entra dans le salon. Komarovski lui jeta ce regard que Lara connaissait si bien. La jeune fille, flattée, sourit à Komarovski, rougit et rayonna. A cette vue Lara faillit pousser un cri. Son visage s’empourpra de honte, le rouge couvrit son front et son cou. « Une nouvelle victime », pensa-t-elle. Comme dans un miroir, Lara se vit elle-même avec toute son histoire. Mais elle n’avait pas encore renoncé à l’idée de parler à Komarovski et, décidant de remettre sa tentative à un moment plus favorable, elle se força au calme et revint dans la salle.

A la table de Komarovski, il y avait encore trois personnes. L’un de ses partenaires, son voisin, était le père du jeune homme à la mise recherchée qui avait invité Lara à la valse. C’est ce que Lara conclut des deux ou trois mots qu’elle avait échangés avec son cavalier en tournoyant à travers la salle. Quant à la grande femme brune et vêtue de noir, aux yeux fous et ardents et au cou de vipère déplaisamment tendu, qui à chaque instant passait du salon dans la salle où son fils exerçait son activité, pour revenir ensuite dans le salon où jouait son mari, cette femme était la mère de Koka Kornakov. Enfin, Lara apprit par hasard que la jeune fille qui avait éveillé en elle tous ces remous était la sœur de Koka, et que ses considérations étaient sans fondement.

« Kornakov », avait dit Koka tout au début, pour se présenter à Lara. Mais elle n’avait pas bien entendu. « Kornakov », répéta-t-il après avoir décrit en glissant un dernier cercle, en la raccompagnant jusqu’à son fauteuil et en s’inclinant devant elle. Cette fois-ci Lara l’entendit. « Kornakov, Kornakov, répéta-t-elle, songeuse. Ça me dit quelque chose. Quelque chose de déplaisant. » Puis elle se souvint. Kornakov était le vice-procureur de la chambre des mises en accusation de Moscou. C’était lui qui avait prononcé le réquisitoire contre le groupe de cheminots avec lesquels Tiverzine avait été jugé. Kologrivov était allé le voir à la prière de Lara pour tenter de l’amadouer, et de refréner son ardeur à ce procès, mais il n’avait pas réussi à le fléchir. « C’est donc ça ! Bon, bon. Curieux. Kornakov.

XIV

Il devait être une ou deux heures du matin. Les oreilles de Ioura bourdonnaient. Après une interruption au cours de laquelle les invités étaient passés dans la salle à manger pour prendre du thé et des petits fours, la danse avait repris. Lorsque les bougies de l’arbre se consumaient, plus personne ne venait les remplacer.

Ioura se tenait distraitement au milieu de la salle et regardait Tonia, qui dansait avec un inconnu. Lorsqu’elle passait devant Ioura, elle rejetait d’un mouvement de sa jambe la traîne de sa robe de satin trop longue, la faisait claquer derrière elle, puis disparaissait parmi la foule des danseurs.

Elle était très échauffée. Pendant l’interruption, lorsqu’ils étaient assis dans la salle à manger, Tonia n’avait pas pris de thé ; elle apaisait sa soif avec des mandarines dont elle épluchait sans arrêt l’écorce odorante. Elle tirait sans cesse de sa ceinture ou de sa manche un mouchoir de batiste aussi minuscule que les fleurs de l’arbre fruitier, et en essuyait les gouttes de sueur qui perlaient à ses lèvres et entre ses doigts collants. Sans cesser de rire et de bavarder avec animation, elle remettait machinalement le mouchoir derrière sa ceinture ou sur les volants de son corsage.

Maintenant qu’elle dansait avec un cavalier inconnu et que, dans les tourbillons de la valse, elle accrochait Ioura qui s’écartait et fronçait les sourcils, Tonia, espiègle, lui serrait la main et lui faisait au passage un sourire éloquent. Une fois, le mouchoir qu’elle tenait dans sa main resta sur la paume de Ioura. Il l’appuya à ses lèvres et ferma les yeux. Le mouchoir exhalait l’odeur enivrante de l’écorce de mandarine et de la paume échauffée de Tonia.

C’était quelque chose de nouveau dans sa vie, quelque chose qu’il n’avait jamais éprouvé jusque-là, quelque chose d’aigu qui le transperçait de la tête aux pieds. L’odeur était d’une naïveté enfantine et avait le ton d’intimité raisonnable d’un mot prononcé à mi-voix dans l’obscurité. Ioura ne bougeait pas, les yeux et les lèvres enfouis dans le mouchoir qu’il respirait dans le creux de sa paume. Soudain un coup de feu retentit dans la maison.

Tout le monde se tourna vers le rideau qui séparait le salon de la salle. Pendant un instant, ce fut le silence. Puis la panique commença. Tout le monde s’agitait et criait. Une partie de l’assistance se jeta à la suite de Koka Kornakov vers l’endroit d’où était parti le coup de feu. Mais déjà on venait du salon à leur rencontre, on menaçait, on pleurait, on se disputait et on se coupait la parole.

— Qu’a-t-elle fait, qu’a-t-elle donc fait ? répétait désespérément Komarovski.

— Boria tu es vivant ? Boria, tu es vivant? criait M »e Kornakova d’une voix hystérique. Il paraît que le docteur Drokov se trouve parmi les invités. Oui, mais où est-il donc, où est-il ? Ah, laissez donc, je vous en prie ! Pour vous c’est une égratignure, mais pour moi c’est la raison d’être de toute ma vie. O mon pauvre martyr, qui as démasqué tous ces criminels ! La voilà, la voilà la canaille, je vais t’arracher les yeux, misérable ! On la tient maintenant ! Qu’avez-vous dit, monsieur Komarovski ? Vous ? C’est vous qu’elle visait ? Non, je n’en peux plus. Il m’arrive un grand malheur, monsieur Komarovski, reprenez-vous, je n’ai pas l’esprit aux plaisanteries en ce moment. Koka, mon petit Koka, qu’en dis-tu! Sur ton père… Oui… Mais la main du Seigneur… Koka ! Koka!

La foule du salon se déversa dans la salle. Au milieu, plaisantant très haut et assurant à tout le monde qu’il n’avait absolument rien, marchait le vice-procureur Kornakov ; il appuyait une serviette propre sur l’éraflure sanglante qu’il avait à la main gauche. Dans un autre groupe, légèrement en retrait, on menait Lara en la tenant par les bras.

Ioura fut stupéfait de la voir. « C’est elle ! » Et de nouveau, dans quelles circonstances extraordinaires ! Et de nouveau cet homme grisonnant. Mais maintenant Ioura le connaissait. C’était l’éminent avocat Komarovski, qui était mêlé à l’affaire de l’héritage Jivago. On pouvait éviter de se saluer, Ioura et lui faisaient semblant de ne pas se connaître. Et elle… C’était donc elle qui avait tiré ? Sur le procureur ? Une politique, sans doute. La pauvre. On va la soigner, maintenant ! Qu’elle est belle, fièrement belle. Et ceux-là ! Les bandits la traînent en lui tordant les bras, comme une voleuse prise la main dans le sac.

Mais il comprit aussitôt qu’il se trompait. Les jambes de Lara flageolaient. On la tenait par les bras pour l’empêcher de tomber, et l’on eut peine à l’amener jusqu’au fauteuil le plus proche, où elle s’effondra.

Ioura courut vers elle pour lui faire reprendre connaissance, mais il décida, pour plus de convenance, de témoigner d’abord quelque intérêt pour la victime supposée de l’attentat. Il s’approcha de Kornakov et dit :

— On a demandé un médecin. Je peux vous être utile.

Montrez-moi votre main. Eh bien, vous en avez de la chance. Ce n’est rien du tout, ça ne mérite même pas un bandage. Quoiqu’au fond, un peu de teinture d’iode ne peut pas vous faire de mal. Voici Félitsata Sémionovna, nous allons lui en demander.

Mme Sventitskaïa et Tonia s’approchèrent de Ioura. Elles avaient le visage défait. Elles lui dirent de tout laisser tomber et d’aller s’habiller au plus vite : on était venu les chercher Tonia et lui, il était arrivé quelque chose chez eux. Ioura fut saisi de frayeur, il supposait le pire ; oubliant tout le reste, il courut s’habiller.

XV

Anna Ivanovna n’était plus en vie lorsqu’ils entrèrent en courant dans la maison de Sivtsev Vrajek. La mort était venue dix minutes avant leur arrivée. Elle avait pour cause un accès d’étouffement prolongé, consécutif à un œdème pulmonaire aigu qui n’avait pas été diagnostiqué à temps.

Pendant les premières heures, Tonia cria comme une folle, se tordit en convulsions et ne reconnut personne. Le lendemain elle était calmée, écoutait patiemment ce que lui disaient son père et Ioura, mais ne pouvait répondre que par des hochements de tête, car dès qu’elle ouvrait la bouche, la douleur reprenait le dessus et les cris commençaient à jaillir d’eux-mêmes de sa poitrine, comme si elle eût été possédée.

Pendant les intervalles qui séparaient les offices des morts, elle passait des heures entières affalée à genoux devant la morte, entourant de ses beaux bras le coin du cercueil, le bord du tréteau sur lequel il était posé et les couronnes dont il était couvert. Elle ne remarquait personne autour d’elle. Mais à peine ses yeux rencontraient-ils ceux de ses proches, elle se levait précipitamment, sortait de la salle à grands pas silencieux en étouffant ses sanglots, courait s’enfermer dans sa chambre et, effondrée sur son lit, enfouissait dans ses oreillers les éclats du désespoir qui la secouait.

Dans l’âme d’Ioura, le chagrin, les longues heures qu’il passait debout, l’insomnie, la basse profonde des chants mortuaires, la lumière aveuglante des bougies qui brûlaient nuit et jour, et le refroidissement qu’il avait attrapé ces jours-là formaient une suave confusion, une euphorie délirante, une funèbre exaltation.

Dix ans plus tôt, quand on enterrait sa mère, il était encore tout petit. Il se souvenait encore de ses larmes inconsolables, il se voyait encore battu de chagrin et d’effroi. L’essentiel, alors, n’était pas en lui. A peine concevait-il en ce temps-là qu’il y eût un certain Ioura, lui-même, qui existât séparément et présentât un intérêt ou une valeur quelconque. L’essentiel, alors, était ce qu’il y avait autour de lui.

Le monde extérieur l’investissait de toutes parts, palpable, infranchissable et incontestable comme une forêt, et si la mort de sa mère l’avait à ce point ébranlé, c’était bien parce qu’il s’était perdu avec elle dans cette forêt et qu’il y était soudain resté seul et sans elle. Cette forêt, c’étaient tous les objets du monde, c’étaient les nuages, c’étaient les enseignes de la ville et les boules des échelles d’incendie, c’étaient les frères convers qui galopaient devant la calèche de la Vierge avec des oreillettes en guise de bonnet sur leurs têtes découvertes devant le saint sacrement. Cette forêt, c’étaient les vitrines des magasins dans les passages et, à une hauteur inaccessible, le ciel nocturne habité par les étoiles, le Bon Dieu et les saints.

Ce ciel inaccessible se penchait très bas, dans sa chambre d’enfant, jusqu’à poser sa tête dans le giron de nounou, lorsque celle-ci parlait de Dieu. Il devenait alors tout proche et familier, comme le faîte d’un noisetier lorsqu’on incline ses branches dans les ravins pour cueillir des noisettes. On aurait dit qu’il se plongeait avec eux dans leur cuvette couverte de dorures et que, baigné de feu et d’or, il se transformait en matines ou en grand-messe dans la petite église où l’emmenait la nourrice.

Là, les étoiles célestes devenaient des veilleuses d’icônes et le Bon Dieu devenait Monsieur le Curé, et tout le monde occupait une fonction plus ou moins conforme à ses aptitudes. Mais l’essentiel était l’univers réel des grandes personnes, et la ville qui l’entourait comme une sombre forêt. De toute sa foi à demi animale, Ioura croyait alors au Dieu de cette forêt comme à un garde forestier.

Tout cela avait bien changé. Pendant ces douze ans d’études secondaires et supérieures, Ioura avait étudié l’antiquité et le catéchisme, les légendes et les poètes, les sciences du passé et celles de la nature comme on étudierait une chronique de famille, ou une généalogie. Maintenant, il n’avait peur de rien, ni de la vie, ni de la mort, tout le monde, toutes les choses existantes étaient des mots de son glossaire. Il se sentait de plain-pied avec l’univers, et la manière dont il avait assisté aux veillées solennelles d’Anna Ivanovna était toute différente de celle dont il avait jadis veillé sa mère.

Alors, il était éperdu de douleur, il avait peur et il priait. Maintenant il écoutait le requiem comme une communication qui lui était personnellement adressée et qui le concernait directement. Il prêtait à ces mots une oreille attentive et en exigeait le sens clairement exprimé que l’on attend de toute affaire sérieuse, et il n’y avait rien de commun avec la piété dans le sentiment qu’il éprouvait à l’égard des puissances suprêmes de la terre et du ciel. Il était leur héritier, il s’inclinait devant elles comme devant de grands prédécesseurs.

XVI

« Dieu saint, Dieu puissant, Dieu immortel, ayez pitié de nous. » Qu’est-ce donc ? Où est-il ? La levée du corps. Il faut se réveiller. Il s’est laissé tomber tout habillé sur ce divan à cinq heures du matin. Il a probablement la fièvre. On est en train de le chercher dans toute la maison et personne ne songe qu’il dort à poings fermés dans un coin reculé de la bibliothèque, derrière ces rayons de livres qui montent jusqu’au plafond.

« Ioura, Ioura ! » C’est le concierge Markel qui l’appelle, tout près de lui. La levée du corps a commencé, Markel doit emporter les couronnes, il n’arrive pas à trouver Ioura, et pour comble de malchance il est enfermé dans la chambre à coucher, où sont amoncelées les couronnes, parce que la porte est bloquée par celle de la penderie qui s’est ouverte et qui l’empêche de sortir.

— Markel, Markel ! Ioura ! appelle-t-on d’en bas. D’un seul coup Markel règle son compte à l’obstacle surgi devant lui et dévale l’escalier avec plusieurs couronnes dans les bras.

« Dieu saint, Dieu puissant, Dieu immortel » le chant, comme un souffle paisible, s’étire le long de la ruelle et y demeure, comme si on caressait l’air d’une plume d’autruche, et tout se balance : les couronnes et les passants qu’on croise, la tête empanachée des chevaux, les encensoirs au bout des chaînes dans les mains du prêtre, la terre blanche à leurs pieds.

— Ioura ! Enfin, mon Dieu. Réveille-toi, je t’en prie. C’est Choura Schlesinger qui a fini par le trouver et qui lui secoue l’épaule. Qu’est-ce qui t’arrive ? C’est la levée du corps. Tu viens avec nous ?

