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Le doigt du Destin

Le doigt du Destin

de Thomas Mayne Reid

Chapitre 1 Les demi-frères.

Dans un bois, à dix milles environ de Windsor,deux jeunes gens s’avancent silencieusement, le fusil en arrêt. En avant, quête une couple de beaux chiens couchants ; en arrière, marche un garde revêtu d’une riche livrée et parfaitement équipé. La présence des épagneuls et du garde exclurait toute idée de braconnage, si l’apparence mémo des chasseurs permettait d’entretenir le moindre soupçon à ce sujet.

Ce bois n’est qu’une simple remise à faisans appartenant à leur père, le général Harding. Ancien officier de l’armée des Indes, le général, pendant vingt ans de service actif en Orient, a amassé les deux cent mille livres sterling nécessaires à l’acquisition d’une propriété dans le plaisant comté de Bucks ; c’est là qu’il s’est fixé dans l’espoir de se rétablir d’une maladie de foie gagnée dans les plaines brûlantes de l’ Hindoustan.

Un château, en briques rouges, datant du règne d’ Elisabeth, et dont on pouvait apercevoir, à travers les éclaircies de la futaie, se profiler sur l’azur les lignes élégantes, témoignait du goût raffiné du général, en même temps que cinq cents acres de parc admirablement boisé, des terres en plein rapport attenantes à l’habitation et une demi-douzaine de fermes bien arrentées, prouvaient que le ci-devant soldat ne s’était pas donné le mal de ramasser aux Indes une si grande quantité de lacs de roupies pour les gaspiller inintelligemment en Angleterre.

Les deux chasseurs sont ses fils uniques, parle fait, les seuls membres de sa famille, à l’exception d’une sœur qui, âgée de seize ans et peu intéressante, d’ailleurs, ne figure que pour mémoire dans le récit.

En examinant les jeunes gens, à mesure qu’ils s’avancent dans la réserve à faisans, on voit que si leur taille est à peu près égale, ils se distinguent l’un de l’autre parlâge et la physionomie. Tous deux ont le teint bronzé,mais d’une nuance différente. L’aîné, répondant au nom de Nigel, a la peau presque olivâtre et des cheveux droits et noirs qui, au soleil, revêtent des reflets pourpres.

Henry, le cadet, possède une carnation plus fine et plus rosée ; sa chevelure, d’un beau châtain doré,descend sur son cou en boucles ondoyantes.

Si différente est leur apparence extérieure,qu’un étranger pourrait difficilement s’imaginer quils sont frères.

Ils ne le sont pas non plus dans la stricte acception du mot. Tous deux peuvent appeler le général Harding leur père, mais ils doivent le jour à deux femmes différentes, mortes aujourd’hui. La mère de Nigel repose dans un mausolée aux environs de l’antique cité d’Hyderabad ; celle de henry, dans une tombe de date plus récente, élevée dans l’enclave d’un cimetière de village, en Angleterre.

Le général Harding n’est pas le seul homme,civil ou militaire, qui ait deux fois introduit son cou dans le joug du mariage, bien que peu d’individus aient jamais épousé deux femmes si dissemblables. Physiquement, intellectuellement,moralement, l’Hindoue d’Hyderabad différait autant de la Saxonne qui lui avait succédé, que l’Inde diffère de l’Angleterre.

Cette différence de tempérament s’est propagée de mère en fils ; et il suffit de considérer Nigel et Henry pour s’apercevoir que le sang paternel n’a pas réussi à la détruire.

Un incident va justement en donner la preuve.

Quoique le bois qu’ils fouillent soit exclusivement une réserve à faisans, ce n’est plus l’oiseau à l’aile vigoureuse que poursuivent les jeunes chasseurs. Les chiens cherchent un plus petit gibier.

Nous sommes au milieu de l’hiver. Une semaine auparavant, les deux frères, coiffés de la cape et revêtus de la robe d’étudiant, parcouraient en péripatéticiens les cloîtres du collège d’Oriel, à Oxford. En vacances pour plusieurs jours, ils ne peuvent trouver de plus agréable occupation que de battre les bois du domaine paternel.

La gelée, qui a durci le sol, s’oppose à lagrande chasse, mais la bécassine et le coq de bruyère, tous deuxoiseaux de passage, se sont abattus dans le voisinage des eauxcourantes.

C’est sur les bords d’un ruisseau qui, défiantla gelée, murmure à travers les arbres, que les jeunes gens se sontmis en quête. C’est le coq de bruyère qu’ils chassent : larace de leurs chiens, des épagneuls, l’indique suffisamment.

Ces chiens, un blanc et un noir, sont de racepure, mais différemment élevés. Le noir tombe en arrêt ferme commeun roc ; le blanc, plus évaporé, court comme un fou ;deux fois déjà il a lancé l’oiseau sans l’arrêter.

Le chien blanc appartient à Nigel, le noir àson demi-frère.

Pour la troisième fois, l’épagneul donne unepreuve de son défaut d’éducation, en faisant partir un coq avantque son maître puisse le tirer.

Le sang d’Hyderabad bouillonne, malgrél’hiver, dans les veines de Nigel.

– Ce gredin a besoin d’une leçon,s’écria-t-il, en déposant son fusil contre un arbre et en tirantson couteau. C’est ce que tu aurais du faire depuis longtemps,Doggy Dick, si tu avais accompli seulement la moitié de tondevoir.

– Mon Dieu, maître Nigel, répondit legarde auquel s’adressait l’apostrophe, j’ai fouetté l’animaljusqu’à me démancher les bras. Mais rien n’y fait. Il n’a pasl’instinct de l’arrêt.

– Alors, je vais le lui donner !s’écria le jeune Anglo-indien, s’avançant, couteau en main, versl’épagneul. Regarde !

– Arrête, Nigel, dit Henry ens’interposant. Tu ne veux certainement pas blesser le chien.

– Que t’importe ? Il est à moi etnon pas à toi.

– Il m’importe que tu ne commettes pas unacte de cruauté. Ce n’est pas sa faute à ce pauvre animal. C’estpeut-être, comme tu l’as dit, celle de Dick, qui l’aura maldressé.

– Merci, maître Henry ! Dieu obligédu compliment. C’est toujours ma faute, comme de juste. Pourtantj’ai fait de mon mieux. Bien obligé, maître Henry !

Doggy Dick qui, quoique jeune, n’est ni beauni bien tourné, accompagna son observation d’un regard témoignantd’une âme encore plus laide que n’était disgracieuse saphysionomie.

– Taisez-vous, tous deux, vociféra Nigel.Je vais châtier mon chien comme il le mérite, et non pas comme tusembles le désirer, mitre Henry. Il me faut une baguette pour lefouetter.

Ce ne fut pas une baguette qu’il coupa à unarbre, mais un bâton de trois quarts de pouce de diamètre. Il enfrappa brutalement l’épagneul, dont les hurlements plaintifsremplirent les bois.

Henry suppliait en vain son frère des’arrêter ; Nigel frappait toujours.

– Allez toujours, s’écriait le cruelgarde. C’est pour son bien.

– Quant à toi, Dick, je te recommanderaià mon père.

Une exclamation de colère de son demi-frère etun sourd grognement du sauvage à longues guêtres furent tout ce queproduisit la menace de Henry. Nigel, furieux, n’en frappa que plusfort.

– C’est une honte, Nigel ! Tu asassez battu la pauvre bête. Finis !

– Pas avant de lui avoir laissé unsouvenir de moi.

– Que vas-tu faire, dit anxieusementHenry ; en voyant gon frère jeter sa baguette et brandir soncouteau ? Certainement, tu ne veux pas…

– Lui fendre l’oreille ?… C’estprécisément mon intention.

– Tu me fendras la main auparavant !s’écria le jeune homme, en se jetant à genoux et couvrant de sesdeux mains la tête de l’épagneul.

– Bas les mains, Henry ! Le chienm’appartient ; j’en puis faire ce que je veux, bas lesmains !

– Non !

– Alors, tant pis pour toi !

De la main gauche, Nigel saisit l’oreille del’animal et frappa de l’autre à poing perdu.

Le sang jaillit à la face des doux frères etse répandit en flots écarlates sur la robe blanche de l’épagneul.Ce n’était pas le sang du chien de Nigel, mais celui de Henry, dontle petit doigt de la main gauche avait été ouvert de l’articulationà l’ongle.

– Cela t’apprendra à te mêler de mesaffaires, s’écria Nigel, sans témoigner le moindre regret de sasauvagerie. Une autre fois, tu mettras tes mains dans tespoches.

La brutalité de l’observation fit enfinbouillonner le sang saxon du frère cadet, auquel la douleur de sablessure avait laissé tout son sang-froid.

– Lâche ! s’écria-t-il, jette toncouteau et avance. Bien que tu ais trois ans de plus que moi, je nete crains pas et je vais te corriger à mon tour.

Nigel, fou de rage de se voir défier par unenfant qu’il avait pris l’habitude de corriger à sa guise, laissatomber son couteau ; et les deux frères entamèrent un duel àcoups de poing aussi furieux que si le même sang ne coulait pasdans leurs veines.

Comme il a été dit, il n’existait entre lesdeux frères qu’une légère différence extérieure : Nigel étaitplus grand, Henry plus solidement charpenté. Dans cette sorte delutte, les muscles du Saxon avaient une supériorité marquée surceux de l’Anglo-indien ; au bout de dix minutes, ce dernierétait si rudement étrillé que le garde se crut obligé d’intervenir.Il s’en serait bien gardé, si Henry avait eu le dessous.

Il ne pouvait plus être question de chasse.Enveloppant de son mouchoir sa main blessée, Henry appela son chienet reprit le chemin du château. Nigel, honteux de sa défaite,suivait de loin, Doggy Dick à ses côtés et l’épagneul taché de sangsur leurs talons.

Le prompt retour des chasseurssurprit le générai Harding. La rivière serait-elle prise ? Lescoqs de bruyère auraient-ils cherché une autre remise ? Lemouchoir maculé frappa ses yeux ; la blessure de Henry, levisage tuméfié de Nigel demandaient une explication. Chacun desdeux frères présenta la sienne. Naturellement, le garde appuyacelle de l’aîné ; mais le vieux soldat sut bien discerner lavérité, et Nigel eut la plus large part dans les reproches qu’iladressa à ses enfants.

La journée fut mauvaise pour tous, sauf pourl’épagneul noir. Doggy Dick ne sortit pas sain et sauf de labagarre. Le général lui ordonna de dépouiller sa livrée et dequitter immédiatement le château en l’invitant à ne plus seprésenter sur ses terres sous peine d’être traité enbraconnier.

Chapitre 2Doggy Dick.

Le garde-chasse congédié ne tarda pas àtrouver une position équivalente dans une propriété dont les boisn’étaient séparés de ceux du général que par un champ ou deux. Cenouveau maître avait nom Whibley ; c’était un riche citadin,qui devait sa fortune à de continuels et heureux jeux de bourse, etqui avait acheté le domaine en question dans le but de jouer à sonaise au gentilhomme campagnard.

Les rapports du vieil officier avec le nouveauvenu n’étaient rien moins que cordiaux ; il régnait, aucontraire, entre eux une certaine froideur. Le général Hardingéprouvait un mépris instinctif pour le faste vulgairehabituellement déployé par ces parvenus[3] quiéprouvent le besoin de se rendre à l’église dans une calèche bienque leur habitation ne se trouve pas à plus de trois cents mètresde la porte du cimetière[4].

M. Whibley appartenait à cettedésagréable classe sociale. Cette différence outra les goûts et leshabitudes d’un officier retraité et d’un agent de changedémissionnaire n’était, au reste, pas la seule cause de l’animositéqui divisait, les deux voisins. Une discussion s’était récemmentélevée entre eux, relativement au droit de chasse affecté à uneimmense lande qui s’étendait triangulairement entre leurspropriétés respectives.

L’affaire était de médiocre importance, maisparfaitement de nature à accroître la froideur mutuelle des deuxpropriétaires, laquelle dégénéra en hostilité latente, mais biencaractérisée. C’est à cela plus, peut-être, qu’à son mériteprofessionnel que Doggy Dick dut sa promotion à l’emploi de chefdes gardes des réserves de Whibley. Un parvenu ne pouvait agirautrement.

Cette année même, quand arriva la saison de lachasse, les jeunes Harding constatèrent, dans les bois de leurpère, une singulière rareté de gibier. Le général, peu amateur dela chasse à tir, ne s’en serait pas aperçu ; Nigel, non plus,peut-être. Mais Henry, amateur passionné, reconnut tout d’abord queles faisans étaient en moins grand nombre que les saisonsprécédentes ; fait d’autant plus extraordinaire que l’annéeétait excellente pour le gibier en général et, en particulier pourles faisans. Les réserves de Whibley en regorgeaient ; onsignalait la même abondance dans le voisinage.

On se demanda, d’abord, si le garde du généralHarding avait strictement fait son devoir. Aucun fait de braconnagen’avait été relevé. On savait que quelques enfants avaient enlevédes œufs pendant la couvaison ; mais ces cas isolés nefournissaient pas une raison suffisante de la rareté del’oiseau.

En outre, le garde passait pour savoirparfaitement son métier et on avait mis à sa disposition uneescouade de surveillants aussi complète que celle de Whibleycommandée par Doggy Dick.

En y réfléchissant, Henry Harding pensa que,d’une façon ou d’une autre, les faisans de son père avaient étéattirés chez Whibley, probablement par l’appât d’une meilleurenourriture. Il savait quels étaient, pour son père et pourlui-même, les sentiments de Doggy Dick et de son maître, et iln’ignorait pas qu’une plaisanterie semblable était paritairementdans les allures de l’ancien agent de change. En admettant le fait,on n’y pouvait voir qu’un simple défaut de courtoisie, mais ildevenait nécessaire de prendre des mesures pour ramener legibier.

On répandit à profusion, sous bois, dusarrasin et d’autres aliments dont les faisans sont friands. Toutfut inutile. La saison suivante, le résultat fut exactement lemême. Les perdrix mêmes étaient devenues rares, tandis que faisanset perdrix abondaient dans la propriété de Whibley.

Le garde du général, pris à partie, reconnutque, pendant l’époque de la couvaison, il avait trouvé plusieursnids de faisans dépouillés de leurs œufs. Il ne pouvait se rendrecompte de ce fait, d’autant plus que les seuls individus qui, detemps à autre, eussent paru dans les réserves, étaient les gardesde la propriété voisine, lesquels n’étaient certainement pas gens àvoler des œufs.

– C’est ce dont je ne suis pas bien sûr,pensa Henry. Il me semble, au contraire, que ce serait la seulemanière d’expliquer la disparition du gibier.

Il communiqua ses soupçons à son père, qui fitdéfendre aux gardes de Whibley de rôder le long de ses bois. Ceprocédé, considéré comme une atteinte à la courtoisie que l’on sedoit entre voisins, élargit encore l’abîme qui séparait le vieuxsoldat de l’ex-agent de change.

À la saison suivante, les jeunes gens étaientvenus passer, dans la maison paternelle, les vacances de Pâques.C’est précisément à cette époque de l’année que le plus granddommage peut être effectué dans les réserves.

Il n’y a pas de braconnage qui y occasionneautant de dégâts que la destruction ou l’enlèvement des œufs. Unenfant fait plus de mal, en un jour, que la plus incorrigible bandede braconniers, en un mois, même avec l’aide de tout un arsenal defils, pièges, fusils et autres engins destructeurs de la mêmeespèce.

Aussi les bois du général furent-ils, cetteannée, plus soigneusement surveillés que jamais. Les nids étaienten grand nombre et tout faisait espérer une excellente saison dechasse.

Mais Henry, bien que confiant dans l’avenir,n’était pas satisfait du passé. Il avait sur le cœur ledésappointement des deux années précédentes, et résolut d’endécouvrir la cause. Voici l’expédient qu’il imagina.

Un jour de congé fut accordé aux gardes et auxsurveillants de la propriété, afin de leur permettre d’assister àdes courses qui devaient avoir lieu à une dizaine de milles duchâteau, et où ils se rendraient dans le char à bancs du général.Ce congé fut promis huit jours à l’avance, afin que les gardes dudomaine voisin en pussent être informés.

Le jour venu, les gens s’éloignèrent, et lagarde des bois resta confiée aux seuls soins des propriétaires.Magnifique occasion pour des braconniers !

C’est ainsi qu’aurait pensé un étranger ;mais ce n’était pas l’idée de Henry Harding.

Quelques instants avant le départ du char àbancs, il s’enfonça dans les réserves, une canne à la main, et sedirigea vers la lisière confinant les bois de l’agent de change. Ilmarchait lentement à travers les taillis, avec une précaution quiaurait fait honneur à un braconnier émérite.

Entre les deux réserves, il y avait une bandede terrain vague, précisément celle qui avait donné lieu à undésaccord entre les propriétaires. Tout auprès de la lisière sedressait un vieil orme revêtu d’un épais manteau de lierre. Henrys’établit dans les branches, prit un cigare dans son étui, l’allumaet commença à fumer.

Pour le but qu’il se proposait, il n’aurait puchoisir la meilleure position. D’un côté, sa vue embrassait lalande tout entière ; personne n’aurait pu passer de Whibley enHarding sans être aperçu. De l’autre, il dominait une grandeétendue des réserves de son père, connues comme la retraitefavorite des faisans et l’un des endroits où les pouless’établissaient le plus volontiers pour nicher.

Pendant longtemps, le guetteur resta à sonposte, sans que rien vint le récompenser de sa vigilance. Il avaitdéjà brûlé deux cigares et le troisième était à moitié consumé.

Sa patience se lassait, sans parler de lafatigue que lui occasionnait son incommode position sur desbranches raboteuses. Il commença à penser que ses soupçons,jusque-là fermement arrêtés sur Doggy Dick, étaient sans fondement.Il s’en accusait même. Après tout, Doggy pouvait bien ne pas êtrele mauvais garnement qu’il supposait.

Parlez du diable, il n’est pas loin ;pensez-y, il est près de vous[5]. C’est cequi arriva pour Doggy Dick. Au moment où le troisième cigare allaits’éteindre, le chef des gardes de Whibley fit son apparition.

Il se présenta d’abord sur la lisière de laréserve de l’ex-agent de change, sa vilaine tête passée à traversles branches folles. Après avoir soigneusement reconnu lesalentours, il sortit du bois, silencieux comme un chat, traversa leterrain neutre et s’introduisit chez le voisin.

Henry l’épiait avec l’œil du lynx ou del’agent de police, oubliant sa longue attente et sa fatigue.

Comme il s’y attendait, Doggy se dirigea versla clairière où la présence d’un certain nombre de nids avait étésignalée. Il avait conservé sa démarche féline, jetant sans cesseautour de lui des regards soupçonneux.

Malgré ses précautions, il effaroucha lesoiseaux. Un coq s’enfuit avec un sonore bruissement d’ailes ;un autre s’abattit sur le gazon et s’y traîna, les deux ailesbrisées, en apparence. Quant à la poule, il semblait que Doggyl’avait couverte avec son chapeau ou tuée d’un coup de bâton.

Le garde n’avait cependant usé d’aucun de cesprocédés expéditifs. Il se contenta de se pencher sur le nid, dontil enleva les œufs qu’il plaça soigneusement dans son carnier. Ilen tira ensuite une certaine substance qu’il sema sur le sol auxenvirons du nid.

Ceci fait, il se mit en devoir de faire unenouvelle récolte.

– Allons ! pensa Henry, il est tempsd’agir. C’est assez du sacrifice d’une seule nichée.

Jetant son bout de cigare, il descendit del’orme et s’élança sur les pas du voleur d’œufs.

Doggy l’aperçut et essaya de regagner sespropres réserves. Mais avant qu’il eût eu le temps de franchirl’enclos le jeune homme l’avait saisi au collet. Une vigoureusesecousse lui fit perdre l’équilibre et il tomba, cassant dans sachute tous les œufs renfermés dans son carnier. Celui-ci, retournécomme un gant, laissa voir des jaunes brouillés et des coquillescassées, preuves irréfragables du larcin.

À cette époque, Henry Harding était un jeunehomme bien découplé, ayant hérité de la vigueur et de l’énergiepaternelles. De plus, il avait le droit pour lui. Le garde, pluspetit et moins fort, pénétré de la conscience de sa mauvaiseaction, comprit l’inanité de toute résistance.

Il n’en fit aucune et reçut, en courbantl’échine, la plus belle volée de coups de canne que puisseadministrer un chasseur à un braconnier.

– Et maintenant, voleur ! s’écria lejeune Harding, quand sa colère se fut dissipée, ou plutôt quand ilse trouva fatigué de frapper, tu peux rentrer sous ton couvert etcomploter tout ce que tu voudras avec ton gredin de maître, maisque ce ne soit plus contre mes œufs de faisans.

Doggy n’osa répondre, de peur de voir serelever le jonc menaçant. Il franchit l’enclos, traversa le communen chancelant comme un homme ivre, et disparut sous le bois deWhibley.

Revenant vers le nid profané, Henry examina lesol du voisinage et y découvrit une quantité de grains de sarrasinmacérés, au préalable, dans quelque liquide sucré. C’était lasubstance qu’il avait vu semer par Doggy. Il en recueillit uncertain nombre qu’il emporta au château. On reconnut, à l’analyse,qu’ils étaient empoisonnés.

Quoiqu’il n’y eût pas de procès intenté,l’histoire fut bientôt connue dans tous ses détails. Doggy Dickétait trop avisé pour se plaindre de l’attentat commis sur sapersonne, et les Harding se contentèrent de la correction qui leuravait été infligée.

Quant à l’ex-agent de change, il se vit dansla nécessité de se priver des services de son garde qui, depuis cetemps, acquit la réputation du plus habile braconnier du pays.

La soumission avec laquelle il avait reçu lescoups de canne de Henry sembla lui inspirer de profondsregrets ; car dans ses rencontres avec les gardes-chasse, ilse montra toujours adversaire désespéré et dangereux ; – sidangereux que, dans une lutte, survenue l’année suivante, avec undes gardes du général Harding, il blessa mortellement lemalheureux.

Il sauva son cou de la hart en quittant lepays ; on retrouva ses traces à Boulogne, puis à Marseille oùil s’était rendu en compagnie de quelques jockeys anglais quiconduisaient des chevaux en Italie. Il finit par se dissimulercomplètement dans quelque coin de cette terre classique, alorscouverte d’un réseau de petits États, où non-seulement la justices’exerçait difficilement, mais encore où son action était entravéepar la plus profonde corruption.

Chapitre 3La fête de Faro.

Trois années se sont écoulées. Les deuxdemi-frères, sortis du collège, habitent la maison paternelle. Tousdeux ont passé de la jeunesse à l’adolescence.

Jusqu’à présent, Nigel s’est fait remarquerpar la sagesse de sa conduite, sa stricte économie et sonapplication à l’étude.

Le caractère de Henry se montre sous un jourtout différent. S’il ne passait pas tout à fait pour un garnementfieffé, au moins le considérait-on comme enclin à des habitudesfort relâchées, – haïssant les livres, amoureux du plaisir etméprisant l’économie, qu’il traitait d’infirmité, la plus cruellequi puisse atteindre l’humanité.

En réalité, Nigel n’obéissait qu’auximpulsions d’une nature astucieuse, sournoise et égoïste ;tandis que Henry, doué de plus généreuses inclinations, se livraitaux entraînements de son âge avec un emportement que le tempsdevait sans aucun doute amortir.

Et cependant, le général, satisfait de laconduite de son fils aîné, était fort mécontent des penchants ducadet ; d’autant plus que, comme Jacob, il ressentait unepartialité décidée pour son dernier-né.

Quoique luttant de toutes ses forces contreune préférence dont il s’accusait, il ne pouvait s’empêcher parfoisde penser combien il eût été plus heureux si Henry avait vouluimiter la conduite de son frère, quand bien même les rôles eneussent été intervertis ! Mais il ne semblait pas que ce désirdut jamais se réaliser. Pendant le séjour des deux frères aucollège, la joie des triomphes scolastiques remportés par Paillé neparvenait pas à compenser le chagrin des mille et une espiègleriesdont le plus jeune était le héros.

Il faut dire que Nigel se faisait volontiersle panégyriste de ses propres succès et le dénonciateur des foliesde son frère. Henry écrivait peu ; ses lettres, d’ailleurs, neconfirmaient que trop la correspondance de son aîné, puisqu’ellesne renfermaient généralement que des demandes d’argent.

Le ci-devant[6] soldat,généreux jusqu’à l’imprudence, ne refusait aucun subside ; ils’inquiétait moins de la somme envoyée que de la façon dont elleserait dépensée.

Leur éducation terminée, les jeunes gensjouissaient de cette période d’oisiveté pendant laquelle lachrysalide scolaire se transforme en papillon et essaye ses ailespour prendre son vol dans le monde.

Si une vieille rancune subsistait entre eux,on n’en voyait rien à la surface. Ils semblaient n’éprouver l’unpour l’autre qu’une franche amitié fraternelle.

Henry était ouvert et franc ; Nigel,réservé et taciturne ; mais c’était là une dispositionnaturelle qui passait inaperçue. Aveuglément soumis aux moindresdésirs de son père, Nigel professait ouvertement pour le général lerespect le plus profond. De ces formes extérieures, Henry nes’inquiétait nullement, et il ne s’imaginait pas manquer deconsidération envers son père en s’attardant outre mesure et endépensant follement son argent. Mais cette indiscrète conduitefroissait le général et mettait son affection à une rudeépreuve.

Le moment arriva enfin où un sentiment nouveaufit éclater l’antipathie latente qui couvait dans le cœur desdemi-frères. Ce sentiment, sous l’influence duquel l’affectionfraternelle la plus profonde se transforme souvent en hostilitédéclarée, c’était l’amour. Nigel et Henry devinrent amoureux, et dela même femme.

Miss Belle Mainwaring était une jeune personnedont la jolie figure et les allures fascinatrices auraient tournédes cervelles plus sages que celles de nos deux échappées decollège. Elle comptait quelques années de plus que les fils dugénéral Harding ; mais si sa beauté n’était plus dans safleur, elle venait d’entrer dans son plus complet épanouissement.Portant fièrement son nom de baptême, c’était la belle des bellesdu comté de Bucks.

Son père, colonel au service de la compagniedes Indes, était mort dans le Pundljab. Moins heureux que legénéral Harding, il n’avait laissé à sa veuve que juste de quoifaire l’acquisition d’une modeste maison de campagne située nonloin du parc de Beechwood.

Dangereux voisinage pour deux jeunes gens àpeine sortis des langes de l’adolescence et qui, assez riches pourêtre rassurés sur leur avenir, ne pouvaient imaginer de plusagréable occupation que d’aimer en attendant le mariage !

La fortune du général était estimée à centmille livres au moins. L’homme qui ne peut vivre avec la moitié decette somme n’est pas susceptible de l’augmenter, de quelque façonque ce soit. On n’avait aucune raison de supposer que cette fortunefût un jour inégalement partagée, le général Harding n’étant pashomme à avantager un de ses enfants au détriment de l’autre.

Le vieux soldat ne manquait pas d’une certainedose d’excentricité, qui se manifestait, non par des lubies et descaprices, mais par un penchant à l’absolutisme et une répugnancebien décidée à voir discuter ses volontés ; défauts quidécoulaient, sans aucun doute, d’un long exercice de l’autoritémilitaire, mais qui n’avaient aucune influence sur ses sentimentspaternels ; et il aurait fallu des circonstancesexceptionnelles, de très-graves sujets de mécontentement pour que,à sa mort, ses enfants n’eussent pas leur part égale dans unefortune si honorablement acquise.

Telles étaient les prévisions générales dansle cercle social où s’agitaient les Harding. Avec ces espérancesd’un brillant avenir, à quoi pouvaient penser les deux jeunes gens,sinon à aimer ; et, le fait admis, sur quelle femme pouvaients’arrêter leurs pensées, sinon sur Belle Mainwaring ?

C’est ce qui eut lieu, avec l’effervescence sinaturelle à la jeunesse ; et comme la jeune fille répondait àleurs avances avec cette touchante réciprocité qui prend sesracines dans la coquetterie, tous deux devinrent follementamoureux.

Ils se sentirent atteints, le même jour, à lamême heure et peut-être, au même moment. C’était à un tir à l’arc,organisé par le général lui-même et auquel miss Mainwaring et samère avaient été invitées. Le dieu des archers (style classique)assistait à cette fête et de sa flèche perça les cœurs des deuxfils du général Harding.

La sensation de la blessure ne se manifestapas de la même façon chez les demi-frères. Auprès de missMainwaring Henry fut tout assiduité ; il se montra prodigue dedélicates attentions, allait ramasser ses flèches, lui présentaitl’arc, la garantissait du soleil lorsqu’elle tendait l’arme etsemblait sans cesse prêt à se jeter à ses pieds.

Nigel, au contraire, se tint à l’écart,affectant la plus complète indifférence. Il essaya de piquer lajalousie de la jeune fille en s’occupant des autres femmes ;il employa, en un mot, toutes les manœuvres que put lui inspirerson esprit astucieux et calculateur. Il réussit ainsi à cacher auxassistants cette passion nouvellement éclose.

Henry ne fut pas aussi heureux ; avant lafin de la fête, tous les hôtes de son père avaient la convictionqu’une flèche au moins avait frappé le but : le cœur de HenryHarding.

Chapitre 4Une coquette.

Je me suis souvent posé à moi-même ces gravesquestions. Que serait le monde si la femme n’existait pas ?L’homme éprouverait-il beaucoup de plaisir à y vivre, ou, aucontraire, trouvant que c’est alors la plus enviable desrésidences, n’aspirerait-il pas à ne jamais le quitter ? J’airéfléchi et raisonné là-dessus à perte de vue et même jusqu’à ceque mon esprit se fût presque égaré dans les plus épais brouillardsde l’hypothèse. Il n’y a peut-être pas de problème philosophiqueplus intéressant et plus important à la fois, et cependant, que jesache, aucun philosophe ne l’a encore résolu d’une façonsatisfaisante.

Deux théories ont été proposées. Je lesconnais ; elles s’écartent l’une de l’autre autant que le fontles pôles.

D’après l’une, la femme est l’unique but denotre existence ; ses sourires sont les seuls biens que nousdevrions poursuivre. Pour elle, pour elle seule, nos travaux et nosveilles, nos luttes et nos écrits, notre éloquence et nos efforts.Sans elle, nous ne ferions rien, l’objectif de nos aspirations nousmanquant absolument.

– Qu’arriverait-il alors ? disentles avocats de cette théorie. L’existence sans but est-elletolérable ? Serait-elle même possible ?

Quant à moi, je ne saurais faire à cettequestion d’autre réponse que celle du flegmatique Espagnol –Quien sabe ?[7]c’est-à-dire aucune réponse !

Conformément à l’autre théorie, la femme, bienloin de constituer le but et le bonheur de la vie, n’en est que laplaie et la malédiction. Les partisans de cette théorie n’ont,comme de juste, aucune prétention à la galanterie ; ils jugentsimplement d’après l’expérience. Sans la femme, disent-ils, lemonde serait heureux ; avec elle, qu’est-il ?ajoutent-ils d’un air triomphant.

La seule façon, peut-être, de mettre d’accordces deux opinions contradictoires, serait de se tenir dans un justemilieu ; de les considérer toutes deux comme absurdes ettoutes deux comme excellentes ; de voir dans la femme, à lafois, un bienfait et un malheur ; ou, ce qui seraitpréférable, d’admettre qu’il y a deux sortes de femmes, l’une néepour le bonheur de l’humanité, l’autre pour son désespoir.

Il me fait peine de ranger Belle Mainwaringdans cette dernière catégorie ; car elle était charmante etaurait pu, tout aussi bien, appartenir à la première. Je l’aimoi-même connue, sinon parfaitement, au moins assez pour luiattribuer une juste classification. Peut-être, moi aussi, fussé-jetombé sous le charme qui émanait de toute sa personne, si je n’enavais découvert la fausseté. C’est ce qui me sauva.

Mon aveuglement cessa juste à temps, quoiquebien accidentellement. C’était dans une salle de bal. Belle adoraitla danse, comme toutes les jeunes personnes appartenant à l’espècedes enchanteresses ; et il se donnait peu de bals dans lecomté, publics ou particuliers, civils ou militaires, où l’on nefût certain de la rencontrer.

Je la vis pour la première fois au bal duchâteau de la ville de B***. Je lui fus présenté par un descommissaires de la fête, lequel, avait un vice de prononciationcausé par cette infirmité désignée sous le nom de bec de lièvre. Ilparlait abominablement du nez. En prononçant le mot« captain »[8], lapremière syllabe qui sortit de sa bouche sonna comme« comte ». Il y eut ensuite une suspension, et la secondesyllabe « ain » put être prise ou méprise pour le préfixe« Von »[9] Mon nom etmon prénom amalgamés ensemble, comme ils le furent par lemalheureux bègue, avaient une couleur germanique bien prononcée. Ilen résulta que, pour un temps et avant que j »eusse pu trouverl’occasion de rectifier l’erreur, je fus gratifié par missMainwaring d’un titre qui ne m’appartenait pas.

Je fus bien plus honoré encore en la voyantinscrire ce nom sur son carnet de danse, bien plus souvent que,dans ma modestie, je ne me sentais le droit de l’espérer. Ellem’avait accordé plusieurs tours de faveur, valses et contredanses.J’étais heureux, flatté, mieux encore, charmé et ravi. Qui ne l’eûtété de se voir ainsi distingué par l’une des belles de laréunion, et c’en était une dans toute l’acception du mot.

Je commençai à m’imaginer que mon sort étaitfixé désormais et que j’avais trouvé une agréable partenaire, nonseulement pour la nuit, mais pour mon existence toute entière. Jefaisais la roue comme un paon, en voyant se grouper autour de nousles figures grimaçantes des danseurs désappointés et en entendantmurmurer que j’avais eu plus que ma part de cette charmantecréature. Jamais je ne m’étais autant amusé.

Cela dura jusqu’à une heure assez avancée dela nuit. Parvenu au comble de la félicité, j’en devais descendre,sans y aspirer. J’avais reconduit ma danseuse auprès d’une dame desuperbe apparence à laquelle miss Belle me présenta en l’appelantsa mère. Je n’eus pas à me féliciter de l’accueil que j’enreçus ; elle resta raide, froide et desserra à peine leslèvres pour répondre à mes obséquieuses politesses. Je me retiraitout confus et me perdis dans la foule, après avoir obtenu de missMainwaring la promesse d’une nouvelle contredanse.

Incapable de trouver loin d’elle la moindredistraction, je revins presque immédiatement et m’assis sur unechaise derrière la causeuse occupée par la mère et la fille.

Elles étaient engagées dans une activeconversation ; aussi, ne fus-je pas aperçu et me gardai-jed’intervenir. Mais le dialogue n’avait pas lieu à voix assez bassepour que je ne pusse entendre, et l’énonciation de mon nomm’empêcha de me retirer comme l’ordonnait la discrétion.

– Un comte ! murmurait lamère ; tu ne sais ce que tu dis, mon enfant !

– Mais c’est sous ce titre queM. Southwick me l’a présenté. Il en a, d’ailleurs, toute latournure.

Cette observation me plut.

– Comte de cordes à violon ! –M. Southwick est un sot, et un âne par-dessus le marché. Cen’est qu’un méchant capitaine – en demi-solde, qui plus est, sansfortune et sans espérances. Lady G*** m’a renseignée sur soncompte.

– En vérité !

Je crus entendre un soupir, mais je n’en étaispas certain. J’en eusse été enchanté. Malheureusement, les parolesqui suivirent m’enlevèrent toute illusion.

– Et tu t’es engagée avec lui pour unenouvelle contredanse quand le jeune lord Poltover est venu deuxfois pour t’inviter, et s’est mis presque à mes genoux pour meprier d’intercéder en sa faveur ?

– Mais que faire ?

– C’est bien simple. Dis-lui que tu avaisun engagement antérieur contracté avec lord Poltover.

– Très-bien, maman. J’agirai ainsipuisque tu me le conseilles. Je suis si contrariée de ce qui estarrivé !

Si, à ce moment, j’avais entendu un secondsoupir, je me serais certainement éloigné sans rien dire. Dans tousles cas, la retraite m’était coupée ; je venais d’êtredécouvert, et je résolus de tirer aussi honorablement que possiblemon épingle du jeu.

– Je serais désolé, miss Mainwaring,dis-je en m’adressant directement à la jeune tille, et sansparaître m’apercevoir de sa confusion ni de celle de sa mère, jeserais désolé de vous faire manquer un engagement antérieur, etplutôt que d’obliger lord Poltover à se mettre une troisième fois àgenoux, je préfère vous relever de la promesse que vous avez bienvoulu faire à un méchant capitaine.

M’inclinant d’une façon fort digne, à ce queje crus, du moins, je quittai les Mainwaring, et je tâchai dem’étourdir en dansant avec toutes les jeunes filles qui daignèrentaccepter l’invitation d’un capitaine en demi-solde.

Fort heureusement, avant la fin du bal, j’enrencontrai une qui me fit, oublier ma mésaventure.

J’ai souvent rencontré, depuis, miss BelleMainwaring. Je ne lui ai jamais parlé, sinon avec les yeux, langagesilencieux, mais d’une incontestable éloquence.

Chapitre 5Deux cordes à l’arc

Il eut été à souhaiter pour le jeune HenryHarding et peut-être aussi pour son frère Nigel, qu’ils eussent étéaussi maltraités que moi dans leur première campagne amoureuse etqu’ils eussent supporté, leur échec avec la même philosophie.

Mais ils furent tous deux plus ou moinsfortunés. Ni l’un ni l’autre n’était un capitaine en demi-soldesans espérances ; et au lieu de se voir exposés à un dédain,équivalent presque à une expulsion, il leur fut permis, pendantlongtemps, de s’épanouir aux sourires de la charmante Belle.

Il existait, dans la façon dont les deuxfrères lui adressaient leurs hommages, une différence bientranchée. Henry s’efforçait d’emporter d’assaut le cœur de BelleMainwaring. Nigel, obéissant à ses instincts, en faisait lentementle siége. Le premier aimait avec l’ardeur du lion ; le second,avec la sournoise tranquillité du tigre. Lorsque Henry s’imaginaitavoir remporté quelque succès, il ne faisait aucun effort pourdéguiser sa joie. Quand la chance semblait se tourner contre lui,il laissait voir son chagrin avec la même franchise.

Dans l’un et l’autre cas, Nigel ne sedépartait pas de sonimpassibilité. Son affection pour missMainwaring était si réservée, que peu de personnes y croyaient.

Belle ne s’y trompait pas. D’après ce que j’aiappris, et même ce que j’ai pu voir, elle jouait son jeu dans laperfection, sa mère lui servant de croupier[10]. Elle s’aperçut bien vite qu’ellepouvait choisir entre les deux jeunes gens ; mais elle ne sedécida pas immédiatement. Elle distribuait si impartialement sesamabilités et ses grâces que les plus intimes de ses amis finirentpar s’en étonner et à croire qu’elle se souciait aussi peu de l’unque de l’autre.

C’était au moins une question ; car Bellene restreignait pas ses désirs à l’admiration exclusive desdemi-frères Harding. D’autres jeunes gens du voisinage étaient, aubal ou aux assemblées de tireurs d’arc, gratifiés, à l’occasion,d’un sourire. Miss Mainwaring semblait hésiter à donner soncœur.

L’heure arriva, pourtant, où l’on supposaqu’elle s’était irrévocablement fixée. Dans tous les cas, elleavait, pour cela, de bonnes raisons. Un incident survenu à lachasse parut donner à Henry Harding des droits à la main de BetteMainwaring en supposant, cependant, que toujours la plus belle doitappartenir au plus vaillant.

Cet incident, au reste, était siextraordinaire qu’il mériterait d’être rapporté, en dehors même del’influence qu’il semblait appelé à exercer sur la destinée despersonnages de notre drame.

C’était une chasse à courre et l’hallali avaitlieu près d’un vaste étang situé dans un des terrains ouverts sicommuns dans la zone des monts Chiltern.

En bondissant hors des fourrés, le cerf avaitaperçu le scintillement de l’eau ; il s’en souvint à l’heuredes abois. C’était un animal paresseux qui ne se fit pas battrelongtemps ; guidé par l’instinct, il revint sur ses voies dansla direction de l’étang.

Il y arriva avant que les voitures réunies aulieu du rendez-vous eussent le temps de se garer. Parmi cesvoitures se trouvait le phaéton, attelé d’un poney, contenantMme Mainwaring et sa fille. Dans cette froide matinée d’hiver,le teint de Delle resplendissait ; ses joues semblaient avoiremprunté leur éclat aux vestes écarlates des chasseurs qui sepressaient autour d’elle.

Le cocher du phaéton se rangea contre l’étang,parallèlement à la berge.

Le cerf, sur son retour, frisa le nez du poneyet plongea dans l’eau. Le cheval, affolé de peur pointa et,pivotant sur ses pieds de derrière, se précipita dans l’étang,entraînant avec lui le phaéton.

Il ne s’arrêta que lorsque l’eau baignait déjàles pieds des dames. À ce moment même, le cerf, aux abois, s’étaitégalement arrêté. Faisant volte-face, il s’élança furieusementcontre le phaéton.

Du premier choc, le poney fut renversé. Vintensuite le tour du cocher qui, enlevé de son siége par lesandouillers de l’animal enragé, décrivit en l’air une courbeaboutissant à l’étang dans lequel il s’enfonça la tête lapremière.

La situation des deux dames était des pluscritiques. Nigel s’était trouvé l’un des premiers au bord del’étang. Il y restait irrésolu, rivé sur sa selle, et BelleMainwaring aurait pu être frappée à mort sous ses yeux si, à cemoment, n’était arrivé son frère. Enfonçant ses éperons dans leventre de sa monture, Henry se précipita dans l’eau, vint se rangerprès du phaéton, sauta hors de selle et saisit le cerf par lesandouillers.

La lutte qui suivit aurait pu se terminerfatalement pour le jeune homme ; mais un garde, entrantrésolument dans l’eau, vint enfoncer son couteau de chasse dans lagorge du cerf.

Le poney, légèrement blessé, fut remis sur sespieds, le cocher, à moitié suffoqué, hissé sur son siége, et lephaéton remonté sur la berge, au grand soulagement des deux damesépouvantées.

En quittant le théâtre de l’accident, chacundemeura persuadé que miss Belle Mainwaring échangerait, sous peu,son nom contre celui de Mme Henry Harding.

Chapitre 6Le ciel s’obscurcit.

Beechwood-Park était une habitationconfortable sous tous les rapports ; mais il n’y existait pascette tranquillité parfaite dans laquelle son propriétaire, en seretirant du service, avait compté terminer sa vie.

Matériellement parlant, tout marchait àsouhait. Depuis que le vétéran en avait fait l’acquisition, ledomaine avait presque doublé de valeur. Au point de vue de lafortune, il n’avait donc aucune inquiétude à entretenir.

Ses chagrins venaient d’une autre cause, quile préoccupait bien plus que son château et ses terres. Ilsprenaient leur source dans la conduite de ses deux fils. En saprésence, les demi-frères se traitaient avec une cordialité étudiéede part et d’autre ; mais leur père croyait avoir ses raisonspour craindre que l’affection fraternelle, qui aurait dû les unir,ait fait place à une sourde inimitié. Le cadet la laissait plusouvertement voir ; elle était profondément enracinée dans lecœur de l’aîné. Pendant les années de collège, Henry, grâce à sanature généreuse, aurait été disposé à tout oublier, si son frèreavait consenti à faire seulement la moitié du chemin dans la voiede la réconciliation. Mais c’est ce à quoi Nigel n’avait jamaisvoulu consentir. Actuellement, ils étaient plus irrévocablementséparés encore par l’amour que tous deux portaient à BelleMainwaring. En raison de leur rivalité, l’antipathie s’étaittransformée en hostilité déclarée.

Il se passa quelque temps avant que je généralaperçût le nuage qui menaçait sa tranquillité domestique. Il avaitsupposé que ses fils, comme la plupart des jeunes gens du mêmerang, voudraient voir un peu le monde avant d’affronter les écueilsdu mariage. Il ne lui vint pas à l’idée qu’aux yeux d’un jeunehomme plein d’ardeur, la charmante miss Mainwaring pouvaitconstituer l’humanité tout entière et qu’auprès d’elle le reste del’univers devait revêtir un aspect aussi triste que prosaïque.

Pourtant, ce qui, tout d’abord, troubla l’âmedu vétéran, ce ne fut pas cette pensée, mais la seule conduite deses enfants. Il était assez content de Nigel, tout en déplorantl’antipathie qu’il éprouvait pour son frère et qui perçait souvent,en dépit de la puissance que son fils aîné exerçait sur soi-même.Mais il était désespéré des agissements de Henry, de ses habitudesd’extravagance et de dissipation et surtout de sa désobéissance àses ordres. Cette faute, la plus grave aux yeux du vétéran, n’avaitcependant été commise que fort rarement et à proposd’insignifiantes questions d’argent ; elle eût passé, pourainsi dire, inaperçue, sans le soin que prenait Nigel de laprésenter sous les plus noires couleurs.

Le général adressa d’abord à son fils depaternels conseils, puis de vertes réprimandes. Rien n’y fit. Levieil officier se fâcha alors tout rouge et laissa échapper desintentions d’exhérédation.

Henry, se croyant alors un homme, accueillitces menaces avec un esprit d’indépendance qui ne fit que surexciterl’irritation de son père.

Les relations restaient ainsi péniblementtendues entre les divers membres de la famille Harding, lorsque legénéral fut informé d’un fait dont l’avenir de son fils se trouvaitaffecté bien plus que par ses prodigalités et ses révoltes. Nousvoulons parler de l’amour de Henry pour miss Mainwaring. Quant à lapassion de Nigel pour la même personne, il l’ignorait, comme toutle monde ; tandis que les sentiments de Henry n’étaient unsecret pour personne.

Le général les connut, à son tour, peu detemps après la chasse à courre. Cet incident lui donna fort àréfléchir. Bien qu’intérieurement flatté de la conduite de sonfils, le vétéran y aperçut un danger bien plus menaçant que celuiauquel Henry s’était si intrépidement exposé.

Les renseignements qu’il obtint fortifièrentses appréhensions. Il n’ignorait pas les antécédents deMme Mainwaring, ayant fréquenté, aux Indes, cette dame et sonmari, et il avait conservé de ces relations un souvenir très-peuflatteur pour la veuve de son compagnon d’armes. Naturellement lecaractère de la fille lui était moins connu ; elle avaitgrandi pendant une longue période de séparation. Mais d’après cequ’il avait vu et appris, depuis son retour en Angleterre, d’aprèsce qu’il voyait et apprenait chaque jour, il en était arrivé, commeconclusion, à l’application du proverbe : Telle mère, tellefille.

Il ne pouvait donc lui convenir de l’accepterpour belle-fille.

Ces pensées remplirent son esprit des plusvives alarmes, et il se mit sans retard à chercher le moyen deconjurer le danger.

Que devait-il faire ? refuser à son filsla permission de s’unir aux Mainwaring ? Lui défendre decontinuer au cottage de la veuve des visites dont il connaissait àprésent la compromettante fréquence ?

Il se demandait si Henry obéirait à sesordres ; ce doute augmentait son irritation.

Sur la veuve elle-même, son autorité étaitnulle. Quoique le cottage qu’elle habitait confinât son parc, il nelui appartenait pas. Le propriétaire était un homme de loi duvoisinage, peu considéré, d’ailleurs. Mais quel avantage le généralaurait-il retiré du départ de la veuve, en supposant même qu’ilréussit à la faire déguerpir ? Les choses étaient tropavancées pour qu’un moyen semblable pût être employé avec quelquechance de succès.

En ce qui concernait la jeune fille, celle-cine se résoudrait certainement pas à cacher son joli visage aux yeuxdu fils, uniquement pour faire plaisir au père. Elle ne paraîtraitplus dans le salon du général ou dans sa salle à manger ; maisil était une foule d’autres endroits où elle pouvait se faire voirdans toute la splendeur de sa séduisante beauté : à l’église,à la chasse, au bal et, tout le long du jour, dans les verdoyantesprairies encerclant Beechwood Park.

Le vétéran était trop habile tacticien pours’exposer à un échec que son caractère et son autorité de pèredevaient rendre d’autant plus humiliant. Il fallait trouver unbiais. Il existait déjà en germe dans son esprit ; mais ilétait nécessaire de le mûrir. Le travail intellectuel auquel il selivra avec toute l’énergie de sa nature l’empêcha seul des’abandonner à la colère qui grondait dans sa poitrine et menaçaitde lui faire perdre le sens.

Chapitre 7Diplomatie féminine.

La chasse à courre dont Henry Harding avaitété le héros fut la dernière de la saison. Le printemps était venucouvrant le comté de Bucks de son manteau vert tout constellé defleurs. La caille picorait dans les champs de blé ; le coucoufaisait retentir de sa note mélancolique les bois queremplissaient, la nuit, les merveilleuses vocalises du rossignol.C’était le mois de mai, époque charmante où la nature entièresemble saisie du besoin d’aimer ; où les plus faroucheshabitants de l’air et les plus timides quadrupèdes, domptée à lafois et enhardis par ses influences, cherchent les épaisses futaiespour s’y livrer aux plaisirs qui leur sont refusés dans toute autresaison.

Que les passions de l’espèce humaine soientsoumises à cette même influence, c’est une question qui reste àrésoudre. Peut-être l’homme primitif la subissait-il et a-t-ilinconsciemment obéi aussi aux impulsions de la nature ; maisquelle que soit l’époques da l’année l’amour germe dans deux jeunescœurs, c’est certainement le printemps que la nature a désigné poursa maturité.

C’était, au moins, le cas pour Henry Harding.Au mots de mai, sa passion pour Belle Mainwaring était mûre etdemandait à être cueillie. En d’autres termes, Henry trouva que lemoment était venu de la déclarer à celle qui en était l’objet.

Pour le monde, il restait douteux encore quecette passion fût partagée, quoique l’on crût généralement que lacoquette s’était enfin laissée surprendre. La partialité de Bellepour Henry, en supposant qu’elle existât, s’expliquait, nonseulement au point de vue de la fortune, mais encore à celui desavantages extérieurs.

À cette époque, le plus jeune fils du généralHarding, parvenu à l’âge d’homme, était doué d’une physionomie etd’une tournure dont la grâce n’excluait pas la virilité. Le seuldéfaut qu’on pût lui reprocher était d’une nature toute morale, sonpenchant pour la prodigalité ; mais le temps pouvait lecorriger. Ce défaut, d’ailleurs, ne lui faisait aucun tort aux yeuxdes femmes, dont plus d’une enviait tout bas la chance de BelleMainwaring.

Quant à cette dernière, une conversationqu’elle eut, un certain matin, en déjeunant, avec sa digne mère,dévoilera le caractère et la nature de ses sentiments.

Le nom de Henry Harding venait d’êtreprononcé.

– Ainsi, tu veux l’épouser ? demandaMme Mainwaring.

– Oui, maman, avec ta permission.

– Et la sienne ?

Belle laissa échapper un frais éclat derire.

La sienne ! Mais, maman, je n’ai plusbesoin de la lui demander.

– Déjà ! s’est-il doncdéclaré ? Je veux dire de vive voix !

– Pas exactement. Mais, chère maman, jem’aperçois que tu veux connaître mon secret avant de donner tonconsentement. Je ferais aussi bien de te tout dire. Il se déclarerabientôt m aujourd’hui même, si je ne me trompe pas de date.

– D’où te vient cettecertitude ?

– C’est bien simple. Il m’a faitcomprendre qu’il avait à causer sérieusement avec moi et m’aprévenue de sa visite pour cette après-midi. Qu’a-t-il à me dire,sinon qu’il m’aime et serait heureux d’obtenir ma main ?

Mme Mainwaring ne réponditpas. Sa physionomie pensive n’exprimait pas la satisfactionqu’espérait, sans doute, y lire sa fille.

– J’espère que tu os contente, chèremaman, dit belle-ci.

– De quoi, ma fille ?

– Mais de… eh bien ! d’avoir HenryHarding pour gendre.

– Ma chère enfant, répondit la veuve dece ton circonspect particulier à son pays – elle était Écossaise –c’est une chose sérieuse, très-sérieuse, et qui mériteconsidération. Tu sais quelle est notre situation et combienmaigres sont les ressources que ton pauvre père nous alaissées.

– Comment ne le saurais-je pas ?répondit Belle avec humeur. Ne dois-je pas retourner deux fois mesrobes de bal et les faire teindre pour qu’elles puissent servir unetroisième fois ? Raison de plus pour épouser Henry Harding. Ilm’évitera toutes ces vilenies.

– Je n’en suis pas sûre, mon enfant.

– Tu sais quelque chose, maman, quelquechose que tu ne m’as pas dit !

– Presque rien, à mon grand regret.

– Mais son père est riche et il n’a quedeux fils. – Tu m’as dit déjà que ses biens n’étaient pas – commentappelles-tu cela ? – substitués, je crois, et qu’ils seraientpartagés également. Je me contenterai parfaitement de lamoitié.

– Et moi aussi, ma fille, si j’étais biencertaine de l’avoir, cette moitié. C’est là qu’est la difficulté.Si les biens étaient substitués, il n’y en aurait aucune.

– Alors je pourrais épouser Henry.

– Non. – Nigel.

– Oh ! maman, que veux-tudire ?

– Parce que la fortune appartiendrait àNigel. Aujourd’hui la situation des héritiers est douteuse ;tout dépend d’un caprice du testateur, et je connais assez legénéral Harding pour le croire très-capricieux.

Belle resta, à son tour, silencieuse etpensive.

– Il est fort à craindre, continua larespectable matrone, que le général déshérite Henry ou ne luilaisse que fort peu de chose. Il est certainement très-mécontent deson cadet dont il a vainement essayé de réformer la conduite. Je neprétends pas que le jeune homme soit complètement perverti, sansquoi, je n’en voudrais pas entendre parler pour gendre, quelquepauvres que nous soyons.

En parlant ainsi, la veuve interrogeait safille du regard. Belle lui répondit avec un souriresignificatif.

– Mais, maman, le mariage ne lecorrigera-t-il pas de ses habitudes de prodigalité ? Neserai-je pas là pour prendre soin de sa fortune ?

– Certainement, en supposant qu’il enait. Mais, je le répète, c’est justement là que gît ladifficulté.

– Mais, maman, je l’aime.

– J’en suis désespérée, mon enfant. Tuaurais du être plus prudente et songer davantage à l’avenir. Nedécide rien, attends – par amour pour toi et pour moi.

– Mais il va venir ! Quelle réponselui ferai-je ?

– Une réponse évasive, ma chère. Rienn’est plus facile. Ne suis-je pas là pour endosser touteresponsabilité ? Tu es mon unique enfant ; monconsentement est nécessaire. Allons ! Belle, tu n’as pasbesoin de mes instructions. Tu ne risques rien à attendre ; tuas tout à gagner, au contraire. Une précipitation inconsidéréet’expose à devenir la femme d’un homme plus pauvre même que nel’était ton père ; et au lieu d’être forcée de retourner tesrobes de soie, tu pourrais bien n’en pas avoir du tout à mettre.Sois donc prudente, c’est mon dernier conseil.

Belle soupira sans répondre. Mais ce soupirn’était ni assez profond, ni assez triste pour laisser supposer àsa mère que ses excellents conseils étaient perdus ; le finsourire qui l’accompagna lui prouva même que sa digne fille avaitpris le parti de la prudence.

Chapitre 8Père et Fils.

Le général Harding avait l’habitude de passerde longues heures dans son cabinet ou, pour mieux dire, sabibliothèque, les parois de cette pièce se trouvant occupées pardes corps de bibliothèque. Les livres, pour la plupart, traitaientde matières concernant l’Orient, surtout l’Inde anglaise et lesdiverses expéditions militaires dont elle a été le théâtre. Il yavait, cependant, beaucoup d’ouvrages de science et d’histoirenaturelle. Sur la table gisaient çà et là des numéros détachés dumagasin Oriental, des comptes-rendus de la Société Asiatique et del’Anglais de Calcutta, ainsi que de gros documents, couverts del’enveloppe bleue officielle et exclusivement relatifs aux affairesde l’honorable Compagnie des Indes.

Parcourir tantôt l’un, tantôt l’autre de cesvolumes était l’occupation favorite du vétéran. Il y trouvait dessouvenirs de sa vie écoulée ; ils peuplaient sa solitude.

Tout nouveau livre sur l’Inde était certain detrouver sa place dans la bibliothèque du général. Ce derniern’avait jamais été grand chasseur, mais il éprouvait un grandcharme dans les récits de chasse de « Markham » et du« Vieux Shikari, » excellents ouvrages qui, à côté descènes émouvantes, présentent des descriptions du plus grandintérêt sur les splendeurs naturelles de ces régions del’Orient.

Un matin, le général entra dans soncabinet ; mais ce n’était pas pour s’y livrer tranquillement àla lecture. Il ne s’assit même pas. Son pas vif et pressé, sonfront couvert de nuages, témoignaient de l’agitation de sonesprit.

De temps à autre, il s’arrêtait subitement,frappait son front de sa main ouverte, murmurait quelques mots etreprenait sa promenade.

Ces phrases entrecoupées dévoilaientsuffisamment l’objet de ses préoccupations. Les noms de ses fils,celui du cadet surtout, s’échappaient fréquemment de seslèvres.

– La conduite désordonnée de Henry m’apresque rendu fou déjà : son affaire avec cette fillem’achèvera. D’après ce que j’ai entendu dire, elle le tient dansses griffes. – C’est grave. – Mais il faut en finir, à quelque prixque ce soit. – Elle n’est pas de l’étoffe dont on fait la femmed’un honnête homme. – Je m’inquiéterais moins, s’il s’agissait deNigel. Mais non, elle ne convient à aucun de mes fils. J’ai tropconnu sa mère. Pauvre Mainwaring ! Quelle pitoyable existenceelle lui a faite, aux Indes ! Telle mère, tellefille !

– Par le ciel ! ce mariage ne sefera pas ! Je comprends. – S’il est fou, elle est pleine deprévoyance, l’infernale créature. – Comment sauver le pauvre garçonde la pire des infortunes, une méchante femme ?

Le général fit quelques pas en silence, latête courbée sous le poids de ses pensées.

– J’ai trouvé ! s’écria-t-il enfinavec joie. Oui ! Mais je n’ai pas un instant à perdre. Tandisque je réfléchis, il agit, lui, et s’englue probablement si bienqu’il me sera impossible de le dépêtrer.

Le général sonna et un sommelier, d’uneapparence aussi vénérable que celle du vétéran, se présentaaussitôt. – Williams !

– Général ?

– Mon fils Henry ! Oùest-il ?

– Aux écuries, général, il se fait sellerla pouliche baie ?.

– La pouliche baie ! Mais elle n’ajamais été montée encore.

– Jamais, général, et je la crois trèsdangereuse. Mais, voilà ! maître Henry aime le danger. J’aivoulu lui faire des observations. – Maître Nigel m’a dit de memêler de mes affaires.

– Cours aux écuries. Dis-lui que je luidéfends de monter cette bête et qu’il vienne me parlerimmédiatement. Dépêche, Williams !

– Toujours le même ! dit le général,continuant son monologue. Le péril l’attire – comme moi jadis. Lapouliche baie ! – Ah ! si ce n’était que cela ! –Mais la demoiselle Mainwaring, c’est pis encore !

À ce moment, le coupable Henry, botté,éperonné, la cravache à la main, fit son apparition.

– Tu m’as fait appeler, père ?

– Certes ! Tu veux monter lapouliche baie !

– Oui. Y verrais-tu quelqueobjection ?

– As-tu envie de te casser lecou ?

– Ha ! Ha ! Ha ! ce n’estpas à craindre. Tu ne sembles pas avoir grande idée de mon habiletéd’écuyer, père.

– Et toi, tu as trop de confiance entoi-même – beaucoup trop. Tu veux spontanément monter une bêtevicieuse, sans me consulter ; tu commets dautresactes plus imprudents encore. Ces façons d’agir ne me conviennentpas et tu me feras plaisir d’y renoncer.

– Quels sont ces actes, père ?

– Tu dépenses follement ton argent. Plusfollement encore, tu te précipites, tête baissée, dans le plusgrave des dangers. Tu cours à ta perte.

– Je ne comprends pas, père. Fais-tuallusion à la pouliche ?

– La pouliche ! – Non, monsieur,vous feignez de ne pas me comprendre. Je veux parler d’unefemme.

À ce dernier mot Henry pâlit. Il avait cru queson amour pour miss Mainwaring était un secret, au moins pour sonpère. Il ne pouvait s’agir d’aucune autre femme.

– Je comprends encore moins, répondit-ilévasivement.

– Je vous demande pardon, vous mecomprenez parfaitement, monsieur. Je serai plus explicite.Cependant. J’entends miss Belle Mainwaring.

Le jeune homme se tut ; mais saphysionomie s’empourpra.

– Et maintenant, monsieur, à propos decette femme, je n’ai que quatre mots à vous dire : Il faut yrenoncer.

– Père !

– Pas de protestations amoureuses. Ellesne me toucheraient nullement et il ne me convient pas de lesécouter. Je le répète. Renoncez à Belle Mainwaring – absolument etpour toujours !

– Mon père, répondit le jeune homme d’unevoix affermie, vous me demandez l’impossible. Je reconnais qu’entremiss Mainwaring et moi il existe un sentiment plus vif qu’unesimple amitié. Nous avons échangé des promesses. – Pour les briser,il faut un double consentement. Le faire sans la consulter, ceserait une injustice cruelle, à laquelle je ne saurais me prêter.Non, mon père, même quand je serais condamné à vous déplaire.

Le général garda un instant le silence. Ilsemblait réfléchir ; mais il examinait furtivement son fils.Un observateur superficiel aurait pu lire dans les yeux du vétéranune sourde colère suscitée par la résistance de Henry, tandisqu’ils n’exprimaient que de l’admiration mélangée d’amour. Cesentiment généreux il le renferma dans son cœur et repritfroidement :

– Allez, monsieur ! Vous êtes décidéà me désobéir. – Réfléchissez, cependant, à ce que vous coûteravotre entêtement. Vous connaissez, je suppose, la valeur du motsubstitution ?

Le général se tut, attendant une réponse.

– Du tout, mon père. Il s’agit detestament, je crois.

– C’est tout le contraire. Unesubstitution n’a aucun rapport avec un testament. Mes biens ne sontpas substitués ; mais je suis libre de les donner à qui meplait, soit à votre frère, soit à vous-même. Épousez missMainwaring, et ils appartiendront à Nigel ; quant à vous, jene vous laisserai que juste de quoi quitter ce pays. – Mille livressterling, pas un sou de plus. Vous m’avez entendu ?

– Oui, mon père, et avec chagrin. Certes,je serais fâché de perdre l’héritage sur lequel j’avais touteraison de compter, moins cependant que de perdre votre estime. Jerenoncerais, néanmoins, à l’un comme à l’autre, s’il faut, pour lesconserver, manquer à ma parole. Que j’épouse ou non missMainwaring, cela dépend de miss Mainwaring elle-même. J’espère, monpère, que vous m’avez compris.

– Trop bien, monsieur, trop bien. Je mecontente de vous répondre que moi aussi j’ai donné ma parole et queje la tiendrai. Maintenant, montez la pouliche, puisque vous levoulez, et priez Dieu qu’elle ne fasse pas de vous ce que vousfaites du cœur de votre père – des morceaux. Sortez,monsieur !

Sans dire un mot, Henry quitta labibliothèque, à pas lents et la tête baissée.

– Tout le portrait de sa mère ! ditle général en le suivant des yeux. Qui ne l’aimerait en dépit deson caractère rétif et de ses habitudes de dissipation ! Un sinoble Cœur ne peut devenir la proie d’une femme indigne ! Jele sauverai malgré lui !

Il sonna de nouveau, mais plus violemmentcette fois. Le sommelier arriva presque aussitôt.

– Williams !

– Général ?

– Fais atteler, et promptement.

Quelques minutes après, la voiture s’arrêtaitau pied du perron.

Le général s’y installa et l’attelage partitrapidement, tandis que Henry, qui avait enfourché la pouliche,luttait encore, sur la pelouse, aveu l’indocile animal qui refusaitobstinément de prendre la direction du cottage.

Chapitre 9Échec et Mat.

M. Woolet était assis dans son bureau,séparé de celui de son unique clerc par un mur d’une prodigieuseépaisseur dans lequel s’ouvrait une porte étroite.

De ce côté, aucune indiscrétion n’était àcraindre. Mais une des parois latérales du cabinet, légèrementcloisonnée, constituait une sorte d’armoire, dans laquelle, surl’ordre de M. Woolet, s’introduisait ledit clerc, quiécoutait, silencieux et inaperçu, ce qui se passait entre sonpatron et tout client dont la conversation valait la peine d’êtrenotée.

Est-il besoin, après cela, de dire queM. Woolet exerçait la profession d’attorney[11] ; et bien qu’établi dans unepaisible petite ville du paisible comté de Burke, il menait lesaffaires avec autant d’âpreté et de mauvaise foi que ceux de sescollègues qui pratiquent dans les environs de Newgate ou deClerkenwell[12].

La grande cité ne monopolise pas la culture dela plante nommée chicane, qui pousse en de vigoureux rameaux dansles villes de province. Le village même n’en est pas exempt et lepauvre paysan ne se trouve que trop souvent enlacé dans sesbranches gourmandes.

C’est sur ce fretin que s’était abattuM. Woolet et sa pêche avait été si heureuse qu’il possédaitactuellement une calèche, dans sa remise, et deux chevaux, dans sonécurie.

Mais aucun gros poisson n’était encore tombédans sa nasse. Jusqu’ici, son plus beau coup de filet avait étéMme Mainwaring, devenue sa locataire, sa victime, parconséquent.

Aussi, sa calèche ne lui avait-elle encoreservi à rien, ou presque rien ; ce luxe, en désaccord avec saposition, ne lui donnait qu’un ridicule de plus.

Mais cela ne pouvait durer toujours. La classeélevée viendrait certainement bientôt mordre à une aussi attrayanteamorce ; le hasard ne manquerait pas de se mettre au serviceexclusif de M. Woolet et de le porter aux sommets qu’ilambitionnait d’atteindre.

Un certain jour, cet espoir parut avoir uncommencement de réalisation. Une voiture beaucoup plus belle quecelle de l’attorney, conduite par un cocher pesant près d’une tonneet flanqué d’un valet de pied poudré, traversa la ville qui avaitl’honneur de compter M. Woolet parmi ses habitants et s’arrêtaprécisément à la porte de l’étude.

Jamais l’homme de loi ne s’était senti aussiheureux qu’au moment où son clerc, entre-bâillant la porte etmontrant son museau de fouine, annonça d’une voix contenuel’arrivée du général Harding.

Un instant après, le même individu introduisitle général.

Un signe maçonnique à l’adresse du clerc fitdisparaître ce dernier qui se glissa aussitôt comme une couleuvredans l’armoire dont la peu honorable destination a étéindiquée.

– Le général Harding, je pense, ditobséquieusement l’attorney en s’inclinant de façon à baiser ledernier bouton du pardessus du vétéran.

– Oui, répondit le général, c’est monnom. Et le vôtre ?

– Woolet, général, E. Woolet, pour vousservir.

– Eh ! bien, justement, j’ai besoinde vos services – si vous n’êtes pas autrement occupé.

– Il n’y a pas d’occupation qui puissem’empêcher de vous écouter, général. Que puis-je faire pour vousobliger ?

– Pour m’obliger, rien. Je réclame de vosservices, uniquement en votre qualité d’attorney. Vous l’êtes, jesuppose ?

– Mon nom est inscrit dans l’annuaire descours de justice, général. Vous pouvez vous en assurer.

M. Woolet prit un petit volume etl’offrit au général.

– Je n’ai pas besoin de l’annuaire,répondit sèchement ce dernier. J’ai vu votre nom surl’enseigne ; cela me suffit. Ce que je cherche, c’est unattorney qui sache dresser un testament. Vous en êtes capable,n’est-ce pas ?

– Il ne m’appartient pas de vanter monhabileté professionnelle, général ; mais Je pense pouvoirparfaitement rédiger un testament.

