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Le Docteur Omega (Aventures fantastiques de trois Français dans la Planète Mars)

Le Docteur Omega (Aventures fantastiques de trois Français dans la Planète Mars)

d’ Arnould Galopin

À mon ami Henry de la Vaulx.

Chapitre 1 L’HOMME MYSTÉRIEUX

Comment je connus le docteur Oméga ?

Ceci est toute une histoire… une histoire étrange… fantastique… inconcevable, et peut-être serait-il à souhaiter que je n’eusse jamais rencontré cet homme !…

Ainsi ma vie n’eût pas été bouleversée par des événements tellement extraordinaires que je me demande parfois si je n’ai pas rêvé la surprenante aventure qui m’advint et fit de moi un héros, bien que je fusse assurément le moins audacieux des mortels.

Mais les coupures de journaux, de magazines et de revues qui traînent sur ma table sont là pour me rappeler à la réalité.

Non !… je n’ai point rêvé… je n’ai pas été le jouet de quelque hallucination morbide…

Pendant près de seize mois j’ai effectivement quitté ce monde.

Quel être bizarre que l’homme !…

C’est presque toujours au moment où il est le plus tranquille, où il jouit enfin d’un bonheur ardemment convoité qu’il recherche les plus sottes complications et se crée comme à plaisir des soucis parfaitement inutiles.

Après avoir longtemps pourchassé la fortune sans parvenir à la saisir au vol, j’avais eu la chance inespérée d’hériter un million d’un vieil oncle que j’avais toujours cru pauvre comme Job parce qu’il vivait dans une affreuse bicoque et portait des vêtements sordides qui ne tenaient plus que par miracle.

Après sa mort on avait cependant trouvé danssa paillasse mille billets de mille francs.

Ils étaient bien un peu fripés, mais je vousprie de croire que je ne fis aucune difficulté pour lesaccepter.

Dès que je fus en possession de cet héritage,je me retirai aussitôt en province.

J’acquis à Marbeuf, ma ville natale, un jolicottage entouré d’un parc de cinq hectares et j’abandonnai sansregret ce tourbillon parisien dans lequel s’émoussent parfois lesénergies et sombrent si souvent les espoirs.

Moi qui avais été un bûcheur… un infatigableouvrier de lettres, je renonçai subitement, dès que je fus riche, àtout travail de plume, voire même à toute lecture.

Enfermé dans mon home, je vivais cependantsans ennui.

Il paraît que certaines natures n’ont pointbesoin d’un monde d’incidents pour s’occuper ou s’amuser, et ce quiparaîtrait monotone aux uns abonde pour d’autres en excitationsvives, en plaisirs ineffables.

Tout ce qui était activité bruyante etdésordonnée affligeait mon oreille par ses discordances et meprocurait même une sensation douloureuse.

J’aurais voulu qu’il n’y eût autour de moid’autre bruit que celui de mon violon.

Car, j’oubliais de le dire, une chose… uneseule, me rattachait encore au monde civilisé : la passion dela musique.

J’avais acheté le Stradivarius d’un grandvirtuose mort subitement en exécutant un concerto de Spohr etj’avais eu la chance d’obtenir cet instrument presque pourrien : quarante-cinq mille francs.

Cela fera, je le sais, sourire tous ceux quiont la musique en horreur.

Mettre quarante-cinq mille francs à un violon,c’est de la folie !

Possible, mais chacun son goût.

J’aime mieux exécuter sur un Stradivarius lesœuvres de nos vieux maîtres que de brûler les routes à cent àl’heure.

Je passais donc mon temps à promener sur lescordes de mon instrument un superbe archet en bois de Pernamboucdont la monture à elle seule était une petite merveille.

Aussitôt levé je m’installais devant monpupitre, et travaillais avec ardeur les plus arides concertos dePaganini, d’Alard et de Vieuxtemps.

On ne pourra pas dire que je jouais dans lebut d’émerveiller mes contemporains.

J’étais tout simplement un violonistesolitaire, pénétré de son art, un exécutant passionné, infatigableet modeste.

De temps à autre, je recevais la visite d’unvieil ami, membre de l’Académie des Inscriptions et Belles-Lettres,qui avait été autrefois mon collaborateur et avec lequel j’avaisobtenu quelques succès de librairie.

Eh bien ! l’avouerai-je ?… quand cetami sonnait à ma grille et que j’apercevais dans l’allée sa longuesilhouette d’échassier, je ne pouvais réprimer un mouvement demauvaise humeur.

Je m’efforçais cependant de le bien recevoir(on ne devient pas un sauvage du jour au lendemain) mais, quandj’avais subi sa présence une journée entière, je commençais àmanifester de l’impatience… Le deuxième jour de son arrivée je nel’écoutais déjà plus, et, pendant qu’il se lançait dans de longuesdissertations sur la récente découverte d’un« palimpseste » du Moyen Âge, distraitement, je jouais ensourdine quelque adagio de Beethoven.

Cet ami trouva sans doute que j’étais, avecmon violon, aussi ennuyeux que M. Ingres, car il ne revintplus.

Cependant, à force de lire sans cesse desdoubles croches et des triples croches, mes yeux se fatiguaientparfois ; mes doigts, par suite d’un surmenage excessif,devenaient raides et malhabiles.

Alors, je serrais soigneusement mon violondans un étui en palissandre, véritable chef-d’œuvre de la fin dudix-septième siècle, et j’allais m’asseoir sur une petite terrassesituée à l’extrémité de mon parc, en bordure de la route.

Là, tout en rêvant sonates, ariettes oucantilènes, je laissais errer mon regard sur le paysage quis’étendait devant moi.

À perte de vue, c’étaient des bois touffusparmi lesquels pointaient ça et là les toits d’ardoise de clochersuniformes… À mes pieds, c’est-à-dire au bas de la terrasse,quelques maisons s’alignaient le long d’une rue à peinecarrossable, la plupart d’une architecture navrante ; leursmurs, faits de briques rouges et noires disposées avec symétrie,ressemblaient assez à de vastes échiquiers.

À l’extrémité du village, dormait une grandeplaine monotone au centre de laquelle s’élevaient deux affreuxhangars en planches goudronnées que j’avais toujours pris pour desusines ou des remises aérostatiques.

Ces lugubres bâtiments gâtaient bien un peumon horizon, mais je ne m’en affligeais pas outre mesure…

J’étais d’ailleurs, en fait d’esthétique,d’une indifférence sans pareille.

Un soir que je me trouvais sur ma terrasse,l’esprit perdu en quelque rêverie mélodique, je ne m’étais pasaperçu que la nuit était venue…

J’allais me lever pour regagner mon cottage,quand soudain, devant moi, une lueur sinistre bondit dans le ciel,se déployant comme un immense serpent de feu… un grandétincellement illumina brusquement les champs assoupis, et un bruitformidable, un fracas tumultueux comme la voix de mille cataractesemplit les échos… La terre fut secouée d’un frisson.

Je me sentis projeté à bas de monrocking-chair et les vitres de mon kiosque tombèrent en pluie surma tête…

Je poussai un cri.

Mon jardinier et mon valet de chambreaccoururent aussitôt et me relevèrent avec des airs éplorés.Peut-être craignaient-ils que je ne fusse dangereusementatteint ; peut-être envisageaient-ils aussi avec inquiétudel’éventualité d’une mort qui les eût privés d’un maître idéal, peuexigeant sur le service et d’une place tranquille qui était unevéritable sinécure. Quand ils virent que je n’étais point blesséleur figure se rasséréna.

– Qu’y a-t-il ?… que s’est-ilpassé ? m’écriai-je…

Un homme qui longeait le mur du parc entenditmon interrogation et à la hâte me jeta ces mots :

– C’est un des hangars du docteur Omégaqui vient de sauter…

Puis il se dirigea en courant vers le lieu dusinistre.

– Le docteur Oméga ?… le docteurOméga ?… murmurai-je en regardant mes domestiques… Quel estcet individu ?… vous le connaissez ?

– C’est, me répondit le jardinier, unvieil original qui ne parle à personne… Il est étonnant quemonsieur ne l’ait pas encore remarqué, car il passe tous les matinssur cette route vers neuf heures. Le docteur Oméga est un petithomme habillé de noir ; il a une figure sinistre et l’on ditdans le pays qu’il jette des sorts ; les paysans le fuientcomme la peste… ils évitent même de le regarder… car ses yeux,paraît-il, portent malheur…

– Ah ! fis-je distraitement.

Et, après m’être épousseté avec mon mouchoir,je quittai la terrasse.

Toute la soirée je demeurai songeur… Il me futmême impossible de jouer du violon. Je mis cette nervosité sur lecompte de la forte émotion que j’avais ressentie et je montai mecoucher.

En arrivant dans ma chambre, je constatai quela glace de mon armoire était fendue et que mon portrait – unpastel qui me représentait à l’âge de vingt ans – était tombé aupied de mon lit.

– Pour une explosion, remarqua mon valetde chambre, on peut dire que c’en est une et une belle… Elle a dûfaire des victimes… Quelle force !… Il est certain que cedocteur doit une indemnité à monsieur… Il faudra lui faireremplacer la glace et le cadre du tableau…

– C’est bien, fis-je… nous verrons cela…tirez les rideaux.

Le domestique obéit et, quand je n’eus plusbesoin de lui il sortit…

Pendant un quart d’heure, je me promenai dansma chambre en fumant une cigarette, puis je me couchai et éteignisma lampe.

Chose singulière, moi qui d’habitudem’endormais toujours comme un bienheureux, je ne pus fermer l’œilce soir-là…

Je pensais sans cesse au hangar, àl’explosion, au docteur Oméga, et je cherchais, malgré moi, à mereprésenter la physionomie de cet homme qui inspirait une tellecrainte à tout le village.

Qui sait, pensais-je, s’il n’a pas été écrasésous les décombres de sa bâtisse ? Et je me prenais à leplaindre.

Cela devenait une obsession.

Enfin je m’assoupis.

Mais bientôt je fus réveillé subitement par uncraquement léger… une sorte de glissement. J’écoutai quelquessecondes en retenant ma respiration, puis je m’assis doucement surma couche. Je n’entendis plus rien.

– J’aurai rêvé, pensai-je.

Cependant, comme j’avais la tête lourde, je melevai et ouvris la fenêtre.

Une chauve-souris passa en voltigeant etplongea dans un taillis.

Au loin, une brume bleutée flottait sur lesarbres que la lune éclairait par instants.

Une faible lueur semblable à celle d’un foyerqui couve brillait dans la plaine… c’étaient les décombres duhangar qui achevaient de se consumer…

Je fis le tour de ma chambre, heurtant du piedles objets que l’obscurité me rendait suspects, puis, complètementrassuré, je fermai la croisée et regagnai mon lit.

Combien de temps sommeillai-je ? je nesaurais le dire…

Tout à coup j’éprouvai une bizarre impressionde malaise… Il me semblait que j’étouffais, que j’avais un poidsénorme sur la poitrine.

Je fis un bond formidable et alors j’entendistrès distinctement le bruit d’un corps tombant sur le parquet…

Un engourdissement subit, une sensationétrange pénétrèrent instantanément tout mon être. Mon cœur battitun tocsin désordonné… mes membres frissonnèrent… j’éprouvai ungrand froid intérieur et des picotements à fleur de peau.

Je ne pouvais plus douter maintenant…

Il y avait quelqu’un dans ma chambre !…j’en étais sûr…

Longtemps je demeurai immobile, enfoui sousmes couvertures… Enfin, petit à petit, je me risquai à sortir latête.

Autour de moi tout était silencieux.

Je commençais à reprendre confiance et medonnais déjà mille raisons pour apaiser mon effroi, quand unehorrible vision me glaça le sang dans les veines.

Au pied de mon lit… dans l’obscurité… deuxyeux me fixaient… deux yeux phosphorescents qui me parurenténormes.

Une terreur folle m’envahit… mes dentsclaquèrent. Je perdis complètement la tête… mon imaginations’exalta et je vis des choses effrayantes.

Les meubles de ma chambre parurent s’animer etbientôt une sorte de nuage lumineux éclaira une épouvantablefigure.

Un être diabolique, un monstre à l’air féroce,était à quelques pas de moi. Il ricanait en me fixant, et unehouppe de cheveux blancs semblable à une aigrette se dressait ets’agitait sur son crâne luisant…

Ses yeux étranges, étincelants, roulaient dansleurs orbites, lentement découverts ou voilés par de grossespaupières rouges qui s’abaissaient et remontaient presquerégulièrement.

En même temps j’entendis un énorme bruit demâchoires qui s’entrechoquaient et sur ma glace brisée je lus enlettres de feu ce mot fatidique : Oméga !

Je ne me rappelle plus ce qui se passaensuite, car je m’évanouis.

Quand je repris mes sens, mon valet de chambrebaissait les stores pour me protéger du soleil qui donnait en pleinsur mon lit. Je me frottai les yeux, jetai autour de moi un regardahuri, puis j’examinai le plafond, les murs et les meubles ; àpart la fêlure de la glace, je ne constatai rien d’anormal.

Cependant je n’étais pas encore rassuré et,comme mon domestique allait sortir, je le retins sous un prétextequelconque… Je ne voulais pas rester seul…

Au moment où je m’apprêtais à me lever, jeremarquai qu’un chat, un gros matou noir que je n’avais jamais vuchez moi, dormait au pied de mon lit. Effrayé probablement par lebruit de l’explosion, il s’était réfugié dans ma chambre… et, s’ytrouvant bien, il y était resté…

Alors la lumière se fit dans mon esprit… Jecompris tout… Ce poids que j’avais senti sur la poitrine… ce corpstombant sur le parquet… ces yeux brillants… oui… tout s’expliquaitmaintenant.

L’animal s’était couché sur moi… De là cetteoppression que j’avais éprouvée… Il s’était ensuite placé au piedde mon lit et ces deux globes phosphorescents qui m’avaient tanteffrayé… c’étaient ses yeux.

Tout cela s’était passé dans un demi-sommeilet mon pauvre cerveau, fortement ébranlé par les incidents de lajournée, avait alors battu la campagne…

Je m’étais endormi en songeant au docteurOméga et mon imagination s’était forgé des idées fantastiques,comme cela arrive souvent quand un fait vous a profondément frappéavec le sommeil.

Je me levai, pris un bain et me sentis presquecalmé. Cependant, au bout d’une heure ou deux, je redevins nerveux,irritable. Le souvenir du docteur me hantait de nouveau.

J’essayai de jouer du violon…

Je manquai toutes mes harmoniques et monarchet, mal équilibré dans ma main, grinça lamentablement sur lescordes.

C’était désespérant.

Je frappai du pied avec colère et sortis.

Je gagnai alors la terrasse et m’accoudai surle mur qui surplombait la route.

J’étais furieux… furieux d’avoir mal dormi…d’avoir eu ce maudit cauchemar… furieux aussi de songer sans cesseà ce docteur Oméga qui aurait dû m’être tout à faitindifférent.

Quelle fatalité me poussait donc à toujoursm’occuper de cet homme ?

Certains experts en sciences psychiques nemanqueraient pas d’expliquer cet état d’âme singulier par unphénomène de télépathie ou de transmission de pensée, mais rienentre le docteur Oméga et moi ne pouvait donner lieu à semblablesupposition. Comment deux êtres qui ne se sont jamais vus, quis’ignorent réciproquement, pourraient-ils se trouver en communiond’esprit ?…

J’en étais là de mes réflexions quandj’entendis au-dessous de moi, sur la route, une petite voixchevrotante, nasillarde, horripilante.

Je me penchai en dehors du mur et ne pusretenir un cri de stupéfaction.

Cette voix !… c’était celle du docteurOméga… oui… c’était lui que j’avais devant les yeux… C’était bienl’homme que m’avaient dépeint mes domestiques.

Et il chantait… ! il chantait !…quelques heures après l’affreuse catastrophe qui probablement avaitdû faire des victimes.

C’était inouï… incompréhensible !…

J’allais l’interpeller quand il fit un brusquecrochet et prit à gauche un petit sentier qui serpentait entre deshaies.

J’eus alors l’idée de lui crier des’arrêter…

J’allais même le faire, mais un sentiment deconvenance me retint.

Je ne pouvais décemment héler ainsi un hommeque je ne connaissais pas.

Il me fut enfin permis d’examiner à loisir cetextravagant personnage, car il se présentait de trois quarts dansle chemin qu’il suivait.

C’était un tout petit homme qui ressemblaitbeaucoup à feu M. Renan. Il avait comme lui une grosse tête,de longs cheveux blancs, une face grasse et blême.

Il était coiffé d’un chapeau de soie, malgréla chaleur – nous étions en plein été – et vêtu d’une redingotenoire aux larges basques dans les poches desquelles on apercevaitdes rouleaux de papier blanc.

Il marchait en sautillant et ses bottines quicraquaient faisaient un petit bruit assez semblable au chant ducri-cri.

À la main, il tenait une badine avec laquelleil traçait de temps à autre des figures sur le sol, sans pour celainterrompre son agaçante mélopée.

Au fur et à mesure qu’il s’éloignait, peu àpeu sa voix s’atténuait…

Ce ne fut bientôt plus qu’un faible murmure àpeine perceptible… un petit roucoulement ridicule.

Cette brusque apparition, loin de calmer macuriosité, ne fit au contraire que l’aviver.

Ce bonhomme, qui en toute autre circonstancen’eût même pas retenu mon attention, me fit l’effet d’un êtreétrange… diabolique…

Il m’apparut comme un de ces damnés, dontparle Dante, qui chantent au milieu du feu… comme un mauvaisesprit, un gnome malfaisant plein d’une infernale malice.

Est-ce que l’on chante quand on a failli semerla mort autour de soi ?

Toute la journée je fus d’une humeur de dogueet mes domestiques, qui étaient habitués à ne jamais recevoir dereproches, ne furent pas peu surpris en m’entendant les invectiverà tout propos.

Je ne songeais même plus à mon pauvreStradivarius. Seul le docteur faisait l’objet de toutes mesréflexions.

Sa figure, que je connaissais maintenant,prenait tour à tour dans mon esprit des expressions bizarres.

J’en arrivai même à faire cetteremarque : le monstre que j’avais vu dans mon cauchemar et ledocteur Oméga se ressemblaient étrangement.

C’était à croire qu’il y avait dans mon rêveun semblant de vérité et que mon imagination affolée n’avait pasentièrement inventé la scène de la nuit.

Une curiosité de plus en plus cuisantem’aiguillonnait.

Je voulais à toute force connaître cevieillard énigmatique… je voulais lui parler, ne fût-ce qu’uninstant… l’interroger… savoir enfin à quel mystérieux travail il selivrait.

Mon parti fut vite pris.

Le lendemain, à l’heure de la promenade dudocteur, je me trouverais sur son chemin.

Comme je craignais d’avoir encore un affreuxcauchemar pendant mon sommeil, je ne me couchai pas ce soir-là.

Je m’étendis dans un fauteuil et laissai malampe allumée.

Que la nuit me parut longue !

Enfin, un petit filet blafard glissa entre lesdoubles rideaux de ma fenêtre.

Je m’habillai sans l’aide de mon valet dechambre, et sortis du parc par une barrière qui donnait sur leschamps.

C’était folie de quitter si tôt ma demeure,puisque celui que je voulais voir ne passait habituellement qu’àneuf heures au pied de la terrasse. Mais une impatience fébrile metorturait… Je n’aurais pu rester chez moi. Il me fallait dumouvement pour tromper mon attente.

À peine eus-je dépassé les prés qui bordentmon cottage que je fus, comme malgré moi, poussé justement du côtéoù je ne voulais pas aller.

J’avais beau m’arrêter, louvoyer, prendre dessentiers inconnus, une force invincible me ramenait toujours versun chemin montant qui conduisait à la plaine habitée par ledocteur. Enfin, j’arrivai à un endroit où la côte s’arrêtaitbrusquement.

Devant moi s’étendait la vallée et, sous lesoleil levant, les routes lointaines, que la perspective rendaitplus escarpées, prenaient des tons d’or en fusion.

Comme mes yeux s’étaient portés sur la plaine,je vis une masse compacte de débris fumants qui se composaient degrosses poutres, de planches et de ferrures bizarremententremêlées.

Une sorte de réverbération verdâtre produitesans doute par la décomposition d’acides et de substances chimiquesflottait au-dessus de ces ruines.

Il me sembla même apercevoir, au milieu desdécombres, des corps carbonisés qui levaient vers le ciel leursbras tordus et noircis.

M’étant approché, je reconnus que ce que jeprenais pour des corps, c’était tout simplement de petitsréservoirs cylindriques auxquels adhéraient encore des supports debois brûlé.

Au milieu de cet enchevêtrement, un globeterrestre demeuré intact, mais noirci par la fumée, émergeait,telle une grosse tête de nègre, et cela avait quelque chose degrotesque et de lamentable.

Plus loin des livres étaient éparpillés… unvieux chapeau haut de forme et une robe de chambre rouge accrochésà une cloison branlante.

Autour du lieu de l’explosion la terre étaitcrevassée, labourée… quelques arbres avaient été coupés à ras dusol.

J’étais occupé à contempler ce tristespectacle quand une petite voix joyeuse s’éleva tout à coup.

Je me retournai d’un bond et me trouvai enface du docteur Oméga…

Il me salua en souriant, mais il me parutqu’il y avait dans cette amabilité quelque chose d’ironique et decruel.

– Hein ?… fit-il avec un ricanementaigu, cela a merveilleusement sauté !

– Oui… en effet… balbutiai-je… et il estfort heureux qu’il n’y ait pas eu de victimes…

Le docteur parut ne pas entendre cetteréflexion. Je m’enhardis.

– Vous êtes sans doute inventeur,monsieur ? lui dis-je.

Il fit un signe de tête affirmatif.

J’allais lui demander en quoi consistaient sesinventions, mais je n’osai pas.

Je ne pouvais cependant le laisser partirainsi ; il fallait qu’il s’expliquât.

Heureusement, j’eus un trait de génie.

– Moi aussi, m’écriai-je, je suis…inventeur…

Le vieillard me regarda quelques secondes avecattention, et il faut croire qu’il fut satisfait de cet examen, carun petit sourire plissa sa grosse face glabre. Me posantbrusquement la main sur l’épaule, il me fit cette questioninattendue :

– Êtes-vous un homme courageux ?

– Pourquoi cela ?… interrogeai-je,assez inquiet.

– Vous le saurez plus tard… je vousdemande si vous êtes un homme courageux.

– Certainement, répondis-je en cambrantla taille et en fronçant le sourcil.

– Avez-vous quelquefois eu peur dansvotre vie ?…

– Jamais !… mentis-je avecaplomb.

– C’est bien, dit le docteur… vous êtescelui que je cherchais… Comment vous appelez-vous ?

– Denis Borel…

– Venez me voir ce soir… à neufheures.

– Là ?… fis-je en désignant du doigtle hangar demeuré debout malgré la catastrophe.

– Oui… là… Vous sonnerez à cette petiteporte… mais, je vous préviens, sonnez fort… car je suis un peusourd… allons, au revoir… à ce soir, mon ami !…

Et le docteur me serra la main.

Ce contact me fit un effet désagréable.

J’eus comme la sensation d’avoir touché unepeau de serpent…

Mon ami !… Il m’a appelé son ami !…pensais-je en m’en retournant…

Du diable si je me rends à soninvitation ! cet homme est tout simplement un fou…

S’il voulait causer avec moi… il pouvait lefaire à l’instant. Ah ! s’il se figure par exemple que je vaisvenir dans sa baraque en pleine nuit… il se trompe.

Je ne me soucie guère de passer une soiréeavec un dément…

Rentré chez moi, je déjeunai de fort bonappétit et, dans l’après-midi, je jouai du violon pendant deuxheures.

J’exécutai à ravir la Ronde desLutins de Bazzini… et il me sembla même que mes pizzicatipouvaient presque rivaliser avec ceux de Jan Kubelik.

Cependant, quand vint le soir, mon obsessionme reprit.

La conversation de la matinée me revint àl’esprit, et, de déductions en déductions, j’en arrivai à medemander si le docteur était réellement un aliéné.

Après tout, me disais-je, ses yeux n’ont riend’inquiétant… Ils sont un peu durs, c’est vrai, mais cela tientsans doute à ce qu’ils sont d’un bleu très clair.

Ses gestes ne paraissent pas ceux d’unhalluciné… les fous ont des mouvements saccadés, brusques, nerveux,et, ma foi ! le docteur Oméga est plutôt sobre de gestes.C’est sûrement un original… mais qui ne l’est pas ?

Ceux qui passent leur existence à cherchersans cesse ont bien le droit, après tout, d’être un peu singuliersd’allures…

Rien ne vous détache des choses extérieurescomme la fièvre de l’invention.

Somme toute, les penseurs sont des êtres àpart, au cerveau merveilleux, puissant, trop compliqué pour êtrecompris des vagues individualités qui traitent d’utopie tout ce quidépasse leur conception.

Ai-je vraiment le droit de considérer ledocteur Oméga comme un fou avant d’avoir jugé son œuvre ? Sicet homme était un génie ?

L’heure du dîner arriva.

Je ne touchai pas aux plats qu’on meservit ; je me contentai d’un bouillon dans lequel je cassaideux œufs et je bus un demi-verre de vin.

Lorsque je me levai de table j’étais plusinquiet, plus perplexe que jamais.

Je m’assis dans mon salon et réfléchis denouveau.

Si je n’allais pas au rendez-vous que ledocteur m’avait fixé, je passerais à ses yeux pour un poltron etquand il me rencontrerait dans la suite, il me rirait au nez.

D’un autre côté, je m’intéressais trop à cethomme pour ne point profiter de la circonstance qui m’était offertede le connaître enfin.

Une chose m’inquiétait toutefois :Pourquoi m’avait-il demandé si j’avais déjà eu peur dans mavie ?…

Bah ! fis-je, nous verronsbien !

La demie de huit heures venait de sonner. Jem’étais levé et me disposais à partir quand une réflexion nouvellem’arrêta.

Si le docteur allait me soumettre à quelqueterrible épreuve ?… Si c’était vraiment un foudangereux ?… Ah ! ma foi, tant pis ! je medéfendrai… D’ailleurs je serai armé… j’emporterai mon Smith etWesson.

Je verrai bien en arrivant quelle sera sonattitude… Si elle me semble équivoque, j’aurai vite fait de faussercompagnie à ce mystérieux inventeur.

Dans le cas où il voudrait me retenir deforce, je parviendrai bien à lui échapper… que diable !

Je suis jeune, vigoureux… lui, c’est unvieillard… J’en aurai facilement raison…

Déjà j’étais dans le vestibule.

Je demandai mon manteau de caoutchouc, car letemps était à l’orage, et je glissai mon Smith dans la poche decôté de mon veston.

Mon domestique, qui vit ce geste, ne putréprimer un mouvement d’effroi.

– Monsieur sort ? me demanda-t-ild’un air hébété.

– Oui… qu’y a-t-il làd’extraordinaire ?

– C’est que depuis que je suis à sonservice, monsieur n’est jamais sorti de la maison.

– J’ai un rendez-vous, répondis-je.

Et j’ajoutai par pure forfanterie, en appuyantbien sur les mots :

– Un rendez-vous avec le docteurOméga…

Le valet roula des yeux épouvantés.

– Vous allez chez ce… vieuxsorcier ?… Oh !… prenez garde, monsieur… cet homme estcapable de tout… cet après-midi on m’a encore raconté sur soncompte des choses effrayantes… si vous saviez…

Je haussai les épaules et m’en allai d’un aircalme, bien que je fusse intérieurement fort troublé.

Dès que je me trouvai sur la route, je me misà marcher très vite en faisant sonner les talons…

De gros nuages roulaient dans le ciel leursvolutes sombres… Je n’y voyais pas à dix pas devant moi.

Cependant, quand j’eus dépassé les premièresmaisons du village, la lune se montra un instant. Mon ombre alorsse dessina sur le sol… une ombre démesurée, gigantesque, quiformait devant moi une énorme tache vacillante.

Comme je passais devant une ferme, située àl’entrée de la plaine, un chien se mit à hurler et je fus pris d’untremblement nerveux.

Mon courage allait-il m’abandonner ?

Mais je me redressai, assujettis ma casquetteet me dirigeai résolument vers le hangar, dont une seule fenêtreétait éclairée.

Arrivé devant le noir bâtiment, j’hésitaiquelques secondes ; enfin, saisissant une chaînette quipendait à droite de la porte, je la tirai brusquement.

Il m’est impossible d’exprimer l’effet queproduisit sur moi le son de la petite cloche que je venaisd’agiter ; un trépassé auquel la Providence aurait laissé lacruelle faculté d’entendre sonner son glas, ne serait pas plusémotionné que je le fus en cet instant.

Bientôt une lumière brilla au travers d’unjudas grillé ; la porte s’ouvrit et je me trouvai en face dudocteur Oméga.

Il était nu-tête et sur son crâne d’ivoire jeremarquai avec effroi une petite houppe de cheveux blancs qui setenait droite comme une aigrette.

Instantanément, je me souvins du rêve quej’avais fait et mes jambes flageolèrent sous moi.

Je fis même un mouvement de recul pourm’enfuir, mais à ce moment, le docteur qui venait de fermer laporte disait avec un petit rire qui ressemblait à un gloussement degallinacé :

– Là… comme cela… elle ne s’ouvrira plus…Voyez mon système de fermeture… Est-il assez ingénieux ? etcependant il est fort simple.

Il y eut un petit déclic, puis le bonhommeajouta :

– C’est un vrai verrou de sûreté… unverrou comme il n’y en a pas… Mais montez donc.

Et le petit vieux me précéda, tenant à la mainune lampe de cuivre qui projetait le long des murs une clartétremblotante.

Je m’assurai vivement que mon revolver étaittoujours dans ma poche… J’en sentis la crosse et reprisconfiance.

Le docteur montait les escaliers tellementvite que j’avais peine à le suivre ; cet homme avait desjarrets d’acier.

Arrivé sur un palier très étroit, il ouvritune porte et s’effaça en disant :

– Entrez… mon ami…

Je ne sais pourquoi… quand il m’appelait sonami j’éprouvais une sorte de gêne… de malaise.

Je me figurais voir dans ce mot une cruellemoquerie… comme une ironique menace.

Je pénétrai dans une pièce de formepentagonale et d’assez grande dimension.

À droite, en entrant, on voyait une fenêtreunique, étroite et longue, qui ressemblait plutôt à unemeurtrière.

Tout au fond de la salle, dans une sorte decouloir formant cul-de-sac et blindé comme la soute d’un cuirassé,on apercevait un foyer incandescent que surmontait un cubilotcylindrique recouvert d’un capuchon de tôle.

– Asseyez-vous… mon ami, me dit ledocteur en m’indiquant un siège de bois grossièrement façonné.

Et comme, malgré son invitation, je restaisdebout, il insista :

– Mais asseyez-vous donc… je vousprie…

J’obéis machinalement. Le vieillard se plaçaalors en face de moi.

La moitié de son visage était noyée d’ombre etla partie éclairée me parut d’une blancheur de cire…

Je remarquai alors qu’un de ses yeux brillaitd’un éclat singulier et chaque fois que cet œil lumineux me fixait…involontairement je frissonnais.

Au dehors le vent soufflait avec fureur.

On entendait craquer les arbres et lagirouette placée sur le toit du hangar tournait follement avec unbruit de crécelle.

Enfin, le vieillard fit claquer ses doigts etrapprocha vivement son siège du mien.

– Vous voudriez sans doute savoir, medit-il, en ricanant, pourquoi je vous ai fait venir ici ?…

– Ma foi… répondis-je, j’avoue que…

Le docteur se frotta les mains, puis après unregard en dessous, il reprit :

– Je cherchais un homme courageux pourm’accompagner dans un voyage fantastique – c’est le mot – un voyageextraordinaire que je ne croyais jamais accomplir, mais qu’unerécente découverte a rendu possible… Je suis arrivé à trouver uncorps qui est repoussé par la pesanteur… et s’en sert comme d’unpoint d’appui pour s’élever dans les airs…

Je faisais de la tête des signes admiratifs,mais plus le docteur se lançait dans des explications touffues,plus cette opinion s’ancrait dans mon esprit : « cethomme est décidément fou… cependant… c’est une folie douce… en nele contrariant pas, je n’ai rien à craindre. »

J’eusse même été complètement rassuré, si detemps à autre, le bonhomme ne se fût retourné brusquement sur sonsiège pour regarder derrière lui…

Plusieurs fois même il se leva et je le vis sediriger vers le cubilot qui chauffait dans le fond de la pièce.

Ce manège m’intriguait et le vieillard lutsans doute dans mes yeux la question que je n’osais lui poser, caril me dit :

– Vous vous demandez pourquoi je vais sisouvent jeter un coup d’œil sur le récipient qui se trouve là-bas…Je vais vous le dire…

« Il y bout une substance que je soumetsà une forte pression et il suffirait d’un moment de négligence pourque ce hangar-ci sautât comme l’autre.

Je sentis un petit froid me passer le long ducorps.

– Oui… reprit le docteur… c’est unrécipient comme celui que vous voyez au fond de ce couloir qui aamené la catastrophe d’avant-hier…

« Un de mes ouvriers avait négligé, ensortant, de ralentir l’ardeur du foyer…

Et mon interlocuteur se leva de nouveau pouraller examiner son appareil.

– Nous pouvons, dit-il, en revenants’asseoir, atteindre 15 atmosphères… c’est la limite extrême, maisà 14 atmosphères 3/4… il faut ouvrir l’œil.

– À combien êtes-vous en ce moment ?demandai-je avec inquiétude…

– Oh !… à 14 à peine… nous pouvonsêtre tranquilles… Je vous disais donc tout à l’heure que j’avaistrouvé un corps qui supprimait l’action ordinaire de la pesanteur…Cela semble impossible et cependant, c’est la vérité…

Le docteur, ayant remarqué sur mon visage unelueur d’incrédulité, ajouta, en élevant un peu la voix :

– Vous ne me croyez pas ?…

– Mais si…

– Non… vous doutez, je vois cela… Ehbien ! vous allez être convaincu…

« Tenez… ouvrez ce coffre que vous voyezlà et prenez-y le premier objet qui vous tombera sous la main.

Je me serais bien gardé de contrarier le vieuxsavant. Je soulevai donc le couvercle du grand bahut qu’ilm’indiquait et y saisis une épaisse plaque de métal.

– Jamais je ne pourrai soulever cela,m’exclamai-je.

– Essayez… fit le docteur avec un petitrire.

Je réunis toutes mes forces et empoignail’énorme bloc.

Ô prodige !… ô miracle !… Jel’enlevai sans difficulté… il pesait moins qu’une plume… Bien plus…je remarquai qu’il s’élevait malgré moi et j’avais même toutes lespeines du monde à le retenir…

– Eh bien, que pensez-vous decela ?… me demanda le docteur, en m’enlevant des mains le blocmétallique qu’il replaça dans son coffre.

– C’est merveilleux !… inouï !…phénoménal !… prodigieux !… m’exclamai-je avecchaleur.

Ma subite transition du doute à l’enthousiasmeamena un sourire de satisfaction sur la figure du docteur.

Je regardais cet homme avec émerveillement. Ilme semblait maintenant qu’il se dégageait de sa personne quelquechose de surhumain, et je crus voir une auréole illuminer sonfront.

Ce petit vieillard, qui m’avait paru odieux etridicule, se métamorphosait pour moi en demi-dieu.

– Vous voyez, me dit-il, que j’ai résoluréellement le plus merveilleux des problèmes scientifiques…Consentez-vous maintenant à m’accompagner dans le grand voyage queje vais tenter ?

Comment hésiter, après ce que je venais devoir… j’étais fasciné… émerveillé… littéralement ébloui…

– Oh ! docteur… répondis-je, je suisprêt à vous suivre partout… où que vous alliez… fût-ce au bout dumonde.

– Nous irons plus loin que cela, prononçale vieillard d’un ton grave.

Mais soudain, malgré moi, je tressaillis… Jevenais d’entendre un ronron bizarre… un roûû… roûû… singulier… deplus en plus sonore… Instinctivement… je tournai les yeux vers lecubilot.

– Oh ! ne craignez rien, fit ledocteur en souriant… c’est le métal qui commence à subir sadernière cuisson… Nous sommes à 14 atmosphères 1/4… Dans quelquesminutes je ralentirai la combustion…

– Alors ?… il n’y a aucundanger ?

– Pour le moment… non…

Et le savant continua, très calme :

– J’aurais pu emmener avec moi pourm’accompagner quelqu’un de mes ouvriers… mais il ne me faut passeulement un homme hardi… courageux… j’ai surtout besoin d’uncompagnon intelligent qui puisse me seconder utilement… prendre desnotes… écrire mes impressions…

– Un secrétaire…

– C’est cela même…

– Oui, oui… je comprends, fis-jedistraitement, en regardant de nouveau le récipient dont les roûû…devenaient menaçants…

Il me sembla même entendre de petitscraquements comme si les parois de la sphère de fonte se fussenttendues sous l’effort du métal en fusion…

Néanmoins je m’efforçai de ne rien laisserparaître de mon effroi… Les battements de mon cœur soulevaient mesvêtements… mais mon visage demeurait assez calme, bien qu’unepetite sueur froide coulât le long de mes tempes.

– Je crois qu’il serait grand temps,dis-je enfin d’une voix timide, de faire tomber la pression…

Le savant eut un petit mouvement d’épaules etne répondit pas.

Tout à coup un fracas épouvantable se fitentendre au rez-de-chaussée. Une porte battit avec violence.

– Qu’est cela ? fit le vieillard ense dressant subitement… Mes verrous de sûreté auraient-ils glissédans leur gâche… non… cela est impossible… attendez-moi uneseconde… je vais voir… Le temps de descendre et de remonter…

– Je vous suis… je vous suis…m’écriai-je.

Mais le docteur était déjà sorti et la portepar laquelle il venait de disparaître s’était referméeinstantanément, grâce à un système invisible qui était encore uneinvention de cet homme étonnant. Je l’entendis descendre quatre àquatre les escaliers… puis il y eut un bruit de planches qui seheurtent et la petite voix du savant s’éleva glapissante…furieuse.