XVII

Le service funèbre avait pris fin. Les mendiants qui piétinaient frileusement se rapprochèrent en se serrant sur deux rangs. Le corbillard, le cabriolet chargé de couronnes, la calèche des Kruger s’agitèrent et se déplacèrent légèrement. Les fiacres se rapprochèrent de l’église. Choura Schlesinger sortit, trempée de larmes, souleva sa voilette humide et parcourut la rangée des fiacres d’un regard inquisiteur. Lorsqu’elle eut aperçu les porteurs du bureau des pompes funèbres, elle les appela d’un mouvement de tête et disparut avec eux à l’intérieur de l’église. La foule en sortait, de plus en plus nombreuse

— Voilà que son tour est arrivé, à Anna Ivanovna. Elle nous a quittés, la pauvrette, elle a tiré le billet du grand voyage.

— Oui, elle a disparu, la sauterelle. Elle est allée prendre du repos.

— Vous avez un fiacre ou vous prenez le onze ?

— J’ai les jambes toutes raides d’être restée debout. Faisons quelques pas avant de prendre une voiture.

— Vous avez remarqué la tête de Foufkov ? Il ne quittait pas des yeux la défunte, il pleurait toutes ses larmes, il se mouchait, il l’aurait mangée des yeux. Avec le mari à côté.

— Toute sa vie il a eu les yeux sur elle.

Ainsi bavardait-on en se rendant au cimetière, à l’autre bout de la ville.

On sentait, ce jour-là, le choc en retour des grands froids. C’était un jour plein de pesanteur immobile, délivré de l’étreinte du gel et abandonné de toute vie, un jour, semblait-il, que la nature elle-même avait prévu pour un enterrement. La neige salie paraissait luire à travers un voile de crêpe, les sapins mouillés, sombres comme de l’argent noirci, se penchaient par-dessus la palissade et paraissaient en deuil.

C’était le même cimetière mémorable où reposait Maria Nikolaïevna. Ces dernières années, Ioura n’avait jamais été sur la tombe de sa mère. « Maman », murmura-t-il d’une voix qui était presque celle de ces lointaines années, en regardant de loin le lieu où elle était ensevelie.

Le cortège se répartissait avec solennité, et non sans effet, entre les allées déblayées dont les méandres évasifs s’accordaient mal à la régularité funèbre des pas. Alexandre Alexandrovitch donnait le bras à Tonia. Derrière eux marchaient les Krüger. Le deuil seyait à Tonia.

Un givre barbu comme de la moisissure s’effilochait sur les haubans des croix qui surmontaient les coupoles et sur les murs de brique rose du monastère. Dans un coin reculé de la cour, sur des cordes tendues d’un mur à l’autre, on voyait sécher du linge lavé : des chemises aux lourdes manches, des nappes couleur pêche, des draps pendus de travers et mal essorés. Le regard de Ioura s’arrêta sur cet endroit, et il comprit que c’était, transformée maintenant par de nouvelles constructions, la partie du monastère où, cette nuit-là, la bourrasque avait fait rage.

Ioura marchait seul, dépassait les autres et s’arrêtait parfois pour les attendre. En réponse à la dévastation que la mort avait laissée dans ce groupe qui le suivait à pas lents, un mouvement impérieux comme celui de l’eau qui s’enfonce en creusant ses tourbillons le portait à rêver et à penser, à s’acharner sur des formes, à créer de la beauté.

Plus clairement que jamais, il voyait maintenant que l’art, toujours et sans trêve, a deux préoccupations. Il médite inlassablement sur la mort et par là, inlassablement, il crée la vie. Le grand art, l’art véritable, celui qui s’appelle l’Apocalypse et celui qui la complète.

Ioura savourait d’avance le moment où il disparaîtrait pour deux ou trois jours de l’horizon familial et universitaire, et écrirait des vers à la mémoire d’Anna Ivanovna, où tout ce qui lui viendrait alors à l’esprit trouverait sa place : toutes les images fortuites que la vie pourrait lui souffler ; quelques-uns des plus beaux traits de la défunte ; l’image de Tonia en deuil ; ce qu’il avait remarqué dans la rue au retour du cimetière ; la lessive séchant à l’endroit où jadis la tempête avait hurlé dans la nuit et où, enfant, il avait pleuré.

Quatrième partie

LES ÉCHÉANCES APPROCHENT

I

Lara était couchée dans la chambre de Félitsata Sémionovna.

Elle délirait. Autour d’elle, les Sventitski, le docteur Drokov et les domestiques parlaient à voix basse. La maison déserte des Sventitski était plongée dans l’obscurité. La longue enfilade des pièces n’était éclairée que par une lampe falote qui projetait la lumière de part et d’autre d’un petit salon, sur toute la longueur de cette galerie rectiligne.

Comme s’il était chez lui, Viktor Ippolitovitch arpentait cette suite de pièces d’un pas rageur et décidé. Tantôt il jetait un coup d’œil dans la chambre à coucher pour se tenir au courant de ce qui s’y passait, tantôt il se dirigeait vers l’autre bout de la maison et, dépassant l’arbre de Noël aux boules argentées, parvenait jusqu’à la salle à manger où la table croulait sous les plats intacts et où les flûtes vertes tintaient lorsqu’une voiture passait dans la rue ou qu’une petite souris se faufilait sur la nappe entre les assiettes.

Komarovski fulminait Il était étouffé par des sentiments contradictoires. Quel scandale ! Quelle honte ! Il écumait de rage. Sa situation était compromise. Cet incident sapait sa réputation. A n’importe quel prix, tant qu’il n’était pas trop tard, il fallait prévenir les racontars, et si la nouvelle s’était déjà répandue, il fallait couper court à tous les bruits, les étouffer dès leur apparition. En’outre, il avait éprouvé une fois de plus combien cette fille folle et désespérée était irrésistible On voyait au premier regard qu’elle n’était pas comme les autres. Il y avait toujours en elle quelque chose d’insolite. Il était clair pourtant qu’il avait mutilé sa vie à jamais. Cette façon qu’elle avait de se cabrer, de se révolter sans arrêt, anxieuse de refaire sa destinée à sa façon, de recommencer à neuf son existence !

Il faudrait lui venir en aide à tous les points de vue, peut-être lui louer une chambre, mais ne plus la toucher, en aucun cas ; au contraire, s’éloigner tout à fait pour ne plus lui porter ombrage, car autrement, c’était une fille à vous inventer Dieu sait quoi encore, on l’avait bien vu…

Que de soucis encore à l’avenir. C’est qu’une histoire de ce genre peut vous mener loin. La loi veille. Il faisait encore nuit, il n’y avait pas deux heures que cette histoire s’était passée, et la police s’était déjà présentée deux fois, et les deux fois Komarovski était allé dans la cuisine pour donner des explications au sergent et tenter de tout arranger.

Mais ce sera de plus en plus compliqué. On exigera la preuve que c’était lui, et non Kornakov, que Lara visait. Et l’affaire n’en restera pas là. Lara sera dégagée d’une partie de sa responsabilité, mais elle sera passible de poursuites judiciaires pour le reste.

Bien sûr il s’opposera à cela de toutes ses forces et, si l’affaire est instruite, il fournira les conclusions d’un examen psychiatrique certifiant l’irresponsabilité de Lara au moment de l’attentat, et obtiendra la cessation des poursuites.

A cette idée, Komarovski se calma peu à peu. La nuit était passée. Des rais de lumière furetaient à travers les chambres, jetant des coups d’œil sous les tables et les divans comme des voleurs ou des experts du mont-de-piété. Komarovski alla aux nouvelles dans la chambre à coucher et, s’assurant que Lara n’allait pas mieux, il quitta les Sventitski pour aller voir une juriste de ses connaissances, femme d’un émigré politique, Roufina Onissimovna VoïtVoïtkovski. Elle avait un appartement de huit pièces, qui maintenant était trop grand pour elle et dépassait ses moyens : elle avait mis deux chambres en location L’une d’elles était libre depuis peu. Komarovski la retint pour Lara. Quelques heures plus tard on l’y transporta dans un état fébrile proche du coma. Elle délirait.

II

Roufina Onissimovna était une femme aux idées avancées, ennemie des préjugés, qui sympathisait, selon son expression, avec tout ce qu’il y avait autour d’elle de « positif » et de « viable ».

Il y avait sur sa commode un exemplaire du programme d’Erfurt avec une dédicace de son auteur. L’une des photographies fixées au mur de sa chambre représentait son mari, « mon bon Voït », aux côtés de Plékhanov à une fête populaire, en Suisse. Ils étaient tous deux coiffés de panamas et vêtus de vestes d’alpaga.

Dès le premier coup d’œil, Roufina Onissimovna prit sa nouvelle locataire en aversion. Elle la tenait pour une simulatrice aigrie. Les crises de délire de Lara lui semblaient purement et simplement de la frime. Elle était prête à jurer que Lara jouait le rôle de Marguerite prise de démence dans sa prison.

Roufina Onissimovna exprimait à Lara son mépris par un surcroît d’agitation. Elle claquait les portes, chantait à pleine voix en se déplaçant en trombe dans la partie de l’appartement qu’elle s’était réservée, et aérait ses pièces à longueur de journée.

Son appartement se trouvait au dernier étage d’une grande maison de l’Arbat. Dès le solstice d’hiver, les fenêtres de cet appartement étaient inondées d’un ciel bleu, clair, vaste comme une rivière en crue. Pendant toute la seconde moitié de l’hiver, l’appartement était plein de signes avant-coureurs du printemps prochain.

Un vent chaud venu du sud soufflait par les vasistas ; dans les gares, les locomotives criaient comme des paons et la malade, dans son lit, s’abandonnait à loisir à ses souvenirs lointains.

Bien souvent elle revoyait ce premier soir passé à Moscou, lorsqu’ils étaient arrivés de l’Oural il y avait quelque sept-huit ans, aux jours inoubliables de son enfance. De la gare à l’hôtel, ils avaient traversé tout Moscou en voiture découverte, par de sombres ruelles. Les réverbères qui s’approchaient et s’en allaient projetaient tour à tour sur les murs des maisons l’ombre voûtée du cocher. L’ombre grandissait, grandissait, atteignait des dimensions monstrueuses, couvrait la chaussée et les toits, puis se cassait, et tout recommençait à nouveau.

Dans l’obscurité, on entendait là-haut le carillon des quarante quarantaines d’églises de Moscou, et, au ras du sol, le tintamarre des omnibus qui couraient dans tous les sens. Mais les vitrines et les lumières assourdissaient également Lara ; on aurait dit qu’elles aussi avaient un son, comme les cloches ou les roues.

Elle était restée stupéfaite devant la taille d’une gigantesque pastèque posée sur la table de la chambre d’hôtel. C’est ainsi que Komarovski leur souhaitait la bienvenue dans leur nouvelle résidence. Lara vit dans cette pastèque le symbole de la puissance et de la richesse de Komarovski. Quand Viktor Ippolitovitch fit crisser, en l’éventrant un coup de couteau, ce prodige rond, couleur vert bouteille, croquant, à la pulpe de sucre et de glace, Lara en eut le souffle coupé d’effroi, mais elle n’osa pas refuser et se força à avaler les morceaux roses et odorants que l’émotion lui coinçait dans la gorge.

Et comme elle s’était laissé intimider par les mets coûteux et par la ville nocturne, elle devait être intimidée plus tard par Komarovski et c’était là le secret principal de tout ce qui avait eu lieu par la suite. Mais maintenant, il était méconnaissable. Il n’exigeait rien, ne se rappelait pas à votre souvenir et ne s’offrait même pas à votre vue. Il se tenait à distance, et ne cessait de vous proposer son aide de la façon la plus noble.

La visite de Kologrivov fut une tout autre affaire. Lara fut très heureuse de le voir. S’il remplissait une bonne moitié de la chambre de sa personne, de la vivacité et du talent dont elle débordait, c’était moins par sa haute taille et sa corpulence que par le feu de son regard et l’intelligence de son sourire. La chambre en paraissait plus petite.

Il était assis en face du lit de Lara et se frottait les mains. Quand il était convoqué au conseil des ministres à Saint-Pétersbourg, il s’entretenait avec de vénérables vieillards comme si c’étaient des gamins du cours élémentaire. Mais celle qui était maintenant allongée devant lui faisait naguère partie de son foyer, c’était presque sa propre fille, avec elle, comme avec tous les membres de sa famille, il n’échangeait que des regards et des remarques rapides, en passant. (C’est ce qui donnait un charme particulier à leurs entretiens laconiques, tous deux le savaient bien.) Il ne pouvait traiter Lara comme une grande personne, avec pesanteur et indifférence. Il ne savait comment lui parler pour ne pas la blesser et lui disait en souriant comme à une enfant :

— Qu’avez-vous donc été inventer, ma petite amie ? A quoi bon ces mélodrames ?

Il se tut et se mit à regarder les taches d’humidité du plafond et des papiers peints. Puis il continua, en hochant la tête d’un air de reproche : « A Düsseldorf, on ouvre une exposition internationale de peinture, de sculpture et d’horticulture. Je compte y aller. Il fait plutôt humide chez vous. Et vous avez l’intention de flotter longtemps entre ciel et terre ? On ne peut pas dire qu’on se sente tellement à l’aise ici. Cette Voïtesse, entre nous soit dit, ne vaut pas cher. Je la connais. Déménagez. Vous êtes restée assez longtemps couchée. Vous avez été souffrante quelque temps, ça suffit comme ça. Maintenant, il faut vous lever. Changez de chambre, mettez-vous au travail, terminez vos études. J’ai un ami qui est peintre. Il va passer deux ans au Turkestan. Il a un atelier divisé en plusieurs pièces, un vrai petit appartement. Il semble qu’il soit prêt à le laisser entre de bonnes mains avec son ameublement. Voulez-vous que j’arrange cela ? Et puis, il y a encore une chose. Permettez- moi, en homme d’affaires, cette fois. Il y a longtemps que je voulais, c’est pour moi une obligation sacrée… Depuis que Lipa… Voici une petite somme en récompense pour ses derniers examens… Non, permettez, permettez-moi. Non, je vous en supplie, ne vous obstinez pas… Non, je vous en prie. »

Et en s’en allant, il la força, en dépit de sa résistance, de ses larmes et même d’un semblant de querelle, à accepter de sa main un chèque de dix mille roubles.

Une fois remise, Lara déménagea dans le nouveau logis tant vanté par Kologrivov. C’était tout près du marché de Smolensk. L’appartement se trouvait en haut d’une petite maison à un étage de construction ancienne. Le rez-de-chaussée était occupé par des entrepôts.

La maison était habitée par des charretiers. Les gros pavés de la cour étaient toujours jonchés d’avoine et de foin. Des pigeons allaient et venaient dans cette cour en roucoulant. Ils prenaient parfois bruyamment leur envol, mais ne s’élevaient jamais au-dessus de la fenêtre de Lara, et parfois des rats couraient en troupeau le long de l’évier de pierre de la cour.

III

Pacha lui avait donné du fil à retordre. Tant que Lara avait été sérieusement malade, on ne l’avait pas laissé approcher d’elle. Qu’avait-il dû ressentir ? Lara avait voulu tuer un homme qui, aux yeux de Pacha, lui était indifférent, puis elle s’était trouvée sous la protection de cet homme, victime de son attentat manqué. Et tout cela, après leur conversation mémorable de la nuit de Noël, autour d’une bougie qui se consumait ! Sans cet homme, on aurait arrêté et condamné Lara. Il avait détourné d’elle le châtiment qui la menaçait. Grâce à lui, elle pourrait tranquillement poursuivre ses études. Pacha se tourmentait et ne savait que penser.