– Assez causé, alors – asseyez-vous et àl’œuvre.

Considérant que lui-même possédait unevoiture, M. Woolet aurait pu se montrer froissé des brusquesfaçons de son nouveau client. C’était la première fois qu’onl’avait traité ainsi dans sa propre étude ; mais c’était aussila première fois qu’il lui arrivait un client semblable ; ilsentit l’inopportunité de se montrer revêche et la nécessité decourber l’échine.

Donc, sans répondre une syllabe, il s’assitdevant son bureau, attendant le bon plaisir du général, qui s’étaitinstallé sur une chaise, de l’autre côté de la table.

– Écrivez sous ma dictée, dit le vétérand’un ton de commandement, la plus simple formule de politesseadressée à un pareil individu semblant devoir lui écorcher leslèvres.

Le loup cervier, de plus en plus obséquieux,inclinant la tête, prit une plume et une feuille de papierblanc.

« Je donne et lègue à mon filsaîné ; Nigel Harding, la totalité de mes biens meubles etimmeubles, comprenant maisons d’habitation et terres, ainsi que mesobligations de la Compagnie des Indes, à l’exception de millelivres sterling à prendre sur ces dernières et qui seront délivréesà mon fils cadet, Henry Harding, comme le seul héritage auquel ilait droit. »

– Vous avez écrit ? demanda levétéran.

– Tout ce que vous avez dicté, oui,général.

– Avez-vous inscrit la date ?

– Pas encore, général.

– Alors, mettez-la.

Woolet reprit sa plume et obéit.

– Avez-vous un témoin sous la main ?Sinon, j’appellerai mon valet de pied.

– C’est inutile, général. Mon clerc enservira.

– Ah ! il en faut doncdeux ?

– C’est la loi, général ; mais jepuis être le second.

– Parfaitement. Passez-moi la plume.

Le général s’inclina sur la table et s’apprêtaà signer.

– Mais, général, dit l’attorney quipensait que le testament était par trop concis, est-ce tout ?Vous avez deux fils ?

– Certainement. Ne l’ai-je pas dit dansmon testament ? Après ?

– Mais…

– Mais quoi ?

– Vous ne voudriez pas…

– Je veux signer mon testament – avecvotre permission. Je puis m’en passer, au reste, et m’adresser à unde vos confrères.

M. Woolet entendait trop bien lesaffaires pour soulever désormais la moindre objection. Il fallaitavant tout plaire à son nouveau client et il s’empressa de placerle papier devant le général et de lui présenter la plume.

Le vétéran signa, l’attorney et son clercfirent de même, en qualité de témoins ; le testament étaitauthentique.

– Maintenant, faites-en une copie, dit legénéral. Vous garderez l’original jusqu’à ce qu’on vous ledemande.

La copie faite, le général la plaça dans lapoche de côté de son pardessus ; puis, sans daignerrecommander la discrétion à l’attorney, il regagna sa voiture etreprit le chemin du château.

– Il est étrange, se dit le basochien,resté seul dans son cabinet, que le général soit venu à moi au lieud’aller trouver son avocat ! Plus étrange encore qu’ildéshérite son plus jeune fils ! Sa fortune ne peut êtreinférieure à cent mille livres sterling ; et tout va à cedemi-nègre, quand on pensait que l’autre en aurait au moins lamoitié ! Mais cela s’explique. Il est mécontent de soncadet ; il me prend pour rédiger son testament au lieu deLawson qui, il le sait bien, chercherait à le dissuader. Il s’ytiendra, sans aucun doute, à moins que le vaurien ne s’amende. Legénéral HardIng n’est pas homme à se laisser jouer, même par sonpropre fils. Mais que ce testament soit ou non exécuté, il est demon devoir de le communiquer à une tierce personne qu’il intéresse,pour des raisons particulières. Elle me tiendra compte de madémarche officielle dans tous les cas, elle ne me trahira pas. –M. Roby !

La porte s’ouvrit et la personne dégingandéedu clerc se présenta, aussi rapidement que les figures fantastiquesqu’un ressort fait jaillir d’une boite à surprises.

– Dites à mon cocher d’atteler meschevaux – et vite !

L’esprit disparut et son évocateur avait àpeine eu le temps de plier le testament et de résumer saconversation avec le testateur que la voiture s’arrêtait à la portede l’étude.

Quelques secondes après, Woolet s’introduisaitdans sa « trappe, » comme il l’appelait en plaisantant,et roulait sur la route qu’avait prise dix minutes auparavant leplus luxueux équipage du vétéran.

Quoique suivant la même voie, les deuxvéhicules n’avaient pas la même destination. La calèche se rendaità Beechwood-Park, la « trappe » à la modeste résidence dela veuve Mainwaring.

Chapitre 10Le poisson mord.

Le colonel dont les os blanchissaient dans lePunjaub ne laissait, nous l’avons dit, qu’une médiocre fortune. Saveuve trouvait cependant le moyen d’entretenir un attelage, lequelne se composait, il est vrai, que d’un poney et d’un phaéton, maisle poney était vif, le phaéton convenable, et il semblait mêmed’une suprême élégance lorsque la charmante Belle s’y trouvait,coiffée en amazone, fouet et rênes en main ; sur le siège dederrière se tenait ordinairement assis dans une pose académique, ungroom, à la livrée éclatante, aux boutons resplendissants, stylé àsouhait et représentant dignement l’honneur de la maison.

Ce séduisant petit tableau de la vie decampagne se pouvait voir à la porte du cottage deMme Mainwaring, à onze heures du matin, le jour même où lamère et la fille avaient eu la conversation relatée dans un desprécédents chapitres. Cette sortie, trop matinale pour une simplepromenade, avait un but sérieux, une visite à l’attorney. DéjàMelle, installée sur le siège, faisait siffler son fouet avec lagrâce qui accompagnait chacun de ses mouvements, et le poneyobéissant allait prendre le trot, lorsque parut la voiture demaître Woolet lui-même.

La « trappe » se dirigeaitévidemment vers la villa où, maintes fois déjà, elle avait déposéson maître. C’était une heureuse coïncidence. Ainsi pensèrentMme Mainwaring et sa fille qui ne désiraient, ni l’une nil’autre, se rendre à la ville ce jour-là. Il ne s’agissait pas, eneffet, de courir les magasins, mais d’affaires sérieuses à traiteravec M. Woolet. Ce dernier semblait avoir été poussé par unesorte de prescience. Il venait, donc on pouvait rester.

Les dames mirent pied à terre, après avoir misles rênes dans les mains du groom, et, suivies de l’homme de loi,elles rentrèrent dans le cottage. L’attorney fut introduit ausalon. L’affaire qui l’amenait n’ayant rien de commun, dit-il, avecla ravissante Belle, celle-ci s’éloigna aussitôt, laissant sa mèreseule avec M. Woolet.

Le basochien conservait dans ses manières unecertaine obséquiosité bien moins caractérisée, cependant, que cellequ’il avait déployée dans son entrevue avec le vétéran. C’étaitd’ailleurs un vernis dont il ne se dépouillait jamais complètement.Il existait, il est vrai, une différence énorme entre ungénéral ; possesseur d’une centaine de mille livres, et laveuve d’un colonel, dont la fortune atteignait à peine le mêmenombre de gros sous. Cependant, Mme Mainwaring jouissait d’uneposition sociale dont il fallait tenir compte ; elle avait unefille qui, d’un jour à l’autre, pouvait devenir la femme d’un hommeriche à cent mille livres ; clientèle des plus profitablespour celui qui, à ce moment, aurait la chance d’être le Conseiljudiciaire de la mère. M. Woolet était doué de trop deperspicacité pour n’avoir pas embrassé d’un coup d’œil toutes cesprévisions. S’il montra plus d’abandon dans ses paroles et dans sesmanières, vis-à-vis de la veuve du colonel, qu’il ne l’avait faiten présence du général, ce fut simplement parce qu’il avait reconnuchez la dame une nature à la fois plus semblable à la sienne etmoins scrupuleuse que celle du vétéran en tout ce qui concernaitles points d’honneur et d’étiquette.

– Auriez-vous quelque communication à mefaire M. Woolet ? demanda la veuve, sans faire allusion àla visite qu’elle avait eu lintention de lui faireelle-même.

– Oui, madame. Il est possible que je mesois dérangé pour rien et interrompu inconsidérément votre sortie.Ce que j’ai à vous dire peut n’avoir aucune importance. Dans tousles cas, je ne vous demande que cinq minutes d’attention.

– Prenez le temps que vous voudrez,M. Woolet. Nous sortions sans but précis – pour courir lesmagasins – cela peut se remettre. Veuillez vous asseoir.

L’attorney prit une chaise, tandis queMme Mainwaring étalait ses jupes sur un canapé.

– Est-ce quelque chose qui ait rapport aucottage ? continua-t-elle avec une indifférence affectée. Leloyer, il me semble, est payé jusqu’au…

– Il ne s’agit pas de cela, interrompitl’homme de loi. Vous êtes trop ponctuelle dans vos payements,Mme Mainwaring, pour avoir besoin de me rafraîchir la mémoire.Je viens pour une affaire qui, maintenant que j’y réfléchis, frisede ma part l’indiscrétion. Mais, je vous l’ai dit, elle peut êtreimportante ; et attaché, comme je le suis, à vos intérêts,j’ai cru de mon devoir de vous en parler, espérant, si je me suistrompé, que vous voudrez bien n’attribuer mon ingérence qu’a unexcès de zèle.

La veuve ouvrit des yeux, jadis fort beaux,mais qui n’exprimaient plus actuellement que la surprise. Lesfaçons de l’attorney, son air de confiance, ses assurances amicaleslui laissaient prévoir quelque révélation intéressante.

– Un excès de zèle de votre part ne peutoffenser personne, M. Woolet – et moi encore moins. Veuillezdonc parler. Que votre communication m’intéresse ou non, je vouspromets d’en peser sérieusement la valeur et de vous répondrefranchement.

D’abord, madame, je dois vous poser unequestion qui, venant de tout autre, pourrait paraître impertinente.Mais Vous m’avez fait l’honneur de me choisir comme conseil ;mon dévouement est mon excuse. On suppose dans le pays – et pourdire vrai, on fait plus que supposer que votre fille est sur lepoint de se… de contracter une alliance avec l’un des fils dugénéral Harding. Puis-je vous demander si ce bruit estfondé ?

– Eh bien, M. Woolet, à vous jerépondrai qu’il y a du vrai dans cette supposition.

– Puis-je vous demander de plus quel est,des deux fis du général, celui que votre fille a daigné honorer deson choix ?

– Vraiment ; M. Woolet… Maisdans quel but voulez-vous le savoir ?

– J’ai une raison, madame – une raisonqui vous touchera, ou je me trompe fort.

– Qui me touchera ! Etcomment ?

– Prenez et lisez, se contenta derépondre le loup-cervier en lui présentant une feuille de papierazurée contenant quelques lignes d’écriture dont l’encre avait eu àpeine le temps de sécher.

C’était le testament du général Harding.

À mesure qu’elle lisait, le sang, comme unemarée montante, affluait au visage et au cou de la veuve. En dépitde son flegme d’Écossaise – de la puissance qu’elle avait acquisesur elle-même dans cette vie accidentée qui est le partage desfemmes d’officiers de l’armée des Indes – elle n’eut pas la forcede cacher son émotion. Ce qu’elle dévorait des yeux était comme unécho de ses propres pensées – une réponse aux réflexions qui, àpeine une heure auparavant, traversaient son esprit et qu’elleavait communiquées à sa fille.

Aussi adroitement que peut le faire une femme– et Mme Mainwaring n’était pas la plus naïve créature de sonsexe – elle essaya de démontrer à M. Woolet qu’elle nes’intéressait que médiocrement au document qui venait de lui êtredévoilé. La seule chose qui l’affectait, dit-elle, était de voir legénéral Harding oublier assez ses devoirs de père pour établir unesemblable distinction entre ses enfants. Tous deux luiappartenaient par le sang, et bien que le cadet eût pu mener uneconduite peu exemplaire, il était jeune et se corrigeraitcertainement, avec le temps, des habitudes qui avaient mécontentéson père.

Quant à elle-même, Mme Mainwaring, elleétait fort peinée, et quoique l’affaire ne la touchâtqu’incidemment, elle croyait devoir remercier M. Woolet del’obligeance qu’il avait mise à lui communiquer les termes de cetétrange testament et lui en garderait une éternellereconnaissance.

La fin de cette singulière homélie futprononcée d’un ton qui ne pouvait tromper un observateur commeM. Woolet. Aussi, quand la bonne dame ferma la bouche, il pliatranquillement le testament et se disposa à prendre congé.Renouveler ses excuses et ses protestations de dévouement étaitchose parfaitement inutile. Les braves gens se comprenaientmutuellement, même en se taisant.

M. Woolet accepta un verre de xérès et unbiscuit, se réintégra dans sa « trappe » et reprit lechemin de son étude, tandis que le groom, sur l’ordre de lamaîtresse, dételait le poney et le ramenait à l’écurie.

Dès que l’attorney eût tourné les talons,Belle rentra au salon.

– Que te voulait-il, maman ?demanda-t-elle tout d’abord. Est-ce quelque chose qui meconcerne ?

– Sans aucun doute. Si tu acceptes HenryHarding, tu épouses la pauvreté. J’ai vu le testament. Son père l’adéshérité.

Miss Mainwaring s’affaissa sur le sofa enpoussant un cri qui témoignait plus de son désappointement que deson désespoir.

Chapitre 11La demande en mariage.

L’après-midi s’avançait, et Belle, à demiétendue sur le divan, les bras croisés sur la poitrine,réfléchissait profondément. Sa situation était délicate etembarrassante. Elle attendait une demande en mariage avec la fermeintention de la repousser. Les conseils, les ordres mêmes de samère avaient porté leurs fruits et elle était déterminée à ne plusconsidérer, dans l’existence, que son côté pratique etutilitaire.

Ce n’était, cependant, pas sans un certaintrouble moral, sans une lutte assez vive contre ses propressentiments, qu’elle avait pris cette décision. En réalité, l’hommedont elle allait refuser la main, elle l’aimait plus qu’elle ne sel’imaginait elle-même, ainsi qu’elle le découvrit plus tard. Malgrésa coquetterie, en dépit de son désir effréné de voir tous leshommes à ses pieds, elle avait un cœur, non pas des plus purs etdes plus dévoués ; mais, tel qu’il était, il semblaitappartenir à Henry Harding.

Toutefois, elle en comprimait énergiquementles battements. Henry était-il en mesure de réaliser ses plusardentes aspirations ? Pouvait-il l’entourer de toutes lessplendeurs de la fortune, de toutes les délicatesses du luxe leplus raffiné. Non, elle le savait désormais. À lui son cœur, à unautre sa main – à son frère Nigel, peut-être, murmurait à sonoreille le démon de l’orgueil et de la vanité.

C’était réellement une ravissante créature queBelle Mainwaring. D’une taille un peu au-dessus de la moyenne,telle était la perfection symétrique de sa personne qu’elle étaitgracieuse sans efforts. Ses grands yeux bleus, généralement noyésde langueur, laissaient échapper à l’occasion des regards d’unepénétrante douceur. La nature s’était montrée prodigue envers elleet l’art avait parachevé son œuvre, Belle connaissait parfaitementla valeur de ses séductions physiques ; exercée, dèsl’enfance, à en tirer parti, elle les utilisait actuellement avecune rare habileté. Elle usait volontiers des attitudes penchées etsavait s’abandonner sur un sofa avec une nonchalance et unemorbidesse qui enivraient ses nombreux admirateurs.

Mais, ce jour-là, il ne s’agissait de poseplastique, ni devant un tiers, ni devant elle-même. Elle n’en avaitpas le pouvoir, encore moins le désir. L’agitation de son esprit setraduisit par un incroyable besoin de mouvement. Se levantbrusquement du sofa où, par exception, elle se tenait toute droite,elle parcourait le salon à pas saccadés, s’approchait d’une fenêtrepour jeter un coup d’œil sur la route, revenait s’asseoir etrestait plongée dans de profondes et anxieuses réflexions.

Quelle serait sa réponse ! Comment s’yprendrait-elle pour en déguiser ou, au moins, en faire accepterl’amertume ? Ne possédait-elle pas le cœur de celui qui venaitlui demander sa main ? Le désespoir qu’elle allait causerserait immense ; elle n’en doutait pas ; mais ellevoulait l’adoucir, autant que possible, et cherchait les fleurs derhétorique dans lesquelles elle pourrait envelopper son refus. Ellecroyait avoir suffisamment poli ce difficile morceau d’éloquence,lorsqu’un spasme douloureux souleva sa poitrine. Il fallaittoujours finir par dire non ; c’était là le plus cruel effortet ce simple monosyllabe démolissait tout d’un coup l’échafaudagesi péniblement élevé dans son esprit.

Un instant, obéissant à des sentiments pluspurs et plus naturels, elle fut sur le point de modifierradicalement sa décision spontanée, et d’accepter Henry Harding,malgré sa pauvreté, malgré les conseils de sa mère.

Mais cette noble résolution ne fitqu’effleurer son esprit. Elle s’évanouit comme l’éclair et nerendit que plus sensibles les sombres nuages qui obscurciraient sadestinée si elle était assez faible pour céder à l’entraînement dela jeunesse et de l’amour. – Un époux déshérité ! Les millelivres composant toute la fortune de Henry suffiraient à peine àpayer la corbeille qu’elle ambitionnait et les fêtes qui devaientillustrer ses noces ! Sa mère possédait véritablement le senspratique. N’était-il pas, d’ailleurs, de son devoir de s’inclinerdevant la volonté de l’auteur de ses jours ?

Une autre pensée la confirma dans sadétermination. Elle avait de bonnes raisons pour être certaine desa conquête ; et si, plus tard, elle croyait devoir céder àson penchant, elle le pourrait encore faire. Il était possible quele général Harding se repentît d’avoir déshérité son plus jeunefils et révoquât un testament probablement dicté dans un moment dedépit ou de colère. Ce n’était l’opinion ni de l’homme de loi ni deMme Mainwaring, qui savaient le général peu enclin à revenirsur le fait accompli. Mais Belle pensait différemment. Elleregardait l’avenir à travers le prisme de l’espérance éclairé parl’amour.

C’est dans cette situation d’esprit que setrouvait miss Mainwaring lorsque le groom annonça Henry Harding etl’introduisit dans le salon. Peut-être, à la vue des beaux traitset de l’élégante prestance du jeune homme, sa résolutionchancela-t-elle. Mais cette émotion ne dura qu’un moment ; lapensée de l’exhérédation suffit pour la dissiper.

Elle ne se trompait par sur le motif de lavisite de Henry. Par le fait, dans leur dernière entrevue, toutavait été dit, sauf une déclaration formelle. Des paroles avaientété échangées, qui pouvaient être considérées comme un engagementde la part du fils du général, comme une acceptation de la part dela jeune fille. Plein de confiance, Henry venait donc prier Bellede le considérer désormais comme son fiancé reconnu.

Avec la franchise et la loyauté qui faisaientle fond de son caractère et ne lui permettaient pas de supposer,chez les autres, une arrière-pensée, il exposa sa demande.

La réponse le frappa en plein cœur. Ce n’étaitpas un refus catégorique ; mais la jeune fille subordonnaitson consentement à l’agrément de sa mère.

C’est ce que Henry Harding ne pouvaitcomprendre. Elle, cette impérieuse beauté, qui, à ses yeux,semblait revêtue de la toute-puissance, faire dépendre son bonheurdu bon plaisir de sa mère, et d’une mère bien connue pour sonhumeur capricieuse et son égotisme ! Le coup était inattenduet d’autant plus pénible qu’il semblait annoncer un mauvais vouloirde la part de Mme Mainwaring.

Henry n’était pas de nature à rester dansl’indécision ; il demanda à voir la veuve sur-le-champ.

Quelques minutes après, Mme Mainwaringvenait prendre, sur le sofa, la place de sa fille qui avait crudevoir se dispenser d’assister à l’entretien.

Dans l’air glacial, dans l’attitude raide etguindée de la veuve, Henry crut lire la ruine de ses projets etl’écroulement de ses espérances. Ces craintes tout instinctivesfurent immédiatement confirmées.

Mme Mainwaring se déclara fort sensible àl’honneur que lui faisait le jeune homme en aspirant à devenir songendre et lui en adressa ses plus vifs remerciements. Mais elleajouta aussitôt que la situation dans laquelle se trouvaient safille et elle rendait toute union impossible. M. Hardingdevait savoir que la mort subite de son cher mari l’avait laisséepresque sans ressources. Belle était donc sans fortune ; etcomme il était lui-même dans le même cas, une union, dans cesconditions, constituerait non seulement une imprudence, mais laplus insigne des folies. Bien que pauvre, et grâce à la tendressede sa mère, peut-être à sa faiblesse, Belle avait toujours vécu,sinon dans le luxe, au moins dans le confort. Que deviendrait-ellecomme mère de famille, avec un époux forcé de lutter contre lesdifficultés de l’existence ? Elle ne pouvait, sans trembler,songer à un sort semblable pour sa chère enfant. M. Hardingétait jeune et le monde s’ouvrait devant lui ; mais il n’avaitpas été élevé pour une profession quelconque et ses habitudes nelui permettaient d’en poursuivre aucune. Pour toutes ces raisons,Mme Mainwaring croyait de son droit de décliner résolumentmais respectueusement l’alliance proposée.

Ce long discours, débité d’un ton dogmatique,Henry l’écouta en silence, mais avec un étonnement qui se peignitsur sa physionomie et qui grandissait à mesure que la bonne damelaissait tomber de ses lèvres ces phrases toutes préparées.

– Certainement, madame, dit-il, quand ledernier mot de la harangue eût été prononcé, vous ne voulez pasdire…

– Dire quoi, M. Harding ?

– Que je ne suis pas capable de fairevivre honorablement ma… votre fille. Je ne comprends rien à lalutte dont vous parlez. Je n’exerce aucune profession, c’est vrai,mais il me semble que je n’en ai pas besoin. La fortune de mon pèrem’en dispense et pour le présent et pour l’avenir. Nous ne seronsque deux à la partager.

– Vous croyez, M. Harding, réponditla veuve du même ton froid et avec le même organe désagréable. Ehbien ! Je suis désolée d’avoir à vous détromper. La fortune devotre père ne sera pas ainsi également répartie. Votre lot serad’un millier de livres sterling tout au plus. Et que prétendez-vousfaire avec une aussi misérable somme ?

Henry Harding n’entendit pas cette dernièrephrase prononcée sous forme d’interrogation. Ce qui lui avait étédit suffisait pour qu’il comprît qu’il n’avait plus affaire dans lesalon de Mme Mainwaring, et, saisissant son chapeau et sacanne, il prit brusquement congé de la veuve et s’éloigna.

Il dédaigna d’user, avec la fille, de la mêmepolitesse dérisoire. Entre Belle Mainwaring et lui s’était creuséun abîme désormais impossible à franchir.

Tandis que l’amant repoussé s’éloignait ducottage qui renfermait celle que, peu d’instants auparavant, ilconsidérait comme la maîtresse de sa destinée, des nuages noirss’amoncelaient dans le ciel, comme pour refléter les sombrespensées qui obscurcissaient ses esprits.

C’était la première grande douleur qu’il eûtencore éprouvée, douleur physique et morale à la fois. La haranguede Mme Mainwaring était à double tranchant ; son amour etsa fortune se trouvaient atteints en même temps. Mais que l’amourse fût envolé avec la fortune, quand il aurait volontiers sacrifiécelle-ci pour conserver l’autre ! Penser que les parolesd’amour échangées, les doux regards, les furtifs pressements demains, tout était faux, calculé peut-être ! Voilà surtout cequi brisait le cœur du noble jeune homme.

Trouver une excuse à la conduite deBelle ! Était-ce possible ! Il l’essaya pourtant. Maisles causes du refus étaient trop évidentes, trop claires étaientles conditions auxquelles on aurait accepté son amour et quil’avaient conduit à croire qu’on l’avait agréé. Prétexte que toutcela, comble de la duplicité et de la coquetterie ! Maintenantc’en était fait, et il se jura d’imposer au moins silence à soncœur, si sa pensée demeurait rebelle. La bataille de la viecommençait. Henry était jeune, la lutte menaçait d’êtrepénible ; mais son caractère permettait d’espérer qu’il ensortirait vainqueur. La femme qu’il avait mise sur un piédestal,comme un type d’innocence et de pureté, s’était montrée nonseulement capricieuse, mais encore dissimulée, égoïste, intéressée,moins digne d’amour que de mépris. Qu’il eût le bonheur deconserver gravée dans son esprit cette dernière impression, etl’affection inconsidérément donnée s’évanouirait tôt ou tard. Cevœu une fois formé, les pensées de Henry se tournèrent vers sonpère. Contre ce dernier, il n’éprouvait qu’une sourde colère. Lamenace de substitution avait dû être accomplie le matin même. Lesdétails minutieux donnés par Mme Mainwaring, jusqu’àl’importance exacte de son legs, ne lui laissaient, à ce sujet,aucun doute. Comment avait-elle obtenu ces renseignements ; ill’ignorait et s’en inquiétait peu. Elle était assez habile pours’être mise en rapport avec le conseil ordinaire du général chargé,supposait-il, de la rédaction du testament. Ses pensées ne firentqu’effleurer cette question pour se reporter avec plus d’amertumesur le testateur lui-même qui, par ce fait, seul, lui avaitenlevés, à la fois, son amour et sa fortune.

L’insensé ! Dans son agonie morale, il nesongea pas un instant à quel point son père s’était montré son ami,en cherchant à l’arracher à une destinée plus triste quel’exhérédation. Son mépris pour l’infernale coquette n’était pasencore assez complet pour lui permettre d’aussi sagesréflexions.

La menace de son père n’avait été queconditionnelle. En revenant à résipiscence, il pouvait rentrer enfaveur et obtenir, sans la demander, la révocation du testament. Sadésobéissance, bien qu’elle n’eût pas été suivie d’effet, méritaitune punition ; mais celle-là était d’une nature trop gravepour qu’un père pût songer à l’infliger. Elle n’était pas,d’ailleurs, compatible avec l’indulgence dont il n’avait cesséd’être l’objet.

Ainsi eût raisonné un esprit étroit. NigelHarding n’y eût pas manqué et se serait empressé de venir demandergrâce.

Henry pensait différemment. Profondémentblessé dans son orgueil et dans ses affections, il se persuada quela maison de son père ne devait plus être la sienne.

À cette résolution, héroïque dans sasituation, il se cramponna avec l’énergie du désespoir. En arrivantà la porte du parc, Il tourna subitement le dos et se dirigea àgrands pas vers la plus voisine station de chemin de fer.

Une heure après il était à Londres, biendécidé à ne plus revoir les Monts Chiltern ou le comté deBuckingham.

Chapitre 12Exil volontaire.

Le soir du même jour, la table du généralHarding se trouva, selon l’usage, dressée pour quatre personnes.L’une des places resta inoccupée, celle du fils cadet.

– Où est-il ? demanda le vétéran endépliant sa serviette.

Nigel ne répondit pas tout d’abord. Une tante,vieille fille scandalisée des débordements de son neveu, nes’inquiétait aucunement de ses faits et gestes. Le sommelier nesavait pas où était allé maître Henry. Nigel le savait, lui,puisqu’il avait vu son frère prendre le chemin du cottage deMme Mainwaring. Interpellé directement, il donna cerenseignement, les traits crispés et d’une voix sifflante.

– Il est possible qu’on l’ait retenu àdîner, ajouta-t-il ; Mme Mainwaring est si gracieuse pourlui !

– Elle ne le sera pas longtemps, répliquale général avec un sourire qui dérida un instant sa physionomieassombrie.

Nigel regarda fixement son père, mais n’osademander aucune explication. Il sembla éprouver un soulagementintime ; les nuages qui obscurcissaient son front sedissipèrent graduellement.

Le dîner se poursuivit sans qu’il fût fait denouveau allusion à l’absent. Il était presque terminé, lorsque lesommelier entra, tenant une lettre que venait d’apporter ledomestique d’une auberge située à une petite distance duchâteau.

Au premier coup d’œil jeté sur l’adresse,griffonnée à la hâte, le général reconnut l’écriture de son filsHenry.

Il déchira l’enveloppe. Sa physionomies’assombrit de plus en plus à mesure qu’il parcourait l’épître dontvoici la teneur :

« Père.

« Je n’ajoute pas le mot« cher, » ce serait une hypocrisie de ma part ;quand vous recevrez cette lettre je serai en route pourLondres ; de là, j’irai où le sort me conduira, car je ne veuxpas rentrer sous un toit que vos rigueurs ne me permettent plus deconsidérer comme le mien. J’aurais, sans me plaindre, supporté monexhérédation ; je l’ai méritée, peut-être ; mais lesconséquences qu’elle a entraînées sont trop cruelles pour que jepuisse les envisager sans irritation. Le mal est fait, je n’y veuxplus revenir. Ma lettre n’a qu’un but. D’après les termes de votretestament, je serai un jour le fortuné possesseur de mille livressterling. Verriez-vous quelque difficulté à me les donnerimmédiatement, en déduisant, bien entendu, l’intérêt d’usage,lequel, je suppose, peut être calculé d’après le tarif descompagnies d’assurances. Mille livres à votre mort – qui, j’espère,se fera longtemps attendre encore. – sont une somme trop mince pourqu’il soit possible de fonder sur elle aucune espérance d’avenir.Aujourd’hui, elle me serait de la plus extrême utilité, puisque jesuis décidé à m’expatrier et à poursuivre la fortune sous des cieuxplus cléments. Si je trouve, à Londres, chez votre hommed’affaires, un chèque de mille livres à mon ordre, c’estbien ; sinon, votre refus ne m’empêchera pas de partir et jene suis pas d’un caractère à vous redemander jamais rien. Agissezdonc comme vous l’entendrez, père. Peut-être mon excellent frèreNigel, dont vous écoutez si volontiers les conseils, vousaidera-t-il à prendre une détermination.

« HENRY HARDING. »

On juge de l’émotion du général à la lecturede cette lettre sèche et si froidement raisonnée. Aux premiersmots, il sauta sur ses pieds, la parcourut en marchant à passaccadés et, quand il eut fini, il frappa le parquet aveu une telleviolence que les cristaux et les porcelaines en sautèrent sur latable.

– Par le ciel ! que veut direcela ! s’écria-t-il.

– Quoi, cher père, demandaobséquieusement Nigel. Auriez-vous reçu de mauvaisesnouvelles ?

– Nouvelles ! nouvelles ! –C’est bien pis !

– Puis-je vous demander de qui ?

– De Henry – le vaurien ! –l’ingrat ! Tiens, lis !

Nigel s’empressa d’obéir.

– C’est, en effet, une épître désagréable– insolente, dois-je ajouter. Mais que signifie-t-elle ? Je nepuis le comprendre.

– Qu’importe ! Il me suffit desavoir qu’il est parti. Je le connais ! Il tiendra sapromesse ! Il me ressemble trop pour y manquer. Parti !Grand Dieu ! Parti !

Le général, malgré sa force d’âme, laissaéchapper un sanglot. La vieille tante, sans dire, un mot,continuait, tout en secouant mélancoliquement la tête, à siroterson porto et à éplucher ses noix.

– Après tout, fit observer Nigel, sousprétexte d’apaiser la douleur de son père, il parle beaucoup pourne rien dire. C’est un jeune fou qui…

– Ne rien dire ! hurla le généraldans un nouveau paroxysme. N’est-ce donc rien que d’écrire unelettre semblable, dont chaque mot est une atteinte à mon autorité –un défi ?

– C’est vrai, et je ne sais comment il aosé vous parler ainsi. Il est évidemment irrité de quelque chose…que je ne comprends pas. Mais sa colère tombera, plutôt que votrejuste indignation, cher père.

– Jamais ! Je ne lui pardonneraijamais. Il a trop abusé de mon indulgence. Mais cette fois est ladernière. Je ne veux plus supporter de semblables désobéissances,sans parler du manque de cœur et de l’esprit de bravade qu’il osetémoigner. Par le ciel il en sera puni !

– Vous avez raison, mon père, dit le filsaîné. Et puisque, ajouta-t-il avec onction, il vous prie de daignerprendre mes humbles avis, je vous conseillerais de l’abandonner àlui-même, au moins pour un temps. Peut-être, lorsqu’il aura étéprivé, pendant quelques mois, de la main que vous lui avez toujourstrop généreusement tendue jusqu’ici, sentira-t-il mieux sadépendance et sera-t-il plus disposé à se repentir. Je pense que lasomme de mille livres qu’il prétend lui avoir été promise par vous,ce que j’ignore absolument, doit être gardée…

– Il n’en aura pas un sou – au moins,tant que je vivrai.

– Et ce sera longtemps encore, je ledésire, mon bien cher père. Peut-être vaut-il mieux qu’il en soitainsi.

– Que ce soit bien ou mal, je m’eninquiète peu. Il n’en aura pas un sou… non, pas un seul Qu’il meurede faim ou revienne au sens commun.

– Voilà le vrai moyen de l’y fairerevenir, soupira Nigel, et croyez-moi, mon père, cela ne tarderapas.

Cette observation sembla calmer,temporairement au moins, la colère de l’irascible général. Il seremit à table et y resta seul, en tête à tête avec sa bouteille deporto, bien plus longtemps qu’il n’en avait l’habitude. Lagénéreuse liqueur le rendit-elle plus miséricordieux ?Toujours est-il qu’avant de gagner son lit il se rendit en titubantlégèrement dans son cabinet et écrivit, d’une main tremblante, àson homme d’affaires, lui ordonnant de remettre à son fils Henry,sur la demande de ce dernier, un bon de mille livres sterling.

Il alla ensuite lui-même chercher un valet depied et le chargea de jeter immédiatement la lettre à la poste afinqu’elle pût partir par le courrier du matin.

Avec l’idée bien arrêtée d’accomplir cettebonne œuvre dans le plus profond secret, il s’efforça d’exécutersans bruit toutes ces évolutions et de n’éveiller l’attention depersonne.

Et il crut y avoir réussi. Malheureusement, cequi, pour un homme placé sous l’influence de quatre bouteilles deporto, semble l’excès de la précaution, n’est en général que lecomble de l’imprévoyance pour les personnes qui l’entourent. MaîtreNigel était de celles-là. Il savait que son père avait écrit unelettre ; il en devina le contenu et assista, invisible, aucolloque avec le valet. Il surveilla le départ de ce dernier, luireprit la lettre et la déposa entre les mains d’un autredomestique, qui, dit-il, ayant affaire plus loin que le bureau deposte, pourrait y jeter la lettre en passant. Mais ce nouveaumessager avait au préalable reçu certaines instructions enconséquence desquelles la lettre du général ne parvint jamais à sadestination.

Chapitre 13Les Étouffeurs de Londres.

Ne connaissant pas Londres, où il n’étaitencore venu que deux ou trois fois, Henry se laissa conduire, parle cocher du cab qu’il avait pris au sortir de la gare, dans unhôtel du West-End. Le général avait à Londres quelques amis ;mais Henry ne comptait pas leur rendre visite, dans la crainte quele bruit de sa rupture avec son père ne soit déjà parvenu jusqu’àeux, peut-être aussi celui de son échec auprès de Belle Mainwaring.Son orgueil lui défendait aussi bien d’affronter le ridicule que demendier la sympathie. Ses chagrins, il aurait voulu les cacher àl’univers tout entier. C’est pourquoi, au lieu de rechercher lescamarades de collège qu’il aurait pu rencontrer à Londres, il mittous ses soins à les éviter.

Le messager, chargé de la lettre pour sonpère, était également porteur d’un billet par lequel Henryordonnait à son domestique d’emballer ses effets personnels, linge,vêtements et armes, et de les lui adresser, bureau restant, fi lastation de Paddingtan. Ce trousseau, qui lui parvint sans encombre,et une dizaine de livres sterling, – qu’il portait par hasard surlui, en quittant la maison paternelle, composaient toute safortune. Encore l’argent comptant avait-il disparu avantl’expiration de la première semaine de son séjour à Londres.

Pour la première fois de sa vie, il éprouva ledésagrément de se trouver sans argent, particulièrement dans lesein d’une grande ville. Ce n’était encore pour lui qu’un simpleinconvénient. Il espérait que sen père consentirait à lui accorderles mille livres demandées. Pour donner à cette munificence letemps de se produire, il laissa s’écouler huit jours avant de serendre chez l’homme d’affaires du général. Il lui demandasimplement s’il avait reçu de son père quelque communication leconcernant. La réponse fut négative.

Trois jours après, il y retourna et renouvelasa demande presque mot pour mot. On lui répondit également presquemot pour mot. – Depuis quelque temps, MM. Lawson et fils(c’était la raison sociale de la maison) n’avaient reçu du généralHarding aucune lettre sur quelque sujet que ce fût.

– Il n’enverra rien, se dit tristementHenry en quittant les bureaux de l’homme d’affaires. Il pense queje ne suis pas assez puni et mon gracieux frère ne manquera pas del’entretenir dans toute pensée. Eh bien ! qu’il garde sonargent ! Je ne lui demanderai rien, dussé-je mourir defaim.

Il y a, dans toute abnégation personnelle, unesorte d’âcre plaisir, qui prend sa source dans la rancune plutôtque dans le vrai courage et qui s’éteint généralement longtempsavant la douleur morale qui lui a donné naissance.

Chez Henry Harding, ce sentiment était plusvivace. Le jeune homme se sentait cruellement froissé par letraitement qu’il avait reçu et de son père et de sa maîtresse. Ilne pouvait les séparer dans son esprit ; son ressentimentcontre tous deux était assez violent pour lui inspirer les plusextrêmes résolutions. La première fut de ne pas retourner chezl’homme d’affaires et il s’y conforma rigoureusement, non sans uncertain effort, car il souffrait déjà du manque d’argent. Plus deprodigalité désormais ; ne fallait-il pas avant tout songer àvivre. Déjà il s’était logé dans un hôtel plus modeste ; maisce loyer, quelque faible qu’il fut, il fallait le payer. Lasituation s’assombrissait de plus en plus. Que résoudre ?Entrer dans l’armée ou la marine marchande ?

Conduire un cab ? Devenir manœuvre ?Aucune de ces professions ne le séduisait. Ne valait-il pas mieuxs’expatrier ? C’est à quoi il se résolut.

Heureusement, s’il n’avait plus d’argent, illui restait une fort belle montre et des bijoux. Le prix qu’il enretirerait devait amplement suffire à payer son passage jusqu’auNouveau-Monde ; car il voulait se transporter aussi loin quepossible de son père et de Belle Mainwaring.

Ses bijoux une fois convertis en argentmonnayé, – ce qui se peut faire, à Londres, très-rapidement, pourvuque l’en soit coulant sur le prix, – il se dirigea vers les docksdes Indes occidentales pour visiter un navire en partance. Ilrevint à l’hôtel peu satisfait de lui-même et de sa chance. Lacabine qu’on lui avait offerte était d’un prix peu élevé, maissordide, et il avait hésité à l’accepter.

Il se rendit ensuite au Parc de Greenwich, lesChamps-Élysées du petit peuple de Londres, et y fit un léger repas.Il était tard quand il descendit de l’impériale de l’omnibusd’Holborn dans Little-Queen-Street, la rue la plus voisine de sonlogement.

Il s’était à peine mis en route lorsque sesyeux se portèrent sur une boutique d’huîtres, habituellementouverte jusqu’à une heure avancée de la nuit et, le matin, dèsl’aube. Son maigre dîner était loin déjà ; il avait faim. Ilentra dans la boutique et se fit ouvrir une douzaine des succulentsbivalves.

Devant le comptoir se trouvait un jeune hommeactivement occupé à avaler les mollusques qu’on lui avait servis.Sa vue causa à Henry une impression étrange. Beau, grand, bienfait, son teint olivâtre, ses cheveux noirs et bouclés, ses yeuxronds, son nez aquilin, dénotaient une origine étrangère. Lesquelques mots de mauvais anglais qu’il laissa échapper avaient unaccent italien parfaitement caractérisé. Bien qu’il fût assezpauvrement vêtu, ses allures indiquaient un homme bien né, ou, toutau moins, bien élevé.

Si l’on avait demandé à Henry Harding laraison de la sympathie qui l’attirait vers ce jeune homme, il eûtété fort embarrassé pour répondre. Elle prenait, sans aucun doute,naissance dans des allures distinguées peu en rapport avec demodestes vêtements, et surtout dans la pensée qu’il avait devantles yeux un étranger isolé, loin de sa patrie, sans amis, peut-être– l’image de ce qu’il serait bientôt lui-même.

Il lui aurait bien adressé la parole. Mais laréserve hautaine empreinte sur la physionomie de l’inconnu, saconnaissance imparfaite de la langue anglaise, en même temps que lacrainte de voir, mal interpréter des avances toutes spontanéesempêcha l’enfant des Chiltern de laisser percer son intérêtautrement que par ses regards.

Henry avait à peine été honoré d’un coupd’œil. Sa tournure aristocratique, ses habits d’une coupeirréprochable, le firent probablement confondre avec certainsgentilshommes échappés à demi ivres du Casino voisin. L’étrangercrut, sans doute, qu’une telle compagnie ne pouvait luiconvenir ; aussi se hâta-t-il d’achever ses huîtres, de lespayer et de sortir de l’établissement.

Henry le vit s’éloigner avec chagrin. C’étaitla première figure sympathique qu’il eût encore aperçue àLondres ; la reverrait-il jamais ? Ce serait presque unmiracle dans cette immense fourmilière quis’appelle Londres.Lui-même ne devait-il pas bientôt s’éloigner de la métropole,perdant ainsi toute chance d’une nouvelle rencontre ? Secouantla tête, comme pour chasser ces pensées, il paya à son tour laconsommation et reprit le chemin de son domicile.

La nuit était sombre, et une fois dégagé ducercle impudique dont le Casino d’Holborn est le centre, il nerencontra plus une âme et marcha rapidement vers Essex-Street où setrouvait son hôtel.

Il allait entrer dans le massif passagecouvert qui longe Lincoln-Square et qui est toujours imparfaitementéclairé, lorsque, dans la pénombre, il vit se profiler lessilhouettes de trois hommes dont l’un, apparemment ivre, étaitsecouru par les deux autres.

Il aurait volontiers évité ce groupe, mais,déjà engagé sous la voûte, il ne voulut pas revenir sur ses pas etcontinua son chemin. En approchant, il vit que l’ivrogne était toutà fait insensible ; ses jambes lui refusaient absolument leurservice, et sans l’aide de ses compagnons il se serait affaissé surle sol comme une masse inerte. Le groupe était immobile et nemontrait aucune disposition à avancer. Peut-être les hommesavaient-ils fourni une longue course depuis leur dernière station àl’estaminet et éprouvaient-ils le besoin de se reposer.

Ce n’était pas l’affaire de Henry et il sedécida à s’éloigner sans s’interposer ; l’ignoble apparence del’un des deux individus à jeun, qui détourna un moment vers lui sonvisage, lui eût, d’ailleurs, conseillé la plus prudente abstention.Il passa outre. Quand il fut à quelques pas, un indéfinissablesentiment de curiosité lui fit tourner la tête. La face d’un hommesi abominablement ivre ne pouvait être qu’un curieux spectacle.

Le trio se trouvait placé par hasard près del’un des rares réverbères suspendus dans la voûte. Cette lueurindécise, tombant diagonalement sur l’ivrogne, éclaira des traitsdans lesquels Henry reconnut immédiatement ceux du jeune homme quioccupait obstinément son esprit.

Poussant un cri de surprise, il se retourna ets’élança vers le trio.

– Qu’est-ce là ? dit-il d’un tonimpérieux. Cet homme est ivre ?

– Saoul comme Bacchus, répondit un desindividus à mine patibulaire. Nous lui f’sons la conduite. V’là uneheure au moins qu’nous sommes attelés après sa carcasse.

– En vérité !

– Vrai, m’sieu. Il a bu un coup d’trop,comme vous voyez. C’est un ami, et nous ne voulons pas qu’la roussel’emmène au poste.

– Certes, vous ne vous en souciezpas ! répondit ironiquement le rejeton de Beechwood-Park, quiavait compris la nature de l’inertie de l’étranger. C’est bienaimable à vous. Mais je suis, moi aussi, un ami ; je me chargedu pauvre homme, enchanté de vous soulager de la peine que vousavez prise jusqu’ici. Est-ce convenu ?

– Convenu ! Du diable !Qu’entendez-vous par là ?

– Ceci ! hurla Henry, incapable demaîtriser davantage son indignation. Ceci ! répéta-t-il, enbrandissant sa lourde canne du Buckinghamshire qui s’abattit sur latête d’un des vauriens. Et ceci ! s’écria-t-il une troisièmefois, tandis que la massue descendait sur le crâne du second etque, tous trois, rouleurs et roulé, s’aplatissaient sur letrottoir.

Dans ce quartier de Londres, il n’existe aucunlieu de refuge. Les postes de police y sont rares ; il enrésulte que les rondes des gardes de nuit s’accomplissent sur unrayon très-limité. Par le plus grand des hasards, un policeman,passant dans Queen-Street, entendit le bruit de la lutte ets’engouffra sous la voûte au moment où Henry venait d’accomplir sonexploit de bâtonniste.

Il aida le jeune homme à s’assurer des deuxvoleurs et à leur reprendre les dépouilles opimes enlevées à leurvictime, qui se remettait peu à peu de l’anesthésie causée par uneforte dose de chloroforme. On se rendit ensuite de compagnie auposte le plus voisin. Tandis qu’on mettait les étouffeurs sous lesverrous, l’étranger, placé dans un cab, fut conduit par Henry à sondomicile et ne se sépara de son sauveur qu’après en avoir obtenu lapromesse d’une visite pour le lendemain.

Chapitre 14Choix d’une carrière.

Le plus léger incident – la chute d’uneépingle, une paille qui s’envole – suffit souvent pour détourner lecours entier d’une existence. Il peut y avoir une destinée ;mais s’il en est ainsi, elle naît souvent du hasard, ou dépend decirconstances purement accidentelles. Si Henry Harding n’avaitpris, pour regagner sa demeure, le quartier de Holborn, tournél’encoignure de Little-Queen-Street, éprouvé l’envie de manger deshuîtres, actes fortuits dont l’aventure de la voûte fut laconséquence, il est plus que certain qu’il n’aurait pas pris lavoie dans laquelle nous allons le suivre.

Au bout d’une semaine, il devait s’embarquerpour les Indes occidentales ou toute autre partie du continentaméricain, d’où il ne serait jamais revenu, peut-être ; tandisqu’après le même espace de temps, il se trouvait assis dans unatelier, la palette d’une main, la brosse de l’autre, revêtu de lablouse classique, la tête couverte d’une toque brodée, ce qui veutassez dire qu’il s’était fait peintre.

Ce changement de position s’explique aisément.Le jeune homme qu’il avait secouru si à propos était devenu sonprofesseur. Obéissant aux conseils de l’artiste italien, il s’étaitdécidé à demander à la peinture ses moyens d’existence. Et cen’était pas là une entreprise désespérée. De tout temps, Henryavait montré beaucoup de disposition pour le dessin ; ilpossédait, en plus, cette aptitude artistique qui mèneinévitablement au succès. Dès les premiers jours de son séjour àl’atelier, il produisit des œuvres marchandes. Il s’appliquaensuite à la peinture d’attributs, qui a non seulement fait lamain, mais encore fourni une assistance matérielle à plus d’unpeintre devenu célèbre et qui, autrement, ne serait jamais,peut-être, sorti de l’obscurité.

Luigi Torreani, le jeune peintre italien,n’était lui-même qu’un adepte ; mais il possédait le génie deconception et le talent d’exécution qui distinguent lescompositions du Titien et il marchait à grands pas vers la gloire.Il en était déjà arrivé à ce point de ne plus travailler uniquementpour gagner sa vie ; connus et appréciés, ses tableaux secotaient désormais moins d’après leur valeur artistique que pour lenom dont ils étaient signés.

Ce fut en raison même de ses succès, etaussitôt qu’il fut au courant de la situation et des projets dujeune homme qui lui avait rendu un aussi éminent service, qu’ilproposa à son nouvel ami de l’initier à son art. Dans le principe,Henry avait été très-sobre de détails sur ses antécédents. LuigiTorreani ne lui demandait rien, d’ailleurs ; il avait l’âmetrop généreuse, trop délicate, trop pleine de reconnaissance, pourque des confidences de cette nature eussent pu exercer quelqueinfluence sur ses sentiments et sur sa conduite. Il combattitardemment les projets d’expatriation du jeune Anglais qui, cédant àses conseils et à ses instances, entra, comme élève, dans sonatelier.

Cette réunion fortuite de deux jeunes gens, àpeu près égaux en âge, de naissance, d’éducation et d’habitudessemblables, eut le résultat qu’il était facile d’en attendre. Henryet Luigi devinrent bientôt amis intimes partageant la même table,le même logement, le même atelier. Cette association fraternelle seprolongea pendent plusieurs mois. Elle fut suspendue par Luigi qui,surpris et charmé à la fois des merveilleux progrès de soncamarade, désirait qu’il pût passer quelque temps à Rome afin de seperfectionner par l’étude des chefs-d’œuvre classiques dontfourmille la vieille capitale du monde. En ce qui le concernait, lejeune italien n’avait pas besoin d’aller puiser à cette sourcetoujours vive d’inspiration. Romain de naissance, il avait grandiau milieu de ces merveilles de l’esthétique, et s’il était venu àLondres, c’est parce qu’il savait qu’il y trouverait de ses travauxle prix le plus rémunérateur. L’éducation de son élève devait doncêtre tout l’opposé de la sienne. Le jeune Anglais prêta à cesconseils une oreille complaisante, non pas tant par amour de l’artou par ambition d’y devenir mitre, que par ce désir violentqu’éprouvent généralement les jeunes gens de visiter l’Italie.L’Italie ! La terre classique des écoles, son ciel bleu, sonprintemps éternel ! L’Italie ! La patrie du Tasse, del’Arioste, de Byron, de Boccace et des Brigands ! Qui n’aspireà parcourir un pays si poétique dans son passé, si romantique dansson présent, et, il faut l’espérer, si libre et si heureux dans sonavenir ?

Henry Harding le désirait plus que personne.Au sentiment de curiosité, commun à tous les voyageurs, se joignaitl’espoir de s’abreuver aux sources du Léthé, de cicatriser ou, toutau moins, de soulager les blessures qu’il avait reçues de son pèreet de sa maîtresse.

En Angleterre, tout ravivait ces plaies et lesentretenait saignantes. À l’étranger, des scènes nouvelles, denouveaux visages devaient dissiper ses douleurs et le mettre à mêmede réaliser cet ancien adage : L’absence tue l’amour.

Chapitre 15Travail interrompu.

Sur la route conduisant à la Ville éternelle,en coupant ce qu’on nomme la campagne de Rome (la Campagna),suivons un jeune homme qui se dirige vers la contrée montagneuse oùviennent aboutir les contreforts des Apennins.

Ce n’est pas un Italien. Une belle figureouverte, des joues rusées, caressées par les boucles d’une richechevelure châtain doré, des formes presque herculéennes, desallures décidées, un pas ferme et agile, tout dénote un enfant duNord, un Anglo-Saxon.

À l’album placé sous son bras, à la palettepassée sous son pouce gauche et escortée d’une demi-douzaine debrosses, on reconnaît un peintre en quête d’un modèle.

Rien, ni dans son costume ni dans lesattributs de sa profession, n’était susceptible d’attirerl’attention. Dans la campagne de Rome, un artiste est une entitéqu’on est souvent exposé à rencontrer, moins rarement cependantqu’un bandit.

Si quelque passant arrêtait ses regards sur lejeune homme, c’était uniquement pour remarquer qu’il ne s’agissaitque d’un étranger, d’un Inglese,et pour s’étonnerpeut-être qu’il s’aventurât ainsi dans la montagne au lieu de secontenter des faciles plaisirs qu’offrent abondamment les cabaretset les auberges de la Ville éternelle.

La nationalité du peintre ne pouvait êtredouteuse pour personne, moins encore pour le lecteur qui a, sansaucun doute, reconnu notre héros, Henry Harding.

On sait déjà pourquoi il se trouvait enItalie. Abandonné, à Londres, à ses seules ressources, trop fierpour réclamer sa place au foyer paternel, froissé du refus opposé àsa dernière requête, il était, sous les auspices de son ami Luigi,résolument entré dans la carrière des arts.

Il n’avait pas inutilement barbouillé de latoile. Ses progrès, on peut dire ses succès, l’avaient décidé àsuivre le conseil de son ami et à compléter ses études sous le beauciel de l’Italie, au milieu des ruines sublimes de la ville auxsept collines. Pour vivre, il n’avait que son pinceau. En avait-il,au moins, tiré un parti profitable ? À cette question, ledélabrement de ses vêtements et de ses chaussures répondait avecune mélancolique éloquence.

Où allait-il ? Il s’était déjà avancéassez loin pour perdre presque de vue la Ville éternelle et lesmonuments dont les ruines ne subsistent que pour en mieux attesterla décadence. Ces ruines n’étaient-elles pas le modèle dont l’étudedevait perfectionner son talent ? Certes ; mais il enavait fini avec elles. Il les avait reproduites l’une aprèsl’autre, arcs et palais, sculptures et fresques, Capitole etColysée, jusqu’à ce que sa tête et sa main se fussent lassées.Maintenant, il venait à la montagne se retremper à la source purede la nature, et jeter sur la toile, arbres, rochers, torrents,noyés dans les flots d’or d’un soleil italien.

C’était sa première excursion dans lacampagne. Il avait cru inutile de s’embarrasser d’un guide et secontentait de s’informer, de temps à autre, du chemin deVal-d’Orno, petite ville nichée dans la montagne, non loin de lafrontière napolitaine. Il portait au syndic de cette ville unelettre de son fils, lequel n’était autre que Luigi Torreani. Maisle principal but de son voyage était de trouver quelque motif detableau. Bien des fois déjà il avait été tenté de s’arrêter et dese mettre à l’œuvre, chaque tournant de route présentant unséduisant paysage, chaque paysage un sujet d’étude.

Mais il pensa que ces paysages se trouvaienttrop près de la ville pour n’avoir pas été déjà maintes foisreproduits ; quant aux paysans, il pouvait les esquisser entout temps, dans les rues mêmes de Rome et dans tout le pittoresquede leur costume.

Il poursuivit donc sa marche vers des collinesboisées qu’il voyait se profiter sur l’horizon. Avant la fin dujour il les avait atteintes et escaladait péniblement la rampeescarpée d’un ravin dont chaque déchirure lui offrait d’admirablespoints de vue.

Après avoir frugalement dîné de quelquesprovisions contenues dans son sac et fumé sa pipe de Kummer, Henry,luttant contre la fatigue du voyage, se disposa à peindre l’un desplus beaux couchers du soleil qu’il eût encore vus. La compositiondu tableau ne demandait aucun effort d’imagination ; arbrestouffus, rochers fantastiques, torrents écumants, magiques effetsde clair-obscur, l’artiste avait tout sous les yeux.

Mais le paysage manquait de vie ; pourl’animer, il aurait fallu quelques figures d’hommes oud’animaux.

– Ah ! s’écria-t-il tout haut, il mefaudrait ici des brigands, Je voudrais en avoir cinq ou six àplacer sur les premiers plans. Ce serait une peinture d’aprèsnature comme on n’en aurait jamais fait. Quel tableau ! Quelsuccès ! Je donnerais…

– Combien ? répondit une voix quisemblait sertir des rochers. Que donneriez-vous, monsieur lepeintre, pour avoir ce dont vous parlez. Si vous êtes raisonnable,je pourrai bien vous fournir ce que vous demandez.

L’homme qui prononçait ces paroles surgit dumilieu des buissons, s’avança d’un pas lent et mesuré et s’arrêtasur la petite plate-forme de rochers où l’artiste avait dressé sonchevalet.

Henry se retourna, frappé d’étonnementd’abord, puis d’admiration. Au point de vue de l’art, il ne pouvaitdésirer mieux. Devant lui se dressait une statue revêtue de veloursde couleur, avec une ceinture de soie autour des reins, un feutreemplumé sur l’oreille, une courte carabine sur l’épaule. – Deuxtaches originelles déparaient cependant ce beau idéal du brigand etle différenciaient du type héroïque que nous sommes habitués à voirsur la scène. Une large face saxonne et un langage empreint du pluspur accent du comté de Somerset ne pouvaient permettre de prendrele nouveau venu pour un compatriote de Mazzaroni ou deFra-Diavolo.

Ce double certificat d’origine était mêmetellement caractérisé que, n’eût été le costume, Henry Hardingaurait pu se croire dans sa patrie, en présence d’un individurencontré déjà auparavant.

– Vous voulez peindre des brigands,n’est-ce pas ? Eh bien, vous avez de la chance. La troupen’est pas loin, je vais la faire venir. Holà !Capitaine ! s’écria le gentilhomme de grand chemin, enitalien, cette fois, par ici ! Vous pouvez vous présenter. Cen’est qu’un pauvre diable de barbouilleur. Il désire faire votreportrait. Je suppose que vous n’y avez pas d’objection ?

Avant que le peintre eût eu le temps derépondre un mot ou d’enlever ses instruments de travail, laterrasse qui lui servait, en ce moment, d’atelier, se couvritd’individus, tous si pittoresquement vêtus, que s’ils se fussenttrouvés au Corso, ou dans tout autre lieu placé sous la protectionimmédiate de la police, il aurait éprouvé le plus grand bonheur àles reproduire sur la toile dans les détails les plusminutieux.

Pour le présent, toute idée artistiques’évanouit de son esprit. Il était bel et bien environné debandits.

Essayer de leur échapper, il n’y fallait passonger. Il y en avait partout, devant et derrière lui, au-dessus desa tête et sous ses pieds. Eût-il été même plus léger à la coursequ’aucun de la bande, un coup de la carabine que chacun d’euxportait en bandoulière, aurait immédiatement arrêté sa fuite. Iln’avait d’autre alternative qu’une philosophique résignation.

Chapitre 16La Rançon.

Si l’homme qui avait interrompu le travail dupeintre n’offrait pas le type classique du bandit de théâtre, il enétait un autre qui le représentait avec une parfaite exactitude. Ilse tenait un peu en avant de ses compagnons ; sa physionomie,ses allures, ses gestes, tout en lui indiquait une autorité noncontestée. Il n’y avait pas à s’y méprendre, c’était le chef.

Ses vêtements, à peu près semblables, pour lacoupe et la façon, à ceux de ses séides, en différaient par labeauté de l’étoffe ; la peluche était remplacée par le plusbeau velours de soie. Ses armes étincelaient de pierres précieuseset une boucle en diamants retenait la plume de son chapeaucalabrais. Véritablement Romain par le galbe de son visage, ilavait le nez hardiment aquilin, le menton carré et proéminent, etcette large mâchoire ovale, signe infaillible de détermination.

Il aurait paru beau, sans l’expression deférocité presque bestiale qui brillait dans ses yeux noirs comme ducharbon, et qui déparait l’ensemble de sa physionomie.

Il y eut quelques instants de silence. Lepremier brigand s’était perdu dans les rangs de ses compagnons quiattendaient, immobiles, que le chef prit la parole ou entamâtl’action.

Ce dernier tenait ses yeux fixés sur le jeunepeintre et le parcourait insolemment des pieds à la tête. Cetexamen ne sembla le satisfaire que médiocrement. Il ne pouvait, eneffet, exister un bien riche butin dans les poches de ces vêtementsusés jusqu’à la corde, et ce fut avec une assez laide grimace etd’un ton méprisant qu’il laissa tomber de ses lèvres lemot :

– Artista ?

– Si signore, répondit allègrement lepeintre. À votre service. Désirez-vous votre portrait ?

– Mon portrait ! Diavolo ! Jeme moque de vos crayons et de vos couleurs, signor peintre. J’eussemieux aimé mettre la main sur un colporteur muni d’une malle biengarnie. Voilà ce qu’il nous faut, à nous autres, et non desbarbouillages. Vous êtes de la ville ? Comment êtes-vous venujusqu’ici ?

– Sur mes jambes, répliqua le jeuneAnglais, pensant que dans sa situation il ne risquait rien, aucontraire, à exagérer son intrépidité naturelle.

– Cospetto ! Je le crois sans peine,à voir vos chaussures écalées. Mais assez de bavardages !Qu’avez-vous dans vos poches ? Un ou deux écus, je suppose.Vous n’êtes pas assez pauvre pour ne pas même posséder cettemisérable somme. Combien, signor ?

– Trois écus.

– Donnez-les.

– Volontiers. – Les voici.

Le brigand prit les pièces d’argent avecautant de nonchalance que s’il les avait reçues en payement d’unservice rendu.

– Est-ce tout ? demanda-t-il enlançant à l’artiste un autre coup d’œil scrutateur.

– Tout ce que j’ai sur moi.

– Mais à la ville ?

– Un peu plus.

– Combien ?

– Environ quatre-vingts écus.

– Corpo di Bacco ! C’est une sommeronde ! Où est-elle déposée ?

– À mon logis.

– Votre hôte peut la prendre ?

Oui, en brisant ma valise.

– Bien. Écrivez-lui pour lui ordonner deforcer votre malle et de vous envoyer l’argent. Du papier,Giovanni ! Ton encrier, Giacomo. Allons, signor artista,écrivez.

Comprenant linutilité de touterésistance, le peintre obéit.

– Attendez ! s’écria le brigand enlui posant la main sur le bras. Vous devez avoir autre chose que del’argent. Vous autres, Ingleses,vous trimbalez sur lesroutes toutes sortes de choses. Comprenez-les dans la lettre.

– Tout cela ne vous enrichira guère. Unautre habillement complet à peine meilleur que celui que vous mevoyez sur le dos. Une quarantaine d’études non terminées, quin’auraient aucun prix pour vous, quand même elles auraient reçu ledernier coup de pinceau.

– Ha ! Ha ! Ha ! dit lebrigand en se laissant aller à un accès d’hilarité que partagèrentses compagnons. De quelle pénétration vous êtes doué ! Quevous comprenez bien nos goûts ! Gardez vos tableaux, signorartista, et aussi vos vieux habits. Nous n’en saurions que faire.Mentionnez seulement les écus.

Le peintre reprit la plume.

– Attendez encore ! s’écria le chef.Vous avez des amis à la ville. Quelle faute de n’y passonger ! Ils seront charmés de contribuer au payement de votrerançon.

– Je ne possède pas un ami à Rome ;au moins pas un qui consentit à payer cinq écus pour me tirer devos griffes. – Bah ! vous plaisantez, signor.

– Je vous dis l’exacte vérité.

– S’il en est ainsi ! dit lebrigand… Nous le verrons bien ! ajouta-t-il après une secondede réflexion. – Écoutez, signor peintre, si ce que vous dites estvrai, vous pourrez coucher ce soir chez vous. Sinon, vous passerezla nuit dans la montagne, et peut-être sans vos oreilles. Vouscomprenez ?

– Trop bien, malheureusement.

– Buono ! Buono ! Encore un motd’avertissement. Faites bien attention à ce que vous allez écrire.Le messager qui portera votre lettre s’informera de tout ce quivous concerne, même de la qualité de vos vêtements et de vosesquisses. Si vous avez des amis, il les trouvera, sinon, il lesaura. Et, par la Vierge ! si j’apprends que vous vous êtesjoué de nous, gare à vos oreilles, signor !

– Ainsi soit-il. J’accepte vosconditions.

– C’est bien ! Écrivez !

La lettre, écrite, pliée, cachetée avec unmorceau de poix et adressée au patron de l’hôtel où le jeuneAnglais avait établi son atelier, fut confiée à un membre del’estimable corporation. Ce dernier, qui portait le costume depaysan de la Campagna, s’empressa de prendre le chemin de la Villeéternelle.

Après avoir abattu le chevalet temporairedressé par notre artiste et lancé dans le torrent l’étude qu’ilavait commencé à esquisser, les brigands commencèrent à escaladerla montagne, accompagnés de leur prisonnier. Les idées de Henryn’étaient rien moins que riantes et il envisageait avec unecertaine mélancolie l’hospitalité qui pouvait lui êtreréservée.

Chapitre 17Désagréable reconnaissance.

Le lecteur sera surpris peut-être de voir lejeune Anglais accepter son arrestation avec un si merveilleuxsang-froid. Tomber entre les mains de bandits italiens, renomméspour leur férocité, n’est pas un léger accident. Et cependant HenryHarding semblait en prendre fort aisément, son parti.

Cette apparente résignation s’expliqueaisément. En tout autre temps, Henry aurait, non seulement étécontrarié de sa captivité, mais encore il en eût sérieusementredouté les conséquences. En ce moment, ses chagrins morauxl’empêchèrent de la considérer autrement que comme la plusordinaire des mésaventures.

La blessure que lui avait causée la rigueurpaternelle s’envenimait de jour en jour ; mais moins encoreque celle portée par la douce main de Belle Mainwaring.

Torturé par les cruels ressouvenirs du passé,il s’inquiétait moins de son présent et de son avenir.

Il y eut même une époque où il auraitrecherché une semblable distraction, bien loin de l’éviter ou de lacraindre pendant les premières semaines qui suivirent sonexpatriation. Douze mois s’étaient déjà écoulés et un travailopiniâtre l’avait ; dans une certaine mesure, soulagé.Peut-être l’absence avait-elle été plus souveraine que l’étude deson art pour lequel il n’éprouvait pas une passion bien fanatique.Car on ne pouvait le ranger au nombre de ces enthousiastes sanscesse à la piste de l’inspiration. Le hasard seul lui avait faitchoisir cette profession comme la seule susceptible de lui procurerson pain de chaque jour – le hasard, aidé, en partie par un goûtnaturel, en partie par des études antérieures remontant aux joursde son enfance.

Jusqu’ici, la peinture avait réalisé sesmodestes espérances et l’avait mis à même de visiter Rome. Là,l’ambition était née ; et il avait encore réussi, non passeulement à se perfectionner dans son art, mais encore à adoucir,sinon à éteindre le souvenir de ses infortunes.

Ce souvenir était encore assez aigu pour lerendre indifférent à ce qui pouvait lui advenir. D’où son étrangeattitude devant les bandits.

La troupe gravissait la montagne par une deces exécrables routes si communes dans les États de l’Église etcertainement mieux entretenues au temps de César que de nosjours.

Henry s’inquiétait peu de l’endroit où on leconduisait ; à quelque clairière de forêt, sans doute, ou versun excavation de la montagne, convertie en caverne de brigands.

La vue d’un lieu semblable piquait sacuriosité. Peut-être songeait-il que sa situation présente luipermettrait, un jour ou l’autre, de reproduire d’après nature unbivouac de brigands.

Quelle ne fut pas sa surprise en apercevant unassez gros village ; et, bien plus, en voyant les brigandsl’aborder résolument. Sa surprise se changea en stupéfaction quandles brigands, se débarrassant de leurs carabines, les appuyèrentcontre les murs des maisons et se livrèrent à des préparatifsindiquant clairement leur intention de passer la nuit en cetendroit.

Les paysans ne semblaient éprouver aucunecrainte des nouveaux venus, au contraire. Plusieurs d’entre euxvinrent partager les libations des bandits, tandis que quelquesfemmes encourageaient les rudes agaceries dont elles étaientl’objet, loin de les repousser. Le curé du village lui-même vaquaitde groupe en groupe, distribuant force signes de croix etbénédictions, que les brigands payaient en monnaie sonnanteenlevée, sans doute, de la poche de quelque infortuné voyageurs,recouvert, peut-être, de la même robe sacrée.

C’était là certainement une scène de la plushaute originalité, bien digne d’intéresser un étranger, surtout unartiste ; et d’effacer, pour un temps, de son esprit lesentiment de sa captivité.