Que s’était-il passé ?

Je demeurai cloué sur place, angoissé,tremblant.

Les grognements du cubilot s’accentuaient…C’était maintenant un rugissement semblable à celui d’un monstre enfurie…

Me ruant sur la porte… j’essayai de l’ouvrir…le verrou de sûreté la maintenait solidement… Je tentai del’enfoncer… elle résista à mes secousses désespérées.

En bas, le savant criait toujours… je collaimon oreille contre le parquet et j’entendis distinctement cesmots :

– Le cubilot !… Lecubilot !…

C’en était fait de moi !… Ce que jeredoutais était arrivé… le docteur ne pouvait plus remonter.

Rassemblant toute mon énergie, je m’approchaidu récipient, et sans hésiter, tournai brusquement une manette decuivre fixée dans le capuchon de tôle. C’était peut-être lesalut !…

Malédiction ! J’avais hâté maperte !…

Aussitôt la substance en fusion se mit àbourdonner avec plus de force… l’aiguille du manomètre fit un petitbond et tremblota sur le cadran… Un flamboiement aveuglant emplitla pièce… une chaleur étouffante me suffoqua.

Je voulus crier. Mais le sang afflua à magorge… ma langue demeura collée à mon palais…

Alors je compris que c’était la fin…

Je reculai à l’extrémité de la pièce, fixantd’un œil égaré la lueur sinistre qui rayonnait de plus en plus et,me cachant le visage dans les mains, je me laissai tomber comme unemasse…

L’angoisse m’étrangla, anéantissant dans moncerveau en délire les derniers vestiges de la raison.

Chapitre 2LA « RÉPULSITE »

Quand je revins à moi, j’aperçus à la lueurd’une lampe un homme énorme qui se tenait à mes côtés et meregardait en souriant.

Je le fixai d’un air étonné et je m’apprêtaisà l’interroger, quand il me dit :

– Hein ? Monsieur, il était tempsque j’arrive, sans quoi nous sautions tous, et vous le premier.Mais où est donc le docteur ?

– Il est en bas… répondis-je émerveillémalgré moi par le sang-froid de cet inconnu.

– Comment ?… Il vous avait laisséseul ici sans vous indiquer comment se règle le cubilot ?

– Il croyait pouvoir revenirimmédiatement… mais il est à présumer qu’il a été victime d’unaccident.

– Il faut aller voir ce qui s’est passé,dit l’homme, qui parut en proie à une subite inquiétude.

Je me levai péniblement, car j’avais lesmembres rompus, et je le suivis…

Arrivés au bas de l’escalier, nous trouvâmesfermée la porte de communication qui donnait sur le couloir.

– Ah !… je comprends… fit moncompagnon, il se sera enfermé… cela devait lui arriver un jour oul’autre avec son système de verrous à secret… Mais comment sefait-il que nous ne l’entendions point ?…

– Il a crié longtemps, répondis-je…Peut-être à la fin l’émotion l’a-t-elle terrassé… Cela n’a riend’étonnant, car il s’attendait, lui aussi, à sauter…

L’inconnu ne répondit pas. Collant sa bouchecontre le bois de la porte, il appela d’une voix destentor :

– Docteur !… docteur !…

Nous entendîmes une sorte de grognement.L’homme appuya alors son épaule contre la porte et, sans effortapparent, la fit sauter de ses gonds.

Nous trouvâmes le docteur accroupi dans levestibule… Il paraissait furieux… Ses mains étaient ensanglantées…ses habits maculés de plâtre… Il avait dû faire des effortssurhumains pour sortir de sa prison.

Je voulus lui parler… Il me repoussabrutalement. Alors le géant qui m’accompagnait risqua une timidequestion.

– Assez… Fred… cria le docteur… assez… jene veux rien entendre.

Cependant il se calma un peu.

– Et le cubilot ?… demanda-t-il.

– Rassurez-vous, docteur… il n’y a plusde danger… je suis arrivé à temps, répondit Fred.

Le savant eut un petit rire. Puis se tournantvers moi, il me dit :

– Ah !… mon cher monsieur Borel…vous avez dû éprouver une terrible émotion.

Tenant à justifier auprès du vieillard lebrevet de courage que je m’étais si facilement décerné, je répondisd’un ton très calme :

– Moi ?… Oh ! non… J’ai essayéde conjurer le péril, mais quand j’ai compris que je n’yparviendrais pas je me suis étendu sur le sol et, ma foi… j’aiattendu la mort…

Le docteur me crut sur parole. Mais je surprissur le visage de Fred un malicieux sourire. Il savait mieux quepersonne à quoi s’en tenir sur mon héroïque attitude…

Maintenant le bonhomme examinait attentivementses verrous.

– Voyez… me dit-il, quand je suisdescendu pour fermer cette maudite porte qui s’était ouverte sousl’effet de la rafale, un coup de vent encore plus violent que lesprécédents a poussé cette autre et je me suis trouvé prisonnier…Mes verrous ne glissaient plus dans leur gâche et cette tige de ferqui les relie entre eux s’était subitement faussée… Il faudra queje remédie à cela.

Le jour s’était levé.

– Je crois, ajouta le docteur, qu’aprèsune telle nuit, nous avons l’un et l’autre besoin de repos…Voulez-vous que je vous offre l’hospitalité ?

La perspective de faire trois kilomètres àpied pour regagner mon cottage ne me souriait guère… J’acceptaidonc avec empressement la proposition du savant.

Il me conduisit dans une pièce sommairementmeublée où se trouvait un petit lit de sangle recouvert d’andrinople.

– Reposez-vous bien, me dit-il… on vousréveillera vers midi ; il est maintenant quatre heures dumatin, cela vous fera huit heures de sommeil… ce n’est pas trop…Vos nerfs comme les miens ont besoin de se détendre.

Les émotions par lesquelles j’étais passém’avaient anéanti… brisé… Je me jetai tout habillé sur ma couche etm’assoupis presque aussitôt.

Je dormais profondément et depuis assezlongtemps sans doute quand je fus soudain réveillé par de grandscris venant du dehors. Je cherchai à saisir quelques mots au milieude ces clameurs confuses, mais je ne distinguai rien que deshurlements sauvages et le sifflement de voix menaçantes.

La porte s’ouvrit soudain et le docteurapparut, suivi de Fred qui tenait à la main un énorme bâton…

– Entendez-vous… entendez-vous… s’écriale vieillard… Ils parlent d’enfoncer la porte… Ils profèrent desmenaces de mort… et les gendarmes qui les laissent faire… car il ya des gendarmes parmi eux… Mon Dieu !… Mon Dieu !… quesignifie tout cela ?

Très inquiet, moi aussi, j’ouvris cependantune fenêtre qui donnait sur la plaine. À ma vue des criss’élevèrent :

– Ah ! le voilà !… levoilà !…

Et, au premier rang de la foule, j’aperçus monvalet de chambre et mon jardinier.

Je partis alors d’un bruyant éclat de rire et,me tournant vers le docteur :

– Vous avez, lui dis-je, une mauvaiseréputation dans le pays… On vous prend pour un sorcier… Mesdomestiques savaient que j’étais chez vous… en ne me voyant pasrevenir, ils ont supposé que vous m’aviez tué.

Du haut de la fenêtre je haranguai la foule.D’une voix forte j’expliquai que le docteur Oméga n’était pas cequ’un vain peuple pensait…

– C’est un grand homme, m’écriai-je, unhomme merveilleux… Bientôt vous entendrez parler de sesstupéfiantes découvertes… Saluez-le… mes amis… Acclamez-le !…car il honore ce pays… que dis-je ?… il honore la France… lemonde entier !

Les applaudissements éclatèrent frénétiques.On eût dit une pluie d’orage tombant sur un toit de zinc.

Le docteur, très ému, s’approcha de la fenêtreet salua gauchement. Les acclamations redoublèrent.

C’était la première fois de sa vie que cemodeste jouissait des honneurs du triomphe.

Il voulut prononcer quelques paroles, mais sapetite voix, paralysée par l’émotion, émit des sons étranges… tourà tour graves et doux, aigres et nasillards. On eût pu croire qu’ilchantait une tyrolienne. La foule, qui n’entendit pas un mot de sonallocution, n’en manifesta pas moins son enthousiasme.

Il avait suffi de quelques minutes pour rendresympathique un homme que, le matin encore, on traitait en ennemi…C’est là un des défauts et aussi une des qualités de la foule dechanger très vite d’opinion.

Quand les vivats eurent cessé, j’appelai monvalet de chambre, qui se trouvait toujours devant le hangar, et jelui donnai quelques rapides instructions. Me tournant alors vers ledocteur dont le visage rayonnait de joie, je lui dis :

– Venez chez moi, mon cher savant, jevous offre à déjeuner…

Au bout de quelques instants, accompagné dudocteur et de Fred, je me dirigeais vers ma demeure.

La foule s’ouvrit respectueusement pour nouslaisser passer et nous suivit jusqu’à mon cottage.

Là, je fis monter de ma cave quatre barriquesd’excellent vin et donnai à boire à toute la population deMarbeuf.

Cette généreuse attention accrut encore lapopularité du docteur et me valut beaucoup de considération de lapart des paysans.

Au dessert, le savant, mis en gaieté parquelques verres de vin d’Espagne, devint très communicatif.

– J’ai dû, me dit-il, vous faire l’effetd’un bien drôle d’individu la première fois que vous m’avezaperçu ?

– Ma foi…

– Oui… oui… dites-le… vous m’avez prispour un fou… mais je savais parfaitement que personne n’avait étéblessé… Je ne suis ni un Cafre ni un Patagon… Si quelqu’un de mescollaborateurs avait été victime de l’explosion, vous ne m’auriezpas vu aussi joyeux…

– En effet… vous chantiez…

– Je chantais ?… c’est bienpossible, mais j’étais tellement heureux !

– Et pourrait-on connaître la cause decette joie subite ?…

– Je vais à l’instant, cher ami,satisfaire votre curiosité.

« Je vous ai déjà dit que, depuislongtemps, je me livrais à des recherches incessantes sur diversmétaux, mais ces recherches portaient particulièrement sur leradium, ce corps nouveau qui a révolutionné la science moderne.Vous n’ignorez pas que, jusqu’en ces dernières années, les savantsposaient comme axiome que la matière attirait la matière et quecette attraction était proportionnelle aux masses et inversementproportionnelle au carré de leur distance.

« Or, le radium semble vouloir échapper àcette attraction universelle ; ses molécules, loin des’attirer, se repoussent au contraire avec une telle énergiequ’elles s’enfuient et s’irradient en tous sens avec une vitesseévaluée à trois cent mille kilomètres par seconde, exactement lavitesse d’un rayon lumineux.

– Oui… oui… répondis-je d’un air entendu,bien que ces explications fussent absolument nouvelles pourmoi…

– Or donc, comme tout bon chimiste,j’avais dans mon laboratoire une balance de précision et chaquefois que j’opérais un mélange de plusieurs corps j’avais soin dedoser exactement le poids de chacun…

« Depuis Lavoisier il était bien évident– ou du moins, il semblait évident – que le poids du corps composédevait être égal à la somme des poids des corps composants. C’étaitune vérité tellement indiscutable qu’aucun savant n’aurait songé àla contester…

« Jugez donc de ma stupéfaction quand, unjour, après avoir minutieusement pesé les différents minéraux quidevaient se combiner dans mon cubilot, je m’aperçus, en dosant unrésultat, que la balance indiquait un poids sensiblement inférieurà celui que logiquement… indubitablement… elle aurait dûmarquer.

« Je crus à une erreur de ma part…J’avais dû mal effectuer mes pesées initiales.

« Je recommençai l’expérience… le mêmephénomène se produisit.

« Certainement, me dis-je, ma balance estfaussée…

« Je la vérifiai en y plaçant deux poidssemblables ; les plateaux s’équilibrèrent.

« Je pratiquai alors l’opération bienconnue de la double pesée : ma balance était d’une justesseirréprochable.

« Pour la troisième fois, en surveillantbien le mouvement de mes doigts, je renouvelai le pesage des mêmesmétaux et j’obtins un résultat en tous points semblable aupremier…

« Je commençais à croire que j’avaiscomplètement perdu la tête…

« Cependant… petit à petit… une idée sefit jour dans mon esprit… Ce fut d’abord une supposition vague…quelque chose d’obscur… de confus, qui peu à peu s’éclaira… seprécisa. Il devait s’être produit dans mon mélange un corps nouveaujouissant de propriétés phénoménales, inimaginables,stupéfiantes.

« Après de longues réflexions, je finispar avoir l’intuition que le hasard m’avait mis sur le chemin d’unedécouverte.

« Ce corps mystérieux dont je devinaisl’existence devait être, si extraordinaire que cela pût paraître,réfractaire à la gravitation ! Il existait… cela n’était pasdouteux… sa masse était évidente… et cependant il ne pesaitpas !…

« Dès lors je n’eus plus qu’une idée,isoler ce corps, le dégager de ses alliages…

« Ah ! que de nuits j’ai passées àcombiner mes cuissons !… À combien d’expériences inutiles mesuis-je livré !

« D’autres se fussent découragés à maplace, mais moi je persistai… quelque chose me disait que je devaisréussir…

« Il y a quatre jours, j’avais ajoutédeux corps nouveaux dans mon cubilot et je comptais beaucoup surleur efficacité pour débarrasser le métal mystérieux de sesmolécules parasites… le tout était de déterminer au juste le tempsde cuisson de cet amalgame…

« Une vieille formule retrouvée dans unouvrage d’alchimie du XVIe siècle m’avait incité àtenter cette expérience. On ne peut s’imaginer les idées neuves quel’on puise parfois dans les vieux livres.

« Mon nouveau mélange bouillait dans uncubilot semblable à celui que vous connaissez quand, par bonheur,ce cubilot fit explosion grâce à la négligence d’un de mesouvriers… négligence que je bénis aujourd’hui, vous allez savoirpourquoi.

« Tout d’abord cette catastrophe medésola… J’entrai dans une rage folle… Je faillis tout briserici.

« Le lendemain dès l’aube, je sortis pourprendre l’air, car j’avais la tête en feu… et machinalement je medirigeai vers les décombres de mon hangar. Un plafond de boissupporté par quatre poutres s’élevait au milieu de ces ruines…

« Sans songer au danger auquel jem’exposais, – je n’avais plus conscience de rien – je pénétrai sousce dais vacillant qui pouvait s’écrouler d’une minute àl’autre.

« Tout à coup, en levant la tête,j’aperçus trois petites sphères de métal qui adhéraient à ceplafond… Je n’attachai pas tout d’abord beaucoup d’importance àcela… Ces blocs minuscules avaient sans doute été projetés avec lemétal en fusion et s’étaient soudés aux planches qu’ils avaientrencontrées sur leur route… Rien n’était plus naturel.

« Cependant je crus remarquer que cessphères n’étaient pas immobiles et qu’elles sautillaientlégèrement. Je me frottai les yeux et regardai avec plusd’attention.

« Effectivement, elles remuaient…

« Une table à moitié brisée se trouvaitprès de moi, je la consolidai à l’aide de pierres et montai commeje pus sur cet échafaudage improvisé.

« En étendant le bras, je parvins àsaisir une des sphères ; elle se détacha sans difficulté, maisje sentis cependant, en l’attirant à moi, une petite résistancecomparable à celle d’un aimant amorcé sur une lamelle de fer.

« Soudain mon échafaudage s’écroula et jeroulai sur le sol. En tombant, j’avais lâché la sphère que jetenais dans ma main ! Immédiatement je la cherchai dans lesdécombres, remuant planches et plâtras, mais je ne pus laretrouver… j’étais cependant certain qu’elle n’avait pas dû tomberbien loin.

« Je résolus alors d’en aller prendre uneautre… Je recommençai mon exercice de gymnastique, mais au momentoù je levais le bras pour saisir un des petits blocs de métal, jedemeurai stupéfait…

« Il y avait toujours trois sphères auplafond et cependant j’étais bien sûr d’en avoir enlevé une quej’avais laissée tomber à terre !…

« Je m’emparai à la hâte de celle quiétait la plus rapprochée et sautai à bas de mon échafaudage.J’examinai alors particulièrement la petite boule… Elle n’offraitrien de particulier…

« Pour mieux l’observer, je la plaçaidans le creux de ma main… mais à ce moment… – ce que je vais vousdire vous paraîtra inouï… prodigieux ! – elle s’élevadoucement et alla se coller au plafond…

« Je poussai un cri de triomphe… que Fredentendit du hangar voisin et je me mis à danser… à gambader commeun fou…

« Quand Fred arriva, je lui disaussitôt :

« – Vite ! vite !…prends-moi ces boules que tu aperçois au-dessus de ta tête… etsurtout ne me les jette pas… ne les jette pas, tu entends,passe-les moi… si tu les lâchais, elles remonteraient en l’air…

« Fred me regarda d’un air ahuri ;néanmoins il obéit sans mot dire, et me passa les unes après lesautres les trois petites sphères.

« J’en mis deux dans ma poche, enconservai une dans ma main, puis j’allai me placer sur laroute.

« Me baissant alors, je posai la boule àterre, et, après l’avoir lâchée, je me redressai d’un bond. Elles’éleva aussitôt et quand elle fut à la hauteur de ma poitrine jela rattrapai vivement.

« Alors, je la reposai de nouveau sur lesol, et la laissai libre de nouveau… mais cette fois je nel’arrêtai plus. Elle monta jusqu’à ma figure, dépassa ma tête, puiss’éleva de plus en plus vite…

« Bientôt je la perdis de vue…

« Elle avait disparu dansl’espace !…

« Ô bonheur !… ô miracle !…J’avais trouvé non seulement un corps réfractaire à la gravitation,mais encore un métal qui, bouleversant toutes les lois de lanature, semblait être repoussé par la force qui attire les corpsvers la terre…

« J’étais arrivé à supprimer lapesanteur… vous m’entendez bien… la pesanteur… Je pouvaismaintenant imprimer à un corps quelconque revêtu de cette substancemerveilleuse une force d’impulsion rectiligne… uniforme… infinie…c’est-à-dire une vitesse constante que rien dans l’éther ne devaitplus contrarier !…

– Vous êtes bien certain, hasardai-je, depouvoir reconstituer ce corps quand vous le voudrez ?

– Non seulement j’en suis certain, maisj’ai déjà chez moi plusieurs blocs de ce métal que j’ai fondus sansdifficulté… Vous en avez même touché un…

– Ah ! oui… le fameux bloc qui pèsemoins qu’une plume.

– C’est cela même… Vous pensez bien quej’ai analysé minutieusement les petites sphères qui me restaient…et j’ai maintenant la formule de ce corps nouveau que j’ai nommé« répulsite » parce qu’au lieu d’être attiré par lapesanteur il en est repoussé et s’en sert, pour s’élever, commed’un point d’appui.

« Oh ! il m’en faut beaucoup, decette répulsite !… pour tenter le voyage que je rêved’accomplir, car cette découverte m’a donné l’idée d’une grandetraversée aérienne qui vous semblera certainementfantastique : – Je veux aller dans la planète Mars…

– C’est une excursion peu banale, eneffet, répondis-je, mais je ne vois pas trop comment, avec votrerépulsite, vous pourrez accomplir cette longue course dansl’espace.

– Tout est prévu, cher ami, et si vousvoulez venir jusqu’à mon laboratoire, je vous montrerai des plansfort curieux auxquels j’ai déjà travaillé. Vous devez les connaîtrepuisque vous serez de ce voyage… Vous êtes toujours décidé àm’accompagner, n’est-ce pas ?

– Mais comment donc ! plus quejamais !…

– Eh bien ! allons…

Une demi-heure après, je me trouvais denouveau dans le laboratoire du docteur Oméga.

– Nous sommes aujourd’hui le 24 août… medit le docteur, il faut que le 18 avril nous ayons quitté laTerre.

– Pourquoi le 18 avril ? demandai-jeétonné.

– Parce que j’ai calculé qu’en partant àcette date nous atteindrions la planète Mars au moment précis oùelle ne sera qu’à 56 millions de kilomètres de la Terre.

– C’est déjà une joliedistance !…

– Oui… mais elle est relativement minimesi l’on songe que, lorsque cette planète est à son aphélie, elleest distante de notre globe de 400 millions de kilomètres. Il nousfaudra juste dix-sept jours et deux heures pour arriver jusqu’àMars.

– Et comment êtes-vous parvenu àdéterminer si exactement ce temps ?

– Rien de plus simple… Vous connaissez laloi de la chute des corps, n’est-ce pas ? Vous savez que toutcorps abandonné à lui-même est sollicité par une force constantequ’on appelle pesanteur et tombe vers le sol en prenant unmouvement uniformément accéléré.

– Parfaitement…

– Pendant la première seconde de sachute, ce corps fera 4 m. 90 ; il aura parcouru19 m. 60 pendant les deux premières secondes ;44 m. 10 pendant les trois premières ;78 m. 40 pendant les quatre premières et ainsi desuite.

« La répulsite, comme son nom l’indique,est, non pas attirée vers le sol, mais repoussée par une force toutaussi constante que la pesanteur.

« Elle prend donc un mouvementuniformément accéléré, mais en sens contraire.

« Elle monte au lieu de tomber et lavitesse de son ascension est exactement celle que prendrait uncorps soumis aux lois de l’attraction.

« Elle s’élèvera donc de4 m. 90 pendant la première seconde ; de19 m. 60 pendant la deuxième ; de 44 m. 10pendant la troisième ; de 78 m. 40 et ainsi desuite, selon la formule bien connue :

jusqu’au moment où nous pénétrerons dans lazone d’attraction de la planète Mars, après huit jours et treizeheures de voyage environ.

« À ce moment nous marcherons à raison de800 kilomètres à la seconde.

– Mais, objectai-je, avant d’arriver àcette zone d’attraction, comme notre vitesse augmentera dans desproportions fantastiques, ne risquons-nous pas d’être brûlés,volatilisés ?

– Non… car lorsque nous prendronsréellement une allure dangereuse à ce point de vue, nous auronsdepuis longtemps franchi les extrêmes limites de l’atmosphère quine dépassent guère une centaine de kilomètres…

– Ah ! très bien, fis-je… Mais vousne m’avez pas dit quel genre de véhicule vous emploierez pour fairece voyage.

– J’y arrive, répondit le docteur… Nouspartirons dans un obus…

– Comme les héros de JulesVerne ?

Le docteur Oméga haussa les épaules.

– Je vous parle sérieusement, dit-il…Vous n’allez pas comparer au nôtre un voyage imaginaire ?… Laconception de Jules Verne était purement hypothétique, tandis quela mienne…

– Continuez, docteur, je vous enprie.

– Je disais donc que nous partirions dansun obus… C’est la vérité, et vous pouvez croire que ce projectilesera merveilleusement construit.

« Voici les quelques plans que j’aiébauchés, et si vous le voulez bien, nous allons y jeter un coupd’œil.

Le docteur Oméga me mit alors sous les yeux depetites feuilles de papier sur lesquelles était représenté endifférentes coupes un obus très allongé muni d’accessoirescompliqués.

– Voyez, me dit le savant… voici notrevéhicule… il aura 13 mètres de long sur 3 de diamètre… mais il nesera pas seulement obus-projectile, il sera tour à tour sous-marinet automobile.

J’ouvris des yeux larges comme dessoucoupes.

– Oui… je dis bien… automobile etsous-marin… Avant d’atteindre les rochers de Mars il nous faudratraverser les mers immenses qui entourent cette planète ;ensuite nous devrons parcourir rapidement ce monde inconnu afin denous transporter vers les centres habités…

– Vous croyez qu’il y a des habitantsdans Mars ?

– Nous le saurons bientôt… Mais jereprends ma description…

Le projectile sera entouré d’une couche derépulsite de cinq centimètres d’épaisseur, sous laquelle setrouvera en quelque sorte un second obus en acier léger, absolumentindépendant, quand nous le désirerons, de l’enveloppe extérieure,dont nous pourrons nous débarrasser progressivement… mais je vousexpliquerai cela plus tard.

– Quatre chambres, continua le docteur,seront ménagées dans l’intérieur de notre véhicule… et nous nouséclairerons au moyen de lampes électriques actionnées par unedynamo et un moteur à huit cylindres de 200 chevaux. Les planchersde chacune de ces chambres reposeront sur une suspension à lacardan… Vous savez qu’un corps maintenu par ce système restetoujours dans sa position normale, quelle que soit l’inclinaisonque l’on donne à l’appareil, grâce à un jeu de cerclesconcentriques qui oscillent les uns dans les autres autour depivots perpendiculaires entre eux.

« Nos hublots, nos fenêtres, si vousaimez mieux, au lieu d’être garnis de vitres qui annihileraient laforce ascensionnelle, seront en répulsite transparente… Voyezmaintenant cette hélice double…

– Oui…

– Il suffira d’appuyer sur un levier pourla faire sortir instantanément du projectile ; elle est reliéeau moteur par un arbre de couche en acier…

– Et ces roues que j’aperçois là ?…demandai-je.

– Ce sont les roues de l’automobile…Quand nous voudrons faire de notre obus un véhicule terrestre, ilsuffira d’un simple déclenchement pour qu’aussitôt ce châssis quevous voyez teinté en rouge s’abaisse d’un mètre et vienne s’adapterdans des coulisses et des rainures ménagées au fond de l’obus.

« Ce mouvement de descente fera jouer enmême temps quatre ouvertures pratiquées dans les flancs duprojectile et les roues prendront ainsi contact avec le sol. Alorsau lieu de diriger le véhicule à l’aide d’un gouvernail, commelorsqu’il sera sous-marin, nous le conduirons au moyen de cevolant. Enfin deux freins puissants donneront à notre obusplanétaire toutes les qualités d’une automobile.

– Tout cela est merveilleusementconçu ! m’écriai-je… Ah ! docteur, vous êtes ungénie ! un novateur que l’on regardera dans quelques moiscomme une de nos gloires nationales !

Le savant ne répondit pas, mais je vis dansses petits yeux briller une lueur d’orgueil.

– Soyez convaincu, continua-t-il, quechaque chose aura sa place dans notre wagon métallique… Rien n’ymanquera.

– Mais comment respirerons-nous ? Ilsera impossible d’ouvrir les hublots pour renouveler notreprovision d’air ?

– Vous supposez bien que je n’ai pasoublié le principal… Nous emporterons avec nous des tubes d’oxygènesuffisants pour effectuer l’aller et… le retour.

Mais le savant hésita quelques secondes avantde prononcer ce dernier mot.

Peut-être, malgré toute la confiance qu’ilsemblait avoir dans l’issue de ce voyage, n’envisageait-il pasl’avenir sans une certaine inquiétude.

Enfin il sortit d’un tiroir une immensefeuille sur laquelle se trouvait dessiné notre futur véhicule.

Je n’avais vu jusqu’alors que des partiesséparées du grand tout qui devait composer le projectileaérien…

Cette fois, au lieu d’être représentéhorizontalement il était légèrement incliné… c’est-à-dire en laposition qu’il devait occuper dans l’espace.

Je remarquai alors qu’il était séparé dans salongueur, au-dessous de sa partie ogivale jusqu’au culot, par unesorte de cloison métallique sur laquelle s’étageaient trois piècesd’égale dimension communiquant entre elles par des portes trèsétroites.

Figurez-vous un édifice ayant un peu la formed’une mosquée sur la gauche duquel serpenterait un escalier defer.

La cabine du bas était réservée auxapprovisionnements, car le docteur, qui pensait à tout, n’avait pasoublié les vivres. Nous emporterions avec nous quantité de jambons,de viandes salées, de conserves et de biscuits, des bouteilles depale-ale, de champagne, de vin et d’eau minérale.

La chambre du premier étage, entourée depetites armoires carrées, contenait deux lits et une table mobileposée sur un pivot translateur.

La pièce du troisième, c’est-à-dire, celled’avant, devait être le poste-vigie. Ce serait là que se tiendraitle docteur pour surveiller la marche de son projectile.

L’autre compartiment – j’ai dit que l’obusétait partagé en deux dans le sens de la longueur – contenait aussitrois pièces, mais, je ne sais par quel système, il suffisaitd’appuyer sur un levier pour qu’immédiatement échelle et planchersse rabattissent contre la paroi du véhicule.

Pendant que je regardais ce plan avecattention, le docteur Oméga m’observait par-dessus seslunettes.

Enfin je m’écriai :

– Tout cela est féerique !… Pourvuque vous puissiez mettre à exécution ce projetgrandiose !…

– Rien ne m’en empêche, répondit lesavant… J’ai fait le sacrifice de ma fortune pour mener à biencette entreprise.

Je me suis déjà entendu télégraphiquement avecles établissements du Creusot ; prochainement je leur enverraiun double de ces plans et ils commenceront aussitôt lestravaux.

*

**

Pendant près de trois mois nous travaillâmessans relâche. Le savant refit tous ses calculs, modifia une partiede ses plans et moi je recopiai les indications qu’il avaithâtivement griffonnées.

Enfin, le 27 novembre, je partis pour leCreusot, en compagnie du docteur et de Fred.

Quand nous arrivâmes aux usines, l’énormeprojectile avait déjà été coulé dans les moules, mais comme, bienentendu, on n’avait pu le fondre d’un seul bloc, il était divisé entrois parties que l’on devait réunir entre elles à l’aide deboulons et de frettes.

Le docteur examina attentivement ces premierstravaux et parut satisfait, puis il s’entretint longuement avec lesingénieurs de l’usine.

Je crus remarquer que ceux-ci prenaient monpauvre ami pour un fou. Néanmoins, comme il payait, on suivit à lalettre ses instructions.

Pendant six mois, trente ouvriers furentattachés au service du docteur, et vers le milieu de mars notrevéhicule était presque terminé.

Il ne restait plus qu’à fondre l’enveloppe derépulsite. Là commencèrent réellement les difficultés.

On dut transporter le projectile sous unhangar très bas dont le toit avait été fortement consolidé, car lesmorceaux de répulsite que l’on sortait des moules montaientaussitôt en l’air comme de simples feuilles de papier et secollaient aux poutres supérieures.

Le 2 avril, le projectile était entièrementrevêtu de sa cuirasse anti-gravitationnelle. Il ne faudrait pascroire cependant que l’enveloppe de répulsite était soudée àl’obus.

Au contraire, elle était mobile et pouvait,grâce à une manœuvre des plus simples, glisser rapidement autour duvéhicule.

Ceci est important à retenir.

Chapitre 3LE DÉPART DU « COSMOS »

Le 16 avril, le projectile fut transporté dansun énorme caisson fermé, au milieu d’une vaste plaine.

À l’aide de treuils et de chevalets, on le mitdebout, le culot reposant sur une grande plate-forme cimentée, etau moyen de chaînes et de cordages on le fixa au sol.

La veille du départ, je m’aperçus que ledocteur Oméga faisait continuellement des calculs sur soncalepin.

– Est-ce que vous auriez commis uneerreur ? lui demandai-je.

– Non, me répondit-il, seulement ilimporte que je détermine exactement le point où nous nous trouvonsafin de régler l’inclinaison de mon projectile… sans cela nousrisquerions de passer à côté de Mars… Vous savez comme moi que,pour viser cette planète, il faut tenir compte d’une choseessentielle : c’est que le projectile participe de deuxmouvements différents : son mouvement propre et celui que laTerre lui imprime par sa rotation.

« Son mouvement propre, vous leconnaissez. Celui que lui imprime la Terre est le chemin parcourupar suite de la rotation du globe sur lui-même.

« Partant du Creusot qui se trouve situéentre le 46e et le 47e degré de latitudenord, la vitesse de ce mouvement est égale à 24.000 kilomètres envingt-quatre heures, soit 1.000 kilomètres à l’heure. (C’est lavitesse que la ville du Creusot parcourt dans l’espace par suite dumouvement de rotation terrestre.)

« Or, cette impulsion, mon projectile laconservera indéfiniment, car vous n’ignorez pas que lorsqu’un corpsest animé d’un mouvement, celui-ci ne peut cesser de lui-même.Arrêtez brusquement une automobile lancée à toute vitesse, que seproduit-il ? Ceux qui la montent sont projetés en avantd’autant plus vigoureusement que la voiture marchait plus vite.

« En résumé, le Creusot parcourant, parsuite de la rotation, 1.000 kilomètres à l’heure, autant d’heuresnotre projectile mettra à atteindre Mars, autant de fois 1.000kilomètres il sera dévié de sa route.

« Comme il doit rester en l’air 17 jourset 2 heures, soit 410 heures, il déviera donc de 410.000kilomètres.

« Nous serons par conséquent obligés,pour qu’il touche le but, d’incliner notre projectile dans uneposition correspondant exactement à 410.000 kilomètres à l’ouest deMars.

« Mais ce n’est pas tout… La Terre aencore un mouvement de translation autour du soleil… j’ai aussiprévu ce cas dans mes calculs de dérive.

« Si l’on ne tenait pas compte desmouvements dont je viens de vous parler, on imiterait l’exemple dupointeur de marine qui, visant l’objectif à atteindre, ne sesoucierait ni du roulis ni du tangage.

Tout ceci était pour moi de l’hébreu, maisj’approuvais cependant de la tête et murmurais de temps à autre desmots comme ceux-ci : Évidemment… C’est clair… Rien n’est pluslimpide… Cela tombe sous le sens…

Et le docteur continuait ses explications,persuadé que je le comprenais merveilleusement.

Soudain il me dit :

– Je ne crois pas m’être trompé dans mescalculs, car je les ai bien vérifiés ; cependant, pour plus desûreté, je vous prierai de les refaire. Je garde mes opérations…nous les comparerons tout à l’heure avec les vôtres.

Ces mots produisirent sur moi l’effet d’unedouche glacée et je regardai le savant d’un air effaré.

J’allais lui avouer mon ignorance, quand, fortheureusement, l’arrivée de Fred vint faire diversion. Décidément,ce brave garçon venait toujours à propos.

Il s’approcha du docteur et lui dit d’un tonembarrassé :

– Docteur… j’ai quelque chose à vousdemander…

– Eh bien, parle… fit le savant d’un tonbourru.

– Je voudrais… partir avec vous…

– Tu es fou, Fred !… d’ailleurs… jen’ai pas besoin de toi… nous sommes deux… c’est suffisant.

Fred sourit.

– C’est possible… répondit-il… mais vousn’avez sans doute pas songé à une chose… vous savez que je ne suispas mauvais cuisinier… même vous m’avez souvent complimenté sur lespetits plats que je vous ai confectionnés… Je pourrais être votremaître-coq à bord de l’obus… je m’occuperais du« frichti »…

« Et puis… on ne sait pas… si vous alliezêtre attaqués dans la Lune… j’ai entendu dire qu’elle était habitéepar de vilains cocos… des particuliers assez bizarres…

– Mon bon Fred, dit le docteur ensouriant… ce n’est pas dans la Lune que nous allons… mais dans laplanète Mars…

– La Lune ou la planète Mars, pour moi,c’est kif-kif… c’est un pays pas ordinaire. Si les« Marsouins »… je crois qu’on les appelle comme ça…

– Non, les Martiens… rectifia ledocteur.

– Eh bien, si les Martiens allaient voustomber dessus dès votre arrivée… Croyez-vous qu’à vous deux vouspourriez leur tenir tête ? Avec moi… la partie serait moinsdangereuse… je pourrais vous défendre…

Et Fred montra ses mains énormes. Le docteurconsidéra quelques instants son ouvrier, puis il lui dit :

– Soit… tu viendras avec nous, mais jevais être obligé d’ajouter à notre projectile une couche derépulsite correspondante à ton poids… enfin !…

– Oh ! merci ! s’écria Fred,vous verrez… Je vous serai plus utile que vous ne le supposez… jesuis même sûr que vous ne regretterez pas de m’avoir emmené.

Je ne fus pas fâché de voir Fred faire partiede l’expédition, car je me demandais déjà, moi qui n’étais habituéà aucun travail manuel, comment j’arriverais à pouvoir utilementseconder le savant.

Le jour du départ, une foule nombreuse s’étaitrendue au Creusot.

Dès la veille, la plaine où se trouvait leprojectile était encombrée de curieux qui avaient campé en rasecampagne.

Je dois confesser que, le matin du 18 avril,j’avais cependant perdu beaucoup de mon assurance et je medemandais même si je devais oui ou non partir avec le docteur.

Pendant plusieurs heures je délibérai… Je fussur le point d’aller trouver mon ami et de lui dire de ne pluscompter sur moi… mais je n’osai m’y décider.

Le moment de quitter ce monde était venu. Déjàle docteur donnait ses dernières instructions.

Son calepin à la main, un compas de l’autre,il faisait incliner l’obus dans la direction ouest vers un pointimaginaire qu’il semblait voir réellement.

On déplaça l’engin, on le fit volter à l’aidede treuils, on le pencha de plus en plus, puis enfin le docteurs’écria :

– Nous y sommes !…

Immédiatement l’obus fut glissé sur une trappede métal mue par un gigantesque ressort, lequel en se détendantavec une force prodigieuse devait donner à l’engin l’inclinaisoninitiale qui l’entraînerait dans Mars en lui faisant décrire uneimmense parabole.

– Parfait, dit le docteur Oméga aprèsavoir une dernière fois vérifié la position du projectile.

Et il se dirigea vers une petite estrade où ilprit place au milieu d’une cinquantaine de personnes. Fred et moinous nous assîmes à ses côtés.

Une musique joua notre hymne national, puisplusieurs messieurs graves et solennels, grotesquement redingotés,prononcèrent des discours filandreux auxquels la majeure partie desassistants ne comprit absolument rien.

Le docteur Oméga voulut répondre à son tour,mais on sait qu’il n’était pas orateur. Il rougit, bredouilla,s’embarrassa dans une période… et finalement s’arrêta court…

Tout ce que l’on put saisir de son allocution,ce fut qu’il donnait à son véhicule planétaire le nom deCosmos.

– Vive le Cosmos ! Vive leCosmos !…hurlèrent les assistants.

Le docteur fit trois petites révérencesautomatiques et, se tournant vers Fred et moi, il nousdit :

– Le moment est venu…

– Alea jacta est !…ajoutai-je mentalement.