Quand elle alla mieux, Lara fit venir Pacha. Elle lui dit :

— Je suis mauvaise, tu ne me connais pas ; un jour, je te raconterai. J’ai du mal à parler, tu vois, les larmes m’étranglent, mais abandonne-moi, oublie-moi, je ne suis pas digne de toi.

Il y eut des scènes déchirantes, toutes plus pénibles les unes que les autres. Voïtkovoskaïa — car cela se passait encore à l’époque où Lara habitait chez elle sur l’Arbat Voïtkovoskaïa, quand elle voyait le visage éploré de Pacha, se précipitait dans sa chambre, tombait sur le divan et se tordait de rire en répétant : « Ah ! là là, je n’en peux plus je n’en peux plus ! Ça, on peut dire vraiment… hi, hi, hi ! Un vrai chevalier ! Hi, hi, hi ! Un vrai Erouslane Lazarévitch ![19] »

Pour délivrer Pacha d’un attachement dégradant, pour extirper le mal et mettre un terme à leurs tourments, Lara lui déclara qu’elle rompait définitivement parce qu’elle ne l’aimait pas, mais elle sanglotait tellement en prononçant cette abjuration, qu’il était impossible de la croire. Pacha la soupçonnait de tous les péchés mortels, ne croyait pas un mot de ce qu’elle disait, était prêt à la maudire et à la haïr tout en l’aimant éperdument ; il était jaloux de ses pensées intimes, de la timbale où elle buvait, de l’oreiller sur lequel elle était couchée.

Pour ne pas devenir fou, il fallait agir au plus vite et trancher net. Ils décidèrent de se marier sans délai, avant même la fin des examens. La date proposée fut celle de la semaine de Quasimodo. A la demande de Lara, on retarda encore le mariage.

On les maria le lundi de la Pentecôte, quand leur succès à l’examen final fut devenu chose certaine. Lioudmila Kapitonovna Tchépourko, la mère de Tousia Tchépourko, une camarade de classe de Lara, qui achevait ses études en même temps qu’elle, se chargea de tous les préparatifs. Lioudmila Kapitonovna était une jolie femme à la poitrine haute et à la voix basse. Elle chantait bien et débordait d’imagination. Aux superstitions et aux présages courants elle en ajoutait quantité d’autres de son cru.

Il faisait en ville une chaleur effroyable, quand « on conduisit Lara sous la couronne d’or »[20], phrase qu’aimait à nasiller Lioudmila Kapitonovna de sa voix de tsigane à la Panine, en arrangeant la toilette de Lara avant son départ. Les coupoles d’or des églises et le sable frais des allées étaient d’un jaune aigu. Le feuillage empoussiéré de jeunes bouleaux taillés pour le dimanche de la Pentecôte, était accroché tristement aux murs d’enceinte du sanctuaire et les feuilles s’enroulaient sur elles-mêmes comme si une flamme les avait léchées. On avait du mal à respirer et l’éclat du soleil faisait papilloter les yeux.

Et l’on aurait pu croire qu’on célébrait des milliers de mariages alentour, car toutes les jeunes filles étaient frisées et habillées de clair comme des fiancées, et tous les jeunes gens s’étaient pommadés à l’occasion de la fête et avaient revêtu des costumes sombres serrés à la taille… Tout le monde s’agitait, tout le monde avait chaud.

Au moment où Lara mettait le pied sur le tapis de l’autel, Lagodina, la mère d’une amie, jeta à ses pieds une poignée de monnaie d’argent en gage de prospérité, tandis que, dans la même intention, Lioudmila Kapitonovna lui conseillait de ne pas allonger sa main nue pour se signer quand elle serait sous la couronne, mais de la garder à demi-couverte de tulle ou de dentelle.

Ensuite, elle dit à Lara de tenir son cierge haut, car alors ce serait elle qui dirigerait le foyer. Mais, sacrifiant son avenir à celui de Pacha, Lara baissait son cierge aussi bas que possible, toujours en vain cependant, car, en dépit de ses efforts, son cierge finissait toujours par être plus haut que celui de Pacha.

De l’église, on revint directement festoyer dans l’atelier du peintre, que les jeunes mariés inauguraient. Les invités crièrent : « C’est amer, c’est imbuvable. » On hurla en chœur de l’autre bout de la pièce : « Il faut y mettre du sucre », et les jeunes époux s’embrassèrent avec un sourire confus[21]. Lioudmila. Kapitonovna chanta en leur honneur la Vigne, en reprenant le refrain : Que Dieu vous donne amour et concorde, et la chanson Défais-toi, lourde natte, épandez-vous, blonds cheveux.

Quand tout le monde fut parti et qu’ils restèrent seuls, le silence qui venait subitement de s’établir mit Pacha mal à l’aise. Dans la cour, juste en face de la fenêtre de Lara, un réverbère brûlait sur son pilier et, de quelque manière que Lara tirât ses rideaux, une bande de lumière étroite comme une planche débitée se faufilait toujours dans l’interstice. Ce rai de lumière ne cessait de tracasser Pacha, comme si c’était quelqu’un qui l’épiait. Il découvrait avec horreur qu’il était plus préoccupé de ce réverbère que de lui-même, de Lara, de son amour pour elle.

Pendant, cette nuit, qui dura une éternité, l’étudiant d’hier, Antipov, « Stépanida », « la damoiselle », comme l’appelaient ses camarades, connut tour à tour le comble de la félicité et le fond du désespoir. Les aveux de Lara éveillaient sans cesse en lui de nouveaux soupçons. Il interrogeait et, à chaque réponse de Lara, son cœur défaillait comme s’il volait dans un précipice. Son imagination meurtrie n’arrivait pas à suivre le rythme de ses nouvelles découvertes.

Ils parlèrent jusqu’au matin. Dans la vie d’Antipov, il n’y eut pas de changement plus frappant et plus soudain que cette nuit-là. Le lendemain il était un autre homme, il s’étonnait presque de porter toujours le même nom.

IV

Dix jours plus tard, leurs amis firent en leur honneur une soirée d’adieux dans cette même chambre. Pacha et Lara avaient tous deux terminé leurs examens, tous deux de manière aussi brillante ; on leur avait proposé à tous deux la même ville de l’Oural. Ils devaient partir le lendemain matin.

De nouveau on but, on chanta, on fit du bruit, mais cette fois, il n’y avait que la jeunesse.

Derrière la cloison séparant le logement du grand atelier où étaient réunis les invités, s’entassaient les deux malles d’osier de Lara, une valise, une caisse pleine de vaisselle et quelques sacs dans un coin. Ils avaient beaucoup de bagages. La plupart devaient être expédiés le lendemain en petite vitesse. Presque tout était empaqueté, mais il restait encore à faire. Dans la caisse et les malles ouvertes, il y avait encore de la place, Lara, de temps à autre, s’apercevait d’un oubli, retournait derrière la cloison et bouchait un trou dans une malle.

Pacha était déjà là avec les invités, quand Lara, qui était allée chercher son acte de naissance et d’autres papiers au secrétariat de la Faculté, revint, accompagnée du portier, avec de la teille et une grosse pelote de forte corde pour élinguer la cargaison du lendemain. Lara congédia le portier, fit le tour des invités, donnant une poignée de main à l’un, embrassant l’autre, puis alla se changer derrière la cloison.

Quand elle revint, tous battirent des mains, poussèrent des cris, puis on prit place et le tapage recommença comme au jour du mariage. Les plus entreprenants versèrent de la vodka à leurs voisins, une multitude de mains armées de fourchettes se tendit vers le milieu de la table pour attraper du pain et choisir quelque morceau dans les plats. On pérora, on cancana en s’arrosant le gosier et on fit de l’esprit à qui mieux mieux. Certains s’enivrèrent rapidement.

— Je suis morte de fatigue, dit Lara à son mari assis à côté d’elle. Et toi, tu es arrivé à faire tout ce que tu voulais ?

— Oui.

— Et je me sens quand même merveilleusement bien. Je suis heureuse. Et toi ?

— Moi aussi. Je suis content. Mais on en reparlera. Par exception, Komarovski fut admis à souper avec les jeunes gens. A la fin de la soirée, il voulut dire qu’il serait comme un orphelin après le départ de ses jeunes amis, que Moscou deviendrait pour lui un Sahara, mais il était si ému qu’il se mit à sangloter et dut répéter en entier la phrase que l’émotion avait coupée. Il demanda aux Antipov la permission de correspondre avec eux et d’aller leur rendre visite à Iouriatine, leur nouvelle résidence, au cas où il ne supporterait pas la séparation.

— C’est tout à fait inutile, répondit Lara à voix haute et sans aucun égard, et puis tout cela est de trop, la correspondance, le Sahara, et tout le reste. Quant à aller là-bas, n’y songez pas. Avec l’aide de Dieu, vous ne mourrez pas de notre absence, nous ne sommes pas une telle rareté, n’est-ce pas, Pacha ? Vous trouverez bien quelqu’un pour remplacer vos jeunes amis.

Et, cessant de penser à son interlocuteur et à ce qu’elle lui disait, Lara se rappela tout à coup quelque chose et se leva à la hâte pour aller à la cuisine. Là, elle dévissa le hachoir à viande, en fourra les différents éléments dans la caisse à vaisselle, en les calant avec du foin, et faillit se piquer la main à un éclat de bois.

Durant cette opération, ses invités lui étaient sortis de l’esprit. Elle avait cessé de les entendre, quand un redoublement de vacarme de l’autre côté de la cloison les rappela brusquement à son souvenir, et Lara songea à l’empressement que mettent toujours les gens ivres à feindre l’ébriété, avec d’autant plus de platitude et de complaisance qu’ils sont plus ivres.

A ce moment-là, un bruit particulier, tout différent des autres, lui parvint par la fenêtre ouverte, et attira son attention. Elle écarta le rideau et passa la tête au dehors.

Dans la cour, un cheval entravé déambulait en clopinant Lara ne savait à qui il appartenait. Il s’était sans doute égaré. Il faisait déjà clair, mais on était encore loin du lever du soleil. La ville endormie, abandonnée, semblait-il, de toute vie, baignait dans la fraîcheur gris-mauve de l’heure matinale. Lara ferma les yeux. Dieu sait dans quel coin perdu, dans quel enchantement campagnard, la transporta ce bruit de sabot ferré si particulier, unique.

On sonna dans l’escalier. Lara tendit l’oreille. Quelqu’un se leva de table pour ouvrir. C’était Nadia ! Lara se jeta à la rencontre de la nouvelle venue. Nadia venait droit de la gare, fraîche, ravissante. Elle paraissait exhaler de toute sa personne le parfum des muguets de Douplianka. Les deux amies étaient debout, incapables de proférer une parole. Elles ne savaient que pleurer et s’étreindre à s’étouffer.

Nadia apportait à Lara les félicitations et les vœux de bon voyage de toute la maison avec le cadeau de ses parents, un bijou. Elle sortit de son fourre-tout une petite boîte enveloppée dans du papier, la déficela et, après en avoir fait sauter le couvercle, tendit à Lara un collier d’une rare beauté.

Les oh ! et les ah ! fusèrent. L’un des convives, déjà un peu dessaoulé, dit :

— De la hyacinthe rose, oui, oui rose, qu’est-ce que vous allez croire ? Une pierre qui vaut le diamant.

Mais Nadia soutenait que c’étaient des saphirs jaunes.

Lara avait fait asseoir son amie à côté d’elle et, tout en la servant, elle couvait du regard le collier qu’elle avait placé près de son couvert. Ramassé dans le creux du coussin violet de l’écrin, il chatoyait et jetait ses feux, il faisait penser tour à tour à un chapelet de gouttes de rosée et à une grappe de menu raisin.

Pendant ce temps-là, quelques-uns des convives avaient retrouvé l’usage de leurs sens. Ils burent encore un petit verre pour tenir compagnie à Nadia. On eut vite fait de la griser.

La maison ressembla bientôt au château de la Belle au Bois dormant. Pour pouvoir accompagner les Antipov à la gare le lendemain matin, la plupart des invités passaient la nuit chez eux. Beaucoup allongés dans les coins, ronflaient déjà depuis longtemps. Lara elle-même ne se rappelait pas comment elle avait pu échouer tout habillée sur le divan où dormait Ira Lagodina.

Elle fut réveillée par une conversation à voix haute qui se tenait juste au-dessus de son oreille. C’étaient des voix étrangères, celles des hommes entrés dans la cour pour chercher le cheval égaré. Elle ouvrit les yeux et s’étonna : « Ce Pacha est vraiment infatigable. Qu’est-ce qu’il fait là, planté comme une borne, qu’est-ce qu’il peut bien chercher encore ? »

A ce moment, celui qu’elle prenait pour Pacha se retourna et elle vit que ce n’était pas lui, mais une espèce de croque-mitaine au visage grêlé et balafré de la tempe au menton. Elle comprit alors qu’un voleur, un cambrioleur, s’était faufilé dans l’appartement, elle voulut crier, mais ne pût émettre un son. Elle se souvint tout à coup du collier et, se soulevant sur le coude, sans faire de bruit, jeta un coup d’oeil de biais sur la table du repas.

Le collier était toujours là, entre des miettes de pain et des restes de caramel, et le malfaiteur peu clairvoyant ne l’avait pas remarqué parmi les reliefs du repas ; il se contentait de fouiller le linge emballé et de mettre sens dessus dessous les bagages de Lara. Ivre et mal éveillée, Lara se rendait mal compte de la situation et regrettait surtout de voir son travail défait.

Irritée, elle voulut de nouveau crier, et de nouveau elle ne put ouvrir la bouche ni remuer les lèvres. Elle donna alors à Ira Lagodina, qui dormait à côté d’elle, un violent coup de genou dans le creux de l’estomac : celle-ci poussa un cri de douleur, et Lara se mit à crier en même temps qu’elle. Le voleur laissa choir son ballot d’objets dérobés et se rua hors de la pièce.

Quelques garçons, qui avaient fini par comprendre de quoi il retournait, sautèrent sur leurs pieds et se lancèrent à sa poursuite, mais le cambrioleur avait disparu. L’alerte et les commentaires animés qui suivirent donnèrent le signal du branle-bas général. Comme par enchantement, toute trace d’ébriété avait disparu chez Lara. Insensible aux prières de ceux qui voulaient encore rester couchés, elle secoua tous les dormeurs, leur fit rapidement du café et les renvoya tous chez eux, en attendant de les revoir une dernière fois à la gare, au départ du train.

Quand ils furent tous partis, le travail alla bon train. Lara, avec sa rapidité coutumière, courait d’un porte- couvertures à l’autre, y fourrait des coussins, serrait les courroies et ne cessait de supplier Pacha et le concierge de ne pas l’aider, pour ne pas la déranger.