On le réveilla quand vint la nuit. Jusque-là,les bandits n’avaient pas cru devoir prendre la précaution del’attacher. La résignation avec laquelle il avait accepté son sortet son apparente indifférence, quant aux suites de sa capture, lesavaient convaincus qu’il ne ferait aucune tentative pours’échapper. Le chef s’en inquiétait peu, d’ailleurs. Avant que sonprisonnier eût pu arriver à Rome, le faux paysan aurait visité sonlogement et dépouillé sa malle de son contenu. Les écus, dans tousles cas, seraient raflés, et les brigands, à vrai dire, necomptaient guère sur d’autres dépouilles opimes. Il n’était passupposable que quelque riche ami payât rançon ; la misérablegarde-robe du peintre suffisait seule à repousser cettehypothèse.

Ce fut donc plutôt pour obéir à l’usage quepour toute autre raison que les bandits résolurent de l’attacherpendant la nuit ; et au moment où le soleil plongeait dans lamer Tyrrhénienne, des hommes munis de cordes s’approchèrent del’artiste.

Dans l’un d’eux, Henry reconnut le brigandqui, le premier, l’avait abordé sur la plate-forme. Il n’avaitoublié ni les quelques mots échangés, ni l’idiome dans lequel ilsavaient été prononcés. C’était de l’anglais ; le bandit devaitdonc être un compatriote, ce que démontraient, d’ailleurs, jusqu’àl’évidence, un teint blanc, des cheveux blonds, une large facebovine, offrant le plus singulier contraste avec les traitsanguleux et la peau bronzée de son entourage.

Quoique très-étonné, d’abord, de rencontrer uncompatriote en semblable compagnie et revêtu d’un costume defantaisie si différent du grossier surtout que l’homme avaitévidemment porté autrefois, Henry avait cessé d’y songer. Depuisleur rencontre, il ne l’avait plus revu. Ce brigand semblait l’undes moins considérés de la bande ; selon l’apparence ; ilne devait figurer en première ligne que par ordre et, depuis lacapture de l’artiste, ses services n’avaient pas encore été mis enréquisition.

Sa physionomie faisait immédiatement rêver depotence ; et il se présentait précisément armé d’un rouleau dechanvre, l’intermédiaire probable de son passage dans l’éternité.Il se planta devant l’artiste et déroula froidement sa corde.

C’était la première fois que Henry se trouvaitexposé à une semblable humiliation. Pour tout Anglais, l’idéed’être garrotté emporte avec elle quelque chose de dégradant. Qu’onjuge de ce que devait éprouver un jeune homme, tout récemmentencore héritier présomptif de plus d’un million et qui n’avaitjamais été soumis à de plus graves punitions que celles qu’édictentles règlements des collèges d’Eton et d’Oxford !

Tout d’abord, Il se refusa énergiquement à selaisser lier les poignets, protestant que cette rigueur étaitparfaitement inutile, qu’il n’avait aucune intention de fuite etqu’il attendrait tranquillement le retour du messager. Il ajoutaque les brigands lui avaient promis la liberté à des conditionsqu’il observerait, pour sa part, et qu’il comptait les voirobserver eux-mêmes.

– Des conditions ! répliquabrutalement le bandit en continuant à développer sa corde. Çà nenous regarde pas ; notre affaire est de vous ficeler ;c’est l’ordre du capitaine.

À ces ordres il se mit en devoir d’obéir.

Le cas semblait désespéré. Henry crutcependant devoir faire appel aux sentiments d’un compatriote.

– Vous êtes Anglais, dit-il du ton leplus conciliant. Je l’ai été, répondit brusquement le bandit.

– J’espère que vous l’êtes encore.

– Vraiment ! Eh ! que vousimporte ?

– Cest que je le suismoi.

– Qui diable vous dit le contraire !Me prenez-vous pour un imbécile ? Vous imaginez-vous que je nem’en sois pas aperçu à votre figure et à votre damnée langue quej’espérais bien ne plus entendre parler.

– Allons mon brave garçon ! Iln’arrive pas souvent qu’un Anglais…

– Fermez votre bec et ne me traitez pasde brave garçon. – Vos mains, vite, ma corde est prête. – Etpuisque vous êtes Anglais, je vais serrer de la bonne façon. Dieume damne si j’y manque !

Voyant qu’il chercherait en pure perte àattendrir le misérable renégat et que la résistance n’aurait pourrésultat que des mauvais traitements, le jeune homme tendit sesmains.

Le bandit s’en saisit par les poignets etcommença à les garrotter de manière à les ramener derrière ledos.

À ce moment, ses yeux se fixèrent sur la maingauche dont le petit doigt portait une grande cicatricelongitudinale ; il laissa échapper les deux mains comme sielles eussent été des barres de fer rouge et fit un bond en arrièreen poussant un cri d’étonnement mêlé de joie maligne.

La surprise du prisonnier, à ce mouvementsubit, se transforma bientôt en stupéfaction. Dans le brutalbrigand qu’il avait devant les yeux il reconnut le garde-chasse, lecontrebandier, l’assassin. – Doggy Dick, en un mot.

– Ho ! ho ! s’écria Doggy Dicken gambadant sur place comme s’il était devenu fou par l’annonced’un bonheur inespéré ; ho ! ho ! Est-ce vous,maître Henry Harding ? Qui se serait attendu à vous rencontrerici, dans les montagnes d’Italie, et avec un si pauvre habit sur ledos ! Vous étiez bien plus fringant dans les Monts Chiltern.Dites, que sont donc devenus le vieux général et sa superbepropriété – le parc, les fermes, les bois, les réserves et lesfaisans ? Ah ! les faisans ! Vous vous les rappelez,n’est-ce pas. – Je m’en souviens, moi, et je m’en souviendraitoujours.

En disant ces mots, une grimace diaboliquecrispa les traits du renégat.

– C’est Nigel, votre doux frère, qui atout, n’est-ce pas, parc, fermes, bois, réserves, faisans et aussi,j’en jurerais, cette jolie poupée qui vous tenait tant au cœur,maître Henry. Elle n’est pas fille à prendre un homme vêtu d’un sipauvre habit ! Vrai, on dirait qu’il sort de la boutique d’unprêteur sur gages.

Jusque-là, Henry avait accueilli avec unméprisant silence cette expansion de venin. Mais à ces deniersmots, le sang des Harding qui bouillait dans ses veines fitirruption et sa physionomie prit une expression terrible. DoggyDick comprit qu’il était allé trop loin, et qu’avant de provoquerainsi le fils du général, il aurait dû, tout au moins, prendre laprécaution de lui lier les mains.

Il sentit sa faute et pensa à faire retraite.Malheureusement pour lui, il était trop tard. Avant qu’il eût pufaire un pas, la main gauche de Henry lui serrait la gorge tandisque la droite s’abattait sur son crâne. Le renégat roula sur le solcomme un bœuf sous la masse du boucher.

À cette vue, tous les bandits sautèrent surleurs pieds et, suivi de leurs compagnons de bouteilles, sepressèrent en hurlant autour du jeune homme.

Saisi par une dizaine de vigoureux gaillards,Henry fut, en un instant, renversé et garrotté des pieds à latête ; puis roué de coups dans ses liens, aux applaudissementsdes jeunes filles du village qui semblaient se réjouir de cetriomphe de la force brutale sur l’innocence persécutée.

Chapitre 18Sympathie.

Cette scène de sauvagerie avait cependant untémoin compatissant. Il est presque superflu d’ajouter que c’étaitune femme, car le village ne comptait pas un seul homme qui eût oséprendre parti contre les brigands. Pendant leur séjour, cesderniers se considéraient, avec raison, comme complètement maîtresde la place ; leur autorité n’était guère moins absolue quandils en étaient éloignés. Leur repaire se trouvait dans le voisinageet ils pouvaient, au premier moment, envahir le village et lelivrer au pillage et à la destruction.

La femme dont le cœur sympathisait avec lessouffrances du jeune Anglais était encore une jeune fille ; etbien que le syndic du bourg fût son père, elle ne pouvait rien pourle sauver de ses persécuteurs. L’autorité intermittente même de sonpère eût été, en ce moment, déployée en pure perte ; elledevait renfermer en elle-même tous ses sentiments.

Debout sur le balcon de ce qui semblait êtrela plus belle maison du village, elle présentait un type que l’onne rencontre que dans la campagne de Rome – une combinaison detoutes ces grâces classiques que nous associons dans notre espritavec les jours de Lucrèce. Beauté splendide, unie à une physionomiereflétant la plus parfaite pureté virginale ; et, pourcompléter l’analogie, au-dessous d’elle, une rue pleine deTarquins.

Elle semblait un agneau solitaire au milieud’une agglomération de loups, sous la garde sénile de son père etdu curé du village – de la loi et de l’Église, toutes deux enpleine décadence parmi cette population viciée jusqu’à lamoelle.

Cette jeune fille offrait, avec son entourage,un contraste tellement apparent que le jeune Anglais ne pouvaitmanquer d’en être frappé.

Depuis le retour de la bande, elle n’avait pasbougé du balcon ; et comme ce balcon n’était pas éloigné dulieu où les brigands avaient permis à l’artiste de s’asseoir, lejeune homme avait pu l’examiner à son aise et noter tous sesmouvements.

Il remarqua qu’on ne l’abordait pas de la mêmefaçon que les autres filles du village ; mais des coups d’œilluxurieux la forçaient souvent à baisser la paupière et desplaisanteries grossières bruissaient tout près de ses oreilles.

Ses regards s’étaient maintes fois portés surle prisonnier qui crut y lire une sympathique compassion. Cettepitié pouvait n’avoir pour objet que sa déplaisantesituation ; au moins s’exprimait-elle d’une fort agréablemanière.

En considérant cette Italienne au teint dorépar le soleil, il songea à Belle Mainwaring ; mais jamais,depuis son exil volontaire, le ressouvenir n’avait été moinsamer.

Peu à peu, il se sentit envahir par un étrangesoulagement moral qu’il attribua uniquement à l’humiliation causéepar sa captivité – à un chagrin présent chassant un chagrinpassé.

Quelque chose lui dit que cet apaisementpourrait bien n’être pas temporaire. Il n’aurait su expliquerpourquoi. Seulement il sentait que s’il lui était permis de plongerassez longtemps ses yeux dans ceux de cette vierge romaine, ilpourrait penser à Belle Mainwaring avec calme – et, peut-être,l’oublier tout à fait.

Pendant cette heure de captivité, il se sentitplus heureux qu’il ne l’avait été pendant les deux dernières annéesde sa vie de liberté. En contemplant la magnifique statue vivantequi semblait poser exprès pour lui, il s’inspira plus, en uneheure, qu’il ne l’avait fait en étudiant toutes les sculptures dela Ville éternelle.

Ce bonheur naissant n’était cependant pasexempt d’inquiétude. Henry remarqua que la jeune fille ne leregardait qu’à la dérobée. Aussitôt que leurs yeux serencontraient, elle détournait rapidement les siens.

Ce naïf mouvement de pudeur aurait rempli soncœur d’une joie profonde, s’il n’en avait bientôt découvert lacause. La jeune fille était soigneusement observée, non pas par sonpère, ce qui eût peu inquiété Henry, mais par le chef des banditsqui, la coupe en main, assis en dehors de la petite auberge, tenaitses yeux rivés sur la maison du syndic. Sous la persistance de cesregards, la jeune fille parut mal à l’aise et quitta le balcon. Lebruit de la lutte entre le prisonnier et les brigands l’yramena.

Tout en se débattant, Henry ne cessait de laregarder ; ses yeux ne la quittèrent pas quand il fut garrottéet tandis que les coups pleuvaient sur lui. Le sentiment de sonhumiliation, celui même de la douleur s’effacèrent devant le coupd’œil qu’elle lui lança et qui semblait lui dire : Courage etrésignation ! Si je le pouvais, je descendrais du balcon, jeme jetterais au milieu de vos bourreaux pour vous arracher de leursmains ; mais la moindre marque d’intérêt de ma part serait lesignal de votre mort.

C’est ainsi, qu’il traduisit l’expression qui,pendant un instant trop court, illumina la physionomie de la jeunefille, et il en ressentit, à la fois, une grande joie et uneprofonde douleur.

La nuit vint. À mesure que s’épaississaitl’obscurité, la gracieuse image de la « Vierge enBalcon » se faisait de moins en moins distincte et finit parse confondre avec les ténèbres.

Les bandits étaient entrés dans l’auberge avecles plus dégourdies des beautés villageoises.

Il en sortit bientôt des sons d’instruments àcordes, violes et mandolines, accompagnés de trépignements,d’éclats de voix, de cliquetis de verres, de malédictions et dequerelles, l’une desquelles se termina dans la rue à coups destylets.

De la place où on l’avait laissé, solidementgarrotté, le jeune Anglais ne perdait aucun des détails de cetteorgie. Il n’était pas seul, d’ailleurs ; les brigands lesurveillaient avec un soin bien différent de leur négligenceantérieure.

Ce contraste ne pouvait manquer de frapper leprisonnier. Son étonnement redoubla lorsque, à une heure avancée dela nuit, le chef, sortant en titubant de l’auberge escorté par sadanseuse, donna, au milieu des hoquets et des blasphèmes, l’ordrede faire bonne garde ; ajoutant que si, le lendemain matin,les sentinelles ne lui représentaient pas la personne du captif, illes ferait impitoyablement fusiller.

Henry reconnut bientôt que ce n’était pas làune vaine menace lancée sous l’influence de l’ivresse ; caraussitôt que le chef eût disparu, ses deux gardiens vinrentexaminer ses liens et resserrer les cordes qui s’étaientrelâchées ; ils en ajoutèrent même de nouvelles par surcroîtde précaution.

Grâce à leur adresse, conséquence naturelled’une longue habitude, le prisonnier fut bientôt mis dansl’impossibilité absolue de s’échapper, eût-il été disposé à letenter.

Et, à ce moment, Henry aspirait à la libertéplus vivement que jamais. Les injonctions rigoureuses du chef,minutieuses précautions prises par les sentinelles, avaient éveillédans son esprit une certaine appréhension. Se serait-on donnéautant de mal pour une seule nuit de captivité, si l’on avait eul’intention de le congédier le lendemain ?

De plus, le messager envoyé à la ville étaitde retour. Henry l’avait vu entrer dans l’auberge pendant le bal,et, sans nul doute, le chef était en possession de sesquatre-vingts écus. Ce n’était donc pas cette rançon qu’ilattendait pour lui rendre la liberté.

Sa captivité devait-elle avoir un secondchapitre ? Quelque cruelle torture lui était-elle réservée, enraison de l’incident survenu avant qu’il eût été garrotté ? Lecoup porté à Doggy Dick pouvait être considéré comme une insultefaite à la bande tout entière ; et bien que le renégat fûtfort peu estimé par ses compagnons, peut-être possédait-il assezd’influence pour les pousser à le venger.

Le changement de conduite des bandits enversleur prisonnier ne pouvait, raisonnablement, être attribué à uneautre cause. C’est, au moins, ce que pensait Henry, et il déplorason mouvement de colère.

Il se serait épargné ces regrets s’il avaitconnu le véritable motif du traitement qui lui était infligé. Leprolongement de sa captivité avait une origine beaucoup plussérieuse que la haine que lui portait Doggy Dick, soit en raison duchâtiment mérité qu’il venait de recevoir, soit pour des faitsd’ancienne date. Il résultait d’un plan susceptible, non seulementde ravir pour longtemps à Henry sa liberté, mais peut-être de luicoûter la vie.

Quoiqu’il s’attendit à une sévère punition dela part des brigands, il ne se croyait exposé à aucun de cespérils ; et si, pendant de longues heures, il demeura éveillé,ce fut moins à cause de la préoccupation du châtiment prévu que parsuite de la douleur que lui causaient les cordes trop fortementserrées autour de ses membres.

En dépit de ces douleurs, en dépit même de ladure couche sur laquelle il reposait et qui n’était autre que lecailloutis de la rue, le sommeil finit cependant par clore sespaupières. Il dormit profondément jusqu’au moment où le chant descoqs et un vigoureux coup de pied appliqué par un de ses gardiensvinrent le rappeler au sentiment de sa situation.

Chapitre 19En marche.

Dès le point du jour, les brigands se mirenten marche. Le village où ils avaient passé la nuit, n’était pas unde leurs lieux de refuge. Ils y passaient, à l’occasion, un jour oudeux pour se reposer ou se réjouir ; mais un séjour prolongéaurait pu les exposer à une surprise de la part des troupespontificales, quand celles-ci se trouvaient, par hasard, surl’alerte, ce qui n’avait lieu qu’à la suite de quelque crimeinsolite et exigeant une répression exemplaire.

C’était précisément le cas en ce moment. Lemessager chargé de vider la malle du pauvre artiste en avaitapporté nouvelle. Aussi les bandits s’étaient-ils empressés dedécamper.

Les villageois, en s’éveillant, purent seféliciter mutuellement d’être débarrassés de leurs dangereux hôtes.Quelques-uns cependant se chagrinaient de ce départimpromptu : les débitants de liqueurs, par exemple, qui netrouvaient pas que l’or volé eût une mauvaise odeur.

Les bandits s’enfonçaient dans lamontagne.

Ils n’avaient pas de prisonniers, mais setrouvaient suffisamment chargés de butin, argenterie, vaisselleplate, bijoux, et autres effets personnels enlevés dans la villad’un noble Romain et qu’ils portaient à leur tanière. C’était, parle fait, le bruit de cette razzia qui avait mis sur pied lesdragons du pape.

Le repaire des brigands se trouvait dans unepartie très-retirée du pays, à en juger par les chemins suivis poury parvenir. Tantôt c’était une grossière chaussée traversant lamontagne ; tantôt un simple scorzo, ou sentier tracépar les bestiaux, déployant ses méandres sur les pentes ou le longd’un ruisseau.

Bien avant la fin du voyage, le captif avaitles pieds tout meurtris. Sa chaussure, déjà si usée, avait étédétruite par les cailloux de la route, et l’épuisement résultant desa longue marche de la veille, suivie d’une nuit presque sanssommeil, l’avait mal préparé pour une si dure étape.

Ses mains, attachées derrière son dos, ne luipermettaient pas d’établir fermement son équilibre ; aussi samarche était d’autant plus difficile et plus pénible que sonabattement moral affectait davantage sa vigueur physique.

Cette mélancolie avait bien sa raison d’être.La rigoureuse surveillance à laquelle il était soumis depuis lecommencement du voyage lui prouvait que la liberté ne lui seraitpas facilement octroyée. Déjà les brigands s’étaient renduscoupables d’un manque de foi ; ne possédaient-ils pas la sommefixée par eux-mêmes pour sa rançon ?

Une seule fois, il avait trouvé l’occasiond’interpeller le chef. C’était précisément au moment où la bandeallait quitter le village. Il lui rappela sa promesse.

– Vous m’en avez relevé, répliqua lebandit avec une sauvage imprécation.

– Et comment ? demanda nativement leprisonnier.

– Per Bacco ! que vous êtes simple,signor Inglese ! Vous oubliez le magnifique coup de poingadministré à un de mes hommes.

– Le renégat le méritait bien.

– C’est ce dont je suis seul juge. Noslois vous condamnent. Parmi nous, c’est œil pour œil, dent pourdent.

– Dans ce cas, je dois être absous. Vosgens m’ont rendu vingt pour un ; bonne mesure, comme entémoignent mes côtes meurtries.

– Ah ! répondit le bandit d’un tonméprisant. Estimez-vous heureux d’en avoir été quitte à si bonmarché. Remerciez la madone d’être encore vivant ; peut-êtreferiez-vous mieux encore de remercier cette cicatrice que vousportez au petit doigt.

Cette dernière observation fut appuyée d’unregard dans lequel se lisait clairement une intention secrète,indéchiffrable pour le prisonnier, mais qui lui fournit matière àréflexion. Combiné avec la surveillance étroite dont il étaitl’objet, ce regard ne présageait rien de bon pour l’avenir.

Le second jour, après avoir quitté le village,on atteignit une contrée montagneuse, couverte d’épaisses futaies.La marche devenait de plus en plus pénible et difficile ;tantôt il fallait gravir des pentes presque perpendiculaires,tantôt se glisser à travers des gorges si étroites qu’à peinepouvaient-elles livrer passage à un seul individu à la fois.

Les voyageurs souffraient depuis longtempsd’une soif ardente qu’ils étanchèrent enfin avec de la neigedéposée dans les anfractuosités les plus abritées de lamontagne.

Un peu avant le coucher du soleil, on fithalte et un des bandits fut dépêché en éclaireur vers une montagnedont la cime, en forme de cône tronqué, s’apercevait seule àquelque distance.

Vingt minutes environ s’étaientécoulées ; lorsque le hurlement du loup se fit entendre datela direction prise par l’éclaireur. Ce hurlement fut suivi d’un crisemblable, parti d’un peu plus loin que le premier, puis d’unbêlement de chèvre. À ce dernier signal, la bande se remit enmarche.

Au détour d’un angle de rocher, la montagneconique se dessina tout entière, du pied au sommet ; elleétait fendue par un ravin profond.

On escalada cette montagne. Quand on futarrivé à la cime, un spectacle étrange frappa les yeux duprisonnier. À ses pieds, un amphithéâtre de forme presquecirculaire dont les parois ou talus disparaissaient sous unevigoureuse végétation. Au fond, un étang ; non loin du bord,au milieu des arbres, quelques pans de murs grisâtres d’oùs’élevait une fumée qui témoignait de la présence de l’homme.

Cette excavation était le rendez-vous généraldes bandits. La troupe y arriva juste au moment où le soleildisparaissait à l’horizon.

L’habitation des brigands n’était donc ni unegrotte, ni un repaire, mais quelque chose se rapprochant d’unhameau. Deux ou trois des maisons étaient construites enpierres ; le reste se composait tout simplement depagliatti, ou huttes de paille, si communs dans lesdistricts montagnes de la péninsule italique.

Le hameau était ombragé par une forêt dehêtres ; d’épais massifs de houx et de pins couronnaient lesmontagnes tout à l’entour.

Au centre de ce cirque naturel brillait unétang, probablement un cratère depuis longtemps éteint, servantactuellement de réservoir à la pluie et aux neiges fonduesdescendant des montagnes.

Les huttes de paille avaient certainement étéélevées par les bandits ; quant aux maisons de pierre, ellesrappelaient l’époque depuis longtemps écoulée où l’énervanteinfluence d’un gouvernement despotique n’avait pas encore inauguré,pour l’Italie, l’ère de la décadence. Quelque mineur, peut-être,exploitant les filons des montagnes voisines, avait trouvé cetemplacement convenable pour la fusion du métal.

Les contreforts des montagnes, s’abaissant encollines, formaient un amphithéâtre possédant, en apparence, douxissues, l’une au nord, l’autre au sud, indiquées toutes deux par unpic dont la tête chenue dominait le dôme de verdure du ravin. Surla pointe de chacun de ces pics se profilait une forme humainevisible seulement de la vallée.

C’était les sentinelles des bandits. Chaquefois qu’elles changeaient d’attitude, les broderies de leurscostumes et les canons de leurs carabines étincelaient aux derniersrayons du soleil.

Le jeune Anglais, debout sur la petitepiazza du quartier général des voleurs, promenait sesregards sur cette scène de la vie italienne. Elle lui rappelait lacélèbre ballade de Fra-Diavolo et une certaine soirée passée authéâtre de Sa Majesté, dans la loge de Belle Mainwaring.

Il ne lui fut pas permis de remonter longtempsle courant de ses souvenirs – au moins en plein air.

Obéissant aux ordres du chef, deux bandits leconduisirent à une chambre obscure, dans l’une des maisons depierre, l’y introduisirent avec la brutalité qui appartient à leurdigne corporation et poussèrent la porte derrière lui.

Henry entendit le sinistre bruit d’un verrouet tout retomba dans le silence. Pour la première fois de sa vie,il se trouvait enfermé dans un cachot.

Chapitre 20Lettre de change.

Rester seul, c’était au moins un soulagement.Henry Harding le sentit si bien que, la porte à peine fermée, ils’étendit sur le sol et s’endormit profondément.

Quelques feuilles de fougères répandues sur lapierre lui servirent de couche ; mais il était trop fatiguépour s’en inquiéter.

Il ne s’éveilla que lorsque les rayons dusoleil, filtrant à travers la baie de la fenêtre, vinrent lefrapper en plein visage.

Il se dressa sur ses pieds et passa en revuesa chambre à coucher.

Un coup d’œil suffit pour le convaincre qu’iloccupait la cellule d’une prison ; car quelle qu’eût été, àl’origine, la destination de ce réduit, son appropriation à l’usageactuel était d’une indiscutable évidence.

La fenêtre, placée à une grande hauteur, étaitsi étroite qu’elle aurait à peine donné passage à un chat. De plus,une barre de fer, plantée verticalement dans l’allége, enrétrécissait encore l’ouverture.

Quant à la porte, elle était d’une solidité àtoute épreuve et dix minutes d’inspection firent comprendre auprisonnier qu’il ne pouvait compter pour s’échapper que sur lacorruptibilité de ses gardiens.

Henry ne pouvait fonder sur cette hypothèseaucun espoir ; il n’y songea même pas et se décida à attendreles événements aussi philosophiquement que possible.

Il avait faim et aurait mangé tout ce qu’ilaurait pu se mettre sous la dent, quoi que ce fût.

Il prêta l’oreille, appelant de tous ses vœuxl’arrivée du brigand chargé de lui apporter à déjeuner.

On marchait bien dans le couloir ; maisc’était la sentinelle qui se promenait de long en large devant laporte.

Au bout d’une heure d’une attente d’autantplus anxieuse que les étreintes de la faim se faisaient plusvivement sentir, un second pas se mêla à celui du factionnaire.

Un court colloque eut lieu, la clef grinçadans la serrure, le pêne claqua et la porte s’ouvrit toutegrande.

– Bonjour, maître Henry ! Une bonnenuit que vous avez passée, eh ? Le capitaine vous envoie sescompliments ; il veut vous voir immédiatement.

Sans dire un mot de plus, Doggy Dick saisit leprisonnier par le collet, et, l’entraîna avec aussi peu deménagement qu’en déploie un agent de police de mauvaise humeur. Ille conduisit à l’appartement du chef.

Comme on peut croire, c’était le plusconfortable de la maison ; mais les splendeurs de ladécoration frappèrent le jeune artiste de stupéfaction.L’ameublement était riche et d’une bonne fabrication ; detoutes parts s’étalaient les produits du luxe le plus raffiné,tableaux, glaces de grandes dimensions, pendules, dressoirs pliantsous le poids de l’argenterie, surtouts, lustras, girandoles ;ces merveilles, disposées sans beaucoup de goût, constituaient unmélange grotesque de l’ancien et du moderne, et rappelaient l’idéed’une boutique de curiosités ou du magasin d’un préteur surgages.

Deux personnes, un homme et une femme, setrouvaient assises au milieu de cette étincelantebijouterie[13]. L’unétait le chef des brigands dont le prisonnier apprit pour lapremière fois le nom, Corvino, en l’entendant prononcer par sacompagne que le chef, de son côté, appelait Cara Popetta – le motcara représentant un simple préfixe de tendresse.

Corvino a déjà été dépeint. Popetta, enqualité de femme du chef, mérite également un coup de pinceau.

Elle était grande, presque autant que Corvinolui-même, et tout aussi pittoresquement attifée. Ses vêtementsresplendissaient de perles, de boutons et de broderies demétal ; et grâce à sa peau cuivrée, à ses cheveux noirs commel’aile du corbeau, elle eût fait l’ornement d’un camp indien.

Elle avait dû être fort belle ; quandelle souriait, elle découvrait un double râtelier intact et d’uneblancheur éclatante ; mais les dents avaient toute l’apparencedes incisives d’une tigresse prête à s’élancer sur sa proie.

La beauté qui avait jadis été le partage deCava Popetta eût encore été parfaite, car elle n’avait pas dépassétrente ans, sans une cicatrice d’une teinte cadavérique qui,coupant transversalement la joue droite, défigurait complètement laphysionomie.

Si ses yeux disaient vrai, d’autrescicatrices, plus profondes peut-être, avaient aussi défiguré sonâme. Le regard qu’elle lança au prisonnier, quand il pénétra dansl’appartement, eût fait trembler Henry s’il en avait compris lasignification.

Mais il n’eut pas le temps de se livrer à sesréflexions ; car, dès son apparition, il fut apostrophé par lechef qui lui ordonna de s’asseoir auprès de la table.

– Il est inutile de vous demander si voussavez écrire, signor artista, dit le bandit en montrant du doigtles plumes et l’encrier. Une main habile à manier le pinceau doitsavoir tenir convenablement une plume : prenez une decelles-ci et écrivez ce que je vais vous dicter, en le traduisantdans votre propre langue, ce que vous pouvez faire, je le sais.Voici du papier qui servira fort bien à cet usage.

En disant ces mots, le brigand désigna dudoigt quelques feuilles de papier à lettres répandues sur latable.

Le prisonnier prit la plume sans pouvoir seformer la plus légère idée du sujet qui devait être son premieressai comme secrétaire. Selon toute apparence, c’était une lettre.Mais à qui serait-elle adressée ?

Il ne resta pas longtemps dansl’indécision.

– L’adresse d’abord, ordonna lebrigand.

– À qui, répondit le scribe improvisé, ense préparant à écrire.

– Al signor generale Harding !

– Au général Harding ? traduisitHenry, laissant tomber la plume et se dressant sur ses pieds. Monpère ! Que lui voulez-vous ?

– Pas de questions, signor pittore !Reprenez votre siège et contentez-vous d’écrire sous ma dictée.

Henry se rassit, reprit la plume et écrivitl’adresse. En exécutant l’ordre de Corvino, il songeait à ladernière fois qu’il avait tracé les mêmes mots au dos de cettelettre amère envoyée de l’auberge située sur la lisière du parc deson père.

Il n’eut pas le temps de s’abandonner à sessouvenirs, le bandit se montrant impatient de voir la lettreterminée.

– Padre Caro ! fut la premièrephrase qui tomba de ses lèvres.

Encore une fois, le secrétaire hésita. Il sesouvenait que jadis il avait intentionnellement omis le mot« cher ». Devait-il l’employer aujourd’hui sous la dictéed’un brigand ?

L’invitation était péremptoire. Le chef larenouvela en y ajoutant une menaçante imprécation. Henry ne pouvaitqu’obéir et les mots « cher père » tombèrent de saplume.

– Et maintenant, dit Corvino, continuezvotre traduction sans vous arrêter. Une nouvelle hésitation vouscoûterait cher.

Cette menace fut prononcée d’un ton quin’admettait pas de réplique.

Henry écrivit donc la lettre dont la teneursuit :

« Cher père,

« La présente a pour but de vousinformer que je suis prisonnier dans les montagnes d’Italie, àquarante milles environ de la ville de Rome et sur les frontièresdu territoire napolitain. Ceux qui m’ont capturé sont des hommesimpitoyables, qui me tueront si ma rançon n’est pas acquittée. Ilsattendent votre réponse et, dans ce but, ils vous envoient unémissaire, dont ma vie répond tant qu’il sera en Angleterre. Sivous le faites arrêter, ou, que d’une façon ou d’autre, il nepuisse revenir ici, on se vengera sur moi et je serai soumis à destortures tellement épouvantables que je n’ose vous en parler. Marançon est fixée à trente mille écus, environ cinq mille livressterling. En échange de cette somme en or ou en un billet à ordresur Rome, on me promet ma liberté et je sais que la promesse seratenue, car ces hommes, devenus brigands par suite des persécutionsmalavisées d’un gouvernement despotique, n’en professent pas moinsles vrais principes de l’honnêteté et de l’honneur. Si vousn’envoyez pas l’argent, je puis, très-cher père, vous annoncer,avec toute certitude, que vous ne reverrez plus votrefils. »

– Maintenant signez, dit le brigand envoyant que la traduction était terminée.

Encore une fois, Henry Harding se redressa etlaissa tomber sa plume.

Il avait écrit la lettre sous la dictée et letravail de traduction ne lui avait pas laissé assez de libertéd’esprit pour s’occuper du véritable sens.

Mais maintenant qu’on lui demandait de mettreson nom au-dessous de cet humble appel à la miséricorde paternelle– quand le souvenir de la lettre hautaine qu’il avait précédemmentécrite était encore si vivace – il ressentit plus que de larépugnance ; une légitime pudeur retenait sa main.

– Signez, s’écria le bandit en se levantà demi sur son fauteuil. Signez donc !

Henry hésitait enclore.

– Si vous ne prenez pas la plume, si vousne mettez pas immédiatement votre nom en bas de cette lettre, parla Madone ! le sang va couler ! Cospetto !être joué par un pauvre diable de pittore ! par undamné Inglese !

– Ô signor ! s’écria Popetta qui,jusqu’alors, n’avait pas articulé une syllabe, obéissez, buonocavaliere. Il n’y a pas de mal dans ce que mon mari vousdemande. C’est sa manière d’agir envers tous ceux qui s’écartent dela grande ville. Signez, caro mio, et tout ira bien. Vousserez libre et pourrez retourner près de vos amis.

Tout en prononçant ce petit discours, Popettaavait quitté le canapé sur lequel elle reposait, s’était approchéedu jeune Anglais et lui avait posé la main sur l’épaule.

L’accent avec lequel elle prononça ces paroleset une certaine expression qui adoucit subitement le dur éclat deses prunelles, parurent, probablement, hors de saison à sonseigneur et maître.

Corvino s’élança de son siège, saisit sa femmepar la taille et la jeta brutalement dans l’une des encoignures dela chambre.

– Reste là, puttana !s’écria-t-il, et ne te mêle pas de ce qui ne te regarde enrien.

Puis se tournant vers le prisonnier et tirantun pistolet de sa ceinture, il dit d’une voix rauque :

– Signez !

Une plus longue résistance eût été folie. Iln’y avait pas à se tromper dans les intentions du bandit ; lecliquetis du chien les annonça suffisamment.

Une pensée passa comme un éclair dans l’espritdu prisonnier ; se précipiter sur son antagoniste et tenter lachance d’une lutte corps à corps.

Mais en supposant qu’il on sortit vainqueur,il trouverait au dehors Doggy Dick et, peut-être, une vingtained’autres brigands qui le fusilleraient sans pitié s’il essayait des’échapper.

L’alternative était dure, mais inévitable. Ilfallait signer ou mourir.

Le jeune artiste n’éprouvait pas encore del’existence un dégoût assez profond pour la sacrifier aussiinconsidérément. Il se pencha donc sur la table et ajouta à salettre les mots : Henry Harding.

– Signor Ricardo ! appela lechef.

Doggy Dick entra aussitôt.

– Sais-tu lire ? dit Corvino en luitendant la lettre.

– Je ne suis pas grand clerc, répliqua lerenégat ; mais je crois en savoir assez pour déchiffrer legrimoire.

Il prit la lettre, l’épela lentement etcertifia l’exactitude de la traduction.

Le papier plié et mis sous enveloppe,l’adresse exacte fut écrite sous la dictée du signor Ricardo. Aprèsquoi, ce dernier reçut l’ordre de garrotter de nouveau leprisonnier et de le réintégrer dans sa cellule.

Le soir même, la missive qui avait faillicoûter la vie à Henry Harding fut expédiée à Rome par unpaysan.

Chapitre 21Sous le cèdre

Une année entière s’était écoulée depuis queBelle Mainwaring avait repoussé la main du fils cadet du généralHarding.

De nouveau, la caille nichait dans les champsde blé, le coucou gémissait dans les grands arbres et le rossignolremplissait les bosquets de ses nocturnes mélodies.

Les monts Chiltern, que je viens, d’habitude,visiter tous les ans, n’avaient pas changé d’aspect. Je neconstatai non plus aucune modification sensible dans la sociétéintroduite au lecteur dans les premiers chapitres de notrehistoire.

Je rencontrai miss Mainwaring à un balparticulier qui terminait une fête de l’arc. Elle était restée lareine des belles du voisinage, bien que deux ou trois jeunes fillesmenaçassent de lui enlever sous peu sa souveraineté.

La question de son mariage était moins àl’ordre du jour que douze mois auparavant ; mais sa petitecour comptait toujours le même nombre d’adorateurs, Henry Hardingétait le seul qui manquât à la collection.

J’appris que sa place avait été prise par sonfrère Nigel. Ce n’était, d’ailleurs, qu’une simple conjecture quime fut murmurée à l’oreille au bal où Nigel assistait enpersonne.

Connaissant le caractère du jeune homme, je nepouvais croire à cette hypothèse, et cependant, avant la fin de lanuit je devais acquérir la certitude de la réalité.

Ces fêtes d’été, quand elles se prolongentpendant la nuit, fournissent, bien plus que les bals d’hiver,l’occasion de coqueter. Les promenades à deux, qui remplissentl’intervalle des contredanses, peuvent s’étendre au dehors, le longdes allées sablées ou sur le moelleux gazon des bosquets. IL estagréable d’échapper ainsi à l’atmosphère brûlante des salons,surtout quand on a sa danseuse pour interlocutrice.

M’étant esquivé de la sorte avec une jeunepersonne, j’avais fait halte auprès d’un cèdre majestueux dont lesbranches palmées venaient toucher l’herbe à nos pieds, formantainsi autour du tronc une tente de verdure pendant le jour, et,pendant la nuit, une grotte d’une intense obscurité.

Tout à coup, une pensée sembla frapper macompagne.

– Depuis quelques instants, dit-elle, jeme demandais ce que j’avais fait de mon ombrelle. Je me rappellemaintenant l’avoir oubliée sous cet arbre même. Restez-là,ajouta-t-elle en me quittant le bras, tandis que je vais lachercher.

– Permettez-moi, fis-je, de vousremplacer dans cette recherche.

– Folie ! répondit mon agilepartenaire – elle méritait cette épithète pour la façon dont elleavait dansé le galop qui venait de finir. – J’irai moi-même. Jesais l’endroit précis où je l’ai laissée – sur une des grossesracines. Allons, monsieur, obéissez ! Restez-là !

En disant ces mots, elle disparut sous lecèdre.

Je ne pus supporter l’idée d’une jeune filles’aventurant seule dans un lieu d’aussi lugubre aspect ; et,oubliant sa recommandation, je me glissai à travers les branches etm’introduisis sous le dôme de verdure.

Nous cherchâmes pendant quelque temps ;mais inutilement.

– Quelque domestique l’aura sans douteramassée et portée à la maison où je la retrouverai avec monchapeau et mon manteau, dit ma compagne.

Nous revenions sur nos pas, lorsqu’un secondcouple de promeneurs se présenta à la même trouée de branches parlaquelle nous avions passé nous-même.

Quel était leur but ? Nous ne pouvons ledeviner. Nos intentions et nos actes n’avalent cessé de resterenveloppés dans la plus parfaite innocence ; les leurs mesemblaient d’une nature plus compromettante.

Je ne sais si ma compagne eut la mêmepensée ; mais d’un commun accord, nous demeurâmes immobiles,attendant l’éloignement de l’autre couple. Il avait pu être attirésous l’arbre par la curiosité ou par un caprice promptementsatisfait.

En cela nous nous trompions. Au lieu derevenir immédiatement à la lumière, si faible qu’elle fût,puisqu’elle descendait seulement des étoiles, les nouveaux venuss’arrêtèrent et entamèrent un colloque qui menaçait de seprolonger.

Les premiers mots me prouvèrent que lesinterlocuteurs ne faisaient que poursuivre une conversation déjàentamée.

– Je sais, dit la voix d’homme, que vousy pensez encore. Ne me dites pas qu’il vous a toujours étéindifférent, ce serait inutile. Je suis parfaitement instruit, missMainwaring.

– En vérité ! Quelle étonnanteperspicacité, M. Nigel Harding ! Vous en savez plus quemoi-même, beaucoup plus que n’en a jamais su votre frère.Autrement, pourquoi l’aurais-je refusé ? Ceci devrait vousconvaincre qu’il n’y avait entre nous ni affection ni engagement –au moins, en ce qui me concerne.

Il se fit un court silence. Nigel, sans doute,réfléchissait à ce qu’il venait d’entendre.

Quant à moi, je ne savais à quoi me résoudre.Ma compagne partageait mes perplexités ; je m’en aperçus aufrémissement de son bras passé sous le mien. Je le lui serraidoucement, et c’est ainsi que nous convînmes tacitement de garderle silence et d’écouter jusqu’au bout cet étrange dialogue. Nous enavions déjà entendu assez pour éprouver uns certaine répugnance ànous faire reconnaître, sans parler de notre situation personnellequi prêtait elle-même à la médisance.

Nous restâmes donc immobiles, semblables à unecouple de statues entrelacées.

– Si vous dites vrai, continua Nigel, quiparut avoir résolu à sa satisfaction l’explication de la jeunefille, s’il est vrai aussi que personne ne possède votre cœur,puis-je vous demander, miss Mainwaring, pourquoi vous n’acceptezpas l’offre que j’ai osé vous faire ? Vous m’avez assuré – cen’est pas une présomption de ma part, n’est-ce pas ? – que jene vous déplairais pas comme époux. Pourquoi ne pas aller plus loinet dire que vous acceptez ma main.

– Parce que…. Parce que…Désirez-vous vraiment savoir pourquoi, M. NigelHarding ?

– Vous l’aurais-je demandé pendant un an,sans me lasser jamais, si je ne le désirais pas ?

– Si vous me promettez d’être sage, ehbien, je parlerai.

– Je vous promets tout ce que vousvoudrez. Si votre hésitation repose sur un motif que je puissevaincre, ordonnez, disposez de moi. Ma fortune – mais ceci n’estrien – ma vie, mon corps, mon âme, tout vous appartient.

Le prétendant prononça ces mots avec unenthousiasme dont je ne l’eusse pas cru capable.

– Je serai franche donc, répondit lajeune fille d’une voix basse mais parfaitement nette et distincte.Deux obstacles se dressent entre vous et moi ; l’un ou l’autreest susceptible d’empêcher que nous unissions nos destinées. Ilfaut obtenir, d’abord, le consentement de ma mère, sans lequel jene veux pas me marier ; je l’ai juré. Ensuite, celui de votrepère, sans lequel je ne peux pas vous épouser. J’ai également faitce serment à ma mère qui l’a exigé de moi. Quelle que soit monaffection pour vous, Nigel, je ne me parjurerai jamais.Venez ! Nous avons parlé de tout cela trop souvent déjà.Rentrons. – Notre absence a pu être remarquée.

Sur ces derniers mots, elle se glissa commeune couleuvre sous les branches et se dirigea rapidement vers lasalle de bal.

L’amoureux décontenancé ne fit aucun effortpour la retenir. Les conditions imposées, il ne pouvait lesremplir, au moins pour le moment, et il suivit la jeune fille, avecle vague espoir d’en obtenir tôt ou tard de plus favorables à sesvœux.

Une fois libres, ma compagne et moi noussuivîmes le même chemin, sans échanger une parole sur l’entrevuedont nous venions d’être les témoins involontaires.

Elle ne me montrait, quant à moi, sous un beaujour, ni l’espèce humaine, en général, ni les sentiments de BelleMainwaring, en particulier. Dans mon for intérieur, je déplorais laleçon de diplomatie féminine que la jeune personne appuyée sur monbras n’avait pu se dispenser d’entendre. Cette leçon, ne lamettrait-elle pas, plus tard, à profit et pour son proprecompte ?

Chapitre 22Un singulier voyageur.

Une certaine après-midi de l’année 1849, lespseudo-fashionables, partant journellement pour Windsor et l’Ouest,furent appelés à diriger les verres de leurs monocles sur un assezétrange voyageur qui, venant on ne savait d’où, apparut sur le quaide la station de Paddington.

Et cependant il n’y avait, dans cet homme,rien de très-remarquable, sinon sa présence sur le quai dePaddington. Au Pont de Londres, on peut voir ses pareils tous lesjours de l’année. Très-brun de peau, ce personnage portait,par-dessus son vêtement de drap noir, un surtout assez semblable auponcho mexicain ; sa coiffure à bords larges se terminait enpointe et procédait en droite ligne de Calabre, on n’en pouvaitdouter.

Tel était l’individu sur lequel s’étaientinstantanément dirigés les élégants lorgnons des touristes. Unmoment après il s’engouffra dans le compartiment d’une voiture depremière classe.

Arrivé à Slough, le voyageur attendit que tousles voyageurs fussent sortis, puis, s’élançant hors de la voiture,tenant en main un petit portemanteau, il se mit immédiatement encommunication avec le chef de gare.

Entre ces deux hommes, il existait uncontraste assez frappant pour que le plus indifférent des voyageursmusant sur le quai y fît attention.

Deux extrêmes, l’un positif, l’autre négatif.Que l’on s’imagine une colossale statue, surmontée d’une têtevéritablement saxonne, faisant face à un spécimen diminutif de larace latine.

Le hasard voulut que je me trouvasse, en cemoment, sur le quai, attendant le train descendant. La singularitéde ce tableau me frappa tellement que, cédant à une involontaireimpulsion, je m’approchai de façon à savoir ce que le petit hommenoir au poncho avait à dire au géant en habit vert et à boutonsdorés.

Le premier mot qui me parvint fut le nom dugénéral Harding, prononcé avec un accent étranger que je reconnustout de suite pour de l’italien.

En prêtant l’oreille, j’entendis que le petithomme s’informait de l’adresse exacte du général.

Je me serais bien proposé pour la luiindiquer ; mais je reconnus que le chef de gare la connaissaitparfaitement et, d’ailleurs, le train qui arrivait m’obligea dem’occuper de mes propres affaires.

Précisément, en ce moment, je m’aperçus quej’avais négligé de prendre mon billet et je me dirigeai en toutehâte vers le guichet.

Je revins sur le quai juste à temps pour voirl’étranger sauter dans un cab et s’éloigner rapidement de lastation.

Dix secondes après, je m’asseyais dans uncompartiment vide et un incident survint qui chassa l’homme noir dema pensée aussi complétement que s’il n’avait jamais existé.

Le coup de sifflet était donné et le trainallait démarrer, lorsque le colossal chef de gare ouvrit la portede mon compartiment en prononçant les mots sacramentels : Parici, mesdames, par ici !

Le froufrou de la soie se fit entendre,accompagné d’exclamations d’impatience, et deux dames, escaladantle marchepied, prirent place sur la banquette qui me faisaitvis-à-vis.

Fort occupé à couper les feuillets d’un numérodu Punch, je ne pus les dévisager au moment même de leurintroduction. Quand je levai les yeux pour voir quelle sorte defemmes le hasard m’avait données pour compagnes temporaires, jereconnus, qui ?… Belle Mainwaring et sa mère.

Le lecteur, qui sait mes relations antérieuresavec ces dames, comprendra mon embarras. Jamais je ne m’étaistrouvé dans une aussi fausse situation. Pour la conjurer autant quepossible, je ne crus mieux faire que de recourir au Punch que je memis à parcourir avec acharnement.

Nous avions à peine échangé une rapideinclination de tête, et un étranger, en considérant notre attitudemutuelle, n’aurait certainement pu se douter que miss Mainwaring etmoi nous nous fussions déjà rencontrés, encore moins que nouseussions dansé l’un avec l’autre.

Je lus le Punch de la première ligneà la dernière et me rabattis ensuite sur les annonces ; grâceà quoi je me familiarisai avec les vertus du « savon deGosnell » et les mystères de la « crinolineinflexible. »

Malgré ces études approfondies, je trouvai lemoyen de risquer de temps en temps un regard en coulisse du côté demiss Mainwaring, qui, à ma grande surprise, me le retournait avectoute la régularité désirable. Ce qu’elle lut dans mes yeux, je nesaurais le dire ; mais les siens lançaient des flammes quieussent réduit mon cœur en cendres s’il n’eût été entouré d’untriple airain. Déjà, il avait failli se fondre sous l’ardeur desemblables regards ; mais la froide expérience l’avaitconverti en acier et je sentis avec plaisir qu’il ne tressaillaitmême pas.

J’avais lu le Punch tout entier,dévoré trois colonnes d’annonces et admiré, pour la cinquième fois,peut-être, les illustrations du satirique journal, lorsque le trains’arrêta à Reading.

Mes compagnes de voyage descendirent.

J’en fis autant ; j’avais été invité àune fête donnée dans un parc du voisinage appartenant à une de mesconnaissances. Les Mainwaring s’y rendaient également, ainsi que jem’en assurai à la direction du cab qui les emporta.

En arrivant à la résidence de mon ami, je lesretrouvai sur la pelouse. Comme d’habitude, miss Belle étaitenvironnée de béats soupirants, parmi lesquels, à ma grandesurprise, je reconnus M. Nigel Harding.

Pendant toute la durée de la fête, ils’abstint de lui témoigner la moindre attention particulière etlaissa ses concurrents papillonner autour d’elle. Mais il étaitévidemment sur des épines et surveillait scrupuleusement chacun desregards et des mouvements de la jeune fille.

Une ou deux fois, tandis qu’ils étaient seuls,je le vis lui parler à voix basse, l’éclair de la jalousie dans lesyeux, les lèvres pâles et crispées.

La fête se termina d’assez bonne heure et lesinvités se séparèrent.

Nigel accompagna Belle et sa mère à la gare.Ils étaient tous trois dans le même cab.

Nous revînmes par le même train. À Slough,Nigel et les deux dames descendirent. De la voiture où j’étaisresté, – j’allais à Londres, – j’aperçus le phaéton de missMainwaring, le petit domestique se tenant à la tête du poney, et,tout auprès, un dog-cart avec un groom à la livrée des Harding.

Les dames montèrent dans le phaéton et Nigels’établit sur le siège de derrière, tandis que le domestique allaitprendre sa place dans le dog-cart. Les deux voitures ainsi chargéespartirent juste au moment où le train démarrait.

D’après ce que j’avais vu pendant cettejournée ; ce que j’avais entendu sous le grand cèdre du Liban,et surtout ce que je savais du caractère des deux jeunes gens, jeconclus, avant mon arrivée à Londres, que Belle Mainwaring étaitdestinée à devenir la meilleure moitié de Nigel Harding, si cedernier réussissait, d’une manière ou d’autre, à obtenir leconsentement de son père.

Chapitre 23Dissimulation

Le même soir, comme presque tous les autressoirs de l’année, le général Harding était assis dans sa salle àmanger, une carafe de vieux porto et un verre à portée de sa maindroite, un chérour de Trinchonopoly entre les dents, et flanqué, àgauche, de mademoiselle sa sœur.

Le dîner était terminé depuis une heure ;la nappe et les couverts avaient été enlevés, les carafes à dessertdisposées sur la table, à côté d’un surtout rempli de fleurs etd’une corbeille de fruits. On avait congédié le valet de pied.

– Neuf heures passées, dit le général, enconsultant sa montre, et Nigel ne revient pas. Il ne devait pasrester à dîner pourtant. Je me demande si ces dames Mainwaringétaient à la fête.

– C’est assez probable, répondit lavieille fille, très-portée de sa nature aux conjecturesdéplaisantes.

– Oui, murmura le général se parlant àlui-même, assez probable, je suppose. Je ne crains rien pour Nigel.Il n’est pas homme à se laisser endoctriner par les chatteries decette coquette. Par Dieu, ma sœur, n’est-il pas étrange que nousn’ayons pas entendu parler du garçon depuis qu’il nous aquittés ?

– Attendez qu’il ait gaspillé les millelivres que vous lui avez données. Quand il sera au bout, vous aurezcertainement de ses nouvelles.

– Sans doute !… Sans doute !…Pas un mot, depuis l’inconvenante lettre qu’il m’a adressée del’auberge… pas même pour accuser réception de l’argent ! Jesuppose qu’il l’a touché. Je n’ai pas consulté mon livre de banquedepuis une éternité.

– Oh ! vous pouvez en êtrecertain ; sans quoi il n’aurait pas manqué de vous écrire.Henry ne peut pas se passer d’argent. Vous avez de bonnes raisonspour le savoir. Ne vous tourmentez pas à son sujet, monfrère : il n’a pas vécu, jusqu’ici, de l’air du temps.

– Où peut-il être ? Il disait qu’ils’expatrierait. Je pense qu’il l’a fait.

– Oh ! ceci est plus que douteux,reprit la vieille fille en branlant la tête. Londres est le lieuqui lui convient, tant que sa bourse sera pleine. Quand il l’auramise à sec, il vous demandera un nouveau subside. Comme de juste,vous l’enverrez, n’est-ce pas, mon frère ?

Cette question était faite d’un ton ironiquedestiné à produire l’effet contraire à son sens apparent.

– Pas un shilling, dit résolument legénéral en déposant son verre sur la table d’un mouvement sibrusque qu’il faillit le briser. Pas seulement un shilling. Si, endouze mois, il est parvenu à dépenser mille livres sterling, douzeans se passeront avant qu’il en reçoive autant. – Non ! Pas unshilling avant ma mort, et alors même il n’aura que juste de quoine pas mourir de faim. Je l’ai décidé, ma chère Nelly – Nigel auratout, à l’exception d’une petite somme qui vous est destinée. Henryaurait hérité de sa moitié ; mais après ce qui est arrivé…J’entends un bruit de roue… c’est Nigel avec le dog-cart, jesuppose.

Quelques instants après, le fils du généralentrait dans l’appartement.

– Tu viens un peu tard, Nigel.

– Oui, père, le train était enretard.

Il mentait, son retard provenait d’une stationun peu prolongée au cottage de la veuve Mainwaring.

– Tu t’es bien amusé, j’espère !

– Assez.

– Tant mieux. Et qui se trouvaitlà ?

– Quant à cela, il ne manquait pas demonde. On était venu de Bucks et du Berkshire, sans parler d’unequarantaine de badauds de Londres.

– Et parmi nos voisins ?

– Ma foi ! – je ne vois guère…

– Je m’étonne que la veuveMainwaring…

– Ah ! oui… elle y était… je n’ypensais pas.

– Et sa fille aussi, comme de juste.

– Oui, sa fille aussi… À propos, matante, continua le jeune homme pour détourner la conversation, neme demanderez-vous pas de boire un verre de vin avec vous ? Jevoudrais bien, par la même occasion, avoir quelque chose à memettre sous la dent. Nous n’avons eu qu’un goûter debout ;c’est comme si je n’avais rien pris et je me sens d’appétit àdévorer un beefsteak cru.

– Nous avions à dîner un canard rôti, ditla tante, et des asperges ; tout est froid maintenant, cherNigel. Veux-tu attendre qu’on réchauffe ? Peut-êtrepréférerais-tu un morceau de bœuf froid avec des conserves desIndes occidentales ?

– N’importe, pourvu que je mange.

– Prends un verre de porto, Nigel, dit legénéral, pendant que sa sœur faisait resservir. D’après ce que jevois, tu n’as pas besoin d’une goutte de cognac pour t’ouvrirl’appétit.

– Non, certes, j’ai l’estomac assezcreux… Comme il est tard, père ! Les horloges de la compagnie,ou ses trains, marchent en dépit du sens commun. Quelle tristeligne pour la régularité des repas !

– Oui, et plus triste encore pour larégularité des dividendes, répliqua le général avec un sourire quiressemblait à une grimace.

Il possédait des actions de la compagnie queson fils traitait avec autant d’irrévérence.

Nigel avala son verre de porto en riant de laplaisanterie paternelle et se mit ensuite à jouer activement desmâchoires.

Chapitre 24Visite inattendue.

Le sommelier Williams venait à peine, avecl’aide du valet de pied, d’enlever les reliefs du souper, lorsqueretentit un coup de sonnette suivi immédiatement d’un double coupde marteau.

Cet appel n’avait rien« d’étourdissant », comme aurait pu dire Williams ;il était plutôt humble et timide, et fut, cependant, distinctemententendu dans la salle à manger.

– Qui peut venir aussi tard ?… Dixheures ! dit le général en jetant les yeux sur sonchronomètre.

Ni Nigel ni la tante ne répondirent ; ilsécoutaient.

Un colloque avait lieu entre Williams, quiavait ouvert la porte, et quelqu’un qui se tenait sur le seuil.

Il dura plus longtemps qu’il n’étaitnécessaire si le visiteur eut été un ami de la famille. La voixrépondant aux interrogations du sommelier avait évidemment unaccent étrange.

Le général pensa que ce pouvait être un de sesanciens camarades fraîchement arrivé des Indes et venu sanscérémonie par un train de nuit. Mais il ne se souvenait d’aucun quiparlait l’anglais de cette façon.

– Qui est-ce, Williams ?demanda-t-il au moment où parut le sommelier.

– Je n’en sais rien, général. Legentleman, s’il m’est permis de lui donner ce nom, ne veut donnerni son nom ni sa carte. Il prétend qu’il apporte une importantecommunication et qu’il est indispensable qu’il vous voie.

– Très-bizarre !… De quoi a-t-ill’air ?

– D’un étranger, général. Et ce n’estcertainement pas un gentleman, j’en jurerais.

– Très-bizarre ! répéta le général.Il a dit qu’il voulait me voir ?

– À satiété, général. Il ajoute quel’araire est plus importante pour vous que pour lui.L’introduirai-je, général, ou lui parlerez-vous à laporte ?

– À la porte ! Non, pardieu !répliqua vivement le vieux soldat. Je ne sortirai, certes, pas,pour plaire à un étranger qui ne veut donner ni son nom ni sacarte… C’est peut-être un mendiant. Dis-lui que je ne puis lerecevoir ce soir et qu’il revienne demain matin.

– Je le lui ai déjà dit, général. Ilinsiste pour vous voir immédiatement.

– Du diable !

– S’il m’est permis de donner monopinion, il ressemble furieusement à celui dont vous venez deprononcer le nom, général.

– Qui cela peut-il être, Nigel ? ditle vétéran en se tournant vers son fils.

– Je n’en ai pas la moindre idée, père,répondit Nigel. Serait-ce, par hasard, le gratte-papierWoolet ? Il répond parfaitement à la description que Williamsfait de l’intrus.

– Non, non, Maître Nigel, ce n’est pasM. Woolet. IL est encore plus laid, bien qu’il ait quelquechose d’un homme de loi. Dans tous les cas, c’est unétranger ; cela, je puis l’affirmer.

– Par Jupiter ! s’écria le général,je ne connais pas d’étranger qui ait affaire avec moi. Il fautpourtant me décider le recevoir. Qu’en dis-tu, mon fils ?

– Oh ! il ne peut y avoir aucun malà cela, répondit Nigel. Je resterai avec vous ; et s’ildevient trop importun, Williams et le valet de pied le jetterontdehors.

– Ah ! bien, maître Nigel, il n’estpas plus haut que votre groom. Je pourrais le prendre par le fondde sa culotte et le jeter à vingt pas sur les pelouses. N’ayezaucune crainte de ce côté.

– Allons ! Allons !Williams ! dit le général. Assez de paroles oiseuses.Introduis le gentleman.

Puis se tournant vers sa sœur, ilajouta :

– Ma chère Nelly, vous feriez bien deremonter au salon. Nigel et moi nous vous y rejoindrons aussitôtque nous aurons donné audience à cet hôte inattendu.

Le vieille fille, après avoir roulé sontricot, sortit de la salle à manger, laissant seuls son frère etNigel.

Chapitre 25Discourtoise réception.

L’étrangeté d’une entrevue demandée avec tantd’autorité avait profondément ému le vétéran et son fils. Ilsattendaient debout et en silence.

Le colloque se renouvela au dehors ;puis, des pas retentirent sur les dalles sonores de l’antichambreet la porte s’ouvrit. Williams introduisit l’étranger et se retirasur un signe du général.

Jamais, peut-être, un plus bizarre spécimen dugenre homo,un individu moins en rapport avec le milieudans lequel il se trouvait jeté, n’avait pénétré dans la salle àmanger d’un gentilhomme campagnard anglais.

Comme l’avait dit Williams, sa taille nedépassait pas de beaucoup celle d’un groom, bien que, selon touteapparence, il frisât la quarantaine. D’un teint aussi cuivré quecelui d’un bohémien, il avait la tête couverte d’une forêt decheveux d’un noir intense et une paire d’yeux qui scintillaientcomme des charbons ardents.

Le galbe de sa face était purement israélite.Ses vêtements, à l’exception de l’espèce de capote fixée sur sesépaules, avaient cette coupe particulière qui distingue les hommesde loi chez les races latines d’Europe. Ce pouvait être un avocatou un notaire.

Il tenait à la main son chapeau calabraisqu’il avait eu la politesse de retirer en entrant dans la salle àmanger. Mais c’était le seul acte de savoir-vivre qu’il parûtsusceptible d’accomplir.

En dépit de la petitesse de sa taille et de saphysionomie de fouine, il avait un air d’assurance qui prenait sasource moins dans une fermeté naturelle que dans un aplomb decommande qu’on aurait pu interpréter ainsi : Je viens ici dansun but qui porte en soi-même son excuse et j’ai la certitude de nepas sortir avant d’avoir reçu une réponse satisfaisante.

– Qu’est-ce ? demanda brusquement legénéral, dont l’esprit avait sans doute été traversé par la mêmepensée.

L’étranger avait les yeux obstinément fixéssur Nigel, comme pour demander s’il était bien nécessaire qu’ilrestât en tiers dans l’entretien.

– C’est mon fils, continua le vétéran,vous pouvez parler devant lui.

– Vous avez un autre fils, je suppose,signor général ! répondit l’étranger dans un anglais fortementaccentué mais suffisamment intelligible.

Cette brusque question fit tressaillir legénéral et pâlir Nigel. Le regard significatif qui l’accompagnaitprouvait que l’étranger était au courant de ce qui concernaitHenry.

– J’en ai… ou, plutôt, j’en devrais avoirun autre, répliqua le général. Qu’avez-vous à m’en dire et pourquoiavoir prononcé son nom ?

– Savez-vous où se trouve actuellementvotre second fils, général ?

– Non, pas précisément. Le sauriez-vous,par hasard ? qui êtes-vous ? D’où venez-vous ?

– Signor général, je suis prêt à répondreà ces trois questions, si vous voulez bien me permettred’intervertir l’ordre dans lequel vous les avez posées.

– Répondez comme vous l’entendrez, maisfaites vite. Il est tard et je n’ai pas de temps à perdre àconverser avec quelqu’un qui m’est complètement étranger.

– Je ne vous demande que dix minutes,général. L’affaire dont je suis chargé est des plus simples, et montemps, comme le vôtre, est précieux. En premier lieu, donc, jereviens  de la ville de Rome, qui est située, je n’ai pasbesoin de vous le dire, en Italie. Ensuite, je suis procureur, ceque vous nommez attorney en Angleterre. Enfin, je sais où est votrefils.

Le général tressaillit de nouveau ; Nigeldevint plus blême encore.

– Où est-il ?

– Ceci vous en informera, général.

En disant ces mots, le procureur tira unelettre de dessous sa capote et la présenta au général.

C’était la lettre écrite par Henry, dans lamontagne, sous la dictée de Corvino, le chef des bandits.

Après avoir mis ses lunettes et tiré la lampeauprès de lui, le général Harding lut l’épître avec un sentimentd’étonnement mélangé d’une certaine dose d’incrédulité.

– Quel galimatias ! dit-il à demivoix, en tendant le papier à Nigel. Lis, mon fils.

Nigel obéit.

– Qu’en penses-tu ? demanda legénéral.

– Rien de bon, mon père. C’est, il mesemble, un tour qui vous est joué. On veut vous extorquer del’argent.

– Ah ! mais crois-tu, Nigel, queHenry soit complice de ces gens-là ?

– Je vais vous affliger, mon père,répondit Nigel en continuant l’aparté ; mais je vous dois lavérité. J’ai le regret d’avoir à constater que toutes lesapparences se réunissent contre mon frère. S’il est tombé entre lesmains des brigands, ce que je ne puis ni ne veux croire, – commentces derniers ont-ils appris votre adresse ? Commentpeuvent-ils savoir que Henry a un père assez riche pour payer unetelle rançon – à moins qu’il ne le leur ait dit lui-même. Il estassez probable qu’il se trouve actuellement à Rome, d’où cet hommevient, à ce qu’il assure. Tout cela peut être vrai. – Maisprisonnier des brigands ! Le conte est par trop absurde.

– C’est, pardieu ! vrai. Mais quedois-je faire de cette demande ?

– La conduite de Henry me semble facile àexpliquer, poursuivit l’insidieux conseiller. Il a dépensé sesmille livres, comme on devait s’y attendre, et il en veutmaintenant davantage. Je suis fâché d’avoir à le constater, cherpère, mais ceci me semble une histoire conçue dans le but d’obtenirde votre tendresse une nouvelle remise de fonds. Dans tous les cas,il ne s’est pas gêné. La somme est ronde.

– Cinq mille livres ! s’écria legénéral en jetant un coup d’œil sur la lettre. Il ne recevra pas lemême nombre de sous… non, quand même ce qu’il raconte des brigandsserait vrai.

– Mais c’est un conte, quoiqu’il ne soitque trop certain qu’il a écrit lui-même la lettre. C’est bien sonécriture et sa signature.

– Certainement. Mon Dieu ! penserque telles devaient être les premières nouvelles que je recevraisde lui ! Joli moyen de rentrer en grâce ! Bah ! letour est trop grossier ; ce n’est pas moi qui me laisseraiduper ainsi.

– Je suis désolé qu’il l’ait seulementessayé. Je crains, cher père, qu’il n’éprouve aucun repentir de sonodieuse désobéissance. Mais qu’allons-nous faire dumessager ?

– Ah ! s’écria le général, sesouvenant alors du porteur de l’étrange missive. Que meconseilles-tu ? Faut-il le faire arrêter ?

– Ce n’est pas mon avis, répondit Nigeld’un ton de réflexion ; il n’en vaut pas la peine et cela nousattirerait des désagréments. Il vaut mieux qu’on ignore lamalheureuse affaire du pauvre Henry. Un procès nous exposerait,cher père, à une notoriété à laquelle vous ne voulez pas, sansdoute, vous exposer.

– Non, certainement. Mais, cet imposteurmérite une punition. Il est dur de se voir bafouer aussiimpudemment… et dans son propre domicile encore.

– Effrayez-le avant de le jeter dehors.Nous pourrons peut-être obtenir ainsi de plus amplesrenseignements. Dans tous les cas, cela ne peut faire de mal, aucontraire ; Henry apprendra comment vous avez accueilli unepétition aussi artificieusement élaborée.

Chapitre 26Brusque congé.

Pendant cette conversation, l’étranger étaitdemeuré debout et immobile. Se retournant brusquement vers lui, legénéral s’écria d’une voix tonnante :

– Vous êtes un imposteur,monsieur !

– Molte grazie, signor, répliquale procureur en s’inclinant ironiquement. C’est une injure assezintempestive à adresser à un homme qui est venu du fond de l’Italiepour rendre service, à vous ou à votre fils, c’est tout un. Est-cela seule réponse que je doive remporter ?

– Prenez garde, monsieur, dit Nigel d’unton menaçant. Vous avez agi avec imprudence en vous plaçant sous lecoup des lois de notre pays. Vous pourriez fort bien être arrêté etjeté en prison pour avoir essayé d’extorquer de l’argent sous defaux prétextes.

– Son Excellence le général ne me ferapas arrêter, pour deux bonnes raisons. D’abord, je n’ai usé d’aucunfaux prétexte ; ensuite, en obéissant à un mouvement decolère, il scellerait irrévocablement la destinée de son fils. Dumoment où ceux qui le tiennent entre leurs mains apprendront quej’ai été arrêté ou autrement inquiété en Angleterre, ils letraiteront bien plus cruellement que vous ne pourriez me traitermoi-même. Souvenez-vous que je ne suis qu’un émissaire et que jen’ai d’autre mission que de vous remettre cette lettre. Je ne saisrien de ceux qui l’ont expédiée, sauf en ce qui concerne maprofession ; j’ai agi dans un simple but d’humanité, et jesuis aussi bien le messager de votre fils que le leur. Mais je puisvous affirmer, général, que l’affaire est des plus sérieuses et quela vie de votre fils dépend non seulement de ma propre sûreté, maisencore de la réponse dont vous voudrez bien me charger.

– Allons donc ! s’écria le général.Vous ne ferez jamais prendre à un Anglais des vessies pour deslanternes. Si je croyais un mot de votre histoire, je ne serais pasembarrassé pour délivrer mon fils. Le gouvernement s’interposeraitcertainement en ma faveur ; et alors, au lieu de cinq millelivres sterling, vos excellents bandits auraient ce qu’ilsméritent, ce qu’ils devraient avoir obtenu depuis longtemps déjà –six pieds de corde autour du cou.