Et sous les yeux de dix mille spectateurs,nous descendîmes gravement les degrés de l’estrade et nousdirigeâmes vers le Cosmos autour duquel se tenaient dessoldats du génie et tous les ingénieurs du Creusot.

À ce moment mon cœur battait à se rompre… jedevais être très pâle… car je puis bien l’avouer… j’avais peur…

Le docteur recommanda aux militaires d’enleverdoucement les amarres afin de ne pas déranger la position duprojectile, puis il fit jouer un ressort et une porte minuscules’ouvrit au bas du véhicule. Fred entra le premier.

– À vous… monsieur Borel… me dit alors levieillard.

Un assistant que je connaissais m’avaitadressé la parole… Je m’accrochai à lui comme un naufragé à uneépave… et prolongeai outre mesure la conversation… afin de retarderle plus possible la fatale minute de l’embarquement… Je ressemblaisun peu à l’homme qui a juré de se faire sauter la cervelle à uneheure déterminée et qui attend que toutes les horloges de la villeaient sonné avant de mettre son dessein à exécution.

Le docteur répéta :

– Voyons… à vous… monsieur Borel…

Je serrai avec effusion les mains de moninterlocuteur, contemplai une dernière fois la foule quim’entourait, puis la campagne verdoyante, baignée de soleil, oùbourdonnait une vie intense… joyeuse… enchanteresse…

Un moment, j’eus l’idée de m’enfuir, quitte àpasser pour un couard… un être pusillanime et lâche, mais jerencontrai l’œil du docteur… cet œil singulier qui m’avait toujoursdonné le frisson… Et fasciné… hypnotisé par ce regard… je pénétraidans l’obus…

Presque aussitôt le savant m’y rejoignit.J’entendis une grande clameur, puis la porte se referma avec unpetit bruit sec et je ne perçus plus au dehors qu’un vague murmureassez semblable à un bourdonnement d’abeilles.

Les câbles glissèrent le long de la couche derépulsite, il y eut un choc, puis j’eus la sensation très nette quenous tombions dans un trou. Il me sembla ensuite que nousdemeurions immobiles.

– Nous sommes partis, dit le docteur.

À la lueur d’une petite lampe électriqueplacée le long d’une cloison, je fixai mon vieil ami.

Il était très calme, et s’efforçait desourire.

Quand à Fred, il semblait tout joyeux.

Par un des hublots, nous regardâmes au-dessousde nous et je pus alors constater que nous marchionsréellement.

À chaque seconde, la vitesse augmentait sansà-coups, sans secousses et nous voyions le sol fuirvertigineusement.

Seize minutes et quarante secondes après notredépart, nous étions à 5.000 kilomètres de la Terre.

La convexité du globe nous apparaissait alorstrès nettement.

Au-dessous de nous s’étendait la nappe desmers dont la teinte bleue s’assombrissait de plus en plus, tandisqu’au contraire s’éclairaient les continents.

Au bout d’une heure, le docteur nous appritque nous filions à raison de 35 kilomètres 640 à la seconde et quenous étions à 64.800 kilomètres d’altitude.

Maintenant la Terre n’était plus qu’une boulediminuant à vue d’œil et qui finit par ressembler absolument à laLune.

Alors nous montâmes au troisième étage, dansla chambre-vigie, et nous jetâmes un coup d’œil par le grandhublot.

Bien que notre véhicule fût très épais, nouscommencions à nous sentir envahis par le froid et nous fûmesobligés d’endosser nos manteaux de fourrure.

Cependant, depuis quelques minutes, le docteurdemeurait la face collée à la vitre de répulsite. Ce qui attiraitainsi son attention, c’était une masse phosphorescente, quisemblait à chaque seconde s’enfler démesurément…

– Qu’est cela ? demandai-je.

– Je n’en sais rien, répondit-il avechumeur.

Et le docteur continua de regarder avecinquiétude. Placé derrière lui, j’observai aussi cette masselumineuse qui se rapprochait avec une rapidité foudroyante. Tout àcoup, le vieux savant se retourna vers moi, la figurebouleversée.

– Qu’y a-t-il ? m’écriai-jeangoissé.

– Malédiction !… fatalité !…s’écria-t-il. Voyez cette lueur qui avance et dont l’étincellements’accentue de seconde en seconde… elle vient sur nous… nous nousprécipitons vers elle !… Nous ne pouvons plus l’éviter… Il n’ya rien à faire… rien… absolument rien !…

Et il ajouta en se frappant la tête :

– C’est un bolide !… un bolideénorme ! et il est juste dans notre trajectoire !…

Chapitre 4LA MER LUMINEUSE

Je ne sais si quelqu’un de mes lecteurs a déjàfait naufrage et s’il a entendu vibrer dans la nuit ce commandementsinistre… terrifiant :

« Les chaloupes à lamer !… »

Ce cri lugubre, bien que tout d’abord il glaceles cœurs d’effroi, ne tarde pas cependant à être accueilli avecjoie par les passagers, quand ils ont compris que leur maisonflottante va disparaître dans les flots écumants.

Peut-être les chaloupes pourront-ellesatteindre les rivages lointains… arracher à la mer la proie qu’elledemande en hurlant !…

Et un secret espoir emplit toutes lesâmes…

On ne songe plus à la tempête qui fait rage…on ne pense qu’à une chose, trouver place à tout prix dans lesembarcations.

Quelquefois les frêles esquifs, après avoirbondi sur les ondes tumultueuses, avoir rasé les grands rochersnoirs pareils à des monstres fabuleux, abordent une île ou uncontinent… souvent aussi ils sont roulés par les vagues etengloutis dans les insondables profondeurs…

Mais les malheureux qui ont péri ont eu aumoins pendant quelques heures la pensée que tout n’était peut-êtrepas fini et que, la Providence aidant, ils échapperaient à lamort.

L’espérance les a un moment soutenus et, aprèsla chaloupe, ils ont encore eu l’épave à laquelle ils se sontcramponnés désespérément jusqu’à ce que les suprêmes convulsionsraidissent pour toujours leurs pauvres membres glacés !…

Nous à bord du Cosmos, nous n’avionsaucune chance de salut !

La mort arrivait… nous la voyions venir avecune rapidité foudroyante et il était impossible del’éviter !…

Je doute qu’il puisse y avoir dans la vie dessituations plus affreuses… plus horribles… et, au moment oùj’écris, je ne puis, sans un frisson, revivre ces minutestragiques.

Tandis que notre frayeur se traduisait par desgémissements et des prières, le docteur Oméga frappait avec rageles parois de notre véhicule en hurlant d’une voixrauque :

– Fatalité !… Fatalité !…

Un moment, il eut sans doute conscience de lagrave responsabilité qu’il avait assumée en nous prenant avec luiFred et moi, car il nous regarda avec tristesse et nousl’entendîmes murmurer :

– Pauvres amis !…

Déjà, nous percevions un grand bruit semblableà celui que ferait une sirène gigantesque.

La lueur se rapprochait… elle était maintenantflamboyante… elle nous aveuglait…

Quelques secondes encore et nous allions êtrebroyés… volatilisés…

De nos corps maintenant pleins de vie, il neresterait bientôt plus rien que des molécules sans nom… des atomesinvisibles qui voltigeraient, perdus dans la grande immensité, etnous retournerions en poussière, suivant la parole de la Genèse,sans subir les transformations communes à cette humanité delaquelle nous étions à jamais séparés !…

Fred et moi n’avions plus conscience derien.

Nous nous étions agenouillés comme deux marinsqui comprennent que tout est fini et nous murmurions de vaguesparoles dans lesquelles s’exhalait toute la détresse de nosâmes.

Soudain le docteur qui, en face de la mort,avait jusqu’à présent conservé toute sa raison, fit un brusquemouvement, étendit les bras et baissa la tête, tel un homme quivoit un édifice s’écrouler au-dessus de lui…

Je poussai un cri… Fred tomba comme unemasse.

Un flamboiement énorme… une lueur fulgurantepénétra par les hublots et nous sentîmes une chaleur intensecomparable à celle qui doit régner dans l’intérieur d’un four.

Soudain le Cosmos dévia de sa routecomme chassé par un coup de vent furieux… ses jointures grincèrentet j’eus l’impression très nette que notre véhicule s’aplatissait…qu’il s’écrasait du sommet à la base.

Heureusement, c’était une illusion… carpresque aussitôt la voix du docteur Oméga s’éleva, éclatante commeune fanfare :

– Sauvés !… mes amis… nous sommessauvés !…

J’avais peine à le croire… je me frottai lesyeux comme un homme qui sort d’un rêve et m’approchai d’unhublot.

On voyait toujours la lueur, mais elle meparut moins éclatante… et je ne tardai pas à me convaincre qu’elleperdait peu à peu de son intensité.

Alors… c’était donc vrai… ce bolide qui devaitnous écraser était passé à côté du Cosmos sansl’atteindre.

– Mes amis, dit le savant, le ciel nousprotège… Après un péril comme celui que nous venons d’éviter, quepouvons-nous craindre maintenant ?

Nous regardions le docteur d’un air ahuri.

– Mais secouez-vous donc, morbleu !s’écria-t-il… a-t-on jamais vu des gens comme cela ? Vousdevriez sauter, danser, hurler de joie !

– Ainsi… balbutiai-je, c’est biencertain… nous n’avons plus rien à redouter ?

– Mais puisque je vous le dis.

– Et… l’obus ?

– Eh bien ! l’obus ?

– Il doit être dans un triste état.

Le docteur haussa les épaules.

– Il n’a subi aucune avarie,répondit-il.

– Cependant… j’ai bien senti qu’il seresserrait…

– Vous avez cru cela… Les gaz quientouraient ou pour mieux dire qui formaient le bolide ontterriblement pressé notre véhicule et, par un phénomène des plusnaturels, la résistance qu’il a opposée à cette masse vous a faitsupposer qu’il s’aplatissait. Mais, rassurez-vous… il est enparfait état… Peut-être son extérieur a-t-il été un peu bruni parle feu, mais qu’importe ?… puisqu’il n’a rien perdu de sesqualités ascensionnelles… Voyez, après avoir subi l’attraction dubolide dans un sens il a ensuite subi la même attraction en sensopposé et par suite a conservé absolument sa ligne droite. Dans unsimple obus de fonte nous aurions été, non point carbonisés, maisconsumés en un dixième de seconde à peine…

– Alors, s’écria Fred, qui avait reprissa belle humeur, le Cosmos est comme la salamandre… ilcourt au milieu des flammes sans se brûler !

L’aérolithe apparaissait maintenant comme unegrosse étoile… il était déjà à plusieurs milliers de lieues, car aucontraire du Cosmos dont la vitesse s’accentuait enmontée, la sienne augmentait à mesure qu’il descendait.

– Pourvu, conclus-je assezmaladroitement, que nous ne rencontrions pas d’autresbolides !

Le docteur fronça le sourcil et me lança uncoup d’œil glacial.

Mais je m’efforçai d’atténuer le mauvais effetdes paroles que je venais de prononcer en m’extasiant avec Fred surla beauté du voyage que nous avions entrepris.

– Si un jour on m’avait dit, s’écria lecolosse, que j’irais dans la Lune, je n’aurais pas voulu lecroire.

– Je te répète, Fred, prononça ledocteur, que nous allons dans la planète Mars…

– Pour moi c’est la même chose… Enfin…comme je ne veux pas vous contrarier, docteur, je ne parlerai plusde la Lune.

– C’est cela, Fred, dit le vieillard ensouriant. Mais, occupe-toi de notre repas ; car je commence àavoir faim.

Fred ne se le fit pas répéter.

Il passa dans la chambre auxapprovisionnements et nous l’entendîmes bientôt remuer des plats etdéboucher des bouteilles.

Le docteur avait pris un bloc-notes sur lequelil alignait d’interminables colonnes de chiffres.

Parfois il me dictait quelque observation queje consignais sur un gros cahier cartonné en tête duquel j’avaisécrit de ma plus belle main : Journal de bord.

Nous avancions toujours sans secousse… à peinesi de temps à autre se produisait une légère oscillation.

Nous avions depuis longtemps dépassé lesdernières limites atmosphériques et nous filions maintenant dansl’éther comme des personnages mythologiques.

Autour de nous, d’un côté c’était l’obscuritépresque complète, de l’autre nous apercevions le soleil… un soleilfroid et triste, et l’on se fera sans peine une idée de lamonotonie de ce voyage aérien.

Je ne conseille pas aux touristes amateurs desites pittoresques et de paysages enchanteurs de faire uneexcursion dans l’éther… cela manque de charme.

– Combien de temps, demandai-je audocteur, resterons-nous dans ces régions ?

– Huit jours environ…

– Ah ! fis-je avec une grimace…

J’allais poser au savant quelques nouvellesquestions quand Fred entra subitement, la face congestionnée, lesyeux injectés de sang.

– Qu’y a-t-il ? s’écria le docteuren regardant le colosse.

– Il y a… il y a… que j’étouffe… je nepuis plus respirer… je… et Fred s’affaissa à nos pieds.

Le savant se dirigea rapidement vers la pièceaux approvisionnements, mais il reparut aussitôt, rouge decolère.

– L’imbécile… s’écria-t-il. Il a eul’imprudence d’allumer le fourneau à alcool pour faire sa cuisine…A-t-on idée de cela… Allumer un réchaud dans une chambre dequelques pieds carrés où la quantité d’air respirable est justesuffisante…

Et le savant fit jouer un petit levier quicommuniquait avec les tubes d’oxygène placés à l’avant duprojectile.

Fred commença peu à peu à revenir de sonévanouissement… Il ouvrit lentement les yeux, nous regarda d’un airahuri, puis, se souvenant soudain :

– Excusez-moi, docteur, balbutia-t-il…j’ai eu tort, mais je voulais vous faire une surprise en vousservant de la viande grillée… je ne pensais pas que ce mauditfourneau pût chauffer de la sorte.

– C’est bon, dit le savant, mais uneautre fois souviens-toi que lorsque je défends quelque chose, c’estque j’ai mes raisons pour cela… Ainsi à cause de toi, il va falloirvider au moins deux tubes d’oxygène dans la pièce auxapprovisionnements…

Et je lus sur le visage du docteur une grandeinquiétude.

Fred était navré et nous regardait d’une façonsi comique qu’en tout autre moment nous n’aurions pu nous empêcherde rire.

Ce ne fut pas la dernière maladresse quecommit le bon colosse, car, s’il était fort comme un bœuf, pourl’étourderie il eût rendu des points à un linot.

Je passe sur les détails de notrevoyage ; d’ailleurs chaque jour se ressemblait.

Comme il fallait nécessairement que nous nousoccupions tous à bord, j’étais chargé de purifier journellementl’air de nos compartiments en faisant absorber au moyen de potassecaustique l’acide carbonique dégagé par la respiration et lacombustion.

Fred surveillait la cuisine et vaquait auxdivers soins du ménage.

Quant au docteur, il calculait sans cesse.

Je suis sûr que, pendant notre voyage, ilcouvrit au moins cinq cents feuilles de papier.

J’écrivais quelquefois sous sa dictée, maiscomme il était plutôt sobre de paroles, je lui servais en réalitétrès peu de secrétaire.

J’employais donc mes loisirs à transcrire surun carnet mes impressions personnelles.

J’ai consulté, depuis, ce cahier de notes etj’ai été étonné de la banalité des réflexions que j’y avaisconsignées.

Cela était diffus… incohérent… et ressemblaitassez au journal d’un fou.

J’en ai conclu que la claustration influesingulièrement sur l’intelligence.

J’oubliais de dire qu’aussitôt aprèsl’incident occasionné par la maladresse de Fred, le docteur nousavait appris que, d’après ses calculs, l’oxygène nous manqueraitpresque au terme du voyage.

– Dans seize jours exactement, avait-ildit, nous n’aurons plus d’air respirable, et cependant il nousfaudra encore rester vingt-six heures dans ce véhicule avantd’atteindre la planète Mars.

Nous nous regardâmes tous trois.

– Alors, balbutiai-je d’une voixtremblante… nous sommes perdus !…

– Écoutez donc ce que je vais vous dire,hurla furieusement le docteur en frappant du pied le parquet detôle qui résonna comme un gong… Oui… nous serions perdus si nouscontinuions à respirer comme des marsouins, mais nous pouvonspeut-être nous tirer de là… à une condition…

– Oh !… laquelle ? docteur.

– C’est que nous consommions moinsd’oxygène.

– Est-ce possible ?…

– Oui…, au lieu de renouveler si souventl’air, nous nous contenterons de ne le remplacer qu’à la dernièreextrémité… c’est-à-dire quand nous sentirons que nous commençons àétouffer… Mais ce n’est pas tout… au lieu d’aspirer l’oxygène àpleins poumons… de parler sans cesse… de nous agiter… nousdemeurerons presque immobiles et n’ouvrirons la bouche que le moinspossible… C’est une habitude à prendre.

Fred nous écoutait en ouvrant de grandsyeux.

– C’est surtout à toi que je m’adresse,lui dit le savant… tu as des poumons énormes et tu consommes uneeffroyable quantité d’air… tu entends, à partir de maintenant plusde vaines paroles… plus d’exclamations, plus de cris…

Et comme le colosse paraissait étonné, ledocteur le secoua rudement en disant :

– Mais tu ne comprends donc pas, insensé,que, si nous sommes obligés de réduire notre consommation d’airrespirable, c’est à cause de toi… de toi seul… Avec ton fourneau àalcool, tu m’as obligé à dépenser deux tubes d’oxygène.

Le colosse baissa la tête, se balança uninstant, puis alla s’asseoir sur un siège métallique.

Après avoir croisé les bras et fermé les yeux,il se mit à respirer si doucement que nous ne voyions même pas savaste poitrine se soulever.

Je pris mon cahier de bord et le savant sonbloc-notes, puis nous nous installâmes dans la pièce d’avant.

Je ne vous cacherai pas que j’attendais plutôtavec impatience le moment où nous sortirions enfin de notre prisonaérienne.

L’obus était devenu une véritable chambre detorture.

Enfin, un matin, le docteur qui tenaitscrupuleusement, au jour le jour, un compte exact de l’oxygèneconsommé, s’écria en faisant claquer ses petits doigts :

– Mes amis… nous avons encore trois tubesd’air comprimé… c’est plus qu’il ne nous en faut pour atteindre lebut de notre voyage. À partir de maintenant, nous pouvons respirernormalement.

« Dans douze heures, nous entrerons dansles mers de Mars et là nous aurons toujours la ressource, si l’airvient à nous manquer sous les eaux, de remonter de temps à autre àleur surface… pour emmagasiner de l’oxygène.

Immédiatement nos langues se délièrent et unefoule de questions se pressèrent sur nos lèvres.

Depuis longtemps déjà la lumière avait reparu,car nous étions dans la zone d’attraction de Mars et nous tombionsdans cette planète avec un mouvement uniformément retardé, grâce ausystème de coulisses dont j’ai déjà parlé et qui permettait audocteur de diminuer ou d’augmenter à son gré la surface de« répulsite »…

Parfois il se servait aussi de la chaleursolaire, comme d’un frein, mais je n’ai jamais bien pu comprendreen quoi consistait cette manœuvre.

Il se produisait maintenant un phénomèneabsolument contraire à celui qui avait suivi notre départ.

Au fur et à mesure que le projectileapprochait de Mars, il perdait sensiblement de sa vitesseacquise.

Nous aurions pu nous croire encore très loindu globe martien si le docteur n’avait donné des signes d’une viveagitation.

Il allait, venait, tirait des leviers, ouvraitdes soupapes qui se refermaient instantanément.

Un moment, j’entendis un bruit sec contre lesparois de l’obus.

– Qu’y a-t-il ? demandai-je.

– C’est l’ancre que je détache, dit lesavant.

– Comment… l’ancre ?…

– Oui… elle était contenue dans cettecage placée au-dessous de nous… maintenant elle flotte dansl’espace et il s’agit de la laisser filer le plus possible…

Et, en effet, je vis une sorte de cabestantournant avec rapidité et autour duquel se déroulait un câblemétallique.

Le docteur, placé à l’avant du projectile,semblait fixer au loin quelque chose.

Soudain, il poussa un cri de triomphe.

– Voyez… voyez… apercevez-vous cettegrande surface scintillante ?

– Oui, fis-je.

– Eh bien ! c’est la mer… une desmers de Mars… Dans seize minutes exactement nous allons y pénétrer…Victoire !… Victoire !… mes amis !

Et nous contemplions tous la grande nappelumineuse pareille à une glace sur laquelle se refléterait lesoleil.

– Pourvu que nous n’allions pas donner enplein sur un rocher, pensai-je.

Mais cette idée était stupide… En admettantque nous tombions sur un récif, notre chute ne serait pasdangereuse, puisque, grâce à la répulsite et à la manœuvremystérieuse dont j’ai parlé, l’obus devait se poser doucement surle sol, à la façon d’un gros oiseau qui, après avoir fourni unelongue course, se laisse lentement tomber à terre. Tout à coup, ledocteur nous cria :

– Attention !… Fred et vous,monsieur Borel, portez-vous au cabestan… Dès que nous sentirons quenotre ancre a mordu, il faudra raccourcir le câble afin de nousenfoncer sous les eaux.

Presque immédiatement je sentis un choc assezviolent… il y eut un long sifflement, puis, à travers les hublots,j’aperçus des bulles vertes et une multitude de petites vaguesbouillonnantes.

Cependant le Cosmos, au lieu deplonger profondément comme je m’y attendais, resta un momentimmobile et je crus même qu’il remontait.

– Pourvu que l’ancre morde ! s’écriale docteur.

Mais fort heureusement la griffe de fers’accrocha sans doute à un roc sous-marin, car notre véhicule, quiremontait déjà insensiblement, demeura immobile, se balançant surson câble comme un vaisseau au mouillage.

– Vite !… Vite !… commanda ledocteur… Au cabestan !

Fred et moi nous nous mîmes à tournerrapidement une roue de cuivre qui faisait mouvoir un treuil autourduquel était enroulée la corde de l’ancre.

– Halez !… Halez ferme !…criait le docteur…

Nous déployâmes toute notre énergie.

Le Cosmos commença à s’enfoncer peu àpeu.

Bientôt nous n’aperçûmes plus qu’un jourglauque qui rapidement s’épaissit… devint d’un vert foncé, puisd’un noir d’encre.

Le docteur nous commanda de fixer le treuil àson cran d’arrêt, puis il se mit à écouter.

Enfin, au bout de quelques minutes, il nousdit :

– Tout va bien… ce que je redoutais nes’est heureusement pas produit…

– Que craigniez-vous donc ?

– Le conflit des températures…parbleu !

– Comment cela ?

– Oui… j’avais peur que ces eaux, quisont glaciales, agissant sur l’enveloppe brûlante de notrerépulsite, ne la fendissent brusquement…

« Mais elle a résisté à l’élémentliquide… c’est décidément un corps merveilleux… Maintenant, ils’agit de nous occuper du lestage de notre sous-marin qui cessed’être un obus pour devenir un bateau.

Le projectile venait, en effet, de perdre dansles grandes profondeurs sa position verticale… et il se maintenaithorizontalement.

Nous abandonnâmes nos compartiments etdescendîmes dans la partie qui formait à présent la cale.

Sur l’ordre du docteur, Fred débarrassarapidement les pièces supérieures des meubles et des provisions,puis, quand il se fut acquitté de cette tâche, il appuya sur unlevier et les planchers basculèrent formant ainsi, au lieu d’unesurface plane, trois demi-cercles qui s’adaptèrent exactement auxparois du projectile.

De cette façon, celui-ci s’était transformé enune seule et vaste chambre autour de laquelle on pouvait évoluerfacilement, grâce à des échelles roulantes.

La dynamo fut actionnée et notre moteurélectrique ne tarda pas à battre à coups d’abord saccadés, puisréguliers et puissants.

Fred fit une manœuvre qui eut pour résultat defaire sortir l’hélice au dehors et cette dernière se mit à tourneravec rapidité.

– Tout va bien… dit le docteur…Maintenant au ballast !

À l’aide d’une clé anglaise il ouvrit deuxsoupapes et nous entendîmes l’eau entrer en sifflant dans lesréservoirs placés au-dessous de la cale.

Le savant consultait un cadran sur lequeltremblotait une petite aiguille, et quand il jugea la quantité deliquide suffisante, il nous dit :

– À présent, nous sommes équilibrés… Nousne remonterons pas. J’ai suffisamment chargé notre sous-marin pourque la répulsite ne nous entraîne pas à la surface. Maintenant, enaugmentant ou en diminuant la quantité de liquide, nous pourrons ànotre gré nous enfoncer ou remonter à la surface. Quand nous auronsépuisé notre oxygène, nous naviguerons à fleur d’eau.

Et le savant s’installa devant un gouvernailaprès avoir recommandé à Fred de surveiller le moteur etl’hélice.

Quant à moi, je fus chargé de couper le câblequi retenait l’ancre.

Je me servis pour cela d’une forte tenailledont les branches très longues formaient levier, mais j’étais d’unemaladresse telle que Fred fut obligé de venir à mon secours.

De sa poigne robuste il coupa net le grosfilin de fer… celui-ci glissa aussitôt comme un serpent et disparutpar une petite trappe qui se referma instantanément.

Nous étions libres…

Fred, avec toute la gravité d’un homme quiconnaît parfaitement son métier, fit jouer deux ou trois manettes,abaissa deux leviers recourbés et le Cosmos commença àfiler sous les eaux.

Une forte lampe électrique placée au hublotd’avant qui, on se le rappelle, tenait presque toute l’ogive del’obus, projetait devant nous une lueur indécise.

Cependant, peu à peu, la mer s’éclaira autourde nous et nous pûmes facilement distinguer les objets qui nousenvironnaient. Parfois cette clarté s’atténuait, disparaissait,puis reparaissait plus éclatante.

Par quel phénomène était-elleproduite ?

Je ne tardai pas à en avoir l’explication.

Tout à coup, la mer s’illumina de nouveau etce fut alors un spectacle féerique… inoubliable…

Çà et là s’élevaient des arbres marins auxtroncs énormes, aux fleurs rouges ou jaunes émaillées de perlesétincelantes.

De tous côtés s’apercevaient des coupoles d’unblanc aussi transparent, aussi pur que le cristal, cernées à leursommet d’auréoles d’un rose vif qui descendaient en pâlissant peu àpeu le long de grandes grottes formées d’éponges gigantesques etexpiraient au loin dans le gouffre au milieu d’une brumeflottante.

Plus près de nous des plantes semblables à desaiguilles se recouvraient de cristallisations diamantées, degirandoles rutilantes…

On eût dit d’un lustre constellé,réfléchissant mille feux dans les facettes de ses prismes. Puis,tout cela s’estompait.

À travers une voie lactée, une lointainenébuleuse, mille points lumineux s’éteignaient et se reformaient,s’étendant à l’infini, puis se confondaient brusquement dans unepluie de lumière.

– Ce n’est certainement pas le soleil quiillumine ainsi la mer, dis-je au docteur.

– Regardez en haut, me répondit-il.

Je levai les yeux et j’aperçus passant, avecrapidité, des poissons brillants, aux formes étranges, aux corpsallongés, aux têtes triangulaires.

Il semblait que le hublot fût un kaléidoscopedans lequel une fée mystérieuse se serait plu à faire défiler tousles habitants des mers.

Je ne pus retenir un cri d’admiration.

Le docteur m’expliqua alors que ces poissonsétaient phosphorescents et que c’étaient eux qui répandaient ainsiautour de nous cette merveilleuse clarté.

– C’est plus gai ici que sous les tunnelsdu Métropolitain, remarqua Fred, qui avait repris sa belle humeurdepuis qu’il avait la permission de respirer.

Bientôt le nombre des poissons lumineuxaugmenta.

Il y en eut de tous côtés, à droite… à gauche…au-dessous de nous.

Nous marchions au milieu d’un scintillementd’écailles, et nous entendions très distinctement le bruit quefaisait avec ses nageoires cette escorte de vertébrés.

De temps à autre un cri retentissait… un criguttural… monotone… semblable à une plainte lointaine.

Cette mer devait être habitée par des monstresprodigieux… des ichtyosaures gigantesques.

À un moment, Fred me désigna de longs serpentsbruns qui filaient au milieu de touffes d’algues marines avec desondulations rapides… Un de ces animaux passa même tout près denous, et je constatai qu’il avait une infinité de pattes et étaitvelu comme une chenille.

Il flottait aussi çà et là de gros poissonsarrondis, bursiformes, dont la tête volumineuse était surmontéed’énormes tentacules semblables à de longues trompesd’éléphant.

Je ne pus réprimer un geste d’horreur envoyant un de ces poulpes raser le hublot auquel j’avais la facecollée.

Mais à ce moment nous ressentîmes une violentesecousse ; le Cosmos s’arrêta net, et le docteurs’écria :

– Nous sommes échoués !

En effet, l’ogive du sous-marin était engagéedans un obstacle que nous n’avions pas aperçu… probablement dansune de ces grottes spongieuses comme nous en avions déjà rencontré.Tout d’abord nous ne distinguâmes qu’une masse rougeâtre et degrandes armatures blanches ayant la forme de cerceaux.

Le docteur s’approcha de la vitre derépulsite, examina quelques instants cet obstacle, puiss’écria :

– C’est un poisson…

– Un poisson ! balbutiai-je enfrissonnant.

– Oui… un énorme cétacé… quelque baleinemartienne qui flottait devant nous…

À peine avait-il prononcé ces mots que nousnous sentîmes secoués avec violence et le Cosmos se mit àfiler de biais avec une rapidité foudroyante.

Nous étions entraînés par le monstre.

Le docteur, toujours maître de lui, avait faitrentrer l’hélice et arrêter le moteur, espérant que la résistanceopposée par le Cosmosle dégagerait de son enlisement.

Mais, pour comble de malheur, le poissongigantesque fuyait toujours horizontalement. Enfin il s’arrêta… sesecoua furieusement.

L’ogive de l’obus parut se dégager.

– Si nous pouvions remonter, dit lesavant, nous serions sauvés.

Mais le cétacé ne bougeait plus… Peut-êtreétait-il mort.

Le docteur fit remettre l’hélice en place etcommanda d’actionner le moteur.

À la première trépidation, le monstre repritsa course affolée.

Je regardai alors le docteur Oméga.

Il était très pâle, mais il ne quittait passon poste d’observation.

Quant à Fred et à moi, nous avions presqueperdu la tête.

Tout à coup, nous tourbillonnâmes avecrapidité… les flancs du Cosmos furent heurtés de coupssourds et la mer s’éclaira comme par enchantement.

Nous assistâmes alors à un spectacleeffroyable… à une véritable curée.

Les poissons phosphorescents avaient reparupar milliers et s’étaient jetés avec férocité sur le monstre parlequel nous étions entraînés.

C’était un animal gigantesque, ressemblant àun phoque, mais à un phoque deux fois plus gros qu’une baleine.

Nous pûmes alors facilement nous dégager. Nousparvînmes à remonter vers les eaux supérieures et bientôt nous nouséquilibrions à peu près à la même hauteur que précédemment.

Nous étions encore une fois sortis d’un péril…mais j’étais loin d’être rassuré.

Fred était devenu d’une gaîté folle.

Il plaisantait… riait de tout… des poissonsqui passaient devant les hublots ou des plantes que nousrencontrions sur notre route.

– Je reviendrai pêcher par ici,disait-il… au moins ça mordra… ce n’est pas comme dans la Seine oùil faut attendre une demi-journée avant de sentir une touche…

Les eaux avaient changé de teinte.

Elles étaient maintenant d’un rouge sombre ettoujours éclairées, bien que les poissons lumineux eussent disparudepuis longtemps. Nous cherchâmes à découvrir ce qui pouvait ainsiles illuminer, et nous ne tardâmes pas à nous convaincre que cetteréverbération était due à des rochers transparents comme du verredans lesquels montaient des colonnes de feu.

– Ah ! c’est curieux, parexemple ! s’écria Fred, on dirait des volcans sousglobes !

– Ce sont en effet des volcans, dit ledocteur… au-dessous de nous il coule des fleuves de feu et cesmonticules éclairés ont été peu à peu formés par la lave… ils sontcreux et la flamme qui y circule les brûle peu à peu jusqu’au jouroù ils éclateront.

– C’est égal… on voit par ici de biendrôles de choses, conclut Fred d’un air sérieux… Quand nousraconterons tout cela à notre retour, on ne voudra jamais nouscroire… Mais tenez… regardez donc là-bas, derrière les rochers defeu… ne dirait-on pas des maisons ?

Nous éclatâmes de rire.

– Tu es fou, Fred, dit le savant enhaussant les épaules.

Le colosse, un peu vexé, ne répondit point, etse remit à observer avec attention le paysage sous-marin, mais toutà coup il fit un bond en arrière et, désignant du doigt le hublot,bégaya d’une voix étranglée par l’effroi :

– Docteur !… docteur !… il y alà un homme qui nous regarde !…

Chapitre 5DANS LES TERRES DE MARS

En effet, un monstre grimaçant… une sorted’homme fabuleux nous fixait de ses yeux ronds sans paupières…énormes et saillants.

Il s’était cramponné aux écrous du projectileet résistait victorieusement au remous produit par le sillage denotre véhicule. À un moment, il rampa jusqu’à l’avant de l’obus ens’aidant de ses mains et de ses pieds qui étaient palmés comme ceuxd’un cormoran.

Nous pûmes alors examiner ce singuliervisiteur.

C’était bien un homme… mais un homme horrible,d’un aspect repoussant, cent fois plus hideux que ces démonsétranges sculptés sur les portiques de nos vieillescathédrales…

Sa face, d’un bleu foncé tirant sur le violet,rappelait vaguement celle d’un hamadryas… son front était lisse etfuyant, son nez large et aplati.

À la place des oreilles il avait deux troussanguinolents semblables à des ouïes de poisson…

Sa bouche largement fendue était armée d’unequadruple rangée de crocs pointus qui se resserraient ous’écartaient suivant que le monstre ouvrait plus ou moins lamâchoire.

Cependant la teinte de cet étrange vertébrén’était pas uniforme et la couleur de son corps contrastaitsingulièrement avec celle de sa tête.

Sa poitrine et son ventre étaient recouvertsd’écailles vertes… Quant à ses mains et à ses pieds, ils étaientd’un rouge vif qui allait en s’assombrissant vers lesextrémités…

Cet homme sous-marin paraissait en proie à uneviolente colère… il poussait des cris rauques et l’on entendait surles parois du Cosmosle grincement de ses griffes…

– Ce vilain bipède, dit le docteur, estbien capable de briser notre vitre de répulsite… Voyez comme il sedémène… il est d’une force prodigieuse… à tout prix il faut nous endébarrasser…

– Et comment ? murmura Fred… On nepeut cependant pas sortir de l’obus pour lui administrer unecorrection…

– Si nous allégions le véhicule,observai-je, afin de remonter à la surface… peut-être bien que cecurieux s’enfuirait dès qu’il apercevrait le jour…

Le docteur Oméga ne répondit pas.

Il s’était dirigé vers la dynamo et paraissaittrès occupé à dérouler des fils recouverts de gutta-percha.

Nous le vîmes alors relier ces fils entre euxet les fixer à un écrou qu’il se mit à dévisser soigneusement… Puisil donna l’ordre à Fred d’actionner la dynamo.

Soudain nous entendîmes un cri lugubre… Lemonstre venait d’être foudroyé.

Grâce à une décharge électrique des pluspuissantes, le savant s’était débarrassé d’un redoutableennemi.

Nous regardâmes alors par le hublot, et à lalueur de notre phare, nous aperçûmes l’homme sous-marin qui, lesbras en croix, les yeux révulsés, s’enfonçait lentement dansl’abîme.

– Il a été bien touché, s’écria Fred, enbattant des mains.

– Oui, fit le docteur… la déchargeélectrique l’a atteint en pleine tête.

– En voilà un qui ne s’attendait certespas à être électrocuté, fis-je en riant.

– Il est bien dommage, dit le docteur,que nous ayons été obligés de le tuer !

– Et pourquoi cela ?

– J’étais en train de l’étudier à traversle hublot et j’avais déjà recueilli d’intéressantes observations…Je songeais même au moyen de m’en emparer… ou tout au moins de leretenir captif derrière notre véhicule… mais il fallait en finir,car ce bipède ne cherchait qu’à casser les vitres.

– Dame ! dit Fred après nous avoirbien regardés, il voulait sans doute nous toucher…

– C’est vraiment un homme sous-marin,ajouta le docteur, un de ces « Thalassites » dont parlePline l’Ancien… La description qu’il en a faite correspondabsolument aux remarques que j’ai notées…

« Il est à présumer qu’à une certaineépoque – il y a de cela des milliers d’années – les mers de notreplanète étaient aussi peuplées de ces monstres qui ont disparu peuà peu ou se sont modifiés et, de transformations entransformations, sont devenus des phoques ou des morses…

« C’est égal, il faudra que je me procureun spécimen de cette espèce… je réfléchirai à cela… Songez donc…quelle gloire si nous revenions sur la Terre avec un aussi curieuxanimal !

– En effet, dis-je, mais nous ne sommespas encore au bout de notre voyage et il est fort possible que noustrouvions sur les terres de Mars des monstres aussi intéressantsque celui dont nous venons de nous débarrasser.

– Aussi intéressants, j’en doute,répondit le docteur… Ce Thalassite était vraiment merveilleux danssa laideur… enfin, nous verrons…

Les roches transparentes dont j’ai parlé plushaut augmentaient à vue d’œil.

Maintenant, il y en avait partout.

Tour à tour elles prenaient des formesbizarres : on eût dit des géants lumineux tapis dans laprofondeur des flots comme en quête d’une proie invisible.

Ces montagnes sous-marines brillaient du plusbel éclat. Elles étaient tantôt d’un rose tendre, tantôt d’un rougeéclatant. Et, chose étrange, la mer éclairée par ces rocs lumineuxrenvoyait parfaitement les images…

L’ombre du Cosmos qui présentait sonflanc à ces pierres spéculaires s’y reflétait comme une torpilledémesurément grossie.

Autour de nous l’eau bouillonnait en petitesvagues courtes et scintillait en paillettes d’or.