Tout fut fait, et bien fait, en temps voulu. Les Antipov arrivèrent à l’heure. Le train s’ébranla doucement, comme s’il imitait le mouvement des chapeaux que leurs amis agitaient pour leur dire au revoir. Les chapeaux s’immobilisèrent, on entendit un triple hurlement, un hourra sans doute, et le train prit de la vitesse

V

Depuis trois jours, le temps était infect. C’était le deuxième automne de la guerre. Après les succès de la première année, les revers commençaient. La VIIIe armée de Broussilov, concentrée dans les Carpathes, était prête a descendre des cols et à envahir la Hongrie. Mais elle dut se replier, entraînée par la retraite générale. Les troupes russes évacuèrent la Galicie, occupée dès les premiers mois des opérations.

Iouri Andréiévitch Jivago, que l’on connaissait autrefois sous le nom de loura, et que, de plus en plus, on appelait maintenant par son nom et son patronyme, était debout dans le corridor de la salle d’opérations de la maternité, en face de la porte de la salle où l’on venait d’installer Tonia. Il lui avait dit au revoir et attendait la sage-femme pour convenir avec elle de la façon dont elle le préviendrait en cas de nécessité et dont il pourrait s’informer auprès d’elle de l’état de santé de sa femme.

Il était très pressé, il devait rentrer rapidement à son hôpital, et d’ici là, il avait encore à faire deux visites à domicile ; il était en train de perdre un temps précieux. Il regardait par la fenêtre les hachures obliques de la pluie, qui brisaient et déviaient les rafales du vent d’automne comme la tempête couche et emmêle les épis de blé dans les champs.

Il ne faisait pas encore très sombre. Le docteur Jivago distinguait les arrière-cours de la clinique, les vérandas des hôtels particuliers du Champ des Vierges, l’embranchement du tramway électrique qui allait presque à la porte de service de l’un des pavillons de l’hôpital.

La pluie tombait, désespérante, sans augmenter ni faiblir, malgré les fureurs du vent que semblait exacerber l’impassibilité des flots qui s’abattaient sur la terre. Les coups de vent tourmentaient les rejets d’une vigne vierge qui grimpaient autour d’une terrasse. On aurait dit que le vent voulait arracher la plante tout entière, il la soulevait dans les airs, la secouait et la laissait retomber avec dégoût comme une vieille guenille. Une rame de tramway de trois voitures longea les terrasses. On en descendait des blessés que l’on emporta à l’intérieur de l’hôpital.

Dans les hôpitaux de Moscou, pleins à craquer, surtout après les opérations de Loutsk, on installait maintenant les blessés sur les paliers d’escalier et dans les corridors. L’encombrement général des hôpitaux de la ville commençait à se faire sentir jusque dans les maternités.

Iouri Andréiévitch tourna le dos à la fenêtre et bâilla de fatigue. Il avait la tête vide. Brusquement un souvenir lui revint : au pavillon de chirurgie de l’hôpital de l’Exaltation de la Croix, auquel il était attaché, une malade venait de mourir. Iouri Andréiévitch affirmait qu’elle avait un échinocoque du foie. Cette opinion était contestée. L’autopsie devait avoir lieu ce jour-là. On allait savoir la vérité. Mais le dissecteur de leur hôpital était un ivrogne invétéré. Dieu sait comment il s’y prendrait.

L’obscurité descendait vite. On ne distinguait plus rien au-dehors. Comme par un coup de baguette magique, l’électricité s’alluma à toutes les fenêtres.

Le médecin-chef de service sortit par le petit tambour qui séparait du corridor la salle où était Tonia. Ce gynécologue était un mastodonte, qui répondait à toutes les questions en levant les yeux au ciel et en haussant les épaules. Cette mimique signifiait : quels que soient les progrès qu’elle accomplit, il y a, Horatio mon ami, des problèmes devant lesquels la science se récuse.

Il dépassa Iouri Andréiévitch, en le saluant d’un sourire, et fit quelques mouvements natatoires de ses mains bouffies aux grosses paumes, exprimant par là qu’il fallait attendre et se résigner, puis il enfila le corridor pour aller fumer dans la salle d’attente.

A ce moment, l’assistante du gynécologue, aussi bavarde qu’il était peu loquace, s’avança vers Iouri Andréiévitch.

— A votre place, je rentrerais à la maison. Je vous appellerai demain à l’hôpital de l’Exaltation. Ça ne commencera guère plus tôt. Je suis persuadée que l’accouchement se fera naturellement et ne nécessitera pas d’intervention. Mais d’un autre côté, une certaine étroitesse du bassin, la position occipitale sacrée dans laquelle se trouve l’enfant, l’absence de douleurs et le peu d’importance des contractions peuvent susciter quelques inquiétudes. D’ailleurs, il est trop tôt pour faire des pronostics. Tout dépendra de la manière dont elle « travaillera » au début de l’accouchement. C’est ce que l’avenir nous dira.

Le lendemain, le gardien venu répondre à son coup de téléphone le pria de ne pas raccrocher, partit s’informer, le fit languir une dizaine de minutes, et lui rapporta sous une forme grossière et incohérente les renseignements suivants : « On m’a dit de vous dire : dis-lui, qu’ils disent, il a amené sa femme trop tôt, faut qu’il la remmène. » Iouri Andréiévitch, hors de lui, exigea que quelqu’un de mieux informé vînt à l’appareil. « Les symptômes peuvent être trompeurs, dit l’infirmière, que le docteur ne s’alarme pas, il faut patienter encore deux jours. »

Le surlendemain, il apprit que les douleurs avaient commencé la nuit, qu’elle avait perdu les eaux à l’aube, et que de fortes contractions se succédaient sans cesse.

Il fonça tête basse à la clinique et, traversant un couloir, il entendit les cris de Tonia à travers une porte que l’on avait laissée entrebâillée par inadvertance. Elle criait à fendre l’âme comme crient les gens qu’on retire mutilés de dessous les roues d’un wagon.

Il n’avait pas le droit d’aller à son chevet. Mordant jusqu’au sang son doigt crispé, il s’éloigna vers la fenêtre, derrière laquelle tombait la même pluie oblique que la veille et l’avant-veille. Une infirmière sortit de la salle, d’où lui parvint le vagissement d’un nouveau-né.

— Sauvée, sauvée ! se répétait joyeusement Iouri Andréiévitch.

— C’est un fils, un garçon. Tout s’est bien passé, disait l’infirmière d’une voix traînante. Non, pas pour l’instant. Quand viendra le moment, on vous le montrera. Il faudra faire un beau cadeau à la jeune maman. Elle a bien souffert. C’est le premier. Le premier fait toujours beaucoup souffrir.

— Sauvée, sauvée, se réjouissait Iouri Andréiévitch, sans comprendre ce que disait l’infirmière ni pourquoi elle paraissait l’associer à ce qui venait de s’accomplir. Y était-il en effet pour quelque chose ? Père, fils, il ne voyait aucun sujet d’orgueil dans ce don gratuit de la paternité. Cette filiation qui lui tombait du ciel le laissait froid. Tout cela restait extérieur à sa conscience. Une seule chose comptait : Tonia, Tonia qui avait été exposée à un danger de mort et qui y avait heureusement échappé.

Il avait un malade dans le voisinage de la clinique. Il alla le voir et revint au bout d’une demi-heure. Les deux portes, du corridor au tambour et du tambour à la salle, étaient de nouveau entrouvertes. Sans se rendre compte de ce qu’il faisait, Iouri Andréiévitch se faufila dans le tambour.

Le gynécologue-mastodonte, en blouse blanche, les bras écartés, se dressa devant lui comme surgi de terre. « Où allez-vous ? » prononça-t-il dans un murmure étouffé, pour que la femme en couches ne l’entendît pas, et il lui barra le chemin. « Vous êtes fou! Les plaies, le sang, et l’asepsie, hein ? Sans parler du choc psychologique. C’est du beau ! Et un docteur par-dessus le marché !

— Mais est-ce que je… Je voulais simplement jeter un coup d’œil, d’ici, par la fente.

— Ah ! bon, c’est une autre affaire. Faites. Mais pas question de… hein ! Gare ! Si elle vous aperçoit, je vous tue ! »

Dans la salle, tournant le dos à la porte, se tenaient deux femmes en blouse blanche, la sage-femme et une nurse.

Dans les bras de la nurse se débattait un rejeton humain, fragile et glapissant, qui se contractait et se détendait comme un morceau de caoutchouc rouge foncé. La sage-femme faisait une ligature au cordon ombilical pour séparer l’enfant du placenta. Tonia était couchée au milieu de la salle sur une table d’opération mobile. Elle était étendue assez haut. Iouri Andréiévitch, à qui l’émotion faisait tout exagérer, avait l’impression qu’elle était allongée à peu près à la hauteur de ces pupitres sur lesquels on écrit debout.

Placée plus près du plafond que ne le sont d’habitude les simples mortels, Tonia sombrait dans la brume des souffrances qu’elle avait traversées, elle paraissait nimbée d’épuisement. Elle s’élevait au milieu de la salle comme, au milieu d’une baie, un navire qui viendrait de jeter l’ancre et se serait vidé de son chargement d’âmes nouvelles, amenées on ne sait d’où sur le continent de la vie à travers l’océan de la mort.

Elle venait seulement de débarquer l’une de ces âmes, et maintenant elle était en rade et se reposait, de toute la vacuité de ses flancs allégés. Ses agrès et sa carène abîmés et surmenés se reposaient en même temps qu’elle, ainsi que son oubli, le souvenir effacé de l’endroit d’où elle venait. de sa traversée et de son arrivée à bon port.

Et comme personne ne connaissait la géographie du pays sous le pavillon duquel elle était amarrée, on ne savait dans quelle langue lui adresser la parole.

Dans son service, tous le félicitèrent à qui mieux mieux

« Comme ils l’ont vite su! » s’étonnait Iouri Andréiévitch. Il passa à la salle des internes, que l’on appelait cabaret et fosse d’aisance, parce qu’en raison du manque de place dû à la surcharge de l’hôpital, on se déshabillait maintenant dans cette pièce, on y enlevait ses galoches on y oubliait toutes sortes d’objets inutiles, on y jetait des mégots et des bouts de papier.

Le dissecteur, un petit homme ratatiné, s’y tenait à la fenêtre. Il élevait au-dessus de sa tête une fiole pleine d’un liquide trouble qu’il examinait à la lumière, par-dessus ses lunettes.

— Je vous félicite, dit-il, tout en continuant à regarder dans la même direction et sans même accorder un coup d’œil à Iouri Andréiévitch.

— Merci. Je suis très touché.

— Il n’y a pas de quoi me remercier. Je n’y suis pour rien. C’est Pitchoujkine qui l’a disséquée. Mais tous en sont stupéfaits. Un échinocoque. Ça, c’est un diagnostic. On ne parle plus que de cela.

A ce moment, le médecin-chef de l’hôpital entra dans la pièce. Il leur dit bonjour à tous deux, puis ajouta :

— Quelle saleté. Ce n’est plus une salle d’internes, c’est un dépotoir ! Un vrai scandale ! Eh oui, Jivago, figurez-vous, un échinocoque ! Nous avions tort. Je vous félicite. Ah ! il y a un embêtement ! L’armée s’occupe de nouveau de votre classe. Cette fois-ci, nous n’arriverons plus à vous défendre. On manque terriblement de médecins militaires. Rien à faire, vous irez renifler l’odeur de la poudre.

VI

Les Antipov s’étaient établis à Iouriatine avec une facilité inespérée. On avait gardé bon souvenir des Guichard. Cela fut d’un grand secours à Lara pour surmonter les difficultés qui accompagnent toujours un emménagement.

Elle était absorbée par ses travaux et ses soucis. Elle avait à s’occuper de la maison et de leur fille Katenka, qui avait maintenant trois ans. La bonne, Marfoutka la rouquine, avait beau faire, son aide restait insuffisante. Lara partageait toutes les préoccupations de son mari. Elle- même enseignait au lycée de filles. Elle travaillait sans dételer, elle était heureuse. C’était exactement la vie dont elle rêvait. Iouriatine lui plaisait. Elle y était née. La ville se trouvait sur la Rynva, une grande rivière navigable sur son cours moyen et inférieur, et une des lignes de chemins de fer de l’Oural la traversait.

A Iouriatine, on savait que l’hiver était proche quand les barques avaient été hissées sur la berge et que leurs propriétaires les avaient emportées en ville sur des charrettes. On les déchargeait dans les cours, où elles hivernaient à ciel ouvert. Ces barques retournées qui faisaient des taches blanches au fond des cours avaient à Iouriatine la même signification qu’ailleurs l’envol des grues à l’automne ou la première chute de neige.

L’une de ces barques, sous laquelle Katenka jouait comme sous le toit renflé d’un pavillon de jardin, dressait sa coque peinte en blanc dans la cour de la maison louée par les Antipov.

Lara aimait la vie de ce coin retiré, les intellectuels de l’endroit qui prononçaient tous les « o » distinctement, comme les Russes du Nord, leurs bottes de feutre et leurs vestes douillettes en flanelle grise, leur confiance naïve. Lara était attirée par la terre et par les gens simples.

En revanche, Pacha Antipov, quoique fils de cheminot, avait la nostalgie des capitales. Il était beaucoup plus sévère que sa femme à l’égard des habitants d’Iouriatine. Leur sauvagerie et leur ignorance l’irritaient.

Il apparaissait maintenant qu’il avait à un rare degré la faculté d’acquérir et de conserver les connaissances qu’il puisait dans des lectures hâtives. Il avait déjà beaucoup lu, en partie grâce à Lara. Mais pendant ces années de solitude provinciale, son bagage de lectures ne cessa de croître ; Lara même lui paraissait n’en plus savoir assez long. Il était d’une tête au-dessus de ses collègues professeurs et se plaignait d’étouffer parmi eux. En ces temps de guerre, leur patriotisme banal, officiel et un peu chauvin ne s’accordait pas aux formes plus complexes que ce sentiment prenait chez Antipov.

Pavel Pavlovitch Antipov avait fait des études classiques. Au lycée il enseignait le latin et l’histoire ancienne. Mais la secrète passion des mathématiques, de la physique et des sciences exactes se réveilla soudain chez cet ancien élève d’un collège moderne. Par ses propres moyens, il avait acquis dans ce domaine des connaissances d’un niveau universitaire. Il rêvait de passer au plus tôt de nouveaux examens devant une commission régionale, de recommencer sa carrière comme professeur de mathématiques et d’aller s’installer avec sa famille à Saint-Pétersbourg. Des nuits de travail acharné ébranlèrent sa santé. Il se mit à souffrir d’insomnie.

Il s’entendait bien avec sa femme, mais leurs relations manquaient de simplicité. Elle l’écrasait de sa bonté et de ses attentions, et il ne se permettait pas de la critiquer. Il craignait que, dans la remarque la plus innocente, Lara ne sentît un reproche déguisé : elle pouvait avoir l’impression que le plébéien qu’il était lui reprochait ses mains blanches, ou qu’il lui en voulait d’avoir appartenu à un autre. La crainte qu’elle ne le soupçonnât de quelque sentiment injuste et blessant pour elle mettait une note de contrainte dans leur vie. Ils rivalisaient de générosité, et par là même ils compliquaient tout.