– Je crains, signor général, que vous nevous laissiez entraîner à une étrange erreur. Permettez-moi deplacer la question dans son véritable jour. Votre gouvernement nepeut vous être d’aucun service dans cette affaire ; il enserait de même de tous les gouvernements de l’Europe réunis. Cen’est pas la première fois que des menaces semblables ont étélancées contre ces flibustiers. Ni le roi de Naples, dont ils sontsujets, puisqu’ils habitent sur son territoire, ni le Pape, dansles États duquel ils font de fréquentes incursions, ne pourraientles réduire à l’impuissance, quand même tous deux s’y sentiraientdisposés. Vous n’avez qu’un seul moyen d’obtenir la délivrance devotre fils, c’est de payer la rançon qu’on vous demande.

– Sortez, misérable ! hurla legénéral dont la patience avait été mise à une rude épreuve pendantcette plaidoirie du procureur. – Sortez de chez moi immédiatement,ou j’ordonne à mes domestiques de vous jeter dans l’abreuvoir auxchevaux.

– Vous en éprouveriez trop de regret,répondit le petit Italien avec un méchant sourire et en sedirigeant vers la porte. Buona notte, signorgénéral ! Peut-être la nuit portera-t-elle conseil etrefroidira-t-elle assez votre colère pour vous permettre d’examinerplus sérieusement ma proposition. Si vous avez quelque message àtransmettre à votre fils… que vous ne verrez plus, selon touteprobabilité… je m’en chargerai volontiers, malgré un accueil dont,comme gentleman, j’ai le droit de me plaindre. Je resterai toute lanuit dans l’auberge voisine et ne partirai pas demain avant midi.Réfléchissez ? Buona notte ! Buonanotte !

En disant ces mots, l’étranger sortit et futreconduit assez brutalement par le sommelier jusqu’à la porte duchâteau.

Le général était resté debout, les yeuxenflammés, les lèvres frémissantes, la barbe hérissée. Pendant untemps, il sembla hésiter à faire retenir l’étranger afin de lepunir de son impudence. La crainte du scandale seule le détourna duchâtiment sommaire qu’il méditait.

– N’écrirez-vous pas à Henry ?demanda Nigel d’un ton qui sollicitait clairement une négation.

– Pas un mot ! Il s’est mis dans lanasse par suite de sa prodigalité ; qu’il s’en tire du mieuxqu’il pourra ! Quant à cette histoire de brigands…

– Oh ! c’est par trop absurde,interrompit Nigel ; les bandits entre les mains desquels ilest tombé sont les escrocs et les harpies de Rome. Ils ont, sansdoute, mis en réquisition cet homme de loi, si c’en est un, pourréaliser un plan, très-artificieusement ourdi, du reste, quel qu’ensoit l’auteur.

– Ô mon fils ! malheureuxenfant ! s’écria le généra !. S’associer à de semblablescréatures ! Prêter les mains à un tel complot, et contre sonpropre père ! Ô mon Dieu !

Et le vétéran s’affaissa sur le sofa enpoussant un sanglot déchirant.

– Si je lui écrivais, père ? demandaNigel. Seulement quelques mots pour lui faire comprendre combien saconduite vous torture. Un bon conseil pourrait le ramener à demeilleurs sentiments.

– Comme tu voudras, bien que je croisqu’il n’y ait plus d’espoir. Ah ! Lucy ! Lucy ! Dieua bien fait de te rappeler à lui ! Pauvre femme ! Cecit’aurait tuée !

Cette exclamation fut prononcée d’une voix àpeine perceptible et avant que Nigel eût quitté la salle à mangerdans l’intention d’écrire la lettre qui devait ramener àrésipiscence son coupable frère.

Cette lettre fut rédigée la même nuit etimmédiatement portée au procureur à qui elle fut confiée. Fidèle àsa promesse, l’Italien resta à l’auberge jusqu’à midi, heure àlaquelle il se rendit à la station voisine pour, de là, se dirigersans désemparer vers la ville aux sept collines.

Chapitre 27Vie latine des Brigands.

Pendant quelques jours, Henry resta confinédans sa cellule, sans voir d’autre visage humain que celui dubrigand, toujours le même, qui lui servait sa nourriture.

Cet individu, d’un caractère morose, étaitaussi muet qu’un automate. Deux fois par jour il apportait un bolde pesta, sorte de potage au macaroni, bouilli avec du lard etassaisonné de sel et de poivre. Il posait le vase plein sur leplancher, ramassait le vase vide qui avait contenu la pitance de laveille et sortait sans prononcer une syllabe.

Les différentes tentatives faites par le jeuneAnglais pour l’amener à desserrer les lèvres furent accueilliesavec une indifférence complète ou repoussées brutalement.

Henry se vit forcé d’y renoncer, il mangeaitsa posta et buvait son eau pure en silence.

La nuit seulement, il jouissait dans sacellule d’un peu de tranquillité. Tout le long du jour, le tapagedu dehors se faisait suffisamment entendre, malgré l’étroitesse desa fenêtre. Précisément en face se trouvait le lieu du rendez-vousfavori des brigands qui y passaient la plus grande partie de leurtemps.

Ce temps s’écoulait au jeu et bien souvent enquerelles. Une heure à peine s’écoulait sans qu’il s’élevât quelquediscussion dégénérant eu combat, soit singulier, soit général. Onentendait alors s’élever la voix tonnante du chef et des ordrespéremptoires entremêlés de malédictions et de coups de bâton.

Une fois, un coup de pistolet retentit suivide gémissements. Le jeune Anglais supposa qu’un châtiment sommaireavait été infligé à quelque délinquant ; d’autant plus que,lorsque les gémissements cessèrent, il y eut un intervalle de cecalme solennel qui accompagne ordinairement la mort.

Mais cette terrible impression duraitpeu ; les bandits reprenaient aussitôt leur jeu et leurs crisde « cinque a cinque a capo ! Vinti a vinti acroce ! » le délassement favori des paysans italiensôtant celui qu’ils désignaient sous le nom de « Croce acapo » et qui correspond à notre Pile ou Face. »

En se dressant sur ses pieds, le prisonnierpouvait suivre les péripéties du jeu.

La table était simplement une excroissance desol gazonné en face de la cellule. Les brigands se pressaient àl’entour, agenouillés ou accroupis. L’un d’eux tenait un vieuxchapeau dont la coiffe avait été enlevée et dans lequel on avaitdéposé un certain nombre de pièces de monnaie, généralement trois.On agitait le chapeau et on le renversait sur le gazon, de façonqu’il couvrit les pièces. Les paris s’engageaient alors sur« Croce » ou « capo » (pile ou face), et lechapeau une fois levé, on voyait quels étaient les gagnants et lesperdants.

Ce jeu constituait la principale source dedistraction de la bande et lui aidait à mener une existence quiaurait du paraître insupportable, même à de pareils brigands.Capo a croce, relevé par-ci par-là d’une bonnequerelle ; la pasta, les confetti, les fromages debrebis, le Resolio – sorte de festa où les vinset les mets circulent en abondance ; des chansonsgrivoises ; de temps à autre, des danses entremêléesd’agaceries aux femmes qui, d’habitude, tiennent fidèle compagnie àla bande ; de longues heures d’indolence en pleinsoleil ; – telles sont les joies de la vie de bandit enItalie.

Dans les expéditions en plaine, le brigandtrouve des plaisirs d’une tout autre nature. La surprise, lacapture, la fuite devant les soldats, parfois une escarmouchedurant la retraite vers le repaire des montagnes, sont lesincidents qui agrémentent les razzias tentées par la bande. Ilssont suffisants pour chasser l’ennui.

Celui-ci ne pèse sur le brigand que lorsque lebutin, généralement sous forme de denaro di riscatta,argent de rançon, également distribué entre tous, est devenu laproie de quelques-uns, grâce aux inévitables fluctuations ducapo a croce.

C’est alors que le bandit commence à sefatiguer de son inaction et à forger les plans de nouvellesexpéditions – le sac de quelque riche villa, ou, ce qui lui agréebien mieux, l’arrestation de quelque galantuomo dont larançon vienne remplir sa bourse, laquelle se videra de nouveau sur« Pile ou Face. »

Le jeune Anglais eut ainsi l’occasiond’étudier sur le vif, sans être vu lui-même, l’existence de ceshommes en perpétuelle hostilité contre les lois.

Entre eux et leur chef, il n’existait qu’unetrès-légère distinction. Comme règle générale, le butin separtageait également ; il en était de même des chances du jeu.Corvino se mêlait sans façon à ses subordonnés, groupés autour dela table de gazon, et aventurait, comme eux, ses pezzossur le capo ou la croce.

Son autorité n’était absolue que pourl’administration des châtiments. On ne contestait ni son poing nison bâton ; et on faisait bien, car ce mode de punition eutété immédiatement converti en un coup de stylet ou une balle depistolet.

Sa dignité de chef pouvait provenir de ce faitqu’il était le premier organisateur de la bande ; mais il nela conservait que parce qu’il en était, en même temps, le plusintrépide et le plus sanguinaire. Un chef moins brave et moinscruel eût été bientôt déposé, comme il arrive fréquemment parmi lesbandits.

Une chose qui surprit profondément Henry, cefut la vue des femmes, les banditas.

Il y en avait une vingtaine dans la bande deCorvino ; Henry les avait d’abord prises, grâce au défaut debarbe, pour de jeunes garçons, car leurs vêtements différaient peude ceux des hommes. Comme ceux-ci, elles portaient la jaquette, legilet et la culotte, et de plus qu’eux, une profusion d’ornementsautour du cou et de bagues aux doigts.

Quelques-unes étaient littéralement chargéesde joyaux de toute sorte, perles, turquoises, rubis, topazes ;des diamants même scintillaient parmi les autres [motillisible] – dépouilles arrachées aux doigts délicats de plusd’une riche signorina.

Leurs cheveux étaient coupés court, comme ceuxdes hommes. Plusieurs d’entre elles portaient des carabines, toutesdes poignards et des pistolets ; de sorte qu’elles ne sedistinguaient de leurs compagnons que par une certaine rondeur deformes, qui, d’ailleurs, n’était pas générale. Il ne leur était paspermis de se mêler au jeu, car elles ne participaient jamais auproduit de la riscatta. Mais elles prenaient part auxdangers des razzias et accompagnaient les hommes dans toutes lesexpéditions armées.

Au retour, et dans leur intérieur, ellestroquaient la carabine pour l’aiguille ; mais il était fortrare qu’elles fussent appelées à se livrer aux soins dublanchissage. Cette occupation, considérée comme au-dessus de ladignité d’une bandita, était dévolue aux femmes despaysans affiliés à la bande, sans en faire partie intégrante, etauxquelles on a donné le nom de Manutengoli, ou« auxiliaires ». Ces femmes retirent des travaux de labuanderie une rémunération extravagante, une chemise blanchecoûtant au bandit presque autant qu’une neuve.

Aussi était-il rare qu’aucun individu de labande de Corvino se décidât à se livrer à cette immensevoluptuaire. Les damarinos ou petits-maîtres s’yastreignaient seuls, et encore n’était-ce qu’à l’occasion d’unefesta.

Toutes ces observations furent faites par lejeune Anglais pendant les premiers jours de sa captivité. De lapetite fenêtre de sa cellule, il assista à bien des scènesextraordinaires ; il en aurait pu voir davantage si cettefenêtre avait été percée moins haut dans le mur ; mais forcé,pour regarder, de se tenir sur l’extrémité des orteils, il neprenait cette position incommode que lorsqu’un fait d’un intérêtparticulier l’arrachait à sa couche de feuille de fougères.

Chapitre 28Nouvelles peu rassurantes.

Plusieurs jours s’écoulèrent sans changementdans la situation du prisonnier, qui fut bien obligé d’en arriver àcette conclusion que son arrestation n’était pas une simpleplaisanterie et que sa captivité menaçait de se prolongerindéfiniment. Il dut, dès lors, ajouter foi aux histoires debrigands qu’il avait entendu raconter pendant son court séjour àHome et auxquelles, comme la plupart de ses incrédulescompatriotes, il avait eu beaucoup de peine à croire. Il étaitlui-même un triste exemple de leur authenticité, et il éprouvaitdes mouvements de colère contre son ami Luigi, dont la lettred’introduction l’avait plongé dans un aussi pitoyable dilemme.Cette lettre, elle était encore en sa possession, car les brigandss’étaient contentés de lui enlever sa bourse et ses bijoux.

Dans le but unique de passer le temps, il latira de sa poche et se mit à la relire. Un paragraphe, qui,d’abord, l’avait peu frappé, l’impressionna vivement alors.« Je suppose, écrivait Luigi, que ma sœur Lucetta est devenuegrande fille. – Veillez bien sur elle jusqu’à mon retour. J’espèrealors être en mesure de vous ramener tous et vous arracher audanger que nous redoutions. »

Quand Henry Harding, pendant son voyage à laVille éternelle, lut cette phrase de la lettre qui lui avait étéremise toute ouverte, il n’attacha aucune importance à sasignification. Il crut qu’elle n’avait rapport qu’à la situationpeu fortunée de la famille de son ami, situation que le jeuneartiste espérait tôt ou tard améliorer grâce aux produits de sonhabile pinceau. D’ailleurs, Belle Mainwaring absorbait trop encoreson esprit pour lui permettre d’arrêter sa pensée sur quelque objetqui ne fût pas l’ingrate, et surtout sur la sœur de Luigi, quelquegrande qu’elle fût au moment de la rédaction de la lettre.

Mais maintenant, seul dans sa cellule, ayantsans cesse devant les yeux l’image de la belle jeune fille qu’ilavait aperçue le premier jour de sa captivité, Henry commença àinterpréter différemment cette phrase ambiguë. Luigi voulait-ilparler de pauvreté ? N’entendait-il pas, au contraire, undanger réel, de la nature de celui qui semblait menacer lacharmante fille du syndic ? Cette seule pensée troublait lejeune homme. Quel n’eût pas été son chagrin s’il se fût agi de lasœur de son cher ami Luigi ?

Le soleil se couchait. L’obscurité de plus enplus profonde qui envahit la cellule du prisonnier l’obligea àplier sa lettre et à la réintégrer dans sa poche. Il en méditaitencore le contenu, lorsqu’il entendit des voix s’élevant du dehors,précisément au-dessous de la fenêtre. Tout ce qui pouvait combattrela monotonie de son emprisonnement attirait forcément sonattention, même la conversation d’une couple de bandits. Tel étaitle cas actuel. Henry s’approcha aussitôt de la fenêtre et prêtal’oreille avec d’autant plus de persévérance qu’il crut percevoirun nom familier.

Il venait précisément de penser à LuigiTorreani ! Ce ne fut pas ce nom qui s’échappa des lèvres desbandits, mais un nom qui avait avec le sien une significativecorrélation, celui de Lucetta, celui de la sœur de Luigi et que lalecture de la lettre avait rappelé à son souvenir.

Henry Harding avait souvent entendu son amiparler de sa sœur unique. Il écouta donc avec un ardentintérêt ; il avait saisi des deux mains la verge de fer quibarrait la fenêtre et approché son oreille de la baie. Il nemanquait pas de Lucettas dans les environs, mais la prédispositionparticulière de son esprit le portait à croire qu’il s’agissait decelle qui le touchait personnellement.

– Ce sera notre plus prochaineriscatta, disait le brigand qui avait prononcé le nom deLucetta. – Tu peux en être certain.

– E por che ? demandal’autre. Le vieux syndic, en dépit de son orgueil et de sa dignité,ne pourrait payer la rançon d’un chat. À quoi servirait unesemblable capture ? – À quoi ? C’est l’affaire du chef etnon la nôtre. Tout ce que je sais, c’est que la fille lui a donnédans l’œil. Je l’ai bien vu, la nuit dernière. Il l’auraitcertainement enlevée, sans la crainte de Popetta qui est une vraiediablesse et la signora par-dessus le marché. Pourvu qu’il n’y aitpas de femme sous jeu, elle supporte sans se plaindre lesrebuffades et même les coups de Corvino. Te rappelles-tu la bonnescène dont nous avons été témoins dans la vallée de Malfi, entre lechef et sa chère épouse ?

– Oui, mais je n’ai jamais su lesdétails.

– C’était à propos d’un baiser. Notrechef avait pris goût pour une jeunesse, la fille du vieuxcharbonnier Poli. La petite coquette n’en semblait pas fâchée.Corvino lui avait passé un magnifique collier autour du couaccompagnant le présent d’un baiser, je crois, mais je n’en suispas bien sûr. Quoi qu’il en soit, la signora vit et reconnut lecollier, qu’elle arracha à la fille si brutalement qu’elle la fittomber sur ses genoux. De là la scène avec le chef.

– Elle a levé un stylet sur lui, n’est-cepas ?

– Oui, et elle l’en aurait bel et bientranspercé, s’il n’avait fait ses excuses et tourné la chose enplaisanterie, ce qui la calma. Mais quelle furie !Cospetto ! Ses yeux brillaient comme la lave ardente duVésuve !

– Et la fille ? Elle s’empressa dedécamper ?

– Certes, et elle a bien fait, quoique,si elle fût restée, Corvino, j’en suis sûr, n’aurait jamais oséporter les yeux sur elle. C’est la première fois qu’il a été sicomplètement dindonné ; du même coup, il a perdu sa maîtresseet sa chaîne d’or, car la Cara s’est approprié le collier et leporte régulièrement, en guise de mémento, je suppose, chaque foisque son mari est en festa parmi les filles de paysans.

– Le chef a-t-il jamais revu la fille dePoli ?

– Quelques-uns d’entre nous lepensent ; mais tu sais qu’après ton départ, nous avons quittéces parages. Nous étions trop gênés par les soldats, et nous nousdisions à l’oreille que la signora n’était pas étrangère à cetaccroissement de la force armée. Après tout, je ne crois pas queCorvino se souciât beaucoup de la fille du charbonnier ; sonimagination seule s’était échauffée aux brillantes œillades de labelle. Quant à la fille du syndic, c’est bien différent. Je saisqu’il prend la direction du village plus volontiers qu’aucuneautre. En agissant ainsi, il risque beaucoup. Il le sait, mais ils’en moque. Il veut la fille et, crois-moi, il l’aura, à quelqueprix que ce soit.

– Peste ! il a bon goût ! Elleest charmante et sa fierté la rend plus attrayante encore.

– Oh ! cette fierté tombera vitequand une fois Corvino la tiendra entre ses griffes. C’est toutjuste l’homme qu’il faut pour apprivoiser ces bellesdemoiselles.

– Povera ! je laplains !

– Bah ! tu es fou, Tomasso. Tonséjour dans les prisons du Pape t’a décidément gâté, je le crains.Que deviendrions-nous, pauvres diables que nous sommes, s’il nenous était permis de prendre, de temps à autre, unemaîtresse ? Traqués comme des loups, pourquoi nemangerions-nous pas un quartier d’agneau quand nous en trouvonsl’occasion ?

Peut-on blâmer le chef d’aimer un morceau dechair fraîche, et un aussi friand morceau que LucettaTorreani ?

Accompagnant cette brutale plaisanterie d’unéclat de rire, le brigand s’éloigna suivi de son camarade.

Jusque-là, Henry avait écouté avec un profonddégoût la conversation des deux bandits. Il se sentit, à leurdépart, comme frappé de la foudre. Le pressentiment qui n’avaitfait qu’effleurer son esprit se convertissait en écrasante réalité.La jeune fille dont on parlait, c’était Lucetta Torreani, la propresœur de Luigi, la charmante créature du balcon, l’objet depuis lorsde ses incessantes pensées !

Étrange et cruelle coïncidence ! Henryfléchit sous le coup et, lâchant la barre de fer, s’affaissa sur leplancher de sa cellule.

Chapitre 29Tristes réflexions.

Le jeune Anglais resta ainsi, pendant quelquetemps, plongé dans une situation d’esprit voisine de l’égarement.Sa captivité, d’abord un pur ennui, se convertit en torture. Il nesongeait plus à ses propres infortunes et ne s’en souciait pasdavantage. Il s’absorbait dans la pensée des dangers qui menaçaientla sœur de son ami, cette belle jeune fille, entrevue un instant àpeine, et qui avait exercé sur son imagination une profondeimpression, avant qu’il sût qu’elle lui tenait par les liens del’amitié qui rattachaient lui-même à son frère. Ses appréhensionsn’étaient pas vaines. Il connaissait, d’après sa propre expérience,la terrible puissance des bandits, puissance d’autant plusdangereuse que ces hommes, déjà hors la loi, n’avaient plus rien àcraindre, ni à ménager. Un crime de plus ne pouvait augmenter lecompte qu’ils devaient à la justice, et pour commettre le crime, ilne leur manquait que le motif et l’occasion. C’était le casprésent. Le motif, il en avait pu juger d’après la conduite desbrigands, pendant leur nuit de bivouac dans le village. Peut-êtreen aurait-il vu davantage sans la présence de Popetta, qui avaitfait partie de la dernière expédition. La conversation qu’il venaitd’entendre dissipait tous ses doutes. Corvino avait jeté les yeuxsur la sœur de Luigi Torreani. Quel devait être le résultat de cesentiment abject de concupiscence ? Henry ne le devinait quetrop.

Quant à l’occasion, la bande étaitparfaitement maîtresse de la faire naître. Le village ressemblait àun troupeau sans chien ni berger. Les allures des brigands, leursécurité absolue, pendant qu’ils l’occupaient, prouvaient qu’ilspouvaient y revenir quand bon leur semblerait. Il était possiblequ’on ne leur permît pas d’y séjourner ; mais la visite mêmela plus expéditive suffisait pour le but qu’ils se proposaient. Desemblables razzias étaient les incidents ordinaires de la vie desbandits, leurs opérations stratégiques par excellence, et ilsavaient coutume de les exécuter avec une habileté infinie et uneétonnante célérité.

Corvino et sa bande pouvaient, à tout moment,enlever Lucetta Torreani et la moitié des filles du Val-d’Orno, telétait le nom du village, sans danger de résistance ni d’opposition.Après un crime semblable, ils seraient sans doute poursuivis parles gendarmes et les dragons pontificaux ; peut-être même nele seraient-ils pas ; cela dépendrait des circonstances et dubon vouloir des manutengoli.

Il y aurait probablement un semblant depoursuite, et tout s’arrêterait là.

Personne, en Angleterre, n’aurait ajouté foi àdes faits semblables, s’ils n’avaient été récemment attestés pard’irrécusables témoignages. Depuis son arrivée à Rome, Henry avait,d’ailleurs, recueilli des renseignements certains sur l’état socialet politique de l’Italie, ainsi que sur l’organisation dubanditisme. Il ne pouvait donc entretenir aucun doute sur le dangerque courait la sœur de Luigi Torreani.

Il n’y avait qu’une personne qui, pensait-il,pût la sauver du sort affreux qui la menaçait ; c’était unefemme, si le nom pouvait être appliqué à une créature telle queGara Popetta. Les pensées du prisonnier se fixèrent donc sur lafemme du chef ou sa maîtresse, quelle que fût sa position socialeprés de Corvino.

S’il avait été libre lui-même, grâce àl’expérience acquise, il n’aurait pas eu besoin de se reposer surune aussi incertaine protection. Mais sa liberté était hors dequestion. Il était convaincu qu’il ne sortirait de sa cellule quepour être conduit dans une prison plus dure encore, jusqu’au retourdu messager expédié en Angleterre et au payement de sa rançon.

Pour la première fois, il se félicita d’avoirobéi à Corvino. Si, à cette époque, il avait su ce qu’il savaitactuellement, il n’aurait pas eu besoin des incitations du chefpour dramatiser l’appel qu’il adressait à son père. Il espérait quecet appel serait favorablement accueilli et que l’argent arriveraità temps pour lui permettre d’user de sa liberté. Il avait déjàdécidé comment il la mettrait à profit.

Et si la rançon n’arrivait pas ? C’étaitune probabilité tout aussi rationnelle. Autrefois, le souvenir deBelle Mainwaring le rendait indifférent aux divers accidents de sonexistence. Maintenant, il pensait avec amertume à son exhérédationet au refus de son père de lui avancer la misérable somme quidevait composer tout son héritage. Ne pouvait-il pas refuserégalement d’acquitter sa rançon ?

Plongé dans ce chaos de réflexions pénibles leprisonnier passa sans fermer les yeux les longues heures de lanuit, tantôt étendu sur son lit de feuilles, tantôt arpentant sonétroite cellule, dans l’espoir que la locomotion surexciteraitassez son imagination pour lui permettre de former enfin un planpropre à assurer moins son propre salut que celui de LucettaTorreani.

Quand l’aube parut, il n’avait rien trouvéencore. Il dut se reposer sur le faible espoir de voir bientôtarriver sa rançon et, à son défaut, sur la problématique assistancede Popetta.

Chapitre 30Le banditisme et ses causes.

Le brigandage, tel qu’il existe dans lescontrées méridionales de l’Europe, commence à peine à devenir denotoriété publique.

On savait, on supposait au moins qu’il yavait, en Espagne, en Italie et en Grèce, des voleurs marchant parbandes, détroussant les voyageurs et se livrant, de temps à autre,à des attentats contre les personnes.

Mais ces faits passaient pour des exceptions,et l’on considérait les représentations scéniques du brigand commede simples exagérations, en ce qui concernait, à la fois, lapuissance et l’existence pittoresque de ces associations deproscrits.

Il y avait des bandits, on ne pouvait lenier ; mais ils étaient en petit nombre, largement disséminés,confinés aux retraites des montagnes ou cachés dans quelque épaisseforêt, ne paraissant qu’à la dérobée et fort rarement sur lesgrandes routes ou dans les districts inhabités du pays.

Malheureusement, cette manière d’envisager laquestion est loin d’être correcte. Actuellement et depuis bienlongtemps déjà, les bandits italiens, loin de se cacher dans descavernes ou dans des retraites boisées inaccessibles, se montrentouvertement dans les plaines même les plus peuplées ; il n’estpas rare de les voir s’emparer d’un village et s’y établiraudacieusement pendant quelques jours. On peut, à bon droit,s’étonner de la faiblesse des gouvernements qui permettent unsemblable état de choses ; il n’en subsiste pas moins, souventen dépit des efforts de ces gouvernements, quelquefois par suited’une secrète complicité, notamment sur les territoires romain etnapolitain.

Expliquer les motifs de cette connivence, ceserait aborder une question religioso-politique dont la discussionsortirait du cadre du roman.

Le motif qui porte les gouvernements à laisservivre le brigandage est de la même nature que celui qui, enIrlande, donne « encouragement et assistance à l’Orangisme,association presque aussi méprisable que le brigandage.

C’est la vieille histoire du despotismeuniversel, diviser pour régner. Qu’on soit prince ou prêtre, sil’on ne parvient pas à diviser autrement, on met en œuvrel’abominable institution du brigandage.

S’il existait en Italie deux formes dereligion, comme en Irlande, le banditisme disparaîtrait, n’ayantplus de raison d’être. Dans leur lutte pour la liberté politique,les deux partis se tiendraient suffisamment en échec, chacun d’euxpréférant la servitude pour soi-même à la liberté, s’il faut lapartager avec un odieux rival.

Comme il n’y a, en Italie, qu’une seulecommunion religieuse, il était nécessaire de trouver quelque autremoyen de combattre les aspirations d’indépendance de la population.Le despotisme a compris tout le parti qu’il pouvait tirer dubrigandage ; c’est là l’unique raison de son existenceprolongée.

La nature de cette hideuse plaie sociale n’estqu’imparfaitement comprise hors de l’Italie. On peut supposer qu’ilest assez désagréable de vivre dans un pays où le vol etl’assassinat se promènent au grand jour et tout à leur aise.

C’est une réflexion que ne manqueront pas defaire les gens délicats dont l’intelligence s’est développé sousl’influence d’une éducation libérale.

Mais cette classe de la société estexcessivement clairsemée, là où règne le banditisme, les districtsinfestés ayant été depuis longtemps abandonnés aux petits fermierset aux paysans.

Un propriétaire foncier ne saurait songer àrésider sur ses terres. Il y serait, chaque jour, en danger, nonpas d’être assassiné, ce qui constituerait, de la part desbrigands, un acte de folie insigne, mais d’être enlevé et entraînédans la montagne, où on le retiendrait captif jusqu’à ce que sesamis aient réuni une somme suffisante pour satisfaire le cupiditéde la bande. Si la rançon était refusée, en supposant qu’il fûtpossible de la compléter, alors le prisonnier seraittrès-certainement pendu ou fusillé, sans autre forme de procès.

Sachant cela par son expérience propre ou parcelle de ses voisins, le propriétaire Italien prend la précautionde résider dans une ville occupée par une garnison de l’arméerégulière, où dans laquelle il peut rencontrer une protectionefficace pour sa personne.

Il est en sûreté dans l’enceinte de cetteville seulement. À un mille des faubourgs, quelquefois dans lepérimètre de ces derniers, Il court le risque d’être enlevé etentraîné sous les yeux même de ses amis et de ses concitoyens.

Nier ce fait, ce serait nier l’évidence. Desincidents de cette nature ne se reproduisent que trop fréquemment,à la fois dans les États pontificaux et sur l’ancien territoirenapolitain qui, aujourd’hui, se trouve heureusement sous un régimemeilleur, quoiqu’il souffre encore du mal chronique.

Mais, pourra-t-on se demander, comment lespaysans eux-mêmes, les petits fermiers, les boutiquiers, lesartisans, les cultivateurs, les bergers, supportent-ils un état dechoses aussi anormal ?

C’est ce qui surprend tout le monde, surtouten Angleterre. Le peuple anglais, si lent à comprendre ses propresaffaires, est peu apte à s’expliquer celles d’autrui. Un fermiersaxon a-t-il jamais protesté contre une guerre étrangère, quelquecruelle et destructive qu’elle fût, du moment où cette guerreproduisait une hausse sur le prix du blé ou du lard ?Certainement non ? Ceci explique suffisamment la longanimitédu paysan italien vis-à-vis du banditisme.

Lorsqu’un boulanger de village obtient unpezzo pour un pain pesant moins de trois livres, le prix véritable,dans la ville la plus voisine n’étant que de trente centimes ;quand un cultivateur exige le même prix pour un gâteau bis d’avoineou d’orge pesant le même poids et que sa femme gagne aussi un pezzopar chaque chemise de brigand qu’elle lave, la bandita trouvantqu’il est indigne d’elle de s’occuper de ce vil détail deménage ; quand un berger demande et obtient le triple pour,une chèvre, un chevreau, ou un mouton ; quand tous lesarticles servant à l’habillement ou à la consommation du banditsuivent la même progression arbitraire, on ne saurait s’étonner dela tolérance du paysan italien à l’égard d’aussi généreuxclients.

Quant aux insultes, aux vexations, aux dangersauxquels leurs paysans sont exposés de la part de ces déclassés estpure imagination. Ils nont que leur vie à perdre et lesbrigands n’en font aucun cas. Ce serait tuer la poule et se priverainsi de ses œufs.

S’il s’agit de vexations, le cultivateuranglais en a à supporter tout autant, sinon davantage, sous formede taxes écrasantes et d’ingérence d’un indiscret policeman. S’ils’agit d’insultes, en les supposant adressées à une épouse ou à unejolie fille, le paysan italien n’a pas à se plaindre plus que lecommerçant de tant de villes anglaises annuellement livrées au bonplaisir d’une soldatesque corrompue.

Dans l’opinion du paysan italien, lebrigandage n’est donc pas une plaie aussi cuisante qu’on seraitporté à le supposer.

De temps en temps, toutefois, des scènes decruauté révoltante attestent que les bandits ne sont pas toujoursd’aussi facile composition.

Ces navrants épisodes ont généralement lieudans les localités auxquelles la peste du brigandage n’a pas étéencore inoculée, ou qui, pendant une longue période, en ont étédélivrées ; où les propriétaires, se croyant en sûreté, sehasardent à résider sur leurs terres, dans le but de réaliser lerevenu dont la moitié, au moins, sous le régime des voleurs, entredans la poche de leurs fermiers.

Tenir éloignés leurs propriétaires, tel est lebut constant des aspirations des tenanciers qui profitent de cetteabsence ; et c’est là, peut-être, le plus puissant des motifsqui les rendent aussi tolérants pour le brigandage.

Lorsque les brigands reparaissent dans desdistricts abandonnés par eux pendant un certain temps, en vue d’unesimple razzia seulement, ou d’une occupation permanente, des scèneslamentables signalent leur retour.

Les propriétaires sont restés dans leursdemeures, soit qu’ils leur répugnent de quitter leurs foyers, soitqu’ils ne puissent disposer de leurs biens meubles sans dessacrifices ruineux.

Ils y vivent, se fiant à la chance,quelquefois à la faveur et souvent à une saignée périodique faite àleur bourse, tribut payé aux voleurs simplement pour n’en être pasmolestés.

Ce n’est, après tout, qu’une situationprécaire, aussi pénible qu’incertaine.

Le père de Luigi Torreani se trouvaitprécisément dans ce cas. Syndic, ou premier magistrat du villagequ’il habitait, possédant des biens considérables dans ce district,une longue période de tranquillité lui avait permis d’espérer qu’ilse trouvait désormais à l’abri des incursions des brigands. Saconfiance dans l’avenir était même si grande qu’il n’avait pascraint d’affronter le mauvais vouloir des brigands, en enpoursuivant quelques-uns, à une époque où il était encore possibled’appliquer la loi.

Mais les temps étaient changés. Le Pape,absorbé par ses différends avec ses ennemis hérétiques du dehors,s’occupait peu des troubles du dedans. Quant au cardinal Antonelli,que lui importaient les plaintes qu’on lui adressait journellementsur l’audace croissante et les crimes multipliés desbrigands ! N’avait-il pas des raisons particulières pourencourager le banditisme, ce véritable descendant des Empereurs, cemoderne César Borgia ?

C’est à ce danger qui menaçait son père queLuigi faisait allusion. Henry Harding avait saisi le sens véritabledu paragraphe de la lettre de son ami.

Chapitre 31Les Torreanis.

La nuit même où les brigands avaient envahi levillage de Val-d’Orno, le syndic fut instruit d’un fait qui luiinspira des craintes plus vives que jamais pour l’avenir.

L’audacieuse conduite de la bande suffisaitpar elle-même pour le convaincre de sa complète impuissance, dansle cas où il conviendrait aux bandits de violer les lois del’hospitalité.

Mais ce qu’il apprit était plus grave encoreet concernait particulièrement sa famille, alors seulement composéede sa fille Lucetta.

Ce fait, le lecteur le sait déjà. On avait vuCorvino jeter sur son enfant de longs regards, ce qui, en Italie,veut dire qu’un tendre sentiment était éclos dans le cœur dubandit.

Francisco Torreani en connaissait lasignification. Il n’était pas ignorant des attraits personnels desa fille dont la beauté était notoire, non-seulement dans levillage de Val-d’Orno, mais dans tous les alentours. Elle avaitmême fait sensation à Rome, et, pendant une de ses courtes visitesà la Ville éternelle, avait été entourée d’une cour de comtes et decardinaux, les princes rouges de l’Église ne se montrant aucunementindifférents aux sourires des jolies femmes.

Corvino voyait Lucetta Torreani pour laseconde fois seulement, le syndic avait été avisé que c’était deuxfois de trop et qu’une troisième rencontre pourrait amener le deuildans sa maison en la laissant vide.

On n’avait pu ajouter que la jeune fille est,en aucune façon, encouragé les hardis coups d’œil du bandit. Onsavait, au contraire, qu’elle ressentait pour ce misérable unmépris et une aversion bien mérités. On s’était contenté de glisserdans l’oreille du père un simple avertissement, le conseil d’évitertoute nouvelle rencontre entre sa fille et Corvino.

Comment devait-il s’y prendre ? C’étaitl’objet de ses plus cruelles préoccupations.

Le jour de la visite de la bande, le syndicobserva quelque chose d’anormal dans la contenance de sa fille.Elle avait un air d’abattement qui ne lui était pas naturel.

Son père lui en demanda la cause.

– Tu n’es pas toi-même aujourd’hui, monenfant !

– C’est vrai, papa, je l’avoue.

As-tu à te plaindre de quelqu’un ou de quelquechose ?

– Non… pas précisément. Je pense à unautre, et je suis triste.

– À un autre ! À qui donc, chèreenfant ?

– À ce jeune Anglais qui a été emmené parces infâmes.

– Si ç’avait été mon frèreLuigi !

– En vérité !

– Que penses-tu qu’ils lui feront ?Sa vie est-elle en danger ?

– Non… pas sa vie… c’est-à-dire si sesamis envoient l’argent demandé pour sa rançon.

– Mais s’il n’a pas d’amis, ce qui estpossible ? Il était pauvrement vêtu et, cependant, il avaittout l’air d’un galantuomo. N’es-tu pas de monavis ?

– Je n’y ai pas fait grande attention, mafille, absorbé que j’étais par les affaires du village.

– Sais-tu, père, ce qu’assure notreservante Annette ! On le lui a dit ce matin.

– Quoi ?

– Que ce jeune Anglais est un artiste…,comme notre Luigi. C’est étrange !

– Et assez probable. Ces Anglais,résidant à Rome, sont des artistes, pour la plupart. Ils viennentétudier nos peintures et nos sculptures des vieux temps. Pauvregarçon ! C’est triste ; mais nous n’y pouvons rien. Lemalheur serait plus grand encore si c’était unmilord ;la rançon demandée par les brigands n’enserait que plus forte. S’ils reconnaissent qu’il ne peut payer,peut-être lui rendront-ils la liberté.

– Je l’espère et j’en serais bienheureuse.

– Et pourquoi, mon enfant ? D’oùvient ton intérêt pour ce jeune homme ? Il y avait d’autresprisonniers. Corvino en emmenait trois avec lui ; et tu n’aspas un mot de pitié pour eux.

– Je ne les ai pas vus, papa ; maislui… pense qu’il est peintre ! Suppose que mon frère Luigisoit exposé au même traitement en Angleterre !

– Ce n’est pas à craindre. Plût à Dieuque nous vécussions dans un semblable pays… sous un gouvernement oùtout est en sûreté, l’existence, la fortune et…

Le syndic s’arrêta. Il songeait à l’avis qu’ilvenait de recevoir.

– Et pourquoi n’irions-nous pas enAngleterre… avec Luigi ? reprit Lucetta. Il nous dit, dans sadernière lettre, qu’il réussit très-bien dans sa profession.Peut-être, à son retour, le jeune Anglais s’arrêtera ici ; tupourras l’interroger et lui demander des renseignements sur sonpays. Si ce que tu en dis est vrai, pourquoi n’y allons-nouspas ?

– Là ou ailleurs. Nous ne pouvons plusrester en Italie. Le Saint-Père est trop occupé des affairesétrangères pour étendre sa protection sur ses sujets. Oui, chèrefille, je pense plus que jamais aujourd’hui à quitter leVal-d’Orno. Je suis presque décidé à accepter la proposition quem’a faite signor Bardoni d’acheter mes propriétés, le prix qu’il enoffre est bien au-dessous de leur valeur ; mais dans le tempsoù nous vivons. Quel est ce bruit ?

Lucetta courut à la fenêtre.

– Que vois-tu ? demanda sonpère.

– Des soldats, répondit-elle. En voiciune longue file remontant la rue. Ils sont à la poursuite desbrigands, je suppose ?

– Oui, mais ils ne les attraperont pas.Jamais ils n’y réussissent. Ils arrivent juste à temps pour setrouver en retard. Éloigne-toi de la fenêtre, mon enfant. Je vaisdescendre pour les recevoir. Il leur faudra des logements, desaliments, du vin, et, qui plus est, ils ne voudront rien payer. Iln’est pas étonnant que nos paysans préfèrent donner l’hospitalitéaux bandits qui soldent régulièrement toutes leurs dépenses. Hélas,ce n’est pas une sinécure que la charge de syndic dans une pareillelocalité. Si le vieux Bardoni le désire, il aura, à la fois, mesdomaines et ma place. Il s’en tirera, sans aucun doute, mieux quemoi, qui n’ai jamais su et ne saurai jamais frayer avec lesbrigands.

En disant ces mots, le syndic prit son bâtonofficiel ; et, se coiffant de son chapeau, il descendit dansla rue pour recevoir les soldats du Pape.

– Un officier supérieur ! se ditLucetta en glissant un regard furtif à travers les barreaux de lafenêtre. Serait-il assez courageux pour courir après les bandits etleur arracher ce beau jeune homme. Ah ! s’il faisait cela, jelui donnerais volontiers un sourire pour sa récompense.Povero pittore ! Juste comme mon frèreLuigi. Je voudrais bien savoir s’il a aussi une sœur qui pense àlui ! Peut-être a-t-il une…

La jeune fille hésita à prononcer le mot« maîtresse », mais cette seule pensée assombrit saphysionomie. Elle n’osait s’avouer à elle-même que la certitude ducontraire l’eut ravie.

– Oh ! s’écria-t-elle en jetant unnouveau coup d’œil dans la rue, l’officier se dirige par ici avecpapa ; et il est accompagné d’un autre officier plus jeune.Ils viennent dîner, sans doute… Je n’ai que le temps d’aller faireun bout de toilette.

Et elle glissa hors de sa chambre qui futbientôt occupée par le syndic et les deux militaires, seshôtes.

Chapitre 32Le capitaine comte Guardioli.

Le village de Val-d’Orno était occupémilitairement ; une nouvelle visite des bandits n’était plus àredouter.

Les soldats, au nombre d’une centaine, furentrépartis, par billets de logement, chez les notables habitants,tandis que les officiers prirent possession de l’Albergo.

Le capitaine, lui, peu soucieux de s’abritersous l’humble toit de l’auberge, réussit à se ménager des quartiersplus confortables, et à s’insinuer chez le premier magistrat del’endroit, le syndic en personne.

Cette hospitalité ne lui fut pas offerte defort bonne grâce ; à un autre moment, même, elle ne lui eutpas été proposée du tout.

Mais les temps étaient sombres et les brigandsen campagne ; il n’eût pas été prudent aux habitants de fairepreuve d’une réserve inopportune à l’égard de leurs défenseursavoués.

En ce qui le concernait particulièrement,Francesco Torreani devait traiter les soldats du Pape avec uneapparence, au moins, de courtoisie. Il était soupçonné desympathiser avec le parti libéral qui, sous l’inspiration deMazzini, menaçait de rétablir la république romaine.

Tenu en suspicion par l’autorité, le syndic deVal-d’Orno sentit la nécessité d’agir avec circonspection enprésence d’un officier pontifical.

La demande de logement fut faite par cedernier, avec une grande politesse, il est vrai, mais de façon àprouver qu’il n’admettrait pas de refus et qu’il ne l’excuseraitpas.

Le syndic se trouva obligé de s’incliner etl’officier quitta l’auberge, suivi de son domestique portant lesbagages, laissant ainsi plus de place à ses subordonnés.

Torreani trouva cette conduite étrange, maisn’en souffla mot.

– C’est un espion, se dit-il en lui-même.Il a reçu les ordres d’Antonelli !

Quelque plausible que lui parût cetteexplication, elle était, par le fait, complètement erronée. Lecapitaine comte Guardioli n’avait reçu aucune instruction de cettenature ; quoique, selon toute apparence, il eût signalé auVatican les aspirations politiques du syndic de Val-d’Orno.

Son désir de partager l’hospitalité dumagistrat procédait d’une pensée qui surgit dans son esprit, lorsde sa première visite.

La cause en était des plus simples. Il avaitentrevu la fille du syndic au moment où elle traversait uncorridor, et le capitaine comte Guardioli n’était pas homme àfermer les yeux devant une aussi attrayante apparition :

Pauvre Lucetta ! Assiégée de toutesparts ! D’un côté, un capitaine de bandits, de l’autre, uncapitaine de soldats du Pape ! Elle était vraiment endanger ?

Heureusement pour sa tranquillité, elleignorait les desseins de Corvino, bien qu’elle s’aperçût presqueimmédiatement des idées anacréontiques du capitaine.

Le comte Guardioli était un de ces hommes qui,de bonne foi, se croient irrésistibles, un vrai croqueur de cœursitalien, d’une physionomie qui tenait en même temps du lovelace etdu forban, avec une paire d’yeux pétillants d’intelligence, unedouble rangée de dents blanches et une moustache d’un noir d’ébènetortillée en spirale le long de ses joues. Une jeune fille devaitavoir l’esprit prodigieusement préoccupé pour résister aux attaquesamoureuses du brillant officier.

C’est ce qu’il avait, au reste, l’habitude demurmurer fatuitement à l’oreille de ses camarades.

Sans doute, dans les cercles corrompus de laville apostolique, ses succès avaient été nombreux. Il n’en pouvaitguère être autrement, grâce à sa triple auréole : n’était-ilpas comte, capitaine, cavalier et, de plus, intrépide coureurd’aventures.

À la première vue de Lucetta Torreani, lecomte éprouva une sensation voisine de l’extase. Il lui semblaqu’il avait découvert un trésor jusque-là caché aux yeux deshommes. Quel triomphe, s’il lui était donné de le produire à lalumière !

Ce ne devait pas être une œuvre biendifficile. Une demoiselle de village, une simple fille deschamps ! Pourrait-elle résister aux séductions d’un homme decour, orné d’un titre ronflant et capitaine par-dessus lemarché.

Ainsi raisonnait le comte Guardioli et, àpartir de ce moment, il entama régulièrement le siège du cœur deLucetta Torreani.

Mais quoiqu’il procédât directement de laville des Césars, il ne put dire comme le glorieux Jules :Veni, vidi, vici. Il vint et vit ; mais au bout d’unesemaine passée sous le même toit, il était si loin d’avoir vaincu,qu’il n’avait même pas fait la plus légère impression sur le cœurde la simple pastourelle ; il en était, au contraire, devenule très-humble esclave. Son amour pour la belle Lucetta avait prisune telle intensité qu’il était devenu visible pour tous, y comprisses officiers et ses soldats.

Aveuglé par sa passion malavisée, il n’eut pasla dignité de la déguiser ; brûlé de désire, oublieux des loisles plus élémentaires du savoir-vivre, il s’imposait à la jeunefille d’une façon qui le rendait complètement ridicule.

Rien de tout cela n’échappait au syndic ;il assistait douloureusement à ce triste spectacle ; mais iln’y pouvait rien et trouvait sa consolation dans la pensée queLucetta était sauve, au moins, en ce qui concernait son cœur.

Et cependant tout le monde ne partageait pascette opinion. Rien, dans le caractère de la jeune fille, neressemblait à de la coquetterie. Mais trop bonne et trop sensiblepour vouloir faire du chagrin à personne, elle acceptait lessollicitations et les flatteries du capitaine d’un air doux etrésigné qui pouvait laisser croire qu’elle y prenait plaisir.

Son père seul pensait autrement. Peut-être setrompait-il.

Comme d’habitude, les soldats ne faisaient quepeu de service – aucun qui eût pour objet de purger le pays desbandits. Ils accomplissaient, de temps à autre, des excursions dansles vallées du voisinage où les brigands avaient fait uneapparition, mais où ils ne les rencontraient jamais.

Leur commandant se dispensait invariablementd’accompagner sa troupe ; il ne pouvait s’arracher d’auprès deLucetta et abandonnait à ses lieutenants le soin et les fatigues dela campagne.

Pendant la nuit, les soldats se répandaientdans le village, s’enivrant dans les cabarets, insultant leshabitants, prenant des libertés avec leurs femmes et se rendant, ensomme, si généralement odieux qu’avant qu’une semaine se fûtécoulée, les citoyens de Val-d’Orno auraient volontiers troquéleurs hôtes militaires contre Corvino et ses coupe-jarrets.

Dix jours environ après l’occupation duvillage par les soldats, les citoyens apprirent avec unesatisfaction non déguisée que leurs garnisons allaient êtrerappelés à Rome pour protéger le Saint-Siège contre lesrépublicains.

Le bruit d’un changement de gouvernement étaitparvenu même dans ces régions reculées des montagnes. Il nemanquait pas au Val-d’Orno de citoyens disposés à répéter :E viva la republica !

Et le syndic eût été l’un des premiers àlancer à l’écho ce cri régénérateur.

Chapitre 33Changement de régime.

Une semaine s’était écoulée depuis le jour oùles brigands étaient rentrés dans leur repaire des montagnes.

Le butin conquis avait été accaparé par troisou quatre d’entre eux, plus particulièrement favorisés par lehasard. Ceux-là étaient déjà les plus riches individus de labande ; car dans les montagnes d’Italie, comme à Hombourg et àBade, le banquier ramasse, en fin de compte, le gain de tous lesjoueurs. Dame Fortune accorde à ses poursuivants des faveurspassagères ; mais celui qui est assez hardi ou assez habilepour résister à ses rigueurs finit toujours par la maîtriser.

Parmi les gagnants se trouvait naturellementle capitaine. Aussi vit-on Cara Popetta surcharger ses doigts debagues, ses chaussures d’ornements et son cou de colliers.

Puis on commença à parler d’une nouvelleexpédition, destinée à fournir de nouveaux éléments au beau jeu dePile ou Face.

Cette expédition ne devait pas être de longuedurée. On comptait simplement descendre dans une des vallées duvoisinage et enlever, si la chance le permettait, quelque petitpropriétaire qui se serait hasardé à quitter la grande ville pourvenir visiter ses domaines, ou mettre à sac un village.

Il fallait bien passer le temps jusqu’auretour du messager expédié en Angleterre et dont on attendait avecimpatience l’arrivée. Le confrère anglais des brigands n’avait pasmanqué de parler de la grande fortune du père de leur prisonnier àses camarades, qui fondaient les plus brillantes espérances sur larançon demandée par leur capitaine. Avec cinq mille livressterling, près de trente mille pezzos, ils pouvaient jouer un moisdurant et dormir le mois suivant sans s’inquiéter des soldatsenvoyés à leur poursuite.

La petite expédition, résolue comme intermède,fut rapidement organisée ; les trois quarts de la bandeseulement devaient y prendre part. Les femmes, y compris CaraPopetta, restaient au camp.

Le prisonnier ne connut le départ des banditsque par le calme relatif qui régna autour de lui. On se querellaitbien encore ; mais les discussions avaient évidemment lieuentre femmes. Leurs voix, moins retentissantes, étaient tout aussiénergiques et leurs expressions non moins grossières.

Comme leurs cheveux coupés court, leurvocabulaire semblait avoir été dépouillé de toute son élégance. SiHenry Harding avait eu l’esprit plus tranquille, peut-être seserait-il distrait en écoutant les disputes qui s’élevaient souventjuste au-dessus de sa fenêtre.

En ce moment, il ne songeait qu’à une chose, àl’état de dégradation où peut tomber la femme lorsqu’une fois ellea déserté le sentier de la vertu.

Beaucoup de ces femmes étaient belles oul’avaient été, avant de tomber dans la fange. Quelques-unes, sansdoute, espoir et joie de leurs familles, pour s’être un jour tropéloignées de leur village, y étaient rentrées flétries, ou n’yavaient jamais reparu.

En réfléchissant au sort de ces infortunées,Henry sentait son cœur défaillir. Ce sentiment se transformait endésespoir quand il pensait que Lucetta Torreani, la pure etinnocente jeune fille, pourrait faire un jour partie de cettelégion de démons féminins.

Depuis le départ de l’expédition, un rayond’espoir avait illuminé sa cellule, aussi faible, à la vérité, quela lumière qu’y laissait pénétrer l’étroite fenêtre ; maisl’esprit du prisonnier, aiguisé par la captivité, saisirait l’ombremême, comme se rattache à une paille l’homme qui se noie. Une deces pailles semblait s’offrir au jeune Anglais.

En premier lieu, il crut s’apercevoir qu’illui serait possible de corrompre son geôlier. Ce n’était plusl’individu morose et taciturne qui l’avait servi jusque-là, mais unautre brigand, sinon beaucoup plus aimable, au moins plus causeur.En entendant sa voix, le prisonnier la reconnut pour celle de l’undes bandits qui étaient venus s’entretenir sous sa fenêtre. C’étaitcelui des deux dont la nature semblait la moins perverse et quel’autre avait appelé Tomasso. Henry s’imagina, à tort ou à raison,qu’il pourrait faire quelque chose de cet homme. D’après saconversation, Tomasso ne paraissait pas mort à tout sentimenthumain.

À la vérité, il avouait avoir passé quelquetemps dans une prison pontificale. Mais il en était arrivé autant àplus d’un martyr, politique ou autre. Son plus grand crime étaitcertainement l’honorable métier qu’il exerçait aujourd’hui ;mais ceci aussi pouvait provenir d’une semblable cause.

Ainsi pensait Henry et ses présomptions seconfirmèrent quand il eut causé avec son nouveau geôlier.

Il avait un autre sujet de réflexions toutaussi consolantes. Le premier repas que lui apporta Tomasso, aprèsle départ de la bande, ne ressemblait en rien à ceux des joursprécédents. Au lieu d’un macaroni, souvent mal préparé et insipide,on plaça devant lui du mouton, des saucissons, desconfetti et une bouteille de Rosolio.

– Qui peut m’envoyer toutes ces bonneschoses ? pensa le jeune homme, surpris de ce changement derégime.

Henry garda pour lui ses réflexionsjusqu’après le dîner qui fut aussi délicat que le déjeuner.

Il posa alors la question à son nouveauserviteur.

– La signora ! répondit Tomasso d’unton si poli que, n’eussent été la physionomie de la cellule etl’absence de meubles, le prisonnier aurait pu se croire dans unhôtel de Rome et servi dans sa chambre par un des garçons.

Cette sollicitude se poursuivit pendant toutela journée et, à la nuit, la signora apporta en personne le souper,sans l’intervention ou l’assistance de Tomasso.

Peu après le coucher du soleil, une femmeentra dans la cellule. Henry tressaillit à cette apparition aussiétrange qu’inattendue.

La petite chambre qui lui servait de prisondépendait d’un plus grand appartement, sorte de magasin où lesbrigands déposaient les articles les plus encombrants de leur butinet leurs provisions.

Cet appartement était percé d’une hautefenêtre à travers laquelle brillait la lune ; et ce futseulement quand la porte s’ouvrit et à la pâle lumière quiéclairait la chambre voisine, que le jeune Anglais s’aperçut del’entrée de la nocturne visiteuse.

Qui était-elle ?

Le doute ne dura qu’un instant. À la hautetaille qui se profila sur le seuil, à la nature et à la coupe desvêtements, Henry reconnut l’épouse du chef. Il avait remarquéqu’elle seule, parmi toutes les femmes de la bande, affectait deconserver les habits de son sexe.

Henry se demandait avec d’autant plusd’anxiété ce qu’elle pouvait lui vouloir, qu’elle s’était glisséedans la cellule avec précaution et comme si elle craignait d’êtreobservée ou suivie.

Elle était entrée sans bruit dans la premièrechambre et ce fut tout aussi doucement qu’elle ouvrit et refermaderrière elle la porte de communication.

Chapitre 34Cara Popetta.

Le prisonnier avait sauté sur ses pieds et setenait debout au centre de sa cellule.

– Ne craignez rien, signorInglese : dit l’étrange visiteuse d’une voix si bassequ’elle semblait un murmure.

En parlant ainsi, elle s’avança à tâtons aumilieu des ténèbres et se trouva bientôt si près que le prisonniersentit un souffle glisser sur son visage, tandis qu’une main seposait doucement sur son épaule.

– Qu’y a-t-il ? demanda-t-il entressaillant, mais non de frayeur.

– Ne craignez rien répéta la voixcaressante. Je ne vous veux aucun mal… Je ne suis qu’une femme…Popetta !… Vous souvenez-vous de moi ?

– Oui, signora. Vous êtes l’épouse duchef Corvino.

– Épouse !… Ah ! si vous disiezesclave, vous seriez plus près de la vérité. N’importe,signor ! cela ne vous intéresse en rien.

Un profond soupir accompagna ces paroles.

Le captif resta silencieux et attendit. Lamain posée sur son épaule était retombée dans le mouvement de reculcausé par sa stupéfaction.

– Vous devez être surpris de me voir lui,dit Popetta avec le langage et le ton d’une grande dame. D’après ceque vous avez vu, vous devez croire que mon cœur est de marbre.Vous avez le droit de penser ainsi.

– Non, répondit le captif, incapable dedéguiser sa surprise ; vous êtes, sans aucun doute, plusmalheureuse que coupable.

– Oui ! oui ! répliqua-t-elleprécipitamment, comme si elle ne se souciait pas de s’appesantirsur les souvenirs réveillés par ces paroles. Signor, je suis venuepour parler non pas de mon passé… mon passé !…, mais de votreavenir !

– Mon avenir !

– Oui, signor. Il est effrayant.

– Et en quoi ? demanda le jeuneAnglais. Sûrement, je serai bientôt mis en liberté ? Quem’importent quelques jours, quelques semaines même decaptivité ?

– Caro signor, vous vous trompezétrangement. Je ne parle pas de captivité, bien que vous puissieztrouver la vôtre assez pénible. – Mais que deviendrez-vous dèsqu’il sera de retour ? Vous ne connaissez pas comme moi sabrutalité.

– Étrange langage pour une femme parlantde son mari ! pensa Henry Harding.

– Oui, j’ai peur, continua-t-elle, si lalettre que vous avez écrite reste sans réponse, je veux dire sielle n’apporte pas votre rançon. Dites-moi, signor ;qu’avez-vous écrit ? Parlez franchement.

– Je croyais que vous en connaissiez lecontenu. Ne m’a-t-elle pas été dictée en votre présence ?

Je sais, je sais ; mais était-ce bientout ?… J’ai vu que vous éprouviez de la répugnance à signer.Vous aviez pour cela une raison.

– Certainement.

– Quelque différend avec votre famille.Vous n’êtes plus au mieux avec votre père, n’est-ce pas ?

– Quelque chose comme cela, répondit lejeune Anglais qui ne vit aucune raison pour déguiser la vérité, siloin de son pays.

– Je le pensais, dit Popetta. Et cedifférend, continua-t-elle d’un ton plus anxieux, est-il de natureà empêcher votre père d’envoyer la riscatta ?

– Peut-être.

– Peut-être, signor ! Vous traiteztrop légèrement cette affaire, comme vous l’avez toujours fait,d’ailleurs. Vous possédez une force d’âme peu commune et qu’on nepeut s’empêcher d’admirer. C’est ce qui m’a amenée ici.

Ces mots furent encore accompagnés d’un longsoupir qui redoubla la surprise du prisonnier.

– Vous ne savez pas, continua Popetta, lesort qui vous attend, si la riscatta n’est pasacquittée.

– Quel sort, signora ?

– Horrible ! Horrible !

– Mais encore !… Il a donc été fixépar avance ?

– Oui, et depuis longtemps… C’esttoujours l’habitude de Corvino.

– Expliquez-vous, signora.

– D’abord, on vous coupera les oreillesqui seront enfermées dans une lettre et envoyées à votre père, avecune nouvelle mise en demeure pour la rançon. Et puis……

– Et puis ? demanda le captif avecun peu d’impatience, car il commençait à croire à la menace que luiavait deux fois déjà faite Corvino.

– Si l’argent n’est pas envoyé, vousserez mutilé de nouveau.

– Et comment ?

– Signor, je ne puis vous le dire. Il y adiverses sortes de mutilations que je ne connais pas. Il vaudraitmieux pour vous que la réponse ne laissât aucun espoir de rançon…vous échapperiez à la torture et vous seriez immédiatementfusillé.

– Vous voulez plaisanter,signora !

– Plaisanter !… non, non !…J’ai vu… C’est la coutume de Corvino… de ce monstre auquel je suisliée pour mon malheur… et de sa bande… Ils ne feront pas pour vousune exception.

– Vous êtes venue vers moi en amie,n’est-ce pas ? demanda le prisonnier, comme pour éprouver lasincérité de son interlocutrice.

– N’en doutez pas !

– Eh bien, vous avez sans doute unconseil à me donner.

– Certainement !… C’est d’écrire denouveau à vos amis. Vous devez en avoir, signor, vous le fils d’ungalantuomo… à ce qu’assure votre compatriote Ricardo.Priez vos amis de voir votre père, de lui démontrer la nécessitéd’envoyer la somme exigée pour votre rançon. C’est votre seulechance d’échapper au sort affreux qui vous menace.

– Il y en a une autre, dit le captifd’une voix insinuante.

– Une autre ?… Laquelle ?

– Votre protection, signora.

– Et comment puis-je vousservir ?

– En me procurant les moyens dem’échapper.

– C’est possible… mais très-difficile… Ilme faudrait exposer ma vie… Le voulez-vous, signor ?

– Non, non !… un tel sacrifice…

– Ah ! vous ignorez combien je suissurveillée ! Pour parvenir jusqu’à vous, il m’a fallucorrompre Tomasso. La jalousie de Corvino…Ah ! signorInglese, on me trouvait belle, autrefois… Vous ne lecroyez pas, vous ?

Elle posa, de nouveau sa main sur l’épaule dujeune Anglais qui la repoussa encore, mais avec plus de douceur. Ilcraignait de blesser l’amour-propre de Popetta et de réveiller lapassion de fauve qui sommeillait dans cet étrange cœurd’Italienne.

Il fit une réponse évasive, un complimentcomplètement dénué de sincérité.

– S’il connaissait cette entrevue,continua-t-elle en faisant encore allusion à Corvino, je seraiscondamnée à mort… nos lois sont formelles. Croyez-vous, maintenant,signor, que je sois disposée à vous venir en aide ?

– Vous voulez que j’écrive, alors ?Comment faire ? Comment ma lettre arrivera-t-elle àdestination ?

– Je m’en charge. Voici quelques feuillesde papier, de l’encre et une plume. J’ai tout apporté. Je n’osevous donner de la lumière. Corvino est dur pour ses prisonniers,afin que leurs amis se décident à obtenir leur liberté. Dès que lesoleil éclairera votre cellule, écrivez. Tomasso prendra votrelettre en vous apportant à déjeuner. Je me charge du reste.

– Merci ! merci ! s’écria Henryd’un ton pénétré, en saisissant avec empressement ce que luiprésentait Popetta. Une nouvelle idée venait de surgir, dans sonesprit. Merci ! répéta-t-il… Je vous obéirai.

– Buona notte !dit la bandita en lui serrant la main d’une façon qui témoignaitplus que de l’amitié. Buona notte !galantuomo ! Dormez sans crainte ! si jamaisvous avez besoin de la vie de Cara Popetta, elle vousappartient.

Cette pression, bien qu’à peine comprise,éveilla chez le jeune homme un sentiment voisin de larépulsion.

Il se trouva heureux quand il put se dégageret plus heureux encore quand Popetta disparut en fermant le plusdoucement possible la porte de la cellule.

Chapitre 35Rédaction difficile

Aussitôt que le captif fut convaincu du départde la visiteuse, il se laissa tomber sur son lit les feuilles pourméditer tout à son aise sur ce qui venait de se passer entre lui etPopetta.

Quel pouvait être le motif du conseil qu’ellelui avait donné ? N’était-ce pas un leurre ? Cesprotestations de dévouement ne cachaient-elles pas unetrahison ?

Il ne s’arrêta pas longtemps à cette idée.Pourquoi le trahir ? N’était-il pas déjà au pouvoir absolu desbandits ? Sa vie ou sa mort ne dépendait-elle pas de leur bonvouloir ? Que pouvaient-ils désirer de plus.

– Ah ! pensa-t-il, je vois clair,maintenant. C’est l’œuvre de Corvino. Il peut avoir imposé ce rôleà sa femme pour être plus sûr d’obtenir l’argent de ma rançon. Il apensé qu’un conseil donné aussi artificieusement me terrifierait etm’engagerait à m’adresser à mon père d’une façon pluspressante.

Et cependant cette interprétation ne lesatisfaisait pas complètement. Quel besoin avait le banditd’imaginer un plan semblable ? N’avait-il pas dicté lapremière lettre ? Si des instances plus énergiques avaient éténécessaires, n’en aurait-il pas exigé l’expression ?

Sa conjecture était donc insensée.

Mais alors, en supposant Popetta sincère, quelétait le but de sa démarche ?

Henry Harding était trop jeune pour avoirprofondément étudié le cœur de la femme. Son unique expérience enpareille matière était d’une nature toute différente. Il avait bienune vague idée des aspirations de Popetta ; mais il luirépugnait de s’y appesantir.

Abandonnant à l’avenir l’explication desintentions cachées de cette étrange femme, il ne s’inquiéta que deleur sens littéral. Elle avait promis de lui venir en aide dansl’accomplissement d’un dessein qui avait déjà traversé son espritsans qu’il sût comment le mettre à exécution. C’était d’écrire àLuigi Torreani, à Londres, pour le prévenir du danger qui menaçaitsa sœur.

Il pouvait, en même temps, écrire à son pèreet en termes pressants, comme on le lui avait conseillé. Ilcommençait, en effet, à comprendre qu’il se trouvait lui-même dansune situation très-grave.

La conduite des brigands, qu’il avait été àmême d’observer attentivement depuis huit jours, avait produit surlui une sérieuse impression et effacé complètement les idéespréconçues puisées dans les scénarios d’opéras-comiques.

Il y a loin, en effet, du brigand vu d’unestalle d’orchestre, dans tout le pittoresque de son costumeimaginaire, au bandit perché comme un aigle sur la cime d’unemontagne italienne.

Tout annonçait une crise imminente. Henry dutsecouer un stoïcisme qui prenait sa source autant dans une forced’âme bien réelle que dans une heureuse ignorance, et, incapable defermer les yeux, il attendit impatiemment le jour.

Dès que l’aube blanchit le pavé de sa cellule,il prit le papier que lui avait laissé Popetta, s’étala sur lesdalles, se coucha sur le ventre et écrivit les deux lettressuivantes :

« Cher père, vous avez dû recevoir lalettre que je vous ai écrite il y a huit jours et qui, j’ai toutlieu de le croire, vous a été portée par un messager spécial. Je nedoute pas que son contenu ne vous ait surpris et peut-êtrechagriné. Cet appel, je ne me sentais, je l’avoue, que peu dedisposition à vous l’adresser ; mais il a été formulé sous ladictée d’un brigand qui suivait ma plume en tenant un pistoletbraqué sur ma tête. Aujourd’hui, les circonstances sontchangées ; je vous écris sur le pavé d’une cellule où je suisretenu prisonnier et sans que mes geôliers en aient connaissance.Que puis-je ajouter à ce que vous savez déjà, sinon qu’en ce momentj’obéis à un conseil qui m’a été donné ? D’après ce que jeviens d’apprendre, ma première lettre ne renfermait quel’expression de la vérité, bien qu’alors je n’en fusse paspersuadé. La menace que m’a faite le chef des brigands serairrévocablement exécutée, si la somme qu’il réclame ne lui est pasenvoyée. Le premier acte de la tragédie consistera à me couper lesoreilles et à les envoyer à votre adresse, qu’il a apprise d’unemanière étrange et que je crois devoir vous dévoiler.Celui dont il tient les renseignements concernant notre famille estle garde-chasse chassé par vous, Doggy Dick, qui s’est affilié à labande. Comment ce misérable se trouve ici, c’est ce que j’ignoreabsolument. Mais je sais que, de tous les bandits, c’est celui quime veut le plus de mal. Il se rappelle la correction que je lui aiadministrée et il prend grand soin de m’en faire souvenir.

« Maintenant, cher père, vousconnaissez ma situation, et si vous croyez devoir sauver votre filsindigne, hâtez-vous d’envoyer la somme exigée. Peut-êtrepenserez-vous que cinq mille livres c’est beaucoup payer une viecomme la mienne. Je le pense aussi ; mais malheureusement ilne m’est pas permit de m’estimer à ma propre valeur. Si la sommevous semble trop forte, sans doute n’auriez-vous pas d’objection àdisposer immédiatement des mille livres que vous me destiniez aprèsvotre mort et je tâcherai d’obtenir les meilleures conditionspossibles des gredins qui me tiennent entre leursgriffes. »

« Dans l’espoir de recevoir votreréponse par retour du courrier, ma lettre devant, je crois, vousparvenir par la poste, je suis, cher père, votre fils étroitementgardé.