Jamais plus imposant spectacle ne s’étaitoffert à mes yeux…

On se serait cru transporté tout à coup dansquelque pays idéal… dans un royaume de rêve gouverné par desesprits invisibles.

Bientôt les lueurs s’atténuèrent et nouscommençâmes à voguer au milieu de ténèbres veloutées ; cen’était pas, pour ainsi dire, l’obscurité complète, mais une sortede crépuscule étrange.

Nous étions comme environnés d’un brouillardtranslucide.

Un bruit singulier, semblable au grondementd’une cataracte souterraine, se faisait entendre depuis quelquesinstants et les eaux, qui, jusqu’alors, étaient absolumenttranquilles, commencèrent à s’agiter et à bourdonner avecfureur.

Le docteur regarda par le hublot d’avant etparut subitement très inquiet, car le Cosmos, malgré sonpoids respectable, était ballotté comme une simple coquille denoix.

La situation paraissait grave.

– Il faut descendre, dit le savant… nousne pouvons demeurer dans ces régions troublées… Fred, ouvrez viteles réservoirs de ballast.

Fred obéit aussitôt.

Il abaissa un levier, il y eut un petitclapotement, et l’eau entra en sifflant dans les flancs duCosmos, qui commença à s’enfoncer.

Quand le savant jugea la quantité de lestsuffisante, il fit refermer la soupape, et le sous-marin, qui étaitdescendu de plusieurs mètres, commença à s’équilibrer dans des eauxplus tranquilles.

La lumière avait reparu et nous reconnûmesqu’elle était encore produite par des roches lumineuses, seulementces roches, au lieu d’être droites et inégales comme celles quenous avions rencontrées précédemment, se continuaient à l’infiniavec une régularité parfaite.

Elles affectaient à présent la forme d’uneimmense digue construite par la main des hommes.

Mais quels hommes avaient pu ainsi égaliserces sommets de pierre ?

Le paysage – si l’on peut s’exprimer ainsi –s’était entièrement modifié.

De grands arbres spongieux, des alguesgigantesques, s’élevaient de-ci de-là, mais, chose singulière, ilrégnait au milieu de ces forêts sous-marines une sorte de symétriebien faite pour surprendre.

Des routes… des sentiers les traversaient entous sens et nous crûmes même remarquer à certains endroits devastes places circulaires vers lesquelles convergeaient toutes cesartères…

Il était impossible que le caprice des eauxeût ainsi façonné ces voies.

Plus nous avancions et plus augmentait notresurprise.

Tout à coup, nous aperçûmes une agglomérationde huttes ayant toutes la forme de ruches d’abeilles…

– Oh ! s’écria Fred… desmaisons !…

– Tu es fou, dit le savant.

– Fou tant que vous voudrez, docteur,mais je maintiens ce que je dis… Parfaitement, ce sont des maisonset la preuve… c’est que j’aperçois des hommes qui en sortent…

Le docteur braqua sa jumelle et ne putréprimer un mouvement de surprise.

– Mais oui… s’écria-t-il… Fred a raison…ce sont bien des habitations que nous voyons… des habitationsd’hommes sous-marins !…

À peine avait-il achevé ces mots que nous noussentîmes attirés doucement vers les profondeurs… puis peu à peu noshublots s’obscurcirent comme si on les eût recouverts d’unvoile…

– Qu’y a-t-il ? que signifiecela ? s’écria le docteur Oméga, en se précipitant au hublotd’avant.

Bientôt il jeta un cri.

– Ce sont eux !… ce sont eux !rugit-il.

– Eux ?… m’exclamai-je.

– Oui… les hommes sous-marins… Tenez… onpeut les distinguer… ils nagent au-dessus de nous… il doit même yen avoir sur la coque du Cosmos… ils nous entourentd’algues et de lianes… Ils essaient de nous attirer àeux !…

Et à travers une luminosité pâle, jedistinguai des centaines d’êtres repoussants, au ventre vert et auxmains rouges, qui se cramponnaient à notre véhicule, en faisantd’effroyables contorsions…

– Nous sommes perdus, pensai-je…

Fred s’était jeté à genoux et se frappait latête de ses poings :

– Oh !… mon Dieu !… mon Dieu…c’est affreux ! murmurait-il d’une voix dolente… Périr de lamain de ces monstres !…

Quant à moi, j’étais littéralement atterré etn’avais même plus la force de faire un mouvement.

Par bonheur, le docteur Oméga était de ceshommes que leur sang-froid n’abandonne jamais, une de ces naturessolidement trempées dont la raison ne connaît point dedéfaillances. En présence du péril, il semblait même avoir retrouvédes qualités nouvelles de décision et d’énergie.

Se précipitant vers Fred qui se lamentaittoujours, il le rudoya… le secoua avec violence…

– Vite !… vite !…imbécile !… au lieu de geindre comme tu le fais, mais coursdonc à la pompe de ballast… Eh bien ! m’entends-tu ?

Et comme le pauvre garçon le regardait avecdes yeux épouvantés, le savant le saisit par les épaules et lepoussa brutalement vers le fond du véhicule.

Fred se mit à pomper avec une énergiefarouche.

– Eh bien ! et vous ? me dit ledocteur, que faites-vous là ?… Mais aidez-le donc… Il faut quenous remontions à tout prix.

Je me jetai sur un des leviers de la pompe etdéployai une vigueur dont je ne me serais jamais cru capable.

Peu à peu le Cosmos, que nousdélestions de sa charge d’eau, s’éleva doucement, malgré lesefforts désespérés que nos ennemis faisaient pour le retenir, etbientôt il ne tarda pas à acquérir une vélocité prodigieuse.

Les algues et les lianes qui obscurcissaientles hublots se détachèrent enfin, chassées par un torrent de bullesécumantes, et nous pûmes alors regarder autour de nous. Les hommessous-marins avaient disparu.

Comme nous continuions à monter, je demandaiau docteur s’il ne serait pas prudent d’enrayer cetteascension.

– Non… dit-il… au contraire… il estnécessaire que nous revenions à l’air libre car l’oxygène va nousmanquer…

En effet, je m’aperçus que je commençais àrespirer difficilement, et que Fred était tout cramoisi.

Après des manœuvres assez compliquées, nousvîmes enfin une lumière d’un blanc jaunâtre… la mer s’éclairaitinsensiblement, mais le jour qui nous enveloppait n’avait rien decommun avec la merveilleuse transparence que nous avions rencontréedans les profondeurs.

Le docteur Oméga avait équilibré leCosmos avec une telle justesse que le véhicule vinteffleurer la surface des eaux.

Lorsque nous eûmes ouvert la soupapesupérieure, une bouffée d’air pénétra dans le projectile mais cetair, bien que très frais, nous prit désagréablement à lagorge ; il semblait saturé de soufre, et nous fûmes pendantquelques secondes comme suffoqués.

Le savant nous expliqua que cette odeur desoufre était produite par le contact de l’air nouveau avec l’oxydede carbone contenu dans le Cosmos.

Ce phénomène fut heureusement de courte duréeet nous commençâmes bientôt à respirer normalement.

Un jour d’un blanc laiteux éclairaitl’intérieur du véhicule et nous aveuglait littéralement… Nousclignions des yeux comme des hiboux surpris par l’aurore.

Notre hublot d’avant était à moitié sorti del’eau, de sorte que nous pouvions inspecter les nouvelles régionsdans lesquelles nous nous trouvions.

À perte de vue c’était une plaine liquidecouverte de glaçons sur laquelle çà et là pointaient de grandsicebergs étincelants.

Une lorgnette à la main, le docteur regardaitdevant lui.

Tout à coup, il se mit à sautiller sur place,en s’écriant :

– La Terre !… la Terre !…

Fred et moi nous nous précipitâmes au hublot,mais nous n’aperçûmes absolument rien.

Ce ne fut qu’au bout de quelques minutes quenous pûmes enfin distinguer dans les lointains bleuâtres une ligned’une blancheur éclatante qui barrait l’horizon.

– Nous approchons !… nousapprochons !… disait à chaque instant le docteur, en sefrottant les mains.

Et il frappait le parquet de tôle de ses deuxpieds… impatient d’aborder sur cette terre mystérieuse qu’aucunhomme de notre planète n’avait encore foulée.

Le brave savant s’était métamorphosé… Safigure était rayonnante… ses yeux luisaient comme deux ampoulesélectriques et sa houppette de cheveux blancs se redressaitjoyeusement sur sa tête.

J’étais loin, je l’avoue, de partager sonenthousiasme.

Une crainte secrète me torturait… Quels êtresétranges allions-nous trouver sur les terres de Mars ?…Seraient-ce des monstres hideux, sauvages et féroces ?…Seraient-ce au contraire de bons humains inoffensifs etaccueillants ?…

Maintenant, la ligne blanche qui terminait lamer se précisait à vue d’œil et je reconnus une montagne de glaceentourée de récifs bleus.

Nous approchions… Le docteur, attentif à lamanœuvre, demeurait immobile.

Soudain, il s’écria :

– Attention !… Fred… aumoteur !… Halte !…

Les pistons cessèrent de battre et leCosmos demeura sur place, la pointe légèrement inclinée enavant à un mètre à peine du rivage.

– Maintenant, dit le docteur, il s’agitde ne pas reprendre notre vol vers la terre… Fred, ouvre la soupapeet sors du Cosmos… Quand tu seras sur le sol, je tejetterai une amarre que tu enrouleras solidement autour d’un de cesrocs…

Le colosse se hissa par l’ouverture située àla partie supérieure du véhicule, puis il sauta sur la glace. Ledocteur et moi nous nous apprêtions à lui jeter un câble, mais Fredavait disparu !…

Où pouvait-il être ? Était-il tombé dansquelque précipice ?

Je poussai un grand cri :

– Fred !…

Le colosse reparut, mais chose curieuse, ilnous fit l’effet d’un bonhomme en baudruche ballotté par le vent…Il allait d’un glacier à l’autre, avec des bonds formidables.

– Fais de tout petits pas, lui cria ledocteur.

Fred obéit et reparut enfin près du rivage. Jelui jetai un câble pesant qui fendit cependant l’espace avec unefacilité surprenante…

Notre compagnon saisit cette amarre, l’attachasolidement à un énorme bloc de glace et s’écria :

– Ça y est… vous pouvez débarquer… Venez…venez vite… vous allez voir ce que c’est drôle, on vole comme desoiseaux dans ce patelin-là !

Nous atteignîmes le rivage, mais nousdépassâmes cependant de quelques coudées l’endroit où se tenaitFred.

Quand enfin nous fûmes tous trois réunis, nousattirâmes le Cosmosà nous en raccourcissant sonamarre.

Notre véhicule était maintenant presque sortide l’eau, et son enveloppe de répulsite, quoique très diminuée etrepliée sur l’arrière, tendait à l’attirer vers les régionssupérieures.

Pendant que nous jetions d’autres câblesautour du projectile, le docteur nous expliquait le curieuxphénomène qui bouleversait ainsi sur la planète Mars toutes leslois de la locomotion.

– Ici, nous dit-il, la densité n’étantpas la même que sur la terre, le poids des corps devient plusléger… L’intensité de la pesanteur terrestre étant représentée par100 n’est plus que de 37 exactement à la surface de cette planète…Par suite, un kilogramme terrestre transporté ici ne pèse plus que376 grammes… Un homme de 70 kilos est donc réduit à 26 et, lapesanteur ne contrariant plus ses mouvements, au lieu d’uneenjambée d’un mètre, il peut facilement en faire de trois ou quatremètres.

Fred n’en revenait pas.

Le docteur retourna dans le Cosmospour y prendre sa longue-vue. Je le suivis et me munis d’une tigede fer qui pouvait à la rigueur remplacer un alpenstock.

Nous partîmes en exploration.

Mais nous n’avions pas fait cent mètres quenous entendîmes un bruissement confus assez semblable à celui queferait le vent en soufflant sur les roseaux.

Et soudain des cris s’élevèrent… des cristristes et monotones, pareils à ceux des crapauds.

Nous nous arrêtâmes surpris, et regardâmesautour de nous.

Horreur !… nous étions environnés d’unefoule de gnomes qui s’approchaient avec précaution, dans le butévident de nous cerner et de nous mettre à mal…

C’étaient les habitants de Mars !…

– Oh !… comme ils ont de drôles detêtes ! s’écria Fred.

Effectivement, les Martiens n’étaient pasprécisément ce que l’on peut appeler de beaux spécimens de la racehumaine.

Ils étaient tout au plus hauts de cinquantecentimètres et leur corps était supporté par de petites jambesgraciles, conformées comme des pattes de sauterelles…

Leur tête énorme et ronde ressemblait à uneboule… Deux yeux verts convexes et cerclés de rouge éclairaientleur face blafarde…

À la place du nez ils avaient une petitetrompe recourbée et leur bouche sans lèvres affectait la forme d’unlosange.

Au lieu de bras ils possédaient de longstentacules qui se tortillaient affreusement avec de petitssifflements.

Leur corps paraissait diaphane et luisaitcomme une vessie enduite de graisse.

En marchant ils imitaient le bruit que fontles coléoptères avec leurs élytres.

Ces êtres immondes ne m’inspiraient point defrayeur, mais plutôt un profond sentiment de dégoût… Je redoutaisleur contact comme on craint celui d’une araignée ou d’un rat…

Le nombre des Martiens augmentait à vue d’œil…il en sortait de partout… On eût pu croire qu’à chaque seconde laterre en vomissait des centaines.

Le docteur très calme les observaitcurieusement en naturaliste qui se trouve tout à coup en faced’animaux inconnus…

Quant à Fred il riait aux éclats et envoyait àl’armée martienne force quolibets.

Il était visible que ce petit peuple étaitfort courageux et qu’il n’allait pas hésiter à nous livrercombat…

Le docteur Oméga, très humanitaire, essaya deparlementer… Nous le vîmes faire des gestes rapides, étendre lesmains, les ramener sur sa poitrine, s’incliner avec bienveillance,mais les gnomes devinrent plus agressifs.

Trois d’entre eux se précipitèrent sur lesavant et lui entourèrent les jambes de leurs tentacules enpoussant des cris stridents.

– Ma foi, tant pis, dit le docteur, ilfaut les exterminer. Allons !… du courage !

Fred n’avait pas besoin de cetterecommandation. En un tourne-main il eut tordu le cou des troisMartiens qui se cramponnaient aux jambes du docteur.

Puis, cette exécution accomplie, il fondit surles plus rapprochés.

Alors nous vîmes un spectacle lamentable. Cesnains étaient d’une structure si fragile que, d’un seul coup depied, Fred en mit quatre hors de combat… Sous sa botte, les têtesde ces petits monstres éclataient comme des calebassesdesséchées.

Cependant les ennemis nous harcelaient de plusbelle. J’entrai alors en scène avec ma barre de fer et je fis unvrai carnage.

Le docteur frappait de droite et de gaucheavec son télescope et cet inoffensif instrument devenait entre sesmains plus meurtrier qu’une masse d’armes…

Bientôt des centaines de cadavres jonchèrentle sol et les Martiens en déroute disparurent derrière lesglaciers.

– Si tous les habitants de Mars, ditFred, ne sont pas plus solides que ces cocos-là, nous pouvons êtretranquilles…

Le docteur s’était baissé et examinaitcurieusement le corps pantelant d’un Martien, qu’il tournait etretournait en tous sens.

– Voyez, dit-il, ces pauvres êtres nesont vraiment pas armés pour la lutte… leurs membres sont fragilescomme du verre.

Et sans effort il brisa la jambe d’un cadavre…Il y eut un petit bruit sec comparable à celui d’une baguette debois mort que l’on casse entre les doigts.

– Ils sont cependant conformés comme laplupart des vertébrés, reprit le savant… Voyez leur tête… elle esténorme… leur cerveau est volumineux… Comment se fait-il que cesêtres, qui sont certainement intelligents, n’aient pas trouvé lemoyen de se créer des moyens de défense… Après tout, ils n’en ontpeut-être pas besoin… Pouvaient-ils se douter qu’un jour demisérables terriens viendraient les massacrer ?

Et je surpris sur le visage du docteur Omégaune lueur de compassion…

Quant à moi, j’étais troublé… Le spectacle deces nains étendus pêle-mêle les uns sur les autres avait quelquechose d’impressionnant et je ne pouvais regarder sans émotiontoutes ces pauvres petites figures au masque horrible etdouloureux…

Nous nous apprêtions à poursuivre notre routequand un hurlement effroyable retentit à quelques pas de nous.

Instinctivement nous nous rapprochâmes les unsdes autres, rivés au sol par l’épouvante…

Chapitre 6AU PAYS DU RÊVE

Soudain, entre les glaciers qui dressaientautour de nous leurs pointes étincelantes, une bête apparut,repoussante, effroyable, d’une hideur fantastique.

Elle pouvait mesurer vingt pieds aux épauleset ses grandes défenses plates et droites luisaient comme deuxlames d’acier.

Le corps de ce monstre rappelait un peu par sastructure celui du mastodonte trigonocéphale, appelé par certainspaléontologistes l’Elephas primigenius.

Et de fait, l’ennemi terrible qui se montraità nous avait un peu la forme d’un éléphant, mais son corps étaitbeaucoup moins allongé que celui de ce pachyderme, et ses jambes,au lieu d’être massives et droites, étaient noueuses et légèrementarquées.

Figurez-vous une bête étrange, apocalyptique,tenant tout à la fois du lion, de l’éléphant et du tapir, et vousaurez à peu près une idée de l’étrange animal dont la seule vuenous glaçait le sang dans les veines.

Ses yeux, couleur de jade, avaientl’inquiétante fixité de ceux du boa constrictor lorsqu’il guetteune proie.

Après avoir poussé un nouveau hurlement plusformidable que le premier, le monstre nous regarda longuement, humal’air en agitant sa queue puis s’accroupit à la façon des tigres enremuant les flancs… prêt à sauter.

Je compris que cette fois nous étions bienperdus…

Il ne nous restait qu’une chance de salut,regagner le Cosmoset nous enfoncer sous les eaux, mais iln’y fallait pas songer.

Avant que nous ayons eu le temps de faire dixpas, le gigantesque animal serait sur nous.

Le docteur, toujours très calme – cet hommeétait réellement d’un courage incroyable – brandissait nerveusementson télescope comme si, avec cette arme ridicule, il avait eu laprétention de terrasser le mammouth.

Soudain, Fred s’écria en me prenant lebras :

– Monsieur Borel… donnez-moi votrecanne !…

Je lui abandonnai machinalement le levier quidevait me servir d’alpenstock.

Alors le brave garçon, sans hésiter, marchaau-devant de l’ennemi en faisant tournoyer la tige de fer…

J’avoue que cette audace m’émerveilla.

Bien que je considérasse comme de la téméritépure l’acte du pauvre Fred, je ne pus retenir un cri d’admirationet je vis alors notre compagnon sous un tout autre jour.

Je m’étais habitué à le considérer comme unêtre insignifiant, une sorte de machine robuste aux rouages peucompliqués…

En ce moment tragique il me fit l’effet d’unhéros !…

Et de fait !… c’en était un !… Oserainsi provoquer en combat singulier un épouvantable géant quiallait infailliblement le broyer !

Quand il fut à deux pas du monstre, qui déjàs’arc-boutait sur ses pattes de derrière pour bondir, je fermai lesyeux afin de ne pas voir l’affreuse chose qui allait se passer.

Il me semblait déjà que les défenses del’animal labouraient les chairs de notre pauvre ami… et je levoyais sanglant, horriblement dépecé, gisant dans une bouillierouge sous les pattes du mastodonte.

Soudain, il y eut un bruit mat, comparable àcelui que ferait un bâton frappant sur un tapis tendu…

Mon Dieu ! c’en était fait deFred !

Mais le docteur avait poussé un cri… un cri detriomphe…

Je rouvris les yeux et demeurai stupéfait.

Ce n’était pas Fred qui gisait à terre, maisle redoutable mammouth…

L’énorme bête avait les deux pattes de devantbroyées et faisait des efforts furieux pour se redresser.

D’un autre coup de sa barre, Fred lui fracassala tête.

Le crâne craqua comme une branche d’arbre quise rompt et le mastodonte s’affaissa lourdement…

Il était mort !

On juge de ma stupéfaction…

Déjà le docteur s’était élancé vers la bête…Maintenant, penché sur elle, il l’examinait curieusement.

– Parbleu, s’écria-t-il… j’aurais dû m’endouter… c’était certain… tous les animaux de cette planète ont unerésistance infime comparativement aux animaux terrestres…

« Sur terre, un monstre comme celui-cieût été trois fois plus fort qu’un éléphant… ici il a tout au plusla résistance qu’offrirait une faible biche…

« Tout ce qui naît dans Mars croîtrapidement… tout s’y forme avec rapidité, mais des monstres qui,comme celui-ci prennent des proportions gigantesques, ressemblentabsolument à ces arbres d’Amérique qui poussent à vue d’œil,deviennent énormes et s’affaissent subitement…

« La pesanteur agissant moins sur lesêtres de Mars que sur ceux de la Terre, il s’ensuit que leursorganes, tout en offrant une certaine apparence de force, sontd’une faiblesse incroyable…

« Ayant, à cause de la densité qui esttrès faible sur cette planète, besoin de moins d’efforts, pourquoiposséderaient-ils une vigueur qui ne leur servirait àrien ?

« Voyez cet animal, il est phénoménal,mais c’est un colosse aux pieds d’argile.

« N’empêche que, dans ces régions,comparé aux pauvres petits êtres que nous venons de voir, il doitêtre un bien redoutable adversaire !

« Tout est relatif ici… comme cheznous…

Puis après avoir longuement examiné la bête etl’avoir photographiée avec son kodak, le docteur nous dit, enassujettissant ses lunettes sur son nez :

– Regardez donc là-bas !…

Nos yeux se portèrent dans la directionqu’indiquait le savant et nous aperçûmes, entre la brèche desglaciers, un paysage merveilleux, d’une splendeur inouïe.

Devant nous s’étendait une plaine d’azur,bordée dans le lointain par des roches qui semblaient formées detoutes les couleurs de l’arc-en-ciel…

Ah ! qu’un peintre impressionniste se fûtextasié devant ces champs mauves, ces rochers bleus, verts oujaunes !

Mais nous qui n’étions point des peintres etencore moins des impressionnistes, nous demeurâmes tout simplementébahis !

Je me demandais même si je n’étais pas atteintde cette étrange affection de la vue qu’on nomme le« daltonisme » et qui fait voir les objets sous une autrecouleur que celle qu’ils ont réellement… mais il n’y avait pas dedoute possible… le docteur, Fred et moi distinguions absolument lesmêmes teintes…

Bientôt nous entendîmes des craquementsrépétés…

– Qu’est-ce donc que cela ?demandai-je au docteur.

Il sourit :

– Ce sont des arbres qui poussent, medit-il.

Je partis d’un franc éclat de rire…

Mais le vieux savant me regarda fixement.

– Pourquoi riez-vous ?

– Mais répondis-je… ce que vous venez dedire est si drôle…

– C’est cependant la vérité… voyezplutôt. Et le savant me montra le sol…

De la neige sortaient des pousses bizarres,pareilles à des cosses qui, sous l’influence du soleil, éclataientavec un petit bruit sec et découvraient un embryon d’arbuste qui setransformait avec une rapidité surprenante…

Une tige apparaissait bientôt, sur laquelle onvoyait des perles luisantes qui s’ouvraient doucement, livrantpassage à de petits rameaux argentés se transformant par degrés enfeuilles involutives.

Le tronc de ces plantes ressemblait beaucoup àcelui de nos cactus ; la tige en était charnue, très épaisse,tantôt plate, tantôt cylindrique et globuleuse, ou bien formée derameaux obovales ou suborbiculaires.

Le docteur notait sur son calepin lestransformations successives de ces plantes admirables.

– J’avais lu dans des livresd’astronomie, dit-il que les phénomènes de la végétation n’étaientpas les mêmes sur les autres planètes que sur la Terre, mais je nepouvais croire à un phénomène aussi curieux… Voyez ces plantes,elles sont éphémères comme les insectes des bords du Gange. Nées lematin, elles mourront le soir et les graines qu’elles auront seméesdonneront le lendemain naissance à de nouveaux arbustes…

Je croyais rêver !… et plusieurs fois jeme pinçai le bras pour m’assurer que j’étais réellementéveillé…

Le fumeur d’opium, dans l’ivresse de sonsommeil extatique, ne doit pas voir des phénomènes plus curieux,des tableaux plus étranges que ceux qu’il m’était donné decontempler.

Nous dépassâmes les glaciers et une végétationmulticolore apparut.

Sur quelque endroit que nos yeux seportassent, nous n’apercevions que des plantes, des arbustes, desfleurs et des fruits écarlates, roses, violets ou jaunes.

Tout ce que nous voyions détruisaitpéremptoirement les affirmations du philosophe Kant, lequel, auXVIIIe siècle, prétendait que la planète Mars pouvaitêtre classée dans la catégorie terrienne au point de vue des troisrègnes de la nature.

Cependant les arbustes montaient rapidement etne tardaient pas à devenir des arbres géants, aussi hauts que deseucalyptus ayant atteint leur plein développement.

Nous avions débarqué sur une plaine de glace…nous nous trouvions maintenant au milieu d’une forêt.

Une chose nous étonnait toutefois, c’était dene pas rencontrer d’animaux dans ces régions.

À part les petits Martiens que nous avions misen fuite, et le mastodonte que nous avions tué, aucun être vivantne s’était manifesté.

Nous aperçûmes bien quelques oiseaux, mais ilsvolaient si loin que nous ne pûmes les distinguer, même avec unelunette d’approche.

De temps à autre des plaintes semblables à desbâillements étouffés sortaient des profondeurs de la forêt.

Malgré la curiosité qui nous aiguillonnait,nous jugeâmes inutile de nous aventurer plus loin.

Nous revînmes donc sur nos pas et nousdirigeâmes vers le Cosmos.

Il était toujours amarré au même endroit,mais, au lieu de reposer à plat, il s’élevait verticalement, lapointe en bas, de sorte que, de loin, il donnait assez l’impressiond’un phare élevé sur le rivage.

Une troupe de Martiens entourait le projectileet nous devinâmes sans peine qu’ils faisaient tous leurs effortspour en couper les amarres.

Notre approche mit en fuite ces petits démons,et deux d’entre eux, dans leur affolement, vinrent se jeter surFred qui les saisit délicatement entre le pouce et l’index.

– Ne les tuez pas, lui dis-je.

Les deux petits êtres se débattaientdésespérément poussant une plainte qui n’était qu’une harmonie detons divers et que je crois pouvoir rendre assez exactement par cesquatre notes de musique : la, la, do, mi !

Je pris un des petits bonshommes et essayai dele rassurer, mais plus je lui parlais, plus il criait.

Je remarquai même que par un phénomène étrangesouvent observé chez les caméléons, il avait complètement changé decouleur.

Sa tête était maintenant couleur safran et soncorps olivâtre.

Je compris qu’il était ridicule de faire ainsisouffrir un pauvre nain débile et je le lâchai en ordonnant à Fredde m’imiter.

Les gnomes s’enfuirent avec rapidité ensautant à la façon des kangourous et allèrent rejoindre leurscompagnons.

Il était temps que nous arrivions.

Les Martiens avaient déjà déchiqueté trois desamarres du Cosmos.

Une armée de rats n’auraient pas mieuxtravaillé.

Un de nos filins s’était même complètementrompu.

Quelques minutes de plus et nous neretrouvions plus notre projectile.

En songeant à cette terrible éventualité, nousne pûmes nous défendre d’un frisson.

Avec le Cosmos se seraient enfuistous nos espoirs !…

C’était l’exil !… l’exil perpétuel en cesrégions pleines de mystère.

Et, inévitablement, c’était lamort !…

Nous nous regardâmes tous les trois et nosyeux se mouillèrent.

Cependant, le docteur semblait soucieux.

Je n’osais l’interroger, car lorsqu’il étaitplongé dans ses méditations il était inutile de lui adresser laparole.

J’attendis donc.

Quand enfin il tourna vers moi ses petits yeuxclignotants, je lui dis :

– Qu’avez-vous donc ?… mon ami.

– Ah ! me répondit-il, je suis bieninquiet, monsieur Borel… le cas qui se présente était depuislongtemps prévu mais je ne croyais pas que nous rencontrerions tantde difficultés…

« Pour nous lancer à travers les plainesde Mars, il est nécessaire que nous enlevions notre cuirasse derépulsite…

– Eh bien ? Grâce à votre système decoulisses, il me semble que c’est facile.

– Oui… très facile… maisaprès ?…

– Après ?…

– Que ferons-nous de la carcasseanti-gravitationnelle ?… nous ne pouvons la laisser reprendreson vol à travers l’espace…

– C’est évident… mais nous n’avons qu’àla fixer au sol… nous la retrouverons à notre retour.

– Oui… C’était bien mon idée toutd’abord, mais j’avais compté sans ces diablotins qui nousentourent… et quand nous reviendrons ici notre enveloppe auracertainement disparu.

– Que faire alors ?

– Je me le demande…

La situation était grave.

Pour la première fois, je m’aperçus quel’exploration à laquelle j’avais pris part serait probablement ladernière de ma vie…

Quelle folie, aussi d’avoir quitté cetteTerre, sur laquelle j’étais si bien, pour venir dans des régionsdésolées où la mort nous guettait à chaque pas !

Et malgré moi, je songeai à mon cottage et àmon pauvre Stradivarius.

Le docteur allait sur le rivage, les mains audos, haussant de temps à autre les épaules…

Parfois il s’arrêtait net et se frappaitrageusement le front ou bien hochait douloureusement la tête.

Tout à coup je le vis s’arrêter, se pencher,se mettre à plat ventre, puis examiner attentivement la mer.

Que voyait-il ?

Je courus à lui et m’accroupis à sescôtés.

En m’entendant venir il s’étaitécrié :

– J’ai trouvé… oui… oui… j’aitrouvé !

Et, s’étant relevé tout joyeux, il m’appritqu’il avait découvert une cavité sous le roc et que, si elle étaitassez profonde pour y loger la cuirasse de répulsite, il étaitcertain que les Martiens n’iraient pas la chercher là.

Il fallait explorer la caverne.

Ce fut Fred que l’on chargea de cettereconnaissance.

Nous lui attachâmes une corde sous les bras etil se laissa glisser le long des roches.

Nous attendions anxieux.

Enfin, au bout de cinq minutes, ilreparut.

– C’est énorme, là-dessous, dit-il… onpourrait y loger vingt Cosmos…

C’était tout ce que nous désirions savoir.

Restait maintenant à faire entrer l’enveloppede répulsite dans cette grotte et l’on s’imaginera sans peine quece n’était pas chose facile.

Cependant, après réflexion, voici ce qui futdécidé.

On fixerait encore deux câbles à la cuirasseet on les attacherait solidement dans la caverne.

Le Cosmos serait débarrassé de sacarapace que l’on amènerait à l’aide du cabestan contenu dans leprojectile et que Fred fut chargé de descendre dans la grotte.

Cette dernière opération nous prit un tempsconsidérable, mais enfin nos efforts furent couronnés desuccès…

Nous parvînmes à installer le cabestan sousles rochers et nous le calâmes solidement à l’aide de tiges de ferque nous enfonçâmes dans le sol à grands coups de maillet.

Cela fait, le docteur dévissa quelques boulonset s’apprêtait déjà à tirer la cuirasse du projectile quand soudainil s’arrêta net.

Il venait, en effet, d’apercevoir à unecentaine de mètres de lui, une troupe de Martiens qui nousregardaient attentivement.

– Il faut à tout prix, dit-il, éloignerces ennemis… s’ils nous voient cacher notre enveloppe, toute lapeine que nous nous serons donnée deviendra inutile.

« Ils ne manqueront pas, après notredépart, de descendre dans la grotte et de couper nos câbles.

Je me chargeai de disperser les curieux.

Muni de mon Winchester, je m’avançai dans ladirection des Martiens.

Tout d’abord ils ne parurent pas effrayés enm’apercevant…

La façon dont j’avais précédemment traité unde leurs compagnons m’avait valu, je crois, de la part de cespetits êtres qui n’étaient pas dépourvus d’intelligence, une sortede confiance à laquelle j’étais loin de m’attendre.

Je crus même remarquer qu’ils me faisaient dessignes bienveillants, mais je m’avançai en hurlant d’une façonformidable et tirai en l’air deux coups de feu.

Il n’en fallait pas davantage pour semer laterreur parmi ce petit peuple.

Les Martiens disparurent comme parenchantement.

Cependant, comme je crus apercevoir quelquestêtes qui se mouvaient encore derrière les arbres, je fis unedizaine de pas et tirai trois nouveaux coups de feu.

Pendant que je servais ainsi d’épouvantail, ledocteur et Fred avaient enlevé l’enveloppe de répulsite et lorsqueje revins, celle-ci, attirée à l’aide du cabestan, s’enfonçaitlentement sous la grotte. Quand le docteur et Fred remontèrent, jelus sur leur physionomie les signes évidents d’une grandesatisfaction.

Tout s’était admirablement passé.

Il n’y avait plus maintenant qu’à marquerl’endroit où nous nous trouvions.

Fred roula d’énormes pierres et édifia unepyramide qui atteignit près de trois mètres de haut.

Le docteur prit sa boussole, fit quelquescalculs, puis referma son calepin.

Sur un ordre bref, Fred actionna unlevier : on entendit un bruit sourd et quatre roues, chasséespar un ressort, sortirent des flancs du Cosmos.

Le projectile était devenu automobile.

Nous allions maintenant pouvoir nous lancer àtoute vitesse à travers les terres de la planète inconnue.

Cependant, depuis quelques minutes, nouscommencions à nous sentir incommodés.

Une sorte de lassitude s’était emparée denous… nous éprouvions par tous les membres une étrange sensation delourdeur.

Nos yeux clignotaient et se fermaient, malgrétous les efforts que nous faisions pour les tenir ouverts.

Bientôt une invincible torpeur nous envahit etnous nous laissâmes tomber à terre.

Puis peu à peu notre intelligence s’obscurcitet nous n’eûmes plus conscience de ce qui se passait autour denous…

Chapitre 7DE CHARYBDE EN SCYLLA

Bientôt nous fûmes ensevelis dans un profondsommeil qui dura environ, autant que je puis m’en souvenir, quatreou cinq heures.

Lorsque nous nous réveillâmes, la nuitcommençait à venir. Nous nous regardâmes alors en nous frottant lesyeux.

Nous éprouvions un malaiseindéfinissable ; notre respiration était courte… il mesemblait que, peu à peu, la vie m’abandonnait.

Nous voulûmes nous lever, mais nous retombâmespesamment sur le sol comme des hommes ivres.

Fred, qui avait une constitution plus robusteque la nôtre était néanmoins parvenu à se mettre debout, après desefforts si drôles qu’en d’autres circonstances nous eussions éclatéde rire.

Mais il ne fit que quelques pas, battit l’airde ses mains et s’affaissa en murmurant :

– Mon Dieu, qu’ai-je donc ?… que sepasse-t-il ?…

Le docteur, dont je voyais briller les petitsyeux, s’approcha de moi en rampant et me murmura à l’oreille d’unevoix à peine perceptible :

– Courage, monsieur Borel, dans quelquesinstants, quand la nuit sera venue, nous nous sentirons tout à faitbien.

Et comme il devina mon étonnement :

– Ce sont ces arbres, ajouta-t-il, cesplantes bizarres qui nous anéantissent… et nous tuent… Vous avezsans doute entendu parler du mancenillier de l’Amérique centrale etde la Colombie, à l’ombre duquel on trouve le sommeil et parfois lamort… Eh bien ! Les plantes martiennes ont les mêmespropriétés. Elles contiennent un germe dangereux qui agit sur nous,pauvres terriens, avec une intensité surprenante.

« Il faut que nous nous habituions à laflore de ces régions… mais, tranquillisez-vous, cher ami, dansquelques instants, ces arbres dangereux auront vécu… ilss’abattront sur le sol où ils ne tarderont pas à être réduits enpoussière… Avec le premier froid de la nuit cette somnolence quinous étreint, cette torpeur, cet anéantissement disparaîtront.

Le docteur ne se trompait pas.

Bientôt nous entendîmes de légers craquementsassez semblables à ceux que produit la glace en s’accrochant auxrives d’un fleuve, puis nous perçûmes très distinctement unecrépitation continue qui allait en augmentant.

Un vent glacial rasait maintenant le sol, nousgelant jusqu’aux moelles.

La nuit martienne s’approchait à grands pas,amenant avec elle un abaissement soudain de température et lesarbres géants ne tardèrent pas à choir avec un épouvantablefracas.

Pendant une demi-heure, ce fut un bruit sec,ininterrompu ; on eût dit qu’un monstre invisible cassaitentre ses mains énormes les branchages d’une forêt.

Puis nous ne tardâmes pas à être entourésd’une poussière très menue qui, peu à peu, s’épaissit et finit parformer sur le sol une épaisse couche grisâtre.

Bien que paralysés par le froid, nous avionscependant repris nos forces.

Nous nous levâmes et nous nous mîmes àmarcher. Nos pas étaient silencieux… comme étoupés de ouate.

– Il n’y a pas un instant à perdre, ditle docteur Oméga… le froid va devenir très vif. Réfugions-nous dansl’obus où, du moins, cette fois, Fred pourra allumer le réchaud àalcool.

Quelques minutes après, nous étions installésdans notre bon Cosmos.

Bientôt une douce chaleur ranimait nos membresengourdis.

Nous regardâmes par les hublots et nousconstatâmes qu’il tombait une neige très fine qui formait comme unbrouillard blanchâtre.

– Cela ne gênera en rien notre marche,dit le docteur… allons, Fred, un coup de manivelle au moteur.

– Comment ? fis-je ; nousallons partir ainsi… en pleine nuit ?

– Cela est nécessaire, du moins tant quenous serons dans ces régions polaires.

– Mais pourquoi ne pas attendre lejour ?