Ce jour-là, les Antipov recevaient des invités : c’étaient des collègues de Pavel Pavlovitch, la directrice de Lara, un membre d’un tribunal arbitral en compagnie duquel Pavel Pavlovitch avait une fois siégé. Aux yeux d’Antipov, ils étaient tous des idiots fieffés. Il était frappé de voir Lara si aimable avec tout le monde et ne parvenait pas à croire que dans cette société quelqu’un pût lui plaire sincèrement.

Quand les invités furent partis, Lara aéra longuement les pièces et balaya, puis fit la vaisselle à la cuisine avec Marfoutka. Puis elle s’assura que Katenka était bien couverte et que Pavel dormait, se déshabilla rapidement, éteignit la lumière et se coucha à côté de son mari avec le naturel d’un enfant que sa mère a pris avec elle dans son lit.

Antipov faisait seulement semblant de dormir. Il était en proie à l’une de ces insomnies qui le prenaient si souvent ces derniers temps. Il savait qu’il resterait encore trois ou quatre heures sans dormir. Pour faire venir le sommeil, pour ne plus sentir les dernières vapeurs du tabac fumé par les invités, il se leva tout doucement, mit son bonnet et sa pelisse par-dessus son pyjama et sortit dans la rue.

Il faisait une nuit d’automne claire et froide. De minces plaques de glace s’émiettaient en craquant sous les pieds d’Antipov. Le ciel étoilé éclairait d’un reflet bleu, mobile comme celui d’une flamme d’alcool, la terre noire et les mottes de boue gelée.

La maison habitée par les Antipov se trouvait à l’autre extrémité de la ville, à l’opposé du débarcadère. C’était la dernière de la rue. Ensuite commençaient les champs que coupait la ligne de chemin de fer. Près de la ligne, il y avait une guérite et, sur la voie, un passage à niveau.

Antipov s’assit sur la barque renversée et regarda les étoiles. Les pensées qui l’habitaient depuis ces dernières années l’assaillirent avec plus de force que jamais et l’emplirent d’inquiétude. Il vit que, tôt ou tard, il lui faudrait tirer des conclusions et que mieux valait le faire dès aujourd’hui.

Cela ne pouvait durer plus longtemps, pensa-t-il. Mais c’était couru d’avance ! Il s’en apercevait un peu tard. Pourquoi lui avait-elle permis de la couver des yeux comme il le faisait quand il était enfant, pourquoi avait-elle fait de lui ce qu’elle voulait ? Pourquoi n’avait-il pas eu le bon sens de renoncer à elle en temps voulu, quand elle-même le demandait avec insistance, pendant l’hiver qui avait précédé leur mariage ?

Il comprenait bien que ce n’était pas lui qu’elle aimait, mais la tâche généreuse qu’elle remplissait envers lui, l’incarnation de son propre sacrifice. Qu’y avait-il de commun entre cette digne et sainte mission et une véritable vie de famille ? Le pire, c’était qu’il l’aimait encore avec la même force. Elle était belle à vous faire damner. Et peut-être le sentiment qu’il éprouvait lui-même à son égard n’était-il pas de l’amour, mais un désarroi plein de gratitude devant sa beauté et sa grandeur d’âme. Ah ! comment donc s’y retrouver ? Le diable lui-même y perdrait son latin.

Alors que faire en pareil cas ? Libérer Lara et Katenka de ce mensonge ? C’était même plus important que de s’en libérer soi-même. Oui, mais comment ? Divorcer ? Se noyer ? Il s’indigna : Pouah ! Quelle bassesse ! Je sais bien que je n’irai jamais jusque-là. Alors pourquoi même évoquer ces belles attitudes ?

Il regarda les étoiles comme pour leur demander conseil. Elles scintillaient, constellées ou éparses, grosses ou petites, bleues ou irisées. Soudain quelque chose vint éclipser leur scintillement. La cour, la maison et la barque sur laquelle était assis Antipov furent illuminées par la trajectoire d’une flamme vive, comme si un homme fût accouru du champ vers la porte cochère en brandissant une torche allumée. C’était un transport de troupes allant vers l’ouest, comme il ne cessait d’en passer nuit et jour depuis un an, qui jetait dans le ciel des volutes de fumée incandescente.

Pavel Pavlovitch sourit, se leva et alla se coucher. Il avait trouvé l’issue.

VII

Quand elle apprit la décision de Pacha, Lara fut stupéfaite. D’abord, elle n’en crut pas ses oreilles. — Ça ne tient pas debout. Encore une de ses lubies, pensa-t-elle. Il faut faire comme si de rien n’était, et cela lui passera.

Mais elle dut se rendre à l’évidence : ses préparatifs duraient déjà depuis deux semaines, il avait envoyé ses papiers au bureau de recrutement, il avait déjà un remplaçant au lycée, et un avis était arrivé, l’informant qu’il était admis à l’École militaire d’Omsk. Le moment du départ approchait.

Lara vociféra comme une femme du peuple, saisit les mains d’Antipov, puis se roula par terre à ses pieds. « Pacha, mon petit Pacha, cria-t-elle, qu’allons-nous deve nir sans toi, Katenka et moi ? Ne fais pas cela, ne pars pas. Il est encore temps, je saurai tout réparer. As-tu seulement été te faire examiner sérieusement par un médecin ? Avec ton cœur ! Tu n’as pas honte ? Tu n’as pas honte de sacrifier ta famille à Dieu sait quelle folie ? Volontaire ? Toute ta vie tu t’es moqué de mon frère, ce pauvre type, et tout d’un coup il te prend l’envie d’en faire autant ! Voilà que toi aussi tu veux traîner le sabre et faire l’officier. Pacha, qu’est-ce qui t’arrive ? Je ne te reconnais pas ! On t’a changé ! Quelle mouche t’a piqué ? Dis-moi, par charité, dis-moi, honnêtement, pour l’amour du ciel, sans phrases apprises par coeur, est-ce de cela que la Russie a besoin ? »

Tout à coup elle comprit que la décision d’Antipov n’avait rien à voir avec tout cela. Les détails lui échappaient encore, mais elle avait saisi l’essentiel. Elle avait deviné que son Pacha bien-aimé se méprenait sur la qualité de l’amour qu’elle lui portait. Il n’avait pas su apprécier le sentiment maternel qu’elle mêlerait toujours à sa tendresse pour lui, il ne se doutait pas qu’un amour comme celui-là était plus grand que le simple amour d’une femme.

Elle se mordit les lèvres, se hérissa comme si on l’avait battue et, sans dire un mot de plus, avalant ses larmes en silence, elle prépara le départ de son mari.

Quand il fut parti, il lui sembla que tout était devenu silencieux dans la ville et que même il y avait moins de corbeaux dans le ciel. « Madame, Madame », faisait en vain Marfoutka, la cuisinière. « Maman, ma petite maman », gazouillait sans cesse Katenka en la tirant par la manche.

— C’était la plus grave défaite de sa vie. Ses meilleurs, ses plus beaux espoirs s’étaient écroulés.

Lara savait tout ce que faisait son mari par ses lettres de Sibérie. Bientôt il y vit plus clair. Sa femme et sa fille lui manquaient beaucoup. Quelques mois plus tard, il fut promu aspirant plus tôt qu’il ne pouvait l’espérer et reçut son affectation à l’armée en campagne. Le train spécial qui le conduisait au front ne passait pas par Iouratine et, même à Moscou, Antipov n’eut le temps de voir personne.

Bientôt ses lettres arrivèrent du front, plus animées et moins tristes que celles de l’école d’Omsk. Antipov voulait se distinguer. En récompense de quelque exploit, ou à la suite d’une légère blessure, il demanderait une permission pour aller voir sa famille. Il en eut bientôt l’occasion. A la suite de la dernière percée, connue plus tard sous le nom de percée de Broussilov, l’armée passa à l’attaque. Les lettres d’Antipov cessèrent d’arriver. Au début, Lara ne s’inquiéta pas. Elle s’expliquait le silence de Pacha par le développement des opérations et l’impossibilité d’écrire en campagne.

A l’automne, l’offensive s’arrêta et les troupes se retranchèrent. Mais Antipov ne donnait toujours pas signe de vie. Lara commença à s’alarmer. Elle demanda d’abord des renseignements à Iouratine. Puis elle écrivit à Moscou et sur le front, à la dernière adresse de l’unité de Pacha. On ne savait rien nulle part. De nulle part on ne lui répondait.

Comme beaucoup de dames du district, Lara, depuis le début de la guerre, passait tout son temps de liberté à la section militaire de l’hôpital provincial d’Iouratine.

Elle fit très sérieusement ses études d’infirmière et passa son diplôme à l’hôpital. Elle se fit donner un congé de six mois au lycée. Elle confia son appartement d’Iouratine à Marfoutka et partit pour Moscou avec sa fille. Là, elle installa Katenka chez Lipa dont le mari, l’ingénieur Friesendank, était interné à Oufa, avec d’autres citoyens allemands.

Convaincue de l’inutilité de recherches faites à distance, Lara avait résolu de les mener sur le lieu même des récentes opérations. Pour cela, elle prit un service d’infirmière dans un train sanitaire qui se dirigeait via Liski vers Mezô-Laborcs, à la frontière hongroise. Ainsi s’appelait l’endroit d’où Pacha lui avait écrit pour la dernière fois.

VIII

Un train à bains équipé grâce aux dons rassemblés par le comité de secours aux blessés de la princesse Tatiana arriva sur le front, à l’état-major de la division.

Dans le wagon de voyageurs de ce long train, composé d’affreux petits wagons à bestiaux, se trouvaient des visiteurs : c’étaient des personnalités moscovites, venues apporter des cadeaux aux soldats et aux officiers. Gordon était du nombre. Il avait appris que l’hôpital divisionnaire où, d’après les renseignements obtenus, travaillait son ami d’enfance Jivago, avait pris quartier dans le village voisin.

Gordon avait obtenu l’autorisation requise pour tout déplacement dans la zone des opérations et, muni de son laissez-passer, il profita d’une charrette allant dans cette direction pour rendre visite à un ami.

Le conducteur, un Blanc-Russien ou un Lituanien, parlait mal le russe. La manie de l’espionnage limitait les conversations à quelques formules toutes faites. Il fallait montrer qu’on avait « bon esprit », cela ne disposait pas au bavardage. Le conducteur et le passager firent la plus grande partie de la route en silence.

A l’état-major, où on avait l’habitude de déplacer des armées entières et où on mesurait les distances par centaines de verstes, on lui avait affirmé que ce village devait se trouver tout près de là, à quelque vingt ou vingt-cinq verstes. En réalité, il y en avait plus de quatre-vingts.

Tout le long du chemin, sur la gauche, l’horizon résonna de grondements et de roulements hostiles. Gordon n’avait jamais assisté à un tremblement de terre. Mais il avait raison de penser que les détonations mornes, assourdies par la distance, de l’artillerie ennemie ressemblaient aux coups de boutoirs et aux grondements souterrains d’un phénomène volcanique. Quand le soir tomba, le bas du ciel, de ce côté-là, rougeoya de flammes tremblantes qui ne s’éteignirent qu’au matin.

Le charretier mena Gordon par des villages détruits. La plupart étaient déserts. Dans les autres, les habitants se cachaient dans des caves profondes. Ces villages alignaient des monceaux d’ordures et de décombres à la place des maisons détruites. On embrassait d’un seul coup d’œil ces longs villages en ruine, pareils à des terrains vagues.

Des vieilles femmes s’agitaient dans les décombres, chacune sur l’emplacement de son propre foyer, cherchant à exhumer quelque objet de la cendre, à le cacher. Elles se croyaient à l’abri des regards indiscrets, comme si des murs les entouraient encore. Elles levaient les yeux sur Gordon et le suivaient du regard, elles semblaient lui demander si les hommes allaient bientôt retrouver leur bon sens et si l’ordre et la tranquillité reviendraient bientôt sur la terre.

La nuit, ils rencontrèrent une patrouille. On leur ordonna de rebrousser chemin, de quitter la route carrossable et d’emprunter des chemins de traverse. Le conducteur ne connaissait pas ces raccourcis. Ils errèrent pendant deux heures. Au point du jour, le voyageur et son cocher crurent arriver au village qu’ils cherchaient. On n’y connaissait point d’hôpital. Il s’avéra bientôt que deux villages des environs portaient le même nom. Au matin, ils atteignirent le but.

En arrivant, Gordon sentit une odeur de camomille et l’iodoforme. Il pensa qu’il ne resterait pas coucher chez Jivago. Il ne passerait qu’un jour en sa compagnie et rejoindrait ensuite ses camarades restés à la gare. Les circonstances le retinrent plus d’une semaine.

IX

Ces jours-là, le front bougea. Il y eut des brusques changements.

Au sud de la localité où était arrivé Gordon, l’une de nos unités avait percé les retranchements ennemis en les attaquant avec succès sur plusieurs points. Développant son attaque, le groupe pénétra plus profondément dans le système de défense de l’ennemi. Des renforts vinrent élargir la brèche. Mais le groupe de tête les laissa en arrière et finit par en être coupé, et fait prisonnier. C’était dans ces circonstances que fut capturé l’aspirant Antipov, la reddition de sa demi-compagnie l’ayant contraint à se rendre aussi.

Des bruits erronés circulaient à son sujet. On le croyait mort et enterré dans un trou d’obus. C’est ce que l’on racontait sur la foi d’un de ses amis, Galioulline, sous-lieutenant au même régiment que lui, qui, de son poste d’observation, avait suivi Antipov à la jumelle et l’aurait vu tomber en pleine attaque, à la tête de ses soldats.

Galioulline avait eu sous les yeux le spectacle habituel d’une attaque. L’unité devait parcourir rapidement, presque au pas de course, un champ où l’armoise sèche se balançait au vent d’automne, tandis que les chardons dressaient leurs piquants immobiles vers le ciel. A force d’audace, les éléments qui attaquaient devaient contraindre au corps à corps les Autrichiens installés dans leurs tranchées, ou les exterminer en les arrosant de grenades.

Cette course à travers le champ leur parut interminable. La terre se dérobait sous leurs pieds comme un terrain marécageux et mouvant. D’abord en avant de leur formation, puis au milieu de leurs rangs rompus, courait leur aspirant. Il brandissait un revolver au-dessus de sa tête et criait, la bouche écartée jusqu’aux oreilles, un « hourra » que ni lui, ni les soldats qui couraient autour de lui n’entendaient.

A intervalles réguliers, ils s’aplatissaient à terre, se relevaient aussitôt et continuaient à courir en criant de plus belle. A chaque fois, en même temps qu’eux, mais d’une tout autre façon, comme de grands arbres abattus en forêt, quelques hommes tombaient pour ne plus se relever.

— Tir trop long. Téléphonez à la batterie, dit Galioulline inquiet à l’officier d’artillerie qui se tenait à côté de lui. Et puis non. Ils ont raison d’avoir porté le tir plus loin.