« Henry HARDING. »

« Au général Harding,

« Beechwood-Park, comté deBucks, Angleterre. »

« Cher Luigi, – Je n’ai que le tempsde vous dire deux mots. Je suis prisonnier d’une bande de brigands…celle de Corvino dont, si je ne me trompe, je vous ai entenduparler. Son repaire se trouve dans les montagnes napolitaines, àenviron quarante milles de Rome et à vingt milles de votre villenatale. J’ai aperçu votre sœur, tandis que, captif, je traversaisla ville. Je ne la connaissais pas alors, mais j’ai, depuis peu,appris, à son sujet, quelque chose que j’hésite presque à vouscommuniquer. Je le dois cependant et c’est l’unique but de laprésente lettre. Lucetta court un grand danger. Le chef des banditsa des vues sur elle ! J’en ai été informé par une conversationentre brigands que j’ai eu la bonne fortune d’entendre. Je n’ai pasbesoin d’en dire davantage ; vous savez mieux que moi ce quivous reste à faire. Mais vous n’avez pas un instant àperdre…

« Tout à vous.

« HENRY HARDING. »

Ces deux lettres étaient écrites, pliées etscellées longtemps avant l’arrivée de Tomasso apportant ledéjeuner.

Sans dire un mot, le brigand les glissa dansla poche de côté de sa veste et se retira.

Cette nuit même elles se trouvaient dans lesac aux dépêches du steamer faisant le service entre Civita-Vecchiaet Marseille.

Chapitre 36Exécution sommaire.

Les brigands furent de retour deux jours plustôt qu’on ne les attendait.

Le captif fut informé de leur arrivée par lesclameurs du dehors. À travers la fenêtre de sa cellule, il aperçutles hommes qui avaient fait partie de l’expédition. Ils avaienttous la mine renfrognée et blasphémaient plus que d’habitude.

Leur razzia projetée avait échoué ; ilsavaient trouvé le district menacé occupé par des soldats. De plus,ils avaient appris qu’une force combinée, venant de Rome et duterritoire napolitain, s’avançait vers la montagne.

Le prisonnier les entendit parler detrahison.

Précisément en face de sa fenêtre se tenaitCorvino dont la physionomie dénotait une disposition d’espritanormale. Il s’emportait contre Popetta et l’accablait, en face desa bande, des plus outrageantes épithètes.

L’une des banditas, sorte de rivale aux yeuxdes brigands, debout auprès du chef, semblait lui souffler sesinvectives et remplir le rôle d’accusateur contre la sposadu capitaine.

Popetta se troublait ; le prisonnier levoyait, sans pouvoir discerner la cause de ce malaise. Tousparlaient si vite et si bruyamment que, fort peu versé encore dansla langue italienne, il ne pouvait saisir le sens de cesvociférations.

Bientôt le colloque changea d’objet. Corvinose séparant de la foule, se dirigea, suivi de deux ou trois séides,vers la cellule.

Un instant après, la porte fut jetée en dedansavec violence et le chef bondit dans la pénombre.

– Signor ! s’écria-t-il d’une voixsifflante et en grinçant des dents, j’apprends qu’on vous aconfortablement traité pendant mon absence. Rien ne vous a manqué,ni confetti, ni rocatti, ni vins fins… Ah !…ni une compagne, non plus, pour charmer votre solitude… unecharmante compagne, n’est-ce pas ? J’ose croire que vous vousêtes bien réjouis !… ha ! ha ! ha !ha !

Ces ricanements convulsifs, ces plaisanteriesaigues résonnèrent comme un glas funèbre aux oreilles duprisonnier. Ils avaient une signification terrible pour lui-même oupour Popetta… peut-être pour tous deux.

– Que voulez-vous dire, capitaineCorvino ? demanda-t-il machinalement.

– Oh ! voyez le jeune innocent,l’agneau sans tache, l’Adonis imberbe ! Ce que je veuxdire ! Ha ! ha ! ha !

Et le capitaine se livra à un nouvel accès degaieté forcée.

À ce moment ses yeux se portèrent sur un objetblanc gisant dans un coin de la Cellule.

– Cospetto ! reprit-il en changeantsubitement d’accent. Qu’est-ce là… Du papier blanc ! Et voicide l’encre et une plume !… Ainsi, signor, vous avez entretenuune correspondance !… Amenez-le au jour, hurla-t-il. Apporteztout !

Et, en poussant un horrible blasphème, ils’élança dans la rue, tandis que deux de ses suivants yentraînaient brutalement le captif. Le troisième portait la feuillede papier – reste du cahier fourni par Popetta – la plume etl’encrier.

La bande se trouvait alors tout entièrerassemblée.

– Camarades ! s’écria le capo, nousavons été trahis pendant notre absence. Voilà ce que nous avonstrouvé dans la cellule du prisonnier, du papier, des plumes et del’encre. Et voyez ! sur ses doigts, des maculations. Il aécrit des lettres pour nous trahir, sans aucun doute !…Fouillez-le !… Peut-être les a-t-il encore !

Le prisonnier fût immédiatement visité avec laplus scrupuleuse attention.

On ne trouva dans ses vêtements qu’une seulelettre, évidemment écrite depuis longtemps. C’était la lettred’introduction au père de Luigi Torreani.

– À qui est-elle adressée ? demandale chef en l’arrachant des mains de son satellite.

– Diavolo ! s’écria-t-il en lisantla suscription ; voici une correspondanceinattendue !

Sans autre délai, il déchira l’enveloppe etparcourut la missive.

Il n’en communiqua pas le contenu à sonentourage ; mais l’expression de sa physionomie prouvaitsuffisamment qu’elle renfermait quelque chose de fort intéressantpour lui. C’était le rictus du tigre qui comprend que sa proie nepeut lui échapper, qu’elle est désormais à portée de sesgriffes.

– Ainsi, signor ! dit-il enreportant ses yeux sur le jeune Anglais, vous m’avez affirmé quevous ne vous connaissiez aucun ami en Italie !…Mensonge ! Vous avez des amis… et des amis riches etpuissants ! Le premier magistrat d’une ville, et, murmura-t-ilironiquement en plaçant ses lèvres contre l’oreille du prisonnier,une très-jolie fille ! Quel malheur que vous n’ayez pas eul’occasion de présenter votre lettre d’introduction !N’importe ! vous pourrez faire sa connaissance… bientôt,peut-être… et ici même, dans la montagne !… La rencontre n’ensera que plus romanesque, signor pittore !

Cette insinuation et le ton satirique aveclequel elle lui fut glissée traversèrent le cœur de Henry Hardingcomme une flèche empoisonnée. D’heure en heure, depuis sacaptivité, son affection pour la sœur de Luigi Torreani avaitgrandi, à mesure que s’effaçait celle qu’il avait éprouvéejusque-là pour Belle Mainwaring.

Écrasé de douleur, il garda un morne silence.Qu’eût-il pu dire, d’ailleurs, en supposant même qu’on lui en eûtlaissé le temps ? Son bourreau fit une pause, comme pourattendre une réponse ; mais il reprit aussitôt en s’adressantà la bande.

– Compagnons ! vous avez sous lesyeux les preuves de la trahison.

– Ne vous étonnez plus si les soldatssont sur nos traces. Il nous reste à découvrir les traîtres.

– Oui, oui ! hurlèrent les brigands.Les traîtres !… qui sont-ils ?… Qu’on nous leslivre !

– Le prisonnier, continua le chef, aécrit une lettre, vous en avez tous la certitude… Elle a étéexpédiée, puisqu’elle ne se trouve pas sur sa personne. A quia-t-elle été adressée ? Qui l’a portée ? Qui lui a fournidu papier, de l’encre et une plume ? C’est ce qu’il fautsavoir.

– Qui est resté pour le garder ?demanda une voix.

– Tomasso, répondirent plusieursautres.

– Tomasso ! Où est Tomasso ?fut la clameur générale.

– Le voici, dit le brigand ens’avançant.

– Réponds !… Est-ce toi qui a faitcela ?

– Fait quoi ?

– Fourni au prisonnier des matériaux pourécrire ?

– Non, répliqua Tomasso avec fermeté.

– Ne perdez pas votre temps à interrogercet homme, s’écria une voix que l’en reconnut pour celle dePopetta. Le coupable, s’il yen a un, c’est moi !

– C’est la vérité ! dit sa rivale enaparté à quelques-uns des membres de la bande. Et elle a tout portéelle-même dans la cellule.

– Silence ! dit le chef d’une voixtonnante qui apaisa sur-le-champ les murmures soulevés par cettedénonciation. Pourquoi as-tu procuré au prisonnier les moyensd’écrire, Cara Popetta ?

– Pour le bien commun, répondit labandita en scandant ces mots, comme si elle cherchait un prétexteplausible.

– Et comment ? crièrent lesbrigands.

– Cospetto ! répliqua l’accusée.Vous ne comprenez pas ! C’est pourtant limpide !

– Parle ! Parle !

– Bueno ! Bueno !…Taisez-vous et je parlerai !

– Nous écoutons.

– Eh bien ! tout comme vous, jedésirais voir l’argent de la riscatta et je ne pensais pasque l’Inglese pût nous le procurer. La lettre qu’il avaitécrite n’était pas assez pressante. Pendant votre absence, n’ayantpas à m’occuper d’autre chose, j’ai obtenu du galantuomod’en écrire une autre. Quel mal y a-t-il à cela ?

– C’est à son père qu’il a écrit, alors,demanda une voix.

– Naturellement, répondit Popetta eninclinant dédaigneusement la tête.

– Comment a-t-elle étéexpédiée ?

– Par la poste, à Rome. Le jeune hommesavait comment la faire parvenir.

– Qui l’a portée à Rome ?

Cette question ne reçut aucune réponse.Popetta s’était détournée, feignant de ne pas l’entendre.

– Compagnons ! dit le chef, cherchezet découvrez quel est celui des hommes laissés ici qui s’estabsenté pendant notre expédition.

La recherche ne fut pas longue. L’accusatricede Popetta désigna immédiatement un brigand.

C’était un blanc-bec, une des nouvellesrecrues de la bande, que l’on n’admettait pas encore au privilègede participer aux razzias.

Le contre examen auquel il fut soumisproduisit bientôt le résultat désiré. Malgré les assurances desecret dont il n’avait pas été avare envers Popetta, il fit uneconfession complète.

Malheureusement pour la femme du chef, ilavait appris à lire ; de plus, il connaissait assezd’arithmétique pour savoir qu’il avait porté deux lettres au lieud’une. Il avoua que l’une d’elles était pour le père du prisonnier.Jusqu’ici Popetta n’avait pas menti.

Ce fut la seconde lettre qui la condamna.Celle-ci avait été adressée au signor Luigi Torreani.

– Entendez-vous ! crièrent plusieursbrigands, quand ce dernier nom tomba des lèvres du dénonciateur etsans faire attention au prénom. Signor Torreani !… le syndicde Val-d’Orno !… Voilà donc pourquoi nous sommes poursuivispar les soldats !… Chacun sait que Francesco Torreani n’ajamais été notre ami.

– Il y a plus encore, fit observer labandita qui voulait absolument prendre la place de l’accusée…Pourquoi tant de déférence pour un prisonnier ?… Pourquoigaver cet Inglese avec des confetti,durosolio, nos meilleures provisions ?… Soyez-en sûrs,compagnons, nous avons été trahis !

Pauvre Popetta ! Son heure avait sonné.Son époux, s’il l’était réellement, venait enfin de trouver cequ’il cherchait depuis longtemps, l’occasion de s’en débarrasser.Il pouvait désormais agir impunément et même avec un semblant dejustice.

Il avait provoqué la crise ; il la vitéclater avec la férocité d’une bête fauve.

– Compagnons, dit-il en masquant sa joiesous une apparence de profonde tristesse. Je n’ai pas besoin devous dire combien il est cruel pour moi d’entendre élever desemblables accusations contre une créature qui m’est si chère, mapropre femme. Il m’est plus cruel encore d’être obligé dereconnaître qu’elles sont justifiées ! Mais nous sommes liésles uns aux autres par une loi auquel nous devons l’obéissance laplus absolue ; autrement, ce serait courir à notredissolution, à notre ruine. Nous avons juré que celui de nous quioserait l’enfreindre serait immédiatement mis à mort… fût-il unfrère, une sœur, une épouse ou une maîtresse… Vous m’avez choisipour votre chef, je veux m’en montrer digne, en vous donnantl’exemple de la soumission à nos règlements.

En prononçant ces derniers mots, Corvinos’élança d’un bond sur Popetta.

Elle poussa une exclamation d’étonnement etd’épouvante, immédiatement suivie d’un cri d’une nature différente,cri aigu de douleur qui s’affaiblit graduellement et s’éteignitenfin dans la mort, au moment où la misérable créature s’affaissasur le sol, un poignard planté jusqu’à la garde dans lapoitrine.

La scène qui suivit défie toute description.Pas une larme de regret, pas un signe d’horreur chez ces sauvages…De la pitié !… quelques-uns en éprouvaient peut-être, mais ilsse gardèrent bien de la témoigner.

Quant au meurtrier, son crime accompli, ilregagna ses quartiers d’un pas tranquille et s’y renferma, parpudeur uniquement, car il était incapable de sentir les aiguillonsdu remords.

Quelques brigands enlevèrent le corps de lavictime et l’enterrèrent dans un ravin voisin, non sans avoirauparavant dépouillé le cadavre de tous ses bijoux étincelants,dépouilles de plus d’une jolie fille de la Campagne.

Le prisonnier, reconduit dans sa cellule, yput réfléchir à son aise sur le drame dont il venait d’être témoin.Le meurtre de la pauvre Popetta lui sembla le présage du sort pluseffroyable encore qui lui était réservé.

Chapitre 37Opération chirurgicale.

Pendant les trois jours qui suivirent, latranquillité la plus absolue régna dans le repaire des bandits. Aufracas habituel et presque incessant avait succédé ce calme funèbrequi suit d’ordinaire quelque terrible événement.

D’après ce que put voir Henry Harding, le chefresta chez lui, portes closes, comme s’il voulait faire croire,même à des brigands, qu’il déplorait un crime commis avec un aussiinfernal sang-froid.

Le quatrième jour, un fait eut lieu qui rendità la communauté son activité accoutumée.

Un peu avant le lever du soleil, le signald’une sentinelle annonça l’approche d’un messager, et un paysan, lemême qui avait été chargé de la lettre de Henry à son hôtelier etavait rapporté les soixante écus de l’artiste, arriva presqueaussitôt au quartier.

Il était, cette fois, porteur d’une dépêcheadressée au capitaine et qui lui fut remise immédiatement.

Le captif apprit le retour du messager par lesconversations animées du dehors. On en parlait comme d’un graveévénement.

Il ne sut que ce messager avait apporté unelettre qu’en voyant Corvino entrer dans sa cellule tenant lamissive tout ouverte dans sa main.

– Ainsi, cria le chef d’une voix irritée,signor Inglese, vous avez eu des discussions avec votrepère ? Eh bien ! tant pis pour vous. Un fils aussidésobéissant mérite d’être châtié. Si vous vous étiez mieuxconduit, votre digne père aurait agi différemment et sauvé vosoreilles. Maintenant, vous êtes condamné à les perdre. Maisconsolez-vous ! Elles ne sortiront pas de la famille. Nous lesenlèverons avec le plus de précautions possible et les enverronssous une belle enveloppe à votre père. Allons, camarades,emmenez-le ! Il faut du jour pour une aussi délicateopération.

Le jeune Anglais fut conduit, ou plutôttraîné, hors de sa cellule. Une fois en plein air, il fut entourépar toute la bande, hommes et femmes. Quant aux enfants, il n’y enavait pas dans cette communauté bigarrée.

Sur l’ordre du chef, Doggy Dick alla chercherun couteau. Deux brigands maintenaient le jeune homme àgenoux ; un troisième lui fit sauter son chapeau de dessus latête ; un quatrième, relevant les boucles de ses beaux cheveuxbruns, mit à nu les oreilles.

Tous semblaient prendre plaisir à l’actesanguinaire qui allait s’accomplir, les femmes autant que leshommes, plus particulièrement celle qui avait été cause de la mortde Popetta.

La colère brillait dans tous les yeux. Lerenégat avait malignement exagéré la fortune du père du prisonnieret fait concevoir à ses camarades les plus brillantes espérances.La rançon sur laquelle ils comptaient leur échappant, le captifdevait naturellement porter la peine de cette déception. Ilsl’accablaient d’imprécations et voyaient arriver le moment del’exécution, non seulement sans éprouver le moindre sentiment depitié, mais encore avec une joie féroce.

Enfin, le couteau brilla et allait s’abattresur l’oreille gauche lorsque, par une secousse surhumaine, Henryréussit à dégager une de ses mains et l’appliqua sur le membremenacé. Cet effort convulsif, causé par l’horreur de la situationaccompli sous l’impulsion d’un instinct purement physique, devaitêtre complétement inefficace. Henry le savait.

Et cependant il eut pour résultat de sauverses oreilles.

Corvino qui se tenait près du patient,surveillant les détails du drame, poussa un cri et ordonna desuspendre l’exécution. Ses yeux s’étaient fixés sur la main dont leprisonnier avait couvert son oreille gauche, ou, plutôt, sur lepetit doigt de cette main.

– Diavolo ! dit-il en saisissant lecaptif par le poignet, vous vous êtes rendu service, signor !Vous sauvez vos oreilles, au moins pour cette fois ! Voici uncadeau plus convenable à faire à votre père ; il lui indiquerason devoir qu’il semble un peu trop enclin à négliger. La maingarde la tête, c’est un proverbe chez nous ; nous vous enpermettrons l’application dans une certaine mesure… Votre petitdoigt protégera vos oreilles. Ha ! Ha ! Ha !

Les brigands firent écho, sans se rendre uncompte exact du motif qui excitait cette intempestive gaieté deleur chef.

Ils furent bientôt éclairés. La main blesséese trouvait sous leurs yeux ; ils y aperçurent une anciennecicatrice, bien reconnaissable pour un père qui ne peut ignorerl’état physique de son fils. La conduite de leur chefs’expliquait.

– Nous ne voulons pas nous montrer cruelssans nécessité, reprit Corvino d’un ton de persiflage ; nouséprouverions même de la répugnance à mutiler la jolie tête qui afait la conquête de Popetta et qui aurait pu faire celle de…Lucetta.

Ce dernier mot fut glissé à voix basse dansl’oreille du captif.

L’ablation de son oreille, et même de toutesdeux, aurait causé moins de douleur à Henry Harding que ce cruelmurmure. Il tressaillit jusque dans ses fibres les plus intimes.Jamais, autant qu’en ce moment, il n’avait ressenti un plus violentdésespoir de son impuissance.

Mais sa langue était libre encore et il ne putla retenir. Il éprouvait le besoin de parler, dût-il lui en coûterla vie.

– Misérable ! s’écria-t-il, les yeuxdans les yeux du capitaine. Si vous consentiez à vous mesurer avecmoi à armes égales, j’aurais bientôt converti votre hypocritegaieté en cris de miséricorde. Main vous n’oserez pas, car voussavez qu’il me suffirait d’un moment pour montrer aux gredins quivous entourant que vous n’êtes pas digne de les commander. Vousavez assassiné votre femme, pour faire place à une autre… pas àvous, madame, ajouta-t-il en s’inclinant ironiquement devant ladénonciatrice de Popetta… mais à une autre que Dieu préserve demettre jamais le pied dans cet enfer. Vous pouvez me tuer, mecouper en morceaux ; mais soyez-en sûrs, ma mort ne resterapas sans vengeance. L’Angleterre, ma patrie, saura votrecrime ; et, malgré l’impudence que vous puisez dans votreprétendue sécurité, vous serez traqués jusque dans la montagne,acculés dans votre bouge, chassés et tués comme des chiens, ouplutôt comme des loups car vous ne valez pas les chiens !

Les derniers mots de cette apostrophe seperdirent dans les cris furieux de la multitude.

– Que nous importe votre pays ?hurlèrent les brigands. Nous nous moquons de l’Angleterre.

– Maudite soit l’Angleterre ! criaDoggy Dick.

– Inglaterra al inferno !vociférèrent les autres en chœur. La France et l’Italie aussi etavec elles le pape… Tous au diable !… Que peuvent-ils contrenous ? Nous sommes en dehors de leur puissance. Mais vous êtesen la nôtre, signor, et nous allons vous le prouver !

Et, tirant leurs stylets de leurs ceintures,ils en faisaient miroiter la lame aux yeux du prisonnier.

Henry commençait à se repentir de sonimprudence et à croire que sa dernière heure était venue, lorsquele capitaine s’interposa pour le protéger contre la fureur dessiens.

Cette conduite le surprit, car Corvino avaitrépondu à son défi par un regard d’infernale méchanceté.

Son étonnement fut de courte durée.

– Arrêtez ! cria le chef d’une voixéclatante. Niais que vous êtes, pourquoi vous inquiéter desjappements de ce bouledogue anglais… votre prisonnier,encore ? Voudriez-vous tuer la poule qui va nous pondre un œufd’or ? Et un œuf valant trente mille écus ! Vous êtesfous, compagnons ! Laissez-moi la direction de cette affaire.Ayons d’abord l’œuf que, par la gracia de Dieu et avec l’aide de lamadone nous pouvons extraire du nid paternel, et alors…

– Oui, oui ! s’écrièrent quelquesvoix interrompant la métaphore de leur chef. Ayons l’œuf !Forçons le vieil oiseau à le pondre ! Notre camarade Ricardoassure qu’il sera de taille.

– Je l’affirme, dit Doggy Dick. Etpersonne mieux que moi ne connaît les œufs qu’il possède… J’ai ététrois ans son garde-chasse.

Et le renégat éclata de rire à cetteplaisanterie qui parut assez fade à ses auditeurs italiens, maisque le prisonnier comprit parfaitement.

– Assez ! rugit Corvino, nousgaspillons notre temps… Peut-être aussi, ajouta-t-il avec un regardféroce, lassons-nous la patience de notre ami, le pittore.Donc, signor, nous laisserons à cette belle tête ses appendicesauriculaires. Le petit doigt de votre main gauche, voilà tout cequ’il nous faut, pour le moment. S’il n’a pas assez de force pourextraire l’œuf dont nous parlions tout à l’heure, nous essayeronsde la main tout entière, et si celle-ci ne réussit pas davantage,eh bien, il faudra renoncer à l’omelette que nous nouspromettions.

Un éclat de rire général accueillit cettesaillie.

– Nous n’en aurons pas encore fini avecvous, c’est vrai, ajouta le facétieux bandit. Mais pour prouver àl’illustre Inglese, votre père, que nous n’avons pas derancune, et lui montrer combien nous autres Italiens le surpassonsen générosité, nous lui enverrons une tête de veau avec la peau,les oreilles et tout ce qui y tient.

Cet effroyable discours fut salué pard’unanimes applaudissements et tous les stylets rentrèrent dansleurs gaines respectives.

– Maintenant, ordonna le chef en mettantde nouveau en réquisition le brigand chargé du rôle de bourreau,enlève-moi ce doigt. Il est inutile de dépasser la secondephalange. Coupe à l’articulation et ne t’avise pas de gâter uneaussi jolie main. Laisse-lui un moignon pour remplir le doigt deson gant ; de cette façon, on ne s’apercevra pas de ce qui luimanque… Vous voyez, signor, conclut le bandit d’un ton railleur,que je ne veux endommager votre précieuse personne que juste autantqu’il est utile à nos desseins. Je sais que vous en êtes fier, etd’après ce qui s’est passé avec Popetta, je serais désolé de vousempêcher d’obtenir un semblable succès auprès de la charmanteLucetta.

Comme d’habitude, ce dernier membre de phrasefut prononcé par le bandit d’une voix basse, presqueindistincte.

Il n’exigeait pas de réponse. Aussi, le jeuneAnglais n’en fit aucune, pas plus qu’il n’opposa la moindrerésistance lorsque le cruel exécuteur s’empara de sa main et en fitdextrement sauter le petit doigt dun seul coup decouteau.

Ce fut la dernière scène du drame. Le captif,reconduit immédiatement dans sa sombre cellule, y fut abandonné àla solitude et à la contemplation de sa main privée pour jamais desymétrie.

Chapitre 38MM. Lawson et Fils.

Quoique le général Harding résidât seulement àune heure de chemin, par voie ferrée, de Londres, il se rendaitrarement à la métropole plus d’une fois par an ; encore, en sedéplaçant ainsi, avait-il moins pour objet de se rappeler au mondearistocratique que de visiter ses vieux camarades de l’armée desIndes et le club Oriental.

Il restait à notre hôtel une couple desemaines, passant la plus grande partie de son temps dans la rue ouau club et rentrant ensuite dans sa retraite des monts Chilternavec des souvenirs suffisants pour le reste de l’année.

Son séjour à la ville n’était pasexclusivement employé à des bavardages avec ses anciens compagnonsd’armes. Il en affectait une partie à l’administration de sesdomaines, ce qui exigeait une visite à son homme d’affaires deLincoln’s Inn Fields.

Le temps de sa visite à la métropole était lasaison où s’y trouvaient le « tout Londres » et un bonnombre de campagnards. Le parlement est en session, les concertsfont rage, le monde élégant a ouvert ses salons.

À vrai dire, le vieil officier indien ne sesentait attiré par aucune de ces nombreuses distractions, ilquittait sa résidence parce qu’il savait trouver alors, à Londres,des gens qui, comme lui, ne s’y rencontrent à aucune autre époquede l’année.

Le messager au visage basané, se prétendantvenu des États du pape, avait fait une apparition à Beechwood-Parkau commencement de cette saison ; et, quelques jours après, legénéral Harding entreprenait son voyage annuel à Londres.

Cette visite n’avait aucune espèce de rapportavec l’étrange communication émanée de ce plus qu’étrange individuqui n’était resté présent à l’esprit du général que par suite del’impression pénible qu’elle y avait causée. Il n’y songeait quepour déplorer la conduite de son fils ou pour se dire qu’il n’yavait pas un mot de vrai dans l’histoire de brigands qu’on luiavait débitée.

Il ne se formait pas la plus légère idée de lafaçon dont Henry avait passé les douze mois qui venaient des’écouler, n’ayant reçu directement aucune nouvelle de sonfils.

Il avait écrit une fois à son avoué, maisseulement pour s’informer si l’homme de loi avait vu Henry.

Il en avait reçu simplement pour réponse quele jeune Harding avait paru à l’étude il y avait environ un an.Quant au payement des mille livres sterling, il n’en était pasquestion, le général n’y ayant fait aucune allusion ; leformaliste homme de loi, depuis longtemps habitué à un laconismepratique, avait cru ne devoir répondre uniquement qu’à ce qui luiétait demandé.

Dans sa lettre d’adieu, Henry avait parlé deson intention de s’expatrier, ce qui, jusqu’à un certain point,expliquait qu’on n’en eût pas entendu parler à Londres. Rien nes’opposait, d’ailleurs, à ce qu’il se fût rendu à Rome ou dansquelque autre ville du continent. Le général se disait que cevoyage ne pourrait lui faire de mal et qu’il échappait ainsi auxmauvaises connaissances qu’il aurait pu faire à Londres. Il auraitmême été fort satisfait de le savoir à Rome, s’il l’eût apprisautrement que par la funeste lettre dont la teneur est connue dulecteur. Il y avait vu la preuve que si son fils n’était pasvéritablement tombé entre les mains des brigands, il fréquentaitune compagnie aussi mauvaise, pour le moins.

Ainsi songeait le général en vaguant dans lesrues de la métropole, se rappelant son fils seulement parce qu’ilsavait qu’il était d’abord venu à Londres, mais sans nul espoir del’y rencontrer.

Henry, il n’en doutait plus, se trouvait àRome, mais non pas dans les montagnes de Naples, comme leprétendait sa lettre ; mensonge supposé, bien fait pourdéchirer le cœur d’un père et rendre douloureuses les pensées qu’ilreportait sur son enfant.

Après avoir visité, tour à tour, ses clubs deprédilection, le général se rendit, comme d’habitude, chez sonavoué M. Lawson, de l’honorable maison Lawson et fils,Lincoln’s Inn Fields.

– Vous n’avez rien appris concernant monfils Henry depuis ma dernière lettre ? demanda-t-il.

Cette question fut posée après le règlementordinaire des affaires courantes.

– Non, répondit Lawson père à quis’adressait le général, Lawson fis étant sorti du cabinet.

– J’ai reçu de lui une singulière épître…La voici… Vous pouvez la lire et la classer avec mes autrespapiers… Elle m’a fait beaucoup de chagrin et je ne tiens pas à laconserver chez moi.

M. Lawson mit ses lunettes et parcourutla lettre dictée par le chef des bandits.

– Ceci est bien étrange, général, dit-ilaprès avoir lu. Comment cette lettre vous est-elle parvenue ?…Elle ne porte aucun timbre de poste.

– C’est le plus curieux de l’histoire…Elle m’a été remise de la main à la main, dans ma propremaison.

– Par qui ?

– Par une singulière créature… Un Juif,ou Italien, ou quelque chose d’approchant, qui s’est annoncé commeengagé dans votre profession, M. Lawson. – Unprocuratore, a-t-il dit, ce qui, en Italie, signifie, jecrois, avoué ou avocat.

– Quelle réponse avez-vous envoyée àvotre fils ?

– Aucune… Je n’ai pas cru un mot de cequ’il écrivait… J’ai supposé… comme mon fils Nigel, que c’était uncoup monté pour me soustraire de l’argent… Nigel lui a écrit…

– Ah !… votre fils Nigel lui aécrit ?… Et dans quels termes, général ?… Vous mepermettez cette question ?…

– Certainement… Mais je ne puis yrépondre. J’ignore ce que renfermait la lettre de mon fils aîné. Illui disait, je suppose, que je n’étais pas dupe de ses contes enl’air, et lui reprochait d’avoir tenté de se jouer aussiimpudemment de son propre père. Nigel a pensé que la mercurialepourrait avoir quelque effet sur Henry et le faire rougir de saconduite, s’il est susceptible de rougir encore. – Mais le pauvregarçon est tombé dans de bien mauvaises mains, j’en ai peur, et illui sera bien difficile de s’en tirer.

– Alors, vous ne croyez pas qu’il soit aupouvoir des brigands ?

– Des brigands ! Allons donc !Très-certainement, M. Lawson, vous ne le croyez pas vous-même…avec votre expérience ?

– C’est précisément mon expérience,général, qui me porte à croire, non seulement à la possibilité dufait, mais encore à sa probabilité. Il y a quelques années, pendantles vacances, j’ai accompli, moi aussi, mon voyage en Italie, etj’y ai appris d’étranges choses à propos des bandits de Naples etde Rome. Peut-être n’eusse-je ajouté aucune foi à ce que l’on meracontait, sans un fait aussi concluant pour moi que si j’en avaisété témoin oculaire, celui d’une personne tombée entre les griffesdes brigands et qui, pour en sortir, fut obligée de payer rançon.Je ne dus qu’au hasard de ne pas être fait prisonnier par la mêmeoccasion. La chaise de poste dans laquelle je parcourais leshorribles routes de la Romagne, se brisa… fort heureusement… ce quime força de revenir à Rome. Si j’avais fait un ou deux milles deplus, la maison Lawson et fils, Lincoln’s Inn Fields, aurait eu àpayer, pour ma personne, une rançon équivalente à celle que l’ondemande pour votre fils.

– Demandée pour mon fils !…Bah ! bah ! demandée par mon fils, vous voulez dire.

– Je ne le crois pas, général… Et je suisfâché d’avoir à vous affirmer que je diffère complètement d’opinionavec vous. – Mais je le crois, moi !… Je ne vous ai pas ditqu’il était parti à la suite d’une querelle… Une fille qu’ilvoulait épouser… Je ne voulais pas de ce mariage et j’ai employé,pour l’empêcher, une ruse que je vous conterai, un jour ou l’autre.Qu’il vous suffise de savoir que j’ai atteint mon but et trompé laplus fameuse paire de trompeuses ! C’est alors que je vous aiécrit de lui donner mille livres sterling. Cet argent, il l’a, sansaucun doute, gaspillé en compagnie de vagabonds comme lui… et c’estd’après leur conseil qu’il a essayé de m’en extorquer davantage. Letour était bien joué, mais il n’a pas réussi.

– Vous m’avez écrit de lui donner millelivres ! s’écria le vieil avoué en sautant sur son fauteuil eten arrachant ses lunettes. Q’entendez-vous par là, généralHarding ?

– Ce que j’entends !…Pardieu !… les mille livres que je vous ai chargé de retirerde la banque et de remettre à mon fils Henry, à sa premièreréquisition.

– Et quand m’avez-vous donné cetordre ?

– Quand ?… Il y a un an… oui… justeun an. C’était une semaine environ après ma dernière visite àLondres… Vous m’avez écrit vous-même qu’il était venu dans vosbureaux à cette époque.

– Il y est venu, en effet… deux fois, jecrois… Mais non pas pour recevoir mille livres, ni demander del’argent. Si mes souvenirs sont fidèles, il s’est tout unimentinformé si nous n’avions pas, pour lui, un message de vous. Cen’est pas moi qui l’ai vu, mais mon maître-clerc. Il pourra vousdire ce qui s’est passé. Faut-il l’appeler ?

– Oui, dit le général, presque pétrifiéd’étonnement. C’est étrange, pardieu ! bien étrange.

Un coup de sonnette retentit et lemaître-clerc fit aussitôt son apparition.

– Jennings, dit l’avoué, voussouvenez-vous que le fils du général Harding… son fils cadet,Henry… vous le connaissez, je suppose… soit venu à l’étude il y aenviron un an ?

– Oui ! répondit le clerc, je me lerappelle parfaitement. Il y a juste un an. Il est venu deux fois,et chacune de ses visites a été enregistrée.

– Apportez le carnet, ordonnaM. Lawson.

Le maître-clerc sortit, laissant de nouveau legénéral seul avec son avoué.

Chapitre 39Le Carnet de visites.

Le général était incapable de resterassis.

À la nouvelle, tout à fait inattendue,communiquée par M. Lawson, il avait sauté sur ses pieds et,depuis ce moment, parcourait l’appartement à pas saccadés enlançant, par intervalles, de sourdes exclamations.

– Si je l’avais su ! murmurait-ilentre ses dents… Tout aurait pu s’arranger… Et vous m’assurez qu’iln’a jamais reçu les mille livres, M. Lawson.

– Pas un sou… de moi, du moins.

– J’en suis heureux… véritablementheureux.

– Et vous avez raison. C’est autant degagné c’est-à-dire si vous supposez que cet argent aurait pu êtrefollement gaspillé.

– Ce n’est pas cela, monsieur… Vous ne mecomprenez pas !

– Pardonnez-moi, général, je n’entendaispas…

L’apologie de l’homme de loi fut interrompuepar la rentrée du clerc portant un grand registre, sur lacouverture en parchemin duquel étaient inscrits en majuscules lesmots : CARNET DE VISITES.

M. Lawson se saisit du livre, enchantéd’échapper à une difficile explication.

– Voici ! dit-il après avoirfeuilleté un certain nombre de pages. Deux enregistrements de datesdifférentes se rapportent à votre fils. Le premier est du 4 avril,l’autre du 8. Faut-il vous les lire, général, ou désirez-vous enprendre vous-même connaissance ?

– Lisez-les-moi.

L’avoué, après avoir rétabli ses lunettes àleur place habituelle, lut à haute voie :

4 avril. – Onze heures et demie du matin. –Venu à l’étude, M. Henry Harding, fils du général Harding, deBeechwood-Park, comté de Bucks. A demandé si l’on avait reçu de sonpère quelque communication à son adresse.

– Réponse : aucune.

8 avril. – Onze heures et demie du matin.Revenu, M. Henry Harding a fait la même question que le 4avril et a reçu la même réponse. Le jeune gentleman est sorti sansfaire d’observation, mais avec la physionomie rembrunie.

– Naturellement, général, dit l’homme deloi en manière d’excuse, notre profession nous oblige à faireattention aux moindres détails et à les signaler. N’y a-t-il pasd’autre enregistrement, M. Jennings ?… J’entends qui aitrapport à M. Henry Harding ?

– Il n’y en a pas d’autre, monsieur, quecelui relatif à la lettre que vous avez reçue, il y a six mois, deson père… Faut-il la chercher ?

– Non, c’est inutile…, vous pouvezremporter le carnet.

– Ainsi, vous n’avez jamais payé cesmille livres à mon fils Henry ? demanda le général après ledépart du clerc.

– Jamais… pas un sou… ainsi que vous vousen êtes assuré. Il n’a jamais demandé d’argent… ; d’ailleurs,s’il m’en avait demandé, je me serais vu obligé de refuser etd’attendre vos ordres. Mille livres, général, sont une somme tropforte pour être donnée à un jeune homme… à un mineur comme ill’était alors…, sur sa simple requête.

– Mais, M. Lawson, vous m’étonnez deplus en plus. Voudriez-vous me faire entendre que vous n’avez pasreçu de lettre vous autorisant à lui remettre un mandat de pareillesomme ?

– Jamais je n’ai reçu de lettresemblable… En voici la première nouvelle.

– Pardieu ! c’est singulier… Alors,il est possible qu’il soit entre les mains des brigands.

– Je serais désolé qu’il en fûtainsi !

J’en serais enchanté, moi !

– Oh ! général !…

– Vous ne me comprenez pas, Lawson… Ceserait une preuve que mon fils n’est pas si perverti que je lecroyais… Je m’imaginais qu’il avait gaspillé les mille livres…Est-il possible qu’il y ait quelque chose de vrai dans la lettrevenue de Rome ? Je l’espère bien et jusqu’au dernier mot,pardieu !

– Mais, général, vous ne désirezcertainement pas que votre fils soit prisonnier desbandits !

– Mais si ! Mais si !… Celavaut mieux,… Je payerais volontiers les cinq mille livres pour êtredébarrassé de mes angoisses passées… Comment nous enassurer ?… Que faire ?

– Qu’est devenu le messager… mon confrèredes États du pape ?

– Lui ?… Il est retourné, je pense,avec ceux qui l’avaient envoyé. Je voulais le mettre à la porte àgrands coups de pied… quelque part… ou le livrer à la police. Si jene l’ai pas fait, c’est uniquement par crainte du scandale. –Allons, Lawson, indiquez-moi la marche à suivre… Je suppose que ledanger n’est pas imminent ?

– Je n’en suis pas certain, réponditl’homme de loi d’un ton rêveur… Ces bandits italiens n’ont pasd’entrailles… Le messager ne vous a-t-il pas donné à entendrecomment il serait possible d’entrer en communication avec lui, sicela était nécessaire.

– Non… il m’a seulement dit quej’entendrais de nouveau parler de mon fils comme le portait lalettre… Par le ciel ! ils n’ont sans doute pas l’intentiond’exécuter la menace qu’elle contient ?

– Espérons que non.

– Mais que faut-il que je fasse ?M’adresser au Ministre des affaires étrangères ; lui demanderd’écrire à Rome et d’obtenir l’intervention du gouvernement du papedans le cas où cette histoire de la captivité de mon fils seraitauthentique ?

– Certainement, général, c’est lemeilleur parti à prendre… Pourvu qu’il ne soit pas trop tard !Quand avez-vous reçu la lettre ?

– Il y a huit jours… ; d’après ladate, elle a été écrite il y a plus de deux semaines.

– Alors je crains que l’intervention d’ungouvernement quelconque… le nôtre ou celui de Rome… ne s’exerce pasen temps utile pour empêcher les faits qui auront pu s’accomplir àla réception de votre réponse… j’entends celle de votre fils Nigel…Il me semble qu’il n’y a pas d’autre alternative que d’attendre unenouvelle communication des brigands. Vous aurez au moins ainsi lesmoyens d’écrire à votre fils et d’envoyer la rançon requise… Il n’yaurait cependant pas de mal à demander, comme vous en aviezl’intention, l’assistance du gouvernement.

– Ce sera fait aujourd’hui, dit legénéral, à l’instant même… Je vais au ministère… Venez-vous avecmoi, M. Lawson ?

– Certainement, répondit l’avoué enquittant son bureau et remettant ses lunettes dans leur étui… Jesuis tout à votre service, général, ajouta-t-il en se dirigeantvers la porte… J’espère, après tout, que nous n’aurons pas affaireaux brigands.

– J’espère le contraire ! réponditle général en frappant violemment sa canne sur le pavé. J’aimemieux savoir mon fils prisonnier des bandits que de le croirecapable d’avoir ourdi le plan dont je l’accusais… Oui, Dieu mepardonne… j’aimerais mieux cent fois trouver ses oreilles dans lapremière lettre que je recevrai !…

À cette fervente apostrophe échappée desentrailles paternelles, l’avoué ne fit aucune réponse, et tous deuxmarchèrent côte à côte en silence.

Chapitre 40Tableau à vendre.

Celui qui veut sortir de Lincoln’s Inn Fieldspar un des quatre points cardinaux, quel qu’il soit, sans traverserd’inextricables cours et passages, doit accomplir le voyage àtravers les airs, c’est-à-dire avec ses ailes ou un ballon.

Square splendide, l’un des plus grands et desplus beaux de la métropole, égayé par des arbres toujours verts etbordé de maisons dont les vieilles façades font honte à notrearchitecture moderne, il n’est accessible que par les ruelles lesplus sales de Londres tout entier.

Presque exclusivement habitées par d’éminentslégistes, ces tristes rues sont l’emblème des moyens qu’ils ontemployés pour arriver à la notoriété.

Sur les confins de ce vaste square, l’artlutte contre la misère.

Çà et là on rencontre une boutique detableaux, le barbouilleur trouve l’immortalité derrière une fenêtretapissée de toiles d’araignées, ou al fresco, coutre lesdalles, en dehors de la porte. Dans un certain passage, ses œuvressont mises en évidence avec un soin qui, dans les salons del’Académie royale, lui vaudrait certainement une fortune.

Ce passage, le général Harding et son avouédevaient absolument le traverser pour atteindre le Strand et, delà, Downing-Street où se trouve le ministère des affairesétrangères.

Un des habitants du passage, une femme auregard perçant, à la voix plus perçante encore, semble avoir pourmission de faciliter la circulation. En voyant l’un, entendantl’autre, le flâneur éprouve le besoin de hâter le pas. C’est lapropriétaire d’un magasin de meubles, dont les tableaux en questionfont partie, étant ce qu’on nomme d’ordinaire dans le commerce destableaux d’ornement ou d’ameublement. »

Ni le général Harding ni Lawson n’étaientdisposés à s’arrêter pour examiner cette galerie. Ils marchaientrapidement, afin de sortir plus vite du passage, lorsqu’un tableauplacé, pour ainsi parler, en vedette, attira l’attention du vieilofficier. Il s’arrêta si brusquement que son compagnon, surpris,faillit en perdre l’équilibre.

– Qu’y a-t-il, général ? demandaM. Lawson.

– Mon Dieu ! dit le vétéran d’unevoix étranglée… Regardez… Voyez-vous ce tableau ?

– Oui, répondit l’avoué. C’est un épisodecynégétique. Deux jeunes garçons en chasse accompagnés d’un garde…Je ne vois pas là de quoi vous surprendre.

– Surprendre ! répéta le général… Lemot est trop faible… C’est stupéfier qu’il faut dire.

– Qu’avez-vous donc, général ? ditl’homme de loi en regardant le vétéran pour s’assurer qu’il n’avaitpas perdu l’esprit. Le tableau est plus qu’ordinaire… C’est l’œuvred’un tout jeune homme, je le parierais ; l’exécution en estmédiocre, bien qu’elle témoigne d’une certaine verve dans laconception. Quel peut en être le sujet ? L’un des chasseurstient un couteau et semble vouloir en frapper l’épagneul, tandisque l’autre fait mine de le protéger. Je ne comprends pas…

– Je comprends, moi, fit le général, dontla physionomie s’altérait de plus en plus, et en poussant unprofond soupir… Mon Dieu ! continua-t-il, ce ne peut être unecoïncidence fortuite… Et pourtant… cette scène… la voilà…reproduite sur la toile… Je ne rêve pas !

M. Lawson fixa de nouveau le général, nesachant si vraiment il ne rêvait pas tout éveillé ou s’il jouissaitencore de la plénitude de son bon sens.

– Non ! s’écria le vétéran enfrappant violemment le pavé du fer de sa canne. Non, il ne peut yavoir d’erreur ! C’est la même scène, trop réelle,hélas !… Les figures, M. Lawson, sont des portraits… enintention, du moins. Leur costume seul suffirait à me les fairereconnaître. Celui qui tient le couteau, c’est mon fils aîné Nigel…tel qu’il était il y a environ cinq ans. L’autre est Henry. L’hommede l’arrière-plan est, ou était, mon garde-chasse, devenu ensuitebraconnier, condamné à la déportation et contumace… Qui peut avoirjamais entendu parler de cet incident ?… Quel est l’auteur dece tableau ?

– Peut-être, dit l’avoué, cette femmenous renseignera à ce sujet… Dites-moi, ma brave femme, commentavez-vous eu ceci ?

– Ce tableau, monsieur ?… Commentl’aurais-je eu, sinon avec mon argent ?… C’est une œuvre depremier ordre… vendue seulement trente shellings… avec son cadretout battant neuf… Oui, rien que trente shellings… Véritableoccasion, messieurs !

– Savez-vous à qui vous l’avezacheté ?

– Certainement, je le sais ! – Soyezsans crainte, il est arrivé honorablement entre mes mains… si c’estça qui vous chiffonne… Je connais bien sa généalogie, puisque jeconnais celui qui l’a peint… c’est un vrai artiste !…

– Et quelle sorte d’hommeest-ce ?

Un jeune homme… tous deux jeunes, car ils sontdeux. L’un paraît étranger, Italien, je crois. L’autre est moinsâgé… et Anglais, j’en jurerais… Par exemple, je ne sais pas quelest l’auteur du tableau. Ils y ont peut-être mis tous deux la main,car ils sont venus le vendre ensemble. J’en avais quelques autresde la même fabrique ; mais ils sont vendus… Je crois bien quec’est le plus âgé qui est l’artiste.

– Savez-vous son nom ? demanda legénéral avec une si visible anxiété que la marchande lui lança unregard soupçonneux et hésita à répondre.

– Je m’intéresse, continua-t-il, àl’auteur, quel qu’il soit, de ce tableau… Je le trouve très-beau etje vous l’achète… mais j’en désirerais d’autres de la même main etc’est pourquoi je vous prie de me donner le nom et l’adresse dupeintre.

– Oh ! n’est-ce que cela ?… Ehbien ! le garçon au teint bronzé… le plus âgé des deux… porteun nom étranger que je ne me rappelle pas. Quant à l’autre, je n’aijamais entendu prononcer son nom et je crois qu’il est parti. Il ya des mois que je ne l’ai vu.

– Savez-vous leur adresse, aumoins ?

– Oh ! pour cela, oui. Je suis alléchez eux chercher des tableaux… c’est tout près d’ici… je trouverail’adresse sur mon livre de vente.

– Cherchez-la, dit le général. Voicitrente shellings pour le tableau. Veuillez me l’envoyer chezMM. Lawson et fils, Lincoln’s Inn Fields, n°…

La brocanteuse prit l’argent, tout en vantantsa marchandise et en maugréant contre sa trop grande facilité enaffaires. Puis elle écrivit l’adresse demandée sur un méchantmorceau de papier qu’elle présenta à l’acquéreur. Celui-ci le rouladans ses doigts et s’empressa de sortir du passage, entraînantM. Lawson dont il avait pris le bras.

Au lieu de suivre la direction deDowning-Street, il tourna court et, revenant sur ses pas, traversade nouveau le square. – Où allons-nous, général ? demandal’avoué.

– Voir le peintre… Il peut nous éclairersur cette mystérieuse affaire qui me paraît un songe.

L’adresse avait été correctement écrite et legénéral la découvrit facilement. C’était une maison de tristeapparence située dans une des petites rues qui avoisinentHigh-Holborn. La maîtresse du logis reconnut son locataire ausignalement qui lui fut donné. Malheureusement l’artiste étaitparti, en toute hâte, trois jours auparavant. Il ne devait mêmeplus être à Londres, car il avait vendu à perte tous ses tableaux àdivers marchands. On ne savait ni son nom ni le lieu de sarésidence actuelle. Il avait parfaitement réglé son compte etc’était tout ce dont la propriétaire semblait s’inquiéter.

Le général lui demanda si elle n’avait pas euun autre locataire, camarade de celui dont elle venait de parler.La réponse fut affirmative. C’était aussi un peintre, mais plusjeune, un Anglais dont elle ignorait le nom, l’étranger ayant payépersonnellement les dépenses communes. Ce jeune homme était partidepuis longtemps… trois mois environ… et l’étranger avait gardé lelogement pour lui seul.

Outre le signalement du jeune artiste, cesrenseignements furent les seuls que le vétéran put obtenir.

– Mon fils Henry ! dit le généralHarding en remettant le pied dans la rue… Il vivait dans cettebicoque… et je m’imaginais qu’il se livrait au désordre avec sesmille livres sterling !… Ah ! M. Lawson, j’ai été,je crois, bien injuste pour mon pauvre enfant.

– Il n’est pas trop tard pour réparer vostorts, général.

– Je l’espère… oh ! oui, de tout moncœur… Hâtons-nous !

– Il me tarde d’arriver àDowning-Street !

Le général fut immédiatement introduit auprèsdu ministre des affaires étrangères qui lui promit, selonl’habitude invariable des ministres, de déployer toute l’activitéqu’exigeait une affaire d’une aussi évidente urgence.

Rien de plus ne pouvait être fait pour lemoment, et le général retourna à Beechwood-Park afin de se tenirprêt à toute éventualité. Il aurait payé immédiatement la rançons’il avait su où l’envoyer. Une lettre de Rome était peut-êtrearrivée pendant son absence. Dans cette prévision, il s’empressa dereprendre le chemin de sa résidence aussitôt après sa visite auministre.

Son espoir se réalisa. Il trouva, en arrivant,sur la table de son cabinet, un certain nombre de lettres quil’attendaient depuis plusieurs jours, et parmi lesquelles il y enavait deux portant le timbre de la poste romaine, mais de datesdifférentes.

Il reconnut, sur l’une, l’écriture de son filsHenry et se hâta de l’ouvrir.

– Dieu soit loué ! s’écria t-il enterminant sa lecture, il est sain et sauf.

L’autre lettre se faisait remarquer par saforme, ses dimensions et la multiplicité des timbres exigée par sonpoids.

Le général tressaillit en la prenant. Autoucher, il sentit qu’elle renfermait quelque chose.

Il en déchira l’enveloppe d’une maintremblante et en tira un petit paquet qui, ouvert à son tour,laissa échapper un objet de couleur de cendre, de forme cylindriqueet d’environ deux pouces de longueur.

C’était un doigt humain, coupé à la secondejointure et portant une ancienne cicatrice longitudinale s’étendantjusqu’à l’ongle.

Un cri d’angoisse s’échappa de la poitrine dugénéral… Il venait de reconnaître le doigt de sonfils ?

Chapitre 41Horrible menace.

La plume est incapable de retracerl’expression d’angoisse qui se répandit sur la physionomie dugénéral et le sentiment d’horreur qui précipitait les battements deson cœur, tandis qu’il considérait le doigt de son fils.

Ses yeux semblaient sur le point de jaillir deleurs orbites. Sa raideur et son immobilité étaient celles d’unautomate. On aurait pu le croire subitement frappé de paralysie,sans le tremblement convulsif qui le secouait comme s’il eût étésoumis à l’action d’une pile voltaïque.

Il ne put prolonger longtemps cettedouloureuse contemplation, et posant sa main sur la table il enlaissa glisser le fragment qui y reposait.

Quelques minutes s’écoulèrent avant qu’il eûtrecouvré assez de calme pour prendre connaissance de la lettre quilui avait apporté cet affreux présent.

Il l’étala enfin devant lui et lut ce quisuit :

« Signor, – ci-inclus vous trouverezle doigt de votre fils, que vous reconnaîtrez aisément à lacicatrice… Si, cependant, vos doutes persistent et que vous vousrefusiez à envoyer la rançon par le prochain courrier, la main toutentière vous sera remise et vous pourrez vous assurer que le doigtlui appartient bien. Vous avez dix jours pour nous adresser votreréponse ; si, au bout de ce délai, elle n’est pas parvenue àRome, accompagnée de 30,000 écus, le courrier suivant vous porterala main en question. Si vous ne consentiez pas encore à délier lescordons de votre bourse, nous serions bien obligés de conclure quevous manquez de cœur et que vous préférez votre argent à votrefils. Ne nous accusez donc pas de cruauté, nous que des loisinjustes forcent à faire la guerre au genre humain et qui, traquéscomme des bêtes fauves, sommes obligés de recourir à des mesuresextrêmes pour gagner notre vie. Enfin et pour clore notrecorrespondance, dans le cas où la négociation que nous vousproposons n’obtiendrait pas votre agrément, nous vous promettons,au moins, que le cadavre de votre fils reposera en terrechrétienne. Seulement, et comme témoignage irrécusable de votreinhumanité, la tête coupée vous sera expédiée par le prochainsteamer touchant à Civita-Vecchia. Nous avons payé le port pour ledoigt ; nous ferons de même pour la main ; mais les fraisde transport de la tête resteront à votre charge.

Et maintenant, signor général, je vousrenouvelle l’avis qui vous a déjà été donné. Ne prenez pas ce queje viens de vous écrire pour une vaine menace ; si vous vousendurcissez dans votre incrédulité, tout s’accomplira à la lettre.Refusez la rançon, et aussi sûr que vous êtes vivant, votre filssera mis à mort. »

« Il Capo

« (Pour lui et ses associés).

« Post-scriptum. – Si vous expédiezl’argent par la poste, adressez-le à signor Jacopi, stradaVolturno, n° 9. Si vous en chargez un messager, ce derniertrouvera notre agent au même lieu.

« Gardez-vous de nous trahir. Cela nevous servirait à rien. »

Telle était la teneur de la singulière épîtreadressée au général Harding.

– Mon Dieu ! mon Dieu ! dit-ilen terminant sa lecture, comme il s’était écrié avant de lacommencer.

Il ne doutait pas de l’authenticité ducontenu. Sur la table, sous ses yeux, gisait l’épouvantable garantde la vérité… encore frais, en apparence… couvert de sang coagulé,tel qu’il était sorti de l’enveloppe où il avait été soigneusementdéposé.

D’une main tremblante, le général toucha untimbre.

– Mon fils Nigel ! dit-il au valetde pied qui répondit à l’appel. Qu’il vienne tout desuite !

Le domestique sortit après avoir observé avecétonnement l’agitation de son maître.

– Mon Dieu ! s’écria encore lemalheureux père… C’est horrible !… qui l’aurait pucroire !… Et c’est vrai… trop vrai !… Mon Dieu !

Et, se penchant sur la table, il dirigea desregards désespérés sur l’objet qu’il n’osait prendre, ni mêmetoucher.

– Vous m’avez appelé, père, dit Nigel enentrant.

– Oui… viens ici – regarde !

– Quoi ?… Cet objet informe ?…Qu’est-ce, mon père ?

– Tu devrais le reconnaître,Nigel !

– Le reconnaître ?… Je reconnais quec’est un morceau de doigt.

– Oui… c’est un morceau de doigt !…Hélas !

– Mais à qui appartenait-il ?…Comment vous est-il parvenu ?

– À qui il appartenait, Nigel ! ditle général d’une voix vibrante d’émotion… Tu devrais lesavoir !… Tu as de bonnes raisons pour t’ensouvenir !

Nigel pâlit en considérant la cicatrice dontla trace se dessinait en blanc sur le sang coagulé. Il sesouvenait… mais il n’en dit rien.

– Maintenant… le reconnais-tu ?demanda son père.

– Pour un doigt humain ?…répondit-il évasivement… Oui ! et après ?…

– Et après !… Et tu ne saurais direà qui il appartenait ?…

– Non, en vérité !… Comment lesaurais-je ?

– Mieux que tout autre. Hélas !c’est le doigt de ton frère !

– De mon frère ! s’écria Nigel,simulant une surprise et une émotion qu’il était incapabled’éprouver.

– Oui… regarde cette cicatrice… Tu te larappelles, au moins !

Pour toute réponse, Nigel donna à saphysionomie une nouvelle expression de surprise et d’émotionsimulées.

– Je n’entends pas t’adresser dereproches, dit le général. C’est un fait qu’il est bon d’oublier etqui n’a aucun rapport avec le malheur qui nous accable. Ce que tuvois là… C’est le doigt du pauvre Henry.

– Comment le savez-vous, mon père ?…Comment…

– Lis ces lettres, elles t’apprendront ceque je n’ai pas la force de te raconter.

Nigel prit la missive du bandit et enparcourut rapidement le contenu, en poussant de temps en temps desexclamations qui pouvaient, indifféremment, passer pour desexpressions de sympathie, d’étonnement ou d’indignation.

Il lut ensuite la seconde lettre.

– Tu vois, dit son père, quand il eutterminé… Tout est vrai… trop vrai… J’avais des doutes en lisant lapremière lettre de Henry… pauvre enfant !… Mais toi, Nigel…toi…

– Qui aurait pu supposer une chosepareille ? Elle me semble encore impossible !

– Impossible ! répéta le général enjetant à son fils un humide regard. Mais vois donc !… Surcette table !… La vérité !… La voilà… ce doigt la montreassez clairement… Pauvre Henry ! Que pense-t-il de son père…de son père… si dur, si inhumain !… Mon Dieu ! oh !mon Dieu !

Et le général, aiguillonné par les remords, seleva et parcourut son cabinet à pas saccadés.

Cette épître semble venir de Rome, dit Nigelen examinant l’enveloppe de la lettre du bandit avec autant desang-froid que si elle avait renfermé une communication du plusmédiocre intérêt.

Certainement, elle vient de Rome, répliqua legénéral, surpris, presque indigné de l’indifférence manifestée parson fils. Ne vois-tu pas le timbre pontifical !… N’as-tu paslu ce qu’elle contient ?… Peut-être crois-tu que c’est encoreun tour de passe-passe ?

– Non, non, mon père, se hâta de répondreNigel comprenant son imprudence… Je songeais seulement à lameilleure réponse à faire.

– Il n’y en a qu’une. La lettre elle-mêmel’indique suffisamment.

– Laquelle, père ?

– Envoyer l’argent. C’est le seul moyende le sauver… Il n’y a pas à hésiter un instant…, d’après ce que cemisérable… Comment se nomme-t-il ?

– Il signe : « Il Capo »…C’est seulement son titre comme chef de la bande.

– D’après ce qu’écrit le brigand, iln’est que trop clair qu’il se rit de toutes les lois, divines ethumaines. Ce pauvre doigt est une preuve irrécusable que rien nesaurait l’empêcher de réaliser ses menaces… rien, sinon le payementde la rançon.

– Cinq mille livres ! murmura Nigel,c’est une grosse somme.

Une grosse somme !… Et si l’on demandaitdix mille livres, devrions-nous hésiter !…. La vie de tonfrère ne les vaut-elle pas ? Hélas ! sa main seule lesvaut !… Mon pauvre Henry !… mon cher enfant !…

– Oh ! ce n’est pas cela que jevoulais dire, père. Mais si nous envoyons la rançon et que cesmisérables refusent de rendre la liberté à mon frère !… On nesaurait prendre trop de précautions avec de pareilles gens.

– Il ne s’agit pas de précautions !Le temps presse ! Nous n’avons que dix jours !… GrandDieu ! si l’envoi de la lettre avait éprouvé un retard… quelledate porte l’estampille ?

– Rome, 12, dit Nigel en examinantl’enveloppe.

– Et nous sommes le 16… Plus que sixjours !… Six jours !… Un exprès peut encore arriver àRome !… Il faut tout préparer !… l’argent !… cen’est pas la difficulté, heureusement !… Mais il faut aller àLondres, chez M. Lawson !… Il peut n’être pas chezlui !… Il n’y a pas un moment à perdre !… Il fautpartir !… Va, Nigel, fais atteler !

Feignant un empressement qu’il était loin deressentir, Nigel s’élança hors du cabinet.

– Où est mon Bradshaw ? se dit legénéral courant à sa bibliothèque et en extrayant le guide bienconnu, dont il feuilleta fiévreusement les pages jusqu’au tableauindicatif des trains du Grand Chemin de fer de l’Ouest.

La voiture, quoique attelée avec une lenteurcalculée, s’arrêtait cependant devant le perron avant que legénéral fût fixé sur l’heure exacte du départ. S’en étant enfinassuré, il jeta le livre de côté, permit à son vieux sommelier dele revêtir d’un costume de voyage convenable, mit dans sonportefeuille l’étrange enveloppe avec son contenu, monta en voitureet partit rapidement pour la plus prochaine station.

Le général avait à peine franchi la grille duchâteau qu’un piéton fit son apparition sur la route macadamiséeconduisant au chemin de fer.

C’était Nigel. Il paraissait, lui aussi, dansun état d’agitation dont la cause, cependant, était bien différentede celle qui animait son père et donnait des ailes aux chevauxgalopant vers le station.

Nigel n’allait pas si loin. En ce moment même,le souvenir du danger dans lequel se trouvait son frère s’étaitcomplètement effacé de son esprit, pour faire place à des penséesd’un caractère beaucoup plus égoïste. Pour tout dire, il sedirigeait vers l’habitation de la veuve Mainwaring, où, par suitede l’interdiction paternelle, il n’avait fait que de rares etclandestines visites.

Chapitre 42Correspondance anonyme.

Après l’atroce cruauté qui l’avait privé d’undoigt, Henry passa, dans sa cellule, deux jours encore de tristeemprisonnement. La grossière nourriture qui lui était servie, lesdures broussailles qui lui servait de couche, la douleur même de samain mutilée, n’étaient rien auprès de ses angoisses morales. Lerefus du général de payer sa rançon le navrait d’autant plus que,son frère, dans sa lettre, avait pris soin de lui présenter cerefus sous les plus sombres couleurs. Il se sentait désormais sansami… sans père.

Une pensée moins égoïste, mais plus effrayanteencore, torturait son esprit… une crainte trop fondée pour le sortde la sœur de son ami. Il ne pouvait se tromper sur le sens desparoles glissées dans son oreille par Corvino, pendant la scèneterrible où il avait ôté, tour à tour, spectateur et acteur ;il pressentait que ce drame sauvage n’était que le prologue defaits plus sauvages encore.

Il ne bougeait pas, pour ainsi dire, de lafenêtre de sa cellule, écoutant fiévreusement et redoutant quequelque bruit insolite vînt lui annoncer la présence de LucettaTorreani.

Prisonnier lui-même, il était incapable, nonseulement de la protéger, mais de lui adresser un simple motd’avertissement. Il aurait volontiers sacrifié un autre doigt, samain tout entière même, pour lui écrire une seule ligne et laprévenir du danger qui la menaçait.

Il se blâmait amèrement de n’avoir pas songé àécrire au syndic en même temps qu’à Luigi et d’avoir ainsi laissééchapper une occasion qui ne pouvait plus se rencontrer, il ne luirestait que l’espoir, bien faible, sans doute, que sa lettre àLuigi arriverait à temps. S’il avait pu s’échapper de sa prison…tout aurait marché au mieux. Il n’avait cessé de penser à uneévasion depuis la première heure de sa captivité, mais sansrésultat ; et s’il n’avait fait aucune tentative, c’étaituniquement parce qu’il en comprenait l’inutilité.

Il avait attentivement examiné la constructionde sa cellule. Les murs étaient épais, faits de pierre et destuc ; le sol était composé de dalles grossières ; lafenêtre était une simple crevasse et la porte assez solide pourrésister aux assauts d’un marteau de forge. En outre, pendant lanuit, un brigand couchait en travers de la porte, et un autremontait la garde au dehors. Un oiseau d’une valeur de trente milleécus était une capture trop précieuse pour qu’on lui laissât lamoindre chance de s’échapper de sa cage.

Ses regards s’étaient souvent portés auplafond, la seule direction par laquelle il lui parût possibled’effectuer sa délivrance, s’il avait été en possession de deuxchoses indispensables, un couteau et un tabouret. De fortespoutres, traversant horizontalement le plafond, supportaient unrevêtement de planches mal équarries, ce qui laissait supposer unétage supérieur. C’était évidemment un grenier, car le bois étaithumide, presque pourri, par suite des infiltrations du toit ;un simple couteau l’aurait très-facilement entamé. Si une évasiondevait s’accomplir, elle n’était praticable que de ce côté.

La deuxième nuit qui suivit la perte de sonpetit doigt, Henry avait cessé complètement d’y songer. Sa mainmutilée enveloppée dans un mauvais chiffon, seul pansement qui luieût été fait, il s’était étendu sur son lit de feuilles sèches,cherchant dans le sommeil l’oubli de ses misères. Il commençaitdéjà à en perdre la conscience, lorsqu’un corps dur vint frapperson front. La douleur, assez vive pour le réveiller subitement, nele fut pas assez pour lui arracher un cri. Il se contenta de sedresser sur son coude, attendant la répétition du choc ou, tout aumoins, son explication. Presque aussitôt, le bruit d’un corps légerintroduit par la fenêtre et tombant sur les dalles vint frapper sonoreille anxieusement tendue.

La cellule, éclairée seulement par la pâlelumière d’une nuit étoilée filtrant à travers l’étroite ouverture,restait dans une complète obscurité, un peu moins dense, toutefois,au-dessous de la fenêtre. Le prisonnier put distinguer un objet deforme oblongue qui, grâce à sa blancheur, se profilait nettementsur le pavé noir. C’était une feuille de papier pliée en forme debillet.

Incapable, pour le moment, de s’assurer sic’était vraiment une lettre, Henry garda le papier dans sa main,attendant, les yeux obstinément fixés sur la fenêtre, un nouveaumessage, une substance ou signe quelconque.

Il resta ainsi immobile et attentif près d’unedemi-heure. Voyant que rien ne venait, il tourna son attention versl’objet qui l’avait réveillé et qui avait dû être lancé par lafenêtre de la même façon que le papier. Ses mains promenéessoigneusement sur le sol y rencontrèrent un couteau, dont la lameétait renfermée dans une gaine de peau de chèvre. Il avait vu desarmes semblables à la ceinture des brigands.

Quel pouvait être l’objet de ce doubleenvoi ? Diverses conjectures se présentèrent à l’esprit duprisonnier, sans qu’aucune le satisfît complètement. Le don d’unpoignard pouvait s’interpréter par un conseil de suicide. Un momentde réflexion prouva au prisonnier que telle ne pouvait êtrel’intention de son correspondant anonyme ; Henry ne setrouvait pas encore réduit à une extrémité telle qu’il dûtnécessairement avoir recours à ce remède héroïque. La lettre, s’ilavait pu la lire, aurait certainement dissipé toutes lesincertitudes ; mais les ténèbres étaient épaisses et le jeuneAnglais attendit le jour avec une impatience bien facile àcomprendre.

Dès que l’aube blanchit le pavé de sa cellule,il se précipita vers la fenêtre et ouvrit le billet. Il était écriten italien ; les caractères en étaient, heureusement, tracésd’une main ferme et magistrale, bien qu’évidemment à la hâte.