– Parce qu’avec le jour nous verrionsreparaître la végétation rapide qui vous a tant étonné… monsieurBorel, et qu’il nous serait alors impossible de nous frayer uneroute à travers ces forêts étranges…

– Alors, dit Fred, qui venait d’allumerune pipe – car maintenant on pouvait fumer dans le Cosmos– nous sommes condamnés à toujours voyager la nuit dans ce vilainpatelin… Et moi qui voulais prendre des vuesphotographiques !

Le docteur sourit et répliqua :

– Un peu de patience, Fred, tu pourrasbientôt je l’espère, satisfaire cette fantaisie, car lorsque nousaurons dépassé les régions glaciaires, je suis persuadé que nousrencontrerons des terres moins ingrates.

Le docteur avait allumé le grand phare placé àl’avant du Cosmoset s’était mis au volant après avoirassujetti sur ses lunettes une autre paire de besicles trèspuissantes.

– Nous allons, dit-il, marcher à unevitesse modérée… nous ferons tout au plus du quarante à l’heure…car il faut être prudent.

Il appuya sur un levier, débraya, etl’automobile se mit en marche en première.

Ô stupeur ! On s’attendait à la voirpartir à petite allure et elle filait déjà avec la rapidité d’uneflèche.

Le docteur freina insensiblement et parvint àdiminuer ainsi la vitesse.

– À quoi pensais-je ? murmura-t-il…J’aurais dû me rappeler que, la densité étant ici moins grande,l’accélération du Cosmos serait presque quadruplée…

Et il n’avança plus qu’avec prudence.

Fort heureusement, autour de nous l’obscuritén’était pas complète ; nous voguions au milieu d’un jourtranslucide qui nous permettait d’apercevoir assez distinctementles objets environnants.

Partout c’était une plaine d’un gris bleu,qu’on eût dit éclairée par une lune invisible.

L’œil aux aguets, le docteur observaitl’horizon.

Pendant une heure environ tout marcha sansencombre.

Nous nous réjouissions déjà à l’idée que nousallions bientôt trouver des régions plus hospitalières, quandsoudain nous poussâmes un cri.

L’automobile venait de s’engager brusquementdans une descente très rapide.

Malgré tous les efforts que faisait le docteurpour arrêter le véhicule, celui-ci augmentait progressivement devitesse et il était certain que nous allions être broyés au fond duprécipice vers lequel nous courions.

Ne pouvant me retenir, j’interpellaiviolemment le savant :

– C’est de votre faute lui dis-je… c’està cause de vous que nous allons être écrasés… vous deviez bienpenser que cette région était sillonnée de précipices.

J’avais à peine achevé ces paroles que jedemeurai stupéfait ; le Cosmos au lieu dedisparaître, de s’écraser, remontait maintenant à toute allure.

Le danger était conjuré.

Heureux de ce résultat imprévu, le docteur meregarda d’un air narquois et murmura :

– Monsieur Borel, je n’ai jamais vu unhomme comme vous… vous vous épouvantez d’un rien…

Mais en dépit de cette feinte assurance, jeremarquai que le vieillard était fort pâle. Il avait eu, lui aussi,une sérieuse émotion…

– Avouez, lui dis-je, que vous nesembliez guère plus rassuré que moi.

Le docteur sourit et sifflota entre sesdents.

Mais il était devenu plus prudent… Il modéraitautant que cela lui était possible la marche de l’énormeautomobile.

Parfois même il s’arrêtait et, appelant Fred,lui demandait :

– Est-ce que ce n’est pas un obstacle quenous apercevons là-bas ?…

Et, suivant la réponse que lui faisait notrecompagnon, le docteur avançait lentement ou contournait l’objetsuspect.

Au bout de cinq heures, nous avions cependantparcouru une jolie bande de terrain.

Le sol n’était plus le même.

Les roues de l’automobile ne dérapaient plusdans cette sorte de cendre que nous avions rencontréeprécédemment.

Nous étions sur un terrain plat, résistant,et, pour la première fois depuis que nous avions quitté les régionspolaires, nous aperçûmes des animaux qui s’enfuyaient à notreapproche.

L’obscurité ne nous permettait pas de les biendistinguer, cependant ceux qui passèrent à proximité des rayons denotre phare nous parurent étranges.

On eût dit des kangourous ailés !

Quand le jour parut, nous approchions d’unegrande plaine rousse, légèrement déclive, à l’extrémité de laquelles’élevaient des masses sombres.

– Ne pensez-vous pas, dit le docteur,qu’il serait prudent de stopper ici, car avec le jour la végétationmartienne va reparaître, et nous nous trouverons bientôt en faced’une forêt.

– Faites comme vous voudrez, répondis-je.Le paysage avait entièrement changé. Partout des buissons bizarresse dressaient entre les bancs de neige que le soleil faisait fondrepeu à peu.

Par-ci, par-là, nous remarquâmes quelquescactus vivaces qui avaient résisté au froid de la nuit.

Le soleil mettait sur cette plaine monotonedes tons jaunes et bleuâtres.

– Nous pourrions, dit le docteur, avancerun peu et nous diriger vers cette ligne noire que nous apercevonslà-bas.

Nous nous serions bien gardés d’émettre uneobjection quelconque.

Quand le docteur nous demandait notre avis,nous savions par expérience que c’était pour lui une façon deparler et qu’il ne tenait jamais aucun compte de nos opinions ou denos critiques.

Ce diable d’homme était en tout d’une terribleintransigeance.

Avant que nous eussions répondu à sa question,il avait déjà saisi le volant et l’automobile glissait légèrementsur le sol.

Au fur et à mesure que nous avancions, nouscommencions à distinguer les lointains estompés d’ombre verslesquels nous nous dirigions.

Nous franchissions parfois des ravinsrecouverts de neige, des fongosités qui s’affaissaient sous lepoids du véhicule ; nous heurtions bien de temps à autre unobstacle, mais le docteur semblait ne pas s’en apercevoir.

Maintenant la plaine avait changéd’aspect.

Devant nous s’étendait une espèce de junglefantastique où brillaient des plantes d’un gris-bleu quiaffectaient la forme de glaïeuls…

On eût dit que nous allions nous engager dansun vaste champ où l’on aurait planté des glaives effilés.

Par prudence, le savant s’arrêta.

– Je crois, dit-il, que c’est ici quenous devons faire escale… avant de nous aventurer plus loin, ilimporte d’explorer un peu ces régions.

Nous ouvrîmes le petit hublot et un air chaudchargé d’émanations musquées pénétra dans l’intérieur duCosmos.

Cet air n’avait rien de désagréable et nouscomprîmes que nous pourrions sans danger nous aventurer dans laplaine.

Nous allions même sortir de notre véhicule,quand soudain Fred nous fit remarquer de longues lignesscintillantes qui, par instants, zébraient la jungle.

– Tenez, docteur, dit-il, regardez… ondirait que cela marche…

Et, en effet, les herbes avaient par instantsdes frémissements rapides et des étincellements suspects.

Le docteur Oméga, très intrigué, regardaquelques instants puis, après avoir froncé le sourcil, ils’écria :

– Mais ce sont des serpents… des serpentsénormes… voyez leurs écailles qui brillent au soleil.

Il n’avait pas achevé ces mots qu’un monstrehideux venait raser les flancs du Cosmos, et nous n’eûmesque le temps de refermer précipitamment le hublot.

C’étaient bien en effet des reptiles que nousavions devant les yeux, mais jamais nous n’avions vu des bêtesaussi horribles, aussi gigantesques.

Les serpents martiens avaient une têteabsolument triangulaire.

Ils étaient d’une couleur rose pourprée etportaient sur le dos de grandes taches, tantôt noires, tantôt d’unbrun marron, souvent d’un bleu d’acier.

Des bandes de couleur blanche traversaientleur région lombaire, et, entre chacune d’elles, se montrait undisque rougeâtre entouré d’anneaux verts.

Ces ophidiens pouvaient avoir vingt mètres delong.

Leur langue, très protractile, se terminaitpar un double filet semi-cartilagineux et très mobile et leursyeux, dépourvus de paupières, étaient d’un rouge très vif.

Quant à leur corps flexible, cylindrique dansla plus grande partie de son étendue, il était terminé par unequeue assez semblable à celle des poissons.

Ces monstres faisaient entendre en rampant unsifflement formidable.

Le Cosmos les avait tout d’abordeffrayés, mais, voyant sans doute qu’il ne bougeait, pas, ilss’enhardirent et arrivèrent en glissant jusqu’à lui.

Bientôt nous fûmes environnés d’une bande deboas qui tournoyaient, se dressaient, bondissaient, dardant surnous leurs yeux sanglants.

Le docteur manifestait une véritableinquiétude.

Je remarquai même qu’il tremblaitlégèrement :

– Mes amis, nous dit-il d’une voixsaccadée, ces serpents sont capables de briser nos vitres derépulsite.

– Et de pénétrer dans leCosmos…

– Oui… répondit-il en hochant latête.

– Alors !… que faire ?

– Je me le demande…

– Si nous repartions ?…

– Ils arrêteraient notre marche… Ils sontnombreux… il y en a des milliers…

Nous demeurions atterrés.

Je n’avais pas prévu la terrible situation quis’offrait à nous, et j’avoue que je regrettai presque à ce momentque le Cosmos n’eût pas été broyé par le bolide ou éventrépar les hommes sous-marins.

J’ai toujours eu pour le serpent uneinvincible répulsion… je me souviens qu’étant jeune jem’évanouissais en apercevant une inoffensive couleuvre ou unminuscule orvet. Ceux qui me lisent se rendront facilement comptede l’état de frayeur dans lequel je devais me trouver.

Déjà les boas martiens entouraient leCosmos. Il y en avait autour de la coque, autour desroues, et leur nombre augmentait à vue d’œil.

Je m’étais accroupi dans un coin du véhiculeet je demeurais inerte, le corps inondé d’une sueur glaciale.

Mais je fus tout à coup tiré de cette torpeurpar la voix du savant.

– Fred, venait de s’écrier le docteurOméga, passe-moi vite deux ou trois pétards.

Nous avions emporté à tout hasardquelques-unes de ces pièces d’artifice en prévision de signaux quenous aurions à faire. Nous ne pensions point nous en servir, maison va voir qu’elles nous furent d’un grand secours.

Le docteur ouvrit rapidement un hublot, mit lefeu à un pétard et le lança au dehors.

Presque aussitôt, il y eut une gerbe de feu,et une détonation, suivie de plusieurs autres, emplit leséchos.

Terrorisés, les boas martiens s’enfuirent englissant dans la jungle, et les herbes, qui ne tardèrent pas às’agiter dans le lointain, nous prouvèrent que l’armée ophidienneétait en pleine déroute.

– Il faut profiter du moment, dit ledocteur. Et comme il n’y avait aucun obstacle devant nous, il lançal’automobile à toute vitesse.

En quelques minutes nous fûmes hors de lajungle. Maintenant, c’étaient des monticules crayeux, des ravinsescarpés.

Nous étions parfois obligés de faire desdétours énormes pour ne point plonger dans quelque précipice.

Contrairement à nos prévisions, la végétationétait maintenant à peu près nulle sur le chemin que nous suivions.Les arbres s’étaient espacés et nous nous trouvions au milieu d’uneplaine où poussaient de hautes herbes rigides et droites comme desiris. Notre course n’était arrêtée par aucun obstacle, et nouspûmes marcher tout le jour à une allure fort rapide. Quand la nuittomba, le froid commença à se faire sentir et nous fûmes obligés derefermer précipitamment le hublot d’arrière que nous avions ouvertpour nous donner de l’air.

– C’est ici que nous devons camper, ditle docteur… Poursuivre notre route serait de la dernièreimprudence… nous ne pouvons plus maintenant voyager la nuit.

Nous nous arrêtâmes donc et Fred alluma leréchaud à alcool.

– Après avoir dîné, dit le docteur, nousprendrons le quart à tour de rôle… mais il faudra ouvrir l’œil, etle bon, car il pourrait se faire que ces régions donnassent asile àdes ennemis.

Nous mangeâmes d’assez bon appétit et, aprèsavoir pris chacun une tasse de thé arrosé de rhum, nous réglâmesles heures de quart.

Ce fut moi que le sort désigna pour veiller lepremier à la garde du Cosmos.

Le docteur et Fred s’étendirent sur leurcouche et ne tardèrent pas à ronfler bruyamment.

J’allai me poster au hublot d’avant etplongeai mes yeux dans l’obscurité. Après quelques minutesd’observation, il me sembla remarquer dans l’ombre des pointslumineux qui s’atténuaient de temps à autre pour reparaître bientôtavec plus d’intensité.

On eût dit des étoiles rouges posées à ras dusol. Cela commença à m’intriguer sérieusement.

Une sorte d’appréhension vague, de crainteindéfinie s’était emparée de moi.

Je n’osais cependant réveiller mes compagnons,mais j’avais la persuasion qu’un nouveau danger nous menaçait. Nedevait-on pas s’attendre à tout sur cette terre inconnue ?

Je quittai le hublot d’avant pour allerregarder à un autre et j’aperçus encore dans l’obscurité les mêmesétoiles rouges que j’avais déjà observées.

Tantôt elles semblaient raser la terre, puismontaient en zigzaguant pour retomber bientôt et s’élever denouveau.

On eût dit des feux follets et cependant cesétranges lumières devaient être produites par un autrephénomène.

Je me demandai même un instant si tous cespoints lumineux n’étaient pas des yeux de fauves.

Peu à peu, à force de regarder, je finis parme persuader que je voyais des ombres gigantesques bondir devantmoi.

En prêtant l’oreille, je crus même percevoirle bruit de respirations haletantes.

Bientôt les étoiles rouges serapprochèrent.

Pris de peur je réveillai mes compagnons.

Chapitre 8LA VILLE DE FEU

– Qu’y a-t-il ?… demanda le docteuren se frottant les yeux…

Et, comme il s’apprêtait à faire jouer lecommutateur, je lui retins le bras et lui glissai ces mots àl’oreille :

– Là !… là !… regardez…

Il colla son visage à la vitre de répulsite etdemeura aussi impassible qu’un fakir…

– C’est curieux, fit-il enfin.

Puis après un instant :

– À n’en pas douter, cher ami, nous avonsaffaire à des fauves… Ces points lumineux, ce sont des yeux… jedistingue même des formes noires qui rasent le sol…

À peine avait-il achevé ces mots qu’il s’élevaun chœur de sourds grognements…

Puis ce fut un furieux tapage…

Peut-être les monstres avaient-ils entendu lebruit de nos voix…

Maintenant nous devinions qu’ils glissaientvers nous…

– Je vais tâcher de les éloigner, dit ledocteur Oméga, très calme comme toujours…

Et il tourna la manette d’ébène qui commandaitla grosse ampoule de notre phare d’avant…

Un flot de lumière inonda la plaine…

Affolées, les bêtes qui nous entouraient,d’énormes panthères noires aux têtes plates et aux crocs luisants,se mirent à bondir furieusement en décrivant des courbesfantastiques, fonçant, plongeant, virant désespérément… puis ellesdisparurent dans les herbes, en proie à une terreur folle…

Bientôt un grand silence régna sur la plaine…les fauves avaient regagné leurs tanières.

J’étais d’avis de faire mettre le moteur enmarche et de continuer notre route, mais le docteur s’yopposa :

– Est-il donc utile de courir au devantde nouveaux dangers, fit-il… Vous avez vu avec quelle facilité nousavons éloigné ces fauves… nous n’avons plus à redouter leur visite…d’ailleurs, s’ils revenaient, nous les recevrions avec quelques-unsde nos pétards…

Et le savant me frappa familièrement surl’épaule en disant :

– Allez dormir un peu, monsieur Borel, jevais prendre le quart…

Je vous prie de croire que je ne me fis pasrépéter cette invitation…

En moins de temps qu’il n’en faut pourl’écrire, je m’étais jeté sur la couche que venait de quitter ledocteur et je ne tardais pas à m’endormir d’un sommeil de plomb…car les émotions m’avaient brisé… anéanti…

Quand je rouvris les yeux, il faisait grandjour et nous roulions à toute allure au milieu d’une immenseplaine, unie comme une table de billard…

La végétation polaire avait fait place à uneautre beaucoup plus résistante, plus vivace quoique moinsénorme…

Ici, plus d’arbres géants, plus d’eucalyptusfantastiques.

C’étaient maintenant des prairies d’un jauned’or, émaillées de fleurs rouges, vertes et bleues… De petitesrivières couraient çà et là, formant par endroits de grandsmarécages, bordés d’arbres bizarres, presque dépourvus de brancheset dont les troncs unis ressemblaient assez à des colonnes demarbre.

Un murmure confus… des bruits profonds etmélancoliques montaient de la vallée.

On eût dit des plaintes… des gémissements etnous ne tardâmes pas à être convaincus que c’était le vent quiproduisait ce bruit…

Autour de nous, des nuages roulaient très basen énormes masses blanches comme la neige et, à travers le finbrouillard qu’ils formaient, nous aperçûmes au loin une multitudede collines et de vallons mauves sur lesquels, par endroits, seposaient des teintes roses et pourprées, vertes ou orangées…

J’étais absolument séduit par le spectacle decette nature inconnue…

Fred lui-même, qui n’était guèreimpressionnable en ce qui touchait à l’esthétique, ne cessait des’extasier sur toutes les merveilles qu’il découvrait.

Un mot, toujours le même, revenait à chaqueinstant sur ses lèvres :

– C’est féerique !…

Et de fait, c’était réellement féerique…

Rien ne pourrait égaler, je crois, labrillante splendeur de ces lieux sauvages… la troublante majesté deces solitudes infinies…

Le Cosmos filait toujours au milieude ces régions enchanteresses, quand, tout à coup, le docteurs’écria en se tournant vers nous :

– Monsieur Borel… Fred… vous qui avez uneexcellente vue… pouvez-vous me dire ce que l’on aperçoit là-bas… Ondirait une troupe en marche… Sont-ce des animaux ou deshommes ?…

– Oh ! des hommes… répondis-je aprèsavoir jeté les yeux dans la direction indiquée par le docteur… deshommes !… non, je ne le crois pas… Ils seraient énormes etvous savez que, dans ces régions, les représentants de l’espècehumaine sont plutôt des miniatures que des géants.

– Mais pardieu !… s’écria Fred quiavait pris une jumelle marine… ce sont des bêtes qui ressemblentjoliment à des éléphants…

Le docteur continua crânement d’avancer etbientôt notre curiosité fut satisfaite, car une troupe depachydermes se dessina nettement à quelques centaines demètres…

Quand nous ne fûmes plus qu’à une faibledistance d’eux, les géants martiens s’arrêtèrent, surpris, et ledocteur, par un brusque virage, fit décrire au Cosmos undemi-cercle…

Ces éléphants étaient monstrueux… On eût ditdes mammouths colossaux… Mais ce qui nous étonna surtout, ce futleur couleur.

Ils étaient roses, d’un rose tendre ;seules, leurs oreilles et leur queue étaient noires.

Ils portaient des défenses recourbées en formede crochet… et leurs pattes de devant paraissaient sensiblementplus longues que celles de derrière…

Ils prirent sans doute le Cosmos pourun animal, car ils se précipitèrent sur lui en faisant entendre uncri lugubre qui n’était pas un barrissement, mais plutôt une sortede ronflement sonore assez semblable à celui que poussent lesphoques lorsqu’ils remontent à la surface de l’eau après une longueplongée…

– Ces animaux-là ne doivent pas être bienterribles dit Fred.

– Peut-être, répondit le docteur… mais ilest plus prudent de les éviter… Entrer en collision avec eux pours’assurer de leur résistance, ce serait courir le risqued’endommager notre véhicule, et une « panne » n’auraitrien d’agréable dans ces régions, bien qu’elles soientmerveilleuses…

Bientôt les pachydermes ne furent plus à nosyeux qu’une petite ligne rosée qui, rapidement, s’atténua et sefondit sur l’horizon.

*

**

La chaleur commençait à se faire sentir. Nousrelevâmes sur le thermomètre 12 degrés au-dessus et, après le froidsibérien que nous avions éprouvé, cette température nous parutplutôt élevée… La plaine s’incurvait maintenant et une chaîne demontagnes apparaissait à notre droite… L’herbe de la jungle avaitchangé de couleur ; elle tirait sur le rouge et les plantesqui y croissaient avaient des formes nouvelles… Bientôt nousentendîmes comme un bruit de cataractes et nous aperçûmes sur notredroite des torrents écumeux qui descendaient des rochers pour sejeter dans un lac immense sur lequel flottaient des bêtes étranges.De loin, on eût dit des cygnes, mais de près, l’illusion n’étaitplus possible.

Figurez-vous des oiseaux ayant des têtes derequin, des ailes dentelées, en forme de croissant, des cousridiculement longs et flexibles, et vous aurez une idée desvolatiles aquatiques des terres martiennes.

– Décidément… tout est laid ici, remarquaFred, les hommes et les bêtes…

« Et tenez, ajouta-t-il en nous indiquantdu doigt un arbre énorme… voyez encore les vilains oiseaux quigrouillent par ici.

– Çà des oiseaux… jamais ! dit ledocteur. Tu ne remarques donc pas qu’ils ont des mains et despieds ?…

– C’est vrai… fis-je en écarquillant lesyeux… Ils ont même une tête humaine…

– Ce sont des hommes chauves-souris…d’énormes vampires, dit le docteur.

– Des vampires ! s’exclama Fred, enreculant effrayé…

– Oui, poursuivit le savant… après avoirarrêté le véhicule pour examiner ces animaux bizarres…

Leur corps rougeâtre, parsemé de poils blancs,avait une forme ramassée, ovoïde… Leur thorax large et bombédonnait attache à des muscles puissants et les mains de ceshorribles bêtes étaient garnies de membranes violettes qui,déployées, formaient des ailes très longues et triangulaires.

Quant à leur tête, c’était bien ce que l’onpouvait imaginer de plus hideux, de plus effrayant… Elle étaitronde et luisante comme du vieil ivoire… Leur masque, d’un bleud’acier, était orné de deux yeux glauques qu’on eût dit recouvertsd’une taie tant ils étaient vitreux et leur bouche ressemblaitabsolument à une blessure sanguinolente…

Ils agitaient continuellement une sorte dedard fourchu qui était leur langue et, par instants, des crocspointus apparaissaient entre la plaie vive de leur mâchoire.

Bien que je fusse à l’abri de leurs attaques,je ne pouvais regarder ces chauves-souris humaines sansfrissonner.

Elles avaient quelque chose de répugnant et deféroce et aujourd’hui, il m’arrive encore fréquemment de revoir cesmonstres pendant mon sommeil…

À un moment, deux de ces chéiroptères vinrentse poser sur le Cosmos et nous les entendîmes ramper surla coque du véhicule…

Le docteur qui regardait toujours par lehublot d’avant s’écria tout à coup :

– Oh ! voyez donc ces huttes…Sont-elles assez curieuses… quel joli travail !…

En effet, le long des arbres, à quelquesmètres de terre, s’élevaient des sortes de ruches couleur d’ocre,suspendues au moyen de lianes enchevêtrées… C’étaient les demeuresdes chauves-souris… On eût dit des nacelles que l’on auraitrecouvertes d’un dôme… Leurs parois étaient enduites d’une sorte degomme jaunâtre et l’orifice qui servait de porte affectait la formed’une fenêtre ogivale, joliment ouvragée. Les chéiroptères martiensétaient, à n’en pas douter, des êtres intelligents, artistesjusqu’au bout de leurs membranes.

– Nous approchons des centresintellectuels, dit le docteur Oméga. Les gnomes que nous avonsrencontrés sur le rivage dès notre arrivée, n’étaient que des êtresimparfaits, incultes, ceux-ci sont remarquables à tous les pointsde vue…

– Même comme laideur, m’exclamai-je…

– Ceci… je vous l’accorde, mais il estimpossible de ne pas éprouver pour ces monstres une véritableadmiration ; et tenez… il y a une chose que vous n’avezcertainement pas remarquée, monsieur Borel…

– Laquelle ?…

– C’est que les membranes qui nous ontfait prendre ces Martiens pour des chauves-souris sont toutsimplement artificielles…

Pour le coup, je ne pus retenir un bruyantéclat de rire…

Le docteur eut un imperceptible mouvementd’épaules et continua :

– Oui… parfaitement… artificielles… jedis bien… Voyez là-bas, près de cette ruche.

Et du doigt il m’indiqua une habitation dechéiroptère.

Il disait vrai…

Je vis deux Martiens ajuster à leurs mainsmaigres les membranes qui leur servaient d’ailes… Ainsi ces êtresimmondes, à la tête osseuse et repoussante, avaient résolu leproblème de l’aviation…

Ils avaient trouvé le moyen de voler comme desoiseaux !…

Plus loin, j’aperçus des monstres plusdélicats – des femmes chauves-souris sans doute – en train deconfectionner à l’aide de lianes très plates qui ressemblaient à duvarech, de longues bandes d’un tissu bizarre… qu’elles découpaientensuite en triangles égaux…

Évidemment ces laborieuses femellespréparaient des ailes pour leurs Icares !

– Nous sommes déjà dans les régionscivilisées, dis-je au docteur.

– Il y a longtemps déjà que je m’en suisaperçu, s’écria Fred…

– Toi…

– Oui… Qu’y a-t-il làd’extraordinaire ? Tout bête que je suis, j’ai bien remarquéque ces vilaines chauves-souris avaient des manières… commentdirai-je… des manières humaines… Ces particuliers-là ont une façonde vous regarder qui n’est pas ordinaire… L’homme sous-marin avaitl’air d’un idiot… les petits Martiens de la côte étaient descrétins… ceux-là… sont des roublards… et la preuve… tenez… ilsfument la pipe comme vous et moi…

C’était vrai…

Nous remarquâmes que deux ou troischauves-souris assises sur le devant de leurs cases tiraient desbouffées de fumée d’une sorte de tuyau recourbé qu’elles portaientà leurs lèvres avec une évidente satisfaction…

– Je serais curieux de connaître le tabacque fument ces cocos-là, dit Fred…

Mais bientôt une nuée de ces montres voletaautour de nous en poussant des cris que je ne puis mieux comparerqu’à ceux du paon…

– Allons… en route, dit le docteur. Iln’est pas prudent de rester au milieu de ces sauvages…

Fred mit le moteur en marche et l’automobiles’ébranla…

Cependant elle avançait à peine… On eût ditque, sur le sol quelque chose d’invisible la retenait…

Je jetai un coup d’œil par le hublotd’arrière, et ne pus retenir un cri d’horreur…

Le sol que nous foulions était tapissé de grosserpents noirs qui se roulaient, se tordaient en d’affreusesconvulsions… Il y en avait des centaines… que dis-je… des millierset le docteur fut obligé de mettre l’auto à la quatrième vitessepour franchir au plus vite ce tapis de reptiles.

Quand, enfin, nous eûmes retrouvé un terrainmoins dangereux, le savant ralentit l’allure et, se tournant versnous :

– Eh bien ! comprenez-vousmaintenant pourquoi les Martiens que nous venons de voir ont étéobligés de se fabriquer des ailes ?…

– Pour éviter les serpents, parbleu…répondis-je en riant…

– Oui et cela n’est déjà pas si bête… Larégion que nous venons de traverser est peuplée de boas terriens,de reptiles qui ne peuvent, à cause de leur conformation, monteraux arbres comme nos serpents terrestres… Ce sont plutôt d’énormesvers, dont l’étreinte doit être des moins agréables… Pour éviterles caresses meurtrières de ces hideux ennemis, les Martiens sesont confectionné des ailes et ont construit leurs maisons dansleurs arbres… Nous approchons du foyer de la civilisationmartienne, conclut sentencieusement le docteur.

Cette remarque, qui n’avait rien que de trèslogique, me plongea dans un abîme de réflexions… Jusqu’alors, nousavions pu triompher des habitants de la planète inconnue, mais quenous réservait l’avenir ?… Par une naturelle associationd’idées, j’en vins à conclure que puisque certains Martiens avaienteu l’ingéniosité de se fabriquer des ailes, nous arriverions sansdoute en des régions encore plus civilisées, plus instruites, oùces ailes seraient peut-être remplacées par des engins meurtrierset puissants… Il était évident, d’après ce que nous venions devoir, que ces terres inconnues recelaient des êtres très bien douéssous le rapport de l’intelligence…

Et je ne pouvais me défendre d’un légerfrisson en songeant que, bientôt peut-être, toute cette science,toute cette force que nous apportions de la Terre, ne nousservirait à rien.

*

**

Le Cosmos filait toujours…

Maintenant, nous avions la sensation trèsnette que nous approchions d’une ville…

En effet, la plaine n’était plus inculte commecelles que nous avions traversées jusqu’alors… Par-ci par-là, onvoyait des quartiers de terre symétriquement alignés et de couleurdifférente… Ici, c’étaient des bandes jaunâtres, là, des rectanglesrouges, plus loin, des carrés mauves et bleus, orangés ou rouxardent…

Il était certain que ce n’était pas le seulcaprice de la nature qui avait ainsi distribué ces teintes, disposéces divisions géométriques… Il n’y a que la main des hommes pourfaire un semblable travail…

Cependant, ce qui nous étonnait, c’était den’apercevoir aucun être vivant.

Et, chose curieuse, il nous semblait que parinstants, on voyait au loin la terre s’agiter, se soulever etretomber comme si une charrue énorme, l’eût bouleversée avec uneforce prodigieuse.

En regardant bien, nous nous aperçûmes qu’il yavait dans la plaine des sortes de chariots très bas qui marchaientparallèlement à une cinquantaine de brasses l’un de l’autre… On nevoyait aucun être humain sur ces véhicules, mais ils devaientcependant être actionnés par des Martiens… à en juger par lescourbes qu’ils décrivaient… À n’en pas douter c’étaient bien descharrues, mais par quel ingénieux mécanisme étaient-ellesmues ?

– Ce que je prévoyais se trouve en partievérifié, dit le docteur Oméga… sur cette planète où la forcephysique des habitants est insignifiante, c’est la mécanique quiremplace les bras…

« Tout ici se fait automatiquement… C’estvraiment très curieux et je suis impatient de voir dans un centred’activité ce peuple inconnu…

Pendant que le savant parlait, j’étais demeuréla figure collée à la vitre du Cosmos et j’observais avecune curiosité où se mêlait beaucoup d’anxiété, les horizonsmulticolores qui s’étendaient devant nous.

Le jour baissait lentement.

Soudain, je poussai une exclamation desurprise…

Dans le lointain, le ciel était zébré de raiesde feu… Cela montait, descendait comme des lanternes qu’une maininvisible aurait promenées dans l’espace…

Tantôt, ces petites lueurs prenaient unecouleur verdâtre, tantôt elles avaient l’éclat subit deséclairs…

Je crus d’abord que nous étions arrivés àquelques milles d’une montagne sur laquelle des êtres humainsagitaient des falots… Mais en regardant très attentivement je netardai pas à me rendre compte que nous n’avions aucun obstacledevant nous. D’ailleurs j’apercevais d’autres lueurs très loin dansla plaine.

– Vous vous demandez d’où proviennent ceslumières, me dit le docteur en souriant…

– Ma foi oui…

– Regardez bien… elles s’élèvent,s’abaissent, filent tout droit, puis soudain décrivent descourbes.

– C’est vrai.

– Cela ne vous indique rien ?

– Ma foi… J’avoue…

– Mais, ce sont des êtres animés quiilluminent ainsi le ciel !

– Des hommes chauves-souris, sans doute,s’écria Fred en faisant un bond.

– Non… répondit le docteur… Tenez… levezles yeux…

Nous regardâmes à travers le hublotsupérieur…

Une ligne de feu le traversa, puis une autre,et enfin nous distinguâmes deux grandes ailes flamboyantes…

– Ce sont des oiseaux lumineux, dit ledocteur…

– Quel drôle de pays, murmura Fred… Icice sont les volatiles qui remplacent les becs de gaz…Qu’allons-nous voir encore ! Ah ! crédié ! c’estvraiment merveilleux tout cela… et c’est moi qui ne regrette pasmon voyage…

Mais mon attention était maintenant attiréepar un autre spectacle. Dans le lointain, je venais d’apercevoir degrandes flammes bleuâtres qui montaient droit vers le ciel etretombaient brusquement pour s’élever de nouveau. On eût dit desjets de fontaines lumineuses.

Un bruit sourd, indéfini, lugubre, nousparvenait à travers l’enveloppe du Cosmos. J’ouvris unhublot et je crus parfaitement distinguer le choc de marteaux surdes enclumes…

– Que pensez-vous de cela, docteur ?demandai-je…

– Mon cher ami, c’est très simple. Noussommes probablement aux portes d’une grande ville, une villeindustrielle…

– Ne croyez-vous pas qu’il serait prudentde nous arrêter ici ?

– Peut-être, fit le savant…

Nous étions environ à un mille des flammesbleues, qui continuaient toujours à monter et à descendre avec unerégularité surprenante.

Le bruit des marteaux – ou de ce que nousprenions pour des marteaux – était assourdissant… Dieu ! quelvacarme ! Les Cyclopes ne devaient pas frapper plusvigoureusement sur l’enclume…

La nuit était maintenant complète et lesbattements continuaient toujours…

– Mais ils sont enragés, ces individus,remarqua le docteur… ils n’ont pas l’air de vouloir cesser leurtravail…

– En effet, dit Fred, ils ne sont paspour la journée de huit heures, ceux-là…

Nous nous apprêtions à prendre quelquenourriture et déjà la table était servie le long de la cloison duCosmos, quand soudain une violente secousse nous renversatous les trois les uns sur les autres…

En même temps le sol se mit à trembler et deslangues de feu jaillirent à quelques mètres de nous.

Chapitre 9PRISONNIERS !

On eût dit de ces lueurs erratiques que l’onvoit courir la nuit au-dessus des endroits marécageux et descimetières… Les flammes qui nous environnaient, en bondissant commedes serpents, avaient l’aspect de langues de feu vacillantesterminées par une aigrette lumineuse rappelant vaguement lacouronne d’une grenade.

Le docteur, avec une adresse merveilleuse,dirigeait le Cosmosentre ces flambées inquiétantes etparvenait toujours à les éviter ; c’est à peine si deux outrois arrivèrent à lécher l’enveloppe de notre véhicule… Cependant,cette situation ne pouvait se prolonger ; il fallait à toutprix sortir de ce cercle ardent.

Au loin, dans l’obscurité, brillaient desétoiles rouges, des disques d’un bleu électrique qui semblaienttourner avec rapidité au milieu d’une pluie d’étincelles…

À n’en pas douter, c’étaient quelques enginsformidables imaginés par les Martiens civilisés, des machinespuissantes et compliquées dont il était imprudent de s’approcher,surtout la nuit…

Qu’allions-nous faire ?

Avancer, c’était courir au-devant d’une mortcertaine… reculer c’était retomber dans les flammes que nousvoulions éviter et dont le nombre semblait croître à vue d’œil.

Le docteur jeta un rapide coup d’œil par lehublot d’arrière et s’écria d’une voix rauque en saisissant sonvolant à deux mains :

– Avançons !…

Ce simple mot avait, en cet instant, quelquechose de terrifiant et de lugubre… Avancer c’était courir vers uninconnu peut-être plus affreux que nous ne le supposions… C’étaitnous exposer à être coupés, broyés par ces disques étranges quitourbillonnaient toujours… à quelques centaines de mètres…

Notre phare ne nous était plus utile, car uneclarté pareille à celle d’un énorme incendie ensanglantait laplaine…

Bientôt, sur l’horizon, se dessinèrentnettement de grands ponts métalliques, des échafaudagesgigantesques… Des ruisseaux bouillonnants d’où montait une fuméeblanche couraient en serpentant à droite de la route que noussuivions…

Au fur et à mesure que nous approchions, lebruit confus qui avait tout d’abord frappé nos oreilles setransformait en un assourdissant vacarme produit, à n’en pasdouter, par des milliers de marteaux tombant et retombant sur despièces de fer…

L’industrieuse activité des Martiens nefaiblissait pas une seconde…

Maintenant, nous distinguions parfaitement, aumilieu de l’enchevêtrement des poutrelles, des charpentes et descroisillons de cette ville en travail, de petits gnomes noirs etdifformes qui allaient et venaient avec rapidité, tels des ratsaffolés par le feu…

Le docteur Oméga avait enfin arrêté leCosmos, incertain de la route qu’il devait suivre et déjàil avait commencé à nous consulter, quand, tout à coup, une lueurintense nous aveugla, en même temps qu’une température intolérablese faisait sentir dans l’intérieur de notre véhicule…

Si nous avions eu encore notre enveloppe derépulsite nous aurions pu braver cette chaleur qui devait être bieninférieure à celle provoquée par le passage du bolide, mais on saitque les cloisons de notre automobile étaient maintenant en tôle…Bientôt nous commençâmes à respirer difficilement…

Le docteur voulut mettre le véhicule enmarche, mais il s’aperçut qu’une sorte de barricade faite depoutres et de plaques métalliques nous barrait la route… À droiteet à gauche couraient des ruisseaux remplis d’eau enébullition…

Il nous restait encore une ressource :virer brusquement et reprendre le chemin que nous venions deparcourir…

Mais hélas ! il n’y fallait plus songer…il était sillonné de grandes flammes bleues… on eût dit que lesMartiens venaient soudain de mettre le feu à un punchgigantesque…

À l’intérieur du Cosmos, la chaleurredoublait ; le thermomètre marquait maintenant 62°… et lalumière ardente braquée sur notre pauvre véhicule semblait, deseconde en seconde, croître en intensité.

Il était évident que MM. les Martiensvoulaient tout simplement nous flamber comme des poulets.