A ce moment, les assaillants étaient arrivés tout près de l’ennemi. Le tir cessa. Dans le silence qui s’instaura, le cœur de ceux qui étaient au poste d’observation se mit à battre très fort et très vite, comme s’ils avaient pris la place d’Antipov, comme s’ils avaient eux-mêmes mené leurs hommes au bord des tranchées autrichiennes et devaient l’instant d’après faire des miracles de présence d’esprit et de bravoure. A ce moment, deux obus allemands de seize pouces éclatèrent l’un après l’autre devant eux.

Des colonnes noires de terre et de fumée leur cachèrent tout le reste. « Inch Allah ! Terminé ! Fini le baroud ! » murmura Galioulline en blêmissant : il tenait pour morts l’aspirant et ses soldats. Un troisième obus tomba tout près du poste d’observation. Pliés en deux, tous s’enfuirent au plus vite.

Galioulline dormait dans le même abri qu’Antipov. Quand son régiment se fut résigné à la pensée qu’il avait été tué et qu’il ne reviendrait plus, on confia à Galioulline, qui le connaissait bien, le soin de conserver ses affaires afin de les remettre plus tard à sa femme, dont on retrouva un grand nombre de photographies parmi ses effets.

Volontaire, aspirant de fraîche date, le mécanicien Galioulline, fils du portier Himazeddine, était l’apprenti que battait jadis le contremaître Khoudoléiev. C’est à son ancien tortionnaire qu’il était redevable de son ascension.

Promu aspirant, Galioulline était tombé on ne sait comment, et contre sa volonté, dans une garnison retirée de l’arrière, un coin confortable, de tout repos. Là, il commandait un détachement de demi-invalides auxquels des vétérans non moins débiles servaient d’instructeurs et faisaient répéter chaque matin l’exercice oublié depuis longtemps.

En outre, Galioulline vérifiait s’ils plaçaient correctement les sentinelles autour des dépôts de l’intendance. C’était une vie sans soucis. On ne lui demandait rien de plus. Quand tout à coup, dans un contingent supplémentaire de territoriaux des anciennes classes, transféré de Moscou dans son unité, arriva un soldat qui ne lui était que trop connu, Piotr Khoudoléiev.

— Ah, comme on se retrouve ! dit Galioulline avec un sourire acide.

— Oui, mon lieutenant, répondit Khoudoléiev. Il se mit au garde-à-vous et salua.

Mais cela ne pouvait pas en rester là. A la première faute de Khoudoléiev, l’aspirant agonit d’injures son inférieur et, comme il lui semblait que le soldat évitait son regard, il lui assena un coup dans la mâchoire et le mit aux arrêts, au pain et à l’eau pendant quarante-huit heures.

Maintenant, dans chacun de ses gestes, Galioulline se vengeait du passé. Mais régler ses comptes de cette façon, en profitant d’une supériorité hiérarchique qui n’admettait pas de recours, était un jeu qui manquait par trop de risques et de noblesse. Que faire ? Il fallait que l’un ou l’autre s’en allât. Mais sous quel prétexte un officier pouvait-il muter un soldat de l’unité à laquelle il avait été affecté, et où l’envoyer, sinon dans un bataillon disciplinaire ?

D’un autre côté, quel motif pouvait-il inventer pour demander sa propre mutation ? Invoquant l’ennui et l’inutilité de la vie de garnison, Galioulline obtint de partir pour le front. C’était une bonne note pour lui. A la première affaire, il montra qu’il avait encore d’autres qualités et qu’il ferait un excellent officier. Il fut rapidement promu sous-lieutenant.

Galioulline connaissait Antipov depuis l’époque des Tiverzine. Quand, en 1905, Pacha Antipov avait passé six mois chez les Tiverzine, le petit Ioussoupka Galioulline était souvent allé lui rendre visite et jouer avec lui les jours de fête. Il y avait rencontré Lara une ou deux fois. Depuis, il les avait perdus de vue. Quand Pavel Pavlovitch arriva d’Iouriatine dans leur régiment, Galioulline fut frappé du changement survenu chez son vieil ami.

Cet espiègle rieur et toujours bien astiqué, timide comme une fille, était devenu un homme chagrin méprisant, nerveux et un puits de science Il était intelligent, très courageux, silencieux et moqueur. De temps à autre, en le regardant, Galioulline était prêt a jurer qu’il voyait dans le lourd regard d’Antipov, comme au fond d’une fenêtre, une seconde personne, une pensée qui ne le quittait pas, la nostalgie de sa fille ou le visage de sa femme Antipov semblait ensorcelé, comme dans un conte Et maintenant il ne restait plus de lui que les papiers et les photographies que conservait Galioulline, seul dépositaire du secret de son changement.

Tôt ou tard, les demandes de renseignements de Lara devraient atteindre Galioulline. Il s’apprêtait à lui répondre. Mais on était au plus fort des combats. Il n’avait pas le courage de lui faire une vraie réponse et voulait la préparer au coup qui l’attendait. Aussi remettait-il sans cesse la grande lettre détaillée qu’il projetait de lui écrire, jusqu’au jour où il apprit qu’elle était infirmière sur le front. Et maintenant, il ne savait plus où lui adresser sa lettre.

X

— Eh bien, quoi ? Y aura-t-il des chevaux aujourd’hui ? demandait Gordon au docteur Jivago, en le voyant revenir pour le déjeuner dans l’isba galicienne où ils étaient logés.

— Des chevaux ! Quels chevaux ? Et où irais-tu, quand on est bloqué de tous les côtés ? Nous sommes en plein chaos. Personne n’y comprend rien. Au sud, nous avons contourné ou percé le front allemand en plusieurs endroits, moyennant quoi, dit-on, nos unités se sont disloquées et sont tombées dans une poche. Au nord, par contre, les Allemands ont traversé la Sventa, à un endroit où elle passait pour infranchissable.

En gros, un corps de cavalerie. Ils désorganisent les communications, détruisent les dépôts et, à mon avis, essaient de nous encercler. Tu vois ce que ça donne. Et toi, tu parles de chevaux ! Allons, plus vite que ça, Karpenko, mets le couvert, remue-toi un peu. Qu’est-ce qu’on a aujourd’hui ? Des pieds de veau ! Parfait !

L’unité sanitaire, avec l’hôpital et toutes ses dépendances, était dispersée dans le village miraculeusement épargné. Les maisons qui brillaient de tous les carreaux de leurs fenêtres, basses et tout en longueur, comme elles le sont dans l’ouest de la Russie, étaient intactes.

C’était l’été de la Saint-Martin, les derniers beaux jours d’un automne doré et chaud. Le jour, les médecins et les officiers ouvraient les fenêtres, tuaient les mouches dont les essaims noirs rampaient sur les barres d’appui et sur l’enduit blanc des plafonds bas, et, la tunique ou la vareuse déboutonnée, ils ruisselaient de sueur et se brûlaient le gosier avec du thé chaud ou des choux fumants.

La nuit, ils s’asseyaient à croupetons devant la porte ouverte de leur poêle, soufflaient sur les charbons étouffés par les bûches humides, qui ne voulaient pas prendre feu et dont la fumée les faisait pleurer, et ils invectivaient leurs ordonnances qui ne savaient pas allumer un poêle de façon décente.

La nuit était calme. Gordon et Jivago étaient couchés l’un en face de l’autre sur les banquettes adjacentes aux deux murs opposés. Entre eux, il y avait la table où ils prenaient leurs repas et une longue fenêtre basse qui occupait toute la longueur du mur. La pièce était surchauffée et enfumée. Ils avaient ouvert les carreaux aux deux extrémités de la fenêtre et respiraient la fraîcheur de la nuit d’automne, qui embuait les vitres.

Ils discutaient, comme ils l’avaient fait tous ces derniers jours. Comme toujours, l’horizon rougeoyait du côté du front et quand, dans le grondement égal et incessant de la canonnade, on entendait tomber des coups plus sourds, distincts et pesants, qui semblaient labourer le sol comme un coffre ferré que l’on traîne et qui écorche le vernis du plancher, Jivago interrompait sa conversation par respect pour ce bruit, faisait une pause et disait : « C’est la Bertha, un canon allemand de seize pouces, qui pèse près d’une tonne », et, lorsqu’ils reprenaient leur conversation, il ne savait plus de quoi il était question.

— Qu’est-ce que ça sent donc tout le temps dans le village ? demanda Gordon. Ça m’a frappé dès le premier jour. C’est douceâtre, fade et désagréable, comme une odeur de souris.

— Ah ! Je vois ce que tu veux dire. C’est le chanvre. Il y a beaucoup de chènevières par ici. Le chanvre a déjà cette odeur de charogne, obsédante et insupportable. Mais de plus, dans un secteur d’opérations militaires, quand les tués s’écroulent dans les chènevières, on met du temps à les découvrir et ils se décomposent. L’odeur de cadavre est très répandue par ici, c’est naturel. De nouveau la Bertha. Tu entends ?

Ils avaient passé en revue, durant ces quelques jours, tous les sujets possibles. Gordon connaissait les idées de son ami sur la guerre et sur l’esprit du temps. Iouri Andréiévitch lui avait dit la difficulté qu’il avait eue à s’habituer à la logique sanglante de l’extermination mutuelle, à la vue des blessés et surtout à l’horreur de certaines blessures modernes, qui laissaient des survivants mutilés, transformés en morceaux de viande monstrueux par les progrès de la technique militaire.

Chaque jour, Gordon parcourait le théâtre des opérations à la suite du docteur, et, grâce à lui, il voyait quelque chose. Il avait conscience, bien sûr, de toute l’immoralité du regard désoeuvré qu’il portait sur la bravoure d’autrui, sur les efforts surhumains de volonté que d’autres faisaient pour vaincre la peur de la mort, sur les sacrifices qu’ils consentaient et sur les risques qu’ils couraient. Mais il ne lui semblait guère plus moral de pousser de vains soupirs à ce propos. Il estimait qu’il fallait remplir avec honnêteté et naturel le rôle que vous imposait la situation.

Que l’on pût s’évanouir à la vue des blessés, il en fit lui-même l’expérience, en allant visiter un détachement volant de la Croix-Rouge qui travaillait plus à l’ouest, dans une ambulance située presque sur les lignes.

Ils arrivèrent à l’orée d’un grand bois à moitié fauché par le feu de l’artillerie. Dans un fourré aux branches brisées et foulées, des affûts de canons cassés et tordus étaient renversés sens dessus dessous. Un cheval de selle était attaché à un arbre. La maison forestière qui se laissait deviner dans les profondeurs du bois avait perdu la moitié de son toit. L’ambulance était installée dans le bureau de la maison et dans deux grandes tentes grises dressées de l’autre côté de la route, au milieu du bois.

— J’ai eu tort de t’amener ici, dit Jivago. Les tranchées sont tout près, à une verste et demie ou deux, et nos batteries sont là, derrière ce bois. Tu entends ce qui se passe ? Ne joue pas les héros, s’il te plaît. Ça ne prend pas. Tu n’en mènes pas large et c’est bien naturel. La situation peut évoluer d’une minute à l’autre. Les obus vont voler jusqu’ici.

Près de la route forestière, de jeunes soldats fatigués et couverts de poussière, la vareuse trempée de sueur aux omoplates et sur la poitrine, étaient couchés par terre à plat ventre ou sur le dos. les jambes écartées dans leurs lourdes bottes. C’était tout ce qui restait d’une section durement éprouvée. On les avait relevés d’un combat qui durait depuis plus de quatre jours et envoyés à l’arrière pour un court repos. Les soldats étaient couchés comme s’ils étaient de pierre, ils n’avaient plus la force ni de sourire, ni de dire de gros mots, et pas un seul ne tourna la tête quand on entendit grincer dans le bois quelques charrettes qui s’approchaient rapidement.

Au grand trot, dans des brouettes sans ressorts, qui faisaient sauter en l’air leurs malheureux occupants et achevaient de leur briser les os et de leur retourner les entrailles, on amenait des blessés à l’ambulance. Là, on leur dispenserait les premiers secours, on les panserait à la hâte et, en cas d’extrême urgence, on expédierait une opération. On les avait ramassés, ces innombrables blessés, une demi-heure plus tôt, pendant une courte accalmie, dans le champ qui s’étendait devant les tranchées. Une bonne moitié d’entre eux étaient sans connaissance

Quand on les eut amenés devant le perron de la maison, des brancardiers sortirent et déchargèrent les charrettes. Une infirmière apparut dans l’entrebâillement d’une tente, dont elle maintenait les pans rapprochés avec la main. Ce n’était pas son tour de garde, elle était libre. Derrière les tentes, on entendait se disputer deux hommes. Le grand bois plein de fraîcheur répercutait leurs éclats de voix, mais on ne distinguait pas les mots.

Quand les blessés furent arrivés, les deux hommes sortirent du bois et se dirigèrent vers l’ambulance. Un jeune officier en colère s’emportait contre le médecin du détachement il voulait savoir où avait déménagé le parc d’artillerie qui avait stationné dans ce bois. Le médecin n’en savait rien, cela ne le regardait pas. Il pria l’officier de le laisser tranquille et de ne plus crier, parce qu’on avait amené des blessés et qu’il avait à faire, mais le jeune officier ne se calmait pas et vitupérait la Croix-Rouge, l’intendance de l’artillerie, tout le monde.

Jivago s’approcha du médecin. Ils se saluèrent et montèrent dans la maison. L’officier, qui avait un léger accent tatar, continuait à fulminer à voix haute. Il détacha son cheval de l’arbre, l’enfourcha d’un bond et disparut au galop dans les profondeurs du bois. L’infirmière, elle, regardait toujours. Soudain son visage fit une grimace d’horreur.

— Qu’est-ce que vous faites ? Vous êtes fou ? cria-t-elle à deux blessés légers, qui tout seuls, sans aucune aide, se frayaient un chemin entre les civières vers l’ambulance ; elle sortit rapidement de la tente et se lança dans leur direction.

On portait sur une civière un pauvre diable affreusement défiguré. La base d’une douille lui avait fendu le visage, transformé la langue et les dents en une bouillie sanglante, et s’était logée entre les maxillaires à la place d’une joue arrachée. D’un filet de voix qui n’avait rien d’humain, le mutilé poussait de petits gémissements courts et saccadés que chacun devait interpréter comme une prière : qu’on l’achevât et qu’on mît fin le plus rapidement possible à cette torture qui s’éternisait.

L’infirmière avait cru voir que les blessés légers qui marchaient à ses côtés, apitoyés par les gémissements, s’apprêtaient à lui extraire à la main cet effroyable éclat de fer.

— Voyons ! Qu’est-ce que vous faites là ! C’est le chirurgien qui doit faire ça avec des instruments spéciaux. Si seulement ça en vaut la peine ! (Mon Dieu ! mon Dieu! rappelle-le à toi, ne me fais pas douter de ton existence !)

Une seconde plus tard, au moment où on lui faisait gravir le perron, le mutilé poussa un cri, eut un frémissement de tout le corps et rendit l’âme.