« Vous devez effectuer votre évasionpar en haut, disait la lettre, du côté du zénith ; vous n’avezde chance en aucun autre point de l’horizon. Le couteau vousservira à percer le plafond. Faites attention à vous glisser par lederrière de la maison, la sentinelle se trouvant sur le devant. Unefois dehors, dirigez-vous vers la gorge par laquelle vous êtesvenu ; vous devez vous en souvenir… elle se trouve en pleinnord. Si vous craignez de vous égarer, regardez l’étoile polaire. Àl’entrée de la gorge est établi un poste. Vous l’éviterez aisément.Sinon, vous avez votre couteau ; mais avec un peu deprécaution vous pourrez vous dispenser d’en faire usage. Lasurveillance du poste n’a pas à s’exercer très-soigneusement lanuit ; son seul devoir est de veiller aux signaux qui peuventêtre faits d’en bas. Il n’est pas, d’ailleurs, placé dans la gorgemême, mais sur le faîte de l’une des parois. Il vous serafacile de traverser la gorge en rampant sans éveiller l’attention.Au pied de la montagne, c’est différent. On n’y place unesentinelle que pendant la nuit ; le jour, elle serait inutile,les abords de la passe étant visibles d’en haut, de sorte que toutce qui en approche peut être immédiatement signalé. L’homme serasur ses gardes ; il sait que si on le trouvait endormi ilserait puni de mort. Vous le trouverez caché sous la verge duravin. Vous ne pourriez passer sans qu’il vous voit et vous seriezobligé de jouer du couteau. Faites mieux. Cachez-vous dans le ravinet restez-y jusqu’au matin. Dès le point du jour, la sentinellecessera une faction qui n’est plus désormais nécessaire et rentreraau camp. Attendez qu’elle vous ait dépassé, qu’elle soit sortie dela gorge, plus longtemps même, si vous voulez, et alors partez devotre pied le plus léger, car vous serez certainement poursuivi.Dirigez-vous vers la maison où vous vous êtes arrêté en arrivantici. Sauvez votre tête ! Sauvez LucettaTorreani ! »

L’étonnement causé au jeune homme par cetteétrange épître l’empêcha, tout d’abord, d’en remarquer lepost-scriptum, qui était conçu en ces termes :

« Si vous voulez aussi sauverl’écrivain, avalez ce billet aussitôt que vous l’aurezlu. »

Après avoir parcouru une seconde fois lalettre, afin de bien graver dans sa mémoire les instructionsqu’elle contenait, Henry obéit littéralement au post-scriptum.Aussi le geôlier, en lui apportant son déjeuner habituel demacaroni bouilli, n’aperçut-il aucun morceau de papier susceptibled’éveiller ses soupçons.

Chapitre 43Évasion.

Dès qu’il fut seul, le prisonnier réfléchit auplan d’évasion qui lui avait été si inopinément proposé.

Il chercha, tout d’abord, quel pouvait être lecorrespondant anonyme. C’était évidemment une personneintelligente ; l’écriture le prouvait et, plus encore, larédaction. Les instructions données étaient si subtilement conçues,si clairement déduites, qu’elles devaient être parfaitementcomprises par celui à qui elles s’adressaient.

La pensée lui vint que ce pouvait être uncomplot de Corvino, une ruse destinée à fournir au chef l’occasionde capturer de nouveau son prisonnier ou de le surprendre dans unetentative d’évasion, Mais à quoi bon ? Le capitaine avait-ilbesoin d’une excuse pour l’assassiner ? N’avait-il pas, aucontraire, de bonnes raisons pour lui conserver la vie, au moinsjusqu’à ce qu’il eût reçu une réponse définitive relativement à larançon ? Un second refus était une condamnation à mort. Lecaptif le savait ; la pauvre Popetta lui avait, d’ailleurs,donné l’assurance que la menace de son mari serait infailliblementexécutée.

Ce n’était donc pas Corvino qui lui avaitprocuré les moyens de fuir. Qui donc alors ? soncompatriote ? Certainement non. Le renégat s’était montré sonplus cruel ennemi, le plus ardent à l’injurier et à le persécuter.De tous les brigands qui composaient la bande, la pensée de Henryne pouvait s’arrêter que sur Tomasso, le seul qui lui eût témoignéun semblant de sympathie. Mais pendant les deux jours qu’il l’avaitservi, il agissait d’après l’ordre ou les sollicitations de lasignora.

Popetta était morte, son influence sur lebandit n’existait plus ; et quel intérêt personnel Tomassopouvait-il porter au prisonnier ?

Cet homme se distinguait, il est vrai, de sesassociés. Moins brutal, il semblait avoir vu de meilleurs jours etn’être pas tombé si bas au-dessous du niveau normal de l’humanité.Henry en avait pu juger d’après les rapports qu’il avait eus aveclui, et la conversation qu’il avait entendue sous sa fenêtre ausujet de Lucetta Torreani. Mais pourquoi Tomasso serait-il venu àson aide, au risque de sa vie ? Le bandit, quel qu’il fût, quiaurait favorisé son évasion, eût été certain d’être mis à mort, etavec un raffinement de cruauté. Quel intérêt Tomasso avait-il às’exposer ainsi ? Comment, lui, Henry Harding, s’était-ilattiré la sympathie de ce brigand ?

Les derniers mots de la lettre lui revinrenten mémoire : « Sauvez Lucetta Torreani ! »

Devait-il y chercher l’explication de laconduite de Tomasso et de la lettre qui lui avait été écrite ?Dans tous les cas, l’allusion était de nature à stimuler leprisonnier. La pensée du danger qui menaçait Lucetta n’était jamaissortie de son esprit ; et dès que l’association des idées eûtamené Henry à s’en souvenir, il abandonna le domaine de l’hypothèsepour ne s’occuper que du moyen de mettre à exécution le plan quilui avait été communiqué d’une façon aussi mystérieuse.

Il ne pouvait agir avant la nuit, toutetentative de sa part devant être immédiatement découverte par songeôlier, au moment où il lui apporterait son repas du soir. Ilemploya la journée à faire de sa cellule une revue scrupuleuse. Ilexamina surtout le plafond dont le bois lui parut dans unecondition de vétusté favorable au jeu du couteau. Mais ce plafond,il ne pouvait l’atteindre. Il étendit son bras dans toute salongueur. Un intervalle d’au moins un pied l’en séparaitencore !…

Il parcourut sa cellule d’un regard désespéré…Rien pour se hausser… ni tabouret, ni pierre !…

Les instructions qu’on lui avait donnéesétaient donc inutiles !… L’auteur de la lettre n’avait passongé au point le plus essentiel !… L’exécution du plandevenait impossible et le captif songea un moment àl’abandonner.

La nécessité est mère de l’industrie. C’étaitle cas ou jamais, pour le prisonnier, de mettre ce proverbe enaction. En examinant de nouveau sa cellule, ses regards tombèrentsur la litière de feuilles de bruyère qui lui servait de couche. Ilpensa qu’en les réunissant en tas il obtiendrait le point d’appuiqui lui manquait. Il calcula mentalement la quantité des feuilleset la hauteur probable de l’amoncellement. Il n’en fit pasimmédiatement l’expérience, de peur d’éveiller l’attention de sesgardiens. Le travail, d’ailleurs, était des plus faciles et pouvaitse remettre au dernier moment. Il attendit donc jusque-là.

Aussitôt que son morose gardien l’eût quittésans même lui adresser le banal buona notte, il réunit lesfeuilles de bruyère et les empila les unes sur les autres sur leplancher, en les tassant le plus possible, de façon à en former unmonticule solide d’une certaine élévation. Il avait également prisla précaution de placer cette espèce de tabouret au-dessous de lapartie du plafond qui lui parut la plus facilement attaquable.

Il y monta ensuite, le couteau en main. Ilatteignit le plafond tout juste, mais cela lui parut suffisant etil commença son œuvre.

Selon ses prévisions, le bois, à moitié pourripar l’humidité, se laissa très-facilement entamer par la lame,heureusement très-effilée.

Mais au bout d’un temps assez court, il sentitson piédestal s’affaisser graduellement sous lui, et avant qu’ileût accompli la dixième partie de sa tâche, il ne se trouvait plusà la hauteur nécessaire.

Il descendit, rétablit le monticule etrecommença à tailler, en s’efforçant de faire le moins de bruitpossible, car il savait qu’il se trouvait une sentinelle, à l’ouiefine, dans l’antichambre, et une autre postée près de la fenêtre desa cellule.

Pour la seconde fois, le monticule s’affaissa.Le prisonnier eut alors l’idée, pour le consolider, de le couronnerde son habit fortement roulé. Il obtint ainsi un appui solide quilui permit de terminer la section d’une trappe assez large pour luilivrer passage.

Jusque-là, les clameurs des brigands, quifestinaient encore au-dehors, avaient favorisé son travail etdistrait l’attention des sentinelles.

Mais vers minuit tout bruit cessa. Il étaittemps de poursuivre sa tentative si heureusement commencée. Aprèsavoir remis son habit, il saisit une des solives, s’enleva à laforce des poignets et parvint, non sans peine, à se hisser parl’ouverture qu’il avait pratiquée.

Comme il s’y attendait, il se trouva dans unesorte de grenier et se mit aussitôt à la recherche d’une sortie.D’abord il n’en trouva aucune. Sa tête ayant par hasard touché letoit, il reconnut que c’était un chaume de paille ou de jonc, et ils’ingéniait à découvrir un moyen de passer au travers, lorsqu’ilaperçut sur le plancher un pâle rayon de lumière.

Cette lueur pénétrait par une sorte de lucarnesans vitre, mais que pouvait clore du dehors un mauvais volet alorsrabattu. Il y passa la tête avec circonspection et reconnut que lafenêtre s’ouvrait sur le derrière de la maison. En face, le vide.Aucune lucarne indiquant une habitation ; rien, en un mot,annonçant la présence d’êtres humains.

Il voyait, à une petite distance, quelquesarbres groupés en massif, et d’autres échelonnés sur les flancs dela montagne. S’il pouvait parvenir à gagner ce couvert sans donnerl’éveil aux doux brigands qui gardaient sa cellule, son évasionserait en bonne voie d’exécution, au moins en ce qui concernait laligne principale des sentinelles. Quant à celles postées dans lapasse, c’était une entreprise d’un ordre différent et dont ils’occuperait en temps et lieu. Il fallait, avant tout, songer auprésent. Se glisser par la lucarne et se laisser choir au dehors,telles furent les idées qui se présentaient tout naturellement àson esprit.

La nuit était noire, bien que le ciel parutétoilé. Une obscurité profonde remplissait le cratère éteint. Henryn’apercevait pas le sol ; mais, à en juger par la hauteur desa cellule, il ne devait pas en être bien éloigné, à moins,toutefois, que la maison ne fût construite sur l’arête d’unescarpement. À cette pensée, il hésita et, repassant sa tête àtravers la lucarne, il essaya de percer les ténèbres. Le solrestait toujours invisible ; une plus longue attente nepouvait que compromettre le succès de son évasion. Il rentra satête, se glissa à reculons par la petite fenêtre et laissa coulerses jambes le long du mur. Une barre de bois était placée entravers de la lucarne ; il la saisit des deux mains et sebalança dans le vide. Mais la barre traîtresse se rompit sous sonpoids et il tomba rudement sur le côté.

Étourdi par sa chute, il resta un instantcouché au fond de ce qui lui parut être une sorte de fossé ou detranchée. Cette immobilité momentanée le sauva. Le bruit produitpar le bris de la barre avait frappé l’oreille des sentinelles,qui, tournant rapidement la maison, vinrent reconnaître la cause dece craquement.

– Je suis certain d’avoir entendu quelquechose, dit l’un des brigands.

– Bah ! tu t’es trompé, réponditl’autre.

– J’en jurerais, pourtant… un bruit commeun coup de bâton ou la chute d’une brassée de fagots.

– Oh ! n’est-ce que cela ?… Ehbien ! en voilà la cause… le volet que le vent agite et poussecontre le mur.

– Ah ! c’est vrai !… Au diablecette planche pourrie !… À quoi sert-elle ?

Et le brigand convaincu retourna à son poste,sur le devant, suivi de son moins soupçonneux camarade.

Avant que les brigands eussent repris leursfactions respectives, le prisonnier était sorti de son excavationet rampait silencieusement vers le couvert qu’il atteignit sansencombre.

Chapitre 44Un comte en garnison.

Quinze jours s’étaient écoulés depuis que lessoldats du pape avaient établi leurs quartiers dans le village deVal-d’Orno.

Le soleil venait de se plonger majestueusementdans les eaux de la mer Tyrrhénienne et les habitants s’étaient,pour la plupart, calfeutrés chez eux. Ils se souciaient peu derencontrer, la nuit, dans les rues, leurs hôtes militaires, de peurque, confondus avec des ennemis, on ne vidât lestement leurs pochesdu peu d’argent qu’ils avaient gagné pendant le jour.

À la même heure, le commandant de cedétachement soi-disant protecteur, assis dans le salon du syndic,en compagnie du père et de la fille, déployait en l’honneur decette dernière toutes les grâces de sa personne et son phébus leplus alambiqué.

Après avoir effleuré divers sujets, laconversation tomba sur les brigands, thème des plus palpitants,comme on peut le supposer, pour les habitants de Val-d’Orno.

À cette occasion, elle eut spécialement pourobjet l’Inglese captif, dont le capitaine avaitnaturellement entendu parler, puisqu’il avait été officiellementinformé de tous les détails relatifs à sa présence dans levillage.

– Povero ! dit Lucettapresque à mi-voix, je voudrais bien savoir ce qu’il est devenu.Penses-tu, papa, qu’ils lui aient rendu la liberté ?

– J’en doute fort, mon enfant. Ils ne lerelâcheront qu’après avoir touché sa rançon.

– Et combien crois-tu qu’ilsdemandent ?

– Vous me feriez croire, signorina, ditle capitaine-comte, que vous auriez idée de la payer vous-même.

– Oh ! très-volontiers, si je lepouvais.

– Vous semblez porter à cetInglese un profond intérêt. Uno povero pittore.Ces derniers mots furent prononcés d’un ton de sarcastiquemépris.

– Uno povero pittore !s’écria la jeune fille avec un regard indigné. Sachez, signor comteGuardioli, que mon frère est uno povero pittore, et aussifier de l’être que je le suis, moi, sa sœur !

– Mille pardons, signorina, j’ignoraisque votre frère fût un artiste. Je ne parlais que de ce pauvrediable d’Inglese qui, après tout, pourrait être, non pasun peintre, mais un espion de ce monstre de Mazzini. D’après lesdernières nouvelles, cet abominable imposteur est arrivé àGênes ; et comme il vient directement d’Angleterre, cetindividu n’est probablement qu’un poisson-pilote… chargé d’éclairerla voie du requin. Peut-être est-ce fort heureux pour lui d’avoirété enlevé par les brigands. S’il tombait entre mes mains et que jedécouvrisse en lui un espion, je n’attendrais pas lariscatta pour lui passer autour du cou une belle cravatede chanvre.

L’indignation qui gonflait le cœur de Lucettase manifesta par la pâleur de ses joues et le double éclair de sesyeux. Avant qu’elle eût eu le temps de répondre, on frappadiscrètement à la porte du salon.

– Entrez ! s’écria le capitaine quien était venu à considérer la demeure de son hôte comme la siennepropre.

La porte s’ouvrit et le sergent d’ordonnancede la troupe se présenta sur le seuil en faisant le salutmilitaire.

– Qu’y a-t-il ? demandal’officier.

– Un prisonnier, répliqua la sergent, enportant de nouveau la main à son shako.

– Un des bandits ?

– Non, capitaine, au contraire, c’est unindividu qui prétend avoir été leur prisonnier et s’être échappé deleurs mains.

– À quoi rassemble-t-il ?

– C’est un jeune homme vêtu en citadin.Un Inglese, je crois, bien qu’il parle italien aussi bienque moi.

Le syndic se leva de sa chaise. Lucettas’était déjà élancée de la sienne, avec une exclamation de joie, enentendant le mot Inglese.

Le captif évadé ne pouvait être autre quecelui dont on venait de parler et auquel elle pensait depuislongtemps.

– Signor Torreani, dit le capitaine en setournant vers son hôte, et avec un accent qui prouvait que lui,aussi, était enchanté de la nouvelle, ce serait abuser de votrehospitalité que de vous rendre témoin de l’accomplissement de mondevoir. Permettez-moi de vous quitter et d’aller examiner lacapture que viennent de faire mes hommes.

– Ne vous dérangez pas, signor capitaine,dit le syndic. Vous êtes libre de faire amener ici leprisonnier.

– Oh ! oui, ajouta Lucetta… qu’ilvienne ! – Je me retirerai, si ma présence vous gêne.

– Certainement non, signorina, à moinsque vous ne le désiriez vous-même. Ce garçon, si je ne me trompe,est le povero pittore auquel vous portez tant d’intérêt.Faut-il donner l’ordre de le faire monter ?

Guardioli le désirait évidemment ;Lucetta aussi, mais pour un autre motif. Le capitaine voulait fairemontre de sa puissance discrétionnaire en présence du pauvre jeunehomme, dégradé par une double captivité ; la jeune filleobéissait à cet instinct de protection inné au cœur des femmes, enmême temps qu’à une partialité qu’elle aurait eu bien de la peine às’expliquer à elle-même.

De ces sentiments géminés il résulta quebientôt après le sergent revint amenant le prisonnier.

C’était Henry Harding.

Le jeune Anglais sembla moins surpris de lacompagnie devant laquelle il comparaissait que du caractère même deson introduction. À peine échappé des mains des bandits, il necomprenait pas qu’il fût encore prisonnier. Il n’en pouvait doutercependant ; les soldats, sourds à ses protestations, avaientpris soin de l’en convaincre par la brutalité de leurs manières. Ilvit qu’il se trouvait actuellement en présence de leur commandant.Peut-être cette entrevue devait-elle avoir pour conséquence sonélargissement.

Abstraction faite du capitaine, un seul coupd’œil lui suffit pour reconnaître ceux devant lesquels il setrouvait. La physionomie du syndic, qu’il avait aperçu entraversant le village avec les brigands, était restée gravée danssa mémoire ; mais plus encore celle de la fille dumagistrat.

Lucetta se souvenait aussi du captif. Sa têtenue (car il n’avait pas de chapeau), ses cheveux bruns relevés surles tempes, permettaient à la jeune fille de retrouver, en dépit dudélabrement des vêtements, les beaux traits et les formes virilesqui, à la première vue, avaient fait sur son esprit une si étrangeimpression. Dans ses haillons, Henry paraissait plus fier quejamais, et sa physionomie, enflammée par une noble indignation, luidonnait l’apparence d’un jeune lion s’irritant des obstaclesnouveaux qu’on lui donne à surmonter. Il n’était pas garrotté, maisil n’était pas libre – au moment même où il aurait voulu se montrerdans toute l’indépendance de sa nature en présence d’amis.

Il savait que l’homme revêtu d’habits civilsétait le père de son ami Luigi, que la jeune fille était sa sœur…cette « petite Lucetta, » si bien développée, à cetteheure, qu’elle était devenue femme dans toute l’acception dumot.

Naturellement, ni l’un ni l’autre ne leconnaissaient, lui, que pour l’avoir vu passer sous l’escorte desbandits. Il sentait qu’il n’était pas temps encore de déclarer sapersonnalité ; et pourtant le regard que lui avait lancéLucetta, au moment de son entrée dans le salon, lui disaitclairement que la muette sympathie manifestée au captif de Corvinosubsistait encore dans toute sa plénitude.

Chapitre 45L’interrogatoire.

Quelque rapide et voilé que fût le coup d’œiléchangé entre Henry Harding et la fille du syndic, le capitaineGuardioli l’avait intercepté.

Mis sur ses gardes par le précédent entretien,il le guettait au passage ; cette preuve d’entente entre lesdeux jeunes gens exaspéra la fanfaronnade qui faisait le fonds deson caractère et que l’autorité dont il était temporairementinvesti lui permettait de déployer à son gré.

– Oh vous êtes-vous emparé de cepersonnage en haillons ? demanda-t-il au sergent, en désignantdédaigneusement du regard le prisonnier.

– Nous l’avons découvert tandis qu’il seglissait furtivement dans ce village.

– Furtivement ! s’écria le jeuneAnglais, en fixant le sergent de façon à lui faire baisser lesyeux… Et mes haillons, continua-t-il en s’adressant à l’officier,ne font pas votre éloge, vous devriez au moins avoir la pudeur dene pas me les reprocher. Si vous aviez mieux fait votre devoir,vous et votre vaillante troupe, mes vêtements ne seraientprobablement pas dans l’état où vous les voyez.

– Pss ! Pss ! sifflal’officier. Vous avez la langue trop bien affilée, signor.Contentez-vous de répondre quand je vous interrogerai.

– J’ai le droit de parler le premier…Pourquoi suis-je prisonnier ici ?

– C’est ce qui reste à examiner.Avez-vous un passeport ?

– Singulière question à adresser à unhomme qui vient à peine de s’échapper des griffes desbrigands !.

– Comment pouvons-nous lesavoir ?

– Ma situation présente, dit le jeunehomme et, ajouta-t-il en jetant un regard railleur sur sa proprepersonne, mon extérieur sont, il me semble, d’irrécusables preuvesde la vérité de mes assertions. Cela ne vous suffit-il pas ?…Alors, je ferai appel à la signorina que, si je ne me trompe, j’aieu l’honneur de voir déjà ; elle se rappellera, sans doute, leprisonnier qui a eu le malheur de lui offrir, pendant quelquesheures, le mélancolique spectacle qu’elle a pu voir de sonbalcon.

– Certainement !certainement !… Oui, papa, c’est bien le même.

– Je l’affirme également, capitaineGuardioli : il a été amené puis emmené par Corvino. C’est lepeintre Inglese dont nous parlions tout à l’heure.

– Possible, répliqua Guardioli avec unincrédule sourire. Anglais, peintre et prisonnier des bandits,c’est tout un. Mais le signor peut jouer un autre rôle qu’il ne sesoucie pas de déclarer.

– Quel autre rôle ? demandaHenry.

– Una spia.

– Espion ! répéta le prisonnier.Pour qui… et pourquoi ?

– Ah ! c’est ce qu’il faut savoir,reprit ironiquement Guardioli, et je m’en charge. Allons !avouez la vérité ! Votre franchise vous vaudra un traitementmoins sévère, outre qu’elle pourra abréger votreemprisonnement.

– Mon emprisonnement !… De queldroit, monsieur, me parlez-vous d’emprisonnement ? Je suissujet britannique – vous, à ce que je suppose, vous êtes officierdans l’armée du pape, et non pas capitaine de bandits… Prenezgarde ! Vous risquez beaucoup à me maltraiter !

– Quoi qu’il puisse m’en coûter, signor,vous êtes mon prisonnier, et vous resterez prisonnier jusqu’à ceque j’aie découvert le motif qui vous a amené dans ces parages.Votre récit est suspect. Vous vous êtes fait passer pourpeintre ?

– Et j’en suis un, en effet, bien quedans le sens le plus humble du mot… Mais qu’importe ?

– Il importe beaucoup. Pourquoi vous,pauvre peintre, vaguez-vous dans ces montagnes ? Si vous êtesun artiste anglais, comme vous le prétendez, vous êtes venu à Romepour peindre des ruines et des sculptures et non des arbres et desrochers ? Dans quel but êtes-vous ici ? Répondez,signor.

Le jeune homme hésita. Devait-il dire toute lavérité ? Était-ce bien le moment ?

Et pourquoi non ? Il se trouvait dans uneimpasse dont il devait sortir plus facilement que du repaire desbandits.

Qui l’obligeait à prolonger volontairement leterme de sa seconde captivité, car le capitaine semblaitparfaitement résolu à ne pas le relâcher. Un mot suffirait poureffectuer sa délivrance, à ce qu’il supposait du moins. Pourquoi nele prononcerait-il pas, ce mot ?

Après quelques instants de réflexion, il sedécida à parler.

– Signor capitaine, dit-il, si, pourl’accomplissement de votre devoir, vous avez absolument besoin desavoir pourquoi je suis ici, je vais vous en informer. Peut-être maréponse causera-t-elle une légère surprise au signor FranciscoTorreani et aussi à la signorina Lucetta.

– Eh quoi ! signorInglese ! s’écrièrent en même temps le syndic et safille. Vous connaissez nos noms !

– Oui.

– Et qui vous les a appris ? demandale père.

– Votre fils, signor Torreani.

– Mon fils ! Il est à Londres.

– C’est précisément dans cette ville que,pour la première fois, j’ai entendu prononcer les noms de FranciscoTorreani et de sa fille, la signorina Lucetta.

– Vous connaissez donc Luigi ?

– Aussi bien que peut le connaître unhomme qui, pendant un an, a vécu chaque jour avec lui… qui apartagé sa chambre et son atelier… qui…

– A sauvé sa bourse… et probablement savie, interrompit le syndic, en marchant vers l’artiste et luitendant la main. Si je ne fais pas erreur, vous êtes le jeunegentleman qui l’a arraché aux mains des voleurs… des assassins…C’est vous dont Luigi nous a si souvent parlé dans ses lettres,n’est-ce pas, signor ?

– Oh, oui ! s’écria Lucetta,s’approchant à son tour et considérant l’étranger avec un intérêtde plus en plus intense. Je suis sûre que c’est vrai, papa. Vousressemblez tellement au portrait que Luigi nous a fait devous !

– Merci, signorina ! répondit lejeune artiste en souriant. J’ose croire que vous voudrez bienexcepter de la ressemblance… le vêtement. Quant à mon identité,signor Torreani, j’aurais pu mieux l’établir, sans mon bienveillantami Corvino, qui, non content de me dépouiller du peu d’argent queje possédais, m’a enlevé la lettre d’introduction de votre fils. Jecomptais vous la présenter en personne : les circonstances quevous connaissez m’en ont empêché.

– Mais pourquoi ne pas vous être faitreconnaître quand vous êtes passé par ici ?

– Je ne savais pas alors qui vous étiez…j’ignorais le nom de la localité où m’avaient conduit les brigands,et je ne pouvais deviner, sans son syndic, le père de LuigiTorreani, non plus que, dans la jeune fille que je voyais sur lebalcon, la sœur chérie de mon ami.

À ces derniers mots, articulés d’une voixpénétrante, les joues de Lucetta se couvrirent d’une teinte rosée,probablement produite par quelque souvenir de la scène dubalcon.

– Quel malheur ! dit le syndic, queje n’aie pas su cela tout d’abord. J’aurais fait des démarches pourobtenir votre liberté.

– Mille grâces, signor Torreani !Mais cela vous aurait coûté cher… quelque chose comme trente milleécus.

– Trente mille écus ! s’écrièrentles assistants d’une seule voix.

– Vous vous estimez bien haut, signorpeintre ! dit ironiquement l’officier.

– C’est le chiffre exact de la sommedemandée par Corvino.

– Il vous aura pris pour quelqueMilord, je suppose, et vous aura relâché après avoirreconnu son erreur.

– Oui, et après m’avoir pris un doigt…pour seule rançon, sans doute, dit le fugitif d’un ton dégagé enmettant sa main sous les yeux de ses interlocuteurs.

Lucetta poussa un cri d’horreur, tandis queson père examinait d’un air attendri la main mutilée.

– Oui, dit le syndic, voilà véritablementune preuve irrécusable. Je n’aurais pu vous être d’une bien grandeutilité… Mais dites-nous, signor ? Comment avez-vous échappé àces misérables ?

– Il sera assez temps demain, interrompitGuardioli que dépitait la sympathie témoignée à l’étranger.Sergent, continua-t-il en s’adressant à son subordonné, cetteentrevue a trop duré et sans aucun résultat. Emmenez le prisonnieret enfermez-le dans le corps de garde. Je l’interrogerai plusminutieusement dans la matinée.

– Encore prisonnier ! pensèrent lesyndic et sa fille.

– Permettez-moi, dit l’Anglais ens’adressant à l’officier, de vous rappeler que vous assumez unegrave responsabilité. Votre maître, le pape, ne sera pas lui-mêmecapable de vous éviter le châtiment qui suivra certainement unoutrage semblable fait à un sujet britannique.

– Et votre patron, Giuseppe Mazzini, nevous évitera pas la peine réservée aux espions républicains, signorInglese.… Mazzini !… Espion républicain !… Maisvous divaguez, monsieur !

– Allons, Excellence ! dit le syndicd’un ton conciliant. Vous vous trompez sur le compte de ce jeunehomme. Un espion, lui !… C’est un honnête galantuomoanglais… l’ami de mon fils Luigi. Je me fais sa caution.

– Impossible, signor syndic Je doisremplir mon devoir… Sergent, faites le vôtre. Conduisez leprisonnier au corps de garde et ramenez-le-moi demain matin.

Il fallait obéir. D’autres soldats se tenaientderrière la porte et toute résistance eut été inutile. Henry n’enfit aucune ; il se soumit, non sans avoir échangé avec Lucettaun regard qui le consola de cette nouvelle humiliation, et avoirlancé à Guardioli un coup d’œil qui mit le noble comte mal à sonaise pour tout le restant de la soirée.

Chapitre 46Explications.

Le lendemain matin, le capitaine Guardioli setrouva forcé de baisser le ton et de faire trêve à son arrogance.Après un long interrogatoire, il dut non seulement renoncer àl’espoir de trouver un espion dans son prisonnier, mais encorereconnaître la véracité de ses assertions.

Les habitants de la localité pouvaienttémoigner de l’avoir vu entre les mains des bandits. Par le fait,personne n’en doutait ; sa nationalité même était une preuvede plus en sa faveur.

Quel intérêt pouvait avoir un Anglais à semêler des affaires politiques du pays ?

Le commandant comprit que détenir l’artiste,ce serait se compromettre lui-même. Il était trop intelligent pourne pas apprécier la puissance du gouvernement anglais, même en cequi concernait l’Italie. Aussi crut-il prudent de rendre la libertéà l’artiste, déduisant son égoïste prévoyance sous les couleursd’une respectueuse condescendance aux vœux et aux sollicitations dusyndic.

Henry Harding se trouvait encore une foislibre.

Ce ne fut pas sans un profond déplaisir queGuardioli le vit s’établir chez le syndic. Malheureusement, iln’aurait pu s’y opposer qu’au moyen d’un acte d’autorité arbitrairedont on lui aurait certainement demandé compte, et il dut dévorerson dépit avec toute la philosophie qu’il était susceptibled’appeler à son aide.

Il se trouvait par hasard, chez le syndic, unhabillement complet laissé par Luigi, lors de son départ pourl’Angleterre, parce qu’il était d’une coupe trop fantaisiste pourconvenir aux rues de Londres. Pour les montagnes de la Romagne,c’était bien différent… Il s’adaptait parfaitement, d’ailleurs, àla taille du jeune Anglais.

Le signor Torreani insista pour le lui faireaccepter. Henry ne pouvait décemment refuser, vu l’état dedélabrement de son propre attirail et le respect qu’il devait à sonhôte.

Aussi, une heure à peine après sonélargissement, parut-il revêtu de la veste de velours, de laculotte à boutons et des guêtres classiques, portant crânement surl’oreille un feutre calabrais emplumé… en un mot, un véritablebrigand, abstraction faite de la physionomie.

Lucetta sourit en le voyant dans ce nouveaucostume qui relevait admirablement sa bonne mine, et lui rappelaitson frère Luigi.

Henry dut alors raconter son odyssée, depuisle moment de sa capture par les bandits jusqu’à son retour auVal-d’Orno. Naturellement il supprima, dans ce récit, les détailsqui auraient pu froisser les chastes oreilles de la jeunefille.

Il dut particulièrement insister sur lamanière dont s’était effectuée son évasion.

Il passa sous silence certains points traitésdans la lettre qu’il avait avalée, comptant les faire connaîtreplus tard au syndic, eu même temps que le motif spécial qui luiavait inspiré un si vif désir de liberté.

Ses auditeurs (car le syndic assistait à cetentretien) redoublèrent d’attention quand il parla de l’aidemystérieuse qu’il avait reçue. Qui lui avait fourni lecouteau ? Qui pouvait avoir écrit la lettre ? Pour lemoment, il ne les aida en rien dans leurs conjectures et neprononça pas le nom de Tomasso ; ces explications, il lesréservait pour le seul Torreani.

Il se contenta de raconter le percement duplafond, sa chute du toit, l’alarme prise par la sentinelle. Il ditcomment il avait réussi à esquiver la première vedette, stationnéeau faite de la gorge, en rampant sur ses mains et sur ses genoux.En arrivant auprès de la seconde, il comprit qu’il ne pourrait userdu même procédé ; le couteau à la main, il avait hésité, uninstant, à jouer sa vie contre celle du brigand. Répugnant à verserle sang, il s’était caché au milieu des buissons et avait attendule jour. À l’aube, la seconde sentinelle remonta la gorge etseulement alors il s’était remis en marche. Par bonheur, à cetteheure matinale, un rideau de vapeur couvrait la vallée etfavorisait sa fuite, en le dérobant à tous les regards. Il ignoraits’il avait été poursuivi… il avait dû l’être, mais pasimmédiatement. Son absence n’avait dû être constatée qu’à une heureassez avancée et alors il était déjà loin. Heureusement, le cheminqu’il avait suivi pour arriver au repaire des bandits était restégravé dans sa mémoire ; aussi put-il faire la plus grandediligence, animé à la fois par le péril de sa propre situation etpar le danger menaçant ceux-là mêmes qui écoutaient le récit de sonépopée. Il atteignit le village à la tombée de la nuit et seulementpour être de nouveau fait prisonnier.

Henry s’arrêta là, se gardant bien d’ajouterqu’il se sentait enlacer dans des chaînes bien plus solides encore,quoique moins pénibles à porter.

La conversation tomba ensuite sur Luigi… et cefut désormais un dialogue à deux personnages, le syndic étant sortipour affaires dans le village.

Il est inutile de dire que Lucetta adoraitLuigi, son frère unique.

Se portait-il bien ? Se plaisait-il enAngleterre ? Réussissait-il dans sa profession ?

Ces questions et une foule d’autres de mêmenature furent rapidement posées. Henry y répondit avec autant devivacité. Il lui fallut ensuite raconter par le menu l’épisode quiavait amené la raison des deux jeunes gens et donner des détailssur leur vie en commun. Lucetta demanda ce que Luigi pensait desblanches et blondes Anglaises si différentes des brunes filles del’Italie. Elle fit, en, passant, allusion à une jeune Romaine,parente des Torreani, à qui Luigi devait rester fidèle, ets’informa si le signor, qui s’était avoué protestant, croyait qu’ily eût péché dans le mariage entre gens de sa communion et ceux dela sainte Église.

Ces sujets et bien d’autres, moinsintéressants peut-être, furent effleurés dans ce tête-à-tête, lajeune fille questionnant et répondant avec une innocente naïvetéqui ravissait son interlocuteur.

Henry se trouvait si bien sous le charme que,dès le lendemain de son introduction sous le toit hospitalier dusyndic, il pensait au comté deBuckingham et à Belle Mainwaring,sans une ombre de regret. De là à oublier tout à fait, il n’y avaitqu’un pas.

Le soir du même jour, le jeune Anglais fit ausyndic la confidence réservée pour ses seules oreilles. Il débutapar lui dire ce qu’il avait appris des desseins de Corvino surLucetta et de quelle façon il en avait eu connaissance. Il luiparla ensuite de la lettre qu’il avait écrite à Luigi pour hâterson retour en Italie.

Torreani ne cacha pas le chagrin que luicausait la première partie de cette communication. Mais il ne s’enmontra que médiocrement étonné.

Comme on le sait, il avait déjà été prévenupar une autre voie. Mais la lettre adressée à son fils, dans descirconstances aussi critiques, le remplit de surprise et dereconnaissance, et il ne put s’empêcher de prendre dans ses bras lejeune Anglais et de le presser sur son cœur.

Cet entretien éclairait, selon touteprobabilité, au moins, un point que Henry avait, jusque-là, trouvéfort obscur.

Il n’avait cessé de se creuser la tête pourdécouvrir quel était son mystérieux protecteur.

À la mention du nom de Tomasso, le syndictressaillit comme si la lumière se faisait dans son esprit. QuandHenry lui eut donné le signalement du personnage, il ne douta plus.Tomasso était un ancien fermier de Torreani, qui, après avoir servidans l’armée pontificale, s’était laissé glisser sur une pentecriminelle. Jeté dans un cachot, il s’en était évadé et avait fini,sans aucun doute, par chercher un asile dans la montagne, parmi lesbrigands. Le souvenir vivace de quelques services rendus par lesyndic avait dicté sa conduite. Cette présomption ne manquait pasd’une certaine logique ; elle satisfit à la fois le jeuneAnglais et son hôte.

Ce dernier, parfaitement édifié désormais surle danger qui menaçait sa fille, reconnut la nécessité de prendrades mesures pour le détourner.

Il avait déjà pris la résolution de quitterVal-d’Orno et d’emporter avec lui ses pénates. Ce jour-là même, ilavait conclu la vente de ses propriétés et se trouvait libre de semettre en quête d’une nouvelle résidence.

En tout cas, la crise n’était pas imminente.Les soldats pontificaux devaient occuper quelque temps encore leVal-d’Orno. Le syndic pouvait donc rester à son poste et attendreson fils, qui arriverait certainement dans un jour ou deux, ensupposant que le courrier n’eût éprouvé aucun retard.

L’annonce du prochain retour de son frèreplongea Lucetta dans une stupéfaction profonde. Comment son père enavait-il été informé ? Il n’était arrivé aucune lettre deLondres, aucun message de Rome. Ce mystère, pour d’excellentesraisons, ne fut pas dévoilé à la jeune fille, qui, du reste,n’insista pas outre mesure pour en obtenir l’éclaircissement.

D’où venait que Lucetta se montrait ainsi, enapparence, aussi indifférente ? Son frère lui était-il devenumoins cher ? Non, certes. Ses sentiments subissaient-ils, àson insu, une transformation lente, mais continue ?Peut-être.

Jadis et le plus souvent, elle ne causaitqu’avec elle-même, et les monologues deviennent fatigants à lalongue. Maintenant elle n’était plus seule. Les heures s’écoulaientrapides ; elle pouvait parler de son frère avec le plus cherami de ce dernier.

Et la conversation ne tarissait pas, toujourssur le même sujet. Luigi était-il changé ? Quel était songenre d’existence ? Sa réputation grandissait-elle ?Éprouvait-il une prédilection particulière pour les jeunes fillesd’Albion ? Ne serait-ce pas mal à un catholique d’épouser uneprotestante et réciproquement ?

Ces entretiens avaient, pour les deux jeunesgens, un charme qui s’évanouissait complètement lorsque, selon sonimmuable habitude, Guardioli venait y prendre part. Pourquoi lecapitaine leur imposait-il ainsi son odieuse présence ? Neferait-il pas mieux de se mettre à la tête de sa troupe et decourir sus aux brigands ? Les rencontrer était une tâchefacile.

Henry, encore sous l’impression de l’indignetraitement qui lui avait été infligé, devenant presque fou de ragequand ses yeux se portaient sur sa main mutilée, aurait volontiersservi de guide aux soldats du pape. Il offrit ses services aucapitaine ; mais celui-ci déclina la proposition d’un ton etd’une façon qui ne pouvaient qu’augmenter l’antipathie existantentre le jeune Anglais et le noble Italien. À partir de ce moment,ils n’échangèrent plus une seule parole, même quand ils setrouvaient en présence de Lucetta.

Tous deux, un certain jour, avaient accompagnéla jeune fille dans une excursion sur la montagne surplombantimmédiatement le village. Une grotte, autrefois habitée par unanachorète, s’ouvrait au sommet. C’était une des curiosités dupays, et Lucetta, à la suggestion de son père, avait proposé aujeune Anglais de la visiter de compagnie.

L’invitation n’avait pas été étendue au secondhôte du syndic, le capitaine Guardioli. Mais ce dernier s’étaitinvité lui-même sous prétexte d’escorter la signorina. Cetteprotection, bien que non requise, ne pouvait décemment être refuséeet tous trois entreprirent l’escalade de la montagne.

Guardioli, dévoré de jalousie, marchait un peuen arrière. Dans son cœur il maudissait le jeune Anglais et s’ilavait trouvé une excuse pour le précipiter au fond de la vallée oupour lui passer au travers du corps l’épée qui pendait à son côté,il n’aurait pas hésité un seul instant.

Chapitre 47Des loups sous peaux d’agneau.

Les excursionnistes avaient atteint le sommetde la montagne et visité la grotte. Lucetta, de sa voix mélodieuse,en avait raconté la légende.

L’ermite avait vécu plusieurs années danscette excavation, sans jamais descendre jusqu’au village. Pour safrugale alimentation, il s’en rapportait aux bergers et aux âmesdévotes. Un beau jour, il avait disparu, sans que personne pûtsavoir ce qu’il était devenu. Le bruit courait qu’il avait étéenlevé par les brigands ; mais les esprits forts affirmaientque lui-même faisait partie de la bande et qu’il n’avait endossé larobe d’anachorète que dans un but d’espionnage, au profit de sescompagnons.

– Que disaient les bergers ? demandale capitaine-comte, pour faire preuve d’une intelligencesupérieure. Ils devaient savoir quelque chose des faits et gestesde l’ermite, puisqu’ils étaient, comme vous le dites, sespourvoyeurs ordinaires. Mais peut-être, comme bien d’autres,avait-il le talent de se déguiser parfaitement.

– Vous pouvez le leur demander àeux-mêmes, signor capitaine, répondit Lucetta à cette nuageuseinsinuation, car les voici.

La jeune fille, en parlant ainsi, indiquait dudoigt un profond ravin qui creusait la montagne, du côté opposé auvillage, et sur la pente duquel s’avançaient cinq hommes poussantdevant eux un troupeau de moutons. En ce moment, ils se trouvaientà peine à cent mètres du sommet occupé par Lucetta et ses deuxcompagnons.

Ces hommes, couverts de grossières peaux demouton tombant jusqu’à mi-jambes, étaient coiffés du traditionnelchapeau de paille et chaussés de sandales. Ils portaient de longsbâtons qui leur servaient à diriger le troupeau. Malgré la chaleur,étouffante à cette heure de la journée, l’un d’eux portait soncapuchon rabattu.

L’officier avait promis à la jeune fille derépondre à son défi aussitôt que les bergers se trouveraient àportée, ce qui ne pouvait tarder, car ils marchaient droit ausommet de la montagne.

– Quelques-uns des usages de votre payssont pour moi véritablement étranges, dit Henry en s’adressant à lasœur de son ami. Vos compatriotes ne comprennent pas l’économiedans la distribution du travail. Par exemple, en Angleterre, unseul homme suffit pour la garde d’un troupeau de cinq centsmoutons ; en voilà cinq, ici, pour leurs bêtes, et ils ne lesconduisent même pas avec une grande adresse, il me semble.

– Oh ! répondit avec vivacitéLucetta, blessée dans son amour-propre national, nos bergers sonthabituellement chargés de troupeaux plus considérables. Ceux-ci,sans doute, ont laissé une partie de leurs bêtes sur le versantopposé, peut-être parce que, de ce côté, il n’y a pas assez de…

L’explication fut interrompue par l’approchedu troupeau, la voix de la jeune fille s’étant éteinte dans letintement assourdissant des sonnettes.

Bientôt après, les bergers, laissant leursmoutons vaguer à leur guise sur le faîte, s’avancèrent vers lesexcursionnistes. Avant que le capitaine ait ouvert la bouche, l’und’eux entama brusquement la conversation.

– Buono giorno, signori !Molto buono giorno, signora bella ! Bonjour,messieurs ! Bien le bonjour, belle dame !

On aurait pu prendre cette phrase pour uncompliment. Mais l’accent dont elle fut prononcée lui donnait unetout autre signification ; le timbre de la voix sonnadésagréablement aux oreilles du jeune Anglais.

– Ils sont sans gêne, ces bergersitaliens, se dit-il à lui même.

– Nous cherchons un de nos moutons,continua le même individu ; nous ne l’avons pas encore trouvéet nous supposons qu’il a pu s’égarer par ici. L’auriez-vous vu,par hasard ?

– Non, mes bons amis, répliqua lecapitaine eu souriant agréablement et d’un ton conciliant, car lafaçon dont s’exprimaient les nouveaux venus ne pouvait permettre demettre en doute leur brutalité.

– En êtes-vous bien sûr,capitaine ?

– Oh ! parfaitement sûr. Croyez quenous serions heureux d’avoir vu l’animal et de vous aider à leretrouver.

– Votre mouton n’est pas ici, interrompitle jeune Anglais, incapable de supporter plus longtemps l’insolencedu berger. Vous le voyez bien, du reste. Pourquoiinsistez-vous ?

– Vous mentez ! s’écria le berger aucapuchon qui, jusque-là, était resté silencieux. Il est ici. Lefugitif que nous cherchons, c’est vous, signor Inglese,nous vous trouvons même en excellente compagnie. Grâces soientrendues à la madone ! nous réintégrerons dans notre troupeautrois bêtes au lieu d’une, et, dans le nombre, une brebismagnifique, précisément faite pour les pâturages de notremontagne !

Dès les premiers mots de ce discours, HenryHarding avait reconnu celui qui les prononçait. Le son de voixaurait suffi ; mais le capuchon, rabattu sur les épaules,avait découvert la face sinistre du chef des bandits.

– Corvino ! s’écria machinalementson ancien captif.

Cette exclamation était à peine sortie de seslèvres, qu’il fut saisi par deux des brigands déguisés ; lesdeux autres se jetèrent sur l’officier, tandis que le chef enpersonne s’emparait de Lucetta.

D’un effort désespéré, Henry se dégagea.Malheureusement il était sans armes, et ses poings, quelquevigoureux qu’ils fussent, ne pouvaient lui être d’aucune utilitécontre ses deux adversaires, qui, armés de leurs poignards,marchaient de nouveau sur lui.

La jeune fille se débattait dans les bras duchef et poussait des cris assez perçants pour être entendus du fondde la vallée.

Quant à Guardioli, il restait immobile ettremblant entre les mains des brigands ; il n’avait même pasessayé de tirer son épée.

Cette arme, de pure parade, pendait viergecontre le flanc du capitaine pontifical. Henry l’aperçut. Passantrapidement entre les deux brigands qui le menaçaient, il s’élançavers Guardioli, saisit l’épée par la garde, la tira du fourreau etse retourna, d’un mouvement léonin, vers ses assaillants.

Les poltrons reculèrent, tout en tirant leurspistolets de leurs ceintures et les déchargeant au hasard.

Les balles passèrent par-dessus la tête dujeune Anglais, qui se précipita sur Corvino.

Poussant un cri de rage, le brigand lâcha saproie et se prépara à recevoir le choc. Il s’était débarrassé deson manteau et tenait braqué un revolver – cette arme perfectionnéeétant parvenue jusqu’aux mains des brigands.

Par bonheur, la première capsule rata. Avantqu’il pût tirer la gâchette une seconde fois, l’épée de Guardioli,dirigée par une main plus habile, lui perçait le bras et lepistolet tomba sur le sol.

Henry allait redoubler et le coup eût sansdoute mis fin aux exploits de Corvino, lorsqu’il fut saisi parderrière par huit mains vigoureuses ; les deux bandits quitenaient Guardioli avaient cru devoir venir en aide à leurscompagnons et le capitaine-comte descendait, en ce moment, la rampede la montagne aussi rapidement que le lui permettaient ses jambestremblantes.

Pour le jeune Anglais, c’était dès lors unelutte d’un contre cinq, ou, pour mieux dire, d’un contrequatre : car aussitôt que le chef vit ses acolytes engagésavec un seul adversaire, il jeta son bras autour de la taille deLucetta, et l’enlevant comme une plume, se dirigea en courant versle ravin.

Chapitre 48Seul contre quatre.

Presque fou de douleur et de rage, à la vue del’enlèvement de la jeune fille, Henry aurait voulu s’élancerimmédiatement à la poursuite du ravisseur. Mais les brigandsl’entouraient et il dut songer tout d’abord à lui-même. Ce ne futque grâce à une activité simiesque, acquise dans les jeuxathlétiques d’Eton et d’Oxford, qu’il parvint à faire face à sesquatre assaillants à la fois.

Heureusement, leurs pistolets étaient vides etces pistolets n’étaient pas des revolvers, le chef seul possédantune arme semblable. Ils n’avaient que des poignards, et n’eût étéleur nombre, Henry en aurait eu promptement raison. Ce nombre, iltenta bien de le réduire ; mais les bandits, aussi agiles quelui, esquivaient adroitement ses coups d’estoc et de taille.

Ce combat désespéré durait depuis cinqminutes ; le jeune homme haletait et sentait s’épuiser sesforces, lorsque ses regards tombèrent sur la grotte de l’ermite,auprès de laquelle l’avaient conduit les péripéties de lalutte.

Perçant d’un dernier effort le cercle de sesassaillants, il se plaça, l’épée au poing, au seuil de lavoûte.

Les brigands poussèrent simultanément un cride désappointement en voyant la position avantageuse prise par leuradversaire. Grâce à la longueur de sa lame, il pouvait actuellementse défendre contre une vingtaine de stylets.

D’un mouvement instinctif, tous quatrerengainèrent leurs poignards et commencèrent à charger leurspistolets. La situation devenait critique, le jeune Anglais sentitque son dernier moment approchait.

Les quatre bandits lui faisaient face,interceptant sa seule ligne de retraite.

C’était une gorge étroite, aboutissant àl’entrée de la grotte, et qu’il ne pouvait aborder sans rencontrerquatre stylets prêts à être dégainés. D’un autre côté, lespistolets une fois chargés, son sort était fixé ; la grotteayant à peine la profondeur et la largeur d’une alcôve, il s’ytrouvait encadré comme une statue dans sa niche de pierre.

Il se croyait bien décidément perdu. Mais nese souciant aucunement de servir de cible fixe aux bandits, ilallait fondre sur eux, afin de leur payer sa vie le plus cherpossible, lorsque des coups de feu retentirent et des ballesvinrent s’aplatir sur les rochers qui l’entouraient.

À cette volée inattendue, les quatre brigands,saisis de frayeur, tournèrent le dos et s’enfuirent à toutesjambes.

Le jeune Anglais n’avait plus à craindre leursballes, mais celles des soldais qu’il apercevait maintenant sur leflanc de la montagne. Sans s’en inquiéter, il se mit à la poursuitedes fuyards qui étaient déjà engagés dans le ravin. Bienloin, escaladant le versant opposé, il vit Corvino tenant Lucettarenversée sur son bras gauche.

La jeune fille semblait évanouie ou morte.Elle ne criait plus, ne faisait plus aucun effort pour échapper àl’étreinte du chef, et les plis de sa robe blanche balayaient lesentier caillouteux de la montagne.

Les soldats arrivèrent, Guardioli en tête. Ilsfirent halte à l’entrée du ravin, rechargeant et déchargeant leursarmes, bien que les brigands en retraite fussent bien loin de laportée de leurs antiques carabines. Corvino et son précieux fardeauétaient déjà hors de vue. Ses acolytes disparurent à leur tourderrière les rochers.

Cependant la troupe continuait tranquillement,sans bouger de place, son feu dérisoire.

Henry, stupéfait de ce mode, nouveau pour lui,de faire la chasse aux brigands, demanda à ces énergiques soldatss’ils ne comptaient pas poursuivre les bandits et tenter de leurarracher leur captive.

Ne recevant aucune réponse, il renouvela saquestion, en termes plus vifs et s’adressant cette fois àGuardioli.

– Vous êtes fou, signor Inglese,répliqua le capitaine-comte avec un calme qui ne prenait sa sourceque dans sa poltronnerie. Mais je comprends votre folie. En votrequalité d’étranger, vous ne pouvez connaître les façons de cesbandits napolitains. Tout ce qui vient de se passer peut être uneruse ayant pour but de nous attirer dans une embuscade. Peut-être,dans ce bas-fond – il désignait la passe à travers laquelle lesbandits avaient disparu – y a-t-il deux cents de ces mauvais drôlesprêts à nous bien recevoir. Et je ne suis pas assez fou, moi, pourexposer mes hommes à une lutte aussi inégale. Nous attendrons desrenforts.

À ce moment, le syndic arrivait, trop tardpour apercevoir sa fille disparaître, dans les bras de Corvino,derrière la crête de l’autre montagne heureux, cependant, qu’un sitriste spectacle lui eût été épargné.

Il n’en fut que plus impatient de commencer lapoursuite sur l’heure et joignit ses instances à celles du jeuneAnglais.

Supplications, reproches, tout fut inutile. Lelâche commissaire du pape pensait plus à sa sûreté personnelle qu’àcelle de la jeune fille qu’il accablait naguère de protestations detendresse et de dévouement.

Cette pusillanime conduite du capitainenavrait le syndic ; il semblait sourd aux consolations de ceuxde ses amis qui cavalent accompagné sur la montagne. Quant au jeuneAnglais, tout en cherchant à relever les esprits de Torreani, ils’adressait aux assistants en termes qui sonnaient étrangement àleurs oreilles.

– Le village est populeux, leurdisait-il, ne renferme-t-il donc pas des hommes assez courageuxpour suivre les brigands et leur arracher la fille dusyndic ?

Ces paroles, toutes nouvelles pour ces pauvresgens accoutumés à plier devant la force brutale, firent l’effetd’une étincelle électrique. Ils y répondirent par forcelovivas ! comprenant pour la première fois de leurvie qu’ils pouvaient résister aux bandits.

– Consultons les autorités !s’écrièrent-ils ; qu’elles parlent à leursconcitoyens !

Sur ces mots, tous descendirent vers levillage, précédés par le syndic, laissant le capitaine Guardioli etses soldats surveiller les rochers et les arbres qui pouvaientcacher un ennemi… redouté toujours, même quand il fuyait.

Chapitre 49Evviva ella Republica !

En entrant dans le village, le syndic et sesamis assistèrent à un étrange spectacle.

Une foule affolée parcourait les rues, lesenfants pleurant, les hommes et les femmes poussant desexclamations effarées.

Une émotion semblable avait éclaté à lapremière nouvelle de la présence des brigands sur lamontagne ; mais elle s’était éteinte au moment du départ dessoldats.

Quel événement avait pu la ranimer ? Lesbandits étaient-ils entrés dans le village et en avaient-ils prispossession ? L’escarmouche de la montagne n’était-elle qu’uneteinte ayant pour but l’éloignement de la troupe ?

Tout en s’adressant mutuellement cesquestions, les survenants hâtaient le pas. En arrivant sur lapiazza, ils aperçurent un rassemblement en face de lamaison du syndic et un autre devant l’albergo.

Ces deux groupes se composaient d’hommes sansuniformes, paysans, propriétaires, citadins, armés de fusils, desabres et de pistolets, tous étrangers à Val-d’Orno ; ilsn’étaient pas des bandits, bien que les soldats laissés dans laville fussent retenus par eux prisonniers.

Quels étaient ces hommes ? Le syndic etses amis l’apprirent en abordant la piazza et en entendantces cris mille fois répétés : Eviva ellaRepublica ! Abasso il tyranno ! Abasso ilPapa !

Ces exclamations caractéristiques et undrapeau tricolore flottant sur sa hampe indiquaient suffisammentque Val-d’Orno était occupé par les Républicains.

En ce moment, Rome subissait le même sort. Lepape était en fuite et le triumvirat Mazzini, Saffo, Armelligouvernait la Ville éternelle.

Une nouvelle surprise attendait le syndic.Comme il se précipitait vers sa demeure, il aperçut, au milieu dugroupe qui en barrait l’entrée et parmi ceux qui poussaient le crirégénérateur : Liberiè ! son fils Luigi.

Après avoir cordialement embrassé son père,Luigi remarqua la sombre expression de sa physionomie.

– Qu’y a-t-il donc, père ?… On nousa dit que les brigands avaient paru sur la montagne !… Où estLucetta ?

Un profond gémissement, une main tendue versla montagne… telle fut la réponse du syndic.

– Grand Dieu ! s’écria Luigi… troptard !… je suis arrivé trop tard !… Parle, père !…Où est ma sœur ?

– Povera !… mia poverafaglia !… Perdue, Luigi !… Enlevée par lesbrigands !… Corvino !…

Il n’en put dire davantage et tomba ensanglotant dans les bras de son fils.

– Amis ! s’écria Luigi ens’adressant à ceux qui l’entouraient et qui assistaient à cettescène déchirante avec des signes non équivoques de sympathie…Camarades, devrais-je dire, car si je n’avais pas habité la terreétrangère, je me serais enrôlé sous votre glorieuse bannière… Jesuis à vous dès à présent et pour toujours… Celui-ci est mon père,Francisco Torreani, le syndic du village. Vous l’avez entendu… safille… ma sœur a été enlevée par les brigands… et sous les yeuxd’une centaine de soldats envoyés ici sous prétexte de vous servirde sauvegarde… Voilà toute la protection que nous avons à attendredes vaillants défenseurs de la foi.

– Défenseurs du diable : dit unevoix.

– Pires que les brigands eux-mêmes,s’écria une autre. Je crois qu’il existe, depuis longtemps, entreeux une ligue offensive et défensive. Voilà pourquoi cette racailleleur échappe toujours.

– Très-vrai, dit une troisième voix. Nousle savons, les brigands sont à la solde du pape et de Sa Majesténapolitaine. C’est un des rouages du gouvernement de nostyrans.

– Alors, interrogea l’artiste, les yeuxbrillants d’espoir, vous consentez à m’aider à recouvrer masœur ?

– Oui ! oui ! s’écria-t-on detoutes parts.

– Vous pouvez y compter, signor Torreani,dit un homme d’un aspect imposant, évidemment le chef de la trouperépublicaine. Les brigands seront poursuivis… Votre sœur vous serarendue, si cela est en notre pouvoir… Mais, avant tout, il fautnous débarrasser de ces mercenaires ; voyez, ils descendent lamontagne… Camarades, entrez dans les maisons !… Prenons-lespar surprise !… Stramoni, Gingletta, Paoli, rendez-vous au basde la rue et fusillez impitoyablement ceux qui essayeraient des’enfuir… après les avoir avertis, toutefois !… Vite,compagnons, disparaissez !

Les étrangers s’introduisirent aussitôt dansles maisons, poussant devant eux les soldats prisonniers. En uninstant la piazza était vide.

Quelques hommes se portèrent aux issues pourcouper toute communication entre les citoyens et les soldats quel’on voyait s’approcher rapidement, le capitaine en tête.

Ceux des habitants qui voulurent rester dansles rues y furent autorisés après avoir été avertis que la moindretentative de trahison, par signe ou autrement, serait immédiatementpunie de mort. Pour la généralité des villageois, la recommandationétait inutile ; sous l’administration d’un syndic tel queFrancisco Torreani, il n’y avait peut-être pas dans Val-d’Orno unseul individu qui ne fut satisfait du nouvel ordre des choses. Ilsavaient acclamé, comme des libérateurs, les citoyens venus de laville et se réjouissaient de l’établissement de la république.

Guardioli et sa troupe arrivèrent enfin. Lessoldats marchaient un peu à la débandade. Le capitaine lui-mêmesemblait soucieux. Quelque tiède que se fût montré son amour enface du péril, il éprouvait un certain désappointement en se voyantenlever la maîtresse qu’il s’était modestement réservée.

Il songeait aussi à sa conduite comme soldatet chef de corps. Maintenant que tout danger avait disparu, il nepouvait s’empêcher de s’avouer à lui-même qu’elle n’avait été desplus brillantes.

L’oreille basse et le front penché, ilrentrait dans ses quartiers. Ce n’est pas qu’il s’inquiétâtbeaucoup de l’opinion des habitants, alors surtout qu’elle n’étaitplus au village. Mais sa pusillanimité avait eu de nombreuxtémoins… ses officiers et ses soldats. Le bruit pouvait en parvenirdans les salons de Rome… peut-être même jusqu’au Vatican.

Capitaine, officiers et soldats suivaient doncpêle-mêle la grande rue du village, sans se douter de la réceptionqui les attendait.

Le chef républicain avait parfaitement prisses mesures. Sur chacune des faces de la piazza il avaitplacé une portion de ses hommes. Ceux-ci, cachés derrière lescontrevents et les portes des maisons, pouvaient croiser leurs feuxet commandaient ainsi la petite place tout entière. Une fois dansla place, la troupe se trouvait complètement à la merci desrévolutionnaires.

Le silence qui régnait dans le village n’avaitpas échappé aux carabiniers pontificaux et ils s’étonnaient queleurs camarades ne vinssent pas à leur rencontre.

Leurs réflexions furent subitementinterrompues par une voix sortant de l’albergo.

– Rendate capitaine ! Rendston épée aux soldats de la République !

– Que signifie cette impertinence,s’écria Guardioli se tournant vers l’auberge et cherchant àdécouvrir d’où provenait la voix. Sergent ! allez chercher cethomme, amenez-le ici et administrez-lui une vingtaine de coups debaguette de fusil… bien appliqués !

– Ha ! ha ! ha ! réponditla voix. Cet éclat de rire, répété comme un écho sur les quatrefaces de la piazza, fut suivi d’une nouvellesommation.

Les soldas épaulèrent leurs carabines, sepréparant, au premier signal, à répandre la mort parmi ceux qu’ilsprenaient pour de misérables citadins.

– Nous n’avons pas soif de votre sang,dit la même voix ironique, à moins que vous ne nous forciez à leboire. Soldats du pape ! vous êtes cernés par les soldats d’unpouvoir plus légitime… la République. Votre maître n’est plus àRome ; il s’est enfui à Gaète. Mazzini administre la ville etnous venons administrer ici… Vous êtes en notre pouvoir… Le premierde vous qui fera feu pourra se considérer comme responsable de lamort de tous ses camarades… nous n’en laisserons pas un seuldebout. Soyez sages ! Rendez-vous de bonne grâce !…Déposez vos armes et nous vous considérerons comme prisonniers deguerre… Usez-en, et vous recevrez le traitement que vous méritez…celui réservé aux mercenaires et aux bandits ?

Ce discours, moitié ironique, moitié menaçant,jeta Guardioli et ses soldats dans une stupéfaction indescriptible.Que pouvait signifier cette sommation faite avec tant d’impudenceet tant d’assurance à la fois ? Ils restaient immobiles etirrésolus.

– Camarades ! cria la voix, cesbraves gens semblent hésiter !… Ils doutent de la vérité demes paroles !… Pour les convaincre, montrez-leur voscarabines. Quand ils les auront comptées, peut-être seront-ilsmoins incrédules !

Ces mots étaient à peine prononcés qu’un bruitde canons de fusils entrechoqués se fit entendre et les contreventsfurent violemment repoussés. Guardioli et ses soldats consternésvirent s’abattre dans leur direction au moins deux centscarabines.

Mais ils ne prirent pas la peine de lescompter. Le quart de ce nombre aurait suffi, d’ailleurs, pour lesmettre à la raison.

Grâce à l’intuition de la peur, ils comprirentqu’ils étaient tombés ; dans une embuscade, que la révolution,depuis longtemps imminente, avait enfin éclaté et sans attendrel’ordre ni l’autorisation du capitaine Guardioli ou des officierssubalternes, ils jetèrent leurs armes sur le sol, se déclarantprêts à se rendre.

Dix minutes après, ils se rangeaient sous labannière tricolore, criant à tue-tête : Evvivaella Republica ! tandis que le capitaine-comte,désarmé et la mine déconfite, arpentait la chambre d’auberge danslaquelle, trois jours auparavant, il avait consigné henry Hardingcomme prisonnier des soldats du pape.

Il était lui-même, aujourd’hui, prisonnier dessoldats de la République.

Chapitre 50L’enlèvement.

Moitié portant, moitié traînant la jeunefille, Corvino s’était maintenu dans les gorges de la montagne.Quand il se crut à l’abri de toute poursuite immédiate, il s’arrêtaet attendit l’arrivée de ses camarades.

Il avait entendu les coups de fusil et savaitque les soldats étaient en alerte ; mais il ne craignait pasd’être rejoint par eux. Calculant le temps qu’il leur faudrait pourescalader la montagne, il était convaincu qu’avant qu’ils fussentarrivés au sommet, ses hommes auraient repris son ancien captif etseraient descendus dans le ravin.

Quatre contre un !… car il avaitparfaitement remarqué le lâche abandon de l’officier. Le succès nepouvait être douteux. Aussi ne s’était-il autant pressé que pourgagner une bonne avance, sachant qu’il serait assez empêché par sonfardeau, en cas de poursuite.

En quittant la place, il avait crié :Dagli ! Dagli ! (À lui ! À lui !),mais en ajoutant de prendre le jeune homme vivant, autant quepossible. Cette recommandation empêcha les brigands de faire, toutd’abord, usage de leurs pistolets. La mort de l’Ingleseleseût privés, en effet, de la riscatta sur laquelle ilscomptaient.

Cet ordre donné, Corvino s’était jeté dans leravin avec son précieux fardeau. La jeune fille n’avait opposéaucune résistance ; elle était évanouie. C’est dans cet étatque l’avait emporté Corvino.

En reprenant ses sens, elle s’aperçut qu’ellene se trouvait plus sur la montagne de l’Ermite. C’était un lieusauvage entouré d’arbres et de rochers ; le chef des brigandsse tenait debout auprès d’elle. Pas un cri ne lui échappa, aucuneidée de fuite ne lui vint à l’esprit. Elle sentait qu’elle étaitirrévocablement en puissance du bandit.

Ses pensées restaient indécises et confuses.Il lui semblait qu’elle s’éveillait après un rêve pénible, donttoutes les scènes étaient encore présentes à son imagination. Ellese rappelait l’arrivée des bergers, leur brutale apostrophe, lecri : Corvino ! échappé des lèvres de Henry au moment oùle capuchon, subitement rabattu, laissa voir la face du chef, lalutte entre le jeune Anglais et les brigands, le coup de pistolettiré par Corvino, les cris de colère des faux bergers, les éclairsdes stylets, la fuite précipitée de Guardioli. Elle avait perduconnaissance au moment où Corvino la reprit dans ses bras.

Quand elle rouvrit les yeux, elle vit du sangsur les vêtements du chef ; sa robe, à elle, en était maculée.Ce sang semblait provenir d’une blessure au bras droit. Elle serappela alors l’épée si vaillamment manœuvrée par le jeuneAnglais.

Quel avait été le résultat de ce combatinégal. L’étranger avait-il été tué, ou, comme elle, était-ilcaptif ? Elle avait entendu l’ordre donné par Corvino de leprendre vivant. Elle espérait qu’on y avait obéi et frémissait à lapensée de sa mort.

Cette pensée fut sa première douleur. Ellejeta un regard autour d’elle, mais ne vit que le chef occupé àpanser sa blessure. Il avait coupé la manche de sa veste de velourset étanchait le sang avec des bandes arrachées à sa chemise.

Elle le considérait avec horreur. Son aspectsauvage, rendu plus hideux encore par le sang qui couvrait sesmains, ses bras et son visage, ne pouvait inspirer, en effet, quecrainte et aversion.

Elle tremblait comme une feuille sur le sol oùelle avait été jetée.

– Restez tranquille, signorina ! ditle bandit en s’apercevant qu’elle avait repris ses sens. Prenezpatience jusqu’à ce que mon bras soit bandé ; je vous porteraialors sur une couche plus moelleuse. Sangue di Madonna !L’Inglese payera cher cette blessure !… Ses oreilles,d’abord, et puis double rançon.

Le pansement fut bientôt terminé, et le brasmis en écharpe.

– Et maintenant, dit-il, alza !alza ! Nous ne pouvons rester ici. Ce vaillant capitainen’aurait qu’à arriver avec ses soldats. Venez, signorina ! Ilfaut marcher le reste du chemin. Corpo di Bacco ! Jevous ai portée assez longtemps !

En disant ces mots, il tendit le bras gauche,saisit la jeune fille par le poignet, la dressa sur ses pieds etallait se remettre en route lorsque, entendant les pas de sesquatre compagnons, il s’arrêta pour les attendre.

Il les aperçut bientôt se glissant à traversles rochers… mais sans prisonnier.

Lâchant la jeune fille, Corvino s’élança àleur rencontre en poussant des hurlements de rage.

– Dio Santo ! s’écria-t-ilen les abordant, où est l’Inglese ?…Maladetto !… Qu’en avez-vous fait ?… L’auriez-voustué ?…

Lucetta, le cœur palpitant, tendit l’oreille.Les hommes hésitèrent un moment, comme s’il leur répugnait de direla vérité. La jeune fille n’augurait rien de bon de ce silence. Lesbandits n’osaient peut-être pas avouer l’assassinat. Elle serappelait l’ordre du chef et tremblait.

Une nouvelle kyrielle d’imprécations futsuivie de la même demande : Avait-on tuél’Inglese ?

– J’ai parfaitement entendu la détonationde vos pistolets un peu avant la volée des soldats. Vous faisiezfeu sur lui, je suppose.

– Oui, capo, répondit l’un desbrigands.

– Eh bien ?

– Il est parvenu à sabriterdans la grotte et nous ne pouvions plus approcher. Sa longue lamenous tenait à distance… Impossible de l’entourer !… S’il nes’était agi que de le tuer !… Mais vous nous l’aviezdéfendu.

– Et vous l’avez laissé vivant !…sans une égratignure !… libre !