– Il faut sortir ! rugit ledocteur…

– Sortir !… m’exclamai-je…

– Aimez-vous mieux être brûlé vif… vousne comprenez donc point que nous n’avons plus que cetteressource ?…

– Oui… murmurai-je… C’en est fait denous… il n’y a plus qu’à choisir entre l’incinération ou…, quelquetorture peut-être plus épouvantable…

– Ah ! crédié, hurla Fred… je vouspromets qu’on se défendra…

Et il s’empara d’un grand levier de fer… sonarme favorite. Quant à moi, j’empoignai mon Winchester…

Le docteur prit un revolver Browning à ballesexplosibles et ouvrit précipitamment le hublot d’arrière…

D’un bond, Fred fut dehors, et commença avecson levier à exécuter de terribles moulinets… Quand nous lerejoignîmes, il avait déjà fait plus de vingt victimes et, tout enfrappant à tour de bras, il monologuait de sa grosse voix debasse :

– Tiens ! attrape !… à toi,vilain macaque !… Ah ! les affreux singes, ils voulaientme cerner !… Ça ne prend pas… mes bichons !… Vous ne vousêtes pas levés assez matin pour cela… Tenez !… parez celui-là…et encore celui-là… et puis cet autre-ci !…

Et chacune de ses phrases était suivie d’unbruit indiquant que le levier avait touché juste…

Trois nains, noirs comme des Cafres, s’étaientjetés sur le docteur et allaient le percer à l’aide de lameseffilées.

Mais le savant les avait prévenus et troisballes explosibles firent voler en éclats les têtes de cesagresseurs trop osés… De mon côté, avec mon Winchester, je fis unesérieuse trouée dans le flot serré des Martiens…

Déjà, nous chantions victoire, croyant nosennemis en déroute, et nous nous apprêtions même à regagner leCosmos avec la dignité sereine de dieux olympiens, quandnous trébuchâmes soudain et fûmes précipités sur le sol… Noustentâmes de nous relever, mais des lacs menus nous entourèrent lesmembres et plus nous faisions d’efforts pour nous dégager, plusnous nous empêtrions dans l’espèce de filet métallique que lesMartiens déroulaient sous nos pas… Bientôt nous fûmes pris comme depauvres mouches dans la toile d’une araignée et nos bras et nosjambes se trouvèrent immobilisés…

Tout cela s’était passé si rapidement que nousn’avions même pas eu le temps de nous rendre compte de ce qui nousarrivait…

Quand nous fûmes réduits à l’impuissance, lesMartiens se rapprochèrent et nous les entendîmes frapper le solavec frénésie… M’étant alors retourné sur le côté, je vis qu’ilsplantaient en terre des piquets de fer autour desquels ilsenroulaient de nouveaux fils qui ne tardèrent pas à former commeune cage au dessus de nous !…

Cette fois c’en était fait… nous étionsprisonniers !…

Un espoir me restait. J’avais conservé macarabine et je comptais bien dépêcher encore quelques-uns de ceshorribles gnomes vers ce que nous appelons sur terre l’autre monde,lorsque je ressentis à la main droite une brûlure si douloureuseque je lâchai mon arme et les Martiens l’attirèrent à eux au moyende crochets de fer… J’étais perdu… Une rage folle m’envahit et jeme mis à hurler comme un fauve.

Effrayés par le bruit de ma voix qui dut leurparaître formidable, nos ennemis s’enfuirent dans toutes lesdirections… Mais cette panique ne dura qu’un instant et ilsrevinrent bientôt près de nous… Je les entendais glisser sur laterre… et ils poussaient un petit cri lugubre assez semblable àcelui du chat-huant… Parfois ce cri s’atténuait et devenait alorsune sorte de modulation confuse qui avait quelque chosed’impressionnant… Cela tenait à la fois d’un râle et d’unricanement…

Fred et le docteur étaient étendus à quelquesmètres de moi… De la façon dont j’étais placé, j’apercevais lecrâne du savant qui luisait comme une petite lune sous les feux desMartiens…

– Docteur… docteur… m’écriai-je…avez-vous toujours votre revolver ?…

– Oui… me répondit-il, mais je ne puism’en servir, j’ai les mains entravées.

Je poussai un juron formidable… puis, uneréaction subite s’opéra en moi et je me mis à pleurer… oui, àpleurer comme un enfant…

Le docteur essaya de me consoler, mais jel’invectivai avec la dernière violence. Je lui reprochai de nousavoir ainsi exposés à la plus affreuse des morts… et tout cela…pour satisfaire une ridicule curiosité…

– Voilà, grinçai-je… où nous ont conduitsvos stupides inventions… Vous vous croyez un grand savant… maisvous êtes aussi borné qu’un mollusque… Quand on entreprend unvoyage comme celui-ci, on doit avoir au moins les moyens derepousser les ennemis que l’on peut rencontrer… Ainsi, à cause devous, nous allons périr dans les tortures… ces Martiens sontcapables de tous les raffinements… ils vont certainement nous rôtirà petit feu…

Un sanglot de Fred me répondit…

– Courage ! murmura le docteur.

– Ah ! cela vous est facile à dire…hurlai-je écumant… courage… je sais bien qu’il en faut du courage…si encore… je pouvais me loger une balle dans la tête… mais non… jen’ai même pas cette suprême ressource… Ah ! misérable docteur…soyez maudit… oui… maudit… vous entendez !…

Le vieux savant poussa un profond soupir. Jevis sa tête chauve osciller à ras du sol… et j’entendis ces motsqu’il prononça très bas :

– Pardonnez-moi, monsieurBorel !

Cela avait été dit d’une voix si douloureuseque je regrettai de m’être montré aussi dur envers un vieillardqui, somme toute, ne m’avait pas forcé à l’accompagner dans l’autremonde… J’étais libre de refuser de lui servir de second… quellestupide fatalité m’avait poussé à prendre part à cette affreuseexpédition !

Toute la nuit nous restâmes rivés au sol…

Quand le jour parut, une grande agitation semanifesta parmi les Martiens… Ce fut un trépignement formidable… unvacarme ininterrompu…

Nous devinâmes qu’une foule avide se pressaitpour nous voir… De temps à autre, on percevait un roulementcomparable à celui d’un chariot évoluant sur un plancher de bois,puis des sifflets aigus et le bruit de roues qui tournaient avec unronflement sonore…

Enfin, nous sentîmes que nos liens sedesserraient peu à peu…

Les fils qui nous retenaient ne nous fixaientplus à terre comme précédemment. Nous remarquâmes même que ceux quientouraient notre corps avaient été enlevés… seuls nos bras et nosjambes étaient toujours étroitement ligotés…

Au prix d’efforts inouïs nous parvînmes à nousasseoir…

Alors… le spectacle qui s’offrit à mes yeuxdemeurera éternellement gravé dans mon esprit…

À perte de vue c’était une mer humaine… unvéritable océan de têtes… Il y avait là des milliers d’êtresétranges qui ne ressemblaient en rien à ceux que nous avionsrencontrés dans les régions glaciaires.

Bien qu’ils fussent petits et malingres, ilsétaient cependant beaucoup mieux conformés que leurs frèrespolaires. Ils pouvaient mesurer de la tête aux pieds entre quaranteet quarante-cinq centimètres ; leur figure, d’une couleur dechair jaunâtre, parcheminée, était bleutée autour de la bouche etdu nez comme chez les orangs-outangs. Leur corps était, pour sapetitesse, assez volumineux et donnait à l’ensemble de l’individuune apparence de rotondité singulièrement cocasse. Ils avaient degros yeux ronds sans paupières et leur nez prodigieusementretroussé laissait voir deux narines sanguinolentes.

On devinait toutefois que ces êtres grotesquesne devaient pas être dépourvus d’intelligence ; leur frontétait vaste, très bien conformé et leur regard avait quelque chosed’ironique…

En avant de la foule se tenaient quatreMartiens qui, à en juger par le respect dont on les entourait,devaient être des chefs… Ils nous montraient au peuple et faisaientdes signes bizarres auxquels les petits hommes répondaient par descris variés…

– Notre sort se règle en ce moment,dis-je au docteur…

– Oui, fit-il sourdement…

– Que vont-ils décider ?

– Il est à peu près certain qu’ils nenous tueront pas tout de suite…

– Vous croyez ?…

– J’en suis persuadé… Voyez avec quelintérêt ils nous regardent ; avant de nous mettre à mal ils nese feront pas faute de nous examiner en détail…

Le docteur avait vu juste.

Les quatre Martiens, qui paraissaient avoirsur la foule une grande autorité, s’approchèrent de nous, non sanseffroi, et nous considérèrent avec une curiosité évidente qui setraduisait par de petits cris aigus et des gestes rapides.

À un moment, un des quatre nains s’approcha demoi et, avec une audace qui stupéfia ses camarades, me toucha latête… puis il fit un bond en arrière… en répétant par troisfois :

– Oyaou !… oyaou !…oyaou !…

C’était la première fois que je parvenais àsaisir un mot martien…

Imitant la petite voix flûtée de nos ennemis,je répétai :

– « Oyaou !…oyaou !… »

L’effet fut prodigieux…

Les Martiens poussèrent de petits gloussementsde poussins et leur cercle se rétrécit à tel point que les quatrechefs, refoulés par le nombre, faillirent être précipités surnous…

Mais le docteur ayant fait un mouvement, lafoule recula terrifiée…

Les chefs en profitèrent pour donner desordres et, en moins de temps qu’il n’en faut pour l’écrire, unesolide barrière de métal nous sépara des curieux.

Comment ce barrage avait-il pu être sirapidement établi ? Par quel procédé mécanique avait-il étémis en mouvement ? En regardant bien, j’aperçus des treuilsroulants qui remontaient vers un grand échafaudage ayant un peu laforme, en plus petit, de notre Tour Eiffel… Décidément les Martiensétaient des constructeurs consommés…

Tout chez eux était actionné par des moteursinvisibles… Ces nains difformes et débiles savaient commander à laforce…

Il était impossible que des êtres aussiintelligents eussent la cruauté des Caraïbes ou des Canaques.

J’en étais là de mes réflexions quand je visla multitude qui nous environnait s’écarter précipitamment, commeune bande de manifestants à l’approche de la police, et presqueaussitôt un bruit comparable à celui d’un tuyau d’arrosage roulantsur ses galets attira mon attention…

– Avez-vous idée de ce que cela peutêtre ? demandai-je au docteur avec inquiétude.

– Regardez… fit-il.

– Je ne vois rien…

– Et ces plates-formes ?

En effet, j’aperçus, glissant à ras du sol,des masses brillantes qui avançaient insensiblement vers nous.

– Mon Dieu, ils veulent nous écraser,s’écria Fred…

– Non… Tranquillise-toi, du moins pour lemoment dit le docteur Oméga… Ce sont nos voitures que l’on faitavancer…

De petites explosions sortaient du sol, desbattements saccadés comme ceux d’une bielle en action se mêlaient àun roulement continu qui rappelait aussi, mais en plus faible,celui d’un trottoir roulant.

Puis le silence se fit tout à coup…

Les plates-formes n’étaient qu’à quelquesmètres de nous.

Les chefs martiens paraissaient perplexes…leurs gros yeux roulaient avec vivacité…

Enfin l’un d’eux – un ingénieur sans doute –s’approcha d’une équipe de nains et leur dit quelques mots.

Maintenant je comprenais la manœuvre àlaquelle allaient procéder nos ennemis.

Ils voulaient nous placer sur cesplates-formes roulantes pour nous emmener sans doute au centre dela ville…

J’attendais, non sans émotion, le résultat deces préparatifs, quand, ayant par hasard levé les yeux, j’aperçusau-dessus de ma tête une sorte de griffe de fer qui se balançaitavec la régularité d’une pendule…

On allait nous soulever à l’aide d’une grue etnous placer sur les plates-formes.

Les fils qui m’entouraient furent subitementtirés, la griffe me saisit absolument comme l’eût fait une grandemain humaine et je me sentis enlevé de terre.

Quand je repris pied ou, pour parler plusexactement, quand je reposai sur la plaque qui devait me servir devoiture, je fus aussitôt ligoté automatiquement sans que j’eusse pume rendre compte du moyen que les Martiens employaient pour ceficelage d’un nouveau genre…

Quelques minutes après, je roulais, couché surle dos, à une allure qui me sembla des plus rapides…

Notre voyage dura environ une heure… peut-êtreplus… puis le chariot s’arrêta.

– Docteur !… docteur !criai-je ! êtes-vous là ?

Aucune voix ne me répondit.

– Docteur !… Fred !… Mesamis ! hurlai-je désespérément…

Je n’entendis qu’un grand murmure… une sortede bourdonnement, puis un câble grinça et je me sentis descendrecomme si j’eusse été jeté dans un ascenseur.

Peu à peu le jour s’atténua, puis un légerchoc m’avertit que j’étais arrivé à destination.

Tant que j’avais été en plein air, entouré dudocteur et de Fred, j’avais encore conservé une lueur d’espoir…Maintenant que j’étais seul, cloué sur mon chariot comme Damienssur son lit de douleur, tout courage m’abandonna…

Cette fois… je le pressentais… c’était lafin…

Je regardai autour de moi ; je ne visqu’une muraille unie sur laquelle couraient par instants des filetsde lumière violette. Le trou par lequel j’étais descendu s’étaitrefermé et j’apercevais au-dessus de moi un grand plafond convexe.L’atmosphère était considérablement lourde. Je ne sais pourquoi,j’avais l’idée que ce plafond, qui semblait de plomb, allaits’affaisser subitement pour m’écraser… Cela devint même uneobsession et, à chaque minute, je m’attendais à le voir glisservers moi.

Mais tout à coup le gouffre dans lequel je metrouvais s’éclaira insensiblement, et je vis des bandes de Martiensdescendre comme des araignées le long de la muraille…

Pensant les attendrir, je murmurai trèsdoucement, avec une inflexion de voix caressante :

– Oyaoû !…oyaoû !…

Ces mots, qui n’avaient pour moi aucunesignification, furent compris des affreux nains, car ils lesrépétèrent d’un air étonné en y ajoutant ces quatre syllabesbizarres : lo-hou-tou-zeï. Je sentis bientôt mesliens se desserrer, puis je fus soulevé de terre et transporté dansun recoin où deux chaînes m’emprisonnèrent instantanément lesjambes et les poignets.

– Oyaoû !… oyaoû !…répétai-je tristement…

Mais cette fois mes ennemis ne m’entendirentpas…

Une vive lumière venait d’embraser lesouterrain et j’aperçus sous une voûte où flottait une buée mauve,deux Martiens qui s’avançaient suivis d’un nombreux cortège.

Ils me parurent plus grands que leurscongénères ; s’ils avaient comme eux des membres tordus etgrêles, par contre leur tête était énorme… volumineuse…

Vous avez quelquefois vu dans les rébus de cesfigures bizarres, représentant une citrouille supportée par unecaricature de corps humain.

Les deux arrivants avaient absolument cetteforme. À mesure qu’ils approchaient, je pouvais détailler leurphysionomie… Ils étaient d’une laideur comique et, en toute autrecirconstance, j’aurais éclaté de rire en les apercevant.

Mais à leur vue un frisson me secoua de latête aux pieds ; quelque chose me disait que ces êtresgrotesques devaient être mes juges… que de l’énorme boule qui leurservait de tête allait sortir, ou ma grâce… ou mon arrêt demort.

Je pris une attitude des plus humbles etattendis… le cœur serré…

Arrivés à quelques pas de moi ils s’arrêtèrentet demeurèrent la bouche ouverte… sans faire un mouvement.

Il était évident que je les étonnais…

S’étant retournés vers leurs suivants, ilsdonnèrent quelques ordres et aussitôt la muraille à laquellej’étais attaché, et qui était en deux parties, pivota lentement,découvrant une autre pièce dans laquelle j’aperçus, enchaînés commemoi, le docteur et Fred…

Je poussai un cri de joie…

Les deux hydrocéphales reculèrentépouvantés ; il y eut même, parmi les assistants, uncommencement de panique…

Je compris que mon exclamation avait produitsur les tympans délicats des Martiens l’effet d’un coup detonnerre…

Pour les rassurer, je pris une figuresouriante et prononçai doucement :

– Oyaoû !…

Les gnomes à grosse tête se rapprochèrentcurieusement et eurent même la hardiesse de se camper à un mètre demoi…

Mais on leur fit sans doute remarquer combienils étaient imprudents, car ils reculèrent de quelques pas. Puisils se dirigèrent vers Fred et le docteur.

Celui-ci parut les étonner toutparticulièrement, sans doute à cause de son crâne dénudé qui avaitquelque ressemblance avec le leur…

L’un d’eux prononça ce mot bizarre :

– Vuitt !…

– Vuitt !… répondit ledocteur…

Les « macrocéphales » se regardèrentétonnés et se cognèrent réciproquement le front, ce qui était sansdoute une façon de se communiquer leurs impressions.

Ensuite ils se retournèrent vers lesassistants et prononcèrent une longue phrase de laquelle je neretins que ces mots : zioa… ouiotaï…

Des acclamations discrètes leurrépondirent…

Alors les deux Martiens à grosse tête prirentchacun une tige de fer et nous palpèrent à distance… Ils semblèrenttrès surpris que notre corps ne fût pas plus résistant… Ils nousprenaient sans doute pour des hommes de roc…

Leur inspection terminée, ils sortirentgravement avec leur suite et tous les assistants qui se trouvaientdans le souterrain leur firent escorte.

Quand ils eurent disparu, je me tournai versle docteur :

– Eh bien ?… lui dis-je.

– Nous sommes perdus !…répondit-il.

– Vous avez compris ce qu’ils ontdit ?

– Non… mais j’ai deviné qu’ils veulentnous conserver comme des animaux rares.

– Nous leur échapperons alors !…

– Jamais… s’écria le docteur… jamais,entendez-vous… Nous sortirons sans doute d’ici… nous pourronspeut-être un jour ou l’autre errer librement parmi ces êtresimmondes… mais pour leur échapper… jamais… Vous n’avez pas vu cequi s’est passé tout à l’heure… vous étiez déjà parti dans lechariot… Eh bien ! à l’aide de puissants outils actionnés parune force inconnue… les Martiens ont détruit… mis en pièces leCosmos… oui… mon ami… sous mes yeux… notre pauvreCosmos ! mon cher Cosmos !…

Chapitre 10LE GRAND RAZAÏOU

Ainsi, le Cosmos étaitdétruit !… de ce merveilleux engin conçu au prix de tantd’efforts, de patientes recherches, il ne restait plus rien.

Notre existence – en admettant qu’elle ne fûtpas brusquement tranchée par les Martiens – devait donc s’acheveren ce monde étrange, si différent du nôtre…

Quelle vie mènerions-nous dans cette planètemystérieuse où toutes les lois humaines semblaient bouleversées, oùrien ne répondait plus à nos besoins… à nos aspirations.

– Qui sait, disais-je tristement, si nousne serons pas réduits au rôle humiliant d’ilotes, de misérablesdomestiques ?

« On nous montrera sans doute comme desbêtes savantes… nous irons de ville en ville enchaînés, tels desours, muselés peut-être, et la maigre nourriture qu’on nousdonnera, il nous faudra la gagner par notre docilité, notresoumission à nos maîtres !…

Sur Terre… sur cette Terre si regrettée àlaquelle je ne pouvais songer sans que mes yeux se mouillassent,nous nous étions élevés – le docteur surtout – au-dessus de lamasse ordinaire ; ici, notre intelligence ne trouveraitprobablement aucune occasion de s’exercer, nous serions, selontoute apparence, considérés comme de singuliers spécimens d’unerace ridicule.

Nous fournirions sans doute matière à denombreuses dissertations, et il n’était pas impossible qu’unMartien, plus curieux que les autres, un de ces froids savants pourlesquels la vie n’est qu’une manifestation sans importance,s’avisât de tuer l’un de nous afin de l’examiner, le disséquer,pour se rendre compte du fonctionnement de nos organes et de leuranalogie avec ceux de ses congénères.

Pourvu encore qu’il ne lui prenne pasfantaisie de nous écorcher vifs comme de simples grenouilles delaboratoire ou de vulgaires cochons d’Inde !…

Pendant que je faisais ces tristes réflexions,le docteur Oméga, la tête penchée en avant, l’œil fixe, la lèvreinférieure pendante, semblait poursuivre une idée…

Parfois, il poussait un petit cri guttural etfaisait claquer ses doigts, ou bien il tirait désespérément sur lachaîne qui le rivait au mur.

Je cessai de monologuer afin de ne pointtroubler les méditations de mon ami… Car en le voyant si absorbé jefinis par me bercer de l’espoir que peut-être cet homme étonnanttrouverait le moyen de nous sauver…

Pourquoi pas, après tout ?… Était-ilinadmissible qu’il parvînt à reconstituer un nouveau navireaérien ?… Les Martiens étaient un peuple industrieux… ondevait trouver dans leurs usines tout ce qu’il fallait pourconfectionner un Cosmos…

Autant qu’il m’en souvient, nous restâmesenviron un jour et une nuit dans les casemates martiennes.

Depuis le moment où nous avions aperçu lesgnomes qui nous retenaient prisonniers, nous n’avions pris aucunenourriture et nous commencions à ressentir de douloureuxtiraillements d’estomac.

– Ces sauvages, dis-je au docteur,veulent donc nous laisser mourir de faim ?

– Cela m’étonnerait, répondit-il…

– Cependant, ils sont assez intelligentspour comprendre que nous ne pouvons nous nourrir en léchant lesmurs.

– Peut-être leur façon de s’alimenterest-elle différente de la nôtre… des êtres si petits doivent secontenter d’une nourriture insignifiante.

– Pensez-vous qu’ils soientcarnivores ?…

– Je n’en sais rien… mais celam’étonnerait beaucoup… je les crois plutôt végétariens…

Cette conversation fut brusquement interrompuepar l’arrivée de trois Martiens qui glissèrent sur le sol comme degros rats noirs, passèrent auprès de nous et disparurent dansl’ombre… Presque aussitôt, nous entendîmes un bruit sourd, puis laplate-forme sur laquelle nous nous trouvions, après avoir oscillédoucement de droite et de gauche s’éleva rapidement vers la voûtede la crypte…

– Mais… nous allons être écrasés !hurla Fred…

– Non… dit le docteur… voyez, la voûtes’entr’ouvre progressivement au fur et à mesure que nous montons…tout ici est réglé mécaniquement comme dans un théâtre… Ces petitsdiables sont décidément de grands ingénieurs…

En effet, le plafond s’était écarté et n’avaitpas tardé à disparaître dans des rainures invisibles.

Maintenant, nous étions à l’airlibre !

Autour de nous, la foule martienne s’agitaiten poussant des cris aigus et des centaines d’yeux glauques, rondset transparents, nous fixaient avec curiosité…

Nous remarquâmes qu’une grande estrademétallique s’élevait à quelques mètres de nous. Elle pouvaitmesurer environ trente pieds carrés et était occupée par plusieursnains à « grosses têtes ».

Nous allions évidemment comparaître devantl’élite intellectuelle de la planète Mars…

Les chaînes qui nous entouraient les chevillesse desserrèrent tout à coup et disparurent sous la plateforme… Nousn’étions plus attachés que par les mains, mais la tresse métalliquequi les retenait nous en laissait à peu près l’usage.

Une des « grosses têtes » fit unsigne et notre plancher roulant glissa jusqu’à l’estrade. Les« Mégalocéphales[1] »,dont nous n’étions plus séparés que de quelques mètres, nousregardèrent avec attention, puis causèrent longtemps entre eux.

Enfin, celui qui paraissait être le chef desgnomes à gros cerveau fit entendre un sifflement prolongé.

Il y eut une poussée dans la foule, quelquescris bizarres, puis on jeta dans notre enceinte un pauvre petitMartien qui poussait des gémissements lamentables…

– C’est une expérience, dit le docteur,ils veulent s’assurer si nous sommes réellement des sauvages…

Le malheureux sacrifié faisait des bondsdésespérés pour échapper à notre étreinte.

Le docteur le saisit délicatement, le soulevade terre et, le mettant sur ses bras, le caressa en souriant commeil eût fait d’un petit animal inoffensif.

Un murmure de sympathie monta de la foule.

Les « grosses têtes » seconcertèrent de nouveau et, après une discussion assez animée, nousvîmes un « Mégalocéphale » descendre résolument sur notreplate-forme…

Le savant martien ne semblait guèrerassuré ; cependant il faisait assez bonne contenance… ilsentait qu’on le regardait et il tenait à honneur de ne pointpasser pour un poltron. En sautillant, il s’avança vers le docteuret quand il ne fut plus qu’à un mètre de lui il prononça d’unepetite voix cassée :

– Pohogo !…Pohogo !…

Le docteur Oméga s’inclina cérémonieusement,toujours avec son Martien dans les bras, et répéta :Pohogo !…

Alors, le Mégalocéphale s’enhardit, il fit unpetit bond à la façon des kangourous, et avançant les tentaculesqui lui servaient de bras, il osa toucher notre vieil ami. Celui-cisourit aimablement et, à son tour, promena doucement sa main sur lahideuse figure du pygmée…

Des cris s’élevèrent autour de l’enceinte…

Puis, une à une, toutes les « GrossesTêtes » descendirent sur la plate-forme où nous noustrouvions…

Les savants de la planète Mars venaient encorps nous rendre visite… certains maintenant que nous étions desêtres inoffensifs…

Ils s’avancèrent lentement en roulant leursgros yeux à fleur de tête, puis ils s’assirent pour bien nousprouver sans doute que leurs intentions étaient toutespacifiques.

Nous les imitâmes…

Il y eut un moment de silence, puis l’un dessavants se leva enfin et, s’approchant de Fred, lui tira labarbe…

Le géant ne voulant pas être en rested’amabilité posa alors sa dextre sur la tête du Martien, mais ilavait la main terriblement lourde et le Mégalocéphale poussa un cride douleur.

Pour réparer la gaffe de Fred, le docteurs’approcha et frotta avec d’infinies précautions le crâne huileuxdu petit homme…

Ses camarades parurent très touchés de cegeste, et ce fut dès lors au docteur qu’ils prodiguèrent toutesleurs amabilités.

J’eus aussi mon tour et répondis comme ilconvenait aux avances des horribles nains… J’avoue que nous devionsêtre tous passablement grotesques et, quand je songe à cettepremière entrevue avec les Martiens, il m’arrive parfois de rireaux éclats…

Une chose inquiétait nos nouveaux amis… ilspalpaient et tiraient nos vêtements, se demandant sans doute quelleétait cette carapace bizarre qui n’adhérait pas à notre peau…

Je me rendis compte de leur étonnement etj’ôtai mon veston, mon gilet et ma chemise…

En voyant mon torse nu, ils se mirent à sautercomme des cabris, puis ils me posèrent tous, les uns après lesautres, leurs froids tentacules sur la peau, ce qui me causa unesensation plutôt désagréable…

Cependant, on devinait qu’ils voulaientcorrespondre avec nous autrement que par des signes.

Un Mégalocéphale repoussant, avec une petiteface plus ridée qu’un pruneau, toucha la tête du docteur etzézaya.

– Zoûû…

Nous comprîmes aussitôt qu’en langage martien,une tête s’appelait zoûû…

Puis il posa successivement ses tentacules surnos membres qu’il désigna par des mots barbares…

Il appela nos bras des craozo, notrepoitrine une ranaïa, nos jambes des piillitt, nospieds des clakôôs…

Au fur et à mesure qu’il parlait, j’écrivais,avec leur prononciation approximative, tous les mots qui sortaientde sa petite bouche triangulaire, ce qui me permit de les répéterassez exactement…

Les « grosses têtes » furentémerveillées de mon intelligence…

Cependant, nous commencions, le docteur, Fredet moi à souffrir terriblement de la faim…

Pensant me faire comprendre des Martiens, jefis le geste bien connu qui consiste à approcher la main de labouche, mais cette tentative demeura sans succès… je me mis alors àremuer les mâchoires en imitant le bruit que l’on fait enmastiquant les aliments.

Les macrocéphales me regardèrent curieusementet ce fut tout…

– Ces monstres-là ne doivent jamaismanger, dis-je au docteur…

– En tout cas, répondit-il, ils nepeuvent broyer leur nourriture… car, ainsi que vous pouvez leconstater, leur bouche est dépourvue de gencives et de dents…

– Si encore nous trouvions dans lesparages quelque animal à dévorer…

Mais nos nouveaux amis, sans paraîtres’inquiéter de mon expressive mimique, continuaient à bredouillerdes mots aux terminaisons bizarres…

Enfin, un bruit métallique se fit entendre etles barrières qui nous entouraient s’écartèrent comme parenchantement.

La foule voulut se précipiter vers nous, maisles « Mégalocéphales » la tinrent à distance en braquantsur elle une petite boîte oblongue d’où sortaient, avec unpétillement continu, des lueurs phosphorescentes…

Il y eut une bousculade, des cris, et nousvîmes plusieurs spectateurs rouler sur le sol en agitant leurstentacules… En passant près d’eux, nous constatâmes avec surprisequ’ils avaient été atrocement brûlés…

– Que peut-il y avoir dans cetteboîte ? demandai-je au docteur…

– Je n’en sais rien… mais je ne seraispas étonné que ce fût du radium.

– Du radium… ici ?

– Pourquoi pas ?… D’ailleurs je lesaurai bientôt…

Et mon ami eut un petit clignement d’yeux, cequi, chez lui, était de bon augure…

Une sorte de chariot automobile venait des’avancer ; les « grosses têtes » nous invitèrent ày prendre place et montèrent à nos côtés.

Quand nous fûmes installés, un petit chauffeurappuya son tentacule droit sur un déclic et nous partîmes à untrain d’enfer…

Le singulier véhicule dans lequel nous noustrouvions était de forme ovoïde, et roulait presque à ras du sol,non point sur des roues, mais sur des cylindres, à la façon de ceslocomotives routières qui servent à écraser les cailloux sur lesroutes. Le moteur qui l’actionnait devait être des plus puissants,mais demeurait invisible… Malgré la vitesse à laquelle nousmarchions, je pouvais cependant apercevoir la ville, si l’on peutappeler de ce nom une suite ininterrompue de sombres bâtiments defer. Tantôt ils affectaient la forme de cônes, de pyramidestronquées ou d’aiguilles, tantôt ils figuraient des coupoles, desdisques et des dômes…

Une vapeur bleue noyait de temps à autre cesconstructions qui, vues ainsi à travers un léger brouillard,apparaissaient démesurément grossies…

Par instant des masses brillantes dont je nepouvais distinguer la forme passaient en sifflant comme des obusau-dessus de nos têtes et se croisaient avec d’énormesplates-formes volantes dont on voyait parfaitement les hélices…

Bientôt nous quittâmes la ville pour entrerdans un faubourg qui semblait couvert de suie et où s’élevaient desédifices plus noirs que ceux de Londres… puis nous filâmes àtravers une vaste plaine où des arbres s’élevaient de place enplace, des arbres gigantesques aux rameaux tombants…

Enfin une nouvelle ville se dessina àl’horizon au milieu de nuages rougeâtres…

– Razaïou !…Razaïou !… s’écrièrent nos compagnons en agitant leursgrosses têtes en cadence…

– Razaïou ! répétai-je trèshaut – ce qui me valut de la part des Martiens de longs etdésagréables frottements de tentacules…

L’automobile s’était arrêtée…

En face de nous courait un torrent impétueuxqui charriait non point de l’eau écumante, mais une matière enfusion d’où montaient d’énormes flocons de fumée âcre…

L’un des « Mégalocéphales » poussaun petit cri et aussitôt, d’un vaste échafaudage métallique que jen’avais pas remarqué, tant j’étais absorbé dans la contemplation dufleuve de feu, quatre chaînes descendirent et s’accrochèrentautomatiquement à notre véhicule qui, soulevé avec une forceprodigieuse, s’éleva dans les airs comme un aérostat… À une hauteurde cent pieds environ, cette singulière machine tournoya surelle-même et nous filâmes horizontalement au-dessus du gouffreembrasé.

– Ces Martiens sont des génies, s’exclamale docteur… ils ont trouvé les ponts aériens… C’estmerveilleux !… C’est féerique !… voyez comme tout ceciest merveilleusement réglé, quelle précision… tenez, maintenantnous descendons… nous sommes sur l’autre rive… Oh ! il estimpossible que je n’arrive pas, un jour, dans ce pays enchanté, àreconstruire un nouveau Cosmos… courage !… espoir…mes amis !…

Notre véhicule venait de toucher le sol ;les chaînes qui le maintenaient se décrochèrent et il reprit sacourse folle…

Bientôt une montagne se dressa devant nous… Ledocteur et moi nous attendions encore à être saisis par un enginmonstre, mais, à notre grand étonnement l’automobile en pleinevitesse aborda victorieusement cette rampe presque verticale et lagravit en un clin d’œil…

Nous nous trouvâmes alors en face d’un palaisqui dressait dans le ciel rouge ses tours et ses dômes de fer etdont les portes merveilleusement ouvragées affectaient la forme defleurs de lys ou de trèfles.

Elles ne s’ouvraient point en roulant surleurs gonds, mais se levaient et s’abaissaient comme des rideaux dethéâtre…

Des guirlandes de pierres précieuses couraientautour de l’édifice et retombaient gracieusement sur des chapiteauxfaits d’un métal vert aux tons changeants…

Notre véhicule pénétra dans une cour qui avaitla forme d’un trapèze et aussitôt une nuée de Martiens se rangea lelong des murs en agitant des sortes de grelots qui rendaient un sonétouffé.

Les Mégalocéphales nous invitèrentgracieusement à mettre pied à terre et nous nous dirigeâmes, aumilieu d’une foule enthousiaste, vers l’intérieur du palais…

Après avoir longé de longues galeries ornéesd’ouvrages en fer, nous parvînmes à une salle immense dont jerenonce à décrire la décoration tant elle était somptueuse etcompliquée…

Un trône de métal bleu surmonté d’un dais deverre rouge s’élevait sous une voûte décorée d’une mosaïque derubis et de topazes.

Nous allions comparaître devant Razaïou le roides Martiens…

J’avoue que j’éprouvai à ce moment une légèreémotion. Comment le grand chef de ce monde inconnu allait-il nousaccueillir ?

Était-ce un être intelligent ou simplementquelque brute couronnée !

Des trompettes emplirent la salle de leurspetits sons nasillards, la voûte s’illumina soudain et le Souverainparut…

Il était grotesque et j’eus peine à réprimerune exclamation de surprise.

Figurez-vous un ballon de baudruche posé surun corps de cigale… et vous aurez un portrait très exact du maîtredes régions martiennes…

Il était coiffé d’une sorte de tiarephosphorescente et tenait dans son tentacule droit un bâton deverre terminé par une ampoule dans laquelle brillait une petiteflamme bleue…

Des pierres de couleur couvraient sa poitrinejaune, et sur son ventre piriforme s’étalait un médaillon carré quicontenait un affreux portrait – celui de la reine, comme jel’appris plus tard.

Une clameur s’éleva :

– Razaïou !…Razaïou !…

Et les Martiens se couchèrent sur le dos enfrappant le sol de leurs têtes.

Nous crûmes devoir, par convenance, nouslivrer aussi à cette manifestation ridicule, ce qui parut beaucoupétonner Razaïou.

Il agita son petit sceptre et lesMégalocéphales s’approchèrent du trône avec un profond respect, letentacule gauche sur la gorge, la tête rejetée en arrière… Arrivésdevant le souverain, ils poussèrent trois cris et tournèrent sureux-mêmes comme des toupies…

Razaïou fit un geste et l’un desMégalocéphales prit la parole…

Il parla longtemps, d’une petite voix grêle,monotone…

Enfin il se tut et le Roi donna l’ordre denous faire avancer.

On avait ôté les chaînes qui nous entravaientles jambes, mais nous avions toujours les mains attachées.

Il faut croire que l’on n’avait pas encore ennous une absolue confiance.

Ce fut le docteur Oméga qui eut l’insignehonneur d’être présenté le premier à Sa Majesté Razaïou…

Il mit sa main gauche sur sa gorge, rejeta latête en arrière, poussa trois petits gloussements et se mit àtourner…

Le roi le regardait avec bienveillance…

Ensuite, ce fut mon tour… J’imitai le docteur…Quant à Fred, toujours très maladroit, il faillit renverser letrône de Razaïou. Celui-ci manifesta un trouble extrême, mais fortheureusement, je sauvai la situation en prononçant aussitôt lesquelques mots martiens que j’avais inscrits sur mon calepin. Le Roime toucha alors de son sceptre, mais parut fort étonné que moncorps ne fût pas plus dur. Je renouvelai la scène du déshabillage,et quand il vit mon torse nu, il me montra sa poitrine, sans doutepour me faire comprendre qu’il avait comme moi un habit de« peau ».

Il examina ensuite longuement la tête dudocteur, promena ses tentacules sur l’ivoire de son crâne et, serenversant ensuite dans le fauteuil qui lui servait de trône… ils’endormit.

L’audience était finie…

On nous débarrassa de nos chaînes et lesMégalocéphales nous conduisirent dans une pièce immense toute enfer où l’on se serait cru dans l’intérieur d’un réservoir…

La faim nous tourmentait de plus en plus… etla soif venait s’ajouter à notre torture :

– Ma foi, dit Fred, si l’on ne nous donnerien à manger, je prends un de ces vilains macaques et je le« boulotte ».

– Patience, mon ami, dit le docteur… Nete livre pas encore à quelque excentricité…

– C’est joli à dire… mais j’ai une faimde cannibale… si encore nous pouvions sortir… il doit bien y avoirdes animaux dans ce pays-là…

À peine avait-il achevé ces mots que quatreMartiens entrèrent, roulant devant eux un petit chariot de ferrecouvert d’une plaque de verre…

L’un des Mégalocéphales s’approcha du docteuret le toucha en disant :

– Babaïo…

Il tira alors la plaque de verre quirecouvrait le chariot et nous aperçûmes une quantité de petitesboules de couleur, assez semblables à des billes…

– Babaïo, répéta le Martien.

Puis il prit une boule et l’avala.

– Eh parbleu ! s’écria le docteur,mais ces boulettes sont tout simplement des pilules nutritives…essayons-en toujours.

Et nous nous mîmes à puiser dans lecoffre.

Notre faim se calma instantanément… mais lasoif nous desséchait toujours le palais…

Un des Mégalocéphales ouvrit alors un petitcompartiment ménagé dans une des parois de la boîte et nous indiquades lamelles jaunes qui ressemblaient assez à des morceaux de colleà bouche. Nous en absorbâmes chacun une douzaine…

Ô miracle ! notre soif s’éteignit…aussitôt ! et nous ressentîmes au palais une délicieusefraîcheur…

Fred n’en revenait pas… Quant au docteur, sonadmiration pour les Martiens ne connaissait plus de bornes.