Le mutilé qui venait de mourir était le deuxième classe de réserve Himazeddine, l’officier qui criait dans la forêt était son fils, le sous-lieutenant Galioulline, l’infirmière était Lara, les témoins Gordon et Jivago. Tous étaient là, réunis, côte à côte ; les uns ne se reconnurent pas, les autres ne s’étaient jamais connus ; certaines voies du destin restèrent à jamais cachées, d’autres, pour se révéler, devaient attendre une nouvelle occasion, une nouvelle rencontre.

XI

Par miracle, les villages étaient encore intacts dans ce secteur.

Ils formaient un îlot que l’océan des destructions avait épargné, on ne savait comment. Gordon et Jivago revenaient chez eux. Le soleil se couchait. Dans un village qu’ils traversèrent, un jeune cosaque, au milieu des éclats de rire unanimes de la foule, jetait en l’air une pièce de cuivre de cinq kopeks et forçait un vieux Juif à barbe grise et longue redingote à la saisir au vol. Le vieillard ne réussissait pas à l’attraper. Elle passait entre ses doigts pitoyablement écartés et retombait dans la boue.

Le vieil homme se courbait pour la ramasser. Le cosaque en profitait pour lui taper sur le derrière, les spectateurs se tenaient les côtes et pleuraient de rire. C’était là tout le jeu. Pour le moment, il était inoffensif, mais personne ne pouvait garantir que cela ne prendrait pas un tour plus grave. La vieille femme du Juif sortait de l’isba d’en face, tendait les mains vers le vieux en poussant des cris, puis à chaque fois retournait craintivement se cacher chez elle. A la fenêtre de l’isba, deux petites filles regardaient leur grand-père et pleuraient.

Le cocher, qui trouvait le spectacle désopilant, menait ses chevaux au pas pour donner à ces messieurs le temps de s’amuser un peu. Mais Jivago interpella le cosaque, le réprimanda sévèrement et lui enjoignit de cesser ses brimades. « Oui, mon commandant, répondit le cosaque avec empressement. On fait ça sans savoir C’était seulement comme ça, histoire de rire. »

Gordon et Jivago parcoururent le reste du chemin en silence.

— C’est effroyable, commença Iouri Andréiévitch, quand leur village fut en vue. Tu ne peux pas imaginer quel calice d’amertume a dû boire la malheureuse population juive pendant cette guerre, que l’on fait justement dans les provinces de l’Ouest où les Juifs sont parqués. Et pour les dédommager de ces épreuves, de ces exactions et de ces ruines, on ne trouve rien de mieux que les pogromes, les sarcasmes, et on les accuse de manquer de patriotisme Et d’où leur viendrait-il, ce patriotisme, alors qu’ils jouissent de tous les droits chez l’ennemi, tandis que chez nous, ils ne rencontrent que des persécutions ? Notre haine même pour eux repose sur une contradiction. Ce qui irrite, c’est justement ce qui devrait émouvoir et disposer en leur faveur. Leur pauvreté et leur entassement, leur faiblesse et leur incapacité de répondre aux coups. C’est incompréhensible. Il y a là quelque chose de fatal.

Gordon ne lui répondit rien.

XII

Maintenant ils étaient de nouveau couchés sur les deux banquettes parallèles que séparait toute la longueur de la fenêtre. Il faisait nuit et ils bavardaient.

Jivago racontait à Gordon comment il avait vu le tsar il racontait bien.

C’était le premier printemps qu’il avait passé sur le front. L’état-major de l’unité à laquelle il avait été affecté avait pris quartier dans les Carpathes, dans une cuvette dont l’accès du côté de la vallée hongroise était barré par cette unité.

Au fond de la dépression, il y avait une gare Jivago décrivit les lieux en détail : les montagnes couvertes de pins et de sapins vigoureux, avec des paquets de nuages blancs agrippés sur leurs flancs et des escarpements de granit ou de schiste gris qui faisaient des trous au milieu des forêts, comme des plaques pelées et râpées dans une épaisse peau de bête. C’était un sombre matin d’avril, gris et humide comme ce schiste, comprimé de partout par les hauteurs, immobile et étouffant. Une étuve. La vapeur pesait sur la vallée et tout fumait, tout s’étirait en colonne de fumée, la fumée des locomotives dans la gare, la buée grise des prairies, les montagnes grises, les forêts sombres, les nuages sombres.

Le tsar inspectait les troupes de Galicie. On apprit soudain qu’il venait de passer en revue l’unité cantonnée dans la vallée dont il était le commandant d’honneur.

Il pouvait arriver d’une minute à l’autre. Sur le quai, on avait placé une garde d’honneur pour lui souhaiter la bienvenue. Il y eut une heure ou deux d’attente épuisante. Puis les deux trains de la suite passèrent rapidement l’un après l’autre. Peu de temps après, le train impérial arriva.

Accompagné du grand-duc Nikolaï Nikolaïévitch, l’empereur inspecta les rangs des grenadiers. Comme l’eau qui clapote dans un seau qu’on balance, chacun des mots qu’il prononçait d’une voix très calme faisait jaillir et éclater un tonnerre de hourras.

L’empereur, souriant et confus, paraissait beaucoup plus vieux et plus las que sur les roubles et les médailles frappés à son effigie. Son visage était flasque et un peu bouffi. A chaque instant, il jetait un regard coupable du côté du grand-duc Nikolaï Nikolaïévitch. Il ne savait pas ce qu’on attendait de lui en pareille circonstance, et le grand-duc se penchait avec respect à son oreille et le tirait d’embarras sans même prononcer une parole, par un simple mouvement de sourcils ou d’épaules.

Le tsar faisait pitié, en ce matin de montagne gris et tiède, et le cœur se serrait à l’idée que cette retenue si craintive et cette timidité pouvaient être la nature profonde d’un tyran et que cette faiblesse châtiait et graciait, liait et déliait.

— Il aurait dû dire : moi, mon glaive et mon peuple, comme Guillaume II, ou quelque chose dans ce goût-là. Il fallait à tout prix parler du peuple, cela s’imposait. Mais, tu comprends, il était naturel, à la russe, et supérieur à ces vulgarités. C’était tragique. En Russie, ce ton théâtral est impensable. Car c’est vraiment du théâtre, n’est-ce pas ? Le mot « peuple » avait encore un sens du temps de César. On pouvait parler de peuple gaulois, suève, illyrien, que sais-je… Mais, depuis ce temps-là, ce n’est plus qu’une invention qui fournit aux empereurs, aux politiciens et aux rois le sujet de leurs discours : « le peuple, mon peuple ».

« Le front est inondé de correspondants et de journalistes. On rédige des  » observations « , on recueille les sentences de la sagesse populaire, on visite les hôpitaux, on bâtit une nouvelle théorie de l’âme populaire. C’est une espèce de nouveau  » Dahl « [22], tout aussi fantaisiste. C’est de la graphomanie linguistique, de l’incontinence verbale. Voici pour le premier genre. Mais il y en a un second. Des phrases hachées, le style  » petits croquis sur le vif « , avec des prétentions au scepticisme, à la misanthropie.

« Il y en a un, par exemple (je l’ai lu moi-même), qui écrit de ces choses définitives :  » Un jour gris, tout comme hier. Depuis le matin, la pluie, la boue. Par la fenêtre, je regarde la route. Une file interminable de prisonniers s’y allonge. On transporte des blessés. Le canon tonne. Il tonne de nouveau, aujourd’hui comme hier, demain comme aujourd’hui, et cela chaque jour, à toute heure…  » Pense un peu comme c’est pénétrant et spirituel ! Et pourquoi en veut-il au canon ? Quelle étrange prétention que d’exiger de la fantaisie d’un canon ! Au lieu de s’étonner du canon, que ne s’étonne-t-il plutôt de lui-même, qui nous mitraille jour après jour d’énumérations, de virgules et de phrases. Pourquoi n’arrête-t-il pas ses salves de philanthropie journalistique, nerveuses comme des sauts de puce ? Comment ne comprend-il pas que c’est lui et non le canon qui doit se renouveler et que, de l’accumulation sur un bloc-notes d’une quantité d’absurdités, il ne peut jamais rien sortir de sensé, que les faits n’existent pas tant que l’homme n’y a pas mis du sien, une parcelle du génie capricieux de l’homme, un peu de fantaisie.

— Comme c’est juste ! interrompit Gordon. Maintenant, je vais te dire ce que je pense de la scène dont nous avons été témoins aujourd’hui. Ce cosaque, qui brimait ce pauvre patriarche, est un exemple entre mille et l’abjection pure et simple. La philosophie n’a rien à voir ici, tout ce que ça mérite, c’est des coups de poing sur la gueule. C’est clair. Mais la philosophie peut s’appliquer à la question juive tout entière et elle se montre alors sous un jour inattendu. Mais sur ce point, bien sûr, je ne te dirai rien que tu ne saches déjà. Toutes ces pensées me viennent et te viennent de ton oncle.

« Qu’est-ce qu’un peuple ? demandes-tu. Faut-il donc tellement s’en occuper. Celui qui, sans se soucier de son peuple, l’entraîne à sa suite dans l’universel par la beauté triomphante de ses œuvres, celui qui lui donne ainsi la gloire, et par là même l’éternité, ne fait-il pas davantage pour lui ? Oui, c’est évident. Comment peut-il être question de peuples depuis l’ère chrétienne ? Il n’y a plus de simples peuples, mais des peuples convertis, transfigurés, et c’est précisément cette conversion qui compte, et non la fidélité à de vieux principes. Rappelons-nous l’Évangile. Que disait-il à ce sujet ? En premier lieu, ce n’était pas une affirmation :  » Il faut faire ceci ou cela « , mais une proposition naïve et timide :  » Voulez-vous vivre d’une manière entièrement nouvelle, voulez-vous la béatitude de l’esprit ?  » Et tous acceptèrent la proposition, subjugués pour des milliers d’années.

« Quand l’Évangile dit que, dans le royaume de Dieu, il n’y a ni Hellènes ni Juifs, veut-il dire seulement que devant Dieu tous sont égaux ? Certainement pas : les philosophes de la Grèce, les moralistes romains, les prophètes de l’Ancien Testament le savaient avant lui. Mais il dit : Dans ce nouveau mode d’existence, dans ces nouveaux rapports entre les hommes, que le cœur a conçus et qui s’appellent le royaume de Dieu, il n’y a plus de peuples, il y a des personnes.

« Tu viens de dire qu’un fait est vide de sens si on ne lui en donne pas un. Le christianisme, le mystère de la personne est justement ce dont il faut enrichir le fait pour que l’homme y trouve une signification.

« Nous avons déjà parlé des hommes politiques médiocres qui n’ont rien à dire à la vie et à l’univers, des forces historiques de second plan, dont l’intérêt est que tout soit mesquin et qu’il soit toujours question de quelque peuple, petit de préférence, et malheureux, qui leur permette de faire la loi et d’exploiter la pitié. Leur victime désignée, c’est le peuple juif tout entier. L’idée nationale impose aux Juifs la nécessité étouffante d’être et de rester un peuple, et rien qu’un peuple, au cours des siècles où, grâce à une forte sortie jadis de leur masse, le monde entier a été délivré de cette tâche humiliante. C’est incroyable ! Comment cela a-t-il pu se produire ? Cette allégresse, cette délivrance de la médiocrité diabolique, cet envol au-dessus de la stupidité quotidienne, tout cela est né sur leur terre, a parlé leur langue et appartenu à leur tribu. Et ils ont vu et entendu cela, et ils l’ont laissé échapper.

« Cette âme d’une force, d’une beauté si dévorantes, comment l’ont-ils laissée fuir ? Comment l’ont-ils laissée triompher et s’instaurer en dehors d’eux ? Comment ont-ils pu accepter de n’être plus que l’enveloppe vide de ce miracle que le ciel leur avait envoyé ? Dans l’intérêt de qui, ce martyre volontaire ? Pour qui doivent être livrés à la risée publique, pour quoi doivent verser leur sang, depuis des siècles, tant de vieillards, de femmes et d’enfants absolument innocents, tant d’être si fins, si naturellement bons et Sincères ? Pourquoi faut-il que les  » patriotes  » de tous les pays soient des écrivaillons sans talent, d’une aussi paresseuse nullité ? Pourquoi les maîtres à penser du peuple juif n’ont-ils pas dépassé les forces faciles du mal du siècle et de la sagesse ironique ?

« Pourquoi, alors qu’ils risquaient d’éclater sous l’irrévocabilité de leur devoir, comme une chaudière à vapeur éclate sous une pression trop forte, n’ont-ils pas dispersé ce petit groupe d’hommes qui combattait et se laissait massacrer on ne sait pourquoi ? Pourquoi n’ont-ils pas dit : « Revenez à vous. Assez. Cela suffit. Ne portez plus les noms d’autrefois. Ne vous agglomérez pas, dispersez-vous. Soyez avec tous. Vous êtes les premiers et les meilleurs chrétiens du monde. Vous êtes exactement ce à quoi vous ont opposés les pires et plus faibles d’entre vous. »

XIII

Le lendemain, en arrivant pour déjeuner, Jivago dit :

— Tu ne pensais qu’à partir, eh bien, tu pars. Je ne veux pas dire que tu aies de la chance, car est-ce une chance que nous soyons de nouveau harcelés et battus ? La route est libre vers l’Est, mais on nous talonne à l’Ouest. Tous les postes sanitaires ont reçu l’ordre de se replier. Nous levons le camp demain ou après-demain. Où allons-nous, nul n’en sait rien. — Bien sûr, Karpenko, le linge de Mikhaïl Grigoriévitch n’est pas lavé ; toujours la même histoire : « C’est la femme qui…, c’est la femme que… », mais va lui demander un peu quelle femme, il n’en sait rien lui-même, cet abruti !

Sans écouter ce que l’ordonnance racontait pour se justifier et sans prêter attention à Gordon, qui était ennuyé d’avoir porté le linge de son ami et de partir avec sa chemise, Jivago continua :

— Ah ! notre vie en campagne ! Une vie de bohème, de nomades ! Quand on a emménagé ici, tout me déplaisait : l’emplacement du poêle, ce plafond trop bas, cette boue, cette chaleur étouffante. Et maintenant, rien à faire, je n’arrive pas à me rappeler l’endroit où nous étions avant. Et il me semble que j’ai passé un siècle ici, à regarder sur les carreaux de faïence de ce coin de poêle le soleil jouer avec l’ombre mobile de l’arbre sur la route.

Ils se levèrent, sans se presser, pour faire leur paquetage.

La nuit, ils furent réveillés par du bruit et des cris, une fusillade et des pas précipités. Une lueur sinistre éclairait le village. Des ombres passaient furtivement le long de la fenêtre. De l’autre côté du mur, les propriétaires de l’isba s’étaient réveillés.

— Karpenko, va voir dehors pourquoi tout ce vacarme, dit Iouri Andréiévitch.