– Non, capo. Il a dû tomber sousnos balles. Nous n’avons pu rester pour nous en assurer, car lesballes pleuvaient dru comme grêle. Pour sûr il doit être mortmaintenant.

Le chef, comprenant qu’ils mentaient, tombadans un épouvantable accès de rage. Oubliant son bras blessé, ledégageant presque de l’écharpe qui le soutenait, il se précipitasur ses acolytes.

– Lâches brutes ! criait-il en lesfrappant tour à tour de sa main gauche et faisant voler leurschapeaux de dessus leurs têtes. Sangue di Bacco !Quatre d’entre vous vaincus par un seul homme ! Unenfant !… Une perte de trente mille écus !… Vadain malora ! s’interrompit-il avec angoisse, ensentant redoubler les élancements de sa blessure. Emparez-vous dela giovinetta ! Conduisez-la… et prenez garde qu’ellevous échappe aussi. Su via ! (en route).

Disant ces mots, il tourna le dos et se remiten marche, laissant la jeune fille à la garde de sescompagnons.

L’un deux la saisissant brutalement par lebras et répétant après le capo : Suvia ! la traîna sur les pas de Corvino. Les trois autressuivaient.

Lucetta ne fit et ne pouvait faire aucunerésistance. Ses sauvages conducteurs avaient fait briller devantses yeux les lames de leurs poignards, la menaçant de l’en percersi elle hésitait à marcher.

La jeune fille obéit machinalement, plongéequ’elle était dans le plus profond désespoir. Elle ne songeait pasau moment présent. Ses pensées se reportaient à la montagne del’Ermite, bien qu’elle n’entretînt qu’un faible espoir de recevoirdu secours de ce côté. La honteuse défection de Guardioli ne luipermettait pas de supposer que le capitaine-comte aurait jamais lecourage de poursuivre les brigands. Ceux-ci, du reste, nesemblaient éprouver, à ce sujet, aucune appréhension. Ilss’avançaient d’un pas tranquille et délibéré à travers les défilésde la montagne. Ils se seraient certainement hâtés davantage s’ilsavaient connu la modification radicale qu’avait subie la garnisonde Val-d’Orno.

Chapitre 51Sur la piste.

Est-il nécessaire de dire que l’appel fait parle frère et le père de la jeune fille enlevée trouva un écho dansle cœur de ceux auxquels il s’adressait. Les volontaires de laRépublique avaient deux motifs pour y répondrechaleureusement : d’abord, la question d’humanité ; puis,la conviction, assez fondée d’ailleurs, que le brigandage était undes rouages du gouvernement despotique qu’ils venaient derenverser.

Le syndic, aussi, avait sur eux quelquesdroits ; leurs chefs savaient à n’en pas douter qu’ilsympathisait depuis longtemps avec leur cause, secrètement, il estvrai, son serment de magistrat lui interdisant toute manifestationextérieure.

De plus, son fils, rencontré par un hasardfortuit, à l’une des portes de Rome, s’était immédiatement déclaréen leur faveur et faisait actuellement partie de leur bande ;aussi, loin de refuser de venir en aide à leur nouveau camarade, cefut avec enthousiasme et à l’unanimité qu’ils résolurent des’employer de tout leur pouvoir à sauver sa sœur.

Aussitôt donc que Guardioli et ses soldatseurent été désarmés et placés sous bonne garde, on s’occupa deCorvino et de ses bandits.

En proie aux plus terribles appréhensions,Luigi Torreani et le jeune Anglais auraient désiré que la poursuitecommençât immédiatement. Le chef du bataillon républicain, nomméRossi, obéissant à des considérations plus prudentes, comprit qu’unempressement intempestif serait fatal à l’expédition proposée.

Jadis officier lui-même dans l’arméenapolitaine, il avait acquis une expérience profonde de la chasseaux bandits siciliens et calabrais et savait qu’une attaque ouvertecontre ces déclassés, toujours sur leurs gardes, ne pouvait que seterminer par un échec ridicule ; les brigands eux-mêmesassistant à ce résultat du haut de quelque roc inaccessible et lesaluant de leurs sarcasmes et de ricanements ironiques.

Dans l’espèce, il est vrai, on avait unechance favorable et assez rare d’ordinaire. Le repaire des brigandsétait connu ; leur ancien captif pouvait y conduirel’expédition.

Aux yeux de la majorité, tout était donc pourle mieux ; mais le chasseur émérite des bandits napolitainspensait différemment.

Cet avantage, arguait Rossi, seraitcomplètement perdu si l’on tentait d’aborder de jour les quartiersdes brigands, les vedettes ne pouvant manquer d’apercevoir lesassaillants et d’avertir leurs camarades assez à temps pour leurpermettre de décamper. Il fallait marcher à la nuit, et, le cheminétant connu, on avait quelque chance de réussite.

Quelque chance ! Ces mots sonnèrentlugubrement aux oreilles de Luigi Torreani, de son père et de sonami. Ils frémissaient à la pensée d’attendre jusqu’à la nuit,lorsque vingt milles au moins de montagnes les séparaient du pluscher objet de leurs affections auquel, en ce moment peut-être, leurassistance était plus que jamais nécessaire.

Pour ces trois cœurs, si directementintéressés au succès de l’expédition, tout délai étaitdéchirant ; et, pour dire vrai, ce sentiment était partagé parun grand nombre d’assistants, citoyens et volontaires. Nepouvait-on prendre immédiatement quelques mesures ? Chacuncomprenait qu’il serait tout à fait inutile d’entreprendre lapoursuite des cinq brigands qui avaient enlevé la fille dusyndic ; des heures s’étaient écoulées et, grâce à leurconnaissance des diverses passes de la montagne, les ravisseursdevaient depuis longtemps déjà s’être mis en sûreté.

On n’avait qu’un seul espoir ; lesretrouver au repaire signalé par le prisonnier fugitif.

N’existait-il pas un moyen d’approcher de cerepaire pendant le jour ? La nuit serait venue avant que lesbrigands l’eussent atteint, car l’après-midi était avancée et onavait à parcourir une vingtaine de milles.

Les ténèbres devaient favoriserl’attaque ; mais il fallait avancer à couvert pendant cettemarche de vingt milles ; autrement toute surprise seraitimpossible ; des vedettes veillaient certainement le long dela route, sinon des brigands mêmes, au moins leursManutengoli, paysans, bergers ou vetturini.

Ainsi parlait le commandant Rossi, et il avaitraison.

Qui pouvait fournir le moyen de résoudre ceproblème… proposer un plan au moyen duquel les brigands seraientcapturés cette nuit-là même, et avant la perpétration d’un crimedont la pensée remplissait d’horreur l’esprit des volontaires, nonmoins que celui des parents et amis de l’infortunéeLucetta ?

– Moi, répondit un homme en s’avançant aumilieu du Conseil qui délibérait sur la piazza. Si vousvoulez suivre mes indications et m’accepter pour guide, je vousmettrai en mesure, non seulement de délivrer la fille de notredigne syndic, mais encore, de prendre d’un coup de filet toute labande de Corvino, à laquelle, depuis trois ans, j’ai été moi-mêmecontraint de m’affilier.

– Tomasso ! s’écria le syndic.C’était, en effet, son ancien fermier.

– Tomasso ! répéta le chef desrévolutionnaires, en reconnaissant un homme que l’on savait être unmartyr de la bonne cause, une victime du Vatican ayant préférés’enrôler parmi les brigands que de pourrir dans une prisonromaine. Signor Tomasso, est-ce vous ?

– Oui, signor Rossi, c’est moi-même… bienheureux de ne plus être obligé de me cacher dans la montagne, defuir la présence de mes amis, de rester mêlé à la plus impure écumede l’humanité. Merci à Dieu et à Giuseppe Mazzini ! Vive laRépublique !

Suivirent une série de cordiales accoladesentre Tomasso et les volontaires, les vieilles connaissances desproscrits, comme lui, habitués des rues de Rome.

L’accueil ne fut pas moins amical de la partdu jeune Anglais qui avait alors la certitude que son mystérieuxcorrespondant n’était autre que Tomasso.

Mais le nuage qui assombrissait tous lesesprits rendait le moment peu propice aux épanchements de cettenature. Le temps se passait et Tomasso, d’ailleurs, n’était pashomme à le gaspiller en oiseuses congratulations.

Suivez-moi ! dit-il, s’adressant à Rossi,au syndic et à Luigi. Je sais un chemin par lequel nous pourronsatteindre la tanière sans être vus… même avant le coucher dusoleil, si cela était nécessaire. Mais Corvino n’arrivera pas avantminuit et, à cette heure, nous les aurons pris, sa troupe et lui,comme dans une souricière. Partons cependant sans retard, car lechemin que je vais vous indiquer est long, tortueux etdifficile.

Cette proposition fut acceptée sur-le-champ etsans que personne demandât des explications plus précises. Dixminutes après, les volontaires républicains, laissant derrière euxun détachement suffisant pour garder leurs prisonniers pontificaux,sortaient de Val-d’Orno et se dirigeaient vers la frontièrenapolitaine sous la conduite d’un guide revêtu du costume completde bandit calabrais.

Chapitre 52Breuvage suffocant.

Une heure avant minuit, le brigand placé envedette au pied de la montagne entendit le hurlement du loup desApennins trois fois répété.

– Il capo, je crois !murmura-t-il en répondant au signal et en se levant pour surveillerle passage, selon sa consigne.

Parfaitement cachée elle-même, cettesentinelle pouvait reconnaître si les nouveaux arrivants étaientdes amis ou des ennemis. Un cri, modulé d’une certaine façon,avisait le camarade stationné au faîte de la montagne et, devedette en vedette, la nouvelle parvenait aux quartiers de labande.

La sentinelle s’aperçut bientôt que laconjecture était exacte. Le chef arriva, s’arrêta seulement pourmurmurer quelques interrogations et passa outre.

Il était suivi de près par une femme dont lamagnifique robe de mousseline, visible sous la grossièrefrezada (manteau de peau de mouton) jetée sur ses épaules,indiquait le rang social ; tandis que son abattement, sadémarche lente et forcée témoignaient de son état de captivité. Lecapuchon rabattu sur sa tête voilait ses traits aux regards de lasentinelle qui, toutefois, jugea, à la blancheur et à ladélicatesse de la main retenant les plis de la frezada,que c’était une signorina.

Venaient ensuite quatre bandits, vêtus enbergers et marchanten file indienne.

Le hurlement du loup fut poussé au moment deleur passage ; ce lugubre cri les précéda le long de la gorgeet fut répété comme un écho par la sentinelle du sommet. Puis toutretomba dans du silence de mort, interrompu seulement par le bruitdes fragments de bois qui se détachaient sous les pieds des banditset roulaient en bondissant jusqu’au bas de la rampe.

– Voici la nouvelle épouse, je suppose,se dit la sentinelle. J’aurais bien voulu voir sa figure. Sansdoute c’est une jeune fille, sans quoi signor Corvino ne se seraitpas tant donné de mal pour s’en emparer… Il porte son bras enécharpe)… L’oiseau n’a pas été pris sans lutte !… Serait-ce lafille du syndic dont on parle tant ?… Très-probablement.En fedi mia ! notre capo s’adresseà un gibier royal ! Après tout, existe-t-il une plus agréablesituation que celle de cara sposa d’un brigand ? Desjoyaux, des bagues, des colliers, des boucles, des bracelets, desconfetti à foison !… des baisers autant qu’une femme en peutdésirer !… et de bonnes raclées aussi, quand on ne se conduitpas décemment ! Eh ! eh ! eh ! eh !

Après s’être suffisamment réjoui de sa brutaleplaisanterie, la sentinelle s’assit de nouveau sur le roc,s’enveloppa dans sa frezada et retomba dans sonimmobilité.

Environ une heure après, elle fut tirée denouveau de son attitude sédentaire par le hurlement bien connu duloup.

Comme la première fois, le signal venait dudehors de la gorge, du côté de la frontière romaine.

– Encore ! s’écria-t-elle. Qui doncest en expédition cette nuit ? Je croyais que le capitaineseul et ses hommes… Ah ! je me rappelle maintenant que Tomassoest sorti ce matin par ordre… Quelque folie, sans doute ! Jem’étonne que le capo se fie toujours à ce garçon, aprèsl’aventure de la Cara Popetta… Poverina ? Si elle vivaitencore pour voir ce qui se passe !… Quel tapage dans lecamp ! Corpo di bacco ! Encore !… Ne soispas si pressé, signor Tomasso !… Laisse-moi prendre marespiration pour te répondre.Wah-wah-wouaff !hurla-t-il… Maintenant tu peux teprésenter.

Peu après, un homme s’avança dans lesténèbres, avec précaution, mais d’un pas sûr et ferme qui prouvaitqu’il était familiarisé avec le sentier.

– Chi è di la ! cria lasentinelle, exagérant son devoir, comme par pressentiment.

– Amico ! réponditl’étranger. Pourquoi cette question ? N’as-tu pas entendu lesignal ?

– Ah ! signor Tomasso ! j’avaisoublié que vous fussiez dehors… Je vous croyais rentré avec lesautres.

– Quels autres ? demanda Tomassoavec un intérêt qu’il essayait de déguiser sous un air de mauvaisehumeur.

– Quels autres ? répéta lasentinelle irréfléchie. Eh bien ! le capo en personneet son escorte de bergers. Tu étais au quartier quand ils sontpartis.

– Ah ! c’est vrai ! répliquanégligemment Tomasso. Je pensais qu’ils étaient rentrés avant lanuit. Y a-t-il longtemps qu’ils ont passé par ici ?

– Environ une heure !

– L’expédition a-t-elle réussi ?qu’ont-ils ramené ?

– Une brebis, et une jeune, j’enjurerais, par ce que j’ai vu de sa toison. Diosanto ! il y avait des cornes pointues dans le troupeaudont elle faisait partie… Notre capo a pu s’en apercevoir…J’ai vu du sang sur sa chemise.

– Tu crois qu’il a été blessé !… Etoù ?

– Dans l’aile droite… Il la soutenaitdélicatement au moyen d’une écharpe… On s’est battu, à mon idée… Ensais-tu quelque chose ?

– Comment pourrai-je le savoir ?J’étais trop occupé ailleurs.

– Mais tes nombreuses occupations net’ont pas empêché de remplir ta gourde, n’est-ce pas,Tomasso ?

– Non, Per Bacco ! réponditce dernier, selon toute évidence plus charmé que froissé de laremarque. Pour cela, je trouve toujours du temps… Voudrais-tu t’enassurer, par hasard ?

– Volontiers ; Tomasso. La nuit estfraîche, je suis transit. Une gorgée de rosolio me fera dubien.

– Tu vas l’avoir. Mais je n’ai ni verreni gobelet pour te servir. Puis-je me hasarder à te confier lagourde ?

– Che dramine !Supposes-tu que je veuille te voler ? Une seule gorgée mesuffira.

– Eh bien, voici, dit Tomasso en luitendant la gourde. Je te permets une bonne lampée. Bois jusqu’à ceque j’aie compté jusqu’à vingt. Cela te suffira-t-il ?

– Oui ! Mille grazie !Tu es un bon camarade, Tomasso.

Déposant auprès de lui sa carabine, le brigandprit la gourde dont Tomasso avait préalablement retiré le bouchon,et s’exclamant Oh ! me felice ! il introduisitle goulot entre ses dents et, les yeux fixés sur les étoiles, ilcommença à ingurgiter la délicieuse liqueur.

C’était précisément l’occasion qu’attendaitTomasso. Faisant subitement un pas en avant, de sa main droite ilmaintint la gourde à sa place ; de la gauche, il saisit lebuveur par la nuque en même temps qu’il lui faisait perdre piedd’un vigoureux croc-en-jambe. Le brigand tomba sur le dos etTomasso se laissa délibérément choir sur sa poitrine.

La surprise aussi bien que le contrecoup de lachute coupèrent tout d’abord la voix à la vedette. Il s’aperçutbientôt que cette soudaine attaque était autre chose qu’uneplaisanterie ; mais quand il voulut crier, il en fut empêchépar le goulot de la gourde que Tomasso lui enfonçait dans la boucheet par la liqueur qui lui coulait à plein gosier.

Quelques exclamations sourdes lui échappèrentnéanmoins ; mais, avant qu’il eût pu s’arracher à l’étreintede son adversaire et donner cours aux malédictions quil’étouffaient, trois ou quatre hommes, appelés par un léger coup desifflet parti des lèvres de Tomasso, se jetèrent sur le corps dubrigand et mirent un terme à ses violents soubresauts.

Quelques secondes après, bâillonné selon lesrègles et solidement garrotté, il gisait sur le sol, aussi muet etimmobile qu’une souche.

Tomasso, qui s’était éloigné, reparut alors,suivi d’une file d’hommes qui commencèrent à escalader la gorgedans le silence le plus absolu.

Chapitre 53Amour de bandit.

Corvino, sa captive et sa suite avaient gravila rampe, franchi le pont et atteint le fond du cratère.

En arrivant au pâté de maisons, ils furentencore hélés, cette fois, par les deux vedettes régulières placéesl’une à droite l’autre à gauche du campement.

Il n’était pas à craindre que celles-làs’endormissent à leur poste. Elles avaient récemment reçu une leçonbien faite pour les tenir sur le qui-vive, deux de leurs camaradesayant été sommairement passés par les armes pour défaut devigilance.

C’étaient les sentinelles chargées de la gardedu jeune Anglais. Elles avaient été jugées, condamnées et fusilléesen moins d’une heure de temps, à partir du moment où la disparitiondu prisonnier fut constatée.

Tel est le code des bandits. La stricteobservation de ces lois draconiennes est, pour la bande entière, lameilleure des sauvegardes.

Un membre de l’association auquel est confiéla surveillance d’un prisonnier répond de ce dernier corps pourcorps. C’est pourquoi l’évasion d’un riscasatto est unfait si rare qu’on peut le considérer comme une exception.

Sauf le hurlement du loup trois fois répété,aucun bruit ne signala le retour du chef. Nul ne vint à sarencontre. Un des pseudo-bergers ouvrit la porte de la maison ducapo entra et alluma une lampe qu’il porta dans le salonque connaît le lecteur et qui s’ouvrait au rez-de-chaussée, sur ledevant. Puis il sortit et les quatre brigands regagnèrent chacunleur pagliatta respective.

Corvino resta seul avec sa prisonnière.

– Allons, signorina ! dit-il endésignant la maison ; considérez votre future résidence !Je regrette qu’elle ne soit pas plus digne de vous. Telle qu’elleest, vous en êtes la maîtresse. Permettez-moi de vous yconduire.

Et déployant toutes ses grâces, il luiprésenta le bras. La jeune fille ne fit aucun mouvement pour leprendre.

– Ecori ! s’écria-t-il eului saisissant le bras et la forçant à monter derrière lui lesquelques marches du perron. Ne soyez pas aussi farouche, signorina.Entrez donc ! Le logement est plus confortable que vous ne lesupposez peut-être. Voici la chambre qui vous est spécialementréservée. Notre longue course dans la montagne a dû vous fatiguer…Reposez-vous sur ce sofa, tandis que je vais m’occuper de vousfournir quelques rafraîchissements. – Aimez-vous le rosolio !Attendez !… Voici quelque chose de mieux… une bouteille decapri mousseux !

Comme il parlait, le dos tourné à la porte,une troisième personne parut sur le seuil.

C’était une femme d’une splendide beauté, maisdont les regards pleins de sinistres lueurs racontaient le tristepassé.

Elle s’avança dans la chambre sans bruit, d’unpas félin, en dirigeant silencieusement sur Lucetta Torreani desyeux tellement étincelants qu’il en semblait, à chaque instantjaillir des étincelles.

C’était la bandita qui avait trahi Popetta,dans l’espoir de recueillir sa succession.

À la vue de la nouvelle arrivée, sesespérances s’évanouirent et sa physionomie revêtit une expressionde rage concentrée si effrayante que Lucetta ne put retenir un cride terreur.

– Che sento ? demanda lebrigand en se retournant vivement et, pour la première fois,apercevant l’intruse. Ah ! toi ici ! Che tre siamaladetta ! Pourquoi es-tu venue ? Rentre dans tachambre !… Largo ! largo ! et tout desuite, ou tu vas sentir le poids de mon bras !

Effrayée par ces paroles et le geste menaçantqui les accompagnait, la femme se retira lentement. Quand elledisparut dans l’ombre du corridor, l’éclat de ses yeux et quelquessourdes exclamations auraient pu faire comprendre à Corvinol’imprudence et le danger de sa conduite.

Peut être s’en aperçut-il lui-même ; maisl’orgueil l’empêcha d’en rien témoigner.

– Ce n’est qu’une de mes servantes,signorina, dit-il en s’adressant à sa victime. Elle devrait êtrecouchée depuis longtemps ; voilà pourquoi je l’ai grondée. N’yfaites pas attention, et buvez ; ceci vous rafraîchira.

– Je n’en ai nul besoin, répliqua lajeune fille, sachant à peine ce qu’elle disait et repoussant lacoupe qui lui était présentée.

C’est ce qui vous trompe, signorina.Allons ! ma charmante, buvez !… Vous aurez ensuite àsouper… Vous devez éprouver autant d’appétit que de fatigue.

– Je n’ai ni faim ni soif.

– Que vous faut-il, alors ? Unlit ? Il y en a un dans la pièce voisine. Je déplore de nepouvoir vous offrir de femme de chambre. La fille que vous venez devoir n’est pas dressée à ce genre de service. Vous avez besoin derepos… n’est-ce pas, signorina ?

La jeune fille ne répondit pas. Elle étaitassise sur le sofa, ou plutôt affaissée sur elle-même, la têteinclinée jusqu’à toucher son sein de neige presque nu en ce moment,les boutons de son corsage ayant été arrachés dans sa lutte avecCorvino. Ses larmes s’étaient desséchées sur ses joues et s’ydessinaient en sillons argentés. Mais ses yeux étaient secs ;elle en était arrivée à ce paroxysme du désespoir où il devientimpossible de pleurer.

– Allons dit le brigand d’une voixmielleuse et avec le regard du serpent qui s’apprête à fasciner saproie. Du courage ! Je m’y suis pris un peu rudement pour vousoffrir l’hospitalité, c’est vrai ; mais qui pourrait résisterà la tentation de posséder sous son toit une femme aussicharmante !… Ah ! Signorina !… vous pouvezl’ignorer, mais il y a longtemps que je suis l’admirateur etl’esclave de vos charmes… de ces charmes dont la renommée s’étendbien au delà des montagnes de la Romagne, car je les ai entenducélébrer dans les rues de notre sainte Cité. Ah ! miserime ! Me tenant dans vos chaînes, vous ne sauriez meblâmer de vous faire porter les miennes.

– Que voulez-vous donc, monsieur ?…Pourquoi m’avez-vous amenée ici ?

– Ce que je veux, signorina ? Mais…que vous m’aimiez comme je vous aime. Pourquoi je vous ai amenéeici ? Pour faire de vous ma femme.

– Madonna mia ! murmura lajeune fille. Madonna santissima ! Qu’ai-je donc faitpour mériter…

– Mériter quoi ? interrompit lebrigand, changeant brusquement de ton. De devenir l’épouse deCorvino ? Vous êtes bien orgueilleuse, signorina ! Il estvrai que je ne suis pas un grand syndic comme votre père, ni mêmeun pavero pittore comme le chiend’Inglese à la compagnie duquel je vous ai arrachée. Maisje suis le maître de ces montagnes… et de la plaine aussi. Qui oseseulement discuter ma volonté… Elle fait loi, signorina, jusqu’auxportes mêmes de Rome.

Après cette explosion, le brigand arpenta lachambre perdant quelques instants, la tête haute, les yeuxbrillants d’orgueil.

– Je vous aime, Lucetta Torreani !s’écria-t-il enfin. Je vous aime avec une passion qui ne mérite pasde si froides rebuffades. L’idée de devenir la femme d’un banditpeut vous répugner ; mais songez qu’en même temps vous serezreine. Il n’y aura pas dans toutes les Abruzzes un chapeau empluméqui ne s’incline devant vous… une tête qui ne se découvre en votreprésence ! Renoncez à cette fierté tout à fait horsd’à-propos, signorina. Ne craignez pas de descendre en devenant mafemme… l’épouse du capitaine Corvino !

– Votre femme !… jamais !

– Ce nom vous déplait-il ?Choisissez-en un autre… Nous savons nous passer de formalités pourles mariages, dans la montagne, bienque nous puissions avoir unprêtre quand nous le désirons… Tenez-vous absolument à unebénédiction, signorina ?… soit !… Je me procurerai uncurita.

– La mort, alors !… oui, j’aimemieux mourir, que de déshonorer la maison de Torreani.

– Eh giusto ! Suffit cette énergieme plait, signorina ! tout autant que votre beauté !…Cependant il faut y mettre un frein… oh ! bien léger !…Vingt-quatre heures suffiront pour cela… peut-être douze !…Mais je vous laisserai un jour tout entier. Si, au bout de cedélai, vous ne consentez pas à ce que votre mariage soit célébrépar le curita… et j’en ai un excellent sous la main… oùbien ! nous nous passerons de son ministère… vouscomprenez ?

– Madonna mia !

– Il est inutile d’invoquer laVierge ; elle ne vous sauvera pas, tout immaculée qu’on laprétende… Ici, personne ne saurait vous tirer de mes mains… pasmême Sa Sainteté. Dans la montagne, il capo Calvino est maître, etLucetta Torreani sera sa maîtresse.

Ces derniers mots s’étaient à peine échappésde ses lèvres qu’un bruit du dehors fit tressaillir le brigand.

L’air de triomphe qui illuminait saphysionomie s’effaça subitement et fit place à une expressiond’angoisse profonde.

– Che sento ? murmura-t-ilen se glissant vers la porte et en prêtant anxieusementl’oreille.

C’était le hurlement du loup des Apennins.Mais cet appel ne partait pas du côté d’où il aurait du logiquementprovenir. Il avait été poussé par la sentinelle postée au sud, etla réponse venait de la même direction.

Que signifiait cela ? Quel membre de labande était encore dehors à cette heure ?

Corvino songeait à Tomasso qu’il avait chargéle matin même d’une mission particulière, mais il ne pouvait yavoir deux Tomasso revenant simultanément, l’un du nord, l’autre dumidi.

Pendant qu’il réfléchissait ainsi, debout, surle seuil de sa maison, le bruit d’une lutte se fit entendre auxdeux extrémités du village ; puis éclatèrent des coups de feusuivis d’exclamations prolongées. C’était l’explosion des carabinesdes sentinelles.

Après avoir déchargé leurs armes, elless’enfuyaient précipitamment en poussant ce cri qui retentit commeun glas funèbre aux oreilles du chef :Tradimento !

Chapitre 54Ville gagnée.

Il y avait eu trahison, en effet, et lesbrigands furent surpris et capturés presque instantanément.

D’abord les huttes de paille, puis la maisondu chef, avaient été entourées par une foule d’hommes dont lesarmes étincelaient malgré l’obscurité.

Tandis que les pagliatti étaientscrupuleusement fouillés, des coups de feu retentissaient parintervalles, mêlés aux sourds gémissements des mourants et auxcomiques exclamations des individus arrachés de leurs lits etincapables encore de comprendre la cause de ce brusque réveil.

La lutte fut promptement terminée… avant mêmeque Corvino put y prendre part.

Pendant toute une longue carrière de crimes,c’était la première fois qu’il se laissait surprendre… la premièrefois qu’il éprouvait un sentiment approchant du désespoir… Et cela,au moment même où il voyait se réaliser un rêve luxurieux silongtemps poursuivi.

D’où provenait cette calamité ? quelétait le traître ?

Car la trahison n’était pas douteuse…Autrement, comment aurait-on pu mettre en défaut la vigilance dessentinelles ? Qui connaissait le cri de ralliement, lehurlement du loup ?

Mais ce n’était pas le moment de s’abandonnerà ces réflexions. Il fallait oublier pour le moment toute idée devengeance et ne songer qu’au salut. Ce ne fut pas sans desfrémissements de rage impuissante que le chef des bandits se vitréduit à cette extrémité.

Son premier mouvement fut de s’élancer audehors et de prendre part à la lutte entre sa bande et ceux quil’avaient si mystérieusement assaillie.

Mais le conflit fut presque aussitôt terminéque commencé. C’était moins un combat qu’une arrestation en masse,une razzia d’hommes en chemise, qui se rendaient sans tenter lamoindre résistance. La voix tonnante même de leur chef n’eût pasréussi à inspirer à ces partisans démoralisés l’énergie sinécessaire dans une crise semblable.

Obéissant à l’instinct de la conservation,Corvino referma la porte et rentra dans la chambre qu’il venait dequitter, résolu à se défendre jusqu’à la mort.

Il eut d’abord l’idée d’éteindre la lumière.L’obscurité lui semblait une garantie de sécurité.

Mais ensuite ?…

Tôt ou tard, d’autres lumières seraientapportées, bougies ou torches… Les assaillants, d’ailleurs, nepouvaient-ils pas attendre jusqu’au jour qui ne tarderait pas àparaître ?

Il ne ferait donc que reculerl’accomplissement de sa destinée. Ce répit de deux ou trois heuresvalait-il les angoisses morales auxquelles il serait en proiependant le reste de la nuit ?

Sa seconde pensée se porta sur Lucetta. Enelle résidait une chance, sinon de triomphe, au moins de salut.

Comment n’y avait-il pas songé plustôt ?

Que la lampe brûle toujours ! Qu’ellejette dans la chambre ses plus vives lueurs, afin que les ennemispuissent examiner tout à leur aise le tableau que vient de luisuggérer sa fertile imagination !

Aussitôt conçu, le tableau fut composé, aucentre même de l’appartement, en pleine lumière. Il comprenait deuxpersonnages… Lucetta Torreani, bien en face de la fenêtre, etlui-même, sur l’arrière-plan. De son bras gauche, il entourait lataille de la jeune fille, sur la poitrine de laquelle s’appuyait lapointe aiguë d’un stylet.

Son bras droit, impuissant, restait maintenupar une écharpe ; mais il avait trouvé le moyen de maintenirdroite la pauvre enfant. Il serrait entre ses dents une boucle decheveux.

Du dehors, les volontaires contemplaient cettescène étrange.

Deux d’entre eux semblaient fous de rage et dedouleur : Luigi et Henry Harding.

Sans les barres de fer qui défendaient lafenêtre, ils auraient sauté dans la chambre. Ils étaient armés decarabines et de pistolets ; mais ils n’osaient s’en servir etdurent assister, immobiles et frissonnants, au dialogue que Corvinoentama sans tarder.

– Signori, dit-il en desserrant lesdents, mais en gardant la bouche près de ses lèvres. Je ne veux pasvous faire un long discours… Je vois votre impatience… Vous nem’écouteriez pas… C’est mon sang qu’il vous faut… Vous en êtesaltérés… Je suis en votre puissance… Venez boire !… Mais si jedois tomber sous vos coups, Lucetta Torreani mourra aussi… Que l’unde vous mette la main à la gâchette de sa carabine ou essaye deforcer ma porte, et je lui perce le cœur de mon poignard.

Les spectateurs restaient silencieux, larespiration suspendue, les yeux brillants de rage concentrée fixéssur l’orateur.

– Ne prenez pas ce que je viens de direpour une vaine menace, continua le bandit… Le temps des parolesinutiles est passé… Je sais que je suis hors-la-loi et que vousaurez pour moi aussi peu de pitié que pour un loup aux abois…Soit !… Mais en tuant le loup, vous voudriez sauver vosagneaux ! Non ! Sangue di Madonna ! LucettaTorreani mourra avec moi… Si elle ne peut être ma compagne dans lavie, elle le sera dans la mort.

En prononçant ces mots, le bandit releva latête et montra une physionomie empreinte à la fois de brutalité etd’implacable énergie.

Le doute était impossible…

À un mouvement que fit Corvino, tous lesassistants tressaillirent, croyant qu’il allait accomplirimmédiatement son affreuse menace, et le sang se figea dans leursveines.

Mais telle n’était pas l’intention du chef. Ilse disposait seulement à reprendre la parole.

– Que voulez-vous de nous ? demandaRossi, le chef des républicains vainqueurs. Vous savez probablementqui nous sommes et que vous ne vous trouvez pas en face de soldatsdu pape ?

– Cospetto ! répliqua le bandit avecun méprisant signe de tête. Un enfant l’aurait deviné… Je n’avaisaucune crainte de voir venir jusqu’ici les vaillants carabiniers deSa Sainteté… L’air de ces montagnes n’est pas favorable ! leursanté… Voilà pourquoi vous avez pu nous surprendre…

– Basta signor ! Je saisqui vous êtes… Écoutez maintenant mes propositions.

– Dites vite ! s’écrièrentquelques-uns des assistants, qu’impatientaient ces longspourparlers et que la vue de la jeune fille tremblante sousl’étreinte du brigand remplissait d’ indignation. Quelles sont vosprétentions ?

– Immunité absolue pour moi et ceux demes hommes que vous avez capturés… Vous pouvez garder les morts,mais j’ose espérer que vous leur donnerez une sépulture chrétienne.Je ne demande rien pour ceux qui ont eu la chance de s’échapper…Pour moi et mes camarades prisonniers, j’exige liberté pleine etentière, avec la promesse de ne pas être poursuivis. Yconsentez-vous ?

Les chefs principaux des volontaires seréunirent pour discuter la question.

Il leur répugnait d’accéder à une semblableproposition et de relâcher ces criminels aux mains rouges de sangqui, depuis longtemps, désolaient le district et y avaient commisdes atrocités de toute nature. Maintenant qu’ils les tenaient etpouvaient en purger le pays, ne serait-ce pas une honte… un crimemême pour les régénérateurs, dont les bandits étaient les ennemisnaturels, de les laisser libres, leur permettant de poursuivre lecours de leurs déprédations ?

Ainsi parlaient quelques-uns desrépublicains.

D’un autre côté, il y avait le danger danslequel se trouvait la jeune fille et la conviction qu’en cas derefus, Lucetta serait impitoyablement sacrifiée.

Il est inutile de dire que Luigi Torreani, lejeune Anglais et quelques autres insistaient pour qu’on acceptâtl’ultimatum du bandit. De ce nombre était le commandant Rossi.

– Et si nous acquiesçons à votre demande,dit ce dernier, que ferez-vous ?

– Quoi !… Je vous rendrai lagiovinetta… C’est tout ce que vous désirez, jesuppose ?

– Consentez-vous à la remettreimmédiatement entre nos mains ?

– Oh ! Non ! répondit lebrigand avec un rire ironique. Ce serait livrer la marchandiseavant d’en avoir reçu le prix. Nous ne concluons jamais de marchéssemblables, nous autres bandits.

– Que prétendez-vous donc,alors ?

– Que vous conduisiez vos hommes à lacime de la montagne, du côté de la passe du nord. Les miens, mis enliberté, se dirigeront vers la passe du sud. Vous vous observerezainsi les uns les autres. Vous, signor, vous resterez ici pourrecevoir la captive. Vous n’avez rien à craindre… Voyez ! Jen’ai qu’un bras de libre et c’est le gauche ! De votre côté,vous vous engagerez à agir loyalement.

– J’y consens, répondit Rossi, sachantqu’il ne faisait qu’exprimer l’opinion de ses compagnons.

– Ce n’est pas une promesse que je veux…c’est un serment solennel…

– Volontiers ! Faut-iljurer ?

– Non, pas encore… Seulement quand ilfera jour… Vous n’aurez pas longtemps à attendre.

La proposition était raisonnable ; lesconventions ne pouvaient s’exécuter dans les ténèbres, sans risquede trahison d’une part ou de l’autre.

– Je vais, en attendant, éteindre lalumière, poursuivit Corvino… Vous n’auriez qu’à vouloir mesurprendre par derrière… Je ne me soucie pas de me laisserentourer… Dans l’obscurité, je serai tranquille. Buona notte,signori !

Un nouveau frisson de crainte courut dans lesveines des spectateurs, secouant plus particulièrement LuigiTorreani et le jeune Anglais.

La jeune fille restait seule, au milieu desténèbres, avec le brutal bandit !…

Ils étaient près d’elle… mais impuissants à laprotéger. Vainement se creusaient-ils la cervelle pour y trouver unplan propre à empêcher une aussi repoussante éventualité. Aucun nese présentait à leur imagination qui ne compromit en même temps lasûreté de Lucetta.

Leurs carabines armées, ils étaient prêts àcoucher bas le brigand. Mais celui-ci se gardait bien de leur endonner l’occasion. Se dissimulant avec le plus grand soin derrièrela jeune fille, qu’il tenait toujours embrassée, Corvino se glissavers la lampe dans le but de l’éteindre.

À ce moment, la porte s’ouvrit et un troisièmepersonnage parut dans l’appartement.

C’était une femme à l’aspect sauvage. Dans samain brillait un stylet.

D’un bond aussi rapide et aussi précis quecelui d’une panthère, elle se trouva près du groupe. Son bras levés’abaissa et la lame tout entière disparut dans la poitrine dubrigand.

Le bras qui entourait la taille de Lucetta sedétendit et Corvino s’affaissa lourdement sur le plancher.

La jeune fille, se sentant libre, se précipitavers la fenêtre.

La rage de la meurtrière n’était qu’à moitiéassouvie. Le stylet sanglant à la main, elle marcha vers sa secondevictime.

Mais Lucetta se trouvait désormais sous laprotection de ses défenseurs, dont les carabines, passées à traversles barreaux de la fenêtre, lui servaient pour ainsi dired’écran.

Dix coups de feu retentirent… Un silence demort suivit l’explosion… Le nuage de fumée se dissipa peu à peu,laissant voir sur le parquet, dans la zone lumineuse projetée parla lampe, deux cadavres… ceux de Corvino et de son assassin.

Lucetta Torreani était sauvée !

Chapitre 55La République romaine.

Vive la République romaine !

Tel était le cri qui retentissait dans lesrues de Rome, en l’année 1849. Parmi les voix qui les poussaientavec le plus d’enthousiasme se trouvaient celles de Luigi Torreaniet de son ami Henry Harding.

Mais tandis que le jeune Anglais se dévouait,à l’étranger, à la cause de la liberté, dans sa patrie, des Anglaisplus vieux en complotaient la destruction.

À cette même époque siégeait, à Londres, uncongrès secret, composé des représentants de toutes les têtescouronnées du continent, et dont le but était de trouver les voieset moyens propres à éteindre, partout où elle brillerait,l’étincelle de liberté qui menaçait de se propager en Europe commeune traînée lumineuse.

En Hongrie où elle avait pris les proportionsd’une éclatante flamme, elle avait été étouffée par la diplomatieanglaise et les baïonnettes russes.

Le résultat fut partout le même à l’aide demoyens peu sensiblement différents : partout s’exerçal’influence de la diplomatie anglaise, appuyée par l’or anglais,secrètement mais abondamment répandu.

En Prusse, le jeu fut aisé ; mais dans cepays la liberté succomba sous la plus vile des trahisons, le plusinfante des parjures dont l’histoire ait gardé le souvenir.

Dans le grand-duché de Bade et en Bavière, cefut plus facile encore, bien que là le congrès secret eût décidé detrancher la question par le sabre. L’arme liberticide fut mise auxmains du roi de Prusse, dont les mercenaires légions eurent bientôtraison des patriotes du Schwarzwold.

Maintenant, à la onzième heure, une nouvelleétincelle, se détachant de l’éternel flambeau de la liberté,jaillissait sur un point inattendu… véritable serre chaude dudespotisme politique et religieux… la vieille ville de Rome.

Aussitôt le congrès secret de se réunir denouveau sous la présidence d’un noble lord, le plus influent de sesmembres, parce que, de tous, c’était celui qui avait le mieuxréussi toujours à cajoler les peuples, – celui dont la longuecarrière n’a été qu’une suite non interrompue de trahisons et quiest mort sans en pouvoir constater le développement et lesrésultats. L’histoire les a enregistrées et l’avenir sesouviendra.

La convention, donc, s’assembla de nouveau, etune fois encore il en émane l’ordre d’étouffer le spasme de libertéqui soulevait le sein de l’Italie agonisante.

La ruse était inutile ; la plus mincestratégie devait suffire contre un ennemi aussi insignifiant.

La restauration du pape ne fut qu’un prétexte,une concession gracieuse à la catholicité. Le Souverain Pontifeeût-il disparu de ce monde, la République n’en aurait pas moins étécombattue.

On fit au sabre un nouvel appel. Mais quidevait le brandir, cette fois ? Il ne pouvait être question desoldats anglais ; l’Angleterre étant un pays protestant, lefait eût semblé étrange. Mais la France n’avait pas les mêmesscrupules ; l’or anglais se convertit aisément en soldatsfrançais et ceux-ci reçurent la mission de relever le trône desaint Pierre[14].

La restauration du Souverain Pontife futostensiblement leur œuvre ; mais l’acte appartient encommun à toutes les têtes couronnées et la direction spéciale aureprésentant de la Grande-Bretagne. L’histoire en fournitd’indiscutables preuves.

Mazzini, Laffi, Armelli ! Pauvres grandscitoyens ! Aveugle triumvirat ! Vous n’auriez putriompher, quand bien même aucune voix ne se fût élevée contre vousdans Rome, dans toute l’Italie !

Votre destruction avait été décrétée dans leconseil des Rois. L’arrêt, préparé d’avance, fut rendu à l’heureprécise de votre victoire, au moment même où, dans les rues deRome, débarrassées des vestiges pourris du despotisme, retentissaitle cri régénérateur : Vive la République !

Pendant trois mois ce cri résonna dans toutesles stradas de la cité classique, de la ville des Césarset des Colonnas.

Il se fit entendre sur les bastions et sur lesremparts, derrière les batteries et les barricades, au milieu despéripéties d’une lutte héroïque rappelant les jours des Horaces,dans les éloquents discours de Mazzini et dans les vigoureusesproclamations de Garibaldi !

Ce fut en vain. Au bout de ces trois mois sicourts et cependant si remplis, on ne l’entendit plus. LaRépublique avait été renversée moins par la force que par latrahison ; mais le régime de la baïonnette lui succéda et,depuis ce jour néfaste, il fait bonne garde sur les ruines de laliberté romaine.

Pendant cette époque agitée, Luigi Torreaniavait combattu pour la République ; son ami, le jeune Anglais,avait fait de même, de même aussi son père. Car peu après l’affairedes brigands, le syndic avait transporté ses pénates dans la Villeéternelle, qui alors, lui offrait le plus sûr abri contre desdangers semblables à ceux auxquels il se trouvait jadis exposé.

Mais après la chute de la République et letriomphe du despotisme, Rome elle-même ne pouvait servir d’asilequ’aux ennemis de la liberté et Francisco Torreani n’était pas dunombre.

Il dut s’éloigner de nouveau. Mais de quelcôté diriger ses pas ?

Aucune partie de l’Italie ne le tentait. LesAutrichiens possédaient encore Venise. Charles-Albert avait étéécrasé dans le Nord et le tyran napolitain tenait ses sujetscourbés sous une verge de fer. De quelque côté qu’il se tournât,Francisco Torrent n’apercevait pas un point du sol italien où ilvoulut fixer sa résidence.

Comme tous les patriotes placés dans unesituation semblable, ses pensées se portèrent vers le nouveaumonde. Et, peu de temps après, un navire cinglant vers le détroitde Gibraltar emportait la famille Torreani vers les lointainsrivages du continent occidental.

Chapitre 56Le n° 9 de la strada Volturno.

Le général Harding termina promptementl’affaire qui l’amenait à Londres. Elle était trop importante pouradmettre le moindre délai ; le vieux légiste lui-même fut decet avis, quand le vétéran lui eut mis sous les yeux l’horriblelettre du bandit et son contenu plus horrible encore.

Le voyage qu’il avait accompli en Italiedisposait d’ailleurs M. Lawson à reconnaître la gravité de lacrise ; il insista pour l’adoption de mesures immédiates.

Il aurait été imprudent de confier cinq millelivres sterling à la poste, encore plus de la charger de lasolution d’une question où il ne s’agissait de rien moins que devie ou de mort. Un clerc de confiance même n’était pas à la hauteurde cette mission délicate ; et, après une courte conférenceentre le légiste et son client, il fut résolu que l’associé dupremier, Lawson fils, se rendrait à Rome et se mettraitpersonnellement en rapport avec le signor Jacopi.

Qu’était ce signor Jacopi ? On ne pouvaitéchafauder que de vagues conjectures sur l’individualité de cetétrange spécimen de l’humanité qui s’était si audacieusementprésenté à Beechwood-Park et qui, devant l’imminence d’un châtimentsommaire et la menace de la prison, avait fait preuve d’une aussisuperbe indifférence.

Le premier train de Douvres emporta le jeuneLawson, en route pour l’Italie, avec une sacoche renfermant cinqmille livres en monnaies d’or frappées à la gracieuse effigie de lareine d’Angleterre.

Il était armé de toutes pièces pour sonentrevue avec signor Jacopi.

Avant l’expiration du délai de dix joursstipulé dans la lettre du brigand, le légiste de Lincoln’s Innentrait à Rome et, le jour même, sa lourde sacoche à la main, ilparcourait les rues de la ville, cherchant la strada Volturno.

Il trouva ces rues dans un désordre anormal.Au lieu des moines encapuchonnés et des cardinaux en robe de soie,des galantuomos et des femmes aux éclatantes toilettes,des sbires et des gendarmes qui les encombraient autrefois, iln’apercevait que des hommes à la physionomie ouverte, à la démarcheferme et assurée, portant de longues barbes, revêtus d’un costumemi-parti civil et militaire, armés jusqu’aux dents et évidemmentmaîtres de la situation.

M. Lawson junior ne s’étonna pasd’entendre de temps en temps sortir de la bouche de ces hommes lecri de « Vive la République romaine ! » Il y avaitété préparé avant de quitter l’Angleterre ; et ce ne fut qu’aumoyen d’un passeport bien en règle qu’il put traverser les lignesdes révolutionnaires et mettre le pied dans la Ville éternelle,alors menacée d’un siège.

Une fois dans les rues, cependant, il nerencontra plus d’obstacle et, sans perdre de temps, il se mit enquête du signor Jacopi.

Il trouva sans difficulté la strada Volturnoet la maison portant le n° 9. Les hommes à longue barbe et àceinture bourrée de pistolets répondaient sans brusquerie à toutesses questions. Ils lui indiquaient même son chemin avec cette bonnehumeur et cet empressement qui distinguent les allures de citoyensayant accompli une heureuse révolution.

Il ne parlait pas de signor Jacopi, secontentant de demander la rue et le numéro. Il lui semblaitqu’arrivé à la porte, il serait assez temps de prononcer le nom dumystérieux individu auquel il allait remettre une charge de piècesd’or qu’il n’avait cessé de passer d’une main à l’autre, pendant sapérégrination, et dont le poids lui avait presque désarticulé lesépaules.

Il parvint donc sans encombre au domicilecherché. Il ne pouvait exister aucun doute sur le propriétaire,l’inscription suivante se trouvant inscrite sur la porte :« Signor Jacopi, solicitario. »

Le solicitario londonien frappa etattendit qu’on vint lui ouvrir.

Il n’était pas sans éprouver quelque curiositéde faire la connaissance d’un membre de la confraternité quiinstrumentait d’une façon si particulière, qui pouvait exiger lepayement de cinq mille livres et l’obtenir sans l’interventiond’une cour de justice quelconque, tribunal ou jury, enfin dont lapratique s’éloignait autant des us traditionnels de Lincoln’sInn.

La porte s’ouvrit, mais pas avant qu’un secondcoup de marteau eût été donné et après un délai considérable. Leconcierge retardataire était une horrible vieille âgée desoixante-dix ans au moins. Mais une semblable apparition n’étaitpas faite pour intimider un avoué de Lincoln’s Inn Fields. C’étaitprobablement la femme de charge du solicitario.

– Est-ce ici que demeure signorJacopi ? demanda M. Lawson junior qui, ayant accompagnéson père en Italie, savait suffisamment se faire comprendre.

– Non !

– Non ! mais son nom est sur laporte.

– Ah ! c’est vrai ! répliqua laseptuagénaire. Ils ne l’ont pas encore enlevé… Ce n’est pas monaffaire… Je ne suis ici que pour garder la maison.

– Voulez-vous dire que signor Jacopin’habite plus ici ?

– Ecori !… Quellequestion !… Vous plaisantez, signor !

– Plaisanter !… Je n’en ai pasenvie, je vous assure… J’ai une affaire importante à traiter aveclui… et très-pressée.

– Une affaire avec signor Jacopi !Madonna Virgine ! ajouta la vieille avec un air deconsternation et on se signant d’une main tremblante.

– Mais certainement. Que voyez-vousd’étrange à cela ?

– Affaire avec un homme mort !Dio mi amiti !

– Mort ! Vous ne parlez pas, sansdoute, de signor Jacopi ?

– Et de qui donc, signor ? Chacunsait qu’il a été tué pendant l’émeute…, le premier jour… abattud’un seul coup, puis relevé et pendu à une lanterne, parce qu’onassurait qu’il faisait partie des… Oh ! signor ! je nepuis vous dire ce dont on l’accusait. Tout ce que je sais, c’estqu’on l’a tué, qu’il est bien mort et qu’on m’a mise ici pourgarder la maison.

Dans son saisissement, le jeune légiste deLincoln’s Inn laissa lourdement choir sur le seuil son sac d’or. Ilcommençait à craindre d’avoir fait inutilement le voyage deRome.

Et cette crainte se réalisa. Tout ce qu’il putapprendre de signor Jacopi fut que, juif algérien d’origine, ils’était établi dans la sainte cité et avait embrassé lecatholicisme ; qu’il pratiquait la loi… c’est-à-dire cettepartie de la loi qui, à Londres, lui aurait valu le nom delégiste des voleurs… ; qu’il avait l’habitude defaire de longues et mystérieuses absences, sans qu’on pût dire oùil se rendait, personne ne reconnaissant avoir entretenu avec luid’intimes relations.

En conséquence de quelque fait non expliqué,il avait attiré sur sa personne la fureur de la populace, pendantles premières heures de l’explosion révolutionnaire, et il en étaittombé victime.

Ces détails et quelques autres d’une natureaussi vague furent tout ce que le légiste londonien put apprendretouchant son confrère de Rome ; mais il n’obtint aucunrenseignement relativement au but de sa mission en Italie.

Chapitre 57Inutiles recherches

À quoi fallait-il se résoudre ?

Telle fut la question que se posa Lawsonjunior quand il fut de retour dans sa locanda.

Devait-il retourner ! Londres, remportantintact son sac de guinées en même temps que la nouvelle del’inutilité de sa mission.

Ce parti pouvait avoir des conséquencesterribles ; la lettre du chef des brigands, qu’il ne cessaitde parcourir, était parfaitement explicite. À dix jours de date, lamain de Henry Harding devait être expédiée à son père de la mêmefaçon que l’avait été son doigt.

Neuf de ces jours s’étaient écoulés déjà. Iln’en restait plus qu’un, et maintenant que l’intermédiaire Jacopiavait passé de vie à trépas, comment se mettre en communicationavec les misérables qui tenaient entre leurs mains le fils dugénéral ?

« Une bande de brigands sur la frontièrenapolitaine, à cinquante milles environ de Rome. » Cet extraitde la première lettre de Henry constituait le seul indice quepossédât le légiste pour arriver jusqu’aux bandits. Mais cerenseignement pouvait s’appliquer à toute la frontière, depuisTerracine jusqu’à l’angle nord-ouest des Abruzzes, ligne qui, denotoriété publique, contenait autant de bandes de brigands qu’ellecomptait de lieues.

Parcourir cette ligne dans tout sondéveloppement, reconnaître la localisation de chacune des bandes etdécouvrir celle qui retenait Henry Harding prisonnier, c’était unexploit qu’aurait certainement pu accomplir le légiste de Lincoln’sInn, mais au risque perpétuel de sa propre liberté.

En supposant même qu’il réussit dans sesrecherches, arriverait-il à terme ? Non, évidemment.

L’exécution de ce plan était donc impossible.Lawson junior se trouvait pris entre les cornes d’un dilemme.

Jamais, dans sa longue pratique, larespectable maison dont il était l’associé n’avait eu à débrouillerune affaire aussi hérissée de difficultés, ou, pour parler plusvrai, d’impossibilités.

Que faire ? que décider ?

Il pensa à la requête adressée au ministèredes affaires étrangères et à la promesse qu’on y avait faite des’entendre avec le gouvernement pontifical. Cette promesseavait-elle été remplie ? Des négociations avaient-elles étéentamées ?

Il courut au Vatican. Mais le Vaticanappartenait au passé… Rome était en république, et, à toutes sesquestions, on ne put répondre qu’une chose, c’est qu’on ne savaitrien.

D’ailleurs les nouveaux gouvernants étaienttrop inquiets de leurs propres affaires pour s’intéresser à cellesdu légiste anglais. Qu’était la liberté d’un seul individu comparéeà celle de toute une nation, menacée alors par deux armées ?Napolitains et Français ne s’avançaient-ils pas alors vers Rome àmarches forcées, pour renverser la République ?

La construction des barricades occupait tousles bras. On ne pouvait penser à distraire une minute d’un temps siprécieux pour l’employer à châtier une quarantaine de bandits.

Cette démarche mit le comble aux perplexitésdu représentant de la maison Lawson et fils. Inutile d’écrire àLondres pour demander des instructions. Ma lettre n’arriverait pasà temps.

Peut-être par le steamer même quil’emporterait une autre dépêche partirait accompagnée d’un paquetrenfermant la main sanglante du fils de son client ! C’étaithorrible ! Mais comment empêcher la consommation du crime.

Aucun moyen ne se présentait à l’imaginationdu légiste. Attendre la réponse à sa lettre lui semblait équivalantà abandonner le captif à son sort.

Malheureusement il n’y pouvait rien ; etil commença à écrire avec la conviction bien arrêtée qu’ilrecevrait, par le retour du courrier, la triste nouvelle de laréalisation de la menace des brigands. Il regardait la main commesacrifiée, mais espérait pouvoir prévenir l’exécution d’un crimeplus horrible encore.

Avant qu’il eût terminé sa lettre, unenouvelle idée lui vint, et il s’arrêta tout à coup. Si sa dépêches’égarait ? En ces temps de troubles, on ne pouvaitraisonnablement compter sur la poste ? Au reste, pourquoiécrire ? Pourquoi ne pas partir lui-même ? Il arriveraità Londres aussi rapidement qu’une lettre ; une affaire decette importance ne devait pas, d’ailleurs, être confiée auhasard.

La réflexion le confirma dans cette résolutionet, déchirant l’épître commencée, il s’occupa aussitôt de sondépart.

Il éprouva à traverser les lignes alorssoigneusement gardées, vu l’arrivée imminente des forces ennemies,certaines difficultés qu’aplanirent ses guinées et un bon passeportanglais. Il parvint à gagner Civita-Vecchia, d’où le steamer letransporta à Marseille.

Le retour à Londres de l’émissaire ne profitaaucunement à la solution du problème.

À la suite de renseignements négatifs pris,pour la forme, au logement jadis occupé par l’artiste, il futdécidé qu’un nouveau voyage en Italie était nécessaire.

L’associé junior repartit donc pour Rome. Maisil n’y put entrer.

La Ville sainte était alors assiégée parl’armée française, sous le général Oudinot, et le légiste, retenuen-deçà des portes, ne put poursuivre le cours de sesinvestigations.

Deux fois les assaillants furent repoussés.Les rues de Rome ruisselaient de sang… le sang des valeureuxdéfenseurs de la République, alors commandés par Garibaldi, legrand citoyen que cette lutte grandiose mit, pour la première fois,en lumière et à laquelle il doit la place remarquable qu’il occupesi justement dans les annales de l’histoire.

Mais ce conflit inégal ne pouvait durerlongtemps ; les républicains succombèrent sous une honteusetrahison ; et quand, enfin, les Français eurent prispossession de la ville, le légiste londonien put recommencer sesrecherches.

Il réussit à découvrir qu’un jeune Anglaisavait été capturé par une bande de brigands commandée par un chefbien commandé Corvino ; qu’il était ensuite parvenu à se tirerdes mains des bandits ; que la bande avait été presqueentièrement détruite et son capitaine tué par un détachement devolontaires républicains ; que l’ancien prisonnier, qui avaitpris part à l’expédition des volontaires, était revenu avec eux àVal-d’Orno et de là à Rome, à la défense de laquelle il passaitpour avoir pris part.

Avait-il partagé le sort de tant de bravesrépublicains tués pendant ce siège homérique ? Onl’ignorait ! Mais le fait était probable, puisque, depuis sarentrée à Rome avec les volontaires, sa trace était totalementperdue.

Tels furent les seuls renseignements querapporta M. Lawson junior de son second voyage en Italie. Legénéral Harding ne sut jamais rien de plus touchant la destinée deson fils.

Depuis le jour où il avait reçu la lettrefatale contenant le doigt de Henry, le vétéran était rongé par unnoir chagrin dont l’échec de son messager redoubla l’intensité.

À partir de ce moment, le général vécut dansun état de surexcitation voisin de la folie. Chaque nouveaucourrier lui occasionnait des transes nouvelles ; il enattendait une épître renfermant d’affreux détails et un envoi plusaffreux encore. Il s’imaginait même que le second paquet avait pus’égarer et que celui qui devait lui parvenir contiendrait la têtede son fils.

Ces appréhensions perpétuelles, agissant surune imagination exaltée, eurent pour conséquence une attaquehémiplégique dont il ne se releva que pour languir quelques joursdans un état de prostration physique absolue, et il mourut ens’accusant d’être l’assassin de son fils.

Le meurtre de Henry n’était cependant qu’unehypothèse, même dans l’esprit du mourant. Dans une conférencesuprême, il recommanda à son avoué, M. Lawson, de continuerles recherches, à quelque prix que ce fût, jusqu’à ce qu’il eûtobtenu une certitude relativement à la destinée de son fils ;si ce dernier était mort, le cadavre devait être ramené enAngleterre et enterré auprès du sien propre.

Quant aux dispositions du général, dans lasupposition où Henry serait encore vivant, personne ne lesconnaissait, sauf peut-être M. Lawson.

L’avoué obéit fidèlement aux dernièresvolontés du vétéran et consacra la somme considérable qui lui avaitété laissée en perquisitions sur le théâtre de l’événement et enavertissements par la voie de la presse.

Tout fut inutile. À l’exception de ce qu’ilavait déjà appris à Rome même, il n’entendit plus parler de Henry,vivant ou mort, et à l’expiration d’un temps normal, il donna congéà ses émissaires et cessa d’adresser ses réclames aux journaux.

Chapitre 58Le jeune squire de Beechwood.

À la mort du général Harding, son fils Nigelentra en possession de Beechwood et, très-peu de temps après, sansrespect pour son deuil et pour la mémoire de son père, il devintl’époux, mais non le maître, de Belle Mainwaring.

Personne ne songea à lui contester ses droitssur la propriété. Il était le fils aîné et, croyait-on, l’uniquefils du vétéran. Le bruit de la mort du cadet, pendant le siége deRome, se répandit dans le comté et fut généralement considéré commeauthentique.

Eût-on même admis que Henry fût encore vivant,on supposait que les biens du général Harding se trouvaientsubstitués et que, par conséquent, Nigel en était le légitimepropriétaire. Ceux qui désiraient en savoir davantage et quiprenaient la peine de s’enquérir auprès de M. Woolet, lenouvel agent d’affaires de la propriété, recevaient de cethonorable personnage l’assurance de la solidité des droits de sonclient. Il parlait avec emphase de certain document, revêtu d’unecertaine date et précieusement enfermé dans une caisse d’étainornée d’une majestueuse étiquette. Cette caisse elle-même occupaitla place la plus apparente sur les rayons de son cabinet, de façonqu’aucun client ne pouvait venir consulter M. Woolet sanss’apercevoir qu’il avait l’honneur de parler à l’avoué chargé de laconservation des titres de propriété et autres actes de propriétéet autres actes de notoriété de NIGEL HARDING, ESQ., DEBEECHWOOD-PARK, BUCKS. Telle était l’étiquette inscrite sur lafameuse caisse.

Quant à la propriété des terres composant ledomaine de Beechwood, il ne s’élevait à cet égard, comme il a étédit, aucune contestation. Il avait autrefois été question de leurpartage entre les deux frères ; mais on avait apprisl’existence d’un testament attribuant le tout à l’aîné, et comme lefils cadet passait pour mort, le point ne semblait plus matière àdiscussion.

Par le fait, le souvenir de Henry Hardingétait presque éteint. Depuis plus d’un an le pauvre jeune hommeavait disparu du pays et, pour la société qu’il avait l’habitude defréquenter, loin des yeux signifie loin du cœur. Généreux, maisd’un caractère assez insouciant, on le considérait comme peususceptible de faire son chemin dans le monde, soit au point de vuede la renommée, soit à celui de la fortune.

Il était mort maintenant ; on n’y pensaitplus et son frère Nigel passait pour l’un des plus heureux jeuneshommes de l’Angleterre et l’un des plus riches squires du comté deBuckingham.

En tous cas, il paraissait en devoir être l’undes plus notoires, car le mari de Belle Mainwaring ne pouvait sedissimuler derrière un nuage. S’il lui avait plu par hasard demener une existence retirée, Belle n’était pas femme à se faire lacompagne de sa solitude ; il ne tarda pas à s’enapercevoir.

La tranquillité, qui régnait jadis àBeechwood-Park, disparut comme par enchantement du jour où missBelle Mainwaring en devint la maîtresse. Le majestueux silence desfutaies, autrefois troublé seulement par le cri de l’orfraie et leroucoulement de la tourterelle sauvage, retentissait actuellementet sans intermittence des sonores éclats de la voix humaine.

Sous le sceptre de cette nouvelle maîtresse…car elle l’était dans toute l’acception du mot… Beechwood devint lecentre de tous les plaisirs. L’élite de la société du voisinage yaccourut, trop heureuse d’accepter une hospitalité qui s’exerçaitdans d’aussi larges et brillantes proportions. Ce n’était quepromenades et cavalcades au printemps, fêtes de l’arc en été,chasses à courre en hiver, dîners et bals en toute saison del’année.

Belle Mainwaring avait reçu le prix de sonexquise beauté, et sa mère, la récompense de son habiletéconsommée. La veuve du colonel anglo-indien avait, en effet,trouvé, dans le château, une place qu’elle ne partageait pas avecla sœur de l’ancien propriétaire. La vieille fille avait disparu unpeu avant le mariage de Nigel et s’était transportée avec sonéternel tricot dans une humble demeure en rapport avec la modiquefortune que lui avait léguée son frère. Son fauteuil, la veuveMainwaring l’occupait aujourd’hui ; mais elle le retira, dèsle principe, du coin où la tante de Nigel l’avait toujours simodestement laissé.

Ainsi s’écoulèrent quelques années en fêtes etréjouissances continuelles offertes à tout le voisinage. Invités etspectateurs y participèrent, tous avec admiration, beaucoup avecune secrète envie.

Pouvait-il en être autrement dans un séjour oùdeux jeunes gens à la physionomie attrayante se livraient sansréserve à l’enivrement que procurent la fortune et la positionsociale, tout ce qui, en un mot, rend l’existence aussi belle quedésirable ?

Avec un peu de perspicacité, cependant, onaurait pu remarquer que, sous cette joie apparente, se cachait unsentiment ressemblant à un chagrin.

Je m’en aperçus, moi, bien que, par suite del’incident du bal, j’eusse cru devoir me dispenser de rendre visiteaux nouveaux propriétaires de Beechwood-Park.

Mais d’autres maisons m’étaient encoreouvertes et grâce à elles je me trouvais assez souvent en contactavec les deux époux en même temps qu’avec l’intéressant individu àqui je devais d’avoir vu effacer mon nom du carnet de danse.

Plus je m’instruisais, plus je remerciais leciel de m’avoir éclairé à temps.

Sans un hasard heureux, peut-être eût-il fallume compter au nombre de ces papillons qui, l’aile brûlée etrecroquevillée, rampaient encore autour de Belle Mainwaringlongtemps après son mariage.

C’était sans doute la vue de tous ces martyrsde l’amour qui assombrissait le front de Nigel Harding et allumaitdans ses yeux cette flamme sinistre, stigmate de son originedemi-orientale. Je ne m’en inquiétais guère, au reste, n’ayantjamais éprouvé beaucoup de considération pour le personnage.

Sa femme m’intéressait davantage ; jecherchais avec un peu plus d’attention les causes de préoccupationschagrines, évidentes pour moi. Au milieu de ses éclats de gaieté,elle avait des moments d’abstraction, même quand de galants proposlui étaient glissés dans l’oreille.

Selon toute apparence, elle ne ressentait pourson mari aucun sentiment de jalousie ; au contraire, ellesemblait ne supporter sa présence qu’avec une sorte de répugnance,et, quand il s’éloignait, éprouver un immense soulagement.

Je saisissais d’autant plus facilement toutesces nuances que j’en connaissais les causes.

La courte conversation que j’avaisinvolontairement entendue sous le cèdre était suffisammentexplicite. Nigel Harding avait épousé une jeune fille qui ne devaitjamais être sa femme, dans la véritable acception du mot.

L’aimer, elle ne le pouvait certainement pas,et elle ne l’aimait pas non plus ; mais il n’était pas certainqu’elle n’en pût aimer et n’en aimât pas un autre. Cette dernièrehypothèse était pour moi une certitude. Quel était cet autre ?Voilà ce que je ne savais pas, bien que j’avoue m’être livré à denombreuses conjectures. Tantôt je m’imaginais que c’était l’hommequ’elle avait si cruellement joué. Tantôt je croyais que c’en étaitun autre qui, avec moins de cruauté, mais une égale fermeté,l’avait elle-même dédaignée.

Ma dernière rencontre avec miss BelleMainwaring… je veux dire Mme Nigel Harding… eutlieu dans une assez étrange circonstance.

C’était après un dîner donné par ungentilhomme campagnard, sur les confins de Berks.

Enveloppé de mon manteau, j’attendais lamodeste citadine qui devait me transporter à la gare du chemin defer et que le sommelier de mon hôte avait envoyé chercher ens’écriant pompeusement : « La voiture du capitaineR*** »

En face de moi était un élégant équipage,attelé de deux chevaux splendides. Un majestueux cocher occupait lesiège, le fouet sur la cuisse ; un non moins majestueux valetde pied se tenait au marchepied. L’or étincelait sur la livrée deslaquais et un large écusson couvrait presque entièrement le panneaude la portière. Le tout formait un singulier contraste avec lepauvre fiacre qui venait justement de prendre la file.

– À qui appartient cet équipage ? medemandai-je mentalement.

La réponse m’arriva par la voix de stentor dusommelier. C’était la voiture de Nigel Harding.

Presque au même instant il sortit, accompagnépar sa femme.

Je me rangeai de côté pour leur livrerpassage.

Il s’élança le premier dans la voiture, commes’il était entraîné malgré lui. La dame, resplendissante sous sesfourrures… c’était en hiver… se disposa à le suivre.

Elle avait le pied sur une des marchesrabattues, lorsque les chevaux, piaffant déjà d’impatience, firentun faux départ, vigoureusement réprimé par le cocher. Mais la jeunefemme perdit l’équilibre et serait tombée sur le sol si je nem’étais avancé pour l’en empêcher. Par un sentiment de politessetout machinal, j’étendis mes bras entre lesquels vint choirMme Nigel Harding.

– Vous ! c’est vous !murmura-t-elle d’un ton qui me frappa et qui témoignait de moins dereconnaissance que de contrariété.

Puis, se dégageant de mon étreinte, elle fittomber son dépit sur le cocher et sauta dans la voiture quis’éloigna rapidement.

Cette conduite avait lieu de mesurprendre ; mais celle du mari m’étonna davantage encore.Quand l’équipage s’ébranla, je pus, avec la lumière de la lampetenue par le sommelier, apercevoir son visage. La tête passée àtravers la portière, il fixait son regard sombre, non pas sur soncocher, mais sur moi-même, comme si, lui aussi, se trouvait froisséde mon acte de politesse involontaire.

Je ne les revis l’un et l’autre que cinq ansaprès. Je les avais à peu près oubliés, lorsqu’un événement,survenu à bien des milliers de milles de l’Angleterre, rappela àmon souvenir le jeune squire de Beechwood-Park et, par suite, sonintéressante épouse.