– Ces gens-là sont merveilleux,surprenants, prodigieux ! clamait-il…

Quand notre repas fut terminé, lesMégalocéphales nous poussèrent doucement devant eux et nousconduisirent dans un grand parc, où se trouvaient réunis quelquesMartiens qui, à notre grand étonnement, ne ressemblaient pas à ceuxque nous avions déjà vus…

Ils avaient la tête exagérément petite etportaient une sorte de péplum formé d’aiguillettes en verre decouleur. Leurs yeux étaient ovales, leur bouche minuscule et leurnez ridiculement retroussé…

Néanmoins ces petits êtres n’avaient rien derepoussant, et, quoique leur figure ne fût point belle, elle étaitcependant assez sympathique…

Dès que nous nous approchâmes d’un de cesgroupes, ceux qui le composaient poussèrent des cris d’oiseauxeffarouchés et voulurent s’enfuir…

Un de nos guides les rassura par quelquesparoles et les petits êtres nous regardèrent en tremblant…

Dans un coin du parc, on voyait une sorte detonnelle faite de plantes qui avaient la forme de cactus…

Cérémonieusement les« Mégalocéphales » nous y conduisirent et nous noustrouvâmes en présence de trois petits monstres accoutrés de façonbizarre… L’un d’eux portait sur la tête une sorte de casque danslequel était encadré un portrait. C’était celui de Razaïou…

– Eh parbleu ! m’écriai-je !…je comprends maintenant… Ces Martiens sont des femmes… Nous sommesdevant la Reine…

– Bilitii… prononça un de nosguides…

Et il se mit à plat ventre…

Nous l’imitâmes aussitôt, mais à notre grandestupéfaction, quand nous nous relevâmes, la reine Bilitii et sessuivantes avaient disparu… Nous l’avions effrayée, et, bien qu’ellefût cependant avertie par nos « compagnons », ellen’avait pu supporter notre vue.

Nous ne fûmes pas autrement choqués de cetteattitude qui, sur Terre, nous eût paru de la dernièreincorrection.

D’ailleurs… n’étions-nous point en présenced’une reine !

Mme Bilitii était une petiteMartienne timorée. En apercevant trois êtres énormes, poilus etgrimaçants, elle avait éprouvé une répulsion bien compréhensible,imitant en cela la petite souveraine de Mildendo quand elle vitpour la première fois Gulliver. Les Mégalocéphales semblaientnavrés que nous eussions été si mal reçus par leur reine, et ilsnous emmenèrent dans une prairie où croissaient de grandes plantesrouges et des arbustes dont les troncs ressemblaient à des colonnesde marbre.

Des oiseaux hideux, au bec recourbé, aux ailesdentelées, aux pattes difformes, voltigeaient çà et là en poussantde petits cris rauques.

Parfois, ces volatiles étranges se posaientsur le sol et alors ils tournaient avec une rapidité surprenantejusqu’à ce qu’ils tombassent étourdis.

Plus loin, des animaux d’un vert pâle quiressemblaient à des concombres glissaient sans bruit devantnous…

Un d’entre eux s’approcha de moi, eut unebrusque contorsion et me sauta à la poitrine. Je reculaiprécipitamment et faillis tomber à la renverse, ce qui amusabeaucoup les Mégalocéphales.

J’appris plus tard que ces concombres rampantsétaient des chiens martiens.

Mais nous n’avions pas encore tout vu.

Bientôt se montrèrent des serpents noirs,minces comme des anguilles et velus comme des chenilles.

Cette fois, mon courage m’abandonna.

J’ai déjà dit que les ophidiens me faisaienttomber en pâmoison… Dès que ces vilaines bêtes apparurent, je memis à sauter sur place comme si j’étais au milieu du feu.

Je crus lire sur les physionomies desMégalocéphales – autant qu’on pouvait saisir une expression sur cespetites faces parcheminées – un sourire de pitié.

Évidemment, ils ne comprenaient pas quej’eusse peur de ces serpents qu’ils considéraient comme des animauxdomestiques, puisqu’ils les prenaient dans leurs tentacules et lescaressaient avec tendresse. Deux vilains reptiles enlacèrent lesjambes du docteur ; un autre grimpa sur ses épaules.

– Mais tuez donc ces vilaines bêtes,m’écriai-je…

– Vous n’y pensez pas, monsieur Borel, medit le vieux savant…

« Vous ne comprenez donc pas que cesserpents sont des animaux sacrés… qu’ils jouent ici le rôle deschats dans la religion égyptienne… tâchez de surmonter votredégoût… songez que si vous écrasiez une de ces vilaines bêtes, vousattireriez sur votre tête le courroux des Martiens…

« D’ailleurs, voyez… ces reptiles sontinoffensifs… ils se rapprochent beaucoup de nos couleuvresterrestres…

Mais le savant avait à peine achevé ces motsque je le vis faire un geste rapide et, presque aussitôt, il poussaun hurlement de douleur…

Chapitre 11LA GUERRE DANS MARS

Un des serpents venait d’enfoncer son dardfourchu dans le mollet du docteur.

Les Mégalocéphales qui nous accompagnaientfrottèrent immédiatement la blessure avec leurs tentacules et,quelques minutes après, notre ami ne ressentait plus aucunedouleur.

Nous rentrâmes dans nos appartements et nousnous endormîmes sous la garde de nos affreux geôliers.

Le lendemain, quand nous nous réveillâmes, ilsnous offrirent des pilules et des tablettes avec une affabilité quime sembla suspecte.

Bien que le docteur fît preuve de la plusbelle assurance, j’étais néanmoins très inquiet. Les Martienssemblaient, il est vrai, nous avoir en haute estime, cependant ilétait à craindre que ces êtres énigmatiques ne méditassent quelqueatroce vengeance. Quand je faisais part de mes appréhensions auvieux savant, il se contentait de hausser les épaules.

– Monsieur Borel, me disait-il, vous vousforgez des idées ridicules… Les Martiens n’ont aucune raison pournous mettre à mal… Nous les intéressons bien trop… Cessez donc devous alarmer… Moi, je suis tout à fait tranquille et je ne songeplus qu’à une chose, construire un nouveau Cosmos.

– Et la répulsite ! pensez-vous quevous pourrez la fabriquer ici ?…

– Mais, mon pauvre ami, vous me semblezn’avoir guère plus de mémoire qu’un linot… la répulsite, n’enavons-nous pas ? Et l’enveloppe qui est restée au bord de lamer ?

– C’est vrai, fis-je… je n’y pensaisplus.

Et en effet… telle était la confusion de mesidées que j’avais complètement oublié l’enveloppe mise en réservedans la grotte…

Le docteur me confia qu’il était décidé àapprendre rapidement la langue martienne, afin de pouvoir demanderà nos hôtes les pièces et les ouvriers nécessaires à laconstruction d’un véhicule automobile… Il était impossible que legrand Razaïou ne fît pas droit à cette demande.

En attendant, que se réalisât ce rêve, nousétions toujours traités par nos gardiens comme de gros animauxinoffensifs. On continuait à nous gaver de pilules nutritives etnous engraissions à vue d’œil. Fred surtout prenait un embonpointinquiétant ; ce n’était plus un homme, mais un paquet degraisse… Quant au docteur, son petit cou de poulet s’était épaissiet ses jambes grêles avaient presque doublé…

Moi, je prenais du ventre et ne pouvais plusboutonner ma culotte… Nous résolûmes de manger moins de pilules etde faire un peu plus d’exercice.

Chaque jour, nous nous astreignions à unemarche de deux heures. Nous faisions cinquante fois le tour dujardin sur lequel donnait notre appartement, et c’était pour nosgardiens une joie véritable que de nous voir trotter ainsi devanteux…

Je commençais à savoir beaucoup de motsmartiens, mais je ne pouvais les assembler pour former des phrases…et cela me désespérait. Il faut croire que les« Grosses-Têtes » devinèrent ma pensée, car un jour ellesarrivèrent avec de grandes tablettes sur lesquelles étaientdessinés des caractères bizarres, qui ressemblaient assez auxinscriptions cunéiformes de l’Asie occidentale. Nous ne tardâmespas à apprendre que le langage martien se composait de syllabesgutturales et chantantes et que les mots, suivant l’intonationqu’on leur donnait, avaient plusieurs significations.

C’est ainsi que ghô voulait dire toutà la fois, arbre, nez, œil et genou… Selon que l’on filait le sonou qu’on le retenait, on obtenait des mots différents…

Comme je suis musicien, je parvins très vite àsaisir « l’intonation martienne », mais le docteur etFred étaient de fort mauvais élèves et désespéraient leursmaîtres.

Ils arrivaient assez bien à répéter les sonsqu’ils entendaient, mais quand il leur fallait le faire sans qu’onles leur soufflât, ils n’émettaient que des cris bizarres, quitenaient le milieu entre le roucoulement des pigeons et le bêlementdes chèvres.

La langue martienne étant toute musicale,j’avais pris le soin de tracer sur un calepin, en face de chaquemot, une portée de cinq lignes où je figurais par des notes lesintonations que j’avais retenues. Il est vrai que le docteur Omégase rattrapait sur l’écriture… À l’aide d’un pinceau trempé dans unesubstance verte il traçait avec une facilité surprenante, sur destablettes grises, les hiéroglyphes les plus compliqués…

Au bout de deux mois, je m’exprimais assezcouramment dans la langue martienne et le docteur l’écrivait trèscorrectement.

Quant à Fred, il parlait un martien« petit nègre » qui faisait beaucoup rire lesMégalocéphales.

Lorsque nos maîtres jugèrent que nous étionssuffisamment garagoulô(instruits), ils nous présentèrentde nouveau au Grand Razaïou…

Ce fut à moi qu’échut l’honneur de parler auroi martien.

Je lui exprimai tout d’abord le plaisir quej’éprouvais à me trouver en présence du plus grand cerveau de laplanète Mars et je l’assurai de mon dévouement ainsi que de celuide mes compagnons.

Ce début fut très goûté de Razaïou, qui merépondit presque aussitôt :

– Je vois que vous êtes des bêtesintelligentes… bien plus intelligentes que lesgagâyou.

(Les gagâyou sont des Martiensarrivés à un âge très avancé et dont l’intelligence s’est éteintepeu à peu.)

Puis Razaïou m’interrogea sur mon pays.

– Tu es sans doute, me dit-il, de cetteplanète ronde et lumineuse que nous apercevons d’ici quand la nuittombe… et avec laquelle, depuis si longtemps, nous cherchons àcommuniquer… sans succès…

Et il m’apprit alors que, depuis un nombreincalculable d’années, les Martiens allumaient chaque soir des feuximmenses dans l’espoir qu’on leur répondrait de la Terre.

Quand je lui narrai comment nous étionsparvenus dans Mars, le Roi ouvrit de grands yeux et parutenthousiasmé, mais nous nous aperçûmes plus tard qu’il n’avaitabsolument rien compris à nos explications et que la question de lagravitation lui était totalement étrangère[2].

Il sembla encore plus étonné quand je luiappris que j’avais quarante ans et le docteur soixante, et que, surTerre, on ne dépassait guère soixante-dix ans.

Dans la planète Mars, la longévité estprodigieuse… la moyenne de la vie est de trois cents ans.

Pendant les deux cents premières années, lesMartiens sont Vizadôs(actifs), puis ils deviennentGagâyou, c’est-à-dire inutiles, et ne peuvent plus rendreaucun service à la collectivité… Quand l’âge a affaibli leursfacultés, on les parque dans de grandes cités où ils sont servispar des Noussaï(esclaves au petit cerveau) et ils achèventlà leur existence.

Un Mégalocéphale m’apprit que Razaïou avaitcent cinquante-sept ans et la reine Bilitii cinq ans…

Il n’y a point, sur la planète Mars, d’enfanceni d’adolescence ; quelques semaines après qu’il a vu le jour,un Martien arrive à sa pleine croissance. Le cerveau seul atteintprogressivement son développement…

Après nous avoir interrogés sur l’organisationéconomique et politique de la Terre, Razaïou nous renvoya en nousdisant que nous étions désormais libres de circuler dans sa planèteet qu’il allait donner des ordres pour que ses sujets nousentourassent du plus grand respect.

La nouvelle de cette réception n’avait pastardé à se répandre dans la ville, aussi quand nous sortîmes dupalais, fûmes-nous acclamés par une population en délire…

Des milliers de nains nous entouraient, sepressaient contre nous et nous devions marcher avec prudence pourne point les écraser… Il y eut cependant un malheur. Fred, toujourstrès maladroit, posa son large pied sur un Martien qu’il réduisiten bouillie mais la foule ne prêta aucune attention à cet accident…Dans la planète Mars on ne s’émotionne pas aussi facilement quechez nous, et la mort d’un homme n’a aucune importance… surtout sicet homme n’est pas un intellectuel.

Nous rentrâmes au Métal Hôtel – c’estainsi que j’avais baptisé le réservoir de tôle qui nous servait dedemeure – et nous absorbâmes quelques pilules pour notre dîner.

Le lendemain, dès l’aube, les Mégalocéphalesvinrent nous réveiller et nous annoncèrent que nous pourrionssortir quand nous le désirerions et qu’une ploplô (voitureautomobile) serait à notre disposition.

Depuis longtemps nous brûlions du désir devisiter la ville dans laquelle nous nous trouvions et qui senommait Musiolii.

Deux Mégalocéphales s’offrirent à nousaccompagner et nous partîmes.

Le docteur ayant manifesté l’intention de voirune usine, on nous conduisit au Giilôz, vaste exploitationqui ressemble un peu au Creusot.

Là, nous pûmes enfin nous rendre compte dutravail des Martiens.

Les ouvriers qu’on y emploie sont légion… Dansune seule machinerie il n’y en a pas moins de cinq mille.

Et tous ces petits hommes travaillent avec uneactivité surprenante.

Au moyen de leurs tentacules, ils font mouvoirdes ressorts et des leviers qui communiquent avec d’énormes enginsd’une complication merveilleuse.

Le Martien étant par sa nature un être d’unefaiblesse extrême, supplée par des mécanismes perfectionnés à laforce qui lui manque.

L’électricité, qui est encore mal connue cheznous, remplace dans les usines martiennes les cubilots et lesfoyers…

On peut dire qu’elle a atteint dans Mars sondernier perfectionnement… Grâce à elle, des milliers d’appareils,des bras d’acier, des chariots de fonte, des treuils de fer selèvent et s’abaissent, glissent, tournent, s’enfoncent, remontentavec une précision inimaginable.

Figurez-vous une montre immense dans laquelletous les rouages admirablement combinés concourraient à communiquerune force que l’on dirait intelligente.

Sans efforts, les ouvriers martiensaccomplissent des travaux de géants…

L’usine dans laquelle nous nous trouvionsavait la spécialité de fabriquer des trottoirs roulants…

Des blocs de métal se succédaient sansinterruption dans des glissières et passaient immédiatement sousdes laminoirs qui les réduisaient en quelques secondes à l’état deplaques de quelques centimètres d’épaisseur…

Ensuite un chariot à mouvement ininterrompuprenait ces plaques et les transportait au dehors où elles setrouvaient automatiquement empilées par vingt, trente ouquarante…

La roue étant inconnue des Martiens, toutglisse sur des cylindres creux, renforcés au centre et auxextrémités…

Je vis aussi fabriquer des maisons dans cetteusine, car sur la planète Mars on ne construit pas les habitationsen brique ou en pierre ; tout édifice, qu’il soit palais ouchaumière, est en métal et se monte ou se démonte en l’espace dequelques minutes ou de quelques heures. J’ai su par la suite queles Martiens avaient adopté ce genre de construction afin depouvoir transporter leurs villes où ils voulaient. La raison en estsimple. Pendant la période zônartiz (été) certainesrégions deviennent inhabitables à cause de la chaleur.

Alors commence un exode qui dure quelquesjours et les villes qui s’élevaient dans le Sud se trouvent, avecune rapidité surprenante, transportées au Nord.

Lorsque le froid se fait sentir, le mêmedéménagement s’opère du septentrion au midi.

Seules, les usines demeurent dans les endroitsoù elles ont été installées, mais elles sont pourvues d’appareilsréfrigérants qui permettent aux ouvriers de travailler sans êtreincommodés.

D’ailleurs, l’ouvrier ne joue ici qu’un rôlesecondaire…

Chacun a sa place définie, marquée, l’unpousse toujours le même levier, l’autre dirige toujours la mêmecourroie ; l’intelligence n’entre pour rien dans le travailmanuel. Les « grands cerveaux » ont conçu les puissantesmachines de construction, les acéphales ne font que les actionneret le travail est tellement bien divisé que jamais il ne se produitd’accident comme dans nos usines.

La population de la planète Mars comprendquatre catégories : les savants ou grands ingénieurs, lesgiiloï ou ouvriers, les bafourosou agriculteurset les gagâyous ou inutiles qui sont formés par toutes lesclasses de la société.

En cas de guerre car, hélas ! lesMartiens, malgré leur intelligence, ne sont pas encore parvenus àvivre en paix avec leurs voisins, ce sont lesMégalocéphales ou grands cerveaux et les bafourosqui vont au combat…

Les ouvriers restent dans les usines où ilscontinuent à produire les engins de destruction…

Les femmes remplacent alors lesbafouros à la culture des champs et rien n’est arrêté dansla vie de la planète…

Il semblera peut-être bizarre que je parled’agriculture et l’on se figure sans doute qu’elle n’a dans Marsqu’une minime importance.

Quelle erreur !

Les Martiens cultivent beaucoup plus que leshabitants de la Terre pour la raison bien simple qu’ils sont, commeje l’ai déjà dit, végétariens.

Chez eux, le blé est remplacé par une espèced’herbe, dite herbe rouge, qui forme le fond principal del’alimentation.

Cette herbe rouge produit des épis coniquesqui contiennent une poudre jaune appelée postoûm.

C’est avec cette poudre que l’on fabrique lespilules nutritives et j’étonnerai sans doute le lecteur en luidisant que, pour fabriquer une seule pilule de deux grammes il fautprès de trente kilos de postoûm. Cette poudre est d’abordexposée au soleil, puis passée au feu, et ce qui en reste constitueun principe excessivement nourrissant… Quelquefois on y mêle desgrains de titilas (sorte de poivre bleu) et demouzaia (sel), mais on n’opère ce mélange que dans lafabrication des pilules destinées au Grand Razaïou, à sa famille etaux Mégalocéphales.

Le peuple ne fait usage que de simple résidude postoûm.

Quant aux animaux, qui sont très rares dansles environs des villes, ils se nourrissent de smala(cactus).

Le docteur Oméga était rayonnant depuis qu’ilavait le droit d’aller où il voulait. Quelquefois, il partait seulet revenait, à la nuit tombante, les poches bourrées de pierres etde déchets de métal… Je me demandais ce qu’il pourrait bien fairede ces objets quand, un jour, à mon grand étonnement, je trouvaisur la table d’acier, que l’on avait fabriquée sur nos indications,un appareil qui ressemblait beaucoup à une pile électrique…

– Qu’est-ce donc que cela ?demandai-je au savant…

– Cela, monsieur Borel, dit-il ensouriant, c’est, ou du moins ce sera, notre boîte aux lettres.

Je crus qu’il était devenu fou…

Mais il reprit aussitôt…

– Dans quelques semaines, j’auraiconstruit un appareil de télégraphie sans fil d’une puissanceprodigieuse, grâce auquel nous pourrons communiquer avec laTerre…

– Hum ! fis-je…

– Vous verrez… vous verrez !…murmura le docteur…

Mais des événements imprévus vinrent retarderla réalisation de ce rêve.

Les « Cococytes » ou Martiens du Sudavaient déclaré la guerre au Grand Razaïou.

Le motif du conflit était des plus graves.Trop à l’étroit sur leurs terres, les Cococytes voulaient agrandirleurs domaines afin de pouvoir cultiver plus d’herbe rougeet fabriquer par conséquent plus de pilules nutritives.

En un mot c’était une invasion.

Depuis longtemps déjà, Razaïou s’attendait àcette lutte pour la vie et il avait accumulé dans ses arsenaux desquantités énormes d’engins de destruction.

Un matin, la ville de Musiolii présenta uneanimation inaccoutumée. Des véhicules bizarres sillonnaient lesrues ; une foule de Martiens, portant sur le dos une petiteboîte de fer, montait à la hâte dans des voitures automobiles etles « Grosses-Têtes » donnaient des ordres brefs quiétaient aussitôt exécutés… Partout un violent et retentissantfracas faisait trembler le sol.

J’interrogeai un de nos gardiens. Il m’appritque l’armée de Razaïou se portait à la rencontre des Cococytes…

– Ne pourrions-nous faire partie del’expédition ? demandai-je…

– Le Grand Razaïou m’a justement prié devous amener au Palais.

Nous partîmes donc pour la montagne et le roides Martiens nous reçut aussitôt.

En quelques mots, il nous mit au courant de lasituation et nous fit comprendre qu’il serait heureux de nous voirà ses côtés pendant la guerre… Pour nous flatter, sans doute, ilajouta que nous pourrions lui être d’une grande utilité…

Le docteur ne se souciait guère de partir encampagne juste au moment où il allait mettre au point son appareilde télégraphie sans fil, mais il lui fut impossible de déclinerl’aimable invitation de Razaïou.

Le soir, nous nous mettions en route.

Razaïou et son état-major occupaient uneautomobile blindée ; le docteur, Fred et moi nous suivionsdans une autre en compagnie de cinq« Grosses-Têtes »…

L’armée nous avait précédés.

Un service de transports merveilleusementréglé avait, en quatre jours, emmené vers le Sud près de cinqmillions de Martiens.

J’étais assez curieux de savoir de quellefaçon les belligérants en viendraient aux mains – aux tentaculesplutôt – je supposais que ce serait surtout un combatd’automobiles, une charge foudroyante de véhicules lancés à toutevitesse les uns contre les autres, mais je me trompais, comme on vale voir…

Après trois jours de marche, nous nousarrêtâmes dans une plaine immense, qui était couverte detroupes.

Nous avions rejoint l’armée.

Razaïou monta sur un observatoire métalliqueet nous le vîmes explorer longuement l’horizon.

Enfin, une automobile arriva à toute vitesseet ceux qui la montaient poussèrent ce cri :

– Ozaia ! Ozaia ! (Lesvoici !… les voici !…)

Le Roi demeura à son poste et donna sesdernières instructions.

Nous remarquâmes alors que les troupesmartiennes se formaient sur trois lignes ; derrière ceslignes, un carré de cinq cent mille soldats environ se tenait prêtà donner en cas de besoin.

J’étais monté avec le docteur sur la premièreplateforme de l’observatoire de Razaïou et je distinguais trèsnettement une bande noire qui s’avançait vers nous.

Les Cococytes approchaient.

Soudain une lueur verdâtre courut sur laplaine et nous aperçûmes des nains qui tournoyaient et s’abattaientdans toutes les directions.

L’action était engagée. Mais de quels enginsse servaient donc les soldats ?

On ne les voyait faire aucun mouvement, onn’entendait aucun bruit et cependant la mort fauchait des rangéesentières de combattants.

Un « Mégalocéphale » quej’interrogeai me donna l’explication de ce mystère…

Chaque soldat martien avait en main une boîtecarrée et cette boîte c’était son arme…

Il lui suffisait de presser un ressort pourqu’aussitôt s’ouvrît un petit diaphragme qui donnait passage à unrayon de feu, et telle était la puissance de ce rayon, qu’à centmètres il brûlait tout ce qu’il rencontrait… Rien n’était effrayantà voir comme ces gnomes qui s’incendiaient à distance en braquantdevant eux une sorte de kodak.

Mais il faut croire que les engins desCococytes étaient moins perfectionnés, moins puissants, car l’arméede Razaïou ne semblait point diminuer.

Ses lignes s’étaient à peine éclaircies,tandis que, dans les rangs adverses, on apercevait d’effroyablestrouées et un grand nuage de fumée noire…

Bientôt les Cococytes battirent en retraite,poursuivis par les soldats de Razaïou…

Alors la fumée augmenta, une grande chaleurarriva jusqu’à nous ; on aperçut au loin de petits foyersbrillants et ce fut tout…

Razaïou descendit de son observatoire et,sautant sur son automobile, se lança dans la direction du champ debataille… Le docteur et moi le suivions dans la voiture d’un« Mégalocéphale »…

Le lieu du combat était jonché de petits corpsnoirs, recroquevillés, tordus, affreusement calcinés, et lesvainqueurs achevaient de brûler complètement les morts pours’éviter la peine de les enterrer.

Le Grand Razaïou, après avoir contemplé avecune évidente satisfaction l’immense charnier qu’il avait devantlui, reprit le chemin de Musiolii, suivi d’une nuéed’automobiles.

Un peu avant d’entrer dans la ville, il mitpied à terre et fit, au milieu de ses troupes, une entréetriomphale…

Les Martiens du Nord avaient, en quelquesheures, écrasé ceux du Sud !

*

**

Le docteur se remit immédiatement autravail.

Enfin, un jour, il me dit :

– Ce soir, monsieur Borel… nous allonstenter une grande expérience… Aidez-moi à transporter tout cetattirail en plein air… Quand la Terre commencera à briller… je luienverrai ma première dépêche……

Et, comme j’avais l’air incrédule, ilajouta :

– Oui… je communiquerai avec la Terre.Puisque les ondes électriques se comportent à travers l’espace defaçon analogue aux ondes lumineuses… il n’y a donc rien quis’oppose à ce que je réussisse… Voyez mon appareil… Voici mesélectrodes, ma bobine d’induction, il ne nous reste plus qu’àélever notre antenne. Si mon appareil est trop faible, j’enconstruirai un autre ; je puis en faire un énorme,gigantesque, prodigieux, car ces petits Martiens sont d’habilesouvriers… Voyez le fini de ces pièces… je n’ai eu qu’à fournir desdessins et un ingénieur les a fait exécuter…

Une heure après, le docteur Oméga, le cœurbattant d’émotion, s’installait devant ses électrodes…

Chapitre 12ESPOIR !

Je regardais le docteur avec inquiétude…Jamais je ne l’avais vu si agité, si loquace, si exubérant…

Tantôt il se levait, faisait de petits bondsridicules et se rasseyait devant ses électrodes ; tantôt il secouchait à plat ventre, passait la tête sous son appareil et celatout en chantonnant, d’une voix fausse et enrouée…

Je crus que notre séjour dans Mars avait déjàeu de fâcheux effets sur l’intelligence de mon pauvre ami et que satête autrefois si solide devait battre la breloque ; à forcede réfléchir nuit et jour aux moyens de correspondre avec la Terre,son cerveau déjà fortement ébranlé par les péripéties sans nombrede notre voyage avait certainement dû se déséquilibrer…

Il était impossible qu’il pût en êtreautrement.

D’ailleurs, tout dans l’attitude et les proposdu docteur dénotait une excitation maladive, une nervositésuspecte… Il ne parlait plus, il chantait… il improvisait des airsbizarres, aux tonalités sauvages ; il ne marchait plus, ilsautillait à la façon des passereaux en tenant sa tête renversée enarrière. Le pauvre savant était si grotesque… que Fred, quipourtant n’était guère observateur, me dit un jour en son langagepittoresque :

– Je crois que le docteur« déménage ».

Je relevai comme il convenait cetteappréciation un peu trop osée, mais simplement pour la forme… aufond, j’étais intimement convaincu que Fred avait raison.

La première nuit passée auprès de notretélégraphe sans fil ne donna aucun résultat… Toutes les heures, ledocteur envoyait des courants électriques vers la Terre, ou plutôtvers l’espace, et, l’émission terminée, il restait immobile, levisage collé sur son récepteur… un vrai récepteur Morse, disait-il,qui lui avait coûté un mois de travail.

Fred et moi, nous nous étions endormis… Quandvint le jour, nous retrouvâmes le savant devant son appareil. Lepauvre homme était très pâle et il me sembla que sa tête avaitaugmenté de volume… ce qui le faisait un peu ressembler à unMégalocéphale martien…

Je m’approchai et lui touchai l’épaule.

– Eh bien ?

– Encore rien, me répondit-il…

– Et vous espérez toujours ? fis-jeen souriant.

Le docteur me regarda d’un œil irrité… haussales épaules et ronchonna :

– Vous n’y entendez rien, monsieur Borel…vous êtes d’une ignorance qui me désespère…

Et il se mit à piétiner frénétiquement le solen se frappant le crâne de la paume de ses deux mains.

Je l’avais encore une fois mis en colère etcela était cruel de ma part… Il est des moments où il ne faut pointmécontenter les chercheurs.

Pendant huit jours, le docteur Oméga dirigeases ondes hertziennes sur la terre et notre récepteur ne reçutaucune transmission… pas même un léger choc.

Il ne fallait donc plus compter sur lescommunications interplanétaires…

Néanmoins le docteur n’avait pas perdu touteconfiance.

De temps à autre, il allait jeter un coupd’œil sur ses chers appareils… Il les avait placés tout près du« réservoir » où nous couchions et, grâce à un systèmedes plus ingénieux, une sonnerie devait vibrer aussitôt que sonrécepteur recevrait une communication…

– Vous verrez… vous verrez, disait levieux savant avec conviction, un jour ou l’autre cela sonnera… j’ensuis sûr… il est impossible qu’il en soit autrement.

Je me gardai bien de le décourager, cependant,je lui reparlai d’une chose à laquelle il ne songeait plus :la reconstruction du Cosmos…

Il m’avait dit un jour que les ouvriersmartiens étaient assez bien outillés pour reproduire exactement,d’après les plans donnés, un véhicule dans le genre de celui quinous avait amenés dans Mars. D’ailleurs, ne fallait-il pas qu’ilsfussent habiles pour avoir exécuté un récepteur Morse ?

Un matin, après notre petit déjeuner quiconsistait en la simple absorption de trois pilules nutritives, jepris le bras du docteur et l’entraînai dans le parc qui avoisinaitnotre demeure…

Après lui avoir donné à entendre que jecomptais beaucoup sur une réponse électrique de la terre – ce quin’était pas vrai – je lui représentai qu’il ne serait peut-être pasinutile de songer à la reconstruction du Cosmos…

– On ne sait pas ce qui peut arriver,ajoutai-je insidieusement… vos communications ont dû parvenir dansnotre planète… un de ces jours un savant terrien vous répondra, etpuis après ? Il ne pourra que nous plaindre… s’apitoyer surnotre exil, nous engager à prendre notre mal en patience, maisquant à faire quoi que ce soit pour nous délivrer, il ne pourramême y songer… Il lui faudrait pour cela découvrir cettemerveilleuse répulsite dont vous êtes l’inventeur… Croyez-m’en,essayons de nous refaire un véhicule… quand il sera prêt àfonctionner – et il n’est pas nécessaire qu’il soit aussiperfectionné que le premier – nous nous rendrons à la grotte oùnous retrouverons notre enveloppe… Le tout est de faire le nouveauCosmos à l’exacte dimension de l’ancien.

– Cela est facile, répondit le docteur,je me rappelle toutes les mesures… Oui… vous avez peut-être raison,monsieur Borel, nous pouvons toujours essayer de hâter notreévasion… Dès ce soir, je vais me mettre à travailler mes plans… Jeles soumettrai, quand ils seront terminés, aux Mégalocéphales et jeleur demanderai de les faire exécuter… Ils ne s’y refuseront pas,c’est certain… ils m’ont déjà demandé des détails sur notrevéhicule… Je crois, qu’au fond, ils espèrent découvrir dans notresystème de locomotion une application nouvelle de la force motrice,une simplification de rouages et de leviers, car, vous avez pu leremarquer, tous leurs chariots et toutes leurs machines-outils sontterriblement compliqués… ce ne sont que bielles extensibles,excentriques exagérés, leviers à genouillères, etc., etc.…

« Tenez, monsieur Borel, vous avez eu uneriche idée de me faire songer à un projet qui m’était complètementsorti de l’esprit depuis que je travaille aux communicationsterrestres… Je vais m’occuper activement.

Et de fait, le soir même, le brave docteurtraçait sur des feuilles de métal, à l’aide d’un poinçon, les plansdu « Cosmos n° 2 ».

De temps à autre, il abandonnait bien sontravail pour aller surveiller ses électrodes et son récepteur, maisil revenait aussitôt à ses croquis.

Quinze jours après, il avait terminé ;dix grandes tablettes de métal étaient couvertes de traits, dehachures, de coupes, d’arabesques bizarres à la vérité, mais qui,pour un ingénieur, devaient être fort simples.

Le docteur montra ses plans auxMégalocéphales. Ces diables de petits hommes comprirentimmédiatement ce que voulait le vieux savant et l’un d’eux, quel’on appelait, je crois, Tiziraoû, compléta même d’un coup depoinçon un tracé insuffisamment indiqué.

Les Martiens avaient, on peut le dire, lamécanique dans le « sang ».

Rien de ce qui touche à la statique, à lacomposante et à la résultante, à la décomposition des forces et auxéquations d’équilibre ne leur était étranger. Du premier coup d’œilils comprirent le fonctionnement du Cosmoset supprimèrentmême divers organes trop lourds pour les remplacer par d’autresplus légers et tout aussi puissants, ce qui vexa un peu ledocteur.

Avec l’autorisation du grand Razaïou, uneusine martienne appelée Büttowanohaz (c’est-à-dire lareine des constructions métalliques) entreprit la fabrication denotre véhicule…

Les travaux furent poussés activement, mais unincident se produisit qui faillit tout compromettre.

Les « Mégalocéphales » voulaientabsolument allonger la coque de l’obus… prétextant que, plus ilserait long et effilé, moins il offrirait de résistance à l’air,mais le docteur qui avait, comme on le sait, de sérieuses raisonspour que l’engin fût en tous points semblable à celui que lesMartiens avaient détruit, insista avec tant de chaleur, trouva desi plausibles raisons que les ingénieurs aux grosses têtesconsentirent à suivre exactement ses indications.

Peu à peu, l’obus se précisait, prenaitforme ; on l’avait coulé en deux parties comme auCreusot ; mais l’avant et l’arrière, c’est-à-dire l’ogive etle culot formaient une seule pièce…

Cependant une difficulté s’éleva quand ils’agit des roues ; on sait que celles-ci sont remplacées dansla planète Mars par des cylindres renforcés aux extrémités… Lachose en elle-même n’eût aucune importance, si ce véhicule avaitété destiné uniquement à rouler dans les territoires deRazaïou : mais nous lui réservions un autre sort.

Le docteur, à force de chercher, trouva unsystème très pratique qui permettrait de se débarrasserinstantanément de ces cylindres quand nous voudrions glisser sur levéhicule notre enveloppe de répulsite.

Enfin, on adapta à l’intérieur de l’engin unmécanisme électrique fort réduit et qui cependant lui donnait uneforce de près de 350 CV.

De petits Martiens, tout au plus gros commedes lièvres et noirs comme des corbeaux, adaptèrent à l’intérieurun changement de vitesse aussi simple qu’ingénieux et dont jedonnerai un jour le secret à nos industriels français, puis onplaça un volant qui, au lieu d’avoir comme chez nous la forme d’uneroue, était absolument carré…

Une fois terminé, le Cosmosn° 2 ne ressemblait à son infortuné frère que par laforme : ses flancs, au lieu d’être cerclés de frettesboulonnées, étaient lisses et brillants, les hublots étaient fermésà l’aide d’une sorte de glace bleu pâle que l’on appelle dans Mars« Onozitis » (pierre transparente) et qui atoutes les propriétés du verre sans en avoir la fragilité.

Un ingénieur martien essaya devant nousl’automobile, mais il faillit être victime de son audace… Sesfaibles tentacules ne pouvaient maintenir la direction, et bienqu’il ne fût parti qu’en première vitesse, il faisait des embardéesinquiétantes.

Le docteur le remplaça au volant et, à lagrande joie de tous, fit évoluer le véhicule avec une réellemaestria…

Fred et moi allions monter avec lui, mais levieux savant nous dit en haussant les épaules :

– À quoi bon ? nous ne partons pasencore…

– Pourquoi attendre ? fis-je avecdépit…

– Monsieur Borel, vous serez toujours lemême… imprévoyant et téméraire !… Croyez-vous que je vaism’embarquer sans biscuits et surtout sans avoir consulté macarte ?

– Quelle carte ?

– Mais parbleu, celle que j’ai relevée dela mer jusqu’ici… Avec ma boussole, je crois que je retrouveraifacilement notre route…

– Et quand partirons-nous ?

– Ce soir… mais chut !… on nousobserve… ces petits gnomes sont rusés… voyez, ils semblent sedemander ce que nous disons… il faut que personne ne se doute denotre projet… sans quoi le Grand Razaïou, craignant que nousn’allions prêter main-forte à ses ennemis les Cococytes, nousferait peut-être retenir ici.

Cette remarque était de la dernière justesse…en effet, Razaïou nous tolérait dans ses États à la condition quenous demeurassions constamment sous sa surveillance.

Cependant, les choses allaient se compliquerd’étrange sorte.

La nuit venue, quand le docteur, Fred et moinous nous dirigeâmes vers l’endroit où nous avions laissé notreCosmos n° 2, nous ne le trouvâmes plus.

Les Martiens méfiants l’avaient caché, maisoù ?

Nous le cherchâmes pendant près d’uneheure ; Fred et moi escaladâmes des échafaudages, descendîmesdans des cages métalliques, mais notre véhicule demeuraintrouvable.

Errer plus longtemps dans la villeindustrielle martienne c’était attirer sur nous la méfiance ;nous rentrâmes donc à notre Métal Hôtel ; déjà lesMégalocéphales, nos gardiens, semblaient très inquiets.

Lorsqu’ils nous virent, ils se rassurèrent etéchangèrent entre eux de petits clignements d’yeux…

Quand nous fûmes étendus sur nos couches, ledocteur nous dit très bas :

– Tant pis ! nous partirons en pleinjour… et s’ils veulent nous suivre…

– Il faudra qu’ils « enmettent », ricana Fred, qui, ayant autrefois travaillé dansune usine de bicyclettes, affectionnait tout particulièrement levocabulaire sportif…

Nous nous endormîmes un peu troublés, en nousdemandant si nous retrouverions notre nouveau Cosmos.