Ils l’apprirent bientôt. Jivago lui-même, après s’être habillé à la hâte, était allé à l’hôpital pour vérifier des bruits qui se trouvèrent fondés. Les Allemands avaient eu raison de la résistance qu’on leur opposait dans ce secteur. La ligne du front ne cessait de se rapprocher. Le village était sous le feu. On déménageait à la hâte l’hôpital et toutes ses dépendances, sans attendre l’ordre d’évacuation. On espérait avoir fini avant la pointe du jour.

— Tu t’en iras avec le premier échelon : une voiture de place va partir tout de suite. Mais j’ai dit qu’on t’attende. Donc, adieu! Je vais t’accompagner, je veillerai à ce qu’on t’installe comme il faut.

Ils coururent à l’autre bout du village, où l’on équipait le détachement. Ils couraient le long des maisons, courbés, collés aux murs. Les balles chantaient et sifflaient dans la rue. Aux croisements des chemins, ils voyaient les shrapnells éclater en gerbe de feu au-dessus des champs.

— Et toi, comment pars-tu ? demanda Gordon pendant qu’ils couraient.

— Moi, je partirai après. Il faut d’abord que je retourne à la maison prendre mon paquetage. Je partirai avec le deuxième convoi.

Ils se dirent adieu à la lisière du bois. Les quelques charrettes et la voiture dont se composait le convoi se mirent en marche, l’une après l’autre, et après un moment de désordre, s’espacèrent régulièrement. louri Andréiévitch fit un geste d’adieu à son ami. Un hangar en feu les éclairait.

Rasant les murs comme à l’aller, Iouri Andréiévitch regagna à la hâte son isba. Deux maisons le séparaient encore de la sienne, quand le souffle d’une bombe le renversa. Il fut blessé par un éclat de shrapnell. Il tomba au milieu du chemin, ensanglanté, et perdit connaissance

XIV

L’hôpital de l’arrière était installé dans un bourg perdu du district de l’Ouest, sur une ligne de chemin de fer, dans le voisinage du quartier général. C’était la fin de février, le temps était plus doux. Dans la salle des officiers en convalescence, où l’on soignait Iouri Andréiévitch, on avait ouvert à sa demande la fenêtre qui se trouvait près de son lit.

L’heure du déjeuner approchait. En attendant, les malades tuaient le temps comme ils pouvaient. On leur avait dit qu’une nouvelle infirmière était arrivée et qu’aujourd’hui elle allait s’occuper d’eux pour la première fois Galioulline, couché juste en face de Iouri Andréiévitch, lisait les journaux Retch et Rousskoié Slovo, qui venaient d’arriver, et s’indignait des blancs laissés par la censure Jivago lisait des lettres de Tonia que la poste aux armées avait toutes apportées en même temps. Le vent agitait les pages des lettres et les feuilles des journaux. On entendit des pas légers, Iouri Andréiévitch leva les yeux. Lara venait d’entrer dans la salle.

Iouri Andréiévitch et le sous-lieutenant la reconnurent, chacun à l’insu de l’autre. Lara ne connaissait aucun d’eux. Elle dit :

— Bonjour. Pourquoi la fenêtre est-elle ouverte ? Vous n’avez pas froid ? Et elle s’approcha de Galioulline.

— Où avez-vous mal ? demanda-t-elle, et elle lui prit la main pour tâter le pouls. Mais, au même moment, elle le relâcha et s’assit sur une chaise, près du lit, confondue.

— Quelle surprise, Larissa Fiodorovna ! avait dit Galioulline. J’étais dans le même régiment que votre mari, je le connaissais bien. J’ai rassemblé pour vous toutes ses affaires.

— Ce n’est pas possible, ce n’est pas possible, répétait-elle. Quel hasard extraordinaire ! Ainsi vous le connaissiez? Racontez-moi vite comment tout cela s’est passé. C’est vrai qu’il est mort enseveli sous terre ? Ne me cachez rien, n’ayez pas peur. Je sais tout.

Galioulline n’eut pas le courage de confirmer les renseignements qu’elle avait eus par oui-dire. Il résolut de lui mentir pour la tranquilliser.

— Antipov est prisonnier, dit-il. Il s’est engagé trop loin avec son unité au moment d’une attaque et s’est trouvé isolé. Il a été encerclé et obligé de se rendre.

Mais Lara ne le crut pas. La rapidité étourdissante de ses répliques l’avait bouleversée. Elle n’arrivait pas à dominer les larmes qui lui montaient aux yeux, mais elle ne voulait pas pleurer devant des étrangers. Elle se leva rapidement et sortit de la salle pour se ressaisir.

Elle revint un instant plus tard, apparemment calmée. Elle évitait de regarder Galioulline pour ne pas se remettre à pleurer. Allant droit au lit de Iouri Andréiévitch, elle prononça d’une voix distraite la formule :

— Bonjour, où avez-vous mal ?

Iouri Andréiévicth voyait son trouble et ses larmes, voulait lui demander ce qu’elle avait, voulait lui raconter comment il l’avait déjà vue deux fois dans sa vie, quand il était lycéen et quand il était étudiant, puis il pensa que ce serait indiscret et qu’elle se méprendrait sur ses intentions. Puis il se rappela brusquement Anna Ivanovna couchée dans son cercueil, les cris que Tonia avait alors poussés au Sivtsev Vrajek, il se retint, et dit seulement :

— Je vous remercie, je suis médecin et je me soigne tout seul. Je n’ai besoin de rien.

« Pourquoi se vexe-t-il ? » pensa Lara, et elle regarda avec étonnement cet inconnu au nez camus, qui n’avait rien de remarquable.

Durant plusieurs jours, le temps fut variable. Un vent chaud chuchotait inlassablement pendant les nuits qui sentaient bon la terre humide.

Et, pendant tous ces jours-là, des renseignements étranges provenaient de l’état-major, les soldats recevaient de leurs familles des rumeurs alarmantes. Les liaisons télégraphiques avec Saint-Pétersbourg étaient souvent coupées. Partout, dans tous les coins, on tenait des conversations politiques.

Quand elle était de garde, l’infirmière Antipova faisait deux rondes, l’une le matin, l’autre le soir, et échangeait des remarques insignifiantes avec ses malades des autres salles, avec Galioulline et avec Iouri Andréiévitch. « Quel homme étrange et curieux, pensait-elle, jeune et peu aimable. Le nez camus, on ne peut pas dire qu’il soit bien beau. Mais intelligent dans le meilleur sens du terme, avec un esprit vif, séduisant.

Mais il ne s’agit pas de cela. Il s’agit de mettre un terme au plus vite aux obligations qui me retiennent ici et de me faire transférer a Moscou le plus près possible de Katenka. Une fois à Moscou, il faut que je demande à être libérée, que je retourne chez moi à Iouratine et que je reprenne mon service au lycée. Pour le pauvre Pacha, c’est clair, il n’y a plus d’espoir , il n’y a donc plus de raison de jouer les héroïnes. C’était seulement pour le retrouver que j’avais inventé tout cela.

« Qu’est-ce qu’elle doit devenir, ma petite Katenka ? Pauvre enfant ! (A cette pensée, elle se mettait à pleurer.) Que de changements, ces derniers temps ! Naguère encore, le devoir envers la patrie, les exploits militaires, les grands sentiments civiques étaient sacrés. Mais la guerre est perdue. C’est là le malheur et, à cause de cela, tout se renverse, il n’y a plus rien de sacré.

« D’un seul coup, tout a changé, le ton, l’air, on ne sait plus comment penser ni qui écouter Comme si on vous avait menée par la main toute la vie, comme une petite fille, et puis, subitement, on vous lâche • apprends à marcher toute seule ! Et personne autour de vous, plus de famille, plus d’autorité. On voudrait maintenant s’appuyer sur l’essentiel, sur la force de la vie, ou sur la beauté, ou sur la vérité ; c’est à elles qu’on voudrait se confier, maintenant que les intentions humaines sont culbutées, à leur direction plus totale et plus inflexible qu’elle ne l’a jamais été en temps de paix, dans cette vie dont nous avions l’habitude et qui n’existe plus. Dans mon cas (Lara se reprit à temps), c’est ma fille qui doit être ce but, cet absolu. » Maintenant, sans ce pauvre Pacha, elle n’était plus qu’une mère, elle consacrerait toutes ses forces à Katenka, la pauvre orpheline.

Iouri Andréiévitch apprit qu’à son insu Gordon et Doudorov avaient publié son livre, qu’on en disait du bien, qu’on promettait un grand avenir littéraire à son auteur et qu’à l’heure actuelle, à Moscou, la situation était à la fois passionnante et très alarmante, que l’irritation sourde des masses allait croissant et qu’on était à la veille de changements importants. On voyait s’annoncer de graves événements politiques.

La nuit était avancée. Jivago avait sommeil. Il s’assoupissait parfois, mais il s’imaginait qu’après toutes les émotions de la journée, il n’arrivait pas à s’endormir, qu’il ne dormait pas. Au-dehors, un vent somnolent tournoyait et bâillait. Le vent pleurait et murmurait : « Tonia, Chourotchka, comme vous me manquez, comme j’ai envie de . revenir à la maison et de me remettre au travail ! » Et, bercé par le bredouillement du vent, Iouri Andréiévitch dormait, se réveillait et se rendormait. Le bonheur et la peine se succédaient, impatients et fiévreux comme ce temps variable, comme cette nuit mouvante.

Lara pensait : « Il s’est donné tant de mal pour conserver son souvenir, et les pauvres affaires de mon mari ! C’est vraiment dégoûtant de ma part de ne lui avoir même pas demandé qui il était et d’où il venait. »

Quand elle fit sa tournée, le lendemain, elle combla cette lacune et effaça la trace de son ingratitude en posant toutes ces questions à Galioulline et en poussant des cris de surprise. « Seigneur, quelle coïncidence ! 28, avenue de Brest-Litovsk, les Tiverzine, 1905, l’hiver de la révolution !

Ioussoupka ? Non. Je ne connaissais pas de Ioussoupka, ou bien je ne me rappelle pas, pardonnez-moi. Mais cette année, cette année-là et cette cour ! C’est qu’elles ont vraiment existé, cette cour et cette année ! » Oh, comme elle revivait tout cela ! Et la fusillade d’alors, et comment était-ce déjà, oui : « L’avis du Christ ». Oh, la force et la pénétration de ces sensations de l’enfance, les premières ! « Excusez-moi, comment vous appelez-vous, déjà, mon lieutenant ? Oui, oui, vous me l’avez déjà dit. Merci, oh, comme je vous remercie, Ossip Himazeddinovitch, quels souvenirs, quelles pensées vous avez réveillés en moi ! »

Cette cour de son enfance ne la quitta pas de la journée. Elle poussait des cris émerveillés, elle parlait toute seule, ou presque.

Ah, ce 28 de l’avenue de Brest-Litovsk ! Et la voici de nouveau, cette fusillade, mais combien plus terrible ! Ce ne sont plus « des gamins qui tirent ». Les gamins ont grandi, et ils sont tous ici, soldats, tout ce simple peuple des mêmes cours et des mêmes villages. C’est saisissant ! Saisissant !

Frappant le sol de leurs bâtons et de leurs béquilles, les invalides et les malades qui pouvaient marcher accoururent en boitillant, ils criaient tous à la fois :

— Il se passe des choses extrêmement importantes ! On se bat dans les rues de Saint-Pétersbourg. Les troupes de la garnison sont passées du côté des rebelles. C’EST LA REVOLUTION !…

Boris Pasternak

Boris Pasternak, né à Moscou en 1890, mort à Peredelkino en 1960, fils du peintre Leonid Pasternak, fut d’abord un poète d’inspiration futuriste.

Après la Première Guerre mondiale, en 1922, le recueil Ma sœur, la vie le place parmi les premiers poètes de son temps. Suivent Le lieutenant Schmidt et L’an 1905 (1927), puis, en 1931, La seconde naissance. De la même date est Sauf-conduit.

À partir de 1935, en désaccord avec l’art officiel, il ne publie plus de poèmes, mis à part un bref recueil pendant la Seconde Guerre mondiale, dans Les trains du matin (1943). Il acquiert une grande réputation comme traducteur : Shakespeare, Goethe, Shelley, Verlaine.

Puis Pasternak écrit son grand roman, Le docteur Jivago, qui paraîtra d’abord en Italie, en 1957. Le monde entier va s’enthousiasmer pour cette œuvre, tandis qu’en U.R.S.S. les autorités blâment Pasternak et lui interdisent de se rendre à Stockholm, quand le prix Nobel de littérature lui est décerné, en 1958.

Depuis, les compatriotes de Pasternak ont révisé leur jugement et il est considéré comme un des plus grands écrivains soviétiques du XXe siècle.

L’édition originale de cet ouvrage est l’édition italienne
de Giangiacomo Feltrinelli, via Andegari 6, Milan.

Le docteur Jivago

« Ma charmante, mon inoubliable ! Tant que les creux de mes bras se souviendront de toi, tant que tu seras encore sur mon épaule et sur mes lèvres, je serai avec toi. Je mettrai toutes mes larmes dans quelque chose qui soit digne de toi, et qui reste. J’inscrirai ton souvenir dans des images tendres, tendres, tristes à vous fendre le cœur. Je resterai ici jusqu’à ce que ce soit fait. Et ensuite je partirai moi aussi. »

Le docteur Jivago s’inscrit dans la lignée des grands romans russes d’inspiration historique et sociale. Mais c’est aussi le manifeste d’un homme pour la vie et d’un poète pour son art. Il valut à Boris Pasternak le prix Nobel de littérature en 1958.

En attendant le deuxième volume… Darwin


[1] Les noms en italique, entre parenthèses, sont les diminutifs des prénoms, que le lecteur imoistrera dans le cours du livre.

[2] Le 1er octobre.

[3] Le 8 juillet.

[4] Commissaire des cantons ruraux, choisi dans la noblesse locale et investi de pouvoirs admi-nistratifs et judiciaires.

[5] « Moinillon » ou « Petite nuit ».

[6] 1905. Manifeste par lequel le tsar accordait une constitution.

[7] Sens de l’amour : Recueil de cent articles publiés de 1892 à 1894 par le philosophe Vladimir Soloviov qui y développait ses conceptions mystiques de l’amour.

[8] Titre d’un recueil du poète symboliste Balmont.

[9] « L’homme, cela sonne fier », phrase célèbre de Gorki (Les Bas-Fonds).

[10] Chansons populaires.

[11] Héroïne d’un drame célèbre d’Ostrovski (1833-1886).

[12] Rue de Moscou, dernier bastion de l’insurrection en décembre 1905.

[13] En français dans le texte

[14] Tombeau d’Askold. Lieu où serait enterré Askold, prince légendaire de Kiev (IXe siècle).

[15] Le Coursier d’Oleg : Titre d’une ballade de Pouchkine.

[16] En français dans le texte.

[17] Vakkh est la forme russe de Bacchus.

[18] En français dans le texte.

[19] Héros de roman populaire.

[20] Allusion au rite du mariage orthodoxe.

[21] Coutume nuptiale russe.

[22] Vladimir Dahl. Lexicographe russe du XIXe siècle, auteur d’un très célèbre « Dictionnaire raisonné de la langue russe ».

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