L’événement dont je parle était assez étrangepar lui-même, il eut, en outre, de sérieuses conséquences pourplusieurs des personnages de cette histoire et, en particulier,pour Nigel Harding.

Peut-être eut-il mieux valu pour eux qu’iln’arrivât pas… Mais n’anticipons pas, racontons.

Chapitre 59Dans l’Amérique du Sud.

Après cinq années d’un voyage exclusivementconsacré au nouveau monde, je me trouvais dans la partieméridionale du continent américain, sur les rives de la Plata.

La volonté aussi bien que le hasard, lesaffaires non moins que le désir de voir du pays, m’avaient conduitdans la république Argentine et de là dans une des hautes provincesque borde le Parana.

Je traversais le Campo, à vingtmilles environ au nord de Rosario, mon point de départ.

Mon but était l’estancia d’un colonanglais, un vieil ami de collège qui s’était établi, comme éleveurde bestiaux et producteur de laine, à cinquante milles deRosario.

J’étais à cheval et seul, n’ayant pu engagerde guide. Mais sachant que la résidence de mon ami se trouvait prèsdes bords de la rivière, je m’étais imaginé que je la trouveraissans difficulté.

D’autres estancias étaientdisséminées le long de ma route, en petit nombre il est vrai, maisencore assez rapprochées l’une de l’autre pour que je pussem’assurer que je restais dans le bon chemin.

En outre, la rivière me servait, dans unecertaine mesure, de point de repère ; dans tous les cas, en nela perdant pas de vue, je ne risquais pas de m’égarer beaucoup.

Mon cheval était une bête excellente et jecomptais bien faire mes cinquante milles… une bagatelle pour uncheval sud-américain… avant le coucher du soleil.

Et j’y aurais certainement réussi, si le règneanimal n’avait compté dans son sein une créature telle que lebisacha, qui a l’habitude détestable de creuser, dans leOttawa, des sillons tellement profonds qu’ils constituent, encertains endroits, de fort dangereuses chausse-trapes pour leschevaux.

Ma monture fut assez imprudente pour enfoncerle pied dans un de ces sillons ; elle plongea, trébucha etfinit par s’abattre, entraînant, comme de juste, son cavalier danssa chute. Je ne fus moi-même que légèrement contusionné ;l’état de mon cheval était beaucoup plus grave.

Après l’avoir remis sur ses jambes, jereconnus qu’il pouvait à peine se tenir et encore moins me porterpendant les trente milles qui me séparaient encore del’estancia de mon ami. Un de ses paturons de devant étaitfoulé, et c’est tout au plus s’il put me suivre en boitant quand jequittai le théâtre de l’accident.

Je me voyais forcé désormais de finir la routeà pied, outre le désagrément de prolonger de vingt-quatre heuresmon voyage. La perspective n’avait rien d’agréable et je commençaisà maudire ma mauvaise fortune, lorsque j’aperçus en face de moi, àune assez courte distance, des indices certains du voisinage d’uneestancia.

C’était d’abord un bouquet d’arbres composéprincipalement de pêchers. En soi-même, ceci ne constituait pas unepreuve convaincante, car, sur diverses parties du territoireargentin, le pêcher croît spontanément. Mais, à travers le vertfeuillage, j’avais entrevu autre chose : un mur blanc et, àl’entour, un treillage palissadé indiquant un enclos.

Je me dirigeai de ce côté, traînant mon chevalboiteux, dans l’espoir de l’échanger contre une monture capable deme porter à destination. En supposant que je ne pusse effectuer cetroc, je pouvais toujours laisser là ma bête et continuerpédestrement ma route.

À mesure que je m’approchai de l’habitation,je découvris d’abord qu’elle me promettait au moins un abri pourmon quadrupède blessé, ensuite qu’il était plus que probable quej’y trouverais à me remonter.

J’arrivai enfin en vue de la maison, aprèsavoir dépassé le rideau d’arbres qui l’abritait. De dimensionsmédiocres, construite dans le style d’une villa italienne avec uneverandah sur la façade, elle avait une apparence de coquetterie etde confort qui me séduisit. Par derrière, également enfermés dansl’enclos, s’élevaient les bâtiments d’exploitation, paraissant dansun parfait état d’entretien.

Je ne doutai pas que, dans le nombre, ne setrouvât une écurie renfermant un cheval de réserve.

Je m’avançai vers la porte de l’enclos faisantface à l’habitation et signalai ma présence en frappant lapalissade du gros bout de ma cravache.

En attendant une réponse, j’examinail’établissement. Il ne ressemblait pas tout à fait à celui descréoles ; le jardin témoignait de soins particuliers ; laverandah, toute tapissée de roses, en particulier, dénonçaitl’Européen. Le propriétaire pouvait être un Anglais, un Français,un Allemand ou un Italien, car, parmi les colons de cette partie del’Amérique du Sud, on rencontre toutes ces nationalités.

Ma curiosité, excitée au plus haut point, netarda pas à être satisfaite. Un homme paraissant sortir descommuns, se dirigea vers la porte. Épaisse barbe noire, œild’aigle, dents blanches, nez fortement aquilin… tout chez lui étaititalien. Un orgue sur les reins et un singe sur l’épaule n’eussentpas mieux constaté son lieu de naissance.

Je la connaissais avant qu’il ouvrit la bouchepour me demander :

– Che e, signor ?

En dépit de son teint presque noir, cet hommen’avait rien de repoussant dans la physionomie. Au contraire,l’impression que je ressentis fut que j’étais tombé sur de bonsSamaritains.

Heureusement encore, je parlais, ou plutôtbaragouinais assez l’italien pour me faire comprendre.

– Mon cheval ! dis-je en montrantl’animal qui se soutenait à grand’peine, une de ses jambes dedevant à six pouces de terre. Il lui est arrivé un accident, commevous voyez, et il ne peut plus marcher. Je l’ai amené ici pour vousprier de le garder jusqu’à ce que je puisse l’envoyer prendre. Jevous indemniserai pour la peine ; et peut-être, ajoutai-je, endésignant de l’œil les communs, pourriez-vous me prêter une monturequelconque pour me rendre chez un ami auquel je vais rendre visiteet qui demeure à une trentaine de milles d’ici.

L’homme promena ses regards étonnés de moi àmon cheval et de mon cheval à moi ; il les tourna ensuite versla maison, comme s’il enattendait une réponse à ma requête.

Jamais regard humain n’évoqua une plus célesteapparition.

La porte de la maison s’ouvrit et une femmeparut sous la verandah… une femme qu’on aurait put prendre pour unange, n’eussent été les symptômes de maternité qui, à mes yeux, lafaisaient plus ravissante encore.

Elle fit quelques pas et, regardant à traversles roses qui semblaient lui former comme une auréole, elle répétala question qui m’avait été adressée, en y ajoutant toutefois unnom d’homme, car c’est à mon interlocuteur qu’elles’adressait :

– Che e Tomasso !

La réponse de Tomasso ne fut qu’une traductionlittérale de l’explication que je lui avais donnée. Après quoi, ilattendit respectueusement.

– Dis à l’étranger, répondit la doucevoix, qu’il peut laisser ici son cheval et qu’on lui en donnera unautre pour continuer sa route. Ajoute, Tomasso, que s’il veutprendre la peine d’entrer et d’attendre le retour de mon mari, ilsera le bienvenu.

Inutile de dire que j’acceptai avecempressement cette aimable invitation.

Tomasso me prit la bride d’entre les mains etconduisit mon cheval à l’écurie.

Quant à moi, je passai le seuil hospitalier etme trouvai bientôt assis et causant avec une des plus charmantesfemmes que j’eusse jamais eu le bonheur de rencontrer.

Chapitre 60Hospitalité de l’autre Monde.

J’étais enthousiasmé de ma belle hôtesse et jebénissais maintenant l’accident qui m’avait jeté dans un semblablemilieu.

Qui était-elle ? Qui pouvait-elleêtre ? Une Italienne, m’avait-elle dit, tout d’abord, et nousnous entretenions dans la langue de Dante et de Pétrarque.

Mais elle parlait l’anglais aussi bien aumoins que moi l’italien, et j’appris bientôt de sa bouche que sonmari était un Inglese.

– Il sera bien heureux de vous voir,dit-elle, car il lui arrive rarement de rencontrer uncompatriote : les colons Ingleses, pour la plupart,ne s’avancent pas aussi loin dans l’intérieur. Il ne peut tarder àrentrer ; il s’est seulement rendu à l’autreestancia, j’entends celle de papa… et je pense que lui etmon cher frère Luigi auront organisé une partie de chasse àl’autruche. Mais la chasse doit être terminée à l’heure qu’il est,car ils ne poursuivent jamais l’oiseau après midi. Je suis certainequ’il va bientôt revenir. En attendant, comment passerez-vous votretemps ? Voulez-vous examiner ces tableaux. C’est toutes vuesde ce pays. Quelques-uns sont de mon mari, d’autres de mon frèreLuigi. Parcourez notre petite galerie, tandis que je vais vousfaire préparer une collation.

– Veuillez vous en dispenser, madame. Jen’ai besoin de rien.

– Cela peut être, signor… Mais leschasseurs d’autruche ?… Luigi viendra probablement avec monmari… N’auront-ils pas faim, eux ?… Je vais m’occuper de leurdîner.

En disant ces mots, ma belle hôtesse sortit,m’abandonnant à une impatience qui n’avait aucun rapport avec leretour du mari ou du cher frère Luigi.

Pour « tuer le temps, » comme on mel’avait recommandé, je me mis à passer les tableaux en revue. Il yen avait environ une douzaine suspendus aux murs de la chambre dontils formaient le principal mobilier. Les meubles brillaientgénéralement par leur absence ; on devait s’y attendre dans laprovince excentrique de Santa-Fé. Comme me l’avait dit la jeunefemme, c’était, pour la plupart, des scènes du pays et, par celamême, fort intéressantes. Tous les genres de sport indigènes yétaient représentés : chasses à l’autruche, au jaguar ou auflamant, poursuites des chevaux et bestiaux sauvages et leurcapture au moyen des bolas ou du lazo.

Ce qui me frappa tout d’abord, ce futl’étonnante fidélité des détails : chardons gigantesques,arbres-ombas, immenses pampas, autruches, bestiaux et autresanimaux sauvages, gauchos au pittoresque costume, toutvivait. Mais je n’étais pas préparé à ce que je découvris après unplus minutieux examen… Ces tableaux, le plus grand nombre au moins,constituaient des œuvres d’art susceptibles de prendre place dansn’importe quel musée du monde civilisé.

J’aurais éprouvé déjà une assez grandesurprise de rencontrer une semblable galerie dans les plaineslointaines du Pavana ; mais ce qui me frappa le plus, c’est lapensée qu’ils avaient été peints sur les lieux mêmes.

Mon étonnement n’avait pas cessé encore,lorsqu’un bruit de voix venant du dehors interrompit mon examen etme ramena vers la fenêtre.

J’aperçus une scène exactement semblable àcelles que je venais de voir reproduites sur la toile.

Sous l’ombre d’un gigantesque omba,planté devant la maison, quelques cavaliers mettaient pied àterre.

Je compris tout de suite quels étaient cesnouveaux venus ; une magnifique autruche mâle était couchée entravers d’une des selles et une femelle sur une autre. Unetroisième dépouille cynégétique, une peau de jaguar, était rouléederrière un des chasseurs resté à cheval.

Deux des survenants étaient des gauchos oubergers ; les deux autres ne pouvaient être que le mari et le« cher frère Luigi. »

Luigi… je le reconnus à sa physionomiefranchement italienne… semblait indécis s’il descendrait de chevalou poursuivrait sa route ; tandis que le jeune Anglais, quiparlait aussi italien, insistait pour le faire rester.

À ce moment, ma belle hôtesse parut sous laverandah et, s’avançant jusqu’à la porte de l’enclos, joignit sessollicitations à celles de son mari, ajoutant, selon touteprobabilité, qu’il y avait un étranger à la maison. Luigi serendit, mit pied à terre et remit la bride à Tomasso qui étaitsorti des écuries et qui, avec l’aide des gauchos, se miten devoir d’y conduire les chevaux.

Les deux jeunes gens entrèrent.

– Mon mari Henry et mon frère Luigi, medit la charmante maîtresse des cérémonies.

Elle ne prononça aucun autre nom et, avant quej’eusse pu décliner le mien, commença à expliquer le motif de maprésence, ainsi que la requête que je lui avais adressée.

– Oh ! certainement, s’écria lejeune Anglais, nous vous prêterons un cheval et de grand cœur. Maispourquoi ne pas rester avec nous un jour ou deux ? Peut-êtrece délai suffira-t-il pour mettre votre monture à même de vousconduire chez votre ami.

– Mille grâces ! répondis-je.

J’avais le plus vif désir d’accéder à cetteaimable invitation. En y réfléchissant, pourtant, je m’imaginai quel’hospitalité offerte était de cette nature particulière aux payssud-américains… mea casa a su disposicion, señor… unesimple formule de politesse. J’allais donc refuser sous quelqueprétexte plausible ; mais de nouvelles et pressantessollicitations de la part de mon hôte, auquel sa charmante femme etLuigi s’adjoignirent, ne me permirent pas de douter de leursincérité.

Je m’inclinai donc avec reconnaissance etm’engageai à rester, comme on m’y engageait, un jour ou deux àl’estancia.

J’y restai trois jours, les plus agréables dema vie. Je ne les passai pas tous sous le toit de « mon mariHenry » car « frère Luigi » possédait uneestancia considérable dont celle de sa sœur et de sonbeau-frère n’était qu’une annexe. On m’y conduisit et j’yrencontrai une autre belle hôtesse, une jeune Sud-américaine qui enétait devenue, depuis peu, la maîtresse, et le père de Luigi, unvénérable Italien qui, en réalité, était le chef reconnu de lapetite colonie.

Une distance d’un demi-mille seulementséparait les deux établissements, et, en passant de l’un à l’autre,y dînant alternativement, chassant entre temps l’autruche, lestrois jours passèrent si rapidement que je m’imaginais avoir àpeine vécu vingt-quatre heures.

Tomasso avait soigné mon cheval avec uneadresse vraiment incroyable. La physionomie de cet homme avait pourmoi un singulier caractère. Si je l’avais rencontré dans lesmontagnes de la Romagne et non sur les rives du Parana, je l’auraiscertainement pris pour un brigand, bien que la ressemblances’arrêtât à l’extérieur, à cette apparence pittoresque que noussommes habitués à attribuer au bandit italien. Au fond, Tomassoétait un honnête garçon, d’un caractère ouvert, adorant, c’est lemot, le signor et la signora au service desquels il s’étaitattaché.

Ce fut avec un chagrin que je ne cherchai pasà dissimuler qu’à l’expiration du troisième jour, j’appris, de labouche de Tomasso, le complet rétablissement de mon cheval. Malgréles instances de mes hôtes, je me disposai à continuer mon voyage.On ne consentit à me laisser partir qu’après m’avoir fait promettrede m’arrêter à l’estancia, lors de mon retour àRosario.

Je n’ai pas besoin d’ajouter que l’espoir derenouer d’aussi agréables relations me rendit mon éloignement moinspénible.

Chapitre 61Un hôte inconnu.

Jusqu’à l’heure de mon départ, je n’avais pasentendu prononcer une seule fois le nom de mon hôte.

Celui de son beau-père avait souvent étémentionné. C’était signor Francesco Torreani, originaire de laRomagne, lequel était venu, plusieurs années auparavant, s’établirdans la république Argentine, comme beaucoup d’autres de sescompatriotes, pour améliorer sa condition.

Voilà, à peu près, tout ce que je savais. Àvrai dire, grâce aux distractions de tout genre qui remplirent lesheures de mon trop court séjour, je ne m’occupai que du présentsans m’inquiéter du passé.

Quel est l’homme qui, respirant à pleinspoumons la libre et vivifiante atmosphère des Pampas, ou bondissantdans des plaines sans limites, sur le dos d’un cheval à demisauvage, daigne se souvenir des chétifs plaisirs et desinsignifiants chagrins d’une civilisation corrompue ? Ilserait porté plutôt à les oublier complément.

Cette disposition d’esprit qui m’étaitparticulière, mes nouveaux amis, les Torreani, semblaientl’éprouver comme moi.

Je ne désirais pas connaître leur histoirepassée ; quel intérêt auraient-ils eu à me lacommuniquer ?

Aussi l’idée ne leur en vint pas et lesquelques détails relatés plus haut ne me furent révélés que par lesincidents de la conversation.

Si je savais peu de chose en ce qui concernaitles Torreani, j’en appris moins encore sur les antécédents de monhôte, mon propre compatriote cependant.

Comme je l’ai dit, j’étais arrêté sur le seuilet je lui adressais mes adieux sans avoir jamais su son nom.

Cela peut paraître étrange et demander uneexplication. Elle sera facile.

Dans les pays méridionaux de l’Europe, ainsique chez leurs nationaux établis dans l’Amérique espagnole, le nomde famille de l’individu n’est presque jamais prononcé ; on nele désigne que sous son nom de baptême, ou apellido.

Cette habitude, il est vrai, ne pouvaitatteindre mon hôte anglais qu’en raison de son entourageitalien.

Mais, pour des raisons que je n’avais pas ledroit de rechercher, je le trouvai singulièrement réservé, toutesles fois que le hasard amenait la conversation surl’Angleterre ; et bien qu’il ne témoignât d’aucun préjugécontre son pays national, il ne semblait lui porter qu’un intérêtsecondaire ; il évitait même d’en parler.

Sur cette indifférence, j’avais échafaudé unsystème d’hypothèses. Je l’attribuais à des malheurs de jeunesse,peut-être à une exclusion sociale. Cette dernière conjecture mesemblait toutefois un peu hasardée. Langage, manière, développementintellectuel et moral, tout, chez mon hôte, dénotait, sinon unehaute naissance, au moins l’éducation qui accompagne généralementcelle-ci. Plus d’une fois, dans la conversation, nous avionséchangé les signes maçonniques des universités d’Eton et d’Oxford.Qui était-il ? D’où venait-il ? Ma curiosité étaitexcitée au plus haut point ; mais, par savoir-vivre, jen’avais pas cherché à la satisfaire, au moyen de questions directesauxquelles, d’ailleurs, on n’eût peut-être pas répondu.

Ce doute, néanmoins, me tourmentait si bienquau dernier moment, je me résolus à l’éclaircir.

– Vous me pardonnerez, dis-je, si, aprèsune hospitalité aussi gracieuse que peu méritée, je désireconnaître le nom de mon hôte. Ce n’est pas par curiosité, veuillezle croire ; mais simplement pour savoir à qui je doisdésormais adresser le juste tribut de ma reconnaissance.

– Il est vrai, capitaine, me répondit-ilen riant, que vous ignorez encore mon nom. Je me rappellemaintenant que vous ne m’avez jamais adressé la parole que sousl’appellation italienne de signor. Quelle singulièrenégligence ? Vous garder trois jours sans vous dire monnom !… C’est fort drôle, n’est-ce pas ?… Et tout à faiten dehors des habitudes anglaises ? Pour m’excuser autantqu’il est en mon pouvoir, j’adopterai la mode de notre pays et vousoffrirai ma carte. Je crois qu’il m’en reste encore quelques-unesdans un vieux portefeuille. Permettez-moi d’y aller voir.

Mon hôte rentra dans la maison, nous laissant,sa charmante femme et moi, rire à notre aise de l’incident.

Il revint bientôt avec le portefeuille enquestion. Il en tira plusieurs petits cartons glacés, jaunis par lavieillesse, en choisit un et me le présenta.

N’osant, par délicatesse, lire l’inscriptionen sa présence, je me contentai de jeter négligemment les yeux surla carte et lui adressant un adieu final… j’avais déjà pris congéde sa femme… je montai à cheval et m’éloignai.

La curiosité ne me permit pas de conserverlongtemps l’impassibilité et la réserve de l’homme du monde. Tirantla carte de la poche où je l’avais introduite, je lus :

HENRY HARDING.

– Excellent nom anglais, pensai-je, etdont j’ai de bonnes raisons pour me souvenir.

Cependant il ne me vint aucunement à l’idéeque le jeune estanciero des Pampas pût avoir la moindrerelation de parenté avec les Harding de Beechwood-Park, dans lecomté de Bucks ; et, sans autre réflexion, je plaçai la cartedans mon portefeuille et continuai mon voyage interrompu.

Chapitre 62Un légataire retrouvé.

Le lecteur s’étonnera sans doute de mon défautd’intelligence et se demandera comment je n’avais pas reconnu enM. Henry Harding une ancienne connaissance.

Par le fait, ce n’en était pas une pour moi.Je ne l’avais vu qu’une fois, alors qu’adolescent encore imberbe,il était venu passer ses vacances à Beechwood. L’eussé-je même plussouvent rencontré, il est peu probable que, dans l’homme au teintbronzé, à la barbe épaisse, plus semblable à un Italien qu’à unAnglais et parlant de préférence l’idiome de la péninsule, j’auraisreconnu le jeune collégien, à moins que quelque circonstancefortuite n’eût ravivé mes souvenirs ; par exemple, peut-être,si j’avais entendu plus tôt prononcer son nom.

Actuellement, je poursuivais mon chemin,réfléchissant seulement que mon compatriote le colon était un bienbeau jeune homme, fort heureux d’avoir pour femme une aussiadmirable créature.

Quant à mes autres hôtes, le lecteur doit serappeler qu’il les connaît beaucoup plus que je ne les connaissaisalors moi-même. Tout ce que j’en savais se bornait à ce que j’avaisappris pendant les trois jours qui venaient de s’écouler, et aucunde ces renseignements n’était de nature à me ramener, parassociation d’idées, à mes anciennes connaissances du comté deBucks.

Ceci, j’espère, suffira pour expliquerl’indifférence avec laquelle je réintégrai dans mon portefeuille lacarte de M. Henry Harding, après avoir lu le nom qui y étaitinscrit.

En arrivant à l’estancia de mon ami,je trouvai ce dernier assez inquiet de mon long retard. Ilm’attendait trois jours plus tôt ; et si les herbes des pampasavaient eu le temps d’atteindre toute leur croissance, il auraitsupposé ou que je m’étais égaré, ou que j’étais tombé entre lesmains des voleurs, qui ne sont à craindre, dans la prairie, quelorsque ces gigantesques roseaux ont acquis leur entierdéveloppement.

Je lui dis la cause de mon retard et l’aimablehospitalité qui m’avait été octroyée. Je m’étendais avec plaisirsur ces détails, lorsque mon ami m’interrompit tout à coup.

– Avez-vous jamais connu un certaingénéral Harding, de Bucks ? me demanda-t-il.

– Un général Harding, deBucks ?

– Oui ! je sais quevous avez souvent visité ce comté. Le général Harding dont je parleest mort il y a cinq ou six ans.

– J’ai connu un général Harding, deBeechwood-Park, dans le Buckinghamshire, mais je n’ai eu avec luique d’éphémères relations. Il est mort à peu près à l’époque dontvous parlez. Serait-ce celui-là ?

– Lui-même, par Dieu !Beechwood !… C’est bien ce nom-là, je crois !… Nous lesaurons tout à l’heure ! C’est fort singulier, continua monami en se levant et se dirigeant vers un secrétaire placé dans uncoin de l’appartement, fort singulier, en vérité ! J’avaismoi-même l’intention de me rendre à l’estancia où vousavez été si bien reçu… et pas plus tard qu’aujourd’hui, si je nevous avais pas attendu… Et c’est en vous attendant que j’aidécouvert… ce qui motivait mon dérangement. Je suis très-peu liéavec mon voisin anglais, M. Harding. Il ne fréquente que desItaliens et des Argentins, que nous ne voyons guère, nous autresAnglais. Mais il passe pour un homme de mérite, malgré tout.

– Je suis charmé de vous en entendreainsi parler. C’est précisément l’impression que j’ai emportée dema courte visite. Mais qu’a-t-il de commun avec le généralHarding ?

Ma curiosité, ai-je besoin de le dire, étaitexcitée à un tel point que je tirai la carte de mon portefeuille etla soumis à un nouvel examen.

– Eh bien ! dit mon ami en revenantau point de départ de notre conversation, tandis que j’attendaisvotre arrivée, il m’était impossible de quitter la maison. N’ayantpas d’autre distraction, je pris, pour les lire, quelques vieuxjournaux anglais. Nous n’en avons jamais ici de date récente ;mais ceux-là remontaient à quelques années. L’un d’eux était unnuméro du Times… Et si jamais vous habitez les Pampasaussi longtemps que moi, vous lirez le Times avec volupté,quelle que soit sa date, depuis la première ligne jusqu’à ladernière, y compris les annonces. Je parcourais ces dernières,lorsque mes regards s’arrêtèrent sur un avis… que je veux vousfaire lire à vous-même.

Je pris le journal que me présentait mon amiet lus l’annonce qu’il m’indiquait. Elle était conçue dans lestermes suivants :

« HENRY HARDING : Si M. HenryHarding, fils du feu général Harding, de Beechwood-Park, dans lecomté de Buckhingham, veut prendre la peine de passer chezMM. Lawson et fils, avoués, Lincoln’s Inn Fields, il yapprendra QUELQUE CHOSE DE TRÈS-AVANTAGEUX POUR LUI.M. Harding a été, pour la dernière fois, vu à Rome, pendant latourmente révolutionnaire, et l’on suppose qu’il a pris part à ladéfense de cette ville. Magnifique récompense à toute personne quifera connaître son adresse actuelle, ou, en cas de mort, indiquerl’époque et les circonstances du décès. »

– Qu’en pensez-vous ? demanda monami quand il s’aperçut que j’avais terminé ma lecture.

– Je me rappelle avoir déjà vu cetteannonce, répondis-je. Elle a été insérée itérativement et a faitbeaucoup de bruit à cette époque. On n’ignorait pas que le jeuneHarding avait quitté l’Angleterre, mais personne ne savaitpertinemment de quel côté il avait porté ses pas. C’était quelquetemps avant la mort de son père. Le bruit courait qu’il avait étérefusé par une jeune fille qu’il voulait épouser, et que j’aiconnue moi-même ; puis, qu’il s’était rendu en Italie et qu’ilavait été capturé par les brigands ou s’était affilié aux bandes deMazzini et de Garibaldi. Mais personne ne savait la vérité, legénéral Harding ayant pour habitude de garder pour lui ses secretsde famille. Toutes ces suppositions ne se répandirent qu’après samort, au moment où parurent ces annonces ; alors le jeunehomme avait depuis longtemps disparu et le fait n’excita que peud’attention. On disait que son père lui avait laissé un legs et quec’était pour le lui délivrer que l’avoué le cherchait.

– C’est précisément ce que je pensais.Croyez-vous qu’on l’ait trouvé ?

– Je n’en sais rien. Je n’ai pas connu lerésultat de ces avis multipliés, ayant moi-même quitté l’Angleterreà cette époque et n’y étant pas retourné depuis.

– Ne pensez-vous pas que cet HenryHarding de l’annonce du Times et le jeune estanciero,votre hôte, soient une seule et même personne ?

– C’est possible et même probable. L’avisaffirme que c’est à Rome qu’il a disparu et la famille danslaquelle il est entré vient de Rome. C’est ce qui m’a été dit àl’estancia. Ce peut-être le même individu ; il estpossible aussi qu’il ait répondu à l’annonce et reçu ce quelquechose d’avantageux, quoi que ce soit… bien qu’à mon sens ce quelquechose fût peu de chose. Il était de notoriété que le généralHarding avait légué à son fils aîné la totalité de ses biens et queHenry n’aurait pour tout héritage qu’un millier de livres sterling.Si cet Henry est mon hôte, il a, selon toute probabilité, reçu sonargent. N’est-ce pas avec ce capital qu’il a pu s’établir aussimodestement en Amérique ?

– Non, je puis vous le certifier. Il estvenu ici longtemps avant la date de l’annonce et n’a jamais,depuis, quitté le pays, pour aller aussi loin qu’en Angleterre, aumoins.

– Il n’aurait pas eu besoin d’aller enAngleterre pour toucher ce mince héritage de mille livres.L’affaire a pu s’arranger par correspondance.

– C’est juste, mais j’ai de bonnesraisons pour croire qu’il tient à loyer seulementl’estancia où vous l’avez trouvé. Son beau-père est levéritable propriétaire des deux établissements ; et c’étaitainsi dès le principe, longtemps avant que l’annonce eût pu êtreinsérée dans le Times. Selon moi, il n’a jamais vu cetteannonce ; et si c’est l’individu qui y est désigné, il seraitbon qu’il la connût. Comme je vous l’ai dit, j’avais l’intention deme rendre chez lui et de l’interroger moi-même. Car bien que jen’aie entretenu avec lui que de rares relations, j’en ai entendudire beaucoup de bien… pas comme éleveur, par exemple. Il est, pourcela, trop passionné pour la chasse, et je crains bien qu’il n’aitguère fait fructifier la dot de sa femme ou la fortune de sonbeau-père. J’ai entendu dire que son état de dépendance et son peud’expérience agricole le chagrinaient sensiblement. Dans le cas oùun legs lui aurait été fait et en supposant que ce legs fût encoreà sa disposition, cet argent, j’en suis certain, serait le bienaccueilli. À Londres, mille livres sterling ne sont rien ;c’est une fortune dans les Pampas.

– Vous avez parfaitement raison,répondis-je machinalement. Je me demandais s’il était possible quel’amant repoussé de miss Belle Mainwaring fût le même individu quej’avais vu marié à une femme valant dix mille fois mieux que cetteinfernale coquette.

– Voici ce qu’il faut faire, reprit monhôte. Vous avez été invité à vous arrêter à l’estancialors de votre retour à Rosario, n’est-ce pas ?

– Je l’ai formellement promis.

– Heureux coquin ! avoir fait deuxaussi charmantes connaissances ; car la dame argentine ne lecède guère en beauté à sa belle-sœur l’Italienne ! Et toutcela, grâce à un faux pas de son cheval ! Par Jupiter !je m’exposerais bien à me casser le cou chaque jour de l’année,dans l’espoir d’une chance semblable ! À ce point de vue, lafortune vous a toujours favorisé !

La chaleur avec laquelle s’exprimait mon amim’amusa un instant. C’était un célibataire endurci que je necroyais pas capable de baisser pavillon, même devant les charmes dela séduisante Lucetta… J’avais entendu nommer ainsiMme Harding.

– Que vouliez-vous me proposer ?dis-je pour couper court à cette explosion d’enthousiasme.

– D’emporter avec vous le vieux numéro duTimes et de faire lire l’annonce à M. Harding en personne. Jevous accompagnerai si vous voulez ; mais comme vous avez déjàfait connaissance et que vous en savez sur cette affaire plus longque moi, il me semble que c’est à vous qu’il appartient de ladébrouiller. Qu’en dites-vous ?

– Je n’y fais pas d’objection.

– Tout va bien, alors. Maintenant il fautque je m’occupe de vous faire passer le temps aussi agréablementque possible ; mais je crains que ma maison de célibataire nevous semble bien triste auprès de celle que vous venez de quitter.Le purgatoire après le paradis ! Ha ! ha !ha !

Je ne pus m’empêcher de songer qu’il y avaitun peu de vérité dans ces paroles ; mais je tâchai de déguiserma pensée sous le rire avec lequel j’accueillis la plaisanterie demon ami.

Chapitre 63Un numéro du Times.

En dépit de ses précautionsoratoires, les distractions imaginées par mon vieux camarade decollège furent loin d’être tristes et je ne m’ennuyai pas uneminute pendant les huit jours que je lui consacrai.

Le matin du neuvième, j’étais à cheval, medisposant à retourner à Rosario, avec l’intention de m’arrêter,selon ma promesse, à l’estancia de M. Henry Harding,que je ne pouvais plus considérer comme un étranger, s’il étaitvéritablement le fils du général anglo-indien.

Mon célibataire m’accompagna et j’eus leplaisir de provoquer une sympathique intimité entre deux de mescompatriotes dignes de se connaître mutuellement plus qu’ils nel’avaient fait jusque-là.

La signora Lucetta se montra aussi charmanteet aussi aimable que jamais, et bientôt nous vîmes les deuxfamilles s’assembler sous le même toit, pour nous fêter plusamicalement.

L’hospitalité que nous reçûmes pendantplusieurs jours était bien de nature à nous la faire regretter etj’ai tout lieu de croire que mon vieux camarade reprit le chemin deson estancia solitaire avec la ferme résolution de sefaire bénédictin.

Quant à moi, je n’étais plus traité enétranger. Mon hôte sud-américain était bien le fils du généralHarding, de Beechwood-Park, l’objet même de l’annonce duTimes, l’exilé volontaire jusqu’alors cherchévainement.

Dans un entretien que nous eûmes ensemble peuaprès mon arrivée, il me raconta son histoire, telle que j’aiessayé de la reproduire moi-même dans les pages qui précédent.

– Et ceci ? dis-je en montrantl’annonce du journal.

– Je ne l’ai jamais vue… c’est lapremière fois que j’en entends parler, répondit-il.

– Vous connaissiez la mort de votre père,je suppose ?

– Oh ! oui. Je l’ai apprise par lesjournaux, peu de temps après le triste événement. Pauvrepère ! Peut-être ai-je agi trop inconsidérément !… Maisil est trop tard maintenant pour le reconnaître.

Voyant le chagrin qui assombrissait saphysionomie, à la pensée de son père, je m’empressai de changer deconversation.

– Et le mariage de votre frère, vous enavez aussi été informé ?

– Non, répondit-t-il à ma grandesurprise. Il est marié ?

– Depuis longtemps ; son mariage aété également annoncé dans les journaux et avec assez de fracas, mafoi ! Il est étonnant que vous ne l’y ayez pas vu.

– Ah ! les journaux ! Je n’aijamais ouvert une feuille anglaise depuis celle contenant l’avis dudécès de mon père. J’en exécrais la vue, comme de tout ce quivenait d’Angleterre, du reste. Je n’ai même pas voulu me lier avecmes compatriotes établis dans ce pays, ainsi qu’on a pu vous ledire. Et quelle est la femme que M. Nigel Harding a daignérendre heureuse ? Vous la connaissez, je suppose.

– Il a épousé une miss Belle Mainwaring,fis-je, en donnant à ma physionomie un air de profonde innocence etnon sans une certaine appréhension du chagrin que pouvait fairenaître cette nouvelle.

Je me trompais, le jeune homme restaimpassible.

– La dame ne m’est pas inconnue,répondit-il avec un sourire ironique. Elle et mon frère sont faitspour se rendre mutuellement très-heureux. Leurs caractères, jepense, s’accordent admirablement.

Je comprenais parfaitement le sens de cetteobservation. Je m’abstins, toutefois, d’en rien témoigner.

– Mais, dis-je en revenant à l’annonce,que comptez-vous faire de ceci ? Vous voyez qu’il est questionde quelque chose d’avantageux pour vous.

– Presque rien, je m’imagine. Je croissavoir de quoi il s’agit… un millier de livres sterling que monpère a promis de me laisser après sa mort. C’était prévu dans sontestament. Ce testament…

Il s’interrompit et un sourire amer plissa seslèvres ; mais sa physionomie s’éclaircit presque aussitôt.

– Eh bien, je devrais m’en réjouir, de cetestament, bien qu’il m’eût déshérité. Car sans lui, signor,ajouta-t-il, oubliant qu’il parlait à un compatriote, sans lui, jen’aurais jamais connu ma chère Lucetta, et j’ose croire que vousconviendrez que de ne pas la connaître c’eût été le plus grandmalheur qui eût pu m’arriver dans ma vie.

C’était là un singulier appel, on enconviendra ; mais je ne pus me dispenser d’y répondre.

Il aurait continué à broder sur cet agréablethème ; mais le moment approchait où nous devions rejoindreces dames et je fus obligé d’appeler de nouveau son attention surle véritable objet de notre conversation particulière.

– Quand ce ne serait que mille livres,dis-je, la somme vaut la peine de s’en occuper.

– C’est juste, répliqua-t-il, et j’aiquelquefois songé à la réclamer… j’entends dans ces derniers temps.Dans le principe, j’étais tellement chagrin de tout ce qui s’étaitpassé en Angleterre que j’étais bien décidé à refuser même lemisérable legs qui m’était attribué. Mais, pour parler vrai, jen’ai pas gagné ici beaucoup d’argent et je commence à me considérerplutôt comme le pensionnaire de mon digne beau-père que comme sonfermier. Avec mille livres, bien à moi, je me relèverais un peudans ma propre estime.

– Que décidez-vous alors ?Voulez-vous partir avec moi et venir chercher la somme enAngleterre ?

– Non, non, mille fois non ! Quandil s’agirait de dix mille livres sterling, je ne consentirais pas àm’éloigner de cette heureuse demeure et à abandonner ma douce viesud-américaine. Si, comme je le crois, mille livres se trouventdéposées en mon nom chez MM. Lawson et fils, je puis me lesprocurer par fondé de pouvoir… Vous allez partir pour l’Angleterre,n’est-ce pas ?

– Oui, par le premier steamer.

– Eh bien, pourquoi ?… Mais jecraindrais d’être importun. Vous avez à vous occuper de vos propresaffaires.

– Mes affaires ne sont pas siconsidérables que je ne puisse m’occuper de celles que vousvoudriez bien me confier. Je me trouverai assez indemnisé de mespeines par l’hospitalité que j’ai reçue dans votreestancia.

– Oh ! ne parlons pasd’hospitalité ! D’ailleurs, ce n’est pas à moi que vous enêtes redevable. C’est Lucetta qui vous a accueilli la première. Sij’avais été présent, reconnaissant en vous un Anglais, peut-être meserais-je empressé de vous prêter un cheval et de vouscongédier ; étant Anglais moi-même, je vous aurais, selontoute probabilité, volé votre magnifique bête et donné une rosse enéchange. Ha ! ha ! ha !

Je fis chorus, comprenant que cette sardoniqueobservation n’était qu’une plaisanterie.

– Sérieusement, continua-t-il, vouspouvez me rendre ce service beaucoup mieux qu’aucun chenapand’homme de loi. Allez trouver ce Lawson, de Lincoln’s Inn Fields.Ni le vieux légiste ni son fils ne me sont totalement inconnus…C’est d’assez braves gens… je veux dire, pour des avoués. S’ils ontde l’argent à moi, ils le remettront sans aucun doute. Je vousdonnerai une lettre vous autorisant à le recevoir et vousadresserez la somme à quelque banquier de Buenos-Ayres, de façonqu’elle me parvienne par l’intermédiaire de ses correspondants deRosario. Vous voudrez bien me rendre ce service, n’est-cepas ?

– Avec le plus grand plaisir.

– Assez donc sur ce sujet. Ces dames vousattendent. Vous aimez la guitare, je crois, et j’entends Lucettaaccorder la sienne. Luigi chante comme un autre Mario et laseñorita, comme il appelle sa Sud-américaine, est un vrairossignol. Écoutez ! on nous appelle. Venez-vous,capitaine ?

Je n’avais nul besoin d’être sollicité pourobéir à ces voix argentines qui réclamaient notre présence dansl’appartement voisin.

Chapitre 64Le Testament du Général.

Deux mois après, je me trouvais sous un cielbien différent de celui qui surplombe la région du Pavana et quiressemble à du saphir en fusion, dans une chambre qui serapprochait autant du cuarto de l’estanciasud-américaine qu’une cellule de Newgate d’un appartement du palaisde Buckingham. J’entrais dans la poudreuse officine d’un légiste deLincoln’s Inn… Lawson de son nom.

Ce fut le vieil avoué qui me reçut. Il avaitl’air du plus honnête homme du monde ; et, comme je le susplus tard, l’apparence ne mentait pas.

– En quoi puis-je vous servir,capitaine ? me demanda-t-il poliment, les yeux fixés sur lacarte de visite que je lui avais fait parvenir en guised’introduction.

– Voici qui vous renseignera, répondis-jeen lui présentant un vieux numéro du Times ouvert à l’endroit d’uneannonce entourée d’un filet de crayon rouge. Je pense que c’est àvotre maison qu’il y a lieu de s’adresser ?

– Oui, s’écria-t-il en sautant sur sonfauteuil comme si je lui présentais la gueule d’un pistolet. Il y alongtemps que cet avis a été inséré !… Mais n’importe !…Pouvez-vous me renseigner sur la personne qui en faitl’objet ?

– Peut-être, répondis-je avec réserve,ignorant encore jusqu’à quel point je pouvais engager les intérêtsde mon mandant.

– Il vit encore, alors ?… J’entendsM. Henry Harding.

– J’ai d’excellentes raisons pour lecroire. Je l’ai vu il y a deux mois à peine.

– Par…

Le légiste laissa échapper une exclamationanti-professionnelle, mais qui lui était arrachée par l’étrangetéde la situation.

– Ceci est sérieux, continua-t-il,très-sérieux, en vérité. Mais, monsieur… je vous demande pardon…capitaine, permettez-moi de vous demander de quelle part vousvenez. Je vous connais de nom et je crois pouvoir me fier à vous…Êtes-vous un ami de M. Nigel Harding ?

– Si je l’étais, M. Lawson, je nevous donnerais pas le renseignement que je me suis chargé de vouscommuniquer. D’après tout ce que j’ai appris, M. Nigel Hardingserait le dernier homme au monde à se réjouir de savoir que sonfrère est vivant.

Cette simple phrase fit sur le légiste l’effetd’une pile électrique. Je vis, tout de suite, qu’il était pournous, de même qu’il n’eut pas de peine à s’apercevoir que jepensais comme lui. On m’avait déjà informé qu’il n’était plusl’homme d’affaires du domaine de Beechwood.

– Et vous m’assurez qu’il estvivant ? reprit-il avec une solennité indiquant suffisammentl’intérêt qu’il attachait à ma réponse.

– La meilleure preuve que je puisse vousen donner est ceci.

Et je lui mis entre les mains la lettre deHenry Harding demandant la délivrance de son legs présumé de millelivres.

– Mille livres sterling ! s’écrial’avoué après avoir lu. Mille livres !… Cent mille livres, niplus ni moins… Et les intérêts capitalisés… Et les hypothèques déjàprises… Et les gaspillages de Woolet, ce misérable fripon !…Ah ! voilà la punition de M. Nigel Harding et de sa doucemoitié !

Je ne m’attendais pas à cette explosion. Jelaissai le temps à M. Lawson de se calmer et le priai ensuitede s’expliquer.

– M’expliquer ! s’écria-t-il enmettant ses lunettes d’un air magistral et me montrant unevéritable physionomie de légiste. Avec vous, monsieur, je le feraiavec le plus grand plaisir. Cette lettre me commande d’avoir envous toute confiance… Ainsi, il est encore vivant, le brave enfant…le fils chéri de mon vieil ami Harding, ainsi qu’il me le disaitlui-même à son lit de mort et dans son dernier soupir !… Dieumerci, il vit, et nous pouvons encore punir l’usurpateur et, enmême temps, ce gredin de Woolet… Quelle heureuse nouvelle !…Quelle glorieuse révélation !… Quelle résurrection devrais-jedire !

– Mais que signifie tout cela,M. Lawson ? je suis venu vous trouver à la demande de monami, M. Henry Harding, que j’ai, par hasard, rencontré dansl’Amérique du Sud, sur les bords du Pavana, comme le dit sa lettre.Il m’a chargé d’une enquête que je cherche à faire de mon mieux… Ilcroit que vous avez entre les mains mille livres que lui a léguéesson père, et m’a prié de les recevoir pour lui.

– Mille livres !… Le domaine deBeechwood ne vaudrait-il donc que mille livres !… Lisez,capitaine… lisez !

En disant ces mots il poussa devant moi unegrande feuille de parchemin qu’il avait extraite d’un tiroir.

C’était un testament que je me contenteraid’analyser.

Révoquant un testament antérieur par lequel illaissait la totalité de ses biens à son fils aîné, Nigel, et unlegs de mille livres à son fils cadet, Henry, le général Harding enintervertissait complètement les termes et attribuait le domaine àHenry et les mille livres à Nigel.

Par cet acte, très-explicite, MM. Lawsonet fils étaient nommés exécuteurs testamentaires. Les dernièresvolontés du défunt ne devaient être dévoilées à Nigel Harding quesi on acquérait la certitude que Henry était vivant ; pourarriver à cette certitude, le général ordonnait toutes diligences,soit par la voie des feuilles publiques, soit par tout autre moyenque les exécuteurs testamentaires jugeraient nécessaires.

En attendant, Nigel devait rester maître dudomaine, conformément aux termes du premier testament ; au casoù la mort de Henry serait prouvée, on ne devait aucunement letroubler dans sa possession, sans, pour cela, l’aviser du derniertestament désormais considéré comme nul et non avenu.

Par un codicille, le général laissait à sasœur une rente annuelle et viagère de deux cents livres sterling àprendre sur les revenus de ses propriétés.

Tels étaient les termes du singulier documentdont l’avoué m’avait invité à prendre connaissance.

Ai-je besoin de dire la satisfaction mêléed’étonnement que m’inspira cette lecture.

Mon aimable hôte, le jeune estancierodu Parana, ne pourrait plus se considérer comme l’obligé de sondigne beau-père. Et quelque peu d’affection qu’il prétenditéprouver pour l’Angleterre, j’étais presque certain que lapossession des domaines paternels ne manquerait pas de modifier sespréjugés contre son pays natal.

– De tout ceci, dis-je en m’adressant àl’avoué, il résulte que M. Henry Harding devient seulpropriétaire du domaine de Beechwood ?

– C’est indiscutable, réponditM. Lawson… De toute la fortune de son père, à l’exception desmille livres et de la rente viagère.

– Ce sera pour M. Nigel une surprisepeu agréable.

– Et pour M. Woolet donc ! Ilsont fait tous deux l’impossible pour m’empêcher de publier l’avisconcernant le légataire perdu. Naturellement, ils pensaient quec’était simplement pour lui délivrer son pauvre legs de millelivres sterling. Cette somme, c’est à M. Nigel qu’elleappartient maintenant, et nous verrons jusqu’à quel point ellecouvrira les dépens provenant du fait de M. Woolet. Sur maparole ! ce sera un coup de tonnerre ! Et je vais sanstarder prendre mes mesures pour le faire éclater.

– Comment comptez-vousprocéder ?

L’avoué me regarda fixement ; il semblaithésiter à me répondre.

– Excusez-moi, M. Lawson, dis-je. Sije vous ai adressé cette question, c’est uniquement par curiosité.Cela ne me regarde pas, je le sais.

– Vous êtes dans l’erreur, capitaine.Pardonnez ma franchise ; l’affaire vous concerne parfaitement,M. Henry Harding vous ayant donné plein pouvoir d’ester enjustice en ses lieu et place.

– C’est vrai, mais seulement dans lasupposition qu’il aurait à recevoir un legs de mille livres.Maintenant il s’agit, comme vous l’assurez, d’un héritage de centmille livres sterling… Le cas est bien différent, et je crainsqu’il ne dépasse de beaucoup mes pouvoirs discrétionnaires. Mais sije ne puis poursuivre l’affaire moi-même, je suis trop l’obligé devotre client pour ne pas me mettre complètement à votredisposition.

– C’est là précisément ce que je voulaisvous demander et c’est ce qui explique mon hésitation de tout àl’heure. Je suis heureux de savoir que nous pouvons compter survotre assistance. Nous en aurons certainement besoin. On ne lâchepas une fortune semblable sans la défendre du bec et des ongles.Nous devons nous attendre à une lutte sérieuse et à des manœuvresd’une honorabilité plus que douteuse, avec un adversaire tel queWoolet !… Un chicanier émérite qui fait lisière des principesles plus sacrés !

– Mais comment pourraient-ils attaquer letestament ? Il est d’une clarté et d’une netteté absolues etvous êtes certain que c’est le dernier en date.

– Signé par le général Harding, la veillede sa mort, par-devant témoins !… Voici leurs noms ! Ilest en règle et indiscutable.

– Mais alors ?…

– Ah ! oui, mais alors ?… Ilnous faudra prouver l’identité du demandeur ; c’est là lepoint capital !… Dites-moi ! À qui ressemble-t-il, notrejeune homme ? Sa physionomie s’est-elle beaucoup modifiéedepuis qu’il a quitté l’Angleterre ?

C’est ce que je ne saurais vous dire.

– Comment !… Vous l’avez vu il y adeux mois !

– C’est vrai ; mais je puis presquedire que je le voyais ! pour la première fois. Je l’avaisrencontré dans une réunion il y a six ans de cela, et j’avais perdude lui tout souvenir.

– Il était très-jeune, poursuivitl’avoué, lors de cette malheureuse affaire… pas si malheureuseaprès tout. Sans doute, il aura beaucoup changé. Sa captivité parmiles brigands… ses combats sur les barricades… sa longue barbe… sonteint bronzé par le soleil sud-américain, sans parler de la vie dechanoine qu’il mène !… Non, le Henry Harding d’aujourd’hui nepeut ressembler au Henry Harding qui a quitté son pays il y a sixannées. Sur ma parole ! Je vois là une redoutable difficulté.On trouve maintenant des gens disposés à prêter toute sorte deserments, à jurer que le blanc est bleu et même noir… s’il en estbesoin et si on les paye bien. Dans l’espèce, l’argent ne manquerapas, non plus que la détermination de l’utiliser convenablement.Woolet ne s’arrêtera devant rien ; M. Nigel Hardingn’éprouvera pas plus de scrupules… sans parler de Mme Nigel etde sa respectable mère. Nous aurons à lutter, capitaine… soyez-enconvaincu !

– Vous ne semblez pas, cependant,éprouver beaucoup de crainte quant au résultat ? Fis-je, enremarquant l’air de triomphante confiance avec lequel s’exprimaitl’avoué qui avait parlé, seulement au conditionnel, de laconstatation de l’identité de son client.

– Pas la moindre… non, pas la moindrecrainte ! Je ne redoute aucunes difficultés. Il aurait pu s’enprésenter ; mais j’ai un moyen de les vaincre !…Rassurez-vous donc, capitaine. Vous serez prévenu en temps utile.Il ne me reste qu’à appeler toutes les parties devant la cour.

– Mais… vous n’entendez pas les actionnermaintenant ?

– Non certes, capitaine. Je ne parlaisqu’au figuré. Le premier point, c’est de faire venir iciM. Henry ; il faut l’envoyer chercher… Voyons !…Estancia Torreani, par Rosario, sur le Pavana,dites-vous. Mon fils va partir immédiatement pour l’Amérique duSud. C’est un long voyage, mais n’importe ! On peut faire plusd’une fois le tour du monde pour cent mille livres sterling !…Maintenant, capitaine, j’ai deux grâces à vous demander :c’est d’abord d’écrire à votre ami, M. Henry Harding, pourl’informer de tout ce que je viens de vous apprendre. Mon filsemportera la lettre avec vos instructions. Ensuite, de me donnervotre parole de garder le secret jusqu’à… eh bien ! jusqu’àl’arrivée de M. Henry Harding lui-même.

Naturellement je fis le serment demandé etdonnai à M. Lawson junior toutes les indications nécessairespour faciliter son voyage transatlantique. Puis, laissant monadresse à M. Lawson junior, afin que l’avoué pût communiqueravec moi quand il le lugerait à propos, je quittai l’étude deLincoln’s Inn Fields, aussi enchanté que surpris de la découverteque je venais d’y faire.

Chapitre 65Le Doigt du Destin.

Six mois après, je fus citécomme témoin dans un procès d’une nature assez ordinaire,d’ailleurs. Il sagissait d’un testament contesté.

Mais cette cause empruntait à descirconstances spéciales, ainsi qu’à la position sociale desparties, une gravité exceptionnelle et elle eut un retentissementbien susceptible de la faire ranger parmi les causes célèbres.

Harding versus Harding, c’est letitre sous lequel cette cause fut introduite en justice. Ledéfendeur était M. Nigel Harding, Esquire, de Beechwood-Park,Buckinghamshire ; le demandeur, M. Henry Harding, seprétendant demi-frère de son adversaire.

La contestation avait pour objet une fortuneterritoriale évaluée à cent mille livres sterling dont le défenseurétait en possession, aux termes d’un testament fait par le généralHarding, son père, un an environ avant sa mort, et parfaitementauthentique.

Ce testament, reçu par un avoué de provincenommé Woolet, contresigné par lui-même et par son clerc, agissanten qualité de témoin, attribuait au fils aîné, Nigel, la totalitéde ses biens, déduction faite d’une somme de mille livres sterlingléguée au second fils, Henry.

La donation était précise et régulière en mêmetemps ; l’inégalité du partage semblait extraordinaire ;mais elle avait ses raisons d’être et personne ne contestait lavalidité du document.

La difficulté résidait dans l’existence d’untestament d’une date postérieure qui avait pour conséquence, unefois l’authenticité admise, de renverser radicalement lesattributions du testament Woolet, puisqu’il donnait toute lafortune au fils cadet et mille livres seulement à l’aîné.

Cet étrange transfert était doublé d’unecondition tout aussi étrange. La lecture du second testamentdémontra que le plus jeune des frères se trouvait à l’étranger aumoment de sa confection et, bien plus, qu’on le croyait mort.

Un doute, quant au décès, devait existernéanmoins dans l’esprit du testateur ; c’est pourquoi il avaitinséré cette condition que, dans l’éventualité de son retour, sonfils Henry serait mis en tranquille possession de tous ses biens,toujours à l’exception du legs de mille livres précité.

Le légataire universel du second testamentétait revenu ; c’est, au moins, ce que prétendaitM. Henry Harding, le demandeur.

Mais il ne fut pas envoyé en tranquillepossession, comme l’ordonnait ledit testament.

Au contraire, ses droits allaient être passésau crible de la légalité et contestés avec toute l’énergie,l’âpreté et la finesse, plus ou moins loyale, qu’apportent lesparties adverses dans ces sortes de débats.

La défense n’attaquait pas, au reste, lavalidité du second testament, reçu et rédigé par un légiste d’uneindiscutable honorabilité.

Le procès tout entier reposait sur la questiond’identité ; le défendeur affirmait que non seulement ledemandeur n’était pas son demi-frère, mais encore qu’il n’existaitentre eux aucun lien de parenté.

On n’avait pas une certitude absolue de lamort de Henry, mais on y croyait fermement. À l’appui de cesprésomptions, le conseil du défendeur produisit – assezimprudemment, du reste, comme l’événement le démontra – des lettresécrites par le demandeur, c’est-à-dire par Henry Harding, prouvantqu’il en résultait que ce dernier avait été enlevé par une bande debrigands et menacé de mort, à moins qu’une certaine rançon ne futenvoyée pour sa libération.

Il fut prouvé que cette rançon n’avait pas étépayée ; qu’elle avait bien été expédiée, mais trop tard,suivant la défense et de l’avis même des témoins du demandeur.

On présumait donc que les bandits avaientaccompli le meurtre dont, par la voix de leur chef Corvino, ilsavaient menacé la famille de leur prisonnier.

Telle fut l’impression produite sur l’espritde « douze hommes bons et sincères[15] »par l’éloquent plaidoyer de l’éminent avocat auquel M. Wooletavait confié le soin des intérêts de son client.

En faveur de la demande, on avançait des faitspresque incroyables.

Il était absurde de supposer – ainsi pensaientdouze excellents négociants – que le fils d’un gentleman anglais,riche et de bonne naissance, aurait spontanément adopté l’infâmeprofession de peintre de tableaux, se fût exilé ensuite dans unpays tel que l’Amérique méridionale, et y eût oublié la positionbrillante qui pouvait être son lot en Angleterre, jusqu’au momentoù un pur hasard lui rappelât le souvenir.

Peut-être auraient-ils compris cet exilvolontaire de la part de leurs propres fils ; mais le filsd’un général, d’un gentilhomme campagnard, maître d’une si bellefortune territoriale ! c’est ce qui dépassait toutecroyance.

Ils se sentaient disposés à ajouter foi à lapartie du récit relative aux brigands, bien que ce fait leur parûtquelque peu bizarre. Mais l’exil ! c’était un conte, bon toutau plus pour amuser des soldats de marine.

Tel était l’état de la cause, après plusieursaudiences consacrées à l’interrogatoire et au contre-interrogatoiredes témoins, et le procès touchait à sa conclusion.

Tous les témoignages invoqués par l’avocat dudemandeur furent impuissants à constater l’identité. Il futimpossible de faire entrer dans la cervelle d’un jury anglais quele jeune homme barbu et au teint bronzé, présenté comme leprétendant au domaine de Beechwood-Park, put être le fils del’ancien propriétaire ; tandis qu’il croyait que lepropriétaire actuel, le gentleman qui se tenait devant eux pâle etsilencieux, l’était indubitablement.

« Possession vaut titre », dit levieil adage. Une grande fortune aidant, cette maxime est toujoursconsidérée comme un axiome par un jury de négociants anglais.

La cause du demandeur semblait désespérée. Endépit de tous les faits connus du lecteur, la réclamation de Henryallait être solennellement décrétée tentative de vol.

Les débats avaient suivi leur cours et étaientsur le point d’être clos, lorsque l’avocat du demandeur réclamal’audition d’un témoin qui avait été déjà interrogé relativement aupremier testament et dont le témoignage avait semblé favorable àl’adversaire du demandeur.

Ce témoin n’était autre que M. Lawsonsenior, de la maison Lawson et fils, avoués, Lincoln’s Inn.

En prenant place dans la stalle des témoins,le vieux légiste promena sur l’assistance un regard ironique etmalicieux à la fois. Les « douze hommes bons etsincères » ne comprirent tout d’abord rien à ce coupd’œil ; ils ne s’en rendirent un compte exact qu’aprèsl’interrogatoire.

– Vous affirmez que le général Harding areçu une seconde lettre de son fils Henry, demanda l’avocat dudemandeur, après que Lawson eût respectueusement posé ses lèvressur la Bible.

– Oui.

– Je ne parle pas des lettres déjàsoumises à l’examen du jury. C’est une lettre écrite non par Henrylui-même, mais par le chef des bandits Corvino. – Le générall’a-t-il reçue ?

– Oui.

– Pouvez-vous le prouver ?

– Il me l’a lue, et, bien plus, me l’aremise pour la conserver.

– À quelle époque ce fait a-t-il eulieu ?

– Très-peu de temps avant la mort dugénéral. Pour préciser, le jour même où il a dicté letestament.

– Quel testament ?

– Celui qui fait l’objet de laréclamation du demandeur.

– Vous voulez dire que c’est ce jour-làqu’il a remis la lettre entre vos mains ?…

– Oui.

– Savez-vous quand le général l’areçue ?

– L’estampille de la lettre l’indique,comme elle montre d’où elle est partie.

– Avez-vous cette lettre ?

– La voici.

Le témoin tira de sa poche un pli qu’il remità l’avocat, lequel le passa au juge.

C’était un papier tout froissé, maculéd’estampilles postales, sali par le voyage et portant avec lui leparfum sui generis des officines d’avoués.

– Je prie Votre Honneur, dit l’avocat dudemandeur, d’autoriser la lecture de cette lettre à messieurs dujury.

– Certainement, qu’on la lise !répondit Son Honneur.

C’était la lettre adressée par Corvino au pèrede son prisonnier renfermant l’horrible menace et un contenu plushorrible encore.

La lecture de cette épître produisit une« certaine sensation parmi la cour ».

– M. Lawson, poursuivit le mêmeinterrogateur, quand l’émotion fut un peu calmée, voulez-vousparler au jury de l’objet signalé dans la lettre et qui étaitcompris sous la même enveloppe.

– Le général m’a dit que c’était un doigthumain, celui de son fils. Il ne pouvait s’y tromper, grâce à unecicatrice bien connue de lui… la trace d’un coup de couteau donnépar son frère, à la chasse, quand tous deux étaient encoreenfants.

– Pouvez-vous dire ce qu’est devenu cedoigt ?

– Le voici. Le général me l’a remis enmême temps que la lettre qui le renfermait.

Le témoin présenta le doigt en question. Cetteterrible confirmation de son témoignage souleva chez tous lesmembres du jury un long frémissement d’horreur qui se prolongealongtemps après que M. Lawson eût quitté la stalle des témoinset regagné son siége.

– Votre Honneur ! dit l’avocat dudemandeur. Je n’ai plus qu’un témoin à produire… M. HenryHarding.

– Ou la personne qui prétend porter cenom, s’écria un des avocats institués par M. Woolet.

– Et qui prouvera qu’elle en a ledroit ! répliqua l’avocat adverse d’un ton assuré.

Sur l’autorisation du magistrat, le demandeurprit place dans la stalle et devint aussitôt l’objectif de tous lesregards.

Vêtu simplement, mais avec une élégance de bongoût, il avait les mains couvertes d’une paire de gants dedaim.

– Veuillez retirer votre gant, monsieur,dit l’avocat. Je veux dire celui de la main gauche seulement.

Le témoin obéit.

– Maintenant, monsieur, ayez la bontéd’élever la main, afin que le jury puisse la voir.

Henry étendit la main… Il y manquait le petitdoigt.

Nouvelle et profonde sensation !

– Votre Honneur… et vous, messieurs dujury, vous constatez que la main est privée d’undoigt ? !… le doigt, le voici !

En disant ces mots, l’avocat s’avança vers letémoin. Levant doucement la main de son client, il plaça le doigtcontre le moignon d’où il avait depuis si longtemps et sicruellement été séparé.

Il n’y avait pas de doute possible surl’accord parfait. La ligne blanche de l’ancienne cicatrice, partantdu dos de la main et se continuant longitudinalement, venaitaboutir à la racine de l’ongle. Un jury quelconque, eut-il étégagné même à prix d’argent, ne pouvait nier que le doigt coupéappartint à la main du témoin.

L’émotion générale était alors à soncomble.

L’incident termina les débats. L’avocat dudéfendeur, laissant là son dossier, s’élança hors du prétoire etl’avoué Woolet le suivit aussitôt, l’oreille basse et laphysionomie toute décomposée.

La délibération du jury ne dura que quelquesinstants. La cause de Harding versus Harding fut àl’unanimité résolue en faveur du demandeur et la partie adversecondamnée en tous les dépens.

Chapitre 66Bilan général.

Quelques mois après le procès, un billet meconvoqua à Beechwood-Park, me prévenant en même temps que, cetteannée, les réserves abondaient en gibier à poil et à plumes.

Ne tressaille pas, lecteur ! Ce billet neprovenait ni de Nigel Harding, ni de sa femme, BelleMainwaring.

Les nouveaux propriétaires étaient des gensd’une autre espèce, heureusement, et d’anciennes connaissances duParana… Henry Harding et sa belle sposa italienne,aujourd’hui définitivement installés dans le domaine.

Je n’étais pas le seul qu’ils eussent appelé àpartager leur hospitalité. Le château regorgeait d’invités, parmilesquels je revis avec un vif plaisir le ci-devant syndic duVal-d’Orno, Luigi Torreani et sa charmante Argentine.

Si Henry Harding avait perdu un de ses doigts,il avait retrouvé de vieux amis auxquels s’en étaient venus ajouterde nouveaux, tandis que Lucetta rayonnait au milieu des siens.

À Beechwood-Park, on s’amusait certainementautant et on y éprouvait peut-être un contentement intime plusprofond que lorsque les fêtes étaient présidées par le peu aimableNigel et son aussi peu aimable épouse.

Je ne les revis plus ni l’un ni l’autre ;jamais ils ne reparurent dans le pays. Mais j’entendis parler d’euxet j’appris que leur existence, bien que fort terne, comparée auluxe qui les avait entourés pendant un temps, était encore des plussupportables.

Henry ne connaissait pas la rancune. Il oubliale mal que lui avait volontairement fait son frère.

Quoique de mères différentes, ils procédaienttous deux du même père ; par amour et par respect filial, nonseulement il chassa de son esprit toute pensée de vengeance, maisencore il déploya envers Nigel la plus noble générosité. Aux millelivres sterling léguées à son demi-frère, Henry y ajouta neuf milleautres, mettant ainsi Nigel et sa femme à l’abri du besoin, même enAngleterre.

Mais Nigel haïssait désormais l’Angleterre,sentiment partagé aussi bien par Belle que par la mélancoliqueveuve Mainwaring, laquelle ne pouvait songer sans désespoir àl’écroulement d’une fortune si habilement échafaudée.

L’Inde leur parut une terre de promission. Ilss’y rendirent, Nigel, pour devenir magistrat et rendrelinjustice, peut-être, aux Taloukdars, safemme, pour distribuer, aussi également que possible, entre lesofficiers de divers grades, ses sourires enchanteurs. Quant à laveuve, elle chercha l’oubli de ses peines dans des commérages ornésçà et là de quelque bonne calomnie.

Des renseignements plus récents me permettentde dire en quelques mots ce que devinrent les principauxpersonnages de cette histoire.

M. Woolet continue l’exercice de lachicane ; sa pauvre clientèle, mise en coupe réglée, luifournit les moyens d’entretenir, à ses dépens, une voiture et unclerc chargé spécialement du rôle d’espion ; mais il n’ajamais réussi à s’introduire chez les grands ; de cesderniers, le général Harding fut son premier client et Nigel ledernier.

Doggy Dick finit par abandonner le brigandage,non pas qu’il éprouvât des remords, de quelque nature que ce fut,mais parce que cette pénible existence de proscrit ne convenait pasà sa nature. Après en avoir tâté suffisamment, le banditisme, enItalie, lui parut offrir moins de sécurité et même moins de plaisirque le braconnage, en Angleterre.

Il revint donc à son ancien métier ; detemps à autre, il en rompait la monotonie par quelque vol aveceffraction et, à l’occasion, par un assassinat.

Le résultat de ces honorables distractionsétait inévitable. Une année environ après son retour, on lui passaune cravate de chanvre aussi étroite qu’aucune de celles qu’il eutjamais serrée autour du cou de ses victimes. C’est une récompensequ’il avait largement méritée, d’ailleurs, avant son exil sous lebeau ciel de l’Italie.

Détournons nos regards de ce sombre personnageet occupons-nous de figures plus sympathiques.

Tomasso – le persécuté et dévoyé Tomasso –s’avance désormais d’un pas délibéré dans la voie du devoir que laproscription seule lui avait fait abandonner. Fidèle jusqu’aufanatisme à celui qu’il a arraché à la captivité et à celle dont ilcontribua à sauver l’honneur, il a été placé à la tête de ladomesticité de Beechwood ; on le voit, chaque jour, vaguantdans la cour et les écuries de ce magnifique domaine, surveillantavec vigilance les moindres détails du service.

C’est à lui que l’auteur doit lesrenseignements donnés au lecteur sur la vie intime des bandits.

Grâce à l’influence de son nouveau client, leseigneur de Beechwood-Park, Lawson père a réussi à obtenir un siègeau parlement. Quant à Lawson fils, il espère un jour s’y asseoir àcôté de son senior.

Je n’ai plus qu’une tâche à remplir, la plusagréable de toutes, il est vrai… constater la prospérité despersonnages les plus intéressants de mon récit.

Après un long séjour aux monts Chiltern, lesyndic, Luigi Torreani et sa femme ont repris le chemin du Paranaet sont rentrés dans leur demeure, non seulement d’adoption, maisde prédilection.

Ils y vivent encore. Le ci-devant syndicremplit, sur sa vaste estancia, le rôle d’un patriarchebiblique ; son fils, moitié planteur, moitié peintre, faitvaloir le domaine et sa belle-fille doit être, à la fois, femme dumonde et femme de ménage.

Il est plus que probable qu’un jour oul’autre, son gendre et sa fille iront l’y rejoindre.

Au milieu du luxe qui les environne, en dépitde l’influence sociale que leur a acquise moins la fortune que lanoblesse de caractère, on entend souvent Henry et Lucetta regretterleur modeste habitation de l’Amérique méridionale.

Et cela se comprend. Pour des cœurs bienplacés, contentement passe richesse ! Le libre exercice de laforce physique n’est-il pas de beaucoup préférable à la fébrileagitation de notre société soi-disant civilisée ? Quel paysd’Europe, quelque beau qu’il soit, peut supporter la comparaisonavec les splendeurs sauvages de la nature américaine… forêts,prairies ou pampas ?

C’est le domaine futur de la Liberté.

C’est le point qu’indique à l’humanité leDOIGT DU DESTIN.

FIN

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