Qui sait si le grand Razaïou ne réserveraitpas cet étrange véhicule pour son musée et s’il ne le ferait pointplacer dans une vitrine avec cette inscription rédigée enmartien : « Regardez… mais n’y touchez pas.(« Coaïa bo ua tomaïozôs. »)

Mais fort heureusement, le lendemain, noscraintes se dissipèrent, car nous retrouvâmes notrecarriage à l’endroit où nous l’avions laissé la veille…Les Martiens ne l’avaient caché que pendant la nuit.

Le docteur le considéra avec attention, envanta les organes et la forme, puis invita quatre « grossestêtes » à y prendre place.

Les Mégalocéphales ne se firent point prierpour grimper dans le Cosmos… Alors, sur un signe dusavant, Fred et moi entrâmes dans l’obus et, quelques secondesaprès, nous roulions à toute allure hors de la ville.

Les Mégalocéphales ne semblaient nullementétonnés ; cependant, quand ils virent que nous allionsfranchir la zone de feu, ils agitèrent furieusement leurstentacules et poussèrent de petits cris de terreur…

– Ne craignez rien, dit le docteur enmartien… nous ne courons aucun danger…

Et il ajouta en s’adressant à Fred et àmoi :

– S’ils s’approchent du moteur ou desorganes de transmission, attachez-les avec ces fils de fer.

Mais les Mégalocéphales étaient médusés…Blottis dans le fond du véhicule, ils nous regardaient avec desyeux agrandis par l’épouvante… Il était évident que ces petitsêtres nous prêtaient les plus noirs desseins.

Le docteur crut devoir les rassurer en leurdisant qu’il avait depuis longtemps l’intention de retourner aubord des mers glaciales où il avait laissé un curieux engin qu’ildésirait beaucoup faire admirer au grand Razaïou… Il s’excusa mêmefort poliment d’avoir ainsi emmené quatre ingénieurs martiens sansleur expliquer le but du voyage.

Les Mégalocéphales parurent reprendreconfiance, mais l’un d’eux, nommé Barazionii, et qui étaitfort peureux, chercha à convaincre le docteur du danger qu’il yavait à parcourir les régions de feu et ensuite les contréesglaciaires.

Mais sa petite voix fut couverte par leronflement du moteur qui maintenant battait avec un bruitterrible.

*

**

Notre voyage dura cent vingt heures ;nous marchâmes nuit et jour jusqu’au moment où nous arrivâmes dansles régions glaciaires ; là, à cause de la végétation diurne,nous fûmes obligés de nous arrêter pour attendre que les plantesgigantesques écloses sous l’effet du soleil eussent été détruitespar le froid de la nuit.

Enfin, nous aperçûmes les collines de glacequi bordaient la mer martienne…

Les Mégalocéphales, qui n’étaient pas habituésau froid, grelottaient comme de pauvres chiens mouillés etfaisaient peine à voir.

Nous les enveloppâmes dans nos habits et ilsnous surent gré de cette attention, car leurs pauvres petitesfigures grimacèrent un sourire…

À cent mètres environ des falaises, le docteurarrêta le véhicule et Fred partit en exploration ; il devaitrevenir nous trouver aussitôt qu’il aurait découvert la grotte oùétait enfouie notre enveloppe de répulsite.

Pendant que sa longue silhouette bondissait aumilieu de la neige, je questionnai le docteur :

– Alors, lui dis-je… nous ne reviendronspas chez Razaïou ?

– Non… répondit le savant… Dès que nousaurons notre enveloppe nous l’ajusterons au véhicule et nousrepartirons pour la Terre… à moins, monsieur Borel, que vous nepréfériez rester ici pour y coloniser…

Cette facétie m’étonna de la part d’un hommeaussi grave que le docteur. Pour plaisanter ainsi, il fallait qu’ilfût bien joyeux… Quant à moi, est-il besoin de le dire, j’étaisdans le ravissement et je revoyais déjà mon cher petit cottage etmon délicieux Stradivarius.

Cependant, en jetant les yeux sur lesMégalocéphales, une pensée me vint à l’esprit :

– Et ces Martiens, qu’enferons-nous !

– Eh ! parbleu, répondit le docteur,nous les emmènerons… Ils prouveront aux sceptiques, à ceux qui noustraiteront de visionnaires ou de mystificateurs, que nous sommesréellement allés dans une planète inconnue…

– Pauvres petits êtres… mais ilsmourront !…

Le docteur ne répondit pas… et regarda par undes hublots…

Fred revenait… il avançait aussi rapidementqu’un coureur et cependant on voyait qu’il ne faisait aucuneffort.

Quand il fut à dix mètres du Cosmos,il cria :

– J’ai retrouvé la cachette.

Et le bruit de sa voix fit vibrer le véhiculecomme une cloche de cristal.

Le docteur me dit alors :

– Monsieur Borel, je vais faire avancerle Cosmos jusqu’à l’endroit où se trouve dissimulée notrerépulsite… pendant que Fred et moi ramènerons notre enveloppe, vousresterez ici… je vous confie les Martiens. Vous comprenez bien quenous ne pouvons nous absenter tous trois… les petits monstresn’auraient qu’à s’enfuir avec le Cosmos…

Et le vieux savant sortit du véhicule avec lalégèreté d’un jeune homme… puis disparut, suivi de Fred, derrièreles montagnes de glace.

J’attendais anxieux… Je suis, on a pu le voir,un intuitif… quelque chose me disait que nos espoirs allaients’envoler… qu’un malheur nous menaçait… Il y a de ces choses quel’on sent, ou mieux que l’on pressent comme malgré soi… On diraitqu’à certains moments, une force inconnue se plaît à frapper notreesprit et à lui donner une acuité qui tient du surnaturel.

Bientôt, je revis le docteur et Fred.

Ils étaient consternés. Tête basse, brasballants, ils revinrent au véhicule, dans lequel ils entrèrent sansproférer un mot…

Je devinai aussitôt ce qui s’était passé…

Après quelques instants de silence, le docteurprononça enfin de sa voix grave :

– Monsieur Borel, notre dernièreespérance est retournée vers la terre…, notre enveloppe n’est plusdans la caverne… Les petits Martiens de la côte, ces vilainsmonstres que nous aurions dû tous massacrer sans pitié, ont coupéles amarres… et tiré la répulsite en plein air… elle s’est envolée…et maintenant… il ne nous reste plus qu’à retourner chez Razaïou età nous faire pardonner notre équipée… en attendant qu’un savant dela Terre vienne nous délivrer.

– Alors… nous attendrons toute notrevie…

– Monsieur Borel… vous êtes décourageant,fit le docteur en devenant cramoisi… vous ne comprenez décidémentrien aux choses scientifiques… vous… n’êtes qu’un…violoniste !…

Être traité de violoniste par le docteur,c’était la suprême… la sanglante injure…

Je ne répondis point et m’assis dans un coindu véhicule, à côté des Mégalocéphales qui grelottaienttoujours.

– Oui… oui… pensais-je…, le docteur araison… Je ne suis qu’un violoniste… il faut être un violoniste, eneffet, pour se lancer dans une aventure comme celle-là… ; unhomme qui réfléchit, qui pense, n’aurait point tenté ce voyageplanétaire…

Le retour s’effectua tristement… nos visagess’étaient allongés, notre belle assurance de la veille avait faitplace à un véritable abattement. Seuls, les petits Martiens étaientd’une gaîté folle à mesure que nous nous rapprochions des domainesde Razaïou !

Heureux Mégalocéphales ! nous voulionsles arracher à leur planète pour les montrer aux habitants de lanôtre, et c’étaient eux qui nous ramenaient vers leur affreuseville !

Lorsque enfin, nous aperçûmes les échafaudagesgigantesques, les ponts métalliques et les belvédères de la Cité dufer, je ne pus réprimer un geste de dépit.

Quant à Fred, il était navré, et je vis unegrosse larme glisser lentement le long de sa joue…

Les rues et les places étaient noires deMartiens ; notre arrivée avait été signalée et toute lapopulation s’était rassemblée, curieuse d’apprendre la cause denotre départ précipité.

À peine le Cosmos fut-il arrêté qu’unMégalocéphale se précipita au hublot et regarda dans l’intérieur duvéhicule. En apercevant ses congénères, il poussa un petithurlement de joie et s’écria :

– Lozi na Boulanoï ! (ilsne sont pas morts !).

Et les Martiens nous entourèrent en sautantcomme des fous.

– Tout va bien, pensai-je.

Mais un Mégalocéphale s’avança gravementau-devant de nous et dit au docteur :

– Le Grand Razaïou veut vous voir…

Ces mots me glacèrent le cœur…

On nous fit monter dans un véhicule martien etnous nous dirigeâmes vers le palais du Roi…

Celui-ci nous reçut dans la grande salle duTrône, cette salle si somptueuse qui avait fait notre admirationquelques mois auparavant.

Razaïou paraissait courroucé ; des veinesbleues apparaissaient sur son front couleur d’ivoire et sa bouchetriangulaire avait des frémissements de mauvais augure ; ilagitait nerveusement son sceptre lumineux dans ses tentacules griset ses jambes de sauterelle se tendaient et se détendaient avec desmouvements brusques.

Le docteur s’approcha du trône, fit lessalamalecs d’usage et prononça :

– Grand Roi… nous te saluons.

– D’où vient, grogna Razaïou, que lesBabazeïos (c’est ainsi qu’on nous appelait) aient quittémon territoire sans autorisation et emmené avec eux quatre deslumières de mon royaume ?

Le docteur, je l’ai dit, parlait très mal lemartien. Je voulus répondre pour lui.

– Taisez-vous, astucieux Babazeïo, grinçale Roi.

Je reculai d’un pas et saluai d’un airconfus.

Le docteur qui comprenait que la situationétait grave, reprit tout son aplomb. En termes mesurés, choisis, ils’efforça d’expliquer au Grand Razaïou qu’il voulait lui faire unesurprise en ramenant dans ses États une chose merveilleuse qu’ilavait laissée au bord des mers de glace.

– Et quelle est cette chosemerveilleuse ? demanda le monarque curieux.

– Une voiture volante…

Il y eut un grand éclat de rire parmil’assistance… Razaïou lui même se tenait les côtes de sestentacules…

Quand enfin l’hilarité fut calmée, le roimartien dit au docteur :

– Faible Babazeïo, apprenez que l’onn’émerveille jamais le Grand Razaïou avec des voitures volantes… Ilfaut être simple et inintelligent comme un habitant de la Terrepour voir des merveilles dans les choses les plus naturelles… Ici,les voitures volantes sont nombreuses ; si vous aviez mieuxvisité mes États, vous auriez vu nos« mayocleï ».

Et s’adressant à ses serviteurs :« Ouvrez le dôme, leur dit-il, afin que ces Terriens puissentconstater que, dans la grande planète, les voitures peuvent voleraussi bien que les oiseaux.

Le grand dôme lumineux s’écarta rapidement etle ciel apparut…

– Quatre « mayocleï »commanda Razaïou.

Quatre Martiens s’avancèrent sur des sortes demotocyclettes montées sur deux cylindres creux très étroits etpourvues à l’arrière d’une hélice fort large…

Il y eut un bruit sec, on entendit unronflement et les motocyclettes partirent à toute allure sur lesdalles du palais… Mais soudain, elles s’élevèrent presque à angledroit et s’élancèrent dans l’espace où elles se perdirentbientôt…

Le docteur ouvrait de grands yeux… Fred et moicroyions avoir été le jouet de quelque hallucination.

Mais de nouveaux« mayocleï » arrivèrent en roulant.

Je les examinai attentivement et j’en saisis àpeu près le mécanisme. Les Martiens se lançaient d’abord à touteallure sur ces engins qu’actionnait une puissante hélice, puis,quand ils avaient obtenu une vitesse suffisante, ils déployaient unécran de métal mince qui, se relevant à demi, imprimait aussitôt auvéhicule une direction en hauteur. Figurez-vous un grand carton àdessin placé devant une motocyclette, et pouvant s’élever ous’abaisser à volonté. C’était là tout le secret des Martiens. Quandje fus revenu sur la Terre, j’appliquai en partie cette invention,et la bicyclette à hélice que vous avez pu voir fonctionnerrécemment avait été construite sur mes plans. Très prochainement,je ferai, avec mon ami le comte Henry de la Vaulx, l’expérience del’écran élévateur et je ne doute pas d’arriver à un résultatsatisfaisant…

Le Grand Razaïou, après nous avoir montré que,dans sa planète, le mécanisme avait atteint son dernierperfectionnement, nous dit d’un ton hautain :

– Vous voyez, Babazeïos, que nousconnaissions les voitures volantes et que vous ne m’auriez pasémerveillé en me montrant la vôtre. Cependant, pour que lafantaisie ne vous prenne plus de vous évader de mes États, je donnel’ordre de briser le véhicule que j’avais consenti à laisserconstruire… De plus, j’exige que dorénavant vous ne sortiez plus enville… Vous resterez dans votre demeure, et quand vous voudrez vouspromener, vous irez dans le parc que j’ai mis à votre disposition.J’ai dit…

Le trône de Razaïou roula sur des coulissesinvisibles et le Roi disparut derrière une muraille lumineuse.

On nous reconduisit à notre réservoir… c’étaitlà désormais que nous devions vivre…

C’était fini ! tout espoir de fuite étaitdésormais inutile… nous étions et nous demeurerions les prisonniersdes Martiens…

Fred pleurait à chaudes larmes… moi jel’aurais bien imité, mais je me contins et m’efforçai d’avoir l’airaussi crâne que le docteur.

Le vieil homme ne semblait nullementattristé ; derrière les verres de ses lunettes c’étaienttoujours les mêmes yeux calmes et profonds… on eût dit que rien nes’était passé.

Après avoir mangé quelques pilules, Fred etmoi nous nous couchâmes…

Seul le docteur veilla.

On lui avait laissé son télégraphe sans fil,et il allait continuer à envoyer à la terre des dépêches quiprobablement ne dépasseraient pas quelques milles de distance…Pauvre docteur Oméga ! À ce moment il me faisait pitié tantj’étais convaincu de l’inanité de ses expériences, et cependant jel’admirais… oui je l’admirais pour son opiniâtreté, pour soninébranlable foi en cette science qui le trahissait.

Au milieu de la nuit je fus réveillé ensursaut par la voix de mon vieil ami… une voix claire, chaude,vibrante que je ne lui connaissais pas.

– Monsieur Borel… Monsieur Borel… ils ontrépondu… oui… ils ont répondu.

« J’ai reçu une dépêche d’Helvétius… dugrand Helvétius !…

Je crus que le docteur avait perdu la raison.Mais il me poussa vers l’appareil de télégraphie sans fil oùvibrait encore une sonnerie grêle… et sur la bande de papier qu’ilavait fabriquée avec les feuilles de son calepin, je vis cessignes :

– Qu’est-ce que cela signifie ?m’exclamai-je.

– Comment, vous ne connaissez pas lessignes de l’alphabet Morse ? Mais cela signifie… celasignifie : compris… où êtes-vous ?…Helvétius.

– Vous en êtes sûr ? interrogeai-je,incrédule…

– Mais voyons… êtes-vous fou, monsieurBorel… vous n’avez donc jamais vu fonctionner un récepteur ?…Regardez ces deux bobines qui entourent deux électro-aimants… voyezce ruban que ce petit mouvement d’horlogerie fait avancer de façoncontinue et régulière et qui reçoit ainsi des tracesproportionnelles en longueur à la durée de chaque passage ducourant… Ah ! vous vous moquiez de mon appareil…, mais il estparfait… aussi perfectionné, grâce au talent des Martiens, que lestélégraphes de France… Parbleu je savais bien que les ondeshertziennes se comportaient à travers l’espace comme les ondeslumineuses… oui je le savais bien… victoire, mes amis,victoire !

Et saisissant mes mains et celles de Fred, ledocteur Oméga nous entraîna dans une ronde folle…

Ainsi, c’était donc vrai…, nous étionsréellement en communication avec la Terre…

Notre appel avait été compris !

Et moi, qui traitais intérieurement le docteurde fou… moi qui croyais que le vieillard s’illusionnait sur lapuissance des ondes hertziennes !…

J’aurais cependant dû prévoir que mon amiétait un merveilleux savant… aussi fort que les Newton, lesMariotte, les Ruhmkorff, les Edison et les Marconi !…N’avait-il pas trouvé la « répulsite », ce corps nouveauqui bouleversait toutes les idées admises jusqu’à cejour !…

N’avait-il pas conçu et exécuté le plusextravagant des voyages ?…

J’eus honte d’avoir douté du génie du docteurOméga…

Mais je suis ainsi fait…

Je doute, je doute toujours, je doute sanscesse… Pour que je croie… il me faut des réalités, des preuves…

Chapitre 13VERS LA TERRE

Pendant un mois, le docteur Oméga envoya versla Terre près de cinq cents dépêches, mais nous ne reçûmes aucuneréponse.

Je finissais par perdre encore une foisconfiance et me demandais même si ce fameux télégramme du grandHelvétius n’avait pas été imaginé de toutes pièces par notre amidans le but de relever nos énergies chancelantes. Selon moi ilétait inadmissible que les communications ne se renouvelassentplus… Puisque nos appareils étaient si sensibles, si bienconstruits, pourquoi n’enregistraient-ils rien ?

Enfin… un soir la sonnerie vibra doucement etle docteur, fou de joie, s’installa devant sa tablette. Je vis lelevier se lever et frapper à petits coups la bande de papier qui sedéroulait sur le récepteur, puis il s’arrêta.

Je m’attendais de la part du vieux savant àune de ces démonstrations joyeuses qui ne manquaient jamaisd’accompagner ses expériences lorsque celles-ci réussissaient, maisà mon grand étonnement, il ne bougea pas plus qu’une statue. Ilparaissait consterné…

– Qu’y a-t-il ? interrogeai-jetimidement.

Le savant ne me répondit pas… Les yeux fixéssur la bande du récepteur, il semblait hypnotisé par les signesqu’il y lisait…

Enfin, se redressant d’un bond, ils’écria :

– Cette dépêche vient de Bohême… je lisparfaitement le mot « Prague »… mais quant aux autresphrases, je ne puis les comprendre… ah ! quel malheur de nepas connaître la langue tchèque !…

J’avais autrefois fait un assez long séjour àKladno chez un de mes amis, ingénieur métallurgiste, et jepossédais un peu la langue du beau pays de Bohême…

– Indiquez-moi, dis-je, docteur, quellessont les lettres représentées par ces traits…

Il me les transcrivit sur le dos de soncalepin et je parvins, sans trop de difficultés, à traduire cettephrase :

Vous prétendez être dans la planète Mars…Seriez-vous…

Mais, bien que je m’y appliquasse avec ardeur,je ne pus interpréter le reste de la dépêche…

Nous reçûmes ensuite d’autres communicationsqui demeurèrent pour nous incompréhensibles…

Il y avait parfois des intermittencesfréquentes dans ces transmissions télégraphiques et, comme je m’enétonnais beaucoup, le docteur m’expliqua que nos messages neparvenaient point toujours dans les régions habitées et cela àcause de la position relative de Mars et des modificationsconstantes de la surface du globe terrestre.

Enfin… une nuit, il nous arriva unecommunication très nette, très précise, signée encore une fois dunom d’Helvétius.

Voici ce que disait le grand savantanglais :

« Ai reçu dépêche… apprends avec plaisirqu’êtes dans Mars… Pourquoi revenez-vous pas ? Amis trèsinquiets. »

À ce mot d’« amis », le docteurOméga se prit à sourire…

Des amis ? mais il n’en avait jamaiseu ! il n’avait jusqu’alors rencontré sur son chemin que desgens qui le traitaient de fou, qui riaient de sa mise extravaganteou des confrères envieux qui s’efforçaient toujours de lerabaisser, et ne s’occupaient de lui que pour critiquer sesdécouvertes…

Et voilà maintenant qu’il avait des amis… Bienplus… ces amis étaient inquiets… Ils attendaient avec impatience,peut-être avec angoisse, son retour sur la Terre !

D’autres que le docteur Oméga se fussentgrisés… Mais ce vieillard était trop sceptique pour s’illusionner.Très calme, il laissa tomber cette phrase qui résumait bien en sonlaconisme brutal le cas qu’il faisait de ces subites protestationsd’amitié :

– Réussissez… vous aurez beaucoup d’amis…échouez… vous serez seul…

– C’est un peu la pensée d’Ovide que vousnous servez là, fis-je remarquer.

Le savant sourit, et me prenant les mains,m’attira vers lui en disant :

– J’exagère… monsieur Borel… car même sij’avais échoué, je sais que je n’aurais pas été seul… puisque vouset Fred me restiez… Vous êtes les deux seuls amis qui comptiez dansma vie… Quant aux autres, ce sont des quantités négligeables…

– Enfin… vous devez être heureux quandmême d’avoir bouleversé de fond en comble cette loi de lagravitation que l’on croyait immuable… vous avez dépassé Newton…vous êtes le plus grand homme…

Le docteur m’arrêta :

– Attendez, dit-il… que nous soyonsrevenus en France pour m’encenser…

– Alors, vous croyez que vous retournerezsur la Terre ?…

– J’en suis sûr…

– Cependant… la répulsite…

– On nous en fournira…

– Mais qui ?

– Helvétius.

Je fis un bond en arrière…

– Voyons, m’écriai-je… vousplaisantez !… cette découverte, vous seul en connaissez lesecret…

Le docteur sourit avec indulgence :

– Il me suffira, répondit-il… d’enenvoyer télégraphiquement la formule…

– Et vous croyez qu’on pourra, grâce àune simple formule, reconstituer exactement ce métalmerveilleux ?…

– J’en suis sûr… et tenez… je vaisimmédiatement expédier sur Terre des messages très précis danslesquels je livrerai ma découverte… Je m’étais bien promis de ne lafaire connaître que dans mon testament… mais il n’y a pas àhésiter… il le faut…

Et, pendant dix jours, le docteur lança dansl’espace près de deux cents télégrammes dont je me rappelleparfaitement la rédaction, moins celle, très compliquée, de laformule de la répulsite…

« Sommes prisonniers dans Mars à centmilles au sud des mers de glace, Cosmos détruit…Construisez nouveau Cosmos avec enveloppe répulsite etvenez à notre secours. Voici formule…. Oméga. »

Ces messages expédiés, le docteur se frottales mains et nous dit :

– Maintenant… mes amis, nous n’avons plusqu’à attendre… Sur les deux cents télégrammes, il est impossiblequ’il n’y en ait pas un qui soit reçu et compris… Patientons…d’ailleurs… je me tiendrai toujours en communication avec la Terre…et je serai ainsi au courant des diverses tentatives auxquelles onva se livrer en vue de notre délivrance.

Ce soir là… je m’endormis presque rassuré… etje fis des rêves délicieux…

Nous étions revenus sur le globe terrestre…une foule énorme nous acclamait… et un gros monsieur vêtu de noir,chauve et barbu – un ministre sans doute – nous remettait audocteur, Fred et moi d’énormes croix d’honneur en diamants, dontles rubans rouges claquaient joyeusement au vent comme desoriflammes de victoire…

Mais je fus arraché à ce songe enchanteur pardes hurlements épouvantables, des cris affreux et des piétinementssaccadés…

Me levant d’un bond, j’allumai une petitelampe portative et sortis de ma case métallique…

Le docteur était là devant la porte, rouge decolère, la figure marbrée de plaques bleues, les vêtements endésordre… D’un œil voilé de larmes il contemplait les restes de sontélégraphe sans fil…

Ses électrodes gisaient fracassées, ses fils,son antenne, son manipulateur, son récepteur, tout cela ne formaitplus qu’un amas de choses informes, des miettes pour mieux dire… Ledésastre était complet… irréparable…

Et ceux qui avaient détruit notre précieuxappareil l’avaient fait avec une telle habileté qu’il étaitmaintenant impossible d’utiliser aucun de ses débris… La table defer sur laquelle était installé le télégraphe avait été enlevée,car elle était trop solide pour être mise en pièces… Le grand mâtqui supportait l’antenne avait disparu…

Nos gardiens, ces hideux Mégalocéphales quenous traitions en amis, étaient, à n’en pas douter, les auteurs dece méfait… d’ailleurs leur attitude étrange, embarrassée, lestrahissait.

Au lieu de se tenir devant notre case, commeils avaient l’habitude de le faire chaque nuit, ils s’étaientréfugiés dans un coin et nous observaient sournoisement.

– Ce sont eux !… ce sont eux qui ontfait le coup, hurlait le docteur en montrant le poing aux Martiens…misérables !… lâches !… monstres !…bandits !…

Fred allait s’élancer sur les gnomes et lesmettre en bouillie, mais je le retins… En cet instant tragique etdouloureux, je fus le seul qui conserva son sang-froid… Tuer lesMartiens, c’était s’exposer à de cruelles représailles… On nousavait pardonné le meurtre de quelques individualités dépourvuesd’intelligence… on ne nous pardonnerait pas la mort desMégalocéphales… Razaïou nous ferait mettre à la torture… mutiler…Peut-être même donnerait-il l’ordre de nous brûler avec les rayonsverts…

Je parvins à grand’peine à calmer le docteur…Sa rage tomba enfin, mais il s’affaissa sur le sol ets’évanouit…

Pendant que nous cherchions à le faire revenirà lui, une tablette de fer lancée par un Mégalocéphale vint tomberà nos côtés…

C’était un message de Razaïou…

Il contenait ces mots en martien :

Barônioniz Babazeios îrvettir maïanoRazaïou sûliez oïodoum nhâtonoï orônos.

Ce qui voulait dire :

« Il déplaît au grand Razaïou de voir lesBabazeïos lancer des rayons dans l’espace. »

Le docteur avait repris ses sens… Je luimontrai la tablette :

Il la lut et murmura :

– J’aurais dû m’en douter…

Puis comme je lui demandais s’il pensaitpouvoir un jour reconstruire clandestinement les appareilsdétruits, il me répondit en secouant lentement la tête :

– Non… mon… ami il ne faut pas ysonger.

– Alors… m’écriai-je affolé… nous sommesperdus !

– Peut-être, fit le vieillard enregardant fixement la Terre, dont le globe lumineux commençait àpâlir sous les rayons du jour naissant…

Chapitre 14LE RETOUR

Un après-midi… le docteur Oméga aperçut dansle ciel clair un petit point noir qui grossissait à vue d’œil…

– Ou je me trompe fort, me dit-il, ouceci est de bon augure…

– Vous croyez ?

– Attendons…

– Oui… oui… attendons, fis-je en haussantles épaules, et surtout ne nous berçons pas encore d’illusions…

Le docteur Oméga me jeta un mauvaisregard…

Depuis que je ne comptais plus sur les secoursterrestres, j’étais continuellement d’une humeur de dogue… Fredavait aussi perdu sa belle gaieté et forcément le docteur, en notremaussade compagnie, avait fini par devenir taciturne etatrabilaire.

Nous restions quelquefois plusieurs jours sansparler… J’étais découragé car je croyais bien que nous demeurerionstoujours dans Mars et cette idée influait désagréablement sur moncaractère et ma santé !…

Au bout d’un instant, le docteurreprit :

– Le point noir est maintenant gros commeun œuf d’autruche… Ah ! si j’avais un télescope !

– Oui… mais nous n’en avons pas,répondis-je… nous n’avons plus rien…

Le docteur me décocha une injure à laquelle jerépondis par une autre plus blessante… mais au point où nous enétions, les paroles désobligeantes étaient sans effet… nous étionsun peu fous tous les trois et l’on sait que les fous ne parlent pascomme tout le monde…

Cependant le point noir augmentait… il étaitmaintenant de la grosseur d’un seau à charbon… et il en avait mêmeun peu la forme.

Le docteur me regarda fixement ; ses yeuxn’avaient plus cette couleur d’acier terni qui m’horripilait et merendait furieux… sa bouche pincée s’était entr’ouverte et son corpsétait agité d’un petit tressaillement singulier comme si duvif-argent eût circulé dans ses veines…

J’allais l’interroger… mais il ne m’en laissapas le temps… Il se jeta dans mes bras en me serrant à m’étouffer,et, balbutiant d’une voix que paralysait l’émotion :

– Cette fois… nous… sommes sauvés… on…vient à notre secours… oui… on vient… regardez !…

Je doutais encore, mais, quelques minutesaprès, j’étais forcé de me rendre à l’évidence… Alors, ma joie neconnut plus de bornes… je poussai des cris sauvages, je gambadai,je fis des cabrioles et jetai le docteur à terre en voulant luisauter au cou.

Quant à Fred il gesticulait gauchement, commeun ours qui danse au son d’une vielle…

Les Mégalocéphales nous regardaient avecinquiétude… tout d’abord, ils rirent de nos extravagances, maisquand ils eurent aperçu le point noir qui provoquait notreenthousiasme, ils disparurent rapidement.

– Ils vont prévenir Razaïou… criai-je audocteur.

Et je m’élançai pour les retenir.

Les ayant rejoints à la sortie du parc, je lesculbutai les uns sur les autres et les emportai dans notrecase.

– Dans six heures, dit le docteur, nosamis de la Terre auront touché cette planète…

– Et croyez-vous qu’ils atterrissent loind’ici ?

– Non… pas très loin. Ils sont emportéslégèrement vers le Sud…

– Comment nousretrouveront-ils ?

– Oh ! ils sauront s’orienter…

– Mais cela demanderalongtemps ?…

– Non… vous oubliez, monsieur Borel, quela planète Mars est moins grande que la Terre. Sa surface nereprésente que les 27 centièmes de celle du globe terrestre, sonvolume n’est donc que les 16 centièmes du nôtre. En un mot, Marsest six fois et demie plus petit que la Terre…

Et le docteur, tirant de sa poche une petitecarte de Mars, la déploya devant moi…

– Voyez, dit-il… nous sommes ici… dans laTerre que les astronomes ont baptisée Terre de Laplace,c’est-à-dire par 45° de latitude… Pour nous rejoindre, nos amisauront à traverser la mer du Sablier… et, s’ils ne s’égarent passur le continent de Beer, ils doivent arriver juste ici… à la passede Nasmith.

– Je ne supposais pas qu’il existât unecarte de Mars et que l’on eût pu dessiner les mers et les terresd’une planète dans laquelle personne n’était venu avant nous.

– Et le télescope ? Vous le comptezpour rien ? me dit le docteur en souriant… soyeztranquille : Helvétius – si c’est lui qui vient à notresecours – connaît cette carte aussi bien que moi, et, avec lesindications que j’ai transmises télégraphiquement, il doit êtrefixé sur le point où nous nous trouvons… Il nous rejoindra, j’ensuis sûr, à moins que…

– À moins que ?…

– Razaïou, prévenu de son arrivée… ne lefasse massacrer par son peuple.

– Ces Mégalocéphales n’ont pas pu leprévenir en tout cas…

– Oui… mais les Martiens ont la vue trèsperçante… qui nous dit que d’autres n’ont pas déjà aperçu le navireaérien ?…

Et le docteur, se prenant la tête dans sesmains, se mit à réfléchir…

Au bout d’une demi-heure il nousdit :

– Peut-être y a-t-il un moyen d’éviterune catastrophe…

– Lequel ?

– C’est d’aller au-devant de noslibérateurs… les laisser venir jusqu’ici serait toutcompromettre…

– Aller au-devant d’eux, c’est joli…cela… mais le moyen de locomotion ?

– Et nos jambes, donc !…

– C’est vrai… mais faudra-t-il allerloin ?…

– À cinquante milles tout au plus… cen’est pas un voyage… et nous pouvons l’accomplir rapidement… Grâceà la faible densité de cette planète… j’estime qu’en cinq heuresnous pouvons atteindre la passe de Nasmith… Nous arriverons donc,si nous ne perdons pas un instant, une heure avant nos sauveteursterriens… est-ce décidé ?

– Nous ferons ce que vous voudrez,docteur, répondis-je…

– En ce cas, agissons promptement… Toi,Fred, bourre tes poches de pilules… Vous, monsieur Borel, prenezdeux Mégalocéphales sous chaque bras… J’en emporterai un autre…

– Est-ce bien nécessaire ?…fis-je.

– Comment… vous ne comprenez donc pas… ilfaut à tout prix…, il faut, entendez-vous, que nous ramenions surTerre des spécimens de l’espèce martienne…

– C’est bien… dis-je…

Je saisis deux Mégalocéphales et les plaçaidans mes bras comme deux nourrissons… Le docteur en prit un, maisles petits gnomes poussaient des cris affreux… on eût dit qu’ilsavaient compris nos paroles…

– Ils vont donner l’éveil… fis-je.

– Bâillonnez-les… commanda ledocteur.

Je mis un lambeau d’étoffe dans les petitesbouches triangulaires des trois Martiens.

– Allons, en route, commanda le vieuxsavant… et n’oubliez pas, mes amis, que nous jouons notre liberté…Coûte que coûte, il faut arriver avant le jour à la passe deNasmith… Fred nous précédera, armé de cette tige de fer… il ouvrirala marche… tant pis pour ceux qui se trouveront sur notrechemin…

Quelques minutes après, nous courions, ouplutôt nous volions à travers la ville… J’ai dit plus haut que ladensité martienne était inférieure à celle de notre globe et queles poids se trouvaient extrêmement légers à sa surface… Cela nouspermit de parcourir avec la vitesse d’un cheval au trot lescinquante milles qui nous séparaient de la passe de Nasmith…

Par bonheur, notre départ passa inaperçu et jem’en félicitai, car nous n’eûmes point à faire, ce qui m’eûtconsidérablement chagriné, des hécatombes de Martiens…

Le docteur s’orientait à merveille, grâce à saboussole dépressive, et nous ne mîmes que quatre heures et demieenviron pour accomplir notre trajet.

Quand nous parvînmes à la passe de Nasmith, ilfaisait encore nuit, mais la nuit martienne n’est jamaiscomplètement obscure… Nous pûmes donc distinguer une grande napped’eau qui s’étendait à perte de vue et semblait s’élargir dans lelointain : c’était la mer désignée par Herschel sous le nom de« Mer du Sablier »…

Nos cœurs en cet instant battaient à se rompreet ceux des petits Martiens que nous tenions toujours dans nos brasne battaient pas moins fort… Les pauvres petits êtres étaientterrifiés… nous leur avions enlevé leurs bâillons et ils noussuppliaient de leur rendre la liberté. Leurs voix avaient desaccents si douloureux, si plaintifs que je faillis me laisserattendrir. Si le docteur n’avait pas été là, je les auraiscertainement posés à terre en leur disant :

– Sauvez-vous vite…

Mais le vieux savant me surveillait et venaitde temps à autre s’assurer si je tenais toujours les Martiens.

Enfin, le jour se leva… un jour terne,laiteux… et la mer nous apparut comme à travers un carreau chargéde buée… Le docteur allait et venait sur la côte et rien n’étaitplus drôle que de voir sa petite silhouette qui semblait voltigerdans l’espace.

Puis la lumière devint plus crue, un rayonlumineux traversa le brouillard…

Alors… nous poussâmes tous trois un grand criqui roula avec un bruit de cataracte sur la mer martienne.

À quelques mètres de nous, sur le rivage, unmonstre noir était arrêté qui semblait nous fixer de ses gros yeuxronds… et ce monstre… c’était un Cosmos… celui que noussouhaitions si ardemment depuis de longs mois… celui que je croyaisne jamais voir… Il était cependant en face de nous… immobile,retenu au sol par des cordages, et trois hommes, trois hommes de laterre ceux-là, s’avançaient à notre rencontre… la figure souriante…les mains tendues…

Je ne puis me rappeler sans un frisson debonheur cette délicieuse rencontre qui mit en notre présence ledocteur Helvétius et ses compagnons Blacwell et Somerson… Du coup,je lâchai les Martiens pour me précipiter dans les bras de nossauveteurs et les Mégalocéphales se seraient certainement enfuis…si le docteur ne les avait rattrapés aussitôt… Pauvres petitsêtres… leur destinée devait s’accomplir !…

Les effusions calmées, le docteur Helvétiusmanifesta l’intention de visiter la planète Mars… mais nous luifîmes comprendre, non sans difficulté, que c’était s’exposerinutilement et que d’ailleurs les Martiens qu’il rencontreraitressembleraient tous à ceux que nous avions amenés…

Il fit cependant une longue promenade encompagnie de ses deux compagnons et du docteur Oméga, puis, nousmontâmes tous dans le Cosmosn° 2 et, quelquesinstants après, nous fendions l’espace avec la rapidité de lafoudre…

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J’aurais pu détailler le voyage et lespréparatifs de l’expédition du docteur Helvétius, mais c’est sur saprière que je n’en ai rien fait. Le savant anglais travaille en cemoment à un livre qui portera pour titre : Comment j’airetrouvé le docteur Oméga, et il n’appartenait pas à un humblevioloniste comme moi de déflorer cet ouvrage…

On sait comment nous fûmes accueillis à notreretour sur Terre : après être tombés en Angleterre, auxenvirons d’Hereford, nous revînmes en France où les honneurs dutriomphe nous furent décernés…

Le docteur présenta les Martiens à l’Académiedes Sciences dont il fut élu membre à l’unanimité. Le président dela République nous reçut en audience solennelle… et tint à placerlui-même sur nos poitrines la croix des braves… De plus on nousdota d’une rente considérable sur l’État et une souscriptionmonstre fut ouverte à l’effet de construire dix Cosmosgigantesques destinés à effectuer un service régulier entre laTerre et la planète Mars…

En attendant que soit mise en exploitationcette nouvelle ligne aérienne, je vis paisiblement dans mon cottageavec le docteur Oméga et Fred… Nous avons donné deux Martiens auMuséum d’histoire naturelle et en avons gardé un avec nous.

Mais le pauvre petit homme s’accommodedifficilement du régime terrestre et je le vois avec peine dépérirchaque jour…

Quand il est trop triste, je prends monStradivarius et lui joue quelques mélodies ; cela semble luiplaire beaucoup, mais ne peut, on le conçoit, vaincre entièrementsa nostalgie… Je lui ai promis de le ramener dans Mars avec sesdeux compagnons, mais j’ai bien peur qu’il n’atteigne pas juilletprochain, époque à laquelle doit fonctionner la grande ligneMarso-Terrienne…

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